Skip to main content

Full text of "Revue du monde musulman"

See other formats


prcsentcD  to 
of  tbe 

\Ilniver6itç  of  ^Toronto 


Miss  Frances  Nuttall 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/revuedumondemusu14miss 


REVUE     DU     MONDE 
MUSULMAN 


TOME  QUATORZIEME 


REVUE  DU  MONDE 
MUSULMAN 


Publiée  par 


LA  MISSION   SCIENTIFIQUE  DU   MAROC 


TOME    QUATORZIÈME 


1911 


PARIS  ^S% 

Ernest  LEROUX,    ÉDITEUR  ^^^^-^aA 

28,    RUE    BONAPARTE 


V-^  ' 


m 


lVJ>ii.I.. 


^7ïl5r-:5ïOTALJO'    ^TI-'IC 


rt-«^^ 


Revue  du  Monde  Musulman 


5»  Année.  AVRIL  N»  4. 


A  Monsieur  le  Commandant  Gaden, 
La  Revue  du  Monde  Musulman,  reconnaissante. 


LA  CIVILISATION  ARABE  EN  AFRIQUE 
CENTRALE 


L'histoire  de  l'expansion  des  Arabes  dans  le  nord  de 
l'Afrique  est  suffisamment  connue,  grâce  aux  écrivains 
qui  ont  relaté,  par  le  menu,  les  phases  de  leur  marche 
depuis  la  Cyrénaïque,  jusqu'à  l'Atlantique.  Ce  mouvement 
qui  porta  les  Arabes  des  premières  expéditions  et  ceux  de 
la  grande  invasion  du  onzième  siècle  d'Orient  en  Occident, 
constitue  l'histoire  même  de  l'Afrique  musulmane,  en  ce 
qu'il  a  associé  les  forces  berbères  aux  forces  arabes,  pour 
élever  ou  abaisser  les  dynasties  qui  ont  régné  sur  cette 
partie  du  continent  appelée  «  Djeziret  el  Maghrib  »  (l'île 
du  couchant). 

D'autres  courants  très  importants  sont  moins  connus; 
ce  sont  ceux  qui  ont  porté  jusqu'au  cœur  des  pays  noirs, 
sous  l'équateur  et  au  delà,  des  peuplades  arabes  ou  ber- 
bères islamisées,  lesquelles  ont  évolué,  depuis  lors,  vers  le 
type  nègre,  mais  que  l'on  reconnaît  aujourd'hui  à  leurs 
mœurs,  à  leur  situation  sociale  et  à  leurs  noms  de  famille. 
Trois  courants  principaux  sont  à  signaler:  le  premier  em- 


2  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

pruntant  la  vallée  du  Nil,  a,  dans  tous  les  temps,  mis 
l'Egypte  en  relations  directes  avec  le  monde  noir,  par  la  Nu- 
bie et  les  affluents  du  haut  fleuve  ;  un  autre,  partant  de  Tri- 
poli, suivait  la  ligne  de  pénétration  commerciale  ouverte  de 
toute  antiquité,  de  la  Méditerranée  orientale  vers  le  Sahara  et 
les  rives  du  Niger  ;  le  troisième  enfin  longeait  dans  le  nord- 
ouest  africain,  les  grandes  lignes  d'eau  que  jalonnent  les 
chapelets  d'oasis  de  la  Saoura,  du  Touat  et  du  Gourara,  et 
celles  qui,  sortant  du  versant  sud  de  l'Atlas  marocain,  vont 
vivifier  le  désert,  jusqu'à  Taroudant  et  Tindouf. 


Le  plus  ancien  et  le  plus  important  de  ces  courants  est 
celui  qui  empruntait  la  voie  fluviale  du  Nil  et  de  ses 
affluents.  Outre  le  trafic  d'échanges  qui  se  faisait  entre 
l'Asie  et  le  Centre  africain  par  cette  voie,  c'est  par  elle,  en 
grande  partie,  que  l'Orient  anté-islamique  et  post-isla- 
mique s'alimenta  en  esclaves  nègres.  Nous  savons  par  les 
explorateurs  et  les  historiens  comment  les  Arabes  ayant 
pénétré  fort  avant  en  Nubie  et  au  delà,  y  établirent  de 
vastes  comptoirs  commerciaux,  dont  les  caravanes  attei- 
gnaient les  confins  de  l'Abyssinieet  jusqu'au  Soudan,  où  ils 
fondèrent  des  petits  États,  tels  que  le  Ouadaï,  le  Darfour, 
le  Bornou,  etc.  Nous  savons  enfin  que  des  tribus  tout 
entières  s'installèrent  dans  les  grands  parcours  herbeux  de 
ces  pays  où  ils  nomadisent  de  nos  jours,  sans  avoir  oublié 
leurs  noms  arabes. 

Le  voyageur  Mohammed  ben  Omar  Tounsy  (i),  par  la 
relation  de  son  voyage  au  Ouadaï  et  au  Darfour,  laisse 
entrevoir  que  les  Arabes  eurent  dans  ces  pays  une  influence 
particulière,  mais  là  se  bornent  nos  renseignements.  Nous 
sommes  autorisés  cependant,  par  l'importance  de  ce  docu- 
ment, à  présumer  que  les  Arabes,  en  propageant  le  culte  de 

(i)  Voyage  au  Darfour,  trad.  du  docteur  Perron. 


LA   CIVILISATION    ARABE    EN    AFRIQUE    CENTRALE  3 

rislam  chez  les  noirs,  y  répandirent  en  même  temps  la 
culture  de  leur  langue,  à  un  degré  sans  doute  très  impor- 
tant, mais  que  nos  connaissances  actuelles  ne  nous  per- 
mettent pas  encore  d'étayer  suffisamment  sur  des  docu- 
ments de  provenance  directe. 

Ils  existent  cependant,  mais  la  pénétration  française  en 
est  encore  à  la  période  des  conflits  sanglants.  Il  est  vrai- 
semblable que,  dans  un  avenir  prochain,  avec  l'établisse- 
ment de  la  paix,  et  lorsqu'une  confiance  réciproque  aura 
remplacé  les  luttes  à  main  armée,  la  découverte  de  ces  do- 
cuments deviendra  possible  et  éclairera  d'un  jour  nouveau 
l'histoire  de  la  pénétration  arabe  et  l'influence  de  la  civili- 
sation musulmane  dans  ces  régions. 

Une  lettre  que  le  savant  explorateur  allemand  G.  A. 
Krause  nous  écrivait  il  y  a  deux  ans,  de  Tripoli  de  Barbarie, 
prouve  l'existence,  au  centre  de  l'Afrique,  d'œuvres  écrites 
restées  cachées  jusqu'ici,  et  nous  autorise  à  penser  qu'un 
jour  prochain  elles  nous  fourniront  un  vaste  champ  d'étu- 
des. Ce  savant  disait  dans  sa  lettre  avoir  rencontré  à  Tri- 
poli un  indigène  originaire  du  Bornou  qui,  pressé  d'argent, 
cherchait  à  vendre  un  ouvrage  composé  par  son  père  et 
intitulé  :  «  Chronique  du  Bornou  »,  M.  Krause  accordait  à 
cet  ouvrage  qu'il  avait  eu  en  mains  et  dont  il  avait  discuté 
le  prix  d'achat,  une  certaine  importance. 


Si  nous  rapprochons  la  relation  du  cheïk  Mohammed 
ben  Omar  Tounsy  sur  le  Ouadaï  et  le  Darfour,  des  rensei- 
gnements rapportés  sur  le  Bornou  par  le  docteur  Barth, 
nous  sommes  amenés  à  conclure  que  des  pays  de  civilisa- 
tion islamique,  organisés  intérieurement  comme  l'étaient 
ces  Etats,  n'avaient  pas  manqué  certainement  de  féconder 
l'activité  intellectuelle  dans  une  mesure  en  rapport  avec  leur 
richesse  matérielle  ;  que  cette  vue  se  justifie  au  surplus  par 
l'influence  croissante  de  la  maison    religieuse  et  instruite 


4  REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 

des  Senoussiya  dans  le  centre  africain,  et  par  celle  des 
princes  et  savants  de  race  peule  ou  foulaniya  établis  dans 
le  Sokoto,  l'Adamaoua  et  le  Baghirmi. 

Le  second  courant,  partant  de  Tripoli,  d'une  exception- 
nelle importance  commerciale,  avait  pour  principaux 
points  de  stationnement  :  Mourzouk,  Ghadamès,  Agadez 
et  Timbouctou,  et  comme  aboutissant  extrême,  les  salines 
du  Sahara  occidental.  Sur  ce  courant  s'en  embranchaient 
d'autres  venus  directement  du  nord  :  d'Ouargla,  du  Touat, 
de  Sidjilmassa  ou  Tafilalt  moderne  et,  dans  le  sud-ouest 
marocain,  du  Sous  et  de  la  saguia  el  hamra. 

Ces  trois  courants  principaux  avaient  un  rayonnement  à 
longue  portée  qui  reliait  commercialement  entre  eux  tous 
les  peuples  africains,  blancs  et  noirs,  habitant  au  nord  de 
l'équateur  ;  par  voie  de  conséquence,  il  en  était  de  même 
dans  le  domaine  de  la  pensée  et  de  la  culture  littéraire.  Car, 
si  les  caravanes  transportaient  régulièrement,  sur  d'immen- 
ses parcours,  des  pacotilles  de  toutes  provenances,  si  elles 
mettaient  en  rapport  sur  les  marchés  d'Agadez,  de  Tim- 
bouctou, de  Djenné  et  de  Kano,  des  Filaliens,  des  Toua- 
tiens,  des  Ghadamésiens,  des  Fezzanais,  des  Bornouans  et 
des  Foulanes  ces  hardis  marchands  et  ces  grands  voya- 
geurs s'accompagnaient  fréquemment  de  savants,  de  pro- 
pagateurs des  doctrines  Kadiriya,  Tidjaniya,  Senoussiya,  à 
la  recherche  de  maîtres  ou  de  disciples  et  de  transfuges  de 
qualité,  en  quête  d'un  lieu  sûr.  A  côté  des  grands  et  riches 
marchés  de  l'Afrique,  s'ouvraient  des  écoles  où  ensei- 
gnaient des  maîtres  fameux.  Le  plus  célèbre  d'entre  eux, 
Mohammed  ben  Abdelkerim  el  Maghily,  originaire  de 
Tlemcen,  avait  enseigné  à  Bougie,  au  Touat^  à  Ghana  où 
régnait  son  allié  religieux  Askia  Isaac,  et  jusqu'au  Bornou, 
C'est  en  revenant  de  ce  dernier  pays  qu'il  rencontra  sid 
Omar  ech-Cheïkh,  grand  docteur  des  Kounta,  avec  lequel 
il  voyagea  en  Egypte  et  en  Arabie.  A  Timbouctou,  Cheïkh 
Ahmed  Baba  était  le  plus  fameux  d'une  pléiade  de  profes- 


LA    CIVILISATION    ARABE    EN  AFRIQUE    CENTRALE  > 

seurs  enseignant  à  des  élèves  blancs  et  noirs  venus  de  toutes 
parts;  ses  ouvrages  étaient  lus  et  ses  fetwas  sollicités  dans 
tout  le  nord-ouest  africain. 

Cheïh  otmane  Dan  Fodio,  sultan  des  Foulanedu  Sokoto, 
et  tous  les  membres  de  sa  famille  jouissaient  d'une 
influence  qui  s'étendait  sur  tous  leurs  congénères,  du  Bor- 
nou  au  Fouta  sénégalais.  Enfin,  en  plein  cœur  du  Sahara, 
la  famille  des  Kounta  de  l'Azouad  produisit  une  suite  de 
savants  qui,  de  père  en  fils,  instruisirent  des  disciples  ou 
talamid  venus  des  régions  les  plus  diverses,  et  composèrent 
des  ouvrages,  dont  l'existence  même  paraissait  douteuse 
jusqu'à  l'époque  assez  récente  où  des  spécimens  de  ces 
productions  littéraires  vinrent  lever  tous  les  doutes.  Tel 
est  le  Kitab  Ettaraïf^  dont  cette  Revue  a  donné  une  ana- 
lyse dans  ses  numéros  d'octobre  et  novembre  191  o. 

Dans  le  cœur  du  Sahara  mauritanien  se  remarque  encore 
la  descendance  du  grand  chef  d'école  sid  El  Fadhel,  dans 
la  personne  de  Cheikh  Saad  Bouh,  savant  réputé,  ami  des 
Français  du  Niger,  de  son  frère  le  fameux  Ma-el-Aïnine, 
homme  de  guerre,  mais  surtout  homme  de  science  et  écri- 
vain distingué,  qui  vient  de  mourir  au  Maroc,  et  de  Cheikh 
Sidya,  résidant  à  Boutilimit  près  de  Podor,  et  qui  entretient 
de  cordiales  relations  avec  les  Français  du  Sénégal.  Nous 
connaissons,  grâce  à  M.  le  Commandant  Gaden,  le  catalo- 
gue de  son  importante  bibliothèque,  laquelle  ne  demande 
que  des  arabisants  éclairés  pour  être  explorée  et  mise  à 
jour. 

Enfin,  plus  à  l'ouest,  dans  le  Sahara  qui  confine  à  l'At- 
lantique, les  Zouaïa  Lemtouna,  descendants  des  anciens 
Almoravides,  n'ont  pas  cessé  de  se  distinguer  par  la  cul- 
ture littéraire  qu'ils  ont  répandue  jusque  chez  les  peuplades 
Touareg  les  plus  sauvages:  Kel  Intassar,  Aoulemmiden  et 
autres,  dont  quelques-unes  d'ailleurs  sont  revenues,  dans 
la  suite,  à  l'ignorance  primitive. 

Ces  représentants  de  la  culture  arabe  saharienne  sont  les 


Ô  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

moins  connus,  parce  que  leur  pays  reculé,  séparé  du  monde 
extérieur  par  l'océan,  d'une  part,  et  d'immenses  solitudes 
sablonneuses  et  sans  eau,  d'autre  part  ;  rendu  plus  impé- 
nétrable encore  par  les  habitudes  de  brigandage  d'une  partie 
de  sa  population,  est  resté  en  dehors  de  toutes  les  investi- 
gations. 


La  Revue  du  Monde  Musulman  doit  à  M.  le  commandant 
Gaden,  qui  a  bien  voulu  les  lui  faire  remettre  par  M.  l'admi- 
nistrateur des  colonies  M.  Delafosse,  des  documents  nou- 
veaux provenant  de  l'Afrique  occidentale  française,  sous 
forme  de  manuscrits,  qui  constituent  des  fragments  inté- 
ressants de  l'histoire  du  Sahara  mauritanien.  Leur  étude  et 
leur  analyse  ont  permis  d'en  extraire  un  certain  nombre  de 
faits  et  d'en  tirer  certaines  déductions  qui  aideront  à  mieux 
connaître  le  pays  et  ses  habitants  (i). 

Oualid  ben  El  Mostafa  ben  Khalna,  de  la  tribu  marabou- 
tique  berbère  des  Oulad  Daïmane,  est  l'auteur  d'un  poème 
en  cinquante-deux  vers,  consacré  à  certains  personnages 
notables  delà  Mauritanie  et  rappelant  quelques  événements 
célèbres  dans  les  annales  locales.  Cette  pièce  est  médiocre 
au  point  de  vue  littéraire,  mais  elle  donne  les  dates  en  chro- 
nogrammes fixant  les  époques  où  vécurent  les  personnages 
cités,  celles  où  eurent  lieu  les  événements  marquants  et  les 
lieux  qui  en  furent  le  théâtre.  Des  notes  en  marge  confir- 
ment les  chronogrammes  et  ajoutent  au  texte  quelques  indi- 
cations nouvelles. 

(i)  Titres  des  manuscrits  communiqués  par  M.  le  Commandant  Gaden, 
dans  l'ordre  où  iln  sont  analysés  : 

i"  Kacida  de  Oualid  ben  El  Mostafa  ben  Khalna;  poème  laudatif  célé- 
brant les  hauts  faits  des  grands  chefs  de  la  Mauritanie  ; 

2"  Ta'rif  cheïkh  sidi  Mohummed  El-Ieddaly  {biographie  du  Cheïkh  El 
leddaly),  par  Mohammed  En-Nabigha  ben  Omar  El  Ghellaouy  ; 

3°  Karamat  Aouliya  Tachomcha  (Les  vertus  des  saints  Tachomcha),  par 
Oualid  Deïmany. 


LA    CIVILISATION    ARABE    EN    AFRIQUE    CENTRALE  "] 

Bekkar,  fils  d'Ali  Badi,  mourut  en  1092  (1680-1681)  ;  il 
était  le  père  de  Khenatsa  qui  fut  l'épouse  du  Sultan  maro- 
cain Mouley  Ismaël  et  la  mère  de  son  fils  le  Sultan  Mouley 
Abdallah  (0. 

Aoudaïka  ben  Bouyoub  le  Kholeïfy  mourut  dans  le  cou- 
rant de  la  même  année. 

Heddi  ben  Ahmed  ben  Damane  mourut  dix  ans  après  la 
guerre  de  C/zor^o^^a,  soit  en  l'année  logS  (1683-1684); 

El  Fadhel  ben  El  Kaoury,  des  Oulad  Daïmane,  chef  de 
tous  les  zouaïa  Tachomcha,  mourut  en  choual  ou  en  dou 
el  kada  de  l'année  iioo  (entre  19  juillet  et  20  septembre 
1689); 

Le  très  savant,  le  Fekih  Bella,  son  cousin  paternel, 
mourut  dans  le  même  temps  ; 

L'affaire  de  Tadjala  eut  lieu  en  dou  el  hidja  iioo  (entre 
16  septembre  et  14  octobre  1689); 

La  mémorable  affaire  de  0mm  Abane  eut  lieu  en  rama- 
dhan  de  la  même  année  (entre  29  juin  et  18  juillet.  1689)  ; 

Amar  Agoudjil  le  pieux  mourut  en  ramadhan  1174 
(entre  19  janvier  et  27  février  lyoS).  Cet  homme  juste  fut 
tué  par  trahison  et  mourut  en  martyr  de  la  foi. 

Ahmed  Daïyou  mourut  trois  ans  après  Amar  Agoudjil, 
en  rabia  el  aouel  1 177  (entre  28  juin  et  22  juillet  1705)  ;  son 
tombeau  est  à  In  Farague. 

L'Emir,  le  juste,  le  vainqueur  de  l'ennemi,  tant  par  sa 

(i)  On  trouve  à  ce  sujet,  dans  le  Kitab  El  Istiqça  d'Esselaoui,  traduction 
Fumey,  les  renseignements  suivants  :  En  l'année  1089  (1677-1 678),  Mouley 
Ismaël  fit  une  expédition  dans  le  Sahara,  jusqu'aux  confins  du  Soudan.  Les 
Arabes  Mokil,  à  la  tête  desquels  était  le  cheïkh  Bekkar  des  Maghafra,  lui 
apportèrent  leur  soumission.  Le  cheïkh  offrit  au  Sultan  sa  fille  Khenatsa 
qui  était  belle,  instruite  et  bien  élevée.  Mouley  Ismaël  l'épousa  et  en  eut  des 
enfants. 

C'était  une  femme  vertueuse,  pieuse  et  savante  ;  instruite  par  son  père, 
elle  était  très  versée  dans  les  sciences  et  les  belles-lettres.  L'écrivain  Abou- 
Abdallah  Akensous  déclare  avoir  vu  son  écriture  avec  un  certificat  d'authen- 
ticité, en  marge  d'un  exemplaire  de  VIsaba  d'Ibn  Hajar.  Elle  fut  enterrée  à 
Fez  el  Djedid,  dans  le  cimetière  des  chérifs,  en  djoumada  el  oula  ii55 
(juillet  1742),  ayant  survécu  quinze  années  à  Mouley  Ismaël. 


8  REVUE   DU   MONDE  MUSULMAN 

valeur  militaire  que  par  sa  grandeur  d'âme,  le  lion  batail- 
leur, le  protecteur  des  populations,  VEmir  el  Moumenine 
Ali  Chendhoura,  chef  des  Meghafra,  mourut  le  jour  de  la 
rupture  du  jeûne  en  1139(22  mai  1726);  son  tombeau  est 
au-dessus  de  Dabangou. 

Le  chérif  Ismaël  (le  sultan  du  Maroc)  mourut  environ  un 
an  après  Ali  Chendhoura (i); 

Le  célèbre  chef  Mohammed  ben  Heïba,  le  cheïkh  des 
Arabes  nomades,  mourut  après  Ali  Chendhoura  ; 

Ali  ben  Moheïmid,  l'homme  vertueux,  le  chef  réputé 
pour  sa  bravoure,  mourut  quelques  mois  après  le  précédent; 

HemmaSanba,  des  Guennar, mourut  danslemêmetemps. 

Cherghi  fils  de  Heddi,  le  cavalier  habile,  le  guerrier  in- 
trépide et  redoutable,  mourut  trois  ans  après  (1729),  c'est- 
à-dire  postérieurement  à  la  fuite  des  gens  de  Berchama. 

VEmir  el  Moumenine  Amar  fils  d'Ali  Chendhoura,  qui 
succéda  à  son  père,  mourut  dans  la  nuit  du  vendredi  5  au 
samedi  6  djoumada  el  akhira,  en  1 170  (vendredi  25  février 
1756) .  Il  était  Vimam  surpassant  les  plus  hauts  personnages 
du  Maghreb,  tant  Arabes  que  Berbères  et  autres  ;  les  Musul- 
mans ne  furent,  de  son  temps,  inquiétés  en  aucune  façon  ; 
tous  eurent  lieu  de  se  plaindre  après  sa  mort.  Il  était  la 
terreur  des  brigands  arabes  et  le  serviteur  des  Tolba  ;  et  à 
cela  il  dut  la  haute  considération  qui  l'entourait.  Protecteur 
des  faibles  et  des  pauvres,  soutien  des  veuves  et  des  orphe- 
lins, il  était  le  recours  deszouaïa  et  de  tous  les  Musulmans; 
son  tombeau  est  à  Agdernit  (2). 


(i)  Le  texte  porte,  par  erreur,  qu'il  mourut  un  an  avant  lui.  D'après  le 
Kitab  el  Istiqça,  Mouley  Ismaël  est  mort  le  samedi  28  redjeb  iiSg  (nuit  du 
21  au  22  mars  1727). 

(2)  On  lit  ici  une  note  en  marge  ainsi  conçue  : 

Heddi  mourut  en  logS  (1683-1684)  ; 

Amar  Agoudjil,  qui  lui  succéda,  mourut  en  1 1 14  (1702-1703)  ; 

Ali  Chendhoura,  élu  Emir  après  lui,  mourut  en  iiSg  (1726-1727)  ; 

Son  fils  Amar  qui  lui  succéda  mourut  en  1170  (1756-1757)  ; 

El  Mokhtar  ben  Amar,  élu  après  lui,  eut  pour  successeur  son  frère  Ali  El 
Kaour  ;  ils  furent  séparés  tous  deux  par  un  intervalle  de  trente  années. 


LA   CIVILISATION    ARABE   EN   AFRIQUE   CENTRALE  Ç 

Avant  l'£'mir  elMoumenine  Amar  fils  d'Ali  Chendhoura, 
était  mort  Heddi  ben  Essidy  et  après  lui  El  Djeïd  qui  étaient 
pareils  à  deux  lions  et  joignaient  la  pureté  du  cœur  à  la 
beauté  du  visage.  Tous  trois  étaient  des  soutiens  de  la  reli- 
gion pleins  de  foi  et  de  piété.  Combien  de  justes  ne  joui- 
rent-ils pas  de  leur  protection  ;  combien  d'infortunés  ne 
trouvèrent-ils  pas  auprès  d'eux  le  calme  et  la  sécurité  ;  com- 
bien de  proches  et  d'étrangers  ne  furent-ils  pas  nourris  de 
leurs  mains  ;  et  avec  eux  encore,  combien  d'autres  !  Dieu 
les  reçoive  tous  dans  le  sein  de  sa  miséricorde,  avec  nos 
auteurs  et  tous  les  Musulmans.  Qu'il  bénisse  les  nobles 
héritiers  de  Koreïch  Sid  El  Mokhtar  et  le  fils  de  sa  sœur, 
le  généreux,  le  vainqueur,  le  Seigneur  des  Arabes  et  des 
Noirs,  voire  des  Chrétiens.  Ahmed  ben  Heïba  mourut  en 
redjeb  1 170  (entre  22  mars  et  20  avril  lySy). 

Le  combat  d'In  Titam  eut  lieu  en  1040  (1628)  ;  Dieu  ré- 
pande ses  grâces  sur  le  prophète  hachemite  (i). 


Mohammed  En-Nabigha  ben  Omar  El  Ghellaouy  Ech- 
Chinguithy  El  Haoudhy  est  l'auteur  d'un  opuscule  de 
quelques  feuillets,  consacré  aux  faits  et  gestes  du  célèbre 
Cheïkh  sid  Mohammed  El  leddaly.  Il  s'est  contenté  de 
recueillir  ce  qui  lui  a  été  rapporté  par  les  hommes  les  plus 
dignes  de  foi,  en  se  conformant  aux  vues  exprimées  dans 
son  Tadj  Essabaky,  par  le  cheïkh  Sid  Ahmed  Es-Sanhadjy 
El  Maciny  Et-Tinbocty  ;  où  il  est  dit  que  les  annalistes  cô- 
toient les  abîmes  de  l'erreur  par  leur  tendance  à  opposer  les 
opinions  aux  faits  ;  qu'on  ne  peut  faire  confiance  à  l'historien 

(i)  On  lit  dans  la  marge  :  Le  combat  d'In  Titam  entre  les  Oulad  Rizg  et 
les  Trarza,  précéda  les  guerres  de  Chorbobba  de  quinze  années  ;  celles-ci 
eurent  lieu  au  temps  de  Heddi  ben  Ahmed  ben  Damane. 

On  lit  encore  :  Amar  fut  élu  en  i2i5  (1800-1801)  et  gouverna  trente  ans 
(i83o);  son  fils  Mohammed  El  Habib  gouverna  trente-trois  ans  (i863)  ;  Sid 
gouverna  onze  ans  (i863  à  1874). 


10  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

que  si  la  crainte  de  Dieu  garantit  sa  sincérité,  que  s'il  s'as- 
treint à  sacrifier  la  lettre  à  l'esprit,  que  s'il  est  instruit  des 
conditions  dans  lesquelles  se  meut  son  personnage  ;  dételle 
façon  que  le  portrait  qu'il  en  fait  ne  surpasse  pas  les  réa- 
lités, alors  que  la  passion  le  porterait  à  rabaisser  tel  autre 
personnage.  Cet  opuscule  porte  les  deux  titres  suivants  : 
En-Nedjm  ettaakibjî  baadh  ma  lilleddaly  min  el  manakib 
et  Essanad  eValy  fi  tà'arif  el  leddaly. 

Cheïkh  Sidi  Mohammed,  célèbre  sous  le  surnom  de  El 
leddaly,  avait  pour  noms  :  Mohammed  el  Oualy  ben  el 
Mokhtar  ben  Mohammed  Saïd  ben  Omar  ben  Ali  ben 
El  Mokhtar  ben  Mohammed  saïd  ben  Omar  ben  Ali  ben 
Yahya  ben  Zakaria  ben  leddal.  leddal  est  le  cinquième 
des  ancêtres  Tachomcha.  Ce  terme,  dans  la  langue  des 
Zenaga,  veut  dire  cinq,  parce  qu'ils  furent,  à  l'origine, 
cinq  chefs  de  famille  qui  laissèrent  chacun  cinq  enfants,  et 
qu'ils  organisèrent  leur  société  sur  les  bases  de  cinq  grands 
principes.  Ils  se  nommaient  :  i°  Id  Abiadj  loukab,  ancêtre 
des  Id  Adjfagha;  2°  Alfagha  Mohondh  Amghar,  ancêtre  des 
Béni  Idimane;  3°  Id  Mossa,  l'ancêtre  des  Id  Gabhone; 
4"  Abhendam,  l'ancêtre  des  Béni  Iakoub  et  5°  leddadj,  l'an- 
cêtre des  leddaliyne  ;  le  saint  Mohammed  a  donc  pris  son 
surnom  de  son  huitième  aïeul.  leddadj  se  prononce  avec  un 
«  djim  agglutiné  »  dans  le  langage  des  Zenaga  et  avec  un 
lam  dans  le  langage  des  Arabes.  C'est  ainsi  que  les  Zenaga 
prononcent  leddadj  pour  leddal  et  Edjouadj  pour  el 
Oualy. 


L'histoire  des  Tachomcha  a  fait  l'objet  de  l'ouvrage  de 
Mohammed  El  leddaly  intitulé  Chiame  E^^ouaïa;  un  se- 
cond ouvrage  portant  le  même  titre  est  dû  à  Oualid,  l'au- 
teur du  Chafa  el  Ghalil.  Mohammed  El  leddaly,  né  en  1096 
(i684-i685),estmort  en  l'année  dite  de  la  guerre  de  Ghilane, 
soit  en  1 166  (1752-1753),  âgé  de  soixante-dix  ans. 


LA    CIVILISATION    ARABE    EN    AFRIQUE   CENTRALE  I  I 

L'auteur  tient  de  son  père  qu'il  était  de  taille  moyenne 
et  de  teint  blanc,  et  que  jamais  son  regard  ne  se  fixait  sur 
un  visage.  Ahmed  ben  Oualid,  de  son  côté,  a  dit  de  lui 
qu'il  avait  le  teint  clair  et  les  traits  fins  ;  qu'il  était  de  belle 
taille  et  portait  constamment  un  attirail  de  fumeur,  mais 
faisait  en  sorte  que  nul  ne  le  vit  jamais  fumer.  Ahmed 
ben  El  Akel  Deïmany  qui  le  tenait  de  Oualid,  l'auteur  du 
Chafa  el  Ghalil,  a  rapporté  ce  qui  suit  :  «  Lorsque  les  Me- 
ghafra  eurent  vaincu  les  Zouaïa  au  cours  de  la  guerre  appe- 
lée Chorbobba  (vers  1643),  les  femmes  restèrent  entre  leurs 
mains,  sans  moyens  de  transport  pour  rejoindre  les 
hommes  que  la  guerre  avait  épargnés.  El  Mokhtar  ben 
Mohammed  Saïd,  père  d'El  leddaly,  s'en  alla  chercher  sa 
femme  et  la  transporta  sur  son  dos,  ne  la  remettant  à  terre 
que  le  temps  de  se  reposer,  jusqu'à  ce  qu'il  l'eut  ramenée. 
Elle  devint  enceinte  et  mit  au  monde  El  leddaly.  On  n'a 
aucun  renseignement  sur  ceux  qui  furent  ses  maîtres,  mais 
sa  sainteté  et  ses  facultés  dédouble  vue  sont  attestées  par 
une  foule  de  faits  merveilleux. 

Un  jour  qu'ils  changeaient  de  camp,  cette  opération  ayant 
duré  du  matin  au  milieu  de  l'après-midi,  El  leddaly  ne 
retrouva  plus,  après  l'installation  du  nouveau  camp,  l'écri- 
toire  dont  il  se  servait  exclusivement.  Il  appela  une  de  ses 
filles  —  elles  étaient  neuf  et  avaient  neuf  frères  —  et  lui 
commanda  de  lui  apporter  sa  Fihrassa  (recueil  d'extraits 
de  différents  ouvrages,  qu'il  appelle  en  berbère  Tichferdha). 
Après  qu'elle  l'eut  tirée  de  son  enveloppe,  il  lui  dit  de 
secouer  cette  enveloppe  et  voici  que  l'encrier  oublié  s'y 
trouvait  enfermé. 

Il  dit  un  jour  à  un  de  ses  familiers  qu'il  ne  regardait 
jamais  une  personne  sans  distinguer,  écrit  sur  son  front,  le 
mot  malheureux  ou  le  mot  fortuné.  Il  lui  recommanda 
d'en  garder  le  secret  tant  qu'il  vivrait,  car  il  ne  voulait  pas 
révéler  à  celui-ci  que  son  sort  était  décrété  misérable,  à 
celui-là  que  son  sort  était  décrété  heureux,  par  respect  pour 


12  .  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

le  Très-Haut,  et  de  crainte  que  cette  révélation  ne  pousse 
l'un  au  désespoir,  l'autre  à  l'inaction. 

L'usage  du  tabac  est  très  répandu  au  Sahara  mauritanien, 
puisque  les  saints  eux-mêmes  en  prennent  ;  mais  cette  pra- 
tique étant  considérée  par  l'orthodoxie  comme  répréhen- 
sible,  El  leddaly  ne  s'y  livre  pas  en  public.  Les  nomades 
de  cette  partie  du  Sahara  ont  des  livres  tout  comme  des 
sédentaires  et  ils  ne  s'en  séparent  pas  dans  leurs  déplace- 
ments; leur  vie  mouvementée  ne  les  empêche  pas  de  se 
livrer  aux  travaux  de  l'esprit,  d'y  associer  leurs  enfants  et 
même  leurs  filles.  El  leddaly  déduit,  d'observations  qui  relè- 
vent de  l'art  de  la  physiognomonie,cette  forme  du  fatalisme 
qui  admet  que  la  divinité  a,  par  avance,  décrété  la  misère 
de  celui-ci  et  la  fortune  de  celui-là  ;  il  y  ajoute  cette  don- 
née philosophique  qui  établit  que  l'ignorance  de  l'avenir 
est   un  bienfait" pour  les  humains. 

Le  culte  des  saints  atteint  ici  à  un  degré  excessif:  on  leur 
prête  un  pouvoir  dont  le  Prophète  lui-même  se  défen- 
dait et  nos  saints  africains  vont  jusqu'à  prétendre  à  une 
puissance  que  l'orthodoxie  pure  ne  reconnaît  qu'à  Dieu 
seul. 

On  disait  qu'El  leddaly  avait  une  main  plus  longue  que 
l'autre;  un  jour  qu'il  était  assis  au  milieu  des  siens,  sa 
femme  éprouva  l'envie  de  s'en  assurer  de  ses  yeux.  A  cet 
instant  il  se  leva  et,  se  détournant  pour  que  personne  autre 
qu'elle  ne  le  vît,  il  sortit  ses  deux  mains  des  vêtements,  en 
les  allongeant  l'une  contre  l'autre.  Il  les  rentra  ensuite  et 
cette  scène  se  déroula  sans  que  l'un  ou  l'autre  ait  prononcé 
une  parole.  Nacer  Eddine  aurait  prédit,  avant  le  mariage 
du  père  d'El  leddaly,  que  l'une  de  ses  mains  serait  plus 
longue  que  l'autre. 

Un  jour  qu'il  sortait  de  la  mosquée,  deux  chiens  de 
chasse,  en  se  battant,  vinrent  se  rouler  à  ses  pieds.  Elleddaly 
souffla  dans  ses  doigts  et  les  projeta  vers  les  deux  chiens 
qui  s'élevèrent  aussitôt  dans  les  airs  et  retombèrent  morts 


LA   CIVILISATION    ARABE    EN    AFRIQUE   CENTRALE  l3 

sur  le  sol.  Il  dit  alors  :  «  Si  ce  n'était  la  crainte  de   Dieu, 
j'en  ferais  autant  avec  des  êtres  humains.  » 

Les  gens  de  sa  famille  ayant  un  pressant  besoin 
de  vêtements,  voici  que,  dans  la  nuit,  arriva  un  homme 
conduisant  un  bœuf  sur  lequel  étaient  des  peaux  bourrées 
de  vêtements.  L'homme  ayant  déposé  ses  ballots,  le  saint 
lui  demanda  qui  il  était  et  d'où  il  venait,  à  quoi  l'étranger 
répondit  :  «  Je  l'ignore  »  ;  puis  il  disparut  mystérieuse- 
ment. Le  lendemain  El  leddaly  distribuait  des  habits  aux 
pauvres  ». 


Deux  anecdotes  nous  montreront  avec  quelle  liberté  on 
en  use  au  Sahara  occidental  à  l'égard  des  femmes,  même 
avec  celles  des  saints  les  plus  vénérés;  elles  justifient  l'opi- 
nion émise  par  Ibn  Batoutah,  sur  les  moeurs  des  Berbères 
Messoufa,  dans  cette  même  partie  du  Sahara. 

Pendant  une  absence  d'El  leddaly,  un  jeune  homme  dé- 
cida d'aller  visiter,  de  nuit,  sa  femme  qui  était  très  belle.  Il 
sella  son  chameau  vers  le  soir  et,  après  qu'il  eut  fait  un  cer- 
tain parcours,  les  ténèbres  s'épaissirent  au  point  qu'il  ne  sut 
plus  quelle  direction  prendre.  Il  mit  pied  à  terre  et  attendit 
le  moment  propice  pour  continuer  son  chemin,  lorsqu'un 
reptile,  appelé  en  arabe  hassaniya  du  nom  de  gaboune,  vint 
déposer  ses  excréments  sur  ses  vêtements  et  sur  son  cha- 
meau, si  bien  qu'il  devint  plus  puant  qu'un  cadavre.  Il 
revint  sur  ses  pas,  épouvanté,  et  se  tint  dans  la  campagne, 
attendant  le  secours  d'un  être  humain.  Il  fut  rencontré  le 
lendemain  par  un  homme  qui  récoltait  de  la  gomme  et  de 
qui  il  implora  un  peu  d'eau  ;  il  se  lava,  mais  sans  parvenir 
à  débarrasser  ses  vêtements  de  l'odeur  infecte  qui  les  em- 
pestait. Il  eut  alors  recours  à  Dieu,  mais  celui  qui  pense  à 
l'implorer,  doit  le  faire  avant  de  mériter  sa  colère. 

Une  nuit  qu'El  leddaly,  revenant  de  la  mosquée,  rentrait 
^ous  sa  tente,  il  trouva  trois  hommes  en   compagnie  de  sa 


14  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

femme.  L'un  prit  la  fuite  par  crainte  du  Cheïkh,  l'autre 
vint  à  lui,  fit  amende  honorable,  rendit  grâce  à  Dieu  et 
obtint  du  cheïkh  des  vœux  en  vue  de  cette  vie  et  de  l'autre  ; 
le  troisième  resta  assis,  n'osant  bouger,  cloué  par  la  honte, 
les  mains  sur  le  visage.  Le  cheïkh  fit  des  vœux  pour  qu'il 
se  remît  dans  la  voie  droite;  il  devint  un  saint  homme  et 
n'eut  plus  désormais  de  regard  pour  la  femme  d'autrui. 
Quant  à  celui  qui  avait  pris  la  fuite,  sa  vie  depuis  lors  fut 
misérable  ;   et   Dieu  est  le  mieux  informé  de  la  vérité. 

Une  femme  que  la  phtisie  pulmonaire  clouait  sur  son  lit, 
vit  un  jour  le  saint  arriver  monté,  dans  le  parc  des  bestiaux. 
Elle  envoya  son  esclave  chercher  le  reste  de  l'eau  que  bu- 
vait son  chameau,  afin  de  la  prendre  comme  médicament. 
Elle  but  de  cette  eau  et  guérit  aussitôt,  par  la  grâce  d'El 
leddaly. 

Un  soir,  des  jeunes  gens  l'entourèrent,  et  tandis  que 
deux  d'entre  eux  lui  fermaient  fortement  les  yeux  avec 
leurs  mains,  les  autres  ouvrirent  un  volume  de  Sidi-Khalil 
et  l'interrogèrent  sur  la  matière  traitée  à  la  page  ouverte.  Il 
leur  répondit  exactement,  et  ils  continuèrent  ainsi  jusqu'à 
la  fin  du  volume,  sans  aucune  erreur  de  sa  part.  Cela  passa 
en  proverbe,  on  disait  :  «  Peut-on  éprouver  à  nouveau  El 
leddaly,  après  la  soirée  du  livre?  > 

Oualid  étant  venu  le  voir  pour  consulter  un  des  ouvrages 
qu'il  possédait,  ouvrit  le  livre,  assis  derrière  El  leddaly  ; 
celui-ci,  étendant  le  bras  en  arrière,  feuilleta  le  volume, 
mit  le  doigt  sur  un  mot  et  demanda  au  visiteur  si  c'était 
bien  là  ce  qu'il  cherchait.  Oualid,  émerveillé,  reconnut  que 
c'était  exact. 


L'Emir  el  Moumenine  Sidi  Abdelkader,  connu  sous  les 
noms  d'Almamy  El  Kaoury  El  Foutaouy,  a  raconté  à  l'au- 
teur ce  qui  lui  arriva  pendant  l'année  d'épreuve  que  Dieu 
lui  imposa,  et  au  cours  de  laquelle  les  infidèles  battirent 


LA    CIVIL/SATION    ARABE    EN    AFRIQUE   CENTRALE  l5 

ses  troupes  à  Abdimilla  et  le  firent  prisonnier  :  Une  nuit, 
El  leddaly  lui  apparut  dans  sa  prison  et  lui  dit  :  «  Récite 
ceci  et  tu  seras  préservé.  »  Il  lui  répondit  :  «  Je  suis  peu 
instruit  et  ne  saurais  retenir  vos  paroles  ;  veuillez  m'écrire 
ce  que  je  dois  répéter.  »  Le  lendemain  matin,  il  trouva 
récrit  auprès  de  lui. 

Les  ouvrages  d'El  leddaiy  sont  nombreux  ;  des  hommes 
dignes  de  foi  en  comptent  cinquante  Zine  affirme  qu'ils 
dépassent  le  chiffre  de  trente,  dit  qu'il  en  a  lu  la  plus  grande 
partie  et  déclare  que  l'auteur  s'y  révèle  doué  de  connais- 
sances étendues  et  s'y  montre  aussi  versé  dans  les  sciences 
fondées  sur  la  raison  que  dans  les  sciences  traditionnelles.  Il 
cite,  entre  autres:  Far  aïd  elfaouaïd,  dans  lequelilcommente 
son  propre  ouvrage  intitulé  El  akaïd,  où  il  s'est  surpassé  et 
n'a  entrepris  un  sujet,  de  quelque  importance  qu'il  fût, 
sans  l'avoir  épuisé  ;  Khatimat  ettassaouf,  dans  lequel  il  a 
réuni  la  quintessence  de  tous  les  ouvrages  relatifs  à  la  doc- 
trine Soujîte  et  El  hollat  essyara  fi  marifat  ançab  el 
'arab  oua  khaïr  el  ouara,  où  il  a  condensé  tous  les 
ouvrages  de  biographie. 

Il  est  l'auteur  d'un  ouvrage  sur  la  jurisprudence,  d'après 
la  doctrine  de  Khalil  ;  il  a  écrit  aussi  Eddeheb  el  abri^ 
fi  tefcir  kitab  allah  el  'a^i^,  où  il  a  condensé  l'œuvre 
entière  des  commentateurs  du  Koran  les  plus  célèbres. 
Il  dit,  dans  son  avant-propos  :  «  Je  me  suis  proposé  l'ex- 
plication des  versets  du  Koran,  d'après  le  commentaire 
de  Djellal  Eddine  el  Mihally  et  de  Djellal  Eddine  Es- 
Siyouthy,  en  me  servant  des  ouvrages  d'Et  Baghaouy, 
du  Lobab  ettaouil,  des  commentaires  d'Ibn  El  Djozy, 
d'El  Kaouachy,  de  Beïdhaouy  tout  entier,  d'Et-Taaliby, 
d'El  Mahdaouy,  Fakhr  Er-Razy,  El  Ouadjiz,  El  Ouahidy 
et  Es-Sefakcy;  du  Kitab  fath  Er-Rahmane  et  de  certains 
commentairesd'ElMekky,  d'El  Korthoby,  d'El  Adfaouy,  etc.; 
le  tout  résumé  et  condensé.  » 

Zine  ajoute  que  quiconque  parcourt  ces  commentaires 


l6  REVUE   DU    MONDE    MUSULMAN 

du  Cheïkh,  reconnaît  aisément  qu'il  a  puisé  dans  plus  de 
mille  volumes  ;  il  suffit  d'examiner  les  cas  particuliers  qu'il  a 
étudiés  et  de  se  reporter  aux  ouvrages  consultés,  pour  s'en 
rendre  compte.  On  y  trouve,  entre  autres,  des  extraits  des 
commentateurs  de  la  Rissala,  de  Khalil,  de  la  Borda,  des 
commentateurs  de  la  loi  traditionnelle,  des  commentateurs 
des  ouvrages  de  belles-lettres  et  de  recueils  poétiques, 
comme  Es-Safady  pour  la  Lamiyat  el  ^adjam,  des  ouvrages 
de  spiritualisme  des  soujîs,  etc. 


L'auteur  fait  observer  que  nombre  de  personnes  discu- 
tent la  valeur  de  l'ouvrage  d'El  leddaly  intitulé  Eddeheb  el 
ubrii(,  donnant  comme  raison  que  le  Cheïkh  est  mort  avant 
d'avoir  chargé  un  correcteur  de  réviser  une  des  deux  parties 
de  son  livre  et  que  l'on  ignore  laquelle  des  deux  n'a  pas 
été  revue  ;  l'ouvrage  entier  souffre  de  cette  opinion  et  ne 
jouit  point  de  l'estime  qu'il  mérite.  La  vérité  est  que  le  pre- 
mier volume,  jusqu'à  ces  mots  :  «Nous  l'avons  élevé  à  une 
place  éminente  (Koran),  »  a  été  revu  et  rectifié  entièrement 
par  le  Cheïkh  lui-même  et  qu'il  a  prescrit  ensuite  de  le 
transcrire.  Quant  au  second  volume,  la  mort  l'a  empêché 
d'en  faire  faire  la  transcription^  parce  qu'il  se  proposait 
d'y  ajouter  de  nombreuses  annexes. 

L'auteur  a  reçu  ces  renseignements  d'hommes  sûrs  qui 
les  tenaient  deOualid;  son  maître  Ahmed  ben  Mohammed 
El'akel  et  Alfagha  Ahmed  ben  El  Mokhtar  ben  Taleb  Ad- 
jouad  dont  il  a  sollicité  les  avis,  ont  confirmé  cette  opinion. 
Il  ajoute  :  «  Quant  à  moi,  la  voix  du  cheïkh  m'a  fait 
entendre,  par  inspiration  divine,  ces  paroles  d'ibn  Dakik 
réfutant  les  critiques  de  l'ouvrage  d'Ibn  El  Hadjeb  : 
«  Une  seule  faute  ne  saurait  faire  condamner  un  ami  ; 
on  ne  fuit  pas  un  parterre  fleuri,  parce  qu'une  de  ses 
parties  est  inculte.  »  Il  ajoute  :  «  Celui  aux  mains  de 
qui  tombera  cet   ouvrage,  dans   un  moment   de  méprise 


LA    CIVILISATION    ARABE   EN    AFRIQUE   CENTRALE  \J 

OU  d'erreur  en  retirera  grand  profit;  Dieu  a  inspiré  aux 
saints  des  œuvres  écrites  qui  ont  franchi  l'espace  comme 
des  oiseaux,  ont  passé  le  rivage  des  mers  et  pénétré  les 
continents  déserts.  Il  n'est  pas  un  de  leurs  livres  qui 
ne  renferme  d'erreur,  où  ne  se  puisse  relever  une  faute  ; 
mais  il  serait  déraisonnable  d'en  déduire  la  condamnation 
d'un  ouvrage  entier  et  de  rejeter  la  valeur  de  ses  enseigne- 
ments. »  La  même  pensée  est  rendue  par  le  célèbre  pro- 
verbe espagnol  :  no  hay  mal  libro  que  no  tenga  algo 
bueno. 

Il  cite  encore,  parmi  les  ouvrages  d'El  leddaly  qu'il  a 
étudiés,  celui  qui  est  intitulé  :  Terdjih  el  djim  'alel  djim 
el  monakida  et  où  il  réfute  le  Cheïkh  sid  Tinouadjiouy, 
ainsi  que  le  commentaire  de  sa  propre  Kacida  en  mim.  Il 
énumère  les  beautés  littéraires  de  ces  deux  productions  où 
l'auteur  se  montre  habile  dans  toutes  les  branches  de  la 
Rhétorique  :  invention,  exposition  et  ornements  du  style; 
où  il  brille  par  l'harmonie  dans  le  discours,  l'allure  aisée 
de  la  prose  rimée  et  cadencée,  par  la  richesse  des  asso- 
nances et  des  allitérations,  celle  des  qualificatifs  dans  la 
satire  ou  le  panégyrique,  etc.  Le  poème  a  pour  première 
strophe  :  «  Que  les  grâces  de  mon  Dieu,  —  ainsi  que  le 
salut,  — soient  pour  mon  bien-aimé,  — la  meilleure  des 
créatures.  » 

El  leeddaly  raconte,  dans  sa  préface,  les  circonstances 
dans  lesquelles  cette  Kacida  lui  fut  inspirée.  «  Je  passais 
un  jour,  dit-il,  alors  que  je  me  disposais  à  partir  en  voyage, 
auprès  d'un  groupe  de  musiciens  qui  se  réjouissaient  aux 
sons  d'instruments  à  cordes  ;  ils  répétaient  un  air  de 
musique  d'accents  mélodieux,  et  des  plus  agréables  à 
entendre,  sur  lequel  ils  disaient  une  très  belle  chanson 
arabe  dans  le  genre  classique.  Je  fus  ravi  par  ce  chant  et 
formai  aussitôt  le  projet  de  consacrer,  à  la  louange  du 
prophète,  un  poème  conçu  sur  le  même  mètre.  » 


l8  REVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

Ici  se  place,  au  sujet  de  cette  Kacidaet  de  ses  vertus  mer- 
veilleuses, l'étrange  anecdote  rapportée  par  le  Cheïkh 
comme  il  suit  :  «  Je  m'embarquai  un  jour  sur  un  navire 
européen,  pour  me  rendre  à  Agadir  Daouma  que  je  dési- 
rais visiter  (i).  Nous  naviguâmes  tout  le  jour,  lorsqu'aux 
approches  de  la  nuit  s'éleva  un  vent  d'une  telle  violence 
que  nous  nous  attendions  à  voir  le  navire  se  briser  et  que 
tous  les  passagers  se  crurent  perdus.  Ils  se  prirent  à  faire 
des  invocations  contre  les  dangers  qui  les  menaçaient,  me 
■donnant  d'autant  moins  d'attention  qu'aucun  d'entre  eux 
ne  me  connaissait  et  que  je  me  tenais  isolé  dans  un  coin  du 
navire.  Or  voici  que  l'un  des  passagers  se  mit  à  répéter  ce 
vers  :  «  Que  les  grâces  de  mon  Dieu  —  ainsi  que  le  salut, 
—  soient  pour  mon  bien-aimé,  —  la  meilleure  des  créa- 
tures. »  Je  me  levai  aussitôt  et  lui  demandai  s'il  connais- 
sait l'auteur  de  ce  vers.  Il  me  répondit  :  «  C'est  un  homme 
des  Zouaïa  du  Sud,  que  je  ne  connais  pas.  »  Je  lui  appris 
que  c'était  moi-même  et  lui  récitai  une  partie  de  lâKacida. 
Aussitôt  je  fus  entouré  et  accablé  de  questions  par  tous  les 
gens  du  bord.  Quand  je  leur  eus  répondu,  ils  m'installèrent 
à  la  meilleure  place  et,  dès  ce  moment,  nous  éprouvâmes 
les  bienfaits  de  la  bénédiction  du  prophète  :  les  vents 
s'apaisèrent,  la  tempête  se  calma  et  nous  naviguâmes  en 
paix  le  restant  de  la  nuit  jusqu'à  Agadir  Daouma;  Dieu 
soit  loué.  A  notre  arrivée,  les  marins  me  prirent  sur  leurs 
épaules  et  me  conduisirent  à  terre,  sans  que  ma  personne 
ou  mes  vêtements  aient  été  touchés  par  l'eau  de  la  mer. 
J'entrai  dans  la  ville  et  les  habitants  vinrent  à  moi  et  me 
comblèrent  d'honneurs  et  de  cadeaux.  Parmi  ces  derniers 
se  trouvait  du  papier  vergé  tel  que  je  n'aurais  jamais  sup- 


(i)  C'est  sans  doute  l'Agadir  qui  a  donné  son  nom  à  l'île  d'Arguin.  Cette 
fie  fut  découverte  en  1452  par  les  Portugais,  qui  en  firent  un  comptoir  com- 
mercial d'où  ils  étaient  en  relations  suivies  avec  le  Soudan,  Tombouctou 
et  même  l'Adrar  mauritanien  où  ils  eurent  un  autre  comptoir  qu'ils  n'occu- 
pèrent que  deux  ans. 


LA    CIVILISATION    ABABE    EN    AFRIQUE    CENTRALE  I9 

posé  qu'il  en  pût  exister  de  pareil.  Tout  cela  eut  lieu  grâce 
à  la  bénédiction  de  celui  à  la  louange  de  qui  est  consacrée  la 
Kacida,  Dieu  répande  sur  lui  ses  grâces  et  lui  accorde  le 
salut.  Les  chrétiens  me  faisant  visiter  les  curiosités  de  la 
ville,  je  sollicitai  le  capitaine  du  navire  de  venir  à  l'Islam  ; 
il  n'y  vint  pas,  mais  ne  s'en  éloigna  pas  —  que  la  Provi- 
dence nous  favorise  de  la  vraie  foi  jusqu'à  la  mort;  — 
Dieu  permit  ensuite  qu'un  homme  d'Agadir  s'offrît  à  me 
transporter  sur  un  chameau,  avec  mes  bagages,  jusque 
dans  mon  pays. 


L'auteur  tient  de  Zine  et  de  son  maître  Ahmed  ben 
Mohammed  El'  Akel,  les  détails  suivants,  qui  montrent  ce 
qu'était  l'activité  intellectuelle  d'El  leddaly,  son  goût  pour 
les  travaux  de  l'esprit  et  son  habileté  dans  la  composition  : 
quand  les  gens  se  couchaient,  il  allumait  une  bougie  et 
passait  la  majeure  partie  de  ses  nuits  à  rédiger  ses  ouvrages. 
Il  possédait  un  chameau  très  rapide  et,  quand  ses  contri- 
bules  changeaient  de  camp,  il  le  sellait,  prenait  sa  longe  et 
allait  s'asseoir  sous  un  arbre  où  il  continuait  le  travail 
commencé.  Quand  les  gens  avaient  franchi  une  certaine 
distance,  un  mille  par  exemple,  il  repliait  ses  papiers,  ran- 
geait ses  affaires  et  rejoignait  le  groupe.  Il  lui  arrivait  de 
rédiger  deux  Kerras  dans  la  matinée,  puis  deux  autres  dans 
la  soirée  du  même  jour  (i).  Il  disait,  non  pour  se  glorifier, 
mais  à  titre  d'enseignement,  que,  si  au  lieu  d'être  bédouin 
il  avait  été  sédentaire,  il  aurait  produit  autant  qu'Es-Siouthy 
lui-même.  Nombre  de  personnes  ont  rapporté  qu'il  disait  : 
«  Combien  d'hommes  ont  atteint  au  même  degré  queNacer 
Eddine,  qui  sont  restés  silencieux!  »  Ce  disant,  il  voulait 
parler  de  lui-même. 

La  relation  de  la  mort  d'EI  leddaly  arrête  l'attention  sur 

(i)  Le    Kerras   est    un   cahier   ou    fascicule  comptant   généralement  huit 
feuilles. 


20  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

un  curieux  exemple  d'amour  platonique  et  mystique  qui 
rappelle,  par  certains  côtés,  l'attachement  réciproque 
d'Euloge  et  de  Flora  qui  vivaient  en  Espagne  vers  85o, 
sous  le  califat  d'Abdérame  II.  «  La  mort  d'El  leddaly,  dit 
l'auteur,  remplit  de  douleur  une  sainte  femme  avec  laquelle 
il  avait  entretenu  une  forte  amitié  en  Dieu,  en  vue  de  Dieu, 
par  Dieu,  de  Dieu  et  à  Dieu.  Elle  vit  en  songe  les  arbres 
et  les  pierres  qui  couvrent  la  terre,  tressaillir,  s'agiter 
joyeusement  et  s'écrier  à  l'envi  :  «  Mohammed  El  leddaly  !' 
Mohammed  el  oualy  !  Mohammed  saïd  !  »  La  plante  appelée' 
El  Kandelis  et  qu'on  nomniQ  Ettidoum  en  arabe  hassaniya,. 
était  la  plus  belle  dans  ses  mouvements.  Ce  témoignage  de 
la  joie,  inspirée  par  le  bienheureux  El  leddaly  à  la  terre 
entière,  apaisa  la  douleur  causée  par  sa  mort  à  son  amie 
spirituelle. 


Ôuaild  le  Deïmany  a  composé  une  biographie  de  saints 
personnages  de  la  tribu  maraboutique  et  d'origine  berbère 
des  Beni-Deïmane,  vivant  sur  le  territoire  des  Trarza.  Ce 
texte  en  prose  rimée  selon  un  art  véritable,  mais  un  peu 
désuet,  est  entièrement  consacré  au  panégyrique  de  quelques 
hommes  particulièrement  vénérés,  dont  l'auteur  cite  les 
traits  de  piété  les  plus  marquants  et  les  actions  prodigieuses 
par  lesquelles  ils  se  signalèrent  à  leurs  concitoyens. 

On  reconnaît,  à  la  lecture  de  son  ouvrage,  que  Oualid 
avait  une  solide  instruction  et  de  vastes  lectures  ;  ses  récits 
établissent  péremptoirement  la  faculté  qu'ont  eue  les  habi- 
tants du  désert  de  porter  très  haut  la  culture  des  belles- 
lettres;  montrent  à  l'évidence  qu'ils  ont  poussé  le  culte  des 
livres  jusqu'à  constituer  des  bibliothèques  dans  leurs  cam- 
pements sous  la  tente;  que  les  exigences,  les  soucis  et  les 
dangers  de  leur  existence  mouvementée,  ne  les  ont  pas 
empêchés  de  s'adonner  avec  suite  aux  travaux  intellectuels 
et  de  composer  des  ouvrages  de  longue  haleine. 


LA   CIVILISATION   ARABE   EN    AFRIQUE   CENTRALE  21 

Il  y  a  dans  ce  contraste  qui  ne  se  remarque  pas  ailleurs, 
ou  tout  au  moins  qui  n'y  est  pas  aussi  frappant,  un  pro- 
blème qui  réclame  une  solution.  A  la  vérité  ce  problème 
ne  s'était  pas  encore  posé,  par  la  raison  que,  d'une  part  la 
culture  intellectuelle  chez  les  nomades  des  régions  saha- 
riennes du  Nord  est  à  ce  point  absente  que  Ton  peut  se 
demander  si  elle  y  a  jamais  existé  et  que,  d'autre  part,  les 
témoignages  écrits  établissant  le  fait  contraire  pour  le  Sahara 
méridional,  constituent  une  révélation  assez  récente. 

Certaines  considérations  touchant  aux  conditions  écono- 
miques et  sociologiques  de  la  zone  saharienne  du  sud, 
pourraient  jeter  quelque  lumière  sur  la  question.  Les  tra- 
vaux de  l'esprit  réclament  une  aisance  matérielle  d'une  cer- 
taine importance  et  des  loisirs  suffisants.  Or  le  propre  du 
nomade  des  régions  désertiques,  c'est  la  pauvreté,  résultant 
de  la  rareté  des  moyens  d'existence  que  fournit  son  sol  et 
l'activité  incessante  que  réclame  de  lui  la  recherche  de  ces 
moyens  d'existence  disséminés  sur  de  vastes  étendues.  Et 
ceci  reste  vrai  pour  les  nomades  des  régions  septentrionales 
du  Sahara  dans  tous  les  temps. 

Il  en  a  été  tout  autrement  pour  ceux  des  régions  méridio- 
nales; en  effet,  les  grands  courants  commerciaux  qui  mirent 
en  relations  le  sud  de  l'Europe  et  l'Asie  avec  le  monde 
noir,  tant  pour  la  traite  des  esclaves  que  pour  le  trafic  des 
échanges,  ont  été  l'origine  de  grands  marchés,  dont  les 
centres  furent,  dans  le  Sahara,  les  immenses  gisements  de 
sel  où  s'approvisionnaient  exclusivement  les  populations  du 
Soudan.  Ces  grands  marchés  furent,  pour  les  nomades,  des 
sources  de  richesse  fructueuses  ;  ils  exploitaient  en  outre  les 
gisements  aurifères  de  la  Nigritie  et  y  ajoutaient  le  com- 
merce de  la  gomme.  Sur  les  rives  des  grand  fleuves  et  dans 
les  régions  avoisinantes,  soumises  aux  pluies  abondantes 
de  l'hivernage,  ils  se  livraient  à  des  cultures  variées  et  à 
l'élevage  de  nombreux  troupeaux.  Enfin,  à  côté  de  toutes 
ces  sources  de  richesse,   l'esclavage  nègre  et  l'abondante 


22  REVUE    DU   MONDE   MUSULMAN 

clientèle  des  affranchis,  leur  donnaient  une  main-d'œuvre 
considérable  et  précieuse. 

Sans  doute  faut-il  voir  dans  cet  état  de  choses  la  raison 
pour  laquelle  les  Sahariens  du  sud  sont  généralement  mono- 
games, alors  que  ceux  du  nord  sont  polygames  par  néces- 
sité :  l'homme  se  trouvant  ici  accaparé  par  les  soins  de  la 
vie  extérieure,  la  main-d'œuvre,  à  l'intérieur,  est  presque 
entièrement  assurée  par  la  pluralité  des  épouses.  On 
s'expliquera  ainsi  pourquoi  les  femmes  du  Sahara  méridio- 
nal ont  une  condition  supérieure  à  celle  des  familles  poly- 
games du  nord,  tant  au  point  de  vue  matériel  qu'au  point 
de  vue  de  la  culture  intellectuelle.  D'un  côté  on  ne  compte 
pas  une  seule  femme  lettrée,  de  l'autre  on  ne  compte  pas 
les  femmes  instruites,  même  chez  les  Musulmans  de  race 
noire. 


Les  noms  de  notre  auteur  sont  :  Mohammed  Oualid  ben 
El  Mostafa  ben  Khalna  et  son  surnom  Oualid  Deïmany  ;  il 
déclare  avoir  composé  son  ouvrage  intitulé  :  Karamat 
aoulia  Tachomcha  (Les  mérites  des  saints  Tachomcha)  à 
la  demande  expresse  de  Habib  Allah  connu  sous  le  nom  de 
Mouloud  ben  Mateïly,  qui  était  son  oncle  maternel  et  dont  il 
avait  reçu  les  enseignements. 

Les  principaux  personnages  cités  dans  cet  ouvrage  sont  : 
Abouzeïd  dont  les  noms  étaient  Ahmed  ben  Iakoub  Tached- 
bity.  Baba  Ahmed  Deïmany,  cousin  maternel  du  précédent, 
Mahandh  ben  Idimane;  El  Fadhel  son  fils  ; 

Le  cousin  paternel  de  celui-ci  Mahandh  ben  Ahmed 
dit  Saheb  Errassoul,  ainsi  nommé  parce  que  le  Pro- 
phète lui  apparaissait  fréquemment  en  songe  et  lui  par- 
lait, et  qu'il  rapportait  aux  siens  l'objet  de  ces  entretiens  — 
ce  que  l'événement  justifiait  par  la  suite.  —  Bien  mieux 
encore,  si  l'un  d'eux  lui  demandait  la  faveur  de  le  voir  en 
songe,  le  Prophète  lui  apparaissait,  grâce  à  son  intervention. 


LA   CIVILISATION    ARABE    EN    AFRIQUE   CENTRALE  23 

Enfin  Abou  el  Fadhel  El  Kaoury  et  quelques  autres. 

En  dehors  du  témoignage  que  nous  fournit  cet  ouvrage 
sur  la  culture  arabe  dans  le  Sahara,  il  n'a,  en  ce  qui  touche 
les  quelques  personnages  cités,  qu'un  intérêt  tout  local  ; 
cependant  il  s'y  rencontre  quelques  récits  anecdotiques  qui 
sont  à  retenir,  en  raison  de  leur  caractère  documentaire. 

Il  y  avait,  dans  la  famille  deMahandh  Ahmed  Deïmany, 
une  très  belle  vache,  excellente  laitière  et  dont  s'alimentaient 
exclusivement  les  siens;  on  l'appelait  Tinmaouth^ceqm  veut 
dire  en  arabe  El  Keïna  ou  bien  encore  El  haddadiya  (celle 
du  forgeron). 

Un  jour  que  Mahandh  Ahmed  était  en  voyage,  elle  se  fit 
une  fracture  assez  grave  pour  entraîner  la  mort.  Les  voisins 
engagèrent  la  maîtresse  de  la  maison  à  vendre  l'animal,  mais 
elle  s'y  refusa,  déclarant  qu'on  attendrait,  pour  décider  de 
son  sort,  le  retour  de  son  maître.  On  lui  construisit  un  abri 
où  on  lui  apportait  régulièrement  le  fourrage  et  l'eau  néces- 
saires à  sa  subsistance,  mais  on  n'espérait  pas  sa  gué- 
rison. 

Quand  on  vit  revenir  Mahandh  Ahmed,  ses  fils  se  pressè- 
rent à  sa  rencontre  ei  lui  dirent  :  «  Une  telle  est  gravemen; 
blessée,  les  vétérinaires  se  sont  vainement  dépensés  pour  la 
sauver  et  elle  va  périr  devant  notre  tente,  où  elle  souffre 
inutilement  depuis  longtemps.  » 

—  Non,  leur  dit-il,  à  Dieu  ne  plaise  qu'elle  soit  atteinte 
mortellement.  »  Il  venait  d'arriver  près  d'elle  lorsque,  sur 
un  simple  attouchement  ou  peut-être  même  un  signe  de  sa 
main,  elle  se  leva  et  s'ébroua  comme  si  elle  venait  d'être 
déliée  de  ses  attaches,  et  elle  se  trouva  subitement  guérie 
par  la  grâce  de  Dieu.  Le  lendemain  Baba  Ahmed  fut  très 
surpris  de  la  voir  debout,  pleine  de  santé,  tandis  qu'on  la 
trayait  ;  il  demanda  si  son  frère  Mahandh  Ahmed  n'était 
pas  de  retour,  et  sur  la  réponse  affirmative  qui  lui  fut  faite, 
il  s'expliqua  la  guérison  de  la  vache. 


24  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

Mahandh  Ahmed  partait  toujours  seul  en  voyage,  sans 
bagages  et  sans  vivres,  assuré  qu'il  était  des  bons  soins  et  de 
l'aide  hospitalière  de  tous  ceux  qui  le  connaissaient.  Quant 
à  ceux  qui  le  rencontraient,  ils  disaient,  en  se  joignant  à  lui  : 
«  Voici  le  compagnon  du  Prophète,  allons  de  conserve  avec 
lui,  nous  bénéficierons  de  ses  grâces.  »  Un  jour  que  certains 
de  ses  neveux  des  Béni  Sid  Ben  Abdallah  voyageaient  avec 
lui  de  la  sorte,  ils  eurent  besoin  de  faire  agenouiller  leurs 
chameaux;  mais  voici  que  l'un  de  ces  animaux,  en  se  rou- 
lant sur  le  sol  pour  se  délasser,  se  jeta  sur  lui  et  lui  brisa  le 
fémur  et  les  os  de  la  jambe.  La  nouvelle  de  cet  accident  se 
répandit  rapidement  par  l'entremise  des  cavaliers  qui  se 
croisaient  à  travers  le  pays,  et  elle  atteignit  les  régions  éloi- 
gnées où  l'on  colporta  le  bruit  de  la  mort  du  cheïkh  occa- 
sionnée par  une  chute  de  sa  monture. 

C'est  ainsi  que  Bekkar  ben  Ali  El  Berkany  (des  Brakna), 
chef  des  Meghafra,  qui  avait  pour  lui  un  attachement  des 
plus  vifs,  reçut  la  nouvelle  de  sa  mort  aux  extrémités  du 
pays  d'Agan  ou  Tagant.  Il  partit  à  franc  étrier  sur  le  plus 
rapide  de  ses  chevaux,  disant  qu'il  allait  tirer  vengeance  de 
ceux  qui  avaient  causé  la  mort  de  «  son  taleb  ».  Ayant 
fourbu  son  cheval  par  la  rapidité  de  la  course,  il  en  prit  un 
autre  qu'il  échangea  contre  un  chameau,  puis  un  autre 
encore,  échangeant  un  cheval  contre  un  chameau  et  réci- 
proquement, jusqu'à  ce  qu'il  fût  parvenu  aux  lieux  où  était 
«  son  taleb  ».  Il  n'avait  cessé,  sur  tout  le  parcours,  d'an- 
noncer de  terribles  représailles,  de  jurer,  par  les  serments 
les  plus  farouches,  qu'il  châtierait  cruellement  ceux  qui 
avaient  occasionné  la  mort  de  «  son  taleb  »,  promettant 
d'imposer  le  prix  du  sang  à  toutes  les  tribus  du  Sud,  criant: 
«  Malheur  à  eux  !  Malheur  à  eux  !  Malheur  à  ceux  qui  ont 
tué  mon  Seigneur,  mon  soutien,  mon  défenseur,  mon  pro- 
tecteur. » 

Les  gens  de  toutes  les  tribus  qu'il  avait  rencontrés 
s'étaient  efforcés  d'établir  qu'ils  étaient  étrangers  à  Pacci- 


LA   CIVILISATION    APABE   EN    AFRIQUE   CENTRALE  2Î) 

dent  du  cheïkh;  aussi,  quand  il  apprit  qu'il  était  vivant, 
recouvra-t-il  tout  son  calme.  Les  Béni  Sid  se  chargèrent  de 
transporter  le  blessé  chez  eux  et  de  lui  faire  donner  des 
soins.  On  lui  dressa  une  tente  particulière  dans  un  enclos 
voisin  de  leur  habitation  ;  on  disposa  des  éclisses  sur  les 
os  fracturés;  on  les  entoura  de  bourrelets  et  de  bandes 
d'étoffe;  on  planta  en  terre  des  piquets  à  l'aide  desquels  on 
assura  l'immobilité  du  membre  blessé,  dans  une  position 
normale;  on  entoura  le  malade  de  coussins  lui  permettant 
de  se  soulever  et  de  se  reposer,  tantôt  sur  le  côté  droit, 
tantôt  sur  le  côté  gauche;  enfin  ils  lui  donnèrent  les  soins 
les  plus  attentionnés. 

Une  nuit,  éclata  un  violent  orage  accompagné  de  torrents 
de  pluie  ;  pendant  que  durait  lebruit  des  éléments  déchaînés, 
on  ne  cessa  pas  d'entendre  le  murmure  de  sa  voix  récitant 
le  «  dikr  »  sacré  et  un  bourdonnement  de  sa  poitrine  pareil 
à  celui  d'un  essaim  d'abeilles  ou  au  bouillonnement  de  l'eau 
sur  le  feu.  Et  voici  que  tout  bruit  ayant  subitement  cessé  de 
son  côté,  les  personnes  de  son  entourage  s'en  inquiétèrent 
et  en  recherchèrent  la  cause.  Ils  l'appelèrent,  mais  n'en 
reçurent  pas  de  réponse  ;  ils  vinrent  en  hâte  auprès  de  lui, 
mais  il  n'était  plus  à  sa  place.  Ils  demeurèrent  frappés 
d'épouvante  et  se  prirent  à  se  reprocher  mutuellement  leur 
négligence  à  son  égard  ;  et  ils  ne  surent  que  s'agiter  et  dis- 
cuter. L'un  disait  que  peut-être  il  avait  été  enlevé  par  des 
anges;  un  autre  pensait  que  peut-être  il  avait  été  entraîné 
par  les  eaux;  un  troisième  pensait  que  la  terre  avait  dû 
l'engloutir,  car,  ajoutait-il  :  «  Si  une  vipère  l'avait  mordu, 
son  corps  n'aurait  pas  disparu,  et  si  la  foudre  l'avait  frappé, 
on  retrouverait  ses  restes.  » 

Tandis  qu'ils  conjecturaient  ainsi,  voici  qu'ils  perçurent 
à  nouveau  le  murmure  de  sa  voix  et  le  bourdonnement  de 
sa  respiration  ;  ils  en  manifestèrent  leur  joie  en  allant  an- 
noncer son  retour  dans  le  campement.  Tous  ceux  qui 
purent  venir,  accoururent  à  l'envi,  et  ils  le  trouvèrent  ins- 


20  REVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

tallé  à  sa  place  comme  devant.  Ils  le  pressèrent  de  questions, 
auxquelles  il  ne  répondit  pas  ;  mais  comme  ils  insistaient, 
il  leur  dit  qu'étant  sorti  tout  d'abord,  il  avait  eu  ensuite 
l'idée  d'aller  faire  une  prière  à  la  Mekke. 


Sid  El  Aminé  ben  Barek  allah  Fihi  a  raconté  qu'il  a  été 
le  témoin  des  démêlés  dont  sa  propre  poitrine  a  été  le 
théâtre,  entre  la  phtisie  et  le  miel  pris  comme  remède. 
«  Ayant  constaté  que  j'étais  atteint  de  phtisie,  a-t-il  dit,  je 
me  traitai  par  le  miel  mélangé  de  vinaigre.  Dès  que  je  l'eus 
absorbé,  je  vis,  en  imagination,  que  ce  mélange  disait  au 
mal  :  «  Va-t'en  et  laisse-moi  la  place.  »  A  quoi  le  mal 
répondait  :  «  Va-t'en  toi-même,  car  moi  je  reste,  je  t'ai  pré- 
cédé ici  et  tu  m'v  as  trouvé  établi  à  demeure.  »  Le  miel  lui 
dit  alors  :  «  Est-ce  ainsi  que  l'on  traite  un  hôte  et  ne  doit- 
il  pas  être  le  bienvenu  là  où  il  attend  un  généreux  accueil? 
Va  de  ton  plein  gré,  quitte  bénévolement  ces  lieux,  car, 
sache-le  bien,  aucune  maladie  ne  me  résiste  ;  si  donc 
tu  ne  t'éloignes  pas,  je  m'introduirai  de  force,  je  te  rédui- 
rai en  atomes  voltigeants  ou  en  cendres  impalpables;  car 
j'arrache  tout  ce  qui  est  enraciné,  je  transplante  tout  ce  qui 
est  fixé,  je  remédie  à  tout  mal  invétéré,  j'extirpe  toute 
maladie  chronique.  » 

Le  mal  répliqua  :  «  Ce  n'est  pas  non  plus  de  la  sorte  que 
s'exprime  un  hôte  sur  le  seuil  d'un  homme  généreux  ;  il 
doit  se  présenter  avec  réserve  et  modération  et  s'exprimer 
avec  courtoisie,  en  attendant  d'être  accueilli  ;  si  au  con- 
traire il  se  presse,  avide  de  nourriture,  il  se  voit  refusé  ; 
ainsi  donc,  éloigne-toi  d'ici  et  retourne  là  où  tu  étais  avant 
de  venir  ;  quant  à  moi,  je  ne  cède  jamais  à  aucun  remède.  » 

«  Leur  querelle  continua,  telle  une  discussion  qui  se  pour- 
suit entre  deux  personnes  ;  mais  Dieu  décida  que  l'avan- 
tage resterait  au  mal  phtisique.  Je  perçus  en  effet  que  leur 
querelle  avait  pris  fin  au  profit  du  mal  et  au  désavantage 


LA    CIVILISATION    ARABK    EN    AFRIQUE   CENTRALE  27 

du  remède  dont  la  vertu  resta  inefficace.  Et  le  mal  demeura 
emprisonné,  par  la  volonté  de  Celui  qui  détient  toute  Force 
et  toute  Puissance;  ses  arrêts  sont  immuables  !  » 

Il  apparaît  ici  et  en  quelques  autres  endroits  que  la 
tuberculose  des  poumons  est  bien  connue  des  habitants  du 
Sahara  mauritanien.  Ce  récit,  d'autre  part,  éveille  l'idée 
d'un  phénomène  psychologique  d'auto-suggestion,  particu- 
lier aux  spiritualistes  contemplatifs,  et  où  se  révèlent  leurs 
tendances  excessives  à  reconnaître  une  personnalité  pen 
santé  et  agissante  à  toutes  sortes  d'objets,  qu'ils  regardent 
dès  lors  comme  les  instruments  de  la  volonté  divine. 

L'auteur  cite,  parmi  les  prodiges  attribués  au  samt  Abou 
El  Fadhel  El  Kaoury,  un  incident  auquel  sont  mêlés  les 
Rouma  de  Tombouctou,  et  où  se  voit  l'attitude  adoptée  par 
ces  descendants  de  conquérants  marocains  vis-à-vis  des 
habitants  du  pays.  Cette  attitude  qui  se  révèle  sous  le  même 
jour  dans  d'autres  récits,  explique  comment  ces  Rouma 
devinrent  odieux  à  tous,  comment  ils  attisèrent  la  haine 
des  Touareg  et  comment  il  arriva  qu'ils  succombèrent  sous 
leurs  coups. 


Un  caïd  des  Rouma  étant  venu  aux  campements  d'El 
Kaoury  dans  le  temps  qu'ils  étaient  établis  à Touiguimmith, 
ils  furent  traités  par  ce  caïd  de  la  façon  la  plus  indigne. 
Avant  de  mettre  pied  à  terre,  il  les  interpella  ainsi  :  «  Venez 
et  pressez-vous,  faites  agenouiller  mon  chameau  et  faites 
vite,  fils  de  chiens  !  n'entendez-vous  pas  mes  ordres  ?  » 
Un  homme  se  leva  et  lui  dit  :  «  Monseigneur,  Dieu  pro- 
longe vos  jours  et  conserve  votre  puissance  !  Soyez  doux, 
soyez  affable  avec  ces  Bédouins  frustes  qui  ignorent  tout 
des  devoirs  à  rendre  aux  souverains  et  ne  connaissent  pas 
le  beau  langage  ;  patientez  s'il  vous  plaît,  attendez  qu'ils 
aient  appris  à  connaître  les  soins  qu'ils  vous  doivent.  » 

Il  répondit  :  «  O  esclaves  fils  d'esclaves  !  ô  cornards  fils 


28  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

de  cornards  !  j'entends  que  vous  m'obéissiez  sur  l'heure, 
sans  quoi  vous  aurez  un  compte  à  régler  avec  moi.  Dès  que 
j'aurai  mis  pied  à  terre,  vous  installerez  une  vaste  tente 
sur  piliers  élevés  et  vous  l'étendrez  encore  avec  d'autres 
supports  ;  aux  gens  de  ma  suite,  vous  installerez  aussi  une 
habitation  spacieuse.  Dans  le  compartiment  spécialement 
réservé  à  ma  personne,  vous  dresserez  un  lit  surélevé, 
vous  étendrez  des  tapis  de  haute  laine,  vous  disposerez  des 
coussins  en  nombre  et  tous  les  vases  ou  récipients  néces- 
saires. Vous  servirez  à  mes  compagnons  des  viandes  et  des 
boissons  de  choix,  vous  me  servirez  également  des  boissons 
pures,  des  mets  recherchés  :  du  tserid  (potage  au  bouillon), 
des  viandes  grasses  et  fines.  Vous  me  remettrez  ensuite, 
sans  retard,  les  dons  coutumiers.  Acquittez-vous  de  tout 
cela  dans  l'instant  même.  » 

Des  hommes  d'entre  eux  vinrent  à  lui  suppliants  et  lui 
dirent  :  «  Seigneur,  pardonnez  et  réconciliez-vous  avec  ces 
pauvres  gens  qui  sont  apparentés  au  Khalifat  Ismaël  (i).  » 
Ils  continuèrent  ainsi  jusqu'à  ce  que,  l'ayant  amadoué  et 
calmé,  ils  l'introduisirent  dans  une  luxueuse  habitation 
appartenant  à  Barek  allah  ben  Abou  El  Mahi  et  qui  avait 
été  préparée  spécialement  pour  un  mariage  récemment 
célébré. 

Abou  El  Fadhel  El  Kaoury  était  un  vieillard  austère  et 
fidèle  serviteur  de  Dieu,  parvenu  alors  à  un  âge  très 
avancé.  Ayant  appris  ce  qui  se  passait,  il  fit  appeler  son 
petit-fils  Ahmed  Zerrouk  ben  El  Fadhel  et  lui  dit:  «  Venez 
donc  m'accompagner  auprès  de  ce  Ranii,  afin  que  je  lui 
tienne  compagnie  et  entretienne  avec  lui  la  conversation.  » 
Ahmed  Zerrouk.  lui  répondit  :  «  Père,  ne  souhaitez  pas  voir 
cet  homme,  vous  n'avez  rien  de  bien  à  attendre  d'une 
entrevue  avec  lui,  car  vous  vous  conformeriez  au  hadits 
qui  dit  que  la  plus  noble  action  consiste  à  rendre  hom- 

(i)  Allusion  au  mariage  du    Sultan    marocain  Moulay  Ismaël  avec  la  fille 
de  Bekkar  chef  des  Meghafra. 


LA   CIVILISATION    ARABE    EN    AFRIQUE    CENTRALE  29 

mage  à  la  vérité,  en  présence  d'un  maître  tyrannique; 
vous  lui  feriez  alors  entendre  des  paroles  qui  l'indispose- 
raient et  il  vous  traiterait  avec  insolence.  Cela  provoquerait 
des  désordres  graves  :  ou  les  hostilités  s'allumeraient  entre 
nous  et  ses  compagnons,  ou  nous  nous  trouverions  alors 
sous  le  poids  d'une  contrainte  insupportable  pour  nous.  » 

Le  vieillard  lui  répondit:  «  O  mon  fils,  ce  que  Dieu 
décide  s'accomplit  ;  il  n'y  a  de  force  et  de  puissance  qu'en 
lui.  Conduisez-moi  sans  crainte  vers  ce  Rami  \  j'ai  vécu 
un  long  temps  et  je  n'ai  jamais  rien  entrepris  qui  n'ait  eu 
pour  vous  d'heureuse  issue.  Dieu  en  soit  loué  —  et  peut- 
être  voudra-t-il  bien  qu'il  en  soit  encore  de  même  dans 
l'avenir.  » 

Son  petit-fils  consentit  à  l'accompagner  et  emmena  le 
vieillard  qui  marchait  lentement,  appuyé  sur  un  bâton 
crochu.  Le  jeune  homme  salua  le  chef  des  7^ou;7ia  ;  quant 
au  vieil  Abou  El  Fadhel,  il  s'écria:  «  Soyez  béni,  ô  mon 
Dieu  !  Salut  à  vous,  ô  Prophète;  Dieu  vous  bénisse  et  vous 
ait  en  sa  sainte  garde  !  Salut  à  nous  et  aux  créatures  de 
Dieu  qui  le  servent  pieusement  !  » 

Le  chef  des  Rouma  ne  lui  répondit  rien  et  ne  parut  pas 
s'apercevoir  de  sa  présence.  Le  cheïkh  s'assit  et  son  petit- 
fils,  s'approchant  du  Caïd,  se  mit  à  l'entretenir  avec  cour- 
toisie et  déférence,  lui  tenant  les  propos  les  plus  agréables. 
Quant  à  Abou  El  Fadhel,  se  tenant  à  l'écart,  distrait  et 
comme  absent,  il  finit  par  somnoler,  la  tête  inclinée  sur  ses 
genoux  relevés.  Il  était  ainsi  depuis  un  certain  temps,  lors- 
que, s'éveillant  et  relevant  la  tête,  il  interpella  le  Caïd, 
l'appelant  par  ses  noms  et  lui  disant  :  «  O  un  tel  fils  d'un 
el,  durant  l'heure  chaude  qui  vient  de  s'écouler,  j'ai  ren- 
contré votre  mère,  une  telle  fille  d'un  tel.  » 

—  «  Que  veut  dire  ceci  ?  »  s'écria  le  Caïd  frappé  de  stu- 
peur. 

—  «  Je  l'ai  rencontrée,  poursuivit  le  vieillard  ;  c'est  une 
femme  de  haute  taille,  de  teint  foncé,  borgne  et  avec  un 


3o  RKVL'E    DU    MONDE    MUSULMAN 

sein  plus  volumineux  que  l'autre.  Elle  était  assise,  dans  la 
cour  qui  avoisine  le  seuil  de  sa  demeure,  le  dos  appuyé  au 
tronc  d'un  palmier  élancé;  je  l'ai  renseignée  à  votre  sujet 
et  lui  ai  fait  le  récit  de  vos  relations  avec  les  Zouaïa.  Elle 
m'a  répondu  :  «  Transmettez-lui  mon  salut  et  mes  souhaits 
et  dites-lui  que  je  suis  comme  il  le  désire,  mais  qu'il  n'est 
pas  comme  je  le  voudrais,  à  raison  de  son  traitement  en  vers 
les  Musulmans  Rappelez-lui  ce  signe  de  reconnaissance  entre 
nous,  à  savoir  que  le  jour  de  son  départ  en  expédition,  lors- 
que je  l'accompagnai  et  que  nous  dûmes  nous  séparer,  je 
posai  une  main  sur  sa  poitrine  et,  de  l'autre,  j'élevai  la  sienne 
sur  mon  sein,  en  lui  disant:  «Je  vous  en  conjure  par  Dieu, 
ô  mon  fils  !  j'en  appelle  devant  vous  aux  entrailles  qui  vous 
ont  porté,  à  ce  sein  qui  vous  a  nourri,  gardez-vous  jamais 
de  maltraiter  un  Musulman  ;  et  à  votre  retour,  vous  m'en 
rendrez  témoignage.  »  Après  cela,  continua-t-elle,  il  a  fait 
ce  qu'il  a  voulu  de  notre  accord,  il  a  violé  notre  pacte  et 
déçu  mon  attente.  » 

Le  Cheikh  ayant  fini  de  parler,  le  Caïd  resta  un  instant 
la  tête  baissée,  puis  il  respira  longuement  et  exhala  un 
profond  soupir;  après  quoi,  il  s'écria  à  plusieurs  reprises: 
«  Que  n'avons-nous  de  vos  pareils  au-devant  de  nous  ! 
Puissions-nous  avoir  de  vos  pareils  au-devant  de  nous  !  » 
Il  se  leva  alors  en  proie  à  la  plus  vive  émotion,  manda  ses 
compagnons  et  ses  serviteurs  et  ordonna  de  préparer  de 
suite  et  de  faire  avancer  leurs  montures.  Les  Tolba  se 
précipitèrent  auprès  de  lui,  le  priant  de  suspendre  son 
départ,  lui  demandant  instamment  de  ne  pas  les  quitter 
de  la  sorte  et  d'accepter  leurs  cadeaux.  —  «  Non,  leur 
répondit-il,  par  votre  seigneur,  je  n'achèverai  pas  ici  l'heure 
de  la  méridienne  ;  je  le  jure  par  mon  maître,  je  ne  goûte- 
rai pas  à  vos  aliments  et  recevrai  encore  moins  des 
cadeaux  de  vos  mains  ;  je  ne  vous  demande  que  le  pardon 
et  l'oubli  de  ce  qui  s'est  passé.  » 

Il  partit  aussitôt  dans  le  milieu  du  jour,  ne  leur  ayant 


LA    CIVILISATION    ARABE    EN    AFRIQUE    CENTRALE  3l 

rien  pris,  n'ayant  rien  accepté  d'eux,  pas  même  une 
boisson  pour  se  désaltérer;  et  cela  par  la  volonté  de  Dieu 
et  les  grâces  d'Abou  El  Fadhel  El  Kaoury. 

Ce  récit  est,  de  tout  l'ouvrage,  un  des  moins  chargés 
d'ornements  littéraires;  c'est  en  revanche  un  des  plus 
attachants  par  la  sobriété  et  la  fermeté  de  la  langue,  par 
le  relief  des  caractères  qu'il  met  en  présence,  la  délicatesse 
des  sentiments  mis  en  jeu  et  la  portée  des  enseignements 
qui  en  découlent  On  peut  en  négliger  le  côté  merveilleux 
caractérisé  par  l'intervention  divine  et  le  pouvoir  occulte 
du  Cheïkh,  mais  on  doit  retenir  l'attitude  adoptée,  en  face 
d'un  maître  étranger,  autoritaire  et  insultant,  par  des 
populations  résignées  d'avance  à  l'inévitable,  mais  assez 
conscientes  de  leurs  devoirs  sociaux  pour  s'efforcer  d'évité; 
de  grands  maux  en  acceptant  un  moindre  mal.  On  doit 
retenir  aussi  ce  que  furent,  dans  de  telles  conjonctures,  la 
prudence  et  la  souplesse  de  caractère  du  jeune  homme,  et 
chez  le  vieillard  son  habileté,  son  sang-froid  et  sa  sagesse. 

Enfin,  le  souvenir  d'une  mère  oubliée,  ramenant  au  bien 
un  homme  que  l'exercice  du  pouvoir  absolu  a  rendu  cruel 
et  que  les  circonstances  ont  transformé  en  un  chef  de  bri- 
gands, revêt,  dans  le  milieu  où  se  passe  l'action,  une  cer- 
taine grandeur  faite  pour  surprendre  les  moins  informés. 
Il  apparaît,  de  l'ensemble  de  ces  faits,  que  les  vrais  prin- 
cipes de  rislam  ont  une  valeur  civilisatrice  qui  s'accom- 
moderait des  pays  les  plus  déshérités,  qui  ramènerait  les 
plus  barbares  des  humains,  s'il  se  trouvait  assez  d'hommes 
aptes  à  faire  respecter  ces  principes  et  à  en  maintenir  l'in- 
tégrité, encore  qu'ils  ne  seraient  pas  eux-mêmes  Musul- 
mans. 


Les  documents  attestant  l'expansion  de  la  civilisation  et 
de  la  culture  arabes  dans  l'Afrique  centrale,  sont  demeurés 
longtemps  problématiques,  parce  que  les  écrits  des  premiers 


32  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

informateurs  arabes,  comme  El  Bekri,  Ibn  Khaldoun,  Ibn 
Batoutah,  El  Kaïrouani,  ont  été  révélés  au  public  par  des 
traductions  relativement  récentes  et  aussi  parce  que  les 
explorateurs  de  l'Afrique,  arabisants  inexpérimentés  pour 
la  plupart,  ou  plus  préoccupés  d'autres  recherches,  ne  por- 
tèrent pas  leurs  investigations  de  ce  coté.  C'est  vers  i85o, 
seulement,  que  le  savant  docteur  H.  Barth  découvrit  un 
manuscrit  du  Tarikh  es-Soudan  d'Es-Sa'di,  qu'il  put  ana- 
lyser, grâce  à  ses  connais-sancesen  arabe. 

Pourquoi  n'a-t-il  pas  rapporté  en  Europe  cet  exceptionnel 
document  historique  et  n'en  a-t-il  obtenu  que  la  communi- 
cation ?  C'est  ce  qu'il  importe  d'expliquer.  De  son  temps, 
les  ouvrages  composés  dans  le  pays  même  étaient  tous  ma- 
nuscrits et  le  sont  encore,  pour  la  plupart.  Ces  ouvrages  se 
transmettaient  par  héritage,  de  génération  en  génération  et 
ajoutaient  à  leur  valeur  propre,  celle  qui  s'attache  à  un  bien 
familial  entouré  de  vénération.  Ces  manuscrits  ainsi  con- 
servés étaient  le  plus  souvent  de  la  main  d'un  parent,  d'un 
maître  ou  d'un  ami  révéré  comme  savant,  et  leurs  marges 
étaient  enrichies  d'annotations  dues  à  des  personnalités  lo- 
cales et  quelquefois  étrangères,  sous  forme  de  gloses,  d'opi- 
nions, de  critiques,  de  commentaires,  de  rectifications,  s'ap- 
pliquant  aux  diverses  matières  traitées. 

De  sorte  qu'un  manuscrit  parvenu  en  cet  état  dans  les 
mains  d'une  famille  de  lettrés  ou  de  non-lettrés,  avait,  pour 
les  uns  comme  pour  les  autres,  la  valeur  inappréciable  d'une 
véritable  relique,  dans  le  sens  religieux,  comme  dans  le 
sens  profane.  La  ferveur  passionnée  et  jalouse  du  biblio- 
phile européen  peut  donner  la  mesure  de  celle  qui  s'attache, 
à  bon  droit,  aux  manuscrits  africains. 

On  conçoit  que  le  docteur  Barth  a  dû  la  faveur  insigne 
de  disposer  du  Tarikh  es- Soudan  au  crédit  que  lejîrman 
du  Sultan  de  Constantinople  lui  assurait  en  pays  d'Islam, 
à  sa  connaissance  réfléchie  du  monde  musulman  et  à  sa 
parfaite  adaptation  à  ce  milieu  spécial.   En  un   mot  il  sut 


LA  CIVILISATION   ARABE   EN   AFRIQUE  CENTRALE  33 

inspirer  confiance  et  il  est  probable  que  le  détenteur  du 
volume  qu'il  a  feuilleté,  l'a  assisté  de  son  aide  et  de  sa 
présence,  pendant  la  durée  de  ses  recherches. 

Le  secret  est  si  bien  gardé  sur  ces  manuscrits-reliques^ 
que  le  Tarikh  es-Soudan,  analysé  par  Barth  il  y  a  soixante 
ans,  n'a  été  introduit  en  France  que  beaucoup  plus  tard, 
puisque  la  traduction  qu'en  a  donnée  M.  Houdas  est  de 
1900.  Et  ce  n'est  que  Tannée  suivante  que  ce  même  savant 
traducteur  a  donné  le  Tekmilet  ed-Dibadj  d'Ahmed  Baba, 
dont  on  ne  connaissait  encore  que  quelques  écrits,  par 
leurs  seuls  titres. 

Cet  état  de  choses  a  persisté  jusqu'à  l'époque  de  la  péné- 
tration générale  des  pays  africains  et  là  seulement  où  l'éta- 
blissement de  la  paix  a  fait  naître  une  confiance  réciproque 
entre  les  habitants  et  les  étrangers.  Le  général  Faidherbe, 
qui  porta  son  attention  sur  tout  ce  qui  pouvait  arracher  ses 
secrets  au  centre  de  l'Afrique,  ne  recueillit  que  de  sèches 
nomenclatures  donnant  tant  bien  que  mal  l'origine  et  la 
composition  du  peuplement  indigène  musulman  des  rives 
du  Sénégal  et  du  Niger  (i). 

Le  lieutenant  L.  Mizon,  qui  achevait,  vers  iSgS,  un  séjour 
de  dix  années  parmi  les  populations  peules,  avait  acquis  la 
conviction  que  de  nombreux  savants  de  cette  race  avaient 
composé  des  ouvrages  célèbres  dans  tout  le  Soudan  (2).  Il 
rapporta  en  France  un  opuscule  dû  au  Sultan  du  Sokota 
Otman  dan  Fodio,  suffisant  pour  attester  l'activité  intellec- 
tuelle des  Peuls  (3). 

Le  Tarikh  es-Soudan  et  le  Tekmilet  ed-Dibadj  achevè- 
rent d'élucider  la  question  et  de  lever  tous  les  doutes,  en 
ce  qui  concerne  les  pays  noirs,   qui,  d'ailleurs,   sont  loin 

(i)  V.  Général  Faidherbe,  Notice  sur  la  colonie  du  Sénégal.  Paris, Challa- 
mel,  1859,  et  Revue  algérienne  et  coloniale,  1860,  t.  III. 

(2)  Les  royaumes  Foulbé  du  Soudan  Central.  Bulletin  de  la  Société  de 
Géographie,  Paris,  1895. 

(3)  Nour  El  Eulbab  d'Othmane  dan  Fodio.  Revue  africaine,  Alger,  1897, 
n»  227,  trad.  Ismaël  Hamet. 


34  REVUE    DU   MONDE   MUSULMAN 

d'avoir  livré  leurs  documents  écrits  les  plus  importants. 
Mais,  au  nord  du  Niger  et  du  Sénégal,  vivent  des  popula- 
tions nombreuses  dont  on  ignorait  naguère  à  peu  près  tout. 
On  savait  bien  que  des  familles  religieuses,  dans  l'Azaouad, 
dans  l'Adrar,  dans  le  Tagant,  avaient  produit  des  hommes 
vénérés  pour  leur  sainteté  et  leur  savoir,  mais  on  ne  pou- 
vait imaginer  que  la  culture  arabe  eût  été  susceptible,  en 
un  pareil  milieu,  de  se  traduire  par  des  œuvres  importantes; 
des  témoignages  recueillis  en  d'autres  régions  analogues 
autorisaient  à  penser  que  la  vie  nomade  faite  de  mouve- 
ment continuel,  de  guerre^,  de  pillage  et  de  grands  déplace- 
ments, était  totalement  exclusive  de  toute  culture  intellec- 
tuelle élevée. 


De  ce  côté,  les  premiers  documents  apparus  furent  une 
véritable  révélation  ;  la  bonne  fortune  de  faire  connaître  les 
richesses  littéraires  du  Sahara  occidental  était  réservée  à 
cette  Revue.  C'est  d'abord  le  catalogue  de  la  bibliothèque  de 
Cheïkh  Sidia  rapporté  par  M.  le  commandant  Gaden  et  ana- 
lysé par  M.  L.  Massignon,  qui  nous  ouvre  sur  l'œuvre  intel- 
lectuelle du  Sahara  mauritanien  des  horizons  insoup- 
çonnés (i);  c'est  ensuite  le  Kitab  Et-Taraïf,  dont  l'origine 
et  l'importance  sont  tout  à  fait  suggestives  (2).  De  nouveaux 
documents  enfin  nous  montrent  encore  que  non  seulement 
les  Sahariens  de  la  Mauritanie  ont  du  goût  pour  les  travaux 
intellectuels,  mais  encore  que  la  culture  des  lettres  arabes 
s'est  élevée  chez  eux  à  un  haut  degré  de  distinction,  et  que, 
pour  la  conservation  de  leurs  annales,  ils  ont  remplacé  la 
tradition  orale  des  peuples  arriérés  par  des  écrits  nombreux 
et  recommandables. 

Il  est  à  souhaiter  que  M.    le  commandant  Gaden  ait  des 


(i)  Repue  du  Monde  musulman,  juillet-août  1909. 
(a)  Ibid.,  numéros  d'octobre  et  novembre  1910. 


LA    CIVILISATION    ARABE    EN    AFRIQUE    CENTRALE  35 

imitateurs  dans  les  pays  musulmans  du  centre  de  l'Afrique; 
il  leur  suffira  d'inspirer  confiance,  de  donner  aux  déten- 
teurs d'ouvrages  écrits  toutes  garanties  de  nature  à  leur 
mettre  l'esprit  en  repos;  enfin  de  chercher  à  obtenir  non  des 
manuscrits  originaux  dont  on  ne  se  dessaisit  jamais  sans 
contrainte,  mais  des  copies  établies  par  des  lettrés  choisis 
€t  dont  une  juste  rémunération  saura  stimuler  le  zèle. 

IsMAEL  Hamet. 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


L'Émigration  maltaise  en  pays  musulmans. 


C'est  incontestablement  vers  les  pays  musulmans  et  spécialement 
vers  les  contrées  de  langue  arabe  que  les  Maltais  se  sont  portés  de  pré-- 
férence.Si  l'on  place  de  côté  l'Inde,  le  Maroc  et  la  Perse  où  l'on  signale 
quelques  rares  Maltais,  on  peut  affirmer  que,  dans  toutes  les  autres- 
régions  musulmanes,  les  Maltais  sont  en  grand  nombre.  C'est  surtout 
dans  les  ports  qu'ils  se  sont  installés,  et  ce  n'est  que  peu  à  peu,  grâce 
à  l'infiltration  européenne,  qu'ils  se  sont  fixés  dans  l'intérieur  des 
terres,  comme  en  Algérie-Tunisie.  Ignorants  mais  extraordinairement 
actifs,  ils  sont  d'abord  marins,  pêcheurs,  cafetiers,  boutiquiers,  ma- 
nœuvres, ouvriers.  Leurs  affaires  prospèrent  et  ils  ne  tardent  pas  à 
devenir  commerçants,  armateurs,  banquiers,  colons,  et  aujourd'hui, 
grâce  à  l'instruction  acquise  par  la  troisième  génération,  on  en  trouve 
qui  sont  avocats,  médecins,  interprètes,  fonctionnaires.  C'est  une  lente 
évolution  que  nous  aurons  l'occasion  d'étudier  en  détail  dans  chacun 
des  pays  musulmans,  et  dont  les  plus  beaux  résultats  ont  été  atteints 
sur  terre  française,  en  Algérie  et  en  Tunisie. 

La  proximité  des  rivages  turc,  égyptien,  barbaresque,  la  grande  res- 
semblance de  leur  dialecte  avec  la  langue  arabe  dont  elle  n'est  en 
somme  qu'une  déformation,  une  origine  également  sémite,  un  contact 
millénaire,  un  goût  très  prononcé  pour  le  commerce,  ont  de  bonne 
heure  rapproché  les  Maltais  du  peuple  arabe.  Bons  chrétiens  et  défen- 
seurs de  la  citadelle  de  la  chrétienté,  ils  furent  haïs  par  les  Arabes 
jusqu'à  la  fin  du  dix-huitième  siècle  et  faits  souvent  captifs.  Mais,  dès 
que  la  course  fut  abolie  par  les  grandes  puissances  européennes,  les 
Arabes  ne  tardèrent  pas  de  les  considérer  comme  des  demi-frères  et  à 


NOTES   ET   DOCUMENTS  3j 

Utiliser  leurs  services  comme  intermédiaires  avec  les  peuples  d'Europe. 
N'est-ce  pas  un  Maltais,  ce  Xavier  Naudi  qui,  en  1802,  signa  avec  le 
Pacha  de  Tripoli  un  avantageux  traité  de  commerce  et  de  paix  au  nom 
de  Bonaparte  ? 

Ils  furent  les  premiers  négociants  sur  les  côtes  alors  inhospitalières 
de  l'Algérie,  de  la  Tunisie,  de  la  Tripolitaine,  de  l'Egypte  et,  plus  tard, 
ils  furent  de  précieux  auxiliaires  à  la  conquête  française.  Leur  rôle  de 
pionniers  de  la  civilisation  sur  cette  merveilleuse  terre  d'Afrique  n'a 
pas  été  suffisamment  relevé  et  il  est  temps  de  leur  rendre  cette  justice. 
Aujourd'hui,  ils  forment  une  importante  colonie  dans  l'Afrique  septen- 
trionale et  en  Turquie.  Nous  exposerons  l'historique  de  leur  installa- 
lion,  le  développement  qu'ils  ont  pris  et  l'avenir  qui  peut  les  attendre. 


Turquie. 

De  très  bonne  heure,  les  Maltais  ont  cherché  à  gagner  leur  pain  dans 
les  grands  ports  turcs.  C'est  surtout  Constantinople,  Smyrne  et  Bey- 
routh qui  en  possèdent  le  plus  grand  nombre.  Mais,  on  en  trouve 
également  à  Salonique,  aux  Dardanelles,  en  Crète,  à  Chypre.  Les  sta- 
tistiques qui  vont  suivre  sont  fournies  parles  consuls  anglais,  mais  elles 
sont  certainement  inférieures  à  la  réalité,  car  les  colonies  maltaises  sont 
composées,  en  majeure  partie,  de  gens  pauvres  et  ignorants,  qui  négligent 
de  se  faire  inscrire,  eux  et  leurs  enfants,  au  consulat  britannique  dont 
ils  relèvent,  et  ce  n'est  que  lorsqu'une  difficulté  surgit  avec  quelque 
sujet  ottoman  qu'ils  songent  à  leur  consul.  C'est  alors  seulement  que 
leur  situation  est  régularisée  au  point  de  vue  de  l'immatriculation. 

A  Constantinople,  ils  étaient  879  en  1891  et  987  en  1901.  Ces  der- 
niers étaient  répartis  en  614  hommes  et  478  femmes.  Le  commerce 
et  les  affaires  maritimes  les  occupent  en  général.  A  Galata,il  y  a  même 
la  rue  des  Maltais.  Sauf  de  très  rares  exceptions,  ils  végètent  dans  des 
situations  médiocres.  Le  seul  Maltais  qui  ait  réussi  à  se  créer  une 
brillante  position,  grâce  à  sa  vaste  érudition,  à  sa  haute  intelligence  et 
à  son  inlassable  activité,  c'est  le  docteur  Lewis  Mizzi,  qui  est  un  des 
premiers  avocats  de  Constantinople,  en  même  temps  qu'il  dirige  un 
important  journal  anglo-français,  The  Levant  Herald.  Autrefois,  le 
docteur  Parnis,  décédé  depuis  longtemps,  était  conseiller  légiste  à  là 
Sublime  Porte  et  représentait  brillamment  Malte.  Il  est  à  noter  que  les 
Maltais  établis  à  Constantinople  sont  restés  fidèles  à  leur  religion  et, 
jusqu'à  un  certain  point,  à  leur  langue.  Les  églises  de  Saint-Pierre  à 
Galata  et  de  Sainte-Marie-Draperis  à  Péra  sont  leurs  paroisses  préférées. 
11    existe   à    Constantinople   une    Société   de   bienfaisance    maltaise. 


38  REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 

Ceux  qui  sont  nés  cependant  sur  les  rives  du  Bosphore  n'ont  qu'une 
vague  connaissance  de  leur  dialecte  maternel  et  ne  parlent  plus  que 
les  langues  du  pays.  Leur  nom  de  famille  seul  les  fait  reconnaître 
comme  Maltais.  A  Salonique  et  aux  Dardanelles  ils  sont  en  plus  petit 
nombre  qu'à  Constantinople.  Il  y  a  cependant  lieu  de  signaler  la 
famille  Grech,  établie  depuis  longtemps  aux  Dardanelles,  où  elle  possède 
toute  une  flottille  de  vapeurs  de  sauvetage  qui  rendent  les  plus  grands 
services  aux  navires  qui  éprouvent  des  avaries  sérieuses  dans  l'archipeU 

II  faut  descendre  jusqu'à  Smyrne  pour  trouver  une  agglomération 
maltaise  de  quelque  importance.  Les  relations  maritimes  et  commer- 
ciales entre  Smyrne  et  l'île  de  Malte  ont  été  de  tous  temps  fort  actives 
et  il  n'y  a  pas  lieu  de  s'étonner  de  trouver  dans  le  grand  emporium 
anatoliote  469  Maltais  en  1891  et  SjS  en  1901  (3o3  hommes  et 
272  femmes).  Leur  situation  n'est  guère  meilleure  que  celle  de  leurs 
compatriotes  de  Constantinople  :  ils  travaillent  péniblement  dans  le 
commerce,  l'industrie  et  la  marine.  On  peut  en  dire  autant  des  i63  Mal- 
tais établis  en  1901  à  Beyrouth.  En  général,  la  colonie  maltaise  qui  vit 
en  Turquie  d'Europe  et  d'Asie  a  à  lutter  contre  le  malaise  qui  sévit 
dans  le  pays.  Le  jour  où  le  commerce,  l'industrie  et  l'agriculture  feront 
en  Turquie  les  progrès  si  impatiemment  attendus  par  tous  les  Euro- 
péens, il  est  certain  que  les  Maltais  aussi  contribueront  à  la  prospérité 
générale  et  se  créeront,  tout  comme  en  Algérie,  des  situations  avanta- 
geuses. Le  Grec  et  l'Arménien  ont  les  plus  grandes  capacités  commer- 
ciales, mais  le  Maltais  saura  lutter  aussi  contre  eux  et  déployer  ses  qua- 
lités d'activité  et  d'endurance.  Terminons  en  notant  que  le  clergé 
régulier  et  séculier  de  Turquie  a  fait  aussi  quelques  recrues  parmi  les 
ecclésiastiques  maltais.  Il  nous  semble  que  c'est  là  tout  ce  qu'on  peut 
dire  de  saillant  sur  les  Maltais  fixés  dans  l'Empire  ottoman  propre- 
ment dit. 

Restent  la  Crète  et  Chypre  que  nous  placerons  dans  ce  chapitre,  pour 
la  commodité  du  sujet. 

L'île  de  Crète,  par  sa  proximité  de  Malte,  a  attiré  quelques  insulaires 
dans  le  cours  du  dix-neuvième  siècle  et  surtout  depuis  que  la  Grande- 
Bretagne  y  a  envoyé  des  troupes.  Un  vapeur  maltais  était  même  chargé 
à  cette  époque-là  du  transport  des  soldats  et  des  approvisionnements. 
Des  marins  et  des  marchands  malais  ont  suivi  l'élément  militaire.  La 
statistique  britannique  accuse  pour  1901  : 

58  Maltais  à  Crète,  dont  17  femmes. 
54      —      à  la  Canée,  dont  24  femmes. 
5      —      à  Réthymo,  dont    3        — 


117      —      dans  la  grande  île  Cretoise. 


NOTES   ET   DOCUMENTS  39 

A  Chypre,  les  Anglais  ont  vainement  tenté  d'attirer  les  Maltais. 
Dans  un  chapitre  précédent,  nous  avons  parlé  de  la  mission  que  le 
gouvernement  de  Malte  envoya  en  1878-1879  à  Chypre.  Son  avis  fut 
que  l'île  se  prétait  à  la  colonisation.  Quelques  familles  maltaises 
allèrent  s'y  installer.  Mais  la  maladie  les  obligea  à  rentrer  dans  leurs 
foyers.  Malgré  cet  insuccès  officiel,  un  notable  maltais  acheta  en  1882 
une  grande  ferme  dans  la  riche  plaine  de  Messarié  et  fit  venir  une  dou- 
zaine de  familles  de  son  pays.  Celles-ci  se  mirent  au  travail,  mais  les 
fièvres  ne  tardèrent  pas  à  les  décimer.  Les  survivants  rentrèrent  à 
Malte  et  la  ferme  tomba  en  ruines  I  Le  climat  de  Chypre  n'est  donc  pas 
en  faveur  auprès  des  Maltais,  qui  étaient  91  en  1891  et  69  en  1901. 
Ceux-ci  étaient  divisés  entre  32  hommes  et  87  femmes.  Ce  sont  des 
commerçants  et  des  employés. 

La  Turquie,  la  Crète  et  Chypre  réunis  auraient  donc,  d'après  la  sta- 
tistique officielle  anglaise,  1.9 1  i  Maltais.  A  notre  avis,  ce  chiffre  méri- 
terait d'être  augmenté  d'un  bon  tiers. 


Egypte. 

C'est  grâce  au  général  Bonaparte  que  les  Maltais  firent  véritablement 
connaissance  avec  l'Egypte.  Lorsque  le  jeune  vainqueur  s'empara  de 
Malte  en  1798,11  chargea  le  général  Dugua  de  passer  en  revue  les  débris 
des  troupes  maltaises  afin  de  faire  appel  aux  hommes  désireux  de 
suivre  l'armée  française  en  Egypte.  Cette  revue  fut  passée  le  26  prairial 
à  Birkirkara  et  on  constata  la  présence  sous  les  drapeaux  de  981  soldats 
de  terre  et  de  mer.  Un  grand  nombre  de  ces  hommes  accepta  de  suivre 
Bonaparte  vers  le  pays  des  Pharaons  :  358  furent  immédiatement  embar- 
qués sur  les  différents  navires  qui  composaient  la  flotte  française.  La 
Légion  maltaise  comprit  2.000  hommes,  qui,  selon  la  correspondance 
de  Napoléon  lui-même,  donna  des  preuves  de  courage  qui  lui  valurent 
l'estime  et  la  confiance  de  ses  chefs.  Bonaparte  pourvut  au  sort  de  leurs 
familles  restées  à  Malte  en  leur  faisant  payer  une  pension  mensuelle 
proportionnée  au  grade  militaire.  Les  soldats  maltais  servirent  tour  à 
tour  sous  les  ordres  des  généraux  Kléber  et  Menou.  La  Légion  ttialtaise 
fut  presque  entièrement  exterminée,  et  un  historien,  L.  de  la  Brière,  a 
écrit  sa  plus  belle  oraison  funèbre  en  disant  :  «  Personne  n'a  célébré  ce 
sang  obscur  qui  a  abreuvé  les  sables  brûlants,  qui  a  coulé  là-bas  sans 
gloire  et  sans  patrie,  ces  victimes  de  la  misère  et  de  la  peste  qui  n'ont 
cependant  pas  mérité  les  dédains  de  la  France  oublieuse.  » 

Même  après  l'évacuation  de  l'Egypte  par  les  troupes  françaises,  les 
Maltais  prirent  le  chemin  d'Alexandrie  et  du  Caire,  où  ils  furent  de  pré- 


40  REVUE   DU    MONDE  MUSULMAN 

•cieux  intermédiaires  entre  les  indigènes  et  les  Européens.  Tout  comme 
dans  les  pays  barbaresques,  ils  furent  les  premiers  étrangers  établis  à 
<lemeure  fixe  parmi  les  Arabes.  Ils  étaient  environ  i.ooo  au  temps  du 
Khédive  Méhémet-Ali,  le  fondateur  de  l'Egypte  moderne.  Le  riche  pays 
arrosé  par  le  Nil  s'ouvrit  alors  aux  nouvelles  entreprises  et,  lors  de  l'ou- 
verture du  canal  de  Suez,  les  Maltais  d'Egypte  formaient  une  impor- 
tante colonie  qui  ne  cessa  de  s'accroître  jusqu'au  bombardement 
d'Alexandrie  par  les  Anglais  en  1882.  Cette  année,  que  les  Maltais 
appellent  «  hapta  ta  Lichandra  »,  eut  lieu  un  exode  général  vers  Malte  où 
les  autorités  furent  obligées  de  penser  à  loger  tous  ces  «  Égyptiens  » 
qui  rentraient  épouvantés  et  sans  grandes  ressources.  La  coquette  ville 
de  Sliema  prit  de  l'extension  à  cette  époque-là.  En  un  mois,  juin,  plus 
de  8.000  Maltais  étaient  arrivés  d'Alexandrie.  A  ce  moment,  un  régi- 
ment de  l'artillerie  maltaise  fut  ajouté  au  corps  expéditionnaire  anglais. 
Il  y  resta  quelques  mois  et  revint  avec  la  médaille  d'Egypte.  En  1900, 
l'artillerie  maltaise  fut  de  nouveau  envoyée  à  Alexandrie  et  au  Caire.  A 
la  suite  de  ce  mouvement  de  troupes  et  du  calme  rétabli  sur  les  bords 
du  Nil,  bien  des  Maltais  retournèrent  en  Egypte,  où,  d'après  les  statis- 
tiques officielles  du  gouvernement  égyptien,  ils  étaient  : 

S.SgS  en  1891. 
6.463  en  1897. 
6.984  en  1901. 

Ces  derniers  étaient  répartis  de  la  manière  suivante  : 

Alexandrie 4-192 

Le  Caire  ^ 1-547 

Port-Saïd 878 

Suez 294 

Zagazig 73 

Il  y  aurait  lieu  d'ajouter  ceux  qui  se  sont  aventurés  jusqu'au  fond  du 
Soudan  égyptien.  Le  jeune  colonel  Bernard,  conseiller  financier  du 
gouverneur  à  Khartoum,  est  Maltais. 

Aucune  des  colonies  sus-mentionnées  ne  comporte  une  étude  spé- 
ciale. Les  Maltais  sont  pour  la  plupart  commerçants,  boutiquiers,  em- 
ployés, fonctionnaires.  Quelques-uns  d'entre  eux  ont  été  faits  Beys  par 
les  Khédives.  A  Alexandrie,  on  trouve  des  Maltais  au  Conseil  muni- 
cipal. C'est  dans  cette  dernière  ville  qu'ils  sont  véritablement  nombreux 
et  riches.  Très  actifs,  certains  sont  arrivés  à  amasser  une  jolie  fortune 
et  ce  sont  des  gens  tranquilles,  quoi  qu'en  dise  Baedeker  dans  son 
fameux  guide.  A   Alexandrie,  fut  fondée,  le  28  mai  1880,  une  Société 


NOTES    ET   DOCUMENTS  4I 

de  bienfaisance  maltaise  par  M.  Salvalore  Grech  Borg.  Le  président  actuel 
est  l'infatigable  avocat  Mario  Vella.  Le  Gouvernement  de  Malte  envoie 
à  Alexandrie  3oo  livres  sterling  par  an  pour  secourir  les  Maltais  indi- 
gents. La  Société  de  bienfaisance  continue  à  faire  le  plus  grand  bien  et 
le  Conseil  municipal  d'Alexandrie  lui  alloue  aussi  une  subvention.  A  la 
Société  de  bienfaisance  est  annexée  une  école,  où  on  apprend  aux  petits 
Maltais  pauvres  leur  idiome  maternel.  Depuis  peu  de  temps,  une  phil- 
harmonique maltaise  appelée  La  Valette  existe  à  Alexandrie  et  le  local 
qu'elle  occupe  est  sa  propriété.  La  paroisse  des  Maltais  est  Sainte- 
Catherine,  où  chaque  matin  un  prêtre  maltais  prêche  en  maltais.  Tels 
sont  les  principaux  faits  qui  démontrent  la  vitalité  de  la  colonie  mal- 
taise d'Egypte.  Elle  augmentera  en  nombre  et  en  richesse  le  jour  où  le 
pays  des  Pharaons  entrera  dans  une  nouvelle  voie  économique  plus  nor- 
male. 

Tripolitaine. 

La  Tripolitaine  s'étend  en  face  de  Malte  et,  par  sa  configuration  géo- 
graphique, elle  semble  appeler  vers  elle  les  insulaires  que  les  aven- 
tures attirent  sur  la  terre  d'Afrique.  Jusqu'au  commencement  du  dix- 
neuvième  siècle,  ce  n'est  pas  sans  danger  qu'ils  se  hasardaient  sur  les 
côtes  tripolitaines,  où  la  captivité  était  le  sort  qui  les  attendait  en  leur 
double  qualité  de  chrétiens  et  de  sujets  de  l'ordre  de  Saint-Jean.  La 
conversion  à  l'islamisme,  très  rare  d'ailleurs  de  leur  part,  était  le  seul 
moyen  d'adoucir  alors  leur  exil  forcé.  Lorsque  Malte  tomba  entre  les 
mains  des  Anglais  en  18 14  et  que  la  course  fut  abolie,  les  Maltais  res- 
pirèrent, car  ils  purent  enfin  s'adonner  librement  à  la  navigation  et  au 
commerce.  Sous  la  puissante  dynastie  des  Karamanlis,  pachas  qui 
gouvernèrent  la  Tripolitaine  de  171 1  à  i835,  ils  vinrent  peu  à  peu  s'ins- 
taller à  Tripoli  et  à  Benghazi,  apportant  avec  eux  toutes  les  marchan- 
dises européennes  entreposées  à  Malte.  Le  contact  commercial  eut 
ainsi  lieu  à  l'avantage  des  deux  peuples.  Les  produits  sahariens,  telsque 
plumes  d'autruche,  ivoire,  poudre  d'or,  peaux  tannées,  alfa,  etc.,  ap- 
portés autrefois  en  grandes  quantités  par  les  caravanes  à  Tripoli  et  à 
Benghazi,  étaient  uniquement  dirigés  sur  Malte,  qui  constituait  un  véri- 
table emporium  aujourd'hui  déchu.  Ce  fut  surtout  à  partir  de  i833, 
année  au  cours  de  laquelle  les  Turcs  chassèrent  les  Karamanlis  et  pri- 
rent possession  directe  de  la  Tripolitaine,  que  les  Maltais  furent  encou- 
ragés à  se  fixer  à  Tripoli,  puis  à  Benghazi  et  ensuite  à  Derna.  Ces  ports 
furent  reliés  à  Malte  par  un  câble  télégraphique.  Les  vapeurs  maltais, 
dont  l'existence  n'est  plus  qu'un  mythe,  trouvaient  sur  la  côte  tripoli- 
taine un  fret  lucratif.  La  présence  d'une  forte  garnison  et  d'une  flotte 


42  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

importante  à  Malte  exigea  du  bétail,  et  ce  furent  les  Maltais  fixés  sur  la 
côte  voisine  qui  se  chargèrent  de  ces  expéditions  encore  exis- 
tantes. 

La  statistique  consulaire  anglaise  accuse  pour  1891  : 

Maltais gSS 

Maltaises 904 

1.862 

et  pour  1901  : 

Maltais 1.009 

Maltaises 996 

2.004 

C'est  le  chiffre  officiel  des  Maltais  établis  dans  toute  la  Tripolitaine. 
Mais  il  nous  semble  plus  rationnel  de  le  porter  à  2.5oo  environ  établis 
principalement  à  Tripoli  et  dans  les  petits  centres  de  son  hinterland 
appelés  Menchia,  Homs,  Zliten,  Tabia,  Misrata,  puis  dans  la  ville  de 
Benghazi  et  dans  sa  campagne,  ainsi  que  dans  le  petit  port  de  Derna. 
Dans  ces  trois  agglomérations,  sauf  de  rares  exceptions,  les  Maltais 
s'adonnent  au  commerce,  à  la  pêche,  à  l'horticulture,  aux  petits  mé- 
tiers et  emplois.  A  Tripoli,  ce  fut  un  Maltais,  M.  Riccardo  Cassar,  dé- 
cédé depuis  quelques  années,  qui  bâtit  les  plus  belles  maisons  de  la 
ville,  grâce  à  la  grosse  fortune  qu'il  avait  su  amasser  par  son  travail.  Il 
faut  signaler  aussi  le  docteur  Angelo  Mizzi,  qui  pratiqua  pendant  de 
longues  années  la  médecine  à  Tripoli,  où  il  prodigua  ses  soins  éclairés 
et  dévoués  à  ses  compatriotes  pauvres.  Ceux-ci  sont  malheureusement 
nombreux,  car  pour  faire  le  commerce  il  leur  manque  très  souvent  les 
capitaux  nécessaires  que  possèdent  leurs  concurrents,  les  Juifs.  Quel- 
ques Maltais  s'occupent  de  la  culture  maraîchère,  mais  d'une  manière 
très  restreinte  encore,  à  cause  des  difficultés  inhérentes  aux  pays  otto- 
mans. Les  presses  d'alfa  donnent  aussi  du  pain  à  quelques  Maltais  de 
Tripoli  et  des  petits  centres  que  nous  avons  énumérés  plus  haut. 
Comme  dans  tous  les  autres  pays  musulmans  qu'ils  habitent,  leurs  re- 
lations avec  les  Arabes  dont  ils  parlent  la  langue  sont  excellentes.  S'ils 
réussissent  à  amasser  quelque  pécule,  ils  songent  néanmoins  à  rentrer 
à  Malte  qu'ils  n'oublient  pas  en  général.  La  Tripolitaine  n'a  pu  les 
retenir  en  aussi  grand  nombre  que  l'Algérie-Tunisie,  où  ils  ont  fait  de  la 
véritable  colonisation,  comme  nous  le  verrons  plus  loin.  L'intérieur  du 
pays  est  encore  fermé  aux  entreprises  agricoles  des  Européens  et,  le  jour 
où  la  Tripolitaine  s'ouvrira  aux  exploitations  étrangères,  il  est  certain 
que  les  Maltais  y  prendront  une  large   part  comme   dans  les  deux 


NOTES    ET    DOCUMENTS  43 

grandes  colonies  françaises.  Notons  une  fois  de  plus  que  les  Maltais 
restent  très  fidèles  à  leur  religion,  et  les  églises  catholiques  existantes  en 
Tripolitaine  ont  été  bâties  principalement  pour  eux.  Des  prêtres  mal- 
tais prêchent  en  maltais.  Inutile  d'ajouter  que  les  Maltais  sont  sujets 
britanniques  et  toutes  les  fois  qu'ils  ont  maille  à  partir  avec  les  sujets 
ottomans,  c'est  au  consul  d'Angleterre  qu'ils  doivent  s'adresser.  Quand 
l'un  d'eux  commet  un  crime,  c'est  à  Malte  qu'il  est  envoyé  et  interné. 
Si  la  colonie  maltaise  de  Tripoli  continue  à  être  nombreuse,  il  n'en 
est  plus  de  même  de  celle  de  Benghazi,  où  jadis  les  Maltais  étaient 
environ  5oo,  dont  plusieurs  riches  négociants,  tels  que  les  Vella  et  les 
Cachia  qui  s'occupaient  de  l'élevage.  Les  bestiaux  sont  destinés  à  l'ap- 
provisionnement de  Malte.  La  suppression  du  télégraphe  maltais  en 
1871,  le  typhus  de  iSgS  qui  a  décimé  la  population,  une  série  d'années 
de  disette  diminuèrent  sensiblement  la  colonie  maltaise.  Les  uns  mou- 
rurent, les  autres  rentrèrent  à  Malte,  et  le  reste  au  nombre  de  260  per- 
sonnes environ  continuèrent  à  Benghazi  une  existence  très  médiocre. 
La  Cyrénaïque  a  été  dans  l'antiquité  un  des  greniers  de  Rome.  Sa  pros- 
périté était  proverbiale.  Mais  aujourd'hui,  sur  les  ruines  de  Cyrène  et 
les  anciens  champs  de  blé,  végètent  des  pâtres  bédouins.  Le  jour  où 
cette  région  sera  ouverte  aux  Européens,  elle  retrouvera  son  ancienne 
fertilité  et  les  Maltais  sont  tout  désignés  pour  la  coloniser.  Terminons 
par  le  petit  port  de  Derna,  où  il  y  eut  dès  1843  des  familles  maltaises, 
les  seules  étrangères  dans  la  ville,  adonnées  au  commerce  et  aux  prêts 
sur  gages.  En  résumé,  les  2  ou  3. 000  Maltais  établis  dans  les  trois  ports 
tripolitains  ont  réussi  péniblement,  sauf  quelques  rares  commerçants, 
à  gagner  leur  pain  dans  ce  pays  encore  fermé  à  la  pénétration  euro- 
péenne pour  des  raisons  politiques  que  nous  n'avons  pas  à  exposer  ici. 
Lorsque  la  Turquie  se  décidera  à  créer  en  Tripolitaine  les  indispensa- 
bles travaux  d'utilité  publique  et  autorisera  librement  l'achat  et  la  cul- 
ture des  terrains,  les  Maltais  seront  les  meilleurs  auxiliaires  de  cette 
nouvelle  colonisation.  Nous  ne  terminerons  pas  ce  chapitre  sans  noter 
que  les  rares  Européens  qui  ont  réussi  à  vivre  à  Mourzouk,  capitale  du 
Fezzan,  et  àGhadamès,  sont  des  Maltais.  L'Angleterre  avait  jadis  dans 
ces  deux  villes  si  rébarbatives  des  agents  politiques  chargés  principale- 
ment de  surveiller  la  traite  des  nègres.  Et  ces  consuls  étaient  Maltais, 
comme  d'ailleurs  ceux  qui  sont  établis  dans  les  petits  ports  de  la 
côte. 

Tunisie. 

La  Tunisie  est  à  quelques  heures  de  navigation  de  Malte  et  il  n'y  a 
pas  lieu  de  s'étonner  qu'elle  ait  attiré  de  bonne  heure  les  insulaires  à  la 
recherche  d'un  gagne-pain  à  l'étranger.  Comme  dans  les  autres  régen- 
ces barbaresques,  les  Maltais  y  étaient  traités  plutôt  en  ennemis  jusqu'à 


44  REVUE   DU    MONDE  MUSULMAN 

la  fin  du  dix-huitième  siècle  et  ils  étaient  faits  captifs  toutes  les  fois 
qu'ils  étaient  pris  par  les  Tunisiens.  Lorsque  Bonaparte  s'empara  de 
Malte  en  1798,  le  bey  de  Tunis,  sur  ses  réclamations,  donna  la  liberté 
à  5o  Maltais  qui  rentrèrent  dans  leur  pays  natal.  Ce  n'est  qu'à  l'aboli- 
tion delà  course  par  les  grandes  puissances  européennes  qu'ils  purent 
librement  songer  à  la  terre  voisine  des  anciens  Carthaginois.  Jusqu'en 
i83o,  le  nombre  des  Maltais  fixés  en  Tunisie  n'était  pas  bien  important. 
Mais,  dès  que  la  France  s'empara  de  l'Algérie,  les  Maltais  s'y  portèrent 
avec  empressement  et  comme  la  Goulette  était  sur  leur  passage,  un  cer- 
tain nombre  d'entre  eux  s'arrêta  dans  ce  petit  port,  d'où  ils  se  répandirent 
dans  les  villes  voisines,  Tunis,  Porto-Farina,  Sousse,  Sfax.  Puis,  les 
travaux  qui  s'exécutèrent  dans  la  Régence  jusqu'au  moment  où  la 
France  étendit  son  protectorat  sur  le  pays  firent  venir  à  Tunis  des  ou- 
vriers maltais  qui  grossirent  la  colonie.  Mais,  c'est  à  partir  de  1881  que 
les  Maltais,  déjà  au  nombre  de  7.000,  furent  encouragés  à  s'installer  en 
Tunisie.  Dès  que  le  drapeau  français  flotta  sur  les  kasbas  tunisiennes 
Italiens  et  Maltais  affluèrent  dans  la  Régence.  Les  chemins  de  fer,  les 
ports,  les  industries,  la  culture  des  terres  prirent  un  développement 
magnifique  qui  donna  lieu  à  une  forte  immigration.  Les  autorités  fran- 
çaises furent  même  à  un  certain  moment  inquiétées  par  cette  invasion 
de  Siciliens  et  de  Maltais.  Nous  n'avons  pas  à  retracer  ici  l'admirable 
essor  que  prit  la  Tunisie  française.  Ce  qu'il  nous  importe  de  noter, 
c'est  l'attrait  de  plus  en  plus  fascinant  qu'exerça  sur  les  Maltais  la  Ré- 
gence de  Tunis.  Malte  fut  désormais  reliée  par  les  beaux  paquebots  de 
la  Compagnie  Générale  Transatlantique  aux  ports  tunisiens.  Pour  la 
Tunisie,  plus  que  pour  tout  autre  pays  africain,  on  peut  dire  que  les 
Maltais  furent  les  premiers  colons  européens.  Le  climat,  les  mœurs,  la 
langue  de  ce  pays  leur  rappelaient  facilement  leurs  îles  natales.  Ils  s'y 
sont  implantés  avec  plus  de  vigueur  qu'en  Tripolitaine  et  aussi  avec 
plus  de  succès.  Les  statistiques  qui  vont  suivre  le  prouveront  ample- 
ment. 

Chiffres  anglais. 

1891  1901 

Djerba 277  » 

Sfax 955  1.067 

Mehdia I47  * 

Monastir 192  » 

Sousse      ........  955  » 

La  Goulette 5o2  » 

Porto-Farina 144  » 

Tunis.     .     .          8.000  13.905 

Autres  ports 554  354 

Maltais 11.527  i5. 326 


NOTES   ET   DOCUMENTS  45 

Chiffres  français. 

En  1886 g. 000  Maltais 

En   1891 11.706     — 

Fin  1901 i2.o38     — 

Vm  1902 •1-977     — 

Fin  1907 i2.o85     — 

Malheureusement,  les  autorités  françaises  ne  dressent  de  statistique 
ni  par  localité,  ni  par  profession.  Dans  presque  tous  les  centres  tuni- 
siens, on  trouve  des  Maltais.  La  plupart  sont  établis  naturellement  à 
Tunis  même  et  dans  ses  environs  immédiats.  Le  commerce  de  la  bou- 
cherie, des  denrées  alimentaires,  de  la  distillerie,  delà  pêche,  de  la  lai- 
terie est  entre  les  mains  des  Maltais.  Ceux-ci  s'adonnent  également  à 
l'agriculture  et  à  la  culture  maraîchère,  contribuant  pour  leur  part  à  ali- 
menter de  légumes  cultivés  à  l'européenne  les  marchés  de  certaines 
localités.  A  noter  également  que  les  échanges  commerciaux  entre 
Malte  et  la  Tunisie  se  chiffrent  aujourd'hui  par  plus  de  2  millions  de 
francs.  La  colonie  maltaise  a  pris  conscience  d'elle-même  :  il  existe  à 
Tunis  depuis  igoo  une  société  de  bienfaisance  et  depuis  i883  une  so- 
ciété ouvrière  de  secours  mutuels,  fondées  par  des  Maltais,  ainsi  qu'une 
philharmonique.  La  médecine  et  le  clergé  maltais  comptent  en  Tunisie 
quelques  représentants.  Mgr  Polomeni,  évèque  à  Sfax,  est  Maltais.  Le 
cardinal  Lavigerie  aimait  beaucoup  les  Maltais  et  accueillait  très  vo- 
lontiers leurs  prêtres.  Le  grand  prélat  comprit  vite  que  l'élément  maltais 
était  pour  les  possessions  françaises  une  force  dont  il  fallait  se  servir. 
Son  voyage  à  Malte  en  juillet  1882  fut  d'ailleurs  un  véritable  triomphe 
et  lui  prouva  combien  les  Maltais  lui  étaient  reconnaissants  pour 
l'appui  qu'il  leur  prêtait  en  Afrique.  Est-il  nécessaire  de  dire  que  les 
paroisses  catholiques  créées  en  Tunisie  entre  i838  et  1848  étaient  prin- 
cipalement destinées  aux  colonies  maltaises  naissantes  ? 

Au  Conseil  municipal  de  Tunis  siègent  deux  membres  maltais,  et 
dans  chaque  ville  importante  de  la  Régence  on  trouve  un  conseiller 
municipal  qui  porte  un  nom  maltais.  De  cette  manière,  ils  sont  mêlés 
à  la  vie  administrative  française.  Au  bout  de  deux  générations,  les  Mal- 
tais sont  francisés,  s'assimilant  très  vite  les  idées  et  la  culture  des  gou- 
vernants. Plus  de  i.Soo enfants  maltais  fréquentent  d'ailleurs  annuelle- 
ment les  écoles  religieuses  et  laïques  de  la  Régence.  Les  familles  les 
plus  aisées  envoient  leurs  fils  au  collège  Saint-Louis  de  Carthage  et 
parfois  même  en  France.  Ce  dernier  mouvement  n'est  pas  aussi  impor- 
tant qu'en  Algérie,  mais  il  n'en  existe  pas  moins  comme  signe  symp- 
tomatique  qui  ne  fera  que  se  développer  certainement.  Tout  ce  qui 
est  français,  à  l'exception  cependant  de  l'anticléricalisme,  les  passionne 


4^  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

et  on  peut  dire  qu'ils  aiment  la  France  pour  la  généreuse  hospitalité 
qu'elle  leur  accorde  dans  une  de  ses  plus  florissantes  possessions.  Pour 
eux,  la  Tunisie  est  une  véritable  seconde  patrie.  Cent  quarante-neuf 
Maltais  de  Tunisie  se  sont  naturalisés  Français  de  1888  à  1907. 

C'est  en  1868  que  les  Européens  eurent  le  droit  d'être  propriétaires 
fonciers    en    Tunisie.  Mais  ce    n'est  qu'après  la  loi  du   5   juillet   i885 
(acte  Torrens  dû  à  M.  Paul  Cambon)  qu'ils  se  mirent  à  acheter  sérieu- 
sement des  terrains.  A   la  fin  de    1900,  les  Maltais  possédaient  déjà 
5.747  hectares  en  Tunisie  et  ce  chiffre  atteignit  deux  ans  après  i5.2g5 
hectares,  soit  2,36  p.  100  de  la  totalité  des  propriétés  possédées  par  les 
Européens.  Ces  chiffres  suggérèrent  les  observations  suivantes  au  Direc- 
teur de  l'Agriculture  et  du  Commerce   :  «  Ces  augmentations  concer- 
nent un  nombre  relativement  restreint  de  Maltais,  principalement  de 
négociants  établis  en  Tunisie  depuis  d'assez  longues  années;  elles  n'en 
sont  pas  moins  symptomatiques  comme  signe  de  la  fixation  définitive 
dans  la  Régence  par  la  colonisation  agricole  de  ces  laborieux  auxiliaires 
de  notre  civilisation.  »  (Rapport  au  Résident  général,  avril  1904.)  Tout 
le  monde  connaît  à  Tunis  la  rue  des  Maltais,  la  rue  Malta  Srira,  la  rue 
La  Valette.   En  igoS,   la  valeur  du   capital  immobilier  des   Maltais    à 
Tunis  était  de  7.944.000  francs.  Quant  à  la  valeur  locative  des  immeu- 
bles, à  Tunis,  appartenant  aux  Maltais,  elle  est  en  légère  progression. 
De  487.700  francs  en  1893,  elle  passe  à  568. 000  francs  en  1899,  pour 
atteindre  635  000  francs  en  1903.  Le  nombre  d'immeubles  possédés  par 
les  Maltais  à  Tunis  était  de  383  en  1893,  de  390  en  1898  et  de  424  en 
1903.  La  progression  de  la  valeur  locative  de   1893  à   1903   était   de 
23,26  p.  100.  Ces  chiffres,  tirés  des  statistiques  publiées  par  le  gouver- 
nement du  Protectorat,  prouvent  surabondamment  l'importance  crois- 
sante de  la  colonie  maltaise  en  Tunisie  et  font  présager  un  avenir  aussi 
brillant  qu'en  Algérie   pour  les  insulaires  qui   désireront  aller  s'établir 
sur  une  terre  qui  est  désormais  placée  sous  la  vigilante  protection  de  la 
France. 

Un  connaisseur  en  questions  tunisiennes,  M.  E.  Fallot,  a  écrit  à  ce 
sujet  une  page  éloquente  que  nous  reproduirons,  étant  donné  qu'elle 
reflète  entièrement  notre  pensée  :  «  L'émigration  maltaise  en  Tunisie 
doit  donc  apparaître  comme  un  fait  inéluctable,  avec  lequel  notre 
politique  coloniale  doit  s'apprêter  à  compter.  Il  est  certes  regrettable 
que  tous  les  émigrants  qui  se  fixent  en  Tunisie  ne  soient  pas  nos 
compatriotes.  Mais  il  ne  servirait  à  rien  de  se  répandre  en  récrimina- 
tions contre  un  phénomène  économique  que  rien  ne  peut  empêcher. 
Mieux  vaut  chercher  à  tirer  le  meilleur  parti  possible  d'un  élément  de 
peuplement  qui  vient  à  nous  poussé  par  une  force  irrésistible.  Cet 
élément  est  d'ailleurs  le  meilleur  de  tous  ceux  que  les  pays  étrangers 


NOTES    ET   DOCUMENTS  47 

peuvent  nous  offrir...  On  peut  considérer  l'immigrant  maltais  comme 
plus  facilement  assimilable  que  n'importe  quel  autre  étranger.  Ses 
ancêtres,  aussi  haut  que  remonte  l'histoire,  ont  vécu  toujours  sous  une 
domination  extérieure,  sans  s'incorporer  jamais  à  leurs  conquérants 
successifs.  Un  siècle  d'occupation  britannique  n'a  réussi  qu'à  faire 
éclater  toujours  davantage  l'antipathie  qui  sépare  le  caractère  maltais 
du  caractère  anglais.  Aussi,  le  Maltais  qui  s'établit  en  Tunisie  n'ap- 
porle-t-il  aucun  sentiment  de  nationalité  qui  puisse  faire  obstacle  à 
l'œuvre  de  la  colonisation  française.  Il  paraît  être  appelé  à  rendre 
dans  la  Régence  les  mêmes  services  que  l'Espagnol  en  Algérie,  sans 
créer  le  même  danger  national.  L'intérêt  bien  entendu  de  notre  domi- 
nation nous  commande  donc  d'entretenir  des  relations  de  bon  voisi- 
nage avec  un  petit  pays  qui  nolis  fournit  de  précieux  alliés  dans  notre 
lutte  contre  des  nationalités  rivales.  Il  serait  même  d'une  très  grande 
utilité  de  chercher  à  accroître  dans  cette  population  qui  est  destinée  à 
fournir  de  nombreux  émigrants  à  nos  deux  colonies  du  Nord  de 
l'Afrique  les  sentiments  de  bienveillance  qu'elle  professe  généralement 
pour  la  France.  Ces  bons  sentiments  ont  besoin  d'être  entretenus  avec 
soin...  Il  existe,  entre  la  Tunisie  devenue  française  et  Malte,  deux 
moyens  de  rapprochement  qui  pourront  amener  le  résultat  désiré  :  la 
propagation  de  la  langue  française  à  Malte  et  l'accroissement  des  rela- 
tions commerciales  avec  cette  île.  Il  sera  donc  d'une  bonne  politique 
de  faciliter  les  transactions  entre  Malte  et  la  Tunisie  et,  par  là,  de  res- 
serrer les  liens  économiques  qui  unissent  déjà  à  cette  île.  » 


Algérie. 

Nous  avons  tour  à  tour  étudié  l'émigration  maltaise  en  Europe,  en 
Turquie,  en  Egypte,  en  Tripolitaine  et  en  Tunisie.  Mais,  dans  aucune 
de  ces  contrées,  cette  émigration  n'a  été  aussi  prospère  qu'en  Algérie, 
où  elle  a  atteint  son  apogée.  C'est  en  Algérie  que  les  Maltais  se  sont 
portés  en  plus  grand  nombre  et  c'est  là  qu'ils  ont  réellement  montré 
ce  dont  ils  étaient  capables.  Ils  forment  entre  les  Italiens  et  les  Espa- 
gnols un  des  meilleurs  éléments  colonisateurs  dont  la  France  n'a 
qu'à  se  louer,  le  Maltais  étant  de  nature  sobre,  travailleur,  pacifique  et 
sans  aucune  ambition  politique  quand  il  est  sur  la  terre  d'autrui.  Ce 
sont  là  des  qualités  très  appréciables  pour  un  immigrant.  Malgré  leur 
ignorance,  leur  unique  souci  est  de  gagner  vite  de  l'argent.  Un  grand 
nombre  d'entre  eux  débarquent  en  Algérie  tout  à  fait  illettrés.  Dès 
leur  arrivée,  ils  s'engagent  comme  portefaix,  cochers,  interprètes, 
domestiques.  Puis,  ils  ouvrent  une  boutique,  où  lis  débitent  tous  les 


48  BEVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

comestibles  possibles.  Finalement,  ils  s'installent  négociants,  et  leurs 
préférences  sont  pour  les  céréales  et  les  bestiaux.  La  marine  aussi  les 
intéresse.  De  pêcheurs  à  agents  maritimes  et  même  armateurs,  c'est 
pour  eux  une  simple  question  de  temps.  L'agriculture  les  attire  égale- 
ment. Parmi  eux,  on  compte  de  nombreux  grands  propriétaires.  La 
Légion  d'honneur,  la  naturalisation  française,  l'envoi  de  leurs  enfants 
dans  les  grandes  écoles  de  Paris,  leur  entrée  dans  l'administration  et 
même  dans  l'armée  française  sont  les  dernières  phases  de  cette  immi- 
gration maltaise  en  Algérie.  Au  bout  de  deux  ou  trois  générations,  on 
ne  reconnaît  plus  le  paysan  fruste  et  superstitieux  qui  a  débarqué  jadis 
pieds  nus  et  la  veste  sur  le  bras.  Habillé  à  la  dernière  mode,  il  est 
fier  de  parler  la  langue  de  Voltaire  et  prêt  à  défendre,  s'il  le  faut,  le 
drapeau  sous  lequel  il  a  trouvé  une  si  généreuse  hospitalité.  Ceux  qui 
retournent  à  Malte  constituent  l'infime  minorité.  Très  souvent  même 
les  relations  avec  l'île  natale  cessent  complètement  et  quand  le  Mal- 
tais ou  le  Gozitain  aura  besoin  d'un  document  d'état  civil  ou  d'un 
simple  renseignement,  c'est  au  Consul  de  France  à  Malte  qu'il  s'adres- 
sera de  préférence.  C'est  la  preuve  qu'il  est  bien  attaché  à  la  terre  algé- 
rienne dont  il  se  considère  un  véritable  fils.  Telles  sont  les  caractéris- 
tiques générales  de  l'émigration  maltaise  en  Algérie.  Il  nous  reste, 
après  cette  vue  d'ensemble,  à  l'étudier  dans  ses  détails. 


Statistiques. 

Avant  i83o,  il  y  avait  déjà  des  Maltais  sur  la  côte  algérienne' et 
dans  l'intérieur,  principalement  auprès  du  pacha  de  Constantine. 
Pour  échapper  à  la  mort  ou  même  pour  éviter  une  dure  captivité,  ils 
embrassaient  l'islamisme,  malgré  eux.  Leur  vie  était  très  pénible  et  la 
tradition  ne  mentionne  aucun  d'eux  qui  soit  arrivé  à  quelque  impor- 
tante situation.  Aussi,  la  conquête  française  de  i83o  fut  pour  ces 
malheureux  un  soulagement  inespéré.  Dès  que  l'armée  française 
débarqua  en  Algérie,  de  nombreux  Maltais  quittèrent  leur  île  et  vin- 
rent la  joindre,  comme  interprètes,  soldats,  fournisseurs,  auxiliaires  de 
toute  sorte.  L'historien  Miège  estime  que,  de  i83o  à  1840,  de  4  à  5. 000 
Maltais  allèrent  s'installer  en  Algérie.  A  mesure  que  la  conquête 
s'étendait  et  que  la  paix  s'établissait,  les  Maltais  accouraient  vers 
l'Algérie.  En  i838,  on  signale  l'arrivée  des  Maltais  à  Constantine,  où 
ils  étaient  en  1842  une  cinquantaine  des  deux  sexes.  Dès  l'année  1848, 
l'archevêque  de  Malte  était  obligé  d'envoyer  dans  le  département  de 
Constantine  deux  prêtres  Maltais  pour  prêcher  en  maltais,  pendant  le 
carême.  C'est  d'ailleurs  dans  cette  province  qu'ils  ont  été  les  plus  nom- 


NOTES    ET   DOCUMENTS 


49 


breux  de  tout  temps,  à  cause  sans  doute  de  sa  proximité  de  leur  lie 
natale,  A  Oran,  un  recensement  du  3o  avril  1846  relève  déjà  43  Mal- 
tais. En  Algérie,  on  comptait  4.610  Maltais  le  1"  janvier  1847.  D'ail- 
leurs, voici  la  statistique  des  Maltais  établis  en  Algérie  lors  des  divers 
recensements  officiels: 

En  i856 7-1 '4  Maltais  des  deux  sexes. 

—  1861 9.378  — 

—  1866 10.627  — 

—  1872 II.5I2  — 

—  1876 14.220  — 

—  1881 15.402  — 

—  1886 15.533  — 

—  1891 '4-677  — 

Ces  derniers  se  subdivisaient  ainsi  : 

rr.      -^   ■  Sexe  masculin  Sexe  féminin  Total 

/  Territoire  ,   o                    «i  c 

^,                   l           M  i-5o8               1.237  2.745 
Département  j       civil 

d'Alger       j  Territoire  ^g  ^^ 

{    militaire 

Î  Territoire  ,„  ,, 

.  .,  iio  i53  253 

civil 
Territoire  „  2 

militaire 

_ ,  l  Territoire  c  c  c  c     01  c 

Département  \         .  ..  6.616  5.o33  11.649 

de  <  _     .    . 

^  .        1  Territoire 

Constantine  /       ...    .  »  »  * 

{    militaire  

8.253  6.424  «4.677 

Voici  le  dénombrement  des  Maltais  établis  en  Algérie  en  1896. 

,  _  Sexe  masculin  Sexe  féminin  Total 

/  Territoire               ,,0  ,  c  o 

^,                    V            -,                 1.358  i.25o  2.5o8 

Département  1       civil 

d'Alger       )  Territoire  ^ 

°  f       .,.    .  24  22  46 

V    militaire 

/  Territoire 

Département  j       civil 

d'Oran        )  Territoire  -  , 

/       ...    .  5  »  5 

(    militaire 

r.'       .  .  (  Territoire  .  .^ 

Département  V         .  ..  5.227  4-Q2Q  io.i56 

^    .  1        civil  '  -t  ^  y 

^       ,     ^-       )  Territoire 

Constantine   /       .,.    .  »  »  » 

\    militaire         . 

6.614  6.201  i2.8i5 

ziv.  4 


5o 


REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 


Une  lettre  du  Gouverneur  général  de  l'Algérie  en  date  du  17  juin 
1903  évaluait  à  iS.ooo  environ  le  nombre  de  sujets  anglo-maltais  fixés 
sur  le  territoire  de  la  colonie,  surtout  dans  le  département  de  Constan- 
tine  et  à  Alger-Ville.  L'immigration  maltaise  en  Algérie  semble  subir 
un  arrêt  et  les  chiffres  se  maintiennent  grâce  aux  naissances.  Voici  le 
tableau  de  celles-ci, de  i88i  à  1893  : 


Enfants 

légitimes 

En  1881     ....    545 

—   1882 

.      545 

—  i883 

.     575 

—  1884 

.     565 

—  i885 

•     574 

—  1886 

.     584 

—  1887 

.     539 

—  1888 

.    490 

—  1889 

.     5i4 

—  1890    . 

•    404 

—  1891 

.    411 

—  1892 

.     379 

—  1893 

.    422 

—  1894 

•    471  \ 

—  1895 

.     398  J 

—  1896 

•    419  f 

-  1897 

.   .  430  r 

—   1898 

•   •   394  \ 

—  1899 

.     .    438  / 

Enfants  na- 

Enfants na- 

turels 

turels  non 

reconnus 

reconnus 

12 

12 

25 

12 

16 

17 

22 

l3 

25 

14 

24     ^ 

7 

23 

10 

3o 

14. 

25 

H 

24 

II 

29 

10 

26 

7 

23 

II 

549  \ 

enfants  nés 

474  1  enfants  nés 

de  pères 

537  >     de  mères 

maltais 

465  l     maltaises 

546  ) 

Les  Maltaises  sont,  de  toutes  les  étrangères  établies  en  Algérie,  celles 
qui  épousent  le  plus  de  Français.  Ainsi  les  Maltaises  ont  épousé  en  : 


1894 


1895 


1896 


Français 45 

Maltais 58 

Espagnols 11 

Italiens 9 

Autres  nations 7 

i3o 


54 

62 

55 

84 

14 

5 

16 

10 

I 

3 

140 


134 


NOTES   ET    DOCUMENTS  5  I 

Voici  une  statistique  des  mariages  maltais  : 

c,      o  (     102  Maltais 

^"•^97 j     .33  Maltaises 

En  1898 «9  Maltais 

^  {120  Maltaises 

„       o  (129  Maltais 

En  1899 ]      c     .,  ,    . 

(     i5o  Maltaises 

Les  Maltais,  très  attachés  à  l'Église  catholique,  divorcent  très  rare- 
ment. Quant  aux  Maltaises  qui  ont  obtenu  le  divorce  sur  territoire 
algérien,  elles  ont  été  seulement  2  en  1894,  8  en  1895  et  7  en  1896. 

Tableau  des  décès  maltais  en  Algérie  d'après  la  statistique  officielle  : 

En  1881 438 

—  1882 458 

—  i883 406 

—  1884 ~ 468 

—  i885 455 

—  1886 479 

—  1887 497 

—  1888 447 

—  1889 704 

—  1890 394 

—  1891 480 

—  1892 347 

—  1893 378 

—  1894 332 

—  1895 412 

—  1896 356 

Ces  chiffres  sont  légèrement  inférieurs  à  ceux  des  naissances.  C'est 
surtout  grâce  à  cette  différence  que  la  colonie  maltaise  se  maintient  en 
Algérie  aux  environs  de  i5.ooo  âmes. 

Covi7}îerce . 

Le  Maltais  est  essentiellement  commerçant  et  en  Algérie  il  a  pu 
donner  libre  cours  à  ses  instincts  mercantiles,  soit  comme  intermédiaire 
entre  le  Français  et  l'Arabe,  soit  pour  son  propre  compte.  Parti  de  son 
île  natale  avec  un  capital  nul  ou  minime,  à  force  de  travail  et  d'éco- 
nomies, il  ne  tarde  pas  à  amasser  un  petit  pécule,  qu'il  sait  faire  fructi- 
fier avec  une  habileté  étonnante  qui  le  conduit  souvent  à  la  fortune.  On 


52 


REVUE   DU   MONDE  MUSULMAN 


cite  ainsi,  à  Bône,  à  Philippeville,  à  Constantine,  à  Alger  des  négociants 
maltais  (Saverio  Sultana,  Salvatore  Grima,  Debono,  Achaque,  Ellul, 
Cini)  qui  sont  parvenus  à  la  richesse.  Comme  ces  commerçants  ne 
rentrent  jamais  à  Malte,  c'est  l'Algérie  qui  bénéficie  de  ces  fortunes, 
dont  le  nombre  concourt  à  la  prospérité  générale.  Dans  tous  les  com- 
merces, grands  et  petits,  et  dans  toutes  les  villes  algériennes,  on  ren- 
contre des  Maltais  qui  trafiquent.  Par  exemple,  à  Bône,  le  Bottin  de 
igoS  accuse  i3  Maltais  comme  épiciers  sur  i8  ;  à  Philippeville,  sur 
6  bouchers  les  6  sont  Maltais  ;  dans  la  même  ville  encore  sur  12  épi- 
ciers, 7  sont  Maltais.  On  rencontre  surtout  les  Maltais  dans  les  com- 
merces suivants  : 


Épiciers, 

Bouchers, 

Boulangers, 

Limonadiers, 

Restaurateurs, 

Négociants  en  céréales, 

Charcutiers, 

Entrepreneurs  de  transports, 

Quincailliers, 

Cafetiers, 


Marchands  de  cuir, 

Marchands  fruitiers, 

Chevriers, 

Minotiers, 

Vermicelliers, 

Fabricants  de  tuiles. 

Commissionnaires, 

Brasseurs, 

Fabricants  de  liqueurs. 

Marchands  de  tabac,  etc. 


Métiers  : 


Tailleurs, 

Cordonniers, 

Charrons, 

Peintres  en  bâtiments. 

Forgerons, 

Mécaniciens, 

Menuisiers, 

Ébénistes, 

Cochers, 


Portefaix, 

Coiffeurs, 

Maçons, 

Comptables, 

Imprimeurs, 

Relieurs, 

Terrassiers, 

Ouvriers  agricoles. 

Journaliers,  etc,  etc. 


Comme  on  le  voit,  leur  champ  d'action  est  très  vaste  et  leur  activité 
s'étend  à  toutes  les  branches.  Dans  l'industrie  même,  ils  ont  réussi  à 
créer  des  entreprises  prospères.  Les  industriels  maltais  de  l'Algérie  ont 
souvent  obtenu  des  récompenses  et  des  distinctions  dans  les  expositions 
françaises  et  étrangères.  Les  Maltais  ont  pratiqué  la  pêche  de  bonne 
heure  sur  les  côtes  algériennes.  Ils  continuent  à  s'occuper  de  tout  ce 
qui  concerne  la  marine.  A  Alger,  le  grand  armateur  Achaque  (Axiak) 
est  d'origine  maltaise.  Ainsi,  ces  étrangers  constituent  un  élément  plein 


NOTES   ET   DOCUMENTS  53 

d'ardeur  pour  le  travail  et  un  instrument  de  prospérité  pour  la  grande 
colonie  que  la  France  a  civilisée. 


Agriculture. 

Les  colons  maltais  ont  précédé  ceux  de  toute  autre  nationalité  sur  la 
terre  d'Algérie.  Ils  ont  vite  compris  les  ressources  que  pouvait  leur 
procurer  la  culture  et  ils  ont  les  premiers  enseigné  aux  Arabes  les  élé- 
ments de  l'agriculture  moderne.  Ils  ont  été  ainsi  des  auxiliaires  précieux 
de  la  colonisation  française,  payant  au  début  un  large  tribut  aux  épi- 
démies et  aux  fièvres  meurtrières.  Tout  le  monde  sait  que  les  Maltais 
ont  créé  dans  le  département  de  Constantine  la  culture  maraîchère, 
dont  vivent  actuellement  des  centaines  d'indigènes.  Les  Maltais  ont 
aussi  défriché  et  mis  en  valeur  la  plupart  des  terrains  incultes  et  brous- 
sailleux de  Philippeville,  Bône,  Jemmapes,  etc.,  et  y  ont  planté  ces 
magnifiques  orangers  et  mandariniers  avec  des  plants  apportés  de 
Malte  même  !  Les  Maltais  ont  aussi  introduit  à  Philippeville,  de  leur 
île  natale,  la  prune-pêche  (ghambakar),  une  variété  de  pêches  et  une 
variété  de  figues  de  Barbarie  dites  sanguines  (baïtar  tad-dem).  De  Malte 
et  Gozo  n'ont-ils  pas  apporté  en  Algérie  cette  belle  race  de  chèvres  dites 
maltaises.  Les  premiers,  ils  se  sont  mis  à  vendre  le  lait  de  ces  bêtes  et 
un  délicieux  fromage  blanc  fabriqué  avec  ce  lait.  Personne  jusqu'ici  n'a 
songé  à  leur  enlever  ce  monopole  lucratif.  Des  troupeaux  de  chèvres 
maltaises  arrivent  encore  chaque  année  de  leurs  îles  natales.  Doit-on 
passer  sous  silence  les  haras  de  MM.  Attard,  Xerri,  Galea,  etc.,  du 
département  de  Constantine,  qui  ont  remporté  maints  éclatants  succès 
sur  les  hippodromes  algériens  et  tunisiens.'' 

Les  Maltais  ne  se  sont  pas  livrés  seulement  à  la  petite  culture.  Ils  ont 
réussi  aussi  dans  les  grandes  exploitations  agricoles,  surtout  dans  la 
province  de  Constantine.  Dans  la  région  de  Sétif,  MM.  Attard,  Brincat 
et  Galve  possèdent  plusieurs  milliers  d'hectares.  A  Bône,  on  note  les 
jardins  maraîchers-fruitiers  de  MM.  Hili  et  Xerri,  tous  deux  chevaliers 
du  Mérite  agricole,  ainsi  que  les  fermes  de  M.  Saverio  Sultana. 

La  plupart  des  jardins  maraîchers  et  fruitiers  de  Philippeville  appar- 
tiennent aux  Maltais,  qui  ont  aussi  de  beaux  vignobles.  Le  plus  impor- 
tant agriculteur  maltais  delà  contrée  est  M.  Salvator  Grima  que  le  Gou- 
vernement français  a  fait  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  ainsi  que 
son  collègue  et  compatriote  de  Boufarik,  M.  Debono.  A  Jemmapes, 
M.  Camilleri  est  propriétaire  de  deux  importants  domaines,  oià  il  fait 
personnellement  de  la  grande  culture.  Souk-Ahras,  Guelma,  etc.,  comp- 
tent un  certain  nombre  de  Maltais  s'adonnant  aux  exploitations  agri- 


54  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

coles.  A  Constantine,  Mme  veuve  Micallef  possède  un  millier  d'hectares 
qu'elle  donne  en  location.  Aux  environs  de  Constantine  d'ailleurs,  on 
compte  une  quarantaine  de  Maltais  qui  se  livrent  à  l'agriculture.  On  y 
cite  le  vignoble  de  M.  Marius  Pisani  et  les  plantations  de  céréales  de 
M.  Louis  Formosa  et  de  M.  Nicolas  Buhagiar. 

Ainsi  que  nous  l'avons  exposé,  les  Maltais  d'Algérie  se  sont  occupés 
avec  succès  de  commerce,  de  marine,  d'industrie,  d'agriculture.  Dans 
aucun  autre  pays  d'Afrique,  pas  même  en  Egypte  ni  en  Tunisie,  ils 
n'ont  été  aussi  heureux  dans  leurs  résultats.  Grâce  à  la  généreuse  hos- 
pitalité et  à  la  sécurité  que  la  France  leur  a  réservées  en  Algérie,  ils  ont 
pu  donner  libre  cours  à  leurs  facultés  de  travail  et  prouver  qu'ils 
étaient  capables  de  contribuer  à  la  prospérité  de  la  grande  colonie  médi- 
terranéenne. Tout  ce  que  leurs  petites  îles  natales  ne  leur  permettaient 
pas  de  réaliser,  ils  l'ont  pleinement  exécuté  dans  la  plantureuse  Algérie 
où  ils  sont  fixés  d'une  manière  définitive.  Aussi  leurs  sentiments  à 
l'égard  des  Français  sont  ceux  d'une  amitié  sincère  et  désintéressée. 
Ils  oublient  leur  langue  maternelle  au  bout  de  la  troisième  génération 
et  ils  s'assimilent  facilement  à  l'élément  français,  dont  ils  ne  se  distin- 
gueront bientôt  que  par  leurs  cognomens.  Les  enfants  fréquentent  les 
écoles  françaises,  se  naturalisent  Français,  entrent  dans  l'armée  fran- 
çaise et  même  dans  l'administration.  C'est  ce  que  nous  allons  essayer 
de  montrer. 

Naturalisations. 

Depuis  la  promulgation  du  Sénatus-consulte  du  14  juillet  i865  jus- 
qu'au 3i  décembre  i8g6(en  vertu  aussi  de  la  loi  du  26  juin  1889),  il  y  a 
eu  1.159  Maltais  qui  ont  obtenu  la  naturalisation  française.  En  1897,  72 
Maltais  l'obtinrent  également,  60  en  1890,  22  en  1899  et  18  en  1900. 
Ce  qui  porte  le  nombre  des  naturalisations  accordées  en  Algérie  à  i.33i 
depuis  i865àfin  1900.  Les  Maltais  recherchent  la  nationalité  française  et 
cela  leur  fait  d'autant  plus  d'honneur  qu'ils  n'ont  pas  à  fournira  Malte 
de  service  militaire,  alors  qu'ils  sont  obligés  d'être  soldats  dès  qu'ils 
deviennent  Français.  Mais  l'administration  est  très  sévère  depuis  quel- 
ques années  pour  accorder  les  naturalisations,  et  c'est  la  seule  raison 
pour  laquelle  un  plus  grand  nombre  de  Maltais  ne  l'obtient  pas.  Ainsi, 
en  1904,  seuls  9  Maltais  ont  été  naturalisés  français,  par  décret  prési- 
dentiel. 

Armée. 

En  1798  déjà,  les  Maltais  avaient  servi  en  Egypte  dans  l'armée  fran- 
çaise, sous  les  ordres  de  Bonaparte  et  de  ses  successeurs  Kléber  et  Menou. 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


55 


Aussi,  en  i83o,  quand  la  France  décida  la  conquête  de  l'Algérie,  les 
Maltais  n'eurent  pas  grand  peine  à  se  souvenir  que  leurs  pères  avaient 
versé  leur  sang  pour  elle,  et  des  milliers  d'insulaires  se  dirigèrent  vers  la 
terre  du  dey.  Ils  s'enrôlèrent  dans  l'armée  d'Afrique  et  ils  rendirent  de 
grands  services  par  leur  endurance  et  la  connaissance  de  l'idiome  des 
Arabes.  Certains  même  arrivèrent  à  des  grades  supérieurs.  Ainsi,  le 
baron  de  Piro,  dont  le  frère  commandait  à  Malte  un  régiment  d'artil- 
lerie, fut  colonel  du  16"  de  ligne  à  Constantine  vers  i853  et  fut  promu 
pour  ses  beaux  services  commandeur  de  la  Légion  d'honneur  lorsqu'il 
se  retira  à  Paris.  M.  Perini  servit  la  France  pendant  une  trentaine  d'an- 
nées, arriva  à  être  capitaine  et  lorsqu'il  mourut  en  1902  à  Constantine, 
il  eut  des  obsèques  militaires  splendides.  On  cite  le  brave  lieutenant 
Agat,  dont  le  véritable  nom  était  Indri  (André)  Gatt.  Les  Arabes  qui  le 
redoutaient  le  connaissaient  sous  le  pseudonyme  d'Abderrahman  el- 
Malti.  Ses  fils  ont  servi  dans  les  spahis.  Quant  à  lui,  il  était  né  à  Gozo 
en  i8i3.  En  l'an  i833,  il  s'établit  en  Tunisie,  puis  il  alla  à  Constantine. 
En  i838,  il  est  brigadier  dans  les  spahis.  En  1848,  comme  maréchal 
des  logis  il  est  nommé  chevalier  de  la  Légion  d'honneur  pour  ses  beaux 
faits  d'armes.  En  1 852,  Indri  Gatt  est  promu  lieutenant  pour  avoir, 
sauvé  de  la  mort,  dans  un  combat,  son  capitaine  de  Bonnemain.  Il  fut 
retraité  en  1868,  après  3o  ans  de  loyaux  services,  et  il  mourut  en  1897  à 
Constantine,  entouré  de  l'estime  générale.  Comme  majors  de  l'armée, 
on  note  M.  Xerri  et  M.  Fenech  à  Bône,  M.  They,  vers  1844,  dans  les 
spahis  de  Bône.  Ces  médecins  étaient  d'origine  maltaise.  De  nombreux 
Maltais  servirent  et  servent  encore  en  qualité  d'officiers-interprètes.  Le 
maltais  étant  un  dialecte  arabe,  il  leur  fut  très  facile  d'apprendre  l'arabe 
littéraire,  et  ils  purent  ainsi  rendre  à  l'armée  d'Afrique,  surtout  dans 
les  premières  années  de  l'occupation,  alors  que  la  France  ne  possédait 
pas  les  interprètes  de  carrière  d'aujourd'hui,  des  services  distingués. 
M.  Féraud,  ancien  interprète  général  de  l'armée  d'Afrique,  qui  fut  plus 
tard  consul  général  de  France  à  Tripoli  de  Barbarie  et  ministre  au  Maroc, 
a  fait  mention  de  nombreux  Maltais  dans  son  magnifique  ouvrage  sur 
l'histoire  du  corps  des  interprètes  militaires:  nous  pouvons  citer  l'inter- 
prète principal  Theuma  de  Castelletti,  qui  fut  promu  officier  de  la 
Légion  d'honneur  pour  ses  fidèles  et  longs  états  de  service.  Le  premier 
interprète  actuel  de  la  Résidence  générale  de  France  à  Tunis  est  d'ori- 
gine certainement  maltaise  ;  c'est  M.  Joseph  Grech,  que  le  gouvernement 
a  récompensé  en  lui  conférant  le  grade  de  consul  de  France.  C'est  un 
civil,  mais  deux  officiers  du  même  nom,  les  frères  Grech,  sont  dans 
l'armée  française  en  qualité  d'officiers-interprètes.  L'un  d'eux  a  exploré 
le  Centre  africain,  a  reçu  la  croix  de  la  Légion  d'honneur  et  a  été  nommé 
résident  dans  le  territoire  du  Lac  Tchad  1  Mais,  à  côté  de   ces  officiers 


56  REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 

supérieurs,  combien  de  simples  soldats  maltais  moururent  obscuré- 
ment en  Algérie,  en  versant  leur  sang  généreux  pour  la  France  qu'ils 
n'avaient  jamais  vue!  Il  est  bon  de  rappeler  que  lorsqu'en  1871  éclata 
la  terrible  insurrection  kabyle,  tous  les  Maltais  valides  s'enrôlèrent  dans 
les  régiments  français  et  combattirent  avec  un  élan  admirable  les  in- 
surgés à  côté  de  leurs  camarades  de  la  Métropole  !  Depuis  que  la  loi 
de  1889  permet  d'opter,  de  nombreux  jeunes  gens  maltais  entrent  dans 
l'armée  française.  Les  contingents  de  Bône  et  de  Philippeville  contien- 
nent chaque  année  beaucoup  de  jeunes  Maltais,  dont  le  seul  désir  est 
de  gagner  la  naturalisation  en  payant  l'impôt  du  sang,  auquel,  il  est 
utile  de  le  redire,  ils  ne  sont  pas  astreints  dans  leur  pays  d'origine.  A  la 
caserne,  le  soldat  maltais  est  vite  apprécié  par  ses  chefs  pour  son  intel- 
ligence et  son  entrain.  Il  s'assimile  le  métier  des  armes  aussi  facilement 
que  les  autres  métiers  auxquels  il  se  livre  dans  la  vie  civile,  et  il  entre 
ainsi  franchement  dans  la  grande  famille  française  dont  il  ne  se  sépa- 
rera plus. 

Religion. 

Par  les  mariages,  l'option  légale,  la  naturalisation,  le  service  militaire, 
les  Maltais  fixés  en  Algérie  deviennent  Français.  S'ils  perdent  ainsi  leur 
nationalité,  qui  est  britannique,  ils  restent  cependant  très  fidèles  à  leur 
religion,  qui  est  le  catholicisme  le  plus  strict.  On  sait  le  rôle  important 
que  joue  à  Malte  la  religion.  Les  églises  et  les  couvents  y  sont  aussi 
nombreux  que  riches.  En  Algérie,  comme  partout  ailleurs,  le  Maltais 
continue  son  culte  avec  la  plus  grande  piété.  Avant  l'occupation  de 
i83o,  quelques  Maltais  furent  obligés  d'embrasser  l'islamisme.  Mais  ce 
fut  presque  toujours  sous  menace  de  mort  qu'ils  étaient  réduits  à  cette 
extrémité.  Depuis  i83o,  on  ne  connaît  pas  d'exemple  de  Maltais  qui 
ait  renoncé  à  sa  religion.  Dès  1848,  l'archevêque  de  Malte  envoyait  en 
Algérie  des  prêtres  chargés  de  «  faire  la  mission  »,  c'est-à-dire  de  prê- 
cher en  maltais  et  italien  dans  les  églises  des  centres  habités  par  les 
Maltais  et  ainsi  la  foi  resta  vive  parmi  eux.  Il  va  de  soi  que  leurs  enfants 
fréquentèrent  toujours  de  préférence  les  écoles  congréganistes,  bien 
que  certains  parents  ne  dédaignent  pas  aujourd'hui  les  établissement  s 
laïques.  Parmi  les  «  missionnaires  »  maltais,  il  faut  citer  le  R.  P. 
Schembri,  décédé  à  Alger  en  1873,  qui  composa  un  recueil  de  chants 
religieux  maltais  que  l'on  chante  encore  dans  les  missions  maltaises  de 
l'Algérie  et  qui  a  pour  titre  :  Gemgha  tal  cliem  Imkaddes  li  jinghad 
mill  Maltin  tal  Algter  fil  cnisia  tal  Gesuiti  (Malte,  Bonello,  i865).  Le 
P.  A.  Grech  évangélisa  aussi  l'Algérie  et  résida  une  douzaine  d'an- 
nées à  Constantine,  où  il  était  très  estimé.  En  1889,  le  Gouvernement 


NOTES    ET   DOCUMENTS  OJ 

français  imposa  aux  prêtres  étrangers  de  l'Algérie  l'obligation  de  se 
naturaliser  Français  pour  émarger  au  budget  de  l'État. 

Quelques  vieux  prêtres  profitèrent  de  cette  mesure  pour  rentrer  à 
iMalte.  Mais  la  plupart  restèrent  en  Algérie  et  nous  en  trouvons  aujour- 
d'hui un  à  Constantine,  un  à  Philippeville,  un  à  Alger,  deux  à  Bône. 
Mgr  Polomeni,  évêque  de  Sfax  (Tunisie),  ancien  élève  du  séminaire 
d'Alger,  est  Maltais  d'origine.  Mgr  Brincat,  qui  fut  secrétaire  du  car- 
dinal Lavigerie,  l'était  également,  quoique  né  à  Alger.  D'ailleurs  le  car- 
dinal Lavigerie  était  entouré  de  tout  un  état-major  de  prêtres  maltais 
qu'il  aimait  sincèrement.  Le  grand  cardinal  comprit  le  premier  tout  ce 
que  la  France  pouvait  tirer  des  Maltais,  en  faveur  desquels,  lors  du 
choléra  qui  sévit  à  Malte,  il  écrivit  des  lettres  fameuses  dans  les  prin- 
cipaux journaux  parisiens.  Il  aurait  voulu  ressusciter  l'ordre  de  Malte 
et  lui  restituer  son  ancien  rôle  ;  non  plus  sur  mer,  mais  dans  le  désert 
pour  répandre  les  bienfaits  de  la  civilisation.  Le  premier,  il  comprit 
que  ce  peuple,  à  demi  africain  par  sa  langue  et  sa  structure  physique, 
pouvait  être  de  la  plus  haute  utilité  à  la  domination  française  en 
Afrique.  Il  se  proclamait  le  grand  ami  des  Maltais,  pour  lesquels  il 
symbolisait  l'Église  d'Afrique  et  la  généreuse  France.  Aussi,  ils  lui 
réservèrent,  le  lo  juillet  1882,  sur  le  sol  de  leur  île  chérie,  une  récep- 
tion triomphale.  Des  fêtes  superbes  furent  données  en  son  honneur,  à 
la  Valette.  Sa  voiture  fut  dételée  et  traînée  par  de  robustes  jeunes  gens 
maltais,  alors  que  les  cloches  de  l'antique  cathédrale  de  Saint-Jean 
sonnaient  à  toute  volée.  Ces  journées  inoubliables  sont  encore  gravées 
dans  les  cœurs  de  tous  les  Maltais,  qui  sentaient  en  lui  un  ami  de  leur 
race  et  un  protecteur  dévoué  de  leurs  entreprises  sur  la  terre  d'Afrique, 

Nous  avons  montré  le  rôle  joué  par  les  Maltais  en  Algérie  dans  le 
commerce,  la  marine,  l'industrie,  l'agriculture,  l'armée,  le  clergé.  Il 
nous  resterait  à  noter  ceux  qui  se  sont  distingués  dans  l'administration 
et  dans  les  diverses  professions  libérales,  afin  de  bien  faire  comprendre 
quelle  activité  anime  ce  peuple  si  avantageusement  doué.  L'adminis- 
tration algérienne  a  compté  et  compte  encore  d'excellents  fonction- 
naires dont  les  noms  seuls  révèlent  leur  origine  maltaise.  Ainsi, 
M.  Fenech  est  nommé  maire  de  Bône  par  décret  du  3i  décembre  i838, 
et  il  passe  ensuite  à  Philippeville,  à  Mostaganem,  à  Bougie,  à  Koléah, 
à  Boufarik,  à  Cherchell,  à  Constantine,  comme  secrétaire  général  de 
la  préfecture,  puis  sous-préfet.  M.  Mercieca,  ancien  chef  de  cabinet  du 
ministre  de  l'Intérieur,  actuellement  conseiller  du  Gouvernement  à 
Alger,  porte  un  nom  des  plus  maltais.  M.  Pisani  fut  un  commissaire 
de  police  très  habile  à  Bône  et  à  Guelma.  M.  Attard  fut  maire  d'Orléans- 
ville.  M.  Debono,  chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  fut  maire  de  Bou- 


58  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

farik;  MM.  Fenech  et  Bugeja,  administrateurs;  M.  Bonello,  interprète. 
Dans  les  départements  d'Alger  et  de  Constantine,  et  en  particulier  à 
Bône,  on  compte  des  conseillers  municipaux  d'extraction  maltaise.  La 
liste  serait  longue  des  Maltais  entrés  au  service  du  gouvernement  de 
la  colonie.  Leurs  chefs  sont  satisfaits  d'eux,  car  ils  servent  avec  zèle  et 
dévouement.  Dans  les  chemins  de  fer  algériens,  il  y  a  aussi  de  nom- 
breux employés  dont  l'origine  est  maltaise.  Dans  les  professions  dites 
libérales,  les  Maltais  ont  également  réussi.  A  Alger,  M.  Debrincat  est 
vétérinaire,  M.  Saliba  avocat;  M.  Grech,  décédé  aux  États-Unis,  Mal- 
tais-algérien, ingénieur;  à  Bône,  M.  Debono,  pharmacien;  à  Collo, 
M.  Ellul,  de  Constantine  ;  un  artiste  lyrique,  M.  Grima,  des  sages- 
femmes  diplômées,  des  institutrices,  des  médecins  au  début  de  l'occu- 
pation; un  écrivain,  M.  Fenech;  un  journaliste,  M.  Calleja;  un  luthier 
établi  à  Paris,  M.  Gregh  (Grech),  père  du  poète  si  apprécié.  Deux  jeunes 
Maltais  du  département  de  Constantine,  les  Galéa,  sont  entrés  à  l'École 
Polytechnique.  Une  demoiselle  maltaise,  .Mlle  Grima,  était  professeur 
d'arabe  à  Constantine,  il  y  a  quelques  années.  Les  deux  frères  Grech, 
également  de  Constantine,  ont  été  admis  à  l'Université  de  Montpellier. 
Enfin,  de  nombreux  Maltais,  dont  il  est  impossible  de  donner  ici  les 
noms,  ont  étudié  en  France  et  ont  embrassé  des  professions  libérales 
en  Algérie.  Ils  ont  tous  fait  honneur  à  leur  race  et  à  leur  patrie  d'adop- 
tion. Le  résultat  est  vraiment  intéressant  si  l'on  considère  que  leurs 
pères  ou  leurs  grands-pères  sont  arrivés  en  Afrique  sans  même  savoir 
lire  et  écrire.  Mais  dès  qu'il  a  gagné  quelque  argent,  le  Maltais,  igno- 
rant mais  intelligent,  s'empresse  d'envoyer  ses  enfants  à  l'école  fran- 
çaise. L'Algérie  possède  là  un  élément  de  vitalité  incomparable.  Le 
gouvernement  de  la  colonie  devrait  faire  tout  son  possible  pour  attirer 
les  fils  des  .Maltais  pauvres  vers  ses  établissements  scolaires.  Ses  sacri- 
fices ne  resteront  pas  vains. 


Onomatologie  maltaise. 

Comme  il  y  a  en  Algérie-Tunisie  presque  So.ooo  Maltais,  il  est  utile, 
pensons-nous,  de  donner  quelques  brèves  indications  sur  l'onomato- 
logie  maltaise.  Le  meilleur  moyen  de  reconnaître  si  un  individu  donné 
est  Maltais,  c'est  encore  son  nom.  Celui-ci  est  en  général  tiré  de  l'arabe 
et  rentre  dans  un  des  types  suivants  :  Buhagiar,  Buttigieg,  Bugeja, 
Mifsud,  Micallef,  Zahra,  Farrugia,  Casha,  Busuttil,  Axiak,  Xuereb, 
Xicluna,  Agius,  Cachia,  Muscat,  Schembri,  Sceberras,  Carnana,  Chet- 
cuti,  Cassar,  Bajada,  Cauchi,  Borg,  Zammit,  Zerafa,  Scifo,  Xerri,  Zarb, 
Chircop,  Fenech,  etc. 


NOTES   ET    DOCUMENTS  Sç 

Les  noms  maltais  ayant  une  origine  latino-italienne  sont  aussi  très 
nombreux.  Voici  les  principaux  :  Pace,  Tonna,  Portelli,  Testaferrata, 
Tâgliaferro,  Messina,  Magro,  Frendo,  Arpa,  Galea,  Vassallo,  Bonaviia, 
Mallia,  Mizzi,  Abela,  Castagne,  Pisani,  Formosa,  Debono,  Grima, 
Mattei,  Frendo,  Camilleri,  Bonnici,  etc. 

Quelques  noms,  beaucoup  plus  rares,  proviennent  du  français,  tels 
que  Chapelle,  Garcin,  Olivier,  Randon,  Bernard,  Cousin,  Eynaud,  etc. 

Les  noms  maltais  tirés  de  l'anglais  sont  très  peu  nombreux. 


Conclusion. 

Le  Gouvernement  de  Malte  a  demandé  aux  consuls  britanniques  la 
statistique  des  iVlaltais  établis  dans  les  pays  de  leur  résidence  et,  en  les 
totalisant,  il  arriva  aux  résultats  suivants  : 

Pour  1891  .     .     .       38. 290  Maltais  fixés  à  l'étranger. 
Pour  190 1  .     .     .       33.948      —  —  — 

Quoique  strictement  officiels,  ces  chiff"res  sont  bien  au-dessous  de  la 
réalité.  D'après  ce  que  nous  avons  exposé  au  cours  de  cette  monogra- 
phie, il  y  aurait  en  : 

„         ,       (  Grèce 2.000  Maltais  environ. 

Pays  de     ]   _.,      , 

,    ,  .       .   <  Gibraltar 700      —  — 

chrétienté   J    . 

(  Autres  pays i.ooo      —  — 

^              (   Algérie i5.ooo      —            — 

Pays        \  „  °  .  . 

:               Tunisie 12.000       —            — 

musulmans      ^  .     ,.    .  ^ 

[  Tripolitaine 2.5oo      —            — 

Egypte 7.000      —  — 

Turquie  (Crète,  Chypre  compris) 3. 000      —  — 

43.200  Maltais  environ. 

Tel  serait,  d'après  nous,  le  nombre  approximatif  de  Maltais  qui 
vivaient,  il  y  a  à  peu  près  quatre  ans,  hors  de  leur  pays  d'origine.  On 
p  eut  le  porter  aujourd'hui,  croyons-nous,  sans  aucune  crainte  d'exagé- 
r  ation,  à  45.000  au  moins.  Ce  chiffre  représente  presque  le  quart  de  la 
po  pulation  réunie  du  groupe  insulaire  maltais.  Il  nous  reste  à  résumer 
les  traits  caractéristiques  de  cette  émigration  : 

1°  L'émigration  est  due  à  la  surpopulation  des  îles  de  Malte  et  Gozo, 
dont  tous  les  habitants  ne  peuvent  tirer  leur  subsistance; 

2"  Cette  émigration  ne  commença  effectivement  qu'à  l'abolition  de 


6o  REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 

la  course  par  les  grandes  puissances.  Les  Maltais  purent  alors  libre- 
ment s'installer  sur  les  côtes  d'Afrique  ; 

3°  Les  Maltais  se  sont  portés  de  préférence  vers  les  pays  de  langue 
arabe,  soit  parce  que  leur  idiome  n'est  qu'un  dialecte  arabe,  soit  à 
cause  de  la  proximité  de  ces  pays  ; 

4°  La  généralité  des  Maltais  qui  ont  émigré  étaient  des  gens  de  très 
basse  condition,  d'où  le  caractère  commercial  et,  en  Algérie  seulement, 
le  caractère  agricole  de  leur  colonisation  ; 

5°  On  remarque  que,  malgré  les  nombreux  et  louables  efforts  du 
gouvernement  anglais,  les  Maltais  n'ont  pu  immigrer  dans  les  colonies 
britanniques  et  ont  préféré  les  colonies  françaises  ; 

6°  Il  faut  noter  que  l'émigration  maltaise,  qui  est  toute  individuelle 
et  spontanée,  a  subi  un  arrêt  assez  sérieux  depuis  quelques  années,  à 
cause  sans  doute  des  grands  travaux  qui  se  sont  exécutés  à  Malte  et 
qui  ont  occupé  les  bras  inactifs.  Elle  vient  de  reprendre  vers  l'Australie 
et  la  Californie,  à  cause  du  manque  de  travail  et  de  la  misère  qu'on 
constate  actuellement  dans  la  campagne  maltaise  ; 

7°  On  peut  dire  que  les  Maltais  fixés  hors  de  leurs  îles  ont  réussi 
dans  leur  ensemble  à  se  créer  une  situation  leur  permettant  de  vivre,  et 
certains  sont  arrivés  même  à  la  fortune  ; 

8°  Les  Maltais  sont  généralement  établis  à  l'étranger  à  titre  définitif 
et  sans  esprit  de  retour.  C'est  l'infime  minorité  qui  rentre  au  pays 
natal  pour  une  raison  ou  une  autre; 

go  Les  Maltais  font  honneur  à  l'hospitalité  qu'ils  reçoivent  dans  les 
pays  étrangers.  Par  leur  travail  et  leur  conduite,  les  autorités  locales 
reçoivent  peu  de  plaintes  contre  eux,  et  les  statistiques  prouvent  que 
le  nombre  d'expulsés  est  très  restreint  ; 

10°  Tout  en  gardant  les  qualités  inhérentes  à  leur  race,  les  Mallais 
s'assimilent  toujours  au  milieu  dans  lequel  ils  sont  appelés  à  vivre  et 
fusionnent  facilement  avec  les  peuples  chrétiens  chez  lesquels  ils 
demeurent  ; 

1 1°  Les  Maltais  restent  néanmoins  très  fidèles  à  leur  religion  catho- 
lique et  à  leur  nationalité  britannique.  La  minorité  qui  se  naturalise 
choisit  la  France. 

Nous  croyons  avoir  ainsi  exposé  en  détail  la  question  de  l'émigration 
maltaise  et  son  développement  dans  les  pays  choisis  par  les  insulaires 
pour  leur  libre  extension.  Une  idée  générale  s'impose  en  forme  de  con- 
clusion définitive,  c'est  que  les  Maltais,  sobres  et  actifs,  ont  trouvé 
leur  bonheur  sous  le  drapeau  français,  en  Afrique.  C'est  le  général 
Bonaparte  qui  leur  avait  montré  le  chemin  de  l'Egypte  en  les  enrôlant 
dans  ses  armées.  L'occupation  française  en  Algérie-Tunisie  fut  la  suite 
naturelle  de  ce  mouvement,  et,  après  Bonaparte,  deux  autres  grands 


NOTES   ET   DOCUMENTS  6l 

Français  ont  compris  tout  le  parti  que  la  France  pouvait  tirer  des 
Maltais  comme  auxiliaires  de  la  colonisation  :  ce  sont  le  cardinal  Lavi- 
gerie  et  l'ambassadeur  Paul  Cambon.  L'illustre  prélat  se  proclamait 
publiquement  l'ami  fidèle  des  Maltais  et  le  prouvait  par  la  généreuse 
protection  qu'il  leur  prodiguait  de  toutes  ses  forces,  L'éminent  diplo- 
mate, alors  qu'il  était  résident  général  de  France  à  Tunis,  encouragea 
l'immigration  maltaise  qu'il  appréciait  à  sa  juste  valeur,  ainsi  qu'il  le 
déclarait,  en  avril  18S2,  à  un  député  maltais,  M.  de  Cesare,  en  ces 
termes  :  «  La  France  sympathise  avec  les  Maltais  parce  qu'ils  sont  très 
sobres,  industrieux,  économes,  pleins  de  talent,  et  parce  qu'ils  ont 
toujours,  en  Algérie  et  en  Tunisie,  sympathisé  et  fraternisé  avec  les 
Français.  »  Cette  phrase  consacre  l'effort  presque  séculaire  des  Maltais 
sur  la  terre  d'Afrique  et  constitue  pour  eux  le  plus  précieux  des  témoi- 
gnages officiels.  De  leur  côté,  ils  ont  pour  la  France  la  plus  déférente 
reconnaissance  pour  l'hospitalité  qu'elle  leur  offre  si  généreusement 
dans  ses  deux  grandes  possessions  africaines,  l'Algérie  et  la  Tunisie,  le 
plus  beau  fleuron  de  son  immense  empire  colonial. 

R.  Vadala. 


62 


REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 


PAYS  MALAIS 


Malay  Literature  Séries. 

II  a  été  assez  souvent  parlé  ici  du  zèle  des  Hollandais  à  étudier  et 
faire  connaître  les  Malais  et  leur  littérature,  zèle  si  fécond  que  Maxwell 
pouvait  dire,  il  y  a  près  de  trente  ans,  que  la  première  chose  à  apprendre 
pour  quiconque  s'occupait  de  malais,  c'était  d'abord  le  hollandais.  En 
effet,  depuis  le  vieux  vocabulaire  dressé  par  Houtman  en  i6o3  et  la 
lointaine  grammaire  de  Werndly  (lySô),  les  Néerlandais  ont  fait  les 
plus  vigoureux  efforts,  par  de  nouvelles  grammaires,  dictionnaires,  pu- 
blications de  textes,  pour  s'assimiler  à  fond  la  langue  la  plus  répandue 
dans  leurs  immenses  colonies. 

Il  serait  toutefois  injuste  de  croire  qu'ils  sont  restés  seuls  à  s'y  inté- 
resser :  du  jour  où  les    Anglais  se  sont  installés  dans    la   Péninsule 

malaise,  ils  sont  devenus 
les  émules  des  Hollandais 
en  la  matière  et  se  sont 
efforcés,  dans  toutes  les 
branches  de  la  science  ma- 
laise, de  fournir  d'excel- 
lents instruments  de  tra- 
vail, soit  au  point  de  vue 
de  l'administration  des  éta- 
blissements des  Détroits, 
soit  simplement  en  vue 
d'en  mieux  faire  connaître 
les  races  etleurs coutumes. 
La  voie  a  été  ouverte  par  quelques  hommes  de  haute  valeur  :  Mars- 
den,  dont  au  bout  de  cent  ans  l'excellente  grammaire  a  pu  être  dépas- 
sée, non  abolie  par  toutes  celles  à  qui  elle  servit  de  modèle;  Raffles,  le 


^^^^^ 


Gâmbang  Gângsa. 

Harmonica  dont  les  lames  vibrantes  sont  en  métal. 
On  les  fait  résonner  avec  deux  marteaux   (1). 


(i)  La  collection  d'instruments  de  musique  javanais  qui  illustrent  cet 
article  constitue  un  gàmelan  salindro,  accompagnement  obligé  du  wayang 
(théâtre  d'ombres),  de  diverses  cérémonies  et  de  processions.  Le  mot  g'âme- 
lan  signifie  «  série  »,  «  orchestre  »  ;  le  mot  salindro  désigne  une  gamme 
d'origine  chinoise  ordonnée  de  cinq  degrés  dans  l'octave  et  que  représentent 
bien  les  touches  noires  du  piano. 


NOTES   ET    DOCUMENTS  63 

grand  organisateur,  dont  la  majestueuse  histoire  de  Java  a  révélé  à 
l'Europe  les  plus  glorieuses  de  ces  races  indonésiennes  jusqu'alors  si 
peu  connues,  en  même  temps  qu'une  active  bonté  en  réveillait  tout  le 
génie  littéraire  en  un  homme  aussi  bien  doué  qu'Abdullah  ben  Abdul 
Kadir;  Leyden,  qui  a  traduit  le  premier  les  Annales  malaises  (Seû(;araA 
Malayu);  Newbold,  qui  nous  retraça  l'histoire  politique  et  sociale  des 
établissements  delà  Malaisie  britannique;  Crawfurd,  qui  ne  se  borna 
pas  à  une  grammaire  et  un  vocabulaire  pleins  de  nouveautés,  mais 
porta  sa  sagace  attention  sur  les  sujets  malais  les  plus  divers;  R.  J. 
Logan,  le  savant  fondateur  du 
Journal  of  tne  Indian  Archipe- 
lago  and  Eastern  Asia  (i);  le 
lieutenant-colonel  Low,  traduc- 
teur des  Annales  de  Kedah,  et 
plus  récemment  MM.  Maxwell, 
Dennys,  Swettenham,  Clifford, 
Blagden,   Skeat,   Wilkinson, 

Winstedt,  etc.,  auteurs  d'ouvra-  ^^"^"^  °"  ^'^""'- 

,         ,        ...         ,       Jeu  de  cloches  sur  lesquelles  on  frappe  avec 
ges  varies  et  des  plus  distmgues  des  baguettes. 

sur  des  sujets  malais. 

Encore  ne  faudrait-il  pas  oublier  des  productions  aussi  appréciables 
que  The  Indo-Chinese  Gleaner,  le  Journalde  Logan,  le  Journal  ofthe 
Straits  Branch  ofthe  Royal  Asiatic  Society  [onde  en  1878  et  qui  rem- 
plaça le  Journal  of  Eastern  Asia,  les  Miscellaneous  Papers  relating 
to  Indo-China. 

Depuis  1906  enfin,  le  gouvernement  anglais  fait  paraître,  sous  la  direc- 
tion de  M.  R.  J.  Wilkinson,  les  Papers  on  Malay  subjects,  dont  la 
Revue  du  Monde  Musulman  eut  occasion  de  montrer  à  plusieurs 
reprises  tout  le  vif  intérêt;  il  encourage  aussi  d'une  généreuse  subven- 
tion les  Malay  Literature  Séries  (2)  qui  ont  pour  but  de  faire  con- 
naître la  mentalité  de  la  race  à  travers  toutes  les  productions  caractéris- 
tiques de  sa  littérature,  des  plus  humbles  aux  plus  relevées.  Ces  édi- 
tions d'oeuvres  malaises  sont  en  outre  destinées  à  propager  parmi  les 
indigènes  l'usage  des  caractères  latins  au  moyen  desquels  elles  sont, 
pour  la  plupart,  imprimées. 

(i)  Une  table  des  matières  de  ce  précieux  recueil  est  donnée  dans  le  Des- 
criptive dictionary  of  British  Malaya  de  N.   B.  Dennys,  pp.  25-32. 

Une  bibliographie  complète  des  œuvres  de  Logan  setrouve  dans  le  n"  7  du 
J.  S.  B.  R.  A.  S.,  1881,  p.  75. 

(2)  Methodist  Publishing  House,  Singapore.  Huit  volumes  ont  déjà  paru 
tant  en  transcription  latine  qu'en  caractères  arabes. 


64  REVUE    DU   MONDE  MUSULMAN 

La  collection  s'est  ouverte  par  le  Kitab  Gemala  Hikmat.  Terkarang 
oleh  guru  Sulaiman  bin  Muhammad  Nur.  C'est  un  recueil  d'énigmes  et 
de  devinettes  destinées  à  «  orner  l'intelligence  »  et  qui  de  prime  abord 
paraissent  à  nos  préjugés  occidentaux  relever  d'un  genre  singulièrement 
inférieur.  Pour  saisir  toute  leur  valeur  psychologique,  il  est  bon  de  se 
rappeler  combien  ces  jeux  d'esprits  sont  prisés  de  tous  les  peuples  de 
l'Archipel  indien  en  particulier,  et  des  Malayo-Polynésiens  en  général, 
en  partant  des  Malais  pour  aboutir  aux  Philippines  et  des  gens  de 
Bornéo  pour  arriver  aux  Malgaches.  Ils  sont  l'accompagnement  obligé 
de  toutes  les  réunions,  de  toutes  les  fêtes  et  c'est  là  que  se  déploie  sur- 
tout la  faculté  d'observation  et  la  qualité  d'imagination  de  la  race,  ce 
qui  met  en  éveil  son  acuité  et  épanouit  sa  gaîté.  Beaucoup  de  ces 
énigmes  restent  pour  nous  d'obscures  facéties  dont  le  sens  nous 
échappe,  mais  beaucoup  aussi  révèlent  une  subtile  finesse  aiguisée 
d'une  pointe  d'humour. 


Le  deuxième  volume  de  la  collection  a  été  réservé  au  Kesah  Pelaya- 
ran  Abdullah,  récit  du  voyage  <XAbdullah  bin  Abdul  Kadir  à  Kalan- 
tan  en  i838.  Cette  curieuse  relation  éditée  par  M.  R.  J.  Wilkinson, 
dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  méritait  certes  un  tel  honneur  par 
tout  ce  qu'elle  nous  apprend  sur  l'intelligence  de  cet  indigène  euro- 
péanisé et  par  les  très  curieux  détails  qu'elle  nous  a  conservés  sur  les 
mœurs  et  coutumes,  la  misère  profonde  dans  laquelle  vivaient,  grâce 
au  despotisme  cupide  de  petits  autocrates  sans  scrupules,  toutes  les 
populations  riveraines  de  la  presqu'île  orientale,  de  Malaka  à  Kalantan. 


Le  troisième  ouvrage  publié  par  M.  W.  G.  Sheli.abear  comprend  la 
populaire  Hikayat  Hang  Tiiah  (i),  l'histoire  de  Hang  Tuah. 

Ce  roman  national,  en  prose  très  pure  et  dont  le  style  a  autant  de 
mouvement  que  d'élégance,  écrit  peut-être  vers  1600  par  un  auteur  resté 
inconnu,  semble  avoir  pour  base  des  faits  réels  sur  lesquels  l'imagina- 
tion du  conteur  s'est  donné  carrière,  mais  avec  une  sobriété  dans  l'em- 
ploi du  surnaturel  que  pourraient  lui  envier  nombre  d'auteurs  de  sa 

(i)  En  quatre  volumes  in-8.  —  Une  autre  rédaction  de  l'Histoire  de  Hang 
Tuah  a  été  publiée  par  G.  K.  Niemann  dans  son  Bloemle^ing  uit  Maleische 
geschriften,  première  partie,  pp.  1-104  (La  Haye,  1907,  4'  éd.)  et  traduite 
par  le  docteur  Renward  BRANosTETXER.dans  Malaio-polynesische  Forschun- 
gen,  III.  Die  Geschichte  von  Hang  Tuwah.  Ein  altérer  malaiischer  Sitten- 
roman  ins  Deutsche  ùbersetzt.  (Lucerne,  I894,  in-40.) 


à 


NOTES   ET   DOCUMENTS 


65 


race.  On  peut  aussi  librement  en  louer  les  peintures  vraies  et  bien  sai- 
sies de  la  vie  familière  des  Malais  de  jadis.  On  y  peut  encore  acquérir 
de  précieuses  notions  sur  les  usages  d'autrefois,  la  vie  de  cour,  l'éti- 
quette, la  conception  spéciale  de  l'honneur  et  du  loyalisme  monarchique 
à  cette  époque,  car  l'intrigue  claire,  intéressante,  prend  parfois  les 
allures  héroïques  d'un  de  nos  romans  de  cape  et  d'épée  et  plus  encore 
de  certaines  de  nos  chansons  de  geste,  mais  la  bravoure  s'y  imprègne 
toujours  d'un  parfum  de  piété  fataliste  et  de  prédestination  tout  isla- 
mique. 

Les  deux  faces  du  caractère  malais,  l'une  toute  de  droiture,  de  dévoue- 
ment,debravoure  audacieuse, 
l'autre  de  ruse  cupide,  de  per- 
fidie dangereuse,  s'y  incarnent 
dans  les  deux  héros  qui  sont 
aussi  deux  antagonistes,  le 
sincère  et  brave  Hang  Tuah 
et  le  menteur  Hang  Djebat. 
Par  quelle  voie,  quelle  mau- 
vaise éducation  Hang  Djebat 
dès  sa  jeunesse  incline  au 
mal,  comment  il  se  corrompt 
jusqu'au  bout,  tout  cela  est 

très  clairement  indiqué,  et  des  saillies  spirituelles  dans  leur  naïveté  em- 
pêchent tout  excès  de  fadeur  moralisante. 


Gàmbang  Kâyu. 

Xylophone.  Pour  en  faire  vibrer  les  lames, 

on  se  sert  de  deux  baguettes  flexibles. 


Lenuméro4,endeux  volumes,  avec  V Hikayat  Abdullah  bin  AbdiilKa- 
dir,  Munshi, ou  Autobiographie  d'Abdullah,  publiée  par  M.  W.  G.Shel- 
LABEAR,  a  cependant  chance  d'intéresser  beaucoup  plus  les  Européens. 
Ainsi  que  nous  avons  essayé  de  le  montrer  (i),  c'est  une  de  ces  oeuvres 
dont  la  valeur  psychologique  fait  le  mieux  admettre  la  perméabilité 
des  races  et  leur  possibilité  non  seulement  de  se  comprendre,  mais  de 
s'égaler,  au  moins  dans  quelques  individus  d'élite. 


(i)  Voir  Revue  du  Monde  musulman,  mars  1911,  no  3,  pp.  409-461  :  Abdul- 
lah bin  Abdul  Kadir,  Munshi.  Un  écrivain  malais  du  dix-neuvième  siècle. 

A  la  page  78  de  ce  mémoire,  il  s'est  glissé  par  deux  fois  une  faute  qui 
rend  inintelligible  tout  l'alinéa.  Lignes  i5  et  20,  au  lieu  de  «  ma  mère  ché- 
rie »,  ma  mère  vénérée  »,  lire  :  sa  mère,  etc.  Bien  entendu,  il  s'agit  ici  de 
la  grand'mère  d'Abdullah,  belie-mére  de  son  père. 


66  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


Les  numéros  5  (Hikayat  Awang  Sulong  Merah  Muda),  6  [Ch'erita 
Jenaka  ya-itu  Pa  Kadok,  Pa  Pandir,  Lebai  Malang,  Pa  Belalang,  Si 
Lunchai),  7  {Hikayat  Malim  Dewa),  8  [Hikayat  Malim  Deman),  tous 
publiés  par  MM.  R.  O.  Winstedt  et  A.  J.  Sturrock,  du  Service  civil 
des  États  Fédérés  Malais,  sont  d'agréables  petits  chefs-d'œuvre  de  la 
littérature  malaise  qui  participent  des  vieux  contes  de  la  mythologie 
populaire  indonésienne  et  du  roman  malais  moderne  presque  toujours 
copie  servile  de  modèles  indiens.  Mélange  de  peintures  naïves  de  la 
vie  familière  et  d'extraordinaires  interventions  surnaturelles,  on  y  voit 
le  héros,  dont  la  naissance  fut  presque  toujours  miraculeuse,  contraint, 
malgré  ses  qualités  et  ses  vertus  surhumaines,  sur  la  foi  d'un  mauvais 
rêve,  de  prédictions  mensongères  ou  de  la  mauvaise  fortune,  d'errer  à 
travers  le  monde,  combattant  sur  sa  route  les  méchants  princes  et  les 
monstres  fabuleux  avec  l'aide  des  dewas  et  d'oiseaux  venus  du  ciel. 
Après  un  temps  d'épreuve,  il  finit  par  monter  sur  le  trône  et  épouser 
une  belle  princesse  tout  comme  dans  les  contes  de  Perrault.  Le  plus 
piquant  peut-être  dans  ces  récits  merveilleux  dont  se  montre  si  friand 
un  peuple  devenu  très  musulman  est  leur  forte  couleur  de  mythologie 
hindoue. 

Antoine  Cabaton. 


^ 


NOTES    ET    DOCUMENTS  67 


Pédagogie  orieotale. 


L'Autobiographie  cI'Abdullah  bin  AbdulKadir,  Munshi,  a  montré  le 
souvenir  douloureux  et  rancunier  que  peut  laisser  à  une  nature  un  peu 
délicate  la  brutale  pédagogie  employée  il  y  a  soixante  ans  dans  toutes 
les  écoles  malaises  (i).  Cette  pédagogie,  qui  n'a  probablement  guère 
changé,  n'est,  semble-t-il,  qu'un  reflet  quelque  peu  atténué  des  habi- 
tuelles méthodes  de  correction  employées  dans  tout  l'Orient,  si  l'on 
en  croit  un  curieux  article  du  P.  Fernand  Caius  intitulé  :  Au  pays 
tamoul.  Les  plaisirs  de  la  vie  d'écolier  (2). 

Tous  les  supplices  qui  ont  terrifié  l'enfance  d'Abdullah  en  face  de  ses 
«  tigres  »  de  maîtres  s'y  retrouvent  décrits 
et  aggravés. 

Il  y  a  la  fustigation  au  rotin  appelée  Pa- 
doukkai  pottou  adittal  «  action  de  frapper 
après  avoir  mis  au  lit  »,  c'est-à-dire  cou- 
ché et  garotté  sur  un  banc  ;  le  sengkang 
devient  ici  le  mouttikal  toppou  kara- 
nam  (3)  :  «  après  avoir  croisé  les  bras  et 
pris  le  bout  de  ses  oreilles,  le  coupable 
s'assied  et  se  relève  ou  bien  fléchit  jus- 

,,    ^  j  ,.  ,  Série    de   lames    métailiques. 

qu  a  terre  un  des  genoux,    se   relevé   et  Frappées  avec  un  maneau, 

fléchit  l'autre.  »  Cette  punition  peut  affec-  elles  rendent  un  son  plus 

ter  les  formes  les  plus  variées  et  les  plus  grave  que  celui  du  Sàron. 

ingénieuses. 

L'apit  china  se  complique;  l'écolier  n'est  pas  seulement  condamné 
à  avoir  les  doigts  durement  pressés,  mais  accroupi,  ses  deux  bras  entre 
ses  jambes  et  glissés  sous  un  long  bâton  introduit  sous  ses  jarrets,  il 
se  voit  les  deux  pouces  solidement  fixés  aux  deux  gros  orteils  ;  c'est  en 
somme  une  espèce  de  «  crapaudine  »,  punition  naguère  infligée  aux 
bataillons  d'Afrique.  Le  petit  Tamoul  n'ignore  pas  davantage  le  sup- 
plice du  pesant  bloc  qu'il  faut  traîner  une  journée  durant  (4). 

(i)  Voir  Revue  du  Monde  Musulman,  mars  191 1. 

(2)  Échos  et  croquis  du  pays  des  Rajahs.  L'Inde  méridionale .  Le  Maduré. 
N»  4,  octobre-décembre  1906,  pp.  172-177. 

(3)  «  Saluer  en  pliant  le  genou.  » 

(4)  «  [Le  forgeron]  passe  autour  de  la  jambe  [de  l'écolier  qui  fait  l'école 
buissonnière]  un  anneau  en  fer  qu'il  fixe  avec  un  solide  cadenas  et  y  attache 
une  longue  chaîne  terminée  par  une  énorme   pièce   de  bois.    Il  n'est  pas 


68  REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 

Mais  que  penser  du  maître  qui  condamne  l'enfant  étendu  à  «  ex- 
traire du  beurre  »  (vennai  yedouttal),  c'est-à-dire  à  se  frotter  l'articula- 
tion avec  du  sable  ou  de  la  terre  sèche  jusqu'à  ce  que  le  doigt  soit 
pelé  ? 

C'est  à  peine  plus  dur  que  d'être  fouetté  avec  des  orties  {kandjori) 
ou  d'avoir  le  corps  enduit  de  mélasse  et  d'être  ainsi  exposé  aux 
piqûres  des  insectes  et  aux  morsures  des  fourmis  rouges  (mousourou 
kadittal). 

Que  dire  encore  de  la  peine  de  la  chaise  {narkalyil  outkaroudal]  et 
de  celle  de  l'arc  {kodandam  podoudal)  ? 

Dans  la  première,  dit  l'auteur  de  l'article  cité,  «  l'écolier,  les  bras  en 
croix  ou  étendus  devant  lui,  s'assied  en  appuyant  le  dos  contre  la 
muraille.  On  lui  met  des  fruits  épineux  sous  les  jarrets  et  quand  il  a 
atteint  la  position  voulue,  on  trace  sur  le  mur  au-dessus  de  sa  tête  une 
ligne  qu'il  ne  doit  pas  dépasser  et  l'on  place  sous  lui  un  poinçon  ou 
stylet  (i)  dont  la  pointe  est  dirigée  en  l'air.  Dans  cette  position  il  doit 
quelquefois  passer  plus  d'une  heure  ayant  sur  la  tête  ou  dans  le  giron 
toutes  les  ardoises  ou  tous  les  livres  de  ses  compagnons  (2).  » 

Et  plus  loin  (p,  177)  : 

«  Ce  qui  attire  toujours  les  regards,  quand  on  pénètre  pour  la  pre- 
mière fois  dans  une  école  native,  c'est  une  corde  ou  un  bâton  placés, 
tout  près  du  toit  en  forme  de  trapèze  et  situés  au-dessus  d'une  petite 
fosse.  C'est  le  kodanda7n  ou  arc  auquel  on  suspend  les  délinquants 
après  avoir  rempli  la  fosse  de  charbons  ardents,  de  cailloux  pointus  et 
de  fruits  épineux.  » 


Qu'attendre  de  méthodes  aussi  barbares  PElIes  ne  peuvent  former  que 
des  êtres  ou  endurcis  contre  tout  châtiment  ou  hébétés  par  les  mauvais 
traitements  et  prêts  à  toutes  les  servitudes.  En  aucun  cas  elles  ne  sau- 
raient prétendre  à  ouvrir  l'intelligence,  ni  à  développer  l'énergie  :  leur 
unique  effet  —  d'une  excellence  bien  contestable  —  sera  peut-être  d'ha- 

rare  de  voir  circuler  dans  les  villages  des  enfants  qui  traînent  après  eux 
cette  pièce  de  bois  ou  bien  la  portent  sur  le  dos;  ce  sont  de  petits  vagabonds 
condamnés  à  la  chaîne  [sanguili  kattei  podoudal]  pour  une  ou  plusieurs 
semaines.  »  Échos...,  p.  177. 

(i)  Il  s'agit  du  stylet  (en  tamoul  éjutâni)  avec  lequel  on  grave,  dans  l'Inde 
et  dans  les  pays  de  civilisation  indienne,  l'écriture  sur  des  feuilles  de  palmier 
ou  oUes  (lam.  ôlei).  Pour  rendre  les  caractères  visibles,  on  frotte  la  feuille 
écrite  de  noir  de  fumée  ou  de  charbon  délayés  dans  un  liquide  visqueux, 
une  essence,  etc.,  ou  bien  de  bouse  de  vache. 

{■2.)  Échos...,  p.  177. 


NOTES   ET    DOCUMENTS  69 

bituer  le  corps  aux  coups  et  l'individu  à  les  recevoir  d'où  qu'ils  vien- 
nent et  pour  n'importe  quel  motif  avec  une  indifférence  de  brute  tant 
■qu'il  restera  incapable  de  s'y  soustraire  ou  de  les  rendre. 

Si  la  pédagogie  d'un  peuple  est  caractéristique  de  son  degré  de  civi- 
lation,  celle  de  l'Orient,  asiatique  tout  au  moins,  rejetterait  celui-ci  tout 
entier  bien  loin  derrière  l'Occident.  Il  esta  craindre  qu'il  en  soit  ainsi 
.aussi  longtemps  qu'elle  ne  sera  pas  modifiée. 

Il  serait  dangereux  de  vouloir  toujours  faire  de  l'instruction  le  syno- 
nyme de  haute  moralité;  la  formation  du  caractère  réclame  toute  une 
•éducation,  mais  c'est  l'école  qui  prépare 
l'avenir  des  peuples,  qui  fait  les  générations, 
•Qt  peut-être  la  brutale  et  routinière  école 
orientale  doit  elle  être  tenue  pour  responsable, 
autant  que  le  climat,  de  l'apathie,  de  l'indis- 
cipline et  du  servilisme  de  tant  de  races 
asiatiques  fortes  et  grandes  autrefois,  au- 
jourd'hui encore  intelligentes  mais  sans  res- 
sort moral.  Encore  est-il  permis  de  croire,  si 

le  récit  d'AbduIlah  est   sincère,  que  la  ten- 

,  ,.  1      ..    I    •  j      r  Série  de  lames  métalliques 

dresse  bien  connue  du  Malais  et  du  Javanais  j^  marteau  destiné  à  les 

pour  ses  enfants  a  légèrement  émoussé  l'âpre  faire  vibrer, 

acharnement   de   tous   ces    étroits    cerveaux 

de  pédants  de  village  contre  les  misérables  petits  êtres  soumis  à  leurs 
coups,  si  visible  dans  la  pénalité  scolaire  tamoule. 

Cela  surpasse  de  beaucoup  nos  plus  abêtissants  collèges  du  temps 
passée  «  vrayes  geaules  de  ieunesse  captive  »,  nos  rudes  écoles  claus- 
trales du  moyen  âge  et  la  naïveté  de  cet  abbé  se  plaignant  à  saint  An- 
selme de  voir  les  écoliers  de  son  couvent,  même  roués  de  coups,  s'en- 
têter dans  une  sottise  et  une  paresse  crasses.  Le  pauvre  homme  se 
montra  aussi  surpris  des  véhéments  reproches  de  l'archevêque  de  Can- 
torbery  —  qui  pourtant  n'avait  pas  réputation  d'âme  douce  —  que  le 
maître  d'école  de  Kampong  Hilir  le  jour  où  Raffles,  sous  les  yeux 
•charmés  d'AbduIlah,  lui  témoigna  son  indignation  d'aussi  imbéciles 
errements,  même  sanctionnés  par  l'ignorance  des  parents  et  la  sacro- 
sainte  tradition. 

Antoine  Gabaton. 


70  REVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 


A  travers  les  Indes  Néerlandaises. 


Dans  nos  remarques  sur  VÉpitaphe  de  Malik  Ibrahim  à  Grësik(i)j 
nous  disions  que  cette  épitaphe  présente  les  plus  grandes  analogies  artis- 
tiques avec  celle  d'un  autre  monument  du  même  temps  à  Pasè  (ou  Pasey, 
Sumatra).  Le  Geillustreerd  Handboek  van  Insulinde...  door  D.  Van 
HiNLOOPEN  Labberton,  publié  à  l'occasion  de  l'Exposition  de  Bruxelles  et 
si  joliment  illustré  de  dessins  dus  à  un  artiste  javanais,  donne,  entre  les 
pages  io8  et  109,  une  belle  reproduction  de  la  pierre  tombale  en  marbre 
d'une  princesse  de  Pasè,  fille  de  Zainu  '1-Abîdîn  ibn  Ahmad  ibn 
Muhammad  ibn  al  Malik  Salèh,  datant  de  1428,  qui  montre  très  bien 
l'extrême  ressemblance  des  deux  monuments. 

On  a  vu  que  dans  l'inscription  de  Malik  Ibrahim  quelques  points 
demeurent  encore  obscurs  :  l'identification  d'un  nom  de  lieu  et  la  sûre 
lecture  de  titres  indigènes.  De  plus  le  mot  arabe  al-maWûf,  primitive- 
ment mal  lu,  a  été  rétabli  dans  sa  vraie  forme.  Il  peut  signifier  «  le 
Bienfait  [de  Dieu]  »,  ou,  suivant  une  ingénieuse  suggestion  du  savant 
M.  O.  Houdas,  «  le  dit»,  «  le  nommé  »,  ce  qui  s'accorderait  parfaite- 
ment avec  la  suite  du  texte. 


Le  pèlerinage  à  la  Mecque  a  eu  lieu  comme  tous  les  ans  aux  Indes 
Néerlandaises  :  le  gouvernement  voit  avec  la  plus  grande  tolérance  ce 
traditionnel  exode  vers  l'Arabie;  ce  qui  l'en  inquiète  le  plus,  ce  sont  les 
suites  fort  souvent  fâcheuses  pour  l'état  sanitaire  des  pèlerins  et  de 
rinsulinde  entière. 

Cette  année,  le  pèlerinage  a  été  particulièrement  suivi  ;  les  organes 
coloniaux  estimaient  d'abord  à  plus  de  14.000  le  nombre  des  «  Djâwah  » 
ou  pèlerins  partis  des  Indes  Néerlandaises.  Les  statistiques  de  Constan- 
tinople,  plus  explicites,  admettent  que,  sur  go.oSi  pèlerins  venus  par 
mer,  il  y  eut  —  chiffre  qui  n'avait  jusqu'ici  pas  encore  été  atteint  — 
19.312  Javanais  et  Malais,  contre  seulement  16. 536  Musulmans  de 
l'Inde  britannique. 

Il  est  curieux  de  constater  que  dans  l'Inde  britannique,  où  la  politique 
anglaise  laisse    volontiers    exacerber   le   sentiment  religieux  chez  les 

(i"^  Revue  du  Monde  Musulman,  vol.  XIII,  février  191 1,  n"  2,  pp.  257-260. 


NOTES   ET   DOCUMENTS  .     Jl 

Musulmans  hindous  pour  contrebalancer  la  force  numérique  de  l'élé- 
ment hindouïste,  la  ferveur  ne  se  trahisse  guère  par  ce  pèlerinage  obli- 
gatoire à  tout  vrai  croyant.  Par  contre,  dans  les  Indes  Néerlandaises  où 
le  gouvernement  accorde  volontiers  aux  masses  toute  latitude  en  ma- 
tière religieuse  pourvu  que  l'ordre  et  la  domination  hollandaise  ne 
soient  point  en  péril,  il  y  a  une  très  sensible  augmentation  du  nombre 
des  pèlerins  et  comme  une  recrudescence  de  piété.  Toutefois,  il  est  à 
remarquer  que  là  aussi  c'est  la  foule  qui  part,  non  les  gens  aisés,  cul- 
tivés ou  très  haut  placés.  Certains  pèlerins  s'en  vont  sans  en  avoir 
même  le  droit  d'après  la  stricte  loi  musulmane  corroborée  par  la 
volonté  de  l'administration  :  ils  s'évadent  véritablement,  laissant  der- 
rière eux  une  famille  sans  ressources  et  ne  possédant  pas  eux-mêmes 
l'argent  nécessaire  pour  arriver  au  but  dans  des  conditions  normales. 
Les  gens  aisés  ou  cultivés  vont  peu  à  la  Mecque  ou  bien  en  dehors 
de  toute  cohue  pour  éviter  trop  de  privations  ;  les  princes  s'y  rendent 
en  si  coûteux  équipage,  pour  le  même 
motif,  qu'une  minorité  infime  seule  se  ^' — 

résout  à  faire  une  si  profonde  saignée 

à  sa  bourse;  les  uns  et  les  autres,  quand     ;^^\^  J:^P'Py^22Z22^^p^y 
ils  se   décident  à    ce  pieux  voyage,   se     '^'^^cl-^ , {^ .M^^^fJ*0C, 
bornent  à  visiter  la  Mecque  et  T 'Arafat       '^^-^-^^''^^-^-^-s-  --^^ 
et   rentrent  le  plus  tôt  qu'ils  peuvent  Selàntam. 

chez   eux    :    les    dangers   qu'une   trop 

,        . ,  ,  c  .  Harmonica  à  lames  métalliques, 

mauvaise  hygiène  peut  leur  faire  cou- 
rir et  le  dégoût  que  leur  donne  la  con- 
duite de  certains  de  leurs  coreligionnaires  les   détournent  de   pousser 
plus  loin   et  de  se  mêler  au  flot  des  humbles.  C'est  grand  dommage  à 
un  certain  point  de  vue,  car  ils  pourraient  nous  fournir  de  bien  précieux 
renseignements    sur  ce    pèlerinage  tel   qu'il  s'accomplit  aujourd'hui. 

11  semble  que  les  mêmes  craintes  plus  répandues,  mieux  entrevues 
et  par  un  plus  grand  nombre  de  Musulmans  dans  l'Inde  soient  juste- 
ment la  cause  du  peu  d'empressement  que  ceux-ci  mettent  à  visiter  les 
villes  saintes.  L'ardeur  mystique  du  peuple  chez  les  Javanais  et  les 
Malais  est  certainement  accrue  par  une  ignorance  plus  générale  de  tous 
les  dangers  qui  les  attendent  en  route. 

En  dépit  des  améliorations  accomplies  surtout  dans  l'Arabie  même, 
il  est  certain  que  pour  beaucoup  d'Extrême-Orientaux  prendre  son 
billet  pour  la  Mecque  équivaut  à  prendre  un  billet  pour  l'autre  monde, 
tant  les  privations,  la  fatigue,  les  exactions  auxquelles  ils  sont  soumis, 
l'absence  de  toute  hygiène  et  le  choléra  déciment  ces  malheureux. 

Malgré  les  précautions  du  gouvernement  hollandais,  ils  sont  d'abord 
l'objet  d'une  véritable  exploitation  à  la  fois  de  la  part  des  grandes  com- 


72  REVUE   DU   MONDE  MUSULMAN 

pagnies  maritimes,  qui  les  transportent  sur  mer  pour  un  prix  modéré 
et  des  «  rabatteurs  »  de  pèlerins  qui,  moyennant  un  courtage  donné 
par  tous  les  intéressés  maritimes  ou  terrestres  de  ce  pieux  commerce, 
poussent  vers  l'Arabie  en  aussi  grand  nombre  que  possible  ce  docile 
bétail.  Entassés  sur  un  espace  insuffisant,  peu  et  mal  nourris,  dans  une 
promiscuité,  une  chaleur  et  une  malpropreté  qui  rendent  contagieuse 
la  moindre  maladie,  les  pèlerins  arrivent  très  affaiblis  dans  la  mer 
Rouge,  dont  le  service  sanitaire,  si  international  qu'il  s'intitule,  a  pu 
être  justement  appelé  une  «  cynique  comédie  ».  L'administration  turque 
y  apporte  la  plus  parfaite  insouciance  et  ne  paraît  avoir  aucune  intention 
d'appliquer  les  mesures  hygiéniques  prescrites  ;  l'Europe,  après  en  avoir 
obtenu  la  prescription,  laisse  bénévolement  faire  et  les  cadavres  s'accu- 
mulent dans  le  sillage  des  bateaux. 

L'arrêt  à  Djeddah  pour  les  pèlerins  Javanais  et  Malais,  souvent  plus 
simples  que  les  Chinois  et  les  Hindous,  est  le  signal  d'une  exploitation 
scandaleuse.  On  les  retient  avec  l'arbitraire  le  plus  capricieux  cinq,  dix, 
quelquefois  dix-sept  jours  dans  les  îles  de  quarantaine,  qui  sont  moins 
un  poste  sanitaire  qu'un  repaire  de  brigands,  ils  en  repartent  exténués 
et  presque  tous  endettés  ou  dépouillés  par  suite  de  ces  dépenses  impré- 
vues qui  ont  épuisé  leur  faible  pécule  et  les  ont  livrés  à  l'usure  hon- 
teuse de  prêteurs  à  gages  ou  de  leurs  propres  entrepreneurs  de  pèleri- 
nage. 


La  sécurité  du  Hedjaz  cette  année,  par  une  heureuse  compensation,  a 
été  à  peu  près  suffisante  et  le  brigandage  des  Bédouins  modéré  ;  aussi 
plus  de  la  moitié  des  pèlerins  en  a  profité  pour  aller  jusqu'à  Médine 
vénérer  la  tombe  du  Prophète.  Ce  fatigant  voyage  de  vingt-quatre  jours 
aller  et  retour,  sur  un  chameau  branlant,  avec  traversée  de  quarante- 
huit  heures  en  plein  désert,  a  inévitablement  des  résultats  nets  :  une 
bonne  partie  des  fidèles  y  reste,  jalonnant  la  route  de  ses  cadavres  que 
les  survivants,  trop  à  bout  de  forces  eux-mêmes,  n'ont  plus  le  courage 
d'enterrer.  Quand  le  choléra  et  la  peste  se  glissent  dans  le  cortège,  sur 
les  pas  des  pèlerins  russes  arrivés  par  le  chemin  de  fer  du  Hedjaz,  cela 
tourne  au  véritable  désastre. 

Les  Javanais  et  les  Malais  sont  particulièrement  frappés  parce  que 
moins  résistants  et  venus  de  très  loin,  et  la  proportion  des  morts  n'est 
pas  loin  d'atteindre  un  tiers.  Il  est  certain  que  le  pèlerinage  à  la  Mecque 
pourrait  être  considéré  par  un  gouvernement  sans  humanité  comme 
un  excellent  moyen  de  se  débarrasser  sans  bruit  et  à  jamais  des  éléments 
fanatiques  les  plus  dangereux  de  sa  population. 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


73 


Les  pèlerins  ne  risquent  pas  seulement  leur  vie,  on  estime  qu'ils 
risquent  souvent  aussi  celle  des  autres  et  qu'ils  rapportent  chez  eux  les 
germes  de  contagions  redoutables.  Le  péril  est  d'autant  plus  grand  que 
par  égoïsme  profond  mais  bien  humain,  même  s'ils  se  sentent  très 
malades,  ils  font  d'héroïques  efforts  pour  dissimuler  leur  état  et  revenir 
mourir  chez  eux.  L'affection  aveugle  de  leur  entourage  se  fait  volontiers 
leur  complice,  sans  voir  tous  les  dangers  qui  peuvent  résulter  d'une  telle 
conduite. 


Les  journaux  des  Indes  Néerlandaises  relatent  constamment  des  faits 
de  ce  genre  et,  quelques  soins  qu'ils  mettent  à  en  pallier  les  effets  grâce 
à  la  prévoyance  administrative  pour  ne  pas 
jeter  la  panique  parmi  les  Européens,  il  est 
visible  que  le  plus  étonnant  dans  l'affaire 
n'est  pas  de  constater  quelques  cas  isolés  de 
choléra  du  fait  des  pèlerins,  mais  qu'ils  ne 
sèment  pas  davantage  le  fléau. 

Le  9  janvier  dernier,  dit  De  Locomotief,  le 
train  venant  de  Batavia  fut  mis  en  rumeur 
près  de  Maos,  pour  une  enquête  médicale 
minutieuse  faite  dans  la  partie  du  train  affectée 
aux  indigènes.  Un  télégramme  de  Batavia  avait 
dénoncéun  groupe  de  pèlerins  commesuscep- 
tibles  de  traîner  la  peste  avec  eux.  Effective- 
ment   le    médecin    enquêteur   découvrit  un 

mort  à  côté  de  six  pèlerins  bien  portants  ;  le 
décès  s'était  produit  dans  le  train  :  un  examen 
attentif  du  cadavre  démontra  que  la  peste 
n'y  était  pour  rien  et  les  six  hâdjîs,  après  un  iso- 
lement  préventif,  purent  regagner  leur  foyer. 

Le  Preanger-Bode  conte  à  son  tour  le  même  fait  avec  quelques 
détails  de  plus.  Après  Weltevreden,  le  contrôleur  remarqua  en  passant 
dans  les  w^agons  d'indigènes  une  femme  soigneusement  voilée  et  assise 
dans  un  coin  ;  il  demanda  à  un  homme  placé  à  côté  d'elle  et  qui  sem- 
blait la  veiller  :  «  Est-elle  malade  ?  Qu'a-t-elle  ?»  —  «  Elle  a  mal  au 
ventre,  Monsieur.  *  Le  contrôleur  s'offrit  à  envoyer  chercher  des  médi- 
caments pour  la  soulager  :  «  Oh  !  ce  n'est  pas  la  peine.  Monsieur,  elle 
n'a  besoin  de  rien.  *  A  Krawang  le  contrôleur  intrigué  et  quelque  peu 
inquiet  du  mutisme  de  la  malade,  revint  à  la  charge  et  voulut  l'appro- 
cher :  il  se  trouva  en  présence  d'un  cadave  déjà  froid,  qui  commen- 


Génder. 

Harmonica  à  lames  de  mé- 
tal épaisses  et  posées  sur 
des  cordes.  On  en  joue  en 
frappant  sur  les  lames 
avec  deux  baguettes. 


74  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

çait  à  répandre  une  odeur  de  décomposition.  Dans  le  même  wagon  se 
trouvait  une  autre  malade  ayant  à  ses  côtés  un  enfant  de  quelques 
jours  et  d'autres  revenant  de  la  Mecque,  du  même  bateau. 

Aussitôt  leur  wagon  fut  détaché  du  train  et  le  groupe  suspect  soi- 
gneusement isolé  dans  un  fourgon  à  marchandises  aussi  bien  clos  que 
possible,  la  malade,  étant  posée  sur  un  lit  de  camp  avec  tout  le  con- 
fortable qu'on  put  lui  procurer.  A  Tasikmalaya  un  médecin  examina 
avec  attention  la  malade,  qui  avait  non  la  peste,  mais  un  violent  accès 
de  fièvre;  les  pèlerins  étaient  aussi  indemnes,  et  là  encore  on  en  fut 
quitte  pour  la  peur. 

En  revanche,  en  décembre  dernier,  sur  le  Bancioeng  qui  ramenait  des 
pèlerins  dé  Djeddah  à  Emmahaven  (Sumatra),  dans  le  court  voyage  de 
quatorze  jours,  il  se  produisit  plus  de  60  décès  parmi  ces  pauvres  gens 
exténués;  au  large  de  Poulo  Pinang,  il  fallut  encore  jeter  cinq  cadavres 
à  la  mer;  cinq  moururent  à  l'arrivée  à  Emmahaven,  un  le  lendemain. 

Beaucoup  déclarèrent  que  le  choléra  les  enleva  tous:  mais,  pour 
calmer  l'effroi,  les  autorités  affirmèrent  qu'ils  moururent  surtout  de 
dysenterie. 


Le  gouvernement  néerlandais,  qui  ne  peut  guère  parvenir  à  faire  voir 
à  la  masse  tous  les  dangers  sanitaires  que  comportent  pour  elle,  dans 
les  circonstances  actuelles,  le  pèlerinage  et  le  retour  de  la  Mecque,  a 
essayé  du  moins  d'en  diminuer  les  dangers  économiques.  Quand  les 
pèlerins  ont  été  l'objet  d'exactions  trop  scandaleuses,  il  est  à  peu  près 
désarmé,  mais  il  a  un  vague  recours  contre  la  Portes'ils  ontété  dépouillés 
par  les  Bédouins.  Malheureusement  ce  recours  est  assez  illusoire  et  ne 
dépasse  guère  les  notes  protocolaires  ;  sous  ce  rapport  la  jeune  Tur- 
quie fait  aussi  sourde  oreille  que  la  vieille  Turquie.  Il  est  vrai  qu'on  ne 
saurait  lui  demander  de  tout  changer  en  quelques  mois. 

Donc,  en  pareil  cas  le  consul  hollandais  à  Djeddah  fait  un  rapport  à 
l'ambassadeur  de  Hollande  à  Constantinople;  celui-ci  le  transmet  à  la 
Porte;  le  grand  vizir  déplore,  comment  il  sied,  le  mal  fait  par  les 
Bédouins,  promet  châtiment  et  réparation  après  enquête.  Au  bout  de 
quelque  temps,  l'ambassadeur  revient  à  la  charge  et  reçoit  une  note 
l'avisant  qu'une  enquête  se  poursuit  au  Hedjaz.  Après  un  nouveau 
mois  d'attente,  nouvelles  instances  pour  apprendre  que  le  gouverneur 
général  de  Hedjaz  n'a  pas  encore  répondu.  Nouveau  mois  de  silence,, 
puis  rappel  de  l'affaire  par  l'ambassadeur  :  cette  fois  l'enquête  est  en 
bon  train,  mais  non  encore  terminée.  Puis  des  semaines  et  des  semaines 
l'affaire  traîne  et  souvent  les  plaignants  se  lassent,  oublient,  aban- 
donnent la  plainte,  dont  la  Turquie  a  ainsi  tout  le  bénéfice. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  /S 

Quand  ils  s'obstinent,  même  l'enquête  terminée  au  mieux  pour  eux, 
il  leur  faut  encore  patienter  un  bon  temps  entre  la  fixation  d'une  in- 
demnité et  son  paiement.  Au  début  de  191 1,  certains  pèlerins  atten- 
daient encore,  aux  Indes  Néerlandaises,  le  payement  de  l'indemnité 
acquise,  en  réparation  des  vols  des  Bédouins  pendant  le  pèlerinage  de 
1908-1909. 

Même  duplicité  pour  déterminer  le  montant  de  l'indemnité  :  les  plus 
heureux    obtiennent  à  peine  la  dixième  partie  de  ce  qu'on  leur  a  pris. 
Pour  se  mettre  à  l'abri  des  réclamations  subséquentes, 
on  fait  signer  aux  intéressés   une  quittance  en   arabe,  y-- 

langue  que  les  Javanais  et  les  Malais  ignorent  presque     ^i  ^. , 

tous,  pour  solde  de  tout  compte  et  le  tour  est  joué. 
S'il  en  est  qui  comprennent  et  veulent  regimber,  on 
les  calme  vite,  en  leur  disant  :  «  Signez  ou  vous  n'au- 
rez rien  du  tout  »  et  naturellement  les  malheureux 
aiment  mieux  peu  que  rien.  Sujets  français,   anglais,         j. .  , 

néerlandais  ou  russes  sont  traités   avec  la  même  désin-        ^     ^  , 

Cymbales, 
voilure  et  les  gouvernements,  ayant  des  questions  plus 

grosses  à  discuter  avec  la  Porte,  passent  outre. 

Que  pourrait-on  au  surplus  faire  de  mieux  ?  Il  est  bien  sûr  que  la 
Porte  regrette  vivement  ces  fâcheux  incidents  qui  peuvent  dégoûter 
certains  pèlerins  prudents  de  se  rendre  à  la  Mecque;  elle  a  tout  intérêt 
à  ce  que  le  pèlerinage  se  déroule  en  bon  ordre,  mais  elle  est  encore  im- 
puissante à  en  faire  la  police  et  aussi  impuissante  à  pressurer  une  partie 
de  ses  sujets  pour  rembourser  ce  qui  a  été  dérobé  par  l'autre. 


Les  gouvernements  européens  ne  cessent  d'avertir  leurs  musulmans 
de  tous  les  soucis  où  ils  vont  se  jeter  en  allant  à  la  Mecque;  leur  sin- 
cère neutralité  les  arrête  là  :  s'ils  prenaient  des  mesures  prohibitives, 
les  indigènes  ne  manqueraient  pas  d'y  voir  une  sorte  de  persécution 
religieuse.  Mieux  vaut  donc  les  laisser  se  faire  voler  à  loisir  dans  l'es- 
poir que  la  leçon  servira  à  d'autres  dans  leur  entourage.  Les  pèlerins 
des  Indes  Néerlandaises  sont  comptés,  paraît-il,  parmi  les  Musulmans 
dont  la  ferveur,  l'ignorance  et  la  médiocre  défensive  «  rendent»  le  plus. 
Plusieurs  d'entre  eux  étant  aisés  payent  volontiers  tout  ce  qu'on  leur 
demande.  Aussi  est-il  proverbial  à  la  Mecque  de  considérer  un  pèleri- 
nage sans  indigènes  de  l'Insulinde  comme  un  pèlerinage  manqué.  Un 
des  derniers  gouverneurs  de  Djeddah  disait  couramment  :  «  Plutôt 
quatre  cents  pèlerins  Djâwah  et  pas  d'autres  que  5o.ooo  autres  et  pas 
de  Djâwah.  » 


7^  REVUE   DU    MONDE    MUSULMAN 

IJ  peut  dormir  tranquille  :  il  est  venu  en  igio  force  Djâwah  et  qui  ont 
dû  laisser  beaucoup  d'argent  en  Arabie.  Pour  qu'ils  n'y  laissent  pas 
tout  ce  qu'ils  ont  et  ne  soient  pas  obsédés  non  plus  par  la  méfiance 
des  menées  anti-islamiques  quand  le  gouvernement  néerlandais  essaie 
de  les  protéger,  il  serait  très  souhaitable  qu'ils  puissent  s'enrôler  en  une 
forte  organisation  qui  débattrait  les  prix,  guiderait  et  défendrait  elle- 
même  le  groupe  pendant  le  pèlerinage.  Avec  un  peu  d'initiative,  ils 
arriveraient  facilement  à  être  placés  dans  de  meilleures  conditions  hygié- 
niques et  moins  exploités.  Ils  y  arriveront  sans  doute  dans  une  vingtaine 
d'années  grâce  au  progrès  de  l'instruction  dans  la  masse;  alors  sans 
doute  aussi  les  Bédouins  oseront  moins  détrousser  les  pèlerins  et  l'en- 
fer de  Djeddah,  aura  été  quelque  peu  assaini  :  reste  à  savoir  si  la  fer- 
veur sera  aussi  grande. 


Parmi  ceux  qui  attirent  et  exploitent  le  plus  adroitement  les  Java- 
nais et  les  Malais  à  la  Mecque,  il  faut  mentionner  au  premier  rang 
certains  de  leurs  compatriotes  établis  à  demeure  dans  la  ville  sainte  et 
qui  y  constituent  la  colonie  des  Djâwah.  Il  a  déjà  été  parlé  ici  de  ces 
Djâwah,  auxquels  M.  Snouck  Hurgronje  a  consacré  un  chapitre  et  non 
le  moins  intéressant  de  son  beau  livre  sur  les  lieux  saints  des  Musul- 
mans (i). 

Les  Djâwah  font  partie  de  la  Mecque  tantôt  comme  bourgeois 
dévots,  tantôt  comme  étudiants  en  théologie,  tantôt  encore  comme 
vendeurs  d'eau  du  puits  de  Zemzem,  de  henné,  de  bois  d'arak,  espèce 
d'arbre  épineux  qui  sert  à  faire  des  cure-dents,  et  plus  encore  comme 
prêteurs  à  gage  au  modeste  taux  de  lo  à  12  p.  100,  Les  Arabes  englo- 
bent sous  le  nom  de  Djâwah  tous  les  peuples  de  race  malaise  en  par- 
tant de  Siam  et  Malaka  jusqu'à  la  Nouvelle-Guinée,  qu'ils  soient  ou 
non-Musulmans;  les  non-Musulmans  étant  toutefois  considérés  comme 
de  race  inférieure,  des  esclaves. 

A  ces  Djâwah  de  l'Extrême-Orient  s'ajoutent  encore  des  Musulmans 
du  Cap  de  Bonne-Espérance,  descendants  de  Malais  établis  dans  ce 
pays  et  légèrement  métissés  de  Hollandais.  Plusieurs  portent  des  noms 
purement  hollandais.  Ces  Djâwah  africains  ont  d'ailleurs  leur  shaikh 
spécial  à  la  Mecque  qui  sert  de  guide  aux  pèlerins;  ils  ont  peu  de  rap- 
ports avec  les  Djâwah  d'Asie,  parlent  le  hollandais  du  Cap  —  le  dia- 
lecte des  Boers  —  mêlé  de  mots  malais.  Dans  un  but  de  prosélytisme 


(i)  Mekka,   von  Doctor    G.  Snouck   Hurgronje,  t.    H.  Aus  dem    heutige 
Leben,  chap.  IV:  Die  Djâwah,  pp.  agS-SgS. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  77 

panislamique,  un  petit  traité  sur  la  loi  musulmane  a  été  imprimé  pour 
eux  à  Constantinople  en  caractères  arabes. 

Après  avoir  essayé  de  démêler  les  principales  raisons  qui  poussent 
les  Malais  et  Javanais  vers  la  Mecque  et  dont  le  plus  général  est  un 
pieux  et  très  ignorant  traditionnalisme  dosé  d'agréables  et  vagues 
légendes,  M.  Snouck  Hurgronje  explique  dans  quelles  conditions  s'ac- 
complissait autrefois  le  pèlerinage  et  comment  on  le  fait  aujourd'hui. 
Le  recrutement  des  pèlerins  aux  Indes  Néerlandaises  a  lieu  au  moyen 
d'agents  des  shaikhs,  qui  viennent  sur  place  exciter  la  ferveur,  pratiquer 
l'embauchage,  pourrait-on  dire,  et  touchent  un  bon  courtage  par  tête 
de  pèlerin. 

Il  est  aussi  encouragé  par  les  visites  de  certains  Shérifs  et  Seyyids  de 
la  Mecque,  apparaissant  aux  Indes  Néerlandaises  et  dans  la  Malaisie 
comme  les  hauts  représentants  de  la 
science  musulmane,  ce  qui  leur  vaut 
grand  respect  de  tous,  large  accueil 
chez  les  princes  et  régents,  force  pré- 
sents du  menu  peuple.  Quoiqu'ils  co- 
lorent leur  présence  d'un  bref  et  très 
docte  enseignement,  le  gouvernement 
hollandais  les  voit  sans   aucun  plaisir  Ketùk.  Ketipung. 

circuler  à  travers  l'Archipel.  Ils  exploi-  Cloche.  Tambourin, 

tent  de  façon  radicale  les  indigènes  et, 

par  leur  fanatisme,  leurs  déclarations  panislamiques,  peuvent  causer 
de  graves  embarras  politiques. 

Les  Mecquois  considèrent  d'ailleurs  les  Djâvvah  comme  gent  exploi- 
table par  définition,  ne  fût-ce  qu'à  cause  de  leur  piété  naïve  qui,  à  ren- 
contre de  tant  d'autres  pèlerins,  les  fait  venir  dans  la  ville  sans  traîner 
derrière  eux  des  marchandises,  sans  idée  de  faire  concurrence  à  per- 
sonne, leur  argent  en  bourse  dans  le  seul  but  de  parcourir  les  lieux 
saints. 

Quand  ils  s'établissent  de  façon  durable  à  la  Mecque,  la  plupart,  au 
lieu  de  chercher  à  gagner  leur  vie  en  trafiquant,  y  vivent  d'une  pen- 
sion que  leur  concède  leur  famille  ou  que  leur  sert  même  le  gouverne- 
ment hollandais.  Car  certains  de  ces  Djâwah  sont  des  employés 
retraités  qui,  vieillis,  veulent  finir  leurs  jours  au  berceau  de  l'Islam. 
Les  jeunes  souvent  restent  pour  étudier  la  théologie  musulmane. 
Presque  tous  se  distinguent  par  la  sincérité,  la  ferveur  avec  lesquelles 
ils  accomplissent  tous  les  rites  du  pèlerinage.  Ils  sont  connus  à  la 
Mecque  pour  leur  honnêteté  proverbiale  autant  que  leur  indifférence 
aux  affaires  commerciales.  Aussi  les  plus  pauvres,  ceux  de  basse  classe 
sont-ils   très   recherchés   comme    domestiques,    particulièrement  les 


I 


78  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

Javanais,  à  cause  de  leur  caractère  doux  et  facile.  Quelques-uns  se 
mettent  au  service  d'un  groupe  de  pèlerins  à  la  fois  comme  guides, 
pourvoyeurs  et  domestiques. 

Plus  d'un  jeune  et  pourvu  de  quelques  centaines  de  florins  s'avise 
d'épouser  une  belle  Abyssine  ou  Egyptienne 
et  s'établit  bourgeoisement  à  la  Mecque  : 
quand  les  florins  sont  à  bout,  il  lui  arrive 
souvent  de  tomber  entre  les  griffes  d'usu- 
riers toujours  sûrs  que  la  famille  s'exécu- 
tera et  paiera  d'aussi  édifiantes  dettes.  D'au- 
Kéndang.  très  s'avisent    tout   bonnement   d'imiter    les 

Tambour    sur    lequel    on      Mecquois  et  d'exploiter  à  leur  tour  les  pèle- 
frappe  avec  les  mains.  ^ins    et    naturellement    ils    tondent    surtout 

leurs  compatriotes. 
Ceux-ci,  dès  leur  arrivée,  sont  entourés  d'Arabes  connaissant  toujours 
quelques  mots  de  malais,  empressés  à  leur  off'rir  à  des  prix  exorbitants 
leurs  marchandises  ou  à  leur  rendre  les  services  les  plus  inutiles,  pour 
leur  soutirer  quelque  argent.  Si  quelque  Djâwah  essaye  de  faire  excep- 
tion à  la  douceur  et  à  la  naïveté  traditionnelles  et  veut  défendre  sa 
bourse  contre  toutes  ces  sangsues,  les  plus  grossières  injures  fondent 
sur  ce  niais  qui  semble  vouloir  ouvrir  les  yeux.  Le  Djâwah  est  vérita- 
blement la  «  vache  à  lait  »  du  pèlerinage. 

Il  le  prend  si  au  sérieux  que  très  souvent  il  profite  de  sa  visite  à  la 
Mecque  pour  se  faire  circoncire  une  deuxième  fois,  la  circoncision 
dans  l'Archipel,  souvent  commune  aux  païens  et  aux  Musulmans 
n'ayant  sans  doute  pas  eu  là,  lui  semble-t-il,  un  caractère  assez  isla- 
mique. Cela  vaut  toujours  quelque  argent  au  barbier  qui  pratique  l'in- 
cision. 

A  la  Mecque  le  malais  est  assez  répandu;  tous  les  Arabes  qui  y  rési- 
dent en  connaissent  quelques  mots  et  c'est  toujours  le  malais  qu'em- 
ploient tous  ceux  qui  s'occupent  des  Djâwah,  qu'ils  parlent  à  des  Java- 
nais, des  Sumatranais,  des  Lampongs,  des  Bornéotes,  des  Bouguis  ou 
des  Makassars.  Très  souvent  les  pèlerins  javanais  le  parlent  même 
entre  eux  tout  le  temps  du  pèlerinage  :  c'est  la  langue  commune  à  la 
Mecque  pour  toute  l'Insulinde.  Dans  la  rue  les  marchands  arabes  crient 
leurs  denrées  :  pain,  eau,  sucre,  etc.,  à  la  fois  en  arabe  et  en  malais. 
L'attitude  douce  et  humble  des  Djâwah  à  la  Mecque  leur  vaut  bien 
entendu  assez  peu  de  considération  dans  la  tourbe  internationale  qui 
emplit  la  ville;  ils  s'y  prêtent  aussi  très  volontiers  :  comme  pour  eux 
tout  Arabe  est  noble  et  vaguement  apparenté  au  Prophète,  on  voit 
avec  stupéfaction  des  régents,  des  fils  de  prince  baiser  la  main  même 
des  serviteurs  d'un  Arabe  de  bonne  maison. 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


79 


Les  Mecquois  ne  considèrent  pas  seulement  les  Djâwah  comme  très 
inférieurs  à  eux,  mais  encore  comme  entachés  d'une  impureté  particu- 
lière qui  ne  peut  se  dissiper  qu'en  y  mettant  bon  prix  :  l'eau  du  puits 
de  Zemzem  ne  peut  avoir  son  effet  purifiant  sur  eux  que  si,  avant 
même  d'avoir  payé  pour  l'obtenir,  ils  payent  pour  être  débarrassés  de 
la  souillure  de  leur  race. 

On  les  purifie  encore  en  leur  faisant  subir  un  changement  de  nom  : 
on  remplace  celui  qu'ils  ont  reçu  dans  leur  patrie  par  un  nom  de  saint 
ou  de  savant  musulman.  Le  Malais  Muhammad,  Ahmed,  Ali,  devient 
ainsi  le  hâdjî  Shâfi'î,  Ràfi'i,  Ghazâlî,  etc.,  et  à  ce  titre  bien  plus  pur. 
C'est  le  mufti  des  Shâfi'ites  qui  préside  à  l'imposition  de  ce  nouveau 
nom. 

Certains  Djâwah  intelligents,  quand  ils  restent  un  certain  temps  à  la 
Mecque,  apprennent  à  fond  sous  la  direction  d'un  shaikhtous  les  rites 
du  pèlerinage  ;  ceux  qui  ne  peuvent  autant  séjourner  en  profitent  pour 
améliorer  leur  diction  du  Coran  et,  malgré 
la  répugnance  de  leur  gosier  formé  à  une 
douce  langue  pour  les  sons  gutturaux  de 
l'arabe,  arriver  à  bien  réciter  au  moins  la 
fâtihah.  Ceux  qui  restent  longtemps  se 
jettent  dans  l'étude  du  mysticisme  musul- 
man, et  par  un  enseignement  étroit  et 
fanatique  prennent  une  dangereuse  con- 
ception des  destinées  de  leur  pays.  Mariés 
souvent  avec  des  Mecquoises,  ancrés  dans 
les  ambitions  panislamiques  avec  toute  la 
ferveur  d'adoptés,  ils  peuvent,  par  l'in- 
fluence qu'ils  exercent  sur  leurs  compa- 
triotes venus  à  la  Mecque  ou  les  prédications  qu'ils  reviennent  faire  dans 
rinsulinde,  surexciter  et  parfois  soulever  les  masses. 

En  résumé,  on  voit  très  bien  tout  ce  que  la  Mecque  tire  des  candides 
Djâwah,  moins  le  bien  que  la  Mecque  peut  leur  faire,  ainsi  qu'à  la 
domination  hollandaise. 


Gong. 
Diamètre  :  i  mètre. 


En  attendant  le  jour  assez  lointain  où  l'instruction  ayant  partout  pé- 
nétré fera  son  œuvre,  le  peuple  des  Indes  Néerlandaises  se  laisse 
volontiers  émouvoir  par  les  appels  à  la  Guerre  sainte,  dont  certains 
fanatiques  entremêlent  leurs  extases  ou  leurs  prédications.  Le  23  jan- 
vier dernier,  la  police  a  dû  arrêter  à   Djokjakarta  (Java)  un  certain 


80  REVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

kiyahi  Dhoelngalim  (i),  dont  les  discours  assez  décousus  mais  très  vio- 
lents surexcitaient  beaucoup  la  populace.  Il  a  été  conduit  par  quatre 
agents  de  police  dans  un  andong  (fiacre)  à  l'assistance-résidence  pour 
que  son  affaire  fût  instruite.  Arrivé,  il  refusa  de  descendre,  affirmant 
qu'un  saint  de  son  espèce  ne  pouvait  parler  que  devant  un  prince  ou 
un  grand-vizir,  non  devant  un  simple  assistant-résident.  A  toutes  les 
instances  pour  le  décider,  il  répondit  :  «  Je  refuse  absolument;  tuez- 
moi  plutôt.  »  Comme  on  n'avait  nulle  envie  de  lui  conférer  la  palme 
du  martyre,  on  s'apprêta  à  le  transporter  prosaïquement  à  plusieurs 
hommes  dans  le  bâtiment  officiel,  ce  que  voyant,  il  se  décida  aussitôt 
à  descendre  lui-même. 

Après  enquête,  il  apparut  qu'on  avait  affaire  à  un  cerveau  quelque 
peu  fêlé,  à  un  maladif  vaniteux  désireux  de  jouer  un  grand  rôle  :  les 
quelques  mois  de  prison  qu'il  subira  lui  permettront  sans  doute  de 
faire  de  saines  réflexions  sans  lui  accorder  l'auréole  des  persécutés 
qu'il  souhaitait.  Ce  qui  est  plus  inquiétant  que  l'individu,  d'assez 
médiocre  envergure,  c'est  l'accueil  trop  favorable  reçu  par  ses  excita- 
tions, le  remous  de  la  foule  vers  lui.  Il  avait  déjà  réuni  près  de  trois 
cents  adeptes  et  commencé  d'établir  une  communauté  de  propagande. 


De  tels  mouvements,  si  superficiels  soient-ils,  éclairent  d'un  jour 
nouveau  la  controverse  relatée  dans  la  Maleische  Pers  au  sujet  de  la 
neutralité  de  l'école  indigène.  Le  journal  de  la  Boedi  Oetomo  avait 
qualifié  de  paradoxale  l'assertion  pourtant  assez  compréhensible  de  son 
correspondants.  W.  D.  que  l'indigène,  bien  que  tiède  Musulman,  pré- 
férerait un  enseignement  tout  laïque  à  l'enseignement  chrétien  même 
très  modéré.  S.  W.  D.  répond  là-dessus  qu'il  ne  saurait  changer  d'opi- 
nion. Le  Javanais  est  le  Musulman  le  plus  tolérant  du  monde,  il  est 
souvent  peu  orthodoxe,  mais  il  tient  fort  à  l'Islam  :  si  peu  de  ferveur 
qu'il  montre,  il  repoussera  toujours  avec  horreur  la  chair  de  porc  et 
non  parce  qu'elle  pourrait  lui  transmettre  le  taenia;  celui  qui,  frotté  aux 
théories  européennes,  met  en  avant  un  tel  prétexte  masque  simplement 
d'une  fiction  savante  son  horreur  traditionnelle  du  porc. 

De  même  il  soumettra  toujours  ses  fils  à  la  circoncision,  et  la  pratique 
hygiénique  qu'invoquent  pour  le  faire  Juifs  ou  Musulmans   honteux 

(i)  «  Kiyahi  »  est  un  titre  qui  équivaut  souvent  à  «  shaikh  »  et  qu'on  donne 
à  Java  aux  gens  âgés  ou  respectables. 

Le  nom  propre  javanais  Dhoelngalim  semble  représenter  les  mots  arabes 
d^ûH-'âlim  ou  plutôt  d!{û  H-'ilm  «  doué  de  science  ». 


NOTES    ET   DOCUMENTS 


Si 


de  le  paraître  et  acharnés  à  l'être,  ne  lui  vient  même  pas  encore  à  l'es- 
prit. De  même  le  Javanais  ne  se  soustrait  pas  aux  usages  funéraires 
islamiques. 

Enfin  la  nikâh  (cérémonies  qui  accompagnent  le  contrat  de  mariage) 
€st  observée  sans  que  personne  se  demande  si   Mahomet  l'a   prescrite, 
sans  que   personne    néanmoins      s'en    dispense. 
C'est,  pour  le  Javanais  le  plus  détaché,  un  acte 
de  bienséance;  seulement    il  ne  saurait  pas  en- 
core s'en  passer  :   donc  malgré  lui  il  reste  invin- 
ciblement   attaché    à  l'Islam.    Par   cela  seul,   il 
s'éloigne  aussi  invinciblement  de  l'enseignement 
chrétien.    L'école  hotlando-javanaise    de    Poer- 
balingga  (résidence  de   Banjoemas,  Java)  et  l'In- 
stitut Temanggoeng,   malgré    leur  couleur  reli- 
gieuse, sont,  il  est  vrai,  très  fréquentés;  cela  tient 
à  ce  que  l'on  y  donne  un  enseignement  européen 
et  qu'il  y  n'a  pas  d'autres  écoles  de  ce  genre  dans 
la  région. 

La  Maleische  Pers  tombe  ici  d'accord  avec  S.  W.  D.  Les  indigènes 
des  Indes  Néerlandaises,  après  plusieurs  siècles  d'islamisme,  sont 
aujourd'hui,  grâce  à  l'éducation,  aux  coutumes  spéciales  qu'ils  doivent 
à  leur  croyance,  de  mentalité  purement  musulmane;  à  ce  titre,  toute 
autre  doctrine  éveille  leur  méfiance  ou  leur  aversion.  Il  serait  illogique, 
absurde  et  dangereux  de  vouloir  en  un  instant  les  transformer  en 
chrétiens.  C'est  aussi  impossible  que  si  trente  millions  de  chrétiens 
européens  devaient  être  transformés  en  bouddhistes  ou  en  mahomé- 
lans  par  quelques  milliers  d'Asiatiques. 


Kénong. 
Cloche. 


Antoine  Cabaton. 


82  REVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 


Abdurrauf,  de  Singkel. 

Contribution  à  la  connaissance  du  mysticisme  à  Sumatra  et  à  Java. 
Thèse  pour  l'obtention  du  grade  de  docteur  es  langues  et  littéra- 
tures de  r Archipel  indien  oriental,  soutenue  devant  l'Université  de 
Leyde,  par  Douwe  vl<^o// Rinkes  (i). 

On  prétend  que  le  maître,  à  quelque  ordre  qu'il'appartienne,  tire  sa 
valeur  à  la  fois  des  idées  qu'il  professe  et  des  disciples  qu'il  forme,  les 
seconds  attestant  la  fécondité  des  premières.  A  ce  compte  peu  d'ensei- 
gnements ont  la  vitalité  de  celui  de  M.  Snouck  Hurgronje,  car  ses 
livres  appréciés  de  tous  les  arabisants  ont  le  plus  heureux  prolonge- 
ment dans  les  œuvres  de  plusieurs  de  ses  disciples. 

Il  a  déjà  été  parlé  ici  de  l'excellente  contribution  à  l'histoire  d'Acheh 
due  à  l'un  de  ses  élèves,  Raden  Hoesein  Djajadiningrat  (2)  ;  un  autre, 
M.  D.  A.  RiNKES,  en  a  apporté  une  aussi  serrée  et  documentée  en  une 
matière  encore  plus  subtile,  le  mysticisme  musulman  à  Sumatra  et  à 
Java,  dans  sa  thèse  sur  Abdurrauf  (3),  de  Singkel  (Acheh). 

Comme  toute  composition  de  ce  genre  en  Hollande,  elle  débute  par 
un  «  curriculum  vitas  »  qui  a  l'avantage  de  nous  faire  connaître  la 
personnalité  de  l'auteur  avant  de  nous  livrer  son  œuvre. 

Frison  d'origine,  après  des  études  au  gymnase  de  Nimègue,. 
M.  Rinkes  passa,  en  igoS,  le  grand  examen  des  fonctionnaires  qui  seul 
là-bas  ouvre  la  porte  des  emplois  coloniaux,  partit  pour  les  Indes  et 
fut  mis  à  la  disposition  du  Secrétariat  général.  Il  profita  de  son  séjour 
à  Batavia  pour  étudier  à  la  section  B  du  Gymnase  Guillaume  III,  section 
qui  s'occupe  spécialement  -de  linguistique,  de  géographie  et  d'ethno- 
graphie des  Indes  Néerlandaises,  s'y  appliqua  au  malais  sous  M.  Ph.  S, 
van  Ronkel,  au  javanais  sous  M.  G.  A.    J.  Hazeu,  à  l'histoire,  la  géo- 

(i)  Abdoerraoef  van  Singkel,  Bijdrage  tôt  de  hennis  van  de  mystiek  op 
Sumatra  en  Java.  Academisch  proefschrift  ter  verkrijging  van  den  graad  van 
Doctor  in  de  taal-  en  letterkunde  v/d  O.-I.  Archipel  aan  de  Rijks-Universi- 
teit  te  Leiden...  Door  Douwe  Adolf  Rinkes,  Heerenveen,  1909,  in-S», 
X-144  p. 

(2)  Antoine  Cabaton,  Une  histoire  critique  du  Sultanat  d'Acheh  écrite 
par  un  Javanais,  dans  Revue  du  Monde  musulman,  vol.  XIH,  janvier  191 1,. 
n"  I,  pp.  65-78. 

(3)  Pour  ce  nom,  «wJj^'-^-^,  j'adopte  dans  cet  article  l'orthographe 
simplifiée  de  M.  Rinkes. 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


83 


graphie  et  l'ethnographie  d'abord  avec  M.  Nederburgh,  ensuite  avec 
M.  Pleyte  ;  il  étudia  aussi  les  institutions  d'État,  lois  religieuses,  moeurs 
€l  coutumes  des  Indes  Néerlandaises  avec  M.  Fromberg. 

En  leur  compagnie  à  tous  il  s'éprit  d'un  si  ardent  désir  de  pénétrer 
de  façon  tout  à  fait  scientifique  les  peuples  parmi  lesquels  il  vivait,  d'un 
si  grand  goût  pour  les  lettres 
orientales  que  pour  s'y  appliquer 
plus  complètement,  le  2  juin 
1905,  il  prenait  un  congé  et  allait 
s'inscrire  comme  étudiante  l'U- 
niversité de  Leyde. 

Là,  il  suivit  les  cours  de  M. 
Speyer,  successeur  du  docteur 
Kern  (sanscrit  et  grammaire  com- 
parée), ceux  de  M.  Ch.  A.  van 
Ophuijsen  (malais  et  comparai- 
son du  malais  aux  langues  indo- 
nésiennes), ceux  de  M.  Nieu- 
wenhuis  (ethnographie),  ceux  de 
M.  Vreede  (javanais),  deM.  Jon- 

ker  dont  la  connaissance  du  javanais  et  de  plusieurs  langues  de 
l'Archipel  indien  rendent  l'enseignement  si  utile,  et  tout  particuliè- 
rement les  cours  de  M.  C.  Snouck  Hurgronje  qui,  après  avoir  eu  la 
plus  grande  influence  sur  ses  études,  fut  encore  son  président  de 
thèse  (i)  et  auquel  il  devait  conserver  la  plus  reconnaissante  admira- 
tion. Celui-là  fut  vraiment  son  maître  par  excellence,  celui  dont  il  se 
déclare  avant  tout  le  fervent  et  déférent  disciple. 

Depuis  la  soutenance  de  sa  thèse,  M.  Rinkes  a  repris  sa  situation  de 
fonctionnaire  aux  Indes,  où,  fortement  préparé,  il  travaille  aujourd'hui 
sur  place  avec  plus  de  sécurité  à  des  études  sur  les  saints  de  Java,  dont 
il  vient  de  nous  donner  deux  monographies  (2). 


Sùling. 
Flûte. 


Rebâb, 
Violon  musulman. 


Il  paraîtra  peu  étonnant  que  M.  Rinkes,  déjà  attiré  vers  ce  domaine 
particulier  par  ses  propres  goûts,  à  l'école  d'un  arabisant  de  la  valeur 

(  I  )  Littéralement,  son  «  prcmoior  »,  professeur  d'Université  qui  confère  le 
grade  de  docteur. 

(2)  De  heiligen  van  Java.  —  I.  De  maqatn  van  Sjech  'Abdoelmoehji.  — 
11.  Seh  Siti  djenar  voor  de  inquisitie.  Dans  Tijdschr.  v.  Ind.  T.  L.  en  Vk., 
deel  LU,  afl.  1-2;  deel  LUI,  afl.  3-6. 

Il  en  sera  parlé  plus  tard. 


84  BEVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

de  M.  Snouck  Hurgronje  ait  voulu  élucider  un  point  de  l'histoire  reli- 
gieuse et  philosophique  de  Sumatra  et  de  Java.  Le  concept  religieux, 
spécialement  en  Orient,  ne  reste-t-il  pas  l'expression  la  plus  hautement 
intellectuelle  et  morale  de  la  vie  des  peuples  ?  L'ignorer,  c'est  ignorer 
leur  mentalité  la  plus  intime  et  la  plus  sensible.  Enfin,  si  le  mysticisme 
est  un  terrain  propre  aux  interprétations  les  plus  subtiles,  c'est  aussi 
celui  où  apparaît  bien  l'originalité  des  individus  et  des  races,  l'effort  de 
la  personnalité  humaine  pour  accomplir,  élargir  le  cercle  inflexible  des 
dogmes. 

Le  mysticisme  convenait  singulièrement  aux  peuples  de  race  malaise 
doux  et  un  peu  flottants,  plus  faciles  à  asservir  que  disciplinés;  encore 
aujourd'hui,  Félite  javanaise  et  malaise,  sans  déserter  en  rien  l'Islam, 
oblique  doucement  vers  la  théosophie  ;  Abdurrauf  de  Singkel,  un  des 
rares  philosophes  connus  qu'ait  produits  l'insulinde  en  initiant  Sumatra 
et  Java  au  mysticisme  qui  s'était  déjà  infusé  dans  l'Islam,  eut  une 
grande  influence  sur  la  vie  morale  de  ses  compatriotes  ;  elle  leur  rendit 
à  la  fois  moins  lourdes  et  plus  chères  leurs  croyances  religieuses. 

Le  tout  du  reste  avec  cet  effacement  humble  de  soi-même  qui  est 
assez  propre  à  l'Oriental  dont  l'œuvre  est  seule  comptée  pour  la  posté- 
rité et  dont  la  personnalité  ne  renaît  que  tard  de  cette  œuvre  même  et 
sous  un  aspect  presque  toujours  légendaire.  C'est  pourquoi  dans  cette 
thèse  sur  Abdurrauf  de  Singkel,  la  personne  dont  il  sera  le  moins  ques- 
tion sera  peut-être  Abdurrauf  lui-même.  En  admettant  que  les  vues 
scientifiques  de  M.  Rinkes  se  fussent  prêtées  à  la  reconstituer,  les  maté- 
riaux lui  auraient  fait  à  peu  près  défaut  :  l'individu  s'étant  pour  ainsi 
dire  évanoui  derrière  ses  écrits  et  l'influence  indéniable  qu'ils  exercè- 
rent dans  l'Archipel  indien. 

Aussi  a-t-il  tenu  surtout  à  écrire  quelques  pages  solides  sur  toute 
l'histoire  du  mysticisme  musulman  dans  l'insulinde  sous  l'impulsion 
d'Abdurrauf  de  Singkel.  Son  mémoire  est  divisé  en  quatre  chapitres 
d'une  texture  très  serrée,  où  l'esprit  de  l'auteur  s'est  très  heureusement 
débattu  contre  la  subtilité,  la  fluidité  ou  l'incohérence  de  ses  textes,  le 
mysticisme,  ainsi  qu'il  le  fait  remarquer  lui-même,  tombant,  comme  la 
poésie,  sous  le  coup  du  jugement  purement  subjectif. 


Le  premier  de  ces  chapitres  est  un  excellent  résumé  de  l'origine  et  de 
l'évolution  du  mysticisme  islamique.  En  voici  le  sommaire  :  Origine 
du  mysticisme  musulman.  —  Emprunts  à  d'autres  civilisations.  — 
Définitions.  —  Réserves  qu'elles  imposent.  —  Ibrahim  ibn  Adham.  — 
Caractère  personnel  du  mysticisme  ascétique.  —  Spéculations  panthéis- 
tiques.  —  Extase.  —  Les  saints  et  leur  recrutement.  —  Influence  d'Al- 


NOTES   ET   DOCUMENTS  85 

Ghazâlî.  —  Mysticisme  orthodoxe.  —  Ordres.  —  Développement  paral- 
lèle delà  loi  et  de  la  dogmatique.  —  Excès  et  disputes.  —  Ordres  an- 
ciens et  nouveaux. 

L'Islam,  nous  dit  M.  Rinkes,  tel  qu'il  avait  été  annoncé  par  Mahomet, 
contenait  peu  d'éléments  mystiques.  Allah  y  était  représenté  à  la  fois 
comme  législateur  et  juge;  la  peur  des  comptes  à  rendre  à  la  fin  du 
monde  dominait  les  âmes  pieuses;  une  doctrine  qui  s'imposait  entraî- 
nait aussi  le  cercle  res- 
treint des  premiers  fi- 
dèles à  la  vie  religieuse 
commune  qui  ne  per- 
mettait pas  les  élans 
individuels    de    l'âme.  zr>  i — > 

Mais,  après  la  période 

de  ses  grandes  conque-  Chelémpung. 

tes,    l'Islam    se    trouva  Psaltérion  et  plumes  pour  en  jouer, 

en   relations   avec   des 

peuples  dont  les  religions  accordaient  une  bien  plus  grande  place  à 
l'âme  et  le  mysticisme  ou  recherche  d'une  communication  indivi- 
duelle avec  Dieu  y  prit  une  place  de  plus  en  plus  importante. 

Convertis,  ces  peuples  gardèrent  leurs  tendances  ainsi  que  les  formes 
extérieures  qui  les  manifestaient.  Par  exemple  en  Syrie,  l'ascétisme  de 
l'époque  chrétienne  persista;  une  inquiète  notion  du  péché,  même  après 
le  passage  à  l'Islam,  poussait  bien  des  âmes  vers  la  solitude.  Les  cir- 
constances politiques  y  aidaient  ;  les  guerres  civiles  entre  prétendants 
étaient  permanentes;  généraux  ou  gouverneurs,  tels  que  Al-Hadjdjadj, 
témoignaient  une  complète  indifférence  aux  ordres  reçus;  le  luxe  et  la 
corruption  régnaient  dans  les  grandes  villes;  aussi  nombre  de  gens 
pieux  se  retiraient  de  l'absorbante  vie  journalière  et  cherchaient  à  faire 
leur  salut  en  fuyant  les  misères  de  la  société  présente. 

A  côté  de  cet  ascétisme,  en  d'autres  régions  et  surtout  chez  les  Per- 
sans, se  développèrent  dans  l'Islam  des  tendances  spéculatives,  ten- 
dances dans  lesquelles  on  a  voulu  voir  une  réaction  aryenne  contre  les 
dogmes  sémitiques.  D'où  venaient-elles  ?  les  uns  ont  pensé  au 
panthéisme  hindou;  les  autres,  avec  plus  de  raison  semble-t-il,  au 
néo-platonisme;  enfin,  il  faut  faire  avec  un  jeune  savant  hindou,  Shaikh 
Mohammad  Iqbal,  la  part  de  l'originalité  des  penseurs  eux-mêmes. 

Toutes  ces  causes,  et  en  première  ligne  le  christianisme  oriental, 
eurent  sans  doute  chacune  leur  influence.  Il  est  en  effet  visible  que 
l'habitude  de  se  retirer  au  désert  et  différentes  coutumes  qui  s'y  ratta- 
chent sont  d'origine  chrétienne  :  ainsi  l'importance  extrême  donnée 
au  d\ikr  «  répétition  secrète  d'une  formule  spéciale  »,  «  prière  suréro- 


86  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

gatoire  »  (i),  la  renonciation  à  toute  initiative,  à  toute  individualité, 
l'indifférence  absolue  au  monde  extérieur,  la  pleine  confiance  en  Allah 
pour  obtenir  tout  ce  dont  on  a  besoin  sans  même  avoir  besoin  d'étendre 
la  main  pour  cela.  Celte  confiance  en  Dieu  dite  tawakkul,  qui  est 
d'ailleurs  dans  l'Islam  normal  un  des  devoirs  du  Croyant,  fut  poussée 
par  les  ascètes  aux  derniers  excès. 

Tout  ceci  n'infirme  pas  l'assertion  de  Nicholson  que  «  ce  type  de 
mysticisme  fut  le  produit  natif  de  l'Islam  lui-même  »  puisque  les 
mystiques  musulmans  d'alors  avec  les  données  de  leur  propre  religion 
et  du  christianisme  se  construisaient  un  monde  bien  à  eux  de  pensée  et 
de  sentiment.  Comme  leurs  précurseurs  chrétiens  et  sans  doute  à  leur 
imitation,  les  ascètes  musulmans  furent  des  porte-laine  (woldragers), 
des  gens  vêtus  de  laine. 

Trop  souvent  dans  certains  ouvrages  sur  la  mystique  musulmane,  le 
soufisme  a  été  indiqué  comme  secte,  erreur  grossière  puisque  tout 
Musulman  doit  être  plus  ou  moins  soufi,  le  soufisme  par  lequel  se 
manifeste  le  sentiment  religieux  n'est  pas  nécessairement  accompagné 
de  l'esprit  sectaire. 

Les  écrivains  orientaux  en  quête  de  définitions  mystiques  se  sont 
trouvés  eux-mêmes,  il  est  vrai,  souvent  dans  un  étrange  embarras. 
Nicholson,  qui  a  réuni  un  grand  nombre  de  définitions  arabes  et  per- 
sanes, toutes  partielles,  le  montre  clairement.  En  outre,  le  mysticisme 
est  plus  fait  de  vagues  élans  de  l'âme  que  d'assertions  théologiques 
bien  arrêtées;  on  ne  peut  acquérir  une  connaissance  nette  du  mysticisme 
qu'en  lisant  les  ouvrages  d'un  mystique  ;  si  les  idées  n'en  deviennent 
pas  toujours  très  perceptibles,  on  pénètre  du  moins  ce  mode  spécial  de 
la  sensibilité  appliquée  aux  choses  divines. 

Ce  qui  ajoute  encore  à  l'obscurité,  c'est  la  réserve  de  l'auteur,  le 
mysticisme  n'étant  pas  fait  pour  la  masse.  On  se  heurte  à  des  prescrip- 
tions de  tenir  secrète  la  doctrine  développée,  prescriptions  presque  tou- 
jours observées  des  initiés,  et  M.  Rinkes  remarque  qu'il  faut  beaucoup 
de  tact  et  de  compétence  pour  réunir  aux  Indes  Néerlandaises  une  col- 
lection d'ouvrages  sur  le  mysticisme;  bien  des  personnes  qui  ont  pour- 
suivi dix  ans  une  enquête  sur  les  opinions  religieuses  des  habitants 
d'un  pays  donné  y  ont  ignoré  l'existence  de  toute  une  littérature  à  ce 
sujet. 

Toutefois  beaucoup  des  idées  des  premiers  mystiques,  conservées, 
furent  par  la  suite  exposées  par  des  savants;  et  en  dehors  du  d\ikr  et 

(i)  M.  Rinkes  donne  plusieurs  définitions  du  ds^ikr  ;  pour  Depont  et  Cop- 
POLANi,  c'est  une  «  sorte  de  litanie  qui  amène  continuellement  dans  le  cœur 
et  sur  les  lèvres  le  nom  de  celui  qu'on  implore  ». 


NOTES   ET    DOCUMENTS  87 

du  tawakkul,  manifestations  surtout  extérieures,  on  vit  apparaître  de 
véritables  spéculations,  mélange  hybride  de  révélation  et  de  philosophie 
é'oii  sortit  le  soufisme  postérieur. 

Sans  entrer  dans  des  considérations  sur  l'influence  qu'eut  sur  la  vie 
des  premiers  soufis  l'habitude  de  s'isoler  du  monde,  le  khalwah 
(viveka  du  bouddhisme),  moyen  d'élever  l'homme  à  une  existence  spi- 
rituelle supérieure  mais  qui  trop  souvent  le  conduite  un  orgueil  vani- 
teux sans  renforcer  l'activité  de  son  intelligence,  M.  Rinkes  nous  parle 
■d'un  ascète  royal,  Ibrahim  Ibn  Adham,  dont  on  retrouve  la  biographie 
en  plusieurs  langues  de  l'Archipel  indien.  Sous  la  poussée  d'une  sug- 
gestion divine,  ce  prince,  en  qui  Goldziher  voit  une  déformation  musul- 
mane du  Bouddha,  abandonna  son  trône  et  le 
monde  pour  trouver  la  paix  de  l'âme.  La  litté-  ^ 
rature  mystique  islamique  lui  attribue  diverses 
anecdotes  et  un  certain  nombre  d'aphorismes 
attachés  à  son  nom  dans  tout  l'Archipel.  En  de- 
hors de  sa  légende,  le  docteur  Gunning  a  pu 
montrer  qu'il  existait  aux  Indes  Néerlandaises  >^  -^"^ 
une  série  de  récits  parallèles,  relatifs  à  des  princes  Kùmpul. 

qui,  pénétrés  du  néant  des  choses  terrestres,  ont  ^"'^  go"8- 

renoncé  à  la  royauté  pour  vivre  dans  la  médita- 
tion et  les  œuvres  pies.  De  pareils  exemples  se  retrouvent  encore  dans 
ia  littérature  historique  de  l'Archipel  (i). 

L'ascétisme,  né  de  l'horreur  de  l'activité  sociale,  et  qui,  par  le  renon- 
cement, aspire  au  repos  de  l'âme,  ne  peut  exister,  pour  M.  Rinkes, 
que  chez  un  individu  isolé  ou  de  petits  groupes,  sans  rien  fonder  de 
durable  pour  la  vie  générale;  il  est  pour  cela  trop  intérieur,  trop  per- 
sonnel. Sans  prendre  parti  contre  cette  opinion  au  nom  de  l'ascétisme 
occidental,  qui  s'est  cru  capable,  au  moyen  âge,  même  de  guider  et  de 
rénover  moralement  la  société  séculière,  il  est  plus  facilement  admis- 
sible que  des  ascètes  musulmans  déjà  initiés  à  la  philosophie  grecque 
ont  essayé  d'établir  à  toute  force  une  concordance  entre  leur  révélation 
et  cette  philosophie.  En  dehors  de  ce  besoin  de  conciliation  savante, 
du  désir  de  s'échapper  des  hautes  contemplations  et  des  difficultés  de 
doctrines,  il  est  probable  que  plus  d'un  homme  pieux  chercha  dans  la 
méditation  et  la  contemplation  de  l'Univers  une  détente  aux  pratiques 
dévotes  machinales  envers  Allah  qu'il  s'était  faites  tout  particulière- 
ment exigeantes. 

(i)  Voir  par  exemple  Sadjarah  Malayou,  trad.  A.  Marre,  pp.  46-47  :  «  Le 
roi  [de  Sumatra]...  se  nommait  Sultan  Mohammed...  Il  abandonna  la  royauté 
jet]  revêtit  Ihabit  de  fakir...  » 


»»  REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 

L'homme  qui  se  voue  à  cette  activité  supérieure  de  l'âme  éprouve  vite 
du  mépris  pour  ceux  qui  restent  plongés  dans  l'activité  profane  et  par 
suite  ses  idées  lui  restent  personnelles;  certaines  cependant  furent 
adaptées  aux  capacités  de  la  foule  et  purent  influencer  ainsi  un  cercle 
plus  vaste  de  fidèles. 

De  bonne  heure  des  propagandistes  chiites  représentèrent  'Ali  et  ses 
descendants  comme  la  personnification  de  Dieu  sur  la  terre;  ce  dogme 
fut  complété  par  le  concept  panthéistiqae  du  mysticisme,  d'après  lequel 
chaque  homme  et  même  chaque  objet  du  monde  phénoménal  était 
partie  de  cette  divinité;  d'où  le  but  de  l'homme  devait  être  de  s'affran- 
chir des  choses  terrestres  pour  s'élever  jusqu'au  divin,  s'y  dissoudre 
dans  l'inconscience  du  supra-sensible,  après  s'être  affranchi  de  la  vie 
matérielle. 

Les  chiites  tirèrent  parti  de  cette  conception  pour  persuader  à  toutes 
les  âmes  soucieuses  d'autre  chose  que  de  la  vie  journalière,  que  leurs 
imâms  seuls  pouvaient  leur  procurer  le  salut  définitif.  Par  cette  agita- 
tion religieuse  et  panthéistiquede  la  masse,  dans  tous  les  troubles  qu'ils 
excitèrent,  ils  surent  lui  faire  sacrifier  sa  vie  et  ses  biens  pour  des 
idées  qui  au  fond  n'étaient  pas  siennes. 


L'influence  du  soufisme  sur  la  multitude  fut  due  non  aux  ascètes 
méditatifs,  mais  aux  propagandistes  qui  prêchaient  l'absorption  de 
l'âme  dans  l'unité  divine.  Le  moyen  de  se  délivrer  du  monde  des  sens 
était  l'exaltation  religieuse  atteignant  son  point  culminant  dans  l'extase.. 
Et  par  extase  il  faut  entendre  non  l'exaltation  du  génie  créateur,  mais 
l'état  cataleptique  qui  domine  l'homme,  l'afl'aiblit,  anéantit  sa  con- 
science. 

Les  moyens  pour  y  parvenir  étaient  déjà  connus  des  peuples  primi- 
tifs :  l'audition  d'une  musique  monotone,  des  mouvements  corporels 
déterminés,  entre  autres  les  danses  tournantes,  des  inhalations  de  sub- 
stances spéciales,  haschisch,  encens,  etc.  Quelques  individus  en  subis- 
sent plus  vite  l'effet  que  d'autres;  dans  les  groupes  où  cette  extase  pas- 
sait pour  une  union  temporaire  avec  Allah,  on  en  vint  à  les  traiter  avec 
un  respect  particulier,  à  leur  attribuer  une  sainteté  qui  les  distinguait 
du  vulgaire.  Ce  rôle  ne  présentait  pas  rien  que  des  agréments  en  cas 
de  conflit  de  la  foule  avec  les  autorités;  d'autre  part,  plus  d'un  fourbe 
se  l'attribua  en  simulant  des  extases. 

Il  est  bien  connu  que  la  foule  rend  aux  saints  un  culte  naïvement 
intéressé;  ils  sont  ses  intercesseurs  désignés  auprès  d'Allah,  qui,  aux 


NOTES   ET    DOCUMENTS  89 

yeux  du  populaire,  est  une  sorte  de  monarque  oriental  pouvant  écraser 
ou  réjouir  ses  sujets  à  sa  volonté.  Cette  notion  grossière  subsista 
quoique  peu  conciliable  avec  la  toute-puissance  de  Dieu,  parce  que 
l'homme  éprouve  la  nécessité  d'espérer  que  quelqu'un  existe  capable  de 
fixer  l'attention  de  la  divinité  sur  ses  besoins  particuliers.  Les  personnes 
qu'Allah  a  déjà  distinguées  dans  leur  vie,  il  leur  continue  les  preuves  de 
sa  grâce  après  leur  mort  et  leur  donne  le  pouvoir  de  faire  des  miracles 
ou  keramat,  d'où  une  vénération  qui  se  continue  de  l'individu  à  sa 
tombe.  L'invocation  d'un  saint,  mort  ou  vivant,  peut  se  faire  partout, 
le  marin  en  péril  de  tempête  y  recourt,  mais  plus  volontiers  elle  est 
efficace  près  de  sa  tombe  ou  d'une  localité  qui  rappelle  un  épisode  de 
sa  vie:  les  visiteurs  de  cette  localité  révé- 
rée y  font  des  œuvres  pies  :  récitation  de 
textes  sacrés,  repas  religieux  pour  obtenir 
des  grâces  d'Allah  par  l'intermédiaire  du 
saint. 

Le  culte  des  saints  est  extrêmement  ré- 
pandu dans  l'Islam;  il  englobe  des  intelli- 
gences très  élevées  et  de  hardis  charlatans 
qui  ont  su  se  faire  honorer  comme  walis 
ou  amis  d'Allah  par  la  foule  crédule.  De 
cette  manière,  par  le  dogme  de  la  shafâ'at 
€  médiation  »,  «  intercession  »,  une  véri-  Masques  javanais  (Topèng). 
table  anthropoiâtrie  s'introduisit  dans  l'Is-  Radjâmala. 

lam. 

Il  s'y  adjoignit  bientôt  le  culte  des  localités  sacrées  en  général  et  qui, 
avant  les  conversions  à  la  foi  de  Mahomet,  étaient  déjà  l'objet  d'hom- 
mages et  de  sacrifices,  c'est  ainsi  que  maints  sanctuaires  païens  furent 
conservés  à  la  piété  des  nouveaux  convertis.  Le  culte  des  saints  et  des 
lieux  qu'ils  ont  sanctifiés  permit,  sous  l'étiquette  orthodoxe,  l'introduc- 
tion dans  l'Islam  d'une  foule  de  pratiques  hétérodoxes,  mais  il  empê- 
cha la  création  d'une  religion  populaire  en  face  de  la  religion  offi- 
cielle. 

Puis,  la  faculté  des  miracles  admise  chez  les  saints,  on  hiérarchisa 
ceux-ci  et  la  croyance  en  leur  pouvoir  ne  connut  plus  de  limites  dans 
ce  monde  oriental,  assoiflté  de  merveilleux  et  trop  impuissant  en  face 
d'une  nature  trop  forte.  Les  actes  des  walis  justement  contrecarraient 
cette  nature  ;  eux  'seuls  pouvaient  arrêter  inondations,  sécheresses,  épi- 
démies et  batailles. 

Pour  eux,  le  temps  et  l'espace  n'existent  plus;  une  formule  leur  per- 
met de  se  déplacer  à  de  très  grandes  distances  et  d'obtenir  pareil  avan- 
tage à  leurs  disciples  :  tel  le  sultan  javanais  Agung  qui,   le  vendredi 


90  REVUE  DU  MONDE   MUSULMAN 

matin,  se  montrait  sur  le  Sitinggil  (  i  )  et  quelques  instants  après  accom- 
plissait avec  son  patih  (2)  ses  devoirs  religieux  à  la  Ka'bah  de  la 
Mecque.  Ces  récits  miraculeux  ni  javanais,  ni  spécifiquement  musul- 
mans, Goldziher  leur  attribue  une  origine  juive,  mais  on  en  retrouve 
d'analogues  dans  bien  d'autres  religions.  Toutefois,  c'est  avec  moins 
d'éclat,  au  moyen  d'amulettes,  de  formules  magiques  données  par 
lui  que  le  wali  manifeste  le  plus  souvent  son  pouvoir  et  par  là  est 
ouverte  une  large  voie  à  la  magie  noire. 

Sans  approfondir  si,  à  l'origine,  l'ascétisme  fut  ou  non  hétérodoxe, 
il  reste  certain  qu'il  introduisit  dans  l'Islam  des  éléments  qui  étaient 
contraires  à  son  esprit  général;  ils  venaient  à  la  fois  de  la  méditation 
métaphysique  des  intelligences  supérieures  sur  la  divinité  universelle 
et  des  pratiques  magiques  où  la  misère  du  peuple  cherchait  un  recours. 
Mais  c'est  en  somme  du  mysticisme  panthéistique  que  sortit  le  sou- 
fisme orthodoxe  et  c'est  au  soufisme  que  l'Islam  scolastique  dut  le 
seul  germe  d'enthousiasme  qui  persistât  dans  sa  sécheresse  universelle. 
C'est  AI-Ghazâli,  et  par  là  son  énorme  influence  est  encore  sensible 
aujourd'hui,  qui  sut  rendre  possible  la  satisfaction  des  besoins  mys- 
tiques dans  les  limites  de  la  religion  officielle.  Il  sauva  les  données 
traditionnelles  d'une  pétrification  complète  et  il  préserva  les  âmes 
pieuses,  toutes  plus  ou  moins  imprégnées  de  soufisme,  aussi  bien  des 
exigences  implacables  du  dogme  que  des  excès  extatiques  qui  minaient 
tout  ensemble  la  religion  et  la  morale. 

La  triade  mystique  (khalwah  «  ascèse  »,  wadjd  «  extase  »,  d^auq 
«  intuition  »)  fut  sanctionnée  et  trouva  sa  place  dans  la  règle  des  de- 
voirs extérieurs  du  croyant.  Il  s'y  ajouta  des  prescriptions  pour  la 
manière  de  mener  une  vie  agréable  à  Dieu  au-dessus  des  obligations 
traditionnelles.  La  conduite  à  l'égard  des  parents,  des  enfants,  du  pro- 
chain en  général,  la  nécessité  de  maîtriser  ses  passions,  sont  traitées 
dans  l'enseignement  élémentaire  du  mysticisme  orthodoxe.  Les  plus 
simples  manuels  qui  traitent  du  fiqh,  tauhîd  et  tasawwuf  {\o\,  dogme, 
mysticisme),  enseignent  comment  il  faut  préserver  les  «  sept  membres  »  ; 
d'autres  fournissent  les  moyens  de  se  rapprocher  de  la  divinité  par  des 
exercices  religieux  extraordinaires  à  condition  d'approfondir  leur 
signification. 

Au  fond,  le  pieux  Musulman  peut  désormais  tendre  vers  le  bien 
supérieur  sans  guide.  On  a  seulement  reproché  à  Al-Ghazâlî  de  n'avoir 


(1)  A  Java,  haute  esplanade  érigée  près  de  l'entrée  mais  dans  l'enceinte 
même  du  hraton  (palais),  d'où  le  Sultan  se  montre  à  la  foule  dans  les  grandes 
occasions  et  reçoit  les  hommages  de  sa  cour. 

(2)  Vizir.  En  sanscrit,  pati  signifie  «  maître  »,  «  seigneur  ». 


NOTES    ET   DOCUMENTS 


9' 


Malang  Sumérang. 


pas  assez  mis  en  lumière  que  l'autonomie,  dans  le  mysticisme  ortho- 
doxe, devait  être  la  règle.  Comme,  loin  de  désapprouver  le  choix  d'un 
conducteur,  il  l'avait  même  préconisé,  la  formation  d'ordres  mystiques 
dans  l'Islam  devint  générale,  et  nécessaire  l'affiliation  à  l'un  d'eux  de 
tout  individu  aspirant  à  une  haute  vie  spirituelle. 

Les  premiers  soufis  ou  conducteurs  n'eurent  généralement  pas  de 
système  établi  :  on  se  réunissait  par  petits  groupes  de  personnes  de 
mêmes  tendances  pour  se  livrer  ensemble  à  des  exercices  religieux  et 
s'assister  mutuellement  dans  les  travaux  spiri- 
tuels. Les  élèves  auxquels  on  communiquait  les 
méthodes  pour  entrer  en  relations  avec  Allah 
étaient  choisis  et  l'on  se  préoccupait,  tout  en  res- 
tant en  bon  accord  avec  les  autorités  politiques 
et  religieuses  officielles,  de  puiser  des  idées  et 
des  pratiques  dans  les  religions  antérieures  à 
l'Islam  en  tenant  compte  des  tendances  person- 
nelles et  des  usages  locaux. 

Les  doctrines  se  cristallisèrent  en  écoles  envi- 
ron deux  siècles  après  l'Hégire.  Les  grands  mys- 
tiques fondateurs  d'écoles  datent  du   troisième 

au  cinquième  siècle  et,  loin  de  se  pétrifier  comme  la  loi  et  la  dogma- 
tique, la  mystique  infusa  même  un  peu  de  chaleur  à  celles-ci.  Ces 
disciples  des  maîtres  révérés  fondèrent  à  leur  tour  des  confréries  mys- 
tiques, des  ordres  religieux  qui  le  plus  souvent  se  trouvèrent  étroite- 
ment liés  aux  organisations  politiques  chiites. 

Ayant  souvent  acquis  par  la  suite  une  grande  importance  politique 
et  joué  un  rôle,  les  ordres  religieux  musulmans,  comme  toutes  les  insti- 
tutions religieuses,  oublièrent  leur  premier  et  pur  idéal  qui  était  «  d'ap- 
prendre à  l'homme  à  affranchir  sa  conscience  du  tourbillon  du  monde 
pour  entrer  en  profonde  et  étroite  union  avec  Dieu  ».  Ils  se  détestaient 
et  se  faisaient  concurrence  les  uns  les  autres;  certains  membres  d'une 
même  confrérie  se  jalousaient  pour  des  questions  d'autorité.  En  ce  qui 
concerne  i'Insulinde  actuelle,  le  savant  arabe  Saïd  Uthman  ibn  Yahya 
a  essayé  de  chasser  de  tels  vices  des  ordres  mystiques  locaux,  de  les 
ramener  au  soin  des  aflFaires  spirituelles,  loin  des  intrigues  politiques, 
ce  qui  lui  a  valu  l'estime  de  tous  les  savants  européens  et  du  gouver- 
nement néerlandais. 

M.  Rinkes  termine  ce  substantiel  exposé  par  quelques  mots  sur  les 
divers  ordres  des  Naqshibandîyah,  Qâdiriyah  et  Rifa'iyah,  dont  il  aura 
occasion  de  parler  plus  amplement  au  courant  de  sa  thèse  ;  il  s'at- 
tarde davantage  à  l'ordre  aujourd'hui  disparu  des  Shattariyah  qui  joua 
un  rôle  miportant  dans  l'Archipel,  puis  il  aborde  dans  le  deuxième  cha- 


92  REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 

pitre  son  sujet  proprement  dit  qui  sera  de  montrer  une  des  voies  par  les- 
quelles les  conceptions  spirituelles  d'autres  peuples  se  sont  introduites 
parmi  les  Malais  et  les  Javanais  et  parmi  ces  conceptions  celles  qui  se 
sont  ancrées  le  plus  intimement  chez  ces  deux  races  et  qui  s'y  sont  au- 
jourd'hui, pourrait-on  dire,  naturalisées. 

On  ne  saurait  trop  louer  M.  Rinkes  d'avoir,  avant  d'aborder  l'infil- 
tration du  mysticisme  islamique  dans  l'Archipel  indien,  spécialement 
sous  l'action  d'Abdurrauf  de  Singkel,  si  nettement  montré  l'importance 
vitale  de  ce  mysticisme  pour  tout  l'Orient  musulman  et  la  puissance 
occulte  qu'il  recèle  même  sous  ses  formes  extérieures,  parfois  puériles 
ou  extravagantes  à  nos  yeux. 


Le  deuxième  chapitre  de  la  thèse  est  consacré  tout  entier  à  l'initia- 
teur des  doctrines  mystiques  islamiques  dans  l'Archipel,  Abdurrauf.  Il 
comporte  les  divisions  suivantes  : 

Rares  données  sur  les  auteurs  malais.  —  Abdurrauf.  —  Le  mysti- 
cisme à  Malaka  et  à  Acheh  avant  lui.  —  Notes  biographiques.  —  Anec- 
dotes. —  Son  érudition,  son  activité  littéraire  et  religieuse.  —  Le  Silsi- 
lah.  —  Propagation  de  l'ordre  Shaitariyah  hors  de  l'Archipel. 

Ainsi  qu'on  l'a  déjà  entrevu,  ce  que  l'on  sait  sur  la  personnalité 
d'Abdurrauf  et  de  presque  tous  les  auteurs  malais  se  réduit  à  peu  de 
chose.  Le  rôle  prépondérant  qu'il  joua  au  dix-septième  siècle  dans  la 
vie  spirituelle  de  ses  contemporains,  surtout  par  la  propagation  de 
l'ordre  des  Shattariyah,  est  indéniable,  mais  on  ignore  dans  quel  milieu 
et  sous  quelles  influences  lui-même  agit. 


Certains  passages  du  Sadjarah  Malayou  (i)  prouvent  cependant 
que  déjà  depuis  plusieurs  siècles  avant  sa  venue,  l'État  de  Malaka  et 
les  petits  royaumes  voisins,  sans  doute  au  faîte  de  leur  prospérité  com- 
merciale, s'intéressaient  aux  questions  de  mystique.  Le  goût  en  passa 
de  Malaka  à  Acheh,  qui  apparaît  d'abord  un  peu  comme  une  de  ses 
dépendances  ;  mais,  après  l'anéantissement  de  Malaka  par  les  Portu- 
gais, Acheh  semble  avoir  hérité  de  son  importance  commerciale  et 
comme  puissance  islamique  reçoit  une  ambassade  turque.  La  vanité 
locale  conte  que  le  Sultan  de  Roum  et  celui  d'Acheh,  mis  sur  un 
étrange  pied  d'égalité,  pouvaient  à  cette    époque   être  comparés   aux 

(0  Voir  trad.  A.  iMarre,  pp.  144-145. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  93 

deux  héros  révérés  de  tout  le  monde  oriental  :  Salomon  et  Alexandre 
le  Grand  (i). 

Des  contrées  lointaines,  il  vient  à  Acheh  des  savants;  des  Atchinois 
vont  visiter  la  Mecque  et  Médine  et  à  leur  retour  éclairent  leurs  com- 
patriotes de  la  science  acquise  là-bas.  Au  seizième  et  dix-septième 
siècles,  on  signale  à  Acheh  la  présence  de  savants  égyptiens  et  syriens 
ayant  étudié  à  la  Mecque,  d'un  savant  du  Goudjerat,  Rânîrî  (2),  et  de 
quelques  Musulmans  indiens  très  distingués,  et  il  est  connu  que  de 
tous  ce  que  les  Atchinois  réclamaient  avec  la  plus  ardente  curiosité 
c'était  des  lumières  sur  le  mysticisme. 

Dans  un  milieu  ainsi  préparé  apparaît  Abdurrauf,  exactement,  'Abdu 

'r-Ra'ûf  ibn  'Alî  ((Jc'/^l  s_ij*yi  -*^^)  de  Singkel  (Acheh)  plus  connu 
dans  ce  pays  sous  le  nom  de  Tôngku  di  Kuala  (3).  Ce  savant  malais  pu- 
blie un  livre,  V'Umdat  al-muhtâdjîn  (/^^U^i^Jl  iî-Ux.),  sur  la  confes- 
sion de  foi,  la  prière  et  l'unité  de  Dieu,  divisé  en  sept  chapitres,  qui  traite 
d'un  mysticisme  oi!i  le  d\ikr  a  une  action  prépondérante. 

Dans  la  conclusion,  Abdurrauf  donne  un  court  aperçu  de  sa  carrière 
de  savant  et  surtout  une  silsilah,  arbre  généalogique  spirituel  qui 
garantit  la  noble  origine  et  la  haute  valeur  de  sa  doctrine.  Nous  appre- 
nons ainsi  qu'Abdurrauf  étudia  dix-neuf  ans  à  Médine,  la  Mecque, 
Djeddah,  Mokha,  Zebîd,  Bétal-faqîh,  etc.  (4),  sous  vingt-cinq  maîtres 
désignés  et  qu'il  fut  en  relations  avec  vingt-sept  pandits  et  quinze 
mystiques  célèbres.  Son  principal  maître  fut  Ahmad  al-Qushâshî,  puis 
Abdu'l-Qadir  Maurir,  Imâm  'Ali  al-Tabari,  etc.,  dont  les  noms  ont  été 
patiemment  extraits  de  divers  manuscrits  arabes  et  malais  de  Leyde,  de 
Batavia  et  de  différents  recueils  scientifiques.  Par  déduction,  M.Rinkes 
estime  que  si  l'on  ignore  la  date  de  la  mort  d'Abdurrauf,  celle  de  sa 
naissance  peut  se  placer  vers  161 5.  A  la  suite  d'une  liste  de  ses 
oeuvres  (des  commentaires  sur  le  Coran  et  des  traités  théologiques),  il 


(i)  Voir  Revue  du  Monde  Musulman,  janvier  191 1,  p.  76. 

Sur  le  rôle  d'Alexandre  le  Grand  dans  les  légendes  orientales,  voir  Beitrage 
%ur  Geschichte  des  Atexanderromans.  Von  Professor  Dr.  Th.  Nôldëke, 
d&ns  Denkschriften  der  kais.  A kademie  der  Wissenschaften,  VVien,  t.  38, 
1890,  V,  1-56.  WiLKiNSON,  Papers  on  Malay  subjects.  Malay  literature,  I, 
p.  i5. 

(2)  Nur  ad-dîn  ben  'Ali  ben  yasandjî  ben  Muhammad  ^amid  ar-Rânîrî, 
auteur  du  Bustân  as-Salâttn,  vint  s'établir  à  Acheh  en  lôSy.  Cf.  R.  M.  M., 
janvier  191 1,  p.  76. 

(3)  A  Acheh,  le  nom  d'Abdurrauf  devient  Abdôra'ôh.  CI.  Snouck.  Hor- 
GRONJE,  The  Achehnese,  II,  p.  17. 

(4)  Ibid.,  p.  17. 


94  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

donne  quelques  aphorismes  d'un  ouvrage  qu'on  lui  attribue,  le  MauH^at 
al-badi'  (proprement  :  Al-Mawa'ith  al-bad'iah),  recueil  malais  d'ad- 
monitions morales  et  religieuses  inspirées  du  Coran,  des  hadiths,  des 
dits  des  compagnons  du  Prophète  et  d'autres  saints  et  savants.  Malgré 
leur  incontestable  moralité,  ce  ne  sont  guère  que  d'honnêtes  truismes. 
Plus  intéressant  pour  l'histoire  du  mysticisme  islamique  est  un  petit 
traité  envoyé  de  Médine  à  Abdurrauf  par  un  de  ses  maîtres  en  réponse 
à  certaines  questions  touchant  l'eschatologie.  On  y  apprend  que  si  le 
mourant,  au  moment  de  l'agonie,  voit  devant  lui 
une  forme  noire,  c'est  Ibiis;  rouge,  c'est  un  chré- 
tien; jaune,  un  juif;  blanche,  c'est  Mahomet  lui- 
même.  Devant  chacune,  il  faut  réciter  une  for- 
mule particulière.  Suivent  de  curieux  dévelop- 
pements au  sujet  des  cinq  couleurs  qui  sont  en 
relation  avec  Mahomet  et  les  quatre  premiers  ca- 
lifes; il  en  est  souvent  question  dans  les  écrits 
javanais  et  j'ai  noté  des  rapprochements  ana- 
logues dans  certains  écrits  des  Chams  de  l'Indo- 
Dewa  Kasuma.  Chine  (i). 

Prince  de  Djanggala.  Suit  un  exposé  de  la  silsilah  ou  chaîne,  série 

ininterrompue  des  autorités  détenant  la  subtile 
et  exotérique  doctrine  d'un  ordre  mystique  et  les  pratiques  qui  lui 
sont  spéciales.  Le  complément  obligé  de  la  silsilah  est  i'idjâ^ah,  per- 
mission à  celui  qui  constitue  le  dernier  chaînon  de  la  chaîne,  d'enseigner 
la  philosophie  mystique  avec  indépendance.  Abdurrauf  l'avait  obtenue, 
ce  qui  lui  donnait  toute   autorité  en   la  matière. 

Après  Abdurrauf,  des  savants  javanais,  plus  ou  moins  ses  disciples, 
ont  dressé  (p.  48)  la  silsilah  qui,  de  Mahomet,  aboutit  à  Abdurrauf  en 
passant  par  cinq  des  six  premiers  imâms  des  Ismaélites,  divers  mem- 
bres de  l'ordre  des  Naqshibandites,  d'autres  des  Senoussites  et  surtout 
'Alî  «  la  porte  de  la  ville  de  science  »,  le  puissant  entre  tous. 


Le  chapitre  III  est  consacré  aux  méthodes  du  d!{ikr  suivant  V'Umdat 
al-muhtâdjîn  et  à  ses  dérivés  javanais  et  à  une  analyse  de  V'Umdat  {2), 

(i)  Voir  E.-M.  Durand,  Notes  sur  les  Chams.  —VII.  Le  livre  d'Anouchir- 
vân,  dans  Bulletin  de  l'École  française  d'Extrême-Orient,  juillet-décembre 
1907,  pp.  321-339. 

Antoine  Cabaton,  Mystical  spéculations  of  the  Chams  concerning  the 
calendar,  in  Encyclopœdia  of  Religion  and  Elhics,  t.  II,  p.  ii5. 

(2)  La  Bibliothèque  nationale  de  Paris  en  possède  un  bel  exemplaire  dont 


NOTES    ET  DOCUMENTS  gS 

L"Umdat  al-muhtâdjîn  d'Abdurrauf  «  Appui  de  ceux  qui  sont  dans  le 
besoin  »  ou  suivant  la  glose  malaise  «  Appui  de  ceux  qui  désirent  suivre 
la  voie  par  où  l'être  s'absorbe  tout  entier  dans  l'Unité  (de  Dieu)  »  est  un 
manuel  de  mysticisme  pratique,  dont  la  plus  efficace  formule  consiste 
à  réciter  :  «  11  n'y  a  pas  d'autre  Dieu  qu'Allah  »;  tout  le  début  du  livre 
roule  sur  des  considérations  relatives  à  l'unité  de  Dieu,  ses  attributs, 
son  Prophète. 

La  deuxième  partie  donne  la  définition  et  les  règles  du  d\ikr 
«  prière  »,  «  invocation  »,  «  mention  du  nom  de  Dieu  »,  qui  est 
recommandée  par  le  Coran  et  considérée  par  les  mystiques  comme  d'un 
grand  profit  spirituel. 

Abdurrauf  distingue  plusieurs  espèces  de  d\ikr.  Il  traite  ensuite 
du  shauq,  langage  de  l'amour  charnel  appliqué  à  l'amour  spirituel  par 
les  soufis  persans  comme  il  le  fut  dans  le  Gîtagovinda{i),  le  Cantique 
des  Cantiques,  le  Banquet  de  Platon  et  nombre  de  mystiques  chré- 
tiens. 


Le  quatrième  et  dernier  chapitre  du  mémoire  de  M.  Rinkes  a  un 
sommaire  assez  touffu  :  La  chaîne  {silsilah)  du  Shattariyah  à  Java.  — 
Abdu  '1-Muhî  de  Saparwadl.  —  Primbons.  —  Le  «  martabat  kang 
pipitu  ».  —  L'avancement  du  disciple.  —  Absorption  mutuelle  du  ser- 
viteur et  du  maître.  —  Daerah.  —  Les  nombres  «  trois  »,  «  quatre  »  et 
«  sept  ».  —  Formules  de  conjuration  et  amulettes.  —  Conclusion. 

Dans  la  propagation  de  l'ordre  mystique  des  Shattarites  dont  l'in- 
fluence fut  très  grande  dans  l'Archipel,  très  faible  ailleurs,  Abdurrauf 
joua  un  rôle  prépondérant,  attesté  dans  les  nombreuses  silsilah  de  cet 
ordre  que  l'on  retrouve  encore  aujourd'hui  dans  beaucoup  de  «  prim- 
bons »  javanais.  A  sa  suite  s'y  distingua  Abdu  'l-Muhî  de  Saparw^adi  (2) 

voici  la  description  :  xix"  siècle.  Écritures  neskhi,  papier  européen,  t35  x  200 
mill.,  i38  pages,  i5  1.  Rel.  orientale.  (Malais-Javanais,  66.) 

(i)  «  Le  Gîta-Gôvinda,  littéralement  «  le  Berger  lyrique  »  ou  «  le  chant  de 
Govinda  »  (autre  nom  de  Krsna),  ressemble  par  le  fond  au  Cantique  des 
Cantiques,  et  il  a  eu  la  même  fortune  :  Krsna  est  dieu,  et  il  n'en  fallait  pas 
davantage  pour  que  ses  lascives  amours  avec  Râdhâ  parurent  symboliser 
l'union,  tour  à  tour  contrariée  et  triomphante,  de  l'âme  humaine  avec  le 
divin  où  elle  aspire  ;  bien  mieux,  comme  l'œuvre  est  d'époque  tardive 
(xu«  siècle),  il  est  fort  probable  que  le  poète  Jayadêva,  malgré  la  licence  de 
ses  peintures,  avait  en  vue  un  pareil  double  sens.  »  V.  Henry,  les  Littéra- 
tures de  l'Inde,  pp.  218-219. 

(2)  Aujourd'hui  Pamidjahan,  province  des  Préanger  (Java).  Cf.  Rcnkés, 
De  heiligen  van  Java.  I,  in  Tijdschr.,  deel  LU,  afl.  6,  p.  556. 


96 


REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


OÙ' Sa  tombe  est  encore  aujourd'hui  un  lieu  de  pèlerinage  révéré.  En 
dehors  de  Java,  le  Shattariyah  fit  des  prosélytes  à  Benkoelen  (Sumatra) 
et  récemment,  en  juin  1909,  lesjtroubles  qui  éclatèrent  dans  le  district  de 


%:^^^^^^^'^>^4^<^^'tA^ 


'Umdat  al-muhtâdjîn 

Priaman  (côté  ouest  de  Sumatra),  avaient  été  fomentés  par  des  membres 
de  la  confrérie  du  «    arîkat  Satariya  (i)  >• 

M.  Rinkes  montre  ensuite  que  les  Primbons,  de  même  qu'un  certain 
nombres  d'écrits  malais  et  javanais,  V'Uumdat  et  le  Ham^ah  Pansuri 


(1)  Dans  l'Archipel  indien  oriental,  Satariah  est  le  nom  le  plus  en  usage 
pour  désigner  le  vieux  mysticisme  fondé  par  as-ShaUârî.  Cf.  The  Acheh- 
neae,  II,  p.  18,  note  i. 


NOTES    ET   DOCUMENTS 


97 


par  exemple,  nous  ont  conservé  une  grande  quantité  de  données  mys- 
tiques dues  à  Abdurraufou  dérivées  de  son  enseignement. 
Les  primbons  (i)  sont  des  sortes  de  mémorandums  conservés  dans 


^    ^^ 


de  la  Bibliothèque  nationale. 


des  familles  de  précepteurs  religieux  qui  en  ont  hérité  de  leurs  pères  ou 
grands-pères,  eux-mêmes  précepteurs  religieux.  Ils  comprennent  des 
tables  pour  calculer  le  temps,  des  traités  de  théologie,  le  plus  souvent 
mystiques,  des  prescriptions  pour  amulettes,  des  données  astrologiques, 
des  représentations  graphiques  ou  daerah  (iy\^  «  anneau  »,  «:  cercle  >) 


(i)   Ou  paririmbon.  On  les  appelle  à  Batavia  tip  (=  ar.  «--»*') 
sidé^  et  téh  à  Acheh.  The  Achehnese,  1,  p.  198. 


ou  japar 


98 


REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 


qui  jouent  à  peu  près  le  même  rôle  que  les  figures  symboliques  ont  joué 
dans  les  idées  des  premiers  chrétiens  ;  souvent  la  mention  des  huit  ou 
neuf  walis  qui  islamisèrent  Java.  A  tout  cela  s'ajoutent  des  notes  et  dates 
relatives  à  la  vie  du  possesseur  du  primbon  et  à  celle  de  toute  sa  famille 
qui  en  font  une  sorte  de  livre  de  raison  en  même  temps  qu'un  guide 
spirituel.  Il  se  joint  dans  les  «  primbons  »  aux  amulettes  des  kotikasy 
tables  des  moments  fastes  et  néfastes. 

A  peine  différenciés  entre  eux  par  les  détails,  ces  «  primbons  »  sont 
de  lecture  fort  monotone,  et  M.  Snouck  Hurgronje  assure  que  leurs  pro- 
priétaires sont  un  peu  confus  et  gênés  de  les  montrer.  Ils  attestent  au 
moins  que  la  vie  mystique  fut  autrefois  très  active  dans  l'Insulinde. 


Nous  ne  suivrons  pas  M.  Rinkes  dans  son  examen  des  martabat  kang 
pipitu  ou  Sept  degrés  de  l'Être  comme  but  final  de  l'effort  mystique, 
ni  dans  l'Union  intime  du  serviteur  et  du  maître,  c'est-à-dire  de  l'ab- 
sorption de  l'homme  en  Dieu,  ni  même  des  spéculations  mystiques  sur 
les  nombres  et  les  lettres  si  chères  aux  Javanais  et 
dans  lesquelles  les  nombres  4,  3  et  7  jouent  un  rôle 
particulier.  Toutes  ces  subtilités,  qui  frisent  parfois 
l'absurdité,  ne  sont  pas  toujours  fort  originales  ;  la 
valeur  mystique  des  nombres  et  symbolique  des 
mots,  entre  autres,  avait  été  révélée  par  l'école  py- 
thagoricienne, la  Cabale  juive  et  les  docteurs  chré- 
tiens, avant  d'arriver,  sous  couvert  de  la  philosophie 
arabe,  jusqu'à  Java. 

Notons  encore  qu'Abdurrauf  prescrit  ou  recom- 
mande le  jeûne,  la  récitation  de  formules  ou  de 
litanies  constamment  répétées.  Les  points  de  foi 
mystiques  sont  mis  en  relief  au  moyen  de  figures 
symboliques,  notamment  celle  d'un  poisson  à  trois  corps  dont  la  tète 
est  unique.  Cette  figure  doit  démontrer  que  le  Tout  peut  coexister  avec 
la  Pluralité  ;  elle  évoque  malgré  qu'on  en  ait  le  souvenir  du  poisson  des 
catacombes  et  les  idées  d'unité  à  forme  trinitaire  des  chrétiens  (i). 


Chandra  Kirana. 
Femme  de  Pandji. 


(i)  L'arrangement  de  ces  trois  poissons  à  tête  unique  offre  une  ressemblance 
curieuse  avec  une  figure  qu'on  peut  voir  dans  VIconographie  chrétienne  de 
DiDRON  (Paris,  184.3)  et  qui  est  une  représentation  symbolique  de  la  Trinité. 
Elle  est  formée  de  trois  cercles  dont  chacun  a  pour  centre  l'extrémité  de 
l'angle  d'un  triangle  équiiatéral.  Dans  le  cercle  supérieur,  on  lit  tri,  dans 
celui  de  gauche  ni  et  dans  celui  de  droite  tas.  Dans  le  petit  triangle  sphéri 
que  central  formé  par  l'intersection  des  trois  cercles,  on  lit  vnitas. 


NOTES   ET    DOCUMENTS  99 

L'identité  d'Allah,  d'Adam  et  de  Mohammed  est  prouvée,  puisque  leur 
nom  (en  arabe)  se  compose  de  quatre  lettres.  Abdurrauf  a  grande  con- 
fiance dans  les  amulettes  et  donne  le  moyen  d'en  confectionner. 

Actuellement,  les  amulettes  si  nombreuses,  diverses  et  très  appréciées, 
dans  l'Archipel  indien  sont  surtout  intéressantes  par  les  sédiments 
d'animisme,  de  brahmanisme,  de  bouddhisme  corrompus  qu'on  y  re- 
trouve pêle-mêle  sur  les  formules  islamiques. 


M.  Rinkes  conclut  que,  si  Abdurrauf  par  ses  ouvrages  et  son  influence 
a  été  le  grand  propagateur  des  doctrines  mystiques  dans  l'Archipel,  il 
fut  secondé  et  parfois  précédé  par  d'autres  élèves  des  mystiques  arabes 
pour  infuser  à  l'âme  malaise  et  javanaise  ce  produit  confus  de  plusieurs 
peuples  et  de  plusieurs  civilisations  essayant  de  s'évader  de  la  rigidité 
des  dogmes  sur  les  ailes  d'un  sentimentalisme  inquiet  et  orgueilleux. 

Il  paraît  juste  de  féliciter  M.  Rinkes  de  deux  choses  :  d'abord  de  ce 
que,  par  un  amour  vraiment  scientifique  des  races  parmi  lesquels  il 
vivait,  ce  fonctionnaire,  qui  pouvait  se  croire  hors  de  pages,  soit  revenu 
modestement  étudier  auprès  des  maîtres  qui  lui  en  faciliteraient  le 
mieux  la  connaissance;  ensuite  de  s'être  bravement  et  solidement 
attaqué  à  un  sujet  aussi  ardu.  Les  écrits  des  mystiques  de  tous  pays 
sont  presque  toujours  d'une  lecture  fastidieuse;  la  subtilité  du  sens  y 
confine  à  l'obscurité,  la  recherche  de  l'expression  à  l'incohérence.  Ils 
prêtent  aux  plus  dangereuses  interprétations.  Toutefois  il  en  est  peu 
qu'il  importe  autant  de  connaître,  surtout  dans  le  monde  oriental  où 
l'action  occulte  des  confréries  mystiques  sur  la  foule,  par  la  force  d'une 
organisation  serrée  et  l'attrait  d'un  refuge  ouvert  à  l'orgueil  et  au  sen- 
sualisme, demeure  encore  aujourd'hui  d'une  puissance  sourde  mais 
vitale.  Par  là  tous  les  islamisants  et  tous  les  malaïstes  restent  redeva- 
bles à  M.  Rinkes  pour  son  travail  patient,  ingénieux  et  sûr  (i). 

Antoine  Cabaton. 


(i)  La  thèse  de  M.  Rinkes  est  en  outre  pourvue  d'une  bibliographie 
étendue  et  d'un  bon  index;  deux  appendices  sans  lesquels  aucun  livre  n'est 
achevé. 


100  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


CHRONIQUE  DES  INDES 


Université  musulmane. 


Dans  un  article  de  ['Observer,  organe  de  la  «  Moslem  League  »  de 
Bombay,  M.  Amir  Ali  discute  le  programme  de  l'Université  musul- 
mane. Il  demande  d'abord  que  le  gouvernement  reconnaisse  les  exa- 
mens qu'elle  fera  passer  et  les  grades  qu'elle  conférera,  et  que  ces  exa- 
mens et  ces  grades  donnent  accès  aux  mêmes  emplois  que  ceux  des 
autres  universités. 

Pour  l'organisation  intérieure,  il  y  aurait  plusieurs  divisions  :  ensei- 
gnement classique,  enseignement  moderne,  enseignement  technique. 

L'enseignement  classique  serait  subdivisé  à  son  tour  et  compren- 
drait l'étude  des  langues,  de  la  jurisprudence  et  de  la  théologie.  L'étu- 
diant serait  libre  de  choisir  une  langue  comme  langue  classique. 
Dans  l'autre  division,  on  enseignerait  toutes  les  matières  dépendant  de 
la  jurisprudence  et  de  la  théologie  musulmane  avec  une  connaissance 
générale  de  l'anglais.  Dans  la  partie  classique  figurent  au  programme 
l'anglais,  la  littérature  anglaise  et  l'histoire  de  l'Angleterre  et  de  l'Inde, 
de  l'Asie  au  moyen  âge,  de  la  Grèce,  de  Rome,  le  persan,  l'ourdou, 
les  mathématiques,  la  logique,  la  philosophie,  enfin  le  turc,  le  fran- 
çais, l'allemand,  l'italien  !  L'arabe  resterait  à  part  comme  langue  sacrée. 
Les  cours  seraient  faits  en  anglais.  La  division  technique  comprendrait 
deux  classes  :  une  supérieure,  dont  le  programme  se  rapprocherait  de 
ceux  des  collèges  de  Roorki  et  de  Sibpur;  dans  la  seconde,  l'enseigne- 
ment serait  donné  en  ourdou. 

Quant  à  l'instruction  religieuse,  elle  occuperait  la  première  place. 
L'étudiant  serait  obligé  de  prendre  part  aux  prières  comme  faisant 
partie  du  règlement  de  l'établissement;  mais  pendant  le  jeûne  du 
Ramadan,  on  ne  l'y  forcerait  pas,  et  l'on  pourrait  prêcher  dans  les 
classes  des  sermons  sur  des  sujets  de  morale. 

Sir  Th.  Morrison,  dans  son  article  de  VObseruer,  a  insisté  sur  le  but 
de  la  fondation  de  l'Université  qui  tend  à  disculper  l'Islam  du  crime 
de  stérilité  intellectuelle  qui  pèse  sur  lui  depuis  si  longtemps.  Il  pense 


NOTES    ET   DOCUMENTS  101 

qu'on  octroiera  une  charte  à  l'Université;  toutefois  il  ne  croit  pas  que 
ce  soit  absolument  utile.  On  n'a  pas  besoin  du  nom,  dit-il,  mais  de  la 
chose. 


L'Aga  Khan  à  Lahorc. 


Reprenons  la  tournée  de  l'Aga  Khan.  Nous  l'avons  laissé  à  Lahore 
{vide  supra).  A  la  réunion  de  Vlslamia  Collège,  le  nawab  Fateh  Ali 
Kazil  Bash  reçut  la  députation  envoyée  pour  la  discussion  du  projet 
de  la  fondation  de  l'Université  musulmane;  on  y  donna  lecture  delà 
lettre  du  lieutenant-gouverneur  qui  accordait  sa  sympathie  à  ce  projet; 
puis  M.  Shafi  en  expliqua  longuement  la  genèse  et  rappela  que  l'idéal 
de  Sir  Syed  Ahmed  avait  toujours  été  d'ériger  le  collège  d'Aligarh  en 
Université  pour  en  faire  un  centre  de  culture  islamique. 

L'Aga  Khan  prit  alors  la  parole  en  anglais.  Il  commença  par  dissi- 
per le  malentendu  qui  s'était  élevé  au  sujet  de  la  dépréciation  possible 
des  grades  universitaires  par  la  création  d'une  nouvelle  Université. 
Cette  nouvelle  Université,  dit-il,  pourra  ne  pas  être  aussi  importante 
qu'Oxford  et  Cambridge  ;  mais  elle  tâchera  de  former  les  caractères  et 
les  intelligences  et  de  faire  de  bons  citoyens  en  créant  une  ambiance  de 
culture  musulmane.  Ce  sera  un  centre  d'où  la  lumière  rayonnera  dans 
l'Inde  et  au  dehors,  et  qui  montrera  la  justice,  la  vertu  et  la  pureté  de 
notre  religion. 

S.  A.  ayant  fait  un  appel  de  fonds,  le  Président  du  Conseil  de  régence 
de  l'État  de  Bahawalpur  promit  deux  lakhs  de  roupies,  le  nawab  Fateh 
Ali  3.000  roupies.  M. Shafi  versa  600  roupies;  plusieurs  autres  donations 
furent  annoncées.  Certains  musulmans  offrirent  un  mois  de  leur  revenu 
(soit  un  douzième).  Un  faqir,  le  Pir  Jamal  Ali  de  Sialkot,  déclara  que 
chacun  de  ses  disciples  (ils  sont  plus  de  Soo.ooo)  donnerait  2  rou- 
pies (i). 

Relevons  quelques  passages  de  l'adresse  présentée  par  les  étudiants 
de  Lahore  à  l'Aga  Khan  chez  le  nawab  Falteh  Ali  Khan  et  lue  par  un 
ancien  élève  d'Aligarh.  Les  termes  en  sont  respectueux  et  admiratifs; 
on  en  jugera  par  ces  quelques  citations  :  «  Votre  Altesse  occupe  une 
position  unique  dans  le  monde  de  l'Islam;  étant  donné  le  beau  sang 
arabe  qui  coule  dans  vos  veines,  le  pouvoir  spirituel  que  vous  exercez 
sur  des  millions  de  fidèles,  en    outre  la  culture   intellectuelle  la  plus 

(i)  Nous  publierons  bientôt  les  listes  complètes. 


102  REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 

raffinée  qui  unit  en  vous  l'Orient  et  l'Occident,  la  personnalité  de 
Votre  Altesse  est  un  objet  d'amour  et  de  vénération  »...  «  Comme  tous 
les  grands  Musulmans,  Votre  Altesse  a  fait  sienne  la  cause  des  fidèles, 
et  c'est  un  sujet  d'orgueil  pour  les  Musulmans  de  posséder  une  lumière 
qui  les  éclaire  dans  les  questions  de  réforme  sociale  et  dirige  leurs  aspi- 
rations politiques.  Pendant  la  dernière  période  d'agitation,  quand  l'ave- 
nir politique  était  menaçant,  les  Musulmans  ont  trouvé  en  vous  un 
conseiller  sage,  un  ami  sincère,  un  guide  fidèle.  » 

Passant  au  rôle  de  l'Aga  Khan  dans  le  développement  intellectuel  de 
leur  communauté,  ils  remercient  Son  Altesse  de  l'intérêt  qu'elle  a 
témoigné  à  Aligarh  appelé  à  devenir  la  Cordoiie  de  VOrient  et  à  faire 
revivre  les  jours  glorieux  de  l'Islam,  alors  qu'un  Bermeki  ou  un  Nizam 
ul  mulk  dépensaient  libéralement  l'argent  pour  encourager  l'instruc- 
tion. Ils  reconnaissent  surtout  que  le  temps  est  venu  de  réaliser  le  rêve 
de  Sir  Syed  et  que  la  Providence,  dans  sa  sagesse,  l'a  choisi  pour  se 
mettre  à  la  tête  de  ce  grand  mouvement. 

L'intérêt  qu'ils  prennent  au  projet  de  la  fondation  de  l'Université 
musulmane  vient  du  sentiment  qu'ils  ont  que  tout  projet  d'éducation 
universitaire  pour  l'Inde  doit  préoccuper  la  partie  instruite  de  leur 
communauté;  or  quand  il  s'agit  d'éducation,  il  ne  saurait  être  ques- 
tion d'éducation  purement  séculière;  ses  défauts  sautent  aux  yeux. 

...  Ils  veulent  faire  d'Aligarh  un  centre  d'où  les  savants  iront  ré- 
pandre l'évangile  du  libre  examen,  de  la  tolérance  et  de  la  morale. 

Quelques  passages  de  la  réponse  de  l'Aga  Khan  méritent  d'être  égale- 
ment cités. 

Il  admet  que  l'Islam  est  arrivé  à  une  période  de  transition,  à  un 
lurning-point  de  son  histoire,  qu'il  est  temps  que  les  individus  se 
dévouent  et  se  sacrifient  pour  assurer  un  avenir  digne  du  nom  qu'ils 
portent.  «  Vous  êtes  des  enfants  aujourd'hui,  mais  demain  vous  serez 
des  pères  de  famille;  c'est  de  vous  que  dépend  la  régénération  de  la 
communauté»  ;  et  il  offre  à  ses  coreligionnaires  l'exemple  des  Japo- 
nais qu'il  montre  faisant  le  sacrifice  de  leur  individualité  au  profit  de 
l'oeuvre  collective.  «  Le  Japon  ne  valait  pas  mieux  que  le  Carnatique 
ou  l'Aoudh;  mais  c'est  par  leurs  efforts  que  ses  enfants  ont  surmonté 
toutes  les  difficultés. Vos  droits  politiques  sont  assurés  sous  le  régime 
britannique;  seulement,  pour  en  jouir,  il  faut  être  instruit.  Or  l'édu- 
cation qui  ne  reposerait  pas  sur  la  religion  serait  pire  que  l'ignorance; 
les  hommes  sans  principes  qui  ne  sont  pas  instruits  valent  mieux  que 
ceux  qui  sont  instruits  et  qui  n'ont  pas  de  principes.  Il  est  temps  que 
les  ulémas  se  mettent  au  niveau  des  aspirations  de  l'époque  et  que, 
par  leur  exemple,  ils  impriment  dans  l'esprit  des  jeunes  gens  les  vraies 
beautés  de  l'Islam...  » 


NOTES   ET   DOCUMENTS  lo3 


L'Aga  Khan  à  Bombay. 


Bombay  était  le  terme  de  la  tournée  de  l'Aga  Khan.  Il  y  fut  reçu  par 
M.  Fazulbhoy  Currimbhoy  Ibrahim,  chez  lequel  les  étudiants  musul- 
mans lui  présentèrent  une  adresse.  Sir  Narayen  C.  Chandavarkar  pré- 
sidait. L'adresse  était  conçue  dans  le  même  esprit  que  celle  de 
Lahore.  Les  étudiants  musulmans  lui  exprimèrent  avec  autant  d'effu- 
sion leur  reconnaissance  pour  les  services  que  Son  Altesse  avait  rendus 
à  leur  communauté  et  évoquèrent  également  le  souvenir  de  Sir  Syed 
Ahmed  et  son  rêve,  —  considéré  alors  comme  une  utopie,  —  d'ériger 
Aligarh  en  Université.  Ils  insistèrent  sur  le  résultat  merveilleux  de 
l'appel  de  fonds  que  l'Aga  Khan  avait  fait  et  auquel,  depuis  le  plus 
grand  prince  jusqu'au  plus  petit  paysan,  chacun  avait  répondu.  Ils  prirent 
soin  de  mettre  en  relief  le  merveilleux  sentiment  de  solidarité  qu'il  avait 
éveillé  chez  les  communautés  religieuses  de  l'Inde,  prenant  ainsi  rang 
parmi  les  princes  qui  ont  combattu  en  faveur  de  l'union  des  cartes, 
sans  préjudice  de  la  couleur  et  de  la  religion  et  conseillant  aux  Musul- 
mans d'entretenir  de  bons  rapports  avec  les  autres  communautés.  Le 
chef  dont  les  Musulmans  avaient  besoin,  ils  l'ont  trouvé  en  lui  ! 

Sir  Narayen  Chandavarkar,  membre  de  la  High  Court  de  Bombay,  prit 
ensuite  la  parole.  Sa  présence  chez  M.  Fazulbhoy  Currimbhoy  était  très 
significative.  Sir  Narayen  Chandavarkar  est  le  chef  incontesté  de  la 
Réforme  Sociale  chez  les  Hindous,  le  président  de  la  Conférence 
Sociale  et  le  successeur  écouté  du  Brahmane  Ranade  à  la  tête  du 
Prathna  Samaj.  Au  prétoire  et  au  mandir,  il  fait  également  grande 
figure.  Quand  il  a  présidé  le  Congrès  National,  il  a  toujours  imprimé 
aux  débats  de  la  tumultueuse  assemblée  une  direction  libérale.  Il  débuta 
en  remerciant  de  l'honneur  qui  lui  était  fait  de  présider  cette  réunion, 
ce  qui  prouvait  que  les  étudiants  sont  au-dessus  de  tout  sentiment  sec- 
taire, et  de  ce  fait  découlait  un  grand  enseignement  c'est  que  la  semence 
déposée  par  Sir  Syed  Ahmed  Khan  (ce  nom  fut  couvert  d'applaudisse- 
ments) a  fructifié.  Les  Musulmans  sont  arrivés  à  un  moment  ou  ils 
comprennent  qu'ils  ne  peuvent  pas  rester  plus  longtemps  inactifs, 
qu'ils  doivent  suivre  le  mouvement  général  et  contribuer  à  la  civilisa- 
tion mondiale.  L'Islam  est  appelé  à  refleurir! 

La  réponse  de  l'Aga  Khan  exposa  les  besoins  d'argent  du  projet  qu'il 
poursuivait  avec  ardeur  ;  mais  il  reconnut  qu'il  s'était  trompé  lorsqu'il 
avait  pensé  que  20  lakhs  de  roupies  suffiraient.  Si  les  Musulmans  veu- 


104  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

lent  avoir  leur  Cordoue,  ïï  faut  40  ou  5o  lakhs,  peut-être  même  un 
crore  (dix  millions). 

L'Université  devra  dépouiller  tout  caractère  sectaire  et  les  Hindous 
y  seront  les  bienvenus.  Quant  à  la  surprise  manifestée  par  Sir  Narayen 
Chandavarkar  d'avoir  été  appelé  à  présider  cette  réunion,  il  ne  pense 
pas  qu'elle  soit  justifiée,  puisqu'on  est  au  vingtième  siècle,  et  si  les 
Hindous  et  les  Musulmans  n'arrivaient  pas  à  fusionner,  il  n'y  aurait 
pas  lieu  de  dire  qu'on  a  fait  des  progrès.  Sir  Narayen  a  eu  raison  d'in- 
sister sur  la  nécessité  de  s'unir. 

Si  l'on  y  consacrait  toutes  ses  forces  —  (c'est-à-dire  à  l'union  des  Mu- 
sulmans et  des  Hindous)  —  il  ne  voit  pas  pourquoi  on  ne  réussirait  pas. 
Cela  prendrait  du  temps  et  demanderait  de  part  et  d'autre  de  grands 
efforts  ;  mais  n'en  serait-on  pas  pour  cela  plus  heureux  ?  Il  n'y  avait  pas  à 
la  Conférence  d'Allahabad  une  seule  question  sur  laquelle  on  n'aurait 
pu  arriver  à  s'entendre,  même  sur  celle  du  cow  killing,  de  la  musique 
et  de  la  représentation  dans  les  Conseils  et  les  municipalités,  si  l'on 
voulait  mettre  de  côté  les  opinions  religieuses  et  sectaires. 

L'Aga  Khan  continua  ses  visites,  accompagné  d'un  certain  nombre  de 
notables  ;  le  total  des  donations  s'éleva,  à  Bombay,  à  près  de  2  lakhs 
de  roupies. 


Réunion  des  Musulmans  à  l'Anjuman-i  Islam  Hall. 

La  salle  était  trop  petite  pour  le  nombre  des  auditeurs  qui  apparte- 
naient à  diverses  sectes  et  à  diverses  nationalités,  Arabes,  Persans, 
Memons,  Konkanis,  Khodjas  et  Pathans.  L'Aga  Khan  était  accompagné 
de  M.  Ibrahim  Rahimtullaet  de  .M.  Fazulbhoy  Currimbhoy. 

Nous  passons  sur  les  nouvelles  dotations  qui  furent  annoncées  ;  nous 
en  donnerons  plus  tard  le  détail  avec  les  précédentes  qui,  jusqu'ici,  ont 
été  enregistrées  dans  le  Times  of  India.  L'Aga  Khan  insista  longuement 
sur  la  question  financière  et  conjura  encore  ses  coreligionnaires  de 
faire  tous  les  efforts  possibles  pour  arriver  au  but  désiré  et  de  mettre  de 
côté  leurs  préjugés  sectaires  afin  que  Chiites  et  Sunnites  travaillent 
ensemble  pour  la  cause  de  l'Islam  ;  car  c'est  une  question  de  vie  et  de 
mort  pour  l'Islam.  Il  insista  aussi  sur  le  petit  nombre  de  Musulmans 
qui  ont  obtenu  des  grades  universitaires  par  rapport  à  la  population  et  la 
nécessité  de  la  création  d'une  faculté  de  théologie  et  d'un  enseignement 
séculier.  Pour  cela,  point  besoin  de  baisser  le  niveau  de  l'instruction, 
comme  certaines  gens  le  laissent  entendre... 

En  finissant  il  annonça  son  prochain  départ  pour  l'Angleterre,  o\x  il 


NOTES   ET    DOCUMENTS  "  I05 

allait  s'occuper  avec  les  hommes  de  loi  de  la  discussion  des  articles 
de  la  charte  qu'il  était  sûr  d'obtenir. 


Opinion  du  «  Leader  »  sur  l'Aga  Khan. 

Le  départ  de  l'Aga  Khan  pour  l'Europe  marque  un  point  important 
du  développement  du  projet  d'une  Université  musulmane  dans  l'Inde. 
Le  Leader  déclare  que  tout  Indien,  sans  distinction  de  croyance  ou 
d'opinion,  doit  être  touché  du  désintéressement  et  du  dévouement  dont 
Son  Altesse  a  fait  preuve  depuis  son  retour  au  mois  de  décembre  pour 
mener  à  bien  la  fondation  de  cette  Université  musulmane  que  ses 
coreligionnaires  ont  tant  à  cœur  de  faire  réussir.  Il  a  pu  recueillir 
20  lalchs  de  roupies  au  prix  des  plus  grandes  fatigues  et  grâce  à  son 
mépris  de  tout  confort.  C'est  un  résultat  dont  on  doit  être  satisfait.  Son 
Altesse  est  partie  en  Angleterre  pour  obtenir  maintenant  une  charte.  Que 
l'on  approuve  ou  que  l'on  désapprouve  son  projet,  il  est  impossible  de 
ne  pas  admirer  le  zélé  pour  le  bien  public  qui  anime  un  personnage 
tel  que  l'Aga  Khan.  La  communauté  musulmane  a  toute  raison  d'être 
fière  de  son  illustre  chef,  et  les  autres  communautés  peuvent  le  lui 
envier. 


Opinion  du  Maharajah  de  Bikanir  sur  l'administra- 
tion de  Lord  Minto  et  la  ligue  politique  des 
princes  musulmans  et  hindous. 

La  présence  du  président  de  la  Conférence  Sociale,  SirNarayen  Chan- 
davarkar,  à  la  réception  de  l'Aga  Khan  à  Bombay  {vide  supra)  est  un 
indice  de  l'esprit  de  solidarité  qui  anime  les  différentes  communautés 
et  leurs  chefs  et  qui  nous  oblige  de  mentionner  l'article  important  du 
Maharajah  de  Bikanir  dans  lequel  Son  Altesse  s'est  fait  le  porte-parole 
des  chefs  musulmans  et  hindous,  comme  l'Aga  Khan,  dans  la  National 
Reuiew,  s'était  fait  celui  des  Musulmans  et  des  Hindous  au  sujet  de 
leur  exclusion  des  grades  élevés  et  des  hauts  commandements  de 
l'armée. 

C'est  un  fait  significatif  qu'un  prince  radjpoute  ait  bien  voulu  con- 
descendreàformulersonopiniondansunerevue(Eas?<3?2rf  West,  Bombay 
10  pages).  Brillant  élève  du  Mayo  Collège,  il  appartient  maintenant  à 


I06  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

rimperial  Service  Corps,  où  il  est  colonel  honoraire  du  Bikanir 
Camel  Corps  (i).  11  a  jugé  l'administration  de  Lord  Minto  avec  tact  et 
bienveillance.  Le  plus  grand  mérite  du  vice-roi,  selon  lui,  consiste  non 
pas  dans  ce  qu'il  a  fait,  mais  dans  ce  qu'il  aurait  pu  faire  et  qu'il  n'a  pas 
fait  ;  autrement  dit,  il  a  su  résister  à  des  conseils  qui  l'auraient  poussé 
à  une  répression  et  à  des  mesures  rétrogrades.  On  doit  lui  savoir  gré  de 
cette  sage  abstention.  (Cf.  la  lettre  officielle  du  Maharajah  au  vice-roi.) 

Il  fait  ensuite  ressortir,  comme  trait  caractéristique  de  l'administra- 
tion de  Lord  Minto,  le  parti  qu'il  a  tiré  du  concours  des  princes  de 
l'Inde  en  qualité  d'alliés,  ainsi  qu'il  l'a  déclaré  dans  son  mémorable 
discours  d'Udaipur  (igog).  Les  chefs,  en  tant  que  classe,  ne  sont,  en 
effet,  que  les  alliés  naturels  et  les  collaborateurs  de  l'Angleterre,  et 
ont  à  cœur  le  bien  de  l'Inde  et  de  ses  populations  tout  autant  que  n'im- 
porte quel  Anglo-Indien.  Si,  d'un  côté,  leur  devoir  les  oblige  de  s'oc- 
cuper avant  tout  de  leurs  sujets  et  de  leurs  États,  dont  les  territoires 
forment  les  deux  cinquièmes  de  l'Inde,  de  l'autre,  ils  ne  peuvent  rester 
indiflférents  aux  intérêts  de  l'Inde  Britannique.  L'éducation  qu'ils  ont 
reçue  par  les  soins  du  Gouvernement  anglais  leur  a  permis  non  seule- 
ment de  mieux  gouverner  leurs  États,  mais  encore  de  participer  en  qua- 
lité de  feudataires  à  l'amélioration  des  conditions  générales  de  l'Em- 
pire. Plusieurs  chefs  ne  comptent-ils  pas  des  amis  parmi  les  leaders  et 
les  hommes  d'État  de  l'Inde  ?  Tout  ce  qui  peut  améliorer  la  condition 
politique  du  pays  et  tendre  à  l'extension  de  ses  droits  politiques  et  de  ses 
privilèges  est  naturellement  —  et  il  en  sera  toujours  ainsi  —  un  sujet  de 
satisfaction  pour  les  princes.  Le  IVlaharajah,  pour  donner  un  exemple  ré- 
cent, cite  les  belles  paroles  du  Nizam  d'Hydrabad  dans  sa  lettre  à  Son  Ex- 
cellence le  Vice-Roi,  à  propos  de  la  nomination  de  M.  Sinhaà  son  Conseil. 

En  terminant,  il  émet  des  vœux  en  faveur  de  la  bonne  entente  des 
chefs  des  États  indigènes  et  des  populations  du  reste  de  l'Inde  et  espère 
qu'aucune  intrigue,  de  quelque  nature  qu'elle  soit,  n'y  mettra  obstacle. 
Il  veut  «  rinde  prospère  et  loyale  sous  le  pavillon  britannique  ». 

Telle  est  en  substance  un  article  dont  on  ne  peut  méconnaître  l'impor- 
tance quand  on  se  reporte  à  l'époque  encore  récente  où,  au  Congrès 
national  et  à  la  Conférence  sociale,  on  se  demandait  si  l'on  arri- 
verait jamais  à  la  fusion  des  communautés  hindoues  et  musul- 
manes. Les  hautes  classes  donnent  un  exemple  sur  la  portée  duquel 
on    ne   peut  se  méprendre  ;  aussi  les  manifestations  organisées    par 

(i)  Le  Maharajah  Sir  Ganga  Singh  Bahadur,  né  en  1880,  succéda  à  son 
père  Dungar  Singh.  L'Etat  de  Bikanir  a  une  étendue  de  22.3oo  milles  carrés 
et  compte 584.000  habitants.  La  population  est  adonnée  aux  occupations  pas- 
torales. Pour  l'histoire  de  l'Etat  de  Bikanir,  cf.  Tod,  Annals  of  Rajasthana, 
vol.  II,  chap.  i-iii. 


NOTES    ET   DOCUMENTS  IO7 

quelques  fanatiques  et  les  froissements  au  sujet  de  simples  coutumes 
qui  n'ont  rien  à  voir  avec  le  fond  même  de  la  religion,  n'empêche- 
ront pas  cette  fusion  désirable,  résultat  merveilleux  dû  en  partie  à  l'ap- 
plication du  principe  de  neutralité  accepté  par  le  Gouvernement  britan- 
nique en  matière  religieuse  et  à  sa  protection  éclairée  de  tous  les  cultes. 


Au  Conseil  du  vice-roi  et   au  Conseil   législatif 
de  Bombay. 

Des  bills  importants  ont  été  présentés  pendant  la  dernière  session  au 
Conseil  du  vice-roi  et  au  Conseil  législatif  de  Bombay. 

Le  bill  de  M.  Bhupendranath  Basu  a  pour  objet  de  faciliter  les  ma- 
riages civils  et  les  unions  entre  les  personnes  appartenant  à  des  castes 
et  à  des  communautés  différentes.  L'Act  de  1872  avait  été  promulgué 
pour  répondre  surtout  aux  besoins  de  la  secte  des  brahmoïstes  ;  on 
réclam.e  maintenant  la  protection  des  droits  d'héritage.  Les  Musulmans 
partagent  d'ailleurs  les  mêmes  opinions  que  les  Hindous  à  cet  égard. 
Le  Comj-ade  insiste  sur  la  nécessité  d'une  législation  qui  réglerait  les 
droits  de  succession,  et  il  estime  qu'il  ne  suffit  pas  qu'un  mariage 
défendu  ou  contracté  irrégulièrement  soit  reconnu  valide,  il  faut 
encore  que  les  droits  d'héritage  des  conjoints  soient  sauvegardés.  Cette 
question  soulèvera  la  discussion  de  plusieurs  points  de  droit  musulman. 
Quant  au  bill  de  M.  Jinnah,  il  vise  la  validité  des  ivakfs  (dotations). 
Les  Musulmans,  depuis  longtemps,  sont  mécontents  de  la  manière  dont 
on  interprète  leur  loi  sur  les  ivakfs  d'après  une  décision  du  Conseil 
privé.  Ils  s'en  sont  souvent  plaints  au  vice-roi  et  ont  réclamé  vainement 
dans  leurs  réunions  publiques  un  retour  à  la  loi  orthodoxe. 

M.  Amir  Ali  s'étant  mis  à  la  tête  de  la  campagne  entreprise  contre  le 
Conseil  privé  et  faisant  maintenant  partie  de  ce  Conseil,  il  importe  de 
se  hâter  pour  ne  pas  faire  surgir  une  question  personnelle  ou  sectaire. 
Le  légiste  anglais  n'admet  pas  en  eflfet  qu'un  bien  puisse  rester  indéfi- 
niment dans  une  même  famille,  et  le  Conseil  privé  estima  qu'un 
trust  qui  n'est  pas  institué  en  faveur  d'une  personne  déterminée,  mais 
au  profit  de  sa  descendance  (quoiqu'une  famille  doive  fatalement 
finir  à  un  moment  quelconque),  ne  pouvait  pas  être  reconnu  par  la 
loi  musulmane,  d'après  laquelle  cependant  le  retour  peut  être  stipulé 
en  faveur  d'une  œuvre  charitable.  Certains  Musulmans  éclairés  com- 
prennent et  apprécient  le  principe  posé  par  la  loi  anglaise  ;  mais  le 
sentiment  quasi  général  est  que  la  loi  musulmane,  que  le  gouverne- 


108  REVUE   DU    MONDE    MUSULMAN 

ment  anglais  veut  bien  appliquer,  admet  l'existence  de  trusts,  dont  la 
validité  n'est  pas  reconnue  par  le  Conseil  privé.  Le  bill  de  M.  Jinnah 
aurait  donc  pour  but  de  chercher  à  valider  un  M^aÂr/ constitué  par  une 
personne  à  titre  de  pension  alimentaire  en  faveur  de  sa  famille  et  de 
ses  enfants  et  descendants,  pourvu  que  le  dernier  le  transmette  à  son 
tour  à  une  oeuvre  charitable.  Comme  il  n'y  a  pas  de  famille  dont  la 
durée  soit  perpétuelle,  la  loi  qui  stipule  contre  les  perpétuités  au  sens 
technique  du  mot,  ne  semble  pas  absolument  nécessaire  aux  Indiens  ni 
aux  Musulmans. 

Par  le  fait,  le  bill  de  M.  Jinnah  soulève  une  question  de  principes 
importante.  Les  lois  et  les  coutumes  indigènes  ont  été  quelquefois  en- 
travées par  les  idées  de  justice  et  de  morale  des  Anglais  qui  ne  sont  pas 
les  mêmes  que  celles  qui  existaient  autrefois  chez  les  Musulmans  et  les 
Hindous,  et  le  seul  fait  qu'une  coutume  est  enregistrée  dans  leurs 
livres  sacrés  ou  leurs  codes  n'oblige  pourtant  pas  la  législature  à  la 
suivre  à  perpétuité. 

L'appui  donné  à  M.  Jinnah  par  les  membres  hindous  et  musulmans 
du  Conseil  montre  que  la  création  de  trusts  à  perpétuité  en  faveur  de  sa 
descendance  est  une  coutume  qui  convient  aussi  bien  aux  Hindous  qu'aux 
Musulmans.  Les  membres  des  autres  communautés  ont  en  effet  essayé 
de  créer  également  des  trusts  du  genre  de  ceux  que  le  Conseil  privé 
n'acceptait  pas,  et  si  ces  trusts  ne  sont  pas  plus  fréquents,  c'est  qu'on 
sait  que  la  législation  anglaise  leur  est  hostile.  Si  elle  se  décidait  à  les 
reconnaître,  quel  que  soit  le  principe  sur  lequel  elle  se  fonderait,  on  peut 
se  demander  pourquoi  la  liberté  de  les  créer  ne  serait  pas  accordée 
indistinctement  à  toutes  les  communautés? 

A  Bombay,  le  bill  de  M.  Ibrahim  Rahimtoola  vise  simplement  les 
bénéficiaires  de  fondations  charitables  pour  savoir  si  ces  fondations 
sont  bien  administrées.  C'est  une  mesure  de  prudence  à  l'effet  d'obliger 
les  trusters  à  faire  enregistrerles  fri/5i5  et  à  faire  apurer  leurs  comptes.  Il 
serait  désirable  que  le  gouvernement  pût  promulguer  une  loi  applicable 
à  toute  l'Inde  :  mais  c'est  un  point  très  délicat,  parce  qu'il  est  souvent 
difficile  de  définir  un  trust  religieux  et  les  intentions  du  fondateur  ou 
de  savoir  si  elles  ont  été  remplies. 


Mort  du  Maharajah  de  Jodhpur  (2J  mars). 

Bien  que  le  Maharajah  n'appartînt  pas  à  l'Inde  musulmane,  nous 
croyons  intéressant  de  mentionner  sa  fin  prématurée  à  cause  des 
alliances  de  sa  maison  avec  celle  des  Timourides.  Une  faut  pas  oublier 


NOTES   ET   DOCUMENTS  IO9 

que  la  princesse  Jodhbai,  soeur  d'Oodesingh,  épousa  Akbar,  qui  maria 
son  fils  Salim  à  une  autre  princesse  Jodhbai,  de  la  branche  de  Bikanir. 

Le  Maharajah  de  Jodhpur,  Sirdar  Singh,  encore  mineur,  succéda 
en  1895  à  son  père  Jeswant  Singh  :  c'était  un  des  plus  zélés  officiers 
de  l'Impérial  Cadet  Corps.  Il  est  venu  en  Europe,  il  y  a  dix  ans;  pen- 
dant le  reste  de  son  règne,  il  n'a  pas  quitté  ses  États  (i). 

Le  Marwar  ou  l'État  de  Jodhpur,  d'après  le  nom  de  sa  capitale,  est 
situé  à  l'ouest  de  Jaipur  et  confine  au  Sindh.  Il  s'étend  sur  une  plaine 
sablonneuse  de  36. 000  milles  carrés,  avec  une  population  de  près  de 
2  millions  de  sujets  et  un  revenu  de  340.000  livres,  soit  8.5oo.ooo  francs. 
La  capitale,  Jodhpur,  date  du  quinzième  siècle;  son  fondateur,  Rao 
Jodha,  descendait  du  dernier  des  vieux  chefs  Rahtores  de  Kanauj  qui, 
lors  de  la  capture  de  la  ville  par  Shahahbuddin  (douzième  siècle),  par- 
tit en  pèlerinage  à  Dwarka  et,  chemin  faisant,  s'arrêta  à  Pâli  dans  le 
Marwar,  où  il  s'établit.  (Pour  la  généalogie  des  chefs  Rahtores  du 
Marwar,  cf.  Tod,  Annals  of  Rajasthana,  vol.  I,  ch.  i^';  pour  l'histoire 
complète  du  Marwar,  Id.,  ibid.,  vol.  II,  ch.  xv,  et  pour  les  rapports  du 
Marwar  avec  les  empereurs  Moghols,  Id.,  ibid.,  ch.  III-X.) 

Le  vieux  fort  s'élève  sur  un  rocher  de  800  pieds  de  haut  et  com- 
mande les  vastes  plaines  du  Marw'ar  ;  son  entrée  imposante  porte 
encore  sur  les  vantaux  des  portes  l'empreinte  des  doigts  des  reines 
qui  allaient  au  bûcher.  Contraste  frappant!  Jodhbai,  l'épouse  radjpoute 
de  Jehangir,  la  mère  de  Shah  Jahan,  repose  non  loin  du  tombeau 
d'Akbar  dans  un  magnifique  monument  de  style  musulman,  le  Kanch 
MaAa/,  maintenant  entre  les  mains  de  la  Church  Missionary  Society^! 


Nomination  d'un  indigène  en  qualité  d'  «  assistant  » 
du  professeur  T.  W.  Arnold,  Educational  Advi- 
ser  of  Indian  Students  en  Angleterre. 

Le  choix  d'un  assistant  est  tombé  cette  année  sur  le  docteur  P.  K.  Roy, 
autrefois  principal  du  Presidency  Collège  de  Calcutta,  maintenant 
inspecteur  des  collèges  de  l'Université  de  Calcutta.  Il  y  a  lieu  de  croire 
que,  l'an  prochain,  ce  sera  un  Musulman  qui  remplira  ce  poste. 

D.  M. 

(i)  L'Etat  de  Jodhpur,  jadis  visité  par  la  famine  et  infesté  par  les  tribus 
pillardes,  est  devenu  très  prospère  ;  pendant  l'administration  du  feu  Mahra- 
jah,  les  famines  ont  été  moins  fréquentes,  et  les  maraudeurs  se  sont  adon- 
nés à  l'agriculture. 


1 lo  REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 


A  PROPOS  DU  HIZB 


Comment  ne  serait-on  pas  frappé,  en  vivant  au  milieu  de  civilisa 
tiens  qu'on  pratique  depuis  longtemps,  sans  leur  appartenir,  de  tous 
les  obstacles  qui  en  rendent  la  connaissance  incertaine  à  l'étranger  ? 
On  en  connaît  la  langue,  les  institutions,  l'histoire,  et,  à  chaque  instant, 
un  détail  révèle  une  interprétation  trop  extensive,  une  généralisation 
trop  rapide,  dans  le  sens  attribué  à  une  expression.  Nous  le  voyons 
sans  cesse,  beaucoup  plus  facilement  aujourd'hui  qu'autrefois,  dans  les 
rapports  des  peuples  européens.  Les  occasions  de  s'en  apercevoir  pour 
les  peuples  orientaux  sont  plus  rares.  Cependant,  dès  qu'on  veut  serrer 
de  près  la  terminologie  comparative,  on  est  forcé  d'avouer  que  les  mots 
qui  semblent  se  correspondre  le  plus  exactement  d'une  langue  à  l'autre 
expriment  en  réalité  des  idées  restées  différentes  quant  au  fond,  malgré 
leur  similitude  apparente,  par  leur  formation. 

Plus  d'une  fois,  ce  sentiment  nous  a  donné  le  désir  de  faire  place,  dans 
la  Revue  du  Monde  Musulman,  à  des  discussions  détaillées  sur  la 
valeur  exacte  de  certains  termes. 

L'occasion  s'en  présente  par  une  comparaison  faite  dans  le  dernier 
numéro  de  la  Revue  entre  le  Hizb  el  Bahr  de  Abou  al  Hasan  Ach- 
Chadéli  et  une  prière  chinoise.  Assurément  si  on  veut  traduire  d'un 
seul  mot  le  terme  de  Hizb,  on  n'a  qu'à  s'en  tenir  à  invocation  ou 
prière.  Mais  l'idée  qu'exprime  le  terme  arabe  est  autre  que  celle  dont 
on  a  la  représentation  par  le  mot  français. 

Ayant  donné  à  la  Bibliothèque  de  la  Mission  scientifique  une  collec- 
tion d'opuscules  sur  les  confréries  mystiques  d'Egypte  et  de  Turquie, 
dans  lesquels  se  trouvent  toutes  les  précisions  utiles  pour  définir 
exactement  le  Hizb,  nous  avions  demandé  à  M.  Michaux-Bellaire  d'en 
faire  quelques  extraits.  La  documentation  qu'il  a  bien  voulu  réunir  est 
beaucoup  plus  intéressante  encore  que  ne  l'eût  été  le  dossier  auquel 
nous  songions.  Elle  ne  comprend  pas  seulement  une  consultation 
personnelle  de  l'éminent  chef  de  la  Mission  scientifique,  mais  aussi  une 
consultation  précieuse  d'un  savant  jurisconsulte  marocain,  dont  on 
lira  facilement  la  pensée  entre  les  lignes,  puis  une  nouvelle  traduction 
du  Hi\b  el  Bahr,  etc. 


NOTES    ET   DOCUMENTS  I I I 

Les  lecteurs  delà  Revue  du  Monde  Musulman  seront  reconnaissants 
à  M.  E.  Blochet  de  la  substantielle  mise  en  œuvre  de  cette  documen- 
tation. 


EXTRAIT  D'UNE  LETTRE  DE  M.  MICHAUX-BELLAIRE 


Le  mot  hi^ib,  écrit  M.  Michaux-Bellaire,  pris  en  lui-même,  in- 
dépendamment de  l'idée  spéciale  que  l'usage  a  pu  lui  attacher  par  la 
suite,  veut  dire  partie  d'un  livre  ou  d'autre  chose,  comme  d'un  pays 
ou  d'une  tribu.  On  s'est  servi  de  ce  mot  plus  spécialement  pour  dési- 
gner les  parties,  les  divisions  d'un  livre  ;  c'est  ainsi  que  le  Qoran  se 
divise  en  60  hizbs  et  le  Mokhtaçar  de  Sidi  Khalil  en  40  hizbs. 

La  division  du  Qoran  en  hizbs  n'est  aucunement  basée  sur  sa  divi- 
sion en  sourates  ;  par  exemple,  certains  hizbs  du  Qoran  contiennent 
plusieurs  sourates  et,  d'autre  part,  la  sourate  de  la  Vache  «  El  Baqara  », 
forme  cinq  hizbs  à  elle  seule. 

On  appelle  également  hizbs  les  fractions  de  l'Ouard  d'une  confrérie. 
L'Ouard  lui-même  est  composé  d'un  ou  de  plusieurs  hizbs  du  Qoran 
et  est  toujours  basé  sur  les  bénédictions  d'un  des  quatre-vingt-dix-neuf 
noms  de  Dieu,  El  Fadil,  Er  Rahman,  El  Djebbar,  etc.,  ou  de  plusieurs 
de  ces  noms  qui  sont  répétés  dans  l'Ouard  et  qui  en  sont,  pour  ainsi 
dire,  le  leitmotiv. 

L'Ouard  en  entier  n'est  pas  connu  de  tous  les  Khouan  de  la  Confré- 
rie, mais  seulement  du  Cheikh  et  de  ses  successeurs  qui  le  donnent  à 
certains  privilégiés  qui  en  sont  dignes.  La  masse  des  Khouan  ne  con- 
naît que  le  hizb  de  la  confrérie,  qui  est  une  partie  de  l'Ouard  qui  n'est 
pas  secrète  et  que  tout  le  monde  peut  connaître. 

Un  homme  pieux  peut,  en  dehors  du  hizb  d'une  confrérie,  adopter 
pour  son  usage  personnel  un  hizb  particulier  basé  sur  l'invocation 
d'un  des  noms  de  Dieu,  certains  versets  du  Qoran  et  des  oraisons,  mais 
à  la  condition  absolue  de  soumettre  ce  hizb  à  un  cheikh  et  de  ne  s'en 
servir  qu'après  avoir  reçu  de  cecheïkh  l'autorisation —  idjaza,  —  sinon 
l'usage  du  hizb,  au  lieu  de  lui  être  favorable,  ne  pourra  que  lui  faire 
du  mal,  dans  ce  monde  ou  dans  l'autre,  peut-être  dans  tous  les  deux. 

De  même,  il  est  interdit  de  se  servir  du  hizb  d'une  confrérie  sans 
appartenir  à  cette  confrérie  et  par  conséquent  sans  y  avoir  été  autorisé. 

Le  hizb  peut  sans  doute  être  employé  pour  préserver  d'un  événement 
malheureux,  mais  ce  n'est  là  qu'une  application  du  hizb  et  non  pas 
son  but  véritable  qui  est  d'attirer  les  bénédictions  contenues  dans  un 
des  quatre-vingt-dix-neuf  noms  de  Dieu. 


, 


112  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

Pour  donner  au  hizb  la  forme  indiquée  de  protéger  d'un  malheur  ou 
d'une  calamité,  il  faut  y  joindre  une  oraison  spéciale,  Vistikhara, 
demande  du  secours  divin.  L'oraison  considérée  comme  devant  écarter 
la  calamité  des  Musulmans  dans  leur  ensemble,  de  l'Islam  lui-même, 
est  le  Latif,  qui  consiste  à  répéter  plusieurs  milliers  de  fois  :  «  ialati- 
foun,  ialatifoun  ».  C'est  cette  oraison  qui  est  dite  à  Fâs  par  les  foqaha 
et  les  tolba,  dans  toutes  les  mosquées,  pendant  le  séjour  auprès  du 
Sultan  d'une  ambassade  européenne,  afin  d'écarter  des  Musulmans  les 
calamités  que  cette  ambassade  pourrait  leur  causer. 

En  résumé,  un  hi\b  par  son  sens  même  est  toujours  une  partie  de 
quelque  chose,  du  Qoran,  ou  d'un  Ouard,  mais  non  la  chose  princi- 
pale et  entière  elle-même,  quoique  pouvant  constituer  un  ensemble, 
partie  d'un  tout. 


CONSULTATION  DU  FAQIH  ABDERRAHMAN  EZ  ZAOUDI 


Le  mot  hi\b  a  plusieurs  sens  en  arabe.  On  peut  l'appliquer  à  un 
parti,  à  un  groupe  de  gens;  c'est  ainsi  que  l'on  dit  :  hi\b  el  ahrar  (le 
parti  des  gens  libres);  hi^^b  es  salmi  (le  parti  de  la  paix)  ;  his^b  Allah 
(le  parti  de  Dieu);  on  dit  également  :  hi^b  foulan  (le  parti  d'un  tel). 
Cela  veut  dire  ses  troupes  ou  ses  compagnons,  ceux  qui  sont  sous  sa 
dépendance.  On  dit  :  ha^abt  foulan,  c'est-à-dire:  j'ai  été  du  parti  d'un 
tel.  Le  pluriel  du  mot  hi^b  est  ah\ab.  Dans  le  Qoran  magnifique  et 
glorieux,  on  retrouve  ce  mot  en  maints  endroits,  avec  le  sens  indiqué, 
au  singulier  et  au  pluriel.  On  dit  :  taha\\abà' l-qàoum,  ces  hommes 
ont  formé  des  hi\bs,  des  groupements.  Le  mot  hi^b  s'applique  encore 
à  des  armes;  on  dit  :  hada  hi^bou  foulan,  ce  sont  les  armes  d'un  tel; 
ou  bien  encore  :  hi^^bou  el  djich  el  foulani,  fraction  de  telle  armée.  Le 
mot  hi^b  est  encore  employé  dans  différents  sens,  par  exemple  dans  le 
sens  d'une  fraction  de  dikr  ou  du  Qoran,  ou  de  prière  surérogatoire 
que  l'on  s'attache  à  réciter  chaque  jour.  Dans  ce  sens,  le  mot  hi\b  est 
employé  comme  le  mot  ouard. 

Le  mot  hi!{b  peut  également  servir  à  désigner  une  terre  épaisse,  et  on 
dit  terre  ha^ab  dans  le  sens  de  terre  épaisse. 

Quant  aux  mots  hazb,  houzaba,  hâzib,  houzb,  hazâb,  hazâbiyya, 
hinzab,  hizaba'a,  hizbâoun,  hazzoub  et  hayzaboun,  ils  ont  des  sens 
étrangers  à  ceux  que  nous  avons  rapportés. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  I  I  3 


Extrait  du  Mouhit  el  Mouhit,  p.  358. 

Le  hi\b  est  analogue  à  Vouard  du  Qoran.  On  dit  :  il  a  récité  son 
hi\b  habituel.  Le  mo\.hi\b  s'applique  également  à  une  partie;  on  dit  : 
il  récite  un  hi!{b  du  Qoran,  c'est-à-dire  une  partie.  Ce  mot  signifie  éga- 
lement des  armes  et  un  groupe  de  personnes...  Il  veut  encore  dire 
l'armée  de  quelqu'un  ou  ses  compagnons,  sur  lesquels  il  a  de  l'autorité. 
Ce  mot  est  pris  dans  le  sens  qui  suit,  dans  la  sourate  de  la  Discus- 
sion *ôy^sy*  «  Ceux-ci  sont  les  compagnons  du  démon  »,  c'est-à-dire 

ses  troupes  et  ses  suivants.  Les  Ah\ab,  de  même,  étaient  des  masses  qui 
s'étaient  confédérées  et  qui  s'étaient  prêté  une  assistance  mutuelle  pour 
lutter  contre  le  Prophète.  Dans  la  sourate  du  Croyant,  il  est  dit  :  «  O 
mon  peuple,  je  crains  pour  vous  un  jour  semblable  au  jour  des  confé- 
dérés. »  On  a  dit  que  le  mot  Ah!{ab  désigne  le  peuple  de  Noé,  d'Ad  et 
de  Thamoud,  de  même  que  ceux  que  Dieu  fit  périr  après  eux. 


Extrait  du  Tadj  el  Arous,  t.  I,  p.  208. 

Le  hi\b  est  la  même  chose  que  Vouard,(\\xa.ni  à  la  forme  et  quant  au 
sens.  Il  désigne  une  partie  du  Qoran  que  récite  quelqu'un...  Tel  est 
l'avis  exprimé  dans  VAsas  el  Balagha  de  Zamakhchari,  dans  le  Lisan 
el  Arab  et  dans  d'autres  ouvrages.  Il  s'applique  à  une  oraison  que 
l'homme  "prend  la  résolution  de  réciter  pour  lui-même  à  un  moment 
donné.  D'après  \e  Lisan  el  Arab,le  hi^b  est  la  même  chose  que  l'owarrf. 
L'ouard  de  quelqu'un  est  formé  du  Qoran  et  de  la  prière  (cala  ala 
en-Nébi)  pour  le  Prophète.  Dans  les  hadith,  il  est  dit  :  «  Le  moment  de 
réciter  mon  hi^^b  du  Qoran  arriva,  et  je  ne  voulus  pas  sortir  avant  de 
l'avoir  récité  en  entier...  » 

Les  mots  jl^/JJl  ^,J^  -*^  veulent  dire  :  j'ai  divisé  le  Qoran  en  hi\bs. 

Dans  le  hadith  rapporté  par  Aouf  ben  Hodheïfa  (il  est  dit)  :  Je  deman- 
dai aux  compagnons  de  l'Envoyé  de  Dieu  :  «  Comment  pouvons-nous 
diviser  le  Qoran  !  »  (kaïfa  touhazzibouna'l  Qoran).  C'est  là  le  sens  propre 
donné  à  ces  mots  par  les  Musulmans,  comme  nul  ne  l'ignore.  Le  mot 
hi\b  désigne  aussi  un  groupement  (^a'z/a),  ainsi  qu'il  est  dit  dans  VAsas 
et  dans  d'autres  ouvrages.  D'après  le  Lisan  el  Arab,  un  hi\b  est  une 
classe  de  gens  (çouj).  «  Tout  parti  est  formé  des  fractions  réunies  qui 
le  composent  ».  c'est-à-dire  que  ses  éléments  ont  un  sentiment  unique. 

XIV.  8 


1 14  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

Dans  les  hadith  il  est  dit  :  «  O  mon  Dieu,  mets  en  déroute  les  confé- 
dérés et  fais  trembler  la  terre  sous  leurs  pas.  » 

Le  mot  ah\ab  désigne  des  groupes  de  personnes  ;  c'est  le  pluriel  de 
hi\b... 

Le  mot  hi\b,  dans  le  sens  qui  nous  occupe,  désigne  nn&  partie  que 
l'on  s'est  astreint  soi-même  à  répéter,  sous  réserve  de  l'autorisation 
accordée  par  le  cheikh,  comme  on  peut  le  déduire  de  ce  qui  est  dit 
dans  VAsas.  Il  désigne  aussi  des  armes  ;  ce  sens  a  été  omis  par  l'auteur 
du  Lisan  el  Arab  et  dans  le  Ça/zaA  d'El  Djaouhari.  L'auteur  du  A'/o/zaA- 
ham  l'a  exposé  :  les  armes  sont  des  instruments  de  guerre.  Le  mot  lii\b 
désigne  encore  un  groupe  de  personnes  ;  son  pluriel  est  ah^ab.  C'est 
par  ce  mot  qu'lbn  Mandhour  commence  son  livre  ;  l'auteur  de  l'yl^.? 
l'a  reproduit;  il  est  aussi  dans  d'autres  ouvrages  de  grammaire.  On 
applique  ce  mot  à  une  réunion  de  personnes  qui  s'étaient  groupées 
contre  le  Prophète.  D'après  le  Çahah,  il  est  question  à  ce  propos  de 
ceux  qui  s'étaient  confédérés  contre  le  Prophète  ;  tel  est  le  sens  qui  est 

donné  à  ce  mot  par  le  Chia.  Ce  mot  désigne  aussi  la  part.  On  dit  :  ^^j^^-l 
J  UJl  /y>  ^  js-,  donne-moi  ma  part  de  l'argent  ;  c'est  ce  qui  est  dit  dans 

le  Miçbah.  Dans  le  Qoran,  il  y  a  une  sourate  intitulée  Sourate  el  Azhab 
—  sourate  des  confédérés.  La  mosquée  d'El  Ahzab  est  une  des  plus  cé- 
lèbres de  celles  qui  furent  construites  du  temps  de  l'Envoyé  de  Dieu.  Notre 
maître  commente  le  hi\b  Naouaoui  ;  son  ouvrage,  d'après  ce  que  j'ai  vu 
écrit  de  sa  main,  fut  terminé  en  iiô3,  à  Médine.  Le  nom  de  ce  maître 
est  Abdallah  ben  Soleyman  el-Djarhazi  ech  Chafeï,  moufti  de  notre 
pays  de  Zabid.  Les  mots  ha'^\abou  oua  taha\\abou  veulent  dire  :  ils  se 

sont  formés  en  groupement.  On  dit:   j  >^  w'jU- j>l?,    cela  veut 

dire  :  un  tel  a  prêté  aide  à  un  tel.  Les  mots  taha^^abaH  qaoum  signi- 
fient :  les  gens  se  sont  réunis.  Ceux  qui   suivent  :    ouaqad  ha\\ab- 

touhoum  -^  j3- J^j  signifient  :  je  les  ai  réunis.  Les  mots  ha\abahou 

et  amr  signifient  :  cette  chose  lui  est  survenue  et  a  été  grave  pour  lui, 
l'a  profondément  affecté. 

Dans  les  hadith,  il  est  dit  :  «  ^^  4o  ^»-  Ul  j'^  Kana  idaha\abaho 
amr,  etc.  »,  en  présence  d'une  chose  grave,  etc..  Dans  le  hadith  relatif 
à  la  prière,  il  est  dit  :  «  O  mon  Dieu,  en  toi  sont  mes  armes  et  mes 
munitions,  si  je  suis  en  présence  d'une  éventualité  grave,  ^2^  J>-  \h\  {ida 

nou^ibtou).  Le  mot  qui  désigne  la  situation  en  question  est  ^)j»t)\    ... 


NOTES    ET    DOCUMENTS  Il5 

On  dit  :  w»  j  ^^  '  (amr  ha^ib),  c'est-à-dire  une  chose  grave.  Les  mots  : 
Al  ha\ib  min  ech-chghoiil  désignent  la  part  que  l'on  a  à  faire  dans  un 
travail  ;  le  pluriel  de  ce  mot  est  hou^b  '-jy>-  ',  notre  maître  l'écrit 
^  y>-  [hoii^oub). 


Le  Hi;{b  al  Bahr  de  rimam  Abou  Al-Hasan  Ach  Chadéli. 


Au  nom  de  Dieu,  le  Clément,  le  Miséricordieux  ! 

O  mon  Dieu,  ô  Élevé,  ô  Magnifique,  ô  Très  bon,  ô  Savant!  Tu  es 
mon  seigneur,  et  c'est  assez  pour  moi  de  te  connaître  1  —  Quel  bon 
maître  est  mon  seigneur  et  combien  il  est  bon  de  l'avoir  pour  tout 
partage  ! 

Tu  prêtes  ton  appui  à  qui  tu  veux  ;  tu  es  le  Très  Élevé,  le  Miséricor- 
dieux! 

Nous  te  demandons  ton  assistance  dans  les  mouvements  et  les 
repos;  contre  les  paroles  (de  maléfice),  les  désirs  (mauvais,  inspirés  par 
le  démon),  les  mauvaises  pensées,  les  soupçons,  les  préoccupations  qui 
voilent  les  cœurs,  les  empêchant  de  connaître  les  mystères  divins. 

«  Les  Croyants  ont  été  éprouvés;  ils  ont  été  pris  d'un  grand  trem- 
blement, quand  les  hypocrites,  de  même  que  ceux  dont  le  cœur  esl 
malade,  disaient  :  «  Les  promesses  de  Dieu  et  celles  de  son  Prophète 
ne  sont  que  chimères  (i) .'  » 

O  mon  Dieu,  fortifie-nous  !  Protège-nous  !  Asservis  à  nous  cette 
mer,  comme  lu  l'as  asservie  à  Moïse  ;  comme  tu  as  asservi  le  feu  à 
Abraham  (2)  ;  comme  tu  as  asservi  les  montagnes  et  le  fer  à  David  ; 
comme  tu  as  asservi  le  vent,  les  démons  et  les  génies  à  Salomon. 

Mets  toutes  les  mers  sous  notre  servitude;  chacune  t'appartient  dans 
ia  terre  et  les  cieux,  le  monde  terrestre  et  le  monde  futur  (3);  la  mer 
de  ce  monde  et  la  mer  de  l'autre  monde. 

Mets  toute  chose  sous  notre  servitude,  ô  toi  dans  la  main  duquel  est 
la  royauté  sur  toutes  choses  1 


(1)  Coran,  XXXIH,  11-12. 

(2)  Nemrod,  d'après  les  Musulmans,  avait  placé  Abraham  dans  un  brasier 
qui  ne  lui  fit  aucun  mal. 

(3)  Al  Moulk  oua'l  Malakout. 


Il6  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

Kaf-Ha-Ya-Aïn-Çad. 

(Ce  groupe  de  lettres  répété  trois  fois.) 

Secours-nous,  car  tu  es  le  meilleur  des  auxiliaires  ! 

Accorde-nous  tes  dons,  car  tu  es  le  meilleur  de  ceux  qui  donnent'. 

Pardonne-nous,  car  tu  es  le  meilleur  de  ceux  qui  pardonnent! 

Fais-nous  miséricorde,  car  tu  es  le  meilleur  des  miséricordieux  ! 

Gratifie-nous  de  tes  dons,  car  tu  es  le  meilleur  des  pourvoyeurs! 

Dirige-nous  ! 

Sauve-nous  des  méchants  ! 

Envoie-nous  un  vent  favorable,  car  tu  as  la  science  suffisante  pour  le 
faire  ! 

Fais-le  souffler  sur  nous  (l'ayant  tiré)  des  réserves  de  la  clémence  ! 

Porte-nous  par  son  moyen,  comme  tu  l'as  fait  par  tes  miracles,  avec 
le  salut  et  la  paix,  dans  la  religion,  dans  ce  monde  et  dans  l'autre.  Certes 
tu  peux  toutes  choses. 

O  mon  Dieu,  facilite  nos  entreprises, 

Avec  le  repos  pour  nos  cœurs  et  pour  nos  corps, 

Avec  le  salut  et  la  paix  dans  notre  monde  et  dans  notre  religion! 

Sois  notre  compagnon  dans  notre  voyage,  et  remplace-nous  auprès 
dés  nôtres  ! 

Couvre  d'un  voile  les  visages  de  nos  ennemis  ! 

Transforme  leur  nature,  faisant  qu'ils  ne  puissent  se  rendre  là  où 
nous  sommes! 

<<  Si  nous  le  voulions,  yious  couvririons  leurs  yeux  et  ils  se  précipi- 
teraient sur  la  route,  mais  conunent pourraient-ils  voir  ? 

—  Si  nous  le  voulions,  nous  les  transformerions  et  ils  ne  pourraient 
plus  ni  partir,  ni  revenir  (i).  » 

«  Ya-Sin.  Je  Jure  par  le  Qoran  sage,  que  tu  es  un  Envoyé  qui  mène 
par  le  chemin  droit  —  par  la  révélation  du  Puissant,  du  Miséricor- 
dieux—  afin  d'avertir  ceux  dont  les  pères  n'ont  pas  été  avertis  et  qui 
vivent  dans  r indifférence.  La  plupart  d'entre  eux  ont  tenu  votre  parole 
pour  véridique,  7nais  ils  n'ont  pas  cru!  Nous  avons  mis  à  leurs  cous 
des  chaînes  qui  rejoignent  leurs  mentons,  et  ils  ne  peuvent  plus  lever 
la  tête  !  Nous  avons  placé  devant  eux  une  barrière,  et  derrière  eux 
une  autre  barrière.  Nous  avons  couvert  leurs  yeux  d'un  voile  et  ils  ne 
peuvent  rien  voir  (2).  » 

La  laideur  des  visages  (causée  par  l'épouvante). 

(Ces  mots  répétés  trois  fois.) 


(i)  Coran,  XXXVII,  66,  67. 
(2)  Ibid.,  XXXVI,  1  à  8. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  I  I  7 

«  Les  fronts  seront  humiliés  en  présence  du  Vivant,  de  l'Immuable, 
et  celui  qui  portait  l'injustice  sera  déçu  (1).  » 

Ta-Sin  (2). 

Ha-Mim  (3). 

Ain-Sin-Qaf{^). 

Il  a  séparé  les  deux  mers  qui  se  joignaient. 

Ha-Mim. 

(Ces  deux  lettres  répétées  sept  fois.) 

Un  ordre  sérieux  a  été  donné,  le  secours  est  venu,  et  ils  ne  recevront 
pas  d'aide  contre  nous. 

Ha-Mim . 

«  Le  Livre  est  descendu  d'auprès  de  Dieu,  le  Glorieux,  le  Savant, 
qui  pardonne  les  péchés  et  accueille  te  repentir,  et  dont  les  châtiments 
sont  sévères,  qui  est  doué  de  compassion  (5). 

II  n'y  a  de  Dieu  que  Lui  ! 

C'est  à  Lui  que  nous  irons  ! 

Que  (les  mots)  :  Au  nom  de  Dieu  soient  notre  porte  ! 

Que  (les  mots)  :  Qu'il  soit  béni!  soient  notre  mur! 

Que  (les  lettres)  Ya-Sin  soient  notre  toit! 

Que  (les  lettres)  Kaf-Ha-Ya-Aïn-Çad  nous  donnent  tout  secours. 

Que  (les  lettres)  Ha-M in- Aï n-Si n-Kaf  soïeni  notre  protection  ! 

«  Certes,  l'aide  de  Dieu  doit  te  suffire  à  leur  égard,  car  il  est  celui 
qui  entend  tout  et  qui  sait  tout  (6) .'  » 

Que  le  rideau  du  Trône  de  Dieu  s'étende  devant  nous  !  (pour  nous 
protéger). 

Que  l'oeil  de  Dieu  se  fixe  sur  nous  ! 

Nul,  par  la  puissance  de  Dieu,  ne  pourra  rien  contre  nous  ! 

«  Dieu  les  entoure  de  tous  les  côtés  (7).  » 

«  C'est  un  Coran  glorieux,  écrit  sur  une  table  où  il  est  gardé 
avec  soin  (8)  ». 

«  Dieu  est  le  meilleur  gardien  ;  il  est  le  plus  Miséricordieux  des 
Miséricordieux  (9) .'  » 

«  Certes,  mon  patron  est  Dieu,  qui  a  fait  descendre  le  Livre  (10).  » 

(i)  Qoran,  XX,  iio. 

(2)  Id.,  XXVII,  I. 

(3)  Id.,  I,  et  d'autres  sourates. 

(4)  W.,  XLII,  I. 

(5)  Id.,  XL,  I  à  3. 
i6)  Id.,  II,i3i. 

(7)  Id.,  II,  18. 

(8)/rf.,  LXXXV,  21-22. 

(9)  Id.,  XII,  64. 

(10)  Id.,  VII,  195. 


Il8  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

«  Dieu  est  tua  suffisance.  Un  y  a  de  Dieu  que  Lui;  cest  de  Lui  que  je 
fais  7non  mandataire,  il  est  le  Seigneur  du  Trône  magnifique  [\)  !  » 

(Ce  verset  répété  trois  fois.) 

Au  nom  de  Dieu,  dont  le  nom  détruit  tout  ce  qui  peut  nuire  sur  la 
terre  et  dans  le  ciel,  car  il  est  celui  qui  entend  et  qui  sait! 

(La  formule  qui  précède  doit  être  répétée  trois  fois.) 

Il  n'y  a  de  force  et  de  puissance  qu'en  Dieu,  le  Très-Haut,  le  Magni- 
fique »  (i)  ' 


Aux  savants  commentaires  de  sa  lettre,  M.  Michaux-Bellaire  avait 
ajouté  lui-même  une  question  : 

«  Peut-on  donner  le  nom  de  hizb  à  une  prière  récitée  dans  une  langue 
autre  que  l'arabe,  c'est-à-dire  le  chinois,  ou  toute  autre  langue  non 
musulmane  ?  Une  telle  prière  «  ne  peut  pas  être  un  hit^b  au  sens  mu- 
«  sulman,  puisque  le  hi^^b  a  pour  objet  les  bénédictions,  les  bienfaits 
«  résultant  de  l'articulation  en  arabe  d'un  ou  plusieurs  des  quelques 
*  noms  de  Dieu.  La  condition  est  que  ce  nom  soit  prononcé  en  arabe,, 
«  la  seule  langue  dans  laquelle  il  soit  permis,  depuis  la  venue  du  Qoran, 
«  de  parler  de  Dieu.  L'idée  d'un  his;^b,  en  une  autre  langue  qu'en  arabe, 
«  ne  répond  pas  au  caractère  essentiel  du  hizb.   » 

A  ce  point  de  l'analyse  du  terme  hizb,  on  concevra  sans  doute  qu  'en 
effet,  la  formation  d'idées  différant  d'une  civilisation  à  l'autre,  les  termes 
correspondant  ne  se  juxtaposent  pas  exactement.  Un  hizb  est  une 
prière,  une  invocation,  mais  une  prière,  une  invocation  d'un  caractère 
déterminé,  et  non  général  ;  c'est  presque  une  invocation  magique,  dont 
la  récitation  mécanique  et  sans  aucune  altération  du  texte  est  imposée 
à  celui  qui  en  veut  obtenir  un  résultat  dans  ce  monde  ou  dans  l'autre. 
Ces  prières,  qu'on  les  nomme  A/^6  ou  ouard.  sont  des  formules  incan- 
tatoires qui  rappellent  singulièrement  les  ??2ar/^ra5  des  Hindous,  et  elles 
répondent  à  un  concept  encore  bien  plus  complexe,  puisque  les  auteurs 
mystiques  admettent  que  toute  invocation  est  double  et  qu'aux  versets 
récités  sur  la  terre  par  le  fidèle  correspondent  des  versets  récités  dans 
le  Ciel  par  Allah  lui-même.  En  ce  sens,  le  hi\b,  ou  le  ouard,  est  très 
probablement,  de  la  part  de  celui  qui  le   récite  mathématiquement  et 

(i)  Trad.  p.  P.  Paquignon. 
(2)  Qoran,  IX,  i3o. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  IIQ 

sans  en  varier  une  seule  intonation,  le  moyen  infaillible  qu'Allah  lui 
donne  verset  par  verset,  des  répons  dont  chacun  lui  apporte  une  béné- 
diction spéciale.  Le  fidèle  donne  pour  qu'Allah  lui  rende  plus  qu'il  ne 
lui  donne,  car  les  paroles  qu'il  prononce  sont  uniquement  le  moyen 
d'attirer  sur  lui  une  prière  spéciale  d'Allah,  ce  qui  explique  la  for- 
mule, assez  enigmatique  à  première  vue,  dont  les  Musulmans  usent 
quand  ils  parlent  du  Prophète  «  qu'Allah  prie  sur  lui  <J£-  ^X^a  et  qu'il 
lui  donne  le  salut  ». 

C'est  bien  en  ce  sens  qu'il  est  défendu  au  Musulman  de  prononcer  un 
hi\b  sans  avoir  reçu  d'un  maître  la  permission  de  le  réciter,  quand  celui-ci 
s'est  rendu  compte  que  l'élève  est  en  mesure  de  le  faire,  et  c'est  pour  cela 
que  les  confréries  gardent  secrets  leurs  ouards  ;  chacune  de  ces  formules 
jouit  en  effet,  de  par  sa  composition,  de  vertus  occultes,  qui  permettent 
aux  «  Frères  »  qui  les  récitent,  d'obtenir  d'Allah,  presque  mécanique-" 
ment,  ce  qu'ils  désirent,  et  telle  de  ces  formules  peut  être  beaucoup 
plus  puissante  que  d'autres,  si  bien  que  ceux  qui  la  possèdent  la  re- 
gardent comme  un  talisman  dont  ils  ne  tiennent  pas  à  partager  la  pro- 
priété avec  des  rivaux.  On  voit  qu'il  est  aussi  impossible  de  traduire 
hi^b  ou  ouard  en  français  que  d'admettre  la  possibilité  d'une  de  ces 
formules  dans  une  langue  autre  que  l'arabe,  car  il  est  certain  que  les 
théologiens  musulmans  n'admettent  pas  pour  le  Paradis  d'autre  langue 
que  l'arabe.  Et  puisque,  par  un  de  ses  emplois  fréquents,  ce  mot  évo- 
que l'idée  de  la  mystique  musulmane,  on  peut  faire  remarquer  que 
notre  langue  ne  dispose  pas  non  plus  d'une  expression  suffisante 
pour  figurer  à  peu  près  exactement  ce  que  représente  le  terme  de 
«  voie  ».  En  se  servant  des  termes  de  confréries  musulmanes,  d'asso- 
ciations religieuses  et  en  parlant  à  leur  sujet  d'organisations  secrètes, 
on  défigure  plus  ou  moins  une  institution  qui  possède  bien  certains  des 
caractères  représentés  par  les  mots  dont  nous  disposons,  mais  avec 
d'autres  caractères.  On  n'en  donnerait  d'ailleurs  pas  une  idée  plus  con- 
forme à  la  réalité  en  se  servant  du  mot  «  voie  »  à  cause  aussi  des  idées 
qu'évoque  pour  nous  cette  expression,  si  bien  qu'il  faut  se  résigner  à 
se  contenter  d'une  approximation,  cause  de  tant  d'erreurs  d'apprécia- 
tions, quand  on  s'en  tient  au  sens  propre  du  mot  français  employé 
pour  représenter  une  idée  arabe. 

E.  Blochet. 


i 


120  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 


SECTION  TURQUE 


Nous  écrivions  en  janvier,  sur  la  politique  dont  les  évolutions  de  la 
Révolution  Turque  donnent  le  curieux  et  attristant  spectacle  : 

«  Tout  est  national  et  c'est  l'essentiel,  car,  après  tout,  qu'importe  si, 
au  lieu  de  défendre  l'indépendance  nationale,  on  l'avait  trahie,  pourvu 
qu'elle  reste  «  nationale  ».  Si  bien  qu'il  ne  faudra  peut-être  pas  trop 
s'étonner,  si  Sainte-Sophie  redevient  cathédrale.  Sera-ce  pour  l'Empire 
slave  d'Orient  ou  plus  probablement  pour  l'Empire  germanique  d'Occi- 
dent ?  » 

Nous  écrivons  en  avril  :  «  Et  le  complot  ?  »  Depuis  que  la  peste  d'Asie 
a  fini  son  temps,  depuis  que  les  histoires  du  Maroc  sont  devenues 
incompréhensibles,  chacun  s'eflForçant  de  faire  ce  qu'il  sait  ne  pas  pou- 
voir faire,  afin  d'obtenir  ce  qu'il  ne  veut  pas  réaliser,  depuis  queSavar- 
kar  est  condamné,  depuis  que  la  Champagne  est  tranquille,  les  nou- 
velles du  jour  sont  plates  et  sans  saveur.  Qui  nous  racontera  le  complot, 
le  complot  à  la  serbe,  où,  au  lieu  d'un  monarque  et  de  son  épouse,  il 
s'agissait  d'un  cabinet  de  vizirs,  le  complot  pour  lequel  on  se  leva  le 
dimanche  matin  afin  d'aller  voir,  dans  les  rues  de  Péra  et  de  Stamboul, 
les  régiments  qui  passent,  le  complot  national,  le  complot  révolution- 
naire, le  complot  des  défenseurs  de  la  liberté  d'hier,  serviteurs  aujour- 
d'hui de  la  réaction  religieuse,  et  le  complot  qui  faillit  faire  de  Sainte- 
Sophie  moins  encore  qu'une  cathédrale,  une  «  Abbaye  »  pour  meurtres 
et  tueries.  Pauvre  Turquie  1 

Le  régime  actuel,  celui  d'un  sultan,  brave  homme,  sans  autorité,  avec 
un  parlement  où  on  se  gifle  en  attendant  de  se  tuer,  avec  des  vizirs 
domestiques  des  comités,  et  toute  la  pourriture  du  Hamidisme,  ce 
régime-là  est  fini  :  demain,  dans  un  mois,  dans  six,  il  s'affalera  tout 
seul. 

Qui  l'emportera  ? 

Sera-ce  le  Khalifat  de  réaction  religieuse,  avec  les  Melamiya  agissant, 
les  Mollah  bénissant  et  les  Tekkès  conspirant  ?  Sera-ce  le  Khalifat  d'un 
nouveau  sultan,  prince  héritier  pour  Zaouiya  ?  La  cote  est  bonne, 
dit-on  ;  mais  que  les  Ottomans  qui  tiennent  à  l'indépendance  de  leur 
patrie  ottomane  ne  s'y  trompent  pas.  Ce  serait  au  premier  massacre  de 
printemps  le  partage  de  l'empire.  De  même,  d'ailleurs,  le  règne  des 
comités  d'anarchie  marquerait  bientôt  par   ses  désordres  le  dépeçage 


NOTES    ET   DOCUMENTS  121 

final.  Ce  n'est  pas  sans  but  que  le  consul  anglais  de  Bassorah  se  pro- 
mène au  Nedjed,  que  la  carte  autrichienne  de  l'Albanie  s'achève,  et 
que  les  canonnières  italiennes  montent  la  garde  à  Tripoli. 

Donc,  salut,  au  nom  de  l'indépendance  ottomane,  au  général  fort  et 
vigoureux  qui  protégera  la  liberté  de  l'empire  sous  sa  botte  d'état- 
major  ! 

Et  voilà  où  en  arrive,  après  trois  années  d'usage,  l'expérience  de 
l'idée  turque  contre  l'idée  ottomane. 

Aucun  de  ces  hommes  qui  se  soulevèrent  contre  le  Hamidisme  au 
nom  de  la  Révolution  n'ignore  la  voie  du  salut  :  celle  d'une  organi- 
sation confédérale  créant  par  un  conseil  d'Empire  une  véritable  nation 
ottomane,  syrienne  en  Syrie,  arabe  en  Arabie,  albanaise  en  Albanie, 
mais  ils  tremblent  devant  le  jacobinisme  anonyme,  sournois,  méchant 
et  jouisseur,  dont  ils  se  délivreraient  en  envoyant  trois  douzaines  de 
malfaiteurs  publics  rejoindre  les  chiens  dans  leur  île. 

D'oii  ce  paradoxe  que,  pour  éviter  à  Sainte-Sophie  de  devenir  une 
cathédrale  germanique  ou  slave,  il  faudra  peut-être  que  la  Turquie  de 
l'indépendance  s'adresse  à  l'Europe  du  Tanzimat. 

Nous  n'irions  pas  jusqu'au  bout  de  notre  pensée  si  nous  ne  disions 
pas  ce  qui  devient  l'évidence  même  :  la  diplomatie  européenne  se 
montrerait  plus  prévoyante  qu'elle  n'en  a  l'habitude,  en  s'y  prenant 
d'avance  pour  méditer  sur  les  complications  que  lui  prépare  la  pro- 
chaine résurrection  de  la  question  d'Orient  in  extenso. 

Le  diplomate  sourit. 

Mais  que  fut  devenue  sa  béatitude  confiante,  si  le  complot  à  la  serbe 
avait  réussi,  et  si,  un  dimanche  matin,  l'Europe,  la  solennelle  Europe, 
l'Europe  hypocrite  et  naïve  qui  n'aime  pas  qu'on  lui  dise  les  choses  en 
face,  avait  appris,  en  se  réveillant,  par  la  nouvelle  d'un  changement  de 
cabinet  à  coups  de  revolvers,  le  retour  officiel  de  la  Turquie  aux 
mœurs  des  janissaires  ? 


122  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


Le  Roman  politique  en  Turquie. 


A  l'époque  de  Balzac,  pour  qu'un  type  caractéristique  de  la  société 
contemporaine  prit  rang  dans  la  Comédie  humaine,  il  fallait  tout  le 
talent  de  psychologue  et  d'écrivain  d'un  grand  romancier.  Grâce  au  dé- 
veloppement de  la  culture  intellectuelle  par  la  presse,  le  roman  politique 
ou  social  ne  s'écrit  même  plus  :  il  se  parle.  Il  se  fait  par  les  agences, 
les  dépêches  et  tient  tout  entier  dans  ce  qu'on  se  raconte  à  l'oreille. 

La  Turquie,  sous  ce  rapport,  n'a  rien  à  envier  à  la  plus  potinière  des 
civilisations  européennes.  On  ferait  des  collections  entières  de  biblio- 
thèques littéraires  avec  les  charmantes  aventures  que  chacun  prête  à 
son  voisin. 

Un  des  plus  favorisés  en  ce  moment  est  Nazim  Pacha  —  qui  vient 
d'occuper  à  Bagdad  l'ancienne  vice-royauté  du  grand  Midhat  Pacha  — 
et  qui,  beau-frère,  dit-on,  du  prince  héritier,  le  Timour  de  demain, 
revient  à  Stamboul  après  avoir  occupé  au  Caire  un  appartement 
khédivial  de  3oo  L.  E.  par  mois,  retour  de  Bagdad  piâ  Bombay. 

'Depuis  feu  Hippalos,  on  avait  entrepris  d'autres  trajets.  Mais,  en 
attendant  que  l'un  des  Bagdad-Bahn  promulgue  son  horaire,  le  circuit 
des  moussons  a  souvent  des  commodités,  et  la  politique  n'est  pas, 
même  en  Orient,  sans  connexités  maritimes. 

Forte  et  puissante  figure  que  celle  de  Nazim  Pacha,  vieux,  fatigué, 
insatiable  d'action  et  d'une  énergie  sans  cesse  renouvelée.  On  a  beau- 
coup parlé  dans  la  Chancellerie  de  la  sagesse  des  Bulgares  en  ces  der- 
nières années.  Précieux  conseils  de  puissantes  amitiés,  disait-on,  ou,  ce 
qui  paraissait  moins  vraisemblable  :  autorité  morale  d'un  souverain 
doublement  couronné.  Eh  bien,  non.  Rien  de  tout  cela  :  mais  seule- 
ment le  III®  corps,  celui  de  Nazim  Pacha.  L^armée  d'Andrinople  fut 
son  œuvre,  et  une  oeuvre  qui  le  classe,  en  attendant  qu'elle  le  réclame. 

De  l'art  militaire  au  travail  diplomatique,  il  n'est  parfois  qu'un  pas  : 
traversée  d'un  fleuve  sur  un  mauvais  bac  en  attendant  les  ponts.  Géné- 
ral éminent,  dernier  espoir  du  dernier  Salamlik  d'Abdul  Hamid, Nazim 
Pacha  sut,  à  son  heure,  se  révéler  subtile  diplomate  dans  l'épanche- 
ment  de  sa  vieille  amitié  pour  Mahmoud  Chevket  Pacha  et  de  ses  sen- 
timents de  confraternité  pour  l'armée  de  Roumélie.  Pendant  qu'à 
Yildiz  on  attendait  en  vain  le  Ministre  de  la  Guerre,  investi  de  la  défense 
de  Constantinople,  le  rôle  d'otage  sympathique  le  retenait  dans  le  camp 
de  l'armée  victorieuse. 


NOTES    ET    DOCUMENIS  123 

De  la  capitale  du  Khalifat  hamidien  à  la  capitale  du  Khalifat  abbas- 
side,  il  n'y  avait  que  la  distance  d'un  Iradè,  qui  ne  se  fît  pas  trop  atten- 
dre. 

Après  les  lauriers  militaires  et  les  myrthes  diplomatiques,  Nazim 
Pacha  allait  cueillir  à  Bagdad  d'autres  palmes.  La  première  fut  dans  le 
sacrifice  à  la  patrie  turque  des  placets  de  langue  arabe,  trois  jours  après 
son  intronisation.  Après  l'arabe,  éloigné  par  consigne  car  ce  ne  pouvait 
être  par  conviction  religieuse,  vinrent  les  maisons  dont  le  surplomb  eût 
menacé  la  circulation  du  nouveau  boulevard,  si  l'expérience  des  ingé- 
nieurs et  la  pratique  du  gouvernement  n'avaient  exproprié  sans  frais  des 
bâtiments  dont  le  grand  tort,  pour  leurs  possesseurs,  avait  été  de  ne 
pas  disparaître  d'eux-mêmes. 

Il  fut  vaguement  question  de  ponts  en  fer,  casernes  et  autres  embel- 
lissements civilisateurs,  mais  le  climat  de  l'Irak  a  ses  exigences  et  les 
promenades  en  bateau  sur  le  grand  fleuve,  qui  vit  se  refléter  tant  de 
visages,  ont  un  charme  captivant,  pendant  les  belles  nuits  d'été.  Si  bien 
qu'en  fin  de  compte,  d'idylles  en  enquêtes  policières,  de  flirt  arménien 
en  fuite  éperdue  d'orpheline,  de  communauté  grégorienne  en  banque, 
d'évéché  en  consulat  anglais,  le  roman  politique  de  la  Turquie  moderne 
se  transforme  en  feuilleton  passionnel  pour  âge  mûr.  On  manque  de 
distractions  abord  des  bateaux  anglais  du  Golfe:  ce  fut  vraiment  exci- 
ting,  pour  les  passagers  des  cargos  de  la  P.  G.  T.  et  les  employés  du 
Télégraphe  Hindo-Européen. 

—  Rose  d'Arménie,  transplantée  dans  la  sécurité  d'un  bungalow  de 
Bombay,  comme  avant  toi  l'illustre  descendance  des  Fathimites  et  des 
Ismaéliens,  ton  parfum  quitte  l'Irak.  Mais  des  irrigations  substantielles 
préparent  derrière  toi  tant  d'autres  floraisons,  de  moissons,  d'épis  et  de 
fleurs. 


Que  va  dire  le  Parlement  ottoman,  si  susceptible  dans  l'alfaire Lynch, 
en  apprenant  la  mise  en  contrat  préparatoire  d'un  accord  prévoyant 
jusqu'à  l'éventualité  d'un  «  service  spécial  de  bateaux  spéciaux  »  pour 
suppléer,  si  besoin,  à  la  Société  ottomane  Idahié  Nehrié  ?  Grande  entre- 
prise d'ailleurs  qui  laissera  bien  loin  derrière  elle  le  canal  de  Sapor  et  la 
digue  de  Dizful.  Car  : 

«  Il  a  été  arrêté  et  convenu  que  la  construction  du  barrage  Hindié  et 
l'exécution  des  travaux  de  Habbanié,  et  autres  travaux  conçus  par 
l'ingénieur  en  chef  du  service  des  irrigations  de  la  Mésopotamie,  sir 
W.  Wilcocks,  K.  G.  M.  G.,  tels  qu'ils  figurent  généralement  dans  les 
plans  et  dessins  signés  par  lui  et  approuvés  poui  définitif  par  S.  E.  Na- 


124  REVUE   DU   MONDE  MUSULMAN 

zim  Pacha  es  qualités,  seront  menés  à  bonne  fin  par  la  maison 
Sir  J...  J...  L**^,  pour  le  compte  du  Gouvernement  ottoman,  aux  condi- 
tions suivantes  arrêtées  et  convenues.  » 

Suivent,  sur  une  copie  de  traduction  portant  mention  de  la  signature 
des  parties  contractantes,  à  Bagdad  le  3i  janvier/i3  février  191 1, 
quinze  articles,  dont  le  n°  14  est  suffisamment  incompréhensible  pour 
rendre  le  tout  incenain.  Aussi  peut-on  douter  que  la  dernière  pensée  du 
vice-roi  remercié  doive  survivre  à  son  départ,  d'autant  qu'après  lui  sir 
W.  Wilcocks  aurait  à  son  tour  pris  le  chemin  du  dehors,  et  cela  donne 
à  penser  que  le  barrage  Egyptien  ne  va  pas  encore  servir  d'exemple  au 
barrage  Mésopotamien. 

En  attendant,  de  grandes  figures,  vraiment,  se  meuvent  dans  le  Roman 
politique  de  la  Turquie. 

Hier  Mahmoud  Chevket  Pacha,  seul,  occupait  la  scène.  Nazim  Pacha 
fait  sa  rentrée  au  lendemain  du  coup  manqué  des  militaires  viziricides 
d'Anatolie. 

Le  Roman  continue,  sera-t-il  comique,  ou  tragique? 


NOTES    ET    DOCUMENTS  125 


SECTION  DU  MAROC 


«  La  population  berbère  arabisante  de  la  province  de 
Tanger  »,  écrivait,  en  1 8j6,  M.  Tissot,  Ministre  de  France, 
«  compte  beaucoup  de  femmes  blondes  ;  le  plus  grand 
nombre  sont  du  type  châtain.  Celles  qui  appartiennent  au 
type  brun  offrent  les  mêmes  traits  que  nos  paysannes  brunes 
de  la  Bourgogne,  du  Berry  ou  du  Limousin.  L'impression 
géjiérale  que  laisse  cette  population  berbère,  cest  qu'elle 
appartient  à  une  race  identique  à  la  nôtre.  Le  Berbère  du 
nord  et  du  centre  du  Maroc  a  une  physionomie  essentielle- 
ment européenne  :  ses  mœurs,  ses  habitudes  le  rapprochent 
de  710US  et  confirment  cette  supposition  d'une  origine  com- 
mune. » 


La  France  recueillait  à  Fès,  par  la  dispersion  des  tribus  devant  l'expé- 
dition de  secours,  le  bénéfice  des  sentiments  que  l'oeuvre  d'ordre  et  de 
progrès  accomplie  dans  la  Chaouïa  avait  déposés  en  germes  dans  la  con- 
science primitive  et  perfectible  des  paysans  marocains.  Le  moment  est 
venu,  en  nous  inclinant  avec  respect  devant  les  tombes  ouvertes  au 
seuil  émouvant  de  la  paix  e'ternelle,  de  nous  demander  si  les  mœurs  et 
les  habitudes  du  Makhzen  pourront  jamais  le  rapprocher  de  nous. 

Moulay  Hafid  et  ses  Vizirs  ont-ils  rempli  leurs  coffres  de  doublons, 
pesetas  et  riais,  en  disant  aux  tribus  :  Payez  pour  qu'on  vous  délivre 
des  Chrétiens? 

Ont-ils,  oui  ou  non,  lui,  ce  sultan,  sultanisé  par  la  Guerre  Sainte,  et 
eux,  ces  Vizirs  qui  caracolèrent  dans  Fès,  en  hurlant  la  Guerre  Sainte, 
ont-ils  quêté  administrativement,  officiellement,  religieusement,  dans 
tout  le  Maroc  contre  les  infidèles,  en  même  temps  qu'ils  négociaient 
avec  eux,  pour  profits  et  monnaie  ? 

Le  Qadhi  de  Tanger,  haut   personnage  Makhzen,  faisait-il,  encore. 


120  BEVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

aux  Tholbas  de  son  entourage,  une  conférence  sur  le  thème  :  Allah 
ineçarna  ala  qaoxim  el  kafirin  —  que  Dieu  nous  donne  la  victoire  sur 
les  infidèles  —  dans  la  grande  mosquée,  après  la  prière  du  soir,  le 
dimanche  14  mai  191 1  ? 

L'utilité  de  ces  questions  n'est  pas  qu'humanitaire  et  idéale.  Elle  est 
politique.  Hier,  on  niait  la  Tribu,  poussière  désordonnée.  Aujourd'hui, 
comment  s'y  prendre,  avec  cette  condition  indigène,  dont  le  Makhzen 
interposé  séparait  notre  conscience  nationale  ? 

Cela  revient  à  se  demander  :  Notre  démocratie  peut-elle  accepter,  sans 
garanties  pour  l'avenir,  que  Moulay  Hafid  se  soit  moqué  d'elle  en  lui 
disant:  «  Défendez-moi  contre  ces  paysans  »,  après  leur  avoir  dit: 
«  Votre  argent  et  je  vous  défendrai  contre  ces  Français  ?  » 


On  ne  met  pas  en  cause  le  Hafidisme  fourbe  et  vicieux,  après  l'Azi- 
zisme  incohérent  et  puéril,  pour  favoriser  le  candidat  malgré  lui  dont 
ci-dessous  un  peu  de  prose,  Moulay  Hafid,  Moulay  Aziz,  Moulay  Zin, 
l'un  vaut  l'autre  :  sultans  de  Makhzen,  pour  Makhzen  de  sultans.  Le 
texte  qui  suit  n'apparaît   ici    que  par  curiosité  documentaire. 

A.  Le  Chatelieb. 


NOTES    FT    DOCUMENTS  I27 


Lettre  du  Sultan  Moulay  Zin  al  Abidin  ('). 


Louange  à  Dieu  unique. 

Que  Dieu  glorifie  notre  Seigneur  et  notre  Maître  Mohammed  et  sa 
famille. 

Sceau  (au  centre)  : 
Zin  al  Abidin  Ibn  Al  Hasan  ben  Mohammed. 
Que  Dieu  soit  son  soutien  et  soîi  maître. 

En  exergue  : 
Qu'il  soit  victorieux  par  Dieu  et  par  son  Envoyé. 
Qu'il  soit  vainqueur  des  lions  jusque  dans  leur  repai 


re. 


A  notre  serviteur  le  plus  glorieux  et  le  plus  obéissant  le  qaid  le 
Sid... 

Que  Dieu  vous  guide  et  que  le  salut  de  Dieu  soit  sur  vous  avec  sa 
miséricorde  et  sa  bénédiction  ;  et  ensuite:  Vous  connaisse^  l'accord 
intervenu  entre  les  tribus  de  l'Islam  et  vous  save^;^  que  le  peuple  s'est 
réuni  pour  rendre  victorieuse  la  Natio7i  du  Prophète,  lorsqu'il  a  vu 
se  développer  le  feu  de  l'infidélité  qui  se  répandait  sur  les  pays 
d'Islam  ;  il  s'est  inquiété  et  en  a  souffert.  Dieu  a  inspiré  au  peuple  ce 
qu'il  avait  à  faire  pour  éteindre  cet  incendie  et  pour  en  détruire  la 
force  rapprochée  et  lointaine,  afin  de  rétablir  le  khilafa  conformément 
aux  préceptes  de  la  loi  et  pour  fortifier  /'Imama  al  Mohammadiya. 

C'est  là  en  effet  que  se  trouve  la  base  de  la  colonne  de  la  religion  et 
c'est  la  lumière  qui  indique  la  route  à  suivre.  Plusieurs  villes  et  toutes 
les  campagnes  se  sont  mises  d'accord  pour  jiotre  bcâa  (proclamation) 
qu'elles  considèrent  comme  de  bon  augure.  Nous  nous  sommes  soumis 
à  l'ordre  de  Dieu  à  qui  l'on  doit  obéissance  et  nous  nous  sommes 
incliné  devant  sa  volonté.  Puis  toutes  les  tribus  se  sont  mises  d'accord 
et  elles  ont  décidé,  toutes,  sans  exception,  de  détruire  la  mahalla  qui 
revenait  des  Cherarda  et  d'arracher  avec  ses  racines  la  fraction  mau- 
dite. 

Il  est  venu  à  noire  connaissance  chérifienne  que  vous,  vos  frères,  vos 
proches  et  vos  administrés  vous  êtes  désireux  de   venir   en  aide  aux 

(1)  Trad.  par  E.  Michaux-Bellaire. 


128  BEVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

Musulmans  dans  ce  qui  peut  leur  être  utile  et  dans  la  mesure  de  vos 
forces.  En  conséquence,  obéisse^  à  Dieu  Tout-Puissant  en  excitant  les 

tribus qui  sont  placées  sous  votre  autorité,  à  venir  en  aide  aux 

Musulmans  pour  arriver  au  but  qu'ils  poursuivent,  en  leur  donnant 
la  force  de  votre  appui  en  proportion  de  ce  que  vous  pouve\  faire. 

Nous  n'avons  pas  de  doutes  sur  vos  bons  sentiments  ni  sur  vos 
excellentes  intentions,  non  plus  que  sur  la  pureté  de  vos  intentions  et 
de  votre  conduite.  Que  Dieu  vous  conduise  et  vous  agrée,  ainsi  que 
vos  frères,  et  qu'il  vous  fuette  tous  d'accord  pour  faire  ce  qui  lui  est 
agréable,  et  le  salut. 

Ce  2  djoumada  el  oula,  année  i32g. 

(Coup  de  crayon  après  la  date,  indiquant  l'approbation  du  Sultan  et 
l'autorisation  de  mettre  le  sceau.) 


LA    PRESSE   MUSULMANE 


LA    PRESSE  OTTOMANE 


Le    Journalisme. 

Quelques  nouveaux  organes  ont  fait  leur  apparition  à  Constantinople, 
ces  temps  derniers.  On  donne  une  mention  spéciale  à  la  Khayâbân 
€  Avenue  »,  revue  littéraire  fort  intéressante,  dont  les  premiers  numéros 
ont  été  remarqués.  Chacun  d'eux  ne  coûte  que  cinq  paras. 

Edj^âdje  «  le  Pharmacien  »,  revue  technique,  a  commencé  à  paraître 
le  i"/'4  mars. 

L'Association  des  élèves  de  la  Faculté  de  Droit  publie  maintenant 
un  journal,  Mutâlè'a  «  l'Observation  ».  Dans  sa  déclaration,  la  rédac- 
tion dit  qu'elle  fera  tous  ses  efforts  pour  que  cette  publication,  qui  a 
son  utilité,  ait  une  existence  durable. 

IS Af^adamard ,  l'un  des  plus  anciens  organes  arméniens  de  Constan- 
tinople, donnera  désormais  la  traduction,  en  turc,  de  ses  articles  les 
plus  importants.  Cette  initiative  est  vue  d'un  très  bon  oeil  par  la  presse 
musulmane,  qui  voit,  dans  une  mesure  pareille,  un  effort  de  plus  pour 
unir  les  diverses  nationalités  de  l'Empire.  Le  Tanin  ne  ménage  pas  les 
éloges  à  son  confrère  arménien. 

Vers  le  milieu  de  mars,  le  Tanin  a  commencé  la  publication  d'un 
nouveau  feuilleton.  Son  choix  s'est  porté  sur  la  traduction  du  roman 
d'Emile  Zola,  l'Argent  {Para),  «  peinture  saisissante  et  vraie  des  mi- 
lieux financiers,  disait-il,  et  qui  sera  justement  appréciée  de  nos  lec- 
teurs. » 


Le  régime  de  la  presse  continue  à  demeurer  aussi  précaire. 

Pour  la  seconde  fois,  le  Néologos,  grand  organe  grec  de  Constanti- 


l30  BEVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

nople,  a  été  frappé.  Il  avait  publié  un  article  susceptible  de  provoquer 
le  trouble  dans  les  esprits,  dit  le  compte  rendu  de  son  procès.  Le  Con- 
seil de  guerre  l'a  suspendu  pour  une  durée  illimitée. 

I  Disis,  autre  journal  grec,  subit  le  même  sort  pour  un  article  inti- 
tulé La  Révolte  en  Albanie,  article  séditieux  et  mensonger,  dit  le  juge- 
ment. 

Le  Vesti  est  suspendu  pour  une  durée  illimitée,  par  sentence  du 
Conseil  de  guerre,  pour  avoir  publié  un  article  intitulé  :  Pourquoi 
blâme-t-on  les  Bulgares  ?  article  dans  lequel  ont  été  relevées,  dit  le 
compte  rendu  des  débats,  des  attaques  contre  le  Gouvernement  et  des 
appels  à  la  sédition. 

La  Siyâsèt  «  Politique  »  a  connu  à  son  tour  les  rigueurs  de  la  loi 
Sur  la  presse.  Ayant  porté  contre  le  ministre  des  Finances  des  accusa- 
tions qui  ont  été  déclarées  mensongères,  elle  a  été  suspendue  par  le  Con- 
seil de  guerre  pour  une  durée  illimitée.  En  outre,  les  directeur  et  rédac- 
teur responsables  ont  été  condamnés  à  une  amende  de  25  L.  T.,  près 
de  600  francs. 

Le  Guévé{è  «  Impertinent  »,  journal  satirique  publié  à  Constanti- 
nople,  est  suspendu,  lui  aussi,  pour  une  durée  illimitée.  Motif  de 
cette  mesure  :  une  poésie  intitulée:  Dans  l'ancien  temps,  parue  dans 
ce  journal,  tendait  à  réveiller  d'anciennes  querelles  religieuses  et  à 
provoquer  la  discorde  entre  Musulmans. 

Suspendu  encore,  le  journal  hebdomadaire  Arnaoud  «  L'Albanais  ». 
Commentant  la  scène  de  violences  qui  s'était  passée  à  la  Chambre,  il 
aurait  publié  un  article  séditieux,^  hostile  au  Gouvernement  et  favori- 
sant les  tendances  séparatistes  albanaises. 

En  vertu  de  l'article  35  de  la  loi  sur  la  presse,  qui  vise  les  publications 
faites  à  l'étranger,  le  Gouvernement  a  interdit  l'entrée,  dans  l'Empire 
Ottoman,  du  Vardar,  impression  de  Sofia,  qui  contient  de  choses  qua- 
lifiées de  «  pernicieuses»,  sans  plus  de  détails. 

Cependant  les  mesures  de  rigueur  prises  par  le  Conseil  de  guerre  à 
l'égard  de  certains  journaux  ont  été  rapportées.  La  suspension  qui  frap- 
pait le  Jeune-Turc  aura  été  d'assez  courte  durée.  Pour  le  Ghedek 
«  Chatouillement  »,  l'interdiction  aura  été  plus  longue;  mais  elle  a  été 
levée  à  son  tour. 


Extraits  et  Analyses. 


Questions  politiques.  —  La  question  de  la  nomination  des  sénateurs, 
est  en  discussion.  Aux  termes  de  la  Constitution,  ils  doivent  être  dési- 


LA    PRESSE   MUSULMANE  l3l 

gnés  par  le  Sultan.  Un  certain  nombre  de  membres  du  Parlement 
demandent  qu'ils  soient,  en  partie  du  moins,  nommés  par  les  élec- 
teurs, et  des  polémiques  se  sont  engagées  autour  de  ce  débat. 

Pour  Vlkdam,  qui  lui  a  consacré  un  article  de  fond,  il  ne  saurait  y 
avoir  de  doute  ;  le  souverain  seul  est  qualifié  pour  nommer  les  membres 
de  la  Chambre  haute.  L'auteur  de  l'article  emploie,  pour  défendre  sa 
thèse,  les  arguments  les  plus  divers. 

Les  députés  qui  réclament  l'élection  des  sénateurs  seraient-ils  de 
plus  grands  hommes  d'État  que  Midhat  Pacha,  l'auteur  de  la  Constitu- 
tion ottomane?  Auraient-ils  plus  d'expérience  que  lui  i*  Plus  de  saga- 
cité? 

L'exemple  de  l'étranger  est-il  de  nature  à  faire  changer  d'avis  les 
Ottomans  patriotes  ?  Non,  répond  l'auteur.  Sauf  en  France  et  en  Bel- 
gique, déclare-t-il,  les  sénateurs  sont  nommés  par  le  souverain  (il  ou- 
blie cependant  l'exemple  de  l'Espagne  et  des  pays  Scandinaves).  En 
Angleterre,  à  la  seule  exception  des  lords  écossais,  élus  par  la  noblesse, 
les  membres  de  la  Chambre  haute  sont  nommés  par  le  roi.  Personne 
ne  s'en  plaint,  affirme-t-il.  De  même  pour  le  Sénat  italien,  pour  la 
Herrenhaus  d'Autriche.  Il  ne  pousse  pas  plus  loin  ses  exemples. 

Cette  situation,  bonne  à  l'étranger,  contre  laquelle  on  ne  proteste  pas, 
devient  encore  meilleure  et  plus  légitime  en  Turquie.  Car  le  Sultan 
n'est  pas  seulement  un  souverain,  il  est  aussi  le  khalife  des  Musulmans; 
à  ce  double  titre,  son  autorité  doit  être  sacrée,  et  bien  coupables  sont 
ceux  qui  cherchent  à  l'amoindrir. 

L'auteur  considère  le  Sénat  comme  un  rouage  essentiel  du  Gouver- 
nement, un  organe  modérateur  prévenant  ou  rectifiant  les  écarts  aux- 
quels peut  être  entraînée  une  Chambre  unique.  Il  insiste  sur  la  néces- 
sité d'une  séparation  nette  des  pouvoirs,  séparation  qu'il  invoque, 
comme  le  reste,  en  faveur  de  ses  assertions. 


Huseïn  Djâhid  examine,  dans  le  Tanin,  la  question  du  statut  des 
fonctionnaires.  Les  règles  de  leur  nomination  et  de  leur  avancement 
laissent  beaucoup  à  désirer;  elles  laissent  la  porte  ouverte  à  quantité 
d'abus  et  d'injustices.  La  situation  a  été  dénoncée  bien  des  fois  ;  le  mal 
est  grand  et  ancien.  Où  en  trouver  le  remède  ? 

La  réponse  n'est  pas  douteuse,  pour  le  rédacteur  en  chef  du  Tanin. 
11  faut  suivre  l'exemple  de  l'Europe.  Le  nouveau  régime  a  envoyé  des 
fonctionnaires  en  mission  à  l'étranger.  De  retour  en  Turquie,  ces 
agents  diront  comment  on  procède,  au  dehors,  dans  les  administra- 
tions publiques.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  méthodes  de  travail,  ce 
sont  aussi  les  conditions  de  nomination  et  d'avancement  qu'il  faut 


l32  REVUE   DU   MONDE  MUSULMAN 

emprunter.  Personne,  affirme  sans  hésiter  Huseïn  Djâhid,  n'osera  dire 
que  ces  conditions,  et  notamment  les  concours  d'admission,  ne  sont  pas 
applicables  en  Turquie. 


La  Vie  économique.  —  La  Turquie  est  officiellement  représentée  à 
l'Exposition  internationale  ouverte,  à  Turin,  à  l'occasion  du  5o*  anni- 
versaire de  la  fondation  du  royaume  d'Italie.  Un  emplacement  de 
400  mètres  carrés  lui  a  été  réservé;  le  Gouvernement  a  affecté,  à  la 
section  turque,  un  crédit  de  3. 000  L.  T.,  environ  70.000  francs,  et 
désigné  pour  commissaire  le  consul  d'Ancône,  'Alî  Rizâ  Bey. 

Comme  on  s'en  souvient,  la  Turquie  a  été  représentée  à  la  plupart  des 
Expositions  tenues  à  l'étranger  pendant  ces  dernières  années.  Mais,  si 
le  Gouvernement  a  su  faire  son  devoir  en  pareille  circonstance,  le  com- 
merce et  l'industrie  ne  l'ont  pas  secondé  comme  ils  auraient  dû  le 
faire.  Ils  ont  attaché  trop  peu  d'importance  à  des  manifestations  éco- 
nomiques qui,  cependant,  peuvent  avoir  une  action  décisive  sur  le 
monde  des  affaires.  Rien,  mieux  que  ces  Expositions,  ne  facilite  l'écou- 
lement des  marchandises;  aucune  autre  publicité  ne  vaut  la  leur. 

Voilà  ce  que  dit  Vlkdam.  Ce  grand  quotidien  montre  combien  la  vie 
économique  laisse  encore  à  désirer  en  Turquie;  commerçants  et  indus- 
triels doivent  enfin  sortir  de  leur  apathie  et  profiter  de  l'occasion  qui 
leur  est  offerte.  Ils  seraient  d'autant  moins  excusables  de  ne  pas  en 
profiter,  que  les  avantages  les  plus  grands  leur  sont  faits  :  transport  des 
marchandises  à  demi-tarif,  à  l'aller,  et  gratuit  au  retour,  sur  les  bateaux 
de  la  Compagnie  italienne;  exemption  des  droits  de  douane,  etc.  Ce 
serait  honteux  pour  leur  pays,  si,  au  moment  de  l'ouverture,  la  section 
turque  se  trouvait  vide  ou  insuffisamment  garnie  des  produits  natio- 
naux, produits  auxquels  l'Exposition  de  Turin  va  ouvrir  de  nouveaux 
marchés. 


«  Réveillez-vous,  Messieurs  les  Députés,  réveillez-vous!  Réveillez- 
vous,  Messieurs  les  Ministres,  réveillez-vous  !  »,  lit-on  en  tête  de  Vlkdam 
du  10  mars.  Et  cet  organe  nous  apprend  que  le  Ahenk,  journal  turc 
de  Smyrne,  a  reçu  une  réclamation  signée  de  plus  de  400  habitants  de 
Magnésie,  Musulmans  et  Chrétiens,  réclamant  l'achèvement  de  la  route 
Magnésie-Smyrne.  Six  kilomètres  en  avaient  été  construits  quand  les 
travaux  furent  interrompus,  il  y  a  vingt-quatre  ans  de  cela.  On  espé- 
rait qu'après  le  rétablissement  de  la  Constitution  le  Gouvernement, 
soucieux  des  intérêts  économiques  de  la  région,  les  ferait  reprendre;  il 


LA   PRESSE  MUSULMANE  l35 

n'en  a  rien  été.  Les  députés  Halladjian  Efendi  et  Vartakès  Efendi  font 
tous  leurs  efforts  pour  que  le  mouvement  ainsi  commencé  aboutisse. 


La  Vie  universitaire.  —  A  la  Faculté  de  médecine,  un  violent  inci- 
dent s'est  produit.  L'un  des  professeurs,  le  docteur  Suleïmân  No'mân 
Bey,  ayant  adressé  à  ses  élèves  des  paroles  désobligeantes,  ceux-ci  ont 
aussitôt  quitté  son  cours  et  n'ont  plus  voulu  y  reparaître.  Quand 
Suleïmân  No'mân  Bey  s'est  représenté  à  la  Faculté,  les  élèves  militaires 
l'ont  accueilli  par  des  huées,  ont  fermé  la  porte  de  la  salle  oia  il  devait 
faire  ses  leçons  et  en  ont  emporté  les  clés.  L'administration  fait  ouvrir 
de  force  la  porte  de  la  salle,  mais  les  cours  ne  peuvent  avoir  lieu,  et, 
en  raison  de  l'effervescence,  on  a  dû  requérir  la  gendarmerie. 

La  crise  menaçant  de  s'envenimer,  des  mesures  conciliantes  ont  été 
prises.  Une  Commission  nommée  par  le  Gouvernement  a  invité  les 
délégués  des  étudiants  à  venir  lui  exposer  leurs  griefs.  Les  étudiants  se 
sont  rendus  à  cette  invitation  ;  mais,  voyant  parmi  les  membres  de  la 
Commission  un  officier,  délégué  par  le  Ministre  de  la  Guerre,  ils  ont 
été  pris  de  craintes,  s'imaginant  qu'on  allait  les  soumettre  à  la  loi  mar- 
tiale. Ils  ont  donc  adressé  des  requêtes  aux  membres  du  Comité  Unioa 
et  Progrès  faisant  partie  de  la  Chambre  et  aux  ministres  de  l'Instruc- 
tion publique  et  de  la  Guerre,  pour  obtenir  de  n'avoir  affaire  qu'à 
l'autorité  civile,  la  seule  dont  ils  relèvent. 

Autre  incident  à  l'École  arménienne  de  Galata.  Cet  établissement  est 
considéré  comme  appartenant  à  l'enseignement  supérieur;  toutefois,  il 
ne  confère  pas,  actuellement  du  moins,  la  dispense  du  service  mili- 
taire. Aussi  les  élèves  se  sont-ils  mis  en  grève,  déclarant  que,  si  la 
situation  ne  changeait  pas,  ils  iraient  se  faire  inscrire  dans  d'autres 
écoles  faisant  obtenir  la  dispense.  Là-dessus,  intervention  immédiate 
du  patriarche  et  des  députés  arméniens;  deux  de  ces  derniers,  Hallad- 
jian Efendi  et  Vartakès  Efendi,  vont  trouver  le  ministre  de  la  Guerre. 
Celui-ci,  en  attendant  une  solution  définitive,  décide  qu'il  sera  sursis  à 
l'incorporation  des  élèves  :  voilà  un  premier  succès  obtenu. 

Les  étudiants  grecs  de  l'Université  de  Constantinople  ont  fondé  une 
Association.  Celle-ci,  à  ses  débuts,  comptait  5o  membres,  avec  le  dé- 
puté de  Serfidjè,  Vamvakas  Efendi,  pour  président;  quatre  élèves  de  la 
Faculté  de  Droit  ont  été  élus  administrateurs.  L'Association  doit  for- 
mer une  branche  du  Syllogue  littéraire  grec. 

L'Italie  reçoit,  comme  les  autres  grands  États  d'Europe,  des  étu- 
diants ottomans.  A  la  suite  d'un  accord  conclu  entre  les  ministres  des 


I 


l34  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

deux  puissances,  six  jeunes  Ottomans  ont  été  admis  à  l'École  supé- 
rieure de  commerce  de  Buconi. 

L'Amérique,  depuis  longtemps  en  rapports  suivis  avec  l'Empire  Otto- 
man, et  où  les  colonies  syriennes  ont  pris  une  grande  importance, 
reçoit  aussi  des  étudiants.  Dernièrement,  cinq  d'entre  eux,  envoyés  par 
le  Gouvernement,  arrivaient  à  New-York  par  le  paquebot  Mauritania. 
Leurs  compatriotes  étaient  venus  à  leur  rencontre;  ils  ont  été,  le  jour 
même,  les  hôtes  de  l'imam  du  Consulat  et,  le  lendemain,  Rif'at  Bey, 
consul  général  de  Turquie,  donnait  une  réception  en  leur  honneur. 


L'Écriture.  —  De  temps  à  autre,  la  réforme  de  l'écriture  revient  sur 
le  tapis.  Nombreuses  sont  les  solutions  proposées  jusqu'à  présent  ;  la 
plupart  tendent  à  la  conservation  de  l'alphabet  arabe,  simplifié  et  ré- 
duit considérablement.  C'est  à  cette  idée  que  se  range  un  conseiller  à 
la  Cour  d'appel  de  Tripoli  de  Barbarie,  dans  une  lettre  adressée  au 
Habl  oul-Matîn. 

Tout  d'abord,  le  correspondant  du  journal  de  Calcutta  prend  soin 
de  réfuter  les  objections  faites,  chaque  fois,  contre  les  novateurs.  On 
leur  dit  que  l'écriture  arabe  est  intangible;  que  ce  serait  manquer  à  un 
devoir  religieux  que  de  vouloir  la  modifier. 

Rien  de  plus  faux.  L'écriture  n'est  pas  une  chose  religieuse;  elle  n'est 
qu'un  moyen  d'exprimer  et  de  fixer  les  idées.  Ses  qualités  essentielles 
sont,  par  conséquent,  la  clarté  et  la  simplicité  ;  à  ce  point  de  vue,  elle 
doit  se  rapprocher  des  écritures  occidentales.  D'autre  part,  comme 
chacun  le  sait,  le  Prophète  était  un  illettré,  oummî  ;  il  n'avait  pas  de 
préférences  pour  une  graphie  spéciale,  et  l'écriture  employée  de  son 
temps  n'est  plus  en  usage  depuis  bien  des  siècles.  Elle  s'est  transformée 
complètement  depuis.  Les  Corans  de  notre  époque  ne  ressemblent  pas 
à  ceux  des  premiers  temps.  Sur  ce  point  on  a,  entre  tant  d'autres,  le 
témoignage  d'Ibn  Khaldoûn. 

Telle  qu'elle  est,  l'écriture  arabe  se  compose  maintenant  de  plusieurs 
centaines  de  signes,  difficiles  à  apprendre,  exposant  à  toutes  les  erreurs 
et  amenant,  dans  l'impression,  de  telles  difficultés,  que  bien  des  fois 
on  remplace  la  typographie  par  la  lithographie. 

Le  remède  proposé?  Il  consistait  à  adopter,  pour  chaque  caractère, 
une  forme  invariable.  Ce  serait  la  forme  médiate  de  l'écriture  naskhî 
aujourd'hui  en  usage.  Ramené  à  moins  de  40  signes,  l'alphabet  arabe 
ne  présenterait  plus  de  difficultés  pour  personne. 

Cette  question  continue  à  passionner  les  Albanais.  Dans  le  Nord,  on 
est  pour  l'alphabet  arabe;  dans  le  Sud,  on  réclame  les  caractères  latins. 


I 


LA    PRESSE   MUSULMANE  l35 

Pour  le  premier,  des  raisons  religieuses  sont  en  cause  ;  mais,  incon- 
testablement, l'écriture  latine  est  infiniment  plus  commode  et  mieux 
appropriée  au  génie  de  l'albanais.  Elle  n'en  a  pas  moins  été  proscrite, 
€t  des  écoles  où  on  l'enseignait  ont  été  fermées.  Ce  qui  a  eu,  nécessai- 
rement, sa  répercussion  sur  les  événements  politiques. 

Quelle  solution  adopter?  Le  Tanin  est  pour  les  mesures  conci- 
liantes. Il  faut  laisser  les  Albanais  choisir  eux-mêmes  le  genre  d'écri- 
ture qui  leur  convient,  et  ne  pas  leur  imposer  l'écriture  arabe,  que 
beaucoup  d'autres  nationalités  ottomanes  n'ont  jamais  été  contraintes 
<i'adopter.  Cette  écriture  devra,  toutefois,  être  comprise  dans  l'ensei- 
gnement religieux.  De  la  sorte,  tout  le  monde  recevra  satisfaction. 


La  Vie  féminine.  —  La  Société  de  Bienfaisance  des  Dames  otto- 
manes, 'Osmanle  Kadenlar  Djèm'iyèt-i  Khaïriyèsi,  fondée  sous  le  pa- 
tronage du  ministre  de  la  Guerre,  et  qui  a  pour  but  d'améliorer  le  sort 
des  soldats  et  des  marins,  a  fait  don,  pour  l'armée  de  terre,  de  10.786 
pièces  de  linge  ou  de  literie;  elle  en  a,  en  outre,  donné  7.600  pour  la 
marine  militaire. 

Un  établissement  dont  la  fondation  a  été  bien  accueillie  à  Constan- 
tinople,  est  l'École  des  mères  ottomanes,  'Qsmânle  Ana  Mektebi,  sorte 
■d'Institut  professionnel  féminin  où  les  élèves  apprennent,  avec  tout  ce 
qu'une  bonne  ménagère  doit  savoir,  les  travaux  de  coupe  et  de  cou- 
ture. Dans  l'atelier  de  l'école,  elles  sont  mises  à  même  de  confectionner 
n'importe  quelle  sorte  de  vêtements. 

Un  concours  est  ouvert  entre  les  élèves  de  toutes  les  écoles  de  filles 
•de  Constantinople,  pour  encourager  leurs  progrès  dans  les  travaux  ma- 
nuels. Des  récompenses,  nombreuses  et  variées,  leur  seront  décernées. 
Les  inscriptions  seront  reçues  pendant  toute  la  durée  du  mois  de  fé- 
vrier; les  concurrentes  ne  pourront  se  faire  connaître  avant  les  déci- 
sions du  jury,  décisions  qui  seront  prises  au  commencement  de  mars  ; 
l'identification  des  travaux  sera  faite  d'après  le  système  employé,  en 
France,  pour  certains  examens. 

Les  journaux  dénoncent,  en  Turquie,  une  crise  du  mariage.  Elle 
aurait  assez  de  gravité  pour  amener  l'intervention  des  autorités  reli- 
gieuses; on  annonce  que  le  Mechyakhat  prépare  une  circulaire  qui  va 
être  envoyée  dans  tous  les  vilayets,  et  qui  prierait  de  faire  disparaître 
toutes  les  difficultés  qui  peuvent  faire  obstacle  au  mariage.  Ces  difficul- 
tés sont  de  deux  sortes.  Les  unes  proviennent  de  vieilles  réglementa- 
tions mal  comprises  ou  n'ayant  plus  de  raison  d'être;  les  autres,  de  cou- 
tumes locales  qu'il  est  nécessaire  de  supprimer. 


l36  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

L'Armée.  —  Pour  la  première  fois  depuis  le  rétablissement  de  la 
Constitution,  la  conscription  a  eu  lieu  en  Tripolitaine.  A  en  juger  par 
les  comptes  rendus  très  détaillés  publiés  par  les  journaux  de  la  capi- 
tale, tous  les  habitants,  sans  distinction  de  croyances,  ont  accueilli  avec 
le  plus  grand  enthousiasme  ce  devoir  patriotique.  Une  foule  qu'on  éva-  • 
lue  à  25  ou  3o.ooo  personnes  se  pressait  autour  de  l'hôtel  du  gouverneur 
militaire,  où  devaient  avoir  lieu  les  opérations  du  recrutement;  toutes 
les  écoles  de  la  ville  étaient  venues.  Des  drapeaux  ottomans  dans  toutes 
les  mains,  des  musiques  jouant  des  hymnes  patriotiques,  des  acclama- 
tions incessantes.  Plusieurs  discours  ont  été  prononcés,  l'un  d'eux  par 
un  jeune  fille,  déléguée  de  la  Société  du  Croissant-Rouge  (Croix-Rouge 
ottomane).  A  l'issue  de  la  cérémonie,  des  fantasias  ont  été  données  ;  plu- 
sieurs centaines  de  jeunes  gens,  habiles  cavaliers,  y  ont  pris  part. 

A  Djebel  Gharbî,  moins  de  somptuosité  naturellement,  mais  non 
moins  d'enthousiasme.  Le  mutesarrif  évalue  à  3.ooo  personnes  la  foule 
venue  à  cette  occasion.  Même  allégresse,  mêmes  transports  patrioti- 
ques dans  toute  la  population.  Là  encore,  les  écoles  étaient  invitées,  et 
le  clergé  a  pris  part  aux  fêtes.  Les  assistants  criaient  sans  relâche  : 
Allah  yansour  as-Soultân  !  «  Qu'AUâh  rende  victorieux  le  Sultan  !  » 

Nous  donnons  ci-après  la  liste  des  nouvelles  unités  créées  dans  l'armée 
ottomane,  selon  le  programme  de  Mahmoud  Chevket  Pacha  : 

io5  cadres  de  bataillons  de  rédifs. 

2  bataillons  des  chemins  de  fer. 

1  compagnie  de  la  Garde. 
44  batteries  de  campagne. 
23  batteries  de  montagne. 

12  cadres  de  batteries  de  montagne. 

3  batteries  d'obusiers. 

2  bataillons  et  5  compagnies  du  génie. 
6  escadrons  et  3  compagnies  du  train. 
53  compagnies  frontières. 

93  compagnies  de  mitrailleurs. 

2  camps  d'instruction  pour  les  officiers. 

9  compagnies  et  2  sections  de  télégraphistes. 

2  postes  de  colombiers  militaires. 
I  école  de  maréchalerie. 

I  école  d'application  (à  Gulkhané). 
I  école  de  tir  d'infanterie. 
I  école  d'officiers  de  réserve. 

3  écoles  de  sous-officiers. 


LA   PRESSE   MUSULMANE  iSj 

I  école  préparatoire  de  sous-officiers. 

I  école  de  tir  pour  l'artillerie  de  campagne. 

I  école  de  tir  pour  l'artillerie  de  forteresse. 

I  école  d'équitation. 

I  école  de  sous-officiers  de  cavalerie. 

I  école  de  sous-officiers  d'artillerie  de  campagne. 

I  école  de  sous-officiers  d'artillerie  lourde. 

L'artillerie,  par  suite  de  ces  nouvelles  formations,  aura  440  bouches 
à  feu  de  plus.  Quant  aux  effectifs,  la  création  des  compagnies  fron- 
tières leur  vaut,  à  elle  seule,  une  augmentation  de  i3.ooo  hommes. 


Pour  le  Yémen  est  le  titre  de  l'article  de  fond  de  l'Ikdam,  le  20  mars. 
L'organe  ottoman  parlait  de  projets  de  réforme  à  introduire  au  Yémen. 
La  Chambre  était  alors  saisie  de  deux  projets  :  l'un  de  Noûr  ed-Dîn 
Bey,  député  de  Sivrek,  l'autre  de  Loutfî  Fikrî  Bey,  son  collègue  de 
Dersim.  Du  second  projet,  on  ne  pouvait  rien  dire,  les  détails  n'en  étant 
pas  encore  connus.  Mais  Noûr  ed-Dîn  Bey  avait,  lui,  bien  vu  l'état 
réel  des  choses  et  proposait  le  vrai  remède  au  mal,  lorsque,  déclarant 
que  tout  provenait  d'une  mauvaise  administration,  dont  les  abus  remon- 
taient fort  loin,  il  fallait  changer  radicalement  de  méthodes,  et  faire 
l'éducation  civile  et  administrative  du  Yémen. 


Kurdistan.  —  Vlkdam  réclame  des  écoles  pour  le  Kurdistan.  Il  y  a 
beaucoup  à  faire  pour  ce  pays,  encore  bien  arriéré,  et  où  le  bon  exemple 
donné  par  les  Arméniens,  population  avide  de  s'instruire  et  qui  a  formé, 
dans  toutes  les  branches  de  l'activité  sociale,  des  travailleurs  excellents, 
n'a  pas  été  suivi.  Il  faut  donc  que  le  Gouvernement  intervienne;  mais, 
de  l'avis  des  Kurdes  éclairés  qui  connaissent  leur  pays,  cela  ne  suffira 
pas  :  il  faut  que  l'initiative  privée  vienne  seconder  l'œuvre  du  Gouverne- 
ment. Le  Kurdistan  est  un  pays  doué  de  grandes  ressources  naturelles; 
seule  l'ignorance  de  ses  habitants  empêche  d'en  tirer  parti. 


Panislamisme  —Seha.'î.a.nl  sur  un  article  du  Cj^e?n^,  journal  per- 
san de  Constantinople,  et  une  intervention  de  Ahmed  Ziyâ  Bey,  per- 
sonnalité ottomane  en  vue  qui  consacre  son  temps  et  sa  fortune  à  l'amé- 
lioration du  sort  des  Musulmans,  la  Novoié  Vrémia  dénonce  un  pré- 
tendu péril  musulman,  et  accuse  le  parti  Jeune-Turc  de  favoriser,  de 
tout  son  pouvoir,  la  propagande  panislamique. 


l38  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

L'Ikdam  a  répondu  à  cet  article.  Les  rapports  amicaux  de  la  Tur- 
quie et  de  la  Perse,  l'intérêt  qu'elles  se  portent  mutuellement,  font 
redouter  à  la  Novoïé  Vrémia  une  explosion  de  fanatisme,  qui,  comme 
au  moyen  âge,  amènerait  la  guerre  entre  Chrétiens  et  Musulmans,  en 
Europe  comme  en  Asie,  en  Asie  comme  en  Afrique. 

Il  n'en  est  rien.  Le  mouvement  panislamique  actuel  réprouve  tout 
fanatisme;  c'est  un  mouvement  de  nature  essentiellement  pacifique, 
n'ayant  en  vue  que  le  progrès  moral  et  matériel  des  Musulmans.  Les 
Turcs  n'ont  aucun  intérêt  à  soulever,  contre  la  France,  l'Angleterre, 
la  Russie,  leurs  sujets  musulmans;  ils  n'y  songent  pas.  Et  Vlkdam 
arrive  à  cette  conclusion  que  les  véritables  fanatiques  sont  ceux  qui 
dénoncent  le  péril  panislamique  et  essayent  de  provoquer  une  nou- 
velle croisade. 

L'Immigration.  —  La  question  de  l'immigration  musulmane  défraye 
continuellement  la  presse.  Nous  avons  su  dernièrement  que  la  cons- 
truction, à  Constantinople,  d'un  grand  hôpital  destiné  aux  immigrés 
a  été  résolue.  Cet  établissement  sera  édifié  sur  les  plans  de  l'hôpital  de 
Reichsdorf,  près  Berlin,  qui,  par  ses  perfectionnements,  a  paru  le  mo- 
dèle du  genre,  et  qu'un  agent  ottoman  ira  visiter  en  détail. 

C'est  le  ministre  des  Wakfs,  Khaïrî  Bey,  qui  préside  la  Commission 
chargée  de  ce  soin.  En  font  partie  le  docteur  Asaf  Dervîch  Bey  et  l'ar- 
chitecte Kemâl  Bey,  ainsi  que  Akil  Moukhtâr  Bey,  Suleïmân  No'mân, 
Noûr  ed-Dîn  Bey,  Ziyâ  Nourî  Bey,  Râïf  Bey  et  'Adnân  Bey. 

Sionisme.  —  Il  a  été  question  du  Sionisme  à  la  Chambre  ottomane. 
Ce  mouvement  a  été  réprouvé  par  les  Musulmans  et  des  Israélites  se 
joignent  à  eux.  El  Tiempo,  journal  judéo-espagnol  de  Constantinople, 
qui  date  de  longtemps,  publiait  ces  temps  derniers  un  article  de  son 
directeur,  M.  David  Fresco,  dans  lequel  le  Sionisme,  œuvre  anti- 
patriotique, était  absolument  condamné.  M.  Fresco  demande  aux  pou- 
voirs publics  et  à  la  communauté  Israélite  de  le  combattre  par  tous  les 
moyens  :  dissolution  de  la  Société  qui  en  répand  les  idées,  interdiction 
de  la  propagande  sioniste,  désaveu  officiel  du  grand-rabbin,  adresses 
des  communautés  protestant  de  leur  loyalisme,  etc. 

L'Hellénisme.  —  Le  Roum  Ili  dénonce  les  sentiments  anti-patrio- 
tiques de  certains  Grecs  ottomans,  à  propos  de  la  publication  d'une 
soi-disant  Marche  nationale  composée  par  un  certain  George  Kiratzi, 
marche  qui  ferait  la  joie  de  réunions  plus  ou  moins  clandestines.  Voici 
la  traduction  de  cet  hymne  singulier  : 


LA    PRESSE    MUSULMANE  iSg 

«  O  toi,  mon  épée  au  tranchant  acéré,  à  la  voix  harmonieuse  !  O  toi, 
mon  fusil  plein  de  feu,  pareil  à  un  oiseau  ! 

«  Vous,  mettez  le  Turc  en  pièces  !  Vous,  mettez  l'oppresseur  en 
morceaux  1  Que  ma  patrie  renaisse  !  Vive  mon  épée  ! 

«  O  toi,  la  voix  de  mon  épée,  faisant  gli  gli  !  O  toi,  la  voix  de  mon 
grand  fusil  faisant  boum  boum  ! 

«  Vous,  tant  que  vous  voudrez,  exterminez  les  Turcs  !  Les  chiens  ! 
Ils  peuvent  crier  :  hélas  I  hélas  !  Voilà  une  délicieuse  musique,  qui 
charme  mon  existence  ! 

«  Dans  le  ciel  brillent  des  éclairs.  La  pluie  tombe  comme  pour  le 
déluge.  Un  vent  violent  souffle. 

«  Marchant  dans  d'étroits  défilés,  je  parcours  les  montagnes.  Que 
ma  patrie  renaisse  I  Vive  mon  épée  ! 

«  Pour  la  liberté  de  la  patrie  !  Pour  la  religion  de  Notre  Seigneur 
Jésus,  le  glorifié  !  Pour  ces  deux  causes  je  combats  ! 

«  C'est  pour  elles  que  je  veux  vivre  !  Si  je  n'agissais  pas  de  la  sorte, 
à  quoi  bon  vivre  ? 

«  Le  moment  est  venu  :  la  trompette  sonne.  Tout  mon  sang  bouil- 
lonne de  joie  ! 

«  Boum  !  Bou)7i  !  Gli  !  Gli  !  Voilà  que  ce  son  commence  à  se  faire  en- 
tendre 1  Moi,  je  coupe  la  tête  aux  Turcs!  Et  je  crie  :  Vive  la  Grèce  !  » 

Cette  marche,  qui  est  répandue  parmi  les  paysans  de  la  région  de 
Salonique,  est  dénoncée  aussi  par  le  Tanin,  qui  flétrit  de  pareilles 
excitations  à  la  révolte  et  au  meurtre.  Huseïn  Djâhid,  le  distingué  rédac- 
teur en  chef  du  Tanin,  s'alarme  de  l'attitude  des  Grecs  de  l'Empire,  et 
notamment  de  l'opposition  faite  par  le  patriarcat  et  les  députés  grecs  de 
la  Chambre  au  projet  de  loi  sur  l'enseignement  primaire. 

Et  à  Smyrne,  le  métropolite  grec  est  en  lutte  avec  le  gouverneur.  On 
n'a  pas  oublié  les  incidents  retentissants  qui  se  sont  produits  dans  les 
écoles,  incidents  provoqués  par  les  professeurs  de  nationalité  grecque. 
La  loi  en  vigueur  ne  permet  pas  d'employer  dans  les  écoles  profes- 
sionnelles des  professeurs  étrangers,  et,  à  maintes  reprises,  le  vali  a 
sommé  le  métropolite  de  se  séparer  de  son  personnel  enseignant  non- 
ottoman.  Le  métropolite  a  répondu  par  un  rapport  dans  lequel  il 
déclare  que  les  privilèges  accordés  aux  communautés  chrétiennes  pla- 
cent sur  un  pied  d'égalité  absolue  les  professeurs  des  écoles  grecques, 
qu'ils  soient  ou  non  de  nationalité  ottomane.  «  N'est-ce  pas  bien  sin- 
gulier ?  »  se  demande  Vlttihâd,  organe  musulman  de  Smyrne. 


Nia^i  Bey.  —  Le  héros  de  l'indépendance,  Niazi  Bey,  quitte  l'armée. 
En  raison  de  son  état  de  santé,  il  a  dû  demander  sa  mise  à  la  retraite. 


40  REVUE   DU   MONDE  MUSULMAN 

Désireux  de  récompenser  ses  services,  le  Sénat  lui  a  voté  une  pension 
de  4.000  piastres,  à  titre  exceptionnel.  Mais  Niazi  Bey  n'a  pas  accepté. 
Dans  un  télégramme,  conçu  en  termes  très  dignes  et  pleins  de  patrio- 
tisme, il  déclare  qu'au  moment  où  la  Turquie  traverse  une  crise  finan- 
cière pénible,  il  ne  peut  accepter  une  libéralité  semblable.  Ses  goûts  sont 
simples,  et  il  lui  faut  peu  de  chose  pour  vivre;  il  se  contentera  de  ce 
qui  lui  est  dû  aux  termes  des  règlements  :  le  sentiment  du  devoir 
accompli  sera  sa  meilleure  récompense. 

Au  Sénat,  la  lecture  de  la  lettre  de  Niazi  Bey  a  produit  une  profonde 
impression.  Malgré  son  refus,  la  loi  lui  accordant  une  pension  men- 
suelle de  4.000  piastres  —  ce  qui  fait  un  peu  plus  de  800  francs  de 
notre  monnaie  —  loi  déjà  votée  par  la  Chambre,  a  été  adoptée  à  l'una- 
nimité. Quelques  sénateurs,  dont  Fuad  Pacha,  ont  seulement  exprimé 
l'avis  que  le  taux  de  cette  pension,  pour  un  homme  ayant  rendu  d'aussi 
grands  services  à  son  pays,  était  peu  élevé,  et  proposaient  une  aug- 
mentation ;  on  n'a  toutefois  pas  cru  devoir  modifier  un  texte  voté  par 
la  Chambre,  qui  aurait  dû  se  prononcer  à  nouveau  sur  cette  ques- 
tion. 


Les  Nakckbendiyé.  —  Nous  lisons  dans  Vlkdatn  que  le  Sultan  a  tenu 

à  manifester,  d'une  manière  particulière,  les  regrets  que  lui  inspire  la 

mort  du  Cheikh  Hâdjî  Hasan  Efendi,  de  l'ordre  des  Nakchbendié  Kha- 

lidié,  qui  avait  la   sedjada  du  couvent  de  Ziyâ  ud-Dîn,  en  face  de  la 

Sublime-Porte.  Il  a  envoyé  un  télégramme  de  condoléances  à  la  famille 

du  Cheikh,  décédé  le  23  février  dernier,  et  a  ordonné  que  celui-ci  serait 

enterré  dans  l'enclos  de  la  mosquée  Suleïmanié. 

L.  B. 


RUSSIE 


Le   Journalisme. 

LeBeyân  ul-Hakk,  de  Kazan,  est  entré  dans  la  cinquième  année  de 
son  existence.  A  cette  occasion,  sa  direction  a  décidé  de  le  faire 
paraître  trois  fois  par  semaine,  sans  augmentation  du  prix  des  abonne- 
ments. 


LA    PRESSE  MUSULMANE  I4I 

'Atî  'Abbâs  Muzhib  Mottalibzâdè,  directeur  du  Chihâb-i  Sâkib 
«  Flambeau  lumineux»,  de  Bakou,  a  été  l'objet  de  poursuites,  pour 
avoir  publié  une  poésie,  Ekindji  «  Le  Semeur  »,  dans  un  de  ses  con- 
frères tartares,  le  Hilâl  «  Croissant  ».  Seule  l'intervention  d'un  notable 
commerçant  musulman  de  la  ville,  Hâdjî  Isrâfîl  Ayed  EmîrofF,  qui  a 
versé  pour  lui  une  caution  de  5oo  roubles,  lui  a  évité  la  prison. 

Un  Kirghize  lettré,  Mohammed  Djân  Efendi  Siralin,  fonde,  àTroïsk, 
un  journal,  le  Ay  Kap,  rédigé  dans  la  langue  de  ses  compatriotes.  Et 
les  jeunes  Musulmans  de  l'endroit  ont  l'intention  de  fonder,  à  leur 
tour,  un  journal  satirique. 


«  Yèni   Fuyoûzât.  » 


La  revue  tartare  Fuyoûzât  «  Les  Progrès  »,  fondée  par  'AIî  Bey  Huseïn- 
zâdè  à  Bakou,  ily  a  quelques  années,  avait,  comme  tant  d'autres  de  ses 
confrères  de  la  presse  musulmane  russe,  dû  cesser  sa  publication.  Elle 
l'a  reprise  au  mois  d'octobre  dernier,  en  modifiant  son  titre,  devenu 
Yèni  Fuyoûzât  «  Les  Nouveaux  Progrès  ». 

Son  titre  porte  :  «  Revue  iiebdomadaire  illustrée,  parlant  de  toutes 
choses».  Et  il  semble,  en  eflfet,  que  son  rédacteur  en  chef,  Ahmed 
Kemâl,  et  son  gérant,  'Alî  Pacha  Huseïn  Zâdè,  aient  à  cœur  de  parler, 
dans  l'organe  qu'ils  dirigent,  de  omni  re  scibili,  en  voyant  l'extrême 
variété  des  articles. 

Politique,  littérature,  religion,  morale,  philosophie,  histoire,  éco- 
nomie politique,  rien  n'est  étranger  aux  Yèni  Fuyoûzât.  Chacun  de 
leurs  numéros  a  huit  pages  in-4,  accompagnées  de  nombreuses  illustra- 
tions. 

Ahmed  K.emâl,  le  rédacteur  en  chef,  s'est  réservé,  dans  la  revue,  la 
partie  politique.  Il  est  d'opinions  nettement  libérales,  préconise  l'en- 
tente entre  Musulmans,  sans  différence  de  rites  ni  de  nationalités,  et 
prend  leur  défense  contre  les  agissements  de  l'Europe.  Son  premier 
article,  Turquie  et  Roumanie.  La  défaite  du  Slavisme  dans  les  Bal- 
kans, commentait  l'accord  turco-roumain.  Depuis,  Ahmed  Kemâl 
publie,  sous  la  rubrique  En  Asie,  un  examen  de  la  pénétration  euro- 
péenne, russe  ou  anglaise,  soit  dans  les  pays  vivant  sous  la  domination 
de  la  Russie,  soit  en  Perse,  dans  l'Inde,  en  Afghanistan  ou  en  Extrême- 
Orient. 

La  revue  s'intéresse  e'galement  à  l'Egypte.  Elle  suit  de  près  le  mou- 
vement Jeune-Egyptien,  prend  parti  pour  lui  contre  l'Angleterre.  Elle 


142  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

parle  fréquemment  de  tous  les  propagateurs  des  idées  de  progrès  dans 
l'Islam,  publie  leurs  portraits,  leur  consacre  des  notices  biographiques. 
Parfois,  la  politique  se  mêle  à  la  littérature,  ou  empiète  sur  elle.  C'est 
ainsi  que  deux  poésies  de  Midhat  Djemâl  —  les  vers  tiennent  une  assez 
grande  place  dans  les  Yèni  Fuyoû^ât  —  sont  consacrées  à  Wardâni  et 
au  fédaï  'Abbâs  Aga,  le  meurtrier  du  premier  ministre  de  Perse. 

Des  polémiques  acerbes  sont  engagées  avec  les  organes  musulmans 
de  couleur  différente,  notamment  avec  le  MecAroM?/efïe,  de  Paris,  et  plus 
particulièrement  avec  \e  Mussulmanine,  autre  organe  musulman  publié 
lui  aussi  à  Paris,  mais  en  langue  russe,  auquel  les  Yèfii  Fuyoûzât  repro- 
chent de  servir  la  cause  réactionnaire,  de  calomnier  les  Persans  et  sur- 
tout les  Turcs,  de  chercher  à  détacher  d'eux  les  Caucasiens,  et,  er» 
résumé,  de  faire  une  œuvre  néfaste. 

Une  des  études  parues  dans  les  Yéiii  Fuyoûzât  doit  retenir  plus  par- 
ticulièrement l'attention.  Elle  est  d'un  membre  du  clergé,  Akhônd 
Yoûsouf  Tâlibzâdé,  et  propose  la  formation,  sous  le  titre  de  Yéni 
Islam  «  le  Nouvel  Islam  »,  d'une  société  composée  de  Musulmans  et 
de  Musulmanes.  L"auteur  insiste  sur  les  avantages  qu'il  y  aurait  à  rap- 
procher les  deux  sexes  et  à  leur  permettre  de  travailler  mutuellement 
à  leur  bien. 

Le  Nouvel  Islam  aurait  pour  objet  la  défense  des  intérêts  moraux  et 
matériels  de  ses  adhérents,  dans  toutes  les  circonstances  de  la  vie.  En 
cas  de  besoin,  par  suite  de  maladie,  d'accident,  de  décès  d'un  proche, 
de  revers  de  fortune,  etc.,  il  viendrait  à  leur  aide  et  veillerait  sur  le 
sort  de  leurs  enfants.  11  fonderait  des  écoles,  des  hôpitaux,  des  orphe- 
linats, des  établissements  de  bienfaisance  de  toute  nature.  Il  fonderait 
aussi  des  usines,  des  ateliers  et  des  magasins,  favorisant  les  progrès 
économiques  de  tout  son  pouvoir. 

Pour  faire  partie  du  Nouvel  Islam,  il  faudrait  avoir  reçu  au  moins 
l'instruction  primaire  et  être  d'une  moralité  irréprochable.  Les  mem- 
bres verseraient  à  la  Société  l'aumône  légale,  à  titre  de  cotisation,  et 
lui  légueraient,  par  testament,  le  tiers  de  leurs  biens.  En  dehors  du 
groupe  central,  il  existerait  des  sections  partout  où  l'on  pourrait  recru- 
ter un  nombre  suffisant  d'adhérents. 

La  partie  littéraire,  nous  venons  de  le  dire,  fait  une  large  place  à  la 
poésie.  Elle  est  assez  variée,  et  ne  se  borne  pas  aux  littératures  musul- 
manes :  nous  relevons,  par  exemple,  une  assez  longue  étude  sur 
Pouchkine,  traduite  du  russe. 

D'autres  sujets,  de  tout  ordre,  sont  traités.  La  rubrique  Hygiène  a  une 
certaine  importance;  on  y  trouve  des  articles  sur  les  aliments,  les  boissons 
alcooliques,  etc.  Mentionnons  aussi  des  articles  sur  l'enseignement,  les 
jeux  scolaires,  des  problèmes  d'arithmétique  avec  leur  solutions,  etc. 


LA   PRESSE    MUSULMANE  14? 

Quelques  mois  enfin  sur  les  illustrations.  Beaucoup  de  portraits  : 
ceux  de  Mahmoud  Chevket  Pacha,  de  'Abbas  Aga,  de  'Alî  Se'âwl, 
martyr  du  Hamidisme,  de  Pouchkine,  Goethe,  de  M.  Mouromtzeff, 
entre  autres.  Signalons  encore  des  photographies  représentant  l'inté- 
rieur d'écoles  musulmanes  de  filles,  en  Algérie  et  une  vue  du  Musée 
impérial  ottoman. 


Extraits  et  analyses. 

Boukhara.  —  Le  nouvel  Émir  de  Boukhara  s'annonce  comme  devant 
être  réformateur.  Un  de  ses  premiers  actes  a  été  de  déclarer  la  guerre 
à  la  routine  qui,  dans  les  écoles,  faisait  perdre  aux  élèves  la  plus 
grande  partie  de  leur  temps.  Il  a  pris  une  mesure  radicale.  Considé- 
rant, a-t-il  déclaré,  que,  sur  mille  élèves  terminant  chaque  année  leurs 
études,  on  en  trouve  à  peine  cinq  qui  soient  réellement  instruits,  et 
que  cet  état  de  choses  provient  de  l'abus  des  gloses  et  commentaires,  il 
a  interdit  l'emploi  des  unes  et  des  autres  dans  les  écoles.  On  lira  désor- 
mais les  hadiths,  les  manuels  de  droit  sans  les  commentateurs.  Plu- 
sieurs muftis  ont  été  mécontents';  mais  tous  les  élèves  sont  enchantés 
de  cette  mesure  et  ont  acclamé  l'Émir  avec  enthousiasme. 

L'armée  va  éliminer  ses  non-valeurs.  Elle  comprenait  des  enfants  de 
14  ans  et  des  vieillards  de  75.  Les  uns  et  les  autres  vont  être  licenciés, 
et  on  ne  gardera  au  service  que  des  hommes  vigoureux,  ni  trop  âgés 
ni  trop  jeunes. 

Dans  beaucoup  de  wakfs,  les  revenus  s'accumulaient  et  demeuraient 
sans  emploi.  Ils  serviront  à  ouvrir  de  nouvelles  écoles  et  à  assurer  le 
bon  fonctionnement  des  services  religieux. 

Un  second  hôpital  est  ouvert  à  Boukhara;  l'Émir  lui  accorde,  sur 
ses  propres  revenus,  une  dotation  annuelle  de  2.5oo  roubles. 

Beaucoup  d'autres  projets  de  réforme  sont  en  voie  d'exécution  ou  à 
l'étude.  Tous  les  services  publics  subiront  d'importantes  modifications. 


Députés  musulmans.  —  Le  Vakt,  d'Orenbourg,  consacre  un  article 
aux  députés  musulmans,  répondant  à  certaines  attaques  dont  ils  avaient 
été  l'objet.  De  cet  article,  il  résulte  que  les  représentants  de  la  commu- 
nauté musulmane,  sans  se  russifier,  ont  emprunté  à  la  culture  russe 
tout  ce  qu'elle  pouvait  avoir  d'utile.  Six  d'entre  eux,  sur  huit,  ont  étu- 
dié  dans  des   établissements   d'enseignement   supérieur,  et   les  deux 


144  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

autres  ont  fait  leurs  études  préparatoires.  Voici,  du  reste,  ce  que  sont 
les  uns  et  les  autres  : 

Sadr  ed-Dîn  Maksoûdoff,  fils  de  moUa. 

TokayefF,  molla. 

Mahmoûdoff,  instituteur. 

YenguéyefF,  instituteur. 

Yatourin,  docteur  (n'est  pas  un  mirza,  comme  on  l'a  dit  à  tort). 

Khâss  Mohammedoff,  juriste. 

Sertlanoff,  juriste. 

Haïdaroff  (mirza),  ingénieur. 

Quelles  que  soient  leurs  origines  et  leurs  professions,  les  députés 
musulmans  forment  à  la  Douma  un  groupe  autonome,  très  attaché  à 
la  communauté  qu'il  représente,  et  ne  se  laissant  pas  absorber  par  les 
autres  partis. 

Ils  ont  obtenu  d'importants  résultats. 

En  même  temps  que  les  autres  nationalités  de  l'Empire,  les  Musul- 
mans ont  eu  satisfaction,  à  la  Douma,  pour  les  programmes  scolaires. 
La  motion  de  l'un'de  leurs  députés,  'Isa  Mîrzâ  Yenguéyeff,  portant  que 
l'enseignement  religieux  serait  donné,  dans  les  écoles  des  communautés, 
conformément  aux  instructions  des  autorités  religieuses,  a  été  adopté. 

Sur  la  question  des  langues  indigènes,  nouvelle  victoire.  Les  partis 
de  gauche,  joints  aux  Cadets  et  aux  Octobristes,  ont  fait  décider  que 
l'enseignement  serait  donné  pendant  quatre  ans  dans  les  langues  indi- 
gènes, alors  que  les  partis  de  droite,  tout  en  protestant  de  leurs  inten- 
tions amicales  à  l'égard  des  nationalités  étrangères,  voulaient  que  cet 
enseignement  ne  fût  donné  que  pendant  deux  ans,  ce  qui  a  été  rejeté 
par  190  voix  contre  169. 


Rigueurs  administratives.  —  La  liste  des  perquisitions  et  saisies 
opérées  par  les  autorités  russes  chez  des  Musulmans  est,  cette  fois, 
interminable.  A  Kazan,  la  police  est  venue,  de  nuit,  chez  les  frères 
Kérimoff  et  a  saisi  tous  les  exemplaires  de  Bih  bir  Hadîs  «  les  Mille 
etunHadîs»;  cet  ouvrage  a  été,  d'ailleurs,  confisqué  chez  tous  les 
libraires  de  la  ville.  Que  contenait-il  de  séditieux?  on  ne  le  dit  pas. 

Autre  perquisition  à  Troïsk,  chez  le  libraire  'Abdur-Rahmân,  dont 
on  enlève  tous  les  papiers. 

A  Oufa,  les  gendarmes  font  main-basse  sur  les  livres  et  les  papiers 
de  l'ancien  député  Sultan  Selîm  Guèray  Djantourin  el  de  Hâdî  Guèldi- 
bèkoft. 

A  Orenbourg,  plusieurs  rédacteurs  du  Vakt  et  du  Choûrâ  reçoivent 
pareille  visite. 


LA   PRESSE  MUSULMANE  I4S 

Les  arrestations  ne  sont  pas  moins  nombreuses. 

L'imam  Zeicî  Djân  Ahmed  Guèray  Oghlou  est  emprisonné  à  Pala 
Gueul  :  on  le  soupçonne  d'avoir  recueilli  des  subsides  pour  la  Société 
des  Étudiants  du  Caire.  Dans  deux  localités  voisines  de  Boubi,  on 
arrête  les  imams.  A  Birèkè  a  lieu  une  autre  arrestation. 

La  Société  de  bienfaisance  de  Perjévalsky  (gouvernement  de  Yédi 
Sou)  est  dissoute.  A  Kazan,  l'École  supérieure  Mubârekdjân  est  fermée, 
de  même  celle  de  Boubi,  et  les  instituteurs  sont  envoyés  en  prison. 
Deux  autres  instituteurs  sont  arrêtés  à  Kazan,  puis  relâchés,  après  une 
minutieuse  perquisition  dans  leurs  maisons.  Dans  le  gouvernement  de 
Sarapol,  la  gendarmerie  vient  fouiller  plusieurs  écoles. 

Ces  procédés  font  penser  à  ceux  du  chef  de  la  police  à  Achkabad.  Il 
a  interdit  aux  Musulmans  de  fermer  leurs  boutiques  le  vendredi,  ou  de 
les  ouvrir  le  dimanche,  sous  peine  d'une  amende  de  25  roubles.  La 
plupart  des  intéressés  ont  dû  céder.  Ceux  qui  avaient  ouvert  leurs  bou- 
tiques le  dimanche  les  ont  vu  fermer  de  force  par  la  police. 


A  Genève.  —  Dans  le  Terdjumân  nous  trouvons  une  lettre  d'un 
étudiant  musulman  de  Crimée  inscrit  à  l'Université  de  Genève,  où  il 
fait  son  droit,  Yahyâ  Tchélébi.  Il  donne  quelques  renseignements  inté- 
ressants sur  ses  coreligionnaires.  L'immense  majorité  des  étudiants  et 
des  auditeurs  de  l'Université  sont  des  étrangers,  et  parmi  eux  il  y  a 
beaucoup  de  Russes  ;  mais  les  Musulmans  y  sont  fort  rares.  On  compte, 
en  tout,  9  Turcs,  1 1  Égyptiens,  i  Persan  (à  la  Faculté  de  Médecine). 
Les  Musulmans  russes  ne  sont  que  cinq  en  tout  :  en  dehors  de  Fauteur 
de  la  lettre,  on  en  trouve  quatre,  dont  deux  jeunes  filles,  à  la  Faculté 
de  Médecine.  C'est  peu,  pour  une  population  de  plus  de  20  millions 
d'âmes,  ajoute-t-il. 

L.  B. 


PRESSE   PERSANE 

Le  journalisme. 

Le  Habl-oul'Matîn  vient  de  perdre  l'un  de  ses  plus  précieux  colla- 
borateurs :  Hàdjî  Rizâ  Kouli  Aga,  du  Khorassan,  négociant  à  Cons- 
tantinople. 

XIV.  10 


146  REVUE    DU   MONDE   MUSULMAN 

Hâdjî  Rizâ  Kouli  Aga  était  âgé  de  70  ans;  il  y  en  avait  40  qu'il 
était  venu  se  fixer  à  Constantinople,  où,  tout  en  dirigeant  une  impor- 
tante maison  de  commerce,  il  avait  constamment  cherché,  non  seule- 
ment à  étendre  sa  propre  instruction,  déjà  solide  quand  il  était  venu 
en  Turquie,  car  il  avait  étudié  d'après  les  vraies  méthodes,  mais  en- 
core à  répandre  le  savoir  chez  ses  compatriotes.  L'École  persane  et 
l'Hôpital  persan  de  Constantinople  lui  doivent  beaucoup;  jusqu'à  sa 
mort,  il  s'est  intéressé  à  eux. 

C'était,  de  plus,  un  lettré.  Ses  articles  parus  dans  divers  journaux 
persans,  et  en  particulier  dans  le  Habl  oul-Matîn,  étaient  très  remar- 
qués. Il  a  laissé  encore  une  Histoire  de  Russie,  Dâstân-é  Roûsiyâ,  une 
Géographie  de  la  Perse,  DJeghraJîyâyé-Irân,  et  un  traité  de  Droit  inter- 
national, Houkoûk  beïn  el-Milel. 

D'opinions  libérales,  Musulman  convaincu,  partisan  résolu  de  la 
Constitution,  Hâdjî  Rizâ  Kouli  Aga  était  un  membre  actif  de  l'Andjou- 
man  Se'âdet  et  du  Comité  Se'âdet.  Son  attitude  lui  a  valu,  du  reste, 
d'être  à  maintes  reprises  persécuté  par  le  Gouvernement  absolutiste  et 
ses  représentants  à  Constantinople. 

Hâdjî  Molla  Mohammed  'Alî,  père  du  directeur  du  Medjlis,  est  mort 
à  Kachan,  son  pays  d'origine,  à  l'âge  de  58  ans.  Sa  perte  a  été  vive- 
ment ressentie.  Hâdjî  Mollâ  Mohammed  'Alî  était  un  philanthrope  et 
un  patriote,  toujours  prêt  à  se  rendre  utile  et  ne  reculant  pas  devant 
son  devoir,  même  dans  les  circonstances  les  plus  périlleuses. 


Plusieurs  nouveaux  journaux  ont  fait  leur  apparition. 

A  Téhéran  paraît  la  'Asr  «  Époque  »,  journal  hebdomadaire,  natio- 
nal, indépendant,  politique  et  littéraire,  ayant  pour  objet  principal  la 
défense  de  l'indépendance  persane.  Les  questions  politiques  concer- 
nant la  vie  de  la  capitale  y  tiennent  la  plus  grande  place.  Directeur  res- 
ponsable :  Hâdjî  Cheikh  Hasan  Khân  Tabrîzî  (1). 

Ispahan  possède  le  Peruâné  «  Papillon  »,  qui  se  qualifie  de  «  défen- 
seur des  opprimés  »,  ne  veut  dire  que  des  choses  vraies,  justes  et  utiles, 
parle  de  tout  avec  impartialité,  sans  jamais  être  retenu  par  la  crainte, 
et  fait  passer  avant  toute  autre  chose  l'indépendance  nationale.  Telle  est 
sa  profession  de  foi.  Paraît  sur  huit  pages,  grand  in-S";  il  y  a  40  numé- 
ros par  an.  Directeur-gérant  :  Hasan  Mou'menzâdè  (2). 

(i)  Adresse  :  27,  boulevard  Kâchef  os-Saltané,  Téhéran.  —  Abonnement  de 
six  mois,  payable  d'avance  :  Téhéran,  5  krans;  extérieur,  port  en  sus.  —  Le 
numéro  (à  Téhéran)  :  3  chahis. 

(3)  Abonnement  annuel  :  Ispahan,  12  krans;  extérieur,  port  en  sus. 


LA    PRESSE    MUSULMANE  I47 

Mais  c'est  principalement  à  Recht  que  le  journalisme  fait  preuve  d'ac- 
tivité. Là  paraissent  : 

Giiîldn  «  Le  Guilan  »,  se  fait  remarquer  par  le  nombre  et  la  variété 
de  ses  informations.  «  Journal  national,  indépendant,  politique,  histo- 
rique, commercial  :  l'Administration  accueille  les  articles  d'intérêt  géné- 
ral, signés  de  leurs  auteurs,  et  réserve  sa  liberté  quant  à  leur  publica- 
tion. »  S'occupe  activement  des  intérêts  de  la  province.  Administra- 
teur général  :  Mohammed  'AH  (i). 

Kengâch  «  l'Assemblée  délibérante  »,  est  un  journal  de  grand  for- 
mat, bi-hebdomadaire,  paraissant  sur  quatre  ou  six  pages.  Il  est  essen- 
tiellement politique,  et  défend,  avec  la  cause  nationale,  celle  de  l'union 
des  Musulmans,  Directeur-gérant  :  M.  A.  Hasanzâdé  (2). 

Le  Sadâyé  Recht  «  Écho  de  Recht  »,  est  surtout  un  organe  local, 
consacré  à  la  défense  des  intérêts  de  la  région,  et  renseignant  sur  ce 
qui  s'y  passe.  On  y  trouve  abondance  de  détails  sur  les  faits  qui  se 
produisent  dans  le  Guilan.  Bi-hebdomadaire,  paraît  sur  quatre  pages 
petit  in-folio.  Le  Sadâyé  Recht  a  pris  pour  devise  :  Liberté,  Égalité, 
Justice  (3). 


Extraits  et  analyses. 

La  vie  politique.  —  Le  parti  démocrate  a  fait  exposer  son  pro- 
gramme à  la  Chambre  par  le  député  Soleïmân  Mîrzâ.  Le  parti,  tout  en 
ayant  ses  idées  bien  arrêtées,  réprouve  toute  intransigeance  et  se  join- 
dra toujours  aux  autres  fractions  de  la  Chambre,  lorsqu'il  s'agira  de 
faire  aboutir  une  réforme  utile. 

Il  demande  que  tous  soient  responsables  de  leurs  actes,  qu'il 
s'agisse  de  la  minorité  ou  de  la  majorité,  que  l'accession  de  la  pro- 
priété soit  rendue  plus  facile,  par  l'achat  de  grands  domaines  qui 
seraient  partagés  entre  de  petits  propriétaires,  et  réclame  avec  énergie 
la  diffusion  de  l'instruction. 

Actuellement,  vingt  députés  font  partie  du  groupe  des  démocrates. 

Dans  ses  Questions  du  jour,  l'Iran  Nov  a  publié  une  étude  intitulée 


(i)  Abonnements  d'un  an,  six  mois  et  trois  mois  :  Recht,  3o,  17  et  lokrans; 
extérieur,  35,  20  et  12  krans.  —  Le  numéro  :  3  chahis. 

(2)  Abonnements  d'un  an,  trois  mois  et  six  mois:  Recht,  3o,  17  et  10  krans; 
Perse,  35,  20  et  12  krans;  étranger,  40,  22  et  1 3  krans. 

(3)  Abonnement    annuel  :    Recht,   25  krans;    Perse,   3o  krans:  étranger, 
35  krans.  —  Le  numéro  :  3  chahis  à  Recht,  4  au  dehors. 


148  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

«  la  Sainte-Alliance  »,  Ettehâd-é  Mokaddes.  Une  note  explique  aux 
lecteurs  ce  qu'était  la  Sainte-Alliance  de  181 5  dressée  contre  la  France 
et  les  idées  libérales.  Aujourd'hui,  en  Perse  même,  une  nouvelle  Sainte- 
Alliance  s'organise. 

De  qui  se  compose-t-elle?  De  la  féodalité  persane,  des  parasites —  ce 
terme  français  a  été  introduit  en  persan  pour  la  circonstance,  —  de 
tous  les  jouisseurs,  de  tous  les  inutiles  qui,  pour  justifier  leur  exis- 
tence, prétendent  qu'ils  ont  été  créés  pour  dominer  sur  la  Nation,  de 
tous  les  ennemis  de  la  démocratie. 

La  situation  est  nette.  D'un  côté,  les  ouvriers,  les  travailleurs,  ceux 
qui,  plus  ou  moins  péniblement,  gagnent  leur  vie.  De  l'autre,  tous 
ceux  qui,  profitant  de  privilèges  injustes,  ne  veulent  pas  reconnaître 
que  l'organisation  sociale  à  laquelle  ils  doivent  leur  richesse  a  fait  son 
temps. 

VIran  Nov,  comme  on  le  sait,  a  toujours  servi  la  cause  des  premiers. 
Les  autres  sont  des  égoïstes,  des  traîtres  à  la  religion  et  à  la  patrie. 

La  découverte  à  Téhéran  d'un  Andjouman  réactionnaire,  composé  en 
majeure  partie  de  pensionnés,  arbâb-é  houkoûk,  et  qui  tenait  ses  réu- 
nions dans  la  Grande-Mosquée,  a  causé  une  certaine  émotion  dans  les 
milieux  politiques.  VIran  Nov,  à  ce  sujet,  passe  en  revue  les  actes  du 
parti  réactionnaire  dans  le  passé,  son  œuvre  néfaste,  ses  intrigues  ac- 
tuelles, et  demande  ce  que  vont  faire  le  nouveau  régent  et  la  majorité 
de  la  Chambre,  en  présence  de  ces  faits. 

Le  Medjlis  critique  d'une  manière  acerbe  le  choix  de  deux  nouveaux 
ministres  :  K.avâm  os-Saltané  et  Hoseïn  Kouli  Khân  Navvâb.Il  les  qua- 
lifie l'un  et  l'autre  de  «  ministres  historiques  ». 

Pourquoi  ?  Parce  que  le  premier,  qui  a  rempli  toute  sa  vie  les  fonc- 
tions de  secrétaire,  est  complètement  étranger  aux  choses  de  l'armée.  Il 
a  une  belle  écriture,  rédige  avec  art  et  élégance;  mais  se  trouve  abso- 
lument hors  d'état  de  se  rendre  compte  de  ce  qu'il  y  a  à  faire  dans  le 
domaine  militaire. 

Quant  au  second,  il  est  Indien  d'origine,  et  tous  ses  parents  sont 
sujets  anglais.  Il  en  résulte  une  situation  fort  gênante  au  point  de  vue 
des  relations  extérieures. 

Un  mounchi  étant  ministre  de  la  Guerre,  continue  le  Medjlis,  pour- 
quoi ne  pas  faire  représenter  la  Perse  à  Paris  et  à  Londres  par  des 
officiers  ?  Et  que  dira  l'avenir  de  ces  choix  bizarres. 

Rahîm  Khân  est  rentré  en  Perse,  soumis  cette  fois,  il  faut  l'espérer. 
Une  correspondance  de  Tauris  à  VIran  Nov  donne  des   détails  sur  la 


LA    PRESSE   MUSULMANE  1 49 

réception  officielle  qui  lui  a  été  faite  dans  cette  ville.  Accompagné  d'un 
certain  nombre  de  cavaliers  Châhseven,  il  est  monté  en  voiture  avec 
Hâdjî  Mehdî  Aga  ;  une  escorte  de  cavalerie,  forte  de  plus  de  cent 
hommes,  s'était  jointe  aux  Châhseven,  et  a  conduit  Rahîm  Khân  au 
palais  du  gouvernement.  Là,  il  a  été  reçu  par  le  gouverneur,  le  bureau 
de  l'Andjouman  et  plusieurs  autres  notabilités.  Son  fils  cadet,  qui  était 
présent,  a  été  l'objet  des  attentions  de  ses  hôtes. 

On  fait  remarquer  une  curieuse  coïncidence.  Le  21  moharrem,  jour 
où  Rahîm  Khân  arrivait  à  Tauris,  Takîzâdè,  le  fameux  leader  libéral, 
faisait   son  entrée  à  Constantinople. 

■  Perse  et  Russie.  —  Agissant  au  nom  des  ulémas  de  Nedjef,  chefs  du 
clergé  chiite,  Mohammed  Kâzem  El-Khorâsânî  et  'AbdoIIâh  EI-Mâzen- 
derânî  ont  adressé  un  télégramme  à  l'empereur  de  Russie,  par  l'inter- 
médiaire de  la  Légation  de  Téhéran. 

Ce  document  est  très  étendu.  On  y  retrouve  la  modération  et  la 
courtoisie  qui  caractérisent  les  correspondances  échangées  entre  les 
ulémas  et  les  représentants  de  la  Russie,  mais  en  même  temps  une  cri- 
tique sévère  de  la  politique  russe,  depuis  le  jour  où,  intervenant  direc- 
tement dans  les  affaires  intérieures  de  la  Perse,  elle  a  envoyé  des  troupes 
à  Tauris,  sous  prétexte  de  ravitailler  des  consulats  qui  n'étaient  pas 
menacés  de  la  famine,  de  les  défendre  contre  des  dangers  qui  n'ont 
jamais  existé. 

Depuis,  les  prétextes  invoqués  pour  légitimer  cette  intervention  ont 
complètement  disparu,  et  les  troupes  restent.  Pourquoi  ?  S'autorisant 
de  cet  exemple,  l'Angleterre  a  procédé  de  même  dans  le  Sud,  débar- 
quant des  troupes,  en  invoquant  des  motifs  également  dénués  de  fon- 
dement. 

Il  y  a  là  une  atteinte  à  l'honneur  national,  une  menace  contre  l'in- 
dépendance persane,  une  violation  à  la  fois  de  la  loi  musulmane  et  du 
droit  des  gens.  Le  consul  général  de  Russie  à  Bagdad  a  promis  que 
les  troupes  russes  allaient  évacuer  au  plus  tôt  le  territoire  persan.  Elles 
n'en  ont  rien  fait. 

Plus  que  personne,  les  ulémas  déplorent  la  rupture  des  relations  ami- 
cales entre  les  deux  pays  et  de  leurs  échanges  commerciaux.  Ils  dési- 
rent de  tout  cœur  que  les  uns  et  les  autres  soient  repris.  Mais  pour 
cela  il  faut,  condition  sine  qua  non,  rentrer  dans  la  légalité  et  évacuer 
la  Perse. 

Ce  télégramme  a  coïncidé  avec  l'apparition  d'un  manifeste  du 
Comité  Sé'âdet,  de  Constantinople,  à  la  nation  persane.  Au  nom  de  la 
Patrie  et  de  la  religion  Chiite,  le  Comité  adjure  tous  les  Persans,  quels 
qu'ils  soient,  de  se  tenir  prêts  à  tout  et  de  ne  pas  rester  dans  l'indiffé- 


l50  REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 

rence.  L'heure  est  trop  grave,  et  la  Patrie,  menacée  de  deux  côtés  à  la 
fois,  est  en  danger.  Après  avoir,  en  quatre  ans,  fait  «  plus  de  quarante 
mille  sacrifices  »,  ses  enfants  doivent  se  mettre  en  mesure  de  la' 
défendre. 

D'autres  manifestations  contre  les  agissements  des  Russes  se  sont 
produites. 

La  première  est  celle  de  l'Union  des  Négociants  d'Ispahan,  qui  ont 
adressé,  aux  Légations  des  puissances  amies  représentées  à  Téhéran, 
une  protestation  contre  la  présence  non  justifiée  des  troupes  russes.  Ce 
document  est  rédigé  en  termes  dignes  et  pleins  de  modération.  Il  rap- 
pelle les  difficultés  que  la  Perse  a  dû  surmonter  pour  introduire,  chez 
elle,  un  régime  libéral,  semblable  à  celui  dont  jouissent  les  puissances 
dont  elle  sollicite  l'appui.  Jamais  les  étrangers,  au  cours  des  luttes  qu'il  a 
fallu  soutenir  pourarriver  à  ce  résultat,  n'ont  eu  à  souffrir  dans  leurs  per- 
sonnes ni  dans  leurs  biens  ;  leurs  droits  ont  toujours  été  respectés.  Les 
Persans  n'ont  aucun  sentiment  d'hostilité  à  l'égard  de  la  Russie  et  ne 
demandent  qu'à  entretenir  avec  elle  des  rapports  amicaux.  La  pré- 
sence des  troupes  russes  étant  pénible  pour  le  sentiment  national, 
aucun  fait  ne  la  justifiant,  le  retrait  de  ces  troupes  s'impose.  Les  Ispa- 
hanis  rappellent  qu'ils  ont  vu  d'un  œil  favorable  les  pourparlers  con- 
cernant la  création  d'une  succursale  de  la  Banque  russe  à  Téhéran,  et 
se  défendent  d'être  les  ennemis  des  Russes. 

Ensuite,  c'est  la  population  entière  d'Ourmiah  qui,  également  par 
l'intermédiaire  des  Légations,  adresse  ses  doléances  au  monde  civilisé. 
Elle  reprend  les  arguments  déjà  utilisés  par  ses  compatriotes  du  Sud, 
exprime  les  craintes  que  lui  inspire  le  séjour  prolongé  de  ces  troupes, 
séjour  qui  constitue  une  menace  pour  l'indépendance  nationale. 

Se  conformant  à  la  décision  prise  par  les  autorités  religieuses  de  l'Irak, 
les  ulémas  du  Khorassan,  à  leur  tour,  ont  ordonné  le  boycottage  des 
marchandises  russes,  au  nom  de  la  religion  et  de  la  patrie. 

Dans  le  Habl  oul-Matîn  on  relève  aussi  une  protestation  énergique 
de  la  nation  persane  contre  le  projet  de  partage  de  la  Perse  entre  ses 
voisines,  l'Angleterre  et  la  Russie. 

Kotchan  possède  une  garnison  russe  comprenant  une  centaine  de 
Cosaques  et  de  soldats  d'autres  armes,  avec  trois  bouches  à  feu.  Les 
excès  de  ces  troupes  ont  provoqué,  dans  la  population,  une  grande 
effervescence,  à  en  juger  par  les  récits  du  Noûbehâr,  journal  de  Mech- 
hed,  récits  reproduits  dans  le  Habl  oul-Matîn . 

Plutôt  mourir,  lisons-nous,  que  de  continuer  à  mener  une  existence 
pareille,  exposés  aux  brutalités  et  aux  affronts   de  cette   soldatesque. 


LA    PRESSE   MUSULMANE  l5l 

Les  femmes  n'osent  plus  sortir.  Il  y  a  quelques  jours,  une  bande  de 
Cosaques  ivres,  sabres  au  clair,  a  envahi  le  bazar,  menaçant  et  frap- 
pant les  marchands,  saccageant  la  boutique  d'un  marchand  de  halva, 
après  avoir  fait  main-basse  sur  sa  marchandise. 

A  la  suite  de  ces  faits,  le  boycottage  des  marchandises  russes,  recom- 
mandé par  les  autorités  religieuses,  a  été  mis  en  application  de  la  façon 
la  plus  stricte.  Les  habitants  ont  renoncé  complètement  à  l'usage  du 
thé  et  du  sucre,  les  remplaçant  par  d'autres  produits,  le  café  et  le  miel, 
par  exemple.  Et  à  Terchîz,  où  règne  aussi  une  grande  animation,  on  a 
fait  de  même. 

L'ordre  des  ulémas  prescrivant  de  boycotter  les  marchandises  russes 
est  arrivé  à  son  tour  dans  le  Kerman  ;  il  a  été  aussitôt  affiché  et  publié. 
Dans  cette  province,  le  seul  produit  russe  de  consommation  courante 
est  le  pétrole  ;  on  ne  fait  pas  venir  de  sucre  de  Russie;  quant  aux 
étoffes,  celles  des  régions  voisines  sont  les  plus  employées,  et  les  autres 
marchandises  viennent  surtout  de  l'Inde  et  de  l'Angleterre. 


Attentats.  —  On  connaît  la  tragédie  survenue  àispahan.  Des  mal- 
faiteurs ont  attaqué  le  gouverneur,  Mo'tamed-é  Khâkân,  et  le  vice- 
gouverneur,  Modjàhed  os-Saltanè.  Le  second  a  été  tué  ;  le  premier, 
blessé  d'un  coup  de  feu,  en  réchappera  heureusement,  la  balle  ayant 
pu  être  extraite. 

Invoquant  la  protection  de  la  Russie,  les  assassins  se  sont  réfugiés  au 
consulat  de  cette  nation,  qui  refusa  de  les  livrer.  Presque  aussitôt  après, 
un  nouveau  drame  se  produisait.  Le  consul  de  Russie  était  trouvé 
mort  dans  un  puits. 

Tout  paraît  indiquer  que  cette  nouvelle  mort  a  été  purement  acci- 
dentelle. Mais,  à  Ispahan  et  dans  le  reste  de  la  Perse,  l'irritation  est 
grande  contre  les  gens  de  sac  et  de  corde  qui,  se  faisant  inscrire  comme 
protégés  russes  dans  les  consulats,  échappent  aux  tribunaux  persans  et 
en  profitent  pour  se  livrer  aux  pires  méfaits. 

L'émotion  causée  par  cet  attentat  était  à  peine  calmée,  que  le  mi- 
nistre des  Finances,  Sanî'  od-Dooulè,  était  assassiné  à  Téhéran  par 
deux  Circassiens.  Sur  l'un  d'eux,  on  trouvait  une  somme  de  28  to- 
mans;  la  facilité  avec  laquelle  ils  avaient  pu  se  procurer  des  armes  a 
paru  suspecte. 

Vengeance  personnelle,  ou  attentat  politique  ?  s'est-on  demandé. 
Pour  VIran  Nop-,  il  n'y  a  pas  de  doute;  il  s'agit  d'un  crime  politique. 
Et  le  journal  démocrate  annonce  une  organisation  des  partis  réaction- 
naires ayant  préparé  le  crime,  organisation  contre  laquelle  devront 


l52  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

porter  tous  les  efforts  du  Gouvernement  ou  de  la  police.  Les  journaux 
russes  ont  cherché  à  donner  le  change,  en  disant  qu'une  question 
banale  d'intérêt  —  des  gages  qui  n'avaient  pas  été  réglés  à  un  serviteur 
géorgien  du  ministre  —  avait  été  la  cause  de  l'assassinat  :  peine  inu- 
tile, dit  l'Iran  Nov;  tout  le  monde  sait  à  quoi  s'en  tenir. 

En  raison  de  leur  nationalité,  les  deux  meurtriers  ont  été  déférés  au 
Tribunal  spécial  qui  siège  au  ministère  des  Affaires  étrangères.  Le  pro- 
cès a  occupé  plusieurs  audiences;  un  représentant  de  la  Légation  de 
Russie  y  siégeait,  et  il  a  commencé  au  moment  même  où  le  régent  de 
l'Empire,  Nasr  ol-Molk,  rentrait  dans  la  capitale,  après  un  long  séjour 
<en  Europe.  A  ce  moment,  les  meurtres  commis  à  Astara  et  l'intention 
manifestée  par  la  Russie  d'envoyer  de  nouvelles  troupes  dans  une 
région  ayant  besoin  d'être  pacifiée,  disait-elle,  venaient  attiser  le  feu. 

On  a  pu  voir,  par  les  journaux  européens,  que  les  meurtriers  de 
Sanî'  od-Dooulè  s'en  étaient  tirés  à  bon  compte  :  réclamés  par  la 
Russie,  ils  ne  se  sont  vu  infliger,  chacun,  que  quatorze  années  de 
déportation  en  Sibérie. 

Vers  le  même  moment,  un  autre  meurtre  était  commis  dans  la  capi- 
tale. Un  homme  connu  pour  ses  opinions  libérales,  nommé  Timour,  et 
qui  avait  donné  à  la  cause  de  la  Constitution  des  gages  sérieux,  a  été 
tué  d'un  coup  de  Mauser.  Les  funérailles  ont  donné  lieu  à  une  impo- 
sante manifestation,  et  la  presse  réclame  le  désarmement  des  Mo^er- 
bend  «  porteurs  de  Mauser  >,  les  attentats  devenant  par  trop  nombreux. 

Le  meurtre  de  Sanî'  od-Dooulè  a  attiré  une  fois  de  plus  l'attention  sur 
les  agissements  des  Russes,  et  surtout  des  protégés  russes,  en  Perse.  La 
qualité  de  protégé  russe,  qui  s'acquiert  très  facilement,  assure-t-on,  et 
qui  est  souvent  sollicitée  par  des  malfaiteurs  et  des  gens  sans  aveu, 
a  pour  effet  de  soustraire  ceux  qui  la  reçoivent  à  la  juridiction  des  tri- 
bunaux persans.  On  trouve,  dans  VIran  Nov,  l'écho  des  plaintes  pro- 
voquées parune  situation  semblable. 


Perse  et  Afghanistan.  —  Depuis  le  règne  de  Chah  'Abbâs,  depuis 
près  de  cinq  cents  ans,  par  conséquent,  la  Perse  et  l'Afghanistan  ont 
été  souvent  en  lutte;  les  deux  pays  en  ont  cruellement  souffert,  et  il  en 
subsistait,  de  part  et  d'autre,  de  l'hostilité  et  de  la  méfiance.  Les  choses 
vont  changer,  semble-t-il. 

L'introduction  en  Perse  du  régime  constitutionnel  avait  produit  une 
impression  excellente  en  Afghanistan.  Depuis  longtemps  déjà  on  par- 
lait, à  Caboul,  de  suivre  l'exemple  donné  par  la  Perse,  et  il  est  vraisem- 
blable que,  dans  un  avenir  prochain,  les  deux  pays  seront  soumis  à  un 
régime  analogue. 


LA   PRESSE   MUSULMANE  l53 

Mais  imiter  la  Perse  ne  suffit  plus,  pour  les  Afghans  patriotes  et  reli- 
gieux. Il  faut  faire  alliance  avec  elle,  afin  de  défendre  l'Islam  en  dan- 
ger. Telle  est  l'idée  exprimée  par  une  notabilité  afghane,  Hasan  K.hân 
Serdârzâdè,  qui,  de  Caboul,  a  écrit  une  remarquable  lettre  dans  la- 
quelle il  exprime  le  désir  que  les  deux  pays  soient  désormais  alliés.  Au 
nom  de  l'Islam  menacé,  l'Afghanistan  doit,  s'il  le  faut,  prendre  les 
armes  pour  défendre  la  Perse.  Les  luttes  qui  ont  si  longtemps  séparé 
les  deux  pays  ont  été  néfastes  :  non  seulement  l'intérêt  national,  mais 
encore  le  devoir  religieux,  prescrivent  aux  deux  peuples  de  vivre  en 
bonne  intelligence  et  de  se  prêter  secours.  Comme  les  Persans,  les 
Afghans  sont  de  bons  Musulmans,  conformant  leurs  actions  à  la  pa- 
role divine. 

Parue  dans  le  Habl  oul-Mattn  du  i3  février,  la  lettre  de  Hasan  Khân 
Serdârzâdè,  qui  se  vante  d'être  un  fidèle  lecteur  de  cet  organe,  aura  sans 
aucun  doute  un  grand  retentissement  dans  le  monde  musulman  tout 
entier. 

Le  Mo^afferî,  de  son  côté,  traduit  un  article  paru  dans  les  journaux 
de  l'Inde  —  journaux  qu'il  est  nécessaire  de  lire  régulièrement  —  dit- 
il.  Ce  sont  les  déclarations  d'un  général  de  l'armée  afghane. 

Que  ferait  l'Afghanistan,  si  l'indépendance  persane  était  menacée  ?  Il 
interviendrait  aussitôt  en  sa  faveur;  en  douter  serait  lui  faire  injure. 
Les  Afghans  connaissent  trop  bien  les  intérêts  de  l'Islam,  intérêts  qui 
se  confondent  avec  les  leurs  et  ceux  de  la  Perse,  pour  permettre  que 
celle-ci  passe  sous  la  domination  étrangère.  Leurs  ulémas  proclame- 
raient aussitôt  la  guerre  sainte. 

On  ne  connaît  pas  suffisamment  l'Afghanistan.  Ce  pays  est  plus 
avancé  qu'on  ne  pense;  un  Andjouman  s'y  est  fondé  pour  favoriser  les 
études  persanes  et  arabes;  il  a  de  bonnes  écoles;  des  ingénieurs  étran- 
gers y  ont  exécuté  de  grands  travaux  d'irrigation.  Instruite  par  des  offi- 
ciers anglais  et  turcs,  son  armée  est  nombreuse  et  solide;  son  entrée 
en  scène  aurait  des  conséquences  importantes. 


L'Enseignement.  —  Le  Gouvernement  aura  fort  à  faire,  pour  orga- 
niser l'enseignement,  comme  il  devrait  l'être,  dans  toute  la  Perse  ;  mais 
il  ne  recule  pas  devant  cette  lourde  tâche  et  procède  avec  méthode.  A 
Téhéran,  une  Commission  centrale  est  instituée,  chargée  de  grouper 
tous  les  renseignements  recueillis  et  de  préparer  le  travail,  après  exa- 
men. Dans  chaque  province,  une  Commission,  formée,  par  les  soins 
des  Andjoumans  locaux,  de  personnes  instruites  et  capables,  doit 
dresser  une  statistique  de  toutes  les  écoles  de  la  région,  statistique 
fournissant  les  renseignements  les  plus  détaillés  sur  le  nombre  des 


l54  REVI  E    DU    MONDE    MUSULMAN 

écoles,  leur  personnel,  leurs  élèves,  etc.  Par  la  même  occasion,  on  fera 
connaître  les  méthodes  suivies  pour  l'enseignement. 

L'Université  de  Genève  attire  beaucoup  d'étudiants  persans.  Ceux-ci 
se  sont  trouvés  assez  nombreux,  l'année  dernière,  pour  y  former  une 
Association,  à  laquelle  VIran  Nov  a  consacré  un  article.  En  principe, 
l'Association  est  destinée  aux  étudiants;  mais  elle  admet,  comme 
membres  non-actifs,  tous  les  Persans  âgés  de  plus  de  treize  ans,  et  a 
-aussi  des  membres  honoraires.  Une  cotisation  minime  —  cinquante 
centimes  par  mois  au  moins  —  est  exigée  des  uns  et  des  autres. 
L'Association  cherche  par  tous  les  moyens,  et  notamment  par  la  fon- 
dation d'une  bibliothèque  pourvue,  aussi  largement  que  possible,  de 
livres  et  de  journaux,  à  favoriser  les  études  de  ses  membres  ;  en  cas  de 
gêne,  elle  les  aide  matériellement. 

Lausanne,  de  son  côté,  compte,  depuis  un  an  ou  deux,  une  colonie 
persane  assez  nombreuse,  et  composée  en  grande  majorité  d'étudiants. 
Au  commencement  de  igi  i,  il  en  arrivait  une  nouvelle  caravane.  L'un 
de  leurs  aînés,  Ahmed  Khân  Maiek  Sâsânî,  a  adressé  une  longue  lettre 
à  VIran  Nov,  lettre  dans  laquelle  il  critique  la  façon  de  vivre  et  les 
études  des  jeunes  Persans  envoyés  en  Europe.  Certains  d'entre  eux 
passent  leur  existence  dans  des  lieux  de  plaisir,  négligeant  tout  travail  ; 
d'autres,  envoyés  trop  jeunes,  oublient  leur  langue,  prennent  la  men- 
talité du  milieu  oiJ  ils  vivent,  et  ne  sont  plus  Persans  que  de  nom. 
Ahmed  Khân  insiste  particulièrement  sur  le  fait  qu'ils  ne  connaissent 
pas  l'histoire  de  leur  pays,  ou  n'ont  sur  elle  que  des  idées  fausses.  Il  y 
a  là  un  défaut  auquel  il  importe  de  remédier,  en  mettant  en  honneur 
les  études  historiques. 


U Armée.  —  Un  débat  très  intéressant  s'est  engagé  à  la  Chambre  à 
propos  du  service  militaire.  On  discutait  la  question  du  recrutement  de 
la  cavalerie  parmi  les  tribus  nomades,  celles-ci  étant  appelées  sous  les 
armes  en  temps  de  guerre  et  devant,  en  temps  de  paix,  accomplir  des 
périodes  d'exercices  et  fournir  leur  contingent  à  l'armée  active. 

Le  député  de  la  communauté  arménienne,  Mîrzâ  Yânes,  a  demandé 
que  les  obligations  militaires  fussent  les  mêmes  pour  tous,  et  que  les 
Arméniens,  comme  les  tribus  nomades,  fussent  appelés  au  service 
militaire.  Cette  mesure  s'impose,  si  l'on  veut  réaliser  l'unité  nationale 
et  stimuler  le  patriotisme.  Tous  les  Persans  devant  avoir  les  mêmes 
droits,  doivent  aussi  être  soumis  aux  mêmes  charges. 

Arbâb  K.eïkhosrô,  député  des  Zoroastriens,  a  pris  ensuite  la  parole. 
Tout  en  faisant  observer  que,  parmi  les  Zoroastriens,  on  ne  trouverait 


LA    PRESSE    MUSULMANE  l5S 

pas  les  cavaliers  expérimentés  que  sont  les  nomades,  il  a  attiré  l'atten- 
tion sur  la  contradiction  qui  existe  entre  la  proposition  de  Mîrzâ  Yânes 
et  la  Constitution  qui  n'admet  pas  au  service  militaire  les  non-Musul- 
mans, semble-t-il.  Il  a  demandé,  à  cet  égard,  des  explications,  qui  lui 
ont  été  fournies  par  un  député  du  clergé,  Aga  Seyyed  Hasan. 

D'après  celui-ci,  la  Perse,  état  musulman,  ne  peut  imposer  le  service 
militaire  qu'aux  Musulmans,  ceux-ci  étant  seuls  tenus  de  la  défendre. 
Mais  cela  ne  signifie  en  aucune  façon  que  les  non-Musulmans  doivent 
être  exclus  de  l'armée.  Bien  au  contraire,  il  faut  accueillir  avec  empresse- 
ment et  reconnaissance  tous  ceux  d'entre  eux  qui  demandent  à  défendre 
la  Perse,  les  traiter  en  amis  et  en  égaux,  leur  donner  la  même  solde 
qu'aux  autres.  S.ooo  ulémas  de  la  Perse,  du  Caucase  et  de  l'Inde,  a  dé- 
claré Aga  Seyyed  Hasan,  sont  de  mon  avis,  et  je  puis  parler  en  leur  nom. 

Là-dessus,  Mîrzâ  Yânes  a  retiré  sa  proposition. 

La  loi  votée  par  la  Chambre,  à  la  suite  de  ce  débat,  porte  que  les 
tribus  nomades  fourniront  un  cavalier  par  trente  familles;  celles-ci  étant 
tenues  d'assurer  des  moyens  d'existence  à  la  famille  de  l'homme 
appelé,  qui  passera  trois  ans  dans  l'armée  active,  puis  servira,  dans  la 
réserve,  le  même  laps  de  temps,  accomplissant,  chaque  année,  une 
période  d'exercices  dont  la  durée  est  limitée  à  un  mois  au  maximum. 
L'équipement  et  la  monture  des  cavaliers  appelés  sous  les  drapeaux 
seraient, en  outre,  à  la  charge  de  la  tribu.  Cela,  toutefois,  n'ira  pas  sans  de 
vives  protestations,  dont  la  presse  s'est  déjà  fait  l'écho.  Pauvres  et 
habitant  des  régions  désertiques,  les  nomades  demandent  qu'on  ne 
leur  inflige  pas  une  charge  supplémentaire,  trop  lourde  pour  leurs 
maigres  ressources,  et  qu'en  Perse,  comme  dans  les  autres  pays  civi- 
lisés, l'entretien  des  militaires  soit  à  la  charge  de  l'État. 

La  question  du  service  militaire  des  Persans  résidant  en  Turquie  n'a 
pas  encore  reçu  de  solution  définitive.  On  avait  annoncé  que,  suivant 
ce  qui  se  pratique  pour  les  sujets  de  nationalité  étrangère,  ils  seraient 
exemptés  du  service  militaire,  à  la  condition  de  payer  un  impôt  de 
remplacement.  En  attendant,  on  procède  à  leur  conscription  comme 
s'ils  étaient  de  nationalité  ottomane.  Aussi  d'énergiques  protestations 
se  sont-elles  élevées. 

A  Koufa,  la  colonie  persane  a  télégraphié  à  Téhéran,  demandant  au 
Gouvernement  d'intervenir.  A  Nedjef,  le  Comité  des  Docteurs  a  égale- 
ment envoyé  un  télégramme,  dans  lequel  il  demande,  pour  les  Persans 
vivant  en  Turquie,  l'exemption  totale  des  charges  militaires,  quelles 
qu'elles  soient.  Les  traités  passés  entre  les  deux  puissances  ne  permet- 
traient pas  plus  de  leur  faire  payer  l'impôt  de  remplacement,  que  de  les 
incorporer  dans  les  corps  de  troupes. 


l56  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

Nous  traduisons,  d'après  le  Medjlis,  les  conditions  d'admission  à 
l'École  militaire  de  Téhéran: 

«  Avis  de  la  part  du  Ministère  de  la  Guerre. 

*  Conditions  provisoires  pour  l'admission  des  élèves  à  TÉcole  mili- 
taire, en  attendant  que  cette  École  devienne  un  internat. 

«  1*»  Les  élèves  de  l'École  militaire  doivent  être  Musulmans  et  sujets 
de  l'Empire  Persan. 

«  2»  L'âge  requis  des  élèves,  pour  l'admission,  est  de  i5  à  23  ans. 

«  3°  La  constitution  et  l'état  de  santé  des  élèves  feront  l'objet  d'un  exa- 
men de  la  part  du  docteur. 

«4»  Après  leur  admission  et  un  séjour  de  deux  mois  à  l'École,  les 
élèves  ne  pourront  plus  la  quitter  avant  d'avoir  terminé  leus  études,  à 
moins  qu'en  raison  de  la  manière  dont  ils  auront  employé  leur  temps 
à  l'École,  ils  ne  deviennent  pour  celle-ci  une  charge  inutile.  Dans  ce 
cas,  ils  la  quitteront. 

<  5°  Au  moment  où  ils  se  présenteront  pour  être  admis,  les  élèves 
seront  interrogés  sur  la  lecture  et  l'écriture  persanes,  l'arithmétique,  les 
éléments  de  la  géographie  et  de  l'histoire  de  la  Perse,  conformément  au 
programme  de  l'examen  provisoire  déposé,  par  les  soins  du  Ministre  de 
la  Guerre,  entre  les  mains  des  membres  de  la  Commission  d'examen. 

«  10  mars 

«  Pour  le  Conseil  Militaire  : 

«  MiDHAT   OF-MeMALEK.   > 

Une  grève  s'est  produite  au  Ministère  de  la  Guerre,  où  les  rédacteurs 
des  directions  de  l'infanterie,  de  la  cavalerie  et  de  l'artillerie,  ainsi  que 
ceux  d'une  partie  des  services  administratifs,  ont  cessé  le  travail  pen- 
dant une  journée,  afin  d'appuyer  des  revendications  sur  la  nature  des- 
quelles les  journaux  ne  nous  ont  pas  fixés.  Les  rédacteurs  du  service 
de  santé  et  de  l'intendance  n'ont  toutefois  pas  cru  devoir  se  solidariser 
avec  eux. 


La  vie  économique.  —  Les  compagnies  anglaises  vont  peut-être 
avoir,  dans  le  golfe  Persique,  une  concurrence  locale.  Nous  lisons  en 
effet  dans  le  Mo^afferî  qu'il  est  question,  dans  le  Bahreïn,  de  fonder 
une  compagnie  arabe  de  navigation  au  capital  de  quatre  millions  de 
roupies.  Cette  Compagnie  serait  assurée,  non  seulement  des  sympa- 
thies, mais  encore  du  concours  matériel  des  Persans,  qui  voient  en 
elle  un  moyen  précieux  de  développer  leur  propre  commerce. 


LA    PRESSE    MUSULMANE  l5j 

Les  fabricants  et  marchands  de  tapis  et  de  châles  de  Tauris,  de  Ker- 
man  et  du  reste  de  la  Perse,  avertis  du  danger  qui  les  menaçait  par 
leurs  compatriotes  de  Constantinople,  ont  constitué  une  ligue  de 
défense  contre  les  agissements  d'une  Compagnie  fondée  dans  une  grande 
ville  de  Turquie,  en  vue  d'imiter  les  tissus  de  Perse.  Cette  Compagnie 
a  envoyé  à  Téhéran  des  agents  chargés  d'acheter  des  tissus,  anciens  et 
modernes,  qui  serviraient  de  modèles  à  ses  ouvriers.  Comme  il  pour- 
rait en  résulter  la  ruine  d'une  industrie  faisant  vivre  des  millions  de 
Persans,  les  intéressés  ont  résolu  de  refuser  de  vendre  quoi  que  ce  soit 
aux  agents  de  la  Compagnie,  et,  par  la  voie  de  la  presse,  ils  engagent 
les  particuliers  à  faire  de  même. 

El-Hâdj  Mohammed  Sâdek  Mechhedî,  syndic  des  marchands  de 
Sebzévâr,  se  fait,  dans  l'Iran  Nov,  l'interprète  de  ses  compatriotes  et 
expose  leurs  doléances.  Autrefois,  l'hôtel  des  Monnaies  de  Téhéran 
employait,  pour  la  frappe  des  monnaies  de  billon,  du  cuivre  de  Sebzé- 
vâr. Depuis  plusieurs  années,  il  va  s'approvisionner  à  l'étranger.  Le 
prétexte  qu'il  donne,  pour  justifier  ce  changement  si  défavorable  aux 
intérêts  de  la  Perse,  est  faux.  On  prétend  que  la  production  indigène 
est  insuffisante  et  que  l'extraction  est  trop  difficile.  Erreur  complète  : 
l'extraction  normale,  à  Sebzévâr,  suffirait  à  alimenter  l'hôtel  des  Mon- 
naies. Elle  pourrait,  de  plus,  être  facilement  développée,  et  pour  le  plus 
grand  bien  des  habitants,  car  on  ne  voit,  parmi  eux,  que  trop  de 
pauvres  gens  à  la  recherche  d'un  moyen  d'existence  :  tous  seraient  en- 
chantés de  le  trouver  en  travaillant  aux  mines. 


La  pie  sociale.  —  ISIran  Nov  consacre  un  long  article  à  la  proposi- 
tion de  loi  déposée  à  la  Chambre  française  par  M.  Marin,  et  tendant  à 
accorder  aux  institutrices  le  même  traitement  qu'aux  instituteurs. 
Elles  remplissent  les  mêmes  fonctions,  se  donnent  autant  de  peine,  et 
méritent  qu'on  leur  fasse  l'application  du  principe  :  à  travail  égal, 
salaire  égal.  Mais  malheureusement,  dans  le  budget  de  la  France,  sur 
lequel  les  dépenses  militaires  pèsent  si  lourdement,  il  sera  difficile  de 
trouver  les  crédits  nécessaires  à  cette  mesure  de  justice. 

La  femme  doit-elle  être  l'égale  de  l'homme  en  tout  ?  A  l'histoire  de 
le  dire,  répond  VIran  Nov.  Mais  on  s'aperçoit  sans  peine  que  l'organe 
de  la  démocratie  voit  avec  sympathie  les  revendications  des  féministes. 

Les  modes  européennes  s'étaient  répandues  à  Chiraz,  lit-on  dans  une 
lettre  adressée  au  Mo\afferî.    L'arrivée  dans  cette  ville  d'Européens 


l58  REVUE    Dli    MONDE    MUSULMAN 

accompagnant  un  gouverneur  européanisé  lui-même,  mostafrenk, 
avaient  mis  en  faveur  l'usage  des  faux-cols,  des  lorgnons  et  d'autres 
vêtements  ou  ornements  occidentaux.  On  allait  même  plus  loin;  les 
élégants  ne  voulaient  plus  monter  à  cheval  à  la  persane  ;  ils  se  tenaient 
sur  leur  monture  comme  des  Ferenguis. 

Mais,  un  beau  jour,  un  modjtehed  aveugle,  homme  de  mérite,  savant 
réputé,  éloquent  prédicateur,  bon  poète,  s'avisa  de  dire  que  ceux  qui 
singeaient  les  Européens  perdaient  leur  âme.  Et  maintenant  on  veut 
exterminer  les  Européens... 


Contre  ropium.  —  La  loi  sur  le  commerce  de  l'opium  est  longtemps 
restée  en  discussion.  Le  premier  article  avait  été  adopté;  mais  le  second 
a  provoqué  un  débat  très  vif,  la  majorité  des  députés  exigeant  l'inter- 
diction pure  et  simple,  au  lieu  de  la  limitation  de  l'usage  de  l'opium. 
L'article  a  été  renvoyé  à  la  commission. 

Finalement  la  loi  a  été  votée,  avec  un  amendement  tendant  à  accor- 
der un  délai  supplémentaire,  dans  certaines  régions,  pour  se  mettre  en 
règle  avec  elle.  Elle  ne  vise  à  rien  moins  qu'à  l'interdiction  absolue  de 
l'usage  de  l'opium,  mais,  tenant  compte  des  difficultés  que  rencontre- 
rait, dans  son  application,  une  réglementation  trop  rigoureuse,  ses  pro- 
moteurs ont  voulu  arriver  progressivement  à  ce  résultat.  A  partir  de  la 
troisième  année  qui  suivra  sa  promulgation,  et  jusqu'à  la  fin  de  la 
septième,  la  taxe  à  laquelle  sera  soumis  ce  produit  augmentera,  chaque 
année,  de  i5o  dinars  par  meskàl.  Ce  délai  passé,  l'opium  ne  pourra 
plus  être  employé  que  comme  remède.  Toutefois,  celui  qui  serait  des- 
tiné à  l'exportation  ne  payerait  pas  de  taxe. 

Soleïmân  Mîrzâ,  leader  du  parti  démocrate,  est  intervenu  dans  le 
débat.  Il  a  déclaré  que  son  parti,  bien  qu'opposé,  en  principe,  aux  im- 
pôts indirects,  voterait  cette  loi. 


Dans  le  Sud.  —  Nous  traduisons  la  note  suivante  : 

Avis. 

A  tous  les  habitants  de  Bender-Bouchir,  avec  le  plus  grand  respect 
et  la  plus  grande  déférence,  il  est  donné  avis  que  : 

La  conservation  du  germe  de  l'Islam  étant  chose  obligatoire  pour 
chacun  des  Musulmans,  la  Direction  de  la  Police  est,  par  conséquent, 
tenue  de  limiter  rigoureusement  l'usage  des  boissons  alcooliques,  choses 
défendues  par  la  Loi  très  lumineuse.  Comme  ceux  qui  se  livrent  à  cette 
pratique  honteuse,  illégale,  sont  pour  la  plupart  des  étrangers  au  monde 


LA    PRESSE   MUSULMANE  I  Sq 

de  l'Islam,  à  moins  que  ce  ne  soient  des  ignorants,  la  glorieuse  Direc- 
tion de  la  Police  s'est  empressée  d'arrêter  ce  qui  suit  : 

i">  Des  taxes  seront  établies  et  perçues,  sous  le  contrôle  de  l'hono- 
rable Direction,  sur  ces  choses  (les  boissons  alcooliques). 

2°  Ceux  qui  auraient  Taudace  de  prendre  des  boissons  alcooliques 
dans  les  rues  ou  dans  les  bazars  seront  arrêtés  par  les  agents  de  la 
Direction,  amenés  en  présence  de  la  Loi  très  lumineuse,  et  subiront 
ensuite  des  châtiments  qui  leur  inspireront  du  repentir. 

3"  Celui  qui  aura  été  vu,  en  quelque  lieu  que  ce  soit,  buvant  dans  la 
maison  d'un  Juif,  sera  puni  conformément  à  la  loi  de  l'Islam. 

En  outre,  que  les  individus  s'adonnant  aux  jeux  de  hasard  sachent  qu'à 
partir  de  ce  jour,  et  en  quelque  lieu  que  ce  soit,  quiconque  aura  été 
vu  jouant  à  un  jeu  de  hasard,  sera  arrêté  par  les  agents  de  la  Direction. 
Il  sera  conduit  à  la  glorieuse  Direction,  où  un  châtiment  sévère  lui  sera 
infligé,  conformément  au  règlement  actuel,  qui  est  applicable  en  tout 
lieu,  et  aux  instructions  envoyées  par  S.  E.  le  Gouverneur  général  des 
Ports,  qui  doivent  être  rigoureusement  observées.  Quiconque  y  con- 
treviendrait, en  quelque  lieu  que  ce  soit,  sera  puni  selon  la  loi. 

De  la  glorieuse  Direction  de  la  police,  12  safar  1829  (i). 


Médecine,  —  L'ignorance  de  certains  médecins  vaut  au  Habl  oul- 
Mattn  une  lettre  tout  à  fait  originale.  Elle  est  d'une  dame  persane, 
Fâtimé,  fille  de  Hâdjî  Siyâvouch  Mîrzâ;  son  père  ayant  été  «assassiné» 
par  un  de  ces  «  meurtriers  irresponsables  »  que  sont  les  médecins 
ignorants,  elle  demande  que  les  ministres  de  l'Intérieur  et  de  l'Instruc- 
tion publique  s'entendent  pour  réglementer  l'exercice  de  la  médecine. 
Chaque  médecin  pourrait  soigner  une,  deux  ou,  au  plus,  trois  mala- 
dies qu'il  connaîtrait;  s'il  désire  en  traiter  davantage,  il  devra  faire  la 
preuve  de  ses  capacités.  Il  apposera  dans  son  cabinet  un  tableau  por- 
tant l'indication  des  maladies  qu'il  a  le  droit  de  soigner.  Des  inspec- 
teurs vigilants  surveilleront  ses  actes,  et  ses  clients  seront  enregistrés 
avec  soin.  Les  «  assassins  »  verront  leurs  «  boutiques  »  détruites,  leurs 
diplômes  brûles,  et  rendront  compte  de  leurs  actes  devant  la  justice. 

L.  B. 


(i)  Correspondant  au  12  février    1911.   Traduit  du  Mo^afferï,  numéro  du 
19  février. 


i6o 


REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 


Documents, 


SENTENCE  DES  OULÉMAS  DE  NEDJEF  LA  NOBLE  CONTRE 
LES  RUSSES  ET  LES  ANGLAIS 

Le  journal  Sirat  el  Moustaqim,  qui  paraît  à  Constantinople,  publie 
le  fetva  rendu  par  les  Grands  Moud/téhéds  et  le  congrès  des  savants  de 
la  Noble  Nedjef,  au  sujet  des  excès  des  Russes  et  des  Anglais.  On  en  a 
télégraphié  le  texte  au  Parlement.  Il  a  été  publié  et  on  a  lancé  aux 
Musulmans  des  appels  extrêmement  pressants.  En  voici  la  traduc- 
tion : 

Aux  Émirs,  aux  chefs  d'armée,  aux  chefs  de  tribus,  à  toutes  les 
classes  de  la  nation  musulmane  de  Perse,  salut  ! 

Les  adorateurs  de  la  Croix,  les  ennemis  de  l'Islam,  qui  ont  saisi 
comme  prétexte  les  discussions  intérieures  du  pays,  viennent  du  Nord  et 
du  Sud  pour  effacer  l'indépendance  de  la  Perse  et  effectuer  la  ruine  des 
bases  de  l'Islam. 

Il  est  d'obligation  stricte  pour  tous  les  Musulmans,  pour  tous  les 
croyants,  pour  tous  les  gens  de  la  Qiblé  et  de  l'Unité  de  Dieu,  de  repous- 
ser les  tentatives  des  ennemis  de  notre  foi,  et  de  délivrer  les  pays  de 
l'Islam  de  la  perversité  de  leurs  mains  tyranniques  ! 

Or,  si  les  troubles  subsistent  et  les  dissensions,  ils  causeront  la  vic- 
toire de  l'infidèle  sur  le  croyant  ! 

Donc  il  est  nécessaire  que  tous  ceux  qui  suivent  le  Chériat  pur, 
c'est-à-dire  toutes  les  classes  de  la  Nation  musulmane,  s'elïorcent  de 
réduire  à  néant  les  intrigues  des  étrangers  et  des  infidèles,  cherchent  le 
remède,  et  agissent  conformément  aux  ordres  du  Gouvernement. 

Il  faut  abandonner  les  partis  pris,  qui  sont  une  cause  d'affaiblisse- 
ment pour  l'Islam  et  un  sujet  de  malédiction  éternelle.  Il  faut  aban- 
donner les  discussions,  les  querelles,  les  partis  pris  personnels,  les 
guerres  intestines  :  il  ne  faut  avoir  en  vue  qu'une  seule  chose  :  le  salut 
de  l'Islam  !  Plaise  à  Dieu  ! 

Le  salut  soit  sur  vous  et  les  bénédictions  de  Dieu  ! 

Abd-Oullah  Mazandérani. 
Mohammed  Kazem  Ki'oraçani. 


LA   PRESSE   MUSULMANE  l6l 

Le  journal  susdit,  après  la  publication  de  ce  fetva,  écrit  un  long  article 
relatif  aux  excès  des  nations  européennes  envers  l'Islam,  à  leurs 
menaces  et  à  leur  méconnaissance  de  leurs  droits.  11  parle  de  la  défense 
de  la  Perse  et  termine  ainsi  :  «  Si  les  droits  de  l'égalité  sont  univer- 
sels, il  faudrait  qu'il  y  eût  au  moins  5.ooo  députés  de  la  part  des 
25o.ooo.ooo  de  Musulmans  foulés  aux  pieds  des  Européens!  Or,  aujour- 
d'hui, le  Gouvernement,  qui  porte  le  titre  béni  de  Créateur  de  la  liberté, 
d'instigateur  de  la  Constitution,  possède  140.000.000  de  sujets  musul- 
mans et  n'a  qu'un  nombre  infime  de  députés  de  cette  croyance  dans  son 
parlement. 

Rapprochons  de  ce  document  l'appel  suivant  : 


AU  SUJET  DU    «  FETVA  »  LANCÉ   CONTRE  LES  ANGLAIS    ET 
LES  RUSSES  PAR  LES  «  MOUDJTÉHEDS  »  DE  NEDJEF 


Tous  les  patriotes  Chiites,  tous  les  Oulémas  Sunnites,  habitant 
VJraq  arabe,  Nedjef  la  noble,  et  Kerbela,  ainsi  que  ceux  d'autres 
endroits,  estiment  nécessaire  l'établissement  entre  eux  d'une  union 
complète  pour  sauvegarder  le  bon  renom  de  leur  lumineuse  religion, 
pour  mettre  hors  des  atteintes  de  quiconque  la  sublimité  de  la  parole 
musulmane  ainsi  que  l'intégrité  des  pays  de  la  vraie  foi,  pour  protéger 
ceux-ci  contre  les  excès  des  étrangers.  Ils  signent  donc  l'ordre  signé 
par  les  Oulémas  chiites  et  déclarent  : 

Au  nom  de  Dieu,  le  clément,  le  miséricordieux  ! 

Étant  donné  que  les  divergences  des  cinq  branches  de  l'Islam  n'ont 
trait  qu'à  des  détails  qui  n'ont  rien  de  commun  avec  les  principes 
mêmes  de  la  Foi;  étant  donné  que  les  discordes  parmi  les  Musulmans 
ne  peuvent  que  provoquer  l'abaissement  de  l'Islam  et  la  victoire  de 
l'étranger  dans  ses  pays  et  ayant  en  vue  la  sauvegarde  de  la  parole 
musulmane  et  la  défense  de  la  noble  Loi  de  Mohammed,  leurs 
Altesses  les  grands  Moudjtéhéds  Chiites,  qui  sont  les  chefs  de  la  reli- 
gion Esna  acheri,  et  leurs  Altesses  les  Oulémas  Sunnites  ont  délivré 
le  «  Fetva  »  suivant  : 

Il  est  d'obligation  pour  la  Nation  musulmane  tout  entière  de  s'atta- 
cher à  l'Islam  et  d'obéir  à  cet  ordre  de  Dieu  (Qoran,  III-98)  :  «  Attachez- 
vous  tous  fortement  à  Dieu  et  ne  vous  séparez  jamais  de  lui;  et  souve- 
nez-vous de  ses  bienfaits  lorsque,  ennemis  que  vous  étiez,  il  a  réuni 
■vos  cœurs,  et  que,  par  les  effets  de  sa  grâce,  vous  êtes  devenus  un 
peuple  de  frères.  » 


102  REVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

Il  est  obligatoire  que  tous  les  Musulmans,  fussent-ils  Turcs  ou  Per- 
sans, s'unissent  pour  protéger  l'Islam  et  défendre  les  pays  de  la  vraie 
Foi  !  Ils  doivent  lutter  contre  l'entreprise  des  étrangers  et  des  attaques 
d'un  Sultan  de  dehors.  Il  faut  que,  pour  la  défense  des  pays  de  l'Islam, 
nos  avis  soient  unis,  afin  de  pouvoir  user  de  toutes  nos  forces  et  de 
toutes  nos  influences  dans  cette  voie.  En  cas  de  nécessité,  nous  ne 
devons  pas  hésiter  à  accomplir  les  démarches  qui  s'imposent  l 

Nous  devons  avoir  une  confiance  absolue  sur  l'entente  entre  les  deux 
Gouvernements  et  sur  les  secours  que  chacun  d'entre  eux  est  prêt  à 
prêtera  l'autre  pour  sauver  son  indépendance  et  ses  droits. 

Nous  avisons  donc  tous  les  pays  musulmans  qu'il  nous  est  stricte- 
ment obligatoire  de  nous  entr'aider,  si  nous  voulons  sauver  notre  indé- 
pendance, protéger  notre  pays,  assurer  l'intégrité  de  ses  frontières 
contre  les  ingérences  de  l'ennemi  ainsi  que  l'ordonne  le  sacré  verset  : 
«  Qoran,  IX-124.  O  croyants!  combattez  les  infidèles  qui  vous  avoisi- 
nent  I  qu'ils  trouvent  toujours  en  vous  un  rude  accueil  !  » 

Nous  rappelons  à  l'universalité  des  Musulmans  la  fraternité  que  Dieu 
a  établi,  parmi  les  croyants.  Nous  les  avisons  qu'il  faut  absolument 
s'éloigner  de  tout  ce  qui  peut  produire  divergence  et  inimitié.  Tous  nos 
efiorts  doivent  tendre  à  sauver  l'honneur  de  la  nation,  à  nous  soutenir 
mutuellement  et  à  nous  venir  en  aide.  Nous  devons  chercher  à  réaliser 
l'union,  afin  que  le  drapeau  du  Prophète  soit  en  sécurité,  et  que  les 
deux  Gouvernements  de  la  Perse  et  de  la  Turquie  soient  sauvés  I  S'il 
plaît  à  Dieu  1 

Zil  Hedjé  i328. 

Mohammed  Kazem  Khoraçani  —  Abu-Oullah  Mazandérani  —  Chéïkh 
ECH  Chêpiyé  Isfahani  Ismaïl  ibn  Sadr  ed  Dîne  Amoli  —  Nour-Oullah 
IsFAHANi  —  Mohammed  Houcéïn  Haïri  Mazandérani  (i). 

Pour  traduction  : 

A.-L.-M.  Nicolas. 


Martyre  d'un  Persan  civilisé. 


(Extrait  du  Tebri\.) 


Celui  qui  vous  écrit  ces  lignes  est  un  Musulman  Dja'aféri,  Persan 
de  vieille  roche,  qui  fut  élevé,  toute  sa  jeunesse,  en  Europe.  L'Europe 

(i)  Combien  il  est  regrettable  que  ce  document  ne  soit  pas  revêtu  des 
signatures  sunnites.  Comme  on  aurait  pu  dire  alors  des  Persans  :  «Ah  !  le  bon 
billet...  » 


LA    PRESSE   MUSULMANE  |^ 

€st  un  pays  civilisé  où  les  villes  sont  des  paradis,  les  rues  des  échan- 
tillons des  jardins  d'Irem  et  où  les  nuits  sont  plus  resplendissantes  que 
les  jours. 

J'y  vécus  et  j'accumulais  le  capital  de  la  science  I  J'y  pris  beaucoup 
de  peines;  je  me  nourris  du  sang  de  mon  cœur,  je  fis  des  dépenses 
«xcessives,  j'appris  la  science,  je  conquis  l'expérience!  Je  fis  de  mon 
être  quelque  chose  d'aussi  précieux  que  le  soufre  rouge  (f).  Si  je  fusse 
resté  à  l'étranger,  j'eusse  été  un  des  hommes  les  plus  heureux  de  ce 
monde  ! 

A  peine  mes  travaux  terminés,  la  moitié  de  ma  vie  cependant  écoulée, 
et  mon  être  parvenu  aux  frontières  de  la  perfection,  je  revins  en 
Perse. 

J'y  étais  attiré  par  le  désir  de  faire  bénéficier  mes  compatriotes  du 
fruit  de  mes  trente  années  de  peines  ;  je  voulais  trouver  aussi  de  quoi 
échapper  à  la  misère,  me  reposer  tout  en  rendant  service  à  ma  chère 
patrie  et  en  acquérant  une  gloire  éternelle.  Voyez,  voyez  mon  martyre  ! 
Voyez  l'état  de  ma  Patrie  I 

Il  y  a  quatre  nuits,  au  moment  où  la  température  était  si  froide,  où 
la  nuit  était  si  obscure  que  l'on  eût  dit  que  la  voûte  céleste  était  d'acier 
et  que  jamais  les  atomes  lumineux  ne  pourraient  y  briller  à  travers 
quelque  fente  ou  quelque  brèche  —  une  pareille  obscurité  ne  se  peut 
retrouver  que  dans  les  catacombes  de  Paris,  ou  dans  les  cachots  sou- 
terrains des  anciennes  prisons  de  la  Perse  —  je  fus  obligé  de  sortir. 

Je  pris  le  bazar  Oustad-Chaguird  et  je  traversai  le  cimetière,  me  diri- 
geant vers  la  mosquée  Dal-Zal. 

Les  rues  étaient  à  ce  point  sales  et  boueuses  que  les  marais  de  la 
Sibérie  du  Nord  pouvaient  sembler  auprès  d'elles  les  Champs-Elysées. 
H  n'y  avait  vraiment  pas  à  hésiter  !  En  pleine  obscurité,  j'entrai  brave- 
ment dans  la  boue  ! 

Qu'un  Musulman  n'entende  jamais  parler  d'une  pareille  chose.  Qu'un 
infidèle  ne  la  voie  jamais  I 

Un  habitant  de  cette  rue  (?),  un  esclave  de  Dieu,  avait  ouvert  un  cer- 
tain nombre  de  canaux,  chacun  plus  profond  qu'un  puits,  afin  de 
réparer  la  voie  d'eau  de  sa  maison. 

Je  voulus  lever  le  pied,  mais  je  glissai  et  tombai  dans  un  de  ces 
trous,  où  une  douleur  intense  me  fit  évanouir. 

Après  une  heure  d'évanouissement,  je  revins  à  moi  et  compris  qu'il 
m'était  impossible  de  bouger.  Je  criai,  je  pleurai  jusqu'à  ce  qu'un 
passant,  précédé  d'un  domestique  porteur  d'une  lanterne,  vînt   à  en- 

(i)  Le  soufre  rouge  est  la  matière  avec  laquelle  seule  l'on  peut  réussir  la 
pierre  phiJosophale. 


164  REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 

tendre  mes  cris  de  détresse.  Son  cœur  fut  ému  de  pitié  et  il  s'approcha,. 
mais  non  sans  s'irriter  contre  moi  et  bougonner  en  disant,  avant  de 
me  tirer  de  ma  dangereuse  situation  :  «  Que  diable  fais-tu  dans  \e& 
rues,  à  pareille  heure,  sans  lanterne  !  » 

Enfin,  au  prix  de  mille  peines,  avec  l'aide  de  son  domestique  il  par- 
vint à  me  sortir  du  puits,  et  difficultueusement,  sur  le  dos  d'un  ham- 
mal,  on  me  porta  à  la  maison. 

Il  y  a  trois  jours  que  j'y  suis,  la  jambe  brisée  1  Étendu  dans  mon  lit  ! 
Le  chirurgien  se  désespère  :  il  m'annonce  qu'il  faut  me  couper  la' 
jambe  à  partir  du  genou  !  sinon  la  gangrène  va  s'y  mettre,  s'emparer 
de  tout  mon  corps  et  me  tuer  ! 

Voilà  donc  le  fruit  de  toutes  mes  peines  !  Voilà  le  fruit  de  trente  années 
de  travail  1  Tout  cela  est  sacrifié  à  la  voie  d'eau  d'un  individu  igno- 
rant, ne  connaissant  rien  à  la  Loi,  ne  sachant  rien  des  devoirs  de 
l'humanité. 

Soit  !  Je  suis  mort!  Je  disparais  !  Je  suis  fini  1  Mais, enfin,  pensez  un^ 
peu  à  cette  ville  !  Pensez  à  ces  rues  I  Pensez  à  l'horrible  vie  que  nous 
menons  ! 

La  municipalité  va  répondre  :  «  Je  ne  puis  prélever  davantage  sur 
une  population  qui  est  à  ce  point  dépourvue  de  tout  !  qui  n'a  pas 
l'habitude,  ni  la  volonté  de  payer  des  impôts  !  Je  ne  puis  prendre  les 
sommes  nécessaires  pour  transformer  ces  cloaques  en  chaussées  éclai- 
rées. »  Soit  !  Admettons  !  Mais  du  moins  le  Nazmiyé  (agent  de  police) 
ne  peut-il  forcer  le  propriétaire  à  réparer  lui-même  ses  dégâts  ? 

On  me  répondra  :  «  Mais  le  Nazmiyé  n'a  point  touché  ses  appointe- 
ments !  Il  a  d'autres  chats  à  fouetter  !  »  Mais,  les  barbes  blanches  du 
quartier  ?  Mais  les  intelligents  de  la  nation  ne  peuvent-ils  forcer  les 
hommes  à  enlever  la  neige  et  à  boucher  les  trous  des  conduites  d'eau  ? 

Même  si  cela  est  contraire  aux  lois  du  Chériat,  n'est-ce  pas  exigé  par 
celles  de  l'humanité  ? 

Voilà,  entre  autres,  une  des  nombreuses  causes  qui  font  que  plus  de: 
la  moitié  de  la  nation  persane,  abandonnant  femmes  et  enfants,  se 
sauve  à  l'étranger  et  ne  revient  jamais. 

Et  voilà  que  moi,  pauvre  diable,  je  quitte  cette  vie,  des  regrets  plei» 
le  cœur  1 

Les  Rues  de  la  ville. 

(Extrait  du  journal  Tebri^.) 

La  température  s'étant  améliorée,  la  fonte  des  neiges  et  des  glaces 
est  survenue.  Instantanément  les  rues  de  Tauris  se  sont  transformées 


LA   PRESSE   MUSULMANE  l65 

<n  marécages,  en  océan  de  vase.  La  boue  a  pris  une  place  telle  qu'au- 
jourd'hui il  est  absolument  impossible  de  traverser  une  rue. 

Dans  certains  quartiers,  la  boue  a  tellement  envahi  la  chaussée  qu'on 
ne  peut  trouver  un  pouce  de  terre  sèche  pour  y  poser  le  pied. 

Un  cavalier  passe  sur  sa  bête  lancée  au  galop  :  les  sabots  du  cheval 
soulèvent  à  chaque  pas  des  kilogrammes  de  vase  fétide,  que,  comme 
•des  boulets  ou  des  obus,  ils  lancent  dans  la  figure  ou  sur  les  vêtements 
<les  piétons  ! 

C'est  là  le  tableau  de  jour;  mais  la  nuit  !  Qu'un  Musulman  n'en  en- 
tende pas  parler  !  Qu'un  infidèle  ne  te  voie  pas  ! 

Malheur  à  celui  qui,  une  heure  après  le  coucher  du  soleil,  a  à  passer 
dans  les  rues  qu'il  n'a  pas,  durant  le  jour,  minutieusement  repérées  ! 
<dont  il  n'a  pas  dessiné,  dans  son  cerveau,  les  crevasses,  les  hauteurs, 
les  puits  les  précipices  ! 

Il  n'y  a  pas  suffisamment  de  lanternes  publiques  pour  éclairer  les 
rues,  et  permettre  à  l'homme  de  voir  où  il  met  le  pied  ! 

Dès  l'abord,  il  faut  abandonner  l'idée  de  rester  propre,  de  garder  ses 
souliers  et  son  koulah  !  C'est  en  aveugle  qu'il  faut  se  lancer  !  On  glisse, 
on  tombe,  on  se  casse  les  membres,  Dieu  sait  avec  quelle  facilité  ! 

Nous  ne  disons  pas  et  nous  ne  pouvons  pas  dire  que  la  municipalité 
n'ait  rien  fait  pour  arranger  les  rues  et  nous  donner  des  chaussées,  car 
nous  avons  vu,  du  début  du  printemps  à  la  fin  de  l'automne,  conti- 
nuellement des  ouvriers  travaillant  dans  les  rues.  La  municipalité 
présente  d'ailleurs  des  comptes  dont  le  total  n'est  pas  moindre  de 
mille  tomans  par  mois,  pour  le  pavage  et  la  construction  de  chaus- 
sées. 

Mais  quand  on  a  pavé  une  rue,  on  ne  songe  jamais  à  la  réparer, 
<:haque  rue  terminée  est  abandonnée  pour  jamais  à  son  triste  sort. 
Aussi  un  jour  une  pierre  saute,  puis  une  autre,  puis  dix,  puis  cent, 
puis  toutes  les  pierres  et  c'est  une  sarabande  effrénée  sous  les  pieds  des 
passants.  Après  un  ou  deux  mois,  la  rue  se  partage  en  précipices  et  en 
montagnes. 

Si  partout  où  l'on  pave,  on  établissait  quelqu'un  comme  surveillant 
du  pavage;  si  l'on  eflfectait  aussitôt  les  petites  réparations  qui  se  pré- 
sentent; si  une  pierre  quittant  sa  place  était  remise  aussitôt  en  ordre; 
si,  en  hiver,  on  enlevait  les  grosses  neiges,  et,  en  fin  de  compte,  si  une 
fois  par  an  on  jetait  du  sable  sur  les  anciennes  chaussées,  elles  dure- 
raient plus  longtemps  et  ne  coûteraient  pas  si  cher. 

Une  autre  chose  à  laquelle  on  ne  songe  jamais  en  Perse,  ce  sont  les 
ruisseaux.  Pour  l'eau,  pour  la  fonte  des  neiges,  pour  les  pluies  ils  sont 
indispensables  !  Ils  servent  à  déverser  les  eaux  dans  la  rivière  et  à  as- 
sécher ainsi  les  rues.  Par  exemple,  on  a  fait  de  la  rue  de  Caserne  une 


l66  REVUE   DU  MONDE   MUSULMAN 

chaussée;  mais  on  a  oublié  d'y  réserver  des  ruisseaux.  De  ce  fait  elle 
est  actuellement  un  lac. 

Du  temps  de  la  réaction,  le  quartier  Chichghilan  avait  été,  par  la 
sagesse  de  ses  habitants,  orné  d'une  magnifique  chaussée  garnie  de 
ruisseaux  nombreux.  Cette  avenue  n'était  jamais  envahie  par  la  boue. 
Aujourd'hui,  ces  ruisseaux  ont  été  détruits  ;  et  cette  artère,  si  propre 
autrefois,  est  devenue  un  marécage.  Les  eaux  y  ont  fait,  à  plusieurs  en- 
droits, des  ravages  considérables. 

La  municipalité  dépense  chaque  année  des  centaines  de  mille 
tomans  pour  le  pavage  et  la  chaussée,  et  cependant,  de  toutes  parts,, 
l'on  n'aperçoit  que  des  ruines  et  de  la  boue  1 

Quel  mal  y  aurait-il  à  faire  venir  un  ingénieur  de  l'étranger  et  à 
l'attacher  à  la  municipalité  ?  Qu'on  donne  une  partie  de  ces  milliers  de 
tomans  à  cet  ingénieur  !  Qu'il  fasse  quelque  chose  qui  ne  dégoûte  pas 
ses  concitoyens,  qui  ne  soit  pas  un  objet  de  [plainte  !  Que  notre  misé- 
rable population  soit  enfin  débarrassée  de  ces  lacs,  de  ces  marais,  de 
ces  océans  ! 

Dira-t-on  :  Nous  n'avons  pas  assez  d'argent  ?  Eh  bien,  qu'au  lieu 
d'arranger  cent  rues,  on  n'en  répare  que  cinquante  ! 

Pour  traduction  : 

A.-L.-M.  Nicolas. 


LIVRES   ET   REVUES 


Essai  sur  le  Chcïkhismc  ('). 

Le  premier  des  quatre  fascicules  consacrés,  par  noire  distingué  colla- 
borateur, M.  A.-L.-M.  Nicolas,  au  Chéïkhisme,  a  paru.  11  est  consacré 
au  fondateur  de  la  doctrine.  Cheikh  Ahmed  Lahçahi  ;  le  second  parlera 
des  persécutions  auxquelles  fut  en  butte  la  secte,  du  temps  de  Seyyed 
Kazem  Rechti;  du  troisième,  rien  à  dire, car,  comme  il  a  déjà  paru  dans 
la  Revue  du  Monde  Musulman,  sous  ce  titre  :  Des  raisons  pour  les- 
quelles Cheikh  Ahmed  Lahçahi  a  été  excommunié,  nosWciturs  le  con- 
naissent déjà.  Le  quatrième,  enfin,  sera  consacré  à  la  science  de 
Dieu. 

Doctrine  nouvelle,  le  Chéïkhisme  se  sépare  à  la  fois  de  celles  des 
Moudjtehedîn  et  des  Akhbâryîn,  entre  lesquelles  se  partage  la  religion 
chiite  :  la  première  de  celles-ci  a  prévalu  aujourd'hui  en  Perse.  Elle  a 
préparé  les  voies  au  Babisme,  qui  n'en  est  qu'une  émanation,  et  a  pour 
adversaires  les  Balaséris, c'est-à-dire  ceux  qui  ne  font  pas  de  différences 
entre  un  Imam  vivant  et  un  Imam  mort  :  ce  sont  des  Chéïkhis  dissidents 
ayant  embrassé  le  parti  de  A.  Seyyed  Mehdî  qui,  après  la  mort  de 
Chéïkh  Ahmed,  avait  émis  des  doutes  sur  les  idées  de  ce  dernier,  et 
l'aurait  même  maudit,  à  ce  qu'il  semble. 

Comme  les  Babis,  les  Chéïkhis  ont  été  longtemps  et  cruellement  per- 
sécutés. Les  massacres  de  Kerman,  qui  coûtèrent  la  vie  à  un  si  grand 
nombre  d'entre  eux,  et  à  la  suite  desquels  le  prince  Zafer  os-Saltanè, 
gouverneur  de  la  ville,  qui  avait  voulu  punir  les  assassins,  fut  obligé  de 
prendre  la  fuite  pour  sauvegarder  son  existence,  datent  de  six  ans  à 
peine  ;  depuis,  bien  des  sectateurs  de  Chéïkh  Ahmed  ont  payé  de  leur 
vie  leurs  croyances. 

(i)  L  Chéïkh  Ahmed  Lahçahi,  ç&t  A.-L.-M.  Nicolas.  Paris,  Paul  Geuthner, 
1910,  in-i6,  xx-72  p.  Pria  :  2  fr. 


l68  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

D'où  provient  cette  haine  féroce  contre  le  Cliéïkiiisme  ?  De  deu-x 
causes  :  cette  doctrine,  admettant  la  réalité  du  Mi'râdj,  ou  ascension 
nocturne  du  Prophète,  au  sens  matériel,  et  à  la  résurrection  également 
matérielle  des  corps,  est  en  contradiction  avec  l'orthodoxie  chiite. 
D'autre  part,  personne,  mieux  que  les  Chéïkhis,  n'a  mis  en  pratique 
la  dissimulation  des  croyances  religieuses.  En  apparence,  il  n'y  a  pas 
de  Chiites  plus  zélés  ni  plus  convaincus  ;  ils  accompliront  de  la  façon 
la  plus  stricte  tous  les  devoirs  imposés  aux  Duodénaires  ;  au  besoin, 
ils  rétracteront  de  la  façon  la  plus  solennelle  et  la  plus  complète  leurs 
convictions  intimes;  en  réalité,  ce  sont  des  hétérodoxes  en  contradic- 
tion formelle  avec  la  Chari'a. 

De  cette  pratique  constante  de  la  Takiya,  ou  dissimulation  des 
croyances  religieuses,  il  résulte  que  certains  croient  ou  affectent  de 
croire  que  Chéïkh  Ahmed  était  orthodoxe,  et  se  bornait  à  donner  des 
explications  plus  ou  moins  insolites  de  quelques  Hadîs.  D'autres  dépas- 
sant —  ou  suivant  logiquement  —  la  pensée  du  fondateur  de  la  secte, 
sont  devenus  Babis.  D'autres  encore  peut-être  restent  dans  la  pure  doc- 
trine, mais  continuent  à  dissimuler  leur  foi  (i). 

Il  y  a  deux  parts  à  faire  dans  les  Chéïkhis.  Les  uns,  intelligents  et 
d'esprit  ouvert,  comprennent  la  vraie  doctrine  et  sont  les  initiés  ;  leur 
nombre  est  très  restreint.  Quant  à  ceux  d'esprit  obtus,  incapables  de 
comprendre,  mais  craignant  par-dessus  tout  de  laisser  voir  qui  ils  sont, 
il  n'est  pas  de  gens  plus  superstitieux  ni  plus  fanatiques.  Leurs  excès 
de  zèle  jettent  le  discrédit  sur  la  croyance  chiite  dont  ils  se  prétendent 
les  défenseurs.  «  Leurs  faux  disciples,  j'entends  par  là  les  inintelligents, 
auprès  desquels  ils  ne  veulent  pas  se  compromettre,  les  imitent  actuel- 
lement avec  ardeur,  et  voilà  comment  il  se  fait  qu'un  libéralisme  puis- 
sant et  éclairé  s'est  transformé  en  un  épanouissement  de  fanatisme(2).» 

La  vie  de  Chéïkh  Ahmed  a  été  longue  et  mouvementée.  Né  en  lySS 
de  notre  ère  à  Lahça,  en  Arabie,  mort,  en  1826,  à  Haddé,  près  de  Mé- 
dine,  il  appartenait  à  une  famille  de  nomades  illettrés.  Sunnites  en 
apparence,  au  fond  peu  religieux.  Son  enfance  et  sa  première  jeunesse 
furent  studieuses  et  marquées  par  des  songes,  qui  eurent,  sur  sa  vie, 
une  action  décisive.  De  bonne  heure,  il  se  mit  à  voyager,  forçant,  par 
son  érudition,  l'admiration  de  tous.  Venu  en  Perse,  le  Chah  le 
manda  à  Téhéran,  où  il  fut  reçu  avec  les  plus  grands  honneurs.  Mais 
sa  renommée  excita  l'envie,  et  il  fut  l'objet  de  vives  attaques.  Revenu 
en  Perse  après  avoir  fait  le  pèlerinage  des  villes  saintes,  il  eut  à  soute- 
nir des  luttes  passionnées,  fut  excommunié  publiquement  à  K.azvin.  Il 

(i)  P.  XVI  de  la  Préface. 

(2)  P.  xvii-xviii  de  la  Préface. 


LIVRES   ET   REVUES  169 

devait  mourir  sur   la   route  de    la    Mecque,  dans  un  âge  avancé,  en 
fuyant  les  persécutions  du  vali  de  Bagdad. 

Chéïkh  Ahmed  a  beaucoup  écrit.  La  liste  de  ses  ouvrages    ne   com- 
prend pas  moins  de  96  titres. 


Les  Eunuques  d'aujourd'hui  et  ceux  de  jadis  ('). 

Abolis  par  le  sultan  Mahmoud,  également  condamnés  par  Abdui- 
Medjid  et  par  le  «  Père  de  la  Constitution  »,  Midhat  Pacha,  l'esclavage 
et  l'eunuchisme  doivent  à  'Abdul-Hamîd  d'avoir  pu  subsister  en  Tur- 
quie jusqu'au  début  du  vingtième  siècle.  II  faut  espérer  que  le  Gouver- 
nement actuel  et  les  Chambres  feront  disparaître,  au  plus  tôt,  ces  deux 
plaies  sociales.  C'est  dans  l'espoir  de  contribuer  à  leur  suppression,  en 
dénonçant  leurs  ravages,  que  le  docteur  Zambaco  Pacha,  correspon- 
dant de  l'Institut  et  membre  associé  de  l'Académie  de  médecine  de 
Paris,  a  écrit  ce  livre. 

Répandu  autrefois  dans  tous  les  États  musulmans,  l'eunuchisme, 
que  l'on  retrouve  aujourd'hui  dans  la  plupart  d'entre  eux,  est  cepen- 
dant réprouvé  de  la  façon  la  plus  formelle  par  la  religion  musulmane. 
Les  docteurs  le  condamnent,  et  le  Prophète  lui-même  se  serait  pro- 
noncé contre  lui.  Mais,  peu  d'années  après  sa  mort, le  Khalife  Mo'âwija 
empruntait  cette  détestable  coutume  aux  Byzantins,  et,  bientôt,  le  com- 
merce des  eunuques  prenait  un  grand  essor. 

Aujourd'hui  on  trouve  à  Constantinople,  malgré  le  firman  de  iSSg 
qui  a  proscrit  l'eunuchisme,  près  de  2.000  eunuques  de  tout  âge,  les 
uns  ayant  plus  de  80  ans,  les  autres,  20  à  peine.  'Abdul-Hamîd  en 
avait  200  à  son  service. 

Heureusement,  leur  commerce  devient  de  plus  en  plus  difficile.  Les 
Anglais  ont  mis  fin  à  l'industrie  meurtrière  des  moines  coptes,  grands 
fabricateurs  d'eunuques;  la  pénétration  française  au  'Wadaï  et  dans 
l'oasis  de  Djanet  a  porté  un  coup  terrible  à  ce  commerce.  Il  est  à  désirer, 
pour  l'honneur  de  la  Turquie,  que  les  dispositions  humanitaires  des 
prédécesseurs  du  Sultan  actuel  et  de  Midhat  Pacha  ne  demeurent  pas 
plus  longtemps  lettre  morte. 


(1)  Par  le  docteur  Démétrius  A.  Zambaco  Pacha.  Paris,  Masson  et  C",  191 1, 
pet.  in-4,  264  p.  Prix  :  5  fr. 


lyO  REVUE   DU   MONDE   MUSULMAN 


La  Codification  tunisienne. 


Le  Nouveau  Code  de  Procédure  civile. 

En  1896,  le  Gouvernement  du  Protectorat  avait  constitué  une  Com- 
mission chargée  de  codifier  la  législation  civile,  commerciale  et  pénale 
de  la  Tunisie.  La  mission  consistait  d'abord  à  extraire  de  la  législation 
européenne  les  matériaux  pouvant  servir  à  cette  œuvre  de  codification, 
et  d'autre  part  à  rechercher  dans  la  jurisprudence  musulmane  et  la 
législation  tunisienne  tout  ce  qui  pouvait  être  utilisé  au  point  de  vue 
soit  des  principes  du  droit  moderne,  soit  des  conditions  actuelles  de  la 
société  indigène  (i). 

La  Commission  devait  laisser  de  côté  les  matières  relatives  au  statut 
personnel  et  au  régime  de  la  propriété  foncière,  matières  ressortissant 
à  des  juridictions  spéciales  (2).  Ses  travaux  ont  abouti  à  l'élaboration 
d'un  avant-projet  de  Code  civil  et  commercial  tunisien,  établi  en  1897 
par  M.  Santillana,  puis  à  la  promulgation  du  Code  tunisien  des  Obli- 
gations et  Contrats,  par  décret  beylical  du  i5  décembre  1906  (3). 

Deux  autres  Commissions,  instituées  en  1909  et  présidées,  comme  la 
première,  par  M.  B.  Roy,  ministre  plénipotentiaire,  secrétaire  général 
du  Gouvernement  tunisien,  ont  poursuivi  cette  tâche  :  l'une  discute 
en  ce  moment  un  avant-projet  de  Code  pénal  présenté  au  rapport  de 
M.  Henri  Guyot,  directeur  des  Services  judiciaires  du  Gouvernement 
tunisien;  l'autre  a  déjà  arrêté,  sur  avant-projet  du  même  rapporteur(4), 
le  texte  définitif  du  Code  de  Procédure  civile,  promulgué  par  décret 
beylical  du  24  décembre  1910  (5)  et  applicable  à  partir  du  i®'' juin  191 1. 

C'est  de  cette  œuvre  législative  que  nous  nous  proposons  de  donner 

(i)  V.  Travaux  de  la  Commission  de  Codification  des  lois  tunisiennes, 
fasc.  I«',  p.  I  (Tunis,  Picard,  1899). 

(2)  En  ce  qui  concerne  la  propriété  foncière,  c'est  le  tribunal  du  Châra', 
également  compétent  en  matière  de  statut  personnel  musulman  ;  le  statut 
personnel  des  Israélites  ressortit  au  tribunal  rabbinique,  réorganisé  par 
décret  beylical  du  28  nov.  1898. 

(3)  V.  Journal  officiel  tunisien  du  i5  déc.  1906,  no  100  (partie  supplémen- 
taire). 

(4)  Cet  avant-projet,  discuté  d'abord  en  Commission  plénière,  a  été  soumis 
à  deux  Commissions  consultatives  française  et  indigène,  dont  les  observa- 
tions ont  fait  ensuite  l'objet,  devant  la  Commission  plénière,  d'un  examen 
approfondi. 

(5)  V.  Journal  officiel  tunisien  du  3i  déc.  1910,  n*  io5  bis. 


LIVRES   ET   BEVUES  I7I 

ici,  non  un  commentaire  juridique,  mais  un  aperçu  général  destiné  à 
mettre  en  lumière  ses  caractères  essentiels. 

S'inspirant  à  la  fois  des  législations  les  plus  modernes  (i)  ei  de  la 
jurisprudence  suivie  par  le  tribunal  de  l'Ouzâra  et  les  tribunaux  régio- 
naux indigènes  (2),  les  auteurs  du  Code  de  procédure  civile  ont  cherché 
à  donner  aux  justiciables  toutes  garanties,  sans  nuire  à  cette  simplicité 
et  à  cette  célérité  qui  sont  une  des  préoccupations  générales  de  notre 
époque,  et  sans  accroître  les  frais  de  justice. 

En  effet,  dans  un  pays  où  l'instruction  est  encore  au  début  de  son 
développement  et  où  la  mentalité  fruste  des  Bédouins  illettrés,  qui 
n'ont  que  confusément  la  notion  d'une  division  ou  d'une  délégation  de 
l'autorité,  est  toujours  celle  de  la  masse;  où  d'autre  part  les  moyens 
de  communication  ne  peuvent  malgré  tout  rapprocher  suffisamment  le 
justiciable  du  juge;  où  enfin  l'infériorité  économique  est  une  cause 
générale  d'indigence,  il  importait  d'éviter  tout  formalisme  dans  l'intro- 
duction et  la  marche  de  l'instance,  d'en  hâter  la  solution  et  d'assurer 
au  plus  pauvre  l'exercice  comme  la  défense  de  ses  droits. 

Les  juridictions  tunisiennes  (3)  auxquelles  s'appliquent  lesdispositions 
récemment  promulguées  sont  : 

1°  Le  Président  du  tribunal  régional  dans  le  caïdat  où  siège  ce  tri- 
bunal, et,  en  dehors  du  siège,  le  caïd  (ou  le  khalifa  spécialement  dési- 
gné par  arrêté)  ; 

2«>  Les  tribunaux  régionaux,  actuellement  au  nombre  de  sept  et  sié- 
geant à  Gabès,  Gafsa,  Sfax,  Sousse,  Kairouan,  le  Kef  et  Tunis  ; 

3°  Le  tribunal  de  l'Ouzâra,  dont  le  siège  est  à  Tunis. 

Lors  de  la  réorganisation  de  la  justice  en  1896,  le  Bey  a  délégué  son 
pouvoir  judiciaire  aux  Caïds,  Présidents  de  tribunaux  et  tribunaux 
régionaux  dans  les  limites  de  leur  compétence  respective;  par  contre, 
le  tribunal  de  l'Ouzâra  ne  rend  pas  de  jugements  sur  le  siège,  mais 
prépare  des  projets  de  sentence  (mâ'roudhs) qui  sont  soumis  à  l'homo- 
logation du  Souverain.  L'article  96  du  Code  de  procédure  n'apporte 
sur  ce  point  aucune  modification. 


(1)  Codes  belge,  égyptien,  allemand,  etc. 

(2)  Sur  l'organisation  judiciaire  de  la  Tunisie,  consulter  :  la  Tunisie 
(législation,  gouv.,  adminisir.),  par  Gaudiani  et  Thiaucourt  (Paul  Dupont, 
Paris,  1910),  p.  83  et  suiv.  —  S.  Berge,  «  La  Justice  en  Tunisie  *,  dans  le 
Compte  rendu  du  Congrès  de  l'Afrique  du  Nord  (1908),  t.  II,  p.  3u  (Paris, 
1909,  in-4).  —  Berge,  conférence  sur  le  même  sujet,  dans  le  Recueil  des 
Conférences  administratives,  publié  en  1898. 

(3)  Il  va  sans  dire  que  nous  laissons  de  côté  la  juridiction  administrative, 
qui  rentre  dans  les  attributions  de  la  Section  d'État  du  Gouvernement  tuni- 
sien. 


172  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

Ces  diverses  juridictions  connaissent,  aux  termes  de  l'article  i*""  : 
«  des  litiges  qui  s'agitent  exclusivement  entre  indigènes  non  sujets  ou 
non  protégés  des  puissances  non  musulmanes  ».  Leur  compétence  est 
ainsi  déterminée  par  l'article  2  :  Le  Caïd  (ou  le  Président  du  tribunal 
régional)  juge  en  dernier  ressort  les  actions  personnelles  ou  mobi- 
lières (i)  dont  l'importance  pécuniaire  ne  dépasse  pas  3o  francs;  les 
tribunaux  régionaux  jugent  en  dernier  ressort  ces  mêmes  actions 
lorsque  leur  importance  pécuniaire  varie  entre  3o  et  200  francs  ;  ils 
connaissent  en  premier  ressort  des  mêmes  actions  lorsque  l'intérêt  est 
supérieur  à  200  francs  (2),  et  des  actions  possessoires  (3).  Le  tribunal 
de  rOuzâra  (art.  4)  statue  sur  appel  :  1°  des  jugements  rendus  en  pre- 
mier ressort  ;  2"  des  jugements  mal  qualifiés  en  dernier  ressort  ou  non 
qualifiés  ;  3°  des  jugements  rendus  en  matière  de  compétence.  Il  ne 
peut  être  interjeté  appel  des  jugements  préparatoires.  Il  connaît  en 
outre,  sur  évocation,  de  toutes  décisions  émanant  des  juridictions  aux- 
quelles s'applique  le  présent  code  ;  il  règle  enfin  directement,  dans  les 
cas  spécifiés  par  le  texte,  les  incidents  qui  s'élèvent  à  l'occasion  de 
l'exécution  des  jugements. 

Aucune  formalité  ne  complique  l'introduction  de  l'instance  :  devant 
le  caïd,  elle  a  lieu  par  la  comparution  volontaire  et  simultanée  des 
parties,  ou  par  celle  du  demandeur  seul.  En  ce  dernier  cas,  le  caïd  fait 
immédiatement  et  sans  frais  donner  au  défendeur  avis  verbal  de  com- 
paraître au  jour  qu'il  indique.  Si  celui-ci  ne  se  présente  pas,  ou  si  le 
caïd  juge  cet  avis  verbal  inutile  ou  impossible,  la  convocation  a  lieu 


(i)  Art.  3  :  <c  Sont  qualifiées  actions  personnelles  les  actions  qui,  dérivant 
soit  de  la  loi,  soit  d'un  contrat  ou  d'un  quasi-contrat,  soit  d'une  disposition 
à  titre  gratuit,  soit  d'une  infraction  à  la  loi  pénale  ou  d'un  quasi-délit  et, 
en  général,  de  tout  fait  quelconque  produisant  un  droit  et  une  obligation 
personnelle,  permettent  au  créancier  de  poursuivre  son  débiteur  en  vue  de 
le  contraindre  à  remplir  son  engagement  ou,  à  défaut  d'accomplissement, 
à  payer  des  dommages-intérêts. 

«  Sont  qualifiées  mobilières  les  actions  qui  ont  pour  but  l'attribution  d'une 
chose  réputée  meuble  par  sa  nature  ou  par  la  détermination  de  la  loi. 

«  Les  actions  basées  simultanément  sur  un  droit  réel  et  un  droit  person- 
nel sont  assimilées,  au  point  de  vue  de  la  compétence,  aux  actions  person- 
nelles et  mobilières,  à  moins  que  le  droit  réel  dont  se  prévaut  celui  qui  pro- 
duit l'action  ne  soit  contesté.  » 

(2)  Antérieurement  au  Code,  leur  compétence  en  premier  ressort  était 
limitée  aux  taux  de  5. 000  francs,  au-dessus  duquel  le  tribunal  de  l'Ouzâra 
statuait  en  premier  et  dernier  ressort. 

(3)  Art.  79  :  «  Est  qualifiée  action  possessoire  l'action  que  la  loi  accorde 
au  possesseur  d'un  immeuble  ou  d'un  droit  réel,  tel  qu'une  servitude,  pour 
se  faire  maintenir  dans  sa  possession  ou  s'y  faire  rétablir  lorsqu'il  en  a  été 
dépossédé.  » 


LIVRES   ET   PEVUES  IJ^ 

par  écrit  et  sans  frais  (art.  23).  L'assignation  peut  être  donnée  d'heure 
à  heure  si  le  caïd  estime  que  l'affaire  requiert  célérité  (art.  27). 

Les  articles  28  et  29  sont  à  citer  tout  entiers  : 

«  Les  parties  comparaissent  en  personne  devant  le  caïd,  au  jour  fixé 
par  la  convocation  ou  convenu  entre  elles.  Si  elles  sont  empêchées  de 
comparaître,  elles  ont  la  faculté  de  se  faire  représenter  par  un  des 
mandataires  autorisés  à  plaider  devant  les  juridictions  tunisiennes  ou 
d'exposer  par  lettre  les  moyens  qu'elles  invoquent  à  l'appui  ou  à  ren- 
contre de  la  demande.  Faute  par  le  demandeur  de  comparaître  ou 
d'user  de  la  faculté  prévue  par  le  paragraphe  précédent,  l'affaire  est 
rayée.  Si  le  demandeur,  touché  personnellement,  ne  comparaît  pas  ou 
n'use  pas  de  la  faculté  prévue  au  deuxième  paragraphe  du  présent 
article,  il  est  statué,  comme  s'il  était  présent,  par  jugement  définitif.  » 

«  Les  parties  entendues  dans  leurs  moyens,  le  caïd  statue  immédia- 
tement, sauf  si  une  enquête  ou  une  production  de  pièces  lui  paraît 
nécessaire  (i).  Sa  décision,  basée  sur  les  moyens  de  preuve  du  code 
tunisien  des  obligations  et  contrats,  est  mentionnée  séance  tenante, 
avec  ses  motifs  sommaires,  sur  le  registre  prévu  par  l'article  25.  » 

Devant  le  tribunal  régional,  la  demande  est  introduite  par  requête 
verbale  ou  écrite  présentée  par  le  demandeur  ou  son  mandataire  régu- 
lier ou  transmise  par  l'autorité  au  Président  du  tribunal.  Cette  requête 
est  inscrite  dès  sa  réception  sur  un  registre  tenu  au  greffe.  Le  dossier 
ouvert  et  composé  par  le  greffier  est  remis  immédiatement  au  Prési- 
dent, qui  commet  un  juge  (art.  32). 

On  ne  saurait  imaginer  procédure  moins  formaliste  ni  plus  rapide  : 
le  tribunal  est  saisi  par  simple  requête,  même  verbale,  adressée  à  une 
autorité  quelconque,  et  l'affaire,  inscrite  dès  justification  de  l'acquitte- 
ment des  droits  introductifs  d'instance,  est  immédiatement  confiée  au 
magistrat  chargé  de  l'instruire. 

De  même  que,  nous  l'avons  vu,  une  large  initiative  est  laissée  au 
caïd,  qui  apprécie  par  exemple  l'urgence  d'une  assignation,  l'opportu- 
nité d'une  enquête,  d'une  expertise  ou  d'une  production  de  pièces,  de 
même  nous  voyons  le  juge  commis,  véritable  juge  d'instruction  civil, 
jouer  un  rôle  actif  et  prépondérant  dans  la  mise  en  état  de  la  procé- 
dure :  il  provoque,  entend  et  consigne  les  dires  des  parties;  il  entend 
ou  fait  entendre  les  témoins  (2),  ordonne  les  enquêtes,  les  expertises  ou 


(i)  Il  appartient  au  caïd  d'apprécier  l'opportunité  de  toute  mesure  d'ins- 
truction, et  de  juger  si  les  frais  qu'elle  entraînera  ne  sont  pas  hors  de  pro- 
portion avec  l'importance  du  litige  (art.  3o). 

(2)  Les  témoins,  d'après  l'article  47,  doivent  être  récusés  avant  la  déposi- 
tion, régie  qui  n'existait  pas  dans  la  pratique  antérieure  (cf.  art.  45  et  suiv.).. 


r74  REVUE   DU   MONDE  MUSULMAN 

transports  sur  lieu,  rassemble  en  un  mot  les  preuves  écrites  et  orales 
de  nature  à  éclairer  le  tribunal  (i). 

Plaideurs  ou  mandataires  ont  la  faculté  de  déposer  toutes  conclusions 
ou  mémoires  ;  le  juge  peut,  en  tout  état  de  cause,  provoquer  leur 
réponse  écrite  sur  les  points  précisés  par  lui  et  jugés  nécessaires  à  l'ins- 
truction du  procès,  ou  demander  toutes  productions  de  pièces.  La 
comparution  personnelle  des  parties  est  obligatoire  lorsque  le  juge 
l'exige.  En  cas  de  non-comparution,  il  instruit  l'affaire  au  vu  des  pièces 
produites  (art.  35). 

Néanmoins  les  pouvoirs  du  juge  commis  ne  pouvaient  être  sans 
limite  :  c'est  ainsi  qu'au  cas  de  conciliation  ou  de  transaction,  il  se 
bornera  à  en  dresser  un  procès-verbal  qui  sera  soumis  à  l'homologa- 
tion du  tribunal.  De  même,  au  cas  de  faux  incident  civil  ou  de  déné- 
gation d'écriture,  il  est  tenu  d'en  référer  au  tribunal,  qui  décide  s'il 
doit  surseoir  à  informer  ou  passer  outre.  C'est  encore  le  tribunal  qui 
statue  sur  les  exceptions  de  litispendance  ou  de  connexité  soulevées 
devant  le  juge  commis  (art.  36  et  suiv.). 

Celui-ci  n'émet  aucun  avis  sur  la  solution  que  peut  comporter 
l'affaire.  Lorsqu'il  estime  que  le  dossier  est  en  état,  il  le  transmet  au 
Président,  qui  a  la  faculté  d'ordonner  un  supplément  d'information  si 
la  procédure  préparatoire  lui  paraît  incomplète,  ou,  dans  le  cas  con- 
traire, fixe  le  jour  de  l'audience,  à  laquelle  les  parties  doivent  compa- 
rattre  en  personne  si  le  tribunal  l'exige.  Si,  régulièrement  touchées  par 
la  citation,  elles  ne  comparaissent  ni  personnellement  ni  par  manda- 
taire, le  tribunal  apprécie,  le  cas  échéant,  la  valeur  des  excuses  allé- 
guées, et  ne  statue  que  lorsque  l'absence  du  plaideur  est  due  à  sa  mau- 
vaise volonté.  Il  ne  peut  donc  y  avoir,  devant  la  justice  tunisienne,  de 
jugements  par  défaut. 

La  voie  ordinaire  de  recours  est  l'appel  devant  le  tribunal  de  l'Ou- 
zâra.  11  peut  être  interjeté  dans  un  délai  de  vingt  jours  francs,  à  compter 
de  la  signification  du  jugement,  par  déclaration  verbale  ou  écrite  reçue 
au  greffe  de  l'Ouzâra  ou  du  tribunal  qui  a  statué,  ou  même  dans  les 
bureaux  du  contrôleur  civil  ou  du  Caïd.  Un  récépissé  est  remis  à 
l'appelant. 

La  procédure  suivie  en  appel  est  la  même  qu'en  première  instance; 
néanmoins,  le  magistrat  commis  peut  se  dispenser  d'entendre  à  nou- 
veau les  parties,  témoins  ou  experts,  et  de  reprendre  l'enquête  faite  par 


(i)  A  la  fin  de  l'article  84,  relatif  à  la  citation  des  parties,  une  disposition 
pratique  permet  au  juge  commis  de  citer  directement  leur  mandataire  à 
leurs  frais  de  poste  avancés,  par  lettre  recommandée  avec  accusé  de  récep- 
tion. 


LIVRES   ET   REVUES  I75 

le  tribunal  régional.  Les  parties  peuvent  exposer  avant  l'audience  leurs 
moyens  par  simple  mémoire.  L'appelant  qui  succombe  est  passible 
d'une  amende  de  10  à  100  francs,  sans  préjudice  de  dommages-inté- 
rêts, s'il  y  a  lieu  (art.  86  et  suiv.). 

Nous  n'entrerons  pas  dans  le  détail  des  dispositions  qui  régissent  les 
débats  en  audience  publique,  le  délibéré  et  le  prononcé  du  jugement(i) 
^art.  57-74),  ni  dans  celui  des  demandes  incidentes,  subsidiaires  et 
reconventionnelles  (art.  75-78),  mesures  provisoires,  intervention,  véri- 
fication d'écriture,  faux,  interruptions  d'instance,  règlements  de  juges, 
récusation  de  magistrats,  prises  à  partie  (art.  i07-i35).  Dans  ces  trois 
dernières  procédures  spéciales,  il  est  statué  par  une  Commission  des 
requêtes  composée,  aux  termes  de  l'article  io5,  du  ministre  de  la  Plume 
€t  de  deux  présidents  de  Chambres  de  l'Ouzâra.  Il  était  nécessaire  de 
fixer  sur  ces  divers  points  les  usages  plus  ou  moins  nettement  établis 
qui  suppléaient  à  l'absence  de  textes  précis  ;  c'est  surtout  en  ces  ma- 
tières que  le  nouveau  Code  s'est  inspiré  des  législations  européennes, 
€t  en  particulier  du  Code  de  procédure  français. 

Les  voies  extraordinaires  de  recours  sont  :  la  tierce-opposition,  qui 
peut  être  formée  contre  tout  jugement  par  les  tiers  auxquels  il  préju- 
dicie,  et  l'évocation,  par  laquelle  peut  être  déférée  au  tribunal  de 
l'Ouzâra,  soit  par  les  parties,  soit  même  d'office,  toute  décision  judi- 
ciaire, même  passée  en  force  de  chose  jugée  ou  déjà  exécutée,  pour 
cause  d'incompétence,  d'excès  de  pouvoir,  de  fausse  application  de  la 
loi,  ou  encore  dans  un  certain  nombre  de  cas  analogues  à  ceux  qui 
peuvent  motiver  en  France  la  requête  civile  (2).  La  demande  d'évoca- 
tion est  soumise  à  l'examen  de  la  Commission  des  requêtes  qui  statue 
définitivement  sur  sa  recevabilité.  Le  tribunal  de  l'Ouzâra,  si  la  Com- 
mission lui  renvoie  l'affaire,  procède  comme  en  matière  d'appel  (art.  99- 
106). 

Un  jugement  se  périme  par  vingt  années  grégoriennes,  d'après  l'ar- 
ticle 141 .  Tout  bénéficiaire  d'un  jugement  a  le  droit  d'en  obtenir  une 
copie  en  forme  exécutoire  délivrée  au  greffe  du  tribunal  qui  a  statué. 
Il  lui  appartient  de  la  remettre  à  l'agent  d'exécution,  c'est-à-dire  au 
Caïd,  ou,  à  Tunis,  au  Cheikh-el-Medina. 

Celui-ci  notifie  à  la  partie  condamnée  la  décision  qu'il  est  requis 
d'exécuter,  et  lui  impartit  pour  se  libérer  un  délai,  à  l'expiration  duquel 
il  procédera  à  la  vente  de  ses  facultés  mobilières  dans  la  mesure  néces- 


(i)  Remarquons  simplement  que  le  tribunal  peut  repousser,  sur  les  con- 
clusions de  la  partie  adverse,  les  moyens  nouveaux  présentés  à  l'audience, 
s'il  estime  que  leur  production  a  un  but  purement  dilatoire  (art,  60). 

(2)  Cf.  C.  Pr.  Civ.  Fr.,  art.  480. 


176 


REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 


saire  à  l'extinction  de  la  créance  et  de  ses  accessoires.  Au  cas  d'insuf- 
fisance du   mobilier  (i),  il  y  a  lieu  à  exécution  sur  les  immeubles  (2). 

Dès  le  jour  de  la  signification,  une  saisie  (3)  conservatoire  peut  être 
pratiquée  sur  les  biens  du  débiteur  (4),  si  l'agent  d'exécution  le  juge 
utile. 

Celui-ci  est  assisté,  dans  ses  opérations,  de  deux  notaires,  et,  le  cas. 
échéant,  d'une  femme  de  confiance  (art.  160);  ceci  afin  de  ménager 
toutes  les  susceptibilités. 

L'ordonnance  de  saisie  conservatoire  n'est  assujettie  à  aucune  condi- 
tion de  forme  ;  elle  a  pour  effet  de  mettre  les  biens  de  saisie  sous  main 
de  justice  et  d'empêcher  le  débiteur  d'en  disposer  au  préjudice  de  son 
créancier.  Sauf  au  cas  de  séquestre  judiciaire,  le  saisi  est  laissé  en  pos- 
session jusqu'à  conversion  de  la  saisie  conservatoire  en  saisie-exécution. 
Cette  conversion  a  lieu  à  l'expiration  du  délai  de  vinj,'t  jours  francs 
imparti  par  l'agent  d'exécution  lors  de  la  signification  du  jugement. 

Sont  insaisissables,  aux  termes  de  l'article  175  :  le  coucher,  les  vête- 
ments et  les  ustensiles  de  cuisine  nécessaires  au  saisi  et  à  sa  famille  ; 
les  livres  et  outils  relatifs  à  sa  profession  jusqu'à  concurrence  de 
3oo  francs;  sa  nourriture  et  celle  de  sa  famille  pour  quinze  jours;  une 
vache  ou  trois  brebis  ou  deux  chèvres,  à  son  choix,  avec  les  fourrages  et 
grains  nécessaires  à  leur  entretien  pendant  le  même  temps  ;  ses  équi- 
pements militaires  ;  la  portion  des  salaires  et  traitements  prévue  par  le 
décret  beylical  du  i"  août  1898,  article  3;  la  part  du  Khammès,  sauf 
au  regard  de  son  patron. 

(i)  Sauf  en  ce  qui  concerne  les  immeubles  grevés  d'hypothèque  ou  d'enzel,. 
que  le  créancier  hypothécaire  ou  le  crédi-enzeliste  peut  vendre  avant  toute 
discussion  même  des  biens  meubles. 

(2)  Les  poursuites  immobilières  en  exécution  des  décisions  des  caïds  et 
présidents  de  tribunaux  régionaux  ne  peuvent  avoir  lieu  qu'après  homolo- 
gation de  ces  décisions  par  le  tribunal  régional  (art.  143). 

(3)  Aucune  saisie  ne  peut,  sauf  cas  de  nécessité  absolue,  être  faite  la  nuit 
ou  les  jours  fériés.  Sont  considérés  comme  fériés  : 

Au  regard  des  Musulmans  :  le  vendredi,  les  trois  derniers  jours  du  Rama- 
dan, les  fêtes  de  FAïd-el-Seghir,  de  l'Aïd-el-Kebir.  Chacune  de  ces  fêtes  com- 
porte trois  jours  fériés  à  partir  du  jour  de  la  fête.  Le  9  et  le  10  moharrem 
(achoura).  Le  12  et  le  i3  du  mois  de  rabia-el-aoual  (mouled). 

Au  regard  des  Israélites  :  le  samedi,  les  deux  jours  de  Roch-Hachana  (jour 
de  l'an),  le  jour  de  Kippour  (Grand  Pardon),  les  deux  premiers  et  les  deux 
derniers  jours  de  Souccoth  (fête  des  tabernacles),  le  jour  du  Pourim  (fête 
d'Esther),  les  deux  premiers  et  les  deux  derniers  jours  de  Pisah  (Pâques),, 
les  deux   jours  de  Chahouoth  (Pentecôte). 

Ancun  acte  d'exécution  ne  pourra  en  outre  avoir  lieu  le  i"  janvier,  le  jour 
et  le  lundi  de  Pâques,  le  14  juillet  (art.  i58  et  iSg). 

(4)  Les  récoltes  et  fruits  proches  de  la  maturité  peuvent  être  saisis  sur 
pied  (cf.  art.  i83). 


LIVRES   ET  REVUES  X^J 

S'il  n'y  a  pas  eu  saisie  conservatoire,  il  est  pratiqué,  à  l'expiration 
du  délai  spécifié,  une  saisie-exécution.  Les  objets  saisis  peuvent,  sauf 
le  numéraire,  être  confiés  à  la  garde  du  saisi  ;  ils  sont  vendus  aux  en- 
chères après  huit  jours,  à  moins  que  la  modification  du  délai  ne  soit 
nécessaire  pour  écarter  le  danger  d'une  dépréciation  ou  éviter  des  frais 
de  garde  exagérés.  Ces  enchères  ont  lieu,  après  les  publications  d'usage, 
au  marché  public  le  plus  voisin,  ou  partout  où  elles  seront  jugées 
devoir  produire  le  meilleur  résultat.  Les  objets  d'or  ou  d'argent  ne 
peuvent  être  adjugés  pour  un  prix  inférieur  à  leur  valeur  appréciée  par 
un  Amin  ;  s'il  n'est  pas  fait  de  mise  suffisante,  l'agent  d'exécution  les 
remet  en  vente  sur  un  marché  de  bijoux.  Les  fruits  saisis  sur  pied 
seront  vendus  après  la  récolte,  à  moins  que  le  débiteur  ne  trouve  la 
vente  sur  pied  plus  avantageuse.  Les  autres  créanciers  peuvent,  sur 
saisie  préalablement  pratiquée,  se  joindre  au  poursuivant  pour  surveil- 
ler la  procédure  et  participer  à  la  distribution  des  deniers  (art.  176  à  i85). 

La  saisie  immobilière  est  constatée  par  acte  notarié  (i);  l'agent  d'exé- 
cution se  fait  remettre  les  titres  de  propriété.  Au  cas  d'indivision,  très 
fréquente  en  Tunisie,  les  copropriétaires  sont  avisés  des  poursuites  afin 
de  leur  permettre  de  prendre  part  à  l'adjudication.  La  publicité  a  lieu 
aux  frais  avancés  du  créancier,  et  les  offres  sont  reçues  jusqu'à  clôture 
du  procès-verbal  d'adjudication.  Un  simple  avis  écrit  donné  aux  fer- 
miers ou  locataires  de  l'immeuble  saisi  vaut  opposition  entre  leurs 
mains  pour  les  sommes  échues  ou  à  échoir. 

L'adjudication  a  lieu  soixante-dix  jours  après  la  signification  de  la 
saisie,  en  présence  du  poursuivi  et  des  personnes  ayant  déjà  fait  des 
offres,  qui  sont  convoqués  par  pli  recommandé  ;  procès-verbal  en  est 
dressé.  Une  surenchère  du  sixième  au  moins  peut  encore  être  reçue 
dans  les  dix  jours  qui  suivent,  et,  en  ce  cas,  l'adjudication  définitive  a 
lieu  à  l'expiration  d'un  délai  de  trente  jours,  après  nouvelles  publications. 

Les  immeubles  immatriculés (2) et  les  biens  habous  sont  insaisissables. 
Le  procès-verbal  d'adjudication  constitue  un  titre  de  propriété  pour 
l'acquéreur  et  un  titre  de  libération  pour  le  saisi  et  ses  ayants  droit.  Si 
un  tiers  revendique  la  propriété  des  biens  saisis,  l'agent  d'exécution  lui 
impartit  un  délai  de  quinze  jours  pour  faire  apprécier  par  le  Président 
de  rOuzâra  s'il  y  a  lieu  de  surseoir  à  l'exécution.  En  ce  cas,  il  doit 
saisir  dans  les  quinze  jours  le  tribunal  compétent.  Une  procédure  de 
folle  enchère  est  également  organisée  par  le  Gode  (art.  186  à  209). 

(i)  S'ils  sont  détenus  par  un  créancier  hypothécaire,  le  poursuivant  doit 
l'assigner  en  remise  de  titres.  Ce  qu'on  appelle  improprement  hypothèque 
en  Tunisie  n'est  en  effet  qu'un  nantissement  immobilier  qui  s'effectue  par  la 
remise  des  titres  de  propriété. 

(2)  V.  loi  foncière  du  i"  juillet  i885. 


1 


178  REVUE   DU   MONDE  MUSULMAN 

Lorsque  plusieurs  créanciers  concourent  à  la  distribution  des  deniers 
et  qu'un  accord  n'intervient  pas  entre  eux  et  le  saisi  dans  le  délai  d'un 
mois,  la  somme  est  consignée  et  fait  l'objet  d'un  projet  de  répartition 
inséré  au  Journal  officiel  et  affiché  à  TOuzâra.  Tout  créancier  qui  ne 
produit  pas  ses  titres  dans  le  mois  qui  suit  cette  publication  est  forclos  ; 
enfin  un  projet  de  règlement  est  soumis  à  l'approbation  des  créanciers 
et  du  saisi,  et  toute  contestation  relative  à  ce  règlement  est  renvoyée 
devant  le  tribunal  de  l'Ouzâra  (i)  (art.  210  à  2i3). 

Indépendamment  de  l'exécution  sur  les  biens,  les  auteurs  du  Code, 
tenant  compte  de  l'état  des  mœurs  et  de  la  difficulté  de  connaître  exac- 
tement, dans  bien  des  cas,  la  consistance  du  patrimoine  de  l'indigène, 
dont  il  importait  d'autre  part  de  ne  pas  diminuer  le  crédit,  ont  main- 
tenu la  contrainte  par  corps.  Du  reste,  grâce  à  la  réglementation  minu- 
tieuse dont  il  fait  l'objet,  ce  mode  d'exécution  ne  peut  entraîner  aucun 
abus.  L'application  n'en  est  nullement  laissée  à  la  discrétion  du  créan- 
cier; il  appartient  à  l'agent  d'exécution  d'en  user,  après  nouveau  com- 
mandement de  payer,  à  l'égard  du  débiteur  qui  paraît  de  mauvaise  foi 
ou  cherche  à  dissimuler  ses  biens  (art.  214-216). 

Les  derniers  articles  du  Code  contiennent  quelques  dispositions 
générales  sur  les  modes  de  notification  et  de  signification. 

L'article  final  édicté  que  les  nullités  et  déchéances  sont  facultatives 
pour  le  tribunal,  qui  doit  se  baser  sur  les  circonstances  et  sur  l'intérêt 
des  parties  pour  les  accueillir  ou  les  rejeter.  Cet  article  n'est  que  l'appli- 
cation du  principe  essentiel  qui  a  présidé  à  l'élaboration  de  ce  Code  : 
pas  de  formalisme,  ou  plutôt,  pas  plus  de  formalisme  qu'il  n'en  faut 
pour  sauvegarder  les  droits  des  parties. 

Si  ces  222  articles,  dont  la  rédaction  aurait  pu  être  parfois  plus  heu- 
reuse, ne  prévoient  pas  toutes  les  difficultés  que  révélera  sans  doute  la 
pratique  (2)  la  législation  tunisienne  vient  néanmoins  de  s'enrichir  d'un 
document  qu'il  convient  d'apprécier,  non  avec  l'esprit  rigoureusement 
critique  d'un  juriste  d'Occident,  mais  avec  le  souci  de  tenir  compte  des 
institutions  et  des  mœurs  locales,  dont  il  s'agissait  d'orienter  méthodi- 
quement l'évolution  sans  la  précipiter.  Tel  qu'il  est,  ce  Code  s'adapte 
parfaitement  aux  conditions  actuelles  de  l'état  social  de  la  Régence  et 
marquera  une  étape  dans  la  voie  du  progrès  où  le  Protectorat  français 

s'applique  à  guider  la  Tunisie. 

F.  A. 

(i)  S'il  s'agit  d'une  difficulté  soulevée  par  un  créancier  européen,  il  est 
clair  que  la  justice  tunisienne  devient  incompétente.  Les  fonds  ne  peuvent 
alors  qu'être  déposés  à  la  Caisse  des  Dépôts  et  Consignations. 

{2)  Des  règlements  et  circulaires  ne  manqueront  pas  de  régler  les  détails 
d'application  dans  lesquels  un  texte  législatif  n'avait  pas  à  entrer. 


LIVRES    ET    REVUfcS  I  7Q 

Les  Israélites  au  Yémen. 

Un  petit  volume  de  publication  récente,  dont  l'auteur  est  M.  Youmtob 
Sémach  (i),  fournit  d'utiles  renseignements  sur  la  population  juive  du 
Yémen.  Chargé  d'une  mission  dans  ce  pays  par  rAlliance  Israélite 
Universelle,  M.  Youmtob  Sémach  a  recueilli,  sur  ses  coreligionnaires, 
des  notes  qui  décèlent  un  observateur  sagace,  en  même  temps  qu'elles 
forment  une  relation  de  voyage  pleine  de  vie  et  d'intérêts. 

Sauf  à  Aden,  où  les  Juifs  ont  afflué,  sachant  qu'ils  y  trouveraient  des 
moyens  d'existence  plus  faciles  et  un  refuge  contre  les  persécutions, 
le  sort  de  cette  population  est  partout  misérable.  Opprimée  et  humiliée 
par  les  Musulmans,  vivant  dans  une  extrême  pauvreté,  elle  donne 
l'impression  d'une  race  aujourd'hui  déchue,  mais  qui,  ayant  conservé 
dans  sa  misère  ses  qualités  primitives,  pourrait  avec  quelques  secours 
se  relever.  Les  Juifs  Yéménites  sont  d'ailleurs  pleins  de  bonne 
volonté  ;  les  premiers,  ils  déplorent  leur  ignorance  et  sont  avides 
d'instruction. 

Cette  instruction,  M.  Youmtob  Sémach  la  réclame  pour  eux.  Elle 
devra  non  seulement  porter  sur  les  connaissances  indispensables  et 
sur  la  religion  mosaïque,  mais  aussi  mettre  les  Israélites  du  Yémen  à 
même  de  gagner  leur  vie.  L'enseignement  professionnel,  qui  leur  fait 
défaut,  serait  Tun  des  moyens  les  plus  efficaces  de  leur  relèvement. 

A  signaler  surtout  la  longue  et  intéressante  description  de  Sanaa,  les 
détails  sur  les  mœurs  et  coutumes  juives,  détails  dans  lesquels  les 
ethnographes  trouveront  leur  compte,  et  enfin  les  statistiques  aussi 
complètes  et  exactes  qu'il  était  possible  de  les  dresser.  Elles  accusent, 
au  total,  une  population  Israélite  de  12.026  âmes.  Parmi  les  chefs  de 
famille,  on  trouve  2.462  artisans  et  582  boutiquiers  ou  colporteurs  ; 
237  seulement  exercent  d'autres  professions. 

La  Révolution  ottomane  (1908»! 910)  (=). 

Nos  lecteurs  se  souviennent  de  l  Histoire  de  la  Turquie,  de 
M.  Youssouf  Fehmi,  parue  il  y  a  un  peu  plus  de  deux  ans.  L'auteur, 

(i)  Alliance  Israélite  Universelle.  Une  Mission  de  l'Alliance  au  Yémen. 
Paris,  Siège  de  la  Société,  55,  rue  Labruyère,  s.  d.,  pet    in-8,  122  p. 

(2)  Par  Youssouf  Fehmi.  Préface  de  M.  le  docteur  F.  Jousseaume,  orné 
d'un  portrait  et  de  documents  fac-simile.  Paris,  V.  Giard  et  E.  Bricre.  1910, 
in-8,  xxi-282  p.  Prix  :  5  fr. 


l80  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

aujourd'hui,  en  donne  la  continuation  avec  son  livre  sur  la  Révolution 
ottomane,  histoire  au  jour  le  jour  des  événements  qui  ont  suivi  le 
rétablissement  de  la  Constitution. 

Après  s'être  rallié  à  la  politique  du  Comité  Union  et  Progrès, 
M.  Youssouf  Fehmi  s'en  est  séparé,  et  attaque  avec  vigueur  un  grou- 
pement auquel  il  attribue  les  difficultés  de  l'heure  présente.  II  attaque 
avec  une  fougue  pareille  les  immixtions  étrangères  dans  la  politique 
extérieure  de  l'Empire  Ottoman,  d'où  qu'elles  proviennent,  et  quel  que 
soit  leur  mobile.  Positiviste  d'idées,  il  est,  en  même  temps,  partisan 
résolu  du  pouvoir  spirituel  du  Sultan  :  son  idéal  serait  un  Khalifat  oi!i 
toutes  les  croyances  jouiraient  d'une  liberté  et  d'une  protection  égales. 

Quelque  jugement  que  l'on  puisse  porter  sur  les  théories  et  les  appré- 
ciations de  l'auteur  de  la  Révolution  ottomane,  on  doit,  dans  tous  les 
cas,  reconnaître  que  son  livre  est  un  recueil  documenté  de  renseigne- 
ments sur  l'une  des  périodes  les  plus  attachantes  de  l'histoire  de  son 
pays. 


L'Albanie  et  les  Albanais  (0. 


M.  Paul  Siebertz,  rédacteur  en  chef  du  Vaterlaad  de  Vienne,  a  voulu 
donner  un  ouvrage  d'ensemble  sur  l'Albanie  et  ses  habitants.  On  a 
publié  et  on  publie  encore,  sur  eux,  quantité  d'études  de  détail,  dont 
plusieurs  ont  beaucoup  d'importance  ;  mais,  pour  l'ensemble,  on  en 
était  toujours  aux  Albanische  Studien,  de  Hahn,  qui  datent  de  i853. 
M.  Siebertz  a,  pour  faire  son  livre,  parcouru  l'Albanie,  et  lu  tous  les 
ouvrages  de  quelque  valeur  publiés  sur  elle,  depuis  le  commencement 
du  seizième  siècle.  Ce  qu'il  nous  donne  aujourd'hui  n'est,  par  consé- 
quent, ni  le  recueil  des  impressions  d'un  touriste,  ni  une  banale  com- 
pilation. 

Une  idée  domine  l'ouvrage:  elle  est  exprimée  à  la  fin  de  la  préface. 
L'Albanie  est  la  clé  de  la  question  balkanique  ;  par  conséquent,  l'Au- 
triche doit  la  connaître  et  y  étendre  son  influence.  A  Scutari,  M.  Sie- 
bertz a  vu  avec  regret  que  son    action  était  insuffisante.  Une   école,  un 

(i)  Albanien  und  die  Albanesen.  Landschafts-  und  Charakterbilder.  Ge- 
sammelt  von  Paul  Siebertz,  Chefrédakteur  des  «  Vaterland  »  in  Wien.  Mit 
vielen  Abbildungen.  Federzeichnungen  von  Ida  von  LASSER-ScHMALixi.Wien. 
Verlag  der  Manz'schen  k.  u.  k.  Hof-Verlags-  und  Universitâtsbuchhandlung, 
19 10,  pet.  in-8,  274  p.,  avec  fig.  dans  le  texte  et  hors  texte.  Prix  :  5  cou- 
ronnes broché,  6  cour.  5o  relié. 


LIVRES   ET   BEVUES  l8l 

hôpital,  voilà  les  moyens  dont  elle  dispose  dans  cette  ville.  Et  les  Ita- 
liens, dans  la  région,  se  montrent  bien  autrement  actifs. 

Avec  le  récit  de  son  voyage,  M.  Siebertz  a  combiné  les  données 
scientifiques,  d'ordres  divers,  que  comportait  le  sujet.  Les  trois  pre- 
miers chapitres  contiennent  des  impressions  de  route,  à  travers  le 
Monténégro,  à  Scutari,  vers  Koukli;  mais  le  quatrième  est  consacré  à 
l'histoire  albanaise.  L'auteur  parle  ensuite  de  la  «  loi  de  la  montagne» 
et  entremêle,  à  la  narration  des  incidents  de  son  voyage,  des  études  de 
mœurs,  fort  intéressantes,  sur  le  rôle  social  de  la  femme,  l'hospitalité 
albanaise,  la  vendetta,  les  conditions  du  mariage,  etc. 

M.  Siebertz  parle  avec  sympathie  des  Albanais.  Ce  sont,  a-t-on  dit, 
de  «grands  enfants  armés»,  mais  ils  valent  mieux  que  la  réputation 
qu'on  leur  a  faite  (i).  Ils  ont  de  réelles  et  solides  qualités.  Leur  isole- 
ment, conséquence  inévitable  de  la  situation  géographique  de  leur 
pays,  trop  accidenté  et  peu  accessible,  a  maintenu  chez  eux  un  état 
social  qui  rappelle  le  nôtre  au  moyen  âge;  mais,  une  fois  en  contact 
avec  le  reste  de  l'Europe,  ils  feront  des  progrès  rapides.  Il  est  à  désirer 
que  la  voie  ferrée  Danube-Adriatique  soit  construite  bientôt,  car  elle 
changera  la  face  du  pays,  et  M.  Siebertz  ne  voit  dans  le  tracé  proposé 
pas  de  danger  pour  l'influence  autrichienne,  au  contraire. 

La  bibliographie  qui  termine  l'ouvrage  n'est  pas  complète,  mais, 
établie  d'une  façon  judicieuse,  donne  l'indication  de  celles  des  publi- 
cations relatives  à  l'Albanie  qu'il  est  utile  de  consulter.  Quant  aux 
illustrations,  très  curieuses  et  très  artistiques,  répandues  à  profusion 
dans  l'ouvrage,  il  faut  les  louer  sans  réserve. 


Les  Cabarets  à  Constantinople. 

M.  le  docteur  Thcodor  Mcnzel,  qui  avait  publié  dans  la  Tùrkische 
Bibliothek  (2)  une  œuvre  de  Mehmed  Tevfek  sur  les  cabarets  de  Cons- 
tantinople, traduit  maintenant,  dans  les  Beitrage  \iir  Kenntniss  des 
Orients  (3),  un  opuscule  très  curieux  sur  le  même  sujet.  De  qui  sont 
Les  deux  ivrognes  ou  l'Histoire  de  Ham^a  Bey  et  de  Dja'fer  Agha  ? 
On  l'ignore.  Parue  en  i3o3  (i885-iS86),  sans  indication  d'imprimeur  et 
sans  visa  de  la  censure,  cette  œuvre  anonyme  a  peut-être  été  imitée  d'un 

(i)  Pp.  92-93. 

(2)  T.  X.  En  voir  le  compte  rendu  dans  la  Revue  du  Monde  musulman, 
janvier-février  1909,  p.  193. 

(3)  T.  VIII,  pp.  92-106  :  Ein  Beitrag  \ur  Kenntniss  des  Zeclierwescns  in 
Konstantinopel. 


l82  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

original  français,  relatant  les  mœurs  du  temps  des  Janissaires,  à  la  fin 
du  dix-huitième  siècle.  Quoi  qu'il  en  soit,  cette  nouvelle,  très  courte  et 
très  saisissante  à  la  fois,  est  une  des  meilleures  études  de  mœurs  que 
nous  possédions  sur  ce  sujet  apécial. 


Bibliographie  ottomane. 

Seyyid  Bey,  député  de  Smyrne,  est  en  même  temps  professeur  de 
droit  canonique  à  l'Université  de  Constantinople.  Il  a  pu  constater 
quelle  peine  avaient  les  étudiants  à  s'assimiler  les  notions  de  la  science 
qu'il  avait  à  leur  enseigner,  en  raison  de  l'obscurité  et  du  manque  de 
méthode  des  manuels  en  usage.  Il  a  donc  écrit  pour  eux  des  Leçons 
sur  les  principes  du  droit  canonique,  Ousoûl-i  Fikh  Dèrslèri,  véri- 
tables modèles  du  genre,  d'une  clarté  remarquable,  que  ses  élèves  appré- 
cient comme  elles  le  méritent.  Il  a,  en  même  temps,  voulu  faire  une 
bonne  action  :  renonçant  à  toucher  ses  droits  d'auteur,  il  a  voulu  que 
l'ouvrage  fût  vendu  au  profit  des  étudiants  pauvres.  Quatre  fascicules 
des  Leçons  ont  paru  jusqu'ici.  En  vente  à  la  Librairie  Houkoûkiyè,  46, 
rue  Eboû's-Sou'oûd. 

Un  hommage  posthume  vient  d'être  rendu  à  Joseph  de  Hammer.  Son 
Histoire  de  l'Empire  ottoman,  qui  lui  avait  coûté  tant  d'années  de 
travail,  et  pour  laquelle  il  avait  utilisé,  avec  les  pièces  d'archives,  les 
œuvres  des  anciens  chroniqueurs  ottomans,  a  été  traduite  en  turc,  et 
paraît,  par  livraisons,  à  Constantinople. 

La  publication  d'un  nouveau  dictionnaire  scientifique  ottoman  est 
devenue  nécessaire.  Pendant  ces  vingt  ou  trente  dernières  années, 
d'excellents  travaux  de  lexicographie  ont  été  publiés  ;  mais  la  langue, 
sous  l'influence  des  idées  et  des  découvertes  européennes,  s'enrichit  et 
se  transforme  tous  les  jours  ;  bientôt,  les  meilleurs  dictionnaires  se 
trouvent  être  démodés.  Pour  cette  raison,  on  a  fondé,  sous  la  prési- 
dence du  prince  héritier,  Yoûsouf  'Izz  ed-Dîn,  une  nouvelle  Société  du 
Muhît  ulMe'ârif  «.  Océan  des  Sciences  »,  titre  de  l'ouvrage  projeté. 
Cette  Société  a  tenu  sa  première  séance  à  la  Bibliothèque  publique  de 
Bayézid.  Emrullâh  Efendi,  ministre  de  l'Instruction  publique  et  pré- 
sident d'honneur  de  l'association,  a  prononcé  un  discours  remarqué. 
Pour  mener  à  bien  l'œuvre  entreprise,  la  division  du  travail  sera  appli- 
quée, et  l'on  fera  appel,  pour  chaque  ordre  de  connaissances,  au  con- 
cours des  techniciens. 

Le  fameux  poète  Ekrem  Bey  vient  de  publier  le  premier  volume  d'un 
nouveau  recueil,  Nijdd  «  Race  ».  Dans  ces  poésies,  qui  appartiennent 


LIVRES    ET  REVUES  l83 

au  genre  élégiaque,  Ekrem  Bey  s'est  inspiré  surtout  de  Lamartine  et 
aussi  de  Tennyson.  Dans  le  Tanin,  un  compte  rendu  extrêmement 
élogicux  de  la  Nijdd  a  été  donné. 

K.ara  Bèld  «  Cruelle  épreuve  »,  le  drame  en  cinq  actes  de  Nàmek 
K.èmâl,  a  paru  en  librairie.  Prix  :  5  piastres.  Vlkdam  recommande  celte 
œuvre  émouvante. 

Un  officier  de  la  garnison  de  Salonique,  Mahmoud  Nedîm  Bey,  a 
traduit  un  ouvrage  intitulé  :  Muhibbèt-i  Vataniyè  «  L'Amour  de  la 
Patrie  »,  ouvrage  sur  lequel  nous  ne  possédons  pas  de  plus  amples 
renseignements,  mais  qui  est  recommandé  par  le  Tanin  :  on  ne  sau- 
rait trop,  dit  cet  organe,  multiplier  les  publications  de  ce  genre. 

Le  docteur  Ghâlib  'Atâ  Bey  publie,  sous  le  titre  de  Tebbe  Mou- 
sahâbalar  «  Causeries  médicales  »,  une  réunion  de  petites  études 
sur  la  tuberculose,  les  rhumatismes,  l'insomnie,  les  fausses  maladies 
du  cœur,  les  effets  du  tabac,  etc.,  destinées  à  répandre,  dans  le  grand 
public  les  notions  médicales  qu'il  importe  le  plus  de  connaître.  On 
y  trouve  aussi  des  conseils  d'esthétique,  une  causerie  sur  la  méde- 
cine et  la  littérature,  etc.  En  vente  au  prix  de  5  piastres,  6  et  demie 
avec  le  port,  à  la  Librairie  Yéni  Osmânle,  48,  avenue  de  la  Sublime- 
Porte. 

De  son  côté,  le  docteur  Chukrî  Kiâmil  Bey  a  publié  un  opuscule  que 
signale  avec  éloge  le  Tanin  :  c'est  la  Tebâbèî-i  Hâtera  «  Médecine 
actuelle  ». 

Quatre-vingt-treize ,  de  Victor  Hugo,  vient  d'être  traduit  en  turc,  sous 
le  titre  de  Doksan  Utch  Ihtilâl.  Selon  l'usage  adopté  pour  les  romans 
étrangers  d'une  certaine  étendue,  il  est  publié  par  livraisons. 

Inki^ision  Me\âleme  «  Les  Horreurs  de  l'Inquisition  »,  sont  un  autre 
roman  «  passionnant»  édité  par  la  librairie  Mèchroûtiyèt,  par  livraisons 
également. 

Siyâh  Elbisèli  Kaden  «  La  Dame  en  noir  »,  d'Emile  Richebourg, 
est  aussi  traduite  en  turc. 

«  Destiné  à  MM.  les  agents  de  police  ».  Cette  phrase  commence  le 
compte  rendu  du  livre  de  Ferîdoûn  Bey,  professeur  à  l'École  de  police, 
intitulé  Terbiyè  u  Ma'loûmât-i  Meslikiyè  «  Éducation  et  instructions 
de  carrière  »,  véritable  manuel  comprenant  820  pages,  avec  83  dessins. 
Prix  :  10  piastres,  1 2  avec  le  port,  dans  les  principales  librairies  de  Cons- 
tantinople. 

Une  traduction  turque  illustrée  du  roman  de  Henri  Sinkiewicz,  Quo 
vadis  ?  (Néréyé  giiidéyorsén  ?)  est  publiée  par  la  librairie  de  Hilmî  Bey. 
L'auteur  de  cette  traduction,  dont  le  premier  volume  vient  de  paraître, 
est  Nuzhèt  Bey.  Les  illustrations,  d'un  caractère  très  artistique,  sont 
fort  louées  par  le  Tanin. 


184  REVUE    pu   MONDE   MUSULMAN 

Parue  en  feuilleton  dans  Vlkdam,  la  traduction  turque  de  l'Histoire 
de  la  civilisation  musulmane  de  M.  George  Zaïdan  a  été  réimprimée  à 
part.  Elle  porte  le  titre  de  Mèdèniyèt-i  Islamiyè  Tarekhe,  et  formera 
trois  volumes,  imprimés  sur  beau  papier  et  accompagnés  d'illustrations, 
coûtant,  chacun,  10  piastres,  i3  avec  le  port.  Le  premier  volume  a 
paru  il  y  a  peu  de  temps. 

Le  Tanin  recommande  la  lecture  de  l'ouvrage  de  Hâdjî  Rechîd 
Pacha,  Dîn-i  Mubîn  Islam  «  La  Religion  de  l'Islam  à  la  vérité  évi- 
dente». Il  forme  trois  volumes,  vendus  chacun  100  paras,  le  prix  coû- 
tant, et  consacrés,  le  premier  aux  dogmes,  le  second  à  la  pureté  et  à  la 
prière,  le  troisième  aux  prescriptions  concernant  l'aumône,  le  jeûne  et 
le  pèlerinage. 

L.  B. 

En  Perse. 


Le  public  européen  avait,  sur  la  Révolution  persane,  toutes  les  docu- 
mentations, dont  la  Revue  a  donné  à  ses  lecteurs  la  primeur.  Pour  le  public 
persan,  une  Histoire  de  cette  même  Révolution  était  encore  à  faire.  Ibrâhîm 
Mounchizâdè  a  entrepris  cette  tâche,  et  son  livre  ira  de  i322  de  l'Hégire 
jusqu'à  la  fin  de  i328,  c'est-à-dire  jusqu'au  i^""  janvier  1911.  Désirant 
faire  un  ouvrage  aussi  complet  et  aussi  documenté  que  possible,  dési- 
rant surtout  rendre  publiquement  hommage  aux  martyrs  de  la  liberté, 
martyrs  qui,  pour  la  plupart,  sont  inconnus  de  tous,  il  a  demandé  à 
toutes  les  personnes  ayant  des  renseignements  à  lui  fournir,  de  les  lui 
envoyer,  aussi  exacts  et  complets  que  possible.  Le  Medjlis  a  publié 
cette  intéressante  requête. 


Le  Gérant:  Drouard. 


31-5-11.  — Tours,  Imprimerie  E.  Arrault  et  C* 


Revue  du  Monde  Musulman 


5''  Année.  MAI  N"  5. 


DE  STAMBOUL  A   BAGDAD 

NOTES   D'UN    HOMME   D'ÉTAT   TURC 


Que pense-t-on  à  Stamboul  de  la  question  du  «  Bagdad»  ? 
Il  ne  semble  pas  que  la  Turquie,  —  principale  intéressée, 
pourtant,  — soit  jamais  représentée  dans  les  innombrables 
consultations  que  publient,  chaque  semaine,  les  journaux, 
sur  ce  problème  international,  qui  est  bien  aussi  un  peu  turc. 

Et,  plus  spécialement,  comment  la  jeune  Turquie  envi- 
sage-i-elle  les  divers  problèmes  sociaux  qui  se  posent  devant 
elle  forcément,  sur  la  route  stratégique  qui  doit  unir  Bag- 
dad à  la  capitale?  Comment  de  Stamboul  «  entrevoit-on  » 
Bagdad  ? 

Il  y  a,  près  de  Scutari,  une  grande  gare,  tête  de  ligne, 
ornée  d'un  fronton  surmonté  d\ine  inscription  en  letlrts 
monumentales  «  Gare  de  Bagdad  ».  Quy  a-t-il,  actuelle- 
ment, derrière  ce  titre  et  cette  fa;ade?  Comment  la  Tur- 
quie moderne  entend-elle  en  réaliser  les  promesses  ?  Il 
semble qu  on  ait  souvent  oublié,  en  Europe,  des  en  enquéri)' 
auprès  des  compétences  turques,  des  hommes  de  gouverne- 
ment de  demain. 

Ilakki  bey  Bâbàn  Zâdé,  qui  a  bien  voulu  revoir,  pour 
la  Revue,  la    traduction  autorisée  de  ces  notes  de  voyage 
prises  lan  passé,  est,  on  lésait,  le  plus  remarquable  «  de- 
XIV.  i3 


l86  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

bâter  »  que  possède  aujourd'hui  le  jeune  Parlement  otto- 
man :  élu  député  de  Bagdad  et  hier  déjà  ministre  de  Hns- 
truction  publique^  de  vieille  noblesse  kurde.  La  famille  des 
Bâbân  apparaît  dansla  chronique  des  luttes  féodales  duKi.r- 
distan  au  sei-:{ième  siècle,  mais  sa  généalogie  remonte  beau- 
coupplushaut.  Audébutdusiècle dernier,  iindes  Bâbân  avait 
fait  alliance  avec  Méhémet  Ali  contre  le  sultan,  et ,  après 
avoir  réuni  une  petite  armée  et  de  f  artillerie,  faillit  fonder 
sur  la  frontière  persane  une  principauté  indépendante. 
Après  sa  soumif<sio7i,  la  politique  des  sultans  a  réussie 
attirer  les  chefs  de  cette  famille  à  Stamboul,  et  cest  ainsi 
que  Hakki  bev,  depuis  son  enfance,  a  vécu  sur  les  rives  du 
Bosphore  où  il  a  reçu  une  éducation  purement  ottomane. 

C'est  donc  le  point  de  vue  strictement  turc,  qu'on  trou- 
vera dans  ces  notes,  souligné  parfois  avec  une  sincérité  qui 
pourra  nous  être,  en  Occident,  d'une  saveur  un  peu  amère, 
mais  qui  reste  pour  tous  un  enseignement. 


I 


Autrefois,  Alexandrette  était  le  seul  port  de  débarquement 
pour  les  voyageurs  se  rendant  de  Stamboul  en  Irak  ;  mais 
l'achèvement  d'une  ligne  de  chemin  de  fer  entre  Alep  et 
Beyrout  a  changé  du  tout  au  tout  cet  état  de  choses,  au  dé- 
triment d'Alexandrette  :  et  actuellement,  il  est  indispensable 
à  tout  voyageur  de  passer  par  Beyrout.  Voilà  pourquoi, 
moi  aussi,  je  me  suis  embarqué  sur  le  Niger  des  «  Messa- 
geries Maritimes  »,  qui  vient  mouiller  au  quai  de  Galata. 
Niger  ou  Sénégal,  ces  bateaux  font  le  service  tous  les  quinze 
jours  et  vont  au  plus  court;  ce  qui  les  rend,  malgré  de  fré- 
quentes pannes,  bien  préférables  aux  vieilles  unités  de  la 
«  Mahsoussé»  (i);  aussi  tous  les  voyageurs  de  Syrie  et  d'Irak 

(i)  L'autre  compagnie  de  navigation  :  concurrence  musulmane. 


m 


FiG.    I.    —   IhiMAÏL   HaIvKÎ   l!EY  BÀBÀN   ZÀDÉ. 


l88  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

attendent-ils  impatiemment,  en  «  tirant  sur  la  corde»  le 
jour  du  départ  de  ce  bateau  qui  fait  douze  milles  à  l'heure 
et  amène  les  voyageurs  en  trois  jours  et  une  nuit  à  Beyrout. 
On  a  réellement  envie  de  pleurer  en  voyant  qu'il  n'existe 
pas  sur  cette  ligne  de  bateaux  arborant  le  drapeau  otto- 
man. 

Les  vovageurs  ottomans  qui  se  trouvent  à  bord  d'un 
bateau  étranger  sont  obligés  d'obéir  forcément  à  des  cou- 
tumes qui  sont  tout  à  fait  étranges  pour  eux  ;  en  s'embar- 
quant  sur  un  bateau  étranger,  les  dames  musulmanes, 
môme  en  première  classe,  dans  une  température  chaude 
et  ennuyeuse,  ne  peuvent  se  promener  sur  le  pont  pour 
respirer  un  peu  d"air,  car  on  n'a  pas  eu  l'idée  de  réserver 
pour  elles  quelques  mètres  carrés.  Quant  à  la  question  du 
repas  elle  est  tout  à  fait  semblable.  Je  ne  veux  pas  dire  que 
la  nourriture  française  soit  mauvaise;  mais  il  est  certaine- 
ment étonnant  de  voir  qu'au  mois  d'août,  où  les  légumes, 
aubergine,  «  gambo  »  et  courge,  sont  abondants,  le  céleri 
conservé  soit  considéré  comme  un  plat  d'extra,  «  repas  cé- 
leste »  pour  passagers  de  première  classe,  et  servi  en  garni- 
ture d'un  bon  rôti.  Encore  ces  bateaux  valent-ils  mieux  que 
les  autres  bateaux  étrangers,  sur  le  chapitre  de  la  nourri- 
ture. 

Au  fond,  en  tout,  même  dans  l'alimentation,  il  y  a  un 
chauvinisme.  Un  Anglais,  même  en  allant  en  Chine,  ne 
changera  jamais  l'heure  du  thé,  des  visites,  du  sommeil  et 
du  réveil.  C'est  cette  insistance  et  ténacité  dans  leurs  cou- 
tumes qui  donnent  leur  supériorité  aux  Occidentaux.  Nous 
autres.  Orientaux,  non  seulement  nous  sommes  obligés  de 
les  imiter  dans  les  affaires  économiques,  politiques  et  com- 
merciales,mais  dans  leurs  coutumes  de  la  vie  intime  même, 
«  manger,  boire  et  dormir  ».  Et  c'est  une  des  preuves 
de  la  force  d'une  nation,  dont  la  civilisation  est  respectée; 
partout  où  vont  ses  nationaux,  elle  fait  accepter,  avec  sa 
langue  et  sa  manière  de  penser,  ses  coutumes. 


DE    SIAMBOUL    A    BAGDAD  1 8() 

Elevons  donc  d'abord  le  niveau  de  notre  civilisation  et 
notre  force,  qui  en  est  le  fondement. 

Or,  en  disant  «  la  force  »,  il  ne  faut  pas  se  contenter  de  pen- 
ser à  des  canons  ou  à  des  cuirassés.  Le  commerce  et  l'éco- 
nomie politique,  aujourd'hui,  sont  les  ressorts  de  la  force 
du  canon  et  du  fusil. 

Et  former  une  compagnie  de  navigation,  c'est  aussi  là  un 
des  moyens  d'accroître  cette  force.  Si  nous  étions  une  nation 
avilie  et  méprisée,  au  point  d'être  incapables  de  faire  circu- 
ler des  bateaux  sur  ces  lignes  prospères  et  fréquentées,  alors, 
à  vrai  dire,  il  faudrait  tout  à  fait  désespérer.  Mais,  Dieu 
merci,  les  choses  n'en  sont  pas  là. 


II 


BEYROUT 


En  arrivant  au  port  de  Beyrout,  la  mer  était  bouleversée 
et  mauvaise;  le  bateau  remuait  comme  un  berceau  sur  de 
grandes  vagues  :  j'avais  la  tête  lourde  et  l'estomac  fatigué. 
Aussi  la  première  impression  que  j'ai  eue  sur  cette  ville  s'en 
est-elle  ressentie. 

Et  ce  n'est  qu'après  un  peu  de  repos  que,  oubliant  ses 
quais  malpropres  et  ses  rues  étroites,  je  compris  que  cette 
ville  est  un  port  commercial  très  mouvementé,  peuplé  d'ha- 
bitants actifs. 

Mais  ici,  comme  à  Constantinople,  la  municipalité 
manque  d'argent  ;  les  revenus  municipaux  de  cette  ville  de 
120.000  habitants,  qui  est  peut-être  le  plus  riche  centre  de 
l'empire  ottoman,  ne  montent  qu'à  18.000  livres  par  an: 
dont  à  peu  près  14  à  i5.ooo  grâce  aux  contrats  passés  avec 
les  compagnies  (du  ga{  et  de  Veau  :  sous  l'ancien  régime) 


igO  PEVUE  DU  MONDK  MUSULMAN 

sont  dépensés,  rien  que  pour  l'éclairage  et  Varrosage  de  la 
ville  :  même  dans  les  grandes  rues  où  le  tramwav  passe, 
non  seulement  il  n'y  a  pas  de  pavés,  mais  on  rencontre 
encore  partout  des  tas  qui  ne  se  balaient  )amais. 

Les  propriétés  des  riches,  à  Beyrout,  sont  inscrites  au 
cadastre  pour  l'impôt  d'une  manière  étonnante.  On  m"a  dit 
que  des  propriétés  rapportant  loo.ooo  piastres  par  an  ne 
sont  inscrites  que  pour  70.00a  et,  comme  les  impôts  d'éclai- 
rage et  de  balavage  sont  basés  sur  les  revenus  déclarés  des 
propriétés,  le  budget  municipal  en  est  diminué  d'autant. 
Le  moment  n'est-il  pas  arrivé  de  réveiller  de  force  ces 
g.ms  endormis? 

Malgré  tout  cela  il  faut  avouer  que  la  situation  de  la  ville 
est  bslle  et  que  les  environs  sont  admirables  de  verdure, 
sjr  les  rives  du  Nehr  Bjyrout  et  du  Nehr-el-Kelb.  Du  côté 
de  Râs  Beyrout,  le  rocher  du  Bordj  est  merveilleux  au 
coucher  du  soleil,  avec  les  grandes  cavités  que  les  vagues 
y  ont  creusées. 

Beyrout  a  un  autre  avantage,  c'est  qu'elle  se  trouve  au 
pied  du  mont  Liban  :  là  c'est  la  campagne;  les  habitants  de 
Beyrout  y  vont  comme  nous  allons  au  Bosphore,  chaque 
jour  pour  profiter  de  la  beauté  du  site  et  suivre  en  même 
temps  leurs  affaires  quotidiennes. 

Je  veux  dire  maintenant  quelques  mots  sur  la  «  forme 
spirituelle  et  morale  »  de  cette  ville,  sur  les  dons  innés  de 
ses  habitants. 

Ce  qu'on  aperçoit  de  suite  avec  une  évidence  qu'on  ne 
peut  nier  chez  les  habitants  de  Beyrout,  c'est  un  zèle  remar- 
quable guidé  par  une  intelligence  étonnante,  admirablement 
organisée  pour  toute  espèce  de  commerce,  à  commencer  par 
le  change  pour  finir  par  la  banque.  Il  est  vrai  que  l'indus- 
trie n'est  pas  aussi  en  honneur,  mais  les  gens  d'intelligence 
aussi  aiguë  sont  guidés  davantage  par  l'habileté  et  l'inven- 
tion, ces  deux  moteurs  du  commerce,  que  par  la  patience 
et  la  ténacité  qui  sont  nécessaires  pour  l'industrie. 


DE    STAMBOUr,    A    BAGDAD  IQI 

Autre  résLilmt  de  cette  soupless:  d'intelligence  :  les  habi- 
tants de  cette  ville  sont  très  doués  pour  la  littérature  et  les 
langues,  et  montrent  depuis  deux  ans  beaucoup  de  goût 
pour  la  politique. 

Grâce  aux  écoles  fondées  par  les  Américains  et  les  Fran- 
çais, presque  la  moitié  des  habitants  parlent  français,  et 
aussi  un  peu  anglais;  et  môme  ceux  ayant  peu  d'instruc- 
tion mépriseront  celui  qui  ne  sait  pas  s'occuper  de  poésie 
et  de  littérature. 

Et  de  môme  que  le  commerce  s'y  est  plus  développé  que 
l'industrie,  la  littérature  s'y  est  plus  répandue  que  la 
science,  cette  discipline  dure  et  sèche.  Voilà  pourquoi  l'on 
trouve  à  Bevrout,  proportionnellement  une  petite  ville, 
vingt-cinq  journaux  quotidiens  et  liebdomadaires.  Grâce  à 
l'effort  —  inversement  proportionnel  à  celui  du  gouverne- 
ment —  des  Français  et  surtout  des  prêtres  français,  expor- 
tés à  rétranger,  hors  de  France,  la  langue  française  s'est 
largement  répandue  dans  toutes  les  classes  de  la  société 
tandis  que  les  gens  parlant  turc  sont  rares. 

C'est  aux  écoles  étrangères  qu'est  dû  le  niveau  intellectuel 
et  le  degré  de  l'instruction  ;  c'est  grâce  à  elles  que  les  habi- 
tants sont  arrivés  à  peu  près  à  un  si  haut  degré.  Ni  en  Rou- 
mélie,  ni  en  Anatolie,  même  pas  à  Smyrne,  l'instruction 
et  les  connaissances  générales  ne  sont  parvenues  aussi 
haut.  Parmi  les  habitants  de  Beyrout,  la  petite  bourgeoi- 
sie, en  dehors  de  ses  connaissances  professionnelles  sur  le 
commerce,  est  armée  encore  d'une  culture  générale.  Cepen- 
dant c'est  pour  cette  culture  générale  que  nous  devons  fon- 
der des  écoles,  sans  essayer  de  spécialiser  déjà  les  études. 

Ce  n'est  que  plus  tard  que  nous  pourrons  les  faire  entrer, 
comme  les  nations  européennes,  dans  l'ère  de  la  spécialisa- 
tion technique. 

La  presse  elle-même  en  est  encore  à  son  début,  et  la  négli- 
gence avec  laquelle  elle  publie  toutes  nouvelles  apprises, 
sans  se  donner  la  peine  de  les  vérifier,  est  incroyable. 


192  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


AU    MONT    LIBAN 


Ce  que  le  Bosphore,  Prinkipo  et  les  environs  sont  pour 
Conslantinople,  le  Liban  Test  de  même  et  plus  encore  pour 
Beyrout. 

Car  la  différence  de  climat  entre  le  Bosphore  ou  Prin- 
kipo et  Constantinople  n'est  pas  à  beaucoup  près  celle  qui 
existe  entre  celui  de  Beyrout,  situé  au  bord  de  la  mer,  et  du 
Liban,  situé  au  sommet  de  la  montagne. 

La  villégiature  la  plus  proche  de  Beyrout  est  le  village 
d'Aleïh  qui  esta  une  heure  et  demie  de  la  ville,  mais  ceux 
qui  veulent  plus  de  fraîcheur  montent  jusqu'à  Sofar  qui  est 
situé  à  i.25o  mètres  au-dessus  de  la  mer.  Ainsi  continuelle- 
ment une  richesse  remonte  vers  le  Liban  dont  les  terrains 
sont  rocheux  et  pauvres. 

Pendant  la  lente  montée  de  la  voie  à  crémaillère,  des 
tableaux  défilent,  qui  ensorcellent  le  cœur  et  l'esprit  des 
vovageurs,  car  ce  ne  sont  pas  seulement  des  tableaux  que 
l'habile  main  de  la  nature  a  formés,  mais  des  signes  évidents 
de  prospérité  tracés  par  la  main  humaine,  par  sa  patience, 
son  zèle  soutenu  et  sa  persévérance.  Les  pentes  de  la  mon- 
tagne, rochers  souvent  perpendiculaires,  sont  transformés 
par  les  habitants  du  Liban  en  marches  d'escalier  comme  la 
montée  de  Galata,  où  toutes  les  marches  seraient  comblées 
de  terre:  pour  former  jardins  et  bois.  Il  est  vrai  que  j'ai 
gardé  une  vision  pareille  plus  complète,  l'an  passé,  de 
l'Allemagne  du  Sud. 

Le  train,  en  grimpant  doucement,  arrive  à  Beyyé,  à 
1.480  mètres  au-dessus  de  la  mer,  puis  il  commence  à 
redescendre  sur  la  pente  opposée,  dans  la  vallée  de  la  Bik'à 


DE    STAMBOLL    A    BAGDAD  IQS 

(Antiliban\  J'ai  tenu  à  m'arrêter  dans  un  endroit  qui  fût 
caractéristique  :  Zahlé. 

Un  peu  avant  d'arriver  à  Rayak  se  trouve  la  station  de 
Mu'alaka  qui  est  le  centre  d'un  Caza  dépendant  du  vilayet 
de  Damas,  puis  c'est  la  station  de  Zahlé  :  mais  les  deux 
extrémités  de  Zahlé  (du  Liban)  et  de  Mua'Iaka  de  Damas) 
sont  en  contact.  Les  maisons  ornent  les  deux  versants  de 
la  montagne  et  au  milieu  de  ce  grand  village  la  rivière  du 
Berdouni,  eau  transparente  et  froide,  coule  en  petites  cas- 
cades. 

Au  bord,  se  trouvent  des  hôtels  et  casinos  convenables 
où  les  voyageurs  qui  viennent  d'Egypte,  d'Europe  et  même 
d'Amérique  descendent  et  sont  logés. 

Zahlé,  simple  centre  d'un  Caza,  est  plus  prospère  que 
certains  chefs-lieux  des  vilayets  :  il  est  curieux  d'observer 
qu'en  ce  petit  village,  en  pleine  montagne,  il  paraît  deux 
journaux,  Berdoun  et  El  Mouha-:{-^ab,  qui  ont  des  abonnés 
même  en  Amérique  et  ces  deux  journaux  se  gourment 
comme  des  voisins  de  quartier.  L'un  de  ces  journaux, 
le  Berdoun,  est  l'organe  du  comité  «  Erz  Loubnan  »  qui 
poursuit  comme  but  la  suppression  des  privilèges  du  Gou- 
verneur et  la  limitation  de  ses  prérogatives:  il  est  libéral, 
opposé  aux  anciennes  coutumes,  aux  principes  et  usages 
établis  et  respectés  actuellement. 

Quanta  l'autre,  A/ow/za^^a^,  étant  donné  qu'il  est  l'organe 
des  religieux,  il  se  montre  naturellement  fort  exalté  en  toutes 
choses;  il  est  même  pour  Tillimitation  des  privilèges  du 
Gouverneur. 

Le  comité  Er-^  Loubnan  et  ses  organes  n'osent  pas  encore 
se  lancer  tout  entièrement;  en  apparence,  ils  respectent 
l'opinion  publique,  car  elle  est  dans  la  main  des  religieux 
et,  sans  pouvoir  expliquer  leur  but  d'une  manière  évidente, 
ni  dire  les  vérités  telles  qu'elles  sont,  ils  sont  obligés  de 
chercher  des  routes  en  zigzag  et  des  tournures  pour  expri- 
mer leurs  idées. 


194  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

Les  autres  soutiennent  tout  uniment  le  statu  qiio  et  ils 
interviennent  pour  publier  les  résolutions  du  comité  «  Dja- 
miat  el  Loubnan  »  lesquelles  consistent  à  protéger  contre 
toute  attaque  les  privilèges  du  Liban. 

Ces  deux  courants  opposés  sont  nés  de  la  constitution. 
Après  la  promulgation  de  la  constitution,  il  y  eut  des  gens, 
éclairés  et  intelligents,  pour  vouloir  profiter  de  tous  les 
droits  d'un  citoven  ottoman,  sans  aucune  exception,  et  par 
conséquent  élire  des  députés  pour  la  Chambre  ottomane; 
l'autre  parti,  qui  paraît  actuellement  former  la  majorité,  veut 
au  contraire  que  le  Liban  reste  tel  qu'il  est  depuis  des 
années. 

Quelques-uns  du  premier  parti  disaient  très  justement: 
n'examinons  pas  des  possibilités  imaginaires. 

Supposons  que  le  privilège  du  Liban  subsiste;  si  je  suis 
fonctionnaire  civil,  je  ne  serais  jamais  qu'un  sous-gou- 
verneur et,  militaire,  je  n'aurai  jamais  que  le  grade  de 
capitaine. 

Être  major  au  Liban,  c'est  aussi  difficile  que  de  devenir 
grand-vizir  à  Stamboul.  Tandis  que  si  j'entre  dans  la 
grande  famille  ottomane,  sans  aucune  réserve  militaire,  je 
pourrai  devenir  maréchal  et  civil  grand-vizir  ;  en  tout  cas 
je  n'aurai  pas  travaillé  pour  5o.ooo  habitants  mais  pour 
36  millions. 

Mais  voici  ce  que  dit  le  parti  adverse  :  «  Alors  le  gouver- 
nement turc  percevra  des  impôts  et  lèvera  des  soldats  ; 
les  habitants  du  Liban  sont  dans  la  gêne  et  ne  peuvent 
souffrir  le  service  militaire  ;  nous  sommes  donc  contents  de 
notre  état,  restons  ainsi.  » 

Il  y  a  encore  une  thèse  intermédiaire  «  que  les  privilèges 
concernant  les  impôts  et  le  service  militaire  restent  tels 
qu'ils  sont,  qu'une  décision  soit  prise,  limitant  les  pouvoirs 
du  Gouverneur,  et  qu'en  tout  cas  on  puisse  élire  des  députés 
pour  la  Chambre  ». 

Inutile  de  dire  que  cette  troisième  idée   n'est  qu'une  de- 


DE    STAMBOIL   A    BAGDAD  I()5 

mi-mesure.  Il  ne  serait  certainement  pas  logique  de  profiter 
de  tous  les  avantages  de  la  Constitution  en  prétendant  n'en 
pas  accepter  les  charges.  Il  faut  choisir  un  des  deux  partis  : 
ou  rentrer  dans  l'union  ottomane,  ou  bien  supporter  l'état 
actuel  avec  tous  ses  défauts.  Les  jeunes  gens  du  Liban 
doivent  se  dévouer  de  toutes  leurs  forces,  sans  exception, 
par  des  discours  et  par  des  tracts,  à  l'ottomanisation. 


IV 


DAMAS 


De  Ravak.,  gare  médiane  de  la  ligne  et  centre  de  bifur- 
cation, nous  aurions  dû  aller  en  droite  route  vers  Alep  ; 
mais  mon  cœur  n"a  pas  voulu  sacrifier  Damas,  cette  ville 
dont  nous  connaissons  tant  de  contes  depuis  notre  enfance, 
et  qui  se  trouve  à  une  distance  de  trois  heures  et  demie  de 
Rayak. 

On  entre  dans  Damas  par  Rebvé.  Imaginez  un  immense 
jardin,  à  perte  de  vue,  des  forêts  arrosées  par  des  canaux, 
où  l'eau  coule  de  toutes  parts,  le  tout  entouré  par  des  mon- 
tagnes stériles.  Imaginez  encore  cette  charmante  ville,  qui 
fait  prendre  à  Tâme  son  essor,  ainsi  ensevelie  dans  de  jolis 
vergers,  sous  de  superbes  arbres,  avec  de  l'eau  limpide, 
tandis  qu'à  l'entour  se  trouve  une  mer  de  sable  qui  brûle 
comme  le  feu  ;  supposez  un  Bédouin  dont  la  gorge  est  sèche 
et  la  figure  grillée  par  le  soleil,  habitué  à  considérer  comme 
source  de  la  vie  et  comme  bonheur  suprême  de  petites 
mares  d'une  eau  dormante,  des  puits  malsains,  qui  n'a 
connu  comme  ombre  que  sa  tente  noire,  et  devinez  sa  sur- 
prise de  voir  au  loin  tout  d'un  coup  ces  eaux,  ces  jardins, 
cette  fraîcheur,  et  comme  fruits  de  la  civilisation   depuis 


igÔ  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

deux  années,  Télectricité  et  letramwav,  les  voitures,  choses 
qu'il  n'a  pu  voir  jusqu'ici  qu'en  rêve;  ne  vous  étonnez 
plus  certes  si  ce  nomade  croit  que,  s'il  existe  un  paradis  en 
ce  monde,  il  ne  puisse  être  qu'à  Damas. 

Prenez  le  Bosphore  de  Stamboul  et  son  berceau  bleu  et 
transportez-le  à  Damas,  ou  bien  amenez  à  Stamboul  les  fo- 
rêts naturelles  de  Damas  qui  ressemblent  à  celles  de  Polo- 
gne, et  les  nombreux  canaux  qui  coulent  du  détroit  de 
Rebvé,  c'est  alors  qu'on  aurait  un  paradis  terrestre  renfer- 
mant toute  espèce  de  beautés  naturelles,  et  vraiment  sans 
défaut.  Actuellement  Stamboul  est  un  paradis  terrestre, 
mais  incomplet  car  il  est  privé  de  l'harmonie  que  cette  eau 
pure  et  transparente  donne  en  coulant  spontanément,  cette 
eau  vibrante  du  chant  qu'éveille  le  courant  qui  heurte  les 
pierres,  les  roches  et  les  rochers,  en  traversant  les  peupliers, 
les  pins,  des  milliers  d'arbres,  fruitiers  ou  non  fruitiers. 
Damas  aussi  est  un  paradis  terrestre,  mais  auquel  il 
manque  un  Bosphore,  et  une  Corne  d'Or  pour  les  couchers 
de  soleil,  et  la  pompe  des  perspectives  de  Stamboul. 

Damas,  avec  ses  boulevards  plantés  d''arbres  et  situés  des 
deux  côtés  d'un  canal  de  quinze  mètres  de  largeur,  ressem- 
ble tout  à  fait  à  certaines  avenues  de  Paris  ;  seulement  les 
maisons  riveraines  sont  d'un  autre  style  et,  au  lieu  d'un 
parquet  de  bois,  ces  avenues  sont  couvertes  d'un  tapis  de 
poussière. 

Damas  est  une  ville  tout  à  fait  orientale  et  arabe  ;  avec  ses 
bazars  recouverts,  les  rues  étroites  de  l'ancienne  ville,  et 
leurs  impasses  avec  des  maisons  dont  les  murs  ressemblent  à 
ceux  d'une  forteresse  sans  aucune  percée  ni  fenêtre  donnant 
sur  la  rue,  pareils  à  ceux  d'il  y  a  six  siècles,  dont  l'histoire 
de  la  civilisation  islamique  nous  parle.  Cependant  ces  mai- 
sons dont  la  vue  extérieure  est  si  triste  sont  très  jolies  inté- 
rieurement ;  des  bassins,  des  jets  d'eau,  des  cours  pavées  en 
marbre  représentent,  matériellement  et  idéalement,  cet 
Orient  qui  donne  plus  d'importance  à  ses  maisons  qu'à  ses 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD  I  gy 

rues,  à  l'intérieur  qu'à  l'extérieur,  qui  néglige  de  soigner 
les  murs  donnant  sur  les  rues  pour  accumuler  tout  son  raf- 
iinement  et  prodiguer  toutes  ses  confidences  dans  la  cour  de 
sa  maison.  Cependant  dans  les  quartiers  où  l'électricité  a 
pénétré,  la  ville  a  des  maisons  nouvellement  construites  et 
d'aspect  tout  autre  ;  et  il  ne  faut  pas  douter  qu'avec  le  temps 
les  autres  parties  de  la  ville  subiront  aussi  la  civilisation 
contemporaine  qui  tend  à  rendre  toute  chose  uniforme  et 
conforme,  de  même  niveau  et  de  même  hauteur. 

Malgré  la  pénétration  croissante  des  mœurs  modernes, 
les  habitants  n'ont  pas  encore  pu  s'habituer  à  la  \ie  com- 
mune des  villes  d'Europe  et  restreignent  en  leur  intimité 
leurs  goûts  et  leurs  plaisirs. 

Malgré  la  foule  qui  se  presse  dans  les  rues  et  les  bazars, 
il  n'est  pas  une  place,  pas  un  édifice  qui  soit  digne  d'être 
signalé,  casino  ou  théâtre.  Et  même,  dans  la  jolie  prome- 
nade ombragée  entre  Damas  et  Rebvé  —  une  demi-heure 
en  voiture  —  on  ne  rencontreque  quelques  passants.  Quoi- 
que la  municipalité  fasse  arroser  chaque  jour  Tallée  plantée 
d'arbres  qui  se  termine  à  Rebvé,  lieu  de  promenade  pré- 
cieux pour  se  délasser  après  le  travail,  il  n'y  a  le  long  de 
cette  promenade  que  quelques  petits  cafés  qui  s'endorment 
faute  de  clients. 

Dans  la  ville  les  casinos  les  plus  en  vue  ressemblent  tout 
au  plus  aux  cafés  qui  donnent  sur  la  place  de  Bayezid  à 
Stamboul  ;  pendant  le  Ramazan,  les  cafés  et  les  places  situés 
aux  en  virons  du  Seraï, au  centre  de  la  vi lie, rappellent  Direkler- 
arassi,  à  Stamboul, en  plus  primitif,  en  plus  simple  :  des  cafés 
pleins,  deux  cinématographes  et  un  café  chantant,  voilà  à  quoi 
se  réduisent  l'animation  et  la  vie  de  plaisir  pendant  les  nuits 
de  Ramazan  ?  Cependant  Damas  a  tant  de  dispositions  natu- 
relles ;  d'abord  elle  est  peut-être  la  deuxième  ville  comme 
importance  au  point  de  vue  des  habitants  ;  je  dis  peut-être, 
car  on  nomme  aussi  Smvrne.  En  France  aussi,  il  veut 
une  vive  rivalité  entre  Lvon  et  Marseille  comme  deuxième 


19^  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

ville  de  France,  mais  je  me  rappelle  que  Marseille  a  vaincu. 
Mais  tandis  qu'en  France  la  population  est  connue  mathé- 
matiquement, ici  le  nombre  exact  des  habitants  de  Damas 
est  inconnu;  les  uns  disent  200.000,  les  autres  400.000.  Mais 
je  crois  que  Smyrne  est  plus  grande. 

Malgré  le  chiffre  de  la  population,  les  revenus  de  la  mu- 
nicipalité de  Damas  ne  se  montent  qu'à  i3.ooo  livres  par 
an.  moins  qu'à  Beyrout.  La  «  maladie»  est  la  même,  mais 
elle  cause,  on  le  voit,  plus  de  ravages  à  Damas:  et  voilà 
pourquoi  les  bazars  et  les  rues  ne  sont  jamais  balayés. 

Damas  a  produit  bien  des  choses  :  des  forges,  des  armes, 
qui.  vu  le  progrès  actuel,  n'ont  plus  qu'un  intérêt  historique. 
Mais  les  rideaux,  les  étoffes,  les  incrustations  de  nacre,  la 
menuiserie  fine,  sont  des  souvenirs  de  la  civilisation  arabe 
et  islamique  qui  conservent  encore  leur  importance  dans 
le  monde  entier. 

Ne  serait-il  pas  possible  de  prendre  des  mesures  protec- 
trices, comme  pour  les  tapis  de  Smvrne?''  De  travailler  au 
perfectionnement  de  ces  industries  locales,  avant  qu'elles 
ne  tombent  dans  la  main  de  fer  des  Américains?  Certes  ce 
serait  possible,  si  ces  industriels  qui  travaillent  avec  tant 
de  peine  dans  ces  petites  boutiques,  si  sombres,  avec  mille 
difficultés,  trouvaient  des  capitalistes  pour  les  guider  et  les 
assister. 


Après  avoir  quitté  Damas,  «  cette  ville  qui  a  donné  asile 
pour  toujours,  dans  la  mort,  aux  deux  génies  les  plus  do- 
minateurs quaii  connus  VOrient,  Mouhi-ed  Din  Arabi 
et  Salah-ed  Din  Eyyoub  (i)  »,  les  notes  continuent  par  une 

(i)  Ibn  'Arabi  (\  638  1240),  le  plus  grand  mystique  musulman,  enterré  en 
dehors  de  la  ville,  à  Sàlihiyeh  ;  et  Saladin  i-,- 589,1  igS),  le  héros  delare  prise 
de  Jérusalem,  Kurde  —  enterré  dans  lavil'e  même  —  en  tace  de  la  mosquée  AI 
Omawi. 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD 


'99 


description  des  ruines  de  Baalbek  qui  ne  rentrent  pas  dans 
le  cadre  d'informations  sociologiques  tracé  dans  iintro- 
duction.  —  Suivent  des  observations,  très  suggestives  et 
très  actuelles,  sur  la  «question  des  races  »  ;  nous  reprenons 
ici  le  texte  in-extenso  : 


Clicliù  S.   bùiian  bey. 
FiG.  2.  —  En  voilier  sur  i'Euphrate  :  près  de  Koùfah. 


V 


TURCS    ET    ARABES 


Après  deux  jours  de  séjour  à  Alep,  au  débouché  de 
l'Irak,  et  de  la  Mésopotamie,  je  me  suis  engagé  sur  cette 
longue  et  pénible  route  de  Bagdad,  en  partant  pour  Dèr. 
Mais  auparavant  je  voudrais  parler  de  cette  fameuse  ques- 
tion turco-arabe,  qu'en  Syrie  certaine  intrigue  veut  faire 
naître  d'un  désaccord  dans  l'union  ottomane.  Je  n'avais  ja- 


200  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

mais  cru  à  l'existence  de  cette  question  imaginaire,  mais 
j'avaiscraintun  moment  qu'en  quelques  endroits  de  la  Syrie, 
des  malveillants  tâchaient  de  tromper  les  gens  pour  servir 
leurs  intérêts.  En  ce  moment,  où  je  suis  sur  le  point  de 
quitter  Alep,  je  me  sens  avec  joie  délivré  de  mes  craintes  et 
soulagé  de  mes  doutes.  Oui,  je  l'ai  bien  compris,  cette  épée 
menaçante  qu'on  brandit  comme  pour  un  chantage,  en  face 
du  Gouvernement,  cette  épée  est  rouillée,  et  si  bien  qu'elle 
ne  pourrait  même  pas  couper  un  papier  à  cigarette. 

Tous  ceux  que  j'ai  rencontrés  m'ont  dit  :  ce  ne  sont 
que  de  faux  bruits;  ainsi  Cheikh  Hassan  EfTendi,  un  des 
littérateurs  en  vue  de  B^yrout^  a  pu  dire,  dans  un  discours  : 
«  Celui  qui  sème  la  discorde  dans  Tunité  ottomane,  est 
néfaste  à  l'existence  de  l'Islamisme.  Si  c'est  un  Turc,  c'est 
le  premier  des  traîtres  pour  les  Turcs,  et  si  c'est  un  Arabe, 
tous  les  Arabes  le  jugeront  de  même.  » 

Il  est  faux  que  les  Turcs  aient  déclaré  la  guerre  à  la  langue 
arabe:  dès  le  lendemain  de  la  Constitution,  ils  n'ont  pas 
manqué  de  prendre  toutes  mesures  nécessaires  pour  trans- 
former l'enseignement  de  la  langue  arabe  dans  un  sens  plus 
fécond.  On  a  écrit  qu'on  aurait  entravé  le  départ  des  pro- 
fesseurs rencontrés  à  Damas  pour  les  vingt  écoles  fondées 
à  Adj'oun  et  ailleurs,  et  qu'on  avait  supprimé  la  langue 
arabe  à  l'École  Normale.  En  réalité  les  professeurs  dont  on 
prétend  que  le  départ  fut  ajourné  se  trouvaient  dans  l'obli- 
gation de  subir,  avant  leur  départ,  un  examen  déviant  la 
Commission  du  Mearif,  conformément  à  la  loi  et  aux 
règlements.  Quant  à  la  question  de  la  suppression  de  l'en- 
seignement de  l'arabe  à  l'École  Normale,  elle  ne  se  pose 
même  pas  pour  ceux  qui  ont  examiné  le  programme  de 
cette  école. 

Un  jour  un  journal,  El  Moujid,  s'étonnait  qu'aux  con- 
cours ouverts  pour  la  licence  de  concours  auxquels  2 1  élève  s 
avaient  pris  part,  dont  10  Arabes,  les  deux  élus  eussent 
été  des  Turcs. 


DK    STAMBOIL    A    15AGDAD  201 

En  réalité,  le  concours  se  passait  non  seulement  à  Bevrout, 
mais  aussi  à  Constantinople,  et  n'ont  été  examinés  à  Bey- 
rout  que  ceux  qui  n'ont  pas  voulu  aller  jusqu'à  Constanti- 
nople, soit  quatre  élèves.  Deux  ont  été  reçus  et  les  deux 
autres  ont  été  refusés  comme  étant  faibles  en  turc  et  en 
français  et  ne  possédant  pas  les  connaissances  exigées  pour 
le  concours;  et,  de  ces  deux  refusés,  l'un  était  Turc  et 
l'autre  naturalisé  Turc,  et  des  deux  reçus,  l'un  était  Turc 
et  l'autre  à  demi  Arabe. 

Et  ainsi  de  suite.  Le  devoir  de  l'autorité  locale  serait  de 
démentir  de  suite  de  pareilles  publications  qui  peuvent 
émouvoir  l'opinion  publique;  et  dans  le  cas  où  ces  publica- 
tions se  font  dans  une  intention  perverse,  il  doit  alors  faire 
poursuivre  l'auteur  par  le  procureur  général  qui  exigera  une 
condamnation  équivalente  à  celle  qu'encourt  un  fauteur 
de  fausses  nouvelles.  Mais  ici  nous  mettons  le  doigt  dans 
la  plaie  :  les  tribunaux...  Dans  ces  centres  importants, 
Beyrout,  Damas  et  Alep,  où  paraissent  tant  de  journaux, 
où  il  y  a  tant  de  procès,  les  tribunaux  et  magistrats  n'v  suf- 
firaient pas. 

Il  est  donc  très  nécessaire  que  le  ministère  de  la  Jus- 
tice trouve  un  remède. 

On  invoque  toujours  ce  puissant  argument  :  «  qu'il  n'y  a 
pas  de  fonctionnaires  arabes  »,  mais  d'abord  c'est  là  une 
calomnie  :  en  Syrie,  j'ai  vu  que  la  plupart  des  sous- gouver- 
neurs étaient  Arabes. 

Ensuite,  le  gouvernement  a  affirmé  et,  avec  succès, 
répété,  que  les  questions  de  nationalité  et  de  religion  sont 
indépendantes  du  choix  des  fonctionnaires  ;  qu'on  ne 
recherche  en  les  choisissant  que  leur  capacité,  leur  dignité 
de  vie  et  leur  connaissance  de  la  langue  officielle.  Sauf  les 
habitants  de  Beyrout  et  du  Liban_,  nous  voyons  avec  grand 
plaisir  que  dans  tous  les  autres  pa}s  arabes  les  gens  plus 
ou  moins  lettrés  et  intelligents  connaissent  la  langue  offi- 
cielle. 

XIV.  14 


202  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

Notre  gouvernement,  qui  a  mis  la  langue  arabe  à  la  por- 
tée des  Turcs,  mettra  la  langue  turque  à  la  portée  des  Arabes 
en  établissant  des  écoles  en  Syrie  et  surtout  à  Beyrout,  afin 
qu'elles  puissent  rivaliser  avec  les  écoles  étrangères;  c'est 
là  une  question  vitale. 

Dans  cette  controverse  les  chrétiens  de  Syrie  jouent  un 
rôle.  On  sait  bien  qu'en  Syrie,  comme  en  Egypte,  la  plupart 
des  journaux  sont  dans  la  main  des  chrétiens.  Si  ceux-là 
nous  prêtent  leur  force  pour  Tunion  ottomane,  la  cause 
sera  gagnée.  J"ai  causé  à  ce  sujet  avec  nombre  de  chrétiens 
arabes  :  ils  sont  tous  d'accord  pour  dire  :  «  C'est  un  malheur 
pour  les  chrétiens  arabes  de  poursuivre  l'idée  arabe  dans  le 
sens  d'une  autonomie,  car  nous  savons  bien  que,  sous  telle 
ou  telle  forme  nouvelle,  notre  situation  sera  certainement 
inférieure  à  celle  que  nous  avons  actuellement,  et  jamais 
nous  ne  réussirons  à  être  traités  aussi  impartialement  que 
nous  le  sommes.  » 

Si  vraiment  cette  déclaration  est  sincère  et  ne  poursuit 
pas  d'autre  but,  alors  pourquoi  la  presse  appartenant  aux 
chrétiens  ne  change-t-ellepasde  langage  ?Mais  nous  n'avons 
aucune  raison  de  ne  pas  croire  à  cette  sincérité  et  nous  es- 
pérons que  l'orientation  de  ces  journaux  se  modifiera. 


VI 


LA  VIE  DANS    LE   KHAN 


11  y  a  vingt-deux  ans,  dans  mon  premier  voyage  sur  la 
route  de  Tlrak,  il  n'y  avait  pas  de  voilure,  et  l'on  voyageait 
en  caravane  depuis  Alep  jusqu'à  Bagdad;  ceux  qui  ne  pou- 
vaient monter  à  cheval  ou  à  mulet,  malades,  femmes,  en- 
fants, voyageaient  en  takhtrevan,  en  kedjavé,  ou  en  meh- 


DE    STAMBOIL    A    BAGDAD  203 

mel.  Actuellement,  le  takhtrevan  se  perd,  quoique  cette 
fois-ci  )e  vienne  d'en  apercevoir,  dans  une  caravane,  à 
Sabha;  et  il  a  été  remplacé  par  des  omnibus  de  forme  al- 
longée, ce  qui,  pour  les  bords  de  l'Euphrate,  passe  pour 
une  invention  toute  nouvelle  de  la  civilisation. 

Ayant  quitté  Alep  à  7  heures  et  demie,  on  m'avait  dit  que 
notre  premier konak  'étape)  serait  Nehreizeheb  (fleuve  d'or); 
vers  I  heure,  nous  étions  à  la  porte  du  khan  de  ce  Nehrei- 
zeheb ;  ce  «  fleuve  d'or  »  n'était  qu'un  peu  d'eau  noire 
troubleet  dormante,  celleque  nous  avions  traversée  quelques 
minutes  auparavant.  En  disant  khan  il  ne  faut  pas  se  rap- 
peler le  Vezir  Han,  le  Validi  Han,  ces  grands  édifices  de 
Stamboul..... 

Le  khan  de  Nehreizeheb  est  formé  de  quatre  murs  en 
terre  de  deux  mètres  de  hauteur,  où  intérieurement  se  trou- 
vent une  cour,  des  chambres,  et  des  écuries  donnant  sur 
cette  cour.  Les  chambres,  dont  les  planchers  et  les  plafonds 
sont  en  terre  et  qui  n'ont  aucune  fenêtre,  ne  peuvent  être 
habitées  à  cause  de  l'odeur  du  fumier  et  de  la  paille  qui  s'v 
trouvent. 

Dans  le  khan  de  Tebni,  qu'on  considère  comme  le  pkK 
convenable,  on  m'avait  donné  la  meilleure  chambre  :  mais 
les  vitres  étaient  cassées  et  l'odeur  du  fumier  était  telle  que 
je  ne  pus  dormir  et  me  décidai  à  m'assoupir  dans  une  voi- 
ture au  milieu  de  la  cour;  comme  elle  n'était  pas  assez 
longue,  j'ai  plié  mes  genoux;  pour  les  gens  habitués  à  cette 
vie,  la  chose  qu'on  appelle  sommeil  a  tellement  peu  d'im- 
portance, l'insomnie  est  si  inattendue  et  insolite  qu'on  ne 
fait  pas  attention  à  cela. 

J'ai  demandé  au  khandji  :  Comment  se  fait-il  que,  étant 
tout  près  d'Alep,  vous  n'avez  pas  construit  un  hôtel  ou  bien 
au  moins  un  khan  permettant  de  se  reposer?^  «  Effendi,  me 
répondit-il,  si  le  khan  m'appartenait,  je  l'aurais  fait,  mais 
je  paie  cent  livres  de  loyer,  et  vous  \ovez  que  lui-même 
m'en  coûte  autant.  Le  propriétaire,  Khadja  Bokhel  d'Alep, 


204  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

ne  veut  pas  l'agrandir  et  je  ne  puis  construire  un  autre 
khan  puisque  tous  ces  terrains  appartiennent  au  propriétaire 
qui  n'accepte  pas  de  les  vendre.  »  Cette  maladie  existe  à  peu 
près  chez  tous  les  notables  propriétaires,  ils  ne  veulent  ni 
vendre  leurs  terrains  ni  les  améliorer  eux-mêmes  ;  ils 
exigent  cent  livres  de  revenus  d'un  capital  de  cent  livres. 

Dans  toutes  les  étapes  jusqu'à  DêrZordVleskené,  Hamam, 
Sabha,  Tebni)  il  y  a  des  khans  dont  certains  appartiennent 
aux  habitants  et  certains  autres  au  gouvernement  ou  plutôt 
à  r  «  Administration  des  domaines  »  d'Abdul  Hamid  (qui 
ont  été  repris  par  le  gouvernement  et  à  côté  de  ces  khans  il 
se  trouve  quelquefois  des  pestes  de  gendarmerie  qui,  inutile 
de  l'ajouter,  ressemblent  à  ces  khans.  Tous  sont  inhabi- 
tables. 

Comme  ces  khans  sont  une  question  vitale  pour  les  voya- 
geurs allant  de  Bagdad  à  Alep,  il  faut  attirer  sur  eux  tout 
spécialement  l'attention  du  Gouvernement.  Auparavant  les 
gens  charitables  construisaient  des caravansérailsau  milieu 
du  désert.  Mais  maintenant. 

Nous  prions  le  ministère  des  Travaux  publics  de  consi- 
dérer cette  route  d'Alep  à  Bagdad  comme  une<<>  route  natio- 
nale »  et  de  donner  des  ordres  immédiats  pour  l'étudier,  et 
de  ne  pas  oublier  d'y  faire  construire  des  khans  solides, 
confortables  et  habitables.  Ces  khans  serviront  pour  abriter 
les  matériaux  pour  la  réfection  de  la  route  et  en  même 
temps  ils  seront  des  asiles  pour  les  voyageurs  qui  sont 
dénués  de  tout. 


VI 


SUR    LE  BORD    DE  L  EUPHRATE 


Ce  pavs  est  vraiment  hostile  aux  arbres  ;  déjà  de  Homs 
à  Hama  jusqu'à  Alep,  le  long  du  chemin  de  fer,  on  ne  ren- 


DE   STAMBOIL    A    BAGDAD  205 

contrait  ni  ombrages,  ni  bois,  pas  môme  un  arbre  isolé; 
pour  en  voir  il  faul  entrer  dans  Alep.  Et  cependant  Alep 
aussi  est  très  pauvre  en  arbres.  Dans  la  \ille  neuve, 
il  }■  a  de  beaux  boulevards,  maison  n\'  voit  pas  un  arbre, 
pas  une  ombre  pour  tamiser  le  soleil.  La  terrible  nudité  du 
paysage,  après  Alep,  fait  une  grande  impression.  En  arri- 
vant aux  rives  de  rEuphrate,on  marche  durant  des  heures 
et  des  jours  sans  rencontrer  la  moindre  branche,  le  moin- 
dre tas  de  feuilles,  pour  s'abriter  de  la  chaleur  et  du  soleil. 

En  Anatolie  aussi,  les  paysans  sont  ennemis  —  mais  par 
intérêt  —  des  forets  ;  ils  coupent  et  brûlent  des  arbres,  mais 
au  moins,  pensant  à  eux-mêmes,  ils  laissent  dans  chaque 
ferme  un  arbre,  par  exemple  un  figuier,  un  noyer  :  et,  lors- 
que le  paysan  est  sorti  de  chez  lui  pour  aller  labourer  sa 
terre,  moissonner  ses  récoltes,  s'il  se  sent  fatigué,  ne 
pouvant  aller  se  reposer  jusqu'à  son  village,  il  s'étend  et  se 
repose  sous  le  noyer  pendant  des  heures,  puis  il  retourne 
à  son  travail.  Tandis  que  le  long  de  l'Euphrate,  où  le  soleil 
est  mille  fois  plus  brûlant  et  les  terrains  visiblement  propres 
au  boisement,  les  Arabes  ont  plaisirà  prendre  des  bains  de 
soleil  ;  et  ils  considèrent  la  forêt  et  la  verdure  comme  un 
obstacle  à  cette  occupation.  Non  seulement  ils  n'essaient 
pas  de  planter  des  arbres,  mais  ils  tâchent  même  d'anéantir 
ceux  qui  existent.  Car  je  me  rappelle  bien  que  dans  mon 
premier  voyage,  dans  mon  enfance,  on  rencontrait,  à  par- 
tir de  Meskené,  au  bord  du  fleuve,  des  arbres,  des  forêts  ; 
qu'il  y  avait  des  ronces  et  qu'à  cause  des  fauves,  lions,  san- 
gliers et  des  brigands  qui  s'v  réfugiaient,  on  considérait 
comme  un  danger  d'v  passer  ;  là,  où,  actuellement,  il  n'y  a 
plus  ni  forêt  ni  périls. 

Et  l'on  voit,  devant  soi,  couler  cet  immense  Euphrate, 
très  fier,  faisant  tantôt  des  courbes  et  tantôt  des  zigzags, 
formant  ici  une  île,  là,  un  lac,  et  si  l'envie  prend  d'aller  au 
bord  du  fleuve  pour  v  poser  le  pied,  le  soleil  est  si  chaud 
que,  tout  de  suite  on  se  retourne,  désespéré  à  l'ombre  de  la 


206 


REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


voiture,  aussi  chaude  qu'un  four,  mais  que  Ton  considère 
cependant  comtTie  un  lieu  de  repos,  un  paradis  bien  gagné. 
Sous  le  soleil  tout  est  blanc  comme  s'il  était  tombé  de  la 
neige  chaude  ;  les  sommets  desmontagnes  aussi  sont  blancs; 
d'ailleurs  la  nature  calcaire  de  ces  sommets  ajoute  à  la  blan- 
cheur du  soleil  la  blancheur  de  la  craie  ;  voilà  la  lumière  en 
ces  lieux,  qui  ne  sont  pas,  comme  on  pourrait  croire,  un 
terrain  uni  comme  un  plateau  :  plus  ou  moins  rapprochées 
du  fleuve,    on  rencontre  constamment   des  collines  où  la 


Ciché  Mougel. 

FiG.  3.  —  Le  pont  de  bateaux  de  l'Euplirate,  à  Mosseyeb. 


réverbération  des  pierres  s'ajoute  à  la  chaleur  ordinaire  du 
soleil. 

A  partir  de  Meskené,  et  jusqu'à  Der  Zor,  il  n'existe  aucun 
village  et,  comme  bâtiments,  il  n'y  a  que  des  khans,  dont 
j'ai  parlé. 

Cependant,  y  compris  les  tribus  des  Anezé,  il  y  a  là  cent 
mille  habitants,  peut-être  plus  avec  les  nomades  vivant  sous 
la  tente.  En  disant  tente,  qui  sait  ce  que  l'on  s'imagine?'* 
Ces  tentes  noires,  faites  de  lin  et  plus  rarement  de  poils, 
sont  dressées  sur    des  piquets  d'un  mètre  et  demi  et  sont 


DE    STAMBOIL   A    BAGDAD  207 

ouvertes  de  deux  côtés,  le  soleil  qui  vient  de  l'est  et  de 
l'ouest  ne  manque  jamais  dans  Tintérieur  de  ces  tentes,  et 
comme  s'il  ne  lui  suffisait  pas  de  saluer  les  tentes  de  côté, 
il  les  chaulïe  encore  par  en  haut.  Pour  pouvoir  se  reposer 
sous  cette  ombre,  il  n'\aqu'un  seulmoven,  se  familiariser 
avec  le  soleil,  autant  que  les  Bédouins. 

Les  habits  des  plus  riches  sont  une  chemise  blanche  ta- 
chée de  poussière,  quelquefois  un  abâ  (manteaui.  On  ne 
porte  pas  de  caleçon  ;  pas  de  chaussure  au  pied  ;  les  jambes 
des  Bédouins,  toujours  nues  jusqu'aux  genoux  et  quelque- 
fois plus  haut,  sont  couvertes  d'épaisses  et  différentes  cou- 
ches de  poussière  qui  mériteraient  d'être  étudiées  par  un 
géologue. 

Il  n'y  a  aucune  différence  entre  les  habits  des  hommes  et 
ceux  des  femmes  qui  ne  sont  jamais  voilées  ;  leurs  pieds  et 
leurs  bras  sont  assez  découverts,  mais  pas  autant  que  ceux 
des  hom.mes:  presque  toutes  les  femmes  portent  dans  le 
nez  une  espèce  d'anneau  qu'on  appelle  khizmé;  leur  lèvre 
inférieure,  leur  figure,  leurs  bras  sont  tatoués. 

En  toutes  choses  il  y  a  une  égalité  complète.  Comme  il 
n'v  a  pas  de  différence  entre  les  habits  d'un  chamelier  et 
ceux  d'un  Cheïkh,  il  en  est  de  même  pour  les  logements 
des  hommes  et  des  animaux  car  le  père  de  famille,  la  femme, 
les  enfants  et  toutes  sortes  d'animaux  demeurent  sous  la 
même  tente.  La  nourriture  elle  aussi  est  misérable.  Les  Bé- 
douins du  Sud,  eux  au  moins,  possèdent  des  dattes,  ce  qui 
est  rare  chez  les  Arabes  Anézé,  de  Der  Zor  ;  ils  ont  beaucoup 
de  chameaux,  de  moutons,  de  chèvres,  d'ânes;  le  nombre 
des  bestiaux  est  de  beaucoup  supérieur  au  chiffre  des  habi- 
tants des  tentes. 

Une  partie  des  Bédouins  qui  peuplent  les  rives  de  l'Eu- 
phrate  se  déplace  moins  que  les  Anézés;ilsne  considèrent 
pas  l'agriculture  comme  une  honte,  ils  ne  croient  pas  que  le 
métier  de  berger  soit  un  honneur  comme  le  pensent  les 
Anézés;  ils  ont  fait  un  pas  de  plus  vers  la  civilisation,  ils 


208  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

accumulent  des  paillassons  sur  des  poutres  et  ainsi  se  fabri- 
quent des  maisons  ;  il  est  possible  de  construire  ainsi  toute 
une  maison  pour  deux  livres  seulement  :  ceux-là  chan- 
gent de  place  au  fur  et  à  mesure  que  l'eau  du  fleuve  change 
de  niveau. 

Chez  eux  aussi  la  misère  règne.  Et  voici  l'Euphrate,  riche 
et  prodigue,  qui  coule  sans  cesse  auprès  de  toute  cette  pau- 
vreté. 

L'Euphrate  est  capricieux,  il  se  forme  un  nouveau  lit, 
puis  retourne  à  son  courant  ancien  :  quelquefois  il  ne  fait 
qu'attaquer  une  rive  (la  rive  droite)  comme  s'il  la  mordait, 
parfois  il  s'v  acharne  pour  la  détruire,  jusqu'au  pied  des 
montagnes,  et  anéantit  toutes  les  pistes.  L'autre  rive,  au 
contraire,  est  épargnée  par  le  fleuve  et  s'accroît  chaque 
année  par  le  même  colmatage  qui  forme  des  îles  chaque 
année  difl"érentes.  Est-il  possible  de  faire  cesser  les  caprices 
de  ce  fleuve?'' 

Actuellement,  le  fleuve  est  divisé  en  cinq  ou  six  bras  par 
des  îles;  ces  canaux  partiels  s'étranglent  forcément,  tandis 
que,  si  son  lit  était  régularisé,  il  n'y  aurait  plus  de  défilés  et 
la  navigation  en  profiterait. 


Vlll 


DER    ZOR 


Une  oasis  au  milieu  d'un  désert...  Der,  l'étape  la  plus 
connue  de  la  route  de  Bagdad  à  Alep,  a  pris  graduellement 
de  l'importance  ;  quelque  temps  auparavant,  il  n'était  qu'un 
village  misérable,  mais,  grâce  à  sa  position,  il  a  pris  l'aspect 
d'une  ville  de  i5.ooo  habitants,  en  quinze  ou  vingt  années. 
Le  boulevard  qui  traverse  la  ville  d'un  bout  à  l'autre  est 


DE  STAMBOUL    A    BAGDAD  200 

très  bien  organisé,  de  sorte  que  nos  grandes  villes  même 
l'envieraient;  cette  grande  rue  de  D^r,  faite  sur  le  modèle 
des  quartiers  Djemilic  et  Azizié  d'Alep,  a  deux  défauts  :  l'un, 
c'est  qu'elle  est,  suivant  l'usage,  dépourvue  d'arbres,  l'autre 
c'est  que  les  maisons  situées  sur  les  deux  côtés  ne  sont  mal- 
heureusement pas  du  tout  en  harmonie  avec  cette  voie 
spacieuse;  ce  ne  sont  que  des  ruines.  Il  _\' a  néanmoins 
quelques  édifices  bien  compris,  un  hôpital  assez  bon,  une 
caserne,  un  grand  Seraï  et  quelques  belles  maisons.  Tout  le 
reste  a  l'aspect  d'un  quartier  ruiné  ou  bien  d'une  esplanade 
après  un  incendie.  La  ville  a  un  bazar  couvert  et  un  pont  à 
plusieurs  piles  construit  sur  un  bras  de  TEuphrate;  avant 
Der,  le  fleuve  s'est  divisé  en  deux  bras, dont  l'un  se  rattache 
au  fleuve  principal  après  avoir  traversé  Der;  et  le  pont  en 
question  est  construit  sur  ce  bras.  Le  pont  aboutit  de  l'autre 
côté  à  une  longue  île,  d'une  largeur  d'un  demi-kilomètre, 
et  le  flelive  principal  coule  de  l'autre  côté  de  cette  île. 

Il  V  a  quelques  années,  on  avait  commencé  sur  le  bras 
principal  de  l'Euphrate  un  second  pont  pareil  à  celui  qui 
est  établi  sur  le  petit  bras,  et  on  avait  ainsi  voulu  rattacher 
Der  à  la  Mésopotamie  et  faciliter  les  rapports  commerciaux 
avec  Mossoul  et  avec  l'Irak  ;  on  avait  même  terminé  la  con- 
struction de  quelques  piles;  mais  plus  tardles  travaux  furent 
ajournés,  les  calculs  n'avaient  pas  tenu  un  compte  suffisant 
de  la  force  du  courant.  D'après  ce  que  l'on  m'a  dit,  les 
habitants  avaient  donné  des  milliers  de  livres  pour  ce  tra- 
vail, qui  resta  suspendu.  Ces  piles  pourront  peut-être  servir 
à  la  construction  du  pont  suspendu  de  fer  qui  a  été  projeté,  et 
dont  l'estimation  monte  à  20.000  livres;  le  ministère  desTra- 
vaux  publics  a  fait  figurer  ce  pont  dans  l'énumération  des 
prochains  travaux;  les  habitants  attendent  la  mise  à  exécu- 
tion de  cette  décision  ;  j'avais  déjà  rencontré  à  Alep  les 
ingénieurs  envoyés  pour  étudier  la  route  d'Alep  à  Bagdad  ; 
ils  mettront  de  suite  à  exécution  les  travaux  de  ce  genre 
aux  endroits  où  ils  doivent  les  commencer. 


210  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

La  situation  de  Der  étant  déjà  favorable,  ce  pont  aidera 
beaucoup  à  son  extension,  car,  grâce  à  lui,  Der  deviendra 
le  point  de  jonction  du  commerce  d'Alep,  Bagdad  et  Mos- 
soul,  ces  grandes  villes,  qui  sont  toutes  à  six  (ou  dix)  jours 
de  Der.  Après  un  voyage  aussi  long,  il  est  indispensable  de 
se  reposer  un  peu,  et  c'est  cette  nécessité  qui  rend  Der  si 
animé  ;  son  air  est  pur,  sain  et  sans  humidité,  ses  terrains 
très  fertiles. 

Les  revenus  de  la  municipalité  de  Damas  ne  sont  que  de 
11.000  livres  et  ceux  d'Alep  encore  moindres;  tandis  que 
cette  petite  ville  de  Der  s'assure  S.ooo  livres  de  revenus  par 
an.  La  municipalité  ayant  compris  les  inconvénients  des 
khans  a  décidé  de  construire  un  hôtel  grâce  aux  économies 
réalisées,  et  l'an  prochain  elle  fera  planter  des  arbres  dans 
les  grandes  rues.  En  outre,  pour  la  période  des  chaleurs, 
elle  a  commandé  une  machine  frigorifique  pour  obtenir  de 
la  glace.  Actuellement  il  y  a  dans  cette  ville  une  mino- 
terie, avec  moteur  à  pétrole,  ce  qui  est  une  importante 
innovation.  Le  quai,  dont  on  a  déjà  entamé  la  construction 
le  long  du  fleuve,  sera  un  lieu  de  promenade  en  même  temps 
qu'une  digue  contre  les  assauts  de  l'Euphrate. 

Tout  n'est  pas  pour  le  mieux  à  Der.  Les  habitants  sont 
tout  à  fait  ignorants. 

Le  ministère  de  l'Instruction  publique  doit  pourvoir  à 
réducation  de  ce  pavs  de  deux  façons  :  i°  établir  des  écoles 
dans  la  ville;  2°  envoyer  chez  les  nomades  des  maîtres  ca- 
pables de  s'en  faire  comprendre  et  de  leur  apprendre  au 
moins  leurs  devoirs  religieux. 

La  population  fixe  du  territoire  de  Der  n'étant  que  le 
dixième  du  chiffre  de  ses  habitants  nomades,  il  importe 
que  les  écoles  qu'on  y  doit  établir  soient  prévues  en  confor- 
mité avec  les  besoins  de  toutes  ces  tribus. 

Auparavant,  le  gouvernementavait  fondé  une  école  pour 
les  tribus  arabes  à  Stamboul,  ce  qui  est  nécessaire,  selon 
moi,  mais  qui  serait  plus  utilement  installée  dans  des  villes 


DE    STAMBOIL    A    BAGDAD  211 

commî  Zor,  Kerek  et  Montefik,  au  centre  même  de  ces  tri- 
bus. 

Actuellement,  il  va  des  milliers  de  nomades  dont  l'igno- 
rance est  telle  qu'ils  sont  convaincus  que  l'assassinat  et  le 
pillage  sont  marques  de  bonne  éducation.  C'est  un  devoir 
très  important  pournotre  gouvernement  constitutionnel, qui 
a  réellement  bssoinde  millions  de  sujets,  de  millions  d'im- 
pôts et  de  milliers  de  soldats,  de  leur  imprimer  graduelle- 
ment quelques  idées  de  civilisation  et  de  les  disposer  à  se 
fixer  au  sol.  On  ne  peut  commencer  par  leur  parler  de 
se  fixer  en  un  lieu  déterminé  ;  leur  cheïkh,  qui  considère 
l'agriculture  comme  une  bassesse,  y  verrait  une  insulte  per- 
sonnelle. 

Mais  il  faut  d'abord  changer  la  mentalité  de  ces  Bédouins; 
ensuite  il  sera  possible  de  leur  parler  de  se  fixer  et  d'être 
sédentaires.  Actuellement,  les  nomades  n'ont  pour  gagne- 
pain  que  deux  métiers  :  faire  paître  leurs  troupeaux  et  com- 
battre pour  piller  ;  ces  deux  métiers  sont  de  nobles  et  hono- 
rables occupations  pour  eux.  L'humanité,  à  sa  première 
période  d'évolution,  passait  son  temps  à  paître  les  trou- 
peaux, c'est  plus  tard  qu'elle  est  entrée  dans  une  autre 
étape  impliquant  des  notions  sommaires  et  primitives  de 
l'agriculture. 

Dans  l'évolution  du  progrès  social,  les  Bédouins  actuels 
ont  dépassé  seulement  la  période  de  la  chasse.,  mais  ils  ne 
sont  pas  encore  entrés  dans  celle  de  Tagriculture.  Pour  s'oc- 
cuper d'agriculture,  il  faudrait  d'abord  avoir  le  goût  de  se 
fixer  en  quelque  endroit.  Et  les  Bédouins,  qui  considèrent 
le  dos  du  chameau  ou  du  cheval  comme  la  «  poutre  delà 
vie»,  ne  peuvent  supporter  le  travail  continu  ni  s'attacher 
à  la  glèbe. 

L'ignorance  séculaire  aidant,  ces  populations  sont  ef- 
rayées  des  besoins  nouveaux  inventés  par  la  civilisation. 

Que  le  gouvernement  perce  autant  de  routes  qu'il  veut, 
que  la  municipalité  fasse  autant  de  boulevards  qu'elle  en 


212  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

désire,  cela  ne  produira  aucun,  effet  éducatif,  car  les  enfants 
se  promènent  tout  nus  dans  les  ru2s,  et  nul  ne  sent  la  néces- 
sité de  souliers,  de  verres,  d'arbres  même  comme  l'oranger 
(il  n'existe  pas  a.  Der). 

Tant  que  le  gouvernement  ne  se  mêlera  pas  de  la  vie 
privée  des  habitants,  de  leur  logement,  de  leur  alimenta- 
tion même,  tant  que  les  habitants  ne  seront  pas  conduits  de 
force  et  malgré  eux  vers  le  progrès  comme  des  soldats,  il 
n'y  aura  ici  ni  prospérité  ni  civilisation. 

Il  faut  les  conduire  et  d'une  poigne  forte.  Mais  jusqu'à 
quel  point  cela  pourra-t-il  être  mis  en  conformité  avec 
notre  constitution  ?  Cette  masure,  qui  est  nécessaire  à  Der, 
n'est  ni  utile  ni  possible  pDur  Salonique,  et  jusqu'à  quel 
point  l'unité  ottomane  le  souffrira-t-elle  ?  Sera-ce  l'affaire 
de  l'autorité  locale  et  de  son  habileté  politique,  comme  on 
disait  sous  l'ancien  régime?'*  HMas,  dans  le  siècle  de  l'élec- 
tricité et  des  chemins  de  fer,  le  progrès  ne  pénètre  en  ce  pays 
qu'à  dos  de  chanieau. 

Suit  un  chapitre  purement  descriptif  sur  les  étapes  de 
Der  à  Bagdad,  —  dont  «  quatre  sur  sept  sont  des  chefs- 
lieux  de  Kaïmmakamlik  :  Meyadin,  Abou  Kemal,  Ana 
et  Roumadié...  »  Nous  en  donnons  in-extenso  la  conclu- 
sion : 


IX 


DE    DER    A    B.\GDAD 


Au  fur  à  mesure  qu'on  se  rapproche  de  Bagdad,  la  civi- 
lisation, les  modes,  la  façon  de  penser  de  Bagdad  s'imposent 
à  l'attention  et  l'on  commence  à  revoir  un  peu  plus  de  pros- 
périté. Dans  les  parties  septentrionales,  sur  les  bandes  de  ter- 


I)K    STAMBOIL    A    BAGDAD  21  3 

rain  situées  entre  les  montaf;ncs  et  le  fleuve,  on  ne  rencontre 
ja  mais  de  canaux  dirri^'.ation  tandis  qu'à  partir  d'Ana  et 
surtout  de  Ilît,  on  rencontre  çà  et  là  des  dattiers  et,  très  ra- 
rement, des  oliviers  et  quelques  safsaf;  de  plus,  en  se  rap- 
prochant de  Hît,  Roumadié,  Saklavié,  ou  Felloudja,  que  Ton 
considère  comme  des  villes,  on  rencontre  de  nombreux  ca- 
naux d'un  mètre  et  demi  de  large,  de  ces  petits  fossés,  qui 
sont  comme  des  veines  pour  la  vie  de  la  terre  et  des  nerfs 
pour  l'agriculture  ;  ils  deviennent  même  tellen:ient  nom- 
breux qu'ils  rendent  impossible  le  passage  des  voitures,  et 
les  bateaux  se  multiplient.  Est-ce  à  cause  du  voisinage  de 
Bagdad?  c'est  plutôt  à  cause  de  la  fécondité  croissante  du 
sol  après  Hît. 

On  croit  parfois  qu'à  partir  de  Meskené  (à  12  kilomètres 
d'Alep)  les  deux  rives  de  l'Euphrate  ont  la  môme  fécondité 
et  sont  aussi  aisément  arrosées.  En  réalité,  sur  la  rive 
droite  de  l'Euphrate  les  terres  les  plus  larges  ne  dépassent 
pas  20  ou  3o  kilomètres,  ce  sont  des  collines  calcaires, 
hautes  et  rocheuses  où,  avec  nos  moyens  actuels,  ni  la 
charrue  ni  l'eau  ne  peuvent  pénétrer.  La  rive  droite  du 
fleuve,  au  prix  de  l'immensité  du  désert,  est  aussi  étroite 
qu'un  ruban.  C'est  là,  dans  ce  terrain  resserré,  que  s'ins- 
tallent les  tribus  nomades,  pour  l'élevage  de  leur  bétail; 
elles  y  habitent  aussi  longtemps  qu'elles  peuvent,  et,  après 
avoir  assuré  leur  subsistance  par  les  movens  les  plus  pri- 
mitifs, elles  regagnent  le  désert. 

(La  Compagnie,  en  demandant  le  privilège  d'un  che- 
min de  fer  au  bord  de  l'Euphrate,  sans  garantie,  deman- 
dait en  compensation  la  cession,  sur  les  deux  côtés  de  la 
ligne,  d'une  bande  de  terrain  d'une  largeur  de  20  (ou  10) 
kilomètres.  Au  premier  abord,  cette  demande  éblouit, 
mais  bientôt  on  comprend  qu'il  faut  la  rejeter,  car  don- 
ner des  terrains,  sur  10  ou  20  kilomètres  de  large,  des 
deux  côtés  de  la  ligne,  signifie  tout  simplement  une  main- 
mise sur  presque  toute  la  bande  des  terres  fertiles,  et  l'émi- 


214 


REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


gration    obligatoire   pour  les    habitants   sédentaires  et  les 
tribus  nomades. 

A  partir  de  Hit,  les  terrains  fertiles  de  la  rive  droite  s'élar- 
gissent. Les  grandes  roues  élévatoires,  et  les  Kerd,  à  partir 
de  Roumadié,  permettent  d'utiliser  l'eau  du  fleuve.  Le  kerd^ 


FiG.  4.  —  Benat  al  Hasan  :   orés  Hilleh. 


qu'ici  on  appelle  tcherd,  permet  d'élever  l'eau  au  moyen 
d'outrés  que  des  chameaux  ou  bœufs  tirent  hors  du  fleuve, 
tandis  que  l'eau  s'en  déverse  dans  de  petits  canaux  qui  la 
conduisent  aux  fermes  et  servent  à  l'arrosage.  Comme^la 
rive  du  fleuve  est  élevée,  ces  outres  sont  tirées  par  des  pou- 
lies et  les  grincements  continuels  produits  par  le  contact  de 
la  corde  avec  la  poulie  forment  la  musique,  monotone,  de 
ce  pays;  mais  cette  eau  que  des  outres  déchirées  versent  par 
gouttes,  aux  pores  de  ces  terres  dont  <<.  les  lèvres  sont  fen- 
dues »,  comment  peut-elle  suffire  à  apaiser  la  soif  ardente 
du  sol  altéré?^  Le  terrain  est  à  peine  préparé,  le  soc  pénètre 
à  peine  de  deux  ou  trois  doigts  dans  la  terre,  le  fumier  n'est 
jamais  employé,  les  épines  et  les  herbes  sauvages  ne  sont 
pas  sarclées,  mais,  malgré  tout,  il  y  a  deux  récoltes  par  an, 
une  en  hiver  et  l'autre  en  été.  Parfois  le  laboureur  attend, 


DE   STAMBOlf.    A    BAGDAD  21  5 

sans  avoir  rien  fait,  que  l'eau  vienne  d'elle-même  couvrir 
la  terre;  l'eau  se  retirant,  la  boue  se  sèche,  et,  lorsqu'elle  est 
sèche,  se  fend  par  tranches.  Alors  le  laboureur  sème  le 
grain  dans  les  interstices  de  ces  fentes  et,  avec  cette  méthode 
rudimjntaire,  on  obtient  un  rendement  magnifique. 

L'Euphrate,  la  fertilité  du  sol,  l'étendue  des  terrains  cul- 
tivés, le  voisinage  d'un  port  fluvial  comme  Bagdad  ont 
causé  la  formation  de  ces  villages,  parmi  lesquels  Hit,  chef- 
lieu  de  nahié,  est  le  plus  remarquable.  Cette  petite  ville, 
entourée  d'une  enceinte  et  d'un  fossé,  est  ancienne;  elle 
est  située  sur  un  haut  sommet,  au  bord  de  l'Euphrate.  La 
ville  resserrée  entre  son  enceinte,  a  des  rues  étroites,  plus 
étroites  qu'on  ne  peut  l'imaginer,  et  absolument  infectes. 
Mais  à  l'extérieur  de  la  ville,  il  y  a  de  nouvelles  maisons  et 
des  jardins  bien  arrosés.  Cette  ville  a  des  richesses  minérales, 
des  salines  et  des  mines  d'asphalte.  L'asphalte  joue  un  grand 
rôle  dans  les  constructions  de  cette  ville  :  les  maisons,  les 
rues,  les  voiliers  sont  tous  construits  en  asphalte  ;  les  cruches 
même  et  les  grandes  assiettes  sont  de  couleur  noire,  ce 
qui  n'est  guère  encourageant. 

Seules,  les  rues  ne  sont  pas  cimentées  d'asphalte,  ce  qui 
nous  aurait  fait  penser  à  des  pavs  civilisés.  D'ailleurs,  l'as- 
phalte s'amollit  aux  rayons  du  soleil  et  devient  adhérent. 

Il  existerait  encore,  un  peu  plus  loin,  une  source  de 
naphte,  assez  impure,  et  encore  peu  utilisée,  pour  l'éclairage 
local.  Je  n'ai  pu  avoir  de  renseignements  complémentaires 
sur  l'importance  de  cette  source.  Si  vraiment  cette  source 
existe,  on  pourrait  en  tirer  grand  parti  en  la  rectifiant,  car 
elle  se  trouverait  presque  au  bord  de  l'Euphrate. 

Roumadié,  qui  est  le  chef-lieu  d'un  nahié  de  première 
classe,  et  Felloudja,  qui  est  le  chef-lieu  d\m  autre  nahié, 
se  développent  aussi  grâce  au  progrès  agricole.  Roumadié 
doit  son  existence  à  l'administration  de  la  Davrah  Sania  :  et 
Felloudja,  aussi,  pour  la  même  raison,  est  devenu  un  grand 
centre  d'exploitation  agricole.  On  a  essayé  d'ouvrir  des  ca- 


2l6  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

naux  nouveaux  pour  fertiliser  les  terres,  mais  les  proprié- 
taires et  leurs  laboureurs,  qu'ils  font  travailler  par  force  et 
en  se  les  associant,  ne  pensent  guère  à  la  voie  publique  ni 
au  passage  des  voitures  en  creusant  leurs  canaux.  Les  voi- 
tures sont  exposées  à  chaque  instant  à  des  accidents,  à  des 
chutes.  Une  partie  des  difficultés  qu'on  rencontre  à  partir 
d'Ana  sur  la  route  de  Bagdad  dérive  de  ces  canaux.  Qu'arri- 
verait-il si  ces  propriétaires,  en  creusant  ces  canaux,  agis- 
saient avec  conscience  et  couvraient  la  partie  située  sur  la 
route  publique?  ou  bien  pourquoi  les  Caïmakams  et  mu- 
dirs  ne  tiennent-ils  pas  la  main  à  ce  que  les  propriétaires 
ouvrent  leurs  canaux  à  leur  intersection  avec  la  route? 

Continuellement  des  ordres  sont  donnés  à  ce  sujet,  mais 
les  travaux  ne  sont  pas  surveillés. 

Pour  parler  de  la  route  même,  elle  est  assez  unie, d'Alep 
jusqu'à  Bagdad,  pour  ne  pas  rendre  urgente  la  création 
d'une  chaussée  d'un  bout  à  l'autre.  Cependant  il  y  a  cer- 
tains obstacles,  naturels  et  artificiels.  Jusqu'à  Der  on  ren- 
contre très  peu  d'obstacles  naturels,  seulement  quelques 
passages  pierreux  ou  sablonneux.  Certains  ponts  sont  cons- 
truits sur  des  vallées,  aux  environs  de  Der,  et  il  y  a  une 
chaussée  qui,  à  partir  de  Der,  dure  pendant  quelques  heures 
et  c'est  tout  ce  qui  a  été  fait. 

A  partir  de  Der  et  surtout  d'Ana  (à  sept  jours  de  Bagdad), 
les  obstacles  artificiels  augmentent  avec  les  accidents  natu- 
rels. Il  va  plusieurs  vallées  où  la  montée  et  la  descente  sont 
si  difficiles,  si  escarpées  que  les  voitures  et  même  les  che- 
vaux y  courent  des  risques. 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  faire  construire  des  ponts  sur 
ces  vallées  entre  Hît  et  Bagdad;  il  suffirait  de  faire  sauter 
les  plus  grosses  pierres  à  la  poudre  ou  à  la  dynamite. 

A  côté  de  ces  obstacles  rocheux,  il  y  a  encore  des  maré- 
cages :  on  les  rencontre  surtout  à  partir  de  Roumadié  ;  la  rive 
droite  de  TEuphrate  étant  très  basse,  une  petite  crue  suffit 
pour  rompre   les  digues;   les  eaux  du  fleuve  se  répandent 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD  2I7 

alors  dans  la  plaine  et  y  forment  des  marécages  jusqu'à  la 
saison  des  basses  eaux. 

Tels  sont  les  obstacles  que  l'on  rencontre  en  cours  de 
route.  11  suffirait  de  peu  d'efforts  pour  les  anéantir.  Il  ne 
s'agit  plus  maintenant  de  réclamer  un  chemin  de  fer,  ni 
automobiles,  ni  môme  des  chaussées.  Qu'on  enlève  seule- 
ment ces  quelques  obstacles,  ce  qui  n'est  pas  malaisé,  et  tous 
seraient  contents... 

L'arrivée  à  Bagdad  —  la  mie  des  palmeraies  et  des  cou- 
poles dorées  de  Kâs^imên,  a  été  souvent  décrite  ;  mais  com- 
bien émouvante  pour  celui  qui  retrouvait  sa  ville  natale 
et  ses  souvenirs  d'enfance  après  vingt-deux  ans  de  sépara- 
tion ;  Bagdad  avait  si  peu  changé. 


X 


BAGDAD    ET    SES    POSSIBILITES    D  AVENIR 


Il  y  a  certaines  villes  dont  le  passé  est  un  obstacle  pour 
leur  prospérité  dans  l'avenir:  Stamboul,  Bagdad  et  autres 
villes  historiques.  Aujourd'hui,  pour  régulariser  toutes  les 
rues  de  Bagdad  avec  l'équerre  et  le  compas,  il  faudrait 
mettre  la  ville  tout  entière  en  ruines.  Une  ancienne  maison, 
malgré  les  réparations  faites,  reste  toujours  ancienne.  Il  est 
vrai  qu'on  peut  la  transformer,  mais  cela  double  les  frais, 
et  anéantit  tous  les  souvenirs  qui  s'y  rattachaient.  Tandis 
quesur  un  espace  videil  est  possible  deconstruire  une  maison 
plus  hygiénique,  avec  moitié  moins  de  frais,  sans  nuire  à 
personne,  bien  plus  une  maison  procurant  tout  le  confort 
moderne. 

Il  faut,  à  Bagdad,  établir  quelques  grands  boulevards  aux 

XIV.  i5 


2l8  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

endroits  les  plus  fréquentés,  les  faire  paver,  et  creuser  les 
canalisations  des  égouts  nécessaires  au  point  de  vue  hvgié- 
nique. 

En  dehorsd'une  ville  ancienne  se  forment  ordinairement 
des  quartiers  neufs.  A  Bagdad  des  quartiers  pareils  ne  sont 
pas  encore  créés,  mais  la  tendance  historique  existe,  depuis 
longtemps,  sur  les  deux  rives  du  fleuve  vers  le  sud;  autre- 
fois désertes,  négligées  à  cause  de  l'insécurité,  elles  voient 
maintenant  le  nombre  des  maisons  bâties  sur  le  fleuve  à 
distance  du  centre  de  la  ville  s'augmenter  de  jour  en  jour. 
L'extension  de  la  population,  l'accroissement  de  la  richesse, 
ont  ainsi  poussé  bon  gré  mal  gré  les  riches  à  mener  une 
vie  plus  large;  seulement  il  est  inadmissible  que  l'on  ait 
négligé  de  réglementer  la  construction  de  ces  nouvelles 
maisons  devant  lesquelles  on  aurait  dû  réserver  un  espace 
libre  pour  le  quai.  Chacun  a  construit  sa  maison  à  son  idée  : 
seuls  les  habitants  de  ces  maisons  profitent  de  la  beauté 
du  fleuve,  alors  que  le  devoir  de  la  municipalité  serait  de 
leur  faire  quitter  cet  emplacement  pour  y  établir  le  quai, 
car  la  promenade  du  matin  et  du  soir  au  bord  du  fleuve 
n'est  pas  seulement  une  question  de  goût,  mais  un  réel 
besoin  d'hygiène  en  ce  pays  si  assoiffé  d'eau  et  d'ombre. 

Mais  les  nouveaux  quartiers  ne  se  créeront  pas  seulement 
sur  le  long  du  fleuve;  les  tramways  et  autres  moyens  de 
transport  peuvent  donner  lieu  sous  peu  à  l'existence  de 
nouveaux  quartiers  rattachés  à  la  ville  ;  le  pourtour  extérieur 
du  lieu  dit  Bab  el  Cherdji  (Cherkiiet  l'espace  compris  entre 
l'Azamié  et  Bagdad  pourrontsous  peu  se  couvrir  denouveaux 
bâtiments;  car  la  population  de  Bagdad  augmente  de  jour 
en  jour  d'une  manière  étonnante  :  la  sécurité  complète  qui 
y  règne  et  sa  position  isolée  dans  le  désert,  au  milieu  d'une 
banlieue  populeuse,  voilà  des  causes  de  la  concentration  de 
population  que  l'on  remarque  à  Bagdad.  En  aucun  centre 
de  l'Irak  il  n'y  a  plus  de  ressources  qu'à  Bagdad,  pour  ceux 
qui  ne peuventpasémigrer  jusqu'à Alep,  Damasou  Stamboul. 


DE    STAMBOIL    A    BAGDAD  2  \  i) 

Nazim  Pacha  a  Tintention  de  faire  percer  un  boulevard 
permettant  le  passage  d'un  tramway  électrique;  et  d'autre 
part  il  est  en  train  de  faire  relever  le  plan  de  la  ville.  L'in- 
stallation des  soldats  en  dehors  de  la  ville  serait  utile  au 
point  de  vue  de  la  discipline  militaire;  et  le  Pacha  a  encore 
l'intention  de  faire  créer  un  nouveau  quartier  à  l'extérieur 
de  la  ville  en  construisant  des  maisons  de  stvle  nouveau  pour 
les  officiers,  et  de  les  leur  louer.  Quanta  l'intérieur  de  la 
ville,  pour  le  moment  on  est  en  train  de  faire  certains  petits 
élargissements  nécessaires.  Une  grande  partie,  3o.ooo  livres 
probablement,  de  l'emprunt  de  200.000  livres  dont  les  for- 
malités se  trouvent  sur  le  point  d'être  remplies,  sera  utilisée 
alln  d'ouvrir  un  boulevard  de  22  mètres  de  largeur  paral- 
lèle au  fleuve  ;  le  percement  de  ce  boulevard  est  d'une  néces- 
sité absolue.  Cependant  inutile  de  dire  qu'à  cause  de  ce  bou- 
levard il  y  a  eu  beaucoup  de  vains  propos;  les  uns  trouvent 
que  le  lieu  du  passage  a  été  mal  choisi  et  disent  :  «  Au  lieu 
d'ouvrir  cette  route  si  près  du  fleuve,  il  faut  la  faire  passer 
plus  loin  ;car  elle  donnera  de  laprospérité  à  ces  lieux  éloignés 
et  en  même  temps  sera  plus  économique,  n'emplovant  que 
le  tiers  de  la  somme  nécessaire  à  l'achat  des  propriétés;  et 
ainsi  l'argent  resté  libre  servira  pour  d'autres  chapitres  du 
budget  de  la  municipalité  qui  est  actuellement  gênée  au 
point  de  vue  pécuniaire.  » 

Cette  idée  est  juste  mais  celle  de  ceux  qui  veulent  faire 
passer  le  boulevard  près  du  fleuve  et  des  lieux  commerciaux 
n'est  pas  fausse  non  plus;  ceux-là  disent  :  «  Le  boulevard 
doit  êtreouvertà  l'endroit  le  plus  mouvementé,  afin  qu'il  serve 
au  commerce;  s'il  passe  par  des  endroits  déserts,  il  ne  sera 
d'aucune  utilité,  et  ainsi  opéré,  son  percement,  qui  en  ap- 
parence semble  profitable,  serait  en  réalité  absolument  fâ- 
cheux. »  D'autres  critiquent  ce  projet  de  boulevard  craignant 
qu'il  ne  passe  près  de  leurs  maisons  :  il  y  a  certaines  gens 
dont  le  cœur  ne  peut  pas  consentir  à  ce  qu'on  leur  coupe 
ou  bien  qu'on    leur   détruise  en  entier  la  maison  qui  est 


220 


REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 


l'héritage  de  leurs  aïeux  et  où  ils  ont  été  élevés,  et  ils  consi- 
dèrent cela  comme  un  outragea  leurs  sentiments  les  plus 
chers.  Voilà  pour  le  côté  sentimental  de  ces  objections,  car 
l'autre,  c'est  simplement  la  peur  :  «  Nous  sommes  pauvres, 
on  va  détruire  nos  maisons;  on  ne  nous  donnera  que  peu 
de  notre  argent  ou  pas  du  tout.  »  Tout  le  monde  est  dans 
l'inquiétude;  cependant  il  serait  possible  de  faire  dispa- 
raître toutes  ces  craintes,  en  apposant,  par  voie  d'affiches, 

des  indications  sur  la  mise 
à  exécution  de  ce  projet. 

Comme  la  nécessité  poli- 
tique et  la  sagesse  adminis- 
trative exigent  qu'une  œu- 
vre que  l'on  veut  voirréussir 
ait  ses  bases  établies  sans 
lésiner,  avec  la  plus  large 
équité,  il  serait  opportun 
de  gagner  l'opinion  publi- 
que en  ajoutant  lo  p.  loo 
aux  estimations  des  in- 
demnités pour  les  immeu- 
bles à  exproprier.  En  tout 
cas  ce  10  p.  lOO  ne  serait 
pas  une  mesure  extraordi- 
naire, car  quitter  une  mai- 
son ou  bien  en  acheter  une  nouvelle  causent  certainement 
un  dommage  au  propriétaire,  que  ces  lo  ou  20  p.  100 
pourraient  dédommager. 

Cette  inquiétude  de  la  population  n'est  pas  tout  à  fait 
sans  motif:  en  effet  dernièrement,  la  municipalité,  confor- 
mément à  ses  règlements  a,  vu  l'urgence,  fait  élargir  les 
rues  les  plus  passantes  des  bazars;  rues  fréquentées,  beau- 
coup trop  étroites  pour  la  foule,  Or,  en  faisant  opérer  ces 
élargissements,  elle  a  fait  détruire  certains  murs  sous  pré- 
texte qu'ils  sont  en  surplomb,  et  cela  sans  donner  aucune 


FiG.  5.  —  Sur  le  Hosayniyeh. 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD  22  1 

indemnité  aux  propriétaires.  Les  architectes  de  la  ville, 
voyant  des  murs  inclinés,  ont  insinué  qu'ils  étaient  dan- 
gereux et  les  ont  fait  détruire  aux  frais  du  propriétaire. 
Malgré  tout,  beaucoup  de  gens  ont  été  satisfaits  en  voyant 
que  les  loyers  des  boutiques  avaient  augmenté  après  la 
destruction  de  ces  murs  ;  mais  d'autres  se  sont  plaints  à  bon 
droit  de  la  perte  sèche  de  leur  bien. 

En  outre,  s'il  fallait  abattre  tous  les  murs  en  surplomb  à 
Badgad,  il  faudrait  alors  détruire  la  ville  tout  entière,  car 
les  murs  les  plus  neufs  môme  sont  inclinés,  même  les  mi- 
narets; et  la  partie  supérieure  du  minaret  de  Soultân  Ali  elle- 
même  est  inclinée.  Pareille  mesure  générale  ne  serait  donc 
ni  juste  ni  légale.  D'ailleurs  la  municipalité  elle  aussi  a 
compris  maintenant  l'impossibilité  de  garnir  sa  caisse  vide 
en  appliquant  ce  règlement.  Et  l'on  a  été  jusqu'à  faire 
courir  le  bruit  que  le  Vali,  pour  éviter  les  troubles  résul- 
tant du  percement  de  ces  deux  rues,  avait  formé  une  com- 
mission d'estimation  des  propriétés  composée  de  notables... 

Certains  critiques  trouvent  prématurés  le  percement  d'un 
boulevard  et  l'établissement  d'un  tramway  électrique  «alors 
que  les  tribus  sont  encore  nomades,  que  les  canaux  d'ir- 
rigation ne  sont  pas  encore  établis,  que  des  milliers  d'arpents 
cultivables  sont  inoccupés  et  arides  »,  et  qu'il  faudrait  com- 
mencer parce  qui  est  le  plus  urgent.  La  réponse  est  facile; 
la  municipalité  n'a  rien  à  voir  avec  le  développement  de  la 
prospérité  en  dehors  de  la  ville,  le  budget  municipal  est  une 
chose  tout  à  fait  indépendante  du  budget  du  Gouvernement 
et  d'ailleurs  la  Chambre  a  voté  depuis  deux  ans  38o.ooo  li- 
vres pour  l'irrigation  de  l'Irak,  subvention  telle  qu'aucun 
autre  vilayet  n'a  pu  réussir  à  en  obtenir  d'équivalente. 

Une  partie  de  l'emprunt  sera  employée  à  la  construction 
d'un  pont  solide,  en  fer,  sur  le  Tigre,  et  l'autre  partie  pour 
l'achat  de  vapeurs  au  nom  de  la  municipalité;  ces  vapeurs, 
capables  de  fournir  une  vitesse  de  douze  milles  à  l'heure,  cir- 
culerontsur  l'Euphrate  entre  Felloudja  à  un  jour  de  Bagdad, 


222  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

et  Meskené  à  un  jour  d'Alep;  ainsi,  par  ce  moyen,  la  poste 
arrivera  en  douze  jours  à  Stamboul.  C'est  un  projet  sédui- 
sant, brillant  d'imagination;  certains  disent  :  «Dieu  nous 
préserve  des  projets  séduisants.  »  Il  demeure  certain  qu'on 
a  décidé  la  mise  à  exécution  de  ce  projet  avec  ténacité  ; 
que  des  plongeurs  ont  été  envovés  pour  étudier  le  cours 
du  fleuve;  que  Ton  a  dit  que,  vu  sa  profondeur,  la  navigation, 
sera  possible  ;  que  les  pierres  accumulées  dans  le  lit  du 
fleuve  à  cause  des  norias  seront  enlevées  à  la  dvnamite, 
dont  commande  sera  prochainement  livrée  et  dont  la  puis- 
sance pourra,  en  frappant  les  imaginations,  prouver  la  force 
du  gouvernement.  Mais  il  y  a  des  objections  :  entreprendre 
cette  aff'aire  sans  indemniser  les  propriétaires  de  ces  norias 
en  leur  fournissant  de  l'eau  par  des  machines  pour  irriguer 
les  cultures  qu'arrosaient  ces  norias,  c'est  s'exposer  encore 
à  des  plaintes  motivées;  et  d'un  autre  côté  sir  Willcocks 
prétend  qu'au  moment  du  fort  courant  du  fleuve,  ces 
bateaux  n'auront  pas  assez  de  vitesse  pour  vaincre  le  courant 
et  que  des  bateaux  plus  forts  caleraient  trop  pour  le  fleuve. 
Il  est  probable  que  sir  Willcocks  se  trompe;  mais  son 
objection  doit  être  prise  en  considération.  Quant  à  moi,  je 
pense  qu'avec  de  la  persévérance,  on  aboutira  à  faire 
naviguer  ces  bateaux  et  qu'ils  arriveront  jusqu'à  Meskené. 
Midhat  Pacha  n'a-t  il  pas  fait  arriver  autrefois,  —  à  force 
d'énergie  —  les  deux  bateaux  Meskené,  et  Eiiphrate,  jus- 
qu'à Meskené? 


XI 

QUE    FAIT    WILLCOCKS? 


Avant  d'aller  visiter  le  barrage  de  Hindiéque  sir  Willcocks 
est  en  train  de  faire  construire,  j'avais  décidé  d'avoir  une 


DE   STAMBOUL    A    BAGD\D 


223 


entrevue  avec  1  inf^énieur,  pour  connaître,  a\ant  1  œuvre, 
Touvrier.  Cet  homme  si  connu  habile  la  maison  parfaite- 
ment bien  installée  que  le  général  Kasem  Pacha  s'était  fait 
aménager  sous  l'ancien  régime.  Il  est  instructif  de  noter 
que  les  deux  édifices  les  plus  apparents  et  les  plus  somptueux 
de    Bagdad   sont  ainsi    occupés    par  des  Anglais;  l'un,  qui 


Cliché  S.   Sévian  bey. 

FiG.  6.  —  En  barque  sur  le  canal  Hosayniyeh  près  de  Kerbéla 
(à  gauche  on  aperçoit  un  «  meftoùl  »). 


sert  d'habitation  au  Consul  général  d'Angleterre,  est  un 
splendide  Séraï  sur  lequel  le  drapeau  anglais  est  souvent 
arboré  et  devant  lequel  se  trouve  un  petit  stationnaire 
qui  fait  certainement  grande  impression  sur  les  habitants 
mal  renseignés;  l'autre  c'est  le  Séraï  de  l'ingénieur;  ici 
aussi  un  mât  énorme,  comme  celui  du  Consulat  d'Angle- 
terre —  car  à  Bagdad  les  consulats  ont  un  mât  qui  rivalise 
avec  celui  des  bateaux  —  arbore  le  drapeau  ottoman.  Ce 
n'est,  paraît-il,  que  son  extrême  affection  pour  ce  qui  est 
ottoman  qui  a  poussé  Willcocks  à  hisser  aussi  visiblement 


224  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

ce  drapeau  que  les  Ottomans  eux-mêmes  n'ont  pas  le  droit 
d'arborer. 

Sir  Willcocks  est  un  homme  sans  façons  ;  dans  tous  les 
coins  de  son  habitation  on  aperçoit,  en  désordre,  des  cartes, 
des  dessins  et  des  instruments  de  levés  topographiques.  Il 
est  Anglais  et  pourtant  l'heure  du  thé,  qui  est  sacro-sainte 
pour  les  Anglais,  ne  fait  sur  lui  aucune  impression;  il  ose 
rester,  même  à  cette  heure  solennelle,  en  bras  de  chemise 
et  les  manches  retroussées. 

Sir  Willcocks  est  désolé;  il  se  plaint  qu'on  ne  lui  donne 
pas  d'argent,  et  que  la  saison  des  travaux  passe.  L'œuvre 
que  l'on  pourrait  faire  en  un  an  et  demi,  ne  peut  être  exécu- 
tée ici  qu'après  des  années  ;  l'emplacement  des  travaux  étant 
loin  des  centres,  les  ustensiles,  les  instruments,  le  plâtre 
et  autres  matériaux  nécessaires,  doivent  être  commandés 
six  mois  d'avance  pour  qu'ils  puissent  être  livrés  au  moment 
où  on  doit  les  utiliser. 

Et,  observe-t-il,  comme  nous  autres  ne  pouvons  avoir 
l'argent  nécessaire  qu'après  bien  des  luttes,  nous  obte- 
nons le  montant  des  crédits  au  moment  où  il  ne  reste  plus 
de  temps,  ni  pour  la  commande,  ni  pour  les  travaux;  et 
ainsi  l'argent  donné  tard  est  insuffisant  et  ne  sert  à  rien. 

Parmi  toutes  ces  plaintes,  un  de  ses  récits  m'a  paru  bien 
étrange.  Il  y  a  six  mois,  dit-il,  quand  j'étais  ainsi  embarrassé 
par  le  manque  d'argent  on  m'annonça  une  bonne  nouvelle  : 
la  direction  de  la  Banque  m'avait  envoyé  tant  de  milliers 
de  livres.  Je  vais  à  la  comptabilité  du  Vilayet,  où  l'on  me 
répond  que  la  nouvelle  était  sans  fondement. 

Sir  Willcocks  a  de  tels  embarras  pécuniaires  que  plusieurs 
fois  il  aurait  déboursé  de  sa  poche  les  frais  urgents  et  la 
paie  des  ouvriers.  Je  lui  ai  dit  que  la  Chambre  avait  voté 
l'année  passée  860.000  livres  et  cette  année  160.000,  sans 
compter  20.000  pour  le  budget  particulier  de  ses  tra- 
vaux, il  n'a  voulu  ni  le  comprendre,  ni  me  croire.  A  vrai 
dire,  cela  m'a,  à   moi  aussi,  paru  comme  une  énigme.  Sir 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD  225 

Wilcocks  semble  avoir  déchiffré  cette  énigme  :  «Voici,  dit-il, 
vous  avez  fait  tant  de  dépenses  en  Albanie,  çà  et  là,  qu'il 
n'y  a  plus  ni  temps  ni  argent  pour  les  travaux  en  Irak.  » 
Je  lui  ai  répondu  que  les  chapitres  différents  du  budget  ne 
s'entr'aident  pas,  que  les  comptes  d'une  année  ne  peuvent 
se  mêler  à  ceux  d'une  autre  année,  mais  tout  cela  n'a  cer- 
tainement pas  même  efHeuré  ses  oreilles.  Puisque  je  n'ai 
pas  touché  d'argent,  en  dehors  de  cela  rien  ne  m'importe, 
conclut-il. 

Quant  à  moi,  j'attribue  la  responsabilité  de  tous  ces 
retards  à  l'absurde  méthode  des  paperasses.  Une  somme 
dont  renvoi  est  retardé  par  je  ne  sais  quel  employé,  peut 
causer  quelquefois  le  bouleversement  des  calculs  d'un  ingé- 
nieur. Je  l'ai  prié  de  noter  les  choses  dont  il  a  eu  à  se  plaindre 
et  de  me  les  fournir  officieusement,  et  je  lui  ai  promis  que 
je  demanderais  des  explications  en  haut  lieu  sur  les  causes 
de  ces  ennuis,  et  que  nous  chercherions,  si  le  retard  ne 
provient  pas  de  causes  logiques,  de  le  réduire.  Il  m'a  fait 
cette  réponse  étonnante  :«  Quant  à  moi,  dit-il,  à  part  le  Vali, 
je  ne  fournis  à  personne  de  rapports  écrits,  pas  même  au 
Ministère  des  Tra\aux  publics,  avec  lequel  je  ne  corres- 
ponds qu'une  fois  tous  les  six  mois.  »  J'ai  insisté,  mais  il 
était  buté. 

Sir  Willcocks  me  dit  encore  :  «  Depuis  longtemps  j'aurais 
abandonné  cette  affaire,  mais  je  crains  qu'on  ne  dise  que  je 
me  suis  retiré  parce  que  je  n'ai  pu  la  mener  à  bien.  C'est  le 
point  d'honneur  qui  m'y  retient.  »  Nous  n'avons  pas  le  droit 
de  douter  de  sa  parole,  seulement  les  travaux  auxquels  on 
l'a  occupé  jusqu'ici  sont  des  choses  secondaires  par  rapport 
à  sa  véritable  mission.  Il  a  été  appelé  dans  le  but  de  compléter 
le  projet  concernant  la  régularisation  des  canaux  des  deux 
fleuves  et  la  répartition  de  leurs  eaux,  projet  qu'il  avait 
dressé  à  la  hâte  durant  son  premier  voyage  en  Irak.  Lui- 
même  poursuit-il  toujours  ce  but?  En  ce  cas,  les  travaux 
du  barrage  de  Hindié,  évidemment  urgents  au  point  de  vue 


220  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

de  l'intérêt  du  pays,  devraient  être  simplement  confiés  à  un 
entrepreneur.  Mais,  à  son  arrivée,  on  lui  a  dit  :  «  Puisque 
vous  voici  en  fonctions  ici  en  Irak.,  achevez  donc  aussi 
cette  affaire  de  Hindié.  Et  il  a  accepté  par  obligeance  de  se 
charger  de  ce  travail  supplémentai^re.  Et  maintenant  que 
ces  travaux  de  Hindié  lui  prennent  la  plus  grande  partie 
de  son  temps,  il  ne  peut  plus  trouver  de  temps  pour  relever 
les  plans  et  dresser  les  schémas  des  autres  canaux  à  réta- 
blir. 

Par  son  contrat,  d'ailleurs,  sir  Willcocks  s'était  engagea 
remplir  toute  espèce  de  devoir  qui  lui  serait  confié.  Q)uoi 
qu'il  en  soit,  tous  ses  autres  projets  sont  restés  sur  le  papier 
et  actuellement  presque  tout  son  zèle  est  accaparé  par  le 
barrage  de  Hindié. 

Dès  notre  enfance  nos  oreilles  étaient  déjà  remplies  de 
contes  sur  le  barrage  de  Hindié.  Pourquoi  dépenser  tant 
d'argent  à  cette  œuvre  ;  le  vaut-elle  ?  Pour  me  rendre  compte 
de  cela,  j'ai  trouvé  bon  d'aller  jusqu'au  barrage.  J'avais  déjà 
décidé  de  partir  pour  Kerbéla  deux  jours  après  mon  entrevue 
avec  sir  Willcocks  ;  et,  profitant  de  l'occasion  de  ce  voyage, 
je  suis  allé  au  barrage  et  j'ai  examiné  les  travaux.  La  route 
entre  Bagdad  et  Kerbéla  est  des  plus  fréquentées.  Journel- 
lement des  deux  terminus  partent  huit  diligences  dont  cha- 
cune a  dix  vovageurs,  La  voiture  fait  arriver  les  vovageurs 
en  dix,  onze  heures  à  l'endroit  voulu.  Me  rappelant  qu'au- 
trefois nous  avions  mis  trois  jours,  j'ai  béni  Dieu  de  ce 
léger  progrès.  Les  gens  qui  prennent  la  voiture  sont  des 
notables,  car  la  plupart  des  vovageurs  vont  à  âne,  à  cheval 
ou  même  à  pied.  En  cette  saison  les  routes  ne  sont  pas  diffi- 
ciles :  mais  pendant  les  crues,  les  eaux  inondent  et  détruisent 
les  chaussées.  C'est  après  Mousseyeb,  chef-lieu  de  Nahié 
situé  sur  la  route  et  au  bord  de  l'Euphrate,  à  une  heure  en 
voiture  au  sud,  que  l'on  rencontre  le  barrage  de  Hindié. 
L'origine  de  Hindié  est  connue  ;  je  la  résume  ici.  Autrefois 
l'Euphrate  coulait  vers  Hillé,  à  une  demi-heure  de  distance 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD  227 

au  sud  de  iM()usseveb.  Il  y  aà  peu  près  cent  ans  de  cela,  un 
Hindou,  dans  le  but  pieux  de  faire  parvenir  de  l'eau  à 
Nedjef,  avait  ouvert  sur  le  lleuve  de  Hillé  un  canal  latéral 
d'où  son  nom  deHindié.  L'eau  s'y  est  plue,  elle  a  continuel- 
lement travaillé  ce  petit  canal,  rongeant,  mordant,  élargis- 
sant le  lit  et  les  bords;  à  ce  point  qu'à  la  fin  le  bras  principal 
de  l'Euphrate  qui  n'avait  pas  varié  depuis  des  milliers  d'an- 
nées commença  à  perdre  son  eau,  puis  s'assécha  tout  à  fait. 
Actuellement  l'eau  ne  coule  plus  que  pendant  deux  mois 
dans  le  bras  principal  de  l'Euphrate,  c'est-à-dire  dans  le 
fleuve  de  Hillé.  qui  pendant  tous  les  autres  mois  reste 
assoiffé,  la  gorge  sèche,  desséchant  par  là  même  toutes  les 
cultures  et  les  jardins  situés  sur  les  deux  rives. 

Si  le  dessèchement  du  bras  principal  profitait  du  moins 
à  l'autre  1  Mais  malheureusement  le  canal  de  Hindié  ne  peut 
pas  rendre  les  mêmes  services  que  celui  de  Hillé;  dans  le 
canal  de  Hillé  presque  partout  des  canaux  latéraux  impor- 
tants sont  creusés,  qui,  répartissant  les  eaux,  assurent  la 
prospérité  ;  en  outre  les  rives  du  fleuve  sont  à  un  niveau 
qui  permet  que  les  terrains  ne  s'abreuvent  que  sobrement. 
Tandis  qu'au  canal  de  Hindié  ou  bien  l'eau  s'étale  en 
nappe,  recouvre  et  détruit  les  récoltes,  ou  bien,  par  la  raideur 
de  la  pente,  elle  affouille  continuellement  le  lit  du  fleuve, 
de  sorte  que  les  deux  rives  restent  privées  d'eau  même  pen- 
dant les  crues.  L'ancien  bras  de  Hillé  et  celui  de  Hindié  se 
rejoignent  un  peu  au  nord  de  Semavé.  Si  ces  deux  fleuves 
avaient  de  l'eau,  ils  enserreraient  une  île  fertile.  Mais  cha- 
cun d'eux,  avant  le  confluent,  se  subdivise  en  deux.  Le 
fleuve  de  Hillé  se  divise  en  deux  branches,  l'Ifek  et  le  Daga- 
ra,  qui  se  réunissent  plus  en  aval.  Quant  au  Hindié,  qui 
est  actuellement  le  véritable  Euphrate,  il  se  divise  en  deux 
à  Zoulkifil  (  1 1,  à  sept  heures  au  sud  du  barrage;  là  un  em- 
branchement  coule  vers   Koufa,    Djaara,   et    l'autre    vers 

(i)  Cf.  tîg.  14.  ib. 


228  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

Chamié,  puis  ces  deux  branches  se  rejoignent  un  peu  au 
nord  de  Chinafié  (chef-lieu  de  Nahié)  en  produisant  un  fort 
courant  dans  un  étroit  passage  entre  deux  berges  escarpées. 
Et  la  branche  de  Chamié  se  trouve  sur  le  point  déjouer  le 
même  rôle  que  l'Hindié  a  joué  ;  car,  en  aval  de  Kifil,  la 
branche  de  Chamié  attire  à  soi  toute  l'eau  de  l'Euphrate 
tandis  que  le  canal  de  Koufa  s'encombre  d'atterrages  à 
cause  des  levées  de  terre  (les  Soukours),  faites  par  les  tribus 
pour  leurs  cultures,  le  riz  et  autres  céréales.  Les  gens  au 
courant  prétendent  qu'avant  dix  à  quinze  ans,  la  branche 
de  Koufa  sera  desséchée  comme  le  fleuve  de  Hilléet  que  les 
villes  sur  ses  rives  seront  ruinées  ;  et  qu'àNedjef  surtouton 
souffrira  beaucoup  du  manque  d'eau.  En  fait,  il  faut  trouver 
dès  à  présent  des  movens  pour  assurer  le  maintien  de  l'an- 
cienne répartition  des  eaux  en  faisant  des  dragages  dans  les 
canaux  et  en  faisant  enlever  les  Sukours  et  surtout  les  obs- 
tacles au  lieu  dit  Nagara.  En  résumé,  au  sud  de  Mousseyeb 
depuis  le  barrage  de  Hindié,  jusqu'à  Semavé,  l'Euphrate 
se  compose  de  quatre  bras  séparés  dont  deux  sont  secs 
pendant  dix  mois  de  l'année,  et  les  deux  autres  d'eau 
toujours  vive  et  courante.  Tandis  que  ce  barrage  avait  été 
précisément  construit  pour  assurer  part  égale  à  ces  quatre 
bras  dans  l'écoulement  de  l'eau  de  l'Euphrate. 

Dès  le  début  on  en  avait  senti  le  besoin  et  on  avait  fait 
des  barrages,  mais  provisoires  et  emportés  de  suite  parle 
courant. 

Le  premier  barrage  qui  fut  sérieusement  fait  a  été  celui 
que  Sirri  Pacha  avait  fait  construire.  Et,  comme  résultat, 
l'écoulement  de  l'eau  avait  été  effectivement  régularisé  jus- 
qu'il y  a  sept  à  huit  ans,  mais  à  la  fin  on  avait  négligé  de 
réparer  et  d'entretenir,  —  on  expédiait  les  sommes  réser- 
vées à  ces  travaux  à  Stamboul  «■  pour  donner  des  marques 
de  fidélité  et  d'attachement  au  Centre  du  Sultanat  »  ;  et  voilà 
comment  ce  barrage  qui  avait  été  achevé  s'est  détruit,  et 
comment  le  bras  de  Hillé  a  été  privé  d'eau.  Actuellement 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD 


229 


sir  Willcocks  et  ses  auxiliaires  travaillent  encore  à  réparer 


ce  dégât. 


Le  barrage  qui  avait  été  fait  jadis  avait  un  mètre  et  demi 
d'élévation,  une  retenue  d'un  mètre  et  demi  suffisant  à  la 
veine  du  canal  de  Hillé,dont  le  lit  est  plein  de  dépôts,  pour 
s'emplir.  L'année  dernière  sir  Willcocks  voulut  consolider 


ClicluJ  S.  Scvian  bey. 

FiG.  7.  —  Récolte  du  riz  :  aux  bords  du  Hiadiveh. 


l'ancien  barrage  et  refermer  un  trou  qui  s'y  était  ouvert;  mais 
la  force  du  courant  ayant  percé  un  autre  point  faible  du 
barrage  a  ouvert  une  autre  perte  plus  large  et  produit  ainsi 
une  terrible  cascade  d'un  mètre  et  demi  de  hauteur,  qui 
rend  toutes  ces  dépenses  vaines.  D'après  les  renseignements 
fournis  par  MM.  Medliot  et  Eady  qui  sont  chargés  de 
surveiller  les  travaux,  le  barrage  construit  par  Sirri  Pacha, 
malgré  toute  sa  solidité,  n'aurait  jamais  pu  être  qu'un  ex- 
pédient provisoire  car  ses  fondations  ne  sont  composées  que 
de  pierres  et  de  rochers  jetés  au  hasard, et  un  jour  prochain 


23o  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

l'eau  les  ébranlera.  Cependant  eux-mêmes  ne  peuvent  que 
consolider  cet  ancien  barrage  jusqu'à  ce  qu'on  puisse  ache- 
ver le  nouveau;  ils  sont  par  conséquent  occupés  à  remplir 
les  trous  pratiqués  par  le  courant  au  moyen  de  roches  artifi- 
cielles :  on  édifie  juste  à  l'orifice  de  l'ouverture  des  piles  de 
sept  à  huit  mètres  cubes  de  briques  de  la  fabrique  de  Kouré, 
—  spécialement  établie  près  du  lieu  des  travaux,  puis  on  fait 
chavirer  ces  piles  à  la  vapeur  ;  on  espère  ainsi  réparer  la 
rupture  qui  s'est  produite  l'année  dernière,  et  si  Pancien 
barrage  est  ainsi  réparé,  l'eau  coulera  à  Hillé,  en  attendant 
que  les  autres  parties  du  barrage  soient  consolidées. 

Le  total  des  frais  pour  l'année  dernière  et  cette  année  par 
ces  travaux  monte  à  So.ooo  livres  ;  mais  comme  ce  n'est  là 
qu'un  travail  provisoire,  le  projet  définitif  des  ingénieurs 
est  autre  ;  comme  il  est  impossible  d'obtenir  des  fondations 
solides  en  empierrant  le  plein  courant,  ils  vont  établir  les 
fondations  non  dans  l'eau  mais  sur  la  terre,  en  creusant 
un  conduit  artificiel  où  ils  ne  feront  passer  l'eau  qu'après 
y  avoir  achevé  la  construction  du  barrage.  A  cet  eff"et  on  est 
actuellement  occupé  à  creuser  un  canal  en  forme  d'arc  de 
huit  à  neuf  cents  mètres  de  longueur, à  cinq  ou  dix  minutes 
de  distance  au  nord  de  l'ancien  barrage.  Dans  ce  conduit 
un  barrage  solide,  à  36  vannes,  sera  construit;  et  à  gauche 
de  ce  canal  artificiel,  avant  d'arriver  au  nouveau  barrage, 
une  prise  d'eau  rejoignant  l'ancien  lit  sera  ouverte  dans  la 
direction  du  bras  de  Hillé  ;  ainsi  à  Tépoque  des  basses  eaux 
de  l'Euphrate,  les  vannes  du  barrage  étant  fermées,  au  fur 
et  à  mesure  des  besoins  l'eau  coulera  à  Hillé.  A  l'époque 
des  crues  les  eaux  se  répartiront  par  les  deux  canaux,  toutes 
vannes  ouvertes. 

En  évaluant  ce  que  ces  travaux  coûteront  au  Trésor,  nous 
nous  trouvons  devant  le  terrible  total  de  140.000  livres. 
Mais  en  pensant  que,  dès  la  première  année  qui  suivra  ces 
travaux,  les  revenus  du  gouvernement  augmenteront  de 
5o  à  60.000  livres,  cette  somme  n'est  pas  exagérée,  à  condi- 


DR    STAMBOIL   A    BAGDAD  23  : 

tion  bien  entendu  que  les  travaux  aboutissent.  Cependant 
certaines  personnes  compétentes  déclarent  que  ces  travaux 
ne  seront  pas  encore  suffisants. 

Les  méandres  en  aval  seront  de  nouveau  colmatés  et 
comme  cette  fois,  le  bras  de  Hillé  restant  asséché,  le  bar- 
rage ne  rompra  pas,  c'est  en  amont,  dans  la  partie  nord 
du  cours  du  fleuve,  c'est-à-dire  aux  environs  de  Mosseïeb 
qu'il  faudra  craindre  une  inondation.  De  plus,  aux  environs 
d'Ifek  et  de  Dogara,  sur  le  bras  de  Hillé,  les  tribus  élèvent 
des  levées  de  terre  (soukour)  sans  penser  à  leur  véritable 
intéi'èt  et  à  l'intérêt  public;  le  courant  de  l'eau  se  ralentit 
d'autant  avec  ces  obstacles,  les  boues  se  déposent.  Tant  qu'on 
n'aura  pas  fait  détruire  ces  «soukours  », —  de  gré  ou  de  force, 
—  tout  ce    qu'on  entreprendra  pour   ce  fleuve   est  inutile. 

Je  ne  connais  pas  l'opinion  désir  Willcocks  sur  ce  point, 
mais  la  chose  est  si  évidente,  qu'il  a  dû  lui  aussi  y 
penser.  Enfin  il  est  indispensable  de  faire  procéder  au 
dragage  du  bras  de  Hillé  qui  est  actuellement  rempli 
de  dépôts.  Et  depuis  l'année  dernière  on  s'occupe  de 
creuser  dans  le  bras  asséché  de  Hillé  un  canal  de  46  kilo- 
mètres de  longueur  et  de  10  mètres  de  largeur;  grâce  à  ces 
travaux,  cette  année  l'eau  coulera  à  Hillé;  mais  cette  mesure 
ne  vaut  que  pour  cette  année;  elle  consolera  un  peu  les 
habitants  de  Hillé  et  permettra,  pour  une  année  tout  au 
moins,  à  leurs  terres  de  produire  leurs  récoltes;  il  est  cepen- 
dant certain  que  dès  l'année  prochaine  ce  canal  sera  tout  à 
fait  envasé. 

XII 

PÈLERINS   ET    PELERINAGES.   —   TRESORS  SANS   EMPLOI 


On  rencontre  presque  dans  chaque  localité  de  l'Irak  un 
lieu  de  pèlerinage.  Les  habitants  ontplus  que  partout  ailleurs 


a32  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

confiance  dans  les  lieux  saints,  qui  sont  toujours  remplis 
de  milliers  de  suppliants  dont  les  uns  baisant  les  tombeaux, 
d'autrefois  se  prosternant  sur  le  seuil,  d'autres  encore  fai- 
sant leurs  demandes  à  haute  voix.  Jl  y  en  a  aussi  qui  prient 
en  criant  et  en  pleurant. 

Les  pèlerinages  les  plus  fréquentés  sont  ceux  de  Cheikh 
Abdel-Kader  El-Guilani,  Imami  Azam  Abou  Hanifa.  Les 
habitants  vénèrent  tellement  El-Guilani^  que  le  serment  fait 
en  son  nom  est  considéré  comme  irrévocable. 

Le  bas  peuple  tient  mieux  le  serment  prêté  au  nom  des 
saints  que  celui  prêté  au  nom  de  L)ieu  ;  tout  recours  est 
impossible  contre  ceux  qui  jurent  au  nom  de  l'Imam  Abbas 
enterré  à  Kerbéla.  Jurez  tant  que  vous  voudrez  au  nom  de 
Dieu  ou  du  Koran,  les  ignorants  ne  le  prendront  jamais  au 
sérieux.  Un  fameux  brigand,  Atié,  que  j'avais  rencontré 
à  Nedjef,  me  disait  pour  se  défendre  :  «  Si  ceux  qui  m'impu- 
tent ces  crimes  ne  sont  pas  des  menteurs,  qu'ils  aillent 
donc  une  fois  jurer  au  «  Haram  Cherîf»  d'Imam  Abbas.  » 

Ceux  à  qui  il  arrive  malheur  implorent  assistance  en 
disant  :  Ya  Ali  !  Ya  Cheikh  Abdel-Kader  !  Ya  Abbas  !  ou  Ya 
Hussein  !  J'ai  rarement  rencontré  parmi  la  populace  des 
gens  disant  :  Yallah  !  ou  Ya  Resoul  Allah  ! 

Il  est  nécessaire  de  dire  que  les  Sunnites  seuls  implorent 
l'assistance  d'Abdel-Kader.  En  allant  de  Hillé  à  Koufa,  au 
moment  où  nous  sortions  du  canal  Ouweïnat,  àl'Euphrate, 
notre  tarradé  (sorte  de  petit  voilier)  ayant  échoué  à  un 
endroit  très  bas  du  canal,  les  rameurs  furent  obligés  de  le 
conduire  au  fleuve  en  le  traînant  dans  la  boue.  Ils  se  répé- 
taient l'un  l'autre  :  «  Dis  Ya  Ali  !  » 

Ces  exemples  montrent  la  profonde  impression  que  pro- 
duisent les  pèlerinages.  Ceux  qui  attirent  le  plus  les  pèlerins 
des  Indes,  de  la  Russie  et  de  la  Perse,  sont  :  Nedjef,  Ker- 
béla, Kazmeïn,  Samarra.  Je  n'ai  pu  voir  ce  dernier  lieu,  où 
se  trouvent  les  tombeaux  d'Imam  Hassan  Askeri  et  d'Imam 
Ali  El-Hadi,  mais   partout  ailleurs,  j'ai  constaté  l'enthou- 


DK    STAMBOUL   A    BAGDAD  2  33 

siasmedes  malheureux  pèlerins.  Imaginez-vous  l'état  de  ces 
pauvres  gens  venus  souvent  à  pied  et  sans  argent  du  Kho- 
rassan  et  du  Mazendéran,  car  bien  des  fois  ils  font  mal 
leurs  calculs,  et  l'argent  emporté  ne  suffit  pas.  Ces  pèlerins, 
pour  la  plupart  pâles,  exténués  et  malades,  malgré  toute 
leur  fatigue,  se  hâtent  vers  les  lieux  saints,  il  est  impossible 
de  ne  pas  être  ému  en  les  voyant. 

En  allant  de  Kerbéla  à  Tuveridje,  qui  est  au  centre  du 
Hindié,  un  Persan  ne  connaissant  pas  notrelangue  avait  suivi 
nos  animaux.  Ce  malheureux,  pâle  de  fièvre,  inondé  de 
sueur,  allait  à  Nedjef.  Il  s'était  joint  à  nous,  craignant  que, 
seul,  on  ne  le  pillât  ou  le  tuât.  Je  lui  ai  demandé  :  «  Pour- 
quoi n'es-tu  pas  resté  à  Kerbéla,  afin  de  te  soigner  et  de  te 
reposer?  »  Il  m'a  répondu  :  «  Que  mille  âmes  comme  la 
mienne  soient  sacrifiées  en  l'honneur  d'Ali  !  »  Sur  cette 
réponse,  nous  l'avons  fait  monter  sur  un  âne  pour  lui  per- 
mettre d'aller  de  Tuveridje  à  Nedjef;  nous  lui  avons  donné 
aussi  un  peu  d'argent.  On  aurait  dit,  alors,  que  la  vie  venait 
de  lui  être  rendue. 

A  Koufa  j'ai  vu  une  autre  tragédie  :  Un  homme  ayant 
l'aspect  d'un  cadavre  s'était  jeté  dans  le  tramway  pour 
arriver  un  moment  plus  tôt  à  Méchhed  Ali  et  y  rendre 
l'âme.  Comme  à  ce  moment  on  prenait  des  précautions  à 
cause  du  choléra,  le  conducteur  se  mit  à  crier,  craignant 
qu'on  ne  lui  imposât  une  quarantaine.  On  prit  ce  malheu- 
reux comme  une  loque,  et  on  le  déposa  au  bord  de  la  route. 
Il  leva  alors  les  yeux  vers  le  ciel,  sollicitant  peut-être  une 
intervention  miraculeuse  qui  le  transporterait  à  Nedjef.  J'ai 
été  saisi  de  stupeur  en  voyant  quelle  force  la  foi  donnait  à 
un  malheureux  épuisé  par  un  voyage  de  cinquante  jours,  et 
dont  la  dernière  heure  était  venue. 

Les  pèlerins  viennent  souvent  en  caravane,  conduits  par 
des  Tchavouchs,  sorte  de  courtiers.  Le  rôle  desTchavouchs 
est  de  parcourir  chaque  année  la  Perse,  d'y  réunir  des 
pèlerins,  de  débattre   le   prix  du  voyage   avec  les  chefs  de 

XIV.  16 


234 


REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 


caravanes  et  de  servir  de  guides  aux  pèlerins.  Aussitôt  que 
l'on  aperçoit  les  dômes  dorés  des  lieux  saints,  les  Tcha- 
vouchs  peuvent  réclamer  leur  salaire,  ils  le  touchent,  puis 
entrent   dans  les  villes  et  arrivent   dans    la  mosquée  des 


FiG.  8. 


Cliché  S.  Sévian  bey. 

Un  ensevelissement,  l'hiver,  en  plein  désert  :  prés  de  Koùfah. 


tombeaux  en  prononçant  les  invocations  dites  Tehlil  et 
Tes  limât. 

A  l'entrée  des  tombeaux,  les  Muzevirs  (directeurs  de  pèle- 
rinage) vendent  aux  pèlerins  de  longues  chandelles  qu'ils 
doivent  tenir  à  la  main  ;  en  récitant  des  prières  et  des 
Tehlil,  on  pénètre  alors  dans  les  tombeaux,  où  ces  visites 
durent  jusqu'à  quatre  ou  cinq  heures  du  matin.  Les  villes 
de  Kerbéla,  Nedjef  et  Kazmeïn  doivent  toute  leur  activité 
aux  pèlerins,  et  la  plupart  de  leurs  habitants  parlent  le 
persan. 

Mais  beaucoup  de  pèlerins  arrivent  aux  lieux  saints 
après  avoir  épuisé  leur  argent,  meurent  de  maladie  ou  sont 


DE   STAMBOIL    A    BAGDAD 


235 


obligés  de  mendier  :  le  tiers  peut-être  des  habitants  de 
Kerbéla  et  de  Nedjef  se  compose  de  mendiants  ;  le  spectacle 
tragique  et  lamentable  que  j'ai  contemplé  en  traversant 
la  rue  entre  Bab  algharbi  et  Bab  Baghdad  restera  à  jamais 
gravé  dans  ma  mémoire.  Cette  rue  n'est  qu'un  passage 
très  étroit   entre   les  maisons  et   les    murailles,   dans  les- 


'    #     iFlil'      iiMI f iW 

Cliché  b.  bcvi.ui   oc>  . 


FiG.  g.  —  Kerbéla. 


quelles  on  a  percé  des  trous  d'un  demi-mètre  de  hauteur, 
ne  pouvant  servir  d'habitation  même  à  des  hiboux;  j'ai  été 
stupéfait  de  voir  que  ces  trous  étaient  des  habitations.  J'ai 
alors  observé  les  habitants  :  l'un  était  aveugle,  l'autre 
boiteux,  un  troisième  avait  le  visage  et  les  yeux  gonflés  ; 
chacun,  enfin,  étaitatteint  de  quelque  terrible  maladie.  D'ail- 
leurs quelle  santé  pourraient  avoir  ceux  qui  demeurent  dans 
ces  trous  ?  De  plus,  les  habitants  ont  transformé  cette  rue 
en  lieux  d'aisances;  les  voisins,  voyant  son  état  dégoûtant,  y 
jettent  toutes  leurs  ordures.  On  n'y  trouve  ni  air  ni  soleil, 


2  36  REVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

et  l'infection  est  telle  qu'elle  suffoque  les  passants.  J'ai  dû 
perdre  cinq  ou  dix  minutes  pour  traverser  cet  endroit  répu- 
gnant. En  sortant  de  là,  ma  tête  tournait,  j'avais  des  nau- 
sées, et  je  fus  obligé  de  m'appuyer  sur  le  bras  de  mon  com- 
pagnon pour  ne  pas  tomber.  Maintenant,  on  a  l'intention 
de  détruire  ces  murailles  pour  construire  un  hôpital  avec 
leurs  matériaux.  Les  habitants  en  sont  désolés.  Des  femmes 
se  lamentent,  disant  :  «  Que  deviendrons-nous?  On  \a 
nous  prendre  nos  maisons.  »  Cependant  j'espère  que  la 
municipalité  de  Kerbéla  se  hâtera  de  démolir  ce  fover 
d'infection. 

Il  est  étrange  qu'à  Kerbéla,  ville  de  (5o.ooo  habitants  qui 
reçoit  chaque  année  200.000  pèlerins,  il  n'y  ait  ni  école 
secondaire  ni  hôpital  ;  mais  à  quoi  servirait  un  hôpital  dans 
un  pays  où  il  n'y  a  que  misères  et  maladies  ?  11  serait  tou- 
tefois possible  de  trouver  de  l'argent.  On  trouve  tant  de 
richards  zélés  pour  ces  lieux  saints  qui,  en  sacrifiant  la 
centième  partie  de  leurs  vœux  et  fondations  pieuses  à  des 
œuvres  pareilles,  obtiendraient  quand  même  les  récom- 
penses de  Dieu.  D'ailleurs,  dans  la  plupart  des  tombeaux 
de  saints  il  y  a  d'immenses  trésors  accumulés,  qui  demeu- 
rent inutiles  quand  ils  ne  pourrissent  pas,  et  qui  trouve- 
raient là  leur  véritable  emploi. 

Actuellement  dans  les  tombeaux  de  Abbas,  Hussein,  Ali, 
il  y  a  des  dons  précieux  apportés  par  des  souverains  et  de 
riches  personnages,  mais  le  trésor  le  plus  considérable  est 
celui  du  tombeau  d'Ali,  car  Nedjef  a  échappé  aux  attaques 
des  Wahabites  et  des  autres  pillards;  les  tombeaux  de  Hus- 
sein et  de  Abbas,  depuis  cent  dix  ans,  ont  été  plusieurs  fois 
saccagés.  Mais  les  trésors  de  Nedjef  sont  restés  tels  qu'ils 
étaient  parce  qu'on  avait  dès  le  début  entouré  la  ville  d'une 
enceinte.  A  Nedjef  il  y  a  deux  trésors,  dont  l'un  n'a  été 
ouvert  que  sous  Abdul-Aziz,  à  l'occasion  de  la  visite  de 
Nassireddin  Chah,  par  iradé  impérial,  en  présence  du 
ministre  de    l'Evkaf,  Kemal   Pacha,  spécialement  envoyé 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD 


237 


à  celte  occasion.  A  ce  moment,  sur  le  désir  de  Nassireddin 
et  par  ordre  du  Sultan,  un  magnifique  candélabre,  dont  la 
valeur  a  été  estimée  5.5oo  livres,  a  été  sorti  du  trésor  et 
pendu  au-dessus  du  tombeau,  où  on  le  voit  encore  actuel- 
lement. Nassireddin  a  fait  déposer  au  trésor  un  sabre  valant 
plusieurs  milliers  de  livres;  depuis  lors  le  trésor  est  resté 


1  -II' 

■\ 

s 

•     * 

.  '^^ 

1 

■A 

à 

n 

CUlIic  b.  Sévian  bey. 


FiG.  10.  —  L'Abbâsiveh  :  à  Kerbéla. 


fermé,  mis  sous  scellés  par  Kemal  Pacha,  le  ministre  de 
l'Evkaf,  et  Midhat  Pacha,  alors  vali  de  Bagdad.  On  a  évalué 
de  plusieurs  manières  les  bijoux  et  objets  qu'il  contient.  Un 
ouvrage  même  a  prétendu  que  la  valeur  des  bijoux  attei- 
gnait 3o  millions  de  livres;  chose  impossible.  D'après  ce 
que  disent  le  Kilitdar  et  deux  autres  personnes,  leur  valeur 
réelle  ne  peut  dépasser  5  à  600.000  livres.  Mais  les  don- 
nées précises  font  complètement  défaut. 

Je  me  bornerai  à  dire  que  notre  gouvernement  constitu- 
tionnel  devrait  charger  de  l'estimation  précise  du   trésor 


2  38  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

une  commission  composée  de  personnes  de  confiance.  Quant 
aux  autres  trésors,  je  les  ai  vus  :  dans  celui  de  Hussein,  on 
remarque  une  couronne,  plusieurs  centaines  de  livres  qu'un 
Râdja  indien  avait  données,  un  sabre  ornéd'émeraudes  va- 
lant 2.000  livres. 

Des  quantités  énormes  de  rideaux,  de  châles,  mis  dans 
la  poussière  Tun  sur  Tauire  et  qui  pourrissent  de  la  sorte, 
si  on  les  met  en  vente,  auront  bien  diminué  de  valeur,  mais 
représentent  une  somme  de  lo  à  iS.ooo  livres  qui  risque 
d'être  perdue.  Si  on  les  avait  vendus  auparavant  et  si  on 
avait  fait  avec  le  prix  de  la  vente  une  œuvre  de  bienfaisance, 
on  aurait  certainement  réjoui  davantage  Tâme  magnanime 
du  Seigneur  des  Mart\TS.  Le  trésor  de  Abbas  est  comme 
un  dépôt  d'armes;  les  deux  chambres  qui  le  contiennent 
sont  remplies  jusqu'au  plafond  par  des  poignards  et  des 
sabres,  mais  les  parties  en  bois  de  ces  armes  sont  malheu- 
reusement détruites  par  les  vers.  On  ignore  ici  l'usage 
de  la  naphtaline  et  du  camphre;  pour  conserver  les  objets, 
on  n'emploie  quele  tabac,  ce  qui  est  insuffisant.  Dans  le  trésor 
de  Abbas  il  y  a  eiicore  des  caisses  pleines  de  châles,  de  rideaux 
de  soie  brodés  d'argent,  de  chandeliers,  mais  tout  cela  pour- 
rit sur  place  et  se  trouve  hors  d'usage.  Seuls,  une  broche  en 
brillants  valant  quelques  centaines  de  livres,  un  chandelier 
très  précieux  et  un  sabre  en  or  attirent  l'attention.  Dans  le 
trésor  d'Imam  Ali  il  y  a  des  tapis  splendides  valant  cent  et 
même  mille  livres.  Un  tapis  brodé  de  soie  et  de  filigrane, 
qui  est  un  cadeau  de  Chah  Abbas,  est  très  remarquable  — 
sur  un  bDrd  du  tapis  est  écrit  :  «  Le  chien  du  Seuil  de  Sa 
Majesté,  Abbas.  »  Une  couronne  qui  vaut  quelques  mille 
livres,  cadeau  d'un  radja  indien,  est  pendue  au-dessus 
du  tombeau.  Dans  les  trésors  qu'on  peut  voir,  il  y  a  nombre 
d'objets  d'or  et  d'argent  dont  le  poids  atteint  plusieurs  cen- 
taines d'oques. 

Les  habitants  de  Kerbéla  et  de  Nedjef  et  même  les  servi- 
teurs d2S  Hazrat   sont  d'avis  que  ces  trésors,  au   lieu  de 


DE    STAMBOl L    A    BAGDAD 


239 


pourrir  inutilement,  devraient  être  mis  en  vente;  avec  l'ar- 
gent on  construirait  des  hôpitaux  ;  certains  exagèrent  et 
disent  qu'on  ferait  avec  un  chemin  de  fer  entre  K.hané- 
kine  et  Nedjef,  pour  les  pèlerins. 

Nous,  nous  doutons  qu'on  puisse  construire  un  chemin 
de  fer  avec  l'argent  de  la  vente  ;  d'ailleurs  la  concession  de 
la  ligne  de  Bagdad  ne  le  permettrait  pas. 


Cliché  s.   bévian  bey, 
FiG.  II.  —  Manipulation  du  Toinbac-Kerbéia. 


En  tout  cas,  j'attire  l'intérêt  de  nos  hommes  d'État  — 
qui  peut-être  l'ignorent  jusqu'à  présent  —  sur  le  fait  qu'à 
Kerbéla  il  v  a  des  trésors  vraiment  dignes  d'attirer  l'atten- 
tion de  notre  Gouvernement  et  du  ministère  de  rEvkaf. 
Comme  l'état  actuel  de  ces  trésors  ne  peut  se  prolonger,  il 
est  nécessaire,  et  en  même  temps  d'un  grand  profit  pour 
les  lieux  saints,  d'v  remédier  au  plus  tôt. 


240  REVUE    DU   MONDE    MUSULMAN 


XIII 


ZUGURDS    ET    CHIMIRDS 


Une  interview  du  «  Tchakerdjeli  »  de  llrak. 

J'étais  allé  de  Kerbéla  à  Hillé  via  Hindié,  et  j'avais  décidé 
d'aller  à  Koufa  par  eau,  après  avoir  visité  les  ruines  de 
Babylone  au  lieu  dit  Kuveïrich,  et  la  tour  Birs  Nimroud. 
Mais,  pour  ne  pas  revenir  par  la  même  route,  je  m'étais 
embarqué  sur  le  canal  d'Ouweïnat,  qui  prend  l'eau  du  fleuve 
au  sud  de  Tuveridje,  centre  du  Hindié,  sur  un  tarradé, 
c'est-à-dire  sur  un  petit  voilier,  que  les  bateliers  tiraient  en 
arrivant  aux  points  de  jonction  avec  le  fleuve  qui  était 
plein  de  boue,  et  qu'on  était  littéralement  obligé  de  porter 
sur  ses  épaules  pour  le  mener  au  fleuve. 

Nous  avions  calculé  que  nous  arriverions  en  quatre  ou 
cinq  heures  à  Koufa,  le  port  de  Nedjef,  dans  le  cas  où  le 
vent  serait  favorable,  et  nous  n'y  sommes  parvenus  qu'à 
2  heures  de  la  nuit,  à  la  turque,  non  parce  que  le  vent  était 
contraire,  mais  parce  qu'il  était  calme.  Quand  le  vent  du 
sud  qu'on  appelle  Cherki  souffle,  la  limpidité  de  l'atmos- 
phère de  tout  l'Irak  est  troublée.  Koufa  aussi  était  entourée 
d'une  vapeur  étoufl"ante  et  d'un  brouillard  répandant  une 
mauvaise  odeur;  l'abondance  de  la  culture  du  riz  dans  le 
voisinage  augmente,  dit-on,  l'épaisseur  de  l'air.  Ajournant 
la  visite  plus  ample  de  Koufa  à  mon  retour,  je  me  suis  hâté 
de  prendre  un  tramway  d'extra,  car  ici  le  tramway  ne  cir- 
cule plus  après  le  coucher  du  soleil.  Ce  tramway,  que  les 
chevaux  menaient  à  grand  trot,  nous  a  conduits  en  une 
demi-heure  à  la  porte  de  Nedjef,  mais  nous  avons  eu  la 


DE   SIAMBOUL    A    BAGDAD  24 1 

surprise  de  voir  qu'elle  était  fermée  :  depuis  que  des  bruits 
de  choléra  couraient,  on  fermait  pendant  la  nuit  les  portes 
de  la  ville.  Car  un  Persan  a  fait  jadis  entourer  Nedjef  d'une 
enceinte  pour  la  préserver  de  l'attaque  des  Wahhabites.  Le 
mudir  de  Koufa,  qui  avait  prévu  le  cas,  nous  avait  fait 
accompaj^ner  par  un  gendarme  pour  attester  notre  identité 
et  empêcher  qu'on  ne  nous  prenne  pour  un  cholérique  ou 
un  vagabond.  Mais  le  témoignage  du  gendarme  à  travers 
la  porte  n'a  pas  suffi  au  gardien,  il  fallut  que  nous  le 
convainquions  nous-même.  Après  ces  formalités,  où  trou- 
ver la  clef  de  la  porte?  L'un  dit  qu'elle  est  à  la  gendar- 
merie, l'autre  chez  l'officier,  un  troisième  à  la  municipalité. 
Enfin,  après  mille  difficultés,  on  l'a  retrouvée.  Mais  les 
portiers  novices  ne  connaissant  pas  son  usage,  nous  avons 
dû  attendre  jusqu'à  4  heures  (à  la  turque)  en  dehors  de  l'en- 
ceinte. Et  cependant,  l'autre  porte  du  côté  du  désert  n'était 
pas  fermée:  il  paraît  que  la  fermeture  de  Bab  Koufa  pendant 
la  nuit  n'est  qu'un  reste  des  anciens  usages. 

La  mentalité  spéciale  aux  tribus  et  aux  nomades  à 
pénétré  jusqu'à  l'intérieur  de  Nedjef;  les  habitants  sont 
divisés  depuis  cent  ans  en  deux  partis  :  les  Zugurds  et  les 
Chimirds;  trois  quartiers  de  Nedjef  sont  habités  par  les 
Zugurds,  et  le  quatrième  par  les  Chimirds;  les  luttes  san- 
glantes ne  manquent  jamais  entre  les  deux  partis;  de  temps 
à  autre,  de  terribles  combats  éclatent  entre  eux  ;  on  voit  dans 
toutes  les  rues  de  la  ville  des  trous  produits  par  des  balles, 
semblables  à  ceux  qu'on  voit  au  mur  et  au  plafond  du  Par- 
lement à  Sainte-Sophie.  Dans  le  temps,  les  Chimirds  et  les 
Zugurds,  lorsqu'ils  se  battaient,  respectaient,  dit-on,  les 
droits  des  neutres;  plus  tard  la  situation  a  empiré  et 
chacun  des  deux  partis  s'est  mis  à  demander  des  secours 
aux  tribus  des  environs;  de  la  sorte,  les  tribus  arabes  enva- 
hissent parfois  la  ville.  Comme  l'appui  de  ces  tribus  est 
toujours  intéressé  et  mû  par  l'espoir  du  pillage,  les  bazars 
et  les  maisons  des  neutres  sont  saccagés  et  la  ville  mise  à 


242  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

sac.  Ne  vous  étonnez  pas  si  je  vous  dis  que  des  événements 
pareils,  tout  pareils  à  ceux  du  mo}en  âge  arrivaient  à 
Nedjef  il  y  a  trois  ou  quatre  ans,  et  qu'il  est  très  possible 
qu'ils   se   reproduisent   à   la  première   occasion. 


ÎMi 

fe^^H 

m 

Wè 

i    iUl 

BP^^^^^BI^iL 

^S^Wi  H|JH 

HIB^k"  'Hm 

ntv^^^^^^^^^Hj 

W<;    «>|,y^    Iwf 

^L.  d 

^J^^il 

^^^^BS^^           W*^        ™  iP^^^^^^^H 

mÊÊ 

Cliché  S.  Sévian  bey. 
FiG.  12.  —  Rue  du  quartier  d'Abbâs  :  à  Kerbéla. 

Telle  est  l'affaire  de  Atié  ibn  Moutaïr,  du  parti  des  Zu- 
gurds,  qui  commença  par  des  actes  de  brigandage  et  fina- 
lement rendit  nécessaire  l'intervention  des  troupes. 

Atié,  apprenant  que  Nazim  Pacha,  arrivant  à  Bagdad, 
avait  donné  des  conseils  et  obtenu  des  fetvas  pour  assurer 
la  paix  entre  les  tribus,  qu'il  avait  invité  tous  leurs  chefs  à 
des  banquets,  et  leur  avait  pardonné  toutes  leurs  fautes, 
Atié,  dis-je,  s'était  enfui  désolé  :  n'avant  pas  de  parti,  il  ne 
savait  comment  demander  grâce.  Un  jour  il  entra  â  Bagdad 
déguisé  et,  suivant  la  coutume  arabe,  pour  montrer  qu'il 
demandait  sa  grâce,  il  mit  son  'Ikal  à  son  cou  et  alla  tomber 
aux  pieds  du  vali.  Celui-ci,  dans  un  but  politique  et  pour 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD  248 

maintenir  la  sécurité,  lui  accorda  une  lettre  de  grâce.  Main- 
tenant, Atié  a  sa  liberté  complète  à  Nedjef  et  dans  les 
environs.  J'ai  voulu  le  voir.  Lui  qui  n'était  pas  des  chefs  de 
Zugurds,  s'était  fait  reconnaître  comme  tel  à  force  d'in- 
trigues, faisant  des  invites  à  l'un  et  à  l'autre,  cherchant 
surtout  à  avoir  des  partisans  parmi  les  Arabes  des  tribus 
voisines,  si  bien  que  ceux-ci,  comme  les  Chimirds,  le  haïs- 
sent à  juste  titre.  Mais  comme  il  avait  gagné  des  partisans 
en  faisant  manger  à  Veli  ce  qu'il  prenait  à  Ahmed,  les  fonc- 
tionnaires n'osaient  plus  lui  toucher.  Cependant,  il  }'  a  à 
peu  près  sept  ans,  à  la  suite  d'un  combat  livré  devant  la 
porte  de  Xedjef,  le  Gou\ernement  avait  décidé  de  le  punir. 
Il  prit  la  fuite,  fut  condamné  par  défaut  et,  dès  lors,  ne 
cessa  plus  d'être  condamné  de  la  sorte. 

Comme  en  Irak,  ces  condamnations  sont  encore  plus 
nombreuses  que  les  dettes  irrecouvrables,  elles  ne  pouvaient 
avoir  aucune  influence  sur  la  manière  de  faire  d'Atié  qui, 
bien  que  condamné,  se  promenait  tranquillement  dans  les 
rues  de  Nedjef,  et  ne  manquait  pas  de  menacer  ceux  qui 
avertiraient  de  sa  présence  l'autorité  locale.  11  pillait  lui- 
même  ou  faisait  piller  par  ses  partisans  des  tribus  avec  les- 
quelles il  était  allié,  et  commettait  des  meurtres. 

A  trente  heures  de  distance,  son  nom  inspirait  la  terreur; 
les  fonctionnaires  ne  pouvaient  pas  faire  dire  la  vérité  à 
ceux  qu'il  avait  épargnés.  L'attitude  des  fonctionnaires,  la 
précipitation  avec  laquelle  les  magistrats  donnaient  des 
ordres  et  rendaient  des  jugements  inexécutables,  ont  natu- 
rellement aggravé  la  situation.  Au  lendemain  de  la  Consti- 
tution, sur  l'avis  qu'Atié  était  arrivé  chez  lui  à  Nedjef,  des 
soldats  ont  assiégé  sa  maison,  mais  sans  pouvoir  l'empêcher 
de  prendre  la  fuite.  Cette  fois  cependant,  des  troupes  le 
poursuivirent  jusqu'à  sa  forteresse  en  dehors  de  la  ville,  où 
il  s'était  réfugié,  et  l'ont  entièrement  anéantie;  mais  Atié  a 
quand  même  réussi  à  leur  échapper.  Depuis  lors,  et  jusqu'à 
l'arrivée    de  Nazim   Pacha  à  Bagdad,  Atié    n'existait    pas 


.244  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

officiellement.  Maintenant,  à  l'en  croire,  il  se  serait  soumis, 
n'ayant  d'ailleurs  aucune  faute  à  se  faire  pardonner. 

Atié  est  un  jeune  homme  de  trente  ans,  brun,  d'une 
grande  taille  et  portant  la  barbe  ;  la  flamme  de  la  méchan- 
ceté brille  dans  ses  yeux  ;  sa  voix  est  forte,  il  est  aussi 
disert  qu'un  avocat.  Pour  montrer  sa  fidélité  à  la  Porte,  il 
dit  qu'il  a  donné  à  ses  quatre  enfants  des  noms  qui  peu- 
vent servir  à  l'union  des  différentes  nationalités  :  Turki, 
Arabi,  Adjémi  et  Kurdi.  Écoutons-le  un  peu  :  «  Efendi,  dit- 
il,  personne  n'est  plus  innocent  que  moi,  et  personne  n'a 
été  autant  calomnié  que  moi  ;  tout  crime  qui  se  commet 
m'est  imnîédiatement  attribué  ;  on  augmente  ainsi  chaque 
jour  le  nombre  de  mes  prétendus  méfaits.  —  On  a  dû  cepen- 
dant avoir  quelques  présomptions,  pour  vous  attribuer  tous 
ces  crimes,  —  Je  jure  sur  le  nom  d'Abbas  que  tout  cela  vient 
de  la  jalousie.  Si  vous  voulez,  demandez  à  toutes  les  per- 
sonnes présentes.  » 

Les  dix,  quinze  ou  vingt  personnes  présentes  se  sont  trou- 
vées dans  une  position  très  délicate;  cependant,  toutes  ont 
témoigné  en  sa  faveur  et  ont  dit:  «  Il  a  vraiment  bon  cœur, 
sa  maison  est  ouverte,  il  est  très  large,  a  beaucoup  d'égards 
pour  les  pauvres;  c'est  son  entourage  qui  l'a  disqualifié.  » 

Je  me  disais  en  moi-même  :  «  Il  cumule le  brigand 

est  généreux.  » 

Atié  continua:  «  Je  n'ai  jamais  tiré  sur  les  soldats;  quand 
je  suis  attaqué  par  les  troupes,  ma  seule  tactique  a  toujours 
été  la  fuite.  —  Etant  aussi  innocent,  et  tellement  sûr  de 
vous-même,  pourquoi  n'avez-vous  pas  livré  votre  fusil  au 
gouvernement?  —  Efendi,  comment  aurais-je  eu  con- 
fiance? J'étais  certain  qu'on  m'aurait  tué,  sans  avoir  com- 
mis aucune  faute.  D'ailleurs  les  fonctionnaires  prenaient 
des  richvet  (pots-de-vin)  de  celui-ci,  de  celui-là  et  étaient 
toujours  contre  moi;  tout  avait  pour  origine  le  richvet; 
mais  actuellement,  grâce  à  Dieu,  il  n'y  a  plus  de  richvet; 
grâce  à  l'Etat  et  à  la  Nation  tout  le  monde  en  est  persuadé. 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD  245 

Si  je  commets  quelque  faute,  que  mon  cou  devienne  plus 
fin  qu'un  poil  !  d'ailleurs  comment  un  chien  tel  que  nroi 
oserait-il  contrarier  le  gouvernement?  » 

Atié  ne  se  contente  pas  d'être  gracié,  il  exige  d'être  réha- 
bilité pour  toutes  ses  condamnations.  Il  me  demandait  : 
«  Si  je  le  réclamais,  ne  pourrais-je  pas  Tobtenir?''  »  Il  va 
encore  plus  loin,  réclame  des  restitutions  et  se  considère 
comme  un  proscrit  politique.  «  Toutes  mes  propriétés  ont 
été  ruinées;  on  a  détruit  ma  maison  ;  à  l'extérieur,  mes 
récoltes  ont  été  anéanties,  et  je  n'ai  plus  de  fortune  ;  je  tou- 
chais de  la  municipalité  un  traitement  qu'on  a  supprimé. 
Le  gouvernement  me  dédommagera-t-il  ?  Me  rendra-t-il 
mon  traitement?  —  En  allant  dans  cette  voie,  lui  répartis- 
je,  si  on  vous  nomme  Kaïmakam  à  Nedjef,  vous  voudrez 
devenir  vali.  »  Et  j'ai  ajouté  :  «  Vous  ne  tenez  pas  compte 
de  ce  qu'on  vous  a  pardonné  les  crimes  que  vous  aviez 
commis  même  après  le  rétablissement  de  la  Constitution, 
et  vous  réclamez  encore  des  dommages-intérêts.  Le  gou- 
vernement vous  a  absous  ;  n'aurez-vous  pas  assez  d'équité 
pour  le  laisser  tranquille  ?  »  Il  a  finalement  acquiescé. 

Je  résumerai  mes  idées  au  sujet  de  cet  homme  en  répétant 
le  proverbe  persan  :  «  Le  louveteau,  bien  qu'élevé  parmi  les 
hommes,  devient  quand  même  loup  en  grandissant  »,  ce 
qui  a  été  démontré,  après  mon  entrevue  avec  lui,  par  un 
fait  significatif.  En  effet, à  Koufa,  nous  étions  occupés  avec  le 
mudiràlouer  un  tarradé  i barque) jusqu  a.  Chinafié,  situé  sur 
l'Euphrateetau  sud.  Un  individu, àcette  occasion,  prend  une 
attitude  grossière,  insulte  le  mudiret  les  personnesprésentes. 
Alors  le  gendarme  se  penche,  tout  craintif,  à  l'oreille  du 
mudir  et  lui  dit  tout  bas  que  ce  personnage  était  le  neveu 
d'Atié.  Cependant  le  mudir,  sans  y  attacher  d'importance, 
donne  l'ordre  :  «  Enfermez-le  au  Palais  du  Gouvernement.  » 

Quelques  minutes  plus  tard,  Hussein  Elelvi,  ce  neveu 
d'Atié,  reparaissait,  gesticulant  et  réprimandant  les  bateliers 
devant   le   mudir,  les  menaçant  ouvertement.  Cette    fois. 


246 


REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 


je  me  suis  mis  en  colère  et  j'ai  demandé  :  «  Comment  se 
fait-il  que  cet  homme  soit  sorti  du  Seraï?  »  Les  gendarmes 
s'attribuaient  mutuellement  tous  les  torts  et  à  la  fin  le 
mudir  redonna  Tordre  de  l'emmener.  Alors  j'ai  vu  une 
chose  tout  à  fait  singulière.  Hussein  Elelvi  continuait  de 
s'agiter,  le  gendarme  ne  bougeait  pas  de  sa  place.  Ne  pou- 


^^.r-U^Â^là 


^*^^  W^^ 


L\  'f 


k  ■'-•!>. 


Cliché  S.  Sévian  bey. 


FiG.   i3.  —  kerbéla. 


vant  plus  me  contenir,  j'ai  apostrophé  le  gendarme;  avec 
mille  difficultés  on  a  pu  l'emmener;  mais  probablement, 
cinq  minutes  après  mon  embarquement,  il  aura  été  relâché. 
En  route  les  bateliers  m'ont  raconté  que  cet  homme  mena- 
çait de  les  tuer.  A  Chinafié  aussi  j'ai  appris  quelques  exploits 
récents  d'Hussein  Elelvi.  Alors  j'ai  constaté  que  pardonner 
sans  motif  est  une  absurdité.  Cet  Atié,  bien  qu'absous, 
pardonné,  n'en  a  pas  moins  partout  —  comme  Fehim 
Pacha  (1)  —  des  partisans  s'appuyant  sur  lui  pour  com- 


(i)  Hamidien  fameux. 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD  247 

mettre  toutes  sortes  de  délits.  Pauvre  Irak  !  que  tu  es  loin 
de  la  Cop.stitution,  de  la  loi  et  de  la  sécurité  ! 


XIV 


LA   NAVIGATION    EN    IRAK.    ET    LES    MUZIFS 


11  aurait  été  plus  facile  d'aller  à  Bassora  par  le  Tigre  et 
en  bateau,  mais  aussi  il  aurait  été  difficile  de  voir  des  choses 
intéressantes.  Voilà  pourquoi  j'ai  choisi  la  route  de  l'Eu- 
phrate.  Le  vovage  sur  l'Euphrate  se  fait  au  moyen  de  voi- 
liers qu'on  appelle  tarradé,  meheïlé,  mechhouf,  belem,etc. 
Chacun  de  ces  voiliers,  conduit  par  un  «  Nakhouda  »,  capi- 
taine, met  à  la  voile  lorsque  le  vent  est  favorable;  dans  le 
cas  contraire  il  le  fait  avancer  en  poussant  des  perches  appe- 
lées muredd  contre  la  rive,  ou  bien  dans  le  lit  du  fleuve,  ou 
encore  on  a  recours  au  halage.  Quand  on  remonte  le  cou- 
rant, ces  difficultés  augmentent.  Le  voyage  de  Bassora  à 
Mosseveb;  dans  ces  conditions,  dure  un  mois  et  quelquefois 
deux,  mais  avec  le  courant,  malgré  un  vent  contraire,  il  est 
rare  que  l'on  mette  plus  de  quinze  à  vingt  jours. 

Il  faut  se  faire  un  abri  avec  des  nattes  de  roseaux,  objet 
de  fabrication  indigène  et  d'un  emploi  fréquent  :  c'est  avec 
elles  que  les  Arabes  construisent  leurs  habitations,  sortes 
de  tentes,  d'un  mètre  et  demi  de  haut  sur  deux  ou  trois  de 
large.  Impossible  de  se  tenir  debout  dans  Varchè,  ou  abri 
fait  de  ces  nattes;  on  conçoit  combien  le  voyage,  de  la  sorte, 
est  rendu  pénible. 

Parmi  les  huttes  d'indigènes,  dites  serifès,  faites  ainsi 
de  nattes  de  roseaux,  et  dont  le  prix  de  revient  ne  dépasse 
jamais  5o  piastres,  au  maximum,  on  en  remarque  qui  sont 
un  peu  plus  soignées.  Ce  sont  les  habitations  ou  muzifs  des 


248  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

cheikhs;  elles  servent  à  ceux-ci  et  à  leurs  ressortissants  de 
cafés  gratuits,  car  les  Arabes  qui  n'ont  pas  de  Selamlik.  les 
fréquentent  dans  la  soirée.  La  compagnie  du  muzif  et  les 
honneurs  rendus  aux  ;?2wssq/2rs,  hôtes,  varient  selon  le  rang 
et  la  fortune  du  cheikh.  Cependant,  du  plus  grand  au  plus 
petit,  aucun  cheik  n'a  tenté  de  renoncer  à  la  construction 
de  nattes  pour  son  Selamlik. 

Au  sud  de  Semavé,  près  des  limites  de  Sandjak  de  Mon- 
tefik,  à  cause  du  vent  de  Cherdji  et  de  l'obscurité  de  la  nuit, 
nous  fûmes  obligés  de  stationner  notre  embarcation, 
meheïlé.  Près  de  là  se  trouvait  le  muzif  du  cheikh  appelé 
Sefer;  je  suis  allé  voir  celui-ci,  qui  ne  me  connaissait  pas, 
mais  ne  m'en  a  pas  moins  reçu  avec  tous  les  égards  en 
usage  chez  les  Arabes. 

Dans  son  muzif  beaucoup  de  personnes  étaient  assises,  les 
uns  les  jambes  croisées,  les  autres  appuyés  sur  le  coude  et 
étendus  à  terre.  Quand  on  reçoit  une  visite,  la  première 
chose  que  Ton  fait  est  d'offrir  le  café  :  à  peine  êtes-vous  assis, 
qu'on  pile  et  fait  griller  devant  vous  du  café  vert:  le  foyer 
est  creusé  au  milieu  du  muzif,  on  le  fait  cuire  ensuite  ;  le 
muzif  se  remplit  de  fumée;  et  on  apporte  des  cafetières  aussi 
grandes  que  des  aiguières,  rangées  en  ordre  ;  après  avoir 
subi  plusieurs  transformations  et  avoir  été  filtré  plusieurs 
fois,  le  café  est  offert  aux  visiteurs,  extrêmement  chaud.  II 
n'y  en  a  qu'un  doigt  au  fond  de  la  tasse  ;  après  l'avoir  avalé 
d'une  gorgée,  vous  en  prenez  une  deuxième  et  une  troisième 
fois.  Dans  tout  l'Irak  le  café  est  pris  de  la  sorte  ;  le  sucrier 
est  un  usage  inconnu  ;  il  est  même  honteux  de  prendre  le 
café  la  tasse  remplie.  Nous  nous  sommes  conformés  à  ce 
cérémonial.  Le  cheikh  et  les  siens  se  sont  concertés  à  voix 
basse:  ils  voulaient  nous  offrir  l'hospitalité  pour  la  nuit. 
Je  me  suis  excusé,  et  nos  hôtes  se  mirent  à  manger.  Le 
repas  était  on  ne  peut  plus  simple  :  du  pain  et  du  aïran,  la 
seule  nourriture  au  muzif,  que  les  nomades  prenaient  tou- 
jours tard,  d'ordinaire  à  2  heures  de  la  nuit  (à  la  turque), 


DE    STAMBOLL    A    BAGDAD 


249 


en  prévision  de  la  venue  possible  d'un  hôte  attardé.  Voilà 
comment  on  est  reçu  dans  le  muzif  d'un  cheikh  sans  for- 
tune. 

Le  lendemain  soir  au  contraire  j'étais  dans  le  muzif  du 
cheikh  le  plus  renommé  et  le  plus  riche  du  pays,  celui  de 
Adjemi  Bey,  fils  de  Sadoun  Pacha,  situé  à  Maie,  dans  le 
Sandjak  de  Montefik. 

Sadoun  Pacha  avait  averti  son  fils  par  télégramme  de  mon 
passage.  Adjemi  Bey  fit  attendre  ses  hommes  sur  les  routes 
pendant  quelques  jours  ;  enfin  son  Mulla,  ou  intendant,  vint 
à  notre  rencontre  et  envoya  aussitôt  un  cavalier  pour  avertir 
Adjemi  Bev.  Il  y  avait  cinq  heures  de  chemin  de  l'endroit  où 
nous  étions  jusqu'àMaïé;  sur  Tavisdu  cavalier,  Adjemi  se  mit 
de  suite  en  route  accompagné  d'une  vingtaine  de  cavaliers, 
et  rencontra  notre  meheïlé  à  une  heure  de  son  muzif,  où 
nous  sommes  allés  ensemble  à  cheval.  Ce  muzif  est  une  île 
au  milieu  du  fleuve,  il  est  mieux  compris  que  les  autres, 
ayant  la  forme  d'une  maison  ;  mais  les  murs  sont  en  roseau 
et  le  plafond  en  nattes  ;  mais  la  disposition  des  roseaux  est 
élégante.  Selon  l'habitude  des  Arabes  et  des  Persans,  on 
met  au  milieu  une  grande  masse  de  pilaf  et  on  dispose  tout 
autour  les  plats  :  ainsi,  sans  avoir  besoin  de  menu,  on  a 
la  facilité  de  voir  tous  les  mets  devant  soi.  La  table  étant 
très  grande,  on  met  plusieurs  plats  de  chaque  sorte  de  mets 
afin  que  la  main  puisse  les  atteindre  tous.  Les  Persans 
(ou  les  Arabes)  mettent  quelquefois  du  safran  dans  les  mets. 

Il  v  a  une  grande  difl"érence  entre  la  région  du  sud  de 
l'Euphrate  et  celle  du  nord,  qui  s'étend  d'Alep  à  Hit  et 
Roumadié  au  point  de  vue  de  la  densité  de  la  population. 
Les  hautes  terres  sont  tout  à  fait  désertes  et  incultes,  tandis 
que  dans  la  région  du  sud,  jusqu'à  Bassora  il  y  a  de  nom- 
breuses fermes,  des  palmiers  et  même  des  jardins  et  des 
vignes.  De  Hindié  à  la  limite  du  sandjak  de  Montefik,  les 
principales  tribus  sont  campées  sur  les  deux  côtés  du  fleuve  ; 
on  trouve  ici  Béni  Hassen,  là  Elfetle,  plus  bas  Khezaïl  et  vers 
siv.  17 


I 


25o  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

le  sud  Elziad  et  les  Béni  Hakim  qui  se  divisent  en  plusieurs 
sections.  Dans  toutes  ces  tribus  il  y  a  un  fait  qui  attire 
l'attention  :  s'occupant  d'agriculture,  elles  sont  fixées  à  la 
côte  du  fleuve  et  aux  terrains  étendus  le  long  du  fleuve  ; 
c'est  une  transition  de  la  barbarie  à  la  civilisation,  à  laquelle 
conduit  l'agriculture. 

Les  tribus  des  deux  rives  sont  si  laborieuses  et  si  atta- 
chées à  leurs  terres,  que  si  jamais  on  voulait  les  forcer  à 
retourner  à  leur  ancienne  existence  de  chasseurs  et  de  ber- 
gers, elles  montreraient  la  plus  énergique  résistance. 

Il  y  a  beaucoup  de  diff"érence  entre  ces  tribus  et  les  Arabes 
du  Badiat-ech-Cham,quisontdes  chameliers.  Cependant  leur 
aff"ection  pour  la  terre  a  ses  bornes.  Comme  je  l'ai  dit  plus 
haut,  leurs  habitations  sont  aussi  mobiles  que  des  tentes, 
et  ces  dernières  sont  encore  d'un  usage  assez  fréquent.  Le 
premier  eff'ortdu  gouvernement  devra  se  porter  de  ce  côté. 
Au  fur  à  mesure  qu'on  avance  vers  les  xMontefik  et  Bassora, 
on  voit  que  les  Arabes  logés  des  deux  côtés  du  fleuve  devien- 
nent plus  attachés  à  la  terre.  La  plantation  des  arbres  est 
impossible  pour  les  tribus  nomades,  car  une  tribu  qui  pos- 
sède des  jardins,  des  dattiers,  des  vignes  ne  voudra  plus 
abandonner  ses  biens  et  prendre  la  route  du  désert,  quand 
changera  la  saison.  Surtout  du  côté  de  Bassora,  les  planta- 
tions de  dattiers  garnissent  les  deux  côtés  de  l'Euphrate  : 
elles  sont  la  propriété  des  cheikhs  et  des  tribus.  Ce  progrès 
dans  l'installation  est  venu  avec  le  temps;  mais  est-ce  là 
chose  facile?  Certainement  non,  car  d'un  côté  les  tribus 
sont  toujours  dans  la  défiance  l'une  vis-à-vis  de  l'autre, 
envahissant  mutuellement  leurs  terrains  (i).  Cela  montre 
l'impossibilité  pour  le  gouvernement  d'agir  efficacement,  de 
percevoir  les  impôts,  et  de  faire  pénétrer  la  civilisation 
dans  les  parties  basses  du  Tigre  et  de  l'Euphrate.  Tout  cela 


(i)  Tous  ces  terrains  avec  leurs  meubles  appartiennent  au  gouvernement. 
Les  Arabes  travaillant  comme  locataires  lui  soumissionnent,  ne  sont  que  ses 
associés. 


DE   STAMBOUL    A    BAGDAD  25 1 

prouve  que  l'installation  des  tribus  dans  ces  endroits  est 
une  chose  qui  demande  un  grand  et  méritoire  effort. 

Mais  la  plus  urgente  mesure  à  prendre,  c'est  d'assurer 
la  sécurité  et  le  bon  ordre  dans  cette  région,  surtout  vers 
le  sud  à  partir  de  Divanié.  Imaginez-vous  la  terreur  d'un 
homme  qui  voit  toujours  le  canon  d'un  fusil  braqué  sur 
lui.  Voilà  l'état  où  se  trouvent  des  centaines  de  milliers  de 
personnes.  Dans  ma  prochaine  lettre  j'eiî  parlerai,  in  cha' Al- 
lah, d'après  mes  observations. 


XV 


«  LE  FUSIL  SUR  L  EPAULE,  ET  LA  FRONDE  A  LA  MAIN  » 

C'est  l'attitude  ordinaire  dans  le  sud  de  l'Irak.  On  voit 
de  plus  en  plus  souvent  reluire  les  fusils  Mackenzie.  La 
proximité  d'un  nid  d'intrigues  commerciales  et  d'insurrec- 
tions comme  Koweït,  fait  que  les  armes  de  fort  calibre, 
cartouches  et  revolvers  abondent  à  l'intérieur  du  pays. 

11  est  aussi  dangereux  de  mettre  un  pistolet  dans  la  main 
d'un  petit  enfant,  que  de  donner  un  fusil  dernier  modèle 
à  un  Bédouin  sans  expérience. 

A  partir  de  Hindié,  je  peux  dire  sans  exagération  que 
tous,  depuis  les  enfants  de  dix  ans,  jusqu'aux  vieillards  de 
soixante-dix  ans,  portent  le  fusil  en  bandoulière.  Tout  pay- 
san, qu'il  monte  l'eau  dans  son  kerd,  ou  qu'il  batte  les 
récoltes,  travaille  le  fusil  sur  l'épaule. 

Il  en  résulte  des  maux  sans  nombre  pour  les  habitants 
et  les  voyageurs,  et  un  état  d'anarchie  indescriptible.  Cet 
état  de  choses  devient  déplus  en  plus  grave  à  mesure  qu'on 
va  vers  le  sud. 

Dès  la  première  journée  de  notre  voyage  à  Koufa,  j'en- 


252  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

tendis  crier  à  droite  et  à  gauche  :  Kif  !  Wakif!  Abberni  ! 
C'est-à-dire:  «  Stoppez!  Faites-moi  passer  !  »  qu'on  adres- 
sait à  nos  bateliers,  et  comme  je  m'étonnais  de  ce  sans- 
gêne,  on  m'apprit  que  ce  n'était  rien  en  comparaison  de, 
ce  que  l'on  voyait  autrefois  aux  environs  de  Koufa  et  de 
Hindié. 

Auparavant,  dit-on,  aussitôt  que  le  batelier  entendait  de 
la  rive  cet  ordre  :  «  Batelier,  approche-toi  !  »  il  accostait 
immédiatement  en  répondant  :  «  Je  suis  votre  esclave  »; 
et  s'il  tardait  un  peu,  une  balle  le  faisait  rouler  dans  le 
fleuve.  On  raconte  même  qu'un  jour  deux  fellahs  {Meïdi, 
dans  le  dialecte  local)  se  promenaient  au  hasard,  l'arme 
sur  l'épaule;  voyant  des  bateliers,  l'un  d'eux  dit  à  son 
camarade  :  «  En  abattrai-je  un  du  premier  coup?  »  L'autre 
lui  répondit  :  «  Tu  ne  pourras  pas.  »  Le  premier  tira  et 
fît  sauter  la  cervelle  de  l'un  des  bateliers.  On  cherche  encore 
l'assassin. 

D'ailleurs,  le  Bédouin  lui-même  l'avoue  :  «  Ah  !  ce  fusil, 
dit-il,  c'est  mon  mauvais  génie;  quand  je  le  prends  à  la 
main,  il  semble  me  pousser  le  bras,  et  m'oblige  continuel- 
lement à  tirer  sur  quelque  chose  !  » 

Pour  le  Bédouin,  «  la  mère  des  turpitudes  »,  c'est  cette 
chose  maudite  qu'on  appelle  une  arme  ;  l'ayant  à  la  main, 
le  Bédouin  devient  une  brute  furieuse,  en  révolte  contre  le 
gouvernement,  contre  son  cheikh,  contre  la  tribu  voisine, 
contre  lui-même,  il  n'a  même  plus  confiance  en  soi. 

Au  fur  et  à  mesure  qu'on  descend  l'Euphrate,  on  aper- 
çoit des  «  meftoul  »(ij,  tours  fortifiées  que  les  chefs  des 
tribus  ont  fait  construire  pour  s'y  réfugier  en  cas  de  razzia. 

Sur  ces  larges  tours,  rondes  ou  rectangulaires,  sont  des 
gardiens  qui  surveillent  sans  cesse  l'horizon  ;  on  voit  par- 
tout, sur  les  deux  rives  du  fleuve,  de  ces  tours,  mais  plus 
on   s'avance  vers  le   sud,  plus  elles  sont  grandes,  hautes, 

(i)Cf.  fig.  6. 


"'iSSÎ! 


^';1^ 
^'j 


É 


254  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

rapprochées  les  unes  des  autres  ;  cela  montre  bien  que  le 
pays  n'est  pas  sûr. 

Il  va  d'ailleurs  une  grande  différence  entre  le  cours  supé- 
rieur et  le  cours  inférieur  de  l'Euphrate  :  un  fusil  qui  se 
vend  trois  livres  dans  la  basse  vallée,  vaudra  plus  haut  jus- 
qu'à neuf  livres.  I^e  meïdi,  dont  toute  la  fortune  est  une  sa- 
rîfé  de  2  medjidiés,  se  vend  lui-même  pour  posséder  un  fusil 
et  des  cartouches.  Dans  la  basse  vallée,  les  cartouches  se 
trouvent  à  profusion  et  se  vendent  partout,  tandis  que  dans 
la  haute  vallée,  le  propriétaire  d'un  fusil  est  obligé  de  fabri- 
quer lui-même  ses  cartouches. 

Dans  la  haute  vallée  chacun  ne  possède  qu'un  seul  fusil, 
tandis  qu'ici  on  voit  que  chacun  en  a  plusieurs  ;  plus  haut 
on  a  quelque  honte  à  se  promener  avec  une  arme  dans  la 
ville,  mais  à  partir  de  Chinafîé,  on  se  promène  couramment 
en  armes  dans  les  villes.  Et  même  il  y  a  quelques  jours, 
avant  mon  arrivée  à  Chinafîé,  au  beau  milieu  du  bazar, 
deux  individus  de  Semavé  sont  venus  appuyer  le  canon 
de  leurs  fusils  sur  la  poitrine  d'un  gendarme,  ensuite  ils  sont 
allés  tranquillement  à  leurs  affaires.  Plus  haut,  les  gen- 
darmes sont  encore  capables  de  les  rappeler  au  respect  de 
l'autorité,  mais  au  sud  de  Chinafîé  le  nom  du  gouverne- 
ment n'est  plus  qu'un  mot  vain  et  méprisé. 

D'ailleurs,  à  partir  du  centre  du  caza  de  Semavé,  qui 
marque  la  limite  sud  du  vilayet  de  Bagdad,  la  zone  des 
intrigues  et  des  révoltes  s'étend  ;  au  centre,  à  Semavé  même, 
les  habitants  ne  peuvent  passer  une  seule  nuit  tranquille. 
Un  insoumis  nommé  Berbout  a  pu  rosserie  commissaire  de 
police  en  plein  bazar  ;  et  non  seulement  on  n'a  rien  pu  lui 
faire,  mais  encore  le  commissaire,  dans  sa  fra3^eur,  a  dû  se 
cacher  pendant  quelques  jours,  et  à  la  fîn  il  est  allé  avec  le 
kaïmakam  jusqu'au  chef-lieu  du  vilayet,  comme  s'il  pre- 
nait la  fuite.  Le  kaïmakam  lui-même,  quoique  apparte- 
nant aux  tribus  par  sa  famille,  a  dû  subir  en  route  les  atta- 
ques des  Moabbir,  et  n'a  pu  passer  qu'en  leur  payant  le 


DE   STAMBOUL   A   BAGDAD  255 

droit  de  passage,  qu'on  appelle  ici  «  khâvé  ».  Au  surplus, 
de  même  qu'il  y  a  des  Zugurds  et  des  Ghimirds  à  Nedjef, 
à  Semavé  aussi  il  y  a  deux  clans  dits  Charki  et  Gharbi  ;  le 
côté  nord  de  la  ville  appartient  au  «  Gharbi  »,  le  côté  sud 
au  «  Gharki  »  ;  le  bazar  forme  la  limite  entre  les  deux;  et 
comme  ils  vivent  sur  la  même  rive  droite,  ils  se  disputent 
sans  cesse.  De  plus,  suivant  l'usage,  les  tribus  voisines 
prenant  parti  dans  ces  querelles,  les  bazars  et  les  maisons 
sont  fréquemment  attaqués  et  pillés  ;  et  même,  il  y  a  trois 
ans,  la  tribu  des  Ziâd  (i)  est  intervenue  sans  se  soucier  de 
la  présence  des  quelques  bataillons  de  soldats  qui  avaient 
été  envovés  sous  le  commandement  du  colonel  Muzhir  Bey. 
Le  plus  fâcheux,  c'est  qu'ils  ont  témoigné  leur  mépris 
pour  nos  soldats  par  des  «  hoûssé  »  (chansons  arabes  sati- 
riques) ;  celle  que  les  Ziâd  ont  chantée  à  cette  occasion  est 
restée  célèbre  parmi  les  tribus  (2). 

«    MALDÎAH,  WA  MA  MIN  SAMM  BIHA  ;    TÂYNA,    WA   TCHANAT 

MAHYOÛBAH  » 

Faisant  allusion  au  gouvernement  ils  disaient  :  cest  un 
serpent  mou  mais  qui  na  plus  de  venin,  voilà,  nous  sotnmes 
entrés,  et  nous  l'avons  vu;  ce  n'est  qu'auparavant  qu'il 
nous  en  imposait. 

Déjà,  à  cette  époque,  le  colonel  Muzhir  Bey  a  fait  sem- 
blant de  ne  pas  entendre,  car  il  n'avait  confiance  ni  dans  la 
vigueur  ni  dans  le  bon  esprit  de  ses  soldats. 

Et  il  faut  avouer  que  le  gouverneur  de  l'Irak,  il  y  a  trois 
ans,  était  beaucoup  plus  respecté  qu'aujourd'hui. 

Les  tribus  les  plus  importantes  de  Semavé  sont  :  les 
Adjem,  les  Ziâd,  les  Hakîm,  les  Abs,  les  Bou  Djiach,  et  quel- 

(i)  Une  partie  de  cette  tribu  se  livre  à  la  culture  du  riz  aux  environs  de 
Chamié  et  elle  est  relativement  paisible,  l'autre  partie  est  continuellement 
en  révolte. 

(2)  Nous  donnons  littéralement  ce  curieux  texte  d'arabe  vulgaire  :  «  maidà  » 
veut  dire  «  amolli, avachi  »  :  «  tchànat  />  est  ici  pour  «  kànat  »  — ;et  «  taynâ  » 
pour  «  ataynâ  »  — . 


236  REVUE   DU    MONDE    MUSULMAN 

ques  autres  ;  depuis  plusieurs  années  elles  n'ont  payé  aucun 
impôt.  Cela  est  dû  à  leur  aversion  pour  les  soldats  qui 
représentent  le  gouvernement,  et  même  pour  le  fez. 

Dernièrement,  un  homme  armé  d'un  fusil  s'est  approché 
du  président  de  la  municipalité  qui  était  assis  dans  son 
jardin,  avec  un  fez  sur  la  tête,  et  lui  a  dit  :  «  Que  fais-tu  ici, 
qu'est-ce  que  ce  fez  que  tu  as  sur  la  tête  ?  Je  vais  te  tuer  tout 
de  suite.  »  Heureusement,  l'autre  eut  l'idée  de  lui  répondre 
qu'il  faisait  partie  de  la  tribu  des  Ziâd,  et  cela  lui  sauva  la 
vie. 

Car  dépendre  d'une  tribu  est  mille  fois  plus  sûr  que  de 
dépendre  du  gouvernement  ;  tandis  que  celui-ci  ajourne  ou 
néglige  la  répression,  la  tribu,  dès  qu'elle  apprend  qu'une 
injustice  a  été  commise  sur  un  de  ses  membres,  si  faible 
soit-elle,  se  met  en  mesure  de  le  venger. 

A  Semavé,  on  ne  se  bat  pas  seulement  contre  le  gouver- 
nement :  des  luttes  sanguinaires  se  produisent  sans  cesse 
entre  tribus  ;  au  premier  jour  du  Baïram,  celles  de  Absetde 
Safran  en  sont  venues  aux  mains,  et,  au  bout  d'une  heure, 
il  y  avait  70  morts. 

Le  produit  normal  des  impôts  du  caza  devrait  s'élever  à 
to.ooo  livres,  mais  il  y  a  plusieurs  années  qu'on  n'a  pu  en 
faire  rentrer  plus  de  800  à  900  par  an,  qui  proviennent  de 
l'intérieur  de  la  ville  et  des  jardins  avoisinants. 

Les  cheikhs,  les  serkârs  —  percepteurs  officiels  —  se 
moquent  des  fonctionnaires  envoyés  pour  toucher  le  mon- 
tant des  impôts. 

Suivant  l'usage,  l'estimation  pour  les  impôts  est  basée  sur 
la  superficie  des  terrains,  l'unité  prise  étant  le  minchâr. 
Quand  l'arpenteur  a  mesuré  les  terrains,  il  s'en  va,  avec 
mille  politesses,  rendre  visite  au  serkar  et  lui  dire  par 
exemple  :  «  Ce  terrain  a  cinquante  minchâr  ».  A  quoi  le 
serkar  répond  :  «  Tu  as  mal  calculé,  ajoute  une  cinquan- 
taine an  plus!  »  et  sur  la  réplique  de  l'employé  :  «  Mais 
c''est  là  tout  ce  que  j'ai  pu  mesurer!  »  le  cheikh  reprend  : 


i 


2  58  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

«  Puisque  cela  va  être  inscrit  sur  le  rôle  des  redevances, 
écris  donc  mille  (minchar).  Et  va-t'en.  » 

A  Semavé  les  fonctionnaires  sont  encore  privilégiés  ;  ils 
peuvent  au  moins  aller  de  temps  à  autre  devant  le  cheikh 
et  s'entendre  dire  d'aussi  aimables  paroles.  Mais  dans  le 
Montefik,  non  seulement  les  agents  du  fisc,  mais  même  les 
mudirs  des  nahiés  ne  peuvent  quitter  leurs  résidences  offi- 
cielles. En  descendant  en  «  meheïlé  (i)  »,au  delà  de  Semavé, 
l'insécurité  saute  aux  yeux. 

A  partir  de  Chinafié,  on  nous  a  fait  accompagner  par 
deux  gendarmes,  pour  parer  à  toute  éventualité.  D'après  ce 
que  l'on  en  dit,  les  «  meïdi  »,  bien  qu'ils  attaquent  et 
blessent  les  autres  voyageurs,  hésitent  encore  en  apercevant 
les  gendarmes  qui  représentent  le  gouvernement. 

Et,  au  fait,  entre  Chinafié  et  Semavé,  région  où  la  cou- 
tume des  Arabes  est  de  percevoir  des  taxes  dites  «  khavé  -», 
sorte  d'impôts  de  passage,  on  ne  nous  a  rien  demandé  ; 
le  «  khavé  »  est  d'ailleurs  très  peu  de  chose,  un  «  menguené  »  ; 
soit  deux  «  krans  »,  à  peu  près  un  quart  de  medjidié.  Les 
rebelles  qui  perçoivent  cette  taxe  sont  Chelwah,  de  la  tribu 
des  Khezaïl  ;  Mehemed  Deban  et  Issa  ibn  Feyâz  de  la  tribu 
des  Bou  Sefer. 

Par  un  hasard  curieux,  ce  Chelwah,  célèbre  brigand, 
était  venu  pour  affaires  personnelles  à  Chinafié  le  jour  de 
mon  départ  ;  peut-être  est-ce  pour  cela  que  nous  avons  été 
dispensés  de  la  taxe  qu'il  prélève  sur  les  voyageurs. 

Au  delà  de  Semavé,  les  railleries,  les  marques  de  mépris, 
les  insultes,  les  attaques  et  les  menaces  se  multiplient  ; 
chaque  individu  qui  nous  croisait,  après  nous  avoir  de- 
mandé ce  qu'étaient  devenus  nos  soldats,  nous  disait  : 
«  C'est  avec  ces  soldats  que  vous  allez  nous  attaquer?  » 
Un  autre  nous  dit  :  «  Où  est  le  gouvernement  ?  »  et  il  passa. 
Tout  le  monde  nous  demandait  des  nouvelles  de  Sadoun 

(i)  Barque. 


DE   STAMBOl  L    A    BAGDAD  2  Sq 

Pacha,  les  uns  avec  crainte,  les  autres  pleins  d'espoir.  On 
nous  demandait  :  «  Est-ce  que  Sadoun  Pacha  a  pris  le  com- 
mandement des  troupes  pour  une  expédition?  » 

Certes,  aucun  cheikh  de  tribus  n"a  autant  de  partisans  et 
autant  d'adversaires  ;  ses  ennemis  eux-mêmes  reconnaissent 
son  intelligence,  sa  clairvoyance,  son  courage  et  sa  téna- 
cité. 

Un  peu  plus  loin,  un  nommé  Moutaïr  a  failli  nous  empê- 
cher de  continuer  notre  voyage,  en  ameutant  la  population 
contre  nous. 


XVl 


EN    PLEINE     INSURRECTION 


Les  semences  d'insurrection  que  l'ancien  régime  avait 
répandues  dans  le  sud  de  l'Irak  ont  produit  leurs  fruits, 
avouons-le,  sous  le  régime  constitutionnel  ;  ce  régime,  qui 
a  fait  le  bonheur  et  la  prospérité  de  tous  les  autres  vilayets, 
a  commencé  bien  tristement  dans  le  sandjak  de  Montefik; 
nos  soldats  y  ont  subi  deux  graves  défaites  qui  n'ont  pas 
été  vengées  ;  aussi,  actuellement,  y  sont-ils  l'objet  d'insultes 
innombrables. 

Impossible  de  guérir  une  plaie  sans  la  bien  ouvrir  :  je 
dirai  donc  ici  la  vérité,  si  amère  soit-elle,  sans  rendre  res- 
ponsable personne,  mais  en  critiquant  les  procédés  admi- 
nistratifs. 

Il  y  a  à  peu  près  un  an,  une  force  armée  de  près  de  mille 
hommes,  sous  le  commandement  de  Mostafa  Pacha,  s'ap- 
puyant  sur  elle-mêms,  avait  attaqué  hardiment  la  tribu 
des  Izeridj,  stationnée  aux  entours  de  Nasirié. 

Dans  un  pays  où  il  y  a  un  gouvernement  régulier  et  des 
forces  suffisantes,  il  est  peu  normal  de  demander  des  secours 


200 


BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


aux  habitants,  comme  on  Ta  fait  aux  cheikhs  des  Montefik 
restés  fidèles  au  gouvernement. 

Celui-ci  ne  doit  laisser  intervenir  personne  dans  ses 
actes  ;  mais,  par  malheur,  le  gouvernement,  bien  que 
faible  dans  la  région,  a  cependant  traité  avec  violence 
un  des  cheikhs  les  plus  en  vue  des  Montefik,  qui  voulait 
aider  les  soldats  de  tout  son  pouvoir  et  avait  vaillamment 
combattu  les  Arabes.  Voilà  pourquoi  ces  derniers  se  sont 
retirés  vers  l'intérieur  et  ont  demandé  du  secours  aux  tri- 
bus du  côté  de  Châtra.  Bientôt  des  renforts  leur  sont 
arrivés,  et  ainsi  les  soldats  qui,  une  première  fois,  aux  alen- 
tours de  la  ville  avaient  eu  le  dessus,  ont  été  cette  fois  dé- 
faits, laissant  sur  le  terrain  un  courageux  officier,  Yomny 
Bey,  et  loo  hommes.  Les  soldats  étaient  d'ailleurs  démo- 
ralisés par  les  désertions  et  les  désastres  arrivés  sous  l'an- 
cien régime.  Après  avoir  été  battus  une  fois  de  plus,  ils 
ont  faibli  encore  et,  malgré  cela,  on  a  décidé  d'aller  atta- 
quer les  tribus  rebelles,  causes  de  ce  désastre,  acte 
nécessaire  pour  sauver  l'honneur  du  gouvernement. 

Cette  fois  une  colonne  de  1.200  hommes  a  été  envovée 
sous  le  commandement  de  Youssouf  Pacha,  qui  a  marché 
sur  Châtra  le  long  du  Tigre,  du  côté  des  Al  Kowayt,  car 
l'origine  des  troubles  était  du  côté  de  Gharrâf  (dans  le  liva 
de  Montefik^  attribué  par  concession,  «  Mokatea  »,  à 
Abdallah  Bey,  fils  de  Faleh  Pacha,  des  Sâdoûnis. 

Ce  contrat  ayant  été  passé  frauduleusement,  devait  être 
annulé.  Par  ailleurs  l'annulation  était  déjà  décidée,  mais 
on  l'avait  ajournée  à  l'arrivée  de  la  «  force  réformatrice  », 
c'est-à-dire  de  Youssouf  Pacha,  car  on  ne  pouvait  rien  sans 
cette  force.  A  son  arrivée,  la  concession  a  donc  été  retirée, 
mais  Abdallah  Bey,  furieux,  s'est  uni  à  Khaïoûn  Ebn 
Obaïdeh,  le  cheikh  de  la  tribu  Ouweïré,  et  avec  les  autres 
tribus  a  assailli  la  ville  de  Châtra,  et  a  fait  piller  le  bazar; 
puis  nos  soldats  ont  été  assiégés  et  défaits;  les  insurgés  se 
sont  même  emparés  d'un  canon. 


^ 

^  ^ 


-*! 


V  . 


ic 


202  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

En  cet  endroit  il  n'y  a  personne  qui  ne  fasse  l'éloge  de 
Youssouf  Pacha  ;  on  dit  même  que  si  on  lui  avait  permis 
de  résister  un  peu  plus,  les  assiégeants  auraient  manqué  de 
munitions,  notre  honneur  militaire  n'aurait  pas  été  terni, 
et  la  défaite  se  serait  changée  en  victoire  écrasante.  Car  les 
Arabes,  n'ayant  plus  de  cartouches,  avaient  envoyé  un 
certain  nombre  des  leurs  jusqu'à  Souk  el-Chïoukh  pour  en 
chercher. 

Mais  qu'a-t-on  fait  après  cette  deuxième  défaite  ?  Tous  les 
cheikhs  ont  été  graciés  ;  les  soldats  ont  été  rappelés  ;  les 
insurgés  sont  restés  en  possession  de  leur  butin  ;  Abdallah 
Bey,  qui  était  menacé  de  voir  toutes  ses  propriétés  de  Bas- 
sora  et  d'ailleurs  saisies,  a  été  épargné  ;  et  même  le  terrain 
contesté  lui  a  été  officiellement  attribué,  comme  prix  du 
sang  de  nos  soldats  qu'il  y  avait  fait  tuer. 

Quant  à  la  force  morale  des  troupes,  elle  était  complète- 
ment anéantie. 

Deux  événements  qui  ont  eu  lieu,  l'un  dans  l'est  du 
liva  de  Montefik,  et  un  autre  qui  a  eu  lieu  il  y  a  sept  ans, 
dans  le  sud  de  Montefik  où  Mukhlis  Pacha,  à  la  tête  de 
12  bataillons,  fut  contraint  à  une  retraite  précipitée,  ont 
complètement  terni  l'honneur  de  l'armée,  et  ont  rendu  de 
plus  en  plus  fiers  les  Arabes.  On  est  arrivé,  de  la  sorte,  au 
comblede  l'anarchie.  Nazim  Pacha  ayant  compris  qu'avec  la 
mentalité  actuelle  des  troupes,  qui  ont  perdu  toute  disci- 
pline, on  ne  pourrait  plus  rien  faire,  a  concentré  toutes 
ses  forces  à  Bagdad,  et  a  rappelé  toutes  les  troupes  de 
Montefik,  de  Semavé,  de  Souk  el-Chïoukh  et  des  autres 
localités. 

Sans  doute,  il  était  impossible  de  mener  à  bien  une  expé- 
dition avec  des  soldats  aussi  dispersés.  Mais  maintenant  les 
habitants  de  tous  ces  territoires  se  trouvent  dans  une 
frayeur  continuelle. 

Il  n'est  vraiment  pas  juste  de  les  laisser  sans  défense.  Sur 
leurs  cris  et  réclamations  continuelles,  cinq  jours  avant  le 


DE   STAMBOUL   A    BAGDAD  203 

baïram  du  Ramazan,  un  bataillon  avait  été  envoyé  à  Nas- 
serié  (au  centre  de  Montefik)  ;  les  soldats  n'ont  pu  arriver 
que  vers  le  lo  octobre.  Pour  donner  une  idée  à  nos  diplo- 
mates de  Stamboul  du  respect  dont  les  soldats  et  le  gou- 
vernement jouissent  dans  ces  endroits,  il  faut  parler  du 
mépris  qu'à  partir  de  Kourné  on  a  témoigné  à  ce  bataillon, 
qui  n  était  pas  envoyé  pour  faire  la  guerre.  Ces  soldats,  qui 
de  Bagdad  à  Kourné  avaient  voyagé  en  bateau  sans  encombre, 
ont  été,  une  fois  arrivés  à  Kourné,  embarqués  sur  l'Euphrate 
dans  des  voiliers  contenant  chacun  5o  ou  60  hommes,  et 
tous  ces  voiliers,  ainsi  que  ceux  portant  les  personnes  accom- 
pagnant le  bataillon  e  les  bagages,  ont  formé  une  petite 
flotte  qui,  jusqu'à  Hammar,  n'a  essuyé  aucun  outrage. 
Mais,  à  partir  de  cet  endroit,  il  a  été  exposé  aux  pires  ava- 
nies. 

S'il  n'en  a  pas  déjà  subi  à  Hammar,  c'était  parce  qu'il  s'y 
trouvait  un  certain  Sélim  al-Hayyoûn,  cheikh  des  Béni 
Essed,  nommé  par  le  gouvernement  «  capitaine  »  des 
Chibanés,  avec  un  traitement  de  70  à  80  livres  par  mois(i). 
Ces  Béni  Essed,  étant  donné  qu'auparavant  ils  avaient  été 
vigoureusement  attaqués  par  les  troupes,  se  trouvaient  alors 
calmes  et  soumis.  Il  faut  dire  toutefois  que  le  payement 
des  appointements  dont  il  a  été  question  plus  haut  ne  signi- 
fie nullement  que  le  gouvernement  paye  tribut  à  un  simple 
cheikh. 

D'après  les  renseignements  que  l'on  m'a  donnés  à  bonne 
source,  les  voiliers  qui  ont  transporté  les  soldats  avaient 
été  loués  14  medjidiés  chacun,  mais  les  propriétaires,  sans 
avertir  les  officiers,  avaient  payé  2  medjidiés  pour  chacun 
d'eux,  comme  «  mutirkhânié  »  ou  droit  de  péage,  à  la  tribu 
des  Djoweïbir  qui  se  trouve  au  nord  de  Hammar.  Je  dois 
ajouter  qu'il  n"v  a  aucun  bateau  de  commerce  qui  ne  donne 
25  krans  (5o  piastres)  comme  «  mutirkhânié  »  ou  «  khavé  »; 

(1)  Les  Chibanés  sont  une  sorte  de  gendarmerie  spéciale  à  la  région. 


264  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

et  même  autrefois,  à  la  suite  des  plaintes  causées  par  le 
pillage  et  les  attaques  de  bateaux,  le  gouvernement,  lassé, 
avait  convoqué  les  chefs  des  tribus  entre  Hammar  et  Souk 
el-Chïoukh,  et  leur  avait  demandé  pourquoi  ils  agissaient 
ainsi.  Les  chefs  avaient  répondu  :  «  Que  faire  ?  puisque  le 
gouvernement  paye  de  l'argent  à  Sélim  el-Hayyoûn,  qu'il 
nous  paye  aussi  pour  que  les  routes  soient  sûres.  » 

Les  fonctionnaires  locaux  leur  avaient  objecté  qu'il  serait 
difficile  de  leur  obtenir  à  Stamboul  des  allocations,  et  leur 
avaient  permis,  en  conséquence,  de  prélever  une  somme 
fixe  sur  chaque  voilier. 

Depuis  lors,  la  navigation  paye  cet  impôt,  dont  le  produit 
s'élève  parfois  à  mille  livres  par  mois.  Inutile  de  dire  que 
ces  tribus,  qui  taxent  le  gouvernement  et  le  peuple,  ne  don- 
nent rien  à  l'État. 

Ces  dix-huit  «  meheïlé  »,  voiliers,  qui  portaient  les  sol- 
dats et  leurs  bagages,  arrivés  dans  cette  région  turbulente, 
avaient  rencontré  d'abord  des  individus  de  la  tribu  des 
Al  Ismaïl  qui  s'étaient  mis  à  les  insulter.  L'un  d'eux  disait 
sur  la  rive  ;  «  Ce  sont  des  Engrez  »  (les  indigènes  disent 
ainsi  pour«  Anglais  »}.  Le  batelier  leur  répondit  :  «  Ayez 
un  peu  de  justice,  ce  sont  des  Musulmans,  des  habitants  de 
Nedjef  et  de  Kerbéla»  (ces  tribus  étant  Chiites,  les  bateliers 
étaient  obligés  de  parler  ainsi).  Un  peu  après,  quelqu'un  de 
la  même  tribu,  s'adressant  au  batelier  qui  conduisait  le 
commandant  :  «  Est-ce  leur  chef,  celui  qui  est  dans  cette 
barque  ?  »  le  batelier  répondit  :  «  Oui  ».  —  «  Vraiment,  j'ai 
eu  peur!  »,  puis  il  se  mit  à  injurier  leurs  pères  et  leurs 
mères. 

Une  autre  scène  s'est  produite  dans  la  tribu  de  Djoweï- 
bir.  Sur  la  rive  deux  Arabes  causaient  :  «  Voilà  nos  anciens 
partisans.  »  —  «  Non,  ce  sont  ceux  dont  je  vous  mena- 
çais. »  —  «  Non  ;  taisez-vous.  Ce  sont  ceux  qui  mangent 
des  souliers  même  sans  avoir  faim.  » 

Après  cette  grossière  plaisanterie,  un  autre  incident  s'est 


DE    STAMBOl'L    A    BAGDAD  265 

produit  devant  la  tribu  de  Béni  Saad,  où  une  femme,  de  la 
rive,  demandait  :  «  Où  allez-vous,  mes  garçons?  »  —  «  A 
Nasserié  »,  répond  le  batelier.  —  «  N'avez-vous  pas  peur?  » 
—  «  De  qui  ?»  —  «  Des  habitants  de  Châtra  ;  ils  vous  tue- 
ront. » 

Voilà  l'impression  que  l'affaire  de  Châtra  a  produite  sur 
les  esprits. 

Une  autre  scène  triste  dans  la  tribu  de  Hatchâm,  que 
Mukhlis  Pacha  n'avait  malheureusement  pu  châtier  avec 
ses  douze  bataillons.  Un  individu  s'approche  du  bateau  et 
réclame  la  taxe  de  passage  au  batelier,  qui  lui  répond  que 
ces  bateaux  transportent  des  troupes.  L'autre,  faisant  sem- 
blant de  l'ignorer,  demande  :  «  Est-ce  que  ce  sont  des  sol- 
dats du  Padichah?  »  Et  il  se  mit  à  injurier  notre  Khalife, 
notre  Padichah,  disant  :  «  Nous  ne  voulons  pas  de  lui, 
nous  voulons  notre  ami  Abdulhamid.  »  Cela  s'est  passé 
devant  un  voilier  portant  70  hommes. 

Les  soldats,  ainsi  accueillis  de  bordées  d'injures,  sont  arri- 
vés à  Souk  el-Chïoukh.  Les  habitants,  qui  les  attendaient, 
ont  fêté  leur  arrivée.  Car  Souk  el-Chïoukh  est  un  pays  de 
commerçants,  gens  paisibles,  loyaux  et  soumis,  vivant  dans 
une  crainte  continuelle  des  tribus  du  voisinage  ;'ils  ont  reçu 
les  soldats  avec  des  «  Hélhélés  ».  De  leur  côté,  les  soldats 
ont  littéralement  pleuré  de  joie.  Tels  furent  les  incidents 
causés  par  l'envoi  d'un  bataillon  à  Nasserié.  Il  n'est  pas  be- 
soin d'autres  preuves  pour  démontrer  combien  l'honneur 
du  gouvernement  et  des  soldats  est  atteint,  et  mes  récits 
sont  rigoureusement  exacts. 

Pourquoi  les  soldats  n'ont-ils  pas  pris  leur  revanche?'' 
Parce  qu'ils  étaient  trop  peu  nombreux.  Ils  auraient  été 
fatalement  anéantis  par  des  milliers  d'hommes  armés,  et  le 
désastre  de  Châtra  aurait  eu  son  pendant.  Tous  les  offi- 
ciers, tous  les  soldats  ont  jugé  plus  politique  de  supporter 
ces  outrages  ;  ils  ont  même  laissé  un  Arabe  poser  le  canon 
de  son  fusil  sur  la  poitrine  d'un  officier. 

XIV.  18 


I 


206  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

En  apprenant  ces  événements,  j'ai  pleuré  malgré  moi. 
Pour  ma  part,  le  jour  même  où  je  suis  arrivé  à  Nasserié, 
je  partais  pour  Souk  el-Chïoukh,  j'ai  été  témoin  d'un  fait 
analogue  sur  ma  route.  Un  homme  mal  élevé,  parlant  de 
Hadji  Emin  Aga  qui  était  assis  dans  le  voilier,  disait  au  bate- 
lier :  «  Qui  est  celui  qui  porte  un  fez?  Jetez-le  au  fleuve.  » 
—  «  N'en  as-tu  pas  pitié?  »  —  «  Jetez-le,  je  vous  dis.  » 

Heureusement  que  ce  dialogue  n'a  pas  été  suivi  d'une 
balle. 

Un  peu  plus  loin,  le  fez  de  Hadji  Emin  Aga  a  soulevé  un 
nouvel  incident.  Nos  trois  «  chibanés  »  (gendarmes)  ont 
alors  prié  Hadji  Emin  Aga  d'ôter  son  fez  (i). 

J'arrive  dans  Souk  el-Chïoukh,  là  un  autre  danger,  une 
autre  scène  tragique.  Les  habitants  de  la  ville,  craignant 
que  les  Arabes  ne  viennent  la  piller,  sont  tous  armés  ;  les 
fonctionnaires  sont  escortés  par  5  ou  6  fusiliers,  cette  ter- 
reur dure  depuis  sept  ans.  Mais  maintenant,  étant  donné 
que  sur  un  simple  avertissement  toutes  les  troupes  ont  été 
rappelées  au  centre  du  corps  d'armée,  il  ne  reste  plus  là 
que  7  à  8  chibanés  pour  garder  la  ville.  Heureuse- 
ment que  celle-ci  est  pourvue  d'une  enceinte  ;  à  l'en- 
trée des  rues  on  a  élevé  des  barricades.  Lorsqu'il  y  a  un 
combat  entre  Arabes,  les  portes  de  la  ville  se  ferment  et  de 
suite  tout  le  monde  se  réfugie  derrière  les  barricades.  Les 
Arabes  qui  viennent  de  l'extérieur  acheter  quelque  chose 
au  bazar,  souvent  prennent  tout  ce  qu'ils  veulent  à  crédit 
et  ne  reparaissent  plus.  Cependant  les  boutiquiers  et  jus- 
qu'aux porteurs  d'eau  sont  armés.  Que  dire  de  plus  ?  Le 
Cadi  lui-même  porte  les  armes  :  des  fusils  Mackenzie  sont 
pendus  aux  murs  de  sa  maison.  Les  habitants  tremblent 
de  peur,  appréhendant  que  le  pillage  qui  a  eu  lieu  à  Châtra 
et  Deradj  (au  nord  de  Nasserié)  ne  se  renouvelle  à  Souk 
el-Chïoukh.  Ils  disent  :  «  S'il  y  avait  tant  soit  peu  de  sol- 

[])  Les  Chibanés  s'habillent  comme  les  Arabes. 


DE    STAMBOl'L   A    BAGDAD  267 

dats,  nous  serions  rassurés.  Nous  les  aiderions,  et  nous 
pourrions  éviter  les  représailles  des  Arabes  ;  car  nous  pour- 
rions leur  dire  que  ce  sont  les  soldats  qui  ont  voulu  les 
combattre.  Mais,  si  maintenant  nous  nous  défendons,  tous 
nos  voisins  se  vengeront  cruellement  sur  nous. 

On  peut  ne  pas  partager  cette  idée,  au  point  de  vue  du 
rôle  du  gouvernement  et  de  l'armée,  mais  ces  paroles 
montrent  bien  la  douloureuse  mentalité  d'habitants  hon- 
nêtes, parmi  lesquels  il  y  a  beaucoup  de  cheikhs,  de  com- 
merçants et  de  propriétaires. 

Vers  la  fin  de  Ramazan,  la  tribu  Fidjeïli,  à  un  quart 
d'heure  de  la  ville,  avait  attaqué  des  milliers  de  «  kerra- 
dés  »  (paysans)  et  de  fellahs  Hassanis,  puis  les  autres  tri- 
bus, surtout  celle  de  Medjerré  arrivant  à  la  rescousse,  il  y 
eut  un  terrible  combat  avec  plusieurs  tués.  Quant  aux  habi- 
tants de  la  ville,  ils  restent  fort  inquiets  ;  les  Seïds 
essayent  de  réconcilier,  mais  Ibn  Mohayné,  cheikh  des 
Al  Kowayt,  ayant  perdu  son  frère,  ne  veut  pas  de  la  paix;' 
par  conséquent  il  est  à  craindre  que  demain  ou  après- 
demain  une  pluie  de  balles  ne  retombe  sur  la  ville.  Telle 
est,  en  abrégé,  la  situation  de  ces  pays  :  il  faut  quelque 
courage  pour  oser  dire  à  quoi  sont  réduits  le  gouverne- 
ment et  les  forces  militaires.  Si  on  continue  de  rester 
négligent,  si  on  ne  lave  pas  la  souillure  faite  à  l'honneur 
militaire,  au  bon  renom  du  gouvernement,  il  sera  tout  à 
fait  impossible  d'améliorer  la  situation  qui  peut  encore 
empirer,  sans  une  force  de  2.5  bataillons,  car  la  puissance 
militaire  des  tribus  et  leur  audace  s'accroissent  de  jour  en 
jour. 

Comment  en  est-on  venu  là  ?  Comment  v  remédier  ?  J'en 
parlerai  dans  ma  prochaine  lettre. 


208  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 


xvi: 


LES    CAUSES   DE    L  INSECURITE 


La  cause  primordiale  de  l'anarchie  qui  règne  en  Irak  est 
l'abandon  dans  lequel  on  a  laissé  le  pays  depuis  la  con- 
quête ottomane.  Je  n'exagérerai  pas  en  disant  que  rirak, 
depuis  le  temps  des  Abbassides,  n'a  jamais  connu  la  pros- 
périté. Les  fleuves,  depuis  des  siècles,  coulent  librement, 
inondent  et  ravagent  tout  sans  que  rien  ait  été  fait  pour 
régulariser  leur  cours.  On  n'a  pas  creusé  de  nouveaux 
canaux,  et  les  anciens  ne  sont  curés  que  par  les  soins  des 
propriétaires  intéressés,  à  l'intérieur  de  leurs  domaines. 
Enfin  l'Irak  se  transforme  peu  à  peu  en  désert,  et  rien  de 
ses  revenus  n'est  dépensé  pour  améliorer  sa  situation  ;  l'Irak 
a  toujours  envové  de  l'argent  à  Constantinople,  mais  n'a 
rien  reçu  en  échange. 

Selon  moi,  il  n"v  a  que  les  sultans  Soliman  et  Mou- 
rad  IV  qui  se  soient  occupés  de  Bagdad  ;  jusqu'au  temps  de 
Midhat  Pacha,  rien  de  ses  terrains  n'a  été  distrait  dans 
son  intérêt,  ou  en  vue  de  sa  sécurité.  Ce  n'est  que  depuis 
le  rétablissement  de  la  Constitution,  que,  comme  aumône, 
on  lui  accorde  quelques  allocations  ;  Bagdad  en  était  resté 
privé,  de  même  que  de  prospérité  et  de  sécurité,  pendant 
de  longues  années.  Aux  derniers  jours  des  Mamlouks, 
il  avait  failli  être  détaché  de  TEmpire  ottoman  et  avoir  un 
autre  Méhémet  Ali.  C'est  un  fait  bien  connu  que  Daoud 
Pacha  avait  fait  battre  monnaie  à  son  nom.  Heureusement 
l'Irak  ne  se  trouvait  pas  sur  la  Méditerranée  ;  cet  éloigne- 
ment  des  centres  politiques  avait  fait  obstacle  à  son  auto- 
nomie, mais  en  même  temps  causé  sa  ruine. 

Après  la  chute    des  Mamlouks,  plusieurs   valis   avaient 


DE    STAMBOLL    A    BAGDAD  269 

fait  de  grands  efforts  pour  rapprocher  l'Irak  de  la  capitale  ; 
cette  tâche  a  été  menée  à  bien  par  Midhat  Pacha,  et  lorsque 
celui-ci  eut  quitté  Bagdad,  le  gouvernement  avait  bien  eu 
le  droit  de  dire  :  «  L'Irak  m'appartient  ».  Après  cette  période 
de  sécurité  et  d'ordre,  qui  date  de  trente  ou  quarante  ans, 
une  autre  période  d'abus,  de  discorde,  de  négligence  et  de 
bureaucratie  commence  pour  aboutir  au  temps  présent. 
Sous  le  régime  hamidien  surtout,  pour  entretenir  l'ému- 
lation, on  excitait  l'antagonisme  entre  fonctionnaires  civils 
et  militaires,  valis  et  généraux;  delà  un  affaiblissement 
général  et  la  ruine  de  toute  sécurité. 

De  plus,  sous  le  régime  hamidien,  la  corruption,  la  con- 
cussion et  les  autres  abus,  qui  avaient  pénétré  jusqu'à  la 
moelle  de  la  société,  s'étaient  répandus  aux  environs  de  Bag- 
dad, l'insécurité  était  d'autant  plus  grande  que  Bagdad  se 
trouve  plus  loin  de  la  capitale,  et  que  tous  les  fonction- 
naires ignorants,  incapables  et  de  mauvaises  mœurs, 
avaient  été  envoyés  en  Irak  ;  plusieurs  d'entre  eux  avaient 
été  nommés  simplement  pour  s'enrichir  à  Taide  d'exac- 
tions; ils  venaient  à  Bagdad  pour  gagner  de  l'argent  et  ils 
en  gagnaient.  Du  plus  grand  au  plus  petit,  ils  formaient 
une  bande  de  voleurs  ;  à  force  de  traire  la  vache  qui  leur 
donnait  du  lait,  ils  l'avaient  amaigrie,  affaiblie  et  vouée  à 
la  mort. 

Le  gouvernement  s'en  trouvait  déshonoré  et  dépouillé  de 
tout  prestige. 

D'un  autre  côté,  il  y  avait  les  Arabes.  Autrefois  ils  crai- 
gnaient fort  le  gouvernement.  Depuis  surtout  que  Midhat 
Pacha  avait  attaqué  avec  vigueur  et  châtié  d'une  manière 
exemplaire  les  tribus  de  Daghara,  ils  n'osaient  plus  mani- 
fester leur  hostilité  contre  le  gouvernement.  Mais  depuis, 
grâce  à  la  désorganisation  totale  de  l'armée,  devenue  digne  du 
nom  de  «  Bachibozouk  »,  tant  de  fois  battue  et  mise  en  fuite, 
les  tribus  intimidées  ont  repris  courage,  tandis  que  les  sol- 
dats avaient  perdu  tout  ressort  moral  et  tout  esprit  militaire. 


I 


270  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

Les  Arabes  ne  doivent  pas  leur  succès  à  une  vaillance 
supérieure,  mais  à  la  faiblesse  de  l'armée  et  à  l'anarchie 
gouvernementale. 

Les  importations  continuelles  d'armes  et  de  cartouches 
par  Koweït  ont  accru  l'audace  des  tribus.  La  plupart  des 
valis  qui  avaient  été  nommés  à  Bassorah  sous  l'ancien 
régime,  par  suite  de  leurs  agissements  intéressés,  non  seu- 
lement avaient  allumé  Tincendie  en  Irak,  mais  avaient 
encore  attisé  ce  foyer  d'intrigues  et  d'insurrections  qu'est 
Koweït,  toujours  prêt  à  nuire  à  nos  relations  extérieures. 
Depuis  sept  ou  huit  ans  surtout,  les  conséquences  terribles 
de  cette  question  s'aggravent  de  jour  en  jour. 

Nous  avons  mentionné  plus  haut  les  causes  générales  de 
l'insécurité  et  de  la  déchéance  qui  en  est  le  résultat. 

Le  diagnostic  et  le  traitement  d'une  maladie  sont  en  rap- 
ports étroits,  par  conséquent  la  première  chose  à  faire,  c'est 
de  réorganiser  et  de  fortifier  l'armée.  Je  dois  dire,  avec 
satisfaction,  que  l'on  s'en  occupe  actuellement.  Mais  la  gra- 
vité de  l'insurrection  actuelle,  et  les  douleurs  qu'une  mala- 
die chronique  et  qu'une  maladie  aiguë  ont  produites  dans 
l'Irak,  n'admettent  pas  un  traitement  lent.  11  faut  tout 
d'abord  trouver  un  remède  prompt  et  efficace  pour  la  ma- 
ladie aiguë,  puis  faire  suivre  un  traitement  général. 

Il  faut  donc  assurer  l'existence  d'un  sixième  corps  d'ar- 
mée permanent,  et  en  même  temps  mettre  à  exécution  les 
réformes  nécessaires  avec  un  pareil  état  de  choses.  On 
devra  envoyer  en  Irak  une  force  répressive  pouvant  sup- 
porter le  climat;  d'un  autre  côté,  comme  les  révoltes  et  le 
brigandage  sont  localisés  sur  les  rives  des  fleuves,  pour 
assurer  la  sécurité  et  faciliter  en  même  temps  les  transports 
militaires,  il  est  nécessaire,  au  point  de  vue  stratégique, 
d'envoyer  des  canonnières  qui  circuleront  sur  les  fleuves. 
Cela  avait  été  décidé,  mais  malheureusement  aucune  suite 
n'a  encore  été  donnée  à  ce  projet. 

Grâceà  ces  canonnières,  toutes  les  forteresses,  «  meftoul  », 


i^îf^^p?!! 


272  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

seront  anéanties,  et  on  pourra  réprimer  toutes  les  révoltes  ; 
mais  l'armée  seule  pourra  y  mettre  fin  d'une  manière  radi- 
cale. 

Pour  en  finir  avec  les  comédies  jouées  jusqu'ici,  la  ré- 
pression devra  être  faite  de  telle  sorte  qu'aucun  des  chefs 
réputés  par  leurs  brigandages  qui  demanderaient  grâce 
n'obtienne  son  pardon;  on  devra  les  exposer  comme  on 
fait  pour  les  criminels,  sans  toucher  à  un  seul  cheveu  de 
ceux  qui  sont  connus  par  leur  soumission  :  ce  sera  juste  et 
politique. 

Ce  sera  le  contraire  de  ce  qu'on  voyait  depuis  si  long- 
temps dans  toutes  nos  campagnes,  on  y  attaquait  les  tribus 
obéissantes,  et  au  moment  où  on  arrivait  aux  tribus  insur- 
gées et  dangereuses,  où  il  y  avait  à  agir,  tout  se  réglait  en 
«  housse  (i)  »,  en  recevant  des  «  richvets  »  et  très  peu 
des  arriérés  des  revenus,  des  cheikhs  qui  se  présentaient 
sous  de  faux  prétextes.  Comme  résultat,  les  tribus  obéis- 
santes profitent  de  la  première  occasion  pour  se  soulever, 
en  disant  :  «  Puisque  les  insurgés  ne  subissent  aucun  dom- 
mage et  qu'au  contraire  ce  sont  les  gens  honnêtes  et 
soumis  comme  nous  qui  sont  dépouillés  et  maltraités, 
c'est  nous  qui  devons  commettre  des  crimes.  » 

La  première  chose  à  faire,  après  avoir  sérieusement 
nettové  certains  endroits  de  Semavé,  des  Montefik,  etc., 
qui  sont  semblables  à  des  ruches,  et  pendu,  après  juge- 
ment de  la  cour  martiale,  quelques  fameux  brigands, 
sous  les  yeux  des  Arabes,  sera  de  confisquer  les 
armes.  Seulement  il  serait  injuste  et  inutile  de  procédera 
ce  désarmement  sans  prendre  les  mesures  nécessaires  pour 
empêcher  l'importation  des  armes,  car  les  Arabes  disent  : 
«  Préservez  nos  vies,  nos  biens,  assurez  notre  libre  circu- 
lation, puis  prenez  nos  fusils  :  étant  don-né  que  nous 
sommes  menacés   à  chaque  instant  par  nos  voisins,  nous 

(i)  Chansons  satiriques  des  Bédouins. 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD  278 

sommes  obligés,  pour  nous  défendre,  de  porter  des  armes 
en  travaillant  avec  le  kerd  et  la  charrue,  en  conduisant  nos 
moutons,  en  marchant  dans  la  rue,  partout,  enfin  ;  nous 
désarmer  en  ce  moment,  c'est  nous  livrer  tout  vivants  aux 
mains  sanguinaires  de  nos  ennemis.  » 

Quant  à  empêcher  l'importation  des  armes,  cela  dépend 
d'un  côté  de  la  présence  de  bateaux  sur  le  golfe  Persique 
pour  réprimer  la  contrebande,  et  de  l'autre  côté,  de  la 
répression  définitive  des  révoltes  de  Koweït.  On  pourrait 
encore  empêcher  ce  commerce  funeste  par  un  blocus  sur 
mer  et  sur  terre. 

Comme  il  est  impossible  de  prendre  de  telles  mesures 
avec  les  lois  en  vigueur,  inutile  de  dire  qu'il  sera  nécessaire 
de  déclarer  l'état  de  siège  dans  certains  sandjaks  qui  sont 
des  foyers  d'insurrection.  Cependant  il  ne  faut  pas  se  mé- 
prendre sur  ce  que  je  dis. 

En  Irak,  il  n'y  a  aucun  rapport  entre  la  vie  dans  les  villes 
et  la  vie  nomade  ;  autant  les  habitants  des  villes  sont  sou- 
mis, calmes  et  disposés  à  observer  les  lois,  autant  les  tribus 
échappent  à  toute  disposition  légale,  qu'il  s'agisse  des  lois 
civiles  ou  des  lois  criminelles.  Dans  le  cas  où  on  applique- 
rait inutilement  la  loi  martiale,  en  l'étendant  aux  villes, 
nous  aurions  froissé  les  cœurs  des  citadins,  que  nous  avons 
besoin  de  gagner,  car  les  citadins  sont  les  premiers  à  dési- 
rer qu'on  châtie  sévèrement  les  tribus,  avant  le  plus  à  en 
souffrir.  Ce  serait  manquer  d'intelligence  et  de  sens  poli- 
tique. 

La  question  de  l'envoi  de  renforts  militaires  peut  soule- 
ver des  objections,  mais  je  répète  encore  que  l'état  actuel 
ne  peut  plus  durer.  En  hiver,  surtout,  comme  maintenant, 
le  centre  et  mieux  encore  le  sud  de  l'Irak  sont  très  favorables 
aux  mouvements  des  troupes  venues  d'Anatolie. 

Le  6"  corps  d'armée,  dans  son  état  actuel,  aura  besoin 
d'un  an  pour  se  mettre  à  même  de  remplir  son  rôle  de 
force  répressive  ;  puissions-nous  ne  pas  dire  alors  :  «  C'était 


274  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

après  la  ruine  de  Bassorah  !  »  (i),  car  dans  l'espace  d'un  an 
peuvent  arriver  bien  des  choses  terribles  qu'un  siècle  ne 
suffira  pas  à  réparer. 

En  Albanie  et  au  Hauran,  le  grand  nombre  des  troupes 
facilite  la  rapidité  des  mouvements  et  en  même  temps  réduit 
au  minimum  nos  pertes  de  ces  deux  côtés.  Quant  à  l'impor- 
tance morale  et  économique  de  l'Irak  pour  le  gouvernement, 
elle  ne  saurait  être  comparée  à  celle  du  Hauran  ;  il  y  a  cer- 
tainement une  question  politique  de  première  importance 
dans  l'importation  de  tant  d'armes  anglaises  en  Irak. 
Ensuite  on  remarque  une  pénétration  continuelle  du  golfe 
Persique  vers  l'Irak,  soit  par  le  Tigre,  soit  par  l'Euphrate. 
Il  est  vrai  qu'il  y  a  la  liberté  de  commerce  ;  mais  repré- 
sentons-nous les  conséquences  politiques  si  graves  des 
attaques  faites,  grâce  à  cette  liberté  du  commerce,  contre  un 
gouvernement  ami. 

Il  y  a  quelques  mois,  un  ingénieur  anglais  allait  au  bar- 
rage par  l'Euphrate.  Sur  la  route  on  lui  réclame  le  «  mutir- 
khanié  »,  péage;  l'ingénieur  donne  une  livre  et  réclame 
le  surplus  ;  le  brigand  lui  répond  qu'il  n'a  pas  de  mon- 
naie. L'Anglais  lui  dit  alors  :  «  Gardez  donc  tout  »  ;  mais 
le  brigand  était  honnête^  et  tâcha  de  lui  restituer  le  surplus. 
Finalement  il  régla  ce  compte  compliqué  en  donnant  à 
l'Anglais  3o  ou  40  cartouches,  et  il  lui  dit  :  «  Va  montrer 
ces  cartouches  à  Nazim  Pacha.  »  Tel  autre  Anglais  ingé- 
nieur qui  passe  par  là,  s'il  ne  se  conforme  pas  aux  coutu- 
mes locales  et  dit  en  s'entêtant  :  «  Qu'est-ce  que  le  «  mu- 
tirkhanié  »?  je  ne  le  donnerai  pas  »,  recevra  aussitôt  une 
balle. 

Je  ne  veux  pas  énumérer  ici  tous  les  conflits  politiques 
qui  surgiraient,  les  difficultés  qu'on  a  à  punir  un  assassin. 

11  est  inutile  de  penser  longuement  aux  sacrifices  d'ar- 
gent entraînés  par  les  expéditions  militaires;  si  considé- 

( i)  Proverbe  arabe. 


DE    STAMBOUL   A    BAGDAD 


275 


rables  qu'ils  soient,  en  cas  de  succès,  ils  seront  très  large- 
ment récupérés.  Car  les  armes  qu'on  saisira  ont  une  valeur, 
et  si  on  fait  la  remise  de  la  moitié  des  revenus  arriérés, 
l'autre  moitié  suffira  pour  faire  une  et  même  deux  expédi- 
tions. Il  y  a  certaines  tribus  qui,  depuis  dix  ou  quinze  ans, 
n'ont  rien  payé  au  gouvernement  et  cependant  se  livrent  à 


Cil  J.'    .~  .  ~L  .  lan  bey . 

FiG.   18.  —  La  palmeraie  de  Koufah  ;  en  allant  à  la  sharî'ah. 


la  culture  du  riz,  du  millet  et  d'autres  céréales,  possèdent 
des  jardins  et  des  vignes.  Surtout  aux  environs  de  Basso- 
rah,  les  Arabes  mènent  une  vie  aisée. 

Pour  que  ces  opérations  aient  de  l'effet,  une  des  mesures 
à  prendre  est  de  châtier  sur-le-champ  les  cheikhs  les  plus 
renommés  par  leurs  brigandages  et  qui  ont  autant  d'in- 
fluence qu'un  radjah  indien.  Puis  il  faudra  exiler  les  autres, 
moins  rebelles,  après  jugement  de  la  cour  martiale. 

Les  cheikhs  moins  importants,  on  devra  les  punir  légè- 
rement, en  se  contentant,  par  exemple,  de  leur   interdire 


276  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

l'entrée  de  l'Irak  pendant  une  année;  quant  aux  petits 
cheikhs,  ils  deviendront  d'eux-mêmes  des  Mokhtars,  de 
petits  employés  du  gouvernement  ;  car  les  Arabes  sont  habi- 
tués à  se  réunir  sous  les  drapeaux  des  grands  noms  et 
comme  les  cheikhs  connus  ont  une  grande  autorité  morale, 
ils  forment  de  véritables  centres  d'attraction,  qu'il  faut  faire 
disparaître,  pour  le  bien  et  le  succès  futur  du  gouverne- 
ment. Autrefois,  en  Egypte  aussi,  il  y  avait  des  tribus  et 
des  cheikhs,  mais  maintenant,  à  part  les  agriculteurs,  rien 
n'en  est  resté.  En  Irak  aussi  on  doit  mettre  iin  à  cette  situa- 
tion qui  est  une  sorte  de  féodalité,  et  n'y  laisser  que  des  agri- 
culteurs. 

D'ailleurs  le  mot  «  liberté  »  est  compris  d'une  manière 
également  inacceptable  par  les  Arabes  et  leurs  tenanciers. 
Ceux-ci  disent  à  leurs  propriétaires  et  à  leurs  cheikhs, 
qui  sont  une  autre  sorte  de  suzerains  :  «  La  liberté 
existe.  Qui  êtes-vous  ?  Nous  ne  vous  donnerons  comme 
revenus  que  ce  que  nous  voudrons.  »  On  ne  doit  certes 
pas  accepter  cette  variété  de  socialisme  agraire  ;  il  faut 
toujours  faire  respe;ter  le  droit  de  propriété,  mais  dans  les 
terrains  appartenant  au  gouvernement,  qui  en  est  le  seul 
maître,  on  peut  distribuer  des  concessions,  puisque,  là,  il 
n'y  a  pas  d'ayant  droit.  Entin,  il  faut  surtout  de  la  force  et 
suivre  une  bonne  méthode  dans  l'emploi  de  cette  force. 
Pour  cela  il  ne  faut  pas  perdre  une  minute.  Si  le  gouver- 
nement commet,  comme  sous  l'ancien  régime,  des  négli- 
gences ou  des  atermoiements,  il  est  assuré  de  perdre  l'Irak, 
qui  se  trouve  dans  un  état  pire  que  celui  du  Yémen,  car  les 
étrangers,  qui  ont  des  prétentions  sur  l'Irak,  le  regar- 
dent d'un  œil  avide. 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD  277 


XVI 


BASSORAH 


A  partir  de  Nassirié,  l'Euphrate  se  partage  peut-être  en 
quatre-vingts  branches,  voilà  pourquoi  au  delà  de  Souk 
el-Chïouk.h  les  bateaux  ne  peuvent  plus  circuler.  Actuelle- 
ment une  embarcation  appartenant  à  un  certain  Aga  Djafar 
navigue  entre  Souk  el-Chïoukh  et  Chinafié,  dans  le  liva  de 
Divanié,  mais  comment?  Pour  connaître  son  itinéraire,  il 
faut  absolument  aller  d'un  bout  à  Tautre,  car  ni  à  Bagdad, 
ni  à  Kerbéla,  ni  à  Nedjef,  il  n'est  possible  d'obtenir  de  ren- 
seignements précis  à  ce  sujet.  Etant  donné  les  basses  eaux 
actuelles,  quand  le  bateau  partira-t-il  de  Souk  el-Chïoukh 
ou  de  Chinafié  ?  Voilà  ce  qu'il  est  impossible  de  savoir 
même  après  l'embarquement. 

Toutefois,  ce  bateau  qui  appartient  à  un  Persan,  mais 
arbore  d'ordinaire  le  pavillon  ottoman,  sert  beaucoup  aux 
passagers. 

Mais  nous  nous  étions  trompés  quand  nous  avons  pris  la 
route  de  l'Euphrate;  par  malchance,  et  par  suite  de  son 
service  irrégulier,  le  bateau  a  disparu  devant  nous  comme 
une  ombre,  et  le  jour  où  nous  sommes  arrivés  par  le 
voilier  à  Nassirié,  ce  bateau,  tout  alourdi,  allait  lentement 
vers  Chinahé  que  depuis  quatre  jours  nous  avions  dépassé. 

Au  delà  de  Souk"  el-Chïoukh  et  jusqu'à  Hammar,  le 
bateau  ne  passe  pas  au  moment  des  basses  eaux  ;  de  là 
jusqu'à  Hammar,  il  faut  aller  encaïque  et  s'exposer  à  tous 
les  mépris. 

L'Euphrate  se  partage  en  branches  appelées  giiermé  et 
en  marécages  appelés  berké.  Pour  cette  raison,  à  partir  de 
Souk  el-Chïoukh,  l'air  est   malsain,  la  terre  humide  et  le 


278  BEVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

climat  très  froid.  Chaque  matin,  lorsque  nous  nous  réveil- 
lions dans  le  caïque,  nous  voyionsTatmosphère  chargée  d'un 
brouillard  si  épais  que  «  Toeil  ne  voit  pas  l'œil  »,  et  que 
nos  lits  sont  tout  trempés  de  rosée.  Au  lever  du  soleil, 
cette  humidité,  ce  brouillard,  cet  air  mouillé,  produisaient 
autour  de  nous  une  vapeur  telle  que  l'on  s'imaginait  être 
dans  un  bain,  où  l'on  transpire  beaucoup  et  où  l'on  est 
suffoqué. 

Entre  Souk  el-Chïoukh  et  Hammar,  de  même  que  les 
bateaux  ne  peuvent  naviguer,  le  télégraphe  ne  peut  fonc- 
tionner, de  sorte  que,  pour  correspondre  par  télégramme 
entre  Souk  el-Chïoukh  et  Bassorah,  on  est  obligé  d'employer 
la  ligne  de  Bagdad  via  Tigre.  Dans  cette  zone,  de  Souk 
el-Chïoukh  à  Hammar,  qui  est  la  zone  la  plus  insoumise,  le 
gouvernement  avait  autrefois  établi  une  ligne  télégraphique, 
mais  maintenant  il  ne  réussit  plus  à  l'utiliser.  Les  Arabes 
chassent  avec  mille  insultes  les  employés  du  télégraphe  en 
leur  disant  :  «  Quel  droit  avez-vous  de  mettre  des  poteaux 
dans  nos  terrains?  »  Cette  solution  de  continuité  est  de 
six  heures  de  marche  en  tout  :  on  a  par  là  une  idée  de  l'in- 
capacité du  gouvernement. 

Au  delà  de  Hammar  on  est  plus  tranquille,  il  y  a  des  fils 
télégraphiques,  et  parfois  il  y  a  un  steamboat  qui  circule. 
Nous,  cependant,  sans  rencontrer  de  steamboat,  après  avoir 
été  roulés  pendant  quarante-huit  heures  parmi  les  roseaux, 
les  marécages,  les  brouillards  et  l'humidité,  nous  sommes 
enfin  arrivés  à  Kourné.  Kourné  est  au  confluent  de  l'Eu- 
phrateetdu  Tigre.  On  s'imagine  qu'un  endroit  aussi  impor- 
tant, bien  que  privé  de  tout  élément  de  progrès,  doit  quand 
même  connaître  quelque  prospérité  ;  mais  malheureuse- 
ment on  n'y  rencontre  que  quelques  cabanes  où  on  ne  trouve 
même  pas  de  pain,  un  bazar  infect,  quantité  de  moustiques, 
à  cause  des  marécages  avoisinants.  Voilà  l'état  d'un  chef- 
lieu  de  caza  de  première  classe.  On  nous  avait  assuré  que 
presque  chaque  jour  les  bateaux  du  Tigre  passeraient  devant 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD 


279 


Kourné  et  qu'il}'  a  des  relations  suivies  avec  Bassorah.  Bien 
qu'ayant  été  trompé  plusieurs  fois,  et  m'en  étant  aperçu,  j'ai 
cru  à  ces  affirmations,  peut-être  parce  que  je  les  trouvais 
conformes  à  mes  désirs  ;  mais  j'ai  dû  garder  un  cruel  repen- 
tir de  ma  naïveté;  le  bateau  ne  devant  arriver  à  Kourné 
qu'au  bout  d'une  semaine,  pour  aller  à  Bassorah  il  n'y 
avait  plus  d'autre  moyen  que  de  prendre  un  belem  (i). 
Comme  nous  avions  calculé  que  nous  serions  arrivés  à 
Bassorah  vers  le  soir,  nous  nous  sommes  embarqués  sans 
prendre  de  provisions  ;  d'ailleurs  dans  le  bazar  on  ne  peut 
même  pas  trouver  d'œufs.  Or  il  ne  faut  pas  croire  aux 
évaluations  qu'on  donne  des  distances  ;  le  soir  arrivé,  nous 
n'étions  même  pas  au  milieu  de  la  route.  La  faim,  l'ennui, 
l'humidité  étaient  intolérables  ;  ce  soir-là  nous  n'avons 
mangé  qu'un  morceau  de  pain  trouvé  au  prix  de  mille  dif- 
ficultés. Cette  nuit-là  aussi,  j'ai  dormi  sous  le  brouillard 
qui  tombait  en  pluie;  et  même  Hadji  Emin  Aga,  homme 
très  vigoureux,  est  tombé  malade;  il  eut  un  terrible 
accès  de  fièvre  avec  des  frissons.  C'est  au  milieu  de  ce 
supplice  que  le  lendemain  vers  midi  je  suis  arrivé  àAchar, 
le  port  de  Bassorah,  où  nous  allions  donner  dans  un 
piège  sans  le  savoir. 

C'est  plus  tard  que  nous  avons  appris  que  le  choléra 
régnait  depuis  quelques  jours  à  Bassorah.  Je  fus  étonné  de 
voir  que  nous  avions  traversé  tant  de  villages  sans  qu'on 
nous  l'eut  appris.  On  ne  l'avait  pas  dit  aux  habitants,  soit 
volontairement,  soit  pour  les  laisser  dans  l'ignorance,  ou 
bien  encore  parce  qu'ils  n'y  attachaient  pas  d'importance. 

Bassorah  est  la  ville  la  plus  malsaine  de  la  région,  elle 
est  la  plus  importante  au  point  de  vue  politique  et  commer- 
cial, et  en  même  temps  la  plus  négligée,  peut-être  en  rai- 
son de  son  éloignement. 

Que  l'on  dise  tout  ce  que  l'on  voudra,  il  n'en  est  pas  moins 

(i)  Caïque  spécial  à  Bassorah,  fait  en  bois  des  Indes. 


280 


K-V^h;    UU    MONDE    MUSULMAN 


vrai  que  depuis  trente  ans  Bassoraii  est  devenue  le  centre 
de  l'Irak. 

A  Achar,  cinq  ou  six  grands  bateaux  arborant  tous  le 
pavillon  anglais  sont  ce  qui  attire  tout  d'abord  l'attention. 

A  chaque  coin  de  rue  de  Bassorah  on  rencontre  mille 
choses  anglaises  et  on  sent  combien  l'ongle  des  Anglais  a 
pénétré  dans  la  chair  de  ce  pays;  dans  la  conversation  d'un 
vulgaire  hammal,  on  retrouve  des  mots  anglais  arabisés  ; 


Cliché  S.   Séviaa  bey. 


FiG.  19.  —  Bassorah. 


leurs   termes   de  navigation   et  d'autres    expressions   sont 
fréquemment  employés  par  eux. 

Les  Anglais,  par  Koweït  et  grâce  à  Cheikh  Khazal,  qui 
est  le  souverain  des  pays  persans  situés  sur  la  rive  gauche 
du  Chatt  el-Arab,  ont  littéralement  enserré  le  sandjak  de 
Bassorah  dans  un  cercle  de  fer,  et  tâchent  de  répandre  leur 
influence  dans  la  région,  de  telle  sorte  que,  d'après  un  ren- 
seignement que  je  n'ai  pu  contrôler,  ils  auraient  même 
commencé  à  accorder  la  qualité  de  «  sujet  »  ou  de  «  pro- 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD  28 I 

tégé  »  anglais  aux  Arabes  du  Chaii  el-Arab,  tant  du  côté 
de  Mohammerah,  que  chez  les  "Abâdé  près  de  Bassorah  . 
Cependant,  comme  l'influence  anglaise  est  plus  forte  en 
Perse  qu'en  Turquie,  ce  renseignement  serait  vrai  plutôt 
pour  ce  dernier  pays.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  fait  est  très  pré- 
judiciable au  gouvernement  ottoman.  Car  les  Arabes,  de 
l'autre  côté  du  Chatt  el-Arab,  passent  souvent  sur  la  rive 
ottomane,  et,  forts  de  la  protection  qui  les  couvre,  ont 
commis  et  pourront  commettre  encore  quantité  de  méfaits. 

Ajournant  ce  que  j'ai  à  dire  de  l'importance  politique  de 
Bassorah,  je  dirai  d'abord  quelques  mots  de  son  importance 
commerciale. 

Le  principal  objet  d'exportation,  ici,  ce  sont  les  dattes. 
Quant  à  l'importation,  elle  porte  sur  toute  espèce  de  pro- 
duits manufacturés  nécessaires  aux  besoins  de  l'Irak  entier 
et  d'une  grande  partie  de  la  Perse.  Je  n'exagérerai  pas  en 
disant  que  Bassorah  est  le  pays  des  dattes. 

Le  flux  et  le  reflux  sont  une  grâce  particulière  de  Dieu, 
pour  la  culture  en  général,  mais  surtout  pour  celle  des  pal- 
miers de  la  région. 

Ce  phénomène  qui  se  produit  en  amont  de  l'Euphrate 
jusqu'à  Souk  el-Chïoukh,  et  en  amont  du  Tigre  jusqu'à 
Amara,  est  une  faveur  divine  qui  semble  n'avoir  eu  d'autre 
objet  que  d'arroser  abondamment,  deux  fois  par  jour,  les  cul- 
tures et  les  palmeraies.  Grâce  aux  canaux  appelés  g"i(er/nes, 
les  eaux  arrivent  deux  fois  par  jour  au  pied  des  arbres  ; 
après  les  avoir  arrosés  et  leur  avoir  prodigué  ses  dons,  l'eau 
se  retire,  pour  ainsi  dire,  avec  respect,  afin  de  les  laisser 
faire  leur  absorption,  sous  l'action  de  la  chaleur  ardente 
du  soleil,  et  ainsi  nous  possédons  peut-être  le  pays  le  plus 
fertile  du  monde. 

Comme  plusieurs  petits  canaux  aussi  partent  des  guer- 
més^  toutes  les  plantations  sont  couvertes  d'un  réseau  de 
canalisation  pareil  à  un  damier;  tous  ces  canaux  se  rem- 
plissent et  se  vident  d'eux-mêmes  deux  fois  par  jour.  Il  en 

XIV.  19 


202  REVUE   DU    MONDE    MUSULMAN 

résulte  qu'un  plant  de  palmier  replanté  peut  en  trois  ans 
donner  des  fruits. 

La  culture  du  coton,  dont  maintenant  on  commence  à 
comprendre  l'utilité,  et  qui  se  répand  çà  et  là,  y  est  si  pro- 
ductive que  les  plants  fournissent  du  coton  pendant  neuf 
ans. 

Le  «  bâmiah  »  lui-même  donne  des  fruits  trois  ans  de 
suite.  On  cultive  aussi,  par  endroits,  le  bananier.  Si  on  le 
voulait,  on  pourrait  gagner  des  millions  en  généralisant  cette 
culture. 

Mais  cette  faveur  divine  si  amplement  répandue  sur  les 
habitants  et  les  terres,  que  fait-on  pour  en  tirer  parti,  ne 
serait-ce  que  dans  la  proportion  d'un  millième  ?  En  raison 
du  mauvais  entretien  des  guermés  et  des  digues,  que  rom- 
pent les  eaux  de  l'Euphrate,  des  milliers  d'hectares  de  ter- 
rains disparaissent  sous  des  marécages  et  sont  perdus.  Les 
maladies  y  font  des  ravages  terribles,  et  ainsi,  conformé- 
ment aux  lois  de  la  sélection  naturelle  et  de  la  survie  des 
plus  aptes,  les  enfants  qui  sont  maigres,  faibles  et  maladifs, 
périssent.  Malgré  ces  richesses  naturelles,  la  population 
n'augmente  pas,  et  on  voit  très  peu  de  vieillards. 

La  culture,  tout  à  fait  rudimentaire,  consiste  simplement 
à  attendre  la  saison  de  la  récolte.  Augmenter  les  planta- 
tions, se  donner  la  peine  d'attirer  l'eau  qui  est  quelque- 
fois à  I  mètre,  i  mètre  et  demi  au-dessous  du  sol,  et  culti- 
ver entre  les  palmiers  du  coton,  du  blé,  etc.,  ce  serait  pour 
les  habitants  une  peine  au-dessus  de  leurs  forces. 

Si  on  fait  un  parallèle  entre  les  pauvres  laboureurs  que 
la  nature  n'a  pas  favorisés,  qui  chargent  sur  leur  dos  de  la 
terre  et  la  portent  sur  des  rochers  dénudés,  et  l'inertie  des 
propriétaires  et  agriculteurs  de  cette  région,  on  verra  com- 
bien ces  derniers  sont  ingrats  envers  la  nature. 

Quant  au  commerce  et  aux  transports  commerciaux,  eux 
aussi,  ils  sont  aux  prises  avec  des  difficultés.  Il  est  vrai  que 
sur  le  Chatt  el-Arab,  des  bateaux  d'une  charge  de  6  et  même 


DE    STAMBOUL   A    BAGDAD  2S3 

de  7.000  tonnes  peuvent  naviguer  jusqu'à  Bassorah,  mais 
à  condition  de  se  décharger  en  entrant,  devant  l'île  de  Bou- 
bian,  en  dehors  du  Chatt  proprement  dit,  et  de  compléter 
leur  charge  en  repartant;  le  lit  du  fleuve  est  peu  profond, 
de  sorte  que  les   bateaux  lourdement  chargés  ne  peuvent 
passer;  en  outre,  au  moment  du  reflux,  les  eaux  baissent 
encore.  Voilà  pourquoi  le  bateau,  en  dehors  du  Chatt,  doit 
abandonner  une  partie  de  sa  charge;   par  exemple,  s'il  a 
six  tonnes,  il  en  laisse  quatre,  et  perd  ainsi  quatre  ou  cinq 
jours.  La  charge  déposée  est  transportée  par  des  bateaux 
moins  grands  qu'on   appelle  «  grands  tchayés  ».  Le  ba- 
teau attend  ensuite  le  flux  pour  pénétrer  dans  le  fleuve  et  il 
dépose  le  reste  de  sa  charge  au  lieu  dit  Achâr,  à  Bassorah. 
En  partant  il  fait  de  même;  le  bateau,  après  s'être  chargé 
dans  le  fleuve  de  i.ooo,  i.5oo  tonnes,  se  retire  à  Boubian, 
c'est-à-dire  en  pleine  mer  ;  le  reste  de  la  charge  est  trans- 
porté derrière  lui,  en  plusieurs  fois,  par  les  «  tchayés  »  de 
i.5oo  tonnes.  Ainsi,  pour  déposer  et  reprendre  le  charge- 
ment d'un  grand  bateau,  on  perd  au  moins  une  quinzaine 
de  jours.  Si  l'on  faisait  des  dragages,  et  si  l'on  régularisait 
le  cours  du  fleuve,  le  commerce  en  retirerait  de  grands  pro- 
fits. Les  travaux  coûteraient  bien  moins  qu'on  ne  le  croit, 
et  on  pourrait  d'ailleurs  couvrir   largement  cette  dépense, 
en  prélevant  une  taxe  légitime  sur  les  bateaux  qui  perdent, 
pour  chaque  jour  de  chômage,  de  70  à  80  livres.  Les  Anglais 
paraissent  hostiles  à  cette  entreprise  ;  en  effet,  si  on  régula- 
rise le  cours  du  fleuve,  ils  perdront  le  monopole  de  fait 
dont  ils   jouissent,    toutes    les  bouées  qui   flottent  devant 
Boubian,  à   l'entrée  du  fleuve,  leur  appartenant.  11  n'y  a 
qu'un  semblant  de  phare,  il  appartient  aussi  aux  xA.nglais, 
et  comme   leur  gouvernement   ne   fait  connaître  que  par 
faveur  aux  autres  compagnies  l'emplacementexact  du  phare 
et  des  bancs  sous-marins,  il  est  toujours  à  même  de  refuser 
Tenlréedu  fleuve  à  qui  bon  lui  semble,  etmêmeaux  bateaux 
ottomans. 


284  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

Il  est  vraiment  étrange  que  notre  Administration  n'ait 
pas  de  phare  à  l'entrée  du  plus  important  de  nos  ports,  et 
qu'il  n'y  ait  pas  de  service  hydrographique.  Pourquoi  le 
gouvernement  n'oblige-t-il  pas  l'Administration  à  con- 
struire un  phare  sur  ce  point,  pour  le  soustraire  à  la  main- 
mise étrangère?  11  devrait  le  faire  sans  aucun  délai. 

En  ce  moment  les  Anglais  font  de  nouvelles  tentatives 
pour  se  rendre  complètement  maîtres  de  Bassorah  et  de 
l'Irak,  entier.  Si  on  n'avise  pas  immédiatement,  le  résultat 
en  sera  désastreux  pour  nous.  La  Compagnie  Lynch  avant 
la  concession  de  la  ligne  fluviale  du  Karoun  qui  se  jette 
dans  le  Chatt  el-Arab  à  Mohammerah,  ces  jours-ci  une 
compagnie  anglaise  a  obtenu  la  concession  d'une  très  riche 
mine  de  pétrole,  dans  le  cours  supérieur  du  Karoun,  et 
s'est  mise  d'urgence  à  exécuter  les  travaux  nécessaires.  Le 
Karoun  prendra  une  importance  toute  particulière.  Dès 
maintenant  les  Anglais  sont  en  train  de  créer  une  ville  toute 
nouvelle,  un  port  anglais  en  territoire  persan,  du  bord  du 
Chatt  el-Arab;  ce  sera,  sous  peu,  un  nouveau  Bakou.  En 
plus  de  cette  pénétration  politique  et  commerciale  par  le 
pétrole,  l'Angleterre  a  obtenu  l'autorisation  d'établir  une 
chaussée  et  de  faire  le  transit  avec  toutes  les  régions  de  la 
Perse  qui  nous  sont  limitrophes,  assurant  ainsi  à  Tavenir 
leurs  importations  actuelles  via  Khanékine.De  même  les 
environs  de  Hamadan  seront  entièrement  tributaires  de  la 
voie  fluviale  nouvelle  de  Karoun  ;  le  commerce  extérieur  de 
Bagdad  et  de  Bassorah  sera  ruiné. 

Ce  nous  est  donc  un  devoir  indispensable  :  1"  de  commen- 
cer la  construction  du  chemin  de  fer  de  Khanékine  ;  2"  de 
créera  Bassorah  un  véritable  port  afin  de  faciliter  le  mouve- 
ment commercial.  A  Bassorah  il  n'ya  pas  encore  d'entrepôts 
couverts  pour  les  marchandises,  qu'on  laisse  en  plein  air^ 
exposées  à  toutes  les  intempéries.  On  ne  travaille  môme  pas 
à  achever  les  deux  bâtiments  commencés.  D'où  les  plaintes 
des  commerçants  dont  la  plus  grande  partie  sont  étrangers^ 


r^^ 


286  REVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

Tintervention  de  leurs  ambassades,  et  la  lenteur  des  pro- 
grès du  commerce  local.  La  douane,  elle  aussi,  y  perd 
beaucoup. 

Par  conséquent,  il  me  paraît  absolument  nécessaire  de 
donner  des  ordres  pour  achever  les  bâtiments  en  construc- 
tion et  commencer  les  nouveaux. 

Voilà  une  quantité  d'obstacles  qui  empêchent  les  progrès 
de  Bassorah,  mais  ce  qui  les  empêche  aussi,  c'est  l'insécu- 
rité, des  influences  occultes,  et  une  intervention  étrangère 
dont  je  parlerai  plus  spécialement  dans  ma  prochaine  lettre. 


XIX 

l'importance    politique    de    bassorah,    KOWEÏT 
ET    MOHAMMERAH 


Actuellement,  à  Bassorah,  il  n'y  a  pas  de  sécurité,  si 
l'on  prend  ce  mot  dans  l'acception  que  lui  donnent  les  gens 
civilisés.  Cet  état  de  choses  fort  ancien  s'était  amélioré 
pendant  quelques  mois,  grâce  à  une  volonté  forte,  mais 
finalement  certaines  jalousies,  des  embarras  que  l'ancien 
régime  lui-même  ne  connaissait  pas  et  qu'on  avait  suscités 
contre  l'homme  au  pouvoir,  ont  complètement  paralysé 
l'action  de  celui-ci,  et  actuellement  le  peu  de  sécurité  dont 
on  jouit  dépuis  quelques  mois  se  trouve  sur  le  point  de  dis- 
paraître; il  s'en  faut  donc  de  bien  peu  que  Bassorah  ne 
revienne  à  son  état  d'anarchie,  grâce  aux  agissements  des 
bandes  armées  soudoyées  par  certaines  personnes.  Tant 
que  l'administration  présente  se  maintiendra  telle  qu'elle 
est  et  que  les  foyers  de  révolte  qui  entourent  Bassorah  et 
l'ont  infecté,  la  rébellion  au  dedans  et  au  dehors  persis- 


DE    STAMBOUL    A    BAGDAD  287 

tera.  Il  faut,  pour  y  mettre  ordre,  une  main  étrangère,  vi- 
goureuse et  impitoyable. 

Les  quelques  mois  de  sécurité  dont  nous  avons  fait 
l'éloge  n'ont  été  qu'une  période  fugitive  de  mieux  dans  une 
maladie  invétérée,  maladie  chronique,  car  si  on  doit  cher- 
cher à  Bassorah  le  ferment  d'insurrection  qui  mine  la  ville, 
il  faut  savoir  aussi  que  les  pires  intrigues  et  les  plus  dan- 
gereuses révoltes  proviennent  de  Koweït  et  de  Mohamme- 
rah. 

Il  n'est  aucun  juriste  s'occupant  de  droit  international 
qui  puisse  décrire  scientifiquement  la  situation  politique  de 
Koweït.  Officiellement  c'est  un  caza  dont  le  Cheikh  Mobarek. 
el-Sabbah  porte  le  titre  de  pacha,  exclusivement  réservé 
aux  Ottomans,  et  jusqu'ici  on  y  a  toujours  arboré  le  drapeau 
ottoman  ;  néanmoins  la  situation  est  équivoque.  11  y  a  sept 
à  huit  ans  encore,  Koweït  était  pavs  ottoman  sans  conteste; 
mais,  opprimé  par  un  commandant  avide,  Mobarek  dut  se 
réfugier  chez  les  Anglais,  et  comme  résultat  des  entre- 
tiens entre  la  Sublime  Porte  et  l'Angleterre  à  ce  sujet,  il  y 
eut,  je  ne  sais  pour  quelle  raison,  une  difficulté.  Voilà 
pourquoi  nous  considérons  Koweït  comme  territoire  otto- 
man, avec  cette  restriction  qu'à  la  fin  des  négociations  les 
troupes  ajournant  la  répression  ne  sont  pas  entrées  à 
Koweït;  la  question  de  l'intervention  militaire  est  restée 
en  suspens.  Cependant  Mobarek  el-Sabbah,  étant  sunnite 
ainsi  que  ses  lieutenants,  se  trouve  actuellement  dans  une 
situation  telle  que,  même  s'il  le  voulait,  il  ne  pour- 
rait arborer  le  drapeau  anglais.  D'ailleurs,  ayant  usurpé  sa 
souveraineté  en  tuant  son  frère,  il  est  toujours  dans  la 
crainte.  Ayant  en  même  temps  beaucoup  de  propriétés, 
dont  une  grande  partie  se  trouve  à  Bassorah,  il  se  trouve 
de  la  sorte  placé,  dans  une  certaine  mesure,  sous  la  coupe 
du  Gouvernement  ottoman. 

Le  Cheikh  qui  est  déjà  fort  âgé  s'en  est  rendu  compte  ré- 
cemment et  a  voulu  témoigner  de  sa  fidélité  en   essayant 


288  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

d'obtenir  des  «  Osmanli  tekzérè  »,  passeports  ottomans, 
pour  lui  et  pour  ses  enfants;  mais,  par  suite  de  son  incon- 
stance et  des  agissements  du  consul  anglais  à  Koweït,  il  a 
changé  d'idée  et  a  fait  une  singulière  proposition,  deman- 
dant que  l'on  donne  des  «  tezkérè  »  seulement  à  ses  filles. 

Quant  à  l'action  que  Mobarek  el-Sabbah,  actuellement 
devenu  millionnaire,  exerce  sur  notre  sécurité  intérieure, 
la  voici  :  Comme  je  l'ai  dit  dans  mes  précédentes  lettres,  le 
seul  dépôt  d'armes  prohibées  est  Koweït  ;  de  plus  xMobarek 
Pacha,  selon  la  coutume  dans  les  pays  ignorants,  a  une 
politique  à  double  face,  et  pour  témoigner  de  sa  fidélité  aux 
Anglais,  il  ne  se  contente  pas  seulement  de  faire  entrer  les 
fusils  et  les  cartouches  dans  le  pays,  mais  encore,  pour 
montrer  qu'il  est  capable  de  mettre  tous  les  Arabes  à  la 
raison,  il  marche  souvent  vers  l'intérieur  et  attaque  les  plus 
importantes  de  nos  tribus,  tuant  leurs  hommes  et  pillant 
leurs  biens.  L'année  dernière,  il  avait  marché,  avec  quatre 
mille  cavaliers  et  dix  mille  fantassins  réunis  à  droite  et  à 
gauche,  contre  Sadoun  Pacha,  qui,  à  ce  qu'on  dit,  a  du 
moins  convaincu  son  adversaire  en  lui  faisant  perdre 
quatre  mille  hommes.  Chose  digne  d'attention,  après  le 
combat,  un  Anglais  est  survenu  et  a  photographié  les  morts 
et  les  divers  aspects  du  champ  de  bataille. 

D'après  ce  qui  m'a  été  dit,  Mobarek  aurait  voulu  présen- 
ter aux  Anglais  cette  défaite  comme  une  victoire,  mais  le 
témoignage  de  cet  Anglais  est  venu  à  propos  pour  détrom- 
per ses  compatriotes. 

Après  cette  victoire,  Sadoun  Pacha  et  ses  troupes  sont 
allés  jusqu'à  Koweït  et  ont  voulu  piller  les  biens  de  Moba- 
rek el-Sabbah,  mais  d'après  ce  qu'ils  disent,  ils  y  ont  renoncé 
pour  ne  pas  provoquer  de  complications  diplomatiques.  En 
revanche,  les  partisans  de  Mobarek,  il  y  a  trois  ou  quatre 
semaines,  ont  attaqué  les  Zefer  qu'ils  ont  trouvés  isolés  et 
leur  ont  pris  quelques  milliers  de  chameaux  par  ven- 
geance. 


DE   STAMBOUL    A    BAGDAD  28f) 

Les  tribus  attaquées,  pillées,  suivent  sous  le  drapeau 
ottoman  comme  les  gens  de  Mobarek,  leurs  agresseurs. 
Toutefois  le  drapeau  arboré  par  ces  derniers  avait  jusqu'ici 
trois  étoiles.  Dernièrement  on  a  commencé  à  n'en  plus 
mettre  qu'une  seule;  Mobarek,  dit-on,  explique  l'emploi 
de  ces  trois  étoiles  par  son  amour  ardent  des  choses  otto- 
manes et  son  dévouement  à  Yildiz.  Mais  il  est  du  devoir 
du  Gouvernement  de  faire  rendre  justice  aux  victimes  des 
tvransetde  lutter  contre  ceux  qui  troublent  l'ordreet  la  sécu- 
rité. Je  poserai  une  question  :  Est-il  juste  pour  nous  de  rester 
les  mains  liées  sans  pouvoir  remplir  ce  devoir,  en  présence 
des  agissements  des  Anglais.  Supposons,  par  impossible, 
que  Koweït  ne  soit  pas  sur  notre  territoire,  y  a-t-il  un 
Gouvernement  au  monde  pour  accepter  qu'un  Gouverne- 
ment voisin  expédie  16.000  soldats  sur  ce  territoire,  et  qu'à 
chaque  moment  il  attaque  ses  sujets,  pille  leurs  biens  et 
leurs  bestiaux  ?  L'Angleterre  qui  a  l'air  de  nous  priver  de 
notre  droit  de  répression  à  l'intérieur  de  nos  frontières, 
pourrait-elle  fermer  les  yeux  dans  le  cas  où  se  produiraient 
des  attaques  pareilles  sur  son  territoire  ou  sur  celui  de  son 
voisin?'*  Koweït  n'est  pas  un  pays  anglais,  j'espère  —  inchâ' 
Allah!  —  que  jamais  il  ne  le  sera  pour  nous  contraindre  à 
prier  l'Angleterre  de  tancer  «  son  »  Cheikh.  Mais  ces  brigan- 
dages, ces  pillages,  resteront-ils  toujours  sans  répression  ? 
Un  petit  Cheikh  aura-t-il  ainsi  la  puissance  que  les  Empe- 
reurs de  notre  temps  eux-mêmes  ne  possèdent  pas? 

Nous  trouvons  certes  peu  digne  pour  un  gouverne- 
ment constitutionnel  et  civilisé  comme  celui  de  l'Angle- 
terre de  tolérer  et  de  couvrir  des  vols  et  des  pillages. 
N'insistons  pas.  Disons  que  nous  aimons  à  croire  que  tout 
cela  se  fait  sans  que  le  Gouvernement  anglais  en  ait  con- 
naissance, et  attnbuons-Ie  simplement  au  zèle  intempestif 
des  fonctionnaires  locaux.  Il  y  a  un  autre  point  qu'on  doit 
prendre  en  considération  :  les  tribus  qui  nous  sont  sou- 
mises et  ont  été  lésées  selon  la  coutume  arabe  voudront,  à 


290  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

un  moment  donné,  comms  de  juste,  se  venger;  elles  assiége- 
ront et  saccageront  Koweït.  Sadoun  Pacha  lui-même  m'avait 
dit  cela,  mais  en  ajoutant  que,  suivant  les  orJres  du  Gouver- 
nement, il  avait  ajourné  la  mise  à  exécution  de  cette  idée. 

Mais  cette  attaque  juste  et  légitime,  quel  eflfet  produira- 
t-elle  ?  Que  pourra  dire  l'Angleterre  si  un  tyran,  qui  n'est 
pas  officiellement  son  protégé,  tombe  dans  le  puits  qu'il  a 
creusé  lui-même  comme  il  sied.  Le  Ministère  des  Affaires 
étrangères  doit  y  penser  dès  maintenant.  Pour  ne  pas  se 
trouver  plus  tard  devant  un  fait  accompli,  il  est  indispen- 
sable de  prendre  sans  tarder  les  mesures  nécessaires. 

La  question  de  Mohammerah  est  d'une  tout  autre  es- 
pèce. Ici  nous  nous  trouvons  en  présence,  incontestable- 
ment, d'un  sujet  persan  ;  il  y  a  dix  ans,  au  moment  où  un 
certain  Mohsin  Pacha  était  Vali  de  Bassorah,  le  person- 
nage appelé  actuellement  Cheikh  Khazal  n'avait  aucune 
importance;  toutes  les  forces  étaient  aux  mains  de  son 
frère.  Cheikh  Mizal.  Ayant  apprécié  depuis  les  intrigues, 
la  tyrannie,  les  ruses  de  son  frère.  Cheikh  Khazal,  dégoûté 
de  cet  état  de  choses,  s'était  réfugié  chez  un  de  ses  esclaves 
appelé  Sultan,  lui  disant  :  «  Je  suis  à  bout!  Faites  tout  ce 
que  vous  pourrez  pour  me  sauver.  »  L'autre  tua  Mizal  d'une 
balle  (i).  Les  partisans  de  Mizal  se  dispersèrent  alors  et 
Cheikh  Khazal  se  déclara  indépendant.  Il  est  étrange  que, 
bien  que  l'assassin  ne  doive  pas  hériter,  toutes  les  propriétés 
de  la  victime  situées  sur  le  territoire  ottoman  aient  été  attri- 
buées au  nouveau  Cheikh,  c'est-à-dire  à  l'assassin.  Il  est 
vrai  que  le  meurtre  avait  eu  lieu  sur  un  territoire  étranger, 
que  la  culpabilité  de  l'assassin  n'était  pas  rigoureusement 
prouvée  pour  le  Gjuvernement  ottoman.  Cependant  il  est 
clair  qu'il  y  a  là  une  très  délicate  question  de  droit  interna- 
tional privé. 

Le  Cheikh  en    question   accrut  depuis  lors    sans  cesse 

(1)  Cf.  autre  version  de  l'assassinat  ap.  R.  M.  M.,  nov.  1908,  pp.  385  seq. 


DE   STAMBOUL    A    BAGDAD 


291 


son  influence  et  sa  force.  Ayant  comme  confident  son  es- 
clave Sultan,  qu'il  considère  comme  coupable  à  n'en  pas 
douter,  il  est  obligé  d'être  toujours  entouré  de  gardes  et  il 
ne  va  nulle  part  sans  avoir  une  suite  de  40  ou  5o  hommes 
armés.  A  Bassorah  aussi,  il  a  beaucoup  de  châteaux,  de 
propriétés;  sous  l'ancien  régime  et  sous  une  partie  du 
régime  actuel  son  gérant  pour  la  ville  était  aussi  influent 


n   bey, 


FiG.  2  1.  —  En  belem  :  sur  le  Khora,  prés  de  Bassorah. 


qu'un  ambassadeur  ;  la  plupart  des  valis  étaient  les  amis 
intimes  du  Cheikh.  Quant  aux  fonctionnaires,  il  les  avait 
gagnés  soit  avec  de  l'argent,  soit  avec  des  menaces,  et  ainsi 
il  ne  se  passe  rien  à  Bassorah  qui  ne  soit  immédiatement 
communiqué  à  Cheikh  Khazal.  Voilà  pourquoi  une  grande 
terreur  règne  dans  la  ville.  Personne  n'ose  parler  claire- 
ment des  défauts  du  Cheikh  car  il  a  à  Bassorah  des  «  jour- 
naldjis  »,  des  espions,  qui  l'avisent  de  suite.  De  plus,  mal- 
heur à  qui  s'est  trompé  et  a  mal  parlé  du  Cheikh,  car  le 
Cheikh  possède  à  Bassorah  des  chefs  de  bandes  de  brigands 


292  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

à  qui  il  paie  de  70  à  80  livres  par  mois.  Ceux-ci,  s'ils  ne 
réussissent  pas  à  frapper  l'audacieux  pendant  la  nuit,  dans 
quelque  rue,  le  feront  du  moins  rapidement  disparaître, 
grâce  à  de  faux  témoins,  à  toutes  sortes  de  calomnies  et  de 
rapports.  Les  valis  même  ne  peuvent  résistera  ces  attaques; 
d'après  la  rumeur  publique  ce  sont  les  gens  de  Cheikh  Kha- 
zal  qui,  par  vengeance,  ont  fait  de  Bassorah  une  prison 
pour  le  vali,  car  l'ex-vali  avait  au  moins  pris  des  mesures 
sévères  non  à  l'égard  du  Cheikh  mais  à  l'égard  de  ses 
hommes  sur  le  territoire  ottoman.  C'est  pour  cela  que  les 
<^  serviteurs  »  du  Cheikhà  Bassorah  avaient  fait  mille  intri- 
gues et  réussi  à  provoquer  une  grande  discorde  entre  le  vila- 
yet  et  les  gendarmes,  les  militaires  et  les  marins. 

Depuis,  le  Cheikh  a  continué  ses  intrigues.  La  première 
chose  qu'il  a  essayée  a  été  de  faire  tirer  une  terrible  ven- 
geance de  passion  de  ses  hommes.  Il  avait  été  irrité  de 
ce  qu'on  avait  empêché  les  exactions  de  ses  «  fellahs  », 
agriculteurs,  à  Fédaghié  où  ils  avaient  attaqué  les  proprié- 
taires. L'obstacle  disparu,  la  chose  empêchée  se  repro- 
duit. Ces  «  fellahs  »  agriculteurs,  chassés  un  jour,  repas- 
sèrent du  territoire  de  Khazal  dans  celui  des  Ottomans, 
détruisirent  les  fils  télégraphiques  et  s'emparèrent  d'une 
centaine  de  tonnes  de  dattes  appartenant  aux  proprié- 
taires, en  chantant  une  chanson  satirique  :  «  Que  le  Gou- 
vernement vous  protège,  vous  autres  ;  nous,  nous  n'avons 
pas  peur,  puisque  Abou  Kâssib-Cheikh  Khazal,  «  le  père 
de  Kassib  »  (i),  est  vivant.  »  Les  agresseurs  étaient  à 
peu  près  5oo.  Le  transport  des  dattes  pillées  dura  juste 
deux  jours.  Par  suite  de  la  destruction  des  fils  télé- 
graphiques, le  Gouvernement  ne  fut  averti  que  deux 
jours  après,  alors  qu'il  était  trop  tard.  Maintenant  qu'on 
dise  tout  ce  qu'on  voudra,  le  vrai  coupable  est  connu  ; 
ceux  qui  chantent  la  chanson  d'Abou  Kassib  ne  sont  que 

(i)  Nom  de  son  jeune  fils  (Photographié  in  R.  M.  \f.,  nov.  1908,  pp.  3 85- 4 10). 


DE    STAMBOUL   A    BAGDAD  2C)3 

des  instruments:  celui  qui  les  mèneestle  Cheikh, de  Moham- 
merah. 

Quant  à  la  situation  politique  du  Cheikh,  elle  se  trans- 
forme rapidement.  Ces  derniers  jours  il  avait  marché  vers 
l'intérieur  pour  attaquer  certaines  tribus  insurgées  ainsi 
qu'une  célèbre  fraction  de  Bakhtiaris.  Dans  le  cas  où  il  réus- 
sirait, son  influence  augmenterait,  sinon  il  est  probable  qu'il 
surviendra  de  grandes  difficultés  politiques,  carie  Gouver- 
nement anglais,  sinon  officiellement,  du  moins  officieuse- 
ment, a  pris  sous  sa  protection  le  Cheikh.  Dans  une  corres- 
pondance avec  le  Consul  d'Angleterre,  j'ai  vu  moi-même 
une  phrase  de  celui-ci,  ainsi  conçue:  «  Vous  devez  savoir 
que,  vu  l'état  actuel  de  la  Perse,  le  Cheikh  de  Mohammerah 
est  sous  la  protection  anglaise  »,  tandis  que  d'après  nous 
Cheikh  Khazal  et  ses  tribus  sont  des  sujets  persans;  tout 
ce  qui  changerait  cette  situation  devra  être  rejeté  par  nous 
et  par  la  Perse.  xMais  dans  le  cas  où  le  Cheikh  serait  vaincu 
l'Angleterre  prendra  ouvertement  le  Cheikh  sous  sa  protec- 
tion, en  alléguant  que  ses  affaires  commerciales  sont  en 
danger  et  même  que  le  Gouvernement  britannique  se 
charge  eff"ectivementde  la  police  de  Chiraz  et  de  tout  l'Ara- 
bistan  persan.  Du  moment  que  la  Russie  a  concentré  des 
troupes  au  nord  de  la  Perse,  soit-disant  pour  v  rétablir 
l'ordre,  il  est  impossible  que  l'Angleterre  reste  inactive  dans 
le  sud. 

Ce  qui  montre  la  recrudescence  de  raff"ection  de  l'An- 
gleterre à  regard  du  Cheikh,  c'est  le  fait  de  l'avoir 
décoré,  la  semaine  passée,  de  l'ordre  de  l'Étoile  de  l'Inde 
qui  lui  a  été  conféré  en  grande  pompe.  Un  major  de  l'armée 
des  Indes  avait  été  spécialement  envové  pour  remettre  la 
décoration  au  Cheikh,  qui,  conformément  au  cérémonial  des 
rajahs,  a  fait  saluer  la  décoration  par  des  salves  d'artillerie. 
L'impression  produite  doit  nous  toucher.  D'après  nous  il 
n'existe  officiellement  aucune  marque  de  protection  et  de 
pénétration  anglaises.  Si  nous  les  constatons,  nous  devons 


294  •  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

protester  de  tout  notre  pouvoir  et  même  prendre  nos 
précautions  en  conséquence.  Il  est  vrai  que  la  Perse  est 
divisée  en  deux  sphères  d'influence  entre  l'Angleterre  et  la 
Russie,  mais  ces  puissances  avaient  en  même  temps  garanti 
l'intégrité  de  la  Perse. 

Quant  à  la  déclaration  de  protection  et  l'interveniion 
effective  pour  rétablir  Tordre  à  l'intérieur,  ce  sont  des 
atteintes  à  l'intégrité  du  territoire.  Les  régions  du  Golfe 
Persique,  de  Chiraz,  de  Hovaytrah  et  de  Hamadan  avaient 
été  considérées  comme  une  zone  neutre  lors  de  la  délimi- 
tation des  zones  d'influence  ;  par  conséquent  l'entente 
russo-anglaise  ne  devait  avoir  aucune  répercussion  de  cecôté- 
là.  L'Angleterre,  en  agissant  ainsi,  aura  violé  les  traités,  non 
seulement  contre  la  Perse,  la  Turquie  et  les  autres  États, 
mais  encore  contre  la  Russie.  Au  surplus,  si  l'accord  anglo- 
russe  n'a  été  confirmé  ni  par  la  Perse  ni  par  les  autres 
puissances  intéressées,  il  n'a  pas  non  plus,  je  crois,  été 
communiqué  au  Gouvernement  ottoman.  Par  conséquent, 
il  est  inexistantpour  nous.  Voilà  pourquoi  nous  considérons 
comme  une  question  intéressant  uniquement  la  Turquie  et 
la  Perse  celle  de  faire  respecter  à  Mohammerah  les  droits 
ottomans  lésés  et  de  mettre  fin  aux  intrigues  et  aux 
insurrections  incessantes  qui  vont  de  Mohammerah  vers 
le  territoire  ottoman. 

De  même  que  la  confirmation  par  la  Russie  de  la 
convention  anglo-russe  concernant  le  maintien  des  droits 
anglais  sur  le  Golfe  Persique  ne  peut  atteindre  les  tiers  et 
par  conséquent  la  Turquie,  de  même  la  sauvegarde  des  inté- 
rêts anglais  n'implique  pas  le  fait  de  léser  les  droits  otto- 
mans. 

Quelles  mesures  doit  donc  prendre  le  Gouvernement 
ottoman  pour  châtier  son  voisin  qui  est  sujet  persan  ?  Voilà 
le  point  essentiel  auquel  on  doit  penser;  il  va  deuxmoyens 
d'arriver  à  une  solution  :  ou  bien  les  troupes  ottomanes 
iront  éteindre  l'incendie,  ou  bien  on  prendra  des  mesures 


DE    STAMBOLL   A    BAGDAD  2g5 

offensives,  pour  que  cet  incendie  ne  s'étende  pas  sur  notre 
territoire. 

Il  est  nécessaire  de  négocier  ofliciellement  avec  la  Perse. 
Cet  État  doit  consentir  à  ce  que  nos  soldats  marchent  contre 
un  insurgé,  le  punissent  et  lui  restituent  un  pays  calme, 
obéissant  et  exempt  d'arbitraire  et  de  révolte.  Nous  ferons 
cela  simplement  par  amitié  pour  la  Perse,  nous  le  ferons 
pour  assurer  le  calme  et  la  sécurité  intérieurs  de  notre  pays, 
et  en  agissant  ainsi,  nous  ne  ferons  que  notre  devoir,  sans 
favoriser  la  Perse.  Mais  les  diplomates  Persans  auront-ils  le 
courage  patriotique  de  permettre  pareille  chose  ?  Qu'ils 
soient  sûrs  que  nos  soldats  n'ont  pas  l'habitude  de  ne  plus 
sortir  de  l'endroit  où  ils  sont  entrés.  Nous  tenons  notre 
parole  lorsque  nous  la  donnons. 

Dans  le  cas  où  on  ne  pourrait  pas  mettre  à  exécution  cette 
mesure,  qui  probablement  soulèvera  des  difficultés  diplo- 
matiques, il  serait  nécessaire  de  recourir  à  la  deuxième 
mesure, c'est-à-dire  à  l'offensive. 

Il  faut  tout  d'abord  supprimer  tous  les  intérêts  du  Cheikh 
dans  notre  pays  et,  conformément  au  proverbe  turc  :  «.  la 
richesse  est  le  copeau  de  l'âme»,  mettre  la  main  sur  toutes 
ses  propriétés,  poursuivre  rigoureusement  tous  les  siens 
dans  leurs  situations.  Pour  la  Perse  je  ne  crois  pas  qu'elle 
soit  privée  de  sens  politique  au  point  de  se  plaindre  au  sujet 
du  Cheikh  rebelle  qu'elle-même  trouve  nécessaire  de  punir. 
Quant  à  l'Angleterre,  elle  n'a  aucune  qualité  officielle  ou 
juridique  pour  s'opposer  aux  mesures  que  nous  prendrions 
à  l'égard  du  Cheikh  Khazal  et  de  ses  partisans.  C'est  ainsi 
par  exemple  que  jusqu'à  présent  toutes  les  observations 
officieuses  faites  par  le  Consul  d'Angleterre  au  sujet  des 
partisans  du  Cheikh  n'ont  jamais  été  prises  en  considération 
et  que  de  plus  le  Consul  a  toujours  été  averti  qu'il  n'avait 
pas  le  droit  de  formuler  ces  observations. 

D'un  autre  côté,  pour  affirmer  nos  droits  de  souveraineté 
sur    le   Chatt    el-Arab    et   pour   empêcher  le  passage  des 


296  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

hommes  du  Cheikh  sur  la  rive  ottomane,  il  est  nécessaire  de 
faire  circuler  des  canonnières  et  des  bateaux  de  guerre,  soit 
sur  le  Chatt,  soit  dans  le  Golfe  Persique,  d'une  manière 
générale.  Actuellemsnt  nous  avons  plusieurs  bateaux  dans 
TArchipel  où  ils  ne  servent  à  rien  etqui  joueraient  un  grand 
rôle  dans  le  Golfe  Persique.  Seulement  si  on  envoie  ces 
bateaux,  il  faudra  en  même  temps  établir  un  bassin  de 
radoub,  une  fabrique,  un  arsenal.  On  le  voit,  le  Golfe 
Persique,  la  question  du  Chatt  ont  pris  une  telle  importance 
qu'il  faut  que  nos  fonctionnaires,  nos  officiers  de  terre  et  de 
mer  et  nos  diplomates  se  concertent  pour  dresser  un  plan 
d'action  et  le  faire  exécuter.  Il  n'y  a  plus  un  instantà  perdre. 
Désormais,  si  on  montre  quelque  négligence,  on  peut 
être  assuré  que  Bassorah  passera  sans  tarder  sous  une 
autre  hégémonie  politique. 

Pour  traduction  : 

R.-T.  —  L.-M. 


SECTION  Dr  MAROC 


Tous  les  gouvernements  du  monde  s'étant  donné  rendez-vous  dans 
la  capitale  de  l'Empire  britannique,  pour  les  grandes  fêtes  du  couron- 
nement, l'un  d'eux  fut  exclu,  chassé,  mis  à  la  porte  :  le  gouverne- 
ment marocain.  Devant  toute  la  terre,  devant  toute  l'humanité,  le  geste 
brutal  et  franc  de  l'Angleterre  a  marqué  le  Makhzen  du  signe  des 
pourritures  qu'on  écarte,  et  c'est  dans  la  politique  marocaine,  par  situa- 
tion de  fait,  un  nouvel  élément. 

De  tous  les  services  rendus  à  l'œuvre  française  au  Maroc  par  les  cor- 
dialités d'un  accord  vigilant,  il  n'en  était  peut-être  pas  de  plus  désirable. 

Comme  à  Bokhara,  oij  le  Kouch-Begi  cumule  les  fonctions  de  direc- 
teur du  harem  de  l'Emir  et  de  grand  chancelier,  le  service  des  menus 
plaisirs  et  celui  de  l'Etat  voisinent  au  Maroc,  il  était  donc  advenu,  en 


PAYSANS 
MAROCAINS 


Andjera 


Collection 
Bûche t 

MISSION 

SCIENTIFIQIE 

DU    MAROC 


2qS 


HEVLE    DU    MOM)E    MUSILMAN 


igoS,  qu'un  haut  personnage  marocain  s'élanl  absenté  en  mission  con- 
fidentielle, la  diplomatie  apprit  avec  soulagement  qu'il  s'agissait  seule- 
ment de  remonter  la  maison  du  Chérit".  Elle  mit,  elle-même,  la  nou- 
velle dans  le  domaine  public,  en  forme  littéraire  et  documentée.  Mais 
ce  fut  ensuite  le  tour  du  service  d'État,  et  le  dossier  des  menus  plaisirs 
disparut;  on  le  mit  dans  un  coin  avec  une  grande  croix  par-dessus. 

Un  peu  de  malaise  subsistait  en  cette  politique  Makhzen,  si  peu  sûre 
d'elle-même,  qu'ayant  jeté  son  adversaire  aux  gémonies,  elle  l'en  tirait 
comme  partenaire,  pour  l'élever  au  capitole.  Entre  l'anathème  et  l'apo- 
théose, il  y  avait  place  pour  l'intervention  cordiale  de  la  «  Purifica- 
tion obligatoire  »,  fondamentale,  comme  chacun  le  sait,  en  doctrine 
d'Islam. 

La  démonstration  catégorique,  suggérée  au  gouvernement  anglais 
par  le  distingué  correspondant  du  Times  à  Tanger,  n'aura  pas  seule- 
ment un  etl'etde  moralisation  idéale.  Elle  figure,  en  soi,  comme  un  levier 
de  déplacement  d'équilibre,  d'un  emploi  pratique  pour  changements  de 
directions. 

Il  s'y  trouve  aussi  des  vertus  pédagogiques.  L'esprit  s'élève  aisément 
à  la  notion  d'une  condition  étrangère,  dans  la  politique  marocaine,  par 


PAYSANS 
MAROCAINS 


Tangérois 


Collection 
Bûche  l 

MISSION 

SCIENTIFIQUE 

DU     MAROC 


NOTKS    ET    DOCIMENTS 


299 


le  spectacle  du  mou\eiiicnl  propre  d'un  résident  anglais,  plus  puissant 
à  lui  seul  que  la  vérité  immanente  de  l'éternelle  justice,  car,  enfin,  sans 
M.  W.  Harris,  que  d'âmes  excellentes  croiraient  encore  Moulay  Hafid, 
sage  et  continent,  ses  vizirs,  honorables,  et  le  Makhzénisme,  à  l'épreuve 
des  textes. 

L'idée  que  l'entente  britannique  n'exclut  pas  l'opinion  anglaise  con- 
duit à  s'expliquer  les  cheminements  de  l'Kspagne  versTétouan,  El  K.sar 
et  Larache,  par  l'activité  d'une  condition  espagnole,  un  peu  oubliée, 
mais  qui  se  remémore  elle-même  à  l'attention  du  voisinage.  Et  cela 
suffit  pour  faire  entrevoir,  dans  la  pénombre,  la  présence  efficiente 
d'un  élément  germanique. 

A  ce  point  de  ses  réflexions  sur  la  valeur  relative  des  parcelles  cons- 
tituantes, la  Politique  éprouvera  moins  de  peine  à  supposer  que,  le  pro- 
blème marocain  n'existant  pas  indépendamment  de  lui-même,  on  peut 
y  rencontrer  jusqu'à  la  Tribu  marocaine.  Les  avertissements  d'outre- 
Manche  furent  ainsi  excellents.  Ils  aidèrent  l'Homme  d'Etat  à  pénétrer 
l'énigme  de  ce  Maroc,  oîi  des  populations  nombreuses  s'obstinent  à  tenir 
plus  de  place  qu'un  Emir  el  iVloumenin  détraqué,  et  ses  Kouch-Begi 
domestiques. 


PAYSANS 
MAROCAINS 


Beqqioui 


Collection 
Buchet 

MISSION 

SCIENTIFIQUE 

Dl"   MAROC 


3oo 


REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 


Ils  l'auraient  même  permis  de  se  dire  :  «  pour  avoir  néglige  la  poli- 
tique de  Tribus,  il  fallut  une  politique  de  conquête  ■>>  si  ce  n'eût  été 
reconnaître  qu'on  ne  se  trompait  pas  en  écrivant  ici,  à  la  veille  des  con- 
trats, préludes  du  canon  :  «  pour  négliger  la  politique  de  Tribus,  il 
faudrait  une  politique  de  conquête  », 

Politique  de  Tribus?  — Mais  laquelle,  et  comment?  Les  paysans 
marocains,  photographiés  par  M.  Buchet,  répondent  sans  qu'on  les 
interroge.  Il  suffit  de  les  regarder  pour  lire  dans  leurs  yeux  la  pensée 
qui   travaille   leurs    cerveaux   primitifs   :    «   On   pouvait  s'entendre  ». 

On  pouvait  aussi  ne  pas  ouvrir  le  nord  du  Maroc  à  l'Espagne,  en 
refaisant  des  Pyrénées  par  la  politique  Makhzen. 

Le  moment  est  venu  de  parler  sans  confidences,  et  je  le  fais  en  de- 
mandant :  «  Qui  donc  dirige  la  politique  de  la  France  au  Maroc  ?  » 

Ce  n'est  certes  ni  le  peuple,  ni  le  Parlement,  ni  même  le  Gouver- 
nement, car,  nettement  prévenu  en  mars,  verbalement,  par  lettres, 
par  dépêches,  de  ce  qui  se  passait  à  Fès  et  s'y  préparait,  le  Départe- 
ment intéressé  offrait  encore  aux  Chambres,  en  avril,  l'expression  de 
l'imperturbable  sécurité  de  ses  agents  responsables.  Qu'ils  aient  pu  se 


l'AYSANS 
.MAROCAINS 


Andjera 


Collection 
Buchet 

MISSION 

SCIENTIFIQUE 

DU    MAROC 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


3oi 


tromper  en  1908.  lorsqu'ils  persuadèrent  à  l'autorité  gouvernementale, 
dûment  avisée  du  contraire,  que  la  marche  sur  Merrakech  avait 
toutes  chances  de  réussir  et  ne  compromettait  rien  :  soit.  Mais  pour 
Fès,  en  mars  191  1,  il  ne  s'agissait  pas  de  l'avenir:  on  avait  le  présent 
sous  les  yeux.  Les  tribus  ne  se  préparaient  plus  à  se  soulever  :  elles 
étaient  en  pleine  révolte. 

Deux  affirmations  se  sont  fait  entendre;  l'une  disait  :  «  Prenez 
garde,  la  gravité  des  événements  n'est  plus  chez  les  Zaërs,  mais  à  Fès» 
—  et  l'autre  voix  répliquait,  trois  jours  après,  le  16  mars  :  «  Nos  nou- 
velles sont  meilleures  et  plus  sûres.  Elles  nous  annoncent  la  soumis- 
sion complète  des  Cherarda  et  la  parfaite  tranquillité  des  environs  de 
Fès.» —  Comment  douter  de  la  sincéritédes  informations  du  Makhzen  ? 
Le  Parlement  vota  donc  le  21  mars  un  programme  de  mesure,  de  fer- 
meté, de  droits,  d'accord,  d'ordre  et  de  progrès. 

Quelques  dépêches  tentèrent,  quand  même,  d'obtenir  :  «  qu'un  peu 
de  prudence  fut  apportée  dans  le  développement  de  l'action  poursuivie 
au  Maroc»,  suivant  l'expression,  en  date  du  3  mai,  d'un  diplomate  bien 
placé  pour  savoir,  mais  apparemment  moins  écouté. 


PAYSANS 
MAKOCAINS 


j 


Andjera 


Collection 
Buchet 

MISSION 

SCIENTIFIQUE 

nu    MAROC 


I 


302 


REVUE    DU   MONDE    MUSULMAN 


On  câblait  donc  de  Paris,  le  28  mars: 

«  Événements  Fès  montrent  erreur  opinion  Tanger  sur  pa- 
cification. Conseillez  Légation,  profiter  occasion  pour  décou- 
vrir véritables  causalités  agissantes  soulèvement  dont  caractère 
berbère  organisé  prouve  combien  pouvoirs  publics  trompés 
par  méconnaissance  tenace  condition  indigène.  » 

Et  on  recâblait  le  6  avril,  le  jour  même  où  furent  signés  à  Fès  les 
Accords  financiers  de  la  politique  Makhzen  : 

«  Autant  absurde  188G,  vouloir  débarquer  mille  hommes. 
Tanger  contre  cheval  noir  Ben  Mansour,  avec  certitude  mas- 
sacre deux  cents  Européens,  autant  dangereux  s'obstiner  cau- 
salités soulèvement  provoque  comme  prouvent  événements, 
par  politique  méconnaissant  condition  indigène.  » 

Le  débat  était  net;  les  avertissements  ne  pouvaient  être  ignorés  et  ne 
l'étaient  pas.  Ils  ne  servirent  à  rien.  Avant  la  dispersion  des  Chambres, 
le  pays  reçut  l'assurance  officielle,  que,  si  tout  n'était  pas  pour  le  mieux 
à  Fès,  ça  n'allait  pas  trop  mal.  Quinze  jours  après,  on  mobilisait  —  et 
un  mois  plus  tard  on  répétait  :  «  Non,  non;  je  ne  resterai  pas  à  Fès.  » 


VAYSANS 
MAHOCAINS 


Beqqioui 


Collection 
Buchet 

MISSION 

SCIENTIFIQUE 

DU    MAROC 


NOIKS    ET    DOCIMICNIS 


3o3 


Kt  alors,  la  question  se  pose  claircinenl  :  qui  a  trompé? 

Je  réponds  :  Depuis  dix  ans,  c'est  le  même  coupable,  un  point  de  vue. 


Ce  jugement  a  lui-même  pour  base,  il  l'aut  le  reconnaître,  un  autre 
point  de  vue,  qui  rejette  toute  idée  dune  pfjlitique  marocaine  ou- 
blieuse de  la  condition  européenne  et  inditférenie  à  la  condition  indi- 
gène.On  exprime  une  manière  de  voir  ancienne,  restée  invariable,  parce 
que  les  événements  ne  l'ont  pas  infirmée,  en  disant  en  nji  i  comme 
en  1901,  comme  en  1891  :  Une  politique  marocaine  faisant  abstraction, 
par  point  de  vue  français,  des  points  de  vue  européens,  du  point  de 
vue  espagnol,  du  point  de  vue  indigène,  se  jette  sur  les  obstacles. 

Il  ne  suffisait  pas  de  dire  «  nous  allons  à  Fes  par  devoir  internatio- 
nal »,  pour  enlever  aux  Espagnols  l'idée  d'un  autre  devoir,  conducteur 
d'avant-gardes  sur  les  routes  d'EI  ksar  et  de  Tétouan. 

Sans  reprocher  nécessairement  à  la  politique  marocaine,  responsable 
mais  parisienne,  l'expédition  de  Fés,  quoiqu'il  eut  été  facile  de  l'éviter, 
en  s'y  prenant  à  temps,  on  lui  reproche  de  s'être  montrée  extraordinai- 
rement  naïve  en  se  lançant  dans  l'aventure,  sans  en  prévoir  les  suites. 
Elle  s'est  montrée  doublement   naïve,   puisqu'elle  a    dédaigné   de   se 


l'AYSANS 

WAROCAINS 


Fahçi 


('.ollcclian 

liUCllL'l 

MISSION 

iCIKNIlUQUK 

DU    .MAROC 


3o4 


REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


souvenir  que  les  Berbères  indépendanls,  tellement  plus  nombreux  que 
les  Berbères  insoumis,  se  battaient  depuis  un  millier  d'années  contre  le 
Makhzénisme.  Pensait-elle  quesa  sympathique  estime  pour  le  Djéhadiste 
Moulay  Hafid  suffirait  à  lui  rallier  la  Tribu  et  ses  fusils  ?• 

Un  point  de  vue  l'emportait  :  elle  a  donc  négligé  d'avouer  que,  pour 
fabriquer  un  Maroc  makhzen,  il  faudrait  commencer  par  détruire  le 
Maroc  marocain.  Elle  s'est  bien  gardée  de  dire  :  «  Ce  que  nous  con- 
seillons est  irréalisable,  mais  raison  de  plus.  » 

Le  point  de  vue  couvrait  tout  :  point  de  vue  noble  et  vigoureux, 
auquel  il  ne  manquait,  pour  devenir  précieusement  national,  que  d'être 
suffisamment  pratique.  C'est  dix  années  de  ce  point  de  vue,  louable, 
mais  décevant,  qui  se  payent  par  le  soulèvement  du  Maroc  berbère, 
sous  couleur  de  pacification  et  par  l'invasion  espagnole,  à  propos 
d'indépendance. 

Nous  écrivions  le  23  mars  191 1 ,  au  pouvoir  dirigeant  : 

«  D'année  en  année  les  affirmations  de  la  pacification  du 
Maroc,  des  progrès  de  notre  influence,  de  la  suppression  des 
difficultés  étrangères  se  renouvellent,  et  d'année  en  année,  des 
démonstrations   contraires   se    succèdent.    Les  deux   dernières 


PAYSANS 
MAROCAINS 


Rifain 


Collection 
Buchet 

MISSION 

SCIENTIFIQUE 

DU    MAROC 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


3o5 


discussions  engagées  devant  le  Parlement  à  l'occasion  du  Bud- 
get des  Affaires  étrangères,  ont  donné  lieu  aux  déclarations  les 
plus  catégoriquement  optimistes.  Et   il  suffit  de   relire  le  texte 
de  ces  déclarations,  en    présence  des  événements   du  jour,    le 
soulèvement  des  tribus  de  Fès  et  les  récriminations  espagnoles, 
pour  constater  une  fois  de  plus  une  contradiction  manifeste.  » 
Ce  fut  inutilement   prémonitoire.  Rien  ne  vaut  contre   l'orientation 
déviée  des  idées  et  des  actes,  qui,  par  fausse  direction  initiale,  s'écar- 
tent indéfinimenldu  but.  Au  conseil  de  revenir  dans  la  bonne  voie,  on 
répondit  :  «  Politique  engagée  ».  Politique  ?  Vous  croyez  ? 

Contre  le  «  point  de  vue  »  de  la  «  politique  engagée  »,  nous  présen- 
tons le  témoignage  silencieux  et  décisif  des  paysans  marocains  qui 
assistent  au  bas  des  pages  à  ces  réflexions  dépourvues  d'enthousiasme. 
Ayant  contemplé  leurs  physionomies  populaires,  douterons-nous  que, 
si  la  «  politique  de  Tribus  »  avait  disposé,  comme  budgets  et  campa- 
gnes d'opinions,  des  mêmes  moyensque  la  politique  Makhzen,  tous  ces 
Berbères  qui  se  battent  encore,  seraient  déjà  protégés,  censaux,  associés 
agricoles,  en  attendant  d'être  électeurs  ? 


l'A  VS  ANS 
MAROCAINS 


Rifain 


Collection 
Biichet 

MISSION 

SCIENTIFIQUE 

I)i;   MAROC 


3o6 


BEVUE    Di:    MONDE    MUSULMAN 


Étant  donné  un  territoire  dont  la  pacification  par  la  politique  Makhzen 
coûterait  5o  millions,  combien  coûterait  sa  pacification  par  la  politique 
de  Tribus?  Cela  revient  à  dire  :  l'aboutissement  de  pacification  de  la 
tribu  marocaine  étant  une  admirable  floraison  agricole,  peut-on  pro- 
duire cette  rioraison  sans  makhzéniser  d'abord  la  tribu  ? 

Assurément,  la  politique  de  Tribus  ne  pourrait  prétendre  aux  résul- 
tats de  la  politique  Makhzen,  si,  réduite  à  félat  de  vérité,  elle  devait 
opérer  en  toute  nudité.  Mais  la  politique  Makhzen  a  coûté  dans  les 
25o  ou  3oo  millions,  pour  s"en  tenir  aux  chitiVes  avoués.  Que  n'eût  pas 
réalisé,  en  dix  ans,  une  politique  de  tribus  consacrant  chaque  année 
25  ou  3o  millions  à  la  pénétration  pacifique  par  le  progrès  écono- 
mique. 

Nul  besoin,  pour  s'en  faire  une  idée,  d'imaginations  exaltées  :  il  suffit 
de  comparer  les  résultats  obtenus  dans  les  ports,  par  les  deux  poli-t 
tiques  du  Contrôle.  L'une,  cassante,  indifférente  à  la  condition  indigène, 
nous  valut  Casablanca  et  les  suites.  L'autre,  souple,  adaptée  à  la  con- 
dition marocaine,  nous  vaut  partout  les  mêmes  bons  vouloirs  des 
indigènes  et  de  l'Europe. 


PAYSANS 
MAHOCAINS 


Rifain 


(^iiliection 
Hue  11  et 

MISSION 

SCIENTIFIQUE 

or    MAROC 


NOTES    ET   DOCUMENTS 


3o7 


Que  ne  l"erail-on  pas  de  la  Tribu,  en  ôcoiiomisanl  seuleiiKiil,  pour 
s'en  occuper,  sur  le  prix  de  revient  des  bons  offices  du  Waklizen  ? 
Lorsqu'il  y  a  quelques  années,  certains  milieux  juifs  du  Maroc  sécar- 
tèrent  de  la  France,  ils  répondirent  à  l'expression  amicale  de  repro- 
ches motivés,  en  arguant  de  l'attitude  du  Sultan.  Mais  tout  pouvait 
s'arranger,  ajoutèrent-ils,  car  ils  se  faisaient  forts  de  vendre  tout  le 
Makhzen,en  bloc,  sultan,  vizirs  et  le  reste,  actes  en  mains,  pour  protec- 
torat, alliance,  traité,  tout  ce  qu'on  voudrait.  Kt  ce  n'était  pas  cher  : 
une  douzaine  de  millions,  payables  à  livraison. 

L'histoire  était  drôle,  on  s'en  amusa.  Elle  était  topique  aussi,  par  un 
précédent  :  celui  de  Bokhara,  que  l'entremise  des  juifs  du  K.hanat  fit 
russe  au  lieu  d'anglaise.  —  Avec  le  Makhzen  on  n'a  pas  la  Tribu  :  avec 
la  Tribu,  on  aurait  le  Makhzcn  au  labais. 


I,a  présence,  ici.  des  pavsans  marocains  éveille  une  autre  idée 
simple.  Comment  ne  pas  comprendre  qu'on  viole  nettement  l'indé- 
pendance et  l'intégrité  du  Alaroc  marocam,  en  voulant  lui  imposer  une 
structure  uniforme. 


t^j.j^. 


l'AYSANS 
MAROCAINS 


Ouriai^heli 


Collection 
Buc/iet 

-MISSION 

SCIKNÏIKIQLK 

Uf    MAHOC 


3o8 


REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


S'il  existe  lo  millions  de  Marocains,  on  peut  en  compter  i  ou  2  mil- 
lions dans  la  catégorie  vraiment  Makhzen,  et  2  ou  3  millions  dans  la 
classe  des  Naïba,  soumise  bon  gré  mal  gré  aux  charges  de  souveraineté. 
Pour  le  reste,  plus  de  moitié,  le  sultan  n'est  qu'un  Imâm. 

Pourquoi  donc,  au  lieu  de  Politique  Makhzen,  tout  court,  ne  pas  dire 
franchement  :  politique  de  création  d'un  Maroc  qui  n'a  jamais  existé  et 
n'existera  jamais  ?  Elle  fut  prise  au  sérieux,  comme  méthode  d'auto- 
rité, au  nom  de  l'intérêt  national.  Mais  on  voit  où  conduit  le  thème  de 
domination  :  il  ramène  au  point  de  départ  entre  la  condition  internatio- 
nale et  la  condition  indigène. 

Qu'un  déplacement  de  point  de  vue  s'accomplisse  ;  que  le  point  de 
vue  dirigeant  se  limite  aux  idées  qu'expriment  les  mots,  sans  adjonc- 
tions de  derrière  la  tête,  sans  transformations  de  l'indépendance  en  sou- 
mission, de  l'intégrité  en  découpage,  sans  fictions  attribuant  au  Maroc 
Berbère  un  statut  gouvernemental  européen  :  tout  change  aussitôt. 

On  ne  dira  plus  au  Makhzen  :  «  Malgré  la  Tribu  et  contre  elle,  nous 
allons  réorganiser  votre  propre  armée,  en  plein  Maroc,  par  la  manière 
brisante,  afin  que  tout  plie,  ou  que  tout  saute.  »  On  se  contentera  de 
lui   proposer  un   marché   raisonnable  :  «  Près  de  la  côte,  près    de   la 


PAYSANS 
MAHOCaINS 


Beqqioui 


Collection 
Buchet 

MISSION 

SCIENTIFIQUE 

DU     MAROC 


NOTES   ET   DOCUMENTS 


30Q 


frontière,  nous  allons  constiiuer  des  troupes  n'iarocaincs,  avec  des 
Musulmans  d'Algérie,  des  abids  du  Sénégal,  quelques  Européens,  et 
suflisamment  de  Marocains.  Nous  les  mettrons  à  votre  disposition  et 
nous  les  entretiendrons,  mais  conditionnellement.  » 

Le  second  programme,  exposé,  écrit,  imprimé  depuis  dix  ans,  préten- 
dait assurer  avec  continuité,  par  régions  progressives,  la  sécurité  des 
routes,  la  tranquillité  des  marchés,  l'essor  agricole,  sans  sacrifier  l'in- 
térêt matériel  de  tous  aux  bons  plaisirs  de  la  souveraineté  chérifienne 
et  de  ses  entours.  Mais  le  point  de  vue  faux  n'en  voulut  pas,  préfé- 
rant voir  les  Glaouï  de  rechange  piller  tour  à  tour,  car  il  faut  bien  que 
Makhzen  se  passe. 

Des  accords  financiers  sont  intervenus,  qui,  inspirés  par  des  intentions 
excellentes  et  des  illusions  malencontreuses,  prévoyaient,  d'une  part, 
une  armée  marocaine,  et  de  l'autre  un  premier  tronçon  de  chemin 
de  fer  marocain.  Théoriquement,  l'État  français  évitait  toute  dépense 
initiale  et  tout  risque  final.  L'opération  ne  devait  grever  et  engager  que 
l'État  marocain  ;  mais  comme  il  n'existe  pas,  l'assurance  était  fallacieuse. 
Pratiquement,  la  France  ne  pouvait  éviter  de  payer  et  d'agir,  mais  elle 
ne  fut  pas  prévenue.  On  la  mit  seulement  en  présence  d'un  homme  de 


PAYSANS 
MAROCAINS 


Rifain 


Collection 
Biichet 

MISSION 

SCIENTIFIQUE 

DU    MAROC 


3io 


REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


paille,  le  Makhzen,  ei  Tatiairc  lui  coûte  déjà  deux  fois  plus  cher  qu'elle 
ne  valait. 

11  lui  en  eût  moins  coûté  pour  construire  à  fonds  perdus  le  port  de 
Tanger  et  le  chemin  de  fer  d'Kl  K.sar,  afin  de  les  donner  au  gouverne- 
ment représentatif  d'un  Maroc  indépendant  et  non  découpé,  en  ajoutant 
au  cadeau  un  bon  régiment  de  tirailleurs  marocains  pour  garder  la 
voie.  Qui  eut  protesté  ?  L'Espagne  :  libre  à  elle  d'en  faire  autant. 
L'Europe  :  pas  pour  son  commerce.  Le  Maroc  :  son  genre  n'est  pas 
de  refuser  les  cadeaux.  L'électeur  français  :  mais  il  serait  resté  quelque 
chose  de  ses  centimes  additionnels. 

La  figure  vaut  ce  que  valent  les  figures.  Qu'on  veuille  bien  cepen- 
dant se  mettre  en  présence  du  problème  marocain,  tel  qu'il  résulte 
d'Algésiras,  de  l'Allemagne,  de  l'Espagne,  des  Berbères,  des  Vizirs  et  de 
nous-mêmes;  en  supposant  un  changement  de  point  de  vue  dans  cette 
marche  des  choses  qui,  voulant  pacifier,  soulève,  et  qui  voulant  garder, 
partage.  Sérieusement,  nationalement,  de  quel  côté  seraient  l'avantage  et 
l'honneur  pour  l'œuvre  française  ? 

La  démonstration  s'nccomplit  de  tous  côtés,  sous  nos  yeux.  Oij  est 


PAYSANS 
MAROCAINS 


Fahçi 


Collection 
Buchet 

MISSION 

SCIENTIFIQUE 

DU   MAROC 


NOTES    ET    DOCIMENIS 


3ii 


le  Makh/en  le  long  de  celte  froniiére  oranaise,  j^arnie  par  les  pachas  de 
Kiguig  Cl  d'Oudjda  d'un  peiit  décor  à  éclipse,  qu'on  son  ou  qu'on  rentre, 
pour  évoluer  de  la  tribu  à  la  colonisation.  Qu'en  fait-on  dans  celte  ad- 
mirable ('.haouïa,  où  notre  armée  d'Afrique  s'est  montrée  digne  héritière 
des  traditions  du  maréchal  Bugeaud.  La  politique  Makhzen  fut-elledans 
le  bombardement  du  pacha  de  Casablanca,  dans  la  poursuite  de  Mou- 
lay  Halid,  dans  l'exclusion  d'Abd-ul-Aziz  ?  Réside-l-elle  dans  le  Gharb-, 
où  l'association  agricole  tint  tète  à  la  révolte  fomentée  par  le  pacha 
Makhzen,  en  fournissant  une  base  d'action  à  l'énergie  intelligente,  si 
française,  du  consul  et  des  officiers  d'El-K.sar  ?  Tout  ce  qu'il  y  a  de 
sain,  d"habile,  de  louable  dans  notre  politique  marocaine,  s'est  accom- 
pli en  dehors  du  Makhzen,  sans  lui,  malgré  lui,  —  entre  les  Marocains 
et  nous. 

Quelques  mois  avant  les  faux  mouvements  qui  nous  acheminèrent 
vers  .Mgésiras,  la  certitude  des  risques  d'une  politique  trop  Ma- 
khzen avait  inspiré  des  avis  présentés  jusqu'au  Président  de  la  Ré- 
publique. On  demandait  que  la  France  usât  des  services  que  pouvait  lui 
rendre  le  Makhzen.  mais  avec  le  sentiment  qu'il  n'v  a  de  gouvernement 


PAYSANS 
MAROCAINS 


Tangérois 


Collection 
Bûche t 

MISSION 

SCIENTIFIQUE 

Di;    MAROC 


3l2 


REVUE   DU   MONDE  MUSULMAN 


marocain  que  sur  le  papier.  Pour  resler  alors  seul  créancier  de  l'État 
marocain  fictif,  en  réglant  lui-même  en  3  p.  loo  ses  comptes  épluchés, 
l'État  français  n'eut  même  pas  déboursé  ce  qu'il  dut  dépenser  pour  la 
politique  Makhzen,  au  service  d'une  garantie  qu'il  n'avait  pas  donnée. 
Et  afin  que  cet  embryon  d'œuvre  française  fût  de  belle  venue  et  de  so- 
lide avenir,  il  suffisait  qu'elle  eût  la  sagesse,  la  continence,  la  modes- 
tie de  se  dévouer  galamment  aux  intérêts  de  tous,  dans  un  Maroc 
indépendant. 

Ces  souvenirs  familiers  à  quelques  hommes  d'État  prennent  place  ici 
pour  répondre  d'avance  à  la  question  déjà  prête  : 

Que  faire  en  cette  politique  engagée?  »  —  Changer  de  point  de  vue. 

A.  Le  ("hatelier. 


PAYSANS 
MAROCAINS 


Fahçi 


Collection 
Biichet 

MISSION 

SCIENTIFIQUE 

DU    MAROC 


NOTES    ET    DOCUMENTS  3l3 


SECTION  RUSSE 


Archéologie  de  Samarkand. 


On  trouve  dans  le  Recueil  de  documents  sur  la  province  de  Samar- 
kand (i)  de  1902,  édité  par  le  Comité  Statistique  de  la  province,  un 
article  de  M.  V.  L.  Viatkin  qui  mérite  de  retenir  l'attention.  Cette 
étude  originale,  intitulée  Matériaux  de  géographie  historique  du 
pilay^et  de  Samarkand,  fait  connaître  le  passé  du  pays  au  point  de  vue 
de  l'emplacement  des  centres  peuplés,  des  travaux  d'irrigation,  des 
monuments  historiques  et  des  autres  traces  de  civilisation.  Ce  travail 
plein  d'intérêt  a  été  suggéré  à  l'auteur  par  l'étude  qu"il  a  faite  des  actes 
de  vakouf  du  district  de  Samarkand,  unique  et  précieuse  source  des 
recherches  de  cet  ordre  pour  les  trois  siècles  derniers.  A  ce  point  de  vue 
seul,  il  mériterait  d'être  signalé  tout  particulièrement  aux  lecteurs  de 
Ja  Repue  du  Monde  Musulman. 

Après  avoir  reproduit  la  liste  des  documents  qu'il  a  étudiés  au 
nombre  de  i5i,  M.  Viatkin  consacre  un  chapitre  à  la  division  ad- 
ministrative du  vilayet  et  aux  changements  survenus  dans  cette  pro- 
vince sous  la  domination  des  dynasties  musulmanes  qui  se  sont  succé- 
dé, dès  Timourides  à  nos  jours,  et  termine  par  un  aperçu  général 
des  changements  subis  par  les  noms  géographiques. 

Le  vilayet  de  Samarkand,  dont  les  limites  sont  restées  presque  sans 
aucun  changement  depuis  l'époque  des  Timourides,  se  divisait  admi- 
nistrativement  en  touman  (districts)  variables  comme  étendue  et 
comme  nombre  suivant  les  époques.  Les  touman  de  Chaoudor,  à'An- 
khar,  de  Nim-Soughoud  ou  Soughoudi-Khourd  nommé  Afarin-kent 
dès  l'époque  de  Cheïbanides,  celui  de  Kaboud,  de  Yar-yaïlak,  de 
Soughoudi-Kalan  ont  existé  pendant  toute  la  période  étudiée.  Par  contre, 
le  touman  Nouvel-Archan  formé,  sous  les  Timourides,  de  la  partie 
méridionale  du  touman  d'Arkhan,  disparaît  sous  les  Cheïbanides,  repa- 

(i)  Spravotchnaïa  Knijka  Samarkandskoi  Oblasti,  1902.  Izdanié  Samar- 
kandskavo  Oblastnovo  Statistitcheskavo  Komitiéta.  Vypousk  VIL  Samar- 
kand. 

XIV.  21 


3  14  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

raît  de  nouveau  sous  les  Achtarkhanides  et  n'existe  plus  à  l'époque  des 
Manghytes.  De  même,  les  touman  de  Chara^  etd' Aliabad  formés  aux 
dépens  de  deux  autres  n'existent  que  depuis  les  derniers  Timourides, 
et  le  touman  de  Saghardj  on  Douchamba-Kourghan  pris  dans  le  vilayet 
de  Saghardj  dont  il  faisait  partie  a  été  joint  au  vilayet  de  Samarkand  à 
l'époque  des  Achtarkhanides. 

En  ce  qui  concerne  les  dénominations  géographiques  (des  villages, 
canaux  etc.),  on  ne  retrouve  guère  les  noms  cités  dans  les  documents 
provenant  de  l'époque  des  Timourides  que  dans  les  environs  de  la 
ville  de  Samarkand,  dans  le  touman  de  Chaoudor,  surtout  dans  sa  par- 
tie orientale,  et  dans  la  partie  occidentale  du  ^o»wa/z  d'Ankhar;  ce  sont 
pour  la  plupart  des  noms  persans,  Timouret  ses  successeurs  (quoique 
eux-mêmes  d'origine  turque)  ayant  évité  de  donner  des  noms  turcs  aux 
palais,  jardins  et  villages  qu'ils  ont  fondés.  Quant  aux  noms  turcs 
qu'on  rencontre  aujourd'hui  en  grand  nombre  dans  le  vilayet,  ils  datent 
principalement  du  dernier  siècle. 

On  remarque, en  général,  que  les  anciennes  dénominations  sont  main- 
tenues dans  les  contrées  occupées  actuellement  par  les  Tadjik,  tandis 
que  les  Euzbek,  arrivés  après  et  installés  par  tribus  ou  clans,  donnaient 
souvent  leur  nom  de  clan  à  des  localités  oià  ils  s'établissaient;  c'est  ce 
qui  fait  qu'on  trouve  aujourd'hui  des  séries  de  villages  nommés 
Bakhrin,  Khitaï,  Nayynan,  etc.;  plusieurs  des  tribus  Euzbek  évincées 
par  d'autres  émigrèrent  ailleurs,  ce  qui  explique  qu'on  trouve  souvent 
des  tribus  portant  le  même  nom  qu'un  village  où  elles  n'habitent  pas. 

D'autre  part,  les  noms  qui  ont  remplacé  les  anciens  noms  à  l'époque 
des  Euzbek,  ne  sont  pas  conservés  tels  que  ;  à  leur  tour  ils  ont  subi  des 
changements  qui  se  sont  produits  même  après  la  conquête  russe.  De 
plus,  beaucoup  de  kichlak,  surtout  à  Kaboud  et  Chiraz,  ont  reçu  des 
noms  récemment  :  ils  ne  portaient,  il  y  a  trente  ans,  que  les  noms  de 
leurs  aryk-aksakal. 

Les  chapitres  suivants  ont  pour  objet  la  ville  de  Samarkand  elle- 
même,  ses  faubourgs,  enfin  les  touman  (districts)  de  l'ancien  vilayet 
de  Samarkand.  L'auteur  a  tâché  de  reproduire,  en  se  basant  sur  les 
renseignements  si  divers  fournis  par  les  documents  des  vakoufs,  l'état 
géographique  du  pays  à  chaque  époque  de  son  histoire,  en  comparant 
à  l'état  actuel.  Dans  l'impossibilité  de  reproduire  entièrement  ces 
60  pages  extrêmement  intéressantes,  nous  en  donnons  des  résumés  qui 
permettront  aux  lecteurs  de  la  Revue  du  Monde  Musulman  de  se  rendre 
compte  de  ce  qu'est  le  travail  de  M.  Viatkin  et  d'apprécier  l'importance 
des  sources  dont  il  s'est  servi. 

On  suit  dans  cette  analyse  le  plan  choisi  par  l'auteur  lui-même. 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


3i5 


La  ville  de  Samarkand. 


Il  est  difficile  de  juger,  d'après  les  données  fragmentaires  dont  on  dis- 
pose, ce  qu'étaient  Samarkand,  la  forteresse  et  les  banlieues  avant 
l'époque  de  Timour.    Il  devient  possible  d'établir,  en  se  basant  sur  les 


■lW^ 


Pont  de  Tamerlan  sur  le  Zerafchan. 


documents  des  vakouf  et  sur  les  auteurs  musulmans,  que  postérieure- 
ment la  forteresse  (arA)etla  ville  proprement  dite  occupaient  la  même 
place  qu'au  moment  de  la  conquête  russe,  et  même  que  la  superficie 
de  leurs  enceintes  ne  subit  aucun  changement  malgré  des  variations 
de  la  population    aux  diff'érentes  époques. 

Lors  de  la  conquête  de  Samarkand  par  Timour,  les  murs  n'existaient 
pas,  probablement  depuis  la  destruction  de  la  ville  par  Djinguiz-Khan 
en  1220.  Construites  en  i369(ou  iSyo)  par  Timour,  les  enceintes  de  la 
ville  et  de  la  forteresse  furent  restaurées  à  plusieurs  reprises,  mais  en 
conservant  toujours  les  mêmes  dimensions.  La  citadelle  dont  le  mur 
d'ouest  clôturait  en  même  temps  la  ville  elle-même,  concentrait  les 
établissements  officiels,  la  trésorerie,  la  prison,  le  bazar,  les  palais  et  les 


3l6  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

maisons  des  seigneurs.  Elle  se  divisait  en  plusieurs  quartiers.  La  porte 
de  l'ark  qui  conduisait  dans  la  ville  et  était  précédée  par  le  profond 
fossé  entourant  la  citadelle,  se  trouvait  à  côté  de  la  khanékah  de  Nour- 
eddin  Basir,  cheikh  et  saint  très  vénéré.  Cette  khanékah  n'a  cessé  d'exis- 
ter que  lors  de  la  conquête  russe. 

Six  portes  conduisaient  hors  de  l'enceinte  de  la  ville.  Les  deux  du  nord 
étaient  :  la  Porte  de  Cheikh-^ada  (actuellement  connue  sous  le  nom  de 
porte  de  Païkabak)  et  la  porte  Ahanin  {Porte  de  fer),  située  auprès  du 
mas{ar  du  Seyyid  Mohammed  Koussam,  fils  d'Abbas  (Chahi-zinda). 
Deux  portes  contiguës  donnaient  au  sud  ;  c'étaient  la  porte  de  Sou\an- 
garou  {Porte  d'aiguillers)  et  la  Porte  Kari^-koh  ou  Kari^istan  {lieu 
du  kari^),  nommée  ainsi  probablement  à  cause  d'un  soulèvement  du 
sol  qui  permettait  d'amener  l'eau  avec  un  kari\.  Aujourd'hui  cet  en- 
droit est  coupé  par  un  ravin  le  long  duquel  l'aryk  Chabar  coule  à  son 
entrée  dans  la  ville.  Plus  tard  la  porte  Kari\-koh  devint  Namaz-koh 
ou  Aïn-koh,  puis  porte  de  Khodja-Ahrar,  du  nom  d'un  mystique 
enterré  dans  le  faubourg  de  Samarkand  Khodja-Kafchir,  auquel  la 
porte  donnait  accès  par  une  large  route  plantée  d'arbres.  La  porte  de 
Firou\a  {Porte  de  Ti/r^i/o/^e)  venait  à  l'est,  et  la  porte  de  Tchahar-souk 
{porte  du  Marché)  à  l'ouest  ;  cette  dernière  était  située  un  peu  à  l'ouest 
du  mausolée  de  Timour. 

A  l'époque  des  Timourides,  les  médressés  suivantes  existaient  à  Sa- 
markand. 

La  médressé  de  Vémir  Firou^-chah  dans  la  rue  de  la  porte  du  même 
nom  qui  a  sans  doute  reçu  son  nom  de  celui  de  cet  émir.  En  860 
(1455-1456),  Khodja  Ahrar  construit  dans  le  quartier  de  Sou^an- 
gharou,  situé  auprès  de  la  porte  du  même  nom,  une  médressé  de  deux 
étages,  reconstruite  ensuite  par  Chah  Mourad-biy  et  nommée  Safid. 

Dans  la  rue  Taktchi  s'élevait  la  médressé  de  Véinir  Kasyin,  de  même 
que  la  mosquée  et  les  bains  construits  par  le  même  émir. 

La  médressé  de  Mir  Bourondouk  occupait  une  place  sur  le  tchar- 
souk  (bazar)  de  Samarkand  auprès  de  la  mosquée  des  marchands  de 
fourrures. 

Une  autre  médressé  fut  fondée  par  Mir  Ahmed  Khodja  ibn  Amir 
Sultan  Malik  Kachghari. 

La  femme  de  Timour,  la  célèbre  Saraï  Moulk  khanym  ou  Bibi- 
Khanym,  a  fait  aussi  construire  une  grande  médressé  près  de  la  Porte 
de  Fer;  Timour  s'y  arrêta  avant  sa  campagne  de  Chine  pour  suivre  la 
fin  de  la  construction  qui  porte  le  nom  de  sa  fondatrice,  Bibi-Kha- 
nym.  Cette  médressé  se  trouvait  sans  doute  à  côté  du  mausolée  Bibi- 
Khanym,  actuellement  en  ruines. 

On  cite  aussi  la  médressé  de  Maulana  Koutb  ed-din  Sadr.  Une  mos- 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


3.7 


quée  de  Rhotba  a  été  construite  à  Samarkand  par  le  Koukaldach  de 
Mirza  Oulough-bek,  sous  les  noms  de  Alaauddin  Aleïka-Koukal- 
dach,  mort  en  844  (1440);  elle  était  située  probablement  derrière 
la  Porte  de  Namaz-gah.  Plus  tard,  en  936  (1529-1620;,  Koutch- 
kountchi-khan  y  installa  un  énorme  minbar  en  marbre  massif.  Cette 
cathédrale  existait  encore  intacte  du  temps  de  l'historien  Seïd  Rakym. 


Samarkand.  —  Bibi-K.hanvm. 


On  peut  citer,  parmi  les  rues  de  Samarkand  à  cette  époque  :  la  rue 
àwpont  Ghatifar,  auprès  de  la  porte  de  Cheïkh-Zada,et  la  rue  des  Ar- 
tistes [Sakkachou  . 

A  l'époque  de  la  visite  de  Maulana  Vasyfi,  Samarkand  était  très 
fortifiée,  avec  des  murs  très  hauts.  Les  marchés  se  distinguaient  par 
leur  propreté  et  par  fabondance  des  beaux  fruits. 

Dans  le  premier  quart  du  seizième  siècle,  sous  les  premiers  Cheïba- 
nides,  ainsi  qu'il  résulte  des  documents  de  vakouf  de  deux  médressés 
de  Cheïbani  Khan,  il  existait  à  Samarkand  les  bazars  et  les  bâtiments 
publics  suivants  :  en  face  des  médressés  de  Cheïbani-Khan,  le  bazar  de 
Mohammed    Tchap    occupait  plusieurs    rues  et    s'étendait,  croit-on, 


3l8  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

jusqu'à  la  Porte  de  Fer.  Une  quantité  de  boutiques  tenaient  à  cette 
porte  et  occupaient  les  rues  environnantes  même  avant  cette  époque. 
Auprès  de  ce  bazar  se  trouvait  aussi  le  tcharsouk  de  Samarkand;  selon 
toute  vraisemblance,  ce  bazar  principal  occupait  la  même  place  qu'au- 
jourd'hui. Les  deux  autres  bazars:  celui  de  Pouli-Safid  et  de  Mas'- 
oud  se  trouvaient  en  voisinage  l'un  de  l'autre.  Le  bazar  du  prince 
Mohammed  Sultan  était  situé  dans  la  rue  du  jardin  Khidy,  près  de 
la  porte  de  Faroun,  dans  le  faubourg.  Il  y  avait  ensuite:  le  bazar  du 
prince  Mohammed  Kasym,  le  bazar  près  l'ancienne  mahkama,  et 
on  cite,  plus  tard,  le  petit  marché  de  Hasan  Pahlvan  à  côté  de  la 
khanékah  Makhdoumi-Khaj-a^mi  qui  existe  encore,  ainsi  que  le  bazar 
de  Bibi-Khanym,  près  de  la  médressé  du  même  nom. 

Au  bazar  des  feutres,  se  trouvait  la  médressé  du  prince  Abdoul 
ainsi  que  la  médressé  de  Koutb  cd-din  Sadr  qu'on  mentionne  plus 
haut.  La  médressé  du  prince  Mohammed  Kasym  était  située  sur  le 
bazar  du  même  nom;  c'était,  à  ce  qu'il  semble,  la  même  que  la 
médressé  de  l'émir  Kasym,  de  l'époque  des  Timourides.  Il  est  question, 
dans  le  Lamahat,  d'une  autre  médressé  de  Djaou\ani,  où  s'instruisait 
dans  sa  jeunesse  Khoudaïdad,  cheikh  célèbre  mort  en  i532.  On  con- 
naît, en  outre,  la  médressé  de  Moulla  Abdour-Rahim  Sadr  et  celle  de 
Vémir  Aluk. 

Au  bazar  du  prince  Mohamm.ed  Kasym  s'élevaient  les  Bains  de 
l'émir  Sultan  Khalil,  et  au  bazar  du  prince  Mohammed  Sultan,  un 
autre  hammam  portant  son  nom. 

On  mentionne,  parmi  les  mosquées:  la  mosquée  au  bazar  des  selles 
de  chameaux,  la  mosquée  de  Koiiktacha  et  la  mosquée  du  tombeau  du 
Cheikh  Aboiil  Mansouria  Matyridi  au  cimetière  Djakar-di^a  qui 
existe  encore. 

Une  vaste  khanékah  et  une  communauté  pour  les  Derviches  de 
l'ordre  Koubravyié  furent  établies  par  un  cheikh  de  cet  ordre,  Kamal 
ed-din  Hoiisa'in  elKhara^mi,  à  côté  du  mausolée  en  coupole  de 
Afak  Nouïan,f\\ïe  du  Mir^a  Ali-Nouïan.  Actuellement  la  khanékah  est 
changée  en  asile  pour  aveugles. 

Derrière  les  deux  médressès  de  Chaïbani-Khan,  partant  de  Tchar- 
souk une  rue  dans  laquelle  se  trouvaient  les  boulangeries  et  les  cui- 
sines. 


Les  Faubourgs  de  Samarkand. 

Les   faubourgs  de  la  ville  formaient  les  quartiers  [mahallat)  situés 
entre  l'enceinte  de  la  ville  et  les  anciens  murs  éloignés  des  neufs  de  2  à 


NOTES    ET    DOCUMENTS  SlQ 

4  [verstes.   En   réalité,    ces  quartiers,  aussi    bien    au   quinzième  siècle 


Samarkand.  —  Palais  de  Bibi-Khanvm. 


qu'ensuite,  représentaient  des   villages  entiers   entourés  de  jardins,  de 
vignes  et  de  champs  de  trèfle  clôturés  de  murs  d'argile. 
Dans  l'endroit  où  se  trouvent  aujourd'hui  les  villages  Khodja-Ahrar 


320  BEVUE   DU    MONDE    MUSULMAN 

et  Chahidan-khan,él2i\\  situé  à  cette  époque  le  quartier  de  Khodja 
Kafchir,  vaste  et  peuplé,  appelé  ainsi  du  nom  du  saint,  Khodja 
Kafchir  qui  y  est  enterré  et  dont  le  ma^ar  est  encore  connu.  Khodja 
Ahrar  a  fondé  dans  ce  quartier  une  communauté  de  çoufis,  avec 
enclos,  connue  sous  le  nom  de  Mahaoutaï-moullaïan  et  où  il  fut  en- 
terré. 

On  trouve  aussi  les  traces  de  l'existence  de  quartiers  de  Foroun- 
di^a,  Fa\-di^a,  Kousakha  et  Kaoutchinan,  les  deux  derniers  à  la 
place  des  deux  villages  actuels  de  mêmes  noms. 

Le  quartier  de  Varsine  se  trouvait  à  2  charis  de  la  ville,  près  de 
Pouli  Magaka,  au  lieu  même  où  se  trouve  aujourd'hui  le  village  de 
'Varsine.  Il  y  avait  là  une  colline  du  même  nom,  rattachée  par  la 
légende  au  héros  Varsine.  Ce  village  fut  à  une  époque  la  propriété  par- 
ticulière de  Khodja  Kalan,  le  fils  aîné  de  Khodja  Ahrar.  Au  sud,  il 
touchait  à  un  autre  appelé  Hardak.  Plus  loin,  près  de  l'observatoire 
de  Mirza  Oulough  bek,  et  de  l'aryk  qui  coulait  au  pied  du  Koukhak 
(Tchoupan-aty).  on  trouvait  le  lieu  dit  Nakchi-djahan,  du  nom  du 
jardin  de  Mir^a  Oulough  bek  qui  occupait  la  vallée  passant  derrière 
l'observatoire.  Cette  localité  a  conservé  son  nom.  Plus  bas,  sur  l'angle 
Siah  dans  l'endroit  où  affluait  Abi-Machhad  se  trouvait  le  pont  du 
prince  Abdoullah.  En  amont  et  en  aval,  sur  les  aryk  venant  du  Siab 
étaient  situés  en  grand  nombre  les  moulins  à  papier  et  les  dépôts  des 
matières  premières  pour  la  fabrication  du  papier.  Le  mécanisme  de  ces 
moulins  était  en  bois,  en  pierre  et  en  fer,  et  les  bâtiments  eux-mêmes 
en  karkas  (argile).  On  mentionne  comme  accessoires  des  meules  et  des 
pilons. 

Il  semble  que  la  localité  citée  plus  haut  fût  la  seule  de  Samarkand  où 
s'était  établie  l'industrie  des  moulins  à  papier;  Samarkand  était  célèbre, 
comme  l'on  sait,  pendant  les  premiers  siècles  de  l'Islam,  par  la  fabrica- 
tion du  papier,  qu'on  exportait  en  grandes  quantités  dans  les  différents 
pays.  Les  manuscrits  de  l'époque  des  Timourides,  écrits  à  Samarkand, 
se  distinguent  par  la  qualité  du  papier.  Cette  industrie,  empruntée  aux 
Chinois,  n'a  disparu  que  récemment  :  à  l'époque  qui  précède  directe- 
ment celle  de  l'occupation  du  pays  par  les  Russes,  il  y  avait  encore  des 
cas  de  constitution  en  vakf  des  moulins  à  papier  du  Siab. 

Actuellement  cette  localité  est  entièrement  couverte  de  moulins  à 
farine. 

On  cite  encore  les  quartiers  Matyrid,  Fargoutach,  Ma\dakin.  En 
face  de  la  Porte  de  Firouzaet  non  loin  d'elle,  se  trouvait  un  grand  jar- 
din clôturé  portant  le  même  nom;  dans  la  partie  occidentale  de  ce  jar- 
din, Habiba  Sultan-bekoum,  de  la  famille  de  l'émir  Djalal  ed-din 
Sohrab,  a  fait  construire,  sur  le  tombeau  de  la  fille  du  Sultan  Abou- 


NOTES   ET   DOCUMENTS 


321 


Saïd  Gouragan  Sultan  Khovand-bek,  un  magnifique  goumbaz.  Cet 
énorme  bâtiment,  qui  rappelait  par  son  architecture  les  médressés  de 
Samarkand,  s'est  conservé  jusqu'à  nos  jours  et  est  connu  sous  le  nom 
étrange  de  Ichrat  khané  ilieu  d'amusements).  Dans  le  voisinage  se 
trouvait  et  se  trouve  encore  le  ma^ar  au  saint  Khodja  Abdi-Biroun,que 


Samarkand.  —  Bibi-Khanym. 


la  légende  dit  d'origine  arabe  et  contemporaine  de  la  première  époque 
de  l'Islam. 

Sous  les  Chéïbanides,  outre  les  quartiers  déjà  énumérés  on  cite  en- 
core le  Naou  (nouveau).  Le  beau  jardin  Dil-afrou^  et  beaucoup 
d'autres  s'y  trouvaient.  A  en  juger  d'après  les  noms  des  propriétaires 
de  ces  jardins,  c'est  là  qu'étaient  les  maisons  de  campagne  de  l'aristo- 
cratie de  Samarkand. 

En  1107  (i6g6),  on  constate  l'existence  d'un  quartier  nommé  Yam 
avec  une  localité  sur  l'aryk  Siab  portant  le  nom  de  Charafi-Dourdji. 


322  REVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

C'est  là  qu'étaient  alors  la  khanékah  d'Ibadoul  Cheïkh  Azizan  et  aussi  le 
rtia^ar  de  K.hodja  K.houb  (tchoup)  Sivora.  On  y  trouve  aujourd'hui  le 
kychlalc  Khodj'a  avec  le  mazar  d'ibadoul  Cheïkh  Azizan  sur  un  vaste 
cimetière. 

Un  peu  plus  tard,  mais  aussi  à  l'époque  des  Achtarkhanides,  on  cite 
le  quartier  de  Khodja  Tcharouk, entre  les  aryk  Abi-Machkbadet  Naou- 
zarin;  la  roule  menait,  à  travers  cet  endroit,  de  Samarkand  à  Naytna- 
nan,  c'est-à-dire  au  village  nommé  actuellenient  Kochtamgaly. 


Touman  de  Chaoudar. 

D'après  le  témoignage  de  Mirza  Babour,  la  vallée  du  Koukhak  supé- 
rieur (Zarafchan)  portait,  dans  la  deuxième  moitié  du  quinzième  siècle, 
le  nom  de  Maslchi,  qu'elle  a  gardé  jusqu'à  nos  jours.  Mirza  Babour 
mentionne  aussi  la  forteresse  Kchtoiit  qu'il  a  trouvée  en  ruine  et  le  vil- 
lage Fan  ;  dans  les  montagnes  de  Fan  il  a  vu  un  grand  lac,  d'un  chari 
environ  de  superficie  :  «  un  beau  lac  et  non  sans  mystères  ».  Kchtout 
et  Fan  sont  à  présent  de  petits  villages,  et  le  lac  dont  parle  Mirza 
Babour  sans  le  nommer  n'est  sans   doute   autre   que   1  Iskander-Koul. 

Le  village  Pendjekent  (cinq  villages)  existait  déjà  aussi  sous  le^  Ti- 
mourides  sur  le  même  fleuve,  plus  bas  que  Kchtout;  au  sud  de  ce  \il- 
lage  était  située  la  forteresse  Maghian,  nommée  aussi,  quoique  plus 
rarement,  Magvin  et  séparée  de  Pendjekent  par  une  chaîne  de  mon- 
tagne appelées  Maghian  ou  Koiihsar  (pays  de  montagne).  Le  nom  de 
la  forteresse  dérive  du  mot  mag,  pyrolàtre.  Le  fleuve  Maghian-daria 
portait,  à  son  embouchure,  le  nom  de  Djadouroud  ou  DJad-roud.  De 
vastes  terres  à  l'est  de  ce  fleuve  étaient  otî'ertes  en  vakf  par  Khodja 
Akhrar  et  s'appelaient,  comme  les  villages,  Ak-tam  et  Kasatarak, 
dont  le  dernier  existe  encore.  Un  arvk,  venant  de  Maghian-daria  et 
combiné  avec  tout  un  système  de  kari\  sur  une  grande  étendue, 
arrose  une  partie  de  ces  terres  vakf.  On  attribue  à  Khodja  Ahrar  la 
construction  de  cet  aryk  qui  porte  son  nom,  mais  on  n'a  plus  de  do- 
cuments écrits  confirmant  la  tradition. 

A  côté  de  Pendjekent,  sur  l'aryk  de  Nahri-Bazartchaï-Khanian 
{canal  du  marché  de  khans),  se  trouvait  la  localité  connue  sous  le  nom 
de  Mougkadaï-Pendj-Kent  (Temple  des  Ignicoles  de  Pendjkenl). 

Le  village  de  Kamangaran,  situé  au  pied  de  la  chaîne  de  Chaoudar 
était  connu  déjà  à  l'époque  des  Timourides  sous  le  même  nom  ;  il  se 
distinguait  par  un  climat  sain,  une  situation  ravissante  et  l'abondance 
des  vignes,  comme  actuellement.   Cet  endroit  servait  de  maison   de 


NOTES    ET   DOCUMENTS 


323 


campagne  à  K.hodja-Ahrar,  qui  y  mourut  après  avoir  acquis  de  diffé- 
rentes personnes  sur  les  terres  de  Kamanzaran  et  dans  les  environs  une 
quantité  de  lots  de  terre  labourable  ou  de  jardins  qu'il  constitua  en 
vakf  de  la  médressé  de  Samaïkand  fondée  par  lui. 


Samarkand.  —  Palais  de  Bibi-Rhanym. 


Le  village  Kara-tepé,  situé  sur  la  grande  route  de  Samarkand  qui 
allait  de  ce  village  à  Kech  (Chahrisabz),  portait  déjà  le  même  nom  du 
temps  de  Timour,  comme  on  le  voit  dans  la  Zafar-natné  de  l'histo- 
rien Ali-Yazdi.  D'après  cet  historien,  Timour  avait  fait  construire  un 
magnifique   palais,    appelé  Djahan-nouma,  sur  la  pente  septentrionale 


324  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

de  ce  terrain.  Un  autre  palais  avec  jardin  fut  construit  par  Timour 
dans  le  village  Kar-a-tepé;  ces  palais  servaient  de  séjour  au  grand  con- 
quérant pendant  ses  retours  victorieux  à  Samarkand  et  ses  nouvelles 
campagnes. 

Une  grande  cité  portant  le  nom  de  Misr  occupait  l'embouchure  des 
aryk  Abbas  et  Karaounas.  On  ne  sait  pas  à  quel  moment  elle  a  cessé 
d'exister,  mais  en  gSo  (  i  548)  elle  était,  semble-t-il,  dans  un  état  floris- 
sant et  avait  un  Cadi  particulier. 

Un  emplacement  quadrangulaire,  près  delà  rive  gauche  de  Dargham, 
au  sud  de  Samarkand,  et  portant  encore  aujourd'hui  le  nom  de 
Misr  {ville,  en  arabe),  subsiste  seul.  Les  environs  de  Misr  présentent 
à  grande  distance  des  traces  d'une  ancienne  culture,  et  toute  la  steppe 
de  Dargham  offre  un  intérêt  archéologique   de  premier  ordre. 

A  la  tête  des  trois  aryk:  de  Dargham,  d'Abbas  et  de  Karaounas  on 
trouvait  la  forteresse  Rabati-Khodja,  où  le  darougha,  à  l'époque  de 
Mirza  Babour,  habitait,  et  on  y  voyait  le  mazar  du  saint  Khodja  Zak- 
karia  Varrak,  composé  du  tombeau  du  saint  et  d'un  bâtiment  en 
forme  de  coupole. 

Cette  forteresse  avait  une  grande  importance  stratégique  car  elle  dé- 
fendait les  digues  de  trois  aryks,  surtout  celle  de  Dargham  qui  approvi- 
sionnait d'eau  la  ville  de  Samarkand  et  ses  environs  :  elle  servait  aussi 
de  poste  de  surveillance  de  la  digue  de  Dargham,  lors  des  déborde- 
ments du  Zarafchan.  Les  gouverneurs  de  Samarkand  lui  consacraient 
des  soins  particuliers  en  raison  de  son  importance,  l'aryk  de  Dargham 
étant,  dés  l'époque  des  Timourides,  comme  de  nos  jours  le  principal 
canal  pour  l'irrigation  de  deux  touman  voisins  :  le  touman  deChaoudar 
et  celui  de  l'ancien  Anhar. 

C'est  là  que  mourut  d'ivrognerie,  en  963  (i556),  le  gouverneur  de 
Samarkand,  Naouraz  Ahmed  Khan, qui  était  venu  pour  surveiller  les 
réparations  de  la  digue.  Actuellement  Rabati-Khodja  n'est  qu'une  forêt 
avec  le  mazar  du  saint  et  les  restes  de  l'ancien  mur  de  la  forteresse. 

lia  été  possible  à  M.  Viatkin  d'identifier  l'emplacement  des  deux  jar- 
dins de  Timour  :  le  jardin  de  Dilkoucha  avec  de  superbes  bâtiments, 
décrit  par  Charafouddin  Ali  Yazdi,  mentionné  par  Baber  et  d'autres 
écrivains,  et  le  jardin  Baghi-Bouldy,  d'après  le  relevé  fait  en  1097  (1686), 
par  les  fonctionnaires  de  la  ville  de  Samarkand,  des  terres  vakf  des 
deux  médressés  de  Yalang-touch-biy  atalyk  à  Samarkand;  la  constitu- 
tion en  vakf  avait  eu  lieu  au  temps  de  l'émir  Ha'idar. 

Un  autre  jardin  de  Timour,  un  des  plus  beaux,  Baghi-Baland,  qui 
occupait  une  hauteur  bordée  par  un  ravin,  du  côté  du  Zarafchan  avec 
une  belle  vue  sur  la  vallée,  existait  encore  un  siècle  et  demi  après  la 
mort  de  son  fondateur  en  973  (î565),  comme  propriété  d'un  certain 


NOTES   ET   DOCUMENTS 


325 


Tangri-kouly  biy  atalyk.  A  celte  époque, ce  jardin  et  d'autres  terrains 
adjacents  furent  achetés  par  une  princesse.  On  peut  voir  aujourd'hui 
une  partie  de  la  haute  muraille  en  argile  qui  entourait  autrefois  le  jar- 
din dans  les  environs  du  village  Daghi-Baland. 

Dans  un  SiUiTt  ']'Axd\n ,  Baghi-Maïdan,  Mirza  Oulough-bek  avait  cons- 


Samarkand.  —  Palais  de  Bibi-Khanym. 


truit  un  bâtiment  où  on  conservait  une  collection  d'objets   chinois 
{tchini-khané). 

Dans  la  deuxième  moitié  du  dix-septième  siècle  on  trouve  déjà  une 
série  de  noms  de  villages  identiques  aux  noms  actuels.  On  rencontre 
entre  autres  dans  le  rayon  d'Ourghout  le  village  de  Taridjak,  qui  à  cette 
époque  était  la  propriété  privée  du  cadi  Mirak-chah,  fils  d'Abou-Tahir; 
son  domaine  était  composé  du  village  avec  des  vignes  et  des  champs 
autour.  A  l'époque  des  Timourides,  il  y  avait  dans  les  environs  d'Our- 
ghout beaucoup  de  villages,  auxquels  sont  venus  s'ajouter,  sous  les 
Cheïbanides  et  plus  tard,  de  nouveaux  centres  peuplés;  leur  nombre 
total  surpasse  de  beaucoup  le  nombre  des  villages  existant  actuelle- 
ment. 


320  BEVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

Un  des  documents  de  vakouf  examinés  par  M.  Viatkin,  l'acte  consti- 
tutif du  vaicouf  des  deux  medressés  de  Cheïbani-khan  à  Samarkand, 
montre  un  fait  intéressant  :  l'existence,  au  dix-septième  siècle,  d'un 
grand  nombre  de  parcelles  de  terre  appartenant  à  des  particuliers. 
Le  nombre  des  agriculteurs  était  supérieur  au  nombre  actuel  dans  la 
région  du  village  Vatchachty.  Ce  document  établit  en  effet  que  le  vakf 
de  ces  medressés  a  acquis  144  parcelles  de  terre  adjacentes  aux  terrains 
des  personnages  nommés  dans  le  document. 

On  trouve  des  noms  de  villages  nouveaux  et  d'autres  dénominations 
géographiques  nouvelles  au  dix-huitième  siècle.  Ainsi  on  rencontre  le 
nom  de  la  forteresse  Djouma-ba\ar  située  au  bord  du  Dargham,  sur  la 
route  de  Samarkand  à  Ourghout.  C'était  alors  une  place  bien  fortifiée, 
un  asile  pour  toute  la  population  environnante  en  cas  d'invasion  de 
l'ennemi.  Le  nom  de  ce  village  indique  qu'il  s'y  tenait  des  marchés 
le  vendredi.  En  général,  quand  un  village  porte  le  nom  d'un  jour  de  la 
semaine,  même  sans  l'accompagnement  du  mot  «  bazar  »  c'est  tou- 
jours signe  qu'un  marché  s'y  tenait  ce  jour-là.  Quand  le  marché 
changeait  de  jour,  ou  cessait  d'exister,  le  nom  du  village  se  conser- 
vait. 

Parmi  les  villages  dont  on  ne  trouve  les  noms  qu'au  dernier  siècle, 
citons  au  hasard  :  le  village  de  Mohammed  Bxchar  avec  le  ma\ar 
de  ce  personnage  dans  les  montagnes  du  Zarafchan  supérieur  au  bord 
d'un  petit  fleuve  Saraï  ;  le  fleuve  a  gardé  son  nom,  mais  le  village 
s'appelle  aujourd'hui  Ma\ari-Cherif.  Sur  la  route  de  Koundouz-Çoufi 
à  Samarkand  on  cite  le  village  de°K.h6dja  Goundjala  (appelé  à  pré- 
sent Goundjaïch)  avec  le  ma^ar  de  ce  saint.  De  l'autre  côté  de  Sa- 
markand, sur  la  route  d'Ourghout,  se  trouve  le  village  Tchahar  Partcha 
à  côté  du  7na!{ar  de  K.hodja  Kavala  Apd-fourouch  (vendeur  de  fa- 
rine) ;  le  village  actuel  s'appelle  Ravala.  Une  route  conduisait  au  vil- 
lage Haft-Zagharou  et  l'aryk  Dachtak  parcourait  cette  localité  où  on 
connaissait  le  «  jardin  des  Tigres  »  Baghi-Chiran,\Qwak[  àt  \aKhanékah 
et  du  tna^ar  de  Khodja  Abdi  Daroun.  Khodja  Abdi  Daroun  avait 
dans  ce  jardin  des  tigres  qui  le  comprenaient  et  lui  obéissaient. 

Près  de  cette  khanékah  et  du  mazar  on  trouvait  un  cimetière  auquel 
conduisait  la  rue  de  Mourda  Kechan  (rue  du  «  Transport  des  décé- 
dés »).  Plus  loin  à  l'est,  on  trouvait  encore  les  villages  :  Ankar-alma\, 
Ka^y-kourghan  qu'on  appelait  aussi  Kabou-tar-Khana  et  Koutarma, 
Tali-Bar-:{OU  avec  le  mazar  de  Khodja  Abou  Yakoub-sabz-poucha, 
surmonté  d'un  bâtiment  à  coupole,  Chour-baï,  Gar-goucha,  Koun- 
dou\ak,  etc.  Enfin,  à  l'est  du  village  de  Baghi-Baland,  au  pied  de 
Tchoupan-Ata,se  trouvait  un  village  aujourd'hui  disparu  appelé  Oiirda- 
malik.  Le  nom  deTchoupa-Ata  ne  se  rencontre  guère  avant  ces  derniers 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


827 


temps  et  vient  du  saint  Tchoupan-Ata,  dont  le  tombeau  surmonté  d'un 
goumba\  construit  par  Timour,  couronne  la  colline. 


Toiiman  d'Anhar. 

On  remarque  en  général  que  la  par;ii  occidentale  du  touman  d'An- 
har (dont  le  nom  indique  l'existence  d'une  grande    quantité  de  canaux, 


Samarkand.  —  Mosquée  de  Chir-Dar. 


établie  par  les  documents  et  par  les  restes  de  canaux  abandonnés),  était 
beaucoup  mieux  peuplée  à  l'époque  des  Timourides  et  en  général 
avant  l'invasion  des  Euzbek  que  depuis.  La  diminution  du  nombre  des 
centres  peuplés  et,  par  conséquent,  de  celui  des  habitants  sédentaires 
continua,  et  à  Tavènement  des  Manghytes  le  pays  n'était  plus  que 
ruines  et  désert.  Les  voyageurs,  les  commerçants  et  même  les  représen- 
tants du  pouvoirescortés  par  des  détachementsde  soldats  n'osaient  plus 
traverser,  malgré  la  grande  commodité  de  la  route  historique  de  Sa- 
markand à  Boukhara,  par  le  village  Koutcha-malik,  «  route  des  tzars  ». 
Déjà  sous  Abdoul-Khan,  un  des  Cheïbanides,  la  route  principale  de 
Samarkand  suivait  la  zone  riveraine,  plus  cultivable  et  où   la  popula- 


328  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

tion  était  plus  résistante  :  elle  passait  notamment  à  Kerminé,  près  de 
Katta-Kourghan  actuel  et  le  long  de  la  rive  du  Kara-daria.  Ce  n'est 
qu'assez  récemment  que  ce  pays  commença  à  se  repeupler,  sans  avoir 
pu  revenir  à  l'ancienne  densité,  même  de  nos  jours  ;  cela  tient  au  fait 
que  les  Euzbek  nomades  et  les  immigrés  d'autres  régions  n'ont  jamais 
pu  relever  l'eau  du  Dargham  qui  coule  ici  dans  un  profond  ravin  à 
hauteur  des  têtes  des  anciens  aryks. 

Quant  à  la  partie  orientale  decetouman,  arrosée  abondamment,  elle 
se  distinguait  toujours  par  une  densité  dépopulation  relativement  plus 
grande  dans  la  région  la  plus  rapprochée  de  Zarafchan. 

A  l'époque  des  Timourides,  on  connaissait  dans  ce  touman,  entre 
autres,  le  village  de  Dimichk,  situé  près  de  l'ancien  mur  de  Samarkand 
du  côté  occidental  et  fondé  par  Timour.  La  tradition  locale  fait  dé- 
river le  nom  de  ce  village  de  Damas  et  veut  qu'il  soit  peuplé  de 
captifs  de  Damas.  Le  village  Khichraou  se  trouvait  au  sud  de  ce  vil- 
lage, suivi  plus  loin  dans  la  même  direction  par  un  autre,  nommé 
Toiirkina.  Actuellement,  Dimichk,  qui  a  gardé  son  nom,  est  un  grand 
kychlak  ;  Khichraou,  qu'on  nomme  aussi  «  Arab  »  d'après  la  prove- 
nance de  ses  habitants,  descendants  des  conquérants  de  l'Asie  Centrale, 
existe  aussi  ;  des  indications  —  tirées  aussi  bien  de  la  situation  que  du 
nom  —  permettent  d'identifier  le  troisième  des  villages  cités  avec  le 
kychlak  contemporain  nommé  Turk?nen. 

Quelque  temps  après  la  conquête  russe,  il  y  avait,  non  loin  de  Di- 
michk, un  village  Hindouvan  ;  ce  nom  se  rencontre  souvent  dans  l'Asie 
Centrale;  beaucoup  de  village  le  portaient  à  l'époque  des  Timourides  ou 
avant.  La  tradition  qui  se  conserve  parmi  les  indigènes  et  selon  laquelle 
ces  kychlak  dans  le  vilayet  de  Samarkand  ont  été  fondés  par  Timour  qui 
y  installa  des  captifs  de  l'Inde,  n'est  peut-être  pas  dénuée  de  fondement. 

L'ancien  village  Koutcha-malyk  se  trouvait  à  la  place  du  petit  village 
contemporain  qui  porte  le  même  nom.  Le  touman  d'Arkhan,au  moins 
sa  partie  occidentale,  était  connu  sous  le  nom  du  touman  de  Koutcha- 
malik,  comme  l'indique  clairement  le  document  de  Khodja-Ahrar;  on 
peut  en  déduire  que  Koutcha-malik  dut  être  à  cette  époque  un  centre 
important. 

A  l'ouest  de  Kalta-kourghan,  à  la  frontière  actuelle  du  territoire 
russe  et  de  Boukhara,  se  trouve  un  grand  tumulus  qui  s'appelle 
Ramdjan.  On  mentionne  à  l'époque  des  Timourides  une  forteresse 
Ramdjan  (ou  Ramidjan,  Ramindjan).  Le  kychlak  Khodja-Kard^an, 
situé  entre  Katta-Kourghan  et  Ramdjan,  existait  aussi  à  cette  époque, 
mais,  paraît-il,  sous  le  nom  de  Khodja-Kard^an  ;  ce  n'est  qu'après  le 
meurtre,  par  les  Euzbek  de  Cheïbani-Khan,  des  enfants  de  Khodja 
Ahrar  qu'on   a  changé   ce  nom  en  Khodja   Kardzan    [frappant,  por- 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


329 


tant  un  coup  de  couteau)  en  Tadaptant  aux  circonstances.  C'est  du 
moins  l'explication  qu'ont  donnée  à  M.  Viatkin  des  Musulmans  savants. 
La  chaîne  de  montagne  qui  traverse  le  pays  entre  Samarkand  et 
Chahri-sabz,  porte  des  noms  diflférents  suivant  les  endroits.  Une  partie 
de  ces  montagnes,  dans  les  limites  dutouman  étudié,  s'appelait  .U.çoî<- 
lak  (ou  plutôt  Aksoulat).  Ici  aussi  se  trouvait  la    montagne  Iiima/:-Da- 


Mosquoe  Alosquée 

d'Oulough  Bek  de  Chir-Dar 

Samarkand.  —  Place  de  Rechistan. 


na'i,  avec  des  carrières.  Dans  la  chaîne  de  Hisar,  on  connaissait  en 
deux  endroits  de  la  montagne  de  Pendjekent  les  carrières  d'où  vien- 
nent les  pierres  qui  ont  servi  à  construire  l'ancienne  mosquée  de  Sa- 
markand, élevée  par  Timour.L'ne  autre  carrière,  près  du  village  Ahalyk 
ou  Akhah-lik,  fournissait  de  la  pierre  calcaire.  Il  est  possible  que  le  nom 
de  Inmak-Danaï  se  rapporte  aux  montagnes  de  ce  dernier  village. 

L'absence  presque  complète  de  matériaux  pour  la  géographie  dutou- 
man d'Anhar  à  l'époque  suivante,  celle  des  Cheïbanides,  rend  impos- 
sible de  suivre  les  noms  cités  à  cette  époque  et  de  noter  l'apparition  de 
nouveaux  noms. 


33o  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

Les  noms  géographiques  du  touman  à  l'époque  des  Achtarkhanides 
se  sont  conservés  à  quelques  exceptions  près  jusqu'à  nos  jours.  Citons 
les  plus  fréquents  parmi  ceux  qu'énumére  l'auteur. 

Le  village  d' Ana-^iarati,  dans  les  montagnes  de  Chahri-sabz,  entouré 
d'un  mur,  jouait  autrefois  le  rôle  de  forteresse.  Un  des  mystiques  les 
plus  connus  dans  l'Asie  Centrale,  auteur  d'ouvrages  jouissant  d'une 
grande  popularité,  Çoufi  Allah-yar,  Euzbek  de  la  tribu  Outartchi,  a 
fait  construire  dans  ce  kychlak  une  médressé  contiguë  à  l'enceinte  de  la 
forteresse  et  conservée  jusqu'à  nos  jours,  ainsi  qu'une  mosquée.  Le  nom 
d'Ana-\iarati  signifie  :  «  l'entrevue  avec  la  mère  »  et  a  trait  à  une  légende 
d'après  laquelle  le  Christ  aurait  une  fois  rencontré  sa  mère  en  cet  en- 
droit ;  cette  légende  comporte  plusieurs  variantes,  de  même  que  celle 
sur  la  grotte  du  prophète  David  non  loin  de  Tchoun-Kaimych ,  vil- 
lage situé  à  côté  de  Ana-ziarati.  Les  montagnes  environnantes,  yl/i3î«//A, 
Kouhi-Safif  et  «  Takht-gahi  ha^reti-Isa-Païghambar  »  {lieu  du  trône 
du  prophète  Jésus),  ont  aussi  gardé  leurs  noms. 

Le  chapitre  finit  par  l'énumération  des  villages  et  canaux  contempo- 
rains de  la  dernière  dynastie  de  Boukhara. 

Touman  de  Nitn-Soughoud  ou  Afarinkent. 

On  ignore  quel  était  le  centre  principal  de  ce  touman  à  l'époque  des 
Timourides.  On  peut  supposer  cependant  que  c'était  Afarinkent  ou 
Farinkent,  nommé  aujourd'hui  Frinkent  ou  Prinkent,  centre  peuplé 
très  ancien  de  la  vallée  de  Zarafchan.  La  «  Kandié  »  et  les  traditions 
indigènes  attribuent  la  fondation  de  cette  ville  [balda)  à  Gourak,  roi  de 
Samarkand,  contemporain  de  Koutaïba  ibn  Mouslim,  le  célèbre  conqué- 
rant arabe  de  la  Transoxiane.  A  en  juger  d'après  ses  vestiges,  Afarikent 
a  dû  être  une  vaste  place  fortifiée  située  au  milieu  du  touman  qui  prit 
son  nom  dès  l'époque  des  Cheïbanides.  Hafizi-Tanych,  l'auteur  d'Ab- 
doullah  namé  dit  que  Afarikent  était  le  plus  beau  site  du  Miankal  avec 
un  merveilleux  climat,  une  bonne  eau  et  une  population  paisible  et 
pieuse.  Sous  les  Achtarkhanides  celte  ville  a  continué  d'être  la  rési- 
dence du  Hakim  ou  beketduCadi  militaire;  mais  depuis  elle  a  cédé  la 
place  kDahbid.  Ces  deux  cités  ont  conservé,  comme  d'autres  kychlak 
de  la  vallée,  leur  population  tadjik  ;  le  premier  a,  en  outre,  une  po- 
pulation arabe. 

Le  village  actuel,  Kumuchkent,  y  existait  déjà  sous  les  derniers  Ti- 
mourides. Selon  l'historien  de  Timour,  auteur  de  Zafar-namé,  les 
environs  de  ce  village  présentaient  à  son  époque  une  steppe  déserte.  Ici 
se  trouvaient  les  7na^ars  de  Ali-ata,  Cheikh  turc  et  disciple  de  Ahmed 


NOTES    ET   DOCUMENTS 


!3i 


Yasavi,  et  d'autres  personnages  encore  vénérés  ;  plus  tard  le  prince  de 
Kasimov,  Chighaï,  y  a  été  enterré. 

En  laissant  de  côté  les  autres  localités  décrites  par  M.  Viatkin  dans 
la  même  région,  passons  à  l'époque  des  Cheïbanides,  pour  relever  le 
nom  du  village  Dahbid,  dont  la  notoriété  date  du  moment  où  le 
Cheikh  Makhdoumi-Aazam  de  Ferghana  vint  s'y  installer.  Il  est  mort 
et  enterré  dans  ce  village.  Auprès  de  son  mazar,  Bahadour,  le  fondateur 
des  deux  médressés  Tilla-kari  et  Chir-dara  de  Samarkand,  a  élevé  une 
vaste  khanékah.  Quant  à  la  médressé  en  briques  actuelle,  qui  comprend 


Samarkand .  —  Rue  principale  de  l'ancienne  ville. 


34  houdjré  avec  mosquée  et  un  dars-khané,  elle  a  été  fondée  plus  tard, 
sous  les  premiers  Manghytes.  A  l'époque  des  Cheïbanides,  Dahbid  était 
entouré  d'un  mur,  avec  plusieurs  portes  dont  la  Porte  du  ma^ar  de 
DJoiik.  A  la  même  époque  il  existait  au  nord  du  Dahbid  plus  près 
d'Ak-Daria,  un  village  5a/uYoî<A,détruit  ensuite  peu  à  peu  par  les  inon- 
dations. On  y  voyait  le  ma^ar  du  Cheikh  Chodja  Ishak  et  une 
khanékah.  Les  dépouilles  de  Khodja  Ishak  ont  été  plus  tard,  les  inon- 
dations menaçant  de  les  emporter,  transportées  à  Baghi-Baland. 

Sous  la  domination  des  premiers  Achtarkhanides,  le  vilayet  de  Sa- 
gardj  faisait  partiellement  partie  du  vilayet  de  Samarkand,  soit  sous  le 


332  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

nom  de  touman  de  Sagharcij,  soit  sous  celui  de  touman  de  Douchamba- 
Kourghan.  Ce  pays  a  pris  le  nom  du  point  le  plus  peuplé,  le  kasaba 
Saghardj,  un  des  plus  anciens  villages  de  la  Transoxiane,  centre  impor- 
tant, paraît-il,  lors  de  la  conquête  du  pays  parles  Arabes.  La  monnaie 
arabe  qu'on  y  frappait  se  rapporte  aux  premiers  siècles  de  l'Islam.  Ce 
village  acessé  d'exister,  semble-t-il,  sous  les  Achtark.hanides,et  àl'époque 
des  Manghytes  sa  place  fut  occupée  par  le  kychlak  Douchamda-Kour- 
ghan  encore  connu  sous  ce  nom  en  1801,  et  entouré  alors  d'un  mur 
et  d'un  fossé  avec,  en  outre,  une  citadelle  [ark).  A  la  porte  de  la  cita- 
delle se  trouvaient  une  médressé  et  une  mosquée.  La  médressé  subsiste 
encore,  mais  le  village  a  changé  son  ancien  nom  contre  celui  de 
Yany-Kourghan.  Le  Yany-Kourghan  sous  les  Manghytes  était  la  rési- 
dence du  bek. 

Retenons  encore  en  passant  les  noms  de  Karlouk-ata,  village  avec 
le  mazar  du  saint  du  même  nom,  et  de  deux  autres  mazar  :  de  Hasan 
Baba  et  de  Kouzlouk-Ata. 

Touman  de  Soiighoiidi-Kalaii. 

Il  n'a  pas  été  possible  à  M.  Viatkin  de  se  rendre  compte  des  villages  de 
ce  touman  qui  jouèrent  le  principal  rôle  aux  différentes  époques.  II  lui 
semble  cependant  que,  au  temps  de  Timour,  c'était  Ali-Abad  (ou  Alia- 
Abad  comme  on  l'appelle  aujourd'hui)  qui  était  le  village  principal.  Il 
n'a  cédé  sa  place  à  Tchelek  qu'à  l'époque  des  Manghytes.  La  route 
de  Samarkand  à  Djizak  traversait  ce  village,  mais  derrière  commençait 
la  steppe.  A  proximité  de  Ali-Abad  on  trouvait  située  la  forteresse 
^Aotf/a-Z)/tifar,  dont  les  environs  étaient  riches  en  pâturages  excellents  et 
servaient  de  lieu  d'hivernage  aux  éleveurs  nomades.  Non  loin  de  Alia- 
Abad,  sur  la  route  de  Djizak,  était  situé  Kar^ak  ou  Kardjak  dont  il  n'y 
a  plus  de  traces  aujourd'hui,  de  même  que  pour  K.hodja-Didar, 

Nous  ne  pouvons  pas  suivre  jusqu'au  bout  l'auteur  dans  ses  des- 
criptions si  pleines  d'intérêt.  Citons  seulement,  pour  en  finir,  deux  pas- 
sages intéressants  au  point  de  vue  de  la  propriété  privée. 

A  l'époque  des  Cheïbanides,  au  sud  de  la  kasba  d'Ali-Abad,  dans 
laquelle  il  y  avaitalors  une  médressé  et  une  kanékah,  il  existait  ur  village 
Tarnaou  à  l'ouest  duquel  s'étendaient  les  localités  nommées  Bekler- 
tepé  etDjo'irtak,  propriété  privée  du  gouverneur  de  Samarkand,  sultan 
Abou-Saïd. 

A  l'époque  des  Achtarkhanides  on  mentionne  les  terres  des  feux 
Cheïkhoum-Saraï  et  Mir-Chikar,  sur  lesquelles  se  trouvent  aujour- 
d'hui de  petits  kychlak  portant  les  mêmes  noms. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  333 

Quant  aux  trois  touman  qui  restent  :  le  touman  de  Chirac,  celui 
de  Kaboud  et  de  Yar-Yailak,  M.  Viatlcin  n'a  trouvé  aucune  indication 
les  concernant  dans  les  documents  dont  il  s'est  servi  pour  l'ouvrage 
analysé. 


Nos  lecteurs  comprendront  le  double  sentiment  qui  nous  a  conduits 
à  donner  cette  analy^se  détaillée  du  remarquable  travail  de  M.  Viat- 
kin.  Il  n'est  pas  seulement  en  soi  d'un  uif  intérêt.  Il  pourra  aussi 
servir  d'exemple  aux  générations  de  jeunes  savants  français  qu'une 
tradition  aussi  impitoyable  que  celle  de  l'Académie  des  Beaux-Arts 
oblige  à  s'acharner  sur  la  restitution  de  l'Ancien  Caire.  Il  fournira 
aussi  d'utiles  suggestions  pour  le  Maroc,  quand  le  temps  sera  venu 
d'y  faire  mieux  que  de  la  politique  d'opinion. 


334  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 


L'Administration  et  les  impôts  du  Khanat  de  Boukhara. 


Sous  le  litre  de  :  Le  Khanat  de  Boukhara  sous  le  protectorat 
russe  (i),  M.  D.-N.  Logofet  vient  de  publier,  en  deux  volumes,  un  en- 
semble de  renseignements  détaillés  sur  la  géographie,  l'histoire,  la  si- 
tuation économique,  sociale  et  politique  du  Khanat.  Des  chapitres  inté- 
ressants sont  consacrés  aux  soulèvements  populaires  récents,  à  l'orga- 
nisation religieuse,  etc. 

Nous  aurons  peut-être  l'occasion  d'en  reparler.  Pour  le  moment  les 
chapitres  VIII  et  XII,  qui  traitent  de  l'organisation  administrative  et  du 
régime  des  impôts,  retiendront  plus  spécialement  notre  attention. 


Le  Khanat  de  Boukhara  a  une  superficie  de  456.000  kilomètres 
carrés  avec  3. 000. 000  d'habitants. 

Les  traités  avec  la  Russie  de  i  868  et  1873  et  le  traité  anglo  russe  de 
1873  l'ont  placé  sous  le  protectorat  russe. 

Dépendant  politiquement  de  la  Russie,  unifié  avec  elle  au  point  de 
vue  douanier,  ce  grand  pays  musulman  presque  aussi  étendu  que  la 
France  (536.464  kilomètres  carrés)  a  gardé  son  administration  inté- 
rieure, comme  au  temps  de  son  indépendance. 

Chef  autocratique  du  gouvernement  et  en  même  temps  chef  religieux 
du  peuple,  l'Emir  s'entoure  d'une  maison  militaire  et  civile,  composée 
des  personnages  suivants,  dont  les  uns  remplissent  des  fonctions  défi- 
nies, tandis  que  les  autres  n'en  ont  pas. 

1.  Deux  oudaïtchi  (t.j  12), du  rangde  général  (l'un  è/j-,  brigadier  et  l'au- 
tre datkha,  général  major),  chargés  de  l'établissement  de  rapports  spé- 
ciaux pour  l'Emir  et  aussi  de  missions  diplomatiques  à  Saint-Péters- 
bourg ou  auprès  du  gouverneur  général  du  Turkestan  ; 

2.  Les  chigaoul  (t.  =  maîtres  des  cérémonies),  adjudants  personnels 
du  grade  de  toksaba  (t.  :=  bey  militaire)  et  aga-ichik-bachi  [l.  =  chef 
des  gardes  de  la  poste,  colonel  ; 

(i)  D.  N.  Logofet,  Boukharskoïe  Khanstvo  pod  rousskim  protectoratom, 
2  vol.,  gr.  in-8,340  et  357  p.,  avec  carte.  Saint-Pétersbourg,  191 1. 

(2)  La  traduction  des  différents  termes  est  donnée  en  sens  littéral  avec  in- 
dication de  la  langue:  t.  =  turc  ;  a.  =  arabe  ;  p.  =  persan  ;  r.  =  russe. 

L.  B. 


NOTES   F.T   DOCUMENTS 


335 


3.  Les  mir^a-mingi  et  les  mir\a-michirif,  secrétaires  personnels,  du 
grade  de  toksaba  (lieutenant-colonel)  ; 

4.  AmaUiar-mihman-khana   (a,    p.),   préposé   à    la   salle    de   récep- 
tion ; 

5.  Divan-begui  (p.  t.  =  chef  du  conseil),  intendant  et  trésorier  ; 

6.  Mirakhour-Bachi  (p.  t.),  écuyer-chef  ; 

y.Mirchab-Bachi  (p.  t.  =  premier  chef  de  nuit),  directeur  de  police  ; 

8.  Les  djamaa  (a.  =  réunions),  personnages  de  la  suite  de  l'Emir, 

qui  lui  servent  d'entourage  personnel.  Ils  occupent  des  grades  divers, 


Samarkand.  —  Médressé  «.  Tilla  Kary  ».  A  gauche,  l'ancien  observatoire  d'Oulough  Bek, 

petit-tils  de  Timour. 


de  karaoul-bequi  (chef  de  poste,  lieutenant)  à  datkha  (général  major). 
Leur  nombre  est  indéfini  ;  ils  se  recrutent  le  plus  souvent  parmi  les 
anciens  Bek  ; 

9.  Les  yourttchi  (t.  =:  éclaireurs),  des  grades  de  karaoul-begui, 
mirakhour  (capitaine)  ou  toksaba  (lieutenant-colonel),  qui  précèdent 
l'Emir  dans  ses  déplacements  et  font  faire  place  à  son  escorte  ; 

10.  Les  amaldar  (a.  p.  =  chargés  d'affaires),  chargés  entre  autres  du 
remplacement  des  Bek  révoqués.  Ils  sont  au  nombre  de  5oo  ;  ce  sont 
des  Aksakal  (t.  :=  barbes  blanches)  élus  par  la  population  et  ayant  les 
mêmes  grades  que  les  yourttchi  ; 

11.  Las  chaauirt-picha  {l.  =  postulants,   apprentis),  fonctionnaires 


336  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

à  la  suite,  pour  différents  emplois  :  les  uns  sans  grade,  les  autres  al- 
lant jusqu'au  grade  de  toksaba  (lieutenant-colonel).  Ils  sont  chargés 
entre  autres  de  porter  les  plis  contenant  les  ordres  de  l'Emir,  et  sont 
au  nombre  de  5oo  ; 

12.  Les  serkerdé  \^.  ==:  chefs,  commandants  sont  les  chefs  princi- 
paux des  tribus  et  aussi  les  anciens  Beks  :  ils  dirigent  les  nouker  (p. 
^  serviteurs)  et  leurs  grades  vont  de  tcharaghas  (a.  t.  =  chef  de  quartier), 
sous-officier  jusqu'au  aqa-ichik-bachi,  colonel; 

i3.  Les  mahram  (a.  =   intimes,  privés)  ou  serviteurs  personnels  ; 

14.  Le  farrach-bachi  (a.  t.  =  chef  des  serviteurs),  chef  de  cuisine, 
et  le  charpatdar,  officier  de  bouche  ;  enfin  les  domestiques   inférieurs. 

Il  faut  ajouter  encore  à  ce  nombreux  personnel,  qui  atteint  le  chiffre 
de  3.000  personnes  :  le  médecin  de  l'Émir,  le  directeur  de  l'éclairage, 
tous  les  deux  Russes,  ainsi  que  les  drogmans. 

Tous  les  fonctionnaires  sont  nommés  par  l'Émir  lui-même. 

L'héritier  du  trône,  Bek  de  Kerminé,  qui  porte  le  titre  de  Katta-tura, 
habite  auprès  de  l'Émir  ;  mais  il  a  sa  cour  propre  ;  quant  aux  autres 
membres  de  la  famille  souveraine,  ils  occupent  les  postes  de  Btk  ou  vi- 
vent auprès  de  l'Émir,  sans  fonction  spéciale. 

L'administration  du  pays  se  répartit  entre  plusieurs  organismes  qui 
ne  constituent  pas  des  ministères  au  sens  européen  du  mot. 

L  —  La  Chancellerie  d'État,  qui  a  dans  sa  dépendance  tout  le  person- 
nel administratif,  correspond  avec  l'Agence  politique  (russe)  et  avec  les 
Beks;  elle  assure  la  perception  du  ^akat  (a.  =  l'aumône  légale)  sur  les 
marchandises  étrangères.  Le  chancelier,  Kouch-Begui  (t.  =  chef  de 
station),  est  le  plus  haut  fonctionnaire  d'État.  Il  entre  directement  chez 
l'Émir  et  gouverne  le  pays  en  son  absence.  Le  Kouch-Begui  est  aussi 
le  directeur  du  harem.de  l'Émir  et  exerce  cette  direction  par  l'intermé- 
diaire de  femmes  spéciales.  Suivant  la  coutume  le  Kouch-Begui  doit  être 
d'origine  iranienne.  Il  a  sous  ses  ordres  les  fonctionnaires  suivants  : 

1.  Le  drogman,  pour  les  relations  avec  l'Agence  politique,  et  un  bu- 
reau particulier  près  de  lui  ; 

2.  Les  mir^as  (p.  =  lettrés),  chefs  de  services  et  fonctionnaires  de 
grades  divers  ; 

3.  Le  premier  esaoul-bachi  (t.  :=  intendant  en  chef)  du  grade  de 
biy  (général  de  brigade)  et  le  deuxième  esaoul-bachi,  du  grade  de  tok- 
saba (lieutenant-colonel), deux  aides  du  Kouch-Begui. 

4.  Les  esaouls  (t.  intendants)  chargés  de  fonctions  spéciales,  de 
grades  divers  ; 

5.  Mirchab-bachi,  préfet  de  police  de  la  ville  de  Boukhara,  qui  a  le 
grade  de  toksaba  ou  de  biy  ; 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


337 


6.  Amaldar-mihman^khana,  chambellans  introducteurs  ; 

7.  Les  c}Hia/tycjr(aA\va/:c7/),  de  différents  grades, depuis  karaoul-begui 
jusqu'à  loksaba  ; 

8.  Chaguirt-picha,  au   nombre  de  200   et  des  grades  de   nouker  à 
aga-ichik-bachi  ; 

9.  Toptchi-bachi   t.  =  commandant  de  l'artillerie  ;   voir  plus   loin 
l'explication  de  ce  terme),  directeur  des  prisons  ; 


Samarkand.  —  Mosquée  de  Chah-Zinda. 


10.  Les  aminanatchi  (a.  t/,  les  percepteurs  des  impôts  aux  mar- 
chés ; 

11.  Les  amalguir,  contrôleurs  de  la  vente  dans  les  marchés  ; 

12.  Les  chagougart  ou  gardiens  de  nuit,  sous  les  ordres  du  Mir- 
chab. 

Enfin,  le  mirakhor-bachi  (écuver  en  chef),  le  divan  beghi  (intendant), 
le  charvat-dor  (a.p.i,  officier  de  bouche;  le  tarrach-bachi  (chef  de  cui- 
sine), les  mahram  (a.  =  domestiques  personnels),  les  domestiques  in- 
férieurs (le  bakaoul  [\..),Videkchou,  les  sais  (a.  =  écuyer)  et  les  nouker 
au  nombre  de  5oo,  complètent  le  personnel  de  la  Chancellerie. 


338  REVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

Tous  les  fonctionnaires  de  cette  administration  sont  nommés  par  le 
K.ouch-Begui  ;  c'est  lui  aussi  qui  donne  l'avancement,  jusqu'au  grade 
de  karaoul-begui  (lieutenant)  inclusivement,  l'avancement  aux  grades 
supérieurs  dépendant  de  l'Émir  lui-même. 

II.  —  Département  des  finances  et  du  fisc,  à  la  tête  duquel  se  trouve 
\q  Divan-begui (qui  a  parfois  le  titre  de  Kouch-Begui),  le  deuxième  digni- 
taire du  pays,  chargé  du  service  des  impositions  et  du  trésor,  de  la  per- 
ception de  la  ^akat  ordinaire  et  de  Vaminana  (droits  de  ventes).  Les 
fonctionnaires  sous  ses  ordres  sont  les  suivants  : 

î.  Les  mir^as; 

2.  Les  chaguirt-picha; 

3.  Les  amaldar-mihman-khana,  dont  les  fonctions  sont  les  mêmes 
que  ceux  de  la  Chancellerie  : 

4.  Les  ^akattchi,  percepteurs  de  ia  zakat,  et  enfin  tout  le  personnel 
inférieur,  composé  du  mirakhor-bachi,  du  charvat-dar,  des  mahram 
(parmi  lesquels  se  recrutent  les  zakattchij,  des  noukers  au  nombre  de 
3oo,  enfin  des  domestiques. 

Tous  les  fonctionnaires  sont  nommés  par  le  Divan-Begui,  mais  c'est 
l'Emir  lui-même  qui  leur  donne  de  l'avancement. 

III.  —  Département  du  culte  et  de  la  justice,  dirigé  par  le  Ca\i-Ka- 
lan  (a.  p.  :  grand-cadi),  le  plus  haut  personnage  religieux  du  pays  ;  sa 
compétence  s'étend  aux  institutions  judiciaires,  notariales,  religieuses 
et  à  l'instruction  publique.  Il  a  le  droit  de  se  présenter  à  l'Emir  sans 
ceinture  et  de  l'embrasser. 

Les  fonctionnaires  de  ce  département  sont  : 

1.  Les  mir^as  ; 

2.  Les  ca-^i  (a.),  juges  savants  et  notaires  ; 

3.  Les  7noullah-a-{im  (p.  a.  :  grands  mollas),  délégués  à  l'instruction 
des  affaires  ; 

4.  Les  fonctionnaires  personnels,  les  domestiques,  les  domestiques 
inférieurs. 

C'est  le  Cazi-Kalan  qui  nomme  ces  fonctionnaires  ;  ils  n'ont  pas  de 
grades,  mais  portent  les  titres  honorifiques  de  Ourak  ou  Soudour  (a.  : 
chefs  de  la  justice). 

IV.  —  Département  de  la  surveillance  et  des  recherches,  avec,  à  sa 
tête,  le  chef  des  i^aï^  (Raïs-Bachi,  a.  t.),  chargé  de  surveiller  l'exécu- 
tion des  lois,  de  veiller  aux  bonnes  moeurs,  au  respect  de  la  religion  et 
au  contrôle  des  poids  et  mesures  dans  les  bazars. 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


339 


Le  Raïs  Bachi  est  subordonné  au  Cazi-KLalan,  et  a  lui-même  sous 
ses  ordres: 

1 .  Des  mir\as  ; 

2.  Des  )-aïs,  chargés  de  diverses  fonctions. 

Comme  les  autres  dignitaires,  le  Raïs  Bachi  a  une  suite  d'agents  per- 
sonnels. Il  entre  directement  chez  l'Emir,  et  le  Cazi-Kalan  et  nomme 
lui-même  les  fonctionnaires  qui  dépendent  de  lui. 


Samarkaiid.  —  Tchar-Sou  (marché). 

On  recrute  les  fonctionnaires  de  toutes  les  administrations  parmi  les 
fils  des  Beks  et  les  autres  hauts  fonctionnaires  du  pays,  parmi  la  classe 
noble  (kalan-zada,  p.  :  nés  des  grands)  formée  des  descendants  de 
K.hans  et  de  Beks  héréditaires,  ou  souvent  aussi  parmi  les  serviteurs  les 
plus  proches  de  l'Émir.  Ni  les  nominations,  ni  l'avancement  ne  sont 
réglés  par  des  lois  ou  statuts;  tout  dépend  du  bon  plaisir  des  chefs.  A 
l'exception  des  candidats  aux  fonctions  de  Cadis  et  de  Raïs  qui  doi- 
vent étudier  le  Koran  et  la  Charia  dans  les  médressés  supérieures,  les 
fonctionnaires  de  l'État  ne  passent  pas  d'examens.  Les  plus  instruits 
sont  nommés  aux  fonctions  de  mirzas  ;  les  autres  commencent  par  les 
grades  inférieurs  et  avancent  peu  à  peu. 


Administrativement,  le  Khanal  de  Boukhara  comprend  actuellement 


340  BEVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

27  provinces,  qui  formaient  jadis  des  bekats  indépendants  avec,  à  la  tête 
des  Mirs  (altération  de  l'arabe  émir)  ou  Beks  héréditaires,  remplacés 
aujourd'hui  par  des  fonctionnaires  de  Boukhara,  gouverneurs  provin- 
ciaux, à  pouvoir  variable:  les  Beks  des  provinces  de  l'ouest  ont  des 
attributions  plus  limitées  que  ceux  des  provinces  de  l'est. 

Gouverneurs  d'énormes  étendues  avec  une  population  assez  peu  nom- 
breuse :  de  5o  à  Soo.ooo  habitants,  les  Beks  ont  à  leur  disposition 
toute  une  armée  de  fonctionnaires,  nommés  d'ailleurs  par  eux-mêmes. 
Ce  sont  : 

1.  Les  mir^^as  (de  un  à  trois)  ; 

2.  Un  ou  deux  ésaoul-bachi,  du  grade  de  mirakhor  (capitaine)  ou 
toksaba  (lieutenant-colonel)  ; 

3.  Les  ésaouls  (de  un  à  trois  ou  plus)  ; 

4.  5o  à  200  chagiiirt-picha,  de  grades  divers  depuis  le  nouker  jus- 
qu'au mirakhor,  qui  composent  la  suite  du  Bek  et  remplissent  diffé- 
rentes fonctions  ; 

5.  Le  divan-begui,  comptable  des  revenus  et  des  dépenses  ; 

6.  Un  mirchab  ou  préfet  de  police  de  la  ville,  avec  des  chagougart 
(gardiens  de  nuit)  sous  ses  ordres  ; 

7.  Le  toplcht-backi  (t.),  anciennement  commandant  de  la  forteresse 
et  de  l'artillerie,  à  présent  directeur  des  prisons; 

8.  Les  aminanatchi  (a.  t.),  inspecteur  de  l'impôt  {aminana)  sur  les 
ventes  aux  bazars;  les  amalguir  (a.  p.),  percepteurs;  les  aksakal  spé- 
ciaux pour  les  bazars  des  chevaux,  des  moutons  et  des  chameaux,  per- 
cepteurs de  l'impôt  sur  les  bestiaux  vendus  ; 

9.  Les  noiikers,  au  nombre  de  200  à  3oo,  pour  le  service  de  la  poste 
et  la  garde  ; 

10.  Un  drogman  russe  dans  les  provinces  qui  ont  des  garnisons 
russes  ; 

I  I.  Les  mahram,  un  charvatdar,  un  mirakhor-bachi, plusieurs  autres 
fonctionnaires  personnels  et  les  domestiques  inférieurs. 

En  dehors  de  ces  fonctionnaires  que  chaque  Bek  nouveau  amène 
d'habitude  avec  lui  et  qu'il  a  le  droit  de  révoquer  à  son  gré,  le  Bek  a 
auprès  de  lui  cinq  à  quinze  aksakal  nommés  par  l'Émir  parmi  les 
notabilités  locales  et  qui,  restant  en  place  lors  du  changement  du  Bek, 
représentent  ainsi  un  élément  stable  de  l'administration.  Les  aksakal 
sont  chargés  par  les  Beks  de  diverses  fonctions  pour  l'instruction  des 
affaires;  ils  sont  aussi  les  aides  des  amlakdar. 

La  capitale  de  chaque  békat  est  en  outre  la  résidence  d'un  cazi,  qui 
non  seulement  est  indépendant  du  Bek,  mais  est  obligé  de  présenter 
des  rapports,  au  sujet  des  actes  du  Bek,  au  Cazi-K.alan,  son  supérieur 


NOTES   ET   DOCUMENTS 


341 


immédiat  :  ils  jouent  ainsi  le  rôle  de  procureurs,  chargés  de  veiller  à 
l'exécution  des  lois  et  à  la  légalité  des  actes  des  fonctionnaires  admi- 
nistratifs dans  leur  région.  Nommés  par  l'Émir  sur  la  présentation  du 
Cazi-K.alan,  ils  ont  sous  leurs  ordres  : 

1.  Un  mufti,  l'aide  du  cazi  ; 

■j.  Des  mirzas,  de  1  à  3  ; 

3.  De  10  à  3o  moiiilah-a^ini,  délégués  pour  l'instruction  des  affaires; 

4.  Enfin  un  personne!  d'attachés,  comme  d'habitude. 


Samarkatid.  —  Intérieur  de  la  mosquée  d'Oulough  Bek. 


De  même,  le  service  fiscal  dans  chaque  békat  est  indépendant  du 
Bek.  Il  est  assuré  par  le  ^akattchi  nommé  par  le  Divan-Begui  principal 
et  ayant  à  sa  disposition  : 

1.  Des  mirzas  ; 

2.  Des  baijguirs  (p.),  percepteurs  des  impôts  sur  les  marchan- 
dises ; 

3.  Des  ajna/g-»/r5,  percepteurs  de  lazakat,  au  nombre  de  20  à  40,  qui 
prélèvent  l'impôt  aux  bazars,  sur  les  routes  et  les  ponts; 

4.  Un  divan-begui,  comptable. 

5.  Un  personnel  d'attachés. 

Enfin,  la  surveillance  générale  des  coutumes  religieuses,  de  la  pro- 
preté des  marchés  et  des  poids  et  mesures  des  marchands,  est  confiée 


342  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

dans  chaque  békat  à  un  raïs,  choisi  par  l'Émir,  sur  la  présentation  du 
Raïs-Bachi,  parmi  les  personnages  sachant  le  Qoran  et  le  droit  et  qui  ont 
la  réputation  de  bons  Musulmans.  Les  raïs  forment  en  même  temps  le 
personnel  de  la  police  secrète  qui  surveille  les  fonctionnaires,  ainsi  que 
les  particuliers.  Les  imams  des  mosquées  et  leurs  aides,  les  a\ans  (a.), 
sont  subordonnés  au  raïs  et  surveillent,  à  leur  tour,  les  médressés  et 
les  méktebs. 

Le  Raïs  a  sous  ses  ordres  : 

1.  Un  mufti,  son  aide  ; 

2.  Des  moullah-azim  ; 

3.  Un  divan-begui  ; 

4.  Un  personnel  d'attachés. 

La  deuxième  division  administrative  du  pays  est  le  district  ou  amlak 
dont  chaque  békat  comprend  de  3  à  25,  avec  un  amlakdar  (a,  p.  = 
chef  de  district)  à  la  tète  du  chacun.  Trois  békats  de  l'est  :  les  békats 
de  Koulab,  de  Darvaz  et  de  Karateguin,  ont  conservé,  en  outre  d'autres 
divisions,  celles  des  régions  occupées  par  les  Tadjik,  qui  ont  à  leur 
tète  des  chah  (p.  =  rois),  élus  par  la  population  parmi  la  noblesse  héré- 
ditaire ;  ces  chah  élus  et  confirmés  ensuite  par  le  Bek  peuvent  être  des- 
titués par  la  population  mécontente,  qui  procède  alors  à  de  nouvelles 
élections. 

Les  amlakdar,  chefs  de  districts,  remplissent  des  fonctions  adminis- 
tratives, policières  et  fiscales  à  la  fois.  En  dehors  des  aksakal  dont  il 
était  question  plus  haut,  chaque  amlakdar  a  sous  ses  ordres  : 

1.  Un  mirza; 

2.  Un  ésaoul-bachi,  adjoint  du  chef  de  district; 

3.  Le  divan-begui,  comptable; 

4.  Le  mirchab  ou  directeur  de  police  ; 

5.  Des  aminantchi,  des  amalguir  et  des  aksakal  de  bazar,  pour  les 
impôts  ; 

6.  Un  aryk  aksakal  (t.  =  inspecteur  des  canaux),  chef  de  l'irriga- 
tion ; 

7.  Des  mirab  (p.  =  chefs  de  l'eau),  fonctionnaires  surveillant  l'arro- 
sage et  la  distribution  de  l'eau  ; 

8.  10  à  20  noukers  ; 

9.  Enfin,  le  personnel  domestique. 

L'unité  administrative  inférieure,  le  kychlak  ou  aoul,  est  régie  par  le 
ming-bachi  (t.^  chef  de  mille);  plusieurs  kychlak  ou  aoul  ont  à  leur 
tête  un  aksakal;  les  deux  fonctions  sont  éligibles  avec  confirmation 
par  le  Bek;  leur  avancement  dépend  de  l'Émir  lui-même. 

Les  baillis  des  villages  tadjiks,  élus  également,  portent   le    nom  de 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


343 


arbab  (a.   =  maître).  Enlin    les    nomades  et  les  éleveurs  de  moutons 
ont  des  chefs  élus,  spéciaux,  appelés  Il-be^ui  {chef  de  tribus). 


Le  nombre  total  des  fonctionnaires  etemployés  d'État  atteint  So.ooo 


Samarkand. 


Tombeau  de  Tamerlan. 


personnes  sur  un  ensemble  de  population  n'excédant  pas  3  millions.  La 
majorité  de  ces  fonctionnaires  n'ont  pas  de  traitement  fixe.  Ceux  qui  ont 
la  gestion  des  deniers  publics,  impôts,  amendes  et  autres,  sont  tenus  de 
fournir  chaque  année  au  trésor  une  somme  d'argent  déterminée  ;  ils  pré- 
sentent en  même  temps  le  compte  de  leurs  dépenses  pour  entrelien 
personnel.  Les  autres  reçoivent  la  nourriture  et  le   logement  pour  eux 


344  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

et  leur  famille,  outre  plusieurs  khalat  {a.^:  manteaux),  chaque  année, 
du  chef  sous  les  ordres  duquel  ils  se  trouvent.  Enfin  ils  bénéficient 
d'un  revenu  particulier,  la  tankhah.  Par  lankhah  il  faut  entendre  la  con- 
cession de  l'impôt  de  la  parcelle  de  terre  qu'une  paire  de  bœufs  suffit 
pour  labourer.  L'importance  du  revenu  ainsi  constitué  comme  traitement 
va  en  augmentant  avec  la  situation  du  bénéficiaire  :  un  simple  nouker 
ne  reçoit  qu'une  seule  tankhah;  un  karaoul-begui  (lieutenant)  en  aura  6, 
c'est-à-dire  le  revenu  de  6  parcelles  de  terre, un  mirakhor  (capitaine),  i3  ; 
un  biy,  1 8,  et  ainsi  de  suite.  Les  cultivateurs,  propriétaires  ou  fermiers  de 
ces  lankhah  se  trouvent  inévitablement  dans  une  situation  plus  ou 
moins  voisine  du  servage  vis-à-vis  des  détenteurs  de  la  concession. 

Quelques  fonctionnaires  en  petit  nombre  reçoivent  des  appointe- 
ments fixes,  mais  si  insignifiants  en  même  temps,  qu'ils  ne  peuvent 
pas  suffire  à  leur  entretien.  Ainsi,  les  mirzas  de  la  Chancellerie  reçoi- 
vent un  traitement  de  6  roubles  (i6  frs.)  par  mois,  plus  i  rb.  5o  kop. 
(4  frs.)  pour  les  frais  d'entretien  de  2  chevaux.  L'ésaoul-bachi  du 
grade  de  toksaba  (lieutenant-colonel)  reçoit  7  rb.  80  kop.  (20  frs.) 
plus  6  rb.  pour  l'entretien  de  3  chevaux.  Le  premier  PZsaoul-Bachi  au- 
près du  Kouch-Begui  reçoit  10  rb.  80  kop.  et  autant  pour  les  frais  d'en- 
tretien de  5  chevau.x.  Dans  le  service  de  l'Émir  lui-même  les  traitements 
ne  sont  pas  plus  importants. 

Les  cazi  et  les  raïs,  qui  ne  reçoivent  pas  non  plus  de  traitement  fixe, 
ont  pour  bénéfice  le  produit  des  amendes  perçues  pour  contraventions; 
les  cazi  gardent  en  outre  les  sommes  perçues  comme  droits  spéciaux 
dans  les  transactions  commerciales  et  dans  les  partages  des  successions. 
L"Émir  ayant  renoncé  à  la  connaissance  des  affaires  dépassant  2.000 
roubles  en  faveur  du  Cazi-K.alan, celui-ci  se  fait  jusqu'à  100.000  roubles 
par  an. 

En  présence  du  chiffre  dérisoire  des  traitements  d'une  part  et  du  sys- 
tème administratif  de  fermage  d'autre  part,  la  nécessité  de  rechercher 
d'autres  sources  de  revenus  s'impose  aux  fonctionnaires.  Aussi,  est-il 
d'habitude  générale  que  ceux  des  personnages  administratifs  qui  ont  à 
fournir  au  trésor  une  somme  déterminée  d'argent  et  des  quantités  fixes 
de  blé,  de  bestiaux,  d'étotîes,  etc.,  s'approprient  ce  qu'ils  réussissent  à 
percevoir  en  sus.  Souvent  d'ailleurs  et  notamment  dans  plusieurs  békats 
de  l'est  de  Boukhara,  l'usage  s'est  établi  d'affermer  administrativement 
desrégions  entières  à  des  particuliers.  Aucun  contrôle  n'existe,  les  plain- 
tes des  contribuables  restant  d'habitude  sans  suite  à  cause  de  la  solida- 
rité des  membres  de  l'administration.  D'où  de  nombreux  abus,  qui 
s'étendent  à  la  vente  des  titres  et  grades  inférieurs  par  les  supérieurs, 
sans  parler  des  amendes  administratives.  Il  arrive  parfois  que  les  habi- 
tants se  révoltent  contre  les   administrations  locales   et  massacrent  les 


NOTES    ET   DOCUMENTS 


345 


fonctionnaires.  Ces  rébellions  sont  punies  sans  pitié,  mais  en  même 
temps  on  révoque  les  fonctionnaires  responsables  et  leurs  biens  sont 
séquestrés  au  profit  de  l'Émir. 


Les  impôts  ne  sont  pas  seulement  perçus  irrégulièrement;  ils  n'ont 
plus  leur  caractère  islamique  original.  La  zakat  ne  représente  plus  une 


Samarkand.  —  Détails  du  Goumbaz  de  la  Mosquée  de  Chir-Dar. 


dîme  aumonière,  mais  un  revenu  d'État.  Les  dérogations  à  la  loi  mu- 
sulmane sont  nombreuses  et  se  produisent  aussi  bien  dans  la  réparti- 
tion que  dans  la  perception  des  impôts.  D'autres  impôts  irréguliers 
sont  venus  s'ajouter  à  la  zakat. 

XIV.  23 


346  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

Voici  la  liste  complète  des  impositions  en  usage  dans   le  Khanat  de 
Boukhara  : 

1.  Zakat.  10.  Kafsan  ou  Pandj-sira. 

2.  Kharadj.  u-  Mirab-ana. 

3.  Le  zakat-tchekana.  12.  K.afsan-Dargha. 

4.  Koch-pouly.  i3.  Aminana. 

5.  Yak-sira.  14.  Djezié. 

6.  Assia-pouly.  i5.  Badj  et  Badjguir. 

7.  Abydjouvaz-pouly.  16.  Droits   de  traversée   sur  les 

8.  Tanap-pouly.  fleuves. 

9.  Alaf-pouly.  17-  Divers  impôts  locaux. 

De  tous  ces  impôts,  la  ^akat,  le  kharadj,  Vaminana  et  \a.dje^ié,  seuls 
vont  en  entier  au  trésor  d'État  ;  les  autres  sont  en  partie  réservés  à 
l'Émir  et  en  partie  attribués  au  personnel  de  l'administration. 


La  !{akat,  teWe  qu'elle  fut  réorganisée  parlegouvernement  de  Boukhara 
en  1902,  s'applique  de  la  manière  suivante  : 

On  prélève  i  mouton  —  sur  5  chameaux  ne  servant  pas  au  trans- 
port et  passant  la  plus  grande  partie  de  l'année  au  pâturage  ;  i  mouton 
ou  I  chèvre  sur  40  moutonsou  chèvres  et  jusqu'à  100  têtes;  depuis  ici 
et  jusqu'à  201  têtes,  la  zakat  est  de  2  moutons  ou  2  chèvres  ;  au-dessus, 
I  mouton  ou  i  chèvre  sur  chaque  centaine.  En  dehors  de  cette  zakat, 
on  perçoit,  pendant  les  années  qui  suivent  celle  du  recensement  du  bé- 
tail jusqu'au  recensementnouveau,  une  zakat  complémentaire,  nommée 
toul  pour  l'accroissement  supposé  :  le  toul  est  d'un  demi-mouton  ou 
d'une  demi-chèvre  sur  5oo  à  900  têtes  ;  au-dessus,  il  est  d'une  demi-bête 
par  5oo  têtes. 

On  prélève  la  zakat,  partie  en  argent,  partie  en  nature,  d'après  l'esti- 
mation suivante,  instituée  depuis  longtemps  par  le  gouvernement  de 
Boukhara  : 

Un  mouton  =  33  tenkas  (i)  =  4  roubles  95  kopeks  =  i3  fr. 

(i)  Les  monnaies  de  Boukhara  sont  les  suivantes  : 

Monnaie  d'or  :  la  tilla,  dont  le  cours  légal  est  de  4  rb.  (10  fr.  65  c),  mais 
la  valeur  courante  =  6  rb.  80  kop.  (18  fr.). 

Monnaie  d'argent  :  la  tenka  ou  tenga  =  i5  kop.  (40  cent.). 

Monnaiesdecuivre  :1a  mira—  10,6  cent,  -jlapaïsaoa  yarim-mira  ^^  5,3  cent, 
et  la  vouli  =  0,7  cent. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  847 

Une  chèvre    =    i8    tenkas  =  2  roubles  70  kopeks  =  7  fr. 

En  réalité  on  prend  habituellement  le  mouton  à  la  place  de  la  chèvre, 
ce  qui  n'est  pas  indifférent. 

Le  revenu  obtenu  ainsi  peut  être  évalué  approximativement  pour  le 
Khanat  entier  de  la  façon  suivante  : 

Sur  12.000.000    de   moutons  et  de    brebis,  à  une 
tête  par  centaine 600.000  roubles 

Sur  2. Soo.ooo  chèvres,  à  une  tète  par  centaine.     .      75.000      » 

675.000      » 
=  1.795.500  francs 


La  perception  de  Timpôt  est  confiée  à  des  fonctionnaires  spéciaux, 
surveillés  directement  par  les  amiakdar  (chefs  de  districts)  et  par  le 
Bek  lui-même.  Ils  procèdent  au  recensement  en  parcourant  \esaouls  et 
les  kychlak  et  dressent  séparément  des  listes  de  chaque  catégorie  de 
bétail.  Ces  inventaires  se  font  à  des  intervalles  variables,  par  ordre  des 
autorités  locales,  ou  à  la  suite  d'une  demande  des  habitantsd'une  région 
en  cas  d'épizootie,  etc.  Les  listes  ainsi  composées  sont  présentées  aux 
Beks  qui  nomment  ensuite  les  receveurs,  le  plus  souvent  leurs  fils  ou 
des  parents. 

On  procède  au  prélèvement  de  la  zakât  en  été,  pendant  les  mois  de 
juin,  de  juillet  et  d'août. 

Les  receveurs  fixent  pour  chaque  district  une  date  à  laquelle  l'am- 
lakdar  est  obligé  de  verser  la  zakat  prélevée  par  lui  d'après  les  listes,  et 
ils  la  transmettent  au  Bek.  Mais  les  Beks  ne  sont  eux-mêmes  pas  tenus 
de  fournir  des  justifications.  Les  listes  sont  considérées  comme  pro- 
priété privée  du  Bek.  Il  n'y  a  donc  pas  de  contrôle  du  pouvoir  central, 
et  les  sommes  que  les  Beks  versent  au  trésor  de  l'Emir  sont  en  pro- 
portion de  leur  honnêteté,  du  degré  de  leur  parenté  ou  de  l'importance 
de  leurs  relations.  Il  arrive  cependant  que  l'Emir,  prévenu  par  les  rap- 
ports secrets  des  Cazis  ou  des  Raïs,  refuse  d'accepter  les  explications 
d'un  Bek  au  sujet  de  mauvaises  récoltes,  calamités,  etc.,  et  exige  un 
envoi  de  fonds  complémentaires. 

Lors  de  l'annexion  au  Khanat  de  Bokhara  du  bekat  de  Karatègue, 
K.houdaï-Nazar-Bek-Atalyk,  le  dernier  Bek  indépendant  de  Karatègue, 
s'est  réservé  le  droit  de  prélever  la  zakat  dans  les  bekats  de  Guissar, 
de  Kourghan-Tubin,  de  Dénaou  et  de  Baldjouan,  avec  affectation  de 
la  recette  entière  à  son  destourkhan  (à  sa  «  table  »).  Les  privilèges  du 
Bek  de  Karatègue,  très  amoindris,  subsistent  encore  aujourd'hui  :  il 
prélève  l'impôt  comme  avant,  mais  ses  revenus  personnels  se  bornent 


348  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

au  produit  de  la  zakai  du  bekat  de  Kourghan-Tubin,  le  moins  impor- 
tant de  tous. 


En  dehors  de  cette  savaïm  \akat  (zakat  du  bétail),  il  existe  dans  le 
K.hanat  de  Boukhara  les  zakat  suivantes  qui  modifient  le  caractère  même 
de  la  zakat  en  la  changeant  en  un  impôt  général. 

I*  On  prélève,  sur  toute  marchandise  dont  la  valeur  dépasse 
200  tenkas,  une  zakat  se  montant  à  1/40  de  son  prix  au  marché, 
pour  les  marchands  musulmans  et  pour  les  sujets  russes,  et  égal  à  1/20 
pour  tous  les  autres  non-musulmans.  Le  montant  total  de  cet  impôt 
ne  peut  être  évalué  qu'approximativement  d'après  le  chiffre  total  de  la 
zakat  du  pays. 

■2°  La  zakat  sur  tout  argent  importé:  son  taux  est  de  1/70  pour  les 
Musulmans  et  de  i/35  pour  les  autres  ;  les  sujets  russes  seuls  en  sont 
exemptés. 

3°  Enfin  une  autre  zakat  encore,  instituée  depuis  10  à  12  ans,  se  rap- 
porte aux  chargements  de  blés  et  s'élève  à  : 

60  tenkas  =  24  fr par  wagon  de  riz. 

45       »       =  18  fr »         »      de  froment. 

35        »       =  14  fr »  »       d'orge. 


ZAKAT-TCHEK.ANA 

Cet  impôt  atteint  les  propriétaires  de  petits  troupeaux,  de  moins  de 
40  moutons  ou  chèvres,  exemptés  légalement  de  la  zakat.  Des  hommes 
de  confiance  spéciaux  sont  chargés  par  les  Beks  de  la  perception  de  cet 
impôt  dont  le  taux  s'élève  à  une  demi-tenka  (20  centimes)  par  chaque 
mouton  et  au  quart  d'une  tenka  (10  centimes)  par  chèvre. 


Cet  impôt  foncier  est  actuellement  dans  le  Khanat  la  source  de  re- 
venus la  plus  importante. 

Le  kharadj  grève  les  produits  du  sol  ainsi  que  la  terre  elle-même,  et 
dépend  quant  à  son  taux,  comme  dans  tous  les  pays  musulmans,  du 
caractère  des  droits  que  le  cultivateur  possède  sur  la  terre  occupée  par 
lui.  Sous  ce  rapport,  les  anciennes  subdivisions  des  terres,  instituées 
dans  les  premiers  siècles  de  l'Islam,  ont  subi,  dans  le  Khanat  de  Bou- 


NOTES    ET    DOCUMENTS  349 

khara  des  changements  considérables,  et  on  y  trouve  actuellement  les 
catégories  de  terres  suivantes  : 

A.  Les  terres  de  l'État,  amlak,  qui  sont  considérées  comme  détenues 
en  jouissance  temporaire  par  des  particuliers  et  qui  sont  grevées  d'une 
sorte  d'impôt  de  fermage  s'élevant  à  i/5  jusqu'à  1/4  de  la  récolte  et  pré- 
levé en  argent. 

B.  Terres  appartenant  à  des  particuliers  à  titre  privatif,  mulk.  Les 
propriétaires  de  ces  terres  doivent  posséder  un  titre  gardé  dans  les  ar- 
chives gouvernementales.  Les  terres  mulk  se  subdivisent  en  : 

1°  Mulk-khouri-khalis  ou.  terres  blanchies  exemptées  entièrement  des 
impôts,  en  dehors  de  l'obligation  de  fournir  des  ouvriers  pour  le  net- 
toyage des  aryk  (canau.x)  ; 

2»  Mulk-Ouchria  ou  terres  qui  payent  i/io  (en  arabe  «  ouchr  »)  de  la 
récolte;  on  prélève  cet  impôt  en  argent; 

30  Mulk-Kharadji,  ces  terres  sont  grevées  d'un  impôt  s'élevant  à  i/5 
de  la  récolte  et  payé  en  nature. 

C.  Terres  Vakf  qui  ne  payent  pas  d'impôt  et  qui  emploient  leurs 
revenus  entièrement  suivant  l'affectation.  Une  partie  de  ces  terres  nommée 
Deh-Yak  (en  persan  :  un  de  dix)  employent  1  10  de  leur  revenu  à  des 
«uvres  pieuses. 

Les  terres  vakf  ne  peuvent  être  vendues,  ni  données  à  titre  gratuit, 
ni  héritées;  elles  ne  peuvent  pas  retourner  à  l'État.  Mais  les  terres 
mulk  peuvent  être  constituées  en  vakf,  par  un  acte  spécial,  et  les 
terres  de  l'Etat,  amlak,  peuvent  être  transformées,  par  rachat  ou  à  titre 
gratuit  par  décision  spéciale  de  l'Emir,  en  propriété  individuelle,  mulk. 

La  perception  du  kharadj  se  fait  de  la  façon  suivante  : 

Au  moment  de  la  récolte,  Vamlakdar  envoie  des  fonctionnaires 
spéciaux  nommés  darogha,  titre  mongol  qui  s'applique  ailleurs  aux 
chefs  de  police,  chargés  de  surveiller,  chacun  dans  sa  circonscription, 
le  produit  de  la  récolte  jusqu'au  moment  de  l'estimation  de  son  impor- 
tance. 

Le  blé  déposé  sur  le  khirman  (l'aire)  est  battu  et  ensuite  versé  en 
tas,  sous  l'oeil  vigilant  du  darogha  et  de  ses  aides,  qui  surveillent,  le 
jour,  le  battage  et,  la  nuit,  les  graines  sur  l'aire.  A  la  fin  des  travaux,  le 
darogha  scelle  les  tas  en  posant  sur  chacun  une  sorte  de  cachets  en 
argile  ou  en  bois,  représentant  un  carré  de  i  verchok  (i)  de  côté  ou  un 
rond,  de  i  verchok  de  diamètre  également,  avec  le  nom  du  darogha 
gravé  ou  une  autre  marque.  On  met  ces  sceaux  dans  le  tas  à  une  distance 
déterminée  les  uns  des  autres  et  à  une  hauteur  déterminée,  les  impres- 

(i)  Le  verchok,  mesure  de  longueur  russe,  est  le  seizième  de  l'archine 
(o  m.  711). 


350  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

sions  devant  être  toujours  au  niveau  de  la  surface  du  tas.  Après  cette 
opération,  on  enlève  les  gardes  :  il  serait  facile  de  constater  un  vol  par 
le  déplacement  des  cachets.  En  ce  cas  la  responsabilité  retombe  sur  le 
propriétaire,  qui,  en  dehors  d'une  forte  amende,  encourt  d'autres  peines. 
.  L'amiakdar,  averti  de  l'achèvement  du  scellage,  se  transporte  lui- 
même  sur  les  lieux,  ou  bien  envoie  des  hommes  de  confiance  pour 
exarniner  chaque  tas  et  établir  la  quantité  de  grain  qu'il  contient;  on 
prend  comme  base  de  l'estimation  un  batman,  mesure  de  poids  dont 
l'importance  varie  selon  les  régions  de  8  à  i6  et  même  à  i8  pouds. 
L'amiakdar  communique  au  cultivateur  le  résultat  de  l'examen,  qui  est 
rarement  impartial;  si  celui-ci  ne  consent  pas  et  indiqueun  autre  chiffre, 
on  s'adresse  à  Vamin  (le  bailli  de  village),  au  ming-bachi  ou  à 
Vaksakal  pour  servir  d'arbitre.  Dans  la  plupart  des  cas  les  deux  parties 
acceptent  son  jugement  et  ce  n'est  que  rarement,  quand  il  s'agit  des 
agriculteurs  riches  et  influents,  que,  le  désacord  persistant,  on  procède 
au  pesage  des  blés. 

Le  chiffre  de  la  récolte  définitivement  établi,  l'amiakdar  porte  dans  les 
livres  de  kharadj  le  montant  de  l'impôt  de  chaque  cultivateur.  Le 
kharadj  en  nature  est  perçu  de  suite  ;  tandis  qu'on  recueille  le  kharadj 
en  argent  pendant  l'hiver,  suivant  les  «  prix  d'Emir»  établis  par  l'admi- 
nistration centrale.  Pour  les  fixer,  les  Cadis  conjointement  avec  les 
Raïs  notent  la  mercuriale  du  blé  aux  trois  premiers  marchés  qui  ont 
suivi  l'estimation  et,  après  avoir  calculé  les  prix  moyens,  les  envoient 
au  kouch-begui  à  Boukhara.  Ce  dernier  les  arrête  sur  l'avis  du  cazi- 
kalan  et  les  renvoie  aux  cadis  qui  les  communiquent  aux  Beks.  C'est, 
alors  seulement  que  les  Beks  annoncent  par  les  amiakdar  «  les  prix 
d'Emir  »  avec  ordre  de  payer  le  kharadj  selon  ces  prix  et  suivant  les 
rôles. 

Les  cazis  et  les  raïs  sont  intéressés  par  les  Beks,  à  noter  des  prix 
supérieurs  à  la  réalité.  Il  arrive  ainsi  que  les  contribuables  payent  jus- 
qu'à 5o  ou  60  tenkas  le  batman  d'orge  qui  ne  coûte  au  bazar  que  3o  à 
40  tenkas.  La  différence  des  prix  fait  le  profit  personnel  des  Beks  et 
des  amiakdar. 

On  peut  estimer  le  chiffre  total  du  kharadj  obtenu  ainsi  dans  le  Khanat 
de  Boukhara  à  4  ou  6  millions  de  roubles,  sans  beaucoup  se  tromper. 

TANAP-pouLY(t.  —  argent  de  tanap) 

Les  champs  de  trèfle  sur  lesquels  les  indigènes  cultivent  la  luzerne  de 
Turkestan  qui  leur  rapporte  cependant  beaucoup,  ne  peuvent  être  frap- 
pés de  kharadj  :  leur  impôt  spécial  s'élève  à  ^tenkas  (i  fr.  60)  par  ta- 
nap (1/6  d'hectare  environ). 


NOTES   ET   DOCUMENTS  35 I 


ALAF-POULY  (a.  t.  =  argent  de  pâturages) 

Les  jardins  fruitiers  et  les  vignes  payent  aussi  un  impôt  particulier, 
le  Alaf-Pouly  ;  leurs  propriétaires  ont  à  payer  i6  à  20  tenkas  par  an 
pour  chaque  tanap  de  terre. 

KAFSAN  ou   PANDJ-SIBA 

C'est  une  imposition  au  profit  de  l'àmlakdar  ;  elle  consiste  en  prélè- 
vement d'un  poud  de  froment  par  batman  (8  à  16  pouds),  en  dehors 
du  kharadj. 

KOCH-POULY 

Le  Koch-Pouly  est  l'impôt  sur  les  bétes  de  somme.  Il  est  prélevé  au 
printemps  avant  le  commencement  des  travaux  des  champs  et  s'élève  à 
4  tenkas  par  paire  de  chevaux  et  à  8  tenkas  par  paire  de  bœufs. 

YEK.-SIBA  (p.  =  seul,  à  la  fois) 

En  dehors  du  Koch-Pouly,  les  bétes  de  somme  font  l'objet  d'un 
impôt  appelé  Yak-Sira,  qui  représente  l'équivalent  en  argent  d'un  batman 
de  froment  de  8  à  12  pouds  (de  2  roubles  et  demi  à  5  roubles)  pour 
chaque  paire  de  bêtes,  chevaux  ou  bœufs.  Les  agriculteurs  qui  ne  pos- 
sèdent qu'une  seule  bête  de  somme  ne  sont  pas  exemptés  de  cet 
impôt. 

MIRAB-ANA 

Cette  contribution  est  payée  au  inirab  (fonctionnaire  qui  dirige  la 
répartition  de  l'eau  sur  les  champs  d'une  région)  et  consiste  dans  le 
paiement  d'un  batman  de.  grains  ou  de  son  équivalent  en  argent  d'après 
les  prix  de  marché,  pour  chaque  paire  de  bêtes  de  somme. 

AssiA-pouLY  (p.  t.  =  argent  de  moulin) 

Les  moulins  à  eau  sont  imposés  comme  établissements  industriels; 
ils  payent  20  à  100  tenkas  (3  à  i5  roubles),  suivant  leur  chiffre  d'af- 
faires. 

ABYDJOUVAZ-POULY 

Le  même  impôt  sous  un  autre  nom  s'applique  aux  moulins  à  pilons 
pour  piler  le  riz  et  le  millet;  il  s'élève  aussi  à  20  à  100  tenkas  par 
moulin. 


352  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 


Les  transactions  sur  les  marchés  font  l'objet  d'une  imposition  spé- 
ciale perçue  par  Vaminanatchi  et  ses  adjoints,  ou  bien  par  un  fermier 
concessionnaire.  L'un  et  l'autre  sont  chargés  d'entretenir  la  propreté 
du  marché.  Cet  impôt,  qui  fournit  un  rendement  considérable  malgré  le 
nombre  des  surveillants  nécessaires  sur  tous  les  marchés,  a  comme 
tarif: 

1.  Pour  un  batman  de  coton  5  tenkas  et  demie. 

2.  —  de  laine  7  tenkas. 

3.  —    les  peaux  de  karakoul  2  p.  100  de  leur  valeur. 

4.  Sur  le  thé,  l'indigo,  la  mousseline 

anglaise  10  p.  100  de  leur  valeur, 

5.  Pour  chaque  cheval  vendu  i  tenka  2  pouli. 

6.  —  chameau  —  2  tenkas. 

7.  —  ichak        —  I  demi-tenka. 

8.  —  tête  des  bêtes  à  corne  20  poulis  à  i  tenka. 

9.  —  mouton  24  pouli. 

BADJ  ou  BADJGUIR 

Des  droits  spéciaux  sont  prélevés  sur  toutes  les  caravanes  et  sur  les 
troupeaux  qui  passent  de  l'est  du  pays  à  l'ouest,  et  inversement,  à  l'ex- 
ception des  piétons,  des  militaires  et  des  fonctionnaires  de  l'adminis- 
tration. 

Deux  douanes  [badjguir-khana)  sont  installées  dans  ce  but,  l'une 
sur  le  fîeuve  Vakhcha  auprès  du  kychlak  Nourek,  et  l'autre  à  côté  du 
kychlak  Merchad  dans  le  bekat  de  Dénaou.  On  afferme  d'habitude 
pour  10.000  roubles  ces  deux  douanes,  dont  les  recettes,  sont  attribuées, 
l'une  au  Bek  de  Karateguin,  l'autre  à  l'entretien  du  Divan-Begui  (mi- 
nistre des  finances). 

Le  tarif  du  badj  est  de  : 

1.  Par  chaque  chameau  chargé,  2     tenkas. 

2.  —  cheval  —  i  — 

3.  —  ichak  —  1/2       — 

4.  —  vache  —  1/2       — 

Les  animaux  de  charge  non  chargés  ne  payent  que  demi-tarif. 

DROITS    DE   TRAVERSÉE 

Un  droit  spécial  est  perçu  pour  les  traversées  des  fleuves  dans  les 
endroits  où  existent  des  calques  indigènes.  Cet  impôt  est  aussi  affermé 


NOTES   ET    DOCUMENTS  353 

pour  une  somme  d'argent  fixe  avec  obligation  pour  le  fermier  d'entre- 
tenir avec  exactitude  les  calques  et  les  hoitpsars  [\).  On  prélève  : 


I. 

Pour 

un   homme 

8  poulis. 

2. 

—               avec  un  cheval 

I  tenka. 

3. 

— 

un  chameau 

I  tenka. 

4- 

— 

une  vache 

6  poulis. 

5. 

— 

un  ichak 

i6  340  poulis. 

KAFSAN-DAROGHA 

C'est  une  imposition  instituée  au  profit  des  daroghas,  fonctionnaires 
qui  notent  et  mettent  les  cachets  sur  les  récoltes.  L'importance  de  cet 
impôt  n'étant  pas  fixée,  il  dépend  de  l'entente  du  darogha  avec  les 
agriculteurs. 

DJEZIÉ 

Les  Juifs  de  Boukhara,  les  Hindous,  les  Tziganes,  en  général,  les 
non-Musulmans  (à  l'exception  des  Russes)  qui  ont  atteint  leur  majo- 
rité payent,  en  dehors  des  impôts  et  contributions  que  doivent  les 
Musulmans,  un  impôt  spécial  de  dje\ié  (Djeziya).  L'importance  de  la 
djezié  varie  de  12,  24  à48  tenkas  suivant  les  ressources  du  contribuable. 

Dans  les  Békats"  particuliers,  différents  petits  impôts  locaux  se  juxta- 
posent à  ces  impôts  d'un  caractère  général.  Le  mouchtak-poul^  un 
droit  sur  chaque  caïque  chargé  à  l'embarcadère,  existe,  depuis  dix  ans, 
dans  le  Békat  de  Kourghan-Tubin;  le  soii-poul  (t.  =  argent  d'eau, 
droit  sur  le  transport  des  marchandises  par  eau)  et  \eyol-poul,  en  turc 
«  argent  de  route  »,  droit  sur  le  transport  des  marchandises  par  voie 
de  terre,  existent  dans  plusieurs  autres  Békats  ;  beaucoup  d'autres 
existent  ailleurs. 

Il  faut  ajouter  pour  compléter  le  tableau  des  impôts,  que  la  popula- 
tion de  Boukhara  est  tenue  d'accomplir,  en  dehors  de  toutes  les  contri- 
butions, des  prestations  en  nature  de  deux  sortes  : 

L  Pour  l'entretien  des  canaux,  tous   les   habitants  sont  obligés  de 

(i)  Les  calques  sont  des  barques  à  fond  plat,  de  construction  indigène, 
dont  les  plus  grandes,  les  kimés,  peuvent  transporter  des  chargements  de 
2  à  3.000  pouds,  les  plus  petites  jusqu'à  200  pouds. 

Les  houpsars  sont  des  peaux  remplies  d'air  ;  réunies  par  8  à  20  et  consoli- 
dées au  moyen  de  perches  en  bois,  elles  forment  des  radeaux,  amat,  qui  peu- 
vent soulever  3o  à  40  pouds.  On  les  emploie  surtout  pour  les  trajets  où  les 
cataractes  ne  permettent  pas  aux  caïques  de  passer. 


334  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

venir,  deux  à  trois  fois  par  an,  avec  des  bêclies  et  brancards;  mais 
l'usage  de  ces  derniers  n'étant  pas  connu  dans  beaucoup  d'endroits, 
on  apporte  des  paniers,  et  ceux  qui  n'en  ont  pas  transportent  la  terre 
dans  les  pans  de  leur  khalat. 

II.  Pour  l'entretien  des  routes  et  des  ponts  dont  la  réparation  se 
fait  suivant  les  besoins,  sur  l'ordre  et  sur  les  indications  des  autorités 
locales. 


Le  chiffre  total  des  impôts  et  contributions  exigés  des  habitants 
du  Khanat  reste  inconnu.  Les  Belcs  et  les  zakattchi  tiennent  secret 
le  chiffre  de  leurs  recettes  et  les  livres  de  kharadj  sont  invisibles. 
Aucune  statistique  n'existe.  D'après  les  chiffres  officiels,  le  rendement 
des  impôts  de  toute  nature  ne  s'élèvent  qu'à  2.000.000  de  roubles  et 
demi. 

L'entretien  de  l'armée  absorberait    .     .     .     1 .5oo. 000  roubles 
La  liste  personnelle  de  l'Emir  et  la  repré- 
sentation du   Khanat goo.ooo       — 

L'entretien  du  clergé 100.000      — 

2.5oo.ooo 

Mais  les  auteurs  compétents,  Arandareno,  Goubarevitch-Badobylski, 
ont  été  amenés  par  l'étude  du  système  des  impôts  et  de  la  situation 
économique  à  évaluer  le  rendement  total  de  l'impôt  pour  le  gouverne- 
ment à6  ou  8.000.000,  non  compris  les  sommes  restant  entre  les  mains 
des  fonctionnaires. 

En  l'absence  de  données  statistiques,  on  a  essayé  des  déterminations 
approximatives  par  un  procédé  curieux. 

Pour  expédier  le  produit  des  impôts  à  l'Emir,  les  Beks  en  chargent 
des  chevaux,  et  cela  d'une  façon  invariable  dans  le  Khanat  entier  au 
moins  en  ce  qui  concerne  les  pièces  d'argent.  On  met  les  tenkas  dans 
des  sacs  de  cuir  spéciaux  qui  peuvent  en  contenir  5.ooo  ;  on  place  ces 
sacs  par  deux  sur  un  cheval,  de  sorte  que  chaque  cheval  est  porteur 
de  10.000  tenkas  (i.5oo  roubles).  En  suivant  donc  dans  différents 
bekats  pendant  une  série  d'années  ces  caravanes  composées  de  plusieurs 
dizaines  de  chevaux  chargés,  accompagnés  d'une  escorte  armée  impor- 
tante qu'on  ne  peut  pas  dissimuler,  il  était  possible  d'établir  approxi- 
mativement ce  que  l'Emir  reçoit  annuellement.  L'erreur  plus  ou  moins 
grande  dépend  de  la  proportion  des  monnaies  d'or  et  des  billets  de 
banque,  et  des  quantités  de  blé,  d'étoffes,  etc.,  qui  échappent  au  calcul. 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


355 


Cette  estimation   évaluative    conduit    aux   chirt'res  suivants  pour  les 
ay  békats. 

Békat  de  K.ouiab 35o.'ooo  roubles 

—  Karateguin 600.000  — 

—  Baldjouan 450.000  — 

—  Guissar 600.000  — 

—  Tchardjouï 400.000  — 

—  Kabaklin So.ooo  — 

—  Nouratin 200.000  — 

—  Kerminé Soo.ooo  — 

—  Ziatdin 200.000  — 

—  Chahriziab 5oo.ooo  — 

—  Kitab 200.000  — 

—  Yakka-Bah iSo.ooo  - 

—  Gouzar    . Soo.ooo  — 

—  Karchi     .........  ôoo.ooo  — 

—  Tciiiraktchi 200.000  — 

—  Baysoun i5o.ooo  — 

—  Chirabad i5o.ooo  — 

—  Kerki Soo.ooo  — 

—  Denaou 200.000 

—  Kabadian 100.000  — 

—  Kourghan-Tubin 60.000  — 

Darvaz 25. 000  — 

—  Khotyrtchi 200.000  — 

—  Boukhara ySo.ooo  — 

—  Karakoul 100.000  — 

—  Bourdalyk i  So.ooo  — 

—  Kelyf So.ooo  — 

Total 8.000.000  — 


En  ajoutant  à  cette  somme  la  recette  des  zakaitchis  qui  atteint  de 
3o  à  75.000  roubles  par  province  et  même  à  Soo.ooo  roubles  pour 
Boukara  et  Tchardjouï,  soit  en  tout  2.000.000  de  roubles  ;  en  évaluant 
aussi  les  autres  petits  impôts  à  3. 000. 000,  on  obtient  le  chiffre  consi- 
dérable de  14.000.000  rb.,  non  compris  3  à  4.000.000  qui  restent  entre 
les  mains  des  fonctionnaires. 

On  arrive  au  même  résultat  par  un  autre  procédé.  La  répartition  in- 
dividuelle du  chiffre  total  des  impôts  d'un  certain  nombre  de  kychlaks, 
dans  plusieurs  provinces,  d'après  des  enquêtes  poursuivies  pendant 
plusieurs  années,  donnerait  une  moyenne  de  10  à  12  roubles  d'impôts 


356  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

par  habitant.  Cette  moyenne  multipliée  par  le  chiffre  de  la  population 
du  Khanat,  S.ooo.ooo,  déduction  faite  des  femmes,  donne  une  somme 
d'«nviron  18.000. ooo  rb. 


En  suivant  de  près  la  documentation  substantielle  de  M.  Logofet  dans 
tout  ce  qui  concerne  l'énumération  des  fonctions  et  des  impôts,  nous 
n'avons  pu  insister  sur  la  critique  de  l'administration  du  Khanat  qui 
remplit  une  bonne  partie  de  60  pages  résumées  dans  ces  extraits.  L'ex- 
posé si  documenté  de  l'auteur  constitue  en  effet  un  réquisitoire  sur 
lequel  il  s'arrête  volontiers,  revenant  aux  faits  déjà  signalés,  pour  mieux 
les  mettre  en  lumière. 

Nous  croyons  résumer  exactement  sa  pensée  en  formulant  celle  que 
nous  inspire  l'analyse,  volontairement  sèche,  des  faits  et  des  chiffres. 
Un  pays  grand  comme  les  4/5  de  la  France,  riche  et  fertile  par  condi- 
tions géographiques  et  qui  ne  nourrit  que  3.000.000  d'habitants  parce 
que  la  population  doit  payer  une  douzaine  de  roubles  par  tête,  —  près 
de  deux  fois  ce  que  payent  les  Musulmans  d'Algérie,  —  pour  entretenir 
So.ooo  fonctionnaires,  dont  le  premier  est  le  directeur  général  du  ha- 
rem de  l'émir, ce  pays  n'est  pas  administré  comme  l'exigent  ses  propres 
intérêts. 

R.  M. 


NOTES   ET   DOCUMENTS  SSj 

PERSE 

Tauris,  igi  i . 

M.  Pokhitonoff,mon  aimable  collègue  de  Russie,  a  bien  voulu  mettre 
à  ma  disposition  la  partie  des  archives  consulaires  relative  au  Bâb. 
Je  l'en  remercie  publiquement  ici,  et  je  publie  les  documents  que 
je  dois  à  sa  bonne  grâce. 

A.-L.-M.N. 

Le  Dossier  russo^anglais  de  Seyyed  Ali  Mohammed 
dit  le  Bâb. 

Lettre  n°  420.  —  Tauris,  le  23  juin  i85o  —  Rapport  à  M.  le  Ministre 
plénipotentiaire  à  Téhéran. 

Le  «  Bâb  »,  qui  est  connu  de  Votre  Altesse,  aété  amené  à  Tauris,  et 
est  actuellement  détenu  dans  l'arsenal  (i).  On  attend  Tordre  du  pre- 
mier ministre  pour  savoir  ce  que  l'on  doit  en  faire. 

Consulat  Générai  d'Angleterre  (2),  —  Tébriz,  le  24  juillet  i8bo.  Au 
lieutenant-colonel  Scheil,  C.  B.  Ministre  d'Angleterre  à  Téhéran. 

Je  m'aperçois  que  mon  frère  a  négligé  de  rapporter  à  Votre  Excel- 
lence l'arrivée  ici  du  Bâb, venant  de  Tcheeriq,et  son  exécution  publique 
le  8  de  ce  mois  (3).  Il  fut  fusillé  dans  la  caserne  (4)  qui  touche  le  palais, 
avec  l'un  de  ses  sectateurs,  beau-fils  de  l'Agha  Seyyed  Ali,  l'un  des 
moudjtéheds  de  Tauris. 

(0  II  s'agit  évidemment  ici  du  dernier  séjour  du  Bâb  à  Tauris.  Cette  dé- 
nomination «  l'Arsenal  »  peut  faire  penser  qu'il  fut  cette  fois  enfermé 
dans  la  citadelle,  ou  l'Ark  ;  mais  on  peut  penser  aussi  au  Djabba  Khané. 

(2)  Je  dois  communication  de  cette  lettre  et  de  celle  que  l'on  trouvera 
plus  loin  à  mon  aimable  collègue,  M.  Charles  Stevens,  Gérant  du  Consulat 
d'Angleterre. 

(3)  Cette  date  ne  concorde  pas  avec  celle  donnée  par  M.  le  Consul  de 
Russie  et  est  d'ailleurs  erronée. 

(4)  C'est  la  place  du  Djabba  Khané  dont  il  s'agit,  où,  en  effet,  le  Bâb  su- 
bit la  peine  du  dernier  supplice,  et  non,  comme  je  l'avais  cru,  sur  la  place 
du  Sahab  ouz  Zéman. 


358  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

Le  Vézir  Nizam  do.ina  l'ordre  de  jeter  leurs  cadavres  dans  les  fossés  de 
la  ville,  où  ils  furent  dévorés  par  les  chiens. 

Lettre  n"  437. — .4;/  Dépay-tement  asiatique.  —  Tauris,  le  3  juillet  i85o.. 

Le  Bâb  a  subi  le  dernier  supplice  à  Tauris.  Un  de  ses  principaux  par- 
tisans (1),  nommé  Mirza  Mohammed  Ali,  a  partagé  sa  destinée. 

Durant  le  supplice,  aucun  désordre  ne  se  produisit,  grâce  aux  me- 
sures réfléchies  prises  par  les  autorités  locales.  Les  deux  condamnés  ac- 
cueillirent vaillamment  la  mort,  sans  avoir  demandé  de  quartier  et  sans 
s'être  plaints  de  leurs  souffrances. 

Mohammed  Ali  a  montré  une  ferm.eté  singulière  de  caractère.  C'est 
en  pure  perte  que  l'on  tenta  tout  ce  qui  était  possible  au  monde  pour 
lui  sauver  la  vie.  On  eut  beau  lui  offrir  d'abandonner  le  Bâb,  contre  la 
vie  sauve,  il  réclamait  avec  emportement  la  permission  de  mourir  aux 
pieds  de  son  maître.  Il  ne  voulut  pas  entendre  parler  de  pardon. 

Tous  deux  furent  fusillés  par  les  soldats. Mais  ceux-ci, peu  habitués  à 
une  opération  de  ce  genre,  transformèrent  ce  supplice  en  torture  com- 
plète (2). 

Les  corps  des  suppliciés  ont  été  ensuite  jetés  en  dehors  des  portes 
de  la  ville,  et  mangés  par  des  chiens(3). 

(i)  Son  secrétaire. 

(2)  Si  les  détails  précis  donnés  par  tous  les  historiens,  tant  musulmans 
que  Bâbis,  sur  ce  supplice,  ne  sont  pas  rapportés  dans  cette  lettre,  il  n'en 
reste  pas  moins  regrettable  de  ne  pouvoir  se  rendre  compte  de  ce  que  l'écri- 
vain entend  par  ces  mots  :  <.<  Transformer  un  supplice  en  une  torture  com- 
plète ».  M.  le  Consul  de  Russie  reconnaît  donc  lui-même  que  le  supplice  ne 
s'est  pas  passé  normalement.  Qu'il  n'ait  pas  cru,  sur  le  moment,  à  l'événe- 
ment tel  qu'il  lui  a  été  raconté,  le  fait  est  possible  et  même  probable. Mais  il 
n'empêche  nullement  que  ces  événements  aient  eu  lieu. 

Ces  documents  nous  permettent  du  moins  de  relever  une  des  nombreuses 
erreurs  contenues  dans  le  Journal  d'un  Voyageur,  de  Abd  Oul  Béha.  A  la 
page  63  de  son  texte,  il  dit  :  <<  Le  second  jour,  le  Consul  de  Russie  vint  sur 
les  lieux  avec  un  peintre  qui  peignit  les  deux  cadavres  tels  qu'ils  étaient, 
gisant  sur  le  côté  des  fortifications  (ou  du  fossé)  ».  Comme  l'on  peut  s'en 
rendre  compte,  rien  de  tel  n'est  dit  dans  les  archives,  et  si  le  Consul  de  Rus- 
sie avait  eu  la  singulière  idée  qu'on  lui  prête,  il  n'eût  pas  manqué  d'en 
parler  et  d'envoyer  le  dit  portrait  soit  à  son  Ministre  à  Téhéran,  soit  au 
Vice-Roi  du  Caucase. 

Cet  ouvrage,  considéré  comme  un  Evangile, contient  beaucoup  d'erreurs.  Il 
a  été  traduit  par  M.  Browne. 

(3)  M.  le  Consul  de  Russie  a  ajouté  ici  foi  à  la  version  officielle  qui  a  dû 
lui  être  répétée  à  satiété. Nous  savons  cequ'il  en  faut  penser,mais  il  noussem- 
ble  que  cette  phrase  venant  de  lui  enlève  toute  espèce  de  véracité  au  ré- 
cit le  présentant  allant  visiter  le  cadavre  du  Bàb.  Ce  Consul  de  Russie  était 
M.  NicolasAnitchkoft. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  SSq 

Je  ne  sais  encore  quelle  sensation  a  été  produite  à  Zendjan  par  la 
nouvelle  de  l'exécution  du  Bâb. 

Lettre  n"  296/432.  —  Téhéran,  le  3  juillet  i85o.  —  A  M.Xicolas 
Hilarionovitch  (f. 

La  doctrine  du  Bâb  conquiert  tous  les  jours  en  Perse  de  nou- 
veaux adhérents.  Elle  doit  donc  attirer  notre  attention  la  plus  sérieuse. 
Je  vous  prie,  en  conséquence,  de  mettre  tout  en  œuvre  pour  recueillir 
tous  les  renseignements  possibles  sur  les  dogmes  de  cette  doctrine  et 
les  mouvements  des  sectaires.  Vous  voudrez  bien  me  communiquer 
vos  acquisitions  dans  ce  domaine,  et  je  les  comparerai  à  celles  que  je 
suis  à  même  de  recueillir  à  Téhéran. 

La  présence  du  Bàb  à  Tauris  vous  fournira,  peut-être.  Monsieur,  la 
possibilité  de  recueillir  les  renseignements  les  plus  authentiques  à  ce 
sujet. 

N°  462.  —  Tauris,  le  10  juillet  i85o.  —  Au  Vice-Roi  du  Caucase. 

Les  derniers  renseignements  qui  me  parviennent  de  Zendjan  ne  lais- 
sent pas  espérer  une  fin  prochaine  des  désordres  qui  ensanglantent 
cette  ville. 

Il  y  a  quelques  jours,  les  assiégeants  ont  creusé  une  mine  et  ont  fait 
sauter  quelques-unes  des  maisons  de  Bàbis.  Mais  le  résultat  fut  con- 
traire à  ce  que  l'on  attendait.  En  effet,  les  Bàbis  firent  alors  une  sortie 
et  infligèrent  un  désastre  complet  aux  Impériaux.  Une  soixantaine  de 
ceux-ci  furent  tués,  et  le  reste  s'enfuit.  Cependant,  le  chef  Bàbi,  Molla 
Mohammed  Ali,  est  probablement  désespéré  de  ne  pouvoir  complète- 
ment réussir  dans  sa  révolte,  car  il  commence  à  faire  dire  au  Gouver- 
nement (2)  qu'il  ne  partage  en  aucune  façon  les  doctrines  du  Bàb,  et 
que  ce  sont  les  circonstances  qui  l'ont  conduit  où  il  est.  «  En  effet, 
dit-il,  les  habitants  de  Zendjan  me  considérant  comme  Bâbi,  ont  com- 
mencé à  agir  contre  moi  en  ennemis  et  j'ai  bien  dû  me  défendre.  » 
Mohammed  Ali  a  écrit  au  frère  du  Consul  d'Angleterre, en  le  priant  (3) 
de  prendre  son  parti. 

(i)M.  Anitchkoft. 

(2)  Il  y  a  là  une  affirmation  stupéfiante.  Les  renseignements  recueillis  par 
M.  Anitchkoff  lui  ont  certainement  été  fournis  par  les  Chiites.  Ceux-ci  pre- 
naient leurs  espoirs  pour  des  réalités,  ou  bien  cherchaient  à  tromper  le 
diplomate  russe.  Il  y  a  en  effet  tout  lieu  de  croire  que  si  Mohammed  Ali 
s'était  ainsi  excusé  et  avait  offert  de  se  rendre  à  la  condition  que  le  Gouver- 
nement lui  pardonnât,  celui-ci  n'aurait  pas  hésité  une  seconde,  quitte  à  se 
rattraper  par  la  suite. 

(3)  Le  Consul  dAngleterre  qui  était  alors  à  Tauris.  était  ,M.  R.  W.Stevens. 


360  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

Aux  pillages  ordinaires  aux  alentours  de  Zendjan,  et  que  j'ai  mainte- 
fois  rappelés  à  Votre  Altesse,  s'ajoutent  actuellement,  d'après  les  alléga- 
tions de  nos  Ghoulams,  qui  passent  par  ce  chemm,  les  brigandages 
des  soldats  envoyés  là-bas  contre  les  Bâbis. 

On  ne  connaît,  nulle  part  sur  la  route,  le  supplice   du  Bâb. 

N°472.  —  Tauris,  le  17  juillet  i85o.  —  An  Prince  Mikhaïl  Semenovitch 

Vorontsoff. 

Le  14  juin,  l'on  a  de  nouveau,  à  Zendjan,  attaqué  les  Bâbis.  L'attaque 
fut  repoussée  avec  de  grosses  pertes  pour  les  assaillants,  qui  ont  eu 
plus  de  deux  cents  blessés  et  au  moins  quarante  morts  sur  place.  Les 
Bâbis  se  sont  emparés  des  quatre  portes  cochères  de  la  ville,  ont  fait 
quelques  fortifications  et  se  sont  procuré  des  munitions  considérables. 

Leur  chef,  Molla  Mohammed  Ali,  a  capturé  quatre  notables  habitants 
de  la  ville  et  les  détient  à  son  camp.  Maintenant,  près  de  Zendjan 
cantonnent  trois  régiments,  dont  un  est  de  Tauris.  Mais  les  Bâbis  résis- 
tent avec  un  courage  splendide  et  un  succès  constant.  Ils  ont,  pour  le 
cas  d'occupation  par  l'ennemi  de  leurs  fortifications,  ramassé  dans  un 
endroit  tous  leurs  biens  et  y  ont  mis  des  matières  inflammables,  dans 
le  but  de  tout  détruire  par  le  feu  et  de  ne  pas  laisser  de  butin  aux 
soldats. 

N°  465.  —  Tauris,  juillet  i85o. —  .4  M.  le  Ministre  plénipotentiaire 
à  Téhéran.  (Réponse  au  numéro  296/452.) 

En  réponse  aux  instructions  de  Votre  Altesse  de  recueillir  des  infor- 
mations sur  les  dogmes  de  la  doctrine  Bâbie,  je  crois  devoir  lui  faire 
connaître  que  je  m'en  suis  depuis  longtemps  mis  en  peine.  Mais  les 
Persans  altèrent,  paraît-il,  intentionnellement,  cette  doctrine  dans  les 
récits  qu'ils  en  font.  C'est  pourquoi  il  m'a  été  impossible,  jusqu'à  pré- 
sent, de  recueillir  quelque  chose  d'authentique  à  ce  sujet.  J'espère  ce- 
pendant me  procurer  dans  quelques  jours,  de  Hamzé  Mirza,  un  manu- 
scrit original  du  Bâb,  et  j'en  extraierai  les  passages  principaux. 

On  ne  prévoit  pas  un  prompt  achèvement  aux  troubles  de  Zendjan. 

J'ai  prié  mon  collègue  anglais  de  vouloir  bien  faire  dans  les  archives  les 
recherches  nécessaires.  Malheureusement  il  n'a  trouvé  qu'une  ou  deux  lettres 
dont  je  donne  la  traduction,  et  m'écrit  qu'il  ressort  de  la  correspondance 
qu'il  a  parcourue,  que  M.  Stevens  écrivait  souvent  des  lettres  privées  à  son 
chef.  Il  est  possible  que  la  lettre  de  Mohammed  Ali  ait  été  communiquée  a 
Téhéran  par  une  lettre  privée.  La  révolte  de  Zendjan  n'est  pas  mentionnée 
dans  ces  archives,  ce  qui  tend  à  démontrer  la  fréquence  de  la  correspon- 
dance personnelle. 


NOTKS    ET    DOCUMENTS  36 i 

N"  574.  —  Tauris,  le  28  aoûl  i85o.        Au   Vice-Roi  du  Caucase. 

Suivant  les  derniers  renseignements  qui  me  parviennent  de  Zendjan, 
une  attaque  sur  les  Bàbis  a  eu  meilleur  succès  que  les  précédentes.  Le 
chef  des  troupes  Impériales,  l'ancien  Bégler-béghi  de  Tauris, Mohammed 
Khan,  s"esl  emparé  de  quelques  tours  de  la  forteresse,  situées  à  revers, 
près  des  fortifications  des  révoltés.  Il  parvint  à  traîner  en  haut  de  ces 
tours  quelques  pièces  de  canons  qu'il  décharge  à  tout  instant  sur  les 
maisons  des  Bâbis.  Cependant,  les  assiégés  eux-mêmes  parvinrent  à 
fabriquer  deux  canons  en  bandes  de  fer,  et  fort  adroitement  se  servent, 
pour  tirer,  des  boulets  envoyés  par  l'adversaire. 

N"  69O.  —  Tauris,  le  1 1  septembre  i85o.  —  Au  Vice-Roi  du  Caucase. 

J'ai  reçu  de  Zendjan  les  informations  suivantes  :  Le  commandant 
des  troupes  de  Zendjan,  nommé  Serlip  Mohammed  Khan,  a  commencé 
une  action  de  trois  côtés.  Il  tire  sur  les  fortifications  des  révoltés,  et 
ceux-ci  ont  été  obligés  de  quitter  leurs  habitations  et  se  sont  fortifiés 
dans  un  vieux  caravansérail. 

Une  soixantaine  d'entre  eux,  se  rendant,  vinrent  chez  Mohammed 
Khan, des  Qorans  en  mains.  Mais  ils  se  conduisirent  si  inconsidérément, 
ils  dirent  tant  d'insolences  contre  legouvernement  en  lui  attribuant  tous 
les  malheurs  de  cette  guerre  intestine,  (i  que  Mohammed  Khan  fut 
obligé  de  lestenirstrictementenfermés.  L'adjudant  du  Chah,  AzizKhan, 
qui  était  envoyé  à  Erivan  saluer  Son  /Vitesse  Impériale  le  Prince  Héri- 
tier de  la  couronne,  en  passant  par  Zendjan,  les  fit  relâcher,  leur  fit  des 
présents,  et  les  renvoya  à  la  ville  pour  persuader  à  leurs  coreligion- 
naires de  se  rendre,  mais  depuis,  ceux-ci  ne  sont  plus  revenus,  et  les 
leurs  continuent  la  résistance  à  outrance. 

N"  74[.  —  Tauris,  le  11  décembre  i85o.  —   Au  Vice-Roi  du  Caucase. 

Les  renseignements  qui  montraient  les  Bàbis  comme  prêts  à  se  rendre, 
sont  démentis  (2).  Il  semble  bien  que  les  fortifications  des  révoltés 
soient,  en  effet,  prises;  mais  la  maison  de  leur  chef  reste    debout.  Dans 

(1)  Ici  apparaît  nettement  la  mauvaise  foi  des  Musulmans  qui  cherchent 
à  excuser  l'acte  de  Mohammed  Khan  qui  emprisonne  les  gens  qui  se  rendent 
à  lui. 

(2)  Ce  passage  fait  allusion,  je  crois,  à  la  lettre  n"  402  du  18  juillet  i85o 
où  il  est  question  du  désir  qu'avait  Mollah  Mohammed  Ali  de  se  déf^ager  du 
guêpier  au  milieu  duquel  il  se  trouvait  pris.  Ce  désir,  comme  aussi  les  ra- 
contars musulmans  dépeignant  les  Bâbis  comme  fatigués  de  la  lutte  sont  donc 
démentis  ici. 

XIV.  24 


362  BEVUE   bu    MONbE   MUSULMAN 

cette  maison,  une  foule  de  soixante-dix  hommes  et  autant  de  femmes 
se  sont  rassemblés  et  repoussent  l'attaque  de  toute  l'armée.  On  envoie 
un  régiment  de  Maragha  (i). 

Consulat  général  d'Angleterre.  — Tabreez  le  9   décembre  i85o.  —  Au 
lieutenant-colonel  Sheil,  C.  B.,  Ministre  Britannique  à  Téhéran. 

Un  négociant  persan  qui  l'a  entendu  raconter  par  un  témoin  oculaire 
m'avise  que  le  fils  de  Mollah  Mohammed  Ali  Zendjani,  un  jeune  homme 
d'environ  huit  ans,  a  été  mis  en  pièces  sur  les  c>rdrts  de  Mohammed 
Khan.  Les  veuves  et  les  filles  des  partisans  du  Mollah  furent  amenées 
au  camp  et  partagées  entre  les  soldats.  De  pareilles  cruautés  se  passent 
de  commentaires. 

N"  q92.   —   Tauris,  le  21    décembre   1866.   —   A  Monsieur  le  Chargé 
d'affaires  de  Russie  à   Téhéran. 

Je  prends  respectueusement  la  liberté  de  porter  à  votre  connaissance 
que  dernièrement  à  Tauris  s'est  révélé  un  grand  mouvement  de  con- 
version au  Bàbisme.  Le  Gouvernement  a  effectué  en  ville  de  nombreuses 
arrestations. 

Voici  comment  les  choses  se  sont  présentées  : 

Un  Seyyed  de  Tauris,  vieillard  dont  j'ignore  le  nom  (2),  fut  tué  par 
un  Khoraçani  Chéïkh  Ahmed.  Celuicifut  immédiatement  saisi  et  amené 
à  la  maison  de  Mouchir-Lechker  (3)  Mirza  Qahraman.  Là,  en  présence 
du  Moudjtéhéd  Hadji  Mirza  Bagher,  l'on  fit  subir  à  Ché'ikh  Ahmed  un 
interrogatoire  sur  les  causes  de  son  crime.  Cheïkh  Ahmed  répondit  que 
le  Seyyéd  méritait  son  sort  pour  n'avoir  pas  accompli  les  règles  du  Ché- 
riat.  De  plus,  il  avoua  être  un  des  chefs  de  la  secte  nouvelle. 

Dans  les  papiers  trouvés  dans  le  logement  de  Ché'ikh  Ahmed,  l'on 
saisit  90  lettres  adressées  à  différents  personnages,  soit  de  Perse,  soit 
de   Turquie.    C'était    lui    le    courrier    chargé    de    faire    parvenir   ces 

(1)  Il  y  avait  encore  dans  les  archives  russes  le  récit  de  la  prise  deZendjan. 
Quand  je  le  demandais  par  la  suite,  il  avait  disparu. 

(2)  11  s'agit  ici  de  AghaSéyyed  Ali  A'arabe,  tué  parce  qu'Ezéli  11  avait,  dans 
une  discussion  avec  Cheïkh  Ahmed,  sout'inu  àprement  ce  qu'il  croyait  être 
la  vérité  et  n'hésita  pas  à  montrer  son  déJain  pour  Béha  Oullah.  Chéïkh 
Ahmed,  qui  était  venu  ce  lour-là  avec  un  compagnon,  se  précipita  sur  le 
vieillard  et,  le  maltraitant,  lui  tordit  les  parties  sexuelles  avec  violence. 
Seyved  Ali,  vieux  et  faible,  mourut  aussitôt.  Les  deux  compères  s'enfuirent, 
mais  furent  retrouvés,  grâce  aux  indications  données  par  la  femme  de  l'as- 
sassiné. Cette  femme  était  parente  du  Djévad  auquel  le  Bàb  adressait  une 
sourate  de  Makou. 

(3)  Il  y  a    là  un  lapsus,  tj^ahraman  Khan  avait  le  titre  de  Emine-Lechker. 


N'oTes  et  documents  363 

lettres  à  leurs  adresses.   On  irc  uva  aussi  de  nombreux  exemplaires  du 
Qoran  Bàbi  (i). 

Toutes  les  personnes  dont  les  noms  se  trouvaient  sur  les  lettres  et 
qui  habitaient  Tauris,  furent  arrêtées.  Or,  l'une  de  ces  missives  était 
adressée  à  Hadji  Djatarolî',  marchand  de  manufactures  à  Téhéran.  On 
en  télégraphia  à  Serdar  Qouli,  qui  prit  les  mesures  nécessaires  pour 
faire  arrêter  ce  négociant  et  qui  télégraphia  à  Mouchir  Lechkcr  de  re- 
chercher soigneusement  et  d'arrêter  toutes  les  personnes  suspectes.  Le 
nombre  des  personnes  jetées  en  prison  atteint,  dit-on,  cent  hommes. 
On  ne  sait  quel  sort  leur  est  réservé,  mais  on  sera,  je  pense,  bientôt 
renseigné. 

N°  1021.  —  Tauris,  le  19  décembre  1866.  —  .4   la  Légation  de  Russie 

à   Téhéran. 

En  complément  de  mon  rapport  en  date  du  i  i  décembre,  sous  le 
numéro  992,  je  prends  la  liberté  de  vous  présenter  la  copie  de  l'ins- 
truction, que  j'ai  secrètement  acquise,  donnée  par  le  Mourchid  (2)  des 
Bâbis  à  Chéïkh  Ahmed,  adhérent  à  la  susdite  secte,  arrêté  à  Tauris. 

Dans  cette  ville  les  arrestations  sous  l'inculpation  de  Bàbisme  con- 
tinuent. 

N"  4.  —  Tauris,  le  3  janvier  1867.  —  A  la  Légation  de  Russie. 

Par  mes  rapports  en  date  des  i  i  et  19  décembre  de  l'année  dernière, 
j'ai  eu  l'honneur  de  porter  respectueusement  àvolre  connaissancequ'on 
avait  arrêté  un  très  grand  nombre  de  Bâbls  à  Tauris. 

Il  y  a  quatre  jours  on  a  reçu  de  Serdar  Qouli  les  ordres  télégraphiques 
de  supplicier  les  principaux  sectaires  arrêtés.  Le  jour  même  trois  d'entre 
eux,  notamment  Chéïkh  Ahmed,  Mirza  Moustafa  et  un  derviche 
dont  le  nom  m'échappe,  furent  suppliciés.  Les  cadavres  furent  aban- 
donnés sur  le  lieu  du  Supplice  (3)  durant  trois  jours  et  laissés  en 
butte  aux  outrages  des  passants  et  aux  injures  des  bêtes  errantes.  Ils 
furent,  en  effet,  dévorés  par  les  chiens  et  leurs  restes  enterrés  le  qua- 
trième jour. 

A.-L.-M.  Nicolas. 

(i)  Appellation  impropre. 

(2)  Mourcliid  est  dit  ici  par  quelqu'un  qui  ne  connaît  pas  le  Bàbisme  et  qui 
habitant  la  Perse  croit  qu'il  s'agit  d'un  soufisme  quelconque.  Il  indique  très 
probablement  Béha  Oullah,   les  personnes  dont  il  s'agit  ici   étant   Béhaïes. 

Le  double  de  ces  instructions  n'existe  pas  aux  archives  de  Tauris.  —  Le 
Ministre  de  la  République  à  Téhéran  a  bien  voulu,  à  ma  requête,  deman- 
der à  la  Légation  Impériale  de  Russie  si  ce  document  existait  encore  àTéhéran. 

(3)  La  Place  Heft  Qetchel. 


304 


REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


La  Légende  de  Chouchter 


A  l'époque  d'Ardéchir  ibn  Babek  ibn  Saçan  (2),  les  Arabes  sortirent 
de  leurs  déserts  et  vinrent  insulter  tant  les  frontières  de  Chouchter  (3) 
que  celles  du  Khoraçan.  Ils  accumulèrent  ruines  sur  ruines,  et  il  n'y 
eut    personne  qui  restât  indemne  des  déprédations  de  ces  pillards. 

Le  Kaïcer  de  Roum  se  saisit  de  l'occasion  et  voulut  s'emparer  des 
villes  de  la  Perse.  Il  y  fit  tant  de  dégâts,   que  le  petit-fils  de   Ardéchir, 


(1)  Traduit  de  Abd  Oui  Latif  B.  Abi  Tiileb  B.  Nour-ed-Dine  B.  Ni'met  Oulla 
El-Houcéïni  Ei-Mouçévi  Ech-Chouchtéri. 

(2)  Saçan,  dit  notre  auteur,  se  prononce  comme  Ahçan.  On  nomme  ainsi  un 
mendiant,  un  homme  dont  le  métier  est  de  mendier.  Les  Sassanides  remon- 
tent, en  elTet,  à  Saçan  ibn  Isfendiar  Qétani,  et  celui-ci  avait  été  élevé  par  un 
groupe  de  derviches.  C'est  pourquoi  on  appela  cette  dynastie  «  Saçanian  », 
ceux  qui  ont  été  élevés  par  les  derviches. 

(3)  Sur  l'origine  du  nom  de  Chouchter,  voici  ce  que  dit  notre  auteur  : 
«  Un  jour,  quelques  hommes  vinrent  se  plaindre  au  roi  Houcheng  des  dom- 
mages que  leur  causaient  les  bêtes  féroces.  L'ordre  auquel  il  est  obligatoire 
d'obéir  fut  donné  qu'il  fallait  que  les  hommes  se  construisissent  des  maisons 
en  terre,  l'une  à  côté  de  l'autre.  On  devait  construire  un  grand  mur  autour 
de  toutes  les  maisons,  de  façon  à  ce  qu'elles  forment  comme  une  seule 
maison.  Conformément  à  cet  ordre,  les  travailleurs  se  mirent  à  construire 
des  maisons  et,  en  peu  de  temps,  une  grande  ville  fut  édifiée.  Les  hommes 
habitèrent  dans  ces  maisons,  et  leurs  moissons,  leurs  provisions,  leurs  ani- 
maux ils  les  mirent  dans  des  endroits  spéciaux  à  l'abri  des  voleurs  et  des 
bêtes  féroces.  Cela  plut  aux  hommes  et  c'est  pourquoi  ils  nommèrent  cette 
ville  «  Chouch  ».  En  effet,  dans  les  langues  anciennes  «.  Chouch  »  veut  dire 
bon.  Actuellement,  il  ne  reste  aucune  trace  de  cette  ville,  si  ce  n'est  quel- 
ques morceaux  de  briques  et  quelques  vestiges  de  constructions  qui  furent 
détruites  et  rasées  au  niveau  du  sol.  Chouchter  est  à  cinq  farsakhs  de  là, 
au  nord.  On  dit  que  Chouch  fut  faite  sur  la  forme  d'un  faucon.  Or,  un  jour, 
Houcheng,  pour  marcher  un  peu  et  chasser,  se  promenait  aux  alentours  de 
la  ville,  du  côté  de  la  rivière  Qéren  (Qérn).  11  vit  un  lieu  très  plaisant,  et, 
avec  la  langue  qui  explique  les  révélations,  il  dit  :  «  Ici,  c'est  Chouchter 
(Meilleur)!  »  ce  qui  voulait  dire  :«  ici  l'endroit  est  meilleur  pour  y  construire 
une  ville  ».  II  donna  donc  des  ordres  à  d'habiles  ingénieurs,  qui  jetèrent  là 
les  bases  d'une  grande  ville  qu'ils  s'occupèrent  à  construire...  Quelques-uns 
disent  Choster,  et  les  Arabes,  suivant  le  génie  de  leur  langue,  l'appellent 
Tester,  quelques  historiens  ont  dit  qu'un  nommé  Tester,  de  la  tribu  Béni  EdjI, 
conquit  cetteville  à  laquelle  il  donna  son  nom.  Actuellement  certains  écrivent 
Chouchter  et  Tester.  Ils  prétendent  que  la  première  des  deux  opinions  que 
nous  avons  rapportée  est  une  erreur.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  muraille  de  cette 
ville  est  la  plus  grande  muraille  qui  fut  construite  en  ce  monde  après  le 
déluge  de  Noé. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  365 

Chahpour,  qui  était  roi  et  s'était  assis  sur  le  trône  encore  enfant,  tout 
plein  qu'il  était  du  désir  de  bien  régner  et  tout  nourri  de  projets  élevés 
et  d'idées  hautes,  se  jeta  d'abord  sur  les  Arabes,  en  tua  beaucoup  à 
chaque  surprise  et  à  chaque  rencontre,  et  en  fit  un  f»rand  nombre  pri- 
sonniers. Ces  prisonniers,  il  leur  perçait  les  épaules  et  les  liait  deux  à 
deux  avec  des  cordes,  puis  les  faisait  emporter  au  camp.  Cette  façon 
d'agir  lui  fit  dorvner  le  surnom  de  Zoul-Ektaf  (i). 

Après  qu'il  en  eut  fini  avec  les  Arabes,  il  se  tourna  contre  César.  11 
le  vainquit,  le  fit  prisonnier  et  le  mit  en  prison  en  Perse.  Après  qu'il 
eut  bien  causé  avec  lui,  il  finit  par  lui  dire  :  «  Si  tu  veux  ton  salut,  il 
faut  que  tu  répares  les  ruines  que  tu  as  accumulées  dans  ces  provinces 
qui  étaient  miennes  et  dont  tu  t'es  emparé.  »  Et,  comme  Chahpour 
désirait  beaucoup  la  prospérité  de  Chouchter,  il  prit  de  César  l'engage- 
ment de  reconstruire  tout  d'abord  la  digue  de  Chouchter,  afin  que  l'on 
pût  reprendre,  comme  autrefois,  les  cultures  aux  alentours  de  la  ville. 

César  fut  enchanté  d  être  rassuré  sur  sa  vie,  et  de  voir  que  Chahpour 
lui  assurait  la  couronne.  Aussi  donna-t-il  l'ordre  à  des  ingénieurs  ha- 
biles, à  des  architectes  éprouvés  de  venir  du  Roum  et  du  Frenghistan; 
il  fit  rassembler  de  grandes  richesses  destinées  aux  dépenses  du  tra- 
vail. 

Les  ingénieurs,  après  avoir  vu  et  examiné  le  niveau  des  eaux,  se  ren- 
dirent compte  que,  par  suite  de  leur  trop  grande  masse  et  de  la  violence 
du  courant,  il  était  impossible  de  construire  la  digue,  impossible  aussi 
de  paver  le  lit  du  fleuve  pour  l'empêcher  de  s'abaisser.  Il  fallait  tout 
d'abord  détourner  le  cours  de  la  rivière,  et,  quand  on  aurait  pavé  son 
lit  et  terminé  la  digue,  faire  de  nouveau  suivre  aux  eaux  leur  ancien 
cours.  Alors  il  serait  temps  de  fermer  le  chemin  que  tout  d'abord  il 
fallait  ouvrir. 

Ces  savants  maîtres  décidèrent  donc  de  creuser  un  tunnel  sous  la 
montagne  qui  contient  le  tombeau  de  Séyyèd  Mohammed  Guiahkhour, 
de  façon  à  donner  par  là  une  route  au  fleuve.  C'est  ce  que  l'on  fit  :  on 
ouvrit  la  route  à  la  pioche  et  l'eau  s'écoula  sous  la  montagne  susdite 
jusqu'à  Ben-Qir,  qui  est  juste  à  douze  farsakhs  de  là.  On  laissa  les  choses 
ainsi  jusqu'à  la  fin  des  travaux  de  la  digue. 

Aujourd'hui  encore,  on  aperçoit,  dans  les  environs,  tout  le  long  de 
la  rivière,  les  traces  des  pioches,  jusqu'à  Ben-Qir. 

C'est  la  première  des  fautes  commises  par  les  Ingénieurs,  c'est  la  pre- 
mière ruse  des  Roumis  contre  les  Persans. 

Bref,  les  hommes  de  César  commencèrent  le  travail,  et  César  donna 
l'ordre  d'envoyer  chaque  jour  vers  Chouch,  du  Roum,  mille  moutons 

(i)  Le  sens  premier  du  verbe  était  «  blesser  quelqu'un  à  l'omoplate  ». 


366  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

le  malin  et  mille  autres  le  soir.  Sur  le  cou  de  chacun  de  ces  moutons, 
on  mit  une  certaine  somme  d"or  ou  d'argent,  ou  de  cuivre  ou  de  fer. 
Ainsi  chaque  jour,  matin  et  soir,  2.000  moutons  arrivaient  et  c'est  avec 
leur  lait  que  l'on  délayait  la  chaux  et  le  plâtre. 

On  dit  que  Chahpour  déclara  à  César  qu'il  ne  fallait  user  pour  les 
travaux  que  de  la  terre  de  Constantinople.  Celui-ci,  obéissant,  fit  venir 
dans  des  chariots  tant  de  terre  de  son  pays,  que  l'on  déchargea  en 
dehors  de  la  ville,  qu'il  en  reste  encore  aujourd'hui  de  hautes  collines, 
et  que  les  potiers  s'en  servent  pour  en  faire  des  objets  de  leur  industrie. 
Ils  s'en  serviront  longtemps  encore.  Bref,  le  plâtre  et  la  chaux  furent 
délayés  avec  du  lait;  les  pierres  très  grandes,  que  l'on  transportaiideux 
par  deux,  étaient  liées  avecdes  liens  de  fer,  et  l'on  s'en  servait  dans  les 
travaux.  De  la  bouche  du  Mah  Férian,  jusque  sous  le  pont,  on  pava  à 
un  seul  niveau,  et,  avec  du  plomb  fondu,  on  consolida  les  trous  des 
pierres.  C'est  la  raison  pour  laquelle  on  appelle  ce  pavage Bend-é-Mizan. 
Puis,  en  suivant  les  mêmes  errements,  on  éleva  une  digue  dans  la  lar- 
geur de  la  rivière.  Au  sommet  delà  digue,  on  construisit  un  grand  pont 
extrêmement  solide,  pour  donner  un  passage  commode  et  facile  aux 
hommes  et  aux  animaux. 

Le  passage  que  l'on  avait  pratiqué  sous  le  Séyyèd  Mohammed  Guiah- 
khour,  fut  fermé  avec  cette  chaux,  ce  lait  de  brebis  et  du  plomb  fondu. 
L'on  fit  écouler  les  eaux  de  l'autre  côté. 

On  s'arrangea  de  façon  à  ce  que  quatre  parties  des  eaux,  sur  six,  pas- 
sassent sous  le  pont,  et  deux  autres  parties  allassent  dans  la  rivière  de 
Qerqer,  par  les  ouvertures  laissées  à  cet  effet  par  César,  ces  deux 
dernières  parties  iilimentaient  les  jardins  qui  étaient  au  sud  de  la 
ville.  C'est  pourquoi  les  villages  qui  se  trouvent  aux  alentours  de  l'an- 
cienne rivière  se  nomment  Tchéhar  Doungué,  et  ceux  de  l'autre  côté 
Do  Doungué. 

On  créa  des  vergers,  des  jardins,  des  cultures  d'été,  et  cela  en  si  grand 
nombre  qu'on  en  transportait  les  produits  dans  les  villes  lointaines.  Le 
pays  devint  si  prospère  que  les  déserts  Asker  et  les  terres  de  Darian 
furent  nommés  Zémin-é-Minou  (Terres  du  Paradis)  et  qu'actuellement 
ils  ont  encore  conservé  ce  nom. 

La  vérité  est  que  le  Bendé-Mizan  que  fit  César  est  une  construction 
extraordinairement  solide  et  telle  que  jusqu'à  aujourd'hui  elle  n'a  subi 
aucun  dommage.  Les  historiens  ont  écrit  de  grandes  louanges  sur  cette 
digue  de  Chouchter  et  le  Bend-é-Mizan,  et  ils  disent  qu'il  n'y  a  pas  au 
monde  de  constructions  plus  solides. 

Chahdourvan  (i)  signifie  des  tentes  vues  de  loin,  ou  des  tapis  ornés 

(i)  Avec  un  «  Ou  »;sur  le  «  D  ». 


NOTES    ET    DOCUMENTS  SÔy 

de  dessins,  et  très  grands,  que  l'on  ne  peut  se  procurer  qu'à  grands 
frais.  Comme  le  sol  de  la  rivière  a  été  tapissé  avec  du  marbre  blanc  de 
fort  jolie  façon,  et  qu'on  y  pouvait  voir  les  joliesses  dont  nous  parlons, 
on  l'a  nommé  Chahdourvan. 

Nous  avons  vu  que. dans  certains  endroits,  Chahdourvan  signifiait  le 
passage  des  eaux. 

On  sait  que  les  ingénieurs  de  César,  après  qu'ils  eurent  fait  les  devis 
de  ces  travaux,  s'aperçurent  que  les  trésors  que  le  Roi  pos.iédait  à  ce 
moment  ne  suffiraient  pas  à  meneràbien  une  œuvre aussiconsidérable. 
De  plus,  le  travail  était  tellement  pénible  que  l'ouvrier  qui  avait  travaillé 
un  jour  entier  n'avait  plus  la  force  de  travailler  le  lendemain.  On 
aurait  beau  augmenterson  salaire,  on  n'arriverait  jamais  à  le  contenter. 

Les  gens  intelligents  du  Roum  se  souvinrent  d'une  confiture  qui  don- 
nait des  forces  et  de  la  gaieté  et  qui  était  composée  de  fruits,  de 
parties  animales  et  d'autres  végétales.  On  émit  l'idée  de  préparer 
cette  confiture  pour  les  ouvriers,  afin  que,  celle-ci  s'emparant  de  leurs 
cerveaux,  on  pût  facilement  terminer  le  travail,  et  même  faire  des 
économies. 

L'oncle  de  Allamé  Séyyèd  Abd  Oullah  a  conservé  la  formule  de  cette 
confiture.  La  voici  : 

Feuilles  de  roses,  roses  comme  un  joli  visage  :  un  plateau. 

Fleurs  de  cardamone  :  deux  sourcils, 

.Amandes  de  l'œil  :  deux. 

Iris  en  forme  de  joli  nez  :  un. 

Rubis  aux  tons  de  grenade  :  deux  lèvres. 

Pistache  souriante  :  une. 

Perles  non  percées,  semblables  à  des  dents  :  un  collier. 

Ambre  cendré  comme  un  grain  de  beauté  :  un  grain. 

Cédrat  délicat  comme  un  sein  :  un. 

Jacinthe  bouclée  :  deux. 

Grenades  fermes  comme  une  jeune  poitrine  :  deux. 

Coquille  de  nacre,  blanche  comme  la  gorge  :  une. 

Pâte  de  santal  veloutée  comme  le  ventre  :  un  morceau  arrondi. 

Un   nombril  de  musc. 

Fleurs  du  cyprès  (ou  de  la  coquetterie)  :  un  bouton. 

Jasmin  de  la  cuisse  :  un  embrassement. 

Petit  lézard  :  un  mollet  et  deux  bras. 

Jujube  comme  l'extrémité  des  doigts  :  vingt. 

Sucre  raffiné  comme  un  doux  sourire,  la  quantité  nécessaire  pour 
agiter  les  membres. 

Cette  formule  plut  au  César,  qui  ordonna  que  l'on  préparât  cet 
élecluaire,  avec  tous  les  éléments  indiqués. 


368  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

Donc,  on  fit  venir  d'Europe  des  femmes  dont  le  corps  est  semblable 
à  l'argent,  le  visage  comme  un  parterre  de  fleurs;  des  jeunes  hommes 
deRoum  ressemblant  à  la  Lune,  et  qui,  quand  ils  marchaient,  semblaient 
des  cyprès  se  mouvant  !  On  fit  venir  en  même  temps  des  chanteurs  à 
la  jolie  voix,  comme  celle  de  Barbod,  des  vins  limpides  et  précieux, 
des  dragées,  des  friandises,  des  nourritures  de  digestion  facile.  On  mit 
tout  ce  monde  sur  les  lieux  des  travaux, et  l'on  fit  connaître  aux  ouvriers 
que  quiconque  travaillerait  aux  chantiers  pendant  la  journée  pourrait,  la 
nuit  venue,  arriver  à  ces  tailles  de  lune  et  se  réjouir  de  dormir  dans  les 
bras  de  ces  tailles  de  cyprès. 

On  doubla  d'ailleurs  les  salaires. 

Aussi,  les  ouvriers  arrivèrent-ils  de  tous  côtés  en  si  grand  nombre, 
qu'un  travail  aussi  gigantesque  et  aussi  pénible  fut  terminé  en  très  peu 
de  temps. 

D'ailleurs,  l'on  dépensa  fort  peu  d'argent,  parce  que  ce  que  les  ouvriers 
gagnaient  comme  salaire  de  leur  travail  de  jour,  ils  venaient  le  dépenser 
la  nuit  avec  ces  personnes  qui  pillent  l'intelligence  et  l'entendement.  Le 
matin  venu,  cet  or  revenait  aux  mains  de  César,  qui  s'en  servait  à  nou- 
veau pour  payer  ses  ouvriers. 

Toutes  ces  tailles  de  lune  étaient  réunies  sur  les  bords  de  la  rivière, 

et  c'est  pourquoi  celle-ci   reçut  le   nom  de  «  Rivière  des  morceaux   de 

Lune»(Mah  Parégan).  Par  usure,  le   mot  est  devenu  Mah  Farian  qui 

st  le  moarrab  de  Parégan,  conformément  au   génie  de  la  langue  arabe 

qui  n'a  ni  '<  P  »  ni  «  Gaf.  »  La  grandeur  est  à  Dieu. 

Ainsi  donc,  il  y  eut  un  jour  où  l'état  des  Francs  était  tel  que  nous 
venons  de  le  décrire!  Et  maintenant,  leur  grandeur,  leur  majesté  dans 
l'Hindoustan  bien  gardé,  et  particulièrement  dans  le  Bengale,  est  tel 
qu'on  ne  le  peut  décrire. 

Celui-là  seula  le  droit  de  prétendre  à  la  grandeur  et  au  moi 

Dont  l'empire  est  antique  et  l'essence  sans  besoin. 

Bref,  quand  le  Bend-é-Chahdourvan  et  le  pont  furent  terminés,  Chah- 
pour  donna  congé  au  César,  qui  rentra  avec  ses  Roumis  dans  son  pays. 

Certains  d'entre  eux  se  plurent  cependant  dans  le  climat  de  (Lhou- 
chter. 

Avec  l'autorisation  de  César,  ils  demeurèrent  dans  le  pays  et  y  mani- 
festèrent des  choses  extraordinaires. 

Il  existe  à  douze  kilomètres  de  la  ville,  au  nord,  une  source  dite 
«Guermék  ».  L'eau  de  cette  source,  soit  parce  qu'elle  est  voisine  de 
sources  de  soufre,  soit  pour  toute  autre  raison,  est  chaude.  Près  de 
cette  source,  les  Roumis  trouvèrent  une  mine  d'argent,  qui,  chaque 
année,  produisait  une  certaine  somme  et  rapportait  un  impôt  à  Chah- 
pour.  Aussi  devinrent-ils  riches  et  opulents. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  BÔQ 

Ils  ne  laissaient  entrer  dans  leur  usine  aucun  Persan,  et  accomplis- 
saient eux-mêmes  tout  le  travail.  Actuellement  ce  lieu  est  inconnu  de 
tous  et  la  roule  qui  y  conduit  est  perdue. 

Ils  fabriquèrent,  à  Chouchter,  une  étoffe  fort  belle,  avec  la  laine 
Qalablab.  Qalablab  est  un  arbre  qu'en  indien  on  nomme  Aqhéé.  J'en  ai 
vu  dans  les  terres  de  Bénarés  et  de  Lucknow.  Les  médecins  des  Indes 
mêlent  ses  fleurs  dans  certains  électuaires  et  dans  certains  sels  com- 
posés. Cette  fleur  est  extrêmement  digestive,  et  elle  enlève  les  lourdeurs 
d'estomac.  On  parle  beaucoup  de  la  chaleur  de  ce  médicament.  Les 
médecins  persans  ne  s'en  servent  cependant  pas;  mais  ils  emploient  le 
lait  qui  sort  de  la  branche  quand  on  la  casse. 

Les  chimistes  s'en  servent  pour  tuer  certains  minéraux,  et  l'on  sait 
que  les  Frenghis  cuisent  ce  «  Pembé  Qalablab  »  avec  certaines  drogues  et 
qu'alors  il  devient  propre  à  être  tissé. 

Aujourd'hui,  tout  cela  ^t  oublié,  et  personne  ne  sait  plus  le  filer. 

On  fabriquait  aussi  le  «  Déba  ».  C'était  une  étoffe  plus  douce  et  bien 
préférable  à  la  soie  pure.  On  la  bordait  avec  des  fils  d'argent  et  d'or,  de 
li  façon  la  plus  charmante.  Cette  étoffe  était  spécialement  réservée,  à  cette 
époque,  pour  les  turbans  des  rois.  Sa  beauté  était  passée  en  proverbe,  de 
sorte  que  les  poètes  éloquents,  quand  ils  voulaient  louer  à  l'exagération 
quelque  chose,  le  comparaient  au  «  Déba  »  de  Chouchter. 

Un  autre  des  ouvrages  de  ces  Roumis  est  le  <.<  Doulab  Roumi  »  — 
Roue  de  Puits.  —  Grâce  à  cette  roue  on  peut  élever  l'eau  très  haut, 
sans  recourir  à  l'homme  ou  aux  animaux. 

A  l'époque  où  je  quittais  Chouchter,  il  y  existait  dans  les  jardins 
plusieurs  de  ces  roues,  sur  les  bords  du  Kerker.  Mais  depuis  j'ai  appris 
qu'elles  ont  été  complètement  abandonnées,  et  qu'il  n'en  reste  même 
plus  de  traces. 

Une  autre  chose  que  nous  devons  aux  Roumis,  ce  sont  les  feux  d'ar- 
tifice. Ils  avaient  en  effet  pour  habitude  de  tirer  des  feux  d'artifice 
des  terrasses  de  leurs  maisons,  la  première  nuit  du  premier  Techrine, 
qui  est  le  commencement  de  leur  année.  Pourles  imiter,  les  Persans  en 
tirèrent  eux  aussi  la  première  nuit  de  Ferverdine,  mois  ancien.  Et  main- 
tenant, les  croyants,  la  nuit  du  No  Rouz,  qui  est  le  jour  de  l'entrée  du 
Soleil  dans  le  signe  du  Bélier,  tirent  chacun  un  feu  d'artifice  du  haut 
des  terrasses  de  leurs  maisons. 

Ce  pont,  construit  pas  César,  resta  tel  qu'il  était  jusqu'au  moment 
où  Chébib  Kharédji  fit  de  Chouchter  sa  capitale. 

Celui-ci  eut  plusieurs  fois  à  combattre  les  troupes  de  Damas  et  de 
Syrie,  mais  fut  toujours  vainqueur.  Cela  dura  jusqu'au  gouvernement 
d'Abd  Oui  Mélik  ibn  Mervan  El  Hakem.  Celui-ci  fit  de  Hadjadj  ibn 
Youcef  Saqafi  son  vali  et  letiomma  dans  les  deux  Eraq  et  au  Khoraçan. 


SyO  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

Hadjadj  vint  attaquer  Chébib  avec  une  grande  armée.  Chébib  ne  put 
lutter,  et  il  fut  cerné.  Il  opérait  des  sorties  chaque  jour,  et  le  soir  venu 
il  rentrait  dans  la  ville. 

Un  jour  que,  suivant  l'habitude  quotidienne,  il  revenait  vers  la  ville 
—  et  ce  jour-là,  la  crue  du  fleuve  était  forte  —  Chébib,  pour  admirer 
les  flots,  se  promena  à  cheval  sur  une  jument.  Le  cheval  de  Chébib 
s'excita,  et  son  maître  le  frappa  sur  le  nez.  Le  cheval  recula  en  se 
cambrant  et  tous  deux  tombèrent  dans  la  rivière.  Aucun  d'eux  ne 
reparut. 

Le  matin  Hadjadj  rentra  dans  la  ville,  distribua  ses  troupes  de  place 
en  place,  afin  de  s'opposer  aux  troubles,  et  demanda  avec  colère  aux 
habitants  :«  Pourquoi  avezvous  accueilli  Chébib  ?  Pourquoi  êtes-vous 
venus  à  son  aide  ?  » 

Les  habitants  se  firent  humbles  et  répondirent  :  «  Nous  ne  nous 
attendions  pas  à  son  arrivée.  C'est  au  milieu'de  la  nuit  qu'il  nous  a 
surpris,  avec  une  troupe  trop  nombreuse,  et  nous  n'avons  pu  lui  ré- 
sister. » 

Hadjadj  accepta  leurs  excuses,  el  ordonna  de  détruire  le  pont.  On 
devrait  désormais  passer,  comme  autrefois,  en  bateau.  11  espérait  ainsi 
empêcher  toute  surprise.  On  obéit,  on  détruisit  le  pont,  et  il  resta  dé- 
truit jusqu'à  ce  que  Fath  Ali  Khan  le  réparât  (i). 

A.-L.-M.  Nicolas. 

(i)  Dans  quelques  histoires,  peut-être  même  dans  certains  livres  de  tradi- 
tions il  est  enregistré  des  anecdotes  qu'un  esprit  intelligent  hésite  à  accepter. 
Il  se  peut,  il  est  vrai,  que  nos  intelligences  soient  courtes  et  ne  puissent  les 
embrasser.  Mais  comme  nous  écrivons  ici  l'histoire  de  Chouchter,  nous  ra- 
conterons ce  que  nous  avons  entendu. 

La  plupart  des  historiens  racontent,  sur  la  foi  de  Abou  Mouça  Ach'ari,  que 
quand  Chouchter  tomba  aux  mains  des  Musulmans,  on  trouva  un  cercueil 
de  plomb  qui  contenait  un  cadavre.  Mais,  avec  le  cadavre,  il  y  avait  un  sac 
de  monnaies.  Quiconque  avait  besoin  d'argent,  y  empruntait  cequ'il  voulait. 
Quand  il  avait  paré  à  son  besoin,  il  reportait  l'argent  dans  la  bourse.  Si 
sans  excuse  suffisante  il  tardait  à  rembourser  la  somme  empruntée,  il  tom- 
bait malade. 

On  raconta  cette  chose  inou'i'e  à  Médine  à  quelques  compagnons  qui 
répondirent  «  C'est  Daniel,  le  Prophète  :  il  faut  l'enterrer  !  » 

On  le  fit,  et  maintenant  le  tombeau  d2  Daniel  est  célèbre  à  Suze. 

On  y  a  construit  une  grande  construction  qui  domine  le  tombeau  de  Chah. 


NOTF.S    F.T    DOCUMENTS  Syi 


CHRONIQUE  DE  LINDE 


La  Bégum  de  Bhopal. 


Le  séjour  en  tLurope  de  S.  A.  la  Begum  Sahiba  de  Bhopal,  venue  pour 
assister  au  couronnement  du  roi  Georges  V,  est  un  événement  sensa- 
tionnel et  nous  oblige  ?  donner  quelques  détails  sur  cette  éminente 
princesse. 

Le  Bhopal  est  après  Hydarabad  l'Etat  musulman  le  plus  important  de 
rinde;  il  fut  fondé  au  dix-septième  siècle  par  un  chef  Afghan  qui  se 
rendit  indépendant  à  la  mort  d'Aurengzeb.  Il  est  compris  dans  la 
«  Bhopal  Agency  »  dont  le  quartier  général  est  à  Sehore,  où  réside  le 
Political  Agent,  et  s'étend  sur  les  frontières  orientales  du  Malwa,  con- 
fine au  Bundelkhand  et  au  territoire  du  Gondwana.  Après  avoir  atteint 
comme  population  le  chiffre  d'un  million  d'habitants,  il  n'en  compte 
plus  que  663. 961  ;  cette  énorme  diminution  est  due  aux  famines  de 
1896-1897,  1899-1900.  I^a  capitale  a  toujours  conservé  ses  77.023  habi- 
tants. 

La  Begum  Sahiba  Sultan  Jahan  est  la  troisième  princesse  à  laquelle 
est  revenu  l'honneur  de  présider  aux  destinées  du  Bhopal;  de  bonne 
heure  elle  fut  destinée  au  trône;  sa  mère  Shah  Jahan  la  désigna  pour 
son  héritière  lorsqu'elle  succéda  à  la  fameuse  Sikandar  Begum.  Elle 
a  droit  à  un  salut  de  19  coups  de  canon  en  territoire  anglais  et  de 
21  dans  ses  Etats.  En  1904,  elle  fut  faite  Grand  Commandeurde  Vin- 
dian  Empire  et,  en  1910,  elle  reçut  les  insignes  du  même  grade  de 
l'ordre  de  V Étoile  de  Vlndc. 

Sultan  Jahan  Begum  administre  elle-même  son  Etat,  assistée  de  son 
fîls  aîné,  Nawab  Muhammed  Nazir-ullah  Khan.  Ses  autres  fils  sont  Sa 
hibzada  Ubaid-ullah  Khan,  qui  commande  V Impérial  Service  Laticers, 
et  Hamid-ullah  Khan,  tous  deux  anciens  élèves  d'AIigarh.  Comme 
nous  nous  réservons  de  parler  bientôt  de  l'histoire  si  intéressante  du 
Bhopal,  nous  ne  donnerons  aujourd'hui  que  quelques  détails  sur  la 
manière  dont  il  est  gouverné. 

Le  Bhopal  étant  un  Etat  de  première  classe,  le  chef  est  investi  d'une 


372  BEVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

autorité  absolue  dans  toutes  les  affaires  administratives  et  a  droit  de 
vie  et  de  mort.  Deux  ministres  l'assistent  :  le  Muin-ul-Muham  et  le 
Nasir-ul-Miiham,  qui  s'occupent,  le  premier  des  finances,  le  second  des 
affaires  judiciaires  et  de  la  police.  Il  y  a  3  conseils  :  le  I/las-i-Kamil, 
composé  de  quatre  membres,  est  chargé  de  faire  des  enquêtes  sur  toutes 
les  questions  portées  à  sa  connaissance;  le  Kamiti-i-Mal,  composé  de 
huit  membres,  s'occupe  des  questions  financières  et  le  Kamiti-i-Faiij- 
dari  du  travail  législatif.  Parmi  les  autres  services  de  l'administration  il 
y  a  le  Deorhi-i-Khas,  cabinet  particulier  du  chef;  puis  viennent  le 
Mufti  et  le  Ka!{i  qui  décident  certaines  questions  d'après  le  Coran;  le 
Maflis-i-Ulama,  composé  de  quatre  membres  qui  jugent  en  dernier  res- 
sort les  différends  entre  le  A'a^/  et  le  Mitjti;  le  Minita^im,  inspecteur 
général  de  la  police,  les  directeurs  des  travaux  publics  et  des  forêts,  le 
Vakil-i-Riasat  entre  les  mains  de  qui  passent  les  communications  du 
chef  et  du  Political  agent;  le  daftari-na^ir,  chef  de  la  comptabilité,  le 
Klia^ana,  trésorier  dont  les  attributions  sont  différentes  de  celles  du 
Bakhshigirihisab,  enfin  le  Bakhshigiri  Fauf,  commandant  en  chef  des 
troupes.  Le  Nawab  Mohammed  Nazir-ullah  IChan,  fils  aîné  de  la  Be- 
gum  Sahiba,  est  resté  à  Bhopal  ;  ses  deux  autres  fils  l'ont  accompa- 
gné.en  Europe  (i ). 

Quoique  le  Bhopal  soit  un  Etat  musulman,  gouverné  par  une  musul- 
mane, la  population  hindoue  est  supérieure  à  la  musulmane  (hin- 
dous :  483.(111;  musulmans  :  83.988^  Dans  la  ville  même,  l'élément 
musulman  domine. 

Il  y  a  un  fort  appoint  de  tribus  animistes,  entre  autres  les  Gonds 
qui  travaillent  dans  les  forêts. 


Recensement. 

Un  extrait  des  Proceedings  du  gouvernement  de  l'Inde,  publié  le 
20  mars  dernier  à  Calcutta,  permet  de  relever  déjà  des  observations 
intéressantes  sur  les  opérations  du  dernier  recensement. 

La  coutume  de  faire,  à  des  époques  déterminées,  un  dénombrement 
plus  ou  moins  exact  de  la  population,  est  assez  ancienne  dans  certaines 
provinces,  telles  que  Madras  et  le  Punjab;  mais  le  premier  essai  tenté 
d'après  une  méthode  absolument  rigoureuse,  c'est-à-dire  en  comptant 
par  unité,  remonte  aux  années  comprises  entre  1867  et  18 72. Toutefois 
beaucoup  d'étals  natifs,  Hyderabad,  Kashmir,  ceux  de  l'Inde  Centrale 

(i)  Le  journal  Jarida-i-Bhopal  à  un  caractère  purement  officiel. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  ByS 

les  «  Agencies  »  de  Radjpoulana  et  du  Punjab,  avaient  été  mis  de  côté. 
Kn  outre,  le  recensement  n'était  pas  fait  au  même  moment  et  les  opé- 
rations étaient  rarement  bien  conduites;  on  procédait  parfois  d'une 
manière  très  sommaire.  Néanmoins  cette  expérience  fut  bonne,  car  elle 
prépara  les  voies  au  premier  recensement  régulier  d'après  les  procédés 
modernes,  inauguré  le  17  février  1881.  Les  opérations  s'étendirent 
alors  à  toutes  les  provinces  et  à  tous  les  Etats,  sauf  K.ashmir  et  quelques 
régions  éloignées.  Les  calculs  étaient  simultanés,  et  Ton  pouvait  arriver 
à  en  obtenir  rapidement  le  résultat,  sauf  dans  les  régions  forestières  et 
peu  habitées  où  il  était  impossible  d'opérer  la  nuit  et  où  la  manière  de 
procéder  était  modifiée  d'après  les  nécessités  matérielles.  Dans  certains 
endroits,  on  dressait  une  liste  sommaire  dont  la  vérification  se  faisait  le 
jour,  tandis  que  dans  d'autres  on  se  passait  de  celte  revision.  Dans  ce 
dernier  cas,  les  listes  ne  mentionnaient  pas  les  personnes  présentes 
dans  chaque  maison  la  nuit  du  recensement,  mais  celles  qui  y  résidaient 
habituellement. 

Le  second  recensement  eut  lieu  le  26  février  1S91,  d'après  un  système 
analogue  à  celui  que  nous  venons  de  décrire,  mais  il  fut  fait  avec  plus 
de  soin;  le  territoire  où  l'on  ne  pût  opérer  d'une  manière  simultanée 
était  moins  étendu.  La  Birmanie,  récemment  annexée,  le  Kashmir  et 
le  Silckim  furent  compris  dans  les  opérations.  Le  troisième  recensement 
eut  lieu  le  i'''"  mars  1901  ;on  y  engloba,  pour  la  première  fois  1'  «  Agency  » 
du  Baluchistan,  le  pays  Bhil  du  Radjpoutana,  les  établissements  de 
Nicobaret  des  îles  Andaman  et  des  territoires  situés  sur  les  confins  de  la 
Birmanie,  du  Kashmir  et  du  Punjab.  La  partie  du  territoire  dans  la- 
quelle on  ne  put  opérer  simultanément  était  encore  plus  restreinte, 
et  quand  on  ne  jugea  pas  possible  de  vérifier,  on  s'en  tint  aux  listes  offi- 
cielles. Dans  quelques  régions  récemment  anne.\ées,  comme  on  ne 
pouvait  obtenir  de  résultats  immédiats,  on  évalua  la  population  d'après 
le  nombre  des  maisons  ou  les  renseignements  donnés  par  le  chef  de  la 
tribu.  Le  quatrième  recensement  vient  d'avoir  lieu  le  10  mars  1911, 
dix  ans  et  neuf  jours  après  le  dernier.  Cette  date  avait  été  choisie  pour 
que  les  fonctionnaires  pussent  profiter  du  clair  de  lune  et  éviter  les 
fêles  religieuses,  les  foires  et  les  dates  considérées  favorables  à  la  célé- 
bration des  mariages  et  des  pèlerinages  aux  rivières  sacrées.  Il  y  eut 
malheureusement  une  forte  recrudescence  de  peste  qui,  dans  quelques 
endroits,  s'opposa  au  dénombrement  et  causa  un  déchet  passager  de 
la  population  dans  des  localités  telles  que  Nagpur,  Gaya  et  Indore, 
délaissées  par  un  certain  nombre  d'habitants.  Dans  l'Inde  du  Nord,  les 
pluies  tombèrent  en  abondance  lorsqu'on  procéda  au  recensement  défi- 
nitif. Ce  recensement  comprenait  le  Baluchistan,  sauf  K.haran  et  les 
territoires  les  plus  reculés  de  la  Birmanie  dont  on  ne  s'était  pas  encore 


l 


^74  pëVue  bu  MONbE  musulman 

occupé.  Dans  les  parties  où  le  dénombrement  précédent  n'avait  pu  être 
fait  d'une  manière  simultanée,  on  en  fit  un  simultané,  et  dans  cer- 
taines autres,  une  évaluation  réelle  fut  substituée  à  une  évaluation  ap- 
proximative. 

Voyons  maintenant  les  totaux. 

La  population  de  l'Inde  donne  3 1 5. 001.099  habitants  :  soit  244.172.371 
pour  le  territoire  britannique  et  70.828.728  pour  les  États  indigènes; 
le  territoire  britannique  a  contribué  à  l'augmentation  totale  des 
20.640.043  habitants  pour  12.547.564  et  les  États  indigènes  pour 
8.092.479.  Ces  chiffres  sont  d'ailleurs  provisoires  et  susceptibles  d'être 
corrigés  après  vérification:  l'expérience  nous  démontre  que,  pour  l'ins- 
tant, ils  sont  suffisants.  En  1901,  la  différence  dans  toute  l'Inde  entre 
la  population  figurant  sur  les  listes  provisoires  et  celle  qui  fut  obtenue 
en  dernier  lieu  n'a  été  que  de  94.355  ou  o3  pour  cent.  Les  variations 
proportionnelles  des  trois  derniers  recensements  sont  données  dans  la 
table  ci-dessous.  On  verra  qu'il  faut  tenir  compte  de  la  plus  grande 
exactitude  des  dénombrements  récents  et  du  fait  que,  à  chaque  recense- 
ment, une  partie  de  l'augmentation  apparente  est  due  à  l'annexion  de 
nouveaux  territoires. 

Variation  depuis  1881  dans  la  population  de  l'Inde: 

1 89 1  - 1 90  I  1 90 1 - 1 9 1  I 
+  2,4  +    7.0 

+  4,7  +    5,4 

+  5,1  +  12,9 

On  estime  que,  pour  la  période  de  iS8i  à  i89r,  on  a  gagné  9,8  et  pour 
la  décade  suivante  i  :  5  pour  cent.  Les  opérations  du  dernier  recense- 
ment ayant  été  mieux  faites,  on  est  arrivé  à  plus  de  rigueur  dans  la 
classification  des  castes  et  des  occupations;  du  reste,  sauf  dans  cer- 
taines parties  reculées,  les  omissions  étaient  déjà  si  peu  nombreuses  en 
1901  que,  par  le  fait,  il  n'y  a  eu  que  de  très  légers  changements,  d'au- 
tant que  les  territoires  qu'on  a  recensés  pour  la  première  fois  n'ont 
qu'une  faible  population. 

Nous  allons  maintenant  jeter  un  coup  d'œil  sur  certaines  notes  ajou- 
tées par  le  com^nissioner  du  recensement  et  relatives  à  la  condition 
des  principales  provinces  anglaises  pendant  la  dernière  décade. 

Le  Bengale  a  joui  d'une  certaine  prospérité  pendant  les  quatre  pre- 
mières années.  Les  quatre  autres  ont  été  médiocres,  mais  elles  furent 
suivies  de  deux  autres  où  les  récoltes  furent  bonnes.  En  1906,  les  inon- 
dations causèrent  une  famine  locale  à  Durbhanga.En  1907,  la  mousson 
ayant  cessé  de  bonne  heure,  la  récolle  d'hiver  du  riz  manqua  dans 
toute  la  province.  Aussi  les  secours  furent-ils   distribués  dans  quatre 


1881-1891 

Inde 

+    l3,2 

Provinces 

+  1 1,2 

États 

+  20,2 

NOTKS    F;T  bOCL'MKNTS  ByS 

districts  et,  en  1908,  dans  dix  autres  privés  d'eau  par  suite  du  peu 
d'abondance  de  la  mousson.  Quant  à  la  mortalité,  elle  n'a  pas  été  très 
élevée;  les  naissances  ont  été  de  prés  de  deux  millions  supérieures  aux 
décès.  La  peste  a  sévi  tous  les  ans  et  a  causé,  de  190 1  à  19 10, 
59'J.ooo  décès. 

Pour  Bombay,  cette  décade  a  été  marquée  par  une  forte  reprise  des 
affaires  jusqu'en  19  jS-oq,  époque  à  laquelle  le  prix  du  colon  a  subi  une 
baisse;  mais,  en  1909-191 0,  il  y  a  eu  une  nouvelle  reprise,  et  le  com- 
merce du  port  de  Karachi  a  été  plus  actif  qu'il  ne  l'avait  jamais  été.  Les 
chemins  de  fer  et  les  travaux  d'irrigation  ont  acquis  une  grande  exten- 
sion. Les  conditions  matérielles  ont  donc  été  assez  favorables,  saut 
dans  le  Guzarate;  la  peste  a  malheureusement  reparu  pendant  les  deux 
dernières  années.  Le  nombre  des  décès  a  été  de  i.3i3.ooo. 

En  Birmanie,  le  recensement  a  constaté  une  augmentation  de  popu- 
lation ;  la  province  est  fertile,  et  le  commerce  s'y  est  développé.  L'enre- 
gistrement des  naissances  et  des  morts,  quoique  peu  exact,  permet  de 
juger  que  les  naissances  sont  supérieures  aux  décès.  Beaucoup  d'immi- 
grants de  .Madras  ont  contribué  à  l'augmentation  de  la  population. 

Les  Provinces  Centrales  et  le  Berar  ont  été  très  éprouvés  par  les  fa- 
mines de  la  fin  du  dix-neuvième  siècle;  mais  depuis  1901  les  classes 
agricoles  sont  plus  heureuses,  quoique,  en  1909,  la  mousson  ait  manqué 
en  partie  dans  les  divisions  de  Jubbulpore  et  de  la  Nerbudda.  La  cul- 
ture du  coton  a  pris  une  grande  extension  et  a  procuré  de  sérieux  béné- 
fices. 

Dans  le  Bengale  Oriental  et  l'Assam,  le  commerce  du  thé,  qui  avait 
souffert  d'une  surproduction  au  commencement  de  la  décade,  a  repris 
son  essor.  De  1901  à  1909,  la  récolte  s'est  élevée  de  167  à  200  millions 
de  livres  et  le  nombre  des  travailleurs  dans  les  plantations. à  l'exclusion 
de  Jalpaiguri,a  augmenté  de  645  à  gbô  mille.  A  noter  l'ouverture  de  la 
ligne  de  VAssam  Bengal  Railwny  et  la  prolongation  de  celle  de  VEast- 
ern  Bengal  Raihvay. 

Les  conditions  générales  de  la  province,  épargnée  par  la  peste,  ont 
été  excellentes.  L'épidémie  de  K.ala  Azar  a  disparu  de  la  vallée  du 
Brahmapoutra. 

Depuis  1S77,  la  Présidence  de  Madras  n'a  pas  été  visitée  par  la  famine, 
et  à  part  quelques  épidémies  de  choléra,  la  santé  générale  a  été  satis- 
faisante ;  le  nombre  des  naissances  a  été  supérieur  à  celui  des  décès. 
Un  mouvement  d'émigration  en  Birmanie  et  à  Ceylan  s'est  produit  ; 
d'un  autre  côté,  on  demande  des  ouvriers  malais.  Le  résultat  de  la  st.i- 
tistique  des  naissances  et  des  décès  n'est  pas  encore  connu. 

Les  territoires  des  provinces  du  Nord-Ouest,  quoique  très  peu  peu- 
plés, ont  participé   au  mouvement  général.  Les  communications   sont 


376  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

plus  faciles,  les  routes  et  les  voies  ferrées  ont  été  améliorées.  Les  chif- 
fres du  recensement  ne  sont  pas  encore  connus. 

Au  Punjab,  les  récoltes  ont  été  mauvaises,  surtout  de  igoi  à  1902 
dans  les  districts  de  Delhi  et  de  Kangra  et,  en  igoS,  dans  ceux  de  Roh- 
talc  et  de  Hissar.  Depuis  lors,  sauf  en  1907-190S,  les  conditions  de 
l'agriculture  ont  été  bonnes.  La  peste  a  malheureusement  fait  près  de 
deux  millions  de  victimes,  dont  un  tiers  en  1907,  et  les  fièvres  perni- 
cieuses un  nombre  presque  égal  dans  les  districts  orientaux  et  du 
centre.  La  moyenne  de  la  mortalité  a  été  en  conséquence  très  élevée. 
Les  statistiques  accusent  une  décroissance  de  2  et  demi  p.  100  net  dans 
la  population  de  la  province. 

Il  y  a  eu  au  contraire  un  regain  de  prospérité  dans  les  Provinces 
Unies  pendant  les  quatre  premières  années  de  la  décade,  mais  les  ré- 
coltes de  1905  et  de  1906  furent  mauvaises  et  suivies  de  famines 
dans  le  Bundelkhand  et  au  sud  de  la  division  d'Agra  ;  de  meilleures 
récoltes  amenèrent  ensuite  une  période  de  bien-être  relatif.  La  peste  a 
fait  en  outre  à  peu  près  un  million  et  demi  de  victimes.  La  mortalité 
causée  par  la  fièvre  a  été  encore  plus  élevée  :  en  1908,11  y  a  eu  deux 
millions  de  décès. 

D'après  le  Daily  Te legniph, on  publiera  vers  le  mois  de  juin  un  rap- 
port qui  donnera  les  chiffres  de  la  population  ;  mais  le  résultat  définitif 
du  recensement  ne  pourra  guère  être  livré  à  l'impression  avant  deux 
ou  trois  ans. 

D.  M. 


Le  Gérant:  Drouard. 


31-5-11.  — Tours,  Imprimerie  E.  Arrault  et  C'' 


POLITIQUE    MUSULMANE 
DE   LA    HOLLANDE 


Quatre    Conférences 


PAR 


C.  SNOUCK  HURGRONJE 

CONSEILLER  DU  MINISTÈRE   DES  COLONIES  NÉERLANDAISES 
POUR    LES    AFFAIRES    INDIGÈNES    ET   ARABES 


Juin  igi  1  • 


(Revue  du  Monde  Musulman) 


POLITIQUE     MUSULMANE 
DE    LA     HOLLANDE 


Quatre   Conférences 


SOMMAIRE 

Pages 

i'^  Conférence.  —    La  propagation   de   l'Islam,  particulière- 
ment dans  Varchipel  des  Indes  Orientales     38i 

■2®  Conférence.  —  Caractères  du  système  de  l'Islam 4i5 

3®  Conférence.  —  Le  gouvernement  colonial  néerlandais  et  le 

système  islamique 460 

4*  Conférence.  —  Les  Pays-Bas  et  leurs  Mahométans     .     .     .      484 


Revue  du  Monde  Musulman 


5'  Année.  JUIN  N°  6. 


POLITIQUE    MUSULMANE 
DE  LA  HOLLANDE 


La  Revue  du  Monde  Musulman  est  heureuse  de  présen- 
ter à  ses  lecteurs  la  traduction  de  quatre  conférences  faites 
par  M.  Snouck  Hurgronje,  à  l'Académie  des  Adminis- 
trateurs pour  les  Indes  Néerlandaises. 

Dans  une  courte  préface  publiée  avec  le  texte  hollandais 
de  ces  conférences.,  M.  Snouck  Hurgronje  a  formulé  son 
programme  ;  devant  un  public  informé  par  ses  études  colo- 
yiiales  et  par  une  expérience  personnelle  de  la  vie  de  r Is- 
lam, il  s  agissait  de  rappeler  et  de  préciser  certains  traits 
essentiels;  il  s  agissait  en  outre  d'affirmer  une  doctrine 
s'adressant  aux  personnes  que  préoccupent  la  politique 
coloniale  et  les  problèmes  de  civilisation,  dont  l  Islam 
demande  en  partie  la  solution  au  monde  occidental. 

Envisageant  ces  dernières  questions  du  point  de  vue 
hollandais,  M.  Snouck  Hurgronje  proclame  sa  foi  dans  la 
politique  de  collaboration  :  «  Rien  ne  peut,  dit-il,  aussi 
sûrement  amener  une  débâcle  qu  une  politique  égoïste,  sem- 
blable à  celle  que  nous  font  trop  bien  connaître  les  annales 
de  la  Compagnie  des  Indes  Orientales  et  le  régime  de  la 
Culture  forcée,  dont  la  condamnation  est  depuis  longtemps 

XIV.  25 


378  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

acquise  devant  le  tribunal  suprême  de  l'histoire  univer- 
selle. » 

Tous  les  liommes  d'intelligence  et  de  pensée,  qui,  en 
France,  réfléchissent  aux  conditions  des  rapports  du 
inonde  occidental  avec  V Islam,  et  des  puissances  coloniales 
avec  leurs  sujets,  sauront  gré  à  Véminent  Conseiller  du 
Gouvernement  Général  des  Indes  Néerlandaises  pour  la 
politique  indigène,  d'avoir  bien  voulu  confier  à  la  Revue 
du  Monde  Musulman  le  soin  de  propager  ses  enseigne- 
ments. Quon  nous  permette  de  dire  la  satisfaction  pro- 
fonde que  nous  éprouvons  à  voir  V illustre  savant  qui,  pour 
parfaire  ses  éludes  musulmanes,  s'en  fut,  au  temps  de  sa 
jeunesse,  s'installer  à  la  Mecque,  et  dont  la  longue  carrière 
politique  a  été  aussi  la  plus  remarquable  carrière  scienti- 
fique de  l  orientalisme  moderne,  professer  pour  V  Islam 
hollandais  d' Extrême-Orient  les  doctrines  que  nous  profes- 
sons ici  pour  r Islam  français  de  l'Afrique  du  Nord. 

Politique  de  collaboration!  Ah!  certes  et  à  tous  les 
points  de  vue,  car,  enfin,  si  les  idées  de  justice  et  de  bonté 
doivent  prendre  rang  dans  les  systèmes  politiques  des 
peuples  modernes,  les  civilisations  qui  se  montrent  inca- 
pables de  comprendre  le  rôle  inévitable  de  la  vérité  et  d'en 
demander  la  formule,  au  moins  approximative,  à  la  certi- 
tude scientifique,  doivent  s'attendre  à  voir  passer  devant 
elles  leurs  concurrents  mieux  préparés  aux  rivalités  mon- 
diales. 

L'admirable  prospérité  des  Indes  Néerlandaises,  épui- 
sées jadis  par  la  Culture  forcée  de  Van  den  Bosch,  par 
la  corvée  et  la  domination  coloniale,  date  de  /'Agrarische 
Wet  de  iSyo.  Elle  fut  Vœuvre  initiale  des  grands  libéraux 
qui,  au  milieu  du  dix-neuvième  siècle,  se  levèrent  tour  à 
tour  devant  l'opinion  publique  néerlandaise  et  dans  le  Par- 


INTRODUCTION  Sytj 

lement  néerlandais,  i éloquent  pasteur  Van  Iloëvell,  Fran- 
sen   Van  de  Putte,  Vet/i  et  Vander  Lith. 

Ils  avaient  semé  la  bonne  semence  d'ordre  et  de  progrès. 
Restait  à  la  faire  grandir  et  fructifier,  à  lui  demander 
la  riche  moisson  de  prospérité  que  le  vingtième  siècle  ré- 
serve à  la  Malaisie  musulmane  par  l'application  des  doc- 
trines démocratiques  devenues,  de  nos  jours,  la  base  de  la 
politique  coloniale  hollandaise.  Ce  fut  l œuvre  définitive  des 
principes  préconisés  par  M.  Snouck  Hurgronje. 

En  lui  demandant  les  conseils  de  sa  haute  expérience, 
pour  les  suivre,  le  gouvernement  colonial  des  Indes  Néer- 
landaises a  témoigné  qu'il  avait  le  sens  intelligent  de  la 
politique  indigène.  Elle  ne  s  accomplit  ni  par  discours  élec- 
toraux, ni  par  anarchie  administrative,  ni  par  rien  de 
contraire  à  la  claire  raison  de  la  justice  sociale  et  de  la 
vérité  scientifique. 

A.  Le  Châtelier. 


Tombeau  d'une  reine  de  Pasè  (Soumatra),  cinquième  descendante  du  fondateur 
du  royaume  de  Pasè,  morte  le  17  Dou'l-hiddjah  83 1  H.  (27  septembre  1428). 


CONFÉRENCES 
DE   M.    SNOUCK   HURGRONJE 


LA   PROPAGATION  DE  L  ISLAM,  PARTICULIEREMENT  DANS 
l'archipel   des  INDES  ORIENTALES 


Vlslâm  n'est  venu  dans  l'archipel  qu  après  soti  évolution 

complète. 

Douze  cents  ans  environ  après  Jésus-Christ,  le  Mahomé- 
tisme  commençait  à  recruter  des  adeptes,  en  nombre  impor- 
tant, à  Soumatra,  à  Java,  et  dans  les  îles  situées  plus  à  l'est. 
La  chute  de  Madjapait  en  i5i8  conquit  tout  Java  à  Tlslâm, 
et  dans  le  courant  du  seizième  siècle  les  autres  grandes 
îles  commencèrent  à  se  soumettre  également. 

On  voit  que  Tlslâm  avait  atteint  depuis  longtemps  son 
évolution  complète,  lorsqu'il  fit  son  apparition  en  Extrême- 
Orient.  Pour  comprendre  le  Mahométisme  particulier  des 
Indonésiens,  nous  n'aurons  donc  guère  besoin  d'appro- 
fondir l'histoire  de  l'évolution  de  l'Islam,  comme  reli- 
gion et  comme  culture  ;  nous  pourrons  nous  contenter 
d'envisager  plus  spécialement  le  système  musulman  dans 
la  forme  stable  qu'il  avait  prise,  au  moins  comme  principes 
essentiels,  trois  siècles  après  l'Hégire. Nous  étudierons  aussi 
la  vie  des  peuples  musulmans,  telle  qu'elle  se  montra  de- 
puis cette  époque  de  consolidation,  en  subissant  l'influence 
du  système. 

Il  faut  que  nous  voyions  clairement  que  cet  Islâm  était  au 


382  REVUE    DU   MONDE    MUSULMAN 

culte  de  Mahomet  ce  que  l'homme  cosmopolite,  développé 
par  une  vie  active  dans  plusieurs  milieux  humains, devient 
comparativement  au  paysan  maladroit  qu'il  fut  dans  sa 
jeunesse. 

Caractère  de  la  religion  de  Mahomet. 

Mahomet  n'a  jamais  revendiqué  l'originalité  pour  sa 
révélation.  Il  se  glorifia,  au  contraire,  de  ce  que  les  inspira- 
tions d'Allah  à  son  «  prophète  illettré  »  s'harmonisaient 
avec  les  révélations  antérieures.  Il  s'imaginait  le  monde 
partagé  en  groupes  qu'il  appelait  Oummahs,  sans  com- 
préhension claire  du  fondement  de  cette  division  ;  nous 
dirions  des  peuples,  ou  des  communautés  qui,  par  l'habi- 
tat, le  langage  et  les  caractères  extérieurs  différaient  les 
unes  des  autres. 

A  quelques-unes  de  ces  Oummahs,  celle  des  Juifs,  celle 
des  Chrétiens,  Allah  avait  envoyé  des  prophètes  de  leur 
nationalité  et  de  leur  milieu,  pour  leur  enseigner  sa  loi  et  sa 
doctrine.  D'autres,  comme  celle  des  Arabes,  à  laquelle  appar- 
tenait Mahomet  lui-même,  erraient  encore  dans  l'obscurité, 
sans  le  savoir,  puisqu'ils  ignoraient  la  lumière  que  Maho- 
met se  sentit  en  fin  de  compte  appelé  à  faire  luire  sur 
l'Arabie. 

Au  point  de  vue  historique,  nous  constatons  que  sa  révé- 
lation se  compose  de  données  tirées  successivement  de 
sources,  plutôt  troubles,  juives  et  chrétiennes,  auxquelles 
il  s'est  reporté  tant  bien  que  mal,  en  commençant  à  réflé- 
chir à  la  signification  de  la  vie  humaine.  Il  les  arran- 
geait en  les  adaptant  à  l'ensemble  primitif  de  ses  idées. 
Puis,  son  esprit  formait  du  résultat  de  ce  façonnage  psy- 
chique, comme  une  projection  céleste,  et  l'œuvre  se  présen- 
tait à  son  sixième  sens,  le  sens  du  Prophète,  comme  venant 
objectivement  d'en  haut:  paroles  divines,  en  prose  rimée,, 
d'un  style  supérieur  au  langage  quotidien  et  révélant  la 
vérité  divine. 


LA    PROPAGATION    DE    l'iSLAM  383 

La  doctrine  delà  résurrection  et  du  jugement  dernier,  où 
toute  l'humanité  apparaîtra  devant  Allah,  avec  le  paradis 
céleste  et  l'enfer  comme  fond  :  voilà  le  centre  de  sa  foi. 
C'est  par  cette  doctrine  surtout  qu'il  se  trouvait  en  oppo- 
sition formelle  avec  la  conception  du  monde  des  Arabes, 
auxquels  il  allait  transmettre  le  message  d'Allah,  car  elle 
s'occupait  uniquement  de  la  vie  terrestre,  ignorant  tout 
de  la  damnation  et  du  bonheur  éternel  d'outre-tombe. 

Un  potentat  terrestre  ne  tolère  pas  qu'une  partie  de 
ses  sujets  se  conduise  avec  indépendance,  ou  recon- 
naisse d'autres  maîtres.  Combien  moins  encore  le  Créateur, 
le  Législateur,  le  seul  Juge  de  toute  l'humanité  pourrait- 
il  souffrir  qu'une  partie  des  êtres  humains  vive  sans  Islam, 
c'est-à-dire  sans  soumission  ;  soumission  absolue  et  exclu- 
sive, dont  ils  auront  à  faire  profession  devant  lui  et  qu'ils 
devront  lui  prouver  par  leurs  actes.  11  exige  d'eux  des 
formes  cultuelles  fixes,  ça/df,  dont  le  nom  trahit  l'origine 
juive  et  chrétienne  et  dont  la  forme  s'était  modelée  sur 
ce  qui  se  voyait  dans  les  synagogues  et  les  églises  orien- 
tales. Il  veut  encore  que  ses  créatures  jeûnent  à  des  époques 
déterminées.  Ils  doivent  pratiquer  la  charité  comme  une 
vertu  principale,  aussi  bien  pour  soulager  les  misérables 
que  pour  montrer  un  détachement  personnel  des  biens 
terrestres.  Dans  leurs  rapports  mutuels,  ils  suivront  les  lois 
et  les  règles  édictées  par  Allah,  quoique  plus  d'une  fois 
en  opposition  avec  les  usages  préférés  des  compatriotes  du 
Prophète. 

Signification  de  la  H  ici jr  ah. 

Pendant  douze  ans,  la  répétition  continue  des  révélations 
se  heurta  chez  les  compatriotes  de  Mahomet  aux  moqueries 
d'un  scepticisme  inébranlable  ;  quelques  membres  de  sa  fa- 
mille, quelques  déshérités,  et  un  petit  nombre  de  person- 
nages importants,  susceptibles  d'impressions  plus  élevées, 
formaient  la  petite  communauté  des  croyants.  Suivi  de  ses 


384  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

disciples,  rempli  de  colère,  il  tourna  le  dos  à  sa  ville  natale, 
la  laissant  aux  mains  du  Dieu  vengeur.  Et  ce  fut  la  hidjrah 
(hégire),  non  pas  la/t»7e,  comme  on  l'a  parfois  traduit,  mais 
la  rupture:  la  rupture  de  tous  les  liens  qui  l'attachaient  aux 
infidèlesde  sa  tribu.  En  se  fixant  à  Médine,  il  fonda  une  nou- 
velle communauté  qui  ne  puisait  pas  sa  force  dans  l'unité 
de  sang,  mais  bien  dans  l'unité  de  croyances.  Cette  rupture 
constituait  déjà  par  elle-même,  d'après  les  idées  arabes,  un 
acte  d'inimitié  de  Mahomet  contre  sa  tribu.  Son  activité 
créa  en  peu  de  temps  à  Médine  une  communauté  impor- 
tante. Lorsque  de  nouvelles  révélations  législatives,  et 
la  direction  individuelle  de  Mahomet  eurent  donné  à 
cette  communauté  une  organisation  suffisante,  l'inimitié 
se  traduisit  par  des  actes  d'hostilité,  et  bientôt,  l'Arabie 
entière  se  trouva  entraînée  dans  la  guerre  entre  Médine  et 
la  Mecque. 

A  la  longue,  l'envoyé  d'Allah  eut  la  victoire;  huit  ans 
après  la  Hidjrah,  la  Mecque  tombait  entre  ses  mains;  les 
deux  dernières  années  qui  lui  restaient  encore  à  vivre,  lui 
suffirent  pour  soumettre,  à  peu  près  entièrement,  la  pénin- 
sule arabe 

Islamisation  violente  de  V Arabie. 

En  même  temps  que  sa  puissance,  le  programme  que 
Mahomet  se  proposait  de  réaliser  par  la  force,  se  développa 
pendant  ces  années  de  luttes  incessantes.  La  guerre,  qu'il 
ne  faisait  d'abord  que  pour  défendre  les  intérêts  de  la  com- 
munauté, prit  bientôt  le  caractère  d'une  action  nettement 
offensive,  pour  en  finir  d'un  seul  coup  avec  tous  ceux  qu'il 
pouvait  considérer,  plus  ou  moins,  comme  des  ennemis  de 
son  Oummah,  donc  de  Dieu  même.  Après  63o,  l'année  de 
la  prise  de  la  Mecque,  cette  guerre  devint  une  lutte  générale 
pour  la  soumission  de  toute  l'Arabie,  à  l'autorité  d'Allah  et 
de  son  Envoyé  sur  terre. 

Pour  les  Arabes  païens,  cette  soumission  n'était  possible 


Tombeau  du  prince  Mouhammad  ibn   Abdal-Qâdir,  descendant  du  khalife 
Abbaside  al-Moustancir,  mort  à  Pasè,  le  23  Radjjab  822  H.  (i5  août  i5ig). 


386  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

que  par  un  Islam  complet,  ce  qui  veut  dire  par  la  recon- 
naissance de  Mahomet  comme  envoyé  de  Dieu. 

Pour  les  Chrétiens  et  Juifs,  dont  Mahomet  avait  invoqué 
le  témoignage  au  début  de  sa  mission,  afin  d'en  affir- 
mer la  vérité,  la  condition  était  inapplicable  et  ils  avaient 
désappointé  Mahomet  en  témoignant  contre  la  mission 
divine,  au  lieu  de  l'affirmer.  Pour  se  tirer  de  cette  difficulté, 
le  Prophète  s'était  rendu  indépendant  d'eux,  en  leur  repro- 
chant la  falsification  de  leur  propre  doctrine  et  de  leurs 
écritures;  il  finit  par  exiger  leur  soumission  à  son  auto- 
rité, môme  s'ils  ne  voulaient  pas  accepter  ses  révéla- 
tions. 

L'Islam  veut  soumettre  tout  l'Univers. 

11  est  difficile  de  déterminer  si,  vers  la  fin  de  sa  vie, 
Mahomet  a  vraiment  cru  que  sa  mission  s'étendait  au 
monde  non  arabique,  et  même  à  toute  l'humanité.  Ceci, 
du  reste,  nous  est  relativement  indifférent,  parce  qu'il 
est  sûr  que  sa  communauté  est  entrée  dans  cette  voie, 
presque  immédiatement  après  sa  mort,  et  sans  beaucoup 
d'hésitation;  plus  tard,  aucun  croyant  n'a  douté  que  la  con- 
quête miraculeuse  de  tous  les  pays,  de  Gibraltar  aux  fron- 
tières de  la  Chine,  en  un  seul  siècle,  n'eût  été  faite  sur 
l'ordre  de  l'Envoyé  d'Allah. 

En  Europe  on  s'est  longtemps  imaginé  que  la  marche 
triomphale  de  l'Islam  avait  été  exécutée  par  des  hordes  de 
fanatiques  furieux  qui,  le  Qoran  dans  une  main  et  le  glaive 
dans  l'autre,  ne  laissaient  de  choix  aux  ennemis  qu'entre 
la  conversion  ou  la  mort.  Cette  façon  d'envisager  les  choses 
a  été  souvent  combattue,  et  spécialement  avec  beaucoup  de 
vigueur  et  de  talent  par  T.  W.  Arnold,  jadis  professeur  à 
Aligarh,  dans  les  Indes  anglaises,  et  maintenant  à  Londres, 
dans  son  livre  :  The  preaching  of  Islam,  a  history  of  the 
propagation  of  the  muslim  faith. 


LA    PROPAGATION    DE    l'iSLAM  38/ 

Ulslâm  na  dû   sa  puissance  ni  à  une  œuvre  de  mission- 
naires ni  à  des  causes  économiques 

Avec  une  érudition  peu  commune,  puisée  également  aux 
sources  occidentales  et  orientales,  Arnold  veut  démontrer 
que  rislâm,  en  tant  que  religion,  doit  ses  plus  grands 
triomphes  non  à  ses  victoires  mais  à  sa  grande  force  mis- 
sionnaire, qui  le  mit  en  état  de  se  faire,  mieux  que  les  autres 
religions  universelles,  beaucoup  d'adeptes  en  peu  de  temps, 
sans  violence.  Mais,  tandis  que  le  professeur  Arnold  attri- 
bue toujours  la  première  place  à  l'élément  religieux  dans 
la  conversion  des  peuples  à  Tlslâm,  d'autres  savants  ont 
tenté  dernièrement  d'expliquer  ses  progrès,  en  amoindris- 
sant, ou  en  éliminant  presque  tout  à  fait  le  rôle  de  l'élé- 
ment religieux.  Ils  veulent  expliquer  cet  exode  colossal 
d'hommes  presque  barbares,  s'en  allant,  de  leur  péninsule, 
au  septième  siècle,  pour  conquérir  soudainement  les  pays 
d'ancienne  civilisation,  par  des  raisons  presque  entièrement 
économiques,  qui  rendent  cette  émigration  aussi  naturelle 
et  nécessaire  que  la  crue  des  rivières  après  la  fonte  des 
neiges.  La  religion  de  Mahomet  n'aurait  été  qu'un  phé- 
nomène accessoire. 

Le  prince  Caetani  de  Rome  et  le  professeur  Becker  de 
Hambourg  ont  déployé  un  remarquable  talent  dans  la 
défense  de  cette  thèse. 

La  nature  du  sol  arabe,  disent-ils,  force,  pour  ainsi  dire 
périodiquement,  les  habitants  de  ces  pays  arides  à  chercher 
des  débouchés  hors  de  chez  eux.  Nous  voyons  déborder 
chroniquement  la  bouilloire  arabe  ;  les  pays  environnants 
sont  inondés,  à  moins  que  les  gouvernants  ne  soient  assez 
forts  pour  maintenir  le  couvercle  fermé.  La  prédication  de 
Mahomet  ne  fut  qu'une  cause  secondaire  ;  la  décadence 
politique  des  deux  grandes  puissances  mondiales  de  l'épo- 
que, l'empire  persan  et  l'empire  romain  oriental,  avait  pré- 
paré un  large  lit  pour  ce  fleuve,  qui  put  ensuite  se  frayer 


388  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

une  voie  sans  difficulté.  Ces  deux  points  de  vue,  mission- 
naire et  économique,  ont  le  mérite  d'avoir  appelé  l'atten- 
tion sur  des  faits  qu'on  avait  souvent  négligés  autrefois. 
Il  est  absolument  vrai  que  les  premiers  conquérants  mu- 
sulmans cherchaient,  avec  beaucoup  plus  de  zèle,  à  éten- 
dre la  domination  musulmane,  qu'à  augmenter  le  nombre 
des  convertis  ;  que  les  impôts  payés  par  les  adeptes  des  re- 
ligions tolérées  les  intéressaient  à  un  plus  haut  degré  que 
la  reconnaissance  de  la  mission  divine  de  Mahomet.  Plu- 
sieurs gouverneurs  mahométans  se  montrèrent  disposés  à 
étendre  la  tolérance  garantie  auxgens de  «l'écriture  sainte  », 
non  seulement  aux  adorateurs  persans  du  feu,  mais  aussi 
aux  Hindous  et  à  d'autres,  qu'on  ne  pouvait  classer  parmi 
les  peuples  possédant  une  révélation,  qu'en  faisant  preuve 
d'indulgence. 

On  trouve  au  moyen  âge,  dans  les  pays  mahométans,  de 
grandes  communautés  prospères  de  non-Musulmans  (sur- 
tout des  Juifs  et  des  Chrétiens),  jouissant  d'uneprotection  que 
les  non-chrétiens  ne  rencontraient  certes  pas  dans  les  pays 
chrétiens.  La  conversion  à  l'Islâm  de  la  grande  masse  des 
populations,  en  Perse  et  dans  les  pays  chrétiens,  comme  en 
Egypte  et  en  Syrie,  se  fît  longtemps  après  la  conquête  ;  sui- 
vant la  théorie  missionnaire,  ce  fut  grâce  à  l'énergie  de  la 
mission  musulmane,  et  suivant  l'autre  théorie,  toujours 
par  des  motifs  d'ordre  économique. 

Le  facteur  religieux  a  donné  Vélan;  la  violence  a  été  le 

principal  moyen. 

Sans  retenir  l'une  ou  l'autre  de  ces  vues  exclusives, 
sans  méconnaître  la  portée  du  mouvement  religieux  sus 
cité  par  Mahomet,  et  sans  nier, aussi,  que  la  force  brutale 
ait  beaucoup  contribué  à  l'extraordinaire  développement 
de  rislâm,  on  peut  faire  droit  à  l'ensemble  des  faits  qui  nous 
sont  présentés  par  les  partisans  des  deux  théories.  Il  suffit 
pour  cela  d'envisager  l'histoire  sans  parti  pris. 


LA    PROPAGATION    DE    l'iSLAM  SSç 

On  a  beau  considérer  la  conversion  de  la  masse  chré- 
tienne de  la  Syrie,  de  l'Egypte  et  de  l'Afrique  septentrio- 
nale à  rislâm,  comme  une  conversion  volontaire,  elle  n'en 
avait  pas  moins  été  préparée  par  la  conquête  préalable  de 
ces  pays.  Après  l'annexion  au  territoire  musulman,  on  ac- 
corda aux  gens  de  l'Écriture  une  tolérance  assez  large  pour 
le  moyen  âge,  mais  avec  une  liberté  de  la  vie  publique  très 
limitée  ;  en  toute  occasion,  les  vaincus  étaient  contraints  de 
se  montrer  soumis  aux  envahisseurs.  Si  certains  chefs 
musulmans  allaient  loin  dans  la  faveur  qu'ils  témoignaient 
à  des  individualités  juives  ou  chrétiennes,  la  plupart  des 
membres  de  ces  religions  tolérées  avaient  beaucoup  à  souf- 
frir de  l'abus  constant  par  la  populace  musulmane  de  sa 
majorité  sociale,  artificielle. 

Circonstance  certainement  favorable  pour  la  propagande 
musulmane,  l'Eglise  Orientale  se  trouvait  dans  une  situa- 
tion de  décadence  spirituelle  déplorable.  Quelques  savants 
européens  ont  même  considéré  la  simplicité  de  la  doctrine 
de  rislâm,  sans  clergé  ni  chicane  dogmatique,  comme 
offrant  aux  Monophysites,  aux  Nestoriens  et  à  toutes  les 
autres  sectes  chrétiennes  de  l'Orient,  une  délivrance  spiri- 
tuelle qu'ils  devaient  accepter  à  bras  ouverts.  Mais  il  est 
évident  qu'ils  n'auraient  jamais  recherché  cette  délivrance, 
s'ils  n'avaient  été  poussés  de  l'église  à  la  mosquée  par  une 
violence  directe  ou  immédiate. 

Le  système  de  V Islam  nous  le  prouve. 

Cette  contrainte  se  manifeste  clairement, en  forme  docu- 
mentaire, dans  le  système  de  rislâm^  tel  qu'il  existe  depuis 
le  troisième  siècle  de  l'Hégire  environ  et  est  reconnu  par 
tout  le  monde  mahométan.  On  en  trouve  l'exposé  dans  les 
traités  consacrés  à  la  loi  qui  font  autorité.  La  manière  sui- 
vant laquelle  doivent  se  poursuivre  la  propagande  et  l'exten- 
sion de  rislâm  est  exposée  dans  les  chapitres  consacrés  à  la 
guerre  sainte  et  aux  questions  qui  la  concernent. 


3qO  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

Territoire  de  l'Islam  et  Territoire  de  la  Guerre. 

La  terre,  suivant  la  doctrine  islamique,  doit  être  consi- 
dérée comme  divisée  en  territoire  de  Tlslâm  proprement 
dit  et  en  territoire  de  Guerre.  Le  premier  est  soumis  à  l'auto- 
rité du  chef  de  toute  la  communauté  musulmane,  nommé 
imâm  (directeur)  ou  khalife  (successeur),  successeur  de 
l'envoyé  d'Allah  dans  sa  qualité  de  directeur  des  croyants. 
Les  habitants  de  ces  territoires  sont,  soit  des  Musulmans, 
soit  des /possesseurs  ûf 'écritures  tolérés  qui,  au  prix  detoutes 
sortes  de  conditions  humiliantes  et  limitatives,  jouissent  de 
la  protection  mahométane  pour  leurs  vies  et  leurs  biens. 

Les  Indes  Néerlandaises  sont  territoire  de  rislàm. 

Théoriquement,  on  compte  aussi  comme  appartenant 
au  «  Dâr'al-lslâm  »  des  pavs  dépendant  autrefois  de  la 
domination  musulmane,  quoique  administrés  aujourd'hui 
par  ['des  non-Musulmans.  C'est  ainsi  que  les  territoires 
des  Indes  Britanniques  et  Néerlandaises,  habités  par  les 
croyants,  sont  considérés  comme  territoires  de  l'Islam. 
C'est  à  tort  que  des  hommes  telsqueW.  Hunter  et  d'autres 
personnages  politiques  anglais,  s'en  sont  réjouis,  s'ima- 
ginant  que  cette  doctrine  donnait  un  caractère  de  sédi- 
tions illégales,  aux  insurrections  des  Musulmans  des  Indes 
Britanniques  contre  l'autorité  anglaise.  Vaine  illusion  ! 
Si  la  doctrine  rangeait  ces  colonies  orientales  dans  le 
territoire  de  la  guerre,  comme  c'est  le  cas  pour  l'An- 
gleterre et  les  Pays-Bas,  la  règle  légale,  qui  n'est  d'ailleurs 
pas  sans  exceptions,  ne  permettrait  aux  Musulmans  de  s'y 
livrer  à  des  actes  belliqueux  qu'avec  l'autorisation  du  chef 
de  la  communauté  musulmane.  Dans  le  territoire  de  l'Islam 
même,  le  souverain  non  musulman  est  une  anomalie  :  on  ne 
peut  le  supporter  qu'aussi  longtemps  qu'on  est  impuissant  à 
réagir.  Tout  pays  qui  se  trouve  en  dehors  des  limites  du 
Dâr  al-Islâm  est  territoire  de  Guerre  en  son  entier  et,  cela 
veut  dire  :  destiné  à  être  transformé  par   la  force  en    terri- 


u 


c    _ 


a  IN 

°  -S 

u     ^ 


1^    > 


'    3 

E   o 


.5   S 


392  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

toire  de  l'Islam,  aussitôt  que  les  circonstances  le  permettent. 
Pour  les  véritables  païens,  la  soumission  ne  peut  se  faire 
que  sous  la  forme  de  conversion  à  la  foi  en[  Allah  et  son 
Prophète.  Ceux  qui  confessent  un  culte  reconnu  par  l'Is- 
lam peuvent  se  borner  à  reconnaître  l'autorité  de  l'État 
musulman,  comme  gouvernement  suprême. 

La  guerre  sainte. 

Voilà  donc  les  grandes  lignes  du  Système.  On  voit  que 
la  légende  qui  montre  le  Musulman  tenant  d'une  main  le 
Qoran  et  de  l'autre  le  glaive,  présente  un  caractère  de  réa- 
lité, caria  loi  musulmane  veut  voir  la  suprématie  de  ce 
qu'elle  tient  pour  la  vérité,  assurée  par  le  moyen  de  la 
force;  la  mission  vraiment  dans  l'esprit  de  la  loi  consiste 
dans  l'assujettissementdes  non-croyants,  par  la  victoire  des 
armées  musulmanes. 

On  apprécie  bien  les  mérites  des  marchands  et  des  co- 
lons mahométans,  utiles  pionniers  de  la  propagande  paci- 
fique dans  les  pays  païens,  où  les  armées  de  l'Islam  n'ont 
pas  encore  pénétré;  de  même,  il  est  très  louable  que 
d'autres  tâchent  de  faire  des  conversions  parmi  les  Juifs  et 
les  Chrétiens.  Tout  cela  n'empêche  pas  que,  d'après  la  let- 
tre et  l'esprit  de  la  loi  sacrée,  c'est  dans  les  mesures  vio- 
lentes qu'il  faut  rechercher  le  moven  par  excellence  de  pro- 
pager la  foi.  Cette  loi  considère  tous  les  non-crovanis 
comme  des  ennemis  du  grand  empire  d'Allah  et  leur  résis- 
tance doit  être   brisée  par  les  Musulmans. 

La  doctrine  de  la  guerre  sainte  ne  repose  pas  sur  un  mal- 
entendu. 

Nous  ne  saurions  prétendre  avec  le  professeur  Arnold, 
qui  se  trouve  en  cela  en  contradiction  avec  les  juris- 
consultes musulmans  de  tous  les  siècles,  que  ce  système 
belliqueux  n'est  pas  le  véritable,  qu'il  repose  sur  une 
fausse  interprétation  de  certains    versets  du   Qoran,  et  que 


LA    PROPAGATION    DE    l'iSLAM  SçS 

le  véritable  Islam  ne  demande  sa  propagation  qu'à  la  per- 
suasion. 

Un  petit  groupede  Mahométansse  montrent  actuellement, 
il  est  vrai,  partisans  de  cette  adaptation  de  l'Islam  aux 
conceptions  modernes.  Mais  ils  représentent  aussi  peu  la 
doctrine  de  la  religion,  dont  ils  sont  adeptes  par  naissance, 
que  les  modernistes  celle  de  l'Église  catholique.  On 
pourrait  plus  facilement  attribuer  quelque  valeur  à  l'argu- 
ment que,  dans  l'Islam,  plus  encore  qu'ailleurs,  la  théorie 
et  la  pratique,  la  doctrine  et  la  vie  sont  fréquemment  en 
contradiction.  En  effet,  les  gouverneurs  musulmans  ont 
prissouvent  envers  les  non-crovants,  du  dedans  et  du  dehors, 
une  attitude  beaucoup  moins  intransigeante  que  ne  leur 
prescrivait  le  dogme.  D'autre  part,  on  a  souvent  vu  la  foule 
populaire,  se  permettre  envers  les  «  tolérés  »  des  excès 
sévèrement  condamnés  par  la  loi  mahométane.  Mais  ce  qui 
est  beaucoup  plus  significatif  que  ces  déviations,  à  droite 
ou  à  gauche,  c'est  le  fait  incontestable  que  la  doctrine  de 
la  guerre  sainte,  avec  ses  annexes,  est  le  développement 
logique  des  principes  que  nous  voyons  à  l'œuvre,  de  la 
conquête  de  la  Mecque  par  Mahomet,  au  troisième  siècle 
de  l'Hégire.  Tous  les  faits  qui  se  succèdent  se  rattachent 
l'un  à  l'autre,  sans  interruptions,  sans  contrastes, sans  traces 
d'emprunt  à  des  principes  venant  de  l'extérieur,  dans  les 
traits  essentiels. 

Pendant  les  dernières  années  de  sa  vie,  Mahomet  n'a 
pensé  qu'aux  moyens  d'augmenter  le  nombre  des  croyants, 
ce  qui  avait  naturellement  affaibli  la  sincérité  de  la  foi. 
Après  sa  mort,  les  Arabes  soumis  retombèrent,  en  grand 
nombre,  dans  le  paganisme. 

Mais  Abou  Bakr,  successeur  du  Prophète,  se  conforma 
exactement  à  l'idée  de  Mahomet  en  considérant  une  nou- 
velle soumission  de  ces  infidèles,  comme  le  premier  et  le 
plus  important  des  devoirs  des  croyants.  Entreprise  sous  sa 
direction,   cette  œuvre  fut   couronnée  du    succès   le   plus 

XIV.  26 


394  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

complet.    Immédiatement  après,  vient    la  conquête    d'une 
partie  importante  du  monde  par  les  Arabes,  définitivement 
islamisés.  Pendant  que  ces  événements  s'accomplissent,  on 
voit  marcher  de  pair  la  théorie  des  légistes  qui,  au  premier 
siècle  de   l'Islam   surtout,   veulent    imposer  l'idée   que   la 
guerre  sainte  est  le  principal  devoir  du  croyant;  pour  eux.  il 
n'}"  a  pas  de  plus  belle  fin  à  une  vie  pieuse,  que  la  mort  sur 
le  champ   de  bataille,    en   témoignage  de  la   foi,    la  mort 
du  martyr  {chahîd)  de  la  cause  céleste.  Si  dans  les  premiers 
siècles  de   notre   ère,  un   grand   nombre  de  chrétiens  ont 
recherché   l'occasion    d'obtenir  la    couronne    du    martvre 
passif,  bien  plus  grand  fut  le  nombre  des  anciens  croyants 
de  rislâm,  qui  recherchèrent  avec  ardeur,  la  mort  sur  le 
champ  de   bataille,  en  défenseurs  actifs  de  la  foi,  dans  la 
lutte  contre  ceux  qui  résistaient  à  Allah  et  à  son  Prophète. 
Cette  passion  exagérée  de   la   guerre   ne   devait  pas  durer 
plus  longtemps  que  les  expéditions  victorieuses  de  l'Islam  à 
travers    le   monde.   Lorsque  ces    conquêtes    eurent  atteint 
leurs    limites   provisoires,    l'école   des   légistes  prit  à    son 
compte  la  théorie  plus  calme,  en  vertu  de  laquelle  le  fidèle 
pouvait  acquérir  le  titre  honorifique  de  témoin  de  la  foi, 
en  exerçant  un   métier  paisible  pendant  sa  vie.  La  guerre 
sainte  ne  se  montra  plus,  dans  le  système,  que  sous  la  forme 
d'un  devoir  solidaire  de  la  communauté  prise  dans  son  en- 
semble, devoir  à  remplir  par  un  nombre  de  croyants,  variable 
selon  les  circonstances,  et  fixé  à  chaque  époque  par  le  gou- 
vernement. L'état  de  guerre  ne  devait  cependant  pas  être 
considéré  comme  prenant  fin,  avant  la  réalisation  du  but 
indiqué  par  Allah  :  la  soumission  du  monde  entier  à  l'Islam. 

Les  légistes  et  la  masse  du  peuple  sont  d'accord  à  ce  sujets 
On  ne  trouve  pas  de  divergence  d'opinion  importante,, 
à  ce  sujet,  entre  les  savants  légistes  des  difi"érentes  écoles, 
aux  époques  successives;  cette  doctrine  est  même  devenue 
plus   populaire   qu'aucune  autre  partie  du  Code,  chez  les 


# 


LA    PROPAGATION    DE    L  ISLAM 


395 


laïques  et  dans  la  grande  masse  des  ignorants.  Elle  fournit 
pour  ainsi  dire  Texposé  théorique  de  l'action  de  Tlslâm  au 
dehors,  pendant  sa  période  la  plus  brillante,  sous  forme 
d'une  loi  immuable.  Elle  flatte  grandement  la  vanité  de  la 


^aaiiii.. 


Portrait   du  dernier  sultan  d'Atcheli,  Touang-kou  Mouhammad  Dawôt, 
soumis  à  l'autorité  néerlandaise  en  1903. 


foule,  car  on  n'a  qu'à  prononcer  la  double  formule  de  la 
profession  de  foi  pour  être  sûr  d'appartenir  à  la  commu- 
nauté à  laquelle  Allah  a  promis  la  domination  du  monde. 
Cette  doctrine  agit  encore,  quoique  l'histoire  universelle 
se  soit  moquée  de  ses  prétentions  orgueilleuses.  Dans 
les  écoles  de  droit,  on  continue  à  l'enseigner,  parce  que, 
comme  toute   la  loi  islamique,   elle  passe  pour  avoir  une 


SgÔ  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

autorité  infaillible  pour  tous  les  âges.  En  même  temps,  elle 
fortifie  les  vains  espoirs  de  la  populace  et  sa  haine  contre 
l'incrédule. 

L'autre  opinion  est  de  beaucoup  celle  de  la  minorité. 

Les  Jeunes-Turcs  et  les  autres  Musulmans  d'éducation 
moderne  ne  demandent  pas  mieux  que  de  cacher  cette  doc- 
trine du  djihâd,  de  la  guerre  sainte,  dans  le  musée  de  leurs 
antiquités  politiques  et  beaucoup  de  Musulmans  possédant 
l'expérience  du  monde,  sans  avoir  une  éducation  moderniste, 
partagent  ce  désir,  pour  des  raisons  purement  pratiques. 
Aucun  d'eux,  pourtant,  ne  pourrait  tenter  de  donner  de 
nouvelles  bases,  aux  rapports  de  l'Islam  avec  les  autres 
religions,  sans  risquer  de  perdre  la  confiance  de  la  majorité 
et  de  s'entendre  accuser  à  grands  cris  d'incrédulité. 

Lorsqu'en  1908,  dans  le  premier  élan,  les  meneurs  de  la 
révolution  jeune-turque,  écrivirent  les  mots  :  «  Liberté, 
Égalité,  Fraternité  »  sur  leurs  pavillons,  les  docteurs  de  la 
religion  leur  firent  bientôt  comprendre,  d'accord  avec  la 
grande  masse  de  la  population,  que  l'égalité  ne  saurait  con- 
sister qu'en  prétentions  égales  à  la  protection  des  droits, 
mais  que  les  droits  diffèrent  pour  les  adeptes  des  diffé- 
rentes religions;  quant  à  la  fraternité,  on  la  raya  simplement 
comme  vraiment  trop  choquante. 

La  violence  comme  moyen  de  conversion  dans  le  christia- 
nisme et  dans  V Islam. 

L'équité  veut  que  nous  nous  souvenions  ici  de  certaines 
alliances  suspectes,  conclues  au  moyen  âge,  dans  le  monde 
chrétien,  entre  les  pouvoirs  temporels  et  la  religion.  Les 
peuples  et  les  princes  de  la  chrétienté  ont  converti  les  païens 
les  armes  à  la  main  ;  ils  ont  martyrisé  et  tué  les  incrédules 
et  les  hérétiques,  pour  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  ;  ils  ont 
traité  les  Juifs  de  façon  fort  inhumaine.  Mais  jamais  on  n'a 
tiré  des  Saintes  Écritures  chrétiennes  des  prescriptions  soi- 


LA    PROPAGATION    DE    l'iSLAM  3g7 

disant  valables  pour  tous  les  temps  et  sanctionnant  ces 
pratiques.  Le  malheur  de  l'Islam  c'est  qu'il  a  cru  devoir 
donner,  une  fois  pour  toutes,  avec  autorité  infaillible,  des 
règles  fixant  les  actions  des  croyants  jusque  dans  les  plus 
petits  détails.  Cette  loi  prit  justement  sa  forme  définitive  à 
répoque  où  l'Orient  se  trou vait,  comme  l'Occident,  sous  l'in- 
fluence de  la  plus  grande  intolérance.  La  doctrine  de  l'emploi 
de  la  force,  pour  gagner  des  adeptes  à  ce  que  l'on  croit 
la  vérité,  subsista  donc  comme  un  mal  héréditaire,  se  suc- 
cédant d'une  génération  à  l'autre,  parmi  les  crovants  de 
rislâm. 

0)1    appliquait   aussi  des    méthodes  plus  douces  pour  la 

cojiversion. 

La  conception  islamique  de  la  mission  religieuse  est 
dominée  dans  tous  ses  détails  par  la  doctrine  que  nous 
venons  d'esquisser.  Certes,  on  rencontre  parmi  les  Maho- 
métans  des  types  religieux  très  différents.  Il  s'en  trouve  qui, 
par  compassion  pour  le  malheur  éternel  futur  des  païens, 
se  font  un  devoir  de  leur  prêcher  la  parole  de  Dieu;  mais 
ils  ne  représentent  pas  le  type  caractéristique  du  propa- 
gandiste musulman.  Le  vrai  zélateur  de  l'expansion  de  la 
foi  mahométane  considère  plutôt  que  son  devoir  l'appelle, 
comme  fidèle  soldat  de  Dieu,  à  agrandir  son  royaume 
terrestre,  par  l'extermination  de  ses  ennemis  et  par  l'aug- 
mentation du  nombre  de  ses  sujets  fidèles.  Cela  peut  s'ob- 
tenir aussi  par  la  persuasion,  et  la  loi  nous  indique  la  voie 
à  suivre,  en  ce  cas.  Se  référant  à  ce  que  Mahomet  fit  dans 
les  dernières  années  de  sa  vie,  la  loi  veut  qu'on  attire  les 
incrédules  à  l'Islam  par  des  avantages  temporels.  Une  partie 
même  de  certains  revenus  de  l'État,  du  ^akât,  impôt  reli- 
gieux, est  expressément  destinée  à  cet  objet.  Se  rappelant 
bien,  et  avec  raison,  la  manière  d'agir  de  Mahomet  vis-à-vis 
des  nobles  Qoraïchites  après  leur  conversion  forcée,  à  la 
suite  de  la  chute  de  la  Mecque,  la  loi  enseigne  qu'on  doit 


SgS  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

surtout  tâcher  de  lier  les  convertis  de  rang  élevé  à  l'Islam, 
par  des  avantages  matériels. 

Leur  prospérité  sera  un  exemple  alléchant  pour  leurs 
égaux  et  pour  ceux  sur  lesquels  ils  exercent  leur  autorité. 
Le  croyant  qui  réussit,  par  ses  démarches  personnelles,  à 
gagner  des  hommes  à  l'Islam  en  excitant  et  en  contentant 
leur  appétit  de  richesses  ou  d'honneurs,  se  rend  très  méri- 
tant pour  la  sainte  cause.  Personne  ne  pensera  à  lui  re- 
procher d'avoir  mélangé  le  matériel  au  spirituel.  Des  ff 
moyens  de  propagande  du  même  genre  ont  souvent  été 
employés  dans  le  monde  chrétien.  La  différence  consiste 
en  ce  que,  pendant  la  période  florissante  de  l'Islam,  cette 
méthode  est  devenue  pour  toujours  une  loi  d'autorité 
infaillible 

La  conversion  est  extrêmement  facilitée . 

Il  va  de  soi  qu'en  raison  du  principe  qui  domine  cette 
sorte  de  propagation  de  la  foi  islamique,  on  ne  peut  pas 
exiger  une  préparation  sérieuse  de  ceux  qui  veulent  deve- 
nir membres  de  la  communauté.  Ce  serait  compromettre 
l'augmentation  du  nombre  des  Musulmans,  œuvre  qui 
importe  avant  tout,  A  l'origine,  on  a  posé  la  question  du 
minimum  de  pratique  à  exiger  du  Mahométan.  La  loi 
a  des  exigences  assez  lourdes  dans  ses  commandements  posi- 
tifs et  négatifs  ;  mais  on  se  trouva  bientôt  d'accord  sur  le 
fait  que,  malgré  de  nombreux  péchés  de  négligence  et  de 
transgression,  le  croyant  pouvait  espérer  en  la  grâce  d'Allah, 
et  que  pour  lui,  en  tout  cas,  la  punition  de  l'enfer  ne 
serait  pas  éternelle.  Il  fallait  donc,  avant  tout,  connaître 
et  fixer  les  actes  qui  font  l'apostat.  La  manière  de  voir  qui 
triompha  finalement  fut  que,  celui  qui  a  attesté  en  pleine 
connaissance  de  cause,  qu'il  n'y  a  pas  d'autre  Dieu  qu'Al- 
lah et  que  Mahomet  est  son  envoyé,  doit  être  considéré 
comme  Musulman  ;  il  reste  tel,  aussi  longtemps  qu'il  n'a 
pas  renié  sa  profession  de  foi  ou  qu'il  n'a  pas  déclaré  non 


LA    PROPAGATION    DE    L  ISLAM 


399 


valable  un  des  commandements  d'Allah,  même  s'il  n'en 
pratique  aucun.  L'objection  qu'on  risquerait  d'encourager 
par  cette  doctrine  les  croyants  d'apparence  se  réfute,  parce 
qu'Allah,  seul,  peut  juger  l'authenticité  de  notre  foi,  tan- 


Canon  sacré,  du  voisinage  de  Banien.  vénéré  sous  le  nom  de  Si  Amok  par  les 
indigènes,  dont  quelques-uns  le  considèrent  comme  l'épouse  d'un  autre  canon  sacré. 
Si  Pëndjagour,  qui  se  trouve  à  Batavia. 


dis  que  les  créatures  humaines  ne  se  jugent  elles-mêmes 
qu'aux  signes  extérieurs.  Or,  le  signe  extérieur  de  ceux 
qui  appartiennent  à  la  communauté  islamique,  est  de  pro- 
noncer la  profession  de  foi,  sans  que  cette  confession  soit 
suivie  de  paroles  ou  d'actes  qui  lui  enlèvent  sa  valeur. 
Si  on  a  bien  compris  tout  ce  système  de   la  propagande 


400  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

musulmane,  on  possède  en  même  temps  la  clef  du  secret  de 
la  force  missionnaire,  tant  admirée,  que  recèle  l'Islam  ;  on 
comprendra  aussi  pourquoi  l'Islâm  est  un  concurrents!  dan- 
gereux pour  la  mission  chrétienne,  surtout  quand  toutes  les 
deux  travaillent  chez  des  peuples  de  culture  inférieure.  Un 
orientaliste  allemand  a  appelé  le  mahométisme  :  la  plus 
humaine  de  toutes  les  religions  révélatrices;  comme  reli- 
gion missionnaire,  il  tâche  en  effet  d'atteindre  un  but 
humain,  par  des  mo^'ens  tout  à  fait  humains. 

Ni  clergé  ni  mission  organisée. 

N'importe  quel  Mahoméian,  si  ignorant  soit-il,  peut  à 
tout  moment,  montrer  à  n'importe  quel  incrédule  voulant 
se  convertir,  comment  il  doit  s'y  prendre  pour  être  admis, 
sans  cérémonie  ni  perte  de  temps,  dans  la  commu- 
nauté islamique.  L'Islâm  ne  connaît  pas  de  sacrements, 
ni  de  prêtres  par  conséquent,  ni  d'autres  personnes  sacrées 
ou  ordonnées,  chargées  de  les  distribuer.  Il  ne  connaît  pas 
non  plus  les  missionnaires  professionnels.  Dire  qu'à  son 
heure,  chaque  Mahométan  est  un  missionnaire,  peut  être 
exagéré,  si  l'on  veut  entendre  par  là  que  tous  sont  remplis 
d'un  zèle  fanatique  pour  l'expansion  de  leur  croyance  ;  mais 
c'est  vrai,  en  ce  sens  que,  personne  n'étant  envoyé  offi- 
ciellement en  mission  par  la  communauté  ou  par  des  so- 
ciétés spéciales,  la  plupart  des  ^Musulmans  collaborent 
volontiers  à  l'expansion  de  la  communauté,  dont  ils  font 
partie,  quand  l'occasion  s'en  présente. 

Propagande  laïque. 

L'intérêt  personnel  y  oblige  même  les  colons  et  les  mar- 
chands qui  se  fixent,  pour  toujours  ou  pour  quelque  temps 
seulement,  dans  un  pays  de  population  païenne.  Ils  ont 
besoin  d'un  milieu  à  eux  ;  ils  veulent  se  créer  d'abord 
une  famille,  puis  ensuite  un  cercle  à  eux,  d'autant  plus 
influent  qu'il  s'élargira  davantage.  Tout  cela  ne  va  pas  sans 


I 


LA    PROPAGATION    DE    L  ISLAM  4OI 

prosélytisme.  Un  Mahométan  ne  peut  épouser  une  femme 
païenne;  il  ne  peut  faire  élever  ses  enfants  dans  une  autre 
religion  que  celle  de  l'Islam.  Le  Musulman  étranger  faci- 
lite donc  autant  que  possible  la  conversion  de  la  femme 
de  son  choix,  puis  il  tâchera  d'entraîner  d'autres  parents. 
Le  mouvement  continue  et  il  se  forme  bientôt  un  groupe  de 
croyants,  de  sang  plus  ou  moins  mélangé,  qui,  par  sa  con- 
naissance du  monde,  par  son  développement  spirituel  et  par 
un  lien  réciproque,  se  distingue  avantageusement  du  reste 
de  la  population  inférieure.  La  population  non  convertie 
sent  une  différence  entre  elle  et  les  convertis  ;  les  païens 
se  sentent  monter  en  grade  socialement,  en  adoptant  l'Is- 
lam. 

La  propagande  musulmane  comparée  à   la  propagande 

chrétienne. 

Une  autre  condition  explique  partiellement  pourquoi 
la  propagande  musulmane  obtient,  ordinairement,  plus  de 
succès  que  celle  des  Chrétiens.  Dans  l'Islam,  on  voit  une 
assimilation  étroite  suivre  immédiatement  la  conversion  ; 
malgré  son  dévouement,  le  missionnaire  chrétien  reste  au 
contraire,  comme  ceux  de  sa  race,  un  étranger  pour  la 
population  primitive  chez  laquelle  il  travaille.  Le  profes- 
seur Arnold  a  grandement  raison  d'attirer  l'attention  sur 
ce  point,  comme  d'ailleurs,  la  plupart  de  ceux  qui  étudient 
l'expansion  de  l'Islam,  dans  le  centre  de  l'Afrique  par 
exemple.  Un  missionnaire  anglais  de  ces  parages  voulant 
détruire  la  barrière,  se  maria  avec  une  négresse,  et  cette 
application  de  l'unité  dans  la  foi  causa  tant  de  scandale 
qu'il  se  vit  obligé  de  quitter  le  pays. 

Comme  nous  l'avons  déjà  constaté,  la  conversion  à  l'Islam 
offre  encore  beaucoup  d'autres  avantages.  Le  nouveau  con- 
verti, devenu  musulman  sans  difficultés,  a  droit  à  la  sym- 
pathie de  ses  nouveaux  frères  ;  et  on  met  volontiers  ces 
droits  en  pratique.  Si  peu  qu'il   sache,   au  début,    de   la 


402  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

croyance  qu'il  vient  d'adopter,  si  peu  qu'il  suive  les  pré- 
ceptes de  la  loi,  il  peut  de  suite  se  flatter  d'être  un  de  ceux 
qui  sont  destinés  à  régner  sur  tous  les  autres  et  qui  ont  le 
droit  de  hâter  l'établissement  de  cette  domination,  aux  dé- 
pens des  non-Musulmans. 

En  regard  d'un  pareil  progrès  et  de  tels  avantages, 
l'obligation  plus  coutumière  que  légale  de  faire  suivre  la 
conversion  par  la  circoncision,  sans  trop  de  délai,  ne  con- 
stitue pas  un  obstacle  grave. 

La  popularité  de  la  doctrine  de  la  guerre  sainte,  dans  les 
races  primitives  à  moitié  islamisées  par  des  colons  ou  des 
commerçants  étrangers,  s'affirme  souvent  de  telle  façon 
que  les  nouveaux  Mahométans  se  battront  contre  ceux  de 
leur  race  qui  ne  sont  pas  encore  convertis.  Les  aspirations 
des  peuples  de  civilisation  inférieure,  sont  ainsi  agréable- 
ment excitées  et  trouvent  facilement  à  se  manifester.  En 
violant,  en  pillant  et  en  faisant  des  esclaves,  ils  sont  main- 
tenant certains  d'accomplir  un  devoir  agréable  à  Dieu, 
pourvu  que  les  victimes  de  ces  actes  soient  des  païens. 
L'avidité  et  la  vanité  humaine  sont  flattées  et  mises  au  ser- 
vice de  la  propagande.  Le  reproche  de  faire  la  guerre  sainte 
ofïensivement,  sans  l'autorisation  du  Khalife,  disparaît 
devant  la  doctrine  spéciale  qui  permet  aux  chefs  influents 
des  contrées  lointaines  de  remplacer  le  Khalife. 

On  ne  fait  pas  grand'  chose  pour  f  éducation  de  la  masse 

musulmane. 

L'Islam  a  remplacé  la  devise  évangélique  «  Enseignez 
tous  les  peuples  »  par  le  commandement  :  «  Soumettez 
tous  les  peuples  »,  mais  cela  ne  lui  suffit  pas  tout  à  fait. 
Il  veut  que  l'enseignement  vienne  après  la  soumission. 
Mais  le  désir  primordial  de  voir  augmenter  son  domaine 
et  le  nombre  de  ceux  qui  ont  prononcé  la  double  con- 
fession de  foi,  Ta  naturellement  empêché  de  travailler 
en  profondeur  sur  l'esprit  des  croyants.  Beaucoup  d'autres 


LA    PROPAGATION    DE    L  ISLAM 


4o3 


circonstances  interviennent  encore,  et  font  que  l'éducation 
spirituelle  des  convertis  à  l'Islâm  laisse  beaucoup  à  désirer. 
Dès  le  commencement,  les  savants  se  sont  occupés  de  tant 
de  subtilités  dogmatiques  et  juridiques,  que,  dans  le  feu  de 
leurs  disputes,  ils  n'ont  pas  trouvé  le  temps  de  prendre  à 


Arrivée  du  Mahmal  (litière  sacrée)  d'Egypte,  à  Djeddah. 


cœur  les  intérêts  pédagogiques  des  illettrés.  Ils  trouvent 
tout  naturel  qu'une  petite  catégorie  de  connaisseurs  de  la 
loi  regarde  la  foule  des  ignorants  d'un  œil  dédaigneux. 
On  découvre  rarement  chez  eux  la  trace  du  sentiment  de 
leur  responsabilité  dans  cet  état  de  choses.  La  minorité  de 
la  population  jouissant  d'un  peu  d'instruction  l'a  reçue 
dans  la  forme  la  moins  pratique.  Dans  les  premiers  siècles 
de  rislâm,  on  pouvait  encore  supposer  que  les  anciennes 
langues  des  pays  musulmans  feraient  place  à  Tarabe. 
C'est  sur  ces  espoirs,  qui  plus  tard  se  sont  montrés  irréa- 
lisables, qu'a  été  basé  tout  l'enseignement  religieux  élé- 
mentaire. Celui  qui  veut  apprendre  quelque  chose  est  sup- 


404  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

posé  savoir  l'arabe  et  même  l'arabe  classique  !  C'est  plus  tard 
seulement  qu'on  a  fait  timidement  de  petites  concessions 
aux  langues  maternelles  des  fidèles.  Il  resta  cependant  im- 
possible pour  ceux  qui  ne  possédaient  pas  plus  ou  moins 
Tarabe,  d'acquérir  une  connaissance  assez  parfaite  de  la  loi. 
Les  laïques  durent  se  contenter  d'apprendre  à  psalmo- 
dier mécaniquement  le  Qoran,  dans  sa  langue  originale,  et 
de  s'initier  aussi  mécaniquement  aux  parties  les  plus  indis- 
pensables du  rituel.  Mais  la  majorité  du  bas  peuple  resta 
privée  même  de  ce  peu  de  savoir. 

L'ancien  paganisme  continue  en  grande  partie  à  dominer 

la  civilisation  des  pay^s  musulmans . 

On  ne  doit  donc  pas  trop  s'étonner  que  la  sphère  des 
pensées  populaires  contienne,  dans  presque  tous  les  pavs 
mahométans,  beaucoup  plus  d'éléments  d'origine  païenne 
que  d'origine  islamique.  En  étudiant  les  descriptions  des 
mœurs,  des  coutumes  ei  des  superstitions  qui  jouent  le 
rôle  principal  dans  la  vie  populaire,  dans  l'Afrique  septen- 
trionale, en  Egypte,  en  Syrie,  et  même  dans  le  pays  natif 
de  l'Islam,  en  Arabie,  on  voit  partout  l'unité  d'Allah  mas- 
quée par  un  nombre  incalculable  de  saints  personnages 
morts  ou  vivants  et  par  des  objets  sacrés  qui  sont  l'objet  de 
la  plus  grande  vénération.  Partout,  on  s'aperçoit  que  les 
moyens  indiqués  par  la  loi  pour  gagner  la  faveur  d'Allah 
sont  remplacés  par  des  pratiques  magiques  anié-islamiques. 
La  culture  musulmane  ne  se  manifeste, dans  la  masse  du 
peuple,  que  par  quelques  pratiques  de  pure  forme,  chez  les 
pieux  illettrés, ou  quelquefois  aussi  par  ce  sentiment  de  satis- 
faction qu'on  éprouve  àfaire  partie  de  l'immense  empire  ap- 
pelé à  dominer  le  monde,  dont  j'ai  parlé  tout  à  l'heure. 
S'il  en  est  ainsi  dans  les  pays  où  naquit  l'IsIâm  et  dans  ceux 
qu'il  a  soumis  les  premiers,  il  va  de  soi  que  l'enseignement 
officiel  et  la  vie  populaire  s'éloignent,  davantage  encore,  de 
cette  culture,  dans  les  régions  conquises  plus  tard  à  l'Islam. 


LA    PHOPAGATION    DE    L  ISLAM  405 

VIslàm  a  pénétré  pacifiquement  dans  les  Indes  Orientales. 

C'est  pacifiquement  que  le  Mahoméiisme  a  recruté  ses 
premiers  croyants  dans  TArchipel  des  Indes.  Suivant  la  trace 
séculaire  de  leurs  compatriotes  hindous,  des  marchands 
musulmans  de  l'Inde  se  fixèrent,  temporairement  ou  défini- 
tivement, dans  quelques  ports  sur  les  côtes  des  îles  et  ces 
petites  colonies  exercèrent  leur  attraction  habituelle,  même 
à  Java,  dont  la  civilisation  avait  pourtant  élé  dominée 
pendant  des  siècles  parla  religion  hindoue. 

Il  ne  faut  pas  oublier  que  cette  civilisation  hindoue 
n'avait  pu  s'enraciner  ici,  aussi  profondément  que  dans  sa 
patrie,  en  dehors  de  laquelle,  elle  ne  s'étendit  qu'à  titre 
d'exception,  sans  communiquer  sa  culture  raffinée  aux 
castes  inférieures.  Il  en  résulte  que,  dans  ce  pays  plus  ou 
moins  hindouisé,  la  majorité  delà  population  pouvait  être 
tentée  de  chercher  à  sortir  de  son  état  d'abaissement  en 
s'adressant  à  l'Islam. 

On  ne  peut  comparer   les  propagateurs  musulmans  aux 

missionnaires  chrétiens. 

Pour  les  étrangers,  musulmans,  la  propagande  fut  sou- 
vent plutôt  un  moven  qu'un  but.  La  plupart  étaient  des 
aventuriers  plus  que  des  missionnaires  :  on  peut  en  être 
convaincu  même  quand  la  légende  populaire  leur  donne 
une  auréole  de  sainteté.  Dans  les  pays  musulmans,  comme 
partout  ailleurs,  ce  n'étaient  pas  les  plus  vertueux  qui 
allaient  chercher  fortune  en  Extrême-Orient.  Encore  au- 
jourd'hui, ce  sont  toujours  les  chercheurs  de  fortune  qui 
commencent  la  propagande  musulmane  parmi  les  païens 
des  Indes  Orientales. 

Il  est  donc  insensé  que  des  amis  maladroits  de  la  mis- 
sion chrétienne  comparent  cette  sorte  de  mission  avec 
la  mission  chrétienne  organisée,  et  reprochent  au  gou- 
vernement néerlandais  de  ne  pas  soumettre  ceux  qui 
essaient  de  convertir  nos  sujets  des   Indes  à  l'islamisme, 


4o6  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

à  la  même  surveillance  que  les  missionnaires  chrétiens. 
Je  laisse  entièrement  de  côié  la  question  de  savoir  s'il 
est  nécessaire  de  limiter  l'activité  de  nos  missionnaires 
chrétiens,  par  l'obligation  d'une  permission  spéciale,  comme 
le  prescrit  le  Regeeringsreglement  actuellement  en  vigueur. 
A  regard  des  Musulmans,  quoi  que  ce  soit  de  semblable 
serait  impossible,  puisque  tout  marchand  mahométan  qui 
fait  des  affaires  avec  les  païens  gagne  des  adeptes  à  la  reli- 
gion, quand  il  en  a  l'occasion.  Même  si  le  négociant  colonial 
européen  en  avait  le  désir,  il  ne  pourrait  pas  le  faire,  puis- 
qu'il lui  manque  d'abord  la  qualification  voulue  pour  don- 
ner une  instruction  religieuse  préparatoire,  et  surtout  le 
pouvoir  d'administrer  le  sacrement  obligatoire  du  baptême. 
L'une  et  l'autre  sont  inutiles  pour  la  conversion  à  l'Islâm. 
Le  païen,  après  avoir  été  éclairé,  peut  se  convertir  de  lui- 
même  à  cette  religion  sans  l'aide  de  personne.  Défendre 
aux  marchands  musulmans  qui  visitent  les  régions  païennes 
de  donner  ces  éclaircissements  serait  en  contradiction 
directe  avec  la  liberté  religieuse;  pratiquement,  d'ailleurs, 
cette  défense  ne  pourrait  être  efficace,  faute  d'un  contrôle 
applicable. 

Le  Gouvernement  favorise  la  propagande  musulmane  en 
installant  des  fonctionnaires  mahométans  dans  les  ré- 
gions païennes. 

Le  Gouvernement  doit  pourtant  faire  attention  à  ne  pas 
placer  en  territoire  païen  trop  de  subalternes  indigènes  de 
religion  musulmane,  afin  de  se  protéger  contre  une  expan- 
sion involontaire  de  l'Islâm.  Dans  les  colonies  allemandes 
de  l'Afrique  orientale,  on  se  trouve  aux  prises  avec  les  mêmes 
difficultés.  La  tentation  est  particulièrement  forte  chez  nous, 
parce  que  les  fonctionnaires  indigènes  de  Java,  de  culture 
en  général  développée,  sont  très  au  courant  de  nos  règles 
administratives,  en  même  temps  que  le  zèle  religieux  exa- 
géré est   rare  chez   eux.   Leur  installation   dans   les    pays 


o> 


408  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

païens  sert  cependant  à  la  longue,  autant  que  l'immigration 
des  aventuriers  musulmans,  à  la  propagation  de  la  religion 
qu'ils  professent.  Il  peut  en  résulter  que  la  population  chez 
laquelle  ils  travaillent,  se  laisse  gagner  au  système  religieux, 
dont  les  Javanais  sont  déjà  en  train  de  s'émanciper. 

On  ne  pourrait  interdire  aux  marchands  mahométans 
de  pénétrer  dans  une  partie  quelconque  de  l'Archipel,  en 
les  accusant  de  faire  de  la  propagande  musulmane,  sans 
mériter  le  reproche  d'un  arbitraire  injustifiable.  Mais  il 
nous  est  possible,  avec  un  peu  de  prudence,  d'éviter  de  con- 
tribuer nous-mêmes,  à  la  conversion  des  non-Musul- 
mans. 

Une  fois  établi^  V  Islam  même  dans  les  Indes  Orientales  s'est 

propagé  par  la  violence. 

L'œuvre  d'islamisation  commencée  dans  nos  colonies  par 
des  aventuriers  étrangers  se  continua  à  l'aide  des  indigènes. 
Au  milieu  du  quatorzième  siècle,  le  voyageur  arabe  Ibn 
Battoutah  louait  le  prince  de  Soumatra  (Pasè)  qui  entrepre- 
nait la  guerre  sainte  contre  les  païens  du  centre  de  cette 
île.  Les  colonies  musulmanes  de  la  côte  septentrionale  de 
Java  qui  se  développaient  en  petits  royaumes  vainquirent 
Madjapaït  et  Padjadjaran,  en  partie  par  la  force  d'attraction, 
en  partie  par  la  guerre.  De  Java,  l'Isiâm  se  répandit  dans 
le  sud  de  Soumatra,  dans  une  partie  de  Bornéo,  de  Célèbes, 
et  dans  les  îles  situées  plus  à  l'est. 

Les  premiers  introducteurs  venaient  de  Vlnde ;  C influence 
arabe  ne  commence  à  se  faire  sentir  que  plus  tard. 
Parmi  les  premiers  introducteurs  de  l'Islam  dans  l'Ar- 
chipel, il  en  est  auxquels  on  attribue  un  arbre  généalogique 
arabe  d'une  authenticité  douteuse.  Quelques-uns  étaient 
réellement  d'origine  arabe.  Mais  leur  culture  islamique  n'en 
montrait  pas  moins  un  caractère  indien  très  marqué,  s'assi- 
milant  parfaitement, à  Java  surtout,  à  l'élément  hindou  qui, 


LA    PROPAGATION    DE    L  ISLAM  4O9 

lui  s'était  pénétré,  longtemps  avant,  de  l'animisme  pri- 
mitif indigène.  Ce  fut  seulement  plus  tard  qu'une  influence 
arabe,  proprement  dite,  se  fit  sentir.  Des  aventuriers  de 
noble  origine,  \enus  du  Hadhramaout,  fondèrent  les  petits 
États  littoraux  de  Siak,  dans  l'île  de  Soumatra,  et  de  Pon- 
tianak  dans  l'île  de  Bornéo.  Des  émigrants  de  cette  partie 
de  l'Arabie  méridionale  s'étaient  installés  depuis  un  siècle 
et  demi  à  Palembang  et  dans  différents  ports  commerciaux 
de  Java  et  de  Madoura.  Ceux  d'entre  eux  qui  avaient  des 
lettres,  faisaient  de  leur  mieux  pour  supprimer  dans  la  reli- 
gion musulmane  indigène  les  éléments  spécifiques  de  l'Inde 
continentale  et  les  caractères  d'origine  hindoue  ou  ani- 
mistes ;  ils  s'efforçaient  aussi  de  purifier  les  mœurs  de 
ces  influences.  Une  action  beaucoup  plus  puissante,  en  ce 
sens,  vint  de  la  Mecque,  non  seulement  parce  que  quelques 
citadins  de  cette  ville  se  fixèrent  dans  les  Indes,  mais  sur- 
tout en  raison  des  pèlerinages  en  Terre  sainte,  où  depuis 
260  ans  beaucoup  d'indigènes  sont  allés  faire  ou  terminer 
leurs  études.  Le  remplacement  pacifique,  parles  idées  et  les 
méthodes  arabes,  des  idées  et  des  méthodes  musulmanes, 
que  les  Indiens  avaient  introduites  dans  l'Archipel,  a  com- 
mencé par  les  indigènes  qui  avaient  fait  des  études  prolon- 
gées à  la  Mecque  ;  il  continue. 

Conclusion. 

Je  crois  que  nous  avons  maintenant  devant  nous  un 
tableau  de  grandes  lignes,  de  la  façon  dont  l'Islam  a  cher- 
ché à  réaliser  son  idéal  de  domination  universelle  sur  le 
genre  humain.  Nous  pouvons  nous  faire,  en  même  temps, 
une  idée  du  genre  de  propagande  qui  a  amené  à  son  culte 
une  grande  partie  de  l'Archipel  indien. 

A  partir  de  63o  l'Islam  cherche  à  atteindre  son  but,  en 
soumettant  avant  tout,  le  plus  rapidement  possible,  le  plus 
grand  nombre  d'individus.  C'est  une  méthode  qui  a  eu 
beaucoup  de   partisans  en    dehors  de    Tlslâm,  pendant  le 

XIV.  27 


410 


REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


moyen  âge.  Dans  le  système  de  Tlslâm  qui  acquit  sa  forme 
définitive  vers  900,  le  moyen  de  la  force  brutale  garda  la 
première  place,  même  après  que  l'évolution  du  temps  l'eût 
rendu  presque  inapplicable  dans  la.  pratique. 

Dans  les  temps  modernes,  il  a  toujours  fallu,  en  fait,  se 
borner  à  une  autre  sorte  de  propagande,  recommandée  et 
pratiquée  dès  le  commencement,  à  côté  de  celle  de  la  force  : 
celle  de  la  persuasion  pacifique,  surtout  chez  les  peuples 
primitifs.  Elle  a  pris,  le  plus  souvent,  la  forme  de  l'assimila- 
tion de  ces  peuples,  par  les  marchands  et  les  aventuriers  qui 
les  fréquentaient,  dans  un  but  d'intérêt  personnel.  Ladocirine 
de  la  guerre  sainte,  transmise  textuellement  par  les  savants 
religieux,  et  toujours  chère  à  la  classe  inférieure,  resta  de  côté, 
quitte  à  se  montrer  au  moment  propice.  Aussi  n'était-il  pas 
rare  que  des  peuplades,  à  peine  converties,  soumissent  de 
force  à  l'Islam  les  incrédules  de  leur  propre  race.  Le  but 
principal  était  toujours  l'accroissement  précipité  du  nombre 
des  crovants  ;  l'éducation  des  convertis,  suivant  les  prin- 
cipes et  les  préceptes  de  l'Islam,  restait  ajournée  ou  ne  se 
tentait  que  par  des  procédés  peu  pratiques.  Comme  moyens 
de  persuasion,  on  préférait  systématiquement  et  pratique- 
ment les  moyens  matériels.  On  a  vu  jadis  des  cas  exception- 
nels d'emploi  de  moyens  intellectuels;  mais,  si  de  nos  jours 
il  s'est  fondé  des  sociétés  missionnaires  musulmanes,  c'est 
par  réaction  et  concurrence  contre  les  missions  chrétiennes, 
à  l'œuvre  chez  les  Musulmans. 

Le  régime  théorique  de   l'Islam  a    peu  modifié  les  condi- 
tions de  la  vie. 

Grâce  à  l'histoire  de  la  propagande  musulmane  et  de 
ses  résultats,  on  comprend  sans  peine  la  distance  qui  existe 
entre  la  doctrine  et  la  loi  d'un  côté  et,  de  l'autre,  la  vie,  en 
particulier  la  vie  populaire,  partout  où  l'Islam  est  maître. 
Sans  l'étude  de  l'histoire,  on  ne  comprend  rien  de  tout  cela  et 
on  se  forme  facilement  un  jugement  entièrement  faux. 


412  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

On  en  a  eu  dernièrement  la  preuve,  par  un  de  nos  dé- 
putés :  il  ne  craignit  pas  de  prétendre,  par  la  voie  des  jour- 
naux et  au  Parlement,  que  sur  les  35  millions  de  sujets  néer- 
landais officiellement  inscrits  comme  Musulmans,  6  mil- 
lions seulement  l'étaient  en  réalité.  Il  est  toujours  délicat 
pour  un  profane  de  décider,  suivant  son  propre  critérium, 
combien  de  ceux  qui  se  disent  membres  d'une  communauté 
religieuse  s'y  rattachent  en  droit. 

La  question  de  savoir  si  une  population  professe  l'Islam 

n'a   pour  critérium  que    le    degré  de    confiance  qu'elle 

accorde  aux  autorités  de  cette  religion. 

Combien  de  millions  d'Européens,  dont  le  nom  figure  sur 
les  registres  de  baptême,  pourraient  être  mis  en  dehors  delà 
communauté  chrétienne,  parce  qu'ils  sont  devenus  étrangers 
à  leur  religion,  parce  leur  savoir  religieux  est  insuffisant,  ou 
parce  qu'ils  sont  adonnés  à  des  superstitions  païennes,  et 
même  à  des  pratiques  d'origine  animiste.  Que  resterait-il 
ainsi,  du  christianisme  de  tant  d'indigènes  baptisés  ?  Le  seul 
critérium  possible  est  de  savoir  à  quelle  religion  les  indivi- 
dus prétendent  appartenir,  principalement  parce  que  c'est 
la  seule  façon  de  savoir  où  ils  ont  placé  leur  confiance. 

Fixons  notre  attention  sur  Java  qui,  au  point  de  vue  de 
la  population,  est  de  beaucoup  l'île  la  plus  importante  des 
Indes  Néerlandaises.  A  l'exception  des  Badouis,  de  la  popu- 
lation du  Tënggër  et  des  petites  communautés  chrétiennes 
dirigées  par  des  missionnaires  européens,  toute  la  popula- 
tion se  déclare  musulmane. 

Dans  le  centre  de  Java  surtout,  l'homme  du  peuple 
ignore  presque  entièrement  encore  la  doctrine  et  la  loi  de 
rislâm,  tandis  que  les  mœurs  et  les  superstitions  témoi- 
gnent du  pouvoir  des  anciennes  idées  animistes  plus  ou 
moins  colorées  par  l'influence  hindoue  antérieure.  Cepen- 
dant un  pandit  hindou  aurait  aujourd'hui  autant  de  diffi- 
culté à  se  faire  écouter  qu'un  prêtre  chrétien. 


LA    PROPAGATION    DR    l'iSLAM  4i3 

Le    degré  de  connaissance  de    la    doctrine  et   de  la  loi  ne 

saurait  servir  de  critérium. 

Sans  doute,  quelques  dizaines  de  milliers  de  Mahométans 
seulement,  sur  ces  millions,  vont  apprendre  quelques  no- 
tions du  dogme  et  de  la  loi  de  l'Islam  dans  les  pésantrèns, 
écoles  pour  les  sciences  musulmanes,  répandues  dans  tout 
Java.  Comme  dans  tous  les  autres  pays,  les  théologues  dé- 
daignent la  foule  ignorante  et  font  peu  de  chose  pour  l'ins- 
truire. 

Mais  comme  partout  ailleurs,  aussi,  on  voit  ce  peuple 
considérer  ces  savants  comme  méritant  sa  confiance  en  ce 
qui  regarde  ses  plus  hauts  intérêts.  Qu'on  lui  offre  une 
marchandise  spirituelle  bonne  ou  mauvaise,  la  population 
la  juge  tout  d'abord  par  l'étiquette  musulmane  dont  elle 
est  marquée.  A  défaut,  on  la  considère  sans  examen,  avec 
arrière-pensée  et  méfiance.  C'est  calomnier  le  Gouverne- 
ment que  de  prétendre  qu'il  a  encouragé  ou  fait  naître 
cette  disposition  par  des  mesures  administratives.  Elle 
existe  depuis  les  jours  de  la  Compagnie;  Raffies  l'a  con- 
statée au  commencement  du  dix-neuvième  siècle  ;  et  le 
peu  de  changement  qui  s'est  produit  dans  l'état  d'esprit  du 
cultivateur  javanais  l'a  laissée  intacte. 

La  population  de  Java,  comme  les  Atchinois,  les  Malais, 
les  Bougis,  les  Macassars  et  tous  ceux  qui  se  disent  Maho- 
métans dans  les  Iles  indonésiennes,  le  sont  en  effet,  ou 
bien,  il  ne  faudrait  pas  non  plus  donner  ce  nom  aux  Ber- 
bères, aux  Egvptiens,  aux  Syriens  et  même  à  la  majorité 
des  Arabes. 

Le  gouvernement  peut  remplir  entièrement  sa  tâche   sans 

violer  la  liberté  religieuse. 

Le  gouvernement  peut  admettre  ce  qui  précède,  sans  avoir 
pour  cela  à  reculer  devant  les  mesures  administratives  exi- 
gées par  l'intérêt  du  pays  et  de  la  population.  Mais  tant 
qu'il  prétendra  au    titre  de  gouvernement  honnête,  il    ne 


414  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

pourra  se  conformer  au  désir  exprimé  par  le  député  dont 
il  vient  d'être  question.  Au  nom  d'amis  imprudents  de  la 
mission  chrétienne,  ce  député  voudrait  faire  déclarer  païens 
ou  panthéistes  quelques  millions  de  Musulmans,  afin  qu'il 
devienne  possible  de  soutenir  plus  directement  les  missions, 
par  l'application  à  ces  indigènes,  étiquetés  à  nouveau,  de 
mesures  qu'on  trouverait  illicites  envers  des  Musulmans.  Un 
concours  gouvernemental  de  cette  nature  serait  indigne 
même  des  missions  chrétiennes.  On  obtiendrait  du  reste  un 
résultat  contraire  à  celui  qu'on  avait  en  vue.  On  ferait  naî- 
tre une  résistance  fanatique. 

Le  gouvernement  a  raison  de  tâcher  de  profiter  du  fait 
heureux  que,  chez  beaucoup  de  Musulmans  des  Indes  Néer- 
landaises, les  principes  islamiques  n'ont  pas  encore  pénétré 
profondément,  ce  qui  les  rend  plus  accessibles  à  d'autres 
influences  civilisatrices,  que  si  le  cas  contraire  prédominait. 
Dans  l'intérêt  de  la  nation  même,  il  importe  de  tirer  parti 
de  cette  situation  avant  qu'il  soit  trop  tard.  Il  faut  agir  de 
toutes  ses  forces  pour  immuniser  contre  la  maladie  musul- 
mane héréditaire  les  indigènes  indemnes  jusqu'ici,  avant 
que  les  éléments  hostiles  à  la  culture  réelle  qui  tiennent  à 
risiâm  comme  un  mal  datant  du  moyen  âge,  ne  trouvent 
l'occasion  d'exercer  sur  eux  leur  influence.  J'espère  prouver, 
dans  la  suite  de  mon  étude,  que  cela  peut  se  faire  parfaite- 
ment, de  façon  honnête  et  sans  fausses  ruses. 


II 


CARACTERES    DU    SYSTEME    DE    L  ISLAM 


Adaptation  de  V  Islâm  à  la  civilisation  des  peuples  conquis. 

Dans  ma  précédente  conférence,  j'ai  appelé  plusieurs  fois 
l'attention  sur  le  fait  que  le  système  islamique  n'a  reçu  sa 
forme  définitive  que  trois  siècles  environ  après  Mahomet 
et  qu'il  comprenait  des  éléments  tout  autres  qu'on  ne  pou- 
vait le  pressentir,  même  vaguement,  à  l'époque  du  prophète . 
Rien  de  plus  naturel  étant  donné  le  formidable  développe 
ment  du  territoire  de  l'Islam. 

II  semble  déjà  miraculeux  que  ces  Arabes,  à  peine  civi- 
lisés, aient  soumis  si  vite  tous  les  peuples,  du  midi  de  l'Es- 
pagne à  la  frontière  occidentale  de  la  Chine.  On  s'étonne 
plus  encore  qu'ils  aient  su  imposer  une  nouvelle  religion 
simpliste  à  la  plupart  de  ces  nations,  de  cultures  anciennes 
et  supérieures  ;  qu'ils  aient  assuré  au  moins  la  préférence  à 
la  langue  arabe  et  qu'ils  soient  arrivés  à  faire  reconnaître 
la  descendance  des  fils  du  désert,  comme  la  plus  haute  aris- 
tocratie. Tout  cela  eût  été  impossible  sans  une  grande  fa- 
culté d'assimilation. 

Les  lois,  les  doctrines  sobres  et  naïves  du  Qoran  étaient 
absolument  insuffisantes  pour  régler  dans  ces  pays  déjà 
développés  le  régime  de  la  propriété  foncière,  du  commerce, 
des  relations  qui  en  dépendent.  Mais  la  conviction  que 
toutes  les  conditions  de  l'existence,  petites  ou  grandes,  sans 
exception,  devaient  être  réglées  par  la  parole  sacrée  d'Allah, 


4l6  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

expliquée  par  son  Envoyé,  s'était  enracinée  dans  la  pre- 
mière communauté  jusqu'à  devenir  inébranlable.  Il  devait 
en  être,  après  la  mort  de  Mahomet,  dans  l'empire  fondé, 
comme  à  Médine  durant  sa  vie,  alors  qu'il  était  pour  les 
siens  le  vivant  organe  de  la  révélation. 

Les  éléments  étrangers  prennent  place  dans  les  préceptes 

du  Prophète  à  l'aide  de  la  fiction. 

Comment  accorder  les  exigences  si  variées  de  la  pratique, 
avec  ce  qui  semblait  une  condition  de  vitalité  pour  l'Islam  : 
la  limitation  de  la  source  de  toute  sagesse  à  quelques  oracles, 
destinés  à  maintenir  ou  à  rétablir  Tordre  dans  la  société 
primitive  de  Médine?  On  ne  pouvait  que  suggérer,  par  une 
lîction  pieuse,  ce  que  le  Prophète  aurait  probablement  dit, 
s'il  avait  pu  connaître  l'avenir.  Suppléer  ouvertement  aux 
paroles  d'Allah  et  de  son  Envoyé  eût  été  considéré  comme 
un  sacrilège.  Aussi  chaque  question  qui  vint  à  se  pose.-, 
pendant  ou  après  la  grande  expansion,  donna-t-elle  lieu  à  la 
création  d'une  tradition  nouvelle  sur  ce  que  le  Prophète 
avait  fait  ou  dit,  afin  d'en  déduire  les  éclaircissements  néces- 
saires à  chaque  nouveau  cas.  Plus  tard,  on  limita  le  nombre 
toujours  croissant  de  ces  traditions  par  élimination,  en  les 
classifiant  plusou  moins  méthodiquement.  C'est  ainsi  qu'on 
obtint  les  collections  canoniques  de  traditions  que  nous  con- 
naissons. Elles  ne  formaient  pas  une  oeuvra  aussi  définitive 
que  la  collection  des  paroles  de  Dieu,  du  Qoran.  Elles  lais- 
saient beaucoup  plus  de  place  aux  compléments  postérieurs 
et  à  diverses  interprétations.  Mais  elles  rendaient  impos- 
sible, ou  presque,  un  grand  développement  futur  de  la  légis- 
lation, suivantle  sens  que  nous  attachons  àce  mot.  Bon  gré, 
malgré,  pendant  les  deux  premiers  siècles  de  son  existence, 
l'Islam  fut  obligé  de  montrer  toute  la  souplesse  que  lui 
permettait  sa  nature  rigide.  C'est  ainsi  qu'il  absorba  par  des 
voies  très  différentes  des  institutions  et  des  idées  qui  trahis- 
sent leurs  origines  grecques,  persanes,  ou    hindoues,  bien 


■^^^^' 


4l8  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

qu'elles  se  soient  enveloppées  du  manteau  gris  et  mono- 
tone de  la  tradition  musulmane.  Sans  ces  hors-d'œuvre  de 
toutes  sortes  et  ces  condiments,  il  lui  eût  été  impossible  de 
digérer  les  peuples  et  les  pays  qu'il  avait  absorbés  avec  tant 
d'avidité.  Mais  la  limite  de  son  élasticité  fut  alors  atteinte.  Il 
y  a  mille  ans  que  sa  faculté  de  s'assimiler  d'autres  époques 
et  d'autres  peuples  s'est  épuisée. 

La    doctrine    de    l" infaillibilité    de   la    communauté    mu- 
sulmane. 

Le  système,  tel  qu'il  était  déjà  ciselé  dans  ses  plus  petits 
détails,  fut  fixé  théoriquement  par  la  doctrine  de  Vinfail- 
libilité  de  la  communauté  musulmane,  considérée  en  entier 
et  représentée  par  ses  légistes.  Dans  tous  les  cas  où  ceux- 
ci  étaient  d'accord  sur  l'explication  du  Qoran  et  de  la  tradi- 
tion canonique,  sur  la  loi  et  la  théologie  qui  en  dérivent,  la 
question  se  trouvait  mise  hors  de  discussion.  Les  résultats 
d'un  travail  intellectuel  de  trois  siècles  se  retranchaient  in- 
violablement  dans  la  forteresse  de  la  doctrine  de  l'infailli- 
bilité. 

Ce  fut  cependant  cette  forte  position  qui  devint  pour 
rislâm  la  cause  de  son  dépérissement  car,  de  plus  en  plus, 
il  perdit  le  contact  suivi  de  la  vie.  Il  va  parmi  nous  des 
optimistes  qui  n'attachent  pas  autant  d'importance  à  cette 
causalité.  Ils  disent  que  la  doctrine  de  l'infaillibilité  du 
«  consensus  »  de  la  communauté,  fournit  justement  le 
moyen  de  rendre  possibles  des  réformes  importantes, 
pourvu  que  les  savants  les  considèrent  comme  nécessaires 
ou  désirables.  Je  ne  partage  pas  cet  espoir. 

Un  développement   important  du  système   islamique  est 
presque   impossible    après  le   troisième   siècle    de    Vhé- 
gire. 
Ce  ne  fut  pas  une  unité  de  principes  qui  fut  fixée  pour 

toujours  il  y  a  mille  ans,  mais   un   système  de  préceptes^ 


CABACTERKS    DU    SYSTEME    DE    L  ISLAM  419 

reposant  sur  l'autorité  divine  et  prophétique.  Ce  système 
liait  la  vie  sociale,  politique  et  individuelle  des  fidèles,  en 
toute  chose  et  pour  tous  les  cas  qu'on  avait  pu  prévoir,  jus- 
que dans  les  détails  et  les  particularités. 

Il  est  vrai  que.  depuis  ce  temps,  la  vie  qu'ont  menée  les 
divers  pays  mahométans  présente,  à  beaucoup  de  points  de 
vue,  pas  mal  de  variétés  Cest  la  conséquence  nécessaire 
des  différences  de  situations  économiques,  politiques,  etc. 
Mais  ce  qui  constituait  l'unité  dans  cette  diversité,  c'était 
justement,  en  dehors  du  dogme  fondamental,  la  reconnais- 
sance unanime  du  caractère  divin  de  la  loi,  quoique  cette 
loi  trahît,  en  toutes  ses  parties,  son  origine  arabe  et  son 
évolution  dans  l'ouest  de  l'Asie,  aux  septième,  huitième  et 
neuvième  siècles.  Il  est  vrai  que  plusieurs  fois,  pendant  les 
dix  siècles  suivants,  cette  loi  s'est  vue  forcée  de  faire  des 
concessions  aux  besoins  qui  se  firent  sentir  impérieuse- 
ment; mais  la  difficulté  de  faire  accepter  ces  modifica- 
tions inévitables  prouve,  mieux  que  tout,  l'intransigeance  et 
la  rigidité  inébranlables  du  système  de  l'Islam.  Pour  attri- 
buer quand  même  un  peu  plus  de  souplesse  à  ce  système,  on 
a  allégué  l'importance  accordée  par  beaucoup  de  légistes  au- 
torisés aux  intérêts  des  fidèles,  comme  raison  de  certaines 
modifications  de  la  loi.  D'après  les  mêmes  autorités,  \di  pres- 
sion des  circonstances  peut  aussi  entraîner  l'abrogation  de 
parties  de  la  loi  sacrée.  Mais  ces  appels  ne  se  produisent 
chez  les  scribes  musulmans  que  pour  justifier  le  cours  du 
développement  de  la  loi  dans  le  passé,  ou  les  exceptions 
temporaires,  et  non  pour  ouvrir  la  voie  à  un  développement 
futur  pouvant  changer  ce  qui  avait  été  fixé  autrefois  par 
une  autorité  infaillible. 

Le  raisonnement  par  analogie  (très  strictement  limité), 
admis  après  quelques  hésitations  par  les  savants  religieux 
des  premiers  siècles,  ne  saurait  davantage  servir  de  prin- 
cipe réformateur.  Il  permet  seulement  de  déduire  des  for- 
mules   existantes,   de  nouvelles  décisions,    pour   des    cas 


420  BEVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

jusque-là  inconnus.  A  quelque  point  de  vue  qu'on  se  place, 
chaque  tentative  d'améliorer  la  loi  dans  ses  détails  me- 
nace d'effondrement  tout  l'édifice  séculaire;  toute  tenta- 
tive de  révision  fondamentale  fait  soupçonner  d'incré- 
dulité celui  qui  la  propose,  et  cela  à  juste  raison.  Des 
efforts  en  ce  sens  éveilleront  toujours  une  résistance  vio- 
lente de  la  plupart  des  théologues,  appuyés  par  la  grande 
masse  populaire  qui  prendra  instinctivement  leur  parti. 

La  rigidité  de  l'Islam,  qui  pendant  sa  première  période 
fléchit  un  moment  sous  l'irrésistible  pression  des  circon- 
stances, devint  à  partir  du  troisième  siècle  de  l'hégire  un  de 
ses  traits  les  plus  marquants.  Une  religion  révélée  «  posi- 
tive »,  qui  ne  veut  rien  moins  que  des  préceptes  venant  en 
droite  ligne  du  ciel,  pour  tous  les  détails  de  la  vie,  ne  peut  à 
la  longue  éviter  ce  sort. 

Le  système  se  divise  en  dogme  et  en  loi. 

J'ai  plusieurs  fois  employé  l'expression  de  système  de 
Vlslâm.  En  effet,  au  commencement,  c'était  bien  un  tout. 
La  totalité  des  questions  y  fut  traitée  et  résolue  par  une 
seule  et  même  classe  d'experts  théologiques.  Ensuite  la  ma- 
tière islamique  se  partage  en  deux  parties  principales  :  les 
questions  de  foi,  de  dogmatique,  qui  relèvent  des  théolo- 
giens, et  les  questions  concernant  les  devoirs  pratiques  du 
musulman,  qui  sont  traitées  par  les  légistes.  Ces  deux  bran- 
ches se  touchent  de  très  près  ;  mais  elles  se  distinguent 
quand  même  par  leur  but,  leurs  moyens  et  leurs  mé- 
thodes. 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  nous  étendre  sur  la  dogma- 
tique. Un  dogme  naît  de  la  lutte  pourle  développement  de  la 
doctrine,  et  tâche  de  fixer  définitivement  en  formules  nettes 
les  thèses  prédominantes.  En  letenant  pour  infaillible  ou  au- 
dessus  de  toute  révision,  la  doctrine  entrera  fatalement  en 
lutte,  pendant  la  période  consécutive  du  développement  de 
la  pensée  humaine,  avec  les  idées   nouvelles  d'une  partie 


CARACTERES    DU    SYSTEME    DE    L  ISLAM  42 1 

de  ceux  qu'elle  veut  garder  sous  ses  ailes.  Ce  désaccord, 
entre  la  doctrine  officielle  et  les  idées  personnelles  de  ceux 
qui  sont  censés  y  adhérer,  peut  se  produire  sans  beau- 
coup de  conséquences  pratiques,  pourvu  que  le  dogme  se 
tienne  dans  ses  propres  limites,  et  ne  se  mette  pas  à  péné- 
trer sur  le  terrain  de  l'action  pratique.  C'est  ce  qui  s'est 
passé  pour  l'Islam.  Après  l'ardeur  des  premières  luttes, 
poursuivies  jusqu'au  troisième  siècle  sur  les  formules  dog- 
matiques et  dont  le  résultat  revêtit  la  forme  d'une  doctrine 
orthodoxe,  l'intérêt  de  ces  discussions  ne  subsiste  plus  que 
pour  les  cercles  étroits  des  professionnels. 

Le  dogme  une  fois  Jixéna  dans  la  pratique  qu'une  impor- 
tance secondaire. 

Les  questions  sur  lesquelles  on  s'était  tant  disputé,  en  se 
traitant  mutuellement  d'hérétiques,  ressemblent  jusquedans 
les  détails,  à  celles  qui  avaient  préoccupé  les  esprits  dans 
l'église  chrétienne.  La  prédestination,  née  comme  dogme 
principal  de  la  lutte  contre  les  adeptes  de  la  doctrine  du 
libre-arbitre,  ne  fut  pas  comprise  dans  l'Islam  en  un  sens 
plus  fataliste  qu'ailleurs. 

L'unité  de  Dieu,  sévèrement  maintenue,  fut  associée  à 
la  multitude  des  attributs  divins  qu'énumère  le  Qoran,  de 
telle  sorte  qu'elle  donnait  satisfaction  aux  Musulmans  d'un 
développement  intellectuel  moyen,  aussi  bien  qu'à  la  classe 
illettrée. 

La  doctrine  des  peines  éternelles  de  l'enfer  pour  les  infi- 
dèles, en  contraste  avec  la  félicité  éternelle  réservée  à  tous 
les  croyants,  accentuait  dans  le  sens  du  moyen  âge  les 
barrières  entre  le  Musulman  et  le  non-Musulman.  Le  dogme 
du  salut  éternel  par  la  foi  seule  —  la  foi  signifiant  ici  recon- 
naissance respectueuse  de  la  toute-puissance  de  cet  Allah 
prêché  par  Mahomet,  à  peu  près  comme  un  sujet  dévoué 
reconnaît  son  monarque  —  servait  à  encourager  les  faibles 
et  à   faire  avancer  la  propagande.  Sans  faire  partie   de  la 


422  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

croyance,  les  œuvres  pieuses  aident  à  l'embellir,  à  la  rendre 
plus  parfaite,  et  à  donner  au  croyant  un  droit  plus  grand  à 
une  plus  prompte  entrée  au  paradis  céleste. 

Il  A'  aurait  encore  beaucoup  à  dire  sur  tout  cela;  mais 
pour  la  pratique  de  la  vie  qui  nous  intéresse  spécialement, 
une  excursion  plus  prolongée  sur  ce  terrain  serait  super- 
flue. 

Si  donc  le  système  est  opposé  à  toute  idée  de  révision, 
même  pour  le  dogme  pur,  pendant  les  dix  derniers  siècles, 
la  liberté  de  penser  des  Musulmans  n'en  éprouve  pas  d'ob- 
stacle sérieux.  Les  esprits  qui  vivaient  dans  des  sphères  plus 
élevées,  passèrent  à  travers  et  au-dessus  des  principes,  ou 
s'en  allèrent  par  des  chemins  de  traverse,  tandis  que  la 
masse  vulgaire,  tout  en  respectant  les  grands  devoirs  théo- 
logiques, restait  fidèle  à  son  ancienne  superstition,  peu  mo- 
difiée dans  sa  forme  extérieure.  On  avait  rarement  raison 
de  craindre,  si  l'on  ne  prenait  pas  une  attitude  provoca- 
trice. 

Seules,  quelques  idées  eschatologiques  provoquent  parfois 

quelque  trouble. 

Un  chapitre  de  la  dogmatique  doit  retenir  de  temps  en 
temps,  l'attention,  même  de  celui  qui  ne  s'intéresse  guère 
aux  doctrines  pures,  sans  suite  pratique  directe  ;  c'est  celui 
de  l'eschatologie.  L'attente  messianique  introduite  dans  l'Is- 
lam trouva  son  expression  la  plus  répandue  dans  l'espoir 
d'un  mahdî  (un  chef  plus  particulièrement  guidé  par  Al- 
lah). Celui-là  rénovera  l'Islam,  lui  rendra  son  ancienne 
grandeur  et  exterminera  les  infidèles.  Cette  attente  agite 
les  cerveaux  musulmans  les  moins  développés,  chaque  fois 
que  des  excitateurs  réussissent  à  faire  croire  à  une  popula- 
tion musulmane  que  la  résurrection  est  proche, ouà  lui  faire 
considérer  un  personnage  donné  comme  le  mahdî  ou  un 
de  ses  précurseurs.  Les  dispositions  envers  les  hétérodoxes 
deviennent  alors  haineuses  et  sont  quelquefois    la   cause 


424  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

d'actes  fanatiques.  Mais  là  s'arrête  l'importance  du  dogme 
pour  la  pratique  populaire. 

Donc,  quoiqu'on  enseigne  le  dogme  orthodoxe  dans  \espe- 
santrèns  de  Java  et  dans  les  écoles  semblables,  souraus  de 
Soumatra,  etc.,  quoiqu'on  montre  même  dans  nos  posses- 
sions une  prédilection  souvent  exagérée  pour  cette  branche 
d'études,  il  serait  inutile  à  notre  point  de  vue  de  s'en  pré- 
occuper. 

Il  s'agit  pour  nous  de  connaître  l'action  du  système  de 
rislâm  sur  la  vie  des  Musulmans  en  général,  et  en  particu- 
lier sur  la  vie  des  Indonésiens  mahométans.  C'est  donc  la 
loi  qui  doit  retenir  toute  notre  attention. 

Uautorité  gouvernementale  et   lexplication  de  la   loi    ne 

restèrent  pas  longtemps  réunies. 

Tout  à  l'heure  nous  avons  reconnu  que  cette  loi  contient 
beaucoup  plus  d'éléments  d'origine  étrangère  qu'on  ne 
voudrait  l'avouer,  et  qu'après  cette  adaptation  elle  est  de- 
venue extrêmement  sévère  et  rigide.  Sa  rigidité  même  fut 
cause  que,  dans  la  vie  courante,  on  la  tournait  assez  souvent. 
L'attitude  indépendante  de  la  vie  envers  la  loi  eut  encore 
une  autre  cause.  Quelques  dizaines  d'années  après  la  mort 
du  Prophète,  les  gouvernants  et  les  jurisconsultes  ne  colla- 
boraient déjà  plus;  ils  formaient  même  deux  groupes  qui  se 
méfiaient  et  qui  étaient  jaloux  l'un  de  l'autre.  Depuis,  cela 
n'a  pas  changé.  Ceux  qui  détenaient  l'autorité  étaient  aussi 
peu  enclins  à  se  soumettre  au  contrôle  souvent  désagréable 
des  légistes,  que  ceux-ci  à  renoncer,  pour  les  princes  de  ce 
monde, à  leur  droit  de  critique.  Les  juristes  pouvaient  donc 
s'adonner  assez  librement  à  leurs  jeux  de  casuistique.  Re- 
gardante masse  ignorante  avec  mépris,  comme  nous  l'avons 
constaté  ailleurs,  ils  n'étaient  pas  pénétrés  de  l'idée  que  leur 
explication  de  la  loi  infaillible  avait  à  tenir  compte  des  be- 
soins pratiques  de  la  société. 


CARACTÈRES    DU    SYSTEME    DE    l'iSLAM  425 

Admise  en  théorie,  la  loi  est  souvent   violée  dans  la  pra- 
tique. 

Le  rapport  de  la  théorie  à  la  pratique  laissait  déjà  beau- 
coup à  désirer,  pendant  les  trois  premiers  siècles  de  l'évo- 
lution du  système  islamique,  dans  les  pays  mêmes  où  il 
se  développa.  Combien  davantage,  par  conséquent,  dût-il 
être  insuffisant  aux  époques  plus  avancées,  dans  les  pavs 
éloignés  du  centre  primitif.  Le  droit  coutumier  local  et  le 
bon  plaisir  des  gouvernants  firent,  presque  partout,  oublier 
que,  dans  beaucoup  de  ses  chapitres,  le  Code  n'était  pas 
seulement  fait  pourêtre  étudié.  La  charge  officielle  de  qâdhî, 
créée  pour  le  règlement  des  différends  selon  les  ordon- 
nances divines,  dégénéra  bientôt.  Entraîné  dans  la  corrup- 
tion générale  de  ses  confrères,  ce  fonctionnaire  fut  aussi 
paralysé  dans  la  liberté  de  ses  fonctions,  par  son  état  de 
dépendance  vis-à-vis  de  l'administration. 

Pour  conserver  leur  tranquillité  d'âme  en  présence  du 
fait  indéniable  que  les  commandements  d'Allah  étaient 
négligés  de  tout  point,  les  érudits  décrétèrent  que  le  monde 
était  trop  corrompu  pour  une  loi  aussi  parfaite;  elle  n'avait 
pu  donner  sa  mesure  que  dans  l'âged'ordeMahomet  et  de  ses 
premiers  successeurs,  mais  elle  serait  encore  appliquée,  en 
toute  son  intégrité,  le  jour  où  le  mahdî,  le  chef  guidé  par 
Dieu,  setrouvant  à  la  tête  de  la  communauté,  remplirait  ce 
monde  d'autant  de  justice  qu'on  y  trouvait  maintenant 
d'injustice.  On  fit  même  dire  par  Mahomet,  sous  forme  de 
prophétie,  que  cela  devait  se  passer  ainsi. 

Les  jurisconsultes  musulmans  ont  su  faire  accepter  leur 
oeuvre  dans  tout  le  monde  islamique,  quant  à  la  théo- 
rie. Celui  qui  mettait  en  doute  un  seul  précepte  marqué 
au  sceau  de  l'infaillible  «  consensus  »  de  la  communauté, 
était  déclaré  rebelle  envers  le  Tout-Puissant  ;  celui  qui 
osait  nierdevenait  un  «  kâfir».  C'est  justement  pour  cela  que 
nous  ne  pouvons  guère  dire  qu'aucune  partie  de  la  loi 
manque  de  signification  pour  la  vie  des  Mahométans.  On 

XIV.  28 


420  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

peut  seulement,  d'après  leur  valeur  pratique,  distinguer  entre 
ces  parties  des  degrés  d'importance. 

Les  éléments  purement  religieux. 

Les  cinq  principaux  devoirs  des  croyants  envers  Allah, 
ceux  qu'on  appelle  les  cinq  colonnes  de  l'Islam,  et  dont  les 
manuels  de  législation  traitent  en  premier  lieu,  sont  d'une 
grande  importance  pour  la  compréhension  de  la  vie  reli- 
gieuse individuelle.  Ils  ont  même, à  ce  point  de  vue,  plus 
d'importance  à  notre  époque  qu'au  moyen  âge,  quand  leur 
accomplissement  était  stimulé  par  l'administration  et  la 
police.  Actuellement,  même  dans  les  pays  soumis  à  un 
gouvernement  islamique,  ce  devoir  dépend  le  plus  sou- 
vent de  l'inclination  des  croyants,  de  sorte  que,  mieux 
qu'autrefois,  on  peut  juger  ce  qu'est  le  genre  de  culte  reli- 
gieux préféré.  Pour  ce  qui  est  de  savoir  si  on  doit  ou  non 
classer  une  population  comme  musulmane,  ces  préférences 
relatives  n'ont,  comme  nous  Tavons  vu  plus  haut,  aucun 
intérêt. 

Dans  larchipel  indonésien  elles  diffèrent  beaucoup 
selon  les  lieux.  A  Atchèh  par  exemple,  on  ne  pratique 
pas  le  «  calât  »  avec  autant  de  zèle  qu'à  Bantèn.  Le  jeûne 
est  négligé  par  une  grande  partie  de  la  population  du 
centre  de  Java.  Dans  la  partie  occidentale  de  cette  île  on 
exagère  tellement  ce  devoir  qu'on  le  pratique  plus  fidèle- 
ment que  les  cérémonies  rituelles.  Les  Soundanais  suivent 
beaucoup  plus  strictement  le  commandement  du  «zakât  » 
que  les  autres  habitants  de  Java.  Comparativement  aux 
autres  pays  de  culte  musulman,  on  exagère  le  zèle  pour 
le  pèlerinage  à  la  Mecque  dans  la  plupart  des  îles  de  l'ar- 
chipel. 

Éléments  de  peu  d'importance  pour  la  pratique. 

D'autres  chapitres  de  la  loi  règlent  les  rapports  des 
hommes  entre  eux,  en  tant  que  sujets  de  l'Etat,  membres 


CARACTERES    Dl     SYSTEME    DE    L  ISLAM  427 

de  la  société  et  de  la  famille.  Plusieurs  ne  nous  intéressent 
que  pour  expliquer  le  caractère  de  l'ensemble  ou  bien  parce 
qu'ils  permettent  à  l'historien  de  l'Islam  de  vérifier  les 
sources  étrangères,  auxquelles  les  anciens  auteurs  de  la  loi 
ont  puisé  pour  compléter  la  matière,  assez  pauvre,  d'origine 
purement  arabe.  D'autres  chapitres  qui,  à  la  longue,  n'ont 
nulle  part  de  force  législative  réelle,  ne  possèdent  qu'une 
valeur  pédagogique  pour  les  cercles  restreints  qui  étudient 
le  Code  entier  et  y  trouvent  réglé  Tidéal  d'une  vie  pieuse. 
Cela  est  ^■rai,  par  exemple,  à  quelques  exceptions  près,  pour 
l'étude  des  contrats,  pour  la  jurisprudence  pénale  et  pour- 
tant d'autres  subdivisions  qui  n'ayant  plus  maintenant  de 
valeur  pratique,  n'en  sont  pas  moins  analysées  par  les 
casuistes  jusqu'à  l'extrême  des  conséquences,  comme  si  le 
salut  de  l'univers  en  dépendait. 

Dispositions  ayant  la  valeur  de  préceptes  moraux. 

Pour  beaucoup  de  sujets  on  trouve  dans  la  loi  divine  des 
dispositions  connues  de  cercles  très  étendus,  et  dont  la 
transgression  est  regardée  comme  un  péché  par  les  fidèles. 
Ce  sont,  le  plus  souvent,  des  interdictions,  et  plus  spécia- 
lement celles  qui  reposent  sur  un  arrêt  absolu, émanant  de 
la  parole  même  d'Allah.  Cette  catégorie  a  beaucoup  plus  de 
valeur  pour  les  Musulmans  que  celle  qui  a  été  mentionnée 
plus  haut. 

Il  n'y  a  guère  de  Musulman  qui  se  fasse  scrupule  de  con- 
clure un  contrat  d'achat  ou  de  location  établi  suivant  d'autres 
règles  et  dans  une  autre  forme  que  celle  qu'indique  la  loi 
divine.  Mais  s'il  s'engage  par  un  contrat, où  il  y  a  stipula- 
tion d'intérêt  d'une  manière  quelconque,  il  se  sentira  cou- 
pable envers  Allah  ;  quand  il  conclut  une  assurance,  sa 
conscience  ne  sera  pas  plus  tranquille.  En  effet,  leQoran  in- 
terdit formellement  le  prêt  contre  intérêt  sous  peine  de  pu- 
nitions sévères  dans  l'autre  monde  ;  les  légistes  musulmans 
considèrent,  d'autre  part,  les  polices  d'assurances  comme 


428  REVUE   DU   MONDE    MUSULMAN 

des  contrats  de  hasard,  et  tout  jeu  de  hasard  est,  d'après  la 
parole  d'Allah,  œuvre  du  diable.  Au  point  de  vue  canonique, 
on  peut  faire  valoir  la  nullité  d'un  contrat  d'achat  ou  de 
vente,  dans  lequel  les  préceptes  de  la  loi  divine  ont  été 
oubliés.  Mais  si  les  deux  parties  s'estiment  engagées  par  ce 
contrat,  si  le  pouvoir  public  l'approuve  et  le  sanctionne  au 
besoin,  cette  dérogation  n'a  de  suites  nuisibles  pour  per- 
sonne, ni  au  point  de  vue  matériel,  ni  au  point  de  vue  moral. 
Il  en  est  autrement  des  dispositions  défendues  par  Allah 
et  qu'il  a  déclarées  criminelles.  Conclure  un  contrat  qui 
stipule  des  intérêts  est, au  point  de  vue  religieux  et  moral, 
aussi  grave  que  boire  du  vin  ou  se  prostituer. 

Une  loi  qui  passe  pour  infaillible,  mais  qui,  sans  souci 
du  temps  ni  du  lieu,  défend  certaines  dispositions,  quoique 
devenues  à  la  longue  indispensables  au  développement  nor- 
mal du  commerce  et  des  rapports  sociaux,  verra  nécessai- 
rement ses  adhérents  s'émanciper  d'elle,  un  jour  ou  l'autre. 
Cela  peut  se  produire  par  la  transf^ression,  qui,  par  sa  gé- 
néralisation et  sa  fréquence,  finit  par  perdre  son  caractère 
odieux,  ou  encore  on  élude  l'obligation  en  conservant  une 
apparence  d'obéissance  aux  préceptes.  Ces  deux  manières 
de  faire  sapent  le  vrai  respect  des  commandements.  Le 
fait  que  la  loi  musulmane  se  voit  traiter  ainsi  tous  les 
jours  par  ses  propres  adeptes,  doit  être  attribué  à  la  tare 
originelle  dont  elle  se  trouvait  atteinte,  lorsqu' elle  com- 
mença sa  marche  à  travers  le  monde,  en  uniformisant 
pour  tous  les  temps  ce  que  le  temps  ne  cesse  de  changer. 

Il  en  est  résulté  que  les  légistes  eux-mêmes  ont  cru  de 
leur  devoir  non  seulement  d'expliquer  et  de  mettre  au  point 
les  préceptes  de  la  loi,  mais  encore  de  montrer  le  moyen 
d'en  éluder  les  passages  devenus  anachroniques. 

Un  jurisconsulte  allemand  a  cru  pouvoir  déduire  de  cette 
coutume  des  légistes  musulmans,  dans  une  étude  de  juris- 
prudence comparée,  la  conclusion  que  dans  l'Islam,  la  vie 
fut  réellement  gouvernée  par  le  droit  canonique.  Il   fallait 


CARACTERES    DU    SYSTÈME    DE    l'iSLAM 


429 


bien,  selon  lui,  que  les  commandements  de  la  loi  fussent 
exécutés  rigoureusement  puisqu'on  trouvait  nécessaire  de 
les  éluder  par  des  moyens  très  compliqués.  Il  oubliait  que 


Indigènes  de  Bantèn  (Java),  jouant  au  jeu  de  Gedebuus,  spécial  à  la  confrérie 

des  Rifà'iyyah. 


cette  nécessité  se  fait  sentir  aussi,  lorsqu'il  s'agit  d'une  loi 
canonique  détaillée, qui,  par  sa  nature  même  et  malgré  son 
origine  divine,  se  trouve  en  conflit  continuel  avec  les  exi- 
gences de  la  vie.  Les  moyens  d'élimination  s'appliqueront 
aussi  bien  à  une  morale  immuable  formée  de  préceptes  au 


43o  REVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

lieu  de  principes.  La  méthode  suivie  par  les  interprètes  d'une 
loi  ne  peut  jamais  justifier  de  conclusions  sur  le  rôle 
que  cette  loi  doit  jouer  dans  la  vie.  Pour  l'Islam  surtout, 
la  jurisprudence  comparée  ferait  fausse  route  en  négli- 
geant l'histoire,  qui  enregistre  à  chaque  page  des  conflits 
entre  la  théorie  du  droit  musulman  et  la  pratique. 

Chapitres  de  la  loi  réellement  valables. 

La  quatrième  catégorie  à  envisager  dans  les  chapitres  de 
la  loi,  traite,  à  notre  point  de  vue,  des  questions  qu'on  a  tou- 
jours considérées  comme  ne  devant  être  réglées,  pour  une 
raison  ou  pour  une  autre,  que  par  le  droit  canonique.  Il  en 
fut  ainsi,  même  pendant  la  longue  période  qui  suivit  les 
trente  années  privilégiées  des  khalifes  orthodoxes  et  avant 
l'aurore  de  l'époque  messianique  du  mahdî.  Dans  cette  caté- 
gorie viennent  d'abord  le  statut  personnel,  les  chapitres  qui 
traitent  du  mariage,  de  la  famille  et  des  successions.  Aucun 
gouvernant  musulman  n'a  jamais  pensé  à  enlever  à  la  juri- 
diction duQâdhîle  jugement  des  différends  relatifsàcesques- 
tions.Les  conditions  et  les  bases  d'un  contrat  de  mariage  ne 
peuvent  être  réglées  selon  le  bon  plaisir  des  deux  parties 
intéressées,  parce  qu'Allah  a  donné  à  chaque  transgression 
volontaire  des  règles  qu'il  avait  fixées,  un  caractère  de  péché 
grave,  en  menaçant  des  peines  les  plus  lourdes,  pendant  et 
après  cette  vie, ceux  qui  s'en  rendent  coupables  Même  sans 
cette  restriction,  la  famille  est  considérée  dans  toutes  les 
sociétés  basées  sur  des  principes  religieux,  comme  un 
sanctuaire  inviolable,  dont  l'organisation  ne  peut  être  sou- 
mise à  la  fantaisie  humaine. 

L'Islam,  dont  la  tendance  à  réglementer  jusqu'aux  dé- 
tails nous  est  bien  connue,  voulait  même  astreindre  à  des 
préceptes  indépendants  du  temps  et  du  lieu  les  formes  de  la 
politesse,  du  costume,  de  la  toilette  et  de  l'expression  du 
sentiment  :  il  va  de  soi  que,  dans  son  domaine,  la  famille 
devait  être  partout  uniforme  ;  il  lui  était  impossible  de  tran- 


CARACTÈRES    DU    SYSTEME    DE    l'iSLAM  481 

siger  sur  ce  point  avec  les  caractères  ethnologiques  spé- 
ciaux de  ses  adeptes. 

A  côté  de  ces  chapitres  de  la  loi  sacrée,  les  plus  im- 
portants de  beaucoup  pour  tous  les  Musulmans,  nombre 
d'autres  attirent  encore  notre  attention.  Ils  se  rapportent  à 
des  sujets  auxquels  tout  le  monde  n'est  pas  intéressé  prati- 
quement, et  ont  cela  de  commun  avec  les  préceptes  con- 
cernant le  statut  personnel,  le  mariage,  la  famille  et  les 
successions,  qu'ils  s'imposent  pour  les  questions  dont  ils 
traitent, 

Fojidations  pieuses. 

Tout  le  monde  n'a  pas  la  possibilité  de  créer  des  fon- 
dations pieuses  en  faveur  du  culte,  de  renseignement  ou 
d'autres  objets  d"utilité  sociale  générale  ;  mais  celui  qui 
peut  et  veut  employer  ses  richesses  de  cette  manière 
ne  pense  naturellement  pas  à  s'v  prendre  autrement  que 
suivant  les  indications  d'Allah.  Il  risquerait,  en  agissant 
autrement,  de  manquer  le  but  principal  de  sa  générosité  : 
la  grâce  d'Allah  dans  la  vie  future. 

II  est  probable  que  la  loi  concernant  les  biens  «  waqf  » 
(Habous),  doit  son  origine  à  l'influence  des  institutions  des 
pays  conquis, et  n'est  entrée  dans  le  droit  musulman  qu'à 
l'époque  de  l'adaptation.  Quoi  qu'il  en  soit,  elle  se  présente 
aux  crovants  dans  son  état  actuel,  comme  procédant  des 
mêmes  sources  d'infaillibilité  d'où  découlaient  toutes  les 
dispositions  attribuées  par  l'histoire  à  Mahomet.  Aucun 
Musulman  ne  s'en  écartera  volontairement,  s'il  veut  aug- 
menter son  crédit  au  grand  livre  d'Allah,  en  mettant  une 
partie  de  sa  propriété  en  main  morte. 

Les  vœux. 

On  peut,  jusqu'à  un  certain  point,  en  dire  autant  des 
vœux,  par  lesquels  le  croyant  promet  à  Dieu,  soit  sans 
condition,  soit  sous  condition   de  la  réalisation  d'un  évé- 


^32  BEVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

nement,  une  sorte  de  présent  de  reconnaissance  sous  forme 
d'une  œuvre  agréable  aux  yeux  d'Allah,  Sur  ce  point  cepen- 
dant, l'autorité  de  la  loi  révélée  n'est  pas  aussi  exclusive 
que  pour  les  précédents.  On  a  d'abord  en  vue  par  la  fonda- 
tion d'un  waqf,  une  élévation  de  rang  dans  Fautre  monde, 
tandisquepar  les  vœux  on  ne  prétend  généralement  atteindre 
que  des  buts  terrestres.  Les  conditions  qui  s'attachent  le  plus 
généralement  à  l'accomplissement  d'un  vœu  sont  :  la  guéri- 
son  des  malades,  le  bonheur  dans  le  mariage,  la  chance 
dans  le  commerce  ou  dans  un  emploi  administratif,  etc. 
Les  peuples  islamisés  avaient  déjà  Thabitude,  avant  leur 
conversion,  de  se  servir  de  toutes  sortes  de  moyens  magi- 
ques pour  la  réalisation  de  leurs  désirs;  l'influence  édu- 
cative de  rislâm  n'a  jamais  été  assez  forte  pour  détruire  ces 
superstitions  populaires  ;  aussi,  les  anciennes  formules,  d'ori- 
gine païenne,  sont-elles  encore  loin  d'avoir  cédé  la  place 
à  la  doctrine  officielle,  épurée  dans  le  sens  strictement  mono- 
théiste. Elles  continuent  à  jouir  d'un  grand  crédit  auprès 
du  public  illettré. 

Règles  concernant  l'administration  de  la  justice. 

Les  règles  de  la  loi  musulmane  sur  la  procédure  sont 
réellement  admises;  elles  ont  conservé  toute  leur  action, dans 
les  cas  où  la  juridiction  selon  la  loi  révélée  n'a  pas  dû  céder 
sa  place,  soit  à  l'administration,  soit  aux  tribunaux  mo- 
dernes. 

Cela  revient  à  dire  que  les  diff^érends  relatifs  au  statut 
personnel,  à  la  famille,  aux  successions,  aux  mariages, 
aux  fondations  pieuses,  etc.,  sont  jugés  par  les  tribunaux 
canoniques,  qui  n'acceptent  que  les  preuves  reconnues  par 
la  sainte  loi.  Dans  leur  forum,  parties  et  témoins  doivent 
être  mis  en  état  de  s'exprimer  sans  aucune  pression  ;  le 
témoignage  des  femmes  est  d'une  valeur  inférieure  et  celui 
des  non-Musulmans  sans  valeur  aucune  ;  le  serment  ne 
peut  être    demandé  qu'aux  parties  et  non   aux  témoins  ; 


CARACTÈRES    DU    SYSTEME    DE    l'iSLAM  433 

enfin,  il  n'y   a   pas   de  preuve   écrite  au   sens  propre   du 
mot. 

Il  en  est  tout  autrement  lorsqu'il  s'agit  des  affaires 
retirées  aux  qâdhîs  pendant  le  cours  des  âges  :  elles  sont 
jugées  d'après  le  droit  coutumier,  suivant  le  bon  plaisir  des 
gouverneurs  ou  suivant  les  Codes  modernes. 

Ordonnance  sur  les  rapports  avec  les  non-Musulmans. 

Les  règles  légales  destinées  à  fixer  les  rapports  entre 
l'État  musulman  et  le  «  territoire  de  guerre  »,  entre  les 
adeptes  de  l'Islam  et  les  incrédules  ont,  pendant  des  siècles, 
conservé  une  importance  réelle  même  lorsqu'on  ne  les 
appliquait  pas  avec  la  dernière  rigueur.  On  se  l'explique 
en  se  rappelant  que  l'application  dépendait  des  princes  et 
de  leurs  serviteurs  et  non  des  légistes.  Même  après  le 
déclin  politique  de  i'islâm,  on  continua  à  s'attacher  à  ce 
principe  du  moven  âge  qu'un  souverain  musulman  ne  devait 
jamais  conclure  de  paix  durable  avec  un  pays  non-mu- 
sulman, et  que  les  trêves  ne  devaient  pas  durer  plus  de  dix 
ans.  De  nos  jours  encore,  comme  nous  l'avons  déjà  vu,  il 
ne  faut  pas  croire  que  la  loi  de  la  guerre  sainte  et  de  ce  qui 
en  dépend,  soit  indifférente  dans  la  pratique,  quoiqu'il  ne 
s'agisse  plus  ici  d'une  application  stricte,  comme  dans  le  cas 
de  la  loi  sur  le  mariage,  etc. 

L'histoire  du  développement  de  la  loi  s'oppose  à  sa  codi- 
fication. 

Ce  résumé  permet  de  se  représenter  clairement  ce  que 
fut  et  ce  qu'est  encore  le  rôle  du  système  de  l'Islam  dans  la 
vie  de  ses  adeptes.  Il  faut  cependant  ajouter  quelques  mots 
sur  la  nature  des  sources  qui  font  autorité,  pour  la  connais- 
sance de  ce  système  et  spécialement  de  ses  éléments  législa- 
tifs. Mon  intention  n'est  pas  de  répéter  encore  une  fois  l'his- 
toire de  l'évolution  de  la  loi  musulmane  l'ayant  exposée 
plusieurs  fois  déjà  ;  mais  je  voudrais  faire  ressortir  que  cette 


484  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

loi  n'est  jamais  arrivée  à  une  codification  proprement  dite, 
et  que  toute  tentative  pour  y  parvenir  dans  l'avenir  paraît 
avortée  d'avance. 

Le  Qoran  et  la  Sounnah. 

Les  dirigeants  de  la  communauté  musulmane  ont  affecté, 
dans  les  premiers  temps,  déconsidérer  la  loi  entière  comme 
reposant  sur  les  propres  paroles  d'Allah  ;  ils  se  basaient  entre 
autres  sur  un  verset  du  Qoran  :  Nous  n  avons  rien  négligé 
dans  le  Livre  (VI,  38),  paroles  de  révélation  qui,  d'après  le 
contexte,  ont  une  tout  autre  portée.  On  craignait  d'attribuer 
à  l'autorité  humaine  une  valeur  à  peu  près  égale  à  celle  de 
l'autorité  divine. 

On  ne  put  cependant  pas  oublier  longtemps  que  le  Qoran 
supposait  jdès  le  début  l'explication  de  ses  brèves  décisions 
légales  avec  autorité  par  la  parole  et  l'exemple  du  prophète. 
La  sounnah,  ou  manière  d'agir  de  Mahomet,  fut  donc  recon- 
nue comme  une  deuxième  source  de  révélation  à  côté  du 
Qoran.  Cette  Sounnah  offrait  l'avantage  d'une  certaine  élas- 
ticité qui  manquait  au  Qoran,  rédigé  définitivement  peu 
d'années  après  la  mort  de  Mahomet.  On  usa  largement  de 
cette  élasticité  pour  l'adaptation  de  la  loi  aux  besoins  in- 
contestables des  peuples  conquis.  Le  hadîth  (la  tradition) 
sur  le  contenu  de  la  Sounnah  resta  en  évolution  pendant 
deux  ou  trois  siècles,  ce  qui  permit  à  la  loi  musulmane  de 
s'approprier  les  éléments  étrangers  indispensables,  en  les 
déguisant  sous  la  forme  de  traditions  des  paroles  et  des  actes 
du  Prophète. 

La  tradition,  dont  l'élasticité  disparut  au  bout  de  trois 
siècles  environ,  n'a  jamais  eu  une  forme  aussi  immuable  que 
celle  de  la  révélation.  Les  savants  autorisés  choisis- 
saient, chacun  selon  sa  critique  personnelle,  dans  les 
innombrables  traditions  portant  toujours  sur  un  petit 
détail  de  la  loi  les  traditions  «  authentiques  ».  Ils  les 
rangeaient    dans  leurs  collections   soit    selon  le  contenu, 


CARACTERES  DU  SYSTEME  DE  L  ISLAM 


435 


soit  selon  l'origine.  Bien  que  quelques-uns  de  ces  recueils 
aient  acquis  une  sorte  de  valeur  canonique,  il  n'a  jamais 
été  interdit  d'avoir  des  opinions  différentes  sur  les  tradi- 
tions qu'ils  contenaient,  ni  d'attribuer  la  même  valeur  à 


Maître  d'école  qoranique  avec  ses  écoliers,  à  Atchèli  ^Soumatray. 

d'autres  traditions,  quoiqu'elles  n'aient  pas  trouvé  place 
dans  les  collections.  Pour  toutes,  l'explication  restait  au 
moins  aussi  sujette  à  discussion  que  l'exégèse  de  la  parole 
d'Allah. 


La  loi  détachée  de  ses  sources. 

Les  prescriptions  légales,  déduites  des  sources  tradi- 
tionnelles, furent  ensuite  classées  systématiquement,  après 
qu'on   eût   supprimé   les   démonstrations  des    légistes,  et 


436  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

réunies  en  manuels  de  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  science 
des  devoirs  musulmans.  C'étaient  des  livres  d'étude,  dans 
lesquels  la  loi  était  analysée  avec  l'autorité  qu'évoquait 
le  nom  de  l'auteur.  Les  différences  d'opinion  marquées 
dans  la  façon  de  traiter  le  sujet,  se  bornaient  le  plus  sou- 
vent à  ce  qu'on  peut  appeler  les  questions  secondaires. 
Ces  différences  diminuèrent  encore  avec  le  temps.  On 
n'est  cependant  jamais  arrivé  à  une  unanimité  parfaite  pour 
un  seul  chapitre  de  la  loi,  pas  même  dans  les  limites  d'une 
des  écoles  de  jurisprudence,  dont  quatre  existent  encore  : 
celles  des  Hanafites,  des  Malikites,  des  Chafî'ites  et  des  Han- 
balites,  qui  représentent  ce  qui  subsiste  de  ces  diver- 
gences de  vues.  Cela  ne  porte  aucun  préjudice  à  la  ca- 
tholicité du  système  islamique,  les  résultats  législatifs  des 
premiers  siècles  ayant  été  garantis  par  l'infaillibilité  de  la 
communauté  qui  prit  le  tout,  différends  compris,  à  son 
compte. 

La  communauté  infaillible  na  pas  d'organe  stable. 

Cet  état  de  choses  s'oppose,  on  le  comprendra  facilement, 
à  l'idée  d'une  codification  unique,  même  pour  ce  qui  est  ad- 
mis comme  vérité  dans  une  seule  et  même  école.  Il  ne 
pourrait  v  avoir  de  codification  sans  qu'entre  opinions  dif- 
férentes de  même  valeur  on  en  mette  définitivement  quel- 
ques-unes de  côté. 

Dès  le  commencement,  l'infaillibilité  du  «  consensus  » 
n*a  opéré  qu'organiquement.  Les  décisions  qui,  dans  une 
génération  de  légistes,  avaient  pris  le  dessus  furent  peu  à 
peu  considérées  comme  des  arrêts  du  consensus  par  la 
génération  suivante. 

Il  n'y  eut  jamais  un  corps  ou  un  comité  s'octroyant  le 
pouvoir  de  prendre  une  décision  à  un  moment  donné,  sur 
certaines  questions,  au  nom  de  la  communauté  infaillible. 
Charger  une  commission  de  savants  d'un  rite  (Madhab) 
de  la  codification  de  la  loi  musulmane  serait  une  véritable 


CARACTÈRES    DU    SYSTEME    DE    l'iSLAM  437 

innovation,  abstraction  faite  de  la  difficulté  de  réunir  les 
représentants  de  cette  école  de  droit,  en  raison  de  leur 
dispersion  mondiale.  On  sait  de  plus  combien,  dansTIslâm, 
les  légistes  sont  ennemis  des  nouveautés,  en  souvenir  de  la 
parole  attribuée  au  prophète  :  Gardez-vous  des  choses 
nouvelles,  car  toute  nouvelle  chose  est  hérésie  ;  toute  hérésie 
est  erreur  ;  et  toute  erreur  mérite  le  feu  de  Venfer. 

En  admettant  qu'on  puisse  vaincre  les  difficultés  vraiment 
compliquées  que  je  viens  d'indiquer,  l'acceptation  de  la 
codification  la  plus  scrupuleuse  se  heurterait  encore  à  des 
difficultés  de  sentiment  presque  insurmontables.  On  ne 
verrait  dans  ce  Code  qu'un  nouveau  manuel  s'ajoutant  à 
tous  ceux  qui  existent  déjà,  mais  non  un  Code  véritable  et 
unique.  Les  manuels  des  différentes  écoles  ont,  en  réalité, 
remplacé  les  vraies  sources  de  la  loi,  de  telle  façon  qu'il 
n'est  plus  permis  à  personne  de  les  utiliser  indépendam- 
ment de  ces  écoles  de  droit.  Le  droit  de  la  critique  sa- 
vante sur  les  décisions  des  manuels  autorisés  est  lui-même 
fortement  limité.  Cependant,  le  manuel  est  toujours  consi- 
déré comme  expliquant  le  contenu  législatif  du  Qoran  et 
de  la  tradition  d'après  les  prédécesseurs,  sans  pour  cela 
remplacer  les  sources  sacrées  par  une  œuvre  nouvelle. 
Aucun  concile  mahométan,  en  supposant  qu'il  soit  possi- 
ble d'en  réunir  un,  n'os<erait  prétendre  à  donner  l'explica- 
tion définitive  de  ces  sources. 

Le  gouvernement  général  d'Algérie  est  en  train  de  faire 
un  essai  de  codification.  Les  délégations  financières  avaient 
exprimé,  dans  leur  assemblée  du  i8  mars  1908,  le  vœu  d'une 
codification  du  droit  musulman  en  vigueur  dans  la  colo- 
nie, le  manque  d'un  Code,  adapté  aux  usages  européens, 
étant  une  cause  de  difficultés  multiples^  empêchant  no- 
tamment l'établissement  d'un  nouveau  régime  foncier. 
Le  gouverneur  général  répondit  à  ce  vœu  en  décidant,  le 
22  mars  1908,  la  formation  d'une  commission  de  onze 
membres,  fonctionnaires,  députés  et  savants,  dont  cinq  In- 


438  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

digènes  et  six  Français,  «  pour  l'étude  d'une  codification 
des  dispositions  du  droit  musulman,  applicables  aux  indi- 
gènes musulmans  de  l'Algérie  ».  Selon  les  procès- verbaux, 
ce  Code  comprendrait  le  statut  personnel  et  familial,  le  sta- 
tut successoral,  le  régime  des  fondations  pieuses  (habous), 
le  statut  réel  immobilier  et  la  doctrine  des  preuves.  Le  gou- 
vernement général  de  l'Algérie,  et  la  commission  ont  fourni 
aux  gouvernements  coloniaux  un  bel  exemple,  parla  publi- 
cité donnée  à  leurs  travaux  préparatoires,  pour  permettre  à 
tous  de  les  voir  et  de  les  juger.  Sous  le  titre  général  de  Pro- 
jet de  Codification  du  Droit  musulman,  il  a  paru,  de  1906 
à  1909,  cinq  plaquettes  qui  réunissent  le  compte-rendu 
exact  de  tous  les  avis,  favorables  ou  non,  d'un  grand  nombre 
de  spécialistes  français  ou  indigènes,  les  rapports  des  réu- 
nions de  la  commission  et  les  projets  de  loi  préparés  par  un 
des  membres,  avec  les  améliorations  ajoutées  par  d'autres. 
Cette  collection  de  documents  conservera  une  grande  im- 
portance, même  si  en  fin  de  compte  la  tentative  de  codifi- 
cation n'aboutit  pas.  Mieux  que  par  toute  démonstration  à 
priori  ce  serait  la  preuve  que  la  collaboration,  même  de 
personnalités  éminentes,ne  suffit  pas  pour  surmonter  les 
obstacles  qui  s'opposent  à  la  réalisation  d'un  plan  de  ce 
genre. 

Les  avis  sont  moins  favorables  quils  ne  le  paraissent. 

Pour  moi  personnellement,  je  l'ai  déjà  dit,  le  résultat 
n'est  pas  douteux. 

La  conviction  que  j'ai  toujours  eue,  que  le  droit  musul- 
man ne  permet  aucune  codification,  est  encore  fortifiée 
par  le  texte  des  publications  de  la  commission  algérienne. 
Cela  n'empêche  pas  que  les  membres  de  cette  commission 
persistent  eux-mêmes  dans  leur  optimisme. 

Le  mouvement  en  faveur  d'une  codification  des  lois 
musulmanes  vient  entièrement,  exclusivement,  du  milieu 
européen.  Les  juges  français,  qui  sont  chargés  de  trancher. 


440  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

en  première  OU  en  seconde  instance,  des  différends  dans  les- 
quels le  droit  musulman  prévaut,  ne  savent  souvent  pas  trou- 
verla  clef  de  la  solution  dans  les  manuels  arabes.  Ils  sentent 
le  besoin  d'un  résumé  des  dispositions  légales,  établi 
suivant  la  méthode  et  dans  la  forme  qu'ils  ont  l'habitude  de 
pratiquer  pour  le  droit  européen.  Les  colons  européens  de- 
mandent une  réglementation  des  droits  des  indigènes  sur 
les  biens  immobiliers,  pour  mettre  fin  aux  incertitudes  dans 
leurs  rapports  avec  les  propriétaires  fonciers  indigènes. 

Les  conseillers  européens  se  sont  montrés  d'opinions  très 
diverses  quant  à  la  possibilité  de  donner  satisfaction  à  ce 
désir.  Parmi  les  autorités  indigènes  consultées,  qui  ont 
exprimé  leur  avis,  beaucoup  se  sont  montrées  hostiles  à  la 
codification. 

Le  nombre  des  opposants  augmenterait  certainement  si  on 
prenait  l'avis  des  légistes  musulmans  non  fonctionnaires  : 
dans  les  affaires  de  ce  genre,  ils  représentent  beaucoup  plus 
la  pox  populi  que  ceux  que  des  liens  officiels  attachent  au 
gouvernement.  Des  avis  indigènes  classés  comme  favora- 
bles par  la  commission,  beaucoup  émettent  cette  réserve 
que  la  codification  se  limitera  strictement  à  une  classifica- 
tion des  textes  des  manuels  arabes,  ce  qui  les  rendrait  ainsi 
utilisables  par  les  Européens,  sans  toucher  ni  à  l'esprit  ni 
à  la  lettre  des  textes  eux-mêmes.  Les  défenseurs  absolus  du 
projet,  parmi  les  indigènes,  sont  apparemment  ceux  qui, 
sous  l'influence  des  idées  européennes,  se  sont  plus  ou  moins 
détachés  des  traditions  de  leur  propre  peuple.  Leur  avis, 
dans  une  question  aussi  délicate,  ne  doit  être  envisagé 
qu'avec  une  grande  réserve. 

C'est  à  tort  qu'on  en  appelle  aux  précédents. 

Pour  démontrer  les  mérites  de  son  projet,  la  commission 
fait  appel  à  l'exemple  de  ce  qui  a  été  réalisé  en  Turquie, 
en  Egypte,  en  Tunisie  :  ces  exemples  ne  peuvent  valoir,  tant 
qu'on  n'aura  pas  démontré,  ce  qui  serait  difficile,  que  les 


CARACTERES  DU  SYSTEME  DE  L  ISLAM  44I 

collections  officielles  de  règles  et  de  dispositifs  de  la  loi  mu- 
sulmane, établies  sur  l'ordre  des  gouvernements  turc  ou 
égyptien,  sont  réellement  employées  comme  codes  par  les 
tribunaux  de  la  Charî'ah.ll  faudrait  prouver  que  ces  codes 
ont  radicalement  remplacé  les  manuels  et  \cs  f et w as  dont 
les  qâdhîs  se  servaient  depuis  les  origines,  pour  baser  leurs 
sentences.  En  ce  qui  concerne  la  Tunisie,  il  faudrait  prou- 
ver qu'on  est  sorti  de  la  sphère  des  projets  pour  les  chapitres 
les  plus  importants  du  droit  musulman. 

La  codification  sous  la  direction    de   non-Musulmans  est 

d'ailleurs  suspecte. 

Deux  faits  rendent  la  réalisation  du  projet  plus  difficile 
pour  un  gouvernement  non  musulman,  comme  celui 
de  la  France,  que  pour  des  gouvernements  musulmans, 
comme  ceux  de  la  Turquie  et  de  l'Egypte.  A  tous  les  points 
de  vue,  mais  surtout  quand  il  s'agit  de  manier  l'application 
de  la  loi  sacrée,  le  gouvernant  musulman  le  moins  impor- 
tant possède,  aux  yeux  de  la  population  musulmane,  une 
autorité  incomparablement  supérieure  à  celle  du  plus  puis- 
sant Etat  non  musulman.  Si  le  gouvernement  général 
de  l'Algérie  se  décidait  à  sanctionner,  par  décret,  un  code 
de  droit  musulman,  rédigé  par  une  commission  compo- 
sée de  quelques  Français  faisant  autorité  dans  la  matière 
et  de  quelques  fonctionnaires  musulmans,  ce  code  serait 
déjà,  par  sa  seule  origine,  suspect  aux  yeux  de  tous  les  Mu- 
sulmans pieux.  Si,  de  plus,  on  avait  tenté  pour  cette  codi- 
fication d'emprunter  aux  thèses  différentes  des  écoles  de 
droit  de  l'Islâm  ce  qui  convenait  le  mieux  aux  conceptions 
du  droit  moderne  —  et  c'est  vraiment  à  cela  que  tend  la  com- 
mission algérienne  —  l'obéissance  de  la  population  musul- 
mane à  ce  code  prouverait  simplement  que  l'autorité  du 
gouvernement  français  est  telle  qu'il  aurait  tout  aussi  faci- 
lement pu  remplacer  le  droit  musulman  par  un  autre. 


29 


442  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

La  loi  s'applique  par  des  méthodes  très  différentes  de  celles 

de  V Occident. 

Une  seconde  objection,  non  moins  sérieuse,  consiste  en 
ce  que  ce  droit  ne  résulte  pas  seulement  de  textes  spéciaux 
nécessitant,  suivant  l'opinion  des  Musulmans  compétents, 
une  étude  constante  des  manuels  approuvés  par  le  «  con- 
sensus »  :  les  juges  et  les  mouftis  (interprètes  autorisés 
de  la  loi)  sont  tenus  pour  son  application  à  certaines 
méthodes  très  différentes  de  celles  des  juristes  européens. 
Un  juge  européen  prononçant  un  jugement  basé,  avec  une 
logique  parfaite,  sur  un  article  du  code  musulman  sup- 
posé, pourrait  cependant  causer  un  scandale  légal  pour 
les  Musulmans,  bien  que  ceux-ci  n'eussent  rien  à  reprendre 
à  l'article  en  question. 

Quelques  conseillers  français  ne  croient  même  pas  qu  une 

codification  soit  désirable. 

Quelques  conseillers  du  gouvernement  français  qui, 
comme  moi,  ne  croient  pas  à  une  codification  du  droit 
musulman  susceptible  de  satisfaire  les  fidèles,  se  pronon- 
cent à  part  de  cela,  contre  l'opportunité  d'une  fixation  des 
dispositions  de  la  loi.  Ils  appellent  l'attention  sur  ce  fait, 
qu^en  établissant  une  codification,  le  gouvernement  français 
assurerait  à  des  institutions  qu'il  désapprouve,  mais  qu'il 
tolère  pour  des  raisons  historiques  et  pour  ne  pas  froisser  une 
partie  de  ses  sujets,  une  existence  plus  durable  que  si  elles 
restaient  abandonnées  à  elles-mêmes,  dans  la  lutte  contre  les 
conceptions  modernes.  Loin  de  voir  dans  l'absence  de  code 
un  vice  gênant  pour  la  vie  sociale,  ils  la  regardent  plutôt 
comme  un  grand  avantage  qui  permet  aux  juges  et  aux 
gouverneurs  français  d'exercer  leur  influence,  en  toute  occa- 
sion. Par  cette  influence,  on  pourra  de  plus  en  plus  mettre 
d'accord  les  pratiques  des  Musulmans  avec  des  principes 
plus  modernes,  ce  qui,  du  reste,  a  déjà  réussi  plusieurs  fois. 
Une  partie  du  code,  qu'on  est  en  train  d'élaborer,  sera  donc 


CARACTÈRES  DU  SYSTEME  DE  L  ISLAM 


443 


déjà  vieillieavant  sa  naissance;  il  rendrait,  en  outre,  difficile 
le  développement  si  désirable  de  la  société  musulmane  hors 
des  entraves  de  son  moyen  âge. 


Mosquée  dans  le  pays  d'Atchèh. 


On  a  demandé  aussi  une  codification  dans  les  Indes  Née)'- 

landaises. 

Plus  d'une  fois,  des  voix  se  sont  élevées  dans  les  Indes 
Néerlandaises,  pour  la  confection  d'une  codification  des 
parties  de  la  loi  musulmane,  qui  sont  d'importance  pratique 
pour  l'administration  delà  justice  aux  indigènes.  Nulle  part 
notre  législation  n'en  a  fixé  la  limite  avec  la  précision 
qu'on  trouve  en  Algérie  ;  mais  la  marche  naturelle  des 
choses  a  établi  les  mêmes  limites  de  sujets  :  le  statut  per- 
sonnel, le  mariage,  la  famille,  le  statut  successoral  en  pre- 
mier lieu, puis  les  fondations  pieuses  (Waqf,  Habous),  relè- 
vent naturellement  des  textes  de  la  loi  sacrée.  La  doctrine 


444  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

musulmane  de  la  preuve,  qui  s'écarte  si  sensiblement  et  à 
tant  de  points  de  vue  des  conceptions  modernes,  est  la  seule 
qui  puisse  être  observée  par  quiconque  applique  officielle- 
ment la  loi  de  l'Islam. 

Ceux  qui  insistaient  chez  nous  pour  obtenir  une  codi- 
fication appartenaient  à  peu  près  aux  mêmes  groupes 
qui,  en  Algérie,  ont  formé  ce  même  vœu,  irréalisable  selon 
moi.  C'étaient  surtout  des  fonctionnaires  de  l'ordre 
judiciaire  ayant  compris  qu'à  la  longue  le  gouvernement 
ne  peut  se  dispenser  de  tout  contrôle  sur  la  jurisprudence 
musulmane  et  indigène  ;  ils  avaient  senti  aussi  que  ce  con- 
trôle ne  peut  rester  limité  à  l'établissement  légal  des  tribu- 
naux ou  aux  questions  de  compétence  ;  et  qu'il  doit  s'éiendre 
au  contrôle  des  textes,  des  sentences,  si  l'on  ne  veut  pas 
que  ceux  qui  ont  droit  à  la  justice  soient  livrés  au  caprice 
de  juges  peu  ou  point  rétribués,  quoiqu'installés  par  le 
gouvernement.  Pour  ces  juristes  européens  pas  de  con- 
trôle possible,  s'ils  ne  peuvent  disposer  d'un  code  utilisable 
revêtu  d'une  autorité  indiscutable. 

Des  scrupules  s'ajoutent  aux  autres  considérations. 

Après  ce  qui  a  été  dit  de  l'essai  qui  se  fait  en  Algérie, 
il  est  inutile  de  répéter  ce  que  sont  les  principales  objections 
contre  une  codification  pour  nos  propres  colonies.  Même  si 
l'on  pouvait  surmonter  tous  ces  obstacles,  ce  que  je  nie, 
notre  gouvernement  hésiterait  encore,  je  suppose,  à  avoir 
l'air  de  consacrer,  par  une  codification  officielle,  des  usages 
comme  celui  de  la  polygamie,  avec  toutes  ses  conséquences, 
pour  n'en  pas  mentionner  d'autres,  quoiqu'il  puisse  se  croire 
avec  raison  obligé  de  tolérer  les  institutions  populaires  de 
ses  sujets  orientaux,  surtout  quand  elles  sont  basées  sur 
des  fondements  religieux. 


CARACTERES    DU    SYSTEME    DE    L  ISLAM 


445 


La  codification  diminuerait  linfluence  du  droit  couiumier 

indigène. 

Pour  satisfaire  aux  demandes  des  indigènes  musulmans 
les  plus  autorisés,  une  codification  du  droit  musulman 
devrait  ignorer  l'existence,  et   par  conséquent  préparer  la 


Mosquée  sépulcrale  du  grand  saint  arabe  de  la  capitale  d'Atchéh, 
Teungkou  Andjông. 


suppression  des  institutions  fondées  sur  le  droit  coutumier 
des  indigènes,  dont  bien  des  juges  ont  maintenant  l'habi- 
tude de  tenir  compte  ;  au  point  de  vue  des  intérêts  de  la  popu- 
lation,leur  maintien  mérite  au  contraire  d'être  assuré.  Je  ne 
veux  mentionner  que  cette  coutume  répandue  dans  presque 
toute  l'île  de  Java  et  dans  celle  de  Madoura,  de  la  «  répu- 
diation conditionnelle  »  après  chaque  mariage,  à  laquelle 
la  position  de  la  femme  mariée  doit  de  se  fortifier,  beaucoup 
plus  que  par  une  simple  mise  en  pratique  de  la  loi  musul- 
mane. Je  citerai   encore  la  coutume  de  partager,  après   le 


44^  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

divorce  ou  la  mort  de  l'un  des  époux,  les  biens  acquis  pen- 
dant le  mariage,  entre  les  époux,  ou  leurs  héritiers. 

Un  des  légistes  musulmans  les  plus  autorisés  des  Indes 
néerlandaises,  le  Sayvid  Outhmân  bin  Jahja,  de  Batavia,  a 
démontré  bien  qu'indirectement,  par  la  publication  de  son 
guide,  si  utile  pour  les  tribunaux  religieux  musulmans  {al 
Qawânîn  ach  Char'iyyah),  Timpossibilité  d'une  codifica- 
tion. Il  savait,  par  une  longue  expérience,  quels  sont  les  cas 
soumis  en  général  aux  tribunaux  religieux  de  Java  et  de  Ma- 
doura.  Son  but  était  de  recueillir,  dans  les  meilleurs  ouvrages 
des  docteurs  en  droit  chafiïte,  ce  qu'à  défaut  de  ce  travail, 
les  membres  des  tribunaux  auraient  à  rechercher  dans 
nombre  de  manuels.  Il  a  fourni  tout  ce  que  les  hommes  com- 
pétents en  la  matière  étaient  en  droit  d'attendre  :  non  pas  une 
codification,  mais  un  nouveau  manuel  répondant  à  des  be- 
soins spéciaux,  et  qui,  dans  bien  des  cas,  oblige  celui  qui  s'en 
sert  à  recourir  à  d'autres  auteurs.  Il  ne  fait  naturellement 
mention  du  droit  coutumier  que  pour  le  combattre  énergi- 
quement,  ce  droit  ne  concordant  pas  avec  la  loi  canonique. 

Signification  du  mysticisme  dans  V Islam. 

Notre  rapide  esquisse,  caractéristique  du  système  de 
l'Islam,  serait  par  trop  incomplète  si  nous  passions  sous 
silence  le  mvsticisme.  Pour  celui  qui  veut  étudier  l'Islam 
en  tout  sens,  le  sujet  intéresse  assez  pour  qu'on  s'v  arrête 
longtemps  ;  car  c'est  justement  par  son  mvsticisme  que  l'Is- 
lam a  trouvé  le  moven  de  s'élever  à  une  hauteur  d'où  il 
peut  voir  plus  loin  que  son  propre  horizon,  étroitement 
limité.  Pendant  la  période  dadaptation  de  l'Islamisme  aux 
pays  conquis,  il  s'est  trouvé  des  esprits  musulmans  pour  qui 
la  cuirasse  des  dogmes  et  des  préceptes  législatifs  pesait 
trop  lourdement.  Ils  ont  réussi  à  assurer  dans  les  limites 
du  système  de  l'Islam  un  certain  droit  de  cité  à  des  pensées 
d'un  autre  ordre. 

Dans  ces  cercles,  l'ascèse  et  la  profondeur  de  l'esprit  phi- 


CARACTERES    DU    SYSTEME    DE    L  ISLAM 


447 


losophique  d'origine  grecque,  persane  ou  indienne,  con- 
courent à  déprécier  la  loi  et  la  dogmatique  officielle,  jusqu'à 
y  voir  les  moyens  les  plus  élémentaires  pour  parvenir  à 
créer  l'union  mystique,  l'union  de  l'homme  et  de  Dieu.  Cela 


Mosquée  de  Bant'én,  avec  Mounarah  (minaret). 


alla  si  loin  parfois,  qu'il  ne  restait  plus  guère  des  pré- 
ceptes spécifiques  et  des  doctrines  islamiques.  D'où,  natu- 
rellement, la  persécution  contre  ces  hérétiques.  C'est  pour  ce 
motif  que  beaucoup  de  mystiques  évitèrent  d'étendre  la 
subordination  du  système  officiel  à   leur  idéal  plus  élevé, 


44B  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

jusqu'à Tabolition pratique  des  préceptes  de  la  loi.  Mais  tout 
cela  appartient  au  domaine  religieux  et  à  la  philosophie 
pure,  dont  nous  ne  nous  occupons  ici  qu'au  point  de  vue 
des  conséquences  pratiques. 

On  ne  peut  compter  sur  une  réforme  du  système  du  côté 

mystique. 

Le  mysticisme  ne  se  rattache  à  ce  qui  nous  intéresse  ici 
qu'à  un  seul  point  de  vue.  Ce  qui  le  distingue,  aussi  bien 
dans  rislâm  qu'ailleurs,  c'est  sa  tendance  à  élever  la  religion 
au-dessus  des  formes,  et  à  aller  par  conséquent  vers  la  con- 
ciliation. Il  a  en  lui,  si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  quelque  chose 
d'«  interreligional  ».  C'est  pour  cela  que  quelques-uns  ont 
considéré  le  m3^sticisme  musulman  comme  destiné  à  sauver 
rislâm  de  son  isolement  spirituel  et  qu'ils  comptent  sur  lui 
pour  réconcilier  l'Islam  avec  la  culture  moderne.  Si  cet 
espoir  était  fondé,  il  aurait  une  signification  spéciale  pour 
les  musulmans  de  l'archipel  indonésien,  car  c'est  là  surtout 
que  les  idées  mystiques  se  sont  enracinées,  au  commence- 
ment de  l'islamisation.  Le  terrain  était  particulièrement 
bien  préparé,  non  seulement  à  Java,  mais  aussi  ailleurs,  par 
la  religion  hindoue, autrefois  prédominante.  Or  les  premiers 
prédicateurs  de  la  doctrine  d'Allah  descendaient  eux-mêmes 
des  Hindous  islamisés  qui  avaient  gardé  beaucoup  de  leur 
ancien  fond  religieux.  Cette  circonstance  est,  sans  doute, 
favorable  au  rattachement  des  Malais  et  des  Javanais  à  la 
civilisation  moderne,  ceux  du  moins  qui  n'ont  pas  trop  subi 
rinfluence  de  l'Arabie  de  l'Ouest  et  du  Sud,  de  la  Mecque  et 
du  Hadhramaout,  car  elle  réagit  avec  succès  contre  le  peu 
d'autorité  de  la  loi  et  de  la  doctrine.  Mais  les  tendances  mys- 
tiques ne  sont  à  envisager  que  parce  que,grâceàelles,  les  In- 
donésiens s'opposent  beaucoup  moins  que  d'autres  adeptes 
de  rislâm  à  une  pénétration  de  l'esprit  étranger.  De  là, à  une 
réforme  générale  de  l'Islam  dans  le  sens  mystique,  pouvant 
entraîner  les  Musulmans  de  l'archipel  indien,  il  y  a  loin. 


J 


CARACTÈRES  DU  SYSTÈME  DE  L  ISLAM  449 

L'espoir  d'un  mouvement  «  interreligional  »  de  ce  genre 
n'est  pas  justilier.  En  elTet,  le  mysticisme  de  l'Islam  n'a 
jamais  fait  de  propagande  parmi  la  classe  inférieure.  Il  s'est 
toujours  limité  à  quelques  milieux  qui  se  considèrent  comme 
composés  de  privilégiés  intellectuels,  et  dédaignent  la  foule 
plus  encore  peut-être  que  ce  n'est  le  cas  des  légistes  et  dog- 
matistes.  Les  grands  mystiques  sont  regardés  par  la  masse 
comme  des  hérétiques,  ou  comme  des  saints  accomplissant 
des  miracles,  mais  dont  la  manière  d'agir  et  de  penser  ne 
peut  servir  d'exemple  aux  simples  mortels.  Il  manque  donc 
à  leur  conception  du  monde  et  de  la  vie  humaine  tout  ce 
qui  pourrait  servir  à  captiver  ou  à  attirer  le  grand  public. 

Les  confréries  mystiques. 

Il  s'est  développé  aussi  une  sorte  de  mysticisme  popu- 
laire qui  a  pris  la  forme  de  soi-disant  congrégations  spiri- 
tuelles nommées  tarîqaJj.  Mais  ces  tarîqah  ne  peuvent  pas 
non  plus  prétendre  à  une  énergie  réformatrice,  puisque  c'est 
en  flattant  le  besoin  populaire  du  culte  d'idoles  humaines 
et  de  superstitions  de  toutes  sortes  qu'elles  obtiennent  leurs 
succès.  Ni  la  mystique  spéculative,  souvent  élevée,  mais 
généralement  présomptueuse,  ni  les  tarîqah  qui  spéculent 
sur  les  penchants  inférieurs  des  humains,  nepeuvent  appor- 
ter à  rislâm  l'émancipation  spirituelle  qui  doit  un  jour  le 
rendre  propre  aux  échanges  intellectuels. 


III 


LE    GOUVERNEMENT    COLONIAL    NEERLANDAIS 
ET    LE    SYSTÈME    ISLAMIQUE 


Le  gouvernement  des  Pays-Bas  ne  peut  pas   se  dispenser 

d'avoir  une  politique  islamique. 

La  propagande  dont  il  a  été  question  dans  notre  première 
conférence,  a  exercé  son  influence  sur  la  population  de  notre 
archipelindonésien,depuisprèsdesept  siècles.  Depuis  quatre 
siècles  environ  la  majorité  de  cette  population  s'est  soumise  à 
rislâm  :  cela  veut  dire  qu'elle  s'est  ouverte  à  l'influence  du 
système  étudié  dans  notre  deuxième  conférence.  Elle  s'est 
ainsi  rendue  moins  accessible  à  d'autres  cultures,  quoique 
dans  quelques  régions  les  facteurs  réformateurset  éducateurs 
du  système  se  soient  encore  à  peine  fait  sentir.  Trente-cinq 
millions  de  sujets  néerlandais  sont  musulmans,  ce  qui  fait 
presque  un  septième  du  chiffre  total  supposé  pour  tous  les 
croyants.  Et  cela  ne  va  pas  en  diminuant,  au  contraire.  Ce 
nombre  augmente  pour  deux  raisons  :  d'abord  parce  que 
la  population  est  très  féconde,  et  ensuite, parce  que  le  trafic 
international  se  développant  tous  les  jours,  tend  à  effacer 
partout  les  originalités  locales.  L'Islam  en  profite  ici  avec 
les  meilleures  chances  de  jouer  un  rôle  prépondérant, 
dans  la  pénétration  qui  en  est  la  suite. 

Depuis  que  les  Pays-Bas  ont  enfin  pris  conscience  de 
leur  devoir  de  faire  participer  les  peuples  de  l'archipel  in- 
donésien à  la  civilisation  internationale  moderne,  notre  pa- 


LE   GOUVERNEMENT   COLONIAL    NEERLANDAIS  461 

trie  a  sa  question  islamique,  comme  tout  État  non  musul- 
man qui  règne  sur  des  sujets  mahométans.  C'est  une  ques- 
tion vitale  dont  la  solution  doit  intéresser  tout  Hollandais 
soucieux  de  l'avenir  ;  mais  ce  sont  surtout  le  gouverne- 
ment et  ses  fonctionnaires  qui  doivent  s'en  occuper  de  la 


Un  des  trois  endroits  de  la  vallée  de  la  Mouna  (Mina)  où  se  fait  le  jet  de  pierres, 
à  l'occasion  du  grand  pèlerinage  annuel,  les  10,  11  et  12  Dou'l-Hiddjah. 

façon  la  plus  sérieuse.  On  n'a  plus  à  défendre,  heureuse- 
ment, le  principe  du  respect  de  la  liberté  religieuse  pour  tous 
les  sujets  de  l'État,  dans  toutes  les  questions  qui  exigent 
une  solution. 

Le  petit  groupe  de  ces  aveugles  qui,  en  diminuant  des  5/6 
le  nombre  réel  de  Musulmans  indigènes,  voudraient  porter 
un  coup  fatal  à  l'Islamisme  indonésien,  ne  mérite  pas  l'hon- 
neur d'une  réplique  sérieuse. 

Mais  rislâm  est  devenu  un  système  qui  ne  se  contente 


452  BEVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

pas  de  régler  les  rapports  des  croyants  et  de  leur  Dieu  ;  il  s'oc- 
cupe, avec  au  moins  autant  d'intensité,  des  rapports  entre 
gouvernants  et  gouvernés, entre  sujets  musulmans  et  non 
musulmans  d'un  même  État.  Un  État  qui  a  des  millions 
de  sujets  musulmans  ne  peut  rester  indifférent,  surtout 
quand  il  sait  que  la  doctrine  de  Mahomet  tend  à  soumettre 
à  ses  préceptes  jusqu'aux  plus  petites  particularités  de  la  vie 
quotidienne. 

Fût-ce  à  contre-cœur,  cet  État  souverain  sera  obligé  de 
fixer,  au  moins  en  théorie,  une  ligne  de  séparation  que  l'Is- 
lam ne  saurait  établir.  Je  dis  :  il  est  obligé  de  tracer  une 
ligne  de  séparation  entre  un  domaine  dans  lequel  il  peut 
tolérer,  par  respect  pour  la  liberté  de  conscience,  cet  impe- 
rium  in  imperio,  et  un  autre  domaine,  dans  lequel  l'in- 
fluence illimitée  de  cette  puissance  ne  peut  s'accorder  avec 
des  intérêts  plus  généraux. 

Le  gouvernement  doit  rester  neutre  envers   le  dogme  et 

les  préceptes  purement  religieux  de  V Islam. 

Le  gouvernement  ne  devra  toucher,  à  aucun  point  de  vue, 
aux  dogmes  religieux  proprement  dits  de  l'Islam.  Ils  ne 
sont, du  reste,  pas  plus  dangereux  pour  l'État  que  ceux  de 
quelque  secte  que  ce  soit,  dont  la  liberté  confessionnelle 
est  garantie  par  le  gouvernement.  Et  ceci  vaut  même  pour 
la  partie  eschatologique,  car  les  mouvements  révolution- 
naires qui  s'y  rattachent  spécialement,  en  se  prévalant  de 
parfois  l'attente  du  Mahdî,  n'entraînent  que  des  igno- 
rants, et  encore  par  malentendu.  Là  où  ces  révoltes  se  pro- 
duisent, on  devra  toujours  les  supprimer  parla  force.  Si  on 
veut  les  prévenir  il  faut  éduquer  le  peuple. 

L'État  se  gardera  aussi  d'entraver  les  pratiques  que  le 
musulman  regarde  comme  faisant  partie  de  sa  religion  au 
sens  strict  du  mot. 

Partout,  mais  surtout  là  où  l'Islam  ne  joue  plus  le  rôle 
principal,  la  fidélité  rigoureuse  à  ce  qu'il  prescrit  aux  fidèles 


LE    GOUVERNEMENT    COLONIAL    NEERLANDAIS  453 

comme  devoirs  cardinaux  —  les  «  cinq  colonnes  »  de  l'Is- 
lam —  est  une  cause  de  difficultés  pour  les  fidèles  qui  pren- 
nent une  part  active  au  négoce  moderne.  Les  lois  sur  la  pu- 
rification rituelle,  les  exercices  religieux  içalât)  à  répéter 
cinq  fois  par  jour,  le  jeûne  sévère  d'un  mois  entier  chaque 
année,  tout  cela  complique  fort  la  vie  du  fonctionnaire,  du 
négociant,  de  l'industriel,  de  l'ouvrier  musulman  du  ving- 
tième siècle,  quand  ils  se  croient  réellement  obligés  d'ob- 
server ces  commandements.  L'importance  du  conflit  se 
démontre  clairement  par  le  fait  que,  même  dans  les  pays 
gouvernés  par  les  Alahométans,  difl"érentes  classes  de  la  so- 
ciété s'émancipent  de  ces  pratiques  rituelles  trop  gênantes. 

Pas  plus  que  le  gouvernement  des  Français  en  Algérie 
ou  celui  des  Anglais  dans  les  Indes  Britanniques,  notre 
gouvernement  colonial  ne  saurait  s'arroger  la  direction 
de  l'évolution  naturelle  par  un  manque  d'égards  envers 
ceux  qui  se  croient  encore  obligés  de  suivre  ces  préceptes 
religieux  démodés.  Toute  pression  directe  ou  cachée  contre 
les  observances  religieuses  est  déraisonnable,  ne  serait-ce 
que  parce  que  l'évolution  naturelle  s'en  trouve  retardée,  car 
tout  ce  qui  est  exposé  à  une  attaque  augmente  de  valeur 
pour  celui  qui  le  possède.  Cette  façon  d'agir  d'un  gouver- 
nement ou  de  ses  fonctionnaires  serait  du  reste  en  contra- 
diction directe  avec  le  principe  de  la  liberté  de  conscience. 

Il  est  facile  de  ménager  ce  principe,  en  ce  qui  concerne  la 
^akàt  ou  impôt  religieux,  qui  figure  aussi  comme  une  des 
cinq  colonnes  fondamentales  de  l'édifice  islamique.  Tenant 
compte  du  fait  que  dans  les  pays  mahométans  le  gouver- 
nement n'est  pas  institué  selon  ses  préceptes,  la  loi  musul- 
mane contient,  depuis  des  siècles,  les  articles  nécessaires, 
pour  le  cas  où  l'accomplissement  de  ce  devoir  se  trouve  aban- 
donné à  la  conscience  et  à  la  libre  initiative  des  croyants, 
sans  que  des  représentants  du  pouvoir  officiel  s'en  occu- 
pent. Le  gouvernement  indo-néerlandais  est  déjà  rentré 
dans    la   vraie  voie  depuis  des  années,  en  avertissant  ses 


454  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

fonctionnaires  qu'il  désire  que  la  s^akât  soit  considérée 
comme  une  sorte  d'aumône  volontaire,  à  laquelle  personne 
ne  doit  être  obligé,  et  en  enjoignant  aussi  à  ses  agents  de  ne 
pas  entraver  l'exécution  de  cette  prescription. 

De  même  pour  le  pèlerinage  :   on  ferait  preuve  de  peu 

(Thabileté  en  Cempèchant. 

La  situation  est  autre  pour  la  «  cinquième  colonne  », 
le  pèlerinage  à  la  Mecque,  obligatoire  pour  tout  JMusulman, 
physiquement  et  financièrement  en  état  de  le  faire.  J'ai  traité 
ce  sujet  en  différentes  occasions  avec  tant  de  commentaires 
que  je  puis  me  borner  ici  aux  explications  essentielles.  Cela 
pourrait  même  paraître  inutile,  si  l'on  ne  demandait  sans 
cesse  au  gouvernement  toujours  avec  les  mêmes  arguments 
hors  d'usage,  de  prendre  des  précautions,  pour  empêcher 
autant  que  possible  la  participation  de  ses  sujets  à  ce  que 
les  Alahométans  appellent  le  hadj. 

Le  dernier  qui  ait  traité  cette  afîaire  avec  persévérance 
était  ce  même  membre  du  Parlement  qui  a  déjà  essayé  de 
simplifier  la  question  musulmane,  en  ravant  5/6des  crovants 
des  registres  de  l'Islam,  parce  qu'ils  n'étaient  pas  selon  lui 
de  vrais  mahométans.  Il  oubliait  naturellement  d'indiquer 
au  gouvernement,  comment,  sans  limiter  la  liberté  de 
conscience,  ni  la  liberté  individuelle  qui  permet  de  se  trans- 
porter d'un  lieu  à  un  autre,  on  pourrait  amener  les  sujets 
à  s'abstenir  du  pèlerinage.  Il  se  contentait  simplement 
d'eff"rayer  ses  collègues  qui  ne  connaissent  pas  les  Indes, 
aussi  avec  le  fantôme  du  hadj,  à  l'aide  de  quelques  argu- 
ments éloignés  de  la  vérité  que  de  la  bienséance. 

Que  dire  —  quand  on  sait  par  expérience  que  le  fanatisme 
mahométan  se  rencontre  aussi  bien  parmi  les  indigènes 
sans  turban  que  parmi  les  hadjis,  et  quand  on  s'est  rendu 
compte  que  des  dizaines  de  milliers  de  hadjis  vivent  en 
sujets  tranquilles  de  notre  gouvernement  —  que  dire  de 
cet  arrêt  du  député  ci-dessus  :  «  le  pèlerin  qui  malgré  sa 


LE    GOUVERNEMENT    COLONIAL    NEERLANDAIS 


455 


foi  musulmane  n'était  pas  dangereux  avant  son  voya^je  en 
Arabie,  deviendra  toujours  un  excitateur  à  la  révolte  contre 
le  gouvernement,  quand  il  aura  accompli  le  hadj  sous  toutes 
ses  formes  »?...  Qu'en  pensez-vous  en  constatant  le  fait 
que  presque  tous  les  membres  de  l'aristocratie  javanaise  ont 


Campement  du  Grand  Chérif  de  La  Mecque  et  du  gouverneur  général  du  Hidjàz, 
dans  la  vallée  de  Mouna  (Mma),  du   10  au  i3  Dou'l-Hiddjah. 


des  proches  qui  sont  allés  à  la  Mecque  et  que  parmi  eux  on 
s'intéresse  de  plus  en  plus  à  ce  qui  se  dit  dans  nos  journaux 
et  dans  notre  Parlement  sur  le  monde  indonésien  ?  Que 
pensez-vous  de  cet  autre  oracle  qui  prétend  que  les  indi- 
gènes revenant  d'Arabie  sont,  comme  des  voyageurs  qui 
retournent  dans  leur  pays  «  armés  de  dynamite  et  d'armes 
(sic)  pour  faire  sauter  les  édifices  et  faire  un  carnage  de  tous 
nos  compatriotes?  » 


456  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

La  vérité  sans  phrases  nous  apprend  que,  si  beaucoup  de 
Musulmans  indo-néerlandais  qui,  étant  données  leurs  pos- 
sibilités physiques  et  financières,  devraient  d'après  leur  loi 
faire  le  pèlerinage,  négligent  ce  grand  devoir,  beaucoup  s'en 
acquittent.  Comparativement  à  d'autres  pays  musulmans, 
le  zèle  pour  obéir  à  ce  précepte  est  assez  grand,  plus  grand 
même  que  l'envie  d'accomplir  d'autres  devoirs  religieux  qui 
pourtant  devraient  être  aussi  à  cœur  que  l'obligation  d'al- 
ler à  la  Mecque. 

Les  causes  de  ce  phénomène  sont  multiples.  Le  privi- 
lège d'absolution  pour  les  péchés,  que  l'opinion  populaire 
attribue  au  pèlerinage,  le  rend  très  sympathique  à  tous  ceux 
qui  négligent  souvent  leurs  devoirs  journaliers  et  annuels 
envers  Allah. 

Une  certaine  distinction ,  dont  les  hadjis  jouissent  aux  yeux 
de  leurs  compatriotes,  contribue  aussi  à  faire  apprécier  le 
pèlerinage.  Cependant  ce  stimulant  diminue  d'efficacité  par 
l'augmentation  régulière  du  nombre  des  pèlerins.  Pour  les 
indigènes  indonésiens,  le  voyage  à  la  Mecque  est  encore 
presque  le  seul  moyen  assez  facile  et  pas  trop  coûteux  pour 
sortir  de  leur  isolement,  et  voir  enfin  quelque  chose  des 
autres  pays.  Tous  ces  motifs  sont  encore  fortifiés  par  les 
encouragements  des  intéressés  de  la  Mecque  qui  «  enrô- 
lent »  les  «  hadjis  »  suivant  l'expression  consacrée.  Il  y  a 
très  peu  à  faire  contre  l'action  des  «  guides  de  pèlerins  »car 
les  vrais  raccoleurs  qui  enrôlent  l'habitant  du  desa,  ne  sont 
pas  des  étrangers  à  qui  on  pourrait  interdire  de  venir  chez 
nous  :  ce  sont  ordinairement  des  indigènes,  intéressés  par 
les  cheikhs  de  hadjis  à  leurs  aff"aires,  en  proportion  du 
nombre  de  clients  qu'ils  raccolent. 

Signification  politique  du  hadj. 

Chez  la  grande  majorité  des  pèlerins,  le  voyage  de  la  Mec- 
que n'a  pas  d'effets  au  point  de  vue  politique.  Les  pèlerins 
reviennent  aussi  savants  ou  aussi  stupides,  aussi  fanatiques 


LE    GOUVERNEMENT    COLONIAL    NEERLANDAIS  457 

OU  aussi  tolérants  qu'ils  l'étaient  quelques  mois  auparavant, 
au  début  (Je  leur  voyage.  Ce  qui  mérite  toute  l'attention, 
c'est  le  fait  que,  depuis  deux  siècles  et  demi,  de  jeunes  indi- 
gènes, en  assez  grand  nombre,  passent  plusieurs  années  à 
la  Mecque  pour  faire  leurs  études.  Cette  situation  a  eu 
pour  première  conséquence,  que  les  anciennes  méthodes 
d'étude,  qui  avaient  été  importées  dans  l'Archipel  du  conti- 
nent indien,  ont  été  remplacées  par  celles  qui  sont  d'usage 
à  la  Mecque.  De  plus,  les  étudiants  indigènes,  accessibles  à 
ces  tendances,  prennent  dans  le  milieu  mahométan  interna- 
tional des  idées  panislamiques,  qui  peuvent  influer 
d'une  façon  déplorable  sur  l'opinion  qu'ils  se  font  du 
gouvernement  européen.  Ces  germes  de  fanatisme  n'arri- 
vent heureusement  à  leur  développement  complet  que  chez 
la  minorité  des  Indonésiens  qui  étudient  en  Arabie.  Per- 
sonne jusqu'ici  n'a  su  trouver  le  moven  d'arrêter  ce  fleuve 
encore  élargi  depuis  l'invention  du  bateau  à  vapeur.  Le  seul 
procédé  qui  se  recommande  avec  certitude  est  lent  et  indi- 
rect. Il  consiste  à  influencer  dans  un  autre  sens  le  caractère 
des  indigènes.  Tout  ce  qui  développe  l'éducation  du  peuple 
peut  y  servir.  Chaque  pas  de  l'indigène  dans  le  sens  de 
notre  culture  le  détourne  de  la  passion  du  pèlerinage. 

Les  résultats  économiques  du  hadj. 

Les  désavantages  économiques  du  hadj  pour  la  société 
indigène  ne  sont  pas  de  pure  imagination,  quoiqu'on  les 
exagère  parfois  d'une  façon  démesurée.  Il  est  vrai  qu'une 
partie  des  cinq  millions  de  florins,  environ,  qui  quittent 
chaque  année  l'Archipel,  comme  frais  de  voyage,  de  séjour 
et  dons  pieux,  profite  au  trafic  maritime  néerlandais;  mais 
la  somme  entière  pourrait  être  mieux  employée  dans  l'in- 
térêt véritable  delà  population.  Comparativement  au  chiffre 
du  peuplement,  et  à  beaucoup  d'autres  exploitations  finan- 
cières, auxquelles  les  Indes  sont  soumises,  sans  en  avoir  le 
moindre  profit,  la  dépense  faite  annuellement  pour  le  pèle- 
XIV.  3o 


458  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

rinage  n'est  pas  aussi  importante  que  cela  paraît  à  première 
vue.  En  tout  cas,  il  est  sûr  que  tout  essai  administratif  ayant 
pour  but  d'entraver  ou  d'empêcher  l'excursion  à  la  Mecque 
serait  inutile  et  soulèverait  une  tempête  d'indignation  dans 
le  monde  musulman,  où  notre  gouvernement  a  déjà  la  ré- 
putation d'être  enclin  à  l'injustice  envers  les  Mahométans. 
Il  n'y  a,  pour  le  Gouvernement,  qu'un  parti  à  prendre 
envers  ses  sujets  musulmans,  en  ce  qui  concerne  leurs  lois 
religieuses  proprement  dites  et  leurs  convictions  dogma- 
tiques, c'est  de  maintenir  la  liberté  de  conscience  sans 
réserve  et  de  la  façon  la  plus  scrupuleuse.  Et  cela,  sans  tenir 
compte  du  degré  d'islamisation  des  uns,  ni  des  raisons  qui 
peuvent  amener  les  autres  à  se  montrer  d'une  fidélité  excep- 
tionnelle ou  même  exagérée,  à  quelques  préceptes  religieux. 
Toute  atteinte  à  ce  principe  porte  sa  punition  en  elle  ;  seuls, 
les  non  responsables  oseront  recommander  une  autre  mé- 
thode. 

Le  droit  islamique  du  mariage,  de  la  famille,  des  succes- 
sions et  du  statut  personnel  doit  être  respecté. 
On  peut  conclure  des  remarques  qui  précèdent  que,  quel- 
ques parties  du  svstème  islamique  qui  chez  nous  semble- 
raient relever  du  droit  humain,  doivent  être  respectées  par 
le  Gouvernement,  tout  autant  que  le  dogme  et  les  devoirs 
religieux.  Ce  sont,  en  premier  lieu,  le  statut  personnel,  le 
droit  matrimonial,  le  droit  successoral,  le  droit  familial  et 
toutcequi  en  dépend  immédiatement.  La  nécessité  de  ces  mé- 
nagements ressort,  on  ne  peut  plus  clairement,  du  fait  que  tous 
les  Mahométans  de  l'univers  sont  d'accord  pour  l'observa- 
tion effective  de  ces  chapitres  de  leur  droit  canonique  ;  elle 
résulte  aussi  de  l'attitude  adoptée  à  ce  point  de  vue  par 
tous  les  États  ayant  des  sujets  musulmans.  En  effet,  ni  la 
France,  ni  l'Angleterre  n'ont  jamais  songé  à  toucher  à  ces 
droits  sacrés. 

Dans  tous  leurs  projets  de  réformes,  ces  lois  restaient  au- 


LE    GOUVERNEMENT    COLONIAL    NEERLANDAIS 


459 


dessus  des  tentatives.  Quelques  voix  se  sont  élevées  en  der- 
nier lieu,  çà  et  là,  pour  prétendre  que  le  Gouvernement 
pourrait  facilement  introduire  le  droit  familial  occidental, 
notamment  dans  une  grande  partie  de  Java,  où  les  idées  et 
les  mœurs  de   la  population  sont  encore  plus  qu'à  demi 


Une  partie  de  la  plaine  d'Arafat,  pendant  la  grande  assemblée  des  pèlerins, 
le  9  Doul'l-Hiddjah. 


paiennes  ;  elle  ne  connaît  que  très  peu  les  institutions  mu- 
sulmanes, n'y  est  guère  attachée  et  ne  les  pratique  qu'autant 
que  les  chefs  s'y  intéressent  activement. 

Pour  moi,  personnellement,  je  ne  vois  dans  ce  raisonne- 
ment qu'un  sophisme  non  sans  perfidie,  et  qui  ne  devient 
pas  plus  sympathique,  quand  on  le  met  en  avant  pour  rendre 
plus  facile  la  prédication  de  l'évangile.  Non  tali  auxilio  ! 
devraient  s'écrier  avec  dégoût  les  chrétiens  honnêtes. 

Certes,  le  laboureur  indigène,  l'habitant  du  desa  dans 
une  grande  partie  de  Java,  n'ont  presque  pas  de  connaissance 


460  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

du  droilfamilierou  du  statut  personnel  musulman  ;  ils  n'ont 
pas  adopté  ces  institutions  comme  supérieures,  après  les 
avoir  comparées  à  d'autres  lois  sur  la  même  matière. 
Comme  la  plus  grande  partie  de  la  population  de  Constan- 
tinople  ou  de  la  Mecque,  le  fellah  égyptien  partage  cette 
ignorance.  Mais  tous  savent  quels  sont  les  docteurs  compé- 
tents en  la  matière  ;  ceux-ci  jouissent  de  leur  confiance  et 
sont  toujours  prêts,  quand  ils  sentent  s'approcher  l'attaque, 
à  avertir  les  illettrés  que  leur  religion  est  en  danger  et  qu'il 
ne  s'agit  pas  seulement  d'un  bien  précieux  transmis  par 
héritage  des  aïeux,  mais  des  commandements  du  Très- 
Haut,  commandements  dont  la  méconnaissance  équivaut  à 
l'apostasie. 

Seule,  la  plus  grossière  ignorance  peut  excuser,  jusqu'à 
un  certain  point,  les  mauvais  conseils  du  genre  de  ceux  que 
je  viens  de  citer.  Cette  ignorance  des  données  les  plus  élé- 
mentaires de  la  question  islamique  faisait  dire  à  notre 
membre  du  Parlement,  —  celui  qui  proposait  de  supprimer 
les  5/6  du  chiffre  officiel  des  Musulmans  indigènes,  —  que 
le  Gouvernement  hollandais  administre  ses  sujets  indoné- 
siens d'après  des  principes  de  justice  islamique,  et  leur 
inspire  ainsi  l'idée  qu'il  lui  serait  agréable  de  les  voir  pra- 
tiquer en  bons  Musulmans. 

Je  ne  crois  pas  que  notre  député  lui-même  ose  pré- 
tendre qu'on  trouve  dans  n'importe  quelle  partie  de  notre 
législation,  applicable  aux  indigènes,  la  moindre  trace  de 
principes  juridiques  mahométans.  Sa  critique  ne  peut  donc 
être  prise  comme  sincère  qu'en  ce  qui  s'attache  aux  statuts 
personnel,  successoral,  familial,  qui  ont  toujours  été  en 
vigueur  depuis  que  nous  possédons  les  îles  indonésiennes 
orientales,  à  cause  de  leur  connexion  intime  avec  la  religion 
même.  Cette  vérité,  qui  n'a  jamais  été  contestée,  apparaît 
maintenant  tout  à  coup  à  ce  député  comme  une  erreur 
administrative,  due  à  la  peur  ou  à  la  sympathie  pour  l'is- 
lâm,  qui  aurait  égaré  le  bon  sens  du  Gouvernement.  Pour 


LE    GOUVERNEMENT    COLONIAL    NÉERLANDAIS  46 1 

défendre  sa  thèse  inouïe,  il  apporte  à  la  tribune  le  témoi- 
gnage d'autorité  non  spécifiée  de  trois  savants,  dont  deux 
ne  se  sont  jamais  occupés  de  ces  questions,  tandis  que  le 
troisième  s'est  prononcé  très  positivement  pour  l'observa- 
tion des  chapitres  en  cause  du  droit  musulman,  par  les 
Mahométans  indigènes.  Nous  ne  pouvons  nous  arrêter  plus 
longtemps  à  de  tels  non-sens. 

Le  Gouvernement  doit  avoir  soin  de  laisser  la  voie  large- 
ment ouverte  à  l'évolution. 

On  peut  reconnaître  franchement  que  certains  précep- 
tes du  mahométisme  doivent  d'être  ménagés,  sans  pour 
cela  les  juger  désirables.  A  plusieurs  points  de  vue, ils  con- 
viennent mieux  à  la  civilisation  de  l'antiquité  ou  du 
moyen  âge,  qu'à  notre  époque.  La  polygamie,  la  grande 
facilité  du  divorce,  la  situation  de  la  femme,  inférieure 
àson  mari,  qui  peut  se  permettre  impunément  toutes 
les  injustices  et  tous  les  caprices,  pour  ne  citer  que  ces 
inconvénients,  empêchent  l'évolution  normale  du  mé- 
nage. 

En  dehors  de  ces  grands  principes,  beaucoup  de  règles 
de  détail  semblent  caduques.  Comme  cela  s'est  vu  ailleurs, 
l'Islam  a  déclaré  permanent  ce  qui  par  nature  ne  saurait 
être  que  temporaire.  A  des  préceptes  peut-être  très  utiles 
dans  un  pays,  à  une  époque,  il  a  donné  une  puissance  in- 
faillible, de  durée  indéfinie.  Aussi  longtemps  qu'on  se  con- 
tente d'exploiter  la  population  d'une  colonie,  ces  institutions 
ne  présentent  qu'un  intérêt  théorique;  mais  un  gouver- 
nement qui  veut  administrer  ses  sujets  suivant  des  prin- 
cipes de  morale,  ne  saurait  y  rester  indifférent.  Sans  perdre 
de  vue  le  caractère  extrêmement  délicat  de  certaines  règles 
sanctionnées  par  la  religion,  celles  surtout  qui  concernent 
la  vie  de  l'individu  et  de  la  famille,  l'autorité  gouverne- 
mentale devra  laisser  la  voie  largement  ouverte  à  une  évo- 
lution si  désirable  ;  il  faudra  même  au  besoin  élargir  acti- 


462  REVUE   DU    MONDE    MUSULMAN 

vement  cette  voie,  en  aplanir  les   difficultés   et   tâcher  dV 
attirer  les  administrés,  si  faire  se  peut. 

La  codification  nest  donc  pas  à  recommander. 

Une  des  plus  lourdes  fautes  que  le  Gouvernement  puisse 
commettre,  serait  donc  de  codifier  la  partie  du  droit  musul- 
man qui  continuée  être  appliquée,  même  si  ce  n'était  pas  im- 
possible en  soi.  En  codifiant,  on  fixerait  pour  un  temps 
indéterminé  ce  qu'on  aimerait  justement  à  voir  se  dévelop- 
per. En  outre,  l'observation  de  ce  droit,  volontaire  en  In- 
donésie, n'a  jamais  été  complète  ni  intégrale  ;  plus  d'une 
adat  (institution  du  droit  coutumier)  qui  sut  passer  à  tra- 
vers le  filet  de  la  loi  sacrée,  a  droit  à  la  protection  officielle 
par  sa  propre  valeur.  Il  est  donc  de  grand  intérêt  de  lais- 
ser à  ceux  qui  sont  chargés  de  cette  partie  de  l'administration 
de  la  justice,  toute  liberté  pour  décider  dans  chaque  cas  de 
doctrine  du  droit  musulman  indigène,  sans  le  lien  d'une 
sorte  de  code  officiel.  On  devra  charger  de  cette  fonction 
juridique  les  personnalités  qui  possèdent  de  l'autorité  sur 
la  foule  et  qui  méritent  la  confiance  du  Gouvernement, 
comme  ne  possédant  pas  seulement  une  grande  connais- 
sance de  la  loi  musulmane,  mais  comme  se  trouvant 
aussi  à  la  hauteur  de  leur  temps  et  comprenant  les  besoins 
d'une  bonne  évolution. 

Linsiitution  des  tribunaux  religieux  à  Java  et  à  Madoura 

fut  une  faute. 

Il  en  résulte  que  l'institution  des  tribunaux,  désignés  à 
tort  sous  le  nom  de  «  conseils  de  prêtres  »,  Priesterraden, 
que  le  Gouvernement  fonda  en  1882,  a  été  une  faute  grave. 
L'administration  de  la  justice  pour  les  affaires  traitées  d'après 
la  Charî'ah,  à  Java  et  à  Madoura,  était  alors  entre  les  mains 
des  panghoulous,  assistés  par  leurs  subalternes,  et  quelque- 
fois aussi  par  des  experts  du  dehors.  Elle  était  soumise 
au   contrôle  des  régents.  On  crut  à  tort  qu'on  améliore- 


LE   GOUVERNEMENT   COLONIAL    NEERLANDAIS 


463 


rait  la  situation  en  donnant  aux  adjoints  subalternes  du 
ju^e  le  titre  de  membre  d'un  collège  délibérant,  avec  nomi- 
nation par  le  Gouvernement,  sans  contrôle  de  leurs  arrêts. 
Cette  réforme  a  fait  nécessairement  augmenter  les  abus, parce 
que  les  juges,  appelés  par  le  Gouvernement  à  siéger,  ne  sont 


Partie  occidentale  de  la  vallée  de  Mouna  (Mina)  pendant  la  grande  réunion 
des  pèlerins  (du  10  au  i3  Dou'l-Hiddjah.) 


pas  rétribués  par  lui.  Comment  avoir  confiance  en  des 
juges  qui,  avant  en  main  les  intérêts  les  plus  intimes  d'une 
population,  n'ont  d'autre  salaire  que  des  émoluments  de 
fonctions  non  réglés.  On  recruta  les  membres  de  cette 
magistrature  parmi  les  individus  qui  avaient  plus  ou 
moins  étudié  la  loi  musulmane  dans  les  pèsantrèns  indi- 
gènes, ou  pendant  un  séjour  prolongé  à  la  xMecque.  C'étaient 
ordinairement  des  gens  au  cerveau  étroit,  ayant  peu  de 
contacts  avec  la  vie  pratique.  La  voix  du  bon  sens  indi- 
gène;,  qui,  autrefois,  se   prononçait  souvent  d'une  manière 


464  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

décisive  par  l'organe  du  régent,  se  trouvait  maintenant 
étouffée;  la  violation  de  la  loi  devenait  facile  et  l'évolution 
de  la  société  indigène,  très  difficile. 

En  soi,  le  fait  qu'un  règlement  sur  la  justice  mahométane 
indigène  fut  élaboré  en  1882  par  le  Gouvernement,  consti- 
tuait plutôt  un  progrès.  On  eût  reculé  autrefois  devant  cette 
mesure,  aussi  bien  par  peur  que  par  indifférence.  En  se 
basant  sur  le  principe  juste  que  le  Gouvernement  devait 
s'abstenir  d'ingérence  dans  les  matières  religieuses,  on 
oubliait  que,  dans  l'Islam,  la  doctrine  religieuse  contient 
beaucoup  d'institutions  et  que  ces  institutions  demandent 
quand  même  un  règlement  dont  une  administration  com- 
prenant son  devoir  nepîjeut  se  désintéresser.  Si  souvent  avec 
l'aide  des  fonctionnaires  indigènes  ou  même  européens, 
on  mésusait  des  biens  des  mosquées,  qui  devaient  leur  exis- 
tence à  l'initiative  des  Régents,  le  Gouvernement  ne  se 
jugeait  pas  qualifié  pour  intervenir,  car  cela  regardait  la 
religion  des  indigènes.  On  faisait  valoir  les  mêmes  réserves 
au  sujet  des  honoraires,  souvent  ruineux,  que  les  paiighou- 
lous  et  consorts  exigeaient  pour  leurs  services,  en  vertu  des 
anciennes  habitudes  en  matière  de  mariage,  ou  de  divorce, 
de  liquidations  de  successions  et  de  jugements.  On  trouvait 
déjà  à  redire  quand  un  employé  de  l'administration  voulait 
se  faire  une  idée  des  écoles  religieuses  (pèsantrèns)  par 
inspection  personnelle. 

Ces  manières  de  voir  anachroniques  dataient  d'une  épo- 
que où  la  population  indigène  ne  représentait,  aux  yeux  du 
Gouvernement,  qu'un  instrument  pour  la  culture  des  pro- 
duits d'exportation.  Elles  ont  persisté  longtemps  après  que 
la  théorie  de  l'exploitation  en  a  été  abandonnée,  au  moins 
en  principe. 

Tout  cela  maintenant  a  changé.  On  ne  croit  plus  à  cette 
sagesse  d'antan  du  laisser-faire,  pour  la  population  indigène, 
et  on  comprend  aujourd'hui  que,  même  dans  le  domaine 
réservé  des  us  et  coutumes  populaires,  d'origine  religieuse, 


LE    GOUVERNEMENT   COLONIAL    NEERLANDAIS  465 

le  Gouvernement  colonial  doit  avoir  soin  qu'il  ne  se  produise 
d'injustices  contre  personne,  au  moins  par  la  faute  des 
fonctionnaires  qu'il  reconnaît  ou  qu'il  a  nommés  lui-même. 

Mariages  mahométans ;  enseignement  religieux. 

Ainsi,  l'administration  des  caisses  de  mosquées  est  sou- 
mise à  des  règles  et  à  un  contrôle  administratif.  De  même, 
pour  prévenir  l'incertitude  et  les  abus,  on  a  donné  des 
bases  plus  nettes  à  l'assistance  officielle  pour  les  mariages 
et  les  divorces  des  indigènes  mahométans.  L'enseignement 
religieux  a  été  placé  sous  un  contrôle  identique,  qui,  bien 
appliqué,  présente  de  bonnes  garanties  pour  Tordre  public, 
et  permet  au  Gouvernement  de  connaître  les  influences 
auxquelles  se  soumettent  beaucoup  de  ses  sujets  musul- 
mans, sans  avoir  à  se  mêler  des  questions  religieuses. 

Venant  de  parler  d'une  application  bien  comprise  des 
mesures  gouvernementales,  je  ne  puis  m'empêcher  de  faire 
remarquer  qu'il  s'en  est  souvent  fallu  de  beaucoup  que 
cette  application  fût  parfaite.  Était-ce  la  nouveauté  du  cas 
ou  le  manque  d'habitude  de  prendre  garde  à  cette  catégorie 
d'intérêts  populaires;  était-ce  le  surmenage;  existait-il 
d'autres  raisons  pouvant  empêcher  le  fonctionnaire  européen 
d'appliquer  les  ordres  du  Gouvernement,  quoiqu'ils  fussent 
simples,  sans  sous-entendus,  et  répétés  plusieurs  fois  de 
façon  précise  et  rigoureuse  ? 

Je  ne  saurais  répondre  catégoriquement  à  ces  questions. 
Mais  je  pourrais  vous  raconter  des  histoires  véridiques  de 
résidences,  où,  au  bout  de  plusieurs  années,  on  n'avait  pas 
même  encore  commencé  à  préparer  l'exécution  des  ordres 
les  plus  absolus.  Des  instructions  rappelées  régulièrement 
n'y  arrivaient  pas  seulement  sur  le  papier;  elles  restaient 
sur  le  papier,  ou  même  disparaissaient  et  devenaient  introu- 
vables au  bout  de  quelque  temps, dans  les  bureaux  respon- 
sables. 

Cette  apathie  administrative  se  montre  surtout  quand 


4^6  REVUE   DU    MONDE    MUSULMAN 

il  est  question  de  recommandations  du  Gouvernement 
concernant  l'Islam.  Cest  ainsi  qu'il  semble  impossible  de 
faire  remplir  convenablement  les  passeports  pour  la  Mecque, 
dont  l'administration  locale  doit  pourvoir  les  hadjis  qui 
vont  partir.  Le  consul  des  Pays-Bas  à  Djeddah,  fonction- 
naire lui-même  des  Indes  Orientales,  déclare  que,  parmi 
les  mille  passeports  qu'il  reçoit  annuellement  pour  les  viser, 
ceux  qui  sont  établis  régulièrement  sont  d'une  rareté  ex- 
traordinaire. 

L'ordonnance  de  1882  sur  les  tribunaux  religieux,  les 
Priesterraden,  devançait  les  règlements  dont  nous  venons 
déparier;  on  n'a  pas  eu  à  se  plaindre  d'une  application 
défectueuse.  C'est  que  l'organisation  de  ces  tribunaux  et  la 
nomination  de  leurs  membres  dépendaient  de  l'autorité 
centrale  et  se  faisaient  en  temps  voulu,  régulièrement. 
Louable  en  principe,  ce  pas  était  malheureusement  un  faux 
pas  sur  le  terrain  des  institutions  mahométanes,  pour  les 
raisons  mentionnées  plus  haut. 

Comment  corriger  Vadministralion  de  la  justice  par   les 

tribunaux  religieux  ? 

Il  n'y  a  qu'une  chose  à  faire  pour  améliorer  la  situation  : 
c'est  la  suppression  de  ces  collèges  créés  à  un  mauvais 
moment,  pour  rendre  le  droit  de  jugement  au  juge  indigène 
ordinaire.  11  y  aura  alors  quelques  précautions  à  prendre. 
Pour  les  questions  de  droit  canonique,  on  devra  attribuer 
une  grande  valeur  à  l'avis  du  panghoulou  qui,  actuellement, 
dans  les  tribunaux  cantonaux  [Landraad)  n'est  conseil- 
ler qu'en  apparence  et  ne  fait  qu'assermenter  les  témoins. 
Il  sera  nécessaire  d'assurer  la  solution  rapide  des  procès  de 
droit  familial,  qui  onten  général,  besoin,  parla  nature  même 
des  cas,  d'être  terminés  vivement,  ce  que  les  tribunaux 
religieux  réalisaient  mieux  jusqu'ici  que  ne  le  feraient  les 
tribunaux  locaux  ordinaires. 

Si  en  outre,  on  a  soin  de  nommer  avec  plus  de  circonspec- 


=    02 
^^    'a 


468  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

tion  les  panghoulous  dont  le  métier  n'exige  pas  seulement 
l'étude  de  quelques  kitabs  et  le  port  du  turban,  mais  une 
éducation  générale  et  une  expérience  avisée,  l'ivraie  de 
l'énorme  corruption,  si  fréquente  dans  les  jugements  des 
tribunaux  religieux  se  trouvera  arrachée  :  ce  sera  la  voie  de 
l'évolution  naturelle  largement  ouverte  à  Tamélioration 
des  institutions  indigènes  qui  en  dépendent. 

Pourquoi  nous  avons  fixé   notre  attention  sur   Java   et 

Madoura. 

Chaque  fois  que  j'ai  parlé  du  point  de  vue  que  le 
Gouvernement  doit  suivre  vis-à-vis  des  institutions  mu- 
sulmanes, ma  pensée  se  fixait,  comme  instinctivement, 
sur  l'état  des  choses  à  Java  et  à  Madoura.  On  compren- 
dra, sans  beaucoup  de  commentaires,  qu'il  en  soit  ainsi. 
L'activité  de  l'administration  y  est  infiniment  plus  avancée 
qu'ailleurs, même  pour  les  cas  qui  nous  occupent;  là  aussi, 
le  nombre  des  mahométans  est  beaucoup  plus  élevé  que  pour 
l'ensemble  des  autres  îles.  Ce  que  l'on  peut  décider  pour 
ces  deux  îles  peut  être  appliqué  avec  peu  de  changements, 
suivant  les  conditions  locales,  à  toutes  les  possessions  exté- 
rieures :  si  grande  que  soit  la  différence  ethnographique  ou 
historique  des  populations  de  l'Islam,  nous  retrouvons 
toujours  le  même  facteur,  fonctionnant  toujours  de  la  même 
façon,  quoique  à  des  degrés  différents  suivant  les  endroits. 

Le  point  de  vue  du  Gouvernement  sera  naturellement 
celui  de  la  neutralité,  vis-à-vis  d'une  troisième  catég^orie 
de  chapitres  de  la  loi,  celle  qui  contient  des  préceptes 
que  les  indigènes  apprécient  très  diversement,  et  dont 
l'application  n'est  confiée  ni  aux  tribunaux  religieux,  ni  à 
d'autres  personnes  ayant  des  charges  spécialement  musul- 
manes. 

Les  Musulmans  que  les  principes  religieux  empêchent 
de  conclure  des  contrats  stipulant  des  rentes,  des  risques 
ou  des  assurances,  ne  doivent  pas  être   un  objet  de  préoc- 


LE   GOUVERNEMENT   COLONIAL    NEERLANDAIS  469 

cupation  pour  le   Gouvernement,  plus  que  ceux  qui  obser- 
vent l'interdiction  des  boissons  spiritueuses. 

Les  liens,  trop  étroits  pour  les  temps  modernes,  dans  les- 
quels la  loi  musulmane  enserre  la  vie  de  ses  croyants,  se 
relâchent,  dès  que  notre  culture  commence  à  les  attirer  plus 
fortement.  Mais  il  faut  que  ces  tendances  se  développent 
d'elles-mêmes,  et  non  qu'elles  viennent  du  dehors. 

Des  éléments  importants  au  point  de  vue  politique. 

Le  Gouvernement  ne  peut  se  borner  à  envisager  pla- 
toniquement  un  autre  aspect  de  la  question  :  l'ensemble 
de  ce  qui  prend  un  caractère  politique  ou  est  capable 
de  le  prendre.  Le  khalifat,  le  panislamisme,  la  guerre 
sainte,  sont  les  mots  les  plus  significatifs  pour  ce  que  nous 
voulons  en  dire  ici. 

Au  commencement,  les  khalifes^,  comme  leur  nom  l'in- 
dique, étaient  les  successeurs  de  Mahomet,  ce  qui  signifiait 
qu'ils  lui  succédaient  dans  la  direction  et  l'administration 
de  la  communauté.  A  mesure  que  la  conquête  s'est  élargie 
et  fixée,  le  khalifat  est  devenu  une  dynastie  princière  ré- 
gnante, en  ce  sens  qu'il  régnait  sur  un  empire,  et  s'arrogeait, 
en  théorie  la  domination  du  monde  entier.  Nous  rappelions 
déjà,  dans  une  des  conférences  précédentes,  combien  cette 
idée  de  domination  universelle  est  enracinée  dans  le  sys- 
tème de  risiâm,  comme  dans  les  enseignements  populaires 
de  ses  docteurs.  Même  après  l'émiettement  politique  de 
l'empire  qui  vint  rapidement,  on  continua  à  s'attacher  à  la 
fiction  de  l'unité;  dépourvus  de  toute  puissance  réelle,  les 
khalifes  s'évertuaient  encore  à  sceller  de  leur  sceau  les  faits 
accomplis  en  dehors  de  leur  influence,  pour  conserver, 
au  moins,  le  svmbole  de  l'unité. 

Le   khalife   est  le   chef  de  lÈtat  musulman   et    non   un 
prince  ecclésiastique. 
D'après  cette  fiction  donc,  les  khalifes  restaient  de  nom 


470  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

ce  que  leurs  prédécesseurs  avaient  été  en  réalité;  ils  se 
donnaient  pour  gouverneurs  de  tout  le  territoire  islamique 
et  non  pour  chefs  spirituels,  ne  s'occupant  que  des  intérêts 
spécialement  religieux.  Le  système  de  l'Islam  était  complet 
depuis  le  dixième  siècle;  et  son  interprétation  détaillée  se 
faisait  toujours  sous  la  direction  des  savants  légistes;  per- 
sonne ne  l'attendait  de  l'autorité  centrale,  réelle  ou  fictive. 
Ni  les  politiciens  musulmans,  ni  les  savants,  ni  les  laïques, 
n'ont  vu  autre  chose  dans  le  khalife  que  le  chef  et  le  Gou- 
verneur de  tous  les  croyants. 

Pendant  des  siècles,  l'impuissance  manifeste  des  khalifes 
Abbasides  avait  démontré,  pour  ainsi  dire,  la  vanité  de  la 
prétendue  doctrine  du  khalifat.  Au  seizième  siècle,  enfin, 
les  Turcs  ont  su  restaurer  l'unité  nominale  et  réelle  de 
cette  dignité.  Forts  par  leurs  armées,  ils  réussirent  à  se 
faire  reconnaître  comme  khalifes  par  la  majorité  des  Musul- 
mans orthodoxes,  en  sachant  faire  oublier  les  conditions  de 
cette  fonction  auxquelles  ils  ne  pouvaient  satisfaire,  comme 
par  exemple  la  descendance  deQouraich,  Ayant  l'habitude 
en  politique,  plus  que  sur  les  autres  terrains,  de  s'incliner 
devant  la  force  du  fait  accompli,  le  monde  mahométan 
accepta  ce  changement  sans  beaucoup  de  protestation, 
même  dans  les  pays  qui  ne  sont  jamais  entrés  en  rapports 
réels  avec  le  Gouvernement  turc.  Jusque  dans  l'Extrême- 
Orient,  dont  notre  archipel  indonésien  fait  partie,  le  Sultan 
turc  est  devenu,  sous  le  nom  de  Radja  Roum  ou  de  Sultan 
Stamboul,  le  héros  vénéré  de  la  légende  populaire  du  kha- 
lifat. L'idée  s'est  répandue  chez  les  légistes  que  les  mo- 
narques de  Constantinople  étaient  les  maîtres  légaux  du 
monde,  tandis  que  tous  les  autres  rois  ou  princes  de  la 
terre  n'étaient  que  ou  leurs  vassaux  ou  leurs  ennemis.  Il 
est  vrai  que  la  grande  majorité  des  Mahométans  indigènes 
n'ont  pas  l'occasion  de  se  casser  la  tête  pour  les  pro- 
blèmes de  la  haute  politique.  Ils  ont  déjà  trop  à  faire  pour 
contenter  les  autorités  villageoises,  les  chefs  de  districts, 


c     >-, 

■C    ^ 

Q.      '3 


472  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

leurs  princes  ou  régents,  et,  enfin  les  administrateurs  euro- 
péens. Ils  n'ont  pas  le  loisir  de  s'intéresser  au  partage  du 
pouvoir  dans  le  grand  monde  du  dehors.  Cela  n'empêche 
pas  que  chez  les  indigènes  musulmans  d'esprit  plus  élevé  et 
qui,  eux,  s'intéressent  à  la  position  de  leurs  coreligionnaires 
dans  le  monde,  il  existe  parfois  une  tendance  fâcheuse  à 
trouver  anormale  leur  situation  politique  vis-à-vis  de  notre 
gouvernement  et  à  ne  la  croire  que  temporaire.  Leurs  co- 
religionnaires des  autres  pays  fortifient  quelquefois  cette 
idée. 

La  pensée  est  libre,  et,  cependant,  le  Gouvernement  ne 
saurait  rester  indifférent  à  la  formation  et  à  la  propagation 
d'idées  de  ce  genre.  Ce  serait  imprudent.  Ceux  qui  sont  à 
son  service  doivent  savoir  qu'une  simple  nuance  de  panis- 
lamisme serait  incompatible  avec  la  conception  honnête  de 
leur  devoir  ou  de  leur  fonction.  Cela  va  sans  dire  pour  le 
panislamisme  classique  :  il  prêche  l'entière  soumission  du 
monde  à  l'autorité  de  l'Islam,  comme  un  but  que  le  croyant 
ne  doit  jamais  perdre  de  vue,  et  pour  lequel  il  doit  agir 
toutes  les  fois  que  l'occasion  s'en  présente. 

Les  Mahométans  plus  ou  moins  modernisés  entendent  le 
panislamisme  comme  l'union  de  tous  les  Musulmans  sous 
la  direction  du  khalifat,  c'est-à-dire  sous  la  protection  du 
plus  puissant  monarque  mahométan,  pour  travailler  à  ce 
qu'ils  croient  leur  intérêt  commun.  Cette  forme  même  n'est 
pas  acceptable  pour  un  Gouvernement  non  musulman  et 
mérite  une  répression  sans  merci.  Transiger  avec  ce  pro- 
gramme signifierait  qu'on  tolère,  pour  les  rapports  entre 
l'État  et  ses  propres  sujets,  l'intervention  d'une  puissance 
étrangère,  non  d'une  puissance  spirituelle  prétendant  pro- 
téger les  intérêts  de  ses  coreligionnaires,  mais  d'un  Etat 
étranger,  attaché  quand  même  à  des  espoirs  politiques  ar- 
riérés. 

Les  grandes  nations  qui  régnent  sur  des  sujets  maho- 
métans ne  se  sont  jamais,  autant  que  je  sache,  prononcées 


LE    GOUVKRNEMKNT    COLONIAL    iNKEBLANDAlS  473 

catégoriquement  et  clairement  à  ce  sujet.  En  observant 
l'attitude  du  Gouvernement  des  Indes  Britanniques,  on  le 
•dirait  enclin,  dans  certains  cas,  à  ne  pas  s'opposer  à  la 
reconnaissance  d'un  khalifat  par  ses  sujets.  Il  semble 
•qu'il  tienne  à  passer  aux  yeux  de  ses  sujets  musulmans 
pour  l'ami  de  leur  khalife.  Cette  manière  d'agir  est,  cela 
va  de  soi,  inspirée  par  la  supposition,  fausse  au  point  de 
vue  de  l'histoire  et  du  système,  que  la  dignité  de  khalife 
se  borne  à  une  sorte  de  contrôle  suprême  sur  l'édifice  reli- 
gieux de  rislâm.  Le  Gouvernement  français  a  l'air  d'être 
mieux  informé,  en  ce  sens  qu'il  se  refuse  absolument  à 
toute  ingérence  du  sultan  ottoman,  même  s'il  se  contente 
pour  les  besoins  de  la  cause  de  se  laisser  appeler  contrôle 
spirituel.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  Gouvernement  néerlandais 
ne  doit  pas  hésiter  à  adopter  en  toute  indépendance,  la 
ligne  de  conduite  que  l'intérêt  de  ses  sujets  et  le  sien  lui 
indiquent. 

Liberté  de  religion  pour  les  sujets  mahométans,  avec  défense 

absolue  de  toute  ingérence  étrangère. 

Le  Gouvernement  peut  très  bien  garantir  une  entière 
liberté  religieuse  à  ses  sujets  mahométans,  tout  en  repous- 
sant toute  ingérence  turque,  ou  autre,  vis-à-vis  d'eux. 

Ce  que  Tlslâm  a  possédé  ou  possède  encore,  comme 
organisation  centrale,  est  d'ordre  politique.  Il  n'a  jamais 
rien  connu  dans  le  genre  de  la  papauté  ou  des  conciles. 
Les  affaires  purement  spirituelles  de  l'Islam  sont  traitées, 
depuis  treize  siècles,  dans  chaque  pays,  par  les  savants  reli- 
gieux qui  l'habitent  :  quoiqu'ils  profitent  librement  des 
lumières  de  leurs  confrères  des  autres  pays,  ces  savants  ne 
sont  pas  soumis  à  l'autorité  suprême  d'une  représentation 
oecuménique  de  tous  les  Musulmans. 

Les  guides  spirituels  des  Musulmans  indonésiens. 

Le  choix  des  pays  d'où  la   sagesse  venait  à    nos   iMusul- 

XIV.  -•*! 


474  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

mans  indonésiens  fut  fixé,  naturellement,  par  l'école  de 
droit  dont  elle  dépendait,  sous  la  direction  des  premiers 
prédicateurs  du  continent  des  Indes  :  c'était  l'école  cha- 
fi'ite.  Leurs  manuels  de  la  sainte  loi,  les  plus  connus  du 
rite,  sont  presque  toujours  écrits  par  des  auteurs  de 
l'Arabie  occidentale,  de  l'Egypte,  du  Hadramaout,  ou  quel- 
quefois des  Indes  continentales,  à  moins  que  ce  ne  soient 
des  compilations,  ou  des  précis  condensés  par  des  indi- 
gènes, d'après  les  principales  œuvres.  Pour  les  autres 
branches  de  la  science  religieuse,  on  se  pourvoyait  de 
manuels  sur  les  mêmes  marchés  qui  fournissaient  la 
littérature  judiciaire.  Ceux  qui  n'étaient  pas  satisfaits  de 
l'érudition  que  donne  l'enseignement  des  écoles  du  pays, 
s'en  allaient  à  la  Mecque,  s'ils  disposaient  des  ressources 
nécessaires,  ou  par  exception  au  Caire,  afin  de  compléter 
leurs  études.  Des  savants  du  Hadramaout,  établis  dans  l'ar- 
chipel des  Indes,  aidaient  de  leur  côté  à  satisfaire  le  besoin 
d'une  lumière  venant  de  l'extérieur. 

Nous  pouvons  regretter  que  toutes  ces  influences  étran- 
gères n'aient  pas  été  contrebalancées  par  un  puissant  senti- 
ment national,  chez  les  indigènes  ;  mais  il  n'est  pas  en 
notre  pouvoir  de  changer  ce  qui  est,  ni  pour  le  passé,  ni 
pour  l'avenir.  Il  faut  seulement  nous  tenir  rigoureusement 
sur  nos  gardes  contre  les  influences  étrangères  à  tendances 
politiques,  directes  ou  indirectes. 

Donc,  pas  de  tolérance  envers  les  consuls  de  Turquie 
qui  voudraient  se  poser  comme  agents  du  khalifat  et 
protecteurs  des  indigènes  mahométans  ;  ne  favorisons  pas 
officieusement  les  quêtes  pour  la  construction  du  chemin 
de  fer  du  Hedjâz,  pour  les  soldats  invalides  de  quelque 
guerre  turque,  ou  pour  les  veuves  et  orphelins  des  soldats 
tués  à  la  guerre  ;  empêchons  autant  que  possible  les  prières 
pour  le  sultan  turc,  dans  les  services  du  vendredi,  si  elles  ne 
sont  pas  un  élément  de  la  récitation  mécanique  de  for- 
mules incomprises,  et  si  on  les  prononce  sciemment  comme 


LE    GOUVERNEMENT    COLONIAL    NEERLANDAIS 


475 


profession  de  foi  politique.  Le  contrôle  de  l'enseignement 
mahométan  indigène  aura  à  veiller  contre  toute  propa- 
gande panislainiquc.  La  doctrine  de  la  guerre  sainte  ne  doit 


Types  Atchinois. 


pas  plus  être  enseignée  dans  les  pèsantrèns  et  les  souraus 
que  celle  du  khalifat  ;  la  plupart  des  gourous  (professeurs) 
sont  d'ailleurs  assez  intelligents  pour  éviter  d'eux-mêmes 
cet  écueil. 


476 


REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


Combattre  le  retour  artificiel  des  attentes  eschatologiques. 
Il  faut  prévenir  à  temps  la  propagation  des  racontars  ou 
des  prophéties  d'eschatologie,  qui  provoquent  des  émotions 
anormales  dans  les  classes  inférieures  et  crédules.  Si  l'émo- 
tion se  réveille,  et  si  elle 
se  répand,  cela  finit  par 
des  mouvements  de  sédi- 
tion qui  doivent  être  ré- 
primés par  la  force  armée 
et  alors,  ce  sont  souvent 
des  innocents  séduits  qui 
paient  de  leur  vie  ou  de 
leur  liberté.  Que  l'admi- 
nistration   ne    se    laisse 
donc   pas    tromper   par 
Finsignifiance  apparente 
du   contenu   des  «  der- 
nières exhortations  »  de 
Mahomet  dans  «  un  rêve 
à  Médine»  qui,  commu- 
niquées à  quelquecheikh 
sont  chroniquement  ré- 
pandues dans  la  popula- 
tion, ni  de  sortes  de  ca- 
téchismes se  rapportant  à  l'arrivée  prochaine  du  Mahdî  ou 
d'individus   qui   se  donnent  pour  précurseurs   et  annon- 
ciateurs de  ce   Messie  mahométan.    Pour   l'esprit   naïf  du 
Musulman  ordinaire  tous  ces  gens,  toutes  ces  choses  ont 
une  grande  importance;   il   en  résulte  l'éveil   de  cette  in- 
quiétude, de  cet   égarement  que  la  propagande  de   l'idée 
panislamique  cause  toujours,  quelle  que  soit  sa  forme. 


Pèlerins  de  Moko-Moko  et  de  Indrapoura 
Ouest  de  Soumatra^. 


Éviter  tout    ce    qui  peut  avoir  fût-ce   Vapparence    d'être 
contraire  à  la  liberté  religieuse. 
Plus  le  Gouvernement  mettra  de  netteté  dans   sa  résis- 


LE    GOUVERNEMENT   COLONIAL    NEERLANDAIS 


477 


tance  contre  les  tentatives  d'influence  extérieure,  plus  il 
devra  veiller  aussi  à  tout  ce  qui,  de  loin,  pourrait  avoir  l'air 
d'une  atteinte  à  la  liberté  religieuse  de  ses  sujets  mu- 
sulmans. 11  peut  paraître  étrange  d'insister  sur  ce  sujet, 
quand  nous  savons  qu'on  reproche  souvent  à  notre  Gou- 
vernement de  protéger  l'Islàm  plus  qu'il  n'en  est  besoin,  et 
de  sympathiser  avec  lui,  si  même  on  ne  s'associe  pas  à  l'ac- 
cusation insensée  de  gouverner  suivant  les  principes  juri- 
diques de  rislâm,  une  population  de  Musulmans  douteux. 

On  ne  doit  pourtant  pas  trop  s'étonner  de  mon  insis- 
tance en  faveur  de  la  li- 
berté de  conscience, parce 
que,  dans  les  pays  maho- 
métans  situés  hors  de 
nos  frontières,  la  ru- 
meur publique  prétend 
que  le  Gouvernement  in- 
do-néerlandais persécute 
et  opprime  fanatique- 
ment rislâm.  Ces  deux 
critiques  diamétralement 
opposées  sont  fondées 
sur  des  exagérations  qui 
trouvent  leur  origine 
dans  l'ignorance. 

Comment  se  fait-il  que 
notre  Gouvernement  soit 
souvent  honni  par  les 
journaux  musulmans, 
comme  l'ennemi  des  Ma- 

hométans;  et  que  dans  de  petits  manuels  géographiques, 
employés  par  les  écoles  turco-arabes,  les  Pa\'s-Bas  soient 
représentés  comme  une  nation  n'aNant  pas  le  sens  de  la 
liberté  de  conscience  et  sous  le  joug  de  laquelle  soupirent 
des  millions  de  Mahométans  ?  Deux  causes  l'expliquent  : 


Pèlerins  de  Idi  (Nord  de  Soumatra) 


478  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

Chaque  fois  que  dans  nos  Indes  il  y  a  eu  des  révoltes 
dont  les  instigateurs  prenaient  leurs  raisons  dans  l'Islam, 
il  a  semblé  ensuite  que  beaucoup  de  fonctionnaires  avaient 
manqué  de  prévoyance.  Ignorant  les  éléments  musulmans 
de  la  mentalité  indigène,  ils  avaient  méconnu  les  symptômes 
révolutionnaires  qu'ils  auraient  dû  voir. 

Réveillés  alors  tout  à  coup,  et  surpris  rudement,  ils  pre- 
naient des  précautions  exagérées,  cédant  au  pire  des  con- 
seillers :  la  crainte  stupide.  Les  professeurs  de  théologie 
les  plus  innocents,  des  élèves  des  pèsantrèns,  des  serviteurs 
du  culte  public,  longtemps  négligés,  se  voyaient  traités 
avec  une  méfiance  incroyable,  aux  généralisations  folles. 
La  police  les  guettait  et  les  tracassait,  comme  on  le  fait  en 
Russie  pour  les  gens  soupçonnés  d'anarchisme. 

On  voyait  alors  des  fonctionnaires  hollandais  se  ranger  à 
la  sotte  opinion  énoncée  par  le  député,  déjà  cité,  au  sujet  des 
pèlerins  de  la  Mecque,  croire  qu'ils  revenaient  chez  eux  ar- 
més de  bombes,  et  que  tout  hadji  était  un  agitateur. 

A  la  Mecque,  où  se  rencontrent  les  Mahométans  des  dif- 
férentes parties  de  l'archipel,  ils  se  racontent  ces  histoires 
de  souffrances  et  d'injustices,  endurées  pendant  les  périodes 
de  terreur.  Ces  bruits  se  répandent  naturellement  de  la 
Mecque,  dans  les  autres  pays  où  vivent  les  Musulmans.  Que 
dans  ces  cercles  de  crovants  on  confonde  ces  fantaisies  pas- 
sagères de  fonctionnaires  affolés  avec  des  principes  de  poli- 
tique gouvernementale,  cela  est  trop  naturel  pour  nous 
étonner  ou  pour  nous  indigner. 

Plaintes  des  Arabes  établis  dans  les  Indes  Orientales. 

Une  autre  cause  vaut  à  notre  administration  coloniale 
un  jugement  défavorable  dans  beaucoup  d'autres  pays  mu- 
sulmans :  c'est,  pour  m'exprimer  avec  modération,  la  poli- 
tique sans  principes  que  nous  avons  suivie,  pendant  des 
dizaines  d'années,  envers  la  classe  de  la  population  que  l'ad- 
ministration désigne  comme  «  étrangers  orientaux  ».  Cette 


LE   GOUVERNEMENT    COLONIAL    NEERLANDAIS 


479 


politique  n  apas  encore  été  entièrement  abandonnée,  quoi- 
qu'on y  ait  introduit  une  petite  réforme,  l'année  passée. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici  de  la  question,  par 
rapport  aux  Chinois  :  les  rapports  de  notre  Ié;^islation  sur 
les  étrangers  orientaux  et  de  notre  question  islamique  se 
bornent  aux  Arabes. 


Pèlerins  de  Djapara  (Java). 


Ceux  de  celte  race  qui  voyagent,  ou  qui  s'établissent  dans 
les  Indes  Néerlandaises  sont,  pourla  plupart,  natifs  du  Ha- 
dramaout,  pays  mortellement  pauvre,  peuplé  de  chevaliers- 
brigands  (qabàvil)  éternellement  divisés  entre  eux  par  la 
vendetta  ;  d'esclaves  Çabîd)  qui  leur  servent  de  soldats  ; 
de  descendants  fanatiques  du  prophète  {sayyids)  ;  de  ci- 
toyens imasâkîn)  opprimés.  C'est  un  pays  sans  gouverne- 
ment régulier,  sans  ordre,  ni  unité,  et  sans  prospérité.  Les 
individus  qui  en  émigrentdans  les  Indes  Orientales  n'appor- 
tent ni  capitaux,  ni  capacités  spéciales,  ni  d'autre  qualité 
utile  que  de  savoir  s'adapter  parfaitement  à  l'ordre  qui 
règne  chez  nous.  Ils  ne  créent  en  effet  que  rarement  des 
difficultés  à  la  police  ou  à  la  justice. 


480  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

Si  notre  Gouvernement  considérait  que  ces  fils  du  pays 
aride  ne  peuvent  pas  être  utiles  aux  Indes  et  qu'à  certains 
égards,  leur  présence  est  nuisible  à  la  population,  personne 
ne  pourrait  lui  en  vouloir  de  défendre  l'immigration  de  ces 
Arabes,  à  l'exception  de  ceux  qui  peuvent  faire  valoir  des 
droits  acquis.  Le  Hadramaout  n'aurait  pas  le  droit  de  se 
plaindre,  parce  que  ce  pays  se  ferme  lui-même,  sans  pitié,, 
à  tous  les  non-xMahométans,  l'anarchie  politique  y  empê- 
chant de  plus  toute  relation  normale  avec  d'autres  na- 
tions. 

Cette  mesure,  un  peu  rigoureuse,  mais  très  justifiable,  n'a 
pas  été  prise.  Les  Hadramites  ne  sont  ni  exclus,  ni  admis 
libéralement.  On  les  laisse  entrer,  au  prix  de  conditions 
assez  faciles  à  remplir;  mais  une  fois  installés,  la  liberté 
de  leurs  mouvements  est  entravée  d'une  façon  insuppor- 
table ;  chacun  de  leurs  déplacements  est  contrôlé  et  soumis 
à  des  conditions  qui,  quoiqu'elles  n'aient  pas  été  dictées 
par  de  mauvaises  intentions,  sont  très  vexatoires  dans  la 
pratique,  surtout  parce  que  tout  dépend  de  fonctionnai- 
res administratifs  changés  incessamment  .et  dont  les  vues 
sont  très  variables.  Tout  manque  donc  de  stabilité  pour 
l'Arabe  des  Indes  exposé  aux  vexations  administratives. 

Les  Arabes  d'une  certaine  importance  ont  tenté  suc- 
cessivement tout  ce  que  leur  ont  conseillé  leurs  amis, 
pour  arriver  à  s'émanciper  des  règlements  qui  entravent 
leur  commerce  et  leur  trafic,  dans  un  pays,  où,  théori- 
quement, ils  sont  admis  pour  s'y  livrer.  Ils  se  sont  adressés, 
en  fin  de  compte,  au  khalifat,  et  à  la  presse  mahométane 
qu'ils  ont  remplie  de  leurs  plaintes.  Ces  plaintes  étaient 
souvent  exagérées  ;  mais  j'ai  ouï  dire  que  ce  ne  sont  pas 
seulement  les  Hadramites  qui,  s'ils  crient  enfin  des  griefs 
ressentis  profondément  et  longtemps  cachés,  exagèrent  et 
disent  plus  qu'ils  ne  pourraient  prouver. 

Telles  sont  les  deux  causes  principales  de  l'opinion  défa- 
vorable propagée   dans  le  monde    musulman,  d'après  la- 


LE    GOUVERNEMENT    COLONIAL    NEERLANDAIS 


4S. 


quelle  notre  Gouvernement  traiterait  les  Musulmans  avec 
injustice  et  intolérance. 

D'où  vient  l'opinion  contraire,  spéciale  aux  Pays-Bas, 
d'après  laquelle,  le  Gouvernement  favorise  le  Mahométisme 
d'une  manière  exagérée  et  flirte  parfois  avec  l'Islam  d'une 
manière  provoquante? 


Pèlerins  de  Malang  et  Pasourouan  (Java). 


Jugement  défavorable  de  quelques  amis  des  missions  sur 
notre  pDlitique  islamique  . 

C'est  toujours  dans  les  cercles  des  amis  des  missions 
chrétiennes  qu'on  se  plaint  de  la  faveur  extravagante  dont 
rislâm  jouirait  auprès  du  Gouvernement.  Tous  ceux  qui 
prennent  une  part  active  aux  missions,  font  l'expérience 
que  le  christianisme  ne  rencontre  nulle  part  de  plus  gran- 
des difficultés  de  propagande  que  là  où  il  arrive  après 
rislâm. 

J'ai  donné  plusieurs  raisons  de  ce  phénomène,  dans 
notre  première  conférence.  Ce  n'est  pas  seulement  dan^ 
les  Indes  Néerlandaises,  mais  partout,  que  l'Islam  fait,  pour 
ainsi  dire,  le  désespoir  des  missions  chrétiennes.  Le  mission- 


482  RKVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

naire  voit,  par  exemple,  dans  les  Indes  Orientales,  qu'un  des 
avantages  du  système  islamique  est  son  internationalisme; 
c'est  par  le  pèlerinage  à  la  Mecque,  que  cette  influence  se 
fait  le  plus  fortement  sentir,  et  notre  missionnaire  se  de- 
mande à  la  fin  si  le  Gouvernement  ne  pourrait  pas  remédier 
à  ce  mal,  en  entravant  la  participation  indigène  au  pèleri- 
nage. Il  voit  encore  que  l'indigène  de  basse  classe,  si  facile 
à  conduire,  résiste  vigoureusement  aux  efforts  tentés  pour 
le  convertir,  malgré  la  connaissance  défectueuse  qu'il  pos- 
sède de  sa  propre  religion.  Ce  sont  les  théologiens  qui  le 
conduisent  en  l'intimidant.  Le  missionnaire  se  demande 
alors  s'il  ne  serait  pas  possible  au  Gouvernement  de  sup- 
primer en  quelque  sorte  l'influence  de  ces  docteurs  et  de  ces 
guides  des  Musulmans  ? 

Tels  sont,  entre  autres,  les  procédés  par  lesquels  les 
hommes  des  missions  qui  cherchent  tous  les  moyens 
pour  faire  fructifier  la  prédication  de  l'évangile  sur  un  sol 
stérile  frappent  aux  portes  derrière  lesquelles  il  n'y  a  per- 
sonne pour  répondre  ;  animés  d'un  zèle  passionné,  ils  ne 
voient  pas  qu'il  est  impossible  de  donner  satisfaction  à 
leurs  demandes  pressantes.  Même  sans  les  mesures  arbi- 
traires auxquelles  ces  âmes  pleines  de  zèle  voudraient  ré- 
duire le  Gouvernement,  les  Mahométans  ont  vraiment  des 
griefs  qui,  exagérés  parfois,  ne  sont  pourtant  pas  imagi- 
naires ;  ces  amis  des  missions  n'ont  pas  l'air  de  s'aperce- 
voir que  leur  point  de  vue  est  exclusif. 

Les  amis  véritables  et  raisonnables  des  missions  ne 
voudraient  d'ailleurs  pas  de  l'appui  gouvernemental,  que 
réclament  les  zélateurs  dont  nous  venons  de  parler,  ne 
serait-ce  que  parce  qu'ils  savent  très  bien  que  l'antipathie 
contre  l'Évangile  n'en  ferait  qu'augmenter. 

Conclusion.  —  De  quelque  côté  que  nous  envisagions  les 
choses,  la  conclusion  reste  la  même,  c'est-à-dire  que  la  seule 
attitude  qui  convienne  à  un  Gouvernement  sage  et  juste. 


l.E   GOUVERNEMENT    COLONIAL    NEERLANDAIS  483 

envers  l'Islam,  serait  de  lui  garantir  aussi  strictement  que 
possible,  la  liberté  religieuse,  avec  des  réserves  quant  au 
côté  politique  du  système  musulman  et  en  laissant  ouvertes 
toutes  les  voies  qui  peuvent  conduire  les  Mahométans  à  une 
évolution  sociale,  supérieure  à  leur  doctrine  religieuse. 

Les  Mahométans,  eux-mêmes,  peuvent  accepter  un  régime 
de  ce  genre,  car  leur  loi  et  leur  doctrine  sont,  somme  toute, 
assez  pratiques  pour  leur  fournir  la  manière  d'exercer  et  de 
professer  leur  religion  sous  une  domination  étrangère.  La 
nécessité,  du  moment  qu'elle  vient  du  dehors,  supprime 
bien  des  difficultés  pour  les  Musulmans,  à  condition  qu'ils 
puissent  vivre  leur  vie  intime  selon  les  lois  religieuses  ; 
cela  étant,  ils  peuvent  reconnaître  à  la  puissance  étrangère 
sous  la  domination  de  laquelle  Allah  les  a  placés,  le  droit 
d'édicter  les  règles  qui  conviennent  à  sa  propre  nature. 

Dans  tout  le  monde  musulman  prévaut  un  proverbe  qui 
dit  :  «  Un  royaume  peut  subsister  sans  la  vraie  foi,  mais  il 
ne  le  peut  en  vivant  d'injustice.  » 


IV 


LES   PAYS-BAS  ET   LEURS   MAHOMETANS 


La  conclusion  de  noire  dernière  conférence  ne  conduit  pas^ 

à  des  résultats  positifs. 

Les  partisans  sérieux  de  la  politique  morale  n'auront 
pas,  je  crois,  d'objections  réelles  contre  mes  observations 
sur  noire  question  islamique  et  sa  solution,  fis  ne  se  mon- 
treront cependant  pas  satisfaits  des  conclusions  auxquelles 
nous  sommes  arrivés,  et  je  n'en  suis  pas  moi-même  très 
content.  Dans  la  vie  des  Indonésiens,  soumis  ou  exposés  au 
système  de  Tlslâm,  nous  avons  délimité  le  domaine  de  la 
religion  pure,  où  le  gouvernement  et  ses  fonctionnaires 
doivent  maintenir  une  stricte  liberté.  Nous  avons  encore 
marqué  dans  cette  vie  musulmane  un  autre  terrain,  de 
caractère  presque  religieux,  où,  sans  intervenir  arbitraire- 
ment, nous  pourrions  du  moins  préparer  les  voies  d'une 
évolution  aussi  large  que  les  circonstances  le  permettent, 
puis  enfin,  le  terrain  politique  pour  lequel  la  liberté  doit 
être  soumise  à  quelques  restrictions  dans  l'intérêt  général. 
Le  modus  vivendi  auquel  on  arrive  par  ces  principes  ne 
saurait  rendre  cependant  quedes  services  négatifs:  il  s'écarte 
du  mal  sans  s'approcher  du  bien. 

Nous  ne  pouvons  pas  nous  en  tenir  aux  mesures  qui  ne 
servent  qu'à  prévenir  les  révoltes  et  les  mécontentements, 
pour  fortifier  notre  autorité  sur  les  indigènes.  Notre  but 
n'est  pas  le  «  repos  public  »  qu'on  appréciait  tant  autre- 


l.KS    PAYS-BAS    KT    LKL  RS   MAHOMÉTANS  ^S5 

fois,  mais  le  mouvement.  Notre  domination  doit  se  justi- 
fier par  l'accession  des  indigènes  à  une  civilisation  plus 
élevée.  Ils  doivent  acquérir  parmi  les  peuples  sous  notre 
direction  la  place  que   méritent   leurs  qualités   naturelles. 

C^ est  par  r éducation  et  renseignement  que  les  Musulmans 
peuvent  être  libérés  de  lélroitesse  du  système  islamique. 
L'éducation  et  l'enseignement  sont  les  moyens  pour  at- 
teindre ce  but.  Même  dans  les  pays  de  culture  musulmane 
beaucoup  plus  ancienne  que  celle  de  notre  archipel,  on  les 
voit  mis  en  œuvre  avec  succès,  pour  libérer  les  Mahomé- 
tans  du  bagage  d'idées  si  arriérées  qu'ils  traînent  encore. 
Je  sais  bien  que  pourdes  raisons  historiques,  \e  système  reste, 
quand  même,  inaccessible  à  une  réforme  satisfaisante  :  ni 
la  modernisation  de  la  loi,  ni  la  vulgarisation  des  doctrines 
mvstiques  n'y  suffiraient.  Mais  la  société  musulmane,  igno- 
rant dans  la  pratique  ce  qu'elle  n'ose  pas  réformer,  est  en 
route  pour  la  culture  moderne,  en  dehors  de  son  système  : 
•c'est  ce  qui  se  passe  en  Turquie,  en  Egypte,  en  Syrie. 

Comme  éducateurs  et  instituteurs  des  Mahométans  indo- 
nésiens, nous  avons  pour  nous  beaucoup  d'éléments  de  suc- 
cès qu'on  ne  trouve  guère  au  même  degré  dans  les  autres 
pays.  La  pénétration  tardive  de  l'Islam  dans  nos  îles  a  em- 
pêché son  influence  de  s'étendre  à  tous  les  actes  de  la  vie. 
Cela  facilite  l'accession  aux  idées  nouvelles,  à  condition 
de  ménager  en  théorie  le  principe  religieux.  L'habitude 
séculaire  que  les  indigènes  ont,  à  Java  surtout,  de  s'entendre 
avec  des  races  et  des  civilisations  très  variées  a  gardé  ce 
peuple  de  la  petitesse  d'idées  qui  résulte  de  l'isolement.  On 
trouverait  difficilementune  population  plus  docile  envers  ses 
chefs  que  les  Javanais  ;  l'aristocratie  javanaise  est  d'une 
promptitude  aussi  exceptionnelle  à  suivre  les  voies  indi- 
quées par  les  fonctionnaires  du  Gouvernement  étranger  du 
pays. 


486  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

Circonstances  favorables  dans  les  Indes,  surtout  à  Java. 
Les  fonctionnaires  indigènes  sollicitent  et  suivent  les 
conseils  de  leurs  chefs  européens,  avec  une  confiance  tou- 
chante, principalement  en  ce  qui  concerne  l'éducation  à 
donner  à  leurs  enfants.  On  leur  conseillait  en  général,  autre- 
fois, de  ne  faire  donner  à  leurs  fils  qu'une  éducation  très 
élémentaire,  les  connaissances  nécessaires  aux  Européens 
pour  se  faire  une  position  étant  inutiles  pour  les  indigènes, 
dans  leur  sphère  de  travail  bornée.  Ces  conseils  ont  été 
fidèlement  suivis,  quoique  les  motifs  qui  les  inspiraient  les 
eussent  fait  accueillir  d'un  sourire  ironique.  L'Européen 
a  changé  d'opinion  sur  la  valeur  intellectuelle  de  l'indi- 
gène. Il  commence  peu  à  peu  à  apprécier  sa  valeur  mo- 
rale. L'expérience  faite,  que  tout  dépend  du  soin  donné  à 
l'éducation,  réduit  au  silence  les  détracteurs  de  la  mentalité 
de  la  race  indigène.  En  même  temps,  le  désir  de  se  former 
dans  le  sens  de  notre  culture  moderne  se  manifeste,  de 
plus  en  plus,  dans  les  classes  élevées  de  Java.  11  en  résulte 
que  l'offre  d'instruction  fournie  par  le  Gouvernement  reste 
bien  au-dessous  de  la  demande.  Dès  qu'un  certain  nombre 
de  jeunes  indigènes  eurent  goûté  aux  fruits  de  l'arbre  de 
la  science,  d'autres  suivirent  en  grand  nombre  ;  ils  seraient 
encore  plus  nombreux  si  la  bureaucratie  européenne,  avec 
son  conservatisme  incarné,  n'avait  arrêté  pendant  quelque 
temps  ce  nouveau  courant. 

Ce  courant  favorable  a  besoin  d'une  direction  forte. 

Le  nombre  des  élèves  indigènes  qui  demandaient  à  entrer 
dans  les  écoles  primaires  européennes  augmentant  toujours, 
on  se  mit  à  contrecarrer  ce  mouvement  sous  des  prétextes 
qui,  s'ils  avaient  été  sérieux,  auraient  tout  aussi  bien  servi 
pour  exclure  beaucoup  d'enfants  européens.  On  prétendit 
consoler  les  refusés  en  fondant  pour  eux  une  nouvelle  caté- 
gorie d'écoles  qui  ne  répondaient  pas  aux  besoins.  On 
donna  avec  largesse  aux  Chinois,  qui  le  réclamaient  bruta- 


LES    PAYS-BAS    ET    LEURS    MAHOMÉTANS  487 

lement,  renseignement  qu'on  refusait  aux  indigènes,  qui 
demandaient  discrètement.  Ce  qu'obtenaient  les  indigènes 
rappelle  la  croûte  de  pain  noir  de  la  fable  de  Gellert,  que  le 
richard  jette  d'un  geste  généreux  au  mendiant  alïamé. 

Si  on  peut  conclure  de  ces  faits  à  l'indifférence  du  Gou- 
vernement pour  les  aspirations  du  monde  indigène  vers 
notre  civilisation,  on  peut  d'autre  part  citer  de  nombreux 
exemples  d'encouragements  officiels,  qui  témoignent  déplus 
de  sympathies  pour  ce  mouvement  intellectuel.  Si  honora- 
bles que  fussent  ces  témoignages  de  bon  vouloir,  l'indolence 
des  organes  gouvernementaux,  qui  auraient  dû  appuyer  et 
diriger  le  courant,  n'en  était  pas  moins  manifeste.  Rien  de 
plus  attristant  que  de  voir  comment  on  traitait  des  jeunes 
gens  ayant  suivi  la  nouvelle  direction  avec  tout  le  succès 
qui  ne  dépendait  que  d'eux-mêmes. 

Exemples  de  la  déplorable  indécision  des  autorités. 

Un  jeune  homme  indigène,  élevé  en  Hollande,  entière- 
ment d'après  nos  méthodes,  avait  passé  ses  examens  pour  le 
service  administratif  colonial.  Mis  à  la  disposition  du  gou- 
verneur général  pour  occuper  une  place  de  fonctionnaire, 
il  fut  nommé;  mais  peu  de  temps  après,  on  le  retira  du 
corps  des  administrateurs,  pour  le  placer  dans  le  service 
spécial  du  crédit  agricole. 

Un  autre,  qui  avait  fait  les  mêmes  études  avec  le  même 
succès,  fut  désigné  de  suite  pour  cet  emploi  spécial.  Devrait- 
on  s'étonner,  en  conséquence,  si  l'opinion  se  répandait, 
dans  l'aristocratie  javanaise,  que  le  Gouvernement  voudrait 
faire  de  tous  les  indigènes  ayant  passé  l'examen  de  haut 
fonctionnaire  des  employés  spécialisés  dans  la  branche  du 
«  crédit  »  ?  Ce  ne  serait  pas  la  vérité,  car  un  autre  jeune 
indigène,  après  avoir  passé  brillamment  l'examen  de  haut 
fonctionnaire,  eut  à  féliciter  de  leurs  nominations  tous  ses 
camarades  européens,  dont  la  plupart  étaient  classés  au- 
dessous  de   lui   comme  capacités,   avant   qu'on  s'occupât 


488  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

de  lui,  si  peu  que  ce  fût.  A  force  de  démarches,  il  réussit 
enfin  à  obtenir  une  place  médiocre  dans  le  corps  de  l'admi- 
nistration  indigène.  Ses  compatriotes  eussent  donc  été 
fondés  à  se  demander  si  c'était  réellement  la  peine  de  faire 
donner  une  éducation  si  coûteuse  à  leurs  fils,  quand  le 
Gouvernement  semblait  attacher  si  peu  d'importance  aux 
résultats. 

Qu'on  me  comprenne  bien.  Mon  intention  n'est  pas  de 
défendre  l'introduction  d'indigènes  dans  le  corps  adminis- 
tratif européen,  comme  une  mesure  désirable.  Mais  la  loi 
en  vigueur  depuis  1864  les  y  admet  et  les  portes  des  écoles, 
qui  V  conduisent,  leur  sont  ouvertes.  On  leur  permet  de 
subir  les  examens  pour  les  fonctions  administratives  euro- 
péennes. Dans  ces  conditions,  le  traitement  qu'ont  subi  les 
trois  jeunes  gens  dont  nous  venons  de  parler  est  injuste. 
11  est  inadmissible  de  réserver  aux  candidats  indigènes  qui 
réussissent,  le  rôle  de  victimes  des  indécisions  officielles. 

Un  autre  jeune  indigène,  voulant  aller  faire  son  droit, 
désirait  savoir  auparavant  si,  après  avoir  satisfait  aux  exi- 
gences des  règlements  il  ne  se  verrait  pas  exclu,  à  cause  de 
son  origine,  d'une  place  dans  le  corps  judiciaire  de  sa  pa- 
trie. Un  an  avant  le  moment  d'une  décision  pour  l'orien- 
tation de  ses  études,  il  prit  des  informations  auprès  du 
Gouvernement.  Deux  années  plus  tard,  le  Gouvernement 
lui  fit  une  réponse  plus  ou  moins  évasive,  ne  disant  ni  oui 
ni  non. 

La  même  réponse  conditionnelle  et  réservée,  point  satis- 
faisante, en  conséquence,  fut  encore  faite  à  un  autre  indi- 
gène, qui  voulant  se  faire  ingénieur,  désirait  des  garanties 
officielles  sur  les  possibilités  que  le  service  de  l'État  lui 
offrait  dans  cette  branche. 

Un  seul  geste  du  Gouvernement  semble  dicté  par  la  con- 
science naissante  de  ses  devoirs,  envers  le  mouvement 
intellectuel  de  ses  sujets  indigènes  :  c'est  la  création  d'une 
école  de  droit  pour  les  Indigènes.  Mais  peu  après  sa  nais- 


LES    PAYS-BAS    ET    LEURS    MAHOMÉTANS  489 

sance,  l'institution  nouvellement  née  fut  laissée  sans  soins, 
car  malgré  beaucoup  d'instances,  rien  n'assura  officielle 
ment  l'avenir  normal  des  élèves  :  raison  dirimante  pour 
détourner  les  pères  de  confier  leurs  fils  bien  doués  à  ce 
nouvel  établissement. 

Ce  que  tant  d'autres  nations  coloniales  essaient  d'imposer 
à  leurs  sujets,  avec  beaucoup  de  peine,  une  éducation  qui 
les  rende  capables  d'associer  leur  vie  à  celle  de  leurs  maîtres, 
la  population  de  Java  et  de  nos  possessions  extérieures 
nous  supplie  de  le  lui  donner.  Ne  serait-ce  pas  une  honte 
ineffaçable  pour  notre  administration  coloniale  que  de 
laisser  inexploitée  cette  mine  d'or  intellectuelle,  comme  un 
concessionnaire  qui, faute  de  capital,  n'exploite  son  terrain 
qu'à  la  surface,  jusqu'à  ce  qu'un  syndicat  énergique  vienne 
prendre  sa  place? 

La  solution  de  la  question  islamique  dépend  de  V adhésion 

des  indigènes  à  notre  civilisation. 

Quels  sont  les  rapports  de  ces  faits  avec  la  question  mu- 
sulmane néerlandaise? 

A  mon  avis,  elle  est  là  tout  entière,  car  sa  solution  dé- 
pend entièrement  de  l'association  des  Musulmans,  sujets  de 
la  Hollande,  avec  les  Hollandais  eux-mêmes.  Si  cette  asso- 
ciation s'accomplit,  il  n'y  aura  plus  pour  nous  de  question 
islamique;  il  y  aura  assez  d'unité  entre  les  sujets  de  la 
Reine  qui  vivent  sur  les  côtes  de  la  mer  du  Nord  et  ceux  qui 
vivent  dans  l'empire  de  rinsulinde,pour  ôter  toute  signifi- 
cation politique  et  sociale  à  la  différence  de  religion.  Si, au 
contraire,  cette  association  ne  se  fait  pas,  l'essor  inévitable 
de  la  civilisation  des  Indonésiens  les  éloignera  de  plus  en 
plus  de  nous,  car  d'autres  que  nous  auront  alors  en  main 
la  direction  de  leur  évolution  intellectuelle. 

V  opinion  publique  des  Pays-Bas  doit  se  montrer  ferme. 
L'expérience  ne  nous  permet  pas  d'espérer  que  la  solu- 

XIV.  32 


490  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

tion  vienne  d'abord  du  Gouvernement.  Si  la  sympathie 
nécessaire  ne  lui  fait  pas  défaut,  il  manquera  certainement 
de  force  pour  accomplir  cette  besogne.  Peu  importe,  pour 
le  moment,  la  cause  de  cet  état  de  choses  :  il  est  acquis  que 
le  Gouvernement  est  un  corps  à  marche  alourdie,  dans 
lequel  les  coups  brusques  amènent  seuls  quelque  mouve- 
ment. Le  chant  guerrier  de  Max  Havelaar  (i),  le  cri  d'alarme 
de  Wekker  (2)  dans  le  A  vondpost,  ont  provoqué  des  mesures 
officielles,  que  les  exposés  paisibles  d'hommes  compétents 
n'avaient  pas  réussi  à  faire  prendre.  Des  Chinois  presque 
rebelles  ont  vu  s'accomplir  des  souhaits  que  l'indigène 
calme  et  docile  formait  en  vain. 

Pour  ceux  qui  n'aiment  pas  le  bruit,  il  n'est  qu'un 
moyen  d'arriver  a»  but  :  moyen  qui  opère  lentement,  il  est 
vrai,  mais  sûrement.  C'est  la  pression  que  l'opinion  pu- 
blique ne  manque  pas  d'exercer  à  la  longue  sur  le  Gouver- 
nement. Nous  devons  donc,  avant  tout,  convaincre  le  peuple 
hollandais  que  l'association  de  la  vie  indigène  de  l'Archi- 
pel indonésien  à  notre  vie  nationale  doit  se  faire  dans  l'in- 
térêt des  deux  parties.  II  faut  qu'on  sache  que  le  mouve- 
ment intellectuel  des  hautes  classes  de  la  société  indigène 
rend  cette  association  urgente,  qu'il  y  a. periciilum  in  mora. 
Il  ne  suffit  pas  que  cela  se  dise  en  paroles  :  il  faut  tra- 
vailler dans  cette  direction,  il  faut  faire  des  sacrifices  d'ar- 
gent et  de  travail.  Sans  l'appui  continuel  de  l'initiative 
privée,  il  v  aura  toujours  danger  que  le  Gouvernement, 
avec  son  indécision  proverbiale,  ne  se  laisse  surprendre  par 
les  circonstances  et  ne  laisse  passer  le  moment  favorable 
pour  prendre  les  rênes  en  mains  et  les  garder. 

(i)  Héros  da  célèbre  roman  de  Multatuli  (E.  Douwes  Dekker). 

(2)  Wekker  (Riveilleur).  C'est  le  pseudonyme  de  l'auteur  d'une  série 
d'articles  sur  la  situation  à  Atchéh,  qui  ont  causé  un  certain  bruit  et  abouti  à 
une  enquête  officielle. 


LES    PAYS-BAS    ET    LEURS    MAHOMETANS  49 1 

Seuls  les  amis  des  missions  ont  monlré  qu'ils  n  ignoraient 

rien  de  tout  cela. 

L'idée  qu'il  s'agit  d'un  intérêt  national  vital,  ne  dépasse 
pas  chez  nous  des  cercles  assez  limités.  Les  seuls  qui  s'en 
soient  rendu  compte  sont  les  amis  zélés  et  actifs  des  mis- 
sions. Ils  aspirent  eux-mêmes  à  une  association  d'ordre 
plus  élevé  que  celle  dont  nous  parlons,  car  ils  désirent 
une  union  qui,  si  elle  se  réalisait,  supprimerait  toutes  les 
antithèses  gênantes.  Ce  serait  l'unité  de  civilisation  et  de 
conscience  nationales  entre  les  parties  orientales  et  occi- 
dentales du  royaume  néerlandais.  Ah  !  si  cela  pouvait  se 
faire  !  Mais  malgré  l'admiration  avec  laquelle  nous  con- 
templons le  labeur  et  les  sacrifices  des  missionnaires, 
malgré  notre  grande  admiration  pour  ceux  qui,  dans  la 
mère-patrie,  apportent  un  appui  inépuisable  à  leur  œuvre, 
nous  ne  pouvons  oublier  le  peu  de  chances  de  la  mission 
chrétienne  dans  les  pavs  où  a  soufflé  l'haleine  de  l'Islam. 
Dans  les  missions  mêmes,  les  esprits  raisonnables  ne  se 
font  pas  trop  d'illusion,  tout  en  poursuivant  leur  tâche.  Il 
ne  saurait  donc  être  question  que  notre  peuple  et  son  Gou- 
vernement puissent  abandonner  à  la  mission  chrétienne 
l'association  en  vue,  sans  se  soucier  du  mouvement  favo- 
rable à  sa  réalisation  qui  se  manifeste  en  ce  moment  dans 
le  monde  indigène. 

Les  indigènes  musulmans  désirent  une  association  nationale 
et  politique,  et  non  une  association  religieuse. 
Ce  mouvement  témoigne  clairement  et  nettement  de 
l'accomplissement  d'une  belle  pensée  politique  et  nationale., 
faisant  de  l'État  néerlandais  une  puissance  divisée  en  deux 
parties  très  éloignées  géographiquement,  mais  unies  inti- 
mement par  un  même  esprit  :  l'une  dans  le  nord-ouest  de 
l'Europe,  l'autre  dans  le  sud-est  de  l'Asie.  Il  ne  s'agit  pas 
d'une  utopie  idéale.  Le  but  est  positif;  le  Gouvernement  et 
le  peuple  néerlandais  se  reprocheraient  trop  tard  de  l'avoir 


4g2  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

perdu  de  vue,  s'ils  ne  saisissaient  pas  des  deux  mains  l'oc- 
casion favorable  qui  se  présente  actuellement. 

Les  vers  de  Goethe  prennent  ici  toute  leur  force  et  leur 
valeur  : 

Was  du  ererbt  von  deinen  Viltern   hast, 
Ervvirb  es,  um  es  zu  besitzen. 

Les  beaux  et  riches  pays  conquis,  sont  pour  nous  l'héri- 
tage dont  il  est  question  ;  le  lien  politique  d'une  domina- 
tion les  unit  à  nous.  Si  nous  voulons  défendre  cette  unité 
politique  contre  la  tempête  des  temps,  il  faut  que  l'annexion 
matérielle  soit  suivie  de  l'annexion  spirituelle. 

Pour  prévenir  les  désillusions  et  les  malentendus,  nous 
devons  nous  rendre  exactement  compte  des  limites  dans 
lesquelles  l'annexion  spirituelle  est  réalisable.  Si  importante 
que  la  religion  soit  pour  notre  vie  nationale  et  politique,  ce 
n'est  pas  elle  qui  nous  lie  les  uns  aux  autres,  même  dans 
le  petit  royaume  néerlandais  de  l'Occident.  Notre  unité  a 
ses  racines  dans  des  idées  de  civilisation  plus  générales  où 
le  christianisme  est  sans  doute  pour  beaucoup,  mais  qui 
unissent  aussi  les  chrétiens  des  sectes  les  plus  diverses, 
les  juifs  et  les  athées.  Toutes  ces  catégories  revendiquent 
également  le  respect  de  ce  qui  est  le  propre  de  chacun  ; 
toutes  sont  animées  du  même  sentiment  national,  senti- 
ment général  qui  provoquerait  la  résistance  à  outrance,, 
contre  toute  tentative  de  changement  de  nationalité. 

Notre  État  et  notre  nation  ne  sauraient  donc  entreprendre 
une  propagande  se  proposant  d'amener  les  indigènes  maho- 
métans  à  une  religion  qui  n'est  pas  la  seule  chez  nous, 
quoique  comptant  un  grand  nombre  d'adeptes. 

L'État  ne  peut  intervenir  dans  cette  lutte  que  pour  garan- 
tir à  chacun  son  droit  de  liberté.  Seule,  une  corporation 
religieuse,  Église  ou  société  missionnaire,  pourrait  tenter 
de  saper  les  fondements  du  système  islamique,  qui  en  est 


LKS    PAYS-BAS    ET    LEURS   MAHOMETANS  498 

à  la  domination  partielle  et  prétend  à  la  domination  absolue 
de  la  vie  des  indigènes  musulmans. 

On  n'en  sera  pas  moins  fondé  à  engager  une  action  ten- 
dant à  incorporer  les  indigènes,  plus  étroitement  qu'aupara- 
vant, dans  notre  unité  politique  et  dans  notre  nationalité. 

Ils  n'ont  plus  de  vie  politique  ou  nationale  à  eux,  depuis 
des  siècles  ;  nous  leur  avons  pris  depuis  longtemps  ce  qu'ils 
en  possédaient,  en  leur  promettant  une  entière  liberté  reli- 
gieuse; nous  avons  assumé  le  devoir  moral  de  leur  ap- 
prendre à  partager  notre  vie  politique  et  sociale.  Eux-mêmes, 
en  nous  suppliant  de  réaliser  cette  annexion  spirituelle,  ils 
nous  ôtent  tout  prétexte  de  retard. 

On  ne  se  rend  pas  du  tout  compte  chez  nous  combien 
<:ette  impulsion  est  forte  chez  eux.  Ce  ne  sont  pas  seulement 
les  fonctionnaires  indigènes  et  en  général  l'aristocratie,  qui 
veulent  faire  apprendre  à  leurs  enfants  d'abord  le  hollandais, 
puis  ensuite,  le  plus  possible  des  sciences  que  la  connais- 
sance de  cette  langue  leur  rend  accessibles.  Le  nombre  de 
ceux  qui  aiment  mieux  confier  leurs  fils  pour  l'enseignement 
et  l'éducation  à  des  Européens,  que  les  élever  dans  les 
sciences  de  l'Islam, augmente  même  parmi  les  savants  ma- 
hométans.  On  apprend  tous  les  jours  à  Java  que  les  pesan- 
frèns  perdent  beaucoup  et  qu'aujourd'hui,  tout  le  monde 
veut  aller  à  Vécole.  La  crainte,  si  générale  autrefois  dans  les 
cercles  dévots,  que  le  contact  de  la  civilisation  néerlandaise 
mette  en  danger  la  croyance  héréditaire,  fait  place  de  plus 
en  plus  à  la  conviction  qu'on  peut  très  bien  rester  fidèle 
aux  idées  et  aux  habitudes  religieuses  d'autrefois,  sans  pour- 
suivre sa  vie  dans  l'ignorance,  dont  on  ne  peut  mieux  se 
débarrasser  qu'en  confiant  ses  enfants  à  l'école  européenne 
■et  même,  si  les  circonstances  le  permettent,  à  l'éducation 
familiale  européenne. 


494  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

Inconvénients  des  écoles  chrétiennes  subventionnées  avec 

enseignement  religieux  obligatoire. 

Cette  confiance  ne  va  pas  sans  restrictions,  quand  l'in- 
digène doit,  faute  de  place  ou  pour  raison  économique, 
envoyer  ses  enfants  à  une  école  chrétienne,  où  tous  les 
élèves  sont  obligés  d'assister  à  renseignement  religieux. 
Beaucoup  d'entre  eux  ne  considèrent  pas  cette  obligation 
comme  un  obstacle  insurmontable,  et  c'est  bien  la  meilleure 
preuve  d'un  besoin  profond  d'instruction.  Il  serait  dange- 
reux d'en  tirer  d'autres  conclusions.  Le  fait  qu'on  se  sou- 
met quelquefois  à  la  condition  de  la  nécessité,  ne  nous 
autorise  pas  à  croire  que  des  écoles  chrétiennes  subvention- 
nées, maintenant  cette  obligation,  pourraient  répondre  au 
pressant  besoin  d'instruction  européenne  des  indigènes  de 
Java.  La  grande  tolérance,  l'indifférence  religieuse  rela- 
tive de  la  majorité  de  l'aristocratie  javanaise  répondent,  il 
est  vrai,  à  l'habitude  séculaire  des  classes  populaires  de 
rapports  avec  les  étrangers  de  toute  race  et  de  toute  religion. 
Gela  rend  la  tâche  des  missionnaires  plus  aisée  que  dans 
les  autres  pays  musulmans.  Mais  la  plupart  des  théologiens- 
légistes  seraient  poussés  par  l'activité  énergique  de  la  mis- 
sion chrétienne,  à  sortir  de  la  petite  sphère  dans  laquelle 
ils  ont  l'habitude  de  vivre, et  à  réagir.  Ils  regarderaient  la 
tentative  de  convertir  des  Mahométans  au  christianisme, 
comme  un  essai  des  Européens  pour  leur  prendre  encore 
ce  qu'Allah  leur  a  promis  dans  l'autre  vie,  après  leur  avoir 
enlevé  tant  de  biens  terrestres. 

Si  le  Gouvernement  pousse  ceux  qui  veulent  s'instruire 
suivant  le  sens  occidental  du  mot,  vers  les  écoles  subven- 
tionnées, où  renseignement  religieux  chrétien  est  obliga- 
toire, l'opposition  ne  tardera  pas  à  se  manifester.  Il  en 
résultera  soit  un  nouvel  arrêt  du  mouvement  vers  notre 
civilisation,  soit  la  demande  d'écoles  musulmanes  subven- 
tionnées, si  le  Gouvernement  persiste  à  vouloir  pour  les 
indigènes  des  écoles  à  tendance  religieuse. 


LES    PAYS-BAS    ET    LEURS    MAMOMÉTANS  495 

Selon  toute  probabilité,  cela  ne  mènerait  provisoire- 
ment qu'à  diminuer  l'envie  d'une  éducation  intellectuelle, 
parce  que  la  société  indonésienne  n'a  pas  encore  le  moyen 
de  créer  un  assez  grand  nombre  d'écoles  pouvant  récla- 
mer des  subsides  du  Gouvernement.  En  exploitant  cette 
situation  par  l'obligation  pour  les  Mahométans  de  fréquen- 
ter des  institutions  entretenues,  en  grande  partie,  par  les 
impôts  qu'ils  paient  eux-mêmes,  et  dont  le  programme  sco- 
laire comprend  la  propagande  chrétienne,  on  se  mettrait, 
suivant  moi,  en  contradiction  directe,  aussi  bien  avec  le 
principe  de  Fécole  libre,  qu'avec  celui  d'une  politique  pré- 
voyante. 

Encore  une  fois,  le  grand  désir  de  s'élever  jusqu'à  notre 
civilisation,  dont  la  société  indigène  fait  preuve  depuis 
vingt-cinq  ans,  est  tout  à  fait  en  dehors  de  la  religion.  Nous 
devons  nous  réjouir  que  les  indigènes  ne  se  soucient  pas 
trop,  à  ce  point  de  vue,  des  principes  de  l'Islam,  qui  en  réa- 
lité serait  contraire  à  cette  fusion.  Comme  peuple  et 
comme  État,  nous  devons  leur  tendre  la  main,  sur  un  ter- 
rain neutre  dans  l'ordre  de  la  religion.  Nous  devons  laisser  le 
soin  des  questions  religieuses  aux  seules  institutions  et  so- 
ciétés dont  la  vocation  est  de  poursuivre  une  assimilation 
beaucoup  plus  intime  et  plus  élevée. 

Notre  enseignement  et  noire  éducation  doivent  viser,  en 
premier  lieu,  les  classes  les  plus  élevées  de  la  société 
indigène. 

L'éducation  et  l'instruction  dans  le  sens  européen,  avec 
plus  ou  moins  d'adaptation  à  leurs  besoins  spéciaux,  voilà 
ce  que  les  indigènes  musulmans  nous  demandent.  Notre  but 
ne  saurait  être  de  combattre  l'Islâm,  ni  de  tâcher  de  con- 
vertir les  indigènes  au  christianisme,  mais  d'appuver  leurs 
efforts,  pour  se  libérer  des  parties  du  système  islamique 
qui,  sans  être  du  domaine  de  la  théologie  pure,  empêchent 
ces   populations  de   participer  à    notre  culture  moderne. 


496  BEVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

Reste  à  savoir  comment  et  à  qui  appliquer  d'abord  les 
moyens  à  employer.  Nous  devons  nous  placer  au  seul  point 
de  vue  de  la  pratique,  sans  nous  occuper  des  «  cas  suppo- 
sés »,  dont  la  solution  ne  paraît  pas  urgente  pour  le  mo- 
ment. 

Contre  l'opinion  qu'en  donnant  satisfaction  àla  demande 
d'éducation  du  Javanais  et  du  Malais  des  classes  plus  éle- 
vées, nous  ne  faisons  que  remplir  un  devoir,  on  entend 
souvent  objecter  que  ce  serait  atteindre  l'aristocratie  seule, 
sans  que  la  grande  masse  soit  touchée.  On  nous  dit  qu'il  en 
résulterait  une  trop  grande  différence  de  culture  entre  les 
gens  de  naissance  et  le  bas  peuple,  ce  qui  aurait  pour  résul- 
tat la  destruction  de  l'harmonie  entre  les  différentes  classes 
de  la  population. 

Mieux  vaudrait  certes  s'attaquer,  en  même  temps,  à  tous 
les  éléments  du  corps  malade,  si  on  connaissait  les  voies  et 
si  on  disposait  des  moyens  qui  conviennent,  pour  élever  le 
simple  Javanais  à  un  degré  supérieur,  et  rapprocher  en 
même  temps  la  noblesse  javanaise  aussi  près  que  possible 
de  notre  intellectualité.  Mais  cela  est  au-dessus  de  nos 
forces,  ne  serait-ce  que  parce  que  la  psychologie  de 
l'homme  du  peuple  nous  offre  encore  trop  de  problèmes  à 
résoudre. 

Faute  d'un  diagnostic  méritant  toute  confiance,  le 
remède  pourrait  avoir  un  résultat  absolument  mauvais. 
Chaque  tentative  pour  élever  le  niveau  social  de  l'homme 
du  «  desa  »  nous  fait  courir  le  danger  de  le  conduire,  mal- 
gré lui  où  il  ne  devra  pas  aller,  sans  que  nous  ayons  la 
conviction  que  cela  puisse  lui  être  utile. 

Création  récente  des  écoles  de«  desa  ». 

Je  n'attends  pas  grand'chose  des  écoles  nouvellement 
ouvertes  dans  les  «  desa  ».  Elles  feront  probablement  du 
bien,  mais  les  plus  optimistes  eux-mêmes  ne  pourraient 
probablement  pas  considérer  cette  nouveauté  comme   un 


LES    PAYS-BAS    ET    LEIRS    MAHOMETANS  497 

pas  de  géant  vers  la  grande  association  nationale.  Pour 
expérimenter  sur  ce  terrain,  il  faut  attendre  que  nous  puis- 
sions utiliser  les  avis  précieux  d'un  nombre  de  Javanais 
de  haute  culture,  joignant  le  savoir  occidental  à  l'avan- 
tage de  l'expérience  orientale.  Ils  pourront  nous  dire, 
avec  moins  de  chances  d'erreur,  comment  amener  les 
humbles  laboureurs  de  leur  race  à  participer  dans  une  cer- 
taine mesure  à  la  vie  moderne,  suivant  des  limites  natu- 
relles. On  préfère  toujours  entreprendre  le  travail  qui  pré- 
sente le  plus  de  chances  de  succès  ;  or,  avec  les  classes  no- 
bles de  Java,  on  est  sûr  d'un  succès,  pourvu  qu'on  développe 
l'application  des  moyens  dont  l'expérience  a  déjà  démontré 
l'efficacité,  sans  oublier  de  tenir  compte  des  conditions 
locales. 

Éducation  d'indigènes  bien  doués,  dajis  les  Pays-Bas. 

Les  jeunes  indigènes  d'un  mérite  réel  doivent  pouvoir 
compter  sur  nos  encouragements  et  surnotre  appui,  pour  se 
livrer  en  Hollande  aux  études  d'enseignement  supérieur, 
qui  ne  sont  pas  encore  représentées  dans  leur  patrie.  Nous 
ne  ferons  ainsi  que  continuer  la  construction  d'un  édifice 
dont  les  fondements  existent  déjà  ;  car  il  y  a  des  dizaines 
d'étudiants  indigènes,  dans  nos  universités,  sans  qu'aucun 
ait  été  incité  par  le  Gouvernement  à  prendre  cette  voie. 
Il  est  de  la  plus  haute  importance,  pour  ces  jeunes  étu- 
diants, qu'ils  trouvent  chez  nous  des  conseillers,  méritant 
leur  confiance,  des  cercles  d'amis  sympathiques  et  sérieux. 
Un  danger  spécial  les  menace  généralement  en  Hollande, 
dont  il  importe  de  les  garder:  c'est  celui  d'être  gâtés  par 
de  soi-disant  amis  maladroits,  qui  regardent  ces  indigènes 
modernisés  comme  des  phénomènes  curieux,  des  objets  de 
démonstrations  intéressantes.  Ils  les  amènent  à  s'exhiber 
pour  ainsi  dire  devant  un  public  stupéfait  de  leurs  tours  de 
force  intellectuels,  à  faire  des  conférences,  à  écrire  dans  les 
journaux  sur  des  sujets,  que  leur  pensée  ne  saurait  encore 


498  BEVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

approfondir.  On  comprend  aisément  que^,  traités  ainsi,  des 
indigènes  heureusement  doués  perdent  parfois  l'équilibre 
et  échouent  moralement. 

L'instruction  européenne  pour  les   indigènes  qui  restent 

che^  eux. 

Nous  devons  aux  Indes,  ouvrir  aussi  largement  que  pos- 
sible pour  les  indigènes,  les  meilleures  institutions  de  l'en- 
seignement européen.  Là  encore,  rien  de  nouveau  n'esta 
créer.  On  ne  fera  que  confirmer  et  développer  ce  que  les 
indigènes  eux-mêmes  ont  déjà  réussi  à  créer,  car,  jusqu'ici, 
ils  ont  dû,  pour  ainsi  dire,  forcer  les  portes  de  ces  écoles, 
malgré  la  réserve  des  autorités.  Parfois  même,  on  a  eu  l'air 
de  prendre  ces  pionniers  de  la  culture  indigène  pour  des 
agitateurs. 

Qu'on  fonde  de  plus  des  écoles  moyennes  et  d'enseigne- 
ment technique,  spécialement  arrangées  pour  les  besoins 
indigènes,  mais  qu'on  ne  perde  pas  trop  de  temps  à  réflé- 
chir aux  projets.  Des  délibérations  sans  fin  auraient  pour 
résultat,  qu'une  génération  encore  serait  privée  de  l'édu- 
cation si  impatiemment  attendue.  Mieux  vaut,  pour  le 
moment,  une  école  imparfaite  que  pas  d'école  du  tout. 

Qu'on  mette  à  la  disposition  des  indigènes  de  bonnes 
écoles  primaires  européennes,  pour  que  la  foule  de  ceux  qui 
le  désirent  puisse  y  apprendre  à  fond  la  langue  néerlan- 
daise, qui  leur  servira  d'instrument  de  travail  pour  une 
culture  plus  élevée. 

Éducation  en  dehors  de  r école. 

Il  arrive  souvent  que  les  indigènes  ne  retirent  pas  tout  le 
profit  possible  de  leur  enseignement,  parce  qu'après  les 
heures  scolaires,  ils  vivent  dans  un  milieu  plutôt  nuisible  à 
leur  éducation.  Un  intérieur  familial  correspondant  à  ce 
qu'ils  apprennent  à  l'école  serait  donc,  sous  ce  rapport,  d'un 
intérêt  prépondérant.  Au  début,  pendant  la  première  période 


LES    PAYS-BAS    ET    LKURS    MA}10METANS  499 

du  mouvement  vers  Tassociation  nationale,  on  ne  pourra 
leur  procurer  l'équivalent  que  dans  la  vie  de  famille  euro- 
péenne. C'est  une  des  grandes  difficultés  qui  attendent  les 
initiateurs  du  mouvement  intellectuel,  mais  elle  n'est  pas 
insurmontable. 

La  mission  chrétienne  pourrait  y  contribuer. 

Ici,  quoiqu'incompétent,  j'inclinerais  presque  à  faire  une 
prière,  et  aussi  à  donner  un  conseil  à  ces  hommes  et 
femmes  qui  sacrifient  leur  existence  aux  durs  labeurs  des 
Missions. 

La  Mission  procède  souvent,  avec  raison,  par  des  voies 
indirectes.  L'enseignement,  la  médecine,  l'agriculture,  ser- 
vent aux  missionnaires  de  moyens  pour  mettre  les  indi- 
gènes en  contact  avec  le  christianisme.  L'enseignement,  à  la 
vérité,  n'a  pas  beaucoup  rendu  comme  moven  de  mission 
dans  les  pays  musulmans  :  je  veux  dire  qu'il  ne  produit 
pas  de  conversions.  Comme  on  l'a  vu,  les  Musulmans,  dont 
l'enseignement  laisse  tant  à  désirer,  profitent  volontiers 
du  nôtre,  quand  les  élèves  ne  sont  pas  tenus  de  prendre 
part  à  l'instruction  religieuse.  Les  missions  n'en  continuent 
pas  moins  à  s'engager  dans  cette  direction  en  se  conten- 
tant, provisoirement,  de  l'extension  de  l'esprit  chrétien, 
chez  ceux  qui  ne  veulent  pas  encore  de  la  doctrine  chré- 
tienne. Avec  la  mission  médicale,  il  en  est  de  même. 

Or  on  a  grand  besoin  à  Java, et  il  en  sera  de  même  dans 
les  autres  îles  de  l'Archipel,  d'intérieurs  familiaux,  de  pen- 
sions, où  les  nombreux  jeunes  gens  des  familles  indigènes 
qui  fréquentent  les  différentes  écoles  puissent  recevoir  une 
éducation  sérieuse.  N'est-ce  pas  un  devoir  tout  indiqué  pour 
les  missions  de  faire  face  à  ce  besoin  ?  Qu'elles  procurent  à 
ces  jeunes  gens,  pour  une  rétribution  modique,  une  pension 
convenable  dans  des  familles  chrétiennes,  vivant  simple- 
ment, et  qui  puissent  les  habituer  à  la  vie  dans  une  atmo- 
sphère de  pratique  chrétienne,  sans  tenter  pour  cela  de  les 


5oO  KEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

convertir.  La  mission  pourrait  trouver  dans  cette  direction 
un  champ  de  travail  de  grand  avenir. 

A  ce  conseil  qu'on  ne  m'a  pas  demandé,  j'en  joins  en- 
core un  autre.  S'il  est  désirable  qu'au  commencement  de 
leur  nouvelle  éducation,  les  jeunes  indigènes  soient  reçus 
dans  des  intérieurs  européens  de  bonnes  mœurs,  la  cause 
principale  en  est  que  la  famiile  indigène  ne  peut  pas  encore 
donner  à  ses  fils  l'appui  moral  dont  ils  ont  besoin.  Cela 
changera,  mais  il  faut  commencer  par  élever  le  niveau 
d'éducation  de  la  femme. 

La  femme  indigène  doit  être  plus  instruite  ;  elle  doit 
surtout  être  mieux  formée  moralement.  L'école  peut  faire 
quelque  chose,  mais  la  grande  réforme  doit  venir  de 
l'influence  personnelle  des  femmes  européennes,  de  mœurs 
éprouvées.  On  a  bien  vu  déjà  quelques  jeunes  filles  de  gran- 
des familles  javanaises  fréquenter  les  écoles  européennes 
pendant  un  certain  nombre  d'années;  mais  ce  qu'elles  rap- 
portent chez  elles,  de  formes  sociales  et  de  connaissance  du 
néerlandais,  ne  constitue  généralement  qu'un  vernis  :  il  leur 
sert  juste  assez  pour  leur  éviter  d'être  déplacées,  en  devenant 
les  épouses  d'indigènes  de  culture  occidentale.  Elles  quittent 
trop  tôt  l'école,  hors  de  laquelle  on  ne  donne  pas  assez  de 
soin  à  la  formation  de  leur  caractère,  pour  en  faire  des  com- 
pagnes capables  d'aider  leurs  maris  à  élever  leurs  familles 
au  niveau  de  nos  ménages  européens,  auxquels  nous  voulons 
les  associer.  Sans  femmes  indigènes  de  haute  culture,  l'asso- 
ciation ne  peut  se  faire  ;  avec  leur  aide,  son  succès  est  assuré. 

Quiconque  voudra  collaborer,  dans  cet  ordre  d'idées,  à  la 
formation  morale  de  quelques  centaines  de  fillettes  de  Java, 
pourra  se  flatter  avec  raison  de  voir  un  jour,  comme  fruit 
de  ce  labeur,  la  vie  monogame  devenir  la  vie  normale  du 
monde  indigène,  et  les  parents  javanais  travailler  sérieuse- 
ment à  édifier  la  vie  de  leurs  enfants.  Cette  tâche  n'est-elle 
pas  assez  belle  pour  inciter  au  sacrifice  les  missionnaires 
femmes.  11  y  aura  pour  elles  sacrifice,   même  en   ce    sens 


LES    PAYS-BAS    ET    LELRS    MAIIOMÉTANS  5oI 

qu'elles  devront  borner  leurs  elTorts  au  but  réalisable  de 
Tassociation  sociale  et  nationale,  sans  la  mettre  en  danger, 
par  des  essais  prématurés  de  conversion. 

Celui  qui  escompte  la  christianisation  des  Musulmans 
indigènes  (j'ai  déjà  dit  pourquoi  je  n'en  partage  pas  l'espoir) 
doit,  en  tout  cas,  voir  dans  l'annexion  nationale  et  politique 
des  sujets  néerlandais  un  premier  pas  dans  cette  voie.  Il 
doit  donc  y  travailler  de  toutes  ses  forces.  En  effet  comme 
tout  autre  Hollandais,  de  n'importe  quelle  secte  ou  classe, 
le  missionnaire  se  fera  mieux  comprendre  de  compatriotes 
orientaux,  civilisés  à  notre  manière,  que  des  sujets  indigènes 
de  cet  ancien  régime,  dont,  espérons-le,  la  fin  s'approche. 

On  doit  garantir  aux  indigènes  de  culture  supérieure  une 

grande  part  dans  le  service  de  l'État. 

En  multipliant  les  occasions  pour  les  indigènes  d'arriver 
à  une  formation  supérieure,  le  Gouvernement  devra  réviser 
la  répartition  des  fonctions  officielles,  de  façon  qu'on  en 
réserve  une  grande  partie  aux  indigènes  de  culture  mo- 
derne. On  ne  peut  pas  s'en  tenir  à  l'état  actuel  des  choses  : 
on  voit  encore  les  chefs  des  bureaux  de  l'administration 
centrale  regarder  les  jeunes  indigènes  élevés  à  l'occidentale 
comme  d'effrayants  fantômes,  qu'on  case  après  de  longues 
hésitations  dans  quelque  coin  écarté,  comme  pour  n'avoir 
plus  à  s'inquiéter  de  leur  aspect.  Ils  ne  tombent  pourtant 
pas  du  ciel  comme  des  météores,  et  on  sait  plusieurs 
années  d'avance  qu'ils  viendront  solliciter  la  place  qui  leur 
est  due.  On  n'a  donc  pas  d'excuse  quand  on  se  laisse  sur- 
prendre par  leurs  demandes,  sans  s'y  être  préparé. 

Le  Gouvernement  indonésien  ne  doit  laisser  aucun  loi- 
sir à  ses  départements  de  l'Administration  intérieure  et  de 
l'Instruction  publique,  avant  qu'ils  n'aient  résolu  d'une 
façon  satisfaisante  les  problèmes  que  fait  surgir  cette  évo- 
lution. Trouver  des  obstacles  est  assez  facile;  les  lever  est 
le  devoir  des  chefs  de  nos  colonies. 


502  REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN 

Objections  mesquines  contre  l'association. 

Des  gens  sans  courage  ont  souvent  essayé  d'effrayer  les 
partisans  de  Tassociation  nationale,  en  prophétisant  que 
l'effort  tenté  créera  une  classe  d'indigènes  déséquilibrés, 
portés  aux  extrêmes  et  qui  auront  perdu  le  contact  de  leur 
milieu  social  sans  pouvoir  s'adapter  à  un  autre. 

Ces  vues  se  sont  fait  jour  de  tout  temps,  partout  où  un 
groupe  de  créatures  tâchait  de  sortir  de  sa  sphère  devenue 
trop  étroite.  Jamais  on  n'a  pu  arrêter  l'évolution.  Dans  la 
métropole,  comme  aux  Indes,  les  changements  dans  la  vie 
politique  et  sociale  ne  se  réalisent  pas  aussi  pacifiquement 
qu'ils  s'élaborent  sur  le  papier.  Parmi  ceux  qui  s'élèvent 
comme  civilisation,  il  s'en  trouve  toujours  qui,  se  lançant 
à  l'improviste  dans  les  sauts  périlleux,  provoquent  des  mo- 
ments de  folie  générale.  Nous  devons  nous  attendre  à  ce 
qu'il  en  soit  ainsi  aux  Indes.  Les  prophètes  de  malheur 
montreront  triomphalement  l'accomplissement  de  leurs 
sombres  prophéties.  Mais  le  caractère  exceptionnellement 
pacifique  des  indigènes  nous  donne  pleine  confiance  que 
les  déviations  n'iront  pas  loin  ;  avec  une  direction  intelli- 
gente, l'équilibre  sera  vite  rétabli. 

Arrêter  le  mouvement  est  impossible. 

On  ne  doit  d'ailleurs  pas  se  figurer  que  l'affaire  soit  en- 
core au  point  de  départ,  comme  si  nous  étions  à  un  carre- 
four de  routes,  et  comme  s'il  dépendait  du  bon  plaisir  du 
Gouvernement  de  s'orienter  à  droite  ou  à  gauche.  La  ques- 
tion est  engagée  en  dehors  de  la  volonté  du  Gouvernement 
ou  du  peuple  néerlandais.  On  peut  dire  qu'elle  s'est  posée 
malgré  une  certaine  résistance  officieuse.  Il  ne  s'agit  plus 
de  savoir  si  les  éléments  de  la  population,  aptes  à  une  cul- 
ture plus  élevée,  viendront  nous  rejoindre  sur  le  terrain 
intellectuel.  Il  reste  seulement  à  décider  si  nous  allons  col- 
laborer à  ce  mouvement  qui  s'est  manifesté  avec  force,  et  le 
diriger,  ou   s'il  s'accomplira   malgré   notre    résistance,    et 


LES    PAYS-BAS    ET    LEURS    MAHOMÉTANS  5o3- 

alors  sous  la  conduite  d'autres  inspirations  qui  ne  se  fe- 
ront pas  attendre  longtemps.  Il  me  paraît  que  la  réponse  à 
cette  question  ne  peut  donner  lieu  à  de  longues  contro- 
verses . 

Résumé  de  nos  réflexions. 

Nous  approchons  de  la  fin  d'une  étude,  au  cours  de  la- 
quelle j'ai  essayé  de  vous  montrer  ce  que  sont  les  princi- 
paux problèmes  en  présence  desquels  l'islamisation  de 
35  millions  de  sujets  néerlandais  met  notre  Gouvernement 
et  notre  nation.  J'ai  essayé  aussi  d'indiquer  la  direction 
dans  laquelle  on  pourrait,  je  crois,  trouver  la  solution  de 
ces  problèmes.  Qu'on  me  permette  un  regard  en  arrière, 
pour  résumer  encore  une  fois  ces  considérations. 

Nos  vues,  sur  la  propagation  de  l'Islam  à  travers  le 
monde,  nous  expliquent  plusieurs  phénomènes  qui  sont  les 
conséquences  de  cette  propagation  ou  en  dépendent  :  rigi- 
dité du  svstème  islamique  contre  tout  ce  qui  résiste  à 
son  influence;  caractère  militant  de  Flslâm;  facilité  avec 
laquelle  il  augmente  le  nombre  de  ses  fidèles,  et  en  même 
temps  indifférence  pour  la  culture  spirituelle  ;  amour  des 
Musulmans  pour  leur  religion  ;  inaccessibilité  de  leur 
crovance  aux  influences  spirituelles  du  dehors,  même 
quand  la  connaissance  de  la  doctrine  et  la  pratique  de  la  loi 
laissent  tout  à  désirer. 

En  ce  qui  concerne  le  système  de  l'Islam,  comme  il  se 
manifeste  dans  sa  forme  définitive,  depuis  le  troisième 
siècle  de  l'Hégire  environ,  nous  avons  eu  l'impression 
d'une  raideur  excessive,  d'un  manque  absolu  d'aptitude  à 
Tassimilation. 

Forcé  dans  sa  première  période  d'incorporer  plusieurs 
éléments  étrangers,  il  ne  s'y  est  prêté  qu'avec  une  répu- 
gnance manifeste,  en  contestant  autant  que  possible  tous 
les  emprunts  et  en  les  représentant,  par  une  fiction  pieuse, 
comme  basés  sur  des  décisions  du  Prophète.  Il  s'est  refermé 


504  REVUE   DU    MONDE    MUSULMAN 

sur  lui-même,  voilà  mille  ans  environ,  en  déclarant  infail- 
libles et  éternellement  valables,  les  préceptes  auxquels  il 
prétendait  lier  la  foi,  l'action  et  la  pensée  des  hommes. 
Nous  avons  constaté  ensuite  le  conflit  inévitable  et  logique 
entre  la  vie  réelle  et  la  théorie.  Cela  nous  a  donné  l'occa- 
sion de  diviser  la  loi  qui  règle  tout,  en  deux  parties  :  celle 
qui  en  réalité  gouverne  la  pratique,  et  celle  qui  n'a  pour  la 
vie  réelle  qu'une  valeur  relative. 

En  envisageant  chacune  de  ces  parties  séparément,  nous 
avons  vu  que  la  doctrine  des  Mahométans  n'exerce  qu'une 
influence  assez  superficielle  sur  leurs  actions  et  leurs  pen- 
sées. Pour  ce  qui  est  de  la  loi,  qui  a  toujours  entravé  plu- 
tôt que  réglé  le  développement  de  la  vie  des  Musulmans,  et 
dont  les  données  sont  en  flagrante  contradiction  avec  les 
exigences  du  temps,  nous  ne  trouvons,  ni  dans  son  système, 
ni  dans  l'histoire  des  peuples  islamiques  le  moindre  signe 
d'espoir  de  sa  réforme.  Nous  ne  pouvons  pas  non  plus 
partager  l'illusion  de  ceux  qui  croient  qu'on  trouverait 
dans  la  mystique  les  éléments  nécessaires  à  l'émancipation 
et  à  évolution  de  l'esprit  mahométan. 

Nous  avons  essayé  ensuite  de  délimiter  le  degré  d'influence 
des  difl"érentes  parties  du  svstème  musulman,  sur  la  vie  des 
Mahométans  indo-néerlandais,  afin  de  déterminer  la  posi- 
tion que  les  Pa}'s-Bas,  le  Gouvernement  et  les  fonctionnaires 
doivent  prendre  vis-à-vis  des  manifestations  de  la  vie  indi- 
gène, influencées  par  l'Islam.  Nous  avons  dit  qu'il  faut 
témoigner  d'un  respect  illimité  pour  tout  ce  qui  tient  à  la 
religion,  au  sens  strict  du  mot.  Nous  avons  demandé  le 
même  respect  pour  les  institutions  du  droit  musulman 
relatives  à  la  famille,  puisqu'elles  sont  plus  que  les  autres 
intimement  liées  aux  idées  religieuses.  Nous  n'avons  pas 
manqué  de  noter  qu'à  cet  égard,  on  doit  laisser  largement 
ouvertes  les  voies  qui  peuvent  conduire  à  une  évolution  ou 
à  une  émancipation,  en  se  gardant  bien  de  tout  ce  qui 
pourrait  contribuer  à  pétrifier  ou   fixer  ces   institutions. 


LKS    PAYS-BAS    ET    LKIBS    MAMOMKTANS  5o5 

Nous  avons  recommandé  rindiflérence  pour  toutes  les 
parties  du  système  qui  sont  en  dehors  de  cette  sphère, 
abstraction  faite  de  ce  que  la  doctrine  et  la  loi  contiennent 
d'éléments  d'ordre  politique;  contre  eux,  le  Gouvernement 
doit  être  tout  à  fait  intransigeant. 

Nous  sommes  arrivés,  en  fin  de  compte,  à  la  conviction 
que  la  ligne  de  conduite  que  le  Gouvernement  néerlan- 
dais doit  sui\re  envers  l'islamisme  se  trouve  nettement 
tracée.  Mais,  en  même  temps,  nous  avons  constaté  que  le 
devoir  de  notre  nation  va  beaucoup  plus  loin,  les  Néerlan- 
dais devant  conduire  les  Musulmans  indonésiens  au  rang 
que  leurs  aptitudes  leur  assignent  parmi  les  autres  peuples 
du  monde. 

Nous  avons  reconnu  aussi  que  le  Panislamisme  est  bien 
l'obstacle  le  plus  sérieux  au  progrès  normal  de  la  culture  mo- 
derne, chez  les  Musulmans;  il  constitue  un  obstacle  contre 
lequel  les  réformateurs  musulmans  se  heurtent  à  chaque 
pas,  même  dans  les  anciens  domaines  de  l'Islam,  Nous  avons 
vu  que  ces  obstacles  se  trouvent  déjà  supprimés  en  grande 
partie  par  les  indigènes  eux-mêmes,  en  observant  que 
depuis  quelques  dizaines  d'années,  les  classes  les  plus  élevées 
de  nos  Indonésiens  musulmans  s'eiTorcent  spontanément 
de  s'initier  à  la  culture  occidentale,  dans  sa  forme  néerlan- 
daise. Les  premiers  pas  dans  la  voie  d'une  association  de 
leur  vie  intellectuelle  à  la  nôtre,  ont  été  faits  par  eux,  sans 
notre  aide,  pour  ainsi  dire.  Il  est  donc  temps  de  prendre  en 
main  la  direction  de  leur  mouvement  et  de  les  conduire 
en  avant.  Dans  cette  question  si  importante  pour  notre 
vie  nationale,  le  gouvernement  nous  paraît  sans  réso- 
lution et  sans  énergie.  Au  lieu  de  dominer  les  circonstances, 
il  en  devient  souvent  le  jouet,  toujours  surpris  par  des  faits 
qui  se  produisent  cependant  aux  yeux  de  tout  le  monde.  La 
mission  chrétienne,  très  laborieuse,  suit  un  programme 
dont  l'exécution,  si  elle  était  possible,  amènerait  certaine- 
ment l'émancipation  nécessaire  et  l'évolution  désirée.  .Mais 
XIV.  33 


5o6  PEVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

son  programme  est  ouvertement  en  opposition  contre 
l'essence  même  du  système  islamique. 

C'est  donc  un  programme  qui,  en  tenant  compte  de  l'ex- 
périence acquise,  n'a  que  peu  de  chance  de  succès,  même  en 
laissant  de  côté  le  fait  que,  ni  notre  gouvernement,  ni  notre 
peuple  ne  sauraient  le  prendre  pour  règle  de  conduite. 

Le  peuple  et  le  gouvernement  ne  peuvent  ouvrir  aux 
indigènes  la  bonne  voie  qu'ils  cherchent,  en  souhaitant  une 
association  intellectuelle  avec  nous,  qu'en  tournant  le  svs- 
tème  de  l'Islam  ;  cette  voie  doit  rester  en  dehors  de  la 
religion  ;  elle  ne  doit  tendre  qu'à  une  association  nationale 
et  politique.  La  Mission  même,  quoique  se  proposant  un 
but  plus  élevé,  peut  collaborer  à  cette  œuvre.  Son  appui 
serait  important,  parce  qu'elle  possède  pour  son  travail  des 
ouvriers  dont  le  dévouement  est  d'un  ordre  supérieur  à  celui 
que  les  motifs  politiques  et  nationaux  inspirent  d'ordinaire. 

L'association   de  la   société    indigène  à  notre  civilisation 

Ole  toute  sa  force  au  panislamisme. 

L'idée  panislamique,  qui  n'a  pas  encore  beaucoup  de 
prise  sur  l'aristocratie  indigène  de  Java  et  des  autres  îles, 
perdra  toute  chance  d'avenir  dans  ce  milieu,  quand  ceux 
qui  le  composent  seront  devenus  les  libres  associés  de 
notre  civilisation.  S'il  arrivait  alors  qu'une  partie  des  mil- 
lions d'indigènes  indonésiens,  dont  le  labeur  journalier  dans 
la  petite  agriculture  ne  permet  pas  aux  esprits  de  s'élever 
au-dessus  du  niveau  de  leurs  champs  de  riz,  se  trouvent 
attaqués  par  l'épidémie  du  panislamisme,  leurs  compa- 
triotes, devenus  nos  associés,  nos  égaux,  auraient  eux-mêmes 
le  plus  grand  intérêt  à  conjurer  ce  danger  menaçant.  Pour 
émanciper  les  autres  classes  du  système  de  l'Islam,  sans 
porter  atteinte  à  la  doctrine,  il  ne  faudra  que  du  temps, 
sans  recourir  à  la  force,  si  nous  savons  élargir  libéralement 
nos  frontières  politiques  et  nationales. 


LES    PAYS-BAS    ET    LELBS   MAHOMÉTANS  boj 

Autres  résultats  heureux  de  rassociation. 

Nous  n'avons  encore  envisagé  les  résultats  de  l'associa- 
tion, qui  commence  à  s'accomplir,  qu'au  point  de  vue  res- 
treint de  la  politique  islamique.  Ajoutons  qu'elle  fournira 
encore,  à  d'autres  égards,  la  solution  du  problème  des  rap- 
ports futurs  entre  la  population  de  l'archipel  indonésien  et 
la  mère  patrie.  A  un  point  de  vue  de  politique  générale,  il  y  a 
pour  nous  un  intérêt  vital  à  ne  pas  attendre  que  des  circons- 
tances inattendues  viennent  nous  contraindre  à  donner  ce 
que  nous  pouvons  accorder  aux  Indonésiens  \oIontaire- 
ment,  et  dans  la  forme  qui  nous  paraît  la  meilleure.  Le 
docteur  Van  Hoëvell  a  exprimé  naguère  le  vœu  de  voir  pré- 
venir les  révoltes  de  Java,  en  édifiant  dans  les  coeurs  des 
Javanais  des  forteresses  de  reconnaissance,  plutôt  qu'en 
construisant  des  «  bentings  ».  Cet  idéal  est  trop  noble  et  trop 
beau  pour  être  réalisable.  Un  peuple  n'est  jamais  recon- 
naissant des  bienfaits,  si  grands  soient-ils,  qui  lui  ont  été 
imposés  malgré  lui.  Le  jour  où  l'association  que  l'on  sou- 
haite, de  part  et  d'autre,  aura  donné  au  domaine  commun 
de  l'esprit  javanais  et  de  l'esprit  hollandais  son  maximum 
d'extension,  on  n'aura  plus  à  parler  de  reconnaissance.  Ce 
qui  était  étranger  sera  devenu  national  ;  il  n'y  aura  plus 
que  des  Néerlandais  orientaux  et  occidentaux,  unis  politi- 
quement et  nationalement,  d'une  union  que  la  différence 
de  race  ne  pourra  plus  affaiblir. 

Réfutation  des  objections  contre  l'association  nationale. 

Quel  serait  donc  l'obstacle  insurmontable  à  la  réalisation 
de  l'idée  d'association?  Les  différences  de  couleur  et  l'ori- 
gine? Mais  combien  de  races  venant  d'Europe  et  d'Asie  com- 
posent le  peuple  que  nous  sommes?  Quel  mensonge  vaniteux 
dans  ce  vers  de  notre  chant  national  :  «  Libre  de  toute  tache 
étrangère  ».  Depuis  des  siècles  déjà,  nous  nous  sommes  telle- 
ment mélangés  de  sang  indonésien,  que  toutes  les  nuances 
blanches  ou  brunes  sont  représentées  chez  les  Néerlandais. 


5o8  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

L'obstacle  serait-il  donc  dans  la  trop  grande  distance 
de  notre  civilisation  et  de  notre  philosophie,  à  celles  des  indi- 
gènes? On  n'a  pas  oublié  que  les  classes  les  plus  élevées  de 
la  société  indigène  ne  demandent  qu'à  faire  disparaître 
ces  différences  autant  que  cela  se  pourra?  Leurs  étudiants 
qui  fréquentent  les  Universités  de  Leyde,  de  Delft  et 
d'Amsterdam  sont  beaucoup  plus  nos  égaux  que  des 
groupes  entiers  de  nos  paysans  et  de  nos  marins.  L'unité 
intellectuelle,  qui,  d'un  peuple,  fait  un  seul  ensemble,  se 
manifeste  à  des  degrés  divers  pour  les  différentes  classes. 
La  communauté  de  traditions  groupe  des  éléments  très 
différents  sous  un  même  drapeau;  cela  est  vrai  pour  l'union 
qui  nous  associe  nous  autres  Hollandais  et  le  serait  aussi 
bien  pour  toute  notre  Nation,  Indonésiens  compris,  quoique 
l'idée  de  cette  unité-ci  n'ait  pas  encore  pénétré  toutes  les 
classes  de  notre  peuple. 

L'Islam  et  le  Christianisme  peuvent  très  bien  se  suppor- 
ter réciproquement,  dans  la  pratique  de  la  vie  nationale, 
pour  peu  que  Ton  réussisse  à  écarter  l'idée  du  panisla- 
misme. Nous  avons  vu  combien  les  conditions  nous  sont 
favorables  dans  le  cas  qui  nous  occupe.  Beaucoup  parmi 
nous  pourraient  aller  prendre  des  leçons  de  tolérance  chez 
les  Indigènes, 

J'ai  assisté  comme  étudiant  à  une  conférence  d'Ernest 
Renan  sur  la  question  :  «  Qu'est-ce  qui  fait  une  nation  ?» 
Dans  les  grandes  lignes,  la  réponse  fut  que  :  l'élément  vrai- 
ment constituant  de  la  nation  n'est  ni  la  race,  ni  la  couleur, 
ni  la  langue,  ni  la  religion,  ni  les  frontières  naturelles;  c'est 
le  désir  d'être  ensemble.  Quoique  cette  phrase  n'explique 
pas  tout,  elle  contient  certainement  une  grande  part  de 
vérité.  Nous  aussi,  nous  connaissons  ce  sentiment  national, 
mystérieux,  qui,  malgré  les  différences  d'origine,  d'éduca- 
tion, de  sphère  où  nous  vivons,  malgré  toutes  les  disputes 
dans  les  domaines  religieux  et  politique,  nous  fait  dire  en 
fin   de  compte,  sans  hésitation,   que   nous  voulons  rester 


LES    PAYS-BAS    ET    LEURS    MAHOMLTANS  5o^ 

Néerlandais  quand  mcMiie.  Or  les  représentants  les  plus 
nobles  d'une  grande  race,  qui  vit  depuis  des  siècles  sous 
notre  domination,  nous  demandent  instamment  de  les 
adopter  dans  notre  grande  famille  nationale,  eux  et  les 
leurs.  Tendons-leur  donc  la  main,  et  traduisons  le  désir 
mutuel  d'une  union  nationale,  le  désir  d^ètre  ensemble^ 
par  des  faits  courageux,  qui  montrent  que  notre  petit  peuple 
reste  capable  de  grandes  actions. 

C.  Snouck.  Hurgronje. 


NOTES    ET    DOCUMENTS 


Un  Voyage  à  la  Mecque. 


M.  G.  CoRDiEB,  directeur  des  Écoles  françaises  à  Yun-nan-fou , 
dont  nous  donnerons  prochainement  deux  nolices,  dans  nos  Études 
sino-niahométanes,  a  trouvé,  au  cours  de  ses  fréquentes  visites  aux 
mosquées  chinoises  ou  che^  les  Musulmans  Yunnanais,  quelques  feuil- 
lets de  notes  relatives  à  un  voyage  à  la  Mecque.  Il  nous  envoie  la  tra- 
duction de  ce  récit,  qui,  dans  sa  naïveté,  pourra  présenter  quelque  in- 
térêt pour  nos  lecteurs.  L'auteur  est  le  plus  vieux  des  âhongs  musul- 
7nans  de  la  région.  M.  G.  Cordier,  qui  s'est  efforcé  de  connaître  le  nom- 
bre des  Mahométans  du  Vunnan  qui  ont  accompli  le  voyage,  assa; 
compliqué,  dont  il  s'agit,  écrit  qu'il  n'a  pu  s'en  faire  indiquer  que 
trois  ou  quatre  qui  soient  connus  de  leurs  coreligionnaires  comme 
l'avant  effectué. 

A.  V. 


En  la  cinquième  année  du  règne  de  T"ong-Tche  (1866),  un  Français 
nommé  Cou-Se-To  vint  au  Yunnan  en  exploration.  II  loua  ma  maison. 
Il  venait  souvent  me  voir  ;  j'y  allais  aussi  ;  c'est  ainsi  que  nous  arri- 
vâmes à  nous  lier. 

Il  m'engageait  beaucoup  à  voyager  ;  d'autre  part,  les  gens  de  notre 
religion  ont  le  devoir  de  faire  un  pèlerinage  vers  l'ouest.  Malheureuse- 
ment je  n'en  avais  pas  la  possibilité. 

Pourtant,  en  la  treizième  année  du  règne  de  T"ong-Tche(  i  874),  il  se 
trouva  que  le  général  Ma-In-Fong  allait  à  Pékin  pour  se  présenter  à 
l'Empereur. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  5ll 

Mon  père  profila  de  l'occasion  pour  m'envoyer  à  Mang-K'o  (la  Mec- 
que). Nous  partîmes  le  21  de  la  première  lune.  Après  avoir  voyagé  pen- 
dant une  dizaine  de  jours,  nous  passâmes  à  Wei-Ning-Tcheou  (Hoèi- 
Tcheou),  où  déjà  le  pays  changeait  sensiblement.  La  température  y 
était  très  froide  ;  il  pleuvait  souvent  ;  les  hnutes  montagnes  étaient 
couvertes  de  neige. 

La  population  de  ces  régions  étant  peu  dense,  on  y  t'ait  peu  de  com- 
merce. 

De  Weï-Ning-Tcheou  nous  gagnâmes  le  Setchoan;  puis  on  ordonna 
au  préfet  de  Yong-Ning-Fou  de  faire  préparer  les  bateaux  afin  que  nous 
puissions  suivre  le  fleuve.  Nous  vîmes  successivement  Lou-Tcheou, 
Tchong-K.'ing-Fou,  K.'oei-Tcheou-Fou  et  arrivâmes  à  Itchang-Fou, 
dans  le  Hou-Pé,  après  vingt  jours  de  voyage. 

Les  bateliers  et  les  nombreux  coolies  qui  les  aident  naviguant  sur  ce 
fleuve  ont  l'habitude  de  pousser  de  grandes  clameurs. 

Ce  pays  jouit  d'un  climat  très  doux  ;  le  commerce  y  est  prospère  et 
l'on  y  vit  à  bon  compte. 

Nous  prîmes  à  Itchang,  sur  le  Yang-Tsé-K.iang,  un  bateau  qui  nous 
conduisit  au  bourg  de  Cha-Che  peut-être  Che-Cheou  avoisiné  par  de 
très  hautes  montagnes. 

A  la  fin  du  troisième  mois,  nous  étions  arrivés  à  Ou-Tch'ang. 

La  population  y  est  assez  fortunée  ;  elle  aime  à  dépenser  ;  tout  est 
plus  abondant,  en  cet  endroit,  que  dans  les  trois  provinces  réunies  du 
Yunnan,  du  Setchoan  et  du  K.oei-Tcheou.  Le  commerce  y  est  très  dé- 
veloppé ;  les  Européens  s'y  sont  établis  en  assez  grand  nombre,  et  les 
marchandises  européennes  y  abondent.  En  revanche  il  y  fait  très  chaud 
et  les  coolies-porteurs,  ou  les  coolies  traînant  des  voitures  gagnent  am- 
plement leur  vie. 

Nous  restâmes  là  quatre  mois,  parce  que  le  général  Ma  avait  des  ques- 
tions officielles  à  régler. 

A  la  fin  du  septième  mois  nous  prîmes  le  bateau,  qui,  en  une  demi- 
heure,  nous  amena  à  Hang-K.eou.  Là  les  coutumes  sont  les  mêmes  qu'à 
Ou-Tch'an.  Nous  y  vîmes  pourtant  des  voitures  à  chevaux. 

Plus  tard,  un  bateau  à  vapeur  nous  conduisit  à  Kieou-K.iang  dans  le 
Kiang-Si  ;  puis  à  Ngan-K.'ing-Fou  dans  le  Kiang-Nan  :  à  Tchen-Kiang 
dans  le  Kiang-Sou,  enfin  à  Shanghai.  .Après  trois  jours  de  voyage  nous 
trouvions  une  région  sensiblement  différente  des  précédentes. 

On  y  voyait  à  la  fois  les  coutumes  chinoises  et  étrangères.  Le  com- 
merce et  l'industrie  y  sont  florissants. 

Tous  les  ans,  dans  la  concession  commerciale  de  chaque  nation,  le 
Consul  fait  arranger  les  routes  et  entretenir  les  établissements  publics 
et  la  poste. 


5  12  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

La  population  est  très  dense.  Les  marchandises,  telles  que  la  soie,  le 
coton,  les  montres,  les  horloges,  les  machines,  les  objets  d'agrément, 
les  étoflfes,  y  sont  très  bon  marché.  Le  pays  est  vaste.  On  voyage  en 
pousse-pousse,  en  voitures  à  chevaux,  en  tramways,  ce  qui  permet 
d'aller  plus  vite  !...0n  y  gagne  difficilement  de  l'argent;  l'extérieur  des 
personnes  est  agréable  ;  les  gens  sont  actifs. 

Les  nations  étrangères  ont  installé  là  des  forces  militaires  et  une  po- 
lice considérables. 

A  un  jour  déterminé,  on  fait  des  exercices  militaires  d'ensemble  ; 
tout  cela  est  fort  bien  organisé. 

Le  jardin  public  et  les  maisons  européennes  sont  propres  et  luxueux. 
Quant  à  la  perfection  de  l'industrie,  il  est  inutile  d'attendre  que  j'en 
parle.  Le  riz  n'est  pas  cher. 

La  température  est  tantôt  chaude,  tantôt  froide,  toujours  très  hu- 
mide. Dans  la  nuit,  on  allume  des  lampes  électriques,  et  il  fait  clair 
comme  dans  le  jour. 

Alors  que  j'étais  à  l'hôtel  je  vis  un  homme  du  Sou-Tcheou  qui  avait 
plus  de  9  pieds  de  hauteur.  Ses  habits  étaient  grands  et  larges.  Il  venait 
d'Angleterre  ;  il  était  très  doux,  très  adroit,  c'était  un  Chinois  qui  sor- 
tait de  l'ordinaire. 

A  ce  moment  de  notre  voyage,  le  général  Ma  me  quitta  et  je  restai 
à  Shanghai  plus  d'une  année. 

A  la  fin  du  huitième  mois  de  la  première  annéede  K.ouang-Siu(i875). 
je  m'embarquai  sur  un  bateau  à  vapeur  pour  aller  au  K.ouang-Tong,  où 
j'arrivai  le  3  de  la  neuvième  lune.  Ici  choses  et  gens  sont  les  mêmes 
qu'à  Shanghai  ;  mais  les  habitants  sont  dix  fois  plus  nombreux.  Ils  sont 
sincères.  Leurs  vêtements  sont  longs  et  amples.  Les  marchandises  et  les 
produits  de  l'industrie  indigène  sont  d'aussi  bonnes  qualités  que  pos- 
sible. Le  santal  rouge,  les  objets  d'ivoire,  les  peaux  d'animaux,  les  mé- 
dicaments, les  briques  de  verre  y  abondent.  La  nourriture,  les 
objets  de  consommation  sont  encore  meilleur  marché  qu'à  Shanghai. 

Je  restai  là  plus  de  dix  jours  et,  reprenant  le  bateau  à  vapeur,  j'arri- 
vai à  Hong-K.ong,  où  les  maisons  sont  bâties  à  l'européenne.  Elles 
sont  hautes,  grandes  et  solides.  Les  montagnes  et  les  bois  sont  plus 
beaux  que  ceux  de  Shanghai  ;  mais  j'y  eus  un  peu  froid. 

On  y  voit  aussi  des  pousse-pousse,  des  voitures  à  chevaux  et  des 
lampes  électriques. 

Le  2  I  de  la  neuvième  lune,  je  pris  un  très  grand  bateau  à  vapeur 
pour  aller  à  Singapour.  J'y  arrivai  en  six  jours.  Il  y  fait  bien  chaud  ; 
dans  les  quatre  saisons  il  n'y  a  ni  jours  longs,  ni  jours  courts.  Les  ha- 
bitants ont  la  figure  très  brune  ;  ils  ne  portent  rien  autre  sur  le  corps 
qu'un  long    morceau    d'étofte  qui  les  enveloppe.  C'est    un    pays  avec 


NOIES     KT    DOCUMENTS  5l3 

lequel  nous  avons  fait  autrefois  du  commerce.  On  y  vend  des  marchan- 
dises anglaises  et  françaises  ;  mais  les  Anglais  sont  plus  nombreux  que 
les  Français. 

On  se  sert  également  de  pousse-pousse,  de  voilures  à  chevaux,  de 
lampes  électriques,  comme  à  Sanghai  et  à  Hong-Kong.  Il  y  a  aussi  un 
jardin  avec  toutes  sortes  de  plantes,  et  où  l'on  voit  un  très  petit 
homme  qui  a  seulement  un  pied  huit  ou  neuf  de  hauteur.  C'est 
l'homme  le  plus  petit  du  globe.  Les  animaux  et  les  oiseaux  de  ce  jar- 
din ne  sont  point  rares.  Dans  ce  pays  on  parle  ci'nq  sortes  de  langues. 
Les  Mahométans  forment  plus  de  la  moitié  de  la  population  ;  on  y 
compte  trente-quatre  mosquées. 

On  sait  que  là  les  Mahométans  vont  et   viennent  depuis  longtemps. 
Les  bateaux  à  vapeur  y  sont  plus  grands  qu'à  Shanghai  et  à  Hong 
Kong.  Le  pays  est  très  vaste. 

Le  onzième  jour  du  dixième  mois  je  partis  pour  la  Turquie.  Après 
vingt-deux  jours  de  mer,  j'arrivai  à  Houai-Te,  où  les  coutumes  sont 
encore  sauvages.  Le  riz  y  est  très  cher.  Les  habitants,  peu  nombreux, 
d'ailleurs,  sont  tous  Musulmans.  On  n'y  connaît  aucune  autre  religion. 
11  y  avait  là  en  station  quelques  bateaux  de  guerre  turcs. 

Enfin  je  quittai  ce  pays  et,  montant  à  chameau,  j'arrivai  à  la  Mecque 
après  deux  jours  et  deux  nuits  de  voyage. 

Il  fait  très  chaud  à  Mang-K'o;il  pleut  très  rarement,  le  commerce 
est  peu  développé. 

Au  jour  du  pèlerinage,  les  fidèles  présents  étaient  au  nombre  de 
cinq  ou  six  cent  mille. 

Les  cérémonies  sont  les  mêmes  pour  tous  les  Musulmans  du  monde. 
A  côté  de  T'ieng-Fang  il  y  a   un  bassin  qui  renferme  une  eau  qu'on 
appelle  l'Eau  de  l'Esprit. 

Après  avoir  visité  le  T'ieng-Fang  on  va  à  Mé-li-na  (Médine)  pour 
voir  le  tombeau  de  Mahomet. 

Dans  cette  région  le  paysage  est  si  beau  qu'on  ne  peut  le  dire  ni  l'écrire. 
Quelques  jours  plus  tard,  je  retournai  au  Yunnan  suivant   les  che- 
mins que  j'avais  déjà  parcourus. 

Mes  frais  de  voyage  s'élevèrent,  au  total,  à  400  taels  d'argent.  Mais  je 
dépensais  peu  parce  que  je  voyageais  avec  le  général. 

Je  n'employai  pas  la  route  du  Tonkin  parce  qu'à  cette  époque  les 
communications  étaient  dangereuses. 

Ce  voyage  est  long,  difficile  et  coûteux.  Actuellement  à  Yunninsen 
nous  ne  so7nmes  que  trois  qui  ai'ons  pu  l'accomplir. 

G.    CORDIEH, 

Directeur  lies  Écoles  françaises  à  Yunnanfou. 
xiv.  34 


5  14  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 


SECTION  DU  MAROC 


Documents  relatifs  au  territoire  du  Fahç. 


On  sait  que  le  domaine  de  l'Islam  se  divise  en  territoires  conquis, 
3lad  al  Anoua,  territoires  de  capitulations,  Blad  aç  Çol/ia,  et  territoires 
restés  la  propriété  des  anciens  maîtres  du  sol  qui  se  sont  convertis  à 
rislam  pour  conserver  cette  propriété. 

Les  jurisconsultes  musulmans  ne  sont  jamais  arrivés  à  se  mettre  ab- 
solument d'accord  sur  la  situation  exacte  dts  différentes  parties  du  do- 
maine de  rislam,  relativement  à  ces  trois  catégories. 

De  nombreuses  discussions  ont  eu  lieu  à  propos  de  la  véritable  situa- 
tion du  territoire  de  Maghrib. 

Quelques-uns  ont  prétendu  que  ce  territoire  était  resté  la  propriété 
des  anciens  occupants  en  vertu  de  capitulations  ;  d'après  l'Imam  Malik 
le  Maghrib  est  en  entier  un  territoire  conquis  par  les  Musulmans  et  par 
conséquent  habous  comme  appartenant  à  la  communauté  musulmane. 
Le  Sultan  Almohade  Abdalmoumen  ben  Ali  le  considérait  comme 
terre  de  Kharadj,  puisqu'il  le  faisait  mesurer  pour  la  perception  de  cet 
impôt. 

Entin,  sous  les  Saadiens,  il  fut  admis  que  les  plaines  du  Maghrib 
étaient  terres  conquises  et  que  les  montagnes  étaient  pays  de  capitula- 
tions. Certaines  régions  furent  considérées  comme  étant  restées  la  pro- 
priété de  leurs  habitants,  qui  s'étaient  convertis  à  l'Islam,  sans  luttes, 
et  auxquels  n'avaient  pas  été  imposées  de  capitulations. 

Les  limites  établies  entre  ces  différents  territoires,  dans  leurs  parties 
limitrophes,  ont  forcément  donné  lieu  à  de  nombreuses  contestations, 
et  les  limites  du  Blad  al  Anoua,  devenu  le  Blad  al  Makhzen,  se  modi- 
fiaient tout  naturellement  selon  que  l'autorité  du  Makhzen  était  plus 
ou  moins  effective  et  selon  les  moyens  dont  il  disposait  pour  l'exercer. 

Il  nous  serait  difficile  de  retrouver  quelle  a  été  la  situation  des  terres 
des  environs  de  Tanger  dans  les  premiers  temps  de  la  conquête  musul- 
mane. Cependant  il  semble  que  ce  territoire  devait  être  considéré 
comme  pays  conquis,  puisqu'un  soulèvement  se  produisit  contre  un  des 
premiers  gouverneurs  arabes  qui  prétendait  exercer   le  droit  de  butin, 


NOIES    ET    DOCUMENTS  3l3 

non  seulement  sur  le  sol,  mais  sur  les  personnes  mêmes  des  habitants. 

Ce  ne  fut  qu'après  la  reprise  de  Tanger  sur  les  Anglais  par  Moulay 
Ismaïl,  en  logS  (1G84-76),  que  la  situation  des  environs  de  cette  ville  fut 
nettement  définie. 

Le  Sultan  distribua  aux  troupes  victorieuses  des  Rifains,  constituées 
en  giiich,  les  terres  du  Fahç  de  Tanger,  c'est-à-dire  que,  considérant  ce 
territoire  comme  conquis  sur  les  infidèles  qui  s'étaient  enfuis,  il  en  at- 
tribua, pour  le  bien  des  Musulmans,  la  jouissance  gratuite  au  giiich 
rifain  de  Tanger  qu'il  y  établissait. 

Le  Fahç  s'étend  vers  le  sud,  jusqu'à  l'Oued  Al  KLharroub,  qui  prend 
sa  source,  d'après  Ai  Bekri,  près  de  l'ancienne  qaçba  du  même  nom 
dans  les  Béni  Meçaouar. 

De  l'autre  côté  de  cette  rivière  se  trouve  le  territoire  de  la  Ghartia, 
qui  tire  son  nom  d'une  fraction  des  Doukkala  des  environs  de  Mazagan  : 
ces  populations,  fuyant  devant  la  domination  portugaise,  avaient 
été  établies  à  cet  endroit  comme  idala,  garde  frontière,  par  les  Saadiens, 
afin  d'arrêter  l'expansion,  dans  l'intérieur  du  pays,  des  Portugais  de 
Tanger. 

Dans  la  même  région,  à  l'est  de  la  Gharbia,  du  côté  de  Mzora,  ainsi 
qu'au  nord  du  Khiot  et  du  Sahel,  se  trouvent  également  des  Arabes 
""Amer,  qui  s'étendent  même  au  nord  jusque  sur  le  territoire  du  Fahç. 

11  est  difficile  de  retrouver  l'origine  exacte  de  ces  'Amer,  mais  il  y  a 
tout  lieu  de  croire  qu'ils  sont  une  fraction  des  Riah. 

Établis  dans  le  Habt,  au  sixième  siècle  de  l'hégire,  par  le  sultan  AI- 
mohade  Yaqoub  Al  Mançour,  ces  Riah  furent  en  partie  détruits  par  le 
sultan  Mérinide  Abou  Thabit,  au  huitième  siècle. 

Ceux  qui  échappèrent  au  massacre  se  répandirent  dans  les  tribus.  Il 
est  probable  qu'une  partie  des  'Amer  se  réfugia  dans  le  nord,  c'est  celle 
que  l'on  retrouve  entre  Tanger  et  Argila.  D'autres  'Amer  sont  en  béni 
Hasen,  autour  du  marabout  de  Sidi  Ali  Ar  Riahi. 

On  retrouve  des  Riah,  sous  le  nom  d'OuIad  Ar  Riahi,  dans  le  KhIot, 
près  des  Oulad  Mousa  et  chez  les  Sofyan,  non  loin  de  la  qaria  de  ben 
Aouda,  d'une  part,  et  du  Souq  al  Khemis  de  Sidi  Qasem  iMoula  Har- 
rouch,  d'autre  part. 

Autrefois  guich  des  Almohades,  les  Riah,  aujourd'hui  disséminés, 
ne  constituent  plus  une  tribu  et  sont  soumis  partout  où  ils  se  trouvent 
à  l'impôt  de  la  Naïba. 

Les  'Amer  établis  dans  le  Fahç  de  Tanger  sont  les  seules  popula- 
tions de  cette  région  qui  ne  soient  pas  guich. 

Le  territoire  qui  leur  avait  été  attribué  dans  le  Fahç,  fut  même 
■donné  comme  résidence,  par  le  sultan  Sidi  Mohammed  ben  Abdallah, 
.à  des  gens  du  Sous,  qui  n'y  séjournèrent  pas  longtemps. 


5l6  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

On  y  retrouve  en  effet  les  'Amer  à  partir  du  règne  de  Moulay  Yazid, 
qui  occupa  ce  trône  pendant  deux  ans,  de  1204  a  1206,  après  la  mort 
de  Sidi  Mohammed  son  père,  avant  l'avènement  de  son  frère  Moulay 
Sliman. 

A  la  fin  du  douzième  siècle  de  l'hégire,  pendant  que  les  gens  du 
Sous  occupaient  le  territoire  des  'Amer,  où  ils  avaient  été  établis  par 
le  sultan  régnant,  Mohammed  ben  Abdallah,  une  discussion  s'éleva 
entre  eux  et  les  Boua k har  étâhWs  dans  les  environs  de  Tanger  par.  Mou- 
lay Abdallah  ben  Ismaïl  lorsqu'il  se  rendit  dans  cette  ville  après  avoir 
vaincu  et  tué  le  Bâcha  Ahmed  ben  Ali  Ar  Rifi  au  Minzah,  près  d'AI 
Qçar  al  K.ebir. 

Le  chérif  d'Ouezzan,  Moulay  Ali  ben  Abdassalam,a  bien  voulu  nous 
communiquer  la  copie  du  document  d'Adoul  établi  en  1191  pour  déli- 
miter les  territoires  concédés  aux  gens  du  Sous  et  ceux  concédés  aux 
Bouakhar  (document  n°  i)  ainsi  quelesdeux  originaux  (documents  n°^  2 
et  3)  des  documents  établis,  alors  qu'une  nouvelle  contestation  s'était 
produite,  à  propos  du  même  territoire,  entre  les 'Amer  qui  y  avaient  été 
réintégrés  et  la  tribu  montagnarde  du  Djebel  Habibqui  en  revendiquait 
la  propriété. 

Le  document  n"  i  avait  été  établi  sous  le  règne  du  sultan  Mohammed 
ben  Abdallah.  On  remarque  dans  la  copie  que  la  date,  en  partie  effa- 
cée par  l'usure  du  papier,  a  été  modifiée  dans  un  but  qu'il  est  impos- 
sible de  comprendre. 

Le  texte  dit  en  effet  : 

V aJl_5  AoU; Oj-^»-i3  C^^^'J'  (C? 

fi  aouakhar  aam  ouahadoua  t...oiia  ma'iata  oiia  alf 

«  à  la  fin  de  l'année  un  et...  et  cent  et  mille,  c'est-à-dire  mil  cent...  et 
un,  ou  onze  cent...  et  un  ». 

Le  sultan  Sidi  Mohammed  ben  Abdallah  étant  monté  sur  le  trône 
en  1 171  et  étant  mort  en  1204,  il  ne  peut  s'agir  que  des  années  1 181 
ou  1 191. 

D'autre  part,  tamanaoun  jjJU.*,  quatre-vingts,  s'écrivant  avec  un 
Cj    à    trois    points  et  la  lettre  subsistant  dans  le  texte,  étant  un    vIj    • 

deux  points,  ce  mot  détruit  ne  peut  être  que  tasaoun  '^yuJ,  quatre- 
vingt-dix,  c'est-à-dire  1191.  Pour  suppléer  au  nom  qui  manque,  on  a 
ajouté  un  noun  au  mot   maïata,  cent,  de  façon  à  en  faire  ma'iatainiy 


NOTES    ET    DOCUMENTS  5  I  7 

200,  de  telle  sorte  qu'en  lisant  superficiellement  on  est  tenté  de  voir 
1201,  au  lieu  de   191 1  qui  est  la  date  véritable. 

La  copie  de  ce  document  a  dû  être  faite  au  moment  où  ont  été  éta- 
blis les  actes  n"'  2  et  3,  c'est-à-dire  en   1206. 

Ces  trois  actes  établissent  d'une  façon  évidente  que  le  territoire  des 
environs  de  Tanger,  dans  toute  la  région  du  Fahç,  appartient  au 
Makhzen  et  que  le  Sultan  en  donne  la  jouissance  à  qui  bon  lui  semble. 
Ce  ne  sont  même  pas  des  terres  de  tribus,  puisque  le  sultan  Sidi 
Mohammed  ben  Abdallah  en  avait  fait  partir  les  'Amer  pour  v  établir 
des  gens  du  Sous. 

La  revendication  de  la  tribu  du  Djebel  Habib  indique  la  tendance 
de  toutes  les  tribus  de  montagnes  à  s'étendre  dans  la  plaine  qui  leur  a 
appartenu  avnnt  l'occupation  arabe  et  où  elles  ont  d'ailleurs  encore  des 
labours  et  des  troupeaux,  en  association  avec  les  occupants  actuels. 

C'est  ainsi  que  les  Béni  Arous  ont  d'importants  azibs  à  l'est  de  la 
Gharbia,  et  que  les  Béni  Gorfet,  les  Ahl  Sérif,  les  Maçmouda  ont  des 
pâturages  communs  avec  les  K.hlot  et  les  Sofyan. 

Il  y  a  une  dizaine  d'années,  les  gens  du  Sérif  avaient  également 
revendiqué  la  propriété  de  la  ville  d'Alqçar,  sous  prétexte  que  cette  ville 
était  construite'  sur  le  territoire  de  leur  tribu,  ce  qui  est  d'ailleurs  exact. 
La  question  fut  examinée  et  il  fut  reconnu  que  les  limites  du  Sérif 
avaient  été  depuis  plusieurs  siècles  reculées  à  l'est. 

Au  milieu  d'une  confusion  apparente,  les  limites  de  chaque  terri- 
toire sont  donc  parfaitement  établies  et  les  documents  que  nous 
reproduisons  démontrent  que  les  sultans  n'étaient  pas  indifférents  au 
maintien  de  ces  limites  et  qu'ils  chargeaient  leurs  qaïds  et  les  qadis 
d'empêcher  le  blad  aç  çolha,  où  s'exerce  le  droit  absolu  de  la  propriété 
particulière,  d'envahir  \q  blad  al  anoua  où  la  propriété  est  un  droit 
souverain  et  où  les  particuliers  ne  possèdent  qu'un  droit  de  jouissance 
à  conditions  déterminées. 

Ed.  Michaux  Bellaire. 


^.'' 
^^^-* 

^:. 


'^■l'.niiij  iijyinVi.  ■.-.!!!iî!P 


NOTES    ET    DOCUMENTS  SlQ 


Document   n"  i . 

Louange  à  Dieu.  Copie  d'un  acte  pris  pour  servir  à  toutes  fins  utiles. 

Louange  à  Dieu.  Lorsque  est  arrivé  l'ordre  souverain  élevé  par  Dieu 
au  K.atib  chargé  des  ordres  chérifiens  Sid  Al  F4adj  Mohammed  Al 
Hahi  et  au  cavalier  glorieux  noble  et  fortuné,  serviteur  du  trône  élevé 
par  Dieu,  le  qaïd  Amara  ben  Mousa  Al  Oudii,  de  délimiter  les  terres 
occupées  par  les  Bouakhar  esclaves  de  notre  Seigneur,  que  Dieu  le  rende 
victorieux,  et  par  les  gens  du  Sous,  nous  nous  sommes  rendus  sur  les 
lieux,  et  avec  nous  les  deux  susnommés  et  le  serviteur  de  notre  Sei- 
gneur, que  Dieu  le  rende  victorieux,  Ahmiddan  Al  Oudii,  qui  était 
accompagné  de  deux  adoul  :  il  y  avait  également  avec  nous  un  grand 
nombre  de  Bouakhar  et  de  gens  du  Sous.  Du  côté  d'Achaqqar  (au  sud 
du  Cap  Spartel)  les  limites  établies  furent  ce  qui  est  compris  entre 
rOued  Boukhalf  et  le  chemin  qui  passe  au-dessous  du  village  de  ghoul- 
man  jusqu'au  plateau  de  Charf  (al  Aqab  ?)  (i)  et  jusqu'à  AïnalTarfani  va  : 
puis  la  limite  revient  au  chemin  de  telle  façon  que  ce  chemin  se  trouve 
à  gauche  de  quelqu'un  qui  irait  à  Dâdàt.  La  limite  va  ensuite  directe- 
ment jusqu'à...  ("i). 

Les  commissaires  ont  également  mis  les  intéressés  en  possession  du 
territoire  qui  s'étend  sur  l'autre  rive  (rive  gauche)  de  l'Oued  Amharhar, 
entre  cette  rivière,  les  Béni  Meçaouar,  le  mur  et  le  chemin  qui  descend 
du  village  de  Menzila  à  Çafçafa,  passe  par  les  Abouab  (les  défilés)  direc- 
tement jusqu'à  rOued  Amharhar.  La  limite  de  ce  territoire  suit  ensuite 
cette  rivière  jusqu'à  la  mer. 

La  grande...  (3)  qui  se  trouve  entre  les  Dàdàt  et  l'Oued  Amharhar 
n'est  habitée  uniquement  que  par  les  dddara  (gardiens  des  troupeaux 
des  ddirs,  pâturages  du  Sultan).  Quiconque  a  des  terres  comprises  dans 
les  limites  sus-mentionnées,  soit  des  gens  du  Rif,  soit  des  occupants 
des  terres  de  notre  Seigneur,  que  Dieu  lui  donne  la  victoire,  est  encore 
en  possession  de  ce  qui  lui  a  été  donné.  Seuls  les  esclaves  de  notre 
Seigneur,  que  Dieu  lui  donne  la  victoire,  'les  Bouakhar'  n'ont  rien  à 
prétendre  dans  ces  limites. 

Les  témoignages  de  toutes  les  personnes  présentes,  susnommées, 
ont  été  enregistrées  à  la  fin  de  l'année  1191. 

Signature  des  adoul  : 

Abdalqader  ben  Abdalkerim  Al  Abdarrezzaqi,  que  Dieu  le  protège. 

Aba  Mohammed  ou  Hasein  Ez  Zeydi,  que  Dieu  lui  soit  favorable. 

(1)  Le  document  est  déchiré  à  cet  endroit. 

(2)  Le  document  est  déchiré  à  cet  endroit. 

(3)  Le  document  est  déchiré  à  cet  endroit. 


-^ 


cjf'^  lé^v-riJ^-  iK ,,.•■>'■  x.'.e^^..  "^'^^I--^^ fe-"^ 


NOTES    ET    DOCUMENTS  52  1 

Cette  copie   a  été  collationnée  avec  l'original,  lettre   par  lettre    sans 
qu'on  n'y  ait  rien  trt)uvé  ni  en  plus  ni  en  moins. 
Signatures  illisibles  des  adoul  : 
Avération  par  le  qadi  de  Tanger. 
Abdarrahman  ben  Al  Arhi  ben  Al  Moufarradj. 

Document  ii°  2. 

Les  témoins,  dont  les  noms  sont  indiqués  plus  bas.  déclarent  con- 
naître en  toute  connaissance  l'ensemble  et  les  limites  du  territoire 
occupé  par  la  tribu  des  'Amer,  qui  se  trouve  à  Aseguedla,  dans  le  Fahç 
de  Tanger,  et  c'est  en  vertu  de  cette  connaissance  qu'ils  affirment  que 
la  limite  de  ce  territoire  commence  à  l'Oued  Amharhar  en  venant  de 
Chérif  et  en  se  dirigeant  vers  les  Abouab  ^défilés),  puis  la  limite  suit  la 
grande  route  et  se  prolonge  directement  en  la  suivant  jusqu'au  gué 
«  MechraalHadjar  »  de  l'Oued  Bou  Houlban  (ou  Bou  Djoulban)  (1)  jus- 
qu'au chemin  qui  descend  du  village  de  Çafçafa  ;  la  limite  suit  en- 
suite le  chemin  et  se  dirige  directement  encore  jusqu'à  la  colline  de 
Djelloun,  dite«  Qoudiat  al  Chmait  »  et  le  chemin  qui  descend  du  vil- 
lage d'el  Menzila;  puis  elle  va  directement  en  suivant  la  route,  jusqu'à 
Hadjar  al  Hafid,  jusqu'à  la  forêt  et  jusqu'à  la  mer. 

Ce  territoire  était  déjà  entre  les  mains  des  'Amer  du  temps  du  Sultan, 
notre  Seigneur  Abdallah  (ben  Isma'i'l)  et  du  temps  de  son  fils  et  suc- 
cesseur le  Sultan  généreu.x  notre  Seigneur  Mohammed,  jusqu'à  ce  que 
le  même  sultan,  Dieu  lui  fasse  miséricorde,  les  en  ait  fait  partir,  pour  v 
établir  les  gens  du  Sous  ;  ceux-ci  restèrent  sur  ce  territoire  pendant  un 
certain  temps  ;  le  Sultan  leur  avait  désigné  pour  limites,  les  limites  an- 
ciennes, conformément  au  document  qui  les  fixaient  (document  n°  ù. 
Les  'Amers  revinrent  ensuite  sur  ce  territoire  ;  ils  en  jouissent  ercore, 
il  est  resté  entre  leurs  mains  depuis  cette  époque  et  personne  n'a  en- 
tendu dire  qu'il  leur  ait  été  contesté  pendant  ce  laps  de  temps,  par  qui 
que  ce  soit,  ni  que  personne  l'ait  occupé  avec  eux,  sauf  les  gens  du  Rif 
qui  ont  des  terres  enclavées  dans  ce  territoire  qui  a  conservé  ses  limites 
et  les  choses  sont  restées  en  l'état  jusqu'à  ce  jour.  Tout  ce  qui  précède 
est  à  la  connaissance  certaine  des  témoins,  qui  savent  qu'il  en  est 
ainsi,  sans  aucun  doute  ;  en  vertu  de  quoi  ils  ont  donné  leur  témoi- 
gnage qui    leur   avait  été   demandé  :  le  4  Rebi   at  Tani,   an    1206.  Le 

(i)  Le  texte  dit  houlban  jlJ^>-  «  le  fenugrec  ».  on    peut   penser  que  le 
point  a  été  oublié  et  qu'il  faut  lire  j»--^  djoulban,  «  les  petits  pois  ». 
XIV.  35 


■  ^^'fe^o^i-"iLjïi' 


=-ï^t>v 


•'— ^-*'-*---1 


NOTES    ET  DOCUMENTS  523 

Chérif  Sidi  Moulay  Abou  Paris  ;  le  qaïd  Al  Masan  ben  Ahmed  Al  Met- 
tiouï.  Le  qaïd  Omar  bcn  Ikhicf  AI  Yazidi  ;  le  qaïd  'Amar  Achcrqi  ;  le 
qaïd  Mohammed  ben  'Amar  Al  Garti-'Agad  ben  Ali  Al  Garti  ;  le  mo- 
qaddem  Ibrahim  \z  Zirari  :  Abdalqader  ben  Ali  ben  Midoun  Al  Garii; 
Mohammed  ben  Ali  ben  Miloud  Al  Garti;  Mohammed  ben  Mohammed 
An  Neggadi  ;  Omar  ben  Ahmed  At  Touzini.  Mohammed  ben  Hosein 
As  Sofiani,  ont  donné  leur  témoignage  à  ceux  qui  sont  venus  pour  le 
recueillir  et  qui  en  ont  pris  acte. 

Louange  à  Dieu.  Le  faqih,  le  savant,  etc.,  qadi  de  Tanger,  Abdarrah- 
man  ben  Al  Arbi  Al  Moufarradj,  donne  son  témoignage  de  l'authenti- 
cité du  document  ci-dessus,  témoignage  absolu,  qu'il  considère  ce  do- 
cument suffisant  pour  le  but  dans  lequel  il  est  établi,  et  ce  à  la  date  ci- 
dessus. 

Suivent  les  signatures  des  deux  adoul. 

Suivent  également  trois  avérations  de  qadis,  dont  Tune  au  verso  du 
document,  apposées  à  des  époques  différentes. 


Document  w  3. 

Louange  à  Dieu.  Lorsque  l'ordre  souverain  émanant  de  notre  Sei- 
gneur, que  Dieu  l'assiste  (le  sultan  Moulay  Yazid  ben  Mohammed)  est 
parvenu  à  son  serviteur  dans  la  ville  de  Tanger,  le  qaïd  At  Taher  Fen- 
nich,  lui  ordonnant  d'examiner  le  différend  soulevé  entre  la  tribu  du 
Djebel  Habib  et  celle  des  'Amer,  au  sujet  d'une  terre  à  laquelle  elles 
prétendent  toutes  deux,  et  qui  est  située  dans  le  Fahç  de  Tanger,  ce 
haut  fonctionnaire,  en  exécution  de  cet  ordre,  a  convoqué  le  qadi  de 
cette  localité,  le  faqih,  le  très  savant,  le  professeur,  le  docte,  l'éminent, 
le  béni,  le  très  équitable  qadi  de  Tanger,  Abdarrahman  ben  Al  Arbi  Al 
Moufarradj,  que  Dieu,  qu'il  soit  exalté,  le  glorifie  et  qu'il  protège  cette 
ville.  Ont  comparu  également  Abdelqader  ben  Khaddjou,  représentant 
la  tribu  du  Djebel  Habib,  et  Idris  ben  et-Taher  el  'Amri,  représentant 
la  tribu  des  'Amer,  Le  quadi  sus  nommé,  que  Dieu  le  glorifie,  a  de- 
mandé aux  parties,  entre  les  mains  de  qui  se  trouvait  la  terre  en  litige 
et  qui  en  était  possesseur.  Abdalqader  ben  Khadjjou  a  reconnu  que  la 
possession  de  cette  terre  était  aux  mains  des  'Amer  depuis  l'époque  où 
Mohammed  ben  Abdalmalik  était  gouverneur,  et  qu'elle  y  était  encore 
actuellement;  il  a  pris,  de  plus  l'engagement,  dans  le  cas  où  la  terre  en 
litige  serait  comprise  dans  les  limites  établies  entre  les  tribus,  du  côté 
de  Fahç  de  Tanger  (c'est-à-dire  si  elle  était  comprise  dans  les  limites 
du  Fahç,  de  renoncer  à  la  revendiquer  et  de  l'abandonner  à  la  tribu 
des  'Amer.  Le  représentant  de  cette  tribu  a  produit  alors  un  document 


524  REVUE  DU  MONDE  MUSULMAN 

(document  n»  i)  établissant  que  la  terre  en  litige  rentrait  dans  les  dites 
limites.  Pour  ces  raisons  et  pour  d'autres  encore,  le  qadi  décida  de 
rendre  un  jugement  maintenant  la  dite  terre  aux  mains  de  ses  posses- 
'Scurs  et  de  l'établir  par  un  acte  définitif  et  exécutoire.  En  présence  des 
sus  nommés,  il  a  donné  acte  des  témoignages  aux  requérants.  Le  qadi 
a  établi  par  un  acte  sa  décision  qu'il  a  signifiée  aux  parties  mentionnées, 
conformément  à  ce  qui  se  trouve  dans  le  document  produit,  ainsi  qu'à 
leurs  représentants,  sains  de  corps  et  d'esprit  et  dont  il  avait  reconnu 
ridentité.  Les  témoignages  ont  été  recueillis  deux  jours  avant  la  rédac- 
tion  du  présent  acte,  qui  a  été   rédigé   le  6  de  Rebi  atTani,  an  1206 

0790- 

Signature  des  Adoul  : 

Al  Arbi  BEN  Abderrezzaq,  que  Dieu  l'assiste. 

I>'esclave  de  son  Dieu,  qu'il  soit  exalté.  Al  Mehdi  Azid. 

Signature  du  qadi  :  Louange  à  Dieu,  a  vérifié  l'authenticité  du  pré- 
sent acte,  Abdarrahman  ben  Al  Arti  Al  Moufarradj  que  Dieu,  qu'il 
soit  exalté,  le  fasse  bénéficier  de  sa  grâce.  Amen. 

On  trouve  ensuite,  écrit  à  une  date  postérieure  au-dessous  de  la 
signature  du  qadi  : 

Louange  à  Dieu  unique,  avération  de  l'exactitude  de  ce  document 
^ar  le  substitut  du  qadi  de  Tanger  Ahmed  ben  Idris. 

En  marge  :  Avération  de  la  signature  du  substitut  du  qadi  placée  au 
ttas  du  document  par  le  qadi  de  Tanger  Mohammed  atTaïdi  Al  Alami. 

Pour  traduction  :  M.  B. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  5^5 


Le  Mouloud  au  Maroc 


Dès  les  premiers  lempsde  l'islamisme,  l'anniversaire  de  la  naissance 
■de  Mahomet  a  été  regardé  par  les  fidèles  comme  un  jour  de  fête.  La 
personne  du  Prophète  a  toujours  eu,  à  leurs  yeux,  un  caractère  surhu- 
main. La  religion  nouvelle,  malgré  les  efforts  de  son  fondateur,  lequel 
a  toujours  affirmé  qu'il  était  un  homme  comme  les  autres,  dépourvu  de 
tout  caractère  tendant  à  en  faire  une  émanation  divine,  n'a  pas  échappé 
aux  tendances  anthropolatriques  dont  il  voulait  détourner  ses  adeptes. 
La  conception  monothéiste  est  effrayante  par  elle-même;  elle  provoque 
le  besoin  naturel  et  en  quelque  sorte  inné  d'une  intercession  qui 
épargne  à  la  faiblesse  humaine  la  terreur  du  téte-à-tète  avec  Dieu. 

Les  Musulmans  ont  toujours  rendu  à  leur  Prophète  un  véritable 
culte,  qui,  dans  sa  forme  la  plus  exagérée,  a  pu  offrir  sinon  le  carac- 
tère réel,  tout  au  moins  les  apparences  d'une  véritable  adoration  (i). 

Ceci  étant  posé,  nous  allons  étudier  l'origine  de  la  fête  du  Mouloud 
et  de  la  forme  qu'elle  a  prise  actuellement  dans  le  Nord  Marocain. 


La  fête  qui  nous  occupe  est  d'origine  djézoulite.  Les  circonstances 
dans  lesquelles  elle  revêtit  pour  la  première  fois  son  caractère  actuel 
sont  rapportées  ainsi  qu'il  suit  par  Mohammed  Al-Kittani  dans  VIs'af 
Ar-Raghib  Ach-Chaif. 

«  Les  Oulama  (que  Dieu  soit  satisfait  d'eux  !)  ont  dit:  La  nuit  de  la 
naissance  du  Prophète  (que  Dieu  lui  accorde  sa  bénédiction  et  le  salut  !) 
est  plus  glorieuse  que  la  nuit  de  la  prédestination,  et  notre  Maître  (qu'il 
soit  glorifié  et  exalté  !)  a  dit  dans  son  livre  :  «  Celte  nuit  l'emporte  sur 
mille  mois  (2).  »  S'il  en  est  ainsi,  les  deux  nuits  en  question  ont  tous 
les  caractères  requis  pour  justifier  qu'il  soit  fait  de  chacune  d'elles  une 
fête  et  un  7nousem.  On  doit  les  vénérer,  les  glorifier,  agir  vis-à-vis  d'elles 
conformément  à  leur  prééminence  en  s'abstenant  de  ce  que  la  loi  inter- 
dit, loin  d'user  d'une  répression  quelconque  contre  ceux  qui  se  confor- 

(i)  Certains  musulmans  ont  porté  et  portent  encore  Te  nom  blâmé  par  les 
rigoristes  à'Abd  An-Nebi,  c'est-à-dire  non  pas  esclave,  mais  bien  plutôt 
adorateur  du  Prophète. 

(2)  Kital  Al-Istiqça,  t.  II,  p.  48. 


520  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

ment  à  cette  obligation.  Tels  sont  les  décrets  de  nombreux  imams 
appartenant  aux  différents  rites,  de  ceux  dont  les  sentences  font  loi, 
soit  qu'ils  les  énoncent,  soit  qu'ils  les  manifestent  par  les  exemples  qu'ils 
donnent,  soit  de  toute  autre  manière. 

«  Certain  cheikh  de  l'Islam,  voyant  en  songe  l'Envoyé  de  Dieu  (que 
Dieu  lui  accorde  ses  bénédictions  et  le  salut  !)  l'interrogea  au  sujet  des 
usages  en  cours  à  Toccasion  de  son  anniversaire  glorieux  et  par  lesquels 
les  croyants  manifestent  la  joie  et  le  contentement  que  leur  cause  sa 
naissance  et  le  sentiment  de  son  rang  élevé.  Le  Prophète  (que  sur  lui 
soit  le  salut  I)  lui  répondit  en  ces  termes  :  «  Quiconque  éprouve  du  con- 
«  lentement  pour  nous-mème  est  l'objet  de  notre  propre  satisfaction.  » 

«  Le  cheikh  Az-Zarroun  a  rapporté,  d'après  Sidi  Ibn  Abbad,  dans  ses 
Resaïl,  une  opinion  tendant  à  réprouver  la  pratique  du  jeûne  le  jour  de 
la  naissance  du  Prophète  et  à  donner  raison  à  celle  qui  consiste  à 
témoigner  de  la  joie  que  l'on  éprouve  à  l'égard  de  la  personne  magni- 
fique de  l'Élu,  notamment  en  allumant  des  bougies  et  en  se  revêtant  des 
effets  les  plus  précieux.  «  Les  œuvres  valent  par  les  intentions  et  chaque 
homme  a  en  partage  ce  qui  résulte  de  ses  intentions  propres  (i).  » 

«  Dans  le  Tohfat  Al-Akaba,  il  est  rapporté,  d'après  le  cheikh  de 
l'Islam  Abou  Mohammed  Sidi  Abd  AI-Qader  Al-Fasi  (que  Dieu  soit 
satisfait  de  lui  !)  que  le  Qotb  unique  Abou  Mohammed  Sidi  Abdallah 
Al-Ghezouani  poussait  des  cris  de  joie  i^egharit)  quand  le  croissant  de 
Rebi  I^""  faisait  son  apparition.  Ces  cris  étaient  provoqués  chez  lui  par  la 
joie  qu'il  éprouvait  pour  la  personne  du  Fiancé  des  êtres,  de  celui 
en  qui  ils  mettent  leur  soutien  dans  les  deux  demeures  '2). 

«  Quelqu'un  a  dit  encore  : 

«  11  faut  que  le  peuple  du  Prophète,  élevé  par  Dieu,  grâce  à  l'entre- 
mise de  celui-ci,  au-dessus  de  tous  les  peuples,  fasse  de  la  nuit  anni- 
versaire de  sa  naissance  une  de  ses  principales  fêtes.  Il  doit  s'aban- 
donner tout  entier  à  la  joie  afin  de  lui  en  faire  hommage.  Le  croyant 
doit  en  ce  jour  pratiquer  les  bonnes  œuvres  et  faire  largesse  aux  étran- 
gers et  aux  pauvres,  par  égard  à  la  recommandation  du  Prophète  d'as- 
sister les  orphelins,  les  veuves  et  les  déshérités.  Le  croyant  est  tenu, 
durant  cette  fête,  de  réciter  aux  uns  et  aux  autres  l'histoire  de  la  nais- 
sance du  Prophète,  d'exposer  aux  yeux  de  tous  les  grâces  à  lui  oc- 
troyées par  Dieu  qui  lui  a  donné  l'être.  Il  doit  également  faire  la  narra- 
tion de  ses  hauts  faits,  afin  que  la  notion  de  la  place  qu'il  occupe 
auprès  de  Dieu  se  grave  dans  l'esprit  de  ses  auditeurs;  il  leur  prou- 
vera en  outre  que  Dieu  n'a  créé  aucun  homme  qui  lui  fût  semblable.  » 


(i)  C'est  par  ces  mots  que  débute  le  Çahili  de  Boukliari. 
(2)  Ce  monde  et  l'au-delà. 


NOTES    bT    DOCUMENTS  527 

L'auteur  des  Maoualid  Al-Ladouniya  s'exprime  de  la  sorte: 
«  Les  Musulmans  ont  toujours  fêté  le  mois  dans  lequel  est  né  le 
Prophète  (que  sur  lui  soit  le  salut  !).  Ils  ont  accoutumé  de  donner  des 
festins  à  cette  occasion.  Au  cours  de  ce  mois,  ils  font  de  nombreuses 
aumônes  et  manifestent  une  joie  sincère  et  une  piété  accrue.  Ils  s'ap- 
pliquent à  lire  (le  récit)  de  sa  naissance  glorieuse  et  à  se  pénétrer  du 
sentiment  des  grâces  universelles  qui  lui  ont  été  imparties.  » 


Al-Hafidh  Abou  Chama,  le  maître  de  l'Imam  du  Naouaoui,  a  dit  : 

«  Au  nombre  des  innovations  les  plus  louables  de  cette  époque  (i)  il 
y  a  l'usage  de  faire  tous  les  ans,  au  jour  anniversaire  de  la  naissance 
du  Prophète  (que  sur  lui  soit  le  salut  !),  des  aumônes,  des  actes  méri- 
tant l'éloge,  des  bonnes  œuvres,  afin  de  témoigner  que  l'on  éprouve  de 
la  joie.  Les  Musulmans  revêlent  à  cette  occasion  des  vêtements  précieux; 
ils  témoignent  d'une  joie  parfaite  et  font  des  largesses  aux  pauvres. 
Tout  cela  donne  la  marque  de  l'amitié  dont  est  l'objet  le  Seigneur  des 
Seigneurs  !  Ceux  qui  agissent  de  la  manière  exposée  le  glorifient  dans 
leurs  cœurs;  ils  remercient  Dieu  (qu'il  soit  exalté!)  pour  le  don  qu'il 
leur  a  fait  en  donnant  l'être  au  Prophète  véridique,  envoyé  par  Dieu 
par  l'effet  de  sa  miséricorde  pour  les  mondes  !  » 

As-Sakhaoùi  a  dit: 

«  Nul  ne  fêtait  le  Mouloud  dans  les  trois  siècles  écoulés  (depuis 
l'Hégire).  On  ne  fit  une  fête  de  ce  jour  qu'à  l'époque  des  Khalaf  (2).  » 

On  a  dit:  «  Le  premier  roi  à  l'instigation  duquel  cette  fête  fût  insti- 
tuée fut  Al-Malik  Al-Moudhaffar  Abou  Saïd, prince  d'Arbèle.  Ibn  K.otheyr 
a  dit  (à  son  sujet)  dans  son  histoire  : 

«  Au  cours  du  mois  éminent  de  Rebi  I"^'',  il  célébrait  avec  pompe 
la  fête  de  la  naissance  du  Prophète.  C'était  un  roi  valeureux,  brave, 
avisé,  savant  et  équitable.  Il  détint  le  pouvoir  jusqu'à  sa  mort,  survenue 
en  l'année  63o  (3)  alors  qu'il  assiégeait  les  chrétiens  dans  Saint-Jean- 
d'Acre.  Sa  vie  fut  digne  d'éloges.  A  son  intention,  Ibn  Daliya  composa 
sur  la  naissance  du  Prophète  un  livre  auquel  il  donna  le  nom  de  Ta- 
nouin  bi-Maoulidi  l-Bdchir  an-Nadhir.  En  retour  de  celui-ci,  il  reçut 
du  prince  une  gratification  de  mille  dinars  (4).  » 


(i)  Abou-Chama  vivait  dans  la  première  moitié  du  huitième  siècle  de  l'Hé- 
gire; il  mourut  en  661. 

(2)  Les  Khalaf  firent  leur  apparition  dans  l'Ifriqiya  en  l'année  235  de  l'Hé- 
gire (849-850  J.-C).  Cf.  Ibn  El-Athir,  t.  VII,  p.  16. 

(3)  1232-1233  J.-C. 

(4)  Is'af  Ar-Raghib  Al-Mouchtaqi  de  Mohammed  Al-K.ittani.  Lith.  à  Fès. 


528  PEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

Au  Maroc,  ce  fut  le  Sultan  Abou  Yaqoub  qui  institua  la  fête  du 
Mouloud,  si  l'on  en  croit  l'auteur  de  VAnis  Al-Moutrib  Al-Qartas, 
dont  nous  rapportons  ici  la  version: 

«  En  cette  année  (6gi  Hég.)(i),  l'Émir  des  Musulmans  Abou  Yaqoub 
ordonna  de  fêter  et  de  glorifier  dans  tout  son  royaume  la  naissance  du 
Prophète;  la  chose  eut  lieu  au  mois  béni  de  Rebi  I".  Des  ordres 
furent  donnés  par  lui  à  cet  effet  à  la  fin  du  mois  de  Çafar.  La  mission 
d'en  régler  le  cérémonial  à  Fès,  la  capitale  du  royaume,  fut  confiée  au 
faqih,  au  prédicateur  Abou  Yahia  ben  Abi'  ç-Çabr  (2).  » 

Le  Kitab  al-Istiqça  reproduit  le  même  récit  dans  des  termes  presque 
identiques,  mais  il  donne  la  date  de  670,  au  lieu  de  celle  de  691  (3).  On 
est  fondé  à  croire  que  cette  différence  n'est  due  qu'à  une  erreur  maté- 
rielle  de  transcription  du  compilateur  de  l'ouvrage  (4). 

Malgré  le  récit  d'Ibn  Abi  Zar,  il  semble  établi,  d'après  certains  témoi- 
gnages, que  les  fêtes  du  Mouloud  ont  été  célébrées  à  Ceuta  quelque 
temps  avant  la  date  qu'il  indique,  par  Abou'  1-Qasem  Al-Azafî. 


Les  pratiques  rituelles  consacrées  au  Mouloud  consistent  essentielle- 
ment dans  la  lecture,  que  l'on  fait  dans  les  mosquées  et  les  sanctuaires, 
d'une  oraison  spéciale  appelée  Mouloudyya.  Commencée  le  premier 
jour  du  mois  de  Rebi  I*^"",  elle  est  poursuivie  tous  les  soirs  jusqu'à 
échéance  du  onzième  jour,  inclusivement. 

Une  Mouloudyya  se  compose  des  éléments  suivants  :  la  Borda  de 
Bouciri,  panégyrique  du  Prophète  composé  à  l'imitation  du  célèbre 
poème  de  Kab  Ibn  Zobeir  ,qui  débute  par  ces  mots  :  Banat  Soudi,  etc., 
puis  la  Ha7n^yya  du  même  auteur.  Les  tolba  qui  font  cette  lecture  réci- 
tent simultanément  une  partie  du  texte,  dont  la  totalité  se  trouve  ainsi 
répartie  entre  tous,  comme  pour  la  lecture  du  Qoran.  Dans  certaines 
zaouias,ce  sont  des  femmes  qui  font  cette  lecture  pour  les  femmes. 

Enfin,  on  lit  de  même  diverses  oraisons  destinées  à  célébrer  le  Pro- 
phète et  à  raconter  sa  vie,  principalement  dans  les  premiers  temps  qui 
ont  suivi  sa  naissance.  Ces  oraisons  sont  appelées  T'aç/iyaf, c'est-à-dire 
prières  sur  le  Prophète,  ou  plus  exactement  prières  destinées  à  appeler 
es  bénédictions  de  Dieu  sur  le  Prophète. Nous  ne  saurions  mieux  faire, 

(0  1291-1292  J.-C. 

(2)  Kitab  Al-Anis  Al-Moulreb  Al-Qartas  d'Ibn  Abi  Zar  Lith.  à  Fès,  i3o5, 
p.  281. 

(3)  1271-1272. 

(4)  Kitab  Al-htiqça,  t.  II,  p.  48. 


NOThS    ET    bOCl  MEMS  5 29 

pour  en  donner  une  idée  que  de  reproduire  le  début  de  l'une  d'elles, qui 
constitue  l'opuscule  désigné  sous  le  nom  d'Iïdf  Ar-Raghib  Ach-Cha'iq 
et  dont  l'auteur  est  Dja'far  ben  Idris  El-K.ittani  : 

«  O  mon  Dieu!  embaume  nos  assemblées  par  la  plus  suave  des  béné- 
dictions et  le  meilleur  des  saluts  pour  la  plus  parfaite  des  naissances 
(celle  du  plus  glorieux  de  ceux  que  tu  aimes,  du  plus  éminent  de  ceux 
auxquels  tu  as  adressé  la  parole  !  O  mon  Dieu  accorde-lui  tes  bénédic- 
tions et  donne-lui  le  salut  ainsi  qu'à  sa  famille  !  Mets-nous,  ô  mon 
Dieu,  au  nombre  des  meilleurs  parmi  ceux  qui  s'attachent  spécialement 
à  le  suivre  et  s'accrochent  aux  pans  de  sa  robe,  Nouste  louons,  ô  Dieu, 
toi  qui  as  produit  la  lumière  brillante  et  très  louable,  qui  as  suscité  la 
majesté  embaumée  de  Mohammed,  désigné  par  Toi  pour  être  la  pleine 
lune  des  êtres,  la  perle  des  chefs  ;  qui  as  établi  le  Prophète,  en  face  de 
la  nature  et  en  a  fait  de  la  sorte  le  père  des  âmes,  l'objet  de  leurs  joies, 
le  premier  de  tous  par  la  générosité  et  la  magnificence,  le  libérateur  des 
lumières  captives,  de  toutes  les  vertus  et  de  tous  les  secrets  ;  de  toutes 
les  choses  bonnes  que  la  créature  n'avait  jamais  eues  en  partage  !  Reçois 
le  témoignage  de  notre  reconnaissance  à  ta  Haute  Majesté  !...  » 

«  L'auteur  de  la  Sirat  Al-Halabiya  a  rapporté  d'après  le  Kitab  Al- 
Tachrifat  fi  1-Manaqib  oiia  'l-Soudjiyat  ce  récit  d'Abou-Horeira  (que 
Dieu  soit  satisfait  de  lui  !). 

«  Le  Prophète  (que  Dieu  lui  accorde  ses  bénédictions  et  le  salut  !)  in- 
terrogea Gabriel  (que  sur  lui  soit  le  salut!)  dans  les  termes  suivants  : 
«  O  Gabriel  !  quel  est  ton  âge  ?  »  Gabriel  lui  répondit  :  «  Je  l'ignore, 
Envoyé  de  Dieu  ;  Je  sais  seulement  qu'il  y  a  dans  le  quatrième  ciel  une 
étoile  qui  se  lève  une  fois  tous  les  soixante-dix  mille  ans  ;  j'ai  vu  cette 
étoile  soixante-dix  mille  fois  !  »  Le  Prophète  (sur  lui  soit  le  salut! 
répondit:  «  Par  la  gloire  de  mon  Seigneur!  c'est  moi-même  qui  suis 
cette  étoile  !  » 

(Suit  la  généalogie  du  Prophète.) 

...  «  Des  choses  prodigieuses  marquèrent  le  temps  de  la  grossesse  de 
sa  mère  ;  au  moment  où  elle  le  mit  au  monde,  des  miracles  advinrent. 
La  nuit  où  cet  événement  eut  lieu,  il  fut  proclamé  dans  le  ciel  et  ses 
espaces,  dans  la  Terre  et  ses  régions.  Ainsi,  la  lumière  jusque-là  cachée 
se  fixa  une  nuit  dans  les  chastes  entrailles  de  Yamina  »... 

...  «  Sa  naissance  (sur  lui  soit  la  bénédiction  et  le  salut!)  eut  lieu  un 
lundi  (les  hadiths  de  Moslim  établissent  péremptoirement  la  chose  à 
la  Mecque,  la  ville  des  collines  de  Meroua  et  de  Çafa.  L'emplacement 
où  il  est  né  est  connu  actuellement  sous  le  nom  de  Mosquée  de  la  nais- 
sance de  l'Élu.  L'opinion  courante  est  que  cet  cvénenent  advint  au 
cours  de  Rebi  I";  quant  à  son  instant  précis,  les  avis  diffèrent. 
Certains  disent  que  le  Prophète  naquit    pendant   la  nuit;  d'autres  au 


53o  BEVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

cours  de  la  journée.  La  ve'rité  est  qu'il  vint  au  monde  pendant  la  nuit, 
mais  la  délivrance  de  sa  mère  fut  retardée  jusqu'au  lever  de  l'aurore. 
Ce  fut  dans  la  saison  du  printemps  au  mois  de  Rebi  I"  qu'apparurent 
les  lumières  de  son  visage  auguste... 

«  ...  La  nuit  où  il  est  né  (Dieu  lui  accorde  ses  bénédictions  et  le  salut  !) 
l'emporte  surcelle  de  la  Prédestination...  »...  (suit  un  panégyrique  du 
Prophète). 


A  l'origine,  au  cours  de  la  nuit  du  1 1  au  12  Rebi  1*='',  le  moment 
regardé  comme  celui  de  la  naissance  du  Prophète  était  célébré  par  des 
roulements  de  tambour.  Dans  le  Nord  Marocain,  l'usage  s'était  répandu 
jusqu'aux  dernières  années  d'y  adjoindre  des  décharges  de  coups  de 
fusils.  Nous  ignorons  s'il  en  est  encore  ainsi  dans  certaines  villes  ;  à  Tan- 
ger, l'intervention  du  Corps  Diplomatique  a  empêché  la  poudre,  trop 
commode  pour  satisfaire  les  vengeances  privées,  d'être  de  la  partie.  Le 
bilan  du  Mouloud  se  soldait  chaque  année  par  plusieurs  tués  et  blessés. 

Le  matin  du  douzième  jour,  les  tambours  font  entendre  leurs  roule- 
ments avec  accompagnement  de  ghaïtas  ;  puis  les  joueurs  de  ces  ins- 
truments se  rendent  en  procession  à  la  demeure  des  principaux  chorfa 
auxquels  ils  donnent  une  aubade.  Les  femmes  se  réunissent  en  certains 
endroits  éloignés  du  passage  des  hommes  et  poussent  des  cris  de  joie. 
Enfin  les  gens  de  la  classe  aisée  s'invitent  à  des  réjouissances  mutuelles, 
à  des  festins  où  domine  la  note  gaie  et,  suivant  en  cela  la  recomman- 
dation dont  on  a  vu  plus  haut   l'énoncé,  se  prodiguent  en   aumônes. 


Durant  tout  le  cours  du  mois  de  Rebi  l",  les  confréries  religieuses, 
florissantes  au  Maroc,  ajoutent  leurs  manifestations  à  la  pompe  de  la  fête. 

Il  est  possible  qu'au  Maroc,  pendant  une  période  plus  ou  moins 
longue,  la  confrérie  Qadiriya  créée  par  Mouhiy  Ad-Din  Abd  al-Qader 
Ad-Djilani  ait  fourni  sa  contribution  à  la  solennité  du  Mouloud  (i),  A 
l'heure  actuelle,  celle-ci  est  marquée  par  la  part  prépondérante  que 
prennent  à  sa  célébration  les  deux  grands  ordres  religieux  des  Aïssaoua 


(i)  On  trouve  la  trace  du  rôle  joué  à  cette  époque  par  le  Qadirisme  dans 
le  fait  qu'à  Al-Qçar  et  à  Merrakech  un  chérif  Qadiri  prend  part  au  cortège 
des  confréries,  monté  lui-même  sur  un  cheval  richement  harnaché  et  entouré 
de  fidèles  qui  agitent  autour  de  lui  des  mouchoirs  afin  d'en  écarter  les 
mouches  comme  on  le  fait  pour  le  Sultan. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  53 I 

(sing.  Aïssaoui)  et  des  Hamadcha  ising.  Ilamdouchi),  issus  l'un  et 
l'autre  du  Chadilisine.  Nous  allons  indiquer  ici  l'exposé  des  circon- 
stances qui  leur  ont  donné  naissance  ;  nous  exposerons  ensuite  quels 
sont  les  exercices  spirituels  auxquels  se  livrent  leurs  adeptes  et  qui  for- 
ment un  trait  caractéristique  des  solennités  auxquelles  donnent  lieu, 
dans  l'empire  chérifien,  la  fête  qui  nous  occupe. 

Le  créateur  de  l'ordre  des  Aïssaoua  est  Sidi  Mohammed  ben  Aïssa. 
La  doctrine  chaadélite  lui  fut  enseignée  à  Mékinès  par  Al-Harichi,  dis- 
ciple de  Djezouii.  Il  mourut  en  çSo  de  l'hégire  1 523-24  J-C),  à  Mékinés 
où  il  fut  enterré  en  dehors  de  Bab  el-Djedid  ;  sa  zaouia  entoure  son  tom- 
beau. Nous  reproduisons  ici  les  indications  biographiques  que  donne  à 
son  sujet  le  Mou?natti  Al-Asma. 

«  Au  nombre  des  compagnons  de  Sidi  Ahmed  Al-Harithi  se  trouve 
le  cheikh  Abou  Abdallah  Mohammed  ben  Aïssa,  l'homme  hautement 
perspicace,  As-Sofyani  par  l'origine,  puis  Al-Mokhtari,  habitant  de 
Mékinès  Az-Zeytoun,  le  grand  saint,  le  glorieux,  le  célèbre,  maître  de 
la  secte  des  Aïssaouas  au  Maroc.  Celle-ci  est  un  miracle  d'amour  (divin) 
et  de  vertu  au  même  titre  que  la  secte  mesnaouya  qui,  comme  on  l'a 
vu,  met  un  zèle  pieux  à  suivre  la  sounna.  Nous  avons  rapporté  que  l'on 
disait  :  «  L'amour  est   aïssaoui  et  la  sounna  masnaouia  ». 

«  Il  est  dit  dans  la  Doiiha  :  «  De  leur  nombre  Cc'est-à-dire  du  nombre 
des  maîtres  du  dixième  siècle,  il  y  a  le  cheikh  érudii,  possédant  bien 
la  connaissance  de  Dieu  qu'il  soit  exalté)  l'abreuvoir  des  mourids,  le 
profit  de  ceux  qui  recherchent  la  bonne  direction,  celui  de  qui  on  pou- 
vait tirer  des  avertissements  salutaires,  qui  fortifiait  (dans  la  foi)  Abou 
Abdallah  Mohammed  ben  Aïssa  Al  Minaksi  Al-Fahri.  C'était  (que  Dieu 
soit  satisfait  de  lui  !)  un  des  cheikhs  les  plus  éminents  parmi  ceux  qui 
convient  les  hommes  à  la  présence  du  Vrai.  Il  fut  l'élève  du  cheikh 
Abou'I-Abbas  Al-Harithi.  L'un  et  l'autredes  habitants  de  Mékinès  nous 
ont  rapporté,  lors  du  séjour  que  je  fis  dans  cette  ville,  de  nombreux  mi- 
racles du  cheikh.  Notre  maître,  son  disciple  Abou  '1-Hadjadj  ben  Abi 
Mehdi  disait  :  «  Sidi  Ibn  Aïssa  était  un  élixir  sans  pareil  ». 

«  Il  me  raconta  ceci  :  «  Je  me  trouvais  un  jour  dans  sa  demeure  lorsque 
son  disciple  le  cheikh  Abou  'r-Rouayn,  entrant  en  sa  présence,  lui  dit  : 
«  Seigneur,  je  dépose  entre  tes  mains  le  livret  de  mon  âme!  L'amour 
des  femmes  me  possède  et  si  je  ne  reçois  pas,  par  ton  secours,  l'appui 
d'une  aide  divine,  par  Dieu  !  cette  nuit  même  ton  compagnon  sera  re- 
belle à  Dieu  !  (qu'il  soit  exalté  !)  ;  il  se  désignait  lui-même  par  ces  mots 
ton  compagnon  ;  il  dit  à  nouveau  :  «  Par  Dieu  !  il  en  sera  ainsi  !  »  Le 
cheikh  lui  dit  alors  :  «  Va  et  fais  ce  que  tu  voudras;  mais  il  est  dans  le 
pouvoir  de  Dieu  de  t'en  empêcher  et  tu  n'auras  pas  les  moyens  d'agir  de 
|a  sorte  par  l'aide  de  Dieu  (qu'il  soit  glorifié  !).  Le  lendemain,  Abou'r- 


532  REVUE    DU    MONDE    MUSULMAN 

Rouayn  vint  nous  trouver,  pâle  et  en  proie  à  une  extrême  faiblesse. 
Nous  lui  dîmes  :  «  Qu'est-ce  qui  a  pu  te  mettre  en  cet  état,  Abou  'r- 
Rouayn  ?  »  Il  nous  dit:  «  Hier,  j'ai  été  témoin  d'un  miracle  ». —  «  Quel 
miracle  ?  »  reprîmes-nous.  Il  nous  fit  alors  le  récit  suivant: 

«  Je  me  rendis  auprès  d'une  femme  arabe  à  laquelle  je  demandais  de 
venir  passer  la  nuit  chez  moi,  suivant  le  serment  que  j'avais  fait  la 
veille.  Lorsque  cette  femme  fut  dans  ma  demeure,  je  voulus  la  posséder, 
mais  voilà  que  je  me  trouvai  semblable  à  un  paralytique,  incapable  de 
remuer  un  seul  de  mes  membres.  Jusqu'au  lever  del'aurore,  je  demeu- 
rai étendu  sur  le  dos,  incapable  de  parler  et  de  faire  le  moindre  mou- 
vement; enfin  j'entendis  la  voix  du  cheikh  qui  me  disait:  «  Fais-tu 
maintenant  retourà  Dieu,  Abou  'r-Rouayn  ?  » —  «  Oui,.répondis-je  d'une 
voix  faible,  je  fais  retour  à  Dieu.  »  Il  reprit:  «  Eh  bien  !  lève-toi  pour 
réciter  la  prière  du  Çoubh.  »  Je  me  levai  donc,  ayant  l'impression  que 
des  entraves  qui  m'enserraient  se  fussent  dénouées,  et  je  me  rendis  au- 
près du  cheikh  qui  me  dit:  «Eh  !  comment  cela  s'est-il  passé,  Abou'r- 
Rouayn  "?  —  Seigneur,  répondis-je,  quiconque  bénéficie  d'une  sauve- 
garde pareille  à  la  tienne  n'a  pas  à  craindre  de  tomber  dans  des  erre- 
ments coupables  !  »  Le  cheikh  fit  alors  :  «  Loué  soit  Dieu  pour  son 
aide  et  sa  miséricorde  !  «  Abou  'r-Rouayn  dit  ensuite  (à  son  auditoire)  : 
«  Quiconque  ne  recourt  pas  à  l'auxiliaire  d'un  homme  pareil  à  ce  cheikh 
est  exposé  aux  errements  !  » 

«  Il  dit  ensuite  (c'est-à-dire  l'auteur  cité)  (i). 

«  Pour  résumer,  il  était  du  nombre  des  cheikhs  qui  sont  dignes  de 
servir  de  modèles  et  de  guides.  » 

«  On  dit  que  le  cheikh  Saïd  ben  Abi  Beker,  alors  qu'il  assistait  aux 
funérailles  de  Sidi  Mohammed,  informa  ceux  qui  étaient  avec  lui  que  le 
cheikh,  avant  de  mourir,  était  devenu  un  qotb. 

«  Le  Mirât  rapporte  qu'il  reçut  l'enseignement  du  cheikh  Abou'I- 
Abbas  Al-Harithi  qui  l'initia  à  la  sainteté.  Il  étudia  ensuite,  et  sur 
l'ordre  du  précédent,  auprès  du  cheikh  Abou  Mohammed  Abdalaziz 
At-Tebba  (2)  sous  la  direction  duquel  il  devint  un  saint  parfait.  » 


Extrait  des  Açliyyat  d'Abou'  1-Abbas  ben  Abi  Mahalli  :  «  Le  cheikh 
Mohammed  Ben  A'issa,  après  la  mort  de  son  maître  Al-Harithi,  se  rendit 
-auprès  de  son  frère  (mystique)  At-Tebba'i,  qui  lui  dit  :  »  Mon /rère 
Al-Harithi  avait  purifié  (le  métal  de)  tes  dirhems,  mais  sans  les  frapper. 


(i)  Cette  indication  se  trouve  dans  le  texte. 
(2)  At-Tebba  est  disciple  d'Al-Djazouli. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  535 

et  ils  ne  sauraient  avoir  cours  dans  le  Sous.  J'ai  réparé  cette  omission.  » 

«Comme  il  passait  une  fois  auprès  d'Aç-Çogheir  Aç-Çahli,  qui,  selon 
son  habitude,  à  certains  jours  paissait  les  bœufs  dans  la  campagne, illui 
dit  :  «  Raconte-moi  de  nouveau  l'histoire  de  mon  frère  At-Tebba.  » 
Son  interlocuteur  satisfaite  ce  désir, aprèsquoi,prisdu  délire  mystique, 
il  dit  à  Sidi  Mohammed  des  paroles  dont  voici  le  sens  :  «Ne  t'a-t-il  pas 
dit  ces  mots  :  Toi  et  ton  Seigneur  (êtes  réunis)  ?  » 

«  Ce  fut  cet  Aç-Çahli  qui  l'attira  dans  son  orbe  mystique  ;  après  quoi 
il  advint  de  lui  ce  qu'il  en  advint. 

«  L'anecdote  précédente  m'a  été  rapportée  en  termes  figurés  par  mon 
Maître  Sidi  M'barek  ben  Mohammed  Az-Za'ri  (que  Dieu  soit  satisfait  de 
lui  !)  Elle  est  plus  longue  que  la  version  que  j'ai  reproduite,  car  je  l'ai 
écourtée. 

«  L'auteur  de  \&Douha  a  dit  :  «  Il  mourut  (sur  lui  soit  la  miséricorde 
«de  Dieu!)  au  commencement  de  la  quatrième  décade  du  dixième 
«  siècle.  Son  tombeau,  lieu  de  pèlerinage  très  fréquenté,  est  situé  dans 
«  la  banlieue  ouest  de  Mékinès.  Que  Dieu  soit  satisfaisait  de  lui  et  nous 
«  le  rende  profitable  !  Ainsi  soit-il  !  » 

«  Les  Manaqib  de  Sidi  Mohammed,  ouvrage  du  cheikh  Ahmed  al- 
Ghazzal,  déclarent  notre  personnage  originaire  des  Arabes  du  Sous;  il 
n'y  a  à  cela  ni  doute  ni  obscurité;  tout  le  monde  est  au  courant  de 
cela;  cependant  tous  ne  s'en  expriment  pas  d'une  manière  uniforme,  les 
uns  disant  qu'il  est  Semaali  (or  Semlala  est  une  tribu  de  Djazoula)  les 
autres  qu'il  est  Souba'i,  c'est-à-dire  originaire  des  Oulad  Abid  de  Siban. 

«  Cette  seconde  manière  de  voir  est  la  bonne  (i).  » 


Les  Hamadcha  qui,  avec  les  Aissaoua,  entrent  en  scène  pour  la  célé- 
bration du  Mouloud,  ont  pour  fondateur  Sidi  Ali  ben  Hamdouch 
dont  l'auteur  du  Salouat  Al-Anfas  raconte  la  vie  en   ces  termes  : 

«  De  leur  nombre  est  Abou'  1-Hasan  Ali  ben  Hamdouch,  enterré  sur 
la  montagne  de  Zerhoun  aux  environs  de  Mékinès.  Il  se  rangeait  (que 
Dieu  lui  fasse  miséricorde  !)  parmi  les  cheikhs  possédant  la  tradition 
mystique, dontle  délire  extatiqueest  puissant.  Il  aimaitles  entretiens  mys- 
tiques (^ama),  les  séances  ayant  le  même  objet  {hadra)  les  panégyriques 
du  Prophète.  Il  avait  du  goût  pour  la  musique  des  instruments,  etc.. 

«  A  certains  moments,  devenu  semblable  à  un  lion,  il  frappait  les  gens 
avec  tout  ce  qui   lui  tombait   sous  la  main,   soit  un    bâton,  soit  des 

(i)  Manaqib  de  Sidi  .Mohammed,  Tunis,  i3o2,  p.  5. 


534  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

pierres,  soit  un  vase  quelconque  ou  d'autres  objets;  nul  ne  pouvait 
alors  l'approcher.  Il  accomplit  de  nombreux  prodiges,  desmiracles  célè- 
bres. Ses  suivants  et  ses  compagnons  ont  rapporté  le  récit  de  ses  délires 
et  de  ses  séances  mystiques;  ces  compagnons,  fort  nombreux,  s'étaient 
répandus  dans  des  contrées  diverses  ;  chaque  année,  avec  un  zèle  pieux, 
ils  se  rendaientauprès  de  lui.  Il  avaitdes  zaouïas  dans  tous  les  pays  et  il 
façonna  nombre  d'hommes  vertueux  et  bienfaisants  qui  tous  étaient 
des  illuminés  (madja^ib)  ou  tout  au  moins  en  avaient  la  réputation. 

«  Dans  les  premiers  temps,  il  siégeait  prés  de  la  grande  porte  des 
Qaraouyyin,  qui  fait  face  à  la  porte  des  Chemma'in  dans  la  capitale  (Fès). 
C'est  là  que  pendant  plusieurs  années  il  donna  ses  séances  ;  s'étant 
rendu  à  Zerhoun,  il  y  mourut  en  1 135  (1722-23  J.-C.)  d'après  ce  que  rap- 
purteni   les   auteurs   du   Nachr  (Al-Mathani)  et  de  Vlltiqat  Ad-Dorar. 

«  Dans  le  Soulouk  At-Tariq  Al-Qariya,  on  donne  pour  date  de  sa 
mort  I  i3i  (1718-ig  J.-C).  Il  avait  reçu  l'enseignement  du  cheikh  Sidi 
Mohammed  surnommé  Al-Houfyan,  instruit  par  son  père  Sidi  Moham- 
med surnommé  Abou-Obeyd  Ach-Chargui, élève  de  son  père  Sidi  Abou 
'1-Qasem  Az-Za'ri  Al-Djabiri  Ar-Ratsmi,  élève  d'At-Tebba.  Sidi  Moham- 
med Ach-Chergui  avait  en  outre  reçu  l'enseignement  du  cheikh  Sidi  Ab- 
dallah ben  Fasi  à  un  degré  suffisant  pour  qu"on  en  pût  déduire  sa  filia- 
tion mystique  ;  cet  Abdallah  ben  Fasi  était  élève  d'Al-Ghezouani,  élève 
d'At-Tebba.  Que  Dieu  qu'il  soit  exalté  !   soit  satisfait  de  tous  (i)!  » 

La  confrérie  des  Hamadcha  est  en  réalité  formée  de  deux  éléments  : 
les  Hamadcha  proprement  dits  et  les  Drouriyn,  disciples  de  Sidi  Ali  Ad- 
Drouri,  lequel  est  disciple  de  Sali  Ali  et  dont  le  tombeau  voisine  le 
sien(2). 

Les  exercices  auxquels  se  livrent  les  Aïssaoua  et  dont  ils  donnent  des 
représentations  en  plein  air  au  moment  de  la  fête  sont  assez  frappants 
pour  mériter  de  retenir  l'attention.  11  semble  qu'il  y  a  lieu  de  ne  pas 
voir  seulement  en  eux  l'effet  d'une  habile  supercherie;  peut-être  n'est-il 
pas  téméraire  d'admettre  que  certains  sont  les  manifestations  de  phéno- 
mènes d'ordre  hypnotique  ou  psychiques.  Réunis  autour  de  certains 
d'entre  eux  qui  portent  des  drapeaux  de  la  confrérie,  ils  se  livrent  à  une 
danse  frénétique  au  cours  de  laquelle  leur  tête  et  leurs  épaules  sont 
agitées  de  mouvements  souvent  vifs;  l'écume  leur  vient  à  la  bouche; 
leurs  yeux  révulsés  sortent  des  orbites.  C'est  ce  qu'on  appelle  le  ha!, 
mot  que  nous  avonstraduit  autre  part  délire  mystique.  Si  l'on  apporte 
alors  à  ceux  qui  sont  en  cet  état  un  mouton  vivant,  en  quelques 
secondes  éventré,  et  mis  en  pièces,  il  disparaît  dévoré  jusqu'aux  os  et 

(i)  Salouat  Al-Anfàs,  édit.  de  Fès.  An.  i3i6. 
(2)  Cf.  Archives  Marocaines,  t.  VI,  p.  333. 


NOTES    ET    DOCUMENTS  335 

aux  poils;  une  flaque  rouge  au  milieu  du  cercle  est  le  seul  témoignage 
de  ce  festin  sanglant.  Disons  que  la  plupart  du  temps,  ce  n'est  pas  un 
repasde  cette  nature  que  les  fidèles  offrent  aux  membres  de  la  confrérie 
de  Sidi  Mohammed;  ils  se  contentent  de  leur  apporter  un  plat  de  cous- 
cous d'un  goût  plus  agréable  et  d'une  digestion  plus  facile.  D'après 
certains  témoignages,  les  Aïssaoua  absorberaient  parfois  lorsqu'ils  ont 
le  hal  des  éclats  de  verre  et  jusqu'à  des  épines  de  cactus. 

l'n  autre  des  traits  caractéristiques  de  leur  secte,  est  l'effet  que  sem- 
blent produire  sur  eux  les  serpents  de  toute  sorte,  venimeux  ou  non. 
Un  Aïssaoui  se  trouvant  au  milieu  des  champs  ou  dans  un  jardin 
vient-il  à  apprendre  qu'un  de  ces  animaux  a  été  vu  dans  les  parages 
o\x  il  se  trouve,  il  n'a  pas  de  cesse  qu'il  ne  l'ait  capturé  et  ait  tenté  de 
l'apprivoiser,  se  laissant  mordre  par  lui  à  la  lèvre  et  au  visage,  sans  doute 
après  s'être  assuré  que  ses  morsures  ne  sont  pas  venimeuses  ou  après 
lui  avoir  arraché  ses  crochets. 

On  voit  souvent  aussi  des  Aïssaoua  introduire  dans  leur  bouche 
une  poignée  de  paille  qu'ils  retirent  enflammée  en  prétendant  y  avoir 
mis  le  feu  avec  leur  haleine. 


Les  pratiques  que  nous  venons  de  rapporter  et  qui,  dans  l'idée  cou- 
rante, sont  caractéristiques  de  la  confrérie  qui  s'y  livre,  sont  étrangères, 
cependant,  à  la  constitution  primitive  de  l'ordre.  Beaucoup  d'Aïssaoua, 
aujourd'hui  encore,  se  bornent,  sur  convocation  de  leur  moqaddem,  à 
se  réunir  à  certaines  occasions  pour  réciter  le  hi^b,  puis  le  dikr  de 
leur  ordre (i).  Ces  récitations  sont  accompagnées  du  son  des  tabals, des 
}-'aïtas  et  des  bendirs.  Elles  sont  suivies  d'une  hadra  (2)  ou  séance 
mystique,  accompagnée  des  danses  dont  nous  avons  donné  la  descrip- 
tion. On  n'y  mange  ni  mouton  vivant,  ni  verre  pilé,  ni  aiguilles  de 
cactus.  Peut-être  est-on  fondé  à  croire  que  ces  dernières  pratiques  sont 
d'origine  berbère  et  qu'elles  proviennent  chez  ceux-ci  d'un  vieux  fonds 
païen  auquel  la  croyance  musulmane  s'est  superposée.  La  ville  de 
Mékinès,  oia  se  trouve  la  zaouïa  mère  des  Aïssaoua,  est  presque  uni- 
quement peuplée  d'éléments  berbères. 

On  peut  en  dire  de  même  à  l'égard  des  Hamadcha,  ceux  qui  s'attachent 
.à  suivre  la  pure  doctrine  du  fondateur  de  leur  ordre   se  contentent  de 

(i)  Le  hi^b  est  la  prière  destinée  à  obtenir  certaines  grâces  :  le  dikr  est 
la  répétition,  sous  des  formes  variables,  de  l'acte  de  foi  musulmane. 

(2)  Cf.  Archives  Marocaines,  t.  VI.  Les  Tribus  Arabes  de  la  Vallée  du 
Lekkous,  p.  33 1 


536  REVUE    DU   MONDE   MUSULMAN 

réciter  son  hit^b  avec  accompagnement  de  taridjas  et  de  gouals,  sortes 
de  tambours  en  terre  cuite  ;  ils  sont  pris  ensuite  d'un  hal  paisible  et 
sans  violence.  Les  exaltés  au  contraire  se  frappent  la  tête  avec  des  bou- 
lets et  des  haches;  les  blessures  qu'ils  se  causent  ainsi  sont  capables 
parfois  d'amener  la  mort(i). 

Le  Mousem  des  Hamadcha  a  lieu  sept  jours  après  celui  des  Aïssaoua, 
c'est-à-dire  le  i8  Rebi  I". 

Les  hadras  ou  séances  des  Aïssaoua  et  des  Hamadcha,  données  en 
spectacle  public,  fermenta  l'heure  actuelle  l'élément  caractéristique  de 
la  fête  du  Mouloud  au  Maroc.  On  peut  même  dire  que  par  une  sin- 
gulière déviation  du  sentiment  primitif  qui  lui  a  donné  naissance  celle- 
ci  s'est  transformée  dans  l'esprit  populaire  au  point  de  n'être  plus  regar- 
dée que  comme  la  fête  de  ces  deux  ordres  :  son  objet  initial,  la  véné- 
ration attachée  à  la  personne  du  Prophète  y  est  passée  au  second  plan 
et  si  l'on  demande  à  un  homme  du  commun  ce  qu'est  le  Mouloud,  il 
répond  sans  hésiter  :  «  Le  Mouloud  est  la  fête  des  Aïssaoua  et  des  Ha- 
madcha.» 

Paul  Paquignon. 


(i)  Cf.  Archives  Marocaines,  t.    VI.  Les   Tribus  Arabes  de  la  Vallée  du. 
Lekkous,  p.  233. 


Le  Gérant  :  Drouard. 


27-7-11.  — Tours,  Imprimerie  E.  Arrault  et  C" 


TABLE  DES  MATIERES 


MEMOIRES 

VOLUME  XIV 

Numéro  4.  —  La  civilisation  arabe  en  Afrique  centrale,  par 
IsMAÏL  Hamet 

Numéro  5.  —  De  Stamboul  à  Bagdad  (Notes  d'un  homme  d'Etat 

turc),    R.-T.— L.-JM i85 

Numéro  6.  —  Politique  musulmane  de  la  Hollande,  par  Snoucic 

HURGRONJE. 

La    propagation    de    l'Islam,    particulièrement 

dans  l'archipel  des  Indes  orientales   ....  38i 

Caractères  du  système  de  l'Islam 415 

Le    gouvernement    colonial    néerlandais  et  le 

système  islamique 460 

Les  Pays-Bas  et  leurs  Mahomélans 484 

NOTES  ET  DOCUMENTS 
VOLUME  XIV 

Numéro  4.  —  L'émigration  maltaise  en  pays  musulmans,  par 
R.  Vadala. 

Turquie 3y 

Egypte 39 

Tripolitaine 41 

Tunisie .^3 

Algérie 47 

Statistiques 48 

Commerce 5i 

Agriculture 53 

Naturalisations 54 

Armée . 54 

Religion 56 

Onomatologie  maltaise 58 

Pays  malais,  par  A.  Cabaton. 

Malay  Literature  Séries 62 

Pédagogie  orientale 67 

A  travers  les    Indes  Néerlandaises,  par  A.  Ca- 
baton    70 


XIV, 


sr. 


538  Revue:  du   monde  musulman 

Abdurrauf  de  Singkel,;'^)- A.  Cabaton.     ...        82 
Chronique  des  Indes,  par  D.  M. 

Université   musulmane 100 

L'Aga  Khan  à  Lahore loi 

L'Aga  Khan  à  Bombay io3 

Réunion    des  Musulmans  à  l'Anjuman-i    Islam 

Hall 104 

Q  -  Opinion  du  Leader  sur  l'Aga  Khan.     ....       io5 

O  .'^  '■  .    o   :  Opinion  du  Maharajah  de  Bikahir  sur   l'admi- 
nistration de  Lord  Minto  et  la  ligue  politique 
des  princes  musulmans  et  hindous    ....      io5 
Au  Conseil  du  vice-roi  et  au  Conseil  législatif  de 

Bombay 107 

Mort  du  Maharajah  de  Jodhpur 108 

Nomination   d'un  indigène  en   qualité  d'assis- 
tant du   professeur  T.-\V.  Arnold      ....       109 

A  propos  du  Uizh,  par  E.  Blochet 110 

Section  turque 120 

Le  roman  politique  en  Turquie 122 

Section  du  Maroc,  par  A.  Le  Chatelier. 

Lettre  du    Sultan i25 

Moulay  Zin  al  Abidin 127 

Numéro  5.  —  Section  du  Maroc,  par  A.  Le  Chatelier.     .     .     .      207 
Section  russe  : 

Archéologie  de  Samarkand 3i3 

'  L'administration  et    les  impôts   du  Khanat   de 

Boukhara 334 

Perse  : 

Le  dossier  russo-anglais    de   Seyyed  Ali   Mo- 
hammed dit  le  Bâb,  par  A.-L.-M.  Nicolas    .      357 
La  légende  de  Chouchter,  par   A,-L.-M.  Nico- 
las   364 

Chronique  de  l'Inde,  par  D.  M. 

La  Bégum  de  Bhopal 371 

Recensement 372 

Numéro  6.  —  Un  voyage  à  La  Mecque,  par  G.  Cohdier.     .     .     .      5io 
Section  du  Maroc- 
Documents  relatifs  au   territoire    du   Fahç,  par 

E.  Michaux-Bellaire 514 

Le  Mouloud  au  Matoc,  par  P.  Paquignon    .     .      525 

PRESSE  MUSULMANE 

VOLUME  XIV 

Numéro  4.  —  La  Presse  ottomane,  par  L.  B 12g 

Le  Journalisme 129 

Extraits  et  analyses  : 

Questions  politiques i3o 

La  Vie  économique i32 

La  Vie  universitaire i33 

L'Ecriture 134 

La  Vie  féminine i35 


TABLE    DES    MATIÈRES  SSq 

L'Armée ,36 

Kurdistan 137 

Panislamisme 137 

L'Immigration i38 

Sionisme i38 

L'Hellénisme i38 

Niazi   Bey ,39 

Les  Nakchbendiyé 140 

Russie ,40 

Le  Journalisme 140 

Yèni  Fuyoùzât 141 

Extraits  et  analyses  : 

Boukhara 143 

Députés  musulmans 143 

Rigueurs  administratives 144 

A  Genève 145 

Presse  persane,  par  L.  B. 

Le  Journalisme 145 

Extraits  et  analyses  : 

La  Vie  politique 147 

Perse  et   Russie 149 

Attentats i5i 

Perse  et  Afghanistan i52 

L'Enseignement i53 

L'Armée 154 

La  Vie  économique i56 

La  Vie  sociale iSy 

Contre  l'opium i58 

Dans  le  Sud i58 

Médecine i5g 

Documents,  trad.  A.-L.-M.  Nicolas. 
Sentence  des  Oulémas  de  Nedjef-la-Noble  con- 
tre les  Russes  et  les  Anglais 160 

Au  sujet  du  «  P'etva  »  lancé  contre  les  Anglais 
et   les  Russes   par    les  «    Moudjtéheds  *  de 

Nedjel 16? 

Martyre  d'un  Persan  civilisé 162 

Les  Rues  de  la  ville 164 

LES  LIVRES  ET  LES  REVUES 

VOLUME  XIV 

Numéro  4.  —  Essai  sur  le  Chéïkhisme 167 

Les   Eunuques  d'aujourd'hui  et  ceux  de  jadis    .  iby 
La  Codification  tunisienne. 

Le  Nouveau  Code  de  procédure  civile, /^ar  F.  A.  170 

Les  Israélites  au  Yémen 179 

La  Révolution   ottomane,  tgoS-igio    .     .    •     .     .  179 

L'Albanie  et  les  Albanais 180 

Les  Cabarets  à  Constantinople 181 

Bibliographie  ottomane,  ;>ar  L.  B 182 

En  Perse 184 


540 


REVUE    DU    MONDE   MUSULMAN- 


LA  PRESSE  MUSULMANE 


INDES  ANGLAISES 

Comrade.  —  XIV,  4,  107. 
East  and  West.  —  XIV,  4,  io5. 
Leader.  —  XIV,  4,  io5. 
Observer.  —  XIV,  4,  100. 
Times  of  India.—  XIV,  4,  104. 

PAYS  MALAIS 

De  Locomotief.  —  XIV,  4,  78. 
Indo-Chinese  Gleaner.  —   XIV,  4,  63. 
Journal   of  Eastern   Asia.  —  XIV,   4, 

63. 
Journal  of  the  Indian  Archipelago  and 

Eastern  Asia.  —  XIV,  4,  63. 
Journal  of  the  Straits   Branch   of  the 

Royal   Asiatic  Society.  —  XIV,    4, 

63. 
Malay    Literature    Séries.  —    XIV,  4, 

63. 
Maleische  Pers.  —  XIV,  4,  80. 
Miscellaneous  Papers  relating  to  Indo- 

China.—  XIV,  4,63. 
Papers  on  Malay  Subjects.  —  XIV,  4, 

63. 
Preanger-Bode.  —  XIV,  4,  73. 

PERSE 

Guîlân.  — XIV,  4,  147. 

Habl  oul-Matfn,  —   XIV,   4,    145.  i5o, 

i52,   iSg. 
Iran  Nov.  —   XIV,  4,    147,    148,    i5i, 

i52,  157. 
Rengâch.  —  XIV,  4,   147. 
Medjlis.  — XIV,  4,  146,  148,  184. 
Mozafferî.  —  XIV,  4,  i53,  i56,  157. 
Noûbehâr.  —  XIV,  4,  i5o. 
Pervâné.  —  XIV,  4,  146. 


'Asr.  —XIV,  4,  146. 

Sadâyé  Recht.  —  XIV,  4,  147. 

Tebriz.  —  XIV,  4,  162. 

RUSSIE 

Ay  Kap.  —XIV,  4,  141. 
Beyân  ul-Hakk.  —  XIV,  4,  140. 
Chihâb-i  Sâkib,  —  XIV,  4,   141. 
Hilâl.  — XIV,  4,   141. 
Terdjumàn.  —  XIV,  4,  145. 
Vakt.  —  XIV,  4,  143. 
Yéiii  Fuyoûzât,  XIV,  4,  141. 

EMPIRE   OTTOMAN 

Ahenk.  —  XIV,  4,  i32. 

Arnaoud.  —  XIV,  4,  i3o. 

Azadamard.  —  XIV,  4,  129. 

Berdoun.  —  XIV,  5,  193. 

Chems.  —  XIV,  4,  137. 

Disis,  XIV,  4,  i3o. 

Edjzâdje.  —  XIV,  4,  129. 

El  Mouhazzab.  —  XIV,  4,  193. 

El  Tiempo.  —  XIV,  4,  i38. 

Guévézè.  —  XIV,  4,  i3o. 

Ikdam.  —  XIV,  4,  i32,  137,  140. 

Ittihâd.  —  XIV,  4,139. 

Jeune  Turc.  —  XIV,  4,  i3o. 

Khayâbân.  —  XIV,  4,  129. 

Mutâlé'a.  —  XIV,  4,  129. 

Néologos.  —  XIV,  4,  129. 

Novoïé  Vrémia.  —  XIV,  4,  137. 

Roum  111.  —  XIV,  4,  i38. 

Sirat  el  Moustaqim.  —  XIV,  4,  160. 

Siyâsêt.  —  XIV,  4,  i3o. 

Tanin.  —  XIV,  4.  129,  i3i,  139. 

Vardar.  — XIV,  4,  i3o, 

Vesti.  —  XIV,  4,  i3o. 


BIBLIOGRAPHIE 

(m.),  mention  ;  (c.  r.),  compte  rendu  ;  (man.),  manuscrit  ;  (ex.),  extrait. 


Abd  oulBbha,  Journal  d'un  voyageur  (m.),  XIV,  5 358 

Aboul-Abbas  BEN  Abi  Mahalli,  Açliyyat  (ex.),  XIV,  6 532 

Ahmed  Baba,  Tekmilet  ed-Dibadj,  trad.  Houdas  (m.),  XIV,  4 33 


TABLE    DES   MATIERES  54 1 

Anis  Al-Moutrib  Al-Qabtas  (ex.),  XIV,  6 ^28 

Az-Zarroun,  Resaïl  (ex.),  XIV,  6    .     ,     . 326 

Berge  (S.),  La  Justice  en  Tunisie  (m.),  XfV,   4 >7' 

Cabaton  (A.),  Une  histoire  critique  du  Sultanat  d'Acheh,  écrite  par  un  Ja- 
vanais (m.),  XIV,  4 82 

—  Mystical  Spéculations  of   the  Chams    concerning   the  Calendar  (m.), 
XIV,  4 94 

—  Clièrita  Jènaka  ya-itu  Pa  Kadok,  Pa  Landir,  Lébai    Malang,  Pa  Béla- 
lang.  Si  Lunchai  (c.  r.),  XIV,  4 66 

Chukrî  K.IA.MIL  Bey,  Tebâbet-i  Hâzera  (m.),  XIV,  4 i83 

Didron,  Iconographie  chrétienne  (m.),  XIV,  4 98 

Durand  (E.-M.),   Notes    sur   les    Chams,  Le    livre    d'Anouchirvân    (m.), 

XIV,  4 94 

El  Ieddaly,  El   hollat  essyara  fi   ma'rifat  ançab    el  'arab   oua    khaïr    el 

ouara  (m.),  XIV,  4 '5 

—  Faraïd  el  faouaïd  (m.),  XIV,  4 '3 

—  Khatimat  ettassaouf  (m.),  XIV,  4 '5 

—  El  akaïd  (m.),  XIV,  4 '    . i5 

—  Terdjih  el  djim  'alel  djim  el  mon'akida  (m.),  XIV,  4 17 

Ekbem  Bey,  Nijâd  (c.  r.),  XIV,  4 182 

EssELAOui,  K-itab  El  Istiqça,  trad.  Furney  {m.),  XIV,  4 7 

Es-Sa'di,  Tarikh  es-Soudan  (m.),  XIV,  4 •     •  32 

Faidherbe  (général),  Notice  sur  la  colonie  du  Sénégal  (m.),  XIV,  4.     .     .  33 

Fehmi  (Youssolf),  Histoire  de  la  Turquie  (m.),  XIV,  4 i79 

Ferîdoun  Bey,  Terbiyé  u  Ma'loûmât-i  Meslikiyé  (c.  r.),  XIV,  4    .     .     .     .  i83 

Gaudiani  et  Thiancourt,  La  'Junisie  (m.),  XIV,  4 171 

GhAlib  'Ata  Bey  (docteur),  Tebbe  Mousahâbalar  (c.  r.),  XIV,  4    .     .     .     .  i83 

Hadjî  Rechîd  Pacha,  Dîn-i  Mubîn  Islam  (c.  r.),  XIV,  4 184 

Hammer  (J.-V.),  Histoire  de  l'empire  ottoman  (c.  r.),  XIV,  4 182 

Hikayat  AbduUah  bin  Abdul  Kadir,  Munshi  (c.  r.),  XIV,  4 65,97 

Hikayat  Awang  Sulong  Merah  Murda  (c.  r.),  XIV,  4 66 

Hikavat  Hang  Tuah  (c.  r.),  XIV,  4 64 

Hikayat  Malim  Deman  (c.  r.),  XIV,  4 66 

Hikayat  Malim  Dewa(c.  r.),  XIV,  4 66 

HiNLOOPEN  Labberton  (D.    van),  Geïllustreerd  Handboek  van    Insulinde 

(c.  r.),  XIV,  4 70 

Ibn  Abi  Zar,  Kitab  Al-Anis  Al-Moutreb  Al-Qartas  (m.),   XIV,  6    ....  628 

Kesah  Pelayaran  Abdullah  (c.  r.),  XIV,  4 64 

Kitab  al-Istiqça,  XIV,  6 ^28 

K.itab  Al-Tachrifat  fi'1-Manaqib  oua'l-Soudjiyat  (m.),  XIV,  6 529 

Kitab  Gëmala  Hikmat  (c.  r.),  XIV,  4 64 

Leyden  (trad.),  Sedjarah  Malayu  (m.),  XIV,  4 63 

LoGOFET  (M.-D.-N.),  Le  Khanat  de  Boukhara  sous  le  protectorat   russe, 

XIV,  4 334 

Mahmoud  Nedîm  Bey,  tr.,  Muhibbèt-i  Vataniyè  (m.),  XIV,  4 i83 

Maoualid  Al-Ladouniyà  (ex.),  XIV,  6 ^27 

Marre  (A.),  trad.,  Sadjarah  Malayou  (m.),  XIV,  4 •     •  87,92 

Menzel  (T.),  Ein  Beitragzur  Kenntniss  des  Zecherwesens  in  Konstantino- 

pel  (c.  r.),  XIV,  4 '81 

MoHAM.MED  Al  KiTTANi,  Is'af  Ar-Raghib  Ach  Chaïf  (ex.),  XIV,  6    ....  525 

—  Is'af  Ar-Raghib  Al-Mouchtaqi  (m.),  XIV,  6 Saj 

Mohammed   En    Nabigha   ben   O.mar    El    Ghellaouy,   Ta'rif   cheikh  sidi 


542  REVUE   DU    MONDE   MUSULMAN 

Mohammed  El-Ieddaly  (m.),  XIV,  6 6 

Moumatti  AI-Asma  (ex.),  XIV,  6 53 1 

Nâmek  KÉMÂL,  Kara  Bèlâ  (c.  r.),  XIV,  4 i83 

Nicolas  (A.-L.-M.),  Cheïkh  Ahmed  Lahçahi  (c.  r.),XIV,  4 167 

Othmane  dan  Fodio,  Nour  El  Eulbab  (m.),  XIV,  4  . 33 

OuALiD  BEN  El  MosTAKA  BEN  Khalma,  Kacida  (m.),XIV,  4 6 

Oualid  (Deïmany),  Karamat  Aoulyia  Tachomcha  (man.),  XIV,  4  .  .  .  6,22 
RiNKES  (A.),  Abdoerraoef  van  Singkel,  Bijdrage  tôt  de  kennis  van  de  mys- 

tiek  op  Sumatra  en  Java  (c.  r.)-,  XIV,  4 82 

—  De  heiligen   van  Java.  I.  De  maqâm  van  Sjech  'Abdoelmoehji.  II.  Seh 

Siti  djenar  voor  de  inquisitie  (m.),  XIV,  4 83 

Salouat  Al-Anfas  (ex.),  XIV,  6 533 

Semach  (Youmtob),  Une_jMission  de  l'Alliance  Israélite  au   Yémen  (c.  r.), 

XIV,  4 179 

Seyyid  Bey,  Ousoûl-i  Fikh  Dérslèri  (c.  r.),  XIV,  4 182 

SiEBERTz  (P.),  Albanien  und  die  Albanesen  (c.  r.),  XIV,  4 180 

Sirat  Al-Halabiya  (ex.),  XIV,  6 529 

Snouck  HuRGRONJE,  Mckka  (m.),  XIV,  4 76 

ToD,  Annals  of  Rajasthana  (m.),  XIV,   4 106,  109 

TouNSY  (Omar),  Voyage  au  Darfour.  Trad  :  Dr.  Perron  (m.),  XIV,  4  .  .  2 
Travaux  de  la   Commission  de  codification   des  lois  tunisiennes   (c.  r.), 

XIV,  4 ' 170 

ViATKiN  (V.-L.),  Matériaux  de  géographie  historique  du  vilayet  de  Samar- 
kand (c.  r.),  XIV,  5 3i3 

Zaïdan  (G.),  Histoire  de  la  civilisation  musulmane  (Médèniyèt-i  Islamiyè 

Tarekhe)  (c.  r.),  XIV,  4 184 

Zambaco  Pacha   (D.-A.),  Les    Eunuques  d'aujourd'hui  et  ceux    de  jadis 

(c.  r.),XIV,  4 169 


Le  Gérant  :  Drouard. 


30-I2-II.—  Tours,  Imprimerie  E.  Arrault  et  C" 


REVUE  DU  MONDE 
MUSULMAN 

Publiée  par 

LA    MISSl  ,li:\  TLl-K  M  ^'\ROC 


VOLUME  XI y  AVRIL    mu  \(fA[/{! 


LA   CIVILISATION   ARABE  EN   AFRIQUE  CENTRALI: 


.\  '  M  1  :-    i-.  1     i  X  "  .  ;     M  I-.  \  I  > 


L'ÉMIGRATION  MALTAISE  EN  PAYS  MUSULMANS 
PAYS  MALAIS 


CHRONIQUE  DES  INDES 
A  PROPOS  DU  HIZB. 
SECTION  TURQUE. 
SECTION  DU  MAROC 


I).   M 


PRESSE  MUSULMANE  .     .     .     .     , 1-.  '  "Las.        12. 

LIVRES  ET  REVUES    . 


Ernest     LEROUX,     ÉDITEUR,     -s,     RUE     BONAPARTl  ' 

PRIX  DU  NUMÉRO  MENSUEL  :  3  FR.  ,  FRANCO  PAR  POSTE  :  3  FR.  5o 
ABONNEMENT  :  PARIS,    25  FR.  :  DÉPARTEMENTS    ET   COLONIFS     -    FR,  :  ÉTRANGER   :     ^o  }■:< 

TOUS  DROITS  RÉSERVÉS 


MISSION   SCIENTIFIQUE  DU    MAROC 

REVUE     DU     MONDE 

MUSULMAN 

Publiée  BOUS  la  direction  de  :  A.  Le  CHATELIER 


COMITÉ    DE    DIRECTION 


MM.  L.  BOUVAT.  —  A.  CABATON.  —  H.  CORDIER. 

O.  HOUDAS.  —  Cl.  HUART. 

L.    MASSIGNON.    —   Julien    VINSON.    —  A.   VISSIÈRE. 


BUREAU    DE  LA    REVUE  : 
28,      RUE      BONAPARTE,      28 


ARCHIVES 

MAROCAINES 


XII,  XIII.  La  Pierre  de  Touche  des  Fétwas  deAhmad  Al-Wans- 

charîsi.  Choix    de   consultations  juridiques   des    Faqih  du  Maghreb^ 

traduites  ou  analysées  par  Emile  Amar.  I.  Statut  personnel.  II.   Statut 

réel.  2  volumes  in-8 24  fr.    » 

XIV.  Hébraeo-Phéniciens  et  Judéo-Berbères.  Introduction  à  l'his- 
toiredesJuifs  etdu  judaïsme  en  Afrique,  par  N.  Slousch.  In-8.      12  fr.     » 

XV.  IVlélanges.  Un  volume  en  3  fascicules.  In-8 12  fr.    » 

Le  fasc.  H  comprend  :  Description  d'une  collection  de  manuscrits  musul- 
mans, par  M.  Blochet. 

Le  lasc.  111  comprend  :  Touhfat  al-Qouddât  bi  bad  Masa'il  ar-Rouât 
(Recueil  des  questions  relatives  aux  bergers  et  décisions  prises  sur  ces 
questions  par  un  grand  nombre  de  jurisconsultes).  Parle  Faqîh  Al-Malouy. 
Texte  arabe  et  traduction  par  Michaux-Bellaire,  Martin  et  Paquignon. 

XVI.  Al-Fakhri.  Histoire  des  dynasties  musulmanes,  depuis  la 
mort  de  Mahomet  jusqu'à  la  chute  du  Khalifat  Abbâsîde  de  Baghdâdz  (11- 
656  dé  l'hégire  =  632-1258  de  J.-C),  par  Ibn  at-Tiqtaqâ.  Traduit  de 
l'arabe  et  annoté  par  Emile  Amar.  In-8 12  fr. 

XVII.  Quelques  tribus  de  montagnes  de  la  région  du   Habt, 

par  Michaux-Bellaire.  Un  volume  in-8,  fig     .     .     .  .     .     12  fr.     »• 


Ernest   LEiROUX,   Editeur,   28,    rue   Bonapapte 


Mous  prions  nos  lecteurs  d'excuser  le  retard  du 
présent  numéro,  causé  par  un  changement  de  papier 
en  vue  dune  documentation  importante  accompa- 
gnée d illustrations  trop  nombreuses  pour  se  donner 
en  hors-texte.  La  fabrication  spéciale  de  ce  papier 
ayant  pris  plus  de  temps  que  nous  ne  pensions,  nous 
avons  dû  constituer  un  nouveau  sommaire  et  dif- 
férer nos  illustrations  jusqu'au  numéro  de  mai. 


28,    RUE    BONAPARTE,    2H 


POLITIQUE     MUSULMANE 

par  A.   LE  CHATELIER 

t'n  volume  iii-8,  richement  illuslré  de  ligures  et  de  planches     ...       3  IV.  5o 

LES  SOURCES  INÉDITES  DE  L'HISTOIRE  DU  MAROC 

DE    l530   A    1845 

Recueil  de  Lettres,  Documents  et  Mémoires  cooservés  dans  les  Arcliives  européennes 

pi:bi.ié  par 
Le  Co.mte  Henry  de  CASTRIES 

A.  AKc.HlVbb  ET  BIBLIOTHÈQUES  DE   FRANCE.    Tomes    I  et  II. 
Gr,  in-8,  avec  cartes  et  fac-similés.  Chacun 26  fr.     » 

B.  ARCHIVES  ET  BIBLIOTHÈQUES  DES  PAYS-BAS.  Tomes  1  et  II. 

Gr.  in-8,  avec  cartes  et  fac-similés.    Chacun 25  fr.     » 

HISTOIRE  DE  L'AFRIQUE  SEPTENTRIONALE 

Depuis  les  temps  les  plus  recules  jusqu'à  la  conquête  française 
Par  Ernest  Mercier 

3  vol.  in-8,  cartes 2  5  fr.     » 

IDÉES     MODERNES 

CÉRAMIQUE 

Lettre  à  un  artiste,  par  A.  Le  (^nATKLitK. 
In-8,  2  planches i  fr.     » 

PETITE  BIBLIOTHÈQUE  ARMÉNIENNE 

Publiée  sous  la  direction  de  M.  F.  MACLER 

I.  —  La  Possédée,  par  Chirvanz.\dé.  Traduction   par  Abch.\g  Tchoba- 

NiAN.  Un  volume  in- 18 3  fr.     » 

II.  —  Nouvelles  Orientales,  par  Minaz  Tchéraz.  In-iS  ...      2  fr.  5o 


milE  DE  LA  DYVASTIE  ALAODIE  DD 

(i 63 I - I 894) 

Traduction    française    du    Kitab    el-islîqsa 
par  Eugène  Fumey. 

2  volumes  in-S 24  tr. 


ERNEST    LEROUX,    EDITEUR 

2  (S,      RUE      BONAPARTE,      Vl'' 


Max     COLLIGNON 

Membre  de  l'Institut 


LES  STATUES  FUNERAIRES 

DANS    L'ART    GREC 

lin  beau  volume  in-4,  richement  illustré  et  accompagné  d'une  planche  en 
héliogravure 30  fr. 

Jules     MAURICE 


Numismatique    Constantinienne 

Tome  I.  Gr.  in-8  de  652  pages,  avec  23  planches.    25  fr. 

Organisation  et  fonctionnement  des  ateliers  monétaires  au  IV"  siècle.  —  Icono- 
graphie de  vingt  empereurs  et  impératrices  des  II h'  et  IV>'  siècles.  —  Ateliers 
monétaires  de  Rome,  Ostie,  Aquilée,  C.arthagf^,  Trêves,  etc. 

Tome  li.  Les  dynasties  Jovienne,  Herculéenne.  Le  culte  solaire 
dans  la  dynastie  des  seconds  Flaviens.  Gr.  in-8  de  ySo  pages 
avec  figures  dans  le  texte  et  17  planches .       25  fr. 

Politique  religieuse  de  Constantin  le  Grand.  —  Nouvelle  théorie  sur  les  marques 
monétaires  et  les  signes  chrétiens.  —  Description  historique  des  émissions  de 
dix  ateliers. 

Recueil  général  des  Monnaies  grecques  d'Asie  Mineure 

Commencé  pa?-  W.-H.   WADDINGTON 

Continué  et  vomplété  par  E.  BABELON  et  Th.  REINACH 

Membres  de  l'Institut 

Tome  premier,  3*^  fascicule.  Nicée  et  Nicomédie 
ln-4,  accompagné  de  34  planches. 40  fr. 

INVENTAIRE  DES  MOSAÏQUES 

DE  LA  GAULE  ET  DE  L'AFRIQUE 

Publié  sous  les  auspices  de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres 

Première    partie.   GAULE 

1  orne  premier.  I.Narbonnaise  et  Aquitaine.  parGeorgesLAFAVE.Gr. in-8.  5fr. 
—  II.  Lugdunaise,  Belgique   et  Germanie,  par  .\d.  Blanchet. 

Gr.  in-8 7  fr.  5o 

Deuxième   partie.  AFRIQUE  PROCONSULAIRE,  NUMIDIF. 
MAURÉTANIE 

Tome  deu.xième.  Tunisie,  par  Paul  G.vucklep.  (jr.  in-S 10  fr. 

Tome  troisième.  Algérie,  par  F. -G.  de  Pachtkrk.  Gr.  in-X 4  fr. 


31-5-11     —  Tours,   imprimerie  E.  Arrault  et  C" 


REVUE  DU  MONDE 
MUSULMAN 

l'ubliée  par 

LA   MISSION    SCIENTIFIQUE    DU    MAROC 


VOLUME  X/\  MA/   i(fi  i  XUMt/cj    \ 


DE  STAMBOUL  A  BAGDAD    Notes  d'un  homme  d'Etat  turc)  H.    I  IM  iS  = 


NOTES  ET  doci;mi:\ts 


SECTION  DU  MAROC A.  Le  Chatelieb. 

SECTION  RUSSE  f^  ^1  •         -^  ' -^ 

PERSE  ^     I      M 

CHRONIQUE  DES  INDES UM 


-<2-«>î:^^ 


Ernest     LEROUX,'   ÉDITEUR,     28,     RUE    BONAPARTE    (VI^) 

PRIX  DU  NUMÉRO  MENSUEL  :  3  FR.  ;  FRANCO  PAR  POSTE  :  3  FR.  5o 
ABONNEMENT  :  PARIS,   25  FR.  ;  DÉPARTEMENTS    ET  COLONIES     2S   FR.  :  ÉTRANGER  :    3o  FR 

TOUS  DROITS  RÉSERVÉS 


MISSION   SCIENTIFIQUE  DU    MAROC 


REVUE     DU     MONDE 
MUSULMAN 

Publiée  sous  la  direcUon  de  :  A.  Le  CHATELIER 


COMITÉ    DE    DIRECTION 


MM.  L.  BOUVAT.  —  A.  CABATON.  —  H.  CORDIER. 

O.  HOUDAS.  —  Cl.  HUART. 

L.    MASSIGNON.    —   Julien   VINSON.    —  A.    VISSIÈRE. 


BUREAU    DE  LA    REVUE  : 
28,      RUE      BONAPARTE,      28 


ARCHIVES 

MAROCAINES 


XII,  XllI.  La  Pierre  de  Touche  des  Fétwas  deAhmad  Al-Wans- 

charîsi.   Choix   de   consultations  juridiques   des    Faqîh  du  Maghreb, 

traduites  ou  analysées  par  Emile  Amab.  I.  Statut  personnel.  II.   Statut 

réel.  2  volumes  in-8 24  fr.    » 

XIV.  Hébraeo-Phéniciens  et  Judéo-Berbères.  Introduction  à  l'his- 
toiredesJuifs  etdu  judaïsme  en  Afrique,  par  N.  Slousch.  In-8.      12  fr.     » 

XV.  Mélanges.  Un  volume  en  3  fascicules.  In-8 12  fr.    » 

Le  fasc.  II  comprend  :  Description  d'une  collection  de  manuscrits  musul- 
mans, par  M.  Blochet. 

Le  lasc.  III  comprend  :  Touhfat  al-Qouddât  bi  bad  MasaHl  ar-Rouât 
(Recueil  des  questions  relatives  aux  bergers  et  décisions  prises  sur  ces 
questions  par  un  grand  nombre  de  jurisconsultes).  Parle  Faqîh  Al-Malouy. 
Texte  arabe  et  traduction  par  Michaux-Bellaire,  Martin  et  Paquignon. 

XVI.  Al-Fakhri.  Histoire  des  dynasties  musulmanes,  depuis  la 
mon  de  Mahomet  jusqu'à  la  chuteduKhalifat  Abbàsîde  de  Baghdâdz  (11- 
656  de  Thégire  =  632-1258  de  J.-C),  par  Ibn  at-Tiqtaqâ.  Traduit  de 
l'arabe  et  annoté  par  Emile  Amar.  In-8 12  fr. 

XVII.  Quelques  tribus  de  montagnes  de  la  région  du  Habt^ 

par  Michaux-Bellaire.  Un  volume  in-8,  fig     .     .     .  .     .     12  fr.     » 


Ernest   LEROUX,   Éditeur,   28,   rue  Bonaparte 


KRNEST   Lh:ROUX,   ÉDITEUR 

2H.  liONAPARTE,    28 


POLITIQUE     MUSULMANE 

par  A.   LE  GHATELIER 

Mtï  volume  in-8,  richement  illustré  de  figures  et  de  planch'  3  ^<\  5o 

LES  SOURCES  INÉDITES  DE  L'HISTOIRE  DU  MAROC 

DE    l53o    A    1845 

Recueil  de  Lettres,  Documents  et  Mémoires  conservés  dans  les  Archives  européennes 

PUBLIÉ    PAR 

Le  Comte  Henry  de  CASTRIES 

A.  ARCHIVES  ET  BIBLIOTHÈQUES  DE   FRANCE.    Tomes    I  et  H. 

Gr.  in-8,  avec  cartes  et  fac-similés.  Chacun 25  fr.     > 

B.  ARCHIVES  ET  BIBLIOTHÈQUES  DES  PAYS-BAS.  Tomes  I  et  IL 

Gr.  ia-8,  avec  cartes  et  fac-similés.    Chacun 23  fr.    » 

HISTOIRE  DE  L'AFRIQUE  SEPTENTRÏONHLE 

Depuis  les  temps  les  plus  reculés  jusqu'à  la  conquOte  française 
Par  Ernest  Mercier 

3  voL  in-J<,  cartes 23  fr.     > 

IDÉES     MODERNES 

CÉRAMIQUE 

Lettre  à  un  artiste,  par  A.  Le  Chatelier. 
In-8,  2  planches i  fr.    » 

PETITE  BIBLIOTHÈQUE  ARMÉNIENNE 

Publiée  sous  la  direction  de. M.  F.  MACLER 

I.  —  La  Possédée,  par  Chirvanzadé.  Traduction   par  Archag  Tchoba- 

NiAN.  Un  volume  in- 18 -      3  fr.     » 

IL  —  Nouvelles  Orientales,  par  Minaz  Tchébaz.  In-i8  .     .     .      2  fr.  5o 

lE  DE  LA  DYNASTIE  ALAODiE  DD  IfiOG 

(1631-1894) 

Traduction    française    du    Kitab  'iqsa 

par  Eugène  Fumey. 

2  volumes  in-8 .     .      24  Ir. 


ERNEST    LEROUX,    EDITEUR 


20,      RUE      BONAPARTE,      Vr 


Max     COLLIQNON 

Membre  de  l'Institut 


LES  STATUES  FUNERAIRES 

DANS    L'ART    GREC 

Un  beau  volume  in-4,  richement  illustré, et  accompagné  d'une  planche  en 
héliogravure 30  tr. 

Jules     MAURICE 


Numismatique    Constantinienne 

Tome  1.  Gr.  in-8  de  652  pages,  avec  23  planches.   25  fr. 

Organisation  et  fonctionnement  des  ateliers  monétaires  au  IV«  siècle.  —  Icono- 
graphie de  vingt  empereurs  et  impératrices  des  III"^  et  IV"  siècles.  —  Ateliers 
monétaires  de  Rome,  Ostie,  Aquilée,  Carthage,  Trêves,  etc. 

Tome  II.  Les  dynasties  Jovienne,  Herculéenne.  Le  culte  solaire 
dans  la  dynastie  des  seconds  Flaviens.  Gr.  in-8  de  ySo  pages 
avec  figures  dans  le  le.xte  et  17  planches  .     .     .     .     ...     .       25  fr. 

Politique  religieuse  de  Constantin  le  Grand.  —  Nouvelle  théorie  sur  les  marques 
monétaires  et  les  signes  chrétiens.  —  Description  historique  des  émissions  de 
dix  ateliers. 

Recueil  général  des  Moneales  grecques  d'Asie  Hlifleore 

Commencé  par  W.-H.  WADDINGTON 

Continué  et  complété  par  E.  BABELON  et  Th.  REINACH 

Membres  de  l'Institut 

Tome  premier,  3®  fascicule.  Nicée  et  Nicomédie 
ln-4,  accompagné  de  34  planches 40  fr. 

CHRONIQUES 

DE  LA 

MAURITANIE    SÉNÉGALAISE 

NACER    EDDINE 


Texte    arabe,   Xraductioii   et   ]>Jotice 
Par     ISMAËL     HAMET 

Un  volume  in-8 15  fr. 


31-6-11     —  Tours,   imprimerie  E.  Arrault  et  C". 


REVUE  DU  MONDE 
MUSULMAN 

Publiée  par 
LA    MISSION    SCIENTIFIQUE    DU    MAROC 


\uiA  ML    \i\  ./ 1  /  \     /(jn  ÀUMLK'J    V 

POLITIQUE    MUSULMANE 
DE    LA   HOLLANDE 


Quatre     Conférences 


PAR 


C.      SNOUCK     HURGRONJE 

CONSEILLER  DU  MINISTÈRE   DES   COLONIES    NÉERLANDAISES 

I    '    I  ES  AFFAIRES  INDIGÈNES  ET  ARABES 


NOTES    ET    DOCL  MKN TS 


Un  Voyage  à  la  Mecque 


G.   CORDIER.  5  l( 


SECTION  DU  MAROC  : 
Documents  relatifs  au  territoire  du  Fahç I      Michaux-Bellaire.         5i< 

Le  Mouloud  au  Maroc P.  Pa<5uignon 


-<:i<*-i^- 


Ernest     LEROUX,     ÉDITEUR,     28,     RUE    Bu.h...ARTE    (VI«) 

PRIX  DU  NUMÉRO  MENSUEL  :  3  FR.  ;  FRANCO  PAR  POSTE  :  3  FR.  5o 
ABONNEMENT  :  PARIS,   25  FR.  ;  DÉPARTEMENTS    ET   GOLON11-:     •:!   FR.     ÉTRANGER  :    3o  FR. 

TOUS  DROITS  RÉSERVÉS 


MISSION   SCIENTIFIQUE  DU    MAROC 


REVUE     DU     MONDE 

MUSULMAN 

Publiée  sous  la  direction  de  :  A.  Le  CHATELIER 


COMITÉ    DE    DIRECTION 


MM.  L.  BOUVAT.  —  A.  CABATON.  —  H.  CORDIER. 

O.  HOUDAS.  —  Cl.  HUART. 

L,    MASSIGNON.    —   Julien   VINSON.    —  A.    VISSIÈRE. 


BUREAU    DE  LA    REVUE  : 
28,      RUE      BONAPARTE,      28 


ARCHIVES 

MAROCAINES 


Tomes  I  à  XI.  In-8.  Chaque  volume i2fr.     » 

XII,  Xllî.  La  Pierre  de  Touche  des  Fétwas  deAhmad  Al-Wans- 

charîsi.   Choix   de   consultations  juridiques   des    Faqîh  du  Maghreb, 

traduites  ou  analysées  par  Emile  Amar.  I.  Statut  personnel.  II.   Statut 

réel.  2  volumes  in-8 24  fr.    » 

XIV.  Hébraeo-Phéniciens  et  Judéo-Berbères.  Introduction  à  l'his- 
toiredesJuifsetdujudaïsme  en  Afrique,par  N.  Slousch.  In-8.      12  fr.     » 

XV.  Mélanges.  Un  volume  en  3  fascicules.  In-8 12  fr.    » 

Le  fasc.  II  comprend  :  Description  d'une  collection  de  manuscrits  musul- 
mans, par  M.  Blochet. 

Le  fasc.  III  comprend  :  Totthfat  al-Qouddât  bi  bad  Masa'il  ar-Rouât 
(Recueil  des  questions  relatives  aux  bergers  et  décisions  prises  sur  ces 
questions  par  un  grand  nombre  de  jurisconsultes).  Parle  Faqîh  Al-Malooy. 
Texte  arabe  et  traduction  par  Michaux-Bellaire,  Martin  et  Paqlignon. 

XVI.  Al-Fakhri.  Histoire  des  dynasties  musulmanes,  depuis  la 
mort  de  Mahomet  jusqu'à  la  chuteduKhalifat  Abbâsîde  deBaghdâdz  (11- 
656  de  l'hégire  =  632-1258  de  J.-C),  par  Ibn  at-Tiqtaqâ.  Traduit  de 
l'arabe  et  annoté  par  Emile  Amar.  In-8 12  fr. 

XVII.  Quelques  tribus  de  montagnes  de  la  région  du  Habt, 

par  MiCHAux-BELLArRE.  Un  volume  in-8,  fig     .     .     .  .     .     12  fr.     » 


Ernest  LFJROUX,   Éditeur,   28,   rue  Bonaparte 


ERNEST  LEROUX,   ÉDITEUR 

28,    RUE    BONAPARTE,   28 

POLITIQUE     MUSULMANE 

par  A.   LE  CHATELIER 

Un  volume  in-8,  richement  illustré  de  figures  et  de  planches     ...      3  fr.  5o- 

LES  SOURCES  INÉDITES  DE  L'HISTOIRE  DU  MAROC 

DE    l53o    A    1845 

Recueil  de  Lettres,  Documents  et  Mémoires  conservés  dans  les  Archives  européeaae» 

publié  par 
Le  Comte  Henry  de  CASTRIES 

A.  ARCHIVES  ET  BIBLIOTHÈQUES  DE   FR ANCF.    Tomes    I  et  II. 
Gr.  in-8,  avec  cartes  et  fac-similés.  Chacun  .     .     .     25  fr.    » 

B.  ARCHIVES  ET  BIBLIOTHÈQUES  DES  PAYS-BAS.  Tomes  I  et  II. 

Gr.  in-8,  avec  cartes  et  fac-similés.    Chacun 25  fr.     > 

HISTOIRE    DE    L'AFRIQUE   SEPTENTRIONALE 

Depuis  les  temps  las  plus  recules  jusqu'à  la  conquête  française 
Par  Ernest  Mercier 

3  vol.  in-8,  cartes 2  5  fr.     »• 

LES    BENOU    GHANYA 

Derniers  représentants 

de  l'Empire  Almoravide  et  leur  lutte  contre  l'Empire  Almohade 

par  Alfred  BEL 

Un  volume  in-8 12  fr.     >- 

LA  PROVINCE  ROMAINE  DE  MAURÉTANIE  CÉSARIENNE 

par  E.  CAT 
Un  volume  in-8,  avec  carte „     .     .     .      7  fr.  5o 

L'ÉIABLISSEMENT  DBS  DYNASTIES  DES  CHÉ.^IFS  AU  MAROC 

et  leurs  rivalités  avec  les  Turcs  de  la  Régence  d'Alger  (i5o9-i83o) 

par  AuG.  COUR 

Un  volume  in-8 7  fr.  5o 

LES    BERBERS 

Étude  sur  la  conquête  de  l'Afrique  par  les  Arabes,  d'après  les  textes  arabes  imprimé» 

par  Henri  FOURN'EL 
2  volumes  in-4 40  fr.     »• 

CHRONIQUE  DE  LA  DYNASTIE 

ALAOUIE    DU    MAROC     1631-1894) 

Traduction    française    du    Kitab    el-istîqsa 
par  Eugène  Fumey. 

2  volumes  in-8 24  fr. 


ERNEST    LEROUX,    EDITEUR 

28,      RUE      BONAPARTE,      VI^ 

L'ATLAS    MAROCAIN 

D'après  les    doc-ui-nsnts    originaux 

par  Paul  SCHNELL.  traduit  par  A.  BERNARD 

.ln-8,  grande  carte 10  fr.     » 

LA   TURQUIE   D'ASIE 

Géographie  administrative,  statistique  descriptive  et  raisonnée  de  l'Asie  Mineure 

par  Vital  CUINET 
4  forts  volumes  in -8,  avec  cartes  et  table 44  fr.    > 

SYRIE,    PALESTINE,    LIBAN 

par  Vital  CUINET 
Un  fort  volume  in-8,  avec  carte 20  fr.     » 

"  KONIA 

La  ville  des  derviches  tourneurs 

Souvenirs  d'un  voyage  en  Asie  Mineure,  par  Clément  HUART 

In-18,  figures,  planches  et  cartes 5  fr.     » 

MISSION  ARCHÉOLOGIQUE  EN  ARABIE 

De  Jérusalem  au  Hedja^ 

par    JAUSSEN    et    SAVIGNAC 

In-8,  carte,  planches  et  figures 3o  fr.     » 

CHRONIQUES 

de  la 

MAURITANIE   SÉNÉGALAISE 

NAGER   EDDINE 

Texte     aratoe,     Tradiicticn     et    ISTotice 

par  IsMAEL  HAMET 

Un  volume  in-8 i5  fr.     » 

H.  de  QRAMMONT 

CORRESPONDANCE  DES  CONSULS  D'ALGER  (1690-174.2) 

ln-8 6  fr.    » 

HISTOIRE    DALGER 

Sous  la  domination  turque  ( i5i 2-i83o) 
ln-8 8  fr.     » 

Général   PHILEBERT 

LA  CONQUÊTE   PACIFIQUE   DE  L'INTÉRIEUR   AFRICAIN 

Nègres,  Musulmans  et  Chrétiens 
In-S,  cartes  et  illustrations lo  tr.     » 

21-7-11     —  Tours,  imprimerie  E.  Arraui-T  et  C'i^. 


I 


DS 
36 

t.U 


Revue  du  inonde  musulman 


• 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


iH 


'^^-'  '^'^