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Full text of "Revue du seizième siècle"

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Univ.of 

TOROMTO 
LiBRARY 


REVUE 


DU 


SEIZIÈME   SIÈCLE 


PUBLICATIONS 

DE    LA 

SOCIÉTÉ  DES  ÉTUDES  RABELAISIENNES 


NOUVELLE  SERIE 


REVUE 


DU 


SEIZIÈME  SIÈCLE 


TOME  II  —  1914 


PARIS 
EDOUARD   CHAMPION 

LIBRAIRE    DE    LA    SOCIÉTÉ    DES    ÉTUDES    RABELAISIENNES 
5,    QUAI    MALAQUAIS 

Téléph.  :  Gobelins  28-20 
1914 


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SOCIETE 

DES  ÉTUDES   RABELAISIENNES. 


STATUTS. 

Article  premier. 

La  Société  des  Études  rabelaisiennes  a  pour  but  l'étude  de 
Rabelais  et  de  son  temps,  ainsi  que  la  publication  de  docu- 
ments et  de  travaux  relatifs  au  même  sujet. 

Elle  pourra  former  des  collections  et  organiser  des  excur- 
sions offrant  un  intérêt  pour  ses  études. 

Elle  s'interdit  toute  discussion  qui  aurait  trait  à  des  questions 
actuelles  politiques  ou  religieuses. 

Art.  2. 
Le  siège  de  la  Société  est  à  Paris. 

Art.  3. 

La  Société  se  compose  des  personnes  dont  l'admission  aura 
été  prononcée  dans  les  formes  suivantes  : 

Les  candidats  devront  adhérer  aux  statuts  de  la  Société  et 
être  présentés  par  deux  membres.  Si  le  Bureau  agrée  la 
demande  d'admission,  celle-ci  sera  portée  à  l'ordre  du  jour 
de  la  plus  prochaine  séance  de  la  Société  et  devra  réunir  la 
majorité  absolue  des  voix  des  membres  présents. 

Art.  4. 

La  Société  se  réunit  au  moins  six  fois  par  an. 

Outre  ces  séances,  consacrées  aux  travaux  ordinaires,  elle 
tient,  au  mois  de  janvier,  une  assemblée  générale  annuelle, 
qui  entend  les  rapports  du  président  et  du  trésorier,  approuve 
les  comptes  et  nomme  les  membres  du  Conseil. 

REV.    DU   SEIZIÈME   SIÈCLE.   II.  I 


2  STATUTS. 

Une  assemblée  générale  extraordinaire  peut  être  convoquée 
par  le  Conseil  toutes  les  fois  que  des  circonstances  exception- 
nelles l'exigent. 

Art.  5. 

Le  Conseil  de  la  Société,  composé  au  maximum  de  vingt- 
cinq  membres,  est  renouvelable  par  cinquième  tous  les  ans. 
Les  membres  sortants  sont  désignés  par  roulement. 

Le  Conseil  choisit  dans  son  sein  le  bureau  et  les  com- 
missions. 

Le  Bureau  est  nommé  au  scrutin  secret,  à  la  majorité  abso- 
lue des  membres  présents.  En  cas  d'égalité  de  suffrages,  le 
plus  âgé  des  candidats  est  élu. 

La  Commission  de  publication  se  compose  de  trois  membres, 
nommés  chaque  année  et  rééligibles,  auxquels  sont  adjoints 
de  droit  le  président  et  le  secrétaire  de  la  Société.  Ses  déci- 
sions sont  souveraines.  D'autres  commissions  pourront  être 
créées  ultérieurement. 

Art.  6. 

Le  Bureau  comprend  un  président,  deux  vice-présidents,  un 
secrétaire,  un  secrétaire-adjoint,  un  trésorier. 

Les  membres  du  Bureau  sont  nommés  pour  un  an.  Ils  ne 
sont  rééligibles  dans  la  même  fonction  qu'une  année  après 
l'expiration  de  leur  mandat,  sauf  le  président,  les  secrétaires 
et  le  trésorier,  qui  peuvent  toujours  être  réélus. 

Le  Bureau  est  investi  des  pouvoirs  les  plus  étendus  pour  la 
gestion  de  la  Société. 

Art.  7. 

Les  ressources  de  la  Société  se  composent  : 

1°  Des  cotisations  de  ses  membres,  fixées  à  dix  francs  par 
an,  et  rachetables  moyennant  un  versement  minimum  de  cent 
cinquante  francs; 

20  Du  produit  de  la  vente  de  ses  publications; 

30  Des  dons  qui  lui  seraient  faits; 

40  Du  revenu  de  ses  biens  et  valeurs  de  toute  nature. 

Art.  8. 
Toute  proposition  portant   modification   aux   statuts    sera 


STATUTS.  3 

rédigée  par  écrit,  signée  par  cinq  sociétaires  au  minimum  et 
adressée  au  Bureau,  qui  décidera  s'il  convient  d'y  donner  suite. 
En  cas  d'avis  favorable,  la  proposition  sera  mise  à  l'ordre 
du  jour  de  l'assemblée  générale  annuelle  du  mois  de  janvier, 
et,  pour  être  adoptée,  devra  réunir  les  trois  quarts  des  voix 
des  membres  présents. 

Art.  9. 

La  Société  ne  peut  être  dissoute  que  dans  une  assemblée 
générale  comprenant  au  moins  les  deux  tiers  des  membres 
ayant  acquitté  leur  cotisation. 

Dans  le  cas  où  la  dissolution  serait  votée,  la  môme  assem- 
blée décidera  du  sort  de  l'actif. 

Art.  10. 

Un  règlement  d'ordre  intérieur  pourra  être  rédigé  par  le 
Conseil. 


LISTE  DES  MEMBRES^ 

(1914). 


Adès  (Jehan);  Li  vergier  Jogleor, 
à  Signy-le-Petit  (Ardennes). 

Agache  (Alfred),  artiste  peintre; 
rue  Weber,  14. 

Albarel  (D'  p.)  ;  à  Névian  (Aude). 

Alexandre  (D');  rue  de  Tour- 
non,  20. 

Alphaud  (Gabriel),  secrétaire  gé- 
néral du  Temps;  square  de 
Laborde,  14. 

Alphandéry  (Paul);  directeur- 
adjoint  à  l'Ecole  pratique  des 
hautes  études;  rue  de  la  Fai- 
sanderie, 104. 

Amigues  (D');  à  Peyriac-de-Mer 
(Aude). 

Andrews  (C);  University  square, 
à  Belfast  (Ireland). 

Aranha  (Graça),  ministre  du 
Brésil  à  La  Haye;  hôtel  de 
La  Trémoille,  rue  La  Tré- 
moille. 

Arconati  Visconti  (Marquise); 
rue  Barbet-de-Jouy,  16. 

Armaingaud  (D'),  membre  cor- 
respondant de  l'Académie  de 
médecine,  président  de  la  Li- 
gue française  contre  la  tuber- 
culose; à  Bordeaux. 


Asher  et  C",  libraires;  Bchrend- 
strasse,  17,  à  Berlin  [double 
souscription]. 

Aymard;  quai  Saint-Michel,  23. 

Backer  (Hector  de),  ingénieur; 
rue  du  Gouvernement  provi- 
soire, 32,  à  Bruxelles. 

Baer,  libraire;  Hochstrasse,  6, 
à  Frankfurt-am.-Main  (Alle- 
magne). 

Baffier  (Jean),  statuaire;  rue 
Lebouis,  6  bis. 

Baguenault  de  Puchesse  (comte 
Gustave);  rue  de  Surène,  24. 

Baist  (G.),  professeur  à  l'Univer- 
sité de  Fribourg-en-Brisgau 
(Allemagne). 

Bamann  (Otto),  Dr.  Phil.,  profes- 
seur à  la  Maria  Theresia  Real- 
schule;  à  Straubing  (Bavière). 

Barante  (Baron  Claude  de);  rue 
du  Général-Foy,  22. 

Barat  (Julien),  lecteur  à  l'Uni- 
versité de  Gothenbourg  (Suè- 
de); rue  des  Fossés-Saint-Mar- 
cel, 4,  à  Paris. 

Barbier  fils  (Paul);  Dunster  West 
Park,  Leeds  (Angleterre). 


I.  L'initiale  C.  signifie  :  membre  du  Conseil.  —  Les  adresses  non 
suivies  d'un  nom  de  ville  sont  celles  des  membres  habitant  Paris. 
—  Nous  prions  instamment  ceux  des  sociétaires  dont  l'adresse  ou  les 
titres  appelleraient  quelque  changement  de  vouloir  bien  en  aviser 
le  secrétaire  de  la  Société,  M.  Jacques  Boulenger,  22,  rue  Oudinot,  à 
Paris. 


LISTE    DES    MEMBRES. 


Bardou,  pharmacien;  rue  de  la 
République,  à  Béziers  (Hé- 
rault). 

Barthou  (Louis),  président  du 
Conseil,  ministre  de  l'Instruc- 
tion publique;  avenue  d' An- 
tin,  7. 

Baudrier  (Julien),  C;  rue  Belle- 
cour,  3,  à  Lyon. 

Bauermeister  (F.);  West  Rcgent 
Street,  19,  à  Glascow  (Angleter- 
re).  [Gaulon,   correspondant]. 

Baur  (Albert),  professeur  au  Gym- 
nase de  Zurich;  Forchstrasse, 
144,  à  Zurich  (Suisse). 

Bayet  (A.),  directeur  de  l'ensei- 
gnement supérieur;  au  minis- 
tère de  l'Instruction  publique. 

Beaurain  (Georges);  à  Hornoy 
(Somme). 

BÉDiER  (Joseph),  professeur  au 
Collège  de  France  ;  rue  Souf- 

fîOt,   II. 

Behrend  (  Adolf),  libraire-éditeur  ; 
Unter  den  Linden,  56,  à  Berlin. 
Aux  soins  de  Masher,  chez 
Gaulon. 

Behrens  (D.),  professeur  à  l'Uni- 
versité de  Giessen  (Allemagne). 

Belleville  (Julien);  rue  du  Co- 
lonel-Moll,  2. 

Beltrand  (Jacques),  graveur; 
boulevard  Pasteur,  69. 

Bergalonne  (Ch.-J.);  rue  de  la 
Corraterie,  20,  à  Genève. 

Berge  (Jules),  propriétaire;  rue 
de  la  Victoire,  60. 

Bernés  (Henri),  membre  perpé- 
tuel, professeur  au  lycée  Laka- 
nal,  membre  du  Conseil  supé- 
rieur de  l'Instruction  publique; 
boulevard  Saint-Michel,  127. 

Berry,  libraire;  212,  Shaftesbury 
av.,  Londres  W.  C. 

Besançon  (Henry),  directeur  des 


Écoles;  à  Aigle  (Vaud,  Suisse). 

Besch  (Emile),  agrégé  de  l'Uni- 
versité; 37,  rue  du  Faubourg- 
Stanislas,  à  Nancy. 

BÉTHUNE  (Baron  François);  rue 
de  Bériot,  34,  à  Louvain  (Bel- 
gique). 

Bibliothèque  des  Archives  na- 
tionales. 

[Bibliothèque]  Amherst  Collège 
Library,  department  of  ro- 
mance languages;  à  Amherst, 
Mass.  (U.  S.  A.). 

Bibliothèque  de  la  ville  de  Be- 
sançon (Doubs). 

Bibliothèque  de  la  ville  de  Blois 
(Loir-et-Cher). 

Bibliothèque  de  la  ville  de  Ciii- 
non  (Indre-et-Loire). 

Bibliothèque  du  Collège  de 
France. 

Bibliothèque  royale  de  Copen- 
hague (Danemark).  Correspon- 
dant Lamothe,  libraire. 

Bibliothèque  de  l'Université  de 
Dijon. 

[Bibliothèque  royale  de  Dresde] 
Kônigliche  ôffentliche  Biblio- 
thek  (Allemagne). 

Bibliothèque  de  I'Ecole  des 
Chartes,  rue  de  la  Sorbonne, 
à  Paris. 

Biblioteca  nazionale  centrale;  à 
Firenze  (Italie).  Librairie  See- 
ber,  chez  Lesoudier. 

[Bibliothèque]  Freiherrl.  Cari 
von  Rothschild'sche  ôffentliche 
Bibliothek  ;  Frankfurt  a.  M. 
(Allemagne). 

Bibliothèque  cantonale  et  uni- 
versitaire de  Fribourg,  Suisse. 

Bibliothèque  publique  de  la  ville 
de  Genève  (Suisse). 

Bibliothèque  de  I'Institut  de 
France. 


LISTE    DES    MEMBRES, 


Bibliothèque  de  la  ville  de  Ham- 
bourg. 

[Bibliothèque]  Germanisch-Ro- 
manische  Seminar  (Dr.  Prof. 
Fr.  Neumann);  Bergstrassc,  45, 
à  Heidelberg  (Allemagne). 

Bibliothèque  de  l'Université  de 
Leipzig  [Twietmeyer,  corres- 
pondant]. 

[Bibliothèque]  Séminaire  de  phi- 
lologie romane  de  Marburg 
(Allemagne). 

Bibliothèque  Mazarine. 

Bibliothèque  de  la  ville  de  Mont- 
pellier. 

Bibliothèque  du  Musée  Condé; 
à  Chantilly  (Oise). 

Bibliothèque  publique  de  la  ville 
de  Nancy  (Meurthe-et-Moselle). 

Bibliothèque  publique  de  la  ville 
de  Niort  (Deux-Sèvres). 

Bibliothèque  de  la  ville  d'OR- 
léans. 

Bibliothèque  de  FUniversité  de 
Paris. 

Bibliotheca  Alessandrina,  R.  Uni- 
versità;  à  Rome  (Italie). 

Bibliothèque  Sainte-Geneviève. 

Bibliothèque  impériale  publique 
de  Saint-Pétersbourg  (Russie) 
[M.  N.  Likhatscheff,  conserva- 
teur]. 

[Bibliothèque]  University  of 
Sheffield  (Angleterre). 

[Bibliothèque  de  Strasbourg] 
Kais.  Universitâts  -  und  Lan- 
desbibliothek  (Allemagne). 

Bibliothèque  de  l'Institut  catho- 
lique; rue  de  la  Fonderie,  à 
Toulouse. 

Bibliothèque  de  l'Université 
royale  d'UpsAL  (Suède). 

Bibliothèque  de  Versailles,  rue 
Gambetta,  à  Versailles. 


Bibliothèque  historique  de  la 
Ville  de  Paris. 

Bibliothèque  de  l'Université  de 
Vienne. 

Bibliothèque  de  la  ville  de  Zurich. 

Blum  (Léon),  homme  de  lettres; 
boulevard  Montparnasse,   126. 

Bodin,  professeur  à  la  Faculté 
des  lettres,  rue  de  Tivoli,  43, 
à  Dijon. 

Bogeng  (  G.-A.-Erich  ),  H.  Dr. 
Wilmersdorf,  Kaiser  Allée,  168, 
à  Berlin. 

BoNDOis  (Paul-M.),  archiviste- 
paléographe,  bibliothécaire  à 
la  Bibliothèque  nationale;  rue 
Biomet,  77. 

Bonnaire;  rue  Nollet,  3i. 

BoNZON  (D');  rue  de  Berlin,  i5. 

Borde  (M""»),  boulevard  Males- 
herbcs,  i58. 

Bosse  (Charles),  libraire;  rue 
Lafayette,  46. 

Bouillon  (.\rthur),  percepteur  à 
Hautmont  (Nord). 

Boulay  de  la  Meurthe  (Comte 
Alfred),  ancien  président  de  la 
Société  archéologique  de  Tou- 
raine;  rue  de  Villersexel,  7. 

Boulenger  (Jacques),  archiviste- 
paléographe,  secrétaire  ;  rue 
Oudinot,  22. 

Boulenger  (Marcel),  homme  de 
lettres;  à  Chantilly  (Oise). 

B0URDIER  (.\.),  éditeur;  rue  du 
Parc-de-Clagny,  33,  Versailles. 

Bourgeois  (Achille-F.),  agrégé  de 
l'Université,  professeur  au  Ly- 
cée de  Beauvais  (Oise). 

BouRRiLLY  (V. -L.),  professeur 
à  la  Faculté  des  Lettres  d'Aix- 
en- Provence  (Bouches- du- 
Rhône). 

BouTET  DE  Monvel  (Rogcr),  at- 


LISTE    DES    MEMBRES. 


taché  au  Musée  Carnavalet  ; 
passage  de  la  Visitation,  1 1  bis. 

BouTiNEAu  (D'  Em.);  rue  de 
l'Aima,  73,  à  Tours  (Indre-et- 
Loire). 

Bouvier  (Bernard),  professeur  à 
l'Université  de  Genève;  rue 
Charles-Bonnet,  4,  à  Genève. 

BovET  (E.),  professeur  à  l'Uni- 
versité de  Zurich;  Bergstrasse, 
29,  à  Zurich. 

BoYLESvE  (René),  homme  de  let- 
tres; rue  des  Vignes,  27. 

Bréal  (Michel),  membre  de  l'Ins- 
titut; boulevard  Saint-Michel, 
87. 

Bredan  (M"°  Berthie),  profes- 
seur; Colmanstrasse ,  20,  à 
Bonn  (Allemagne). 

Brockhaus,  libraire;  rue  Bona- 
parte, 17  {double  souscription). 

Brown  (D'  h.  R.),  Farlie;  à  Mal- 
don,  Essex  (Angleterre). 

Brunot  (Alphonse),  éditeur  de 
Medicina;  rue  Henri  -  Mar- 
tin, 6. 

Brunot  (F.),  professeur  à  l'Uni- 
versité de  Paris;  rue  Lene- 
veux,  8. 

Bruzon  (D');  rue  Claude-Ber- 
nard, 79. 

BuFFARD  (Louis-Pierre);  rue  des 
Carmes,  11  bis. 

Bunau-Varilla  (J.),  licencié  es 
lettres,  membre  perpétuel;  ave- 
nue du  Trocadéro,  22. 

Cahen  (Albert),  inspecteur  d'Aca- 
démie; rue  Condorcet,  53. 

Callary  de  la  Mazière  ;  rue  de 
Miromesnil,  64. 

Cardot  (Philippe),  docteur  en 
droit;  rue  Saint-Sulpice,  18. 

Carrière  (l'abbé);  212,  rue  de 
Rivoli. 


Carry  (D');  rue  de  l'Hôtel-de- 
Ville,  54,  à  Lyon. 

Casanova  (Paul),  professeur  au 
Collège  de  France;  rue  de 
Rennes,  63. 

Cavasse  (D'  Alfred);  villa  des 
Bleuets,  Le  Cannet  (Alpes- 
Maritimes). 

Chalbot  (Alfred);  rue  Dulong, 
65. 

Chamard  (Henri),  professeur  ad- 
joint à  la  Faculté  des  Lettres  ; 
rue  Claude-Bernard,  58. 

Chambard-Hénon  (D""  E.)  ;  cours 
Morand,  43,  à  Lyon. 

Champion  (Edouard),  homme  de 
lettres,  libraire-éditeur;  quai 
Malaquais,  5  [grand  papier]. 

Champion  (Pierre),  archiviste-pa- 
léographe; rue  Michelet,  4. 

Charavay  (Noël),  expert  en  au- 
tographes; rue  de  Fursten- 
berg,  3. 

Chaumier  (Etienne),  greffier  du 
tribunal  civil  de  Chinon  (In- 
dre-et-Loire). 

Chinard  (Gilbert),  maître  de 
conférences  à  l'Université  de 
Californie,  Berkeley,  U.  S.  A. 

Clément  (Louis);  52,  faubourg 
Saint-Honoré,  Paris. 

Clouzot  (H.),  conservateur  de 
la  bibliothèque  Forney,  tréso- 
rier; rue  Dalayrac,  37,  à  Fon- 
tenay-sous-Bois  (Seine). 

Cohen  (Gustave),  professeur  à 
l'Université  d'Amsterdam;  La 
Sapinière  Laren,  Nord  Holland 
(Pays-Bas). 

Comber  (H.  G.);  Pembroke  Col- 
lège, à  Cambridge  (Angleterre). 

Comte  (Charles),  professeur  au 
lycée  Condorcet;  rue  d'Ams- 
terdam, 52. 


LISTE    DES    MEMBRES. 


CoRoi  (Jean);  rue  de  Lubeck,  33. 

CoRTADA  (Alexandre);  avenue 
de  Messine,  17. 

CouDERc  (Camille),  archiviste- 
paléographe,  conservateur-ad- 
joint au  département  des  ma- 
nuscrits de  la  Bibliothèque 
nationale;  rue  de  Harlay,  20. 

CouET  (Jules),  archiviste  de  la 
Comédie  française;  rue  Le- 
conte-de-Lisle,  14. 

Courbet  (Ernest),  receveur  mu- 
nicipal-trésorier de  la  ville  de 
Paris;  rue  de  Lille,  i. 

Courcel  (Valentin  de);  rue  de 
Vaugirard,  20. 

Couturier  (Paul),  directeur  ho- 
noraire au  ministère  de  la 
Guerre;  avenue  de  Villiers,  88. 

Crucy  (François);  boulevard 
Bourdon,  6,  Neuilly. 

Cusenier  (Elisée),  industriel; 
boulevard  Voltaire,  226. 

Daupeley  (Paul),  imprimeur;  à 
Nogent-le-Rotrou  (Eure-et- 
Loir). 

Delacour  (Th.),  trésorier  de  la 
Société  botanique  de  France  ; 
rue  de  la  Faisanderie,  94. 

Delahaye  (C.  ),  capitaine  au 
10°  régiment  de  cuirassiers; 
cours  Morand,  54,  Lyon. 

Delamare  (Louis),  Tecumesch 
avenue,  237,  Mount  Vernon, 
U.  S.  A. 

Delmas,  archiviste  départemen- 
tal; à  Tours  (Indre-et-Loire). 

Denizard  (M""  Marie);  rue  Lava- 
lard,  65,  à  Amiens. 

Dervieux  (D');  boulevard  Saint- 
Michel,  i3. 

Detken  et  RocHOLL,  libraires;  à 
Naples. 


Dorveaux  (D'  Paul),  bibliothé- 
caire de  l'Ecole  supérieure  de 
pharmacie,  C;  avenue  d'Or- 
léans, 58. 

Dreyfus  (Alfred);  boulevard  Ma- 
lesherbes,  101. 

Driesen  (Otto),  Dr.  Phil.;  Giese- 
brechtstrasse,  6,  à  Charlotten- 
burg  (Allemagne). 

Du  Bos  (Maurice),  homme  de 
lettres;  boulevard  Saint-Mi- 
chel, 95. 

DuFOUR  (Théophile),  directeur 
honoraire  des  archives  et  de  la 
bibliothèque  de  Genève,  C; 
route  de  Florissant,  6,  à  Ge- 
nève (Suisse). 

DuGAs;  rue  Gay-Lussac,  68. 

DuLAU  et  C°,  libraires  ;  à  Londres 
[double  souscription]. 

Dupont-Ferrier  (G.),  docteur  es 
lettres;  rue  du  Sommerard,  2. 

DupuY  (Ernest),  inspecteur  géné- 
ral de  l'Instruction  publique; 
avenue  du  Parc-de-Montsou- 
ris,  2. 

Durand  (D''  Léon);  place  du 
Boutge,  à  Albi  (Tarn). 

Dureau  (André),  agrégé  des  let- 
tres, professeur  au  Lycée  d'A- 
miens (Somme). 

Eguilles   (Marquis   d')  ;   rue    de 

Tocqueville,  22. 
Endres  (Joseph);  Oberrealschulc, 

Kaiserlautern  (Bavière). 

Fabre;  rue  du  Languedoc,  22,  à 
Toulouse. 

Fabre  (Albert),  conseiller  à  la 
Cour  d'appel;  avenue  de  l'Ob- 
servatoire, 18. 

Fallières  (André),  avocat  à  la 
Cour  d'appel;  rue  de  La  Boé- 
tie,  122. 


10 


LISTE    DES    MEMBRES. 


Fanet  (Maurice);  quai  de  la  Mé- 
gisserie, 14. 

Faucillon  (D'  E.);  quai  Charles- 
VII,  à  Chinon  (Indre-et-Loire). 

FiLHO  (D''  Thomas  Alves);  Cam- 
pinas,  estado  de  S.  Paulo 
(Brésil). 

Flaction  (D'  F.);  rue  des  Jordils, 
24,  à  Yverdon  (Vaud,  Suisse). 

Fletcher  (Jefferson  B.);  Colum- 
bia  University,  New-York  City 
(États-Unis). 

FociLLON  (Henri),  ancien  mem- 
bre de  l'École  française  de 
Rome;  professeur  au  Lycée  de 
Chartres  (Eure-et-Loir). 

FouLD  (Paul);  avenue  d'Iéna,  62. 

France  (Anatole),  de  l'Académie 
française;  à  Versailles. 

Franz,  libraire;  Hermann  Lu- 
kaschik  Perusastrassc,4,  à  Mu- 
nich (Allemagne). 

Frantzen  (J.-J.-A.-A.),  professeur 
à  l'Université  d'Utrecht;  Oud- 
wijkerlaan,  41,  à  Utrecht  (Hol- 
lande). 

Froussard  (D");  rue  Cardinet, 
55. 

Fullerton  (W.  Morton),  homme 
de  lettres;  rue  du  Mont-Tha- 
bor,  8. 

FuNEL  (Th.);  villa  Walkyrie, 
boulevard  Carnot,  36,  à  Nice 
(Alpes-Maritimes). 

Furcy-Raynaud  (Marc),  attaché  à 
la  Bibliothèque  de  l'Arsenal; 
avenue  des  Champs-Elysées, 
120. 

Gabreau;  avenue  Elysée-Reclus, 
i5. 

Gaidoz  (Henri),  directeur  d'études 
à  l'École  pratique  des  hautes 
études;  rue  Servandoni,  22. 


Gallas  (K.-R.),  professeur  d'en- 
seignement secondaire;  Pales- 
trinastraat,  7,  à  Amsterdam 
(Hollande). 

Gallatin  (M""  R.  Horace);  Ma- 
dison  Avenue,  488,  à  New- 
York  (U.  S.  A.). 

Gamber,  libraire  -  éditeur,  rue 
Danton,  7. 

Gambh^r  (Gabriel),  notaire;  à 
Fontenay-le-Comte  (Vendée). 

Gandon  (D'  Henri)  ;  faubourg 
Cérès,  17,  à  Reims. 

Garnier  (Armand),  boulevard 
Saint-Michel,  127,  à  Paris. 

Gaudter  (Charles),  professeur  au 
Lycée;  rue  des  Telliers,  47,  à 
Reims. 

Geutiiner  (Paul),  libraire;  rue 
Jacob,  i3. 

Gérold  et  C°,  libraires;  Vienne. 
Chez  Gaulon. 

Girard  (Paul-Frédéric),  profes- 
seur à  la  Faculté  de  droit; 
avenue  des  Ternes,  70. 

Gnusé  (Edouard),  libraire;  rue 
du  Pont-de-l'Ille,  5i,  Liège 
(Belgique). 

Godet  (Marcel),  archiviste-pa- 
léographe; à  Neuilly-l'Hôpital, 
par  Abbeville  (Somme). 

GoMBAULT,  directeur  de  l'Enre- 
gistrement; rue  de  Bonneval, 
1 1  bis,à  Chartres  (Eure-et-Loir). 

Gonse  (Louis);  boulevard  Saint- 
Germain,  205. 

GoTTscHALK  (D'')  ;  cité  Rouge- 
mont,  3. 

Grappe  (Georges),  homme  de 
lettres;  rue  Duperré,  20. 

Greban  (Raymond),  notaire;  à 
Saint-Germain-en-Laye  (Seine- 
et-Oise). 

Green  (W.  W.);  Broadway,  i65, 
New  York  City  (Amérique). 


LISTE    DES    MEMBRES. 


Grimaud  (Henri),  membre  de  la 
Société  archéologique  de  Tou- 
raine,  C;  rue  de  l'Aima,  ii5,  à 
Tours. 

Groisard;  avenue  de  Breteuil,  i5. 

Grosset  (D'  E.);  à  Ligré,  par 
Chinon  (Indre-et-Loire). 

Hallays  (André),  rédacteur  au 
Journal  des  Débats,  C;  rue  de 
Lille,  19. 

Hanotaux  (Gabriel),  de  l'Acadé- 
mie française;  rue  d'Aumale, 
i5. 

Harker  (G.  W.);  Cator  Road,  6, 
Sydenham,  S.  E.,  Londres  (An- 
gleterre). 

Harrassowitz,  libraire;  à  Leip- 
zig (Allemagne). 

Hartmann  (D'  Hans);  profes- 
seur au  Gymnase,  Stolzer- 
strasse,  22,  à  Zurich  (Suisse). 

Haskovec  (Prokop  M.),  Ph.  Dr.; 
Perlava,  Praha  I  (Bohême). 

Hauser  (Henri);  place  Darcy, 
8,  à  Dijon. 

Hauvette  (Henri),  professeur- 
adjoint  à  l'Université  de  Pa- 
ris; boulevard  Raspail,  274. 

Heiss  (H.),  Dr.  phil.;  Helmholz- 
strasse,  4,  à  Bonn  (Allemagne). 

Helme  (D');  rue  de  Saint-Péters- 
bourg, 10. 

Hervieu  (Paul),  de  l'Académie 
française;  avenue  du  Bois  de 
Boulogne,  7. 

Heulhard  (Arthur),  C;  rue  Saul- 
nier,  6  [gr-and  papier]. 

Hoentschel  (Georges);  rue  Thé- 

ry,  4- 
HoGU  (Louis),  agrégé  des  lettres; 

rue  Paul-Bert,  9,  à  Angers. 
Honoré  (Maurice),  directeur  de 

«  Tourisme  »;  rue  Cauchois, 

i5  bis. 


Hudig  (Jean),  échevin  de  la  ville 
de  Rotterdam  (Hollande). 

Huguet  (Edmond),  professeur  à 
l'Université  de  Caen,  chargé 
de  cours  à  l'Université  de  Pa- 
ris; boulevard  Saint -Michel, 
127. 

HuYARD  (E.);  rue  Vital-Caries, 
26,  à  Bordeaux  (Gironde). 

Hyde  (James  H.),  membre  per- 
pétuel; rue  Adolphe- Yvon,  18. 

Jacobs  (D'  H.  B.);  Mount  Ver- 
nont  Place  W.,  11,  à  Balti- 
more (U.  S.  A.). 

Jacquemin;  rue  de  Rennes,  108. 

Janson  (Paul),  ancien  bâtonnier, 
député  de  Bruxelles;  rue  De- 
facqz,  73,  à  Bruxelles. 

Jaurès,  député;  rue  de  la  Tour,  96. 

J0NESC0-M1CHAIESTI  (D'),  chef  de 
travaux  à  la  Faculté  de  méde- 
cine; Strada  Rozelor,  7,  Bu- 
carest. 

Jouvenel  (M°"  de);  rue  Saint- 
Simon,  2. 

Karl  (Louis);  professeur  à  la 
Faculté  des  lettres,  à  Kolozsvar 
(Hongrie). 

Ker  (William  Paton),  membre 
perpétuel  ;  95 ,  Gowerstreet, 
Londres  W.  C.  (Angleterre). 

Kerr  (W.  A.  R.),  professeur  à 
l'Université  d'Albcrta,  à  Ed- 
monton  (Canada). 

Kœnig  (Georges),  attaché  au  mi- 
nistère des  Cultes  et  de  l'Ins- 
truction publique;  Holdptcza, 
16,  à  Budapest. 

Kœnigs  (F.)  ;  Zeughaustrasse,  2, 
Cologne  (Allemagne). 

Krantz  (Camille);  boulevard 
Saint-Germain,  226.  S.  A.  Krzy- 


12 


LISTE    DES    MEMBRES. 


zanowski,    libraire,   Cracovie 
(Autriche). 

La  Baume  (Comte  H.  de);  rue  de 

l'Université,  5i. 
Lachenal  (Adrien),  ancien  pré- 
sident   de     la     Confédération 
suisse;  place  Molard,  3,  à  Ge- 
nève. 

Lachèvre  (F\),  château  de  Cour- 
ménil,  par  Exmes  (Orne). 

Lafaurie  (Baron);  rue  de  Ber- 
ry,  6. 

Lafenestre  (Georges),  membre 
de  l'Institut,  professeur  au 
Collège  de  France,  conserva- 
teur du  Musée  Condé;  à  Chan- 
tilly (Oise). 

Lamotte  (Albert);  square  La- 
garde,  2. 

Langeard  (Paul),  licencié  es  let- 
tres, élève  de  l'École  des  char- 
tes, rue  Vavin,  i8. 

Lanson  (Gustave),  professeur  à 
l'Université  de  Paris;  boule- 
vard Raspail,  282. 

Larchevêque  (Théodore),  avocat 
à  la  Cour  d'appel;  rue  Pavée, 
2,  à  Bourges  (Cher). 

Laroze  (Lionel),  maître  des  re- 
quêtes honoraire  au  Conseil 
d'État,  ancien  directeur  au  mi- 
nistère de  la  Justice,  C;  rue 
de  la  Baume,  9. 

Larreta  (Enrique  R.),  ministre 
plénipotentiaire  de  la  Répu- 
blique Argentine;  rue  de  la 
Faisanderie,  4g. 

Lataste  (D"'  Pierre);  à  Saint- 
Émilion  (Gironde). 

Laumonier  (Paul),  maître  de  con- 
férences à  l'Université  de  Poi- 
tiers; rue  de  la  Prévôté,  24,  à 
Bordeaux, 


Lavagne;  rue  du  Ranelagh,  i3g. 

Lazard  (Maurice);  rue  Boutarel,  2. 

Le  Brun  (P.  L. );  Joralemon- 
Street,  ni,  Brooklyn,  à  New^- 
York  (U.  S.  A.). 

Lecene  (D'  Paul);  5i,  boule- 
vard Raspail. 

Leclerc  (Henri),  libraire;  rue 
Saint-Honoré,  219. 

Lefranc  (Abel),  professeur  au 
Collège  de  France,  directeur 
d'études  à  l'École  pratique  des 
hautes  études,  président;  rue 
Denfert-Rochereau,  38  bis. 

Le  Gkndre  (D'  P.),  médecin  des 
hôpitaux;  rue  Taitbout,  95,  et 
à  Samois  (Seine-et-Marne). 

Lelarge  (André);  rue  Rousse- 
let,  21. 

Lemoigne  (Jean),  ancien  négo- 
ciant; route  des  Flamands,  à 
Tourlaville  (Manche). 

Lemoisne  (P.-A.),  archiviste-pa- 
léographe, attaché  à  la  Biblio- 
thèque nationale;  rue  de  l'U- 
niversité, 91. 

Lenseigne  (Georges);  rue 
Édouard-Detaille,  10. 

Lepère  (Auguste),  graveur;  rue 
de  Vaugirard,  2o3. 

LÉvY  (Raphaël-Georges),  profes- 
seur à  l'École  des  sciences  po- 
litiques; rue  Noiziel,  3. 

Leygues  (Georges), député,  ancien 
ministre;  rue  Solférino,  2. 

Lion  (Jacques);  rue  d'Hauteville, 
74- 

L10UVILLE  (D"' Jacques)  ;  rue  de 
l'Université,  35. 

LoESCHER  et  C'",  éditeurs;  à 
Rome. 

LoiSEL  (Abbé)  ;  au  Héron,  par 
Croisy-sur-Andelle  (Seine-In- 
férieure). 


LISTE    DES    MEMBRES. 


Louis  (M""  G.);  avenue  de  Ver- 
sailles, 53. 

LouVs  (Pierre),  homme  de  let- 
tres; rue  de  Boulainvilliers,  29. 

LoviOT  (Louis),  attaché  à  la  bi- 
bliothèque de  l'Arsenal;  place 
Saint-François-Xavier,  6. 

LuTAUD  (D');  boulevard  Males- 
herbes,  log. 

LuTHRiNGER  (Joseph);  à  Ville, 
près  Schlestadt  (Alsace). 

Luzeray;  à  Orléans. 

Magrou  (Jean),  statuaire;  rue 
du  Val-de-Grâce,  6. 

Maistre  (Henri)  ;  rue  Edouard- 
Detaille,  8. 

Mallet  (Alexandre);  rue  Le  Pe- 
letier,  22. 

Mansuy  (Abel),  correspondant 
du  ministère  de  l'Instruction 
publique,  professeur  à  l'Uni- 
versité; 93-14,  allée  de  Jérusa- 
lem, à  Varsovie. 

Marcheix  (Lucien),  ancien  con- 
servateur de  la  bibliothèque 
et  des  collections  à  l'Ecole 
des  beaux-arts;  rue  de  Vau- 
girard,  47. 

Mariani  (Angelo);  rue  Scribe,  11. 

Martin  (Henry),  administrateur 
de  la  bibliothèque  de  l'Arse- 
nal; rue  de  Sully,  i. 

Marty  (Antoine),  préfet  de  l'Yon- 
ne; à  Auxerre. 

Masson  (Maurice),  professeur 
à  l'Université  de  Fribourg 
(Suisse). 

Mathorez,  inspecteur  des  finan- 
ces; rond-point  Bugeaud,  i. 

Maurer  (Maurice);  rue  de  Bil- 
lancourt, 47  (chez  Champion). 

Maury  (Lucien),  secrétaire  de  la 
Revue  bleue;  avenue  de  Ségur, 
53. 


Menget  (Paul)  ;  rue  de  Belzunce, 
16. 

Meunier  (Charles),  relieur  d'art; 
rue  de  la  Bienfaisance,  5  [grand 
papier]. 

Meynial,  libraire;  boulevard 
Haussmann,  3o. 

Mignon  (Maurice),  chargé  de 
cours  à  la  Faculté  des  lettres, 
professeur  au  Lycée  ;  rue  du 
Président-Carnot,  10,  à  Lyon. 

Mille  (Pierre),  rédacteur  au 
Temps;  quai  Bourbon,  i5. 

Ministère  de  l'Instruction  pu- 
blique [20  souscriptions]. 

Morel-Fatio  (Alfred),  directeur- 
adjoint  à  l'École  des  hautes  étu- 
des, professeur  au  Collège  de 
France,  membre  de  l'Institut; 
rue  de  Jussieu,  i5. 

Morf  (Heinrich),  professeur  à 
l'Université;  Kurfùrtenstrasse, 
100,  à  Berlin-Halensee  (Alle- 
magne). 

MoRRisoN  (H.  P.);  Lordswood, 
Harborne  (Angleterre). 

MossÉ  (Georges),  préfet  hono- 
raire; rue  de  Milan,  i. 

MoucHET  (Fernand);  sous-lieu- 
tenant de  réserve  au  i25°  régi- 
ment, à  Montmidi-Poitiers. 

Mûnthe-Brun  (J.),  docteur  en 
droit;  Stand  boulevard,  3,  à 
Copenhague  (Danemark). 

Mutiaux  (Eugène);  rue  de  la 
Pompe,  66. 

Naquet  (Félix);  rue  de  Bondy,58. 

Nëve  (Joseph),  directeur  hono- 
raire des  Beaux-Arts;  rue  aux 
Laines,  36,  à  Bruxelles. 

N0VAT1  (Francesco),  professeur  à 
l'Université  de  Milan;  Borgo- 
nuovo,  18,  à  Milan  (Italie). 


14 


LISTE    DES    MEMBRES. 


Oliphant  (D'  E.  H.  Lawrence); 
Newton  Place,  23,  à  Glasgow 
(Angleterre). 

Orsier-Suarês  (D'  J.),  avocat, 
docteur  en  droit;  place  du 
Panthéon,  5. 

OsLER  (W.),  regius  professor  of 
medicine;  à  Oxford  (Angle- 
terre). 

Ott  (Jean),  ingénieur  des  ponts 
et  chaussées;  i8,  passage  de 
l'Elysée  des  Beaux-Arts. 

OuLMONT  (Charles);  boulevard 
Malesherbes,  loi. 

Paillart  (P.),  imprimeur;  à  Ab- 
beville. 

Parini  (D'Benedetto),piazza  Gran 
Madré  di  Dio,  à  Torino  (Italie). 

Patry  (H.),  archiviste  aux  Ar- 
chives nationales;  boulevard 
de  la  Bastille,  40. 

Peise,  licencié  en  droit;  rue  de 
Rivoli,  24. 

Pélissier  (M""*  L.-G.);  villa  Ley- 
ris,  à  Montpellier. 

Perdrieux  (Pierre);  boulevard 
Haussmann,  178. 

Péreire  (Alfred);  faubourg  Saint- 
Honoré,  35. 

Petit  (Paul);  cité  Vaneau,  6. 

Pètre (Augustin);  rue  Faidherbe, 
32,  à  Saint-Mandé  (Seine). 

Petrucci  (R.),  professeur  à  l'Ins- 
titut de  sociologie;  rue  des 
Champs-Elysées,  55,  à  Bruxel- 
les (Belgique). 

Pfeffer  (Georg),  Dr.  Phil.;  Fal- 
kensteinerstrasse,  i3,  à  Frank- 
furt  a.  M.  (Allemagne). 

Philipot  (E.),  professeur  à  l'Uni- 
versité; galeries  Méret,  2,  à 
Rennes  (Ille-et-Vilaine). 

Picard  (Auguste);  rue  d'Assas, 
41. 


Picard  (Maurice),  libraire  ;  rue 
Bonaparte,  27. 

Picot  (Emile),  membre  de  l'Ins- 
titut, professeur  honoraire  à 
l'Ecole  des  langues  orientales 
vivantes,  C  ;  avenue  de  Wa- 
gram,  i35. 

Pineau-Chaillou  (Fernand);quai 
Ernest-Renaud,  12,  à  Nantes. 

PiNVERT  (Lucien),  docteur  es  let- 
tres; avenue  Victor-Hugo,  184. 

Piquet  (Paul),  commis  greffier 
au  tribunal  civil  de  Chinon 
(Indre-et-Loire). 

Pirenne  (Henri),  professeur  à  l'U- 
niversité de  Gand  ;  rue  Neuve- 
Saint-Pierre,  i32,  à  Gand  (Bel- 
gique). 

PiRONTi,  libraire;  piazza  Cavour, 
70,  à  Naples  (Italie). 

PiRSON  (J.),  professeur  à  l'Uni- 
versité; Stenkerstrasse,  28 11,  à 
Erlangen  (Bavière). 

Pizard  (G.);  villa  la  Vedetta,  à 
Monte-Carlo  (Monaco). 

Plattard  (Jean),  professeur-ad- 
joint à  la  Faculté  des  lettres,  C; 
boulevard  du  Pont-Achard, 
49  bis,  à  Poitiers. 

Poëte  (Marcel),  administra- 
teur de  la  Bibliothèque  his- 
torique de  la  ville  de  Paris; 
rue  Honoré-Chevallier,  4. 

Polack  (D'  Alfred);  Hansas- 
trasse,  42,  à  Hamburg  (Alle- 
magne). 

PoLAiN  (M.-Louis),  C;  rue  Ma- 
dame, 60. 

PoLLOCK  (Sir  Frédéric),  bar', 
membre  correspondant  de  l'Ins- 
titut, membre  perpétuel ;WydQ' 
Park  Place,  21,  London  W. 

Porcher,  élève  à  l'Ecole  des 
chartes;  rue  du  Regard,  i. 


LISTE    DES    MEMBRES. 


l5 


Port  (Etienne),  inspecteur  des 
économats;  rue  de  Vaugirard, 
i85. 

PoRTAL  (Charles),  archiviste  du 
Tarn,  membre  non  résidant 
du  Comité  des  travaux  histo- 
riques; rue  de  la  Caussade,  i3, 
à  Albi. 

PoTEz  (Henri),  professeur  à  l'Uni- 
versité ;  faubourg  de  Roubaix, 
no,  à  Lille. 

PouYDEBAT  (Frédéric)  ;  place  Eu- 
gène-Sue,  i,  à  Suresnes  (Seine). 

Pozzi  (D"'  S.),  professeur  à  la 
Faculté  de  médecine,  membre 
de  l'Académie  de  médecine; 
avenue  d'Iéna,  47. 

Pressât  (Roger);  rue  de  l'Arba- 
lète, 38. 

Prévost  (Marcel),  de  l'Académie 
française;  rue  Vineuse,  49. 

Protat,  imprimeur;  à  Mâcon 
(Saône-et-Loire). 

Prou  (Maurice),  membre  de  l'Ins- 
titut, professeur  à  l'Ecole  des 
chartes;  rue  Madame,  yS. 

PsicHARi  (Jean),  directeur  d'étu- 
des à  l'Ecole  pratique  des 
hautes  études,  professeur  à 
l'École  des  langues  orientales 
vivantes;  rue  de  l'Église,  48. 

Raisin  (F.),  avocat;  rue  Senebier, 
8,  à  Genève. 

Ramet  (André);  rue  Edouard- 
Fournier,  10. 

Raveaux  (Georges);  rue  des  Con- 
suls, 12,  à  Reims. 

Reinach  (Joseph),  député;  ave- 
nue Van  Dyck,  6. 

Renouard  (Philippe);  rue  Ma- 
dame, I. 

Ribbergh  (E.)  ;  à  Rolduc  (Hol- 
lande). 

Ricci  (Seymour  de);  rue  Coper- 
nic, 38. 


Richard  (Justin)  ;  rue  Rabelais, 
36,  à  Chinon  (Indre-et-Loire). 

Richer;  rue  Girodet,  à  Orléans. 

R1CHEPIN  (Jean),  de  l'Académie 
française;  villa  Guibert,  8. 

Richtenberger  (Eug.),  receveur 
des  finances  du  xu°  arrondis- 
sement; boulevard  Malesher- 
bes,  29  [grand  papier]. 

RiLLY  (Comte  de);  à  Oysonville, 
par  Sainville  (Eure-et-Loir). 

Ritter  (Eugène),  professeur  à 
l'Université  de  Genève  ;  chemin 
des  Cottages,  3,  Florissant,  Ge- 
nève (Suisse). 

Robida(A.), dessinateur  et  homme 
de  lettres;  route  de  la  Plaine, 
i5,  au  Vésinet  (Seine-et-Oise). 

RoBiNSON  (Capitaine  A.  C);  Ord- 
nance  Survey  Office,  à  Edim- 
burgh  (Ecosse). 

RoDOCANACHi  (E.);  rue  de  Lis- 
bonne, 54. 

Rolland  (Joachim),  homme  de 
lettres;  4,  rue  Becquerel. 

Romanisches  Seminar  a.  d.  Kô- 
nigl.  Rhein.  Universitât;  [Paul 
Menge,  bibliothécaire,  Bing- 
strasse,  178],  à  Bonn  (Alle- 
magne). 

RoMiER  (Lucien),  archiviste-pa- 
léographe, C;  avenue  Dcbas- 
seux,  II,  à  Versailles. 

RoNDEL  (Auguste);  place  Saint- 
Ferréol,  2,  Marseille  (Bouches- 
du-Rhône). 

Rothschild  (Baronne  James  de); 
avenue  de  Friedland,  42. 

RoujoN  (Henry),  de  l'Académie 
française,  secrétaire  perpétuel 
de  l'Académie  des  Beaux-Arts; 
à  l'Institut,  quai  Conti,  25. 

RoussELLE  (Gaston),  professeur 
au  lycée  de  Saint-Louis  (Séné- 
gai). 


i6 


LISTE   DES    MEMBRES. 


RoussELOT  (L'abbé),  docteur  es 
lettres,  sous-directeur  du  labo- 
ratoire de  phonétique  expéri- 
mentale; rue  des  Fossés-Saint- 
Jacques,  23. 

RoY  (Maurice),  conseiller  réfé- 
rendaire à  la  Cour  des  comp- 
tes; avenue  Rapp,  20. 

Ruutz-Rees  (  M"°  )  ;  Rosemary 
Cottage,  Greenwich,  Conn. 
(États-Unis). 

Sagnez,  avoué  ;  place  Saint-Mi- 
chel, 6,  Amiens. 

Sainéan  (Lazare),  C;  rue  Bou- 
lard,  38. 

Salomé  (M""");  rue  d'Erlanger,  8. 

Salverda  de  Grave  (J.-J.),  pro- 
fesseur à  rUniv^ersité  de  Gro- 
ningue  (Hollande). 

Sancier,  notaire;  faubourg  Saint- 
Honoré,  164. 

Santi  (D'  de),  médecin  principal 
de  la  Compagnie  des  chemins 
de  fer  du  Midi;  rue  Deville, 
II,  à  Toulouse  (Haute -Ga- 
ronne). 

ScHELUNCK,  libraire  ;  à  La  Hestre 
(Belgique). 

ScHiFF  (Mario);  via  Bolognese, 
28  bis,  à  Florence  (Italie). 

Schneegans  (F.-Ed.),  professeur  à 
l'Université  de  Heidelberg; 
Neuenheim  (Bade). 

Schneegans  (Heinrich),  profes- 
seur à  l'Université  de  Bonn  (Al- 
lemagne), C;  [librairie  Co- 
hen]. 

Schône  (Lucien);  boulevard  Beau- 
séjour,  41. 

Sciama  (André);  avenue  de  Vil- 
liers,  79. 

Sebert  (H.),  principal  du  col- 
lège de  Draguignan  (Var). 


SiBiEN  (Armand),  architecte  ;  rue 
du  Quatre-Septembre,  14. 

SiGMUND  (L.),  membre  perpétuel; 
rue  Rodier,  66. 

SiLVAiN,  sociétaire  de  la  Comé- 
die-Française, professeur  au 
Conservatoire;  avenue  de  la 
Lauzière,  22,  à  Asnières  (Seine). 

Simon  (Jules),  docteur  es  lettres, 
lecteur  à  l'Université;  Loth- 
strasse,  12",  à  Mùnchen  (Alle- 
magne). 

SiRVEN  (Paul),  professeur  de  lit- 
térature française  à  l'Univer- 
sité; 3o,  avenue  Rumine,  à 
Lausanne  (Suisse). 

Smith  (William  Francis),  agrégé 
du  collège  de  Saint-Jean;  S' 
John's  Collège,  à  Cambridge 
(Angleterre). 

Snâsel  (D');  professeur  à  Pros- 
tejor  (Freiberg),  Moravie,  Au- 
triche. 

Société  belge  de  librairie;  rue 
Treurenberg,  16,  à  Bruxelles. 

Sôltoft-Jensen  (H.  K.),  licencié 
es  lettres  ;  Duntzfeldts  Allée, 
16,  à  Hellerup  (Danemark). 

Souday  (Paul),  rédacteur  au 
Temps;  rue  Guénégaud,  9. 

Souza-Bandeira  (J.  de),  de  l'Aca- 
démie brésilienne  des  lettres; 
rue  Baraô  d'Itamby,  17,  Bo- 
tofago,  Rio  de  Janeiro  (Brésil). 

SoYER  (Jacques),  archiviste  du 
Loiret;  à  Orléans. 

Spaak  (Maurice);  rue  Jourdan, 
84,  à  Bruxelles  (Belgique). 

Stapfer  (Paul),  ancien  doyen  de 
la  Faculté  des  lettres,  profes- 
seur à  l'Université  de  Bor- 
deaux; rue  Turenne,  44,  à 
Bordeaux  (Gironde). 

Stéchert,  libraire;  rue  de  Ren- 
nes, 76  [neuf  souscriptions]. 


LISTK    DES    MEMBRES. 


'7 


Stern  (Jacques);  av.  Gabriel,  24. 

Stewart  (H.  F.),  fellow  of  S' 
John's  Collège;  the  Mailing 
house,  Newnham,  Cambridge 
(Angleterre). 

Stille  (Th.),  professeur  au  Ly- 
cée d'Utrecht;  Wilhem  de 
Zwijgerstraat,  23,  à  Utrecht 
(Hollande). 

Stockum  (Van)  et  lils,  libraires; 
à  la  Haye  (Hollande). 

Sturel  (René);  agrégé  de  l'Uni- 
versité, avenue  de  La  Bour- 
donnais, 29. 

Swarte  (Victor  de),  critique  d'art, 
C;  rue  Bassano,  5. 

Symes,  libraire;  rue  des  Beaux- 
Arts,  3. 

Taupenot  de  Chomel  (M"°  J.)  ; 
rue  de  l'Abbé-Grégoire,  24. 

Tausserat-Radel  (Alex.),  sous- 
chef  du  bureau  historique  au 
ministère  des  Afiaires  étran- 
gères; rue  Priant,  36. 

Terquem  (Em.),  libraire-commis- 
sionnaire; rue  Scribe,  19  [Con- 
tremarques :  N.  Y.  P.  L.  — 
L.  C.  —  Adelberg  —  Toronto] 
{quadruple  souscription). 

Thomas  (Antoine),  membre  de 
l'Institut,  professeur  à  l'Univer- 
sité de  Paris,  C.  ;  avenue  Vic- 
tor-Hugo, 32,  à  Bourg-la-Reine. 

TiLLEY  (Arthur),  fellow  and  lec- 
turer  of  Kings  Collège;  Selwyn 
Gardens,  2,  à  Cambridge  (An- 
gleterre). 

Toldo  (Pietro),  professeur  à 
l'Université  de  Bologne,  C;  à 
Imola-Bologna  (Italie). 

TouRNEux  (Maurice),  homme  de 
lettres,  C;  quai  de  Béthune,  16. 

TwiETMEYER,  libraire;  à  Leipzig 
(Allemagne). 

REV.   DU    SEIZIÈME    SIÈCLE.    II, 


Urso  (Michèle  d');  à  Valva  (Sa- 
lerno),  Italie. 

Vabre  (Léopold),  médecin  en 
chef  de  l'Hôpital;  rue  Casi- 
mir-Périer,  3,  à  Béziers  (Hé- 
rault). 

Vaganay  (Hugues),  bibliothécaire 
à  l'Université  catholique  de 
Lyon;  rue  Auguste-Comte,  3, 
à  Lyon. 

Vandérem  (Fernand),  homme  de 
lettres;  avenue  Montaigne,  33. 

Varenne  (Marc);  rue  de  Madrid, 8. 

Ventre  (Jules),  docteur  es  scien- 
ces, professeur  à  l'Ecole  natio- 
nale d'agriculture;  rue  du  Ves- 
tiaire, 10,  à  Montpellier. 

Verdaguer  (A.),  libraire;  Ram- 
bla  del  Centro,  5,  à  Barcelona 
(Espagne)  [pour  Luis  Fernando 
de  S'  Germain]. 

Villey,  professeur-adjoint  à  la 
Faculté  des  lettres;  place  Saint- 
Martin,  12,  à  Caen  (Calvados). 

ViZERiE  (D'  Philippe),  médecin- 
major  du  Danton;  l'Escadre, 
à  Toulon. 

Vollmôller  (Karl),  professeur  à 
l'Université  de  Dresde;  Wie- 
nerstrasse,  9,  Dresden  A^  (Alle- 
magne). 

Waltser  (Ernest),  Privat-docent 
à  l'Université;  Siriustrasse,  10, 
Zurich  (Suisse). 

Wedderkop  (Magnus  von),  Regie- 
rungsrath ,  Justitiar  im  Ver- 
waltungsrath  der  Kgl.  Museen; 
Kastanien  Allée,  34,  à  Char- 
lottenburg  (Allemagne). 

Welles  (Francis  R.);  avenue 
Henri-Martin,  92. 


i8 


LISTE    DES   MEMBRES. 


Welter  (H.),  libraire-éditeur; 
villa  Gutenberg,  et  Villina  Te- 
desco,  rue  Alexandre -Guil- 
mant,  26,  à  Meudon  (Seine-et- 
Oise). 

Whibley  (Charles),  homme  de 
lettres  ;  Wavendon  Manor,  Wo- 
burn  Sands,  R.  S.  O.  (Angle- 
terre). 

WiiiBLEY  (Léonard),  lecturer  in 
the  University  of  Cambridge; 
Pembroke  Collège,  à  Cam- 
bridge (Angleterre). 


Whitney  (M°");  avenue  des 
Champs-Elysées,  3o. 

WiESE  (Berthold),  professeur  à 
l'Université  de  Halle;  Ludwig- 
Wuchererstrasse,  72,  à  Halle 
(Saxe,  Allemagne). 

WiLMOTTE  (M.), professeur  à  l'Uni- 
versité de  Liège;  rue  de  Pavie, 
40,  à  Bruxelles  (Belgique). 

Wright  (  C.  H.  C),  professeur 
à  l'Université  de  Harvard;  5, 
Buckingham  Place,  Cambrid- 
ge, Massachusetts  (U.  S.  A.). 


QUELQUES 
FRAGMENTS  INÉDITS  DE  MIGHELET 

SUR    LE   XVI"    SIÈCLE 


On  sait  que,  toute  sa  vie  durant,  Michelct  vit  dans  le 
xvie  siècle  une  des  époques  capitales  de  l'histoire.  Déjà,  dans 
son  Précis  de  l'histoire  moderne  de  1827-1828^,  il  montrait  que 
ce  «  siècle  de  sang  et  de  ruines  »  est  aussi  celui  où  «  la  fleur 
délicate  des  arts  et  de  la  civilisation  grandit  et  se  fortifie  au 
milieu  des  chocs  violents  qui  semblent  près  de  la  détruire  ».  Et 
dans  un  de  ces  prodigieux  raccourcis  qui  lui  permettent  d'en- 
fermer en  une  phrase  le  symbole  de  toute  une  période,  il  ajoute  : 
«  Michel-Ange  peint  la  chapelle  Sixtine  l'année  de  la  bataille  de 
Ravenne...  La  grande  époque  du  droit  chez  les  modernes,  l'âge 
de  l'Hôpital  et  de  Cujas,  est  celui  de  la  Saint-Barthélémy.  » 
Et  il  donne  la  caractéristique  du  xvi^  siècle  en  l'appelant  le 
siècle  de  l'opinion. 

Dans  la  leçon  d'ouverture  de  son  cours  public  à  la  Sor- 
bonne^,  comme  suppléant  de  Guizot,  le  9  janvier  i834,  il  dira  : 
«  Le  seizième  [siècle],  pour  nous  donner  la  liberté  religieuse, 
a  subi  cinquante  ans  d'horribles  petites  guerres,  d'escar- 
mouches, d'embûches,  d'assassinats,  la  guerre  à  coups  de  poi- 
gnard, à  coups  de  pistolet.  »  L'année  suivante,  il  publiera  ses 
Mémoires  de  Luther.  C'est  en  i855  seulement  qu'il  donnera 
l'étincelantc,  la  profonde,  la  féconde  Introduction  à  la  Renais- 
sance, puis  les  volumes  sur  la  Renaissance,  la  Réforme  et  les 
guerres  de  religion.  C'est  dans  un  de  ces  volumes  que  se 
trouvent  les  pages  célèbres,  tant  de  fois  citées,  sur  Rabelais. 

Mais  ces  ouvrages  nous  livrent  la  pensée  de  Michelet  ache- 
vée, telle  qu'il  voulait  la  transmettre  à  ses  lecteurs.  Pour  savoir 

1.  Deuxième  période  (en  tête  du  chap.  vi). 

2.  Réimprimée  à  la  suite  de  l'Introduction  à  l'histoire  universelle. 


20  QUELQUES    FRAGMENTS    INÉDITS 

comment  elle  s'est  formée,  il  faut  la  saisir  dans  sa  genèse 
même,  c'est-à-dire  dans  ses  propres  notes  et  aussi  dans  les 
notes  prises  à  son  cours  par  des  élèves  fidèles'. 

Parmi  ces  dernières,  les  plus  curieuses  sont  celles  qui  ont 
été  recueillies,  en  1834,  par  un  de  ses  élèves  de  l'Ecole  normale. 
On  sait  qu'à  l'École  Michelet  faisait  deux  sortes  de  cours.  A 
côté  du  cours  suivi,  traitant  d'une  très  vaste  période,  «  il  don- 
nait en  seconde  année  une  conférence  libre  et  familière,  qu'on 
nommait  la  petite  leçon,  où  il  apportait  aux  élèves  les  idées 
suggérées  par  ses  lectures  et  ses  méditations  de  la  semaine  ou 
des  éclaircissements  sur  les  diverses  parties  du  cours  »2.  On 
verra,  par  quelques  notes  prises  pendant  ses  causeries,  com- 
ment s'étaient  précisées  les  idées  de  Michelet  sur  le  xvi^  siècle. 

Voici  d'abord  un  passage  de  portée  très  générale  sur  Je  pro- 
testantisme français.  Michelet  n'est  pas  encore  arrivé,  en  1834, 
à  cette  intime  connaissance  du  sujet  dont  il  fera  preuve  dans 
son  volume  sur  la  Réforme.  Il  n'a  pas  encore  aperçu  le  côté 
populaire  de  la  Réforme,  le  monde  des  artisans,  des  bibliens 
de  Meaux.  A  peine  si  une  parenthèse,  à  propos  de  la  Rochelle, 
nous  avertit  qu'avec  son  sens  exquis  de  la  réalité  concrète,  il 
a  déjà  senti  ce  qu'avaient  d'incomplet  les  théories  alors  cou- 
rantes. Ce  qu'il  a  très  bien  vu,  c'est  pourquoi  les  humanistes, 
en  général,  ne  sont  pas  jusqu'au  bout  restés  fidèles  à  la 
Réforme  : 

Le  protestantisme  en  France  avait  un  grand  désavan- 
tage. Il  avait  pour  lui  surtout  la  petite  noblesse.  Les  grands 
et  le  bas  peuple  étaient  catholiques.  Les  bourgeois  étaient 
assez  indifférents,  occupés  surtout  de  leurs  intérêts  maté- 
riels; ils  avaient  hérité  de  leurs  pères  cet  esprit  insouciant 
et  gaudisseur  du  bourgeois  du  moyen  âge.  Ce  sont  eux 

1.  Tous  les  documents  utilisés  ici  proviennent  des  dossiers  cons- 
titués, pour  la  préparation  de  son  cours  du  Collège  de  France,  par 
notre  regretté  maître  Gabriel  Monod.  La  majeure  partie  de  ces 
papiers  avait  été  transmise  à  Monod  par  M""  Michelet  et  M.  Mia- 
laret. 

2.  G.  Monod,  Michelet  à  l'Ecole  normale  {Revue  des  Deux-Mondes, 
1894,  t.  VI,  p.  894-917,  et  aussi  dans  Le  centenaire  de  VÉcole  nor- 
male). On  y  trouvera  (p.  910  de  la  Revue)  un  passage  sur  Calvin  et 
Luther  et  ua  passage  sur  les  Jésuites  que  nous  ne  reproduisons  pas 
ici;  ils  sont  extraits  des  Petites  leçons  de  1834. 


DE    MICHELET. 


qui  ont  formé  le  parti  politique  dont  Henri  IV  est  l'idéal. 
Cette  petite  noblesse  était  une  classe  vraiment  distinguée. 
Cependant  elle  a  péri,  elle  a  succombé;  elle  s'est  réunie  à 
la  bourgeoisie  ou  s'est  jetée  dans  l'administration  lorsque 
l'administration  est  devenue  quelque  chose  de  grand.  Ce 
ne  fut  que  tout  à  fait  à  la  fin  de  cette  longue  querelle  reli- 
gieuse que  des  montagnards  sauvages  et  fanatiques  ont 
joué  le  premier  rôle  dans  la  lutte.  Il  fallait  en  général  à 
l'ignorance  du  peuple  des  pompes  religieuses  et  des 
images.  Les  grands  ne  croyaient  pas  assez  à  la  religion 
pour  choisir  une  secte  nouvelle.  La  réforme  n'a  trouvé 
une  classe  moyenne  qu'en  Ecosse,  à  Genève,  [à  la  Rochelle], 
elle  s'y  est  prise  et  y  est  restée.  En  France  il  n'y  avait  pas 
de  classe  moyenne.  Quant  aux  penseurs,  ils  préféraient  le 
catholicisme;  les  protestants  obéissaient  à  leurs  ministres; 
les  catholiques  commençaient  à  ne  plus  guère  dépendre 
de  leurs  prêtres.  Les  libres-penseurs  se  gardaient  bien  de 
préférer  le  joug  à  la  liberté. 

Combien  est  curieuse  encore  cette  note  sur  Philippe  II  ! 

Assurément,  le  personnage  ne  devait  pas  être  sympathique  à 
Michelet,  même  en  1834.  Mais  il  lui  rend  justice.  Il  devine,  — 
car  les  documents  alors  connus  ne  lui  permettaient  pas  encore 
de  savoir^,  —  quelle  fut  la  belle  organisation  administra- 
tive de  la  monarchie  espagnole.  La  comparaison  finale  avec  le 
régime  de  Louis  XIV,  c'est  déjà,  en  sens  inverse,  ce  que  dira 
M.  Lavisse  lorsqu'il  montrera  en  Louis  XIV  un  héritier  des 
Habsbourg  : 

Quand  on  publiera  les  lettres  de  Philippe  II,  il  y 
gagnera.  Il  est  certain  qu'on  verra  combien  cette  cour 
était  réglée;  combien  ce  gouvernement  avait  de  l'ordre  et 
n'était  point  conduit  au  gré  des  caprices  du  maître.  Ce 
n'est  pas  encore  Louis  XIV  et  les  dépêches  de  M.  Torcy, 
mais  pour  le  temps  cette  chancellerie  est  une  belle  chose. 

I.  Gabriel  Monod  a  écrit,  en  marge  de  cette  note  :  «  Seconde  vue. 
Opinion  a  priori  de  Michelet  en  1834,  Q^i  s'est  trouvée  confirmée  par 
les  documents.  » 


22  QUELQUES   FRAGMENTS    INEDITS 

De  toutes  ces  notes,  il  en  est  une,  sur  Rabelais,  qui  a  déjà 
paru  ici  même  par  les  soins  de  Gabriel  Monod^.  Michelet,  dès 
i834,  voit  en  Rabelais  l'un  des  plus  grands  génies  de  l'huma- 
nité. Il  voit  en  lui  ce  que  nous  y  voyons  aujourd'hui,  après 
les  années  de  patient  labeur  de  la  Société  des  Études  rabelai- 
siennes, à  savoir  le  peintre  de  son  temps,  «  l'Homère  des 
Valois  ».  Et  les  plus  récents  exégètes  du  maître,  —  M.  Plattard 
en  particulier,  —  ne  désavoueraient  pas  ce  que  Michelet  dit 
des  sources  médiévales  de  l'inspiration  de  Rabelais  :  «  Tout  le 
moyen  âge  y  a  été  absorbé,  avec  son  pédantisme,  ses  formes 
barbares,  sa  dialectique,  ses  subtilités.  » 

Michelet  reviendra  au  xvi^  siècle  dans  ses  cours  du  Collège 
de  France,  en  1840  et  1841.  Nous  ne  pouvons  songer  à  nous 
étendre  ici  sur  ces  cours,  où  se  préparait  le  volume  de  i853. 
Ils  seront  d'ailleurs  analysés  dans  un  ouvrage  posthume,  et  prêt 
à  paraître,  de  Gabriel  iMonod.  Nous  voudrions  seulement  don- 
ner quelques  fragments  des  notes  de  Michelet.  —  Il  ne  s'agit 
pas,  croyons-nous,  de  rédactions  définitives,  où  Michelet  aurait 
fixé  à  l'avance  et  comme  figé  sa  parole.  La  forme  mênie  de  ces 
notes,  les  répétitions  qu'on  y  découvre,  les  lacunes  aussi,  tout 
semble  indiquer  qu'il  s'agit  de  fragments  décousus,  sortes  de 
méditations  écrites  qui  précédaient  la  leçon  elle-même.  Le 
jour  de  la  leçon  venu,  Michelet  se  réservait  d'user  plus  ou 
moins  de  ces  fragments,  de  les  fondre,  de  les  rejeter,  au  hasard 
de  l'inspiration. 

On  retrouvera  dans  ces  notes  l'origine  et  comme  l'ébauche 
de  quelques-unes  des  pages  les  plus  connues,  et  les  plus  débor- 
dantes de  poésie,  de  l'Histoire  de  France,  par  exemple  sur 
Michel-Ange.  On  y  trouvera  aussi,  sur  l'imprimerie 2,  sur 
Bernardino  Ochino,  etc.,'  des  morceaux  qu'il  n'a  que  très 
incomplètement  fait  passer  dans  son  œuvre. 

Imprimerie. 

L'universalité  chrétienne  fut  fictive.  Combien  de  siècles 
fallait-il  pour  qu'une  même  vie  pénétrât  le  monde? 

Les  conciles,  les  universités,  les  grands  ordres  religieux 

1.  R.  É.  R.,  t.  V,  p.  ii5. 

2.  Le  passage  sur  l'imprimerie  [Introduction  à  la  Renaissance, 
g  XI)  n'a  retenu  que  quelques  traits  des  passage  que  nous  citons  ici. 


DE    MICHELET.  23 


furent  d'admirables  moyens  d'assimilation.  Les  peuples 
s'émurent  un  moment  pour  la  croisade  de  Jérusalem;  la 
croisade  spirituelle  des  moines  voyageurs,  dominicains  et 
franciscains  porta  partout  le  mouvement.  Ces  ordres 
mendiants  furent  des  universités,  mais  mobiles;  ils  n'at- 
tendaient pas  leurs  disciples,  qui  allaient  les  chercher; 
ils  ne  choisissaient  pas  leurs  auditeurs;  ils  enseignaient  la 
foule.  Ils  représentaient  déjà,  mais  bien  imparfaitement 
sans  doute,  les  trois  choses  modernes  :  la  presse,  la  poste, 
l'enseignement  gratuit. 

Cependant,  au  commencement  du  xv^  siècle,  la  scolas- 
tique  des  universités,  le  mysticisme  des  ordres  religieux, 
tout  semble  languir.  La  papauté  se  meurt,  le  concile  de 
Constance  ne  guérit  point  l'Eglise.  Le  grand  homme  du 
temps,  Jean  Gerson,  désespère  du  monde. 

Il  faut  donc  qu'un  autre  concile  s'ouvre,  mais  celui-ci 
vraiment  universel.  Il  faut  que  le  genre  humain  examine 
et  discute  lui-même.  Cet  examen  universel.  Messieurs, 
cette  discussion  en  commun  était  impossible  sans  l'im- 
primerie. 

C'est  de  l'imprimerie,  c'est  du  xv^  siècle.  Messieurs, 
que  je  compte  vous  entretenir,  de  cette  grande  révolution 
qui  a  constitué  l'humanité  en  perpétuel  concile. 

Veuillez,  Messieurs,  considérer  avec  moi  quelle  était  la 
grandeur,  la  difficulté  du  problème. 

Préface  du  chapitre  Imprimerie. 

Le  mot  célèbre  que  la  Grèce  inscrivit  au  temple  de 
Delphes,  «  Connais-toi  »,  la  Grèce  ne  pouvait  en  connaître 
la  portée. 

Connais-toi,  non  seulement  comme  homme,  comme 
citoyen,  mais  comme  humanité;  connais-toi,  non  comme 
être  éphémère,  borné  à  un  point  de  l'espace  et  du  temps, 
mais  dans  ton  rapport  aux  peuples  lointains,  aux  généra- 
tions écoulées.  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'une  connaissance 
solitaire,  comme  les  prêtres  dans  leurs  sanctuaires,  les 
philosophes  dans  leurs  retraites  pouvaient  l'acquérir.  Il 


24  QUELQUES    FRAGMENTS    INEDITS 

s'agit  d'une  connaissance  sociale,  d'une  science  de  la 
société  par  la  société  même.  C'est  cette  connaissance 
sociale  que  les  sages  de  l'Orient  demandaient  siégeant 
aux  carrefours;  c'est  elle  que  les  Grecs  discutaient  dans 
l'agora.  Oui,  il  faut  que  la  société  entière  y  contribue, 
que  l'humanité  étudie  ensemble,  qu'elle  se  voie,  s'écoute, 
se  compare,  que  les  lumières  des  individus,  les  pensées 
des  nations  se  soumettent  au  sens  universel,  à  la  raison 
divine  qui  est  en  l'humanité.  «  Lorsque  vous  serez  assem- 
blés en  mon  nom,  dit  l'Esprit-Saint,  je  descendrai  au 
milieu  de  vous.  » 

N'est-ce  pas  une  belle  chose,  que  nous  ne  puissions 
rien  trouver  qu'ensemble,  que  le  genre  humain  soit  soli- 
daire? 

Imprimerie. 

Avoir  au  moins  une  voix,  cela  seul  est  une  grande  con- 
solation. 

Non  pas  un  simple  écho  de  la  nature,  comme  le  sou- 
haite Byron,  non!  une  vraie  voix  d'hommes,  une  voix 
articulée  ([xspôzcov  àvOpwzwv).  C'est  là  ce  qui  soulage,  de  pou- 
voir analyser  ses  pensées,  même  tristes,  de  savoir,  de  goû- 
ter ses  douleurs...,  Tépzovxo  70010. 

Saint  Louis  se  contentait  du  don  des  larmes  et  les  trou- 
vait douces,  tout  amères  qu'elles  peuvent  être.  Mais  plus 
doux  encore,  de  parler  ses  pleurs. 

«  Je  remercie  Dieu  de  m'avoir  donné  une  voix.  Puissé-je 
en  user  selon  Dieu  !...  » 

Le  xve  siècle  dans  ses  commencements  souffre  et  n'a 
pas  de  voix  encore.  Il  en  prend  une,  l'imprimerie,  et 
d'abord  il  bégaie  l'antiquité.  Plus  tard,  il  prendra  le  lan- 
gage sec  et  sobre  de  la  polémique.  Vienne  enfin  l'harmo- 
nie du  xvii«=  siècle,  où  l'esprit  se  réconcilie  avec  soi,  se 
calme  et  prend  une  douceur  d'automne. 

Mais  s'il  put  se  calmer,  c'est  qu'il  avait  parlé  long- 
temps... Il  y  a  un  dictame  dans  la  parole. 


DE    MICHELET.  25 


L'effet  immédiat  de  l'imprimerie  fut  de  seconder  le 
mouvement  payen,  en  reproduisant  les  œuvres  payennes, 
c'est-à-dire  de  développer  la  sensualité  et  l'asservissement 
à  la  nature,  et,  d'autre  part,  la  croyance  au  libre  arbitre, 
qui  est  celle  des  peuples  héroïques  de  l'antiquité. 

Cette  croyance  au  libre  arbitre  produisit  par  réaction 
Luther  et  Calvin.  Mais,  quelque  contraire  que  le  fond 
fût  à  la  liberté,  la  forme,  plus  importante,  lui  était  favo- 
rable. 

Comme  l'imprimerie  eut  cette  double  tendance,  il 
semble  systématique  de  présenter  l'imprimerie  comme 
payenne  et  de  la  rapprocher  du  mouvement  oriental  par 
la  prise  de  Constantinople.  Néanmoins,  on  ne  peut  nier 
qu'elle  n'ait  eu  une  influence  d'abord  payenne,  sensuelle, 
puis  polémique. 

Il  est  curieux  toutefois  de  voir  ces  événements  coïnci- 
der; le  plus  ancien  monument  de  l'imprimerie  (bulle  de 
Nicolas  V)  est  de  l'année  même  de  la  prise  de  Constanti- 
nople. 

Les  Chercheurs.  Dé-symbolisation.  Michel-Ange, 
Ochino,  Socino.,  Servet,  Bruno. 

21  juin  1841. 

Messieurs,  il  y  a  des  livres  que  je  ne  touche  jamais  sans 
une  grande  impression  de  respect  et  de  douleur,  par 
exemple  le  petit  livre  de  Bruno,  qui  l'a  conduit  au  bûcher. 
C'est  un  sinistre  volume  et  qui  a  une  odeur  de  mort. 

La  première  chose  que  je  trouve  dans  ce  livre  impie, 
c'est  un  sonnet  sublime  à  l'amour  divin. 

Cet  homme  de  la  Grande  Grèce,  ce  Napolitain  Bruno, 
entre  Pythagore,  saint  Thomas,  Vico,  est  le  dernier  des 
grands  chercheurs  du  xvi«  siècle.  Il  fut  brûlé  en  1600  à 
Rome  dans  le  champ  de  Flore. 

Est-ce  à  dire  que  ces  chercheurs  aient  été  des  hommes 
sans  foi?  Mais  pour  chercher  il  faut  de  la  foi. 

Messieurs,  le  monde  vit  de  la  foi;  c'est  la  mienne;  j'ai 


20  QUELQUES    FRAGMENTS    INEDITS 

besoin  d'y  croire.  Ceux  qui  se  croient  incrédules  croient, 
mais  autrement. 

Ce  mot  de  foi  est  grand,  il  y  a  la  foi  qui  possède,  il  y 
a  la  foi  qui  cherche;  la  foi  à  la  vérité  voilée  encore,  la  foi 
au  vrai  qu'on  découvre. 

Chercher,  c'est  être  homme,  et  plutôt  mourir  que  de 
ne  pas  chercher  l'infini.  Ces  grands  chercheurs  sont  nos 
aïeux.  A  côté  de  la  noble  et  jeune  église  qui  croyait  et 
possédait,  il  y  avait  l'humble  et  pauvre  église  qui  cher- 
chait, rêvait,  désirait.  Soyons  indulgents  pour  leurs  rêves. 

.. .  Cet  infini  qui  est  jîous  fait  effort  en  tous  sens  pour  se 
réaliser  :  dans  le  lieu,  — nous  allons  au  monde  (voyages), 
le  monde  vient  à  nous  (journaux,  etc.);  dans  la  pensée,  — 
ces  notions,  nous  les  sondons  en  profondeur;  hélas!  dans 
le  temps  aussi,  —  nous  absorbons  le  passé,  nous  en  dédui- 
sons l'avenir. 

Ainsi,  autant  qu'il  est  en  nous,  nous  expions  la  dureté 
de  la  nature  :  elle  nous  fait  petits,  nous  nous  faisons 
grands;  elle  nous  fait  éphémères,  nous  tâchons  de  vivre 
par  nos  immortelles  filles  les  idées,  sinon  par  nos  senti- 
ments. Ainsi,  la  nature  brise  et  nous  renouons  sans  cesse 
nos  fibres  sanglantes.  C'est  le  premier  besoin  de  l'homme 
de  chercher  ainsi  sans  cesse  à  se  compléter.  Mieux  vaut 
mourir  que  de  rester  fini,  de  ne  pas  assouvir  son  infini... 

Il  y  a  un  moyen  sûr  d'obscurcir  toute  cette  histoire, 
c'est  d'en  faire  un  accident  du  protestantisme,  c'est  de 
rattacher  l'histoire  éternelle  de  la  liberté  aux  petites 
affaires  de  Genève  et  de  Calvin,  de  subordonner  les  libres 
penseurs  au  théologien  fataliste  qui  supprimait  le  repen- 
tir, la  pénitence,  qui  sauvait  et  damnait  d'avance. 

Il  ne  faut  pas  enfermer  cela  dans  un  coin  de  la  théo- 
logie, mais  le  prendre  dans  l'histoire  totale  de  l'esprit 
humain. 

J'ai  dit  les  deux  mouvements  opposés  de  la  Renaissance, 
comment  le  Christianisme  submergé  dans  la  légende, 
dans  la  diversité  des  symboles  locaux,  des  saints,  avait 
abouti  au  culte  de  Notre-Dame,  au  culte  de  la  femme. 


DE    MICHELET.  27 


lequel,  mal  pris,  risquait  d'être  celui  de  la  sensualité  et  de 
la  nature. 

Eh  bien!  contre  cette  école  de  la  vie  s'élève  l'école  de 
la  mort,  qui  brisera  les  images,  et  veut  sans  intermédiaire 
l'esprit,  l'unité  d'esprit,  l'intérieur... 

Le  premier  degré  de  cette  guerre  à  l'art  me  paraît  être 
un  artiste  qui,  tout  en  représentant  la  vie,  ne  fut  amou- 
reux que  de  la  mort,  qui,  le  plus  savant  de  tous  dans  la 
forme,  n'y  chercha  jamais  que  l'esprit. 

[Michel-Ange.]  Ce  violent  esprit  était  sorti  du  bûcher 
de  Savonarole.  On  lui  parlait  de  la  vie  :  «  J'aime  autant 
la  mort,  dit-il,  c'est  du  même  maître.  » 

Grand  anatomisie,  poète,  prophète  et  juge,  il  a  repré- 
senté trois  choses  :  la  mort  {la  notte  de'  Medici)^  le  juge- 
ment, l'avenir  (sibylles...). 

Michel-Ange  resta  dans  l'orage  de  l'art,  dans  la  pesante 
atmosphère  de  Rome.  La  ville  de  la  mort  lui  plaisait  et 
devait  le  retenir.  On  n'avait  pas  encore  retrouvé  l'immen- 
sité de  la  Rome  souterraine,  mais  à  la  surface  seule,  on 
sentait  que  Rome  est  la  tombe  énorme  où  l'humanité 
antique  est  venue  apporter  ses  os,  le  sépulcre  de  vingt 
peuples  et  de  vingt  siècles. 

Qu'a  fait  Rome?  Elle  a  brisé  la  vie  antique;  et  que  fai- 
sait Michel-Ange?  Il  faisait  effort  pour  briser  la  vie  du 
moyen  âge,  pour  échapper  vers  l'avenir,  pour  échapper 
au  symbole  convenu,  pour  exprimer  dans  les  formes  de 
la  vie  et  de  la  nature  l'esprit  et  la  mort. 

Plus  haut,  vers  le  climat  plus  serein  de  la  Grande 
Grèce,  planait  la  philosophie... 

Cette  haute  influence  éleva  l'artiste  au-dessus  de  la 
forme  humaine;  il  s'éleva,  tout  en  restant  artiste,  artiste 
sublime,  aux  formes  abstraites  de  l'architecture  (Saint- 
Pierre),  et  à  l'art  de  la  pensée  pure,  la  poésie  philoso- 
phique. Chaque  soir  il  faisait  son  unique  repas,  et  il 
écrivait  un  sonnet  à  Vittoria  Colonna ,  dégrossissant, 
dit-il,  son  bloc  intellectuel. 

La  Sibylle  de  Michel-Ange  fut  une  Romaine  :  Vittoria 


28  QUELQUES    FRAGMENTS    INÉDITS 

Colonna.  C'était  cette  illustre  veuve,  qui  vivait  seule  dans 
l'île  d'Ischia,  mais  qui  agissait  sur  toute  l'Italie  par  ses 
poésies,  par  ses  lettres,  gouvernant  à  la  fois  Michel- 
Ange  et  Bcrnardino  Ochino. 

L'amour  divin  au  XVI^  siècle. 

21  juin  1841. 

Ah!  combien  je  sens  de  cœur  ces  douloureuses  aven- 
tures de  l'amour  divin,  cette  passion  de  l'invisible,  qui 
saisit  tout  à  coup  le  xvi^  siècle  et  lui  fait  poursuivre,  à 
travers  les  cachots,  le  fer,  la  flamme,  une  beauté  éter- 
nelle! Lorsque  chacun  s'aperçut  de  l'incomplet  du  sym- 
bole, de  l'insuffisance  des  figures,  des  images,  où  il  avait 
mis  son  cœur;  quand  le  légiste  s'aperçut  que  le  symbole 
juridique,  la  stipula.,  les  autres  jouets  du  droit  ne  devaient 
pas  plus  longtemps  matérialiser  l'équité,  quand  le  croyant 
s'aperçut  que  Dieu  n'était  pas  tellement  sur  l'autel  qu'il 
ne  fût  aussi  partout  et  commença  à  voir  le  monde  comme 
une  gigantesque  hostie;  quand  enfin  tous,  abjurant  la 
patrie,  la  famille  même,  s'en  allèrent,  le  cœur  brisé,  vivre 
où  ils  pourraient  rêver  Dieu  dans  la  liberté,  chacun  ne 
voulant  plus  de  foyer,  de  père,  de  mère,  de  fils,  sinon  son 
Dieu  même,  je  dis  son  Dieu,  celui  de  sa  création  et  de  sa 
pensée. 

Il  faudrait  pouvoir  retrouver  tout  le  douloureux  détail 
de  ces  déchirements  cruels,  par  lesquels  chacun  immolait 
ses  habitudes,  son  pays,  ses  affections,  son  monde  indi- 
viduel, où  il  avait  depuis  sa  naissance  engagé  ses  fibres 
vivantes...  et  dire  par  quel  puissant  effort  cette  masse  de 
sanglantes  fibres,  cette  forêt  de  veines  et  d'artères  s'arra- 
chait d'un  coup. 

Car  enfin,  quels  pensez-vous  que  furent  les  sentiments 
d'un  Bernardino  Ochino,  lorsque  l'infortuné,  parvenu  au 
haut  des  Alpes,  jeta  bas  sa  pauvre  robe  de  cordelier  où  il 
avait  si  glorieusement  vécu,  prêché,  souffert...,  la  robe  de 
saint  François  d'Assise,  tous  les  souvenirs  du  mysticisme 
italien,  toutes  les  douces  et  amusantes  comédies  de  ce 


DE    MICHELET.  29 


charmant  culte,  hélas  !  quitter  la  sainte  Vierge,  aux  pieds 
de  laquelle  il  avait  vécu,  renoncer  aux  consolations  de 
Notre-Dame,  ne  plus  lui  confier  rien,  n'avoir  plus  jamais 
les  genoux  maternels  pour  déposer  ses  douleurs? 

Je  me  figure  qu'au  moment  où  il  s'assit  au  sommet  du 
Saint-Bernard,  au  moment  où  il  jeta  sa  robe,  sa  vie  pre- 
mière, du  côte  de  l'Italie  qu'il  ne  reverrait  jamais,  au 
moment  où,  du  pays  de  la  lumière,  il  reporta  ses  regards 
vers  le  Nord,  vers  le  pays  de  la  nuit,  vers  les  lacs  bru- 
meux de  la  sombre  Suisse,  le  ferme  raisonneur  sentit 
quelque  chose  qui  se  brisait  en  lui  et  ne  put  s'empêcher 
de  dire  :  «  Je  vous  suis,  raison  divine,  où  que  vous  me 
conduisiez;  je  vous  suis  jusqu'à  la  mort...  Comment,  oh  ! 
comment  me  dédommagez-vous,  sagesse  éternelle;  vous 
semblez  ne  vouloir  m'apparaître  qu'en  me  voilant  l'éter- 
nelle beauté  !  N'importe,  recevez  toujours  ce  pauvre  fils 
de  la  beauté,  de  l'Italie...,  et  puisse  venir  le  temps  où,  les 
voiles  disparaissant,  nous  voyions  se  confondre  en  même 
lumière  le  beau  et  le  vrai,  l'art  et  la  sainteté!...  >> 

Compatissons,  Messieurs,  à  ces  douleurs,  à  ces  arra- 
chements cruels!... 

On  retrouve  dans  ces  pages  brûlantes,  nous  l'avons  vu,  le 
germe  de  bien  des  idées  auxquelles  Michelet  donnera  plus  tard 
une  forme  définitive.  On  y  trouve  aussi  bien  des  pensées  que 
cette  nature  trop  riche  épandait  sans  cesse,  comme  ces  torrents 
de  lave  qui  se  perdent  sur  les  pentes  de  la  montagne.  On  y 
trouve  surtout,  et  bien  plus  souvent  que  dans  son  œuvre  écrite, 
ces  effusions,  ces  appels  de  l'âme  à  l'àme,  qui  faisaient  de  ses 
cours  du  Collège  de  France  moins  un  enseignement  qu'une 
prédication. 

Ce  n'est  plus  ainsi  que  nous  comprenons  l'histoire,  et  ce 
subjectivisme  déchaîné  nous  effraie.  Mais  peut-être  que  ces 
dons  de  prophète,  que  cette  exaltation  d'un  voyant  étaient 
nécessaires  pour  pénétrer  les  mystères,  alors  insoupçonnés,  de 
la  vie  du  xvic  siècle. 

Henri  Hauser. 


RABELAIS 


JEAN   LE   MAIRE   DE   BELGES 


On  sait  que  le  chapitre  xxxix  du  Y'^  livre  de  Pantagruel^ 
que  tout  juge  compétent  reconnaît  comme  portant  la 
griffe  du  Maître,  est  traduit  en  grande  partie  du  Dionysos 
de  Lucien.  Mais  Rabelais,  comme  d'habitude,  ne  s'est  pas 
restreint  à  une  seule  source.  Pour  compléter  son  tableau, 
il  a  mis  à  contribution  un  auteur  beaucoup  plus  proche 
de  lui.  J'ai  nommé  Jean  Le  Maire  de  Belges,  dont  la  jolie 
description  des  noces  de  Pelée  et  Thetis,  dans  le  premier 
livre  des  Illustrations  de  Gaule  et  singularités  de  Trojres, 
a  dû  plaire  singulièrement  à  l'auteur  de  Pantagruel.  C'est 
surtout  des  portraits  si  expressifs  de  Bacchus  et  de  Pan 
qu'il  s'est  souvenu  : 


Le  Maire. 
Bacchus  estoit  en  forme  dun 
jeune  homme  nu  et  eflemine 
pour  dénoter  que  le  vin  di- 
versement administre,  rajeu- 
venist,  desnue  et  amollit  les 
gens  * . 

Pan  est  le  dieu  des  pastou- 
raux  darcadie...  ayant...  la 
face  rouge  et  emflambee  com- 
me le  soleil.  La  barbe  longue 
jusques  au  pied...,  les  cuisses 


Rabelais. 
Sa  face  estoit  comme  d'un 
jeune  enfant,  pour  enseigne- 
ment que  tous  bons  beuveurs 
jamais  ne  vieillissent. 


Pan  menoit  l'arrière  garde 
...  les  cuisses  avoit  velues  ... 
Le  visage  avoit  rouge  et  en- 
flambé  et  la  barbe  bien  fort 
longue. 


I.  Paris,  F.  Regnault,  i528,  fol.  xxxv  r 


RABELAIS  ET  JEAN  LE  MAIRE  DE  BELGES.         3l 

et  les  jambes  courtes  et  ve- 
lues. 

...  et  fit  danser  Egle  et  Ga-  Ses  bandes  estoient  sembla- 

lathee  les  belles  naiades  avec-  blement  composées  de  Saty- 

ques  les  piaisans  satyres  Pan,  res,  Hemipans,  Aegipans... 
Egypans  et  Tityres^. 

Sa  compagnie  estoit  de  jeu- 
nes gens  champestres...  Ti- 
tyres  et  Satyres  2. 

Le  passage  suivant  est  moins  probant;  il  y  a  seulement 
rencontre  des  deux  auteurs  sur  une  idée.  Mais  cette  idée 
ne  se  trouve  pas  dans  Lucien  : 

Le  Maire.  Rabelais. 

Apres   Bacchus  venoit  son  L'avant  garde  estoit  menée 

maistre  et  gouverneur  appelle  par  Silenus,  homme  auquel  il 

Sylenus^.  avoit  sa  fiance  totale. 

Je  sais  bien  que  deux  ou  trois  passages  parallèles 
comme  ceux-ci  ne  prouvent  pas  grand'chose,  si  ce  n'est 
que  Rabelais  a  lu,  ou  au  moins  a  feuilleté  Jean  Le  Maire 
et  qu'il  s'en  est  souvenu.  Mais  il  y  a  plus.  Quiconque  a 
fréquenté  l'auteur  de  Pantagruel  ne  peut  lire  Les  Illustra- 
tions de  Gaule  sans  être  frappé  d'une  certaine  ressem- 
blance de  style,  d'un  certain  air  de  famille  entre  les  deux 
auteurs.  Certes,  l'incomparable  instrument  de  Rabelais  a 
une  variété  de  tons  que  celui  de  son  prédécesseur  est  loin 
de  posséder;  mais,  dans  les  parties  purement  narratives  ou 
descriptives,  on  est  souvent  porté  à  reconnaître  l'influence 
du  vieux  poète.  Comparez,  par  exemple,  les  chapitres  xiv 
et  XV  du  Second  livre  des  Illust?~ations  de  Gaule,  dans  les- 
quels sont  racontés  les  préparatifs  des  Grecs  et  les  pre- 
miers combats  avec  les  Troyens  avec  la  relation  de  la 
guerre  entre  Grangousier  et  Picrochole,  et  vous  trouverez 

1,  Fol.  XXXVI  V". 

2.  Fol.  XXXV  r". 


32         RABELAIS  ET  JEAN  LE  MAIRE  DE  BELGES. 

le  même  talent  de  raconter,  la  même  façon  d'aller  droit 
au  but,  sans  ambages,  la  même  économie  des  mots,  —  car 
Rabelais,  quand  il  veut,  peut  être  aussi  succinct  que  Thu- 
cydide, —  les  mêmes  périodes  brèves  et  claires.  Et  si 
l'on  y  regarde  d'un  peu  plus  près,  on  s'aperçoit  que  le 
charme  des  deux  prosateurs  vient  en  grande  partie  de 
deux  qualités  :  le  choix  de  l'épithète  heureuse  et  le  sen- 
timent inné  de  l'harmonie  de  la  phrase.  Enfin,  les  longues 
litanies  de  mots  que  Rabelais  se  plaît  à  entonner  se 
trouvent  déjà,  quoique  dans  une  mesure  plus  sobre,  dans 
Le  Maire  de  Belges.  Lui  aussi,  il  s'amuse  à  composer  une 
liste  d'objets  analogues,  comme  d'animaux  ou  de  plantes, 
pour  le  seul  plaisir  d'entendre  sonner  leurs  noms'.  C'est 
qu'il  est,  à  l'instar  de  Rabelais,  un  vrai  virtuose  de  mots. 
En  somme,  il  faut  ajouter  aux  sources  multiformes  où 
Rabelais  a  puisé  une  source  de  plus.  Il  faut  aussi,  si  je  ne 
me  trompe  pas,  regarder  la  prose  de  Jean  Le  Maire  comme 
ayant  exercé  sur  son  successeur  une  vraie  influence.  Le 
Maître  a  payé  sa  dette  en  lui  assignant  une  place  dans  son 
épopée.  Il  figure  assez  honorablement  dans  son  tableau 
des  Champs-Elysées,  et  l'on  aime  à  croire,  d'après  l'heu- 
reuse conjecture  de  M.  Abel  Lefranc,  qu'il  y  figure  aussi 
comme  «  le  vieil  poète  françois  nommé  Raminagrobis  ». 

Arthur  Tilley. 

I.  Cf.  Les  illustrations  de  Gaule,  t.  I,  p.  xxviii  (fol.xxxviii  v);  La 
Seconde  Epistre  de  l'amant  Vert,  fol.  lxiii  v°;  t.  V,  fol.  lxiv  V. 


NOTES 

POUR  LE  COMMENTAIRE  DE  RABELAIS 


L 

Les  Silènes  (1.  I,  Prologue). 

Nous  avons  marqué  dans  les  notes  de  l'édition  critique 
les  origines  de  la  comparaison  de  Socrate  avec  les  Silènes 
antiques  (cf.  notes  7  et  32),  ces  châsses  d'aspect  grotesque 
qui  recelaient  l'image  précieuse  d'un  dieu.  Nous  avons  vu 
comment  Rabelais  les  assimilait  aux  boîtes  curieusement 
ouvragées  dans  lesquelles  les  apothicaires  de  son  temps 
enfermaient  leurs  plus  précieuses  drogues.  Après  la  publi- 
cation du  Gargantua^  cette  assimilation  ou,  si  l'on  pré- 
fère, cette  identification  des  Silènes  aux  boîtes  des  apothi- 
caires se  trouva  désormais  consacrée.  Nous  en  trouvons  la 
preuve  dans  un  fragment  du  poème  de  Ronsard  sur  La 
Lyre  (iSGy).  C'est  un  des  passages  de  Ronsard  dans  les- 
quels on  peut  saisir  une  réminiscence  authentique  de 
Rabelais.  Le  poète  s'adresse  à  «  Jean  Belot,  Bordelais, 
maître  des  Requestes  du  Roy  »  : 

Ta  face  semble,  et  tes  yeux  solitaires, 
Aux  creux  vaisseaux  de  nos  Apoticaires 
Qui  par  dessus  rudement  sont  pourtraits 
D'hommes  et  Dieux  à  plaisir  contrefaits: 
D'une  Junon  en  l'air  des  vents  soufflée, 
D'une  Pallas  qui  voit  sa  joiie  enflée, 
Se  courrouçant  contre  sott  chalumeau. 
Et  d'un  Bacchus  assis  sur  un  tonneau, 
D'un  Marsyas  despouillé  de  ses  veines  : 
Et  toutesfois  leur  Caissettes  sont  pleines 
D'Ambre,  Civette  et  de  Musq  odorant, 

REV.   DU   SEIZIÈME   SIÈCLE.    II.  3 


34  NOTES   POUR   LE    COMMENTAIRE 

Manne,  Rubarbe,  Aloës  secourant 
L'estomac  faible;  et  néantmoins  il  semble, 
Voyant  à  l'œil  ces  images  ensemble, 
Que  le  dedans  soit  semblable  au  dehors. 
Tel  fut  Socrate  et  toutefois  alors 
En  front  severe,  en  œil  mélancolique, 
Estoit  Vhonneur  de  la  chose  publique, 
Qui  rien  dehors,  mais  au  dedans  portoit 
La  sainte  humeur  dont  Platon  s'allaitoit, 
Alcibiade  et  mille  dont  la  vie 
Se  corrigea  par  la  Philosophie, 
Que  du  haut  Ciel  aux  villes  il  logea, 
Reprint  le  peuple  et  les  mœurs  corrigea  : 
Et  le  sçavoir  qu'on  preschoit  aux  escoles 
Du  cours  du  Ciel,  de  l'assiete  des  Pôles 
De  nous  prédire  et  le  mal  et  le  bien, 
Et  d'embrasser  le  monde  en  un  lien, 
Il  eschangea  ces  discours  inutiles 
Au  reiglement  des  citez  et  des  villes. 
Et,  sage,  fist  la  contemplation 
Du  cours  du  Ciel  tomber  en  action. 

(Éd.  Marty-Laveaux,  t.  V,  p.  48.) 
Jean  Plattard. 

IL 

Les  Français  au  combat. 

«  Telle  est  la  nature  et  complexion  des  Françoys  qu'ilz 
ne  valent  que  à  la  première  pointe.  Lors  il  sont  pires  que 
diables,  mais,  s'ilz  séjournent,  ils  sont  moins  que  femmes  » 
(1.  I,  ch.  xLHi,  1.  io-i3  et  note  4). 

Cf.  Commynes,  éd.  B.  de  Mandrot,  II,  296  :  «  Et  ainsi 
dit  l'on  que  c'est  la  nature  d'entre  nous  Françoys  et  l'ont 
escript  les  Ytaliens  en  leurs  hystoires,  disant  que,  au  venir 
des  Françoys,  ils  sont  plus  que  hommes,  mais  que  à 
leur  retraicte  il{  sont  moins  que  femmes.  » 

J.  P. 


DE    RABELAIS.  35 


III. 

Questîo  subtilissima,  iitrum  Chhnera,  in  vacuo  bombi' 
nans  possit  comedere  secundas  intentiones;  etfuitdebatuta 
per  decem  hebdomadas  in  concilia  Constantiensi  (1.  II, 
ch.  viii). 

Parmi  les  «  beaux  livres  »  que  Pantagruel,  étudiant  à 
Paris,  trouva  dans  la  librairie  de  Saint- Victor,  figure  un 
traité  en  latin  sur  cette  question  très  subtile  :  «  Si  une  chi- 
mère bourdonnant  dans  le  vide  peut  dévorer  des  secondes 
intentions  » .  Le  problème,  d'après  le  titre,  aurait  été  débattu 
pendant  dix  semaines  au  concile  de  Constance. 

Quoi  qu'en  dise  un  ancien  commentateur  de  Rabelais, 
ce  n'est  point  le  souvenir  du  concile  de  Constance  qui 
a  inspiré  cette  boutade  à  Maître  Alcofribas.  Il  n'apparaît 
pas  que  les  théologiens  réunis  à  Constance  (1414-1418) 
pour  mettre  fin  au  grand  schisme  d'Occident  aient  fait 
preuve  d'une  subtilité  extraordinaire  au  cours  de  leurs 
délibérations  qui  portaient  le  plus  souvent  sur  des  objets 
fort  éloignés  de  toute  spéculation  métaphysique.  C'est  un 
pur  caprice  de  la  fantaisie  de  Rabelais  qui  lui  a  fait  dési- 
gner parmi  les  théologiens  ceux  du  concile  de  Constance, 
pour  leur  attribuer  la  discussion  d'un  problème  dont  la 
formule  était  destinée  à  ridiculiser  la  Scolastique  et  ses 
suppôts,  les  théologiens. 

Pour  saisir  la  valeur  comique  de  cette  facétieuse  ques- 
tion, il  n'est  pas  superflu  d'apporter  quelque  précision 
dans  l'examen  de  ses  termes,  —  probablement  obscurs  pour 
la  plupart  des  lecteurs  modernes  peu  familiarisés  avec  la 
Scolastique. 

Tout  d'abord,  il  est  nécessaire  de  traduire  Chimœra  par 
un  nom  commun  :  une  chimère,  et  non  :  la  Chimère.  Dans 
le  langage  de  la  Scolastique,  on  entendait  par  chimœra^ 
chimère,  un  Etre  fictif  ou  Être  de  raison  dont  la  définition 
implique  ouvertement  une  contradiction.  Exemple  :  un 
cercle  carré.  C'est  dans  ce  sens  que  nous  l'avons  trouvé  chez 


36  NOTES    POUR    LE    COMMENTAIRE 

Saint-Bonaventure,  Expositiones  in  librum  I  et  II  Senten- 
tiarum^  lib.  I,  distinctio  xxvii,  art.  I,  quaestio  I.  Plus  de 
cent  cinquante  ans  après  Rabelais,  Spinoza  employait 
encore  ce  terme  de  c/n'mtVe  avec  cette  acception.  Il  explique 
dans  le  ch.  i  du  livre  I  de  de  ses  Méditations  métaphy- 
siques que  la  Chimère^  V Etre  fictif  qx  VÉtre  de  7'aison  ne 
peuvent  exister  (éd.  Prat,  t.  I)  et  dans  une  note  il  précise 
le  sens  du  mot  chimère  :  «  Remarquez  que,  par  le  nom 
de  Chimère,  on  entend  ici  et  dans  ce  qui  va  suivre  ce 
dont  la  nature  enveloppe  ouvertement  contradiction.  » 
Au  chap.  m,  il  expose  «  que  la  chimère  peut  être  appelée 
avec  raison  un  être  verbal  ».  Elle  n'est  qu'un  mot,  une 
pure  négation. 

Un  «  être  verbal  »,  un  «  être  »  d'une  réalisation  impos- 
sible, voilà  ce  qu'était  une  chimère  dans  le  langage  des  Sco- 
lastiques. 

Quant  aux  secondes  intentions,  elles  désignaient  dans  la 
philosophie  stoïcienne  les  attributs  accidentels  des  êtres. 
Suivant  les  stoïciens,  l'Etre,  sous  la  forme  d'un  souffle 
igné,  pourvu  d'une  grande  tension  (tivoç,  intentio),  tra- 
verse la  matière  informe  et  lui  communique  des  qualités. 
Cette  opération  comporte  deux  stades  :  i» production  des 
éléments  autres  que  le  feu  (air,  eau,  terre);  2°  production 
des  qualités  proprement  dites.  Donc,  deux  sortes  dHnten- 
tiones,  primœ  et  secundœ,  correspondant  aux  deux  étapes 
de  la  production  des  choses.  La  scolastique  adoptant  ce 
vocabulaire  désigna  les  attributs  essentiels  des  êtres  du 
nom  de  primœ  intentiones  et  les  attributs  accidentels  ou 
secondaires  du  nom  de  secundœ  intentiones.  On  en  arriva 
à  disserter  sur  ces  attributs  accidentels,  ou  secondes  inten- 
tions, comme  sur  des  êtres  réels,  et  c'est  de  cette  tendance 
de  «  nos  maîtres  »  les  théologiens  à  douer  de  réalité  ces 
abstractions  que  Rabelais  se  gausse  dans  un  passage  du 
livre  III,  ch.  xn.  Jupiter,  dit  Panurge,  ne  m'échappera 
pas,  quand  bien  même  il  se  transformerait  en  puce,  «  en 
Atomes  Epicuréicques  ou  magistronostralement  en  se- 
condes intentions  ».  D'ailleurs  il  semble  bien   que   cette 


DE    RABELAIS.  Sy 


expression  ait  été  considérée  par  Rabelais  comme  caracté- 
ristique du  jargon  pédant  et  obscur  des  théologiens.  Au 
ch.  XXXVIII  du  livre  III,  lorsqu'il  veut  appliquer  h  Tribou- 
let  des  épithètes  empruntées  au  vocabulaire  scolastique,  il 
l'appelle  d'abord  :  Fol  modal,  puis  Fol  de  seconde  inten- 
tion. 

On  conçoit  maintenant  le  principe  de  la  facétie  renfermée 
dans  le  titre  :  Utrum  Chimera...  Rabelais,  suivant  la  ten- 
dance des  scolastiques  réalistes,  a  doué  de  réalité  non  seu- 
lement les  secondes  intentions,  mais  encore  leur  chimère. 
Et  il  a  représenté  cette  dernière,  bourdonnant  dans  le  vide 
(Du  Gange  explique  bombinare  par  crepitiim  edere^  son- 
ner, péter)  et  avalant  au  passage  ces  êtres  qu'étaient  pour 
certains  scolastiques  les  secondes  intentions. 

Ce  procédé  d'invention  caricaturale  était  aisé  à  exploi- 
ter. Il  fut  repris  par  l'auteur  de  la  C}~esme  philosophale 
des  Questions  enciclopédiques  de  Pantagruel,  liste  de 
questions  saugrenues  qui  parut  pour  la  première  fois  dans 
l'édition  des  Œuvres  de  Rabelais  publiées  à  Lyon  par 
Jean  Martin  en  iSôy.  Quelques-unes  de  ces  questions  sont 
faites  de  coq-à-l'àne  dans  lesquels  figurent  des  termes  de 
scolastique.  Mais  la  première  est  manifestement  imitée 
de  la  question  sur  la  Chimère  :  «  Utrum,  une  Idée  Plato- 
nique voltigeant  dextrement  sur  l'orifice  du  chaos,  pour- 
roit  chasser  les  esquadrons  des  atomes  Democrites.  » 

Cette  «  question  très  subtile  »  devait  rester  pour  beau- 
coup de  lecteurs  de  Rabelais  le  symbole  de  la  logique  et  de 
la  métaphysique  des  Scolastiques.  Noël  du  Fail  la  réédita 
dans  ses  Contes  et  Discours  d^Eutrapel  sgus  une  forme  un 
peu  différente  :  An  chimera  bombinans  in  aëre  fit primœ 
vel  secundœ  intentionis  (t.  II,  p.  41).  Plus  tard.  Voltaire 
en  traduisait  exactement  et  plaisamment  le  premier  terme 
lorsqu'il  comparait  la  métaphysique  «  à  lâcoquecigrue  de 
Rabelais  bombillant  ou  bombinant  dans  le  vide  »  (éd. 
Moland,  xxxvi,  286]. 

J.P. 


38  NOTES    POUR    LE    COMMENTAIRE 


IV. 

Le  style  des  légistes^  «  stille  de  ramonneur  de  chemi- 
née... »  (1.  II,  ch.  x). 

Nous  avons  dit  ailleurs'  comment  Rabelais,  Laurent 
Valla,  Budé  et  Alciat  avaient  critiqué  la  latinité  barbare 
d'Accurse,  de  Bartole  et  des  glossateurs  médiévaux,  qu'ils 
opposaient  à  la  pureté  de  style  des  Pandectes.  Voici 
quelques  exemples  de  ce  latin  barbare.  Ils  se  trouvent 
dans  l'ouvrage  d'un  humaniste  néerlandais  du  premier 
quart  du  xvi^  siècle,  Murmellius.  Un  chapitre  de  son 
Scopariiis  est  intitulé  : 

Legulei  nostrorum  temporum  Gothica  lingua  utuntur, 
at  veteres  jurisconsulti  elegantissimo  stilo  sunt  usi^. 

Sur  cette  question,  il  cite  les  opinions  de  Laiirenthts 
Valla  in  proœmio  III  libri  Elegantiarum,  éd.  de  i52i, 
fol.  XL,  Budé  in  Pandectis.,  François  Philelphe.,  Georges 
Valla,  Politique  I. 

Puis  il  dresse  des  barbarismes  fréquents  chez  les  glos- 
sateurs la  liste  suivante  : 

Aliquot  ex  innumeris  barbara  vocabula  a  leguleis 
recepta. 

Guerra  pro  bello. 

Treuga  jTO  indutiis. 

Bannum  pro  proscriptione. 

Bannire  j7ro  proscribere. 


Putativum  j7ro  opinabili. 

Dispensare  ^ro  legibus  vel  canonibus  solvere. 

Miles  jjro  équité. 

Suspectus  seu  favorabilis  judex/ro  iniquo. 

Non  suspectus  j?ro  aequo. 


1.  L'Œuvre  de  Rabelais,  p.  104. 

2.  Ed.  A.  Borner,  p.  73. 


DE    RABELAIS.  Bg 


Requesta /?ro  libelle  i.  schedula  supplice. 
Magister  requestarum  ^ro  praefecto  libellorum. 


Vasallus  pro  cliente. 
Homagium  pro  clientela. 

Feudum  tenere  ab  aliquo,  pro  eo  quod  est  in  lide  ali- 
cujus  esse... 
Alaudiale  praedium  j?ro  immuni,,. 


Verum  de  his  satis  superque, 

J.  P. 


NOS  GÉANTS  D'AUTERFOÉS 

(Suite  i;. 


Deuxième  veillée. 

De  Saint-Pierre-des-Etieux  au  Mont-Joï. 

Mes  bons  amis,  mes  chers  mondes,  je  vous  dirai  que 
j'étais  acqueni  à  la  fin  de  nouter  première  veillée  qu'a  été 
un  peu  fatiquante.  De  Vallon  à  Saini-Pierre-des-Etieux 
par  Urçay  et  Ainay-le-Vieux,  l'étang  des  Belles-Fontaines 
et  Coust,  c'est  un  peu  long  pour  in  houme  d'âge  coume 
je  seus.  Je  me  trouve  arpousé,  à  cetelle  heure,  et  je  vas 
pouveoir  arprenre  moun  ordon,  je  veus  dire  le  voyage  que 
je  fasons  ensembe  pour  suire  le  grand  Géant  Gargantua 
dans  ses  beaus  ouvrages  d'artisan  et  ses  belles  armon- 
trances  de  force,  de  grâce,  de  finesse,  de  primeté,  de  fran- 
chise et  de  bounhoumie,  qu'i  pourtait  en  sa  parsoune  des 
pieds  à  la  tête  et  que  jiglaint  dans  la  température  de  l'air 
partout  là  où  i'  passait  et  çà  en  tenait  grand  je  vous  asseur. 
Je  crai  ben  vous  aveoir  jà  dépeinturé  ceus  belles  vartus  de 
nouter  grand  Géant,  mais  je  vous  les  dirai  encore,  coume 
si  c'étai  un  refrain  d'une  chanson  de  cheus  nous.  D'ailleurs, 
c'est  ben  quasimentune  chanson  que  je  fasons  là,  Bon  Dieu  ! 
Si  on  y  mettait  en  lettres  moulées  sus  du  papier  et  que  des 
grous  lictins  liraint  mon  parlage,  çà  les  amuserait  peut- 
être?  Dame!  on  peu  pas  saveoir?  Mais  ceus  grous  mon- 
sieus  de  Paris,  qu'avont  la  coutume  de  lire  des  jolis  livres 
ben  polisses,  ben  cirés,  i  trouveraint  sans  doutance  mes 

I.  Voir  Revue  du  Seizième  siècle,  t.  I,  p.  265. 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS.  41 

propos  cornillous  en  Diâbe.  Par  exemple,  si  la  mère  à 
Ugène  appernaitque  nos  histoires  sont  en  lettres  moulées 
sus  des  papiers,  aile  en  serait  toute  étardie\ 


Je  me  veois  forcé  de  ne  point  trop  vous  faire  rouâtiner 
à  Saint-Pierre-des-Étieux,  là  où  y  aurait  fort  h  veoir  cepen- 
dant. Y  a  tellement  à  faire  que  faurrais  s'y  arrêter  des  jour- 
nées pour  veoir  tout  çà  qu'est  beau.  Et  non  point  tant  seu- 
lement à  Saint-Pierre-des-Étieux,  mais  à  Charenton.  Les 
alentours  de  Charenton-du-Cher,  sus  la  Marmande,  c'est 
une  jolie  ville  qu'à  évu  des  Seigneurs  et  des  Syres,  pas 
toujours  raisounabes  et  bounhoumes,  à  ce  que  j'ai  ouï- 
dire,  mais  asseurément  aile  en  a  évu  des  bons  coume  ceti  là 
qu'à  fait  pourter  son  viens  geare  à  la  petite  hauchette 
oisoune  de  Saint-Pierre-des-Étieux.  C'est  plein  de  mar- 
veilles  à  veoir  sus  ceus  terroés  de  Charenton  et  de  Saint- 
Pierre-des-Étieux,  mais,  asseurément,  si  je  berlaisons  trop 
dans  ceus  parages,  j'irons  pas  à  Sancoing  et  faut  que  je 
gagnaint  Sancoing  au  coup  de  la  mi-nuit.  De  la  troisième 
veillée,  si  plaît  à  Dieu,  j'irons  au  Veurdre.  Je  volerons  gam- 
ber  l'Ailler  par  Gargantua  et  par  sa  mère  qu'il  a  artrouvé 
à  Sancoing  et,  cependant  que  le  bon  Géant  engraveradans 
la  montagne  de  Tâleaux  la  route  que  va  à  Saint-Pierre-du- 
Moutier,  la  mère  à  Ugène  nous  sarvira  un  bon  routi  de 
cochon  cuit  au  four  en  mesme  temp  que  des  galettes 
qu'aile  va  faire  bonne,  asseurément  paceque  son  petit 
garson  li  a  demandé  bonne!  boune!  et  aile  sait  faire  une 
galette  la  marchoise,  je  vous  le  garantis,  pour  faire  plaisir 
à  ses  enfants,  un  peu  à  son  mauvais  houme,  mais  c'est 
surtout  pace  qu'aile  eume  fort  les  galettes,  ma  famé,  qu'aile 
les  fait  soupérieurement.  Entendez  ben ,  mes  mondes, 
que  je  veois  point  de  mal  à  çà,  ben  le  contraire!  Moé,  j'ai 
idée  que  les  gens  qu'eumont  ren,  peuvont  ren  faire  de 

I.  Interdite. 


42  NOS    GEANTS    D  AUTERFOES. 

ben,  et  c'est  le  pourquoé  i'  s'adounont  au  mal,  au  bousil- 
lage,  à  la  détruicion  de  tout. 


Le  clocher  de  Saint-Pierrc-des-Étieus  qu'a  été  bâti 
coume  le  grand  Gargantua  l'avait  dit  qu'il  le  ferait  en  par- 
tant de  Vallon,  est  une  pièce  râle,  râle  ^ .  On  peut  dire  hardie- 
ment  que  c'est  la  deuxième  marveille  du  tenant  de  Terroé 
que  l'aurons  visité  de  Vallon  en  Suelly  à  Saint-Pierre-du- 
Moutier.  L'Église  qu'est  accoté  au  long  de  ceti  beau 
clocher  semble  un  peu  geain-née  de  se  trouver  vès  cetelle 
oeuvre  si  belle. 

Y  aurait  ben  à  dire  sus  ceus  empêchements  que  sont 
advenus  pour  faire  l'arrêt  de  tous  les  corps  de  bâtiments 
suparbes  que  nos  Géants  avont  mis  en  œuvres  vives  cheus 
nous  pendant  des  centaines  et  des  centaines  d'an-nées. 
D'ailleurs,  y  a  cheus  nous  comben  t'i  d'églises  que  sont 
pas  naissues  de  mesme  veine  que  les  clochers,  et  c'est  un 
peu  la  cause  que  fait  dénoumer  Gargantua  le  grand  bâtis- 
seur de  clochers. 

Y  a  pas  qu'à  Saint-Pierre-des-Étieux  qu'on  voit  des 
manques.  Je  le  disais  en  coumençant,  ceus  manque  arpré- 
sentont  la  malice  du  Diâbe  qu'est  toujours  auprès  jaspi- 
gner  l'idée  de  Dieu  pour  la  dévoyer,  la  dénaturer,  au 
besoin  la  mascander  et  la  bousiller. 

Le  clocher  de  Saint-Pierre-des-Étieux  es'  une  œuvre  de 
grande  beauté  et  brâveté,  mais  l'église  ne  répond  point  à 
son  clocher.  Peut-être  y  avait  i'  une  belle  église  qu'a  été 
mascandée  ?  C'est  possibe  !  A  Chârost  y  a  itou,  à  ce  que  j'ai 
oui-dire,  un  clocher  suparbe  et  l'église  n'est   point  en 

I.  Cette  œuvre  d'une  grande  envergure  a  été  découronnée  de  sa 
splendide  flèche,  en  pierre  de  taille,  depuis  quelques  années.  Elle 
menaçait  ruine,  dît-on.  Va-t-on  la  réparer  ?  Paraît  que  les  pièces 
d'appareil  ont  été  numérotées  et  démontées  avec  soin  et  rangées 
précieusement.  C'est  à  souhaiter  que  l'on  nous  rende  cette  mer- 
veille d'architecture  française. 


NOS    GÉANTS   b'aUTERKOÉS.  43 

accordement.  C'est  pareil  aus  Aix  Dame  Angillon  et  à 
Chatiaumeillant.  Sembelrait  que  ceus  grands  clochers 
auraint  été  bâtis  à  n'un  voyage  du  grand  Géant  et  que  les 
églises  avont  été  œuvrées  d'un  voyage  de  moyens  Géants. 

A  Vereau  semble  que  c'est  de  la  mesme  veine  que  Val- 
lon et  Saint-Pierre-des-Etieux.  L'église  est  pus  belle 
œuvre,  à  cause  de  son  si  biau  portai,  que  le  clocher  qu'est 
pas  si  brave  çartainement  que  les  deus  grands  de  Vallon 
et  de  Saint-Pierre.  Je  seus  qu'un  bourin,  moé,  mais  j'éma- 
gine  que  ceti  portai  de  l'église  de  Vereau  c'est  une  œuvre 
de  première  main.  .l'en  ai  janmais  entendu  parler  par  des 
bourgeois  du  si  tant  bel  portai  de  Vereau,  mais  mon  grand 
père  Regnaud  le  counaissait  ben  et  itou  le  père  Bordier 
qu'en  parlait  souvent,  surtout  à  cause  de  ceus  si  belles 
petites  estâtues  que  son  là  bravement  pourtant  anvé  une 
grâce  inimaginabe,  le  ceintre  de  la  porte  qu'est  mouluré, 
esculté  et  festounc  qu'on  peu  ren  veoir  de  soupericure  à 
ceti  ouvrage.  A  Gearmigny-l'Exemp  on  crairait  que  l'église 
a  été  faite  par  le  grand  Géant  et  le  clocher  bâti  par  un 
moyen  Géant;  mais,  dans  les  premiers  des  deuxièmes 
serait  ceti  clocher. 

Au  Gravier,  sembelrait  que  le  clocher  et  l'église  c'est  de 
mesme  veine  que  les  grand'  œuvres  que  j'ai  noumés.  Pour 
mon  compte  à  moé,  ceus  bâtiments  suparbes  de  Vereau, 
de  Gearmigny  et  du  Gravier  ça  ven  d'un  passage  de  Gar- 
gantua qu'est  pas  arrivé  à  la  counaissance  du  monde  de 
nos  parages  aussi  ben  que  la  tournée  de  Vallon  à  Saint- 
Pierre-du-Moutier  par  Sancoing  et  le  Veurdre.  Et  puis, 
faut  dire  une  chouse,  y  a  peut-être,  y  a  ben  çartainement 
des  genss  de  ceus  coûtés  là  que  savent  le  fin  mot  sus  ceus 
grands  ouvrages  géantesques,  que  moé  je  counais  point, 
bonnes  gens.  Si  un  biau  jour  vous  voyez  Mon-sieur  Cha- 
put  de  Charenton,  i'  vous  dira  que  le  père  Bâffier  es'  un 
viens  queutiaut  pace  que  j'aurai  passé  trop  vite  sur  l'ou- 
vrage que  j'ai  enterprise  de  vous  conter  là  pour  ceus 
voyages  de  nouter  grand  Géant  Gargantua.  I'  vous  dira 
encore,  ceti  Chaput,  que  Gargantua  tenant  la  lisière  du 


44  NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS. 

Berry  à  Saint-Pierre-des-Étieux  a  veoulu  panctrer  le 
plein  Berry,  et  il  a  jité  son  grous  martiau  en  tirant  sur 
Bourges.  Et  le  dit  martiau  est  tumbé  à  Charly,  anprès 
Blet,  là  où  a  été  le  Géant,  en  partant  de  Saint-Pierre-des- 
Etieux,  pour  bâtir  le  clocher  qu'on  voit  encore  au  jour 
d'aujourd'hui. 

Ce  serait  en  venant  de  Charly  pour  aller  à  Saint-Pierre- 
du-Moutier,  par  Sancoing,  qu'il  aurait  passé  faire  œuvre 
au  châtiau  de  Sagonne  qu'était  une  place  forte  de  grands 
Syres  qu'avont  régné  sur  le  Mont-Joï,  sus  Sancoing  et 
sus  le  Veurdre,  à  ce  que  j'ai  ouï-dire,  ben  entendu,  pace 
que  je  peus  pas  en  mettre  mon  cou  sous  le  couperet  de 
Mon-sieu  Guillotin. 

A  persent,  si  in  houme  résout  venait  vous  dire  que  Gar- 
gantua, en  mesme  temp  qu'il  était  à  Sagonne  \  a  bâti  le 
châtiau  de  La  Mouthe,  qu'est  à  trois  cents  toises  de 
Sagonne,  qu'il  a  dû  bâtir  le  châtiau  de  Solon,  qu'est  à  six 
cents  toises  de  La  Mouthe,  qu'il  a  itou  bâti  la  Mainson-Fort 
qu'est  à  trois  cents  toises  de  Solon  et  qu'il  a  fait  la  belle 
église  de  Vereau  que  touche,  je  veus  dire  que  touchait  le 
grous  châtiau  de  la  Mainson  Fort  qu'est  rasé  à  cetelle 
heure,  faurrait  pas  soutenir  que  c'est  pas  vrai. 

Mes  poures  amis,  moé  je  vas  vous  dire  :  Je  me  seus 
enterpris  là  anprès  in  ordon  qu'est  pas  coulant.  Tout  ça 

I.  Sagonne,  bourg  gaulois,  gallo-romain,  devint  une  tête  de  com- 
mandement au  moyen  âge.  Les  sires  de  Sagonne  ont  commandé 
à  Sancoins  et  même  au  Veurdre.  Malgré  les  restaurations  ineptes 
que  Mansard  fit  subir  au  château  fort,  il  était  encore  imposant  il  y 
a  cinquante  ans.  La  ville,  qui  offrait  un  ensemble  remarquable  de 
maisons  des  xv'  et  xvi°  siècles,  tombe  en  ruine.  Un  entrepreneur 
de  dévastation  avait,  tout  récemment,  acheté  la  maison  dite  du 
Bailly,  pour  la  démolir  et  la  revendre  à  quelque  grossier  américain, 
sans  doute.  Le  maire  de  la  commune,  M.  Gestat,  ayant  fait  appel 
aux  «  États  Généraux  du  Tourisme  »,  ceux-ci  adressèrent  une 
demande  de  classement  au  sous-secrétariat  d'État  des  Beaux-Arts. 
La  démolition  commencée  a  été  arrêtée.  Au  moment  où  nous  rédi- 
geons cette  note,  on  espère  sauver  l'œuvre,  qui  est  un  des  nombreux 
témoignages  de  notre  art  régional  qui  porta  de  si  belles  floraisons 
en  Berry.  Au  dernier  moment,  on  nous  apprend  que  la  maison 
vient  d'être  classée. 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÈS.  4? 

pour  faire  plaisir  à  mon  petit  garson  Ugène  qu'a  idée  çar- 
tainement  de  se  sarvir  de  mon  parlage  pour  ses  escul- 
tures.  Peut-être  qu'i  veut  mettre  en  estâtue  la  belle  pres- 
tance de  Gargantua  ou  du  Géant  de  l'Ours.  Peut-être 
veut  i'  se  sarvir  de  cetelle  prestance  de  nos  Géants  d'auter- 
foés  pour  ceti  monument  qu'i  fait  pour  Bourges  aus 
enfants  du  Berry,  D'un  sens,  c'est  ben  une  boune  idée,  mais 
sans  doutance  aucune,  ça  li  rappourtera  pas  groùs,  le  poure 
enfant,  cens  idées  de  nos  Pays  à  l'heure  où  tout,  cheus 
nous,  est  à  la  mode  des  îles  du  lointain,  pour  mieus  dire 
à  la  mode  du  Diàbe. 

Asseurément  que  Mon-sieu  Chaput  sait  causer  mieux 
que  moé.  Si  voulez  Mon-sieu  Chaput,  allez  quérir  Mon- 
sieu  Chaput  qu'est  un  râle  bounhoume,  et  sa  famé  c'est 
une  gente  famé  que  pourte  encore,  et  bellement,  la  coiffe 
de  Saint-Amand.  Pour  une  fumelle  qui  sait  se  coiffer,  je 
vous  garantis  qu'aile  sait  se  coiffer,  et  c'est  une  famé  gra- 
cieuse, comme  i'  faut,  agueryabe.  Bon  Dieu  !  la  gente  famé  ! 
C'est  vraiment  deus  parsounes  gentement  appareillée  et 
on  peut  dire  que  c'est  la  vraie  boune  famille  de  monde  de 
cheus  nous,  qu'on  peut  donner  coume  modèle. 

Y  a  Mon-sieu  Gaulmier  qu'a  été  un  grand  magistrat  à 
Bourges  et  qu'est  vraiment  bounhoume,  coume  étaint  nos 
anciens  Seigneurs  que  counaissaint  les  noms  de  leus  bois, 
de  leus  près,  de  leus  champs  et  de  leur  genss,  et  i'  vous 
parlerait  ben  li  itou  de  nos  Géants  d'auterfoés.  Il  a  des 
garsonsque  sont  de  boune  venue,  coume  leu  père  et  boun- 
houmes  coume  nos  anciens  Seigneurs  ^  I'  sont  capabes 
de  vous  parler  mieus  que  moé,  ben  seur,  des  œuvres  du 
Grand  Gargantua  sur  le  Terroé  de  Saint-Pierre-des-Etieux 
et  de  Charenton.  Pour  le  moument,  c'est  souffisant  que 
vous  savaint  que  le  clocher  de  Saint-Pierre-des-Etieux, 

I .  Un  des  fils  de  «  Monsieur  Gaulmier,  Monsieur  Joseph  »,  est  devenu 
maire  de  Charenton,  et  il  est  encore  dans  l'exercice  de  cette  magis- 
trature au  moment  où  nous  préparons  notre  copie  pour  l'impri- 
meur. Il  vient  de  nous  faire  visite  et  il  regrette  le  court  arrêt  du 
père  BaiTier  à  Saint-Pierre-des-Etieux  et  à  Charenton. 


46  NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS. 

sans  être  la  marveille  des  marveilles,  coume  ceii  là  de  Val- 
lon, c'est  une  marveille. 

Savez  don  que  le  bon  seigneur  de  Charenton,  qu'était 
un  grand  Syre  à  ce  moument  là,  a  donné  soun  ainde 
pour  Saint-Pierre,  mais  i'  coumandait  sus  Épineuil,  Meil- 
land,  Bruère,  Mont-Rond  et  il  a  évu  çartainement  de 
l'ainde  de  ceus  Seigneuries  pour  l'œuvre  râle  qu'est  là 
plantée  comme  un  chef  coumandant  sans  que  je  peuche 
saveoir  le  just  pour  quoé.  Mon-sieu  Gaulmier  ou  ben 
Mon-sieu  Chaput,  les  deus,  peut-être  ben,  vous  diront  le 
fin  mot  là-dessus  et  sus  le  festin  qu'a  été  donné  dès  quant 
la  croé  a  été  pousée  sur  le  faît  du  clocher  si  tant  beau. 

Mes  bons  amis,  cependant  que  le  bon  Géant  fait  ses 
apprêts  de  départiement  de  Saint-Pierre-des-Étieux  et  de 
Charenton,  si  voulez  me  suire  je  vons  nous  transpourter 
au  Mont-rJoï  là  où  je  vons  causer  un  peu  des  ravages,  des 
saccages  que  les  brigands  avont  fait,  non  point  seulement 
au  Mont-Joï,  mais  dans  les  alentours. 

Coument  aval'  été  saccagé  le  chdtiau  du  Mont-Joï. 

Gargantua  devait  remainier  le  fort  châtiau  du  Mont-Joï 
après  des  dégâs  abominabes  que  la  troupe  des  caterres,  des 
libartins  boèmes,  des  routiers  et  des  patarins  avaint  fait 
non  point  tant  seulement  auprès  le  dihors  et  le  dedans  du 
châtiau,  mais  itou  auprès  le  perieuré  et  les  bâtiments 
que  restaint  de  l'ancienne  ville.  Vous  dire  les  douleurs  et 
malheurs  qu'avaint  enduré  les  genss  qu'étaint  resté  à  Joï, 
c'est  ren  de  le  dire.  Sancoing  avait  souffri  comben  t'i  et  au 
mesme  temp  que  Joï.  On  dit,  les  uns  le  grand  Syre  de 
Courtenay,  les  autres  le  grand  Syre  de  Sancerre,  l'un  ou 
l'autre,  peut-être  l'un  et  l'autre,  avaint  envoyé  des  capi- 
taines et  des  gens  d'armes  pour  les  mettre  à  la  raison,  ceus 
caterres,  ceutis  boèmes  libartins,  ceus  routiers  qu'avaint 
mosiblé  Joï  et  Sancoing  et  asseurément  ben  ailleurs  dans 
les  alentours,  coume  le  marquait  mon  grand-père  Re- 
gnaud,  et  que  je  peus  pas  vous  marquer,  moé,  dans 
cetelle  histoire  qu'est  pour  le  bon  Géant  Gargantua, 


NOS    GÉANTS   D  AUTERFOES.  47 


Coîiment  on  a  vu  la  pt'ise  du  châtiau  de  Mont-Joï 
par  les  caterres^  les  hoètnes  libartins  et  les  patarins. 

Asseurément,  c'est  besoin  que  je  vous  conte  couinent 
cetelle  troupe  de  mange-pain  pardu  est  venue  au-dessus  de 
Joï  et  de  Sancoing  et,  malhureusement,  pas  qu'une  foés, 
pace  que  je  veoirons  ben  tout  Gargantua  prêcher  conter 
ceus  brigands  et  faut  ben  que  vous  soyaint  en  connais- 
sance des  brigandages  de  ceus  monstres  infarnals. 

C'était  par  les  Ciiaumes  Sauteriau  que  ceus  infâmes  gal- 
mandis  étrangers  avaint  panêtré  dans  le  giron  du  Mont- 
Joï  qu'était  soi  -  disant  inpernabe  à  cause  de  sa  grand' 
ceinture  d'iaue  qu'était  la  pus  arnoumée,  paraît,  dans 
nouter  Mitant,  après  Bourges.  Dum-le-Roi  venait  après 
Joï. 

Cetelle  troupe  d'écumeurs,  de  détrouceurs  et  de  détrui- 
ceurs  avait,  à  ce  qu'on  dit,  un  chef  que  tenait  anprès  li 
toute  les  malices  du  grand  Loucifer.  Des  genss  disaini 
ben  que  c'était  grand  doumaige  que  ceutis  vices  infâmes 
étaint  au  sarvice  du  Diâbe,  pace  que  ceus  infamies  tour- 
nées dans  la  boune  veine  ça  aurait  été  à  la  gloire  de  nos 
pays  du  Mitant  au  ïeu  d'être  à  leu  déveine. 

Moé  je  crais,  coume  le  crayait  mon  grand-père  Regnaud, 
que  ceti  chef  de  libartins  était  in  enfant  de  garse  engen- 
dré par  le  Viens  Belzcbuth  d'an'  un  bouzin  d'enfer,  ni 
mais,  ni  moins.  Point  ne  faut  tenter  Dieu,  point  ne  faut 
s'étouner  de  veoir  maintes  foés  les  apparences  de  vartus 
parer  en  dihors  les  pires  infamies  du  dedans.  Le  tout,  pour 
les  braves  gens,  est  de  soupeser  les  propos  en  grattant  dou- 
cement la  fleurs  de  piau  du  grous  malin  que  se  fait  boun 
apôtre.  On  tarde  point  à  veoir  monter  du  cœur  de  la  mau- 
vaise bête  le  vrin  empoésouné. 

Y  a  ren  que  me  met  pus  hors  de  moé  quante  j'entends 
dire  d'un  riscatout  :  «  C'est  doumaige  qu'i  soye  si  chétit, 
coume  i'  serait  bon  si  i'  veoulait  s'en  douner  la  peine.  » 

Le  bon  du  chétit,  le  chétit  du  bon,  ça  fait  le  jeu  des  lie- 


48  NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS. 

tins  fisolofes  que  vivont  de  la  sottise  du  monde,  mais  nous 
autres  j'avons  besoins  d'appeler  un  chat  un  chat,  in  hou- 
nête  houme  c'est  pas  un  fripon  et  un  fripon  c'est  pas  un 
hounête  houme.  Asseurément,  c'est  le  devoir  d'un  chacun 
qu'a  de  l'honnêteté  vcritabelment,  de  montrer  la  malice  du 
Diàbe  que  prend  souvent  la  formance  des  grâces  de  Dieu 
pour  faire  les  pires  malfaçons  et  mauvaisetés. 


Ceti  chef  des  lictins  fisolofes,  des  boèmes  libartins,  des 
caterres  et  des  patarins,  des  begigis  et  des  maignans  avait 
tué  un  rabouilleus  que  voyageait  sur  les  iauesdela  grand' 
ceinture  d'iaue  coume  i'  veoulait  anvé  une  neoire^  de 
joncs  et  de  rouziaus  qu'il  avait  fait  pour  pêcher  des  sang- 
suies,  cueillir  des  grands  joncs  et  des  grand'rauches  qui 
vendait  pour  faire  des  couvartures  de  mainsons. 

Après  aveoir  pris  les  habits  de  ceti  rabouilleus  et  jité 
son  calâbre  dan'  un  précipice,  i'  s'était  habillé  anvé  ceus 
habits  du  pourâs  minabe  qu'il  avait  émité  tant  qu'il  avait 
pu  dans  son  parlage,  dans  sa  dégain-ne,  en  tout  et  pour 
tout. 

Après  aveoir  passé  la  ceinture  d'iaue  sur  la  neoire  de 
joncs,  de  rauches  et  de  rouziaus,  le  patarin  a  été  cogner  à 
une  petite  potarne  qu'était  à  une  avancée  du  fort  chàtiau. 
Qui  qu'est  là  ?  a  querié  fort  le  garde  de  la  potarne.  Ami  !  qu'a 
répounu  le  brigand.  Quoé  veus-tu?  a  dit  le  garde,  et  le 
pourâs  a  répounu  :  Je  veus  parler  à  ton  Seigneur!  Passe 
ton  chemin,  ventrâille  du  diâbe,  qu'a  dit  encore  le  garde, 
ou  je  te  fait  dévoérer  par  mes  chiens.  Ne  t'avise  point  d'une 
si  telle  sottise,  maudit  valet,  qu'a  répounu  le  rabouilleus; 
j'appourte  ton  salut  et  ceti  là  de  ton  maître.  Va  t'en  te  faire 
pendre  dans  l'enfer  du  Diâbe,  de  là  où  tu  deven,  mauvais 
hère,  et  laisse  moé  tranquille,  qu'a  dit  encore  le  garde.  Mais 
le  brigand  infâme,  fasant  l'émitation  de  la  voix  doulante  du 

I.  Radeau. 


NOS    GÉANTS    D  AUTERFOES.  49 

rabouilleus,  a  dit  pitieusement  :  malhureus  !  malhureus! 
C'est  toé  que  sera  pendu  sans  rémission  si  tu  parmet  pas 
à  un  bon  sarvant  de  ton  Seigneur  de  sauver  le  châtiau  de 
Joï  que  l'armée  des  caterres,  des  libartins  boèmes  et  des 
patarins  va  prenre  demain  matin,  de  belle  heure  sans 
faute  ^ . 

Entendant  çà,  le  garde  a  évu  peur  et  il  a  songé  de  faire 
part  à  son  Seigneur  de  la  nouvelle  qu'i  venait  d'ouïr.  Le 
Seigneur  a  ri  en  entendant  ceus  propos  et  il  a  voulu  veoir 
ceti  là  que  les  tenait.  En  voyant  le  déchet  humain  que  li 
perdisait  sa  parde  pour  le  lendemain,  il  a  souri,  etcoume 
il  était  bounhoume,  il  a  fait  appourter  une  soupe  de  pois 
chiches  au  pourâs.  Par  mainière  de  badinage,  il  a  veoulu 
causer,  le  Seigneur,  anvé  le  guerdau  que  lia  redit  l'asseu- 
rance  que  son  châtiau  serait  pris  le  landemain  par  l'armée 
des  caterre  et  des  boèmes  et  que  c'était  à  coup  seur  pour 
soé,  son  monde,  ses  capitaines  et  ses  gens  d'armes,  un 
grand  malheur  pace  que  li  pourâs  malhureus,  minabc, 
s'était  trouvé,  par  hasard,  à  pourtée  d'entendre  ceus  bri- 
gands que  se  sont  vantés  d'égorger  tous  et  toutes  parsounes 
humaines  qu'i  prenront  au  châtiau  de  Joï.  Et  c'est  pour  çà, 
mon  Seigneur,  qu'a  dit  le  misérabe,  que  je  me  seus  mi  en 
danger  de  parde  la  vie  pour  vous  avartir  de  ce  grand 
malheur  qu'est  en  décide  à  l'heure  que  j'en  parle,  pour 
vous  frapper  demain  à  mort,  vous,  vos  capitaines,  vos 
gens  d'armé  et  toutes  vos  genss. 

Rassurez-vous,  mon  poure  houme,  qu'a  dit  le  Seigneur, 
ne  vous  mettez  point  tant  en  peine,  à  cause  de  moé,  mais 
asseurément,  puisque  vous  savez  que  ceti  grand  malheur 
es'  en  décide  de  m'advenir,  vous  savez  ben  sans  doute 
coument  i'  se  prépare!  Et  ben  seur  que  je  le  sais,  mon 

I.  Le  lecteur  est  prié  de  ne  pas  oublier  que  tous  ces  récits  étaient 
des  préceptes  d'instruction  et  d'éducation,  au  physique  comme  au 
moral,  et  des  digressions  se  faisaient  au  gré  du  conteur,  selon  le 
but  qu'il  voulait  atteindre.  J'ai  entendu  nombre  de  fois  conter  ce 
siège  du  «  châtiau  de  Joï  »  avec  des  détails  divers;  le  fond  restait  inva- 
riable. 

REV.   DU  SEIZIÈME    SIÈCLE.   II.  4 


5o  NOS    GÉANTS   d'aUTERFOÉS. 

Seigneur,  coument  aile  se  prépare  la  prise  de  voûter  cha- 
tiau.  C'est  par  rétranguellement  que  fait  le  Mont- Roi 
auprès  la  grand'  ceinture  que  ceint  le  Mont-Joi. 

Oh!  ben!  rassurez-vous,  poure  houme,  qu'a  dit  le  bon 
Seigneur,  je  crains  ren  de  ce  coûté-là.  Si  c'était  aus 
Chaumes-Sauteriau,  çà  serait  une  auter  paire  de  manches; 
et  faurrait  veoir,  mais  du  Mont-Roi  y  a  ren  à  faire.  Ren 
du  tout  !  Faites  en  çà  qu'où  vourrez,  mon  Seigneur,  qu'a  dit 
le  pouràs,  asseurément,  veillez  y  tout  de  mesme.  Un 
boun  avarti  en  vaut  deux,  vous  savez  ben  !  Moé  j'ai  veoulu 
vous  sarvir  pace  que  je  sais  que  vous  êtes  pour  la  bonne 
cause,  mon  cher  Seigneur,  à  persent  je  vous  demande  par- 
don de  vous  aveoir  été  à  çarge  et  je  vous  souhaite  bon 
pourtement  à  vous,  à  vos  capitaines,  à  vos  gens  d'armes  et 
à  toutes  vos  genss.  Et  que  le  bon  Dieu  vous  ainde! 


Dès  quante  le  pourâs  a  été  parti,  le  Seigneur  s'est 
arsongé  en  li  mesme  et,  s'en  pouveoir  s'en  empêcher,  la 
venue  dans  son  châtiau  de  cetelle  chiure  du  diâbe  li  sabou- 
lait  tout  son  calâbre  du  fait  de  sa  tête  aux  fins  de  ses 
artous^  Il  a  envoyé  de  ses  genss  veoir  si  on  artrouverait 
le  guerdau,  mais  on  n'a  ren  trouvé  qu'une  chetite  guenille 
de  mantiau,  vès  le  bord  du  lac,  que  le  garde  de  la  potarne 
et  le  Seigneur  avont  recounu  pour  être  la  souquenille  que 
traîn'naiî  le  gueu. 

Le  Seigneur,  de  mais  en  mais  tormenté  par  les  dire  du 
çarche-pain,  a  coumande  doubel  garde  du  coûté  du  Mont- 
Roi,  et  li  mesme  a  veoulu  de  ses  œils  veoir  si  vraiment 
les  attaques  se  fasaint  coume  le  miteu  l'avait  dit. 

On  a  ben  vu,  vès  le  coup  de  la  mi-nuit,  des  houmes 
d'armes  et  d'auters  individus  que  pourtaint  et  plantaint 
des  pieus  dans  l'ieau  et  qu'attachaint  des  parches  auprès 
sans  se  presser.  D'auters  manœuvraint  des  bachaus,  tous 

I.  Doigts  de  pieds. 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS.  5i 

çà  était  fait  vanigottement,  c'était  quasiment  risibe,  mais 
le  Seigneur  n'était  point  tranquille  malgré  cetelle  mollesse 
de  l'attaque.  Sa  tormentation  contuinant  de  le  sabouler  à 
la  mode  du  Diâbe,  il  a  coumandé  à  deus  compagnies  de 
pourter  leus  obsarvances  d'un  coûté  sus  la  Rencontre, 
sus  Bessy,  Levigny  et  Varisson,  de  l'auter  coûté  sur  San- 
coing  et  Augy.  Les  deus  compagnies  arlevaint  les  gardes 
sus  leur  chemin  et  devaint  se  rencontrer  aus  alentours  des 
Chaumes-Sauteriau,  là  où  y  avait  doubele  gardes. 


Ailes  se  sont  ben  rencontrées  les  deux  troupes,  mais 
cetelle  là  de  Joï,  çà  été  pour  être  battue,  vaut  tant  dire  le 
fin  mot,  pour  être  tuée. 


Le  gueus,  trois  foés  gueus,  le  fi'  de  bousin,  l'esquerment 
du  Viens  Satan  incarné  n'avait  pas  amusé  le  terrain,  coume 
vous  pensez.  Dihors  du  châtiau,  dihors  des  anciens  rem- 
parts de  la  ville,  se  cachant  dans  les  petits  taillis,  les 
balais  et  les  genièvres,  pour  éviter  l'œil  du  veilleur  au  fait 
du  grous  donjon  qu'on  voit  à  cetelle  heure  à  mi-côrps, 
ceti  fi  du  Viens  infâme  Çasair,  coume  l'appel  la  mère  à 
Ugène,  a  gagné  les  Chaumes-Sauteriau  sur  la  neoire  de 
joncs  marins. 

Une  foés  hors  de  l'enceinte  des  iaues,  il  a  souné  du  cor 
qui'  pourtait  jour  et  nuit  pendlé  auprès  li,  et  le  temp  de 
virer  la  main,  une  petite  troupe  de  cavaillés  résouts  et  bons 
à  tout  s'est  mise  en  deveoir  de  pourter  le  coumande- 
ment  pour  faire  un  semblant  d'attaque  au  Mont-Roi, 
anvé  une  petite  troupe,  et  de  faire  l'assaut  véritabe  aus 
Chaumes-Sauteriau.  Tout  çà  a  été  fait  déligentement  anvé 
empourtement,  et  le  pourc  Seigneur  de  Joï,  ses  capitaines 
et  ses  gens  d'armes  avont  été  quasiment  tous  tués. 

On  dit  que  les  dame  et  damoiselles  du  châtiau  de  Joï 


52  NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS. 

avont  été  forcées  et  tuées  ^  Les  moines  qu'étaint  au 
perieuré  avont  été  tués  itou.  Les  genss  que  demeuraint 
dans  le  restant  des  mainsons  que  formaint  auterfoés  la  ville 
dans  les  temps  anciens  avont  évu  à  soufrir  les  mille 
misères  de  ceutis  brigands  passagers,  jusqu'à  temp  que 
les  grands  Syres  de  Sancerre  avont  envoyé  de  l'ainde  à 
nos  poures  malheureus  anciens  à  fine  lin  de  les  délivrer 
de  Temprise  des  brigands  étrangers  que  lenaint  itou  San- 
coing. 

La  venue  de  Gargantua. 

Tous  cens  carnages  du  Mont-Joï  et  de  Sancoing,  sans 
compter  les  misères  qu'avont  endurées  les  alentours  par 
rapport  au  passage  et  surtout  au  séjour  dans  la  contrée, 
de  ceus  enfants  du  Diâbe,  avaint  jité  dans  l'esprit  du  monde 
de  nos  coûtés  comme  une  mainière  de  quasi  aplâmisse- 
ment  que  fasait  peine.  Mais,  sitôt  que  le  bruit  a  couru  que 
Gargantua  vinrait  sans  faute  arméger  tous  ceus  dégâs 
qu'étaint  dans  l'âme  des  genss  aussi  ben  que  dans  les 
armées  de  guerre  et  les  remparts  des  villes  et  des  bourgs, 
y  a  évu  coume  une  flambée  d'arconsolâtion  et  la  vivacité 
de  chacun  a  retrouvé  soun  aplomb.  Dès  quante  on  a  su 
que  le  Géant,  venant  d'Igrande  par  Vallon  en  Seully,  Saint- 
Pierre-des-Étieux  et  Charenton,  passerait  au  Mont-Joï  et 
à  Sancoing,  le  réveil  s'est  fait  dans  les  esprits  et  on  s'est 
préparé,  chacun  de  son  mieus,  pour  arcevoir  le  grand 
Gargantua,  non  point  coume  des  aplàmis  en  décourage- 
ment, mais  au  contraire  en  houmes  résouts  à  réparer  les 
fautes  qu'avaint  fait  tumber  su  nouter  petit  Mitant  de  si 
tant  grands  malheurs  et  misères.  .Te  sais  que  y  a  évu  des 
chârettes  brisées,  en  voulez  ti  en  voela,  pour  la  succes- 
sion du  Seigneur  de  Joï.  Les  Seigneuries  de  Sagonne,  de 
La  Mouthe,  de  Solon,  de  Vereau,  Mainson-Fort,  de  Grous- 

I.  Des  squelettes  de  femmes,  avec  des  bracelets  restés  après  les 
ossements  et  enterrés  profondément  au  pied  du  château,  sont  évo- 
qués comme  témoignages  de  ces  récits  oraux. 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS.  53 

souver,  de  lenesse  et  paraît  mesme  de  Bannegon  avont 
été  en  bisebille  au  sujet  de  cetelle  succession,  mais  je  veus 
point  entrer,  pour  le  moument,  dans  cetelles  affaires  pace 
que  mes  poures  mondes  çà  nous  mènerait  au  cinq  cents 
diâbes  là  où  t'i  ! 

Gargantua,  après  aveoir  quitté  Saint-Pierre-des-Étieux 
et  trois  petites  arrêtances  à  Charenton ,  Bannegon  et 
Ainay-le-Châtiau,  i'  s'est  départi  au  Mont-Joï  en  jitant  son 
petit  coup  d'œil,  en  passant,  aus  Chaumes-Sauteriau. 

Gargantua  au  Mont-Joï. 

J'aurais  ben  à  dire  sur  le  petit  voyage  du  bon  Géant,  de 
Saint-Pierre-des-Étieux  à  Joï,  mais  faut  point  nous  arrê- 
ter même  à  marquer  l'arrivée  du  grand  artisan  à  Joï. 

Gargantua  avait  remainié  le  chàtiau  de  Joï  pour  le  garan- 
tir conter  les  emprises  venant  du  coûté  des  Chaumes- 
Sauteriau,  là  où  se  trouvaint,  soi-disant,  les  feublesses  de 
la  place  forte,  mais  asseurément  le  bon  Géant  a  dit  au  nou- 
veau Seigneur  et  à  ses  capitaines,  assemblés  vès  li,  que  sou- 
ventes  foés  les  feublesses  des  places  étaint  dans  les  têtes  et 
les  cœurs  des  guerriers  qu'avaint  la  çarge  de  les  garder 
nettes.  «  Y  a  point  de  forts  châtiaus  que  sayaint  inpernabes, 
entendez  ben,  mes  Seigneurs,  qu'il  a  dit  fort!  Gargantua, 
c'es'  à  dire  que  faut  songer  à  se  garantir  par  de  bons 
garants,  mais  ça  ne  souffit  point.  La  nature  de  l'éplettc,  sa 
formance  sont  percieuses  çartainement,  mais  faut  songer 
sans  rémission  au  manche*  qu'actionne  l'éplette.  Un  bon 
artisan  tenant  un  mauvais  uti  fera  quante  mesme  de  la 
bonne  ouvrage,  mais  une  boune  éplette  mal  actionnée  çà 
dounera  ren  de  bon.  Par  ainsi,  mes  Seigneurs,  songez  la 
nuit  et  le  jour  que  l'en-nemi  vous  guette  sans  décotter 
et  que  c'est  au  moument  que  l'on  a  ren  à  crainder  que  faut 
aveoir  peur. 

Pernez  farme  de  l'exarcice  rude  à  contuiner  pour  l'cn- 

I.  Sous-entendu  concernant  la  personne  qui  tient  l'arme  ou  l'outil. 


54  NOS    GÉANTS   d'aUTERFOÉS. 

tertenement  de  vos  narfs'  et  l'attrempe  de  voûter  esprit 
sans  parde  de  temp  à  écouter  les  propos  des  lictins  fiso- 
lofes  et  des  iibartins  boèmes.  Dormez  que  d'in  œil  et  jan- 
mais  les  deus  pieds  dans  le  mesme  sabot  ^.  Arcoumendez 
voûter  àme  à  Dieu  du  fond  de  voûter  cœur,  mais  sans  jan- 
mais  croiser  vos  mains,  que  devron'  être  prête  à  toutes 
minuites  de  nuit  coume  de  jour  à  tirer  l'épée. 

Si  vous  avez  ben  tenu  voûter  ordon  de  voûter  vivant, 
on  vous  fera  croiser  les  mains  dès  quante  vous  serez  morts. 
Si  vous  tumbez  en  gloire,  sus  le  champ  de  bataille,  on  fera 
les  mains  jointes  à  voutre  estâtue  pour  voutre  arpousement 
céleste,  c'es'  à  dire,  qu'en  récompense  de  vos  œuvres  ter- 
restre, on  vous  mettra  en  délice  les  œils  vès  le  ciel,  et  encore 
et  encore,  vaut  çartainement  mieus  pour  exemple  que  le 
guerrier  soye  arprésenté  en  estâtue  l'œil  dret  à  hauteur  de 
l'œil  de  son  en-nemi  tarribe.  Et  l'en-nemi  le  pus  tarribe 
de  l'homme,  c'est  l'homme^.  J'ai  dit,  mes  Seigneurs,  bon 
pourtement  et  bon  compourtement  je  vous  souhaite. 

Le  Seigneur  a  répounu  :  «  Grand  Syre  Gargantua,  vous 
avez  parlé  coume  i'  faut  parler  à  des  guerriers.  Pour  mes 
gens  d'armes,  pour  mes  capitaines,  je  vous  donne  l'asseu- 
rance,  que  nouter  devoir  sera  fait.  »  Et  Gargantua  a  dit  : 
«  Brave  !  » 


Mes  chers  mondes!  mes  chers  mondes!  d'un  ren  j'allais 
oubelier  de  vous  marquer  que  Gargantua  a  mangé  une 
bouchée  après  aveoir  fini  soun  ordon  au  Mont-Joï.  C'est 
ben  asseurément  au  moument  de  ce  petit  goûter  qu'il  a 
fait  le  petit  prône  que  je  vous  ai  dit  et  je  songeait  ben  pas, 
Jean  fesse  que  je  seu,  à  vous  marquer  ceti  petit  repas.  On 
perd  la  coutume,  voyez,  de  dire  ceus  contes,  et  la  mémoire 

1.  C'est  du  muscle  qu'il  s'agit. 

2.  Nous  avons  cru  garder  cette  expression  particulièrement  chère 
au  conteur. 

3.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  Gargantua  représente  l'esprit  en 
même  temps  que  la  matière. 


NOS   GÉANTS   d'aUTERFOIÉS.  55 

ce  reuille'  coume  les  vieilles  casseroles  de  fer  battu  que 
sarvont  pas.  Faut  dire  aussi  pour  moun  escuse  que  le  petit 
goûter  du  grand  Géant,  au  Mont-Joï,  c'est  si  peu  de  chousc 
en  comparaison  de  la  poêlée  de  Vallon  que  j'avons  vue  et 
de  cetelle  là  de  Sancoing  que  je  veoirons  ben  tout  que  c'est 
pas  trop  étonnant  qu'on  ne  songe  point  de  la  marquer, 
cependant  aile  en  mérite  la  peine.  Il  a  mangé  six  grous 
sanghiers,  six  grands  çarfs,  douze  biaus  chevreuils  et  une 
dizaine  de  marcassins  routis,  six  douzaines  de  canards 
sauvages  et  six  douzaines  de  judeles,  tout  ce  gibier  routi 
en  brochette,  et  pour  rtnir  quatre  tonnes  de  biaus  poissons 
frits,  bounement  rissolés  et  sarvi  au  Géant  sur  des  claies 
de  cueudre.  Il  a  beu  une  boune  lampée  d'iaue  claire  au 
bel  et  grand  étang  et  pour  se  refaire  la  boune  bouche  il  a 
humé  et  lululé  une  vingtaine  de  pièces  de  vin  de  la  coûte 
de  Levigny  qu'était  un  vin  frais,  de  boune  boete  et  feriand. 

Ceti  châtiau  du  Mont-Joï,  qu'on  voit  démantibulé  à  per- 
sent  et  qu'est  pourtant  fier  encore  d'apparence  ^,  devai'  être 
impersiounant  en  cens  temps  que  je  vous  parle,  anvé  le 
perieuré  et  le  bourg  qu'étaint  tapis  auprès  le  grous  calàbre 
de  pierre,  coume  des  marcassins  vès  leus  mère  laie.  Dans 
ma  jeunesse,  j'ai  été  deus  foés  à  une  assemblée  que  tenait 
le  jour  de  la  Saint-Jean  sus  la  grand'chaume  qu'était  la 
place  du  bourg  auterfoés  devant  le  châtiau,  sans  compter 
qu'i'  tumbait,  à  cetelle  assemblée,  ben  du  monde,  mais  du 
depuis  une  dizaine  d'an-nées  je  crai  que  c'est  étardi  cetelle 
apport^. 

Le  grand  étang  de  Javoulet  que  fai'  encore  quasiment 
une  moétié  de  ceinture  à  ceti  Mont  du  coûté  de  Varisson, 
de  Levigny,  de  Bessy,  de  la  Rencontre  et  du  Mont-Roi, 
anvé  le  grand  étang  de  Sancoing,  étardit,  que  pourtait  la 
rivière  l'Aubois  en  remontant  vès  Augy,  sus  l'Aubois, 

1.  Rouille. 

2.  Plusieurs  fois  remanie,  le  fort  château  actuel  présente  les  formes 
du  xiV  siècle. 

3.  Ce  mot  vient  du  Bourbonnais;  au  Veurdre  et  à  Saint-Liobar- 
din,  il  se  prononce  «  appaurt  ». 


56  NOS  gp:ants  d'auterfoés. 

c'était  une  râle,  vraiment  râle  position  pour  une  forte- 
resse, et  la  mère  à  Ugène  a  ben  raison  de  dire  que  le  Viens 
Casair  n'avait  point  manqué  de  faire  du  Mont-Joï  une 
mainière  d'affût  pour  prenre  ceti  gibier  humain  qu'il  appri- 
vait  pour  le  sarvice  de  ses  infamies  abominabes  coume  on 
voit  des  braconniers  monstreus  qu'apprivont  des  cailles 
pour  les  faire  sarvir  à  prenre  les  auters  cailles.  Paraît  que 
Gargantua  trouvait  cetelle  position  suparbe,  ni  mais,  ni 
moins,  et  qu'il  a  dit  des  chouses  belles,  belles,  sur  ceti  spec- 
tac,  si  beau  qu'était  offri  aus  œils  de  cens  guerriers  fourâches 
mais  point  en-nemis  des  vartus  et  des  beautés  de  nouter 
Terre,  coume  on  le  veut  faire  encraire,  ben  à  tort,  pace 
que  nos  anciens  Seigneurs  tenaint  tout  et  tout  de  nouter 
belle  Terre,  la  Terre  de  cheus  nous!  Je  vous  demande  un 
peu,  si  c'est  du  bon  sens,  de  venir  nous  dire  que  ceutis  Sei- 
gneurs masacraint  toutes  les  récoltes  des  campagnards, 
qu'à  des  foés  mesme  ils  empourtaint  les  éplettes  de  leus 
laboureus  dans  leus  châtiaus.  Faut  t'i'  aveoir  l'entende- 
ment encrassé  pour  artenir  coume  véridiques  de  tels  pro- 
pos. Voyez  ti  cens  Seigneurs  ramassant  les  éplettes  de 
leus  houmes'  et  les  empourtant  dans  leus  châtiaus,  les 
enfroumant  sous  clés  pour  les  faire  arbonurer  à  fine  fin 
de  les  manger,  sans  doute,  à  la  vinaigrette,  ceutis  harnais 
de  laboureus. 

Gargantua  trouvait  réjouissant  à  regarder  la  belle  cein- 
ture d'iaue  naturelle  et  si  ben  aménagée  que  tenait  en  cens 
temps-là  le  fort  châtiau  de  .Toï. 

Il  a  longtemps  parlé,  le  bon  Géant,  à  ce  que  disait  mon 
grand-père  Regnaud,  des  avantages  doubles  qu'on  peuvait 
tirer  de  cetelle  ceinture  d'iaue  suparbe,  tant  pour  se  garan- 
tir de  l'emprise  des  patarins,  des  lictins  fisolofes^,  des 

1.  Leurs  hommes  ou  métayers,  c'était  les  vassaux  qui  s'étaient 
donnés,  selon  le  contrat  synalagmatique,  et  non  pas  les  esclaves, 
comme  on  veut  nous  le  faire  croire. 

2.  Les  «  lictins  fisolofes  «,  qui  représentent  les  sophistes  sont  recon- 
nus par  la  tradition  orale  comme  ennemis  des  plus  dangereux  à 
cause  de  la  déformation  des  idées  et  des  faits  qu'ils  répandent  à 
profusion. 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS.  S'J 

boèmes  libartins  et  des  caterres,  que  pour  l'aménage- 
ment du  pays,  la  consarvàtion  des  vartus  et  des  richesses 
naturelles  de  nouter  belle  Terre. 

Cetelle  ceinture  admirabe  que  se  voit  encore  du  coûté 
de  Varisson,  de  Givardon,  de  Sagonne,  de  Vereau,  de 
Groussouver  et  jus  au  dret  du  Mont-Roi,  on  peut  com- 
prenre  encore  la  grandesse  et  la  brâveté  du  spectac  que  çà 
devait  donner  au  moument  que  Gargantua  causait  anvé  le 
Seigneur  de  Joï,  entouré  de  ses  capitaines  et  de  ses  gens 
d'armes. 

Du  coûté  de  Sancoing,  on  voit  davantage  à  cetelle  heure 
que  les  enterperneurs  de  détruicion  sont  tout-puissants 
maîtres.  L'étang,  le  grand  bel  étang  de  Sancoing,  que  for- 
tifiait la  rivière  Aubois  en  fasant  de  l'iaue  dans  le  pied  des 
remparts  de  la  ville  est  quasiment  pas  voyabe,  d'ailleurs, 
l'Aubois,  qu'était  une  gente  rivière  auterfoéset  comben  t'i 
sarvabe  pour  les  moulins,  les  forges  et  fourniaus,  poes- 
souneuse  et  pleine  d'agréments,  n'est  pus  qu'un  chétit  riau 
là  où  on  voit  couler  de  l'iaue  pendant  que  la  pluie  tumbe. 
Tard  à  tard  on  voit  des  pécheurs  résouts,  que  pâssont  des 
journées  à  tremper  des  petites  ficelés  dans  cetelle  iaue  boule, 
pour  prenre  de  loin  en  loin  des  malheureus  chétits  poes- 
sons  acquenis  et,  làs  de  train-ner  la  misère  dans  ceus 
iaues  empestées,  i'  se  jitons  auprès  ceus  ficelés  ben  çartai- 
nement  pour  en  finir  anvé  la  vie  misérabe  qu'i  menont 
dans  des  iaues  que  les  guernoilles  bauffutont  et  abandon- 
nent pour  aller  vivre,  i'  ne  sais  où,  peut-être  dans  les  rues 
de  Paris  qu'avont  tant  d'attirances. 


Tous  ceus  forts  châtiaus  de  Groussouver,  de  Garem- 
bey,  de  Mainson-Fort,  de  Solon,  de  la  Moûthe,  de 
Sagonne,  de  Bannegon,  d'Ainay,  de  lenesse  que  sont 
tous  ruinés,  démantibulés,  sauf  Groussouver  et  leness 
qu'avont  été  rebâtis,  étaint  t'i'  auterfoés  en  mouvance  du 
Mont-Joï  ou  ben  de  Sagonne  que  paraît  itou  aveoir  été 
une  tête  de  coumandement  de  grand  Syre. 


58  NOS   GÉANTS   d'aUTERFOÉS. 

Mon  grand-père  Regnaud  savait  ceus  chouses-là  et  i' 
m'en  parlait  souvent,  mais  dame,  mes  poures  amis,  çà  n'a 
point  tenu  accrocheté  en  ma  sacrée  gibarne  de  mémoire. 
Je  sais  que  y  a  évu  des  chârettes  brisée  en  voulez  ti  en 
voela.  entre  ceus  Seigneuries.  Je  sais  que  ceus  Seigneuries 
avont  été  armis  d'accord  devant  le  danger  coumun,  et  ceti 
danger  coumun  c'estait  la  troupe  que  j'avons  vue  à  Urçay 
enpoussant  le  peuple  conter  Gargantua,  que  j'avons  vue 
tuant  l'ancien  seigneur  de  Joï,  ses  capitaines,  ses  gens 
d'armes,  sa  famille  et  ses  genss  en  pernani  position  au  châ- 
tiau  de  Mont -Joï  qu'a  été  repris  queuque  temps  après, 
coume  je  venons  de  le  veoir,  par  nos  Seigneurs. 

Compernez-vous  ben  les  chouses  que  je  vous  marque, 
mes  chers  mondes.  C'était  ceus  bandes  de  brigands  étran- 
gers que  saccageaint  tout,  que  massacraint  nos  familles, 
détruisaint  nos  récoltes  en  arbe,  en  bousillant  nos  harnais 
de  labourage,  et  tout  et  tout,  et  non  point  nos  Seigneurs 
qu'avaint  des  feublesses,  c'est  çartain,  mais  i'  n'étaint  pas 
des  affaubertis  brisacs,  des  mangeus  de  blé  en  arbe  et  des 
pitreus  de  garet,  coume  on  a  çarcher  à  nous  le  faire  craire, 
pour  leu  plaisir,  pace  que  le  mal  qu'i'  peuvaint  faire  à 
leus  genss  c'était  du  mal  pour  zeus  mesme.  Au  contraire, 
les  autres,  les  étrangers,  les  patarins,  les  caterres,  les 
boèmes  libartins,  les  begigis,  les  roulants,  les  maignans 
voulaint,  coume  i'  voulont  aujourd'hui  le  jour  pus  que 
janmais,  l'esplotâtion,  la  détruicion  des  richesses  natu- 
relles de  nouter  belle  Terre.  Mon  grand-père  Regnaud  m'a 
dit  que  Sancoing  a  été  prise  et  reprise^  souventes  foés  par 
ceus  troupes  d'enfants  de  cateau  que  se  làssaint  pas  d'ar- 
venir  malgré  les  fernâillées  qu'i'  recevaint. 

Asseurément,  les  beaus  remparts  qu'avait  fait  le  bon 
Gargantua  avec  l'ainde  des  artisans  de  ville  et  de  cam- 

I.  Les  documents  historiques  écrits,  ils  sont  assez  rares,  que  nous 
avons  pu  consulter  ne  sont  pas  d'accord,  conséquemment  pas  définis 
catégoriquement.  Avec  des  suppléments  d'étude,  on  pourrait  arri- 
ver à  établir  un  classement  des  faits  et  la  grande  lutte  des  races 
s'éclairerait  parfaitement. 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS.  Sq 

pagne  avont  évu  à  soufïrir  affreusement,  ainsi  que  les 
belles  mainsons  à  grand'  tourelles  et  à  fiers  pignons,  dans 
ceus  fernâillées  éffréyabes. 

A  un  moument  qu'est  venu,  la  Pervôté  des  marchands 
et  artisans  est  devenue  la  Pervôté  du  roi.  Mon  grand-père 
savait  pas  trop  ou  ne  voulait  pas  me  dire  le  fond  de  soun 
idée  là-dessus,  mais  je  crai  ben  qu'i'  sentait  en  dedans  de 
li  mesme  un  regret  de  la  première  Pervôté  qu'avait  virée 
les  caterres,  les  boèmes  et  les  patarins,  surtout  les  lictins 
fisolofes  que  la  Pervôté  royale  a  flattés  pour  son  malheur 
et  le  noùter^ 

Le  départiement  de  Gargantua  du  Mont-Joï 
pour  Sancoing. 

Si  faut  en  craire  mon  grand-père  Regnaud,  la  mère  à 
Ugène  et  le  père  Bordier  de  Goutière,  Sancoing^  était  jà 
une  ville  belle,  anvé  des  remparts,  avant  la  venue  du  Vieus 
Çasair  Brise-Tout,  et  paraît  que  çà  été  pour  tenir  en  res- 
pect cetelle  ville  que  ceti  cousin  gearmain  du  Vieus 
infâme  Belzébuth  avait  bâti  un  chàtiau  sur  le  Mont-Joï, 
qu'avait  jà,  ben  seur,  un  fortin. 

Pendant  les  temps  glorieus  que  nos  grands  Géants  d'au- 
terfoés,  bâtissaint  nos  villes  et  nos  bourgs,  nos  cathédrales, 
nos  clochers,  nos  forts  châtiaus,  nos  fiers  remparts,  tout 
en  comformant  nos  communautés  des  artisans  des  villes 


1.  Dans  les  derniers  Géants  de  cheus  nous,  le  grand-père  Regnaud 
se  prononce  plus  nettement.  Il  déplore  que  nos  Seigneurs  et  nos 
Rois  monarques  n'aient  pas  compris  le  Fais  ce  que  dois  tant  recom- 
mandé par  le  bon  Géant  Gargantua,  qui  est  en  définitive  l'Hercule 
gaulois  duquel  descendent  la  chevalerie  et  les  ordres  monastiques. 

2.  Son  nom  gaulois  présente  plusieurs  orthographes  :  Tincon,  Cin- 
con.  La  carte  de  Jehan  Chaumeau  porte  Xincon.  Sancoins,  ville 
gallo-romaine,  c'était  Tinconium,  Cinconium  ou  Xinconium.  Une 
lettre  patente  de  Louis  XIV  porte  l'orthographe  Cencoing.  Il  est 
évident  que  cette  ville  a  été  vouée  à  l'cftacement  en  tout  et  pour 
tout  ce  qui  la  concerne  :  ses  remparts,  ses  monuments,  sa  citadelle, 
ses  maisons  et  jusqu'à  son  nom  devenu  méconnaissable  avec  l'or- 
thographe Sancoins,  qui  est  une  dérision. 


6o  NOS    GÉANTS   d'aUTERFOÉS. 

et  des  campagnes,  pour  l'aménagement  et  l'embellissement 
de  nos  pays,  dans  toute  la  France,  Sancoing  a  évu  à  souf- 
frir mille  et  mille  souffrances  pour  virer  les  patarins,  les 
caterres,  les  boèmes  libartins,  les  lictins  fisolofes,  les 
bédoins,  les  routiers,  les  maignands,  les  begigis,  les  for- 
rains,  les  bâstiers  et  la  coulée  des  mauvais  espris  de  malé- 
fices échappés  des  chaudières  infarnales  du  Vieus  Louci- 
fer  incarné.  Je  l'ai  jà  dis  çà,  mais  c'est  besoin  de  le  redire 
souventes  foés. 

Pendant  les  guerres  de  Sancerre,  et  encore  aus  temps 
des  guerres  de  Mont-Rond,  paraît  que  çà  chauffait  fort 
tout  partout  sus  nos  coûtés.  Sancoing  a  été  prise  et  reprise, 
comme  je  l'ai  jà  marqué  d'après  mon  grand-père  Regnaud. 
D'ailleurs,  y  a  pas  ben  longtemps  encore  qu'on  parlait 
couramment  cheus  nous  de  ceus  guerres  de  Sancerre  et  de 
Mont-Rond.  Le  vaillant  capitaine  Theuraut,  qu'a  défendu 
Ainay-le-Châtiau  conter  les  capitaines  du  grand  Syre  du 
Mont-Rond'  était  d'une  famille  encore  existante  à  cetelle 
heure  à  Ainay  etmesmement  à  Sancoing,  La  dame  Brucy 
Theuraut,  famé  de  Mon-sieu  Gaberiel  Brucy,  notaire  à 
Sancoing,  est  de  la  famille  Theuraut,  tenant  dans  son  sein 
le  fier  capitaine  qu'a  maintenu  nette,  pour  le  Roi  Mo- 
narque, cetelle  ville  d'Ainay-le-Chàtiau. 

Sancoing,  coume  Ainay,  a  évu  à  souffrir  comben  t'i' 
encore  au  moument  de  ceus  guerres  de  Mont-Rond,  et, 
bounes  gens,  çà  n'était  pus  pour  ses  franchises,  ses  cou- 
munautés,  sa  Pervôté,  ses  milices.  C'était  pour  le  Roi  qu'a 
veoulu  tout  prenre  à  son  compte,  le  poure  houme,  le  fond 
anvé  le  revenu,  la  dîme  et  l'impôt,  le  labour  et  la  semàille, 
la  moêsson  et  la  boulangerie,  le  pain,  le  froumage  et  la 
poire,  la  chieuve  et  le  choux  et  tout  et  tout,  tant  et  si  ben 
qu'un  biau  matin  les  caterre  et  les  boèmes  libartins,  les 
lictins  fisolofes  et  les  forrains  n'avont  évu  qu'à  le  couper 
en  deus  morciaus  ceti  poure  Roi  Monarque  pour  mettre 
sa  puissance  dans  leus  sac. 

I.  C'était  le  prince  de  Condé. 


NOS    GÉANTS   d'aUTERFOÉS.  6i 

Et  la  ville  de  Sancoing,  qu'avait  été  prise  et  reprise, 
encore  prise  et  reprise,  au  nom  du  Roi,  avait  pardu  à 
châ  petit  sa  Pervôté  des  marchands  et  artisans,  ses  éche- 
vins,  ses  miliciens,  ses  biaus  remparts,  sa  citadelle 
suparbe,  son  perieuré,  ses  belles  mainsons  gradées  à  fières 
tourelles,  à  grands  pignons,  toutes  escultées  sur  le  devant, 
sus  le  derriè,  sus  les  coûtés,  en  dihors,  du  pied  jusquante 
au  fait  des  couvartures,  là  où  on  voyait  des  jolies  girouettes 
en  fer  forgé  et  des  chous  frisés  ou  ben  des  échardons  que 
semblaint  jiller  naturellement  des  têtes  de  fourniaus.  Les 
dedans  de  cens  belles  mainsons  pareillement  aus  dihôrs, 
escultés  et  crépis  divinement,  anvé  les  planchers,  les 
combles,  de  belle  charpenteries,  étaint  bravés  de  la  cave  au 
guernier,  et  tout  çà  par  nos  fameus  artisans  d'auterfoés 
que  travaillaint  léaument  pour  la  gloire  de  leurs  commu- 
nautés, pour  l'houneur  de  leus  familles,  à  l'imitation  de 
nos  grands  Géants,  les  primes,  les  fins,  les  francs,  les  forts 
que  battaint  le  Diâbe  pour  l'amour  de  Dieu! 


A  ce  que  j'ai  ouï-dire  par  mon  grand-père  Regnaud,  j'ai 
souvenance  qu'après  aveoir  tourné  une  dernière  foés  sa 
regardure  autour  du  Mont-Joï,  le  grand  Gargantua  est 
tumbé  en  arrêt  devant  Sancoing.  Il  a  dit  aus  Seigneurs, 
aus  capitaines,  aus  gens  d'armes  et  autres  genss  qu'étaint 
la  assemblés,  entour  li,  anvé  résarve  d'un  grand  rondiau, 
que  Sancoing  étai'  une  ville  d'importance  du  depuis  les 
temps  anciens,  anciens^  que  mon  grand-père  m'a  ben 
noumé,  mais  je  m'en  rappel  pus.  Asseurément,  çà  se  rap- 
pourte  anvé  les  dires  de  la  mère  à  Ugène.  Il  a  vanté,  glo- 
rifié mesme,  les  vartus  de  résistance  au  mauvais  sort  que 
cetelle  place  fortifiée  avait  montrées  maintes  et  maintes 
foés.  Paraît  qu'aile  a  évu  des  remparts  de  toutes  beauté, 

1.  C'était  vraisemblablement  avant  les  temps  gallo-romains. 


62  NOS    GÉANTS   d'aUTERFOÉS. 

la  ville  de  Sancoing,  et  d'une  attrempe  que  ça  fasait  pas 
bon  de  sy  fortcr  quand  on  n'avait  pas  envie  d'êter  pigné. 


Après  aveoir  fait  encore  queuques  remarques  sus  les 
devoirs  de  l'houme  de  guerre,  avisé  et  avarti  de  son  mieus 
le  Seigneur,  pour  le  tenir  en  garde  conter  les  emprises  de 
ses  en-nemis,  le  Géant  a  envisagé  son  départiement,  cetelle 
foés  pour  de  bon.  Visibelment,  il  était  attiré  vès  cetelle 
ville  arnoumée  que  l'attendait  pour  se  résoudre  à  saveoir 
si  aile  devait  simpelment  arlever  ses  remparts,  fortement 
endoumaigés,  ou  ben  les  renforcer  farme. 

Ce  voyant  la  décide  du  Géant,  le  Seigneur  de  Joï  li  a  dit  : 
«  Grand  Sire  Gargantua,  si  voulez  vous  départir  par  le 
Mont-Roi,  je  vas  vous  faire  derser  un  fort  pont  de  batiau 
à  virer  la  main.  » 

C'est  pas  la  peine,  mon  cher  seigneur,  qu'a  dit  le  bon 
Géant.  Et  après  avoir  salué  les  dames,  les  damoeselles,  le 
Seigneur,  ses  capitaines,  ses  gens  d'armes  et  une  foulée 
d'autres  genss  qu'étaint  là  venues  pour  être  dans  la  tem- 
pérature de  Gargantua  que  donnait  de  la  primeté,  de  la 
confiance  et  de  la  bounhoumie  à  tous  ceutis-là  que  le 
voyaint,  le  Géant,  d'une  petite  lancée,  il  a  gambé  aisé- 
ment sus  le  Mont-Roi.  De  là,  il  a  querié  en  douceur  au 
Seigneur  de  Joï  de  li  envoyer  aussi  vitement  que  possibe 
ses  éplettes,  son  martiau,  sa  cognie,  sa  pince  ringare,  son 
fourniement  par  ses  batiaus,  vès  les  remparts  de  Sancoing 
que  trempaint  leus  pieds,  en  cens  temps-là.  dans  le  grand 
étang  que  remontait  l'Aubois-sus-Augy  en  Joignant  les 
iaues  qu'enlupaint  le  Mont-Joï'.  On  voit  encore,  à  cetelle 
heure,  la  chaussée  de  ceti  étang  que  formait  auterfoés, 

I.  Il  ressort  clairement  de  l'énumération  des  importants  châteaux 
environnant  le  Mont-Joï,  et  de  sa  relation  avec  Sancoing  par  la 
grande  ceinture  d'eau  qui  l'enveloppait,  que  cette  place  a  joué  un 
grand  rôle  aux  temps  gallo-celtiques,  aux  temps  gallo-romains  et  aux 
temps  gallo-français. 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS.  63 

coume  aile  forme  à  persent,  la  grand  route  de  Bourges 
à  Autun,  et  que  va  itou  sus  Lyon  par  Moulin. 

Après  aveoir  regardé  passer  les  batiaus  que  s'en  allaini 
de  Javoulet  sur  Sancoing,  Gargantua,  d'une  auter  gambée, 
il  a  été  sur  le  Mont-Carpeau,  de  là  où  il  a  vu  ses  batiaus 
que  navigaint  toujours  du  coûté  de  la  ville.  Il  a  contuiné 
à  tirer  ses  plans  pour  les  aménagements  des  bras  et  des 
queus  de  ceus  étangs  par  rapport  aus  fortifications  de  San- 
coing et  itou  à  l'aveur  des  positions  naturelles  du  fort  châ- 
tiau  de  Joï,  arié  des  alentours  du  coûté  de  Beauvais  et  en 
tiran  sur  Fred-Font  et  la  rivière  d'Arcueil  que  se  jitte  à 
Fred-Font  dans  l'Aubois. 

Dès  quante  il  a  évu  sa  flotte  amârée,  vès  la  porte  de  la 
ville,  la  porte  Saint-Martin,  que  joutait  don  la  chaussée  de 
l'étang,  formant  la  route  comme  je  l'ai  dit,  le  bon  Géant, 
tranquille  coume  Baptiste,  de  sa  troisième  gambée  il  a 
pousé  son  pied  gauche  jus  devant  le  grand  portai  de  l'hôtel- 
lerie de  la  Pardrix-Grisc,  sur  la  place  d'arme  de  San- 
coing, qu'on  appelait  itou  la  place  de  la  Vieille-Église 
dans  ma  jeunesse. 

Gargantua  à  Sancoing.  Coument  s'est  vue  la  grande foul- 
titude  de  peuple  qu'a  voulu.,  coûte  que  coûte.,  arlever  et 
renforcer  les  remparts  au  coumandement  du  grand 
Géant. 

Ces'  t'i'  de  partout  qu'on  savait  que  Gargantua  devait 
venir  à  Sancoing?  Ces'  t'i'  qu'on  l'avait  deviné  à  des 
remarques  dans  la  température  de  l'air?  ou  ben  par  des 
porféties?  Ces  l'i' pour  auter  chouse?  Moé,  mes  chers 
mondes,  j'en  sais  ren,  j'en  sais  ren  du  tout!  mais  c'em- 
pêche  pas  que  j'ai  toujours  ouï-dire  que  de  toutes  les 
paroisses  d'alentour  y  était  venu  à  Sancoing  un  monde  !  un 
monde!...  Paraît  qu'une  épingue  jiiée  à  la  voulée  dans  les 
rues,  sur  les  places  n'aurait  point  tumbé  à  terre  tant  c'était 
foulé!  satté!  C'était  ben  asseurément  pas  pour  enfiler  des 
parles  que  ce  monde  était  venu  en  si  grande  foultitude, 
mais,  sans  doutance  aucune,  c'était  Gargantua  qu'attirait 


64  NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS. 

ce  peuple.  Oui,  mes  amis,  c'était  pour  le  grand  Géant, 
bâtisseur  des  clochers,  des  forts  châtiaus,  des  remparts 
suparbes,  des  glorieuses  citadelles,  que  cetelle  foulée  de 
monde  c'était  pourtée,  enserrée  coume  des  arengs  en  catil- 
lon  sur  les  place  et  dans  les  rues  de  Sancoing. 


Nos  grand  Géants  d'auterfoés  étaint  francs ,  boun- 
houmes,  mais  c'était  Gargantua  et  le  Géant  de  l'Ours  qu'é- 
taint  les  eûmes  du  peuple  de  cheus  nous,  par  leus  capa- 
cités, leus  primeté,  leus  franchise,  leus  grâces,  leus  vartus, 
leus  bounhoumie. 


Gargantua  épendait  entour  li,  i'  ne  sait  coument,  une 
grâce,  une  force,  une  grandesse,  une  primeté,  une  fran- 
chise, une  bounhoumie,  une  confiance  que  randait  résout 
et  content  de  vivre  tout  un  chacun  qu'était  dans  son 
rayon. 

Tout  le  monde  qu'était  venu  de  tous  les  coûtés  environ- 
nants pernait  asseurance  conter  la  mauvaise  Aire  en  voyant 
le  bon  Géant  si  généreus,  et  c'était  à  qui  voulait  le  sarvir 
en  tous  ses  moinders  besoins  et  désirs.  Asseurément, 
c'était  li  toujours  que  se  trouvait  sarvant  de  tout  le  monde. 

Gargantua,  par  sa  primeté,  par  sa  force,  par  sa  franchise, 
surtout  par  sa  finesse  gracieuse  et  sa  charmante  bounhou- 
mie, i'  s'était  mis  au  dessus  du  mazerier  '  humain  qu'i'  peu- 
vait  voir  d'un  peu  haut  à  cause  de  sa  grand'taille  mais  sur- 
tout à  cause  de  soun  entendement  divin  des  chouses  de  la 
Terre  et  du  Monde.  Sans  tant  seulement  battre  les  pau- 
pières, i'  toisait  de  l'œil  la  capacité  d'une  foultitude  de 
peuple  et  i  savait  mainier  cetelle  foulée,  pour  li  faire  don- 
ner le  jeu  qu'i'  voulait,  ni  mais  ni  moins  que  Compagnon 

I.  Fourmillière. 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS.  65 

de  Nevers  savait  affiâter  son  cornet  de  musette  pour  le 
faire  flûtter  comme  les  petits  maries  ou  ben  le  faire  breuil- 
1er  coume  les  pus  grous  teriaus  vachers. 

Le  moument  qu'on  voit  apparait?'e  le  Docteur  Bounet-Rond. 

Cependant  que  les  cloches  sounaint  à  toute  voulée, 
Mon-sieu  le  cure,  les  autorités  de  la  ville  étaint  là  sur  la 
place  d'armes  pour  souhaiter  la  ben  venue  au  grand  Géant. 

Le  coumandant  d'armes,  ses  capitaines,  ses  gens  d'armes 
étaint  à  leus  rangs.  Le  Pervôt  des  marchands  et  artisans, 
les  échevins  et  les  miliciens,  les  maîtres  aus  coumunau- 
tés  des  artisans  étaint  tous  là,  et  on  a  demandé  au  bon  Géant 
si  il  avait  besoin  de  prenre  queuques  petites  chouses  pour 
soé  se  lester. 

Et  le  bon  Géant  a  répounu  :  Seigneur  coumandant, 
capitaine  et  gens  d'armes,  Pervôt,  échevins,  miliciens, 
maître'  aus  coumunautés  d'artisans,  artisans  de  la  ville  et 
artisans  de  la  campagne,  entendez  ben  çà  que  je  vas  vous 
dire  :  «  Je  seus  venu  pour  travailler  au  relèvement  et  au 
renforcements  de  vos  remparts,  voulez-t'i  arlever  et  ren- 
forcer vos  remparts?  «  Vive  Gargantua!  vive  Gargantua! 
vive  Gargantua!  a  querié  la  foultitude  des  artisans  del  a 
ville  et  de  la  campagne. 

Les  autorités  sont  restées  penaudes... 

Une  mainière  de  cagot  pourtant  un  grand  bounet  rond 
et  que  parsoune  avait  vu  encore  à  Sancoing  s'es'  avancé 
et  il  a  dit  :  «  Syre  Géant,  Syre  coumandant,  mon-sieu  le 
Pervôt,  mes-sieus  les  Échevins,  mes-sieus  les  Maîtres, 
Bounes  genss  ». 

«  Ne  vous  mettez  don  point  en  peine  d'arlever  vos  rem- 
parts? Surtout  ne  les  renforcez  point.  Çà  vous  fera  mal 
aus  mains,  çà  vous  fera  peiner  et  çà  ne  vous  avancera  à 
ren  du  tout,  au  contraire,  çà  déplaira  à  vos  en-nemis,  que 
s'enmaliceront,  que  s'encolèreront;  i'  feront  peste  et  raige, 
et  i'  revindront  les  débesiller  vos  remparts  renforcés.  Vous 
serez  à  nouveau  pillés,  vos  famés,  vos  filles,  vos  sœurs 

REV.    DU    SEIZIÈME    SIÈCLE.    II.  5 


66  NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS. 

seront  forcées,  et  vous  autres  serez  tués  ou  brûlés  vivants 
ou  ben  écorchés  à  vif, 

«  N'irritez  point  vos  en-nemis,  i  ne  vous  feront  point  de 
mal.  Si  vous  contuinezà  derser  des  murailles  devant  z'eus 
i'  contuineront  de  s'irriter,  de  tout  briser,  de  tout  casser, 
de  tout  dévaster  dans  vos  villes  et  dans  vos  campagnes. 
Au  contraire,  si  vous  abattez  vos  murs,  si  vous  désarmez 
vos  guerriers,  vous  aurez  la  paix.  Laissez-les  bonnement 
entrer  dans  vos  villes  ouvartes  vos  en-nemis,  en  leus  don- 
nant tous  les  loisirs  de  panêtrer  cheus  vous,  à  seul  fin  de 
prenre  çà  qui  vourront,  sayez  asseuré  qu'i  seront  bons 
vivants.  Par  ainsi  vous  aurez  la  paix  asseurément,  la  paix, 
la  tranquillité  et  le  bounheur.  J'ai  dit!  » 

Les  autorités  étaint  de  mais  en  mais  penaudes.  Les 
guerriers  boutrounaint,  la  foultitude  avait  les  œils  sus 
Gargantua  que  regardait  en  souriant  le  sieu  au  bounet 
rond,  ceti  la  regardait  ren. 

Gargantua  a  dit  :  «  Mon-sieu  le  docteur,  vous  avez 
causé  comme  un  livre,  un  biau  livre  de  lictin  fisolofe, 
pour  nous  raconter  anvé  une  grâce  parfaite  et  tous  les 
assaisonnements  des  esprits  charmeurs,  l'histoire  du  petit 
garson  qu'a  veoulu  se  salir  dans  l'ecuelle  du  chanvreu.  » 

«  Contez-nous  l'histoire  du  petit  gâs,  grand  Géant!  que 
la  foultitude  a  querié  fort!  fort!  »  Et  le  grand  Géant  a 
dit  :  «  C'était  une  foés  un  petit  gâs  qu'était  pas  élevé  et 
instruit  par  sa  famille  dans  la  dreture  et  léauté  de  la  race 
du  monde  glorieus.  Le  père  et  la  mère  de  ceti  enfançon 
étaint  pour  le  Fais  ce  que  veux  conter  le  Fais  ce  que  doés. 
Ce  petit  fasait  don'  çà  qu'i'  veoulait  et  on  li  dounait  tout 
çà  qu'i  veoulait.  Un  biau  jour,  il  a  demandé  à  son  père  de 
li  mettre  en  mains  la  lune  qu'i'  voyait  bréillant  dans  le 
temp  bleu.  Le  père  a  répounu  que  çà  se  peuvait  point. 

«  Et  le  petit  chermant  enfant  s'est  mis  à  piatter,  à  brailler 
anvé  une  si  telle  raige  qu'il  en  est  tumbé  mort.  On  a  évu 
mille  et  mille  peine  à  le  faire  arvenir.  Le  père  et  la  mère 
avont  juré  que  jan-mais,  au  grand  jan-mais  i'  contrayeraint 
pus  leus  petit  genti  enfant,  pour  aveoir'la  paix!  la  tran- 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS.  67 

quillité!  le  bounheur!  cheuz  eus.  Le  lendemain  de  ceti 
jour  penibe,  le  petit  garson  chéri  a  mis  un  petit  chat  vivant 
dedans  un  pot-au-feu  bouillant  et  il  a  veoulu  que  son 
papa  et  sa  maman  mangeaint  la  soupe  au  chat.  Li,  le  petit 
mignon,  n'en  a  point  veoulu  manger  delà  soupe  au  chat; 
le  père  et  la  mère  avont  mangé  la  soupe,  i'  l'avont  trouvé 
boune,  cetelle  soupe,  pour  aveoir  la  tranquillité,  la  paix 
et  le  bounheur.  Deu'  ou  trois  jours  après  ceti  esploit, 
le  peti  mignon  genti  a  été  au  cellier  ouvrir  la  champleure 
d'un  poinson  à  peine  entaimé,  et  quasiment  deus  cent 
pintes  de  bon  vin  avont  été  pardues.  Le  bon  père  et  la 
boune  mère  avont  ren  dit  pour  aveoir  la  paix,  la  tranquil- 
lité et  le  bounheur. 

«  Regardant  sa  grand'mère  que  filait  au  rouet  en  chantant 
une  chanson  de  cheus  nous,  que  li  plaisait  et  qu'il  avait 
demandé  le  petit  fi'  chou,  chou,  il  a  cassé  le  rouet  d'un 
grand  coup  de  maluche  à  fine  fin  de  veoir  l'étounement 
de  la  poure  famé,  qu'il  a  traitée  de  vieille  garse,  à  cause  des 
pleurs  qu'aile  a  varsés  sus  son  rouet  brisé  qu'était  une 
relique  de  famille. 

«  Un  biau  matin,  le  chanvreu  est  venu  en  cetelle  main- 
son  pour  forter  et  arriver  le  chanvre.  Le  petit  garçounet 
charmant  a  été  le  voir  travailler  dans  l'étâbe  du  chevau  et 
sa  maman  li  a  querié  :  «  Mon  petit  amé  chéri,  veut-tu  dire 
«  au  chanvreu  de  venir  manger  la  soupe!  » 

«  Et  le  petit  chéri  a  ben  veoulu  dire  au  chanvreu  de  venir 
manger  la  soupe.  Cependant  que  le  bon  chanvreu  s'épar- 
pissait,  s'époussetait,  se  lavait  les  mains,  le  petit  gâs  char- 
mant a  évu  une  idée  inconcevabe.  C'était  de  se  salir  dedans 
l'écuelle  du  chanvreu,  dans  sa  soupe,  et  le  pire  c'est  qu'il  a 
dit  qu'i  voulait  veoir  le  chanvreu  mangeant  sa  marde!  La 
poure  mère  est  tumbée  en  transes  mortelles  en  appernant 
une  si  telle  fantaisie  de  son  tant  amé  enfant  et  aile  s'est 
mise  à  fondre  en  larmes,  le  perlant,  le  supeliant  de  ne 
point  songer  à  une  si  telle  abomination. 

«  Mais  le  petit  ange  mignon  s'est  mis  à  brailler  affreuse- 
ment, en  tapant  des  pieds,  en  déchirant  les  ridiaus  des 


68  NOS    GÉANTS   d'aUTERFOÉS. 

lits,  en  brisant  à  grands  coups  de  bâton  les  vaisselles  du 
dersoé,  tant  et  si  ben  que  le  père  du  petit  gâs,  que  pieu- 
chait  au  jardin,  est  venu  en  courant,  épardu,  craiyant  à 
l'avènement  d'un  grand  malheur! 

«  Le  chanvreu  était  là,  ne  disant  mot,  jugé!  bible! 
étardi! 

«  La  poure  mère,  fondant  en  pleurs  et  doulante  à  faire 
pitié  à  un  chevau  de  bronss,  a  perié  le  bon  chanvreu 
coume  on  prie  le  Bon  Dieu.  En  li  pernant  les  deus  mains 
dedans  les  sennes,  se  rendant  à  li  supeliante,  aile  queriait, 
la  poure  créiature  :  mon  bon  chanvreu!  mon  bon  chan- 
vreu !  laissez  faire  mon  poure  petit  chéri  !  Je  vous  en  prie, 
je  vous  en  suplie,  ayez  compassion  de  nous,  pouravepire 
la  paix,  la  tranquillité  et  le  bounheur  cheus  nous.  Je  vous 
arcompenserai  mon  bon  chanvreu!  Et  le  père  du  chéri 
adoré  joignait  ses  doulances  à  cetella  de  sa  famé.  Le  bon 
chanvreu,  pleurant  de  compassion  de  veoir  ceti  poure 
monde  en  si  grands  torments,  a  ben  voulu,  à  fine  fin,  que 
le  ben  amé  chéri  adoré  mignon  enfant  libartin  se  salisse 
dedans  sa  soupe,  pour  la  paix,  la  tranquillité  et  le  boun- 
heur de  la  si  tant  charmante  famille  qu'a  été  aus  anges  dès 
quante  le  petit  garson  tant  cher  a  été  sise  dessus  l'écuelle 
du  chanvreu. 

«  Malhureusement,  le  bon  chanvreu,  que  paraissait 
résout  à  le  veoir  coume  çà,  a  bourdi.  C'est'i'  de  ropi- 
gnance?  C'est'i  de  malice?  Toujours  est  que  son  cuer  s'est 
soulevé  et  il  a  bomi  quatre  à  cinq  cueillerées  de  la  marde 
au  petit  enfant  chéri  à  la  figure  de  la  mère,  à  cetella  du 
père,  et  le  petit  gâs  a  été  crouvi  anvé  le  reste  de  l'écuellée, 
si  ben  que  la  charmante  famille  a  été  embernée,  sauf  la 
grand'mère  que  c'était  ensauvée  à  demi  morte  de  honte. 


«  Toutes  les  malfaisances,  les  chetivetés,  les  vilainies  que 
sont  advenues  dans  le  bourg  et  les  environs  par  le  fait  du 
si  tant  charmant  petit  gâs  libartin  son  pas  disabes.  T  met- 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS.  69 

tait  le  feu  en  des  champs  de  blé  meuvre,  en  des  granges 
pleines  de  foin  et  de  gearbes.  I'  coupait  à  coups  de  goyard 
les  jarrets  des  chevaus  et  des  bœus  dans  les  prés.  I'  tuait 
les  oies,  les  poules,  les  canes  et  les  petits  cochons  le  long 
des  chemins  ou  sus  les  chaumes.  F  coupait  les  entes  dans 
les  bouchures  des  jardins,  des  champs  et  des  prés,  i  cou- 
pait les  treilles  du  pied  auprès  les  murs  des  mainsons,  mes- 
mement  y  coupait  des  ceps  dans  les  clous  de  vignes.  Il 
écorçait  les  poiriers,  les  poumiers,  les  pruniers  en  fleurs. 
I  quervait  les  œils  des  petits  chats,  des  petits  chiens,  F 
pernait  des  aspics  vivants  pour  les  jiter  dans  les  mainsons 
des  genss  ou  ben  dans  les  étâbes  des  bestiaus.  F  volait  des 
fruits  dans  les  jardins,  des  rasins  dans  les  clous  de  vignes. 
F  robait  les  clairins  attachés  aus  cous  des  truies,  des 
vaches  et  des  chevaus.  Pour  dire  le  fin  mot,  i' fasait  tout, 
hormis  le  bien. 

«  Et  toujoursonlipardounaitàceti  charmantenfantlibar- 
tin  pour  avoir  la  paix,  la  tranquillité  et  le  bounheur.  D'ail- 
leurs, y  avait  comben  t'i  de  genss  de  la  paroisse  que  ceus 
ferdaines  du  petit  gàs  bicêtre  amusaint,  et  on  causait  des 
monstreusités  de  ce  petit  être  à  dis  ïeus  la  ronde,  ben  pus 
que  si  c'a  avait  été  des  actiounements  de  ben-faisance. 

«  Les  braves  genss,  cependant,  avont  coumencé  à  bou- 
trouner  dès  quand  on  a  vu  que  les  autres  gamins  du  bourg 
pernaint  modèle  sus  le  chéri  pour  coumander  leurs  parents. 
Y  avait  jà  une  troupe  formée  de  ceus  petits  libartins  et  il 
avaint  noumé  capitaine  le  prodige  pour  aller  tuer  en  grand 
les  poules,  les  oies,  les  canards,  les  cochons  en  attendant 
le  moument  de  tuer  les  genss  pour  leus  plaisir  simpel- 
ment.  » 

Le  maire,  qu'attendait  les  plaintes,  a  fait  souner  de  la 
corne  à  douelle  un  jour  à  la  raie  de  la  nuit,  au  moument 
là  où  le  monde  renter  du  travail,  et,  sous  le  grous  marrou- 
nier  qu'était  sur  la  place  du  bourg,  le  monde  de  la  cou- 
mune  s'est  assemblé. 

Le  maire  a  dit,  après  aveoir  semondé  le  peuple  :  mes 
amis,  n'avez-vous  ren  à  me  faire  assavcoir?  In  ancien  s'es' 


70  NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS. 

avancé  et  il  a  qiierié  :  «  La  vie  n'est  pus  vivabe  dans  nouter 
coumunauté.  »  In  autre  houme  de  moyen  âge  c'est  derssé 
sus  le  bout  de  ses  pieds  et  il  a  grondé  :  «  Je  som  dan'  une 
mauvaise  passe,  dites-nous  coument  faire  pour  en  sortir, 
Mon-sieu  le  maire!  » 

Et  le  maire  a  dit  simpelment,  bounement  :  «  Mes  braves 
genss,  mes  chers  amis.  Les  chouses  de  la  vie  du  monde 
dans  nouter  coumunauté  vont  de  mal  en  pire;  cependant, 
les  chouses  de  la  vie  ne  sont  point  mal  aisère  à  arranger, 
le  tou'  est  de  les  comprenre. 

«  Dites  moé  franchement  :  y  a  t'i  là,  dans  cetelle  assem- 
blée de  braves  genss  que  vous  êtes  tous  au  fond,  in  houme 
ou  une  famé,  je  veus  dire  une  parsoune  humaine,  qu'a 
vu  des  oisons  menant  des  oie  aus  champs?  »  Parsoune  a 
répounu. 

Et  le  maire  a  dit  encore  :  «  Mes  chers  amis,  jan-mais 
parsoune  humaine  de  nouter  bourg,  ni  d'auters  bourgs, 
n'a  vu  des  oisons  menant  des  oie  aus  champs. 

«  Vous  n'avez  qu'a  prenre  modèle  sur  les  oies  poure 
voûter  gouvarne  et  voûter  compourtement  en  tout  et  pour 
tout,  et  vous  en  trouverez  du  repousement  et  de  la  ben- 
aîseté.  » 

Je  seus  pas  jeune,  jai  vu,  j'ai  ouï-dire. 

Y  a  une  chouse,  à  cetelle  heure  que  je  crais,  c'est  que 
toutes  les  bêtes  de  la  créiâcion  sont  bêtes.  Mais,  à  ma  cou- 
naissance,  je  peux  açartener  que  y  a  sus  la  Terre  qu'une 
archibête.  La  counaisez-vous  ?  De  dedans  le  mârrounier 
a  querié  une  voix  :  c'est  l'homme^  ! 


I.  La  grande  majorité  des  hommes  du  pays  affirmait  dans  nos 
bourgs  que  la  voix  venait  de  haut.  Irrité  de  la  sottise  humaine  pous- 
sée à  l'extrême,  et  froissé  de  voir  sa  créature  préférée  méconnaître 
à  ce  point  le  bon  sens  de  sa  loi  d'harmonie,  le  grand  dieu  du  ciel 
s'était  manifesté  pour  l'exemple  rude  du  maire  qui  ramenait,  sans 
effusion  de  sang,  l'équilibre  dans  les  esprits  troublés  et  les  juge- 
ments dévoyés. 

Les  modernistes  qui  ont  précédé ,  chez  nous ,  les  anarchistes, 
aujourd'hui  tout-puissants,  disaient  que  la  voix  provenait  tout  bon- 
nement d'une  comédie  du  maire,  qu'ils  approuvaient  d'ailleurs. 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS.  7I 


Gargantua  a  di  ans  autorités  et  au  peuple  de  Sancoing  : 
«  Cetelle  famille  de  libartins  (fais  ce  que  veus)  que  je  vens 
de  vous  persenter,  mes  braves  amis,  c'est  un  biau  modèle 
à  sarvir  pour  la  paix,  la  tranquillité  et  le  bounheur  du 
monde.  C'est  çà  les  fins  devartissements  de  la  vie  cheus 
les  esprits  souperieurs  que  les  endormeurs  de  peuples 
sont  auprès  nous  fricotter  à  la  mode  des  cuisines  infar- 
nales. 

«  Cetelle  fricassée  à  la  bren,  que  les  esploteurs  de  la 
Terre  et  du  Monde  vont  nous  offrir  en  ieu  et  place  de  nos 
richesses  naturelles,  de  nos  richesses  naissues  des  mains 
d'hommes  francs,  vont  nous  tirer  aus  abîmes  de  la  biringue 
du  Diàbe,  entendez  ben  mes  braves  genss,  si  par  malheur 
je  tumbons  dans  le  trébuchet  de  ceutis  braconniers  de 
gibiers  humains.  La  paix  que  vous  ferez  anvé  cens  mau- 
vais esprits,  je  vous  le  redis,  c'est  l'esplotâtion  de  nos 
richesses  naturelles,  et  çà  jusqu'à  l'oussement  du  calâbre 
de  la  Terre,  vaut  tant  dire  que  c'est  la  détruicion  de  toutes 
les  vartus  de  créiation  de  nouter  Grand'Mère  nourisse, 
c'est  le  débésillement  de  nos  villes  et  de  nos  bourgs,  c'est 
l'abâtardissement  de  la  race  des  houmes  du  Pays.  C'est 
la  parde  de  nouter  Bien-Fond  qu'est  le  bien  de  Dieu  !  J'ai 
dis,  mes  braves  gens  et  chers  amis. 

C'est  qu'il  y  avait  déjà  dans  nos  bourgs  du  centre,  au  milieu  du 
siècle  dernier,  des  familles  de  passagers  libertins  installées  et  pra- 
tiquant sciemment  et  ouvertement  le  vol,  le  viol,  le  sabotage,  la 
calomnie,  le  mensonge,  la  déloyauté  contre  tout  ce  qui  était 
l'honneur  et  la  gloire  de  nos  familles  paysannes,  contre  nos  usages, 
nos  coutumes,  institués  par  l'expérience  des  siècles,  l'observation 
soutenue  et  réfléchie  de  la  nature  des  êtres  et  des  choses  de  chez 
nous. 

Ces  libertins  qui  étaient,  comme  ils  le  sont  de  plus  en  plus,  contre 
nos  lois  harmoniques  et  l'aménagement  du  pays,  sont  pour  les  lois 
arbitraires  et  spoliatrices  de  l'étranger,  conçues  et  promulguées 
pour  l'exploitation  des  hommes  et  des  choses  de  notre  territoire. 

Le  D'  Bounet-Rond  a  triomphé  de  Gargantua  sur  tout  et  en  tout. 
Les  bouasous  ont  tué  les  géants. 


72  NOS    GEANTS   D  AUTERFOES. 

A  persent  choisissez  !  Si  vous  êtes  anvé  le  docteur  Bou- 
net-Rond  pour  la  paix  que  vous  dounera  le  débésillement 
sans  rémission  de  vos  remparts,  si  tenez,  pour  voûter  tran- 
quillité, à  laisser  aisément  panêtrer  cheus  vous  les  en-ne- 
mis  de  vos  franchises,  de  vos  usages,  de  vos  coutumes,  de 
vos  coumunautés  d'artisans  de  ville  et  de  campagne,  si 
enfin  voûter  bounheur  veut  que  vous  sayaint  anvé  le  doc- 
teur Bounet-Rond  (Fais  ce  que  veus)  pour  les  lictins 
fisolofes,  les  patarins,  les  begigis,  les  boèmes  libartins,  les 
maignants,  les  roulants,  les  bâstiers,  les  forains  passa- 
gers, vous  n'avez  pus  qu'à  vous  coucher  en  paix,  en  tran- 
quillité, en  bounheur.  Et  je  vas  vous  souhaiter  ben  du 
plaisir. 

Si  au  contraire  vous  êtes  pour  le  deveoir  accompli 
(Fais  ce  que  doés),  faurra  sans  rémission  cracher,  tout  de 
suite,  dans  vos  mains  sans  crainte  des  poulettes,  parce  que 
je  vous  avartis  qu'anvé  moé  faut  serrer  le  manche.  Faut 
raidir  itou  le  jarret  sans  aveoir  peur  de  mouiller  sa  che- 
mise. Si  c'est  là  voûter  idée,  je  vons  nous  prenre  à  l'ordon 
et,  résouts,  je  vons  arlever  vos  remparts  en  les  renforçant 
comme  j'ai  marqué  sur  mes  plans  que  j'ai  montré  à  vos 
autorité  et  à  vos  anciens. 

Dites  si  vous  êtes  pour  le  docteur  (Fais  ce  que  veus)? 
ou  ben  si  vous  tenez  au  Géant  (Fais  ce  que  doés)  ?  » 

Vive  Gargantua  !  Vive  Gargantua  !  Vive  Gargantua  ! 
A  bas  le  bouâsou  !  A  bas  le  bouâsou  !  A  bas  le  bouâsou  ! 
que  le  peuple  a  querié  fort!  Et  les  autorités  sont  venues 
remarcier  le  Grand  Géant  et  saluer  le  peuple  de  la  ville  et 
de  la  campagne  qu'était  là  assemblé  en  belle  humeur. 

Les  gueriers  avont  querié  brav'  !  Gargantua  ! 

Les  cors  de  chasse,  les  cornadouelles  avont  souné  le 
rassembelment.  Et  après  Gargantua  a  querié  de  sa  grande 
voix  à  l'assemblée  du  peuple  :  Mes  amis,  chacun  à  soun 
ordon  !  et  l'assemblée  du  peuple  a  répounu  :  Vive  Gar- 
gantua! Vive  Gargantua!  Vive  Gargantua!  A  bas  le  bouâ- 
sou! A  bas  le  bouâsou  !  A  bas  le  bouâsou! 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS.  78 


L'œuvre  vive  des  ramparts  de  Sancoing. 

Vous  pensez  ben,  mes  chers  amis,  que  je  vas  pas  vous 
conter  par  le  menu  coument  toute  cetelle  belle  ouvrage  a 
été  faite.  D'abord,  j'étais  point  sus  le  tàs  pour  veoir  les 
actiounements,  les  allée  et  venues  du  parsounel.  D'ail- 
leurs, si  j'y  avait  été  moé,  sus  le  tàs,  j'aurais  fait  à  moun 
audret  çartainement  pâceque  si  j'ai  fauté,  dans  ma  poure 
chienne  de  vie,  y  a  un  flàche  que  parsoune  humaine  peu 
m'arprocher,  c'est  d'être  un  feugniant.  Je  veus  dire  à  ça 
que  j'aurais  regardé  à  moun  ordon  coume  les  auters  genss 
qu'étaient  là  sus  le  terrain,  là  où  parsoune  bâillait  le  bé', 
vous  peuvez  le  craire. 

Les  lictins  faseus  d'écriture  moulées  n'étaint  pas  inven- 
tés encore  dans  ceus  temps-là,  à  ce  que  j'ai  ouï-dire,  et 
mesme  les  écriveus  à  la  main  étaint  ràls  à  ce  que  me 
paraît.  Faut  don'  nous  en  rappourter  aus  dires  des  anciens 
qu'avont  tenu  en  ordre  et  en  mémoire,  de  père  en  fi', 
cetelle  histoire  des  parements  de  force,  de  beauté  et  de 
brâveté,  qu'avont  glorifié  nouter  ville  de  Sancoing.  Fallait 
veoir  les  grand'  mainsons  à  fières  tourelles  et  à  grands 
pignons,  à  moyens  pignons  et  à  petits  pignons,  ainsi  que 
les  tours  de  nos  remparts  de  bise  et  de  galarne  anvé  des 
bribes  de  nouter  glorieuse  citadelle,  que  mon  grand-père 
Regnaud  a  vues  dans  sa  jeunesse  avant  la  Régie  à  Robes- 
pierre, et  que  j'ai  aparçue'  encore,  moé  que  vous  parle, 
quante  j'étais  gamin  sous  Charles  X  et  petit  garson  dans 
les  premiers  temps  du  régime  au  Roi  Louis-Phelippe. 
J'ai  vu  la  vieille  église,  moé,  et  l'ancien  portai  de  l'Hôtel- 
lerie de  la  Pardrix-Grise,  là  où  a  logé  Gargantua  et  sa 
mère.  Mesme  les  chitiés  de  bâtiments  qu'on  voi'  encore, 
à  cetelle  heure,  quante  ce  serai'  t'i  que  la  grand'  mainson 
là  où  est  le  père  Hittier  et  qu'a  été  l'ancienne  mainson  des 
échevins,  à  ce  qu'on  dit,  la  belle  tourelle  qu'était  de  la 
mainson  du  coumandant  d'arme  et  attenante  à  la  cita- 
delle, les  mainsons  là  où  était  Montrignat,  le  chapelier  que 
m'avait  fais  un  si  petit  genti  chapiau  a  eu  long  que  me 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS, 


bravait  si  ben  mon  chef  anvé  mes  cheveus  blouqués  et 
mes  favoris  gentement  pignés.  J'allai  oubelier  le  grand 
bâtiment  au  si  tant  beau  pignon  dounant  sus  la  grand'rue 
là  où  est  encore  le  vieux  Bayeron  que  ma  fait  bravement 
mes  premiers  souïers  de  garson.  C'était  paraît  la  mainson 
du  Pervôt.  Ren  que  ceus  bertilles  là,  çà  peut  faire  com- 
prenre  que  Sancoing  a  été  une  brave  ville  et  une  ville 
brave  ! 

Malhureusement,  ceus  belles  œuvres  de  nos  Géants 
d'auterfoés  sont  mascandée  et  masquées  par  des  bâtisses 
qu'avont  ni  tournures  ni  façons,  ni  eu  ni  nez,  ni  côrp  ni 
âme.  C'est  blanchâtre,  noirâtre,  jaunâtre,  grisâtre  et  je 
jure  ben,  ma  grand'  foi  ma  loi,  que  parsoune  humaine  ne 
pourra  dire  de  là  où  çà  deven  et  là  où  çà  veu'  aller.  C'est 
imparsounel,  coumc  disait  mon-sieu  Raymond  du  Po- 
quain.  Çà  peu  figurer  aus  îles  du  lointain,  en  Californie, 
en  Anguelterre  ou  ben  en  Chine,  et  çà  sera  aussi  vilain  à 
une  place  qu'à  l'autre.  Çà  manque  de  naturel  et  de  boun- 
houmie.  Çà  raferdit  le  sang  dès  quante  on  pourte  sa  regar- 
dure  sus  ceus  placages  de  plâtre,  c'est  une  affligeation  pour 
les  braves  genss  de  cheus  nous  toutes  ceus  bâtisses 
affreuses  de  nos  villes  et  de  nos  bourgs  qu'on  fait  à  per- 
sent.  C'est  tout  le  contraire  de  la  brâveté,  de  la  force  et 
de  la  grandesse,  ceus  bâtisses  naissues  du  vilain  lustre  des 
forains  passager.  Nos  mainsons  de  ville  avont  l'air  d'être 
taillées  en  des  grous  mouciaus  de  graisse  et  nos  châtiaus 
de  campagne  semblont  être  coulés  d'une  pièce  en  des 
grands  fessielles  à  faire  les  froumages. 

Ailes  sont  pardue'  à  fond,  les  grâce'  et  les  beautés  que 
nos  Géants  d'auterfoés  avaint  trouvé  simpelment  pace 
qu'ils  eumaint  les  beautés,  les  grâce  et  les  grandesses, 
que  pourtait  le  bon  Terroé  de  cheus  nous,  et  ça  pour 
l'amour  du  grand  Dieu  du  ciel. 

Tous  nos  grands-pères  l'avont  dit,  que  ce  vilain  lustre 
des  marchands  bâstiers,  des  caterres,  des  boèmes  libar- 
tins,  des  esploteurs  de  démolicions,  des  forrains  passa- 
gers, des  patarins,    gâterait  tout.   Ah!   coume  il'  avaint 


NOS    GÉANTS   d'aUTERFOÉS.  jS 

raison  ceus  grands  anciens  de  Neuvy,  le  père  Duval,  le 
père  Lechelon,  le  père  Deloire,  mon  grand-père  Regnaud, 
qu'alissaint  leus  chiens  anprès  les  marchands  bâstiers, 
les  bégigis  et  les  maignans  qu'approchaint  trop  près  de 
cheus  eus.  Le  père  Barberousse  disait  :  ceus  courandiers 
que  pourtont  dans  leus  bannes  le  dcbâtardissement  des 
païsans,  faurrait  les  pandler  anprès  nos  portes  de  granges 
coume  on  fait  pour  ceus  vilains  oisilleaus  de  carnage. 

C'était  ben  de  vrai  le  mauvai'  esprit  du  diâbe  que  pour- 
tait  ceus  arcandiers  detestabes  à  épendre  partout  dans  nos 
campagnes  ce  vilain  lustre  qu'a  fait  le  débâtardissement 
du  monde  de  nos  Francs  Pays.  C'est  visibe,  à  cetelle  heure, 
que  ceus  boèmes  libartins,  ceus  abâttleus  et  ceus  forains 
passagers  avont  enquerné,  anvé  leu  vilain  esprit,  leus  mau- 
vaise' idées  d'abâtardissement  pour  détourner  les  bons 
esprits  que  mettaint  arrêtance  aus  élans  des  esploteurs  de 
démolicion  et  enterperneurs  de  détruicion  de  toutes  les 
richesses,  de  toutes  les  beautés,  de  toutes  les  grâce'  et  de 
toutes  les  vartus  de  créiâtion  de  nouter  belle  Terre. 

Toutes  ceus  infamies  de  mal  façon,  de  bousillerie  qu'on 
voit  partout  se  faire  coume  des  dégâs  d'oragans,  ça  ven 
de  ceus  caterres,  de  ceus  libartins,  de  ceus  bédouins,  de 
ceus  forains  passagers  que  fasont  les  déserts  partout  là  où 
i'  pernont  tant  si  peu  arrêtance.  Le  détournement  de 
nouter  grand'  religion,  l'abandon  du  goût  des  houmes  de 
cheus  nous  pour  les  beautés,  les  vartus  de  créiâcion  de 
nouter  belle  Terre  et  l'amour  des  beaus  ouvrages  émités  de 
ceus  beautés  et  brâvetés  naturelles,  ça  ven  de  l'enpestement 
que  le  mauvais  monde  d'étrange  a  épendu  dans  la  tempé- 
rature de  l'air  de  nos  Pays. 

Pourquoè  fau'  t'i  que  nos  grands  Géants  soyaint  morts? 
Et  i  sont  morts,  tués  par  les  bouâsous,  bon  Dieu! 


Le  bouâsou,  au  bounet-rond,  que  j'avons  vu  pernantïeu 
et  place  des  autorités  de  Sancoing  au  moument  que  j'avons 


76  NOS    GÉANTS   d'aUTERFOÉS. 

VU  Gargantua  se  mettant  en  devoir  d'arlever  et  renforcer 
nos  remparts,  était  venu  à  la  suite  des  bandes  d'esploteurs 
et  de  détruiceurs  qu'avaint  escoffié  le  Seigneur  de  Joï  et 
ses  genss,  pillé  et  assaffré  tous  les  environs,  démenti- 
bulé  les  remparts,  forcé  les  filles  et  les  famés,  massa- 
cré les  houmes  et  les  enfants  dans  la  ville  de  Sancoing. 
Ceti  bouàsou,  cagot  de  soun  état,  était  coumandé  pour 
épandre  dans  les  esprits  du  monde  de  cheus  nous  et  dans 
la  température  de  l'air  du  Pays,  l'empestement  de  la  malice 
du  Diàbe  conter  la  grâce  de  Dieu.  Le  saint  Jean  bouche 
d'or  était  coume  ceus  chenilles  que  mangeont  nos  choux. 
I'  tenait  non  point  anprès  sa  parsoune,  mais  dans  ses 
propos  vrineus'  des  couleurs  voyantes  et  terluisantes  que 
charmaint  les  genss,  un  chitié  affeublies,  que  l'écoutaint. 
Et  ceus  genss  se  trouvaint  empoesonnés  pour  le  pire, 
endeurmis  pour  le  moins  dans  leus  jugemens  et  dans 
leur  actiounement  par  le  ramage  de  ceti  oisilleau  de  mau- 
vais augure. 

Si  le  grand  Géant  Gargantua  n'avait  pas  trouvé  à  point 
la  cheville  pour  boucher  le  trou  qu'avait  fait  ceti  rat- 
souris  ^  sortu  des  cavraudes  infarnales,  le  batiau  de  San- 
coing aurait  fait  aufîrage  en  ce  temps  don'  je  vous  parle 
dans  la  biringue  du  Diâbe  et  le  peuple  de  la  ville  et  des 
alentours  aurait  été  sitoùt  mécréant. 


Je  disai,  y  a  un  moument,  que  y  avait  pas  grand  monde 
pour  argarder  travailler  les  autres  sus  le  terrain  des  rem- 
parts. On  n'eumait  pas  trop  ben  cheus  nous  et  on  n'eume 
guère  encore  les  chandelles  allumées  en  plein  jour^,  et 
aus  temps  de  nos  Géants  d'auterfoés  on  voyait  râlement, 
je  crais,  des  bourgeois  vivant  la  canne  à  la  main.  C'est 
énimaginant  ceus  idées  qu'on  a  aujourd'hui  le  jour  de 

1.  Venimeux. 

2.  Chauve-souris. 

3.  Personnage  flâneur  regardant  travailler. 


NOS    GÉANTS   d'aUTERFOÉS.  77 

veouloir  glorifier  in  houme  que  sait  ren  faire  de  ses  mains. 
Houmes,  famés,  fille  et  garsons,  gamin  et  gamines  de 
la  campagne  si  ben  que  de  la  ville,  tout  un  chacun  était 
fier  de  pourter  sa  pierre  aus  remparts  à  fine  fin  de  tenir 
en  brâveté  et  en  force  la  ceinture  de  garde  de  la  grand' 
coumunauté,  itou  pour  dire  pus  tard  :  J'y  étais  moé!  J'y 
ai  travaillé  moé,  à  nos  beaus  remparts!  sous  le  couman- 
dement  du  grand  Géant  Gargantua  qu'était  si  bounhoume 
anvé  le  mot  que  fallait  pour  flatter  ou  pour  arprenre  selon 
qu'on  avait  fait  mal  ou  ben.  Dès  quante  il  avait  fait  une 
armontrance,  c'était  si  ben  dit  de  la  parole  et  si  ben  mon- 
tré de  la  main,  qu'aurait  fallu  avoir  une  tête  de  mulet  en 
bronss  pour  ne  point  comprenre.  Et  il  était  si  content 
quante  i'  voyait  que  ça  joutait  et  que  ça  jointait  partout  i' 
chantonnait  une  bourrée  : 

La  ville  de  Cincoing 
Grant  Dieu  qu'aile  sera  belle  ! 
La  ville  de  Cincoing 
Se  moqu'ra  des  patarins. 

Il  avait  l'œil  à  tout,  le  bon  Géant,  et  tout  le  monde,  du 
petit  au  grand,  voyant  Gargantua  et  se  sentant  vu  par  li 
en  tout  ça  qu'i  fasait,  c'étaint  miracles  là  et  là  de  veoir  la 
vivacité,  l'adresse  et  la  brâveté  que  tenait  tout  ce  monde. 
Tout  était  ordouné  sus  le  bout  de  l'ongue. 

Le  moinderment  que  la  pus  petite  feublesse  se  montrait 
dans  un  tout  petit  rabicoin,  pour  un  ren  queuqu'un  disait  : 
Attention  là -bas!  Gargantua  veoira  la  mal  façon.  Ah! 
mon  poure  petit!  mon  poure  petit!...  Si  le  Géant  te  voyait 
zisouner  coume  tu  zisoune...  Et  le  Géant  était  là  pour 
faire  une  petite  leçon  au  poure  diâbe...  et  le  poure  diâbe 
éclairé,  se  lançait  dans  le  mieux-faire  à  côrp  pardu  à  en 
parde  le  boire  et  le  manger  jusqu'à  temp  que  le  Géant 
arcounaissait  soun  œuvre  de  bonnes  mains.  D'ailleurs, 
partout  là  où  il  était,  et  il  était  partout,  c'était  à  toutes 
minutes  pour  armontrer,  tracer,  mettre  en  chantier,  au 
besoin,  Pierre,  Paul  ou  Jacques.  C'était  un  chariot  çargé 


78  NOS    GÉANTS   d'aUTERFOÉS. 

de  pierres,  accoté  jusquante  au  moyeu.  Gargantua  disait 
au  boyer  de  dételer  ses  bœus.  Après  la  dételée  faite,  le 
bon  Géant  pernait  d'une  main  le  train  de  derrié  du  chariot 
et  de  l'autre  le  train  de  devant,  la  pierre  et  le  tout,  i  sor- 
tait ça  coume  moé  je  tirerais  d'une  ornière  un  manche  à 
balai,  et  dame  je  vous  doune  à  songer  si  le  monde  qu'était 
là  à  tou-touche  s'areuillait.  Et  c'était  des  joies,  et  c'était  des 
chants,  et  c'était  à  qui  ferait  le  mieus  pour  être  armanqué 
et  complimenté  par  Gargantua.  C'était  la  gloire  que  ceti 
grand  Géant  épandait  entour  li,  ni  pus  ni  moins. 

Faurrais  faire  des  livres  et  des  livres  en  écriture  moulée 
pour  tout  marquer  les  avènements,  petits  et  grands,  que 
sont  advenus  cependant  que  ceus  remparts  de  Sancoing 
avont  été  refait  et  renforcés  de  la  forte  et  belle  mainière, 
sans  compter  la  bràveté  qu'était  grande,  grande. 

La  grande  joie  et  confiante  arcounaissance  des  Sancou- 
nais  et  des  genss  des  campagnes  environnantes  en  voyant 
les  si  tant  beaus  remparts  de  leus  ville. 

Tous  les  aubargistes  de  Sancoing  auraint  voulu  aveoir 
l'honneur  d'arcevoir  Gargantua,  mais  li  n'a  point  veoulu 
se  départir  de  l'hostellerie  de  la  Pardrix-Grise. 

Après  la  grande  œuvre  faite,  Gargantua  s'est  sise  sus 
la  potarne  Beurrière,  il  a  regardé  de  corne  en  coin  et  il  a 
dit  dans  sa  barbe  :  Faurrait  là  une  avancée.  Au  mesme 
moument  les  cornadouelles,  les  cors  de  chasse,  les  trom- 
pettes, les  musettes  et  les  vielles  se  sont  mise  à  souner  de 
tout  partout.  La  foultitude  venant  vé  le  Géant  de  tous 
les  coûtés  s'est  mise  à  querier:  Vive  Gargantua!  Vive  Gar- 
gantua! Vive  Gargantua! 

Il  avait  demandé  simpelment  un  petit  goûter  sus  la 
place  d'Armes.  Les  autorités  devain'  offrir  ce  petit  goûter, 
mais  de  tous  les  environs  et  de  Saincoing  mesme  chacun 
avait  songé  à  soun  audret  à  faire  les  persents  de  son 
mieus,  selon  ses  moyens  et  ses  capacités,  pour  le  bon 
Géant  que  mettait  autant  de  grâce  à  recevoir  la  moinder 


NOS    GEANTS    D  AUTERFOES.  79 

petite  politesse  faite  de  bon  cœur,  que  le  pus  fort  beau 
persent. 

Les  Seigneurs  de  lennesse,  de  Joï,  de  Sagonne,  de  La- 
mouthe,  de  Solon,  de  La  Mainson-Fort,  de  Groussouves, 
de  Garembey,  d'Apermont,  de  Neuvy,  de  Mornay-les- 
Barres,  avaint  envoyé  en  abondance  des  persents  en 
vivres  et  de  toute  grand'  beauté  marchande,  en  aumailles, 
poulâilles,  volailles,  sauvagines  à  pleines  et  sauvagines  à 
poil,  des  grand  tonnes  de  poissons,  conben,  conben.. .,  des 
belles  farines  de  beau  seigle,  de  beau  froument,  pour 
faire  au  chois  du  bon  pain  frais  et  de  la  boune  galette 
chesse,  de  la  boune  galette  aus  perniaus,  et  tout,  et  tout... 


Les  coûtes  gauches  d'Ailler,  en  ceus  temps-là,  du  depuis 
les  Veuillains  jusquante  au  cinq  cents  diâbes,  par  là-bâs  de 
l'auter  coûté  de  Saint-Liobardin,  dounaint  des  vins  ferlant 
et  en  grande  abondance.  Les  petits  vins  blancs  de  Neuvy, 
de  Mornay,  de  Châtiau  étaint  arnoumés  pour  le  bouquet 
frais  et  le  fin  goût  de  pierre  à  feu  qu'i  tenaint,  qu'i  tenont 
ben  encore,  mais  j'ai  idée  que  y  a  une  pardition  dans  ceus 
vignes  que  me  paraît  dangereuse. 

Dans  les  temps-là  où  regnaint  nos  grands  Géants  d'au- 
terfoés,  on  counaîssait  point  de  maladies  aus  vignes  coume 
on  voit  à  persent.  Je  seus  qu'un  poure  vieus  terlaud,  moé 
bounes  genss,  mais  c'empêche  pas  que  j'ai  idée,  je  dirais 
ben,  je  seus  seur!  qu'  c'est  le  manque  de  soins,  le  manque 
d'aménagement,  le  manque  de  percieuseté  amitieuse,  je 
veus  dire  le  fin  mot  :  c'est  le  manque  de  religion  pour 
nouter  si  tant  belle  Terre,  noutre  Mère  Nourisse,  que 
fasont  ceus  mauvais  compourtements  des  saisons.  C'est  par 
tous  ceus  terboulements,  ceus  déboisements,  ceus  aches- 
sements  sans  raisons;  que  la  température  de  l'air  de  nos 
pays  est  çangée,  et  c'est  de  ceus  çangements  que  venont 
les  maladies  des  vignes,  la  maladie  des  âbres,  des  âbrustes 
et  des  arbages.  Et  ça  vinra,  vous  y  veoirez  mes  amis,  que 


8o  NOS    GÉANTS   d'aUTERFOÉS. 


le  Monde  tumbera,  li  itou,  en  chetivetc  si  on  contuine  à 
débésiller,  à  dégalainner,  à  bousiller,  à  esplotter  sans  rai- 
son valabe  nouter  Mère  Nourisse  comme  on  le  fait  jà  du 
depuis  un  trop  long  temp.  Nos  anciens  le  disaint,  le  père 
Liger,  de  la  Croès-Varte,  le  dit  et  le  redit  :  «  Y  a  dans  la 
température  de  l'air  queuque  chouse  de  mal  sain,  jai  vu 
non  point  tant  seulement  les  grous  et  moyen  châgnes  se 
courouner,  mais  aussi  les  balivots  se  courounont  à  cetelle 
heure.  » 


Aus  temps  dont  je  vous  parle,  la  température  de  nos 
pays  du  Mitant  était  saine. 

Les  Seigneurs  de  Mornay,  de  Sancoing,  de  Châtiau, 
mesme  du  Veurdre,  s'étaint  entendus  anvé  leus  métayers 
pour  faire  conduire,  par  leurs  boyers,  des  châroés  de  vin 
rouge,  devin  blancs  à  Sancoing,  pour  le  grand  Gargantua. 

J'ai  toujour  ouï-dire  que  les  boyers  de  Neuvy  en  s'en 
retournant  avont  vu  une  grand'  dame  blanche  sus  la 
chaussée  de  l'étang  des  coque  et  des  fées  toutes  blanches 
coume  la  dame,  grande!  grande!  dansaint  en  rond  alen- 
tour d'icelle^  Paraît  qu'au  mesme  moument  la  grand 
bête  s'ébattait  au  riau  gigot  et  les  fées  dansaint  à  la  rouesse 
des  ondines. 


Comment  le  petit  goûter  de  Gargantua 
est  devenu  un  grand  festin. 

Le  petit  goûter  de  Gargantua  à  Sancoing  est  devenu  un 
repas,  une  poêlée,  un  festin,  si  eumez  mieus,  coume  on  a 
vu  à  Vallon-en-Seully.  Le  monde  qu'a  virouné  dans  la  ville 
pendant  et  sitôt  après  l'arlevement  des  remparts,  c'est  pas 

I.  Nombre  de  personnes  de  Neuvy  croyaient  que  c'était  la  géante, 
qu'on  verra  à  l'hôtellerie  de  la  Pardrix-Grise. 


NOS    GEANTS    D  AUTERFOES. 


possibe  de  dire  coument  c'était.  Emaginez  don  des  fions 
de  mouche'  à  miel  s'ébattant  dedans  et  alentour  de  San- 
coing  et  vous  aurez  une  idée  de  la  foultitude  venue  d'en 
sus  le  Berri,  le  Bourbonnais,  le  Nivarnais  et  la  Marche. 

Ça  été  une  occasion  pour  les  autorités  de  la  ville  de 
s'armettre  un  peu  dans  leus  grands  souïers  et  de  faire 
montre  de  leus  vartus  d'aménagement  et  d'entendement, 
pour  la  consarvâcion  et  l'embellissement  de  leus  ville  en 
tout  et  pour  tout.  Vous  avez  vu  que  cens  vartus  étaint  jà 
ben  entaimées  par  la  hsolotie  du  docteur  cagot  Bounet- 
Rond,  au  moument  que  le  grand  Gargantua  est  venu 
arranger  les  chouses  ben  hureusement  et  à  point. 

Cens  autorités  qu'avaint  jà  baufuté  les  genss  des  cam- 
pagnes sus  les  conseils,  ou,  pour  mieux  dire,  par  couman- 
dement  du  bouâsou,  Bounet-Rond,  avont  montré  de  la 
grâce  et  de  la  bounhoumie  à  Faveur  des  artisans  des 
bourgs  et  des  pleines  campagnes  qu'appourtaint  pour  le 
sarvice  de  Gargantua  non  point  tant  seulement  le  sarvice 
de  leus  bras,  petits  et  grands,  mais  leus  vivres  et  tout  et 
tout. 

Cetelle  bounhoumie  des  autorités  de  Sancoingà  l'aveur 
des  artisans  de  campagne,  c'était  visibelment  en  émitâcion 
du  bon  Géant  que  savait  si  ben  se  faire  eumer  du  peuple 
sans  aveoir  besoin  de  le  flatter  coume  on  voit  aujourd'hui 
nos  lictins  fisolofes  et  nos  faseus  de  lois  en  papier  qu'avont 
pas  autre  idée  que  de  tromper,  en  les  baufutant,  les 
houmes  de  bien  que  ne  demandont  qu'à  se  querver  dans 
le  côrp  pour  sarvir  la  République. 


Sus  toutes  les  places  de  la  ville,  le  long  des  rues,  dans 
les  mainsons,  dans  les  cours  des  mainsons,  dedans  les 
chambres  du  bas  aussi  ben  que  dans  les  chambres  hautes, 
là  où  y  avait  des  poures  minabe  en  maladie  par  trop 
aplâmis,  c'était  fête,  grand  fête  en  l'houneur  du  bon 
Géant  qu'était  venu  pour  arlever  et  renforcer  les  remparts 
de  la  ville. 

REV.    DU   SEIZIÈME    SIÈCLE.    II.  6 


82  NOS    GÉANTS    d'aUTERFOKS. 

Tout  en  s'ébattant  gaietement,  il  a  voulu  faire  le  tour 
des  remparts  en  dihors,  si  ben  qu'en  dedans  pour  veoir 
les  moyens  de  l'attaque  en  mesme  temps  que  les  tenants 
de  la  défense  et  pour  se  faire  il  avait  une  aisance  que  nous 
autres,  pour  chetits  verjons,  je  peuvons  poin'  aveoir,  Je 
veus  dire  que  sa  grand'  taille  et  sa  vivacité  le  sarvaint  au 
mieus  pour  ceus  examinacions  des  remparts  coume  pour 
ben  autre  chouses.  Ren  li  a  échapé  et  sus  le  coûté  de  la 
potarne  Beurrière  il  a  marqué  queuques  petits  flâche  à  ceus 
braves  remparts  pourtant  si  bellement  fait  à  ce  que  j'ai 
toujours  ouï-dire.  Y  a  don  ren  de  parfait,  parfait,  puisque 
le  génie  en  parsoune  ne  peu  point  faire  la  parfection.  Ce 
souvenant  de  l'affaire  du  fait  de  boi  à  Vallon,  il  a  pensé 
ben  faire  en  ne  mettant  point,  sus  le  moument,  la  main  à 
ceti  parfectiounement  par  devant  la  foultitude  qu'était  là 
en  joie  et  en  confiance  entièrement,  et  n'aurait  point  man- 
qué de  ouir  les  roçinements  des  boèmes  libartins  et  des 
caterres  que  rôdaint  alentour  de  cetelle  foulée  de  peuple 
coume  des  loups  qu'attendont  le  moument  de  s'abattre 
sus  le  troupiau  de  berbis. 

Comment  se  fasaint  les  ébattements  des  Sancounais 
et  des  gens  des  alentours. 

Ce  pendant  que  Gargantua  visitait  les  remparts  anvé 
les  maîtres  de  la  pierre  et  de  la  maçonnerie,  dans  les  rues, 
sur  les  places  de  la  ville  et  au  loin,  sus  les  routes,  sus  les 
chemins,  on  voyait  des  porcessions  de  monde  que  venaint 
fêter  le  Géant  et  glorifier  les  beaus  remparts  de  Sancoing. 
Chaque  petite  paroisse  formait  un  cortège  d'houmes,  de 
famés,  de  grands  âge,  de  moyen  âge,  des  jeunes  houmes, 
des  jeunes  famés,  les  garsons,  les  filles,  les  petits  garsons, 
les  petites  filles  conduisant,  escortant  les  persents  que  la 
paroisse  pourtait  pour  la  fête  du  Grand  Gargantua. 

En  tête  de  chacun  de  ceus  cortèges  étaint  les  sonneurs 
de  cornemuses,  de  vielles,  de  flûttes  douce  ou  ben  de 
chalumeaus,  que  s'arrêtaint  pour  laisser  le  brave  monde 
chanter  cetelle  bourrée  : 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS.  83 

Voyez  là  bas, 

Voyez  ceus  beaus  remparts, 

C'est  pour  Cincoing 

Conter  les  patarins. 

C'est  Gargantua 

Qu'a  fait  ceus  beaus  remparts. 

C'est  pour  Cincoing 

Conter  les  patarins. 

Les  Syres,  les  Seigneurs  et  leus  genss  venaint  à  chevau 
au  son  des  trompettes,  des  cornadouelles  et  des  cors  de 
chasse.  C'était  beau  de  la  vie! 

Mais  c'était  le  jeu  des  cornemuses  et  des  vielles  qu'en- 
flambait  le  pus  la  foultitude. 

C'est,  d'ailleurs,  ce  genti  jeu  de  nos  beaus  instruments 
qu'a  toujours  monté  haut,  cheus  nous,  la  sainte  ben-aiseté, 
fleur  de  grandesse,  de  franchise,  de  grâce  et  de  fraîcheur 
de  nouter  beau  Terroé  que  nos  anciens  Syres  et  Seigneurs 
d'auterfoés,  à  l'exemple  de  nos  grands  Géants,  se  fasaint 
un  deveoir  autant  qu'un  plaisir  de  mettre  en  vartu  de 
résistance  au  mauvais  sort  si  ben  qu'en  religion  glorieuse. 
Et  çà  pour  tenir  haut  et  farme,  du  petit  au  grand,  le  point 
d'houneur  dans  la  famille,  dans  la  mainson,  dans  le 
bourg,  dans  la  ville,  dans  le  palais  si  ben  que  dans  le 
châtiau,  enfin  dans  la  coumunauté  sociale. 

Ah  !  que  nos  Seigneurs  d'aujourd'hui,  grands  et  moyens, 
ainssi  que  nos  bourgeois  hauts  et  bas,  avont  évu  tort  de 
beaufuter  toutes  nos  fleurs  de  richesses  naturelles,  les 
parements  de  beauté  divine  de  nouter  belle  Terre  pour 
courir  anprès  le  vilain  lustre  des  artiflces  du  Diâbe  et  les 
plaisirs  mécaniques  de  l'enfer  que  menont  arié  le  peuple 
à  la  détruicion  des  vartus  et  des  beautés  de  noutre  Bien- 
Fonds. 

On  nous  a  arinié  comben,  comben,  pace  que  nos  cor- 
nemuseus  et  nos  vielleus  étaint  quasiment  tant  prisés, 
cheus  nous,  que  des  prêtres.  Et  bon  Dieu!...  moé  je  scus 
consentant  qu'un  bon  sonneur  de  vielle  ou  de  cornemuse 
vaut  un  prêtre,  vaut  tant  dire  que  c'est  un  prêtre,  d'ail- 


84  NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS. 

leurs!  Et  oui,  et  oui,  ma  foi,  ma  loi  que  j'en  jure,  et  que 
le  bon  Dieu  me  pardoune  si  je  l'offense,  je  seus  résout  à 
dire,  à  redire,  à  soutenir,  à  querier  mesme  au  besoin  sur 
les  couvartures  des  mainsons  qu'un  souneur  de  vielle  ou 
de  cornemuse  c'est  un  prêtre!  Et  pourqoé  pas?  Je  sais 
ben  :  on  dira  que  nos  poures  bougres  de  sonneurs  de 
vielle  et  de  cornemuses  sont  en  piètre  équipage  pour  des 
prêtres.  Et  ben  :  les  autres  son'  t'i  si  rupins?  En  dihôrs 
des  marchands  d'argent  et  des  enterperneurs  de  détruicion, 
qui  don'  est  tant  que  ça  glorifié  aujourd'hui  le  jour?  A 
pied,  à  chevau,  en  voeture  ou  en  vagon  je  vois  pas  ben,  à 
cetelle  heure,  les  grands  Guerriers,  les  grands  Rois,  les 
grands  Prêtres,  les  grands  Syres,  les  grands  Seigneurs,  les 
grands  Maîtres  peuvant  se  vanter  de  terluire  assé  pour 
attirer  à  z'eus  tous  les  rayons  du  grand  Soulé,  Dieu  marci  ! 
Çartainement  que  ceti  Soulé,  avant  d'être  éteindu  par  Mon- 
sieu  Rostchild,  pour  faire  des  pièces  de  monnaie,  luira 
encore  un  tour  de  temp  j'émagine  pour  éclairer  les  cou- 
leurs des  gâls  du  Berry  qu'a  inventées  mon  petit  garson 
Ugène.  Peut-être  ben  que  la  température  de  l'air  de  cheus 
nous  gardera,  queuques  saison  encore,  assé  de  moëlleu 
et  de  fraîcheur  pour  transpourter  dans  le  temp  bleu  cens 
jolis  gcarbes  de  parles  ferlinantes,  que  le  pouce  de  nos 
souneurs  de  musettes  fait  sortir  du  haubois  après  que  le 
petit  doeg  les  a  enfroumés  dedans  les  calibondes  souter- 
raines. 

Coume  je  les  avaint  auterfoés,  ceus  maîtres  souneurs 
de  cornemuses,  que  sortaint  de  leus  piaus  de  bique  et  de 
leus  boîtes  de  vielles,  tous  les  esprits  de  nos  bois,  de  nos 
champs,  de  nos  prés,  de  nos  vignes,  toutes  les  grâces  de 
nos  fontaines  fraîche  et  de  nos  petits  riaus  coulants, 
toutes  les  jolivetés,  les  beautés,  les  grandesses  de  nouter 
belle  Terre,  ne  mériteraint  pas  d'être  glorifié?  Ah!  que 
si  ben  par  exemple! 

Ceus  artisans-là  valaint  la  peine  d'être  glorifiés  deux 
foés  pour  une  et  on  les  a  baufutés!  Ça  coûtera  cher,  c'est 
moé,  petit  Jean  Bàfïier,  que  vous  le  dit  mes  mondes.  Oui, 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS.  85 

oui,  ça  coûtera  cher  cetelle  mécounaissance  de  la  primeté 
des  houmes  de  cheus  nous  à  l'aveurdes  beautés  de  nouter 
Pays  et  des  vartus  de  créiâcion  de  nouter  belle  Terre. 

Les  vielleus  Pigny  de  Sancoing,  Picauche  du  Gravier, 
Finet  de  Sancoing,  Quesnet  de  la  Bazelle,  Brassière  de 
Mornay,  Leblanc  de  la  Chapelle-Hugon,  le  père  Bousset 
viens  du  Veurdre,  et  comben  d'autres.  Les  sonneurs  de 
cornemuses  coume  le  grand  Gaumier  d'Aumery,  Cons- 
tant de  Mornay,  Compagnon  de  Nevers,  Blanchard  de 
Sancoing,  Pardrigeaut  de  Saint-Amand,  Abel  Turigny  des 
•Chaumes  de  Chantenay,  Laurent  d'Augy,  Bousset  Jeune 
du  Veurdre,  Barnier  d'Azy,  Pâsset  de  Saint- Paryse, 
veoilà  des  noms  que  mon  petit  garson  Ugène  devrait 
engraver  sus  un  biau  quartier  de  pierre  du  banc  gris  de  la 
Rencontre  ^ 

Ah!  mes  amis,  mes  chers  mondes,  coume  ça  devait 
bravement  souner  nos  musettes  et  nos  vielles  aus  temps 
que  Sancoing  était  une  brave  ville  et  une  ville  brave. 
Sembele  que  je  sens  transpourté  au  moument  qu'on  fasait 
fête  au  Grand  Géant,  et  je  vois  tous  ceutis  cortèges  des 
bourgs  envirounants  venant  par  cens  chemins  frais  que 
j'ai  vu  encore  moé  dans  ma  prime  jeunesse,  et  cens  jolies 
filles,  et  ceus  fiers  garsons,  toutes  cens  braves  genss  pas- 
sant sous  ceus  voûtes  des  grands  châgnes  en  forêt,  sous  les 
voûtes  des  grous  totaux  en  lisière  des  champs,  des  prés  et 
des  vignes,  coume  ça  devait  souner  bellement  nos  musettes 
et  nos  vielles  dans  la  température  de  l'air  de  cheus  nous. 
*Et  dès  quante  ceus  biaus  cortèges  passaint  sous  ceus 
belles  voûtes  de  nos  portes  de  ville  et  dans  les  rues  bor- 
dées de  ceus  belles  mainsons  à  fières  tourelles  et  à  biaus 
pignons,  je  vous  donne  à  penser,  mes  chers  mondes,  si  ça 
devait  flûtter  glorieusement  nos  instruments  dedans  la 
brave  ville  de  Sancoing.  Et  ceus  biaus  abillements,  ceus 
biaus  parements,  coume  ça  parle  dans  nos  grandes  chan- 
sons, songez  un  peu  si  sa  devait  être  brcillant  et  brave! 
J'en  ai  vu  encore,  moé,  de  ceus  toilettes  suparbc  anvé 

I.  Carrière  renommée  près  de  Sancoins. 


86  NOS    GEANTS    d'aUTERFOIÉS. 

des  famés  et  des  filles  qu'étaint  dedans  ceus  toilettes 
magnifiques,  coume  disait  mon-sieur  Luquet. 

Bon  Dieu!  c'était  brave!  brave!...  Oui,  oui,  mes 
mondes,  c'était  brave  ceus  parements  de  toilettes  d'auter- 
foés  et  que  j'ai  aparçu  au  moument  que  ça  tirait  à  la  fine 
fin.  Dire  que  j'ai  vu,  je  peus  dire  que  j'ai  mainié,  moé  que 
vous  parle,  des  coiffes  de  cent  écus  à  quarante  pistoles,  et 
dans  ceus  si  tant  belles  coiffes  y  avait  des  têtes  de  filles  de 
toute  beauté.  Je  vous  dirai  mesme  que  je  les  ai  bichées 
ceus  belles  figures!  Bon  Dieu  de  bon  Dieu!  les  braves 
fumelles  que  c'étaint  les  Ballyte,  les  Charpyte  et  les  Ber- 
nadate  de  Mornays.  A  Neuvy  c'était  aussi  beau ,  mais 
moins  riche. 

Dès  quante  je  songe  à  tout  çà  que  j'ai  vu  passer  et  repas- 
ser, j'émagine  que  j'ai  pus  de  mil  ans  d'âge. 

Ça  me  paraît  que  le  monde  bâtissant  et  rebâtissant  les 
remparts  de  Sancoing,  au  coumandement  de  Gargantua, 
c'est  le  mesme  monde  que  ceti-là  que  j'ai  connu  cheus 
nous  au  temps  de  ma  jeunesse. 

J'ai  idée  que  nos  maîtres  souneurs  de  cornemuse,  qu'a- 
vont  joué  si  bellement  au  festin  de  Gargantua,  c'était  des 
houmes  pareils  à  Constant  de  Mornay  et  au  grand  Gau- 
mier  d'Aumery. 

Ah  !  mes  amis,  mes  chers  mondes,  ce  Gaumier  qu'a 
sarvi  la  fête  de  mariage  à  défunt  mon  père,  le  17  janvier 
i8i3,  c'était  un  rude  houme  et  un  premier  maître.  Par- 
tout là  où  i'  passait  en  jouant  de  sa  grand  cornemuse, 
tenant  son  grand  bourdon  d'épaule,  tout  le  monde  des 
mainsons  courait  au  devant  de  li  et  on  le  suivait  en  fou- 
lées sattées.  Ceuti-là  qu'étaint  au  lit  malades  se  levaint, 
et  il'  étaint  garis  de  leu  mal  en  entendant  les  airs  si 
beaus,  si  dous,  si  frais,  si  gais  ou  pitieus,  que  ceti  grand 
maître  fasait  sortir  de  son  haubois  anvé  une  capacité  si 
telle  qu'on  n'a  point  vu  son  pareil,  du  depuis  ce  temps-là, 
pour  monter  le  jeu  dans  le  ciel  bleu,  en  gearbes  de  parles 
ferlinames,  par  l'action  de  son  pouce,  après  l'aveoir  des- 
cendu, par  son  petit  doeg,  dans  les  neoires  calibondes 
souterraines. 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS.  87 

Tous  les  laboureus,  les  vignerons  et  les  bochetons,  les 
pieucheus,  les  bineus,  les  râpeus,  les  faucheus,  les  fen- 
neus,  les  moessouneus,  et  tout  et  tout,  partout  là  où  i' 
passait  pour  conduire  les  confréries  en  porcessions,  ou 
ben  les  jeunes  mariés  à  la  Mairie  et  à  l'Église,  en  jouant 
ses  belles  marches  si  devotieusement  pour  aller  et  ses  airs 
joyeux,  frais,  jolis,  jiglants,  triomfants,  pour  arvenir. 
Tous  !  tous  !  les  jeune,  les  vieus,  mâle  et  fumelles,  qu'étaint 
au  travail  dans  les  champs,  les  bois,  les  prés,  les  vignes, 
se  mettaint  à  courir,  sautant,  coume  des  cabris,  par  sus  les 
échaillers,  les  murs,  les  bouchures,  les  rivières,  les  riaus, 
les  précipices,  les  taumurons,  pour  glorifier  de  près  le 
maître,  à  l'aveur  de  la  joie  qu'il  épendait  par  son  jeu  si 
tant  joli!  si  tant  beau!  si  tant  suparbe!  dans  la  tempéra- 
ture de  l'air  de  nouter  Pays  qu'est  si  bellement  en  accord, 
ou,  pour  mieus  dire,  c'est  nos  musettes  et  nos  airs  de 
chansons  que  s'on'  en  accord  anvé  la  température  de  l'air 
de  cheus  nous. 

Et,  pendant  l'élévation  de  la  messe,  i'  jouait  si  beau,  si 
grand,  si  dous  que  tout  le  monde  à  l'Église  pleurait  de 
ben-aiseté  et  on  se  sentait  si  ben  aise  et  si  content  que 
c'était  coume  si  le  paradis  du  grand  Dieu  du  ciel  avait  été 
descendu  sur  nouter  belle  Terre  pour  l'éclairer  de  tous 
ses  rayonnements  glorieus. 

La  mère  Gargantua  à  Sancoing. 

Dès  quante  la  tournée  des  remparts  a  été  faite,  le  grand 
Géant  est  arvenu  à  l'hôtellerie  de  la  Pardrix-Grise,  là  où  il 
a  trouvé  une  famé  Géante  que  l'attendait,  à  ce  qu'aile  a  dit 
au  maître  hôtellier.  pour  se  départir  anvé  li  à  Saint-Pierre- 
du-Moutier,  par  le  Veurdre. 

Une  Géante  tumbant  à  Sancoing,  à  l'hôtellerie  de  la 
Pardrix-Grise,  sans  querier  gare!  sans  que  parsoune  en 
soye  avarti,  c'es'  un  avènement  qu'a  étouné  ben  du  monde, 
vaut  tant  dire  tout  le  monde. 

On  en  a  causé  fort  dans  le  temp  que  l'avénemcnt  s'est 
accompli.  Souventes  foés,  étant  petit  gamin,  garsouniot, 


NOS    GÉANTS    d'aUTERFOÉS. 


garson  et  houme  fait,  j'ai  évu  l'occasion  d'en  entendre 
parler,  de  ceti  avènement,  et  à  cetelle  heure  je  seu  inçar- 
tin  pour  dire  le  fin  mot. 

Ça  que  je  peus  açartener,  c'est  qu'une  dame  Géante 
est  venue  à  Sancoing  joinder  Gargantua  au  moument  dont 
je  parle. 

Y  a  des  mon-sieus  lictins  qu'avont  dit  à  mon  petit  gar- 
son Ugène  que  c'était  une  noumée  Gargamelle. 

Je  crais  que  c'est  itou  l'idée  du  facteur  Bourdier,  mais, 
asseurément,  c'est  pas  une  Gargamelle,  c'est  une  Gar- 
gantua! 

C'est  l'avis  de  la  mère  à  Ugène,  c'était  l'avi  itou  de  mon 
grand-père  Regnaud,  du  père  Bordier,  de  Chariot  Robet 
et  de  Girard  le  plemeu  de  brères.  Je  pourrais  dire  l'avis 
de  vingt  parsounes  tant  de  Neuvy  que  de  Mornay,  Châ- 
tiau,  Sagonne,  Givardon  et  Sancoing. 

Y  a  une  chanson,  sur  l'air  de  nouter  pus  belle  bourrée, 
que  j'ai  chantée,  étant  encore  en  bourasse.  Dieu  me  par- 
donne, et  que  fait  foi.  Cetelle  gente  bourrée,  que  mon 
grand-père  Regnaud  chantait  et  qu'il  a  entendu  chanter 
par  son  grand-père,  je  vous  la  dirai  d'ici  un  moument. 

Dans  ma  jeunesse,  on  parlait  à  tous  moument  et  à  tous 
propos  de  nos  Géants  d'auterfoés  qu'étaint  douné  en 
modèle  pour  tous  ouvrages  des  métiers  de  campagnes  si 
ben  que  pour  les  états  de  villes. 


Les  ferluquets  et  les  farauds,  ainsi  que  nombre  de 
mon-sieus,  se  moquaint  de  toutes  ceus  histoires  anciennes 
et  de  nos  chansons  de  bounhoumes  qu'étaint,  que  sont  ben 
encore  paraît  trop  terre  à  terre.  Nos  cathédrales  de  villes, 
nos  églises  de  bourgs,  nos  mainsons  de  païsans  sont  itou 
trop  terre  à  terre.  Je  veoirons  ben  tout  si  ceus  écritures 
des  lictins  fisolofes  et  ceus  chansons  de  libartins  boèmes, 
ainsi  que  ceus  châtiaus  et  ceus  mainsons  ciel  à  ciel  sont 
garantis  de  boune  venue.  J'ai  ben  peur  que  tous   ceus 


NOS    GÉANTS   d'aUTERFOÉS.  89 

ouvrages,  qu'a  vont  coûté  quasiment  la  détruicion  des 
richesses  de  nouter  Terre,  soyaint  moindres  quasiment  à 
ren  avant  que  nos  chants  et  chansons,  nos  châtiaus  debe- 
sillés  et  nos  clochers  branlants  sayaint  pardus  dans  la 
remembrance  du  monde. 


La  Géante  de  Sancoing  c'est  pas  pus  une  émaginâtion 
que  la  lumière  du  Soulé.  Et  c'es'  aussi  vrai  que  la  Géante 
a  été  vue  à  Sancoing  que  le  Soulé  rachauffe,  que  le  Soulé 
éclaire. 

Girard,  le  plemeu  de  brères  de  Clavières  de  Mornay,  le 
père  Bordier  de  Goutière,  Chariot  Robet  de  la  Baroune- 
rie  sont  d'avis  que  Gargantua,  venant  d'Igrande  par  Vallon- 
en-Seully,  Ainay-le-Vieux,  Saint-Pierre-des-Etieux,  Ai- 
nay-le-Châtiau,  le  Mont-Joï,  a  Joignu  sa  famé  à  Sancoing. 

Mon  grand-père  Regnaud  m'a  dit  maintes  foés  et  la 
mère  à  Ugène  asseure  que  la  Géante  que  s'est  trouvée  à 
l'hôtellerie  de  la  Pardrix-Grise  à  Sancoing  c'est  la  Mère 
de  Gargantua. 

C'est  la  Mère  des  Géants  ! 

Aile  ne  moure  point! 

Aile  mourera  dès  quante  seront  mortes  les  vartus  de 
créiâtion  de  nouter  belle  Terre!  Cens  vartus  de  créiàtion 
sont  tumbée  en  periement,  cheus  nous,  et  la  Géante  n'en- 
fante pus  de  Géants  cheus  nous.  Si  le  monde  de  bonne 
race  n'armège  pas  si  tout  les  dégâs  de  détruicion  des  var- 
tus et  des  beautés  de  nouter  Terre  en  aménageant  au  pus 
vite  nos  Pays,  avant  ren  de  temps  la  France  sera  un  désert 
là  où  on  veoira  pus  que  des  caterres,  des  boèmes  libar- 
tins,  des  bembocheurs,  des  patarins,  des  forains  passa- 
gers, des  maignans,  des  roulants,  des  begigis  s'en  allant  à 
la  reçarche  d'autres  pays  à  foultager,  à  débesiller,  à  mas- 
cander,  à  détruire  pace  que  cens  mauvais  hères  sont  coume 
les  charençons  que  s'en  vont  d'un  guernier  dès  quante 
il  avont  vuidé  tous  les  grains  de  blé. 


QO  NOS   GÉANTS   d'aUTERFOÉS. 

Mon  grand  père  Regnaud  et  la  mère  à  Ugène  sont  d'ac- 
cord pour  açartener  que  Gargantua  n'avait  point  pris 
famé  pas  pus  que  le  Géant  de  l'Ours.  Paraît  que  nos 
Géants  d'auterfoés  ne  s'enjipounaint  pas.  Moé  je  peus 
répondre  de  ren  dans  tous  ceus  dires.  Ça  peut  ben  être 
que  ceus  grands  Géants,  qu'avaint  l'idée  de  se  pourter 
prestement  partout  là  où  c'était  besoin,  et  c'était  besoin 
partout,  ne  peuvaint  pas  ou  ne  veoulaint  pas  s'enjipouner 
à  fine  fin  d'êter  prêts  à  tous  mouments,  à  toutes  minuites, 
à  faire  ce  devoir  rude  qu'i  tenaint  en  si  grande  léauté  et 
primeté  pour  la  gloire  de  Dieu  et  Thouneur  du  Monde. 


L'histoire  que  je  vous  conte-là,  mes  poures  amis,  coume 
je  la  sais,  et  je  la  sais  pus  trop  ben,  dit  ren  de  la  famé 
Gargantua  du  depuis  Igrande  jusqu'au  Mont-Joï,  cepen- 
dant qu'i  bâti  des  clochers,  arlève  des  granges,  fonce  des 
poinsons,  entonne  du  vin,  enterre  un  vigneron,  boét 
l'iaue  d'un  étang,  arpare  des  forts  châtiaus  et  tout  et  tout. 

Ça  marque  la  persence  de  la  famé  Gargantua  à  l'hôtel- 
lerie de  la  Pardrix-Grise  à  Sancoing,  là  où  aile  attend 
Gargantua  pour  se  départir  anvé  li  à  Saint-Pierre-du- 
Moutier  par  Chàtiau  et  le  Veurdre. 

Dans  la  cour  de  la  Pardrix-Grise,  on  la  voit  dansant  la 
bourrée,  à  la  grande  joie  des  artisans  de  la  ville  et  de  la 
campagne,  au  grand  plaisir  des  autorités  de  la  ville,  des 
Syres,  des  Seigneurs  et  des  Bourgeois.  Bé  dame  et  bé 
dame,  mes  poures  mondes,  je  seus,  à  cetelle  heure,  embar- 
rassé pour  contuiner  moun  ordon.  Tout  pourte  à  craire 
que  la  Géante  était  ben  vraiment  à  Sancoing;  on  la  voit 
en  chaire  et  en  oùs  à  l'hôtellerie  de  la  Pardrix-Grise,  man- 
geant, beuvant,  dansant  le  jour  du  festin,  on  la  voit  le 
lendemain  mangeant,  beuvant  et  chantant,  on  la  voit 
dans  le  cortège  de  départiement  au  Veurdre,  on  la  voit 
au  craut  de  la  Mardelle,  on  la  voit  à  Chàtiau,  on  la  voit 
au  Veurdre,  on  la  voit  passant  le  gué  du  Veurdre  pour 
aller  en  Nivarnais. 


NOS    GÉANTS   D AUTERFOES.  9I 

Tout  le  monde  est  consentant  qu'une  Géante  était  à 
Sancoing  au  moument  que  Gargantua  y  était,  cctelle  foés 
que  je  parlons.  Bon  !  Mais  c'était  t'i  la  famé  de  Gargan- 
tua? C'était  t'i  sa  mère? 

Le  père  Bordier,  Chariot  Robet,  Girard  le  plemeu  de 
brères,  disont  :  c'était  la  famé  de  Gargantua  ni  mais  ni 
moins,  sans  douner  aucunes  raisons. 

D'in  auter  coûté,  y  a  le  dire  de  mon  grand-père  Regnaud 
açartenant  que  cetelle  Géante  était  la  mère  de  Gargantua. 

La  mère  à  Ugène  est  de  l'avis  de  mon  grand-père  et 
aile  a  de  bonnes  et  tant  bonnes  raisons  pour  asseurer 
d'abord,  que  nos  grands  Géants  d'auterfoés  ne  s'cnjipou- 
naint  pas;  à  coup  seur  Gargantua  et  le  Géant  de  l'Ours, 
aile  garantie  qu'i  n'avont  point  été  sarvants  de  jipons  par 
spécial. 

Ça  paraît  d'une  grande  sagesse,  d'une  grand'  prudence 
cetelle  mainière  de  vivre  sa  vie  de  Géant  bâtisseur  de  clo- 
chers, rederseur  de  tort,  armégeus  de  maies  façons  et 
des  mauvaisetés  de  l'esprit  du  Diâbe. 

Une  famé  c'est  plein  de  vartus  admirabes,  de  patience 
engélique,  de  bonté  inestimabes.  Une  famé  pourte  auprès 
elle  des  agréments  sans  fin  ni  sans  compte.  Aseurément, 
c'est  le  diâbe  à  confesser  par  mouments,  je  veus  dire  à 
conformer,  et  je  crais  ben  que  mon  grand-père  Regnaud 
et  la  mère  à  Ugène  sont  dans  la  vérité  véridique.  D'ail- 
leurs, la  mère  à  Ugène  aile  donne  des  preuves  de  son  dire 
et  dès  quante  j'aurons  un  petit  loisir,  je  vous  pouserai, 
en  mains  ou  pour  micus  dire  en  mémoire,  ceu  preuves. 
Pour  le  moument,  je  som  trop  occupés. 

Pour  le  père  et  la  mère  Ba-ffïer^  leur  dévoué  scribe  et 
petit  garson  Ugène  prénommé  et  nommé  plus  communé- 
ment 

Jean  Baffier. 


LA   DOCUMENTATION   SUR  LE  XVI»  SIECLE 
CHEZ  UN  ROMANCIER  DU  XVIIv 


LES  SOURCES  HISTORIQUES 


DE 


LA    PRINCESSE    DE   CLÈVES 

(i"  article). 


L'histoire  occupe  dans  La  princesse  de  Clèves  une  place 
considérable.  Elle  sert  de  cadre  à  la  fiction  romanesque, 
Taventure  de  l'héroïne  se  déroulant  à  la  cour  des  Valois, 
dans  les  derniers  temps  du  règne  de  Henri  II  et  dans  les 
premiers  mois  du  règne  de  François  II  (i 538-1  SSg).  Bien 
plus,  elle  se  mêle  à  chaque  instant  de  la  façon  la  plus 
étroite  aux  détails  mêmes  de  l'action.  Chacun  des  faits 
d'histoire  retenus  par  Fauteur  a  son  écho  dans  Tàme  de 
M.^^  de  Clèves.  Ainsi  se  marquent  les  moments  de  la  crise 
sentimentale  qui  trouble  sa  vie  intérieure.  A  chacun  des 
événements  dont  le  récit  nous  est  tracé,  se  rattache  chez 
la  princesse  un  progrès  de  la  passion,  et  rien  peut-être  ne 
contribue  davantage  à  donner  au  roman  de  M™^  de  la 
Fayette  son  caractère  d'œuvre  vivante,  que  cette  «  ingé- 
nieuse tissure  »,  suivant  le  mot  du  vieux  Corneille \  de 
l'analyse  psychologique  avec  les  scènes  historiques. 

Quel  goût  secret  poussait  M"«  de  la  Fayette  vers  le 
genre  historique,  et  vers  les  mémoires  en  particulier?  En 
écrivant  des  nouvelles  dont  le  cadre  était  tiré  de  l'histoire 
nationale,  ouvrait-elle  un  chemin  inconnu  jusqu'alors?  ou 

I.  Avertissement  de  Polyeucte. 


LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  qS 

s'engageait-elle  au  contraire  dans  une  voie  déjà  fréquen- 
tée? Quel  motif  lui  faisait  choisir  de  préférence,  pour  y 
situer  son  drame  d'amour,  l'époque  des  derniers  Valois? 
Avait-elle  le  sens  de  l'histoire  autant  qu'elle  en  avait  le 
goût?  Quel  usage  en  a-t-elle  fait  au  cours  de  son  œuvre? 
et  dans  quelle  mesure  l'élément  romanesque  a-t-il  pénétré, 
modifié,  faussé  parfois  les  données  historiques?  Autant 
de  questions  dont  l'examen  serait  utile  et  l'étude  pleine 
d'intérêt. 

Nous  y  reviendrons  ailleurs.  Dans  les  pages  qui  suivent, 
nous  voudrions  simplement  essayer  de  préciser  les  sources 
assez  diverses  où  M">e  de  la  Fayette  a  pris  les  matériaux 
historiques  de  son  roman.  Même  en  dressant  cet  inven- 
taire, nous  n'avons  pas  la  prétention  d'être  complets.  Outre 
qu'en  pareille  matière  on  n'est  Jamais  sûr  d'épuiser  le 
sujet,  il  faut  se  résigner  d'avance  au  sacrifice  de  maint 
détail.  L'édition  critique  que  nous  préparons  comblera  les 
lacunes  volontaires  'que  nous  laissons  subsister  dans  la 
présente  étude.  Il  suffira  sans  doute,  provisoirement,  qu'un 
certain  nombre  d'exemples  typiques  permettent  au  lecteur 
de  saisir  sur  le  vif  comment  M"^^  de  la  Fayette  entend  la 
documentation'. 

I. 

Les  «   MÉMOIRES  »  de  Brantôme. 

L'action  de  La  princesse  de  Clèves  se  noue  à  la  cour  de 
Henri  IL  Pour  nous  préparer,  à  la  bien  comprendre, 
M"'^  de  la  Fayette  consacre  les  premières  pages  de  son 
roman  à  la  peinture  de  cette  cour.  Elle  en  marque  le  carac- 
tère de  «  magnificence  »  et  de  «  galanterie  ».  Puis  elle 
introduit  tour  à  tour  les  principaux  personnages,  hommes 
et  femmes,  qui  en  sont  l'ornement,  à  commencer  par  le 

I.  Pour  les  citations  du  roman,  nous  renverrons  à  l'édition  Maxime 
Forment  (Paris,  Lemerre,  1909,  i  vol.  in-i6),  mais  en  rectifiant  le 
texte,  toutes  les  fois  qu'il  est  fautif,  sur  l'édition  originale. 


94  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

roi  et  sa  vieille  maîtresse,  Diane  de  Poitiers,  duchesse  de 
Valentinois,  et  de  chacun  elle  trace  un  portrait  sommaire 
et  précis. 

On  voit  de  suite  quel  est  le  vieil  auteur  qui  l'a  rensei- 
gnée en  détail  sur  la  cour  des  Valois  :  c'est  Brantôme'. 

A  l'époque  où  M""*^  de  la  Fayette  travaillait  à  son  œuvre, 
il  y  avait  douze  ans  à  peine  que  les  Mémoires  de  Bran- 
tôme avaient  été  livrés  au  public.  Ils  étaient  encore  dans 
leur  nouveauté.  M"":  de  la  Fayette,  qui  avait  le  goût  des 
mémoires,  avait  sans  doute  lu  ceux-là  dès  leur  apparition, 
i665-i666,  dans  les  petits  volumes  publiés  à  Leyde  par 
les  Elzéviers  [Dames  illustres^  i  vol.,  i665;  Dames 
galantes^  2  vol.,  1666;  Hommes  illustres  et  grands  capi- 
taines français,  4  vol.,  1666;  Hommes  illustres  et  grands 
capitaines  étrangers,  2  vol.,  1666). 

C'est  une  lecture  qu'elle  dut  entreprendre  avec  d'autant 
plus  de  curiosité,  qu'elle  y  était  en  quelque  sorte  préparée 
et  comme  incitée  par  un  ouvrage  qu'elle  connaissait,  et 
dont  elle  a  tiré  parti  —  nous  le  verrons  plus  loin  —  pour 
La  princesse  de  Clèves.  En  lôSg,  Jean  Le  Laboureur,  con- 
seiller et  aumônier  du  roi,  publiant  les  Mémoires  de 
messire  Michel  de  Castelnau  sur  l'histoire  des  règnes  de 
François  II,  de  Charles  IX  et  de  Henri  III,  les  avait 
«  illustrés  »  de  savantes  et  précieuses  «  additions  »  :  lettres, 
instructions,  traités,  originaux  de  toute  espèce  destinés  à 
les  éclairer^.  Admis  à  consulter  les  manuscrits  de  Bran- 


1.  Lalanne  est  le  premier  qui,  dans  quelques  pages  substantielles, 
ait  entrevu  ce  que  La  princesse  de  Clèves  doit  aux  Mémoires  de 
Brantôme.  Cf.  Brantôme,  sa  vie  et  ses  écrits.  Paris,  Renouard,  1896, 
p.  367-372  (appendice). 

2.  Les  Mémoires  de  Messire  Michel  de  Castelnau,  Seigneur  de  Mau- 
vissiere.  Illustre:^  et  augmente:^  de  plusieurs  Commentaires  et  Manu- 
scrits, tant  Lettres,  Instructions,  Traitte:^,  qu'autres  Pièces  secrcttes 
et  originalles  servants  à  donner  la  vérité  de  l'Histoire  des  Règnes  de 
François  IL  Charles  IX.  et  Henry  III.  et  de  la  Régence  et  du  Gou- 
vernement de  Catherine  de  Medicis...  Par  I.  le  Laboureur,  conseil- 
ler et  aumosnier  du  Rojy,  prieur  de  luvigné.  Paris,  Pierre  Lamy, 
M.  DC.  LIX,  2  vol.  in-fol. 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  qS 

tome,  il  en  avait  largement  profité,  comme  il  l'avoue  lui- 
même  dans  sa  préface^  :  «  J'ay  recherché  les  Mémoires  de 
tous  ceux  qui  ont  écrit  en  ce  temps-là  et  me  suis  aidé  par- 
ticulièrement de  ceux  de  Pierre  de  Bourdcilles  Abbé  de 
Brantosme...  De  la  façon  que  je  l'employé,  il  sert  beaucoup 
à  l'intelligence  de  l'Histoire^.  »  Et  de  fait,  nombre  d'addi- 
tions de  Le  Laboureur  contenaient  d'importants  passages 
de  Brantôme,  qui  voyaient  le  jour  ici  pour  la  première  fois. 
Beaucoup  des  textes  de  Brantôme  utilisés  par  l'auteur 
de  La  princesse  de  Clèves  se  trouvent  déjà  chez  Le  Labou- 
reur, et  dans  bien  des  cas  on  ne  saurait  dire  avec  préci- 
sion si  c'est  chez  lui  que  M'"^  de  la  F"ayette  en  a  pris  con- 
naissance ou  dans  l'édition  des  Elzéviers.  A  tout  le  moins 
peut-on  induire  que  le  choix  de  son  devancier  a  fixé  son 
attention  sur  l'intérêt  et  la  valeur  de  certains  morceaux  de 
Brantôme. 


1.  Cette  préface  contient  d'intéressantes  déclarations  sur  les 
devoirs  de  vérité  qui  s'imposent  à  l'historien  :  «  La  forme  que  j'ay 
donnée  à  cette  Histoire  sera  sans  doute  la  plus  exposée  aux  assauts 
des  Critiques,  et  je  m'imagine  leur  entendre  dire  que  c'est  un  ramas 
de  toutes  sortes  de  pièces  bonnes  et  mauvaises...  Il  y  en  a  mesme 
qui  n'en  demeureront  pas  là,  et  qui  enchérissant  sur  cette  erreur,  ne 
feindront  point  de  dire  que  sans  se  mettre  tant  en  peine  de  la  cer- 
titude des  choses  passées,  il  doit  suffire  qu'on  ait  un  Historien  de 
son  costé,  et  que  la  connoissance  des  secrets  des  Ministres  et  des 
Grands  estant  presque  impossible,  celuy-là  en  écrit  le  mieux,  qui  en 
parle  le  plus  probablement.  Si  cette  opinion  cstoit  reçue,  j'aurois 
perdu  la  peine  que  j'ay  employée  à  rechercher  tant  de  curieux  Ori- 
ginaux, que  j'ay  inserez  dans  cet  Ouvrage  :  mais  elle  ne  le  sçauroit 
estre  qu'on  ne  fasse  en  mesme  temps  une  fable  de  l'Histoire,  et 
qu'étendant  si  prodigieusement  l'autorité  d'un  Historien,  on  ne  luy 
laisse  plus  que  les  qualitez  d'un  subtil  faiseur  de  Romans,  dont  tout 
l'artifice  consiste  à  bien  inventer  et  bien  énoncer  de  diverses  avan- 
tures...  L'Histoire  méprise  ces  petits  agrémens;  la  vérité,  toute  vieille 
et  toute  mal-ornée  qu'elle  soit,  en  fait  tout  le  beau  et  tout  -le  pré- 
cieux... »  Ce  grand  souci  d'exactitude  a  pu  frapper  M"''  de  la  Fayette. 

2.  Cf.  aussi  t.  I,  p.  277  :  «  ...  Comme  les  Mémoires  du  sieur  de 
Brantosme  ne  sont  point  imprimez...,  je  me  serviray  de  l'occasion 
de  ces  Notes  ou  Additions  pour  mettre  en  place  tout  ce  qu'il  y  a  de 
choses  dignes  de  remarque  et  qui  servent  à  nostre  Histoire,  et  je  le 
donneray  en  ses  propres  termes.  » 


96  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

Deux  points  sont,  croyons-nous,  également  hors  de  con- 
teste :  c'est  que,  d'une  part,  elle  n'a  pu  connaître  que  par 
Le  Laboureur  des  textes  de  Brantôme  mis  en  œuvre  par 
elle,  et  que,  d'autre  part,  au  contraire,  elle  n'a  pu  trouver 
chez  lui  certains  textes  qui  n'y  sont  pas. 

Voici,  du  premier  cas,  un  bien  curieux  exemple.  Un 
passage  de  la  2^  partie  du  roman  nous  décrit  «  l'heure  du 
cercle  »  chez  la  reine.  On  parle  d'horoscopes  et  de  prédic- 
tions; et,  tandis  que  la  reine  fait  profession  de  crédulité, 
le  roi  se  déclare  sceptique  (p.  loo-ioi)  : 

J'ay  eu  autrefois  beaucoup  de  curiosité  pour  l'avenir,  dit  le 
Roy,  mais  on  m'a  dit  tant  de  choses  fausses  et  si  peu  vray- 
semblables,  que  je  suis  demeuré  convaincu  que  Ton  ne  peut 
rien  sçavoir  de  véritable.  Il  y  a  quelques  années  qu'il  vint  icy 
un  homme  d'une  grande  réputation  dans  l'Astrologie.  Tout  le 
monde  l'alla  voir,  j'y  allai  comme  les  autres,  mais  sans  luy 
dire  qui  j'estois,  et  je  menay  Monsieur  de  Guise  et  Descars,  je 
les  fis  passer  les  premiers.  L'Astrologue  neantmoins  s'adressa 
d'abord  a  moy,  comme  s'il  m'eust  jugé  le  maître  des  autres. 
Peut-estre  qu'il  me  connoissoit;  cependant  il, me  dit  une  chose 
qui  ne  me  convenoit  pas,  s'il  m'eust  connu.  Il  me  prédit  que 
je  serois  tué  en  duel.  Il  dit  en  suite  à  Monsieur  de  Guise,  qu'il 
seroit  tué  par  derrière;  et  à  Descars,  qu'il  auroit  la  teste  cassée 
d'un  coup  de  pied  de  cheval.  Monsieur  de  Guise  s'offença 
quasi  de  cette  prédiction,  comme  si  on  l'eust  accusé  de  devoir 
fuir.  Descars  ne  fut  gueres  satisfait  de  trouver  qu'il  devoit 
finir  par  un  accident  si  mal-heureux.  Enfin  nous  sortismes  tous 
très  mal  contents  de  l'Astrologue.  Je  ne  sçay  ce  qui  arrivera  à 
Monsieur  de  Guise  et  à  Descars,  mais  il  n'y  a  guère  d'appa- 
rence que  je  sois  tué  en  duel.  Nous  venons  de  faire  la  paix  le 
Roy  d'Espagne  et  moy,  et  quand  nous  ne  l'aurions  pas  faite,  je 
doute  que  nous  nous  battions,  et  que  je  le  fisse  appeller 
comme  le  Roy  mon  père  fit  appeller  Charles-Quint. 

Le  fond  de  l'anecdote  racontée  par  le  roi  se  trouve 
chez  Le  Laboureur.  Dans  ses  Remarques  sur  la  personne 
du  Roy  Henry  II  (t.  I,  p.  279-280),  figure  en  effet  le  texte 
suivant^  : 

I.  Nous  le  citons,  bien  entendu,  d'après  l'édition  de  lôSg,  celle 


DE    LA   PRINCESSE   DE    CLEVES.  97 

J'adjousteray  icy  à  la  Prédiction  de  ce  Devin  [Luc  Gauric], 
celle  d'un  autre  qu'il  consulta  par  curiosité,  sur  le  bruit  qui 
couroit  de  la  vérité  de  tous  ses  pronostics.  On  dit  qu'il  voulut 
aller  le  trouver  chez  luy  incognit,  et  qu'il  se  fit  accompagner 
du  Duc  de  Guise  et  du  sieur  d'Escars,  lesquels  il  voulut  suivre 
pour  cacher  sa  qualité.  Le  Devin  neantmoins  s'adressa  à  luy 
le  premier,  luy  dit  qu'il  seroit  tué  en  duel,  puis  au  Duc  de 
Guise,  et  luy  prédit  qu'il  seroit  tué  par  derrière;  dont  il  s'of- 
fensa, comme  s'il  eust  entendu  que  ce  seroit  en  fuyant.  Et  enfin 
il  menaça  le  sieur  d'Escars  d'un  coup  de  pied  de  Cheval  qui 
auroit  l'œil  veron,  le  chanfrin  et  les  quatre  pieds  blancs.  La 
mort  du  Roy  et  du  Duc  de  Guise  fit  appréhender  au  dernier  la 
vérité  de  cette  Prophétie,  il  n'eut  plus  de  soins  que  pour  l'élu- 
der, et  se  retira  chez  luy  en  Lymosin,  fuyant  toutes  les  occa- 
sions de  la  rencontre  de  ce  Cheval  omineux;  mais  estant  arrivé 
une  querelle  entre  des  gens  de  qualité  de  sa  Province  qu'il 
voulut  appaiser  :  11  les  manda,  les  reconcilia,  et  après  leur 
avoir  fait  bonne  chère,  il  les  reconduisit  sur  le  soir  jusqucs 
sous  la  porte  de  sa  basse  cour,  où  il  ne  se  pût  donner  de  garde 
de  ce  malheureux  Cheval,  auquel  il  ne  pensoit  plus,  et  qui 
accomplit  sa  destinée  d'un  coup  de  pied  entre  les  deux  yeux 
dont  il  mourut. 

Ce  passage  est  donné  formellement  par  Le  Laboureur 
comme  extrait  des  Mémoires  de  Brantôme  en  sa  notice 
sur  Henri  IL  Or,  on  le  chercherait  en  vain  dans  l'édition 
de  Leyde  (1666),  —  et  d'ailleurs  il  n'est  pas  davantage 
dans  les  éditions  modernes  de  Mérimée  et  de  Lalanne. 
Est-il  bien  de  Brantôme?  Ce  n'est  pas  la  question  pour 
l'instant.  Toujours  est-il  que  M'"'=  de  la  Fayette  a  puisé  là 
son  épisode. 

Mais,  d'autres  fois,  elle  a  tiré  directement  de  l'édition 
elzévirienne  ce  que  Le  Laboureur  ne  lui  fournissait  pas. 
Si  les  Grands  capitaines  étrangers  n'ont  pas  laissé  de 
traces  dans  La  princesse  de  Clèves^  en  revanche  on  y  peut 
relever  maint  souvenir  des  Grands  capitaines  français, 
des  Dames  illustres,  voire  même  des  Dames  galantes. 

qu'a  pratiquée  M""°  de  la  Fayette.  L'édition  «  classique  »  des  Mémoires 
de  Castelnau  et  des  Additions  de  Le  Laboureur  est  celle  de  Jean 
Godefroy,  Bruxelles,  1731,  3  vol.  in-fol. 

REV.    DU   SEIZIÈME   SIÈCLE.    II.  n 


98 


LES   SOURCES    HISTORIQUES 


C'est  ainsi,  par  exemple,  que  le  portrait  de  M"^*  Mar- 
guerite, sœur  du  roi,  vient  en  droite  ligne  de  deux  pages 
des  Dames  illustres.  Afin  qu'on  puisse  mieux  saisir  com- 
ment procède  M'"'^  de  la  Fayette,  nous  placerons  ici  les 
deux  textes  l'un  en  face  de  l'autre  : 


Dames  illustres,  p.  324-325. 

...  Elle  avoit  beaucoup  j^de 
sapience]  et  de  science  aussi, 
qu'elle  entretenoit  tousjours 
par  ses  continuelles  estudes 
les  après  disnées,  et  ses  leçons 
qu'elle  apprenoit  des  gens 
sçavans  qu'elle  aymoit  par 
dessus  toute  sorte  de  gens, 
aussi  l'honnoroient-ils  comme 
leur  Déesse  et  Patronne...  Elle 
eut  le  cœur  grand  et  haut,  le 
Roy  Henry  la  voulut  une  fois 
marier  à  Monsieur  de  Ven- 
dosme  premier  Prince  du 
sang,  mais  elle  fit  response 
qu'elle  n'espouseroit  jamais  le 
sujet  du  Roy  son  Frère,  voilà 
pourquoy  elle  demeura  si 
longtemps  à  prendre  party, 
jusques  à  ce  que  par  la  paix 
faite  entre  les  deux  Roys  Chre- 
stien  et  Catholique,  elle  fut 
mariée,  avec  Monsieur  de  Sa- 
voye,  auquel  elle  aspiroit  il  y 
avoit  long-temps,  dés  le  temps 
du  Roy  François  premier,  et 
délors  que  le  Pape  Paul  III. 
et  le  Roy  François  se  virent  à 
Nice,  que  la  Reyne  de  Na- 
varre alla  voir  par  comman- 
dement du  Roy  feu  Monsieur 
de  Savoye  le  père  au  Ghasteau 
de  Nice,  et  y  mena  Madame 
Marguerite  sa  Nièce,  qui  fut 


Princesse  de  Clèves,  p.  19-20. 

Cette  princesse  estoit  dans 
une  grande  considération,  par 
le  crédit  qu'elle  avoit  sur  le 
Roy  son  frerc;  et  ce  crédit 
estoit  si  grand,  que  le  Roy  en 
faisant  la  Paix  consentoit  à 
rendre  le  Piémont,  pour  luy 
faire  épouser  le  Duc  de  Sa- 
voye. Quoy  qu'elle  eust  désiré 
toute  sa  vie  de  se  marier,  elle 
n'avoit  jamais  voulu  épouser 
qu'un  Souverain,  et  elle  avoit 
refusé  pour  cette  raison  le  Roy 
de  Navarre  lors  qu'il  estoit  Duc 
de  Vendosme;  et  avoit  toujours 
souhaité  Monsieur  de  Savoye, 
elle  avoit  conservé  de  l'incli- 
nation pour  luy  depuis  qu'elle 
l'avoit  veu  à  Nice  à  l'entre- 
veuë  du  Roy  François  pre- 
mier et  du  Pape  Paul  troi- 
sième. Comme  elle  avoit  beau- 
coup d'esprit,  et  un  grand 
discernement  pour  les  belles 
choses,  elle  attiroit  tous  les 
honnestes  gens,  et  il  y  avoit 
de  certaines  heures  où  toute 
la  Cour  estoit  chez  elle. 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  ÇQ 

trouvée  fort  agréable  à  Mon- 
sieur de  Savoye  et  fort  propre 
pour  son  fils,  mais  cela  traisna 
par  le  moyen  de  la  guerre 
jusqu'à  cette  grande  paix,  que 
ce  mariage  se  fit  et  se  consom- 
ma, et  cousta  bon  à  la  France  : 
Car  de  tout  ce  qu'on  avoit  con- 
quis et  gardé  en  Piedmont  et 
Savoye  l'espace  de  trente  ans, 
il  fallut  qu'il  se  rendit  en  une 
heure,  tant  le  Roy  Henry  de- 
siroit  la  paix  et  aymoit  sa 
Sœur,  qu'il  ne  voulut  rien  es- 
pargner  pour  la  bien  coUo- 
quer,  mais  pourtant  la  plus 
grande  part  de  la  France  et  de 
Piedmont  en  murmuroient  et 
disoient  que  c'estoit  un  peu 
trop. 

Le  rapprochement  des  deux  textes  montre  assez  que 
M'"'^  de  la  Fayette,  en  s'inspirant  de  Brantôme,  n'est  pas 
esclave  de  son  modèle.  Elle  en  use  avec  lui  librement.  Le 
mémorialiste,  à  son  ordinaire,  est  longuet  et  diffus;  il 
écrit  d'abondance,  comme  cela  lui  vient;  il  ignore  l'art 
des  gradations.  M'"'^  de  la  Fayette  renverse  à  dessein 
l'ordre  des  idées  :  elle  réserve  pour  la  fin  le  portrait  intel- 
lectuel et  fait  passer  d'abord  les  données  historiques.  Et 
même  là,  elle  s'attache  à  l'essentiel  :  elle  élague  les  menus 
faits,  les  détails  accessoires,  tout  ce  qui  est  surcharge.  Une 
simple  phrase  («  le  Roy  en  faisant  la  paix  consentoit  à 
rendre  le  Piémont  pour  faire  épouser  h  sa  sœur  le  Duc  de 
Savoye  »)  lui  suffit  à  résumer  tout  un  développement.  Cet 
art,  à  la  fois  subtil  et  savant,  de  condensation  et  de  réduc- 
tion, c'est  l'art  classique. 

Et  c'est  toujours  ainsi  qu'elle  adapte  Brantôme.  En 
veut-on  un  nouvel  exemple?  Dans  son  récit  de  la  mort  de 
Henri  II,  elle  insère  cette  anecdote  (p.  202)  : 

L'on  peut  juger  en  quel  estât  estoit  la  Duchesse  de  Valenti- 


100  LES   SOURCES   HISTORIQUES 

nois.  La  Reine  ne  permit  point  qu'elle  vist  le  Roy,  et  luy 
envoya  demander  les  cachets  de  ce  Prince,  et  les  pierreries 
de  la  Couronne  qu'elle  avoit  en  garde.  Cette  Duchesse  s'enquit 
si  le  Roy  estoit  mort  :  Et  comme  on  luy  eut  respondu  que 
non.  Je  n'ay  donc  point  encore  de  maistre,  respondit-elle,  et 
personne  ne  peut  m'obliger  à  rendre  ce  que  sa  confiance  m'a 
mis  entre  les  mains. 

Cette  fière  parole,  où  se  peint  tout  un  caractère,  vient 
cette  fois  d'une  anecdote  des  Dames  galantes  [i.  IJ,  p.  327- 
328).  Mais  avec  quelle  habileté  l'écrivain  du  xvii^  siècle  a 
fait  tenir  en  une  phrase  ce  que  le  conteur  du  xw^  a  noyé 
gauchement  dans  un  flux  de  mots! 

Il  fut  dit  et  commandé  à  Madame  la  Duchesse  de  Valenti- 
nois,  sur  rapprochement  de  la  mort  du  Roy  Henry  Second,  et 
le  peu  d'espoir  de  sa  santé,  de  se  retirer  en  son  hostel  de 
Paris,  et  n'entrer  plus  en  sa  chambre,  autant  pour  ne  le  per- 
turber en  ses  cogitations  à  Dieu,  que  pour  inimitié  qu'aucuns 
luy  portoient.  Estant  donc  retirée,  on  luy  envoya  demander 
quelques  bagues  et  joyaux  qui  appartenoient  à  la  Couronne,  et 
eut  à  les  rendre.  Elle  demanda  soudain  à  Monsieur  l'haran- 
gueur, comment,  le  Roy  est  il  mort?  Non,  Madame,  respon- 
dit  l'autre,  mais  il  ne  peut  gueres  tarder.  Tant  qu'il  luy  restera 
un  doigt  de  vie  donc,  dit-elle,  je  veux  que  mes  ennemis 
sçachent,  que  je  ne  les  crains  point;  et  que  je  ne  leur  obeiray 
tant  qu'il  sera  vivant.  Je  suis  encor  invincible  de  courage; 
mais  lors  qu'il  sera  mort,  je  ne  veux  plus  vivre  après  luy;  et 
toutes  les  amertumes  qu'on  me  sçauroit  donner,  ne  me  seront 
que  douceurs  au  prix  de  ma  perte;  et  par  ainsi  mon  Roy  vif 
ou  mort,  je  ne  crains  point  mes  ennemis. 

Nous  ne  pouvons  songer  à  passer  en  revue  tous  les 
emprunts  faits  à  Brantôme  par  M™«  de  la  Fayette.  Il  faut 
nous  contenter  de  brèves  indications.  Qu'elle  en  ait  eu 
connaissance  par  l'édition  des  Elzéviers  ou  par  les  extraits 
de  Le  Laboureur,  toujours  est-il  qu'elle  doit  à  Brantôme 
la  plupart  des  portraits  dont  elle  a  parsemé  La  princesse 
de  Clèves.  Celui  du  roi,  tout  au  début  (p.  6-7),  n'est  qu'une 
heureuse  synthèse  de  la  notice  sur  Henri  II  [Hommes 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  lOI 

illustres  françois^  t.  II,  p.  42  et  suiv,).  Et  l'on  en  peut  dire 
à  peu  près  autant  du  tableau  de  la  cour  qui  suit  ce  portrait 
(p.  7-1 1)  :  les  éléments  en  sont  puisés  çà  et  là  dans  les 
Dames  illustres  et  les  Hommes  illustres;  Brantôme  a 
fourni  tous  les  noms,  les  titres  nobiliaires,  la  plupart  des 
traits  caractéristiques.  Un  peu  plus  loin,  le  portrait  du 
maréchal  de  Saint-André  (p.  i3)  n'est  qu'une  réduction  de 
quelques  pages  des  Grands  capitaines  français  (t.  III, 
p.  3o6-3o9);  celui  de  Chastelart  (p.  28-29),  favori  de 
M.  d'Anville,  a  sa  source  pareillement  dans  la  notice  sur 
Marie  Stuart,  qui  fait  partie  des  Dames  illustres  (p.  169). 
Quant  à  l'inclination  d'Elisabeth,  reine  d'Angleterre,  pour 
le  duc  de  Nemours  (p.  14-16),  —  inclination  dont  Henri  II 
est  informé  par  M.  de  Randan,  son  ambassadeur,  et  qu'il 
conseille  au  duc  de  faire  aboutir  au  mariage,  —  il  en  est 
parlé  tout  au  long  dans  les  Dames  galantes  (t.  II,  p.  261- 
203),  et  Mn^e  de  la  Fayette  s'est  contentée  de  déplacer,  en 
l'avançant  de  quelques  mois,  un  fait  que  Brantôme  rap- 
porte comme  arrivé  sous  François  II. 

Pour  en  hnir  avec  Brantôme,  nous  placerons  ici  deux 
textes  qui,  mieux  que  tous  autres  peut-être,  nous  feront 
apprécier  chez  M^^^  de  la  F"ayette  l'art  si  délicat  de  l'adap- 
tation. 

Le  premier  est  le  portrait  du  noble  et  beau  seigneur 
dont  s'éprend  M'"«  de  Clèves,  et  qui,  lui-même  amoureux 
d'elle,  la  poursuivra  de  ses  assiduités,  le  duc  de  Nemours  : 

Hommes  illustres  français,  Princesse  de  Clèves, 

t.  III,  p.  1-4.  p.  9-10. 

Ce    Prince,    dit    laques    de  ...  Ce  Prince  estoit  un  chef- 

Savoye,  fut  en  son  temps  un  d'œuvre  de  la  nature;  ce  qu'il 

des  plus  parfaits  et  accomplis  avoit    de    moins    admirable, 

Princes,  Seigneurs  et  Gentils-  c'estoit    d'estre    Thomme    du 

hommes  qui  fut  jamais,  il  faut  monde  le  mieux  fait  et  le  plus 

librement  avec  vérité  franchir  beau.   Ce  qui    le    mettoit   au 

ce  mot,  sans  en  estre  repris,  dessus  des  autres  estoit  une 

ou  si  l'on  l'est,  c'est  tres-mal  valeur   incomparable,    et   un 


102 


LES    SOURCES    HISTORIQUES 


à  propos  :  qui  l'a  veu  le  peut 
dire  comme  moy.  Il  a  esté  un 
très-beau  Prince  et  de  très- 
bonne  grâce,  brave  et  vail- 
lant, agréable,  aymable  et  ac- 
costable,  bien  disant,  bien  es- 
crivant,  autant  en  rime  qu'en 
prose,  s'habillant  des  mieux; 
si  bien  que  toute  la  Cour  en 
son  temps  (au  moins  la  jeu- 
nesse) prenoit  tout  son  patron 
de  se  bien  habiller  sur  luy,  et 
quand  on  portoit  un  habille- 
ment sur  sa  façon,  il  n'y  avoit 
non  plus  à  redire,  que  quand 
on  se  façonnoit  en  tous  ses 
gestes  et  actions  :  il  estoit 
pourveu  d'un  grand  sens  et 
d'esprit,  ses  discours  beaux, 
ses  opinions  en  un  conseil 
belles  et  recevables  ;  de  plus, 
tout  ce  qu'il  faisoit,  si  bien, 
de  si  bonne  grâce  et  si  belle 
adresse,  sans  autrement  se 
contraindre,  comme  j'en  ay 
veu  qui  le  vouloient  imiter 
sans  en  approcher,  mais  si 
naïfvement,  que  l'on  eust  dit 
que  tout  cela  estoit  né  avec 
luy.  Il  aymoit  toutes  sortes 
d'exercices,  et  si  y  estoit  si 
universel,  qu'il  estoit  par- 
fait en  tous  :  il  estoit  très- 
bon  homme  de  cheval,  tres- 
adroit,  et  de  bonne  grâce,  fut 
ou  à  picquer,  ou  rompre  lan- 
ces, ou  courir  bague,  ou  autre 
exercice  pour  plaisir  et  pour 
la  guerre,  bon  homme  de  pied, 
à  combattre  à  la  picque  et  à 


agréement  dans  son  esprit, 
dans  son  visage,  et  dans  ses 
actions,  que  l'on  n'a  jamais 
veu  qu'à  luy  seul;  il  avoit  un 
enjouement  qui  plaisoit  éga- 
lement aux  hommes,  et  aux 
femmes,  une  adresse  extraor- 
dinaire dans  tous  ses  exer- 
cices, une  manière  de  s'ha- 
biller qui  estoit  toujours  sui- 
vie de  tout  le  monde,  sans 
pouvoir  estre  imitée  ;  et  enfin 
un  air  dans  toute  sa  personne, 
qui  faisoit  qu'on  ne  pouvoit 
regarder  que  luy  dans  tous 
les  lieux  où  il  paroissoit.  Il 
n'y  avoit  aucune  Dame  dans 
la  Cour,  dont  la  gloire  n'eust 
esté  flatée  de  le  voir  atta- 
ché à  elle;  peu  de  celles  à 
qui  il  s'estoit  attaché,  se  pou- 
voient  vanter  de  luy  avoir  ré- 
sisté, et  mesme  plusieurs  à 
qui  il  n'avoit  point  témoigné 
de  passion,  n'avoient  pas  lais- 
sé d'en  avoir  pour  luy.  Il 
avoit  tant  de  douceur  et  tant 
de  disposition  à  la  galanterie, 
qu'il  ne  pouvoit  refuser  quel- 
ques soins  à  celles  qui  tà- 
choient  de  luy  plaire  :  ainsi 
il  avoit  plusieurs  Maîtresses, 
mais  il  estoit  difficile  de  de- 
viner celle  qu'il  aimoit  vérita- 
blement. 


BE  LA  PRINCESSE  DE  CLEVES.  I03 

l'espée;  à  la  barrière  les  armes 
belles  en  la  main,  il  joùoit  tres- 
bien  à  la  paulme,  aussi  disoit- 
on  les  revers  de  Monsieur  de 
Nemours,  joûoit  bien  à  la 
balle,  au  ballon,  sautoit,  vol- 
tigeoit,  dansoit,  et  le  tout  avec 
si  bonne  grâce,  qu'on  pouvoit 
dire  qu'il  estoit  tres-parfait  en 
toutes  sortes  d'exercices  ca- 
valeresques;  si  bien  que  qui 
n'a  veu  Monsieur  de  Nemours 
en  ses  années  gayes,  il  n'a 
rien  veu,  et  qui  l'a  veu  le  peut 
baptiser  par  tout  le  monde,  la 
fleur  de  toute  Chevalerie,  et 
pour  ce  fort  aymé  de  tout  le 
monde,  et  principalement  des 
Dames,  desquelles  (au  moins 
d'aucunes)  il  en  a  tiré  des  fa- 
veurs et  bonnes  fortunes  plus 
qu'il  n'en  vouloit,  et  plusieurs 
en  a-t-il  refusé  qui  luy  en 
eussent  bien  voulu  départir... 
le  luy  ay  oùy  raconter  plu- 
sieurs fois  de  ses  avantures 
d'amour,  mais  il  disoit  que  la 
plus  propre  recepte  pour  jouir 
de  ses  amours  estoit  la  har- 
diesse, et  qui  seroit  bien  hardy 
en  sa  première  pointe,  infail- 
liblement il  emporteroit  la 
forteresse  de  sa  Dame,  et  qu'il 
en  avoit  ainsi  conquis  de  cette 
façon  plusieurs,  et  moitié  à 
demy  force,  et  moitié  en  jouant 
en  ses  jeunes  ans. 

Si  l'on  en  juge  par  cet  exemple,  l'art  de  l'adaptation,  chez 
M"i«  de  la  Fayette,  se  ramène  à  trois  points  :  loelle  abrège 
et  réduit  tout  ce  qui  fait  longueur  :  une  phrase,  au  début. 


104  ^'^^    SOURCES    HISTORIQUES 

condense  fortement  tout  ce  que  nous  conte  Brantôme,  de 
façon  prolixe  et  traînante,  du  charme  extérieur  de  son 
personnage;  2°  à  la  multiplicité  des  traits  particuliers,  elle 
substitue  le  général  :  Brantôme  énumère  en  détail  les 
divers  exercices  où  excelle  Nemours;  elle  se  contente  de 
dire  :  «  Il  avoit...  une  adresse  extraordinaire  dans  tous  ses 
exercices  »;  3°  elle  supprime  ou  du  moins  adoucit  ce  qui 
est  vulgaire  ou  trop  cru.  Bien  caractéristique,  à  cet  égard, 
est  la  lin  du  portrait.  Le  héros  de  Brantôme,  qui  conquiert 
une  dame  comme  une  forteresse,  n'est,  suivant  le  mot  de 
Lalanne,  que  «  le  plus  audacieux  des  libertins  »^  M'"=  de 
la  Fayette,  en  cela  d'accord  avec  son  époque,  qui  veut  des 
amants  délicats  autant  que  passionnés,  laisse  à  Brantôme 
son  réalisme  un  peu  grossier,  et,  si  elle  fait  allusion  aux 
galanteries  de  Nemours,  c'est,  on  le  voit,  avec  le  tact  et  la 
réserve  d'un  Racine. 

Le  second  texte  est  le  récit  du  tournoi  solennel  donné 
par  Henri  II  à  l'occasion  du  mariage  de  Madame,  sa  fille, 
avec  le  roi  d'Espagne.  Les  quatre  tenants  de  la  lice  ont 
arboré  chacun  les  couleurs  de  leur  dame  : 

Hommes  illustres  français,  Princesse  de  Clèves, 

t.  II,  p.  38-39-  P-  ^9^- 

...    Il    [Henry    II]    portoit  Le  Roy  n'avoit  point  d'au- 

pour  livrée,  blanc  et  noir,  qui  très  couleurs  que  le  blanc  et 

estoit  la  sienne  ordinaire,  à  le  noir  qu'il  portoit  toujours  à 

cause  de  la  belle  veuve  qu'il  cause  de  Madame  de  Valenti- 

servoit.    Monsieur    de    Guise  nois  qui   estoit  veuve.   Mon- 

son    blanc    et   incarnat,   qu'il  sieur  de   Ferrare  et  toute  sa 

n'a    jamais    quitté   pour    une  suitte  avoient  du   jaune  et  du 

Dame  que  je  dirois,  qu'il  ser-  rouge.  Monsieur  de  Guize  pa- 

vit  estant  fille  à  la  Cour.  Mon-  rut  avec  de  l'incarnat  et  du 

sieur     de     Ferrare    jaune    et  blanc  ;  On  ne  sçavoit  d'abord 

rouge,   et    Monsieur    de    Ne-  par  quelle  raison  il  avoit  ces 

mours  jaune  et  noir.  Ces  deux  couleurs;  mais  on  se  souvint 

couleurs    luy     estoient    très-  que     c'estoient    celles     d'une 

propres,  qui  signifioient  jouis-  belle  personne  qu'il  avoit  ai- 

I.  Lalanne,  op.  cit.,  p.  Sôg. 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES. 


io5 


sance  et  fermeté,  ou  ferme 
en  jouissance,  car  il  estoit 
lors  (ce  disoit-on)  jouissant 
d'une  des  belles  Dames  du 
monde,  et  pour  ce  devoit-il 
estre  ferme  et  fidel  à  elle  pour 
bonne  raison,  car  ailleurs 
n'eust-il  sceu  mieux  rencon- 
trer et  avoir. 

Voilà  quatre  Princes  des 
bons  hommes  d'armes  qu'on 
eust  sceu  trouver  non  pas  seu- 
lement en  France,  mais  en 
autres  contrées,  et  qui  tout  ce 
jour-là  firent  merveilles,  et  ne 
sçavoit-on  à  qui  donner  la  gloi- 
re, encore  que  le  Roy  fust  un  des 
meilleurs  et  des  plus  adroits 
à  cheval  de  son  Royaume. 


mée  pendant  qu'elle  estoit  fille, 
et  qu'il  l'aimoit  encore,  quoy 
qu'il  n'osast  plus  le  luy  faire 
paroistre.  Monsieur  de  Ne- 
mours avoit  du  jaune  et  du 
noir;  on  en  chercha  inutile- 
ment la  raison.  Madame  de 
Gleves  n'eut  pas  de  peine  à  la 
deviner  :  elle  se  souvint  d'a- 
voir dit  devant  luy  qu'elle  ai- 
moit  le  jaune,  et  qu'elle  estoit 
faschée  d'estre  blonde,  parce 
qu'elle  n'en  pouvoit  mettre. 
Ce  Prince  crût  pouvoir  pa- 
roistre avec  cette  couleur,  sans 
indiscrétion,  puisque  Madame 
de  Gleves  n'en  mettant  point, 
on  ne  pouvoit  soupçonner  que 
ce  fust  la  sienne. 

Jamais  on  n'a  fait  voir 
tant  d'adresse  que  les  quatre 
tenants  en  firent  paroistre. 
Quoy  que  le  Roy  fust  le  meil- 
leur homme  de  cheval  de  son 
Royaume  :  on  ne  sçavoit  à  qui 
donner  l'avantage. 


Ici,  M™=  de  la  Fayette  suit  de  très  près  Brantôme.  Elle 
garde  avec  soin  les  détails  pittoresques  que  lui  fournit  son 
devancier,  et  quant  à  la  raison  qu'il  donne  des  couleurs 
adoptées  par  le  duc  de  Nemours,  habilement  elle  la  trans- 
forme, pour  la  faire  servir  à  la  psychologie^ 


I.  Le  récit  de  la  mort  de  Henri  II  (p.  199-200)  vient  également  de 
Brantôme  (j'è/d.,  p.  39-40);  mais  nous  ne  pouvons  tout  citer. 


I06  LES    SOURCES    HISTORIQUES 


II. 

Les  «  Mémoires  »  de  Castelnau 
ET  les  «  Additions  »  dk  Le  Laboureur. 

Les  Mémoires  de  Michel  de  Castelnau,  publiés  par  Le 
Laboureur  en  1659,  ont  été  de  peu  de  secours  à  M™^  de  la 
Fayette,  et  la  raison  en  est  bien  simple  :  c'est  qu'à  part  le 
premier  chapitre,  qui  résume  en  quelques  mots  la  fin  de 
Henri  II,  ils  portent  sur  les  règnes  suivants.  Toutefois, 
un  passage  de  La  princesse  de  Clèves  a  sa  source  unique 
et  directe  dans  une  page  de  ces  Mémoires.  C'est  la  scène 
où  Nemours,  pressé  par  son  souverain  d'aller  en  Angle- 
terre pour  faire  sa  cour  amoureuse  à  la  reine  Elisabeth, 
se  refuse  à  tenter  l'aventure  (p.  89)  : 

II  me  semble...  que  je  prendrois  mal  mon  temps,  de  faire  ce 
voyage  présentement  que  le  Roy  d'Espagne  fait  de  si  grandes 
instances  pour  épouser  cette  Reine.  Ce  ne  seroit  peut-estre  pas 
un  Rival  bien  redoutable  dans  une  galanterie  ;  mais  je  pense  que 
dans  un  mariage  vôtre  Majesté  ne  me  conseilleroit  pas  de  luy 
disputer  quelque  chose.  Je  vous  le  conseillerois  en  cette  occa- 
sion, reprit  le  Roy,  mais  vous  n'aurez  rien  à  luy  disputer;  je 
sçay  qu'il  a  d'autres  pensées,  et  quand  il  n'en  auroit  pas,  la 
Reine  Marie  s'est  trop  mal  trouvée  du  joug  de  l'Espagne,  pour 
croire  que  sa  sœur  le  veuille  reprendre,  et  qu'elle  se  laisse 
éblouir  à  l'éclat  de  tant  de  Couronnes  jointes  ensemble. 

Or,  voici  ce  que  nous  lisons  dans  les  Mémoires  de  Cas- 
telnau (liv.  II,  chap.  m,  éd.  Le  Laboureur,  t.  I,  p.  32-33)  : 

...  Philippes  Roy  d'Espagne  qui  avoit  épousé  ladite  Reyne 
Marie,  moyenna  sa  liberté  [la  liberté  d'Elisabeth],  et  la  fit  sor- 
tir de  prison,  espérant  de  l'épouser  au  cas  que  Marie  mourust 
sans  enfans,  comme  il  advint.  Et  ledit  Philippes  qui  estoit 
pour  lors  au  Pays-bas,  envoya  des  Ambassadeurs  en  Angle- 
terre, et  fit  grande  instance  pour  avoir  en  mariage  ladite  Eli- 
zabeth,  laquelle  n'y  voulut  aucunement  prester  l'oreille,  pour 
n'y  avoir  point  d'affection...  Et  outre  le  peu  de  volonté  que 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  IO7 

ladite  Reyne  avoit  de  l'épouser,  il  y  avoit  encore  un  grand 
empeschement  pour  la  diversité  des  religions,  joint  aussi  que 
les  Espagnols  estoient  fort  mal  voulus  des  Anglois. 

Si  M™«  de  la  Fayette  doit  assez  peu  de  chose  aux 
Mémoires  de  Castelnau,  en  revanche  elle  a  mis  largement 
à  contribution  le  savant  éditeur  qui  les  a  commentés. 
Outre  qu'elle  a  trouvé  chez  lui,  comme  nous  l'avons  vu 
plus  haut,  la  plupart  des  textes  de  Brantôme  qui  ont 
passé  dans  son  roman,  elle  a  souvent  tiré  profit  des 
«  additions  »  que  Le  Laboureur  a  multipliées,  touchant 
surtout  les  faits  et  les  acteurs  du  règne  de  Henri  IL 

Quand  M"«  de  la  Fayette  écrit  que  «  Marie  Stuart  Reine 
d'Ecosse,  qui  venoit  d'épouser  Monsieur  le  Dauphin,  et 
qu'on  appelloit  la  Reine  Dauphine,  estoit  une  personne 
parfaite,  pour  l'esprit  et  pour  le  corps  »  (p.  7),  elle  se  borne 
à  résumer  d'une  façon  très  générale  la  notice  de  Brantôme, 
citée  tout  au  long  par  Le  Laboureur  (t.  I,  p.  545  et  suiv.). 
Mais  elle  ajoute  :  «  Elle  avoit  esté  élevée  à  la  Cour  de 
France,  elle  en  avoit  pris  toute  la  politesse,  et  elle  estoit 
née  avec  tant  de  disposition  pour  toutes  les  belles  choses, 
que  malgré  sa  grande  jeunesse,  elle  les  aimoit,  et  s'y  con- 
noissoit  mieux  que  personne  »  (p.  7).  Et  ce  trait  précis  de 
sa  «  politesse  »,  il  lui  vient  du  commentateur  :  «  Elle  se 
naturalisa  si  bien  Françoise  à  la  Cour  qu'on  pouvoit  dire 
qu'elle  n'estoit  pas  seulement  la  plus  belle,  mais  la  plus 
polie  de  tout  son  Sexe  dans  la  langue  et  dans  la  belle 
galanterie,  qui  estoit  alors  tout  l'ornement  de  la  Cour  de 
Henry  II  »  (t.  I,  p.  547). 

Plus  loin,  M™^  de  la  Fayette  nous  apprend  que  M.  d'An- 
ville,  second  fils  de  Montmorency,  était  «  éperduëment 
amoureux  de  la  Reine  Dauphine  »  (p.  i3).  Brantôme  est 
muet  sur  ce  point.  Mais  Le  Laboureur  la  renseigne,  et, 
par  un  usage  de  l'anachronisme  dont  nous  avons  déjà 
relevé  un  exemple,  elle  transpose  sous  Henri  II  une  pas- 
sion qui  ne  se  produisit  qu'à  l'époque  du  veuvage  de  la 
reine  :  «  ...  Depuis  qu'elle  fut  vefve  jusques  à  son  retour 
en  Escosse,  il  est  vray  qu'elle  souffrit  les  inclinations  de 


I08  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

quelques  seigneurs  de  la  Cour,  et  entr'autres  du  sieur  de 
Damville  depuis  Mareschal,  Duc  de  Montmorency  et  Con- 
nestable  de  France,  et  qu'elle  déclara  qu'elle  l'épouseroit, 
si  par  la  mort  de  sa  femme  Antoinette  de  la  Marck,  fille 
du  Duc  de  Bouillon,  ou  autrement,  il  r'entroit  en  liberté 
de  se  remarier.  Cette  passion  le  fit  embarquer  avec  elle 
pour  la  conduire  en  son  Royaume...  »  (t.  I,  p.  547). 

Le  prince  de  Condé  nous  est  ainsi  dépeint  (p.  9)  :  «  Le 
Prince  de  Condé  dans  un  petit  corps  peu  favorisé  de  la 
nature,  avoit  une  ame  grande  et  hautaine,  et  un  esprit  qui 
le  rendoit  aimable  aux  yeux  mesme  des  plus  belles 
femmes.  «  Certes,  Brantôme  a  pu  servir  d'original,  lors- 
qu'il écrit  du  prince  [Hommes  illustres  français^  t.  III, 
p.  211)  :  «  Il  estoit  de  fort  basse  et  petite  taille,  non  que 
pour  cela  il  ne  fut  aussi  fort,  aussi  verd,  vigoureux  et 
adroit  aux  armes,  et  à  pied  et  à  cheval,  autant  qu'homme 
de  France,  comme  je  l'ay  veu  en  affaires.  Au  reste  il  estoit 
fort  agréable,  accostable  et  aymable...  »  Mais  à  l'atténua- 
tion des  termes  autant  qu'au  fond  lui-même,  il  apparaît 
assez  que  M™<=  de  la  Fayette  a  bien  plutôt  suivi  Le  Labou- 
reur (t.  Ij  p.  35o-35i)  :  «  Le  Prince  de  Condé,  pauvre  en 
biens,  encore  plus  disgracié  de  la  fortune  en  son  corps,  et 
avec  tout  cela  le  plus  gentil  Prince,  le  plus  courageux,  le 
plus  aimable,  et  le  plus  aimé,  mesme  des  Dames,  qui  fut 
en  son  siècle.  » 

C'est  encore  Le  Laboureur  qui  apprend  à  M™^  de  la 
Fayette  que  Catherine  de  Médicis  avait  foi  dans  les  horo- 
scopes et  les  prédictions  (t.  I,  p.  291)  ;  que  Lignerolles  était 
«  un  jeune  homme  d'esprit  «,  favori  de  Nemours  (t.  I, 
p.  809)  ;  que  François  de  Lorraine,  grand  prieur  de  France, 
mourut  «  dans  la  fleur  de  sa  jeunesse  »  (t.  I,  p.  464);  etc. 

Ce  sont  là  de  petits  détails;  mais  voici  qui  est  plus 
important.  Dans  l'entretien  de  Nemours  avec  Henri  II,  il 
est  question  d'un  lord  anglais  qui  fut  également  aimé 
d'Elisabeth  et  de  Marie  Tudor  (p.  89-90)  : 

Elle  [Elisabeth]  a  aimé  le  Milord  Courtenay  il  y  a  déjà 
quelques  années.  Il  estoit  aussi  aimé  de  la  Reine  Marie,  qui 


DE    LA   PRINCESSE    DE    CLEVES.  IO9 

t 

l'auroit  épousé  du  consentement  de  toute  l'Angleterre,  sans 
qu'elle  connut  que  la  jeunesse  et  la  beauté  de  sa  sœur  Elisa- 
beth le  touchoient  davantage  que  l'espérance  de  régner.  Vôtre 
Majesté  sçait  que  les  violentes  jalousies  qu'elle  en  eut,  la  por- 
tèrent à  les  mettre  l'un  et  l'autre  en  prison,  à  exiler  en  suitte  le 
Milord  Courtenay,  et  la  déterminèrent  enfin  à  épouser  le  Roy 
d'Espagne.  Je  croy  qu'Elizabeth,  qui  est  présentement  sur  le 
Trône,  rappellera  bien-tost  ce  Milord,  et  qu'elle  choisira  un 
homme  qu'elle  a  aimé,  qui  est  fort  aimable,  qui  a  tant  souf- 
fert pour  elle,  plûtost  qu'un  autre  qu'elle  n'a  jamais  veu.  Je 
serois  de  vôtre  avis,  repartit  le  Roy,  si  Courtenay  vivoit 
encore;  mais  j'ay  sçeu  depuis  quelques  jours,  qu'il  est  mort  à 
Padouë,  où  il  estoit  relégué. 

Les  Mémoires  de  Castelnau  (liv.  II,  chap.  m)  men- 
tionnent en  passant  ce  milord  Courtenay;  mais  Le  Labou- 
reur lui  consacre  toute  une  «  addition  »  :  Du  sieur  de  Cour- 
tenay^  Anglais,  ai^né  et  recherché  en  mariage  par  Marie 
Reine  d'Angleterre^  et  c'est  de  là  que  M"«  de  la  Fayette  a 
tiré  la  substance  du  précédent  passage.  Elle  a,  comme  tou- 
jours, allégé,  condensé,  clarifié  le  texte  du  modèle  (t.  I, 
p.  434-435)  : 

Edoûart  de  Courtenay,  Comte  de  Den  et  Marquis  d'Ex- 
cestre,  seigneur  tres-accomply,  et  de  plus  riche  et  tres-noble, 
comme  celui  qui  avoit  plusieurs  alliances  avec  le  sang  Royal; 
duquel  il  avoit  l'honneur  d'estre  descendu  par  Catherine 
d'Angleterre  son  ayeule,  à  cause  de  laquelle  il  estoit  Cousin 
issu  de  germain  de  la  Reine  Marie  et  d'Elizabeth  sa  sœur, 
depuis  Reine  d'Angleterre,  fut  pour  tant  d'illustres  qualitez 
désiré  pour  mary  par  les  deux  sœurs.  C'estoit  aussi  le  souhait 
de  toute  l'Angleterre  qui  demandoit  un  Roy  de  sa  nation  ; 
mais  l'esclat  des  beautez  d'Elizabeth  qui  estoit  plus  jeune  et 
plus  spirituelle  que  sa  sœur  l'emporta  sur  le  brillant  d'une 
Couronne,  et  sur  la  politique,  qui  fit  trouver  à  Marie  un  plus 
grand  party  en  la  personne  de  Philippe  second  Roy  d'Es- 
pagne qui  l'espousa  et  qui  ne  l'aima  jamais.  Le  soupçon  qu'elle 
eut  des  amours  de  Mylord  Courtenay  et  de  sa  sœur,  pour 
laquelle  il  s'éleva  quelque  tumulte  en  Angleterre,  mit  les  deux 
Amans  en  très-grand  danger  de  leur  vie  ;  et  enfin  Courtenay 


I  10  LES    SOURCES   HISTORIQUES 

après  avoir  esté  deux  fois  en  prison  quitta  le  Royaume,  et  se 
retira  en  Italie  où  il  mourut  à  Padouë  l'an  i555,  et  en  lui 
périt  cette  illustre  branche  des  Courtenay  Comte  de  Den  sur 
le  point  de  se  voir  couronnée,  soit  que  ce  seigneur  eut  espousé 
Marie,  ou  qu'ill'eut  survescu  pour  régner  avec  Elizabeth  son 
héritière  qui  lui  succéda  l'an  i558^. 

Tout  un  long  épisode  de  La  princesse  de  Clèves  (fin  de 
la  2^  partie  et  début  de  la  3«,  p.  i3o-i54)  raconte  la  liaison 
de  la  reine  Catherine  avec  le  vidame  de  Chartres.  Distin- 
gué par  la  reine,  qui  veut  faire  de  lui  son  chevalier  ser- 
vant et  l'unique  confident  de  ses  chagrins  intimes,  le 
vidame,  de  cœur  volage,  amoureux  sans  prudence  de  plu- 
sieurs cotés  à  la  fois,  ne  sait  point  garder  la  faveur  royale; 
il  se  perd  par  ses  inconstances;  la  reine,  dépitée,  irritée, 
lui  retire  son  amour,  et  par  la  suite,  peut-être  à  l'instiga- 
tion du  cardinal  de  Lorraine,  elle  l'abandonne,  dans  la 
conjuration  d'Amboise,  à  la  vengeance  de  ses  ennemis. 
L'invention  romanesque  tient  ici,  cela  va  sans  dire,  la 
place  principale.  Mais  d'où  viennent  les  éléments  histo- 
riques qui  se  mêlent  à  la  fiction?  C'est  encore  Le  Labou- 
reur qui  parle  en  ces  termes  de  Catherine  de  Médicis  (t.  I, 
p.  291-292)  :  «  ...  Elle  n'oublia  pas  tellement  son  Sexe, 
qu'on  puisse  dire  qu'elle  ait  esté  exempte  de  la  passion 
qui  dominoit  à  la  Cour...  Elle  eut  diverses  inclinations,  et 

I.  Castelnau,  dans  un  court  paragraphe,  s'est  contenté  de  rappeler 
la  passion  de  Marie  Tudor  pour  ce  jeune  seigneur  qu'illustraient  à  la 
fois  sa  royale  origine  et  sa  grande  beauté.  Puis  il  a  conclu  :  «  Mais 
luy  n'avoit  pas  son  atfection  à  la  Rcyne  Marie,  mais  bien  à  Elizabeth 
sa  jeune  sœur,  qui  luy  portoit  beaucoup  d'affection,  comme  l'on 
disoit.  Ce  que  la  Reyne  Marie  ayant  découvert,  et  que  plusieurs  du 
Royaume  d'Angleterre  impatiens,  et  qui  tenoient  pour  chose  nouvelle 
d'estre  commandez  par  une  femme,  jettoient  les  yeux  sur  le  Milord 
de  Courtenay,  et  eussent  bien  désiré  l'avoir  pour  Roy,  et  qu'il  épou- 
sast  Elizabeth  :  il  délibéra  de  sortir  du  Royaume  pour  éviter  le  cour- 
roux et  animosité  de  la  Reyne  Marie,  et  alla  à  Venise,  où  bientost 
après  il  mourut  de  poison,  comme  l'on  dit  »  (t.  I,  p.  32)^  —  On  voit 
que  cette  rédaction  est  bien  plus  éloignée  du  texte  du  roman  que 
celle  de  Le  Laboureur.  Une  divergence  est  capitale  :  pour  Castelnau, 
c'est  à  Venise,  non  à  Padoue,  que  mourut  Courtenay. 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  I  I  I 

entr'autres  pour  François  de  Vendosme  Vidame  de 
Chartres...  Je  ne  veux  pas  dire  que  cette  amitié  ait  passe 
les  bornes  de  la  galanterie.  Outre  que  c'estoit  la  mode, 
par  ce  qu'il  n'y  avoit  gueres  de  Dames  qui  n'eussent  leurs 
Chevaliers,  c'estoit  un  moyen  de  s'asseurer  de  personnes 
qui  la  servissent  par  le  plus  puissant  de  tous  les  engage- 
mens.  »  C'est  aussi  chez  Le  Laboureur,  parlant  du  vidame 
de  Chartres  (t.  I,  p.  466),  que  se  trouve  notée,  comme  un 
trait  de  son  caractère,  cette  «  inconstance  qui  le  rendit 
amoureux  de  toutes  les  Dames  de  la  Cour  ».  Et  c'est  Le 
Laboureur  enfin  (t.  I,  p.  466)  qui  rapporte  sa  disgrâce  et 
sa  ruine  finale,  «  soit  que  la  Reine  eut  conceu  quelque 
aversion  de  sa  conduite,  ou  que  le  Cardinal  [de  Lorraine] 
se  deffiat  de  quelque  retour'  ». 

Nous  n'avons  pas  épuisé  la  somme  des  emprunts  de 
M™^  de  la  Fayette  à  l'éditeur  de  Castelnau;  mais  on  peut 
juger  par  ce  qui  précède  que  sa  dette  envers  lui  n'est  guère 
moindre  qu'envers  Brantôme. 

I.  Citons  en  note  les  deux  textes  : 

Additions,  t.  I,  p.  465-466.  Princesse  de  Clèves,  p.  154. 

«  François  de  Vendosme...  «  Pour  le  Vidame  de  Cliartres, 
croyoit  n'avoir  point  besoin  des  il  fut  ruiné  auprès  d'elle,  et  soit 
bonnes  grâces  du  Cardinal  de  que  le  Cardinal  de  Lorraine  se 
Lorraine;  puis  qu'il  avoit  mesme  fust  déjà  rendu  Maistre  de  son 
négligé  de  profiter  de  celles  de  esprit,  ou  que  ra%'anture  de  cette 
la  Reine  Catherine,  qu'il  avoit  Lettre  qui  luy  fit  voir  qu'elle 
long  temps  servie  par  une  pure  estoit  trompée,  luy  aidast  à  dé- 
inclination, je  ne  sçay  pas  si  ce  mesler  les  autres  tromperies  que 
Cardinal  l'en  éloigna,  ou  si  lui-  le  Vidame  luy  avoit  déjà  faites; 
mesme  il  lui  quitta  la  place  pour  il  est  certain,  qu'il  ne  pût  jamais 
satisfaire  à  son  inconstance  qui  se  raccommoder  sincèrement 
le  rendit  amoureux  de  toutes  les  avec  elle.  Leur  liaison  se  rom- 
Dames  de  la  Cour.  Quoy  qu'il  en  pit,  et  elle  le  perdit  ensuitte  à  la 
soit  cela  aida  beaucoup  à  sa  conjuration  d'Amboise  où  il  se 
ruine,  soit  que  la  Reine  eut  trouva  embarrassé.  » 
conceu  quelque  aversion  de  sa 
conduite,  ou  que  le  Cardinal  se 
deffiat  de  quelque  retour.  » 

Le  trait  final  du  second  texte,  sur  la  conjuration  d'Amboise,  ne  se 
trouve  pas  dans  Le  Laboureur  :  il  est  tiré  d'un  passage  de  Brantôme 
sur  le  vidame  de  Chartres,  inséré  par  Le  Laboureur,  t.  I,  p.  471. 


112  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

III. 

L'  «  Histoire  de  France  »  de  Pierre  Matthieu. 

Avec  les  Mémoires  où  revit  l'époque  des  derniers  Valois, 
l'auteur  de  La  princesse  de  Clèves  a  consulté  des  His- 
toires de  France.  Elle  en  a  mis  deux  à  contribution  :  celle 
de  Pierre  Matthieu  et  celle  de  Mézeray. 

L'ouvrage  de  Pierre  Matthieu,  publié  dix  ans  après  sa 
mort  par  les  soins  de  son  fils  Jean-Baptiste,  n"a  jamais  eu 
qu'une  édition.  Il  a  vu  le  jour  à  Paris,  en  i63i,  sous  ce 
titre  :  Histoire  de  France  souhs  les  règnes  de  François  /6^ 
Henry  //.  François  //.  Charles  IX.  Henry  HI.  Henry  IV. 
Louys  XHI  (2  vol.  in-fol.).  L'histoire  des  Valois  est  au 
tome  I". 

Ce  vieil  ouvrage  est  loin  d'avoir  perdu  toute  valeur;  il 
mériterait,  croyons-nous,  une  étude  particulière.  L'auteur, 
«  historiographe  du  Roy  »,  se  fait  de  son  devoir  une  haute 
opinion;  il  est  soucieux  d'exactitude%  et  de  nos  jours  on 
peut  encore  le  consulter  avec  profit  2. 

M™«  de  la  Fayette  l'a  beaucoup  pratiqué  pour  sa  part, 
et  son  roman  lui  doit  de  très  curieux  détails.  Laissons 
pour  l'instant  de  côté  deux  ou  trois  menus  faits  dont  on 
ne  peut  dire  avec  certitude  s'ils  viennent  de  lui  ou  de 
Mézeray.  C'est  de  lui  que  dérivent  quelques  indications  et 
quelques  anecdotes  dont  nous  avons  en  vain  cherché  l'ori- 
gine ailleurs. 

C'est  ainsi,  par  exemple,  que  la  phrase  sur  «  Madame 

1.  «  J'ay  recueilly  soigneusement  les  paroles  des  Roys,  recherché 
les  discours  des  Officiers  de  la  Gorone,  et  des  premiers  du  Conseil, 
veu  les  originaux  des  traictez,  des  instructions,  des  lettres,  des  advis 
de  plusieurs  grandes  et  importantes  actions,  en  un  mot  je  ne  dis 
rien  sans  preuve  ny  fondement  »  {Advertissement).  Il  ajoute,  non 
sans  emphase  :  «  Je  donne  quelque  chose  au  temps,  rien  à  la  pas- 
sion, tout  à  la  vérité.  » 

2.  Sainte-Beuve,  Causeries  du  Lundi,  t.  XIII,  p.  226,  le  qualifie  «  un 
historien  qui  n'est  pas  exempt  de  faux  goût,  mais  qui  a  des  por- 
tions de  vie  et  de  vérité  ». 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  Il3 

Diane  fille  du  Roy,  et  d'une  Dame  de  Piedmont,  qui  se  fit 
Religieuse  aussi-tost  qu'elle  fut  accouchée  »  (p.  ii),  est  la 
reproduction  presque  textuelle  de  cette  manchette  de 
Pierre  Matthieu  [p.  34,  en  marge,  à  droite)  :  «  Diane  fille 
naturelle  du  Roy,  et  d'une  Dame  qui  aussi  tost  qu'elle  en 
fut  accouchée  se  rendit  Religieuse.  »  Matthieu  ne  dit  pas, 
il  est  vrai,  que  cette  dame  fût  de  Piedmont.  Mais  ce  der- 
nier renseignement,  M""^  de  la  Fayette  le  tient  du 
P.  Anselme^  dont  nous  verrons  qu'elle  a  feuilleté,  pour 
les  questions  généalogiques,  V Histoire  de  la  maison  7'oyale 
de  France  (Paris,  1674). 

La  3<=  partie  du  roman  se  termine  sur  ce  tableau  (p.  202)  : 
«  Si-tost  qu'il  [Henri  II]  fut  expiré  au  Chasteau  des  Tour- 
nelles,  le  Duc  de  Ferrare,  le  Duc  de  Guise  et  le  Duc  de 
Nemours  conduisirent  au  Louvre  la  Reine  Mère,  le  Roy 
et  la  Reyne  sa  femme.  Monsieur  de  Nemours  menoit  la 
Reine  Mère.  Comme  ils  commençoient  à  marcher,  elle  se 
recula  de  quelques  pas,  et  dit  à  la  Reine  sa  belle-fille  que 
c'estoit  à  elle  à  passer  la  première;  mais  il  fut  aisé  de  voir 
qu'il  y  avoit  plus  d'aigreur  que  de  bienséance  dans  ce 
compliment.  »  Mettons  à  part  la  réflexion  finale,  où  l'écri- 
vain, dans  l'interprétation  d'un  geste,  nous  découvre  une 
fois  de  plus  son  acuité  psychologique.  Le  reste  est  de 
Pierre  Matthieu,  qui  raconte  en  ces  termes  les  débuts  du 
roi  François  II  (p.  208)  :  «  Si  tost  que  son  Père  eut  rendu 
l'esprit  :  le  Duc  de  Guise,  le  Cardinal  de  Ferrare,  Alfonse 
Duc  de  Ferrare,  et  lacques  de  Savoye,  le  firent  monter  en 
Carrosse,  et  le  menèrent  au  Louvre.  La  Royne  Mère  y  alla 
aussi  accompagnée  du  Duc  de  Nemours,  et  elle  eut  le 
jugement  si  presant  en  ceste  violente  douleur,  que  voulant 
monter  en  Carrosse,  elle  se  souvint  qu'elle  estoit  descen- 

I.  Au  nombre  des  enfants  naturels  de  Henri  II,  le  P.  Anselme 
mentionne  (t.  I,p.  144)  «  Diane,  légitimée  de  France,  Duchesse 
d'Engoulesme,  née  de  Philipe  des  Ducs,  Damoiselle  de  Cosny  en 
Piémont  ».  Il  est  curieux  de  constater  que  M"'"  de  la  Fayette  n'a  pas 
tenu  compte  de  cette  note  du  P.  Anselme  sur  Philippe  Duc  :  «  Elle 
vivoit  encore  le  i.  Juillet  1572.  et  ne  se  fit  pas  Religieuse  comme  a 
crû  P.  Mathieu.  » 

REV.    DU    SEIZIÈME    SIÈCLE.    II.  '  8 


114  ^^^    SOURCES    HISTORIQUES 

due  d'un  degré,  et  pour  ce  ne  voulut  retarder  de  faire  voir 
qu'elle  ne  l'ignoroit,  et  prenant  la  Royne  par  la  main,  luy 
dit,  Madame  c'est  à  vous  de  marcher  maintenant  la  pre- 
mière. » 

Mi'=  de  Chartres,  la  future  princesse  de  Clèves,  est  à 
peine  arrivée  à  la  cour  qu'elle  gagne  l'amitié  de  la  reine 
dauphine.  Dans  une  heure  de  confidence,  Marie  Stuart 
lui  dévoile  ses  tristesses,  la  haine  dont  elle  est  l'objet  à  la 
fois  de  la  part  de  la  reine  Catherine  et  de  la  favorite  Diane 
de  Poitiers;  et  de  cette  haine,  elle  lui  apprend  la  raison 
première  (p.  3o-3i)  : 

...  Elles  ne  me  haïssent  qu'à  cause  de  la  Reine  ma  mère,  qui 
leur  a  donné  autrefois  de  l'inquiétude  et  de  la  jalousie.  Le 
Roy  en  avoit  esté  amoureux  avant  qu'il  le  fust  de  Madame  de 
Valentinois;  et  dans  les  premières  années  de  son  mariage, 
qu'il  n'avoit  point  encore  d'enfans,  quoy  qu'il  aimast  cette 
Duchesse,  il  parut  quasi  résolu  de  se  démarier  pour  épouser 
la  Reine  ma  mère.  Madame  de  Valentinois  qui  craignoit  une 
femme,  qu'il  avoit  déjà  aimée,  et  dont  la  beauté  et  l'esprit  pou- 
voient  diminuer  sa  faveur,  s'unit  au  Connestable,  qui  ne  sou- 
haitoit  pas  aussi  que  le  Roy  épousast  une  sœur  de  Messieurs 
de  Guise  :  Ils  mirent  le  feu  Roy  dans  leurs  sentimens,  et  quoy 
qu'il  haïst  mortellement  la  Duchesse  de  Valentinois,  comme  il 
aimoit  la  Reine,  il  travailla  avec  eux  pour  empescher  le  Roy 
de  se  démarier;  mais  pour  luy  ôter  absolument  la  pensée 
d'épouser  la  Reine  ma  mère,  ils  firent  son  mariage  avec  le 
Roy  d'Escosse,  qui  estoit  veuf  de  Madame  Magdelaine  sœur 
du  Roy,  et  ils  le  firent  parce  qu'il  estoit  le  plus  prest  à  con- 
clure, et  manquèrent  aux  engagemens  qu'on  avoit  avec  le  Roy 
d'Angleterre,  qui  la  souhaitoit  ardemment.  Il  s'en  falloit  peu 
mesme  que  ce  manquement  ne  fist  une  rupture  entre  les  deux 
Rois.  Henry  VIII.  ne  pouvoit  se  consoler  de  n'avoir  pas  épousé 
la  Reine  ma  mère,  et  quelque  autre  Princesse  Françoise  qu'on 
luy  proposast,  il  disoit  toujours  qu'elle  ne  remplaceroit  jamais 
celle  qu'on  luy  avoit  ôtée.  Il  est  vray  aussi  que  la  Reine  ma 
mère  estoit  une  parfaite  beauté,  et  que  c'est  une  chose  remar- 
quable, que  veuve  d'un  Duc  de  Longueville,  trois  Rois  ayent 
souhaité  de  l'épouser;  son  malheur  l'a  donnée  au  moindre,  et 
l'a  mise  dans  un  Royaume  où  elle  ne  trouve  que  des  peines... 


DE    LA    PRINCKSSK    DE    CLKVES.  Il5 

Comme  toujours,  c'est  à  M^^^  de  la  Fayette  qu'appar- 
tient la  psychologie.  Mais  elle  y  mêle  de  l'histoire  : 
d'après  la  page  e|ui  précède,  Marie  de  Lorraine,  sœur  des 
Guises,  veuve  d'un  duc  de  Longueville,  avant  d'épouser 
Jacques  V,  roi  d'Ecosse,  avait  failli  d'abord  épouser  le 
dauphin  de  France,  puis  Henri  VIII,  roi  d'Angleterre. 
Où  M'"'=  de  la  Fayette  est-elle  allée  chercher  ces  faits,  d'or- 
dinaire assez  peu  connus  ?  Nous  n'en  trouvons  la  trace  que 
dans  Pierre  Matthieu.  Avec  cet  art  de  réduction  dont  elle 
a  le  secret,  elle  a  fondu  ici  deux  passages  très  différents 
du  vieil  historiographe.  Le  premier  est  relatif  au  mariage, 
longtemps  stérile,  du  futur  Henri  II  avec  Catherine  de 
Médicis  (p.  207)  : 

...  L'ennuy  de  l'attente  lassant  l'espérance,  on  fut  sur  le 
point  de  changer  le  mariage  en  divorce.  Geste  Princesse  [Cathe- 
rine] s'estoit  rendue  si  agréable  au  Roy  François  L  que  sa 
faveur  et  son  Autorité  ne  luy  manquèrent  pour  destruire  ce 
Conseil,  disant  que  c'estoit  cruauté  de  se  deffaire  d'une  Femme 
vertueuse  et  sage,  et  sottise  d'en  supporter  une  vitieuse  :  mais 
le  Mary  pour  le  désir  d'estre  Père,  et  conserver  son  nom  et  sa 
Coronne  à  sa  postérité,  eut  bien  tost  consommé  sa  patience,  si 
elle  n'eust  esté  renouvellée  et  entretenue  par  les  persuasions  du 
Connestable,  et  de  la  Duchesse  de  Valentinois...  Le  Connestable 
sçavoit  bien  que  le  Roy  aymoit  la  Sœur  du  Duc  de  Guise,  qui 
fut  depuis  Roync  d'Escosse,  et  apprehendoit  que  si  ce  mariage 
estoit  deffait  il  ne  l'espousast,  et  que  ceste  alliance  eslevant  la 
Maison  de  t.orraine  n'abaissast  la  sienne  :  la  Duchesse  de 
Valentinois  avoit  interest  qu'il  demeurast  en  cest  estât,  parce 
que  n'aymant  point  la  Roync  sa  Femme,  elle  possedoit  entiè- 
rement le  cueur  de  ce  Prince,  et  prevoyoit  bien  que  s'il  avoit 
la  liberté  d'en  prendre  une  autre,  il  en  choisiroit  une  qui  auroit 
et  plus  de  jeunesse,  et  plus  de  beauté  qu'elle,  et  s'il  en  avoit 
des  enfans,  les  affections  de  son  cueur  qui  n'estoient  que  pour 
elle  seroient  partagées,  et  l'on  tireroit  tant  de  ruisseaux  de 
ceste  rivière  qu'elle  n'auroit  plus  assez  d'eau  pour  porter  le 
Vaisseau  de  sa  fortune  et  de  ses  amours. 

Quant  au  second  passage  concernant  Henri  VIII,  on 
peut  le  lire  200  pages  plus  haut  (p.  27-28)  : 


Îl6  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

...  11  desiroit  ardemment  d'espouser  Marie  de  Lorraine 
Vefve  du  Duc  de  Longueville,  en  fit  grande  instance,  et  après 
elle  il  rechercha  sa  sœur  Louyse  qui  fust  mariée  au  Prince 
de  Cimay.  Ses  plus  confidens  serviteurs  disoient  à  l'Ambassa- 
deur du  Roy  que  c'estoit  le  vray  moyen  de  perpétuer  la  Paix, 
de  rompre  les  pratiques  que  l'Empereur  fit  en  Angleterre 
après  la  mort  de  la  Royne  Catherine.  Ce  qu'il  dit  à  Castillon 
Ambassadeur  du  Roy  sur  ce  sujet  mérite  d'estre  icy,  parce 
qu'il  n'a  point  esté  dit  ailleurs,  et  que  cest  [c'est]  une  évidente 
preuve  de  la  simplicité  et  franchise  de  ce  temps  là,  et  que 
je  l'ay  tiré  de  l'Original  :  Comme  cestui  cy  l'asseuroit  de  la 
constance  et  sincérité  de  l'affection  du  Roy,  il  respondit  :  le 
ne  sçay  comme  le  croire,  car  encores  que  depuis  le  commen- 
cement de  mon  règne  j'aye  plus  cherché  de  bien  entretenir  la 
paix  et  l'amitié  entre  le  Roy  mon  frère  et  moy,  qu'avec  nul 
autre  Prince  du  monde,  et  mesmes  jusques  à  vouloir  prendre 
femme  en  France,  neantmoins  il  a  tousjours  préféré  à  moy  le 
Pape  et  le  Roy  d'Escosse  mes  ennemis.  L'ambassadeur  res- 
pond.  Pour  le  Pape  la  raison  le  veut  :  Et  quant  au  Roy  d'Es- 
cosse, Madame  de  Longueville  luy  estoit  promise  avant  la 
mort  de  la  Royne  vostre  femme,  et  pour  recompense  le  Roy 
vous  offre  celle  qu'il  vous  plaira  choisir  en  son  Royaume  de 
quelque  estât  ou  maison  qu'elle  soit  :  C'est  bien  se  mettre  à  la 
raison  de  vouloir  bailler  pour  une  le  choix  de  cent  mille.  Ouy, 
dit  le  Roy  d'Angleterre,  mais  celle  là  est  d'une  si  gente  race 
qu'on  n'en  trouve  pas  tousjours  de  telle... 

Nous  avons  gardé  pour  la  fin  remprunt  le  plus  direct  et 
le  plus  significatif.  Il  s'agit  de  l'annonce  du  tournoi  qui 
doit  marquer  solennellement  le  double  mariage  du  roi 
d'Espagne  avec  Madame  Elisabeth  et  du  duc  de  Savoie 
avec  Madame  Marguerite.  Cet  endroit  du  roman  est  d'un 
style  tout  spécial  :  il  semble  que  l'auteur,  pour  donner  à 
son  œuvre  un  peu  de  la  couleur  du  temps,  ait  mis  quelque 
coquetterie  à  conserver  exactement,  si  mystérieux  qu'en  fût 
le  sens  pour  la  masse  des  lecteurs,  les  termes  de  tournoi, 
les  expressions  techniques.  Mais  ces  termes  mêmes  et  ces 
expressions,  le  texte  qui  les  fournissait  à  M™«  de  la  Fayette, 
c'est  encore  Pierre  Matthieu,  dont  le  goût  déclaré  pour 
les  pièces  originales  s'accuse  ici  par  la  reproduction  fidèle 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES. 


117 


des  lettres  patentes  du  tournoi'.  En  s'inspirant  de  son 
modèle,  elle  a  remplacé  par  combat  le  mot  emprise,  qu'elle 
a  jugé  trop  vieux,  et,  pour  le  reste,  elle  a  simplement 
abrégé  quelques  phrases  un  peu  longues  : 


Histoire  de  France, 
p.  203-204. 

Le  pas  est  ouvert  par  sa 
Majesté  tres-Chrestienne.  Et 
par  les  Princes  de  Ferrare, 
Alphonse  d'Est,  François  de 
Lorraine  Duc  de  Guise,  Pair 
et  Grand  Chambellan  de  Fran- 
ce, et  lacques  de  Savoye  Duc 
de  Nemours,  tous  Chevaliers 
de  l'Ordre,  pour  estre  tenu 
contre  tous  venans  deuëment 
qualifiés,  à  commencer  au 
quinziesme  jour  de  luin  pro- 
chain, et  continuer  jusques  à 
l'accomplissement  et  effect  des 
emprises  et  articles  qui  s'en- 
suivent. La  première  emprise 
à  cheval,  en  lice,  en  double 
pièce,  quatre  coups  de  lance, 
et  un  pour  la  Dame.  La  se- 
conde emprise,  à  coups  d'es- 
pee  à  cheval,  un  à  un,  ou 
deux  à  deux,  à  la  volonté  des 
Maistres  du  Camp.  La  troi- 
siesme  emprise  à  pied,  trois 
coups  de  picque,  et  six  d'es- 
pee,  en  harnois  d'homme  de 


Princesse  de  Cl'eves, 
p.  113-114. 

L'on  fit  publier  par  tout  le 
Royaume,  qu'en  la  Ville  de 
Paris  le  pas  estoit  ouvert  au 
quinzième  Juin,  par  Sa  Ma- 
jesté Tres-Chrêtienne,  et  par 
les  Princes  Alphonse  d'Est  Duc 
de  Ferrare,  François  de  Lor- 
raine Duc  de  Guise ,  et  Jac- 
ques de  Savoye  Duc  de  Ne- 
mours, pour  estre  tenu  contre 
tous  venans,  à  commencer  le 
premier  combat  à  cheval  en 
lice,  en  double  pièce,  quatre 
coups  de  lance,  et  un  pour  les 
Dames.  Le  deuxième  combat 
à  coups  d'épée,  un  à  un,  ou 
deux  à  deux,  à  la  volonté  des 
Maistres  du  Camp.  Le  troi- 
sième combat  à  pied,  trois 
coups  de  piques  et  six  coups 
d'épées;  que  les  tenans  four- 
niroient  de  lances,  d'épées,  et 
de  piques,  au  choix  des  as- 
saillans;  et  que  si  en  courant 
on  donnoit  au  cheval,  on  se- 
roit  mis  hors  des  rangs.  Qu'il 


I.  Cf.  La  publication  des  emprises  du  tournoy  qui  doibt  estre  faict 
à  Paris,  ville  capitale  du  royaume  de  France,  pour  la  solennité  des 
treslieureux  mariages  du  Roy  Catholique,  avec  madame  Eli:^abeth, fille 
aisnée  du  Roy  Tresclirestien  :  Et  du  Duc  de  Savoye,  avec  madame 
Marguerite  de  France.  Publié  audict  lieu  par  les  Heraux  d'armes  de 
France.  Paris,  Gilles  Corrozet,  ôSg,  in-4°,  et  Lyon,  Benoist  Rigaud, 
i559,  in-8°  (Bibl.  nat.,  Lb^i.  g(3  et  97). 


ii8 


LES    SOURCES    HISTORIQUES 


pied.  Fourniront  lesdits  Te- 
nans  de  lances  de  pareille  lon- 
gueur et  grosseur,  d'espees  et 
picques  au  choix  des  Assail- 
lans,  et  si  en  courant  aucun 
donne  au  cheval,  il  sera  mis 
hors  des  rangs,  sans  plus  y 
retourner,  et  à  tout  ce  que 
dessus  seront  ordonnez  qua- 
tre Maistres  du  Camp  pour 
donner  ordre  à  toutes  choses. 
Et  celuy  des  assaillans  qui 
aura  le  plus  rompu  et  le  mieux 
faict  aura  le  prix  dont  la  va- 
leur sera  à  la  discrétion  des 
luges  :  Pareillement  qui  aura 
le  mieux  combattu  à  l'espee 
et  à  la  picque,  aura  aussi  le 
Prix  à  la  discrétion  desdits 
luges  :  Seront  tenus  lesdits  As- 
saillans tant  de  ce  Royaume 
comme  Estrangers,  de  venir 
toucher  à  l'un  des  Escus  qui 
seront  pendus  au  Perron  au 
bout  de  la  Lice,  selon  les  sus- 
dites emprises,  ou  toucher  à 
plusieurs  d'iceux  à  leur  choix, 
ou  à  tous  s'ils  veulent,  et  là 
trouveront  un  Officier  d'armes 
qui  les  recevra  pour  les  en- 
rooller  selon  qu'ils  viendront, 
et  les  Escus  qu'ils  auront  tou- 
chez. Seront  tenus  les  Assail- 
lans d'apporter  ou  faire  ap- 
porter par  un  Gentil-homme, 
audit  Officier  d'armes,  leur  Es- 
cu  armoyé  de  leurs  armoyries, 
pour  iceluy  pendre  audit  Per- 
ron* trois  jours  durant  avant 
le  commencement  dudit  Tour- 
noy,  et  en  cas  qu'ils  n'appor- 


y  auroit  quatre  Maistres  du 
Camp  pour  donner  les  ordres, 
et  que  ceux  des  assaillans  qui 
auroient  le  plus  rompu  et  le 
mieux  fait,  auroient  un  prix 
dont  la  valeur  seroit  à  la  dis- 
crétion des  Juges;  que  tous  les 
assaillans,  tant  François  qu'Es- 
trangers,  seroient  tenus  de  ve- 
nir toucher  à  l'un  des  Escus  qui 
seroient  pendus  au  Perron  au 
bout  de  la  lice,  ou  à  plusieurs, 
selon  leur  choix;  que  là  ils 
trouveroient  un  Officier  d'ar- 
mes qui  les  recevroit  pour  les 
enroller  selon  leur  rang  et 
selon  les  Escus  qu'ils  auroient 
touchez;  que  les  assaillans  se- 
roient tenus  de  faire  apporter 
par  un  Gentilhomme  leur  Es- 
cu,  avec  leurs  armes,  pour  le 
pendre  au  Perron  trois  jours 
avant  le  commencement  du 
Tournoy,  qu'autrement  ils  n'y 
seroient  point  receus  sans  le 
congé  des  tenans. 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  ÏIÇ 

tent  ou  envoyant  leursdits  Es- 
cus,  ne  seront  reçeus  au  Tour- 
noy  sans  le  congé  des  Tenans. 

IV. 

L'  «  Histoire  de  France  » 
ET  l'  «  Abrégé  chronologique  »  de  Mézeray. 

Pqur  contrôler  et  compléter  VHistoire  de  Pierre  Mat- 
thieu, M'"^  de  la  Fayette  ne  pouvait  pas  manquer  de 
consulter  le  grand  ouvrage  de  son  glorieux  contempo- 
rain, François  Eudes  de  Mézeray,  membre  de  l'Aca- 
démie Française  depuis  1648  et  secrétaire  perpétuel  depuis 
1675'.  Sous  ce  titre  :  Histoire  de  France,  depuis  Fara- 
mond  jusqu'à  maintenant,  il  avait  vu  le  jour  à  Paris,  de 
1643  à  i65i,  en  3  vol.  in-fol., •magnifiquement  illustrés  de 
portraits  gravés  au  burin.  «  Il  faut,  a  dit  Sainte-Beuve-, 
avoir  sous  les  yeux  la  première  édition  de  VHistoire  de 
France  de  Mézeray  pour  s'en  expliquer  le  succès.  Le  pre- 
mier tome  parut  en  1643,  le  second  en  1646,  le  troisième 
en  i65i.  L'auteur  se  forme  sensiblement  à  mesure  qu'il 
les  écrit  :  la  tin  du  tome  premier,  à  partir  de  Philippe  le 
Bel  et  surtout  de  Charles  V  et  Charles  VI,  devient  fort 
nourrie  et  fort  pleine;  le  second  volume,  qui  commence  à 
Charles  VII  et  qui  finit  avec  Charles  IX,  est  constamment 
soutenu;  le  troisième,  qui  comprend  le  seul  règne  de 
Henri  III  et  celui  de  Henri  IV  jusqu'à  la  paix  de  Vervins, 
est  excellent.  »  C'est  cette  première  édition  que  M^^^  de  la 
Fayette  a  connue  et  maniée,  la  seconde  n'ayant  paru  qu'en 
i685. 

Mais  après  avoir  publié  sa  monumentale  Histoire, 
Mézeray  l'a  reprise  et  réduite,  et,  pour  le  commun  des 
lecteurs,  il  a  donné  lui-même  en  1G68  un  Abrégé  chrono- 

1.  Sur  la  valeur  de  Mézeray,  cf.  Aug.  Thierry,  Lettres  sur  l'his- 
toire de  Fiance,  début  de  la  quatrième  lettre  (1820),  et  surtout 
Sainte-Beuve,  Causeries  du  Lundi,  t.  VIII  (deux  articles  de  i853). 

2.  Causeries  du  Lundi,  t.  VIII,  p.  2o3. 


120  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

logique^  ou  Extraict  de  l'Histoire  de  France  (Paris,  3  vol. 
in-4°)^  Cet  Abrégé,  très  différent  de  l'œuvre  primitive, 
l'auteur  de  La  princesse  de  Clèves  l'a  pratiqué  conjointe- 
ment avec  la  grande  Histoire^  sans  qu'on  puisse  bien  voir 
ni  pour  quelles  raisons  ni  d'après  quels  principes  elle  use 
à  la  fois  de  ces  deux  ouvrages. 

Nous  avons  dit  un  peu  plus  haut  qu'il  était  parfois 
malaisé  de  distinguer  dans  le  roman  ce  qui  venait  de  Méze- 
ray  ou  de  Matthieu.  Nous  en  citerons  un  exemple.  Dans 
le  récit  de  la  mort  de  Henri  II,  presque  tout  entier  tiré  de 
Brantôme,  s'insère  un  passage  qui  n'a  pas  chez  lui  son 
point  de  départ  :  «  Si-tost  que  l'on  eust  porté  le  Roy  dans 
son  lit,  et  que  les  Chirurgiens  eurent  visités  sa  playe,  ils  la 
trouvèrent  très -considérable...  Le  Roy  d'Espagne,  qui 
estoit  lors  à  Bruxelles,  estant  averty  de  cet  accident,  envoya 
son  Médecin  qui  estoit  un  homme  d'une  grande  réputa- 
tion ;  mais  il  jugea  le  Roy  sans  espérance  »  (p.  200).  La 
source  ici  peut  être  double^  : 

Histoire  de  Matthieu,  Histoire  de  Mézeray, 

t.  I,  p.  2o5.  t.  II,  p.  720. 

Le  Roy  Philippe  en  estant  Tous   les  plus  habiles  Chi- 

adverty  envoya  en  diligence  rurgiens  furent  incontinent 
Vesale  son  premier  Médecin  :  appeliez  pour  le  secourir  : 
quand  il  l'eut  veu,  il  dit  que  mesme  le  Roy  Philippe  en 
c'estoit  une  blessure  de  Chi-  ayant  receu  la  nouvelle  y  en- 
ron,  c'est  à  dire  irrémédiable,      voya  en  poste   des  Pays-bas 

André  Vesale.    Mais   la    bles- 
sure estoit  sans  remède. 

Assez    peu    soucieuse   de    la    chronologie,    M™«    de    la 

1.  Cet  Abrégé  chronologique,  moins  volumineux  et  plus  accessible, 
eut  deux  réimpressions  du  vivant  de  l'auteur  (Amsterdam,  1673,  6  vol. 
pet.  in-S";  Paris,  1676,  8  vol.  in-12).  Dans  l'incertitude  où  nous 
sommes  de  l'édition  utilisée  par  M"'  de  la  Fayette,  nous  renverrons 
à  la  première  (1668). 

2.  Voyez  aussi  le  paragraphe  sur  les  pourparlers  de  Cercamp, 
Princesse  de  Clèves,  p.  14.  Cf.  Histoire  de  Matthieu,  t.  I,  p.  igo; 
Histoire  de  Mézeray,  t.  II,  p.  698  et  705. 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  121 

Fayette,  quand  par  hasard  elle  cite  une  date,  l'a  deman- 
dée aux  historiens.  Matthieu  (t.  I,  p.  192)  et  Mézeray  (t.  II, 
p.  711)  lui  ont  appris  que  le  mariage  du  duc  de  Lorraine 
avec  Madame  Claude  de  France  fut  résolu  «  pour  le  mois 
de  Février  »  [iSSg]  (p.  38).  Mais  ils  ne  sont  pas  toujours 
d'accord.  La  rupture  des  pouparlers  de  Cercamp  est  datée 
par  Matthieu  (t.  I,  p.  190)  de  la  fin  de  novembre  [i558], 
par  Mézeray  (t.  II,  p.  707)  du  début  de  décembre.  M^^  de 
la  Fayette  (p.  16)  suit  le  premier,  non  le  second.  Qui  dira 
la  raison  de  cette  préférence? 

Ce  qu'elle  doit  en  propre  à  son  contemporain  reste 
encore  considérable.  Sainte-Beuve  admirait  vivement  le 
portrait  que  Mézeray  nous  a  tracé  de  Catherine  de  Médi- 
cis'.  M™«  de  la  Fayette,  que  pouvait  séduire  et  tromper 
l'hyperbolique  notice  de  Brantôme,  reproduite  par  Le 
Laboureur,  a  finement  eu  l'intuition  que  la  vérité  de  l'his- 
toire, c'était  la  reine  ambitieuse  et  dissimulée  que  Méze- 
ray nous  a  dépeinte.  Elle  la  présente  au  lecteur  dès^  le 
début  de  son  roman  (p.  6)  : 

L'humeur  ambitieuse  de  la  Reine  luy  faisoit  trouver  une 
grande  douceur  à  régner;  il  sembloit  qu'elle  souffrist  sans 
peine  l'attachement  du  Roy  pour  la  Duchesse  de  Valentinois, 
et  elle  n'en  témoignoit  aucune  jalousie  ;  mais  elle  avoit  une 
si  profonde  dissimulation,  qu'il  estoit  difficile  de  juger  de  ses 
sentimens,  et  la  politique  l'obligeoit  d'approcher  cette  Duchesse 
de  sa  personne,  afin  d'en  approcher  aussi  le  Roy. 

Pas  un  trait  de  cette  peinture  qui  ne  vienne  de  Mézeray 
(t.  II,  p.  733-734)  : 

...  Elle  vid  partager  ses  affections  avec  ses  rivales,  spéciale- 
ment avec  la  Valentinois  :  avec  laquelle  sa  prudence  sceut  si 
bien  s'accommoder  qu'elle  ne  donna  jamais  sujet  à  son  mary 
de  s'aliéner  entièrement   d'elle...    Pour   son  esprit,   il    estoit 


I.  Causeries  du  Lundi,  t.  VIII,  p.  214-215.  Il  écrit  notamment  :  «  La 
Catherine  de  Médicis,  telle  qu'elle  se  présente  et  se  développe  chez 
Mézeray  en  toute  vérité,  est  faite  pour  tenter  un  moderne.  » 


122  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

extrêmement  subtil,  caché,  plein  d'ambition,  et  d'artifices,  qui 
sçavoit  s'accommoder  avec  toutes  sortes  de  personnes,  dissi- 
muler dans  les  rencontres,  et  conduire  ses  desseins  avec  une 
incroyable  patience... 

C'est  encore  de  Mézeray  que  provient  l'anecdote,  deux 
fois  rappelée  (p.  46  et  2o5),  de  la  reine  vindicative  qui  ne 
pardonne  pas  au  connétable  de  Montmorency  d'avoir  osé 
dire  à  son  roi  «  que  de  tous  ses  enfans  il  n'y  avoit  que  les 
naturels  qui  luy  ressemblassent  »'. 

Dans  le  tableau  qu'elle  nous  trace  de  la  cour  de  Henri  II, 
M™e  de  la  Fayette  marque  d'un  trait  spécial  le  crédit  sin- 
gulier de  la  favorite  et  des  favoris,  et,  —  malgré  l'appa- 
rente union,  —  les  sourdes  jalousies,  les  secrètes  intrigues, 
les  menées  ambitieuses  qui  opposent  les  uns  aux  autres 
Diane  de  Poitiers,  les  Guises  et  le  connétable  (p.  11)  : 

Le  Roy  se  reposoit  sur  luy  [le  connétable]  de  la  plus  grande 
partie  du  gouvernement  des  affaires,  et  traitoit  le  Duc  de 
Guise  et  le  Mareschal  de  saint  André,  comme  ses  Favoris. 
Mais  ceux  que  la  faveur,  ou  les  affaires  approchoient  de  sa 
personne,  ne  s'y  pouvoient  maintenir  qu'en  se  soumettant  à  la 
Duchesse  de  Valentinois  ;  et  quoy  qu'elle  n'eust  plus  de  jeu- 
nesse, ny  de  beauté,  elle  le  gouvernoit  avec  un  empire  si  absolu, 
que  l'on  peut  dire  qu'elle  estoit  maîtresse  de  sa  personne  et  de 
l'Estat. 

Ce  passage  présente,  avec  ce  qu'on  lit  de  Henri  II  dans 
VAbrégé  chronologique^  une  telle  ressemblance  d'idées  et 

I.  L'anecdote  est  deux  fois  dans  Mézeray  :  1°  Histoire  de  France, 
t.  II,  p.  748  :  «  La  Reyne  mère  le  traitta  bien  plus  rudement,  luy 
reprochant  qu'il  l'avoir  taxée  en  son  honneur  auprès  du  feu  Roy,  et 
qu'il  luy  avoit  dit  qu'aucun  de  ses  enfans  ne  luy  ressembloit,  sinon 
sa  fille  bastarde.  »  —  2°  Abrégé  chronologique,  t.  III,  p.  98g  :  «  La 
Reyne  Mère  obligea  le  Roy  [François  IIJ  de  congédier  le  Connes- 
table,  et  de  sa  part  elle  luy  fit  reproche  qu'il  avoit  dit  que  de  tous 
les  enfants  du  Roy  Henrj^,  il  n'y  avoit  qu'une  fille  naturelle  qui  luy 
ressembloit.  »  Le  premier  passage  de  M""'  de  la  Fayette  (p.  45)  rap- 
pelle davantage  la  phrase  de  VAbrégé,  le  second  (p.  2o5)  celle  de 
l'Histoire. 


DE    LA   PRINCESSE    DE    CLEVES.  I2'3 

même  de  forme,  qu'il  est  difficile  de  croire  que  la  source 
n'en  soit  pas  là.  Voici  le  texte  de  V Abrégé  (t.  II,  p.  gSS)  : 

Le  Gonnestable  de  Montmorency,  qu'il  rappella  aussi-tost  à 
la  Cour',  François  Comte  d'Aumale,  qui  fut  Duc  de  Guise 
après  la  mort  de  son  pare,  et  lacques  d'Albon  Sainct  André, 
qu'il  fit  Mareschal  de  France,  eurent  la  meilleure  part  dans 
ses  bonnes  grâces.  Il  consideroit  le  premier  comme  son  prin- 
cipal Ministre,  les  deux  autres  comme  des  Favorits  :  mais  tous 
et  la  Rcyne  mesme,  ployoient  devant  sa  maistresse;  C'estoit 
Diane  de  Poitiers  veuve  de  Louis  de  Brezé,  et  qu'il  avoit 
faite  Duchesse  de  Valentinois.  Elle  se  mesloit  de  tout,  elle 
pouvoit  tout. 

Un  autre  passage  du  même  Abrégé  (t.  II,  p.  979)  '^  semble 
bien  avoir  inspiré  la  page  du  roman  (p.  11-12)  où  nous 
voyons  le  connétable  «  aspirer  »  à  l'alliance  de  Diane,  en 
négociant  le  mariage  de  son  lils  d'Anville  avec  M"'=  de  la 
Marck,  petite-fille  de  la  favorite.  Mais  ici,  l'emprunt  fait 
à  V Abrégé  se  complique  aussitôt  d'un  autre  emprunt  fait 
à  VHistoire^  et  ce  dernier  est  plus  typique  : 

...  Le  Gonnestable  —  écrit  Mme  de  la  Fayette  (p.  12)  —  ne  se 
trouvoitpas  encore  assez  appuyé,  s'il  ne  s'asseuroit  de  Madame 
de  Valentinois,  et  s'il  ne  la  separoit  de  Messieurs  de  Guise, 
dont  la  grandeur  commençoit  à  donner  de  l'inquiétude  à  cette 
Duchesse.  Elle  avoit  retardé  autant  qu'elle  avoit  pu,  le  mariage 
du  Dauphin  avec  la  Reine  d'Escosse  :  La  beauté  et  l'esprit 
capable  et  avancé  de  cette  jeune  Reine,  et  l'élévation  que  ce 
mariage  donnoit  à  Messieurs  de  Guise,  luy  estoient  insupor- 
tables.  Elle  haïssoit  particulièrement  le  Gardinal  de  Lorraine; 

1.  Cf.  La  princesse  de  Clèves,  p.  11  :  «  Le  Roy  avoit  toujours  aimé 
le  Gonnestable,  et  si-tost  qu'il  avoit  commencé  à  régner,  il  l'avoit  rap- 
pelle de  l'exil  où  le  Roy  Fançois  premier  l'avoit  envoyé.  »  Cette 
phrase  suit  immédiatement  le  passage  que  nous  venons  de  citer. 

2.  «  On  tient  que  ce  Seigneur  [le  connétable]  ayant  eu  advis  que 
l'affection  du  Roy  en  son  endroit  se  ralentissoit  fort,  l'avoit  réchauf- 
fée par  le  crédit  de  la  Duchesse  de  Valentinois,  en  recherchant  son 
alliance,  et  traittant  le  mariage  de  son  fils  Banville  avec  Antoinette 
fille  de  Robert  de  la  Mark  et  de  Françoise  de  Brezé,  qui  estoit  fille 
de  cette  Duchesse.  » 


124  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

il  luy  avoit  parlé  avec  aigreur,  et  mesme  avec  mépris;  elle 
voyoit  qu'il  prenoit  des  liaisons  avec  la  Reine;  de  sorte  que  le 
Connestable  la  trouva  disposée  à  s'unir  avec  luy,  et  à  entrer 
dans  son  alliance,  par  le  mariage  de  Mademoiselle  de  la  Marck 
sa  petite  fille,  avec  Monsieur  d'Anville  son  second  fils... 

Tout  ce  passage  n'est  qu'une  reprise  arrangée  de  cet 
autre  de  Mézeray  {Histoire^  t.  II,  p.  699)  : 

La  Duchesse  de  Valentinois  estoit  désormais  au  guet  pour 
empescher  Guise  d'empiéter  davantage  dans  la  faveur.  Car 
tout  considéré,  elle  aymoit  mieux  le  Connestable  plus  modéré, 
lequel  s'estoit  tousjours  assez  bien  accommodé  avec  elle;  et 
d'ailleurs  redoutoit  l'ambition  des  Princes  Lorrains.  Avec  cela, 
comme  elle  s'estoit  efforcée  de  retarder  le  mariage  du  Dau- 
phin avec  Marie  Stuart  leur  nièce,  pource  qu'elle  redoutoit 
l'esprit  de  cette  jeune  Princesse,  le  Cardinal  s'estoit  ligué  avec 
la  Reync  contre  elle,  et  l'avoit  une  fois  traittée  de  paroles  fort 
hautes.  C'est  pourquoy,  afin  de  s'unir  d'un  lien  plus  estret  avec 
les  Montmorencys,  elle  traitta  deslors  secrètement  de  donner 
à  Henry  second  fils  du  Connestable  une  sienne  petite  fille, 
qui  estoit  du  mariage  d'une  de  ses  filles,  avec  le  feu  Mareschal 
de  Bouillon. 

Si  M'ne  de  la  Fayette  a  profité  de  Mézeray  pour  sa  pein- 
ture des  intrigues  de  la  cour  de  Henri  II,  c'est  encore  à  lui 
seul  qu'elle  doit  le  récit  des  débuts  de  son  siiccesseur.  La 
dernière  partie  du  roman  commence  par  un  exposé  de  la 
révolution  politique  qui  marqua  l'avènement  de  Fran- 
çois II  (p.  2o3-2o5).  Les  éléments  en  sont  tirés  de  VHistoire 
de  France^  dont  M™«  de  la  Fayette  a  résumé  brièvement 
cinq  ou  six  grandes  pages  (t.  II,  p.  744-750),  mais  en  la 
suivant  pas  à  pas.  On  ne  saurait  songer  à  transcrire  ici 
tous  les  textes.  Il  nous  suffira  d'un  exemple,  que  nous 
prenons  court  à  dessein  : 

Histoire  de  France,  Princesse  de  Cleves, 

t.  II,  p.  744.  p.  203-204. 

...  Si   tost   que    Henry   eut  Le    Cardinal    de     Lorraine 

rendu  l'esprit,  ils  [les  Guises]      s'estoit  rendu  maistre  absolu 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  12$ 

emmenèrent  le  jeune  Roy  et  de  l'esprit  delà  Reyne  mère..., 

sa  mère  au  Chasteau  du  Lou-  de  sorte  que  si-tost  que  le  Roy 

vre,  à  l'autre  bout  de  la  Ville,  fut  mort,  la  Reine  ordonna  au 

Et  pour  prendre  pied  à  leur  Gonnestable  de  demeurer  aux 

aise  auprès  de  luy,  firent  lais-  Tournelles   auprès   du   Corps 

ser  ordre  au   Gonnestable  de  du  feu  Roy,  pour  faire  les  Ce- 

demeurer  à  la  garde  du  corps,  remonies     ordinaires.     Cette 

comme  sa  charge  de  Grand-  Commission     l'èloignoit     de 

Maistre  l'y  obligeoit,  afin  que  tout,  et  luy  ostoit   la  liberté 

cette  commission  l'attachant  là  d'agir, 
nécessairement  durant  trente 
jours    il    fust    esloigné   de   la 
Cour,  en  estant  si  prés. 


Le  p.  Anselme  et  Th.  Godefroy. 

Au  P.  Anselme,  auteur  d'une  Histoire  de  la  maison 
royale  de  France  et  des  grands  officiers  de  la  couronne 
(Paris,  1674,  2  vol.  in-4°),  M'"^  de  la  Fayette  a  demandé 
d'abord  quelques  renseignements  généalogiques.  Le  plus 
curieux  de  tous  est  celui  qui  concerne  la  famille  de  Clèvcs. 
Si  l'héroïne  du  roman,  M"^  de  Chartres,  est  —  comme 
sa  mère  —  un  personnage  d'invention,  le  prince  qu'elle 
épouse,  en  revanche,  a  bien  réellement  existé.  «  Le  Duc 
de  Nevers,  dont  la  vie  estoit  glorieuse  par  la  guerre,  et  par 
les  grands  emplois  qu'il  avoit  eus,  quoy  que  dans  un  âge 
un  peu  avancé,  faisoit  les  délices  de  la  Cour.  Il  avoit  trois 
fils  parfaitement  bien  faits;  le  second  qu'on  appelloit  le 
Prince  de  Cleves,  estoit  digne  de  soutenir  la  gloire  de  son 
nom,  il  estoit  brave  et  magnifique,  et  il  avoit  une  pru- 
dence qui  ne  se  trouve  gueres  avec  la  jeunesse  »  (p.  9). 
Ainsi,  le  prince  aux  nobles  sentiments,  dont  l'auteur  a  su 
faire  une  si  sympathique  figure,  est  le  second  des  trois  fils 
du  duc  de  Nevers.  Où  M^^^  de  la  Fayette  a-t-elle  trouvé 
ces  trois  fils  ?  Brantôme  et  Le  Laboureur  n'en  mentionnent 
que  deux.  Mais  le  P.  Anselme  présente  ainsi  (t.  I,  p.  288) 
la  descendance  de  François  de   Clèves,  duc  de  Nevers, 


126  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

et  de  Marguerite  de  Bourbon  :  «  De  cette  alliance  sor- 
tirent François  de  Cleves  II.  du  nom,  Duc  de  Nevers,  né 
le  3i.  de  Mars  iSSg.  et  mort  le  jour  de  la  Bataille  de 
Dreux  d'un  coup  de  Pistolet  que  luy  lâcha  par  imprudence 
l'un  de  ses  Gentilshommes  l'an  i562;  Jacques^  Duc  de 
Nevers,  né  le  premier  d'Octobre  1544.  et  mort  sans  lignée 
à  Montigny  prés  de  Lyon  le  6.  de  Septembre  1 364  ;  Hemy, 
Comte  d'Eu,  mort  sans  alliance.  »  C'est  donc  Jacques  de 
Clèves,  le  second  des  trois  fils,  que  le  roman  met  en  scène 
sous  le  nom  de  prince  de  Clèves.  Mais  M"'^  de  la  Fayette 
n'use  pas  du  prénom,  et  le  seigneur  que  l'histoire  fait 
mourir  sous  Charles  IX,  le  6  septembre  1664,  meurt  chez 
elle  de  chagrin,  quatre  ans  plus  tôt,  sous  François  II.  Elle 
n'en  est  pas,  nous  le  savons,  à  un  anachronisme  près.  — 
La  même  insouciance  à  l'égard  des  dates  lui  fait  écrire  un 
peu  plus  loin  (p.  22)  que  l'aîné  des  Clèves,  alors  comte 
d'Eu,  «  venoit  d'épouser  une  personne  proche  de  la  mai- 
son Royale  ».  L'allusion,  pour  être  discrète,  n'en  est  pas 
plus  exacte,  et  le  P.  Anselme  dit  expressément  (t.  I,  p.  307) 
que  François  II  de  Clèves  n'épousa  que  le  6  septembre 
i56i  Anne  de  Bourbon,  fille  de  Louis  II  de  Bourbon,  duc 
de  Montpensier,  prince  du  sang. 

Plus  que  VHistoire  de  la  maison  royale  de  France^ 
M'i"^  de  la  Fayette  a  mis  à  profit  un  autre  ouvrage  du 
P.  Anselme,  Le  palais  de  l'Honneur  (Paris,  i663,  in-40)'. 
C'est  là  (p.  229  et  suiv.)  qu'elle  a  trouvé  tous  les  détails  des 
fiançailles  et  du  mariage  de  Madame  Elisabeth  de  France 
avec  le  duc  d'Albe,  représentant  du  roi  d'Espagne  Phi- 
lippe II.  Mais  le  P.  Anselme  lui-même  reproduit  en  l'abré- 
geant la  relation  insérée  par  Godefroy  dans  son  Cérémo- 
nial François  (Paris,  1649,  t.  II,  p.  i5)  :  «  Ordre  du  Duc 
d'Albe  espousant  Elisabeth  de  France,  fille  aisnée  du  Roy 
Henry  II.  comme  Procureur  de  Philippes  II.  Roy  d'Es- 
pagne, en  l'Eglise  Nostre-Dame  de  Paris,  l'an  iSSg.  au 

I.  L'édition  datée  de  1668  se  confond  avec  celle  de  i663.  Seul,  le 
litre  dilFère.  L'achevé  d'imprimer  est  le  même  :  20  juillet  i663. 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES. 


mois  de  luin.  »  Si  M^^  de  la  Fayette  suit  ordinairement  le 
P.  Anselme,  abrégeant  à  son  tour  l'abréviateur  de  Gode- 
froy,  elle  ne  néglige  pas  de  remonter  à  roriginal,  et  d'en 
extraire  certains  détails  que  l'abréviateur  n'a  pas  recueillis. 
Tout  citer  ici,  cela  ne  se  peut.  Il  faut  nous  borner  à 
quelques  exemples. 

Une  page  du  roman  (p.  176-177)  raconte  l'arrivée  du 
duc  d'Albe  à  Paris  et  sa  réception  officielle  par  le  roi  de 
France  à  la  porte  du  Louvre.  «  Lorsque  ce  Duc  fut  proche 
du  Roy,  il  voulut  lui  embrasser  les  genoux;  mais  le  Roy 
l'en  empescha  et  le  lit  marcher  à  son  côté  jusques  chez  la 
Reine.  »  La  relation  de  Godefroy  nous  montre  le  duc 
d'Albe  s'efforçant  par  trois  fois  de  «  baise?^  les  pieds  de  sa 
Majesté  ».  Le  P.  Anselme  a  corrigé  ce  geste  déplaisant,  et 
c'est  lui  qui  fournit  à  M™^  de  la  Fayette  l'expression  atté- 
nuée qu'elle  emploie  :  «...  Si-tost  que  le  Duc  d'Alve  l'eut 
apperceu,  il  vint  luy  faire  la  révérence;  et  s'estant  efforcé 
par  trois  diverses  fois  d'embrasser  ses  genoux^  le  Roy  à 
chaque  fois  l'embrassa  en  le  soulevant,  ne  voulant  pas 
permettre  qu'il  s'humiliast  tant  envers  luy,  mais  comme 
à  la  personne  du  Roy  d'Espagne,  dont  il  estoit  le  Procu- 
reur, il  luy  fit  l'honneur  de  le  faire  marcher  à  son  costé, 
et  le  mena  à  la  Salle  du  Louvre,  oii  il  luy  fit  voir  la  Reyne 
sa  femme  »  [Palais  de  rHonneur^  p.  23o).  —  Après  avoir 
salué  la  reine,  le  procureur  de  Philippe  II  présente  à 
Madame  Elisabeth  hommages  et  cadeaux.  Puis  il  va  '<  chez 
Madame  Marguerite  sœur  du  Roy,  lui  faire  les  compli- 
ments de  Monsieur  de  Savoye,  et  l'asseurer  qu'il  arrive- 
rait dans  peu  de  jours  ».  Ce  dernier  détail,  qui  n'est  pas 
dans  le  P.  Anselme',  vient  de  Godefroy  (t.  II,  p.  16)  :  «  Il 

I.  Texte  du  P.  Anselme,  p.  23o  :  «  ...  Apres  luy  [la  Reine]  avoir 
fait  la  révérence  et  baisé  les  mains,  il  fit  son  compliment  à  Madame 
Elisabeth  de  France,  à  laquelle  il  présenta  les  recommandations  du 
Roy  Philippes  II.  son  Maistre,  luy  faisant  de  sa  part  un  fort  riche 
présent  [Godefroy  dit  simplement  «  un  présent  »];  ensuitte  il  prit 
congé  d'elle,-pour  aller  saluer  Madame  Marguerite,  Sœur  unique  du 
Roy,  destinée  pour  estre  mariée  au  Duc  Philebert  Emanùel  de 
Savoye.  » 


128  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

la  laissa  [Madame  Elisabeth]  pour  aller  faire  la  révérence 
à  Madame  Marguerite,  sœur  unique  du  Roy,  et  fille  du 
Roy  François  I.  Vasseurant  de  la  brieve  demeure  que 
ferait  encore  le  Prince  de  Piedmont^  pour  venir  jouyr  du 
plaisir  qui  luy  estoit  préparé,  lequel  desja  estoit  hors  de 
son  pays  pour  s'acheminer  vers  la  France.  » 

Mi^s  de  la  Fayette  a  dépeint  brillamment  la  solennité  du 
mariage  (p.  igS-igy).  Avec  un  plaisir  évident,  elle  a  noté 
la  richesse  des  costumes,  la  grandeur  du  cérémonial,  l'ex- 
traordinaire éclat  des  fêtes.  Le  P.  Anselme  et  Godefroy 
l'ont  ici  renseignée  en  toute  précision.  Mais  non  contente 
de  leur  emprunter  les  détails  les  plus  expressifs,  elle  a  mis 
encore  à  profit,  pour  rehausser  sa  description,  les  docu- 
ments que  Godefroy  lui  fournissait  aux  pages  précédentes 
(t.  II,  p.  I  et  suiv.)  :  i»  sur  le  mariage  du  dauphin  Fran- 
çois avec  Marie  Stuart  (24  avril  1 558)  ;  2°  sur  le  mariage  du 
duc  de  Lorraine  avec  Claude  de  France  (22  janvier  i559). 
Elle  a  cru  qu'elle  avait  le  droit,  vu  la  fixité  du  cérémonial, 
d'utiliser  pour  son  récit  les  diverses  relations  de  ces 
mariages  princiers. 

Quelques  rapprochements  de  textes  auront  ici  leur  élo- 
quence : 

Princesse  de  Clèves,  p.  igS-igj.  Relations  utilisées. 

Le  matin,  le  Ducd'Albe  qui  Le  jour  des  Nopces  arrivé, 
n'estoit  jamais  vestu  que  fort  chacun  ayant  mis  ordre  à  son 
simplement,  mit  un  habit  de  affaire,  le  Duc  d'Alve  qui 
drap  d'or  meslé  de  couleur  de  avoit  de  coustume  de  se  tenir 
feu,  de  jaune,  et  de  noir,  tout  simplement,  mit  une  Couron- 
couvert  de  pierreries,  et  il  ne  sur  sa  teste  fermée  à  l'Im- 
avoit  une  couronne  fermée  periale,  enrichie  de  pierreries  ; 
sur  la  teste.  Le  Prince  d'O-  il  estoit  vestu  de  drap  d'or,  et 
range  habillé  aussi  magnifi-  la  livrée  de  ses  domestiques 
quement  avec  ses  livrées,  et  estoit  de  noire,  de  jaune  et 
tous  les  Espagnols  suivis  des  rouge,  chamarrée  de  passe- 
leurs,  vinrent  prendre  le  Duc  mens  d'or,  avec  le  pourpoint 
d'Albe  à  l'Hostel  de  Villeroy,  de  satin  jaune  en  broderie, 
où  il  estoit  logé,  et  partirent  chacun   portant  la    toque    de 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES. 


129 


marchant  quatre  à  quatre  pour 
venir  à  l'Evesché. 


Si  tost  qu'il  fut  arrivé  on 
alla  par  ordre  à  l'Eglise  :  le 
Roy  menoit  Madame  qui  avoit 
aussi  une  couronne  fermée, 
et  sa  robbe  portée  par  Mesde- 
moiselles de  Mompensier  et 
de  Longueville.  La  Reine 
marchoit  ensuitte;  mais  sans 
couronne... 


Le  Roy,  les  Reines,  les  Prin- 
ces et  Princesses  mangèrent 
sur  la  table  de  marbre  dans 
la  grande  salle  du  Palais.  Le 
Duc  d'Albe  assis  auprès  de  la 
nouvelle  Reine  d'Espagne. 

REV.    DU   SEIZIÈME    SIÈCLE.    II. 


velours  noire,  avec  les  plumes 
rouges  et  noires.  Apres  les 
Pages  et  les  Laquais  du  Duc 
d'Alve,  marchoit  la  maison  du 
Prince  d'Orange,  laquelle  es- 
toit  fort  leste,  et  les  Seigneurs 
Espagnols  ensuitte  marchèrent 
quatre  à  quatre,  lesquels  es- 
toient  venus  pour  assister  à 
cette  Cérémonie,  tous  riche- 
ment vestus.  Le  Duc  d'Alve 
ainsi  accompagné,  partit  de 
son  logis  (à  présent  l'Hostel 
de  Villeroy)  et  arriva  à  la  Mai- 
son de  l'Evesque  de  Paris... 
(P.  Anselme,  p.  23o.) 

Elle  [Madame]  estoit  parée 
d'une  robbe  couverte  de  pier- 
reries, et  avoit  une  Couronne 
sur  sa  teste  aussi  fermée  à 
l'Impériale.  (P.Anselme,  p.23o- 
23i.)  —  Mesdamoiselles  de 
Montpensier  et  de  Longue- 
ville  portèrent  la  queue  de  ■ 
Madame  de  Lorraine.  (Gode- 
froy,  p.  i5  :  mariage  du  duc 
de  Lorraine  et  de  Claude  de 
France.)  —  Suivoit  la  Reyne 
de  France  sa  mère  en  pareil 
équipage,  hormis  la  couronne. 
(Godefroy,  p.  17  :  mariage  du 
roi  d'Espagne  et  d'Elisabeth 
de  France.) 

A  l'heure  du  souper  le  Roy, 
la  Reyne,  et  autres  Princes  de 
son  sang,  estans  assis  à  la 
Table  de  Marbre,  qui  estoit  la 
table  de  l'Espousée...  (Gode- 
froy, p.  8  :  mariage  du  dau- 
phin et  de  Marie  Stuart.  Cf. 
9 


i3o 


LES    SOURCES    HISTORIQUES 


Au  dessous  des  dégrez  de 
la  table  de  marbre,  et  à  la 
main  droite  du  Roy,  cstoit 
une  tal)le  pour  les  Ambassa- 
deurs, les  Archevesques,  et  les 
Chevaliers  de  l'Ordre,  et  de 
l'autre  costé  une  table  pour 
Messieurs  du  Parlement. 


Le  Duc  de  Guise  vestu  d'une 
robe  de  drap  d'orfrisé,  ser- 
voit  le  Roy,  de  Grand  Maistre, 
Monsieur  le  Prince  de  Condé, 
de  Panetier,  et  le  Duc  de  Ne- 
mours, d'Eschançon. 


aussi  p.   10,  Séance  tenue  au 
Festin  Royal  fait  en  la  grande 
Salle  du  Palais  de  Paris  le  jour 
desdites    Nopces  :  Le   Roy  et 
la   Reyne    furent  assis   juste- 
ment au  milieu  de  la  grande 
Table  de  Marbre  sous  le  dais.) 
Au  dessous  des  degrez  de 
ladite  grande  Table  de  Marbre, 
fut  mise  une  table  du  costé  de 
la  main  droite  du  Roy,  tirant  en 
bas  le  long  de  la  grande  Salle 
du   Palais;   à   laquelle  furent 
assis  Messieurs  les  Ambassa- 
deurs, Archevesques  et  Eves- 
ques,  et  les  Chevaliers  de  l'Or- 
dre... De  l'autre  costé  de  ladite 
Salle  du  Palais,  et  au  dessous 
desdits  degrez  de  ladite  Table 
de  Marbre  du  costé  de  la  main 
gauche  du  Roy,  furent  mises  de 
grandes  et  longues  tables,  aus- 
quelles  furent  placez,  et  assis 
Messieurs  de  la  Cour  de  Par- 
lement les  premiers...  (Gode- 
froy,    p.    lo-ii  :    mariage    du 
dauphin  et  de  Marie  Stuart.) 
A  l'heure  du  souper. . .  le  Duc 
de   Guise   vestu  d'une  robbe 
de  drap  d'or  frizé  enrichy  de 
pierreries...  (Godefroy,  p.  8.) 
—  Monsieur  le  Duc  de  Guise 
servoit  le  Roy  de  Grand  Mais- 
tre. Monseigneur  le  Prince  de 
Condé  servoit  de  Panetier  pour 
le  Roy,  et  Monsieur  d'Aumale 
pour  la  Reyne...  Eschançons, 
Monsieur    de   Nemours   pour 
le  Roy;  le  comte  d'Eu  pour  la 
Reyne... Trenchans,  Monsieur 


DE  LA  PRINCESSE  DE  CLÈVES.  l3l 

de  Nevers  pour  le  Roy;  Doni 
Alphonse  pour  la  Reyne... 
(Godefroy,  p.  lo  :  mariage  du 
dauphin  et  de  Marie  Stuart.) 


De  tout  ce  qui  précède,  une  conclusion  se  dégage  quant 
à  la  manière  historique  de  M™^  de  la  Fayette.  Il  apparaît 
que,  pour  donner  à  sa  fiction  un  fond  de  vérité,  elle  s'est 
documentée  avec  un  soin  extrême.  Elle  a  consulté  de  très 
près  tous  les  ouvrages  principaux,  fût-ce  de  massifs 
in-folio,  qui  pouvaient  la  renseigner  sur  la  cour  des  Valois. 
Elle  a  pris  de  divers  côtés  les  nombreux  matériaux  de  sa 
reconstitution;  mais,  avec  cet  art  savant  des  vrais  clas- 
siques, elle  a  su  fondre  en  une  artistique  unité  ces  élé- 
ments hétérogènes.  Ce  procédé  de  composition,  qui 
s'étend  à  l'ensemble  de  l'œuvre,  il  nous  reste  à  montrer 
qu'il  s'applique  en  particulier  aux  épisodes  historiques  de 
La  princesse  de  Clèves. 

H.  Chamard  et  G.  Rudler. 


CHRONIQUES 


BULLETIN  D'HISTOIRE  LITTERAIRE. 

Répertoires.  —  La  Société  d'histoire  littéraire  de  la  France 
vient  de  faire  paraître  la  deuxième  série  des  tables  générales 
de  \a.  Revue  d'histoire  littéraire  (t.  VI-XV,  i8gg-igo8)  préparées 
par  notre  confrère  M.  Maurice  Tourneux.  Elles  se  divisent  en 
trois  chapitres  : 

I.  Articles    de    fond,    mélanges,    documents,    chroniques, 

comptes-rendus,  questions  et  réponses. 
II.  Livres  nouveaux. 
III.  Périodiques  français  et  étrangers. 

Histoire  générale  de  la  littérature  française  au  xvie  s. 
—  La  Revue  universitaire  de  igiS  (i^r  janvier-i5  octobre)  a 
publié  les  comptes-rendus  des  cours  publics  professés  à  la 
Sorbonne  par  M.  Lanson  sur  Les  grands  maîtres  et  les  grands 
courants  de  la  littérature  fratiçaise  moderne.  Ce  cours,  qui  sera 
complet  en  trois  années,  s'étend,  pour  la  première  année,  de 
i5oo  à  i65o  environ.  C'est-à-dire  qu'il  est  consacré  presque 
tout  entier  à  la  littérature  du  xvie  siècle.  On  jugera  de  son 
intérêt  pour  nos  études  par  les  titres  de  quelques  leçons  que 
nous  transcrivons  ici  : 

II.  Les  conditions  générales  de  la  vie  littéraire  au  xvie  siècle. 

III.  La  tradition  littéraire  au  début  du  xvi*  siècle. 

IV.  La  tradition  poétique  au  début  du  xvie  siècle. 
V.  La  tradition  morale  et  philosophique. 

VI.  La  tradition  dramatique. 
VII.  Les  caractères  généraux  de  la  Renaissance  en  Italie  et  en 

France. 
VIII.  L'apport  idéologique  de  la  Renaissance  dans  la  littéra- 
ture française. 
IX.  L'apport  artistique  de  la  Renaissance  dans  la  littérature 

française. 
X.  La  réaction  de  l'esprit  français  à  la  tin  du  xvk  siècle. 
XI.  Clément  Marot. 


CHRONIQUES.  l33 


XII.  Rabelais  (deux  leçons,  publiées  in  extenso  dans  la  Revue 
des  cours  et  conférences  de  mai-juin.  Cf.  R.  XF/e  s., 
t.  I,  p.  635). 

XIII.  Ronsard. 

XIV,  Montaigne. 

XV.  Une  période  de  transformation  :  de  iSqo  à  1625. 
XVI.  L'annonce  du  classicisme. 

Bibliothèques.  —  On  sait  quelles  indications  utiles  sur  le 
goût  du  public  à  des  époques  déterminées  nous  fournissent  les 
catalogues  des  bibliothèques.  On  trouvera  dans  les  Mélanges 
Picot  (E.  Champion,  éd.  iQiS),  t.  II,  p.  333-363,  un  article  de 
M.  L.  AuvRAY  sur  La  bibliothèque  de  Claude  Bellièvre  (i53o), 
l'archéologue  lyonnais.  Ce  catalogue  comprend  168  articles. 
Celui  de  la  bibliothèque  de  Moreau,  sieur  d'Auteuil,  biblio- 
phile, en  comprend  trente-deux.  Cf.  Mélanges  Picot,  t.  II, 
p.  371-375. 

Langue  française.  —  Le  premier  traité  d'orthographe  fran- 
çaise imprimé  est  le  très  utile  et  compendieux  traité  de  l'art  et 
science  d'orthographe  gallicane  qui  fut  publié  en  i53o  par  un 
Picard  inconnu  et  que  M.  Ch.  Beaulieux  reproduit  et  étudie 
dans  les  Mélanges  Picot,  t.  II,  p.  557-568. 

La  Réforme.  —  M.  H.  Prentout,  dans  un  article  de  la 
Revue  historique,  191 3,  apporte  d'intéressants  renseignements 
sur  la  Réforme  en  Normandie  et  les  débuts  de  la  Réforme  à 
l'Université  de  Caen.  C'est  dans  les  collèges  de  l'Université  de 
Caen  que  se  prépara  la  diffusion  des  idées  qui  devaient  gagner 
à  la  Réforme  une  si  grande  partie  de  la  Normandie.  Dès  i5i5, 
il  y  a  un  groupe  de  «  fabrisiens  »  à  l'Université  de  Caen  :  les 
plus  actifs  sont  Guillaume  de  la  Mare,  auteur  d'un  Tripertitus 
in  Chimœram  conflictus  (i5i3),  invective  dirigée  contre  l'or- 
gueil, la  luxure  et  l'avarice,  dans  laquelle  les  prêtres  et  les 
éveques  ne  sont  pas  ménagés,  et  Pierre  des  Prez,  recteur  de 
l'Université  (i52i).  Ces  humanistes  sont  en  même  temps  en 
relations  avec  Érasme,  sans  doute  par  l'entremise  de  l'évèque 
de  Bayeux,  Lodovico  Canossa  :  deux  éditions  des  Adagia  sont 
publiées  à  Caen.  Ils  ont  les  yeux  fixés  sur  l'Université  de  Lou- 
vain,  qui  était  alors  un  foyer  d'humanisme.  Au  moment  où  se 
fonde  à  Louvain  le  collège  des  Trois-Langues  (i5i7),  on  se 
met  à  enseigner  le  grec  au  collège  du  Bois,  à  Caen.  Mais  tous 


l34  CHRONIQUES. 


ces  professeurs,  fabrisiens,  puis  érasmiens,  entendent  bien 
rester  orthodoxes;  ce  n'est  guère  que  vers  i55o  qu'ils  se  font 
inscrire  en  nombre  sur  les  registres  des  pasteurs.  La  Réforme 
en  Normandie  fut  donc,  selon  M.  Prentout,  moins  un  mouve- 
ment politique,  social  et  économique  qu'un  mouvement  reli- 
gieux et  intellectuel  qui  prit  naissance  dans  les  collèges  de 
l'Université. 

Le  mouvement  de  la  Renaissance.  —  On  trouvera  des  faits 
et  des  aperçus  intéressant  l'histoire  littéraire  de  la  Renais- 
sance française  dans  le  cours  professé  à  la  Faculté  des  lettres 
de  Bordeaux  par  M.  E.  Bourciez  sur  Nérac  au  XVI^  siècle 
(publié  dans  la  Revue  des  cours  et  conférences,  1912-1913. 
Paris,  Société  française  d'imprimerie  et  de  librairie).  Le 
ch.  v,  La  Renaissance  et  les  débuts  de  la  Réforme,  examine  la 
question  de  la  religion  de  la  reine  de  Navarre  et  retrace  le  rôle 
de  cette  «  bonne  dame  »  de  la  Renaissance,  à  Nérac,  au 
moment  où  se  développait  la  Réforme. 

—  La  même  Revue  a  publié  un  résumé  des  conférences  que 
j'ai  consacrées  au  Mouvement  intellectuel  à  Poitiers  dans  la 
première  moitié  du  XF/«  siècle,  Renaissance  et  Réforme,  t.  II, 
p.  786  et  suivantes. 

Érasme.  —  M.  Alphonse  Roersch  a  retrouvé  quarante-six 
lettres  inédites  d'Érasme  à  Schetz,  banquier  anversois.  Il  en 
publie  l'inventaire  dans  les  Mélanges  Picot,  t.  I,  p.  i-io,  en 
attendant  qu'elles  prennent  place  dans  l'édition  des  lettres 
d'Érasme  de  P. -S.  Allen,  en  cours  de  publication. 

Le  platonisme.  —  De  M.  J.  Merlant,  dans  son  cours  sur  La 
vie  intérieure  et  la  culture  du  moi  dans  la  littérature  française 
à  partir  de  Montaigne,  une  leçon  sur  Les  idées  platoniciennes 
dans  la  littérature  à  la  fin  du  XVh  siècle  contient  un  exposé 
nourri  et  très  clair  du  mouvement  platonicien  au  xvie  siècle 
{Revue  des  cours  et  conférences^  1912-1913,  t.  I,  p.  674). 

Marguerite  de  Navarre.  —  M.  Gohin  donne  dans  les 
Mélanges  Picot,  t.  I,  p.  395-407,  le  texte  de  douze  huitains 
inédits  de  Marguerite  de  Navarre  qui  répondent  à  douze  hui- 
tains d'un  amant  platonique,  M.  de  La  Vaulx,  «  notaire  et  secré- 
taire du  roi  et  son  valet  de  chambre  ordinaire  ».  Ils  ont  été  com- 


CHRONIQUES.  l35 


posés  par  manière  de  divertissement  poétique.  Ils  sont  inté- 
ressants parce  qu'ils  nous  montrent  la  vogue  du  platonisme 
qui  pénétrait  alors  même  dans  des  poèmes  qui  ne  sont  que 
des  jeux  de  société. 

Clément  Marot.  —  La  première  édition  des  œuvres  de  Clé- 
ment Marot,  celle  à  laquelle  il  est  fait  allusion  dans  la  préface 
de  V Adolescence  clémentine  (i532),  est  sans  doute  l'ouvrage  inti- 
tulé Les  opuscules  et  petits  traicte:;  de  Clément  Marot,  dont  un 
exemplaire,  passé  de  la  Bibliothèque  Colombine  en  Amé- 
rique, est  analysé  et  étudie  par  M.  Rahir,  Mélanges  Picot, 
t.  II,  p.  635-645.  La  date  serait  i53o. 

Calvin.  —  Sous  le  titre  de  Calviniana,  M.  Th.  Dufour 
publie  dans  les  Mélanges  Picot,  t.  II,  p.  5 1-66,  trois  notes  sur 
les  Cauvin  de  Paris,  sut  les  dates  de  quatre  /e«re^  (i533-i534)  et 
sur  le  prétendu  emprisonnement  de  i534,  qui  reste  fort  douteux. 

Les  conteurs. —  La  détermination  de  l'auteur  du  Moyen  de 
parvenir  et  la  recherche  des  sources  de  cet  ouvrage  font  l'ob- 
jet de  la  dissertation  inaugurale  de  M.  Herbert  Reiche,  de 
Dresde,  Le  moyen  de  parvenir  von  Béroalde  de  Verville  mit 
besonderer  Berucksichtigung  der  Quellen-und  Verfasserfrage. 
Ein  Beitrag  ^ur  franges.  Novellistik  (Cobourg,  igiS,  in-80, 
78  p.).  L'auteur  dç  cette  thèse  substantielle  confirme  l'attribu- 
tion ordinaire  du  Moyen...  à  Béroalde  de  Verville.  Il  retrace  la 
vie  de  cet  auteur,  donne  la  bibliographie  complète  de  ses 
œuvres  et  consacre  la  plus  grande  part  de  son  travail  à  dresser 
le  riche  catalogue  des  sources  du  Moyen  de  parvenir.  A  rete- 
nir, pour  les  études  rabelaisiennes,  les  pages  5i-54,  sur  les 
rapports  du  Moyen...  avec  l'œuvre  et  la  légende  de  Rabelais, 
M.  Reiche  signale  les  principales  particularités  de  style  et  les 
types  de  facéties  communs  aux  deux  auteurs. 

Ronsard.  —  Dans  le  n"  d'octobre-décembre  i9i3de  la  i^evwe 
d'histoire  littéraire  de  la  France,  M.  Maurice  Lange  publie  un 
article  sur  Quelques  sources  probables  des  «  Discours  »  de  Ron- 
sard. Il  s'est  proposé  de  rechercher  à  qui  Ronsard  devait  sa 
science,  toute  d'emprunt  et  récente,  de  controversiste  catho- 
lique. Constatant  qu'avant  i56o  Ronsard  célèbre  volontiers 
trois  protecteurs  éminents,  le  cardinal  de  Châtillon  (Odct  de 


l36  CHRONIQUES. 


Coligny),  le  cardinal  de  Lorraine  (Charles  de  Guise)  et  Michel 
de  L'Hôpital,  il  s'est  demandé  si  ce  ne  serait  point  à  ces  deux 
derniers  personnages  (le  premier  s'étant  converti  au  protestan- 
tisme en  i562)  qu'il  doit  ses  idées  de  polémiste  et  sa  politique. 
En  fait,  il  y  a  des  rapports  entre  le  Discours  à  G.  des  Autels, 
y  Institution  pour  l'adolescence  du  Roy  très  chrestien  Charles  IX^ 
de  ce  nom  et  les  œuvres  latines  et  françaises  de  Michel  de 
L'Hôpital.  Les  reproches  aux  huguenots  que  contiennent  la 
Remonstrance,  la  Responce,  le  Discours  sur  les  misères  de  ce 
temps  et  la  Continuation  se  rencontrent  dans  le  discours  de 
L'Hôpital  aux  Etats  d'Orléans  (i56o).  M.  Lange  signale  ensuite 
des  rapprochements  entre  les  critiques  adressées  par  Ronsard 
au  clergé  et  certains  passages  des  discours  prononcés  aux 
États  d'Orléans  par  Quintin,  orateur  du  clergé.  Quant  aux 
arguments  théologiques  que  Ronsard  fait  valoir  en  faveur  de 
l'église  approuvée,  ils  ressemblent  fort  à  ceux  que  le  cardinal 
de  Lorraine  allégua  au  collège  de  Poissy  contre  Th.  de  Bèze. 
Peut-être  fut-il  encouragé  dans  sa  tâche  de  défenseur  du  parti 
catholique  parle  plus  catholique  de  ses  protecteurs,  le  cardinal 
de  Lorraine. 

—  Autour  du  château  de  Talcy.  Les  «  Amours  »  de  Ronsard 
et  le  «  Printemps  »  de  d'Aubigné.  Sous  ce  titre,  M.  Georges 
Servant,  dans  la  Revue  bleue  du  20  septembre  igiS,  nous 
raconte  l'histoire  du  château  de  Talcy  où  habitèrent  Cassandre 
Salviati,  la  Cassandre  de  Ronsard,  et  sa  nièce  Diane,  l'héroïne 
du  Printemps  d'Agrippa  d'Aubigné.  Sur  les  amours  de  Ron- 
sard et  de  Cassandre,  M.  Servant  suit  fidèlement  l'interpréta- 
tion du  canzonière  des  Amours  donnée  par  M.  Henri  Lon- 
gnon,  de  même  qu'il  se  contente,  pour  les  rapports  d'Agrippa 
d'Aubigné  avec  Diane  Salviati,  d'emprunter  à  AL  Rocheblavc, 
La  vie  d'un  héros,  sa  reconstitution  de  l'idylle  de  d'Aubigné. 

—  De  M.  G.  Baguenault  de  Puchesse,  dans  le  Journal  des 
Débats  du  i3  février  1914,  nnSiVliclesMr  Ronsard  patriote.  L'at- 
titude de  Ronsard,  auteur  des  Discours,  s'explique,  selon  lui, 
par  «  sa  foi  catholique,  son  amour  du  sol,  toutes  ses  traditions 
de  familles  réveillées  soudain  ». 

Traducteurs.  —  M.  Victor  Carrière  {Notes pour  la  biogra- 
phie de  Jacques  Amyot  à  propos  du  quatrième  centenaire  de  sa 
naissance,  Fontainebleau,  1914)  a  rencontré  dans  les  registres 


CHRONIQUES.  l^J 


des  Insinuations  de  l'ancien  diocèse  de  Sens,  pour  les  années 
i558  et  iSSg,  quatre  ecclésiastiques  sénonaisdu  nom  d'Amyot. 
Il  se  demande  si  l'un  d'eux,  Jacques  Amyot,  curé  de  Moulon 
et  chanoine  de  Sainte-Marie-rÉgyptienne  en  l'église  cathé- 
drale de  Sens,  ne  serait  pas  l'abbé  de  Bellozanne.  Il  aurait 
obtenu  cette  cure  en  i558  et  l'aurait  résignée,  moins  d'un  an 
après,  au  profit  de  Toussaint  Gombault.  A  cette  date,  Jacques 
Amyot  est  depuis  deux  ans  précepteur  des  ducs  d'Orléans  et 
d'Angoulême  et  pourvu  de  l'abbaye  de  Bellozanne.  Toussaint 
Gombault,  d'après  le  registre  des  recteurs  de  l'Université  de 
Paris,  aurait  été  reçu  maître  es  arts  une  année  après  Jacques 
Amyot. 

Erudition.  —  Sous  ce  titre  :  Un  ex-libris  de  Guillaume 
Postel,  on  trouvera  dans  les  Mélanges  Picot,  t.  I,  p.  3 1 5-333, 
une  étude  riche  de  faits  et  d'aperçus  nouveaux  de  M.  Paul 
Ravaisse  sur  la  vie  du  grand  hébraïsant. 

Polémique  religieuse.  —  MM.  A.  Olivet  et  E.  Choisy 
viennent  de  publier  chez  A.  JuUien,  à  Genève,  une  réimpres- 
sion de  l'édition  rarissime  de  l'ouvrage  de  Sébastien  Gastel- 
lion  :  Traité  des  hérétiques,  à  savoir  si  on  les  doit  persécuter 
et  comment  on  se  doit  conduire  avec  eux,  selon  l'avis,  opinion 
et  sentence  de  plusieurs  auteurs,  tant  anciens  que  modernes. 
C'est  une  réponse  à  la  Déclaration  de  la  vraie  foi  par  laquelle 
Galvin,  au  lendemain  de  l'exécution  de  Michel  Servet,  jus- 
tifiait son  attitude  et  son  rôle  dans  cette  affaire  (i553).  Ge 
plaidoyer  pour  la  tolérance  religieuse  comprend  une  dédi- 
cace à  Mgr  Guillaume,  comte  de  Hesse,  une  lettre  de  Mar- 
tin Bellie  (Gastellion)  au  duc  de  Wurtemberg,  puis  la  «  sen- 
tence »  de  Martin  Luther,  en  laquelle  est  «  clairement  montré 
que  la  punition  des  hérétiques  n'appartient  pas  au  magistrat  », 
et  des  opinions  analogues  ou  conformes  de  divers  auteurs  : 
Érasme,  Lactance,  Jean  Calvin,  Otto  Brunfelsius,  saint 
Augustin,  Chrysostome,  saint  Jérôme,  etc. 

—  On  lira  avec  profit  Quelques  remarques  bibliographiques 
sur  ce  Traité  des  hérétiques  par  M.  Jacques  Pannier  dans  le 
Bulletin  de  l'histoire  du  protestantisme  français  de  novembre- 
décembre  igi3.  M.  Pannier  a  étudié  la  question  des  auteurs  du 
traité,  le  lieu  de  publication;  enfin,  il  montre  comment  Gastel- 
lion traduit  certains  fragments  de  l'édition  latine  de  VInstitu- 


l38  CHRONIQUES. 


tion  chrétienne,  que  Calvin  à  la  même  époque  traduisait  aussi 
en  français. 

—  M.  Julien  Baudrier  a  établi  dans  un  article  des  Mélanges 
Picot,  t.  I,  p.  41-56,  les  rapports  de  Michel  Servet  avec  les 
libraires  et  les  imprimeurs  lyonnais. 

Eloquence  religieuse.  —  Le  2o3e  fascicule  de  la  Biblio- 
thèque de  r École  des  Hautes-Études  {Paris,  H.  Champion,  igiS) 
contient  une  étude  de  notre  confrère  M.  Louis  Hogu  sur  Jean 
de  l'Espine,  moraliste  et  théologien  (iSoSP-iSgy).  Ce  personnage, 
qui  fut  moine  augustin  à  Angers,  puis  pasteur  protestant,  pré- 
dicateur, docteur  et  auteur  d'ouvrages  de  morale,  était  resté  à 
peu  près  inconnu  jusqu'à  ce  jour.  La  monographie  que  lui 
consacre  M.  Hogu  semble  aussi  complète  que  possible.  Des 
recherches  poussées  dans  les  sens  les  plus  variés  lui  ont  per- 
mis d'apporter  de  l'ordre  et  de  la  clarté  dans  une  confusion  de 
renseignements  fragmentaires.  Sans  doute  sur  l'origine  de  Jean 
de  l'Espine  et  sur  la  période  catholique  de  sa  vie,  il  reste 
encore  des  lacunes  dans  sa  biographie.  Mais,  à  partir  du  jour 
où  il  entre  en  correspondance  avec  Calvin ,  les  notions 
deviennent  plus  précises.  M.  Hogu  nous  dit  quelle  fut  l'in- 
fluence du  supplice  de  Rabec  sur  Jean  de  l'Espine,  quel  rôle 
il  joua  au  colloque  de  Poissy,  comment  il  prêcha  la  Réforme 
dans  l'Ile-de-France,  quelle  part  il  prit  à  la  controverse  reli- 
gieuse organisée  en  i566  par  le  duc  de  Bouillon  et  le  duc  de 
Montpensier  et  comment  il  trouva  asile  et  secours  à  Montar- 
gis,  auprès  de  Renée  de  Ferrare,  lors  de  la  Saint-Barthélémy. 
•  Les  œuvres  de  Jean  de  l'Espine  comprennent  des  lettres,  des 
sermons,  des  livres  de  théologie  et  de  polémique  religieuse,  des 
ouvrages  de  morale  théorique,  des  écrits  moraux  de  circons- 
tance, enfin  sept  livres  d'  «  excellents  discours  ».  M.  Hogu 
démêle  la  part  d'humanisme  mêlée  à  la  théologie  de  Jean  de 
l'Espine.  La  morale  de  ce  théologien  est  la  servante  de  la 
théologie.  Elle  a  un  caractère  populaire  à  l'usage  des  pauvres 
gens.  L'agriculture,  la  cuisine  servent  à  l'illustrer  ou  à  la  com- 
menter. De  là  le  caractère  réaliste  de  son  style. 

La  bibliographie  des  œuvres  de  Jean  de  l'Espine,  dressée 
par  M.  Hogu,  abon\ie  en  opuscules,  en  volumes  portatifs,  de 
petit  format.  L'importance  des  petits  livres  au  xvie  siècle, 
signalée  par  M.  Hauser,  est  confirmée  par  cette  bibliographie. 

—  Une  leçon  du  cours  de  M.  J.  Merlant  sur  La  vie  inté- 


CHRONIQUES.  iSç 


rieiire  et  la  culture  du  moi  dans  la  littérature  française  a  partir 
de  Montaigne  étudie  la  culture  chrétienne  chez  saint  François 
de  Sales.  {Revue  des  cours  et  conférences,  1912-1913.) 

Romans.  —  Sous  ce  titre,  L'âme  dans  l'Astrée,  M.  J.  Mer- 
LANT  rattache,  dans  une  certaine  mesure,  à  l'histoire  de  la  spi- 
ritualité au  xviie  siècle  le  roman  de  L'Astrée,  où  s'affirme  un 
«  idéal  de  culture  sentimentale  »  qui  devait  rayonner  jusqu'au 
dernier  tiers  du  xviie  siècle  {Revue  des  cours  et  conférences, 
1912-1913,  t.  II,  p.  1-19). 

Montaigne.  —  Dans  le  numéro  du  ler  septembre  de  la  Revue 
des  Deux-Mondes,  notre  confrère  M.  Pierre  Villey  étudie  la 
fortune  de  Montaigne  en  Angleterre.  Il  constate  que  l'influence 
de  Montaigne  n'a  jamais  cessé  d'être  considérable  en  Angle- 
terre. Elle  commence  avant  la  publication  des  Essais  par  Flo- 
rio  (i6o3);  elle  se  fait  sentir  dans  le  théâtre  de  l'époque  d'Eli- 
sabeth chez  Marsten,  Webster,  Ben  Jonson,  Shakespeare. 
Bacon  emprunte  à  Montaigne  le  titre  de  son  livre.  William 
Gornwallis  admire  et  imite  les  Essais.  Dans  la  seconde  partie 
du  xvii«  siècle,  Montaigne  est  beaucoup  plus  lu  en  Angleterre 
qu'en  France.  Il  inspire  les  Pensées  sur  l'éducation  de  John 
Locke.  Il  sert  de  guide  aux  déistes  anglais  qui  formeront  nos 
philosophes  du  xvui^  siècle.  Herbert  of  Cherbury,  Charles 
Blount  (cf.  R.  XVI^  s.,  t.  I,  fasc.  I,  II,  III)  «  montagnisent  ». 
Bolingbroke  critique  les  religions  positives  en  empruntant  à 
Montaigne  ses  idées  et  ses  expressions.  Les  Essais  sont  véri- 
tablement un  livre  classique  en  Angleterre  au  xviiie  siècle.  Au 
xixe  siècle,  les  plus  grands  écrivains  anglo-saxons,  Emerson, 
par  exemple,  en  Amérique,  les  pratiquent  encore.  La  race 
anglo-saxonne  a  goûté  chez  Montaigne  sa  franchise ,  sa 
manière  directe  d'aller  au  réel  et  de  le  représenter,  son  sens 
pratique  aussi  et  sa  manière  toute  positive  de  moraliser. 

—  A  signaler  dans  le  cours  de  M.  J.  Merlant  sur  La  vie 
antérieure  et  la  culture  du  moi  dans  la  littérature  française  à 
partir  de  Montaigne,  deux  conférences  sur  Montaigne,  Les 
rencontres  de  Montaigne  et  \a.  Doctrine  intérieure  de  Montaigne 
[Revue  des  cours  et  conférences,  1912-1913,  t.  I,  p.  667  et  670). 

—  Dans  la  même  Revue,  on  trouvera  un  article  de  M.  F. 
Baldensperger  sur  V Humour  dans  Montaigne,  t.  I,  p.  118. 


140  CHRONIQUES. 


—  M.  Villey,  dans  un  article  des  Mélanges  Picot,  Montaigne 
et  le  Timber  de  Ben  Jonson,  établit  que  l'influence  des  Essais 
sur  le  Tituber,  bien  loin  d'être  considérable,  comme  on  l'a 
dit,  peut  être  tenue  pour  à  peu  près  nulle. 

Charron.  —  L'ouvrage  que  M,  l'abbé  J.-B.  Sabrié  vient  de 
consacrer  à  Charron,  De  l'humanisme  au  rationalisme,  Pierre 
Charron  (thèse  de  doctorat  présentée  à  la  Faculté  des  lettres 
de  Toulouse) <,  se  divise  en  trois  parties  :  l'homme,  l'œuvre, 
l'influence.  Sur  la  biographie  de  Charron,  M.  Sabrié  n'apporte 
rien  de  nouveau,  semble-t-il.  Mais  on  lira  avec  intérêt  les 
tableaux  qu'il  a  tracés  de  l'activité  littéraire  des  diverses  villes 
où  a  vécu  Charron,  ch.  iv  :  La  culture  intellectuelle  à  Cahors 
à  la  fin  du  XVI^  siècle;  ch.  v  :  L'humanisme  à  Condom  à  la 
fin  du  XVI^  siècle.  La  physionomie  morale  de  Charron  est 
examinée  avec  diligence  par  M.  Sabrié;  peut-être  les  traits  en 
sont-ils  un  peu  trop  simplifiés;  de  même  l'écrivain  est  jugé 
avec  trop  d'indulgence.  L'étude  de  l'œuvre  abonde  en  rensei- 
gnements intéressants  sur  Charron  apologiste  et  polémiste  et  sur 
Charron  philosophe;  l'étude  des  sources  du  livre  de  la  Sagesse 
(Huarte,  Juste-Lipse,  Bodin,  Du  Vair,  Montaigne,  Senèque 
et  Plutarque)  est  particulièrement  instructive.  La  troisième 
partie  :  l'influence  de  Charron,  est  peut-être  la  plus  originale. 
M.  Sabrié  a  bien  marqué  la  place  du  livre  de  Charron  dans 
l'histoire  des  idées  morales  en  France.  La  Sagesse  est  un  des 
manuels  des  libertins  au  début  du  xvii^  siècle.  Il  est  admiré 
par  Guy  Patin,  Gabriel  Naudé,  Gassendi.  11  a  pour  adversaires 
le  P.  Garasse  et  le  P.  Mersenne  ;  pour  défenseurs  Saint-Cyran 
et  le  prieur  Ogier,  hostiles  au  P.  Garasse.  Dans  le  cours  du 
xviie  siècle,  il  exerce  une  influence  incontestable  sur  Peiresc, 
La  Mothe  le  Vayer,  Saint-Evremond.  Pascal  lui  a  fait  des 
emprunts.  Au  xvnie  siècle,  M.  Sabrié  signale  son  influence  sur 
Bayle  et  plus  tard  sur  Rousseau.  La  Sagesse  a  donc  eu  une 
fortune  littéraire  brillante  ;  quels  qu'aient  été  les  sentiments 
religieux  de  l'auteur,  quelque  valeur  apologétique  qu'ait  son 
livre  des  Trois  vérités.  Charron  a  préparé  les  voies  au  ratio- 
nalisme et  à  l'athéisme. 

Le  Théâtre.  —  M.  René  Sturel  publie  dans  les  Mélanges 
I.  Paris,  F.  Alcan,  igiS,  in-8°,  547  p. 


CHRONIQUES.  I4I 


Picot,  t.  II,  p.  417-429,  des  notes  sur  Maître  Jacques  Mathieu 
le  Ba^ochien.  Cité  par  Pierre  Grognât  dans  sa  Louange  et 
excellence  des  bons  facteurs  (i533),  il  était  resté  à  peu  près 
inconnu.  M.  Sturel  a  découvert  dans  un  manuscrit  de  la 
bibliothèque  de  Soissons  une  Complainte  sur  sa  mort  (25  no- 
vembre i533)  qui  nous  donne  quelques  renseignements  sur  sa 
personnalité. 

—  Dans  un  compte  de  i5o4,  aux  Archives  nationales,  M.  Ch. 
OuLMONT  a  découvert  le  nom  de  Mère-Sotte  (Gringore),  mêlé 
à  ceux  d'autres  «  fatistes  »  qui  participèrent  à  l'entrée  de  la  reine 
Anne  de  Bretagne  à  Paris  en  i5o4.  Cf.  Mélanges  Picot,  t.  II, 
p.  385-392,  Pierre  Gringore  et  l'entrée  de  la  reine  Anne  en  i5o4 
(d'après  un  document  inédit). 

—  Dans  les  Mélanges  Picot,  t.  I,  p.  83-89,  M.  Jean  Babe- 
LON  publie  le  texte  des  Laudes  et  complainctes  de  Petit-Pont, 
par  Jehan  le  Happère,  —  début  du  xvi^  siècle.  On  y  trouvera, 
avec  les  «  cris  de  Paris  »,  une  querelle  de  poissardes  vraiment 
remarquable  par  la  couleur  et  la  variété  du  vocabulaire. 

Jean  Plattard. 


CHRONIQUE  RABELAISIENNE. 

Société  des  Études  rabelaisiennes.  —  Le  Conseil  de  la 
Société  s'est  réuni  le  5  mars  i9i4pour  examiner  les  nouvelles 
candidatures  et  désigner  les  membres  du  Conseil  sortants  par 
roulement  :  MM.  M.-L.  Polain,  Lucien  Romier,  L.  Saipéan, 
H.  Schneegans  et  V.  de  Swarte. 

—  La  Société  a  tenu  son  Assemblée  générale  annuelle,  le 
5  mars  1914,  à  cinq  heures,  dans  la  salle  Gaston  Paris,  à  l'Ecole 
pratique  des  Hautes- Études,  sous  la  présidence  de  M.  Lionel 
Laroze,  vice-président. 

M.  Jacques  Boulenger,  secrétaire,  a  communiqué  le  nom 
des  nouveaux  candidats  qui  ont  été  admis  à  l'unanimité.  La 
Société  comptait,  en  mars  1913,  455  souscripteurs.  Elle  a  acquis 
depuis  lors  24  adhésions  nouvelles.  En  revanche,  19  de  ses 
membres  sont  décédés,  ont  démissionné  ou  ont  été  radiés  pour 
non-paiement  de  leur  cotisation.  Actuellement,  le  nombre  des 


142  CHRONIQUES. 


souscripteurs  est  de  467;  il  n'y  a  qu'à  se  féliciter  de  cet  accrois- 
sement continu  des  sociétaires.  Le  secrétaire  tient,  en  outre, 
à  annoncer  à  l'assemblée  que  tout  fait  espérer  que  les  tables  de 
la  Revue  des  Études  rabelaisiennes,  rédigées  par  MM.  Etienne 
Clouzot  et  André  Martin,  archivistes-paléographes,  pourront 
être  distribuées  cette  année.  Le  manuscrit,  qui  ne  comprend 
pas  moins  d'une  trentaine  de  mille  fiches,  en  est  prêt.  Ces 
tables  comprendront,  outre  la  table  des  matières,  une  table 
«  pour  le  commentaire  »  indiquant  les  mots  et  locutions  expli- 
qués dans  l'ordre  du  texte  de  Rabelais,  une  table  chronolo- 
gique indiquant  les  renseignements  relatifs  à  la  vie  et  à  l'œuvre 
de  Rabelais,  enfin  une  table  alphabétique  générale. 

L'assemblée     procède    ensuite    à    l'élection     de    plusieurs 
membres  du  Conseil  : 

MM.  M.-L.  PoLAiN, 

Lucien  Romier, 

L.  Sainéan, 

H.   SCHNEEGANS, 
V.   DE  SWARTE, 

membres  sortants,  sont  réélus. 

Le  trésorier,  M.  Henri  Clouzot,  communique  à  l'assemblée 
les  comptes  de  l'exercice  191 3  qui  se  solde  ainsi  qu'il  suit  : 

Recettes. 

Encaisse  de  1912 42g  55 

Cotisations  payées  à  la  Société 2,521  65 

Cotisations  payées  à  M.  Champion 2,100  »» 

Vente  de  publications  par  M.  Champion    ....  ii3  95 

Paiement  de  tirage  à  part  par  un  auteur     ....  5  »» 

Intérêts  du  compte  au  Crédit  lyonnais 4  60 

Don  de  la  fondation  Peyrat 5oo  «m 

5,674  75 

Dépenses. 

Impression  de  la  Revue 4,o53  65 

Tirages  à  part i56  10 

Droits  payés  aux  auteurs 3o5  »» 

Droits  d'auteurs  pour  la  Table  (isr  versement).     .     .  3oo  »» 

Impression  et  envoi  de  convocations 38  »» 


CHRONIQUES.  1^3 


384 

65 

49  90 

20 

»» 

100 

»» 

25o 

»» 

17 

43 

5,674  75 

Affranchissement  de  la  Revue 

Timbres  et  frais  de  recouvrement 

Frais  de  séance 

Frais  de  bureau 

Remise  à  M.  Champion  sur  les  abonnements. 
En  caisse  au  Crédit  lyonnais 


Ces  chiffres  sont  approuvés  à  l'unanimité.  M.  Lionel  Laroze, 
président,  communique  alors  à  l'assemblée  les  bonnes  nou- 
velles qu'il  a  pu  apprendre  de  M.  Abel  Lefranc,  actuellement 
en  Amérique,  où  il  représente  dignement  la  culture  française. 
Puis  il  rappelle  le  souvenir  de  nos  confrères  MM.  Jules  Cla- 
retie,  le  Dr  Le  Double  et  H.  Siéber,  dont  nous  avons  à  regret- 
ter la  perte  cette  année.  Il  passe  ensuite  en  revue  les  princi- 
paux travaux  parus  dans  le  premier  tome  de  la  Revue  du 
XVh  siècle,  qui  continue  dignement  les  traditions  de  la  Revue 
des  Études  rabelaisiennes  qui  l'a  précédée. 

M.  Lucien  Schone  fait  alors  part  à  l'assemblée  d'une  inté- 
ressante trouvaille  par  lui  faite,  il  y  a  quelque  temps,  dans 
un  recueil  de  pièces  appartenant  à  la  Bibliothèque  nationale  : 
c'est  celle  d'un  certain  nombre  de  libelles,  de  Lettres  de  Milan, 
signées  en  acrostiche  par  Gringore  et  rédigées  sous  l'inspira- 
tion du  gouvernement  au  début  du  xvie  siècle.  M.  Schone  pro- 
met de  rédiger  une  note  sur  ces  œuvres  inconnues  du  poète 
Gringore. 

Enfin,  M.  Henri  Clouzot  communique  la  curieuse  explica- 
tion de  «  Livie,  racleresse  de  verdet  »  (1.  II,  ch.  xxxi)  qu'on 
trouvera  dans  un  de  nos  prochains  fascicules. 

Dessiller  ou  déciller.  —  Cf.  R.  É.  R.,  t.  X,  p.  355,  n.  i. 
«  On  écrit  aujourd'hui  dessiller,  mais...  la  véritable  ortho- 
graphe, conforme  à  l'étymologie,  devrait  être  déciller.  » 

M.  le  Dr  Colin,  professeur  d'arabe  à  la  Faculté  des  lettres 
d'Alger,  a  récemment  proposé  une  étymologie  qui  me  paraît 
plus  rationnelle.  Relevant  dans  une  traduction  d'un  livre  de 
médecine  arabe  le  terme  :  de  conjonctione  seu  sigillatione  ocu- 
lorum  pour  désigner  l'agglutination  des  paupières  (par  blépha- 
rite)  il  remarque  qu''à.  sigillatio  doit  répondre  le  verbe  sigillare 
et  son  contraire  desigillare.  Il  faudrait  donc  écrire  «  siller  »  et 
non  «  ciller  »  et  «  désiller  »  ou  «  dessiller  »  et  non  «  déciller  », 


144  CHRONIQUES. 


Ainsi  s'expliquerait  l'orthographe  traditionnelle  ^.  Je  laisse  aux 
romanistes  le  soin  de  prononcer  sur  cette  étymologie. 

Paul  Casanova. 

L'ÉTYMOLOGIE     DE    TALISMAN.    —    Cf.     RcVUC    du    XVh    Sibclc, 

t.  I,  p.  5i3,  n.  3.  L'étymologie  que  j'ai  donnée  de  Talisman 
{:=  Danichmendyprëlre  turc)  avait  déjà  été  proposée  par  Ham- 
mer-Purgstall  {Des  Osmanischen  Reichs  Staatsverfassung  iind 
Staaisvenvaltung,  Vienne,  i8i5,  t.  II,  p.  402).  «  Die  am  besten 
bedachten  Danischmend,  d.  i.  die  Wissenden,  woraus  Lowen- 
klau  und  andere  Geschichtschreiber  Talismanos  gemacht.  » 
Lôwenklau  n'est  autre  que  Jean  Leunclavius  dont  parle  M.  Sai- 
néan  au  haut  de  la  page  5i3.  L'ouvrage  de  cet  auteur,  intitulé 
Annales  Sulthanorum  Othmanidorum ,  contient,  en  effet,  de 
nombreux  exemples  du  mot  Talisman.  L'index  de  la  2^  édi- 
tion (Francfort,  iSgô)  le  mentionne  sept  fois.  Ce  passage  de 
Hammer  a  donc  échappé  aux  orientalistes;  s'ils  l'avaient  connu, 
ils  n'auraient  pas  proposé  de  fausses  étymologies.  Je  suis  heu- 
reux de  m'être  rencontré  avec  lui  sans  le  savoir  ;  mais,  main- 
tenant que  je  le  sais,  je  dois  le  signaler  pour  que  lui  soit  res- 
titué le  privilège  de  priorité.  Suum  ciiique. 

Mon  très  savant  collègue,  M.  Sainéan,  me  permettra-t-il  de 
lui  rappeler  que  le  nom  de  l'éminent  orientaliste  qu'il  cite  est 
Schefer  et  non  Scheffer?  Paul  Casanova. 

Les  méfaits  des  «  pastophores  taulpetiers  ».  —  Dans  la 
Vie  en  Bugey  au  XVI"  siècle  (Crimes,  délits  et  faits  divers) 
(Belley,  Chaduc,  1914)  M.  Gabriel  Pérouse  raconte  une  anec- 
dote qui  servirait  d'illustration  au  chapitre  xlviii  du  Tiers  Livre 
dirigé  contre  les  «  Taulpetiers  »,  complices  de  mariages  clan- 
destins. Cette  affaire  de  famille,  tirée  des  archives  du  palais 
de  Chambéry,  nous  montre  avec  quelle  célérité  pouvait  être 
menée  l'entreprise  d'un  mariage  clandestin.  Le  29  juin  i545, 
Jean  Passerat  et  son  frère  Georges,  prêtre,  enlèvent  leurs 
nièces,  Pernette,  âgée  de  treize  ans,  et  Étiennette,  âgée  de 
onze  ans,  à  Denise  Passerat,  veuve  et  chargée  de  la  tutelle  de 
ses  deux  filles.  Le  3  juillet,  clandestinement  et  à  l'insu  de  la 
mère,  ils  fiancent  les  deux  filles,  Pernette  à  Jean  du  Boysson, 

I.  Gabriel  Colin,  Aven:(oar,  sa  vie  et  ses  œuvrer  (Leroux,  1912), 
p.  98,  note  3. 


CHRONIQUES.  145 


notaire,  3o  ans,  et  Étiennette  à  Jacques  du  Boysson,  i6  ans. 
Les  serments  sont  prêtés  sur  les  Heures  que  le  vicaire  Rubat- 
ton,  leur  complice,  tient  entre  ses  mains.  Un  notaire  dresse 
acte  des  fiançailles  et  donne  lecture  du  contrat.  Rubatton 
avait  obtenu  dispense  de  bans.  Le  dimanche  5  juillet,  il  fait 
une  publication  au  prône  et  immédiatement  après  procède  au 
double  mariage,  à  huis  clos,  dans  une  chambre  de  la  maison 
Du  Boysson,  sous  prétexte  que  les  jeunes  épouses  «  étaient 
mal  en  ordre  d'accoutrements  ».  En  moins  de  huit  jours,  le 
tour  avait  été  joué.  —  Cependant,  Denise  Passerat  demanda 
justice  à  la  Cour  de  Chambéry,  protestant  qu'on  lui  avait  enlevé 
ses  filles  et  qu'on  les  avait  mariées  sans  son  consentement. 
Le  Parlement  de  Chambéry  instruisit  l'affaire  :  mais  la  cour 
ecclésiastique  n'ayant  pu  que  reconnaître  la  validité  du 
mariage,  le  Parlement  se  contenta  de  condamner  Georges 
Passerat  à  20  livres  d'amende  et  son  frère  Jean  à  100  livres. 
Les  autres  furent  acquittés.  J.  P. 

Marranes  et  marrabais.  —  Le  Bulletin  mensuel  de  la  Société 
d'histoire  moderne  de  novembre  191 3  contient  une  communi- 
cation de  M.  P.  Grunebaum-Ballin  sur  Quelques  textes  à  pro- 
pos du  «  crime  de  sang  »,  dans  lesquels  figurent  les  mots  mar- 
ranes et  marrabais  que  l'on  rencontre  chez  Rabelais  (cf.  1.  I, 
ch.  VIII,  et  1.  III,  ch.  xxii).  Ils  sont  appliqués  non  plus  à  des 
juifs  convertis,  à  des  chrétiens  d'origine  douteuse,  mais  à  des 
Italiens.  Peut-être  le  peuple  a-t-il  confondu  dans  une  même 
appellation  les  banquiers  ou  changeurs  italiens  et  les  juifs 
espagnols  ou  portugais,  qui  étaient  spécialement  désignés  à 
l'origine  par  ces  noms  de  marranes  et  marrabais.       J.  P. 

La  mort  de  Pan.  —  Dans  un  article  des  Mélanges  Picot, 
t.  I,  p.  267-273,  sur  La  mort  de  Pan  dans  Rabelais  et  quelques 
versions  modernes,  M.  Louis  Karl,  de  Budapest,  examine  les 
plus  récentes  conjectures  sur  le  sens  et  l'origine  de  cette  anec- 
dote et  il  dresse  la  liste  très  imposante  des  écrivains,  poètes 
ou  prosateurs  qui,  depuis  le  xvi^  siècle,  ont  repris  ce  mythe. 

Rabelais  ressuscité.  —  Le  répertoire  biographique  et  chro- 
nologique de  tous  les  imprimeurs  de  France  de  M.  Georges 
Lépreux  {Gallia  typographica),  t.  III,  p.  36o,  mentionne  un 
ouvrage  imité  de  Rabelais  et  publié  en  161 1,  à  Rouen,  chez 

REV.    DU   SEIZIÈME   SIÈCLE.    II.  10 


146  CHRONIQUES. 


Jean  Petit  :  Rabelais  ressuscité.  Recitant  les  faicts  et  compor- 
tements admirables  du  très  valeureux  Grangosier,  roy  de  Pla- 
cevuide.  Traduict  de  grec  en  françois,  par  M.  Horry,  clerc  du 
lieu  de  Barges,  en  Bassigny.  —  Au  lecteur  : 


Après  que  Rabelais  fust  mort, 
Curieux  a  voulu  revivre 
Afin  de  faire  voir  ce  livre 
Qui  resveille  le  chat  qui  dort. 


J.  P. 


Anatole  France  et  Rabelais.  —  La  revue  Les  Marges  a 
donné,  le  27  février,  un  banquet  en  l'honneur  du  maître  Ana- 
tole France.  De  la  lettre  que  notre  illustre  confrère,  retenu 
par  une  grippe,  adressa  aux  organisateurs  de  la  fête,  nous 
extrayons  cet  hommage  à  Rabelais  : 

«  Vous  avez  le  respect  de  la  tradition;  je  crois  l'avoir  aussi 
et  peut-être  le  peu  que  je  vaux  dépend  de  ce  respect.  Mais, 
comme  le  dit  avec  nous  Joachim  Gasquet,  la  tradition  dont 
nous  nous  réclamons  est  celle  de  Rabelais,  de  La  Fontaine, 
de  Diderot  et  de  Stendhal.  » 

Les  «  LIMBES  »  DES  VÉROLES.  —  Lcs  poésies  médicales,  tirées 
des  Divers  rapport^  d'Eustorg  de  Beaulieu  (1344)  et  publiées 
par  Mlle  Hélène  J.  Harvitt  dans  le  Bulletin  de  la  Société  fran- 
çaise d'histoire  de  la  médecine  (avril  igi3)  contiennent  un  ron- 
deau qui  nous  décrit  le  traitement  des  véroles  avec  quelques 
détails  analogues  à  ceux  que  nous  rencontrons  dans  le  Pro- 
logue du  livre  II  de  Pantagruel  : 

Rondeau  d'un  paoure  vérollé. 

Par  toi,  veroUe  deshonneste, 
Je  suis  des  piedz  jusqu'à  la  teste 
Tout  nud,  près  d'un  grand  feu,  graissé, 
Eschauldé,  bouilly,  fricassé 
Sans  mercy  moins  que  d'une  beste. 
Et  si  je  me  plains  et  regrette 
Mon  barbier  s'en  rit  et  délecte, 
Quoy  que  soit  demy  trespassé 
Par  toy  veroUe. 

Et  après  (ce  faict)  on  m'appreste 


CHRONIQUES.  147 


Ung  lict  chault  ou  fault  que  me  mette 
Troys  heures,  le  corps  renverse, 
Si  couvert  de  draps  et  pressé 
Que  je  brusle  pis  que  allumette 
Par  toy  verolle. 

Eustorg  de  Beaulieu  connaissait  Rondelet,  le  médecin  de 
Montpellier,  ami  de  Rabelais.  Il  lui  a  consacré  un  rondeau 
dont  le  titre  est  :  Sqye^  rond,  Monsieur  Rondelet,  et  le  refrain  : 
Soye!(  rond.  J.  P. 

Rabelais  et  son  œuvre  d'après  les  manuels  scolaires.  — 
Il  y  a  une  question  des  manuels  scolaires,  j'entends  des  manuels 
de  l'enseignement  secondaire.  Les  associations  de  pères  de 
famille  se  plaignent  des  frais  causés  par  les  trop  fréquents 
changements  des  livres  mis  entre  les  mains  de  leurs  enfants. 
Ils  pourraient  alléguer  que  ces  changements  n'ont  pas  pour 
excuse  le  souci  de  ne  donner  aux  élèves  que  les  notions  admises 
par  la  science  la  plus  récente.  Car,  en  ce  qui  touche  Rabe- 
lais, les  manuels  scolaires  n'apportent  pas  beaucoup  de  hâte 
à  enregistrer  les  résultats  de  nos  recherches.  Voici,  par 
exemple,  une  Histoire  de  la  littérature  française,  publiée  en 
igiopar  M.  Ch.-M.  des  Granges,  professeur  au  lycée  Henri  IV 
(Hatier,  éditeur).  L'ouvrage  se  recommande  par  de  substan- 
tielles analyses  des  œuvres  littéraires.  Mais  pourquoi  faut-il  que 
l'auteur  ait  négligé  de  se  tenir  au  courant  de  la  bibliographie 
de  son  sujet?  Il  écrit,  p.  216,  que  «  François  Rabelais,  né  à 
Chinon  en  1490  ou  i4g5,  était  le  cinquième  enfant  d\m  petit 
vigneron,  qui  s'était  peut-être  établi  dans  la  ville  cabaretier  ou 
apothicaire...  ».  Et  encore  p.  217  :  «  G.  du  Bellay,  seigneur 
de  Langey...,  lui  avait  fait  donner  la  cure  de  Souday,  dans  le 
Perche'.  » 

L'Histoire  illustrée  de  la  littérature  française,  de  MM.  Abry, 
Audic  et  Crouzet  (Didier,  éditeur),  est  mieux  informée  sur  la 
biographie  de  Rabelais,  qu'elle  résume  brièvement,  mais  exac- 
tement. L'illustration  documentaire,  qui  fait  l'originalité  de  ce 
manuel,  y  est  représentée  par  la  reproduction  du  frontispice 
des  Grandes  et  inestimables  Cronicques,  d'un  portrait  présumé 
de  Rabelais  datant  du  xviie  siècle,  du  frontispice  du  Gargantua 

I.  P.  225,  lire  :  Antiphysie  et  non  Antiphysis. 


148  CHRONIQUES. 


de  iSSy,  du  frontispice  du  Pantagruel  de  iSSy  et  d'un  auto- 
graphe de  Rabelais.  L'œuvre  de  Rabelais  est  analysée  sommai- 
rement; le  comique  est  ramené  par  les  rédacteurs  à  la  «  fantai- 
sie »  et  à  la  «  vérité  ironique  »,  la  «  substantifique  moelle  » 
concentrée  dans  une  «  théorie  de  la  vie  »  et  dans  la  «  satire  con- 
temporaine ».  Au  demeurant,  l'élève  qui  étudiera  ce  chapitre 
gardera  de  Rabelais  une  idée  suffisamment  juste  et  précise.  Il 
serait  fâcheux  pourtant  qu'il  crût,  sur  la  foi  de  son  manuel, 
que  les  Chroniques  sont  un  remaniement  d'un  vieil  almanach  du 
t?ioyen  âge;  p.  71,  que  Rabelais  doit  à  Thomas  Morus  l'abbaye 
de  Thélème;  p.  j3,  que  Panurge  consulte  la  Sibylle;  et  sur- 
tout, ibidem,  qu'il  prît  à  la  lettre  cette  phrase  :  Panurge  meurt 
de  peur  dans  une  tempête  (IV,  18).  J.  P. 


Le  gérant  :  Jacques  Boulenger. 


Nogent-Ie-Rotrou,  impr.  Daupeley-Gouverneur. 


/<^1 


POESIES  INEDITES 


MARGUERITE  DE   NAVARRE 


Malgré  les  publications  et  les  études  de  ChampoUion-Figeac, 
Génin,  Leroux  de  Lincy,  P'élix  Franck,  Abel  Lefranc,  Partu- 
rier  et  Gohin,  les  recueils  manuscrits  du  xvie  siècle  réservent 
encore,  de  loin  en  loin,  aux  chercheurs  la  minime  trouvaille 
de  quelques  vers  de  la  reine  de  Navarre.  Je  voudrais  dans  les 
pages  qui  suivent  rassembler  un  certain  nombre  de  pièces 
dont  l'attribution  à  Marguerite  me  paraît  être  assez  fondée^ 

Un  manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Soissons,  que  l'on  peut 
dater  approximativement  du  troisième  quart  du  xvi^  siècle, 
enregistre  sous  le  nom  de  cette  princesse  deux  prières  en  vers. 
La  première  (ms.  Soissons  187,  fol.  83  vo-84  ro)  est  intitulée  : 

Oraison  de  la  Royne  de  Navarre  a  Jésus. 

O  doux  Jésus,  mon  benoist  rédempteur, 
Je  te  supply  estre  mon  protecteur 
De  ces  troubles,  empeschemens  (et)  assaulx 
Que  chacun  jour  ma  [=  me]  donne  l'ennemy 

[=  l'esprit?]  faulx. 
Te  suppliant  par  ta  bénigne  grâce 
Que  tu  me  donne  a  {=  d']  acquérir  la  place 
De  paradis  aux  sainctes  destinée, 
Y  méritant  estre  prédestinée; 
Te  requérant,  doulx  Jésus  gracieulx, 
Que  ma  pauvre  ame  puisse  monter  es  cieulx 
Et  que  des  maulx  par  moy  commis  vers  toy 
Pardon  me  face  en  usant  de  ta  loy. 

[Rimes  plates  sans  alternance.) 

REV.   DU   SEIZIÈME   SIÈCLK.    II.  II 


l5o  POÉSIES    INÉDITES 


On  a  remarqué  dans  cette  pièce  l'allusion  à  la  doctrine  de 
la  prédestination  des  élus;  la  suivante  au  contraire  (ibid., 
fol.  84  fo)  pourrait  nous  faire  mettre  en  doute  les  tendances 
novatrices  de  Marguerite,  si  le  titre  même  ne  nous  apprenait 
que  cette  invocation  à  la  Vierge  a  été  composée  à  l'intention 
du  roi  de  Navarre  : 

Oraison  dti  Roy  de  Navarre 
composée  par  la  Royne  sa  femme. 

Vierge  doulce  et  bénigne  Marie 

De  noz  péchez  qui  es  tousjours  marrye, 

Vers  toy  me  rendz  pour  conserver  mon  âme 

Comme  celluy  qui  des  tiens  se  reclame, 

Te  requérant  de  cueur  dévot  et  triste, 

Qu'en  paradis  me  face  avoir  mon  giste, 

Et  que  mes  maulx  soient  remis  en  obly, 

[Car?]  autrement  trop  serois  atfoibly. 

Pardon  requiers,  et  requérir  je  n'ause 

A  ton  doulx  lilz,  qui  grand  douleur  me  cause. 

Me  recordant  des  delictz  et  offence 

Qu'ay  perpétré  en  y  prenant  plaisance; 

Et  si  n'estoit  sa  parolle  divine 

Nous  promectant  ne  désirer  qu'on  fine 

En  tel  estât  qu'en  faisons  le  parquoy, 

Me  mecteroys  en  tresgrand  desarroy. 

Mais  congnoissant  sa  divine  clémence, 

Te  supliray  en  la  belle  présence 

Qu'il  me  soit  tel  qu'a  sainct  Paul  ou  Pierre, 

Et  que  jamais  a  le  servir  je  n'erre. 

(Rimes  plates  sans  alternance.) 

Avec  François  1er,  que  son  caractère  versatile  exposait  à  des 
influences  contradictoires,  Marguerite  put  ne  pas  se  sentir 
toujours  en  parfaite  conformité  de  croyances  et  de  sentiments 
religieux.  Mais  la  profonde  aflTection  qu'ils  avaient  l'un  pour 
l'autre  encourageait  la  confiance,  et  permettait  à  Marguerite 
de  parler  librement.  Aussi  se  livre-t-elle  parfois  avec  son  frère 


DE  MARGUERITE  DE  NAVARRE.  l5l 

à  des  discussions  presque  théologiques  sur  les  qualités  de 
l'amour  de  Dieu.  GhampoUion  a  publié  (p.  iSg)  la  poésie  de 
François  1er  qui  commence  par  le  vers  : 

Biasmer  ne  puis  l'amour  errant  par  ignorance. 

Mais  on  ne  connaissait  pas,  je  crois,  jusqu'ici  la  pièce  à  laquelle 
répondait  le  roi.  Ce  morceau,  intitulé  La  foy  de  la  Magde- 
leine,  est  à  trois  reprises  attribué  à  Marguerite  dans  un  recueil 
manuscrit  dont  le  témoignage  a  une  grande  valeur  :  c'est 
une  Farrago  de  pièces  grecques,  latines  et  françaises  com- 
posée en  1545-1546  pour  Jacques  Thiboust,  de  Bourges,  secré- 
taire de  Marguerite*.  Voici  cette  pièce  qui,  partout  où  on  la 
trouve,  précède  celle  du  roi  (ms.  de  Chantilly  523,  no  28;  ms. 
fr.  1667,  fol.  43,  72,  196)  : 

Amour  sans  foy  faict  plorcr  Magdelaine, 

Car  foy  cherchant  chose  plus  souveraine 

En  nostre  Dieu  que  n'est  humanité 

Ne  seuffre  poinct  que  si  grand  deul  on  meyne 

Perdant  ung  corps,  quant  la  chose  est  certaine 

Qu'il  est  pour  nous  de  mort  ressuscité. 

L'ignorance  de  ceste  vérité 

Luy  faict  sentir  une  increable  peine  ; 

Amour  la  mect  en  telle  cécité, 

Que  l'on  la  voit  oblyer  deité 

Pour  s'arrester  a  la  nature  humaine. 

O  pouvre  amour,  et  espérance  vaine, 

Vous  la  iraictez  en  grande  austérité. 

Foy  luy  donne  la  source  et  la  fontaine, 

Et  vous  faictes  que  sans  lin  se  pourmcine 

Cherchant  de  l'eauc  par  infidélité 


I.  Un  registre  de  i525-i526  donne  à  Jacques  Thiboust  les  titres  de 
«  notaire  et  secrétaire  du  Roy,  aussi  secrétaire  et  valet  de  chambre 
de  M""  la  duchesse  d'AUençon  et  de  Berry,  esleu  pour  le  faict  des* 
aides  et  tailles  audit  pays  et  eslection  de  Berry  ».  Un  autre  registre 
de  1541  nous  le  montre  adjoint  à  titre  de  notaire  et  secrétaire  du 
roi  aux  deux  autres  commissaires  nommés  par  la  duchesse  de 
Berry  pour  rédiger  les  déclarations  des  vassaux  de  l'apanage.  Cf. 
Hipp.  Boyer,  Un  ménage  littéraire  dans  le  Berry. 


l52  POÉSIES    INÉDITES 


Dans  ung  ruisseau;  mais  ceste  charité 
Aveuglant  foy  n'est  louable  ne  saine, 
Car  ayant  tout  elle  a  nécessitée 

(aabaabbabbaabaabbab.) 

La  correspondance  poétique  de  François  I^r  et  de  Margue- 
rite n'était  pas  toujours  aussi  sévère,  et  leurs  discussions  de 
casuistique  amoureuse  se  rapportaient  plus  souvent  à  l'amour 
humain  qu'à  l'amour  divin.  On  sait  du  reste  combien  la  défi- 
nition du  «  vray  amour  »  a  préoccupé  Marguerite.  Plus  d'une 
parmi  ses  Dernières  poésies  y  est  consacrée.  Voici  également 
deux  pièces  inédites  qui  se  rapportent  à  ce  sujet.  La  première 
nous  est  fournie  par  la  Farrago  de  Thiboust  (ms.  fr.  1667, 
fol.  48)  : 

Tout  le  discours,  parler  et  contenance, 
Tristesse,  ennuy,  dissimulation, 
Souspir,  pleur,  ris  et  désolation 
Est  telle  au  faulx  qu'au  vray  par  l'apparence; 
Chacun  dit  j'ayme  de  bonne  intencion 
Vostre  salut,  honneur  et  conscience; 
Chacun  cherche  par  grand'experience 
D'en  faire  au  vray  la  demonstracion  ; 
Mais  nul  ne  scet  ce  que  le  mauvais  pense, 
Fors  a  la  fin  et  consommacion, 
Ou  l'on  trouve  toute  dampnacion. 
Souvent  trop  tart  pour  faire  penitance. 
Le  bon  amy  sans  nulle  fiction 
Ne  cessera  de  faire  dilligence 
Pour  le  salut,  sans  avoir  négligence 
De  bien  servir  pour  tribulacion. 

I.  On  peut  rapprocher  de  cette  pièce  trois  rondeaux  que  contient 
le  ms.  521  du  Musée  Condé  et  que  PauHn  Paris  {Bulletin  du  biblio- 
phile, 1880,  p.  17)  attribuait  à  Louise  de  Savoie  ou  à  Marguerite 
d'Angoulême.  Ce  sont  ceux  qui  commencent  ainsi  : 

L'aveugle  fol  qui  sans  miséricorde... 

—  Faulte  de  foy  est  cause  de  meffaict... 

—  Le  cueur  piteux  de  vertus  atourné... 


DE  MARGUERITE  DE  NAVARRE,  l53 

Doncq  je  concluds,  puisque  la  cognoissance 
Est  a  la  fin  pour  approbacion, 
De  n'y  mectre  tant  son  affection 
Que  l'on  en  ait  regrect  ou  repentance. 

(abbabaababbabaababba.) 

L'autre,  qui  présente  avec  celle-ci  une  grande  analogie  de 
sujet,  sinon  de  conclusion,  se  trouve  dans  le  ms.  fr.  2334,  i3, 
le  ms.  du  Musée  Condé  523,  94,  et  la  Farrago  de  Thiboust  (ms. 
fr.  1667,  fol.  225)  qui  l'attribue  à  La  Rqyne  de  Navarre  et  la 
date  de  i532  : 

Si  bien  celer,  froideur  ou  fiction, 

Visaige  faulx,  dissimulacion. 

Aux  vrays  amans  d'amour  sont  nourriture, 

Couvrir  tel  feu  leur  est  punicion; 

Mais  ceulx  qui  n'ont  [amour?]  ne  passion 

Facillement  ilz  usent  de  pincture  : 

Du  faulx,  du  vray  cognoistre  la  nature 

Nully  ne  peult*  tant  ait  il  grant  savoir, 

Mais  si  l'amour  et  la  peine  est  bien  dure, 

Prandre  ne  peult  si  forte  couverture 

Que  quelque  foys  ne  se  face  bien  veoir. 

[aabaabbcbbc.) 

Parmi  les  questions  amoureuses  et  galantes,  on  sait  que  l'une 
des  plus  souvent  traitées  à  la  cour  de  François  1er  était  celle 
du  ouy  et  du  nenny.  Marot  a  écrit  au  moins  trois  pièces  sur 
ce  sujet  : 

Ung  doulx  nenny  avec  un  doulx  soubrire...    (Jannet,  III,  p.  29.) 

—  Nenny  deplaist  et  cause  grand  soulcy...  (Ibid.,  p.  82.) 

—  Ung  ouy  mal  accompagné...  (Ibid.,  p.  82.) 

Le  roi  lui-même  s'était  exercé  dans  un  quatrain  : 
Dissimulez  vostre  contentement...  (Champollion,  p.  i55.) 


I.  Les  trois  premiers  mots   de  ce  vers  sont  écrits  en  surcharge. 
La  première  rédaction  était  peut-être  nul  ne  le  peult. 


l54  POÉSIES    INÉDITES 


et  dans  deux  huitains  : 

Dictes  oy  madame  ma  maistresse.  (Ibid.,  p.  157.) 

—  Dictes  sans  peur  l'ouy  ou  le  nenny.  (Ibid.,  p.  95.) 

Cette  dernière  pièce  a  été  imprimée  dans  VHecatomphile  et 
elle  y  est  suivie  d'une  réponse  anonyme  qu'a  reproduite  Blan- 
chemain  (t.  III,  p.  280).  Le  ms.  fr.  2335  nous  la  donne  égale- 
ment, ainsi  que  la  Farrago  de  Thiboust  qui  l'attribue  à  La 
Royne  de  Navarre.  En  voici  le  texte  d'après  ce  manuscrit  : 

Pour  vous  rendre  parfaict  contentement 
Ma  volunté  désire  oy  choisir, 
Mais  estimant  honneur  sur  tout  plaisir 
Nenny  diroy  plus  que  jamais  aymant. 
Gloire  en  aurez  d'aymer  si  fermement, 
Sans  espérer  loyer,  temps  ne  loisir, 
Et  moy  aussi  de  vaincre  mon  désir 
Pour  honnorer  amour  parfaictcment. 

[abbaabba.) 

Ai-je  besoin  de  faire  remarquer  qu'il  n'y  a  absolument  rien 
à  tirer  de  ces  déclarations  galantes,  pour  les  sentiments  réci- 
proques du  frère  et  de  la  sœur?  Ces  deux  pièces  rentrent  dans 
le  genre,  très  répandu  alors,  des  correspondances  fictives,  qui 
se  rapportaient  presque  toujours  à  l'amour. 

Il  n'y  a  sans  doute  pas  plus  de  passion  réelle  dans  les  vingt- 
quatre  huitains  échangés  par  Marguerite  et  le  sieur  de  Lavau, 
qu'a  publiés  M.  Gohin  dans  les  Mélanges  Emile  Picot.  A  cette 
correspondance,  on  peut  joindre  six  autres  pièces  qui  s'y  rat- 
tachent, et  que  nous  lisons  dans  la  Farrago  de  Thiboust  et 
dans  un  manuscrit  du  Musée  Condé.  Le  premier  de  ces 
recueils,  en  orthographiant  le  nom  de  Lavau  sans  /  ni  x,  con- 
firme l'identification  proposée  par  M.  Gohin;  il  nous  donne  en 
même  temps  pour  l'une  des  pièces  de  cette  correspondance 
galante  la  date  de  i532  : 

Monsieur  de  La  Vau. 

Quant  fortune  a  veu  ma  dame  en  propos 
De  me  donner  ung  peu  d'allégement 


DE  MARGUERITE  DE  NAVARRE,  l55 


■Quoy!  aura  doncq,  dict  elle,  aucun  repos 
Celluy  que  j'ay  condampné  a  torment? 
Je  feray  tant  que  tout  bon  traictement 
Luy  tournera  tousjours  a  malencontre. 
Depuis  ce  temps,  quant  ma  dame  me  monstre 
Ung  bon  samblant  en  signe  d'amytic, 
Quelque  meschief  me  survient  a  l'encontre, 
Et  mon  malheur  surmonte  sa  pitié. 

[ababbccdcd.) 
[Ms.  fr.  1667,  fol.  224;  ms.  Chantilly  523,  nos  j3  et  240.] 

Continuacion  [par  la  reine  de  Navarre]. 

Il  tient  a  vous  et  non  a  la  fortune 
Qui  n'a  sur  moy  force  ou  puissance  aucune 
Que  ne  voyez  l'effect  de  ma  doulceur; 
Mais  en  fuyant  tousjours  l'heure  oportune 
Sans  en  chercher  des  vingt  et  quatre  l'une, 
Vous  ne  pouvez  parvenir  a  vostre  heur. 
Ne  vous  pleignez  d'amour  ne  de  douleur, 
Car  si  au  cueur  les  sentiez  vivement. 
Fortune  et  temps  ne  meschef,  soyez  seur, 
N'auroient  pouvoir  de  vous  donner  torment. 

[aabaabbcbc.) 
[Ms.  fr.  1667,  fol.  224;  ms. Chantilly  523,  74.] 

Le  manuscrit  de  Chantilly  ajoute  cette  signature  : 

C'est  celle  la  qui  jamais  ne  confesse 
Ainsi  que  vous  fortune  estre  déesse. 

Le  seigneur  de  La  Vaii,  i532. 

Quant  elle  a  sceu  que  fortune  envyeuse 

Tout  bon  accueil  me  tournoit  a  malheur. 

Elle  a  usé  de  lectre  gracieuse 

Pour  me  punir  en  me  faisant  faveur  [var.  :  frayeur], 

J'ay  toutesfoys  jouy  de  la  doulceur 


l56  POÉSIES    INÉDITES 


De  son  escript  et  n'ay  eu  rien  contraire  : 
Voila  de  quoy  me  sert  de  contrefaire 
Le  malheureux.  Je  vous  laisse  penser 
Que  ce  seroit  s'elle  vouloit  bien  faire, 
Veu  qu'elle  en  faict  en  voulant  offencer. 

{ababbccdcd.) 
[Ms.  fr,  1667,  fol.  216  yo  et  224  yo;  ms.  Chantilly  523,  yS.] 

La  royne  de  Navarre  en  continuant. 

Si  ma  bonté  usant  de  son  devoir 

A  mis  a  riens  fortune  en  son  pouvoir 

Par  ung  disain  pensant  vous  faire  honneur, 

Si  pour  le  bien  que  commancez  d'avoir 

Punicion  estimez  recepvoir, 

Cesser  je  doy  tous  effectz  de  doulceur: 

Si  vous  tout  seul  forgez  vostre  malheur,    [blasme; 

Fortune  et  moy  n'en  avons  \var.  :  aurons]  plus  de 

Le  jugement  très  faulx  de  vostre  cueur 

Vous  servira  de  fortune  et  de  dame. 

{aabaabbcbc.) 
[Ms.  fr.  1667,  fo'-  -17  V*  ^^  225;  ms.  Chantilly  523,  76.] 

Après  ces  quatre  dizains,  le  manuscrit  du  Musée  Condé 
contient  deux  autres  pièces  qui,  bien  que  sans  indication  d'au- 
teur, sont  évidemment  la  suite  de  cette  correspondance  : 

[Le  seigneur  de  La  Vau.] 

Si  la  rigueur  des  secondz  vers  fust  faincte 
Comme  l'estoit  des  premiers  la  doulceur, 
Son  menasser  ne  me  donroit  de  craincte 
Non  plus  que  m'a  faict  de  bien  sa  faveur, 
Mais  je  congnois  que  l'une  part  de  cueur, 
L'autre  ne  vient  que  de  plume  conduicte 
Par  main  qui  peult  trop  prodigue  estre  dicte 


DE    MARGUERITE    DE    NAVARRE.  I  Sy 


Du  bien  d'aultruy  et  trop  chiche  du  sien. 
L'une  est  voulue  çt  l'aultre  n'est  qu'escripte, 
Dont  j'ay  de  peur  plus  que  n'euz  onc  de  bien. 

{ababbccdcd.) 

[La  reine  de  Navarre.] 

Si  la  douleur  vous  tenez  pour  ung  songe 
Et  la  rigueur  pour  vérité  très  pure, 
J'en  ay  usé  a  fin  que  de  mensonge 
N'eusse  le  bruict  contraire  a  ma  nature. 
Car  en  voyant  que  ma  doulce  escripture 
D'une  autre  main  conduicte  voulez  dire, 
J'ay  par  rigueur  vaincu  vostre  foy  dure 
En  vous  faisant  le  bien  et  le  mal  lyre. 
Entre  voz  mains  l'ay  mis  a  fin  d'eslire 
De  deux  dizains  le  choix.  Ayez  mémoire 
Que  mal  avez  pour  avoir  prins  le  pire, 
Et  moy  l'honneur  pour  m'estre  faicte  croire. 

(ababbcbccdcd.) 

C'était  également  un  usage  très  fréquent  à  la  cour  de  Fran- 
çois !««■  que  de  composer  des  poésies  pour  une  personne  déter- 
minée. Peut-être  en  avons-nous  un  exemple  dans  la  pièce 
suivante  qui  repose  sur  un  médiocre  calembour,  et  que  le  seul 
manuscrit  qui  nous  l'ait  conservée,  la  Farrago  de  Thiboust, 
attribue  à  Marguerite  (ms.  fr.  1667,  fol-  227  v»)  : 

Pour  homme  laid  disant  a  une  jeune  dame, 
faict  par  la  Royrte  de  Na''^. 

De  riens  tant  que  du  laict  un  enfant  n'a  envye 
Et  ne  désire  mieulx  pour  conserver  sa  vie. 
Parquoy  en  contemplant  ton  enfantin  visaige 
Je  pensé  veoir  d'amour  enfant  le  vray  imaige, 
Qui  me  fist  devant  toy  sans  craincte  présenter 
Saichant  que  l'enfant  doit  du  laict  se  contenter. 


l58  POÉSIES    INÉDITES 


Si  tu  dis  qu'il  est  blanc  et  peu  a  moy  semblable, 
Le  vesseau  en  est  noir,  qui  q'cst  moins  agréable; 
Mais  voyant  le  dedans  l'enfant  prent  le  vesseau 
Et  s'en  sert  aussi  bien  que  s'il  estoit  plus  beau. 
Ne  refuse  doncq  point  ma  volunté  tant  bonne, 
Regardant,  du  bon  laid  le  cueur,  non  la  personne. 
(Rii7ies  plates  sans  alternance.) 

Mais  laissons  ces  raffinements  d'esprit,  qui  ne  sont  pas  tou- 
jours exempts  de  mauvais  goût,  et  venons-en  à  des  poésies 
plus  personnelles  et  à  des  sentiments  plus  profonds  et  plus 
sincères.  On  connaît  l'épitaphe  de  Louise  de  Savoie  attribuée 
à  François  1er  ; 

Cy  gist  le  corps  dont  l'âme  est  faicte  glorieuse. 

Cette  pièce,  qu'a  publiée  ChampoUion  (p.  io6),  se  trouve 
dans  le  ms.  520  du  Musée  Condé  (n°  24),  et  elle  a  été  imprimée 
en  i53i  dans  le  recueil  In  Lodoicae  régis  matris  mortem  Epi- 
taphia  (fol.  Aiij),  où  elle  est  précédée  des  lettres  L.  R.  [le  Roy?]. 
Marguerite  avait  composé  elle  aussi  pour  sa  mère  une  épitaphe 
que  nous  a  conservée  la  Farrago  de  Thiboust  (ms.  fr.  1667, 
fol.  19g  vo)  : 

Epitaphe  de  feue  ma  dame 
par  la  Roy  ne  de  Navarre.,  i532. 

Morte  icy  gist  soubz  inutille  terre 

Celle  qui  fut  tant  utille  vivante 

Que  mort  donner  a  l'immortelle  guerre, 

Fpible  de  corps  et  d'esperit  puissante. 

Or  est  icy  sa  chair  en  paix  gisante, 

Et  l'ame  en  hault,  qui  pour  paix  temporelle 

Laisser  ça  bas,  dont  el  fut  tryumphante, 

Tant  travailla  que  pour  son  [trop]  grant  zelle 

La  mort  housta  avant  le  temps  son  elle. 

Dont  voulant  bas  la  paix  nous  délaissa. 

Puis  en  reprint  trop  plus  forte  et  plus  belle. 


DE  MARGUERITE  DE  NAVARRE.  I Sq 

Qui  au  plus  hault  des  cieulx  tant  la  haulcea 
Qu'elle  joyt  de  la  paix  éternelle  ^ 

(ababbcbccdcd.) 

Cette  pièce,  comme  l'indique  le  titre,  n'a  été  écrite  qu'en 
i532.  Si  Marguerite  a  attendu  si  longtemps  pour  rendre  ce 
devoir  k  sa  mère,  ce  n'était  pas  assurément  indifférence  ou 
oubli.  Mais,  avec  une  modestie  excessive,  elle  jugeait  qu'un 
seul  avait  le  droit  d'exprimer  sa  douleur,  c'était  le  fils  bien- 
aimé  de  la  défunte,  le  confident  intime  de  tous  ses  secrets,  de 
tous  ses  sentiments,  celui  avec  qui  elle  ne  faisait  qu'un  cœur 
et  qu'un  esprit.  C'est  ce  qu'elle  déclarait  dans  une  autre  pièce 
que  contient  également  la  Farrago  de  Thiboust  (ms.  fr.  1667, 
fol.  226  vo)  : 

Les  dames  plorantes  a  ceulx  qui  se  meslent  de  parler 
et  escripre^  par  la  Royne  de  Navarre. 

Arrestez  vous,  plume  par  trop  soubdaine, 
Et  vous  taisez  parolle  basse  et  vaine. 
Laissez  le  lieu  aux  piteux  pleurs  et  crys 
Qui  parlent  mieulx  que  ne  font  voz  escriptz, 
Pour  regretter  celle  a  la  vérité 
Qui  a  de  tous  les  vivans  mérité 
Plainct  immortel  et  louange  éternelle 
Autant  qu'en  peult  nostre  vertu  mortelle; 
Car  ses  vertus  grandes  et  innombrables 
Ne  peuvent  estre  de  voz  bouches  louables, 
Veu  qu'en  disant  vostre  mieulx  rien  ne  dictes 

I.  Je  tiens  à  exprimer  ma  reconnaissance  à  M.  Léon  Dorez,  dont 
l'expérience  m'a  permis  de  lire  et  d'interpréter  ces  derniers  vers, 
aussi  obscurs  par  l'expression  que  par  l'écriture  du  manuscrit. 
L'activité  qu'avait  déployée  Louise  de  Savoie  pour  établir  la  paix 
avait  hâté  sa  fin;  la  mort  lui  arracha  prématurément  son  aile. 
Mais  avant  de  quitter  cette  terre  {dont  signifie  avec  laquelle  aile 
volant  bas,  c'est-à-dire  sur  terre)  elle  nous  laissa  cette  paix  bien- 
faisante. Puis,  juste  récompense  de  sa  vertu,  elle  reçut  en  échange 
de  son  aile  humaine  une  plus  noble  et  plus  puissante,  sur  laquelle 
elle  s'éleva  au  ciel. 


l60  POÉSIES    INÉDITES 


Que  digne  soit  de  louer  ses  mérites. 

Or  couvrez  doncq  par  extresme  doleur 

L'ignorance  qu'avez  de  sa  valeur. 

Pleurez,  pleurez  tant  que  vie  vous  dure 

Geste  perte  trop  incogneue  et  dure, 

Faisant  voz  yeulx  par  pleurs  dehors  sortir 

Et  par  souspirs  voz  cueurs  fendre  et  partir. 

Faictes  voz  voix  piteuses  et  haultaincs 

Cryant  à  tous  :  «  La  source  des  fontaines 

D'honneur,  vertu  et  tout  bien  est  tairie. 

Car  la  dame  de  paix  nous  est  perie.  » 

Faictes  ancre  de  voz  larmes  très  noires 

Pour  [en?]  escripre  en  tous  lieux  la  mémoire. 

Autre  pappier  que  cueurs  l'on  ne  doit  prendre 

Ne  autre  ancre  que  larmes  y  respandre. 

Geste  dame  dont  chascun  scet  le  nom 

Ne  peult  d'aultruy  prandre  bruyt  ne  renom. 

D'elle  est  sorty  son  honneur,  sa  louange, 

Qui  ne  se  peult  augmenter  d'homme  ou  d'ange, 

Et  si  quelcun  jamais  s'en  doit  mesler 

Le  roy  son  filz  tout  seul  en  peult  parler. 

En  elle  a  prins  grâce  digne  d'escripre 

Ses  grandz  vertus  qu'autre  ne  sauroit  dire; 

Luy  seul  en  a  parfaicte  cognoissance 

Et  d'en  parler  le  sçavoir  et  puissance. 

Tous  deux  ont  eu  le  cueur  d'un  seullement, 

Pareilz  d'amour,  d'esprit,  d'entendement; 

L'un  n'a  rien  faict  que  l'autre  n'entendist; 

L'un  ne  pensoit  rien  qu'a  l'autre  ne  dist. 

Soit  de  vertus  du  cueur  et  de  ses  faictz 

Qui  soustenu  de  fortune  a  le  fais, 

Sçoit  des  ennuytz  qu'elle  a  portez  d'enfance 

Pour  ce  seul  filz,  soit  de  sa  délivrance, 

Soit  de  l'amour  parfaicte  et  maternelle 

Dont  oncques  n'eut  mère  pareille  à  elle, 

Soit  du  regrect  que  France  en  doit  avoir. 

Nul  fors  que  luy  ne  le  sauroit  sçavoir. 


DE  MARGUERITE  DE  NAVARRE.  l6l 

Laissez  a  luy  l'honneur  de  l'honnorer, 

En  telle  œuvre  ne  devez  labourer 

Mais  tous  bons  cueurs  je  vous  veulx  bien  prier 

Que  ne  cessez  de  plourer  et  cryer 

Avecques  nous  tant  que  serons  en  vie. 

C'est  le  festin  la  ou  je  vous  convye. 

{Rimes  plates  sans  alternance.) 

Cette  union  intime  d'idcies  et  de  sentiments  entre  Fran- 
çois l"  et  sa  mère  nous  est  attestée  par  bien  des  témoi- 
gnages, à  commencer  par  celui  de  Louise  de  Savoie  elle-même  : 

Ce  n'est  qu'un  cueur,  un  vouloir,  un  penser 
De  vous  et  moy  en  amour,  sans  cesser. 
Mon  très  cher  filz  et  bonne  nourriture. 

Mais  c'est  par  une  modestie  excessive  que  Marguerite  n'a 
pas  revendiqué  ici  sa  part  dans  cette  communauté  de  pen- 
sées et  d'affection;  elle  savait  bien  pourtant,  et  l'on  savait  bien 
autour  d'elle,  qu'elle  formait  avec  sa  mère  et  son  frère 

Ung  seul  cœur  en  trois  corps, 

comme  dit  Jean  Marot  au  début  d'un  de  ses  rondeaux  (Cham- 
poUion,  p.  80,  note);  et  dans  une  épître  à  P'rançois  le""  elle  se 
félicitait  d'avoir  été  admise  dans  cette  intimité  de  la  mère  et 
du  fils  (Ghampollion,  p.  80)  : 

Ce  m'est  tel  bien  de  sentir  l'amitié 

Que  Dieu  a  mise  en  nostre  trinité 

Daignant  aux  deux  me  joindre  pour  tiers  nombre 

Qui  ne  suis  digne  à  m'en  estimer  l'ombre... 

Mais  sa  déférence  pour  son  frère  et  son  admiration  pour  sa 
mère  l'empêchent  ici  de  s'élever  à  leur  niveau.  Nous  retrou- 
vons cette  discrétion  modeste  et  cet  effacement  dans  la  façon 
dont  elle  rappelle  l'œuvre  politique  de  Louise  de  Savoie;  elle 
semble  oublier  qu'elle  a  elle-même  utilement  contribué  à  la 
délivrance  du  roi  et  à  l'établissement  de  la  paix.  Ce  sont  les 
mêmes  sentiments  d'humilité,  mais,  cette  fois,  vis-à-vis  de 
Dieu,  que  nous  montre  une  dernière  poésie,  inédite  aussi  je 
crois,  dans  laquelle  Marguerite  rapporte  au  Tout-Puissant 
tous  les  événements  heureux  du  règne  de   son   frère  et  rend 


102  POÉSIES    INÉDITES 


grâce  à  la  Providence  dont  la  main  secourable  l'a  délivre  de 
tant  de  dangers  (ms.  fr.  1667,  fol.  40  vo)  : 

Te  Deum  laudamiis 
par  la  Roy  ne  de  Navarre. 

A  toy  seigneur  Dieu  de  lassus, 

A  ton  aymé  filz  Jésus  [lire  Et  a  ou  ton  bien...] 

Gloire  et  louange  nous  donnons 

Des  biens  que  de  toy  seul  tenons. 

Ame  ne  peult  ange  et  martir 

De  ta  louange  despartir; 

Prophète,  apostre  ou  confesseur 

Sans  cesse  louent  ta  doulceur. 

Vierges,  esleuz  et  sainctz  espritz 

De  ta  louange  sont  espris  : 

Tout  ce  qui  est  et  terre  et  mer 

Est  bien  obligé  de  t'aymer; 

Parquoy  avecq  eulx  humblement 

Nous  chanterons  dévotement  : 

Jésus,  Jésus,  Jésus,  Jésus, 

A  qui  nous  sommes  tant  tenuz  : 

Par  toy  Jésus  sommes  créez, 

Et  par  ta  mort  tous  recréez; 

Asses  ne  te  pouvons  louer 

Qui  enfans  nous  digne  advouer  ; 

De  nouveau  louer  te  debvons 

Du  bien  que  de  toy  recepvons. 

C'est  que  tu  as  noz  ennemis 

Soubdain  hors  de  ce  pays  mis, 

Et  sans  effusion  de  sang 

Ils  ont  perdu  d'honneur  le  ranc. 

Tu  as  saulvé  ton  serviteur. 

De  ton  honneur  vray  amateur; 

Comme  la  mère  ses  enffans, 

Des  ennemis  tu  le  defans  : 

C'est  nostre  roy  treschrestien 

François  qui  confesse  estre  tien, 


BE  MARGUERITE  DE  NAVARRE.  l63 

Pour  qui  nous  fusmes  occasion  [supp.  nous  on 

Tu  le  délivras  de  prison,  [lire  fusme] 

Non-que  nous  l'eussions  mérité, 

Mais  par  ta  grande  charité; 

Puis  les  deux  enfans  délivras 

Dont  grand  joye  tu  nous  livras. 

L'empereur  qui  l'avoit  tenu, 

En  son  royaulme  estoit  venu, 

Le(fuel  usurper  il  pensoit, 

Et  de  l'avoir  nous  menassoit. 

Mais  toy,  qui  a  tous  donne  pain, 

As  faict  ses  gens  mourir  de  faim, 

Et  par  famine  tout  a  coup 

Est  retourné  sans  frapper  coup. 

C'est  ta  forte  main,  seigneur  Dieu, 

Qui  ra(s)  chassé  de  ce  lieu. 

Nul  fors  toy  ne  l'a  faict  fouyr. 

Dont  en  toy  nous  fauli  resjouyr  : 

Parquoy  sans  cesse  te  lourons, 

Te  mercyrons  [et??]  te  aymerons. 

Nous  te  debvons  bien  mercyer. 

Et  tousjours  en  toy  nous  fyer, 

Car  qui  se  fye  de  bon  cucur, 

Il  est  des  ennemys  vincueur. 

Toy  seul  as  la  force  et  l'escu 

Par  qui  l'ennemy  est  vaincu. 

Nous  te  supplions  a  genoulx 

Que  ta  grâce  soit  dessus  nous  : 

Saulve  ton  royaulme  et  ton  roy 

En  leur  donnant  perfecte  foy. 

Fais  nous  aymer  ce  que  tu  vculx, 

Car  toy  [seul?]  Seigneur  Dieu  le  peulx 

Fais  que  le  nom  de  Jésus  Christ 

Ton  fîlz  soit  en  nos  cueurs  cscript, 

Et  que  tant  que  vivrons  ça  bas. 

Ta  grâce  ne  nous  laisse  pas, 

Mais  que  si  fort  y  abundons 


164  POÉSIES    INÉDITES 


Que  par  foy  nous  te  possédons, 

Tant  que  sans  fin  puissions  aulx  cieulx 

Te  louer,  Seigneur  Dieu  des  cieulx. 

{Rimes  plates  sans  alternance.) 

Cette  pièce  ne  porte  pas  de  date,  mais  il  est  facile  de  la 
dater  approximativement.  Parmi  les  événements  que  rappelle 
Marguerite,  il  en  est  un  sur  lequel  elle  insiste  d'une  façon 
toute  particulière  :  c'est  la  fuite  de  Charles-Q^int;  les  autres, 
la  délivrance  du  roi  et  celle  de  ses  deux  fils  laissés  en  otage, 
ne  sont  mentionnés  qu'accessoirement.  C'est  donc  sans  doute 
peu  après  l'insuccès  de  l'invasion  impériale  en  France,  et  à 
propos  de  cet  heureux  événement,  que  Marguerite  a  composé 
son  Te  Deum.  Nous  ne  saurions  mieux  commenter  ces  vers 
que  par  un  passage  d'une  lettre  datée  de  Montfrin  (i536),  dans 
lequel  elle  félicite  le  roi  et  remercie  Dieu  de  cette  famine  si 
heureusement  organisée,  qui,  en  consacrant  la  réputation  mili- 
taire de  Montmorency,  allait  provoquer  tant  d'actions  de 
grâces  en  vers  et  en  prose,  avec  plus  d'un  pamphlet  mordant 
à  l'adresse  des  Impériaux  ^. 

I.  L'un  des  plus  connus  est  VÉpitaphe  d'Antoine  de  Lève  par 
Mellin  de  Saint-Gelays  (éd.  Blanchemain,  I,  119)  : 

S'il  eust  su  fouir 

Si  promptement  que  sa  venue  ouïr. 
Il  n'cust  pas  faict  à  la  mort  sacrifice , 
Mais  ne  pouvant  de  la  fuite  jouir, 
A  l'Empereur  il  laissa  cest  office. 

A  la  suite  de  l'Apologie  en  défense  pour  le  Roy...  contre  ses  enne- 
nemys  et  calumniateurs,  dédiée  par  Sagon  à  Marguerite  de  Navarre, 
se  trouve  un  Chant  royal  a  la  louange  dii^roy  et  de  France  tritim- 
pliante  sur  l'Empereur  qui  l'avoit  assaillye  d€  toute  sa  puissance  et 
de  toutes  pars.  La  Provence  y  parle  en  ces  termes  : 

L'honneur  de  France,  esprouvé  en  Provence, 
Ou  l'on  ha  veu  l'ost  d'Empire  am'asser  : 
L'antique  dueil,  des  Françoys  recompense 
D'ainsi  en  veoir  un  ennemy  chasser, 
Qui  sur  le  Rosne  a  pont  cuidoit  passer, 
Et  maintenant  en  fuyant  l'abandonne. 


DE  MARGUERITE  DE  NAVARRE.  l65 

«  Ce  ne  vous  est  petit  honneur  que  ung  de  vos  servicteurs 
arreste  l'Empereur  et  le  fait  mourir  de  faim,  en.  sorte  que  si 
Dieu  vous  preste,  comme  il  faict,  sa  main,  je  tiens  la  victoire 
ou  la  paix  comme  vous  la  sçauriés  demander  :  et  pensez,  mon 
seigneur,  voyant  vostre  santé  et  vos  affaires  aller  sy  bien,  en 
quel  contentement  et  louange  de  Dieu  s'en  va  priant  conti- 
nuellement pour  vostre  prospérité,  vostre...'.  » 

Dieu  juste  et  droit  mort  a  son  camp  ordonne 
D'extresme  faim,  de  flux  et  trenchaison, 
Rendant  sa  peine,  a  bon  droit,  cher  vendue, 
Pour  rendre  France,  encontre  faulx  blason. 
Bien  assaillye,  encor  mieulx  défendue. 

Bien  que  cette  œuvre  de  Sagon  n'ait  été  publiée,  je  crois,  qu'en 
i544,  c'est  aux  événements  de  i536  que  le  poète  fait  allusion  dans 
ces  vers,  comme  dans  toutes  les  autres  strophes  de  ce  chant  royal 
relatives  à  Fossano,  Turin,  Péronne. 

Je  citerai  enfin  sur  ces  mêmes  événements  deux  pièces  latines 
que  contient  un  autre  recueil  manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Sois- 
sons  (189  B,  fol.  i83  v-iSq).  La  première  est  intitulée:  Le  Te  Deiim 
de  la  fuicte  et  deffaicte  de  ï Empereur  et  des  Espaignol:^  en  Pro- 
vence l'an  mil  V"  XXXVI  par  le  Roy  [ces  trois  mots  ont  été  bar- 
rés]. Le  premier  vers  est  : 

Te  Karolum  viclum  gaudemus,  te  perfidum  execramur. 

La  seconde,  qui  commence  par  : 

In  exitu  Cesaris  de  Gallia  et  André  Dorie  de  mari  profundo, 

est  intitulée  :  In  exitu  faict  contre  la  fuicte  de  l'Empereur  et  de 
André  Dorye,  capitaine  sur  mer  pour  ledict  empereur  à  Mercelle 
[=  Marseille]  l'an  mil  V"  XXXVI par  le  Roy  [ces  trois  derniers  mots 
ont  été  barrés].  Cf.  encore  d'autres  pièces  citées  par  Décrue,  Anne 
de  Montmorency,  t.  I,  p.  286. 

I.  Quelques  années  plus  tard,  en  i543,  dans  une  lettre  publiée  par 
Génin  (t.  II,  p.  225),  et  dont  l'original  se  trouve  à  la  Bibliothèque 
nationale  (ms.  6624,  fol.  io5),  Marguerite  écrit  ces  mots  :  «  J'espère, 
puisque  ceux  de  Landrecy  peuvent  attendre,  que  le  temps  défera 
vostre  ennemy  par  pluyes,  comme  la  faim  le  chasse  devant  Avi- 
gnon. »  Faudrait-il  conclure  de  cette  phrase  que  les  événements  de 
i536  se  sont  reproduits  en  Provence  d'une  façon  identique  sept  ans 
plus  tard,  ou  n'est-il  pas  plus  probable  que  Marguerite  a  voulu 
écrire  le  chassa  ou  l'a  chassé  en  faisant  allusion  à  la  famine  orga- 
nisée jadis  par  Montmorency.'' 

REV.    DU    SEIZIÈME    SIÈCLE.    II.  12 


l66  POÉSIES    INÉDITES 


Pour  toutes  les  pièces  que  je  viens  de  publier,  il  ne  semble 
pas  qu'il  y  ait  lieu  de  mettre  en  doute  l'attribution  donnée 
par  des  manuscrits  aussi  autorisés  que  le  recueil  de  Soissons 
et  surtout  la  Farrago  de  Thiboust,  puisque  aussi  bien  ni 
manuscrits  ni  imprimés  du  xvi=  siècle  ne  nous  fournissent  de 
témoignages  contradictoires.  Voici  par  contre  l'indication  de 
quelques  poésies  dont  l'attribution  à  Marguerite  peut  paraître 
contestable  ou  du  moins  a  été  contestée. 

Le  rondeau  : 

A  Dieu  me  plains  qui  seul  me  peut  entendre, 

se  trouve  dans  l'édition  de  1574  des  Œuvres  de  Saint-Gelays. 
Mais  ce  recueil  posthume  ne  saurait  avoir  une  bien  grande 
autorité.  La  Monnoye  avait  rencontré  ces  vers  dans  un  manus- 
crit de  poésies  de  Marguerite,  avec  l'attribution  à  cette  prin- 
cesse. Blanchemain  (t.  I,  p.  304)  est  naturellement  hostile  à 
cette  hypothèse,  et  il  semble,  pour  la  combattre,  alléguer  les 
sentiments  d'homme  et  non  de  femme  qu'elle  exprime;  mais 
on  sait  que  cet  argument  est  absolument  sans  valeur.  Si  l'on 
devait  en  effet  retirer  à  Marguerite  toutes  les  pièces  où  elle 
parle  au  masculin  et  où  elle  exprime  des  sentiments  d'homme, 
elle  perdrait  une  bonne  partie  de  son  œuvre  la  plus  authen- 
tique. Pour  cette  poésie  en  particulier,  si  les  mss.  fr.  2335, 
Chantilly  523  et  Rothschild  2964,  ne  portent  pas  de  nom  d'au- 
teur, le  témoignage  de  la  Farrago  de  Thiboust,  qui  l'intitule 
Rondeau  de  la  royne  de  Navarre,  confirme  celui  du  manuscrit 
cité  par  La  Monnoye. 

C'est  avec  moins  de  raison  encore  que  Blanchemain  (t.  III, 
p.  99)  revendique  pour  son  poète  la  pièce  : 

S'il  est  ainsi  qu'une  meule  tant  dure, 

qu'aucun  manuscrit  ni  imprimé  ne  lui  donne,  tandis  que  le 
recueil  188  de  Soissons  (3  v^)  la  déclare  faicte  par  la  royne  de 
Navarre. 
J'en  dirai  autant  du  huitain  : 

Tout  son  reffuz  et  mauvais  traictement, 


DE  MARGUERITE  DE  NAVARRE.  167 

que  ce  même  recueil  (49  vo)  attribue  à  Marguerite  et  que  nous 
lisons  également,  mais  sans  aucune  indication,  dans  les  mss. 
fr.  2334  (47)>  Chantilly  523  (192),  Rothschild  2g65  (64  vo);  Blan- 
chemain  l'a  publié  (t.  III,  p.  5o)  d'après  le  manuscrit  de  La 
Roche-Thulon. 

Les  éditions  modernes  de  Marot  inscrivent  parmi  ses  ron- 
deaux celui  du  vendredy  sainct  qui  commence  par  : 

Deuil  ou  plaisir  me  fault  voir  sans  cesse. 

Il  se  trouve  déjà  dans  l'édition  de  1544,  et  aussi,  mais  sans 
nom  d'auteur,  dans  le  ms.  fr.  12489  (96  vo),  nouv.  acq.  fr.  477 
(i32  vo),  Rothschild  2964  (i|.  D'autre  part,  la  Farrago  de  Thi- 
boust  l'attribue  à  la  Royne  de  Navarre.  Cette  attribution  est 
assurément  loin  d'être  certaine.  Elle  reste  néanmoins  possible  : 
l'édition  de  1544,  ^"^  effet,  n'a  pas  été  surveillée  par  Marot,  et 
l'on  conçoit  que  l'éditeur  ait  pu  être  tenté  de  lui  attribuer  cette 
pièce  par  analogie  avec  les  Tristes  vers  de  Beroalde  sur  le  jour 
du  vendredy  sainct  qu'a  en  effet  traduits  maître  Clément  (Or 
est  venu  le  jour  en  dueil  tourné). 

Enfin  la   Farrago  attribue   à   Marguerite  deux  pièces   que 
ChampoUion  a  publiées  sous  le  nom  de  François  Kr.  L'une  : 

Le  désir  est  hardy,  mais  le  parler  a  honte, 

se  rencontre  sans  nom  d'auteur  dans  les  mss.  fr.  2334  (9)  et 
Chantilly  523  (27).  Quant  à  la  Farrago  qui  le  cite  trois  fois 
(45,  75,  194),  elle  ne  l'attribue  qu'une  fois  (194)  à  la  Royne  de 
Navarre. 

11  en  est  de  même  de  l'autre  : 

Si  ung  œuvre  parfaict  doibt  chascun  contenter, 

cité  sans  nom  d'auteur  (ms.  fr.  1667,  43  vo,  73  vo)  et  attribué  à 
la  Royne  de  Navarre  (ibid.,  186).  Cette  attribution  est  assez 
douteuse,  car  plusieurs  recueils  donnent  la  pièce  à  Fran- 
çois I*:""  (ms.  fr.  2335,  ms.  Soissons  188,  6  v»;  cf.  en  outre  une 
allusion  dans  la  traduction  anonyme  de  l'Hécube  d'Euripide 
[par  Guillaume  Bochetel],  044  et  un  distique  latin  du  cardi- 
nal de  Lorraine  traduit  par  Brodeau  en  un  quatram  : 

A  deux  Francoys  suis  beaucoup  redevable... 


l68  POÉSIES    INÉDITES    DE    MARGUERITE    DE    NAVARRE. 

(ms.  Soissons  187,  fol.  84  v»  ;  et  ms.  fr.  2334,  ^°  5).  D'autres  le 
reproduisent  sans  nom  d'auteur  (ms.  fr.  2334,  i;  Soissons, 
189  C,  77;  Chantilly,  52o,  74;  La  Roche-Thulon). 

Ces  derniers  exemples  semblent  indiquer  que  les  attributions 
de  la  Farrago  de  Thiboust  ne  sont  pas  toujours  certaines. 
Mais,  outre  qu'il  est  difficile,  même  pour  ces  deux  ou  trois 
pièces,  de  les  convaincre  d'erreur,  nous  ne  devons  pas,  je 
crois,  en  tirer  argument  pour  mettre  en  doute  les  autres  témoi- 
gnages de  ce  manuscrit  relatifs  à  Marguerite,  car  il  paraît  être 
de  ceux  qui,  par  la  situation  de  leur  destinataire  et  par  l'esprit 
dans  lequel  ils  ont  été  faits,  méritent  à  cet  égard  le  plus  de 
confiance. 

René  Sturel. 


UN    MARTYR    DE   L'HUMANISME 


TRAGIQUE   HISTOIRE 

D'HAYMON  DE  LA  FOSSE 

ÉTUDIANT  PICARD' 

(i5o3) 


Nous  ne  savons  rien  de  sa  naissance,  sinon  qu'il  s'ap- 
pelait Haymon  de  la  Fosse,  ou  peut-être  Haymon  du 
Fossé,  au  témoignage  du  comptable  de  l'hôpital  Saint- 
Jacques,  trop  peu  savant  pour  connaître  la  forme  latine 
du  nom  (Hemondus  de  Fovea)  que  les  gens  d'église  insé- 
rèrent dans  leurs  procès-verbaux,  d'où  les  chroniqueurs 
ont    tiré  par  traduction  Haymon  de  la  Fosse.  Ainsi  le 

I.  Hôpital  Saint-Jacques-aux-Pèlerins.  Extrait  des  comptes  que 
rendent  honnorables  hommes  Robert  Le  Jay  et  Regnault  Anthoullet 
et  Denys  Simon,  marchans  et  bourgeois  de  Paris  ( 1 5o3-i 5o4),  publié 
par  M.  Henri  Macqueron  dans  le  Bulletin  de  la  Société  d'Émulation 
d'Abbeville.  Abbeville,  Paillart,  1888-1890,  t.  I,  p.  3i-33.  — Sententia 
officialis  parisiensis  cum  eo  assistente  haereticae  pravitatis  inqui- 
sitore  (copies  du  xvir  siècle).  Bibl.  Sainte-Geneviève,  ms.  1149, 
fol.  85  v°-86  r";  ms.  ii5o,  fol.  97  r°-v*  et  25o  r°-v°.  —  Liber  de  ori- 
gine congregationis  canonicarum  regularium  in  regno  Franciae  anno 
christi  i4q6  a  contemporaneo  canonico  S.  Severini  Castri  Nantonis 
conscriptus.  Bibl.  nat.,  ms.  lat.  15049,  fol.  3i  V.  —  Le  Rosier  histo- 
rial  de  France...,  nouvellement  imprimé  à  Paris,  le  xxvj"  jour  de 
février,  l'an  mil  cinq  cens  et  xxij,  avant  Pasques,  in-fol.  goth.  (à 
l'année  i5o3).  —  Jean  d'Auton,  Chroniques  de  Louis  XII  (éd.  de 
Maulde  de  la  Clavière),  1889-1895,  4  vol.  in-8°,  t.  III,  p.  270-272;  Jean 
Bouchet,  Les  Annales  d'Aquitaine  (nouv.  éd.).  Poitiers,  1644,  in-fol., 
p.  329. 


170  TRAGIQUE    HISTOIRE 


nom  picard  du  réformateur,  Cauvin,  s'est  mué  en  Calvin 
sous  la  plume  des  latinistes.  Haymon  avait  vu  le  jour 
«  emprès  Abbeville  »,  dit  le  même  témoin,  dans  les  der- 
nières années  du  règne  de  Louis  XI,  en  1480  ou  1481.  Il 
tint  son  nom  de  baptême  d'un  ancien  comte  de  Ponthieu, 
contemporain  de  saint  Fursy  et  de  saint  Josse,  que  l'on 
considéra  longtemps  comme  un  sainte 

On  imagine  les  parents  émerveillés  des  belles  disposi- 
tions de  leur  enfant  et  le  faisant  entrer,  sans  doute  avec 
l'appui  de  quelque  clerc,  aux  grandes  écoles  du  chapitre 
de  Saint-Vulfran,  d'Abbeville.  Les  chanoines,  à  leur  tour, 
l'investirent  peut-être  d'une  des  six  bourses  dont  ils 
avaient  la  nomination  au  collège  du  Cardinal  Lemoine, 
dans  l'Université  de  Paris.  L'illustre  fondateur  n'était-il 
pas  né,  deux  siècles  plus  tôt,  d'une  humble  famille  de, 
paysans  de  Crécy-en-Ponthieu?  L'adolescent  quitta  la 
vallée  brumeuse  de  la  Somme,  où  s'estompaient  les  clo- 
chers de  tant  d'églises  et  de  monastères,  où  s'assoupis- 
saient les  échos  de  tant  de  cloches.  Il  gagna  la  capitale, 
où,  comme  toujours,  les  disputes  scolastiques  menaient 
leur  train,  cependant  que  la  voix  mélodieuse  de  quelques 
maîyes  attirés  d'outre-mont  insinuait  déjà,  sous  le  com- 
mentaire séduisant  des  distiques  latins,  les  complaisances 
sensuelles  et  les  tranquilles  audaces  de  la  pensée  antique. 

Au  collège  du  Cardinal,  à  la  «  Maison  du  Cardinal  », 
comme  on  disait,  Haymon  retrouva  des  étudiants  picards 
comme  lui.  Peut-être  y  fraya-t-il  avec  un  de  ses  compa- 
triotes, Valerand  de  La  Varanne,  qui,  devenu  plus  tard 
docteur  en  théologie,  mit  la  vie  de  Jeanne  d'Arc  en  un 
poème  de  trois  mille  vers,  où  les  historiens  ont  trouvé  à 
glaner^.   Un  collège  était  alors  surtout  une  maison  de 

1.  Hagiographie  du  diocèse  d'Amiens,  par  l'abbé  J.  Corblet.  Paris, 
Dumoulin,  1868-1875,  5  vol.  in-8°,  t.  IV,  p.  3ii-3i2. 

2.  Valerandi  Varanii  de  gestis  Joannae  virginis,  Franciae  egre- 
giae  bellatricis,  poème  de  i5i6,  remis  en  lumière,  analysé  et  annoté 
par  E.  Prarond.  Paris,  Picard,  1S89,  in-12;  du  même  éditeur:  Trois 
poèmes  de  Valerand  de  la  Faranne.  Paris,  Picard,  1889,  in-12  (14  p.). 


D  HAYMON    DE    LA    FOSSE.  I7I 

famille,  où  les  boursiers  logeaient  et  prenaient  leurs  repas 
en  commun.  Le  règlement  de  la  Maison  du  Cardinal 
n'excédait  pas  en  sévérité  ceux  des  autres  collèges.  Si  Ton 
peut  d'ailleurs  inférer  qu'Haymon  y  séjourna  dès  son 
arrivée  à  Paris,  ce  n'est  là,  il  faut  l'avouer,  qu'une  fragile 
hypothèse.  Le  Jeune  homme  ne  tarda  pas  à  s'affranchir  de 
ces  liens  provinciaux.  Le  hasard  des  rencontres,  la  diver- 
sité de  ses  goûts  ne  tardèrent  pas  à  le  conduire  ailleurs. 
En  i5o3,  il  est  qualifié  par  les  chroniqueurs  d'écolier  du 
collège  de  Bourgogne.  Il  y  suivait  sans  doute  des  cours 
en  simple  externe. 

Haymon,  qui  atteignait  quinze  ans  en  1493,  commença 
à  cette  époque,  comme  la  plupart  des  étudiants  de  son  âge, 
à  assister  aux  leçons  de  la  Faculté  des  Arts.  Ces  études,  à 
la  îois  philosophiques  et  littéraires,  servaient  d'introduc- 
tion à  la  théologie  et  au  droit  canon.  Elles  correspondaient 
à  nos  anciennes  humanités.  Celui  qui  les  abordait  connais- 
sait déjà  l'écriture,  la  lecture  et  les  éléments  de  la  gram- 
maire latine.  Il  choisissait  son  maître,  maitre  qui  bien 
souvent  n'était  pas  de  dix  ans  plus  âgé  que  lui,  dont  il  deve- 
nait le  disciple  et  bientôt  l'ami.  La  leçon  finie,  l'écolier 
déambulait  à  sa  guise  à  travers  le  quartier  latin,  fréquen- 
tait les  cabarets.  Certains,  la  nuit  tombée,  parcouraient 
les  rues  en  armes,  jouaient  des  tours  pendables  aux  bour- 
geois, volaient  et  parfois  tuaient.  Le  prévôt  les  emprison- 
nait avec  dureté,  quand  il  pouvait  les  prendre,  et  sou- 
vent même  les  exécutait,  malgré  le  privilège  de  clergie. 
Deux  cachots  du  petit  Chàtelet,  habituellement  réservés 
aux  étudiants,  s'appelaient,  comme  on  sait,  l'un  la  rue 
du  Fouarre,  l'autre  le  clos  Bruneau.  Haymon  fut-il  sem- 
blable aux  mauvais  sujets  de  son  âge?  Plût  au  ciel  qu'il 
eût  donné,  comme  dans  la  ballade  de  Villon  : 

Tout  aux  tavernes  et  aux  tilles'  ! 


I.  Villon,  Grand  Testament  :  Ballade  de  bonne  doctrine  à  ceulx 
de  mauvaise  vie... 


172  TRAGIQUE    HISTOIRE 


Il  se  fût  peut-être  ménagé,  le  cycle  des  études  parcouru,  la 
chair  apaisée,  un  âge  mûr  non  moins  honorable  que  tant 
d'autres,  qui  vécurent  sans  penser.  L'ivresse  que  l'on  prend 
dans  les  gobelets  est  capiteuse,  mais  combien  légère  et 
passagère!  Elle  fait  trébucher  aux  réverbères,  briser 
quelques  vitres.  Mais  celle  que  lk)n  puise  aux  livres  de 
science  peut  faire  chanceler  bien  des  croyances  qui  sou- 
tiennent le  monde,  crouler  des  forteresses  idéales,  qu'il  est 
difficile,  hélas!  de  relever. 


Le  jeune  homme  se  passionna,  non  pour  les  batailles  de 
mots,  les  duels  de  syllogismes  qui,  depuis  trois  siècles,  met- 
taient aux  prises  les  âpres  docteurs  de  la  rue  du  Fouarre, 
mais  pour  les  idées  qui  s'agitaient  obscurément  sous  ces 
termes  barbares.  Il  ne  prit  pas  un  raisonnement  pour  une 
mécanique  verbale,  vide  de  sens,  mais  il  en  tira  sans  doute 
des  conclusions  pratiques,  auxquelles  d'habiles  logiciens 
avaient  toujours  fait  en  sorte  d'échapper. 

Certaines  thèses  audacieuses,  propagées  ouvertement 
depuis  deux  siècles,  niaient  le  dogme  de  la  résurrection, 
l'autorité  de  l'église,  proclamaient  qu'il  n'est  de  bonheur 
qu'en  ce  monde,  que  la  fornication  est  permise,  que  le 
christianisme  est  un  obstacle  à  la  science'.  Elles  se  récla- 


I.  On  soutenait  publiquement,  dans  la  rue  du  Fouarre,  en  126g  : 
«  Que  le  monde  est  éternel;  qu'il  n'y  eut  jamais  de  premier  homme; 
que  l'âme  disparaît  avec  le  corps;  qu'il  n'y  a  pas  de  providence.  » 
La  condamnation  prononcée  alors  par  Etienne  Tempier,  évêque 
de  Paris,  ne  semble  pas  avoir  porté  grand  fruit.  Les  mêmes  erreurs 
réapparaissent  en  1277.  La  censure  qui  les  condamne,  à  cette  date, 
mentionne  en  outre  les  propositions  suivantes  :  «  Qu'il  est  impos- 
sible de  réfuter  les  arguments  des  philosophes  sur  l'éternité  du 
monde;  que  la  création  est  chose  impossible,  encore  que  la  foi 
enseigne  le  contraire;  que  le  philosophe  ne  doit  pas  croire  à  la 
résurrection  en  tant  que  philosophe,  mais  qu'il  doit  enchaîner  son 
intelligence  pour  y  croire  en  tant  que  chrétien...  »  Ici  apparaît  la 
distinction  entre  la  vérité  philosophique  et  la  vérité  religieuse,  der- 
rière laquelle  s'abritera  longtemps  l'incrédulité  (Du  Boulay,  Hislo- 


d'haymon  de  la  fosse.  173 

maient  de  l'autorité  incontestée  d'Aristote  et  surtout  de 
celle  de  son  commentateur  arabe,  Ibn  Roschd,  nom  que 
des  traductions  multiples  ont  mué  en  Averroès'.  Grâce  à 
ce  dernier,  en  effet,  le  rationalisme  et  le  matérialisme 
antiques  avaient  pénétré,  au  xiii^  siècle,  dans  le  monde 
du  moyen  âge. 

L'effort  gigantesque  d'Albert  le  Grand  et  de  Thomas 
d'Aquin  pour  christianiser  la  science  grecque,  pour  utili- 
ser Aristote  à  la  défense  de  l'orthodoxie,  ne  put  atteindre 
tous  ceux  qui  lurent  le  commentaire  d'Averroès.  Cer- 
tains penseurs  demeurèrent  en  marge  de  la  théologie  offi- 
cielle, ou  plutôt  ils  firent  habilement  deux  parts  dans 
leur  vie.  Tandis  qu'ils  protestaient  de  leur  adhésion  sin- 
cère à  la  foi  chrétienne,  ils  démontraient  tranquillement, 
tel  Siger  de  Brabant,  dont  le  nom  apparaît  à  Paris  en 
1266,  que  la  raison  de  l'homme  parvient  à  établir  des  véri- 
tés philosophiques  qui  sont  la  négation  de  l'enseignement 
révélé  2.  Ces  averroïstes  subtils  ne  risquèrent  jamais  leur  vie 
pour  leurs  idées,  qui,  s'ils  n'y  avaient  pris  garde,  eussent 

via  Universitatis  Parisiensis...,  t.  III,  p.  Sgy-SgS;  Denifle  et  Châte- 
lain, Chartulaviiim  Universitatis  Parisiensis...,  t.  I,  p.  552-533. 
Cf.  Averroès  et  l'averroisme,  essai  historique,  par  Ernest  Renan. 
Paris,  1862, "in-S",  p.  2i3  et  suiv.;  Siger  de  Brabant  et  l'averroisme 
latin  au  XIII"  siècle,  étude  critique  et  documents  inédits,  par  Pierre 
Mandonnet,  O.  P.  Fribourg,  1899,  in-4°,  p.  ccxxv  et  suiv.). 

1.  Averroès  vivait  en  Espagne  au  xn"  siècle.  La  prétendue  har- 
diesse de  ses  opinions  philosophiques  le  fit  condamner  par  le  kalife 
Al  Mansour.  Il  eut  peu  d'influence  sur  les  compatriotes  musulmans; 
mais  les  juifs  traduisirent  ses  œuvres  en  hébreu  et,  grâce  à  leurs 
relations  commerciales,  les  divulguèrent  rapidement  à  travers  la 
chrétienté.  Traduites  d'hébreu  en  latin  par  Michel  Scott  et  par  l'Alle- 
mand Herrmann,  elles  furent,  au  xiir  siècle,  connues  des  docteurs 
de  Paris. 

Averroès  condensait,  dans  son  commentaire  sur  Aristote,  les  doc- 
trines des  philosophes  arabes,  ses  devanciers.  Ceux-ci  admettaient 
l'éternité  de  la  matière.  Quoique  respectueux  des  religions  établies, 
Averroès  écartait  systématiquement  tous  les  mythes,  les  regardant 
comme  des  fictions  dangereuses;  il  rejetait  le  surnaturel  hors  du 
domaine  de  la  philosophie   (Renan,  Averroès...,  p.  7  et  suiv.,  66  et 

suiv.,    122-125). 

2.  Mandonnet,  Siger  de  Brabant...,  p.  ccin. 


174  TRAGIQUE    HISTOIRE 


pu  les  conduire  au  bûcher.  Ils  ont  si  bien  dérobé  leur 
penchant  secret,  que  nous  nous  demandons  encore  aujour- 
d'hui lesquelles,  en  cas  de  conflit,  ils  auraient  sacrifiées 
de  leurs  convictions  scientifiques  ou  de  leurs  convictions 
religieuses.  Ces  dernières  n'étaient-elles  qu'un  masque 
imposé  par  la  nécessité  des  temps? 

Les  contemporains  ne  s'y  méprenaient  pas.  Averroïsme 
devint  synonyme  d'impiété.  On  attribua  rapidement  au 
philosophe  arabe  des  outrances  de  pensée  et  de  parole, 
que  son  éclectisme  lui  eût  certainement  interdites.  Ayant 
fait  allusion  sans  parti  pris  aux  «  trois  lois  »  qui  se  par- 
tagent le  monde  :  le  judaïsme,  le  christianisme,  l'isla- 
misme, il  passa  pour  avoir  proféré  le  célèbre  blasphème 
des  Trois  Imposteurs  ^  Et  ce  grossier  propos  contre  l'Eu- 
charistie fut  divulgué  sous  son  nom  :  «  Y  a-t-il  au 
monde  une  secte  plus  insensée  que  celle  des  chrétiens, 
qui  mangent  le  Dieu  qu'ils  adorent'-^?  » 

Ce  courant  secret  de  libre  pensée  ne  cessa  de  grossir 
jusqu'à  la  fin  du  moyen  âge,  grâce  à  l'autorité  magistrale 
qu'Averroès,  logicien  et  commentateur  d'Aristote,  détenait 
dans  les  écoles.  Si  quelque  disciple  plus  hardi  rejetait  la 
doctrine  péripatéticienne,  c'était  pour  se  réclamer  d'Epi- 
cure,  tel  ce  Nicolas  d'Outricourt,  bachelier  du  diocèse  de 
Verdun,  qui  répudia  ses  erreurs  en  1346.  Il  admettait  le 
système  des  atomes  éternels,  enseignait  la  matérialité  de 
l'âme.  Certaines  de  ces  propositions  semblent  mettre  en 


1.  Ces  Trois  Imposteurs,  on  le  devine,  étaient  Moïse,  le  Christ  et 
Mahomet,  le  Christ  demeurant,  suivant  Averroès,  le  moins  habile 
des  trois,  puisqu'il  ne  réussit  qu'à  se  faire  crucifier.  Une  rumeur 
un  peu  difterente  attribuait  au  philosophe  arabe  le  propos  suivant  : 
«  Il  y  a  trois  religions,  dont  l'une  est  impossible,  c'est  le  christia- 
nisme; une  autre  est  une  religion  d'enfants,  c'est  le  judaïsme;  la 
troisième  une  religion  de  porcs,  c'est  l'islamisme.  »  Le  mot  des 
Trois  Imposteurs  passa  même  pour  le  titre  d'un  livre  —  livre  qui 
n'a  jamais  existé,  —  dont  Averroès  se  vit  attribuer,  avec  Frédéric  II, 
Boccace,  Pogge  et  bien  d'autres,  la  paternité  (voir  Renan,  Averroès..., 
p.  222  et  suiv.). 

2.  Ibid.^  p.  236. 


d'haymon  de  la  fosse.  175 

doute  l'existence  de  Dieu'.  Mais  en  vain  se  rétractait-on, 
les  idées  survivaient  aux  amendes  honorables  et  aux 
bûchers.  Et  si  des  maîtres  avaient  soutenu  en  chaire  des 
thèses  matérialistes,  celles-ci,  moins  contenues,  aggravées 
par  l'exclusion  de  tout  contrôle,  par  la  chaleur  du  débat, 
ne  devaient-elles  pas  se  répercuter  étrangement  dans 
maintes  conversations  du  quartier  latin? 

De  telles  suggestions  guettaient  Haymon  de  la  Fosse. 
Les  blasphèmes  attribués  aux  averroïstes  contre  l'Eucha- 
ristie purent  sans  doute  imposer  au  jeune  homme  l'idée 
fixe  du  sacrilège.  Mais  d'autres  influences  infiniment  plus 
larges,  infiniment  séduisantes  allaient  pétrir  ce  cerveau  de 
vingt  ans.  Haymon  fut  un  humaniste.  En  cette  fin  du 
xve  siècle,  où  les  livres  retrouvés  des  Grecs  et  des  Latins 
commençaient  à  se  répandre  dans  Paris,  il  s'enthou- 
siasma comme  bien  d'autres  pour  un  passé,  que,  dans 
sa  longue  juvénile,  il  voulut  peut-être  recréer  et 
revivre. 

Certes,  l'admiration  de  l'antiquité  ne  s'opposait  pas 
nécessairement  aux  pratiques  de  la  vie  chrétienne.  A 
l'époque  où  vivait  Haymon  de  la  Fosse,  un  Robert 
Gaguin,  supérieur  général  de  l'ordre  des  Trinitaires,  con- 
sacrait sa  vie  au  service  de  l'église  et  se  piquait  d'écrire 
comme  Cicéron  et  comme  Sénèque.  Sensibles  comme  lui 
au  charme  des  périodes  latines,  beaucoup  d'esprits  crurent 
de  bonne  foi  que  le  fait  d'avoir  retrouvé  la  civilisation  de 
l'ancienne  Rome  ne  devait  entraîner  aucune  modification 
dans  les  idées  philosophiques  et  religieuses  de  leur  siècle. 
Épris  de  beau  style,  ils  considérèrent  la  culture  antique 
comme  une  écorce  vide,  comme  un  vêtement  sans  corps. 
Purement  formel,  leur  humanisme  sut  rester  orthodpxe, 
et  l'église,  tant  qu'elle  ne  se  sentit  pas  attaquée,  fit  des 
sacrifices  pour  l'accueillir^.  Mais,  poussée  jusqu'à  ses  der- 

1.  Du  Boulay,  Histotia  Universitatis  Parisiensis...,  r.  IV,  p.  3o8; 
Denitle  et  Châtelain,  Chartidarium  Universitatis  Parisiensis...,  t.  II, 
p.  576  et  suiv. 

2.  L'Inquisition,   il   est   vrai,    se   réveillait    parfois.    L'humaniste 


176  TRAGIQUE    HISTOIRE 


nières  conséquences,  la  science  nouvelle  attendait  un  autre 
destin.  Elle  conduisait,  par  son  culte  de  la  philologie,  à 
la  discussion  des  textes  sacrés  et  procurait  des  armes  au 
protestantisme  naissant.  Indifférente  au  dogme  et  à  la 
révélation,  confrontant  dans  son  enquête  tous  les  systèmes 
philosophiques,  embrassant,  comme  le  prodigieux  Pic  de 
la  Mirandole,  l'histoire  de  toutes  les  religions,  elle  menait 
droit  au  rationalisme  et  à  l'encyclopédie.  Les  véritables 
successeurs  des  humanistes  du  xvi^  siècle  sont  les  philo- 
sophes du  xviii^. 

Ce  développement  fatal  échappait  aux  contemporains. 
Seul,  le  rude  et  mystique  Standonck,  qui,  dans  les  der- 
nières années  du  xv^  siècle,  proscrivit  les  études  littéraires 
du  collège  de  Montaigu,  le  pressentait  peut-être  obscuré- 
ment'. Et,  par  une  coïncidence  bizarre,  il  devait,  avant 

Galcottus  Martus,  dans  le  dernier  tiers  du  xv"  siècle,  pour  avoir 
écrit  que  celui  qui  se  conduit  bien  et  qui  agit  d'après  la  loi  naturelle 
entre  au  ciel,  à  quelque  peuple  qu'il  appartienne,  eût  étc  brûlé  par 
les  inquisiteurs  de  Venise,  si  le  pape  Sixte  IV,  son  ancien  élève,  ne 
l'eût  sauvé.  Moins  heureux,  un  autre  humaniste,  Giorgio  di  Navarra, 
accusé  d'avoir  tenu  des  propos  impies,  fut  brûlé  à  Bologne,  en  i5oo. 
Trois  années  plus  tôt,  un  médecin,  Gabriel  da  Salo,  avait  échappé 
au  bûcher  en  faisant  amende  honorable.  Ces  faits  sont  exception- 
nels, car  il  faut  avouer  que  la  plupart  des  humanistes  ne  rompirent 
jamais  avec  l'Église.  L'élégant  Marcile  Ficin  et  son  école  tentèrent, 
à  Florence,  de  concilier  le  dogme  chrétien  avec  la  philosophie  pla- 
tonienne.  Si  un  contemporain  d'Haymon  de  la  Fosse,  Pietro  Pom- 
porazzi,  de  Mantoue,  disciple  d'Aristote,  expose  logiquement  qu'il 
est  impossible  de  démontrer  l'immortalité  de  l'âme,  il  se  hâte  d'a- 
jouter que  nous  devons  la  tenir  pour  hors  de  doute,  puisque  l'Ecri- 
ture l'enseigne.  Son  fameux  traité  De  immortalitate  animae  fut  mis 
à  l'index  lors  de  son  apparition,  en  i5i6,  mais  l'auteur  se  défendit 
de  toutes  ses  forces  et  ne  semble  pas  avoir  été  inquiété.  Le  célèbre 
Pomponius  Laetus,  tenu  par  beaucoup  d'hommes  de  son  temps  pour 
un  contempteur  de  la  religion  chrétienne,  eut,  lorsqu'il  mourut  à 
Rome,  en  1497,  '^^^  funérailles  dignes  d'un  prince  de  l'Eglise  (voir 
Burckhardt,  La  civilisation  en  Italie  au  temps  de  la  Renaissance 
(trad.  Schmitt).  Paris,  i885,  2  vol.  in-8%  t.  II,  p.  280  et  suiv.,  844  et 
suiv.). 

I.  Voir  A.  Renaudet,  Jean  Standonck,  un  réformateur  catholique 
avant  la  Réforme.  Bulletin  de  la  Société  de  l'histoire  du  Protes- 
tantisme français,  janvier- février  1908,  p.  5-8i  ;  M.  Godet,  La  con- 


D  HAYMON    DE    LA    FOSSE.  I77 

de  mourir,  assister  sur  le  bûcher  la  malheureuse  victime 
de  cette  culture  déréglée.  Ce  qui  pour  presque  tous  alors 
n'était  qu'un  passe-temps  curieux,  devint  en  effet  tout  à 
coup  pour  Haymon  de  la  Fosse  une  réalité  vivante. 

Il  fut,  dira-t-on,  un  fou!  Mais  pourquoi,  Picard  tenace 
et  exalté,  n'aurait-il  pu  tirer  les  conséquences  logiques  de 
ses  lectures?  Des  presses  de  la  Sorbonne,  des  ateliers 
du  Soleil-d'Or,  du  Soufflet-Vert,  des  officines  de  Jean  du 
Pré,  de  Guillaume  du  Bois,  de  Pierre  Levet,  de  Denidel, 
de  Michel  Lenoir,  de  Michel  Toulouse  sortaient  au 
grand  jour,  multipliées  par  l'art  magique  de  l'imprimerie, 
les  plus  belles  pages  des  anciens  ' .  Les  œuvres  de  César^,  de 
Tite-Live^,  de  Salluste'',  de  Valère  Maxime^,  de  Florus^, 
permettaient  de  niieux  connaître  la  vie  publique  et  privée 
des  Romains.  Virgile^,  Horace^,  Properce^,  Ovide^'*  révé- 
laient au  lecteur  attentif,  sous  l'élégance  harmonieuse  de 
leurs  mètres,  l'épicurisme  raffiné  de  leur  pensée.  Térence'^ 
Perse *2,  Juvénal'^  mettaient  plaisamment  au  jour,  pour 
les  flageller,  les  vices  d'une  société  infiniment  mieux 
policée  que  la  société  du  moyen  âge.  Le  monde  ancien 
sortait  de  l'oubli,  avec  ses  mœurs  libres,  sa  religion 
légendaire   et  variée.  Le  christianisme  n'était  donc  pas 

grégation  de  Montaigit.  Paris,  Champion,  1912,  in-8°  {Bibliothèque 
de  l'Ecole  des  Hautes-Études,  fasc.  198). 

1.  Voir  Claudin,  Histoire  de  l'imprimerie  en  France  au  XV"  et 
au  XVI'  siècle.  Paris,  Impr.  nationale,  1900-1904,  3  vol.  in-fol.,  t.  I, 
p.  28,  29,  37,  5i,  54,  84,  159,  160,  198,  238,  262,  417,  447;  t.  II,  p.  170, 
262,  263,  363. 

2.  Pierre  Levet  (148?). 

3.  Jean  du  Pré  (1480). 

4.  Sorbonne  (1471);  Soufflet- Vert  (1476);  Soleil-d'Or  (1478). 

5.  Sorbonne  (1471);  Soufflet-Vert  (1476);  Atelier  anonyme  (1476). 

6.  Sorbonne  (1471). 

7.  Sorbonne  (1472);  Soleil-d'Or  (1478);  Pierre  Levet  (1492-1494,  1498). 

8.  Denidel  (1498). 

9.  Michel  Toulouse  (1499)- 

10.  Michel  Lenoir  (149  ?). 

11.  Sorbonne  (1472). 

12.  Sorbonne  (1472);  Denidel  (1498). 
i3.  Sorbonne  (1472). 


178  TRAGIQUE    HISTOIRE 


universel.  Il  prenait  place  au  nombre  de  ces  «  trois  lois  » 
qu'Averroès  considérait  avec  un  doux  scepticisme.  Il 
imposait  des  pratiques  peu  justifiables  aux  yeux  d'un  let- 
tré, n'ayant  pas,  d'ailleurs,  produit  plus  de  héros  que  le 
polythéisme.  L'homme  antique ,  centre  du  monde,  ne 
crée-t-il  pas,  au  contraire,  des  êtres  supérieurs  conformes 
à  ses  sentiments?  Ne  légitime-t-il  pas,  en  les  divinisant, 
toutes  ses  aspirations?  La  force,  l'amour,  la  prudence,  la 
ruse  ont  leurs  dieux.  Une  divinité  préside  à  tous  les 
actes  de  la  vie.  Rien  de  honteux,  rien  de  caché;  tous  nos 
instincts  sont  bons.  L'homme  doit  tout  attendre  de  l'exer- 
cice de  sa  propre  raison.  Il  porte  en  soi  son  évangile  et 
son  dccalogue.  Le  bien,  pour  lui,  est  de  poursuivre  le 
développement  complet  et  harmonieux  de  toutes  ses 
facultés.  Quelle  place  tenait,  en  face  de  ce  rêve  païen,  la 
conception  chrétienne  de  la  vie  qu'offrait  à  Haymon  le 
moyen  âge  linissant  :  ce  moyen  âge  lamentable,  riant  et 
pleurant  à  la  fois,  où  les  hommes  vivent  de  regrets  et 
d'aspirations  infinies,  où  la  danse  macabre,  aux  Saints- 
Innocents,  rappelle  au  promeneur  son  indécrottable 
misère,  où  les  prédicateurs  en  chaire,  tel  Olivier  Maillard, 
apportent  une  tête  de  mort  et  l'interrogent? 

Le  pauvre  étudiant  ne  connut  pas  les  distinctions  élé- 
gantes, par  lesquelles  maint  humaniste  savait  concilier 
son  enthousiasme  pour  l'antiquité  avec  les  exigences  d'une 
situation  à  ménager.  Il  rejeta  délibérément  les  dogmes 
traditionnels  et  cessa  de  croire  à  l'évangile  que  lui  avait 
enseigné  sa  mère.  Allant  au  delà  du  «  Sequere  naturam  », 
où  s'arrêtèrent  tant  de  beaux  esprits,  il  voulut  se  faire  du 
matérialisme  des  anciens  une  règle  publique  de  vie.  Illu- 
miné comme  les  hérétiques  des  anciens  âges,  il  éprouva  le 
besoin  de  proclamer  publiquement  sa  croyance,  fût-ce  au 
prix  d'un  sacrilège. 

Il  avait  fréquenté,  dit-on,  des  Espagnols,  qui  prirent 
la  fuite  aussitôt  son  arrestation,  d'où  un  chroniqueur  a 
conclu  que  ces  écoliers  formaient  à  Paris  une  secte  pour 


D  HAYMON    DE    LA    FOSSE.  î-jg 

exciter  les  jeunes  gens  à  violer  les  hosties  dans  les  églises  ^ . 
Faut-il  voir,  plus  simplement,  dans  les  conseils  pervers 
donnés  à  Haymon,  la  vengeance  de  quelques  juifs  exas- 
pérés par  leur  expulsion  de  la  péninsule  en  1493^?  Ces 
malheureux  affluèrent  alors  dans  le  midi  de  la  France  et 
jusques  dans  la  capitale.  Vers  la  même  époque,  des 
Israélites  de  Sternebach,  en  Allemagne,  se  procurèrent, 
avec  le  concours  d'un  prêtre  nommé  Pierre,  une  hostie, 
qu'ils  lacérèrent  à  coups  de  couteau  et  couvrirent  de  cra- 
chats. Le  pain  consacré,  au  témoignage  de  Chrétien  Mas- 
sieu,  qui  rapporte  le  fait,  laissa  couler  du  sang.  Les  cou- 
pables furent  brûlés;  le  prêtre  seul  manifesta  avant  de 
mourir  un  profond  repentir-^ 

Un  sacrilège  semblable  fut  commis,  le  3  juin  1491,  à 
Notre-Dame  de  Paris,  par  le  prêtre  Jean  Langlois.  Ce 
dernier  avait  voyagé  h  l'étranger  et  fréquenté  aussi, 
disait-on,  des  Juifs,  qui  l'auraient  corrompu.  Revenu  à 
Paris  visiter  sa  mère  et  un  de  ses  frères,  domestique  au 
collège  de  Montaigu,  il  se  rendit,  le  lendemain  du  Saint- 
Sacrement,  à  la  cathédrale.  Un  prêtre  célébrait  la  messe 
à  l'autel  de  saint  Crépin,  situé  dans  le  déambulatoire,  à 
droite  du  chœur.  Cette  chapelle  est  aujourd'hui  dédiée  à 
saint  Georges.  Placée  jadis  sous  le  vocable  multiple  de 
saint  Jacques,  saint  Crépin,  saint  Crépinien  et  saint 
Etienne,  elle  servait,  depuis  1379,  de  lieu  de  réunion  à  la 
corporation  des  cordonniers  de  Paris'.  Jean  Langlois  se 
tint  près  de  l'autel.  Au  moment  de  l'élévation,  il  se  jeta  sur 

1.  Humbert  Vellay,  Clironiqttc  abrégée...,  ch.  xxvi;  cité  par  Qui- 
chcrat,  Histoire  de  Sainte-Barbe.  Paris,  1860,  3  vol.  in-8°,  t.  I,  p.  114. 

2.  Voir  Isabelle  la  (Catholique,  par  le  baron  de  Nervo.  Paris,  1874, 
in-S",  p.  294  et  suiv. 

3.  Chronicoriim  multiplicis  historiae  utriiisqiie  testamenti...  libri 
viginti.  Anvers,  1540,  in-4°,  p.  268;  Duplessis  d'Argentré,  Collectio 
judiciorum  de  novis  erroribiis  qui  ab  initio  Xllmi  saeculi  usque  ad 
annum  iji3  in  ecclesia  proscripti  sunt  et  notati.  Paris,  1725-1736, 
3  vol.  in-fol.,  t.  I,  p.  324. 

4.  La  cathédrale  Notre-Dame  de  Paris,  notice  historique  et  archéo- 
logique, par  Marcel  Aubert.  Paris,  Longuet,  1909,  in-i8,  p.  84-85. 


l8o  TRAGIQUE    HISTOIRE 

le  prêtre,  renversa  par  terre  le  calice  et  se  saisit  de  l'hostie 
consacrée.  Après  une  seconde  de  stupeur,  les  assistants  et 
l'officiant  lui-même  se  précipitèrent  sur  le  sacrilège.  Un 
jacobin,  Jean  de  Billève,  lui  arracha  des  mains  l'hostie. 
Langlois  fut  mis  en  prison.  Devant  les  théologiens  qui 
instruisaient  son  procès,  il  ne  montra  aucun  repentir,  mais 
le  principal  de  Montaigu,  appelé  en  celte  circonstance, 
insista  avec  tant  de  chaleur,  que  le  malheureux  prêtre, 
croyant  sauver  sa  vie,  déclara  qu'il  abjurait  et  se  con- 
fessa. Lorsqu'il  vit  néanmoins  la  mort  inévitable,  il 
retourna  à  son  péché»  Après  une  procession  solennelle, 
dégradé  devant  les  portes  de  Notre-Dame,  retranché  de 
l'église  et  livré  au  bras  séculier,  il  fut  jeté  en  travers  d'une 
mule  et  conduit  au  marché  aux  pourceaux,  où  s'élevait  le 
bûcher,  non  loin  de  l'emplacement  actuel  de  l'église  Saint- 
Roch.  Standonck  le  suivit  à  pied,  l'exhortant  infatigable- 
ment à  demander  pardon.  Lorsqu'ils  arrivèrent  au  lieu 
de  l'exécution,  le  confesseur  était  à  bout  de  souffle.  Le 
bourreau  trancha  le  poignet  qui  avait  profané  le  corps  de 
Dieu.  Vaincu  enfin  par  la  douleur,  Langlois  clama  qu'il 
voulait  mourir  dans  la  foi  chrétienne.  Sans  égard  à  ses 
cris,  on  perça  d'un  fer  rouge  la  langue  qui  avait  blas- 
phémé et  le  prêtre  repentant  fut  lié  au  poteau.  Standonck 
s'éloigna  le  dernier,  encore  tremblant  d'angoisse.  Il  devait 
renoncer,  de  ce  jour,  à  l'usage  de  la  viande  *. 

L'événement  fit  quelque  bruit.  Chrétien  Massieu  le  note 
dans  sa  Clvonique  universelle'^.  Il  est  certain  qu'Haymon 
de  la  Fosse  l'entendit  raconter  quelques  années  plus  tard, 
lors  de  son  arrivée  à  Paris.  La  conduite  de  Langlois  influa- 
t-elle  sur  ses  convictions  personnelles?  Celles-ci  furent 
du  moins  longuement  mûries.  Le  jeune  homme  devait 
avouer  à  ses  juges  en  i5o3  que,  depuis  six  années,  il  avait 
renoncé  à  la  religion  chrétienne. 


i.  Liber  de  origine  congregationis  canonicarum  regiilarium...,  Bibl. 
nat.,  ms.  lat.  15049,  fol.  23  ^-24  v°. 
2.  Op.  cit.,  p.  268. 


D  HAYMON    DE    LA    FOSSE.  lôl 

Depuis  l'âge  de  dix-sept  ans,  il  avait  vécu  dans  ce  rêve 
étrange  de  n'être  plus  chrétien,  dans  une  société  impré- 
gnée jusqu'aux  moelles  de  christianisme.  Cette  transfor- 
mation morale  dut  s'opérer  graduellement.  La  lecture 
attachante  des  écrivains  de  l'antiquité  ;  la  nouvelle  concep- 
tion de  la  vie  et  de  la  morale,  qui  en  découlait  ;  le  pro- 
blème que  posait  soudain  la  découverte  de  divergences 
profondes  entre  les  doctrines  philosophiques  et  reli- 
gieuses des  anciens  et  le  christianisme;  le  matérialisme 
des  thèses  averroïstes,  fournissant  une  base  solide  à  la 
négation  du  surnaturel;  enfin,  les  suggestions  ardentes  de 
ces  juifs  d'Espagne,  fuyant  depuis  1493  devant  l'inquisi- 
tion et  ne  reculant  devant  rien  pour  venger  leurs  frères 
massacrés,  —  on  sait  d'ailleurs  que  les  doctrines  aver- 
roïstes n'étaient  nulle  part  mieux  connues  que  chez  les 
Juifs,  —  tels  sont  les  facteurs  qui  purent  graduellement 
intervenir  dans  cette  crise  décisive. 


Les  faits  qui  nous  l'ont  révélée  tiendront  en  peu  de 
pages.  Et  pourtant  la  jeunesse  d'Haymon,  son  obstina- 
tion invincible  ont  à  ce  point  frappé  les  contemporains, 
qu'il  n'est  guère  de  chroniqueur  qui  ne  raconte  ce  qu'il  en 
sait'.  Ces  témoignages  nous  reportent  au  25  août  î5o3, 
jour  de  la  Saint-Louis,  fête  alors  joyeusement  carillonnée 
partout  le  royaume.  Les  quatre  ordres  mendiants,  en  par- 
ticulier, avaient  coutume  de  la  solenniser  en  célébrant 
l'office  dans  la  Sainte-Chapelle  du  Palais,  où  ils  venaient 
en  procession.  Une  atlluence  de  gens  de  toutes  classes 
se  pressaient  sur  les  degrés  du  sanctuaire  dédié  au  saint 
roi.  On  accédait  à  la  chapelle  haute  par  un  escalier  exté- 
rieur assez  large,  élevé  de  quarante-quatre  marches,  qui 


I.  Voir  plus  haut,  p.  i6g,  n.  i.  Jean  Bouchet,  qui  se  trouvait  à  Paris 
à  cette  époque,  ne  manque  pas  de  noter  l'événement  dans  ses 
Annales  d'Aquitaine. 

REV.    DU   Sf:iZIÈME   SIÈCLE.    II.  l3 


l82  TRAGIQUE    HISTOIRE 

partait  de  la  cour  située  devant  la  Chambre  des  Comptes. 
Cette  cour  porte  aujourd'hui  le  nom  de  cour  de  la  Sainte- 
Chapelle.  L'escalier,  disparu  en  i85o,  longeait,  en  s'éle- 
vant,  le  flanc  méridional  de  l'édifice.  A  une  époque  recu- 
lée, et  certainement  au  commencement  du  xvi^  siècle,  de 
petits  autels  s'élevaient  au  pied  des  statues  d'apôtres  gar- 
nissant les  piles  intérieures  de  la  chapelle  haute.  C'est  à 
l'un  de  ces  autels,  placé  sous  le  vocable  de  saint  Pierre  et 
de  saint  Paul,  qu'un  prêtre,  en  ce  jour  de  la  Saint-Louis 
de  l'année  i5o3,  se  présenta  pour  dire  la  messe. 

Il  n'amenait  point  de  servant  avec  lui.  Il  semble 
d'ailleurs  qu'un  assez  grand  désordre  régnait  dans  le 
sanctuaire.  En  i5o4,  un  bénitier  d'argent  était  impuné- 
ment dérobé;  en  021,  la  nécessité  devait  contraindre  les 
chanoines  à  créer  trois  fonctions  d'appariteurs  ou  ser- 
gents pour  la  garde  des  portes  du  chœur  et  la  surveillance 
des  offices ^  Le  prêtre  étant  monté  à  l'autel,  Haymon  de 
la  Fosse,  qui  se  trouvait  dans  le  public,  se  présenta  pour 
l'assister. 

Le  jeune  homme  «  se  mist  à  genolz,  dit  Jean  d'Auton, 
la  teste  descouverte,  contrefaisant  le  bon  crestien  et  dévot 
catholicque  ».  Il  assista  à  la  messe  avec  une  apparente 
ferveur,  répondant  exactement  au  prêtre.  Quel  pouvait 
être  alors  l'état  d'âme  d'Haymon?  Attendait-il,  en  cet 
instant  suprême,  un  fait  extraordinaire,  un  miracle,  qui 
lui  eût  prouvé  péremptoirement  la  divinité  de  cette  reli- 
gion, dont  il  s'était  détaché,  en  son  for  intérieur,  depuis 
plusieurs  années?  Ou  son  recueillement  n'était-il  qu'une 
ruse  destinée  à  masquer  plus  complètement  son  jeu? 
Avait-il  même  des  complices  dans  le  voisinage?  Combien 
dut  lui  paraître  longue  cette  messe,  la  première  sans 
doute,  à  laquelle  il  assistait  avec  attention  depuis  bien 
longtemps! 

Il  sonna  le  Sanctus.  La   consécration  vint.  Le  jeune 

I.  Le  Palais  de  justice  et  la  Sainte-Chapelle  de  Paris,  notice  his- 
torique et  archéologique,  par  Henri  Stein.  Paris,  Longuet,  1912, 
in-i8,  p.  iSy. 


d'haymon  de  la  fosse.  i83 

homme  alluma  un  cierge  et  s'approcha  du  célébrant,  «  bien 
près,  au  costé,  dit  Jean  d'Auton,  comme  si  par  grande 
devocion  eust  voulu  veoir  le  Saint-Sacrement  ».  Peut- 
être  voulait-il  entendre  une  dernière  fois,  avec  certi- 
tude, la  formule  magique  qui  devait  changer  en  Dieu  le 
disque  blanc  de  l'hostie?  Le  prêtre,  ayant  prononcé  les 
paroles  sacramentelles,  s'agenouilla,  puis  éleva  des  deux 
mains  le  corps  de  Jésus-Christ,  pour  le  faire  adorer  des 
fidèles  prosternés.  Au  même  moment,  Haymon,  impa- 
tienté, lui  arracha  l'hostie  des  mains,  en  s'écriant  :  «  Et 
durera  toujours  ceste  folye  ?  »  Au  témoignage  du  comptable 
de  l'hôpital  Saint-Jacques,  il  froissa  le  pain  consacré  dans 
sa  main  et  en  jeta  une  partie  à  terre,  puis  essaya  de  s'en- 
fuir. Mais  les  assistants,  outrés  à  la  vue  de  ce  crime 
«  néphande  »\  se  ruèrent  sur  lui,  l'empoignèrent  par  les 
cheveux  et,  lé  battant,  le  traînèrent  jusqu'en  bas  de  l'esca- 
lier de  la  Sainte-Chapelle,  devant  la  Chambre  des  Comptes. 
Étourdi,  l'écolier  se  laissa  alors  seulement  ouvrir  la 
main,  et  ce  qui  restait  de  l'hostie  tomba  sur  le  pavé. 

Un  gentilhomme  présent  voulait  percer  Haymon  de 
son  épée.  Mais  un  conseiller  à  la  Cour,  qui  passait,  inter- 
vint pour  lui  épargner  la  vie,  afin  qu'il  fût  plus  sévère- 
ment châtié  par  la  justice.  On  l'emprisonna  sur  l'heure  à 
la  Conciergerie. 

Des  magistrats  l'interrogèrent  le  jour  même,  et,  au  dire 
de  Jean  Bouchet,  ne  trouvèrent  pas  grand  propos  en  lui. 
Les  déclarations  d'Haymon  les  étonnèrent  à  ce  point  qu'ils 
le  crurent  fou.  Des  médecins  furent  mandés,  qui  exami- 
nèrent gravement  le  jeune  homme.  Ils  l'entendirent  attes- 
ter Jupiter  et  Hercule  et  se  réclamer  de  la  loi  naturelle. 
N'en  pouvant  obtenir  davantage,  ils  déclarèrent  qu'il 
«  estoit  maniaque  et  frappe  en  une  partie  de  son  entende- 
ment »2.  Mais  aucun  diagnostic  ne  pouvait  détruire  la 
matérialité  du  sacrilège,  qui,  suivant  les  idées  de  l'époque, 
devait  être  grièvement  expié. 

1.  Jean  d'Auton,  ouvr.  cité,  p.  271. 

2.  Jean  Bouchet,  oîivr.  cité,  p.  329. 


184  TRAGIQUE    HISTOIRE 


La  cour  d'église  fut  régulièrement  saisie  du  procès. 
L'official  de  Paris  fit  comparaître  les  témoins  et,  en  pré- 
sence de  Michel  Sandayre,  licencié  en  droit  canon,  de 
Jacques  Pernot,  de  Clément  Hébert  et  de  Louis  Carré, 
notaires  de  l'officialité,  procéda,  dans  la  tour  de  l'Hor- 
loge, à  l'interrogatoire  d'Haymon  de  la  Fosse  ^ 

Les  faits  ne  furent  pas  difficiles  à  établir.  Le  jeune 
homme  reconnaissait  avoir  arraché  l'hostie  des  mains  du 
prêtre,  après  la  consécration.  La  plus  grosse  partie  des 
Saintes-Espèces  était  tombée  à  terre,  près  de  l'autel;  le 
reste,  dans  la  cour  de  la  Chambre  des  Comptes,  au  bas  de 
l'escalier  de  la  Sainte-Chapelle.  Haymon  assura  d'ailleurs 
que,  si  le  temps  lui  en  avait  été  laissé,  il  eût  foulé  l'hostie 
aux  pieds-.  Il  déclara  ensuite  que  ce  n'était  là  qu'un  pain 
sans  valeur,  et  non  le  corps  de  Dieu,  et  que  ceux  qui 
l'adoraient  étaient  des  idolâtres.  Il  renia  publiquement  la 
foi  chrétienne  et  apprit  à  ses  juges  que,  quelque  semblant 
qu'il  fît  d'être  dévot,  il  avait  cessé  de  croire  depuis  plus 
de  six  ans.  Il  bafoua  la  naissance  du  Sauveur  et  se  moqua 
de  la  rédemption,  disant  que  le  Christ  n'était  pas  né  d'une 
vierge  et  qu'il  n'était  pas  mort  pour  nous. 

Il  nia  la  résurrection.  .Tésus,  selon  lui,  n'était  qu'un 
sorcier;  ses  miracles  s'expliquaient  par  des  artifices  ma- 
giques^. 


1.  Sententia  officialis...  Bibl.  Sainte-Geneviève,  ms.  1149,  fol.  86  \". 

2.  «...  Post  consecrationem  corporis  Christi,  a  manibus  Sacerdotis 
in  sacrosancta  capella  Regalis  Palatii  Parisius  ad  altare  beatorum 
Pétri  et  Pauli  celebrantis  ipsum  corpus  Christi  et  hostiam  conse- 
cratam,  coram  hominum  coetu  violenter  rapuisti,  cujus  quidem 
hostiae  consecratae  majorem  partem  juxta  ipsum  altare,  in  terram,- 
aliam  vero  et  minorem  in  curtem  ipsius  palatii  juxta  grades  capel- 
lae  cadere  dimisisti,  quam,  si  tibi  tempus  affuisset,  forsan,  ut  asse- 
ruisti,  pedibus  conculcasses,  scandalum  permaximum  in  clerc  et 
populo  generando...  »  [Ibid.,  fol.  85  v°). 

3.  «  ...  Qui  etiam  iteratis  viribus  de  hostia  consecrata  solum  panem 
seu  nebulam,  non  corpus  Christi,  ac  hujusmodi  hostiam  adorantes 
idolâtras  esse  dicere  non  erubuisti,  qui  inquam  lîdem  christianam, 
licet  christianus  esses,  tanquam  perditionis  et  iniquitatis  filius  abne- 
gasti,  ore  polluto  dicendo  :  Christum  non  esse  natum  de  Virgine 


d'haymon  de  la  fosse.  i85 

Il  étonna  ceux  qui  Tccoutaient  par  d'autres  affirmations 
que  le  jugement  ne  devait  point  reproduire.  L'inquisiteur, 
le  dominicain  Charonnelli,  qui  assistait  au  procès,  n'en 
demandait  point  tant.  Haymon  ne  pouvait  échapper  au 
feu,  encore  qu'il  reconnût  avoir  fréquenté  des  étudiants 
d'Espagne,  qui,  de  l'avis  commun,  l'auraient  perverti. 
On  n'imaginait  pas,  en  effet,  qu'il  eût  trouvé  seul  de  si 
damnables  opinions.  Mais  ses  complices  s'étaient  enfuis; 
on  n'en  put  retrouver  aucun. 

Avant  de  remettre  le  coupable  au  bras  séculier,  l'église 
voulut  le  convertir.  Les  docteurs  allèrent  le  visiter  dans 
sa  prison.  Jean  Standonck  était  encore  du  nombre.  Ils  lui 
demandèrent  pourquoi  il  avait  fait  ce  crime  «  si  exé- 
crable ».  Il  répondit  tranquillement  que,  s'il  ne  l'avait  pas 
fait,  il  le  ferait.  Devant  eux,  il  nia  tous  les  principes, 
«  fors  les  naturels  ».  La  «  loi  de  nature  »  était  en  etfet  la 
seule  devant  laquelle  il  s'inclinât.  Cependant,  soit  qu'il 
vit  dans  les  dieux  du  paganisme  des  forces  naturelles  divi- 
nisées, soit  qu'il  alliât  à  ce  matérialisme  scientifique  une 
sorte  de  mysticisme  païen,  assez  fréquent  chez  les  huma- 
nistes de  cette  époque,  il  déclara  à  plusieurs  reprises 
qu'il  ne  croyait  «  estre  de  déïtés  que  Jupiter  et  Hercules  », 
et  que  «  autre  paradis  n'auroyent  les  sauvez  que  les 
champs  Élisées  »  '. 

Une  si  folle  conviction  touchait  de  pitié  tous  ceux  qui 
l'approchaient.  Les  docteurs  n'ayant  pu  ramener  l'adoles- 
cent à  la  foi  de  son  baptême,  on  alla  chercher  son  père  et 
sa  mère.  La  belle  saison  adoucit  leur  voyage.  Ils  vinrent, 
par  les   routes,  d'Abbeville  à  Paris   et   trouvèrent   leur 


Maria  neque  pro  nobis  vere  passum,  nec  etiam  a  mortuis  verc  resus- 
citatum,  quin  imo  daemoniorum  invocatione  fuisse,  et  miracula  per 
eum  in  terris  facta  artibus  magicis  focisse,  cum  pluribus  aliis  asser- 
tionibus  et  erroribus  de  fide  christiana,  non  relatu  dignis;  in  quibus 
et  proh  dolor!  hue  usque  perseverasti,  prout  ex  tua  confessione 
coram  nobis  facta  et  emissa,  et  alias  per  processum  tuum,  instante 
promotore  nostro  factum  et  agitatum  de  praemissis  constat  et  appa- 
rat... »  [Ibid.,  fol.  85  v°-86  r°). 

I.  Jean  d'Auton,  oxivr.  cité,  p.  271-272. 


l86  TRAGIQUE    HISTOIRE 


pauvre  enfant  dans  sa  prison.  «  C'étaient,  dit  le  Rosier 
historial,  gens  de  bien  et  d'autorité.  »  Mais  quelle  auto- 
rité humaine  pouvait  fléchir  ce  caractère  obstiné?  La 
pauvre  mère  vit  le  fils  qu'elle  avait  nourri,  sur  l'avenir 
duquel,  peut-être,  elle  avait  édifié  de  beaux  rêves,  iné- 
branlable dans  son  crime.  Elle  ne  put,  humble  chrétienne, 
dompter  sa  douleur  et  mourut,  «  de  deuil  et  de  desplai- 
sance »\  dans  la  capitale.  Cependant,  le  père  entra  dans 
une  violente  colère.  Il  renonça  Haymon  pour  son  fils.  Il 
l'eût  tué  sur-le-champ. 

Devant  l'impuissance  des  remèdes  humains,  on  s'adressa 
au  ciel.  Une  procession  générale  fut  ordonnée,  pour  le 
vendredi  i«^f  septembre,  à  toutes  les  paroisses  de  Paris, 
procession  solennelle ,  «  comme  le  jour  du  Saint- 
Sacrement  ».  Le  comptable  de  l'hôpital  Saint -Jacques 
eut  à  faire  les  frais  de  sept  «  chappeaulx  »  à  cette  occa- 
sion. Les  Parisiens  s'y  rendirent  à  grande  presse,  «  nuds 
pieds,  plorans  et  crians  miséricorde  »,  raconte  Jean 
Bouchet,  qui  vit  passer  la  foule  en  curieux.  Depuis  le 
jour  du  sacrilège,  le  lieu  où  était  tombée  la  sainte  hostie 
avait  été  couvert  d'un  drap  d'or  et  clos,  afin  que  «  des 
pieds  homme  ne  touchast  »-.  Deux  cierges  y  brûlaient 
nuit  et  jour.  La  procession  s'étant  arrêtée,  on  ôta  pompeu- 
sement le  pavé  qu'avait  frôlé  le  précieux  corps.  Il  fut, 
au  témoignage  des  chroniqueurs,  mis  en  reliquaire  et  con- 
servé dans  le  Trésor  avec  les  parcelles  de  l'hostie  recueil- 
lies dans  un  calice  après  l'attentat.  Mais  il  faut  croire  que 
la  négligence  du  clergé  aura,  par  la  suite,  laissé  retirer 
cette  pierre  comme  vile  et  sans  prix,  car  aucune  mention 
d'elle  n'apparaît  dans  les  inventaires,  pourtant  nombreux 
et  détaillés,  postérieurs  à  cette  date. 

La  solennité  de  cette  procession  réparatrice  frappa 
vivement  l'imagination  populaire.  On  raconta  que,  sur  le 
parcours  de  la  petite  paroisse  Saint-Pierre,  deux  bœufs. 


1.  Le  Ro:{ier  historial... 

2.  Jean  d'Auton,  oiivr.  cité,  p.  271. 


d'haymon  de  la  fosse.  187 

que  Ton  conduisait  à  la  bouciierie  de  l'Hôtel-Dieu,  s'age- 
nouillèrent devant  le  Saint-Sacrement'.  Haymon  de  la 
Fosse,  tiré  de  sa  prison,  suivait  cette  foule  pleine  de  fer- 
veur, qui  suppliait  Dieu  pour  sa  conversion.  Il  entendit 
les  adjurations  véhémentes  d'un  prédicateur  et  ne  changea 
point  d'opinion.  La  justice  décida  de  suivre  son  cours. 

Le  5  septembre,  la  cour  d'église,  après  avoir  rappelé 
le  chef  d'accusation,  le  déclara  solennellement  criminel  de 
lèse-majesté  divine,  ennemi  de  la  foi  chrétienne,  excom- 
munié, hérétique  et  apostat.  Elle  le  dépouilla  du  privi- 
lège de  clerc,  le  retrancha  de  la  communauté  des  fidèles, 
comme  un  membre  pourri,  et  le  remit  au  bras  séculier^. 
Il  fut  renvoyé  au  Parlement,  qui  le  condamna  par  arrêt  au 
supplice  du  feu,  réservé  aux  hérétiques,  le  même  qu'avait 
subi,  dix  ans  auparavant,  Jean  Langlois.  Deux  jours  plus 
tard,  sans  doute  le  vendredi  8  novembre,  s'il  faut  en  croire 
le  comptable  de  l'hôpital  Saint-.Tacques,  qui  fixe  à  treize 
jours  la  durée  de  la  détention  d'Haymon  à  la  Concierge- 
rie, le  malheureux  étudiant  fut  conduit  au  supplice.  Trois 
confesseurs,  Standonck,  Charonnelli  et  un  cordelier  l'as- 
sistaient encore  à  ce  moment  suprême. 

Comme  il  sortait  de  la  chapelle  de  la  Conciergerie,  où 

1.  Les  deux  figures  de  bœufs  sculptées  dans  la  pierre  au  portail 
de  la  petite  église  Saint-Pierre-aux-Bœufs,  aujourd'hui  disparue, 
passaient,  au  xviii°  siècle,  pour  un  monument  commémoratif  de  ce 
miracle.  Saint-Foix,  qui  rapporte  cette  opinion,  sans  y  croire,  ajoute 
judicieusement  :  «  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  très  longtemps 
avant  que  l'on  fît  cette  procession,  cette  église  de  Saint-Pierre-aux- 
Bœufs  s'appellait  ainsi,  parce  qu'étant  la  paroisse  des  bouchers  de 
la  Cité,  ils  y  avoient  fait  mettre  ces  deux  figures  de  bœufs  sur  le 
portail  »  {Essais  historiques  sur  Paris.  Œuvres  complètes  de  M.  de 
Saint-Foix,  historiographe  des  Ordres  du  Roi.  Maestricht,  1778, 
6  vol.  in-i2,  t.  III,  p.  252). 

2.  «  ...  Dicimus  et  pronunciamus  te  fuisse  et  esse  laesae  majestatis 
divinae  reum  et  criminosum  fidei  christianae  adversarium,  excom- 
municatum,  haereticum  et  apostatum,  te  ab  omni  honore,  etiam 
tonsura  et  privilegio  clericali  deponendo,  prout  nunc  deponimus  et 
privamus,  te  tanquam  membrum  putridum  a  communione  fidelium 
amoventes  et  te  curiae  saeculari  relinquentes  »  {Sententia  officialis..., 
Bibl.  Sainte-Geneviève,  ms.  1149,  fol.  86  r^-v"). 


TRAGIQUE    HISTOIRE 


sans  doute  une  dernière  messe  venait  d'être  célébrée  pour 
son  salut,  Jean  Bouchet,  qui  se  trouvait  là,  entendit  le 
dominicain  l'exhorter  violemment  à  laisser  sa  folle  opi- 
nion et  à  retourner  à  Dieu.  A  quoi  Haymon  répondit, 
calme,  par  ces  mots  :  «  J'en  suis  bien  marry,  mais  je  ne 
puis  le  faire.  » 

Il  tint  bon  jusqu'au  bout.  Aux  termes  de  l'arrêt,  il  fut 
traîné  sur  une  claie  jusqu'au  pied  de  l'escalier  de  la  Sainte- 
Chapelle.  On  le  releva,  et  sur  le  lieu  même  où  il  avait 
jeté  à  terre  la  dernière  parcelle  de  l'hostie,  on  lui  trancha 
le  poing.  La  douleur  atroce,  qui  avait  vaincu  le  prêtre 
Langlois,  laissa  l'écolier  impassible.  Le  moignon  ruisse- 
lant fut  enfoui  dans  un  sac  de  son,  lié  solidement.  On 
jeta  la  victime  dans  un  tombereau,  qui  prit  le  chemin  du 
marché  aux  pourceaux. 

Arrivé  là,  Haymon  fut  déchargé  et  le  bourreau  lui 
perça  la  langue  d'un  fer  rouge.  Puis,  en  présence  des  trois 
docteurs,  qui  Texhortèrent  en  vain  jusqu'au  bout,  il  fut 
attaché  au  poteau  et  brûlé  vif,  «  sans  soy  vouloir  révoc- 
quer  en  quelque  manière  «,  dit  un  contemporain,  qui 
trouve  cette  fin  misérable  et  très  méchante'. 


Les  historiens  ont  cité  ce  triste  épisode  comme  carac- 
téristique du  trouble  que  la  Renaissance  commençante  à 
Pa/is  avait  jeté  dans  les  esprits.  Un  génovéfain,  le  père 
Fronteau,  qui  a  copié  de  sa  main  la  sentence  de  condam- 
nation d'Haymon  de  la  Fosse,  voit  dans  son  sacrilège  un 
prélude    des   attentats   que  les  protestants   commettront 


I.  «  ...  Puis  après  fut  mené  au  marché  aux  pourceaux,  là  où  il 
fut  lié  à  une  eustache  et  bruslé  tout  vif  sans  soy  vouloir  revocquer 
en  quelque  manière  et  la  fina  misérablement  et  très  mescham- 
ment...  »  (Hôpital  Saint-Jacques-aux-Pèlerins,  Extrait  des  comptes 
que  rendent  honnorables  hommes  Robert  Le  Jay...,  etc.). 


d'haymon  de  la  fosse.  189 

par  la  suite  contre  le  sacrement  de  l'auteP.  Il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que  son  acte  a  plus  qu'une  valeur  indivi- 
duelle. 

Nul,  en  effet,  même  au  temps  où  le  jeune  écolier  mar- 
cha au  supplice,  n'a  pensé  qu'il  fût  isolé  dans  son  opinion. 
Plus  d'un,  sans  lui,  grisé  par  la  nouveauté  de  ses  lectures, 
troublé  par  l'indépendance  audacieuse  de  la  pensée 
antique,  trouva  dans  les  systèmes  des  philosophes  anciens 
des  thèses  plus  adéquates  aux  aspirations  de  sa  raison 
inquiète  que  les  dogmes  traditionnels.  Chacun  se  fit  des 
convictions  intimes,  qu'il  se  garda  de  divulguer  hors  des 
cercles  d'amis,  où  l'on  se  piquait  de  faire  reluire  son 
savoir  et  ses  audaces  intellectuelles.  Alors  que  rien  ne 
menaçait  publiquement  l'orthodoxie,  la  liberté  de  penser 
était  plus  grande  qu'elle  ne  fut  depuis.  Seul  un  scandale 
pouvait  entraîner  une  répression. 

Contrairement  à  tant  d'autres,  Haymon  chercha  cet 
éclat  et  par  des  moyens  blâmables  à  tous  égards.  Espé- 
rait-il, dans  son  illusion,  changer  la  face  du  monde, 
lorsqu'il  s'écria,  en  arrachant  l'hostie  des  mains  du 
prêtre  «  :  Et  durera  toujours  ceste  folye?  »  La  démence 
qu'il  imputait  aux  rites  de  la  religion  de  son  enfance 
s'empara-t-elle  alors,  par  une  cruelle  ironie,  de  son 
propre  cerveau?  On  n'en  saurait  rien  affirmer. 

Les  sectes  religieuses  eurent  leurs  martyrs.  Presque 
tous  les  hérétiques  moururent  illuminés  par  l'espérance 
de  l'au-delà,  appelant  leurs  juges  au  tribunal  de  Dieu. 
Haymon  de  la  Fosse  semble  s'être  sacrifié  pour  un 
motif  d'ordre  rationnel.  Le  fait  d'avoir  cité,  à  ceux  qui 
l'interrogeaient,  Jupiter  et  Hercule,  témoigne  de  sa  cul- 
ture humanistique.  Mais  croyait-il  à  ces  Champs-Elysées, 
par  lesquels  il  remplaçait  ironiquement  le  paradis?  On  en 
peut  douter,  car  le  jeune  homme  proclama  à  plusieurs 

I.  «  En  atrox  facinus  quod  Lutherana  et  calviniana  heresi  mox 
suscitando  de  divino  Sacramento  insensissima  praelusit...  »  (Bibl. 
Sainte-Geneviève,  ms.  ii5o,  fol.  97  r°). 


igO  TRAGIQUE    HISTOIRE    D  HAYMON    DE    LA    FOSSE. 

reprises  qu'il  ne  reconnaissait  que  la  «  loi  de  nature  ».  Il 
est  mort  avec  l'apparente  conviction  qu'il  allait  rentrer 
dans  le  néant. 

Il  s'immola  pour  des  abstractions  surgies  au  cours  de 
lectures  désordonnées;  trop  faible  pour  résister  à  l'ob- 
session de  l'idée,  cette  idée,  qui,  encore  aujourd'hui, 
arme  le  bras  du  nihiliste.  On  eût  grandement  étonné  cer- 
tains beaux  esprits  du  xvi^  siècle  en  leur  apprenant  que  ce 
jeune  insensé  était  de  leur  compagnie,  eux  qui  surent 
décocher  leurs  flèches  à  la  dérobée  et  couvrir  leurs  attaques 
de  fleurs.  Mais  ne  fut-il  pas  abreuvé  aux  mêmes  sources; 
ne  tira-t-il  pas  les  conclusions  les  plus  extrêmes  de  l'exer- 
cice de  cette  raison,  qui  allait  devenir  le  pivot  d'une  phi- 
losophie nouvelle?  Et  notre  humanisme  facile  refuserait-il 
un  souvenir  de  pitié  à  l'étudiant,  qui,  sans  gloire,  non 
sans  fermeté,  sacrifia  sa  jeunesse  à  une  opinion  méta- 
physique? 

Marcel  Godet. 


NOTES 

POUR  LE  COMMENTAIRE  DE  RABELAIS 


I. 

Vin  à  une  oreille  [Garg.,  ch.  v). 

Sur  cette  expression,  nous  avons  reçu  plusieurs  com- 
munications. D'abord  M.  Léo  Spitzer,  de  Vienne,  nous 
apprend  que  la  même  expression  se  rencontre  aussi  dans 
les  langues  ibériques. 

«  Ainsi,  Iulio  Moreira,  dans  ses  Estudos  da  lingiia  por- 
tuguesa,  t.  I,  p.  204  et  suiv.,  cite  le  passage  suivant  tiré 
des  œuvres  d'Antonio  Ribeiro  Chiado  (mort  en  ibgi)  : 

Fernâo  :  Mas  todavia  tetn  niau  saibo. 
Vasco  :  Por  vossa  vida! 
Fernâo  :  PardeUias! 

Vinho  (ie  ditas  orelhas 
Assentae  que  nunca  é  taibo. 

Et  voici  ce  qu'il  ajoute  au  sujet  de  l'interprétation  du 
passage  :  «  Vinho  de  duas  orelhas  facilmente  podemos 
saber  o  que  significa.  No  diccionario  de  Moraes,  s.  v. 
orêlha^  lê-se  :  Vinho  de  orelha;  bom  :  «  Este  vinho  he 
d'orelha,  por  S.  Pisco  ».  Ulis  (do  Fr.  vin  d'une  oreille  :  o 
vin  de  deux  oreilles  é  mâo).  »  Suit  l'explication  de  Brieux 
citée  par  Littré,  s.  v.  oreille  et  par  le  commentaire  de  l'édi- 
tion Lefranc.  De  même,  nous  trouvons  en  espagnol  vino 
de  dos  orejas  'Firnewein'  (lolhausen),  «  vin  vieux  ». 

Un  article  de  M.  Pratt  [Revista  hisitana^  XV,  32o)*  sur 

I.  La  locution  s'entend  encore  aujourd'hui,  d'après  M.  Pratt,  dans 
la  province  de  Minho. 


192  NOTES  POUR  LE  COMMENTAIRE 

la  locution  portugaise  daqui!  «  exclamaçâo  popular  usual 
em  todo  o  paîs,  quando  se  prétende  signîficar  que  uma 
coisa  c  optima,  especialmente  qualquer  iguaria  on  bebida. 
A  frase  acompanha  um  gesto  expressive  que  consiste  em 
apanhar  levemente  entre  o  polegar  e  o  indicador  da  mâo 
direita  a  polpa  da  orêlha  »,  met  ce  geste  en  rapport  avec  la 
locution  vinlw  de  orelha^  «  bon  vin  »,  vino  de  diias  orelhas, 
«  mauvais  vin  ».  L'explication  de  Littré  semble  recevoir  un 
appui  par  les  vers  cités,  Todos,  cabeceando  0  dito  aprovào 
deixando  à  tal  va\ào  cair  a  orelha  (Azevedo  Tojal,  Fogue- 
tario).  Au  contraire,  mon  savant  confrère  M.  Urtel,  qui 
prépare  un  grand  travail  sur  les  noms  des  maladies  en 
roman,  penserait,  pour  é  d'aqui  et  pour  vinho  de  07~elha^  à 
l'oreille  comme  siège  de  l'intellect,  mais  il  déclare  ne  pas 
comprendre  vinho  de  ditas  orelhas.  En  tout  cas,  la  sug- 
gestion du  commentateur  de  l'édition  critique  de  Rabe- 
lais, à  savoir  qu'il  s'agirait  d'un  terme  de  draperie,  est 
écartée  par  le  fait  qu'en  France,  comme  dans  la  péninsule 
ibérique,  1'  «  oreille  »  apparaît  toujours,  et  exclusivement, 
à  côté  du  «  vin  ». 

M.  le  D""  P.  Albarel,  de  Névian,  a  trouvé  cette  même 
expression  dans  les  vers  suivants  d'un  poète  languedo- 
cien-toulousain, Goudelin  (i 580-1649)  • 

«  Dins  le  brut  das  mousquets  et  toc  des  tambouris 

Ma  son  doussomen  se  nouiris; 
Le  bi  me  fa  dourmi,  mes  se  n'es  d'uno  aureillo 

Une  mirgueto  me  rebeillo. 

[Dans  le  bruit  des  mousquets  et  choc  des  tambourins, 
Mon  sommeil  doucement  se  nourrit; 

Le  vin  me  fait  dormir,  mais  s'il  est  à  une  oreille, 
Une  souris  me  réveille.] 

«  D'après  cela,  il  résulterait  que  le  vin  à  une  oreille  était 
le  bon  vin,  agréable  à  boire,  qui  ne  produisait  pas  le  som- 
meil de  l'ivresse,  mais  un  sommeil  léger  qui  pouvait  être 
troublé  par  le  pas  d'une  souris.  Le  vin  à  deux  oreilles 


DE    RABELAIS.  I  93 


était  le  vin  de  mauvaise  qualité  qui  laissait  le  dormeur 
ivre-mort,  dormant  sur  ses  deux  oreilles.  » 

Il  serait  intéressant  de  savoir  si  Goudelin  a  emprunté 
cette  expression  à  Rabelais.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  sens  de 
vin  à  une  oreille  n'est  pas  douteux  :  c'est  du  bon  vin,  mais 
sur  l'origine  de  cette  expression,  nous  n'avons  pas  encore 
de  données  certaines. 

J.  P. 

II. 

Par  saint  Foutin  l'apostre  (1.  I,  ch.  xvii,  n.  33). 

Ce  saint,  invoqué  par  les  Parisiens  menacés  du  déluge 
urinai  de  Gargantua,  était  populaire  surtout  dans  le  midi 
de  la  France,  si  nous  en  croyons  Agrippa  d'Aubigné, 
Confession  du  sieur  de  Sancy  (éd.  Réaume  et  Caussade, 
II,  323). 

«  Mesmement  les  instituteurs  de  nos  cérémonies  n'ont 
pas  eu  honte  des  plus  anciennes  pièces  de  l'antiquité, 
puisque  l'on  adore  le  Dieu  des  Jardins  en  tant  d'endroits 
de  la  France  :  tesmoin  sainct  Foutin  de  Varailles  en  Pro- 
vence, auquel  on  desdie  des  parties  honteuses  de  l'un  et 
l'autre  sexe  formées  en  cire.  Le  plancher  de  la  chapelle 
en  est  fort  garny  et  quand  le  vent  les  fait  entrebattre,  cela 
desbauche  un  peu  les  dévotions  en  l'honneur  de  ce  sainct. 
Quand  j'y  passay,  je  fus  fort  scandalisé  d'ouïr  force 
hommes  qui  avoient  nom  Foutin;  la  fille  de  mon  hos- 
tesse  avoit  pour  sa  marraine  une  damoiselle  nommée 
Mademoiselle  Foutine.  Quand  les  Huguenots  prindrent 
Ambrun,  ils  trouvèrent  entre  les  reliques  de  la  principale 
église  un  Priape  de  bois  à  l'antique,  qui  avoit  le  bout 
rougi  à  force  d'estre  lavé  de  vin.  Les  femmes  en  faisoient 
le  Sainct  Vinaigre,  pour  appliquer  à  un  estrange  usage. 
Quand  ceux  d'Orange  ruinèrent  le  temple  de  Saint 
Eutropy,  on  trouva  une  mesme  pièce,  mais  plus  grosse, 
enrichie  de  peau  et  de  bourre.  Il  fut  bruslé  publiquement 
en  la  place  par  les  Hérétiques  qui  cuyderent  tous  crever 


194  NOTES    POUR    LE    COMMENTAIRE 

de  la  puanteur.  Il  y  a  un  autre  sainct  Foutin  à  la  ville 
d'Auxerre  et  un  autre  en  un  bourg  nommé  Vuedre,  aux 
marches  de  Bourbonnois.  Il  y  a  un  autre  sainct  Foutin 
au  bas  Languedoc,  diocèse  de  Viviers,  appelle  Sainct 
Foutin  de  Cruas.  » 

III. 

Livie^  racler  esse  de  verdet  (1.  II,  ch.  xxx). 

La  singulière  profession  que  Rabelais  attribue  à  Livie 
est,  comme  celles  de  griffon  ou  de  bisoiiard,  un  petit 
métier  local  qu'il  avait  eu  occasion  d'observer  sur  place. 
C'est  un  souvenir  de  son  récent  séjour  à  Montpellier  (sep- 
tembre i53o  à  novembre  i53i). 

Le  verdet  ou  vert-de-gris  y  était  l'objet  d'un  commerce 
considérable,  et  les  produits  fabriqués  jouissaient  d'un 
tel  renom  qu'en  lySo  et  lySS  l'Académie  des  sciences  ne 
dédaignait  pas  de  publier  des  Mémoires  sur  la  question. 
Le  Dictionnaire  des  sciences  de  Diderot  et  d'Alembert 
donnait  à  son  tour  un  long  article  sur  la  fabrication  du 
verdet  de  Montpellier,  dû  à  un  apothicaire  de  la  ville 
nommé  Montet  (t.  XVII,  p.  54  et  suiv.). 

Voici  comment  on  procédait  : 

On  découpait  dans  des  plaques  de  cuivre  de  Suède,  au 
moyen  du  ciseau,  de  petits  morceaux  affectant  des  figures 
plus  ou  moins  géométriques  et  on  les  rangeait  au  nombre 
d'environ  une  centaine  dans  des  jarres  de  terre  ou  ouïes 
pour  les  faire  macérer  entre  des  grappes  de  raisin  fermen- 
tées.  Les  grappes  étaient  cueillies  au  moment  des  ven- 
danges, puis  séchées  au  soleil.  Au  moment  de  les  employer, 
on  les  mouillait  avec  de  la  vinasse  ou  du  vin.  On  les 
égouttait,  puis  on  en  formait  un  peloton  d'environ  deux 
livres  qu'on  déposait  dans  la  jarre.  On  y  versait  environ 
quatre  pintes  de  vin  spiritueux,  —  Saint-Georges,  Saint- 
Drezery,  ou  autre  terroir  de  Montpellier,  —  de  façon  à 
bien  humecter  les  grappes,  à  les  aviner.  On  remuait  le 
mélange,  on  fermait  le  vase  et  on  laissait  fermenter. 


DE    RABELAIS.  IQS 


Quand  le  degré  de  fermentation  était  à  point,  —  c'étaient 
des  femmes  qui  surveillaient  l'opération  et  qui  s'en  aper- 
cevaient à  une  mince  pellicule  formée  à  la  surface  de  la 
vinasse,  —  on  jetait  le  liquide,  on  égouttait  les  grappes 
et  on  les  remettait  par  couches  dans  le  vase  en  disposant 
les  lames  de  cuivre  entre  chaque  couche. 

Trois  ou  quatre  jours  suffisaient  pour  verdir  les  lames. 
On  les  retirait  quand  on  apercevait  des  points  blancs,  — 
on  disait  qu'elles  se  cotonnaient^  —  on  les  faisait  sécher, 
puis  à  trois  reprises  on  les  humectait  de  vinasse  et  on  les 
faisait  ressécher.  C'est  ce  qu'on  appelait  nourrir  \e  vert- 
de-gris.  Toutes  ces  opérations  duraient  de  vingt-cinq  à 
trente  jours. 

Le  moment  était  alors  venu  de  racler  les  plaques  de 
cuivre  pour  recueillir  le  vert-de-gris.  On  le  mettait  en 
sac,  on  le  portait  au  poids-le-roi  pour  être  inspecté  et  on 
le  vendait  aux  commissaires,  qui  à  leur  tour  le  pétris- 
saient et  en  faisaient  des  pains  pressés  et  durcis.  La  Hol- 
lande, où  les  portes  et  les  clôtures  de  maisons  se  peignent 
encore  en  vert,  était  le  pays  importateur  du  verdet  par 
excellence. 

Toute  cette  fabrication  s'opérait  dans  les  caves  de  Mont- 
pellier, où  il  fallait  éviter  de  descendre  avec  une  lampe, 
une  seule  goutte  d'huile  tombant  sur  le  vase  pouvant  en 
perdre  le  produit.  Certains  particuliers  avaient  jusqu'à  cinq 
cents  pots  en  service,  mais  c'était  l'exception.  La  fabrica- 
tion du  verdet  était  une  petite  industrie. 

Henri  Clouzot. 


ANDRE  CHENIER  ET  RABELAIS 


Ginguené,  dans  son  Essai  sur  l'autorité  de  Rabelais 
dans  la  Révolution^  constate  que  les  gens  de  sa  génération 
dédaignent  la  lecture  de  Rabelais.  La  récente  publication 
des  Œuvres  inédites  d'André  Chénier^  par  M.  Abel 
Lefranc,  nous  invite  à  rechercher  si  cette  assertion  est 
vraie  d'André  Chénier. 

Le  plus  long  de  ces  fragments  inédits  est  une  disserta- 
tion en  prose  sur  les  Causes  et  les  effets  de  la  perfection 
et  de  la  décadence  des  lettres  et  des  arts.  Les  considéra- 
tions sur  l'histoir.e  des  littératures,  tant  modernes  qu'an- 
ciennes, y  sont  nombreuses.  Naturellement,  le  tableau  de 
la  renaissance  des  lettres  devait  trouver  place  dans  cet 
ensemble  de  réflexions  et  d'aperçus  historiques.  Mais, 
dans  l'état  d'inachèvement  où  nous  est  parvenu  le  manus- 
crit, ce  tableau  se  réduit  à  une  simple  esquisse,  p.  72-73. 
Il  faut  y  faire  un  tableau  de  la  renaissance  des  lettres., 
dit  Chénier,  et,  après  quelques  remarques  générales,  il 
ajoute,  p.  73  :  [Détailler  bien  tout  cela).  S'il  ne  nous  a  pas 
donné  ce  détail,  c'est  peut-être  que  sur  ces  matières  sa 
pensée  n'avait  pas  encore  mûri  de  réflexions  originales. 
En  effet,  il  n'y  a  rien  de  personnel  dans  ce  qu'il  dit  des 
causes  de  la  Renaissance  et  de  ses  premiers  caractères. 
Ses  idées  sont  à  peu  près  celles  que  Dalembert  avait  expo- 
sées dans  la  seconde  partie  du  Discours  préliminaire  de 
V Encyclopédie^.  Il  est  vrai  qu'il  fait  figurer,  dans  son 
énumération  d'humanistes,  des  noms  peu  connus  de  ses 

1.  Ed.  Champion,  éd.,  1914. 

2.  Cf.  éd.  Picavet,  p.  75-81. 


ANDRE    CHENIER    ET    RABELAIS.  IQJ 

contemporains  et  qui  font  honneur  à  son  érudition  :  Bu- 
chanan,  Politien,  Vida  et...  les  frères  Amalthée.  Mais  il 
n'apparaît  pas  qu'il  ait  pratiqué  les  plus  grands  des  écrivains 
delà  Renaissance  française,  à  l'exception  d'un  seul,  Mon- 
taigne. On  sait  le  succès  de  l'auteur  des  Essais  auprès  des 
philosophes  du  xvni^  siècle.  Pour  André  Chénier  comme 
pour  ceux-ci,  Montaigne  est  un  réformateur,  un  auteur 
plein  de  pensées  libres  qui  mérite  d'être  cité  à  côté  de 
Bayle,  de  Rousseau  et  de  Montesquieu  pour  «  avoir 
réclamé  contre  l'excès  des  tyrannies  royales  ou  ecclésias- 
tiques »^  C'est  d'ailleurs  un  auteur  «  qui  fait  l'étude  et 
les  délices  de  tous  les  âges  »,  comme  Virgile,  Horace  et 
La  Fontaine^,  parce  qu'il  aie  charme  de  la  tiaïveté-^,  c'est- 
à-dire  parce  qu'il  «  est  vrai  avec  force  et  précision  »•'. 

Quant  à  Rabelais,  il  n'est  mentionné  que  deux  fois  dans 
cet  ouvrage.  André  Chénier  connaît  le  rite  de  la  réception 
des  docteurs  en  médecine  à  Montpellier.  Pour  cette  céré- 
monie ils  revêtaient  alors  une  robe  que  la  tradition  pré- 
tendait être  celle  de  Rabelais,  bien  que  la  plupart  d'entre 
eux  n'eussent  pas  mérité  un  tel  honneur.  «  Les  empereurs, 
dans  la  cérémonie  de  leur  sacre,  portent  la  couronne, 
l'anneau,  le  sceptre,  l'épée,  le  baudrier  de  Charlemagne, 
comme  ceux  qu'on  reçoit  docteurs  en  médecine  à  Mont- 
pellier sont  revêtus  de  la  robe  de  Rabelais.  —  L'absurde 
comparaison!  —  En  quoi  donc  si  absurde,  Monsieur^!  » 

Ailleurs,  à  propos  des  commentateurs  qui  retrouvent 
dans  les  livres  saints  les  découvertes  de  la  physique 
moderne,  il  se  gausse  de  cet  excès  d'ingéniosité  :  «  Sans 
vouloir  les  offenser  par  cette  comparaison,  Rabelais 
applique  tout  aussi  justement  des  morceaux  d'un  psaume 
aux  pèlerins  mangés  en  salade.  » 

Voilà  une  réminiscence   d'une    lecture   du   roman   de 

1.  Cf.  Œuvres  inédites,  p.  i3o. 

2.  Cf.  p.  109. 

3.  Cf.  p.  108. 

4.  Cf.  p.  io5. 

5.  Cf.  p.  161. 

REV.   DU   SEIZIÈME    SIÈCLE.    II.  I4 


198  ANDRÉ    CH1<:NIP:R    et    RABELAIS. 

Rabelais  [Gargantua,  ch.  xxxviii).  Ce  n'est  point  la  seule 
qu'on  puisse  découvrir  dans  l'œuvre  d'André  Chénier. 
Parmi  les  fragments  publiés  par  M.  Dimotf,  sous  la 
rubrique  Idylles  marines^  se  rencontre  le  plan  d'une  des- 
cription de  tempête,  qui  semble  bien  inspirée  par  la  tem- 
pête du  Quart  Livre*.  Les  passagers,  après  avoir  rappelé 
leurs  voyages,  entrent  en  contestation  au  sujet  des  mérites 
de  leur  patrie  : 

[L.  38]  A,  B,  r,  A.  —  Ma  patrie  est  la  plus  belle,  etc.. 

Le  pilote.  —  Paix...,  quel  bruit!  on  ne  s'entend  pas.  Est-ce 
le  temps  de  disputer?  Voici  une  tempête  terrible... 

Baisse  la  voile...,  prends  ce  câble...,  je  crois  que  tous  les 
démons  sont  à  cheval  sur  cette  vague...  Quel  vent!...  Voilà  la 
voile  en  pièces... 

Les  voyageurs  pleurent  et  gémissent.  —  Ah!  pourquoi  ai-je 
quitté  ma  famille,  etc..  O  Jupiter  de  tel  lieu,  Neptune  Ténien, 
Apollon  Délien,  Junon  Samienne...  (chacun  le  Dieu  de  son 
pays). 

Le  pilote.  —  Paix  donc!... 

Les  voyageurs.  —  Cent  moutons,  mille  brebis...,  cent  tau- 
reaux...! 

O  Dieux!  sauvez-nous!... 

Le  pilote.  —  O  quels  cris!  vous  nous  rendez  sourds  et  les 
Dieux  aussi...  Simon,  tire  ce  câble...,  au  lieu  de  crier,  travail- 
le^ et  aide^-nous...  Voyez-les  un  peu  qui  disputent  et  crient 
entre  eux,  et  dans  le  danger  ils  ne  savent  que  pleurer  et  se 
mettre  à  genoux  : 

Et  nommer  tous  les  Dieux  par  leurs  noms  et  surnoms. 

Travaille^...,  cela  vaudra  mieux.  Matelot,  tiens  ferme...,  o... 
Oh  !  cette  vague  me  cassera  le  gouvernail...  Dieux  !  nous  sommes 
engloutis...  Non,  ce  n'est  rien...  Eh  bien,  que  fais-tu  là?  Toi, 
Siphniote,  imbécile...,  que  ne  vas-tu  aider!... 

L'énergie  du  pilote,  opposée  à  la  couardise  des  pas»- 
sagers,  rappelle  l'attitude  de  Frère  Jean  au  fort  de  la  tem- 

I.  Cf.  Œuvres  complètes  d'André  Chénier,  publiées  d'après  les 
manuscrits,  par  Paul  DimofF  (Paris,  Delagrave),  t.  I,  p.  171. 


ANDRE  CHENIER  ET  RABELAIS.  IQQ 

pête.  Pendant  que  Panurge  pleure,  gémit  et  fait  des  vœux 
à  saint  Michel  d'Aure  et  à  saint  Nicolas,  Frère  Jean  l'ob- 
jurgue  d'aider  à  la  manœuvre  et  se  met  lui-même  en  pour- 
point (ch.  xix)  pour  secourir  les  nochers,  tirant  sur  les 
câbles,  encourageant  les  matelots  et  défiant  les  légions  de 
diables  qui  dansent  aux  sonnettes  sur  les  vagues. 

Enfin,  pour  achever  le  parallélisme  entre  les  deux 
scènes,  la  tempête  finie  on  sait  comment,  Panurge  se  dis- 
pense d'accomplir  son  vœu  (ch.  xxiv)  :  «  Voyla  le  gallant, 
gallant  et  demy  [dit  Eusthenes]  :  s'est  vérifié  le  proverbe 
lombardique  : 

Passato  el  pericolo,  gabbato  el  santo.  » 

Le  dénoûment  de  l'épisode  esquissé  par  André  Chéiiier 
est  exactement  le  même.  Les  passagers,  invités  par  le 
pilote  à  s'acquitter  de  leurs  vœux,  prétendent  qu'ils  ne 
sont  tenus  à  rien.  «  Pour  une  autre  fois,  nous  gardons 
nos  offrandes  : 

Le  pilote.  —  Oui,  le  danger  fini,  les  Dieux  sont  oubliés.  » 

De  telles  ressemblances  entre  les  deux  scènes  nous 
inclinent  à  croire  que  la  seconde  procède  de  la  première 
et  que  Rabelais  doit  être  compté  parmi  les  sources  d'André 
Chénier^ 

Jean  Plattard. 


I.  Notre  président  M.  Abel  Lefranc  m'apprend  qu'André  Chénier 
aurait  annoté  un  exemplaire  de  Rabelais.  Je  n'ai  trouvé  nulle  part 
aucune  trace  de  cet  exemplaire  qui  constituerait  un  document  inté- 
ressant sur  André  Chénier  lecteur  de  Rabelais. 


JUSTE  LIPSE 


ET 

LE  MOUVEMENT  ANTICICÉRONIEN 

A  LA  FIN  DU  XVI»  ET  AU  DÉBUT  DU  XVII»  SIÈCLE 


L'Homme. 


Joest  Lipe  (i 547-1606)  ou,  comme  on  l'appelle  généra- 
lement, Juste  Lipse,  fut  considéré  à  son  époque  comme 
l'un  des  triumvirs  littéraires  dont  le  travail  et  le  talent 
contribuèrent,  à  la  fin  du  xvF  siècle,  à  faire  passer  la 
suprématie  de  l'érudition  de  l'Italie  aux  pays  du  Nord. 
C'est  ainsi  qu'en  parle  à  sa  mort  le  panégyriste  officiel 
qui  rapporte  évidemment  là  un  lieu  commun  de  la  cri- 
tique, et  son  biographe  moderne,  dans  l'excellent  livre  où 
il  fait  revivre  cette  ancienne  opinion,  le  place  au  même 
rang  que  Scaliger  et  Casaubon'.  Il  faut  remarquer  cepen- 
dant que,  de  nos  jours,  sa  réputation  est  tombée  bien  au- 
dessous  de  la  leur  et,  quand  ils  ne  l'ont  pas  négligé  dans 
la  critique  des  forces  littéraires  de  son  temps,  les  savants 
modernes  ont  eu  quelque  malin  plaisir  à  rappeler  que  le 
triumvirat  romain  comprenait  un  élément  de  faiblesse^. 

1,  C.  Nisard,  Le  triumvirat  littéraire  au  XVI"  siècle  :  Lipse,  Sca- 
liger, Casaubon.  Paris,  i852.  L'ouvrage  de  P.  Amiel,  Un  publiciste 
du  XVI^  siècle  (Paris,  1884),  a  moins  de  valeur. 

2.  Voir  l'article  de  Mark  Pattison  sur  Lipse  dans  V Encyclopédie 
britannique. 


JUSTE    LIPSE    ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICERONIEN.        201 

De  telles  variations  d'opinion  sont  intéressantes.  Il  est 
toujours  possible  que  le  jugement  de  la  postérité  soit 
moins  exact  que  celui  des  contemporains;  je  dirai  plus, 
il  semble  probable  que  le  siècle  qui  a  le  mieux  connu  les 
hommes  les  a  le  plus  justement  appréciés,  et  notre  curio- 
sité s'efforce  de  découvrir  dans  les  tendances,  dans  les 
simples  circonstances,  ou  peut-être  dans  le  seul  goût 
qu'ont  les  hommes  pour  les  contrastes  frappants,  les 
causes  possibles  d'une  injustice  posthume.  Il  n'est  certes 
pas  difficile  de  trouver  de  pareilles  raisons  au  discrédit 
dont  a  souffert  Lipse.  Tout  d'abord,  ses  opinions  et  sa 
conduite  dans  les  affaires  d'Église  et  d'État  n'y  furent  pas 
étrangères.  Catholique  d'éducation,  il  fut  enlevé  à  cet 
enseignement  par  ses  parents  qui  craignaient  de  le  voir 
devenir  la  victime  des  théories  et  des  desseins  des  Jésuites 
et,  pendant  onze  ou  douze  ans,  il  fut  professeur  à  l'Uni- 
versité calviniste  de  Leyde.  Il  dut,  d'une  façon  quelconque, 
y  affirmer  des  principes  protestants;  cependant,  c'est  là 
même  qu'il  écrivait  son  fameux  ouvrage  :  Politicoriim 
libri  sex^  dans  lequel  il  approuvait  la  persécution  des 
hérétiques  par  le  feu  et  l'épée,  sous  prétexte  que  l'ordre 
et  la  paix  sont  les  objets  essentiels  de  la  société  humaine. 
Ses  paroles  :  «  Ure  et  seca  «,  tirent  scandale  dans  toute 
l'Europe  protestante;  il  semble  pourtant  qUe  ce  soit  de 
son  plein  gré  qu'il  abandonna  sa  chaire  en  lôgi  et  se  remit 
entre  les  mains  de  la  colonie  jésuite  de  Louvain.  A  partir 
de  ce  moment  jusqu'à  sa  mort,  en  1606,  il  servit  fidèle- 
ment avec  sa  plume  la  cause  de  la  Contre-réforme. 

L'avantage  de  ces  changements  au  cours  de  sa  vie  fut 
de  lui  permettre  d'entretenir  des  relations  littéraires  avec 
les  membres  des  deux  partis  et  avec  tous  les  pays  euro- 
péens, du  Danemark  à  l'Espagne,  en  même  temps  qu'il 
étendait  son  influence  plus  loin  qu'aucun  autre  homme 
de  son  époque.  Mais,  d'un  autre  côté,  les  protestants,  qui 
admiraient  et  imitaient  son  style,  ne  pouvaient  guère, 
après  qu'il  les  eut  quittés  pour  les  Jésuites,  lui  accorder 
leurs  louanges  cordiales,  tandis  que,  par  cette  espèce  de 


202  JUSTE    LIPSE 


fatalité  qui  poursuit  souvent  l'homme  qui  varie,  ses  amis 
jésuites  furent  parfois  tentés  de  déprécier  son  travail  de 
littérateur  et  de  savant,  parce  qu'il  était  inspiré  par  des 
tendances  et  une  méthode  qu'ils  blâmaient.  C'est  ce  que 
montrent  les  écrits  d'un  certain  nombre  de  Jésuites,  maîtres 
de  rhétorique,  ceux  du  Père  Bouhours,  entre  autres,  et  du 
Père  Vavasseur;  d'autre  part,  l'évêque  Joseph  Hall  est  un 
excellent  exemple  de  ces  hommes  qui  furent  ses  disciples 
littéraires  bien  que  conduits,  par  leur  attachement  à  leur 
cause,  à  couvrir  de  ridicule  et  de  mépris  ses  ouvrages  reli- 
gieux*. 

En  second  lieu,  son  caractère,  son  tempérament,  son 
attitude  morale  et  intellectuelle  sont  demeurés  sans  attrait 
pour  un  certain  nombre  des  rares  lecteurs  modernes  qui 
se  sont  intéressés  à  ses  œuvres.  Il  n'y  eut  rien  d'héroïque 
chez  Lipse.  Il  n'a  jamais  soutenu  une  opinion  pour 
laquelle  il  eût  cru  devoir  mourir,  ou  même  lutter  très 
sérieusement.  Sa  nature  était  de  celles  qui  doutent  plus 
aisément  qu'elles  n'affirment  et  qui  examinent  de  façon 
aussi  sceptique  leurs  propres  opinions  et  celles  des  autres; 
catholiques  et  protestants  n'étaient  sans  doute  pas  telle- 
ment différents  à  ses  yeux  en  ce  qui  concerne  la  vérité  de 
leurs  dogmes  respectifs,  et  sa  soumission  à  l'autorité  des 
jésuites,  vers  le  milieu  de  sa  vie,  paraît  avoir  été  quelque 

1.  L'évêque  Hall,  dans  ses  Épitres,  raille  les  traités  de  Lipse  Diva 
Vi7-go  Hallensis  el  Diva  Sichemiensis  (decad.  I;  ch.  5  et  6).  Il  cite  un 
passage  où  Lipse  affirme  qu'un  jour  de  l'année  i6o3  vingt  mille  per- 
sonnes ont  visité  l'une  des  deux  petites  chapelles  où  la  Vierge  opé- 
rait des  guérisons  miraculeuses.  Voici  le  commentaire  de  Hall  : 
«  Ah  !  quel  grand  dommage  que  cet  esprit  distingué  devienne  à  la 
fin  de  sa  vie  sujet  au  radotage;  les  créations  viriles  de  son  esprit, 
nous  les  avons  aimées  et,  quand  il  y  avait  lieu,  admirées;  mais  ces 
vierges  absurdes,  issues  de  son  cerveau  malade,  qui  les  peut  sup- 
porter.'' »  Scaliger  qui,  à  l'Université  de  Leyde,  succéda  à  Lipse,  se 
trouva  fort  embarrassé  par  certaines  louanges  qu'il  avait  faites  de 
l'érudition  de  Lipse  (voir  une  lettre  adressée  à  Casaubon  et  citée 
par  Bernays,  Scaliger,  Berlin,  i855,  p.  171).  Scaliger,  cependant, 
était  aussi  un  adversaire  littéraire  ;  il  essaya  de  s'associer  aux  opi- 
nions «  romantiques  »,  au  sujet  de  la  seconde  période  de  la  latinité 
(voir  Nisard,  p.  i28-i3o). 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICÉRONIEN.  2o3 

chose  comme  une  façon  d'échapper  h  l'impossible  tache 
de  faire  un  choix  intellectuel.  Dans  ses  opinions  littéraires, 
il  montre  la  même  incertitude,  la  même  hésitation;  fon- 
dateur d'une  école  de  prose,  il  devint  le  premier  partisan 
de  l'opposition  et  indiqua  la  route  à  suivre  à  maint  cri- 
tique hostile  de  la  génération  suivante. 

Blâmer  de  tels  hommes  est  chose  facile;  leurs  craintes, 
leurs  scrupules  et  leurs  gémissements  semblent  petits  à 
côté  des  nobles  enthousiasmes  des  premiers  humanistes 
et  il  y  a  certainement  quelque  chose  de  faible  et  de  bien 
peu  viril  dans  les  efforts  de  Lipse  pour  échapper  à  la  res- 
ponsabilité des  temps  malheureux  où  il  vivait,  quelque 
chose  d'hypocondriaque,  comme  Nisard  le  fait  remarquer 
dans  les  lamentables  tableaux  qu'il  fait  des  massacres,  de 
la  dévastation  et  de  l'anarchie  dont  il  fut  témoin  en  Alle- 
magne et  dans  les  Pays-Bas  ^  Pourtant,  il  serait  injuste 
de  juger  Lipse  sans  se  rappeler  qu'en  effet  la  vie  pouvait 
paraître  aussi  noire  qu'il  le  dit  pendant  les  dernières 
années  du  xvi^  siècle,  que  la  politique  européenne,  reli- 
gieuse et  séculière,  avait  changé  depuis  la  Renaissance  et 
que  les  difficultés  intellectuelles  des  esprits  sérieux  aug- 
mentaient tous  les  jours.  L'enthousiasme  naïf  de  Pic  de 
la  Mirandole,  de  Colet  ou  de  Mélanchton  est  absolument 
invraisemblable  chez  un  homme  de  la  génération  de 
Lipse  :  le  comparer  à  eux,  c'est  ne  voir  que  le  plus  mau- 
vais côté  de  sa  nature.  La  comparaison,  du  reste,  est  inu- 
tile et  fausse  et  sa  vie  morale  prend,  d'un  autre  côté,  un 
intérêt  et  un  sens  tout  spécial  si  nous  le  voyons  sous  son 

I.  Surtout  dans  son  traité  De  Constantia,  libri  duo,  qui  alloquium 
praecipue  continent  in  publiais  malis...  Ex  officina  Ch.  Plantini, 
1584.  ^^^  intéressant  opuscule  fut  traduit  en  anglais  par  Sir  John 
Stradling  en  ibgb;  il  montre  l'influence  de  Montaigne  qui  s'en  ser- 
vit et,  sans  doute,  réfuta  les  opinions  qui  s'y  trouvent  dans  ses 
Essais,  particulièrement  au  livre  III,  Essais  9  et  10.  Voir  l'ouvrage 
de  M.  Villey,  Sources  et  évolution  des  Essais  de  Montaigne,  p.  161 
et  suiv.  Suivant  M.  Villey  (II,  69)  l'œuvre  joua  un  rôle  important 
dans  la  renaissance  de  la  philosophie  stoïcienne  à  la  fin  du  xvr  s. 
Naturellement,  cette  renaissance  aida  au  changement  qui  se  fît  dans 
la  prose  et  que  nous  étudions  ici. 


204  JUSTE    LIPSE 


vrai  jour,  parmi  les  hommes  les  plus  modernes  de  son 
temps,  le  précurseur  des  générations  qui  viendront.  Lipse 
est  un  des  premiers  spécimens  d'un  type  nouveau,  auquel 
appartiennent  Montaigne,  Balzac,  Burton,  Sir  Thomas 
Brownc  et  même  Pascal  :  hommes  désillusionnés  et 
mélancoliques,  las  du  bruit  de  la  vie,  spectateurs  con- 
templatifs, moralistes  stoïciens,  égoïstes  qui  se  plaisent  à 
étaler  leur  «  moi  «  faible  et  sans  héroïsme. 

La  troisième  cause  du  déclin  de  la  réputation  de  Lipse 
comme  savant  se  trouve  dans  la  nature,  vraie  ou  suppo- 
sée, de  ses  études  classiques.  Mark  Pattison  a  formulé 
l'accusation,  avec  sa  brusquerie  habituelle,  lorsqu'il  a  dit 
que  l'intérêt  que  Lipse  prenait  aux  classiques  était  uni- 
quement celui  d'un  rhéteur'.  Naturellement,  ayant  sous 
les  yeux  ses  ouvrages  politiques,  ses  lettres,  ses  biogra- 
phies et  ses  traités  philosophiques,  Pattison  devait  forcer 
là  sa  pensée;  ce  qu'il  a  voulu  dire,  c'est  que  Lipse  a  peu 
ajouté  à  ce  que  nous  savions  de  la  vie  extérieure  de  Rome, 
de  ses  institutions  judiciaires  et  militaires,  de  sa  topogra- 
phie, en  un  mot  à  cet  ensemble  de  faits  chers  à  l'archéo- 
logue, et  il  implique  par  ses  paroles  qu'en  comparaison 
de  Scaliger  et  de  Casaubon,  par  exemple,  Lipse  s'intéres- 
sait peu  aux  réalités  de  la  vie  romaine. 

Voilà  sans  doute  un  jugement  extraordinaire.  Le  carac- 
tère général  des  recherches  savantes  du  xvii^  siècle,  com- 
parées aux  efforts  des  premiers  humanistes,  c'est  d'avoir 
rapproché  les  Grecs  et  les  Romains  de  la  vie  contempo- 
raine, grâce  en  partie  à  une  connaissance  plus  intime  de 
leur  existence  journalière  et  grâce  aussi  à  un  sentiment 
nouveau  de  la  continuité  de  la  culture  intellectuelle  depuis 
les  anciens  jusqu'aux  temps  modernes,  en  passant  par  la 
littérature  des  Pères  de  l'Église  et  par  l'Église  du  moyen 
âge.  Au  lieu  de  les  contempler  avec  respect  et  vénération, 
figures  grandies  et  indistinctes  dans  une  mystérieuse  splen- 
deur, séparées  de  nous  par  une  brèche  dans  l'histoire,  on 


I.  Encyclopédie  britannique,  art.  Lipse. 


ET    LE    MOUVEMENT   ANTICICÉRONIEN.  2o5 

commença  à  les  voir  avec  leurs  proportions  réelles  et  à 
mesurer  leurs  actions  à  l'échelle  de  la  vie  moderne.  L'ef- 
fort des  savants  fut  de  moderniser  les  anciens,  tandis  que 
leurs  prédécesseurs  s'étaient  attachés  à  se  romaniser  ou  à 
s'helléniser  eux-mêmes.  Appliquées  aux  grands  contem- 
porains de  Lipse,  ces  remarques  ne  pourraient  soulever 
aucune  controverse;  Pattison  en  reconnaît  la  justesse  à 
propos  d'Isaac  Casaubon  ;  s'il  n'a  pas  su  voir  qu'elles  con- 
venaient parfaitement  à  Lipse,  c'est  en  raison  de  cette  forte 
tendance  pragmatique  qui  a  caractérisé  l'érudition  anglaise 
jusqu'à  une  époque  très  récente.  Il  ne  pouvait  pas  s'inté- 
resser beaucoup  à  Lipse,  parce  que  Lipse  s'intéressait 
moins  à  la  vie  extérieure  de  l'antiquité  qu'à  sa  vie  inté- 
rieure et  morale.  Car  Lipse  était  avant  tout  un  moraliste 
et  un  philosophe.  A  l'époque  malheureuse  que  fut  la 
sienne,  il  trouva  sa  consolation,  non  point  dans  l'ensei- 
gnement religieux  de  ses  maîtres  les  Jésuites,  mais  dans 
la  doctrine  stoïcienne  de  la  résignation  calme  et  du  déta- 
chement intérieur.  Le  traducteur  anglais  de  son  traité 
sur  la  Constance  s'en  rendit  si  bien  compte  qu'il  crut  néces- 
saire, dans  sa  préface,  de  demander  pardon  au  lecteur  de 
l'absence  de  toute  note  chrétienne  dans  les  maximes  et  il 
se  peut  que  ce  besoin  de  justifier  son  auteur  reflète  le  sen- 
timent d'alarme  excité  dans  les  cercles  orthodoxes  par  un 
autre  ouvrage  de  Lipse,  son  Thraseas,  qui  ne  fut  pas 
publié  et  dans  lequel  il  soutenait,  entre  autres  doctrines 
stoïciennes,  le  droit  au  suicide*.  Bien  qu'il  semble  que  ce 
livre  n'ait  jamais  été  imprimé,  le  scandale  poursuivit  l'au- 
teur toute  sa  vie.  Son  traité  sur  le  stoïcisme,  Manuductio 
ad  Philosophiam  Stoicam,  et  son  édition  des  œuvres  de 
Séncque  confirmèrent  la  réputation  que  ses  premiers 
ouvrages  lui  avaient  value,  et  le  Jésuite,  —  qui  fut  son 
apologiste,  —  dut  examiner,  entre  autres  questions  dou- 

I.  Voir  ses  Epitres,  II,  22,  28  (epître  à  Plantin,  son  imprimeur). 
L'édition  des  œuvres  de  Lipse  dont  nous  nous  servons  ici  est  Opéra 
omnia,  Vesaliae,  1875,  4  vol. 


206  JUSTE    LIPSE 


teuses,  An  Lipsius  Stoicae  Sectae*.  La  réponse  évasive  du 
Père  Scribanius  équivaut  presque  à  celle  que  Lipse  lui- 
même  fait  dans  une  des  lettres  que  nous  venons  de  citer  : 
il  avait  choisi  le  refuge,  de  tous  temps  vénéré,  des  infor- 
tunés qui,  depuis  Abélard  jusqu'à  Montaigne,  s'étaient 
trouvés,  dans  le  domaine  intellectuel,  «  naître  sous  une  loi, 
attachés  à  une  autre  ».  C'est-à-dire  qu'en  tant  que  chré- 
tien, il  faisait  sa  soumission  à  l'Église,  mais  qu'en  tant 
que  philosophe,  il  suivait  les  anciens. 

La  vérité,  c'est  que  Lipse  étudia  l'antiquité  dans  l'inten- 
tion d'y  trouver  une  consolation  et  une  règle  de  vie.  Tacite 
et  Sénèquelui  fournirent  des  modèles  de  style,  mais  il  fut 
attiré  vers  eux,  dans  le  principe,  parce  que  l'un  d'eux 
était  «  pater  prudentiae  »  et  l'autre  «  fons  sapientiae  »2.  Il 
diffère  de  Scaliger  et  de  Casaubon,  non  pas  parce  que  son 
sens  des  réalités  de  la  vie  antique  était  moins  vif  que  le 
leur,  mais  parce  que  son  sens  des  besoins  moraux  et  intel- 
lectuels de  son  époque  l'était  beaucoup  plus.  Nous  voyons 
en  lui  l'un  des  chefs  intellectuels  de  cette  génération  qui 
subit  la  première  la  réaction  contre  les  espérances  et  les 
enthousiasmes  de  la  Renaissance.  La  philosophie  stoï- 
cienne, avec  sa  théorie  de  la  supériorité  de  l'esprit  sur  les 
circonstances,  qui,  de  divers  côtés,  éveilla  tant  d'échos 
entre  1675  et  1675,  qui  inspira  les  plus  beaux  passages  de 
Chapman,  de  Greville  et  de  Donne,  par  exemple,  qui  reten- 
tit de  façon  différente  dans  la  sombre  école  espagnole  de 
Quevedo  et  de  Balthazar  Gracian  et  dans  les  maximes  de 
Montaigne,  fut  exposée  par  Lipse  dans  ses  traités  et  dans 
ses  lettres  avant  qu'aucun  de  ses  contemporains  ou  succes- 
seurs aient  formulé  leurs  opinions. 

1.  Justi  Lipsii  Defensio  Posthuma,  dans  les  Opéra  omnia,  t.  I,  p.  85 
et  suiv. 

2.  Voir  Ep.  ad  Italos  et  Hispattos,  ép.  89. 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICERONIEN.  2O7 


II. 

Sa  Rhétorique. 

Ce  qui  nous  intéresse  surtout  ici,  c'est  le  rôle  que  Lipse 
joua  en  guidant  la  prose  dans  la  direction  qu'elle  prit  au 
xvii=  siècle.  Il  était  né  bon  écrivain,  et  ses  lettres,  ses  trai- 
tés auraient  pris  place  dans  la  littérature  auprès  des  Essais 
de  Montaigne,  bien  qu'à  un  rang  inférieur,  s'ils  avaient 
été  écrits  dans  une  langue  vivante  ;  mais  c'était  aussi  un 
maître  de  rhétorique,  dont  l'idéal  et  les  méthodes  étaient 
bien  définis.  Un  certain  nombre  d'autres  écrivains  de  son 
temps,  en  particulier  Bacon  et  Montaigne,  eurent  les 
mêmes  opinions  et  le  même  goût  littéraire  que  lui,  et,  à 
vrai  dire,  il  ne  fait  que  représenter  une  tendance  générale 
de  la  prose  en  Europe;  seulement,  il  semble  bien  qu'il 
soit  le  seul  homme  de  sa  génération  qui  ait  formulé  la 
rhétorique  de  ce  nouveau  mouvement,  qui  l'ait  enseignée 
et  défendue  ouvertement.  Voilà  comment  s'explique  le 
retentissement  considérable  qu'eut  son  style  à  son  époque 
et  pendant  les  cinquante  années  qui  suivirent  sa  mort;  et 
c'est  pour  cette  raison  aussi  qu'il  mérite,  dans  la  critique 
moderne,  une  place  plus  importante  que  celle  qui  lui  est 
généralement  faite. 

Lorsque  commença  la  vie  publique  de  Lipse,  le  cicé- 
ronianisme  était  encore  florissant.  Avant  le  milieu  du 
xvF  siècle,  il  avait  été  attaqué  par  deux  des  plus  grands 
chefs  intellectuels  de  la  Renaissance  :  en  i538  par  Érasme, 
dans  son  fameux  dialogue  Ciceronianus,  et  un  peu  plus 
tard  par  Ramus,  l'ennemi  d'Aristote,  dans  un  traité  nommé 
Oratio  de  studiis  philosophiae  et  eloquentiae  conjiingendis 
(1546).  Cette  critique,  pleine  de  bon  sens,  dirigée  contre 
le  mouvement  cicéronien  par  les  apôtres  de  la  liberté  et 
de  la  lumière  paraît  concluante  à  l'esprit  moderne  et  la 
force  de  leur  ironie  irrésistible.  La  victoire  de  la  raison  ne 
fut  cependant  qu'apparente  et  sans  résultat,  et  dans  le  troi- 


208  JUSTE    LIPSE 


sième  quart  du  siècle,  Ascham,  Cheke  et  Car  en  Angle- 
terre, Mélanchton,  Sturm  et  Camerarius  en  Allemagne  et 
les  disciples  de  Bembo  à  Rome  marchaient  encore  dans  les 
sentiers  battus  de  l'humanisme  orthodoxe. 

Cette  résistance  remarquable  d'un  dogme  étroit  ' ,  et  sur- 
tout son  grand  succès  auprès  des  humanistes  des  églises 
de  la  Réforme  s'explique  par  un  défaut  dans  le  programme 
de  ses  adversaires,  ou,  pour  mieux  dire,  par  leur  défaut 
complet  de  programme.  Ils  attaquaient  le  régime  de  l'ab- 
solutisme sans  offrir  une  constitution  qui  le  remplaçât.  La 
seule  méthode  qu'ils  surent  proposer  pour  substituer  à 
l'imitation  exclusive  de  Cicéron  fut  le  choix,  pour  chaque 
écrivain,  d'un  modèle  parmi  les  maîtres  de  l'antiquité,  ou 
bien  un  éclectisme  vague,  qui  réunirait  les  qualités  de  dif- 
férents auteurs.  Mais  le  xvi<=  siècle  savait  qu'il  n'était  pas 
capable  d'une  liberté  sans  frein.  Il  savait,  ou  tout  au  moins 
pressentait  vaguement,  qu'il  était  exposé  au  danger  de 
retomber  dans  l'abîme  de  barbarie  auquel  sa  culture  avait 
récemment,  et  péniblement,  échappé.  La  ligne  de  démar- 
cation entre  le  bon  et  le  mauvais  latin,  entre  le  style  véri- 
tablement classique  et  les  formes  corrompues  du  latin  du 
moyen  âge  n'était  pas  encore  nettement  établie  dans  l'es- 
prit des  hommes,  et  le  charme  de  la  rhétorique  des 
sophistes  grecs,  de  la  recherche  d'Apulée,  du  latin  provin- 

I.  Il  faut  se  rappeler  que,  dans  la  controverse  de  la  Renaissance, 
on  entendait  par  cicéronianisme  non  seulement  l'admiration  et  l'imi- 
tation de  Cicéron,  mais  l'imitation  exclusive  de  cet  auteur,  et,  par 
anticicéronianisme,  toute  opposition  à  cette  théorie.  Tous  les  anti- 
cicéroniens,  Lipse,  Montaigne  et  Bacon,  proclamaient,  et  très  sin- 
cèrement, que  Cicéron  était  le  plus  grand  maître  de  la  rhétorique 
latine,  quoique  tous  ils  aient  préféré  d'autres  modèles. 

Sur  le  cicéronianisme,  voir  J.-E.  Sandep,  Harvard  Lectures  on  the 
Revival  of  Learning,  Cambridge  (Angleterre),  igoS;  Izora  Scott,  Con- 
troversies  over  the  imitation  of  Cicero,  New-York,  1910  (édition 
revue);  E.  Norden,  Die  Antike  Kunstprosa,  Leipzig,  1898,  vol.  II, 
p.  773-782.  Aucun  de  ces  livres  ne  s'étend  sur  le  dernier  mouve- 
ment anticicéronien  que  nous  étudions  ici  et  qui  fut  couronné  de 
succès.  On  trouvera  quelques  remarques  intéressantes  sur  le  cicé- 
ronianisme dans  le  Vittorino  da  Feltre  and  other  humanist  ediica- 
tor  de  W.  H.  Woodward,  Cambridge,  1907,  p.  io-i3. 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICERONIEN.  2O9 

cial  des  Pères  de  l'Église  attirait  encore  par  trop  des  esprits 
restés  médiévaux  au  fond. 

Les  dangers  qui  assaillaient  tous  ceux  qui  s'écartaient 
du  chemin  étroit  de  la  langue  purement  classique  sont 
rendus  évidents  par  la  prose  des  différents  pays  au 
xvi*  siècle.  Les  écrivains  qui  visent  à  l'élégance  de  la  forme 
tombent  généralement  dans  l'imitation  des  procédés  trop 
faciles  de  la  rhétorique  des  Pères  de  l'Église,  tandis  que 
ceux  qui  préfèrent  se  montrer  simples  et  directs  sont  ordi- 
nairement grossiers  et  vulgaires,  ou  simplement  insipides 
et  impossibles  à  lire.  Ce  fut  donc  un  excellent  instinct  qui 
poussa  les  humanistes  à  faire  du  dogme  cicéronien  comme 
une  haie  autour  de  leur  Jardin  et  à  le  cultiver  conformé- 
ment aux  règles  qu'il  prescrivait. 

Pendant  le  dernier  quart  du  siècle  même,  alors  que  de 
nouvelles  attaques  contre  le  cicéronianisme  commençaient 
de  plusieurs  côtés,  la  plupart  des  chefs  échouèrent  parce 
qu'ils  ne  purent  pas,  ou  n'osèrent  pas  opposer  au  cicéro- 
nianisme de  programme  d'imitation  bien  détini.  Muret', 
l'ami  de  Lipse,  tombé  en  disgrâce  dans  son  pays  à  cause 
de  l'aide  qu'il  apporta  à  la  Ligue,  conduisait  à  Rome,  sous 
la  protection  de  la  curie,  une  campagne  contre  la  supers- 
tition de  la  rhétorique,  laquelle,  à  ce  moment,  restait  sur- 
tout liée  à  la  Réforme.  Dans  ses  Variœ  Lectiones  de  i58o, 
il  étale,  d'un  air  de  défi,  une  longue  liste  d'auteurs  latins 
pour  qu'on  les  imite,  sans  distinction  de  mérite;  il  est  vrai 
que  sa  liste  montre  une  préférence  précisément  pour  les 
auteurs  de  l'âge  d'argent  que  Lipse  commençait  à  défendre, 
et,  dans  une  lettre  écrite  à  peu  près  à  la  même  époque, 
nous  le  voyons  se  plaindre  amèrement  des  obstacles  que 
les  Jésuites  dressent  sur  sa  route  quand  il  veut  enseigner 
Tacite  à  ses  élèves.  Mais,  parmi  les  nombreux  modèles 
qu'il  propose.  Tacite  et  Sénèque  côtoient  des  écrivains 
d'un  tout  autre  caractère;  comment  l'élève  doit-il  faire  son 


I.  Voir  sur  Muret,  Ch.  Dejob,  Vie  de  Muret,  et  Nisard  (ouvr.  ci-des- 
sus) pour  ses  relations  avec  Lipse. 


210  JUSTE    LIPSE 


choix?  Comment  son  goût  sera-t-il  formé  et  guidé,  pour 
lui  permettre  d'établir  la  distinction  qui  convient? 

La  réponse  d'un  moderne  à  cette  question  serait  natu- 
rellement que  nul  guide,  nul  modèle  de  ce  genre  n'est 
nécessaire  au  succès  de  l'élève  dans  la  rhétorique,  car  son 
style  doit  être  personnel,  et  un  instinct  infaillible  lui  indi- 
quera le  prototype  dont  il  a  besoin,  s'il  ne  lui  tient  lieu 
de  tout  modèle.  L'un  des  résultats  de  la  révolte  contre  le 
cicéronianisme,  que  nous  étudions  ici,  fut  en  effet  de  pré- 
parer la  voie  à  la  théorie  moderne  de  l'individualisme; 
mais  ce  n'était  pas,  à  l'époque,  une  théorie  sage  ni  sûre. 
Les  générations  qui  virent  la  fin  du  xvi=  et  le  commence- 
ment du  xvii^  siècle  ne  pouvaient  ni  se  passer  d'une  doc- 
trine d'imitation,  ni  se  fier  à  leur  propre  instinct  de  la 
forme  :  leur  sens  de  la  forme  n'était  pas  encore  un  ins- 
tinct; ils  percevaient  la  forme  de  certains  modèles  clas- 
siques et  s'appuyaient  sur  une  autorité  reconnue,  pas 
encore  sur  des  lois  naturelles.  Le  danger  de  rejeter  toute 
espèce  de  dogme  apparaît  clairement  lorsque,  continuant 
à  lire  la  liste  de  Muret,  nous  y  trouvons  le  nom  d'Apulée, 

Ce  qui  distingue  Lipse,  c'est  qu'il  indique  au  mouve- 
ment la  route  à  suivre  pour  se  libérer  du  cicéronianisme. 
Il  découvrit  une  méthode  qui  semblait  concilier  les  deux 
forces  opposées  de  son  temps  :  le  besoin  d'autorités  et  de 
conventions  d'une  part,  le  désir  de  la  nouveauté  de  l'autre. 
Il  ne  se  rendit  cependant  pas  maître  de  sa  méthode  dès  le 
début;  le  style  particulier  qui  le  caractérisa  plus  tard  n'était 
pas  encore  formé  lorsqu'il  se  présenta  au  public,  en  i56y, 
avec  un  ouvrage  de  critique  de  textes  intitulé  Variœ  Lec- 
tiones.  L'ouvrage  était  précédé  d'une  longue  dédicace,  sous 
forme  de  lettre  adressée  à  son  protecteur  le  cardinal  Gran- 
velle  et  écrite  en  périodes  cicéroniennes  claires  et  lim- 
pides. Nisard,  —  excellent  cicéronien  lui-même,  —  loue 
fort  cette  préface  et  prétend  que  Lipse  n'écrivit  jamais  aussi 
bien;  pour  nous,  l'intérêt  de  cette  lettre  est  simplement  de 
nous  montrer  Saûl  chez  les  prophètes,  Lipse  commençant 
sa  carrière  comme  disciple  de  Mélanchton,  de  Sturm,  et  de 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICERONIEN.  211 


Bembo.  Il  n'avait  toutefois  que  vingt  ans  quand  l'ouvrage 
parut  ;  après  un  intervalle  de  sept  ans,  il  publia  un  volume 
du  même  genre,  Quœstiones  Epistolicœ,  où  le  changement 
survenu  dans  son  goût  est  déjà  visible.  Plaute  est  désor- 
mais son  auteur  de  prédilection.  Il  est  clair  que  dans  les 
vieux  mots,  dans  le  réalisme  piquant  de  l'auteur  comique, 
il  a  trouvé  le  moyen  d'échapper  à  l'ennui  créé  par  un 
purisme  suranné;  il  avoue,  en  effet,  que  ce  vieux  style  a 
plus  de  saveur  pour  lui  que  celui  de  Cicéron  et  ajoute, 
en  parlant  de  son  propre  style,  que  le  plan  de  son  ouvrage 
ne  lui  permet  pas  d'employer  la  diction  souple,  agréable  et 
nombreuse  consacrée  par  l'usage,  mais  lui  impose,  au 
contraire,  un  mode  d'expression  plus  précis  et  plus  mor- 
dant. Ceci  est  dit  avec  un  semblant  d'humilité,  et  il 
cherche  à  se  réfugier  sous  le  couvert  orthodoxe  des  lettres 
de  Cicéron;  mais  il  est  évident  qu'il  est  déjà  arrivé  à  un 
tournant  décisif. 

Ces  paroles  du  reste  ne  sont  pas  tout  à  fait  sincères;  la 
conversion  à  laquelle  elles  font  allusion  n'a  sans  doute 
point  été  amenée  par  l'étude  de  Plaute  et  des  lettres  de 
Cicéron,  mais  en  partie  par  ses  entretiens  avec  Muret  à 
Rome  en  iS6j  et  en  partie  par  les  recherches,  déjà  très 
avancées,  qu'il  faisait  pour  sa  fameuse  édition  de  Tacite. 
Cette  œuvre  parut,  sous  sa  première  forme,  en  iSyS,  alors 
que  Lipse  avait  vingt-huit  ans.  A  cette  époque,  il  avait 
découvert  ce  qui  sera  le  but  des  travaux  de  toute  sa  vie, 
et,  désormais,  tous  ses  efforts  d'éditeur  et  de  critique  s'ap- 
pliqueront à  reconstituer  les  textes,  à  défendre  le  style  et 


I.  Une  lettre  écrite  à  un  ami  à  propos  de  cet  ouvrage  montre 
qu'en  réalité  il  était  beaucoup  plus  avancé  dans  sa  théorie  du  style 
qu'il  ne  veut  bien  l'admettre  publiquement.  Voici  ce  qu'il  dit  :  «  De 
quibus  [son  nouvel  ouvrage]  quid  judicaturi  sitis  timeo.  Alia  enim 
quacdam  a  prioribus  mais  haec  scriptio,  cui  nitor  ille  abest,  et  luxu- 
ria  et  Tulliani  concinni  :  pressa  ubique,  nec  scio  an  quaesita  nimis 
brevitas.  Quae  me  tamen  nunc  capit.  Timanthem  pictorem  célé- 
brant, quod  inejus  operibus  plus  semper  aliquid  intelligeretur  quam 
pingeretur,  velim  in  mea  scriptione  ».  C'est  une  description  de 
Sénèque  et  de  ses  imitateurs. 


212  JUSTE    LIPSE 


à  expliquer  la  philosophie  des  auteurs  romains  du  premier 
siècle  de  l'Empire.  Dix  ans  plus  tard,  son  nouveau  style 
est  déjà  fameux,  il  doit  lutter  contre  ses  adversaires  et  ses 
imitateurs  et  a  déjà  commencé  le  grand  ouvrage  qui  fait 
pendant  à  son  Tacite,  l'édition  des  œuvres  de  Sénèque, 
qui  acheva,  en  i6o5,  le  monument  qu'il  avait  consacré  à 
la  mémoire  de  l'âge  d'argent. 

Le  dessein  de  Lipse  est  très  nettement  indiqué  dans  un 
éloge  extraordinaire  publié  l'année  qui  suivit  sa  mort  par 
Gaugericus  Rivius,  un  juge  de  Malines,  qui  se  dit  le  dis- 
ciple du  maître.  La  valeur  de  cet  ouvrage  ne  consiste  pas 
seulement  dans  son  sujet,  mais  aussi  dans  le  fait  que  son 
style  est  plein  de  toutes  les  erreurs  de  goût  signalées  par 
Lipse  chez  ses  imitateurs.  Dans  le  passage  le  plus  impor- 
tant, Rivius  s'exprime  ainsi  : 

Voilà  la  scène  sur  laquelle  Lipse  joua  le  rôle  principal,  non 
point  paresseusement  et  en  vain,  mais  bien  réellement;  et 
(quoique  cette  erreur  ou  cette  maladie  se  soit  grandement 
répandue  de  nos  jours)  jamais  on  ne  le  vit  s'appliquera  recher- 
cher avec  un  zèle  inquiet,  où  pouvait  bien  avoir  été  la  cuisine 
d'Apicius,  l'Apollon  de  Lucullus,  ou  le  lupanar  de  Messaline; 
com.bien  on  pouvait  mettre  de  guirlandes  à  la  statue  de  Mar- 
syas,  si  le  menton  de  Poppée  était  beau  et  bien  fait,  de  quel 
pays,  Thessalie  ou  Numidie,  venait  le  cheval  de  Curtius,  si  le 
vin  de  Palerme  était  plus  délicat  que  celui  de  Chios,  ou  mille 
autres  bagatelles,  mille  autres  niaiseries  de  ce  genre.  Mais, 
déclarant  qu'il  vivait  pour  l'État ^,  et  que  l'État  n'était  pas  à 
lui  seul,  il  décida  dès  l'abord  de  sauver  la  vie  de  ses  semblables 
par  son  travail,  de  redonner  par  ses  soins  la  santé  aux  malades, 
de  rendre  leurs  possessions  premières  à  ceux  qu'on  avait  injus- 
tement dépouillés  et  de  les  libérer  de  leurs  fers.  C'est  pour- 
quoi il  visita  toutes  les  prisons  et  remarqua  Sénèque  2,  le  poète 
tragique,  Velleius  Paterculus,  le  fameux  Pline,  ce  panégyriste 
jadis  célèbre  de  l'empereur  Trajan,  et  beaucoup  d'autres  encore 
qui  portaient  les  chaînes  et  le  costume  des  prisonniers  et  se 

1.  Il  entend  probablement  Respublica  litterarum. 

2.  Il  plaisante  sur  la  condition  tragique  de  la  réputation  de 
Sénèque. 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICÉRONIEN.  2l3 

tenaient  là,  dans  la  boue  et  la  saleté,  marqués  au  fer  rouge, 
rasés,  à  demi  morts.  Dans  la  même  foule,  il  aperçut  encore 
Valère  Maxime,  si  peu  semblable  à  lui-même,  si  peu  semblable  à 
son  nom'...  Et  deux  prisonniers  surtout  se  distinguaient,  qu'on 
avait  injustement  punis...  Lucius  Annaeus  Seneca  et  Gains  Cor- 
nélius Tacitus,  hommes  qui  avaient  occupé  le  rang  de  consuls, 
sortis  on  ne  sait  de  quel  barathre,  de  quel  antre  de  Polyphème, 
ou  plutôt  de  quelle  caverne,  peuplée  de  tigres  et  de  panthères... 
A  Lipse,  qui  eut  pitié  d'eux  et  demanda  pourquoi  des  hommes 
qui  avaient,  comme  citoyens,  travaillé  pour  le  bien  public 
étaient  prisonniers,  pourquoi  on  mettait  dans  les  fers  et  pour- 
quoi on  enchaînait  ceux  qui  s'étaient  attaché  toute  Vhumanitc 
par  leurs  services  et  auraient  dû  être  entre  les  mains  et  sur  le 
cœur  des  princes;  pourquoi  on  souillait  ceux  qui  avaient  fait 
briller  au  delà  des  limites  du  monde,  au  delà  de  la  nature,  la 
lumière  éclatante  de  la  prudence  et  de  la  sagesse;  à  Lipse,  ils 
n'expliquèrent  qu'une  chose  :  c'est  qu'au  point  de  vue  de  ceux 
qui  sont  à  la  fois  ignorants  et  influents,  rien  ne  distingue  un 
grand  d'un  médiocre  talent,  car  ces  puissants  de  la  terre  ne 
peuvent  souffrir  qu'on  s'élève  à  leur  niveau,  et  chez  les  cou- 
pables, l'innocence  elle-même  devient  une  espèce  de  crime  et 
est  considérée  comme  telle.  Eux-mêmes  cependant  [Tacite  et 
Sénèque]  étaient  laborieux,  graves,  sobres  dans  leurs  discours, 
ennemis  de  la  pompe  et  de  la  perfidie  des  cours  et  amis  de  la 
vérité.  En  conséquence,  ils  n'étaient  ni  dupes,  ni  trompeurs 2. 
Le  style  de  ces  grands  hommes  lui  plut,  bien  que,  sous  ce  rap- 
port, on  les  ait  dit  particulièrement  désagréables.  Et  voilà  que,  par 
un  coup  de  sa  baguette  magique,  il  les  affranchit  et  leur  rendit 
tous  leurs  droits  de  citoyens,  de  citoyens,  ai-je  dit?  Il  fit  encore 
davantage  :  quand  tous  les  membres  qui  leur  restaient  furent 
guéris,  ils  reçurent  la  pourpre  et  tous  les  ornements  attachés 
au  rang,  comme  en  vertu  du  «  postliminium  »  ;  puis,  dans  cet 
état,  ils  s'en  retournèrent  au  Sénat.  Sénèque  et  Tacite,  ayant 
ainsi  été  secourus,  afin  de  rendre  le  bien  pour  le  bien,  comme 
il  sied  à  des  hommes  libres  et  bons,  secoururent  leur  protec- 

1.  Lipse  publia  des  annotations  sur  Valère  Maxime  en  i585etdes 
remarques  sur  Veileius  Paterculus  en  i5gi. 

2.  J'ai  indiqué  en  italique  dans  ce  paragraphe  deux  pointes  ou 
acumina,  caractéristiques  de  l'école  anticicéronienne.  La  concision 
et  la  subtilité  de  Lipse  devint,  chez  son  imitateur,  de  l'obscurité  et 
de  l'extravagance;  l'anticiccronianisme  tourne  au  coiicettismo. 

REV.   DU   SEIZIÈME   SIÈCLE.    U.  l5 


214  JUSTE    LIPSE 


teur  Lipse  pendant  toute  sa  vie,  l'aidant  de  leur  présence  et 
de  leurs  conseils  <. 

Ce  passage  ajoute  quelque  chose  à  ce  que  nous  savions 
de  la  carrière  de  Lipse  et  nous  éclaire  d'une  façon  inté- 
ressante sur  les  œuvres  secondaires  qui  occupèrent  les 
intervalles  entre  ses  grands  travaux.  Dans  la  liste  donnée 
par  Rivius,  un  lecteur  familier  avec  la  littérature  anglaise 
et  continentale  du  xvii^  siècle  reconnaîtra  les  noms  d'au- 
teurs fort  populaires  à  cette  époque,  et  très  souvent  cités, 
qui  étaient  méprisés  ou  inconnus  au  xvi^  siècle  et  sont 
plus  ou  moins  retombés  dans  l'oubli  depuis.  Il  comprend 
mieux  alors  pourquoi  Jonson  et  Balthasar  Gracian  citent 
fréquemment  Velleius  Paterculus,  pourquoi  Montaigne 
et  Burton  connaissent  si  bien  Valère  Maxime  et  pourquoi 
on  a  tant  étudié  et  imité  en  Espagne,  en  France  et  en 
Angleterre  le  panégyrique  de  Trajan  par  Pline  le  jeune 2. 
Et  l'on  peut  dire  aussi  que  Lipse,  comme  lui  et  ses  con- 
temporains le  publient,  aida  par  son  influence  à  créer 
cette  admiration  pour  Salluste,  qui  fut  l'un  des  traits  du 
goût  au  commencement  du  xvii«  siècle.  Bref,  Lipse  choi- 

1.  Dans  la  traduction,  l'extravagance  du  style  est  atténuée  pour 
qu'on  puisse  comprendre.  L'ouvrage  s'intitule  J.  Lipsii  Principatus 
Litterarius,  et  parut  avec  un  volume  d'œuvres  diverses  de  Lipse  et 
d'éloges  sur  lui,  publié  l'année  qui  suivit  sa  mort  par  son  éditeur 
Moretus.  Il  contient  un  très  beau  portrait  orné  de  figures  symbo- 
liques. 

2.  Comparer  le  Panégyrique  du  roi  Charles  de  Wotton,  qui  dit  y 
imiter  Pline,  et  l'analyse  et  éloge  du  Panégyrique  de  Trajan  par 
Dom  Jean  Goulu  (l'adversaire  de  Balzac)  dans  la  seconde  partie  de 
ses  Lettres  de  Phyllarque  à  Ariste  (1628);  aussi  les  Commentaribus 
de  Lipse,  Opéra  omnia,  vol.  IV,  p.  34g  et  suiv.  Le  goût  que  l'on  mon- 
tra pout  cet  ouvrage  et  l'admiration  de  Tacite  résultent  en  grande 
partie  de  ce  qu'on  étudiait  l'art  d'être  courtisan  avec  grande  appli- 
cation dans  tous  les  pays  européens  à  la  fin  du  xvi°  siècle.  Le  mou- 
vement anticicéronien,  la  réaction  catholique  et  la  monarchie  nou- 
velle sont  reliés  les  uns  aux  autres  d'une  façon  intéressante.  Dans 
sa  préface  au  lecteur,  Lipse  s'excuse  du  peu  d'importance  attribuée 
à  la  langue  dans  son  livre  et  suppose  que  quelqu'un  vient  lui  rap- 
peler que  Pline  était  un  maître  de  politique  et  «  conveniebat  Aulae, 
cui  scribis  ». 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICKRONIEN.  21 5 

sit  le  rôle  de  défenseur  de  la  latinité  de  l'âge  d'argent,  d'in- 
terprète auprès  de  son  époque  des  phases  du  mouvement 
anticicéronien  qui  commença  pendant  la  vie  même  de 
Cicéron  et  triompha  pendant  le  siècle  qui  suivit  sa  mort. 
C'est  vers  ce  mouvement  qu'il  dirige  l'attention  de  ses 
contemporains,  leur  donnant  par  là  un  moyen  sûr  d'échap- 
per à  leur  propre  cicéronianisme.  Comment  devons-nous 
alors  comprendre  le  terme  «  âge  d'argent  de  la  latinité  » 
ainsi  employé  et  quels  sont  les  caractères  du  style  de  ses 
auteurs  qui  le  différencie  du  style  de  Cicéron  et  lui  per- 
mit de  servir  de  type  à  une  école  de  prose  moderne? 

En  ce  qui  concerne  les  détails  de  construction  et  d'or- 
nement, nous  répondrons  en  analysant  soigneusement  le 
style  de  Lipse  et  ses  préceptes;  mais,  en  ce  qui  concerne 
l'inspiration  du  premier  mouvement  anticicéronien  et  ses 
tendances,  c'est  dans  les  lettres  qu'il  écrivit  à  ses  amis  et 
où  il  exposait  ses  théories  qu'il  faut  chercher  ses  opinions. 
Par  exemple,  il  écrivit  en  i586  :  «  Je  désire  publier  quelque 
chose  qui  fasse  savoir  tout  ce  que  je  pense  au  sujet  de 
l'imitation.  Car  il  est  trop  tard  pour  que  moi  je  change  : 
cet  arbre,  qu'il  ait  poussé  droit  ou  de  travers,  s'est  endurci 
dans  sa  forme.  J'ai  aimé  Cicéron  autrefois,  je  l'ai  même 
imité,  mais  je  suis  devenu  homme,  et  mon  goût  s'est 
modifié.  Les  fêtes  asiatiques  ont  cessé  de  me  plaire,  je 
préfère  les  banquets  attiques'.  » 

Le  terme  «  attique  »  appliqué  au  mouvement  anticicé- 
ronien de  Sénèqne  et  de  Tacite  ou  au  mouvement  cor- 
respondant des  xvi<=  et  xvn^  siècles  semble  un  peu  obscur 
et  nécessite  quelque  explication.  Le  style  artificiel,  pour 
ne  pas  dire  affecté,  qui  prévalut  à  ces  deux  époques,  semble 
à  l'esprit  moderne  plus  éloigné  de  la  concision  de  Démos- 
thène  que  de  l'élégance  de  Cicéron  lui-même.  Cependant, 
le  terme  fut  constamment  employé  pendant  les  deux 
périodes,  et  la  critique  de  nos  jours  ne  l'a  point  rejeté.  En 
fait,  il  explique  la  nature  du  mouvement  qui  se  fit  dans  la 

I.  Epitres  diverses,  II,  lo. 


2l6  JUSTE    LIPSE 


prose  entre  iSyS  et  lôyS  dans  la  mesure  où  il  exprime  un 
mépris  de  l'ornement  inutile  et  du  formalisme  creux  et  la 
recherche  de  l'expression  précise  et  brève. 

Dans  d'autres  lettres,  Lipse  indique  ses  goùis  d'une 
façon  plus  nette.  Ses  adversaires  avaient  signalé  aux 
maîtres  la  détestable  influence  de  son  style  sur  la  jeunesse  : 

Si  c'est  là  leur  crainte,  écrit-il,  il  [mon  style]  doit  avoir  un 
charme  et  une  séduction  étranges.  En  vérité,  le  sentiment  qu'ils 
expriment  là  leur  prouve  bien  (j'en  appelle  à  lui  comme  témoin) 
qu'il  y  a  quelque  chose  de  rapide  et  de  vivant  dans  mon  style, 
bien  qu'il  soit  érudit,  qu'ils  raillent  du  bout  des  lèvres  plutôt 
que  du  fond  du  cœur.  Nous  les  connaissons,  ces  êtres  mépri- 
sables qui  se  raccrochent  à  leur  précepte  étroit  :  «  Hoc  exor- 
dium,  haec  narratio  est  :  hic  allegoria,  hic  metaphora  »,  et 
jurent  qu'ils  sont  les  interprètes  éminents  de  Cicéron,  oui,  et 
cicéroniens  eux-mêmes.  En  vertu  de  quoi?  Parce  que  leurs 
écrits  manquent  de  vie  et  d'énergie  [«  elumbis  et  exsangues  »], 
qu'ils  sont  apathiques  par  l'expression,  le  sentiment  et  le 
rythme,  si  froids  en  un  mot  qu'ils  glaceraient  jusqu'à  leurs 
neiges  allemandes.  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  amusant,  c'est  que 
ce  n'est  pas  Cicéron  qu'ils  voudraient  nous  voir  soutenir,  mais 
leur  Mélanchton,  un  homme  que  je  m'en  voudrais  de  mépriser, 
si  ce  n'est  à  cause  de  sa  religion,  mais  qui,  parmi  les  maîtres 
de  l'éloquence,  ou  même  parmi  les  meilleurs  de  ses  défenseurs, 
n'a  droit  à  aucune  placée 

Ailleurs,  c'est  un  critique  français,  Henri  Estienne  pro- 
bablement, qui  attire  les  foudres  de  Lipse  : 

Dans  quel  siècle  vivons-nous,. pour  qu'un  fatras  nonchalant 
et  languissant  y  soit  apprécié!  Et  c'est  en  cela  qu'ils  se  croient 
cicéroniens?  Puisse  en  vérité  mon  style  avoir  quelque  chose 
de  piquant  et  d'érudit  qui  sorte  de  l'ordinaire;  qu'il  montre 
quelque  sentiment,  et  pas  seulement  l'éclat,  mais  encore  la 
chaleur  du  génie-. 

Ces  remarques  caractérisent  parfaitement  la  nature  de 


1.  Ep.  ad  Belgas,  III,  28. 

2.  Ep.  ad  Gcrmanos,  ép.  i5. 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICERONIEN.  21 7 

la  réaction  anticicéronienne  de  la  Hn  du  xvi^  siècle.  La 
force  d'expression,  plutôt  qu'une  beauté  sensuelle  et  exté- 
rieure, l'attention  portée  sur  tous  les  détails,  plutôt  qu'une 
diffusion,  et  une  dispersion  de  l'intérêt  pour  un  effet  d'en- 
semble,—  une  concision  mordante,  plutôt  qu'une  recherche 
cérémonieuse,  —  la  pensée  sérieuse  de  l'individu  rendue  avec 
toute  la  chaleur  de  sa  conception  première  dans  l'esprit,  de 
préférence  aux  idées  plus  vastes,  plus  nobles  et  plus  géné- 
rales qui  appartiennent  à  toute  une  portion  de  l'humanité  : 
voilà  ce  qu'a  cherché  le  mouvement  anticicéronien,  et  les 
paroles  de  Lipse  que  nous  avons  rapportées  prouvent  que 
ce  fut  aussi  son  idéal.  Si,  en  insistant  comme  elles  le  font 
sur  les  mots  «  érudit  «  et  «  concis  »,  elles  montrent  bien 
quelles  tendances  dangereuses  le  mouvement  contenait  à 
l'état  latent,  elles  n'en  sont  que  plus  intéressantes.  En  un 
mot,  le  mouvement  anticicéronien  fut  une  protestation 
contre  une  manière  conventionnelle  et  vide  dans  la  rhéto- 
rique. Il  paraît  quelquefois  même  être  une  protestation 
contre  toute  espèce  de  style  conventionnel;  si  nous  lisons 
ses  manifestes  en  pensant  à  l'histoire  des  siècles  qui  vien- 
dront, il  nous  semble  parfois  entendre  les  premiers  mots 
de  la  théorie  du  style  individuel,  qui  a  laissé  si  peu  de 
place  à  l'étude  de  la  rhétorique  dans  les  programmes 
modernes.  Mais,  si  le  mouvement  anticicéronien  eut  bien 
pour  effet  de  préparer  le  monde  à  cette  théorie,  ce  serait 
une  grave  erreur  de  voir  là  le  but  de  ce  mouvement.  Mon- 
taigne, il  est  vrai,  la  prévoyait,  mais  les  intuitions  des 
hommes  de  génie  sont  rarement  comprises  de  leur  géné- 
ration, et  les  chefs  de  la  révolte  contre  Cicéron  ne  purent 
ni  ne  voulurent  en  général  tirer  les  conclusions  logiques 
de  leur  enseignement.  Ils  changent  de  modèle,  mais  non 
point  de  méthode.  Ils  visaient  à  la  personnalité,  à  l'origi- 
nalité d'expression,  mais,  à  leur  sens,  ce  but  n'est  nulle- 
ment incompatible  avec  la  ferme  croyance  à  la  doctrine 
de  l'imitation.  Lipse,  et  il  est  peut-être  le  seul,  a  nettement 
formulé  cette  opinion,  et,  après  avoir  longuement  réfléchi, 
il  fit  connaître  sa  méthode  d'application  dans  son  traité 
intitulé  Instiîutio  Epistolica. 


2l8  JUSTE    LIPSE 


Cette  œuvre  commence  par  établir  que  l'imitation, 
«  cette  harmonieuse  conformité  de  notre  discours  avec 
celui  des  anciens  »,  harmonie  manifestée  par  le  style,  est 
le  seul  moyen  d'atteindre  à  la  perfection  en  rhétorique; 
et  l'auteur  expose  alors  un  plan  d'imitation  qui  rempla- 
cerait la  méthode  exclusive  de  l'étroite  école  cicéronienne. 
Il  faut  citer  le  passage  presque  en  entier.  Se  demandant 
quels  auteurs  doivent  être  imités  et  dans  quelles  circons- 
tances, Lipse  dit  : 

En  premier  lieu,  il  serait  à  désirer  qu'il  nous  restât  une  suf- 
fisante abondance  de  textes  [anciens]  pour  que  le  procès  puisse 
être  jugé  en  toute  équité.  Nous  avons  peu  d'auteurs  anciens, 
qui  osera  nier  qu'il  soit  bon  de  les  lire  tous?  Quelques  Italiens 
l'ont  fait  récemment  et  restreint  la  liberté  de  l'éloquence  en 
lui  assignant  comme  limites  le  texte  de  Cicéron.  Hommes  dif- 
ficiles et  stupides,  qui  ne  vont  pas  seulement  à  l'encontre  des 
opinions  des  anciens  maîtres,  mais  à  l'encontre  de  l'expérience 
et  de  la  raison.  Croyez  fermement  avec  moi  qu'il  vous  faut 
tout  lire  et  tout  imiter,  pas  en  même  temps  cependant,  ni  à  la 
même  période  de  votre  vie.  Une  distinction  s'impose  entre  les 
âges,  qu'il  est  peut-être  bon  que  je  définisse. 

Il  y  a  une  première  imitation,  celle  de  la  jeunesse;  une  imi- 
tation pour  la  jeunesse  plus  avancée  [crescens]  et  une  autre 
pour  les  adultes.  Pendant  la  première  période,  l'hérésie  ita- 
lienne me  satisfera;  durant  ce  laps  de  temps,  on  devra  non  seu- 
lement beaucoup  lire  Cicéron,  mais  Cicéron  uniquement.  Pour- 
quoi? Eh  bien!  afin  que  la  langue  dans  son  ensemble  puisse  se 
mouler  sur  un  modèle  défini  et  sur  un  style  oratoire  uniforme. 
Je  ne  sais  si  mon  opinion  resterait  la  même  au  cas  où  les  œuvres 
de  Calvus,  de  Cœlius,  de  Brutus,  de  César  et  d'autres  encore 
parmi  les  orateurs  classiques  existeraient  encore.  Mais,  dans 
les  conditions  actuelles,  qui  nous  a  enseigné  nos  périodes,  nos 
contructions  et  nos  rythmes  et  l'art  d'enchaîner  le  discours,  si 
ce  n'est  Cicéron?  C'est  à  son  école  donc,  à  mon  avis,  que  la  jeu- 
nesse doit  faire  ses  débuts.  Comme  un  peintre  qui,  ayant  entre- 
pris un  portrait,  trace  d'abord  les  contours  avant  de  rechercher 
les  couleurs  convenant  à  chaque  partie,  mon  imitateur,  après 
avoir  trouvé  les  grandes  lignes  de  son  style ,  ira  chercher,  de  divers 
côtés,  les  couleurs.  S'il  ne  fait  pas  ainsi  (crois-moi  maintenant, 
jeune  homme,  ou  tu  seras  bien  obligé  de  me  croire  plus  tard). 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICÉRONIEN.  219 

il  arrivera  à  un  style  mal  composé,  qui  aura  pris  différentes 
formes  dans  différents  auteurs  et  ne  sera  jamais  stable,  je  vois 
le  fait  se  produire  tous  les  jours,  et  je  n'ignore  point  les  causes 
de  cette  erreur ^.  Que  Cicéron  donc  occupe  le  premier  la  pre- 
mière place,  et  qu'il  l'occupe  seul. 

Dans  l'imitation  de  l'adolescence,  j'introduirai  cependant 
d'autres  modèles,  mais  successivement,  afin  que  vous  n'avan- 
ciez pas  par  bonds,  mais  par  degrés,  pour  ainsi  dire.  Aussi,  si 
vous  m'en  croyez,  vous  vous  tournerez  d'abord  vers  ceux  qui 
s'écartent  le  moins  de  Cicéron,  et  qui,  par  la  richesse,  l'harmo- 
nie et  l'abondance  de  leur  diction  rappellent  le  plus  cet  heu- 
.reux  et  facile  génie.  Tel  est  surtout  Fabius,  ou  encore  Quinte- 
Curce,  Velleius  Paterculus,  César;  ils  auraient  tous  ressemblé 
davantage  à  Cicéron,  si  un  autre  ordre  de  sujets  ne  les  avaient 
retenus  et  dirigés.  Pendant  cette  période,  lisez-les  donc,  mais 
superficiellement,  lisez  Plante  et  Térence,  au  contraire,  avec 
grand  soin.  Chez  qui  trouvera-t-on  mieux  le  terme  propre? 
Chez  qui  cette  élégance  attique  de  la  phrase?  C'est  dans  la 
même  catégorie  que  je  rangerai  aussi  Pline,  le  concis,  le  fin, 
le  raffiné  Pline,  bien  qu'il  se  montre  par  instant,  et  d'une  façon 
qui  n'est  point  déplaisante,  prolixe  et  pas  assez  viril.  Et  je 
lui  adjoindrai  un  moderne,  plus  grand  cependant  que  les 
modernes  2,  le  fameux  Ange  Politien,  Toscan  3,  qui,  malgré 
quelque  recherche  et  quelque  affectation,  semble  égaler  les 
anciens  eux-mêmes  dans  l'art  de  l'épître. 


1.  II  se  peut  que  Lipse  pense  à  Montaigne.  Dans  son  style,  comme 
dans  celui  de  Burton  et  (dans  une  certaine  mesure)  de  Brownc,  on 
voit  le  résultat  d'un  individualisme  voulu  et  le  mépris  des  tournures 
des  locutions,  des  phrases  et  des  périodes  classiques  convention- 
nelles. Pour  eux,  l'antiquité  ne  sert  plus  à  former  leur  art,  mais  à 
l'enrichir  de  connaissances,  à  l'orner  de  nobles  détails,  à  le  broder 
d'allusions.  Ils  sont  libérés  des  lois  de  l'imitation  servile  et  cela  leur 
donne  un  nouveau  et  précieux  privilège.  Ils  considèrent  les  clas- 
siques en  romantiques  pour  ainsi  dire;  ils  sentent  leur  charme, 
leur  éloignement  comme  aucun  humaniste  consciencieux  n'aurait 
voulu  le  faire. 

2.  Pointe  typique  qui  illustre  les  argittiae  que  Lipse  condamne 
sans  conviction  chez  Politien  à  la  ligne  suivante. 

3.  Ange  Politien  fut  l'un  des  premiers  anticicéroniens.  «  Condam- 
nez-vous Tite-Live,  Salluste,  Quintilien,  Sénèque  et  Pline  parce  que 
ce  sont  des  barbares.''  »  demande-t-il  à  Scala  dans  une  lettre  en 
1493. 


220  JUSTE    LIPSE 


Que  cette  période  préparatoire  couvre  deux  années  pendant 
lesquelles  les  jeunes  écrivains  doivent  être  retenus  dans  leur 
recherche  du  style  par  la  toga  pura  de  la  jeunesse,  et  alors,  je 
leur  donnerai  pleine  liberté  d'errer  çà  et  là  parmi  toutes  les 
sortes  d'écrivains,  qu'ils  lisent,  qu'ils  voient,  qu'ils  cueillent 
toutes  les  fleurs  dans  tous  les  jardins  pour  orner  la  couronne 
de  l'éloquence.  Mais  je  leur  recommande  surtout  Salluste, 
Sénèque,  Tacite  et  d'autres  écrivains  aussi  concis,  aussi  péné- 
trants, pour  que  leur  abondance  se  trouve  fauchée,  comme  par 
un  fer  tranchant,  et  que  leur  discours  devienne  fort,  précis  et 
véritablement  viril. 

J'en  ai  fini  maintenant  avec  cette  première  partie;  à  moins 
que  je  n'ajoute,  avec  un  semblant  de  légèreté,  qu'il  sera  bon 
de  lire  et  de  relire  Cicéron,  tous  les  jours,  dans  la  soirée  sur- 
tout, et,  si  l'on  en  a  l'occasion,  au  moment  même  de  s'endor- 
mir. L'esprit,  je  ne  sais  trop  pourquoi,  saisit,  retient  et  s'assi- 
mile mieux  à  cette  heure  tranquille.  Essayez,  et  d'un  avis 
insignifiant  vous  tirerez  le  plus  grand  profit'. 

Bien  que  le  but  où  tend  ce  plan  d'études  progressif  soit 
commun  à  tous  les  anticicéroniens,  l'invention  du  plan 
lui-même  appartient  à  Lipse,  et  son  extrême  confiance 
dans  sa  réussite  vient  probablement  de  ce  que  lui-même 
l'a  suivi.  Comme  l'élève  auquel  il  pense,  il  a  commencé 
par  être  un  cicéronien  sincère,  bien  que  sa  période  d'ap- 
prentissage se  soit  étendue  au  delà  de  la  limite  qu'il  pres- 
crit à  ses  disciples  ;  puis,  par  des  essais  faits  à  l'avefiture, 
il  est  petit  à  petit  parvenu  à  se  libérer  des  modèles  affectés 


I.  Inst.  Epist.,  ch.  xii  [Opéra  omnia,  vol.  II  :  1078-1080).  Le  der- 
nier paragraphe  semble  être  inspiré  par  un  scrupule  très  particulier 
à  Lipse  :  la  crainte  de  nuire  à  ujje  vérité' en  en  défendant  une  autre. 
Il  pense  peut-être  à  ses  élèves  imprudents  qui  se  moquaient  tout 
haut  de  Cicéron;  d'un  autre  côté,  le  passage  peut  être  une  imitation 
de  l'enthousiasme  cicéronien,  il  rappelle  le  Ciceronianus  d'Érasme. 
L'Inst.  Epist.  est  condensé  dans  deux  chapitres  des  Discoveries  de 
Jonson;  quand  on  lisait  les  lettres  de  Lipse  dans  quelques  écoles 
anglaises  au  xvn'  siècle,  on  se  servait  quelquefois  du  traité  comme 
ouvrage  de  rhétorique.  Voir  Cambr.  history  of  Engl.  lit.,  ch.  xni 
(édition  américaine,  p.  3b'),  par  le  professeur  Tester  Watson  et,  du 
même,  Eug.  Grammar-schools  to  1660,  Cambridge,  1908. 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICERONIEN,  221 

de  sa  jeunesse,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  dans  le  style  «  concis 
et  pénétrant  »  qu'aimaient  Tacite  et  Sénèque,  il  eût  trouvé 
«  son.  but  et  son  repos  ».  Il  n'est  pas  étrange  qu'il  se  soit 
imaginé  que  d'autres  après  lui  pourraient  acquérir  un 
style  aussi  expressif,  aussi  vivant  que  le  sien,  en  suivant 
la  même  méthode,  et  réussir,  comme  lui,  à  garder  tous  les 
charmes  de  la  nouveauté,  sans  quitter  pour  cela  la  voie 
sûre  de  l'imitation. 

Nous  n'avons  point  besoin  de  faire  remarquer,  cepen- 
dant, que  l'esprit  moderne  découvre  dans  ce  plan  une 
fâcheuse  complexité  et  prévoit  les  dangers  qui  résulte- 
raient de  son  succès.  Car  il  paraît  impliquer  l'union  idéale 
des  deux  grands  principes  de  tout  art  littéraire,  —  la  con- 
vention et  l'originalité,  —  et  supposer  que  cette  union,  le 
but  et  le  désespoir  de  tous  les  artistes,  puisse  s'effectuer 
au  moyen  de  purs  artifices.  Or,  nous  pouvons  comprendre 
ce  qu'il  y  a  d'absolument  conventionnel  dans  le  système 
cicéronien  d'imitation  et  tolérer  les  restrictions  qu'il 
impose,  parce  que  la  théorie  en  est  au  moins  simple  et 
normale;  nous  pouvons  aisément  excuser  l'insuffisance 
du  style  du  xviii^  siècle,  parce  que  nous  comprenons,  et, 
jusqu'à  un  certain  point  nous  approuvons,  son  conventio- 
nalisme  plus  ou  moins  libéral  ;  quant  à  la  doctrine  moderne 
du  style  individuel,  de  celui  qui  appartient  en  propre  à  un 
homme,  elle  gagne  immédiatement  notre  sympathie  et  nos 
suffrages.  Mais  que  dire  d'un  système  qui  prétend  unir 
les  extrêmes  de  ces  tendances  dans  une  méthode  pratique, 
combiner  l'imitation  imposée  à  la  chaleur  et  l'originalité 
du  génie.  Car,  le  but  de  Lipse  n'est  pas  moins  ambitieux. 
Il  prescrit  les  modes  de  l'expression  individuelle,  une  rou- 
tine qui  assure  l'originalité,  un  système  pour  produire  la 
nouveauté.  Son  plan  d'imitation  prend  pour  base  l'hypo- 
thèse que  l'ardeur  et  la  vivacité  du  génie  sont  dans  le 
domaine  de  la  rhétorique  et  peuvent  s'enseigner  avec  le 
même  succès  que  les  figures  du  style  cicéronien. 

Nous  voyons  clairement  maintenant  qu'un  tel  système, 
dans  sa  donnée  même,  contient  une  contradiction,  et  nous 


222  JUSTE    LIPSE 


pouvons,  sans  crainte  de  nous  tromper,  prédire  (après  la 
lettre)  ce  qui  résultera  de  son  application  rigoureuse;  nous 
obtiendrons  ou  bien  cette  sécheresse  qui  suit  toujours  l'ef- 
fort fait  pour  trop  resserrer  l'expression,  ou  un  succès 
passager  dans  le  genre  emphatique  et  exagéré.  Mais,  la 
génération  de  Lipse  ne  pouvait  pas  se  voir  avec  des  yeux 
de  modernes,  elle  se  trouvait  à  mi-chemin  entre  le  moyen 
âge  et  le  monde  moderne,  elle  cherchait  en  aveugle  son 
chemin  vers  la  liberté  et  l'originalité  de  la  pensée.  Elle 
avait  eu  un  aperçu  des  vastes  champs  qui  s'ouvraient 
devant  la  raison  humaine  émancipée;  mais,  d'un  autre 
côté,  elle  n'en  était  pas  encore  arrivée  à  une  philosophie 
d'indépendance  sur  laquelle  elle  eût  pu  fonder  sa  con- 
fiance dans  la  validité  de  ses  perceptions  intellectuelles. 
Elle  aspirait  vaguement  (pour  continuer  ici  l'image  de 
Lipse)  à  errer  librement  dans  les  champs  ensoleillés  de  la 
nature,  mais  elle  ne  savait  pas  encore  que  sa  robe  et  sa 
toque  médiévales  ne  convenaient  guère  à  de  pareils  exer- 
cices juvéniles.  En  somme,  l'époque  du  mouvement  anti- 
cicéronien  fut  celle  qui  précéda  Descartes,  l'époque  de  la 
philosophie  de  Bacon,  période  qui  semble,  à  de  certains 
moments,  avoir  comblé  le  gouffre  qui  nous  sépare  du 
moyen  âge  et  paraît  à  d'autres  bien  plus  lointaine,  bien 
plus  médiévale  que  l'âge  si  simple  des  premières  années 
de  la  Renaissance. 

III. 

L'application  des  théories  de  Lipse. 

La  théorie  de  Lipse,  qui  veut  que  tous  les  auteurs  clas- 
siques soient  imités,  créera,  naturellement,  une  grande 
variété  de  style  chez  les  différents  imitateurs.  Même  parmi 
les  écrivains  des  premiers  temps  de  l'Empire  qu'il  recom- 
mande à  l'imitation  des  adultes,  le  choix  çst  vaste,  et  un 
admirateur  de  Sénèque,  par  exemple,  n'écrira  pas  comme 
celui  qui  a  pris  Tacite  pour  modèle.  Nous  ne  nous  pro- 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICÉRONIEN.  223 

posons  pas  de  discuter  ici  les  différences  entre  ces  deux 
auteurs,  qui  furent  les  principaux  modèles  de  l'école  anti- 
ciccronienne;  mais  la  preuve  de  l'influence  de  l'un  ou  de 
l'autre  peut  approximativement  s'établir  en  comparant 
leurs  diverses  tendances  en  ce  qui  concerne  la  qualité  de 
clarté. 

Il  est  évident  que  la  subtilité  et  l'extrême  concision 
dans  toutes  les  formes  littéraires  risquent  d'amener  l'obs- 
curité; Sénèque  obvie  à  cet  inconvénient  par  un  effort 
volontaire  vers  la  clarté.  Dans  ses  critiques,  il  insiste  sans 
cesse  sur  la  nécessité  de  la  clarté,  et,  quoiqu'il  méprise 
ces  allongements,  cette  diffusion  de  la  phrase  par  laquelle 
l'orateur  réussit  à  flatter  l'intelligence  de  la  foule,  il  a 
grand  soin  de  composer  et  de  présenter  son  aphorisme 
le  plus  succinct  de  telle  façon  qu'un  auditeur  attentif  et 
intelligent  le  comprenne  au  premier  abord.  Tacite,  au 
contraire,  augmente  plutôt  l'obscurité  d'un  discours  natu- 
rellement compact  et  extrêmement  expressif.  Il  aime  à 
enchevêtrer  les  paradoxes  et  étudie  toutes  les  ressources 
de  l'ellipse  ;  le  fait  que  l'obscurité  de  l'école  de  prose  espa- 
gnole dite  «  conceptiste  »  est  généralement  attribuée  à  la 
mauvaise  influence  de  ce  «  prince  des  ténèbres  »  ^  montre 
quelle  fut,  au  xvii<=  siècle,  sa  réputation  sous  ce  rapport. 

Lipse  n'ignorait  pas  les  dangers  qui  résultent  de  la 
recherche  d'un  style  «  concis  et  pénétrant  »,  car,  dans 
VInstitutio  Epistolica,  s'il  place  au  premier  rang  la  qua- 
lité de  concision,  il  y  ajoute  quatre  qualités  qui  en  cor- 
rigent le  défaut,  à  savoir  la  netteté,  la  simplicité,  la  grâce 
et  la  justesse  d'expression^.  L'influence  de  Sénèque  appa- 
raît là,  comme  aussi  dans  la  formule  fort  commode  qu'il 
inventa  pour  le  style,  «  Concision  et  clarté  »  ^. 

1.  C'est  ainsi  que  Bouhours  {La  manière  de  bien  penser  dans  les 
ouvrages  d'esprit,  1687)  le  dépeint  en  parlant  de  son  imitateur  Bal- 
thazar  Gracian. 

2.  «  La  seconde  vertu  est  la  justesse  d'expression,  mise  à  dessein 
immédiatement  après  la  concision,  parce  que  la  première  se  trouve 
grandement  menacée  par  cette  dernière  »,  ch.  viii. 

3.  «  Écrivez  donc,  si  vous  le  pouvez,  clairement  et  avec  concision, 


224  JUSTE    LIPSE 


Son  style  montre  l'union  de  ces  deux  qualités;  il  est 
expressif,  nerveux,  elliptique  et  précis,  mais,  comme 
dans  Sénèque,  la  phrase  est  nettement  esquissée,  les 
ellipses  se  comprennent  facilement,  et  les  «  pointes  «  sont 
rendues  claires  par  la  forme  sous  laquelle  elles  se  pré- 
sentent; si,, par  exemple,  il  y  a  antithèse  dans  la  pensée, 
celte  antithèse  se  retrouve  aussi  dans  l'expression.  L'in- 
fluence de  Tacite  se  remarque  dans  certaines  locutions, 
mais,  dans  l'ensemble,  son  style  imite  clairement  celui  de 
Sénèque. 

Au  point  de  vue  technique,  les  caractères  de  ce  style 
sont  plus  exactement  les  suivants  : 

1°  La  concision.  Par  là  nous  entendons  ses  phrases 
courtes,  ses  locutions  brèves,  où,  constamment,  il  nous 
faut  compléter  les  ellipses,  et  l'habitude  qu'il  a  d'éviter 
volontairement,  et  avec  quelque  affectation,  les  détours 
polis  des  préfaces,  des  apologues  et  des  exordes  cicéro- 
niens  ^ . 

2"  L'omission,  chaque  fois  qu'il  le  peut,  des  conjonc- 
tions et  des  transitions.  Ce  caractère  est  presque  nécessai- 
rement celui  du  style  haché,  fait  de  phrases  courtes,  et, 
au  contraire,  ne  se  rencontre  pas  dans  le  style  périodique; 
Macaulay,  par  exemple,  possède  ce  trait  en  commun  avec 
Lipse,  bien  qu'il  soit  absolument  différent  pour  ce  qui  est 
du  caractère  suivant. 

3°  Lipse  évite  les  phrases  qui  se  répondent,  il  évite  le 
parallélisme,  la  similitude  et  tous  les  autres  procédés  de 
la  «  concinnité  »  cicéronienne.  Il  cherche  plutôt  à  rompre 
le  rythme  en  arrêtant  brusquement  ses  phrases,  manquant 
ainsi,  comme  des  critiques  hostiles  l'ont  dit,  à  ce  que 
l'oreille  attendait  de  lui. 

n'oubliant  jamais  que  cette  dernière  qualité  est  louable,  la  première 
indispensable.  » 

I.  Une  manière  brève  de  commencer  et  de  terminer  les  lettres, 
les  préfaces,  etc.,  est  la  marque  d'un  esprit  anticicéronien.  Lipse 
écrit  à  Montaigne  qu'ils  n'aiment  ni  l'un  ni  l'autre  faire  autrement, 
et  la  préface  de  Wolton  à  ses  Eléments  of  architecture  est  un  excel- 
lent exemple  de  cette  raideur  voulue.  Voir  la  lettre  de  Lipse,  plus 
bas  et  la  note. 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICÉRONIEN.  225 

4°  Il  fait  un  emploi  fréquent  des  parenthèses  et  des  tour- 
nures concises;  si  nous  rapprochons  ces  deux  traits,  c'est 
que  ce  sont  là  deux  procédés  pour  couper  la  longue 
période  cicéronienne  et  stimuler  l'esprit  en  trompant 
l'oreille.  Les  parenthèses  de  Lipse  sont  fameuses,  et  c'est 
un  des  signes  qui  permettent  de  reconnaître  les  auteurs  qui 
l'ont  imitée 

5°  Lipse  s'exerce  aux  pointes  ou  «  acumina  »,  c'est-à- 
dire  aux  pensées  subtiles  (généralement  très  brèves  et  très 
serrées  et  présentées  sous  forme  d'antithèse),  qui  veulent 
défier  la  vivacité  d'esprit  du  lecteur. 

6"  Il  aime  les  métaphores"^.  Voilà  un  trait  caractéristique 
de  la  prose  du  xvii^  siècle,  et  qui  la  distingue  de  celle  du 
xvi«,  qui  préférait  la  comparaison  plus  claire  et  plus  dif- 
fuse. Ce  goût  a  d'abord  marqué  le  style  des  chefs  du 
mouvement  anticicéronien,  Montaigne,  Bacon,  Lipse  et 
les  concettistes  espagnols,  et,  dans  les  théories  de  ces 
derniers,  il  a  joué  un  rôle  très  important. 

Les  passages  des  lettres  et  des  traités  de  Lipse  que  nous 
avons  déjà  cités  et  traduits  illustrent  toutes  ces  qualités; 

1.  Chez  l'évêque  Hall,  par  exemple.  Voir  la  remarque  faite  par  un 
des  amis  de  Hall,  prédicateur  célèbre  à  Londres,  Thomas  Adam, 
dans  un  de  ses  sermons  :  «  Autant  de  parenthèses  dans  une  seule 
phrase  que  Lipse  en  emploierait  dans  toute  une  vie.  »  Œuvres 
(choisies),  éd.  J.  Brown,  Cambridge,  1909,  p.  157. 

2.  Cette  qualité,  il  est  vrai,  est  moins  remarquable  chez  Lipse  que 
chez  les  autres  anticicéroniens,  sans  doute  à  cause  de  son  désir  de 
clarté.  Dans  le  passage  que  nous  citons  plus  bas,  la  comparaison 
est  plus  fréquente  que  la  métaphore,  mais  le  goût  nouveau  qui 
s'était  développé  pour  la  figure  concise  se  voit  dans  un  passage  de 
VInst.  epist.  cité  plus  haut  et  aussi  dans  ce  qui  suit  (déjà  cité  en 
partie).  Remarquer  aussi  l'extrême  concision  et  le  piquant  du  style 
de  Lipse  :  «  Quid  quod  nec  Schemata  et  ornatus  illos  tloridos  ora- 
tionis  tango?  Nam  visum  mihi  pertenuia  haec  et  scholastica  esse, 
quae  didicisse  oportcat  magis  qiiam  discere,  neque  Aquila,  ut  in 
proverbio  est,  captât  muscas.  Ergo  politica  et  graviora  illa  dogmata 
explicares,  dicet  alius  :  et  conveniebat  Aulae ,  cui  scribis.  Haud 
negaverim  istud,  illud  non  suscipio,  quia  et  si  talium  monitorum 
uberrima  et  pulcherrima  hic  seges,  tamen  falcem  meam  nunc  non 
sentiet,  et  satis  atque  abunde  rnessuisse  arbitrer  in  Politicorum  libris 
qui  extant.  »  Comm.  in  Pliiiii  Panegyrictim  ad.  lectorem.  Le  passage 
en  italique  est  une  autre  «  pointe  »  typique. 


220  JUSTE    LIPSE 


mais  nous  pouvons  y  ajouter  ici  deux  courts  extraits,  dans 
la  langue  originale,  d'une  lettre  sur  les  voyages  à  l'étran- 
ger que  Lipse  écrivit  à  un  jeune  noble'.  Le  premier 
l'avertit  des  vices  des  nations  étrangères  et  est  cité  en 
grande  partie  parce  qu'il  illustre  le  choix  des  figures  sub- 
tiles et  érudites,  de  préférence  aux  images  simples,  réa- 
listes et  jolies  des  cicéroniens,  parce  qu'il  montre,  pour 
parler  en  termes  de  prose  anglaise,  l'image  à  la  façon  de 
Bacon  employée  plutôt  que  celle  de  Sidney  : 

Tu  haec  fuge,  et  imprimis  vera  et  interna  animorum  vitia, 
quorum  ubique  larga  et  obvia  seges,  e  qua  ne  quas  spicas  impro- 
vide  colligas,  magna  mihi  pro  te  cura,  imo  metus.  Admittimus 
enim  neseio  quo  modo  et  combibimus  facile  peregrinas  illas  cul- 
pas;  sive  quia  novitate  aliqua  blandiuntur,  sive  quia  specie  vir- 
tutum.  Atque  ut  vcnena  vinis  admixta,  medicorum  consilio, 
perniciter  et  perniciose  pénétrant;  sic  peccata  haec  adsita  vir- 
tuti.  Fere  enim  ita  fit  :  ut  in  qua  gente  vitia  certa  increbuere, 
mores  jam  vocentur,  nec  in  veniam  modo  veniant,  sed  laudem. 
Adde,  quod  natura  ipsa  proniores  nos  ad  mala  imitanda.  Ut 
pictor,  levi  manu,  et  volante  penicillo,  rugas,  verrucas,  naevos 
in  facie  exprimit,  haud  tam  facile  ipsam  :  sic  probitatem  labo- 
riose  imitamur,  nullo  negotio  maculas  illas  animorum. 

Plus  loin,  l'humeur  senteniieuse  de  Polonius  reparait, 
et  le  style  offre  presque  toute  la  concision  mordante  des 
essais  de  Bacon  : 

Cres  mihi  esto  inier  bretas.  Nec  viam  tibi  tamen  ad  fraudes 
praeco  absit,  sed  ut  nedici,  venena  quaedam  venenis  pello,  in 
salutem  tuam,  non  in  noxam.  Ad  minutas  et  innocentes  quas- 
dam  simulatiunculas  te  voco  :  nec  ad  aliénas  insidias,  sed  ad 
animi  tui  opportuna  tegumenta.  In  Italia  tota  tria  haec  mihi 
serva.  Frons  tibi  aperta,  lingua  parca,  mens  clausa^.  Comis  et 

1.  Traduit  en  anglais  sous  le  titre  :  A  direction  for  Travellers,  par 
Sir  John  Stradling,  dès  1592.  C'est  l'épître  22  des  Epitres  diverses, 
cent.  I. 

2.  Cela  rappelle,  non  seulement  Polonius,  mais  aussi  la  maxime 
de  Sir  Henry  Wotton  pour  les  ambassadeurs  envoyés  en  Italie  : 
«  The  thougts  close  and  the  countenance  loose  ».  Voir  Pearsall 
Smith,  Life  and  Letters  of  Wotton,  I,  109. 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICÉRONIEN.  227 

communis  vultus  adversus  omnes  sit,  animus  externo  nulli 
pateat  :  et  velut  in  theca  clausum  eum  habeas,  dum  redeas 
ad  notos  animos  et  vere  amicos.  Epicharmaeae  sapientiae  illae 
nervus  hic  valeat  nulli  fidere.  Nisi  facis  :  non  unus  Ulysses 
Ajacem  te  circumveniet  :  et  dolorem  nobis  debes,  illis  risum. 

Ces  derniers  mots  sont  un  bon  exemple  de  pointes  sous 
forme  d'antithèse,  à  la  manière  de  Sénèque'. 


IV. 

Sa  place  dans  l'Histoire  littéraire. 

Il  est  évident,  d'après  les  plaisanteries  de  ses  adver- 
saires «  de  imitatione  Lipsiana  »,  que  les  idées  nouvelles 
de  Lipse  sur  la  rhétorique  eurent  une  grande  popularité. 
Nous  avons  vu  comment,  jeune  encore,  il  était  devenu  le 
chef  d'une  école  de  rhétorique  et  se  plaignait  déjà  du 
zèle  maladroit  de  ses  disciples.  Bientôt  on  le  regarda 
comme  l'homme  dont  les  erreurs  avaient,  pendant  sa  vie 
même,  servi  de  base  aux  doctrines  d'une  secte-,  et  la  rail- 
lerie ne  perd  rien  de  son  sel  pour  n'être  qu'une  répétition' 
de  la  campagne  autrefois  menée  contre  Sénèque.   Quel 


1.  Un  court  passage  extrait  de  la  traduction  anglaise  du  De  Constan- 
tia,  par  Sir  John  Stradling  (Londres,  iSgS),  montre  non  seulement  la 
concision  pénétrante  du  style  de  Lipse,  mais  aussi  la  tournure  d'esprit 
rationaliste  et  sceptique  qui  le  rapproche  de  Montaigne  :  «  Si  le  feu 
venait  à  éclater  dans  cette  cité,  ce  serait  un  tumulte  général  :  les 
infirmes,  les  aveugles  presque  se  précipiteraient  au  secours.  Pourquoi, 
pensez-vous  .''Pour  le  bien  de  leur  pays  .''  Interrogez-les  et  vous  verrez; 
ce  serait  parce  que  les  pertes  rejailliraient  sur  tous,  ou  tout  au  moins 
la  peur.  11  en  est  de  même  ici.  Le  malheur  public  émeut  et  inquiète 
bien  des  hommes,  non  point  parce  qu'il  touche  le  grand  nombre, 
mais  parce  qu'ils  sont  eux-mêmes  une  unité  de  ce  nombre  »,  p.  ig. 

2.  Voir,  par  exemple,  la  préface  des  Lettres  de  Bal:^ac,  éd.  de 
i655.  Dans  ses  Dissertations,  p.  iio  [Le  Socrate  chrétien...  et  autres 
œuvres,  Paris,  1602),  Balzac  prétend  que  Lipse  avait  corrompu  un' 
nombre  infini  de  jeunes  gens  préférant  Sénèque  à  Cicéron,  mais  il 
ajoute  qu'il  l'excuse,  car,  en  plaidant  la  cause  de  Sénèque,  il  plai- 
dait la  sienne  aussi. 


228  JUSTE    LIPSE 


fondement  y  avait-il  exactement  aux  plaintes  de  Lipse  et 
aux  attaques  de  ses  ennemis,  et  jusqu'où  s'étendait  en 
réalité  la  secte  lipsienne,  nous  ne  pouvons  maintenant 
le  dire;  elle  pouvait  se  composer  seulement  des  élèves 
qui  avaient  reçu  l'enseignement  du  maître  à  Leydc  et  ail- 
leurs, ou,  d'un  autre  côté,  comprendre  toute  l'école  anti- 
cicéronienne,  puisque  Lipse  en  était  le  chef  reconnu  et 
enseignait  sans  cesse  ses  doctrines  dans  sa  correspon- 
dance. Mais,  quel  qu'ait  été  le  champ  de  son  influence 
personnelle,  —  c'est  un  point  sur  lequel  nous  reviendrons 
tout  à  l'heure,  —  il  est  certain  que,  dans  la  critique  litté- 
raire de  son  siècle,  il  occupe  une  plus  grande  place  qu'au- 
cun autre  maître  de  rhétorique.  La  controverse  dont  son 
nom  fut  le  centre  embrasse  une  période  d'au  moins 
soixante-quinze  ans,  s'étendant  de  la  grande  époque  de  la 
Renaissance  à  celle  de  la  prose  classique  française,  période 
qui  se  divise  en  deux  parties  distinctes  correspondant  à 
deux  phases  du  progrès  de  l'opinion  en  rhétorique.  Durant 
sa  vie,  et  pendant  les  dix  années  qui  suivirent  sa  mort,  on 
attaque  Lipse  comme  innovateur,  comme  hérétique  litté- 
raire, on  l'accuse  de  nier  les  traditions  les  plus  sacrées  de 
l'humanisme  orthodoxe,  et  on  peut  remarquer,  comme  une 
curiosité  littéraire,  que,  alors  qu'il  était  encore  professeur 
dans  une  université  protestante,  ses  appuis  étaient  sur- 
tout dans  les  pays  du  midi  et  que  les  attaques  dirigées 
contre  lui  étaient  envenimées  par  un  sentiment  de  haine 
contre  le  catholicisme. 

La  première  de  ces  deux  périodes  de  controverse  est 
marquée  par  les  écrits  de  Joseph  Scaligeretdu  plus  jeune 
des  Estienne.  Dès  i586,  Henri  Estienne  consacra  un  gros 
volume.  De  latinitate  Lipsania^  aux  principes  de  l'huma- 
niste hollandais';  cette  œuvre  déçoit  celui  qui  étudie  la 
théorie  de  la  rhétorique  ;  le  peu  de  critique  littéraire  qu'on 

I.  Le  titre  (abrégé)  est  :  De  Lipsii  Latinitate...  nec  Lipsiomini, 
nec  Lipsiocolacis ;  multoqtie  minus  Lipsiomastigis.  Libertas  volo  sit 
Latinitate,  sed  Licentia  nolo  detiir  illi.  L'édition  qui  se  trouve  au 
Musée  britannique  est  datée  de  Francfort,  iSgS. 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICERONIEN.  229 

y  trouve  est  une  critique  de  texte,  sans  grand  intérêt,  et, 
dans  la  majeure  partie  de  ses  cinq  cent  soixante  pages,  des 
questions  de  trahisons  et  de  conspirations  politiques  et  reli- 
gieuses se  mêlent  d'une  manière  inexplicable  à  la  discus- 
sion des  tendances  de  Lipse  en  rhétorique.  Des  influences 
perfides,  venues  d'Espagne  et  d'Italie,  travaillent  étrange- 
ment pour  le  style  «  sallustien  »,  comme  il  l'appelle  quel- 
quefois, et  contre  le  protestantisme  :  personne  ne  pouvait 
sans  doute  comprendre  ce  que  tout  cela  voulait  dire. 

Les  commentaires  de  Scaliger  offrent  beaucoup  plus 
d'intérêt.  On  trouve  dans  Norden  une  description  très 
exacte,  étant  donné  son  hostilité,  du  style  de  Lipse,  tirée 
du  poème  latin  De  stilo  et  charactere.  En  voici  la  traduc- 
tion : 

D'autres  sont  choqués  de  ce  genre  de  style  uni  et  égal  qu'ont 
cultivé  César  et  Cicéron  et  apprécient  la  manière  compacte  et 
serrée  des  pointes,  qui  vont  sautillant,  plutôt  qu'elles  ne 
marchent,  et  n'offrent  à  la  fin  à  l'attention  impatiente  du  lec- 
teur qu'une  chose  qu'il  lui  faut  interpréter,  plutôt  que  lire'. 

Ainsi  s'expriment  les  adversaires  contemporains  de 
Lipse  2,  conservateurs  qui  défendent  la  tradition  cicéro- 
nienne  contre  les  attaques  d'un  innovateur  et  répètent  les 
phrases   mêmes   par   lesquelles   les   anciens    cicéroniens 


1.  Josephi  Scaligeri  Poemata  omnia,  n°  14.  Consulter  Norden,  Dîc 
Antike  kunstprose,  p.  777,  vol.  27.  Dans  le  Scaligerana  II,  on  trouve 
cette  remarque  brève  sur  Lipse  :  Maie  scribit. 

2.  Il  y  a  dans  le  même  ton  un  «  Jugement  d'un  homme  célèbre 
sur  la  latinité  de  Lipse  »  cité  par  Balzac  {Œuvres,  éd.  de  i665,  II, 
608).  «  Si  l'on  désirait  écrire  en  latin  de  vieux  mots  à  demi  morts  se 
présentaient,  ramassés  chez  Ennius  et  Pacuvius;  les  périodes,  deve- 
nues de  courtes  phrases,  allèrent  sautillant,  et  un  discours  maigre, 
sec,  délabré,  privé  d'énergie  et  d'abondance  (copia),  coupé  de 
pointes  {punctilium)  et  d'allusions,  ou  de  parenthèses  et  de  ques- 
tions courtes  et  piquantes  produisaient  un  etfet  de  nausée  et  répu- 
gnaient ».  Dans  ma  discussion,  j'ai  laisse  de  coté  certains  traits  du 
style  de  Lipse,  tels  que  l'emploi  d'un  vocabulaire  non  classique  ou 
impur,  qui  n'eurent  aucun  effet  sur  les  langues  vivantes  des  diffé- 
rents pays. 

REV.   DU    SEIZIÈME    SIÈCLE.    II.  l6 


23o  JUSTE    LIPSE 


Quintilien,    Fronton,  Aulu  -  Celle   avaient    montré    leur 
mépris  des  deux  Sénèque  et  de  leurs  imitateurs. 

Pendant  les  vingt  dernières  années  de  la  vie  de  Lipse 
et  pendant  les  vingt  années  qui  suivirent  sa  mort,  le  ton 
de  la  critique  reste  le  même,  mais,  à  la  tin  du  premier 
quart  du  xvii^  siècle,  une  période  nouvelle  s'ouvre  dans 
l'histoire  de  la  prose,  période  où  la  critique  française 
devait  jouer  le  plus  grand  rôle.  Descartes,  Balzac  et  les 
Pères  jésuites  Nicolas  Caussin  et  François  Vavasseur  sont 
les  théoriciens  de  la  rhétorique  à  l'époque  de  Richelieu 
et  de  la  fondation  de  l'Académie  française.  Lipse  est  encore 
au  premier  plan  le  point  de  mire  de  la  critique,  et  le  mou- 
vement qu'il  a  dirigé  et  personnifié  est  toujours  la  cause 
des  débats;  mais  la  nature  des  attaques  a  radicalement 
changé.  Le  cicéronianisme  est  mort,  et,  à  l'exception  de 
quelques  maîtres  en  province,  personne  ne  préconise  plus 
la  doctrine  de  l'imitation  exclusive;  on  reconnaît  partout 
que  Tacite  et  Sénèque  ont  été  sauvés  de  l'oubli  et  du 
mépris  où  on  les  avait  autrefois  tenus  et  qu'un  nouveau 
style,  fondé  sur  l'imitation  de  ces  maîtres,  non  seulement 
rivalise  avec  le  style  imité  de  Cicéron,  mais  l'a  déjà  sup- 
planté dans  la  faveur  publique;  on  signale  ses  erreurs; 
les  dangers  qui  le  menacent,  —  l'obscurité  et  l'extrava- 
gance, —  sont  mis  en  lumière  par  de  nombreux  exemples 
tirés  surtout  des  écrivains  espagnols,  mais  on  reconnaît  les 
fautes  du  genre  cicéronien  avec  presque  autant  de  franchise. 
Il  est  en  somme  clair  qu'un  style  unique  ne  pourra  plus 
jamais  faire  seul  autorité.  Le  succès  du  mouvement  anti- 
cicéronien  a  détruit  l'unité  de  but  qui  caractérisait  les 
premiers  humanistes,  et,  si  ceux  qui  les  suivirent  visaient 
à  corriger  et  à  purifier  le  goût  littéraire,  il  leur  fallait, 
pour  réussir,  trouver  un  principe  plus  large  que  l'admi- 
ration et  l'imitation  d'un  auteur  donné  ou  d'une  école 
donnée.  On  prit  donc  désormais  l'habitude  d'énumérer 
les  différents  types  de  prose  qui  avaient  prévalu  dans  l'an- 
tiquité et  ont  aussi,  par  imitation,  prévalu  dans  les  temps 
modernes;  d'indiquer  les  dangers  qui  menaçaient  chacun 


ET   LE    MOUVEMENT    ANTICICERONIEN.  23 1 


d'eux,  et,  finalement,  de  préconiser,  —  excellent  conseil, 
—  l'imitation  des  qualités  plutôt  que  des  défauts.  Cette 
conclusion  peut  paraître  faible  et  boiteuse,  mais  c'était  en 
réalité  une  immense  modification  apportée  à  la  doctrine 
d'imitation  et  un  grand  pas  fait  en  avant  vers  l'indépen- 
dance de  la  raison  et  du  goût. 

Telle  est,  par  exemple,  la  méthode  du  Père  Nicolas 
Caussin,  le  maître  jésuite,  qui  réussit  à  grouper  autour 
de  sa  chaire  de  rhétorique  à  Clermont  des  nobles,  des 
prêtres  et  des  grandes  dames  de  la  cour  de  Louis  XIII. 
Dans  son  long  traité  De  Eloquentia  sacra  et  humana.,  il 
n'énumère  pas  moins  de  dix  espèces  de  styles,  l'ampoulé, 
le  scolastique,  etc....,  et,  en  dernier  lieu,  le  style  qui  se 
distingue  par  une  concision  pénétrante  et  des  expressions 
subtiles  et  mordantes  ^  Parlant  de  celles-ci,  il  dit  : 

Si  je  condamnais  ce  style  en  tous  points,  je  montrerais  que 
je  raisonne  mal  en  ce  qui  concerne,  l'éloquence.  Je  n'ai  ni  l'in- 
tention, ni  le  dessein  de  porter  accusation  contre  ces  héros  : 
Sénèque,  Salluste,  Pline,  Tacite,  et  d'autres  encore,  qui  ont 
adopté  cette  manière,  non  seulement  avec  enthousiasme,  mais 
en  arrivant  à  de  fort  heureux,  résultats;  je  veux  simplement 
démontrer  que  ce  style,  que  chacun  convoite,  n'est  approprié 
ni  à  tous  les  talents,  ni  à  tous  les  sujets,  ni  à  tous  les  temps 
(voilà  la  modération  où  en  est  réduit  un  cicéronien)  et  que,  si 
on  s'obstine  à  l'affecter,  ce  style  sera  probablement  défiguré  par 
mainte  faute  de  goût  (ineptiis)  d'une  espèce  puérile. 

Caussin  est  cicéronien  dans  le  sens  où  le  terme  se  com- 
prend à  son  époque.  Le  fond  de  son  livre,  qui  est  écrit  avec 
charme,  est  une  attaque  contre  les  «  Anti-Cicerones  », 
comme  il  les  appelle,  et  la  défense  de  ce  qu'il  y  a  de  meil- 
leur dans  le  style  de  Cicéron.  Mais  il  ne  se  contente  pas 
de  faire  soigneusement  le  départ  entre  les  mérites  et  les 
erreurs  de  Sénèque  et  de  Tacite,  il  excuse  aussi  ce  qu'il  y 
a  de  diffus  et  de  vide  chez  son  héros,  ce  qui  en  a  fait  un 

I.  Livre  II,  ch.  xiv-xvi,  De  acuta  styli  brevitate ,  senteniiisque 
abruptis  et  suspiciosis. 


232  JUSTE    LIPSE 


objet  de  ridicule,  et  va  jusqu'à  s'efforcer  de  démontrer 
que  Cicéron,  en  ses  plus  beaux  endroits,  possède  précisé- 
ment les  qualités  dont  les  partisans  de  Sénèque  sont  si 
tiers.  Il  cite  ainsi,  dans  ses  discours,  des  exemples  de  ces 
«  acumina  »  ou  pointes  qui  distinguent  l'école  anticicé- 
ronienne,  le  fameux  «  Tu  ipsam  victoriam  Caesar  vicisti  », 
entre  autres.  Si  bien  qu'en  somme,  le  Cicéron  qu'il  adore 
n'est  pas  tout  Cicéron,  mais  l'orateur  des  Philippiques,  et 
il  met  à  côté  de  son  nom,  pour  qu'on  le  révère  encore 
davantage,  le  nom  de  Démosthène. 

Tout  cela,  et  mainte  autre  chose  dans  son  livre,  indique 
bien  quel  changement  s'est  opéré  dans  l'opinion  au  point 
de  vue  de  la  rhétorique  dans  le  premier  tiers  du  siècle. 

Ce  fut  cette  période  qui  vit  le  commencement  du  règne 
de  la  raison  et  des  règles  du  goût,  d'où  sortit  l'art  classique 
en  France.  Il  est  naturellement  impossible  de  décrire  ici 
les  changements  successifs  que  subit  l'opinion  au  sujet  de 
la  rhétorique  :  c'est  un  drame  trop  long  et  aux  person- 
nages et  aux  incidents  multiples  et  divers;  nous  désirons 
seulement  montrer  qu'il  y  eut  une  étape  préliminaire  dans 
le  changement  graduel  né  du  mouvement  anticicéronien, 
en  partie  à  cause  de  la  réaction  et  de  l'opposition,  en  par- 
tie aussi  parce  que  les  forces  lancées  par  le  mouvement 
lui-même  ont  continué  d'agir  et  se  sont  développées.  Ce 
mouvement,  par  conséquent,  et  les  événements  qui  l'ont 
immédiatement  suivi  sont  bien  les  anneaux  de  la  chaîne 
qui  relie  la  prose  de  la  Renaissance  à  celle  de  la  période 
classique. 

Balzac  est  le  plus  grand  prosateur  du  temps,  et  ses  opi- 
nions, bien  qu'identiques  à  celles  de  Caussin  dans  la  plu- 
part des  cas,  marquent  plus  exactement  le  progrès  de  la 
pensée.  Comme  la  majeure  partie  des  prosateurs  de  son 
temps,  Balzac  avait  reçu  l'enseignement  anticicéronien  de 
Lipse,  de  Montaigne  et  de  Bacon;  dans  sa  jeunesse,  il  se 
pénétra  surtout  du  style  attique  ou  «  moderne  »  de  Sénèque 
et  de  Tacite,  et  l'on  a  toujours  beaucoup  critiqué  sa  langue, 


ET   LE    MOUVEMENT    ANTICICÉRONIEN.  233 

parce  qu'il  se  livre  trop  aisément  aux  pointes  ou  recherches 
d'esprit'.  En  effet,  dans  la  préface  à  l'édition  de  i658  de 
ses  Lettres,  écrite  par  un  ami,  on  raconte  que,  Jeune, 
Balzac  avait  rencontré  Lipse  à  Metz,  et  que  le  vieux 
savant  lui  avait  assuré  qu'il  n'avait  rien  à  lui  apprendre, 
car  il  s'était  déjà  rendu  maître  des  principes  de  style  que 
lui-même  avait  prêches  toute  sa  vie.  Plus  tard,  il  ne  renia 
point  l'enseignement  de  sa  jeunesse,  et  quand  la  pratique 
eut  rendu  évidentes  les  erreurs  de  la  méthode  de  Lipse,  il 
resta  «  attique  »,  et  dans  ses  derniers  écrits  il  condamne 
avec  l'ardeur  des  premiers  réformateurs  l'asiaticisme  vide 
et  fleuri  qui  ne  s'adresse  qu'à  l'oreille.  Il  croyait  que  l'er- 
reur de  Lipse  avait  été  de  choisir  des  modèles  médiocres, 
non  pas  de  s'être  trompé  sur  le  style,  et  il  essaya  de  cor- 
riger les  mauvais  résultats  obtenus  en  recherchant  le  meil- 
leur «  attique  »  partout  où  il  put  le  trouver  dans  Sénèque 
et  dans  Tacite  (en  tant  du  moins  qu'on  peut  en  cela  les 
prendre  pour  guides),  dans  les  derniers  et  plus  sévères 
discours  de  Cicéron,  les  Philippiques  par  exemple,  et 
surtout  dans  les  discours  de   Démosthène,   où  la  veine 


I.  Les  goûts  littéraires  de  Lipse  pendant  la  première  partie  de  sa 
carrière  sont  exposés  exactement,  par  un  certain  Frère  André,  dans 
un  opuscule  public  à  la  fin  de  la  première  partie  des  Lettres  de 
Phyllarque  à  Ariste,  Paris,  1628;  il  fut  aussi  publié  par  Ogier,  à 
propos  de  son  Apologie  pour-  M.  de  Dal:{ac,  un  peu  plus  tard.  Le 
but  de  ce  travail  est  de  montrer  Balzac  plagiaire,  et  cent  dix  pas- 
sages de  ses  œuvres  environ  sont  rapprochés  des  passages  qui  sont 
censés  les  avoir  inspirés.  Il  y  en  a  trente-cinq  de  Sénèque,  quinze 
de  Tacite,  onze  de  Plutarque,  neuf  de  Cicéron,  une  vingtaine  ou 
davantage  de  divers  auteurs  latins,  neuf  des  Méditations  et  carac- 
tères de  l'évêque  Joseph  Hall  et  deux  des  Essais  de  Bacon.  L'apo- 
logie d'Ogier  est  intéressante,  particulièrement  à  cause  de  son  bel 
éloge  de  la  mélancolie  (p.  234-240)  qui  causa  tant  de  souffrances  à 
Balzac,  mais  servit  aussi  de  nourriture  à  son  génie.  «  C'est  de  cette 
humeur  que  deviennent  tous  les  hommes  à  mesure  qu'ils  acquièrent 
de  l'expérience  et  de  la  sagesse  ».  Voilà  un  trait  qui  le  rapproche 
encore  de  Lipse  et  de  Burton,  de  Montaigne  et  de  Sir  Thomas 
Brown.  L'étude  de  la  mélancolie  au  xvii°  siècle  éclairerait  grande- 
ment quelques  phases  obscures  de  son  histoire  littéraire. 


234  JUSTE    LIPSE 


attique  est  le  plus  pure.  C'est-à-dire  qu'il  s'en  tient  tou- 
jours aux  méthodes  d'imitation  des  humanistes  et  que, 
comme  Lipse,  il  recommande  l'imitation  de  plusieurs 
types,  plutôt  que  le  choix  des  auteurs  aboutissant  à  l'étude 
d'une  école  ou  d'une  période  particulière  :  Balzac  remet 
à  la  raison  critique  le  soin  de  faire  ce  choix. 

Ce  programme  correspond,  dans  son  ensemble,  à  celui 
d'autres  écrivains  de  la  période  de  transition  qui  s'étend 
entre  le  mouvement  anticicéronien  et  le  xviii=  siècle, 
époque  à  laquelle  on  arriva  à  une  doctrine  stable.  C'est 
en  réalité  une  nouvelle  preuve  du  désir  de  trouver  un 
modèle  de  pureté  qui  s'était  fait  jour  aux  premiers  temps 
de  l'humanisme  et  qui  apparaît  maintenant  sous  une 
forme  plus  libérale  et  plus  rationnelle.  Caussin  raisonne 
comme  Balzac,  nous  venons  de  le  voir,  quand  il  conseille 
d'imiter  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  plutôt  que  de  plus  mau- 
vais dans  les  auteurs,  leurs  qualités  plutôt  que  leurs 
défauts.  Vavasseur  offre  presque  le  même  programme, 
mais  le  cicéronianisme,  chez  lui  comme  chez  Caussin, 
est  réactionnaire  à  l'excès,  sans  doute  parce  qu'en  leur 
qualité  de  prédicateurs,  ils  regardent  le  discours  comme 
la  forme  typique  d'expression.  En  tous  cas,  ils  ne  surent 
pas  voir  combien  le  style  attique,  sous  sa  forme  la  plus 
sévère,  convenait  à  l'expression  de  cette  morale  de  l'hé- 
roïsme qui  était  devenue  partie  intégrante  de  l'idéal  du 
xvii«  siècle. 

Francis  Bacon  serait  peut-être  arrivé  à  une  position 
comparable  à  celle  de  Balzac.  Après  avoir  joué  un  rôle 
important  dans  le  mouvement  anticicéronien,  à  la  fois 
par  un  passage  fameux  de  son  Pj'ogrès  de  la  science  et 
par  ses  propres  imitations  de  Tacite  et  de  Sénèque,  il  vit 
aussi  les  fautes  de  ce  nouveau  style  tel  qu'on  le  pratiquait 
souvent,  et  ajouta,  en  1622,  un  passage  peu  connu  à  son 
édition  latine  du  Progrès  de  la  science,  où  il  expose  ces 
fautes  dans  les  termes  ordinaires.  Il  ne  dit  pas  en  quoi 
son  expérience  personnelle  a  modifié  ses  théories  en  rhé- 
torique, mais  il  est  probable  qu'il  en  était  arrivé  au  prin- 


ET   LE    MOUVEMENT   ANTICICERONIEN.  235 

cipe  d'imitation  et  de  choix  raisonnes  que  ses  contempo- 
rains formulèrent  un  peu  plus  tard*. 

Nulle  autre  méthode,  en  effet,  n'était  possible  à  une 
époque  où  l'on  croyait  encore  à  l'imitation.  Mais,  d'un 
autre  côté,  cette  doctrine  de  l'imitation  elle-même  se 
trouvait  menacée  et  affaiblie  par  la  forme  nouvelle  qu'elle 
prenait.  Car,  un  goût  qui  est  assez  raffiné  pour  pouvoir 
distinguer  les  qualités  et  les  défauts  des  différents  modèles 
classiques  sans  qu'aucune  autorité,  aucune  méthode  le 
guide,  affirmera  bientôt  son  indépendance  et  commencera 
à  chercher  une  autorité  dans  la  simple  réalité  des  choses 
et  dans  les  lois  naturelles  de  la  pensée. 

C'est  chez  Descartes  que  nous  trouvons  les  premiers 
indices  de  cette  nouvelle  phase;  dans  l'histoire  de  la  pen- 
sée^ moderne,  c'est  sur  sa  philosophie  que  repose  l'indé- 
pendance du  jugement  et  de  la  raison  humaine,  et  nous 
avons  heureusement  un  aperçu  de  la  façon  dont  il  eût 
appliqué  sa  philosophie  à  l'art  de  la  prose.  Une  lettre  où 
il  loue  fort  le  style  de  Balzac  indique  clairement  ses  opi- 
nions. Comme  beaucoup  d'autres  auteurs  de  son  temps, 
il  décrit  les  genres  littéraires  qui  dominent;  il  y  a  d'abord 
le  style  imité  de  Cicéron  où  «  un  sujet  ennuyeux,  longue- 
ment exposé,  déçoit  l'esprit  attentif  ».  Puis  il  y  a  le  style 
imité  de  Sénèque  opposé  à  celui  de  Cicéron  et  dont  Des- 
cartes parle  avec  plus  de  sympathie,  tout  en  signalant  ses 
erreurs,  car  :  si...  «  les  phrases  les  plus  pleines  de  sens  et 
de  nobles  réflexions  plaisent  par  leur  richesse  aux  esprits 
cultivés,  trop  souvent  aussi  elles  fatiguent  par  leur  style 
trop  serré,  qui  tend  à  l'obscurité  «^. 

Il  passe  alors  au  style  sec  et  sans  ornement,  au  style 
des  concettis  et  des  pointes,  avec  ses  «  fantaisies  poé- 


1.  Il  doit  y  avoir  une  erreur  ici,  car  Balzac  n'était  qu'un  enfant 
quand  Lipse  mourut.  Mais  le  fait  qu'on  raconte  cette  histoire  montre 
que  Balzac  était  considéré  comme  le  produit  du  mouvement  anti- 
cicéronien. 

2.  Voir  sa  Paraphrase,  on  de  la  Grande  Eloquence,  Œuvres,  éd. 
de  i665,  p.  5i9  et  suiv. 


236  JUSTE    LIPSE 


tiques,  ses  raisonnements  faux  et  ses  pointes  puériles  »,  et 
son  admiration  de  Balzac  est  grande,  parce  que,  d'un 
côté,  il  a  su  éviter  la  diffusion  de  Cicéron  et  que  de  l'autre 
«  la  grandeur  et  la  dignité  des  sentences...  n'est  point 
ravalée  par  l'indigence  des  mots  »  '. 

Ce  qui  fait  l'intérêt  principal  de  cette  lettre,  c'est  que 
Descartes,  dédaignant  pour  ainsi  dire  une  opinion  suran- 
née, n'attribue  pas  à  ces  styles  nouveaux  les  noms  clas- 
siques que  nous  leur  connaissons.  Il  ne  fait  mention 
d'aucun  modèle  classique  et  les  Grecs  et  les  Romains 
n'apparaissent  que  comme  les  corrupteurs  de  la  pureté  de 
l'éloquence  à  l'âge  héroïque.  Des  phrases,  qui  seront  plus 
tard  dites  et  redites,  s'entendent  ici  pour  la  première  fois, 
ou  plutôt  s'y  entendent  pour  la  première  fois  avec  le  sens 
que  nous  leur  donnons  maintenant  :  «  la  langue  du  peuple 
corrigée  par  l'usage  »,  «  des  pensées  élevées  rendues  en 
des  termes  familiers  »,  «  une  heureuse  harmonie  entre  les 
choses  et  le  style  »,  «  l'élégance  naturelle  du  discours  ». 
Mais  pas  un  mot  n'est  dit  de  l'imitation,  pas  une  allusion 
n'y  est  faite.  La  théorie  de  Descartes,  autant  qu'on  en 
peut  juger  par  cette  lettre,  paraît  être  qu'un  bon  écrivain 
devrait  chercher  à  puiser  dans  la  langue  ordinaire  des 
hommes  «  corrigée  par  l'usage  »  les  éléments  de  beauté 
qui  s'y  trouvent  et  s'efforcer  de  les  combiner  de  façon  à 
se  rapprocher  le  plus  possible  de  la  beauté  idéale  du  style, 
beauté  naturelle  et  simple  qui,  avant  d'être  corrompue 
par  la  rhétorique  des  sophistes  de  l'Antiquité,  existait, 
pense-t-il  à  l'origine,  à  un  âge  d'or. 

Descartes,  naturellement,  est  en  avance  sur  son  temps; 
avec  cette  prescience  de  l'esprit  philosophique,  il  prévoit, 
—  en  partie  au  moins,  —  ce  qui  se  produira.  La  doctrine 
de  l'imitation  n'est  pas  encore  morte,  et  il  est  intéressant 
de  voir  le  père  Bouhours,  à  la  fin  du  siècle  presque,  lutter 
encore  contre  Tacite  et  Sénèque  en  défendant  le  nom  de 
Cicéron  et  essayer  de  montrer  ce  qu'on  devrait  imiter  et 

I.  Lettres  de  M.  Descartes,  Paris,  1667,  vol.  I,  lettre  C,  p.  466- 
471. 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICÉRONIEN,  zSj 

ce  qu'on  devrait  laisser  de  côté  chez  ces  auteurs,  tandis 
qu'au  commencement  du  xviii^  siècle,  Shaftesbury,  en 
Angleterre,  se  moque  de  ses  compatriotes  et  de  leur  imi- 
tation servile  du  style  de  Sénèque  '. 

Nous  ne  pouvons  pas  nous  étendre  davantage  sur  les 
progrès  de  cette  tendance.  Il  nous  suffit  de  faire  remar- 
quer ici  que  la  critique  des  trente  ou  quarante  premières 
années  du  siècle  révèle  dans  le  style,  et  d'une  façon  presque 
universelle,  une  tendance  attique,  inspirée  de  l'école  anti- 
cicéronienne  antique,  que  cette  tendance  ouvre  une  ère 
nouvelle  à  la  prose  des  différents  peuples,  et  finalement 
qu'on  regarde  Lipse  comme  la  figure  la  plus  en  vue  de  ce 
mouvement,  et  comme  celui  qui  le  fit  triompher. 

Il  n'en  fut  pas,  naturellement,  l'unique  promoteur;  le 
mouvement  était  trop  général  pour  n'avoir  qu'une  seule 
source  ;  il  aurait  pu  naître  spontanément  des  besoins  intel- 
lectuels du  siècle,  sans  l'enseignement  de  Lipse,  Cepen- 
dant, plus  on  l'étudié,  plus  on  se  rend  compte  de  l'impor- 
tance du  rôle  qu'y  joua  le  maître;  le  fait  qu'il  fut  le 
premier  en  date  de  ses  chefs  après  Montaigne  ne  peut  être 
négligé,  sa  théorie  bien  définie  du  style  et  sa  méthode 
extraordinairement  claire  d'enseignement  aidèrent  certai- 
nement au  succès  de  la  prose  nouvelle;  la  publication  de 
ses  éditions  des  anticicéroniens  de  l'antiquité  fut  plus 
importante  encore,  et,  sans  aucun  doute,  son  fameux 
Tacite,  qui  parut  alors  que  Bacon  n'était  qu'un  écolier  et 
que  Montaigne  n'avait  encore  rien  publié,  alors  que  la 
grande  école  des  historiens  espagnols  ne  faisait  que  com- 
mencer ses  travaux,  doit  compter  parmi  les  forces  maî- 
tresses qui  donnèrent  l'impulsion  au  mouvement. 


I.  L'influence  de  Saint-Évremond  compte  pour  une  grande  part 
dans  l'admiration  qu'on  a  continué  à  avoir  pour  l'imitation  de 
Sénèque  ou  des  anticicéroniens,  dans  la  seconde  moitié  du  siècle, 
au  moins  en  Angleterre,  où  elle  survécut  plus  longtemps  qu'en 
France.  Voir  Bourguin,  Les  maîtres  de  la  critique  au  XV II"  siècle. 
Une  renaissance  importante  de  l'influence  de  Montaigne  en  Angle- 
terre semble  être  due  à  la  présence  de  Saint-Évremond. 


238  JUSTE    LIPSE 


Ajoutons  à  tout  ceci  que  Lipse  exerça,  par  sa  correspon- 
dance, une  influence  que  l'on  peut  considérer  comme 
remarquable,  même  à  une  époque  où  la  propagande  litté- 
raire se  faisait  surtout  par  les  lettres.  J'ai  parlé  précédem- 
ment de  la  difficulté  qu'il  y  avait  à  déterminer  les  limites 
de  la  secte  lipsienne,  mais  il  n'est  pas  difficile  de  trouver 
les  noms  des  chefs  de  la  réforme  anticicéronienne  dans 
les  différents  centres  littéraires  de  l'Europe.  En  Angleterre 
Bacon,  l'évêque  Hall  et  Sir  Henry  Wotton  sont  les  grands 
noms;  en  France,  Montaigne  surpasse  tous  les  autres;  en 
Espagne.  Quevedo  et  Gracian,  les  maîtres  du  «  concep- 
tismo  »  en  prose,  ont  eu  l'imprudence  de  pousser  le  mou- 
vement à  l'extrême,  et  l'ont,  par  la  suite,  fait  universelle- 
ment condamner.  Je  me  propose  en  terminant  d'apporter 
ici  les  preuves  que  J'ai  pu  recueillir  de  l'influence  de  Lipse 
sur  ces  trois  écoles  anticicéroniennes,  en  ce  qui  concerne 
la  prose  de  chaque  pays. 

Il  y  a  très  peu  à  dire  sur  l'Angleterre,  bien  que  l'ac- 
tion de  Lipse,  comme  philosophe  et  comme  rhétoricien, 
paraisse  y  avoir  été  aussi  forte  qu'en  France.  Si  Bacon 
n'était  point  le  plus  discret  des  hommes  quand  il  s'agit  de 
ses  obligations  envers  les  autres  savants,  nous  appren- 
drions peut-être  qu'il  doit  le  choix  de  ses  modèles  en  prose 
aux  opinions  connues  par  l'un  de  ces  enchaînements  de 
correspondance  qui  répandaient  si  vite  les  idées  à  son 
époque.  Il  est  fort  probable  aussi  que,  par  l'intermédiaire 
du  «  grand  Van  Does  »,  l'ami  intime  de  Lipse  qui  vint 
deux  fois  en  Angleterre  comme  envoyé  des  états  belligé- 
rants, les  voyageurs  anglais  cherchaient  à  voir  à  Leyde 
le  célèbre  érudit.  Mais,  parmi  les  lettres  de  Lipse,  pas  une 
n'intéresse  l'Angleterre,  et  nous  ne  connaissons  à  Lipse, 
parmi  les  hommes  qui  se  sont  distingués  dans  le  mouve- 
ment littéraire  de  son  temps,  aucune  relation  chez  les 
Anglais,  si  ce  n'est  l'évêque  Hall,  qui  exprime  certaine- 
ment l'estime  qu'il  a  pour  lui  en  homme  qui  Ta  connu. 
Hall  fît  deux  fois  le  voyage  des   Pays-Bas,  et,  la  pre- 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICÉRONIEN.  239 

mière  fois,  en  i6o5,  prit  une  part  active  dans  certaines 
discussions  avec  les  partisans  des  Jésuites  à  Spa^ 

Lipse,  au  contraire,  entretenait  une  correspondance 
régulière  avec  les  beaux  esprits  espagnols,  alors  même 
qu'il  était  professeur  d'une  université  protestante;  toutes 
ses  lettres  montrent,  d'une  façon  fort  intéressante,  qu'il 
répandait  activement  ses  nouveaux  principes  littéraires  et 
que  les  cercles  espagnols  partageaient  de  tout  cœur  son 
admiration  pour  Tacite  et  Sénèque.  Mais  nous  nous  occu- 
perons seulement  ici  d'une  série  de  lettres  qui  forment, 
pour  ainsi  dire,  un  anneau  dans  la  chaîne  de  témoignages 
qui  relient  l'art  espagnol  du  «  conceptismo  »  au  mouve- 
ment anticicéronien. 

Francisco  Quevedo,  le  Jeune  auteur  burlesque  qui,  dans 
ses  œuvres  sérieuses,  chercha  à  être  le  Sénèque  de  l'Es- 
pagne, —  le  Sénèque  chrétien  de  la  réaction  catholique,  — 
avait  commencé  une  étude  sur  les  Vestales,  lorsqu'il  reçut 
le  De  Vesta  et  Vestalibiis  de  Lipse.  Il  écrivit  immédiate- 
ment au  vieux  savant  (ceci  se  passait  en  1604,  Quevedo 
avait  vingt-quatre  ans  et  Lipse  cinquante-sept),  avouant 
qu'une  grande  partie  de  son  travail  était  inutile  mainte- 
nant, mais  proposant  de  refaire  son  livre  sur  un  plan  nou- 
veau et  demandant  à  Lipse  l'autorisation  de  soumettre 
le  manuscrit  à  son  appréciation.  Lipse  répondit,  et  Que- 
vedo envoya  une  seconde  lettre  qui  ne  montre  pas  seule- 
ment la  nature  des  idées  qu'échangeaient  les  deux  hommes, 
mais  est  aussi  un  exemple  frappant  de  ce  genre  «  concis 
et  subtil  »,  tout  fait  d'  «  acumina  »  ou  pointes,  et  que  Lipse 
enseignait  à  ses  disciples.  Le  lettre  de  Lipse,  dit-il,  l'avait 
guéri  d'une  maladie  : 

Nunc  verbis  virtutem  inessc  credo,  non  a  magia,  sed  a  tua 

I.  Il  y  a  une  lettre  de  Lipse  à  Lancelot  Brown,  un  médecin,  sur 
William  Paddy  (plus  tard  Sir  William  Paddy,  médecin  du  roi 
Jacques)  que  Brown  avait  envoyé  à  Lipse.  Lipse  accueillit  le  jeune 
homme  et,  quand  il  le  renvoya,  il  était  devenu  «  de  notre  troupeau  » 
et  se  faisait  remarquer  en  ce  qu'il  avait  «  notre  nuance  de  goût  lit- 
téraire particulière  ».  Paddy  fut  reçu  docteur  à  Leyde  en  iSSy. 


240  JUSTE    LIPSE 


doctrina;  et  ideo  quae  olim  scripsisti  lego.  Quae  scribis  opto 
pro  futuris  laboribus  tibi  a  Deo  vitam,  et  ab  aliis  mihi...  Seneca 
noster  te  totum  habet,  et  non  aliter  totum  Senecam  habere 
possumus.  Félix  ille  qui  tuo  labore  ante  ultimum  solem  mundi 
iterum  vivus  volitabit  per  ora  virum*.  Bellis  ferrea  vestra  tem- 
pora  videntur,  sed  tuis  scriptis  aurata  secula  emulantur.  Credo 
et  Marte  non  Minerva  facta;  sed  tu  facis.  Quid  de  mea  Hispa- 
nia  non  querula  voce  referam?  Vos  belli  praeda  estis,  nos  otii 
et  ignorantiœ.  Ibi  miles  noster  opesque  consumuntur,  et  desunt 
qui  verba  faciunt,  non  qui  dent. 

Dans  sa  réponse,  Lipse  lui  donne  Taccolade  qui  l'arme 
chevalier  de  l'ordre  nouveau  : 

Quel  charme,  quel  esprit  dans  vos  lettres,  dit-il!  Elles  m'ont 
fait  doublement  plaisir,  et,  à  vous  dire  vrai,  me  rappellent  cette 
Espagne  des  temps  anciens,  la  mère  de  génies  comme  le  vôtre. 

Lipse  mourut  moins  de  deux  ans  après,  mais  les  lettres 
qui  restent  montrent  qu'il  avait  déjà  conquis  un  ascendant 
considérable  sur  l'esprit  de  ce  jeune  disciple,  ascendant 
qui  n'était  rien  moins,  dit  le  biographe  de  Quevedo, 
qu'  «  une  sorte  de  direction  à  la  fois  philosophique  et  lit- 
téraire, exercée  de  loin  par  le  grand  humaniste  ».  Et 
M.  Mérimée  ajoute  que  l'œuvre  de  Quevedo  prouve  com- 
bien l'influence  de  Lipse  fut  réelle-. 

L'amitié  qui  unit  Lipse  et  Montaigne  ne  fut  pas  celle 
d'un  maître  pour  son  élève,  mais  celle  de  deux  égaux.  La 
supériorité  que  l'âge  et  le  génie  pouvaient  donner  à  Mon- 

1.  M.  Mérimée,  dans  sa  traduction,  ne  voit  pas  la  signification  du 
mot  ante,  et  il  se  trompe  aussi  sur  le  sens  de  la  phrase  précédente 
où  Quevedo  fait  allusion  à  l'édition  de  Sénèque,  que  l'on  attendait 
de  Lipse. 

2.  Je  dois  la  connaissance  de  cette  correspondance  à  l'essai  de 
Mérimée  sur  La  vie  et  les  œuvres  de  Quevedo,  Pans,  1886,  ouvrage 
de  grande  valeur.  Les  lettres  de  Quevedo  se  trouvent  dans  le  Syl- 
îoge  Epistolarum  a  Viris  Ilhistribus  scriptarum  de  Picter  Burman, 
épîtres  835  et  836.  Celles  de  Lipse  n'existent  pas  dans  la  collection  de 
ses  lettres,  mais,  suivant  M.  Mérimée,  elles  sont  dans  Vincentii 
Marineri  Opéra  Omnia,  Turnoni,  i633,  p.  340  et  404.  Voir  Mérimée, 
Ibid.,  p.  18. 


ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICÉRONIEN.  24 1 


taigne  était  compensée  par  l'autorité  qu'avait  Lipse  comme 
érudit,  et  aussi  par  le  fait  que  ce  dernier  était  déjà  célèbre 
quand  Montaigne  commença  à  écrire;  peut-être  même  la 
balance  pencherait-elle  du  côté  de  Lipse,  car  M"^  de 
Gournay'  assure  que  c'est  la  main  de  Lipse  qui  «  ouvrit 
les  portes  de  la  gloire  »  aux  Essais  de  son  père  intellec- 
tuel. Quoi  qu'il  en  soit,  les  deux  amis  furent  attirés  l'un 
vers  l'autre  par  la  similitude  de  leur  goût  littéraire  et  par 
une  sympathie  naturelle,  et  ils  trouvèrent  l'un  chez  l'autre 
le  secours  dont  ils  avaient  besoin.  Si  Lipse  tient  de  Mon- 
taigne l'habitude  de  parler  à  la  première  personne,  et  de 
vivre  dans  une  nouvelle  intimité  avec  son  lecteur,  c'est 
probablement  à  Lipse,  d'un  autre  côté,  que  Montaigne  doit 
son  admiration  de  la  morale  stoïcienne  et  son  plaisir 
toujours  croissant  à  imiter  le  style  de  Sénèque.  Les  travaux 
de  M.  Villey'^  ont  révélé  l'étendue  exacte  de  la  dette  de 
Montaigne,  tandis  que  les  lettres  de  Lipse  montrent  les 
raisons  de  leur  sympathie  intellectuelle.  Dans  la  plus 
ancienne  des  lettres  que  nous  possédions  (iSSg),  il  dit 
qu'il  connaît  l'amour  de  Montaigne  pour  Sénèque  et  son 
mépris  d'un  style  fleuri  et  creux,  qui  ne  saurait  véritable- 
ment instruire^. 

Il  est  inutile  de  nous  attarder  à  rechercher  lequel  des 
deux  amis  montra  la  route  à  l'autre,  car  ils  obéissaient  en 
réalité  tous  les  deux  à  l'influence  de  leur  époque.  Leur 
rationalisme,  leur  curiosité  mêlée  d'incertitude,  la  préoc- 
cupation que  leur  cause  les  problèmes  moraux,  leur  amour 


1.  Voir  sa  préface  à  l'édition  de  lôSg  des  Essais. 

2.  Les  sources  et  l'évolution  des  Essais  de  Alontaigtie,  Paris,  1908, 
t.  I,  p.  i6i-5  et  248  et  suiv.;  II,  p.  386-7.  ^^^  ^'^^  relations  person- 
nelles des  deux  hommes,  voir  P.  Bonnefon,  Montaigne  et  ses  amis, 
1898,  t.  II,  p.  178-195,  et  aussi  E.  Amicl,  Un  piibliciste  du  XVII°  siècle, 
p.  94.  M.  Villey  a  montré  que  Montaigne  lisait  les  ouvrages  de  Lipse 
à  mesure  qu'ils  paraissaient  et  n'y  fit  pas  moins  de  cinquante-huit 
emprunts  de  diverse  nature. 

3.  Épitres  diverses,  II,  épître  87.  Le  3o  septembre,  il  écrit  : 
«  J'avoue  qu'il  n'y  a  point  d'homme  en  Europe  avec  qui  je  me 
rencontre  plus  souvent  qu'avec  vous.  » 


242        JUSTE    LIPSE    ET    LE    MOUVEMENT    ANTICICERONIEN. 

de  l'isolement  stoïcien,  leur  désir  étrange,  mais  sincère 
de  concilier  la  soumission  au  dogme  et  le  doute  philoso- 
phique étaient  le  résultat  de  cette  évolution  de  la  pensée 
qui  était  en  train  de  transformer  la  Renaissance  pour  en 
faire  le  monde  moderne;  leur  tendance  anticicéronienne 
n'était  au  fond  qu'une  manière  d'exprimer  cette  évolution 
en  termes  de  rhétorique.  C'est  pourquoi  il  est  inutile  d'in- 
sister sur  l'antériorité  qu'on  pourrait  réclamer  pour  Lipse 
sur  les  autres  chefs  de  ce  mouvement;  la  question  :  qui, 
le  premier,  fit  telle  ou  telle  chose,  est  impossible  à 
résoudre  en  pareil  cas,  et  d'une  façon  générale  absurde, 
car,  dans  un  organisme  vivant,  le  point  de  départ  de  tout 
mouvement  est  impossible  à  découvrir.  Le  fait  vraiment 
important,  c'est  que  Lipse  incarne  son  époque;  son  goût 
pour  un  certain  genre  de  latinité  fut  partagé  par  bon 
nombre  de  ses  contemporains  les  plus  originaux,  il  devint 
universel  pendant  la  première  moitié  du  xvii^  siècle,  et, 
s'alliant  de  diverses  manières  à  d'autres  tendances,  à 
d'autres  habitudes  du  siècle,  produisit  dans  les  différents 
pays  les  genres  de  prose  qui  caractérisent  l'époque,  tandis 
qu'il  imprimait  au  grand  courant  de  la  prose  du  xvn^  siècle 
une  certaine  direction. 

Croll. 
(Université  de  Princeton,  N.-J.,  U.  S.  A.) 


LES 

JARDINS  FRANÇAIS 

A    L'ÉPOQUE    DE    LA    RENAISSANCE 


Le  troisième  centenaire  de  la  naissance  de  Le  Nôtre  a 
provoqué  l'an  dernier  une  vive  curiosité  pour  les  jardins 
de  nos  pères.  Entre  toutes  les  conceptions  qu'ils  se  sont 
faites  du  jardin,  l'art  du  jardin  dit  à  la  française  a  été  par- 
ticulièrement magnifié.  Expositions  rétrospectives,  dis- 
cours, conférences,  essais,  ouvrages  techniques,  albums 
ont  vanté  la  beauté  des  jardins  de  Le  Nôtre  et  analysé  les 
modes  de  sensibilité  ou  les  habitudes  intellectuelles  aux- 
quels il  correspond.  Tout  a  été  dit,  sans  doute,  sur  ce 
sujet,  depuis  quelque  quarante  ans  qu'à  la  suite  de  Taine 
on  continue  de  tenir  le  jardin  français  pour  une  création 
propre  de  l'art  classique.  En  revanche,  les  jardins  de  la 
Renaissance  française  sont  un  peu  délaissés.  Leur  étude 
pourtant  n'est  pas  sans  intérêt.  Les  descriptions  que  nous 
en  trouvons  dans  les  livres  du  temps  nous  fournissent 
des  documents,  parfois  bien  curieux,  sur  le  goût  des  gens 
du  xvi^  siècle;  elles  nous  permettent  aussi  de  mesurer 
plus  exactement  l'originalité  de  l'art  du  jardin  français 
dans  l'âge  suivant,  qui  devait  être  celui  de  son  apogée. 


L'ordonnance  générale  du  jardin  français  au  xvi"^  siècle 
reste  à  peu  près  ce  qu'elle  était  dans  les  siècles  précédents. 
Elle  est  fort  simple.  Quelques  allées  rectilignes,  se  coupant 
à  angles  droits,  divisent  une  aire  carrée  ou  rectangulaire 


244  ^^5    JARDINS    FRANÇAIS 

en  compartiments  réguliers.  Si  nous  nous  reportons  aux 
gravures  des  Plus  excellents  bastimens  de  France  d'An- 
drouet  du  Cerceau,  qui  nous  représentent  les  jardins  des 
grands  châteaux,  nous  constatons  qu'à  deux  exceptions 
près,  c'est  toujours  sur  un  terrain  uni  que  le  jardin  est 
dessiné.  Bernard  Palissy  qui  se  pique  d'introduire  des 
agréments  nouveaux  dans  son  Jardin  délectable^  ne  s'écarte 
pas  sur  ce  point  de  la  tradition.  Il  choisit  l'emplacement 
du  jardin  au  bas  d'une  montagne,  afin  d'y  prendre  quelque 
source  d'eau,  mais  il  spécifie  qu'il  l'établit  en  un  «  lieu 
planier  »,  selon  la  tradition'.  Le  jardin  décrit  par  Isaac 
Habert,  et  qui  est  présenté  comme  l'œuvre  du  dieu  même 
des  jardins,  de  Priape,  est  en  parterre  aplani  «  aussi  large 
que  long  ».  Rien  ne  devait  paraître  à  Montaigne  plus  ingé- 
nieux dans  les  jardins  italiens  que  la  manière  dont  ils  uti- 
lisaient pour  l'agrément  les  inégalités  du  sol.  «  Là  où  j'ai 
aprins  combien  l'art  se  pouvoit  servir  bien  à  point  d'un 
lieu  bossu,  montueus  et  inégal;  car  eus  [les  Italiens]  ils 
en  tirent  des  grâces  inimitables  à  nos  lieus  pleins  et  se 
praevalent  très  artificielement  de  cette  diversité-.  »  «  Nos 
lieus  pleins  »,  cette  expression  indique  suffisamment  que 
les  Français  d'alors  n'avaient  pas  l'idée  d'un  jardin  qui  ne 
fût  établi  sur  un  sol  uni. 

Des  allées  rectilignes  coupées  par  d'autres  allées  per- 
pendiculaires divisaient  donc  le  terrain  en  comparti- 
ments. Ces  allées  étaient  bordées  d'arbres,  ormeaux  ou 
coudriers^,  généralement  taillés  de  manière  à  forrçier 
une  voûte  ou  berceau.  Aux  extrémités  des  allées  étaient 
ménagés  des  cabinets  de  verdure  ou  des-  pavillons  de 
maçonnerie  légère^. 

Les  compartiments  dessinés  par  ces  allées  étaient  bor- 


1.  Cf.  Recepte  véritable  par  laquelle  tous  les  hommes  de  la  France 
pourront  apprendre  à  multiplier  et  augmenter  leurs  trésors  (i563). 

2.  Journal  de  voyage  de  Montaigne,  éd.  L.  Lautrey,  p.  263. 

3.  Cf.  Le  jardin  d' Isaac  Habert,  Le  jardin  délectable  de  Bernard 
Palissy,  etc. 

4.  De  briques,  dans  Le  jardin  délectable  de  Bernard  Palissy. 


A  l'Époque  de  la  renaissance.  245 

dés  d'arbres.  Parfois  ils  étaient  entourés  de  palissades 
peintes,  ou  encore  cernés  d'une  bordure  de  fleurs  ou  de 
verdure. 

Ils  étaient  plantés  d'arbustes,  de  plantes  à  fleurs  et 
d'arbres  fruitiers.  C'est  la  grande  différence  entre  le  jardin 
du  xvie  siècle  et  celui  du  siècle  suivant.  Celui-ci  comporte 
deux  éléments  essentiels  :  les  parterres  de  fleurs  et  les 
bosquets,  qui  dispensent  au  promeneur  l'ombre  et  la  fraî- 
cheur. Celui-là  n'admet  guère  que  des  fleurs  et  des  plan- 
tations d'arbres  fruitiers  dans  les  compartiments  qui 
divisent  son  aire  plus  étroite.  Fleurs  et  fruits  composent 
un  paradis  de  sensations  d'une  grande  variété.  Le  Jardin 
que  décrit  Remy  Belleau  dans  la  seconde  journée  de  sa 
Bergerie^  et  qui  est  celui  du  château  de  Joinville,  a  un 
complant  d'arbres  fruitiers  «  comme  de  pommes,  poires, 
guignes,  cerises,  griottes,  oranges,  figues,  grenades, 
pesches,  avant-pesches,  presses,  persiques,  pavis,  perdi- 
goines,  raisins  muscats,  prunes  de  damas  noires,  blanches 
et  rouges  »,  et  le  parterre  est  à  l'avenante  Le  jardin 
d'Isaac  Habert  offre  dans  ses  carres  des  fruits  indigènes  : 
primes,  bigarreaux,  griottes,  pommes,  cerises,  guignes, 
merises,  poires,  abricots,  pèches,  pavis,  cognasses,  et  des 
fruits  exotiques  :  orangers ,  grenadiers.  La  décoration 
florale  y  est  aussi  luxuriante  : 

Ce  jardin  est  parti  en  sis  grandes  allées, 
En  longueur  et  largeur  justement  égalées, 
Qui  font  douze  quarrez,  bordez  de  tous  costez 
D'herbages  et  de  fleurs  et  d'arbres  droit  plantez. 
Voy  ces  compartiments,  voy  ces  riches  bordures, 
Voy  ces  ronds,  ces  carrez  de  diverses  parures, 
Icy  le  pouliot,  le  thin,  le  serpolet, 
Le  baselic,  la  sauge  en  ce  rond  verdelet 
Eslevent  leur  richesse;  icy  dans  ceste  ovale 
La  douce  marjolaine  au  ciel  ses  brins  étale. 
Dans  ce  triangle  icy  la  lavande  fleurist. 


I.  Cf.  tîd.  Marty-Laveaux,  t.  II,  p.  12. 

REV.    DU    SEIZIÈME    SIÈCLE.    II.  I7 


246  LES    JARDINS    FRANÇAIS 

Le  romarin,  le  bausme;  icy  rien  ne  fletrist. 
Dedans  ces  lacs  d'amour,  la  buglosc,  la  mante, 
Le  tymbre,  l'origan,  ia  bourache  piquante 
En  replis  compassez  s'assemblent  proprement. 

Quelle  bigarrure  de  fleurs  dans  ces  «  carrés  »,  ces 
«  ronds  »,  ces  «  ovales  »,  ces  «  triangles  »  et  ces  «  lacs 
d'amour  »  !  Habert  cite  encore  le  lis  argenté,  la  rose,  les 
fleurettes  de  mars  [violettes],  les  passe-velours  et  les  œillets 
grivelés.  Sans  doute  l'exubérance  de  ces  Paradons  est  une 
fantaisie  de  l'écrivain  et  ne  répond  pas  à  une  réalité  pré- 
cise. Cette  énumération  nous  prouve  pourtant  que  la  flore 
dont  nos  Français  du  xvi«  siècle  faisaient  la  parure  de  leurs 
jardins  n'était  pas  aussi  indigente  qu'on  l'a  dit'. 

Parfois  le  jardinier,  dans  les  parterres,  composait  avec 
des  fleurs  de  couleurs  différentes  des  armes  et  des  devises. 
A  Anet,  séjour  de  Diane  de  Poitiers,  les  parterres  offraient 
aux  regards  dès  croissants,  les  armes  de  France,  l'écusson 
de  Catherine  de  Médicis,  etc. 2. 

Afin  qu'il  ne  manque  rien  au  jardin  décrit  par  Habert, 
près  du  parterre  et  du  verger,  se  trouve  le  potager,  fourni 
d'une  aussi  grande  variété  de  plantes  utiles  : 

Dedans  ces  longs  quarreaus,  qui  servent  d'ornements 

A  ce  jardin  fleuri,  se  voit  la  chicorée  ; 

Dans  les  autres  icy,  l'oseille,  la  poirée. 

En  ceus  cy  l'artichaud,  la  passepierre  aussi, 

Le  stragon,  le  pourpier,  les  civots,  le  souci 

Croissent  de  jour  en  jour;  icy  la  pimprenelle, 

La  roquette,  le  coq,  le  persil  et  la  berle. 

Le  cerfueil,  le  panis,  la  courge  et  les  melons. 

L'asperge,  le  concombre  et  les  sucrez  pompons 

Viennent  en  abondance  ;  il  seroit  difficile 

De  les  pouvoir  nommer;  ils  croissent  mille  à  mille. 

Le  plus  généralement,  le  potager  était  voisin  du  jardin 

1.  M.  Maeterlinck,  L'intelligence  des  fleurs. 

2.  Cf.  Olivier  de  Magny,  Odes,  éd.  Courbet,  t.  II,  p.  7,  Les 
loiienges  du  jardin  d'Ennet. 


A    L  ÉPOQUE    DE    LA    RENAISSANCE.  247 

de  plaisance,  mais  il  en  était  distincte  Le  jardin,  à  propre- 
ment parler,  était  constitué  de  parterres  de  fleurs  et  de 
plantations  d'arbres  fruitiers^. 

Le  devis  du  jardin  au  temps  de  la  Renaissance  est  donc 
analogue  à  celui  de  l'âge  classique.  Un  même  besoin  de 
régularité  et  de  symétrie  en  a  dicté  l'ordonnance  générale. 
Ce  goût  des  dispositions  géométriques  se  révèle  même 
plus  exigeant  au  xvi«  siècle  que  postérieurement  :  ce  ne 
sont  pas  seulement  les  parterres  de  fleurs  qui  affectent  des 
formes  régulières,  carrées,  rondes,  triangulaires,  ovales, 
mais  dans  les  complants  d'arbres  fruitiers,  régnent  la 
ligne  droite  et  «  l'ordre  quincunce  y>^. 


Parmi  les  détails  d'ornementation  qui  nous  semblent 
appartenir  en  propre  au  jardin  français  de  l'âge  classique, 
beaucoup  datent  en  réalité  d'une  époque  plus  lointaine. 
Des  fontaines,  des  Termes,  des  statues  ornaient  déjà  les 
jardins  de  la  Renaissance.  Le  buis,  soigneusement  tondu, 
bordait  les  compartiments  du  parterre,  ou  y  dessinait  des 
arabesques  et  des  entrelacs.  «  Les  petits  ifs  en  rangs 
d'ognons  »  ne  sont  pas  caractéristiques  du  parc  de  Ver- 

1.  On  le  voit  par  les  plans  de  jardins  modèles  que  donnent  quelques 
écrivains,  comme  Bernard  Palissy  dans  son   Jardin  délectable. 

2.  Voici  un  jardin  idéal  dont  le  plan  comporte  un  parterre  de 
fleurs,  un  parc  et  deux  vergers,  l'un  pour  les  arbres  indigènes, 
l'autre  pour  les  arbres  exotiques.  C'est  le  jardin  de  Vénus  dépendant 
du  château  de  Fébus  et  de  Diane,  dans  le  livre  XI  d'Amadis.  «  Le 
verger  de  Vénus,  croisé  en  allées  couvertes  de  berceaux  revestuz  de 
coudres;  et  un  pavillon  au  myllieu  souz  lequel  la  grand  fontaine 
fait  un  large  canal  es  deux  costez  des  allées,  laissant  à  sec  un  quar- 
tier de  terre  planté  à  la  ligne  de  tous  arbres  fruitiers  exquiz,  l'autre 
en  tailliz  et  garenne,  le  tiers  en  jardin  de  fleurs,  le  quart  en  dédalus 
d'orangers,  grenadiers  et  citronniers.  » 

A  Thélème,  le  verger  est  distinct  du  jardin  de  plaisance  qui  n'est 
sans  doute  qu'un  parterre  de  fleurs.  Cf.  Gargantua,  ch.  lv. 

3.  Cf.  Rabelais,  Gargantua,  ch.  lv,  Comment  estait  le  manoir  des 
Thelemites.  «  Du  cousté  de  la  tour  Cryere  estoit  le  verger,  plein  de 
tous  arbres  fruitiers,  toutes  ordonnées  en  ordre  quincunce.  » 


248  LES   JARDINS    FRANÇAIS 

sailles,  dessiné  par  Le  Nôtre.  Il  y  en  avait  dans  les  jardins 
du  xvjc  siècle.  Parfois  même,  comme  à  Gaillon,  une  fan- 
taisie qui  pouvait  se  recommander  de  l'exemple  des 
Anciens,  les  avait  taillés  en  forme  de  chevaux,  de  navires, 
d'animaux  ou  d'hommes'. 

Le  labyrinthe,  qui  fut  un  des  ornements  des  jardins 
français  jusqu'à  la  fin  du  xviii^  siècle,  se  recommandait 
d'une  longue  tradition.  Dès  la  fin  du  xiv«  siècle,  les 
jardins  de  l'hôtel  Saint- Pol  à  Paris  étaient  fameux  par 
leur  labyrinthe.  Au  xvi^  siècle,  le  dedalus  ou  labyrinthe 
est  mentionné  dans  toutes  les  descriptions  de  jardins. 
Rabelais  le  place  au  milieu  du  jardin  de  Thélème.  Le 
jardin  de  Vénus,  au  1.  XI  d''Amadis,  possède  un  deda- 
lus d'orangers,  grenadiers  et  citronniers  et  «  sept  pavil- 
lons d'arbres  courbez,  dont  le  septiesmc  estoit  au  vray 
point  du  mylieu  du  labyrinthe  ».  Le  labyrinthe  figure 
encore  dans  le  jardin  décrit  par  Jacques  Yver  dans  son 
Printemps;  dans  le  parc  du  château  de  Joinville  où  Remy 


I.  Cf.  Don  Antonio  Beatis,  Voyage  du  cardinal  d'Aragon  en  Alle- 
magne, Hollande,  Belgique,  France  et  Italie  (iSiy-iSiS),  traduit  de 
l'italien  d'après  un  manuscrit  du  xvi"  siècle,  avec  une  introduction 
et  des  notes  par  Madeleine  Havard  de  la  Montagne,  préface  de 
Henry  Cochin  (Perrin,  191 3);  cf.  encore  A.  de  Baïf,  Œuvres,  éd. 
Marty-Laveaux,  t.  I,  p.  m. 

Au  Roy. 

C'est  à  vous  que  je  doy  tout  ce  que  j'ay  d'ouvrage, 
A  vous  qui  me  donnez  et  moyen  et  courage, 
Ouvrant  de  mon  métier,  faire  ce  cabinet 
De  mes  vers  assemblés.  Tel  comme  un  jardinet 
Planté  diversement  :  oîi  so7it  bordures  vertes, 
Chasseurs,  chiens,  animaux  :  où  tonnelles  couvertes, 
Où  les  fontènes  sont  :  où  plaisans  espaliers 
De  lierre  dur  au  froid  et  de  tendres  loriers. 
Orangiers  soleillez  fleurissant  y  fruitissent. 
Là  parterres  dressez  tondus  se  compartissent 
Raportés  par  bel  art  :  là  closes  de  verdeurs 
Diverses  planches  sont  produisans  mille  fleurs. 
Ainsi  divers  sera  ce  présent  que  j'aporte 
De  mes  vers  assemblez  de  diferante  sorte... 


A    L  EPOQUE    DE    LA    RENAISSANCE.  249 

Belleau  place  la  scène  de  sa  Bergerie.  Habert  nous  décrit 
celui  de  son  Jardin  en  vers  dignes  de  l'abbé  Delille  : 

Regarde,  je  te  prie,  au  milieu  justement 
De  ce  riche  jardin;  voy  de  l'entendement, 
Un  œuvre  merveilleux,  cest  obscur  labyrinthe, 
Ses  tours  et  ses  destours  :  tu  ne  sçais  pas  la  feinte 
Alors  qu'on  est  dedans  pour  après  en  sortir, 
Il  n'y  a  qu'un  secret  aisé  pour  en  partir... 

Les  jardins  de  la  Renaissance  étaient  ornés  également 
de  ces  constructions  légères  qui  devaient  porter  le  nom  de 
«  fabriques  ».  Le  plus  souvent  c'étaient  des  pavillons  de 
briques  ou  de  charpente.  Bernard  Palissy  en  place  un  à 
l'extrémité  de  chacune  des  allées  de  son  jardin  délectable., 
«  en  briques  cuites,  avec  colonnes,  chapiteaux,  architrave, 
frise  et  corniche,  et  sur  chaque  frise  une  inscription  ». 
C'étaient  aussi  des  galeries  de  charpente  légère  où  s'en- 
roulaient les  plantes  grimpantes.  Il  y  en  avait  à  Dam- 
pierre,  à  Anet,  à  Blois,  à  Montargis.  De  ces  dernières,  Du 
Cerceau  nous  a  laissé  un  dessin  :  les  galleries  de  charpen- 
terie  du  jardrin.,  lesquelles  de  présent  sont  couvertes  de 
lierre.  Leur  nom  latin  :  deambulationes  ligneœ,  indique 
quelle  était  leur  destination  ;  c'étaient  des  promenoirs.  Ces 
galeries,  qui  parfois,  comme  à  Anet,  enceignaient  tout  le 
jardin,  rappelaient  singulièrement  le  cloitre  dont  elles  pro- 
cédaient peut-être. 

Vers  le  milieu  du  siècle,  la  mode  vint  d'Italie  de  cons- 
truire dans  les  jardins  une  grotte  rustique.  Il  y  en  eut  une 
qui  fut  immédiatement  fameuse  ;  c'est  celle  dont  le  cardi- 
nal Charles  de  Lorraine  embellit  ses  jardins  de  Meudon. 
Plusieurs  écrivains  en  ont  parlé  et  Ronsard  nous  l'a 
décrite  dans  sa  troisième  églogue,  Chant  pastoral  sur  les 
nopces  de  Mgr  Charles,  duc  de  Lorraine  : 

Ils  furent  esbahis  de  voir  le  partiment, 

En  un  lieu  si  désert,  d'un  si  beau  bastiment. 

Le  plan,  le  frontispice  et  les  piliers  rustiques 


250  LES   JARDINS    FRANÇAIS 

Qui  effacent  l'honneur  des  colonnes  antiques  : 
De  voir  que  la  nature  avait  portrait  les  murs 
De  grotesque  si  vive  en  des  rochers  si  durs  : 
De  voir  les  cabinets,  les  chambres  et  les  salles, 
Les  terrasses,  festons,  guillochis  et  ovales, 
Et  l'esmail  bigarré,  qui  resemble  aux  couleurs 
Des  prez,  quand  la  saison  les  diapré  de  fleurs  : 
Ou  comme  l'arc-en-ciel  qui  peint  à  sa  venue 
De  cent  mille  couleurs  le  dessus  de  la  nue^. 

I.  Cf.  Ronsard,  éd.  Marty-Laveaux,  t.  III,  p.  404.  Benjamin  Fillon 
a  cru  retrouver  une  description  de  cette  grotte  dans  un  manuscrit 
datant  du  xvii°  siècle  (Bibl.  nat.,  ms.  fr.  944).  Il  l'a  publiée  dans  ses 
Lettres  écrites  de  la  Vendée  (1861),  p.  48.  Nous  la  transcrivons  ici  : 

«  A  deux  lieues  de  Paris  est  Meudon,  où  se  voit  dans  le  bois  une 
admirable  et  merveilleuse  grote,  enrichie  d'appuis  et  d'amortisse- 
ments de  pierre  taillée  à  jour,  de  petites  tourelles  tournées  et  mas- 
sonées  à  cul  de  lampe,  pavée  d'un  pavé  de  porphyre  bastard,  mou- 
cheté de  taches  blanches,  rouges,  vertes,  grises  et  de  cent  couleurs 
différentes,  netoyée  par  des  esgouts  faits  à  gargouilles  et  à  muffles 
de  lyon.  Il  y  a  des  colonnes,  figures  et  statues  de  marbre,  des  pein- 
tures grotesques,  compartimens  et  images  d'or  et  d'azur  et  aultres 
couUeurs.  Le  frontispice  est  à  grandes  colonnes  cannelées  et  ruden- 
tées,  garnies  de  leurs  bases,  chapiteaux,  architraves,  frises,  corniches 
et  moulures  de  bonne  grâce  et  juste  proportion  :  le  vase  et  taillouer 
soustenu  sur  les  testes  des  Vertus,  approchantes  à  la  moyenne  pro- 
portion des  colosses,  enrichies  de  feuilles  d'acante  et  de  branche 
ursine,  pour  soustenir  la  plinte  du  bastiment,  très  bien  conduit  et 
bien  achevé;  mais  les  troubles  y  ont  fait  d'irréparables  ruines  et 
surtout  aux  tuyaux  qui  ont  été  rompus.  » 

Le  «  voyageur  »  qui  a  laissé  cette  description  de  la  grotte  de  Meudon 
peut  parfaitement  ne  l'avoir  jamais  vue.  Il  s'est  borné  à  transcrire 
quelques  passages  des  descriptions  architecturales  de  la  Bergerie 
de  Remy  Belleau,  Première  journée.  Cf.  éd.  Marty-Laveaux,  t.  I, 
p.  182  :  «  Du  costé  où  le  soleil  rapporte  le  beau  jour...  se  descou- 
vroit  une  longue  terrace...  enrichie  d'appuis  et  d'amortissemens  de 
pierre  taillée  à  jour  [le  reste,  jusqu'à  muffles  de  lyon,  comme  dans 
le  texte  cité  par  Fillon]. 

«  L'un  des  bouts  de  ceste  terrace  estoit  une  gallerie  vitrée,  lambris- 
sée sur  un  plancher  de  carreaux  émaillez  de  couleur  :  le  frontis- 
pice, à  grandes  colonnes,  cannelées  et  rudentées  »  [le  reste,  jusqu'à 
juste  proportion,  comme  dans  le  texte  cité  par  Fillon]. 

P.  2i3.  «  Ceste  sépulture  est  en  figure  carrée,  au  lieu  de  colonnes 
ce  sont  les  Vertus  approchantes  à  la  moyenne  proportion  du  colosse; 
elles  soustiennent  le  vase  et  taillouer  du  chasteau  dessus  leurs  testes, 
enrichies  de  feuilles  d'acante  et  Branche-Ursin ,  pour  soustenir  le 


A  l'Époque  de  la  renaissance.  25 i 

Cette  grotte  de  Meudon,  célébrée  par  les  poètes,  devint 
en  quelque  sorte  l'idéal  du  genre.  Pour  vanter  le  devis 
d'une  grotte  qu'il  avait  fait  pour  la  reine-mère,  Catherine 
de  Médicis,  Bernard  Palissy  promettait  que  son  ouvrage 
serait  plus  beau  que  celui  que  «  Mgr  le  cardinal  de  Lor- 
raine a  faict  construire  à  Meudon.  »  A  l'instar  de  l'archi- 
tecte de  Meudon,  il  y  admettait  des  Termes,  une  architrave, 
une  «  frise  »,  une  corniche,  un  tympan  et  un  frontispice. 

Bernard  Palissy  introduisait  d'ailleurs  dans  son  «  jardin 
délectable  »  des  éléments  nouveaux.  Il  décorait  les  bassins, 
fossés  et  fontaines  de  «  rustiques  hgulines  »  :  lézards,  gre- 
nouilles, serpents  et  poissons.  C'était  une  mode  venue 
d'Italie.  Les  bassins  du  jardin  décrit  dans  le  Songe  de 
Polyphile^  de  Francesco  Colonna,  ouvrage  qui  put  du 
succès  en  France  dans  la  première  moitié  du  xvi^  siècle, 
sont  peuplés  de  poissons  et  de  reptiles  dans  le  goût  des 
figulines  de  Palissy  :  les  vignes  même  y  sont  agrémentées 
d'oiseaux,  de  lézards  et  d'enfants  en  terre  cuite,  La  vogue 
de  ce  genre  de  décoration  des  grottes  et  bassins  est  attestée 
par  divers  documents.  Citons  seulement  ce  fragment  du 
Printemps  d^Yver.  Dans  le  jardin  du  château  construit  par 
la  fée  Mélusine,  tous  les  «  démons  et  farfadets  les  plus 
experts  en  l'art  de  poterie  et  sculpture  »  semblent  avoir 
rivalisé  d'ingéniosité  avec  Bernard  Palissy  pour  imiter,  par 
les  «  figments  »,  «  les  formes  et  les  couleurs  de  la  nature  »  : 
«  Ils  entrèrent  en  une  grotte  rustique,  si  bien  et  si  naïfvement 
élaborée  que  Nature  se  confessait  vaincue  par  l'artifice 
humain,  car  les  limasses,  lézards,  taulpes,  grenoilles,  sau- 
terelles, coquilles,  cailloux  avec  tous  animaux  terrestres 
et  aquatiques  estoient  représentez  si  au  vif  parmi  les 
rochers  mousselus  et  toutes  sortes  de  plantes  que  non  seu- 
lement on  eust  cuidé  estre  en  un  petit  désert  d'Arabie  et 


plitithe  de   ce  bastimcnt,  si  bien  conduit  et  si  bien  achevé  qu'il  ne 
sçauroit  rougir  pour  les  antiques.  » 

On  voit  que  le  «  voyageur  »  du  xvii"  siècle  ne  s'est  pas  donné 
beaucoup  de  mal  pour  démarquer  les  descriptions  de  Remy  Bel- 
leau. 


252  LES    JARDINS    FRANÇAIS 

près  de  quelque  ruisseau  d'Afrique  où  toutes  sortes  d'ani- 
maux se  trouvent  pour  boire,  mais  on  se  fust  soy-mesme 
pensé  hermite;  et  se  fust-on  volontiers  mis  à  brouter  les 
racines  sauvages  et  cueillir  les  fruicts  si  bien  représentez, 
sinon  qu'on  les  trouvoit  un  peu  durs  et  de  peu  de  subs- 
tance, comme  n'estans  faits  que  pour  nourrir  les  yeux  ». 

Ces  animaux  en  terre  cuite  émaillée  groupés  autour  des 
fontaines,  parmi  les  rochers  ou  dans  les  bassins,  accusent 
un  goût  singulier  pour  1'  «  artifice  humain  ».  Les  jardins 
du  xvi^  siècle  comportaient  parfois  d'autres  ornements 
encore  plus  artificiels.  Le  jardin  de  Gaillon  offrait  une 
première  ébauche  du  hameau  de  Trianon  :  on  y  voyait, 
d'après  Du  Cerceau,  «  une  petite  chapelle,  un  petit  logis 
avec  un  rocher  d'hermitage  assis  au  milieu  d'une  eaue  ». 
Le  «  jardin  délectable  »  de  Bernard  Palissy  ajoute  aux 
plaisirs  de  la  vue  et  de  l'odorat  les  agréments  de  la  musique. 
Les  faîtes  des  cabinets  de  verdure  se  terminent  en  pyra- 
mides, sur  lesquelles  se  dressent  des  girouettes  «  à 
flageols  »,  qui  chantent  lorsque  le  vent  souffle.  Palissy 
avait  emprunté  cette  idée  au  Songe  de  Polyphile. 

Son  imagination  lui  a  inspiré  pour  son  jardin  d'autres 
agréments  singuliers.  Il  y  a  machiné  des  surprises  pour 
les  promeneurs.  «  Bien  voudrois-je  faire  certaines  statues, 
qui  auroient  quelque  vase  en  une  des  mains  et  en  l'autre 
quelque  escriteau,  et  ainsi  que  quelqu'un  voudroit  venir 
pour  lire  la  dite  escriture,  il  y  auroit  un  engin  qui  cause- 
roit  que  ladite  statue  verseroit  le  vase  d'eau  sur  la  teste 
de  celuy  qui  voudroit  lire  ledit  épitaphe.  »  Bonne  attrape 
pour  le  promeneur  trop  curieux!  Des  surprises  du  même 
genre  attendaient  le  voyageur  qui  s'aventurait  dans  le 
labyrinthe  du  jardin  de  Vénus  décrit  au  1.  XI  d''Ainadis. 
«  S'esgarant  et  fourvoyant  es  sentiers  divers  des  carre- 
fours, rencontroit  trois  de  ces  pavillons  qui  à  l'entrée,  en 
ouvrant  l'huis,  le  baignoient  d'un  seau  d'eau  ou,  passant 
sur  petits  pons  couverts  de  mousse  et  motte  herbue,  tom- 
boit  et  prenoit  des  connins  verdz.  »  Arroser  son  hôte 
d'un  seau  d'eau  ou  lui  faire  prendre  des  lapins  verts,  c'est-à- 


A  l'Époque  de  la  renaissance.  253 

dire  le  faire  choir  sur  l'herbe,  voilà  des  facéties,  —  plus  ou 
moins  plaisantes,  —  qui  sentent  le  village.  Elles  ne  semblent 
nullement  avoir  choqué  les  gens  du  xvi^  siècle.  Lorsque 
Montaigne  visitait  les  jardins  du  grand-duc  de  Toscane  à 
Pratellino,  il  prenait  plaisir  à  des  machineries  hydrauliques 
du  même  goût  :  «  A  un  seul  mouvement,  toute  la  grotte 
est  pleine  d'eau,  tous  les  sièges  vous  rejaillissent  l'eau  aux 
fesses  et  fuiant  de  la  grotte,  montant  contremont  les  escha- 
liers  du  château,  il  sort  d'eus  en  deux  degrés  de  cet  esca- 
lier, —  qui  veut  donner  ce  plésir,  —  mille  filets  d'eau,  qui 
vous  vont  baignant  jusques  au  haut  du  logis.  »  Dans  une 
autre  maison  du  duc,  à  Castello,  pendant  que  Montaigne 
et  ses  compagnons  «  contemplaient  des  figures  de  marbre, 
il  sourdit  sous  leurs  pieds  et  entre  leurs  jambes,  par  infinis 
petits  trous,  des  trets  d'eau  si  menus,  qu'ils  étaient  quasi 
invisibles;  de  quoy  ils  furent  tout  arrosés,  par  le  moyen 
de  quelque  ressort  souterrin  que  le  jardinier  remuoit  à  plus 
de  deux  cents  pas  de  là'...  »  Manifestement,  ces  artifices 
de  l'ingénieur  hydraulicien  intéressent  et  divertissent  Mon- 
taigne :  il  ne  regrette  pas  d'avoir  été  arrosé. 

Le  xvn«  siècle  se  montrera  plus  difficile  pour  la  déco- 
ration de  ses  jardins  ;  les  attrapes  et  les  inventions  d'une 
puérile  ingéniosité  en  seront  bannies.  Il  en  subsistera  sans 
doute,  mais  les  gens  de  goût  les  dédaigneront,  comme 
bonnes  tout  au  plus  à  divertir  les  bourgeois  et  les  touristes 
allemands.  Lorsque  La  Fontaine,  Boileau,  Molière  et 
Racine  visitent  Versailles,  on  fait  jouer  pour  eux  les  eaux 
de  la  grotte  de  Téthis  : 

«  Mille  jets,  dont  la  pluie  à  l'entour  se  partage, 
Mouillent  également  l'imprudent  et  le  sage. 
Craindre  ou  ne  craindre  pas  à  chacun  est  égal  : 
Chacun  se  trouve  en  butte  au  liquide  cristal... 
Niches,  enfoncements,  rien  ne  sert  de  refuge. 
Ma  musc  est  impuissante  à  peindre  ce  déluge... 

«  Les  quatre  amis  ne  voulurent  point  être  mouillés;  ils 

I.  Journal  de  voyage,  éd.  Lautrey,  p.  187  et  igS. 


254  ^^^    JARDINS    FRANÇAIS 

prièrent  celui  qui  leur  faisait  voir  la  grotte  de  réserver  ce 
plaisir  pour  le  bourgeois  ou  pour  rAllemand'  et  de  les 
placer  en  quelque  coin  où  ils  fussent  à  couvert  de  l'eau  2.  » 


Dans  le  Jardin  français  de  l'âge  classique,  un  goût  plus 
sévère  préside  au  choix  des  ornements;  mais  l'ordonnance 
générale  procède  des  mêmes  principes  et  reste  à  peu  près 
la  même  qu'à  l'époque  de  la  Renaissance.  Les  dessina- 
teurs de  jardins  des  règnes  de  Louis  XIII  et  de  Louis  XIV 
suivent  la  tradition  de  leurs  prédécesseurs.  Il  est  vrai  que, 
disposant  de  plus  d'espace  et  de  plus  de  ressources,  ils 
conçoivent  plus  grand.  Dans  l'allée  centrale  élargie,  trans- 
formée en  avenue,  se  déroule  un  tapis  de  gazon.  Les  allées 
secondaires  prolongent  au  loin  la  perspective  de  leur 
voûte  de  rameaux.  Entre  leur  double  paroi  de  verdure 
s'encadrent  fontaines,  bassins,  Jets  d'eau.  Cet  agrandisse- 
ment des  proportions  permet  à  l'œil  de  mieux  saisir  les 
lignes  maîtresses  du  dessin  général.  Des  masses  de  feuil- 
lages, vues  par  larges  plans,  des  nappes  d'eau,  des  pans  de 
ciel  composent  des  tableaux  nouveaux;  l'aspect  du  Jardin 
est  considérablement  modifié.  Est-ce  parce  qu'il  ne  l'a  été 
qu'insensiblement  que  les  contemporains  ne  semblent  pas 
avoir  été  frappés  de  l'originalité  de  cette  nouvelle  figure 
du  Jardin?  —  Aucun  d'entre  eux,  en  tout  cas,  n'a  vanté  la 
beauté  qui  résulte  de  la  régularité  des  lignes.  Leurs  éloges 
n'impliquent  aucune  admiration  particulière  pour  «  les 

1.  Il  y  avait  donc  à  cette  date  des  touristes  allemands  en  France. 
La  Fontaine  en  fait  mention  à  deux  reprises  dans  les  Lettres  à 
Madame  de  La  Fontaine  {Voyage  en  Limousin),  lettre  IV  et  lettre  V  : 
«  Je  lui  répondis  [au  concierge]  que  Richelieu  était  une  maison 
accomplie;  mais  que,  n'ayant  pu  tout  voir,  nous  reviendrions  le 
lendemain  et  reconnaîtrions  ses  civilités  et  les  offres  qu'il  nous 
faisait.  —  On  ne  manque  jamais  de  dire  cela,  repartit  cet  homme; 
j'y  suis  tous  les  jours  attrapé  par  des  Allemands...  Cela  me  fit  rire 
et  je  lui  donnai  quelque  chose.  » 

2.  La  Fontaine,  Les  amours  de  Psyché,  1.  I. 


A  l'Époque  de  la  renaissance.  255 

plans  verticaux  homogènes  »  ou  «  le  caractère  intelligible 
de  l'ensemble  »^  Lorsque  La  Fontaine,  Boileau,  Racine 
et  Molière  visitent  Versailles,  ils  n'ont  pas  une  exclama- 
tion, pas  une  remarque,  pas  un  mot  sur  l'ordonnance 
grandiose  du  paoc.  Ils  s'arrêtent  à  contempler  la  ménage- 
rie, font  un  tour  à  l'orangerie  et  surtout  admirent  la  grotte 
de  Thétys,  dont  La  Fontaine  nous  décrit  complaisamment 
les  piliers,  les  masques,  les  Tritons  à  conque  et  les  jets 
d'eau 2.  Bref,  seules  les  curiosités  du  jardin  attirent  leur 
attention.  Ils  ne  manifestent  nullement  ce  goût  pour  la 
régularité  d'une  belle  ordonnance,  où  nous  voyons  aujour- 
d'hui la  marque  de  l'esprit  classique,  ami  de  l'ordre  et 
de  la  discipline^. 

Dira-t-on  que,  par  l'effet  de  leur  culture  et  de  leurs  habi- 
tudes d'esprit,  ils  ne  conçoivent  même  pas  une  dérogation 
à  ces  «  lois  de  l'intelligible  ?  »  Il  est  plus  vraisemblable  que 
s'ils  ne  notent  pas  la  régularité  du  parc  de  Versailles,  c'est 
que  son  plan  ne  diffère  du  plan  traditionnel  des  jardins 
que  par  l'amplification  de  ses  proportions.  Leur  œil,  habi- 
tué à  cette  ordonnance  régulière,  ne  s'arrête  pas  à  la  remar- 
quer :  depuis  la  Renaissance  et  même  avant,  n'était-elle 
pas  la  condition  ordinaire  du  jardin  en  France? 

Jean  Plattard. 

1.  L.  Corpechot,  Les  jardins  de  l'intelligence^  p.  141-2. 

2.  Cf.  La  Fontaine,  Les  amours  de  Psyché,  1.  1,  début. 

3.  En  revanche,  La  Fontaine  avoue  son  goût  pour  le  caractère 
agreste  d'un  jardin.  Cf.  Voyage  en  Limousin,  lettre  I  :  «  Le  jardin 
de  Madame  C.  mérite  aussi  d'avoir  place  dans  cette  histoire;  il  a 
beaucoup  d'endroits  fort  champêtres  et  c'est  ce  que  j'aime  sur 
toutes  choses...  Souvenez-vous  aussi  de  ce  bois  qui  paraît  en  l'en- 
foncement, avec  la  noirceur  d'une  forêt  âgée  de  dix  siècles...  » 


COMPTES-RENDUS. 


Rabelais.  Gargantua  et  Pantagruel.  Texte  transcrit  et 
annoté  par  M.  Henri  Clouzot,  conservateur  de  la 
bibliothèque  Forney.  Paris,  1914,  bibliothèque  La- 
rousse, i3-i7,  rue  Montparnasse,  3  vol.  in-i6,  portr.  et 
fac-similés. 

Il  y  aura  bientôt  dix  ans  que,  rendant  compte  d'une  déplo- 
rable «  traduction  «  de  Rabelais  en  «  français  moderne  »,  nous 
regrettions  qu'il  n'existât  quelque  édition  de  Gargantua  et  de 
Pantagruel  où  le  texte  fût  présenté  d'une  façon  plus  acces- 
sible aux  lettrés  qu'il  ne  l'est  dans  les  éditions  ordinaires, 
c'est-à-dire  hardiment  ponctué,  transcrit  sans  changement, 
mais  dans  notre  orthographe  actuelle,  et  enfin  débarrassé  de 
divers  morceaux,  comme  les  Fanfreluches  antidatées  par 
exemple,  dont  l'effet  était  peut-être  grand  sur  les  contempo- 
rains de  l'auteur,  mais  dont  il  faut  bien  avouer  que  la  valeur 
esthétique  et  le  comique  nous  échappent  entièrement  aujour- 
d'hui. Ce  souhait  est  à  cette  heure  réalisé.  M.  Henri  Clouzot 
vient  de  publier  une  édition  des  cinq  livres  en  orthographe 
moderne,  et  grâce  à  cette  simple  transcription,  qu'il  a  faite 
avec  goût,  l'œuvre  admirable  se  trouve  désormais  à  la  portée 
de  tous. 

Entendez  bien  que  M.  Clouzot  n'a  nullement  «  adapté  » 
l'ouvrage  de  Rabelais  :  il  n'y  a  pas  changé  un  seul  mot  pour 
un  autre,  il  n'y  a  pas  traduit  un  seul  terme  vieilli  par  un  terme 
moderne.  Il  s'est  contenté  d'écrire  dans  notre  orthographe 
actuelle  les  mots  encore  vivants  aujourd'hui  et  de  simplifier 
légèrement  l'orthographe  des  mots  qui  ne  sont  plus  usités,  en 
remplaçant  par  exemple  les  y  finaux  (lesquels  ne  sont  que  des 
i  longs,  tels  que  les  scribes  avaient  accoutumé  d'en  tracer 
pour  l'élégance  de  leurs  manuscrits)  par  des  /,  ou  en  suppri- 
mant certaines  lettres  parasites,  comme  1'^  de  cestuj^,  qu'il 
écrit  cetuy. 


COMPTES-RENDUS.  257 


Voilà  qui  est  excellent  ;  toutefois,  j'aurais  préféré  que  M.  Clou- 
zot  ne  traduisît  point  oi  par  ai  dans  les  imparfaits  des  verbes. 
Les  éditeurs  de  la  collection  des  Grands  Écrivains,  M.  de 
Boislisle  notamment  dans  son  édition  de  Saint-Simon,  se  sont 
bien  gardés  de  conserver  l'orthographe  des  manuscrits  lors- 
qu'elle était  par  trop  fantaisiste  :  c'est  ainsi  que  le  texte  de 
Saint-Simon  se  trouve  fort  heureusement  imprimé,  non  point 
dans  l'orthographe  abracadabrante  de  l'auteur,  mais  dans  notre 
orthographe  moderne;  toutefois,  M.  de  Boislisle  a  gardé  les 
imparfaits,  les  conditionnels  en  oi.  J'avoue  que  j'eusse  fait  de 
même  pour  Rabelais  :  tant  pis  pour  la  logique  !  Je  crois  bien 
que  ce  qui  nous  défigure  le  plus  un  texte  ancien,  c'est  d'y 
trouver,  par  exemple,  j'irais  au  lieu  de  j'irois.  M.  Clouzot  a 
cru  devoir  agir  autrement;  il  a  peut-être  eu  raison. 

Pour  la  transcription  des  mots  encore  usités,  mais  que 
Rabelais  donne  sous  une  forme  savante  ou  archaïque,  il  n'a 
eu  de  guide  que  son  bon  sens  et  son  goût.  C'est  ainsi  qu'il  a 
gardé  diimet  pour  duvet  et  pigner  pour  peigner,  mais  qu'il  a 
corrigé  esperit  par  esprit,  médicin  par  médecin,  print  par  prit, 
vesquit  par  vécut,  etc.,  et  aussi  qu'il  a  toujours  mis  au  singu- 
lier le  pronom  leur  que  Rabelais  met  souvent  au  pluriel.  Mais 
là  se  sont  arrêtées  ses  libertés.  «  Nous  avons,  dit-il,  respecté 
scrupuleusement  la  syntaxe,  laissant  au  féminin  des  mots 
comme  arbre,  âge,  navire,  espace,  au  masculin  des  termes 
comme  affaire,  étude,  enclume,  sauce,  offre,  etc.,  n'accordant 
pas  les  participes  passés  quand  Rabelais  néglige  de  le  faire, 
donnant  au  contraire  le  pluriel  aux  participes  présents  que  la 
grammaire  nous  prescrit  de  laisser  invariables...  »  Moi,  j'au- 
rais corrigé  ces  dernières  «fautes  «-là,  puisque  je  rectifiais 
l'orthographe...  Mais,  en  pareille  matière,  chacun  n'est  con- 
duit que  par  son  propre  sentiment. 

L'ouvrage  s'ouvre  par  une  excellente  Vie  de  Rabelais  par- 
faitement au  courant  des  découvertes  les  plus  récentes,  il  n'est 
pas  besoin  de  le  dire. 

Enfin  tous  les  termes  vieillis  et  qui  pourraient  présenter 
la  moindre  difficulté  sont  traduits  en  note  sans  aucun  com- 
mentaire :  tollirait,  «  ôterait  »  ;  —  me  parforcerai,  «  m'effor- 
cerai )>  ;  —  sang  de  les  cabres!  «  sang  des  chèvres!  »  (en 
gascon),  etc. 

Grâce  au  travail  de  M.  Clouzot,  la  lecture  de  Rabelais 
devient  commode  à  tout  le  monde,  et  j'ajoute  qu'elle  ne  perd 


258  COMPTES-RENDUS. 


guère  de  sa  beauté  à  être  ainsi  rapprochée  de  nous.  Car  le 
nouvel  éditeur  s'est  bien  gardé  d'y  rien  couper  de  ce  qui  en 
fait  pour  une  grande  part  le  caractère.  Rabelais  a,  si  j'ose  dire, 
l'obscénité  lyrique  et  l'ordure  épique  :  il  fallait  être  George 
Sand  pour  rêver  un  Rabelais  ébranché  d'incongruités.  M.  Clou- 
zot  n'est  pas  George  Sand  :  il  a  du  goût,  tant  mieux  pour  nous. 

Je  finirai  par  une  querelle.  L'éditeur  a  dû  faire  quelques 
coupures  pour  faire  rentrer  l'ouvrage  dans  un  cadre  arrêté  à 
l'avance.  Il  a  donc  supprimé  quelques  chapitres,  et  parmi  eux 
certaines  kyrielles  assez  fades  à  notre  goût  moderne,  comme 
la  liste  des  géants  qui  ont  précédé  Gargantua  et  Pantagruel, 
celle  des  jeux  de  Gargantua,  des  mets  des  Gastrolâtrcs  ou  des 
cuisiniers  de  la  Truie.  J'eusse  aimé  qu'il  eût  conservé  la 
nomenclature  des  livres  de  Saint-Victor,  qui  est  amusante, 
quitte  à  ôter  quelque  autre  chapitre  du  Quart  Livre.  Mais  sur- 
tout je  regrette  qu'il  ait  négligé  tous  les  prologues.  Il  y  a  là 
quelques-unes  des  plus  admirables  pages  de  Maître  François, 
et  aussi  des  plus  imitées.  Ces  prodigieux  boniments,  qui  ont 
exercé  une  influence  considérable  sur  notre  littérature,  on 
n'en  trouve  pas  le  plus  petit  exemple  dans  l'édition  Clouzot. 
C'est  grand  dommage  assurément. 

Ce  léger  inconvénient  est  d'ailleurs  largement  compensé  par 
les  avantages  de  l'édition.  Grâce  au  travail  de  M.  Clouzot, 
tout  le  monde  peut  désormais  lire  Rabelais  avec  facilité.  Ce 
n'est  pas  un  mince  service  que  l'auteur  de  cette  édition  vient 
de  rendre  aux  lettres. 

Jacques  Boulenger. 

Abel  Letalle.  Les  fresques  du   Campo  Santo  de  Pise. 
E.  Sansot  et  C'^  In-40.  Prix  :  10  fr. 

La  maison  E.  Sansot  et  C'e  vient  d'inaugurer  de  très  élé- 
gante façon  sa  nouvelle  collection  artistique  en  publiant  une 
fort  substantielle  étude  de  M.  Abel  Letalle  sur  Les  fresques 
du  Campo  Santo  de  Pise.  En  cet  essai  critique,  l'auteur,  après 
avoir  commenté  les  premières  compositions  de  Buffalmacco 
et  de  Pietro  di  Puccio,  analyse  avec  un  soin  judicieux  tout  le 
charme  d'émotion  sincère  qui  se  dégage  de  si  belles  œuvres, 
—  encore  que  tant  détériorées  par  le  temps  et  l'incurie  des 
hommes,  —  d'Andréa  Orcagna  et  Benozzo  Gozzoli.  Maître 


COMPTES-RENDUS.  259 


Rabelais  les  vit  sans  doute  ces  murailles  peintes  en  leur  fraî- 
cheur initiale  ;  que  ne  nous  a-t-il  gardé  le  souvenir  de  sa 
visite? — En  trente-six  planches  hors  texte,  nous  revoyons  fidè- 
lement reproduites  ces  admirables  pages  de  l'histoire  de  l'art 
où  l'ironie  n'est  pas  plus  absente  que  l'enthousiasme,  ainsi 
que  les  compositions  plus  méconnues  de  Pietro  Lorenzetti, 
Simone  Martini,  Andréa  da  Firenze,  Antonio  Veneziano,  Spi- 
nello  Aretino,  Francesco  da  Volterra,  Giotto,  Paolo  Guidotti, 
Agostino  Ghirlanda  et  Zaccaria  Rondinosi.  De  cet  ensemble 
se  dégagent,  en  sus  des  documents  si  précieux  de  technique 
picturale  et  de  recherches  crudités,  cette  poésie  intense,  cet 
effort  constant  vers  une  interprétation  profonde  de  la  sensibi- 
lité, cette  clairvoyance  sans  cesse  ouverte  vers  l'idéal,  cette 
foi  soutenue,  cet  entrain  juvénile  et  serein  qui  devraient  cons- 
tituer pour  les  artistes  de  tous  les  temps  et  pour  le  nôtre  en 
particulier  un  exemple  et  un  réconfort. 

Maurice  Du  Bos. 


CHRONIQUES 


BULLETIN  D'HISTOIRE  DE  FRANCE. 

Bibliographie  et  Historiographie.  —  MM.  Max  Prinet, 
J.  Berland  et  G.  Gazier  ont  entrepris  V Inventaire  sommaire 
des  archives  communales  de  la  ville  de  Besançon,  antérieures  à 
1790.  Le  tome  ler  de  l'inventaire  de  la  série  BB<  comprend  le 
sommaire  des  registres  de  délibérations  depuis  les  origines 
(1290)  jusqu'à  l'année  iSyG.  On  y  trouve  mentionnés  des  textes 
touchant  des  événements  notables  de  l'histoire  du  xvi^  siècle.  — 
Il  existe  encore  en  Allemagne  une  école  qui  s'inspire  des  idées 
et  de  la  méthode  de  J.  Burckhardt,  l'historien  justement 
célèbre  de  la  Renaissance  italienne.  Aux  travaux  de  cette  école 
nous  semble  appartenir  le  livre  de  M.  Adolf  Philippi,  Der  Begriff 
der  Renaissance,  Daten  ^u  seiner  Geschichte'^. 

Histoire  religieuse.  —  Nous  voudrions  recommander  aux 
personnes  qui  savent  priser,  malgré  les  défauts  qu'elle  com- 
porte toujours,  l'originalité  intellectuelle  et  morale  d'un  histo- 
rien, la  lecture  du  grand  ouvrage  de  l'érudit  espagnol  D.  Miguel 
MiR,  Historia  interna  de  la  Compaiiia  de  Jesûs^.  Si  nous  ne 
nous  trompons,  Mir  avait  appartenu  à  l'ordre  des  Jésuites, 
dont  il  s'était  séparé  tout  en  gardant  l'exercice  du  sacerdoce 
catholique.  Son  esprit  honnête  et  curieusement  maintenu  put 
juger  avec  clairvoyance,  sans  parti  pris,  guidé  par  ses  souve- 
nirs en  même  temps  que  par  sa  critique  indépendante  autant 
que  respectueuse,  la  fameuse  «  religion  »  de  saint  Ignace.  L'ou- 
vrage ne  vaut  pas  seulement  par  la  qualité  personnelle  de  son 
auteur,  il  est  le  fruit  d'une  recherche  patiente  et  dirigée  avec 
une  haute  conscience.  Mir  est  mort  en  décembre  1912;  il  a 
laissé,  outre  cette  histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus,  une 
vaste  biographie  de  Sainte  Thérèse  d'Avila,  qui  est  aussi  un 
monument.  —  Dans  la  séance  du  8  août  igi3,  M.  Léon  Dorez 

1.  Besançon,  1912,  in-4°,  vi-340  p. 

2.  Leipzig,  C.-A.  Seemann,  1912,  in-4°. 

3.  Madrid,  Ratés,  igiS,  2  vol.  in-8°,  23o  et  852  p. 


CHRONIQUES.  261 


a  communiqué  à  l'Académie  des  inscriptions  un  article  de 
compte  extrait  de  l'un  des  registres  de  la  trésorerie  secrète  du 
pape  Paul  III,  et  ainsi  conçu  :  «  Le  29  avril  iSSy,  Sa  Sainteté 
doit  33  écus  payés  à  M^  François  Vannuzio  (l'aumônier  ponti- 
fical) pour  les  donner  comme  aumône  à  onze  écoliers  parisiens 
qui  vont  au  Saint-Sépulcre.  »  M.  Dorez  a  établi  que  ces  «  onze 
écoliers  parisiens  »,  c'est-à-dire  ces  onze  maîtres  es  arts  de 
l'Université  de  Paris,  n'étaient  autres  qu'Ignace  de  Loyola  et 
ses  dix  premiers  disciples. 

M.  Plattard  a  déjà  rendu  compte  ici  de  l'étude  de  M.  Louis 
HoGu,  Jean  de  L'Espine,  moraliste  et  théologien^ .  A  signaler, 
parmi  les  appendices,  un  récit  inédit  de  la  controverse  de  i566 
par  Claude  Haton.  L'occasion  nous  paraît  bonne  de  souhaiter 
que  les  auteurs  qui  s'occupent  de  personnages  de  second  plan 
veuillent  bien,  prenant  pour  modèle  le  travail  de  M.  Hogu, 
mesurer  le  poids  de  leur  «  contribution  »  à  l'importance  du 
sujet  et  nous  donner  des  études  substantielles,  mais  concises. 

On  ne  saurait  trop  appeler  le  zèle  des  érudits  vers  l'histoire 
diocésaine  de  l'Eglise  gallicane  au  xvie  siècle.  Quelle  fut  dans 
la  première  moitié  de  ce  siècle  et  aussi  pendant  les  guerres 
civiles  l'efficacité  des  cadres  administratifs  de  l'organisme  catho- 
lique; sous  quelles  formes  concrètes  et  locales,  pour  quelles 
raisons  personnelles  ou  matérielles  se  manifestèrent,  à  l'inté- 
rieur de  chaque  diocèse,  des  mouvements  hostiles  ou  favorables 
au  clergé;  quelle  fut  précisément  l'influence  démoralisante  des 
bénéficiers  étrangers  et  surtout  des  Italiens;  comment  s'établit 
une  rivalité  entre  le  haut  et  le  bas  clergé  ;  pourquoi  les  prêtres 
et  les  religieux  de  certains  diocèses  sont  devenus,  en  grand 
nombre,  des  ministres  de  la  Réforme,  etc.;  sur  tout  cela  nous 
ne  savons  à  peu  près  rien.  Aussi  des  recherches,  même  frag- 
mentaires ou  incomplètes,  seraient-elles  favorablement  accueil- 
lies. A  défaut  d'autres  documents,  que  l'on  étudie  les  comptes 
et  que  l'on  en  tire  des  données  concrètes  sur  l'organisation 
économique  et  financière  des  domaines  d'un  évêché,  sur  les 
revenus  et  les  dépenses  de  l'évêque.  C'est  ce  qu'a  fait  M.  L. 
Imbert  pour  Les  comptes  de  l'évêché  d'Angoulème  sous  Phili- 
bert Babou  (i536-i553)^. 

1.  Paris,  Champion,  igiS,  in-8°,  viii-184  p. 

2.  Mémoires  de  la  Soc.  histor.  et  archéol.  de  la  Charente,  8°  série, 
t.  II  (1912),  p.  33-129. 

REV.    DU   SEIZIÈME   SIÈCLE.    II.  l8 


202  CHRONIQUES. 


Pour  l'histoire  de  la  Réforme  française  dans  la  première 
moitié  du  xvi^  siècle,  nous  ne  trouvons  guère  à  noter  que  l'ar- 
ticle de  M.  H.  Prentout,  La  Réforme  en  Normandie  et  les 
débuts  de  la  Réforme  à  l'Université  de  Caen\  dont  il  a  été 
rendu  compte  déjà  par  M.  Plattard.  Les  conclusions  de  M.  Pren- 
tout touchant  la  prédominance  d'un  mouvement  religieux  et 
intellectuel  dans  les  origines  du  protestantisme  normand  nous 
paraissent,  malgré  l'autorité  et  la  compétence  spéciale  du  savant 
professeur,  assez  discutables.  Cette  thèse  peut  s'appuyer  sans 
doute  sur  des  références  bibliographiques  et  des  comparaisons 
de  doctrines,  mais  elle  n'explique  pas  la  vigoureuse  et  subite 
poussée  de  Tesprit  de  dissidence  dans  toutes  les  classes  de  la 
société  normande,  en  particulier  dans  la  noblesse  et  dans  le 
peuple  rural.  Soumise  à  une  fiscalité  intense,  terre  privilégiée 
de  commerce  et  d'échanges  avec  l'étranger,  couverte  de  grandes 
abbayes  dont  la  richesse  finit  par  rompre  Tcquilibre  de  la  dis- 
tribution des  propriétés  foncières,  véritable  mosaïque  de  béné- 
fices ecclésiastiques  que  convoitait  la  noblesse  pauvre,  mais 
qu'obtenaient  le  plus  souvent  des  clercs  étrangers  à  la  pro- 
vince, la  Normandie  devait  être  appelée  par  toute  sorte  de 
motifs  à  réagir  contre  l'exploitation  dont  elle  était  l'objet  de  la 
part  de  l'Église  et  du  roi.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  recherches  et 
les  observations  de  M.  Prentout  présentent  un  très  vif  intérêt. 

Ceux  qui  gardent  avec  piété  le  souvenir  des  premiers  pro- 
testants qui  payèrent  de  la  vie  l'affirmation  de  leurs  croyances 
trouveront  dans  le  petit  livre  de  M.  John  Vienot,  Promenades 
à  travers  le  Paris  des  Martyrs  ( 1 523-i55<j)',  un  guide  dili- 
gent, sinon  impartial. 

Histoire  politique.  —  M.  L.  Rey  a  présenté  et  soutenu,  à 
l'École  des  chartes,  en  janvier  1914,  comme  thèse  de  sortie  un 
Essai  sur  la  conquête  et  la  perte  du  royaume  de  Na-ples  par 
Louis  XII  ( i5oo-i5o4)- 

François  de  Rochechouart,  pendant  qu'il  gouvernait  Gênes 
au  nom  de  Louis  XII,  fit  exécuter  des  ouvrages  de  genre  his- 
torique par  Alexandre  Sauvaige  ou  Salvago,  l'auteur  des  Chro- 
niques de  Gênes.  Le  comte  Durrieu  a  montré  à  l'Académie  des 


1.  Revue  historique,  novembre-décembre  igiS. 

2.  Paris,  1913,  in-i8,  179  p.,  planches. 


CHRONIQUES.  203 


inscriptions  l'exemplaire  original  d'un  ouvrage  intitulé  l'Éthi- 
quette  des  temps,  sorte  d'histoire  universelle  très  abrégée,  que 
composa  Salvago,  en  i5ii,  pour  Rochechouart.  Ce  manuscrit 
sur  parchemin,  illustré  d'un  grand  nombre  de  dessins  à  la 
plume,  en  partie  rehaussés  d'or  et  «  d'une  exécution  extrême- 
ment remarquable  «,  est  un  souvenir  matériel  de  l'occupation 
momentanée  de  Gênes  par  les  Français  au  temps  de  Louis  XIV. 

Du  fonds  des  Lettres  missives  des  archives  départementales 
du  Nord,  M.  André  Chagny  a  tiré  la  plupart  des  17g  pièces 
publiées  par  lui  sous  ce  titre  :  Correspondance  politique  et 
administrative  de  Laurent  de  Gorrevod,  conseiller  de  Margue- 
rite d'Autriche  et  gouverneur  de  Bresse,  première  partie  [\5oj- 
i52o)2.  On  y  peut  suivre  avec  intérêt  le  rôle  de  Marguerite, 
ainsi  que  la  vie  locale  de  la  Bresse  au  début  du  règne  de 
Charles-Quint. 

M.  Maurice  Roy,  infatigable  et  heureux  «  découvreur  »,  a 
mis  au  jour  un  marché  du  2  décembre  iSBg  qui  montre  Jean 
Cousin  père  et  deux  autres  maîtres  peintres  chargés  par  Jérôme 
délia  Robbia  d'exécuter  les  peintures  décoratives  des  arcs  de 
triomphe  élevés  dans  la  rue  Saint-Antoine,  pour  l'entrée  à 
Paris  de  l'empereur  Charles-Quint  (ler  janvier  i54o);  c'est  la 
première  fois  que  Jean  Cousin  apparaît  comme  exécutant  des 
ouvrages  à  la  demande  de  François  lers. 

D'un  acte  notarié  découvert  par  M.  Germain  Bapst,  il  résulte 
que  François  Clouet  fut  chargé  d'organiser  les  funérailles  de 
François  1er*. 

M.  Louis  Caillet  a  choisi,  parmi  les  documents  légués  à  la 
bibliothèque  de  Lyon  par  l'amateur  Morin-Pons,  et  publié 
des  Lettres  de  princes  et  princesses  appartenant  à  la  maison  de 
Savoie  (XVI^,  XVIJe  et  XVIIh  siècles)^.  A  noter,  pour  l'his- 
toire du  xvi=  siècle,  des  lettres  inédites  de  Marguerite  de  F^rance, 
du  duc  Emmanuel-Philibert,  de  l'infante  Catherine,  de  Mar- 
guerite de  Savoie  et  du  bâtard  Jacques. 

M.  Alph.  Boulé  a  consacré  une  brochure  de  72  pages  à  une 

1.  Cf.  l'article  du  comte  P.  Durrieu,  dans  la  Revue  de  l'Art,ancien 
et  moderne,  10  avril  191 3. 

2.  Màcon,  Protat,  igiS,  gr.  in-8°,  cxx-465  p. 

3.  Soc.  des  Antiquaires  de  France,  20  novembre  1912. 

4.  Soc.  des  Antiquaires  de  France,  29  janvier  191 3. 

5.  Correspondance  historique  et  archéologique,  janv.-mars  1913. 


264  CHRONIQUES. 


«  étude  historique  »  sur  Catherine  de  Médicis  et  Coligny^.  La 
méthode  et  les  intentions  de  l'auteur  ne  relèvent  pas  de  la  cri- 
tique érudite. 

Rouen  fut  le  théâtre,  en  mars  i564,  d'un  conflit  violent  entre 
le  peuple  catholique  et  les  protestants,  dont  s'inquiéta  fort  la 
reine-mère  et  qui  faillit  compromettre  la  grande  pacification 
entreprise  par  le  gouvernement  royal.  Au  moyen  de  pièces 
tirées  des  archives  du  Parlement  de  Normandie,  M.  E.  Le  Pas- 
QUiER  a  établi  un  récit  nouveau  de  cette  affaire 2.  —  M.  Vincent 
a  présenté,  devant  la  Faculté  des  lettres  de  Rennes,  un 
mémoire  sur  Le  protestantisme  en  Haute-Bretagne  dans  la 
seconde  moitié  du  XVI'^  siècle.  —  Enfin,  M.  J.-L.  Rigal  a  publié 
les  Mémoires  d'un  calviniste  de  Millau^,  où  sont  enregistrés  les 
mouvements  de  la  vie  locale  pendant  les  guerres  de  religion. 

M.  P.  DE  Cenival,  qui  étudie  depuis  plusieurs  années  l'his- 
toire du  duc  l'Anjou,  le  futur  Henri  III,  a  signalé  Un  récit 
inédit  de  la  troisième  guerre  de  religion'';  il  s'agit  du  Discours 
sommaire  contenu  dans  les  manuscrits  fr.  25oi5  et  fr.  SySS  de 
la  Bibliothèque  nationale  et  dont  l'auteur  est  Jules' Gassot. 
—  On  attendait  avec  impatience  l'édition  de  VHistoire  de  la 
Ligue,  œuvre  inédite  d'un  contemporain,  qu'avait  découverte 
M.  Charles  Valois.  Le  premier  volume  (1574-1589),  qui  vient 
de  paraître,  sous  les  auspices  de  la  Société  de  l'Histoire  de 
France,  est  très  intéressant,  tant  par  le  texte  que  par  l'annota- 
tion sobre  et  topique^. 

M.  Albert  Mousset,  à  qui  l'on  doit  déjà  la  publication  des 
dépêches  du  s»"  de  Longlée,  résident  de  France  en  Espagne 
sous  Henri  III,  examine,  dans  une  nouvelle  étude,  d'après  les 
documents  des  Archives  nationales  et  des  Archives  de  Siman- 
cas,  Les  droits  de  l'infante  Isabelle-Claire-Eugénie  à  la  cou- 
ronne de  France;  en  appendice,  deux  pièces  in  extenso  tirées 
du  fonds  Estado^. 

Nous  avons  rendu  compte,  dans  le  dernier  bulletin,  du  bon 

1.  Paris,  Champion,  igiS,  in-8°,  72  p. 

2.  Bull,  de  la  Soc.  de  Vliist.  du  protestantisme  français ,  septembre- 
octobre  1913. 

3.  Archives  Iiistori^iies  du  Rouergue,  t.  II. 

4.  Mélanges  de  l'École  de  Rome,  t.  XXXIII,  fasc.  3. 

5.  Paris,  Laurens,  1914,  in-8°,  xlv-3o4  p. 

6.  Bulletin  hispanique,  janvier-mars  1914- 


CHRONIQUES.  205 


livre  de  M.  l'abbé  Pasquier  sur  René  Benoist,  le  pape  des 
Halles.  M.  L.  Hogu,  s'occupant  de  répitaphe  de  ce  dernier, 
montre  que  les  deux  lignes  de  grec  qu'on  y  lisait  appartiennent 
au  poète  Alexandrin  Callimaque'.  A  noter  enfin  le  recueil 
publié  par  M.  H.  de  Terrkbasse,  Correspondance  de  MM.  de 
Dismieu,  gentilshommes  dauphinois  ( 1 568-i y  1 3)^. 

Histoire  des  institutions  et  du  droit.  —  Dans  le  premier 
volume  de  sa  grande  Histoire  du  Parlement  de  Paris^,  M.  Ed. 
Maugis  a  consacré  des  chapitres  nourris  aux  règnes  des  cinq 
derniers  Valois.  Parmi  tant  de  livres  qui  traitent  le  même 
sujet,  celui-ci  vaut  surtout  par  le  dépouillement  complet  et 
vraiment  méritoire  qu'a  fait  l'auteur  des  registres  conservés 
aux  Archives  nationales. 

M.  Gabriel  Pérouse,  archiviste  de  la  Savoie,  apporte  dans 
ses  études  d'histoire  locale  beaucoup  d'initiative  et  d'origina- 
lité. Peu  soucieux  des  «  curiosités  «  et  des  anecdotes,  il 
recherche  parmi  les  documents  la  vie  profonde  et  Journalière 
des  groupes  humains  d'autrefois.  L'étude  qu'il  a  publiée  sur 
Les  usages  et  le  droit  privé  en  Savoie  au  milieu  du  XVI^  siècle^, 
d'après  les  minutes  des  notaires  de  Chambéry  déposées  aux 
archives  départementales,  atteste  cette  tendance  heureuse  de 
son  érudition.  Le  livre  comprend  un  chapitre  sur  la  famille,  un 
autre  sur  la  terre,  un  troisième  sur  la  propriété  urbaine,  les 
métiers,  le  commerce  de  l'argent;  en  outre,  quatre-vingt-treize 
pièces  justificatives,  une  table  et  un  glossaire. 

Aux  nombreux  ouvrages  concernant  l'histoire  du  notariat, 
il  faut  ajouter  l'étude  de  M.  J.  Gaston,  La  communauté  des 
notaires  de  Bordeaux  ( iS^o-ijgi )^\ 

Histoire  des  mœurs.  —  M.  G.  Loisel  a  écrit,  en  trois 
volumes,  une  Histoire  des  ménageries  de  l'antiquité  à  nos 
jours''.  C'est  un  ouvrage  très  sérieux,  heureusement  conçu  et 

1.  Extr.  de  la  Revue  de  l'Anjou,  igiS,  8  p. 

2.  Lyon-Paris,  igi'i,  in-8°,  xxvii-734  p. 

3.  Paris,  1913,  in-8°,  xxvii-734  p. 

4.  Chambéry,  191 3,  in-8°,  327  p.  Extr.  des  Mémoires  de  l'Académie 
de  Savoie. 

5.  Bordeaux,  1913,  in-8°. 

6.  Paris,  1912,  3  vol.  in-8°. 


206  CHRONIQUES. 


plein  de  nouveautés.  Le  tome  I^""  expose  les  recherches  de  l'au- 
teur touchant  l'Antiquité,  le  Moyen  âge  et  la  Renaissance. 

On  sait  déjà  beaucoup  de  choses  précises  sur  l'invasion  paci- 
fique de  la  France  par  les  étrangers  au  xvi«  siècle.  Peut-être 
conviendrait-il  d'étudier  maintenant,  non  plus  seulement  le 
phénomène  de  l'immigration,  mais  celui  de  l'adaptation  de 
tels  éléments  aux  divers  milieux  qui  les  reçurent.  Dans  cet 
ordre  de  faits,  M.  J.  Mathorez  a  observé  Les  Italiens  et  l'opinion 
française  à  la  fin  du  XVh  siècle,  il  a  montré  l'hostilité  du 
peuple  à  l'égard  des  immigrés,  qui  étaient  la  plupart  des  finan- 


GÉOGRAPHiE  ET  HISTOIRE  ÉCONOMIQUE.  —  L.  von  Pastor  avait 
publié,  en  iSgS,  le  texte  original  du  journal  qu'Antonio  de 
Beatis,  secrétaire  du  cardinal  d'Aragon,  rédigea  pendant  le 
voyage  de  son  maître  à  travers  l'Europe  occidentale.  M"«  Havard 
DE  La  Montagne  vient  d'en  donner  une  traduction  française, 
qu'accompagne  une  préface  de  M.  Henry  Cochin,  sous  ce 
titre  :  Voyage  du  cardinal  d'Aragon  en  Allemagne,  Hollande, 
Belgique,  France  et  Italie  ( i5 ij-i5i8)'^..K\ns\  se  trouve  mise 
à  la  portée  de  tous  une  lecture  attrayante  et  doucement  ins- 
tructive. —  C'est  une  œuvre  analogue  qu'a  réalisée,  avec  beau- 
coup d'érudition,  M.  Paul  Courteault  en  traduisant  et  com- 
mentant les  passages  qui  intéressent  le  Bordelais  dans  la  Relation 
écrite,  en  i528,  par  le  Vénitien  Andréa  Navagero,  à  son  retour 
d'Espagne 3.  —  Lorsque  l'on  considère  l'intérêt  de  tels  docu- 
ments et  que  l'on  pense  aux  nombreux  textes  de  même  nature, 
qui  restent  inédits  dans  les  diverses  archives  de  l'Europe,  on 
se  prend  à  rêver  d'un  Corpus  qui  réunirait,  groupés  par  régions, 
tous  les  matériaux  de  la  géographie  historique  de  notre  pays. 
11  serait  facile  d'organiser,  avec  le  concours  de  nos  «  missions  » 
et  .de  nos  «  écoles  »  scientifiques,  une  entreprise  collective, 
dont  les  résultats,  même  incomplets,  renouvelleraient  totale- 
ment, on  peut  l'affirmer,  notre  vision  de  l'ancienne  France.  La 
collection  des  dictionnaires  topographiques  des  départements, 

i.  Bulletin  du  bibliophile,  mars-avril  1914. 

2.  Paris,  Perrin,  igiS,  in-S",  xxx-32i  p. 

3.  Revue  historique  de  Bordeaux  et  du  département  de  la  Gironde, 
septembre-octobre  igiS. 


CHRONIQUES.  267 


faite  par  et  pour  les  linguistes,  est  presque  sans  utilité  pour  les 
historiens. 

Les  foires  de  la  Renaissance  ont  été  l'objet  de  nombreux 
travaux.  M.  Marc  Brésard,  après  tant  d'autres,  a  étudié  Les 
foires  de  Lyon  aux  XV^  et  XV!"^  siècles*  dans  un  livre  solide- 
ment construit  sur  des  pièces  desArchivescommunalesde  Lyon. 
M.  Brésard,  suivant  la  plupart  de  ses  devanciers,  malgré  qu'il 
en  ait,  a  considéré  les  foires  purement  comme  une  «  institu- 
tion »,  dont  il  expose  le  mécanisme  et  les  agents.  Sans  négli- 
ger l'importance  des  recherches  ainsi  conduites,  on  peut 
souhaiter  qu'un  historien  ose  mener  une  enquête  à  la  fois  plus 
profonde  et  plus  large  sur  la  «  civilisation  »  créée  par  telles 
foires  ou  tel  groupe  de  foires;  il  y  a  tant  à  écrire  touchant  les 
routes  d'influences,  l'esprit  et  les  moeurs  des  marchands,  les 
idées  qu'ils  ont  colportées,  leur  rôle  intellectuel,  politique  et 
social,  etc. 

Avec  son  livre  sur  Les  corsaires  dunkerquois'^,  M.  H.  Malo 
nous  a  servi  un  véritable  régal.  On  y  trouve,  à  chaque  page,  la 
vie  -et  la  couleur,  tirées  habilement,  sans  procédé  artificiel, 
des  matériaux  mêmes  de  l'histoire.  Les  péripéties  de  la  guerre 
de  course  et  les  vicissitudes  du  port  de  Dunkerque  sous  la 
domination  espagnole  sont  présentées  avec  autant  de  fidélité 
que  d'agrément. 

M.  Hector  Garneau  publie  une  5e  édition,  revue  et  annotée, 
de  Y  Histoire  du  Canada  de  F.-X.  Garneau,  son  grand-père  3. 
Des  références,  des  notes  bibliographiques  et  des  appendices 
considérables  rajeunissent  l'ouvrage  et  en  font  un  instrument 
fort  utile. 

Numismatique.  —  M.  F.  Mazerolle  s'est  occupé  de  Marc 
Béchot,  le  premier  tailleur  général  des  monnaies,  de  1547  ^ 
1557.  Les  documents,  découverts  par  M.  G.  Bapst,  prouvent 
que  Béchot  était,  en  outre,  sculpteur,  qu'il  travaillait  le  marbre, 
l'albâtre,  l'or,  l'argent  et  la  terre  ''. 

La  brève  étude  de  M.  Roger  Picard  sur  Les  mutations  des 


1.  Paris,  Picard,  1914,  in-8°,  vni-386  p.,  illustrations. 

2.  T.  I  :  Des  origines  à  161S2.  Paris,  1912,  in-8%  461  p. 

3.  T.  I"  :  (i 534-1744}.  Paris,  Alcan,  igiS,  in-8°,  Lv-607  p. 

4.  Soc.  des  Antiquaires  de  France,  5  mars  igiS. 


268  CHRONIQUES. 


m'onnaies  et  la  doctrine  économique,  du  XF/e  siècle  à  la  Révo- 
lution*, n'est  qu'un  résumé  de  seconde  main  sans  recherches 
originales. 

Le  commandant  A.  Babut  a  publié  un  travail  sur  les  Ateliers 
monétaires  des  rois  de  France  à  Chambéry  et  à  Turin  au 
XF/e  siècle  ( i536-i55gp. 

Portraits.  —  C'est  une  charmante  collection  qu'a  réunie 
Mme  Louise  Roblot-Delondre  dans  son  beau  volume,  Portraits 
d'infantes  fXVIc siècle)^.  On  salue,  au  passage,  parmi  des  figures 
étrangères,  les  traits  familiers  de  quelque  princesse  de  France. 
Les  commentaires  de  M^e  Roblot  sont  bien  informés  et  gra- 
cieux. 

The  Burlingthon  magapne*  contient  un  article  de  M.  L. 
DiMiER  sur  l'iconographie  de  Diane  de  Poitiers  et  en  particu- 
lier sur  un  portrait  idéalisé  de  la  favorite,  conservé  dans  la 
collection  du  comte  Spencer  à  Althorp  et  qu'il  faudrait  rap- 
procher d'un  crayon  de  i56o  (Musée  Gondé). 

Monuments  de  la  Renaissance.  —  Le  21  mai  igiS,  M.  L. 
DiMiER  entretenait  la  Société  des  Antiquaires  de  France  d'une 
cheminée  du  château  de  Fontainebleau,  connue  sous  le  nom 
de  Belle  Cheminée,  dont  les  divers  éléments  ont  été  dispersés 
dans  plusieurs  salles  de  ce  château  et  au  musée  du  Louvre; 
il  montrait  qu'on  avait  attribué  par  erreur  à  cette  cheminée 
des  morceaux  qui  proviennent  d'une  autre  cheminée  exécutée 
par  Pierre  Bontemps  pour  la  chambre  de  Henri  IL  —  Devant 
la  même  Société,  M.  Maurice  Roy  s'est  occupé,  lui  aussi,  de 
Fontainebleau  à  plusieurs  reprises.  Le  11  juin  igiS,  il  a  com- 
muniqué une  étude  sur  la  décoration  en  menuiserie  de  la  gale- 
rie François  1er-  cette  décoration  comprenait  des  panneaux, 
des  lambris,  divers  sièges  et  un  parquet  très  orné;  les  lambris 
qui  existent  encore  en  partie  furent  exécutés,  comme  le  prouve 
un  marché  passé  le  2  avril  iSSg,  par  l'artiste  italien  Francisque 


1.  Paris,  Geuthner,  1912,  in-8°,  25  p.  Extr.  de  la  Revue  d'hist.  des 
doctrines  économiques  et  sociales. 

2.  Genève,  1912,  in-8°. 

3.  Paris  et  Bruxelles,  van  Œst,  igiS,  in-4%  237  p.,  76  pi. 

4.  Novembre  1913. 


CHRONIQUES.  269 


Siber  de  Carpi.  —  Dans  les  séances  du  mois  de  mars  1914, 
M.  Roy,  à  l'aide  de  documents  tirés  de  minutes  de  notaires 
parisiens,  a  décrit  le  nouveau  logis  de  Henri  II  à  P'ontainebleau 
et  prouvé  que  la  chapelle  de  la  Trinité  ne  datait  pas  du  règne 
de  François  I^r,  mais  qu'elle  avait  été  construite  par  Philibert 
de  Lorme  sur  les  fondations  de  l'ancienne  église  des  Mathu- 
rins. 

Les  14  et  21  février  1912,  M.  Roy  a  retracé,  devant  la  Société 
des  Antiquaires,  l'histoire  de  l'achèvement  de  la  Sainte-Chapelle 
de  Vincennes  par  Philibert  de  Lorme  sous  Henri  II. 

D'après  un  manuscrit  conservé  aux  Archives  départemen- 
tales du  Calvados,  M.  F.  de  Mallevoûe  a  publié  les  devises 
dont  Sully  voulut  orner  son  hôtel  de  VArsenalK 

M.  L.  MiROT  s'est  occupé  de  l'hôtel  (TÉtampes,  rue  Saint- 
Antoine,  qui  fut  adjugé,  en  1544,  à  Diane  de  Poitiers 2. 

MM.  Germain  Bapst  et  Maurice  Roy,  étudiant  la  construc- 
tion du  château  de  Vallery  en  Sénonais,  résidence  fameuse  du 
maréchal  de  Saint-André  puis  du  prince  de  Condé,  ont  prouvé 
que  l'architecte  de  cette  demeure  fut  Pierre  Lescot.  —  M.  Mau- 
rice Prou  a  publié  la  photographie  d'un  meuble  provenant  de 
Vallery  et  qui  appartint  peut-être  au  maréchal  de  Saint-André'. 

Depuis  longtemps,  il  est  question  de  restaurer  Vhôtel  de 
Gadagne  à  Lyon  et  d'y  installer  un  musée  d'histoire  locale. 
On  dit  que  le  projet  se  réalisera  bientôt.  Ce  serait  une  occasion 
pour  les  visiteurs  de  flâner  à  travers  les  quartiers  Saint-Jean 
et  Saint-Paul,  pleins  de  souvenirs  et  de  reliques  du  xvi^  siècle. 

Un  décret  de  mars  1914  a  autorisé  l'État  à  accepter  la  dona- 
tion que  lui  a  faite  M.  Bompard,  ambassadeur,  de  V Auberge 
de  France  à  Rhodes.  Cette  demeure,  la  plus  belle  des  anciens 
chevaliers,  date  de  1480;  elle  porte  sur  sa  façade  les  armes  de 
Pierre  d'Aubusson,  avec  la  devise  :  Montjoie  Saint-Denis! 

Les  derniers  travaux  exécutés  à  Rome,  sous  la  direction  de 
M.  Giacomo  Boni,  ont  mis  au  jour,  dans  les  anciens  Orti  Far- 
nesiani  du  Palatin,  les  restes  de  constructions  que  fit  élever, 
d'après  les  plans  de  Michel-Ange,  le  cardinal  Alexandre  Far- 


1.  Bull,  de  la  Soc.  de  l'hist.  de  Paris  et  de  l'Ile-de-France,  t.  XL 
(1913),  5°  livr. 

2.  Soc.  des  Antiquaires  de  France,  19  mars  igi3. 

3.  Ibid.,  17  janvier  1912. 


270  CHRONIQUES. 


nèsc,  au  bas  du  palais  de  Domitien.  Les  jardins  du  Palatin 
furent  aménagés  par  le  cardinal  Alexandre  grâce  aux  ressources 
énormes  qu'il  tirait  des  abbayes  de  France.  On  sait  que  Napo- 
léon III  eut  l'idée,  un  moment,  d'installer  dans  ces  jardins 
l'École  qui  est  aujourd'hui  au  Palais  Farnèse.  Nous  revien- 
drons sur  ce  sujet  à  propos  du  livre  que  vient  de  publier 
M.  l"'crdinand  de  Navenne. 

Peintres  et  sculpteurs.  —  M.  H.  Omont  a  communiqué  à 
l'Académie  des  inscriptions'  un  document  nouveau  pour  la 
biographie  de  Jean  Boiirdichon,  peintre  des  Heures  d'Anne  de 
Bretagne;  ce  sont  des  lettres  patentes  de  Louis  XII,  adressées 
aux  trésoriers  de  France  et  relatives  au  payement,  en  1498,  de 
3oo  livres  tournois,  acompte  sur  une  somme  de  1,000  livres  que 
Charles  VIII  avait  précédemment  données  à  l'artiste  pour 
marier  sa  fille.  —  M.  de  Mély  a  présenté  à  la  Société  des  Anti- 
quaires 2  un  portrait  de  saint  François  de  Paule,  gravé  par 
Masne  au  xviie  siècle  d'après  l'original  peint  pour  Louis  XII 
par  Bourdichon  en  iSoy  et  envoyé  plus  tard  à  Léon  X.  Ce 
tableau  est  vraisemblablement  au  Vatican,  et  M.  de  Mély  fait 
appel  aux  chercheurs  pour  l'y  découvrir. 

M.  Claude  Cochin  a  étudié,  en  collaboration  avec  M.  Max 
Bruchet,  archiviste  du  Nord,  une  série  de  documents  inédits 
trouvés  dans  les  papiers  de  Marguerite  d'Autriche,  et  notam- 
ment une  lettre  datée  du  28  mai  i5i2,par  laquelle  le  sculpteur 
Michel  Colombe  s'excuse  d'avoir  retardé  l'exécution  du  tom- 
beau de  Philippe  de  Savoie,  destiné  à  l'église  de  Brou  :  «  Je 
suis  après,  écrit-il  à  Marguerite,  pour  fournir  les  dix  Vertus 
qui  sont  à  l'entour;  mais  j'ai  été  malade  et  suis  avec  vieillesse 
qui  me  tient  compagnie  3.  » 

M.  L.  DiMiER  s'est  occupé  d'une  statue  d'Hercule  en  argent, 
commandée  à  Benvenuto  Cellini  par  François  !«••  pour  l'entrée 
de  Charles-Quint  à  Paris,  le  \"  janvier  1540^ 

A  l'assemblée  générale  de  la  Société  de  l'histoire  de  France, 
tenue  le  6  mai  iqi3,  M.  Maurice  Roy  a  fait  une  lecture  sur  la 
disgrâce  de  Philibert  de  Lorme  en  i55g. 


1.  Séance  du  27  décembre  1912. 

2.  9  avril  igiS. 

3.  Acad.  des  inscriptions,  21  novembre  iQiS. 

4.  Soc.  des  Antiquaires,  28  janvier  igiS. 


CHRONIQUES.  27 1 


Armures.  —  M.  Gh.  Buttin  a  signalé  ^  une  armure  de 
Henri  II  qui  appartient  au  duc  de  Saxe-Weimar  (à  la  Wart- 
burg)  :  «  Cette  armure  a  img-i,  elle  est  complète.  Elle  aurait 
été  donnée  par  la  cour  de  France  à  celle  de  Saxe,  en  i55i, 
comme  souvenir.  On  possède  trois  armures  de  Henri  II,  l'une 
au  Louvre,  l'autre  au  Musée  d'artillerie  et  enfin  celle-ci;  elles 
représentent  trois  époques  du  règne  de  ce  prince.  Les  décora- 
tions prouvent  que  l'art  français  était  loin  d'être  inférieur  aux 
arts  allemand  et  italien  de  cette  époque.  » 

Lorsque  S.  M.  Alphonse  XII,  roi  d'Espagne,  de  passage  à 
Paris,  visita  le  Musée  de  l'Armée,  il  remarqua  quelques  pièces 
—  un  chanfrein,  deux  rondelles  et  deux  cubitières  —  d'une 
armure  de  Philippe  II,  qui  était  conservée  incomplète  à  VAr- 
meria  real  de  Madrid.  Le  11  janvier  1914,  un  décret  présiden- 
tiel prescrivit  le  dépôt  de  ces  pièces  à  ladite  Armeria.  Une  loi 
étant  nécessaire  pour  distraire  d'un  musée  national  un  objet 
classé,  le  décret,  rendu  sur  la  proposition  du  ministre  de  la 
Guerre,  précisait  que  ces  pièces  seraient  errvoyées  à  Madrid 
«  à  titre  de  dépôt  »,  mais  qu'elles  resteraient  «  propriété  de  la 
France  ».  Le  14  janvier,  M.  Gh.  Buttin  faisait  une  communica- 
tion à  la  Société  des  Antiquaires  où  il  montrait  l'importance 
et  la  valeur  des  pièces  dont  le  Musée  de  l'Armée  allait  se  des- 
saisir. Dans  les  premiers  jours  de  février,  les  membres  du 
Comité  de  perfectionnement  de  ce  Musée,  qui  n'appartiennent 
ni  à  l'administration  ni  à  l'armée,  adressèrent  au  ministre  de  la 
Guerre  une  lettre  attirant  son  attention  sur  les  conséquences 
que  pourrait  avoir,  pour  l'avenir  du  Musée,  la  cession  à  ÏAr- 
meria  du  chanfrein,  des  rondelles  et  des  cubitières.  Au  mois 
de  mars,  M.  E.  Constant,  député,  déposa  sur  le  bureau  de  la 
Chambre  une  proposition  de  loi,  dont  l'article  essentiel  était 
ainsi  formulé  :  «  Le  ministre  des  Affaires  étrangères  est  autorisé 
à  offrir  au  gouvernement  espagnol  le  chanfrein  et  les  pièces 
accessoires  de  l'armure  de  Philippe  II,  actuellement  conservés 
au  Musée  de  l'Armée.  »  Cette  proposition  fut  votée  à  mains 
levées.  Enfin,  le  2  avril,  le  Sénat,  après  avoir  entendu  le 
ministre  de  l'Instruction  publique,  qui  précisa  qu'il  ne  s'agis- 
sait plus  d'un  dépôt,  mais  d'une  aliénation,  et  M.  Delahaye  qui 
protesta  contre  cette  aliénation,  adopta  le  projet  déjà  voté  par 
la  Chambre. 


I.  Soc.  des  Antiquaires,  19  juin  1912. 


272  CHRONIQUES. 


Cette  armure*  fut  exécutée  à  Augsbourg,  pendant  les  années 
i549  ^^  i35o,  par  l'armurier  Desiderius  Colman  et  son  aide, 
l'orfèvre  allemand  Jorg  Sigman,  pour  Philippe,  alors  duc  de 
Milan  et  prince  héritier  d'Espagne.  Le  père  et  le  grand-père 
de  Desiderius  Colman  avaient  été  déjà  les  plattners  préférés  de 
Maximilien  et  de  Charles-Quint.  Colman  travailla  très  proba- 
blement sur  un  modèle  fourni  par  Diego  de  Arroyo,  peintre 
attitré  de  Philippe  venu  avec  lui  à  Augsbourg.  L'ensemble  des 
pièces  fut  payé  trois  mille  écus  d'or. 

Lucien  Romier. 


CHRONIQUE  RABELAISIENNE. 

Société  des  Etudes  rabelaisiennes.  —  La  Société  s'est 
réunie,  le  17  juin  1914,  à  cinq  heures,  dans  l'Ecole  des  Hautes- 
Études,  sous  la  présidence  de  M.  Abel  Lefranc.  Assistaient  à 
la  séance  :  MM.  Jean  Baffier,  le  comte  Baguenault  de  Puchesse, 
Joseph  Bédier,  Mme  l.  Bordes,  MM.  Jacques  Boulenger,  Paul 
Bruzon,  Buffard,  Casanova,  Henri  Clouzot,  P.  Couturier, 
P.  Dorveaux,  Du  Bos,  Lionel  Laroze,  Abel  Lefranc,  G.  Len- 
seigne,  Louis  Loviot,  Paul  Menget,  Joseph  Orsier- Suarès, 
J.  Porcher,  Lucien  Romier,  L.  Sainéan ,  M^e  c.  Salomé, 
M.  V.  de  Swarte. 

Le  président  remercie  l'auditoire  très  nombreux  qui  est 
venu  assister  à  la  séance.  Il  retrace  les  épisodes  de  son  voyage 
en  Amérique  et  de  ses  cours  à  l'Université  de  Chicago,  où  le 
nom  de  Rabelais  a  été  fréquemment  prononcé.  Plusieurs  étu- 
diants projettent  des  recherches  de  syntaxe  ou  autres  sur  Rabe- 
lais et  son  œuvre.  Nos  publications  sont  fort  connues  et  appré- 
ciées ;  notre  Revue  et  notre  édition  figurent  dans  beaucoup  de 
bibliothèques,  et  à  Harvard,  à  Madison  comme  à  Chicago. 
L'œuvre  de  l'Alliance  française,  dans  les  grandes  villes  et 
même  les  petites,  prépare  des  auditoires  nombreux  et  très 
favorables  à  la  langue  et  à  la  littérature  françaises. 

I.  Cf.  Ch.  Buttin,  L'armure  et  le  chanfrein  de  Philippe  II  {Revue 
de  l'art  ancien  et  moderne,  10  mars  1914). 


CHRONIQUES.  273 


M.  Lefranc  attire  ensuite  l'attention  de  la  Société  sur  l'uti- 
lité qu'il  y  aurait  à  entreprendre  l'examen  de  la  question  du 
Cinquième  Livre.  Est-il  apocryphe?  C'est  l'opinion  la  plus 
répandue  à  cette  heure.  Il  y  aurait  probablement  à  revenir  sur 
ce  jugement.  Les  témoignages  que  l'on  invoque  contre  l'au- 
thenticité sont  vagues.  D'autre  part,  il  est  remarquable  que 
l'auteur  du  Cinquième  Livre  ait  si  bien  poursuivi  le  plan  de 
Rabelais  et  achevé  cette  navigation  de  Pantagruel  qui  ne 
répondait  plus  à  des  préoccupations  si  vives  en  1 562-1 564 
qu'en  i55o  environ  et  en  lui  conservant  son  caractère.  Enfin, 
M.  Lefranc  rappelle  les  résultats  auxquels  a  été  amené  son 
collaborateur  dans  l'Introduction  à  Vlsle  sonante. 

M.  Jacques  Boulenger  fait  observer  qu'il  y  aurait  lieu  d'exa- 
miner critiquement  et  de  comparer  le  texte  de  Vlsle  sonante, 
celui  de  l'édition  de  1564  et  celui  du  manuscrit  qui  forment 
trois  rédactions  différentes.  Il  incline  à  croire  que  le  Cin- 
quième Livre  a  été  fait  au  moyen  des  papiers  de  Rabelais; 
qu'il  se  compose  de  morceaux  achevés,  de  traductions  et 
d'ébauches  que  quelque  auteur,  peut-être  «  l'écolier  de  Va- 
lence »,  aura  mis  au  point  et  complétés. 

M.  Joseph  Bédier  remarque  qu'en  somme  c'est  aux  parti- 
sans de  l'inauthenticité  du  Cinquième  Livre  d'établir  leur  opi- 
nion. On  peut  contester  l'authenticité  de  tout  ouvrage,  quel 
qu'il  soit;  mais,  en  bonne  méthode,  on  ne  peut  considérer  un 
texte  comme  apocryphe  que  sur  de  bonnes  raisons.  Si  dans  le 
Cinquième  Livre  on  retrouve  les  préoccupations  secrètes  de 
Rabelais  au  sujet  de  la  géographie,  la  question  lui  paraît 
tranchée. 

Le  Rabelaisien  passionné.  —  C'est  à  M.  Abel  Lefranc  que 
M.  Élie-Joseph  Bois  décerne  ce  titre  dans  un  article  du  Temps 
du  29  décembre  igiS,  tout  ardent  de  fièvre  rabelaisienne.  Nous 
en  détachons  quelques  confidences  de  notre  président  sur  les 
origines  de  son  culte  pour  Rabelais  : 

Ma  grand'mère,  me  dit-il,  qui  était  originaire  du  Valois  (elle  était 
la  compatriote  de  Dumas  père,  qu'elle  a  beaucoup  connu)  et  qui  a 
vécu  jusqu'à  quatre-vingt-six  ans,  avait  un  culte  pour  les  légendes 
et  les  vieilles  chansons,  et  elle  a  certainement  contribué  à  me  l'ins- 
pirer. Un  jour,  il  y  eut  une  cavalcade  à  Noyon  et  dans  cette  caval- 
cade un  char  de  Gargantua.  J'avais  alors  cinq  ou  six  ans.  Ce  char 
fit  sur  moi  une  impression  extraordinaire  qui  a  duré  bien  long- 


274  CHRONIQUES. 


temps,  puisque,  après  quarante-cinq  ans  écoulés,  je  le  revois  encore 
devant  mes  yeux,  alors  que  j'ai  oublié  toutes  les  autres  splendeurs 
de  la  fête.  Je  demandai  à  ma  mère  qui  était  le  géant  Gargantua. 
Ma  mère,  qui  par  la  sienne  avait  quelque  teinture  de  ces  choses, 
me  raconta  brièvement  la  légende  de  Gargantua,  grand  mangeur  et 
grand  buveur.  Le  récit  me  frappa  singulièrement  et  n'est  jamais 
sorti  de  ma. mémoire. 

En  fouillant  les  papiers  de  Noyon,  j'avais  trouvé  d'abondants  docu- 
ments sur  la  Réforme  et  sur  Calvin.  Je  fis  un  livre  sur  la  jeunesse 
du  grand  Réformateur.  J'allai  le  porter  à  Renan  qui  était  adminis- 
trateur du  Collège  de  France. 

—  Cherchez  donc,  me  conseilla-t-il,  les  origines  du  Collège  de 
France. 

C'est  ce  que  je  fis.  Et  je  m'ancrai  davantage  dans  le  xvi'  siècle. 
Chemin  faisant,  je  m'arrêtai  à  Marguerite  de  Navarre. 

Ainsi  tous  mes  travaux  s'enchaînaient,  les  uns  amenant  Toccasion 
des  autres,  et  qu'il  s'agît  des  uns  ou  des  autres,  au  détour,  je  ren- 
contrais sans  cesse  Rabelais  qui  était  devenu  l'objet  de  mes  préfé- 
rences. Aussi  quand  en  igoi  je  fus  nommé  maître  de  conférences  à 
l'Ecole  des  Hautes-Etudes,  la  période  d'incubation  était  terminée, 
je  pris  Rabelais  comme  sujet  principal  de  mon  cours.  'Vous  savez 
la  suite  :  la  fondation  de  la  Société  d'études  rabelaisiennes,  etc.. 
Si  bien  que  je  puis  dire,  sans  forcer  la  note  et  sans  renier  les 
influences  qui  s'exercèrent  sur  mon  esprit,  que  c'est  Calvin  qui  me 
conduisit  à  Rabelais,  et  que  Rabelais  m'ensorcela.  Il  m'est  arrivé 
de  lui  faire  des  infidélités  passagères,  mais  c'est  à  lui  que  je  reviens 
toujours  avec  une  sorte  d'amour. 

—  Qui  n'est  pas  mal  placé. 

—  Je  crois... 

—  Et  votre  bonheur  est  de  faire  des  rabelaisiens...  . 

—  C'est  ma  faiblesse. 


Rabelais  en  Amérique.  —  M.  Abel  Lefranc  a  fait,  durant 
rhiver  1913-1914,  des  cours  à  l'Université  de  Chicago,  en  qua- 
lité d'  «  exchange  professer  ».  Une  des  séries  de  leçons  profes- 
sées par  notre  président  et  réservées  aux  étudiants  portait  sur 
Rabelais  et  sur  l'explication  de  fragments  de  ses  difTérentes 
œuvres,  M.  Lefranc  a  fait  un  exposé  de  la  biographie  de  l'au- 
teur du  Pantagruel  et  des  principales  questions  soulevées  par 
ses  ouvrages.  Il  a  donné,  en  outre,  un  certain  nombre  de 
conférences  sur  le  grand  Tourangeau  à  Chicago,  New-York, 
Boston,  Greemvich,  et  aux  Universités  de  Madison,  Johns 
Hopkins,  etc. 


CHRONIQUES.  276 


Notre  Bibliothèque,  —  Notre  confrère  M.  J.  Mathorez 
nous  a  remis  quelques  intéressantes  études  dont  il  est  l'au- 
teur :  Un  apologiste  de  Vaillance  franco-turque  au  XVh  siècle, 
François  Sagon  (Paris,  Leclerc,  191 3,  in-S»,  20  p.;  extrait  du 
Bulletin  du  Bibliophile). —  Notes  sur  les  origines  et  la  formation 
de  la  population  de  Nantes  (Nantes,  impr.  A.  Dugas,  igiS,  in-S», 
26  p.;  extrait  du  Bulletin  de  la  Société  archéologique  de  Nantes 
et  de  la  Loire- Inférieure).  —  Les  Italiens  à  Nantes  et  dans  le 
pays  jianfa/5  (Bordeaux,  Féret;  Paris,  Fontemoing,  igiS,  in-S», 
32  p.;  extrait  du  Bulletin  italien).  —  A  propos  d'une  campagne 
de  presse  contre  l'Espagne  (Paris,  Leclerc,  1913,  in-80,  41  p.; 
extrait  du  Bulletin  du  Bibliophile).  —  Julien  Guesdon,  poète 
angevin  et  ligueur  breton  (Paris,  Leclerc,  igiS,  in-8°,  18  p.; 
extrait  du  Bulletin  du  Bibliophile). 

Rabelais  et  Baptista  Mantuanus.  —  Revue  du  Seit^ième 
siècle,  vol.  I,  p.  633.  En  parcourant  l'édition  de  Baptista  Man- 
tuanus de  M.  Mustard,  j'avais  déjà  remarqué  les  rapproche- 
ments qu'il  a  signalés  avec  les  passages  de  Rabelais  (v.  3  et 
V.  3i).  Le  vers  Bardocucullatus,  etc.,  doit  être  la  source  de  «  bar- 
docucullez...  comme  une  allouette  sauvage  »,  mais  la  phrase  sur 
«  les  Lampyrides...  reluisans  lorsque  l'orge  vient  à  maturité  » 
doit  son  origine  à  Pline,  X'VIII,  26,  §  66  (25o)  «  signum  illius 
(hordei)  maturitati...  lucentes  vespere  per  arva  cicindelœ;  ita 
appellant  rustici  stellantis  volatus,  Graeci  vero  lampyridas  ». 
On  peut  observer  encore  une  correspondance  entre  :  «  Je  pen- 
sois  que  fussent,  non  Lanternes,  mais  poissons,  qui  de  la 
langue  Hamboyans,  hors  la  mer  fissent  feu  »  (v.  3i)  et  le  pas- 
sage de  Pline,  IX,  27,  §  43  (82)  :  «  Subit  in  summa  maris  piscis, 
ex  argumento  appellatus  lucerna,  linguaque  ignea  per  os 
exserta  tranquillis  noctibus  relucet.  » 

Rondelet  [de  pisc.  mar.,  X,  c.  8)  note  aussi  que  ce  poisson, 
qu'il  appelle  milvus,  «  a  nostris  quoque  lucerna  vocata,  quod 
noctu  splendeat.  »  Il  cite  Pline,  IX,  27,  et  Oppianus,  Halieu- 
tica,  lib.  I. 

Le  chapitre  est  inspiré  de  Lucien,  Vera  Historia,  I,  c.  29  : 
Tt£p\  éc-rtépav  àiptxôfxsOa  è;  Triv  Av)-/_v67ro),tv  xa),oy(iÉvr]v...  aTtoêâvTs;  8e  ouôlva 
àvQpcÔTtwv  e'jpO|jL£v,  XOyvo'jç  8à  TtoXXoù;  Ttcpiôcovraç  xal  èv  -qi  àyopà  xat  Tcepî 
xbv  ),c|X£va  ôiaTpîêovTaç. 

J'avais  noté  aussi  deux  autres  passages  en  Mantuanus  que 
Rabelais  peut  avoir  visés  : 


276  CHRONIQUES, 


1.  L.  III,  ch.  24  :  M  Epistemon  remonstroit  à  Panurge  com- 
ment la  voix  publique  estoit  tout  consummée  en  mocqueries 
de  son  desguisement,  et  luy  conseilloit  prendre  quelque  peu 
de  ellébore.  » 

Mantuanus,  Ed.,  II,  vers  58  : 

populo  jam  fabula  factus. 
Non  resipiscis  adhuc. 

2.  Mais  je  trouve  une  similarité  frappante  en  comparant  les 
passages  suivants  : 

«  Et  le  vieux  bonhomme  Grandgousier,  son  père,  qui  après 
souper  se  chauffe  à  un  beau  clair  et  grand  feu,  et  attendent 
graisler  les  chastaines,  escript  au  foyer  avec  un  baston  bruslé 
d'un  bout,  dont  on  escharbotte  le  feu,  faisant  à  sa  femme  et 
famille  de  beaulx  contes  du  temps  jadis.  »  (Gargantua,  ch.  28.) 

Tune  juvat  hibernos  noctu  vigilare  Décembres 
Ante  focum  et  cineri  ludos  inarare  bacille, 
Torrere  et  tepidis  tostas  operire  favillis 
Castaneas,  plenoque  sitim  restinguere  vitro 
Fabellasque  inter  nentes  ridere  puellas. 

(Mantuanus,  Ed.,  V,  vers  8i-5.) 

Les  Edogues,  dit  M.  iVIustard  dans  son  édition,  ont  été 
publiées  en  1498,  commentées  par  Badius  Ascensius  et  sont 
devenues  un  livre  d'instruction  pendant  deux  cents  ans,  de 
sorte  que  Rabelais  aurait  pu  facilement  s'en  servir. 

W.  F.  Smith. 

Conférences  sur  Rabelais  en  Ecosse.  —  Il  fut  un  temps  où 
les  Écossais  résidant  en  France  divertissaient  nos  pères  par 
leur  langage  «  escosse-françois  ».  C'était  un  baragouin  fort 
plaisant;  Rabelais  s'en  est  amusé...  L'Ecosse  est  aujourd'hui 
un  pays  où  le  français  est  entendu  et  parlé  par  une  élite  de 
plus  en  plus  nombreuse.  La  prose  même  de  Rabelais  y  est 
appréciée.  Nous  avons  eu  le  plaisir  de  le  constater  au  mois  de 
mars  dernier.  Nous  étions  invité  à  faire  des  conférences  à 
Edimbourg,  Glasgow  et  Aberdeen  par  la  Société  franco-écos- 
saise, qui  propage  dans  ce  pays  le  goût  de  notre  langue  et 


CHRONIQUES.  277 


mérite  d'être  comptée  parmi  les  plus  précieuses  de  nos  amitiés 
françaises.  A  Glasgow,  le  sujet  de  conféronce  choisi  entre  plu- 
sieurs que  nous  avions  proposés  était  le  Tableau  de  la  Société 
française  à  l'époque  de  la  Renaissance  d'apr£S  Rabelais.  L'au- 
ditoire était  nombreux  :  l'activité  du  sympathique  trésorier  de 
la  Société  franco-écossaise,  M.  Archibald  Graig,  ne  cesse  de 
faire  dans  Glasgow  de  nouvelles  recrues.  La  conférence  était 
présidée  par  le  Lord  Provost  de  Glasgow,  M.  Stevenson,  que 
l'administration  d'une  cité  d'un  million  d'habitants  n'empêche 
point  de  trouver  le  temps  de  patronner  notre  langue.  Rabe- 
lais et  ses  modernes  éditeurs  eurent  les  honneurs  de  la  séance. 

A  l'Université,  Maître  François  fut  encore  l'objet  principal 
d'une  autre  conférence.  Là,  grâce  au  zèle  du  professeur  de 
français,  M.  Martin,  et  de  ses  deux  assistants,  MM.  Pitoy  et 
Gottin,  le  nombre  des  étudiants  en  français  atteint  maintenant 
trois  cents.  G'est  donc  devant  un  public  nombreux  et  varié,  — 
parmi  les  étudiantes  en  robe  universitaire,  nous  distinguions  la 
cornette  d'une  religieuse  !  —  que  fut  exposé  l'état  actuel  des 
questions  rabelaisiennes. 

A  Edimbourg,  à  Aberdeen,  de  toutes  les  citations  que  com- 
portaient des  conférences  sur  Les  voyageurs  français  en  Italie 
au  XF/e  siècle,  nulles  ne  furent  plus  goûtées  que  certains 
fragments  des  Lettres  à  Mgr  d'Estissac  ou  l'anecdote  de  Ber- 
nard Lardon. 

Voilà  qui  eût  rendu  Rabelais  plus  indulgent  pour  les  compa- 
triotes de  saint  Treignan  et  leur  langage  «  escosse-françois  ». 
Et  qu'eût-il  dit  s'il  lui  avait  été  donné  de  connaître  les  charmes 
de  l'hospitalité  écossaise?  J.  P. 

Les  menus  provençaux  de  Rabelais.  —  Sous  ce  titre,  M.  Jules 
Belleudy  a  publié  dans  le  Provençal  de  Paris  du  i^r  février 
1914  un  article  d'une  saveur  rabelaisienne.  La  cuisine  pro- 
vençale est  représentée  dans  la  nomenclature  des  victuailles 
offertes  par  les  Gastrolâtres  à  Messer  Gaster  (ch.  i.ix  du  Quart 
Livre).  M.  Belleudy  y  relève  un  certain  nombre  de  termes  pro- 
vençaux :  guourneaulx,  cardes,  liguombeaux,  caules  emb'olif, 
etc.  Gette  connaissance  de  la  cuisine  provençale  lui  semble 
une  preuve  que  Rabelais  a  séjourné  en  Provence  et  il  se 
demande  s'il  ne  faudrait  pas  prendre  à  la  lettre  la  phrase  du 
Tiers  Livre  :  «  Stoechas,  de  mes  isles   Hieres,  antiqucment 

REV.    DU   SEIZIÈME   SIÈCLE.    II.  ig 


27B  CHRONIQUES. 


dictes  Stoechades  »  —  et  si  Rabelais  n'a  pas  été  moine  aux 
îles  d'Hyères.  —  Dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances,  nous 
pouvons  conjecturer  seulement  que  Rabelais  fit  un  séjour  aux 
îles  d'Hyères;  mais  si  peu  qu'il  ait  goûté  à  la  cuisine  proven- 
çale, elle  lui  a  paru  mériter  un  souvenir  et  au  Quart  Livre  il  a 
acquitté  sa  dette  de  reconnaissance. 

Hommage  du  président  Poincaré  a  Rabelais.  —  M.  Poin- 
CARÉ,  dans  le  discours  qu"il  a  prononcé  au  banquet  qui  lui  a 
été  offert  le  28  mai  dernier  à  l'Hôtel-Dieu  de  Lyon,  n'a  pas 
manqué  de  rappeler  le  souvenir  du  séjour  de  Maître  François 
dans  le  Grand  Hôpital  du  Pont  du  Rhône.  Voici,  d'après  les 
comptes-rendus  de  la  presse,  les  termes  de  cet  hommage  à 
Rabelais  :  «  Dans  les  anciens  bâtiments,  qui  s'élevaient,  je 
crois,  sur  l'emplacement  de  la  chapelle  actuelle  et  qui  ne  pou- 
vaient guère  recevoir  encore  que  quatre-vingts  personnes  hos- 
pitalisées, le  xvie  siècle  a  vu  passer  un  docteur  qu'Etienne 
Dolet  a  appelé  l'honneur  de  la  médecine  et  qui  fut  surtout, 
suivant  le  mot  de  Bacon,  le  grand  railleur  de  France.  Il  avait 
nom  François  Rabelais,  et,  depuis  qu'il  est  mort,  il  a  guéri  un 
grand  nombre  d'âmes  du  mal  de  mélancolie.  » 

La  robe  doctorale  de  Rabelais  a  Montpellier.  —  M.  Fa- 
vier,  conservateur  de  la  bibliothèque  publique  de  Nancy,  nous 
signale  une  mention  de  la  robe  doctorale  de  Rabelais  dans  un 
pamphlet  de  16  pages,  publié  à  l'occasion  des  guerres  de  reli- 
gion et  intitulé  :  La  grande  division  arrivée  ces  derniers  jours 
entre  les  femmes  et  les  filles  de  Montpellier,  avec  le  sujet  de 
leurs  querelles.  A  Paris,  1622. 

Montpellier  était  assiégé  par  Louis  XHL  Comme  dans  Lysis- 
trata,  les  femmes  s'étaient  assemblées  pour  se  plaindre  des 
misères  de  la  guerre,  et  chacun  à  son  tour  donnait  son  avis. 
A  la  page  10,  on  lit  ce  qui  suit  : 

«  Ma  commère,  répliqua  une  grosse  dame,  on  dit  que  la 
ville  de  Troyes  eût  été  imprenable  si  les  Grecs  n'eussent  dérobé 
le  Palladium  qui  estoit  dans  le  temple  de  Minerve  :  tout  le 
destin  de  ceste  ville  et  de  la  monarchie  troyenne  n'estoit 
attaché  qu'à  ceste  petite  image;  mais  nous  ne  devons  encore 
craindre.  La  robbe  de  Rabelais  est  notre  Palladium  :  tandis 
qu'elle  sera  en  ceste  ville,  jamais  elle  ne  peut  estre  prise. 


CHRONIQUES.  279 


«  Ah  !  Madame,  dit  alors  une  damoiselle  de  qualité,  de  qui 
le  mary  estoit  au  lict,  blessé  d'un  coup  de  mousquet  au  bras, 
il  ne  faut  pas  se  fier  à  la  robbe  de  Rabelais  :  le  plus  beau  Pal- 
ladium qu'on  puisse  souhaitter  pour  la  deffence  d'une  ville, 
c'est  le  nombre  des  gens  et  des  soldats  qui  y  sont...  » 

L'authenticité  du  V«  Livre  de  Pantagruel.  —  Nous  avons 
signalé  dans  la  Revue  du  Seipème  siècle,  t.  I,  p.  633,  la  com- 
munication faite  à  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres 
d'une  étude  de  notre  confrère  M.  Cons,  attribuant  le  livre  V 
de  Pantagruel  à  Jean  Quentin.  Depuis  cette  date,  M.  Cons,  de 
qui  nos  lecteurs  ont  pu  trouver  ici  même,  t.  I,  p.  473,  un 
article  sur  L'auteur  de  la  Farce  de  Maistre  Pathelin,  a  publié 
les  grandes  lignes  de  son  étude  dans  la  Revue  bleue  du  25  avril, 
sous  le  titre  :  Le  problème  du  Cinquième  Livre  de  Pantagruel. 
Le  Continuateur. 

Ses  arguments  en  faveur  de  l'attribution  du  livre  V  à  Jean 
Quentin,  humaniste,  professeur  de  droit  (i5oo-i56i),  sont  de 
deux  sortes  :  les  uns  intrinsèques  au  livre  V,  les  autres  extrin- 
sèques. Nous  les  examinerons  successivement. 

I.  Arguments  intrinsèques.  Jean  Quentin  a  mis  sa  signature 
à  trois  reprises  dans  le  livre  V.  Au  ch.  xviii,  M.  Cons  interprète 
comme  une  allégorie  le  titre  du  chapitre.  Comment  notre  nauf 
fut  enquarrée  et  fusmes  aidés  d'aulcuns  voyageurs  qui  tenoient 
de  la  Quinte,  signifierait  :  Comment  le  récit  précédent  fut  brus- 
quement interrompu  et  comment  il  fut  aidé  par  la  collabora- 
tion d'un  soi-disant  La  Quinte.  En  effet,  le  récit  du  voyage  de 
Pantagruel  a  été  interrompu  dans  Vlsle  sonante  (i562)  presque 
immédiatement  avant  le  ch.  xviii,  remarque  M.  Cons'. 

Nous  objecterons  à  M.  Cons  que  La  Quinte  n'est  pas  Quen- 
tin. Il  arrive  bien  que  les  écrivains  du  xvie  siècle  dissimulent 
leur  signature  par  des  artifices  cryptographiques,  anagrammes, 
acrostiches,  etc.  Mais  ils  ne  laissent  pas  alors  de  donner  leur 
signature  entière  et  authentique.  Gringore  a  donné  son  nom 
en  acrostiche  plusieurs  fois  :  c'est  toujours,  intégralement  et 

I.  La  publication  de  iSfe,  en  réalité,  se  termine  sur  l'épisode  des 
Apedeftes.  Il  est  suivi,  dans  le  texte  de  1564,  de  l'épisode  d'Outre  et 
c'est  là,  ch.  xvii  non  au  ch.  xvni,  que  devrait  se  placer  la  signature 
du  continuateur  du  récit. 


28o  CHRONIQUES. 


exactement,  Gringore,  non,  par  exemple,  Gringoire.  Girault, 
auteur  de  Croniques  admirables,  signe  en  acrostiche  Girault, 
non  Giraut  ou  Giraud*.  Quentin  s'appelait  Quentin,  en  latin 
Quintinus ;  sa  signature  cryptographique  reste  Quentin  ou 
Quintinus. 

La  seconde  signature,  que  M.  Cons  découvre  dans  une  ana- 
gramme des  mots  Nature  Quite,  qui  sont  à  la  suite  de  l'épi- 
gramme  finale  du  livre  V  (Nature  Quite  =  Auteur  Quinte),  est 
à  écarter  pour  la  même  raison  2. 

La  troisième  se  trouverait,  d'après  M.  Cons,  dans  la  sen- 
tence grecque  sur  laquelle  se  termine  le  ch.  xxxvi  : 

«  En  l'autre  [table],  je  vis  à  senestre,  en  majuscules  lettres, 
clegantement  insculpé,  cette  sentence  : 

Ilpo;  T£),o;  aÙTwv  TiàvTa  xtvsîTat. 

Toutes  choses  se  mouvoient  :  à  leur  fin.  » 

«  Telle  est  la  leçon  du  manuscrit  de  la  Nationale  dont  j'ai 
une  photographie  sous  les  yeux.  Les  deux  points  après  se 
mouvaient  sont  parfaitement  lisibles  et  appuyés. 

«  Ainsi  xtvEtTat,  un  indicatif  présent  est  traduit  ici  par  un 
imparfait.  Ce  gros  barbarisme  s'étale  en  majuscules,  il  est  de 
plus  souligné  par  la  ponctuation  après  se  mouvoient.  Je  vis  là 
une  jolie  ruse  d'humaniste  pour  accrocher  l'attention  sur  le 
mot  xivEîTai.  Or,  ce  dernier  mot,  c'est  encore  et  toujours  Kinte 
(Quinte),  plus  un  gros  lA,  qui  esquisse  le  prénom  Jean.  Don- 
nant à  ce  mot  Quinte  la  valeur  d'une  signature,  je  posai  l'équa- 
tion :  npô;  TÉXo;  a-jTwv  Tzivza.  xcvsïTat  ::=  Tout  ce  qui  est  écrit  d'ici 
à  la  fin  est  l'œuvre  de  Quinte.  » 

Il  faut  avouer  que  la  traduction  de  x^veïtat  par  un  imparfait  est 
bien  étrange  de  la  part  d'un  humaniste  qui  a  traduit  si  élégam- 
ment, quelques  pages  plus  loin,  le  triomphe  de  Bacchus  d'après 
le  texte  de  Lucien.  Nous  y  verrions  plutôt  une  distraction  du 
copiste,  accusée  par  ces  deux  points  placés  après  le  verbe,  qui 
isolent  et  rendent  inintelligibles  les  mots  :  à  leur  fin.  Com- 


1.  Cf.  Seymour  de  Ricci,  Une  rédaction  inconnue  de  la  Chronique 
de  Gargantua  {R.  É.  R.,  t.  VII,  p.  23).  Léon  Ladulfi  est  de  même  l'ana- 
gramme exacte  de  Noël  du  Fail,  etc. 

2.  Et  pour  d'autres  encore  :  l'orthographe  ordinaire  d'auteur  au 
XVI'  siècle  est  autheur  ou  aucteur,  non  auteur. 


CHRONIQUES.  201 


ment  d'ailleurs,  par  quelle  «  ruse  »  aurait-on  ainsi  accroché  l'at- 
tention du  lecteur  sur  x'.veïTtxt?  Cette  erreur  de  traduction  ne 
pouvait  avoir  d'autre  effet  que  de  le  déconcerter  et  non  d'arrêter 
sa  réflexion  sur  xivsîxat,  qui,  nous  le  répétons,  aux  yeux  d'un 
homme  du  xvie  siècle  n'est  pas  la  signature  de  Quentin,  parce 
qu'il  n'en  est  pas  l'anagramme  exacte.  En  outre,  comment  un 
humaniste  aurait-il  pu  supposer  que  ces  cinq  mots  grecs 
seraient  jamais  traduits  comme  ils  le  sont  dans  le  second  terme 
de  l'équation  posée  par  M.  Cons? 

Ainsi,  d'après  M.  Cons,  Quentin  aurait  arrangé  le  livre  V 
depuis  le  ch.  xviii  jusqu'au  ch.  xxxvi,  et  continué  le  livre,  du 
ch.  XXXVI  à  la  fin.  —  S'il  en  était  ainsi,  après  avoir  comparé 
les  ch.  xxiii-xxiv  (Tournoi  et  bal  de  la  Quinte)  aux  ch.  xxxviii- 
XXXIX  {Bacchus  chez  les  Indiens),  il  nous  faut  mettre  le  conti- 
nuateur au-dessus  de  Varrangeur.  Quentin,  livré  à  ses  seules 
forces,  égalerait  Rabelais;  car  la  description  du  hourt  de  Bac- 
chus vaut  certainement  les  plus  belles  pages  du  Rabelais 
authentique,  celles  qui  sont  marquées  de  la  «  griffe  du  lion  ». 

2.  Preuves  extrinsèques.  Jean  Quentin  était  l'ami  de  Rabe- 
lais. Il  a  fréquenté  le  cercle  de  Fontaine-le-Comte^  ;  il  est  cité 
au  1.  III,  ch.  XXXIV,  parmi  les  amis  de  Rabelais  qui  jouèrent 
avec  lui  à  Montpellier  la  farce  de  la  Femme  Mute  ;  il  a  été  en 
relations  avec  Cotereau,  que  M.  Cons  identifie  avec  le  Cotiral 
mentionne  au  ch.  xviii  du  livre  V;  il  a  voyagé  en  Orient,  ce 
qui  expliquerait  certaines  allusions  du  livre  V  à  des  lieux 
situés  en  Orient. 

Voilà  de  tous  les  arguments  extrinsèques  rapportés  par 
M.  Cons  ceux  qui  établissent  que  Quentin  a  pu  être  l'arran- 
geur et  le  continuateur  du  livre  V.  En  voici  d'autres,  que  nous 
empruntons  également  à  son  étude,  et  qui  militent  contre 
cette  attribution  du  livre  V  à  Jean  Quentin. 

Quentin  fut,  en  i56i,  l'orateur  du  clergé  aux  états  généraux 
d'Orléans.  Il  édita  un  catalogue  des  hérétiques.  Il  serait 
étrange,  dans  ces  conditions,  qu'il  eût  donné  une  suite  à  un 
livre  condamné  par  la  Sorbonne  et  considéré,  à  cette  date, 
comme  impie  2. 

1.  M.  Cons  écrit,  lac.  cit.,  p.  525  :  Fontenay-le-Comte;  mais  l'abbé 
Ardillon  qu'il  mentionne  résidait  à  Fontaine-le-Comte.  Cf.  R.  É. 
R.,  1907,  p.  52,  Sur  quelques  amis  de  Rabelais,  par  Abcl  Lefranc. 

2.  Cf.  notre  article   sur  Pantagruel  lu   au  Louvre  devant   le  roi 


282  CHRONIQUES. 


Il  mourut  en  i56i,  avant  la  publication  de  Vlsle  sonanle. 
Comment  a-t-il  pu  rédiger  la  suite  du  livre  V  et  en  préparer 
une  édition,  qui  ne  devait  paraître  que  trois  ans  après? 

Pour  parler  net,  l'hypothèse  de  M.  Gons  nous  paraît  donc 
inadmissible,  à  n'examiner  que  les  seuls  arguments  produits 
dans  l'article  de  la  Revue  bleue.  Il  nous  annonce  une  étude 
plus  détaillée  de  la  question.  Nous  doutons  qu'il  arrive  à  des 
résultats  plus  solides.  Mais  nous  serions  bien  étonné  si  de 
cette  enquête  sur  Jean  Quentin  il  n'y  avait  pas  finalement 
quelque  profit  à  tirer  pour  la  connaissance  de  Rabelais. 

J.  P. 

Une  imitation  de  l'Inscription  de  Thélè:me  par  Eustorg 
DE  Beaulieu.  —  Nous  avons  déjà  vu  dans  un  des  numéros  des 
Études  rabelaisiennes  {191 1,  p.  172)  que  le  poète  Eustorg  de 
Beaulieu  connaissait  sans  doute  les  ouvrages  de  l-rançois 
Rabelais.  Nous  trouvons  dans  son  volume  de  poésies,  les 
Divers  Rapport^,  une  ballade  qui  doit  son  inspiration  à  la 
célèbre  «  Inscription  mise  sur  la  grande  porte  de  Theleme  » 
{Gargantua,  ch.  liv). 

Ballade  mise  en  ung  Tableau  par  l'aucletir  à  la  porte  de  la  maison 
d'une  Chappelle  qu'il  a  en  la  ville  de  Tulle,  au  bas  Pays  de  Lymo- 
sin,  intitulée  «  la  Paoureté  ». 

Salut  à  vous  tous,  pervers  et  iniques, 
Chaulx  et  lubricques,  tant  ecclésiastiques 
Que  mecanicques,  et  nobles,  et  vilains, 
loueurs,  trompeurs,  et  remplis  de  trafficques, 
De  ces  cronicques  notez  bien  les  rubriques 
Très  autenticques,  et  iurez  tous  les  sainctz 
Qu'ung  iour  (mal  sains)  m'apporterez  les  grains, 
Prins  par  voz  mains  es  champ  d'iniquité, 
lusques  à  Thuys  de  ceste  paoureté. 

Charles  IX  en  i563,  dans  la  R.  É.  R.,  t.  IX,  p.  442.  Nos  lecteurs 
trouveront  quelques  extraits  du  discours  prononcé  par  Quentin  aux 
Etats  d'Orléans  dans  un  article  que  M.  Lange  a  consacré  à  Quelques 
sources  probables  des  discours  de  Ronsard  dans  la  Revue  d'histoire 
littéraire,  igiS,  p.  807  et  suiv.  Des  phrases  comme  celle-là  sont  d'un 
fanatique  :  «  Bats-les  [les  hérétiques],  frappe-les  jusqu'à  internecion 
(qui  est  la  mort).  » 


CHRONIQUES. 


283 


Braues,  hragardz,  couuers  de  mirlifiques, 
Sotz  fantastiques  suyvans  voyes  obliques, 
Folz  lunatiques,  et  tous  foybles  des  reins, 
Apres  voz  faictz  et  gestes  impudiques, 
Vaines  praticques,  et  moyens  falciticques, 
Dyabolicques,  et  trop  plus  que  inhumains, 
Venez  au  moins  veoir  là  où  ie  remains, 
Et  de  voz  gaings  portez  la  cothité 
lusques  à  l'huys  de  caste  paoureté. 

Charmeurs,  et  vous  docteurs  es  ars  magicqucs, 
Gens  maleficques,  croçheteurs  de  boutiques, 
Et  tous  ethicques  d'amours  prins  et  attains, 
Et  vous  (aussi)  grosses  putains  publicques, 
Corps  veneriques  farsis  d'ordes  relicques, 
Fainctz  cœurs  duplicques,  deceuant  tous  humains. 
Plusieurs  demains  ie  atendz  que  de  voz  trains 
Et  plaisirs  vains,  mon  droict  soit  apporté 
lusques  à  l'huys  de  ceste  paoureté. 

Prince  prodigue,  aulcuns  folz  trop  haultains 
Prez  et  loingtains,  sont  tous  seurs  et  certains, 
D'estre  contrainctz  venir  par  équité 
lusques  à  l'huys  de  ceste  paoureté. 

{Divers  Rapport^,  édition  i537,  fol.  58.) 

Helen  J.  Harwitt, 
New-York. 

Rabelais  réputé  poète  par  quelques  écrivains  de  son 
TEMPS.  —  Nous  avons  dit  dans  un  article  de  la  R.  É.  R.,  t.  X, 
p.  291-293,  que  Rabelais  est  cité  par  quelques  écrivains  du 
xvie  siècle  parmi  les  poètes  contemporains  de  Marot.  Aux 
textes  que  nous  avons  allégués,  il  faut  joindre  le  suivant,  que 
nous  signale  notre  confrère  M.  Hugues  Vaganay.  11  est  de 
Robert  le  Rocquez  de  Garentan  en  Normandie;  dans  son 
Miroir  d'éternité,  publié  à  Caen  en  1589,  mais  composé  vers 
i56o,  Rabelais  y  figure  parmi  les  poètes  du  «  sixiesme  aege 
du  monde  »  (fol.  ii3  v)  : 

Les    Poètes  Lors  fleurissoit  Heroët  en  la  France, 

regnans       au  Lequel  a  faict  entière  recouurance 

temps  de  Frâ  De  vray  amour,  en  sa  parfaite  amie, 

çois    de    Va-  Œuure  excellent  en  haute  poésie, 


284 


CHRONIQUES. 


loys.    Hcroët,      Et  qui  d'amour  a  touche  le  vray  poinct, 
Merlin,     Ma-      Qui  ame,  et  cœur  diuinement  espoinct. 
rot, Chappuy,      Homme  lequel  pour  son  sçauoir  notoire 
Sceue,    deux      A  mérité  sur  tout  autre  la  gloire. 
duBeslay,Ra-      Aussi  estoyent  Merlin  de  sainct  Gelais, 
bêlais    Mede-      Marot,  Chappuy,  Sceue,  aussi  Rabelais, 
cin,    Charles      Deux  du  Beslay,  auec  Charles  Fontaines 
Fontaines.  Plusieurs  aussi  de  sciences  hautaines, 

Comme  le  Maire,  en  lettres  vray  touchet, 
Et  en  Poictiers  le  docte  Jean  Bouchet  : 
Lequel  a  peinct  de  sa  plume  .dorée 
Le  vray  discours  de  l'ame  incorporée. 

J. 


Le  gérant  :  Jacques  Boulenger. 


Nogent-le-Rotrou,  impr.  Daupeley-Gouverneur. 


RABELAIS 

ET   LES    PEUPLES   CONQUIS 


Il  y  a,  dans  le  premier  chapitre  du  Tiers  Livre,  une 
déclaration  formulée  par  Rabelais  avec  le  désir  évident 
d'affirmer  ses  sentiments  d'humanité  à  l'égard  des  peuples 
conquis,  qui  m'avait  toujours  attiré  et  quelque  peu 
intrigué,  en  ma  qualité  de  membre  impénitent  du  Comité 
de  protection  et  de  défense  des  indigènes,  fondé  par  le 
regretté  Paul  Viollet.  Je  me  demandais  toujours  quel  pou- 
vait être  le  motif  de  cette  profession  de  foi,  développée 
avec  complaisance,  à  propos  de  la  conquête  de  la  Dipso- 
die,  et  appuyée  sur  une  série  de  curieux  exemples.  Voici 
le  texte  principal  (en  réalité  tout  le  chapitre  s'applique  à 
cette  question)  : 

Noterez  doncques  icy,  Beuveurs,  que  la  maniera  d'entrete- 
nir et  retenir  pays  nouvellement  conquestez,  n'est  (comme  a 
esté  l'opinion  erronée  de  certains  espritz  tyrannicques  à  leur 
dam  et  deshonneur)  les  peuples  pillant,  forçant,  angariant, 
ruinant,  mal  vexant  et  régissant  avecques  verges  de  fer;  brief 
les  peuples  mangeant  et  dévorant  en  la  façon  que  Homère 
appelle  le  roy  inique  Demovore,  c'est  à  dire  mangeur  de 
peuple.  Je  ne  vous  allegueray  à  ce  propous  les  histoires 
antiques,  seulement  vous  revocqueray  en  recordation  de  ce 
qu'en  ont  veu  vos  pères,  et  vous  mesmes,  si  trop  jeunes  n'es- 
tez. Comme  enfant  nouvellement  né,  les  fault  alaicter,  berser, 
esjouir.  Comme  arbre  nouvellement  plantée,  les  fault  appuyer, 
asceurer,  défendre  de  toutes  vimeres,  injures  et  calamitez. 
Comme  personne  saulvé  de  longue  et  forte  maladie  et  venent 
à  convalescence,  les  fault  choyer,  espargner,  restaurer.  De 
sorte  qu'ilz  conçoipvent  en  soy  ceste  opinion,  n'estre  au  monde 
Roy  ne  Prince,  que  moins  voulsissent  ennemy,  plus  optassent 
amy.  »  (Suivent  les  exemples,  qui  vont  jusqu'à  la  fin  du  cha- 
pitre.) 

REV.    DU    SEIZIÈME    SIÈCLE.    II.  20 


286  RABELAIS    ET    LES    PEUPLES    CONQUIS. 

Aucune  idée,  on  le  sait,  n'est  exprimée,  dans  les  œuvres 
de  Rabelais,  au  hasard  ni  sans  cause.  La  démonstration 
des  liens  innombrables  qui  rattachent  celles-ci  à  la  vie,  à 
la  réalité  ambiantes,  n'est  plus  à  faire.  Ici  encore,  l'élé- 
ment vécu,  si  j'ose  dire,  peut  pareillement  se  retrouver. 
La  biographie  du  grand  Tourangeau,  une  fois  de  plus, 
nous  le  fournira.  C'est  le  résultat  de  l'expérience  acquise 
par  lui  en  pays  «  nouvellement  conquesté  »  qu'il  nous 
apporte  ici.  Il  s'agit  du  Piémont  et  du  séjour  que  Rabe- 
lais y  fît,  aux  côtés  de  son  illustre  protecteur  et  ami  Guil- 
laume du  Bellay,  de  iSSj  à  1542,  c'est-à-dire  pendant 
la  période  de  sa  vie  qui  précède  immédiatement  la  prépa- 
ration et  la  publication  du  Tiers  Livre.  Pour  comprendre 
à  quel  point  notre  écrivain  dut  s'intéresser  à  cette  question 
de  la  politique  humaine  et  bienveillante  à  l'égard  des 
peuples  conquis,  il  n'y  a  qu'à  lire  les  chapitres  11  et  m  du 
livre  IV  du  solide  et  judicieux  Guillaume  du  Bellay'^  de 
notre  confrère  Bourrilly.  Toute  l'explication  de  la  sollici- 
tude de  Rabelais,  exprimée  d'une  manière  si  touchante,  au 
seuil  de  son  troisième  livre,  se  trouvera  là,  lumineuse  et 
complète. 

Quand  le  seigneur  de  Langey  vint  en  Piémont,  amenant 
avec  lui  comme  son  médecin  et  secrétaire  l'auteur  du  Pan- 
tagruelj  «  il  s'agissait  de  rattacher  solidement  au  royaume 
une  province  à  peine  conquise,  ruinée  par  la  guerre, 
encore  foulée  par  les  soldats.  Comment?  par  la  force?  en 
faisant  peser  sur  toute  la  population  la  terreur  des  bandes 
qu'on  menace  de  lâcher  pour  ne  pas  avouer  qu'on  est 
incapable  de  les  tenir?  C'est  le  système...  que  les  Français 
avaient  appliqué  jusque-là...  Langey  en  use  d'autre  sorte  : 
il  a  recours  à  la  douceur  et  à  la  justice,  qui  passent  pour 
de  la  générosité.  Il  contient  les  soldats  et,  autant  qu'il  le 
peut,  les  astreint  à  une  stricte  discipline  que  l'on  admirera 
fort  dans  la  suite,  sans  pouvoir  malheureusement  la  faire 
revivre.  Loin  d'accabler  les  habitants,  il  leur  vient  en 
aide,  leur  fournit  à  meilleur  compte  de  quoi  se  nourrir  et 
reconstituer  leurs  forces.  Il  les  protège  à  la  fois  contre  la 

I.  Paris,  1905,  in-8°. 


RABELAIS    ET    LES    PEUPLES    CONQUIS.  287 


rapacité  des  troupes  ei  contre  les  exactions  des  gens  de 
finances  en  quête  de  rapine.  S'il  compte  sur  les  moyens  de 
défense,...  il  est  convaincu  qu'il  est  une  autre  force  qui  le 
mettra  mieux  à  l'abri  de  leurs  coups  et  rendra  leurs 
efforts  inutiles  :  c'est  l'attachement  des  populations,  leur 
sympathie  pour  une  domination  qui  n'a  pas  cru  s'affaiblir 
en  consentant  à  se  manifester  généreuse  et  aimable'  ». 

Telle  fut  la  caractéristique  de  l'administration  du  pays 
«  conquesté  »  à  laquelle  prit  part  Maître  François  et  dont 
il  put  apprécier  les  effets  si  bienfaisants.  Si  l'on  veut  bien 
entrer  maintenant  dans  le  détail  des  choses,  on  verra  jus- 
qu'à quel  point  les  nobles  accents  du  début  du  Tiers 
Livre  reproduisaient  fidèlement  les  conceptions  chères., 
après  une  mûre  expérience,  à  Guillaume  du  Bellay  et  à  son 
fidèle  conseiller,  François  Rabelais.  Celles-ci  ne  furent, 
du  reste,  réalisées  que  pendant  le  gouvernement  exercé 
par  le  généreux  capitaine  à  Turin  et  dans  sa  banlieue,  la 
politique  contraire  ayant  prévalu  avant  comme  après.  Ce 
sont  les  instructions  expédiées  par  le  roi  à  Langey,  à  la 
fin  de  1537,  lesquelles  avaient  été  en  réalité  préparées  par 
lui,  qui  nous  permettent  d'apprécier  la  rare  humanité  de 
cette  politique  nouvelle. 

«  Sa  principale  préoccupation  devait  être  de  faire  vivre 
en  bon  ordre,  justice  et  police  les  troupes  laissées  pour 
défendre  la  place  et  de  les  empêcher  de  molester  les  habi- 
tants :  dans  ce  but,  les  obligations  des  unes  et  des  autres 
étaient  strictement  définies.  Langey  évitera  autant  que 
possible  de  loger  des  soldats  au  cœur  de  la  ville  pour  faci- 
liter les  traflficz  et  marchandises  des  habitants;  les  gens  de 
pied  seront  établis  aux  prochains  quartiers  à  l'entour  des 
murailles  et  les  gens  de  cheval  un  peu  plus  loin.  De  minu- 
tieuses prescriptions  étaient  indiquées  pour  la  répartition 
des  soldats,  la  distribution  des  logements,  les  fournitures 
en  logis  et  en  meubles  qu'on  pourrait  exiger.  «  Et  seront 
«  lesdicts  meubles  qui  se  fourniront  auxdicts  gens  de 
«  guerre  consignez  aux  chefz  de  chambre  ou  capz  d'es- 
«  couade  qui  en  respondront  aux  capitaines,  et  les  capi- 

I.  Bourrilly,  op.  cit.,  p.  406-407  :  Conclusion. 


288  RABELAIS    ET    LES    PEUPLES    CONQUIS. 

«  taines  à  ceux  qui  les  auront  et  ne  pourront  les  hostes 
«  estre  contrainctz,  s'ilz  ne  veulent,  de  fournir  aucune  chose 
«  aux  gens  de  guerre  sinon  les  logvs  et  meubles...  et  si  à 
«  plus  on  les  veult  contraindre,  auront  recours  aux  cappi- 
«  taines  et  puis  au  gouverneur,  en  deffaut  que  le  capitaine 
«  ne  leur  en  fist  raison.  »  De  même  il  était  formellement 
interdit  aux  soldats  de  prendre  n'importe  quoi,  foin,  four- 
rage, bois,  sans  payer,  et  ce,  sur  peine  d'être  punis  par 
rigueur  de  justice  et  même  sur  peine  de  vie.  En  retour,  les 
serviteurs,  manans  et  habitants  des  villes,  villages,  châ- 
teaux et  places,  situés  autour  de  Turin  dans  un  rayon  de 
8  milles,  devraient  amener  à  Turin  les  fourrages  et  les 
foins,  les  blés,  vins  et  autres  vivres  nécessaires  à  la  subsis- 
tance des  troupes  pour  les  y  vendre  à  un  prix  raisonnable 
qui  serait  fixé  après  une  entente  préalable  avec  le  gouver- 
neur. Pour  les  rendre  plus  dociles  aux  réquisitions  de 
vivres,  le  Roi  ordonnait  de  leur  faire  rembourser  le  prix 
de  celles  qu'ils  avaient  précédemment  fournies.  Il  con- 
firmait en  outre  à  la  ville  de  Turin  la  jouissance  de  ses 
revenus,  émoluments,  privilèges,  libertés  et  immunités. 
Enfin  il  laissait  au  gouverneur,  sous  le  contrôle  du  lieute- 
nant général,  l'initiative  la  plus  large  pour  réaliser  ce  qui 
était  l'objet  essentiel  de  la  politique  française  dans  le  nord 
de  l'Italie  :  se  concilier  les  sympathies  des  habitants, 
implanter  solidement  notre  influence  dans  le  Piémont, 
faire  de  cette  province  notre  base  d'opérations  dans  la 
péninsule,  etc.  ^  » 

Il  nous  a  paru  utile,  dans  ce  temps  d'épreuves  pour  les 
droits  de  l'humaine  pitié,  de  faire  revivre  les  beaux  et 
clairvoyants  enseignements  de  Rabelais,  en  fournissant  la 
preuve,  qui  n'avait  pas  encore  été  présentée,  de  leurs  rap- 
ports évidents  avec  la  réalité  du  temps  et  avec  l'expérience 
personnelle  du  père  du  pantagruélisme. 

Abel  Lefranc. 

I.  Bourrilly,  op.  cit.,  p.  258  et  suiv. 


LA  DOCUMENTATION  SUR  LE  XVI'  SIECLE 
CHEZ  UN  ROMANCIER  DU  XVII*. 


LES  SOURCES  HISTORIQUES 


DE 


LA  PRINCESSE  DE  CLÈVES 

(2'  article). 


LES  EPISODES  HISTORIQUES. 

Dans  sa  brièveté  relative,  La  princesse  de  Clèves  n'est 
pas  autrement  composée  que  les  longs  romans  du 
xvne  siècle  :  l'action  principale  s'y  charge  d'épisodes,  qui 
sont  comme  autant  d'actions  secondaires,  invariablement 
présentées  sous  la  forme  de  narrations  qu'un  personnage 
fait  à  un  autre.  Ici  les  épisodes  sont  au  nombre  de  quatre, 
insérés  un  peu  lourdement  par  M'"«  de  la  F"ayette  dans  ses 
deux  premières  parties^  : 

jo  ^me  de  Chartres  raconte  à  sa  fille  l'histoire  de  Diane 
de  Poitiers,  duchesse  de  Valentinois  (p.  45-32). 

2"  M.  de  Clèves  raconte  à  sa  femme  l'histoire  de  M™e  de 
Tournon,  aimée  de  Sancerre  et  d'Estouteville  (p.  73-87). 

1.  Voir  le  premier  article,  Revue  du  Seis[ième  siècle,  t.  II  (1914), 
p.  92.  —  A  propos  de  cet  article,  M.  le  professeur  E.  Ritter  a  bien 
voulu  nous  signaler  une  étude  qu'il  a  publiée  dans  la  Revue  savni- 
sienne  de  1908,  sous  ce  titre  :  La  Philothée  de  saint  François  de 
Sales  et  la  maison  de  Clèves.  Cette  étude,  qui  sur  deux  ou  trois 
points  devance  nos  recherches,  nous  avait  échappé.  Nous  sommes 
heureux  d'y  renvoyer  le  lecteur  :  il  y  trouvera  par  surcroît  un  pré- 
cieux tableau  généalogique  de  la  maison  de  Clèves. 

2.  Pour  les  références  et  les  citations,  nous  continuons  de  suivre 
l'édition  Maxime  Forment  (Paris,  Lemerre,  1909). 


2gO  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

3°  La  reine  dauphine  Marie  Stuart  raconte  aux  dames  de 
la  cour  l'histoire  d'Anne  de  Boulen,  femme  de  Henry  VIII 
(p.  104-108). 

40  Le  vidame  de  Chartres  raconte  à  Nemours  l'histoire 
de  sa  triple  passion  pour  la  reine  Catherine,  pour  M'n'=  de 
Themines  et  pour  M>"^  de  Martigues  (p.  130-140). 

De  ces  quatre  épisodes,  le  second,  —  histoire  d'une 
jeune  veuve  très  coquette,  qui  se  laisse  courtiser  par  deux 
amants  à  la  fois  et  qui  sait  l'art  subtil  de  donner  à  chacun 
les  mêmes  espérances,  —  est,  autant  qu'il  nous  semble, 
d'ordre  purement  romanesque.  Du  moins,  en  dehors  des 
deux  noms  de  Sancerre  et  d'Estouteville,  empruntés  à 
Brantôme,  nous  n'avons  rien  trouvé  qui  donne  à  ce  récit 
une  base  historique. 

Le  quatrième  épisode,  lui  aussi  romanesque  en  très 
grande  partie,  contient,  nous  l'avons  déjà  dit  (premier 
article,  p.  i  lo-i  1 1),  des  éléments  pris  à  l'histoire.  M™«  de 
la  Fayette  doit  à  Le  Laboureur,  qui  la  mentionne  expres- 
sément, cette  liaison  de  la  reine  avec  le  vidame  de  Chartres, 
comme  aussi  l'inconstance  extrême  du  vidame,  «  qui  le 
rendit  amoureux  de  toutes  les  dames  de  la  Cour  ». 

Quant  aux  deux  autres  épisodes,  celui  de  Diane  de  Poi- 
tiers et  celui  d'Anne  de  Boulen,  ils  sont  strictement  histo- 
riques et  veulent  une  étude  à  part.  Nous  avions  pensé  tout 
d'abord  que  la  matière  assez  touffue  de  ces  véritables  hors- 
d'œuvre  venait  pour  chacun  d'une  source  unique.  C'est  en 
ce  sens  que  nous  avons  cherché,  tâchant  de  découvrir 
quelque  ouvrage  du  temps  qui  parlât  en  détail  de  Diane  de 
Poitiers  ou  d'Anne  de  Boulen'.  Nous  avons  cherché  lon- 


I.  Pour  préciser,  touchant  le  dernier  épisode,  nous  avions  un 
instant  admis,  entre  les  sources  reconnues  par  nous  et  le  roman 
lui-même,  la  possibilité  d'ttn  intermédiaire  d'où  procédât  tout  l'épi- 
sode :  par  exemple,  quelque  biographie  de  reines  ou  de  femmes 
illustres.  Mais  un  simple  raisonnement  renverse,  il  nous  semble, 
l'hypothèse.  D'une  part,  en  effet,  un  tel  ouvrage  ne  saurait  être  ni 
anglais,  puisque,  pour  rendre  compte  de  La  princesse  de  Clèves,  il 
devrait  mêler  aux  sources  anglaises  des  sources  françaises  très  par- 
ticulières; ni  français,  puisque  la  traduction  tardive   de   Sanderus 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  2g I 

guement;  mais  nos  recherches  ont  été  vaines,  et  jusqu'à  ce 
qu'une  trouvaille  d'un  plus  heureux  que  nous  vienne 
ruiner  nos  conclusions,  il  nous  faut  bien  admettre  que 
M™e  de  la  Fayette  a  composé  ses  épisodes  comme  le  reste 
de  son  roman,  empruntant  de  divers  côtés  des  éléments 
qu'elle  a  fondus  de  façon  plus  ou  moins  habile. 

I. 

L'ÉPISODE  DE  Diane  de  Poitiers. 

Valincour  a  déjà  noté^  le  caractère  artificiel  de  cette 
longue  digression  où,  sous  couleur  d'instruire  sa  fille  des 
vraies  mœurs  de  la  cour,  que  dissimulent  les  apparences, 
M^^e  de  Chartres  mêle  à  l'histoire  de  la  célèbre  favorite  un 
résume  des  intrigues  du  règne  de  François  I«^  Pour  avoir 
tout  entière  la  série  des  emprunts  et  saisir  leur  agence- 
ment, il  faut  suivre  ici  pas  à  pas  la  narration  du  roman- 
cier, en  marquer  nettement  les  diverses  parties. 

1°  Un  premier  développement  (p.  45-46)  retrace  la  nais- 
sance illustre  de  Diane  et  la  façon  dont,  jeune  encore  et 
déjà  belle,  elle  sauva  la  vie  à  Saint- Vallier,  son  père,  com- 
promis dans  l'affaire  du  connétable  de  Bourbon  : 

Pour  revenir  à  Madame  de  Valentinois,  vous  sçavez  qu'elle 
s'appelle  Diane  de  Poitiers;  sa  maison  est  très  illustre,  elle 
vient  des  anciens  Ducs  d'Aquitaine,  son  ayeule  estoit  fille 
naturelle  de  Louis  XL  et  enfin  il  n'y  a  rien  que  de  grand  dans 
sa  naissance.  Saint  Valier  son  père,  se  trouva  embarrassé  dans 
l'affaire  du  Connestable  de  Bourbon,  dont  vous  avez  oùy  par- 
ler :  Il  fut  condamné  à  avoir  la  teste  tranchée,  et  conduit  sur 
l'échafaut.  Sa  fille  dont  la  beauté  estoit  admirable,  et  qui  avoit 

par  Maucroix  (1676),  —  dont  il  sera  question  plus  loin,  —  ne  lui  eût 
guère  laissé  le  temps  de  se  produire  avant  le  roman  (1678).  Et 
d'autre  part,  ce  travail  de  marqueterie  ne  nous  surprendrait-il  pas 
plus,  venant  d'un  étranger,  que  de  M""  de  la  Fayette,  dont  c'est 
l'ordinaire  méthode  .' 
I.  Lettres  sur  le  sujet  de  la  princesse  de  Clèves,  1678,  p.  18  et  suiv. 


292  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

déjà  plû  au  feu  Roy,  fit  si  bien  (je  ne  sçay  par  quels  moyens) 
qu'elle  obtint  la  vie  de  son  père.  On  luy  porta  sa  grâce  comme 
il  n'attendoit  que  le  coup  de  la  mort,  mais  la  peur  l'avoit  tel- 
lement saisi,  qu'il  n'avoit  plus  de  connoissance,  et  il  mourut 
peu  de  jours  après.  Sa  fille  parut  à  la  Cour  comme  la  maî- 
tresse du  Roy. 

Tout  le  début  vient,  croyons-nous,  de  quelque  traite 
généalogique.  Encore  qu'il  ne  dise  rien  du  rattachement 
de  la  maison  de  Poitiers  aux  anciens  ducs  d'Aquitaine,  il 
se  pourrait  que  le  P.  Anselme,  dont  M"""  de  la  Fayette  a 
si  souvent  mis  à  profit  les  ouvrages ^  eût  part  à  ce  début. 
Son  Palais  de  la  Gloire  (Paris,  1664,  in-40),  qui  fait  suite 
au  Palais  de  l'Honneur,  contient  (p.  553  et  suiv.)  une 
généalogie  de  la  maison  de  Poitiers-Valentinois,  où  l'on 
relève  ce  passage  (p.  554)  : 

Aymar  de  Poitiers,  Seigneur  de  Sainct  Vallier,  Seneschal  et 
Lieutenant  de  Roy  en  Provence,  prit  alliance  avec  Marie  de 
France,  fille  naturelle  du  Roy  Louis  XL  De  ce  mariage 
vindrent  Jeanne  de  Poitiers,  femme  de  Jean  de  Levis,  Seigneur 
de  Mirepoix,  et  Jean  de  Poitiers,  Comte  de  Valentinois  et  de 
Sainct  Vallier. 

Ce  qui  fortifie  notre  conjecture,  c'est  que  le  reste  du 
développement  sur  la  condamnation  et  la  grâce  de  Saint- 
Vallier,  si  vite  suivies  de  sa  mort,  présente  un  rapport  sin- 
gulier avec  le  texte  du  P.  Anselme  (p.  554-555)  : 

...  Ayant  favorisé  la  retraite  du  Gonnestable  de  Bourbon,  il 
fut  arresté  prisonnier  par  l'ordre  du  Roy,  et  condamné  à  avoir 
la  teste  tranchée,  mais  les  attraits  de  la  beauté  de  Diane  sa  fille 
furent  si  puissans,  que  toute  la  Cour  intercéda  pour  luy;  si 
bien  qu'en  sa  faveur  le  Roy  François  I.  envoya  la  grâce  sur 
l'eschaffaut.  Ce  Seigneur  avoit  veu  la  mort  de  si  prés,  et  avec 
tant  de  frayeur,  qu'estant  ramené  en  sa  maison,  la  fièvre  con- 
tinue le  saisit  si  violemment,  qu'il  en  mourut^. 

I.  Cf.  premier  article,  p.  i25  et  suiv. 
.  2.  Cf.    aussi   l'Histoire  de   Matthieu,  t.   I,   p.  34,  et  l'Histoire   de 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  298 

Toutefois,  ce  texte  du  P.  Anselme  ne  suffit  pas  à  rendre 
compte  de  la  rédaction  de  M"^  de  la  Fayette.  Lorsqu'il 
écrit  :  «  Les  attraits  de  la  beauté  de  Diane  sa  fille  furent 
si  puissans,  que  toute  la  Cour  intercéda  pour  luy  »,  il  ne 
fait  guère  que  reproduire  l'assertion  de  Mézeray  [Histoire, 
t.  II,  p.  602)  :  «  Les  attraits  de  sa  beauté  avoient  esté  si 
puissans  dés  l'an  1524.  que  toute  la  Cour  avoit  intercédé 
pour  son  père.  »  Mais  la  phrase  du  romancier  contient 
quelque  chose  de  plus  :  «  Sa  fille  dont  la  beauté  estoit 
admirable,  et  qui  avoit  déjà  plû  au  feu  Roy,  fit  si  bien  [je 
ne  sçay  par  quels  -moyens)  qu'elle  obtint  la  vie  de  son 
père.  »  Cette  phrase,  et  surtout  l'incise  je  ne  sçay  par 
quels  moyens,  a  comme  un  air  de  mystère,  et  la  pensée, 
peut-être  à  dessein,  reste  énigmatique.  C'est  qu'en  1666  a 
paru,  dans  les  Dames  galantes  de  Brantôme,  la  scabreuse 
anecdote,  —  dont  nous  renonçons  à  citer  les  termes',  — 
d'après  laquelle  Diane  de  Poitiers  aurait  payé  de  son 
honneur  la  grâce  de  son  père.  Mézeray,  dont  VAbrégé 
chronologique  est  postérieur  de  deux  années  (1668),  s'est 
emparé  de  l'anecdote,  et,  rectifiant  le  texte  de  son  Histoire 
(1646),  il  a  précisément  écrit  :  «  On  fit  le  procès  à  Sainct 
Vallier,  il  fut  condamné  à  perdre  la  teste  :  mais  comme  il 
estoit  en  Grève  sur  l'eschaffaut,  au  lieu  du  coup  mortel  il 
receut  sa  grâce.  On  disait  que  le  Roy  la  luy  avoit  envoyée 
après  avoir  pris  de  Diane  sa  fille,  aagée  pour  lors  de 
quelque  14.  ans,  ce  qu'elle  avoit  de  plus  pretieux.  » 
[Abrégé,  t.  II,  p.  861).  Ainsi,  M'"^  de  la  Fayette  est  en  pré- 
sence de  deux  versions,  dont  l'une  explique  la  grâce  de 
Saint-Vallier  par  l'intercession  de  la  cour,  sensible  aux 
charmes  de  la  jeune  fille  et  tout  émue  de  compassion  pour 
son  malheur,  et  dont  l'autre  l'explique,  d'une  façon  moins 
glorieuse,  mais  peut-être  plus  vraisemblable,  par  le  sacri- 
fice personnel  de  Diane.  Laquelle  choisir?  L'auteur  ne 

Mézeray,    t.    II,    p.  602.   Mais   c'est  du   P.   Anselme   que   M"""  de   la 
Fayette  se  rapproche  le  plus. 

I.  Édition  de  Leyde,  t.  I,  p.  io5.  —  Dans  les  éditions  modernes, 
cf.  Lalanne,  t.  IX,  p.  103-104;  Mérimée,  t.  XI,  p.  120. 


294  ^^^    SOURCES    HISTORIQUES 

choisit  pas  et  laisse  la  chose  dans  l'incertitude  :  je  ne  sçay 
par  quels  moyens.  Est-il  exagéré  de  dire,  cependant,  qu'il 
semble  incliner  en  secret  vers  la  seconde  hypothèse? 
Regardez  le  contexte,  en  ert'et.  M"*^  de  la  Fayette  avance, 
—  ce  qui  n'est  mentionné  par  aucun  historien,  —  c^u'avant 
d'obtenir  la  grâce  de  son  père,  Diane  «  avoit  déjà  plû 
au  Roy  ».  Elle  ajoute  ({Wapi-ès  la  grâce,  elle  «  parut  à 
la  Cour  comme  la  maîtresse  du  Roy  ».  N'est-ce  pas 
admettre  comme  intermédiaire  que  cette  grâce  fut  le  prin- 
cipe ou  la  rançon  de  la  faveur?  Et  par  conséquent, 
n'est-ce  pas  admettre  implicitement  l'anecdote  de  Bran- 
tôme, accueillie  déjà  par  Mézeray? 

Nous  n'insisterons  pas  sur  ce  point  très  spécial.  De 
savantes  recherches,  fondées  sur  des  dates  précises,  ont  pu 
depuis  faire  justice  des  allégations  de  Brantôme  ^  Au 
milieu  du  xvii=  siècle,  ce  travail  critique  était  impossible, 
et  l'on  aurait  mauvaise  grâce  à  blâmer  M"^=  de  la  Fayette 
d'avoir  accepté  trop  facilement  une  donnée  que  Victor 
Hugo  n'a  pas  craint  d'accepter  à  son  tour  dans  son  drame 
le  Roi  s'amuse.  Admirons  plutôt  la  délicatesse  de  son 
expression,  cet  art  de  nuancer  la  pensée,  d'insinuer  avec 
bienséance  ce  qu'on  ne  peut  et  veut  pas  dire,  et,  sous  la 
réserve  des  mots,  de  voiler  décemment  la  crudité  des 
choses. 

2°  Dans  un  second  développement  (p.  46-47),  M°i«  de  la 
Fayette  nous  montre  la  passion  de  François  l"  pour 
Diane  de  Poitiers  brusquement  interrompue  par  l'expé- 
dition d'Italie  et  la  captivité  du  prince  à  Madrid.  A  son 
retour  d'Espagne,  il  remarque  à^Bayonne,  dans  l'entourage 
de  sa  mère,  une  fille  d'honneur  dont  il  s'éprend,  M"e  de 
Pisseleu.  C'est  le  point  de  départ  d'une  ardente  rivalité, 
faite  de  mutuelle  jalousie,  entre  l'ancienne  maîtresse  du 
roi  et  la  nouvelle,  entre  la  duchesse  de  Valentinois  et  la 
jeune  duchesse  d'Étampes. 

I.  Cf.  G.  Guiffrey,  Lettres  inédites  de  Dianne  de  Poytiers,  Paris, 
1866,  p.  IX  et  suiv. 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLÈVES.  2gb 

Il  nous  paraît  superflu  de  citer  tout  le  passage.  Mais  il 
faut  du  moins  détacher  tout  ce  qui  trahit  un  emprunt 
direct. 

D'abord,  la  phrase  qui  relate  la  circonstance  et  l'origine 
de  la  nouvelle  passion  du  roi  :  «  Lors  qu'il  revint  d'Es- 
pagne, et  que  Madame  la  Régente  alla  au  devant  de  lui  à 
Rayonne,  elle  mena  toutes  ses  filles,  parmy  lesquelles 
estoit  Mademoiselle  de  Pisseleu,  qui  a  esté  depuis  la  Du- 
chesse d'Estampes.  Le  Roy  en  devint  amoureux.  »  Cette 
phrase  nous  semble  une  combinaison  de  Brantôme  et  de 
Mézeray,  dont  il  convient  de  présenter  parallèlement  les 
deux  textes  : 

Hommes  illustres  françois,  Abrégé  chronologique, 

t.  II,  p.  6.  t.  II,  p.  874. 

Pour    sa   principale    Mais-  Au  sortir  de  sa  prison  qui 

tresse,  il  prit,  après  qu'il  fut  fut  de  treize  mois,  il   tomba 

venu  de  prison,  Mademoiselle  dans  la  captivité  d'une  belle 

d'Helly,  que  Madame  la  Re-  Dame,  Anne  de  Pisse-leu,  que 

gente   avoit  prise  fille,  et  le  sa    mère    luy    amena    exprés 

Roy  ne   l'avoit  point  encore  pour  le  divertir  de  ses  longs 

veuë  qu'à  l'entreveuë  de  ma-  ennuys.  Il  l'honora  depuis  du 

dite  Dame  sa  mère,  il  la  trouva  titre  de  Duchesse  d'Estampes, 
très-belle  et  à  son   gré  :  de- 
puis il  la  fit   Duchesse  d'Es- 
tampes. 

M'"^  de  la  Fayette,  qui  enregistre  volontiers  les  détails 
caractéristiques,  a  recueilli  soigneusement  un  mot  de  la 
duchesse  d'Étampes,  très  fière  de  sa  grande  jeunesse  :  «  Je 
lui  ay  ouï  dire  plusieurs  fois,  qu'elle  estoit  née  le  jour  que 
Diane  de  Poitiers  avoit  esté  mariée.  »  D'où  provient-il? 
D'une  manchette  de  Pierre  Matthieu,  dans  son  Histoire  de 
France  (t.  I,  p.  34,  en  marge,  à  gauche)  :  «  La  Duchesse 
d'Estampes  disoit  souvent,  Je  ne  sçay  quel  est  mon  aage, 
mais  on  me  dit  que  je  vins  au  monde  le  jour  que  Diane  de 
Poitiers  fut  mariée'.  » 

I.  Cf.  dans  notre  premier  article,  p.   ii3,  la   reproduction  presque 


296  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

Ce  mot  dédaigneux  et  cruel,  où  se  peint  tout  l'orgueil 
d'une  rivale  triomphante.  M'"^  de  la  Fayette  en  conteste  le 
bien-fondé  :  «  La  haine  le  lui  faisoit  dire,  et  non  pas  la 
vérité  :  car  je  suis  bien  trompée,  si  la  Duchesse  de  Valen- 
tinois  n'épousa  Monsieur  de  Brezé.  grand  Seneschal  de 
Normandie,  dans  le  mesme  temps  que  le  Roy  devint 
amoureux  de  Madame  d'Estampes.  »  Nous  ignorons 
d'après  quel  témoignage  elle  établit  ce  synchronisme, 
mais  il  est  contraire  à  l'histoire.  L'entrevue  de  Bayonne 
est  de  mars  i526,  tandis  que  le  mariage  de  Diane  de  Poi- 
tiers avec  Louis  de  Brezé  remonte  au  29  mars  i5i3.  Nous 
avons  déjà  noté  plusieurs  fois  chez  notre  auteur  des 
manques  analogues  à  l'exacte  chronologie. 

L'assertion  que  François  l"  continua  d'aimer  Diane  de 
Poitiers  en  même  temps  que  sa  jeune  favorite  a  pour 
garant  Le  Laboureur,  lequel  avance  {Additions  aux 
Mémoires  de  Castelnau^  éd.  de  1659,  t.  I,  p.  276)  que  «  le 
Roy  partageoit  ses  affections  entr'elle  et  la  Duchesse  d'Es- 
tampes ». 

Pour  finir,  une  réflexion  sur  l'humeur  inconstante  du 
monarque  :  «  Ce  Prince  n'avoit  pas  une  fidélité  exacte 
pour  ses  maîtresses;  il  y  en  avoit  toujours  une  qui  avoit  le 
titre  et  les  honneurs,  mais  les  Dames  que  l'on  appelloit  de 
la  petite  bande,  le  partageoient  tour  à  tour.  «  Cette  fois, 
c'est  Brantôme  qui  fournit  la  matière  :  «  Il  ne  s'y  arresta 
pas  tant,  —  écrit-il  de  François  I^^  à  propos  d'Anne  de 
Pisseleu  [loc.  cit.^  t.  II,  p.  6),  —  qu'il  n'en  aymast  d'autres.  « 
Et  dans  un  passage  des  Dames  illustres  (p.  46),  il  com- 
plète ainsi  son  information  :  «  Le  Roy  François  avoit 
choisi  et  fait  une  troupe  qui  s'appelloit  la  petite  bande  des 
Dames  de  sa  Cour,  des  plus  belles,  gentilles,  et  plus  de 
ses  favorisées  ^  «  Celte  petite  bande^  encore  un  curieux 
détail  que  M™=  de  la  Fayette  s'est  bien  gardée  de  négliger! 

textuelle   par   M"'  de  la   Fayette  d'une  autre  manchette   de  Pierre 
Matthieu  (précisément  au  même  endroit,  p.  34,  à  droite). 

I.  Ce  passage  est  cité  par  Le  Laboureur  (t.  I,  p.  298)  avec  cette 
variante  :  «  et  plus  de  ses  favorites  ». 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  297 

3°  C'est  à  Brantôme  également,  —  renforcé  par  Le 
Laboureur.  —  qu'elle  emprunte  à  peu  près  tout  son  déve- 
loppement sur  les  fils  de  François  h^  (p.  47-48). 

L'aîné  meurt  à  Tournon,  peut-être  empoisonné  (i536), 
et  cette  perte  cause  au  roi  «  une  sensible  affliction  ».  Bran- 
tôme, qui  s'étend  tout  au  long  sur  le  fait  {Hommes  illustres 
françois,  t.  I,  p.  334  ^^  suiv.),  avait  marqué  cette  douleur  : 
«  Le  Roy  son  père  porta  cette  mort  si  impatiemment,  que 
de  long-temps  il  ne  s'en  pût  remettre.  » 

A  la  longue,  sa  tendresse  se  reporte  sur  son  troisième 
fils,  le  duc  d'Orléans  :  «  C'estoit  un  Prince  bien  fait,  beau, 
plein  de  feu  et  d'ambition,  d'une  jeunesse  fougueuse,  qui 
avoit  besoin  d'estre  modéré;  mais  qui  eust  fait  aussi  un 
Prince  d'une  grande  élévation,  si  l'âge  eust  meuri  son 
esprit.  »  Pas  un  trait  de  cette  peinture  qui  n'ait  sa  source 
dans  Brantôme  [loc.  cit.,  p.  340  et  suiv.)  :  «  Monsieur 
d'Orléans  estoit  le  plus  beau  de  tous,  encore  que  la  petite 
vérole  luy  eust  gasté  un  œil,  mais  il  n'y  paroissoit  point... 
Il  estoit  prompt,  bouillant,  et  aimant  à  faire  tousjours 
quelque  petit  mal...  C'eust  esté  pourtant  un  jour  un  brave 
et  grand  Prince  et  bon  Capitaine,  après  qu'il  eust  eu  jette 
sa  gourme  et  ses  fougues,  comme  l'on  dit  des  jeunes  pou- 
lins.  » 

Quant  au  dauphin  (le  futur  Henri  II),  son  père,  nous  dit 
M'ns  de  la  Fayette,  l'avait  en  moindre  affection.  «  Il  ne  lui 
trouvoit  pas  assez  de  hardiesse,  ni  assez  de  vivacité.  Il 
s'en  plaignit  un  jour  à  Madame  de  Valentinois,  et  elle  lui 
dit  qu'elle  vouloit  le  faire  devenir  amoureux  d'elle,  pour 
le  rendre  plus  vif  et  plus  agréable.  »  Anecdote  curieuse, 
tout  à  fait  significative,  qu'a  seul  fournie  Le  Laboureur 
(t.  I,  p.  276)  :  «  On  dit  que  le  Roy  François  son  père,  qui 
le  premier  avoit  aimé  cette  Dame  [Diane  de  Poitiers],  luy 
ayant  un  jour  témoigné  quelque  déplaisir  après  la  mort 
du  Dauphin  François  son  fils,  du  peu  de  vivacité  qu'il 
voyoit  en  ce  Prince  Henry,  elle  luy  dit  qu'il  le  falloit 
rendre  Amoureux,  et  qu'elle  en  vouloit  faire  son  Gallant.  » 

Que  M™«  de  la  Fayette  ait  insisté  sur  l'origine  et  la 


298  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

durée  de  cette  liaison  du  dauphin  avec  Diane  de  Poitiers, 
rien  n'est  moins  surprenant  :  c'est  par  là  que  l'épisode  se 
rattache  à  l'action,  puisqu'il  s'agit  pour  M™«  de  Chartres 
d'expliquer  à  sa  fille  comment  il  se  fait  «  qu'une  femme 
puisse  être  aimée  quand  elle  a  passé  vingt-cinq  ans  ».  Des 
raisons  psychologiques  suffisent  à  justifier  la  violente  oppo- 
sition que  le  romancier  imagine,  à  ce  propos,  entre  le 
père  et  le  fils,  le  père  voyant  «  avec  une  colère  et  un  cha- 
grin dont  il  donnoit  tous  les  jours  des  marques  »  les  pro- 
grès d'une  passion  où  le  fils,  bravant  tout,  s'attache  obsti- 
nément. Ici,  sans  aucun  doute,  nous  sommes  loin  de 
l'histoire,  et  M'"=  de  la  Fayette  a  de  parti  pris  négligé  la 
véridique  indication  de  Pierre  Matthieu  (p.  34,  en  marge, 
à  gauche)  :  «  Le  Roy  François  se  mocquoit  de  ce  que  son 
Fils  aymoit  la  vieille  ^  » 

4°  Un  paragraphe  de  transition  (p.  48)  rappelle  l'hosti- 
lité qui  animait  l'un  contre  l'autre  le  dauphin  et  le  duc 
d'Orléans.  C'était  «  entr'eux  une  sorte  d'émulation,  qui 
alloit  jusqu'à  la  haine.  Celte  émulation  avoit  commencé 
dés  leur  enfance,  et  s'estoit  toujours  conservée.  »  Malgré 
la  différence  des  termes,  ce  fait  précis  vient  de  Brantôme. 
Après  avoir  conté  dans  quelle  circonstance  le  dauphin 
«  conceut  une  sourde  jalousie,  voire  inimitié  contre  son 
frère  »,  il  conclut  [loc.  cit.,  p.  347)  :  «  Si  ne  peurent-ils 
pourtant  jamais  bien  compatir  ensemble.  » 

A  cette  inimitié,  M™^  de  la  Fayette  rattache  une  anecdote  : 

Lors  que  l'Empereur  passa  en  France,  il  donna  une  préfé- 
rence entière  au  Duc  d'Orléans  sur  Monsieur  le  Dauphin,  qui 
le  ressentit  si  vivement,  que  comme  cet  Empereur  estoit  à 
Chantilly,  il  voulut  obliger  Monsieur  le  Connestable  à  l'arres- 
ter,  sans  attendre  le  commandement  du  Rov.  Monsieur  le 
Connestable  ne  le  voulut  pas;  le  Roy  le  blasma  dans  la  suite, 
de  n'avoir  pas  suivi  le  conseil  de  son  fils;  et  lors  qu'il  l'éloigna 
de  la  Cour,  cette  raison  y  eut  beaucoup  de  part. 

I.  Cette  phrase  précède  immédiatement  celle  que  nous  citons  plus 
haut  (p.  295)  comme  utilisée  par  le  romancier  :  «  La  Duchesse  d'Es- 
tampes disoit  souvent...  etc.  » 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  299 

Tout  ce  passage  montre  une  fois  de  plus  avec  quel  art 
l'auteur  de  La  princesse  de  Clèves  utilise  ses  documents, 
quel  talent  de  condensation  dénote  sa  manière  d'écrire. 
Les  premiers  mots  de  l'anecdote,  touchant  la  préférence 
donnée  par  l'empereur  au  duc  d'Orléans  sur  son  frère, 
sont  un  emprunt  fait  aux  Additions  de  Le  Laboureur  (t.  I, 
p.  277),  qui  rapporte  d'après  Brantôme  qu'une  des  raisons 
de  la  haine  de  Henri  II  contre  Charles-Quint,  ce  fut  «  qu'il 
monstroit  plus  grande  affection  et  amitié  à  feu  Monsieur 
d'Orléans,  quand  il  passa  en  France^  et  le  recherchoit  plus 
que  luy  ».  Quant  à  l'alfaire  de  Chantilly,  la  source  où 
l'auteur  l'a  puisée  est  V Histoire  de  P.  Matthieu.  Très  ama- 
teur de  documents  originaux  et  d'informations  person- 
nelles, le  vieil  historiographe  a  cru  devoir  consigner  tout 
au  long  (p.  32)  le  «  discours  »  que  lui  tint  M.  d'Anville  sur 
les  causes  secrètes  de  la  disgrâce  de  son  père  le  conné- 
table. La  citation  d'une  partie  de  ce  «  discours  »  permettra 
d'apprécier  par  un  nouvel  exemple  ce  qu'est,  chez  notre 
romancier,  l'art  savant  de  la  réduction  : 

L'Empereur  Charles  passant  en  France  pour  aller  en  Flandres 
demeura  quelque  temps  à  Chantilly  où  il  prenoit  plaisir  pour 
la  chasse.  Le  Roy  Henry  II.  qui  estoit  lors  Dauphin,  y  vint  un 
jour,  et  dit  à  M.  le  Connestable  qu'il  luy  venoit  confier  un 
dessein  afin  qu'il  l'assistast  de  son  jugement  et  de  sa  resolu- 
tion pour  l'exécuter.  M.  le  Connestable  luy  respond,  Qu'il 
n'avoit  qu'à  luy  commander.  Il  luy  dit  qu'il  estoit  résolu  de  se 
saisir  de  l'Empereur  pour  avoir  raison  des  torts  qu'il  avoit  fait 
au  Roy  son  Père...  M.  le  Connestable  luy  respond.  Monsieur 
ceste  Maison  est  vostre,  vous  y  poiiva^  tout  ce  qu'il  vous  plaira, 
mais  je  vous  diray,  les  bœufs  se  prennent  par  les  cornes  et  les 
hommes  par  la  parole.  On  ne  peut  demander  raison  aux  Roys 
par  la  force  ny  par  la  Justice  comme  aux  personnes  communes, 
on  ne  les  prend  que  par  eux-mesmes  et  leur  parole,  le  Roy 
vostre  Père  a  donné  sa  foy  à  l'Empereur,  je  dis  Monsieur  que 
vous  estes  obligé  de  la  tenir,  que  vous  ne  la  pouve^  rompre,  et 
que  vous  l'offensere:^  grandement,  ruinant  l'honneur  qu'il  tire 
et  que  toute  la  Chrestienté  luy  donne  pour  le  bon  traitement 
qu'il  fait  à  son   ennemy.  Cela  l'arresta  tout  court.  Ceux  qui 


300  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

vouloient  mal  à  M.  le  Connestable  voyans  que  le  Roy  estoit 
fort  en  colère  de  ce  que  l'Empereur  ne  tenoit  ce  qu'il  luy  avoit 
promis,  n'oublièrent  pas  de  luy  dire  qu'il  n'avoit  tenu  qu'à  luy 
que  le  Roy  ne  fust  content,  et  qu'il  avoit  destourné  Monsieur 
le  Dauphin  de  la  resolution  qu'il  avoit  prise  par  le  seul  mou- 
vement de  son  courage  de  l'arrester.  Le  Roy  luy  commanda  de 
se  retirer  à  Chantilly... 

5°  A  partir  de  ce  moment,  le  travail  d'adaptation  de 
M'^'^  de  la  Fayette  tend  à  se  simplifier.  Tout  le  développe- 
ment qui  suit  (p.  48-50  :  intrigues  des  deux  rivales,  la 
duchesse  d'Étampes  s'appuyant  sur  le  duc  d'Orléans  pour 
faire  échec  à  Diane,  que  soutient  le  dauphin;  menées  de 
l'empereur,  qui  cherche,  en  travaillant  à  son  élévation,  à 
dresser  le  duc  contre  son  frère;  succès  du  dauphin  en 
Champagne  et  trahison  de  la  duchesse  d'Étampes,  qui 
livre  à  l'ennemi  deux  villes  françaises)  est  tiré  d'une  source 
unique  :  à  savoir,  V Histoire  de  France  de  Mézeray  (t.  II, 
1646),  que  M^^  de  la  Fayette  suit  en  général  pas  à  pas, 
tantôt  renversant  l'ordre  des  idées,  tantôt  se  bornant  à 
l'emprunt  des  faits  sans  y  joindre  l'emprunt  des  termes. 
C'est  ce  que  peuvent  établir  quelques  rapprochements  de 
textes  : 

Histoire  de  France,  Princesse  de  Clèves, 

t.  II,  p.  569-370.  p.  48-50. 

Il  y  avoit  lors  deux  brigues  La  division  des  deux  frères 
à  la  Cour,  celle  de  la  Dame  donna  la  pensée  à  la  Duchesse 
d'Estampes  maistresse  du  Roy,  d'Estampes  de  s'appuyer  de 
et  celle  de  Diane  de  Poitiers  Monsieur  le  Duc  d'Orléans, 
maistresse  du  Dauphin.  La  pour  la  soutenir  auprès  du 
première  de  ces  Dames,  pi-  Roy  contre  Madame  de  Va- 
quée d'une  furieuse  jalousie  lentinois.  Elle  y  réussit  :  ce 
contre  la  seconde,  qui  n'ayant  Prince  sans  estre  amoureux 
aucun  avantage  sur  elle  ny  d'elle,  n'entra  guère  moins 
en  jeunesse  ny  en  beauté,  dans  ses  interests,  que  le 
avoit  pourtant  gagné  l'amour  Dauphin  estoit  dans  ceux  de 
du  jeune  Prince  Henry  heri-  Madame  de  Valentinois.  Cela 
tier  de  la  Couronne,  s'estoit  fit  deux  cabales  dans  la  Cour. 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES. 


3oi 


attachée  aux  interests  du  Duc 
d'Orléans,  pour  avoir  un  ap- 
puy  en  ce  Prince,  si  le  Roy 
luy  venoit  à  manquer. 

Or  entre  les  conditions  de 
paix  l'Empereur  avoit  proposé 
de  donner  ou  sa  fille,  ou  une 
de  celles  de  son  frère  Ferdi- 
nand, au  Duc  d'Orléans,  avec 
la  Duché  de  Milan,  ou  les 
Pays -bas  en  dot...  Le  Dau- 
phin n'avoit  point  cette  négo- 
ciation agréable. 


La  Dame  d'Estampes  crai- 
gnant donc  que  ces  desseins 
n'empeschassent  la  bonne  for- 
tune du  Duc  d'Orléans,  adver- 
tissoit  l'Empereur  de  tout  ce 
qui  se  traittoit  au  Conseil... 


L'Empereur  qui  avoit  con- 
servé de  l'amitié  pour  le  Duc 
d'Orléans ,  avoit  offert  plu- 
sieurs fois  de  lui  remettre  le 
Duché  de  Milan.  Dans  les  pro- 
positions qui  se  firent  depuis 
pour  la  Paix,  il  faisoit  espérer 
de  lui  donner  les  dix -sept 
Provinces,  et  de  lui  faire 
épouser  sa  fille.  Monsieur  le 
Dauphin  ne  souhaitoit  ni  la 
paix,  ni  ce  mariage. 

[L'armée  de  l'Empereur] 
eust  péri  entièrement,  si  la 
Duchesse  d'Estampes  crai- 
gnant que  de  trop  grands  avan- 
tages ne  nous  fissent  refuser 
la  paix  et  l'alliance  de  l'Em- 
pereur pour  Monsieur  le  Duc 
d'Orléans,  n'eust  fait  secrette- 
ment  avertir  les  ennemis  de 
surprendre  Espernay  et  Ghas- 
teau  -  Thierry,  qui  estoient 
pleins  de  vivres. 


Il  est  très  remarquable  que,  pour  la  fin  de  sa  dernière 
phrase,  M™«  de  la  Fayette,  comme  elle  l'a  fait  quelquefois 
à  l'égard  de  Pierre  Matthieu,  a  simplement  utilisé  les  man. 
chettes  du  récit  de  Mézeray  (p.  Syo)  :  «  La  Dame  d'Es- 
tampes l'advertit  de  tout.  |  Luy  donne  advis  de  prendre 
Espernay,  |  et  Chasteau  Thierry,  où  ils  trouvent  grande 
quantité  de  vivres.  » 

6°  Cet  exposé  sommaire  d'histoire  politique  est  sus- 
pendu par  la  mention  d'un  petit  fait  particulier  (p.  5o)  : 
«  Peu  après.  Monsieur  le  Duc  d'Orléans  mourut  à  Far- 

REV.    DU    SEIZIÈME    SIÈCLi: .    II.  21 


302  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

moutiers,  d'une  espèce  de  maladie  contagieuse.  »  Détail 
précis,  qui  provient  de  Brantôme  Hommes  illustres  fran- 
çois,  t.  I,  p,  340)  :  «  Il  mourut  de  belle  peste  à  l'Abbaye  de 
Fermonstier  prés  d'Abbeville,  voulant  loger  en  un  logis 
pestiféré.  « 

M""=  de  la  Fayette  s'est  bien  gardée  de  laisser  à  Bran- 
tôme la  galante  anecdote  qu'il  raconte  à  propos  de  ce 
prince  {loc.  cit.,  p.  349-350)  : 

J'ay  connu  une  Dame  de  par  le  monde,  qui  depuis  en  nostre 
Cour  a  bien  fait  la  marmiteuse  et  la  prude,  qui  en  estoit  fort 
esprise  d'amour,  aussi  disoit-on  qu'il  l'entretenoit  comme  s'il 
l'eust  nourrie.  Quand  elle  sceut  sa  mort  elle  sceut  en  mesme 
temps  celle  de  son  mary,  qui  luy  ayda  à  celer  et  cacher  telle- 
ment le  regret  qu'elle  portoit  de  son  Prince,  que  plusieurs, 
qui  n'en  sçavoient  le  serpent  sous  l'herbe,  attribuoient  du  tout 
ce  grand  deuil  pour  le  mary,  mais  il  estoit  plus  voué  au  Prince 
qu'au  mary,  et  ainsy  d'une  pierre  fit  deux  coups,  et  se  servit 
de  l'un  pour  couvrir  l'autre;  ainsi  la  mort  de  son  mary  luy 
profita  en  cela,  pour  cacher  son  hypocrisie,  car  sans  cela  elle 
estoit  descouverte,  pour  les  hauts  cris  qu'elle  fit,  et  le  grand 
regret  qu'elle  démena  pour  la  mort  de  ce  Prince,  qu'elle  sceut 
seulement  un  jour  avant  celle  de  son  mary.  Voilà  comme  la 
moitié  du  monde  se  déguise  et  trompe  l'autre. 

Comme  toujours,  Brantôme  est  prolixe  et  diffus  ;  mais 
le  trait  qu'il  cite  est  curieux.  Il  vaut  de  figurer  dans  un 
roman  de  psychologie  amoureuse,  oià  la  galanterie  tient 
une  si  grande  place.  M^^^  de  la  Fayette  le  retient  donc,  et 
de  l'anecdote  de  son  devancier  voici  ce  qu'elle  fait  : 

Il  aimoit  une  des  plus  belles  femmes  de  la  Cour,  et  en  estoit 
aimé.  Je  ne  vous  la  nommerai  pas,  parce  qu'elle  a  vescu  depuis 
avec  tant  de  sagesse,  et  qu'elle  a  mesme  caché  avec  tant  de 
soin  la  passion  qu'elle  avoit  pour  ce  Prince,  qu'elle  a  mérité 
que  l'on  conserve  sa  réputation.  Le  hazard  fit  qu'elle  receut  la 
nouvelle  de  la  mort  de  son  mari,  le  mesme  jour  qu'elle  apprit 
celle  de  Monsieur  d'Orléans;  de  sorte  qu'elle  eut  ce  prétexte 
pour  cacher  sa  véritable  affliction,  sans  avoir  la  peine  de  se 
contraindre. 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  3o3 

7°  La  dernière  partie  de  l'épisode  (p.  5o-52)  remémore 
brièvement  la  fin  du  roi  François  I"  et  ses  inutiles  ins- 
tructions à  son  fils,  la  réaction  qui  suit  son  règne,  la  dis- 
grâce de  la  duchesse  d'Étampes  et  le  définitif  triomphe  de 
Diane  de  Poitiers,  maîtresse  absolue  du  roi  Henri  II, 
qu'elle  domine  «  depuis  douze  ans  »  par  l'habitude  d'une 
passion  qui  ne  va  pourtant  pas  sans  orages,  l'amant  royal 
ayant  de  sérieuses  raisons  d'être  jaloux  d'un  de  ses  servi- 
teurs, le  comte  de  Brissac. 

Pour  cette  partie  de  son  épisode,  M'"'^  de  la  Fayette  a 
mis  à  profit  sirmiltanément  l'ouvrage  de  Pierre  Matthieu 
et  les  travaux  de  Mézeray,  V Histoire  de  France  et  V Abrégé 
chronologique.  Tout  se  mêle  ici  de  telle  façon  qu'il  n'est 
pas  toujours  bien  aisé  d'indiquer  nettement  la  source.  Il  y 
faudrait  d'ailleurs  de  longues  citations,  que  peut  bien  se 
permettre  une  édition  critique,  mais  qui  ne  sont  pas  à  leur 
place  dans  un  article  de  revue.  Un  simple  exemple  suffira 
pour  faire  saisir  au  lecteur  le  procédé  d'adaptation. 

M"»^  de  la  Fayette  écrit  (p.  5o)  : 

II  [François  I^r]  recommanda  à  Monsieur  le  Dauphin  de  se 
servir  du  Cardinal  de  Tournon  et  de  l'Admirai  d'Annebault,  et 
ne  parla  point  de  Monsieur  le  Gonnestable,  qui  estoit  pour 
lors  relégué  à  Chantilly.  Ce  fut  neantmoins  la  première  chose 
que  fit  le  Roy  son  fils  de  le  rappeller,  et  de  luy  donner  le 
gouvernement  des  affaires. 

Pour  composer  ce  paragraphe,  elle  a,  ce  semble,  utilisé 
conjointement  ce  que  lui  fournissaient  Matthieu  et  Méze- 
ray, négligeant  les  divergences  (sur  la  maison  de  Guise) 
pour  fondre  les  détails  communs  dans  une  sorte  de  co7ita- 
mination  : 

Histoire  de  Matthieu,  Histoire  de  Mézeray, 

t.  I,  p.  29-31.  t.  II,  p.  601-602. 

...  Il  [François  I^"]  loua  la  ...  Son  père  [François  I^'l 

valeur   et    la   générosité    des      luy  avoit  sérieusement  recom- 
Princes  de  la  Maison  de  Guise,      mandé  qu'il  se  servist  d'Anne- 


304  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

la  fidélité  de  l'Admirai  d'An-  haut...  mais  sur  tout  qu'il  se 
nebaiit,  la  prudence  du  Car-  donnast  bien  de  garde,  s'il 
dinal  de  Tournon.  aimoit  le  bien  de  son  Estât, 

de  rappeller  le  Connestable 
de  Montmorency;  et,  ce  di- 
sent quelques  uns,  de  trop 
aggrandir  la  maison  de  Guise. 
...  Si  tost  que  le  Roy  Fran-  ...  Il  [Henri  II]  osta  l'admi- 

çois    eust    rendu    l'esprit,    il      nistration  de  toutes  les  affaires 
[Henri  II]  envoya  Dandelot  à      à  Annebaut  et  au  Cardinal  de 
Chantilly  porter  au   Cormes-      Tournon,    pour    la    bailler    à 
table  la  nouvelle  de  ceste  mort      Montmorency, 
et  le  commandement  de  reve- 
nir à  la  Cour. 

Pour  la  raison  dite  plus  haut,  —  une  attention  particu- 
lière à  recueillir  tous  les  traits  de  galanterie,  —  M'"^^  de  la 
Fayette  s'est  étendue  sur  la  passion  de  Diane  de  Poitiers 
pour  le  comte  de  Brissac  et  sur  la  jalousie  du  roi. 

Matthieu  fournissait  ici  peu  de  chose,  une  brève  indi- 
cation consignée  en  manchette  (p.  76-77)  :  «  Le  pouvoir  du 
Mareschal  de  Brissac  pour  commander  en  Piedmont, 
estoit  de  S.  Germain  en  Laye  le  10.  Juillet  i55o.  Vhistoire 
dit  que  le  Roy  s'apperceut  que  la  Duchesse  de  Valentinois 
l'aymoit^  et  qu'il  l'eslongna  pour  cela.  » 

Mais  Mézeray  était  moins  sobre  de  détails.  Dans  son 
Histoire.,  il  rappelait  d'abord  (p.  6o3)  comment  la  rancune 
implacable  de  l'orgueilleuse  favorite  avait  dépossédé,  au 
profil  de  Brissac,  le  grand  maître  de  l'artillerie,  Claude  de 
Taix  :  «  A  la  fantaisie  de  cette  rusée,  il  [Henri  II]  changea 
aussi-tost  toute  la  face  de  la  Cour.  Claude  de  Tais,  pour 
avoir  fait  quelque  conte  d'elle  et  de  Brissac,  en  fut  banny 
et  privé  de  sa  charge  de  grand  Maistre  d'artillerie  :  elle  fut 
donnée  à  Brissac,  pour  lors  Colonel  de  la  cavalerie  légère, 
l'un  des  plus  beaux  Chevaliers  de  son  temps  et  le  miroir 
des  plus  belles  Dames  de  la  Cour.  » 

Plus  loin  (p.  612),  il  mentionnait  comment  le  même 
Brissac  avait  remplacé,  comme  gouverneur  de  Piémont  et 
comme   maréchal  de  France,  Jean  Caracciol,  prince  de 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLÈVES.  3o5 


Melfe  :  «  Charles  de  Cossé-Brissac  qui  venoit  de  luyestre 
substitué  au  gouvernement  de  Savoye  et  Piémont,  luy  suc- 
céda aussi  en  sa  charge  de  Mareschal.  L'Histoire  du  Cabi- 
net dit  que  le  Roy  l'envoyoit  en  ce  gouvernement  pour 
l'esloîgner  de  la  veuë  de  Diane  de  Poitiers^  qui  s'en  estoit 
folement  passionnée^  et  que  neantmoins  il  luy  donna  le 
baston  à  la  recommandation  de  cette  femme.  » 

Et  Mézeray,  plus  récemment,  dans  son  Abrégé  chrono- 
logique (t.  II,  p.  936  et  947),  avait  repris  les  mêmes  faits, 
mais  en  les  condensant  en  phrases  plus  précises,  plus  net- 
tement affirmatives  :  «  On  osta,  disait-il,  la  charge  de 
grand  Maistre  de  l'Artillerie  à  Claude  de  Tais  pour  la 
donner  à  Charles  de  Cossé-Brissac,  le  Seigneur  de  la  Cour 
le  plus  aymable  et  le  plus  aymé  de  la  Maistresse  du  Roy.  » 
Puis,  après  avoir  répété  que  Diane  «  aymoit  esperduëjnent  ^^ 
Brissac,  il  ajoutait,  parlant  de  Henri  II  :  *.  Il  est  bien  vray 
qu'à  la  prière  de  cette  Dame,  ou  peut-estre  pour  esloigner 
Brissac  d'auprès  d'elle,  il  le  fit  Gouverneur  de  Piedmont.  » 

C'est  de  tout  cela  qu'est  sorti  le  développement  suivant 
(p.  5 1-52),  où  rien  n'appartient  en  propre  à  Mf^^  de  la 
Fayette,  que  ses  notations  psychologiques  sur  la  jalousie  : 

Le  Comte  de  Taix,  grand  Maître  de  l'Artillerie,  qui  ne  l'ai- 
moit  pas,  ne  pût  s'empescher  de  parler  de  ses  galanteries,  et 
sur  tout  de  celle  du  Comte  de  Brissac,  dont  le  Roy  avoit  déjà 
eu  beaucoup  de  jalousie.  Neantmoins  elle  fit  si  bien,  que  le 
Comte  de  Taix  fut  disgracié,  on  luy  ôta  sa  Charge  ;  et  ce  qui 
est  presque  incroyable,  elle  la  fit  donner  au  Comte  de  Brissac, 
et  l'a  fait  en  suite  Mareschal  de  France.  La  jalousie  du  Roy 
augmenta  neantmoins  d'une  telle  sorte,  qu'il  ne  pût  souffrir 
que  ce  Mareschal  demeurast  à  la  Cour  :  mais  la  jalousie  qui 
est  aigre  et  violente  en  tous  les  autres,  est  douce  et  modérée 
en  luy  par  l'extrême  respect  qu'il  a  pour  sa  maîtresse  ;  en  sorte 
qu'il  n'osa  éloigner  son  Rival  que  sur  le  prétexte  de  luy  don- 
ner le  Gouvernement  de  Piémont. 

Enfin,  pour  achever  l'histoire  de  cette  passion,  M™'=  de 
la  Fayette  y  rattache  un  dernier  fait  :  elle  explique  par  un 
secret  désir  de  revoir  sa  maîtresse  le  voyage  d'utilité  que 


3o6 


LES    SOURCES    HISTORIQUES 


fit  à  la  cour,  en  iSSy,  le  gouverneur  de  Piémont,  ce  qui 
l'amène  à  expliquer  l'insuccès  de  ce  voyage  par  la  haine 
jalouse  du  roi.  Ici  encore,  les  éléments  historiques  viennent 
de  Mézcray;  le  reste,  que  nous  soulignons,  relève  de  la 
psychologie  où  se  complaît  le  romancier  : 


Histoire  de' France, 
t.  II,  p.  707-708. 

Depuis  que  le  Roy  eut  rap- 
pelle une  partie  des  forces  de 
ce  pays-là  [Piémont]  après  la 
Journée  de  S.  Quentin,  Bris- 
sac  fut  tousjours  en  nécessité 
d'hommes  et  d'argent.  Il  es- 
toit  mal-voulu  des  Guises,  qui 
taschoient  d'obscurcir  sa  ré- 
putation... Ils  luy  estèrent 
tous  les  moyens  de  bien 
faire...  En  ces  angoisses  il 
envoyé  Gonnor  son  frère  à  la 
Cour  remonstrer  ses  nécessi- 
tez; on  luy  donne  des  paroles 
et  du  papier,  mais  point  d'ar- 
gent, ny  de  troupes  :  telle- 
ment qu'il  est  contraint  d'y 
venir  luy-mesme,  mais  non 
sans  beaucoup  de  peine  à  ob- 
tenir son  congé.  Le  Cardinal 
de  Lorraine  employa  tous  ses 
artifices  pour  le  traverser,  se 
servant  pour  cet  effet  de  la 
hayne  secrète  que  le  Vidame 
de  Chartres  avoit  contre  luy... 


Princesse  de  Clèves, 

p.  52. 

Il  revint  l'Hyver  dernier, 
sur  le  prétexte  de  demander 
des  Troupes  et  d'autres  cho- 
ses nécessaires  pour  l'Armée 
qu'il  commande.  Le  désir  de 
revoir  Madame  de  Valenti- 
nois,  et  la  crainte  d'en  estre 
oublié,  avoit  peut-estre  beau- 
coup de  part  à  ce  voyage.  Le 
Roy  le  récent  avec  une  grande 
froideur.  Messieurs  de  Guise 
qui  ne  l'aiment  pas,  mais  qui 
n'osent  le  témoigner  à  cause 
de  Madame  de  Valentinois,  se 
servirent  de  Monsieur  le  Vi- 
dame, qui  est  son  ennemy 
déclaré,  pour  empescher  qu'il 
n'obtint  aucune  des  choses 
qu'il  estoit  venu  demander. 
//  n'estoit  pas  difficile  de  lui 
nuire  :  Le  Roy  le  haïssoit,  et 
sa  présence  lui  donnait  de  l'in- 
quiétude; de  sorte  qu'il  fut 
contraint  de  s'en  retourner 
sans  remporter  aucun  fruict 
de  son  voyage,  que  d'avoir 
peut  -  estre  rallumé  dans  le 
cœur  de  Madame  de  Valenti- 
nois des  sentimens  que  l'ab- 
sence commençait  d'éteindre. 


Tel  est  cet  épisode,  dont  on  voit  maintenant  la  savante 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  307 

texture.  Il  est  fait  de  divers  morceaux,  provenant  de 
sources  diverses  :  Brantôme,  Matthieu,  Mézeray,  Le 
Laboureur,  le  P.  Anselme  ont  contribué,  pour  des  parts 
inégales,  à  fournir  les  matériaux  d'une  histoire  dont  la 
galanterie  fait  la  seule  unité.  Sur  une  échelle  plus  réduite, 
on  retrouve  ici  la  mêrne  méthode  de  documei.iation  histo- 
rique et  d'adaptation  artistique  que  dans  l'ensemble  du 
roman. 

H. 

L'ÉPISODE  d'Anne  de  Boulen. 

Pour  être  plus  court  et  plus  ramassé  que  celui  de  Diane 
de  Poitiers,  l'épisode  d'Anne  de  Boulen  (p.  104-108)  ne  se 
rattache  pas  au  sujet  principal  par  des  liens  plus  étroits. 
L'étude  néanmoins  en  est  intéressante,  puisqu'elle  nous 
permet  de  voir  comment,  au  xvii^  siècle,  une  femme  ins- 
truite et  cultivée  se  renseignait  sur  l'histoire  étrangère. 

Dans  les  ouvrages  consultés  en  vue  d'établir  avec  pré- 
cision les  parties  historiques  de  sa  Princesse  de  Clèves, 
M™"^  de  la  Fayette  ne  trouvait  sur  Anne  de  Boulen,  femme 
de  Henry  VIII,  que  d'insuffisantes  données  :  quelques 
détails  épars  dans  Mézeray  [Histoire  de  France^  t.  II, 
p.  466  et  494),  une  «  addition  »  de  Le  Laboureur  (t.  I, 
p.  411),  D'Anne  Boulen^  Reine  d'Angleterre.  C'était  trop 
peu  pour  satisfaire  sa  curiosité.  Il  s'en  faut  bien  que  la 
notice  de  l'érudit  commentateur  de  Castelnau  rende 
compte  de  tous  les  faits  entassés  par  le  romancier  dans 
son  dramatique  épisode. 

Pour  compléter  son  instruction,  M'"^  de  la  Fayette  a  lu 
de  près  et  mis  à  profit,  —  mais  sans  le  contrôle  de  l'esprit 
critique,  —  un  très  partial  ouvrage  du  controversiste 
anglais  Nicolas  Sanders  (en  latin  Sanderus),  publié  à 
Cologne  en  i585  :  De  origine  ac  progressa  schismatis 
anglicani  libri  II V.  Malgré  sa  connaissance  du  latin,  il 

I.  Cet   ouvrage   avait   eu    plusieurs   réimpressions   (Rome,    i586; 


3o8  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

est  douteux  qu'elle  ait  pratiqué  Foriginal,  ayant  à  sa  dis- 
position la  traduction  que  venait  d'en  donner  le  chanoine 
Maucroix,  l'ami  de  La  Fontaine  :  Histoire  du  Schisme 
d'Angleterre^  de  Sanderus^  mise  en  François  par  Mon- 
sieur Maucroix^  chanoine  de  Reims  (Paris,  1676,  in- 12). 

1°  Le  premier  tiers  de  l'épisode  (p.  104-106),  —  c'est-à- 
dire  ce  qui  concerne  les  origines  d'Anne  de  Boulen,  ses 
charmes  physiques  et  mondains,  son  séjour  à  la  cour  de 
France,  ses  aventures  galantes  et  ses  penchants  hérétiques, 
enfin  son  ambitieux  et  perfide  dessein,  tandis  que  Wolsey 
travaille  au  divorce  de  son  maître,  de  monter  elle-même 
au  trône  d'Angleterre  en  se  faisant  épouser  par  Henry  VIII, 
—  tout  cela  n'est  qu'un  ingénieux  amalgame  des  données 
fournies  par  Le  Laboureur  et  par  Sanderus. 

Pour  la  clarté  de  l'analyse,  il  nous  faut  ici  séparer  ce 
qu'a  si  bien  fondu  l'auteur.  Sa  dette  envers  Le  Laboureur 
est  moindre  qu'envers  Sanderus;  mais  c'est  que  le  second 
fournissait  davantage. 

Qu'apportait  le  premier? 

D'abord,  des  précisions  sur  l'origine  d'Anne  (p.  411)  : 
«  Plusieurs  ont  creu  qu'Anne  Boulen  estoit  Françoise 
d'extraction...  Il  y  a  eu  une  famille  de  mesme  nom  qu'elle 
à  Paris  qui  a  donné  lieu  à  cette  créance;  mais  cette  Reine 
estoit  originaire  de  la  Duché  de  Nortfolc  en  Angleterre.  » 
Elles  ont  passé  dans  le  roman  (p.  104)  :  «  ...  L'on  dit 
qu'elle  estoit  née  en  France.  Ceux  qui  l'ont  crû  se  sont 
trompez...  Elle  estoit  d'une  bonne  maison  d'Angleterre  ^  » 

Le  Laboureur  parlait  encore  de  l'arrivée  d'Anne  à  la 
cour  de  France  :  «  La  raison  pour  laquelle  on  l'a  estimée 
Françoise,  est  qu'elle  fut  envoyée  en  France  pour  y  estre 

Ingolstadt,  i588;  Cologne,  1610  et  1628).  —  Cf.  Dictionnaire  de 
Bayle,  art.  Sanderus.  Cf.  aussi  Mémoires  de  Niceron,  t.  XV,  p.  76. 
I.  Notons  qu'ici  M"""  de  la  Fayette  avait  pu  lire  dans  Castelnau 
lui-même  {Mémoires,  1.  II,  ch.  11,  éd.  Le  Laboureur,  t.  I,  p.  28)  : 
«  Il  advint  que  le  Roy  Henry  devint  amoureux  d'une  jeune  Dame 
rare  en  beauté  et  d'illustre  maison  d'Angleterre,  nommée  Anne  de 
Boulen,  marquise  de  Penbrok,  niepce  de  Thomas  Howart,  Duc  de 
Northfolk.  » 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES. 


3o9 


élevée  avec  les  tilles  d'honneur  de  Marie  d'Angleterre 
seconde  femme  de  Louis  XII.  »  C'est  de  là  qu'est  sortie  la 
phrase  du  roman  (p.  104)  :  «  Elle  vint  ici  avec  la  sœur  de 
Henry  VII.  qui  épousa  le  Roy  Louis  XII.  » 

Enfin,  par  Le  Laboureur  toujours,  M'"^  de  la  Fayette 
apprenait  que  la  jeune  Anglaise  était  restée  quelque  temps 
au  service  de  la  reine  Claude  et  de  Marguerite  d'Alençon  : 


Princesse  de  Clèves,  p.  104-105. 

...  Elle  demeura  fille  d'hon- 
neur de  la  Reine  Claude. 
Cette  Reine  mourut,  et  Ma- 
dame Marguerite  sœur  du 
Roy,  Duchesse  d'Alençon,  et 
depuis  Reine  de  Navarre,  dont 
vous  avef  veu  les  contes,  la 
prit  auprès  d'elle,  et  elle  prit 
auprès  de  cette  Princesse  les 
teintures  de  la  Religion  nou- 
velle. 


Additions,  t.  I,  p.  411. 

...  [Marie  d'Angleterre]  es- 
tant morte,  elle  demeura  en 
mesme  qualité  [fille  d'hon- 
neur] auprez  de  la  Reine 
Claude  femme  de  François 
premier,  et  pour  l'inclination 
qu'elle  avoit  de  demeurer  en 
ce  Royaume,  elle  se  donna 
encore  après  sa  mort  à  Mar- 
guerite de  France  Duchesse 
d'Alençon,  depuis  Reine  de 
Navarre.  Ce  fut  auprez  de 
cette  Princesse,  qui  l'une  des 
premières  embrassa  la  Reli- 
gion Luthérienne,  qu'elle  se 
laissa  infecter  du  poison  de 
l'Heresie. 


Sauf  l'habile  allusion  aux  Contes,  —  publiés  en  effet  à 
la  date  précise  où  la  scène  est  censée  se  passer  \  —  que 
contient  donc  le  texte  du  roman,  qui  ne  soit  déjà  dans  les 
Additions  ? 

Avec  Sanderus,  source  du  reste,  M™«  de  la  Fayette  a  dû 
procéder  comme  avec  Brantôme,  —  par  vastes  suppres- 
sions et  fortes  réductions.  Le  vieil  auteur  est  de  son 
siècle,  où  l'on  ignorait  l'art  de  serrer  ses  idées  :  même 

I.  L'action  de  La  princesse  de  Clèves  se  déroule  de  i558  à  iSdq. 
Or,  VHeptaméron  fut  publié  d'abord,  incomplet  et  sans  nom  d'au- 
teur, par  Pierre  Boaistuau  en  i558,  —  puis  complet  et  donné  comme 
de  Marguerite,  par  Claude  Gruget  en  lôSg. 


3 10  LES    SOURCES    HISTORIQUES 


dans  la  version  «  fort  polie  »  de  Maucroix\  il  parle  lon- 
guement et  conte  lourdement.  Mais  M'^'^  de  la  Fayette, 
elle  aussi,  est  du  sien,  où  Ton  estime  qu'  «  une  période 
retranchée  d'un  ouvrage  vaut  un  louis  d'or,  et  un  mot 
vingt  sous  ». 

Sanderus  s'étend  à  plaisir  sur  le  portrait  d'Anne  de  Bou- 
len  (trad.  Maucroix,  p.  23-24)  •  "  Elle  estoit  brune  et  de 
belle  taille,  elle  avoit  le  visage  ovale,  le  teint  blanc,  et 
tenant  un  peu  des  pâles  couleurs...  Elle  estoit  fort  bien 
faite;  elle  avoit  la  bouche  très-belle,  la  conversation 
enjouée;  elle  joiioit  du  luth  mieux  que  fille  de  son  temps; 
dansoit  avec  une  grâce  nompareille;  inventoit  tous  les 
Jours  de  nouvelles  modes,  et  s'habilloit  de  si  bon  air, 
qu'elle  servoit  de  modèle  à  toute  la  Cour.  »  S'étonnera- 
t-on  que  M'"=  de  la  Fayette,  suivant  son  habitude,  ait 
ramené  ce  portrait,  un  peu  chargé  de  détails,  à  des  pro- 
portions plus  modestes?  Cette  fois  encore,  à  la  multipli- 
cité des  traits  particuliers,  elle  substitue  le  général  (p.  104)  : 
«  Jamais  femme  n'a  eu  tant  de  charmes  et  tant  d'agrément 
dans  sa  personne  et  dans  son  humeur.  J'ay  oùy  dire  que 
son  visage  avoit  quelque  chose  de  vif  et  de  singulier,  et 
qu'elle  n'avoit  aucune  ressemblance  avec  les  autres  beautez 
Angloises.  »  C'est  tout  au  plus  si  elle  ajoute  un  peu  plus 
loin  (p,  io5)  :  «  Elle  avoit  les  manières  de  France  qui 
plaisent  à  toutes  les  Nations ^  :  elle  chantoit  bien,  elle 
dansoit  admii'ablement.  » 

Un  autre  point  que  Sanderus  développe  avec  com- 
plaisance, c'est  le  chapitre  de  la  galanterie.  M™^  de  la 
Fayette  ne  doit  qu'à  lui  tous  les  détails  galants  et  scan- 

1.  L'expression  est  de  Bayle. 

2.  Ce  trait  n'est  pas  dans  Sanderus.  Il  vient  d'ailleurs.  Le  Labou- 
reur écrit  dans  sa  notice  sur  Anne  {loc.  cit.,  p.  411)  :  «  Henry  VIII. 
Roy  d'Angleterre,  ne  put  résister  à  la  force  de  ses  charmes  qu'elle 
accompagna  de  toute  la  galanterie  qu'elle  avoit  apprise  dans  la  plus 
fameuse  escole  de  l'amour;  car  c'est  ainsi  qu'on  pouvoit  appeller  la 
Cour  de  France.  «  Mézeray,  d'autre  part,  avait  déjà  noté  [Histoire, 
t.  II,  p.  466)  qu'Anne  de  Boulen  «  avoit  premièrement  esté  nourrie 
dans  les  gentillesses  de  la  Cour  de  France  ». 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES. 


daleux  de  son  histoire.  Lorsqu'elle  dit  d'Anne  de  Boulcn 
(p.  104)  que  «  le  feu  Roy  [François  I"]  en  estoit  amou- 
reux »,  c'est  qu'elle  a  lu  dans  Sanderus  (p.  24)  :  «  Fran- 
çois I.  eut  part  à  ses  bonnes  grâces,  on  la  nomma  depuis 
la  mule  du  Roy.  »  Lorsqu'elle  écrit  (p.  104)  :  «  Henry  VIIL 
avoit  esté  amoureux  de  sa  sœur  et  de  sa  mère  et  l'on  a 
mesme  soupçonné  qu'elle  estoit  sa  fille  »,  sachons-lui  gré 
de  sa  concision  :  elle  résume  ici  fortement  deux  pages  de 
Sanderus  (p.  2i-23),  où  s'étale  tout  au  long  une  scabreuse 
anecdote  sur  les  déportements  de  la  femme  de  Thomas 
Boulen  et  de  sa  fille  aînée  Marie.  Lorsque,  après  avoir 
rappelé  le  séjour  d'Anne  en  France,  elle  ajoute  (p.  io5)  que, 
de  retour  en  Angleterre,  «  on  la  mit  fille  de  la  Reine 
Catherine  d'Arragon,  et  le  Roy  Henry  VHL  en  devint 
éperduëment  amoureux  »,  c'est  toujours  Sanderus  qu'elle 
suit  (p.  25)  :  «  Estant  revenue  en  Angleterre,  on  la  mit 
chez  la  Reine  :  le  Roy  ne  tarda  gueres  à  l'aimer.  » 

Sanderus  est  encore  la  source  où  M«"e  de  la  Fayette  a 
puisé  tout  ce  qu'elle  dit  du  cardinal  Wolsey,  ministre  de 
Henry  VIII,  et  de  son  rôle  dans  l'affaire  du  divorce.  Un 
exemple  nous  montrera  comment  elle  abrège  et  condense 
les  narrations  de  son  modèle,  supprimant  les  détails 
oiseux  pour  ne  garder  que  la  substance.  Sanderus  parle 
ainsi  de  Wolsey  (p.  i2-i5)  : 

...  Il  ne  songeoit  qu'à  s'élever  au  souverain  Pontificat.  L'Em- 
pereur ayant  découvert  son  dessein,  résolut  de  s'en  prévaloir; 
II  flatoit  cet  esprit  ambitieux  avec  plus  de  finesse  que  de  géné- 
rosité :  Il  luy  écrivoit  souvent,  toujours  de  sa  main,  et  ne 
manquoit  jamais  de  souscrire,  Vostre  Fils  et  vostre  Cousin  : 
Il  luy  promit  mesme,  s'il  faisoit  en  sorte  que  son  maistre  joi- 
gnist  ses  forces  aux  siennes,  pour  attaquer  la  France,  que 
pour  reconnoistre  ce  grand  service  il  le  placeroit  dans  la 
Chaire  de  S.  Pierre,  après  la  mort  de  Léon  X.  Volsey  satisfit 
promptement  au  désir  de  l'Empereur;  mais  tant  s'en  faut  que 
l'Empereur  luy  tint  parole,  qu'au  contraire,  il  favorisa  de  tout 
son  pouvoir  rélection  d'Adrien  VI.  quoy  qu'un  peu  auparavant, 
le  bruit  eust  couru  dans  toute  l'Italie  que  Volsey  estoit  Pape  : 
Il  dissimula  pourtant  jusques  à  la  mort  d'Adrien  ;  mais  quand  il 


3l2  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

connut  Que  l'Empereur  luy  manquoit  ouvertement  de  parole, 
Que  depuis  la  prison  de  François  I.  à  la  bataille  de  Pavie,  et 
la  détention  de  ses  enfans  en  Espagne,  il  luy  écrivoit  rare- 
ment, mesme  d'une  main  étrangère,  et  sans  autre  soubscrip- 
tion  que  celle  de  Charles;  Alors  Volsey  fit  éclater  son  ressen- 
timent, et  quitta  les  interests  de  l'Empereur  pour  embrasser 
ceux  du  Roy  de  France. 

Volsey  qui  sçavoit  le  peu  d'inclination  que  Henri  avoit  pour 
Catherine,  et  combien  cette  Princesse  estoit  ennemie  de  son 
ambition,  entreprit  de  faire  un  coup  tout  à  la  fois  avantageux 
pour  sa  fortune,  agréable  à  son  Maître,  funeste  à  Catherine,  et 
sur  tout  très  sensible  à  l'Empereur.  II  fit  entendre  à  Jean  Long- 
land  Evesque  de  Lincolne,  et  Confesseur  de  Henri,  combien 
le  salut  du  Roy  luy  estoit  cher;  qu'il  n'avoit  pas  crû  devoir 
celer  une  affaire  d'une  si  grande  importance  ny  la  découvrir, 
qu'à  un  homme  pour  qui  le  Roy  n'avoit  rien  de  caché.  Enfin 
il  luy  dit  qu'il  ne  trouvoit  pas  que  le  mariage  de  Henri  et  de 
Catherine  fust  valable:  et  ajouta  les  raisons  de  son  avis.  Long- 
land  crût  que  Volsey  parloit  avec  sincérité,  et  n'osant  s'oppo- 
ser à  un  homme  de  ce  crédit,  en  une  affaire  que  le  Prince 
favoriseroit  asseurément,  il  répondit  au  Cardinal,  Qu'il  en  fist 
l'ouverture  à  sa  Majesté;  le  Cardinal  se  chargea  de  cette  com- 
mission, et  en  ayant  touché  quelque  chose  au  Roy,  le  Roy  luy 
dist  Qu'il  prist  garde  de  renouveler  une  question  déjà  ter- 
minée. 

Trois  jours  après,  Longland,  introduit  chez  le  Roy  par  Vol- 
sey, pria  sa  Majesté  de  permettre  au  moins  Que  l'on  examinast 
la  chose  :  Le  Roy  y  consentit;  là  dessus  Volsey  ajouta  :  Qu'il 
y  avoit  en  France  une  très-belle  Princesse,  sœur  du  Roy  et 
veufve  du  Duc  d'Alençon;  Que  sa  Majesté  ne  pouvoit  faire  un 
plus  digne  choix.  Nous  parlerons  de  cela  une  autrefois,  répon- 
dit Henri,  sur  tout  gardons  le  secret,  de  crainte  qu'il  n'y  allast 
de  mon  honneur,  si  cette  aff"aire  estoit  inconsidérément  divul- 
guée. Il  avoit  son  dessein  formé,  et  sçavoit  Qui  il  vouloit  mettre 
en  la  place  de  Catherine. 

Voici  ce  que  devient  ce  long  passage  sous  la  plume  du 
romancier  (p.  io5)  : 

Le  Cardinal  de  Volsey  son  Favory  et  son  premier  Ministre, 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLÈVES.  3i3 

avoit  prétendu  au  Pontificat;  et  mal  satisfait  de  l'Empereur, 
qui  ne  l'avoit  pas  soutenu  dans  cette  prétention,  il  résolut  de 
s'en  vanger,  et  d'unir  le  Roy  son  Maître  à  la  France.  Il  mil 
dans  l'esprit  de  Henry  VIII.  que  son  mariage  avec  la  tante  de 
l'Empereur  estoit  nul,  et  lui  proposa  d'épouser  la  Duchesse 
d'Alençon,  dont  le  mari  venoit  de  mourir. 

Il  est  impossible,  vraiment,  d'être  plus  bref  et  plus 
concis;  mais  ne  peut-on  pas  dire  aussi  que  cette  extrême 
concision  a  pour  résultat  une  vue  d'ensemble  un  peu  trop 
sommaire? 

Inutile  de  signaler  que  la  phrase  où  l'auteur  relate  la 
mission  politique  du  cardinal  en  France  (p.  io5-io6)  est 
un  nouvel  emprunt  à  Sanderus  (p.  20-21).  Le  seul  détail 
dont  nous  n'ayons  pu  retrouver  la  source  chez  le  contro- 
versiste  anglais,  c'est  celui  qui  a  trait  aux  honneurs  rendus 
à  Wolsey  (p.  106)  :  «  Au  retour  de  France,  le  Cardinal  de 
Volsey  fut  receu  avec  des  honneurs  pareils  à  ceux  que  l'on 
rendoit  au  Roy  mesme.  »  Mais,  sauf  erreur  de  notre  part, 
il  a  son  origine  dans  le  passage  suivant  :  «...  En  toutes 
choses  il  [Wolsey]  estoit  honoré  comme  à  la  personne  du 
Roy,  seoit  tousjours  à  sa  dextre,  et  en  tous  lieux  où 
estoient  les  armes  de  sa  Majesté,  les  siennes  estoient  au 
mesme  rang  :  si  qiCen  tous  honneurs  ils  estoient  égaux.  « 
Ce  passage  est  extrait  de  V Histoire  d^ Angleterre  rédigée 
par  André  du  Chesne  (Paris,  1666,  t.  II,  p.  33).  Et  ceci 
nous  amène,  précisément,  à  la  seconde  partie  de  l'épisode. 

2°  Cette  seconde  partie  (p.  106-107),  on  sait  quel  en  est 
le  sujet  :  c'est  l'élévation  d'Anne  au  trône,  et  les  faits  qui 
s'ensuivent,  l'excommunication  lancée  par  le  pape  contre 
Henry  VIII  et  l'établissement  de  l'Eglise  anglicane.  Mais 
il  semble  bien  que  l'auteur  ait  eu  surtout  pour  objectif 
dans  son  récit  de  mettre  en  relief  l'entrevue  de  Boulogne 
entre  le  roi  de  France  et  le  roi  d'Angleterre  (21  octobre 
i532).  Le  cérémonial  de  cette  entrevue  a  sans  doute  frappé 
M^'^  de  la  Fayette,  comme  celui  du  tournoi,  comme  celui 
des  fiançailles  et  du  mariage  de  Madame  Elisabeth  avec  le 


3  14  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

roi  d'Espagne*.  Du  moins,  on  peut  l'inférer  du  soin 
qu'elle  a  pris  de  noter  strictement  les  détails  pittoresques. 
Ces  détails,  d'où  lui  viennent-ils? —  En  i6ig,  Nicolas 
Camusat-,  dans  ses  Meslanges  historiques^  avait  reproduit 
un  vieux  document  :  Extraict  d'une  lettre  escripte  sur 
Vordre  et  cérémonies  observées  à  l'entreveuë  des  Roys  de 
France  et  d'Angleterre^.  Mais  ce  curieux  «  extraict  «  que 
l'auteur  des  Meslanges  s'est  borné  à  transcrire,  André  du 
Chesne^  l'avait  pour  son  compte  déjà  mis  en  œuvre  dans 
son  Histoire  d^ Angleterre.,  d'Escosse  et  d'Irlande^.  Nous 
inclinons  à  croire  que,  de  ces  deux  savants,  M""«  de  la 
Fayette  a  connu  le  second  plutôt  que  le  premier.  Toute- 
fois, comme  il  se  peut  à  la  rigueur  qu'elle  les  ait  connus 
tous  deux,  il  est  sage  de  les  citer  l'un  en  face  de  l'autre. 
Nous  ne  citons,  bien  entendu,  que  les  parties  utilisées 
dans  le  roman  : 

Meslanges  historiques,  Histoire  d'Angleterre, 

26  part.,  fol.  io6  vo-io8  r».  t.  II,  p.  44-45. 

..."  De  si  loing  que  lesdits  ...  De  si  loin  que  les  deux 
deux  Roys  se  veirent,  si  sor-  Roys  se  veircnt,  ils  sortirent 
tirent  hors  de  leurs  trouppes  hors  de  leurs  troupes,  picque- 
et  picquerent  droict  l'un  à  rent  droict  l'un  à  l'autre,  et 
l'autre,  et  eux  arrivez  près,  estans  arrivez  prez  s'embras- 
se prindrent  à  se  embrasser,  serent  réciproquement.  Puis 
après  lequel  embrassement  se  passans  outre  ils  allèrent  em- 

1.  Cf.  premier  article,  p.  104-105,  116-119,  i26-i3i. 

2.  Sur  Nicolas  Camusat  (i575-i655),  cf.  les  Mémoires  de  Niceron, 
t.  XXX,  p.  217. 

"i.  Meslanges  historiques,  Troyes,  1619,  in-8°,  2°  partie,  fol.  106  r'. 
Une  autre  édition,  datée  de  1644,  se  confond  avec  la  première;  le 
titre  seul  diffère. 

4.  Sur  André  du  Chesne  (1584-1640),  cf.  les  Mémoires  de  Niceron, 

t.   VII,    p.    322. 

5.  Cette  Histoire,  publiée  pour  la  première  fois  en  1614  (Paris, 
I  vol.  in-fol.),  fut  réimprimée,  avec  additions,  en  1634,  1641  et  1657. 
Nous  avons  consulté  la  «  nouvelle  édition  reveue  et  corrigée  par  le 
S'  du  Verdier,  historiographe  de  France  »,  Paris,  1666,  2  vol.  in-fol. 
C'est  la  plus  rapprochée  de  la  date  où  travaillait  l'auteur  de  La 
princesse  de  Clèves.  —  Cf.  t.  II,  p.  44  et  suiv. 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES. 


3l5 


laissèrent,  et  picquerent  ou- 
tre, et  vindrent  embrasser 
c'est  assavoir  le  Roy  les  Prin- 
ces d'Angleterre,  et  le  Roy 
d'Angleterre  les  Princes  de 
France  :  et  iceux  faiz  se  re- 
prindrent  l'un  l'autre,  et  che- 
vauchèrent ensemble,  et  bailla 
la  main  droicte  le  Roy  au  Roy 
d'Angleterre  à  toute  force,  car 
il  la  refusa  souvent... 

...  Quant  aux  habillemens 
desdits  deux  Princes  :  le  Roy 
ledict  jour  de  Mardy  envoya 
au  matin  au  Roy  d'Angleterre 
pourpoinct  saye  et  robbe  et 
le  reste  des  habilements,  bon- 
net et  autres  choses  en  tout 
pareilz  à  ceux  qu'il  porta  le- 
dit jour  qui  estoit  un  pour- 
poinct et  saye  de  satin  cra- 
moisi decouppé  et  faict  à 
triangles,  lesquels  estoient  te- 
nus et  lassez  de  perles  joinc- 
tes  ensemble  et  y  avoit  mer- 
veilleusement grande  quantité 
desdictes  perles, dessus  avoient 
une  robbe  de  velours  blanc 
brochée  de  fil  d'or  doublée  de 
crespines  d'or  faictes  quasi  à 
filez  à  prendre  poisson... 

...  Vendredy  passé  après 
disner  lesdits  deux  Roys  par- 
tirent de  ceste  ville  [Boulo- 
gne] pour  aller  à  Calais...  Les- 
dits deux  Roys  celuy  jour 
arrivez  audit  Calais  feist  lo- 
ger le  Roy  en  une  maison  des 
marchans  qui  est  toute  carrée, 
quatre  corps  de  maison,  la 
court    au    milieu    et    le    Roy 


brasser,  sçavoir  est  le  Roy  de 
France  les  Princes  d'Angle- 
terre, et  le  Roy  d'Angleterre 
les  Princes  de  France.  Quoy 
fait,  les  deux  Roys  se  reprirent 
l'un  l'autre,  et  marchèrent  en- 
semble, et  bailla  le  Roy  Fran- 
çois la  main  droite  au  Roy 
Henry  à  toute  force,  car  il  la 
refusa  souvent... 

...  Le  lendemain  au  matin 
qui  fut  Mardy,  le  Roy  Fran- 
çois envoya  au  Roy  Henry  un 
pourpoint,  saye  et  robbe,  et 
le  reste  des  habillemens  pa- 
reils en  tout  à  ceux  qu'il  porta 
le  mesme  jour  :  sçavoir  est  le 
pourpoint  et  saye  de  satin 
cramoisy  découpé,  fait  à  trian- 
gles, lesquels  estoient  tenus  et 
lassez  de  perles  jointes  en- 
semble :  la  robbe  de  velours 
blanc,  brochée  de  fil  d'or 
doublée  de  crespines  d'or  fai- 
tes quasi  à  filets  à  prendre 
poisson... 


...  Le  Vendredy  après  dis- 
ner l'un  et  l'autre  partirent  de 
Boulogne  pour  •  aller  à  Ca- 
lais... A  leur  arrivée  à  Calais 
le  Roy  de  France  alla  loger 
dans  la  Maison  des  Mar- 
chands, et  celuy  d'Angleterre 
assez  loin  de  la  :  ayant  en 
son  logis  la  Marquise  de  Boul- 
len  accompagnée  de    dix  ou 


3l6  LES    SOURCES    HISTORIQUES 

d'Angleterre    assez    loing    de      douze  Damoiselles.  A  laquelle 
ladicte  maison,  et    estoit    au      le  Roy  François  envoya  par 
logis  dudict  Roy  d'Angleterre      le  Prévost  de  Paris  un  pre- 
Madame  la  Marquise  de  Bou-      sent  d'un  diamant,  qui  estoit 
lan,    acompagnée    de    lo.    ou      estimé  quinze  ou  seize  mille 
12.  Damoyselles,  à  laquelle  le      escus... 
Roy  envoya  un  présent  par  le 
Prévost  de    Paris   d'un    Dia- 
mant  qui  est   estimé   i5.   ou 
i6.  mil  escus... 

Comme  il  faut  s'y  attendre,  le  tableau  que  dessine 
M™e  de  la  Fayette  (p.  io6)  est  plus  sobre  et  plus  ramassé  : 

François  premier  donna  la  main  à  Henry  VIII.  qui  ne  la 
vouloit  point  recevoir  :  Ils  se  traitèrent  tour  à  tour  avec  une 
magnificence  extraordinaire,  et  se  donnèrent  des  habits  pareils 
à  ceux  qu'ils  avoient  fait  faire  pour  eux-mesmes.  Je  me  sou- 
viens d'avoir  oûy  dire  que  ceux  que  le  feu  Roy  envoya  au  Roy 
d'Angleterre  estoient  de  satin  cramoisy,  chamarré  en  triangle, 
avec  des  perles  et  des  diamants,  et  la  robe  de  velours  blanc 
brodée  d'or.  Après  avoir  esté  quelques  jours  à  Boulogne,  ils 
allèrent  encore  à  Calais  :  Anne  de  Boulen  estoit  logée  chez 
Henry  VIII.  avec  le  train  d'une  Reine,  et  François  premier 
lui  fit  les  mesmes  présents  et  lui  rendit  les  mesmes  honneurs 
que  si  elle  l'eust  esté. 

Quant  à  la  suite  du  récit,  qui  relate  brièvement  le 
mariage  de  Henry  YIII  avec  Anne  de  Boulen  et  l'immé- 
diate excommunication  qui  détacha  le  roi  de  l'Eglise 
romaine,  nous  ne  voyons  pas  qu'elle  ait  d'autre  source  que 
Y  Histoire  d'André  du  Chesne.  II  a  marqué  la  promptitude 
avec  laquelle  agit  le  pape  [loc.  cit.,  p.  54)  : 

Et  fut  la  chose  si  précipitée  ',  que  ce  qui  ne  se  pouvoit  faire 
en  trois  Consistoires,  se  fist  en  un  seul,  et  l'on  fulmina  la  sen- 


I.  Cf.  aussi  Mézeray  [Histoire,  t.  II,  p.  494)  :  «  ...  Le  Pape  fulmina 
la  Sentence,  la  chose  ayant  esté  si  précipitée  qu'il  se  fit  en  un  Con- 
sistoire, ce  qui  n'eust  dû  se  faire  qu'en  trois.  » 


DE    LA   PRINCESSE   DE    CLEVES.  SlJ 

tence  le  vingt-troisiesme  du  mois  de  Mars...  Et  ledit  Roy 
d'Angleterre  adverty  de  la  précipitation  dont  on  avoit  usé  en 
son  endroit,  et  marry,  ce  dit-il,  que  le  Consistoire  n'eust  faict 
non  plus  de  cas  de  luy,  que  du  moindre  de  la  Chrestienté, 
il  se  sépara  luy  et  son  Royaume  de  l'obéissance  de  l'Eglise 
Romaine,  etjist  à  l'instant  une  ordonnance,  par  laquelle  il  se 
déclara  chef  de  l'Eglise  Anglicane  immédiatement  après 
-Jesus-Christ. 

Et  c'est  aussi  cette  rapidité  des  événements,  d'où  va 
sortir  un  schisme,  que  consigne  en  une  phrase  M^^^  de  la 
Fayette  (p.  106-107)  : 

Le  Pape  prononça  les  fulminations  contre  lui  avec  précipi- 
tation, et  Henry  en  fut  tellement  irrité,  qu'il  se  déclara  Chef  de 
la  Religion,  et  entraîna  toute  l'Angleterre  dans  le  mal-heureux 
changement  où  vous  la  voyez. 

3°  Après  nous  avoir  retracé  l'ascension  brillante  de  son 
personnage,  il  ne  reste  plus  à  l'auteur,  pour  achever  cet 
épisode,  qu'à  nous  dire  sa  disgrâce  et  sa  mort.  C'est  le 
sujet  du  dernier  paragraphe  (p.  107-108). 

La  matière  en  est  prise  d'un  ouvrage  nouveau,  le 
dernier,  croyons-nous,  auquel  ait  eu  recours  M""'  de  la 
Fayette.  Cet  ouvrage,  que  nous  désignerons  sous  le  titre 
abrégé  d'Annales  d'Angleterre,  avait  paru  l'an  1647,  à 
Paris,  ainsi  libellé  :  Annales  des  choses  plus  mémorables 
arrivées  tant  en  Angleterre  qu'ailleurs,  sous  les  règnes  de 
Henry  VIII.  Edouard  VI.  et  Marie.  Traduites  d'un 
Autheur  anonyme  par  le  Sieur  de  Loigny,  gentil-homme 
ordinaire  de  la  Chambre  du  Roy  (i  vol.  in-40).  L'œuvre 
offerte  au  public  par  le  sieur  de  Loigny  était  la  version 
d'un  livre  latin  de  Francis  Godwin,  savant  anglais  que 
Jacques  I«^  par  égard  pour  son  mérite,  avait  fait  évêque 
de  Hereford'. 

I.  Sur  Francis  Godwin  (i56i-i633),  cf.  les  Mémoires  de  Niceron, 
t.  XXII,  p.  166,  et  le  Dictionnaire  de  Moréri  (éd.  de  1759),  t.  V,  p.  247. 
—  Son  ouvrage  est  intitulé  Rerum  Anglicarum  Henrico  VIII. 
Edwardo  VI.  et  Maria  regnantibus  Annales.  Publié  à  Londres  en 

REV.    DU   SEIZIÈMK   SIÈCLE.    II.  22 


3i8 


LES    SOURCES    HISTORIQUES 


Que  M""^  de  la  Fayette  ait  lu  le  livre  de  Godwin,  cela 
prouve  une  fois  de  plus  sa  curiosité  d'esprit  et  son  souci 
d'information.  Le  rapprochement  de  textes  suivant  mon- 
trera dès  l'abord,  de  façon  péremptoire,  le  parti  qu'elle  en 
a  tiré  : 


Annales  d'Angleterre,  p.  iq5. 

Il  ne  faut  pas  demander  de 
quelle  aurcîlle  Anne  en  receut 
la  nouvelle  [il  s'agit  de  la 
mort  de  Catherine  d'Aragon], 
et  si  elle  crût  pas  sa  dignité 
entièrement  affermie  par  ce  ' 
decez.  La  fortune  toutesfois 
qui  se  plaist  aux  contrepar- 
ties en  décida  tout  autrement, 
car  lors  qu'elle  se  croyoit  le 
mieux  dans  l'esprit  du  Roy, 
se  divertissant  avec  luy  à 
Grenwich,  et  prenant  plaisir 
le  premier  jour  de  May  aux 
joustes  et  aux  courses  de  ba- 
gue du  Vicomte  de  Rochefort 
son  frère,  de  Noiris,  et  de 
quelques  autres  Gentilshom- 
mes de  la  Cour;  Ce  Prince, 
dis-je,  saisi  d'une  prompte  ja- 
lousie se  sépara  brusquement 
de  l'assemblée,  et  arriva  la 
nuit  à  Londres  ayant  laissé 
commandement  d'arrester  la 
Reyne,  Rochefort,  Noiris,  et 
quelques  autres  de  ses  domes- 
tiques. 

M«n«  de  la  Fayette  explique  sous  quelle  secrète  influence 

1616,  il  fut  réimprimé  deux  fois  (Londres,  1628;  La  Haye,  i653).  En 
i63o,  Morgan  Godwin,  fils  de  l'auteur,  le  mit  en  anglais.  —  La  ver- 
sion du  sieur  de  Loigny,  faite  sur  le  texte  latin,  est  précédée  d'un 
curieux  Advis  au  Lecteur  (Bibl.  nai.,  Nb.  76). 


Princesse  de  Clèvcs,  p.  107. 

Anne  de  Boulen  ne  jouit  pas 
long-temps  de  sa  grandeur; 
car  lorsqu'elle  la  croyoit  plus 
asseurée  par  la  mort  de  Ca- 
therine d'Arragon,  un  jour 
qu'elle  assistoit  avec  toute  la 
Cour  à  des  courses  de  ba- 
gues que  faisoit  le  Vicomte  de 
Rochefort  son  frère,  le  Roy 
en  fut  frapé  d'une  telle  ja- 
lousie, qu'il  quitta  brusque- 
ment le  spectacle,  s'en  vint  à 
Londres,  et  laissa  ordre  d'ar- 
rêter la  Reine,  le  Vicomte  de 
Rochefort,  et  plusieurs  autres, 
qu'il  croyoit  amants  ou  confi- 
dents de  cette  Princesse. 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLEVES.  SlQ 

la  jalousie  fit  son  œuvre  dans  le  cœur  de  Henry  VIII 
(p.  107)  :  «  Quoy  que  cette  jalousie  parust  née  dans  ce 
moment,  il  y  avoit  déjà  quelque  temps  qu'elle  luy  avoit 
esté  inspirée  par  la  Vicomtesse  de  Rochefort,  qui  ne  pou- 
vant souffrir  la  liaison  étroite  de  son  mari  avec  la  Reine, 
la  fit  regarder  au  Roy  comme  une  amitié  criminelle.  » 
Mais  c'est  qu'elle  a  lu  dans  Godwin  (p.  249)  qu'on  soup- 
çonna toujours  la  vicomtesse  «  d'avoir  accusé  son  mary 
d'intelligence  lascive  avec  la  Reyne  Anne  Bolen  sa  sœur, 
l'amitié  de  ces  deux  personnes  luy  donnant  tant  d'inquié- 
tude, qu'elle  leur  suposa,  à  ce  qu'on  dit,  ce  crime  fatal  à 
l'un  et  à  l'autre  ». 

Il  est  curieux  de  constater  que  M™^  de  la  Fayette,  dont 
la  chronologie  est  toujours  assez  vague,  doit  à  Godwin  les 
quelques  précisions  qu'elle  a  mises  dans  son  récit.  Lors- 
qu'elle écrit,  par  exemple,  que  Henry  VIII  épousa  Anne 
«  après  une  passion  de  neuf  années  »  (p.  106),  ce  n'est 
point  là  chiffre  arbitraire  :  elle  s'en  est  rapportée  pour  son 
calcul  aux  Annales  d'Angleterre^  qui  datent  de  i525  la 
passion  naissante  du  prince  et  placent  son  mariage  sous 
l'année  1534.  Lorsqu'elle  écrit  un  peu  plus  bas  (p.  107)  : 
«  En  moins  de  trois  semaines,  il  fit  faire  le  procez  à  cette 
Reine  et  à  son  frère,  leur  fit  couper  la  teste,  et  épousa 
Jeanne  Seimer  »,  elle  résume  exactement  les  données 
chronologiques  de  Godwin  (p.  202)  :  «  Le  martel  ou  la 
jalousie  surprit  le  Roy  le  premier  de  May;  on  arresta  sa 
femme  le  lendemain,  elle  receut  sentence  le  i5.  son  frère 
et  ses  amis  moururent  honteusement  le  17.  et  elle  le  19. 
Seymer  luy  succéda  le  20.  « 

Avec  le  supplice  d'Anne  de  Boulen,  l'épisode  touche  à 
son  terme.  L'auteur  le  clôt  en  deux  phrases  (p.  107-108), 
et  chacune  vient  encore  de  Godwin. 

La  première  ne  fait  qu'évoquer  les  autres  femmes  de 
Henry  VIII,  «  qu'il  répudia,  ou  qu'il  fit  mourir  »,  notam- 
ment «  Catherine  Havart,  dont  la  Comtesse  de  Rochefort 
estoit  confidente,  et  qui  eut  la  teste  coupée  avec  elle  ».  En 
mentionnant  la  condamnation  qui  frappa  la  reine  Cathe- 


320  LES    SOURCES   HISTORIQUES 

rine,  les  Annales  d'Angleterre  (p.  248-249)  ajoutent  en 
effet  que  «  Jeanne  vefve  du  Vicomte  de  Rochefort  fut  aussi 
comprise  au  mesme  jugement  ». 

La  seconde  a  trait  à  la  mort  du  roi  :  «  Henry  VIII. 
mourut  estant  devenu  d'une  grosseur  prodigieuse.  »  Et 
cette  remarque,  un  peu  inattendue  pour  une  conclusion, 
transpose  simplement  la  phrase  réaliste  de  Godwin  (p.  282)  : 
«  L'âge,  les  incommodités,  et  le  ventre  de  Henry  chargé 
de  graisse^  le  rendoientdesja  valétudinaire  et  fort  pesante  » 

Ainsi,  tout  comme  l'épisode  de  Diane  de  Poitiers,  celui 
d'Anne  de  Boulen  nous  apparaît  fait  de  morceaux  pro- 
venant de  sources  diverses  :  Le  Laboureur,  Sanderus, 
peut-être  Camusat,  en  tout  cas  du  Chesne  et  Godwin  en 
ont  donné  les  éléments,  et  M™'=  de  la  Fayette  les  a 
ramenés,  cette  fois  encore,  avec  plus  ou  moins  de  bonheur, 
à  l'unité  voulue  d'une  histoire  galante. 


En  arrivant  au  terme  de  ces  longues  études,  un  peu  minu- 
tieuses sans  doute,  mais  qui  nous  ont  fait  pénétrer  dans 
l'art  d'un  romancier  classique,  nous  ne  voudrions  point 
tirer  des  conclusions  qu'on  jugeât  excessives.  Et  pourtant, 
lorsqu'on  voit  avec  quel  soin  curieux  M™«  de  la  Fayette 
s'est  enquise  et  documentée  pour  établir  solidement  toutes 
les  parties  historiquesd'uneœuvred'imagination,n'évoque- 
t-on  pas,  malgré  soi,  par  un  rapprochement  fatal,  le  grand 
écrivain  réaliste  si  soucieux,  lui  aussi,  de  précision  docu- 
mentaire, quand  l'histoire  se  mêlait  au  roman?  Et,  tout 
compte  fait,  malgré  les  différences  qu'on  ne  peut  mécon- 
naître, La  princesse  de  Clèves  ne  fait-elle  pas  déjà  songer 
à  Salammbô? 

I.  Cf.  aussi  Sanderus,  p.  264  :  «  ...  Il  devint  si  replet  à  force  de 
bonne  chere,  qu'il  ne  trouvoit  presque  plus  de  porte  assez  large 
pour  y  passer,  et  point  d'escalier  assez  facile  pour  y  monter.  » 


DE    LA    PRINCESSE    DE    CLÈVES.  321 

Mais  on  peut  aller  plus  loin,  croyons-nous,  et  marquer 
entre  les  deux  œuvres  une  ressemblance  de  plus.  «  Je  me 
moque  de  l'archéologie!  écrivait  Flaubert  à  Sainte-Beuve. 
Si  la  couleur  n'est  pas  une,  si  les  détails  détonnent...,  s'il 
n'y  a  pas,  en  un  mot,  harmonie,  je  suis  dans  le  faux.  » 
Cette  unité,  cette  harmonie,  M'"^  de  la  Fayette  les  a 
recherchées  avant  toute  chose.  Non  plus  que  Flaubert  de 
l'archéologie,  elle  n'a  jamais  usé  de  l'histoire  pour  elle- 
même;  elle  n'y  a  vu  qu'un  moyen,  dont  on  a  droit  de  dis- 
poser suivant  la  fin  qu'on  se  propose.  Comme  l'auteur  de 
Salammbô^  elle  l'a  pliée  à  son  idéal  d'art,  —  et  il  n'est  pas 
sans  intérêt  de  constater  qu'elle  ne  l'a  pratiquée  avec  tant 
de  conscience  que  pour  la  manier  ensuite  librement. 

H.  Chamard  et  G.  Rudler. 


BEROALDE   DE   VERVILLE 

ET  LA  QUERELLE  DE  «  L'ABSTINENTE  » 


Bien  que  le  dernier  éditeur  du  Moyen  de  parvenir, 
M.  Charles  Royer  (Paris,  1896),  ait  établi,  avec  des  pré- 
somptions qui  approchent  de  la  certitude,  que  Béroalde 
de  Verville  est  bien  l'auteur  de  ce  singulier  ouvrage,  et 
qu'aucune  édition  n'en  peut  être  antérieure  à  1612,  il  y  a 
encore  beaucoup  à  glaner  sur  un  terrain  aussi  peu  exploré. 
Ce  Béroalde  à  la  plume  infatigable,  si  moderne  par  son 
inlassable  curiosité,  qui  le  fait  toucher  aux  sujets  les  plus 
divers  :  mathématiques,  mécanique,  médecine,  alchimie, 
théologie,  histoire,  poésie  (onpourrait  dire  aussi  par  son 
aimable  scepticisme  qui  le  fait  passer  du  calvinisme  au 
catholicisme  pour  revenir  au  calvinisme  avec  une  égale 
facilité),  a  laissé  dans  son  œuvre  des  points  de  repère 
auxquels  il  est  difficile  de  ne  pas  s'arrêter.  M.  Charles 
Royer  en  a  relevé  d'essentiels;  mais  on  en  peut  trouver 
d'autres,  telle  par  exemple  son  allusion  à  l'abstinente  de 
Confolens  '. 

M.  Royer  l'a  fait  figurer  dans  sa  notice,  mais  sans  en 
tirer  parti,  par  suite  d'une  confusion  difficile  à  expliquer 
de  la  part  de  cet  excellent  érudit,  qui  lui  a  fait  reporter 
l'anecdote  à  l'année  i582,  tandis  que  cette  date,  dans  le 
Palais  des  Curieux  où  il  l'a  relevée,  s'applique  à  une 
tout  autre  abstinente.  Or,  le  singulier  cas  observé  à  Con- 

I.  Dans  le  chapitre  intitulé  Remonstrance,  un  interlocuteur  s'écrie  : 
«  Mais  cependant  que  je  prendray  un  peu  de  réfection,  dites  à  nostre 
ami  Erasme  qu'il  vous  conte  Thistoire  de  Rodigue.  Ce  que  je 
désire  me  refectionner  d'un  peu  de  viande  et  de  liqueur,  est  que  je 
crains  de  perdre  le  devant  et  le  derrière,  comme  ceste  abstinente 
de  Confolant  :  Je  m'en  rapporte  aux  médecins  »  (t.  I,  p.  145). 


BÉROALDE    DE    VERVILLE.  323 

folens  se  passa  de  iSgg  à  1602  et  ne  vint  à  la  connaissance 
du  public  savant  qu'à  cette  dernière  date.  Voici  le  fait  tel 
que  le  rapporte  un  médecin  fameux  de  Poitiers,  François 
Citois,  dans  sa  brochure  Abstiiiens  Confolentanea  (Poitiers, 
1602)  ou  plutôt  dans  la  traduction  parue  à  Paris,  la  même 
année,  sous  le  titre  de  Histoire  merveilleuse  de  l'abstinence 
triennale  d'une  fille  de  Confolens  en  Poictoii...,  traduit  en 
français  du  latin  de  monsieur  Citois*  : 

Cette  fille  est  âgée  d'environ  quatorze  ans,  et  s'appelle 
Jehanne  Balan,  son  père  Jehan  Balan,  serrurier,  et  sa  mère 
Laurence  Chambelle.  Elle  est  pour  son  âge  de  stature  conve- 
nable, de  meurs  un  peu  rustiques,  natifve  de  la  ville  de  Confo- 
lens, sur  la  rivière  de  Vienne,  es  confins  du  Limosin  et  du 
Poictou,  laquelle  en  l'onziesme  an  de  son  âge,  estant  saisie 
d'une  fièvre  continue  le  i6  de  febvrier  iSgq,  elle  fut  encore 
depuis  assaillie  de  beaucoup  d'autres  accès  de  maladie,  et  sur- 
tout d'un  vomissement  continuel,  par  l'espace  de  vingt  jours. 
La  fièvre  l'ayant  aucunement  laissée,  elle  devint  muette,  et 
demeura  vingt-quatre  jours  sans  rendre  une  seule  voix;  au 
bout  desquels  revenue  à  elle  et  parlant  comme  devant  (quoy 
que  ce  fussent  des  paroles  pleines  de  rêverie  et  hors  de  bon 
sens)  luy  arrive  une  torpeur  et  engourdissement  de  tous  les 
sens  et  mouvements  corporels,  au  dessouz  de  la  teste,  de  sorte 
que  mesme  l'œsophage  (partie  de  l'estomach  qui  conduit  au 
boire  et  au  manger  pour  passer  au  petit  ventre)  estant  resoult, 
il  perdit  sa  force  attractive,  et  n'a-on  peu  depuis  ce  temps  là 
persuader  en  aucune  façon  à  cette  fille  de  manger,  quoy  qu'on 
l'ait  alléchée  par  des  viandes  délicates,  fruicts,  et  douceurs 
propres  à  cet  âge.  Toutefois  le  mouvement  de  ses  membres 
luy  revint  environ  six  mois  après,  hors-mis  à  une  hanche,  du 
costé  de  laquelle  elle  marche  encore  avec  difficulté.  Une  seule 
impuissance  luy  est  restée,  de  ne  pouvoir  avaller  aucune 
chose,...  encores  qu'elle  travaille  au  ménage,  qu'elle  aille  qué- 
rir la  viande  au  marché,  qu'elle  balaye  la  maison,  qu'elle  file 

I.  Histoire  merveilleuse  de  l'abstinence  triennale  d'une  fille  de 
Confolens  en  Poictou...,  à  quoy  est  adjoutée  une  Apologie  sommaire 
pour  feu  monsieur  Joubert,  médecin.  Le  tout  traduit  en  français  du 
latin  de  monsieur  Citois,  docteur  médecin  de  Poictiers.  A  Paris, 
chez  Jean  de  Heuqueville,  1602,  in-8°,  71  p. 


324  BÉROALDF    DE    VERVILLE. 

à  la  quenouille,    tourne   le   fuseau   et  s'adonne,  comme  une 
autre,  à  tout  ce  qui  est  du  service  d'une  famille'... 

Il  y  avait  là,  on  en  conviendra,  de  quoi  soulever  quelque 
peu  d'incrédulité,  et  de  nos  jours  on  admettrait  guère  sans 
contrôle  une  observation  si  peu  ordinaire.  Les  contradic- 
teurs ne  manquèrent  pas,  et  l'un  d'eux,  Israël  Harvet, 
publia  une  réfutation  des  théories  de  Citois.  Sa  Confuta- 
tio  parut  à  Orléans  la  même  année  1602. 

Ce  médecin  Orléanais  avait  déjà  pris  position  dans  la 
controverse  à  propos  des  Décades  de  Laurent  Joubert,  et 
avait  fait  imprimer  à  Niort,  en  iSgy,  un  Discours  par  lequel 
est  monstre  contre  le  second  paradoxe  de  la  première 
décade  de  M.  Laur.  Joubert^  qiL'il  n'y  a  aucune  raison  que 
quelques-uns  puissent  vivre  sans  manger  durant  plusieurs 
jours  et  années.  Il  avait  dédié  son  opuscule  à  Marie  du  Fou, 
veuve  d'Eschalart  de  la  Boulaye,  gouverneur  de  Fontenay- 
le-Comte,  qui  aimait,  à  l'instar  des  plus  hautes  dames  de 
la  Renaissance,  à  réunir  autour  d'elle  une  petite  cour  de 
savants  et  de  lettrés.  François  Mizière  n'avait  pas  dû 
rester  étranger  à  cette  publication.  Comme  Citois  s'était 
posé,  dans  son  Asbstinens  Confolentanea,  en  défenseur  de 
Laurent  Joubert,  encouragé  par  les  éloges  en  vers  des 
beaux  esprits  et  des  docteurs  poitevins,  Nicolas  Rapin, 
Vidard,  J.  Moreau,  Pascal  Le  Coq,  l'ennemi  de  Joubert, 
Harvet  ne  pouvait  manquer  de  lui  répondre.  Nous  pen- 
sons qu'à  son  tour  il  fit  appel  au  talent  poétique  de  ses 
amis,  et  que  Béroalde  fut  de  ce  nombre. 

«  A  ce  propos,  lit-on  dans  le  Palais  des  Curieux,  je  me 
représente  les  discours  de  ces  doctes  médecins  qui  ont 
escrit  en  la  considération  de  l'abstinente  de  Confolans, 
sur  quoy  je  ne  sçay  que  resouldre  après  la  resolution  que 
j'en  pris  es  stances  que  je  posé  en  l'un  de  leurs  livres. 
Toutes  fois  je  ne  lairray  de  me  donner  carrière  en  faveur 
de  l'un  et  de  l'autre.  » 

I.  Voyez  de  Thou,  Histoire.,  i23«  livre,  à  l'année  1599. 


BÉROALDF,  DE  VERVILLE.  325 

On  comprend  qu'ayant  pris  parti  dans  la  querelle  de 
«  l'abstinente  »,  Béroalde  en  ait  rappelé  le  souvenir  dans 
son  Palais  des  Curieux,  et  même  qu'il  soit  revenu  à  la 
charge  dans  le  Moyen  de  parvenir.  Nous  avons  ainsi 
une  date  extrême,  i6o3,  au  delà  de  laquelle  la  composi- 
tion de  ce  dernier  livre  ne  peut  être  reculée,  et,  s'il  en 
était  besoin,  une  forte  présomption  pour  une  publication 
postérieure  au  Palais  des  Curieux,  où  l'auteur  entre  dans 
des  détails  plus  précis. 

Quant  à  la  date  de  i582  donnée  par  M.  Roybet,  elle  se 
rattache  à  un  autre  cas  d'abstinence  non  moins  extraordi- 
naire, bien  que  sa  durée  ne  dépasse  pas  un  an  et  demi,  mais 
il  se  passe  en  Anjou,  près  de  Morannes'.  Le  récit  vaut 
la  peine  d'être  lu,  et  il  n'est  pas  inutile  de  le  rapporter  à 
l'usage  de  ceux  qui  refusent  à  Béroalde  le  don  du  style  : 

Je  me  souviens  qu'environ  l'an  mil  cinq  cens  quatre-vingt- 
deux,  je  n'ay  pas  bien  mis  en  ma  mémoire  Tannée,  mais  ce 
datte  fera  ressouvenir  ceux  qui  sçavent  l'histoire  mieux  que 
moy,  pour  avoir  esté  plusieurs  fois  sur  le  lieu;  en  ces  temps 
estant  en  Anjou,  je  fréquentois  un  gentilhomme  de  Morane, 
auquel  lieu  par  bonne  rencontre  je  voyois  Paschal  Robin, 
sieur  du  Faix,  une  des  lumières  entre  les  doctes  d'Anjou. 
Devisant  familièrement  avec  eux,  ils  me  firent  récit  d'une 
fille  de  là  auprès  qui  ne  mangeoit  ny  beuvoit...  Ces  gens  de 
bien  m'ayant  imbu  de  cette  nouvelle  firent  partir  (pour  me 
gratifier)  de  passer  jusques  au  lieu  où  la  fille  demeuroit,  qui  est 
nommé  Sainct  Barthélémy,  où  l'aer  est  beau  et  de  bonne  grâce, 
les  maisons  assez  ornées  et  au  haut  de  la  croupe.  Ce  ne  sont 
pas  des  palais,  mais  il  y  a  quelques  mestairies  apparentes,  en 
l'une  desquelles  demeuroit  cette  fille... 

La  compagnie  étant  entrée,  la  conversation  s'engage  et 
l'on  se  prépare  à  faire  honneur  à  une  rustique  collation  : 

La  belle  abstinante  ayant  rincé  les  verres,  vint  à  nous  et 
nous  pria  d'approcher  vers  la  colation  qui  estoit  de  fruicts  et 

I.  Gant,  de  Durtal,  arr.  de  Baugé  (Maine-et-Loire). 


320  BéROALDE  DE  VERVILLE. 

laictages.  Elle  mesme  me  présenta  la  serviete  pour  prendre  du 
pain  que  je  reçeu.  Je  ne  sçay  si  ce  fut  que  je  fusse  beau  fils  à 
ses  yeux,  car  elle  ne  s'estrangea  aucunement  de  moy,  encore 
qu'ayant  oublié  ce  qui  m'avoit  esté  denotté,  ou  que  je  le  fisse 
exprès,  je  luy  dis  que  je  ne  mangerois  point  si  elle  ne  man- 
geoit  aussi,  à  quoy  j'eus  cette  réponse  :  «  Je  vous  prie  de  venir 
faire  le  banquet,  et  ne  prenez  pas  garde  à  rnoy,  je  croy  que 
vous  ne  me  cognoissez  pas.  Je  vous  assuere  que  je  ne  puis 
manger,  »  ce  qu'elle  dit  avec  un  petit  sousry  de  bonne  grâce. 

—  Et  pourquoy  ne  mangez  vous  point,  la  belle  fille? 

—  Je  ne  sçay  s'il  vient  de  là,  dit  elle.  Je  m'oublie  le  Ven- 
dredy  Sainct  de  jeusner,  et  mon  père,  qui  par  avanture  estoit 
fasché  d'autre  chose,  me  tança.  Il  m'est  advis  qu'il  dit  comme 
s'il  m'eust  conjurée  à  jamais  ne  manger,  dont  je  fus  si  faschée 
que  je  n'ay  sçeu  manger  depuis. 

—  Combien  y  a-il? 

—  Plus  d'un  an  et  demy. 

—  Ne  mangeriez  vous  pas  bien  pour  l'amour  de  moy  si  je 
mange  pour  l'amour  de  vous? 

—  Ouy  si  je  pouvois. 

Je  pris  donc  de  la  colation  avec  la  compagnie,  sans  laisser 
cette  fille  que  j'entretins  tousjours,  ayant  extresme  désir  de 
cognoistre  ce  que  s'en  estoit,  mesmes  folettement  et  comme 
par  mesgarde,  je  luy  mis  la  main  au  sein,  et  la  trouvé  en  bon 
point. 

La  précision  de  cette  anecdote  donne  une  idée  de  l'abon- 
dance de  détails  et  de  personnages  locaux  semés  dans  les 
œuvres  de  Béroalde  et  tout  particulièrement  dans  le 
Moyen  de  parvenir.  Le  théâtre  de  ses  scènes  plaisantes  se 
déroule  sur  les  bords  de  la  Loire,  à  Angers,  à  Tours  et  à 
Orléans.  Un  changement  à  vue  nous  transporte  à  Genève, 
à  Lyon,  à  Rouen,  à  Paris,  en  Bas-Poitou.  Chaque  étape 
de  la  carrière  vagabonde  de  l'auteur  lui  fournit  une  mois- 
son de  noms  propres  et  de  localités. 

Sa  terre  d'élection,  c'est  la  Touraine.  On  sent  ici  qu'il 
est  chez  lui,  que  les  personnages  qu'il  brocarde  lui  sont 
connus  de  longue  date.  Les  premiers  atteints  par  ses 
traits,  ce  sont  les    gens  d'église    :    chanoines   de    Saint- 


BÉROALDE  DE  VERVILLE.  827 

Venant  et  de  Saint-Martin,  minimes,  moines  de  Saint- 
Julien,  curé  de  la  Riche,  chantre  de  Saint-Gratien,  vicaire 
de  Saint-Saturnin,  granger  de  Saint-Martin.  Quelques-uns, 
maître  Gilles,  Hauteroue,  sont  désignés  nominativement. 
Puis  viennent  les  médecins,  barbiers,  apothicaires,  non 
seulement  de  Tours,  mais  de  Vendôme  et  de  Blois.  On 
nomme  le  médecin  Taillerie,  les  barbiers  Claude,  Pierre 
Legrand,  Bourgault,  Jardin,  Yverd.  Les  élus  et  les  consuls 
ont  aussi  leur  tour.  Et  c'est  tout  un  détilé  des  localités  de 
la  région,  le  couvent  de  Cormery,  Tabbaye  de  Marmoutier, 
Langeais,  Plessis-les-Tours,  Maillé  j^Luynes],  Portillon, 
Ballan,  Bléré,  le  château  de  la  Bourdaisière,  le  curé  de 
Coudrai,  Château-la-Vallière,  Chinon,  Loches,  Vendôme. 

Pour  dater  l'action,  Béroalde  la  reporte  au  temps  où 
le  Parlement  siégeait  à  Tours,  oîi  la  Ligue  sévissait,  où 
le  roi  séjournait  à  Tours,  où  le  Conseil  se  tenait  aux 
Augustins. 

L'Anjou  n'est  pas  moins  bien  partagé.  C'est  Angers, 
avec  ses  chapitres  de  Saint-Maimbeuf  et  de  Saint-Maurice, 
le  prieuré  de  Saint-Éloi,  Saumur,  la  Flèche,  Baracé, 
Durtal,  Vieilleville,  les  Loges',  Rochefort-sur- Loire, 
Bourgueil,  Benais,  les  religieuses  de  Fontevrault,  le 
bateau  qui  remonte  la  Loire  d'Angers  à  Tours,  Cheffe,  le 
Verger.  Partout  des  personnages  à  identifier  :  frère  Jean 
de  Laillié,  M.  de  la  Gontière,  Jean  de  Guigni,  le  sergent 
Lespinay,  Bersaut  d'Angers. 

Pour  ce  dernier,  gentilhomme  huguenot  qui  arrête  les 
prêtres  sur  le  grand  chemin  et  menace  de  leur  faire  subir 
le  sort  d'Abélard,  la  chose  est  faite.  C'est  évidemment  ce 
gentilhomme  d'Anjou,  Pierre  Bressaut,  dont  parle  Bran- 
tôme, t.  I,  p.  354,  qui,  aux  premières  guerres  civiles,  por- 


I.  Sans  doute  le  château  de  «  monsieur  du  Gast  »,  à  qui  sont 
dédiées  les  Appréhensions  spirituelles  :  «  Aussi  ay  je  dressé  ces  mes- 
langes  en  Thermitage  qui  est  au  pied  de  vostre  maison  des  Loges.  » 
Il  y  aurait  un  livre  à  faire  de  tous  les  amis  ou  protecteurs  de 
Béroalde  cités  dans  ses  livres  ou  ses  dédicaces. 


328  BÉROALDE    DE    VERVILLE. 

tait,  à  l'instar  des  capitaines  allemands  au  siège  de  Rome, 
une  chaîne  enfilée  de  c. ..  de  prêtres. 

Pour  Orléans,  les  allusions  sont  moins  nombreuses  et 
surtout  plus  vagues.  L'auteur  parle  des  pelles  de  bois  qui 
servent  à  mesurer  le  blé,  vante  le  bon  vin,  voudrait  voir 
achever  Téglise  Sainte-Croix  sur  le  modèle  de  la  char- 
treuse de  Pavie.  Mais  peu  ou  point  de  noms  propres. 
Béroalde  se  contente  de  qualificatifs  :  l'avocat  du  roi,  un 
sergent,  un  apothicaire,  le  doyen  des  médecins,  la  belle 
épicière  d'auprès  les  ponts. 

Si  les  bords  de  la  Loire  sont  le  séjour  de  prédilection  de 
l'auteur,  on  trouve  dans  son  livre  le  souvenir  d'autres 
périodes  de  son  existence,  notamment  en  ce  qui  concerne 
Genève  et  la  Suisse.  Il  s'agit  encore  là  de  choses  vues  dans 
le  milieu  des  ministres  et  des  Français  «  venus  pour 
l'Évangile  «  au  moment  de  la  Saint-Barthélémy  :  un  mar- 
chand de  Lyon,  un  maître  horloger,  un  ancien  couturier 
(le  seigneur  Lait),  un  menuisier,  le  seigneur  Tarault  de 
Vautravers,  du  comté  de  Neufchâtel,  le  ministre  Jean 
Pinaut,  le  ministre  de  Vevey,  les  pécheurs  de  Versoix,  le 
libraire  Zacharie  Durant,  les  conseillers  du  Consistoire, 
et  bien  d'autres.  Il  se  garde  d'oublier  Bâle,  où  il  a  fait  son 
apprentissage  d'horlogerie. 

Passons  les  allusions  à  la  Normandie,  au  Bas-Poitou, 
à  Lyon,  à  la  Savoie.  Quand  on  ferme  le  livre  après  une 
lecture  attentive  du  Moyen  de  parvenir,  on  a  l'impression 
d'un  témoin  parfaitement  informé,  d'un  observateur 
sagace  qui  rapporte  les  bons  traits,  les  bonnes  histoires 
qu'il  a  recueillis  de  la  bouche  même  de  tant  d'interlocu- 
teurs divers.  Hélas!  c'est  un  piège  tendu  à  notre  naïveté, 
un  artifice  de  conteur  pour  rajeunir  de  vieilles  anecdotes 
ou  déguiser  des  emprunts  un  peu  trop  audacieux.  Rabe- 
lais n'en  agit  pas  autrement  quand  il  s'écrie  :  «  C'était  un 
lundi  matin,...  il  pleuvait,...  je  mangeais  des  godiveaux 
avec  frère  Artus  Culletant'...  «  En  réalité,  Béroalde  est  le 

I.  Cf.  1.  III,  ch.  xviit  :  «  Frère  Artus  Culletant  me  l'a  aultres  foys 


BEROALDE  DE  VERVILLE.  829 

moins  original  des  conteurs.  11  a  pris  son  bien  partout, 
et  si  l'on  ne  tenait  compte  des  habitudes  des  auteurs  du 
xvie  siècle  et  en  particulier  des  nouvellistes,  on  le  quali- 
fierait de  plagiaire  audacieux.  L'éditeur  de  1764  a  relevé 
sept  emprunts  à  V Apologie  pour  Hérodote.  On  peut  gros- 
sir l'acte  d'accusation  de  bien  d'autres  méfaits.  Conten- 
tons-nous ici  de  quelques  rapprochements  avec  le*  Serées 
de  G.  Bouchet  parues  comme  on  sait  de  1584  à  i5g8  :  La 
femme  bercée  (Bouchet,  t.  I,  p.  108;  Béroalde,  t.  IL 
p.  224);  La  confession  de  la  femme  qui  s'est  fait  faire  un 
enfant  par  son  joiu^nalier  (Bouchet,  t.  II,  p.  89;  Béroalde, 
t.  II,  p.  2o8i;  Le  mari  qui  refuse  de  payer  l'enterrement 
de  sa  femme  (Bouchet,  t.  V,  p.  69;  Béroalde,  t.  II,  p.  i83); 
Le  cancre  dans  le  pot  à  pisser  (Bouchet,  t.  II,  p.  36; 
Béroalde,  t.  I,  p.  245);  La  demoiselle  qui  a  une  arête 
dans  la  gorge  (Bouchet,  t.  II,  p.  192;  Béroalde,  t.  II, 
p.  74);  Le  malade  à  qui  on  demande  s'il  n'a  rien  pris 
(Bouchet,  t.  II,  p.  204;  Béroalde,  t.  II,  p.  114);  La  bonne 
femme  qui  rend  le  pain  bénit  (Bouchet,  t.  III,  p.  270; 
Béroalde,  t.  II,  p.  204);  Débat  du  clerc  et  de  la  maîtresse 
(Bouchet,  t.  IV,  p.  77;  Béroalde,  t.  II,  p.  59);  L'âyie 
bâté  (Bouchet,  t.  IV,  p.  217;  Béroalde,  t.  II,  p.  65);  Mot 
du  Savoyard  sur  le  roi  de  France  (Bouchet,  t.  V,  p.  59; 
Béroalde,  t.  II,  p.  i83). 

Sans  doute  beaucoup  de  ces  traits  plaisants  font  partie 
du  répertoire  traditionnel  que  les  conteurs  se  repassent  de 
Tun  à  l'autre  depuis  le  moyen  âge;  mais  le  nombre  des 
rencontres,  —  nous  ne  citons  que  le  résultat  d'une  pre- 
mière recherche,  —  est  assez  important  pour  qu'on  puisse 
conclure  à  un  emprunt  direct  de  Béroalde  à  Bouchet. 

Les  Serées  ayant  eu  à  leur  apparition  un  succès  incon- 
testable, il  n'est  pas  besoin  de  chercher  d'autre  raison  à  la 
prédilection  que  Béroalde  marque  pour  leur  auteur.  Mais 
il  est  à  peu  près  certain  que  les  deux  conteurs  se  connais- 

dict,  et  feut  par  un   lundy  matin,  mangeans  ensemble  un  boisseau 
de  guodiveaulx,  et  si  pleuvoit,  il  m'en  souvient.  » 


330  B^ROALDE    DE    VERVILLE. 

saient.  En  tout  cas,  ils  avaient  trouvé  des  protecteurs  et 
des  mécènes  dans  la  même  famille  poitevine,  celle  des 
Brochard.  Le  second  livre  des  Serées  est  dédié  à  Isaye 
Brochard,  sieur  de  la  Clyelle,  conseiller  et  maître  d'hôtel 
du  roi  (1597);  le  Cabinet  de  Minerve  (iSgy)*  est  dédié  à 
Pierre  Brochard,  sieur  du  Petit-Marigny  et  de  la  Gaudi- 
nière,  oonseiller  du  roi  et  maître  des  requêtes  de  son 
hôtel.  Béroalde  reconnaît  lui  devoir  sa  prébende  :  «  Choi- 
sissez doncques  icy  ce  qui  est  à  vous...  car  c'est  vous  qui 
l'avez  causée,  puisque  vous  m'avez  estably  le  loisir  qui 
m'a  esté  propre.  » 

Cette  remarque  était  utile  à  faire.  Il  y  en  aurait  bien 
d'autres  tout  aussi  intéressantes  à  tirer  des  œuvres  de 
Béroalde.  Mais  nous  en  avons  assez  dit  pour  montrer 
les  résultats  qu'on  pourrait  obtenir  d'un  examen  critique, 
qui  n'a  pas  encore  été  tenté  sérieusement,  du  Moyen  de 
■parvenir  et  des  autres  productions  du  fécond  chanoine  de 
Tours. 

Henri  Clouzot. 

I.  Et  la  traduction  du  Songe  de  Poliphile,  1600. 


MELANGES  DU  XVF  SIÈCLE 


Les  termes  patois  chez  d'Aubigné. 

La  collection  des  Grands  Écrivains  français,  qui 
compte  déjà  nombre  de  volumes  remarquables,  s'est 
enrichie  en  1910  d'une  nouvelle  biographie  d'Agrippa 
d'Aubigné.  Dans  un  cadre  d'une  parfaite  tenue  littéraire, 
M.  Rocheblave  esquisse  la  vie  et  l'activité  de  ce  grand 
homme  du  xvi=  siècle,  qui  fut  à  la  fois  capitaine  et  écri- 
vain insigne.  Les  traits  rudes  et  puissants  du  guerrier  se 
reflètent  dans  son  oeuvre  variée  et  complexe.  M.  Roche- 
blave nous  donne  de  l'une  et  de  l'autre  un  tableau  à  grands 
traits,  mais  plein  d'intérêt  et  de  vie. 

Il  est  dommage  que  l'auteur  ne  soit  pas  resté  dans  son 
domaine  littéraire  où  il  montre  de  la  sûreté  et  du  goût. 
Au  cours  de  son  exposé,  il  a  cru  devoir  émettre  plusieurs 
assertions,  d'ordre  purement  philologique,  touchant  le 
vocabulaire  de  d'Aubigné  dans  ses  rapports  avec  celui  de 
Rabelais,  assertions  tout  à  fait  contestables.  Pour  appré- 
cier, en  connaissance  de  cause  et  à  sa  juste  valeur,  ces 
deux  lexiques,  les  plus  touffus  du  xvi^  siècle,  il  faut  en 
posséder  plus  qu'une  connaissance  superficielle.  Une 
appréciation  en  gros,  basée  sur  de  simples  présomptions, 
risque  forcément  d'aboutir  à  des  exagérations,  à  des 
erreurs. 

Voici,  par  exemple,  l'appréciation  enthousiaste  de  notre 
biographe  sur  les  Aventures  du  baron  de  Fœneste  (1617- 
i63o),  roman  satirique  de  d'Aubigné  : 

Fœneste  est  tout  marqueté  de  cette  mosaïque  populaire.  I.e 


332  MÉLANGES   DU   XVI^    SIECLE. 

même  roman  contient  encore  bien  d'autres  curiosités  linguis- 
tiques, à  savoir  des  italianismes,  des  hispanismes,  presque 
tous  les  gasconismes  du  temps,  les  patois  de  Saintonge  et  du 
Poitou  et  le  dialecte  picard  :  le  tout  fondu  en  un  mélange  de 
haut  goût,  où  la  bizarrerie  n'est  qu'apparente.  Car  d'Aubigné, 
dans  ses  curiosités  verbales,  serre  d'aussi  près  la  réalité  que 
Rabelais  s'en  éloigne  par  ses  débauches  d'érudition  et  ses 
orgies  de  vocables.  Ici  encore  d'Aubigné  est  fidèle  témoin  de 
son  temps. 

Nous  craignons  fort  que  l'auteur  ne  soit  ici  victime 
d'un  manque  de  perspective  et  qu'il  ne  se  soit  laissé  aller 
au  gré  de  son  enthousiasme.  Qu'est-ce  en  effet  que  le 
Baron  de  Fœneste  ? 

Une  satire  de  trois  cents  pages  dans  un  jargon  gascon- 
français.  L'idée  étrange  qu'eut  d'Aubigné  d'écrire  tout  un 
roman  dans  un  pareil  pot  pourri  montre  qu'il  était  com- 
plètement dépourvu  du  sentiment  de  la  mesure,  pour  ne 
pas  parler  du  goût  à  peu  près  inconnu  à  son  époque. 
C'est  comme  si  Rabelais  avait  composé  tout  un  livre  de 
son  roman  dans  le  jargon  de  l'écolier  limousin.  Cette 
langue  factice  a  condamné  Fœneste  à  un  oubli  mérité. 
Combien  de  «  seiziémistes  »  le  lisent  encore  d'un  bout  à 
l'autre?  Nous  doutons  fort  que  M.  Rocheblave  ait  eu  lui- 
même  ce  courage.  La  forme  en  est  parfaitement  fantaisiste 
et  la  valeur  linguistique  à  peu  près  nulle.  Personne,  assu- 
rément, ne  s'avisera  d'aller  chercher,  dans  le  Baron  de 
Fœneste^  des  textes  sur  l'emploi  des  termes  gascons  au 
xvie  siècle,  alors  que  Rabelais  et  Montaigne  en  offrent 
seuls  les  sources  authentiques. 

D'ailleurs,  chaque  phrase  de  l'alinéa  cité  de  M.  Roche- 
blave prête  à  la  critique. 

Que  veut-il  dire  par  les  «  italianismes  et  les  hispa- 
nismes »  du  Fœneste?  Fait-il  allusion  aux  bribes  de 
phrases  italiennes  et  espagnoles  disséminées  dans  ce 
roman?  Mais  est-ce  là  ce  qu'on  appelle  communément 
des  «  italianismes  »  et  des  «  hispanismes  »  ? 

Que  signifie,  ensuite,  le  «  dialecte  picard  »  du  Fœneste? 
On  n'en  a  jamais  entendu  parler... 


MÉLANGES   DU   XVI^   SIECLE.  333 

En  ce  qui  concerne  le  gascon  lui-même,  il  s'agit  là  d'un 
pastiche  dialectal,  d'un  jargon  gascon-français  et  non  pas 
du  patois  réel  de  la  Gascogne. 

«  Tous  les  gasconnismes  du  temps  »,  ajoute  l'auteur. 
Hélas,  qu'en  savons-nous?  Il  suffit  de  faire  remarquer  que 
les  termes  soi-disant  gascons  dont  se  servent  d'Aubigné 
manquent  généralement  à  Rabelais  et  à  Montaigne,  les 
deux  autorités  linguistiques  dans  la  matière. 

Quant  aux  «  patois  de  Saintonge  et  du  Poitou  »,  ils  sont 
à  peu  près  absents  du  Fœneste^  comme  on  le  verra  ci-des- 
sous dans  le  relevé  des  traces  dialectales  que  renferme 
l'œuvre  entière  de  d'Aubigné. 

Que  dire,  enfin,  de  cette  affirmation  de  M.  Rocheblave 
que  «  d'Aubigné,  dans  ses  curiosités  verbales,  serre  d'aussi 
près  la  réalité  que  Rabelais  s'en  éloigne?  »... 

Encore  une  fois,  le  langage  du  Fœneste  est  d'un  bout  à 
l'autre  absolument  factice  :  en  quoi  dès  lors  est-il  «  un  fidèle 
témoin  de  son  temps  »?  D'autre  part,  si  d'Aubigné  a  été 
tellement  heureux  dans  ses  créations  verbales,  comment 
se  fait-il  ({vCaucune  d'entre  elles  n'a  trouvé  un  imitateur, 
alors  que  les  créations  de  Rabelais  ont  vécu  une  longue  vie 
et  continuent  à  nous  charmer? 

Citons  d'ailleurs  un  de  ces  échantillons  du  lexique  de 
d'Aubigné,  son  terme  favori  astorge  (du  grec  àffiopyoç, 
impitoyable,  cruel)  qu'on  rencontre  presque  dans  toutes 
ses  œuvres. 

On  le  lit  dans  sa  Ffe,  t.  I,  p.  5  :  «  Dès  quatre  ans  accom- 
plis le  père  luy  amena  de  Paris  précepteur  Jean  Cottin, 
homme  astorge  et  impiteux...  » 

Ensuite,  deux  fois  dans  les  Tragiques  : 

Pachuderme  de  corps,  d'un  esprit  indompté, 
Astorge  sans  pitié,  c'est  la  Stupidité. 

[Δivres,  t.  IV,  p.  127.) 

Hommes  desnaturez.  Castillans  naturels... 
Nourris  à  exercer  V astorge  dureté... 

[Ibid.,  p.  124.) 

REV.    0U   SEIZIÈME    SIÈCLE.    II.  23 


334  MÉLANGES    DU   XVI«    SIECLE. 

Enfin,  dans  la  préface  de  son  Histoire  universelle  (éd. 
de  Ruble,  t.  I,  p.  i)  :  «  Il  s'en  trouve  qui  aiment  mieux 
un  historien  pathétique  et  faux  qu'un  astorge  et  véritable.  » 

Dans  cette  même  préface,  p.  ii,  l'auteur  va  jusqu'à 
écrire  :  «  Les  craintes  et  les  storges  (c'est-à-dire  a-copYr,, 
tendresse^  amour)  de  son  sexe...  » 

Ce  terme  et  ceux  de  même  nature  sont  restés  absolu- 
ment isolés  et  n'ont  jamais  été  employés  au  xvi^  siècle  en 
dehors  de  d'Aubigné. 

Revenons  maintenant  à  notre  sujet.  Le  nombre  des 
termes  patois,  proprement  saintongeais,  chez  d'Aubigné 
est  des  plus  restreints.  Dans  les  œuvres  publiées  par 
Réaume,  de  Caussade  et  Legouez  (1873  à  1892)  et  dans 
V Histoire  universelle  réimprimée  par  de  Ruble  (  1886- 1896), 
nous  n'avons  noce  que  les  termes  suivants  tirés  de  la  Sain- 
tonge  ou  du  Poitou  '  : 

Cacher,  au  double  sens  : 

1°  Écraser  [Œuvres^  t.  III,  p.  04)  : 

Des  piedz  cacher  la  teste  d'un  crapaud... 

2°  Chasser  [Hist.  univ.^  t.  III,  p.  3oo)  :  «  C'estoit  pour 
cacher  une  flotte  d'Espagne.  » 

Les  deux  sens  sont  encore  vivaces  dans  le  Languedoc  : 
cachée  écacher,  écraser,  broyer  et  chasser,  le  premier 
répondant  à  l'anc.  fr.  escacher ;  le  deuxième,  à  cacier, 
chassier. 

Canton,  écrit  aussi  quanton,  carrefour,  quartier  d'une 
ville  [Hist.  univ.^  t.  I,  p.  255)  :  «  Les  prestres  instruisirent 

I.  Nos  sources  :  P.  Jônain,  Glossaire  du  patois  saintongeais,  Paris, 
1869,  et  A.  Éveillé,  Glossaire  saintongeais,  Paris,  1887. 

Abbé  Lalanne,  Glossaire  du  patois  poitevin,  Poitiers,  1867.  —  L. 
Favre,  Glossaire  du  Poitou,  Niort,  18Ô8.  —  Beauchet-Filleau,  Essai 
sur  le  patois  poitevin,  Clief-Boutonne  (Deux-Sévresj,  Melle,  1864. 

G.  Verrier  et  R.  Onillon,  Glossaire  étymologique  et  historique  des 
patois  et  des  parlers  d'Anjou,  Angers,  1908,  2  vol.  in-8°. 

Fr.  Mistral,  Lou  Thresor  don  Felibrige,  ou  Dictionnaire  proven- 
çal-français, Paris,  1879-1886,  2  vol.  in-4°. 


MÉLANGES   DU   XVI«   SIECLE.  335 

aussi  les  faineans  de  se  tenir  aux  quantons,  chantans  des 
Salve  Regina;  «  et  plus  loin  (t.  VIII,  p.  Sy)  :  «  La  galerie 
du  Palais  et  tous  les  cantons  de  Paris  raisonnoyent  des 
portraitz  du  roi  parsemez  de  diables.  « 

Le  mot  est  saintongeais  (Jônain)  ou  poitevin  (Lalanne)  : 
le  carrefour  est  le  lieu  de  réunion  dans  les  villages;  en 
Languedoc,  le  mot  désigne  encore  la  ruelle,  le  quartier 
d'une  ville  (Mistral). 

Cherve,  chanvre  [Œuvres,  t.  II,  p.  52o)  :  «  C'est  le 
propre  de  ce  que  nous  appelons  icy  [Gascogne]  et  vers 
vous  la  cherve^  d'estre  esgrugée  entre  des  fers  ferrez  et 
pointus.  » 

Terme  usuel  à  la  fois  en  Saintonge,  en  Poitou  et  en 
Gascogne;  Palissy  s'en  est  également  servi  (t.  I,  p.  94  de 
ses  Œuvres,  éd.  Benj.  Fillon)  :  a  Du  costé  du  vent  du 
Nord  seront  les  mottes  pour  les  cherves^  lins  et  aubiers 
doux  et  certains  vimiers.  » 

CiMOis,  écrit  aussi  simois,  au  sens  propre  : 
1°  Lisière  pour  attacher  un  enfant  dans  son  berceau,  se 
lit  deux  fois  dans  les  Tragiques  : 

Laissoient  dans  les  berceaux  des  enfans  si  petits 
Qu'enferrés  de  cimois,  prisonniers  dans  leurs  couches, 
Ils  mourroicnt  par  la  faim... 

[Œuvres,  t.  IV,  p.  40.) 

L'enfant  qui  pense  encore  aller  tirer  en  vain 
Les  peaux  de  la  mamelle  a  les  yeux  sur  la  main 
Qui  deffaict  les  cimois... 

{Ibid.,  p.  44.) 

2°  Langes,  pris  au  figuré  [Hist.  univ..^  t.  I,  p.  i5)  : 
«  Les  serpens  qui  ont  servi  de  simois  à  ce  berceau.  » 

Le  terme  manque  aux  glossaires  saintongeais.  En  Poi- 
tou et  en  Anjou,  cimois  désigne  le  bandeau  de  linge  que 
les  campagnardes  attachaient  autrefois  sous  le  chignon 
par  des  cordons  et  auquel  elles  fixaient  leur  coiffe;  dans 
les  Deux-Sèvres,  simois.,  c'est  le  haut  d'un  bas  (Lalanne)  ; 
mais  à  Toulouse,  cimoisso  signifie  encore  lisière  et  bande- 
lettes d'un  enfant  en  maillot  (Mistral). 


336  MÉLANGES    DU    XVl^    SIECLE. 

Cruon,  ou  cruion,  cruche  {Œuvres,  t.  I,  p.  i83)  : 
«  Parmi  la  pottrie  qu'il  fault  amasser  pour  la  cuisine, 
fault  mettre  à  part  une  centaine  de  pots  longs,  ou  de 
C7nio7is^  comme  pour  Thuyle...  »;  et  t.  II,  p.  448  :  «  Un 
cruion  d'huile  de  noix.  » 

Le  mot  est  encore  usuel  dans  la  Vendée  et  les  Deux- 
Sèvres  :  «  Cryon^  pot  à  bec  pour  l'huile  »  (Lalanne), 
«  cruchon  pour  mettre  de  l'huile  »  (Beauchet-Filleau);  de 
même,  dans  l'Anjou  :  «  Cruon,  petite  cruche  »  (Verrier  et 
Onillon).  C'est  d'une  de  ces  régions  que  Rabelais  a  connu 
le  mot,  1.  III,  ch.  viii  :  «  Saulve  Tevot  le  pot  au  vin,  c'est 
le  cruon.  « 

EssiGOLER,  argoter,  couper  les  chicots  [Hist.  univ., 
t.  III,  p.  284)  :  «  En  le  visitant,  le  trouva  essigolant  ses 
antes,  et  une  serpe  à  la  main.  » 

Jônain  donne  :  «  Essigoter,  houspiller  avec  un  couteau  », 
et  Mistral  :  «  Cigouta,  couper  les  chicots.  » 

Gervis,  treillage  [Hist.  univ.,  t.  III,  p.  3 18)  :  «  L'amiral, 
non  encore  mort,  se  prit  des  mains  à  un  morceau  de  ger- 
vis., qu'il  emporta...  » 

Le  mot  est  encore  usuel,  avec  ce  sens,  dans  les  Deux- 
Sèvres  (Lalanne)  et  à  Poitiers,  où  il  existe  une  rue  du 
Gervis- Vert;  Jônain  l'explique  ainsi  :  «  Gervis.,  clairvoie, 
treillis  en  petites  baguettes  qui  servaient  de  vitres  à  nos 
anciens  paysans.  » 

GuiLDROu,  courir  le  guildrou,  aujourd'hui  courir  le  guil- 
ledou., aller  en  quête  d'aventures  galantes  [Hist.  univ., 
t.  VIII,  p.  337,  année  1593)  :  «  Avisez  à  choisir,  ou  de 
complaire  à  vos  prophètes  de  Gascongne  et  retourner 
courir  le  guildrou.,  en  nous  faisant  jouer  à  sauve  qui  peut, 
ou  à  vaincre  la  ligue.  » 

Locution  d'origine  vendéenne  :  courir  le  guilledrou, 
courir  le  sabbat,  marcher  rapidement  (Lalanne),  synonyme 
de  courir  la  galipotte.,  aller  au  sabbat  sur  un  manche  de 
balai. 

Mareau,  terrain  marécageux  [Hist.  univ..,  t.  II,  p.  272)  : 
«  Un  petit  mareau  de  marais  qu'ils  tirent  quitter  pour  y 


MÉLANGES    DU    XV1«    SIECLE.  337 

loger  cent  de  leurs  hommes  »;  et  plus  bas,  t.  III,  p.  45  : 
«  La  rivière  de  Charente  servoit  de  ma?- eau- coulis  aux 
Reformés.  » 

Cette  forme,  dérivée  de  mare,  est  encore  vivace  dans  la 
Vendée  :  mareau,  marais  (Lalanne). 

Marreaux,  méreaux,  pris  au  sens  figuré  de  signe  de 
reconnaissance (ilfw/.  univ.,  t.  I,  p.  i5g)  :  «  Les  sacremens 
sont  adjoustés  à  la  parole...  afin  de  nous  estre  gages  et 
marreaux  de  la  grâce  de  Dieu.  » 

Voici  ce  qu'en  dit  Littré,  v°  méreau  :  «  Se  disait  aussi, 
chez  les  protestants,  d'une  espèce  de  cachet  qu'on  donnait 
a  ceux  qui  voulaient  communier  »,  avec  cette  citation  de 
V Institution  de  Calvin,  p.  io35  :  «  Il  dit  qu'ils  n'ont  point 
esté  participans  de  la  circoncision-,  en  quoy  il  signifie 
qu'ils  estoyent  exclus  de  la  promesse,  puisqu'ils  n'en 
avoyent  point  eu  le  méreau.  » 

La  forme  qu'on  lit  chez  d'Aubigné,  marreau  pour 
méreau^  est  archaïque  et  dialectale. 

Matrouiller,  bredouiller  comme  les  enfants  [Œuvres^ 
t.  I,  p.  194)  :  «  Certains  gallands,  qui  aprez  avoir  desrobé 
une  bonne  jument,  armez  d'une  grande  espée  de  duel  et 
d'un  vilain  poignard  à  coquille  et  avec  freses  dentelées, 
nous  venoyent  offrir  leur  service  avec  un  langage  matrouil- 
lant,  comme  pour  dire  Capitaine,  ils  disoyent  Quepitaine, 
Caitaine,  Quiretaine  et  enfin  Quitaine.  » 

Les  patois  actuels  ne  connaissent  que  le  sens  propre  de  : 
mâcher  lentement  et  avec  dégoût,  mâchonner  (Saintonge, 
Anjou,  Deux-Sèvres). 

Noue,  au  sens  probable  de  vessie  natatoire,  v.  Littré 
[Hist.  univ.,  t.  II,  p.  124)  :  «  A  quelques  uns  les  picques 
servirent  de  noues^.  » 

Nouziller,  noisetier  {Œuvres,  t.  II,  p.  248)  :  «  ...  les 
nou\illers  fleurissant  à  toute  lez  Netre  Damme.  » 


I.  L'éditeur  rend  le  mot  par  «  nacelle  »  et  explique  ainsi  la 
phrase  :  «  C'est-à-dire  que  les  fugitifs  s'aidèrent  de  leurs  piques 
pour  traverser  le  fleuve  à  la  nage.  » 


338  MÉLANGES   DU   XVI«    SIECLE. 

Même  forme  usuelle  dans  la  Saintonge,  l'Anjou  et  le 
Poitou  ^ 

RoLLON,  échelon  [Hist.  univ.^  t.  II,  p.  i25)  :  «  Une 
eschelle  de  quarante  rollons.  >> 

Mot  usuel  dans  la  Saintonge,  l'Anjou  et  le  Poitou. 

RuMEAU,  râle  d'agonie 2,  dans  les  Tragiques ,  t.  IV,  p.  47  : 

Que  si  tu  vis  encor,  c'est  la  mourante  vie 

Que  le  malade  vit  en  extrême  agonie 

Lorsque  les  sens  sont  morts,  quand  il  est  au  rumeau... 

et  dans  VHist.  univ.^  t.  VII,  p.  100  :  «  Une  femme  aban- 
donnée de  médecins  et  jugée  de  tous  pour  estre  au  rumeau.  » 
C'est  la  forme  saintongeaise;  dans  les  Deux-Sèvres,  on 
prononce  roumeau^  râle  (Beauchet-Filleau),  et  dans  l'An- 
jou, rumion,  même  sens  (Verrier  et  Onillon). 

Sandrille,  mésange  [Hist.  univ.^  t.  VIII,  p.  323)  :  «  L'autre 
faisoit  cercher  des  chiens  et  des  chevaux  pour  commencer 
une  chose,  et  quand  les  chevaux  n'en  pouvoyent  plus, 
forçoit  une  sandrille  à  pied.  » 

C'est  le  saintongeais  et  poitevin  cendrille  qui  est  devenu 
un  des  noms  vulgaires  de  l'oiseau  :  ce  nom  est  aujourd'hui 
connu  dans  la  Vendée,  les  Deux-Sèvres,  la  Charente  et  le 
Berry'. 

SouRDON,  bucarde  [Hist.  univ.,  t.  IV,  p.  35)  :  «  Sur  la 
grande  nécessité  des  Rochelois,  le  havre  fut  rempli  d'une 
monstrueuse  quantité  de  sourdons  et  pétoncles,  ce  qu'on 
n'avoit  jamais  veu  en  ce  lieu.  » 

Nom  saintongeais  d'un  genre  de  mollusques,  souvent 
employé  par  Palissy,  t.  I,  p.  5o  :  «  Item,  ay  trouvé  plu- 
sieurs coquilles  de  sourdoti,  qui  estoyent  réduites  en 
verre  »;  et  plus  loin,  p.  134  :  «  Les  huitres,  les  moucles, 
les  sourdons.,  les  pétoncles,  les  availlons...  » 

1.  Voir  Revue  des  Études  rabelaisiennes,  t.  IX,  p.  5o-5i. 

2.  Le  mot  est  rendu  pour  le  premier  texte,  dans  Godefroy,  par 
«  dernière  extrémité  »;  et  dans  le  deuxième,  dans  l'édition  de  Ruble, 
par  «  à  toute  extrémité  ». 

3.  E.  Rolland,  Faune  populaire  de  la  France,  t.  II,  p.  304. 


MÉLANGES   DU   XVI»   SIECLE.  SSq 

Sur  les  côtes  de  l'ouest,  sourdon  désigne  encore  la 
bucarde';  le  mot  manque  aux  glossaires  saintongeais  et 
poitevins.  En  Languedoc,  cette  espèce  de  coquillage 
s'appelle  besourdo  (Mistral). 

Talbot,  au  sens  figuré  de  modérateur  [Hist.  univ.,  t.  III, 
p.  204)  :  «  Trois  habitans  de  ceux  qu'ils  appelloient  hugue- 
nots souffrans  lui  apportent  les  clefs;  il  laisse  sur  la  porte 
un  corporal  qu'on  lui  avoit  donné  pour  talbot  et  qui  l'im- 
portunoit.  » 

L'acception  propre  du  mot,  encore  usuel  dans  la  Sain- 
tonge  et  en  Poitou,  est,:  bâton  qu'on  suspend  en  travers 
au  cou  des  chiens,  bœufs  ou  vaches,  pour  les  empêcher 
de  courir  ou  d'entrer  dans  les  vignes. 

De  cet  ensemble  de  dix-huit  termes  patois^,  la  majorité 
appartient  à  VHistoire  universelle^  laquelle,  comme  le  dit 
très  bien  M.  Rocheblave,  p.  i83,  est  «  à  elle  seule  aussi 
importante,  pour  la  langue,  que  tout  le  reste  de  l'œuvre 
de  d'Aubigné  ». 

Cette  moisson  des  termes  saintongeais,  chez  d'Aubigné, 
doit  s'ajouter  à  celle  recueillie  par  M.  Dupuy  dans  l'œuvre 
de  Palissy;  mais,  antérieurement  à  ces  deux  écrivains, 
Alfonse  le  Saintongeais  avait  puisé  à  la  même  source,  et 
j'ai  précédemment^  fait  ressortir  l'importance  de  ces 
emprunts  du  terroir  dans  sa  Cosmographie  (i545).  On 
obtient  ainsi  un  ensemble  d'autant  plus  précieux  que  les 
glossaires  modernes  de  la  Saintonge  laissent  infiniment  à 
désirer  (celui  de  Jônain  est  insuffisant,  celui  d'Éveillé,  nul). 

Ces  éléments  dialectaux,  chez  d'Aubigné,  sont  moins 
nombreux  que  chez  les  deux  autres  écrivains  saintongeais 
que  nous  venons  de  nommer. 

En  dehors  de  la  Saintonge  et  du  Poitou,  la  contribution 
dialectale  de  d'Aubigné  est  insignifiante  :  ses  gasconismes 

1.  Idem,  Ibidem,  t.  III,  p.  220. 

2.  Nous  laissons  naturellement  de  côté  les  passages  entièrement 
en  patois  (comme  certains  dialogues  dans  Fœneste). 

3.  Revue  des  Etudes  rabelaisiennes,  t.  X,  p.  44  à  52. 


340  MÉLANGES    DU    XYI^    SIECLE. 

sont  du  français  gasconisé,  c'est-à-dire  un  pastiche  et  non 
le  reflet  de  la  réalité;  les  prétendues  traces  du  «  dialecte 
picard  »  sont  une  affirmation  purement  gratuite. 

En  somme,  le  vocabulaire  de  d'Aubigné  est  imposant  et 
digne  d'étude;  mais,  par  respect  même  pour  cet  écrivain 
éminent,  gardons-nous  bien  de  le  comparer  à  celui  de 
Rabelais,  cet  océan  où  se  sont  déversés  tous  les  courants 
linguistiques  du  passé  et  d'où  dérivent  tous  ceux  de  l'avenir. 


IL 


Les    «    Bigarrures    »    de    Tabourot 

ET    leur    source    PRINCIPALE. 

Parmi  les  écrivains  facétieux  du  xvi=  siècle,  Etienne 
Tabourot  a  été  un  des  plus  goûtés,  comme  le  montrent 
les  diverses  réimpressions  de  ses  Bigarrures,  depuis 
l'édition  princeps  (1572)  jusqu'à  la  dernière  réimpression 
faite  à  Paris  en  1662  et  dont  voici  le  titre  :  les  Bigarrures 
et  Touches  du  Seigneur  des  Accords^  avec  les  Apo- 
phtegmes du  Sieur  Gaulard  et  les  Fscraignes  Dijon- 
noises^. 

Au  milieu  de  bizarreries  et  de  gravelures  fortement 
pimentées,  l'auteur  y  fait  montre  d'une  érudition  très 
variée,  dont  Rabelais  et  son  œuvre  constituent  le  cadre. 

Dans  l'Epître  de  l'Imprimeur  qui  accompagne  une  des 
premières  éditions  des  Contes  et  Discours  d'Eutrapel  de 
du  Fail  (i585),  on  lit  leurs  deux  noms  réunis  :  «  Rabelais 
et  Des  Accords.,  scientifiques  gausseurs  »,  c'est-à-dire  iro- 
nistes pleins  d'érudition.  On  n'est  pas  peu  surpris  de  voir 
ainsi  mis  sur  la  même  ligne  le  maître  et  le  disciple,  l'écri- 
vain de  génie  et  le  bibelotier  littéraire  qu'était  Tabourot. 
Cette  surprise  diminue  pourtant  quand  on  songe  au  parti 

1.  Ce  nom  est  un  pseudonyme  tiré  de  la  devise  A  tous  accords, 
que  Tabourot  a)OUta  plaisamment  aux  armes  parlantes  de  sa 
famille  :  un  tambour  [taboiir). 

2.  Réimpression  moderne  par  Gay,  Bruxelles,  1866,  3  vol.  in-12. 


MÉLANGES   DU   XVI*   SIECLE.  841 

heureux  que  ce  dernier  a  su  tirer  de  l'œuvre  du  maître, 
et  à  l'habileté  avec  laquelle  il  a  encadré  et  fondu  ces 
emprunts  dans  le  texte  des  Bigarrures^  dont  ils  consti- 
tuent ainsi  un  des  côtés  les  plus  attrayants. 

C'est,  on  le  sait,  un  recueil  des  plus  curieux  sur  les  dif- 
férents jeux  d'esprit  :  rébus,  équivoques,  allusions,  etc.\ 
Comme  Rabelais  n'a  pas  dédaigné  ces  petits  côtés  de  la 
littérature  de  l'époque,  son  œuvre  ne  pouvait  manquer  de 
fournir  à  Tabouret  à  la  fois  les  illustrations  et  les  exemples. 
Suivons-les  à  travers  son  livre. 

Dans  l'épître  liminaire  adressée  au  lecteur,  André  Pas- 
quet  justifie  le  sujet  frivole  des  Bigarrures  par  l'exemple 
des  grands  écrivains  de  tous  les  temps  qui  se  sont  amusés 
à  traiter  des  matières  légères  :  Homère,  Virgile,  Ovide, 
Lucien...,  et,  au  xvi=  siècle  :  «  Érasme,  Xo.  Folie. ..^  l'autheur 
des  Macaroniques .,  son  œuvre  italien-latin,  sous  le  nom  de 
Merlino  Coccayo;  l'inimitable  Rabelais,  son  Gargantua 
et  Pantagruel...  Ronsard  s'est  bien  amusé  aux  louanges 
de  la  fourmy,  de  la  grenouille  et  du  frelon  ;  et  Belleau,  sur 
la  cerise,  la  tortue,  et  autres  :  voire  un  peu  avant  son 
decez,  il  fit  ce  gentil  Macaronique  De  Pigliamine  Reis- 
trorum...'^.  » 

Quant  au  titre  de  son  livre,  voici  ce  qu'en  dit  l'auteur 
lui-même  dans  sa  préface  :  «  Il  est  baptisé  par  ce  nom  de 
Bigarrures,  qui  donne  assez  à  connoistre  que  ce  sont 
diverses  matières,  et  sans  grande  curiosité  ramassées.  Je 
l'ay  mieux  aymé  surnommer  ainsi,  que  de  pescher  un 
autre  nom  plus  superbe,  entre  les  Grecs  et  Latins,  comme 
font  plusieurs  qui  veulent  acquérir  réputation  d'estre  bien 
sages  en  Grec  et  en  Latin,  et  grands  sots  en   François, 

1.  Un  érudit  normand,  A.  Canel,  a  repris  de  nos  jours  les  sujets 
traités  par  Tabourot  dans  son  livre  :  Recherches  sur  les  jeux  d'es- 
prit., les  singularités  et  les  bi:[arrcries  littéraires,  principalement  en 
France,  nvreux,  1862,  2  vol.  in-8°.  Cf.  aussi  Ludovic  Lalannc,  Curio- 
sités littéraires,  Paris,  iSSy. 

2.  Voici  le  titre  complet  de  ce  poème  macaronique  :  Dictamen 
metrificum  de  bello  Huguenotico  et  reistrorum  pigliamine  ad  sodales, 
Paris,  s.  d.,  in-4''. 


342  MÉLANGES   DU    XVI^    SIECLE. 


pour  aller,  comme  coquins,  emprunter  des  bribes  estran- 
geres,  et  ne  sçavoir  de  quoy  trouver  à  vivre  en  leur  pays.  « 
Après  avoir  consacré  le  premier  chapitre  à  Tinvention 
et  utilité  des  lettres,  Tabourot  aborde,  dans  le  deuxième, 
les  Rébus  de  Picardie  : 

Sur  toutes  les  folastres  inventions  du  temps  passé,  j'entends 
depuis  environs  trois  ou  quatre  ans  en  ça,  on  avoit  trouvé  une 
façon  de  devise  par  seules  peintures,  qu'on  souloit  appeller 
des  Rébus,  laquelle  se  pourroit  ainsi  définir  :  que  ce  sont 
peintures  de  diverses  choses  ordinairement  connues,  lesquelles 
proférées  de  suitte  sans  article,  font  un  certain  langage  ;  ou 
plus  briefvement,  que  ce  sont  équivoques  de  la  peinture  à  la 
parole.  Est-ce  pas  dommage  d'avoir  surnommé  une  si  spiri- 
tuelle invention  de  ce  mot  Rébus?  qui  est  gênerai  à  toutes 
choses,  et  lequel  signifie  des  choses?  Encor  pensay  je  qu'on 
les  a  nommés  en  Latin,  faute  de  meilleur  terme,  et  à  fin  que 
les  nommant  selon  le  mot  François,  Des  choses,  cela  me  sem- 
bloit  trop  gênerai  en  nostre  langue. 

Quant  au  surnom  qu'on  leur  a  donné  de  Picardie,  c'est  en 
raison  de  ce  que  les  Picards,  sur  tous  les  François,  s'y  sont 
infiniment  plus  et  délectez.  Ce  que  tesmoigne  Marot  en  son 
Coq  à  l'asne  : 

Car  en  rébus  de  Picardie 

Une  faux,  un  eslrille,  un  veau, 

Cela  fait  estrille  Fauveau. 

Et  peut  on  dire,  à  ceste  raison,  qu'on  les  a  baptisés  du  nom 
de  ceste  nation,  par  antonomasie;  ainsi  que  l'on  dit  Bayon- 
nettes  de  Bayonne,  Ciseaux  de  Tholose,  Ganivets  de  Moulins, 
Couteaux  de  Langres,  Peignes  de  Limoux,  Moustarde  de 
Dijon,  etc. 

Or,  ces  subtilitez  ont  esté  longtemps  en  vogue,  et  de  non 
moindre  réputation  que  les  Hierogliphiques  des  Egiptiens 
envers  nous  :  de  sorte  qu'il  n'estoit  fils  de  bonne  mère  qui  ne 
s'en  mesloit.  Mais  depuis  que  les  bonnes  lettres  on  eu  bruict 
en  France,  cela  s'est  je  ne  sçay  comment  perdu,  qu'à  grand'- 
peine  la  mémoire  est  elle  demeurée,  pour  en  faire  estime, 
sinon  envers  quelques  cervelles  à  double  rebras,  qui  sont 
encore  aujourd'huy  si  opiniastres,  qu'on  ne  leur  sçauroit  oster 


MÉLANGES   DU   XVI^    SIECLE.  343 


de  la  teste,  qu'une  sphère  ne  signifie  Tespere  :  un  lict  sans 
ciel,  un  licentié;  l'ancholie,  melancholie;  la  lune  bicorne, 
pour  vivre  en  croissant;  un  banc  rompu,  pour  banqueroute... 
et  autres,  dont  les  vieux  courtisans  faisoicnt  parade,  selon 
tesmoigne  Rabelais,  livre  I,  chapitre  ix,  qui  s'en  mocque  plai- 
samment. 

Toute  une  partie  du  texte  de  Tabourot,  —  réflexions  et 
exemples,  —  est  tirée  de  Rabelais,  qui  lui  fournit  encore 
cette  citation  sur  le  même  sujet  (p.  6  v^)  :  «  Or,  laissant  là 
les  Italiens...,  je  viendrayà  nos  François  et  commenceray 
à  l'interprétation  de  l'anneau  qu'envoya  une  dame  de  Paris 
à  Pantagruel,  auquel  estoient  escrits  ces  mots  en  Hebrieux, 
Lamah  sabacthani,  et  y  avoit  au  chaton  un  faux  diamant, 
qui  fut  ainsi  déclaré  par  Panurge,  Dyamant  faux,  pourquoy 
m'a  tu  laissé  :  car  les  mots  Hebrieux  signifient,  pourquoy 
m'as,  etc.  » 

A  l'occasion  des  Équivoques  français,  Tabourot  men- 
tionne «  un  proverbe  commun  :  Qu'on  ferme  bouteille  à 
bouchons  et  flacons  à  vis,  id  est  flacs  cons  à  vits  »,  et  il 
interprète  par  la  devise  Moult  me  tarde,  le  «  proverbe  vul- 
gaire pourquoy  Ton  dit  Moustarde  de  Dijoti*  «. 

Plus  loin,  il  parle  (p.  38  v°)  d'un  quidam  qui  voulait 
contrefaire  le  Limousin  rabeletique,  c'est-à-dire  l'écolier 
limousin  de  Rabelais. 

A  propos  des  Équivoques  par  amphibologies,  «  vulgai- 
rement appeliez  Entends-trois  »,  il  remarque  (p.  4g  r»)  : 
«  Rabelais  n'a-t-il  pas  gentillement  descrit  l'Entends-trois 
de  Raminagrobis,  qui  invitoit  ses  clientules  par  ces  mots  : 
Or  ça,  mon  amy,  que  demandez-vous  au  Conseil;  Or  ça, 
vostre  question  est  là;  Or  ça,  or,  je  l'entens  bien;  Or  là, 
mon  amy,  il  ne  reste  plus  que  vous  conseiller;  Or  ça,  or 
là.  Puis  l'ayant  bien  payé  et  satisfait,  il  disoit.  Or  bien  de 
par  Dieu  :  Or  bien,  vostre  cas  ne  sçauroit  mal  aller.  Par 


I.  Cf.  Gargantua,  1.  I,  ch.  ix  :  «  Par  mcsmes  raisons...  ferais  je 
paindre  un  pot  à  moutarde  [dénotant]  que  c'est  mon  cueur  à  qui 
moult  tarde.  » 


344  MÉLANGES    DU    XVI^    SIECLE. 


lesquels  trois  dissillabes,  or  ça,  or  /à,  or  hien^  il  faisoit 
entendre  qu'on  vint  à  luy,  qu'on  mist  en  sa  gibecière  de 
l'or,  et  quand  on  y  avoit  mis,  que  tout  alloit  bien.  » 

Dans  le  même  chapitre,  le  cinquième,  il  appelle  du 
nom  de  Joannes  de  Bracmardo  un  des  régents  du  collège 
de  Foitecul;  et,  plus  bas,  il  parle  d'un  procès  de  grande 
importance  au  Parlement  de  Mirelingue... 

Le  début  du  chapitre  viu,  des  Antistrophes  ou  Contre- 
pèteries, est  également  inspiré  de  Rabelais  :  «  Encor 
qu'aucuns  ayans  estimé  que  ces  Antistrophes  soient  Equi- 
voques, si  est-ce  qu'il  y  a  grande  différence,  si  l'on  consi- 
dère la  définition  de  l'un  et  de  l'autre.  Car  Antistrophe 
est  proprement  une  alternative  conversion  de  mots...  De 
ceste  inversion  de  mots,  nos  pères  ont  trouvé  une  ingé- 
nieuse et  subtile  invention  que  les  Courtisans  ancienne- 
ment appelloient  des  Equivoques,  ne  voulansuser  du  mot 
et  jargon  des  bons  compagnons,  qui  les  appelloient  des 
Contrepèteries.  Et  n'entendans  aussi  ce  mot  Antistrophe, 
qu'ils  estimoient  estrele  langage  inventé  de  quelque  Lifre- 
lofre.  C'a  esté  le  gentil,  sçavant  et  gracieux  Rablais  [sic]^ 
qui  les  a  premier  baptisé  de  ce  propre  nom  grec...  » 

Et  Tabourot  cite  entre  autres  exemples  :  «  Ces  deux  sui- 
vans  sont  exiraicts  de  l'histoire  veridique  du  grand  Pan- 
tagruel :  Femme  folle  à  la  messe  est  volontiers  molle  à  la 
fesse;  A  heaii-mont  le  viconte...  Il  ne  se  faut  scandaliser, 
s'ils  sont  un  peu  naturalistes;  car  je  ne  sçay  comme  il 
advient  qu'ordinairement  et  plus  volontiers  on  se  rue  plus 
sur  ceste  matière  que  sur  une  autre...  » 

Le  chapitre  xi,  des  Allusions,  renferme  toute  une  série 
d'étymologies  burlesques  dans  le  genre  de  celles  données 
par  Rabelais,  pour  se  moquer  de  la  manie  étymologique 
des  savants  de  l'époque  : 

Bonnet,  de  bon  et  net,  pour  ce  que  l'ornement  de  la  teste 
doit  estre  tel. 

Chapeau,  quasi  eschappe  eau  :  aussi  anciennement  ne  le 
souloit  on  porter  que  par  les  champs  en  temps  de  pluie. 

Chemise,  quasi,  sur  chair,  mise,  etc. 


MÉLANGES    DU    XV1=   SIECLE.  345 

Ce  n'étaient  pas  là  de  simples  plaisanteries.  Plusieurs  de 
ces  étymologies  étaient  courantes  et  provenaient  de  savants 
de  grand  mérite.  Voici,  par  exemple,  l'opinion  du  cha- 
noine Charles  de  Bovelles  sur  l'origine  du  premier  des 
mots  cités  :  a  Bojiet,  capitis  tegumentum  :  factitia  et  arbi- 
traria  dictio.  Forte  a  duabus  dicta  bon  est  :  quia  tegere 
caput  adversus  catarrhos  et  pituitas  bonum  est'.  » 

Plusieurs  de  ces  saillies  sont  tirées  de  Rabelais  lui- 
même  : 

Chausse,  pour  ce  qu'on  trouve  au  cul  chaut  ce,  ainsi  que  la 
Beauce  fut  nommée  par  Pantagruel. 

Gentils-hommes,  quasi  hommes  gentils  sur  les  autres;  mais 
aujourd'huy,  depuis  que  chaque  canaille  les  contrefait,  on  dit 
des  gens-pille  hommes. 

Paris,  pour  ce  que  par  ris  elle  fut  compissée  par  Gargantua. 

Sargent,  de  serre  argent,  pour  ce  qu'un  sergent  serre  volon- 
tiers ce  qu'il  reçoit. 

Chose  amusante!  Certaines  de  ces  bouffonneries  ont 
persisté  et  on  les  lit  encore  dans  les  traités  d'étymologie  : 

Coquin,  à  coquina,  c'est-à-dire  cuisine  :  car  tout  bon  coquin 
aime  la  cuisine. 

Indague,  quasi  sans  dague  :  pour  ce  qu'un  temps  a  esté 
qu'un  homme  sans  dague  estoit  estimé  mal  entendre  son 
entregent. 

L'origine  alléguée  de  coquin,  que  Littrc  trouve  encore 
«  très  probable  »,  avait  été  déjà  émise  par  le  même  Charles 
de  Bovelles  :  «  Coquin,  h  coquina,  quia  amans  coquinam, 
et  apud  caminum  atque  titiones  inertiam  fovens.  »  Elle 
devint  courante  au  xvi«  siècle,  et  Estienne  Pasquier  la 
mentionne  à  son  tour  {Reche?'ches,  1.  VIII,  ch.  xlii)  : 
«  Coquin,  du  lat.  coquina...,  parce  que  ces  mendians 
volontaires  halenent  ordinairement  la  cuisine.  » 


I.  Liber  de  differentia  vulgariiim   linguartim,  et  Gallici  sermonis 
varietate,  Paris,  i533,  p.  56. 


346  MÉLANGES    DU    XVP    SIECLE. 

Tabourot  conclut  ainsi  ce  curieux  chapitre  des  étymo- 
logies  burlesques  :  «  Je  ne  m'espancheray  d'advantage  à 
poursuivre  ces  Allusions  et  Etymologie,  qu'aucuns  ont 
bien  esté  si  grues,  que  de  dériver  moitié  du  François  et 
du  Grec  et  du  Latin,  et  de  tous  trois  quand  ils  se  sont 
advisez.  Comme  un  certain  translateur  de  bons  autheurs 
Grecs  et  Latins  en  mauvais  François,  qui  dérive  son  nom 
Philibertus  de  çtXoç  et  [îépxoç  pour  vertus,  quasi  dicat, 
Aymé  vertus.  N'est-il  pas  digne  qu'on  en  face  cas,  puis- 
que luy  mesme  l'a  mis  en  lumière,  en  ce  siècle  si  poly?  » 

Tabourot  expose  au  même  endroit  l'origine  orientale 
du  nom  à^ Assassin^  «  qui  est  tiré  d'assez  loing  et  dont  l'his- 
toire est  agréable  »,  et,  dans  les  éditions  ultérieures,  ce 
chapitre  finit  par  des  remarques  qui  constituent  la  pre- 
mière mention  du  blason  :  «  Encore  adjouteray  je  ces 
Allusions  que  l'on  a  fait  par  forme  de  proverbe,  il  y  a 
plus  de  six  vingts  ans,  sur  les  villes  de  Bourgogne,  qu'au- 
cune trouvent  assez  correspondantes  aux  mœurs  : 

Dijon,  dit,  Mocqueur  de  Dijon... 
Saulieu,  saute,  Chèvres  de  Saulieu. 
Semur,  semé,  Bleds  de  Semur. 
Avalon,  avale,  Grandgosier  d'Avalon...  » 

Il  est  curieux  que  Tabourot,  dans  son  chapitre  des 
Anagrammes,  ait  oublié  de  citer,  parmi  de  nombreux 
exemples,  celui  de  Maître  François  Rabelais  :  Alcofribas 
Nasier. 

Dans  le  chapitre  xx,  Autres  sortes  de  vers,  Tabourot 
remarque,  p.  147  r°  :  «  Je  n'ay  point  veu  devers  François 
monosyllabes  à  la  fin,  si  ce  n'est  qu'on  en  pourroit  faire 
d'infinis  et  fort  aisément;  veu  qu'au  V^  livre  attribué  à 
l'inimitable  Rabelais,  il  y  a  bien  des  proses  de  frère  Fre- 
don  qui  ne  respondit  que  par  monosyllabes.  De  ces 
responses  j'ay  mis  en  vers  ce  peu  qui  s'ensuit...  » 

Et  plus  bas,  p.  i5o  v^,  il  exhibe  un  échantillon  rimé 
dans  un  langage  analogue  à  celui  de  l'écolier  limousin  : 
«    Je    viendray    maintenant    aux    Excorilinguilati7iise:[^ 


MÉLANGES    DU    XYI*    SIECLE.  347 

comme  en  l'epitre  mise  a  la  fin  du  V«  de  Pantagruel. 
Mais  tu  auras  ce  suivant  Epitaphe  de  ma  façon,  pour 
exemple  d'un  Locumtenant  Rouargois,  qui  se  délectait 
même  en  jugement  de  parler  de  cette  façon  : 

Dessous  ce  tumulle  est  jasent 
Un  impigre  Locumtenant. 
Il  n'avoit  cabale  ne  mule, 
Il  spermatisoit  la  vetule...  » 

Dans  les  éditions  ultérieures  des  Bigarrures^  parmi  les 
adjonctions  au  chapitre  des  Entends-trois,  on  lit  ces 
anecdotes  relatives  à  Maître  François  : 

Rabelais,  médecin  domestique  d'un  Cardinal,  voyant  que 
l'on  avoit  servy  au  disné  de  son  maistre  d'une  lamproye  ros- 
tie,  frappa  (suivant  son  ordinaire)  d'une  baguette  sur  le  bord 
du  plat,  en  disant  :  Diirœ  digestionis.  Ce  que  ayant  veu  et 
ouy  le  Cardinal,  qui  aymoit  sa  santé,  fit  couler  le  plat  et  la 
lamproie  sans  y  toucher,  jusques  au  bas  de  la  table,  où  Rabe- 
lais se  mettoit  après  que  chacun  estoit  assis  :  lequel,  sans 
crainte  que  la  lamproie  fut  de  dure  digestion,  en  fit  si  bonne 
chère  qu'il  la  mangea  toute.  A  quoy  le  Cardinal  ayant  pris 
garde  luy  dit  :  «  Comment,  Rabelais,  vous  m'avez  dit  que  cette 
lamproye  estoit  durce  digestionis,  et  toutesfois  vous  l'avez 
toute  mangée?  »  —  «  Pardonnez  moy.  Monseigneur,  dit  Rabe- 
lais, je  vous  ay  seulement  monstre  frappant  sur  ce  plat  d'ar- 
gent qu'il  estoit  durce  digestionis  ;  mais  je  n'ay  pas  entendu 
parler  de  la  lamproye  qui  estoit  très  bonne.  »  —  «  Vous  pou- 
vez respondre  seul  de  sa  bonté,  dit  le  Cardinal,  aussi  bien  que 
le  curé  de  Bourg  faisoit  en  la  recommandace  pour  prier  pour 
deflfunct  Jean  Petit,  qui  avoit  fourny  vingt  ans  durant  de  vin 
aux  messes  de  paroisse,  et  qui  asseuroit  qu'il  avoit  tousjours 
baillé  du  meilleur  vin  de  sa  cave.  Car  personne  n'eust  sceu 
acertener  de  la  bonté  du  vin  que  ce  curé,  luy  seul  disant  la 
grande  messe.  Et  autre  que  vous  aussi,  Rabelais,  ne  peut  par- 
ler de  la  bonté  de  la  lamproye  que  vous  seul  avez  mangée.  » 

Un  jovial  ayant  rencontré  le  médecin  Rabelais,  luy  demanda  : 
D'où  venoit  que  bien  souvent  quand  il  pissoit,  il  petoit?  A 
quoy  Rabelais  repartit  :  Cela  n'est  rien,  et  est  chose  naturelle 
et  commune,  tous  les  asnes  en  font  autant. 


348  MÉLANGES    DU    XVI«    SIECLE. 

Ce  mesme  médecin,  tastant  le  poux  d'un  malade  et  luy  ayant 
demandé  :  Avez  vous  rien  pris  aujourd'huy?  —  Non,  Mon- 
sieur, respondit  le  malade,  je  n'ay  rien  pris  qu'une  mouche^. 

Rabelais  estant  à  Rome  avec  le  Cardinal  son  maistre,  enten- 
dit un  Protonotaire  Italien  se  moquer  des  François,  et  leur 
dire  Oiiyn,  oiiyn,  Monsieur.  Or  ce  Protonotaire  estant  prié  de 
disner  chez  le  Cardinal,  se  rencontra  assis  à  table  fort  proche 
de  Rabelais,  lequel  ayant  devant  luy  un  quartier  de  chevreau, 
en  fit  des  honneurs  et  en  présenta  à  tous  ceux  qui  estoient  en 
table,  fors  au  Protonotaire.  De  quoy  un  aumosnier  s'aperce- 
vant,  dist  à  Rabelais  :  «  Vous  avez  oublié  Monsieur  le  Proto- 
notaire et  ne  luy  avez  point  donné  du  chevreau.  «  —  «  Je 
n'avois  garde,  dist  Rabelais,  de  peur  que  par  adventure  il 
n'eust  mangé  de  son  propre  fils.  «  Si  cet  Italien  avoit  appelle 
par  entends-trois  les  François  Pourceaux,  par  ces  mots  Ouyn, 
ouyn,  pour  Ouy,  ouy,  il  reconneut  que  l'on  luy  donnoit  son 
change  et  que,  par  un  autre  entends-trois,  on  l'appelloit  Becco 
curnuto'^. 

Ces  différentes  anecdotes  ont  défrayé  la  chronique  rabe- 
laisienne depuis  le  xvi=  siècle  Jusqu'à  nos  jours.  Plusieurs 
sont  des  réminiscences  d'historiettes  antérieures,  par 
exemple  l'anecdote  relative  à  la  lamproie  qui  n'est  qu'une 
variante  de  celle  que  Michel  Scot  raconte  dans  sa  Mensa 
philosophica  et  que  Rabelais  rapporte  lui-même  à  la  fin  du 
ch.  II  du  Tiers  Livre.  En  voici  la  donnée  :  Thomas 
d'Aquin,  invité  à  la  table  du  roi  saint  Louis,  mangea  seul 
une  lamproie  destinée  au  monarque,  tout  en  composant 
son  hymne  sur  le  Saint-Sacrement.  La  lamproie  et  l'hymne 
achevés,  il  s'écria  Consumatum  est  l 

On  voit  combien  le  livre  du  seigneur  Des  Accords  est 
pénétré  de  Maître  François^.  Des  souvenirs  de  Gargan- 

1.  Même  anecdote  dans  Guillaume  Bouchet  et  le  Moyen  de  par- 
venir. 

2.  «  Les  Italiens  ont  un  autre  mot  plus  commun  pour  signifier  un 
cocu,  à  sçavoir  becco,  et  quelquesfois  par  emphase  ils  adjoustent 
corniito  avec  becco  ».  Henri  Estienne,  Deux  Dialogues,  p.  92  et  g3. 

3.  Dans  le  Quatriesme  des  Bigarrures,  en  parlant  d'aiguillette, 
Tabourot  fait  mention,  fol.  46  r",  de  «  cest  anneau  de  Hans  Carvel  ». 


MÉLANGES    DU    XVI«    SIECLE.  849 

tua  et  de  Pantagj'uel  se  rencontrent  aussi  dans  les  autres 
écrits  de  Tabourot. 

Dans  les  Touches  ou  Epigrammes,  cette  contretouche 
à  propos  d'un  prêtre  ignorant  (p.  23  vo)  : 

Veux  tu  sçavoir  quelle  doctrine 
Ce  Monsieur  là  voudroit  gouster? 
Ce  sont  Taillevent  et  Platine  '  : 
Les  Apostres  du  Dieu  Gaster. 

Et,  plus  loin,  p.  33,  cette  épigramme  dirigée  contre  les 
protonotaires  courtisans  : 

Le  Magnifique.  Porter  de  braves  vestemens, 
Faire  bien  une  reverance, 
Et  tenir  bonne  contenance, 
Parler  en  desdain  des  sçavans, 
Voyla  que  font  ces  ignorans 
Qu'on  surnomme  Protonotaires  : 
Ce  sont  boëtes  d'Apoticaires, 
Belles  dehors  et  rien  dedans. 

Contretouche.    Ils  feroient  mieux  s'ils  ressembloient 
Aux  Silènes  de  l'ancien  temps, 
Qui,  comme  Socrates,  estoient 
Laides  dehors,  belles  dedans. 

Les  vers  sont  suivis  de  cette  Considération  :  «  Ancienne- 
ment on  appelloit  Silènes  les  boettes  d'apothicaire,  parce  que 
sur  elles  estoient  représentées  plusieurs  ligures  drolatiques  et 
ridicules,  telles  que  du  bon  Silenus,  maistre  de  Bacchus,  dans 
lesquelles  on  mettoit  les  plus  fines  et  précieuses  drogues, 
ainsi  que  l'interprète  l'Aristophane  F"rançois  que  j'aime  suivre 
plustost  que  l'interprétation  que  donne  Erasme  sur  le  pro- 
verbe Silenis  Alcibiadis'^.  Or  aujourd'huy,  par  le  contraire, 
elles  sont  belles  extérieurement  et  n'y  a  dedans  drogue  qui 
guère  vaille.  » 

1.  Auteurs  de  célèbres  livres  de  cuisine  au  xv'  siècle. 

2.  Voir,  sur  ces  diverses  interprétations,  les  articles  de  MM.  Le- 
franc  et  Dorveaux,  dans  la  Revue  des  Etudes  rabelaisiennes,  t.  VII, 
p.  433  à  441. 

REV.    DU   SEIZIÈME   SIÈCLE.    II.  24 


35o  MÉLANGES    DU    XVI^    SIKCLE. 

Dans  les  Contes  du  sieur  Gaulard,  plusieurs  person- 
nages portent  des  noms  dérivant  de  la  même  source  : 
Monsieur  d'Engoulevent  (p.  i5  v»),  le  sieur  de  Sambre- 
gouoy  (p.  41  vo),  Mademoiselle  la  clergesse  de  Pilleverjus 
(p.  58  r»),  etc. 

Dans  les  Escraignes  Dijonnoises  .  Guillaume  Tape- 
coûe,  Tienot  Franc  Taupin,  Perrin  Dandin,  etc. 

Tabourot,  sans  être  un  disciple  insigne  de  Rabelais, 
n'en  reste  pas  moins  un  des  érudits  les  plus  sympathiques 
de  son  temps,  un  écrivain  tout  imbu  de  l'esprit  du  maître. 
Son  livre  curieux  nous  fournit  plus  d'un  renseignement 
utile  sur  le  goût  public  de  l'époque  en  même  temps  qu'il 
constitue  un  des  derniers  témoignages  du  xvi^  siècle  sur 
l'influence  féconde  de  l'œuvre  rabelaisienne. 

III. 

Un  chapitre  d'histoire  littéraire. 

Le  xvi«  siècle,  ce  siècle  créateur  par  excellence,  qui  a 
ouvert  à  l'esprit  humain  tant  de  perspectives  nouvelles  et 
fécondes,  a  vu  également  apparaître  les  premiers  rudi- 
ments de  l'histoire  littéraire.  Ces  timides  et  curieux  essais 
concernent  tous  la  poésie,  et  il  n'est  pas  sans  intérêt  de 
suivre  ces  premières  et  humbles  manifestations  d'un  genre 
destiné  à  un  brillant  avenir. 

C'est  le  «  maistre  es  arts  et  licencié  en  chascun  droit  », 
Pierre  Grosnet,  poète  parisien,  auteur  des  Mot\  dore\  de 
grand  et  saige  Cathon  (i533),  qui  eut,  paraît-il,  le  premier 
l'idée  d'une  revue  des  poètes  de  son  époque.  Dans  une 
pièce  de  vers  banale  et  parsemée  de  jeux  de  mots,  il  traite  : 
«  De  la  louange  et  excellence  des  bons  facteurs  qui  bien 
ont  composé  en  rime,  tant  deçà  que  delà  les  monts  ^  » 

I.  Dans  le  second  tome  des  Mot^  dore^,  pièce  réimprimée  dans 
Montaiglon,  Recueil  des  poésies  des  XV'  et  XVI'  siècles,  t.  VII, 
p.  5  à  17. 


MÉLANGES    DU    XVF    SIECLE.  35 1 

En  voici  le  début  : 

Plusieurs  ont  esté  bons  facteurs 
Et  de  maintz  livres  vrays  autheurs, 
Et  premier  maistrc  Alain  Chartier 
De  maint  bon  propos  est  chartier... 
Meschinot  a  faict  les  Lunettes 
Des  princes,  et  sentences  nettes 
Bien  moralles... 

Voilà  pour  les  poètes  «  deçà  les  monts  »  ;  quant  à  ceux 
«  delà  les  monts  »,  il  mentionne  un  des  premiers  en 
France  le  nom  de  Dante  : 

Dante  y  mectz  en  ma  rubriche..., 

qu'il  apprécie  d'ailleurs,  comme  tous  ses  contemporains, 
plutôt  comme  théologien  que  comme  poète  : 

Théologie  est  moult  en  ses  dictz'... 

Un  autre  poète  de  l'époque,  Guy  Le  Fevredela  Borde- 
rie,  nous  a  laissé  une  sorte  de  tableau  de  l'histoire  litté- 
raire et  artistique  du  xvi^  siècle  sous  ce  titre  :  La  Galliade 
ou  de  la  Révolution  des  Arts  et  des  Sciences^  Paris,  iSyS. 
L'auteur  se  propose  d'y  «  encercler  brevement  l'origine, 
progrez  et  perfection  qu'ont  acquis  les  bonnes  lettres  au 
cours  des  siècles  par  tout  le  Rond  de  la  terre  et  nommé- 
ment en  notre  Gaule.  » 

Ce  vaste  sujet  est  divisé  en  cinq  sections  ou  cercles. 
Le  premier  offre  un  coup  d'œil  historique;  le  deuxième 
traite  d'architecture  et  d'architectes;  le  troisième,  du 
savoir  des  druides  et  de  la  magie;  le  quatrième,  de 
musique.  «  Au  cinquième  et  dernier  j'ay  traité  de  la  Poé- 
sie, laquelle,  bien  que  je  l'ay  mise  entre  les  Arts  et  les 

I.  Voir,  à  cet  égard,  notre  étude  «  Les  sources  modernes  du 
roman  de  Rabelais  »,  dans  la  Revue  des  Études  rabelaisiennes,  t.  X, 
p.  412-413. 


352  MÉLANGES    DU    XVI*    SIECLE. 

Sciences,  semble  toutesfois  estre  plustost  une  sainte  fureur 
et  élévation  d'esprit  que  non  pas  une  doctrine  acquise  par 
industrie  et  puissance  humaine.  » 

Dans  ce  dernier  cercle,  on  voit  défiler  les  principaux 
poètes  de  la  Grèce,  de  l'Italie  et  de  la  France.  Voici  la 
revue  des  poètes  modernes  de  l'Italie,  Dante,  Boccace, 
etc.  (p.  121  et  suiv.)  : 

Mais  comme  Dante  un  jour,  à  qui  rien  ne  peut  plaire. 

Cherchoit  pour  ses  ennuis  un  séjour  solitaire, 

L'ombre  du  Mantuan,  après  mille  ans  errant 

Par  les  lieux  recelez  qu'il  alloit  discourant, 

Le  rencontre  pensif,  et  dedans  la  caverne 

De  l'une  et  l'autre  sœur  le  guide  sans  lanterne  : 

Là  d'elles  fut  reçeu,  chery  et  caressé, 

En  faveur  de  celuy  qui  l'avoit  addressé, 

Et  devient  si  privé  avec  la  Poésie 

Qu'elle  aveignit  du  croc  sa  Lyre  ja  moisie 

Pour  luy  mettre  entre  mains  et  luy  faire  jouer 

Les  Peines  des  Enfers  et  hautement  louer 

Du  Paradis  de  Dieu  la  perenelle  joye, 

Où  par  nouveau  sentier  Beatrix  le  convoie... 

Lors  voyant  le  Latin  estre  ja  suranné. 

Il  luy  monstre  à  chanter  en  son  Toscan  enné, 

Et  avecques  le  tems  si  bien  s'y  apprivoise 

Qu'elle  parloit  Toscan  quelque  part  qu'elle  voise. 

Pétrarque  par  après  au  champ  la  rencontra, 

Lorsque  l'œil  lampegeant  de  sa  Laure  l'outra, 

Et  luy  apprit  si  bien  sa  langue  desguisée 

Qu'elle  fut  de  Romaine  en  bref  Petrarquisée. 

Sonnant  si  doux  sonnets  sur  le  Luth  remonté 

Qu'Amour  qui  donne  tout,  luy  mesme  en  fut  dompté. 

Sannazar  du  depuis  la  trouvant  plus  hardie, 
Lui  apprint  à  chanter  ses  pasteurs  d'Arcadie, 
Et  lui  enfla  si  bien  la  loure  et  ses  bourdons. 
Qu'aux  rives  il  la  fit  descendre  des  hauts  monts. 
Puis  Bembe  et  l'Aretin  d'une  louable  envie 
Chascun  à  qui  mieux  mieux  la  chérit  et  convie, 
Et  luy  apprint  à  dire  un  parler  si  mignon 


MÉLANGES    DU    XVI«    SIECLE.  353 

Qu'au  Latin  le  Toscan  fut  quasi  compagnon. 
L'Arioste  en  après  y  chanta  la  vaillance, 
Les  fureurs,  les  amours  des  Palladins  de  France, 
Les  guerres,  les  assauts  des  Marranes  bandez 
Contre  Charles  le  Grand  et  ses  Pairs  commandez. 

Il  passe  ensuite  aux  poètes  de  la  France,  p.  123-126  : 

Marot,  l'un  des  premiers*,  d'un  vers  doux  et  facile. 

De  la  Muse  se  feist  auditeur  fort  docile. 

Et  chanta  l'Epigramme,  et  l'Eglogue  bien  joint 

Tant  après  Martial  que  Virgile  plus  coint  : 

Puis  son  stile  elima  de  façon  plus  heureuse 

En  la  Metamorfose  héroïque  et  nombreuse, 

Et  aux  chants  de  David,  qu'en  vers  il  a  rendus 

Assez  bien  agencez,  et  non  pas  entendus. 

Salel  d'un  mesme  tems  accoustre  à  la  Françoise 

Son  Homère,  entamant  l'Iliade  grégeoise  : 

Melin  de  Sainct  Gelais,  d'un  vers  emmiellé. 

Contenta  les  esprits  de  son  Prince  oreille. 

Le  docte  Heroët,  à  la  veine  héroïque. 

Chanta  son  Androgyne  en  haut  sens  Platonique, 

Et  sa  Parfaicte  Amie,  œuvre  entier  et  parfaict, 

Qui  tesmoigne  l'esprit  de  celuy  qui  l'a  faict. 

Et  le  dénombrement  continue  sur  ce  même  ton  qui  ne 
retient  de  la  poésie  que  la  rime  et  les  mots  sonores...  Il 
chante  alors  la  Pléiade,  l'école  lyonnaise,  etc.,  pour  finir 
avec  ces  vers  : 

Sur  un  autel  marbrin  y  luyse  Des  Autelz, 

Et  soyent  avecques  eux  les  chantres  immortels. 

Nous  arrivons  maintenant  à  deux  véritables  poètes, 
qui  se  sont  efforcés  de  célébrer  l'un  et  l'autre,  non  sans 
lyrisme,  les  progrès  de  l'esprit  humain  et  tout  particuliè- 
rement ceux  de  la  poésie. 

I.  Il  n'est  pas  certain  que  Boileau  ait  ignoré  ce  poème  quand  il 
a  rimé  son  Art  poétique. 


354  MÉLANGES    DU    XVI*    SIECLE. 

Maurice  Scève,  poète  lyonnais,  mort  en  i562,  année  où 
parut  son  œuvre  capitale,  Le  Microcosme^  poème  en  trois 
chants  sur  la  création.  Dans  le  deuxième  livre,  le  poète 
représente  Adam,  accablé  de  sommeil,  qui  contemple  en 
rêve  l'évolution  de  l'humanité  future,  les  idiomes  innom- 
brables sortant  des  quatre  langues  primitives  (p.  58)  : 

Quatre  formes  d'iceux  de  quatre  noms  divers 
Rempliront,  mais  sans  fin  des  langues,  l'univers. 

Et  le  poète  de  glorifier  leurs  représentants  spirituels 
(p.  60)  : 

Ce  grand  Prophète  Hébreu  dessus  la  rouge  mer, 
En  sa  céleste  ardeur  apperçoit  enflammé, 
Et  durant  que  son  peuple  hors  de  flots  sauvé  range, 
Pour  grâces  rendre  à  Dieu,  exametre  louange 
Du  royal  cytharede  en  peu  de  temps  suivi, 
Qui  des  doigts  resonnans  et  de  bouche  ravi, 
Ses  quinquemetres  fait,  et  trimetre  courir. 
Et  en  hymne  plaisans  hautement  discourir. 

Que  Flacce  après  essaie  avec  le  Grec  Pindare 
Et  en  ceux  où  Saphon  fut  premièrement  rare. 
Puis  du  grand  Salomon  oit  les  grans  cantiques. 
D'autres  plusieurs  assés  révérés  pour  antique, 
Mètre,  qui  par  mesure,  et  certaine  raison, 
Comme  en  tous  instrumens,  consiste  en  l'oraison. 
Oraison  haut  parler,  et  des  Muses  miracle. 

Pour  Heroës  chanter,  le  Pythien  oracle, 
Par  nombre  et  par  Pies,  l'Aseclepiade  enjambe. 
Suivant  de  rage  armé  son  Archiloque  iambe. 
Et  à  l'Eleyne,  mal  commiserant  ses  pleurs. 
Se  lasse  d'escouter  ses  amours  et  malheurs. 

Pour  ses  poumons  estendre  à  rire  du  Comede, 
Et  à  l'autel  fumant  ouir  le  bouc  Tragede, 
Qu'Eschile  personne  en  toute  gravité 
Au  père  Libre  otîroit,  père  d'authorité. 

De  l'autre  part  Menippe  entend  assés  plus  plaire, 
Que  Menandre  mordant  et  dur  au  populaire  ; 
L'un  par  ces  mots  masqués  se  rendant  excessif, 
Et  l'autre  à  imiter  le  Satyre  lascif. 


MÉLANGES    DU    XVI«    SIECLE.  355 

Mais  c'est  du  Bartas,  le  fameux  disciple  de  Ronsard,  le 
chantre  à  l'imagination  vive,  au  souffle  puissant,  à  l'élo- 
quence naturelle,  qui  nous  a  laissé  la  revue  littéraire  la 
plus  complète  que  connaisse  le  xvi=  siècle.  Elle  se  trouve 
dans  la  deuxième  Semaine  ou  Création  du  Monde  (1578- 
1584).  C'est  une  digression  récréative  au  milieu  de  hautes 
méditations  que  le  poète  justifie  ainsi  dans  son  Advertisse- 
ment  :  «  Pour  faire  mieux  avaler  les  salutaires  breuvages 
que  la  sainte  parole  présente  aux  esprits  malades  et 
degoustez  de  ce  temps,  j'y  ai  meslé  le  miel  et  le  sucre 
des  lettres  humaines...  » 

Comme  Scève,  son  frère  en  Apollon,  du  Bartas  ima- 
gine une  vision  grandiose  où  les  hautes  colonne  du  temple 
de  l'Éloquence 

Portent  de  quatre  en  quatre  une  langue  de  celles 
Que  ce  siècle  sçavant  couche  au  rang  des  plus  belles. 

Et  on  voit  alors  se  dérouler,  comme  dans  un  kaléidos- 
cope, les  personnages  célèbres  de  l'antiquité  hébraïque  : 
Moïse,  David,  Salomon,  suivis  de  ceux  de  la  Grèce  : 
Homère,  qui  fait 

Comme  un  grand  Océan  ruisseler  sa  faconde..., 

Platon    «  le   tout-divin  »,  Hérodote   «  au   clair  style  », 
Demosthène  : 

Loy  des  hommes  diserts,  Roy  des  cœurs,  bouche  d'or. 

Viennent  ensuite  les  grands  hommes  de  Rome  :  Cicé- 
ron,  source  d'éloquence  à  laquelle 

S'enyvrent  chaque  jour  les  plus  rares  esprits..., 

ainsi  que  César,  Salluste  et  Virgile,  «  escrivain  cheu  des 
cieux...  tousjours  clair,  tousjours  grave  ». 

Le  poète  arrive  alors  aux  temps  modernes  et  sa  vision 
s'élargit.  Voici  les  génies  de  l'Italie  nouvelle  : 

Le  Toscan  est  fondé  sur  le  gentil  Bocace, 


356  MÉLANGES    DU    XVI«    SIECLE. 

Le  Pétrarque  aux  beaux  mots,  esmaillé,  plein  d'audace  : 

L'Arioste  coulant,  pathétique,  divers  : 

Le  Tasse,  digne  ouvrier  d'un  héroïque  vers. 

Figuré,  court,  aigu,  limé,  riche  en  langage, 

Et  premier  en  honneur,  bien  que  dernier  en  âge. 

On  y  remarque  l'absence  du  nom  de  Dante,  dont  la 
poésie  sublime  échappait  alors  totalement,  tant  en  Italie 
qu'en  France,  aux  hommes  du  xvi«  siècle,  qui  voyaient  en 
lui  le  théologien  subtil  plutôt  que  le  chantre  inspiré. 

Le  poète  passe  rapidement  sur  l'Allemagne  où,  en 
dehors  de  Luther  (natif  d'Eisleben),  il  ne  cite  que  des 
noms  de  savants,  de  traducteurs,  de  diplomates  : 

Le  Tudesque  à  celuy,  qui  refait  Allemand 
Le  gentil  Slcidan^,  l'Eternel  ornement 
D'Islebe  et  Witemberg^  :  et  Peucer^  qui  redore 
Ses  attrayans  discours  :  et  mon  Boutric*  encore. 

Vient  après  l'Espagne  avec  ses  célébrités  littéraires  : 

Guevarre,  le  Boscan,  Grenade  et  Garcilase, 
Abreuvez  du  Nectar  :  qui  rit  dedans  la  tasse 
De  Pitho  verse-miel,  portent  le  Castillan  : 
Et  si  l'antique  honneur  du  parler  Catalan 
N'eust  Osias  ravi,  docte,  il  eust  peu  debatre 
Le  laurier  Espagnol  avec  l'un  de  ces  quatre. 

Ensuite  l'Angleterre,  assez  parcimonieusement  repré- 
sentée : 

Le  parler  des  Anglois  a  pour  ferme  piliers 

Thomas  Moore  et  Baccon,  tous  deux  grands  chancelliers  : 

Qui  sevrant  leur  langage  et  le  tirant  d'enfance, 

1.  Michel  Beuther,  traducteur  allemand  des  Commentarii  (i555) 
de  Sleidan. 

2.  Martin  Luther,  traducteur  de  la  Bible  et  père  de  la  poésie  reli- 
gieuse allemande. 

3.  Gaspard  Peucer,  savant  allemand  du  xvr  siècle,  gendre  de 
Mélanchthon. 

4.  Pierre  Butric,  conseiller  et  agent  du  duc  Jean-Casimir. 


MÉLANGES    DU    XV1<=    SIECLE.  357 

Au  sçavoir  politique  ont  conjoint  l'éloquence. 
Et  le  Mylord  Cydné  *  qui,  cygne  doux-chantant, 
Va  les  flots  orgueilleux  de  Tamise  flotant. 
Ce  fleuve  gros  d'honneur  emporte  sa  faconde 
Dans  le  sein  de  Thetis,  et  Thetis  par  le  Monde.- 

Et  linalement  la  France,  que  le  poète  exalte  en  vers 
enthousiastes  : 

O  mille  et  mille  fois  terre  heureuse  et  féconde! 
O  perle  de  l'Europe  !  ô  Paradis  du  Monde  ! 
France,  je  te  salue,  ô  mère  des  guerriers! 
Qui  jadis  ont  planté  leurs  triomphans  lauriers 
Sur  les  rives  d'Euphrates,  et  sanglante  leur  glaive 
Où  la  torche  du  jour  et  se  couche  et  se  levé  : 
Mère  de  tant  d'ouvriers,  qui  d'un  hardi  bonheur, 
Taschent  comme  obscurcir  de  Nature  l'honneur. 
Mère  de  tant  d'esprits,  qui  de  savoir  espuisent 
Egypte,  Grèce,  Rome,  et  sur  les  doctes  luisent 
Comme  un  jaune  esclatant  sur  les  pasles  couleurs. 
Sur  les  astres  Phœbus,  et  sa  fleur  sur  les  fleurs. 

Une  revue  de  la  poésie  française,  de  Marot  à  Ronsard, 
clôt  ce  cortège  de  noms  illustres  : 

Mais  qui  sont  les  François?  Ce  terme  sans  façon, 
D'où  la  grossière  main  d'un  paresseux  maçon 
A  levé  seulement  les  plus  dures  escailles. 
C'est  toy.  Clément  Marot,  qui  furieux  travailles 
Artistement  sans  art  :  et  poingt  d'un  beau  soucy, 
Transporte  Helicon  d'Italie  en  Quercy. 
Marot,  que  je  révère  ainsi  qu'un  Colisée 
Noircy,  brisé,  moussu  :  une  médaille  usée, 
Un  escorné  tombeau  :  non  pour  leur  beauté. 
Que  pour  le  sainct  respect  de  leur  antiquité. 

Je  ne  puis  bonnement  cest  autre  recognoistre  : 
Il  a  bien,  quel  qu'il  soit,  la  façon  d'un  bon  maistre, 
.le  demeure  en  suspens,  car  je  le  pren  bientôt 
Pour  Biaise  Vigenere,  ore  pour  Amyot. 

I.  Sir  Philippe  Sidney,  poète  de  la  Renaissance  anglaise. 


358  MÉLANGES    DU    XVI«    SIECLE. 

L'autre  ce  grand  Ronsard,  qui  pour  orner  la  France, 
Le  Grec  et  le  Latin  despouille  d'éloquence, 
Et  d'un  esprit  hardi  manie  heureusement 
Toute  sorte  de  vers,  de  style  et  d'argument. 

A  côté  de  ces  représentants  de  la  littérature  européenne, 
du  Bartas  n'oublie  pas  les  penseurs  et  poètes  arabes  qu'il 
caractérise  dans  ces  vers  : 

Le  langage  Arabesque  a  pour  fermes  appuis 
Le  subtil,  le  profond,  le  grand  fils  de  Rois, 
L'Avicenne  facond,  l'Eldebag  satyrique, 
L'Ibnu-farid  coulant,  gentil,  allégorique. 

C'est  la  première  mention,  à  notre  connaissance,  de  la 
littérature  arabe  au  xvi«  siècle.  Nous  l'avons  réservée  pour 
la  fin,  attendu  que  les  noms  orientaux  cités  par  notre 
poète  ont  été  jusqu'ici  mal  expliqués  ou  sont  restés  incon- 
nus. Les  commentaires  qui  accompagnent  la  grande  et 
belle  édition  in-folio  des  oeuvres  de  du  Bartas  de  1611 
sont  plus  que  suffisants  en  ce  qui  concerne  les  noms  euro- 
péens; ils  sont  insignifiants  ou  nuls  quant  aux  écrivains 
arabes.  Voici  quelques  notes  complémentaires  : 

Le  «  grand  fils  de  Rois  »,  c'est  naturellement  Averroës, 
transcription  latine  d'Ibn-Rochd;  le  nom  d'Avicenne  est 
connu.  Sur  «  Eldebag,  satyrique  »,  Claude  Duret  nous 
donne  ces  éclaircissements  : 

Du  poète  satyrique  Eldebag,  et  de  ses  poèmes  composez  en 
langue  Arabesque. 

Eldebag,  Poète  satyrique,  Arabe  de  nation,  natif  de  la  ville 
de  Melaga  en  Grenade,  bien  renommé  et  cogneu  en  ceste  pro- 
vince des  Mores,  fut  en  son  vivant  très  disert  et  très  facond 
en  sa  langue  Arabesque,  et  admirable  à  detracter  d'autruy 
pour  avoir  esté  l'un  des  plus  vray  Satyrique  qui  aye  jamais 
esté  entre  les  Arabes...  Les  escrits  de  ce  Poète  ne  se  trouvent 
aisément  pour  le  jourd'huy  en  Asie,  et  Turquie,  quelque 
curieuse  recerche   que  j'aye  faict   de   les   pouvoir  recouvrer. 


MÉLANGES    DU    XVI«^    SIECLE.  359 

Voyez  J.  Léon,  liv.  5  de  sa  description  d'Afrique,  chap.  de 
Tcbesse^. 

C'est,  en  effet,  Jean-Léon  Africain,  le  célèbre  voyageur 
dont  la  Description^  d'Afrique  a  été  la  source  immédiate 
où  a  puisé  du  Bartas.  Voici  ce  que  Léon  dit  à  propos  de 
la  ville  algérienne  de  Tébessa  : 

Les  habitans  sont  si  mécaniques,  avares  et  brutaux  que 
tant  s'en  faut  qu'ils  honorent  et  caressent  les  estrangers  qu'il  ne 
les  veulent  veoir  en  sorte  que  ce  soyt,  tellement  qu'à  Eldabag, 
poëte,  natif  de  la  cité  de  Malaga  en  Grenade,  bien  renommé 
en  ces  parties  là,  passant  par  cette  cité,  fut  fait  quelque  déplai- 
sir et  outrage,  au  moyen  de  quoy  il  composa  ces  vers  sous- 
crits avec  deshonneur  des  habitants  d'icelle  : 

Tebesse  n'a  rien  qui  soit  de  valeur, 
Fors  que  les  noix.  Je  faux,  elle  a  cet  heur 
D'un  fleuve  avoir,  dont  les  eaux  cristallines 
Et  l'ample  tour  des  murailles  infimes 
Luy  donnent  lustre.  Or,  quant  à  la  vertu, 
Le  peuple  en  est  tellement  devestu 
Que,  cognoissant  Nature  en  celuy  luire, 
Tout  vice  y  fait  à  force  noix  produire. 
Comme  sachant  qu'avec  ses  douces  eaux, 
Brutaux  esprits  se  paissent  en  pourceaux. 

Ce  poète  icy  fut  très  facond  en  langue  arabesque,  et  admi- 
rable à  detracter  d'autruy. 

Quant  à  Ibnu-Farid,  c'est-à-dire  Ibn-al-Faridh,  un  des 
plus  grands  poètes  arabes  du  xiii«  siècle,  le  commentateur 
de  du  Bartas  reste  muet  :  «  Le  dernier  à  sçavoir  Tlbnu- 
Farid  m'est  incogneu  ».  Mais  Claude  Duret  nous  fournit 


1.  Claude  Duret,  Thresor  de  l'histoire  des  langues  de  cest  Uni- 
vers, Yverdon,  1619,  p.  436. 

2.  Léon  Africain,  Description  de  l'Afrique,  tierce  partie  du  monde, 
premièrement  en  langue  Arabesque,  ptiis  en  Toscane  et  à  présent 
mise  en  François.  Nouvelle  édition  annotée  par  Ch.  Schefer,  Paris, 
1898,  t.  III,  p.  ii3. 


36o  MÉLANGES    DU    XVI*    SIECLE. 


les  renseignements   suivants  sur  ce   poète   mystique   de 
l'Orient  : 

Ibnu-Farid,  natif  de  la  ville  de  Fez  en  Afrique,  Arabe  de 
nation  et  Mahometan  de  religion,  fut  dès  son  enfance  grand  et 
admirable  p.oëte  Arabesque  s'appliquant  à  rédiger  une  certaine 
doctrine  qu'il  suyvoit,  en  vers  et  carmes  Arabesques  fort  gen- 
tils, exquis,  coulans  et  fluides,  mais  tous  remplis  de  méta- 
phores et  allégories;  tellement  qu'il  semble  ne  traicter  d'autre 
chose  que  d'amour*... 

Les  détails  qu'on  vient  de  lire  sur  les  premiers  essais 
d'histoire  littéraire  au  xvi«  siècle,  malgré  leur  caractère 
fruste  et  rudimentaire,  ne  manquent  pas  d'intérêt.  Ces 
efforts  successifs  porteront  leurs  fruits  et  le  plus  célèbre 
historien  de  son  époque,  Jacques-Auguste  de  Thou,  mar- 
quera dans  cette  direction  un  progrès  réel.  UHistoit'e  de 
son  temps  (1546-1600),  publiée  en  latin  de  )6o4  à  1608, 
fruit  de  toute  une  vie  de  recherches  et  de  méditations, 
embrasse  à  la  fois  les  événements  politiques  et  littéraires, 
avec  une  hauteur  de  vues  et  une  sérénité  intellectuelle  qui 
rappellent  les  meilleurs  des  historiens  modernes. 

IV. 

Joseph-Juste  Scaliger  et  ses  connaissances  linguistiques. 

Cet  illustre  savant  passait  non  seulement  pour  le  prince 
des  philologues  de  son  époque  (la  seconde  moitié  du 
xvfs  siècle),  mais  encore  pour  un  homme  doué  d'apti- 
tudes linguistiques  hors  ligne,  un  véritable  prodige.  L'ad- 
miration de  ses  contemporains  à  cet  égard  a  trouvé  un 
écho  dans  l'épopée  de  son  compatriote  du  Bartas,  celui-ci 
natif  de  Gascogne  comme  Scaliger.  Dans  le  deuxième  jour 
de  la  Semaine,  intitulé  «  Babylon  »,  venant  à  célébrer 
l'homme  comme  le  seul  animal  capable  de  paroles  arti- 

I.  Claude  Duret,  Thresor,  p.  437. 


MÉLANGES    DU    XVI^    SIECLE.  36 1 

culées  et  d'une  grande  diversité  de  langues,  du  Bartas 
cite  comme  exemple  notre 

...  Scaliger,  merveille  de  notre  âge, 

Le  Soleil  des  sçavants,  qui  parle  eloquemment 

L'Hébreu,  Grégeois,  Romain,  Espagnol,  Alemant, 

François,  Italien,  Nubien,  Arabique, 

Siriaque,  Persan,  Anglois  et  Chaldaïque  : 

Et  qui  Chameleon,  transfigurer  se  peut, 

O  riche,  o  souple  esprit!  en  tel  autheur  qu'il  veut. 

Digne  fils  du  grand  Jules  et  digne  frère  encore 

De  Sylve  son  aisné,  que  la  Gascogne  honore. 

Il  nous  a  paru  intéressant  de  rechercher  dans  les  témoi- 
gnages mêmes  de  cette  époque  le  degré  de  confiance  qu'il 
faut  attacher  à  ces  éloges  enthousiastes.  Le  xvi^  siècle  est 
riche  non  seulement  en  génies  féconds,  mais  aussi  en 
visioiniaires,  en  illuminés,  tel  ce  fameux  Guillaume  Pos- 
tel  dont  Guy  de  la  Borderie  soutenait  qu'il  a 

...  le  rond  du  Monde  environné 

Et  des  Arts  la  rondeur,  qui  a  vescu  deux  âges 

Et  des  peuples  divers  sceut  les  divers  langages'. 

Qu'y  avait-il  donc  de  vrai  dans  le  panégyrique  de  du 
Bartas  et  tout  particulièrement  en  ce  qui  concerne  les 
langues  de  l'Orient? 

Pour  l'apprécier  à  sa  juste  valeur,  il  faut  se  rappeler 
qu'à  l'époque  dont  il  s'agit  les  études  orientales  étaient 
encore  en  France  et  en  Europe  dans  un  état  rudimentaire 
et  qu'il  fallait  des  peines  inouïes  pour  les  aborder.  Les 
maîtres  et  les  livres  manquaient  également;  il  fallait  des 
sacrifices  disproportionnés  de  temps  et  d'argent  pour  en 
acquérir  une  connaissance  tant  soit  peu  superficielle. 

Il  ne  s'agit  donc  pas  de  chercher  si  Scaliger  possédait 
une  connaissance  approfondie  des  choses  orientales,  mais 
tout  simplement  jusqu'à  quel  point  ses  efforts  répondaient 

I.  La  Galliade,  p.  32. 


302  MÉLANGES    DU    XVI«    SIECLE. 

à  sa  curiosité  immense.  Or,  on  trouve  à  cet  égard  des  ren- 
seignements très  intéressants  dans  les  Lettres  françaises 
inédites  de  Scaliger,  publiées  en  1879  par  Tamizey  de 
Larroque. 

Dans  une  lettre  datée  de  Poitiers  du  2  juin  iSyS'  et 
adressée  au  célèbre  jurisconsulte  Pierre  Pithou  (iSSg- 
1596),  Scaliger  parle  d'un  livre  «  escrit  en  langue 
indienne  »,  c'est-à-dire  en  sanscrit,  et  il  ajoute  :  «  J'ay 
faict  beaucoup  d'observations  sur  icelle.  » 

Quelques  jours  plus  tard,  par  une  lettre  du  29  juin 
1578,  il  demande  au  même  Pithou  un  livre  éthiopien  : 
«  Cette  langue  de  laquelle  j'ai  plus  de  livres  qu'homme 
qui  soit  ès-parties  occidentales,  et  si  ose  dire  que  nous 
entendons  aussi  bien  cette  langue  que  l'hébraïque  ou 
syriaque.  » 

Un  mois  après,  autre  lettre  du  19  juillet  1578,  adres- 
sée à  l'érudit  bibliophile  Claude  Dupuy  :  «  J'ai  reçu  les 
Tables  étrusques  qu'il  vous  a  pieu  m'envoier,  lesquelles 
j'estime  beaucoup  et  pense  pouvoir  en  tirer  quelque  sens.  » 

Un  an  passe  et,  par  sa  lettre  du  27  mai  1579,  Scaliger 
demande  de  nouveau  à  Pithou  un  «  Alcoran  en  colonnes, 
l'un  en  langue  arabicque,  characteres  latins,  l'aultre  est  la 
version  latine  ». 

L'année  suivante,  on  lit  ceci  dans  la  lettre  du  i5  février 
i58o  adressée  à  Dupuy  :  «  Je  tasche  d'avoir  Avicenne  en 
Arabiq  par  le  moien  de  Mons.  l'ambassadeur  d'Abain... 
Quant  au  nouveau  Testament  arménien  de  M.  Pithou,  il 
s'est  offert  plusieurs  fois  de  sa  propre  volonté  de  me  le 
donner...  » 

Enfin,  dans  une  lettre  datée  d'Aix  le  24  février  i583  et 
adressée  à  l'illustre  historien  Jacques-Auguste  de  Thou, 
Scaliger  le  prie  de  lui  procurer,  par  l'intermédiaire  des 
Juifs  de  Venise,  plusieurs  livres  hébreux  dont  il  énumère 
les  titres. 

I.  A  cette  date,  Scaliger  assistait  à  Poitiers  à  une  représentation 
en  italien  de  Gelosi.  Cf.  Bouchet,  5eree5,  II.  26,  et  H.  Clouzot,  Ancien 
Théâtre  en  Poitou,  p.  39. 


MÉLANGES    DU    XVI«    SIECLE.  363 

Nous  suivons  ainsi  pas  à  pas  les  sollicitations  inces- 
santes de  Scaliger  auprès  de  ses  amis,  érudits  bibliophiles, 
magistrats  ou  diplomates,  pour  se  procurer  les  textes  ori- 
ginaux de  l'Orient.  Ces  efforts  continus,  que  rien  ne  rebute, 
n'accusent-ils  pas  déjà  une  conscience  de  recherche  toute 
moderne?  A  parcourir  cette  correspondance,  on  se  prend 
à  partager  l'admiration  des  contemporains  pour  ce  grand 
homme  qui,  dans  la  plupart  des  disciplines,  —  chronolo- 
gie, épigraphie,  critique,  histoire  littéraire,  —  a  laissé  des 
traces  ineffaçables  d'un  esprit  investigateur,  vaste  et 
fécond  ' . 


Qu'est-ce  que  «  le  jargon  de  Galimatias  »  de  Montaigne  ? 

Le  xvi^  siècle  est  riche  en  termes  qui  désignent  un  lan- 
gage inintelligible.  En  dehors  des  appellations  du  passé, 
comme  jargon  et  baragouin^  Rabelais  possède  à  lui  seul 
toute  une  nomenclature  :  langage  des  Antipodes,  langage 
de  1627  de  mon  pays  d'Utopie,  langage  Lanternoys... 

he  jargon  de  Galimatias  de  Montaigne,  tout  en  présen- 
tant une  formation  analogue,  dérive  néanmoins  d'une 
autre  source.  L'expression  se  lit  pour  la  première  fois  en 
i38o,  dans  les  Essais  de  Montaigne  (1.  I,  ch.  xxiv)  :  «  J'ay 
veu  chez  moi  un  mien  amy,  par  manière  de  passetemps, 
ayant  affaire  à  un  de  ceulx  cy,  contrefaire  un  jargon  de 
galimatias,  propos  sans  suitte,  tissu  de  pièces  rapportées, 
sauf  qu'il  estoit  souvent  entrelardé  de  mots  propres  à  leur 
dispute,  amuser  ainsi  tout  un  jour  ce  sot  à  desbattre,  pen- 
sant tousjours  respondre  aux  objections  qu'on  luyfaisoit; 
et  si  estoit  homme  de  lettres  et  de  réputation,  et  qui  avoit 
une  belle  robbe^.  » 

1.  Ajoutons  qu'à  son  passage  à  Tours,  en  1578,  il  emprunta  à 
Béroalde  un  livre  chinois  auquel  il  tenait  fort,  et,  bibliophile  très 
moderne,  se  garda  bien  de  le  lui  restituer.  Cf.  Palais  des  Curieux, 
p.  579,  et  Moyen  de  parvenir,  éd.  Royer,  t.  II,  p.  286. 

2.  Dans  l'édition  Strowski,  1896,  c'est  le  ch.  xxv  (t.  I,  p.  179). 


304  MÉLANGES    DU    XVl^    SIKCLE. 

Treize  ans  après  Montaigne,  cette  expression  se  ren- 
contre deux  fois  dans  la  Satire  Ménippée  (iSgB)  :  «  Fin 
Galimathias,  alias  Catholicon,  composé  pour  guarir  des 
escrouelles. ..  L'on  n'y  entend  que  du  galimathias...^ .  » 

D'Aubigné,  dans  son  Fœneste,  reproche  à  une  dame  de 
confondre  ce  mot  nouveau  avec  un  ancien  synonyme 
(1.  IV,  ch.  xvi)  :  «  Madame,  à  tous  coups  vous  prenez  des 
mots  que  vous  n'entendez  pas  pour  des  mots  de  cuisine..., 
vous  appelez  un  galimafrée^  pour  un  galimatias.  » 

Et,  finalement,  on  lit  ce  mot  dans  la  Comédie  des  Pro- 
verbes qui,  par  son  fond,  remonte  à  l'âge  antérieur, 
acte  III,  scène  V  :  «  Je  voy  bien  que  vous  n'entendez  pas 
tout  ce  galimatias  icy ,  avec  plus  de  loisir  je  vous  esclair- 
ciray  la  matière.  » 

Arrêtons-nous  au  seuil  du  xvii^  siècle,  où  galimatias 
devient  d'un  emploi  général^,  et  bornons-nous  à  mention- 
ner seulement  ces  lignes  du  Berger  extravagant  de  Sorel 
de  1627  (t.  III,  p.  3 10)  :  «  Le  premier  qui  a  usé  de  ce  mot 
galimatias  est  le  comédien  Bruscambille,  qui  l'a  donné 
pour  titre  à  quelques-uns  de  ses  prologues,  qui  ont  esté 
faits  pour  n'avoir  point  de  sens  et,  depuis,  l'on  l'a  donné 
à  des  discours  qui,  de  vérité,  ont  bien  esté  faits  pour  avoir 
du  sens,  mais  qui  n'en  ont  gueres  neantmoins.  » 

En  fait,  comme  on  l'a  vu,  le  terme  remonte  au  dernier 
quart  du  xvf  siècle,  et  on  peut  en  tout  état  de  cause  en 
attribuer  la  paternité  à  Montaigne. 

Où  l'a-t-il  entendu? 

Galimatia  est  propre  au  Béarn  où  il  a  parcouru  les 
étapes  suivantes  : 

1°  Nom  d'un  pays  d'Asie,  simple  prononciation  locale 
d'Arimathie^  ville  de  l'Evangile  : 

Jùuse  de  Galimatié  vengue... 

1.  Satire  Ménippée,  p.  i3  et  i5. 

2.  «  Je  m'en  vay  faire  ici  une  galimafrée  de  divers  articles  »  (Mon- 
taigne, Essais,  t.  I,  p.  343). 

3.  C'est  à  cette  époque  que  le  terme  passa  en  Angleterre.  Le  plus 
ancien  exemple   que  cite   Murray  est  tiré  de  la  version  de  Panta- 


MÉLANGES    DU    XVl"^    SIECLE,  365 

«  Joseph  vint  d'Arimathie  »,  dit  une  chanson  populaire 
béarnaise  citée  par  Mistral.  Cette  forme  vulgaire  du  nom 
évangélique  répond  à  cette  autre  «  Joseph  de  Bafimathie  », 
qu'on  lit  dans  les  Mystères  et  qui  est  encore  vivace  dans 
la  Basse-Bretagne. 

Tandis  que  cette  dernière  représente  un  fait  d'ordre 
syntaxique  [Barimathie^  c'est-à-dire  ab  Arimathia)^  l'ini- 
tiale du  béarnais  galimatié  ou  garimatié  s'explique  par 
une  raison  orthoépique,  analogue  au  rouergat  garo 
(maintenant),  pour  aro;  au  gascon  gausa  (oser),  pour  ausa, 
etc.  C'est  une  aspiration  initiale  rendue  graphiquement 
par  une  gutturale. 

2°  Pays  d'outre-mer,  envisagé  comme  la  patrie  primi- 
tive des  Cagots  béarnais  (sous  la  variante  orthoépique 
Galimachié).  Un  poème  ^  facétieux  sur  l'origine  de  Gahets 
ou  Cagots  pyrénéens  nous  dit  qu'ils  se  seraient  trouvés  : 

Déu  temps  déu  rey  Gripput,  dans  la  Galimachié, 
Acô  qu'ey  u  recoenh  par  darrè  la  Turquie... 

c'est-à-dire  :  «  Du  temps  du  roi  Gripput,  de  la  Galima- 
chié, qui  est  un  recoin  par  delà  la  Turquie.  » 

Et,  dans  une  autre  rédaction,  on  éloigne  les  limites  de 
ce  pays  imaginaire  : 

D'oun  bin  aquare  Galitnachié? 

De  cent  mil  lègues  loenh  de  la  Turquie^... 

«  D'où  vient  cette  Galimachié?  —  De  cent  mille  lieues 
loin  de  la  Turquie.  » 

gt^el  par  Urquhart  (i653)  qui  caractérise  les  Fanfreluches   antida- 
tées comme  «  a  galimatia  of  extravagant  conceits  ». 

1.  Cité  par  Fr.  Michel  dans  son  Histoire  des  races  maudites  de  la 
France  et  de  l'Espagne,  Paris,  1847,  t.  II,  p.  i33  à  143  :  Poème  sur 
l'origine  des  Gahets,  composition  facétieuse  que  l'auteur  ne  croit 
pas  remonter  au  delà  du  xvi"  siècle. 

2.  Ibid.,  t.  II,  p.  134  à  i38.  Les  vers  suivants  sont  :  «  Ce  roi  avait 
un  grand  laquais  dégoûtant,  Qui  était  chargé  de  lèpre  depuis  la 
tête  jusqu'en  bas.  » 

REV.    DU    SEIZIÈME   SIÈCLE.    II.  23 


366  MÉLANGES    DU    XVI^    SIECLE. 

3°  Pays  où  l'on  parle  une  langue  inintelligible,  pays  des 
Cagots  béarnais,  analogue  au  Gamachié  ou  Gabachié^  le 
pays  des  Gavaclies  ou  montagnards  des  Pyrénées,  qui 
parlent  mal,  dont  le  patois  est  inintelligible  (au  dire  de 
leurs  voisins)  :  un  cagot  de  Gamachié  ou  Gabachié^  c'est- 
à-dire  originaire  de  Galimachié.  Ce  dernier  nom,  nous 
disent  Lespy  et  Raymond,  ne  désigne  pas  seulement  le 
pays  d'origine  des  Cagots,  mais  aussi  la  race  de  ces  parias^. 

On  comprend  maintenant  le  sens  de  la  \oc\ix\on  jargon 
de  Galimatias  que  Montaigne  a  recueillie  sur  les  bords 
de  la  Garonne  ou  de  l'Adour.  Grâce  aux  Essais,  ce  mot  se 
répandit  et  fit  fortune,  non  pas  sous  sa  forme  complète, 
mais  sous  celle  abrégée  de  galimatias  qu'on  lit  quelques 
années  plus  tard  dans  la  Satire  Ménippée.  C'est  ainsi  que, 
chez  Rabelais,  le  langage  de  Lanternais  devint  tout  sim- 
plement le  Lanternois,  que  Panurge  prétendait  entendre 
«  comme  le  maternel...,  comme  le  vulgaire  ». 

En  définitive,  galimatias  est  un  mot  gascon,  introduit 
par  Montaigne 2,  et  que  la  grande  expansion  de  son  œuvre 
généralisa  dans  la  langue.  Il  faut  l'ajouter  aux  autres  gas- 
conismes  qu'on  lit  dans  les  Essais,  et  dont  aucun  n'a 
acquis  la  popularité  de  galimatias.  Ce  terme,  éminemment 
vulgaire  dans  son  terroir,  est  ainsi  en  français  d'origine 
purement  livresque. 

L.  Sainéan. 

1.  Dictionnaire  Béarnais,  i886,  v"  Gabachié. 

2.  M.  Schuchardt,  en  faisant  complète  abstraction  du  sens  pri- 
mordial de  galimatias  («  pays  d'Asie  »),  le  rapproche  du  basque 
kalamatika,  criaillerie,  en  voyant  dans  l'un  et  l'autre  mot  un  reflet 
du  lat.  grammatica  (voir  le  Dictionnaire  étymologique  de  Meyer- 
Lùbke,  p.  285).  Comme  notre  terme  ne  remonte  pas  au  delà  du 
xvi°  siècle,  toute  attache  au  latin  reste  illusoire. 


NOTES 

POUR  LE  COMMENTAIRE  DE  RABELAIS 


V. 

Les  diables  qui  tentent  les  hermites  par  les  desers  de... 
Montserrat  (1.  III,  ch.  x). 

Au-dessus  de  l'antique  abbaye  de  Notre-Dame  de  Mont- 
Serrat  (Catalogne),  lieu  de  pèlerinage  presque  aussi  fameux 
que  Notre-Dame-de-Lorette  ou  Saint-Jacques-de-Com- 
postelle,  on  voyait  encore  au  xvin^  siècle  douze  ou  treize 
celdas  de  hermitanos  creusées  dans  le  roc  :  «  Tous  les 
pèlerins  qui  vont  à  Saint-Jaques  passent  par  Notre-Dame 
de  Mont-Serrat.  Quand  on  y  va  de  Barcelone,  on  traverse 
le  Llobregat,  qui  coule  au  pied  de  la  montagne...  en  hiver, 
il  est  fort  gros  et  n'a  qu'un  filet  d'eau  en  été.  On  monte 
cette  montagne  par  un  chemin  extrêmement  rude,  et 
l'on  trouve  d'abord  une  hôtellerie  toute  seule  pour  rece- 
voir les  voyageurs,  et  à  sept  ou  huit  cens  pas  de  là,  on 
rencontre  le  cloître  et  l'église...  On  voit  par-ci  par-là, 
en  divers  endroits  de  la  montagne,  au-dessus  de  l'église 
douze  ou  treize  celdas  de  hermitanos^  ou  cellules  d'her- 
mites,  qui  semblent  être  attachées  aux  rochers,  et  où  l'on 
ne  peut  monter  que  par  des  degrés  taillés  dans  le  roc;  ce 
sont  d'ordinaire  des  personnes  de  qualité,  qui,  dégoûtées 
du  monde,  se  retirent  dans  ces  hermitages  pour  y  consa- 
crer le  reste  de  leurs  jours  à  la  pénitence.  Quoique  leurs 
cellules  soient  sur  le  roc,  où  il  semble  qu'on  ne  doive 
rien  trouver,  cependant  on  y  voit  une  chapelle,  une 
chambre,  un  jardin  et  un  puits  creusé  dans  le  roc,  le  tout 
fait  avec  beaucoup  de  peine  et  à  grands  frais.  Quelques- 
uns   de   ces   hermites  ne  veulent  point  voir  le  monde; 


368  NOTES  POUR  LE  COMMENTAIRE 

d'autres,  qui  mènent  une  vie  moins  austère,  reçoivent  des 
visites.  »  Bruzen  de  la  Martinière,  Dictionnaire  géogra- 
phique. Paris,  1778,  t.  IV,  p.  374. 

H.  C. 

VI. 

Ainsi  furent...^  et  de  nostre  temps.,  le  docte  Villanova- 
nusfrançois.,  lesquels  onques  ne  songèrent  {\.  III,  ch.  xiu). 

On  a  cru  à  tort  que  Rabelais  a  visé  dans  ce  passage 
Arnaud  de  Villeneuve  (i240-i3i3),  auteur  du  Regimen  sani- 
tatis  et  d'un  traité  des  songes  intitulé  :  Expositiones  visio- 
num  quœfiunt  in  somnis.  Mais  cet  auteur  mentionnant  dans 
son  livre  des  rêves  qui  lui  sont  propres,  il  est  difficile  de 
le  ranger  parmi  ceux  qui  «  onques  ne  songèrent  ».  D'ail- 
leurs «  l'expression  de  nostre  temps  »,  Tépithète  de  «  docte  » 
font  penser  beaucoup  plus  à  un  personnage  contempo- 
rain qu'à  un  docteur  du  xiii«  siècle.  C'est  avec  des  expres- 
sions analogues  que  Rabelais  mentionne  ses  amis  :  Tira- 
queau,  Viardière,  Lascaris,  vingt  autres.  Nous  pensons, 
avec  Le  Duchat,  qu'il  s'agit  ici  de  Simon  de  Villeneuve, 
mort  à  Padoue  en  i53o  à  l'âge  de  trente-cinq  ans,  entouré 
des  regrets  et  des  éloges  de  Christophe  Longueil,  de 
Dolet,  de  Bunel,  de  Macrin.  Ce  dernier,  Hymnes  choi- 
sies., 1.  III,  p.  77,  dans  une  ode  saphique  à  G.  du  Bellay, 
met  Simon  de  Villeneuve  au  rang  des  hommes  illustres 
qui  ont  fait  honneur  à  la  France  par  leur  érudition.  On 
peut  donc  conjecturer  que  Rabelais  avait  entendu  parler 
de  Villeneuve  dans  l'entourage  de  Langey  ou  dans  le 
cénacle  de  Lyon.  En  tous  cas,  — la  remarque  est,  nous  le 
croyons,  nouvelle,  —  on  trouve  un  autre  souvenir  du 
«  docte  »  disparu  dans  un  passage  de  la  fameuse  épître  de 
l'imprimeur  de  1542  à  Etienne  Dolet,  où  ce  dernier  est 
formellement  accusé  d'avoir  détourné  les  écrits  de  Simon 
de  Villeneuve  et  de  se  les  être  appropriés  :  «  Les  œuvres 
duquel  [Dolet]  ne  sont  que  ramas...  des  livres  daultruy... 


DE    RABELAIS.  36g 


dont  l'esprit  de  Villanovanus  se  indigne  d'estre  de  ses 
labeurs  frustré.  » 

Reste  à  expliquer  Tépithète  de  «  françoys  »,  et  l'inten- 
tion de  Rabelais  nous  échappe.  Pierre  Bunel,  un  Toulou- 
sain mort  à  Turin  en  i  546,  au  bas  de  sa  IV«  épître  adres- 
sée à  Emile  Perrot  (Bibl.  nat.,  ms.  latin  8644),  parle  de  la 
mort  de  Simon  de  Villeneuve  et  lui  donne  le  titre  de 
Belge  :  «  Simoni  Villenovano  Belgae...  testimonio  Lon- 
galii  toti  Italiae  praeclare  commendato,  Galli,  in  demortui 
patriasque  commendationem,  placata  Italia,  posuere.  » 
Dolet,  qui  avait  demeuré  trois  ans  à  Padoue  avec  de  Vil- 
leneuve et  lui  avait  composé  une  épitaphe  gravée  par  ses 
soins  sur  une  table  d'airain,  avait-il  imposé  à  sa  mémoire 
cette  nationalité  étrangère  que  Rabelais  semble  rectifier? 

H.  G. 


VIL 


L'amour  que  je  vous  porte ^  invétéré  par  succession  de 
longtemps  (1.  III,  ch.  xvi). 

En  faisant  remonter  l'affection  de  Pantagruel  pour 
Panurge  à  un  passé  lointain,  il  semble  que  Rabelais  se 
laisse  entraîner  par  sa  période  cicéronienne.  Cette  succes- 
sion «  de  longtemps  »,  si  Ton  s'en  tient  aux  données  du 
roman,  devrait  se  réduire  tout  au  plus  à  quinze  mois, 
deux  ans  au  plus.  Les  événements  du  livre  II  qui  se 
déroulent  à  Paris,  depuis  la  rencontre  de  Pantagruel  et 
de  Panurge  à  l'entrée  du  chemin  de  Charenton,  jusqu'à 
l'embarquement  à  Ronfleur,  peuvent  tenir  en  quelques 
mois.  (La  lettre  de  Gargantua  du  chapitre  vni  est  datée 
du  17  mars  et  l'aventure  de  la  dame  parisienne  a  lieu  le 
jour  de  la  Fête-Dieu.)  Le  périple  autour  de  l'Afrique  et  la 
navigation  jusqu'au  port  d'Utopie,  toujours  avec  vent 
favorable,  ne  doit  pas,  dans  l'esprit  de  Rabelais,  deman- 
der plus  de  six  mois.  La  conquête  de  la  Dipsodie  ne 
représente  sans  doute  pas  plus  de  quelques  mois,  et  quant 
au  gouvernement  de  Panurge  en  Salmigondinois,   nous 


370  NOTES   POUR   LE    COMMENTAIRE    DE    RABELAIS. 

savons  qu'il  dure  exactement  quatorze  jours.  Nous  voici 
loin  de  la  «  succession  de  long  temps.  » 

Cet  indice  n'est  pas  le  seul  qui  nous  prouve  que  Rabe- 
lais, dans  ce  Tiers  Livre,  n'a  pas  tenu  grand  compte  des 
données  des  deux  précédents.  Frère  Jean  reparaît  sans 
que  nous  sachions  ce  qu'est  devenue  sa  communauté  de 
Thélème.  L'action  débute  à  Salmigondin  en  Dipsodie,  et 
trois  journées  de  marche,  au  chapitre  xvi,  suffirent  à 
Panurge  pour  atteindre  Panzoult  (Indre-et-Loire),  etc. 

H.  C. 

Vin. 

Je  luy  veulx,  vray  bis,  constituer  en  Salmigondinois 
quelque  bonne  rente,  non  courante,  comme  bacheliers 
insensés,  mais  assise,  comme  beaux  docteurs  régens  (1.  III, 
ch.  xviii). 

Les  commentateurs  se  sont  attachés  à  expliquer  la  plai- 
sante appellation  de  bacheliers  courants,  opposés  aux 
beaux  docteurs  régents  assis  dans  leur  chaire  professorale. 
Mais  ils  n'ont  pas  défini  l'expression  de  rente  courante. 
C'est  la  rente  viagère.  «  Il  y  a  aussi,  dit  le  Dictionnaire 
de  Trévoux,  des  rentes  viagères  qui  ne  sont  qu'à  vie  et 
qui  s'éteignent  par  la  mort  de  celui  au  profit  de  qui  elles 
sont  constituées...  On  appelle  aussi  ces  rentes  en  plusieurs 
lieux  rentes  courantes  ou  volages.  » 

Henri  Clouzot. 


REGIME   MEDICAL 

POUR  UN  PRINCE  ADOLESCENT 

(i555) 


Au  cours  de  l'été  1549,  Louis  de  Gonzague,  troi- 
sième né  de  Frédéric  duc  de  Mantoue  et  de  Marguerite 
Paléologue,  âgé  de  dix  ans,  s'éloignait  de  son  pays  natal 
pour  se  rendre  à  la  cour  de  France.  Il  partait  suivant  les 
conseils  du  cardinal  Hercule,  son  oncle,  qui  considérait 
ce  voyage  comme  un  moyen  de  ramener  aux  Gonzague 
la  bienveillance  du  Très  Chrétien,  bienveillance  qu'avaient 
fortement  diminuée  les  services  éclatants  rendus  à  Charles- 
Quint  par  le  fameux  Don  Ferrante.  On  espérait  aussi  que 
l'enfant,  qui  allait  devenir  page  du  dauphin  François, 
rencontrerait  dans  son  exil  quelque  bonne  fortune.  Cet 
espoir  ne  fut  pas  déçu,  puisque  Louis  fonda  en  France  la 
maison  des  Gonzague-Nevers  et  parcourut  une  carrière 
brillante  jusque  sous  le  règne  de  Henri  IV. 

Le  jeune  prince  de  Gonzague,  dès  son  arrivée  en  France, 
prit  rang  et  charge  de  page  du  Dauphin  et  vécut  dans  une 
étroite  intimité  avec  les  enfants  du  Roi.  Au  début  de  l'an- 
née i555,  il  tomba  malade,  et  l'on  craignit  un  moment 
qu'il  ne  devînt  phtisique.  Voici  les  circonstances  de  sa 
maladie,  telles  que  nous  les  trouvons  précisément  rappor- 
tées dans  une  lettre  de  son  chapelain  et  gouverneur,  Fran- 
cesco  Borsieri,  datée  du  i3  février'  : 

La  maladie  de  Monseigneur  commença  le  22  janvier.  La 
veille,  pour  suivre  en  compagnie  du  Dauphin  la  chasse  au  cerf 
que  courait  le  Roi,  il  avait  monté  un  courtaud  nouvellement 

I.  Fr.  Borsieri  à  Sabino  Calandra,  i555,  i3  février,  Saint-Germain 
(Arch.  de  Mantoue,  Ambasciatori,  Francia;  orig.). 


372    RÉGIME  MÉDICAL  POUR  UN  PRINCE  ADOLESCENT. 

arrivé  à  la  maison,  dont  le  trot  incommode  l'avait  complète- 
ment éreinté;  le  soir,  il  avait  mangé  sans  appétit  et  très  sobre- 
ment. Le  matin  du  22,  il  se  leva  à  l'heure  accoutumée  et  se  mit 
à  étudier  sur  le  texte  de  Justin  V Histoire  des  Ama^^ones.  Cour- 
toisement, il  me  vint  trouver  le  livre  en  main,  et,  après  m'avoir 
demandé  comment  je  me  portais,  il  me  dit  en  souriant  : 
«  Voyez  un  peu,  vous  dites  que  je  n'étudie  jamais  sans  épe- 
ron; j'ai  étudié  encore  ce  matin  malgré  certains  empêche- 
ments qui  auraient  pu  m'en  dispenser.  »  Et  il  me  les  rapporta. 
Il  me  récita  sa  leçon  de  manière  très  satisfaisante,  sauf  trois 
ou  quatre  mots  omis...  Après  dîner,  Monseigneur  écrivit  une 
lettre  ou  deux,  puis  sortit  pour  accompagner  le  Dauphin; 
quand  il  revint  à  la  maison,  il  ne  se  sentait  pas  bien,  comme 
je  le  vis,  et  toute  la  nuit  il  eut  de  la  fièvre.  Le  matin  suivant, 
il  ne  se  leva  pas,  et  on  fit  venir  les  médecins  :  ils  lui  ordon- 
nèrent de  rester  au  lit,  et,  ce  jour-là,  ne  décidèrent  rien  autre. 
Le  lendemain,  ils  lui  donnèrent  une  potion  de  cassis;  déjà, 
la  nuit  précédente,  il  avait  fait  certaines  matières  visqueuses 
de  la  couleur  du  blanc  d'œuf,  que  les  médecins  nommaient 
«  des  crudités  »  ;  les  matières  restèrent  de  même  aspect  pen- 
dant dix  ou  douze  jours,  et  j'entendis  les  médecins  parler  de 
choses  non  digérées  et  dire  qu'ils  y  retrouvaient  la  panade 
intacte.  En  conséquence,  ils  résolurent  de  lui  réparer  l'esto- 
mac, bien  qu'ils  fussent  persuadés  que  la  fièvre  augmenterait; 
ils  firent  donc  préparer  de  l'eau  de  fer  et  la  lui  donnèrent  à 
boire  avec  une  nourriture  spéciale;  ainsi,  en  deux  jours,  ils 
lui  réconfortèrent  l'estomac.  Dieu,  heureusement,  opéra  à 
rencontre  de  leurs  prévisions  et  fit  aussi  diminuer  la  fièvre  : 
de  jour  en  jour,  elle  est  devenue  moins  forte,  mais  n'a  pas 
encore  disparu.  Ils  appellent  les  matières  que  fait  maintenant 
Monseigneur  «  opilées  ».  —  Je  ne  veux  pas  manquer  de  vous 
dire  tout  ce  que  j'ai  appris  des  médecins.  Au  début,  les  urines 
leur  paraissaient  grasses  :  ce  symptôme,  la  difficulté  de  la  res- 
piration, la  soif  continuelle  et  les  crachats  leur  semblaient  les 
indices  d'un  commencement  de  phtisie,  d'autant  plus  qu'il  y 
avait  une  petite  toux,  accompagnée  de  fièvre  lente.  Je  crois 
entendre  que  les  remèdes  ordonnés  maintenant  sont  pour  ce 
cas.  Aujourd'hui  même,  les  médecins  ont  dit  que  si  Monsei- 
gneur ne  prend  pas  ce  qui  lui  est  donné  pour  sa  santé,  sa 
maladie  sera  longue  :  cela,  parce  qu'il  montre  un  peu  de  répu- 
gnance à  prendre  les  remèdes.  —  Au  moment   où  j'écris,  le 


RÉGIME    MÉDICAL    POUR    UN    PRINCE    ADOLESCENT.  ByS 

maître  d'hôtel  m'est  venu  trouver  et  m'a  dit  qu'il  avait  parlé 
au  médecin  qui  soigne  en  ce  moment  Monseigneur  :  il  lui  a 
avoué  franchement  qu'il  croit  que  si  on  ne  fait  pas  une  cure 
convenable,  le  prince  deviendra  phtisique,  m.ais  que  le  pou- 
mon n'est  pas  encore  ulcéré,  pour  employer  son  terme. 

Louis  de  Gonzague  se  releva  de  sa  maladie,  mais  il 
resta  faible.  C'est  alors  que  son  médecin  rédigea  pour  lui 
l'ordonnance  de  régime  que  nous  publions  ci-dessous  : 
document  peut-être  unique  pour  saisir  sur  le  vif  la  méde- 
cine appliquée  de  cette  époque.  Le  texte  est  conservé  aux 
archives  Gonzague  de  Mantoue,  dans  la  Correspondance 
de  France,  à  la  date  de  février  i555  :  c'est  une  copie  de 
l'original  français,  mise  en  dialecte  mantouan  par  le  cha- 
pelain Borsieri  et  destinée  à  la  mère  du  jeune  prince. 

L.    ROMIER. 
ReGOLA  DEL  VIVERE  DELL  lLL«no  Sr  LODOVICO  GoNZAGA. 

Sarà  buono  che  l'Illmo  s'  Lodovico  tutte  le  mattine  levato 
che  sarà  del  letto,  s'  ne  vadi  alla  scrana  per  far  suo  servitio 
per  liberare  lo  corpo  suo  et  la  vesica  délie  superfluitadi.  Poi 
si  farà  pettenare,  si  lavera  le  mani  et  volto  et  la  bocca  et  se 
fregherà  H  denti  con  un  drappo  bianco.  Fatto  questo  potrà 
dire  le  sue  devotioni,  et  poi  far  la  corte  et  essercitio,  studiando 
poi  fin'  air  hora  de  desinare. 

L'essercitio  suo  sarà  di  passeggiare  in  bel  luogho  a  piedi  ô 
a  cavallo.  Potrà  giocare  alla  palla,  ballare  et  scrimare.  Ma  è 
da  notare  que  tutto  Tessercitio  eccessivo  et  véhémente  gl'  è 
contrario,  per  il  che  io  non  gli  lodo  ne  de  saltare  ne  cor- 
rere  ne  de  maneggiare  cavalli,  et  sarei  di  parère  che  più  tosto 
montasse  sopra  acchinee  che  cavalli  trottieri. 

Il  fregarlo  la  mattina  prima  che  levi  gli  sarano  de  grande 
utilitade.  Doppo  lo  detto  essercitio,  potrà  desinare,  sendo 
reposato,  et  mi  parebbe  chel  dovesse  mangiare  tre  volte  al  di, 
mettendo  cinque  o  sei  hore  tra  un  pasto  et  l'altro  ;  et  bisogna 
chel  mastichi  bene  le  vivande  prima  che  mandarle  giù,  et  che 
se  contenti  de  tre  o  quattro  sorti  di  vivande  al  più  in  un  pasto, 
et  che  sempre  si  parti  da  tavola  con  appetitto  ; 

Deve   usare  di    pane   bianco    ben  stagionato,   di  carne    di 


374         RÉGIME    MÉDICAL    POUR   UN    PRINCE    ADOLESCENT. 

capretto,  vitello,  cervetto,  capriolo,  levoratti,  conigli,  galline, 
caponi,  gallinotte,  perdici  starne,  fasiani,  francolini,  grives, 
otardi  grossi,  lodoie,  beccavichi  et  ortolani  ; 

Si  debbe  guardare  di  tutte  le  vivande  di  paste  senza  levame, 
corne  zambelli,  bozolani,  tartari,  ravioli,  canoncini  et  simili 
cose  ; 

Si  debbe  guardare  délia  carne  di  bue,  lardo,  porco,  cigniale, 
cervio,  lièvre,  ove,  anatre,  aironi  et  tutti  ucelli  di  riviera,  da 
trippe  et  piedi  de  bestie,  dal  sangue,  beroldi,  cervello,  fegato 
et  milze,  da  salcicie  et  pastizzi,  et  tutte  cose  fritte;  la  carne 
boUita  gl'  è  migliore  che  la  rostita  :  il  modo  que  si  serva  nella 
vostra  cocina  è  buono; 

Porrà  mangiare  del  pesce  de  riviera  corrante,  come  truite, 
ombri,  lavoretti,  luzzi,  persiche,  et  de  pesci  di  mare,  come 
arenghi  fresche  et  suole;  si  debbe  guardare  di  mangiare  pesce 
senza  scaglie,  de  gambari,  tono  et  simili  grossi  pesci;  la 
lumaca  gl'  è  contraria,  benche  il  brodo  dove  sono  cotte  gli 
sia  buono; 

L'ova  fresche  cotte  in  l'acqua  con  lo  guscio  et  senza  guscio 
gli  son  buoni  ;  l'ova  fritti  gli  sono  contrari,  et  cosi  ogni  for- 
maggio  vecchio  et  salato  ; 

Porrà  usare  butero  fresco,  buon'  olio  d'oliva,  et  amandole 
dolze,  per  mettere  in  ordine  le  sue  vivande;  al  présente  io 
non  lo  trovo  in  bt;ona  dispositione  che  ne  il  latte  ne  latticini 
gli  siano  buoni,  et  per  aventura  in  estate  gli  potriano  esser 
buoni  ; 

In  la  minestra  potrà  usare  biete,  scaruola,  spinacci,  herba 
brusca,  porcellana,  herba  bianca,  boragine,  bugolosa,  petro- 
semolo,  incorporando  le  frede  colle  calde  nel  brodo  délia 
carne,  o  con  esso  olio  de  olivo; 

Item  délia  simola,  panata,  pangrattato,  amito,  uva  passa, 
orgio  passato,  rovione  passato,  con  latte  d'amandole,  zucche 
con  le  cime  d'herbe  di  fenocchio,  et  l'humo  potrebbe  fare  con 
tre  o  quattro  amandole  peste  et  lo  mollo  d'un  pane  et  un  poco 
d'agreste  et  un  poco  di  zaffrano  col  brodo  d'un  cappone  o  gal- 
line; 

Si  debbe  guardare  da  râpe,  navoni,  riso,  verze,  et  da  tutte 
altre  herbe  et  da  tutte  le  radici,  come  sono  pastinache,  carotte 
et  simili; 

In  insalata  porrà  usere  dell'  indivia  et  cicorea  bianca,  de 
fiori  de  boragine,  mescolate  con  menta,  panpinella  et  petrose- 
molo,  con  l'herbe  più  fredde  acciô  non  possano  offendere  el 


RÉGIME    MÉDICAL    POUR    UN    PRINCE    ADOLESCENT.  ByS 

suo  stomaco;  porrà  anchor  usare  radice  di  cicorea  cotta, 
qualche  poco  de  capari,  potrà  masticare  délia  bassigia  et 
fenocchio  confetto  con  l'aceto,  qualche  volta  un'  oliva  per 
darli  appetito,  et  per  guardare  chel  aceto  non  gli  possa  nocere, 
bisognera  mescolarlo  con  l'olio  vergine  et  uva  passa; 

Porrà  usare  délia  semente  d'herba  brusca,  naranzi,  limoni 
et  citroni,  pomi,  graneti,  brugne  cotte,  uva  passa,  zibeli  et  uva 
passa  di  Lingua  d'occa,  amandole  et  nizuole,  et  di  péri  cotti 
alla  fine  del  pasto; 

Debbisi  guardare  dall'  uva  fresche,  da  fichi  freschi  et  secchi, 
da  dattile,  cerase  dolci,  noci  fresche  et  secche,  persici  et  cas- 
tagne ;  porrà  usare  délie  fraghe  col  zuccaro  al  principio  del 
pasto,  moderatamente; 

Si  debbe  guardare  di  tutti  salami,  da  vivande  speciate,  da 
vivande  forte,  corne  agli,  cipolle,  porri,  ravinelli,  mostarda, 
fenocchio,  latte  et  basicie. 

Per  suo  bere  debbe  usare  vin  bianco  et  ben  chiaro,  che  non 
sia  dolce,  inacquato  di  buona  acqua  cotta,  o  di  buona  fon- 
tana,  l'acqua  di  pozzo  gl'  è  contraria  ; 

Non  deve  bere  assai  in  una  volta,  ma  poco  et  spesso,  ne 
apresso  lo  pasto,  ne  quando  ha  dormito  senza  grandissima 
sete,  ne  deve  patire  ne  famé  ne  sete  ;  tutti  gli  vini  negri  et 
dolci  et  torbidi  gli  sono  contrari. 

Porrà  dormire  da  cinque  a  sette  hore,  et  star  in  letto  otto 
hore,  debbe  andare  a  dormire  tardi,  et  dormire  col  capo  alto 
et  piedi  bassi,  sopra  uno  de  duoi  lati  più  tosto  che  alla  rin- 
versa;  et  non  deve  dormire  doppo  lo  desinare,  et  per  queste 
cause  et  per  altre  io  non  trovo  buono  che  travagli  colla  mente 
doppo  el  mangiare,  come  studiare,  leggere  et  scrivere. 

Il  troppo  caldo  et  troppo  freddo  gli  è  nocivo,  et  più  el  caldo 
chel  freddo  ;  et  perô  debbe  fare  poco  essercitio  in  estate  et 
contraguardarsi  ai  giorni  caniculari  et  cosi  ail'  automno  che 
gli  è  contrario;  si  deve  guardare  di  mettersi  ai  gran  venti,  et 
specialmente  il  marino  et  il  favonio  gli  sono  contrarii. 

Quanto  ail'  essercitio,  non  potrebbe  far  cosa  più  contraria 
che  appresso  haver  mangiato  et  avanti  che  havere  digesto  far 
gran  essercitio,  sia  a  piedi  come  correre,  saltare,  giocare  alla 
palla,  o  a  cavallo,  in  managiare  cavalli  et  andare  alla  caccia  et 
correre. 


^ABANDON    DE   LA   CORSE 

PAR  LES  FRANÇAIS  (iSSg) 


La  Corse,  occupée  par  les  troupes  de  Henri  II  depuis 
i553,  resta  sous  la  domination  française  pendant  six  ans. 
Le  traité,  signé  au  Cateau-Cambrésis  le  3  avril  i559, 
ordonna  la  restitution  de  l'île  par  les  conquérants  aux 
anciens  possesseurs,  les  Génois.  Cette  restitution,  soumise 
au  contrôle  du  gouvernement  de  Philippe  II,  ne  s'accom- 
plit qu'au  mois  de  septembre  iSSg.  La  lettre  publiée  ci-des- 
sous fut  adressée  de  Bonifacio,  le  19  septembre,  par  Diego 
de  Arbiçu,  commissaire  espagnol,  à  Figueroa,  ambassa- 
deur du  Roi  Catholique  à  Rome.  Le  texte  en  fut  transmis 
par  l'ambassadeur  à  son  maître,  puis  versé  aux  archives 
de  Simancas,  où  nous  l'avons  retrouvé  dans  le  fonds 
Est  ado,  legajo  884,  n"  53. 

L.    ROMIER. 

[i55g,  ig  septembre,  Bonifacio.] 

A  los  quatro  del  présente  escrevi  desde  San  Florençio  por  la 
via  de  la  Bastida  y  di  aviso  de  nuestra  llegada  a  aquel  lugar  y 
que  los  Françeses  lo  havian  consignado  a  estos  s^^^  commissa- 
rios.  Despues,  a  los  cinco  consignaron  el  lugar  del  Ayaço  que 
es  adonde  hapa  la  residençia  Jordan  Ursino,  y  a  los  xvij  con- 
signaron Puertoviejo,  y  ayer  consignaron  este  lugar  de  Bonefa- 
çio,  con  el  quai  se  ha  concluydo  la  consignacion  :  es  lugar  fuerte 
de  sitio  y  los  Françeses  lo  han  reparado  a  costa  de  los  habita- 
dores,  y,  segun  a  dicho  su  maestre  de  campo,  esta  fortificaçion 
la  ha  heclio  sin  costar  al  Rey  cosa  alguna,  sino  que  vindia  a  los 
pobres  hombres  el  trigo  la  terçia  parte  mas  de  lo  que  costava  y 
aquella  terçia  parte  que  se  ganava  la  distribuya  en  la  fortifica- 
çion. Y  no  es  de  maravillar  si  Jordan  Ursino  y  los  capitanes 


l'abandon  de  la  corse  par  les  français.         377 

françeses  estavan  de  bucna  gana  en  esta  isla,  porque  Jordan 
era  rey  asoluto  y  los  capitanes  robavan  lo  que  querian. 

A  la  consignaçion  a  venido  Mons.  de  Seiire,  gentilhombre  de 
la  camara  del  rey  de  Françia,  el  quai  a  estado  por  embaxador 
en  Portugal,  persona  discreta  y  de  buen  discurso.  Y  cou  las 
galeras  ha  venido  Mons.  de  Carceres,  lugarteniente  del  Rey  en 
ausençia  del  gran  Prior,  persona  de  authoridad.  Yo  los  he  ydo 
a  visitar  al  unoy  al  otro  de  parte  de  V.  S.,  los  quales  me  lian 
hecho  grandes  offrescimientos.  Jordan  Ursino  a  consigtiado  los 
lugares,  el  quai  ha^^e  la  representaçion  de  gênerai  en  esta  isla. 
Los  Corços  han  venido  como  la  culuebra  al  encanto  a  visitar 
estos  ^res  commissarios  con  çiertas  escusas  de  poco  fundamento, 
excepto  en  este  lugar  de  Boni/agio  que  han  hecho  grande  ale- 
gria,  por  ser  affectionados  a  la  republica  de  Genova  y  tambien 
por  el  maltratamiento  que  han  rescebido  de  Françeses.  Las 
escripturas  de  la  consignaçion  se  han  hecho  a  contentamiento  de 
los  jres  commissarios,  no  obstante  que  el  canciller  de  Jordan 
querta  poner  una  condiçion,  que  Genoveses  prometiessen  que  en 
tiempo  alguno  no  yrian  contra  el  rey  de  Françia;  pero,  des- 
pues, se  ha  procedido  conforme  a  la  capitulaçion. 

Estamos  esperando  tiempo  para  pariirnos  a  la  vuelta  del 
lugar  del  Ayaço,  adonde  tomaran  la  fidelidad  y  haran  jurar 
los  anebatisias  que  han  servido  a  Françeses  d'esta  parte  de  los 
Montes;  y  de  ally  se  yra  a  la  Bastida  para  ha^er  jurar  a  los 
que  estan  de  aquella  parte  de  los  Montes  ;  y,  despues,  procura- 
ran  de  despacharse  lo  mas  presto  que  pudieren,  y  no  sera  tan 
presto  como  y 0  querria. 

Traduction  : 

Le  quatre  du  présent  mois,  je  vous  écrivis  de  Saint-Florent, 
par  la  voie  de  Bastia,  et  vous  donnai  avis  de  notre  arrivée 
dans  ce  lieu  et  que  les  P'rançais  l'avaient  restitué  à  ces  com- 
missaires. Puis,  le  5,  ils  firent  restitution  de  la  place  d'Ajac- 
cio,  ville  où  résidait  Giordano  Orsini;  le  17,  ils  restituèrent 
Porto-Vecchio,  et  hier,  cette  place  de  Bonifacio,  où  s'est  ter- 
minée la  restitution.  Bonifacio  est  un  lieu  fortifié  par  la  nature  ; 
et  les  Français  y  ont  fait  des  réparations  aux  frais  des  habi- 
tants :  selon  ce  qu'a  rapporté  leur  mestre  de  camp,  il  accom- 
plit ces  travaux  de  fortification  sans  qu'il  en  coûtât  rien  au  roi 
de  France;  il  revendait  le  blé  aux  pauvres  gens  un  tiers  plus 
cher  qu'il  ne  lui  coûtait,  et  ce  bénéfice  d'un  tiers,  il  l'em- 


378         l'abandon  de  la  corse  par  les  français. 

ployait  à  la  fortification.  11  n'y  a  pas  à  s'étonner  si  Giordano 
Orsini  et  les  capitaines  français  se  plaisaient  dans  cette  île,  vu 
que  Giordano  y  était  roi  absolu  et  que  les  capitaines  volaient 
à  leur  gré.  —  A  la  restitution  est  venu  assister  M.  de  Seure, 
gentilhomme  de  la  Chambre  du  roi  de  France,  qui  a  été 
ambassadeur  en  Portugal,  homme  d'esprit  sage  et  d'honnête 
propos.  En  outre,  avec  les  galères,  est  arrivé  M.  de  Carcès, 
lieutenant  du  Roi  en  l'absence  du  Grand  Prieur  et  personnage 
d'autorité.  Je  suis  allé  les  visiter  l'un  et  l'autre  de  la  part  de 
V.  S.,  et  ils  m'ont  fait  de  grandes  offres  de  service.  Giordano 
Orsini,  qui  tient  la  dignité  de  général  dans  cette  île,  a  restitué 
les  places.  Les  Corses,  comme  la  couleuvre  sous  le  charme, 
sont  venus  visiter  nos  commissaires  avec  quelques  paroles 
d'excuses  peu  sincères,  sauf  dans  ce  lieu  de  Bonifacio,  où  les 
habitants  ont  fait  de  grandes  réjouissances,  tant  parce  qu'ils 
sont  dévoués  à  la  république  de  Gênes  qu'à  cause  du  mauvais 
traitement  qu'ils  ont  reçu  des  Français.  Les  écritures  de  la 
restitution  ont  été  passées  au  gré  de  nos  commissaires,  bien 
que  le  chancelier  de  Giordano  voulût  y  insérer  une  clause 
suivant  laquelle  les  Génois  auraient  promis  de  ne  jamais 
prendre  parti  contre  le  roi  de  France;  à  la  fin,  on  a  procédé 
conformément  au  traité.  —  Nous  attendons  un  temps  favorable 
pour  nous  diriger  sur  Ajaccio,  où  les  commissaires  recevront 
la  fidélité  et  le  serment  des  «  anabaptistes  »  qui  ont  servi  les 
Français  de  ce  côté-ci  des  Monts;  de  là  on  ira  à  Bastia  pour 
faire  jurer  ceux  qui  se  trouvent  de  l'autre  côté  des  Monts; 
ensuite,  ces  commissaires  se  disposeront  à  partir  le  plus  tôt 
qu'ils  pourront,  et  ce  ne  sera  pas  si  tôt  que  je  le  voudrais. 


RAPPORT 

SUR 

L'ATTITUDE  DES  PROTESTANTS  DE  LA  BOURGOGNE 

EN  i566 


Le  rapport  du  président  Godran  à  J.  de  Morvilliers, 
membre  du  Conseil  privé  de  Charles  IX,  que  nous  publions 
ci-dessous,  est  conservé  en  original  aux  archives  départe- 
mentales du  Nord  dans  la  collection  des  Lettres  missives, 
liasse  54. 

L.    ROMIER, 

[i566,  3o  décembre,  Dijon.] 

A  Monseigneur,  Monseigneur  de  Morvilliers, 
conseiller  au  Conseil  privé  du  Roy,  en  court. 

Monseigneur, 

J'ay  donné  advis  à  la  Majesté  de  la  Royne  et  à  vous,  au 
moys  de  novembre  dernier,  que  la  Tournelle  de  ceste  ville, 
pour  avoir  advertissement  des  contraventions  à  l'eedict  de 
paciffication  et  déclarations  d'icelluy,  avoit  ordonné  à  tous  les 
officiers  des  sièges  généraux  et  particuliers  des  bailliages  de 
ce  ressort  advertir  icelle  Tournelle  desd.  contraventions  en 
leur  destroit,  à  quoy  la  pluspart  a  satisfaict,  non  touteffoys 
deans  le  temps  que  leur  estoit  ordonné  ny  aulcungs  sy  claire- 
ment que  l'affaire  le  requéroit,  retenans  quelque  chose  à  la 
plume,  se  contentans  de  dire  que  les  subjectz  de  Sa  Majesté 
vivoient  en  grand  repos  et  tranquillité  sans  émotion  ou  sédi- 
tion, qui  auroit  esté  cause  selon  l'occurrence  de  faire  une 
recharge  à  ceulx  qui  en  laissoient  l'occasion  et  ordonner, 
quant  à  ceux  qui  n'avoient  satisfaict,  comme  de  Challon, 
NuYS,  auttres,  que  les  lieutenans  viendroient  en  personne 
satisfaire  à  ce  qui  leur  estoit  corhmandé  et  r^spondre  aux  con- 


38o  RAPPORT   SUR    l'aTTITUDE 

clusions   du  procureur  général  de    Sad.    Majesté   pour   leur 
demeure  et  désobéissance  par  eux  commise. 

Ce  qui  se  peult  recueillir  des  lettres  desd.  officiers  desd. 
contraventions  est  :  quant  au  bailliage  et  siège  de  Dijon,  que 
le  seigneur  de  Villey,  ayant  toute  justice  en  sa  terre,  reçoit 
au  preschc  qu'il  faict  faire  en  sa  maison  plusieurs  particuliers 
habitans  d'Iz  sur  Tille,  de  Marcy  et  aultres  villaiges  circon- 
voisins,  à  tous  exercices  de  religion,  comme  à  la  cène,  batesmes 
et  mariages,  combien  que  les  fauxbourgs  de  la  ville  de  Nuys 
leur  soient  destinés  à  cest  effect,  comme  estans  dud.  bailliage 
de  Dijon,  dont  ilz  sont  distans  de  huict  lieues  ou  plus;  cela  a 
esté  dénoncé  à  Monsi"  d'Aumalle,  qui  leur  feit  deffence  et  feit 
procéder  extraordinairement  contre  aulcungs  particuliers  par 
les  commissaires  qu'il  depputa;  desd.  deffences  appel  a  esté 
interjette  au  Roy;  cest  appel  a  despuis  esté  traicté  en  lad. 
Tournelle,  et  néantmoins  informé  de  ce  que  dessus  et  adjour- 
nement  personnel  donné  contre  led.  s""  de  Villey  et  aultres,  et 
despuis,  deffault  avecques  exploit  qui  est  de  prise  de  corps, 
qui  sera  difficile  à  exécuter;  quant  ausd.  particuliers,  contre 
lesquelz  a  esté  procédé  par  lesd.  commissaires,  à  faute  de 
preuves  ilz  ont  esté  eslargis  à  caution  par  iceux  commissaires, 
et  la  sentence  confirmée  par  arrest  avant  l'establissement  de 
lad.  Tournelle,  et  sont  ancores  les  pièces  es  mains  du  procu- 
reur commis  par  mond.  sr  d'Aumalle;  —  en  une  petite  ville 
nommée  Mirebeau,  nous  avons  ordonné  astre  informé  de 
quelque  assemblée  qui  se  faict  en  une  maison  pour  faire 
prières  sans  qu'il  y  ait  ministre;  les  informations  rapportées, 
elles  seront  décrétées  selon  les  preuves;  —  quant  au  siège 
d'AuxoNNE,  les  officiers  donnent  tesmoignage  qu'il  n'y  a  aul- 
cune  contravention  ny  procès  concernans  led.  eedict;  —  au 
siège  de  Sainct  Jehan  de  Lône  n'y  a  aulcune  contravention, 
synon  que  deux  fois  la  sepmene  aulcuns  habitans  dud.  lieu 
s'assemblent  en  une  maison  deans  lad.  ville  pour  faire  prières 
sans  ministre;  il  y  a  eu  informations  prises,  qui  sont  décrétées, 
et  adjournement  personnel  donné  contre  les  chargés  ;  —  les 
officiers  de  Beaune  attestent  n'y  avoir  en  leur  ressort  aul- 
cune contravention,  mais  que  le  sr  des  Bastie,  despuis  quelques 
jours,  faict  prescher  en  son  chasteau  ;  il  leur  est  ordonné  de 
parler  plus  clairement,  et  que,  cependant,  informations  seront 
faictes  des  contraventions,  sy  aulcunes  sont;  —  les  officiers 
.  de  Nuys  n'ayant  satisfaict  ont  donné  occasion  de  décerner 


DES    PROTESTANTS    DE    LA    BOURGOGNE.  38 1 

adjournement  personnel  contre  le  lieutenant  aud.  Nuys;  — 
les  officiers  du  Roy  au  bailliage  de  Chastillon,  où  il  n'y  a 
qu'ung  siège,  après  avoir  esté  contraints,  ont  déclaré  n'y  avoir 
aulcune  contravention  en  leur  ressort,  synon  que  plusieurs 
n'estans  dud.  bailliage  font  aud.  Chastillon  tous  exercices  de 
religion,  y  estant  presche  estably  pour  led.  bailliage,  et  que 
ceux  de  la  religion  prétendue  réfformée  font  ensevellir  les 
mors  au  cimetière  des  bons  malades;  dont  il  est  ordonné  qu'il 
sera  informé  ;  les  informations  veues,  sera  pourveu  sur  ce  qui 
se  treuvera  vériffié;  —  il  a  esté  ordonné  que  le  lieutenant 
général  au  bailliage  et  siège  d'AuruN  viendra  en  personne, 
pour  n'avoir  obéy;  et  néantmoins  a  esté  procédé  extraordi- 
nairement  contre  aulcungs  prestres  dud.  Autun  s'estans  mariés 
depuis  les  troubles;  et,  pour  la  difficulté  qui  résultoit  de  leurs 
responces  et  dud.  eedict,  remonstrances  ont  esté  faictes  à  Sa 
Majesté,  lesquelles  sont  envoyées  à  Monseigneur  le  Chance- 
lier plus  tard  que  nous  n'eussions  voulu  pour  n'avoir  treuvé 
argent  es  mains  du  commys  à  la  recepte  des  amandes;  —  les 
officiers  du  siège  de  Montcenys  tesmoignent  qu'il  n'y  a  aul- 
cune contravention  en  leur  destroit;  —  semblablement  ont 
donné  tesmoignage  les  officiers  du  siège  de  Semeur  en  Brion- 
NOYS  ;  —  à  BouRBONLANCYs,  en  la  dernière  maison  de  l'ung  des 
fauxbourgs,  se  faict  assemblée  pour  faire  prières  le  dimenche 
sans  présence  de  ministre;  il  est  ordonné  qu'il  sera  informé 
de  contraventions;  —  au  Charrollois  y  a  plus  d'affaire  qu'ail- 
leurs :  aulcung  presche  n'y  est  estably,  et  néantmoins,  au  tes- 
moignage des  officiers,  despuis  peu  de  temps,  il  s'en  faict  à 
Gharrolles  et  Parroy  et  tous  aultres  exercices  de  religion; 
l'information  veue,  il  y  sera  prouveu  ainsy  que  l'affaire  le 
requiert  et  que  lesd.  eedictz  et  déclarations  le  commandent; 
—  au  bailliage  de  Challon,  n'y  a  qu'ung  siège,  dont  les  offi- 
ciers sont  en  demeure,  et,  à  ceste  occasion,  y  a  adjournement 
personnel  contre  le  lieutenant  général  dud.  Challon;  et,  ce 
pendant,  ordonné  que  aulcungs  habitans  de  Louhans,  qui 
appartient  à  Madame  la  princesse  de  Condé,  faisantz  prescher 
aud.  Louhans,  ayans  appelle  des  deffences  qui  leur  en  ont 
esté  faictes,  viendront  plaider  en  lad.  cause  d'appel  au  pre- 
mier jour  et  feront  apparoir  de  la  permission  qu'ilz  disent 
avoir  esté  concédée  à  Monseigneur  le  prince  de  Condé  de 
faire  prescher  en  toutes  ses  terres  et  de  l'évocation  qu'ilz 
disent  luy  avoir  esté  concédée  de  toutes  ses  causes  au  Grand 

REV.    DU   SEIZIÈME    SIÈCLE.    II.  20 


382  RAPPORT    SUR    l'aTTITUDE 

Conseil,  mesmes  de  celles  de  lad.  qualité,  à  laquelle  par  son 
procureur  il  s'est  adjoinct;  sy  lesd.  habitans  de  Louhans  n'y 
satisfont,  il  en  sera  ordonné  suivant  les  eedictz  de  Sad.  Majesté  ; 
—  les  officiers  du  bailliage  de  Semeur  en  i.'Auxois,  siège  prin- 
cipal, ont  attesté  n'y  avoir  aulcunes  contraventions  en  leur 
ressort,  et  ont  joinct  à  leurs  lettres  des  interpellations  judi- 
cialles  à  tous  advocatz  et  procureurs  de  déclarer  celles  qui 
leur  seroient  venues  à  congnoissance  ;  touteffoys  le  feu  lieute- 
nant général  par  lettres  particulières  nous  a  advertis  qu'il  a 
ouy  dire  et  aultrement  ne  le  sçavoit  qu'es  lieux  de  Villiers- 
Patras,  Dracy  soubz  Viteaux,  Les  Launes  et  Saulieu,  se 
faisoit  exercice  de  la  nouvelle  religion;  quant  aux  troys  pre- 
miers, les  villages  appartiennent  à  gentilzhommes,  à  qui  tel 
exercice  n'est  deffendu;  quant  aud.  Saulieu,  suivant  l'adver- 
tissement  qu'en  avons  reçeu  par  Monsf  le  mareschal  de  Bour- 
dillon,  il  en  a  esté  informé;  ceux  des  deux  religions  sont  là 
sy  unis  qu'ilz  ne  se  veullent  offencer  l'ung  l'aultre,  n'ayans  les 
tesmoings  desposé  qu'à  moityé  et  sans  dire  sy,  au  lieu  où  ilz 
confessent  quelque  petite  assemblée,  il  se  faict  presche  ou 
prière  par  le  ministre  de  Mons""  de  Conforgien  qui  est  près  de 
là,  le  nom  duquel  ministre  n'a  peu  estre  sçeu  pour  en  sçavoir 
la  vérité;  il  est  ordonné  que  les  informations  seront  ampliées 
et  cours  de  monition  permys  et  mesmes  informé  du  nom  dud. 
ministre,  et,  cependant,  ceux  qui  se  sont  treuvés  chargés 
adjournés  à  comparoir  en  personne,  ausquelz  justice  sera 
administrée  ;  —  du  siège  d'AvALON,  où  le  presche  est  estably 
pour  led.  bailliage  d'Auxois,  les  officiers  asseurent  qu'il  n'y  a 
aucune  contravention;  —  au  siège  d'ARNAv-LE-Duc,  il  est 
notoire  et  tesmoigné  par  les  officiers  que  plusieurs  habitans 
dud.  lieu  vont  faire  tous  exercices  de  religion  en  la  justice  du 
sr  de  Mimeures,  proche  de  là,  et  s'assemblent  une  ou  deux 
foys  la  sepmene  en  la  maison  du  ministre  pour  faire  prières, 
ancores  que  le  lieu  qui  leur  est  destiné  soit  aud.  Avalon  ;  def- 
fences  leur  ont  esté  faictes  par  mond.  s""  d' Aumalle ;  ilz  en  ont 
appelle  à  Sad.  Majesté;  l'appellation  se  traicte  à  lad.  Tour- 
nelle,  où  ilz  doivent  venir  plaider  au  premier  jour;  estant  le 
nombre  des  appellantz  fort  grand  et  qui  difficilement  s'accom- 
moderont à  aller  au  lieu  d' Avalon,  dont  ilz  sont  loing  de  dix 
lieues,  mesure  du  pays,  je  me  suis  estonné  de  ce  que  les  offi- 
ciers dud.  bailliage  d'Auxois  n'ont  parlé  de  Noyers,  qui  est  en 
leur  ressort  et  appartient  à  Mad.  dame  la  princesse  de  Condé, 


DES  PROTESTANTS  DE  LA  BOURGOGNE.         383 

OÙ  l'on  dict  qu'il  se  faict  publiquement  exercice  de  lad.  reli- 
gion; le  procureur  général  n'en  a  faict  aulcune  réquisition; 
pour  cela  rien  ne  demeurera  à  faire. 

Cependant,  j'asseureray  Leurs  Majestcz  et  vous  que  tous 
lesd.  officiers  par  toutes  leurs  lettres  et  attestations  tesmoignent 
qu'il  n'y  a  aulcune  sédition,  trouble  ou  division  entre  les  sub- 
gectz  de  Sad.  Majesté,  mais  grande  union,  paix  et  tranquillité, 
ce  qui  est  fort  aisé  à  croire  et  que  l'horreur  du  feu  et  du  sang, 
le  regret  des  pertes  communes  et  universelles  qui  ont  esté 
veues  du  temps  des  troubles,  et  le  peu  de  proflfict  qu'ilz 
reçoivent  de  se  mesler  de  la  conscience  de  leurs  voisins,  les 
faict  contenir  et  s'amuser  chascung  en  son  particulier. 

Voilà,  Monseigneur,  sommairement  Testât  de  ceste  province. 

Vous  jugerez  les  contraventions  qui  vous  semblent  d'impor- 
tance, et  sy  à  Paris  mesmes  ou  en  beaucoup  d'endroictz  de 
ce  royaume  il  s'en  commect  de  pareilles  sans  que  les  juges 
soient  blasmés  de  ne  les  rechercher.  Je  voys  et  ne  le  vous 
veux  celler  que  les  adjournés  à  comparoir  en  personne  ne  se 
présenteront;  si  l'on  les  veult  prendre  au  corps,  il  y  fauldra 
de  la  force;  sy  ilz  y  résistent,  vous  voies  la  conséquence,  car 
encores  que  les  pênes  desd.  contraventions  ne  soient  corpo- 
relles, sy  fault-il  qu'ilz  obéissent.  Rien  ne  demeurera  par  nous, 
quelque  connivence  que  l'on  nous  ayt  voulu  imputer.  J'ay  eu 
advis  que  ceux  de  lad.  religion  se  plaignent  aussy  de  nous, 
comme  la  justice  qui  est  le  millieu  entre  deux  extrêmes  cor- 
rige et  l'ung  et  l'aultre  et  ne  s'y  accorde  jamais.  Aussy  les 
ministres  d'icelle,  qui  fidèlement  serviront  le  Roy,  ne  se  pour- 
ront garder  d'ofTencer  et  l'ung  et  l'aultre  ny  éviter  d'estre  blas- 
més de  tous  deux. 

Ce  ne  m'est  petit  heur  que  durant  le  temps  qu'il  a  pieu  à  Sa 
Majesté  se  fier  en  moy  de  ceste  charge,  la  province  soit  tran- 
quille. Mais  ce  me  sera  ung  grant  bien  que  Leurs  Majestés  se 
contente  de  ce  peu  que  j'y  ay  peu  faire  et  treuvent  bon  d'or- 
donner qu'ung  aultre  préside  es  causes  dud.  eedict...  Etc. 

A  Dijon,  le  xxx^  décembre  i566. 

Vostre  bien  obéissant  serviteur, 

Odinet  Godran. 


CHRONIQUES 


BULLETIN  D'HISTOIRE  DE  FRANCE. 

L'alternance  habituelle  de  nos  Chroniques  appellerait  à  cette 
place  le  Bulletin  d'histoire  littéraire,  si  la  guerre  n'avait  imposé 
à  M.  Plattard  d'autres  devoirs.  Ce  collaborateur,  à  qui  les 
amis  de  la  Revue  doivent  tant  de  gratitude,  est  aujourd'hui 
sur  le  front  de  combat  :  nous  lui  adressons  nos  félicitations  et 
nos  vœux. 

Historiographie.  —  Le  Musée  Jeanne  d'Arc,  à  Orléans, 
possède  un  manuscrit  des  premières  années  du  xvje  siècle,  qui 
contient  un  «  abrégé  »  ou  résumé  par  règne  de  l'histoire  de 
France  jusqu'à  l'avènement  de  Louis  XIL  M.  Jacques  Soyer, 
archiviste  du  Loiret,  en  a  publié  le  texte  avec  une  introduc- 
tion ^.  L'auteur  écrit  le  pur  français,  la  langue  du  Parisis,  de 
l'Orléanais  et  du  Blésois.  Il  fait  montre  d'un  esprit  relative- 
ment «  scientifique  »,  puisqu'au  lieu  de  commencer  à  la  guerre 
de  Troie,  il  ne  débute  qu'avec  Marcomir,  Pharamond  et  Glo- 
dion  :  on  sait  que  jusqu'à  la  Renaissance  généralement,  les 
Troyens  ont  été  considérés  comme  nos  plus  lointains  ancêtres. 
Contemporain  et  très  probablement  serviteur  de  Louis  XII,  il 
laisse  voir  ses  tendances  gallicanes.  M.  Soyer  pense  que  cet 
auteur  pourrait  bien  être  l'historien-poète  Guillaume  Crétin, 
Parisien,  trésorier  de  la  Sainte-Chapelle  de  Vincennes,  cha- 
pelain ordinaire  de  Louis  XII  et  ami  de  l'historiographe  Jean 
d'Auton. 

Histoire  morale  et  religieuse.  —  M.  P.  Imbart  de  la  Tour 
a  publié  la  troisième  partie  de  son  grand  ouvrage  sur  les  Ori- 
gines de  la  Réforme.  Après  la  France  moderne  et  la  Crise  de 
la  Renaissance  dans  l'Église  catholique,  voici  VÉvangélisme 
( i52i-i528)'^.  C'est  une  étude  sur  les  débuts,  le  caractère, 

1.  Mém.  de  la  Soc.  archéologique  et  historique  de  l'Orléanais, 
t.  XXXIV. 

2.  Paris,  Hachette,  1914,  in-8°. 


CHRONIQUES.  385 


l'évolution  de  la  Réforme  avant  Calvin  :  d'où  vient  la  Réforme? 
Est-elle  française  ou  allemande?  Sous  quelle  forme  s'est-elle 
présentée?  Comment  s'est-elle  constituée  peu  à  peu  en  une 
contre-église  ?  Quelle  a  été,  enfin,  dans  la  révolution  religieuse, 
l'attitude  de  l'Église  romaine?  A  ces  questions,  l'auteur  répond 
d'une  façon,  certes,  brillante,  et  il  nous  semble  que  son  der- 
nier livre  contient  les  pages  les  plus  réfléchies  quant  au  fond 
et  les  plus  littéraires  qu'il  ait  encore  écrites.  Maintenant,  il 
faut  dire  que  beaucoup  de  gens  ne  pourront  s'empêcher  de  lui 
chercher  querelle  à  tous  les  tournants.  M.  Imbart  de  la  Tour 
dédaignera  les  critiques,  et  avec  raison  :  nous  ne  croyons  pas 
qu'il  ait  voulu  construire  un  monument  d'érudition.  Son 
œuvre  est  celle  d'un  artiste  doué  d'une  personnalité  originale, 
d'un  esprit  convaincu  qui  a  choisi  les  documents  peut-être 
avant  de  les  avoir  trouvés  et  qui  les  a  interprétés,  d'ailleurs, 
avec  un  grand  souci  de  justice.  On  doit  le  lire  en  tout  cas,  et 
de  préférence  après  avoir  lu  un  autre  historien  catholique, 
Pastor  par  exemple. 

—  Un  des  derniers  tomes  de  VHistoire  des  Papes  est  consa- 
cré au  long  pontificat  de  Paul  III  Farnèse.  De  la  famille  Far- 
nèse,  qui  représente  éminemment  la  civilisation  italienne  et 
romaine  au  xvi^  siècle,  M.  Ferdinand  de  Navenne  a  voulu 
peindre  les  œuvres  dans  la  Ville  éternelle,  et  restituer  en  même 
temps  tout  le  décor  de  l'époque.  Le  beau  volume  intitulé 
Rome,  le  palais  Farnèse  et  les  Farnèse^,  honore  le  talent  litté- 
raire et  la  curiosité  historique  de  son  auteur.  Depuis  dix  ans, 
on  savait  que  M.  de  Navenne  faisait  des  recherches  sur  l'his- 
toire du  palais  fameux,  qui  est  aujourd'hui  propriété  de  la 
France.  Ces  recherches  ont  été  conduites  avec  soin  et  amour; 
il  suffit  de  feuilleter  le  livre  pour  s'en  rendre  compte  :  on  y 
trouve  quantité  d'informations  nouvelles  ou  peu  connues. 
Nous  ne  sommes  pas  sûr  pourtant  que  l'auteur  ait  tiré  des 
archives  italiennes  tout  ce  qu'elles  contiennent  touchant  le 
palais  Farnèse,  et  il  semble  que  si  un  érudit  avait  la  patience 
de  lire  les  correspondances  romaines  de  l'époque,  qui  sont 
encore  inédites,  il  obtiendrait  des  renseignements  encore  plus 
précis;  et  puisqu'il  s'agit  d'une  œuvre  de  San-Gallo  et  de 
Michel-Ange,  la  peine  ne  serait  pas  perdue.  Cette  remarque  ne 

I.  Paris,  A.  Michel,  1914,  in-8°,  5oi  p. 


386  CHRONIQUES. 


tend  pas  à  diminuer  le  mérite  de  M.  de  Navenne,  mais  à  jus- 
tifier une  question  que  nous  nous  permettons  de  lui  adresser. 
Pourquoi  n'a-t-il  pas  borné  son  exposé  à  l'histoire  du  palais? 
Nous  entendons  bien  qu'il  était  difficile  de  ne  pas  «  esquisser 
quelques  lignes  de  cette  noble  figure  qui  a  nom  Rome  »  ;  nous 
aurions  même  souhaité  que  l'aspect  extérieur  de  la  Rome  du 
xvie  siècle  fût  rendu  avec  plus  de  largeur  et  de  précision  (le 
tableau  reste  à  faire,  et  il  eût  été  là  bien  placé).  Nous  enten- 
dons aussi  «  qu'un  édifice  sans  souvenirs  est  comme  un  pays 
sans  histoire  »,  que  «  le  palais  Farnèse  est  peuplé  d'ombres  », 
et  qu'il  convient  de  parler  des  habitants  à  propos  du  logis. 
Mais  n'était-il  pas  dangereux  d'écrire  toute  une  chronique  des 
vicissitudes  politiques  de  la  casa  Farnese  ?  Chronique  établie  sur 
des  recherches  forcément  plus  hâtives  et  si  développée  qu'elle 
submerge  l'histoire  du  palais.  Le  livre  est  très  intéressant  dans 
ses  parties  originales,  mais  il  eût  gagné,  même  auprès  du 
grand  public,  à  être  plus  ramassé  et  mieux  limité. 

—  MM.  O.  Fallières  et  le  chanoine  Durengues  ont  publié 
le  texte  intégral  d'une  enquête  faite  en  i538  par  l'inquisiteur 
Louis  de  Rochette  sur  la  première  infiltration  des  idées  pro- 
testantes dans  le  pays  d'Agenais^  L'inquisiteur  finit  par  se 
laisser  séduire  au  charme  de  l'hérésie  qu'il  avait  charge  de 
découvrir,  et  il  fut  lui-même  brûlé  comme  «  luthérien  »  à 
Toulouse  au  mois  de  septembre  de  cette  même  année  i538. 
Les  actes  du  procès  se  trouvent  en  appendice. 

—  Au  congrès  des  Sociétés  savantes  réuni  à  Grenoble, 
Mlle  L.  GuiRAUD  a  présenté  deux  notes  :  l'une  sur  Un  registre 
inconnu  de  l'Université  de  droit  de  Montpellier  ( iSSô-iSjo), 
l'autre  sur  Le  séjour  de  Pierre  Charron  à  Montpellier  (i565- 
i56g;  iSjo-iSji)^. 

Histoire  politique.  —  MM.  E.  Baux  et  V.-L.  Bourrilly 
ont  écrit  un  mémoire  très  solide  et  très  riche  sur  le  séjour  de 
François  /er  à  Lyon  en  i5i6^.  La  deuxième  partie  de  cette 

1.  Recueil  des  travaux  de  la  Soc.  d'agriculture,  sciences  et  arts 
d'Agen,  2'  série,  t.  XVI,  191 3. 

2.  Bull,  liist.  et  philol.  du  Comité  des  travaux  liistor.,  année  igiS, 
n°'  1-2. 

3.  Revue  d'histoire  de  Lyon,  années  igiS  (p.  116  et  suiv.)  et  1914 
(p.  161  et  suiv.). 


CHRONIQUES.  887 


étude,  qui  traite  des  négociations  diplomatiques  et  des  affaires 
financières,  rentre  dans  l'histoire  générale.  Le  roi  demeura 
pendant  plus  de  quatre  mois  à  Lyon.  Il  avait  choisi  ce  séjour 
pour  être  à  portée  de  l'Italie  du  Nord,  dont  la  situation  lui 
inspirait  des  inquiétudes  :  Lyon  devint  alors,  en  même  temps 
que  le  siège  du  gouvernement,  «  le  centre  agissant  et  comme 
la  véritable  capitale  du  royaume  ».  Cette  activité  politique  est 
mise  en  lumière  grâce  à  de  nouveaux  documents,  tirés  de  la 
Bibliothèque  et  des  Archives  nationales,  des  archives  de 
Lucerne  et  des  archives  de  Turin. 

—  Le  deuxième  volume  de  l'édition  critique,  publiée  par 
M.  P.  GouRTEAULT,  des  Commentaires  de  Biaise  de  Moulue  a 
paru^.  C'est  le  récit  de  dix  années,  i553  à  i563,  particulière- 
ment fécondes.  L'érudition  de  l'éditeur  ne  laisse  rien  à  sou- 
haiter. Il  n'est  pas  exagéré  de  dire  que  par  sa  clarté,  sa  pré- 
cision et  le  zèle  de  ses  recherches  elle  honore  la  critique 
française. 

—  L'éminent  historien  du  Grand  Schisme  d'Occident,  M.  Noël 
Valois,  semble  se  rapprocher  du  xvi^  siècle  et  particulière- 
ment de  l'époque  des  guerres  de  religion.  Il  a  consacré  deux 
études  critiques  à  des  incidents  du  règne  de  Charles  IX,  bien 
connus,  certes,  mais  interprétés  jusqu'aujourd'hui  avec  une 
partialité  hâtive.  La  première  de  ces  études,  intitulée  Vassy^, 
est  un  petit  chef-d'œuvre  par  le  sens  du  concret  et  le  souci 
des  nuances  qui  s'y  manifestent.  L'auteur  a  raison  quand  il 
insiste  sur  le  caractère  accidentel  du  «  massacre  »,  dont  le 
retentissement  a  tant  favorisé  les  desseins  politiques  de  Gondé. 
Le  même  caractère  se  retrouverait  dans  un  grand  nombre  de 
tumultes  de  cette  époque.  Est-ce  à  dire,  pourtant,  que  les 
huguenots  sincères,  qui  prirent  les  armes  en  i562,  se  soient 
servis  d'un  vain  prétexte?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Il  y  a  eu  à 
ce  moment,  nous  semble-t-il,  un  effort  habile  de  Gondé  et  de 
ses  complices  pour  exploiter  l'incident,  pour  soulever  le  fana- 
tisme des  deux  confessions,  pour  tromper  et  enflammer  les 
calvinistes  récalcitrants  et  déchaîner  la  guerre  civile,  mal- 
gré l'opposition  des  théologiens  genevois.  Le  même  procédé 
avait  été  déjà  employé  deux  années  auparavant,  pour  entraî- 

1.  Paris,  Alph.  Picard,  in-8°  (2  cartes). 

2.  Annuaire-BulletindelaSoc.de  l'histoire  de  France,  année  igiS. 


388  CHRONIQUES. 


ner  une  partie  des  églises  protestantes  dans  la  conjuration  dite 
d'Amboise. 

—  Avec  le  même  esprit  de  minutieux  examen,  M.  Valois  a 
écrit  son  étude  sur  le  Projet  d'enlèvement  d'un  enfant  de  France 
(le  futur  Henri  III)  en  i56iK  II  verse  des  documents  nou- 
veaux au  débat,  et  il  est  le  premier  à  donner  un  récit  complet 
et  solide  des  incidents  qui  entourèrent  ou  suivirent  la  tenta- 
tive faite  par  le  duc  de  Nemours,  en  octobre  i56i,  avec  l'appui 
plus  ou  moins  décidé  des  Guises,  pour  éloigner  de  la  cour 
l'un  des  jeunes  frères  du  roi.  La  lecture  de  cet  exposé  nous  a 
suggéré  les  remarques  suivantes.  Le  projet,  de  la  part  des  sei- 
gneurs catholiques,  de  soustraire  les  enfants  de  France  aux 
influences  qui  s'exerçaient  alors  à  Saint-Germain-en-Laye,  se 
rattache  étroitement  à  l'histoire  du  colloque  de  Poissy.  Il  faut 
y  voir,  à  notre  avis,  non  pas  précisément  un  dessein  politique, 
moins  encore  un  complot,  mais  le  souci  de  protéger  les  jeunes 
princes  du  contact  des  ministres  calvinistes,  venus  pour  assis- 
ter au  colloque  et  qui,  pendant  plusieurs  mois,  eurent  la  liberté 
d'exposer  leurs  doctrines  à  la  cour  en  des  conversations  pri- 
vées, ouvertement.  Le  chef  éminent  du  catholicisme  français  à 
cette  époque,  le  cardinal  de  Tournon,  avait  tout  fait,  dès  le 
début  du  colloque,  pour  empêcher  que  la  discussion  entre  les 
théologiens  orthodoxes  et  les  théologiens  protestants  ne  se 
poursuivît  en  présence  de  la  famille  royale,  parce  qu'il  crai- 
gnait que  le  roi,  un  enfant,  et  ses  frères,  plus  jeunes  encore, 
ne  fussent  impressionnés  par  l'éloquence  ou  la  dialectique  des 
ministres.  Ceux-ci,  au  contraire,  avaient  cherché,  dans  le  col- 
loque, moins  peut-être  le  moyen  d'un  accord  que  l'occasion 
de  défendre  leurs  opinions  et  leurs  actes  devant  la  cour.  Tour- 
non  obtint  gain  de  cause  sur  le  fait  des  discussions  publiques, 
mais  les  ministres  usèrent  largement  des  entretiens  privés. 
Les  Jésuites,  qui  arrivèrent  à  Saint-Germain,  en  septembre, 
avec  le  légat  Hippolyte  d'Esté,  constatèrent  le  succès  de  la 
propagande  faite  autour  de  la  famille  royale.  Que  les  catho- 
liques aient  voulu  soustraire  à  cette  propagande  celui  des 
jeunes  princes  sur  lequel  ils  avaient  le  plus  d'influence,  c'est 
chose  naturelle.  Les  inquiétudes  de  Catherine  de  Médicis  sont 
aussi  très  naturelles,  et  M.  Valois  en  a  très  bien  expliqué  les 
raisons.  Quant  aux  protestants,  s'ils  exploitèrent  les   révéla- 

1.  Bibl.  de  l'Éc.  des  chartes,  1914,  i"  livraison. 


CHRONIQUES.  3Sg 


tions  du  duc   d'Orléans,   s'ils  exagérèrent  la  méchanceté  du 
«  complot  »,  doit-on  les  accuser  de  mauvaise  foi? 

—  M.  V.  Chareton  a  publié  un  fort  volume  sur  La  Réforme 
et  les  guerres  civiles  en  Vivarais^.  C'est  une  des  régions  les 
plus  âpres  de  France.  La  pénétration  des  nouvelles  doctrines 
s'y  fit  de  bonne  heure  obscurément  et  se  révéla  vers  i334. 
M.  Chareton  observe  :  «  Le  grain  n'eût  pas  germé  si  le  terrain 
n'avait  été  de  longue  date  préparé  par  une  main  invisible,  et 
cette  main  était  celle  du  mécontentement,  de  la  misère.  »  Il 
montre  les  impôts,  les  charges  de  toutes  sortes  qui  résultèrent 
des  guerres  de  François  ler,  accablant  ce  pays  naturellement 
pauvre;  il  mentionne  les  fléaux,  la  disette,  la  peste,  qui  lais- 
saient l'âme  du  peuple  désorientée  dans  l'épouvante.  Abon- 
damment illustré  de  cartes,  plans,  dessins,  photographies, 
nourri  de  nombreux  documents,  le  récit  que  l'auteur  nous 
donne  des  guerres  religieuses  en  Vivarais  retient  et  intéresse 
l'esprit  comme  une  histoire  de  brigands. 

—  Le  savant  conservateur  de  la  bibliothèque  de  Caen, 
M.  R.-N.  Sauvage,  vient  d'écrire  une  étude  remarquable  sur 
Les  troubles  de  Lisieux  en  i562  2.  Nous  y  avons  relevé  quelques 
faits  qui  ont  une  valeur  générale,  parce  qu'ils  s'accordent  avec 
ce  que  nous  savons  des  troubles  de  la  même  époque  en  d'autres 
villes.  Telle,  par  exemple,  l'intention  que  manifestèrent  les 
protestants,  avant  la  guerre  civile,  «  d'entrer  par  force  »  dans  les 
églises  catholiques.  M.  Sauvage  ne  reconnaît  ces  velléités,  chez 
les  huguenots  de  Lisieux,  qu'au  printemps  de  1 562  ;  nous  croyons 
que  là,  comme  ailleurs,  elles  remontent  aux  premiers  mois  de 
i56i,  époque  où  fut  donné  aux  églises  réformées  une  sorte  de 
mot  d'ordre  pour  appuyer  par  des  manifestations  la  demande 
de  temples.  A  Lisieux  aussi,  suivant  un  exemple  général,  les 
officiers  royaux,  à  commencer  par  le  bailli  d'Évreux,  et  la 
bourgeoisie  de  basoche  se  mêlèrent  aux  protestants  en  leur 
donnant  l'appui  le  plus  efficace.  Les  iconoclastes  lexoviens, 
une  fois  maîtres  de  la  place,  «  rompirent  »  les  objets  du  culte 
catholique,  mais,  conformément  à  l'attitude  de  leurs  coreli- 
gionnaires pendant  les  premiers  troubles,  ils  n'usèrent  pas, 
semble-t-il,  de  violence  grave  à  l'égard  des  personnes.  Un  fait 


1.  Paris,  Documents  d'histoire,  P.  Catin,  1914,  in-8%  xn-430  p. 

2.  Extrait  des  Études  lexoviennes,  t.  I. 


BgO  CHRONIQUES. 


ordinaire,  du  reste,  en  Normandie,  c'est  l'absence  de  toute 
résistance  de  la  part  des  catholiques.  Pour  ce  qui  concerne  les 
pillages,  il  faut  distinguer  plusieurs  phases,  qu'on  retrouve  à 
peu  près  dans  tous  les  tumultes  pareils.  Au  début,  les  icono- 
clastes, qui  avaient  ordre  de  ne  pas  piller,  mais  seulement  de 
détruire  les  idoles,  reçurent  un  salaire  en  compensation;  ils 
brûlèrent  chapes,  ornements,  linges,  armoires,  etc.  Mais  déjà 
beaucoup  de  «  séditieux  »  ne  résistaient  pas  à  la  tentation  du 
vol.  Plus  tard,  les  chefs  de  l'armée  protestante  décidèrent  que 
toutes  les  richesses  des  églises  catholiques  seraient  enlevées, 
après  décharge  donnée  aux  gardiens,  et  vendues  ou  monnayées 
pour  payer  les  troupes.  Quelques-uns  des  lieutenants  de  Condé, 
chargés  de  ces  opérations,  y  mirent  des  formes  et  se  condui- 
sirent personnellement  avec  honnêteté;  mais  la  plupart,  nobles 
ou  capitaines  besogneux,  cherchant  dans  le  désordre  une  belle 
aventure,  pillèrent  pour  leur  propre  compte  et  firent  tort  à 
leur  parti  aussi  bien  qu'à  leurs  adversaires.  Fervacques,  le 
futur  maréchal,  agit  de  cette  manière  à  Lisieux.  On  remarque, 
d'ailleurs,  que  dans  une  lettre  adressée  à  leurs  concitoyens,  le 
8  janvier  i563,  les  Réformés  lexoviens,  alors  exilés  de  la  ville, 
affirmaient  avoir  été  reconnus  étrangers  à  la  destruction  des 
images  et  plus  encore  au  pillage.  Cette  lettre,  découverte  et 
publiée  par  M.  Sauvage,  est  une  pièce  étonnante  :  on  y  relève 
une  allusion  à  la  «  vertu  de  la  mirifique  pantoufle  ». 

—  M.  le  chanoine  Daranatz  a  publié  une  lettre  missive  iné- 
dite de  Henri  IV,  du  3  juillet  1601,  adressée  au  parlement  de 
Bordeaux  ^. 

Histoire  des  institutions  et  du  droit.  —  Devant  le  Congrès 
des  Sociétés  savantes  à  Grenoble,  M.  G.  Lavergne  a  commu- 
niqué un  acte  inédit  de  François  1"  relatif  aux  impôts  (de 
Bordeaux,  le  i5  juin  i53o)2. 

—  M.  Olivier  Martin  publie  dans  la  Nouvelle  Revue  histo- 
rique de  droit,  d'après  les  registres  originaux,  les  sentences 
civiles  du  Châtelet  de  Paris  (  1 3g5- 1 5o5)  ^.  Dans  la  même  Revue *. 

1.  Bull,  du  Comité  des  travaux  liistor.,  année  igiS,  n"  i. 

2.  Ibid.,  Annexe. 

3.  En  cours  de  publication.  Années  igiS,  p.  758-804;  1914,  p.  61 
et  suiv. 

4.  Janvier-avril  1914. 


CHRONIQUES.  Sgi 


à  lire  les  précieuses  observations  de  M.  Ch.  Lefebvre  sur  l'his- 
toire des  rentes  perpétuelles. 

—  L'histoire  du  droit  a  été  privée  d'un  de  ses  maîtres  les 
plus  éminents  par  la  mort  de  M.  Paul  Viollet.  Cet  homme  de 
haut  caractère  et  d'esprit  original  représentait,  dans  notre 
temps,  mieux  que  personne,  la  puissante  et  subtile  érudition 
des  juristes  de  l'ancien  régime.  On  souffrait  de  voir  ses 
recherches  présentées  au  public  sous  la  robe  verdâtre  des  édi- 
tions modernes  ;  sa  science  était  faite  pour  les  longues  colonnes 
des  vieux  in-folio,  propices  aux  digressions  et  aux  malices 
cachées.  M.  Viollet  avait  abordé  plusieurs  fois,  dans  son  His- 
toire des  institutions  et  dans  son  livre  sur  le  Roi,  l'étude  du 
xvi=  siècle,  mais  il  ne  s'y  était  guère  arrêté  que  pour  signaler 
l'avènement  de  la  tolérance  religieuse  :  on  devinait  chez  lui 
l'aversion  que  professaient  les  anciens  «  médiévistes  »  pour  la 
Renaissance.  Nous  recueillons,  cependant,  avec  gratitude  les 
observations  dont  il  a  enrichi  nofre  domaine. 

Histoire  des  mœurs.  —  La  région  de  Vitré  et  de  Saint-Malo 
fut,  aux  xve  et  xvi^  siècles,  un  des  centres  les  plus  prospères 
d'activité  économique  et  de  commerce  international.  La  popu- 
lation ouvrière  de  Saint-Malo  se  recrutait  alors  dans  tous  les 
pays,  comme  celle  d'un  grand  port  de  nos  jours.  Les  mar- 
chands de  Vitré  trafiquaient  avec  les  Flandres,  l'Allemagne, 
l'Angleterre,  l'Espagne,  les  Indes,  y  exportant  surtout  des 
toiles  ou  «  cannevaz  ».  Là  se  forma  une  riche  bourgeoisie, 
dont  on  peut  encore  admirer  les  logis  et  qui  orna  les  églises 
de  tapisseries,  de  vitraux,  de  tableaux,  de  draps  d'or.  M.  Emile 
Clouard  publie  dans  la  Revue  de  Bretagne  le  journal  ou  livre 
de  raison  de  deux  bourgeois  de  Vitré  (i490-i583)'.  On  peut  en 
tirer  un  certain  nombre  de  notes  intéressantes.  L'auteur  écrit 
sous  la  date  i6  février  i5ii  :  «  Arriva  vers  moy  Gabriel,  fils  de 
Lancelot,  de  la  ville  de  Brucelles  es  pays  de  Flandre  :  quel 
Gabriel,  mon  nepveu  m'a  envoyé  pour  aprendre  le  langaige  et 
pour  aller  à  l'escole,  ainsy  qu'il  apert  par  la  lettre  que  m'a 
cscrite,  par  laquelle  il  me  promectz  rendre  ce  que  je  mectré 
pour  led.  Gabriel.  »  Ce  jeune  Flamand,  venu  à  Vitré  pour  étu- 
dier le  français,  s'en  alla  quinze  mois  après,  et  les  frais  de  sa 

I.  Février-mai  1914. 


392  CHRONIQUES. 


pension  pour  tout  ce  temps  montèrent  à  dix  écus  d'or.  Plus 
loin,  nous  trouvons  le  long  récit  d'un  mariage  bourgeois,  une 
relation  détaillée  de  l'entrée  d'Anne  de  Montmorency,  com- 
tesse de  Laval,  des  renseignements  précis  sur  la  valeur  de 
l'argent  et  le  prix  des  choses,  sur  le  train  de  la  vie  familière 
ou  commerciale.  L'auteur  du  journal  mentionne  aussi  les 
grands  événements  avec  exactitude  :  la  prise  de  Calais  et  celle 
de  Thionville  en  i558,  les  mariages  princiers  de  i55g.  Il 
signale,  dès  i558,  plusieurs  vols  d'objets  du  culte  en  l'église 
Notre-Dame  de  Vitré.  Intéressants  aussi  les  détails  sur  l'édu- 
cation exceptionnelle  que  reçut  l'un  des  fils  de  la  maison. 
L'enfant  «  commença  à  aller  à  l'escolle  à  Vitré  [en  iSig,  à 
l'âge  de  sept  ans],  et  eut  bons  principes,  dit  son  père,  qui 
m'ont  cousté  xx  deniers  tournois,  parce  qu'il  savoit  ses  Heures  ». 
Quatre  ans  après,  le  célèbre  Antoine  Fumée,  ayant  remarqué 
l'écolier,  pria  le  père  de  le  «  luy  bailler  pour  l'envoyer  au  col- 
lège de  Navarre  à  Paris  ».  A  partir  de  ce  moment,  nous  assis- 
tons aux  répercussions  familiales  du  séjour  de  l'adolescent 
dans  la  capitale.  La  pension  est  lourde  à  payer.  La  mère 
envoie  des  «  chemises  de  lin  »,  des  «  coueffes  »,  des  «  mou- 
chers  »,  une  «  robe  de  frisse  grise  fourrée  de  agneaux  blancs  » 
qui  coûte  très  cher.  Bientôt  l'écolier  commence  à  faire  des 
dettes.  Ses  compatriotes  vont  le  visiter,  à  l'occasion  de  la  foire 
du  Lendit.  Et  un  jour,  le  père  lui-même  prend  la  route  de 
Paris.  —  En  lisant  ce  journal  naïf,  on  songe  parfois  aux 
hommes  et  aux  choses  qu'a  peints  Noël  du  Fail. 

Lucien  Romier. 


CHRONIQUE  DE  NOTRE  SOCIÉTÉ. 

Notre  Société,  déjà  grandement  éprouvée  par  les  pertes 
qu'elle  a  subies  au  cours  des  mois  qui  ont  précédé  l'ouverture 
des  hostilités  :  Jules  Claretie,  Jules  Roy,  Henry  Roujon,  Jean 
Jaurès,  Pierre  Dauze,  A.  Durel,  vient  de  subir,  du  fait  de  la 
guerre,  une  série  de  deuils  particulièrement  douloureux.  Plu- 
sieurs de  ses  jeunes  membres,  parmi  ceux  qui  faisaient  conce- 
voir les  plus  belles  espérances,  sont  tombés  au  champ  d'hon- 
neur pour  la  défense  de  cette  noble 

France,  mère  des  arts,  des  armes  et  des  lois, 


CHRONIQUES.  3g3 


que  nos  pères  du  xvie  siècle  ont  si  magnifiquement  glorifiée 
par  la  bouche  de  leurs  grands  poètes,  Ronsard  et  du  Bellay, 
et  dont  notre  Rabelais,  «  qui  créa  les  lettres  françaises,  »  reste 
comme  le  «  génie-mère  »,  suivant  la  double  et  admirable 
expression  de  Chateaubriand.  C'est  pour  nous  un  pieux  devoir, 
qui  prime  en  ce  moment  tous  les  autres,  de  rendre  hommage 
à  ces  héroïques  victimes  qui  ont  scellé  de  leur  sang  leur  amour 
de  la  douce  France  et  de  sa  civilisation  immortelle.  Trois  de 
nos  confrères  sont  morts  sur  le  champ  de  bataille;  deux  autres 
amis  du  xvie  siècle  sont  considérés  comme  disparus.  Comme 
il  n'y  a  pas  de  certitude  en  ce  qui  les  touche,  nous  ne  parle- 
rons que  des  trois  premiers. 

Fernand  Mouchet. 

Fernand  Mouchet  était  d'origine  poitevine;  il  appartenait  à 
une  famille  d'instituteurs.  Né  à  Ingrandes  (Vienne)  le  ler  juillet 
i88g,  il  entra  à  l'École  normale  supérieure  en  1910.  Il  fut  reçu 
au  concours  de  l'agrégation  des  lettres  en  igiS.  Son  intention 
était  de  se  consacrer  à  l'étude  de  la  littérature  du  xvi«  siècle. 
Auditeur  assidu  du  cours  d'histoire  littéraire  de  la  Renais- 
sance, à  l'École  pratique  des  Hautes-Études,  de  1910  à  igiS, 
il  s'était  occupé,  à  cette  conférence,  de  la  question  de  l'au- 
thenticité du  Contre-Un  de  La  Boétie  et  plus  spécialement  de 
la  préparation  d'un  travail  d'ensemble  sur  la  vie  et  les  œuvres 
de  Clément  Marot.  11  remplit  en  igii  une  mission  de  recherches 
sur  l'auteur  des  Psaumes,  à  Lyon,  à  Genève  et  en  Savoie  (rap- 
port publié  dans  VAnnuaire  de  l'École  pratique  des  Hautes- 
Études  de  1911-1912,  p.  95).  Nous  avions  le  droit  d'espérer  de 
Fernand  Mouchet,  qui  comptait  faire  de  ce  travail  sa  thèse  de 
doctorat,  l'ouvrage  critique  qui  nous  manque  encore  sur  le 
charmant  poète  du  xvi^  siècle.  Au  Collège  de  France,  il  avait 
eu  la  mission  de  recueillir  un  certain  nombre  de  mes  leçons 
sur  l'histoire  intellectuelle  de  la  Renaissance  française  pour  la 
Revue  des  cours  et  conférences,  et  il  s'était  acquitté  de  cette 
tâche  avec  autant  de  probité  que  de  tact.  Il  était  de  ceux  sur 
la  conscience  desquels  on  peut  compter  pour  ces  besognes 
souvent  délicates,  et  c'est  justement  à  cette  occasion  qu'il  fut 
donné  à  son  professeur  de  pouvoir  apprécier  son  sens  de  la 
mesure  et  sa  perspicacité.  Il  avait  un  esprit  judicieux,  un  goût 
sûr,  une  érudition  solide  et  bien  équilibrée.  Nature  sensible 
et  tendre,  il  réfléchissait  et  pensait  beaucoup  par  lui-même. 


394  CHRONIQUES. 


accusant  déjà,   comme  étudiant,   une  personnalité   pleine   de 
promesses.  C'est  une  belle  espérance  qui  s'évanouit  avec  lui. 

Il  allait  achever  ses  deux  années  de  service  militaire,  lorsque 
la  guerre  éclata.  Sous-lieutenant  au  325e  d'infanterie,  il  tomba 
glorieusement  dans  la  forêt  de  Champenoux  (Meurthe-et-Mo- 
selle), le  1 1  septembre  1914.  A  l'École  normale  comme  à  l'École 
des  Hautes-Etudes,  son  souvenir  sera  pieusement  gardé  par 
tous  ceux  qui  l'ont  connu  et  aimé.  Que  sa  mère,  si  éprouvée, 
et  ses  deux  frères  trouvent  ici  l'expression  de  nos  regrets  émus 
et  de  notre  sincère  sympathie. 

Fernand  de  Val  de  Guymont. 

Fernand-Louis  de  Val  de  Guymont  était  né  à  Paris  le  24  juil- 
let 1887.  Il  appartenait  à  une  vieille  famille  originaire  d'Au- 
vergne. Élève  de  la  Faculté  de  droit,  il  se  fit  recevoir  licencié 
et  suivit,  de  1907  à  1912,  les  cours  de  l'École  des  Hautes- 
Etudes.  Il  élabora,  à  la  conférence  d'Histoire  littéraire  de  la 
Renaissance,  outre  diverses  explications,  un  travail  sur  «  Cal- 
vin étudié  et  jugé  par  les  critiques  et  historiens  littéraires  du 
xix*  siècle  »,  qui  n'a  pas  été  publié.  Il  avait  une  sincère  curio- 
sité d'esprit,  de  la  ferveur  littéraire  et  un  vif  désir  d'acquérir 
une  culture  large  et  variée.  Son  caractère  était  affectueux  et 
dévoué,  et  il  se  montrait,  en  toutes  circonstances,  tendrement 
attaché  à  ceux  qui  lui  avaient  témoigné  de  l'amitié.  Il  appar- 
tint, pendant  plusieurs  années,  à  notre  Société,  prenant  volon- 
tiers part  à  nos  réunions. 

Fernand  de  Val  de  Guymont  est  mort,  tué  à  la  bataille  de 
Ghamploux  (Meuse),  le  8  octobre  1914,  par  une  balle  reçue 
dans  la  tête,  face  à  l'ennemi,  au  moment  où,  comme  caporal, 
il  rassemblait  ses  hommes  pour  la  retraite  qui  venait  de  son- 
ner. Nous  savons,  par  divers  témoignages,  que  sa  conduite 
sur  le  champ  de  bataille  lui  avait  valu  l'estime  et  l'amitié  de 
ceux  qui  furent  ses  derniers  compagnons  de  lutte.  Il  habitait 
à  Paris,  auprès  de  sa  mère  et  de  ses  deux  sœurs,  vivant  pour 
ces  trois  êtres  qui  l'entouraient  d'un  amour  touchant  et  qui, 
aujourd'hui,  demeurent  inconsolables.  Nous  leur  offrons 
l'hommage  douloureux  de  nos  sentiments  affligés  et  de  nos 
fidèles  souvenirs. 

Marcel  Godet. 

Marcel  Godet,  né  à  Canchy  (Somme),  le  25  juin  1882,  était 


CHRONIQUES.  SgS 


d'origine  picarde.  Licencié  es  lettres  et  en  droit,  il  entra  à 
l'École  des  chartes  et  à  l'École  pratique  des  Hautes-Études 
en  1906.  Archiviste-paléographe  de  la  promotion  de  1910,  il 
fut  diplômé  de  l'École  des  Hautes-Études  avec  une  thèse  intitu- 
lée La  congrégation  de  Montaigu  ( i4go-i58oj  qm  a  été  publiée 
en  1912  dans  la  Bibliothèque  de  cette  École,  dont  elle  forme  le 
fascicule  ig8.  Il  a  occupé  pendant  quelques  années,  avec  un 
zèle  et  une  conscience  tout  à  fait  dignes  d'éloges,  le  poste  de 
conservateur  de  la  bibliothèque,  des  archives  et  du  musée 
d'Abbeville,  trois  dépôts  qui  sont,  on  le  sait,  particulièrement 
intéressants.  Lorsqu'il  dut  abandonner  ces  fonctions,  son 
départ  fut  salué  par  les  regrets  unanimes  de  ses  concitoyens. 

Dès  son  séjour  à  l'École  des  chartes,  Marcel  Godet  avait 
donné  la  mesure  de  l'énergie  de  son  être  moral.  Victime  d'un 
grave  accident  qui  faillit  lui  coûter  la  vie  et  l'immobilisa  pen- 
dant de  longs  mois,  —  il  était  tombé  de  l'étage  supérieur  de 
la  bibliothèque  de  l'École  dans  la  salle  de  travail,  —  il  fit 
preuve,  dans  les  moments  qui  suivirent  cette  terrible  chute, 
d'un  calme  et  d'une  maîtrise  de  soi  qui  firent  l'admiration  de 
tous  ceux  qui  assistèrent  à  cette  scène  émouvante.  Le  futur 
combattant  des  bords  de  l'Yser  avait  montré,  ce  jour-là,  la 
vaillance  de  sa  belle  âme.  Pendant  les  trois  années  qu'il  me 
fut  donné  de  l'avoir  comme  élève,  à  la  conférence  d'Histoire 
littéraire  de  la  Renaissance,  j'appréciai  chaque  jour  davan- 
tage ce  charmant  esprit  si  cultivé,  si  fin,  si  français.  11  n'est 
personne,  parmi  ceux  qui  ont  suivi  les  explications  de  Vil- 
lon, à  cette  conférence,  qui  n'ait  conservé  le  souvenir  de  ses 
curieuses  conjectures,  aussi  bien  que  de  ses  interprétations 
judicieuses.  Telle  de  ses  découvertes  a  été  utilisée  par  le  plus 
récent  éditeur  de  Villon.  Il  exposait  avec  clarté  et  avec  agré- 
ment les  résultats  auxquels  l'avait  conduit  son  solide  esprit 
critique.  Un  caractère  avenant  et  réfléchi,  une  intelligence 
ouverte,  une  réserve  légèrement  teintée  de  mélancolie  sédui- 
saient en  lui  tous  ceux  qui  l'approchaient  d'un  peu  près. 
On  devinait  en  Marcel  Godet  une  haute  délicatesse  de  senti- 
ment qui  s'alliait  à  une  compréhension  pénétrante  des  hommes 
et  des  choses.  Ame  noble  et  généreuse,  douce  et  ferme 
tout  ensemble,  notre  ami  recherchait  la  vérité  avec  une  sorte 
de  passion  infiniment  touchante.  Tout  ce  qu'il  m'avait  laissé 
deviner  de  son  évolution  morale  et  religieuse  faisait  le  plus 
grand  honneur  à  sa  parfaite  loyauté  intellectuelle.  Son  labeur 


396  CHRONIQUES. 


scientifique  portait  l'empreinte  de  sa  curiosité  variée,  de 
ses  méditations  des  choses  de  l'âme  et  de  sa  méthode  rigou- 
reuse. Il  suffit  de  lire  son  article  sur  Haymon  de  la  Fosse, 
d'une  si  grande  fraîcheur  de  sentiments,  pour  s'en  rendre 
compte.  Combien  il  était  difficilement  satisfait  de  ses  travaux, 
avec  quel  scrupule,  avec  quelle  ardeur  il  les  remaniait,  il  les 
améliorait!  Il  avait  au  plus  haut  degré  le  sens  de  la  dignité  de 
l'Histoire  et  de  la  gravité  des  responsabilités  qui  incombent  à 
ceux  qui  la  cultivent.  Très  épris  de  son  pays  abbevillois,  il 
se  montrait  fier  d'en  faire  connaître  les  beautés  et  les  curiosi- 
tés artistiques  comme  d'en  évoquer  le  beau  et  séduisant  passé. 
Son  désir  était  de  se  consacrer  de  plus  en  plus  à  l'histoire  du 
xvie  siècle,  qui  l'attirait  depuis  le  début  de  sa  carrière,  et  de 
profiter  de  ses  loisirs,  —  qui  s'étaient  accrus  depuis  qu'il  avait 
renoncé  aux  fonctions  de  bibliothécaire  d'Abbevillc,  —  pour 
poursuivre  des  recherches  importantes  dans  ce  domaine.  Il 
allait  publier  un  travail  d'ensemble  sur  la  Réforme  à  Abbeville 
au  xvie  siècle.  La  perte  de  ce  travailleur,  déplorable  à  tant 
de  titres,  est  donc  pour  nos  études  un  événement  particuliè- 
rement douloureux.  Nous  perdons  en  lui  un  collaborateur 
zélé  en  même  temps  qu'un  ami  sûr  et  plein  de  charme. 

Lieutenant  de  réserve  au  8^  bataillon  de  chasseurs  à  pied, 
Marcel  Godet  est  tombé  glorieusement  pour  sa  patrie,  qu'il 
aimait  et  qu'il  comprenait  si  bien,  le  24  octobre  1914,  près  de 
Pervyse,  entre  Dixmude  et  Nieuport.  Mortellement  blessé,  il 
s'éteignit  peu  après,  malgré  les  soins  des  infirmiers  belges.  Il 
repose  auprès  d'une  ferme  de  Pervyse.  Notre  ami  avait  épousé, 
il  y  a  quelques  années,  une  compagne  digne  de  lui  et  qui 
s'était  intéressée  à  sa  vie  de  travail.  Il  lui  laisse  deux  petites 
filles.  Que  ces  trois  êtres  qui  lui  furent  si  chers  agréent  l'ex- 
pression de  notre  sympathie  profonde!  Le  souvenir  de  ce 
représentant  parfait  de  la  jeune  génération  patriote  et  lettrée, 
dont  le  rôle  a  été  si  beau  et  si  grand  dans  les  conjonctures 
présentes,  restera  gravé  dans  nos  cœurs. 

Bibliographie  des  ouvrages  de  Marcel  Godet. 

I.  Pedis  Admiranda,  ou  les  Merveilles  du  Pied  de  Jean  Dartis, 
remis  en  lumière  avec  la  vie  de  l'auteur,  une  notice  de  Mercier  de 
Saint-Léger,  une  description  de  quelques  ouvrages  principalement 
anciens  concernant  le  Pied  et  la  Chaussure,  des  notes  savantes,  etc. 
(Paris,  Champion,  1907,  in-12.) 


CHRONIQUES.  897 


2.  Jean  Standonck  et  les  Frères  Mineurs.  Extrait  de  VArchivium 
franciscanum  historicum,  t.  II,  p.  398-406  (1909). 

3.  Le  Collège  de  Montaigu.  Extrait  de  la  Revue  des  Etudes  rabe- 
laisiennes, t.  VII  (1909). 

4.  Le  Matreloge  du  Mesnil-Domqueur,  précédé  d'une  étude  sur 
les  biens  et  l'administration  d'une  paroisse  rurale  en  Ponthieu  à  la 
fin  du  moyen  âge.  [Bulletin  de  la  Société  d'émulation  d'Abbeville, 
année  1909,  n"  i  et  2.) 

5.  La  Congrégation  de  Montaigu.  (Positions  de  thèses  de  l'École 
des  chartes,  année  1910.) 

6.  Catalogue  des  nouvelles  acquisitions  de  la  bibliothèque  d'Abbe- 
ville,  publié  par  le  journal  L'Abbevillois  et  le  journal  Le  Pilote  de 
la  Somme  (novembre  1910). 

7.  Compte-rendu  de  l'Histoire  de  Saint-Valery  d'Adrien  Huguet, 
publié  dans  la  Bibliothèque  de  l'École  des  chartes,  t.  LXXI  (1910), 
p.  637-640. 

8.  Discours  d'inauguration  du  monument  Ernest  Prarond,  publié 
par  le  journal  Le  Pilote  de  la  Somme  (i"  et  3  novembre  1910)  et  le 
journal  L'Abbevillois  (3  novembre  1910). 

9.  Ernest  Prarond,  article  dans  le  No7-d  illustré  (i5  novembre 
1910). 

10.  Compte-rendu  de  l'excursion  du  18  août  igio  :  Rue,  Villiers- 
sur-Authie,  Valloires.  [Bulletin  de  la  Société  d'histoire  et  d'archéo- 
logie du  Vimeu,  n°  54,  année  191 1.) 

11.  Consultation  de  Tours  pour  la  réforme  de  l'Église  de  France 
(12  novembre  i4q3j,  publiée  dans  la  Revue  de  l'histoire  de  l'Église 
de  France,  ib  mars  et  25  mai  191 1. 

12.  Un  imagier  de  village  :  Jean-François  Flicourt  de  Canchy, 
peintre  et  sculpteur,  1 734-17 g4,  d'après  des  documents  inédits. 
[Bulletin  de  la  Société  d'émulation  d'Abbeville,  1911,  n"  2.) 

i3.  «  En  Normandie  »,  compte-rendu  de  l'excursion  des  ig  et 
3o  mai  igi i.  [Bulletin  de  la  Société  d'émulation  d'Abbeville,  année 
191 1,  n°*  3  et  4.) 

14.  Catalogue  des  nouv.  acq.  de  la  bibliothèque  d'Abbeville  en 
igii,  publié  dans  les  journaux  de  la  région. 

i5.  Conférences  sur  la  Société  au  moyen  âge  et  l'Art  au  moyen 

âge  (faites  à  Amiens,  salons  Liesse,  décembre  191 1  et  janvier  1912). 
Non  publiées. 

16.  Discours  prononcé  aux  obsèques  d'Aldus  Ledieu,  publié  par  le 
journal  Le  Pilote  de  la  Somme  (3o  mars  1912)  et  par  le  journal 
L'Abbevillois  [2  avril  1912). 

REV.    DU    SEIZIÈME   SIÈCLE.    II.  27 


398  CHRONIQUES. 


17.  La  Congrégation  de  Montaigii  (i4go-i 58o).  Paris,  Cham- 
pion, 1912,  vol.  gr.  in-8°. 

i8.  Huysmans.  (Compte-rendu  du  livre  de  l'abbé  Blandin,  publié 
dans  le  journal  L'Abbevillois,  8  février  191 3.) 

19.  La  bibliothèque  d'Abbeville.  Ce  qu'elle  est,  ce  qu'elle  pourrait 
être.  Rapport  publié  dans  l'Abbevillois  du  16  janvier  1913,  et  dans 
le  Pilote  de  la  Somme  des  16  et  18  janvier. 

20.  Aldus  Ledieu  ( j85o-i gi2j,  l'Homme  et  l'Œuvre.  Abbeville, 
Lafosse,  igiS,  in-8°. 

21.  Les  briilements  d'archives  à  Abbeville  pendant  la  Révolution. 
Paris,  Champion,  igiS,  i  vol.  in-8°. 

22.  La  Picardie.  {Bulletin  régional  de  la  Revue  de  l'histoire  de 
l'Église  de  France,  n"  de  janvier-février  1914.) 

23.  Article  Amiens,  dans  le  Dict.  d'histoire  et  de  géographie  ecclé- 
siastiques. Paris,  Letouzey. 

24.  Compte-rendu  de  l'Histoire  des  paroisses,  villages  et  seigneu- 
ries de  Saint-Christ-Briost  et  Ci^ancourt  de  A.  Arcelin,  publié 
dans  le  Bulletin  de  la  Revue  de  l'histoire  de  l'Église  de  France, 
n"  de  mars-avril  1914. 

25.  Tragique  histoire  d'Haymon  de  la  Fosse.  {Revue  du  XVI'  siècle, 
t.  II  (1914),  p.  169-190.) 

26.  Poèmes  en  prose  publiés  dans  Notre  Picardie,  revue  mensuelle 
de  la  région  picarde  : 

La  grande  pâture,  i"  juin  191 1,  n»  60. 

Le  village,  i"  novembre  1911,  n°  65. 

La  ville  :  paysage  d'hiver,  i"  janvier  1912,  n°  67. 

Le  printemps  sur  la  plaine  picarde,  1"  août  1912. 

Un  Picard  en  Hollande. 

Nous  ne  pouvons  encore  donner,  à  l'heure  présente,  des 
nouvelles  de  tous  nos  confrères  appelés  sous  les  drapeaux. 
Disons  seulement  que  notre  cher  et  tant  dévoué  collaborateur, 
le  secrétaire  de  notre  Société  depuis  sa  fondation ,  Jacques 
Boulenger,  a  été  fait  sous-lieutenant  sur  le  champ  de  bataille. 
Il  a  combattu,  depuis  plusieurs  mois,  dans  les  environs  de  la 
ville  qui  faisait  l'admiration  du  monde  pour  ses  halles  mer- 
veilleuses. Son  régiment,  seul  de  toute  l'armée  territoriale, 
croyons-nous,  a  été  cité  à  l'ordre  du  jour  pour  sa  belle  con- 
duite au  feu  pendant  plusieurs  semaines.  Ses  lettres,  qu'il 
faut  souhaiter  de  voir  publier  un  jour,  resteront  sans  doute 


CHRONIQUES.  Sgg 


comme  un  des  documents  sincères  et  vécus  de  l'épopée  qui  se 
poursuit. 

Le  secrétaire  de  notre  Revue,  dont  le  zèle  et  la  compétence 
sont  appréciés  hautement  par  nos  confrères,  Jean  Plattard, 
est  devenu  également  sous-lieutenant.  Il  s'est  occupé  active- 
ment de  la  construction  et  de  l'organisation  des  tranchées 
dans  la  région  de  la  ville  que  «  le  libérateur  du  territoire  »  a 
conservée  à  notre  affection.  11  a  mis  en  action  le  prologue  du 
Tiers  Livre  et  prouvé,  une  fois  de  plus,  sa  solide  connais- 
sance des  textes  anciens.  Il  a  mérité  les  éloges  du  comman- 
dement et  des  ministres  venus  visiter  ses  tranchées  modèles. 

Le  savant  D'  Bruzon,  l'ami  des  fidèles  du  Prophète  qui 
combattent  si  vaillamment  pour  nous,  soigne  les  malades  et 
les  blessés,  sur  le  front,  dans  la  région  de  la  Somme.  Le  vail- 
lant Henri  Massis  a  reçu  une  double  blessure;  il  est  soigné 
avec  toute  la  sollicitude  que  mérite  son  âme  généreuse  et 
combative.  Marcel  Boulenger  a  eu  les  pieds  gelés  ;  le  char- 
mant et  délicat  écrivain  est  maintenant  complètement  rétabli. 
Maurice  Du  Bos,  après  plusieurs  mois  de  garde  consciencieuse 
auprès  d'un  pont  de  l'Oise,  nous  est  revenu  avec  sa  classe, 
guéri  d'une  maladie  contractée  dans  l'humidité  de  la  berge. 
Gustave  Cohen,  qui,  depuis  quelques  années,  faisait  une  œuvre 
si  utile  à  l'Université  d'Amsterdam,  est  devenu  élève  officier. 
On  n'a  aucune  nouvelle  de  René  Sturel,  notre  précieux  col- 
laborateur, aimé  de  tous,  depuis  la  seconde  moitié  du  mois 
d'août.  Conservons  cependant  l'espoir  d'apprendre  qu'il  est 
retenu  blessé  et  prisonnier,  quelque  part,  dans  une  ambu- 
lance située  dans  les  régions  occupées  et  d'où  les  lettres  ne 
parviennent  pas.  A.  L. 


LIVRES  REÇUS. 


Nous  avons  reçu  les  ouvrages  suivants,  dont  il  sera  rendu 
compte  par  le  chroniqueur  de  l'Histoire  littéraire,  sitôt  qu'il 
pourra  reprendre  ses  études. 

Gennaro  Perfetto  (Janunculus).  Le  opère  di  Francesco 
Rabelais,  per  la  prima  volta  tradotte  in  lingua  italiana.  I.  Gar- 
gantua. —  Nuova  edizione  rifatta  e  preceduta  da  uuo  studio 
su  Rabelais  cd  i  suoi  tempi.  —  Napoli,  T.  e  R.  Pironti  edi- 
tori,  1914.  I  vol.  in-i2,  ccccxxxv-233  pages.  (Importante  intro- 
duction.) 

Classici  del  ridere.  —  Margherita  d'Angoulème,  regina  di 
Navarra.  Heptameron.  Prima  versione  italiana  di  Francesco 
Picco.  Incisioni  del  Freudenberg.  —  Genova,  A. -F.  Formig- 
gini  editore.  i  vol.  petit  in-80,  xxxii-zBo  pages. 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


Pages 

Statuts I 

Liste  des  membres 5 

Quelques  fragments  inédits  de  Michelet  sur  le  xvi^  s., 
par  Henri  Hauser 19 

Rabelais  et  Jean  Le  Maire  de  Belges,  par  Arthur  Til- 
LEY 3o 

Notes  pour  le  commentaire  de  Rabelais,  par  Jean  Plat- 
tard,  Spitzer,  Albarel,  Henri  Glouzot      .     .     33,  190,  367 

Nos  Géants  à^anter fois  (suite  et  fin),  par  Jean  Baffier.  40 

•  La  documentation  sur  le  xvie  siècle  chez  un  roman- 
cier du  xviie.  Les  sources  historiques  de  La  Princesse 
de  Cleves,  par  H.  Chamard  et  G.  Rudler    ....     92,289 

Poésies  inédites  de  Marguerite  de  Navarre,  par  René 
Sturel 149 

Tragique  histoire  d'Haymon  de  la  Fosse,  par  Marcel 

Godet 169 

André  Chénier  et  Rabelais,  par  Jean  Plattard  .     .     .  196 

Juste  Lipse  et  le  mouvement  anticicéronien  à  la  fin 

du  xvie  et  au  début  du  xvii^  siècle,  par  Groll.     .     .  200 

Les  jardins  français  à  l'époque  de  la  Renaissance,  par 
Jean  Plattard 243 

Rabelais  et  les  peuples  conquis,  par  Abel  Lefranc     .  285 

Béroalde  de  Verville  et  la  querelle  de  «  l'abstinente  », 
par  Henri  Glouzot 322 

Mélanges  du  xvie  siècle.  Les  termes  patois  chez  d'Au- 
bigné.  —  Les  «  Bigarrures  »  de  Tabourot  et  leur 
source  principale.  —  Un  chapitre  d'histoire  litté- 
raire. —  Joseph-Juste  Scaliger  et  ses  connaissances 
linguistiques.  —  Qu'est-ce  que  «  Le  jargon  de  Gali- 
matias »  de  Montaigne,  par  Lazare  Sainéan    ...  33 1 

Régime  médical  pour  un  prince  adolescent  (i555),  par 
L.  RoMiER 371 


y 


402  TABLE   DES    MATIERES. 


Pages 
L'abandon  de  la  Corse  par  les   Français  (iSSg),  par 

L.  R 376 

Rapport  sur  l'attitude  des  protestants  de  la  Bourgogne 

en  i566,  publié  par  L.  R 379 

Comptes-rendus. 

Henri  Clouzot.  Gargantua  et  Pantagruel  (Jacques 
Boulenger) 256 

Abel  Letalle.  Les  fresques  du  Campo  Santo  de  Pise 

(Maurice  du  Bos) 258 

Chroniques. 

I.  Bulletin  d'histoire  de  France,  par  Lucien  Romier,  p.  260, 
384.  —  Bibliographie  et  historiogrî^hie,  p.  260,  384.  —  His- 
toire morale  et  religieuse,  p.  260,  384.  —  Histoire  politique, 
p.  262,  386.  —  Histoire  des  institutions  et  du  droit,  p.  265, 
390.  —  Histoire  des  mœurs,  p.  265,  391.  —  Géographie  et 
histoire  économique,  p.  266.  —  Numismatique,  p.  267.  — 
Portraits,  p.  268.  —  Monuments  de  la  Renaissance,  p.  268. 

—  Peintres  et  sculpteurs,  p.  270.  —  Armures,  p.  271. 

II.  Bulletin  d'histoire  littéraire,  par  Jean  Plattard,  p.  i32. 

—  Répertoires,  p.  i32.  —  Histoire  générale  de  la  littérature 
française  au  xvi^  siècle,  p.  i32.  —  Bibliothèques,  p.  i33.  — 
Langue  française,  p.  i33.  —  La  Réforme,  p.  i33. —  Le  mou- 
vement de  la  Renaissance,  p.  134.  —  Érasme,  p.  134.  —  Le, 
platonisme,  p.  134.  —  Marguerite  de  Navarre,  p.  134.  ^ 
Clément  Marot,  p.  i35.  —  Calvin,  p.  i35.  —  Les  conteurs, 
p.  i35.  —  Ronsard,  p.  i35.  —  Traducteurs,  p.  i36.  —  Eru- 
dition, p.  137.  —  Polémique  religieuse,  p.  137.  —  Eloquence 
religieuse,  p.  i38.  —  Romans,  p.  139.  —  Montaigne,  p.  139. 

—  Charron,  p.  140.  —  Le  théâtre,  p.  140. 

in.  Chronique  rabelaisienne,  p.  141,  272.  —  Société  des 
Études  rabelaisiennes,  p.  141,  272.  —  Dessiller  ou  déciller 
(P.  Casanova),  p.  143.  —  L'étymologie  de  talisman  (P.  Casa- 
nova), p.  144.  —  Les  méfaits  des  «  Pastophores  taulpetiers  » 
(J.  P.),  p.  144.  —  Marranes  et  Marrabais  (J.  P.),  p.  145.  — 


TABLE   DES    MATIÈRES.  4o3 

La  mort  de  Pan,  p.  145.  —  Rabelais  ressuscité  (J.  P.),  p.  145. 
—  Anatole  France  et  Rabelais,  p.  146.  —  Les  «  Limbes  » 
des  véroles  (J.  P.),  p.  146.  —  Rabelais  et  son  œuvre  d'après 
les  manuels  scolaires  (J.  P.),  p-  147-  —  Le  Rabelaisien  pas- 
sionné, p.  273.  —  Rabelais  et  Baptista  Mantuanus  (W.  F. 
Smith),  p.  275.  —  Conférences  sur  Rabelais  en  Ecosse  (J.  P.), 
p.  276.  —  Les  menus  provençaux  de  Rabelais,  p.  277.  — 
Hommage  du  président  Poincaré  à  Rabelais,  p.  278.  —  La 
robe  doctorale  de  Rabelais  à  Montpellier,  p.  278.  —  L'au- 
thenticité du  Ve  Livre  de  Pantagruel  (J.  P.),  p.  27g.  —  Une 
imitation  de  l'inscription  de  Thélème  par  Eustorg  de  Beau- 
lieu  (Helen  J.  Harwitt),  p.  282.  —  Rabelais  réputé  poète 
par  quelques  écrivains  de  son  temps  (J.  P.),  p.  283. 

IV.  Nécrologie  :  Fernand  Mouchet,  Fernand  de  Val  de  Guy- 
mont,  Marcel  Godet  (notice  accompagnée  d'une  bibliogra- 
phie), par  Abel  Lefranc,  p.  393. 


Le  gérant  :  Lucien  Romier. 


Nogent-le-Rotrou,  impr.  Daupeley-Gouvkrneur. 


PQ 
230 
R5 
t. 2 


Revue  du  seizième   siècle 


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