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S^S5
Univ.of
TOROMTO
LiBRARY
REVUE
DU
SEIZIÈME SIÈCLE
PUBLICATIONS
DE LA
SOCIÉTÉ DES ÉTUDES RABELAISIENNES
NOUVELLE SERIE
REVUE
DU
SEIZIÈME SIÈCLE
TOME II — 1914
PARIS
EDOUARD CHAMPION
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES ÉTUDES RABELAISIENNES
5, QUAI MALAQUAIS
Téléph. : Gobelins 28-20
1914
w
7q
"lé
SOCIETE
DES ÉTUDES RABELAISIENNES.
STATUTS.
Article premier.
La Société des Études rabelaisiennes a pour but l'étude de
Rabelais et de son temps, ainsi que la publication de docu-
ments et de travaux relatifs au même sujet.
Elle pourra former des collections et organiser des excur-
sions offrant un intérêt pour ses études.
Elle s'interdit toute discussion qui aurait trait à des questions
actuelles politiques ou religieuses.
Art. 2.
Le siège de la Société est à Paris.
Art. 3.
La Société se compose des personnes dont l'admission aura
été prononcée dans les formes suivantes :
Les candidats devront adhérer aux statuts de la Société et
être présentés par deux membres. Si le Bureau agrée la
demande d'admission, celle-ci sera portée à l'ordre du jour
de la plus prochaine séance de la Société et devra réunir la
majorité absolue des voix des membres présents.
Art. 4.
La Société se réunit au moins six fois par an.
Outre ces séances, consacrées aux travaux ordinaires, elle
tient, au mois de janvier, une assemblée générale annuelle,
qui entend les rapports du président et du trésorier, approuve
les comptes et nomme les membres du Conseil.
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. I
2 STATUTS.
Une assemblée générale extraordinaire peut être convoquée
par le Conseil toutes les fois que des circonstances exception-
nelles l'exigent.
Art. 5.
Le Conseil de la Société, composé au maximum de vingt-
cinq membres, est renouvelable par cinquième tous les ans.
Les membres sortants sont désignés par roulement.
Le Conseil choisit dans son sein le bureau et les com-
missions.
Le Bureau est nommé au scrutin secret, à la majorité abso-
lue des membres présents. En cas d'égalité de suffrages, le
plus âgé des candidats est élu.
La Commission de publication se compose de trois membres,
nommés chaque année et rééligibles, auxquels sont adjoints
de droit le président et le secrétaire de la Société. Ses déci-
sions sont souveraines. D'autres commissions pourront être
créées ultérieurement.
Art. 6.
Le Bureau comprend un président, deux vice-présidents, un
secrétaire, un secrétaire-adjoint, un trésorier.
Les membres du Bureau sont nommés pour un an. Ils ne
sont rééligibles dans la même fonction qu'une année après
l'expiration de leur mandat, sauf le président, les secrétaires
et le trésorier, qui peuvent toujours être réélus.
Le Bureau est investi des pouvoirs les plus étendus pour la
gestion de la Société.
Art. 7.
Les ressources de la Société se composent :
1° Des cotisations de ses membres, fixées à dix francs par
an, et rachetables moyennant un versement minimum de cent
cinquante francs;
20 Du produit de la vente de ses publications;
30 Des dons qui lui seraient faits;
40 Du revenu de ses biens et valeurs de toute nature.
Art. 8.
Toute proposition portant modification aux statuts sera
STATUTS. 3
rédigée par écrit, signée par cinq sociétaires au minimum et
adressée au Bureau, qui décidera s'il convient d'y donner suite.
En cas d'avis favorable, la proposition sera mise à l'ordre
du jour de l'assemblée générale annuelle du mois de janvier,
et, pour être adoptée, devra réunir les trois quarts des voix
des membres présents.
Art. 9.
La Société ne peut être dissoute que dans une assemblée
générale comprenant au moins les deux tiers des membres
ayant acquitté leur cotisation.
Dans le cas où la dissolution serait votée, la môme assem-
blée décidera du sort de l'actif.
Art. 10.
Un règlement d'ordre intérieur pourra être rédigé par le
Conseil.
LISTE DES MEMBRES^
(1914).
Adès (Jehan); Li vergier Jogleor,
à Signy-le-Petit (Ardennes).
Agache (Alfred), artiste peintre;
rue Weber, 14.
Albarel (D' p.) ; à Névian (Aude).
Alexandre (D'); rue de Tour-
non, 20.
Alphaud (Gabriel), secrétaire gé-
néral du Temps; square de
Laborde, 14.
Alphandéry (Paul); directeur-
adjoint à l'Ecole pratique des
hautes études; rue de la Fai-
sanderie, 104.
Amigues (D'); à Peyriac-de-Mer
(Aude).
Andrews (C); University square,
à Belfast (Ireland).
Aranha (Graça), ministre du
Brésil à La Haye; hôtel de
La Trémoille, rue La Tré-
moille.
Arconati Visconti (Marquise);
rue Barbet-de-Jouy, 16.
Armaingaud (D'), membre cor-
respondant de l'Académie de
médecine, président de la Li-
gue française contre la tuber-
culose; à Bordeaux.
Asher et C", libraires; Bchrend-
strasse, 17, à Berlin [double
souscription].
Aymard; quai Saint-Michel, 23.
Backer (Hector de), ingénieur;
rue du Gouvernement provi-
soire, 32, à Bruxelles.
Baer, libraire; Hochstrasse, 6,
à Frankfurt-am.-Main (Alle-
magne).
Baffier (Jean), statuaire; rue
Lebouis, 6 bis.
Baguenault de Puchesse (comte
Gustave); rue de Surène, 24.
Baist (G.), professeur à l'Univer-
sité de Fribourg-en-Brisgau
(Allemagne).
Bamann (Otto), Dr. Phil., profes-
seur à la Maria Theresia Real-
schule; à Straubing (Bavière).
Barante (Baron Claude de); rue
du Général-Foy, 22.
Barat (Julien), lecteur à l'Uni-
versité de Gothenbourg (Suè-
de); rue des Fossés-Saint-Mar-
cel, 4, à Paris.
Barbier fils (Paul); Dunster West
Park, Leeds (Angleterre).
I. L'initiale C. signifie : membre du Conseil. — Les adresses non
suivies d'un nom de ville sont celles des membres habitant Paris.
— Nous prions instamment ceux des sociétaires dont l'adresse ou les
titres appelleraient quelque changement de vouloir bien en aviser
le secrétaire de la Société, M. Jacques Boulenger, 22, rue Oudinot, à
Paris.
LISTE DES MEMBRES.
Bardou, pharmacien; rue de la
République, à Béziers (Hé-
rault).
Barthou (Louis), président du
Conseil, ministre de l'Instruc-
tion publique; avenue d' An-
tin, 7.
Baudrier (Julien), C; rue Belle-
cour, 3, à Lyon.
Bauermeister (F.); West Rcgent
Street, 19, à Glascow (Angleter-
re). [Gaulon, correspondant].
Baur (Albert), professeur au Gym-
nase de Zurich; Forchstrasse,
144, à Zurich (Suisse).
Bayet (A.), directeur de l'ensei-
gnement supérieur; au minis-
tère de l'Instruction publique.
Beaurain (Georges); à Hornoy
(Somme).
BÉDiER (Joseph), professeur au
Collège de France ; rue Souf-
fîOt, II.
Behrend ( Adolf), libraire-éditeur ;
Unter den Linden, 56, à Berlin.
Aux soins de Masher, chez
Gaulon.
Behrens (D.), professeur à l'Uni-
versité de Giessen (Allemagne).
Belleville (Julien); rue du Co-
lonel-Moll, 2.
Beltrand (Jacques), graveur;
boulevard Pasteur, 69.
Bergalonne (Ch.-J.); rue de la
Corraterie, 20, à Genève.
Berge (Jules), propriétaire; rue
de la Victoire, 60.
Bernés (Henri), membre perpé-
tuel, professeur au lycée Laka-
nal, membre du Conseil supé-
rieur de l'Instruction publique;
boulevard Saint-Michel, 127.
Berry, libraire; 212, Shaftesbury
av., Londres W. C.
Besançon (Henry), directeur des
Écoles; à Aigle (Vaud, Suisse).
Besch (Emile), agrégé de l'Uni-
versité; 37, rue du Faubourg-
Stanislas, à Nancy.
BÉTHUNE (Baron François); rue
de Bériot, 34, à Louvain (Bel-
gique).
Bibliothèque des Archives na-
tionales.
[Bibliothèque] Amherst Collège
Library, department of ro-
mance languages; à Amherst,
Mass. (U. S. A.).
Bibliothèque de la ville de Be-
sançon (Doubs).
Bibliothèque de la ville de Blois
(Loir-et-Cher).
Bibliothèque de la ville de Ciii-
non (Indre-et-Loire).
Bibliothèque du Collège de
France.
Bibliothèque royale de Copen-
hague (Danemark). Correspon-
dant Lamothe, libraire.
Bibliothèque de l'Université de
Dijon.
[Bibliothèque royale de Dresde]
Kônigliche ôffentliche Biblio-
thek (Allemagne).
Bibliothèque de I'Ecole des
Chartes, rue de la Sorbonne,
à Paris.
Biblioteca nazionale centrale; à
Firenze (Italie). Librairie See-
ber, chez Lesoudier.
[Bibliothèque] Freiherrl. Cari
von Rothschild'sche ôffentliche
Bibliothek ; Frankfurt a. M.
(Allemagne).
Bibliothèque cantonale et uni-
versitaire de Fribourg, Suisse.
Bibliothèque publique de la ville
de Genève (Suisse).
Bibliothèque de I'Institut de
France.
LISTE DES MEMBRES,
Bibliothèque de la ville de Ham-
bourg.
[Bibliothèque] Germanisch-Ro-
manische Seminar (Dr. Prof.
Fr. Neumann); Bergstrassc, 45,
à Heidelberg (Allemagne).
Bibliothèque de l'Université de
Leipzig [Twietmeyer, corres-
pondant].
[Bibliothèque] Séminaire de phi-
lologie romane de Marburg
(Allemagne).
Bibliothèque Mazarine.
Bibliothèque de la ville de Mont-
pellier.
Bibliothèque du Musée Condé;
à Chantilly (Oise).
Bibliothèque publique de la ville
de Nancy (Meurthe-et-Moselle).
Bibliothèque publique de la ville
de Niort (Deux-Sèvres).
Bibliothèque de la ville d'OR-
léans.
Bibliothèque de FUniversité de
Paris.
Bibliotheca Alessandrina, R. Uni-
versità; à Rome (Italie).
Bibliothèque Sainte-Geneviève.
Bibliothèque impériale publique
de Saint-Pétersbourg (Russie)
[M. N. Likhatscheff, conserva-
teur].
[Bibliothèque] University of
Sheffield (Angleterre).
[Bibliothèque de Strasbourg]
Kais. Universitâts - und Lan-
desbibliothek (Allemagne).
Bibliothèque de l'Institut catho-
lique; rue de la Fonderie, à
Toulouse.
Bibliothèque de l'Université
royale d'UpsAL (Suède).
Bibliothèque de Versailles, rue
Gambetta, à Versailles.
Bibliothèque historique de la
Ville de Paris.
Bibliothèque de l'Université de
Vienne.
Bibliothèque de la ville de Zurich.
Blum (Léon), homme de lettres;
boulevard Montparnasse, 126.
Bodin, professeur à la Faculté
des lettres, rue de Tivoli, 43,
à Dijon.
Bogeng ( G.-A.-Erich ), H. Dr.
Wilmersdorf, Kaiser Allée, 168,
à Berlin.
BoNDOis (Paul-M.), archiviste-
paléographe, bibliothécaire à
la Bibliothèque nationale; rue
Biomet, 77.
Bonnaire; rue Nollet, 3i.
BoNZON (D'); rue de Berlin, i5.
Borde (M""»), boulevard Males-
herbcs, i58.
Bosse (Charles), libraire; rue
Lafayette, 46.
Bouillon (.\rthur), percepteur à
Hautmont (Nord).
Boulay de la Meurthe (Comte
Alfred), ancien président de la
Société archéologique de Tou-
raine; rue de Villersexel, 7.
Boulenger (Jacques), archiviste-
paléographe, secrétaire ; rue
Oudinot, 22.
Boulenger (Marcel), homme de
lettres; à Chantilly (Oise).
B0URDIER (.\.), éditeur; rue du
Parc-de-Clagny, 33, Versailles.
Bourgeois (Achille-F.), agrégé de
l'Université, professeur au Ly-
cée de Beauvais (Oise).
BouRRiLLY (V. -L.), professeur
à la Faculté des Lettres d'Aix-
en- Provence (Bouches- du-
Rhône).
BouTET DE Monvel (Rogcr), at-
LISTE DES MEMBRES.
taché au Musée Carnavalet ;
passage de la Visitation, 1 1 bis.
BouTiNEAu (D' Em.); rue de
l'Aima, 73, à Tours (Indre-et-
Loire).
Bouvier (Bernard), professeur à
l'Université de Genève; rue
Charles-Bonnet, 4, à Genève.
BovET (E.), professeur à l'Uni-
versité de Zurich; Bergstrasse,
29, à Zurich.
BoYLESvE (René), homme de let-
tres; rue des Vignes, 27.
Bréal (Michel), membre de l'Ins-
titut; boulevard Saint-Michel,
87.
Bredan (M"° Berthie), profes-
seur; Colmanstrasse , 20, à
Bonn (Allemagne).
Brockhaus, libraire; rue Bona-
parte, 17 {double souscription).
Brown (D' h. R.), Farlie; à Mal-
don, Essex (Angleterre).
Brunot (Alphonse), éditeur de
Medicina; rue Henri - Mar-
tin, 6.
Brunot (F.), professeur à l'Uni-
versité de Paris; rue Lene-
veux, 8.
Bruzon (D'); rue Claude-Ber-
nard, 79.
BuFFARD (Louis-Pierre); rue des
Carmes, 11 bis.
Bunau-Varilla (J.), licencié es
lettres, membre perpétuel; ave-
nue du Trocadéro, 22.
Cahen (Albert), inspecteur d'Aca-
démie; rue Condorcet, 53.
Callary de la Mazière ; rue de
Miromesnil, 64.
Cardot (Philippe), docteur en
droit; rue Saint-Sulpice, 18.
Carrière (l'abbé); 212, rue de
Rivoli.
Carry (D'); rue de l'Hôtel-de-
Ville, 54, à Lyon.
Casanova (Paul), professeur au
Collège de France; rue de
Rennes, 63.
Cavasse (D' Alfred); villa des
Bleuets, Le Cannet (Alpes-
Maritimes).
Chalbot (Alfred); rue Dulong,
65.
Chamard (Henri), professeur ad-
joint à la Faculté des Lettres ;
rue Claude-Bernard, 58.
Chambard-Hénon (D"" E.) ; cours
Morand, 43, à Lyon.
Champion (Edouard), homme de
lettres, libraire-éditeur; quai
Malaquais, 5 [grand papier].
Champion (Pierre), archiviste-pa-
léographe; rue Michelet, 4.
Charavay (Noël), expert en au-
tographes; rue de Fursten-
berg, 3.
Chaumier (Etienne), greffier du
tribunal civil de Chinon (In-
dre-et-Loire).
Chinard (Gilbert), maître de
conférences à l'Université de
Californie, Berkeley, U. S. A.
Clément (Louis); 52, faubourg
Saint-Honoré, Paris.
Clouzot (H.), conservateur de
la bibliothèque Forney, tréso-
rier; rue Dalayrac, 37, à Fon-
tenay-sous-Bois (Seine).
Cohen (Gustave), professeur à
l'Université d'Amsterdam; La
Sapinière Laren, Nord Holland
(Pays-Bas).
Comber (H. G.); Pembroke Col-
lège, à Cambridge (Angleterre).
Comte (Charles), professeur au
lycée Condorcet; rue d'Ams-
terdam, 52.
LISTE DES MEMBRES.
CoRoi (Jean); rue de Lubeck, 33.
CoRTADA (Alexandre); avenue
de Messine, 17.
CouDERc (Camille), archiviste-
paléographe, conservateur-ad-
joint au département des ma-
nuscrits de la Bibliothèque
nationale; rue de Harlay, 20.
CouET (Jules), archiviste de la
Comédie française; rue Le-
conte-de-Lisle, 14.
Courbet (Ernest), receveur mu-
nicipal-trésorier de la ville de
Paris; rue de Lille, i.
Courcel (Valentin de); rue de
Vaugirard, 20.
Couturier (Paul), directeur ho-
noraire au ministère de la
Guerre; avenue de Villiers, 88.
Crucy (François); boulevard
Bourdon, 6, Neuilly.
Cusenier (Elisée), industriel;
boulevard Voltaire, 226.
Daupeley (Paul), imprimeur; à
Nogent-le-Rotrou (Eure-et-
Loir).
Delacour (Th.), trésorier de la
Société botanique de France ;
rue de la Faisanderie, 94.
Delahaye (C. ), capitaine au
10° régiment de cuirassiers;
cours Morand, 54, Lyon.
Delamare (Louis), Tecumesch
avenue, 237, Mount Vernon,
U. S. A.
Delmas, archiviste départemen-
tal; à Tours (Indre-et-Loire).
Denizard (M"" Marie); rue Lava-
lard, 65, à Amiens.
Dervieux (D'); boulevard Saint-
Michel, i3.
Detken et RocHOLL, libraires; à
Naples.
Dorveaux (D' Paul), bibliothé-
caire de l'Ecole supérieure de
pharmacie, C; avenue d'Or-
léans, 58.
Dreyfus (Alfred); boulevard Ma-
lesherbes, 101.
Driesen (Otto), Dr. Phil.; Giese-
brechtstrasse, 6, à Charlotten-
burg (Allemagne).
Du Bos (Maurice), homme de
lettres; boulevard Saint-Mi-
chel, 95.
DuFOUR (Théophile), directeur
honoraire des archives et de la
bibliothèque de Genève, C;
route de Florissant, 6, à Ge-
nève (Suisse).
DuGAs; rue Gay-Lussac, 68.
DuLAU et C°, libraires ; à Londres
[double souscription].
Dupont-Ferrier (G.), docteur es
lettres; rue du Sommerard, 2.
DupuY (Ernest), inspecteur géné-
ral de l'Instruction publique;
avenue du Parc-de-Montsou-
ris, 2.
Durand (D'' Léon); place du
Boutge, à Albi (Tarn).
Dureau (André), agrégé des let-
tres, professeur au Lycée d'A-
miens (Somme).
Eguilles (Marquis d') ; rue de
Tocqueville, 22.
Endres (Joseph); Oberrealschulc,
Kaiserlautern (Bavière).
Fabre; rue du Languedoc, 22, à
Toulouse.
Fabre (Albert), conseiller à la
Cour d'appel; avenue de l'Ob-
servatoire, 18.
Fallières (André), avocat à la
Cour d'appel; rue de La Boé-
tie, 122.
10
LISTE DES MEMBRES.
Fanet (Maurice); quai de la Mé-
gisserie, 14.
Faucillon (D' E.); quai Charles-
VII, à Chinon (Indre-et-Loire).
FiLHO (D'' Thomas Alves); Cam-
pinas, estado de S. Paulo
(Brésil).
Flaction (D' F.); rue des Jordils,
24, à Yverdon (Vaud, Suisse).
Fletcher (Jefferson B.); Colum-
bia University, New-York City
(États-Unis).
FociLLON (Henri), ancien mem-
bre de l'École française de
Rome; professeur au Lycée de
Chartres (Eure-et-Loir).
FouLD (Paul); avenue d'Iéna, 62.
France (Anatole), de l'Académie
française; à Versailles.
Franz, libraire; Hermann Lu-
kaschik Perusastrassc,4, à Mu-
nich (Allemagne).
Frantzen (J.-J.-A.-A.), professeur
à l'Université d'Utrecht; Oud-
wijkerlaan, 41, à Utrecht (Hol-
lande).
Froussard (D"); rue Cardinet,
55.
Fullerton (W. Morton), homme
de lettres; rue du Mont-Tha-
bor, 8.
FuNEL (Th.); villa Walkyrie,
boulevard Carnot, 36, à Nice
(Alpes-Maritimes).
Furcy-Raynaud (Marc), attaché à
la Bibliothèque de l'Arsenal;
avenue des Champs-Elysées,
120.
Gabreau; avenue Elysée-Reclus,
i5.
Gaidoz (Henri), directeur d'études
à l'École pratique des hautes
études; rue Servandoni, 22.
Gallas (K.-R.), professeur d'en-
seignement secondaire; Pales-
trinastraat, 7, à Amsterdam
(Hollande).
Gallatin (M"" R. Horace); Ma-
dison Avenue, 488, à New-
York (U. S. A.).
Gamber, libraire - éditeur, rue
Danton, 7.
Gambh^r (Gabriel), notaire; à
Fontenay-le-Comte (Vendée).
Gandon (D' Henri) ; faubourg
Cérès, 17, à Reims.
Garnier (Armand), boulevard
Saint-Michel, 127, à Paris.
Gaudter (Charles), professeur au
Lycée; rue des Telliers, 47, à
Reims.
Geutiiner (Paul), libraire; rue
Jacob, i3.
Gérold et C°, libraires; Vienne.
Chez Gaulon.
Girard (Paul-Frédéric), profes-
seur à la Faculté de droit;
avenue des Ternes, 70.
Gnusé (Edouard), libraire; rue
du Pont-de-l'Ille, 5i, Liège
(Belgique).
Godet (Marcel), archiviste-pa-
léographe; à Neuilly-l'Hôpital,
par Abbeville (Somme).
GoMBAULT, directeur de l'Enre-
gistrement; rue de Bonneval,
1 1 bis,à Chartres (Eure-et-Loir).
Gonse (Louis); boulevard Saint-
Germain, 205.
GoTTscHALK (D'') ; cité Rouge-
mont, 3.
Grappe (Georges), homme de
lettres; rue Duperré, 20.
Greban (Raymond), notaire; à
Saint-Germain-en-Laye (Seine-
et-Oise).
Green (W. W.); Broadway, i65,
New York City (Amérique).
LISTE DES MEMBRES.
Grimaud (Henri), membre de la
Société archéologique de Tou-
raine, C; rue de l'Aima, ii5, à
Tours.
Groisard; avenue de Breteuil, i5.
Grosset (D' E.); à Ligré, par
Chinon (Indre-et-Loire).
Hallays (André), rédacteur au
Journal des Débats, C; rue de
Lille, 19.
Hanotaux (Gabriel), de l'Acadé-
mie française; rue d'Aumale,
i5.
Harker (G. W.); Cator Road, 6,
Sydenham, S. E., Londres (An-
gleterre).
Harrassowitz, libraire; à Leip-
zig (Allemagne).
Hartmann (D' Hans); profes-
seur au Gymnase, Stolzer-
strasse, 22, à Zurich (Suisse).
Haskovec (Prokop M.), Ph. Dr.;
Perlava, Praha I (Bohême).
Hauser (Henri); place Darcy,
8, à Dijon.
Hauvette (Henri), professeur-
adjoint à l'Université de Pa-
ris; boulevard Raspail, 274.
Heiss (H.), Dr. phil.; Helmholz-
strasse, 4, à Bonn (Allemagne).
Helme (D'); rue de Saint-Péters-
bourg, 10.
Hervieu (Paul), de l'Académie
française; avenue du Bois de
Boulogne, 7.
Heulhard (Arthur), C; rue Saul-
nier, 6 [gr-and papier].
Hoentschel (Georges); rue Thé-
ry, 4-
HoGU (Louis), agrégé des lettres;
rue Paul-Bert, 9, à Angers.
Honoré (Maurice), directeur de
« Tourisme »; rue Cauchois,
i5 bis.
Hudig (Jean), échevin de la ville
de Rotterdam (Hollande).
Huguet (Edmond), professeur à
l'Université de Caen, chargé
de cours à l'Université de Pa-
ris; boulevard Saint -Michel,
127.
HuYARD (E.); rue Vital-Caries,
26, à Bordeaux (Gironde).
Hyde (James H.), membre per-
pétuel; rue Adolphe- Yvon, 18.
Jacobs (D' H. B.); Mount Ver-
nont Place W., 11, à Balti-
more (U. S. A.).
Jacquemin; rue de Rennes, 108.
Janson (Paul), ancien bâtonnier,
député de Bruxelles; rue De-
facqz, 73, à Bruxelles.
Jaurès, député; rue de la Tour, 96.
J0NESC0-M1CHAIESTI (D'), chef de
travaux à la Faculté de méde-
cine; Strada Rozelor, 7, Bu-
carest.
Jouvenel (M°" de); rue Saint-
Simon, 2.
Karl (Louis); professeur à la
Faculté des lettres, à Kolozsvar
(Hongrie).
Ker (William Paton), membre
perpétuel ; 95 , Gowerstreet,
Londres W. C. (Angleterre).
Kerr (W. A. R.), professeur à
l'Université d'Albcrta, à Ed-
monton (Canada).
Kœnig (Georges), attaché au mi-
nistère des Cultes et de l'Ins-
truction publique; Holdptcza,
16, à Budapest.
Kœnigs (F.) ; Zeughaustrasse, 2,
Cologne (Allemagne).
Krantz (Camille); boulevard
Saint-Germain, 226. S. A. Krzy-
12
LISTE DES MEMBRES.
zanowski, libraire, Cracovie
(Autriche).
La Baume (Comte H. de); rue de
l'Université, 5i.
Lachenal (Adrien), ancien pré-
sident de la Confédération
suisse; place Molard, 3, à Ge-
nève.
Lachèvre (F\), château de Cour-
ménil, par Exmes (Orne).
Lafaurie (Baron); rue de Ber-
ry, 6.
Lafenestre (Georges), membre
de l'Institut, professeur au
Collège de France, conserva-
teur du Musée Condé; à Chan-
tilly (Oise).
Lamotte (Albert); square La-
garde, 2.
Langeard (Paul), licencié es let-
tres, élève de l'École des char-
tes, rue Vavin, i8.
Lanson (Gustave), professeur à
l'Université de Paris; boule-
vard Raspail, 282.
Larchevêque (Théodore), avocat
à la Cour d'appel; rue Pavée,
2, à Bourges (Cher).
Laroze (Lionel), maître des re-
quêtes honoraire au Conseil
d'État, ancien directeur au mi-
nistère de la Justice, C; rue
de la Baume, 9.
Larreta (Enrique R.), ministre
plénipotentiaire de la Répu-
blique Argentine; rue de la
Faisanderie, 4g.
Lataste (D"' Pierre); à Saint-
Émilion (Gironde).
Laumonier (Paul), maître de con-
férences à l'Université de Poi-
tiers; rue de la Prévôté, 24, à
Bordeaux,
Lavagne; rue du Ranelagh, i3g.
Lazard (Maurice); rue Boutarel, 2.
Le Brun (P. L. ); Joralemon-
Street, ni, Brooklyn, à New^-
York (U. S. A.).
Lecene (D' Paul); 5i, boule-
vard Raspail.
Leclerc (Henri), libraire; rue
Saint-Honoré, 219.
Lefranc (Abel), professeur au
Collège de France, directeur
d'études à l'École pratique des
hautes études, président; rue
Denfert-Rochereau, 38 bis.
Le Gkndre (D' P.), médecin des
hôpitaux; rue Taitbout, 95, et
à Samois (Seine-et-Marne).
Lelarge (André); rue Rousse-
let, 21.
Lemoigne (Jean), ancien négo-
ciant; route des Flamands, à
Tourlaville (Manche).
Lemoisne (P.-A.), archiviste-pa-
léographe, attaché à la Biblio-
thèque nationale; rue de l'U-
niversité, 91.
Lenseigne (Georges); rue
Édouard-Detaille, 10.
Lepère (Auguste), graveur; rue
de Vaugirard, 2o3.
LÉvY (Raphaël-Georges), profes-
seur à l'École des sciences po-
litiques; rue Noiziel, 3.
Leygues (Georges), député, ancien
ministre; rue Solférino, 2.
Lion (Jacques); rue d'Hauteville,
74-
L10UVILLE (D"' Jacques) ; rue de
l'Université, 35.
LoESCHER et C'", éditeurs; à
Rome.
LoiSEL (Abbé) ; au Héron, par
Croisy-sur-Andelle (Seine-In-
férieure).
LISTE DES MEMBRES.
Louis (M"" G.); avenue de Ver-
sailles, 53.
LouVs (Pierre), homme de let-
tres; rue de Boulainvilliers, 29.
LoviOT (Louis), attaché à la bi-
bliothèque de l'Arsenal; place
Saint-François-Xavier, 6.
LuTAUD (D'); boulevard Males-
herbes, log.
LuTHRiNGER (Joseph); à Ville,
près Schlestadt (Alsace).
Luzeray; à Orléans.
Magrou (Jean), statuaire; rue
du Val-de-Grâce, 6.
Maistre (Henri) ; rue Edouard-
Detaille, 8.
Mallet (Alexandre); rue Le Pe-
letier, 22.
Mansuy (Abel), correspondant
du ministère de l'Instruction
publique, professeur à l'Uni-
versité; 93-14, allée de Jérusa-
lem, à Varsovie.
Marcheix (Lucien), ancien con-
servateur de la bibliothèque
et des collections à l'Ecole
des beaux-arts; rue de Vau-
girard, 47.
Mariani (Angelo); rue Scribe, 11.
Martin (Henry), administrateur
de la bibliothèque de l'Arse-
nal; rue de Sully, i.
Marty (Antoine), préfet de l'Yon-
ne; à Auxerre.
Masson (Maurice), professeur
à l'Université de Fribourg
(Suisse).
Mathorez, inspecteur des finan-
ces; rond-point Bugeaud, i.
Maurer (Maurice); rue de Bil-
lancourt, 47 (chez Champion).
Maury (Lucien), secrétaire de la
Revue bleue; avenue de Ségur,
53.
Menget (Paul) ; rue de Belzunce,
16.
Meunier (Charles), relieur d'art;
rue de la Bienfaisance, 5 [grand
papier].
Meynial, libraire; boulevard
Haussmann, 3o.
Mignon (Maurice), chargé de
cours à la Faculté des lettres,
professeur au Lycée ; rue du
Président-Carnot, 10, à Lyon.
Mille (Pierre), rédacteur au
Temps; quai Bourbon, i5.
Ministère de l'Instruction pu-
blique [20 souscriptions].
Morel-Fatio (Alfred), directeur-
adjoint à l'École des hautes étu-
des, professeur au Collège de
France, membre de l'Institut;
rue de Jussieu, i5.
Morf (Heinrich), professeur à
l'Université; Kurfùrtenstrasse,
100, à Berlin-Halensee (Alle-
magne).
MoRRisoN (H. P.); Lordswood,
Harborne (Angleterre).
MossÉ (Georges), préfet hono-
raire; rue de Milan, i.
MoucHET (Fernand); sous-lieu-
tenant de réserve au i25° régi-
ment, à Montmidi-Poitiers.
Mûnthe-Brun (J.), docteur en
droit; Stand boulevard, 3, à
Copenhague (Danemark).
Mutiaux (Eugène); rue de la
Pompe, 66.
Naquet (Félix); rue de Bondy,58.
Nëve (Joseph), directeur hono-
raire des Beaux-Arts; rue aux
Laines, 36, à Bruxelles.
N0VAT1 (Francesco), professeur à
l'Université de Milan; Borgo-
nuovo, 18, à Milan (Italie).
14
LISTE DES MEMBRES.
Oliphant (D' E. H. Lawrence);
Newton Place, 23, à Glasgow
(Angleterre).
Orsier-Suarês (D' J.), avocat,
docteur en droit; place du
Panthéon, 5.
OsLER (W.), regius professor of
medicine; à Oxford (Angle-
terre).
Ott (Jean), ingénieur des ponts
et chaussées; i8, passage de
l'Elysée des Beaux-Arts.
OuLMONT (Charles); boulevard
Malesherbes, loi.
Paillart (P.), imprimeur; à Ab-
beville.
Parini (D'Benedetto),piazza Gran
Madré di Dio, à Torino (Italie).
Patry (H.), archiviste aux Ar-
chives nationales; boulevard
de la Bastille, 40.
Peise, licencié en droit; rue de
Rivoli, 24.
Pélissier (M""* L.-G.); villa Ley-
ris, à Montpellier.
Perdrieux (Pierre); boulevard
Haussmann, 178.
Péreire (Alfred); faubourg Saint-
Honoré, 35.
Petit (Paul); cité Vaneau, 6.
Pètre (Augustin); rue Faidherbe,
32, à Saint-Mandé (Seine).
Petrucci (R.), professeur à l'Ins-
titut de sociologie; rue des
Champs-Elysées, 55, à Bruxel-
les (Belgique).
Pfeffer (Georg), Dr. Phil.; Fal-
kensteinerstrasse, i3, à Frank-
furt a. M. (Allemagne).
Philipot (E.), professeur à l'Uni-
versité; galeries Méret, 2, à
Rennes (Ille-et-Vilaine).
Picard (Auguste); rue d'Assas,
41.
Picard (Maurice), libraire ; rue
Bonaparte, 27.
Picot (Emile), membre de l'Ins-
titut, professeur honoraire à
l'Ecole des langues orientales
vivantes, C ; avenue de Wa-
gram, i35.
Pineau-Chaillou (Fernand);quai
Ernest-Renaud, 12, à Nantes.
PiNVERT (Lucien), docteur es let-
tres; avenue Victor-Hugo, 184.
Piquet (Paul), commis greffier
au tribunal civil de Chinon
(Indre-et-Loire).
Pirenne (Henri), professeur à l'U-
niversité de Gand ; rue Neuve-
Saint-Pierre, i32, à Gand (Bel-
gique).
PiRONTi, libraire; piazza Cavour,
70, à Naples (Italie).
PiRSON (J.), professeur à l'Uni-
versité; Stenkerstrasse, 28 11, à
Erlangen (Bavière).
Pizard (G.); villa la Vedetta, à
Monte-Carlo (Monaco).
Plattard (Jean), professeur-ad-
joint à la Faculté des lettres, C;
boulevard du Pont-Achard,
49 bis, à Poitiers.
Poëte (Marcel), administra-
teur de la Bibliothèque his-
torique de la ville de Paris;
rue Honoré-Chevallier, 4.
Polack (D' Alfred); Hansas-
trasse, 42, à Hamburg (Alle-
magne).
PoLAiN (M.-Louis), C; rue Ma-
dame, 60.
PoLLOCK (Sir Frédéric), bar',
membre correspondant de l'Ins-
titut, membre perpétuel ;WydQ'
Park Place, 21, London W.
Porcher, élève à l'Ecole des
chartes; rue du Regard, i.
LISTE DES MEMBRES.
l5
Port (Etienne), inspecteur des
économats; rue de Vaugirard,
i85.
PoRTAL (Charles), archiviste du
Tarn, membre non résidant
du Comité des travaux histo-
riques; rue de la Caussade, i3,
à Albi.
PoTEz (Henri), professeur à l'Uni-
versité ; faubourg de Roubaix,
no, à Lille.
PouYDEBAT (Frédéric) ; place Eu-
gène-Sue, i, à Suresnes (Seine).
Pozzi (D"' S.), professeur à la
Faculté de médecine, membre
de l'Académie de médecine;
avenue d'Iéna, 47.
Pressât (Roger); rue de l'Arba-
lète, 38.
Prévost (Marcel), de l'Académie
française; rue Vineuse, 49.
Protat, imprimeur; à Mâcon
(Saône-et-Loire).
Prou (Maurice), membre de l'Ins-
titut, professeur à l'Ecole des
chartes; rue Madame, yS.
PsicHARi (Jean), directeur d'étu-
des à l'Ecole pratique des
hautes études, professeur à
l'École des langues orientales
vivantes; rue de l'Église, 48.
Raisin (F.), avocat; rue Senebier,
8, à Genève.
Ramet (André); rue Edouard-
Fournier, 10.
Raveaux (Georges); rue des Con-
suls, 12, à Reims.
Reinach (Joseph), député; ave-
nue Van Dyck, 6.
Renouard (Philippe); rue Ma-
dame, I.
Ribbergh (E.) ; à Rolduc (Hol-
lande).
Ricci (Seymour de); rue Coper-
nic, 38.
Richard (Justin) ; rue Rabelais,
36, à Chinon (Indre-et-Loire).
Richer; rue Girodet, à Orléans.
R1CHEPIN (Jean), de l'Académie
française; villa Guibert, 8.
Richtenberger (Eug.), receveur
des finances du xu° arrondis-
sement; boulevard Malesher-
bes, 29 [grand papier].
RiLLY (Comte de); à Oysonville,
par Sainville (Eure-et-Loir).
Ritter (Eugène), professeur à
l'Université de Genève ; chemin
des Cottages, 3, Florissant, Ge-
nève (Suisse).
Robida(A.), dessinateur et homme
de lettres; route de la Plaine,
i5, au Vésinet (Seine-et-Oise).
RoBiNSON (Capitaine A. C); Ord-
nance Survey Office, à Edim-
burgh (Ecosse).
RoDOCANACHi (E.); rue de Lis-
bonne, 54.
Rolland (Joachim), homme de
lettres; 4, rue Becquerel.
Romanisches Seminar a. d. Kô-
nigl. Rhein. Universitât; [Paul
Menge, bibliothécaire, Bing-
strasse, 178], à Bonn (Alle-
magne).
RoMiER (Lucien), archiviste-pa-
léographe, C; avenue Dcbas-
seux, II, à Versailles.
RoNDEL (Auguste); place Saint-
Ferréol, 2, Marseille (Bouches-
du-Rhône).
Rothschild (Baronne James de);
avenue de Friedland, 42.
RoujoN (Henry), de l'Académie
française, secrétaire perpétuel
de l'Académie des Beaux-Arts;
à l'Institut, quai Conti, 25.
RoussELLE (Gaston), professeur
au lycée de Saint-Louis (Séné-
gai).
i6
LISTE DES MEMBRES.
RoussELOT (L'abbé), docteur es
lettres, sous-directeur du labo-
ratoire de phonétique expéri-
mentale; rue des Fossés-Saint-
Jacques, 23.
RoY (Maurice), conseiller réfé-
rendaire à la Cour des comp-
tes; avenue Rapp, 20.
Ruutz-Rees ( M"° ) ; Rosemary
Cottage, Greenwich, Conn.
(États-Unis).
Sagnez, avoué ; place Saint-Mi-
chel, 6, Amiens.
Sainéan (Lazare), C; rue Bou-
lard, 38.
Salomé (M"""); rue d'Erlanger, 8.
Salverda de Grave (J.-J.), pro-
fesseur à rUniv^ersité de Gro-
ningue (Hollande).
Sancier, notaire; faubourg Saint-
Honoré, 164.
Santi (D' de), médecin principal
de la Compagnie des chemins
de fer du Midi; rue Deville,
II, à Toulouse (Haute -Ga-
ronne).
ScHELUNCK, libraire ; à La Hestre
(Belgique).
ScHiFF (Mario); via Bolognese,
28 bis, à Florence (Italie).
Schneegans (F.-Ed.), professeur à
l'Université de Heidelberg;
Neuenheim (Bade).
Schneegans (Heinrich), profes-
seur à l'Université de Bonn (Al-
lemagne), C; [librairie Co-
hen].
Schône (Lucien); boulevard Beau-
séjour, 41.
Sciama (André); avenue de Vil-
liers, 79.
Sebert (H.), principal du col-
lège de Draguignan (Var).
SiBiEN (Armand), architecte ; rue
du Quatre-Septembre, 14.
SiGMUND (L.), membre perpétuel;
rue Rodier, 66.
SiLVAiN, sociétaire de la Comé-
die-Française, professeur au
Conservatoire; avenue de la
Lauzière, 22, à Asnières (Seine).
Simon (Jules), docteur es lettres,
lecteur à l'Université; Loth-
strasse, 12", à Mùnchen (Alle-
magne).
SiRVEN (Paul), professeur de lit-
térature française à l'Univer-
sité; 3o, avenue Rumine, à
Lausanne (Suisse).
Smith (William Francis), agrégé
du collège de Saint-Jean; S'
John's Collège, à Cambridge
(Angleterre).
Snâsel (D'); professeur à Pros-
tejor (Freiberg), Moravie, Au-
triche.
Société belge de librairie; rue
Treurenberg, 16, à Bruxelles.
Sôltoft-Jensen (H. K.), licencié
es lettres ; Duntzfeldts Allée,
16, à Hellerup (Danemark).
Souday (Paul), rédacteur au
Temps; rue Guénégaud, 9.
Souza-Bandeira (J. de), de l'Aca-
démie brésilienne des lettres;
rue Baraô d'Itamby, 17, Bo-
tofago, Rio de Janeiro (Brésil).
SoYER (Jacques), archiviste du
Loiret; à Orléans.
Spaak (Maurice); rue Jourdan,
84, à Bruxelles (Belgique).
Stapfer (Paul), ancien doyen de
la Faculté des lettres, profes-
seur à l'Université de Bor-
deaux; rue Turenne, 44, à
Bordeaux (Gironde).
Stéchert, libraire; rue de Ren-
nes, 76 [neuf souscriptions].
LISTK DES MEMBRES.
'7
Stern (Jacques); av. Gabriel, 24.
Stewart (H. F.), fellow of S'
John's Collège; the Mailing
house, Newnham, Cambridge
(Angleterre).
Stille (Th.), professeur au Ly-
cée d'Utrecht; Wilhem de
Zwijgerstraat, 23, à Utrecht
(Hollande).
Stockum (Van) et lils, libraires;
à la Haye (Hollande).
Sturel (René); agrégé de l'Uni-
versité, avenue de La Bour-
donnais, 29.
Swarte (Victor de), critique d'art,
C; rue Bassano, 5.
Symes, libraire; rue des Beaux-
Arts, 3.
Taupenot de Chomel (M"° J.) ;
rue de l'Abbé-Grégoire, 24.
Tausserat-Radel (Alex.), sous-
chef du bureau historique au
ministère des Afiaires étran-
gères; rue Priant, 36.
Terquem (Em.), libraire-commis-
sionnaire; rue Scribe, 19 [Con-
tremarques : N. Y. P. L. —
L. C. — Adelberg — Toronto]
{quadruple souscription).
Thomas (Antoine), membre de
l'Institut, professeur à l'Univer-
sité de Paris, C. ; avenue Vic-
tor-Hugo, 32, à Bourg-la-Reine.
TiLLEY (Arthur), fellow and lec-
turer of Kings Collège; Selwyn
Gardens, 2, à Cambridge (An-
gleterre).
Toldo (Pietro), professeur à
l'Université de Bologne, C; à
Imola-Bologna (Italie).
TouRNEux (Maurice), homme de
lettres, C; quai de Béthune, 16.
TwiETMEYER, libraire; à Leipzig
(Allemagne).
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II,
Urso (Michèle d'); à Valva (Sa-
lerno), Italie.
Vabre (Léopold), médecin en
chef de l'Hôpital; rue Casi-
mir-Périer, 3, à Béziers (Hé-
rault).
Vaganay (Hugues), bibliothécaire
à l'Université catholique de
Lyon; rue Auguste-Comte, 3,
à Lyon.
Vandérem (Fernand), homme de
lettres; avenue Montaigne, 33.
Varenne (Marc); rue de Madrid, 8.
Ventre (Jules), docteur es scien-
ces, professeur à l'Ecole natio-
nale d'agriculture; rue du Ves-
tiaire, 10, à Montpellier.
Verdaguer (A.), libraire; Ram-
bla del Centro, 5, à Barcelona
(Espagne) [pour Luis Fernando
de S' Germain].
Villey, professeur-adjoint à la
Faculté des lettres; place Saint-
Martin, 12, à Caen (Calvados).
ViZERiE (D' Philippe), médecin-
major du Danton; l'Escadre,
à Toulon.
Vollmôller (Karl), professeur à
l'Université de Dresde; Wie-
nerstrasse, 9, Dresden A^ (Alle-
magne).
Waltser (Ernest), Privat-docent
à l'Université; Siriustrasse, 10,
Zurich (Suisse).
Wedderkop (Magnus von), Regie-
rungsrath , Justitiar im Ver-
waltungsrath der Kgl. Museen;
Kastanien Allée, 34, à Char-
lottenburg (Allemagne).
Welles (Francis R.); avenue
Henri-Martin, 92.
i8
LISTE DES MEMBRES.
Welter (H.), libraire-éditeur;
villa Gutenberg, et Villina Te-
desco, rue Alexandre -Guil-
mant, 26, à Meudon (Seine-et-
Oise).
Whibley (Charles), homme de
lettres ; Wavendon Manor, Wo-
burn Sands, R. S. O. (Angle-
terre).
WiiiBLEY (Léonard), lecturer in
the University of Cambridge;
Pembroke Collège, à Cam-
bridge (Angleterre).
Whitney (M°"); avenue des
Champs-Elysées, 3o.
WiESE (Berthold), professeur à
l'Université de Halle; Ludwig-
Wuchererstrasse, 72, à Halle
(Saxe, Allemagne).
WiLMOTTE (M.), professeur à l'Uni-
versité de Liège; rue de Pavie,
40, à Bruxelles (Belgique).
Wright ( C. H. C), professeur
à l'Université de Harvard; 5,
Buckingham Place, Cambrid-
ge, Massachusetts (U. S. A.).
QUELQUES
FRAGMENTS INÉDITS DE MIGHELET
SUR LE XVI" SIÈCLE
On sait que, toute sa vie durant, Michelct vit dans le
xvie siècle une des époques capitales de l'histoire. Déjà, dans
son Précis de l'histoire moderne de 1827-1828^, il montrait que
ce « siècle de sang et de ruines » est aussi celui où « la fleur
délicate des arts et de la civilisation grandit et se fortifie au
milieu des chocs violents qui semblent près de la détruire ». Et
dans un de ces prodigieux raccourcis qui lui permettent d'en-
fermer en une phrase le symbole de toute une période, il ajoute :
« Michel-Ange peint la chapelle Sixtine l'année de la bataille de
Ravenne... La grande époque du droit chez les modernes, l'âge
de l'Hôpital et de Cujas, est celui de la Saint-Barthélémy. »
Et il donne la caractéristique du xvi^ siècle en l'appelant le
siècle de l'opinion.
Dans la leçon d'ouverture de son cours public à la Sor-
bonne^, comme suppléant de Guizot, le 9 janvier i834, il dira :
« Le seizième [siècle], pour nous donner la liberté religieuse,
a subi cinquante ans d'horribles petites guerres, d'escar-
mouches, d'embûches, d'assassinats, la guerre à coups de poi-
gnard, à coups de pistolet. » L'année suivante, il publiera ses
Mémoires de Luther. C'est en i855 seulement qu'il donnera
l'étincelantc, la profonde, la féconde Introduction à la Renais-
sance, puis les volumes sur la Renaissance, la Réforme et les
guerres de religion. C'est dans un de ces volumes que se
trouvent les pages célèbres, tant de fois citées, sur Rabelais.
Mais ces ouvrages nous livrent la pensée de Michelet ache-
vée, telle qu'il voulait la transmettre à ses lecteurs. Pour savoir
1. Deuxième période (en tête du chap. vi).
2. Réimprimée à la suite de l'Introduction à l'histoire universelle.
20 QUELQUES FRAGMENTS INÉDITS
comment elle s'est formée, il faut la saisir dans sa genèse
même, c'est-à-dire dans ses propres notes et aussi dans les
notes prises à son cours par des élèves fidèles'.
Parmi ces dernières, les plus curieuses sont celles qui ont
été recueillies, en 1834, par un de ses élèves de l'Ecole normale.
On sait qu'à l'École Michelet faisait deux sortes de cours. A
côté du cours suivi, traitant d'une très vaste période, « il don-
nait en seconde année une conférence libre et familière, qu'on
nommait la petite leçon, où il apportait aux élèves les idées
suggérées par ses lectures et ses méditations de la semaine ou
des éclaircissements sur les diverses parties du cours »2. On
verra, par quelques notes prises pendant ses causeries, com-
ment s'étaient précisées les idées de Michelet sur le xvi^ siècle.
Voici d'abord un passage de portée très générale sur Je pro-
testantisme français. Michelet n'est pas encore arrivé, en 1834,
à cette intime connaissance du sujet dont il fera preuve dans
son volume sur la Réforme. Il n'a pas encore aperçu le côté
populaire de la Réforme, le monde des artisans, des bibliens
de Meaux. A peine si une parenthèse, à propos de la Rochelle,
nous avertit qu'avec son sens exquis de la réalité concrète, il
a déjà senti ce qu'avaient d'incomplet les théories alors cou-
rantes. Ce qu'il a très bien vu, c'est pourquoi les humanistes,
en général, ne sont pas jusqu'au bout restés fidèles à la
Réforme :
Le protestantisme en France avait un grand désavan-
tage. Il avait pour lui surtout la petite noblesse. Les grands
et le bas peuple étaient catholiques. Les bourgeois étaient
assez indifférents, occupés surtout de leurs intérêts maté-
riels; ils avaient hérité de leurs pères cet esprit insouciant
et gaudisseur du bourgeois du moyen âge. Ce sont eux
1. Tous les documents utilisés ici proviennent des dossiers cons-
titués, pour la préparation de son cours du Collège de France, par
notre regretté maître Gabriel Monod. La majeure partie de ces
papiers avait été transmise à Monod par M"" Michelet et M. Mia-
laret.
2. G. Monod, Michelet à l'Ecole normale {Revue des Deux-Mondes,
1894, t. VI, p. 894-917, et aussi dans Le centenaire de VÉcole nor-
male). On y trouvera (p. 910 de la Revue) un passage sur Calvin et
Luther et ua passage sur les Jésuites que nous ne reproduisons pas
ici; ils sont extraits des Petites leçons de 1834.
DE MICHELET.
qui ont formé le parti politique dont Henri IV est l'idéal.
Cette petite noblesse était une classe vraiment distinguée.
Cependant elle a péri, elle a succombé; elle s'est réunie à
la bourgeoisie ou s'est jetée dans l'administration lorsque
l'administration est devenue quelque chose de grand. Ce
ne fut que tout à fait à la fin de cette longue querelle reli-
gieuse que des montagnards sauvages et fanatiques ont
joué le premier rôle dans la lutte. Il fallait en général à
l'ignorance du peuple des pompes religieuses et des
images. Les grands ne croyaient pas assez à la religion
pour choisir une secte nouvelle. La réforme n'a trouvé
une classe moyenne qu'en Ecosse, à Genève, [à la Rochelle],
elle s'y est prise et y est restée. En France il n'y avait pas
de classe moyenne. Quant aux penseurs, ils préféraient le
catholicisme; les protestants obéissaient à leurs ministres;
les catholiques commençaient à ne plus guère dépendre
de leurs prêtres. Les libres-penseurs se gardaient bien de
préférer le joug à la liberté.
Combien est curieuse encore cette note sur Philippe II !
Assurément, le personnage ne devait pas être sympathique à
Michelet, même en 1834. Mais il lui rend justice. Il devine, —
car les documents alors connus ne lui permettaient pas encore
de savoir^, — quelle fut la belle organisation administra-
tive de la monarchie espagnole. La comparaison finale avec le
régime de Louis XIV, c'est déjà, en sens inverse, ce que dira
M. Lavisse lorsqu'il montrera en Louis XIV un héritier des
Habsbourg :
Quand on publiera les lettres de Philippe II, il y
gagnera. Il est certain qu'on verra combien cette cour
était réglée; combien ce gouvernement avait de l'ordre et
n'était point conduit au gré des caprices du maître. Ce
n'est pas encore Louis XIV et les dépêches de M. Torcy,
mais pour le temps cette chancellerie est une belle chose.
I. Gabriel Monod a écrit, en marge de cette note : « Seconde vue.
Opinion a priori de Michelet en 1834, Q^i s'est trouvée confirmée par
les documents. »
22 QUELQUES FRAGMENTS INEDITS
De toutes ces notes, il en est une, sur Rabelais, qui a déjà
paru ici même par les soins de Gabriel Monod^. Michelet, dès
i834, voit en Rabelais l'un des plus grands génies de l'huma-
nité. Il voit en lui ce que nous y voyons aujourd'hui, après
les années de patient labeur de la Société des Études rabelai-
siennes, à savoir le peintre de son temps, « l'Homère des
Valois ». Et les plus récents exégètes du maître, — M. Plattard
en particulier, — ne désavoueraient pas ce que Michelet dit
des sources médiévales de l'inspiration de Rabelais : « Tout le
moyen âge y a été absorbé, avec son pédantisme, ses formes
barbares, sa dialectique, ses subtilités. »
Michelet reviendra au xvi^ siècle dans ses cours du Collège
de France, en 1840 et 1841. Nous ne pouvons songer à nous
étendre ici sur ces cours, où se préparait le volume de i853.
Ils seront d'ailleurs analysés dans un ouvrage posthume, et prêt
à paraître, de Gabriel iMonod. Nous voudrions seulement don-
ner quelques fragments des notes de Michelet. — Il ne s'agit
pas, croyons-nous, de rédactions définitives, où Michelet aurait
fixé à l'avance et comme figé sa parole. La forme mênie de ces
notes, les répétitions qu'on y découvre, les lacunes aussi, tout
semble indiquer qu'il s'agit de fragments décousus, sortes de
méditations écrites qui précédaient la leçon elle-même. Le
jour de la leçon venu, Michelet se réservait d'user plus ou
moins de ces fragments, de les fondre, de les rejeter, au hasard
de l'inspiration.
On retrouvera dans ces notes l'origine et comme l'ébauche
de quelques-unes des pages les plus connues, et les plus débor-
dantes de poésie, de l'Histoire de France, par exemple sur
Michel-Ange. On y trouvera aussi, sur l'imprimerie 2, sur
Bernardino Ochino, etc.,' des morceaux qu'il n'a que très
incomplètement fait passer dans son œuvre.
Imprimerie.
L'universalité chrétienne fut fictive. Combien de siècles
fallait-il pour qu'une même vie pénétrât le monde?
Les conciles, les universités, les grands ordres religieux
1. R. É. R., t. V, p. ii5.
2. Le passage sur l'imprimerie [Introduction à la Renaissance,
g XI) n'a retenu que quelques traits des passage que nous citons ici.
DE MICHELET. 23
furent d'admirables moyens d'assimilation. Les peuples
s'émurent un moment pour la croisade de Jérusalem; la
croisade spirituelle des moines voyageurs, dominicains et
franciscains porta partout le mouvement. Ces ordres
mendiants furent des universités, mais mobiles; ils n'at-
tendaient pas leurs disciples, qui allaient les chercher;
ils ne choisissaient pas leurs auditeurs; ils enseignaient la
foule. Ils représentaient déjà, mais bien imparfaitement
sans doute, les trois choses modernes : la presse, la poste,
l'enseignement gratuit.
Cependant, au commencement du xv^ siècle, la scolas-
tique des universités, le mysticisme des ordres religieux,
tout semble languir. La papauté se meurt, le concile de
Constance ne guérit point l'Eglise. Le grand homme du
temps, Jean Gerson, désespère du monde.
Il faut donc qu'un autre concile s'ouvre, mais celui-ci
vraiment universel. Il faut que le genre humain examine
et discute lui-même. Cet examen universel. Messieurs,
cette discussion en commun était impossible sans l'im-
primerie.
C'est de l'imprimerie, c'est du xv^ siècle. Messieurs,
que je compte vous entretenir, de cette grande révolution
qui a constitué l'humanité en perpétuel concile.
Veuillez, Messieurs, considérer avec moi quelle était la
grandeur, la difficulté du problème.
Préface du chapitre Imprimerie.
Le mot célèbre que la Grèce inscrivit au temple de
Delphes, « Connais-toi », la Grèce ne pouvait en connaître
la portée.
Connais-toi, non seulement comme homme, comme
citoyen, mais comme humanité; connais-toi, non comme
être éphémère, borné à un point de l'espace et du temps,
mais dans ton rapport aux peuples lointains, aux généra-
tions écoulées. Il ne s'agit pas ici d'une connaissance
solitaire, comme les prêtres dans leurs sanctuaires, les
philosophes dans leurs retraites pouvaient l'acquérir. Il
24 QUELQUES FRAGMENTS INEDITS
s'agit d'une connaissance sociale, d'une science de la
société par la société même. C'est cette connaissance
sociale que les sages de l'Orient demandaient siégeant
aux carrefours; c'est elle que les Grecs discutaient dans
l'agora. Oui, il faut que la société entière y contribue,
que l'humanité étudie ensemble, qu'elle se voie, s'écoute,
se compare, que les lumières des individus, les pensées
des nations se soumettent au sens universel, à la raison
divine qui est en l'humanité. « Lorsque vous serez assem-
blés en mon nom, dit l'Esprit-Saint, je descendrai au
milieu de vous. »
N'est-ce pas une belle chose, que nous ne puissions
rien trouver qu'ensemble, que le genre humain soit soli-
daire?
Imprimerie.
Avoir au moins une voix, cela seul est une grande con-
solation.
Non pas un simple écho de la nature, comme le sou-
haite Byron, non! une vraie voix d'hommes, une voix
articulée ([xspôzcov àvOpwzwv). C'est là ce qui soulage, de pou-
voir analyser ses pensées, même tristes, de savoir, de goû-
ter ses douleurs..., Tépzovxo 70010.
Saint Louis se contentait du don des larmes et les trou-
vait douces, tout amères qu'elles peuvent être. Mais plus
doux encore, de parler ses pleurs.
« Je remercie Dieu de m'avoir donné une voix. Puissé-je
en user selon Dieu !... »
Le xve siècle dans ses commencements souffre et n'a
pas de voix encore. Il en prend une, l'imprimerie, et
d'abord il bégaie l'antiquité. Plus tard, il prendra le lan-
gage sec et sobre de la polémique. Vienne enfin l'harmo-
nie du xvii«= siècle, où l'esprit se réconcilie avec soi, se
calme et prend une douceur d'automne.
Mais s'il put se calmer, c'est qu'il avait parlé long-
temps... Il y a un dictame dans la parole.
DE MICHELET. 25
L'effet immédiat de l'imprimerie fut de seconder le
mouvement payen, en reproduisant les œuvres payennes,
c'est-à-dire de développer la sensualité et l'asservissement
à la nature, et, d'autre part, la croyance au libre arbitre,
qui est celle des peuples héroïques de l'antiquité.
Cette croyance au libre arbitre produisit par réaction
Luther et Calvin. Mais, quelque contraire que le fond
fût à la liberté, la forme, plus importante, lui était favo-
rable.
Comme l'imprimerie eut cette double tendance, il
semble systématique de présenter l'imprimerie comme
payenne et de la rapprocher du mouvement oriental par
la prise de Constantinople. Néanmoins, on ne peut nier
qu'elle n'ait eu une influence d'abord payenne, sensuelle,
puis polémique.
Il est curieux toutefois de voir ces événements coïnci-
der; le plus ancien monument de l'imprimerie (bulle de
Nicolas V) est de l'année même de la prise de Constanti-
nople.
Les Chercheurs. Dé-symbolisation. Michel-Ange,
Ochino, Socino., Servet, Bruno.
21 juin 1841.
Messieurs, il y a des livres que je ne touche jamais sans
une grande impression de respect et de douleur, par
exemple le petit livre de Bruno, qui l'a conduit au bûcher.
C'est un sinistre volume et qui a une odeur de mort.
La première chose que je trouve dans ce livre impie,
c'est un sonnet sublime à l'amour divin.
Cet homme de la Grande Grèce, ce Napolitain Bruno,
entre Pythagore, saint Thomas, Vico, est le dernier des
grands chercheurs du xvi« siècle. Il fut brûlé en 1600 à
Rome dans le champ de Flore.
Est-ce à dire que ces chercheurs aient été des hommes
sans foi? Mais pour chercher il faut de la foi.
Messieurs, le monde vit de la foi; c'est la mienne; j'ai
20 QUELQUES FRAGMENTS INEDITS
besoin d'y croire. Ceux qui se croient incrédules croient,
mais autrement.
Ce mot de foi est grand, il y a la foi qui possède, il y
a la foi qui cherche; la foi à la vérité voilée encore, la foi
au vrai qu'on découvre.
Chercher, c'est être homme, et plutôt mourir que de
ne pas chercher l'infini. Ces grands chercheurs sont nos
aïeux. A côté de la noble et jeune église qui croyait et
possédait, il y avait l'humble et pauvre église qui cher-
chait, rêvait, désirait. Soyons indulgents pour leurs rêves.
.. . Cet infini qui est jîous fait effort en tous sens pour se
réaliser : dans le lieu, — nous allons au monde (voyages),
le monde vient à nous (journaux, etc.); dans la pensée, —
ces notions, nous les sondons en profondeur; hélas! dans
le temps aussi, — nous absorbons le passé, nous en dédui-
sons l'avenir.
Ainsi, autant qu'il est en nous, nous expions la dureté
de la nature : elle nous fait petits, nous nous faisons
grands; elle nous fait éphémères, nous tâchons de vivre
par nos immortelles filles les idées, sinon par nos senti-
ments. Ainsi, la nature brise et nous renouons sans cesse
nos fibres sanglantes. C'est le premier besoin de l'homme
de chercher ainsi sans cesse à se compléter. Mieux vaut
mourir que de rester fini, de ne pas assouvir son infini...
Il y a un moyen sûr d'obscurcir toute cette histoire,
c'est d'en faire un accident du protestantisme, c'est de
rattacher l'histoire éternelle de la liberté aux petites
affaires de Genève et de Calvin, de subordonner les libres
penseurs au théologien fataliste qui supprimait le repen-
tir, la pénitence, qui sauvait et damnait d'avance.
Il ne faut pas enfermer cela dans un coin de la théo-
logie, mais le prendre dans l'histoire totale de l'esprit
humain.
J'ai dit les deux mouvements opposés de la Renaissance,
comment le Christianisme submergé dans la légende,
dans la diversité des symboles locaux, des saints, avait
abouti au culte de Notre-Dame, au culte de la femme.
DE MICHELET. 27
lequel, mal pris, risquait d'être celui de la sensualité et de
la nature.
Eh bien! contre cette école de la vie s'élève l'école de
la mort, qui brisera les images, et veut sans intermédiaire
l'esprit, l'unité d'esprit, l'intérieur...
Le premier degré de cette guerre à l'art me paraît être
un artiste qui, tout en représentant la vie, ne fut amou-
reux que de la mort, qui, le plus savant de tous dans la
forme, n'y chercha jamais que l'esprit.
[Michel-Ange.] Ce violent esprit était sorti du bûcher
de Savonarole. On lui parlait de la vie : « J'aime autant
la mort, dit-il, c'est du même maître. »
Grand anatomisie, poète, prophète et juge, il a repré-
senté trois choses : la mort {la notte de' Medici)^ le juge-
ment, l'avenir (sibylles...).
Michel-Ange resta dans l'orage de l'art, dans la pesante
atmosphère de Rome. La ville de la mort lui plaisait et
devait le retenir. On n'avait pas encore retrouvé l'immen-
sité de la Rome souterraine, mais à la surface seule, on
sentait que Rome est la tombe énorme où l'humanité
antique est venue apporter ses os, le sépulcre de vingt
peuples et de vingt siècles.
Qu'a fait Rome? Elle a brisé la vie antique; et que fai-
sait Michel-Ange? Il faisait effort pour briser la vie du
moyen âge, pour échapper vers l'avenir, pour échapper
au symbole convenu, pour exprimer dans les formes de
la vie et de la nature l'esprit et la mort.
Plus haut, vers le climat plus serein de la Grande
Grèce, planait la philosophie...
Cette haute influence éleva l'artiste au-dessus de la
forme humaine; il s'éleva, tout en restant artiste, artiste
sublime, aux formes abstraites de l'architecture (Saint-
Pierre), et à l'art de la pensée pure, la poésie philoso-
phique. Chaque soir il faisait son unique repas, et il
écrivait un sonnet à Vittoria Colonna , dégrossissant,
dit-il, son bloc intellectuel.
La Sibylle de Michel-Ange fut une Romaine : Vittoria
28 QUELQUES FRAGMENTS INÉDITS
Colonna. C'était cette illustre veuve, qui vivait seule dans
l'île d'Ischia, mais qui agissait sur toute l'Italie par ses
poésies, par ses lettres, gouvernant à la fois Michel-
Ange et Bcrnardino Ochino.
L'amour divin au XVI^ siècle.
21 juin 1841.
Ah! combien je sens de cœur ces douloureuses aven-
tures de l'amour divin, cette passion de l'invisible, qui
saisit tout à coup le xvi^ siècle et lui fait poursuivre, à
travers les cachots, le fer, la flamme, une beauté éter-
nelle! Lorsque chacun s'aperçut de l'incomplet du sym-
bole, de l'insuffisance des figures, des images, où il avait
mis son cœur; quand le légiste s'aperçut que le symbole
juridique, la stipula., les autres jouets du droit ne devaient
pas plus longtemps matérialiser l'équité, quand le croyant
s'aperçut que Dieu n'était pas tellement sur l'autel qu'il
ne fût aussi partout et commença à voir le monde comme
une gigantesque hostie; quand enfin tous, abjurant la
patrie, la famille même, s'en allèrent, le cœur brisé, vivre
où ils pourraient rêver Dieu dans la liberté, chacun ne
voulant plus de foyer, de père, de mère, de fils, sinon son
Dieu même, je dis son Dieu, celui de sa création et de sa
pensée.
Il faudrait pouvoir retrouver tout le douloureux détail
de ces déchirements cruels, par lesquels chacun immolait
ses habitudes, son pays, ses affections, son monde indi-
viduel, où il avait depuis sa naissance engagé ses fibres
vivantes... et dire par quel puissant effort cette masse de
sanglantes fibres, cette forêt de veines et d'artères s'arra-
chait d'un coup.
Car enfin, quels pensez-vous que furent les sentiments
d'un Bernardino Ochino, lorsque l'infortuné, parvenu au
haut des Alpes, jeta bas sa pauvre robe de cordelier où il
avait si glorieusement vécu, prêché, souffert..., la robe de
saint François d'Assise, tous les souvenirs du mysticisme
italien, toutes les douces et amusantes comédies de ce
DE MICHELET. 29
charmant culte, hélas ! quitter la sainte Vierge, aux pieds
de laquelle il avait vécu, renoncer aux consolations de
Notre-Dame, ne plus lui confier rien, n'avoir plus jamais
les genoux maternels pour déposer ses douleurs?
Je me figure qu'au moment où il s'assit au sommet du
Saint-Bernard, au moment où il jeta sa robe, sa vie pre-
mière, du côte de l'Italie qu'il ne reverrait jamais, au
moment où, du pays de la lumière, il reporta ses regards
vers le Nord, vers le pays de la nuit, vers les lacs bru-
meux de la sombre Suisse, le ferme raisonneur sentit
quelque chose qui se brisait en lui et ne put s'empêcher
de dire : « Je vous suis, raison divine, où que vous me
conduisiez; je vous suis jusqu'à la mort... Comment, oh !
comment me dédommagez-vous, sagesse éternelle; vous
semblez ne vouloir m'apparaître qu'en me voilant l'éter-
nelle beauté ! N'importe, recevez toujours ce pauvre fils
de la beauté, de l'Italie..., et puisse venir le temps où, les
voiles disparaissant, nous voyions se confondre en même
lumière le beau et le vrai, l'art et la sainteté!... >>
Compatissons, Messieurs, à ces douleurs, à ces arra-
chements cruels!...
On retrouve dans ces pages brûlantes, nous l'avons vu, le
germe de bien des idées auxquelles Michelet donnera plus tard
une forme définitive. On y trouve aussi bien des pensées que
cette nature trop riche épandait sans cesse, comme ces torrents
de lave qui se perdent sur les pentes de la montagne. On y
trouve surtout, et bien plus souvent que dans son œuvre écrite,
ces effusions, ces appels de l'âme à l'àme, qui faisaient de ses
cours du Collège de France moins un enseignement qu'une
prédication.
Ce n'est plus ainsi que nous comprenons l'histoire, et ce
subjectivisme déchaîné nous effraie. Mais peut-être que ces
dons de prophète, que cette exaltation d'un voyant étaient
nécessaires pour pénétrer les mystères, alors insoupçonnés, de
la vie du xvic siècle.
Henri Hauser.
RABELAIS
JEAN LE MAIRE DE BELGES
On sait que le chapitre xxxix du Y'^ livre de Pantagruel^
que tout juge compétent reconnaît comme portant la
griffe du Maître, est traduit en grande partie du Dionysos
de Lucien. Mais Rabelais, comme d'habitude, ne s'est pas
restreint à une seule source. Pour compléter son tableau,
il a mis à contribution un auteur beaucoup plus proche
de lui. J'ai nommé Jean Le Maire de Belges, dont la jolie
description des noces de Pelée et Thetis, dans le premier
livre des Illustrations de Gaule et singularités de Trojres,
a dû plaire singulièrement à l'auteur de Pantagruel. C'est
surtout des portraits si expressifs de Bacchus et de Pan
qu'il s'est souvenu :
Le Maire.
Bacchus estoit en forme dun
jeune homme nu et eflemine
pour dénoter que le vin di-
versement administre, rajeu-
venist, desnue et amollit les
gens * .
Pan est le dieu des pastou-
raux darcadie... ayant... la
face rouge et emflambee com-
me le soleil. La barbe longue
jusques au pied..., les cuisses
Rabelais.
Sa face estoit comme d'un
jeune enfant, pour enseigne-
ment que tous bons beuveurs
jamais ne vieillissent.
Pan menoit l'arrière garde
... les cuisses avoit velues ...
Le visage avoit rouge et en-
flambé et la barbe bien fort
longue.
I. Paris, F. Regnault, i528, fol. xxxv r
RABELAIS ET JEAN LE MAIRE DE BELGES. 3l
et les jambes courtes et ve-
lues.
... et fit danser Egle et Ga- Ses bandes estoient sembla-
lathee les belles naiades avec- blement composées de Saty-
ques les piaisans satyres Pan, res, Hemipans, Aegipans...
Egypans et Tityres^.
Sa compagnie estoit de jeu-
nes gens champestres... Ti-
tyres et Satyres 2.
Le passage suivant est moins probant; il y a seulement
rencontre des deux auteurs sur une idée. Mais cette idée
ne se trouve pas dans Lucien :
Le Maire. Rabelais.
Apres Bacchus venoit son L'avant garde estoit menée
maistre et gouverneur appelle par Silenus, homme auquel il
Sylenus^. avoit sa fiance totale.
Je sais bien que deux ou trois passages parallèles
comme ceux-ci ne prouvent pas grand'chose, si ce n'est
que Rabelais a lu, ou au moins a feuilleté Jean Le Maire
et qu'il s'en est souvenu. Mais il y a plus. Quiconque a
fréquenté l'auteur de Pantagruel ne peut lire Les Illustra-
tions de Gaule sans être frappé d'une certaine ressem-
blance de style, d'un certain air de famille entre les deux
auteurs. Certes, l'incomparable instrument de Rabelais a
une variété de tons que celui de son prédécesseur est loin
de posséder; mais, dans les parties purement narratives ou
descriptives, on est souvent porté à reconnaître l'influence
du vieux poète. Comparez, par exemple, les chapitres xiv
et XV du Second livre des Illust?~ations de Gaule, dans les-
quels sont racontés les préparatifs des Grecs et les pre-
miers combats avec les Troyens avec la relation de la
guerre entre Grangousier et Picrochole, et vous trouverez
1, Fol. XXXVI V".
2. Fol. XXXV r".
32 RABELAIS ET JEAN LE MAIRE DE BELGES.
le même talent de raconter, la même façon d'aller droit
au but, sans ambages, la même économie des mots, — car
Rabelais, quand il veut, peut être aussi succinct que Thu-
cydide, — les mêmes périodes brèves et claires. Et si
l'on y regarde d'un peu plus près, on s'aperçoit que le
charme des deux prosateurs vient en grande partie de
deux qualités : le choix de l'épithète heureuse et le sen-
timent inné de l'harmonie de la phrase. Enfin, les longues
litanies de mots que Rabelais se plaît à entonner se
trouvent déjà, quoique dans une mesure plus sobre, dans
Le Maire de Belges. Lui aussi, il s'amuse à composer une
liste d'objets analogues, comme d'animaux ou de plantes,
pour le seul plaisir d'entendre sonner leurs noms'. C'est
qu'il est, à l'instar de Rabelais, un vrai virtuose de mots.
En somme, il faut ajouter aux sources multiformes où
Rabelais a puisé une source de plus. Il faut aussi, si je ne
me trompe pas, regarder la prose de Jean Le Maire comme
ayant exercé sur son successeur une vraie influence. Le
Maître a payé sa dette en lui assignant une place dans son
épopée. Il figure assez honorablement dans son tableau
des Champs-Elysées, et l'on aime à croire, d'après l'heu-
reuse conjecture de M. Abel Lefranc, qu'il y figure aussi
comme « le vieil poète françois nommé Raminagrobis ».
Arthur Tilley.
I. Cf. Les illustrations de Gaule, t. I, p. xxviii (fol.xxxviii v); La
Seconde Epistre de l'amant Vert, fol. lxiii v°; t. V, fol. lxiv V.
NOTES
POUR LE COMMENTAIRE DE RABELAIS
L
Les Silènes (1. I, Prologue).
Nous avons marqué dans les notes de l'édition critique
les origines de la comparaison de Socrate avec les Silènes
antiques (cf. notes 7 et 32), ces châsses d'aspect grotesque
qui recelaient l'image précieuse d'un dieu. Nous avons vu
comment Rabelais les assimilait aux boîtes curieusement
ouvragées dans lesquelles les apothicaires de son temps
enfermaient leurs plus précieuses drogues. Après la publi-
cation du Gargantua^ cette assimilation ou, si l'on pré-
fère, cette identification des Silènes aux boîtes des apothi-
caires se trouva désormais consacrée. Nous en trouvons la
preuve dans un fragment du poème de Ronsard sur La
Lyre (iSGy). C'est un des passages de Ronsard dans les-
quels on peut saisir une réminiscence authentique de
Rabelais. Le poète s'adresse à « Jean Belot, Bordelais,
maître des Requestes du Roy » :
Ta face semble, et tes yeux solitaires,
Aux creux vaisseaux de nos Apoticaires
Qui par dessus rudement sont pourtraits
D'hommes et Dieux à plaisir contrefaits:
D'une Junon en l'air des vents soufflée,
D'une Pallas qui voit sa joiie enflée,
Se courrouçant contre sott chalumeau.
Et d'un Bacchus assis sur un tonneau,
D'un Marsyas despouillé de ses veines :
Et toutesfois leur Caissettes sont pleines
D'Ambre, Civette et de Musq odorant,
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. 3
34 NOTES POUR LE COMMENTAIRE
Manne, Rubarbe, Aloës secourant
L'estomac faible; et néantmoins il semble,
Voyant à l'œil ces images ensemble,
Que le dedans soit semblable au dehors.
Tel fut Socrate et toutefois alors
En front severe, en œil mélancolique,
Estoit Vhonneur de la chose publique,
Qui rien dehors, mais au dedans portoit
La sainte humeur dont Platon s'allaitoit,
Alcibiade et mille dont la vie
Se corrigea par la Philosophie,
Que du haut Ciel aux villes il logea,
Reprint le peuple et les mœurs corrigea :
Et le sçavoir qu'on preschoit aux escoles
Du cours du Ciel, de l'assiete des Pôles
De nous prédire et le mal et le bien,
Et d'embrasser le monde en un lien,
Il eschangea ces discours inutiles
Au reiglement des citez et des villes.
Et, sage, fist la contemplation
Du cours du Ciel tomber en action.
(Éd. Marty-Laveaux, t. V, p. 48.)
Jean Plattard.
IL
Les Français au combat.
« Telle est la nature et complexion des Françoys qu'ilz
ne valent que à la première pointe. Lors il sont pires que
diables, mais, s'ilz séjournent, ils sont moins que femmes »
(1. I, ch. xLHi, 1. io-i3 et note 4).
Cf. Commynes, éd. B. de Mandrot, II, 296 : « Et ainsi
dit l'on que c'est la nature d'entre nous Françoys et l'ont
escript les Ytaliens en leurs hystoires, disant que, au venir
des Françoys, ils sont plus que hommes, mais que à
leur retraicte il{ sont moins que femmes. »
J. P.
DE RABELAIS. 35
III.
Questîo subtilissima, iitrum Chhnera, in vacuo bombi'
nans possit comedere secundas intentiones; etfuitdebatuta
per decem hebdomadas in concilia Constantiensi (1. II,
ch. viii).
Parmi les « beaux livres » que Pantagruel, étudiant à
Paris, trouva dans la librairie de Saint- Victor, figure un
traité en latin sur cette question très subtile : « Si une chi-
mère bourdonnant dans le vide peut dévorer des secondes
intentions » . Le problème, d'après le titre, aurait été débattu
pendant dix semaines au concile de Constance.
Quoi qu'en dise un ancien commentateur de Rabelais,
ce n'est point le souvenir du concile de Constance qui
a inspiré cette boutade à Maître Alcofribas. Il n'apparaît
pas que les théologiens réunis à Constance (1414-1418)
pour mettre fin au grand schisme d'Occident aient fait
preuve d'une subtilité extraordinaire au cours de leurs
délibérations qui portaient le plus souvent sur des objets
fort éloignés de toute spéculation métaphysique. C'est un
pur caprice de la fantaisie de Rabelais qui lui a fait dési-
gner parmi les théologiens ceux du concile de Constance,
pour leur attribuer la discussion d'un problème dont la
formule était destinée à ridiculiser la Scolastique et ses
suppôts, les théologiens.
Pour saisir la valeur comique de cette facétieuse ques-
tion, il n'est pas superflu d'apporter quelque précision
dans l'examen de ses termes, — probablement obscurs pour
la plupart des lecteurs modernes peu familiarisés avec la
Scolastique.
Tout d'abord, il est nécessaire de traduire Chimœra par
un nom commun : une chimère, et non : la Chimère. Dans
le langage de la Scolastique, on entendait par chimœra^
chimère, un Etre fictif ou Être de raison dont la définition
implique ouvertement une contradiction. Exemple : un
cercle carré. C'est dans ce sens que nous l'avons trouvé chez
36 NOTES POUR LE COMMENTAIRE
Saint-Bonaventure, Expositiones in librum I et II Senten-
tiarum^ lib. I, distinctio xxvii, art. I, quaestio I. Plus de
cent cinquante ans après Rabelais, Spinoza employait
encore ce terme de c/n'mtVe avec cette acception. Il explique
dans le ch. i du livre I de de ses Méditations métaphy-
siques que la Chimère^ V Etre fictif qx VÉtre de 7'aison ne
peuvent exister (éd. Prat, t. I) et dans une note il précise
le sens du mot chimère : « Remarquez que, par le nom
de Chimère, on entend ici et dans ce qui va suivre ce
dont la nature enveloppe ouvertement contradiction. »
Au chap. m, il expose « que la chimère peut être appelée
avec raison un être verbal ». Elle n'est qu'un mot, une
pure négation.
Un « être verbal », un « être » d'une réalisation impos-
sible, voilà ce qu'était une chimère dans le langage des Sco-
lastiques.
Quant aux secondes intentions, elles désignaient dans la
philosophie stoïcienne les attributs accidentels des êtres.
Suivant les stoïciens, l'Etre, sous la forme d'un souffle
igné, pourvu d'une grande tension (tivoç, intentio), tra-
verse la matière informe et lui communique des qualités.
Cette opération comporte deux stades : i» production des
éléments autres que le feu (air, eau, terre); 2° production
des qualités proprement dites. Donc, deux sortes dHnten-
tiones, primœ et secundœ, correspondant aux deux étapes
de la production des choses. La scolastique adoptant ce
vocabulaire désigna les attributs essentiels des êtres du
nom de primœ intentiones et les attributs accidentels ou
secondaires du nom de secundœ intentiones. On en arriva
à disserter sur ces attributs accidentels, ou secondes inten-
tions, comme sur des êtres réels, et c'est de cette tendance
de « nos maîtres » les théologiens à douer de réalité ces
abstractions que Rabelais se gausse dans un passage du
livre III, ch. xn. Jupiter, dit Panurge, ne m'échappera
pas, quand bien même il se transformerait en puce, « en
Atomes Epicuréicques ou magistronostralement en se-
condes intentions ». D'ailleurs il semble bien que cette
DE RABELAIS. Sy
expression ait été considérée par Rabelais comme caracté-
ristique du jargon pédant et obscur des théologiens. Au
ch. XXXVIII du livre III, lorsqu'il veut appliquer h Tribou-
let des épithètes empruntées au vocabulaire scolastique, il
l'appelle d'abord : Fol modal, puis Fol de seconde inten-
tion.
On conçoit maintenant le principe de la facétie renfermée
dans le titre : Utrum Chimera... Rabelais, suivant la ten-
dance des scolastiques réalistes, a doué de réalité non seu-
lement les secondes intentions, mais encore leur chimère.
Et il a représenté cette dernière, bourdonnant dans le vide
(Du Gange explique bombinare par crepitiim edere^ son-
ner, péter) et avalant au passage ces êtres qu'étaient pour
certains scolastiques les secondes intentions.
Ce procédé d'invention caricaturale était aisé à exploi-
ter. Il fut repris par l'auteur de la C}~esme philosophale
des Questions enciclopédiques de Pantagruel, liste de
questions saugrenues qui parut pour la première fois dans
l'édition des Œuvres de Rabelais publiées à Lyon par
Jean Martin en iSôy. Quelques-unes de ces questions sont
faites de coq-à-l'àne dans lesquels figurent des termes de
scolastique. Mais la première est manifestement imitée
de la question sur la Chimère : « Utrum, une Idée Plato-
nique voltigeant dextrement sur l'orifice du chaos, pour-
roit chasser les esquadrons des atomes Democrites. »
Cette « question très subtile » devait rester pour beau-
coup de lecteurs de Rabelais le symbole de la logique et de
la métaphysique des Scolastiques. Noël du Fail la réédita
dans ses Contes et Discours d^Eutrapel sgus une forme un
peu différente : An chimera bombinans in aëre fit primœ
vel secundœ intentionis (t. II, p. 41). Plus tard. Voltaire
en traduisait exactement et plaisamment le premier terme
lorsqu'il comparait la métaphysique « à lâcoquecigrue de
Rabelais bombillant ou bombinant dans le vide » (éd.
Moland, xxxvi, 286].
J.P.
38 NOTES POUR LE COMMENTAIRE
IV.
Le style des légistes^ « stille de ramonneur de chemi-
née... » (1. II, ch. x).
Nous avons dit ailleurs' comment Rabelais, Laurent
Valla, Budé et Alciat avaient critiqué la latinité barbare
d'Accurse, de Bartole et des glossateurs médiévaux, qu'ils
opposaient à la pureté de style des Pandectes. Voici
quelques exemples de ce latin barbare. Ils se trouvent
dans l'ouvrage d'un humaniste néerlandais du premier
quart du xvi^ siècle, Murmellius. Un chapitre de son
Scopariiis est intitulé :
Legulei nostrorum temporum Gothica lingua utuntur,
at veteres jurisconsulti elegantissimo stilo sunt usi^.
Sur cette question, il cite les opinions de Laiirenthts
Valla in proœmio III libri Elegantiarum, éd. de i52i,
fol. XL, Budé in Pandectis., François Philelphe., Georges
Valla, Politique I.
Puis il dresse des barbarismes fréquents chez les glos-
sateurs la liste suivante :
Aliquot ex innumeris barbara vocabula a leguleis
recepta.
Guerra pro bello.
Treuga jTO indutiis.
Bannum pro proscriptione.
Bannire j7ro proscribere.
Putativum j7ro opinabili.
Dispensare ^ro legibus vel canonibus solvere.
Miles jjro équité.
Suspectus seu favorabilis judex/ro iniquo.
Non suspectus j?ro aequo.
1. L'Œuvre de Rabelais, p. 104.
2. Ed. A. Borner, p. 73.
DE RABELAIS. Bg
Requesta /?ro libelle i. schedula supplice.
Magister requestarum ^ro praefecto libellorum.
Vasallus pro cliente.
Homagium pro clientela.
Feudum tenere ab aliquo, pro eo quod est in lide ali-
cujus esse...
Alaudiale praedium j?ro immuni,,.
Verum de his satis superque,
J. P.
NOS GÉANTS D'AUTERFOÉS
(Suite i;.
Deuxième veillée.
De Saint-Pierre-des-Etieux au Mont-Joï.
Mes bons amis, mes chers mondes, je vous dirai que
j'étais acqueni à la fin de nouter première veillée qu'a été
un peu fatiquante. De Vallon à Saini-Pierre-des-Etieux
par Urçay et Ainay-le-Vieux, l'étang des Belles-Fontaines
et Coust, c'est un peu long pour in houme d'âge coume
je seus. Je me trouve arpousé, à cetelle heure, et je vas
pouveoir arprenre moun ordon, je veus dire le voyage que
je fasons ensembe pour suire le grand Géant Gargantua
dans ses beaus ouvrages d'artisan et ses belles armon-
trances de force, de grâce, de finesse, de primeté, de fran-
chise et de bounhoumie, qu'i pourtait en sa parsoune des
pieds à la tête et que jiglaint dans la température de l'air
partout là où i' passait et çà en tenait grand je vous asseur.
Je crai ben vous aveoir jà dépeinturé ceus belles vartus de
nouter grand Géant, mais je vous les dirai encore, coume
si c'étai un refrain d'une chanson de cheus nous. D'ailleurs,
c'est ben quasimentune chanson que je fasons là, Bon Dieu !
Si on y mettait en lettres moulées sus du papier et que des
grous lictins liraint mon parlage, çà les amuserait peut-
être? Dame! on peu pas saveoir? Mais ceus grous mon-
sieus de Paris, qu'avont la coutume de lire des jolis livres
ben polisses, ben cirés, i trouveraint sans doutance mes
I. Voir Revue du Seizième siècle, t. I, p. 265.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 41
propos cornillous en Diâbe. Par exemple, si la mère à
Ugène appernaitque nos histoires sont en lettres moulées
sus des papiers, aile en serait toute étardie\
Je me veois forcé de ne point trop vous faire rouâtiner
à Saint-Pierre-des-Étieux, là où y aurait fort h veoir cepen-
dant. Y a tellement à faire que faurrais s'y arrêter des jour-
nées pour veoir tout çà qu'est beau. Et non point tant seu-
lement à Saint-Pierre-des-Étieux, mais à Charenton. Les
alentours de Charenton-du-Cher, sus la Marmande, c'est
une jolie ville qu'à évu des Seigneurs et des Syres, pas
toujours raisounabes et bounhoumes, à ce que j'ai ouï-
dire, mais asseurément aile en a évu des bons coume ceti là
qu'à fait pourter son viens geare à la petite hauchette
oisoune de Saint-Pierre-des-Étieux. C'est plein de mar-
veilles à veoir sus ceus terroés de Charenton et de Saint-
Pierre-des-Étieux, mais, asseurément, si je berlaisons trop
dans ceus parages, j'irons pas à Sancoing et faut que je
gagnaint Sancoing au coup de la mi-nuit. De la troisième
veillée, si plaît à Dieu, j'irons au Veurdre. Je volerons gam-
ber l'Ailler par Gargantua et par sa mère qu'il a artrouvé
à Sancoing et, cependant que le bon Géant engraveradans
la montagne de Tâleaux la route que va à Saint-Pierre-du-
Moutier, la mère à Ugène nous sarvira un bon routi de
cochon cuit au four en mesme temp que des galettes
qu'aile va faire bonne, asseurément paceque son petit
garson li a demandé bonne! boune! et aile sait faire une
galette la marchoise, je vous le garantis, pour faire plaisir
à ses enfants, un peu à son mauvais houme, mais c'est
surtout pace qu'aile eume fort les galettes, ma famé, qu'aile
les fait soupérieurement. Entendez ben , mes mondes,
que je veois point de mal à çà, ben le contraire! Moé, j'ai
idée que les gens qu'eumont ren, peuvont ren faire de
I. Interdite.
42 NOS GEANTS D AUTERFOES.
ben, et c'est le pourquoé i' s'adounont au mal, au bousil-
lage, à la détruicion de tout.
Le clocher de Saint-Pierrc-des-Étieus qu'a été bâti
coume le grand Gargantua l'avait dit qu'il le ferait en par-
tant de Vallon, est une pièce râle, râle ^ . On peut dire hardie-
ment que c'est la deuxième marveille du tenant de Terroé
que l'aurons visité de Vallon en Suelly à Saint-Pierre-du-
Moutier. L'Église qu'est accoté au long de ceti beau
clocher semble un peu geain-née de se trouver vès cetelle
oeuvre si belle.
Y aurait ben à dire sus ceus empêchements que sont
advenus pour faire l'arrêt de tous les corps de bâtiments
suparbes que nos Géants avont mis en œuvres vives cheus
nous pendant des centaines et des centaines d'an-nées.
D'ailleurs, y a cheus nous comben t'i d'églises que sont
pas naissues de mesme veine que les clochers, et c'est un
peu la cause que fait dénoumer Gargantua le grand bâtis-
seur de clochers.
Y a pas qu'à Saint-Pierre-des-Étieux qu'on voit des
manques. Je le disais en coumençant, ceus manque arpré-
sentont la malice du Diâbe qu'est toujours auprès jaspi-
gner l'idée de Dieu pour la dévoyer, la dénaturer, au
besoin la mascander et la bousiller.
Le clocher de Saint-Pierre-des-Étieux es' une œuvre de
grande beauté et brâveté, mais l'église ne répond point à
son clocher. Peut-être y avait i' une belle église qu'a été
mascandée ? C'est possibe ! A Chârost y a itou, à ce que j'ai
oui-dire, un clocher suparbe et l'église n'est point en
I. Cette œuvre d'une grande envergure a été découronnée de sa
splendide flèche, en pierre de taille, depuis quelques années. Elle
menaçait ruine, dît-on. Va-t-on la réparer ? Paraît que les pièces
d'appareil ont été numérotées et démontées avec soin et rangées
précieusement. C'est à souhaiter que l'on nous rende cette mer-
veille d'architecture française.
NOS GÉANTS b'aUTERKOÉS. 43
accordement. C'est pareil aus Aix Dame Angillon et à
Chatiaumeillant. Sembelrait que ceus grands clochers
auraint été bâtis à n'un voyage du grand Géant et que les
églises avont été œuvrées d'un voyage de moyens Géants.
A Vereau semble que c'est de la mesme veine que Val-
lon et Saint-Pierre-des-Etieux. L'église est pus belle
œuvre, à cause de son si biau portai, que le clocher qu'est
pas si brave çartainement que les deus grands de Vallon
et de Saint-Pierre. Je seus qu'un bourin, moé, mais j'éma-
gine que ceti portai de l'église de Vereau c'est une œuvre
de première main. .l'en ai janmais entendu parler par des
bourgeois du si tant bel portai de Vereau, mais mon grand
père Regnaud le counaissait ben et itou le père Bordier
qu'en parlait souvent, surtout à cause de ceus si belles
petites estâtues que son là bravement pourtant anvé une
grâce inimaginabe, le ceintre de la porte qu'est mouluré,
esculté et festounc qu'on peu ren veoir de soupericure à
ceti ouvrage. A Gearmigny-l'Exemp on crairait que l'église
a été faite par le grand Géant et le clocher bâti par un
moyen Géant; mais, dans les premiers des deuxièmes
serait ceti clocher.
Au Gravier, sembelrait que le clocher et l'église c'est de
mesme veine que les grand' œuvres que j'ai noumés. Pour
mon compte à moé, ceus bâtiments suparbes de Vereau,
de Gearmigny et du Gravier ça ven d'un passage de Gar-
gantua qu'est pas arrivé à la counaissance du monde de
nos parages aussi ben que la tournée de Vallon à Saint-
Pierre-du-Moutier par Sancoing et le Veurdre. Et puis,
faut dire une chouse, y a peut-être, y a ben çartainement
des genss de ceus coûtés là que savent le fin mot sus ceus
grands ouvrages géantesques, que moé je counais point,
bonnes gens. Si un biau jour vous voyez Mon-sieur Cha-
put de Charenton, i' vous dira que le père Bâffier es' un
viens queutiaut pace que j'aurai passé trop vite sur l'ou-
vrage que j'ai enterprise de vous conter là pour ceus
voyages de nouter grand Géant Gargantua. I' vous dira
encore, ceti Chaput, que Gargantua tenant la lisière du
44 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
Berry à Saint-Pierre-des-Étieux a veoulu panctrer le
plein Berry, et il a jité son grous martiau en tirant sur
Bourges. Et le dit martiau est tumbé à Charly, anprès
Blet, là où a été le Géant, en partant de Saint-Pierre-des-
Etieux, pour bâtir le clocher qu'on voit encore au jour
d'aujourd'hui.
Ce serait en venant de Charly pour aller à Saint-Pierre-
du-Moutier, par Sancoing, qu'il aurait passé faire œuvre
au châtiau de Sagonne qu'était une place forte de grands
Syres qu'avont régné sur le Mont-Joï, sus Sancoing et
sus le Veurdre, à ce que j'ai ouï-dire, ben entendu, pace
que je peus pas en mettre mon cou sous le couperet de
Mon-sieu Guillotin.
A persent, si in houme résout venait vous dire que Gar-
gantua, en mesme temp qu'il était à Sagonne \ a bâti le
châtiau de La Mouthe, qu'est à trois cents toises de
Sagonne, qu'il a dû bâtir le châtiau de Solon, qu'est à six
cents toises de La Mouthe, qu'il a itou bâti la Mainson-Fort
qu'est à trois cents toises de Solon et qu'il a fait la belle
église de Vereau que touche, je veus dire que touchait le
grous châtiau de la Mainson Fort qu'est rasé à cetelle
heure, faurrait pas soutenir que c'est pas vrai.
Mes poures amis, moé je vas vous dire : Je me seus
enterpris là anprès in ordon qu'est pas coulant. Tout ça
I. Sagonne, bourg gaulois, gallo-romain, devint une tête de com-
mandement au moyen âge. Les sires de Sagonne ont commandé
à Sancoins et même au Veurdre. Malgré les restaurations ineptes
que Mansard fit subir au château fort, il était encore imposant il y
a cinquante ans. La ville, qui offrait un ensemble remarquable de
maisons des xv' et xvi° siècles, tombe en ruine. Un entrepreneur
de dévastation avait, tout récemment, acheté la maison dite du
Bailly, pour la démolir et la revendre à quelque grossier américain,
sans doute. Le maire de la commune, M. Gestat, ayant fait appel
aux « États Généraux du Tourisme », ceux-ci adressèrent une
demande de classement au sous-secrétariat d'État des Beaux-Arts.
La démolition commencée a été arrêtée. Au moment où nous rédi-
geons cette note, on espère sauver l'œuvre, qui est un des nombreux
témoignages de notre art régional qui porta de si belles floraisons
en Berry. Au dernier moment, on nous apprend que la maison
vient d'être classée.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÈS. 4?
pour faire plaisir à mon petit garson Ugène qu'a idée çar-
tainement de se sarvir de mon parlage pour ses escul-
tures. Peut-être qu'i veut mettre en estâtue la belle pres-
tance de Gargantua ou du Géant de l'Ours. Peut-être
veut i' se sarvir de cetelle prestance de nos Géants d'auter-
foés pour ceti monument qu'i fait pour Bourges aus
enfants du Berry, D'un sens, c'est ben une boune idée, mais
sans doutance aucune, ça li rappourtera pas groùs, le poure
enfant, cens idées de nos Pays à l'heure où tout, cheus
nous, est à la mode des îles du lointain, pour mieus dire
à la mode du Diàbe.
Asseurément que Mon-sieu Chaput sait causer mieux
que moé. Si voulez Mon-sieu Chaput, allez quérir Mon-
sieu Chaput qu'est un râle bounhoume, et sa famé c'est
une gente famé que pourte encore, et bellement, la coiffe
de Saint-Amand. Pour une fumelle qui sait se coiffer, je
vous garantis qu'aile sait se coiffer, et c'est une famé gra-
cieuse, comme i' faut, agueryabe. Bon Dieu ! la gente famé !
C'est vraiment deus parsounes gentement appareillée et
on peut dire que c'est la vraie boune famille de monde de
cheus nous, qu'on peut donner coume modèle.
Y a Mon-sieu Gaulmier qu'a été un grand magistrat à
Bourges et qu'est vraiment bounhoume, coume étaint nos
anciens Seigneurs que counaissaint les noms de leus bois,
de leus près, de leus champs et de leur genss, et i' vous
parlerait ben li itou de nos Géants d'auterfoés. Il a des
garsonsque sont de boune venue, coume leu père et boun-
houmes coume nos anciens Seigneurs ^ I' sont capabes
de vous parler mieus que moé, ben seur, des œuvres du
Grand Gargantua sur le Terroé de Saint-Pierre-des-Etieux
et de Charenton. Pour le moument, c'est souffisant que
vous savaint que le clocher de Saint-Pierre-des-Etieux,
I . Un des fils de « Monsieur Gaulmier, Monsieur Joseph », est devenu
maire de Charenton, et il est encore dans l'exercice de cette magis-
trature au moment où nous préparons notre copie pour l'impri-
meur. Il vient de nous faire visite et il regrette le court arrêt du
père BaiTier à Saint-Pierre-des-Etieux et à Charenton.
46 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
sans être la marveille des marveilles, coume ceii là de Val-
lon, c'est une marveille.
Savez don que le bon seigneur de Charenton, qu'était
un grand Syre à ce moument là, a donné soun ainde
pour Saint-Pierre, mais i' coumandait sus Épineuil, Meil-
land, Bruère, Mont-Rond et il a évu çartainement de
l'ainde de ceus Seigneuries pour l'œuvre râle qu'est là
plantée comme un chef coumandant sans que je peuche
saveoir le just pour quoé. Mon-sieu Gaulmier ou ben
Mon-sieu Chaput, les deus, peut-être ben, vous diront le
fin mot là-dessus et sus le festin qu'a été donné dès quant
la croé a été pousée sur le faît du clocher si tant beau.
Mes bons amis, cependant que le bon Géant fait ses
apprêts de départiement de Saint-Pierre-des-Étieux et de
Charenton, si voulez me suire je vons nous transpourter
au Mont-rJoï là où je vons causer un peu des ravages, des
saccages que les brigands avont fait, non point seulement
au Mont-Joï, mais dans les alentours.
Coument aval' été saccagé le chdtiau du Mont-Joï.
Gargantua devait remainier le fort châtiau du Mont-Joï
après des dégâs abominabes que la troupe des caterres, des
libartins boèmes, des routiers et des patarins avaint fait
non point tant seulement auprès le dihors et le dedans du
châtiau, mais itou auprès le perieuré et les bâtiments
que restaint de l'ancienne ville. Vous dire les douleurs et
malheurs qu'avaint enduré les genss qu'étaint resté à Joï,
c'est ren de le dire. Sancoing avait souffri comben t'i et au
mesme temp que Joï. On dit, les uns le grand Syre de
Courtenay, les autres le grand Syre de Sancerre, l'un ou
l'autre, peut-être l'un et l'autre, avaint envoyé des capi-
taines et des gens d'armes pour les mettre à la raison, ceus
caterres, ceutis boèmes libartins, ceus routiers qu'avaint
mosiblé Joï et Sancoing et asseurément ben ailleurs dans
les alentours, coume le marquait mon grand-père Re-
gnaud, et que je peus pas vous marquer, moé, dans
cetelle histoire qu'est pour le bon Géant Gargantua,
NOS GÉANTS D AUTERFOES. 47
Coîiment on a vu la pt'ise du châtiau de Mont-Joï
par les caterres^ les hoètnes libartins et les patarins.
Asseurément, c'est besoin que je vous conte couinent
cetelle troupe de mange-pain pardu est venue au-dessus de
Joï et de Sancoing et, malhureusement, pas qu'une foés,
pace que je veoirons ben tout Gargantua prêcher conter
ceus brigands et faut ben que vous soyaint en connais-
sance des brigandages de ceus monstres infarnals.
C'était par les Ciiaumes Sauteriau que ceus infâmes gal-
mandis étrangers avaint panêtré dans le giron du Mont-
Joï qu'était soi - disant inpernabe à cause de sa grand'
ceinture d'iaue qu'était la pus arnoumée, paraît, dans
nouter Mitant, après Bourges. Dum-le-Roi venait après
Joï.
Cetelle troupe d'écumeurs, de détrouceurs et de détrui-
ceurs avait, à ce qu'on dit, un chef que tenait anprès li
toute les malices du grand Loucifer. Des genss disaini
ben que c'était grand doumaige que ceutis vices infâmes
étaint au sarvice du Diâbe, pace que ceus infamies tour-
nées dans la boune veine ça aurait été à la gloire de nos
pays du Mitant au ïeu d'être à leu déveine.
Moé je crais, coume le crayait mon grand-père Regnaud,
que ceti chef de libartins était in enfant de garse engen-
dré par le Viens Belzcbuth d'an' un bouzin d'enfer, ni
mais, ni moins. Point ne faut tenter Dieu, point ne faut
s'étouner de veoir maintes foés les apparences de vartus
parer en dihors les pires infamies du dedans. Le tout, pour
les braves gens, est de soupeser les propos en grattant dou-
cement la fleurs de piau du grous malin que se fait boun
apôtre. On tarde point à veoir monter du cœur de la mau-
vaise bête le vrin empoésouné.
Y a ren que me met pus hors de moé quante j'entends
dire d'un riscatout : « C'est doumaige qu'i soye si chétit,
coume i' serait bon si i' veoulait s'en douner la peine. »
Le bon du chétit, le chétit du bon, ça fait le jeu des lie-
48 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
tins fisolofes que vivont de la sottise du monde, mais nous
autres j'avons besoins d'appeler un chat un chat, in hou-
nête houme c'est pas un fripon et un fripon c'est pas un
hounête houme. Asseurément, c'est le devoir d'un chacun
qu'a de l'honnêteté vcritabelment, de montrer la malice du
Diàbe que prend souvent la formance des grâces de Dieu
pour faire les pires malfaçons et mauvaisetés.
Ceti chef des lictins fisolofes, des boèmes libartins, des
caterres et des patarins, des begigis et des maignans avait
tué un rabouilleus que voyageait sur les iauesdela grand'
ceinture d'iaue coume i' veoulait anvé une neoire^ de
joncs et de rouziaus qu'il avait fait pour pêcher des sang-
suies, cueillir des grands joncs et des grand'rauches qui
vendait pour faire des couvartures de mainsons.
Après aveoir pris les habits de ceti rabouilleus et jité
son calâbre dan' un précipice, i' s'était habillé anvé ceus
habits du pourâs minabe qu'il avait émité tant qu'il avait
pu dans son parlage, dans sa dégain-ne, en tout et pour
tout.
Après aveoir passé la ceinture d'iaue sur la neoire de
joncs, de rauches et de rouziaus, le patarin a été cogner à
une petite potarne qu'était à une avancée du fort chàtiau.
Qui qu'est là ? a querié fort le garde de la potarne. Ami ! qu'a
répounu le brigand. Quoé veus-tu? a dit le garde, et le
pourâs a répounu : Je veus parler à ton Seigneur! Passe
ton chemin, ventrâille du diâbe, qu'a dit encore le garde,
ou je te fait dévoérer par mes chiens. Ne t'avise point d'une
si telle sottise, maudit valet, qu'a répounu le rabouilleus;
j'appourte ton salut et ceti là de ton maître. Va t'en te faire
pendre dans l'enfer du Diâbe, de là où tu deven, mauvais
hère, et laisse moé tranquille, qu'a dit encore le garde. Mais
le brigand infâme, fasant l'émitation de la voix doulante du
I. Radeau.
NOS GÉANTS D AUTERFOES. 49
rabouilleus, a dit pitieusement : malhureus ! malhureus!
C'est toé que sera pendu sans rémission si tu parmet pas
à un bon sarvant de ton Seigneur de sauver le châtiau de
Joï que l'armée des caterres, des libartins boèmes et des
patarins va prenre demain matin, de belle heure sans
faute ^ .
Entendant çà, le garde a évu peur et il a songé de faire
part à son Seigneur de la nouvelle qu'i venait d'ouïr. Le
Seigneur a ri en entendant ceus propos et il a voulu veoir
ceti là que les tenait. En voyant le déchet humain que li
perdisait sa parde pour le lendemain, il a souri, etcoume
il était bounhoume, il a fait appourter une soupe de pois
chiches au pourâs. Par mainière de badinage, il a veoulu
causer, le Seigneur, anvé le guerdau que lia redit l'asseu-
rance que son châtiau serait pris le landemain par l'armée
des caterre et des boèmes et que c'était à coup seur pour
soé, son monde, ses capitaines et ses gens d'armes, un
grand malheur pace que li pourâs malhureus, minabc,
s'était trouvé, par hasard, à pourtée d'entendre ceus bri-
gands que se sont vantés d'égorger tous et toutes parsounes
humaines qu'i prenront au châtiau de Joï. Et c'est pour çà,
mon Seigneur, qu'a dit le misérabe, que je me seus mi en
danger de parde la vie pour vous avartir de ce grand
malheur qu'est en décide à l'heure que j'en parle, pour
vous frapper demain à mort, vous, vos capitaines, vos
gens d'armé et toutes vos genss.
Rassurez-vous, mon poure houme, qu'a dit le Seigneur,
ne vous mettez point tant en peine, à cause de moé, mais
asseurément, puisque vous savez que ceti grand malheur
es' en décide de m'advenir, vous savez ben sans doute
coument i' se prépare! Et ben seur que je le sais, mon
I. Le lecteur est prié de ne pas oublier que tous ces récits étaient
des préceptes d'instruction et d'éducation, au physique comme au
moral, et des digressions se faisaient au gré du conteur, selon le
but qu'il voulait atteindre. J'ai entendu nombre de fois conter ce
siège du « châtiau de Joï » avec des détails divers; le fond restait inva-
riable.
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. 4
5o NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
Seigneur, coument aile se prépare la prise de voûter cha-
tiau. C'est par rétranguellement que fait le Mont- Roi
auprès la grand' ceinture que ceint le Mont-Joi.
Oh! ben! rassurez-vous, poure houme, qu'a dit le bon
Seigneur, je crains ren de ce coûté-là. Si c'était aus
Chaumes-Sauteriau, çà serait une auter paire de manches;
et faurrait veoir, mais du Mont-Roi y a ren à faire. Ren
du tout ! Faites en çà qu'où vourrez, mon Seigneur, qu'a dit
le pouràs, asseurément, veillez y tout de mesme. Un
boun avarti en vaut deux, vous savez ben ! Moé j'ai veoulu
vous sarvir pace que je sais que vous êtes pour la bonne
cause, mon cher Seigneur, à persent je vous demande par-
don de vous aveoir été à çarge et je vous souhaite bon
pourtement à vous, à vos capitaines, à vos gens d'armes et
à toutes vos genss. Et que le bon Dieu vous ainde!
Dès quante le pourâs a été parti, le Seigneur s'est
arsongé en li mesme et, s'en pouveoir s'en empêcher, la
venue dans son châtiau de cetelle chiure du diâbe li sabou-
lait tout son calâbre du fait de sa tête aux fins de ses
artous^ Il a envoyé de ses genss veoir si on artrouverait
le guerdau, mais on n'a ren trouvé qu'une chetite guenille
de mantiau, vès le bord du lac, que le garde de la potarne
et le Seigneur avont recounu pour être la souquenille que
traîn'naiî le gueu.
Le Seigneur, de mais en mais tormenté par les dire du
çarche-pain, a coumande doubel garde du coûté du Mont-
Roi, et li mesme a veoulu de ses œils veoir si vraiment
les attaques se fasaint coume le miteu l'avait dit.
On a ben vu, vès le coup de la mi-nuit, des houmes
d'armes et d'auters individus que pourtaint et plantaint
des pieus dans l'ieau et qu'attachaint des parches auprès
sans se presser. D'auters manœuvraint des bachaus, tous
I. Doigts de pieds.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 5i
çà était fait vanigottement, c'était quasiment risibe, mais
le Seigneur n'était point tranquille malgré cetelle mollesse
de l'attaque. Sa tormentation contuinant de le sabouler à
la mode du Diâbe, il a coumandé à deus compagnies de
pourter leus obsarvances d'un coûté sus la Rencontre,
sus Bessy, Levigny et Varisson, de l'auter coûté sur San-
coing et Augy. Les deus compagnies arlevaint les gardes
sus leur chemin et devaint se rencontrer aus alentours des
Chaumes-Sauteriau, là où y avait doubele gardes.
Ailes se sont ben rencontrées les deux troupes, mais
cetelle là de Joï, çà été pour être battue, vaut tant dire le
fin mot, pour être tuée.
Le gueus, trois foés gueus, le fi' de bousin, l'esquerment
du Viens Satan incarné n'avait pas amusé le terrain, coume
vous pensez. Dihors du châtiau, dihors des anciens rem-
parts de la ville, se cachant dans les petits taillis, les
balais et les genièvres, pour éviter l'œil du veilleur au fait
du grous donjon qu'on voit à cetelle heure à mi-côrps,
ceti fi du Viens infâme Çasair, coume l'appel la mère à
Ugène, a gagné les Chaumes-Sauteriau sur la neoire de
joncs marins.
Une foés hors de l'enceinte des iaues, il a souné du cor
qui' pourtait jour et nuit pendlé auprès li, et le temp de
virer la main, une petite troupe de cavaillés résouts et bons
à tout s'est mise en deveoir de pourter le coumande-
ment pour faire un semblant d'attaque au Mont-Roi,
anvé une petite troupe, et de faire l'assaut véritabe aus
Chaumes-Sauteriau. Tout çà a été fait déligentement anvé
empourtement, et le pourc Seigneur de Joï, ses capitaines
et ses gens d'armes avont été quasiment tous tués.
On dit que les dame et damoiselles du châtiau de Joï
52 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
avont été forcées et tuées ^ Les moines qu'étaint au
perieuré avont été tués itou. Les genss que demeuraint
dans le restant des mainsons que formaint auterfoés la ville
dans les temps anciens avont évu à soufrir les mille
misères de ceutis brigands passagers, jusqu'à temp que
les grands Syres de Sancerre avont envoyé de l'ainde à
nos poures malheureus anciens à fine lin de les délivrer
de Temprise des brigands étrangers que lenaint itou San-
coing.
La venue de Gargantua.
Tous cens carnages du Mont-Joï et de Sancoing, sans
compter les misères qu'avont endurées les alentours par
rapport au passage et surtout au séjour dans la contrée,
de ceus enfants du Diâbe, avaint jité dans l'esprit du monde
de nos coûtés comme une mainière de quasi aplâmisse-
ment que fasait peine. Mais, sitôt que le bruit a couru que
Gargantua vinrait sans faute arméger tous ceus dégâs
qu'étaint dans l'âme des genss aussi ben que dans les
armées de guerre et les remparts des villes et des bourgs,
y a évu coume une flambée d'arconsolâtion et la vivacité
de chacun a retrouvé soun aplomb. Dès quante on a su
que le Géant, venant d'Igrande par Vallon en Seully, Saint-
Pierre-des-Étieux et Charenton, passerait au Mont-Joï et
à Sancoing, le réveil s'est fait dans les esprits et on s'est
préparé, chacun de son mieus, pour arcevoir le grand
Gargantua, non point coume des aplàmis en décourage-
ment, mais au contraire en houmes résouts à réparer les
fautes qu'avaint fait tumber su nouter petit Mitant de si
tant grands malheurs et misères. .Te sais que y a évu des
chârettes brisées, en voulez ti en voela, pour la succes-
sion du Seigneur de Joï. Les Seigneuries de Sagonne, de
La Mouthe, de Solon, de Vereau, Mainson-Fort, de Grous-
I. Des squelettes de femmes, avec des bracelets restés après les
ossements et enterrés profondément au pied du château, sont évo-
qués comme témoignages de ces récits oraux.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 53
souver, de lenesse et paraît mesme de Bannegon avont
été en bisebille au sujet de cetelle succession, mais je veus
point entrer, pour le moument, dans cetelles affaires pace
que mes poures mondes çà nous mènerait au cinq cents
diâbes là où t'i !
Gargantua, après aveoir quitté Saint-Pierre-des-Étieux
et trois petites arrêtances à Charenton , Bannegon et
Ainay-le-Châtiau, i' s'est départi au Mont-Joï en jitant son
petit coup d'œil, en passant, aus Chaumes-Sauteriau.
Gargantua au Mont-Joï.
J'aurais ben à dire sur le petit voyage du bon Géant, de
Saint-Pierre-des-Étieux à Joï, mais faut point nous arrê-
ter même à marquer l'arrivée du grand artisan à Joï.
Gargantua avait remainié le chàtiau de Joï pour le garan-
tir conter les emprises venant du coûté des Chaumes-
Sauteriau, là où se trouvaint, soi-disant, les feublesses de
la place forte, mais asseurément le bon Géant a dit au nou-
veau Seigneur et à ses capitaines, assemblés vès li, que sou-
ventes foés les feublesses des places étaint dans les têtes et
les cœurs des guerriers qu'avaint la çarge de les garder
nettes. « Y a point de forts châtiaus que sayaint inpernabes,
entendez ben, mes Seigneurs, qu'il a dit fort! Gargantua,
c'es' à dire que faut songer à se garantir par de bons
garants, mais ça ne souffit point. La nature de l'éplettc, sa
formance sont percieuses çartainement, mais faut songer
sans rémission au manche* qu'actionne l'éplette. Un bon
artisan tenant un mauvais uti fera quante mesme de la
bonne ouvrage, mais une boune éplette mal actionnée çà
dounera ren de bon. Par ainsi, mes Seigneurs, songez la
nuit et le jour que l'en-nemi vous guette sans décotter
et que c'est au moument que l'on a ren à crainder que faut
aveoir peur.
Pernez farme de l'exarcice rude à contuiner pour l'cn-
I. Sous-entendu concernant la personne qui tient l'arme ou l'outil.
54 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
tertenement de vos narfs' et l'attrempe de voûter esprit
sans parde de temp à écouter les propos des lictins fiso-
lofes et des iibartins boèmes. Dormez que d'in œil et jan-
mais les deus pieds dans le mesme sabot ^. Arcoumendez
voûter àme à Dieu du fond de voûter cœur, mais sans jan-
mais croiser vos mains, que devron' être prête à toutes
minuites de nuit coume de jour à tirer l'épée.
Si vous avez ben tenu voûter ordon de voûter vivant,
on vous fera croiser les mains dès quante vous serez morts.
Si vous tumbez en gloire, sus le champ de bataille, on fera
les mains jointes à voutre estâtue pour voutre arpousement
céleste, c'es' à dire, qu'en récompense de vos œuvres ter-
restre, on vous mettra en délice les œils vès le ciel, et encore
et encore, vaut çartainement mieus pour exemple que le
guerrier soye arprésenté en estâtue l'œil dret à hauteur de
l'œil de son en-nemi tarribe. Et l'en-nemi le pus tarribe
de l'homme, c'est l'homme^. J'ai dit, mes Seigneurs, bon
pourtement et bon compourtement je vous souhaite.
Le Seigneur a répounu : « Grand Syre Gargantua, vous
avez parlé coume i' faut parler à des guerriers. Pour mes
gens d'armes, pour mes capitaines, je vous donne l'asseu-
rance, que nouter devoir sera fait. » Et Gargantua a dit :
« Brave ! »
Mes chers mondes! mes chers mondes! d'un ren j'allais
oubelier de vous marquer que Gargantua a mangé une
bouchée après aveoir fini soun ordon au Mont-Joï. C'est
ben asseurément au moument de ce petit goûter qu'il a
fait le petit prône que je vous ai dit et je songeait ben pas,
Jean fesse que je seu, à vous marquer ceti petit repas. On
perd la coutume, voyez, de dire ceus contes, et la mémoire
1. C'est du muscle qu'il s'agit.
2. Nous avons cru garder cette expression particulièrement chère
au conteur.
3. Il ne faut pas oublier que Gargantua représente l'esprit en
même temps que la matière.
NOS GÉANTS d'aUTERFOIÉS. 55
ce reuille' coume les vieilles casseroles de fer battu que
sarvont pas. Faut dire aussi pour moun escuse que le petit
goûter du grand Géant, au Mont-Joï, c'est si peu de chousc
en comparaison de la poêlée de Vallon que j'avons vue et
de cetelle là de Sancoing que je veoirons ben tout que c'est
pas trop étonnant qu'on ne songe point de la marquer,
cependant aile en mérite la peine. Il a mangé six grous
sanghiers, six grands çarfs, douze biaus chevreuils et une
dizaine de marcassins routis, six douzaines de canards
sauvages et six douzaines de judeles, tout ce gibier routi
en brochette, et pour rtnir quatre tonnes de biaus poissons
frits, bounement rissolés et sarvi au Géant sur des claies
de cueudre. Il a beu une boune lampée d'iaue claire au
bel et grand étang et pour se refaire la boune bouche il a
humé et lululé une vingtaine de pièces de vin de la coûte
de Levigny qu'était un vin frais, de boune boete et feriand.
Ceti châtiau du Mont-Joï, qu'on voit démantibulé à per-
sent et qu'est pourtant fier encore d'apparence ^, devai' être
impersiounant en cens temps que je vous parle, anvé le
perieuré et le bourg qu'étaint tapis auprès le grous calàbre
de pierre, coume des marcassins vès leus mère laie. Dans
ma jeunesse, j'ai été deus foés à une assemblée que tenait
le jour de la Saint-Jean sus la grand'chaume qu'était la
place du bourg auterfoés devant le châtiau, sans compter
qu'i' tumbait, à cetelle assemblée, ben du monde, mais du
depuis une dizaine d'an-nées je crai que c'est étardi cetelle
apport^.
Le grand étang de Javoulet que fai' encore quasiment
une moétié de ceinture à ceti Mont du coûté de Varisson,
de Levigny, de Bessy, de la Rencontre et du Mont-Roi,
anvé le grand étang de Sancoing, étardit, que pourtait la
rivière l'Aubois en remontant vès Augy, sus l'Aubois,
1. Rouille.
2. Plusieurs fois remanie, le fort château actuel présente les formes
du xiV siècle.
3. Ce mot vient du Bourbonnais; au Veurdre et à Saint-Liobar-
din, il se prononce « appaurt ».
56 NOS gp:ants d'auterfoés.
c'était une râle, vraiment râle position pour une forte-
resse, et la mère à Ugène a ben raison de dire que le Viens
Casair n'avait point manqué de faire du Mont-Joï une
mainière d'affût pour prenre ceti gibier humain qu'il appri-
vait pour le sarvice de ses infamies abominabes coume on
voit des braconniers monstreus qu'apprivont des cailles
pour les faire sarvir à prenre les auters cailles. Paraît que
Gargantua trouvait cetelle position suparbe, ni mais, ni
moins, et qu'il a dit des chouses belles, belles, sur ceti spec-
tac, si beau qu'était offri aus œils de cens guerriers fourâches
mais point en-nemis des vartus et des beautés de nouter
Terre, coume on le veut faire encraire, ben à tort, pace
que nos anciens Seigneurs tenaint tout et tout de nouter
belle Terre, la Terre de cheus nous! Je vous demande un
peu, si c'est du bon sens, de venir nous dire que ceutis Sei-
gneurs masacraint toutes les récoltes des campagnards,
qu'à des foés mesme ils empourtaint les éplettes de leus
laboureus dans leus châtiaus. Faut t'i' aveoir l'entende-
ment encrassé pour artenir coume véridiques de tels pro-
pos. Voyez ti cens Seigneurs ramassant les éplettes de
leus houmes' et les empourtant dans leus châtiaus, les
enfroumant sous clés pour les faire arbonurer à fine fin
de les manger, sans doute, à la vinaigrette, ceutis harnais
de laboureus.
Gargantua trouvait réjouissant à regarder la belle cein-
ture d'iaue naturelle et si ben aménagée que tenait en cens
temps-là le fort châtiau de .Toï.
Il a longtemps parlé, le bon Géant, à ce que disait mon
grand-père Regnaud, des avantages doubles qu'on peuvait
tirer de cetelle ceinture d'iaue suparbe, tant pour se garan-
tir de l'emprise des patarins, des lictins fisolofes^, des
1. Leurs hommes ou métayers, c'était les vassaux qui s'étaient
donnés, selon le contrat synalagmatique, et non pas les esclaves,
comme on veut nous le faire croire.
2. Les « lictins fisolofes «, qui représentent les sophistes sont recon-
nus par la tradition orale comme ennemis des plus dangereux à
cause de la déformation des idées et des faits qu'ils répandent à
profusion.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. S'J
boèmes libartins et des caterres, que pour l'aménage-
ment du pays, la consarvàtion des vartus et des richesses
naturelles de nouter belle Terre.
Cetelle ceinture admirabe que se voit encore du coûté
de Varisson, de Givardon, de Sagonne, de Vereau, de
Groussouver et jus au dret du Mont-Roi, on peut com-
prenre encore la grandesse et la brâveté du spectac que çà
devait donner au moument que Gargantua causait anvé le
Seigneur de Joï, entouré de ses capitaines et de ses gens
d'armes.
Du coûté de Sancoing, on voit davantage à cetelle heure
que les enterperneurs de détruicion sont tout-puissants
maîtres. L'étang, le grand bel étang de Sancoing, que for-
tifiait la rivière Aubois en fasant de l'iaue dans le pied des
remparts de la ville est quasiment pas voyabe, d'ailleurs,
l'Aubois, qu'était une gente rivière auterfoéset comben t'i
sarvabe pour les moulins, les forges et fourniaus, poes-
souneuse et pleine d'agréments, n'est pus qu'un chétit riau
là où on voit couler de l'iaue pendant que la pluie tumbe.
Tard à tard on voit des pécheurs résouts, que pâssont des
journées à tremper des petites ficelés dans cetelle iaue boule,
pour prenre de loin en loin des malheureus chétits poes-
sons acquenis et, làs de train-ner la misère dans ceus
iaues empestées, i' se jitons auprès ceus ficelés ben çartai-
nement pour en finir anvé la vie misérabe qu'i menont
dans des iaues que les guernoilles bauffutont et abandon-
nent pour aller vivre, i' ne sais où, peut-être dans les rues
de Paris qu'avont tant d'attirances.
Tous ceus forts châtiaus de Groussouver, de Garem-
bey, de Mainson-Fort, de Solon, de la Moûthe, de
Sagonne, de Bannegon, d'Ainay, de lenesse que sont
tous ruinés, démantibulés, sauf Groussouver et leness
qu'avont été rebâtis, étaint t'i' auterfoés en mouvance du
Mont-Joï ou ben de Sagonne que paraît itou aveoir été
une tête de coumandement de grand Syre.
58 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
Mon grand-père Regnaud savait ceus chouses-là et i'
m'en parlait souvent, mais dame, mes poures amis, çà n'a
point tenu accrocheté en ma sacrée gibarne de mémoire.
Je sais que y a évu des chârettes brisée en voulez ti en
voela. entre ceus Seigneuries. Je sais que ceus Seigneuries
avont été armis d'accord devant le danger coumun, et ceti
danger coumun c'estait la troupe que j'avons vue à Urçay
enpoussant le peuple conter Gargantua, que j'avons vue
tuant l'ancien seigneur de Joï, ses capitaines, ses gens
d'armes, sa famille et ses genss en pernani position au châ-
tiau de Mont -Joï qu'a été repris queuque temps après,
coume je venons de le veoir, par nos Seigneurs.
Compernez-vous ben les chouses que je vous marque,
mes chers mondes. C'était ceus bandes de brigands étran-
gers que saccageaint tout, que massacraint nos familles,
détruisaint nos récoltes en arbe, en bousillant nos harnais
de labourage, et tout et tout, et non point nos Seigneurs
qu'avaint des feublesses, c'est çartain, mais i' n'étaint pas
des affaubertis brisacs, des mangeus de blé en arbe et des
pitreus de garet, coume on a çarcher à nous le faire craire,
pour leu plaisir, pace que le mal qu'i' peuvaint faire à
leus genss c'était du mal pour zeus mesme. Au contraire,
les autres, les étrangers, les patarins, les caterres, les
boèmes libartins, les begigis, les roulants, les maignans
voulaint, coume i' voulont aujourd'hui le jour pus que
janmais, l'esplotâtion, la détruicion des richesses natu-
relles de nouter belle Terre. Mon grand-père Regnaud m'a
dit que Sancoing a été prise et reprise^ souventes foés par
ceus troupes d'enfants de cateau que se làssaint pas d'ar-
venir malgré les fernâillées qu'i' recevaint.
Asseurément, les beaus remparts qu'avait fait le bon
Gargantua avec l'ainde des artisans de ville et de cam-
I. Les documents historiques écrits, ils sont assez rares, que nous
avons pu consulter ne sont pas d'accord, conséquemment pas définis
catégoriquement. Avec des suppléments d'étude, on pourrait arri-
ver à établir un classement des faits et la grande lutte des races
s'éclairerait parfaitement.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. Sq
pagne avont évu à soufïrir affreusement, ainsi que les
belles mainsons à grand' tourelles et à fiers pignons, dans
ceus fernâillées éffréyabes.
A un moument qu'est venu, la Pervôté des marchands
et artisans est devenue la Pervôté du roi. Mon grand-père
savait pas trop ou ne voulait pas me dire le fond de soun
idée là-dessus, mais je crai ben qu'i' sentait en dedans de
li mesme un regret de la première Pervôté qu'avait virée
les caterres, les boèmes et les patarins, surtout les lictins
fisolofes que la Pervôté royale a flattés pour son malheur
et le noùter^
Le départiement de Gargantua du Mont-Joï
pour Sancoing.
Si faut en craire mon grand-père Regnaud, la mère à
Ugène et le père Bordier de Goutière, Sancoing^ était jà
une ville belle, anvé des remparts, avant la venue du Vieus
Çasair Brise-Tout, et paraît que çà été pour tenir en res-
pect cetelle ville que ceti cousin gearmain du Vieus
infâme Belzébuth avait bâti un chàtiau sur le Mont-Joï,
qu'avait jà, ben seur, un fortin.
Pendant les temps glorieus que nos grands Géants d'au-
terfoés, bâtissaint nos villes et nos bourgs, nos cathédrales,
nos clochers, nos forts châtiaus, nos fiers remparts, tout
en comformant nos communautés des artisans des villes
1. Dans les derniers Géants de cheus nous, le grand-père Regnaud
se prononce plus nettement. Il déplore que nos Seigneurs et nos
Rois monarques n'aient pas compris le Fais ce que dois tant recom-
mandé par le bon Géant Gargantua, qui est en définitive l'Hercule
gaulois duquel descendent la chevalerie et les ordres monastiques.
2. Son nom gaulois présente plusieurs orthographes : Tincon, Cin-
con. La carte de Jehan Chaumeau porte Xincon. Sancoins, ville
gallo-romaine, c'était Tinconium, Cinconium ou Xinconium. Une
lettre patente de Louis XIV porte l'orthographe Cencoing. Il est
évident que cette ville a été vouée à l'cftacement en tout et pour
tout ce qui la concerne : ses remparts, ses monuments, sa citadelle,
ses maisons et jusqu'à son nom devenu méconnaissable avec l'or-
thographe Sancoins, qui est une dérision.
6o NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
et des campagnes, pour l'aménagement et l'embellissement
de nos pays, dans toute la France, Sancoing a évu à souf-
frir mille et mille souffrances pour virer les patarins, les
caterres, les boèmes libartins, les lictins fisolofes, les
bédoins, les routiers, les maignands, les begigis, les for-
rains, les bâstiers et la coulée des mauvais espris de malé-
fices échappés des chaudières infarnales du Vieus Louci-
fer incarné. Je l'ai jà dis çà, mais c'est besoin de le redire
souventes foés.
Pendant les guerres de Sancerre, et encore aus temps
des guerres de Mont-Rond, paraît que çà chauffait fort
tout partout sus nos coûtés. Sancoing a été prise et reprise,
comme je l'ai jà marqué d'après mon grand-père Regnaud.
D'ailleurs, y a pas ben longtemps encore qu'on parlait
couramment cheus nous de ceus guerres de Sancerre et de
Mont-Rond. Le vaillant capitaine Theuraut, qu'a défendu
Ainay-le-Châtiau conter les capitaines du grand Syre du
Mont-Rond' était d'une famille encore existante à cetelle
heure à Ainay etmesmement à Sancoing, La dame Brucy
Theuraut, famé de Mon-sieu Gaberiel Brucy, notaire à
Sancoing, est de la famille Theuraut, tenant dans son sein
le fier capitaine qu'a maintenu nette, pour le Roi Mo-
narque, cetelle ville d'Ainay-le-Chàtiau.
Sancoing, coume Ainay, a évu à souffrir comben t'i'
encore au moument de ceus guerres de Mont-Rond, et,
bounes gens, çà n'était pus pour ses franchises, ses cou-
munautés, sa Pervôté, ses milices. C'était pour le Roi qu'a
veoulu tout prenre à son compte, le poure houme, le fond
anvé le revenu, la dîme et l'impôt, le labour et la semàille,
la moêsson et la boulangerie, le pain, le froumage et la
poire, la chieuve et le choux et tout et tout, tant et si ben
qu'un biau matin les caterre et les boèmes libartins, les
lictins fisolofes et les forrains n'avont évu qu'à le couper
en deus morciaus ceti poure Roi Monarque pour mettre
sa puissance dans leus sac.
I. C'était le prince de Condé.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 6i
Et la ville de Sancoing, qu'avait été prise et reprise,
encore prise et reprise, au nom du Roi, avait pardu à
châ petit sa Pervôté des marchands et artisans, ses éche-
vins, ses miliciens, ses biaus remparts, sa citadelle
suparbe, son perieuré, ses belles mainsons gradées à fières
tourelles, à grands pignons, toutes escultées sur le devant,
sus le derriè, sus les coûtés, en dihors, du pied jusquante
au fait des couvartures, là où on voyait des jolies girouettes
en fer forgé et des chous frisés ou ben des échardons que
semblaint jiller naturellement des têtes de fourniaus. Les
dedans de cens belles mainsons pareillement aus dihôrs,
escultés et crépis divinement, anvé les planchers, les
combles, de belle charpenteries, étaint bravés de la cave au
guernier, et tout çà par nos fameus artisans d'auterfoés
que travaillaint léaument pour la gloire de leurs commu-
nautés, pour l'houneur de leus familles, à l'imitation de
nos grands Géants, les primes, les fins, les francs, les forts
que battaint le Diâbe pour l'amour de Dieu!
A ce que j'ai ouï-dire par mon grand-père Regnaud, j'ai
souvenance qu'après aveoir tourné une dernière foés sa
regardure autour du Mont-Joï, le grand Gargantua est
tumbé en arrêt devant Sancoing. Il a dit aus Seigneurs,
aus capitaines, aus gens d'armes et autres genss qu'étaint
la assemblés, entour li, anvé résarve d'un grand rondiau,
que Sancoing étai' une ville d'importance du depuis les
temps anciens, anciens^ que mon grand-père m'a ben
noumé, mais je m'en rappel pus. Asseurément, çà se rap-
pourte anvé les dires de la mère à Ugène. Il a vanté, glo-
rifié mesme, les vartus de résistance au mauvais sort que
cetelle place fortifiée avait montrées maintes et maintes
foés. Paraît qu'aile a évu des remparts de toutes beauté,
1. C'était vraisemblablement avant les temps gallo-romains.
62 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
la ville de Sancoing, et d'une attrempe que ça fasait pas
bon de sy fortcr quand on n'avait pas envie d'êter pigné.
Après aveoir fait encore queuques remarques sus les
devoirs de l'houme de guerre, avisé et avarti de son mieus
le Seigneur, pour le tenir en garde conter les emprises de
ses en-nemis, le Géant a envisagé son départiement, cetelle
foés pour de bon. Visibelment, il était attiré vès cetelle
ville arnoumée que l'attendait pour se résoudre à saveoir
si aile devait simpelment arlever ses remparts, fortement
endoumaigés, ou ben les renforcer farme.
Ce voyant la décide du Géant, le Seigneur de Joï li a dit :
« Grand Sire Gargantua, si voulez vous départir par le
Mont-Roi, je vas vous faire derser un fort pont de batiau
à virer la main. »
C'est pas la peine, mon cher seigneur, qu'a dit le bon
Géant. Et après avoir salué les dames, les damoeselles, le
Seigneur, ses capitaines, ses gens d'armes et une foulée
d'autres genss qu'étaint là venues pour être dans la tem-
pérature de Gargantua que donnait de la primeté, de la
confiance et de la bounhoumie à tous ceutis-là que le
voyaint, le Géant, d'une petite lancée, il a gambé aisé-
ment sus le Mont-Roi. De là, il a querié en douceur au
Seigneur de Joï de li envoyer aussi vitement que possibe
ses éplettes, son martiau, sa cognie, sa pince ringare, son
fourniement par ses batiaus, vès les remparts de Sancoing
que trempaint leus pieds, en cens temps-là. dans le grand
étang que remontait l'Aubois-sus-Augy en Joignant les
iaues qu'enlupaint le Mont-Joï'. On voit encore, à cetelle
heure, la chaussée de ceti étang que formait auterfoés,
I. Il ressort clairement de l'énumération des importants châteaux
environnant le Mont-Joï, et de sa relation avec Sancoing par la
grande ceinture d'eau qui l'enveloppait, que cette place a joué un
grand rôle aux temps gallo-celtiques, aux temps gallo-romains et aux
temps gallo-français.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 63
coume aile forme à persent, la grand route de Bourges
à Autun, et que va itou sus Lyon par Moulin.
Après aveoir regardé passer les batiaus que s'en allaini
de Javoulet sur Sancoing, Gargantua, d'une auter gambée,
il a été sur le Mont-Carpeau, de là où il a vu ses batiaus
que navigaint toujours du coûté de la ville. Il a contuiné
à tirer ses plans pour les aménagements des bras et des
queus de ceus étangs par rapport aus fortifications de San-
coing et itou à l'aveur des positions naturelles du fort châ-
tiau de Joï, arié des alentours du coûté de Beauvais et en
tiran sur Fred-Font et la rivière d'Arcueil que se jitte à
Fred-Font dans l'Aubois.
Dès quante il a évu sa flotte amârée, vès la porte de la
ville, la porte Saint-Martin, que joutait don la chaussée de
l'étang, formant la route comme je l'ai dit, le bon Géant,
tranquille coume Baptiste, de sa troisième gambée il a
pousé son pied gauche jus devant le grand portai de l'hôtel-
lerie de la Pardrix-Grisc, sur la place d'arme de San-
coing, qu'on appelait itou la place de la Vieille-Église
dans ma jeunesse.
Gargantua à Sancoing. Coument s'est vue la grande foul-
titude de peuple qu'a voulu., coûte que coûte., arlever et
renforcer les remparts au coumandement du grand
Géant.
Ces' t'i' de partout qu'on savait que Gargantua devait
venir à Sancoing? Ces' t'i' qu'on l'avait deviné à des
remarques dans la température de l'air? ou ben par des
porféties? Ces l'i' pour auter chouse? Moé, mes chers
mondes, j'en sais ren, j'en sais ren du tout! mais c'em-
pêche pas que j'ai toujours ouï-dire que de toutes les
paroisses d'alentour y était venu à Sancoing un monde ! un
monde!... Paraît qu'une épingue jiiée à la voulée dans les
rues, sur les places n'aurait point tumbé à terre tant c'était
foulé! satté! C'était ben asseurément pas pour enfiler des
parles que ce monde était venu en si grande foultitude,
mais, sans doutance aucune, c'était Gargantua qu'attirait
64 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
ce peuple. Oui, mes amis, c'était pour le grand Géant,
bâtisseur des clochers, des forts châtiaus, des remparts
suparbes, des glorieuses citadelles, que cetelle foulée de
monde c'était pourtée, enserrée coume des arengs en catil-
lon sur les place et dans les rues de Sancoing.
Nos grand Géants d'auterfoés étaint francs , boun-
houmes, mais c'était Gargantua et le Géant de l'Ours qu'é-
taint les eûmes du peuple de cheus nous, par leus capa-
cités, leus primeté, leus franchise, leus grâces, leus vartus,
leus bounhoumie.
Gargantua épendait entour li, i' ne sait coument, une
grâce, une force, une grandesse, une primeté, une fran-
chise, une bounhoumie, une confiance que randait résout
et content de vivre tout un chacun qu'était dans son
rayon.
Tout le monde qu'était venu de tous les coûtés environ-
nants pernait asseurance conter la mauvaise Aire en voyant
le bon Géant si généreus, et c'était à qui voulait le sarvir
en tous ses moinders besoins et désirs. Asseurément,
c'était li toujours que se trouvait sarvant de tout le monde.
Gargantua, par sa primeté, par sa force, par sa franchise,
surtout par sa finesse gracieuse et sa charmante bounhou-
mie, i' s'était mis au dessus du mazerier ' humain qu'i' peu-
vait voir d'un peu haut à cause de sa grand'taille mais sur-
tout à cause de soun entendement divin des chouses de la
Terre et du Monde. Sans tant seulement battre les pau-
pières, i' toisait de l'œil la capacité d'une foultitude de
peuple et i savait mainier cetelle foulée, pour li faire don-
ner le jeu qu'i' voulait, ni mais ni moins que Compagnon
I. Fourmillière.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 65
de Nevers savait affiâter son cornet de musette pour le
faire flûtter comme les petits maries ou ben le faire breuil-
1er coume les pus grous teriaus vachers.
Le moument qu'on voit apparait?'e le Docteur Bounet-Rond.
Cependant que les cloches sounaint à toute voulée,
Mon-sieu le cure, les autorités de la ville étaint là sur la
place d'armes pour souhaiter la ben venue au grand Géant.
Le coumandant d'armes, ses capitaines, ses gens d'armes
étaint à leus rangs. Le Pervôt des marchands et artisans,
les échevins et les miliciens, les maîtres aus coumunau-
tés des artisans étaint tous là, et on a demandé au bon Géant
si il avait besoin de prenre queuques petites chouses pour
soé se lester.
Et le bon Géant a répounu : Seigneur coumandant,
capitaine et gens d'armes, Pervôt, échevins, miliciens,
maître' aus coumunautés d'artisans, artisans de la ville et
artisans de la campagne, entendez ben çà que je vas vous
dire : « Je seus venu pour travailler au relèvement et au
renforcements de vos remparts, voulez-t'i arlever et ren-
forcer vos remparts? « Vive Gargantua! vive Gargantua!
vive Gargantua! a querié la foultitude des artisans del a
ville et de la campagne.
Les autorités sont restées penaudes...
Une mainière de cagot pourtant un grand bounet rond
et que parsoune avait vu encore à Sancoing s'es' avancé
et il a dit : « Syre Géant, Syre coumandant, mon-sieu le
Pervôt, mes-sieus les Échevins, mes-sieus les Maîtres,
Bounes genss ».
« Ne vous mettez don point en peine d'arlever vos rem-
parts? Surtout ne les renforcez point. Çà vous fera mal
aus mains, çà vous fera peiner et çà ne vous avancera à
ren du tout, au contraire, çà déplaira à vos en-nemis, que
s'enmaliceront, que s'encolèreront; i' feront peste et raige,
et i' revindront les débesiller vos remparts renforcés. Vous
serez à nouveau pillés, vos famés, vos filles, vos sœurs
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. 5
66 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
seront forcées, et vous autres serez tués ou brûlés vivants
ou ben écorchés à vif,
« N'irritez point vos en-nemis, i ne vous feront point de
mal. Si vous contuinezà derser des murailles devant z'eus
i' contuineront de s'irriter, de tout briser, de tout casser,
de tout dévaster dans vos villes et dans vos campagnes.
Au contraire, si vous abattez vos murs, si vous désarmez
vos guerriers, vous aurez la paix. Laissez-les bonnement
entrer dans vos villes ouvartes vos en-nemis, en leus don-
nant tous les loisirs de panêtrer cheus vous, à seul fin de
prenre çà qui vourront, sayez asseuré qu'i seront bons
vivants. Par ainsi vous aurez la paix asseurément, la paix,
la tranquillité et le bounheur. J'ai dit! »
Les autorités étaint de mais en mais penaudes. Les
guerriers boutrounaint, la foultitude avait les œils sus
Gargantua que regardait en souriant le sieu au bounet
rond, ceti la regardait ren.
Gargantua a dit : « Mon-sieu le docteur, vous avez
causé comme un livre, un biau livre de lictin fisolofe,
pour nous raconter anvé une grâce parfaite et tous les
assaisonnements des esprits charmeurs, l'histoire du petit
garson qu'a veoulu se salir dans l'ecuelle du chanvreu. »
« Contez-nous l'histoire du petit gâs, grand Géant! que
la foultitude a querié fort! fort! » Et le grand Géant a
dit : « C'était une foés un petit gâs qu'était pas élevé et
instruit par sa famille dans la dreture et léauté de la race
du monde glorieus. Le père et la mère de ceti enfançon
étaint pour le Fais ce que veux conter le Fais ce que doés.
Ce petit fasait don' çà qu'i' veoulait et on li dounait tout
çà qu'i veoulait. Un biau jour, il a demandé à son père de
li mettre en mains la lune qu'i' voyait bréillant dans le
temp bleu. Le père a répounu que çà se peuvait point.
« Et le petit chermant enfant s'est mis à piatter, à brailler
anvé une si telle raige qu'il en est tumbé mort. On a évu
mille et mille peine à le faire arvenir. Le père et la mère
avont juré que jan-mais, au grand jan-mais i' contrayeraint
pus leus petit genti enfant, pour aveoir'la paix! la tran-
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 67
quillité! le bounheur! cheuz eus. Le lendemain de ceti
jour penibe, le petit garson chéri a mis un petit chat vivant
dedans un pot-au-feu bouillant et il a veoulu que son
papa et sa maman mangeaint la soupe au chat. Li, le petit
mignon, n'en a point veoulu manger delà soupe au chat;
le père et la mère avont mangé la soupe, i' l'avont trouvé
boune, cetelle soupe, pour aveoir la tranquillité, la paix
et le bounheur. Deu' ou trois jours après ceti esploit,
le peti mignon genti a été au cellier ouvrir la champleure
d'un poinson à peine entaimé, et quasiment deus cent
pintes de bon vin avont été pardues. Le bon père et la
boune mère avont ren dit pour aveoir la paix, la tranquil-
lité et le bounheur.
« Regardant sa grand'mère que filait au rouet en chantant
une chanson de cheus nous, que li plaisait et qu'il avait
demandé le petit fi' chou, chou, il a cassé le rouet d'un
grand coup de maluche à fine fin de veoir l'étounement
de la poure famé, qu'il a traitée de vieille garse, à cause des
pleurs qu'aile a varsés sus son rouet brisé qu'était une
relique de famille.
« Un biau matin, le chanvreu est venu en cetelle main-
son pour forter et arriver le chanvre. Le petit garçounet
charmant a été le voir travailler dans l'étâbe du chevau et
sa maman li a querié : « Mon petit amé chéri, veut-tu dire
« au chanvreu de venir manger la soupe! »
« Et le petit chéri a ben veoulu dire au chanvreu de venir
manger la soupe. Cependant que le bon chanvreu s'épar-
pissait, s'époussetait, se lavait les mains, le petit gâs char-
mant a évu une idée inconcevabe. C'était de se salir dedans
l'écuelle du chanvreu, dans sa soupe, et le pire c'est qu'il a
dit qu'i voulait veoir le chanvreu mangeant sa marde! La
poure mère est tumbée en transes mortelles en appernant
une si telle fantaisie de son tant amé enfant et aile s'est
mise à fondre en larmes, le perlant, le supeliant de ne
point songer à une si telle abomination.
« Mais le petit ange mignon s'est mis à brailler affreuse-
ment, en tapant des pieds, en déchirant les ridiaus des
68 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
lits, en brisant à grands coups de bâton les vaisselles du
dersoé, tant et si ben que le père du petit gâs, que pieu-
chait au jardin, est venu en courant, épardu, craiyant à
l'avènement d'un grand malheur!
« Le chanvreu était là, ne disant mot, jugé! bible!
étardi!
« La poure mère, fondant en pleurs et doulante à faire
pitié à un chevau de bronss, a perié le bon chanvreu
coume on prie le Bon Dieu. En li pernant les deus mains
dedans les sennes, se rendant à li supeliante, aile queriait,
la poure créiature : mon bon chanvreu! mon bon chan-
vreu ! laissez faire mon poure petit chéri ! Je vous en prie,
je vous en suplie, ayez compassion de nous, pouravepire
la paix, la tranquillité et le bounheur cheus nous. Je vous
arcompenserai mon bon chanvreu! Et le père du chéri
adoré joignait ses doulances à cetella de sa famé. Le bon
chanvreu, pleurant de compassion de veoir ceti poure
monde en si grands torments, a ben voulu, à fine fin, que
le ben amé chéri adoré mignon enfant libartin se salisse
dedans sa soupe, pour la paix, la tranquillité et le boun-
heur de la si tant charmante famille qu'a été aus anges dès
quante le petit garson tant cher a été sise dessus l'écuelle
du chanvreu.
« Malhureusement, le bon chanvreu, que paraissait
résout à le veoir coume çà, a bourdi. C'est'i' de ropi-
gnance? C'est'i de malice? Toujours est que son cuer s'est
soulevé et il a bomi quatre à cinq cueillerées de la marde
au petit enfant chéri à la figure de la mère, à cetella du
père, et le petit gâs a été crouvi anvé le reste de l'écuellée,
si ben que la charmante famille a été embernée, sauf la
grand'mère que c'était ensauvée à demi morte de honte.
« Toutes les malfaisances, les chetivetés, les vilainies que
sont advenues dans le bourg et les environs par le fait du
si tant charmant petit gâs libartin son pas disabes. T met-
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 69
tait le feu en des champs de blé meuvre, en des granges
pleines de foin et de gearbes. I' coupait à coups de goyard
les jarrets des chevaus et des bœus dans les prés. I' tuait
les oies, les poules, les canes et les petits cochons le long
des chemins ou sus les chaumes. F coupait les entes dans
les bouchures des jardins, des champs et des prés, i cou-
pait les treilles du pied auprès les murs des mainsons, mes-
mement y coupait des ceps dans les clous de vignes. Il
écorçait les poiriers, les poumiers, les pruniers en fleurs.
I quervait les œils des petits chats, des petits chiens, F
pernait des aspics vivants pour les jiter dans les mainsons
des genss ou ben dans les étâbes des bestiaus. F volait des
fruits dans les jardins, des rasins dans les clous de vignes.
F robait les clairins attachés aus cous des truies, des
vaches et des chevaus. Pour dire le fin mot, i' fasait tout,
hormis le bien.
« Et toujoursonlipardounaitàceti charmantenfantlibar-
tin pour avoir la paix, la tranquillité et le bounheur. D'ail-
leurs, y avait comben t'i de genss de la paroisse que ceus
ferdaines du petit gàs bicêtre amusaint, et on causait des
monstreusités de ce petit être à dis ïeus la ronde, ben pus
que si c'a avait été des actiounements de ben-faisance.
« Les braves genss, cependant, avont coumencé à bou-
trouner dès quand on a vu que les autres gamins du bourg
pernaint modèle sus le chéri pour coumander leurs parents.
Y avait jà une troupe formée de ceus petits libartins et il
avaint noumé capitaine le prodige pour aller tuer en grand
les poules, les oies, les canards, les cochons en attendant
le moument de tuer les genss pour leus plaisir simpel-
ment. »
Le maire, qu'attendait les plaintes, a fait souner de la
corne à douelle un jour à la raie de la nuit, au moument
là où le monde renter du travail, et, sous le grous marrou-
nier qu'était sur la place du bourg, le monde de la cou-
mune s'est assemblé.
Le maire a dit, après aveoir semondé le peuple : mes
amis, n'avez-vous ren à me faire assavcoir? In ancien s'es'
70 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
avancé et il a qiierié : « La vie n'est pus vivabe dans nouter
coumunauté. » In autre houme de moyen âge c'est derssé
sus le bout de ses pieds et il a grondé : « Je som dan' une
mauvaise passe, dites-nous coument faire pour en sortir,
Mon-sieu le maire! »
Et le maire a dit simpelment, bounement : « Mes braves
genss, mes chers amis. Les chouses de la vie du monde
dans nouter coumunauté vont de mal en pire; cependant,
les chouses de la vie ne sont point mal aisère à arranger,
le tou' est de les comprenre.
« Dites moé franchement : y a t'i là, dans cetelle assem-
blée de braves genss que vous êtes tous au fond, in houme
ou une famé, je veus dire une parsoune humaine, qu'a
vu des oisons menant des oie aus champs? » Parsoune a
répounu.
Et le maire a dit encore : « Mes chers amis, jan-mais
parsoune humaine de nouter bourg, ni d'auters bourgs,
n'a vu des oisons menant des oie aus champs.
« Vous n'avez qu'a prenre modèle sur les oies poure
voûter gouvarne et voûter compourtement en tout et pour
tout, et vous en trouverez du repousement et de la ben-
aîseté. »
Je seus pas jeune, jai vu, j'ai ouï-dire.
Y a une chouse, à cetelle heure que je crais, c'est que
toutes les bêtes de la créiâcion sont bêtes. Mais, à ma cou-
naissance, je peux açartener que y a sus la Terre qu'une
archibête. La counaisez-vous ? De dedans le mârrounier
a querié une voix : c'est l'homme^ !
I. La grande majorité des hommes du pays affirmait dans nos
bourgs que la voix venait de haut. Irrité de la sottise humaine pous-
sée à l'extrême, et froissé de voir sa créature préférée méconnaître
à ce point le bon sens de sa loi d'harmonie, le grand dieu du ciel
s'était manifesté pour l'exemple rude du maire qui ramenait, sans
effusion de sang, l'équilibre dans les esprits troublés et les juge-
ments dévoyés.
Les modernistes qui ont précédé , chez nous , les anarchistes,
aujourd'hui tout-puissants, disaient que la voix provenait tout bon-
nement d'une comédie du maire, qu'ils approuvaient d'ailleurs.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 7I
Gargantua a di ans autorités et au peuple de Sancoing :
« Cetelle famille de libartins (fais ce que veus) que je vens
de vous persenter, mes braves amis, c'est un biau modèle
à sarvir pour la paix, la tranquillité et le bounheur du
monde. C'est çà les fins devartissements de la vie cheus
les esprits souperieurs que les endormeurs de peuples
sont auprès nous fricotter à la mode des cuisines infar-
nales.
« Cetelle fricassée à la bren, que les esploteurs de la
Terre et du Monde vont nous offrir en ieu et place de nos
richesses naturelles, de nos richesses naissues des mains
d'hommes francs, vont nous tirer aus abîmes de la biringue
du Diàbe, entendez ben mes braves genss, si par malheur
je tumbons dans le trébuchet de ceutis braconniers de
gibiers humains. La paix que vous ferez anvé cens mau-
vais esprits, je vous le redis, c'est l'esplotâtion de nos
richesses naturelles, et çà jusqu'à l'oussement du calâbre
de la Terre, vaut tant dire que c'est la détruicion de toutes
les vartus de créiation de nouter Grand'Mère nourisse,
c'est le débésillement de nos villes et de nos bourgs, c'est
l'abâtardissement de la race des houmes du Pays. C'est
la parde de nouter Bien-Fond qu'est le bien de Dieu ! J'ai
dis, mes braves gens et chers amis.
C'est qu'il y avait déjà dans nos bourgs du centre, au milieu du
siècle dernier, des familles de passagers libertins installées et pra-
tiquant sciemment et ouvertement le vol, le viol, le sabotage, la
calomnie, le mensonge, la déloyauté contre tout ce qui était
l'honneur et la gloire de nos familles paysannes, contre nos usages,
nos coutumes, institués par l'expérience des siècles, l'observation
soutenue et réfléchie de la nature des êtres et des choses de chez
nous.
Ces libertins qui étaient, comme ils le sont de plus en plus, contre
nos lois harmoniques et l'aménagement du pays, sont pour les lois
arbitraires et spoliatrices de l'étranger, conçues et promulguées
pour l'exploitation des hommes et des choses de notre territoire.
Le D' Bounet-Rond a triomphé de Gargantua sur tout et en tout.
Les bouasous ont tué les géants.
72 NOS GEANTS D AUTERFOES.
A persent choisissez ! Si vous êtes anvé le docteur Bou-
net-Rond pour la paix que vous dounera le débésillement
sans rémission de vos remparts, si tenez, pour voûter tran-
quillité, à laisser aisément panêtrer cheus vous les en-ne-
mis de vos franchises, de vos usages, de vos coutumes, de
vos coumunautés d'artisans de ville et de campagne, si
enfin voûter bounheur veut que vous sayaint anvé le doc-
teur Bounet-Rond (Fais ce que veus) pour les lictins
fisolofes, les patarins, les begigis, les boèmes libartins, les
maignants, les roulants, les bâstiers, les forains passa-
gers, vous n'avez pus qu'à vous coucher en paix, en tran-
quillité, en bounheur. Et je vas vous souhaiter ben du
plaisir.
Si au contraire vous êtes pour le deveoir accompli
(Fais ce que doés), faurra sans rémission cracher, tout de
suite, dans vos mains sans crainte des poulettes, parce que
je vous avartis qu'anvé moé faut serrer le manche. Faut
raidir itou le jarret sans aveoir peur de mouiller sa che-
mise. Si c'est là voûter idée, je vons nous prenre à l'ordon
et, résouts, je vons arlever vos remparts en les renforçant
comme j'ai marqué sur mes plans que j'ai montré à vos
autorité et à vos anciens.
Dites si vous êtes pour le docteur (Fais ce que veus)?
ou ben si vous tenez au Géant (Fais ce que doés) ? »
Vive Gargantua ! Vive Gargantua ! Vive Gargantua !
A bas le bouâsou ! A bas le bouâsou ! A bas le bouâsou !
que le peuple a querié fort! Et les autorités sont venues
remarcier le Grand Géant et saluer le peuple de la ville et
de la campagne qu'était là assemblé en belle humeur.
Les gueriers avont querié brav' ! Gargantua !
Les cors de chasse, les cornadouelles avont souné le
rassembelment. Et après Gargantua a querié de sa grande
voix à l'assemblée du peuple : Mes amis, chacun à soun
ordon ! et l'assemblée du peuple a répounu : Vive Gar-
gantua! Vive Gargantua! Vive Gargantua! A bas le bouâ-
sou! A bas le bouâsou ! A bas le bouâsou!
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 78
L'œuvre vive des ramparts de Sancoing.
Vous pensez ben, mes chers amis, que je vas pas vous
conter par le menu coument toute cetelle belle ouvrage a
été faite. D'abord, j'étais point sus le tàs pour veoir les
actiounements, les allée et venues du parsounel. D'ail-
leurs, si j'y avait été moé, sus le tàs, j'aurais fait à moun
audret çartainement pâceque si j'ai fauté, dans ma poure
chienne de vie, y a un flàche que parsoune humaine peu
m'arprocher, c'est d'être un feugniant. Je veus dire à ça
que j'aurais regardé à moun ordon coume les auters genss
qu'étaient là sus le terrain, là où parsoune bâillait le bé',
vous peuvez le craire.
Les lictins faseus d'écriture moulées n'étaint pas inven-
tés encore dans ceus temps-là, à ce que j'ai ouï-dire, et
mesme les écriveus à la main étaint ràls à ce que me
paraît. Faut don' nous en rappourter aus dires des anciens
qu'avont tenu en ordre et en mémoire, de père en fi',
cetelle histoire des parements de force, de beauté et de
brâveté, qu'avont glorifié nouter ville de Sancoing. Fallait
veoir les grand' mainsons à fières tourelles et à grands
pignons, à moyens pignons et à petits pignons, ainsi que
les tours de nos remparts de bise et de galarne anvé des
bribes de nouter glorieuse citadelle, que mon grand-père
Regnaud a vues dans sa jeunesse avant la Régie à Robes-
pierre, et que j'ai aparçue' encore, moé que vous parle,
quante j'étais gamin sous Charles X et petit garson dans
les premiers temps du régime au Roi Louis-Phelippe.
J'ai vu la vieille église, moé, et l'ancien portai de l'Hôtel-
lerie de la Pardrix-Grise, là où a logé Gargantua et sa
mère. Mesme les chitiés de bâtiments qu'on voi' encore,
à cetelle heure, quante ce serai' t'i que la grand' mainson
là où est le père Hittier et qu'a été l'ancienne mainson des
échevins, à ce qu'on dit, la belle tourelle qu'était de la
mainson du coumandant d'arme et attenante à la cita-
delle, les mainsons là où était Montrignat, le chapelier que
m'avait fais un si petit genti chapiau a eu long que me
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS,
bravait si ben mon chef anvé mes cheveus blouqués et
mes favoris gentement pignés. J'allai oubelier le grand
bâtiment au si tant beau pignon dounant sus la grand'rue
là où est encore le vieux Bayeron que ma fait bravement
mes premiers souïers de garson. C'était paraît la mainson
du Pervôt. Ren que ceus bertilles là, çà peut faire com-
prenre que Sancoing a été une brave ville et une ville
brave !
Malhureusement, ceus belles œuvres de nos Géants
d'auterfoés sont mascandée et masquées par des bâtisses
qu'avont ni tournures ni façons, ni eu ni nez, ni côrp ni
âme. C'est blanchâtre, noirâtre, jaunâtre, grisâtre et je
jure ben, ma grand' foi ma loi, que parsoune humaine ne
pourra dire de là où çà deven et là où çà veu' aller. C'est
imparsounel, coumc disait mon-sieu Raymond du Po-
quain. Çà peu figurer aus îles du lointain, en Californie,
en Anguelterre ou ben en Chine, et çà sera aussi vilain à
une place qu'à l'autre. Çà manque de naturel et de boun-
houmie. Çà raferdit le sang dès quante on pourte sa regar-
dure sus ceus placages de plâtre, c'est une affligeation pour
les braves genss de cheus nous toutes ceus bâtisses
affreuses de nos villes et de nos bourgs qu'on fait à per-
sent. C'est tout le contraire de la brâveté, de la force et
de la grandesse, ceus bâtisses naissues du vilain lustre des
forains passager. Nos mainsons de ville avont l'air d'être
taillées en des grous mouciaus de graisse et nos châtiaus
de campagne semblont être coulés d'une pièce en des
grands fessielles à faire les froumages.
Ailes sont pardue' à fond, les grâce' et les beautés que
nos Géants d'auterfoés avaint trouvé simpelment pace
qu'ils eumaint les beautés, les grâce et les grandesses,
que pourtait le bon Terroé de cheus nous, et ça pour
l'amour du grand Dieu du ciel.
Tous nos grands-pères l'avont dit, que ce vilain lustre
des marchands bâstiers, des caterres, des boèmes libar-
tins, des esploteurs de démolicions, des forrains passa-
gers, des patarins, gâterait tout. Ah! coume il' avaint
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. jS
raison ceus grands anciens de Neuvy, le père Duval, le
père Lechelon, le père Deloire, mon grand-père Regnaud,
qu'alissaint leus chiens anprès les marchands bâstiers,
les bégigis et les maignans qu'approchaint trop près de
cheus eus. Le père Barberousse disait : ceus courandiers
que pourtont dans leus bannes le dcbâtardissement des
païsans, faurrait les pandler anprès nos portes de granges
coume on fait pour ceus vilains oisilleaus de carnage.
C'était ben de vrai le mauvai' esprit du diâbe que pour-
tait ceus arcandiers detestabes à épendre partout dans nos
campagnes ce vilain lustre qu'a fait le débâtardissement
du monde de nos Francs Pays. C'est visibe, à cetelle heure,
que ceus boèmes libartins, ceus abâttleus et ceus forains
passagers avont enquerné, anvé leu vilain esprit, leus mau-
vaise' idées d'abâtardissement pour détourner les bons
esprits que mettaint arrêtance aus élans des esploteurs de
démolicion et enterperneurs de détruicion de toutes les
richesses, de toutes les beautés, de toutes les grâce' et de
toutes les vartus de créiâtion de nouter belle Terre.
Toutes ceus infamies de mal façon, de bousillerie qu'on
voit partout se faire coume des dégâs d'oragans, ça ven
de ceus caterres, de ceus libartins, de ceus bédouins, de
ceus forains passagers que fasont les déserts partout là où
i' pernont tant si peu arrêtance. Le détournement de
nouter grand' religion, l'abandon du goût des houmes de
cheus nous pour les beautés, les vartus de créiâcion de
nouter belle Terre et l'amour des beaus ouvrages émités de
ceus beautés et brâvetés naturelles, ça ven de l'enpestement
que le mauvais monde d'étrange a épendu dans la tempé-
rature de l'air de nos Pays.
Pourquoè fau' t'i que nos grands Géants soyaint morts?
Et i sont morts, tués par les bouâsous, bon Dieu!
Le bouâsou, au bounet-rond, que j'avons vu pernantïeu
et place des autorités de Sancoing au moument que j'avons
76 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
VU Gargantua se mettant en devoir d'arlever et renforcer
nos remparts, était venu à la suite des bandes d'esploteurs
et de détruiceurs qu'avaint escoffié le Seigneur de Joï et
ses genss, pillé et assaffré tous les environs, démenti-
bulé les remparts, forcé les filles et les famés, massa-
cré les houmes et les enfants dans la ville de Sancoing.
Ceti bouàsou, cagot de soun état, était coumandé pour
épandre dans les esprits du monde de cheus nous et dans
la température de l'air du Pays, l'empestement de la malice
du Diàbe conter la grâce de Dieu. Le saint Jean bouche
d'or était coume ceus chenilles que mangeont nos choux.
I' tenait non point anprès sa parsoune, mais dans ses
propos vrineus' des couleurs voyantes et terluisantes que
charmaint les genss, un chitié affeublies, que l'écoutaint.
Et ceus genss se trouvaint empoesonnés pour le pire,
endeurmis pour le moins dans leus jugemens et dans
leur actiounement par le ramage de ceti oisilleau de mau-
vais augure.
Si le grand Géant Gargantua n'avait pas trouvé à point
la cheville pour boucher le trou qu'avait fait ceti rat-
souris ^ sortu des cavraudes infarnales, le batiau de San-
coing aurait fait aufîrage en ce temps don' je vous parle
dans la biringue du Diâbe et le peuple de la ville et des
alentours aurait été sitoùt mécréant.
Je disai, y a un moument, que y avait pas grand monde
pour argarder travailler les autres sus le terrain des rem-
parts. On n'eumait pas trop ben cheus nous et on n'eume
guère encore les chandelles allumées en plein jour^, et
aus temps de nos Géants d'auterfoés on voyait râlement,
je crais, des bourgeois vivant la canne à la main. C'est
énimaginant ceus idées qu'on a aujourd'hui le jour de
1. Venimeux.
2. Chauve-souris.
3. Personnage flâneur regardant travailler.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 77
veouloir glorifier in houme que sait ren faire de ses mains.
Houmes, famés, fille et garsons, gamin et gamines de
la campagne si ben que de la ville, tout un chacun était
fier de pourter sa pierre aus remparts à fine fin de tenir
en brâveté et en force la ceinture de garde de la grand'
coumunauté, itou pour dire pus tard : J'y étais moé! J'y
ai travaillé moé, à nos beaus remparts! sous le couman-
dement du grand Géant Gargantua qu'était si bounhoume
anvé le mot que fallait pour flatter ou pour arprenre selon
qu'on avait fait mal ou ben. Dès quante il avait fait une
armontrance, c'était si ben dit de la parole et si ben mon-
tré de la main, qu'aurait fallu avoir une tête de mulet en
bronss pour ne point comprenre. Et il était si content
quante i' voyait que ça joutait et que ça jointait partout i'
chantonnait une bourrée :
La ville de Cincoing
Grant Dieu qu'aile sera belle !
La ville de Cincoing
Se moqu'ra des patarins.
Il avait l'œil à tout, le bon Géant, et tout le monde, du
petit au grand, voyant Gargantua et se sentant vu par li
en tout ça qu'i fasait, c'étaint miracles là et là de veoir la
vivacité, l'adresse et la brâveté que tenait tout ce monde.
Tout était ordouné sus le bout de l'ongue.
Le moinderment que la pus petite feublesse se montrait
dans un tout petit rabicoin, pour un ren queuqu'un disait :
Attention là -bas! Gargantua veoira la mal façon. Ah!
mon poure petit! mon poure petit!... Si le Géant te voyait
zisouner coume tu zisoune... Et le Géant était là pour
faire une petite leçon au poure diâbe... et le poure diâbe
éclairé, se lançait dans le mieux-faire à côrp pardu à en
parde le boire et le manger jusqu'à temp que le Géant
arcounaissait soun œuvre de bonnes mains. D'ailleurs,
partout là où il était, et il était partout, c'était à toutes
minutes pour armontrer, tracer, mettre en chantier, au
besoin, Pierre, Paul ou Jacques. C'était un chariot çargé
78 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
de pierres, accoté jusquante au moyeu. Gargantua disait
au boyer de dételer ses bœus. Après la dételée faite, le
bon Géant pernait d'une main le train de derrié du chariot
et de l'autre le train de devant, la pierre et le tout, i sor-
tait ça coume moé je tirerais d'une ornière un manche à
balai, et dame je vous doune à songer si le monde qu'était
là à tou-touche s'areuillait. Et c'était des joies, et c'était des
chants, et c'était à qui ferait le mieus pour être armanqué
et complimenté par Gargantua. C'était la gloire que ceti
grand Géant épandait entour li, ni pus ni moins.
Faurrais faire des livres et des livres en écriture moulée
pour tout marquer les avènements, petits et grands, que
sont advenus cependant que ceus remparts de Sancoing
avont été refait et renforcés de la forte et belle mainière,
sans compter la bràveté qu'était grande, grande.
La grande joie et confiante arcounaissance des Sancou-
nais et des genss des campagnes environnantes en voyant
les si tant beaus remparts de leus ville.
Tous les aubargistes de Sancoing auraint voulu aveoir
l'honneur d'arcevoir Gargantua, mais li n'a point veoulu
se départir de l'hostellerie de la Pardrix-Grise.
Après la grande œuvre faite, Gargantua s'est sise sus
la potarne Beurrière, il a regardé de corne en coin et il a
dit dans sa barbe : Faurrait là une avancée. Au mesme
moument les cornadouelles, les cors de chasse, les trom-
pettes, les musettes et les vielles se sont mise à souner de
tout partout. La foultitude venant vé le Géant de tous
les coûtés s'est mise à querier: Vive Gargantua! Vive Gar-
gantua! Vive Gargantua!
Il avait demandé simpelment un petit goûter sus la
place d'Armes. Les autorités devain' offrir ce petit goûter,
mais de tous les environs et de Saincoing mesme chacun
avait songé à soun audret à faire les persents de son
mieus, selon ses moyens et ses capacités, pour le bon
Géant que mettait autant de grâce à recevoir la moinder
NOS GEANTS D AUTERFOES. 79
petite politesse faite de bon cœur, que le pus fort beau
persent.
Les Seigneurs de lennesse, de Joï, de Sagonne, de La-
mouthe, de Solon, de La Mainson-Fort, de Groussouves,
de Garembey, d'Apermont, de Neuvy, de Mornay-les-
Barres, avaint envoyé en abondance des persents en
vivres et de toute grand' beauté marchande, en aumailles,
poulâilles, volailles, sauvagines à pleines et sauvagines à
poil, des grand tonnes de poissons, conben, conben.. ., des
belles farines de beau seigle, de beau froument, pour
faire au chois du bon pain frais et de la boune galette
chesse, de la boune galette aus perniaus, et tout, et tout...
Les coûtes gauches d'Ailler, en ceus temps-là, du depuis
les Veuillains jusquante au cinq cents diâbes, par là-bâs de
l'auter coûté de Saint-Liobardin, dounaint des vins ferlant
et en grande abondance. Les petits vins blancs de Neuvy,
de Mornay, de Châtiau étaint arnoumés pour le bouquet
frais et le fin goût de pierre à feu qu'i tenaint, qu'i tenont
ben encore, mais j'ai idée que y a une pardition dans ceus
vignes que me paraît dangereuse.
Dans les temps-là où regnaint nos grands Géants d'au-
terfoés, on counaîssait point de maladies aus vignes coume
on voit à persent. Je seus qu'un poure vieus terlaud, moé
bounes genss, mais c'empêche pas que j'ai idée, je dirais
ben, je seus seur! qu' c'est le manque de soins, le manque
d'aménagement, le manque de percieuseté amitieuse, je
veus dire le fin mot : c'est le manque de religion pour
nouter si tant belle Terre, noutre Mère Nourisse, que
fasont ceus mauvais compourtements des saisons. C'est par
tous ceus terboulements, ceus déboisements, ceus aches-
sements sans raisons; que la température de l'air de nos
pays est çangée, et c'est de ceus çangements que venont
les maladies des vignes, la maladie des âbres, des âbrustes
et des arbages. Et ça vinra, vous y veoirez mes amis, que
8o NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
le Monde tumbera, li itou, en chetivetc si on contuine à
débésiller, à dégalainner, à bousiller, à esplotter sans rai-
son valabe nouter Mère Nourisse comme on le fait jà du
depuis un trop long temp. Nos anciens le disaint, le père
Liger, de la Croès-Varte, le dit et le redit : « Y a dans la
température de l'air queuque chouse de mal sain, jai vu
non point tant seulement les grous et moyen châgnes se
courouner, mais aussi les balivots se courounont à cetelle
heure. »
Aus temps dont je vous parle, la température de nos
pays du Mitant était saine.
Les Seigneurs de Mornay, de Sancoing, de Châtiau,
mesme du Veurdre, s'étaint entendus anvé leus métayers
pour faire conduire, par leurs boyers, des châroés de vin
rouge, devin blancs à Sancoing, pour le grand Gargantua.
J'ai toujour ouï-dire que les boyers de Neuvy en s'en
retournant avont vu une grand' dame blanche sus la
chaussée de l'étang des coque et des fées toutes blanches
coume la dame, grande! grande! dansaint en rond alen-
tour d'icelle^ Paraît qu'au mesme moument la grand
bête s'ébattait au riau gigot et les fées dansaint à la rouesse
des ondines.
Comment le petit goûter de Gargantua
est devenu un grand festin.
Le petit goûter de Gargantua à Sancoing est devenu un
repas, une poêlée, un festin, si eumez mieus, coume on a
vu à Vallon-en-Seully. Le monde qu'a virouné dans la ville
pendant et sitôt après l'arlevement des remparts, c'est pas
I. Nombre de personnes de Neuvy croyaient que c'était la géante,
qu'on verra à l'hôtellerie de la Pardrix-Grise.
NOS GEANTS D AUTERFOES.
possibe de dire coument c'était. Emaginez don des fions
de mouche' à miel s'ébattant dedans et alentour de San-
coing et vous aurez une idée de la foultitude venue d'en
sus le Berri, le Bourbonnais, le Nivarnais et la Marche.
Ça été une occasion pour les autorités de la ville de
s'armettre un peu dans leus grands souïers et de faire
montre de leus vartus d'aménagement et d'entendement,
pour la consarvâcion et l'embellissement de leus ville en
tout et pour tout. Vous avez vu que cens vartus étaint jà
ben entaimées par la hsolotie du docteur cagot Bounet-
Rond, au moument que le grand Gargantua est venu
arranger les chouses ben hureusement et à point.
Cens autorités qu'avaint jà baufuté les genss des cam-
pagnes sus les conseils, ou, pour mieux dire, par couman-
dement du bouâsou, Bounet-Rond, avont montré de la
grâce et de la bounhoumie à Faveur des artisans des
bourgs et des pleines campagnes qu'appourtaint pour le
sarvice de Gargantua non point tant seulement le sarvice
de leus bras, petits et grands, mais leus vivres et tout et
tout.
Cetelle bounhoumie des autorités de Sancoingà l'aveur
des artisans de campagne, c'était visibelment en émitâcion
du bon Géant que savait si ben se faire eumer du peuple
sans aveoir besoin de le flatter coume on voit aujourd'hui
nos lictins fisolofes et nos faseus de lois en papier qu'avont
pas autre idée que de tromper, en les baufutant, les
houmes de bien que ne demandont qu'à se querver dans
le côrp pour sarvir la République.
Sus toutes les places de la ville, le long des rues, dans
les mainsons, dans les cours des mainsons, dedans les
chambres du bas aussi ben que dans les chambres hautes,
là où y avait des poures minabe en maladie par trop
aplâmis, c'était fête, grand fête en l'houneur du bon
Géant qu'était venu pour arlever et renforcer les remparts
de la ville.
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. 6
82 NOS GÉANTS d'aUTERFOKS.
Tout en s'ébattant gaietement, il a voulu faire le tour
des remparts en dihors, si ben qu'en dedans pour veoir
les moyens de l'attaque en mesme temps que les tenants
de la défense et pour se faire il avait une aisance que nous
autres, pour chetits verjons, je peuvons poin' aveoir, Je
veus dire que sa grand' taille et sa vivacité le sarvaint au
mieus pour ceus examinacions des remparts coume pour
ben autre chouses. Ren li a échapé et sus le coûté de la
potarne Beurrière il a marqué queuques petits flâche à ceus
braves remparts pourtant si bellement fait à ce que j'ai
toujours ouï-dire. Y a don ren de parfait, parfait, puisque
le génie en parsoune ne peu point faire la parfection. Ce
souvenant de l'affaire du fait de boi à Vallon, il a pensé
ben faire en ne mettant point, sus le moument, la main à
ceti parfectiounement par devant la foultitude qu'était là
en joie et en confiance entièrement, et n'aurait point man-
qué de ouir les roçinements des boèmes libartins et des
caterres que rôdaint alentour de cetelle foulée de peuple
coume des loups qu'attendont le moument de s'abattre
sus le troupiau de berbis.
Comment se fasaint les ébattements des Sancounais
et des gens des alentours.
Ce pendant que Gargantua visitait les remparts anvé
les maîtres de la pierre et de la maçonnerie, dans les rues,
sur les places de la ville et au loin, sus les routes, sus les
chemins, on voyait des porcessions de monde que venaint
fêter le Géant et glorifier les beaus remparts de Sancoing.
Chaque petite paroisse formait un cortège d'houmes, de
famés, de grands âge, de moyen âge, des jeunes houmes,
des jeunes famés, les garsons, les filles, les petits garsons,
les petites filles conduisant, escortant les persents que la
paroisse pourtait pour la fête du Grand Gargantua.
En tête de chacun de ceus cortèges étaint les sonneurs
de cornemuses, de vielles, de flûttes douce ou ben de
chalumeaus, que s'arrêtaint pour laisser le brave monde
chanter cetelle bourrée :
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 83
Voyez là bas,
Voyez ceus beaus remparts,
C'est pour Cincoing
Conter les patarins.
C'est Gargantua
Qu'a fait ceus beaus remparts.
C'est pour Cincoing
Conter les patarins.
Les Syres, les Seigneurs et leus genss venaint à chevau
au son des trompettes, des cornadouelles et des cors de
chasse. C'était beau de la vie!
Mais c'était le jeu des cornemuses et des vielles qu'en-
flambait le pus la foultitude.
C'est, d'ailleurs, ce genti jeu de nos beaus instruments
qu'a toujours monté haut, cheus nous, la sainte ben-aiseté,
fleur de grandesse, de franchise, de grâce et de fraîcheur
de nouter beau Terroé que nos anciens Syres et Seigneurs
d'auterfoés, à l'exemple de nos grands Géants, se fasaint
un deveoir autant qu'un plaisir de mettre en vartu de
résistance au mauvais sort si ben qu'en religion glorieuse.
Et çà pour tenir haut et farme, du petit au grand, le point
d'houneur dans la famille, dans la mainson, dans le
bourg, dans la ville, dans le palais si ben que dans le
châtiau, enfin dans la coumunauté sociale.
Ah ! que nos Seigneurs d'aujourd'hui, grands et moyens,
ainssi que nos bourgeois hauts et bas, avont évu tort de
beaufuter toutes nos fleurs de richesses naturelles, les
parements de beauté divine de nouter belle Terre pour
courir anprès le vilain lustre des artiflces du Diâbe et les
plaisirs mécaniques de l'enfer que menont arié le peuple
à la détruicion des vartus et des beautés de noutre Bien-
Fonds.
On nous a arinié comben, comben, pace que nos cor-
nemuseus et nos vielleus étaint quasiment tant prisés,
cheus nous, que des prêtres. Et bon Dieu!... moé je scus
consentant qu'un bon sonneur de vielle ou de cornemuse
vaut un prêtre, vaut tant dire que c'est un prêtre, d'ail-
84 NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
leurs! Et oui, et oui, ma foi, ma loi que j'en jure, et que
le bon Dieu me pardoune si je l'offense, je seus résout à
dire, à redire, à soutenir, à querier mesme au besoin sur
les couvartures des mainsons qu'un souneur de vielle ou
de cornemuse c'est un prêtre! Et pourqoé pas? Je sais
ben : on dira que nos poures bougres de sonneurs de
vielle et de cornemuses sont en piètre équipage pour des
prêtres. Et ben : les autres son' t'i si rupins? En dihôrs
des marchands d'argent et des enterperneurs de détruicion,
qui don' est tant que ça glorifié aujourd'hui le jour? A
pied, à chevau, en voeture ou en vagon je vois pas ben, à
cetelle heure, les grands Guerriers, les grands Rois, les
grands Prêtres, les grands Syres, les grands Seigneurs, les
grands Maîtres peuvant se vanter de terluire assé pour
attirer à z'eus tous les rayons du grand Soulé, Dieu marci !
Çartainement que ceti Soulé, avant d'être éteindu par Mon-
sieu Rostchild, pour faire des pièces de monnaie, luira
encore un tour de temp j'émagine pour éclairer les cou-
leurs des gâls du Berry qu'a inventées mon petit garson
Ugène. Peut-être ben que la température de l'air de cheus
nous gardera, queuques saison encore, assé de moëlleu
et de fraîcheur pour transpourter dans le temp bleu cens
jolis gcarbes de parles ferlinantes, que le pouce de nos
souneurs de musettes fait sortir du haubois après que le
petit doeg les a enfroumés dedans les calibondes souter-
raines.
Coume je les avaint auterfoés, ceus maîtres souneurs
de cornemuses, que sortaint de leus piaus de bique et de
leus boîtes de vielles, tous les esprits de nos bois, de nos
champs, de nos prés, de nos vignes, toutes les grâces de
nos fontaines fraîche et de nos petits riaus coulants,
toutes les jolivetés, les beautés, les grandesses de nouter
belle Terre, ne mériteraint pas d'être glorifié? Ah! que
si ben par exemple!
Ceus artisans-là valaint la peine d'être glorifiés deux
foés pour une et on les a baufutés! Ça coûtera cher, c'est
moé, petit Jean Bàfïier, que vous le dit mes mondes. Oui,
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 85
oui, ça coûtera cher cetelle mécounaissance de la primeté
des houmes de cheus nous à l'aveurdes beautés de nouter
Pays et des vartus de créiâcion de nouter belle Terre.
Les vielleus Pigny de Sancoing, Picauche du Gravier,
Finet de Sancoing, Quesnet de la Bazelle, Brassière de
Mornay, Leblanc de la Chapelle-Hugon, le père Bousset
viens du Veurdre, et comben d'autres. Les sonneurs de
cornemuses coume le grand Gaumier d'Aumery, Cons-
tant de Mornay, Compagnon de Nevers, Blanchard de
Sancoing, Pardrigeaut de Saint-Amand, Abel Turigny des
•Chaumes de Chantenay, Laurent d'Augy, Bousset Jeune
du Veurdre, Barnier d'Azy, Pâsset de Saint- Paryse,
veoilà des noms que mon petit garson Ugène devrait
engraver sus un biau quartier de pierre du banc gris de la
Rencontre ^
Ah! mes amis, mes chers mondes, coume ça devait
bravement souner nos musettes et nos vielles aus temps
que Sancoing était une brave ville et une ville brave.
Sembele que je sens transpourté au moument qu'on fasait
fête au Grand Géant, et je vois tous ceutis cortèges des
bourgs envirounants venant par cens chemins frais que
j'ai vu encore moé dans ma prime jeunesse, et cens jolies
filles, et ceus fiers garsons, toutes cens braves genss pas-
sant sous ceus voûtes des grands châgnes en forêt, sous les
voûtes des grous totaux en lisière des champs, des prés et
des vignes, coume ça devait souner bellement nos musettes
et nos vielles dans la température de l'air de cheus nous.
*Et dès quante ceus biaus cortèges passaint sous ceus
belles voûtes de nos portes de ville et dans les rues bor-
dées de ceus belles mainsons à fières tourelles et à biaus
pignons, je vous donne à penser, mes chers mondes, si ça
devait flûtter glorieusement nos instruments dedans la
brave ville de Sancoing. Et ceus biaus abillements, ceus
biaus parements, coume ça parle dans nos grandes chan-
sons, songez un peu si sa devait être brcillant et brave!
J'en ai vu encore, moé, de ceus toilettes suparbc anvé
I. Carrière renommée près de Sancoins.
86 NOS GEANTS d'aUTERFOIÉS.
des famés et des filles qu'étaint dedans ceus toilettes
magnifiques, coume disait mon-sieur Luquet.
Bon Dieu! c'était brave! brave!... Oui, oui, mes
mondes, c'était brave ceus parements de toilettes d'auter-
foés et que j'ai aparçu au moument que ça tirait à la fine
fin. Dire que j'ai vu, je peus dire que j'ai mainié, moé que
vous parle, des coiffes de cent écus à quarante pistoles, et
dans ceus si tant belles coiffes y avait des têtes de filles de
toute beauté. Je vous dirai mesme que je les ai bichées
ceus belles figures! Bon Dieu de bon Dieu! les braves
fumelles que c'étaint les Ballyte, les Charpyte et les Ber-
nadate de Mornays. A Neuvy c'était aussi beau , mais
moins riche.
Dès quante je songe à tout çà que j'ai vu passer et repas-
ser, j'émagine que j'ai pus de mil ans d'âge.
Ça me paraît que le monde bâtissant et rebâtissant les
remparts de Sancoing, au coumandement de Gargantua,
c'est le mesme monde que ceti-là que j'ai connu cheus
nous au temps de ma jeunesse.
J'ai idée que nos maîtres souneurs de cornemuse, qu'a-
vont joué si bellement au festin de Gargantua, c'était des
houmes pareils à Constant de Mornay et au grand Gau-
mier d'Aumery.
Ah ! mes amis, mes chers mondes, ce Gaumier qu'a
sarvi la fête de mariage à défunt mon père, le 17 janvier
i8i3, c'était un rude houme et un premier maître. Par-
tout là où i' passait en jouant de sa grand cornemuse,
tenant son grand bourdon d'épaule, tout le monde des
mainsons courait au devant de li et on le suivait en fou-
lées sattées. Ceuti-là qu'étaint au lit malades se levaint,
et il' étaint garis de leu mal en entendant les airs si
beaus, si dous, si frais, si gais ou pitieus, que ceti grand
maître fasait sortir de son haubois anvé une capacité si
telle qu'on n'a point vu son pareil, du depuis ce temps-là,
pour monter le jeu dans le ciel bleu, en gearbes de parles
ferlinames, par l'action de son pouce, après l'aveoir des-
cendu, par son petit doeg, dans les neoires calibondes
souterraines.
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 87
Tous les laboureus, les vignerons et les bochetons, les
pieucheus, les bineus, les râpeus, les faucheus, les fen-
neus, les moessouneus, et tout et tout, partout là où i'
passait pour conduire les confréries en porcessions, ou
ben les jeunes mariés à la Mairie et à l'Église, en jouant
ses belles marches si devotieusement pour aller et ses airs
joyeux, frais, jolis, jiglants, triomfants, pour arvenir.
Tous ! tous ! les jeune, les vieus, mâle et fumelles, qu'étaint
au travail dans les champs, les bois, les prés, les vignes,
se mettaint à courir, sautant, coume des cabris, par sus les
échaillers, les murs, les bouchures, les rivières, les riaus,
les précipices, les taumurons, pour glorifier de près le
maître, à l'aveur de la joie qu'il épendait par son jeu si
tant joli! si tant beau! si tant suparbe! dans la tempéra-
ture de l'air de nouter Pays qu'est si bellement en accord,
ou, pour mieus dire, c'est nos musettes et nos airs de
chansons que s'on' en accord anvé la température de l'air
de cheus nous.
Et, pendant l'élévation de la messe, i' jouait si beau, si
grand, si dous que tout le monde à l'Église pleurait de
ben-aiseté et on se sentait si ben aise et si content que
c'était coume si le paradis du grand Dieu du ciel avait été
descendu sur nouter belle Terre pour l'éclairer de tous
ses rayonnements glorieus.
La mère Gargantua à Sancoing.
Dès quante la tournée des remparts a été faite, le grand
Géant est arvenu à l'hôtellerie de la Pardrix-Grise, là où il
a trouvé une famé Géante que l'attendait, à ce qu'aile a dit
au maître hôtellier. pour se départir anvé li à Saint-Pierre-
du-Moutier, par le Veurdre.
Une Géante tumbant à Sancoing, à l'hôtellerie de la
Pardrix-Grise, sans querier gare! sans que parsoune en
soye avarti, c'es' un avènement qu'a étouné ben du monde,
vaut tant dire tout le monde.
On en a causé fort dans le temp que l'avénemcnt s'est
accompli. Souventes foés, étant petit gamin, garsouniot,
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
garson et houme fait, j'ai évu l'occasion d'en entendre
parler, de ceti avènement, et à cetelle heure je seu inçar-
tin pour dire le fin mot.
Ça que je peus açartener, c'est qu'une dame Géante
est venue à Sancoing joinder Gargantua au moument dont
je parle.
Y a des mon-sieus lictins qu'avont dit à mon petit gar-
son Ugène que c'était une noumée Gargamelle.
Je crais que c'est itou l'idée du facteur Bourdier, mais,
asseurément, c'est pas une Gargamelle, c'est une Gar-
gantua!
C'est l'avis de la mère à Ugène, c'était l'avi itou de mon
grand-père Regnaud, du père Bordier, de Chariot Robet
et de Girard le plemeu de brères. Je pourrais dire l'avis
de vingt parsounes tant de Neuvy que de Mornay, Châ-
tiau, Sagonne, Givardon et Sancoing.
Y a une chanson, sur l'air de nouter pus belle bourrée,
que j'ai chantée, étant encore en bourasse. Dieu me par-
donne, et que fait foi. Cetelle gente bourrée, que mon
grand-père Regnaud chantait et qu'il a entendu chanter
par son grand-père, je vous la dirai d'ici un moument.
Dans ma jeunesse, on parlait à tous moument et à tous
propos de nos Géants d'auterfoés qu'étaint douné en
modèle pour tous ouvrages des métiers de campagnes si
ben que pour les états de villes.
Les ferluquets et les farauds, ainsi que nombre de
mon-sieus, se moquaint de toutes ceus histoires anciennes
et de nos chansons de bounhoumes qu'étaint, que sont ben
encore paraît trop terre à terre. Nos cathédrales de villes,
nos églises de bourgs, nos mainsons de païsans sont itou
trop terre à terre. Je veoirons ben tout si ceus écritures
des lictins fisolofes et ceus chansons de libartins boèmes,
ainsi que ceus châtiaus et ceus mainsons ciel à ciel sont
garantis de boune venue. J'ai ben peur que tous ceus
NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS. 89
ouvrages, qu'a vont coûté quasiment la détruicion des
richesses de nouter Terre, soyaint moindres quasiment à
ren avant que nos chants et chansons, nos châtiaus debe-
sillés et nos clochers branlants sayaint pardus dans la
remembrance du monde.
La Géante de Sancoing c'est pas pus une émaginâtion
que la lumière du Soulé. Et c'es' aussi vrai que la Géante
a été vue à Sancoing que le Soulé rachauffe, que le Soulé
éclaire.
Girard, le plemeu de brères de Clavières de Mornay, le
père Bordier de Goutière, Chariot Robet de la Baroune-
rie sont d'avis que Gargantua, venant d'Igrande par Vallon-
en-Seully, Ainay-le-Vieux, Saint-Pierre-des-Etieux, Ai-
nay-le-Châtiau, le Mont-Joï, a Joignu sa famé à Sancoing.
Mon grand-père Regnaud m'a dit maintes foés et la
mère à Ugène asseure que la Géante que s'est trouvée à
l'hôtellerie de la Pardrix-Grise à Sancoing c'est la Mère
de Gargantua.
C'est la Mère des Géants !
Aile ne moure point!
Aile mourera dès quante seront mortes les vartus de
créiâtion de nouter belle Terre! Cens vartus de créiàtion
sont tumbée en periement, cheus nous, et la Géante n'en-
fante pus de Géants cheus nous. Si le monde de bonne
race n'armège pas si tout les dégâs de détruicion des var-
tus et des beautés de nouter Terre en aménageant au pus
vite nos Pays, avant ren de temps la France sera un désert
là où on veoira pus que des caterres, des boèmes libar-
tins, des bembocheurs, des patarins, des forains passa-
gers, des maignans, des roulants, des begigis s'en allant à
la reçarche d'autres pays à foultager, à débesiller, à mas-
cander, à détruire pace que cens mauvais hères sont coume
les charençons que s'en vont d'un guernier dès quante
il avont vuidé tous les grains de blé.
QO NOS GÉANTS d'aUTERFOÉS.
Mon grand père Regnaud et la mère à Ugène sont d'ac-
cord pour açartener que Gargantua n'avait point pris
famé pas pus que le Géant de l'Ours. Paraît que nos
Géants d'auterfoés ne s'enjipounaint pas. Moé je peus
répondre de ren dans tous ceus dires. Ça peut ben être
que ceus grands Géants, qu'avaint l'idée de se pourter
prestement partout là où c'était besoin, et c'était besoin
partout, ne peuvaint pas ou ne veoulaint pas s'enjipouner
à fine fin d'êter prêts à tous mouments, à toutes minuites,
à faire ce devoir rude qu'i tenaint en si grande léauté et
primeté pour la gloire de Dieu et Thouneur du Monde.
L'histoire que je vous conte-là, mes poures amis, coume
je la sais, et je la sais pus trop ben, dit ren de la famé
Gargantua du depuis Igrande jusqu'au Mont-Joï, cepen-
dant qu'i bâti des clochers, arlève des granges, fonce des
poinsons, entonne du vin, enterre un vigneron, boét
l'iaue d'un étang, arpare des forts châtiaus et tout et tout.
Ça marque la persence de la famé Gargantua à l'hôtel-
lerie de la Pardrix-Grise à Sancoing, là où aile attend
Gargantua pour se départir anvé li à Saint-Pierre-du-
Moutier par Chàtiau et le Veurdre.
Dans la cour de la Pardrix-Grise, on la voit dansant la
bourrée, à la grande joie des artisans de la ville et de la
campagne, au grand plaisir des autorités de la ville, des
Syres, des Seigneurs et des Bourgeois. Bé dame et bé
dame, mes poures mondes, je seus, à cetelle heure, embar-
rassé pour contuiner moun ordon. Tout pourte à craire
que la Géante était ben vraiment à Sancoing; on la voit
en chaire et en oùs à l'hôtellerie de la Pardrix-Grise, man-
geant, beuvant, dansant le jour du festin, on la voit le
lendemain mangeant, beuvant et chantant, on la voit
dans le cortège de départiement au Veurdre, on la voit
au craut de la Mardelle, on la voit à Chàtiau, on la voit
au Veurdre, on la voit passant le gué du Veurdre pour
aller en Nivarnais.
NOS GÉANTS D AUTERFOES. 9I
Tout le monde est consentant qu'une Géante était à
Sancoing au moument que Gargantua y était, cctelle foés
que je parlons. Bon ! Mais c'était t'i la famé de Gargan-
tua? C'était t'i sa mère?
Le père Bordier, Chariot Robet, Girard le plemeu de
brères, disont : c'était la famé de Gargantua ni mais ni
moins, sans douner aucunes raisons.
D'in auter coûté, y a le dire de mon grand-père Regnaud
açartenant que cetelle Géante était la mère de Gargantua.
La mère à Ugène est de l'avis de mon grand-père et
aile a de bonnes et tant bonnes raisons pour asseurer
d'abord, que nos grands Géants d'auterfoés ne s'cnjipou-
naint pas; à coup seur Gargantua et le Géant de l'Ours,
aile garantie qu'i n'avont point été sarvants de jipons par
spécial.
Ça paraît d'une grande sagesse, d'une grand' prudence
cetelle mainière de vivre sa vie de Géant bâtisseur de clo-
chers, rederseur de tort, armégeus de maies façons et
des mauvaisetés de l'esprit du Diâbe.
Une famé c'est plein de vartus admirabes, de patience
engélique, de bonté inestimabes. Une famé pourte auprès
elle des agréments sans fin ni sans compte. Aseurément,
c'est le diâbe à confesser par mouments, je veus dire à
conformer, et je crais ben que mon grand-père Regnaud
et la mère à Ugène sont dans la vérité véridique. D'ail-
leurs, la mère à Ugène aile donne des preuves de son dire
et dès quante j'aurons un petit loisir, je vous pouserai,
en mains ou pour micus dire en mémoire, ceu preuves.
Pour le moument, je som trop occupés.
Pour le père et la mère Ba-ffïer^ leur dévoué scribe et
petit garson Ugène prénommé et nommé plus communé-
ment
Jean Baffier.
LA DOCUMENTATION SUR LE XVI» SIECLE
CHEZ UN ROMANCIER DU XVIIv
LES SOURCES HISTORIQUES
DE
LA PRINCESSE DE CLÈVES
(i" article).
L'histoire occupe dans La princesse de Clèves une place
considérable. Elle sert de cadre à la fiction romanesque,
Taventure de l'héroïne se déroulant à la cour des Valois,
dans les derniers temps du règne de Henri II et dans les
premiers mois du règne de François II (i 538-1 SSg). Bien
plus, elle se mêle à chaque instant de la façon la plus
étroite aux détails mêmes de l'action. Chacun des faits
d'histoire retenus par Fauteur a son écho dans Tàme de
M.^^ de Clèves. Ainsi se marquent les moments de la crise
sentimentale qui trouble sa vie intérieure. A chacun des
événements dont le récit nous est tracé, se rattache chez
la princesse un progrès de la passion, et rien peut-être ne
contribue davantage à donner au roman de M™^ de la
Fayette son caractère d'œuvre vivante, que cette « ingé-
nieuse tissure », suivant le mot du vieux Corneille \ de
l'analyse psychologique avec les scènes historiques.
Quel goût secret poussait M"« de la Fayette vers le
genre historique, et vers les mémoires en particulier? En
écrivant des nouvelles dont le cadre était tiré de l'histoire
nationale, ouvrait-elle un chemin inconnu jusqu'alors? ou
I. Avertissement de Polyeucte.
LA PRINCESSE DE CLEVES. qS
s'engageait-elle au contraire dans une voie déjà fréquen-
tée? Quel motif lui faisait choisir de préférence, pour y
situer son drame d'amour, l'époque des derniers Valois?
Avait-elle le sens de l'histoire autant qu'elle en avait le
goût? Quel usage en a-t-elle fait au cours de son œuvre?
et dans quelle mesure l'élément romanesque a-t-il pénétré,
modifié, faussé parfois les données historiques? Autant
de questions dont l'examen serait utile et l'étude pleine
d'intérêt.
Nous y reviendrons ailleurs. Dans les pages qui suivent,
nous voudrions simplement essayer de préciser les sources
assez diverses où M">e de la Fayette a pris les matériaux
historiques de son roman. Même en dressant cet inven-
taire, nous n'avons pas la prétention d'être complets. Outre
qu'en pareille matière on n'est Jamais sûr d'épuiser le
sujet, il faut se résigner d'avance au sacrifice de maint
détail. L'édition critique que nous préparons comblera les
lacunes volontaires 'que nous laissons subsister dans la
présente étude. Il suffira sans doute, provisoirement, qu'un
certain nombre d'exemples typiques permettent au lecteur
de saisir sur le vif comment M"^^ de la Fayette entend la
documentation'.
I.
Les « MÉMOIRES » de Brantôme.
L'action de La princesse de Clèves se noue à la cour de
Henri IL Pour nous préparer, à la bien comprendre,
M"'^ de la Fayette consacre les premières pages de son
roman à la peinture de cette cour. Elle en marque le carac-
tère de « magnificence » et de « galanterie ». Puis elle
introduit tour à tour les principaux personnages, hommes
et femmes, qui en sont l'ornement, à commencer par le
I. Pour les citations du roman, nous renverrons à l'édition Maxime
Forment (Paris, Lemerre, 1909, i vol. in-i6), mais en rectifiant le
texte, toutes les fois qu'il est fautif, sur l'édition originale.
94 LES SOURCES HISTORIQUES
roi et sa vieille maîtresse, Diane de Poitiers, duchesse de
Valentinois, et de chacun elle trace un portrait sommaire
et précis.
On voit de suite quel est le vieil auteur qui l'a rensei-
gnée en détail sur la cour des Valois : c'est Brantôme'.
A l'époque où M""*^ de la Fayette travaillait à son œuvre,
il y avait douze ans à peine que les Mémoires de Bran-
tôme avaient été livrés au public. Ils étaient encore dans
leur nouveauté. M"": de la Fayette, qui avait le goût des
mémoires, avait sans doute lu ceux-là dès leur apparition,
i665-i666, dans les petits volumes publiés à Leyde par
les Elzéviers [Dames illustres^ i vol., i665; Dames
galantes^ 2 vol., 1666; Hommes illustres et grands capi-
taines français, 4 vol., 1666; Hommes illustres et grands
capitaines étrangers, 2 vol., 1666).
C'est une lecture qu'elle dut entreprendre avec d'autant
plus de curiosité, qu'elle y était en quelque sorte préparée
et comme incitée par un ouvrage qu'elle connaissait, et
dont elle a tiré parti — nous le verrons plus loin — pour
La princesse de Clèves. En lôSg, Jean Le Laboureur, con-
seiller et aumônier du roi, publiant les Mémoires de
messire Michel de Castelnau sur l'histoire des règnes de
François II, de Charles IX et de Henri III, les avait
« illustrés » de savantes et précieuses « additions » : lettres,
instructions, traités, originaux de toute espèce destinés à
les éclairer^. Admis à consulter les manuscrits de Bran-
1. Lalanne est le premier qui, dans quelques pages substantielles,
ait entrevu ce que La princesse de Clèves doit aux Mémoires de
Brantôme. Cf. Brantôme, sa vie et ses écrits. Paris, Renouard, 1896,
p. 367-372 (appendice).
2. Les Mémoires de Messire Michel de Castelnau, Seigneur de Mau-
vissiere. Illustre:^ et augmente:^ de plusieurs Commentaires et Manu-
scrits, tant Lettres, Instructions, Traitte:^, qu'autres Pièces secrcttes
et originalles servants à donner la vérité de l'Histoire des Règnes de
François IL Charles IX. et Henry III. et de la Régence et du Gou-
vernement de Catherine de Medicis... Par I. le Laboureur, conseil-
ler et aumosnier du Rojy, prieur de luvigné. Paris, Pierre Lamy,
M. DC. LIX, 2 vol. in-fol.
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. qS
tome, il en avait largement profité, comme il l'avoue lui-
même dans sa préface^ : « J'ay recherché les Mémoires de
tous ceux qui ont écrit en ce temps-là et me suis aidé par-
ticulièrement de ceux de Pierre de Bourdcilles Abbé de
Brantosme... De la façon que je l'employé, il sert beaucoup
à l'intelligence de l'Histoire^. » Et de fait, nombre d'addi-
tions de Le Laboureur contenaient d'importants passages
de Brantôme, qui voyaient le jour ici pour la première fois.
Beaucoup des textes de Brantôme utilisés par l'auteur
de La princesse de Clèves se trouvent déjà chez Le Labou-
reur, et dans bien des cas on ne saurait dire avec préci-
sion si c'est chez lui que M'"^ de la F"ayette en a pris con-
naissance ou dans l'édition des Elzéviers. A tout le moins
peut-on induire que le choix de son devancier a fixé son
attention sur l'intérêt et la valeur de certains morceaux de
Brantôme.
1. Cette préface contient d'intéressantes déclarations sur les
devoirs de vérité qui s'imposent à l'historien : « La forme que j'ay
donnée à cette Histoire sera sans doute la plus exposée aux assauts
des Critiques, et je m'imagine leur entendre dire que c'est un ramas
de toutes sortes de pièces bonnes et mauvaises... Il y en a mesme
qui n'en demeureront pas là, et qui enchérissant sur cette erreur, ne
feindront point de dire que sans se mettre tant en peine de la cer-
titude des choses passées, il doit suffire qu'on ait un Historien de
son costé, et que la connoissance des secrets des Ministres et des
Grands estant presque impossible, celuy-là en écrit le mieux, qui en
parle le plus probablement. Si cette opinion cstoit reçue, j'aurois
perdu la peine que j'ay employée à rechercher tant de curieux Ori-
ginaux, que j'ay inserez dans cet Ouvrage : mais elle ne le sçauroit
estre qu'on ne fasse en mesme temps une fable de l'Histoire, et
qu'étendant si prodigieusement l'autorité d'un Historien, on ne luy
laisse plus que les qualitez d'un subtil faiseur de Romans, dont tout
l'artifice consiste à bien inventer et bien énoncer de diverses avan-
tures... L'Histoire méprise ces petits agrémens; la vérité, toute vieille
et toute mal-ornée qu'elle soit, en fait tout le beau et tout -le pré-
cieux... » Ce grand souci d'exactitude a pu frapper M"'' de la Fayette.
2. Cf. aussi t. I, p. 277 : « ... Comme les Mémoires du sieur de
Brantosme ne sont point imprimez..., je me serviray de l'occasion
de ces Notes ou Additions pour mettre en place tout ce qu'il y a de
choses dignes de remarque et qui servent à nostre Histoire, et je le
donneray en ses propres termes. »
96 LES SOURCES HISTORIQUES
Deux points sont, croyons-nous, également hors de con-
teste : c'est que, d'une part, elle n'a pu connaître que par
Le Laboureur des textes de Brantôme mis en œuvre par
elle, et que, d'autre part, au contraire, elle n'a pu trouver
chez lui certains textes qui n'y sont pas.
Voici, du premier cas, un bien curieux exemple. Un
passage de la 2^ partie du roman nous décrit « l'heure du
cercle » chez la reine. On parle d'horoscopes et de prédic-
tions; et, tandis que la reine fait profession de crédulité,
le roi se déclare sceptique (p. loo-ioi) :
J'ay eu autrefois beaucoup de curiosité pour l'avenir, dit le
Roy, mais on m'a dit tant de choses fausses et si peu vray-
semblables, que je suis demeuré convaincu que Ton ne peut
rien sçavoir de véritable. Il y a quelques années qu'il vint icy
un homme d'une grande réputation dans l'Astrologie. Tout le
monde l'alla voir, j'y allai comme les autres, mais sans luy
dire qui j'estois, et je menay Monsieur de Guise et Descars, je
les fis passer les premiers. L'Astrologue neantmoins s'adressa
d'abord a moy, comme s'il m'eust jugé le maître des autres.
Peut-estre qu'il me connoissoit; cependant il, me dit une chose
qui ne me convenoit pas, s'il m'eust connu. Il me prédit que
je serois tué en duel. Il dit en suite à Monsieur de Guise, qu'il
seroit tué par derrière; et à Descars, qu'il auroit la teste cassée
d'un coup de pied de cheval. Monsieur de Guise s'offença
quasi de cette prédiction, comme si on l'eust accusé de devoir
fuir. Descars ne fut gueres satisfait de trouver qu'il devoit
finir par un accident si mal-heureux. Enfin nous sortismes tous
très mal contents de l'Astrologue. Je ne sçay ce qui arrivera à
Monsieur de Guise et à Descars, mais il n'y a guère d'appa-
rence que je sois tué en duel. Nous venons de faire la paix le
Roy d'Espagne et moy, et quand nous ne l'aurions pas faite, je
doute que nous nous battions, et que je le fisse appeller
comme le Roy mon père fit appeller Charles-Quint.
Le fond de l'anecdote racontée par le roi se trouve
chez Le Laboureur. Dans ses Remarques sur la personne
du Roy Henry II (t. I, p. 279-280), figure en effet le texte
suivant^ :
I. Nous le citons, bien entendu, d'après l'édition de lôSg, celle
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. 97
J'adjousteray icy à la Prédiction de ce Devin [Luc Gauric],
celle d'un autre qu'il consulta par curiosité, sur le bruit qui
couroit de la vérité de tous ses pronostics. On dit qu'il voulut
aller le trouver chez luy incognit, et qu'il se fit accompagner
du Duc de Guise et du sieur d'Escars, lesquels il voulut suivre
pour cacher sa qualité. Le Devin neantmoins s'adressa à luy
le premier, luy dit qu'il seroit tué en duel, puis au Duc de
Guise, et luy prédit qu'il seroit tué par derrière; dont il s'of-
fensa, comme s'il eust entendu que ce seroit en fuyant. Et enfin
il menaça le sieur d'Escars d'un coup de pied de Cheval qui
auroit l'œil veron, le chanfrin et les quatre pieds blancs. La
mort du Roy et du Duc de Guise fit appréhender au dernier la
vérité de cette Prophétie, il n'eut plus de soins que pour l'élu-
der, et se retira chez luy en Lymosin, fuyant toutes les occa-
sions de la rencontre de ce Cheval omineux; mais estant arrivé
une querelle entre des gens de qualité de sa Province qu'il
voulut appaiser : 11 les manda, les reconcilia, et après leur
avoir fait bonne chère, il les reconduisit sur le soir jusqucs
sous la porte de sa basse cour, où il ne se pût donner de garde
de ce malheureux Cheval, auquel il ne pensoit plus, et qui
accomplit sa destinée d'un coup de pied entre les deux yeux
dont il mourut.
Ce passage est donné formellement par Le Laboureur
comme extrait des Mémoires de Brantôme en sa notice
sur Henri IL Or, on le chercherait en vain dans l'édition
de Leyde (1666), — et d'ailleurs il n'est pas davantage
dans les éditions modernes de Mérimée et de Lalanne.
Est-il bien de Brantôme? Ce n'est pas la question pour
l'instant. Toujours est-il que M'"'= de la Fayette a puisé là
son épisode.
Mais, d'autres fois, elle a tiré directement de l'édition
elzévirienne ce que Le Laboureur ne lui fournissait pas.
Si les Grands capitaines étrangers n'ont pas laissé de
traces dans La princesse de Clèves^ en revanche on y peut
relever maint souvenir des Grands capitaines français,
des Dames illustres, voire même des Dames galantes.
qu'a pratiquée M""° de la Fayette. L'édition « classique » des Mémoires
de Castelnau et des Additions de Le Laboureur est celle de Jean
Godefroy, Bruxelles, 1731, 3 vol. in-fol.
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. n
98
LES SOURCES HISTORIQUES
C'est ainsi, par exemple, que le portrait de M"^* Mar-
guerite, sœur du roi, vient en droite ligne de deux pages
des Dames illustres. Afin qu'on puisse mieux saisir com-
ment procède M'"'^ de la Fayette, nous placerons ici les
deux textes l'un en face de l'autre :
Dames illustres, p. 324-325.
... Elle avoit beaucoup j^de
sapience] et de science aussi,
qu'elle entretenoit tousjours
par ses continuelles estudes
les après disnées, et ses leçons
qu'elle apprenoit des gens
sçavans qu'elle aymoit par
dessus toute sorte de gens,
aussi l'honnoroient-ils comme
leur Déesse et Patronne... Elle
eut le cœur grand et haut, le
Roy Henry la voulut une fois
marier à Monsieur de Ven-
dosme premier Prince du
sang, mais elle fit response
qu'elle n'espouseroit jamais le
sujet du Roy son Frère, voilà
pourquoy elle demeura si
longtemps à prendre party,
jusques à ce que par la paix
faite entre les deux Roys Chre-
stien et Catholique, elle fut
mariée, avec Monsieur de Sa-
voye, auquel elle aspiroit il y
avoit long-temps, dés le temps
du Roy François premier, et
délors que le Pape Paul III.
et le Roy François se virent à
Nice, que la Reyne de Na-
varre alla voir par comman-
dement du Roy feu Monsieur
de Savoye le père au Ghasteau
de Nice, et y mena Madame
Marguerite sa Nièce, qui fut
Princesse de Clèves, p. 19-20.
Cette princesse estoit dans
une grande considération, par
le crédit qu'elle avoit sur le
Roy son frerc; et ce crédit
estoit si grand, que le Roy en
faisant la Paix consentoit à
rendre le Piémont, pour luy
faire épouser le Duc de Sa-
voye. Quoy qu'elle eust désiré
toute sa vie de se marier, elle
n'avoit jamais voulu épouser
qu'un Souverain, et elle avoit
refusé pour cette raison le Roy
de Navarre lors qu'il estoit Duc
de Vendosme; et avoit toujours
souhaité Monsieur de Savoye,
elle avoit conservé de l'incli-
nation pour luy depuis qu'elle
l'avoit veu à Nice à l'entre-
veuë du Roy François pre-
mier et du Pape Paul troi-
sième. Comme elle avoit beau-
coup d'esprit, et un grand
discernement pour les belles
choses, elle attiroit tous les
honnestes gens, et il y avoit
de certaines heures où toute
la Cour estoit chez elle.
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. ÇQ
trouvée fort agréable à Mon-
sieur de Savoye et fort propre
pour son fils, mais cela traisna
par le moyen de la guerre
jusqu'à cette grande paix, que
ce mariage se fit et se consom-
ma, et cousta bon à la France :
Car de tout ce qu'on avoit con-
quis et gardé en Piedmont et
Savoye l'espace de trente ans,
il fallut qu'il se rendit en une
heure, tant le Roy Henry de-
siroit la paix et aymoit sa
Sœur, qu'il ne voulut rien es-
pargner pour la bien coUo-
quer, mais pourtant la plus
grande part de la France et de
Piedmont en murmuroient et
disoient que c'estoit un peu
trop.
Le rapprochement des deux textes montre assez que
M'"'^ de la Fayette, en s'inspirant de Brantôme, n'est pas
esclave de son modèle. Elle en use avec lui librement. Le
mémorialiste, à son ordinaire, est longuet et diffus; il
écrit d'abondance, comme cela lui vient; il ignore l'art
des gradations. M'"'^ de la Fayette renverse à dessein
l'ordre des idées : elle réserve pour la fin le portrait intel-
lectuel et fait passer d'abord les données historiques. Et
même là, elle s'attache à l'essentiel : elle élague les menus
faits, les détails accessoires, tout ce qui est surcharge. Une
simple phrase (« le Roy en faisant la paix consentoit à
rendre le Piémont pour faire épouser h sa sœur le Duc de
Savoye ») lui suffit à résumer tout un développement. Cet
art, à la fois subtil et savant, de condensation et de réduc-
tion, c'est l'art classique.
Et c'est toujours ainsi qu'elle adapte Brantôme. En
veut-on un nouvel exemple? Dans son récit de la mort de
Henri II, elle insère cette anecdote (p. 202) :
L'on peut juger en quel estât estoit la Duchesse de Valenti-
100 LES SOURCES HISTORIQUES
nois. La Reine ne permit point qu'elle vist le Roy, et luy
envoya demander les cachets de ce Prince, et les pierreries
de la Couronne qu'elle avoit en garde. Cette Duchesse s'enquit
si le Roy estoit mort : Et comme on luy eut respondu que
non. Je n'ay donc point encore de maistre, respondit-elle, et
personne ne peut m'obliger à rendre ce que sa confiance m'a
mis entre les mains.
Cette fière parole, où se peint tout un caractère, vient
cette fois d'une anecdote des Dames galantes [i. IJ, p. 327-
328). Mais avec quelle habileté l'écrivain du xvii^ siècle a
fait tenir en une phrase ce que le conteur du xw^ a noyé
gauchement dans un flux de mots!
Il fut dit et commandé à Madame la Duchesse de Valenti-
nois, sur rapprochement de la mort du Roy Henry Second, et
le peu d'espoir de sa santé, de se retirer en son hostel de
Paris, et n'entrer plus en sa chambre, autant pour ne le per-
turber en ses cogitations à Dieu, que pour inimitié qu'aucuns
luy portoient. Estant donc retirée, on luy envoya demander
quelques bagues et joyaux qui appartenoient à la Couronne, et
eut à les rendre. Elle demanda soudain à Monsieur l'haran-
gueur, comment, le Roy est il mort? Non, Madame, respon-
dit l'autre, mais il ne peut gueres tarder. Tant qu'il luy restera
un doigt de vie donc, dit-elle, je veux que mes ennemis
sçachent, que je ne les crains point; et que je ne leur obeiray
tant qu'il sera vivant. Je suis encor invincible de courage;
mais lors qu'il sera mort, je ne veux plus vivre après luy; et
toutes les amertumes qu'on me sçauroit donner, ne me seront
que douceurs au prix de ma perte; et par ainsi mon Roy vif
ou mort, je ne crains point mes ennemis.
Nous ne pouvons songer à passer en revue tous les
emprunts faits à Brantôme par M™« de la Fayette. Il faut
nous contenter de brèves indications. Qu'elle en ait eu
connaissance par l'édition des Elzéviers ou par les extraits
de Le Laboureur, toujours est-il qu'elle doit à Brantôme
la plupart des portraits dont elle a parsemé La princesse
de Clèves. Celui du roi, tout au début (p. 6-7), n'est qu'une
heureuse synthèse de la notice sur Henri II [Hommes
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. lOI
illustres françois^ t. II, p. 42 et suiv,). Et l'on en peut dire
à peu près autant du tableau de la cour qui suit ce portrait
(p. 7-1 1) : les éléments en sont puisés çà et là dans les
Dames illustres et les Hommes illustres; Brantôme a
fourni tous les noms, les titres nobiliaires, la plupart des
traits caractéristiques. Un peu plus loin, le portrait du
maréchal de Saint-André (p. i3) n'est qu'une réduction de
quelques pages des Grands capitaines français (t. III,
p. 3o6-3o9); celui de Chastelart (p. 28-29), favori de
M. d'Anville, a sa source pareillement dans la notice sur
Marie Stuart, qui fait partie des Dames illustres (p. 169).
Quant à l'inclination d'Elisabeth, reine d'Angleterre, pour
le duc de Nemours (p. 14-16), — inclination dont Henri II
est informé par M. de Randan, son ambassadeur, et qu'il
conseille au duc de faire aboutir au mariage, — il en est
parlé tout au long dans les Dames galantes (t. II, p. 261-
203), et Mn^e de la Fayette s'est contentée de déplacer, en
l'avançant de quelques mois, un fait que Brantôme rap-
porte comme arrivé sous François II.
Pour en hnir avec Brantôme, nous placerons ici deux
textes qui, mieux que tous autres peut-être, nous feront
apprécier chez M^^^ de la F"ayette l'art si délicat de l'adap-
tation.
Le premier est le portrait du noble et beau seigneur
dont s'éprend M'"« de Clèves, et qui, lui-même amoureux
d'elle, la poursuivra de ses assiduités, le duc de Nemours :
Hommes illustres français, Princesse de Clèves,
t. III, p. 1-4. p. 9-10.
Ce Prince, dit laques de ... Ce Prince estoit un chef-
Savoye, fut en son temps un d'œuvre de la nature; ce qu'il
des plus parfaits et accomplis avoit de moins admirable,
Princes, Seigneurs et Gentils- c'estoit d'estre Thomme du
hommes qui fut jamais, il faut monde le mieux fait et le plus
librement avec vérité franchir beau. Ce qui le mettoit au
ce mot, sans en estre repris, dessus des autres estoit une
ou si l'on l'est, c'est tres-mal valeur incomparable, et un
102
LES SOURCES HISTORIQUES
à propos : qui l'a veu le peut
dire comme moy. Il a esté un
très-beau Prince et de très-
bonne grâce, brave et vail-
lant, agréable, aymable et ac-
costable, bien disant, bien es-
crivant, autant en rime qu'en
prose, s'habillant des mieux;
si bien que toute la Cour en
son temps (au moins la jeu-
nesse) prenoit tout son patron
de se bien habiller sur luy, et
quand on portoit un habille-
ment sur sa façon, il n'y avoit
non plus à redire, que quand
on se façonnoit en tous ses
gestes et actions : il estoit
pourveu d'un grand sens et
d'esprit, ses discours beaux,
ses opinions en un conseil
belles et recevables ; de plus,
tout ce qu'il faisoit, si bien,
de si bonne grâce et si belle
adresse, sans autrement se
contraindre, comme j'en ay
veu qui le vouloient imiter
sans en approcher, mais si
naïfvement, que l'on eust dit
que tout cela estoit né avec
luy. Il aymoit toutes sortes
d'exercices, et si y estoit si
universel, qu'il estoit par-
fait en tous : il estoit très-
bon homme de cheval, tres-
adroit, et de bonne grâce, fut
ou à picquer, ou rompre lan-
ces, ou courir bague, ou autre
exercice pour plaisir et pour
la guerre, bon homme de pied,
à combattre à la picque et à
agréement dans son esprit,
dans son visage, et dans ses
actions, que l'on n'a jamais
veu qu'à luy seul; il avoit un
enjouement qui plaisoit éga-
lement aux hommes, et aux
femmes, une adresse extraor-
dinaire dans tous ses exer-
cices, une manière de s'ha-
biller qui estoit toujours sui-
vie de tout le monde, sans
pouvoir estre imitée ; et enfin
un air dans toute sa personne,
qui faisoit qu'on ne pouvoit
regarder que luy dans tous
les lieux où il paroissoit. Il
n'y avoit aucune Dame dans
la Cour, dont la gloire n'eust
esté flatée de le voir atta-
ché à elle; peu de celles à
qui il s'estoit attaché, se pou-
voient vanter de luy avoir ré-
sisté, et mesme plusieurs à
qui il n'avoit point témoigné
de passion, n'avoient pas lais-
sé d'en avoir pour luy. Il
avoit tant de douceur et tant
de disposition à la galanterie,
qu'il ne pouvoit refuser quel-
ques soins à celles qui tà-
choient de luy plaire : ainsi
il avoit plusieurs Maîtresses,
mais il estoit difficile de de-
viner celle qu'il aimoit vérita-
blement.
BE LA PRINCESSE DE CLEVES. I03
l'espée; à la barrière les armes
belles en la main, il joùoit tres-
bien à la paulme, aussi disoit-
on les revers de Monsieur de
Nemours, joûoit bien à la
balle, au ballon, sautoit, vol-
tigeoit, dansoit, et le tout avec
si bonne grâce, qu'on pouvoit
dire qu'il estoit tres-parfait en
toutes sortes d'exercices ca-
valeresques; si bien que qui
n'a veu Monsieur de Nemours
en ses années gayes, il n'a
rien veu, et qui l'a veu le peut
baptiser par tout le monde, la
fleur de toute Chevalerie, et
pour ce fort aymé de tout le
monde, et principalement des
Dames, desquelles (au moins
d'aucunes) il en a tiré des fa-
veurs et bonnes fortunes plus
qu'il n'en vouloit, et plusieurs
en a-t-il refusé qui luy en
eussent bien voulu départir...
le luy ay oùy raconter plu-
sieurs fois de ses avantures
d'amour, mais il disoit que la
plus propre recepte pour jouir
de ses amours estoit la har-
diesse, et qui seroit bien hardy
en sa première pointe, infail-
liblement il emporteroit la
forteresse de sa Dame, et qu'il
en avoit ainsi conquis de cette
façon plusieurs, et moitié à
demy force, et moitié en jouant
en ses jeunes ans.
Si l'on en juge par cet exemple, l'art de l'adaptation, chez
M"i« de la Fayette, se ramène à trois points : loelle abrège
et réduit tout ce qui fait longueur : une phrase, au début.
104 ^'^^ SOURCES HISTORIQUES
condense fortement tout ce que nous conte Brantôme, de
façon prolixe et traînante, du charme extérieur de son
personnage; 2° à la multiplicité des traits particuliers, elle
substitue le général : Brantôme énumère en détail les
divers exercices où excelle Nemours; elle se contente de
dire : « Il avoit... une adresse extraordinaire dans tous ses
exercices »; 3° elle supprime ou du moins adoucit ce qui
est vulgaire ou trop cru. Bien caractéristique, à cet égard,
est la lin du portrait. Le héros de Brantôme, qui conquiert
une dame comme une forteresse, n'est, suivant le mot de
Lalanne, que « le plus audacieux des libertins »^ M'"= de
la Fayette, en cela d'accord avec son époque, qui veut des
amants délicats autant que passionnés, laisse à Brantôme
son réalisme un peu grossier, et, si elle fait allusion aux
galanteries de Nemours, c'est, on le voit, avec le tact et la
réserve d'un Racine.
Le second texte est le récit du tournoi solennel donné
par Henri II à l'occasion du mariage de Madame, sa fille,
avec le roi d'Espagne. Les quatre tenants de la lice ont
arboré chacun les couleurs de leur dame :
Hommes illustres français, Princesse de Clèves,
t. II, p. 38-39- P- ^9^-
... Il [Henry II] portoit Le Roy n'avoit point d'au-
pour livrée, blanc et noir, qui très couleurs que le blanc et
estoit la sienne ordinaire, à le noir qu'il portoit toujours à
cause de la belle veuve qu'il cause de Madame de Valenti-
servoit. Monsieur de Guise nois qui estoit veuve. Mon-
son blanc et incarnat, qu'il sieur de Ferrare et toute sa
n'a jamais quitté pour une suitte avoient du jaune et du
Dame que je dirois, qu'il ser- rouge. Monsieur de Guize pa-
vit estant fille à la Cour. Mon- rut avec de l'incarnat et du
sieur de Ferrare jaune et blanc ; On ne sçavoit d'abord
rouge, et Monsieur de Ne- par quelle raison il avoit ces
mours jaune et noir. Ces deux couleurs; mais on se souvint
couleurs luy estoient très- que c'estoient celles d'une
propres, qui signifioient jouis- belle personne qu'il avoit ai-
I. Lalanne, op. cit., p. Sôg.
DE LA PRINCESSE DE CLEVES.
io5
sance et fermeté, ou ferme
en jouissance, car il estoit
lors (ce disoit-on) jouissant
d'une des belles Dames du
monde, et pour ce devoit-il
estre ferme et fidel à elle pour
bonne raison, car ailleurs
n'eust-il sceu mieux rencon-
trer et avoir.
Voilà quatre Princes des
bons hommes d'armes qu'on
eust sceu trouver non pas seu-
lement en France, mais en
autres contrées, et qui tout ce
jour-là firent merveilles, et ne
sçavoit-on à qui donner la gloi-
re, encore que le Roy fust un des
meilleurs et des plus adroits
à cheval de son Royaume.
mée pendant qu'elle estoit fille,
et qu'il l'aimoit encore, quoy
qu'il n'osast plus le luy faire
paroistre. Monsieur de Ne-
mours avoit du jaune et du
noir; on en chercha inutile-
ment la raison. Madame de
Gleves n'eut pas de peine à la
deviner : elle se souvint d'a-
voir dit devant luy qu'elle ai-
moit le jaune, et qu'elle estoit
faschée d'estre blonde, parce
qu'elle n'en pouvoit mettre.
Ce Prince crût pouvoir pa-
roistre avec cette couleur, sans
indiscrétion, puisque Madame
de Gleves n'en mettant point,
on ne pouvoit soupçonner que
ce fust la sienne.
Jamais on n'a fait voir
tant d'adresse que les quatre
tenants en firent paroistre.
Quoy que le Roy fust le meil-
leur homme de cheval de son
Royaume : on ne sçavoit à qui
donner l'avantage.
Ici, M™= de la Fayette suit de très près Brantôme. Elle
garde avec soin les détails pittoresques que lui fournit son
devancier, et quant à la raison qu'il donne des couleurs
adoptées par le duc de Nemours, habilement elle la trans-
forme, pour la faire servir à la psychologie^
I. Le récit de la mort de Henri II (p. 199-200) vient également de
Brantôme (j'è/d., p. 39-40); mais nous ne pouvons tout citer.
I06 LES SOURCES HISTORIQUES
II.
Les « Mémoires » de Castelnau
ET les « Additions » dk Le Laboureur.
Les Mémoires de Michel de Castelnau, publiés par Le
Laboureur en 1659, ont été de peu de secours à M™^ de la
Fayette, et la raison en est bien simple : c'est qu'à part le
premier chapitre, qui résume en quelques mots la fin de
Henri II, ils portent sur les règnes suivants. Toutefois,
un passage de La princesse de Clèves a sa source unique
et directe dans une page de ces Mémoires. C'est la scène
où Nemours, pressé par son souverain d'aller en Angle-
terre pour faire sa cour amoureuse à la reine Elisabeth,
se refuse à tenter l'aventure (p. 89) :
II me semble... que je prendrois mal mon temps, de faire ce
voyage présentement que le Roy d'Espagne fait de si grandes
instances pour épouser cette Reine. Ce ne seroit peut-estre pas
un Rival bien redoutable dans une galanterie ; mais je pense que
dans un mariage vôtre Majesté ne me conseilleroit pas de luy
disputer quelque chose. Je vous le conseillerois en cette occa-
sion, reprit le Roy, mais vous n'aurez rien à luy disputer; je
sçay qu'il a d'autres pensées, et quand il n'en auroit pas, la
Reine Marie s'est trop mal trouvée du joug de l'Espagne, pour
croire que sa sœur le veuille reprendre, et qu'elle se laisse
éblouir à l'éclat de tant de Couronnes jointes ensemble.
Or, voici ce que nous lisons dans les Mémoires de Cas-
telnau (liv. II, chap. m, éd. Le Laboureur, t. I, p. 32-33) :
... Philippes Roy d'Espagne qui avoit épousé ladite Reyne
Marie, moyenna sa liberté [la liberté d'Elisabeth], et la fit sor-
tir de prison, espérant de l'épouser au cas que Marie mourust
sans enfans, comme il advint. Et ledit Philippes qui estoit
pour lors au Pays-bas, envoya des Ambassadeurs en Angle-
terre, et fit grande instance pour avoir en mariage ladite Eli-
zabeth, laquelle n'y voulut aucunement prester l'oreille, pour
n'y avoir point d'affection... Et outre le peu de volonté que
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. IO7
ladite Reyne avoit de l'épouser, il y avoit encore un grand
empeschement pour la diversité des religions, joint aussi que
les Espagnols estoient fort mal voulus des Anglois.
Si M™« de la Fayette doit assez peu de chose aux
Mémoires de Castelnau, en revanche elle a mis largement
à contribution le savant éditeur qui les a commentés.
Outre qu'elle a trouvé chez lui, comme nous l'avons vu
plus haut, la plupart des textes de Brantôme qui ont
passé dans son roman, elle a souvent tiré profit des
« additions » que Le Laboureur a multipliées, touchant
surtout les faits et les acteurs du règne de Henri IL
Quand M"« de la Fayette écrit que « Marie Stuart Reine
d'Ecosse, qui venoit d'épouser Monsieur le Dauphin, et
qu'on appelloit la Reine Dauphine, estoit une personne
parfaite, pour l'esprit et pour le corps » (p. 7), elle se borne
à résumer d'une façon très générale la notice de Brantôme,
citée tout au long par Le Laboureur (t. I, p. 545 et suiv.).
Mais elle ajoute : « Elle avoit esté élevée à la Cour de
France, elle en avoit pris toute la politesse, et elle estoit
née avec tant de disposition pour toutes les belles choses,
que malgré sa grande jeunesse, elle les aimoit, et s'y con-
noissoit mieux que personne » (p. 7). Et ce trait précis de
sa « politesse », il lui vient du commentateur : « Elle se
naturalisa si bien Françoise à la Cour qu'on pouvoit dire
qu'elle n'estoit pas seulement la plus belle, mais la plus
polie de tout son Sexe dans la langue et dans la belle
galanterie, qui estoit alors tout l'ornement de la Cour de
Henry II » (t. I, p. 547).
Plus loin, M™^ de la Fayette nous apprend que M. d'An-
ville, second fils de Montmorency, était « éperduëment
amoureux de la Reine Dauphine » (p. i3). Brantôme est
muet sur ce point. Mais Le Laboureur la renseigne, et,
par un usage de l'anachronisme dont nous avons déjà
relevé un exemple, elle transpose sous Henri II une pas-
sion qui ne se produisit qu'à l'époque du veuvage de la
reine : « ... Depuis qu'elle fut vefve jusques à son retour
en Escosse, il est vray qu'elle souffrit les inclinations de
I08 LES SOURCES HISTORIQUES
quelques seigneurs de la Cour, et entr'autres du sieur de
Damville depuis Mareschal, Duc de Montmorency et Con-
nestable de France, et qu'elle déclara qu'elle l'épouseroit,
si par la mort de sa femme Antoinette de la Marck, fille
du Duc de Bouillon, ou autrement, il r'entroit en liberté
de se remarier. Cette passion le fit embarquer avec elle
pour la conduire en son Royaume... » (t. I, p. 547).
Le prince de Condé nous est ainsi dépeint (p. 9) : « Le
Prince de Condé dans un petit corps peu favorisé de la
nature, avoit une ame grande et hautaine, et un esprit qui
le rendoit aimable aux yeux mesme des plus belles
femmes. « Certes, Brantôme a pu servir d'original, lors-
qu'il écrit du prince [Hommes illustres français^ t. III,
p. 211) : « Il estoit de fort basse et petite taille, non que
pour cela il ne fut aussi fort, aussi verd, vigoureux et
adroit aux armes, et à pied et à cheval, autant qu'homme
de France, comme je l'ay veu en affaires. Au reste il estoit
fort agréable, accostable et aymable... » Mais à l'atténua-
tion des termes autant qu'au fond lui-même, il apparaît
assez que M™<= de la Fayette a bien plutôt suivi Le Labou-
reur (t. Ij p. 35o-35i) : « Le Prince de Condé, pauvre en
biens, encore plus disgracié de la fortune en son corps, et
avec tout cela le plus gentil Prince, le plus courageux, le
plus aimable, et le plus aimé, mesme des Dames, qui fut
en son siècle. »
C'est encore Le Laboureur qui apprend à M™^ de la
Fayette que Catherine de Médicis avait foi dans les horo-
scopes et les prédictions (t. I, p. 291) ; que Lignerolles était
« un jeune homme d'esprit «, favori de Nemours (t. I,
p. 809) ; que François de Lorraine, grand prieur de France,
mourut « dans la fleur de sa jeunesse » (t. I, p. 464); etc.
Ce sont là de petits détails; mais voici qui est plus
important. Dans l'entretien de Nemours avec Henri II, il
est question d'un lord anglais qui fut également aimé
d'Elisabeth et de Marie Tudor (p. 89-90) :
Elle [Elisabeth] a aimé le Milord Courtenay il y a déjà
quelques années. Il estoit aussi aimé de la Reine Marie, qui
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. IO9
t
l'auroit épousé du consentement de toute l'Angleterre, sans
qu'elle connut que la jeunesse et la beauté de sa sœur Elisa-
beth le touchoient davantage que l'espérance de régner. Vôtre
Majesté sçait que les violentes jalousies qu'elle en eut, la por-
tèrent à les mettre l'un et l'autre en prison, à exiler en suitte le
Milord Courtenay, et la déterminèrent enfin à épouser le Roy
d'Espagne. Je croy qu'Elizabeth, qui est présentement sur le
Trône, rappellera bien-tost ce Milord, et qu'elle choisira un
homme qu'elle a aimé, qui est fort aimable, qui a tant souf-
fert pour elle, plûtost qu'un autre qu'elle n'a jamais veu. Je
serois de vôtre avis, repartit le Roy, si Courtenay vivoit
encore; mais j'ay sçeu depuis quelques jours, qu'il est mort à
Padouë, où il estoit relégué.
Les Mémoires de Castelnau (liv. II, chap. m) men-
tionnent en passant ce milord Courtenay; mais Le Labou-
reur lui consacre toute une « addition » : Du sieur de Cour-
tenay^ Anglais, ai^né et recherché en mariage par Marie
Reine d'Angleterre^ et c'est de là que M"« de la Fayette a
tiré la substance du précédent passage. Elle a, comme tou-
jours, allégé, condensé, clarifié le texte du modèle (t. I,
p. 434-435) :
Edoûart de Courtenay, Comte de Den et Marquis d'Ex-
cestre, seigneur tres-accomply, et de plus riche et tres-noble,
comme celui qui avoit plusieurs alliances avec le sang Royal;
duquel il avoit l'honneur d'estre descendu par Catherine
d'Angleterre son ayeule, à cause de laquelle il estoit Cousin
issu de germain de la Reine Marie et d'Elizabeth sa sœur,
depuis Reine d'Angleterre, fut pour tant d'illustres qualitez
désiré pour mary par les deux sœurs. C'estoit aussi le souhait
de toute l'Angleterre qui demandoit un Roy de sa nation ;
mais l'esclat des beautez d'Elizabeth qui estoit plus jeune et
plus spirituelle que sa sœur l'emporta sur le brillant d'une
Couronne, et sur la politique, qui fit trouver à Marie un plus
grand party en la personne de Philippe second Roy d'Es-
pagne qui l'espousa et qui ne l'aima jamais. Le soupçon qu'elle
eut des amours de Mylord Courtenay et de sa sœur, pour
laquelle il s'éleva quelque tumulte en Angleterre, mit les deux
Amans en très-grand danger de leur vie ; et enfin Courtenay
I 10 LES SOURCES HISTORIQUES
après avoir esté deux fois en prison quitta le Royaume, et se
retira en Italie où il mourut à Padouë l'an i555, et en lui
périt cette illustre branche des Courtenay Comte de Den sur
le point de se voir couronnée, soit que ce seigneur eut espousé
Marie, ou qu'ill'eut survescu pour régner avec Elizabeth son
héritière qui lui succéda l'an i558^.
Tout un long épisode de La princesse de Clèves (fin de
la 2^ partie et début de la 3«, p. i3o-i54) raconte la liaison
de la reine Catherine avec le vidame de Chartres. Distin-
gué par la reine, qui veut faire de lui son chevalier ser-
vant et l'unique confident de ses chagrins intimes, le
vidame, de cœur volage, amoureux sans prudence de plu-
sieurs cotés à la fois, ne sait point garder la faveur royale;
il se perd par ses inconstances; la reine, dépitée, irritée,
lui retire son amour, et par la suite, peut-être à l'instiga-
tion du cardinal de Lorraine, elle l'abandonne, dans la
conjuration d'Amboise, à la vengeance de ses ennemis.
L'invention romanesque tient ici, cela va sans dire, la
place principale. Mais d'où viennent les éléments histo-
riques qui se mêlent à la fiction? C'est encore Le Labou-
reur qui parle en ces termes de Catherine de Médicis (t. I,
p. 291-292) : « ... Elle n'oublia pas tellement son Sexe,
qu'on puisse dire qu'elle ait esté exempte de la passion
qui dominoit à la Cour... Elle eut diverses inclinations, et
I. Castelnau, dans un court paragraphe, s'est contenté de rappeler
la passion de Marie Tudor pour ce jeune seigneur qu'illustraient à la
fois sa royale origine et sa grande beauté. Puis il a conclu : « Mais
luy n'avoit pas son atfection à la Rcyne Marie, mais bien à Elizabeth
sa jeune sœur, qui luy portoit beaucoup d'affection, comme l'on
disoit. Ce que la Reyne Marie ayant découvert, et que plusieurs du
Royaume d'Angleterre impatiens, et qui tenoient pour chose nouvelle
d'estre commandez par une femme, jettoient les yeux sur le Milord
de Courtenay, et eussent bien désiré l'avoir pour Roy, et qu'il épou-
sast Elizabeth : il délibéra de sortir du Royaume pour éviter le cour-
roux et animosité de la Reyne Marie, et alla à Venise, où bientost
après il mourut de poison, comme l'on dit » (t. I, p. 32)^ — On voit
que cette rédaction est bien plus éloignée du texte du roman que
celle de Le Laboureur. Une divergence est capitale : pour Castelnau,
c'est à Venise, non à Padoue, que mourut Courtenay.
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. I I I
entr'autres pour François de Vendosme Vidame de
Chartres... Je ne veux pas dire que cette amitié ait passe
les bornes de la galanterie. Outre que c'estoit la mode,
par ce qu'il n'y avoit gueres de Dames qui n'eussent leurs
Chevaliers, c'estoit un moyen de s'asseurer de personnes
qui la servissent par le plus puissant de tous les engage-
mens. » C'est aussi chez Le Laboureur, parlant du vidame
de Chartres (t. I, p. 466), que se trouve notée, comme un
trait de son caractère, cette « inconstance qui le rendit
amoureux de toutes les Dames de la Cour ». Et c'est Le
Laboureur enfin (t. I, p. 466) qui rapporte sa disgrâce et
sa ruine finale, « soit que la Reine eut conceu quelque
aversion de sa conduite, ou que le Cardinal [de Lorraine]
se deffiat de quelque retour' ».
Nous n'avons pas épuisé la somme des emprunts de
M™^ de la Fayette à l'éditeur de Castelnau; mais on peut
juger par ce qui précède que sa dette envers lui n'est guère
moindre qu'envers Brantôme.
I. Citons en note les deux textes :
Additions, t. I, p. 465-466. Princesse de Clèves, p. 154.
« François de Vendosme... « Pour le Vidame de Cliartres,
croyoit n'avoir point besoin des il fut ruiné auprès d'elle, et soit
bonnes grâces du Cardinal de que le Cardinal de Lorraine se
Lorraine; puis qu'il avoit mesme fust déjà rendu Maistre de son
négligé de profiter de celles de esprit, ou que ra%'anture de cette
la Reine Catherine, qu'il avoit Lettre qui luy fit voir qu'elle
long temps servie par une pure estoit trompée, luy aidast à dé-
inclination, je ne sçay pas si ce mesler les autres tromperies que
Cardinal l'en éloigna, ou si lui- le Vidame luy avoit déjà faites;
mesme il lui quitta la place pour il est certain, qu'il ne pût jamais
satisfaire à son inconstance qui se raccommoder sincèrement
le rendit amoureux de toutes les avec elle. Leur liaison se rom-
Dames de la Cour. Quoy qu'il en pit, et elle le perdit ensuitte à la
soit cela aida beaucoup à sa conjuration d'Amboise où il se
ruine, soit que la Reine eut trouva embarrassé. »
conceu quelque aversion de sa
conduite, ou que le Cardinal se
deffiat de quelque retour. »
Le trait final du second texte, sur la conjuration d'Amboise, ne se
trouve pas dans Le Laboureur : il est tiré d'un passage de Brantôme
sur le vidame de Chartres, inséré par Le Laboureur, t. I, p. 471.
112 LES SOURCES HISTORIQUES
III.
L' « Histoire de France » de Pierre Matthieu.
Avec les Mémoires où revit l'époque des derniers Valois,
l'auteur de La princesse de Clèves a consulté des His-
toires de France. Elle en a mis deux à contribution : celle
de Pierre Matthieu et celle de Mézeray.
L'ouvrage de Pierre Matthieu, publié dix ans après sa
mort par les soins de son fils Jean-Baptiste, n"a jamais eu
qu'une édition. Il a vu le jour à Paris, en i63i, sous ce
titre : Histoire de France souhs les règnes de François /6^
Henry //. François //. Charles IX. Henry HI. Henry IV.
Louys XHI (2 vol. in-fol.). L'histoire des Valois est au
tome I".
Ce vieil ouvrage est loin d'avoir perdu toute valeur; il
mériterait, croyons-nous, une étude particulière. L'auteur,
« historiographe du Roy », se fait de son devoir une haute
opinion; il est soucieux d'exactitude% et de nos jours on
peut encore le consulter avec profit 2.
M™« de la Fayette l'a beaucoup pratiqué pour sa part,
et son roman lui doit de très curieux détails. Laissons
pour l'instant de côté deux ou trois menus faits dont on
ne peut dire avec certitude s'ils viennent de lui ou de
Mézeray. C'est de lui que dérivent quelques indications et
quelques anecdotes dont nous avons en vain cherché l'ori-
gine ailleurs.
C'est ainsi, par exemple, que la phrase sur « Madame
1. « J'ay recueilly soigneusement les paroles des Roys, recherché
les discours des Officiers de la Gorone, et des premiers du Conseil,
veu les originaux des traictez, des instructions, des lettres, des advis
de plusieurs grandes et importantes actions, en un mot je ne dis
rien sans preuve ny fondement » {Advertissement). Il ajoute, non
sans emphase : « Je donne quelque chose au temps, rien à la pas-
sion, tout à la vérité. »
2. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. XIII, p. 226, le qualifie « un
historien qui n'est pas exempt de faux goût, mais qui a des por-
tions de vie et de vérité ».
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. Il3
Diane fille du Roy, et d'une Dame de Piedmont, qui se fit
Religieuse aussi-tost qu'elle fut accouchée » (p. ii), est la
reproduction presque textuelle de cette manchette de
Pierre Matthieu [p. 34, en marge, à droite) : « Diane fille
naturelle du Roy, et d'une Dame qui aussi tost qu'elle en
fut accouchée se rendit Religieuse. » Matthieu ne dit pas,
il est vrai, que cette dame fût de Piedmont. Mais ce der-
nier renseignement, M""^ de la Fayette le tient du
P. Anselme^ dont nous verrons qu'elle a feuilleté, pour
les questions généalogiques, V Histoire de la maison 7'oyale
de France (Paris, 1674).
La 3<= partie du roman se termine sur ce tableau (p. 202) :
« Si-tost qu'il [Henri II] fut expiré au Chasteau des Tour-
nelles, le Duc de Ferrare, le Duc de Guise et le Duc de
Nemours conduisirent au Louvre la Reine Mère, le Roy
et la Reyne sa femme. Monsieur de Nemours menoit la
Reine Mère. Comme ils commençoient à marcher, elle se
recula de quelques pas, et dit à la Reine sa belle-fille que
c'estoit à elle à passer la première; mais il fut aisé de voir
qu'il y avoit plus d'aigreur que de bienséance dans ce
compliment. » Mettons à part la réflexion finale, où l'écri-
vain, dans l'interprétation d'un geste, nous découvre une
fois de plus son acuité psychologique. Le reste est de
Pierre Matthieu, qui raconte en ces termes les débuts du
roi François II (p. 208) : « Si tost que son Père eut rendu
l'esprit : le Duc de Guise, le Cardinal de Ferrare, Alfonse
Duc de Ferrare, et lacques de Savoye, le firent monter en
Carrosse, et le menèrent au Louvre. La Royne Mère y alla
aussi accompagnée du Duc de Nemours, et elle eut le
jugement si presant en ceste violente douleur, que voulant
monter en Carrosse, elle se souvint qu'elle estoit descen-
I. Au nombre des enfants naturels de Henri II, le P. Anselme
mentionne (t. I,p. 144) « Diane, légitimée de France, Duchesse
d'Engoulesme, née de Philipe des Ducs, Damoiselle de Cosny en
Piémont ». Il est curieux de constater que M"'" de la Fayette n'a pas
tenu compte de cette note du P. Anselme sur Philippe Duc : « Elle
vivoit encore le i. Juillet 1572. et ne se fit pas Religieuse comme a
crû P. Mathieu. »
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. ' 8
114 ^^^ SOURCES HISTORIQUES
due d'un degré, et pour ce ne voulut retarder de faire voir
qu'elle ne l'ignoroit, et prenant la Royne par la main, luy
dit, Madame c'est à vous de marcher maintenant la pre-
mière. »
Mi'= de Chartres, la future princesse de Clèves, est à
peine arrivée à la cour qu'elle gagne l'amitié de la reine
dauphine. Dans une heure de confidence, Marie Stuart
lui dévoile ses tristesses, la haine dont elle est l'objet à la
fois de la part de la reine Catherine et de la favorite Diane
de Poitiers; et de cette haine, elle lui apprend la raison
première (p. 3o-3i) :
... Elles ne me haïssent qu'à cause de la Reine ma mère, qui
leur a donné autrefois de l'inquiétude et de la jalousie. Le
Roy en avoit esté amoureux avant qu'il le fust de Madame de
Valentinois; et dans les premières années de son mariage,
qu'il n'avoit point encore d'enfans, quoy qu'il aimast cette
Duchesse, il parut quasi résolu de se démarier pour épouser
la Reine ma mère. Madame de Valentinois qui craignoit une
femme, qu'il avoit déjà aimée, et dont la beauté et l'esprit pou-
voient diminuer sa faveur, s'unit au Connestable, qui ne sou-
haitoit pas aussi que le Roy épousast une sœur de Messieurs
de Guise : Ils mirent le feu Roy dans leurs sentimens, et quoy
qu'il haïst mortellement la Duchesse de Valentinois, comme il
aimoit la Reine, il travailla avec eux pour empescher le Roy
de se démarier; mais pour luy ôter absolument la pensée
d'épouser la Reine ma mère, ils firent son mariage avec le
Roy d'Escosse, qui estoit veuf de Madame Magdelaine sœur
du Roy, et ils le firent parce qu'il estoit le plus prest à con-
clure, et manquèrent aux engagemens qu'on avoit avec le Roy
d'Angleterre, qui la souhaitoit ardemment. Il s'en falloit peu
mesme que ce manquement ne fist une rupture entre les deux
Rois. Henry VIII. ne pouvoit se consoler de n'avoir pas épousé
la Reine ma mère, et quelque autre Princesse Françoise qu'on
luy proposast, il disoit toujours qu'elle ne remplaceroit jamais
celle qu'on luy avoit ôtée. Il est vray aussi que la Reine ma
mère estoit une parfaite beauté, et que c'est une chose remar-
quable, que veuve d'un Duc de Longueville, trois Rois ayent
souhaité de l'épouser; son malheur l'a donnée au moindre, et
l'a mise dans un Royaume où elle ne trouve que des peines...
DE LA PRINCKSSK DE CLKVES. Il5
Comme toujours, c'est à M^^^ de la Fayette qu'appar-
tient la psychologie. Mais elle y mêle de l'histoire :
d'après la page e|ui précède, Marie de Lorraine, sœur des
Guises, veuve d'un duc de Longueville, avant d'épouser
Jacques V, roi d'Ecosse, avait failli d'abord épouser le
dauphin de France, puis Henri VIII, roi d'Angleterre.
Où M'"'= de la Fayette est-elle allée chercher ces faits, d'or-
dinaire assez peu connus ? Nous n'en trouvons la trace que
dans Pierre Matthieu. Avec cet art de réduction dont elle
a le secret, elle a fondu ici deux passages très différents
du vieil historiographe. Le premier est relatif au mariage,
longtemps stérile, du futur Henri II avec Catherine de
Médicis (p. 207) :
... L'ennuy de l'attente lassant l'espérance, on fut sur le
point de changer le mariage en divorce. Geste Princesse [Cathe-
rine] s'estoit rendue si agréable au Roy François L que sa
faveur et son Autorité ne luy manquèrent pour destruire ce
Conseil, disant que c'estoit cruauté de se deffaire d'une Femme
vertueuse et sage, et sottise d'en supporter une vitieuse : mais
le Mary pour le désir d'estre Père, et conserver son nom et sa
Coronne à sa postérité, eut bien tost consommé sa patience, si
elle n'eust esté renouvellée et entretenue par les persuasions du
Connestable, et de la Duchesse de Valentinois... Le Connestable
sçavoit bien que le Roy aymoit la Sœur du Duc de Guise, qui
fut depuis Roync d'Escosse, et apprehendoit que si ce mariage
estoit deffait il ne l'espousast, et que ceste alliance eslevant la
Maison de t.orraine n'abaissast la sienne : la Duchesse de
Valentinois avoit interest qu'il demeurast en cest estât, parce
que n'aymant point la Roync sa Femme, elle possedoit entiè-
rement le cueur de ce Prince, et prevoyoit bien que s'il avoit
la liberté d'en prendre une autre, il en choisiroit une qui auroit
et plus de jeunesse, et plus de beauté qu'elle, et s'il en avoit
des enfans, les affections de son cueur qui n'estoient que pour
elle seroient partagées, et l'on tireroit tant de ruisseaux de
ceste rivière qu'elle n'auroit plus assez d'eau pour porter le
Vaisseau de sa fortune et de ses amours.
Quant au second passage concernant Henri VIII, on
peut le lire 200 pages plus haut (p. 27-28) :
Îl6 LES SOURCES HISTORIQUES
... 11 desiroit ardemment d'espouser Marie de Lorraine
Vefve du Duc de Longueville, en fit grande instance, et après
elle il rechercha sa sœur Louyse qui fust mariée au Prince
de Cimay. Ses plus confidens serviteurs disoient à l'Ambassa-
deur du Roy que c'estoit le vray moyen de perpétuer la Paix,
de rompre les pratiques que l'Empereur fit en Angleterre
après la mort de la Royne Catherine. Ce qu'il dit à Castillon
Ambassadeur du Roy sur ce sujet mérite d'estre icy, parce
qu'il n'a point esté dit ailleurs, et que cest [c'est] une évidente
preuve de la simplicité et franchise de ce temps là, et que
je l'ay tiré de l'Original : Comme cestui cy l'asseuroit de la
constance et sincérité de l'affection du Roy, il respondit : le
ne sçay comme le croire, car encores que depuis le commen-
cement de mon règne j'aye plus cherché de bien entretenir la
paix et l'amitié entre le Roy mon frère et moy, qu'avec nul
autre Prince du monde, et mesmes jusques à vouloir prendre
femme en France, neantmoins il a tousjours préféré à moy le
Pape et le Roy d'Escosse mes ennemis. L'ambassadeur res-
pond. Pour le Pape la raison le veut : Et quant au Roy d'Es-
cosse, Madame de Longueville luy estoit promise avant la
mort de la Royne vostre femme, et pour recompense le Roy
vous offre celle qu'il vous plaira choisir en son Royaume de
quelque estât ou maison qu'elle soit : C'est bien se mettre à la
raison de vouloir bailler pour une le choix de cent mille. Ouy,
dit le Roy d'Angleterre, mais celle là est d'une si gente race
qu'on n'en trouve pas tousjours de telle...
Nous avons gardé pour la fin remprunt le plus direct et
le plus significatif. Il s'agit de l'annonce du tournoi qui
doit marquer solennellement le double mariage du roi
d'Espagne avec Madame Elisabeth et du duc de Savoie
avec Madame Marguerite. Cet endroit du roman est d'un
style tout spécial : il semble que l'auteur, pour donner à
son œuvre un peu de la couleur du temps, ait mis quelque
coquetterie à conserver exactement, si mystérieux qu'en fût
le sens pour la masse des lecteurs, les termes de tournoi,
les expressions techniques. Mais ces termes mêmes et ces
expressions, le texte qui les fournissait à M™« de la Fayette,
c'est encore Pierre Matthieu, dont le goût déclaré pour
les pièces originales s'accuse ici par la reproduction fidèle
DE LA PRINCESSE DE CLEVES.
117
des lettres patentes du tournoi'. En s'inspirant de son
modèle, elle a remplacé par combat le mot emprise, qu'elle
a jugé trop vieux, et, pour le reste, elle a simplement
abrégé quelques phrases un peu longues :
Histoire de France,
p. 203-204.
Le pas est ouvert par sa
Majesté tres-Chrestienne. Et
par les Princes de Ferrare,
Alphonse d'Est, François de
Lorraine Duc de Guise, Pair
et Grand Chambellan de Fran-
ce, et lacques de Savoye Duc
de Nemours, tous Chevaliers
de l'Ordre, pour estre tenu
contre tous venans deuëment
qualifiés, à commencer au
quinziesme jour de luin pro-
chain, et continuer jusques à
l'accomplissement et effect des
emprises et articles qui s'en-
suivent. La première emprise
à cheval, en lice, en double
pièce, quatre coups de lance,
et un pour la Dame. La se-
conde emprise, à coups d'es-
pee à cheval, un à un, ou
deux à deux, à la volonté des
Maistres du Camp. La troi-
siesme emprise à pied, trois
coups de picque, et six d'es-
pee, en harnois d'homme de
Princesse de Cl'eves,
p. 113-114.
L'on fit publier par tout le
Royaume, qu'en la Ville de
Paris le pas estoit ouvert au
quinzième Juin, par Sa Ma-
jesté Tres-Chrêtienne, et par
les Princes Alphonse d'Est Duc
de Ferrare, François de Lor-
raine Duc de Guise , et Jac-
ques de Savoye Duc de Ne-
mours, pour estre tenu contre
tous venans, à commencer le
premier combat à cheval en
lice, en double pièce, quatre
coups de lance, et un pour les
Dames. Le deuxième combat
à coups d'épée, un à un, ou
deux à deux, à la volonté des
Maistres du Camp. Le troi-
sième combat à pied, trois
coups de piques et six coups
d'épées; que les tenans four-
niroient de lances, d'épées, et
de piques, au choix des as-
saillans; et que si en courant
on donnoit au cheval, on se-
roit mis hors des rangs. Qu'il
I. Cf. La publication des emprises du tournoy qui doibt estre faict
à Paris, ville capitale du royaume de France, pour la solennité des
treslieureux mariages du Roy Catholique, avec madame Eli:^abeth, fille
aisnée du Roy Tresclirestien : Et du Duc de Savoye, avec madame
Marguerite de France. Publié audict lieu par les Heraux d'armes de
France. Paris, Gilles Corrozet, ôSg, in-4°, et Lyon, Benoist Rigaud,
i559, in-8° (Bibl. nat., Lb^i. g(3 et 97).
ii8
LES SOURCES HISTORIQUES
pied. Fourniront lesdits Te-
nans de lances de pareille lon-
gueur et grosseur, d'espees et
picques au choix des Assail-
lans, et si en courant aucun
donne au cheval, il sera mis
hors des rangs, sans plus y
retourner, et à tout ce que
dessus seront ordonnez qua-
tre Maistres du Camp pour
donner ordre à toutes choses.
Et celuy des assaillans qui
aura le plus rompu et le mieux
faict aura le prix dont la va-
leur sera à la discrétion des
luges : Pareillement qui aura
le mieux combattu à l'espee
et à la picque, aura aussi le
Prix à la discrétion desdits
luges : Seront tenus lesdits As-
saillans tant de ce Royaume
comme Estrangers, de venir
toucher à l'un des Escus qui
seront pendus au Perron au
bout de la Lice, selon les sus-
dites emprises, ou toucher à
plusieurs d'iceux à leur choix,
ou à tous s'ils veulent, et là
trouveront un Officier d'armes
qui les recevra pour les en-
rooller selon qu'ils viendront,
et les Escus qu'ils auront tou-
chez. Seront tenus les Assail-
lans d'apporter ou faire ap-
porter par un Gentil-homme,
audit Officier d'armes, leur Es-
cu armoyé de leurs armoyries,
pour iceluy pendre audit Per-
ron* trois jours durant avant
le commencement dudit Tour-
noy, et en cas qu'ils n'appor-
y auroit quatre Maistres du
Camp pour donner les ordres,
et que ceux des assaillans qui
auroient le plus rompu et le
mieux fait, auroient un prix
dont la valeur seroit à la dis-
crétion des Juges; que tous les
assaillans, tant François qu'Es-
trangers, seroient tenus de ve-
nir toucher à l'un des Escus qui
seroient pendus au Perron au
bout de la lice, ou à plusieurs,
selon leur choix; que là ils
trouveroient un Officier d'ar-
mes qui les recevroit pour les
enroller selon leur rang et
selon les Escus qu'ils auroient
touchez; que les assaillans se-
roient tenus de faire apporter
par un Gentilhomme leur Es-
cu, avec leurs armes, pour le
pendre au Perron trois jours
avant le commencement du
Tournoy, qu'autrement ils n'y
seroient point receus sans le
congé des tenans.
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. ÏIÇ
tent ou envoyant leursdits Es-
cus, ne seront reçeus au Tour-
noy sans le congé des Tenans.
IV.
L' « Histoire de France »
ET l' « Abrégé chronologique » de Mézeray.
Pqur contrôler et compléter VHistoire de Pierre Mat-
thieu, M'"^ de la Fayette ne pouvait pas manquer de
consulter le grand ouvrage de son glorieux contempo-
rain, François Eudes de Mézeray, membre de l'Aca-
démie Française depuis 1648 et secrétaire perpétuel depuis
1675'. Sous ce titre : Histoire de France, depuis Fara-
mond jusqu'à maintenant, il avait vu le jour à Paris, de
1643 à i65i, en 3 vol. in-fol., •magnifiquement illustrés de
portraits gravés au burin. « Il faut, a dit Sainte-Beuve-,
avoir sous les yeux la première édition de VHistoire de
France de Mézeray pour s'en expliquer le succès. Le pre-
mier tome parut en 1643, le second en 1646, le troisième
en i65i. L'auteur se forme sensiblement à mesure qu'il
les écrit : la tin du tome premier, à partir de Philippe le
Bel et surtout de Charles V et Charles VI, devient fort
nourrie et fort pleine; le second volume, qui commence à
Charles VII et qui finit avec Charles IX, est constamment
soutenu; le troisième, qui comprend le seul règne de
Henri III et celui de Henri IV jusqu'à la paix de Vervins,
est excellent. » C'est cette première édition que M^^^ de la
Fayette a connue et maniée, la seconde n'ayant paru qu'en
i685.
Mais après avoir publié sa monumentale Histoire,
Mézeray l'a reprise et réduite, et, pour le commun des
lecteurs, il a donné lui-même en 1G68 un Abrégé chrono-
1. Sur la valeur de Mézeray, cf. Aug. Thierry, Lettres sur l'his-
toire de Fiance, début de la quatrième lettre (1820), et surtout
Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. VIII (deux articles de i853).
2. Causeries du Lundi, t. VIII, p. 2o3.
120 LES SOURCES HISTORIQUES
logique^ ou Extraict de l'Histoire de France (Paris, 3 vol.
in-4°)^ Cet Abrégé, très différent de l'œuvre primitive,
l'auteur de La princesse de Clèves l'a pratiqué conjointe-
ment avec la grande Histoire^ sans qu'on puisse bien voir
ni pour quelles raisons ni d'après quels principes elle use
à la fois de ces deux ouvrages.
Nous avons dit un peu plus haut qu'il était parfois
malaisé de distinguer dans le roman ce qui venait de Méze-
ray ou de Matthieu. Nous en citerons un exemple. Dans
le récit de la mort de Henri II, presque tout entier tiré de
Brantôme, s'insère un passage qui n'a pas chez lui son
point de départ : « Si-tost que l'on eust porté le Roy dans
son lit, et que les Chirurgiens eurent visités sa playe, ils la
trouvèrent très -considérable... Le Roy d'Espagne, qui
estoit lors à Bruxelles, estant averty de cet accident, envoya
son Médecin qui estoit un homme d'une grande réputa-
tion ; mais il jugea le Roy sans espérance » (p. 200). La
source ici peut être double^ :
Histoire de Matthieu, Histoire de Mézeray,
t. I, p. 2o5. t. II, p. 720.
Le Roy Philippe en estant Tous les plus habiles Chi-
adverty envoya en diligence rurgiens furent incontinent
Vesale son premier Médecin : appeliez pour le secourir :
quand il l'eut veu, il dit que mesme le Roy Philippe en
c'estoit une blessure de Chi- ayant receu la nouvelle y en-
ron, c'est à dire irrémédiable, voya en poste des Pays-bas
André Vesale. Mais la bles-
sure estoit sans remède.
Assez peu soucieuse de la chronologie, M™« de la
1. Cet Abrégé chronologique, moins volumineux et plus accessible,
eut deux réimpressions du vivant de l'auteur (Amsterdam, 1673, 6 vol.
pet. in-S"; Paris, 1676, 8 vol. in-12). Dans l'incertitude où nous
sommes de l'édition utilisée par M"' de la Fayette, nous renverrons
à la première (1668).
2. Voyez aussi le paragraphe sur les pourparlers de Cercamp,
Princesse de Clèves, p. 14. Cf. Histoire de Matthieu, t. I, p. igo;
Histoire de Mézeray, t. II, p. 698 et 705.
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. 121
Fayette, quand par hasard elle cite une date, l'a deman-
dée aux historiens. Matthieu (t. I, p. 192) et Mézeray (t. II,
p. 711) lui ont appris que le mariage du duc de Lorraine
avec Madame Claude de France fut résolu « pour le mois
de Février » [iSSg] (p. 38). Mais ils ne sont pas toujours
d'accord. La rupture des pouparlers de Cercamp est datée
par Matthieu (t. I, p. 190) de la fin de novembre [i558],
par Mézeray (t. II, p. 707) du début de décembre. M^^ de
la Fayette (p. 16) suit le premier, non le second. Qui dira
la raison de cette préférence?
Ce qu'elle doit en propre à son contemporain reste
encore considérable. Sainte-Beuve admirait vivement le
portrait que Mézeray nous a tracé de Catherine de Médi-
cis'. M™« de la Fayette, que pouvait séduire et tromper
l'hyperbolique notice de Brantôme, reproduite par Le
Laboureur, a finement eu l'intuition que la vérité de l'his-
toire, c'était la reine ambitieuse et dissimulée que Méze-
ray nous a dépeinte. Elle la présente au lecteur dès^ le
début de son roman (p. 6) :
L'humeur ambitieuse de la Reine luy faisoit trouver une
grande douceur à régner; il sembloit qu'elle souffrist sans
peine l'attachement du Roy pour la Duchesse de Valentinois,
et elle n'en témoignoit aucune jalousie ; mais elle avoit une
si profonde dissimulation, qu'il estoit difficile de juger de ses
sentimens, et la politique l'obligeoit d'approcher cette Duchesse
de sa personne, afin d'en approcher aussi le Roy.
Pas un trait de cette peinture qui ne vienne de Mézeray
(t. II, p. 733-734) :
... Elle vid partager ses affections avec ses rivales, spéciale-
ment avec la Valentinois : avec laquelle sa prudence sceut si
bien s'accommoder qu'elle ne donna jamais sujet à son mary
de s'aliéner entièrement d'elle... Pour son esprit, il estoit
I. Causeries du Lundi, t. VIII, p. 214-215. Il écrit notamment : « La
Catherine de Médicis, telle qu'elle se présente et se développe chez
Mézeray en toute vérité, est faite pour tenter un moderne. »
122 LES SOURCES HISTORIQUES
extrêmement subtil, caché, plein d'ambition, et d'artifices, qui
sçavoit s'accommoder avec toutes sortes de personnes, dissi-
muler dans les rencontres, et conduire ses desseins avec une
incroyable patience...
C'est encore de Mézeray que provient l'anecdote, deux
fois rappelée (p. 46 et 2o5), de la reine vindicative qui ne
pardonne pas au connétable de Montmorency d'avoir osé
dire à son roi « que de tous ses enfans il n'y avoit que les
naturels qui luy ressemblassent »'.
Dans le tableau qu'elle nous trace de la cour de Henri II,
M™e de la Fayette marque d'un trait spécial le crédit sin-
gulier de la favorite et des favoris, et, — malgré l'appa-
rente union, — les sourdes jalousies, les secrètes intrigues,
les menées ambitieuses qui opposent les uns aux autres
Diane de Poitiers, les Guises et le connétable (p. 11) :
Le Roy se reposoit sur luy [le connétable] de la plus grande
partie du gouvernement des affaires, et traitoit le Duc de
Guise et le Mareschal de saint André, comme ses Favoris.
Mais ceux que la faveur, ou les affaires approchoient de sa
personne, ne s'y pouvoient maintenir qu'en se soumettant à la
Duchesse de Valentinois ; et quoy qu'elle n'eust plus de jeu-
nesse, ny de beauté, elle le gouvernoit avec un empire si absolu,
que l'on peut dire qu'elle estoit maîtresse de sa personne et de
l'Estat.
Ce passage présente, avec ce qu'on lit de Henri II dans
VAbrégé chronologique^ une telle ressemblance d'idées et
I. L'anecdote est deux fois dans Mézeray : 1° Histoire de France,
t. II, p. 748 : « La Reyne mère le traitta bien plus rudement, luy
reprochant qu'il l'avoir taxée en son honneur auprès du feu Roy, et
qu'il luy avoit dit qu'aucun de ses enfans ne luy ressembloit, sinon
sa fille bastarde. » — 2° Abrégé chronologique, t. III, p. 98g : « La
Reyne Mère obligea le Roy [François IIJ de congédier le Connes-
table, et de sa part elle luy fit reproche qu'il avoit dit que de tous
les enfants du Roy Henrj^, il n'y avoit qu'une fille naturelle qui luy
ressembloit. » Le premier passage de M""' de la Fayette (p. 45) rap-
pelle davantage la phrase de VAbrégé, le second (p. 2o5) celle de
l'Histoire.
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. I2'3
même de forme, qu'il est difficile de croire que la source
n'en soit pas là. Voici le texte de V Abrégé (t. II, p. gSS) :
Le Gonnestable de Montmorency, qu'il rappella aussi-tost à
la Cour', François Comte d'Aumale, qui fut Duc de Guise
après la mort de son pare, et lacques d'Albon Sainct André,
qu'il fit Mareschal de France, eurent la meilleure part dans
ses bonnes grâces. Il consideroit le premier comme son prin-
cipal Ministre, les deux autres comme des Favorits : mais tous
et la Rcyne mesme, ployoient devant sa maistresse; C'estoit
Diane de Poitiers veuve de Louis de Brezé, et qu'il avoit
faite Duchesse de Valentinois. Elle se mesloit de tout, elle
pouvoit tout.
Un autre passage du même Abrégé (t. II, p. 979) '^ semble
bien avoir inspiré la page du roman (p. 11-12) où nous
voyons le connétable « aspirer » à l'alliance de Diane, en
négociant le mariage de son lils d'Anville avec M"'= de la
Marck, petite-fille de la favorite. Mais ici, l'emprunt fait
à V Abrégé se complique aussitôt d'un autre emprunt fait
à VHistoire^ et ce dernier est plus typique :
... Le Gonnestable — écrit Mme de la Fayette (p. 12) — ne se
trouvoitpas encore assez appuyé, s'il ne s'asseuroit de Madame
de Valentinois, et s'il ne la separoit de Messieurs de Guise,
dont la grandeur commençoit à donner de l'inquiétude à cette
Duchesse. Elle avoit retardé autant qu'elle avoit pu, le mariage
du Dauphin avec la Reine d'Escosse : La beauté et l'esprit
capable et avancé de cette jeune Reine, et l'élévation que ce
mariage donnoit à Messieurs de Guise, luy estoient insupor-
tables. Elle haïssoit particulièrement le Gardinal de Lorraine;
1. Cf. La princesse de Clèves, p. 11 : « Le Roy avoit toujours aimé
le Gonnestable, et si-tost qu'il avoit commencé à régner, il l'avoit rap-
pelle de l'exil où le Roy Fançois premier l'avoit envoyé. » Cette
phrase suit immédiatement le passage que nous venons de citer.
2. « On tient que ce Seigneur [le connétable] ayant eu advis que
l'affection du Roy en son endroit se ralentissoit fort, l'avoit réchauf-
fée par le crédit de la Duchesse de Valentinois, en recherchant son
alliance, et traittant le mariage de son fils Banville avec Antoinette
fille de Robert de la Mark et de Françoise de Brezé, qui estoit fille
de cette Duchesse. »
124 LES SOURCES HISTORIQUES
il luy avoit parlé avec aigreur, et mesme avec mépris; elle
voyoit qu'il prenoit des liaisons avec la Reine; de sorte que le
Connestable la trouva disposée à s'unir avec luy, et à entrer
dans son alliance, par le mariage de Mademoiselle de la Marck
sa petite fille, avec Monsieur d'Anville son second fils...
Tout ce passage n'est qu'une reprise arrangée de cet
autre de Mézeray {Histoire^ t. II, p. 699) :
La Duchesse de Valentinois estoit désormais au guet pour
empescher Guise d'empiéter davantage dans la faveur. Car
tout considéré, elle aymoit mieux le Connestable plus modéré,
lequel s'estoit tousjours assez bien accommodé avec elle; et
d'ailleurs redoutoit l'ambition des Princes Lorrains. Avec cela,
comme elle s'estoit efforcée de retarder le mariage du Dau-
phin avec Marie Stuart leur nièce, pource qu'elle redoutoit
l'esprit de cette jeune Princesse, le Cardinal s'estoit ligué avec
la Reync contre elle, et l'avoit une fois traittée de paroles fort
hautes. C'est pourquoy, afin de s'unir d'un lien plus estret avec
les Montmorencys, elle traitta deslors secrètement de donner
à Henry second fils du Connestable une sienne petite fille,
qui estoit du mariage d'une de ses filles, avec le feu Mareschal
de Bouillon.
Si M'ne de la Fayette a profité de Mézeray pour sa pein-
ture des intrigues de la cour de Henri II, c'est encore à lui
seul qu'elle doit le récit des débuts de son siiccesseur. La
dernière partie du roman commence par un exposé de la
révolution politique qui marqua l'avènement de Fran-
çois II (p. 2o3-2o5). Les éléments en sont tirés de VHistoire
de France^ dont M™« de la Fayette a résumé brièvement
cinq ou six grandes pages (t. II, p. 744-750), mais en la
suivant pas à pas. On ne saurait songer à transcrire ici
tous les textes. Il nous suffira d'un exemple, que nous
prenons court à dessein :
Histoire de France, Princesse de Cleves,
t. II, p. 744. p. 203-204.
... Si tost que Henry eut Le Cardinal de Lorraine
rendu l'esprit, ils [les Guises] s'estoit rendu maistre absolu
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. 12$
emmenèrent le jeune Roy et de l'esprit delà Reyne mère...,
sa mère au Chasteau du Lou- de sorte que si-tost que le Roy
vre, à l'autre bout de la Ville, fut mort, la Reine ordonna au
Et pour prendre pied à leur Gonnestable de demeurer aux
aise auprès de luy, firent lais- Tournelles auprès du Corps
ser ordre au Gonnestable de du feu Roy, pour faire les Ce-
demeurer à la garde du corps, remonies ordinaires. Cette
comme sa charge de Grand- Commission l'èloignoit de
Maistre l'y obligeoit, afin que tout, et luy ostoit la liberté
cette commission l'attachant là d'agir,
nécessairement durant trente
jours il fust esloigné de la
Cour, en estant si prés.
Le p. Anselme et Th. Godefroy.
Au P. Anselme, auteur d'une Histoire de la maison
royale de France et des grands officiers de la couronne
(Paris, 1674, 2 vol. in-4°), M'"^ de la Fayette a demandé
d'abord quelques renseignements généalogiques. Le plus
curieux de tous est celui qui concerne la famille de Clèvcs.
Si l'héroïne du roman, M"^ de Chartres, est — comme
sa mère — un personnage d'invention, le prince qu'elle
épouse, en revanche, a bien réellement existé. « Le Duc
de Nevers, dont la vie estoit glorieuse par la guerre, et par
les grands emplois qu'il avoit eus, quoy que dans un âge
un peu avancé, faisoit les délices de la Cour. Il avoit trois
fils parfaitement bien faits; le second qu'on appelloit le
Prince de Cleves, estoit digne de soutenir la gloire de son
nom, il estoit brave et magnifique, et il avoit une pru-
dence qui ne se trouve gueres avec la jeunesse » (p. 9).
Ainsi, le prince aux nobles sentiments, dont l'auteur a su
faire une si sympathique figure, est le second des trois fils
du duc de Nevers. Où M^^^ de la Fayette a-t-elle trouvé
ces trois fils ? Brantôme et Le Laboureur n'en mentionnent
que deux. Mais le P. Anselme présente ainsi (t. I, p. 288)
la descendance de François de Clèves, duc de Nevers,
126 LES SOURCES HISTORIQUES
et de Marguerite de Bourbon : « De cette alliance sor-
tirent François de Cleves II. du nom, Duc de Nevers, né
le 3i. de Mars iSSg. et mort le jour de la Bataille de
Dreux d'un coup de Pistolet que luy lâcha par imprudence
l'un de ses Gentilshommes l'an i562; Jacques^ Duc de
Nevers, né le premier d'Octobre 1544. et mort sans lignée
à Montigny prés de Lyon le 6. de Septembre 1 364 ; Hemy,
Comte d'Eu, mort sans alliance. » C'est donc Jacques de
Clèves, le second des trois fils, que le roman met en scène
sous le nom de prince de Clèves. Mais M"'^ de la Fayette
n'use pas du prénom, et le seigneur que l'histoire fait
mourir sous Charles IX, le 6 septembre 1664, meurt chez
elle de chagrin, quatre ans plus tôt, sous François II. Elle
n'en est pas, nous le savons, à un anachronisme près. —
La même insouciance à l'égard des dates lui fait écrire un
peu plus loin (p. 22) que l'aîné des Clèves, alors comte
d'Eu, « venoit d'épouser une personne proche de la mai-
son Royale ». L'allusion, pour être discrète, n'en est pas
plus exacte, et le P. Anselme dit expressément (t. I, p. 307)
que François II de Clèves n'épousa que le 6 septembre
i56i Anne de Bourbon, fille de Louis II de Bourbon, duc
de Montpensier, prince du sang.
Plus que VHistoire de la maison royale de France^
M'i"^ de la Fayette a mis à profit un autre ouvrage du
P. Anselme, Le palais de l'Honneur (Paris, i663, in-40)'.
C'est là (p. 229 et suiv.) qu'elle a trouvé tous les détails des
fiançailles et du mariage de Madame Elisabeth de France
avec le duc d'Albe, représentant du roi d'Espagne Phi-
lippe II. Mais le P. Anselme lui-même reproduit en l'abré-
geant la relation insérée par Godefroy dans son Cérémo-
nial François (Paris, 1649, t. II, p. i5) : « Ordre du Duc
d'Albe espousant Elisabeth de France, fille aisnée du Roy
Henry II. comme Procureur de Philippes II. Roy d'Es-
pagne, en l'Eglise Nostre-Dame de Paris, l'an iSSg. au
I. L'édition datée de 1668 se confond avec celle de i663. Seul, le
litre dilFère. L'achevé d'imprimer est le même : 20 juillet i663.
DE LA PRINCESSE DE CLEVES.
mois de luin. » Si M^^ de la Fayette suit ordinairement le
P. Anselme, abrégeant à son tour l'abréviateur de Gode-
froy, elle ne néglige pas de remonter à roriginal, et d'en
extraire certains détails que l'abréviateur n'a pas recueillis.
Tout citer ici, cela ne se peut. Il faut nous borner à
quelques exemples.
Une page du roman (p. 176-177) raconte l'arrivée du
duc d'Albe à Paris et sa réception officielle par le roi de
France à la porte du Louvre. « Lorsque ce Duc fut proche
du Roy, il voulut lui embrasser les genoux; mais le Roy
l'en empescha et le lit marcher à son côté jusques chez la
Reine. » La relation de Godefroy nous montre le duc
d'Albe s'efforçant par trois fois de « baise?^ les pieds de sa
Majesté ». Le P. Anselme a corrigé ce geste déplaisant, et
c'est lui qui fournit à M™^ de la Fayette l'expression atté-
nuée qu'elle emploie : «... Si-tost que le Duc d'Alve l'eut
apperceu, il vint luy faire la révérence; et s'estant efforcé
par trois diverses fois d'embrasser ses genoux^ le Roy à
chaque fois l'embrassa en le soulevant, ne voulant pas
permettre qu'il s'humiliast tant envers luy, mais comme
à la personne du Roy d'Espagne, dont il estoit le Procu-
reur, il luy fit l'honneur de le faire marcher à son costé,
et le mena à la Salle du Louvre, oii il luy fit voir la Reyne
sa femme » [Palais de rHonneur^ p. 23o). — Après avoir
salué la reine, le procureur de Philippe II présente à
Madame Elisabeth hommages et cadeaux. Puis il va '< chez
Madame Marguerite sœur du Roy, lui faire les compli-
ments de Monsieur de Savoye, et l'asseurer qu'il arrive-
rait dans peu de jours ». Ce dernier détail, qui n'est pas
dans le P. Anselme', vient de Godefroy (t. II, p. 16) : « Il
I. Texte du P. Anselme, p. 23o : « ... Apres luy [la Reine] avoir
fait la révérence et baisé les mains, il fit son compliment à Madame
Elisabeth de France, à laquelle il présenta les recommandations du
Roy Philippes II. son Maistre, luy faisant de sa part un fort riche
présent [Godefroy dit simplement « un présent »]; ensuitte il prit
congé d'elle,-pour aller saluer Madame Marguerite, Sœur unique du
Roy, destinée pour estre mariée au Duc Philebert Emanùel de
Savoye. »
128 LES SOURCES HISTORIQUES
la laissa [Madame Elisabeth] pour aller faire la révérence
à Madame Marguerite, sœur unique du Roy, et fille du
Roy François I. Vasseurant de la brieve demeure que
ferait encore le Prince de Piedmont^ pour venir jouyr du
plaisir qui luy estoit préparé, lequel desja estoit hors de
son pays pour s'acheminer vers la France. »
Mi^s de la Fayette a dépeint brillamment la solennité du
mariage (p. igS-igy). Avec un plaisir évident, elle a noté
la richesse des costumes, la grandeur du cérémonial, l'ex-
traordinaire éclat des fêtes. Le P. Anselme et Godefroy
l'ont ici renseignée en toute précision. Mais non contente
de leur emprunter les détails les plus expressifs, elle a mis
encore à profit, pour rehausser sa description, les docu-
ments que Godefroy lui fournissait aux pages précédentes
(t. II, p. I et suiv.) : i» sur le mariage du dauphin Fran-
çois avec Marie Stuart (24 avril 1 558) ; 2° sur le mariage du
duc de Lorraine avec Claude de France (22 janvier i559).
Elle a cru qu'elle avait le droit, vu la fixité du cérémonial,
d'utiliser pour son récit les diverses relations de ces
mariages princiers.
Quelques rapprochements de textes auront ici leur élo-
quence :
Princesse de Clèves, p. igS-igj. Relations utilisées.
Le matin, le Ducd'Albe qui Le jour des Nopces arrivé,
n'estoit jamais vestu que fort chacun ayant mis ordre à son
simplement, mit un habit de affaire, le Duc d'Alve qui
drap d'or meslé de couleur de avoit de coustume de se tenir
feu, de jaune, et de noir, tout simplement, mit une Couron-
couvert de pierreries, et il ne sur sa teste fermée à l'Im-
avoit une couronne fermée periale, enrichie de pierreries ;
sur la teste. Le Prince d'O- il estoit vestu de drap d'or, et
range habillé aussi magnifi- la livrée de ses domestiques
quement avec ses livrées, et estoit de noire, de jaune et
tous les Espagnols suivis des rouge, chamarrée de passe-
leurs, vinrent prendre le Duc mens d'or, avec le pourpoint
d'Albe à l'Hostel de Villeroy, de satin jaune en broderie,
où il estoit logé, et partirent chacun portant la toque de
DE LA PRINCESSE DE CLEVES.
129
marchant quatre à quatre pour
venir à l'Evesché.
Si tost qu'il fut arrivé on
alla par ordre à l'Eglise : le
Roy menoit Madame qui avoit
aussi une couronne fermée,
et sa robbe portée par Mesde-
moiselles de Mompensier et
de Longueville. La Reine
marchoit ensuitte; mais sans
couronne...
Le Roy, les Reines, les Prin-
ces et Princesses mangèrent
sur la table de marbre dans
la grande salle du Palais. Le
Duc d'Albe assis auprès de la
nouvelle Reine d'Espagne.
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II.
velours noire, avec les plumes
rouges et noires. Apres les
Pages et les Laquais du Duc
d'Alve, marchoit la maison du
Prince d'Orange, laquelle es-
toit fort leste, et les Seigneurs
Espagnols ensuitte marchèrent
quatre à quatre, lesquels es-
toient venus pour assister à
cette Cérémonie, tous riche-
ment vestus. Le Duc d'Alve
ainsi accompagné, partit de
son logis (à présent l'Hostel
de Villeroy) et arriva à la Mai-
son de l'Evesque de Paris...
(P. Anselme, p. 23o.)
Elle [Madame] estoit parée
d'une robbe couverte de pier-
reries, et avoit une Couronne
sur sa teste aussi fermée à
l'Impériale. (P.Anselme, p.23o-
23i.) — Mesdamoiselles de
Montpensier et de Longue-
ville portèrent la queue de ■
Madame de Lorraine. (Gode-
froy, p. i5 : mariage du duc
de Lorraine et de Claude de
France.) — Suivoit la Reyne
de France sa mère en pareil
équipage, hormis la couronne.
(Godefroy, p. 17 : mariage du
roi d'Espagne et d'Elisabeth
de France.)
A l'heure du souper le Roy,
la Reyne, et autres Princes de
son sang, estans assis à la
Table de Marbre, qui estoit la
table de l'Espousée... (Gode-
froy, p. 8 : mariage du dau-
phin et de Marie Stuart. Cf.
9
i3o
LES SOURCES HISTORIQUES
Au dessous des dégrez de
la table de marbre, et à la
main droite du Roy, cstoit
une tal)le pour les Ambassa-
deurs, les Archevesques, et les
Chevaliers de l'Ordre, et de
l'autre costé une table pour
Messieurs du Parlement.
Le Duc de Guise vestu d'une
robe de drap d'orfrisé, ser-
voit le Roy, de Grand Maistre,
Monsieur le Prince de Condé,
de Panetier, et le Duc de Ne-
mours, d'Eschançon.
aussi p. 10, Séance tenue au
Festin Royal fait en la grande
Salle du Palais de Paris le jour
desdites Nopces : Le Roy et
la Reyne furent assis juste-
ment au milieu de la grande
Table de Marbre sous le dais.)
Au dessous des degrez de
ladite grande Table de Marbre,
fut mise une table du costé de
la main droite du Roy, tirant en
bas le long de la grande Salle
du Palais; à laquelle furent
assis Messieurs les Ambassa-
deurs, Archevesques et Eves-
ques, et les Chevaliers de l'Or-
dre... De l'autre costé de ladite
Salle du Palais, et au dessous
desdits degrez de ladite Table
de Marbre du costé de la main
gauche du Roy, furent mises de
grandes et longues tables, aus-
quelles furent placez, et assis
Messieurs de la Cour de Par-
lement les premiers... (Gode-
froy, p. lo-ii : mariage du
dauphin et de Marie Stuart.)
A l'heure du souper. . . le Duc
de Guise vestu d'une robbe
de drap d'or frizé enrichy de
pierreries... (Godefroy, p. 8.)
— Monsieur le Duc de Guise
servoit le Roy de Grand Mais-
tre. Monseigneur le Prince de
Condé servoit de Panetier pour
le Roy, et Monsieur d'Aumale
pour la Reyne... Eschançons,
Monsieur de Nemours pour
le Roy; le comte d'Eu pour la
Reyne... Trenchans, Monsieur
DE LA PRINCESSE DE CLÈVES. l3l
de Nevers pour le Roy; Doni
Alphonse pour la Reyne...
(Godefroy, p. lo : mariage du
dauphin et de Marie Stuart.)
De tout ce qui précède, une conclusion se dégage quant
à la manière historique de M™^ de la Fayette. Il apparaît
que, pour donner à sa fiction un fond de vérité, elle s'est
documentée avec un soin extrême. Elle a consulté de très
près tous les ouvrages principaux, fût-ce de massifs
in-folio, qui pouvaient la renseigner sur la cour des Valois.
Elle a pris de divers côtés les nombreux matériaux de sa
reconstitution; mais, avec cet art savant des vrais clas-
siques, elle a su fondre en une artistique unité ces élé-
ments hétérogènes. Ce procédé de composition, qui
s'étend à l'ensemble de l'œuvre, il nous reste à montrer
qu'il s'applique en particulier aux épisodes historiques de
La princesse de Clèves.
H. Chamard et G. Rudler.
CHRONIQUES
BULLETIN D'HISTOIRE LITTERAIRE.
Répertoires. — La Société d'histoire littéraire de la France
vient de faire paraître la deuxième série des tables générales
de \a. Revue d'histoire littéraire (t. VI-XV, i8gg-igo8) préparées
par notre confrère M. Maurice Tourneux. Elles se divisent en
trois chapitres :
I. Articles de fond, mélanges, documents, chroniques,
comptes-rendus, questions et réponses.
II. Livres nouveaux.
III. Périodiques français et étrangers.
Histoire générale de la littérature française au xvie s.
— La Revue universitaire de igiS (i^r janvier-i5 octobre) a
publié les comptes-rendus des cours publics professés à la
Sorbonne par M. Lanson sur Les grands maîtres et les grands
courants de la littérature fratiçaise moderne. Ce cours, qui sera
complet en trois années, s'étend, pour la première année, de
i5oo à i65o environ. C'est-à-dire qu'il est consacré presque
tout entier à la littérature du xvie siècle. On jugera de son
intérêt pour nos études par les titres de quelques leçons que
nous transcrivons ici :
II. Les conditions générales de la vie littéraire au xvie siècle.
III. La tradition littéraire au début du xvi* siècle.
IV. La tradition poétique au début du xvie siècle.
V. La tradition morale et philosophique.
VI. La tradition dramatique.
VII. Les caractères généraux de la Renaissance en Italie et en
France.
VIII. L'apport idéologique de la Renaissance dans la littéra-
ture française.
IX. L'apport artistique de la Renaissance dans la littérature
française.
X. La réaction de l'esprit français à la tin du xvk siècle.
XI. Clément Marot.
CHRONIQUES. l33
XII. Rabelais (deux leçons, publiées in extenso dans la Revue
des cours et conférences de mai-juin. Cf. R. XF/e s.,
t. I, p. 635).
XIII. Ronsard.
XIV, Montaigne.
XV. Une période de transformation : de iSqo à 1625.
XVI. L'annonce du classicisme.
Bibliothèques. — On sait quelles indications utiles sur le
goût du public à des époques déterminées nous fournissent les
catalogues des bibliothèques. On trouvera dans les Mélanges
Picot (E. Champion, éd. iQiS), t. II, p. 333-363, un article de
M. L. AuvRAY sur La bibliothèque de Claude Bellièvre (i53o),
l'archéologue lyonnais. Ce catalogue comprend 168 articles.
Celui de la bibliothèque de Moreau, sieur d'Auteuil, biblio-
phile, en comprend trente-deux. Cf. Mélanges Picot, t. II,
p. 371-375.
Langue française. — Le premier traité d'orthographe fran-
çaise imprimé est le très utile et compendieux traité de l'art et
science d'orthographe gallicane qui fut publié en i53o par un
Picard inconnu et que M. Ch. Beaulieux reproduit et étudie
dans les Mélanges Picot, t. II, p. 557-568.
La Réforme. — M. H. Prentout, dans un article de la
Revue historique, 191 3, apporte d'intéressants renseignements
sur la Réforme en Normandie et les débuts de la Réforme à
l'Université de Caen. C'est dans les collèges de l'Université de
Caen que se prépara la diffusion des idées qui devaient gagner
à la Réforme une si grande partie de la Normandie. Dès i5i5,
il y a un groupe de « fabrisiens » à l'Université de Caen : les
plus actifs sont Guillaume de la Mare, auteur d'un Tripertitus
in Chimœram conflictus (i5i3), invective dirigée contre l'or-
gueil, la luxure et l'avarice, dans laquelle les prêtres et les
éveques ne sont pas ménagés, et Pierre des Prez, recteur de
l'Université (i52i). Ces humanistes sont en même temps en
relations avec Érasme, sans doute par l'entremise de l'évèque
de Bayeux, Lodovico Canossa : deux éditions des Adagia sont
publiées à Caen. Ils ont les yeux fixés sur l'Université de Lou-
vain, qui était alors un foyer d'humanisme. Au moment où se
fonde à Louvain le collège des Trois-Langues (i5i7), on se
met à enseigner le grec au collège du Bois, à Caen. Mais tous
l34 CHRONIQUES.
ces professeurs, fabrisiens, puis érasmiens, entendent bien
rester orthodoxes; ce n'est guère que vers i55o qu'ils se font
inscrire en nombre sur les registres des pasteurs. La Réforme
en Normandie fut donc, selon M. Prentout, moins un mouve-
ment politique, social et économique qu'un mouvement reli-
gieux et intellectuel qui prit naissance dans les collèges de
l'Université.
Le mouvement de la Renaissance. — On trouvera des faits
et des aperçus intéressant l'histoire littéraire de la Renais-
sance française dans le cours professé à la Faculté des lettres
de Bordeaux par M. E. Bourciez sur Nérac au XVI^ siècle
(publié dans la Revue des cours et conférences, 1912-1913.
Paris, Société française d'imprimerie et de librairie). Le
ch. v, La Renaissance et les débuts de la Réforme, examine la
question de la religion de la reine de Navarre et retrace le rôle
de cette « bonne dame » de la Renaissance, à Nérac, au
moment où se développait la Réforme.
— La même Revue a publié un résumé des conférences que
j'ai consacrées au Mouvement intellectuel à Poitiers dans la
première moitié du XF/« siècle, Renaissance et Réforme, t. II,
p. 786 et suivantes.
Érasme. — M. Alphonse Roersch a retrouvé quarante-six
lettres inédites d'Érasme à Schetz, banquier anversois. Il en
publie l'inventaire dans les Mélanges Picot, t. I, p. i-io, en
attendant qu'elles prennent place dans l'édition des lettres
d'Érasme de P. -S. Allen, en cours de publication.
Le platonisme. — De M. J. Merlant, dans son cours sur La
vie intérieure et la culture du moi dans la littérature française
à partir de Montaigne, une leçon sur Les idées platoniciennes
dans la littérature à la fin du XVh siècle contient un exposé
nourri et très clair du mouvement platonicien au xvie siècle
{Revue des cours et conférences^ 1912-1913, t. I, p. 674).
Marguerite de Navarre. — M. Gohin donne dans les
Mélanges Picot, t. I, p. 395-407, le texte de douze huitains
inédits de Marguerite de Navarre qui répondent à douze hui-
tains d'un amant platonique, M. de La Vaulx, « notaire et secré-
taire du roi et son valet de chambre ordinaire ». Ils ont été com-
CHRONIQUES. l35
posés par manière de divertissement poétique. Ils sont inté-
ressants parce qu'ils nous montrent la vogue du platonisme
qui pénétrait alors même dans des poèmes qui ne sont que
des jeux de société.
Clément Marot. — La première édition des œuvres de Clé-
ment Marot, celle à laquelle il est fait allusion dans la préface
de V Adolescence clémentine (i532), est sans doute l'ouvrage inti-
tulé Les opuscules et petits traicte:; de Clément Marot, dont un
exemplaire, passé de la Bibliothèque Colombine en Amé-
rique, est analysé et étudie par M. Rahir, Mélanges Picot,
t. II, p. 635-645. La date serait i53o.
Calvin. — Sous le titre de Calviniana, M. Th. Dufour
publie dans les Mélanges Picot, t. II, p. 5 1-66, trois notes sur
les Cauvin de Paris, sut les dates de quatre /e«re^ (i533-i534) et
sur le prétendu emprisonnement de i534, qui reste fort douteux.
Les conteurs. — La détermination de l'auteur du Moyen de
parvenir et la recherche des sources de cet ouvrage font l'ob-
jet de la dissertation inaugurale de M. Herbert Reiche, de
Dresde, Le moyen de parvenir von Béroalde de Verville mit
besonderer Berucksichtigung der Quellen-und Verfasserfrage.
Ein Beitrag ^ur franges. Novellistik (Cobourg, igiS, in-80,
78 p.). L'auteur dç cette thèse substantielle confirme l'attribu-
tion ordinaire du Moyen... à Béroalde de Verville. Il retrace la
vie de cet auteur, donne la bibliographie complète de ses
œuvres et consacre la plus grande part de son travail à dresser
le riche catalogue des sources du Moyen de parvenir. A rete-
nir, pour les études rabelaisiennes, les pages 5i-54, sur les
rapports du Moyen... avec l'œuvre et la légende de Rabelais,
M. Reiche signale les principales particularités de style et les
types de facéties communs aux deux auteurs.
Ronsard. — Dans le n" d'octobre-décembre i9i3de la i^evwe
d'histoire littéraire de la France, M. Maurice Lange publie un
article sur Quelques sources probables des « Discours » de Ron-
sard. Il s'est proposé de rechercher à qui Ronsard devait sa
science, toute d'emprunt et récente, de controversiste catho-
lique. Constatant qu'avant i56o Ronsard célèbre volontiers
trois protecteurs éminents, le cardinal de Châtillon (Odct de
l36 CHRONIQUES.
Coligny), le cardinal de Lorraine (Charles de Guise) et Michel
de L'Hôpital, il s'est demandé si ce ne serait point à ces deux
derniers personnages (le premier s'étant converti au protestan-
tisme en i562) qu'il doit ses idées de polémiste et sa politique.
En fait, il y a des rapports entre le Discours à G. des Autels,
y Institution pour l'adolescence du Roy très chrestien Charles IX^
de ce nom et les œuvres latines et françaises de Michel de
L'Hôpital. Les reproches aux huguenots que contiennent la
Remonstrance, la Responce, le Discours sur les misères de ce
temps et la Continuation se rencontrent dans le discours de
L'Hôpital aux Etats d'Orléans (i56o). M. Lange signale ensuite
des rapprochements entre les critiques adressées par Ronsard
au clergé et certains passages des discours prononcés aux
États d'Orléans par Quintin, orateur du clergé. Quant aux
arguments théologiques que Ronsard fait valoir en faveur de
l'église approuvée, ils ressemblent fort à ceux que le cardinal
de Lorraine allégua au collège de Poissy contre Th. de Bèze.
Peut-être fut-il encouragé dans sa tâche de défenseur du parti
catholique parle plus catholique de ses protecteurs, le cardinal
de Lorraine.
— Autour du château de Talcy. Les « Amours » de Ronsard
et le « Printemps » de d'Aubigné. Sous ce titre, M. Georges
Servant, dans la Revue bleue du 20 septembre igiS, nous
raconte l'histoire du château de Talcy où habitèrent Cassandre
Salviati, la Cassandre de Ronsard, et sa nièce Diane, l'héroïne
du Printemps d'Agrippa d'Aubigné. Sur les amours de Ron-
sard et de Cassandre, M. Servant suit fidèlement l'interpréta-
tion du canzonière des Amours donnée par M. Henri Lon-
gnon, de même qu'il se contente, pour les rapports d'Agrippa
d'Aubigné avec Diane Salviati, d'emprunter à AL Rocheblavc,
La vie d'un héros, sa reconstitution de l'idylle de d'Aubigné.
— De M. G. Baguenault de Puchesse, dans le Journal des
Débats du i3 février 1914, nnSiVliclesMr Ronsard patriote. L'at-
titude de Ronsard, auteur des Discours, s'explique, selon lui,
par « sa foi catholique, son amour du sol, toutes ses traditions
de familles réveillées soudain ».
Traducteurs. — M. Victor Carrière {Notes pour la biogra-
phie de Jacques Amyot à propos du quatrième centenaire de sa
naissance, Fontainebleau, 1914) a rencontré dans les registres
CHRONIQUES. l^J
des Insinuations de l'ancien diocèse de Sens, pour les années
i558 et iSSg, quatre ecclésiastiques sénonaisdu nom d'Amyot.
Il se demande si l'un d'eux, Jacques Amyot, curé de Moulon
et chanoine de Sainte-Marie-rÉgyptienne en l'église cathé-
drale de Sens, ne serait pas l'abbé de Bellozanne. Il aurait
obtenu cette cure en i558 et l'aurait résignée, moins d'un an
après, au profit de Toussaint Gombault. A cette date, Jacques
Amyot est depuis deux ans précepteur des ducs d'Orléans et
d'Angoulême et pourvu de l'abbaye de Bellozanne. Toussaint
Gombault, d'après le registre des recteurs de l'Université de
Paris, aurait été reçu maître es arts une année après Jacques
Amyot.
Erudition. — Sous ce titre : Un ex-libris de Guillaume
Postel, on trouvera dans les Mélanges Picot, t. I, p. 3 1 5-333,
une étude riche de faits et d'aperçus nouveaux de M. Paul
Ravaisse sur la vie du grand hébraïsant.
Polémique religieuse. — MM. A. Olivet et E. Choisy
viennent de publier chez A. JuUien, à Genève, une réimpres-
sion de l'édition rarissime de l'ouvrage de Sébastien Gastel-
lion : Traité des hérétiques, à savoir si on les doit persécuter
et comment on se doit conduire avec eux, selon l'avis, opinion
et sentence de plusieurs auteurs, tant anciens que modernes.
C'est une réponse à la Déclaration de la vraie foi par laquelle
Galvin, au lendemain de l'exécution de Michel Servet, jus-
tifiait son attitude et son rôle dans cette affaire (i553). Ge
plaidoyer pour la tolérance religieuse comprend une dédi-
cace à Mgr Guillaume, comte de Hesse, une lettre de Mar-
tin Bellie (Gastellion) au duc de Wurtemberg, puis la « sen-
tence » de Martin Luther, en laquelle est « clairement montré
que la punition des hérétiques n'appartient pas au magistrat »,
et des opinions analogues ou conformes de divers auteurs :
Érasme, Lactance, Jean Calvin, Otto Brunfelsius, saint
Augustin, Chrysostome, saint Jérôme, etc.
— On lira avec profit Quelques remarques bibliographiques
sur ce Traité des hérétiques par M. Jacques Pannier dans le
Bulletin de l'histoire du protestantisme français de novembre-
décembre igi3. M. Pannier a étudié la question des auteurs du
traité, le lieu de publication; enfin, il montre comment Gastel-
lion traduit certains fragments de l'édition latine de VInstitu-
l38 CHRONIQUES.
tion chrétienne, que Calvin à la même époque traduisait aussi
en français.
— M. Julien Baudrier a établi dans un article des Mélanges
Picot, t. I, p. 41-56, les rapports de Michel Servet avec les
libraires et les imprimeurs lyonnais.
Eloquence religieuse. — Le 2o3e fascicule de la Biblio-
thèque de r École des Hautes-Études {Paris, H. Champion, igiS)
contient une étude de notre confrère M. Louis Hogu sur Jean
de l'Espine, moraliste et théologien (iSoSP-iSgy). Ce personnage,
qui fut moine augustin à Angers, puis pasteur protestant, pré-
dicateur, docteur et auteur d'ouvrages de morale, était resté à
peu près inconnu jusqu'à ce jour. La monographie que lui
consacre M. Hogu semble aussi complète que possible. Des
recherches poussées dans les sens les plus variés lui ont per-
mis d'apporter de l'ordre et de la clarté dans une confusion de
renseignements fragmentaires. Sans doute sur l'origine de Jean
de l'Espine et sur la période catholique de sa vie, il reste
encore des lacunes dans sa biographie. Mais, à partir du jour
où il entre en correspondance avec Calvin , les notions
deviennent plus précises. M. Hogu nous dit quelle fut l'in-
fluence du supplice de Rabec sur Jean de l'Espine, quel rôle
il joua au colloque de Poissy, comment il prêcha la Réforme
dans l'Ile-de-France, quelle part il prit à la controverse reli-
gieuse organisée en i566 par le duc de Bouillon et le duc de
Montpensier et comment il trouva asile et secours à Montar-
gis, auprès de Renée de Ferrare, lors de la Saint-Barthélémy.
• Les œuvres de Jean de l'Espine comprennent des lettres, des
sermons, des livres de théologie et de polémique religieuse, des
ouvrages de morale théorique, des écrits moraux de circons-
tance, enfin sept livres d' « excellents discours ». M. Hogu
démêle la part d'humanisme mêlée à la théologie de Jean de
l'Espine. La morale de ce théologien est la servante de la
théologie. Elle a un caractère populaire à l'usage des pauvres
gens. L'agriculture, la cuisine servent à l'illustrer ou à la com-
menter. De là le caractère réaliste de son style.
La bibliographie des œuvres de Jean de l'Espine, dressée
par M. Hogu, abon\ie en opuscules, en volumes portatifs, de
petit format. L'importance des petits livres au xvie siècle,
signalée par M. Hauser, est confirmée par cette bibliographie.
— Une leçon du cours de M. J. Merlant sur La vie inté-
CHRONIQUES. iSç
rieiire et la culture du moi dans la littérature française a partir
de Montaigne étudie la culture chrétienne chez saint François
de Sales. {Revue des cours et conférences, 1912-1913.)
Romans. — Sous ce titre, L'âme dans l'Astrée, M. J. Mer-
LANT rattache, dans une certaine mesure, à l'histoire de la spi-
ritualité au xviie siècle le roman de L'Astrée, où s'affirme un
« idéal de culture sentimentale » qui devait rayonner jusqu'au
dernier tiers du xviie siècle {Revue des cours et conférences,
1912-1913, t. II, p. 1-19).
Montaigne. — Dans le numéro du ler septembre de la Revue
des Deux-Mondes, notre confrère M. Pierre Villey étudie la
fortune de Montaigne en Angleterre. Il constate que l'influence
de Montaigne n'a jamais cessé d'être considérable en Angle-
terre. Elle commence avant la publication des Essais par Flo-
rio (i6o3); elle se fait sentir dans le théâtre de l'époque d'Eli-
sabeth chez Marsten, Webster, Ben Jonson, Shakespeare.
Bacon emprunte à Montaigne le titre de son livre. William
Gornwallis admire et imite les Essais. Dans la seconde partie
du xvii« siècle, Montaigne est beaucoup plus lu en Angleterre
qu'en France. Il inspire les Pensées sur l'éducation de John
Locke. Il sert de guide aux déistes anglais qui formeront nos
philosophes du xvui^ siècle. Herbert of Cherbury, Charles
Blount (cf. R. XVI^ s., t. I, fasc. I, II, III) « montagnisent ».
Bolingbroke critique les religions positives en empruntant à
Montaigne ses idées et ses expressions. Les Essais sont véri-
tablement un livre classique en Angleterre au xviiie siècle. Au
xixe siècle, les plus grands écrivains anglo-saxons, Emerson,
par exemple, en Amérique, les pratiquent encore. La race
anglo-saxonne a goûté chez Montaigne sa franchise , sa
manière directe d'aller au réel et de le représenter, son sens
pratique aussi et sa manière toute positive de moraliser.
— A signaler dans le cours de M. J. Merlant sur La vie
antérieure et la culture du moi dans la littérature française à
partir de Montaigne, deux conférences sur Montaigne, Les
rencontres de Montaigne et \a. Doctrine intérieure de Montaigne
[Revue des cours et conférences, 1912-1913, t. I, p. 667 et 670).
— Dans la même Revue, on trouvera un article de M. F.
Baldensperger sur V Humour dans Montaigne, t. I, p. 118.
140 CHRONIQUES.
— M. Villey, dans un article des Mélanges Picot, Montaigne
et le Timber de Ben Jonson, établit que l'influence des Essais
sur le Tituber, bien loin d'être considérable, comme on l'a
dit, peut être tenue pour à peu près nulle.
Charron. — L'ouvrage que M, l'abbé J.-B. Sabrié vient de
consacrer à Charron, De l'humanisme au rationalisme, Pierre
Charron (thèse de doctorat présentée à la Faculté des lettres
de Toulouse) <, se divise en trois parties : l'homme, l'œuvre,
l'influence. Sur la biographie de Charron, M. Sabrié n'apporte
rien de nouveau, semble-t-il. Mais on lira avec intérêt les
tableaux qu'il a tracés de l'activité littéraire des diverses villes
où a vécu Charron, ch. iv : La culture intellectuelle à Cahors
à la fin du XVI^ siècle; ch. v : L'humanisme à Condom à la
fin du XVI^ siècle. La physionomie morale de Charron est
examinée avec diligence par M. Sabrié; peut-être les traits en
sont-ils un peu trop simplifiés; de même l'écrivain est jugé
avec trop d'indulgence. L'étude de l'œuvre abonde en rensei-
gnements intéressants sur Charron apologiste et polémiste et sur
Charron philosophe; l'étude des sources du livre de la Sagesse
(Huarte, Juste-Lipse, Bodin, Du Vair, Montaigne, Senèque
et Plutarque) est particulièrement instructive. La troisième
partie : l'influence de Charron, est peut-être la plus originale.
M. Sabrié a bien marqué la place du livre de Charron dans
l'histoire des idées morales en France. La Sagesse est un des
manuels des libertins au début du xvii^ siècle. Il est admiré
par Guy Patin, Gabriel Naudé, Gassendi. 11 a pour adversaires
le P. Garasse et le P. Mersenne ; pour défenseurs Saint-Cyran
et le prieur Ogier, hostiles au P. Garasse. Dans le cours du
xviie siècle, il exerce une influence incontestable sur Peiresc,
La Mothe le Vayer, Saint-Evremond. Pascal lui a fait des
emprunts. Au xvnie siècle, M. Sabrié signale son influence sur
Bayle et plus tard sur Rousseau. La Sagesse a donc eu une
fortune littéraire brillante ; quels qu'aient été les sentiments
religieux de l'auteur, quelque valeur apologétique qu'ait son
livre des Trois vérités. Charron a préparé les voies au ratio-
nalisme et à l'athéisme.
Le Théâtre. — M. René Sturel publie dans les Mélanges
I. Paris, F. Alcan, igiS, in-8°, 547 p.
CHRONIQUES. I4I
Picot, t. II, p. 417-429, des notes sur Maître Jacques Mathieu
le Ba^ochien. Cité par Pierre Grognât dans sa Louange et
excellence des bons facteurs (i533), il était resté à peu près
inconnu. M. Sturel a découvert dans un manuscrit de la
bibliothèque de Soissons une Complainte sur sa mort (25 no-
vembre i533) qui nous donne quelques renseignements sur sa
personnalité.
— Dans un compte de i5o4, aux Archives nationales, M. Ch.
OuLMONT a découvert le nom de Mère-Sotte (Gringore), mêlé
à ceux d'autres « fatistes » qui participèrent à l'entrée de la reine
Anne de Bretagne à Paris en i5o4. Cf. Mélanges Picot, t. II,
p. 385-392, Pierre Gringore et l'entrée de la reine Anne en i5o4
(d'après un document inédit).
— Dans les Mélanges Picot, t. I, p. 83-89, M. Jean Babe-
LON publie le texte des Laudes et complainctes de Petit-Pont,
par Jehan le Happère, — début du xvi^ siècle. On y trouvera,
avec les « cris de Paris », une querelle de poissardes vraiment
remarquable par la couleur et la variété du vocabulaire.
Jean Plattard.
CHRONIQUE RABELAISIENNE.
Société des Études rabelaisiennes. — Le Conseil de la
Société s'est réuni le 5 mars i9i4pour examiner les nouvelles
candidatures et désigner les membres du Conseil sortants par
roulement : MM. M.-L. Polain, Lucien Romier, L. Saipéan,
H. Schneegans et V. de Swarte.
— La Société a tenu son Assemblée générale annuelle, le
5 mars 1914, à cinq heures, dans la salle Gaston Paris, à l'Ecole
pratique des Hautes- Études, sous la présidence de M. Lionel
Laroze, vice-président.
M. Jacques Boulenger, secrétaire, a communiqué le nom
des nouveaux candidats qui ont été admis à l'unanimité. La
Société comptait, en mars 1913, 455 souscripteurs. Elle a acquis
depuis lors 24 adhésions nouvelles. En revanche, 19 de ses
membres sont décédés, ont démissionné ou ont été radiés pour
non-paiement de leur cotisation. Actuellement, le nombre des
142 CHRONIQUES.
souscripteurs est de 467; il n'y a qu'à se féliciter de cet accrois-
sement continu des sociétaires. Le secrétaire tient, en outre,
à annoncer à l'assemblée que tout fait espérer que les tables de
la Revue des Études rabelaisiennes, rédigées par MM. Etienne
Clouzot et André Martin, archivistes-paléographes, pourront
être distribuées cette année. Le manuscrit, qui ne comprend
pas moins d'une trentaine de mille fiches, en est prêt. Ces
tables comprendront, outre la table des matières, une table
« pour le commentaire » indiquant les mots et locutions expli-
qués dans l'ordre du texte de Rabelais, une table chronolo-
gique indiquant les renseignements relatifs à la vie et à l'œuvre
de Rabelais, enfin une table alphabétique générale.
L'assemblée procède ensuite à l'élection de plusieurs
membres du Conseil :
MM. M.-L. PoLAiN,
Lucien Romier,
L. Sainéan,
H. SCHNEEGANS,
V. DE SWARTE,
membres sortants, sont réélus.
Le trésorier, M. Henri Clouzot, communique à l'assemblée
les comptes de l'exercice 191 3 qui se solde ainsi qu'il suit :
Recettes.
Encaisse de 1912 42g 55
Cotisations payées à la Société 2,521 65
Cotisations payées à M. Champion 2,100 »»
Vente de publications par M. Champion .... ii3 95
Paiement de tirage à part par un auteur .... 5 »»
Intérêts du compte au Crédit lyonnais 4 60
Don de la fondation Peyrat 5oo «m
5,674 75
Dépenses.
Impression de la Revue 4,o53 65
Tirages à part i56 10
Droits payés aux auteurs 3o5 »»
Droits d'auteurs pour la Table (isr versement). . . 3oo »»
Impression et envoi de convocations 38 »»
CHRONIQUES. 1^3
384
65
49 90
20
»»
100
»»
25o
»»
17
43
5,674 75
Affranchissement de la Revue
Timbres et frais de recouvrement
Frais de séance
Frais de bureau
Remise à M. Champion sur les abonnements.
En caisse au Crédit lyonnais
Ces chiffres sont approuvés à l'unanimité. M. Lionel Laroze,
président, communique alors à l'assemblée les bonnes nou-
velles qu'il a pu apprendre de M. Abel Lefranc, actuellement
en Amérique, où il représente dignement la culture française.
Puis il rappelle le souvenir de nos confrères MM. Jules Cla-
retie, le Dr Le Double et H. Siéber, dont nous avons à regret-
ter la perte cette année. Il passe ensuite en revue les princi-
paux travaux parus dans le premier tome de la Revue du
XVh siècle, qui continue dignement les traditions de la Revue
des Études rabelaisiennes qui l'a précédée.
M. Lucien Schone fait alors part à l'assemblée d'une inté-
ressante trouvaille par lui faite, il y a quelque temps, dans
un recueil de pièces appartenant à la Bibliothèque nationale :
c'est celle d'un certain nombre de libelles, de Lettres de Milan,
signées en acrostiche par Gringore et rédigées sous l'inspira-
tion du gouvernement au début du xvie siècle. M. Schone pro-
met de rédiger une note sur ces œuvres inconnues du poète
Gringore.
Enfin, M. Henri Clouzot communique la curieuse explica-
tion de « Livie, racleresse de verdet » (1. II, ch. xxxi) qu'on
trouvera dans un de nos prochains fascicules.
Dessiller ou déciller. — Cf. R. É. R., t. X, p. 355, n. i.
« On écrit aujourd'hui dessiller, mais... la véritable ortho-
graphe, conforme à l'étymologie, devrait être déciller. »
M. le Dr Colin, professeur d'arabe à la Faculté des lettres
d'Alger, a récemment proposé une étymologie qui me paraît
plus rationnelle. Relevant dans une traduction d'un livre de
médecine arabe le terme : de conjonctione seu sigillatione ocu-
lorum pour désigner l'agglutination des paupières (par blépha-
rite) il remarque qu''à. sigillatio doit répondre le verbe sigillare
et son contraire desigillare. Il faudrait donc écrire « siller » et
non « ciller » et « désiller » ou « dessiller » et non « déciller »,
144 CHRONIQUES.
Ainsi s'expliquerait l'orthographe traditionnelle ^. Je laisse aux
romanistes le soin de prononcer sur cette étymologie.
Paul Casanova.
L'ÉTYMOLOGIE DE TALISMAN. — Cf. RcVUC du XVh Sibclc,
t. I, p. 5i3, n. 3. L'étymologie que j'ai donnée de Talisman
{:= Danichmendyprëlre turc) avait déjà été proposée par Ham-
mer-Purgstall {Des Osmanischen Reichs Staatsverfassung iind
Staaisvenvaltung, Vienne, i8i5, t. II, p. 402). « Die am besten
bedachten Danischmend, d. i. die Wissenden, woraus Lowen-
klau und andere Geschichtschreiber Talismanos gemacht. »
Lôwenklau n'est autre que Jean Leunclavius dont parle M. Sai-
néan au haut de la page 5i3. L'ouvrage de cet auteur, intitulé
Annales Sulthanorum Othmanidorum , contient, en effet, de
nombreux exemples du mot Talisman. L'index de la 2^ édi-
tion (Francfort, iSgô) le mentionne sept fois. Ce passage de
Hammer a donc échappé aux orientalistes; s'ils l'avaient connu,
ils n'auraient pas proposé de fausses étymologies. Je suis heu-
reux de m'être rencontré avec lui sans le savoir ; mais, main-
tenant que je le sais, je dois le signaler pour que lui soit res-
titué le privilège de priorité. Suum ciiique.
Mon très savant collègue, M. Sainéan, me permettra-t-il de
lui rappeler que le nom de l'éminent orientaliste qu'il cite est
Schefer et non Scheffer? Paul Casanova.
Les méfaits des « pastophores taulpetiers ». — Dans la
Vie en Bugey au XVI" siècle (Crimes, délits et faits divers)
(Belley, Chaduc, 1914) M. Gabriel Pérouse raconte une anec-
dote qui servirait d'illustration au chapitre xlviii du Tiers Livre
dirigé contre les « Taulpetiers », complices de mariages clan-
destins. Cette affaire de famille, tirée des archives du palais
de Chambéry, nous montre avec quelle célérité pouvait être
menée l'entreprise d'un mariage clandestin. Le 29 juin i545,
Jean Passerat et son frère Georges, prêtre, enlèvent leurs
nièces, Pernette, âgée de treize ans, et Étiennette, âgée de
onze ans, à Denise Passerat, veuve et chargée de la tutelle de
ses deux filles. Le 3 juillet, clandestinement et à l'insu de la
mère, ils fiancent les deux filles, Pernette à Jean du Boysson,
I. Gabriel Colin, Aven:(oar, sa vie et ses œuvrer (Leroux, 1912),
p. 98, note 3.
CHRONIQUES. 145
notaire, 3o ans, et Étiennette à Jacques du Boysson, i6 ans.
Les serments sont prêtés sur les Heures que le vicaire Rubat-
ton, leur complice, tient entre ses mains. Un notaire dresse
acte des fiançailles et donne lecture du contrat. Rubatton
avait obtenu dispense de bans. Le dimanche 5 juillet, il fait
une publication au prône et immédiatement après procède au
double mariage, à huis clos, dans une chambre de la maison
Du Boysson, sous prétexte que les jeunes épouses « étaient
mal en ordre d'accoutrements ». En moins de huit jours, le
tour avait été joué. — Cependant, Denise Passerat demanda
justice à la Cour de Chambéry, protestant qu'on lui avait enlevé
ses filles et qu'on les avait mariées sans son consentement.
Le Parlement de Chambéry instruisit l'affaire : mais la cour
ecclésiastique n'ayant pu que reconnaître la validité du
mariage, le Parlement se contenta de condamner Georges
Passerat à 20 livres d'amende et son frère Jean à 100 livres.
Les autres furent acquittés. J. P.
Marranes et marrabais. — Le Bulletin mensuel de la Société
d'histoire moderne de novembre 191 3 contient une communi-
cation de M. P. Grunebaum-Ballin sur Quelques textes à pro-
pos du « crime de sang », dans lesquels figurent les mots mar-
ranes et marrabais que l'on rencontre chez Rabelais (cf. 1. I,
ch. VIII, et 1. III, ch. xxii). Ils sont appliqués non plus à des
juifs convertis, à des chrétiens d'origine douteuse, mais à des
Italiens. Peut-être le peuple a-t-il confondu dans une même
appellation les banquiers ou changeurs italiens et les juifs
espagnols ou portugais, qui étaient spécialement désignés à
l'origine par ces noms de marranes et marrabais. J. P.
La mort de Pan. — Dans un article des Mélanges Picot,
t. I, p. 267-273, sur La mort de Pan dans Rabelais et quelques
versions modernes, M. Louis Karl, de Budapest, examine les
plus récentes conjectures sur le sens et l'origine de cette anec-
dote et il dresse la liste très imposante des écrivains, poètes
ou prosateurs qui, depuis le xvi^ siècle, ont repris ce mythe.
Rabelais ressuscité. — Le répertoire biographique et chro-
nologique de tous les imprimeurs de France de M. Georges
Lépreux {Gallia typographica), t. III, p. 36o, mentionne un
ouvrage imité de Rabelais et publié en 161 1, à Rouen, chez
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. 10
146 CHRONIQUES.
Jean Petit : Rabelais ressuscité. Recitant les faicts et compor-
tements admirables du très valeureux Grangosier, roy de Pla-
cevuide. Traduict de grec en françois, par M. Horry, clerc du
lieu de Barges, en Bassigny. — Au lecteur :
Après que Rabelais fust mort,
Curieux a voulu revivre
Afin de faire voir ce livre
Qui resveille le chat qui dort.
J. P.
Anatole France et Rabelais. — La revue Les Marges a
donné, le 27 février, un banquet en l'honneur du maître Ana-
tole France. De la lettre que notre illustre confrère, retenu
par une grippe, adressa aux organisateurs de la fête, nous
extrayons cet hommage à Rabelais :
« Vous avez le respect de la tradition; je crois l'avoir aussi
et peut-être le peu que je vaux dépend de ce respect. Mais,
comme le dit avec nous Joachim Gasquet, la tradition dont
nous nous réclamons est celle de Rabelais, de La Fontaine,
de Diderot et de Stendhal. »
Les « LIMBES » DES VÉROLES. — Lcs poésies médicales, tirées
des Divers rapport^ d'Eustorg de Beaulieu (1344) et publiées
par Mlle Hélène J. Harvitt dans le Bulletin de la Société fran-
çaise d'histoire de la médecine (avril igi3) contiennent un ron-
deau qui nous décrit le traitement des véroles avec quelques
détails analogues à ceux que nous rencontrons dans le Pro-
logue du livre II de Pantagruel :
Rondeau d'un paoure vérollé.
Par toi, veroUe deshonneste,
Je suis des piedz jusqu'à la teste
Tout nud, près d'un grand feu, graissé,
Eschauldé, bouilly, fricassé
Sans mercy moins que d'une beste.
Et si je me plains et regrette
Mon barbier s'en rit et délecte,
Quoy que soit demy trespassé
Par toy veroUe.
Et après (ce faict) on m'appreste
CHRONIQUES. 147
Ung lict chault ou fault que me mette
Troys heures, le corps renverse,
Si couvert de draps et pressé
Que je brusle pis que allumette
Par toy verolle.
Eustorg de Beaulieu connaissait Rondelet, le médecin de
Montpellier, ami de Rabelais. Il lui a consacré un rondeau
dont le titre est : Sqye^ rond, Monsieur Rondelet, et le refrain :
Soye!( rond. J. P.
Rabelais et son œuvre d'après les manuels scolaires. —
Il y a une question des manuels scolaires, j'entends des manuels
de l'enseignement secondaire. Les associations de pères de
famille se plaignent des frais causés par les trop fréquents
changements des livres mis entre les mains de leurs enfants.
Ils pourraient alléguer que ces changements n'ont pas pour
excuse le souci de ne donner aux élèves que les notions admises
par la science la plus récente. Car, en ce qui touche Rabe-
lais, les manuels scolaires n'apportent pas beaucoup de hâte
à enregistrer les résultats de nos recherches. Voici, par
exemple, une Histoire de la littérature française, publiée en
igiopar M. Ch.-M. des Granges, professeur au lycée Henri IV
(Hatier, éditeur). L'ouvrage se recommande par de substan-
tielles analyses des œuvres littéraires. Mais pourquoi faut-il que
l'auteur ait négligé de se tenir au courant de la bibliographie
de son sujet? Il écrit, p. 216, que « François Rabelais, né à
Chinon en 1490 ou i4g5, était le cinquième enfant d\m petit
vigneron, qui s'était peut-être établi dans la ville cabaretier ou
apothicaire... ». Et encore p. 217 : « G. du Bellay, seigneur
de Langey..., lui avait fait donner la cure de Souday, dans le
Perche'. »
L'Histoire illustrée de la littérature française, de MM. Abry,
Audic et Crouzet (Didier, éditeur), est mieux informée sur la
biographie de Rabelais, qu'elle résume brièvement, mais exac-
tement. L'illustration documentaire, qui fait l'originalité de ce
manuel, y est représentée par la reproduction du frontispice
des Grandes et inestimables Cronicques, d'un portrait présumé
de Rabelais datant du xviie siècle, du frontispice du Gargantua
I. P. 225, lire : Antiphysie et non Antiphysis.
148 CHRONIQUES.
de iSSy, du frontispice du Pantagruel de iSSy et d'un auto-
graphe de Rabelais. L'œuvre de Rabelais est analysée sommai-
rement; le comique est ramené par les rédacteurs à la « fantai-
sie » et à la « vérité ironique », la « substantifique moelle »
concentrée dans une « théorie de la vie » et dans la « satire con-
temporaine ». Au demeurant, l'élève qui étudiera ce chapitre
gardera de Rabelais une idée suffisamment juste et précise. Il
serait fâcheux pourtant qu'il crût, sur la foi de son manuel,
que les Chroniques sont un remaniement d'un vieil almanach du
t?ioyen âge; p. 71, que Rabelais doit à Thomas Morus l'abbaye
de Thélème; p. j3, que Panurge consulte la Sibylle; et sur-
tout, ibidem, qu'il prît à la lettre cette phrase : Panurge meurt
de peur dans une tempête (IV, 18). J. P.
Le gérant : Jacques Boulenger.
Nogent-Ie-Rotrou, impr. Daupeley-Gouverneur.
/<^1
POESIES INEDITES
MARGUERITE DE NAVARRE
Malgré les publications et les études de ChampoUion-Figeac,
Génin, Leroux de Lincy, P'élix Franck, Abel Lefranc, Partu-
rier et Gohin, les recueils manuscrits du xvie siècle réservent
encore, de loin en loin, aux chercheurs la minime trouvaille
de quelques vers de la reine de Navarre. Je voudrais dans les
pages qui suivent rassembler un certain nombre de pièces
dont l'attribution à Marguerite me paraît être assez fondée^
Un manuscrit de la bibliothèque de Soissons, que l'on peut
dater approximativement du troisième quart du xvi^ siècle,
enregistre sous le nom de cette princesse deux prières en vers.
La première (ms. Soissons 187, fol. 83 vo-84 ro) est intitulée :
Oraison de la Royne de Navarre a Jésus.
O doux Jésus, mon benoist rédempteur,
Je te supply estre mon protecteur
De ces troubles, empeschemens (et) assaulx
Que chacun jour ma [= me] donne l'ennemy
[= l'esprit?] faulx.
Te suppliant par ta bénigne grâce
Que tu me donne a {= d'] acquérir la place
De paradis aux sainctes destinée,
Y méritant estre prédestinée;
Te requérant, doulx Jésus gracieulx,
Que ma pauvre ame puisse monter es cieulx
Et que des maulx par moy commis vers toy
Pardon me face en usant de ta loy.
[Rimes plates sans alternance.)
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLK. II. II
l5o POÉSIES INÉDITES
On a remarqué dans cette pièce l'allusion à la doctrine de
la prédestination des élus; la suivante au contraire (ibid.,
fol. 84 fo) pourrait nous faire mettre en doute les tendances
novatrices de Marguerite, si le titre même ne nous apprenait
que cette invocation à la Vierge a été composée à l'intention
du roi de Navarre :
Oraison dti Roy de Navarre
composée par la Royne sa femme.
Vierge doulce et bénigne Marie
De noz péchez qui es tousjours marrye,
Vers toy me rendz pour conserver mon âme
Comme celluy qui des tiens se reclame,
Te requérant de cueur dévot et triste,
Qu'en paradis me face avoir mon giste,
Et que mes maulx soient remis en obly,
[Car?] autrement trop serois atfoibly.
Pardon requiers, et requérir je n'ause
A ton doulx lilz, qui grand douleur me cause.
Me recordant des delictz et offence
Qu'ay perpétré en y prenant plaisance;
Et si n'estoit sa parolle divine
Nous promectant ne désirer qu'on fine
En tel estât qu'en faisons le parquoy,
Me mecteroys en tresgrand desarroy.
Mais congnoissant sa divine clémence,
Te supliray en la belle présence
Qu'il me soit tel qu'a sainct Paul ou Pierre,
Et que jamais a le servir je n'erre.
(Rimes plates sans alternance.)
Avec François 1er, que son caractère versatile exposait à des
influences contradictoires, Marguerite put ne pas se sentir
toujours en parfaite conformité de croyances et de sentiments
religieux. Mais la profonde aflTection qu'ils avaient l'un pour
l'autre encourageait la confiance, et permettait à Marguerite
de parler librement. Aussi se livre-t-elle parfois avec son frère
DE MARGUERITE DE NAVARRE. l5l
à des discussions presque théologiques sur les qualités de
l'amour de Dieu. GhampoUion a publié (p. iSg) la poésie de
François 1er qui commence par le vers :
Biasmer ne puis l'amour errant par ignorance.
Mais on ne connaissait pas, je crois, jusqu'ici la pièce à laquelle
répondait le roi. Ce morceau, intitulé La foy de la Magde-
leine, est à trois reprises attribué à Marguerite dans un recueil
manuscrit dont le témoignage a une grande valeur : c'est
une Farrago de pièces grecques, latines et françaises com-
posée en 1545-1546 pour Jacques Thiboust, de Bourges, secré-
taire de Marguerite*. Voici cette pièce qui, partout où on la
trouve, précède celle du roi (ms. de Chantilly 523, no 28; ms.
fr. 1667, fol. 43, 72, 196) :
Amour sans foy faict plorcr Magdelaine,
Car foy cherchant chose plus souveraine
En nostre Dieu que n'est humanité
Ne seuffre poinct que si grand deul on meyne
Perdant ung corps, quant la chose est certaine
Qu'il est pour nous de mort ressuscité.
L'ignorance de ceste vérité
Luy faict sentir une increable peine ;
Amour la mect en telle cécité,
Que l'on la voit oblyer deité
Pour s'arrester a la nature humaine.
O pouvre amour, et espérance vaine,
Vous la iraictez en grande austérité.
Foy luy donne la source et la fontaine,
Et vous faictes que sans lin se pourmcine
Cherchant de l'eauc par infidélité
I. Un registre de i525-i526 donne à Jacques Thiboust les titres de
« notaire et secrétaire du Roy, aussi secrétaire et valet de chambre
de M"" la duchesse d'AUençon et de Berry, esleu pour le faict des*
aides et tailles audit pays et eslection de Berry ». Un autre registre
de 1541 nous le montre adjoint à titre de notaire et secrétaire du
roi aux deux autres commissaires nommés par la duchesse de
Berry pour rédiger les déclarations des vassaux de l'apanage. Cf.
Hipp. Boyer, Un ménage littéraire dans le Berry.
l52 POÉSIES INÉDITES
Dans ung ruisseau; mais ceste charité
Aveuglant foy n'est louable ne saine,
Car ayant tout elle a nécessitée
(aabaabbabbaabaabbab.)
La correspondance poétique de François I^r et de Margue-
rite n'était pas toujours aussi sévère, et leurs discussions de
casuistique amoureuse se rapportaient plus souvent à l'amour
humain qu'à l'amour divin. On sait du reste combien la défi-
nition du « vray amour » a préoccupé Marguerite. Plus d'une
parmi ses Dernières poésies y est consacrée. Voici également
deux pièces inédites qui se rapportent à ce sujet. La première
nous est fournie par la Farrago de Thiboust (ms. fr. 1667,
fol. 48) :
Tout le discours, parler et contenance,
Tristesse, ennuy, dissimulation,
Souspir, pleur, ris et désolation
Est telle au faulx qu'au vray par l'apparence;
Chacun dit j'ayme de bonne intencion
Vostre salut, honneur et conscience;
Chacun cherche par grand'experience
D'en faire au vray la demonstracion ;
Mais nul ne scet ce que le mauvais pense,
Fors a la fin et consommacion,
Ou l'on trouve toute dampnacion.
Souvent trop tart pour faire penitance.
Le bon amy sans nulle fiction
Ne cessera de faire dilligence
Pour le salut, sans avoir négligence
De bien servir pour tribulacion.
I. On peut rapprocher de cette pièce trois rondeaux que contient
le ms. 521 du Musée Condé et que PauHn Paris {Bulletin du biblio-
phile, 1880, p. 17) attribuait à Louise de Savoie ou à Marguerite
d'Angoulême. Ce sont ceux qui commencent ainsi :
L'aveugle fol qui sans miséricorde...
— Faulte de foy est cause de meffaict...
— Le cueur piteux de vertus atourné...
DE MARGUERITE DE NAVARRE, l53
Doncq je concluds, puisque la cognoissance
Est a la fin pour approbacion,
De n'y mectre tant son affection
Que l'on en ait regrect ou repentance.
(abbabaababbabaababba.)
L'autre, qui présente avec celle-ci une grande analogie de
sujet, sinon de conclusion, se trouve dans le ms. fr. 2334, i3,
le ms. du Musée Condé 523, 94, et la Farrago de Thiboust (ms.
fr. 1667, fol. 225) qui l'attribue à La Rqyne de Navarre et la
date de i532 :
Si bien celer, froideur ou fiction,
Visaige faulx, dissimulacion.
Aux vrays amans d'amour sont nourriture,
Couvrir tel feu leur est punicion;
Mais ceulx qui n'ont [amour?] ne passion
Facillement ilz usent de pincture :
Du faulx, du vray cognoistre la nature
Nully ne peult* tant ait il grant savoir,
Mais si l'amour et la peine est bien dure,
Prandre ne peult si forte couverture
Que quelque foys ne se face bien veoir.
[aabaabbcbbc.)
Parmi les questions amoureuses et galantes, on sait que l'une
des plus souvent traitées à la cour de François 1er était celle
du ouy et du nenny. Marot a écrit au moins trois pièces sur
ce sujet :
Ung doulx nenny avec un doulx soubrire... (Jannet, III, p. 29.)
— Nenny deplaist et cause grand soulcy... (Ibid., p. 82.)
— Ung ouy mal accompagné... (Ibid., p. 82.)
Le roi lui-même s'était exercé dans un quatrain :
Dissimulez vostre contentement... (Champollion, p. i55.)
I. Les trois premiers mots de ce vers sont écrits en surcharge.
La première rédaction était peut-être nul ne le peult.
l54 POÉSIES INÉDITES
et dans deux huitains :
Dictes oy madame ma maistresse. (Ibid., p. 157.)
— Dictes sans peur l'ouy ou le nenny. (Ibid., p. 95.)
Cette dernière pièce a été imprimée dans VHecatomphile et
elle y est suivie d'une réponse anonyme qu'a reproduite Blan-
chemain (t. III, p. 280). Le ms. fr. 2335 nous la donne égale-
ment, ainsi que la Farrago de Thiboust qui l'attribue à La
Royne de Navarre. En voici le texte d'après ce manuscrit :
Pour vous rendre parfaict contentement
Ma volunté désire oy choisir,
Mais estimant honneur sur tout plaisir
Nenny diroy plus que jamais aymant.
Gloire en aurez d'aymer si fermement,
Sans espérer loyer, temps ne loisir,
Et moy aussi de vaincre mon désir
Pour honnorer amour parfaictcment.
[abbaabba.)
Ai-je besoin de faire remarquer qu'il n'y a absolument rien
à tirer de ces déclarations galantes, pour les sentiments réci-
proques du frère et de la sœur? Ces deux pièces rentrent dans
le genre, très répandu alors, des correspondances fictives, qui
se rapportaient presque toujours à l'amour.
Il n'y a sans doute pas plus de passion réelle dans les vingt-
quatre huitains échangés par Marguerite et le sieur de Lavau,
qu'a publiés M. Gohin dans les Mélanges Emile Picot. A cette
correspondance, on peut joindre six autres pièces qui s'y rat-
tachent, et que nous lisons dans la Farrago de Thiboust et
dans un manuscrit du Musée Condé. Le premier de ces
recueils, en orthographiant le nom de Lavau sans / ni x, con-
firme l'identification proposée par M. Gohin; il nous donne en
même temps pour l'une des pièces de cette correspondance
galante la date de i532 :
Monsieur de La Vau.
Quant fortune a veu ma dame en propos
De me donner ung peu d'allégement
DE MARGUERITE DE NAVARRE, l55
■Quoy! aura doncq, dict elle, aucun repos
Celluy que j'ay condampné a torment?
Je feray tant que tout bon traictement
Luy tournera tousjours a malencontre.
Depuis ce temps, quant ma dame me monstre
Ung bon samblant en signe d'amytic,
Quelque meschief me survient a l'encontre,
Et mon malheur surmonte sa pitié.
[ababbccdcd.)
[Ms. fr. 1667, fol. 224; ms. Chantilly 523, nos j3 et 240.]
Continuacion [par la reine de Navarre].
Il tient a vous et non a la fortune
Qui n'a sur moy force ou puissance aucune
Que ne voyez l'effect de ma doulceur;
Mais en fuyant tousjours l'heure oportune
Sans en chercher des vingt et quatre l'une,
Vous ne pouvez parvenir a vostre heur.
Ne vous pleignez d'amour ne de douleur,
Car si au cueur les sentiez vivement.
Fortune et temps ne meschef, soyez seur,
N'auroient pouvoir de vous donner torment.
[aabaabbcbc.)
[Ms. fr. 1667, fol. 224; ms. Chantilly 523, 74.]
Le manuscrit de Chantilly ajoute cette signature :
C'est celle la qui jamais ne confesse
Ainsi que vous fortune estre déesse.
Le seigneur de La Vaii, i532.
Quant elle a sceu que fortune envyeuse
Tout bon accueil me tournoit a malheur.
Elle a usé de lectre gracieuse
Pour me punir en me faisant faveur [var. : frayeur],
J'ay toutesfoys jouy de la doulceur
l56 POÉSIES INÉDITES
De son escript et n'ay eu rien contraire :
Voila de quoy me sert de contrefaire
Le malheureux. Je vous laisse penser
Que ce seroit s'elle vouloit bien faire,
Veu qu'elle en faict en voulant offencer.
{ababbccdcd.)
[Ms. fr, 1667, fol. 216 yo et 224 yo; ms. Chantilly 523, yS.]
La royne de Navarre en continuant.
Si ma bonté usant de son devoir
A mis a riens fortune en son pouvoir
Par ung disain pensant vous faire honneur,
Si pour le bien que commancez d'avoir
Punicion estimez recepvoir,
Cesser je doy tous effectz de doulceur:
Si vous tout seul forgez vostre malheur, [blasme;
Fortune et moy n'en avons \var. : aurons] plus de
Le jugement très faulx de vostre cueur
Vous servira de fortune et de dame.
{aabaabbcbc.)
[Ms. fr. 1667, fo'- -17 V* ^^ 225; ms. Chantilly 523, 76.]
Après ces quatre dizains, le manuscrit du Musée Condé
contient deux autres pièces qui, bien que sans indication d'au-
teur, sont évidemment la suite de cette correspondance :
[Le seigneur de La Vau.]
Si la rigueur des secondz vers fust faincte
Comme l'estoit des premiers la doulceur,
Son menasser ne me donroit de craincte
Non plus que m'a faict de bien sa faveur,
Mais je congnois que l'une part de cueur,
L'autre ne vient que de plume conduicte
Par main qui peult trop prodigue estre dicte
DE MARGUERITE DE NAVARRE. I Sy
Du bien d'aultruy et trop chiche du sien.
L'une est voulue çt l'aultre n'est qu'escripte,
Dont j'ay de peur plus que n'euz onc de bien.
{ababbccdcd.)
[La reine de Navarre.]
Si la douleur vous tenez pour ung songe
Et la rigueur pour vérité très pure,
J'en ay usé a fin que de mensonge
N'eusse le bruict contraire a ma nature.
Car en voyant que ma doulce escripture
D'une autre main conduicte voulez dire,
J'ay par rigueur vaincu vostre foy dure
En vous faisant le bien et le mal lyre.
Entre voz mains l'ay mis a fin d'eslire
De deux dizains le choix. Ayez mémoire
Que mal avez pour avoir prins le pire,
Et moy l'honneur pour m'estre faicte croire.
(ababbcbccdcd.)
C'était également un usage très fréquent à la cour de Fran-
çois !««■ que de composer des poésies pour une personne déter-
minée. Peut-être en avons-nous un exemple dans la pièce
suivante qui repose sur un médiocre calembour, et que le seul
manuscrit qui nous l'ait conservée, la Farrago de Thiboust,
attribue à Marguerite (ms. fr. 1667, fol- 227 v») :
Pour homme laid disant a une jeune dame,
faict par la Royrte de Na''^.
De riens tant que du laict un enfant n'a envye
Et ne désire mieulx pour conserver sa vie.
Parquoy en contemplant ton enfantin visaige
Je pensé veoir d'amour enfant le vray imaige,
Qui me fist devant toy sans craincte présenter
Saichant que l'enfant doit du laict se contenter.
l58 POÉSIES INÉDITES
Si tu dis qu'il est blanc et peu a moy semblable,
Le vesseau en est noir, qui q'cst moins agréable;
Mais voyant le dedans l'enfant prent le vesseau
Et s'en sert aussi bien que s'il estoit plus beau.
Ne refuse doncq point ma volunté tant bonne,
Regardant, du bon laid le cueur, non la personne.
(Rii7ies plates sans alternance.)
Mais laissons ces raffinements d'esprit, qui ne sont pas tou-
jours exempts de mauvais goût, et venons-en à des poésies
plus personnelles et à des sentiments plus profonds et plus
sincères. On connaît l'épitaphe de Louise de Savoie attribuée
à François 1er ;
Cy gist le corps dont l'âme est faicte glorieuse.
Cette pièce, qu'a publiée ChampoUion (p. io6), se trouve
dans le ms. 520 du Musée Condé (n° 24), et elle a été imprimée
en i53i dans le recueil In Lodoicae régis matris mortem Epi-
taphia (fol. Aiij), où elle est précédée des lettres L. R. [le Roy?].
Marguerite avait composé elle aussi pour sa mère une épitaphe
que nous a conservée la Farrago de Thiboust (ms. fr. 1667,
fol. 19g vo) :
Epitaphe de feue ma dame
par la Roy ne de Navarre., i532.
Morte icy gist soubz inutille terre
Celle qui fut tant utille vivante
Que mort donner a l'immortelle guerre,
Fpible de corps et d'esperit puissante.
Or est icy sa chair en paix gisante,
Et l'ame en hault, qui pour paix temporelle
Laisser ça bas, dont el fut tryumphante,
Tant travailla que pour son [trop] grant zelle
La mort housta avant le temps son elle.
Dont voulant bas la paix nous délaissa.
Puis en reprint trop plus forte et plus belle.
DE MARGUERITE DE NAVARRE. I Sq
Qui au plus hault des cieulx tant la haulcea
Qu'elle joyt de la paix éternelle ^
(ababbcbccdcd.)
Cette pièce, comme l'indique le titre, n'a été écrite qu'en
i532. Si Marguerite a attendu si longtemps pour rendre ce
devoir k sa mère, ce n'était pas assurément indifférence ou
oubli. Mais, avec une modestie excessive, elle jugeait qu'un
seul avait le droit d'exprimer sa douleur, c'était le fils bien-
aimé de la défunte, le confident intime de tous ses secrets, de
tous ses sentiments, celui avec qui elle ne faisait qu'un cœur
et qu'un esprit. C'est ce qu'elle déclarait dans une autre pièce
que contient également la Farrago de Thiboust (ms. fr. 1667,
fol. 226 vo) :
Les dames plorantes a ceulx qui se meslent de parler
et escripre^ par la Royne de Navarre.
Arrestez vous, plume par trop soubdaine,
Et vous taisez parolle basse et vaine.
Laissez le lieu aux piteux pleurs et crys
Qui parlent mieulx que ne font voz escriptz,
Pour regretter celle a la vérité
Qui a de tous les vivans mérité
Plainct immortel et louange éternelle
Autant qu'en peult nostre vertu mortelle;
Car ses vertus grandes et innombrables
Ne peuvent estre de voz bouches louables,
Veu qu'en disant vostre mieulx rien ne dictes
I. Je tiens à exprimer ma reconnaissance à M. Léon Dorez, dont
l'expérience m'a permis de lire et d'interpréter ces derniers vers,
aussi obscurs par l'expression que par l'écriture du manuscrit.
L'activité qu'avait déployée Louise de Savoie pour établir la paix
avait hâté sa fin; la mort lui arracha prématurément son aile.
Mais avant de quitter cette terre {dont signifie avec laquelle aile
volant bas, c'est-à-dire sur terre) elle nous laissa cette paix bien-
faisante. Puis, juste récompense de sa vertu, elle reçut en échange
de son aile humaine une plus noble et plus puissante, sur laquelle
elle s'éleva au ciel.
l60 POÉSIES INÉDITES
Que digne soit de louer ses mérites.
Or couvrez doncq par extresme doleur
L'ignorance qu'avez de sa valeur.
Pleurez, pleurez tant que vie vous dure
Geste perte trop incogneue et dure,
Faisant voz yeulx par pleurs dehors sortir
Et par souspirs voz cueurs fendre et partir.
Faictes voz voix piteuses et haultaincs
Cryant à tous : « La source des fontaines
D'honneur, vertu et tout bien est tairie.
Car la dame de paix nous est perie. »
Faictes ancre de voz larmes très noires
Pour [en?] escripre en tous lieux la mémoire.
Autre pappier que cueurs l'on ne doit prendre
Ne autre ancre que larmes y respandre.
Geste dame dont chascun scet le nom
Ne peult d'aultruy prandre bruyt ne renom.
D'elle est sorty son honneur, sa louange,
Qui ne se peult augmenter d'homme ou d'ange,
Et si quelcun jamais s'en doit mesler
Le roy son filz tout seul en peult parler.
En elle a prins grâce digne d'escripre
Ses grandz vertus qu'autre ne sauroit dire;
Luy seul en a parfaicte cognoissance
Et d'en parler le sçavoir et puissance.
Tous deux ont eu le cueur d'un seullement,
Pareilz d'amour, d'esprit, d'entendement;
L'un n'a rien faict que l'autre n'entendist;
L'un ne pensoit rien qu'a l'autre ne dist.
Soit de vertus du cueur et de ses faictz
Qui soustenu de fortune a le fais,
Sçoit des ennuytz qu'elle a portez d'enfance
Pour ce seul filz, soit de sa délivrance,
Soit de l'amour parfaicte et maternelle
Dont oncques n'eut mère pareille à elle,
Soit du regrect que France en doit avoir.
Nul fors que luy ne le sauroit sçavoir.
DE MARGUERITE DE NAVARRE. l6l
Laissez a luy l'honneur de l'honnorer,
En telle œuvre ne devez labourer
Mais tous bons cueurs je vous veulx bien prier
Que ne cessez de plourer et cryer
Avecques nous tant que serons en vie.
C'est le festin la ou je vous convye.
{Rimes plates sans alternance.)
Cette union intime d'idcies et de sentiments entre Fran-
çois l" et sa mère nous est attestée par bien des témoi-
gnages, à commencer par celui de Louise de Savoie elle-même :
Ce n'est qu'un cueur, un vouloir, un penser
De vous et moy en amour, sans cesser.
Mon très cher filz et bonne nourriture.
Mais c'est par une modestie excessive que Marguerite n'a
pas revendiqué ici sa part dans cette communauté de pen-
sées et d'affection; elle savait bien pourtant, et l'on savait bien
autour d'elle, qu'elle formait avec sa mère et son frère
Ung seul cœur en trois corps,
comme dit Jean Marot au début d'un de ses rondeaux (Cham-
poUion, p. 80, note); et dans une épître à P'rançois le"" elle se
félicitait d'avoir été admise dans cette intimité de la mère et
du fils (Ghampollion, p. 80) :
Ce m'est tel bien de sentir l'amitié
Que Dieu a mise en nostre trinité
Daignant aux deux me joindre pour tiers nombre
Qui ne suis digne à m'en estimer l'ombre...
Mais sa déférence pour son frère et son admiration pour sa
mère l'empêchent ici de s'élever à leur niveau. Nous retrou-
vons cette discrétion modeste et cet effacement dans la façon
dont elle rappelle l'œuvre politique de Louise de Savoie; elle
semble oublier qu'elle a elle-même utilement contribué à la
délivrance du roi et à l'établissement de la paix. Ce sont les
mêmes sentiments d'humilité, mais, cette fois, vis-à-vis de
Dieu, que nous montre une dernière poésie, inédite aussi je
crois, dans laquelle Marguerite rapporte au Tout-Puissant
tous les événements heureux du règne de son frère et rend
102 POÉSIES INÉDITES
grâce à la Providence dont la main secourable l'a délivre de
tant de dangers (ms. fr. 1667, fol. 40 vo) :
Te Deum laudamiis
par la Roy ne de Navarre.
A toy seigneur Dieu de lassus,
A ton aymé filz Jésus [lire Et a ou ton bien...]
Gloire et louange nous donnons
Des biens que de toy seul tenons.
Ame ne peult ange et martir
De ta louange despartir;
Prophète, apostre ou confesseur
Sans cesse louent ta doulceur.
Vierges, esleuz et sainctz espritz
De ta louange sont espris :
Tout ce qui est et terre et mer
Est bien obligé de t'aymer;
Parquoy avecq eulx humblement
Nous chanterons dévotement :
Jésus, Jésus, Jésus, Jésus,
A qui nous sommes tant tenuz :
Par toy Jésus sommes créez,
Et par ta mort tous recréez;
Asses ne te pouvons louer
Qui enfans nous digne advouer ;
De nouveau louer te debvons
Du bien que de toy recepvons.
C'est que tu as noz ennemis
Soubdain hors de ce pays mis,
Et sans effusion de sang
Ils ont perdu d'honneur le ranc.
Tu as saulvé ton serviteur.
De ton honneur vray amateur;
Comme la mère ses enffans,
Des ennemis tu le defans :
C'est nostre roy treschrestien
François qui confesse estre tien,
BE MARGUERITE DE NAVARRE. l63
Pour qui nous fusmes occasion [supp. nous on
Tu le délivras de prison, [lire fusme]
Non-que nous l'eussions mérité,
Mais par ta grande charité;
Puis les deux enfans délivras
Dont grand joye tu nous livras.
L'empereur qui l'avoit tenu,
En son royaulme estoit venu,
Le(fuel usurper il pensoit,
Et de l'avoir nous menassoit.
Mais toy, qui a tous donne pain,
As faict ses gens mourir de faim,
Et par famine tout a coup
Est retourné sans frapper coup.
C'est ta forte main, seigneur Dieu,
Qui ra(s) chassé de ce lieu.
Nul fors toy ne l'a faict fouyr.
Dont en toy nous fauli resjouyr :
Parquoy sans cesse te lourons,
Te mercyrons [et??] te aymerons.
Nous te debvons bien mercyer.
Et tousjours en toy nous fyer,
Car qui se fye de bon cucur,
Il est des ennemys vincueur.
Toy seul as la force et l'escu
Par qui l'ennemy est vaincu.
Nous te supplions a genoulx
Que ta grâce soit dessus nous :
Saulve ton royaulme et ton roy
En leur donnant perfecte foy.
Fais nous aymer ce que tu vculx,
Car toy [seul?] Seigneur Dieu le peulx
Fais que le nom de Jésus Christ
Ton fîlz soit en nos cueurs cscript,
Et que tant que vivrons ça bas.
Ta grâce ne nous laisse pas,
Mais que si fort y abundons
164 POÉSIES INÉDITES
Que par foy nous te possédons,
Tant que sans fin puissions aulx cieulx
Te louer, Seigneur Dieu des cieulx.
{Rimes plates sans alternance.)
Cette pièce ne porte pas de date, mais il est facile de la
dater approximativement. Parmi les événements que rappelle
Marguerite, il en est un sur lequel elle insiste d'une façon
toute particulière : c'est la fuite de Charles-Q^int; les autres,
la délivrance du roi et celle de ses deux fils laissés en otage,
ne sont mentionnés qu'accessoirement. C'est donc sans doute
peu après l'insuccès de l'invasion impériale en France, et à
propos de cet heureux événement, que Marguerite a composé
son Te Deum. Nous ne saurions mieux commenter ces vers
que par un passage d'une lettre datée de Montfrin (i536), dans
lequel elle félicite le roi et remercie Dieu de cette famine si
heureusement organisée, qui, en consacrant la réputation mili-
taire de Montmorency, allait provoquer tant d'actions de
grâces en vers et en prose, avec plus d'un pamphlet mordant
à l'adresse des Impériaux ^.
I. L'un des plus connus est VÉpitaphe d'Antoine de Lève par
Mellin de Saint-Gelays (éd. Blanchemain, I, 119) :
S'il eust su fouir
Si promptement que sa venue ouïr.
Il n'cust pas faict à la mort sacrifice ,
Mais ne pouvant de la fuite jouir,
A l'Empereur il laissa cest office.
A la suite de l'Apologie en défense pour le Roy... contre ses enne-
nemys et calumniateurs, dédiée par Sagon à Marguerite de Navarre,
se trouve un Chant royal a la louange dii^roy et de France tritim-
pliante sur l'Empereur qui l'avoit assaillye d€ toute sa puissance et
de toutes pars. La Provence y parle en ces termes :
L'honneur de France, esprouvé en Provence,
Ou l'on ha veu l'ost d'Empire am'asser :
L'antique dueil, des Françoys recompense
D'ainsi en veoir un ennemy chasser,
Qui sur le Rosne a pont cuidoit passer,
Et maintenant en fuyant l'abandonne.
DE MARGUERITE DE NAVARRE. l65
« Ce ne vous est petit honneur que ung de vos servicteurs
arreste l'Empereur et le fait mourir de faim, en. sorte que si
Dieu vous preste, comme il faict, sa main, je tiens la victoire
ou la paix comme vous la sçauriés demander : et pensez, mon
seigneur, voyant vostre santé et vos affaires aller sy bien, en
quel contentement et louange de Dieu s'en va priant conti-
nuellement pour vostre prospérité, vostre...'. »
Dieu juste et droit mort a son camp ordonne
D'extresme faim, de flux et trenchaison,
Rendant sa peine, a bon droit, cher vendue,
Pour rendre France, encontre faulx blason.
Bien assaillye, encor mieulx défendue.
Bien que cette œuvre de Sagon n'ait été publiée, je crois, qu'en
i544, c'est aux événements de i536 que le poète fait allusion dans
ces vers, comme dans toutes les autres strophes de ce chant royal
relatives à Fossano, Turin, Péronne.
Je citerai enfin sur ces mêmes événements deux pièces latines
que contient un autre recueil manuscrit de la bibliothèque de Sois-
sons (189 B, fol. i83 v-iSq). La première est intitulée: Le Te Deiim
de la fuicte et deffaicte de ï Empereur et des Espaignol:^ en Pro-
vence l'an mil V" XXXVI par le Roy [ces trois mots ont été bar-
rés]. Le premier vers est :
Te Karolum viclum gaudemus, te perfidum execramur.
La seconde, qui commence par :
In exitu Cesaris de Gallia et André Dorie de mari profundo,
est intitulée : In exitu faict contre la fuicte de l'Empereur et de
André Dorye, capitaine sur mer pour ledict empereur à Mercelle
[= Marseille] l'an mil V" XXXVI par le Roy [ces trois derniers mots
ont été barrés]. Cf. encore d'autres pièces citées par Décrue, Anne
de Montmorency, t. I, p. 286.
I. Quelques années plus tard, en i543, dans une lettre publiée par
Génin (t. II, p. 225), et dont l'original se trouve à la Bibliothèque
nationale (ms. 6624, fol. io5), Marguerite écrit ces mots : « J'espère,
puisque ceux de Landrecy peuvent attendre, que le temps défera
vostre ennemy par pluyes, comme la faim le chasse devant Avi-
gnon. » Faudrait-il conclure de cette phrase que les événements de
i536 se sont reproduits en Provence d'une façon identique sept ans
plus tard, ou n'est-il pas plus probable que Marguerite a voulu
écrire le chassa ou l'a chassé en faisant allusion à la famine orga-
nisée jadis par Montmorency.''
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. 12
l66 POÉSIES INÉDITES
Pour toutes les pièces que je viens de publier, il ne semble
pas qu'il y ait lieu de mettre en doute l'attribution donnée
par des manuscrits aussi autorisés que le recueil de Soissons
et surtout la Farrago de Thiboust, puisque aussi bien ni
manuscrits ni imprimés du xvi= siècle ne nous fournissent de
témoignages contradictoires. Voici par contre l'indication de
quelques poésies dont l'attribution à Marguerite peut paraître
contestable ou du moins a été contestée.
Le rondeau :
A Dieu me plains qui seul me peut entendre,
se trouve dans l'édition de 1574 des Œuvres de Saint-Gelays.
Mais ce recueil posthume ne saurait avoir une bien grande
autorité. La Monnoye avait rencontré ces vers dans un manus-
crit de poésies de Marguerite, avec l'attribution à cette prin-
cesse. Blanchemain (t. I, p. 304) est naturellement hostile à
cette hypothèse, et il semble, pour la combattre, alléguer les
sentiments d'homme et non de femme qu'elle exprime; mais
on sait que cet argument est absolument sans valeur. Si l'on
devait en effet retirer à Marguerite toutes les pièces où elle
parle au masculin et où elle exprime des sentiments d'homme,
elle perdrait une bonne partie de son œuvre la plus authen-
tique. Pour cette poésie en particulier, si les mss. fr. 2335,
Chantilly 523 et Rothschild 2964, ne portent pas de nom d'au-
teur, le témoignage de la Farrago de Thiboust, qui l'intitule
Rondeau de la royne de Navarre, confirme celui du manuscrit
cité par La Monnoye.
C'est avec moins de raison encore que Blanchemain (t. III,
p. 99) revendique pour son poète la pièce :
S'il est ainsi qu'une meule tant dure,
qu'aucun manuscrit ni imprimé ne lui donne, tandis que le
recueil 188 de Soissons (3 v^) la déclare faicte par la royne de
Navarre.
J'en dirai autant du huitain :
Tout son reffuz et mauvais traictement,
DE MARGUERITE DE NAVARRE. 167
que ce même recueil (49 vo) attribue à Marguerite et que nous
lisons également, mais sans aucune indication, dans les mss.
fr. 2334 (47)> Chantilly 523 (192), Rothschild 2g65 (64 vo); Blan-
chemain l'a publié (t. III, p. 5o) d'après le manuscrit de La
Roche-Thulon.
Les éditions modernes de Marot inscrivent parmi ses ron-
deaux celui du vendredy sainct qui commence par :
Deuil ou plaisir me fault voir sans cesse.
Il se trouve déjà dans l'édition de 1544, et aussi, mais sans
nom d'auteur, dans le ms. fr. 12489 (96 vo), nouv. acq. fr. 477
(i32 vo), Rothschild 2964 (i|. D'autre part, la Farrago de Thi-
boust l'attribue à la Royne de Navarre. Cette attribution est
assurément loin d'être certaine. Elle reste néanmoins possible :
l'édition de 1544, ^"^ effet, n'a pas été surveillée par Marot, et
l'on conçoit que l'éditeur ait pu être tenté de lui attribuer cette
pièce par analogie avec les Tristes vers de Beroalde sur le jour
du vendredy sainct qu'a en effet traduits maître Clément (Or
est venu le jour en dueil tourné).
Enfin la Farrago attribue à Marguerite deux pièces que
ChampoUion a publiées sous le nom de François Kr. L'une :
Le désir est hardy, mais le parler a honte,
se rencontre sans nom d'auteur dans les mss. fr. 2334 (9) et
Chantilly 523 (27). Quant à la Farrago qui le cite trois fois
(45, 75, 194), elle ne l'attribue qu'une fois (194) à la Royne de
Navarre.
11 en est de même de l'autre :
Si ung œuvre parfaict doibt chascun contenter,
cité sans nom d'auteur (ms. fr. 1667, 43 vo, 73 vo) et attribué à
la Royne de Navarre (ibid., 186). Cette attribution est assez
douteuse, car plusieurs recueils donnent la pièce à Fran-
çois I*:"" (ms. fr. 2335, ms. Soissons 188, 6 v»; cf. en outre une
allusion dans la traduction anonyme de l'Hécube d'Euripide
[par Guillaume Bochetel], 044 et un distique latin du cardi-
nal de Lorraine traduit par Brodeau en un quatram :
A deux Francoys suis beaucoup redevable...
l68 POÉSIES INÉDITES DE MARGUERITE DE NAVARRE.
(ms. Soissons 187, fol. 84 v» ; et ms. fr. 2334, ^° 5). D'autres le
reproduisent sans nom d'auteur (ms. fr. 2334, i; Soissons,
189 C, 77; Chantilly, 52o, 74; La Roche-Thulon).
Ces derniers exemples semblent indiquer que les attributions
de la Farrago de Thiboust ne sont pas toujours certaines.
Mais, outre qu'il est difficile, même pour ces deux ou trois
pièces, de les convaincre d'erreur, nous ne devons pas, je
crois, en tirer argument pour mettre en doute les autres témoi-
gnages de ce manuscrit relatifs à Marguerite, car il paraît être
de ceux qui, par la situation de leur destinataire et par l'esprit
dans lequel ils ont été faits, méritent à cet égard le plus de
confiance.
René Sturel.
UN MARTYR DE L'HUMANISME
TRAGIQUE HISTOIRE
D'HAYMON DE LA FOSSE
ÉTUDIANT PICARD'
(i5o3)
Nous ne savons rien de sa naissance, sinon qu'il s'ap-
pelait Haymon de la Fosse, ou peut-être Haymon du
Fossé, au témoignage du comptable de l'hôpital Saint-
Jacques, trop peu savant pour connaître la forme latine
du nom (Hemondus de Fovea) que les gens d'église insé-
rèrent dans leurs procès-verbaux, d'où les chroniqueurs
ont tiré par traduction Haymon de la Fosse. Ainsi le
I. Hôpital Saint-Jacques-aux-Pèlerins. Extrait des comptes que
rendent honnorables hommes Robert Le Jay et Regnault Anthoullet
et Denys Simon, marchans et bourgeois de Paris ( 1 5o3-i 5o4), publié
par M. Henri Macqueron dans le Bulletin de la Société d'Émulation
d'Abbeville. Abbeville, Paillart, 1888-1890, t. I, p. 3i-33. — Sententia
officialis parisiensis cum eo assistente haereticae pravitatis inqui-
sitore (copies du xvir siècle). Bibl. Sainte-Geneviève, ms. 1149,
fol. 85 v°-86 r"; ms. ii5o, fol. 97 r°-v* et 25o r°-v°. — Liber de ori-
gine congregationis canonicarum regularium in regno Franciae anno
christi i4q6 a contemporaneo canonico S. Severini Castri Nantonis
conscriptus. Bibl. nat., ms. lat. 15049, fol. 3i V. — Le Rosier histo-
rial de France..., nouvellement imprimé à Paris, le xxvj" jour de
février, l'an mil cinq cens et xxij, avant Pasques, in-fol. goth. (à
l'année i5o3). — Jean d'Auton, Chroniques de Louis XII (éd. de
Maulde de la Clavière), 1889-1895, 4 vol. in-8°, t. III, p. 270-272; Jean
Bouchet, Les Annales d'Aquitaine (nouv. éd.). Poitiers, 1644, in-fol.,
p. 329.
170 TRAGIQUE HISTOIRE
nom picard du réformateur, Cauvin, s'est mué en Calvin
sous la plume des latinistes. Haymon avait vu le jour
« emprès Abbeville », dit le même témoin, dans les der-
nières années du règne de Louis XI, en 1480 ou 1481. Il
tint son nom de baptême d'un ancien comte de Ponthieu,
contemporain de saint Fursy et de saint Josse, que l'on
considéra longtemps comme un sainte
On imagine les parents émerveillés des belles disposi-
tions de leur enfant et le faisant entrer, sans doute avec
l'appui de quelque clerc, aux grandes écoles du chapitre
de Saint-Vulfran, d'Abbeville. Les chanoines, à leur tour,
l'investirent peut-être d'une des six bourses dont ils
avaient la nomination au collège du Cardinal Lemoine,
dans l'Université de Paris. L'illustre fondateur n'était-il
pas né, deux siècles plus tôt, d'une humble famille de,
paysans de Crécy-en-Ponthieu? L'adolescent quitta la
vallée brumeuse de la Somme, où s'estompaient les clo-
chers de tant d'églises et de monastères, où s'assoupis-
saient les échos de tant de cloches. Il gagna la capitale,
où, comme toujours, les disputes scolastiques menaient
leur train, cependant que la voix mélodieuse de quelques
maîyes attirés d'outre-mont insinuait déjà, sous le com-
mentaire séduisant des distiques latins, les complaisances
sensuelles et les tranquilles audaces de la pensée antique.
Au collège du Cardinal, à la « Maison du Cardinal »,
comme on disait, Haymon retrouva des étudiants picards
comme lui. Peut-être y fraya-t-il avec un de ses compa-
triotes, Valerand de La Varanne, qui, devenu plus tard
docteur en théologie, mit la vie de Jeanne d'Arc en un
poème de trois mille vers, où les historiens ont trouvé à
glaner^. Un collège était alors surtout une maison de
1. Hagiographie du diocèse d'Amiens, par l'abbé J. Corblet. Paris,
Dumoulin, 1868-1875, 5 vol. in-8°, t. IV, p. 3ii-3i2.
2. Valerandi Varanii de gestis Joannae virginis, Franciae egre-
giae bellatricis, poème de i5i6, remis en lumière, analysé et annoté
par E. Prarond. Paris, Picard, 1S89, in-12; du même éditeur: Trois
poèmes de Valerand de la Faranne. Paris, Picard, 1889, in-12 (14 p.).
D HAYMON DE LA FOSSE. I7I
famille, où les boursiers logeaient et prenaient leurs repas
en commun. Le règlement de la Maison du Cardinal
n'excédait pas en sévérité ceux des autres collèges. Si Ton
peut d'ailleurs inférer qu'Haymon y séjourna dès son
arrivée à Paris, ce n'est là, il faut l'avouer, qu'une fragile
hypothèse. Le Jeune homme ne tarda pas à s'affranchir de
ces liens provinciaux. Le hasard des rencontres, la diver-
sité de ses goûts ne tardèrent pas à le conduire ailleurs.
En i5o3, il est qualifié par les chroniqueurs d'écolier du
collège de Bourgogne. Il y suivait sans doute des cours
en simple externe.
Haymon, qui atteignait quinze ans en 1493, commença
à cette époque, comme la plupart des étudiants de son âge,
à assister aux leçons de la Faculté des Arts. Ces études, à
la îois philosophiques et littéraires, servaient d'introduc-
tion à la théologie et au droit canon. Elles correspondaient
à nos anciennes humanités. Celui qui les abordait connais-
sait déjà l'écriture, la lecture et les éléments de la gram-
maire latine. Il choisissait son maître, maitre qui bien
souvent n'était pas de dix ans plus âgé que lui, dont il deve-
nait le disciple et bientôt l'ami. La leçon finie, l'écolier
déambulait à sa guise à travers le quartier latin, fréquen-
tait les cabarets. Certains, la nuit tombée, parcouraient
les rues en armes, jouaient des tours pendables aux bour-
geois, volaient et parfois tuaient. Le prévôt les emprison-
nait avec dureté, quand il pouvait les prendre, et sou-
vent même les exécutait, malgré le privilège de clergie.
Deux cachots du petit Chàtelet, habituellement réservés
aux étudiants, s'appelaient, comme on sait, l'un la rue
du Fouarre, l'autre le clos Bruneau. Haymon fut-il sem-
blable aux mauvais sujets de son âge? Plût au ciel qu'il
eût donné, comme dans la ballade de Villon :
Tout aux tavernes et aux tilles' !
I. Villon, Grand Testament : Ballade de bonne doctrine à ceulx
de mauvaise vie...
172 TRAGIQUE HISTOIRE
Il se fût peut-être ménagé, le cycle des études parcouru, la
chair apaisée, un âge mûr non moins honorable que tant
d'autres, qui vécurent sans penser. L'ivresse que l'on prend
dans les gobelets est capiteuse, mais combien légère et
passagère! Elle fait trébucher aux réverbères, briser
quelques vitres. Mais celle que lk)n puise aux livres de
science peut faire chanceler bien des croyances qui sou-
tiennent le monde, crouler des forteresses idéales, qu'il est
difficile, hélas! de relever.
Le jeune homme se passionna, non pour les batailles de
mots, les duels de syllogismes qui, depuis trois siècles, met-
taient aux prises les âpres docteurs de la rue du Fouarre,
mais pour les idées qui s'agitaient obscurément sous ces
termes barbares. Il ne prit pas un raisonnement pour une
mécanique verbale, vide de sens, mais il en tira sans doute
des conclusions pratiques, auxquelles d'habiles logiciens
avaient toujours fait en sorte d'échapper.
Certaines thèses audacieuses, propagées ouvertement
depuis deux siècles, niaient le dogme de la résurrection,
l'autorité de l'église, proclamaient qu'il n'est de bonheur
qu'en ce monde, que la fornication est permise, que le
christianisme est un obstacle à la science'. Elles se récla-
I. On soutenait publiquement, dans la rue du Fouarre, en 126g :
« Que le monde est éternel; qu'il n'y eut jamais de premier homme;
que l'âme disparaît avec le corps; qu'il n'y a pas de providence. »
La condamnation prononcée alors par Etienne Tempier, évêque
de Paris, ne semble pas avoir porté grand fruit. Les mêmes erreurs
réapparaissent en 1277. La censure qui les condamne, à cette date,
mentionne en outre les propositions suivantes : « Qu'il est impos-
sible de réfuter les arguments des philosophes sur l'éternité du
monde; que la création est chose impossible, encore que la foi
enseigne le contraire; que le philosophe ne doit pas croire à la
résurrection en tant que philosophe, mais qu'il doit enchaîner son
intelligence pour y croire en tant que chrétien... » Ici apparaît la
distinction entre la vérité philosophique et la vérité religieuse, der-
rière laquelle s'abritera longtemps l'incrédulité (Du Boulay, Hislo-
d'haymon de la fosse. 173
maient de l'autorité incontestée d'Aristote et surtout de
celle de son commentateur arabe, Ibn Roschd, nom que
des traductions multiples ont mué en Averroès'. Grâce à
ce dernier, en effet, le rationalisme et le matérialisme
antiques avaient pénétré, au xiii^ siècle, dans le monde
du moyen âge.
L'effort gigantesque d'Albert le Grand et de Thomas
d'Aquin pour christianiser la science grecque, pour utili-
ser Aristote à la défense de l'orthodoxie, ne put atteindre
tous ceux qui lurent le commentaire d'Averroès. Cer-
tains penseurs demeurèrent en marge de la théologie offi-
cielle, ou plutôt ils firent habilement deux parts dans
leur vie. Tandis qu'ils protestaient de leur adhésion sin-
cère à la foi chrétienne, ils démontraient tranquillement,
tel Siger de Brabant, dont le nom apparaît à Paris en
1266, que la raison de l'homme parvient à établir des véri-
tés philosophiques qui sont la négation de l'enseignement
révélé 2. Ces averroïstes subtils ne risquèrent jamais leur vie
pour leurs idées, qui, s'ils n'y avaient pris garde, eussent
via Universitatis Parisiensis..., t. III, p. Sgy-SgS; Denifle et Châte-
lain, Chartulaviiim Universitatis Parisiensis..., t. I, p. 552-533.
Cf. Averroès et l'averroisme, essai historique, par Ernest Renan.
Paris, 1862, "in-S", p. 2i3 et suiv.; Siger de Brabant et l'averroisme
latin au XIII" siècle, étude critique et documents inédits, par Pierre
Mandonnet, O. P. Fribourg, 1899, in-4°, p. ccxxv et suiv.).
1. Averroès vivait en Espagne au xn" siècle. La prétendue har-
diesse de ses opinions philosophiques le fit condamner par le kalife
Al Mansour. Il eut peu d'influence sur les compatriotes musulmans;
mais les juifs traduisirent ses œuvres en hébreu et, grâce à leurs
relations commerciales, les divulguèrent rapidement à travers la
chrétienté. Traduites d'hébreu en latin par Michel Scott et par l'Alle-
mand Herrmann, elles furent, au xiir siècle, connues des docteurs
de Paris.
Averroès condensait, dans son commentaire sur Aristote, les doc-
trines des philosophes arabes, ses devanciers. Ceux-ci admettaient
l'éternité de la matière. Quoique respectueux des religions établies,
Averroès écartait systématiquement tous les mythes, les regardant
comme des fictions dangereuses; il rejetait le surnaturel hors du
domaine de la philosophie (Renan, Averroès..., p. 7 et suiv., 66 et
suiv., 122-125).
2. Mandonnet, Siger de Brabant..., p. ccin.
174 TRAGIQUE HISTOIRE
pu les conduire au bûcher. Ils ont si bien dérobé leur
penchant secret, que nous nous demandons encore aujour-
d'hui lesquelles, en cas de conflit, ils auraient sacrifiées
de leurs convictions scientifiques ou de leurs convictions
religieuses. Ces dernières n'étaient-elles qu'un masque
imposé par la nécessité des temps?
Les contemporains ne s'y méprenaient pas. Averroïsme
devint synonyme d'impiété. On attribua rapidement au
philosophe arabe des outrances de pensée et de parole,
que son éclectisme lui eût certainement interdites. Ayant
fait allusion sans parti pris aux « trois lois » qui se par-
tagent le monde : le judaïsme, le christianisme, l'isla-
misme, il passa pour avoir proféré le célèbre blasphème
des Trois Imposteurs ^ Et ce grossier propos contre l'Eu-
charistie fut divulgué sous son nom : « Y a-t-il au
monde une secte plus insensée que celle des chrétiens,
qui mangent le Dieu qu'ils adorent'-^? »
Ce courant secret de libre pensée ne cessa de grossir
jusqu'à la fin du moyen âge, grâce à l'autorité magistrale
qu'Averroès, logicien et commentateur d'Aristote, détenait
dans les écoles. Si quelque disciple plus hardi rejetait la
doctrine péripatéticienne, c'était pour se réclamer d'Epi-
cure, tel ce Nicolas d'Outricourt, bachelier du diocèse de
Verdun, qui répudia ses erreurs en 1346. Il admettait le
système des atomes éternels, enseignait la matérialité de
l'âme. Certaines de ces propositions semblent mettre en
1. Ces Trois Imposteurs, on le devine, étaient Moïse, le Christ et
Mahomet, le Christ demeurant, suivant Averroès, le moins habile
des trois, puisqu'il ne réussit qu'à se faire crucifier. Une rumeur
un peu difterente attribuait au philosophe arabe le propos suivant :
« Il y a trois religions, dont l'une est impossible, c'est le christia-
nisme; une autre est une religion d'enfants, c'est le judaïsme; la
troisième une religion de porcs, c'est l'islamisme. » Le mot des
Trois Imposteurs passa même pour le titre d'un livre — livre qui
n'a jamais existé, — dont Averroès se vit attribuer, avec Frédéric II,
Boccace, Pogge et bien d'autres, la paternité (voir Renan, Averroès...,
p. 222 et suiv.).
2. Ibid.^ p. 236.
d'haymon de la fosse. 175
doute l'existence de Dieu'. Mais en vain se rétractait-on,
les idées survivaient aux amendes honorables et aux
bûchers. Et si des maîtres avaient soutenu en chaire des
thèses matérialistes, celles-ci, moins contenues, aggravées
par l'exclusion de tout contrôle, par la chaleur du débat,
ne devaient-elles pas se répercuter étrangement dans
maintes conversations du quartier latin?
De telles suggestions guettaient Haymon de la Fosse.
Les blasphèmes attribués aux averroïstes contre l'Eucha-
ristie purent sans doute imposer au jeune homme l'idée
fixe du sacrilège. Mais d'autres influences infiniment plus
larges, infiniment séduisantes allaient pétrir ce cerveau de
vingt ans. Haymon fut un humaniste. En cette fin du
xve siècle, où les livres retrouvés des Grecs et des Latins
commençaient à se répandre dans Paris, il s'enthou-
siasma comme bien d'autres pour un passé, que, dans
sa longue juvénile, il voulut peut-être recréer et
revivre.
Certes, l'admiration de l'antiquité ne s'opposait pas
nécessairement aux pratiques de la vie chrétienne. A
l'époque où vivait Haymon de la Fosse, un Robert
Gaguin, supérieur général de l'ordre des Trinitaires, con-
sacrait sa vie au service de l'église et se piquait d'écrire
comme Cicéron et comme Sénèque. Sensibles comme lui
au charme des périodes latines, beaucoup d'esprits crurent
de bonne foi que le fait d'avoir retrouvé la civilisation de
l'ancienne Rome ne devait entraîner aucune modification
dans les idées philosophiques et religieuses de leur siècle.
Épris de beau style, ils considérèrent la culture antique
comme une écorce vide, comme un vêtement sans corps.
Purement formel, leur humanisme sut rester orthodpxe,
et l'église, tant qu'elle ne se sentit pas attaquée, fit des
sacrifices pour l'accueillir^. Mais, poussée jusqu'à ses der-
1. Du Boulay, Histotia Universitatis Parisiensis..., r. IV, p. 3o8;
Denitle et Châtelain, Chartidarium Universitatis Parisiensis..., t. II,
p. 576 et suiv.
2. L'Inquisition, il est vrai, se réveillait parfois. L'humaniste
176 TRAGIQUE HISTOIRE
nières conséquences, la science nouvelle attendait un autre
destin. Elle conduisait, par son culte de la philologie, à
la discussion des textes sacrés et procurait des armes au
protestantisme naissant. Indifférente au dogme et à la
révélation, confrontant dans son enquête tous les systèmes
philosophiques, embrassant, comme le prodigieux Pic de
la Mirandole, l'histoire de toutes les religions, elle menait
droit au rationalisme et à l'encyclopédie. Les véritables
successeurs des humanistes du xvi^ siècle sont les philo-
sophes du xviii^.
Ce développement fatal échappait aux contemporains.
Seul, le rude et mystique Standonck, qui, dans les der-
nières années du xv^ siècle, proscrivit les études littéraires
du collège de Montaigu, le pressentait peut-être obscuré-
ment'. Et, par une coïncidence bizarre, il devait, avant
Galcottus Martus, dans le dernier tiers du xv" siècle, pour avoir
écrit que celui qui se conduit bien et qui agit d'après la loi naturelle
entre au ciel, à quelque peuple qu'il appartienne, eût étc brûlé par
les inquisiteurs de Venise, si le pape Sixte IV, son ancien élève, ne
l'eût sauvé. Moins heureux, un autre humaniste, Giorgio di Navarra,
accusé d'avoir tenu des propos impies, fut brûlé à Bologne, en i5oo.
Trois années plus tôt, un médecin, Gabriel da Salo, avait échappé
au bûcher en faisant amende honorable. Ces faits sont exception-
nels, car il faut avouer que la plupart des humanistes ne rompirent
jamais avec l'Église. L'élégant Marcile Ficin et son école tentèrent,
à Florence, de concilier le dogme chrétien avec la philosophie pla-
tonienne. Si un contemporain d'Haymon de la Fosse, Pietro Pom-
porazzi, de Mantoue, disciple d'Aristote, expose logiquement qu'il
est impossible de démontrer l'immortalité de l'âme, il se hâte d'a-
jouter que nous devons la tenir pour hors de doute, puisque l'Ecri-
ture l'enseigne. Son fameux traité De immortalitate animae fut mis
à l'index lors de son apparition, en i5i6, mais l'auteur se défendit
de toutes ses forces et ne semble pas avoir été inquiété. Le célèbre
Pomponius Laetus, tenu par beaucoup d'hommes de son temps pour
un contempteur de la religion chrétienne, eut, lorsqu'il mourut à
Rome, en 1497, '^^^ funérailles dignes d'un prince de l'Eglise (voir
Burckhardt, La civilisation en Italie au temps de la Renaissance
(trad. Schmitt). Paris, i885, 2 vol. in-8% t. II, p. 280 et suiv., 844 et
suiv.).
I. Voir A. Renaudet, Jean Standonck, un réformateur catholique
avant la Réforme. Bulletin de la Société de l'histoire du Protes-
tantisme français, janvier- février 1908, p. 5-8i ; M. Godet, La con-
D HAYMON DE LA FOSSE. I77
de mourir, assister sur le bûcher la malheureuse victime
de cette culture déréglée. Ce qui pour presque tous alors
n'était qu'un passe-temps curieux, devint en effet tout à
coup pour Haymon de la Fosse une réalité vivante.
Il fut, dira-t-on, un fou! Mais pourquoi, Picard tenace
et exalté, n'aurait-il pu tirer les conséquences logiques de
ses lectures? Des presses de la Sorbonne, des ateliers
du Soleil-d'Or, du Soufflet-Vert, des officines de Jean du
Pré, de Guillaume du Bois, de Pierre Levet, de Denidel,
de Michel Lenoir, de Michel Toulouse sortaient au
grand jour, multipliées par l'art magique de l'imprimerie,
les plus belles pages des anciens ' . Les œuvres de César^, de
Tite-Live^, de Salluste'', de Valère Maxime^, de Florus^,
permettaient de niieux connaître la vie publique et privée
des Romains. Virgile^, Horace^, Properce^, Ovide^'* révé-
laient au lecteur attentif, sous l'élégance harmonieuse de
leurs mètres, l'épicurisme raffiné de leur pensée. Térence'^
Perse *2, Juvénal'^ mettaient plaisamment au jour, pour
les flageller, les vices d'une société infiniment mieux
policée que la société du moyen âge. Le monde ancien
sortait de l'oubli, avec ses mœurs libres, sa religion
légendaire et variée. Le christianisme n'était donc pas
grégation de Montaigit. Paris, Champion, 1912, in-8° {Bibliothèque
de l'Ecole des Hautes-Études, fasc. 198).
1. Voir Claudin, Histoire de l'imprimerie en France au XV" et
au XVI' siècle. Paris, Impr. nationale, 1900-1904, 3 vol. in-fol., t. I,
p. 28, 29, 37, 5i, 54, 84, 159, 160, 198, 238, 262, 417, 447; t. II, p. 170,
262, 263, 363.
2. Pierre Levet (148?).
3. Jean du Pré (1480).
4. Sorbonne (1471); Soufflet- Vert (1476); Soleil-d'Or (1478).
5. Sorbonne (1471); Soufflet-Vert (1476); Atelier anonyme (1476).
6. Sorbonne (1471).
7. Sorbonne (1472); Soleil-d'Or (1478); Pierre Levet (1492-1494, 1498).
8. Denidel (1498).
9. Michel Toulouse (1499)-
10. Michel Lenoir (149 ?).
11. Sorbonne (1472).
12. Sorbonne (1472); Denidel (1498).
i3. Sorbonne (1472).
178 TRAGIQUE HISTOIRE
universel. Il prenait place au nombre de ces « trois lois »
qu'Averroès considérait avec un doux scepticisme. Il
imposait des pratiques peu justifiables aux yeux d'un let-
tré, n'ayant pas, d'ailleurs, produit plus de héros que le
polythéisme. L'homme antique , centre du monde, ne
crée-t-il pas, au contraire, des êtres supérieurs conformes
à ses sentiments? Ne légitime-t-il pas, en les divinisant,
toutes ses aspirations? La force, l'amour, la prudence, la
ruse ont leurs dieux. Une divinité préside à tous les
actes de la vie. Rien de honteux, rien de caché; tous nos
instincts sont bons. L'homme doit tout attendre de l'exer-
cice de sa propre raison. Il porte en soi son évangile et
son dccalogue. Le bien, pour lui, est de poursuivre le
développement complet et harmonieux de toutes ses
facultés. Quelle place tenait, en face de ce rêve païen, la
conception chrétienne de la vie qu'offrait à Haymon le
moyen âge linissant : ce moyen âge lamentable, riant et
pleurant à la fois, où les hommes vivent de regrets et
d'aspirations infinies, où la danse macabre, aux Saints-
Innocents, rappelle au promeneur son indécrottable
misère, où les prédicateurs en chaire, tel Olivier Maillard,
apportent une tête de mort et l'interrogent?
Le pauvre étudiant ne connut pas les distinctions élé-
gantes, par lesquelles maint humaniste savait concilier
son enthousiasme pour l'antiquité avec les exigences d'une
situation à ménager. Il rejeta délibérément les dogmes
traditionnels et cessa de croire à l'évangile que lui avait
enseigné sa mère. Allant au delà du « Sequere naturam »,
où s'arrêtèrent tant de beaux esprits, il voulut se faire du
matérialisme des anciens une règle publique de vie. Illu-
miné comme les hérétiques des anciens âges, il éprouva le
besoin de proclamer publiquement sa croyance, fût-ce au
prix d'un sacrilège.
Il avait fréquenté, dit-on, des Espagnols, qui prirent
la fuite aussitôt son arrestation, d'où un chroniqueur a
conclu que ces écoliers formaient à Paris une secte pour
D HAYMON DE LA FOSSE. î-jg
exciter les jeunes gens à violer les hosties dans les églises ^ .
Faut-il voir, plus simplement, dans les conseils pervers
donnés à Haymon, la vengeance de quelques juifs exas-
pérés par leur expulsion de la péninsule en 1493^? Ces
malheureux affluèrent alors dans le midi de la France et
jusques dans la capitale. Vers la même époque, des
Israélites de Sternebach, en Allemagne, se procurèrent,
avec le concours d'un prêtre nommé Pierre, une hostie,
qu'ils lacérèrent à coups de couteau et couvrirent de cra-
chats. Le pain consacré, au témoignage de Chrétien Mas-
sieu, qui rapporte le fait, laissa couler du sang. Les cou-
pables furent brûlés; le prêtre seul manifesta avant de
mourir un profond repentir-^
Un sacrilège semblable fut commis, le 3 juin 1491, à
Notre-Dame de Paris, par le prêtre Jean Langlois. Ce
dernier avait voyagé h l'étranger et fréquenté aussi,
disait-on, des Juifs, qui l'auraient corrompu. Revenu à
Paris visiter sa mère et un de ses frères, domestique au
collège de Montaigu, il se rendit, le lendemain du Saint-
Sacrement, à la cathédrale. Un prêtre célébrait la messe
à l'autel de saint Crépin, situé dans le déambulatoire, à
droite du chœur. Cette chapelle est aujourd'hui dédiée à
saint Georges. Placée jadis sous le vocable multiple de
saint Jacques, saint Crépin, saint Crépinien et saint
Etienne, elle servait, depuis 1379, de lieu de réunion à la
corporation des cordonniers de Paris'. Jean Langlois se
tint près de l'autel. Au moment de l'élévation, il se jeta sur
1. Humbert Vellay, Clironiqttc abrégée..., ch. xxvi; cité par Qui-
chcrat, Histoire de Sainte-Barbe. Paris, 1860, 3 vol. in-8°, t. I, p. 114.
2. Voir Isabelle la (Catholique, par le baron de Nervo. Paris, 1874,
in-S", p. 294 et suiv.
3. Chronicoriim multiplicis historiae utriiisqiie testamenti... libri
viginti. Anvers, 1540, in-4°, p. 268; Duplessis d'Argentré, Collectio
judiciorum de novis erroribiis qui ab initio Xllmi saeculi usque ad
annum iji3 in ecclesia proscripti sunt et notati. Paris, 1725-1736,
3 vol. in-fol., t. I, p. 324.
4. La cathédrale Notre-Dame de Paris, notice historique et archéo-
logique, par Marcel Aubert. Paris, Longuet, 1909, in-i8, p. 84-85.
l8o TRAGIQUE HISTOIRE
le prêtre, renversa par terre le calice et se saisit de l'hostie
consacrée. Après une seconde de stupeur, les assistants et
l'officiant lui-même se précipitèrent sur le sacrilège. Un
jacobin, Jean de Billève, lui arracha des mains l'hostie.
Langlois fut mis en prison. Devant les théologiens qui
instruisaient son procès, il ne montra aucun repentir, mais
le principal de Montaigu, appelé en celte circonstance,
insista avec tant de chaleur, que le malheureux prêtre,
croyant sauver sa vie, déclara qu'il abjurait et se con-
fessa. Lorsqu'il vit néanmoins la mort inévitable, il
retourna à son péché» Après une procession solennelle,
dégradé devant les portes de Notre-Dame, retranché de
l'église et livré au bras séculier, il fut jeté en travers d'une
mule et conduit au marché aux pourceaux, où s'élevait le
bûcher, non loin de l'emplacement actuel de l'église Saint-
Roch. Standonck le suivit à pied, l'exhortant infatigable-
ment à demander pardon. Lorsqu'ils arrivèrent au lieu
de l'exécution, le confesseur était à bout de souffle. Le
bourreau trancha le poignet qui avait profané le corps de
Dieu. Vaincu enfin par la douleur, Langlois clama qu'il
voulait mourir dans la foi chrétienne. Sans égard à ses
cris, on perça d'un fer rouge la langue qui avait blas-
phémé et le prêtre repentant fut lié au poteau. Standonck
s'éloigna le dernier, encore tremblant d'angoisse. Il devait
renoncer, de ce jour, à l'usage de la viande *.
L'événement fit quelque bruit. Chrétien Massieu le note
dans sa Clvonique universelle'^. Il est certain qu'Haymon
de la Fosse l'entendit raconter quelques années plus tard,
lors de son arrivée à Paris. La conduite de Langlois influa-
t-elle sur ses convictions personnelles? Celles-ci furent
du moins longuement mûries. Le jeune homme devait
avouer à ses juges en i5o3 que, depuis six années, il avait
renoncé à la religion chrétienne.
i. Liber de origine congregationis canonicarum regiilarium..., Bibl.
nat., ms. lat. 15049, fol. 23 ^-24 v°.
2. Op. cit., p. 268.
D HAYMON DE LA FOSSE. lôl
Depuis l'âge de dix-sept ans, il avait vécu dans ce rêve
étrange de n'être plus chrétien, dans une société impré-
gnée jusqu'aux moelles de christianisme. Cette transfor-
mation morale dut s'opérer graduellement. La lecture
attachante des écrivains de l'antiquité ; la nouvelle concep-
tion de la vie et de la morale, qui en découlait ; le pro-
blème que posait soudain la découverte de divergences
profondes entre les doctrines philosophiques et reli-
gieuses des anciens et le christianisme; le matérialisme
des thèses averroïstes, fournissant une base solide à la
négation du surnaturel; enfin, les suggestions ardentes de
ces juifs d'Espagne, fuyant depuis 1493 devant l'inquisi-
tion et ne reculant devant rien pour venger leurs frères
massacrés, — on sait d'ailleurs que les doctrines aver-
roïstes n'étaient nulle part mieux connues que chez les
Juifs, — tels sont les facteurs qui purent graduellement
intervenir dans cette crise décisive.
Les faits qui nous l'ont révélée tiendront en peu de
pages. Et pourtant la jeunesse d'Haymon, son obstina-
tion invincible ont à ce point frappé les contemporains,
qu'il n'est guère de chroniqueur qui ne raconte ce qu'il en
sait'. Ces témoignages nous reportent au 25 août î5o3,
jour de la Saint-Louis, fête alors joyeusement carillonnée
partout le royaume. Les quatre ordres mendiants, en par-
ticulier, avaient coutume de la solenniser en célébrant
l'office dans la Sainte-Chapelle du Palais, où ils venaient
en procession. Une atlluence de gens de toutes classes
se pressaient sur les degrés du sanctuaire dédié au saint
roi. On accédait à la chapelle haute par un escalier exté-
rieur assez large, élevé de quarante-quatre marches, qui
I. Voir plus haut, p. i6g, n. i. Jean Bouchet, qui se trouvait à Paris
à cette époque, ne manque pas de noter l'événement dans ses
Annales d'Aquitaine.
REV. DU Sf:iZIÈME SIÈCLE. II. l3
l82 TRAGIQUE HISTOIRE
partait de la cour située devant la Chambre des Comptes.
Cette cour porte aujourd'hui le nom de cour de la Sainte-
Chapelle. L'escalier, disparu en i85o, longeait, en s'éle-
vant, le flanc méridional de l'édifice. A une époque recu-
lée, et certainement au commencement du xvi^ siècle, de
petits autels s'élevaient au pied des statues d'apôtres gar-
nissant les piles intérieures de la chapelle haute. C'est à
l'un de ces autels, placé sous le vocable de saint Pierre et
de saint Paul, qu'un prêtre, en ce jour de la Saint-Louis
de l'année i5o3, se présenta pour dire la messe.
Il n'amenait point de servant avec lui. Il semble
d'ailleurs qu'un assez grand désordre régnait dans le
sanctuaire. En i5o4, un bénitier d'argent était impuné-
ment dérobé; en 021, la nécessité devait contraindre les
chanoines à créer trois fonctions d'appariteurs ou ser-
gents pour la garde des portes du chœur et la surveillance
des offices ^ Le prêtre étant monté à l'autel, Haymon de
la Fosse, qui se trouvait dans le public, se présenta pour
l'assister.
Le jeune homme « se mist à genolz, dit Jean d'Auton,
la teste descouverte, contrefaisant le bon crestien et dévot
catholicque ». Il assista à la messe avec une apparente
ferveur, répondant exactement au prêtre. Quel pouvait
être alors l'état d'âme d'Haymon? Attendait-il, en cet
instant suprême, un fait extraordinaire, un miracle, qui
lui eût prouvé péremptoirement la divinité de cette reli-
gion, dont il s'était détaché, en son for intérieur, depuis
plusieurs années? Ou son recueillement n'était-il qu'une
ruse destinée à masquer plus complètement son jeu?
Avait-il même des complices dans le voisinage? Combien
dut lui paraître longue cette messe, la première sans
doute, à laquelle il assistait avec attention depuis bien
longtemps!
Il sonna le Sanctus. La consécration vint. Le jeune
I. Le Palais de justice et la Sainte-Chapelle de Paris, notice his-
torique et archéologique, par Henri Stein. Paris, Longuet, 1912,
in-i8, p. iSy.
d'haymon de la fosse. i83
homme alluma un cierge et s'approcha du célébrant, « bien
près, au costé, dit Jean d'Auton, comme si par grande
devocion eust voulu veoir le Saint-Sacrement ». Peut-
être voulait-il entendre une dernière fois, avec certi-
tude, la formule magique qui devait changer en Dieu le
disque blanc de l'hostie? Le prêtre, ayant prononcé les
paroles sacramentelles, s'agenouilla, puis éleva des deux
mains le corps de Jésus-Christ, pour le faire adorer des
fidèles prosternés. Au même moment, Haymon, impa-
tienté, lui arracha l'hostie des mains, en s'écriant : « Et
durera toujours ceste folye ? » Au témoignage du comptable
de l'hôpital Saint-Jacques, il froissa le pain consacré dans
sa main et en jeta une partie à terre, puis essaya de s'en-
fuir. Mais les assistants, outrés à la vue de ce crime
« néphande »\ se ruèrent sur lui, l'empoignèrent par les
cheveux et, lé battant, le traînèrent jusqu'en bas de l'esca-
lier de la Sainte-Chapelle, devant la Chambre des Comptes.
Étourdi, l'écolier se laissa alors seulement ouvrir la
main, et ce qui restait de l'hostie tomba sur le pavé.
Un gentilhomme présent voulait percer Haymon de
son épée. Mais un conseiller à la Cour, qui passait, inter-
vint pour lui épargner la vie, afin qu'il fût plus sévère-
ment châtié par la justice. On l'emprisonna sur l'heure à
la Conciergerie.
Des magistrats l'interrogèrent le jour même, et, au dire
de Jean Bouchet, ne trouvèrent pas grand propos en lui.
Les déclarations d'Haymon les étonnèrent à ce point qu'ils
le crurent fou. Des médecins furent mandés, qui exami-
nèrent gravement le jeune homme. Ils l'entendirent attes-
ter Jupiter et Hercule et se réclamer de la loi naturelle.
N'en pouvant obtenir davantage, ils déclarèrent qu'il
« estoit maniaque et frappe en une partie de son entende-
ment »2. Mais aucun diagnostic ne pouvait détruire la
matérialité du sacrilège, qui, suivant les idées de l'époque,
devait être grièvement expié.
1. Jean d'Auton, ouvr. cité, p. 271.
2. Jean Bouchet, oîivr. cité, p. 329.
184 TRAGIQUE HISTOIRE
La cour d'église fut régulièrement saisie du procès.
L'official de Paris fit comparaître les témoins et, en pré-
sence de Michel Sandayre, licencié en droit canon, de
Jacques Pernot, de Clément Hébert et de Louis Carré,
notaires de l'officialité, procéda, dans la tour de l'Hor-
loge, à l'interrogatoire d'Haymon de la Fosse ^
Les faits ne furent pas difficiles à établir. Le jeune
homme reconnaissait avoir arraché l'hostie des mains du
prêtre, après la consécration. La plus grosse partie des
Saintes-Espèces était tombée à terre, près de l'autel; le
reste, dans la cour de la Chambre des Comptes, au bas de
l'escalier de la Sainte-Chapelle. Haymon assura d'ailleurs
que, si le temps lui en avait été laissé, il eût foulé l'hostie
aux pieds-. Il déclara ensuite que ce n'était là qu'un pain
sans valeur, et non le corps de Dieu, et que ceux qui
l'adoraient étaient des idolâtres. Il renia publiquement la
foi chrétienne et apprit à ses juges que, quelque semblant
qu'il fît d'être dévot, il avait cessé de croire depuis plus
de six ans. Il bafoua la naissance du Sauveur et se moqua
de la rédemption, disant que le Christ n'était pas né d'une
vierge et qu'il n'était pas mort pour nous.
Il nia la résurrection. .Tésus, selon lui, n'était qu'un
sorcier; ses miracles s'expliquaient par des artifices ma-
giques^.
1. Sententia officialis... Bibl. Sainte-Geneviève, ms. 1149, fol. 86 \".
2. «... Post consecrationem corporis Christi, a manibus Sacerdotis
in sacrosancta capella Regalis Palatii Parisius ad altare beatorum
Pétri et Pauli celebrantis ipsum corpus Christi et hostiam conse-
cratam, coram hominum coetu violenter rapuisti, cujus quidem
hostiae consecratae majorem partem juxta ipsum altare, in terram,-
aliam vero et minorem in curtem ipsius palatii juxta grades capel-
lae cadere dimisisti, quam, si tibi tempus affuisset, forsan, ut asse-
ruisti, pedibus conculcasses, scandalum permaximum in clerc et
populo generando... » [Ibid., fol. 85 v°).
3. « ... Qui etiam iteratis viribus de hostia consecrata solum panem
seu nebulam, non corpus Christi, ac hujusmodi hostiam adorantes
idolâtras esse dicere non erubuisti, qui inquam lîdem christianam,
licet christianus esses, tanquam perditionis et iniquitatis filius abne-
gasti, ore polluto dicendo : Christum non esse natum de Virgine
d'haymon de la fosse. i85
Il étonna ceux qui Tccoutaient par d'autres affirmations
que le jugement ne devait point reproduire. L'inquisiteur,
le dominicain Charonnelli, qui assistait au procès, n'en
demandait point tant. Haymon ne pouvait échapper au
feu, encore qu'il reconnût avoir fréquenté des étudiants
d'Espagne, qui, de l'avis commun, l'auraient perverti.
On n'imaginait pas, en effet, qu'il eût trouvé seul de si
damnables opinions. Mais ses complices s'étaient enfuis;
on n'en put retrouver aucun.
Avant de remettre le coupable au bras séculier, l'église
voulut le convertir. Les docteurs allèrent le visiter dans
sa prison. Jean Standonck était encore du nombre. Ils lui
demandèrent pourquoi il avait fait ce crime « si exé-
crable ». Il répondit tranquillement que, s'il ne l'avait pas
fait, il le ferait. Devant eux, il nia tous les principes,
« fors les naturels ». La « loi de nature » était en etfet la
seule devant laquelle il s'inclinât. Cependant, soit qu'il
vit dans les dieux du paganisme des forces naturelles divi-
nisées, soit qu'il alliât à ce matérialisme scientifique une
sorte de mysticisme païen, assez fréquent chez les huma-
nistes de cette époque, il déclara à plusieurs reprises
qu'il ne croyait « estre de déïtés que Jupiter et Hercules »,
et que « autre paradis n'auroyent les sauvez que les
champs Élisées » '.
Une si folle conviction touchait de pitié tous ceux qui
l'approchaient. Les docteurs n'ayant pu ramener l'adoles-
cent à la foi de son baptême, on alla chercher son père et
sa mère. La belle saison adoucit leur voyage. Ils vinrent,
par les routes, d'Abbeville à Paris et trouvèrent leur
Maria neque pro nobis vere passum, nec etiam a mortuis verc resus-
citatum, quin imo daemoniorum invocatione fuisse, et miracula per
eum in terris facta artibus magicis focisse, cum pluribus aliis asser-
tionibus et erroribus de fide christiana, non relatu dignis; in quibus
et proh dolor! hue usque perseverasti, prout ex tua confessione
coram nobis facta et emissa, et alias per processum tuum, instante
promotore nostro factum et agitatum de praemissis constat et appa-
rat... » [Ibid., fol. 85 v°-86 r°).
I. Jean d'Auton, oxivr. cité, p. 271-272.
l86 TRAGIQUE HISTOIRE
pauvre enfant dans sa prison. « C'étaient, dit le Rosier
historial, gens de bien et d'autorité. » Mais quelle auto-
rité humaine pouvait fléchir ce caractère obstiné? La
pauvre mère vit le fils qu'elle avait nourri, sur l'avenir
duquel, peut-être, elle avait édifié de beaux rêves, iné-
branlable dans son crime. Elle ne put, humble chrétienne,
dompter sa douleur et mourut, « de deuil et de desplai-
sance »\ dans la capitale. Cependant, le père entra dans
une violente colère. Il renonça Haymon pour son fils. Il
l'eût tué sur-le-champ.
Devant l'impuissance des remèdes humains, on s'adressa
au ciel. Une procession générale fut ordonnée, pour le
vendredi i«^f septembre, à toutes les paroisses de Paris,
procession solennelle , « comme le jour du Saint-
Sacrement ». Le comptable de l'hôpital Saint -Jacques
eut à faire les frais de sept « chappeaulx » à cette occa-
sion. Les Parisiens s'y rendirent à grande presse, « nuds
pieds, plorans et crians miséricorde », raconte Jean
Bouchet, qui vit passer la foule en curieux. Depuis le
jour du sacrilège, le lieu où était tombée la sainte hostie
avait été couvert d'un drap d'or et clos, afin que « des
pieds homme ne touchast »-. Deux cierges y brûlaient
nuit et jour. La procession s'étant arrêtée, on ôta pompeu-
sement le pavé qu'avait frôlé le précieux corps. Il fut,
au témoignage des chroniqueurs, mis en reliquaire et con-
servé dans le Trésor avec les parcelles de l'hostie recueil-
lies dans un calice après l'attentat. Mais il faut croire que
la négligence du clergé aura, par la suite, laissé retirer
cette pierre comme vile et sans prix, car aucune mention
d'elle n'apparaît dans les inventaires, pourtant nombreux
et détaillés, postérieurs à cette date.
La solennité de cette procession réparatrice frappa
vivement l'imagination populaire. On raconta que, sur le
parcours de la petite paroisse Saint-Pierre, deux bœufs.
1. Le Ro:{ier historial...
2. Jean d'Auton, oiivr. cité, p. 271.
d'haymon de la fosse. 187
que Ton conduisait à la bouciierie de l'Hôtel-Dieu, s'age-
nouillèrent devant le Saint-Sacrement'. Haymon de la
Fosse, tiré de sa prison, suivait cette foule pleine de fer-
veur, qui suppliait Dieu pour sa conversion. Il entendit
les adjurations véhémentes d'un prédicateur et ne changea
point d'opinion. La justice décida de suivre son cours.
Le 5 septembre, la cour d'église, après avoir rappelé
le chef d'accusation, le déclara solennellement criminel de
lèse-majesté divine, ennemi de la foi chrétienne, excom-
munié, hérétique et apostat. Elle le dépouilla du privi-
lège de clerc, le retrancha de la communauté des fidèles,
comme un membre pourri, et le remit au bras séculier^.
Il fut renvoyé au Parlement, qui le condamna par arrêt au
supplice du feu, réservé aux hérétiques, le même qu'avait
subi, dix ans auparavant, Jean Langlois. Deux jours plus
tard, sans doute le vendredi 8 novembre, s'il faut en croire
le comptable de l'hôpital Saint-.Tacques, qui fixe à treize
jours la durée de la détention d'Haymon à la Concierge-
rie, le malheureux étudiant fut conduit au supplice. Trois
confesseurs, Standonck, Charonnelli et un cordelier l'as-
sistaient encore à ce moment suprême.
Comme il sortait de la chapelle de la Conciergerie, où
1. Les deux figures de bœufs sculptées dans la pierre au portail
de la petite église Saint-Pierre-aux-Bœufs, aujourd'hui disparue,
passaient, au xviii° siècle, pour un monument commémoratif de ce
miracle. Saint-Foix, qui rapporte cette opinion, sans y croire, ajoute
judicieusement : « Ce qu'il y a de certain, c'est que très longtemps
avant que l'on fît cette procession, cette église de Saint-Pierre-aux-
Bœufs s'appellait ainsi, parce qu'étant la paroisse des bouchers de
la Cité, ils y avoient fait mettre ces deux figures de bœufs sur le
portail » {Essais historiques sur Paris. Œuvres complètes de M. de
Saint-Foix, historiographe des Ordres du Roi. Maestricht, 1778,
6 vol. in-i2, t. III, p. 252).
2. « ... Dicimus et pronunciamus te fuisse et esse laesae majestatis
divinae reum et criminosum fidei christianae adversarium, excom-
municatum, haereticum et apostatum, te ab omni honore, etiam
tonsura et privilegio clericali deponendo, prout nunc deponimus et
privamus, te tanquam membrum putridum a communione fidelium
amoventes et te curiae saeculari relinquentes » {Sententia officialis...,
Bibl. Sainte-Geneviève, ms. 1149, fol. 86 r^-v").
TRAGIQUE HISTOIRE
sans doute une dernière messe venait d'être célébrée pour
son salut, Jean Bouchet, qui se trouvait là, entendit le
dominicain l'exhorter violemment à laisser sa folle opi-
nion et à retourner à Dieu. A quoi Haymon répondit,
calme, par ces mots : « J'en suis bien marry, mais je ne
puis le faire. »
Il tint bon jusqu'au bout. Aux termes de l'arrêt, il fut
traîné sur une claie jusqu'au pied de l'escalier de la Sainte-
Chapelle. On le releva, et sur le lieu même où il avait
jeté à terre la dernière parcelle de l'hostie, on lui trancha
le poing. La douleur atroce, qui avait vaincu le prêtre
Langlois, laissa l'écolier impassible. Le moignon ruisse-
lant fut enfoui dans un sac de son, lié solidement. On
jeta la victime dans un tombereau, qui prit le chemin du
marché aux pourceaux.
Arrivé là, Haymon fut déchargé et le bourreau lui
perça la langue d'un fer rouge. Puis, en présence des trois
docteurs, qui Texhortèrent en vain jusqu'au bout, il fut
attaché au poteau et brûlé vif, « sans soy vouloir révoc-
quer en quelque manière «, dit un contemporain, qui
trouve cette fin misérable et très méchante'.
Les historiens ont cité ce triste épisode comme carac-
téristique du trouble que la Renaissance commençante à
Pa/is avait jeté dans les esprits. Un génovéfain, le père
Fronteau, qui a copié de sa main la sentence de condam-
nation d'Haymon de la Fosse, voit dans son sacrilège un
prélude des attentats que les protestants commettront
I. « ... Puis après fut mené au marché aux pourceaux, là où il
fut lié à une eustache et bruslé tout vif sans soy vouloir revocquer
en quelque manière et la fina misérablement et très mescham-
ment... » (Hôpital Saint-Jacques-aux-Pèlerins, Extrait des comptes
que rendent honnorables hommes Robert Le Jay..., etc.).
d'haymon de la fosse. 189
par la suite contre le sacrement de l'auteP. Il n'en est
pas moins vrai que son acte a plus qu'une valeur indivi-
duelle.
Nul, en effet, même au temps où le jeune écolier mar-
cha au supplice, n'a pensé qu'il fût isolé dans son opinion.
Plus d'un, sans lui, grisé par la nouveauté de ses lectures,
troublé par l'indépendance audacieuse de la pensée
antique, trouva dans les systèmes des philosophes anciens
des thèses plus adéquates aux aspirations de sa raison
inquiète que les dogmes traditionnels. Chacun se fit des
convictions intimes, qu'il se garda de divulguer hors des
cercles d'amis, où l'on se piquait de faire reluire son
savoir et ses audaces intellectuelles. Alors que rien ne
menaçait publiquement l'orthodoxie, la liberté de penser
était plus grande qu'elle ne fut depuis. Seul un scandale
pouvait entraîner une répression.
Contrairement à tant d'autres, Haymon chercha cet
éclat et par des moyens blâmables à tous égards. Espé-
rait-il, dans son illusion, changer la face du monde,
lorsqu'il s'écria, en arrachant l'hostie des mains du
prêtre « : Et durera toujours ceste folye? » La démence
qu'il imputait aux rites de la religion de son enfance
s'empara-t-elle alors, par une cruelle ironie, de son
propre cerveau? On n'en saurait rien affirmer.
Les sectes religieuses eurent leurs martyrs. Presque
tous les hérétiques moururent illuminés par l'espérance
de l'au-delà, appelant leurs juges au tribunal de Dieu.
Haymon de la Fosse semble s'être sacrifié pour un
motif d'ordre rationnel. Le fait d'avoir cité, à ceux qui
l'interrogeaient, Jupiter et Hercule, témoigne de sa cul-
ture humanistique. Mais croyait-il à ces Champs-Elysées,
par lesquels il remplaçait ironiquement le paradis? On en
peut douter, car le jeune homme proclama à plusieurs
I. « En atrox facinus quod Lutherana et calviniana heresi mox
suscitando de divino Sacramento insensissima praelusit... » (Bibl.
Sainte-Geneviève, ms. ii5o, fol. 97 r°).
igO TRAGIQUE HISTOIRE D HAYMON DE LA FOSSE.
reprises qu'il ne reconnaissait que la « loi de nature ». Il
est mort avec l'apparente conviction qu'il allait rentrer
dans le néant.
Il s'immola pour des abstractions surgies au cours de
lectures désordonnées; trop faible pour résister à l'ob-
session de l'idée, cette idée, qui, encore aujourd'hui,
arme le bras du nihiliste. On eût grandement étonné cer-
tains beaux esprits du xvi^ siècle en leur apprenant que ce
jeune insensé était de leur compagnie, eux qui surent
décocher leurs flèches à la dérobée et couvrir leurs attaques
de fleurs. Mais ne fut-il pas abreuvé aux mêmes sources;
ne tira-t-il pas les conclusions les plus extrêmes de l'exer-
cice de cette raison, qui allait devenir le pivot d'une phi-
losophie nouvelle? Et notre humanisme facile refuserait-il
un souvenir de pitié à l'étudiant, qui, sans gloire, non
sans fermeté, sacrifia sa jeunesse à une opinion méta-
physique?
Marcel Godet.
NOTES
POUR LE COMMENTAIRE DE RABELAIS
I.
Vin à une oreille [Garg., ch. v).
Sur cette expression, nous avons reçu plusieurs com-
munications. D'abord M. Léo Spitzer, de Vienne, nous
apprend que la même expression se rencontre aussi dans
les langues ibériques.
« Ainsi, Iulio Moreira, dans ses Estudos da lingiia por-
tuguesa, t. I, p. 204 et suiv., cite le passage suivant tiré
des œuvres d'Antonio Ribeiro Chiado (mort en ibgi) :
Fernâo : Mas todavia tetn niau saibo.
Vasco : Por vossa vida!
Fernâo : PardeUias!
Vinho (ie ditas orelhas
Assentae que nunca é taibo.
Et voici ce qu'il ajoute au sujet de l'interprétation du
passage : « Vinho de duas orelhas facilmente podemos
saber o que significa. No diccionario de Moraes, s. v.
orêlha^ lê-se : Vinho de orelha; bom : « Este vinho he
d'orelha, por S. Pisco ». Ulis (do Fr. vin d'une oreille : o
vin de deux oreilles é mâo). » Suit l'explication de Brieux
citée par Littré, s. v. oreille et par le commentaire de l'édi-
tion Lefranc. De même, nous trouvons en espagnol vino
de dos orejas 'Firnewein' (lolhausen), « vin vieux ».
Un article de M. Pratt [Revista hisitana^ XV, 32o)* sur
I. La locution s'entend encore aujourd'hui, d'après M. Pratt, dans
la province de Minho.
192 NOTES POUR LE COMMENTAIRE
la locution portugaise daqui! « exclamaçâo popular usual
em todo o paîs, quando se prétende signîficar que uma
coisa c optima, especialmente qualquer iguaria on bebida.
A frase acompanha um gesto expressive que consiste em
apanhar levemente entre o polegar e o indicador da mâo
direita a polpa da orêlha », met ce geste en rapport avec la
locution vinlw de orelha^ « bon vin », vino de diias orelhas,
« mauvais vin ». L'explication de Littré semble recevoir un
appui par les vers cités, Todos, cabeceando 0 dito aprovào
deixando à tal va\ào cair a orelha (Azevedo Tojal, Fogue-
tario). Au contraire, mon savant confrère M. Urtel, qui
prépare un grand travail sur les noms des maladies en
roman, penserait, pour é d'aqui et pour vinho de 07~elha^ à
l'oreille comme siège de l'intellect, mais il déclare ne pas
comprendre vinho de ditas orelhas. En tout cas, la sug-
gestion du commentateur de l'édition critique de Rabe-
lais, à savoir qu'il s'agirait d'un terme de draperie, est
écartée par le fait qu'en France, comme dans la péninsule
ibérique, 1' « oreille » apparaît toujours, et exclusivement,
à côté du « vin ».
M. le D"" P. Albarel, de Névian, a trouvé cette même
expression dans les vers suivants d'un poète languedo-
cien-toulousain, Goudelin (i 580-1649) •
« Dins le brut das mousquets et toc des tambouris
Ma son doussomen se nouiris;
Le bi me fa dourmi, mes se n'es d'uno aureillo
Une mirgueto me rebeillo.
[Dans le bruit des mousquets et choc des tambourins,
Mon sommeil doucement se nourrit;
Le vin me fait dormir, mais s'il est à une oreille,
Une souris me réveille.]
« D'après cela, il résulterait que le vin à une oreille était
le bon vin, agréable à boire, qui ne produisait pas le som-
meil de l'ivresse, mais un sommeil léger qui pouvait être
troublé par le pas d'une souris. Le vin à deux oreilles
DE RABELAIS. I 93
était le vin de mauvaise qualité qui laissait le dormeur
ivre-mort, dormant sur ses deux oreilles. »
Il serait intéressant de savoir si Goudelin a emprunté
cette expression à Rabelais. Quoi qu'il en soit, le sens de
vin à une oreille n'est pas douteux : c'est du bon vin, mais
sur l'origine de cette expression, nous n'avons pas encore
de données certaines.
J. P.
II.
Par saint Foutin l'apostre (1. I, ch. xvii, n. 33).
Ce saint, invoqué par les Parisiens menacés du déluge
urinai de Gargantua, était populaire surtout dans le midi
de la France, si nous en croyons Agrippa d'Aubigné,
Confession du sieur de Sancy (éd. Réaume et Caussade,
II, 323).
« Mesmement les instituteurs de nos cérémonies n'ont
pas eu honte des plus anciennes pièces de l'antiquité,
puisque l'on adore le Dieu des Jardins en tant d'endroits
de la France : tesmoin sainct Foutin de Varailles en Pro-
vence, auquel on desdie des parties honteuses de l'un et
l'autre sexe formées en cire. Le plancher de la chapelle
en est fort garny et quand le vent les fait entrebattre, cela
desbauche un peu les dévotions en l'honneur de ce sainct.
Quand j'y passay, je fus fort scandalisé d'ouïr force
hommes qui avoient nom Foutin; la fille de mon hos-
tesse avoit pour sa marraine une damoiselle nommée
Mademoiselle Foutine. Quand les Huguenots prindrent
Ambrun, ils trouvèrent entre les reliques de la principale
église un Priape de bois à l'antique, qui avoit le bout
rougi à force d'estre lavé de vin. Les femmes en faisoient
le Sainct Vinaigre, pour appliquer à un estrange usage.
Quand ceux d'Orange ruinèrent le temple de Saint
Eutropy, on trouva une mesme pièce, mais plus grosse,
enrichie de peau et de bourre. Il fut bruslé publiquement
en la place par les Hérétiques qui cuyderent tous crever
194 NOTES POUR LE COMMENTAIRE
de la puanteur. Il y a un autre sainct Foutin à la ville
d'Auxerre et un autre en un bourg nommé Vuedre, aux
marches de Bourbonnois. Il y a un autre sainct Foutin
au bas Languedoc, diocèse de Viviers, appelle Sainct
Foutin de Cruas. »
III.
Livie^ racler esse de verdet (1. II, ch. xxx).
La singulière profession que Rabelais attribue à Livie
est, comme celles de griffon ou de bisoiiard, un petit
métier local qu'il avait eu occasion d'observer sur place.
C'est un souvenir de son récent séjour à Montpellier (sep-
tembre i53o à novembre i53i).
Le verdet ou vert-de-gris y était l'objet d'un commerce
considérable, et les produits fabriqués jouissaient d'un
tel renom qu'en lySo et lySS l'Académie des sciences ne
dédaignait pas de publier des Mémoires sur la question.
Le Dictionnaire des sciences de Diderot et d'Alembert
donnait à son tour un long article sur la fabrication du
verdet de Montpellier, dû à un apothicaire de la ville
nommé Montet (t. XVII, p. 54 et suiv.).
Voici comment on procédait :
On découpait dans des plaques de cuivre de Suède, au
moyen du ciseau, de petits morceaux affectant des figures
plus ou moins géométriques et on les rangeait au nombre
d'environ une centaine dans des jarres de terre ou ouïes
pour les faire macérer entre des grappes de raisin fermen-
tées. Les grappes étaient cueillies au moment des ven-
danges, puis séchées au soleil. Au moment de les employer,
on les mouillait avec de la vinasse ou du vin. On les
égouttait, puis on en formait un peloton d'environ deux
livres qu'on déposait dans la jarre. On y versait environ
quatre pintes de vin spiritueux, — Saint-Georges, Saint-
Drezery, ou autre terroir de Montpellier, — de façon à
bien humecter les grappes, à les aviner. On remuait le
mélange, on fermait le vase et on laissait fermenter.
DE RABELAIS. IQS
Quand le degré de fermentation était à point, — c'étaient
des femmes qui surveillaient l'opération et qui s'en aper-
cevaient à une mince pellicule formée à la surface de la
vinasse, — on jetait le liquide, on égouttait les grappes
et on les remettait par couches dans le vase en disposant
les lames de cuivre entre chaque couche.
Trois ou quatre jours suffisaient pour verdir les lames.
On les retirait quand on apercevait des points blancs, —
on disait qu'elles se cotonnaient^ — on les faisait sécher,
puis à trois reprises on les humectait de vinasse et on les
faisait ressécher. C'est ce qu'on appelait nourrir \e vert-
de-gris. Toutes ces opérations duraient de vingt-cinq à
trente jours.
Le moment était alors venu de racler les plaques de
cuivre pour recueillir le vert-de-gris. On le mettait en
sac, on le portait au poids-le-roi pour être inspecté et on
le vendait aux commissaires, qui à leur tour le pétris-
saient et en faisaient des pains pressés et durcis. La Hol-
lande, où les portes et les clôtures de maisons se peignent
encore en vert, était le pays importateur du verdet par
excellence.
Toute cette fabrication s'opérait dans les caves de Mont-
pellier, où il fallait éviter de descendre avec une lampe,
une seule goutte d'huile tombant sur le vase pouvant en
perdre le produit. Certains particuliers avaient jusqu'à cinq
cents pots en service, mais c'était l'exception. La fabrica-
tion du verdet était une petite industrie.
Henri Clouzot.
ANDRE CHENIER ET RABELAIS
Ginguené, dans son Essai sur l'autorité de Rabelais
dans la Révolution^ constate que les gens de sa génération
dédaignent la lecture de Rabelais. La récente publication
des Œuvres inédites d'André Chénier^ par M. Abel
Lefranc, nous invite à rechercher si cette assertion est
vraie d'André Chénier.
Le plus long de ces fragments inédits est une disserta-
tion en prose sur les Causes et les effets de la perfection
et de la décadence des lettres et des arts. Les considéra-
tions sur l'histoir.e des littératures, tant modernes qu'an-
ciennes, y sont nombreuses. Naturellement, le tableau de
la renaissance des lettres devait trouver place dans cet
ensemble de réflexions et d'aperçus historiques. Mais,
dans l'état d'inachèvement où nous est parvenu le manus-
crit, ce tableau se réduit à une simple esquisse, p. 72-73.
Il faut y faire un tableau de la renaissance des lettres.,
dit Chénier, et, après quelques remarques générales, il
ajoute, p. 73 : [Détailler bien tout cela). S'il ne nous a pas
donné ce détail, c'est peut-être que sur ces matières sa
pensée n'avait pas encore mûri de réflexions originales.
En effet, il n'y a rien de personnel dans ce qu'il dit des
causes de la Renaissance et de ses premiers caractères.
Ses idées sont à peu près celles que Dalembert avait expo-
sées dans la seconde partie du Discours préliminaire de
V Encyclopédie^. Il est vrai qu'il fait figurer, dans son
énumération d'humanistes, des noms peu connus de ses
1. Ed. Champion, éd., 1914.
2. Cf. éd. Picavet, p. 75-81.
ANDRE CHENIER ET RABELAIS. IQJ
contemporains et qui font honneur à son érudition : Bu-
chanan, Politien, Vida et... les frères Amalthée. Mais il
n'apparaît pas qu'il ait pratiqué les plus grands des écrivains
delà Renaissance française, à l'exception d'un seul, Mon-
taigne. On sait le succès de l'auteur des Essais auprès des
philosophes du xvni^ siècle. Pour André Chénier comme
pour ceux-ci, Montaigne est un réformateur, un auteur
plein de pensées libres qui mérite d'être cité à côté de
Bayle, de Rousseau et de Montesquieu pour « avoir
réclamé contre l'excès des tyrannies royales ou ecclésias-
tiques »^ C'est d'ailleurs un auteur « qui fait l'étude et
les délices de tous les âges », comme Virgile, Horace et
La Fontaine^, parce qu'il aie charme de la tiaïveté-^, c'est-
à-dire parce qu'il « est vrai avec force et précision »•'.
Quant à Rabelais, il n'est mentionné que deux fois dans
cet ouvrage. André Chénier connaît le rite de la réception
des docteurs en médecine à Montpellier. Pour cette céré-
monie ils revêtaient alors une robe que la tradition pré-
tendait être celle de Rabelais, bien que la plupart d'entre
eux n'eussent pas mérité un tel honneur. « Les empereurs,
dans la cérémonie de leur sacre, portent la couronne,
l'anneau, le sceptre, l'épée, le baudrier de Charlemagne,
comme ceux qu'on reçoit docteurs en médecine à Mont-
pellier sont revêtus de la robe de Rabelais. — L'absurde
comparaison! — En quoi donc si absurde, Monsieur^! »
Ailleurs, à propos des commentateurs qui retrouvent
dans les livres saints les découvertes de la physique
moderne, il se gausse de cet excès d'ingéniosité : « Sans
vouloir les offenser par cette comparaison, Rabelais
applique tout aussi justement des morceaux d'un psaume
aux pèlerins mangés en salade. »
Voilà une réminiscence d'une lecture du roman de
1. Cf. Œuvres inédites, p. i3o.
2. Cf. p. 109.
3. Cf. p. 108.
4. Cf. p. io5.
5. Cf. p. 161.
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. I4
198 ANDRÉ CH1<:NIP:R et RABELAIS.
Rabelais [Gargantua, ch. xxxviii). Ce n'est point la seule
qu'on puisse découvrir dans l'œuvre d'André Chénier.
Parmi les fragments publiés par M. Dimotf, sous la
rubrique Idylles marines^ se rencontre le plan d'une des-
cription de tempête, qui semble bien inspirée par la tem-
pête du Quart Livre*. Les passagers, après avoir rappelé
leurs voyages, entrent en contestation au sujet des mérites
de leur patrie :
[L. 38] A, B, r, A. — Ma patrie est la plus belle, etc..
Le pilote. — Paix..., quel bruit! on ne s'entend pas. Est-ce
le temps de disputer? Voici une tempête terrible...
Baisse la voile..., prends ce câble..., je crois que tous les
démons sont à cheval sur cette vague... Quel vent!... Voilà la
voile en pièces...
Les voyageurs pleurent et gémissent. — Ah! pourquoi ai-je
quitté ma famille, etc.. O Jupiter de tel lieu, Neptune Ténien,
Apollon Délien, Junon Samienne... (chacun le Dieu de son
pays).
Le pilote. — Paix donc!...
Les voyageurs. — Cent moutons, mille brebis..., cent tau-
reaux...!
O Dieux! sauvez-nous!...
Le pilote. — O quels cris! vous nous rendez sourds et les
Dieux aussi... Simon, tire ce câble..., au lieu de crier, travail-
le^ et aide^-nous... Voyez-les un peu qui disputent et crient
entre eux, et dans le danger ils ne savent que pleurer et se
mettre à genoux :
Et nommer tous les Dieux par leurs noms et surnoms.
Travaille^..., cela vaudra mieux. Matelot, tiens ferme..., o...
Oh ! cette vague me cassera le gouvernail... Dieux ! nous sommes
engloutis... Non, ce n'est rien... Eh bien, que fais-tu là? Toi,
Siphniote, imbécile..., que ne vas-tu aider!...
L'énergie du pilote, opposée à la couardise des pas»-
sagers, rappelle l'attitude de Frère Jean au fort de la tem-
I. Cf. Œuvres complètes d'André Chénier, publiées d'après les
manuscrits, par Paul DimofF (Paris, Delagrave), t. I, p. 171.
ANDRE CHENIER ET RABELAIS. IQQ
pête. Pendant que Panurge pleure, gémit et fait des vœux
à saint Michel d'Aure et à saint Nicolas, Frère Jean l'ob-
jurgue d'aider à la manœuvre et se met lui-même en pour-
point (ch. xix) pour secourir les nochers, tirant sur les
câbles, encourageant les matelots et défiant les légions de
diables qui dansent aux sonnettes sur les vagues.
Enfin, pour achever le parallélisme entre les deux
scènes, la tempête finie on sait comment, Panurge se dis-
pense d'accomplir son vœu (ch. xxiv) : « Voyla le gallant,
gallant et demy [dit Eusthenes] : s'est vérifié le proverbe
lombardique :
Passato el pericolo, gabbato el santo. »
Le dénoûment de l'épisode esquissé par André Chéiiier
est exactement le même. Les passagers, invités par le
pilote à s'acquitter de leurs vœux, prétendent qu'ils ne
sont tenus à rien. « Pour une autre fois, nous gardons
nos offrandes :
Le pilote. — Oui, le danger fini, les Dieux sont oubliés. »
De telles ressemblances entre les deux scènes nous
inclinent à croire que la seconde procède de la première
et que Rabelais doit être compté parmi les sources d'André
Chénier^
Jean Plattard.
I. Notre président M. Abel Lefranc m'apprend qu'André Chénier
aurait annoté un exemplaire de Rabelais. Je n'ai trouvé nulle part
aucune trace de cet exemplaire qui constituerait un document inté-
ressant sur André Chénier lecteur de Rabelais.
JUSTE LIPSE
ET
LE MOUVEMENT ANTICICÉRONIEN
A LA FIN DU XVI» ET AU DÉBUT DU XVII» SIÈCLE
L'Homme.
Joest Lipe (i 547-1606) ou, comme on l'appelle généra-
lement, Juste Lipse, fut considéré à son époque comme
l'un des triumvirs littéraires dont le travail et le talent
contribuèrent, à la fin du xvF siècle, à faire passer la
suprématie de l'érudition de l'Italie aux pays du Nord.
C'est ainsi qu'en parle à sa mort le panégyriste officiel
qui rapporte évidemment là un lieu commun de la cri-
tique, et son biographe moderne, dans l'excellent livre où
il fait revivre cette ancienne opinion, le place au même
rang que Scaliger et Casaubon'. Il faut remarquer cepen-
dant que, de nos jours, sa réputation est tombée bien au-
dessous de la leur et, quand ils ne l'ont pas négligé dans
la critique des forces littéraires de son temps, les savants
modernes ont eu quelque malin plaisir à rappeler que le
triumvirat romain comprenait un élément de faiblesse^.
1, C. Nisard, Le triumvirat littéraire au XVI" siècle : Lipse, Sca-
liger, Casaubon. Paris, i852. L'ouvrage de P. Amiel, Un publiciste
du XVI^ siècle (Paris, 1884), a moins de valeur.
2. Voir l'article de Mark Pattison sur Lipse dans V Encyclopédie
britannique.
JUSTE LIPSE ET LE MOUVEMENT ANTICICERONIEN. 201
De telles variations d'opinion sont intéressantes. Il est
toujours possible que le jugement de la postérité soit
moins exact que celui des contemporains; je dirai plus,
il semble probable que le siècle qui a le mieux connu les
hommes les a le plus justement appréciés, et notre curio-
sité s'efforce de découvrir dans les tendances, dans les
simples circonstances, ou peut-être dans le seul goût
qu'ont les hommes pour les contrastes frappants, les
causes possibles d'une injustice posthume. Il n'est certes
pas difficile de trouver de pareilles raisons au discrédit
dont a souffert Lipse. Tout d'abord, ses opinions et sa
conduite dans les affaires d'Église et d'État n'y furent pas
étrangères. Catholique d'éducation, il fut enlevé à cet
enseignement par ses parents qui craignaient de le voir
devenir la victime des théories et des desseins des Jésuites
et, pendant onze ou douze ans, il fut professeur à l'Uni-
versité calviniste de Leyde. Il dut, d'une façon quelconque,
y affirmer des principes protestants; cependant, c'est là
même qu'il écrivait son fameux ouvrage : Politicoriim
libri sex^ dans lequel il approuvait la persécution des
hérétiques par le feu et l'épée, sous prétexte que l'ordre
et la paix sont les objets essentiels de la société humaine.
Ses paroles : « Ure et seca «, tirent scandale dans toute
l'Europe protestante; il semble pourtant qUe ce soit de
son plein gré qu'il abandonna sa chaire en lôgi et se remit
entre les mains de la colonie jésuite de Louvain. A partir
de ce moment jusqu'à sa mort, en 1606, il servit fidèle-
ment avec sa plume la cause de la Contre-réforme.
L'avantage de ces changements au cours de sa vie fut
de lui permettre d'entretenir des relations littéraires avec
les membres des deux partis et avec tous les pays euro-
péens, du Danemark à l'Espagne, en même temps qu'il
étendait son influence plus loin qu'aucun autre homme
de son époque. Mais, d'un autre côté, les protestants, qui
admiraient et imitaient son style, ne pouvaient guère,
après qu'il les eut quittés pour les Jésuites, lui accorder
leurs louanges cordiales, tandis que, par cette espèce de
202 JUSTE LIPSE
fatalité qui poursuit souvent l'homme qui varie, ses amis
jésuites furent parfois tentés de déprécier son travail de
littérateur et de savant, parce qu'il était inspiré par des
tendances et une méthode qu'ils blâmaient. C'est ce que
montrent les écrits d'un certain nombre de Jésuites, maîtres
de rhétorique, ceux du Père Bouhours, entre autres, et du
Père Vavasseur; d'autre part, l'évêque Joseph Hall est un
excellent exemple de ces hommes qui furent ses disciples
littéraires bien que conduits, par leur attachement à leur
cause, à couvrir de ridicule et de mépris ses ouvrages reli-
gieux*.
En second lieu, son caractère, son tempérament, son
attitude morale et intellectuelle sont demeurés sans attrait
pour un certain nombre des rares lecteurs modernes qui
se sont intéressés à ses œuvres. Il n'y eut rien d'héroïque
chez Lipse. Il n'a jamais soutenu une opinion pour
laquelle il eût cru devoir mourir, ou même lutter très
sérieusement. Sa nature était de celles qui doutent plus
aisément qu'elles n'affirment et qui examinent de façon
aussi sceptique leurs propres opinions et celles des autres;
catholiques et protestants n'étaient sans doute pas telle-
ment différents à ses yeux en ce qui concerne la vérité de
leurs dogmes respectifs, et sa soumission à l'autorité des
jésuites, vers le milieu de sa vie, paraît avoir été quelque
1. L'évêque Hall, dans ses Épitres, raille les traités de Lipse Diva
Vi7-go Hallensis el Diva Sichemiensis (decad. I; ch. 5 et 6). Il cite un
passage où Lipse affirme qu'un jour de l'année i6o3 vingt mille per-
sonnes ont visité l'une des deux petites chapelles où la Vierge opé-
rait des guérisons miraculeuses. Voici le commentaire de Hall :
« Ah ! quel grand dommage que cet esprit distingué devienne à la
fin de sa vie sujet au radotage; les créations viriles de son esprit,
nous les avons aimées et, quand il y avait lieu, admirées; mais ces
vierges absurdes, issues de son cerveau malade, qui les peut sup-
porter.'' » Scaliger qui, à l'Université de Leyde, succéda à Lipse, se
trouva fort embarrassé par certaines louanges qu'il avait faites de
l'érudition de Lipse (voir une lettre adressée à Casaubon et citée
par Bernays, Scaliger, Berlin, i855, p. 171). Scaliger, cependant,
était aussi un adversaire littéraire ; il essaya de s'associer aux opi-
nions « romantiques », au sujet de la seconde période de la latinité
(voir Nisard, p. i28-i3o).
ET LE MOUVEMENT ANTICICÉRONIEN. 2o3
chose comme une façon d'échapper h l'impossible tache
de faire un choix intellectuel. Dans ses opinions littéraires,
il montre la même incertitude, la même hésitation; fon-
dateur d'une école de prose, il devint le premier partisan
de l'opposition et indiqua la route à suivre à maint cri-
tique hostile de la génération suivante.
Blâmer de tels hommes est chose facile; leurs craintes,
leurs scrupules et leurs gémissements semblent petits à
côté des nobles enthousiasmes des premiers humanistes
et il y a certainement quelque chose de faible et de bien
peu viril dans les efforts de Lipse pour échapper à la res-
ponsabilité des temps malheureux où il vivait, quelque
chose d'hypocondriaque, comme Nisard le fait remarquer
dans les lamentables tableaux qu'il fait des massacres, de
la dévastation et de l'anarchie dont il fut témoin en Alle-
magne et dans les Pays-Bas ^ Pourtant, il serait injuste
de juger Lipse sans se rappeler qu'en effet la vie pouvait
paraître aussi noire qu'il le dit pendant les dernières
années du xvi^ siècle, que la politique européenne, reli-
gieuse et séculière, avait changé depuis la Renaissance et
que les difficultés intellectuelles des esprits sérieux aug-
mentaient tous les jours. L'enthousiasme naïf de Pic de
la Mirandole, de Colet ou de Mélanchton est absolument
invraisemblable chez un homme de la génération de
Lipse : le comparer à eux, c'est ne voir que le plus mau-
vais côté de sa nature. La comparaison, du reste, est inu-
tile et fausse et sa vie morale prend, d'un autre côté, un
intérêt et un sens tout spécial si nous le voyons sous son
I. Surtout dans son traité De Constantia, libri duo, qui alloquium
praecipue continent in publiais malis... Ex officina Ch. Plantini,
1584. ^^^ intéressant opuscule fut traduit en anglais par Sir John
Stradling en ibgb; il montre l'influence de Montaigne qui s'en ser-
vit et, sans doute, réfuta les opinions qui s'y trouvent dans ses
Essais, particulièrement au livre III, Essais 9 et 10. Voir l'ouvrage
de M. Villey, Sources et évolution des Essais de Montaigne, p. 161
et suiv. Suivant M. Villey (II, 69) l'œuvre joua un rôle important
dans la renaissance de la philosophie stoïcienne à la fin du xvr s.
Naturellement, cette renaissance aida au changement qui se fît dans
la prose et que nous étudions ici.
204 JUSTE LIPSE
vrai jour, parmi les hommes les plus modernes de son
temps, le précurseur des générations qui viendront. Lipse
est un des premiers spécimens d'un type nouveau, auquel
appartiennent Montaigne, Balzac, Burton, Sir Thomas
Brownc et même Pascal : hommes désillusionnés et
mélancoliques, las du bruit de la vie, spectateurs con-
templatifs, moralistes stoïciens, égoïstes qui se plaisent à
étaler leur « moi « faible et sans héroïsme.
La troisième cause du déclin de la réputation de Lipse
comme savant se trouve dans la nature, vraie ou suppo-
sée, de ses études classiques. Mark Pattison a formulé
l'accusation, avec sa brusquerie habituelle, lorsqu'il a dit
que l'intérêt que Lipse prenait aux classiques était uni-
quement celui d'un rhéteur'. Naturellement, ayant sous
les yeux ses ouvrages politiques, ses lettres, ses biogra-
phies et ses traités philosophiques, Pattison devait forcer
là sa pensée; ce qu'il a voulu dire, c'est que Lipse a peu
ajouté à ce que nous savions de la vie extérieure de Rome,
de ses institutions judiciaires et militaires, de sa topogra-
phie, en un mot à cet ensemble de faits chers à l'archéo-
logue, et il implique par ses paroles qu'en comparaison
de Scaliger et de Casaubon, par exemple, Lipse s'intéres-
sait peu aux réalités de la vie romaine.
Voilà sans doute un jugement extraordinaire. Le carac-
tère général des recherches savantes du xvii^ siècle, com-
parées aux efforts des premiers humanistes, c'est d'avoir
rapproché les Grecs et les Romains de la vie contempo-
raine, grâce en partie à une connaissance plus intime de
leur existence journalière et grâce aussi à un sentiment
nouveau de la continuité de la culture intellectuelle depuis
les anciens jusqu'aux temps modernes, en passant par la
littérature des Pères de l'Église et par l'Église du moyen
âge. Au lieu de les contempler avec respect et vénération,
figures grandies et indistinctes dans une mystérieuse splen-
deur, séparées de nous par une brèche dans l'histoire, on
I. Encyclopédie britannique, art. Lipse.
ET LE MOUVEMENT ANTICICÉRONIEN. 2o5
commença à les voir avec leurs proportions réelles et à
mesurer leurs actions à l'échelle de la vie moderne. L'ef-
fort des savants fut de moderniser les anciens, tandis que
leurs prédécesseurs s'étaient attachés à se romaniser ou à
s'helléniser eux-mêmes. Appliquées aux grands contem-
porains de Lipse, ces remarques ne pourraient soulever
aucune controverse; Pattison en reconnaît la justesse à
propos d'Isaac Casaubon ; s'il n'a pas su voir qu'elles con-
venaient parfaitement à Lipse, c'est en raison de cette forte
tendance pragmatique qui a caractérisé l'érudition anglaise
jusqu'à une époque très récente. Il ne pouvait pas s'inté-
resser beaucoup à Lipse, parce que Lipse s'intéressait
moins à la vie extérieure de l'antiquité qu'à sa vie inté-
rieure et morale. Car Lipse était avant tout un moraliste
et un philosophe. A l'époque malheureuse que fut la
sienne, il trouva sa consolation, non point dans l'ensei-
gnement religieux de ses maîtres les Jésuites, mais dans
la doctrine stoïcienne de la résignation calme et du déta-
chement intérieur. Le traducteur anglais de son traité
sur la Constance s'en rendit si bien compte qu'il crut néces-
saire, dans sa préface, de demander pardon au lecteur de
l'absence de toute note chrétienne dans les maximes et il
se peut que ce besoin de justifier son auteur reflète le sen-
timent d'alarme excité dans les cercles orthodoxes par un
autre ouvrage de Lipse, son Thraseas, qui ne fut pas
publié et dans lequel il soutenait, entre autres doctrines
stoïciennes, le droit au suicide*. Bien qu'il semble que ce
livre n'ait jamais été imprimé, le scandale poursuivit l'au-
teur toute sa vie. Son traité sur le stoïcisme, Manuductio
ad Philosophiam Stoicam, et son édition des œuvres de
Séncque confirmèrent la réputation que ses premiers
ouvrages lui avaient value, et le Jésuite, — qui fut son
apologiste, — dut examiner, entre autres questions dou-
I. Voir ses Epitres, II, 22, 28 (epître à Plantin, son imprimeur).
L'édition des œuvres de Lipse dont nous nous servons ici est Opéra
omnia, Vesaliae, 1875, 4 vol.
206 JUSTE LIPSE
teuses, An Lipsius Stoicae Sectae*. La réponse évasive du
Père Scribanius équivaut presque à celle que Lipse lui-
même fait dans une des lettres que nous venons de citer :
il avait choisi le refuge, de tous temps vénéré, des infor-
tunés qui, depuis Abélard jusqu'à Montaigne, s'étaient
trouvés, dans le domaine intellectuel, « naître sous une loi,
attachés à une autre ». C'est-à-dire qu'en tant que chré-
tien, il faisait sa soumission à l'Église, mais qu'en tant
que philosophe, il suivait les anciens.
La vérité, c'est que Lipse étudia l'antiquité dans l'inten-
tion d'y trouver une consolation et une règle de vie. Tacite
et Sénèquelui fournirent des modèles de style, mais il fut
attiré vers eux, dans le principe, parce que l'un d'eux
était « pater prudentiae » et l'autre « fons sapientiae »2. Il
diffère de Scaliger et de Casaubon, non pas parce que son
sens des réalités de la vie antique était moins vif que le
leur, mais parce que son sens des besoins moraux et intel-
lectuels de son époque l'était beaucoup plus. Nous voyons
en lui l'un des chefs intellectuels de cette génération qui
subit la première la réaction contre les espérances et les
enthousiasmes de la Renaissance. La philosophie stoï-
cienne, avec sa théorie de la supériorité de l'esprit sur les
circonstances, qui, de divers côtés, éveilla tant d'échos
entre 1675 et 1675, qui inspira les plus beaux passages de
Chapman, de Greville et de Donne, par exemple, qui reten-
tit de façon différente dans la sombre école espagnole de
Quevedo et de Balthazar Gracian et dans les maximes de
Montaigne, fut exposée par Lipse dans ses traités et dans
ses lettres avant qu'aucun de ses contemporains ou succes-
seurs aient formulé leurs opinions.
1. Justi Lipsii Defensio Posthuma, dans les Opéra omnia, t. I, p. 85
et suiv.
2. Voir Ep. ad Italos et Hispattos, ép. 89.
ET LE MOUVEMENT ANTICICERONIEN. 2O7
II.
Sa Rhétorique.
Ce qui nous intéresse surtout ici, c'est le rôle que Lipse
joua en guidant la prose dans la direction qu'elle prit au
xvii= siècle. Il était né bon écrivain, et ses lettres, ses trai-
tés auraient pris place dans la littérature auprès des Essais
de Montaigne, bien qu'à un rang inférieur, s'ils avaient
été écrits dans une langue vivante ; mais c'était aussi un
maître de rhétorique, dont l'idéal et les méthodes étaient
bien définis. Un certain nombre d'autres écrivains de son
temps, en particulier Bacon et Montaigne, eurent les
mêmes opinions et le même goût littéraire que lui, et, à
vrai dire, il ne fait que représenter une tendance générale
de la prose en Europe; seulement, il semble bien qu'il
soit le seul homme de sa génération qui ait formulé la
rhétorique de ce nouveau mouvement, qui l'ait enseignée
et défendue ouvertement. Voilà comment s'explique le
retentissement considérable qu'eut son style à son époque
et pendant les cinquante années qui suivirent sa mort; et
c'est pour cette raison aussi qu'il mérite, dans la critique
moderne, une place plus importante que celle qui lui est
généralement faite.
Lorsque commença la vie publique de Lipse, le cicé-
ronianisme était encore florissant. Avant le milieu du
xvF siècle, il avait été attaqué par deux des plus grands
chefs intellectuels de la Renaissance : en i538 par Érasme,
dans son fameux dialogue Ciceronianus, et un peu plus
tard par Ramus, l'ennemi d'Aristote, dans un traité nommé
Oratio de studiis philosophiae et eloquentiae conjiingendis
(1546). Cette critique, pleine de bon sens, dirigée contre
le mouvement cicéronien par les apôtres de la liberté et
de la lumière paraît concluante à l'esprit moderne et la
force de leur ironie irrésistible. La victoire de la raison ne
fut cependant qu'apparente et sans résultat, et dans le troi-
208 JUSTE LIPSE
sième quart du siècle, Ascham, Cheke et Car en Angle-
terre, Mélanchton, Sturm et Camerarius en Allemagne et
les disciples de Bembo à Rome marchaient encore dans les
sentiers battus de l'humanisme orthodoxe.
Cette résistance remarquable d'un dogme étroit ' , et sur-
tout son grand succès auprès des humanistes des églises
de la Réforme s'explique par un défaut dans le programme
de ses adversaires, ou, pour mieux dire, par leur défaut
complet de programme. Ils attaquaient le régime de l'ab-
solutisme sans offrir une constitution qui le remplaçât. La
seule méthode qu'ils surent proposer pour substituer à
l'imitation exclusive de Cicéron fut le choix, pour chaque
écrivain, d'un modèle parmi les maîtres de l'antiquité, ou
bien un éclectisme vague, qui réunirait les qualités de dif-
férents auteurs. Mais le xvi<= siècle savait qu'il n'était pas
capable d'une liberté sans frein. Il savait, ou tout au moins
pressentait vaguement, qu'il était exposé au danger de
retomber dans l'abîme de barbarie auquel sa culture avait
récemment, et péniblement, échappé. La ligne de démar-
cation entre le bon et le mauvais latin, entre le style véri-
tablement classique et les formes corrompues du latin du
moyen âge n'était pas encore nettement établie dans l'es-
prit des hommes, et le charme de la rhétorique des
sophistes grecs, de la recherche d'Apulée, du latin provin-
I. Il faut se rappeler que, dans la controverse de la Renaissance,
on entendait par cicéronianisme non seulement l'admiration et l'imi-
tation de Cicéron, mais l'imitation exclusive de cet auteur, et, par
anticicéronianisme, toute opposition à cette théorie. Tous les anti-
cicéroniens, Lipse, Montaigne et Bacon, proclamaient, et très sin-
cèrement, que Cicéron était le plus grand maître de la rhétorique
latine, quoique tous ils aient préféré d'autres modèles.
Sur le cicéronianisme, voir J.-E. Sandep, Harvard Lectures on the
Revival of Learning, Cambridge (Angleterre), igoS; Izora Scott, Con-
troversies over the imitation of Cicero, New-York, 1910 (édition
revue); E. Norden, Die Antike Kunstprosa, Leipzig, 1898, vol. II,
p. 773-782. Aucun de ces livres ne s'étend sur le dernier mouve-
ment anticicéronien que nous étudions ici et qui fut couronné de
succès. On trouvera quelques remarques intéressantes sur le cicé-
ronianisme dans le Vittorino da Feltre and other humanist ediica-
tor de W. H. Woodward, Cambridge, 1907, p. io-i3.
ET LE MOUVEMENT ANTICICERONIEN. 2O9
cial des Pères de l'Église attirait encore par trop des esprits
restés médiévaux au fond.
Les dangers qui assaillaient tous ceux qui s'écartaient
du chemin étroit de la langue purement classique sont
rendus évidents par la prose des différents pays au
xvi* siècle. Les écrivains qui visent à l'élégance de la forme
tombent généralement dans l'imitation des procédés trop
faciles de la rhétorique des Pères de l'Église, tandis que
ceux qui préfèrent se montrer simples et directs sont ordi-
nairement grossiers et vulgaires, ou simplement insipides
et impossibles à lire. Ce fut donc un excellent instinct qui
poussa les humanistes à faire du dogme cicéronien comme
une haie autour de leur Jardin et à le cultiver conformé-
ment aux règles qu'il prescrivait.
Pendant le dernier quart du siècle même, alors que de
nouvelles attaques contre le cicéronianisme commençaient
de plusieurs côtés, la plupart des chefs échouèrent parce
qu'ils ne purent pas, ou n'osèrent pas opposer au cicéro-
nianisme de programme d'imitation bien détini. Muret',
l'ami de Lipse, tombé en disgrâce dans son pays à cause
de l'aide qu'il apporta à la Ligue, conduisait à Rome, sous
la protection de la curie, une campagne contre la supers-
tition de la rhétorique, laquelle, à ce moment, restait sur-
tout liée à la Réforme. Dans ses Variœ Lectiones de i58o,
il étale, d'un air de défi, une longue liste d'auteurs latins
pour qu'on les imite, sans distinction de mérite; il est vrai
que sa liste montre une préférence précisément pour les
auteurs de l'âge d'argent que Lipse commençait à défendre,
et, dans une lettre écrite à peu près à la même époque,
nous le voyons se plaindre amèrement des obstacles que
les Jésuites dressent sur sa route quand il veut enseigner
Tacite à ses élèves. Mais, parmi les nombreux modèles
qu'il propose. Tacite et Sénèque côtoient des écrivains
d'un tout autre caractère; comment l'élève doit-il faire son
I. Voir sur Muret, Ch. Dejob, Vie de Muret, et Nisard (ouvr. ci-des-
sus) pour ses relations avec Lipse.
210 JUSTE LIPSE
choix? Comment son goût sera-t-il formé et guidé, pour
lui permettre d'établir la distinction qui convient?
La réponse d'un moderne à cette question serait natu-
rellement que nul guide, nul modèle de ce genre n'est
nécessaire au succès de l'élève dans la rhétorique, car son
style doit être personnel, et un instinct infaillible lui indi-
quera le prototype dont il a besoin, s'il ne lui tient lieu
de tout modèle. L'un des résultats de la révolte contre le
cicéronianisme, que nous étudions ici, fut en effet de pré-
parer la voie à la théorie moderne de l'individualisme;
mais ce n'était pas, à l'époque, une théorie sage ni sûre.
Les générations qui virent la fin du xvi= et le commence-
ment du xvii^ siècle ne pouvaient ni se passer d'une doc-
trine d'imitation, ni se fier à leur propre instinct de la
forme : leur sens de la forme n'était pas encore un ins-
tinct; ils percevaient la forme de certains modèles clas-
siques et s'appuyaient sur une autorité reconnue, pas
encore sur des lois naturelles. Le danger de rejeter toute
espèce de dogme apparaît clairement lorsque, continuant
à lire la liste de Muret, nous y trouvons le nom d'Apulée,
Ce qui distingue Lipse, c'est qu'il indique au mouve-
ment la route à suivre pour se libérer du cicéronianisme.
Il découvrit une méthode qui semblait concilier les deux
forces opposées de son temps : le besoin d'autorités et de
conventions d'une part, le désir de la nouveauté de l'autre.
Il ne se rendit cependant pas maître de sa méthode dès le
début; le style particulier qui le caractérisa plus tard n'était
pas encore formé lorsqu'il se présenta au public, en i56y,
avec un ouvrage de critique de textes intitulé Variœ Lec-
tiones. L'ouvrage était précédé d'une longue dédicace, sous
forme de lettre adressée à son protecteur le cardinal Gran-
velle et écrite en périodes cicéroniennes claires et lim-
pides. Nisard, — excellent cicéronien lui-même, — loue
fort cette préface et prétend que Lipse n'écrivit jamais aussi
bien; pour nous, l'intérêt de cette lettre est simplement de
nous montrer Saûl chez les prophètes, Lipse commençant
sa carrière comme disciple de Mélanchton, de Sturm, et de
ET LE MOUVEMENT ANTICICERONIEN. 211
Bembo. Il n'avait toutefois que vingt ans quand l'ouvrage
parut ; après un intervalle de sept ans, il publia un volume
du même genre, Quœstiones Epistolicœ, où le changement
survenu dans son goût est déjà visible. Plaute est désor-
mais son auteur de prédilection. Il est clair que dans les
vieux mots, dans le réalisme piquant de l'auteur comique,
il a trouvé le moyen d'échapper à l'ennui créé par un
purisme suranné; il avoue, en effet, que ce vieux style a
plus de saveur pour lui que celui de Cicéron et ajoute,
en parlant de son propre style, que le plan de son ouvrage
ne lui permet pas d'employer la diction souple, agréable et
nombreuse consacrée par l'usage, mais lui impose, au
contraire, un mode d'expression plus précis et plus mor-
dant. Ceci est dit avec un semblant d'humilité, et il
cherche à se réfugier sous le couvert orthodoxe des lettres
de Cicéron; mais il est évident qu'il est déjà arrivé à un
tournant décisif.
Ces paroles du reste ne sont pas tout à fait sincères; la
conversion à laquelle elles font allusion n'a sans doute
point été amenée par l'étude de Plaute et des lettres de
Cicéron, mais en partie par ses entretiens avec Muret à
Rome en iS6j et en partie par les recherches, déjà très
avancées, qu'il faisait pour sa fameuse édition de Tacite.
Cette œuvre parut, sous sa première forme, en iSyS, alors
que Lipse avait vingt-huit ans. A cette époque, il avait
découvert ce qui sera le but des travaux de toute sa vie,
et, désormais, tous ses efforts d'éditeur et de critique s'ap-
pliqueront à reconstituer les textes, à défendre le style et
I. Une lettre écrite à un ami à propos de cet ouvrage montre
qu'en réalité il était beaucoup plus avancé dans sa théorie du style
qu'il ne veut bien l'admettre publiquement. Voici ce qu'il dit : « De
quibus [son nouvel ouvrage] quid judicaturi sitis timeo. Alia enim
quacdam a prioribus mais haec scriptio, cui nitor ille abest, et luxu-
ria et Tulliani concinni : pressa ubique, nec scio an quaesita nimis
brevitas. Quae me tamen nunc capit. Timanthem pictorem célé-
brant, quod inejus operibus plus semper aliquid intelligeretur quam
pingeretur, velim in mea scriptione ». C'est une description de
Sénèque et de ses imitateurs.
212 JUSTE LIPSE
à expliquer la philosophie des auteurs romains du premier
siècle de l'Empire. Dix ans plus tard, son nouveau style
est déjà fameux, il doit lutter contre ses adversaires et ses
imitateurs et a déjà commencé le grand ouvrage qui fait
pendant à son Tacite, l'édition des œuvres de Sénèque,
qui acheva, en i6o5, le monument qu'il avait consacré à
la mémoire de l'âge d'argent.
Le dessein de Lipse est très nettement indiqué dans un
éloge extraordinaire publié l'année qui suivit sa mort par
Gaugericus Rivius, un juge de Malines, qui se dit le dis-
ciple du maître. La valeur de cet ouvrage ne consiste pas
seulement dans son sujet, mais aussi dans le fait que son
style est plein de toutes les erreurs de goût signalées par
Lipse chez ses imitateurs. Dans le passage le plus impor-
tant, Rivius s'exprime ainsi :
Voilà la scène sur laquelle Lipse joua le rôle principal, non
point paresseusement et en vain, mais bien réellement; et
(quoique cette erreur ou cette maladie se soit grandement
répandue de nos jours) jamais on ne le vit s'appliquera recher-
cher avec un zèle inquiet, où pouvait bien avoir été la cuisine
d'Apicius, l'Apollon de Lucullus, ou le lupanar de Messaline;
com.bien on pouvait mettre de guirlandes à la statue de Mar-
syas, si le menton de Poppée était beau et bien fait, de quel
pays, Thessalie ou Numidie, venait le cheval de Curtius, si le
vin de Palerme était plus délicat que celui de Chios, ou mille
autres bagatelles, mille autres niaiseries de ce genre. Mais,
déclarant qu'il vivait pour l'État ^, et que l'État n'était pas à
lui seul, il décida dès l'abord de sauver la vie de ses semblables
par son travail, de redonner par ses soins la santé aux malades,
de rendre leurs possessions premières à ceux qu'on avait injus-
tement dépouillés et de les libérer de leurs fers. C'est pour-
quoi il visita toutes les prisons et remarqua Sénèque 2, le poète
tragique, Velleius Paterculus, le fameux Pline, ce panégyriste
jadis célèbre de l'empereur Trajan, et beaucoup d'autres encore
qui portaient les chaînes et le costume des prisonniers et se
1. Il entend probablement Respublica litterarum.
2. Il plaisante sur la condition tragique de la réputation de
Sénèque.
ET LE MOUVEMENT ANTICICÉRONIEN. 2l3
tenaient là, dans la boue et la saleté, marqués au fer rouge,
rasés, à demi morts. Dans la même foule, il aperçut encore
Valère Maxime, si peu semblable à lui-même, si peu semblable à
son nom'... Et deux prisonniers surtout se distinguaient, qu'on
avait injustement punis... Lucius Annaeus Seneca et Gains Cor-
nélius Tacitus, hommes qui avaient occupé le rang de consuls,
sortis on ne sait de quel barathre, de quel antre de Polyphème,
ou plutôt de quelle caverne, peuplée de tigres et de panthères...
A Lipse, qui eut pitié d'eux et demanda pourquoi des hommes
qui avaient, comme citoyens, travaillé pour le bien public
étaient prisonniers, pourquoi on mettait dans les fers et pour-
quoi on enchaînait ceux qui s'étaient attaché toute Vhumanitc
par leurs services et auraient dû être entre les mains et sur le
cœur des princes; pourquoi on souillait ceux qui avaient fait
briller au delà des limites du monde, au delà de la nature, la
lumière éclatante de la prudence et de la sagesse; à Lipse, ils
n'expliquèrent qu'une chose : c'est qu'au point de vue de ceux
qui sont à la fois ignorants et influents, rien ne distingue un
grand d'un médiocre talent, car ces puissants de la terre ne
peuvent souffrir qu'on s'élève à leur niveau, et chez les cou-
pables, l'innocence elle-même devient une espèce de crime et
est considérée comme telle. Eux-mêmes cependant [Tacite et
Sénèque] étaient laborieux, graves, sobres dans leurs discours,
ennemis de la pompe et de la perfidie des cours et amis de la
vérité. En conséquence, ils n'étaient ni dupes, ni trompeurs 2.
Le style de ces grands hommes lui plut, bien que, sous ce rap-
port, on les ait dit particulièrement désagréables. Et voilà que, par
un coup de sa baguette magique, il les affranchit et leur rendit
tous leurs droits de citoyens, de citoyens, ai-je dit? Il fit encore
davantage : quand tous les membres qui leur restaient furent
guéris, ils reçurent la pourpre et tous les ornements attachés
au rang, comme en vertu du « postliminium » ; puis, dans cet
état, ils s'en retournèrent au Sénat. Sénèque et Tacite, ayant
ainsi été secourus, afin de rendre le bien pour le bien, comme
il sied à des hommes libres et bons, secoururent leur protec-
1. Lipse publia des annotations sur Valère Maxime en i585etdes
remarques sur Veileius Paterculus en i5gi.
2. J'ai indiqué en italique dans ce paragraphe deux pointes ou
acumina, caractéristiques de l'école anticicéronienne. La concision
et la subtilité de Lipse devint, chez son imitateur, de l'obscurité et
de l'extravagance; l'anticiccronianisme tourne au coiicettismo.
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. U. l5
214 JUSTE LIPSE
teur Lipse pendant toute sa vie, l'aidant de leur présence et
de leurs conseils <.
Ce passage ajoute quelque chose à ce que nous savions
de la carrière de Lipse et nous éclaire d'une façon inté-
ressante sur les œuvres secondaires qui occupèrent les
intervalles entre ses grands travaux. Dans la liste donnée
par Rivius, un lecteur familier avec la littérature anglaise
et continentale du xvii^ siècle reconnaîtra les noms d'au-
teurs fort populaires à cette époque, et très souvent cités,
qui étaient méprisés ou inconnus au xvi^ siècle et sont
plus ou moins retombés dans l'oubli depuis. Il comprend
mieux alors pourquoi Jonson et Balthasar Gracian citent
fréquemment Velleius Paterculus, pourquoi Montaigne
et Burton connaissent si bien Valère Maxime et pourquoi
on a tant étudié et imité en Espagne, en France et en
Angleterre le panégyrique de Trajan par Pline le jeune 2.
Et l'on peut dire aussi que Lipse, comme lui et ses con-
temporains le publient, aida par son influence à créer
cette admiration pour Salluste, qui fut l'un des traits du
goût au commencement du xvii« siècle. Bref, Lipse choi-
1. Dans la traduction, l'extravagance du style est atténuée pour
qu'on puisse comprendre. L'ouvrage s'intitule J. Lipsii Principatus
Litterarius, et parut avec un volume d'œuvres diverses de Lipse et
d'éloges sur lui, publié l'année qui suivit sa mort par son éditeur
Moretus. Il contient un très beau portrait orné de figures symbo-
liques.
2. Comparer le Panégyrique du roi Charles de Wotton, qui dit y
imiter Pline, et l'analyse et éloge du Panégyrique de Trajan par
Dom Jean Goulu (l'adversaire de Balzac) dans la seconde partie de
ses Lettres de Phyllarque à Ariste (1628); aussi les Commentaribus
de Lipse, Opéra omnia, vol. IV, p. 34g et suiv. Le goût que l'on mon-
tra pout cet ouvrage et l'admiration de Tacite résultent en grande
partie de ce qu'on étudiait l'art d'être courtisan avec grande appli-
cation dans tous les pays européens à la fin du xvi° siècle. Le mou-
vement anticicéronien, la réaction catholique et la monarchie nou-
velle sont reliés les uns aux autres d'une façon intéressante. Dans
sa préface au lecteur, Lipse s'excuse du peu d'importance attribuée
à la langue dans son livre et suppose que quelqu'un vient lui rap-
peler que Pline était un maître de politique et « conveniebat Aulae,
cui scribis ».
ET LE MOUVEMENT ANTICICKRONIEN. 21 5
sit le rôle de défenseur de la latinité de l'âge d'argent, d'in-
terprète auprès de son époque des phases du mouvement
anticicéronien qui commença pendant la vie même de
Cicéron et triompha pendant le siècle qui suivit sa mort.
C'est vers ce mouvement qu'il dirige l'attention de ses
contemporains, leur donnant par là un moyen sûr d'échap-
per à leur propre cicéronianisme. Comment devons-nous
alors comprendre le terme « âge d'argent de la latinité »
ainsi employé et quels sont les caractères du style de ses
auteurs qui le différencie du style de Cicéron et lui per-
mit de servir de type à une école de prose moderne?
En ce qui concerne les détails de construction et d'or-
nement, nous répondrons en analysant soigneusement le
style de Lipse et ses préceptes; mais, en ce qui concerne
l'inspiration du premier mouvement anticicéronien et ses
tendances, c'est dans les lettres qu'il écrivit à ses amis et
où il exposait ses théories qu'il faut chercher ses opinions.
Par exemple, il écrivit en i586 : « Je désire publier quelque
chose qui fasse savoir tout ce que je pense au sujet de
l'imitation. Car il est trop tard pour que moi je change :
cet arbre, qu'il ait poussé droit ou de travers, s'est endurci
dans sa forme. J'ai aimé Cicéron autrefois, je l'ai même
imité, mais je suis devenu homme, et mon goût s'est
modifié. Les fêtes asiatiques ont cessé de me plaire, je
préfère les banquets attiques'. »
Le terme « attique » appliqué au mouvement anticicé-
ronien de Sénèqne et de Tacite ou au mouvement cor-
respondant des xvi<= et xvn^ siècles semble un peu obscur
et nécessite quelque explication. Le style artificiel, pour
ne pas dire affecté, qui prévalut à ces deux époques, semble
à l'esprit moderne plus éloigné de la concision de Démos-
thène que de l'élégance de Cicéron lui-même. Cependant,
le terme fut constamment employé pendant les deux
périodes, et la critique de nos jours ne l'a point rejeté. En
fait, il explique la nature du mouvement qui se fit dans la
I. Epitres diverses, II, lo.
2l6 JUSTE LIPSE
prose entre iSyS et lôyS dans la mesure où il exprime un
mépris de l'ornement inutile et du formalisme creux et la
recherche de l'expression précise et brève.
Dans d'autres lettres, Lipse indique ses goùis d'une
façon plus nette. Ses adversaires avaient signalé aux
maîtres la détestable influence de son style sur la jeunesse :
Si c'est là leur crainte, écrit-il, il [mon style] doit avoir un
charme et une séduction étranges. En vérité, le sentiment qu'ils
expriment là leur prouve bien (j'en appelle à lui comme témoin)
qu'il y a quelque chose de rapide et de vivant dans mon style,
bien qu'il soit érudit, qu'ils raillent du bout des lèvres plutôt
que du fond du cœur. Nous les connaissons, ces êtres mépri-
sables qui se raccrochent à leur précepte étroit : « Hoc exor-
dium, haec narratio est : hic allegoria, hic metaphora », et
jurent qu'ils sont les interprètes éminents de Cicéron, oui, et
cicéroniens eux-mêmes. En vertu de quoi? Parce que leurs
écrits manquent de vie et d'énergie [« elumbis et exsangues »],
qu'ils sont apathiques par l'expression, le sentiment et le
rythme, si froids en un mot qu'ils glaceraient jusqu'à leurs
neiges allemandes. Et ce qu'il y a de plus amusant, c'est que
ce n'est pas Cicéron qu'ils voudraient nous voir soutenir, mais
leur Mélanchton, un homme que je m'en voudrais de mépriser,
si ce n'est à cause de sa religion, mais qui, parmi les maîtres
de l'éloquence, ou même parmi les meilleurs de ses défenseurs,
n'a droit à aucune placée
Ailleurs, c'est un critique français, Henri Estienne pro-
bablement, qui attire les foudres de Lipse :
Dans quel siècle vivons-nous,. pour qu'un fatras nonchalant
et languissant y soit apprécié! Et c'est en cela qu'ils se croient
cicéroniens? Puisse en vérité mon style avoir quelque chose
de piquant et d'érudit qui sorte de l'ordinaire; qu'il montre
quelque sentiment, et pas seulement l'éclat, mais encore la
chaleur du génie-.
Ces remarques caractérisent parfaitement la nature de
1. Ep. ad Belgas, III, 28.
2. Ep. ad Gcrmanos, ép. i5.
ET LE MOUVEMENT ANTICICERONIEN. 21 7
la réaction anticicéronienne de la Hn du xvi^ siècle. La
force d'expression, plutôt qu'une beauté sensuelle et exté-
rieure, l'attention portée sur tous les détails, plutôt qu'une
diffusion, et une dispersion de l'intérêt pour un effet d'en-
semble,— une concision mordante, plutôt qu'une recherche
cérémonieuse, — la pensée sérieuse de l'individu rendue avec
toute la chaleur de sa conception première dans l'esprit, de
préférence aux idées plus vastes, plus nobles et plus géné-
rales qui appartiennent à toute une portion de l'humanité :
voilà ce qu'a cherché le mouvement anticicéronien, et les
paroles de Lipse que nous avons rapportées prouvent que
ce fut aussi son idéal. Si, en insistant comme elles le font
sur les mots « érudit « et « concis », elles montrent bien
quelles tendances dangereuses le mouvement contenait à
l'état latent, elles n'en sont que plus intéressantes. En un
mot, le mouvement anticicéronien fut une protestation
contre une manière conventionnelle et vide dans la rhéto-
rique. Il paraît quelquefois même être une protestation
contre toute espèce de style conventionnel; si nous lisons
ses manifestes en pensant à l'histoire des siècles qui vien-
dront, il nous semble parfois entendre les premiers mots
de la théorie du style individuel, qui a laissé si peu de
place à l'étude de la rhétorique dans les programmes
modernes. Mais, si le mouvement anticicéronien eut bien
pour effet de préparer le monde à cette théorie, ce serait
une grave erreur de voir là le but de ce mouvement. Mon-
taigne, il est vrai, la prévoyait, mais les intuitions des
hommes de génie sont rarement comprises de leur géné-
ration, et les chefs de la révolte contre Cicéron ne purent
ni ne voulurent en général tirer les conclusions logiques
de leur enseignement. Ils changent de modèle, mais non
point de méthode. Ils visaient à la personnalité, à l'origi-
nalité d'expression, mais, à leur sens, ce but n'est nulle-
ment incompatible avec la ferme croyance à la doctrine
de l'imitation. Lipse, et il est peut-être le seul, a nettement
formulé cette opinion, et, après avoir longuement réfléchi,
il fit connaître sa méthode d'application dans son traité
intitulé Instiîutio Epistolica.
2l8 JUSTE LIPSE
Cette œuvre commence par établir que l'imitation,
« cette harmonieuse conformité de notre discours avec
celui des anciens », harmonie manifestée par le style, est
le seul moyen d'atteindre à la perfection en rhétorique;
et l'auteur expose alors un plan d'imitation qui rempla-
cerait la méthode exclusive de l'étroite école cicéronienne.
Il faut citer le passage presque en entier. Se demandant
quels auteurs doivent être imités et dans quelles circons-
tances, Lipse dit :
En premier lieu, il serait à désirer qu'il nous restât une suf-
fisante abondance de textes [anciens] pour que le procès puisse
être jugé en toute équité. Nous avons peu d'auteurs anciens,
qui osera nier qu'il soit bon de les lire tous? Quelques Italiens
l'ont fait récemment et restreint la liberté de l'éloquence en
lui assignant comme limites le texte de Cicéron. Hommes dif-
ficiles et stupides, qui ne vont pas seulement à l'encontre des
opinions des anciens maîtres, mais à l'encontre de l'expérience
et de la raison. Croyez fermement avec moi qu'il vous faut
tout lire et tout imiter, pas en même temps cependant, ni à la
même période de votre vie. Une distinction s'impose entre les
âges, qu'il est peut-être bon que je définisse.
Il y a une première imitation, celle de la jeunesse; une imi-
tation pour la jeunesse plus avancée [crescens] et une autre
pour les adultes. Pendant la première période, l'hérésie ita-
lienne me satisfera; durant ce laps de temps, on devra non seu-
lement beaucoup lire Cicéron, mais Cicéron uniquement. Pour-
quoi? Eh bien! afin que la langue dans son ensemble puisse se
mouler sur un modèle défini et sur un style oratoire uniforme.
Je ne sais si mon opinion resterait la même au cas où les œuvres
de Calvus, de Cœlius, de Brutus, de César et d'autres encore
parmi les orateurs classiques existeraient encore. Mais, dans
les conditions actuelles, qui nous a enseigné nos périodes, nos
contructions et nos rythmes et l'art d'enchaîner le discours, si
ce n'est Cicéron? C'est à son école donc, à mon avis, que la jeu-
nesse doit faire ses débuts. Comme un peintre qui, ayant entre-
pris un portrait, trace d'abord les contours avant de rechercher
les couleurs convenant à chaque partie, mon imitateur, après
avoir trouvé les grandes lignes de son style , ira chercher, de divers
côtés, les couleurs. S'il ne fait pas ainsi (crois-moi maintenant,
jeune homme, ou tu seras bien obligé de me croire plus tard).
ET LE MOUVEMENT ANTICICÉRONIEN. 219
il arrivera à un style mal composé, qui aura pris différentes
formes dans différents auteurs et ne sera jamais stable, je vois
le fait se produire tous les jours, et je n'ignore point les causes
de cette erreur ^. Que Cicéron donc occupe le premier la pre-
mière place, et qu'il l'occupe seul.
Dans l'imitation de l'adolescence, j'introduirai cependant
d'autres modèles, mais successivement, afin que vous n'avan-
ciez pas par bonds, mais par degrés, pour ainsi dire. Aussi, si
vous m'en croyez, vous vous tournerez d'abord vers ceux qui
s'écartent le moins de Cicéron, et qui, par la richesse, l'harmo-
nie et l'abondance de leur diction rappellent le plus cet heu-
.reux et facile génie. Tel est surtout Fabius, ou encore Quinte-
Curce, Velleius Paterculus, César; ils auraient tous ressemblé
davantage à Cicéron, si un autre ordre de sujets ne les avaient
retenus et dirigés. Pendant cette période, lisez-les donc, mais
superficiellement, lisez Plante et Térence, au contraire, avec
grand soin. Chez qui trouvera-t-on mieux le terme propre?
Chez qui cette élégance attique de la phrase? C'est dans la
même catégorie que je rangerai aussi Pline, le concis, le fin,
le raffiné Pline, bien qu'il se montre par instant, et d'une façon
qui n'est point déplaisante, prolixe et pas assez viril. Et je
lui adjoindrai un moderne, plus grand cependant que les
modernes 2, le fameux Ange Politien, Toscan 3, qui, malgré
quelque recherche et quelque affectation, semble égaler les
anciens eux-mêmes dans l'art de l'épître.
1. II se peut que Lipse pense à Montaigne. Dans son style, comme
dans celui de Burton et (dans une certaine mesure) de Brownc, on
voit le résultat d'un individualisme voulu et le mépris des tournures
des locutions, des phrases et des périodes classiques convention-
nelles. Pour eux, l'antiquité ne sert plus à former leur art, mais à
l'enrichir de connaissances, à l'orner de nobles détails, à le broder
d'allusions. Ils sont libérés des lois de l'imitation servile et cela leur
donne un nouveau et précieux privilège. Ils considèrent les clas-
siques en romantiques pour ainsi dire; ils sentent leur charme,
leur éloignement comme aucun humaniste consciencieux n'aurait
voulu le faire.
2. Pointe typique qui illustre les argittiae que Lipse condamne
sans conviction chez Politien à la ligne suivante.
3. Ange Politien fut l'un des premiers anticicéroniens. « Condam-
nez-vous Tite-Live, Salluste, Quintilien, Sénèque et Pline parce que
ce sont des barbares.'' » demande-t-il à Scala dans une lettre en
1493.
220 JUSTE LIPSE
Que cette période préparatoire couvre deux années pendant
lesquelles les jeunes écrivains doivent être retenus dans leur
recherche du style par la toga pura de la jeunesse, et alors, je
leur donnerai pleine liberté d'errer çà et là parmi toutes les
sortes d'écrivains, qu'ils lisent, qu'ils voient, qu'ils cueillent
toutes les fleurs dans tous les jardins pour orner la couronne
de l'éloquence. Mais je leur recommande surtout Salluste,
Sénèque, Tacite et d'autres écrivains aussi concis, aussi péné-
trants, pour que leur abondance se trouve fauchée, comme par
un fer tranchant, et que leur discours devienne fort, précis et
véritablement viril.
J'en ai fini maintenant avec cette première partie; à moins
que je n'ajoute, avec un semblant de légèreté, qu'il sera bon
de lire et de relire Cicéron, tous les jours, dans la soirée sur-
tout, et, si l'on en a l'occasion, au moment même de s'endor-
mir. L'esprit, je ne sais trop pourquoi, saisit, retient et s'assi-
mile mieux à cette heure tranquille. Essayez, et d'un avis
insignifiant vous tirerez le plus grand profit'.
Bien que le but où tend ce plan d'études progressif soit
commun à tous les anticicéroniens, l'invention du plan
lui-même appartient à Lipse, et son extrême confiance
dans sa réussite vient probablement de ce que lui-même
l'a suivi. Comme l'élève auquel il pense, il a commencé
par être un cicéronien sincère, bien que sa période d'ap-
prentissage se soit étendue au delà de la limite qu'il pres-
crit à ses disciples ; puis, par des essais faits à l'avefiture,
il est petit à petit parvenu à se libérer des modèles affectés
I. Inst. Epist., ch. xii [Opéra omnia, vol. II : 1078-1080). Le der-
nier paragraphe semble être inspiré par un scrupule très particulier
à Lipse : la crainte de nuire à ujje vérité' en en défendant une autre.
Il pense peut-être à ses élèves imprudents qui se moquaient tout
haut de Cicéron; d'un autre côté, le passage peut être une imitation
de l'enthousiasme cicéronien, il rappelle le Ciceronianus d'Érasme.
L'Inst. Epist. est condensé dans deux chapitres des Discoveries de
Jonson; quand on lisait les lettres de Lipse dans quelques écoles
anglaises au xvn' siècle, on se servait quelquefois du traité comme
ouvrage de rhétorique. Voir Cambr. history of Engl. lit., ch. xni
(édition américaine, p. 3b'), par le professeur Tester Watson et, du
même, Eug. Grammar-schools to 1660, Cambridge, 1908.
ET LE MOUVEMENT ANTICICERONIEN, 221
de sa jeunesse, jusqu'à ce qu'enfin, dans le style « concis
et pénétrant » qu'aimaient Tacite et Sénèque, il eût trouvé
« son. but et son repos ». Il n'est pas étrange qu'il se soit
imaginé que d'autres après lui pourraient acquérir un
style aussi expressif, aussi vivant que le sien, en suivant
la même méthode, et réussir, comme lui, à garder tous les
charmes de la nouveauté, sans quitter pour cela la voie
sûre de l'imitation.
Nous n'avons point besoin de faire remarquer, cepen-
dant, que l'esprit moderne découvre dans ce plan une
fâcheuse complexité et prévoit les dangers qui résulte-
raient de son succès. Car il paraît impliquer l'union idéale
des deux grands principes de tout art littéraire, — la con-
vention et l'originalité, — et supposer que cette union, le
but et le désespoir de tous les artistes, puisse s'effectuer
au moyen de purs artifices. Or, nous pouvons comprendre
ce qu'il y a d'absolument conventionnel dans le système
cicéronien d'imitation et tolérer les restrictions qu'il
impose, parce que la théorie en est au moins simple et
normale; nous pouvons aisément excuser l'insuffisance
du style du xviii^ siècle, parce que nous comprenons, et,
jusqu'à un certain point nous approuvons, son conventio-
nalisme plus ou moins libéral ; quant à la doctrine moderne
du style individuel, de celui qui appartient en propre à un
homme, elle gagne immédiatement notre sympathie et nos
suffrages. Mais que dire d'un système qui prétend unir
les extrêmes de ces tendances dans une méthode pratique,
combiner l'imitation imposée à la chaleur et l'originalité
du génie. Car, le but de Lipse n'est pas moins ambitieux.
Il prescrit les modes de l'expression individuelle, une rou-
tine qui assure l'originalité, un système pour produire la
nouveauté. Son plan d'imitation prend pour base l'hypo-
thèse que l'ardeur et la vivacité du génie sont dans le
domaine de la rhétorique et peuvent s'enseigner avec le
même succès que les figures du style cicéronien.
Nous voyons clairement maintenant qu'un tel système,
dans sa donnée même, contient une contradiction, et nous
222 JUSTE LIPSE
pouvons, sans crainte de nous tromper, prédire (après la
lettre) ce qui résultera de son application rigoureuse; nous
obtiendrons ou bien cette sécheresse qui suit toujours l'ef-
fort fait pour trop resserrer l'expression, ou un succès
passager dans le genre emphatique et exagéré. Mais, la
génération de Lipse ne pouvait pas se voir avec des yeux
de modernes, elle se trouvait à mi-chemin entre le moyen
âge et le monde moderne, elle cherchait en aveugle son
chemin vers la liberté et l'originalité de la pensée. Elle
avait eu un aperçu des vastes champs qui s'ouvraient
devant la raison humaine émancipée; mais, d'un autre
côté, elle n'en était pas encore arrivée à une philosophie
d'indépendance sur laquelle elle eût pu fonder sa con-
fiance dans la validité de ses perceptions intellectuelles.
Elle aspirait vaguement (pour continuer ici l'image de
Lipse) à errer librement dans les champs ensoleillés de la
nature, mais elle ne savait pas encore que sa robe et sa
toque médiévales ne convenaient guère à de pareils exer-
cices juvéniles. En somme, l'époque du mouvement anti-
cicéronien fut celle qui précéda Descartes, l'époque de la
philosophie de Bacon, période qui semble, à de certains
moments, avoir comblé le gouffre qui nous sépare du
moyen âge et paraît à d'autres bien plus lointaine, bien
plus médiévale que l'âge si simple des premières années
de la Renaissance.
III.
L'application des théories de Lipse.
La théorie de Lipse, qui veut que tous les auteurs clas-
siques soient imités, créera, naturellement, une grande
variété de style chez les différents imitateurs. Même parmi
les écrivains des premiers temps de l'Empire qu'il recom-
mande à l'imitation des adultes, le choix çst vaste, et un
admirateur de Sénèque, par exemple, n'écrira pas comme
celui qui a pris Tacite pour modèle. Nous ne nous pro-
ET LE MOUVEMENT ANTICICÉRONIEN. 223
posons pas de discuter ici les différences entre ces deux
auteurs, qui furent les principaux modèles de l'école anti-
ciccronienne; mais la preuve de l'influence de l'un ou de
l'autre peut approximativement s'établir en comparant
leurs diverses tendances en ce qui concerne la qualité de
clarté.
Il est évident que la subtilité et l'extrême concision
dans toutes les formes littéraires risquent d'amener l'obs-
curité; Sénèque obvie à cet inconvénient par un effort
volontaire vers la clarté. Dans ses critiques, il insiste sans
cesse sur la nécessité de la clarté, et, quoiqu'il méprise
ces allongements, cette diffusion de la phrase par laquelle
l'orateur réussit à flatter l'intelligence de la foule, il a
grand soin de composer et de présenter son aphorisme
le plus succinct de telle façon qu'un auditeur attentif et
intelligent le comprenne au premier abord. Tacite, au
contraire, augmente plutôt l'obscurité d'un discours natu-
rellement compact et extrêmement expressif. Il aime à
enchevêtrer les paradoxes et étudie toutes les ressources
de l'ellipse ; le fait que l'obscurité de l'école de prose espa-
gnole dite « conceptiste » est généralement attribuée à la
mauvaise influence de ce « prince des ténèbres » ^ montre
quelle fut, au xvii<= siècle, sa réputation sous ce rapport.
Lipse n'ignorait pas les dangers qui résultent de la
recherche d'un style « concis et pénétrant », car, dans
VInstitutio Epistolica, s'il place au premier rang la qua-
lité de concision, il y ajoute quatre qualités qui en cor-
rigent le défaut, à savoir la netteté, la simplicité, la grâce
et la justesse d'expression^. L'influence de Sénèque appa-
raît là, comme aussi dans la formule fort commode qu'il
inventa pour le style, « Concision et clarté » ^.
1. C'est ainsi que Bouhours {La manière de bien penser dans les
ouvrages d'esprit, 1687) le dépeint en parlant de son imitateur Bal-
thazar Gracian.
2. « La seconde vertu est la justesse d'expression, mise à dessein
immédiatement après la concision, parce que la première se trouve
grandement menacée par cette dernière », ch. viii.
3. « Écrivez donc, si vous le pouvez, clairement et avec concision,
224 JUSTE LIPSE
Son style montre l'union de ces deux qualités; il est
expressif, nerveux, elliptique et précis, mais, comme
dans Sénèque, la phrase est nettement esquissée, les
ellipses se comprennent facilement, et les « pointes « sont
rendues claires par la forme sous laquelle elles se pré-
sentent; si,, par exemple, il y a antithèse dans la pensée,
celte antithèse se retrouve aussi dans l'expression. L'in-
fluence de Tacite se remarque dans certaines locutions,
mais, dans l'ensemble, son style imite clairement celui de
Sénèque.
Au point de vue technique, les caractères de ce style
sont plus exactement les suivants :
1° La concision. Par là nous entendons ses phrases
courtes, ses locutions brèves, où, constamment, il nous
faut compléter les ellipses, et l'habitude qu'il a d'éviter
volontairement, et avec quelque affectation, les détours
polis des préfaces, des apologues et des exordes cicéro-
niens ^ .
2" L'omission, chaque fois qu'il le peut, des conjonc-
tions et des transitions. Ce caractère est presque nécessai-
rement celui du style haché, fait de phrases courtes, et,
au contraire, ne se rencontre pas dans le style périodique;
Macaulay, par exemple, possède ce trait en commun avec
Lipse, bien qu'il soit absolument différent pour ce qui est
du caractère suivant.
3° Lipse évite les phrases qui se répondent, il évite le
parallélisme, la similitude et tous les autres procédés de
la « concinnité » cicéronienne. Il cherche plutôt à rompre
le rythme en arrêtant brusquement ses phrases, manquant
ainsi, comme des critiques hostiles l'ont dit, à ce que
l'oreille attendait de lui.
n'oubliant jamais que cette dernière qualité est louable, la première
indispensable. »
I. Une manière brève de commencer et de terminer les lettres,
les préfaces, etc., est la marque d'un esprit anticicéronien. Lipse
écrit à Montaigne qu'ils n'aiment ni l'un ni l'autre faire autrement,
et la préface de Wolton à ses Eléments of architecture est un excel-
lent exemple de cette raideur voulue. Voir la lettre de Lipse, plus
bas et la note.
ET LE MOUVEMENT ANTICICÉRONIEN. 225
4° Il fait un emploi fréquent des parenthèses et des tour-
nures concises; si nous rapprochons ces deux traits, c'est
que ce sont là deux procédés pour couper la longue
période cicéronienne et stimuler l'esprit en trompant
l'oreille. Les parenthèses de Lipse sont fameuses, et c'est
un des signes qui permettent de reconnaître les auteurs qui
l'ont imitée
5° Lipse s'exerce aux pointes ou « acumina », c'est-à-
dire aux pensées subtiles (généralement très brèves et très
serrées et présentées sous forme d'antithèse), qui veulent
défier la vivacité d'esprit du lecteur.
6" Il aime les métaphores"^. Voilà un trait caractéristique
de la prose du xvii^ siècle, et qui la distingue de celle du
xvi«, qui préférait la comparaison plus claire et plus dif-
fuse. Ce goût a d'abord marqué le style des chefs du
mouvement anticicéronien, Montaigne, Bacon, Lipse et
les concettistes espagnols, et, dans les théories de ces
derniers, il a joué un rôle très important.
Les passages des lettres et des traités de Lipse que nous
avons déjà cités et traduits illustrent toutes ces qualités;
1. Chez l'évêque Hall, par exemple. Voir la remarque faite par un
des amis de Hall, prédicateur célèbre à Londres, Thomas Adam,
dans un de ses sermons : « Autant de parenthèses dans une seule
phrase que Lipse en emploierait dans toute une vie. » Œuvres
(choisies), éd. J. Brown, Cambridge, 1909, p. 157.
2. Cette qualité, il est vrai, est moins remarquable chez Lipse que
chez les autres anticicéroniens, sans doute à cause de son désir de
clarté. Dans le passage que nous citons plus bas, la comparaison
est plus fréquente que la métaphore, mais le goût nouveau qui
s'était développé pour la figure concise se voit dans un passage de
VInst. epist. cité plus haut et aussi dans ce qui suit (déjà cité en
partie). Remarquer aussi l'extrême concision et le piquant du style
de Lipse : « Quid quod nec Schemata et ornatus illos tloridos ora-
tionis tango? Nam visum mihi pertenuia haec et scholastica esse,
quae didicisse oportcat magis qiiam discere, neque Aquila, ut in
proverbio est, captât muscas. Ergo politica et graviora illa dogmata
explicares, dicet alius : et conveniebat Aulae , cui scribis. Haud
negaverim istud, illud non suscipio, quia et si talium monitorum
uberrima et pulcherrima hic seges, tamen falcem meam nunc non
sentiet, et satis atque abunde rnessuisse arbitrer in Politicorum libris
qui extant. » Comm. in Pliiiii Panegyrictim ad. lectorem. Le passage
en italique est une autre « pointe » typique.
220 JUSTE LIPSE
mais nous pouvons y ajouter ici deux courts extraits, dans
la langue originale, d'une lettre sur les voyages à l'étran-
ger que Lipse écrivit à un jeune noble'. Le premier
l'avertit des vices des nations étrangères et est cité en
grande partie parce qu'il illustre le choix des figures sub-
tiles et érudites, de préférence aux images simples, réa-
listes et jolies des cicéroniens, parce qu'il montre, pour
parler en termes de prose anglaise, l'image à la façon de
Bacon employée plutôt que celle de Sidney :
Tu haec fuge, et imprimis vera et interna animorum vitia,
quorum ubique larga et obvia seges, e qua ne quas spicas impro-
vide colligas, magna mihi pro te cura, imo metus. Admittimus
enim neseio quo modo et combibimus facile peregrinas illas cul-
pas; sive quia novitate aliqua blandiuntur, sive quia specie vir-
tutum. Atque ut vcnena vinis admixta, medicorum consilio,
perniciter et perniciose pénétrant; sic peccata haec adsita vir-
tuti. Fere enim ita fit : ut in qua gente vitia certa increbuere,
mores jam vocentur, nec in veniam modo veniant, sed laudem.
Adde, quod natura ipsa proniores nos ad mala imitanda. Ut
pictor, levi manu, et volante penicillo, rugas, verrucas, naevos
in facie exprimit, haud tam facile ipsam : sic probitatem labo-
riose imitamur, nullo negotio maculas illas animorum.
Plus loin, l'humeur senteniieuse de Polonius reparait,
et le style offre presque toute la concision mordante des
essais de Bacon :
Cres mihi esto inier bretas. Nec viam tibi tamen ad fraudes
praeco absit, sed ut nedici, venena quaedam venenis pello, in
salutem tuam, non in noxam. Ad minutas et innocentes quas-
dam simulatiunculas te voco : nec ad aliénas insidias, sed ad
animi tui opportuna tegumenta. In Italia tota tria haec mihi
serva. Frons tibi aperta, lingua parca, mens clausa^. Comis et
1. Traduit en anglais sous le titre : A direction for Travellers, par
Sir John Stradling, dès 1592. C'est l'épître 22 des Epitres diverses,
cent. I.
2. Cela rappelle, non seulement Polonius, mais aussi la maxime
de Sir Henry Wotton pour les ambassadeurs envoyés en Italie :
« The thougts close and the countenance loose ». Voir Pearsall
Smith, Life and Letters of Wotton, I, 109.
ET LE MOUVEMENT ANTICICÉRONIEN. 227
communis vultus adversus omnes sit, animus externo nulli
pateat : et velut in theca clausum eum habeas, dum redeas
ad notos animos et vere amicos. Epicharmaeae sapientiae illae
nervus hic valeat nulli fidere. Nisi facis : non unus Ulysses
Ajacem te circumveniet : et dolorem nobis debes, illis risum.
Ces derniers mots sont un bon exemple de pointes sous
forme d'antithèse, à la manière de Sénèque'.
IV.
Sa place dans l'Histoire littéraire.
Il est évident, d'après les plaisanteries de ses adver-
saires « de imitatione Lipsiana », que les idées nouvelles
de Lipse sur la rhétorique eurent une grande popularité.
Nous avons vu comment, jeune encore, il était devenu le
chef d'une école de rhétorique et se plaignait déjà du
zèle maladroit de ses disciples. Bientôt on le regarda
comme l'homme dont les erreurs avaient, pendant sa vie
même, servi de base aux doctrines d'une secte-, et la rail-
lerie ne perd rien de son sel pour n'être qu'une répétition'
de la campagne autrefois menée contre Sénèque. Quel
1. Un court passage extrait de la traduction anglaise du De Constan-
tia, par Sir John Stradling (Londres, iSgS), montre non seulement la
concision pénétrante du style de Lipse, mais aussi la tournure d'esprit
rationaliste et sceptique qui le rapproche de Montaigne : « Si le feu
venait à éclater dans cette cité, ce serait un tumulte général : les
infirmes, les aveugles presque se précipiteraient au secours. Pourquoi,
pensez-vous .''Pour le bien de leur pays .'' Interrogez-les et vous verrez;
ce serait parce que les pertes rejailliraient sur tous, ou tout au moins
la peur. 11 en est de même ici. Le malheur public émeut et inquiète
bien des hommes, non point parce qu'il touche le grand nombre,
mais parce qu'ils sont eux-mêmes une unité de ce nombre », p. ig.
2. Voir, par exemple, la préface des Lettres de Bal:^ac, éd. de
i655. Dans ses Dissertations, p. iio [Le Socrate chrétien... et autres
œuvres, Paris, 1602), Balzac prétend que Lipse avait corrompu un'
nombre infini de jeunes gens préférant Sénèque à Cicéron, mais il
ajoute qu'il l'excuse, car, en plaidant la cause de Sénèque, il plai-
dait la sienne aussi.
228 JUSTE LIPSE
fondement y avait-il exactement aux plaintes de Lipse et
aux attaques de ses ennemis, et jusqu'où s'étendait en
réalité la secte lipsienne, nous ne pouvons maintenant
le dire; elle pouvait se composer seulement des élèves
qui avaient reçu l'enseignement du maître à Leydc et ail-
leurs, ou, d'un autre côté, comprendre toute l'école anti-
cicéronienne, puisque Lipse en était le chef reconnu et
enseignait sans cesse ses doctrines dans sa correspon-
dance. Mais, quel qu'ait été le champ de son influence
personnelle, — c'est un point sur lequel nous reviendrons
tout à l'heure, — il est certain que, dans la critique litté-
raire de son siècle, il occupe une plus grande place qu'au-
cun autre maître de rhétorique. La controverse dont son
nom fut le centre embrasse une période d'au moins
soixante-quinze ans, s'étendant de la grande époque de la
Renaissance à celle de la prose classique française, période
qui se divise en deux parties distinctes correspondant à
deux phases du progrès de l'opinion en rhétorique. Durant
sa vie, et pendant les dix années qui suivirent sa mort, on
attaque Lipse comme innovateur, comme hérétique litté-
raire, on l'accuse de nier les traditions les plus sacrées de
l'humanisme orthodoxe, et on peut remarquer, comme une
curiosité littéraire, que, alors qu'il était encore professeur
dans une université protestante, ses appuis étaient sur-
tout dans les pays du midi et que les attaques dirigées
contre lui étaient envenimées par un sentiment de haine
contre le catholicisme.
La première de ces deux périodes de controverse est
marquée par les écrits de Joseph Scaligeretdu plus jeune
des Estienne. Dès i586, Henri Estienne consacra un gros
volume. De latinitate Lipsania^ aux principes de l'huma-
niste hollandais'; cette œuvre déçoit celui qui étudie la
théorie de la rhétorique ; le peu de critique littéraire qu'on
I. Le titre (abrégé) est : De Lipsii Latinitate... nec Lipsiomini,
nec Lipsiocolacis ; multoqtie minus Lipsiomastigis. Libertas volo sit
Latinitate, sed Licentia nolo detiir illi. L'édition qui se trouve au
Musée britannique est datée de Francfort, iSgS.
ET LE MOUVEMENT ANTICICERONIEN. 229
y trouve est une critique de texte, sans grand intérêt, et,
dans la majeure partie de ses cinq cent soixante pages, des
questions de trahisons et de conspirations politiques et reli-
gieuses se mêlent d'une manière inexplicable à la discus-
sion des tendances de Lipse en rhétorique. Des influences
perfides, venues d'Espagne et d'Italie, travaillent étrange-
ment pour le style « sallustien », comme il l'appelle quel-
quefois, et contre le protestantisme : personne ne pouvait
sans doute comprendre ce que tout cela voulait dire.
Les commentaires de Scaliger offrent beaucoup plus
d'intérêt. On trouve dans Norden une description très
exacte, étant donné son hostilité, du style de Lipse, tirée
du poème latin De stilo et charactere. En voici la traduc-
tion :
D'autres sont choqués de ce genre de style uni et égal qu'ont
cultivé César et Cicéron et apprécient la manière compacte et
serrée des pointes, qui vont sautillant, plutôt qu'elles ne
marchent, et n'offrent à la fin à l'attention impatiente du lec-
teur qu'une chose qu'il lui faut interpréter, plutôt que lire'.
Ainsi s'expriment les adversaires contemporains de
Lipse 2, conservateurs qui défendent la tradition cicéro-
nienne contre les attaques d'un innovateur et répètent les
phrases mêmes par lesquelles les anciens cicéroniens
1. Josephi Scaligeri Poemata omnia, n° 14. Consulter Norden, Dîc
Antike kunstprose, p. 777, vol. 27. Dans le Scaligerana II, on trouve
cette remarque brève sur Lipse : Maie scribit.
2. Il y a dans le même ton un « Jugement d'un homme célèbre
sur la latinité de Lipse » cité par Balzac {Œuvres, éd. de i665, II,
608). « Si l'on désirait écrire en latin de vieux mots à demi morts se
présentaient, ramassés chez Ennius et Pacuvius; les périodes, deve-
nues de courtes phrases, allèrent sautillant, et un discours maigre,
sec, délabré, privé d'énergie et d'abondance (copia), coupé de
pointes {punctilium) et d'allusions, ou de parenthèses et de ques-
tions courtes et piquantes produisaient un etfet de nausée et répu-
gnaient ». Dans ma discussion, j'ai laisse de coté certains traits du
style de Lipse, tels que l'emploi d'un vocabulaire non classique ou
impur, qui n'eurent aucun effet sur les langues vivantes des diffé-
rents pays.
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. l6
23o JUSTE LIPSE
Quintilien, Fronton, Aulu - Celle avaient montré leur
mépris des deux Sénèque et de leurs imitateurs.
Pendant les vingt dernières années de la vie de Lipse
et pendant les vingt années qui suivirent sa mort, le ton
de la critique reste le même, mais, à la tin du premier
quart du xvii^ siècle, une période nouvelle s'ouvre dans
l'histoire de la prose, période où la critique française
devait jouer le plus grand rôle. Descartes, Balzac et les
Pères jésuites Nicolas Caussin et François Vavasseur sont
les théoriciens de la rhétorique à l'époque de Richelieu
et de la fondation de l'Académie française. Lipse est encore
au premier plan le point de mire de la critique, et le mou-
vement qu'il a dirigé et personnifié est toujours la cause
des débats; mais la nature des attaques a radicalement
changé. Le cicéronianisme est mort, et, à l'exception de
quelques maîtres en province, personne ne préconise plus
la doctrine de l'imitation exclusive; on reconnaît partout
que Tacite et Sénèque ont été sauvés de l'oubli et du
mépris où on les avait autrefois tenus et qu'un nouveau
style, fondé sur l'imitation de ces maîtres, non seulement
rivalise avec le style imité de Cicéron, mais l'a déjà sup-
planté dans la faveur publique; on signale ses erreurs;
les dangers qui le menacent, — l'obscurité et l'extrava-
gance, — sont mis en lumière par de nombreux exemples
tirés surtout des écrivains espagnols, mais on reconnaît les
fautes du genre cicéronien avec presque autant de franchise.
Il est en somme clair qu'un style unique ne pourra plus
jamais faire seul autorité. Le succès du mouvement anti-
cicéronien a détruit l'unité de but qui caractérisait les
premiers humanistes, et, si ceux qui les suivirent visaient
à corriger et à purifier le goût littéraire, il leur fallait,
pour réussir, trouver un principe plus large que l'admi-
ration et l'imitation d'un auteur donné ou d'une école
donnée. On prit donc désormais l'habitude d'énumérer
les différents types de prose qui avaient prévalu dans l'an-
tiquité et ont aussi, par imitation, prévalu dans les temps
modernes; d'indiquer les dangers qui menaçaient chacun
ET LE MOUVEMENT ANTICICERONIEN. 23 1
d'eux, et, finalement, de préconiser, — excellent conseil,
— l'imitation des qualités plutôt que des défauts. Cette
conclusion peut paraître faible et boiteuse, mais c'était en
réalité une immense modification apportée à la doctrine
d'imitation et un grand pas fait en avant vers l'indépen-
dance de la raison et du goût.
Telle est, par exemple, la méthode du Père Nicolas
Caussin, le maître jésuite, qui réussit à grouper autour
de sa chaire de rhétorique à Clermont des nobles, des
prêtres et des grandes dames de la cour de Louis XIII.
Dans son long traité De Eloquentia sacra et humana., il
n'énumère pas moins de dix espèces de styles, l'ampoulé,
le scolastique, etc...., et, en dernier lieu, le style qui se
distingue par une concision pénétrante et des expressions
subtiles et mordantes ^ Parlant de celles-ci, il dit :
Si je condamnais ce style en tous points, je montrerais que
je raisonne mal en ce qui concerne, l'éloquence. Je n'ai ni l'in-
tention, ni le dessein de porter accusation contre ces héros :
Sénèque, Salluste, Pline, Tacite, et d'autres encore, qui ont
adopté cette manière, non seulement avec enthousiasme, mais
en arrivant à de fort heureux, résultats; je veux simplement
démontrer que ce style, que chacun convoite, n'est approprié
ni à tous les talents, ni à tous les sujets, ni à tous les temps
(voilà la modération où en est réduit un cicéronien) et que, si
on s'obstine à l'affecter, ce style sera probablement défiguré par
mainte faute de goût (ineptiis) d'une espèce puérile.
Caussin est cicéronien dans le sens où le terme se com-
prend à son époque. Le fond de son livre, qui est écrit avec
charme, est une attaque contre les « Anti-Cicerones »,
comme il les appelle, et la défense de ce qu'il y a de meil-
leur dans le style de Cicéron. Mais il ne se contente pas
de faire soigneusement le départ entre les mérites et les
erreurs de Sénèque et de Tacite, il excuse aussi ce qu'il y
a de diffus et de vide chez son héros, ce qui en a fait un
I. Livre II, ch. xiv-xvi, De acuta styli brevitate , senteniiisque
abruptis et suspiciosis.
232 JUSTE LIPSE
objet de ridicule, et va jusqu'à s'efforcer de démontrer
que Cicéron, en ses plus beaux endroits, possède précisé-
ment les qualités dont les partisans de Sénèque sont si
tiers. Il cite ainsi, dans ses discours, des exemples de ces
« acumina » ou pointes qui distinguent l'école anticicé-
ronienne, le fameux « Tu ipsam victoriam Caesar vicisti »,
entre autres. Si bien qu'en somme, le Cicéron qu'il adore
n'est pas tout Cicéron, mais l'orateur des Philippiques, et
il met à côté de son nom, pour qu'on le révère encore
davantage, le nom de Démosthène.
Tout cela, et mainte autre chose dans son livre, indique
bien quel changement s'est opéré dans l'opinion au point
de vue de la rhétorique dans le premier tiers du siècle.
Ce fut cette période qui vit le commencement du règne
de la raison et des règles du goût, d'où sortit l'art classique
en France. Il est naturellement impossible de décrire ici
les changements successifs que subit l'opinion au sujet de
la rhétorique : c'est un drame trop long et aux person-
nages et aux incidents multiples et divers; nous désirons
seulement montrer qu'il y eut une étape préliminaire dans
le changement graduel né du mouvement anticicéronien,
en partie à cause de la réaction et de l'opposition, en par-
tie aussi parce que les forces lancées par le mouvement
lui-même ont continué d'agir et se sont développées. Ce
mouvement, par conséquent, et les événements qui l'ont
immédiatement suivi sont bien les anneaux de la chaîne
qui relie la prose de la Renaissance à celle de la période
classique.
Balzac est le plus grand prosateur du temps, et ses opi-
nions, bien qu'identiques à celles de Caussin dans la plu-
part des cas, marquent plus exactement le progrès de la
pensée. Comme la majeure partie des prosateurs de son
temps, Balzac avait reçu l'enseignement anticicéronien de
Lipse, de Montaigne et de Bacon; dans sa jeunesse, il se
pénétra surtout du style attique ou « moderne » de Sénèque
et de Tacite, et l'on a toujours beaucoup critiqué sa langue,
ET LE MOUVEMENT ANTICICÉRONIEN. 233
parce qu'il se livre trop aisément aux pointes ou recherches
d'esprit'. En effet, dans la préface à l'édition de i658 de
ses Lettres, écrite par un ami, on raconte que, Jeune,
Balzac avait rencontré Lipse à Metz, et que le vieux
savant lui avait assuré qu'il n'avait rien à lui apprendre,
car il s'était déjà rendu maître des principes de style que
lui-même avait prêches toute sa vie. Plus tard, il ne renia
point l'enseignement de sa jeunesse, et quand la pratique
eut rendu évidentes les erreurs de la méthode de Lipse, il
resta « attique », et dans ses derniers écrits il condamne
avec l'ardeur des premiers réformateurs l'asiaticisme vide
et fleuri qui ne s'adresse qu'à l'oreille. Il croyait que l'er-
reur de Lipse avait été de choisir des modèles médiocres,
non pas de s'être trompé sur le style, et il essaya de cor-
riger les mauvais résultats obtenus en recherchant le meil-
leur « attique » partout où il put le trouver dans Sénèque
et dans Tacite (en tant du moins qu'on peut en cela les
prendre pour guides), dans les derniers et plus sévères
discours de Cicéron, les Philippiques par exemple, et
surtout dans les discours de Démosthène, où la veine
I. Les goûts littéraires de Lipse pendant la première partie de sa
carrière sont exposés exactement, par un certain Frère André, dans
un opuscule public à la fin de la première partie des Lettres de
Phyllarque à Ariste, Paris, 1628; il fut aussi publié par Ogier, à
propos de son Apologie pour- M. de Dal:{ac, un peu plus tard. Le
but de ce travail est de montrer Balzac plagiaire, et cent dix pas-
sages de ses œuvres environ sont rapprochés des passages qui sont
censés les avoir inspirés. Il y en a trente-cinq de Sénèque, quinze
de Tacite, onze de Plutarque, neuf de Cicéron, une vingtaine ou
davantage de divers auteurs latins, neuf des Méditations et carac-
tères de l'évêque Joseph Hall et deux des Essais de Bacon. L'apo-
logie d'Ogier est intéressante, particulièrement à cause de son bel
éloge de la mélancolie (p. 234-240) qui causa tant de souffrances à
Balzac, mais servit aussi de nourriture à son génie. « C'est de cette
humeur que deviennent tous les hommes à mesure qu'ils acquièrent
de l'expérience et de la sagesse ». Voilà un trait qui le rapproche
encore de Lipse et de Burton, de Montaigne et de Sir Thomas
Brown. L'étude de la mélancolie au xvii° siècle éclairerait grande-
ment quelques phases obscures de son histoire littéraire.
234 JUSTE LIPSE
attique est le plus pure. C'est-à-dire qu'il s'en tient tou-
jours aux méthodes d'imitation des humanistes et que,
comme Lipse, il recommande l'imitation de plusieurs
types, plutôt que le choix des auteurs aboutissant à l'étude
d'une école ou d'une période particulière : Balzac remet
à la raison critique le soin de faire ce choix.
Ce programme correspond, dans son ensemble, à celui
d'autres écrivains de la période de transition qui s'étend
entre le mouvement anticicéronien et le xviii= siècle,
époque à laquelle on arriva à une doctrine stable. C'est
en réalité une nouvelle preuve du désir de trouver un
modèle de pureté qui s'était fait jour aux premiers temps
de l'humanisme et qui apparaît maintenant sous une
forme plus libérale et plus rationnelle. Caussin raisonne
comme Balzac, nous venons de le voir, quand il conseille
d'imiter ce qu'il y a de meilleur plutôt que de plus mau-
vais dans les auteurs, leurs qualités plutôt que leurs
défauts. Vavasseur offre presque le même programme,
mais le cicéronianisme, chez lui comme chez Caussin,
est réactionnaire à l'excès, sans doute parce qu'en leur
qualité de prédicateurs, ils regardent le discours comme
la forme typique d'expression. En tous cas, ils ne surent
pas voir combien le style attique, sous sa forme la plus
sévère, convenait à l'expression de cette morale de l'hé-
roïsme qui était devenue partie intégrante de l'idéal du
xvii« siècle.
Francis Bacon serait peut-être arrivé à une position
comparable à celle de Balzac. Après avoir joué un rôle
important dans le mouvement anticicéronien, à la fois
par un passage fameux de son Pj'ogrès de la science et
par ses propres imitations de Tacite et de Sénèque, il vit
aussi les fautes de ce nouveau style tel qu'on le pratiquait
souvent, et ajouta, en 1622, un passage peu connu à son
édition latine du Progrès de la science, où il expose ces
fautes dans les termes ordinaires. Il ne dit pas en quoi
son expérience personnelle a modifié ses théories en rhé-
torique, mais il est probable qu'il en était arrivé au prin-
ET LE MOUVEMENT ANTICICERONIEN. 235
cipe d'imitation et de choix raisonnes que ses contempo-
rains formulèrent un peu plus tard*.
Nulle autre méthode, en effet, n'était possible à une
époque où l'on croyait encore à l'imitation. Mais, d'un
autre côté, cette doctrine de l'imitation elle-même se
trouvait menacée et affaiblie par la forme nouvelle qu'elle
prenait. Car, un goût qui est assez raffiné pour pouvoir
distinguer les qualités et les défauts des différents modèles
classiques sans qu'aucune autorité, aucune méthode le
guide, affirmera bientôt son indépendance et commencera
à chercher une autorité dans la simple réalité des choses
et dans les lois naturelles de la pensée.
C'est chez Descartes que nous trouvons les premiers
indices de cette nouvelle phase; dans l'histoire de la pen-
sée^ moderne, c'est sur sa philosophie que repose l'indé-
pendance du jugement et de la raison humaine, et nous
avons heureusement un aperçu de la façon dont il eût
appliqué sa philosophie à l'art de la prose. Une lettre où
il loue fort le style de Balzac indique clairement ses opi-
nions. Comme beaucoup d'autres auteurs de son temps,
il décrit les genres littéraires qui dominent; il y a d'abord
le style imité de Cicéron où « un sujet ennuyeux, longue-
ment exposé, déçoit l'esprit attentif ». Puis il y a le style
imité de Sénèque opposé à celui de Cicéron et dont Des-
cartes parle avec plus de sympathie, tout en signalant ses
erreurs, car : si... « les phrases les plus pleines de sens et
de nobles réflexions plaisent par leur richesse aux esprits
cultivés, trop souvent aussi elles fatiguent par leur style
trop serré, qui tend à l'obscurité «^.
Il passe alors au style sec et sans ornement, au style
des concettis et des pointes, avec ses « fantaisies poé-
1. Il doit y avoir une erreur ici, car Balzac n'était qu'un enfant
quand Lipse mourut. Mais le fait qu'on raconte cette histoire montre
que Balzac était considéré comme le produit du mouvement anti-
cicéronien.
2. Voir sa Paraphrase, on de la Grande Eloquence, Œuvres, éd.
de i665, p. 5i9 et suiv.
236 JUSTE LIPSE
tiques, ses raisonnements faux et ses pointes puériles », et
son admiration de Balzac est grande, parce que, d'un
côté, il a su éviter la diffusion de Cicéron et que de l'autre
« la grandeur et la dignité des sentences... n'est point
ravalée par l'indigence des mots » '.
Ce qui fait l'intérêt principal de cette lettre, c'est que
Descartes, dédaignant pour ainsi dire une opinion suran-
née, n'attribue pas à ces styles nouveaux les noms clas-
siques que nous leur connaissons. Il ne fait mention
d'aucun modèle classique et les Grecs et les Romains
n'apparaissent que comme les corrupteurs de la pureté de
l'éloquence à l'âge héroïque. Des phrases, qui seront plus
tard dites et redites, s'entendent ici pour la première fois,
ou plutôt s'y entendent pour la première fois avec le sens
que nous leur donnons maintenant : « la langue du peuple
corrigée par l'usage », « des pensées élevées rendues en
des termes familiers », « une heureuse harmonie entre les
choses et le style », « l'élégance naturelle du discours ».
Mais pas un mot n'est dit de l'imitation, pas une allusion
n'y est faite. La théorie de Descartes, autant qu'on en
peut juger par cette lettre, paraît être qu'un bon écrivain
devrait chercher à puiser dans la langue ordinaire des
hommes « corrigée par l'usage » les éléments de beauté
qui s'y trouvent et s'efforcer de les combiner de façon à
se rapprocher le plus possible de la beauté idéale du style,
beauté naturelle et simple qui, avant d'être corrompue
par la rhétorique des sophistes de l'Antiquité, existait,
pense-t-il à l'origine, à un âge d'or.
Descartes, naturellement, est en avance sur son temps;
avec cette prescience de l'esprit philosophique, il prévoit,
— en partie au moins, — ce qui se produira. La doctrine
de l'imitation n'est pas encore morte, et il est intéressant
de voir le père Bouhours, à la fin du siècle presque, lutter
encore contre Tacite et Sénèque en défendant le nom de
Cicéron et essayer de montrer ce qu'on devrait imiter et
I. Lettres de M. Descartes, Paris, 1667, vol. I, lettre C, p. 466-
471.
ET LE MOUVEMENT ANTICICÉRONIEN, zSj
ce qu'on devrait laisser de côté chez ces auteurs, tandis
qu'au commencement du xviii^ siècle, Shaftesbury, en
Angleterre, se moque de ses compatriotes et de leur imi-
tation servile du style de Sénèque '.
Nous ne pouvons pas nous étendre davantage sur les
progrès de cette tendance. Il nous suffit de faire remar-
quer ici que la critique des trente ou quarante premières
années du siècle révèle dans le style, et d'une façon presque
universelle, une tendance attique, inspirée de l'école anti-
cicéronienne antique, que cette tendance ouvre une ère
nouvelle à la prose des différents peuples, et finalement
qu'on regarde Lipse comme la figure la plus en vue de ce
mouvement, et comme celui qui le fit triompher.
Il n'en fut pas, naturellement, l'unique promoteur; le
mouvement était trop général pour n'avoir qu'une seule
source ; il aurait pu naître spontanément des besoins intel-
lectuels du siècle, sans l'enseignement de Lipse, Cepen-
dant, plus on l'étudié, plus on se rend compte de l'impor-
tance du rôle qu'y joua le maître; le fait qu'il fut le
premier en date de ses chefs après Montaigne ne peut être
négligé, sa théorie bien définie du style et sa méthode
extraordinairement claire d'enseignement aidèrent certai-
nement au succès de la prose nouvelle; la publication de
ses éditions des anticicéroniens de l'antiquité fut plus
importante encore, et, sans aucun doute, son fameux
Tacite, qui parut alors que Bacon n'était qu'un écolier et
que Montaigne n'avait encore rien publié, alors que la
grande école des historiens espagnols ne faisait que com-
mencer ses travaux, doit compter parmi les forces maî-
tresses qui donnèrent l'impulsion au mouvement.
I. L'influence de Saint-Évremond compte pour une grande part
dans l'admiration qu'on a continué à avoir pour l'imitation de
Sénèque ou des anticicéroniens, dans la seconde moitié du siècle,
au moins en Angleterre, où elle survécut plus longtemps qu'en
France. Voir Bourguin, Les maîtres de la critique au XV II" siècle.
Une renaissance importante de l'influence de Montaigne en Angle-
terre semble être due à la présence de Saint-Évremond.
238 JUSTE LIPSE
Ajoutons à tout ceci que Lipse exerça, par sa correspon-
dance, une influence que l'on peut considérer comme
remarquable, même à une époque où la propagande litté-
raire se faisait surtout par les lettres. J'ai parlé précédem-
ment de la difficulté qu'il y avait à déterminer les limites
de la secte lipsienne, mais il n'est pas difficile de trouver
les noms des chefs de la réforme anticicéronienne dans
les différents centres littéraires de l'Europe. En Angleterre
Bacon, l'évêque Hall et Sir Henry Wotton sont les grands
noms; en France, Montaigne surpasse tous les autres; en
Espagne. Quevedo et Gracian, les maîtres du « concep-
tismo » en prose, ont eu l'imprudence de pousser le mou-
vement à l'extrême, et l'ont, par la suite, fait universelle-
ment condamner. Je me propose en terminant d'apporter
ici les preuves que J'ai pu recueillir de l'influence de Lipse
sur ces trois écoles anticicéroniennes, en ce qui concerne
la prose de chaque pays.
Il y a très peu à dire sur l'Angleterre, bien que l'ac-
tion de Lipse, comme philosophe et comme rhétoricien,
paraisse y avoir été aussi forte qu'en France. Si Bacon
n'était point le plus discret des hommes quand il s'agit de
ses obligations envers les autres savants, nous appren-
drions peut-être qu'il doit le choix de ses modèles en prose
aux opinions connues par l'un de ces enchaînements de
correspondance qui répandaient si vite les idées à son
époque. Il est fort probable aussi que, par l'intermédiaire
du « grand Van Does », l'ami intime de Lipse qui vint
deux fois en Angleterre comme envoyé des états belligé-
rants, les voyageurs anglais cherchaient à voir à Leyde
le célèbre érudit. Mais, parmi les lettres de Lipse, pas une
n'intéresse l'Angleterre, et nous ne connaissons à Lipse,
parmi les hommes qui se sont distingués dans le mouve-
ment littéraire de son temps, aucune relation chez les
Anglais, si ce n'est l'évêque Hall, qui exprime certaine-
ment l'estime qu'il a pour lui en homme qui Ta connu.
Hall fît deux fois le voyage des Pays-Bas, et, la pre-
ET LE MOUVEMENT ANTICICÉRONIEN. 239
mière fois, en i6o5, prit une part active dans certaines
discussions avec les partisans des Jésuites à Spa^
Lipse, au contraire, entretenait une correspondance
régulière avec les beaux esprits espagnols, alors même
qu'il était professeur d'une université protestante; toutes
ses lettres montrent, d'une façon fort intéressante, qu'il
répandait activement ses nouveaux principes littéraires et
que les cercles espagnols partageaient de tout cœur son
admiration pour Tacite et Sénèque. Mais nous nous occu-
perons seulement ici d'une série de lettres qui forment,
pour ainsi dire, un anneau dans la chaîne de témoignages
qui relient l'art espagnol du « conceptismo » au mouve-
ment anticicéronien.
Francisco Quevedo, le Jeune auteur burlesque qui, dans
ses œuvres sérieuses, chercha à être le Sénèque de l'Es-
pagne, — le Sénèque chrétien de la réaction catholique, —
avait commencé une étude sur les Vestales, lorsqu'il reçut
le De Vesta et Vestalibiis de Lipse. Il écrivit immédiate-
ment au vieux savant (ceci se passait en 1604, Quevedo
avait vingt-quatre ans et Lipse cinquante-sept), avouant
qu'une grande partie de son travail était inutile mainte-
nant, mais proposant de refaire son livre sur un plan nou-
veau et demandant à Lipse l'autorisation de soumettre
le manuscrit à son appréciation. Lipse répondit, et Que-
vedo envoya une seconde lettre qui ne montre pas seule-
ment la nature des idées qu'échangeaient les deux hommes,
mais est aussi un exemple frappant de ce genre « concis
et subtil », tout fait d' « acumina » ou pointes, et que Lipse
enseignait à ses disciples. Le lettre de Lipse, dit-il, l'avait
guéri d'une maladie :
Nunc verbis virtutem inessc credo, non a magia, sed a tua
I. Il y a une lettre de Lipse à Lancelot Brown, un médecin, sur
William Paddy (plus tard Sir William Paddy, médecin du roi
Jacques) que Brown avait envoyé à Lipse. Lipse accueillit le jeune
homme et, quand il le renvoya, il était devenu « de notre troupeau »
et se faisait remarquer en ce qu'il avait « notre nuance de goût lit-
téraire particulière ». Paddy fut reçu docteur à Leyde en iSSy.
240 JUSTE LIPSE
doctrina; et ideo quae olim scripsisti lego. Quae scribis opto
pro futuris laboribus tibi a Deo vitam, et ab aliis mihi... Seneca
noster te totum habet, et non aliter totum Senecam habere
possumus. Félix ille qui tuo labore ante ultimum solem mundi
iterum vivus volitabit per ora virum*. Bellis ferrea vestra tem-
pora videntur, sed tuis scriptis aurata secula emulantur. Credo
et Marte non Minerva facta; sed tu facis. Quid de mea Hispa-
nia non querula voce referam? Vos belli praeda estis, nos otii
et ignorantiœ. Ibi miles noster opesque consumuntur, et desunt
qui verba faciunt, non qui dent.
Dans sa réponse, Lipse lui donne Taccolade qui l'arme
chevalier de l'ordre nouveau :
Quel charme, quel esprit dans vos lettres, dit-il! Elles m'ont
fait doublement plaisir, et, à vous dire vrai, me rappellent cette
Espagne des temps anciens, la mère de génies comme le vôtre.
Lipse mourut moins de deux ans après, mais les lettres
qui restent montrent qu'il avait déjà conquis un ascendant
considérable sur l'esprit de ce jeune disciple, ascendant
qui n'était rien moins, dit le biographe de Quevedo,
qu' « une sorte de direction à la fois philosophique et lit-
téraire, exercée de loin par le grand humaniste ». Et
M. Mérimée ajoute que l'œuvre de Quevedo prouve com-
bien l'influence de Lipse fut réelle-.
L'amitié qui unit Lipse et Montaigne ne fut pas celle
d'un maître pour son élève, mais celle de deux égaux. La
supériorité que l'âge et le génie pouvaient donner à Mon-
1. M. Mérimée, dans sa traduction, ne voit pas la signification du
mot ante, et il se trompe aussi sur le sens de la phrase précédente
où Quevedo fait allusion à l'édition de Sénèque, que l'on attendait
de Lipse.
2. Je dois la connaissance de cette correspondance à l'essai de
Mérimée sur La vie et les œuvres de Quevedo, Pans, 1886, ouvrage
de grande valeur. Les lettres de Quevedo se trouvent dans le Syl-
îoge Epistolarum a Viris Ilhistribus scriptarum de Picter Burman,
épîtres 835 et 836. Celles de Lipse n'existent pas dans la collection de
ses lettres, mais, suivant M. Mérimée, elles sont dans Vincentii
Marineri Opéra Omnia, Turnoni, i633, p. 340 et 404. Voir Mérimée,
Ibid., p. 18.
ET LE MOUVEMENT ANTICICÉRONIEN. 24 1
taigne était compensée par l'autorité qu'avait Lipse comme
érudit, et aussi par le fait que ce dernier était déjà célèbre
quand Montaigne commença à écrire; peut-être même la
balance pencherait-elle du côté de Lipse, car M"^ de
Gournay' assure que c'est la main de Lipse qui « ouvrit
les portes de la gloire » aux Essais de son père intellec-
tuel. Quoi qu'il en soit, les deux amis furent attirés l'un
vers l'autre par la similitude de leur goût littéraire et par
une sympathie naturelle, et ils trouvèrent l'un chez l'autre
le secours dont ils avaient besoin. Si Lipse tient de Mon-
taigne l'habitude de parler à la première personne, et de
vivre dans une nouvelle intimité avec son lecteur, c'est
probablement à Lipse, d'un autre côté, que Montaigne doit
son admiration de la morale stoïcienne et son plaisir
toujours croissant à imiter le style de Sénèque. Les travaux
de M. Villey'^ ont révélé l'étendue exacte de la dette de
Montaigne, tandis que les lettres de Lipse montrent les
raisons de leur sympathie intellectuelle. Dans la plus
ancienne des lettres que nous possédions (iSSg), il dit
qu'il connaît l'amour de Montaigne pour Sénèque et son
mépris d'un style fleuri et creux, qui ne saurait véritable-
ment instruire^.
Il est inutile de nous attarder à rechercher lequel des
deux amis montra la route à l'autre, car ils obéissaient en
réalité tous les deux à l'influence de leur époque. Leur
rationalisme, leur curiosité mêlée d'incertitude, la préoc-
cupation que leur cause les problèmes moraux, leur amour
1. Voir sa préface à l'édition de lôSg des Essais.
2. Les sources et l'évolution des Essais de Alontaigtie, Paris, 1908,
t. I, p. i6i-5 et 248 et suiv.; II, p. 386-7. ^^^ ^'^^ relations person-
nelles des deux hommes, voir P. Bonnefon, Montaigne et ses amis,
1898, t. II, p. 178-195, et aussi E. Amicl, Un piibliciste du XVII° siècle,
p. 94. M. Villey a montré que Montaigne lisait les ouvrages de Lipse
à mesure qu'ils paraissaient et n'y fit pas moins de cinquante-huit
emprunts de diverse nature.
3. Épitres diverses, II, épître 87. Le 3o septembre, il écrit :
« J'avoue qu'il n'y a point d'homme en Europe avec qui je me
rencontre plus souvent qu'avec vous. »
242 JUSTE LIPSE ET LE MOUVEMENT ANTICICERONIEN.
de l'isolement stoïcien, leur désir étrange, mais sincère
de concilier la soumission au dogme et le doute philoso-
phique étaient le résultat de cette évolution de la pensée
qui était en train de transformer la Renaissance pour en
faire le monde moderne; leur tendance anticicéronienne
n'était au fond qu'une manière d'exprimer cette évolution
en termes de rhétorique. C'est pourquoi il est inutile d'in-
sister sur l'antériorité qu'on pourrait réclamer pour Lipse
sur les autres chefs de ce mouvement; la question : qui,
le premier, fit telle ou telle chose, est impossible à
résoudre en pareil cas, et d'une façon générale absurde,
car, dans un organisme vivant, le point de départ de tout
mouvement est impossible à découvrir. Le fait vraiment
important, c'est que Lipse incarne son époque; son goût
pour un certain genre de latinité fut partagé par bon
nombre de ses contemporains les plus originaux, il devint
universel pendant la première moitié du xvii^ siècle, et,
s'alliant de diverses manières à d'autres tendances, à
d'autres habitudes du siècle, produisit dans les différents
pays les genres de prose qui caractérisent l'époque, tandis
qu'il imprimait au grand courant de la prose du xvn^ siècle
une certaine direction.
Croll.
(Université de Princeton, N.-J., U. S. A.)
LES
JARDINS FRANÇAIS
A L'ÉPOQUE DE LA RENAISSANCE
Le troisième centenaire de la naissance de Le Nôtre a
provoqué l'an dernier une vive curiosité pour les jardins
de nos pères. Entre toutes les conceptions qu'ils se sont
faites du jardin, l'art du jardin dit à la française a été par-
ticulièrement magnifié. Expositions rétrospectives, dis-
cours, conférences, essais, ouvrages techniques, albums
ont vanté la beauté des jardins de Le Nôtre et analysé les
modes de sensibilité ou les habitudes intellectuelles aux-
quels il correspond. Tout a été dit, sans doute, sur ce
sujet, depuis quelque quarante ans qu'à la suite de Taine
on continue de tenir le jardin français pour une création
propre de l'art classique. En revanche, les jardins de la
Renaissance française sont un peu délaissés. Leur étude
pourtant n'est pas sans intérêt. Les descriptions que nous
en trouvons dans les livres du temps nous fournissent
des documents, parfois bien curieux, sur le goût des gens
du xvi^ siècle; elles nous permettent aussi de mesurer
plus exactement l'originalité de l'art du jardin français
dans l'âge suivant, qui devait être celui de son apogée.
L'ordonnance générale du jardin français au xvi"^ siècle
reste à peu près ce qu'elle était dans les siècles précédents.
Elle est fort simple. Quelques allées rectilignes, se coupant
à angles droits, divisent une aire carrée ou rectangulaire
244 ^^5 JARDINS FRANÇAIS
en compartiments réguliers. Si nous nous reportons aux
gravures des Plus excellents bastimens de France d'An-
drouet du Cerceau, qui nous représentent les jardins des
grands châteaux, nous constatons qu'à deux exceptions
près, c'est toujours sur un terrain uni que le jardin est
dessiné. Bernard Palissy qui se pique d'introduire des
agréments nouveaux dans son Jardin délectable^ ne s'écarte
pas sur ce point de la tradition. Il choisit l'emplacement
du jardin au bas d'une montagne, afin d'y prendre quelque
source d'eau, mais il spécifie qu'il l'établit en un « lieu
planier », selon la tradition'. Le jardin décrit par Isaac
Habert, et qui est présenté comme l'œuvre du dieu même
des jardins, de Priape, est en parterre aplani « aussi large
que long ». Rien ne devait paraître à Montaigne plus ingé-
nieux dans les jardins italiens que la manière dont ils uti-
lisaient pour l'agrément les inégalités du sol. « Là où j'ai
aprins combien l'art se pouvoit servir bien à point d'un
lieu bossu, montueus et inégal; car eus [les Italiens] ils
en tirent des grâces inimitables à nos lieus pleins et se
praevalent très artificielement de cette diversité-. » « Nos
lieus pleins », cette expression indique suffisamment que
les Français d'alors n'avaient pas l'idée d'un jardin qui ne
fût établi sur un sol uni.
Des allées rectilignes coupées par d'autres allées per-
pendiculaires divisaient donc le terrain en comparti-
ments. Ces allées étaient bordées d'arbres, ormeaux ou
coudriers^, généralement taillés de manière à forrçier
une voûte ou berceau. Aux extrémités des allées étaient
ménagés des cabinets de verdure ou des- pavillons de
maçonnerie légère^.
Les compartiments dessinés par ces allées étaient bor-
1. Cf. Recepte véritable par laquelle tous les hommes de la France
pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs trésors (i563).
2. Journal de voyage de Montaigne, éd. L. Lautrey, p. 263.
3. Cf. Le jardin d' Isaac Habert, Le jardin délectable de Bernard
Palissy, etc.
4. De briques, dans Le jardin délectable de Bernard Palissy.
A l'Époque de la renaissance. 245
dés d'arbres. Parfois ils étaient entourés de palissades
peintes, ou encore cernés d'une bordure de fleurs ou de
verdure.
Ils étaient plantés d'arbustes, de plantes à fleurs et
d'arbres fruitiers. C'est la grande différence entre le jardin
du xvie siècle et celui du siècle suivant. Celui-ci comporte
deux éléments essentiels : les parterres de fleurs et les
bosquets, qui dispensent au promeneur l'ombre et la fraî-
cheur. Celui-là n'admet guère que des fleurs et des plan-
tations d'arbres fruitiers dans les compartiments qui
divisent son aire plus étroite. Fleurs et fruits composent
un paradis de sensations d'une grande variété. Le Jardin
que décrit Remy Belleau dans la seconde journée de sa
Bergerie^ et qui est celui du château de Joinville, a un
complant d'arbres fruitiers « comme de pommes, poires,
guignes, cerises, griottes, oranges, figues, grenades,
pesches, avant-pesches, presses, persiques, pavis, perdi-
goines, raisins muscats, prunes de damas noires, blanches
et rouges », et le parterre est à l'avenante Le jardin
d'Isaac Habert offre dans ses carres des fruits indigènes :
primes, bigarreaux, griottes, pommes, cerises, guignes,
merises, poires, abricots, pèches, pavis, cognasses, et des
fruits exotiques : orangers , grenadiers. La décoration
florale y est aussi luxuriante :
Ce jardin est parti en sis grandes allées,
En longueur et largeur justement égalées,
Qui font douze quarrez, bordez de tous costez
D'herbages et de fleurs et d'arbres droit plantez.
Voy ces compartiments, voy ces riches bordures,
Voy ces ronds, ces carrez de diverses parures,
Icy le pouliot, le thin, le serpolet,
Le baselic, la sauge en ce rond verdelet
Eslevent leur richesse; icy dans ceste ovale
La douce marjolaine au ciel ses brins étale.
Dans ce triangle icy la lavande fleurist.
I. Cf. tîd. Marty-Laveaux, t. II, p. 12.
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. I7
246 LES JARDINS FRANÇAIS
Le romarin, le bausme; icy rien ne fletrist.
Dedans ces lacs d'amour, la buglosc, la mante,
Le tymbre, l'origan, ia bourache piquante
En replis compassez s'assemblent proprement.
Quelle bigarrure de fleurs dans ces « carrés », ces
« ronds », ces « ovales », ces « triangles » et ces « lacs
d'amour » ! Habert cite encore le lis argenté, la rose, les
fleurettes de mars [violettes], les passe-velours et les œillets
grivelés. Sans doute l'exubérance de ces Paradons est une
fantaisie de l'écrivain et ne répond pas à une réalité pré-
cise. Cette énumération nous prouve pourtant que la flore
dont nos Français du xvi« siècle faisaient la parure de leurs
jardins n'était pas aussi indigente qu'on l'a dit'.
Parfois le jardinier, dans les parterres, composait avec
des fleurs de couleurs différentes des armes et des devises.
A Anet, séjour de Diane de Poitiers, les parterres offraient
aux regards dès croissants, les armes de France, l'écusson
de Catherine de Médicis, etc. 2.
Afin qu'il ne manque rien au jardin décrit par Habert,
près du parterre et du verger, se trouve le potager, fourni
d'une aussi grande variété de plantes utiles :
Dedans ces longs quarreaus, qui servent d'ornements
A ce jardin fleuri, se voit la chicorée ;
Dans les autres icy, l'oseille, la poirée.
En ceus cy l'artichaud, la passepierre aussi,
Le stragon, le pourpier, les civots, le souci
Croissent de jour en jour; icy la pimprenelle,
La roquette, le coq, le persil et la berle.
Le cerfueil, le panis, la courge et les melons.
L'asperge, le concombre et les sucrez pompons
Viennent en abondance ; il seroit difficile
De les pouvoir nommer; ils croissent mille à mille.
Le plus généralement, le potager était voisin du jardin
1. M. Maeterlinck, L'intelligence des fleurs.
2. Cf. Olivier de Magny, Odes, éd. Courbet, t. II, p. 7, Les
loiienges du jardin d'Ennet.
A L ÉPOQUE DE LA RENAISSANCE. 247
de plaisance, mais il en était distincte Le jardin, à propre-
ment parler, était constitué de parterres de fleurs et de
plantations d'arbres fruitiers^.
Le devis du jardin au temps de la Renaissance est donc
analogue à celui de l'âge classique. Un même besoin de
régularité et de symétrie en a dicté l'ordonnance générale.
Ce goût des dispositions géométriques se révèle même
plus exigeant au xvi« siècle que postérieurement : ce ne
sont pas seulement les parterres de fleurs qui affectent des
formes régulières, carrées, rondes, triangulaires, ovales,
mais dans les complants d'arbres fruitiers, régnent la
ligne droite et « l'ordre quincunce y>^.
Parmi les détails d'ornementation qui nous semblent
appartenir en propre au jardin français de l'âge classique,
beaucoup datent en réalité d'une époque plus lointaine.
Des fontaines, des Termes, des statues ornaient déjà les
jardins de la Renaissance. Le buis, soigneusement tondu,
bordait les compartiments du parterre, ou y dessinait des
arabesques et des entrelacs. « Les petits ifs en rangs
d'ognons » ne sont pas caractéristiques du parc de Ver-
1. On le voit par les plans de jardins modèles que donnent quelques
écrivains, comme Bernard Palissy dans son Jardin délectable.
2. Voici un jardin idéal dont le plan comporte un parterre de
fleurs, un parc et deux vergers, l'un pour les arbres indigènes,
l'autre pour les arbres exotiques. C'est le jardin de Vénus dépendant
du château de Fébus et de Diane, dans le livre XI d'Amadis. « Le
verger de Vénus, croisé en allées couvertes de berceaux revestuz de
coudres; et un pavillon au myllieu souz lequel la grand fontaine
fait un large canal es deux costez des allées, laissant à sec un quar-
tier de terre planté à la ligne de tous arbres fruitiers exquiz, l'autre
en tailliz et garenne, le tiers en jardin de fleurs, le quart en dédalus
d'orangers, grenadiers et citronniers. »
A Thélème, le verger est distinct du jardin de plaisance qui n'est
sans doute qu'un parterre de fleurs. Cf. Gargantua, ch. lv.
3. Cf. Rabelais, Gargantua, ch. lv, Comment estait le manoir des
Thelemites. « Du cousté de la tour Cryere estoit le verger, plein de
tous arbres fruitiers, toutes ordonnées en ordre quincunce. »
248 LES JARDINS FRANÇAIS
sailles, dessiné par Le Nôtre. Il y en avait dans les jardins
du xvjc siècle. Parfois même, comme à Gaillon, une fan-
taisie qui pouvait se recommander de l'exemple des
Anciens, les avait taillés en forme de chevaux, de navires,
d'animaux ou d'hommes'.
Le labyrinthe, qui fut un des ornements des jardins
français jusqu'à la fin du xviii^ siècle, se recommandait
d'une longue tradition. Dès la fin du xiv« siècle, les
jardins de l'hôtel Saint- Pol à Paris étaient fameux par
leur labyrinthe. Au xvi^ siècle, le dedalus ou labyrinthe
est mentionné dans toutes les descriptions de jardins.
Rabelais le place au milieu du jardin de Thélème. Le
jardin de Vénus, au 1. XI d''Amadis, possède un deda-
lus d'orangers, grenadiers et citronniers et « sept pavil-
lons d'arbres courbez, dont le septiesmc estoit au vray
point du mylieu du labyrinthe ». Le labyrinthe figure
encore dans le jardin décrit par Jacques Yver dans son
Printemps; dans le parc du château de Joinville où Remy
I. Cf. Don Antonio Beatis, Voyage du cardinal d'Aragon en Alle-
magne, Hollande, Belgique, France et Italie (iSiy-iSiS), traduit de
l'italien d'après un manuscrit du xvi" siècle, avec une introduction
et des notes par Madeleine Havard de la Montagne, préface de
Henry Cochin (Perrin, 191 3); cf. encore A. de Baïf, Œuvres, éd.
Marty-Laveaux, t. I, p. m.
Au Roy.
C'est à vous que je doy tout ce que j'ay d'ouvrage,
A vous qui me donnez et moyen et courage,
Ouvrant de mon métier, faire ce cabinet
De mes vers assemblés. Tel comme un jardinet
Planté diversement : oîi so7it bordures vertes,
Chasseurs, chiens, animaux : où tonnelles couvertes,
Où les fontènes sont : où plaisans espaliers
De lierre dur au froid et de tendres loriers.
Orangiers soleillez fleurissant y fruitissent.
Là parterres dressez tondus se compartissent
Raportés par bel art : là closes de verdeurs
Diverses planches sont produisans mille fleurs.
Ainsi divers sera ce présent que j'aporte
De mes vers assemblez de diferante sorte...
A L EPOQUE DE LA RENAISSANCE. 249
Belleau place la scène de sa Bergerie. Habert nous décrit
celui de son Jardin en vers dignes de l'abbé Delille :
Regarde, je te prie, au milieu justement
De ce riche jardin; voy de l'entendement,
Un œuvre merveilleux, cest obscur labyrinthe,
Ses tours et ses destours : tu ne sçais pas la feinte
Alors qu'on est dedans pour après en sortir,
Il n'y a qu'un secret aisé pour en partir...
Les jardins de la Renaissance étaient ornés également
de ces constructions légères qui devaient porter le nom de
« fabriques ». Le plus souvent c'étaient des pavillons de
briques ou de charpente. Bernard Palissy en place un à
l'extrémité de chacune des allées de son jardin délectable.,
« en briques cuites, avec colonnes, chapiteaux, architrave,
frise et corniche, et sur chaque frise une inscription ».
C'étaient aussi des galeries de charpente légère où s'en-
roulaient les plantes grimpantes. Il y en avait à Dam-
pierre, à Anet, à Blois, à Montargis. De ces dernières, Du
Cerceau nous a laissé un dessin : les galleries de charpen-
terie du jardrin., lesquelles de présent sont couvertes de
lierre. Leur nom latin : deambulationes ligneœ, indique
quelle était leur destination ; c'étaient des promenoirs. Ces
galeries, qui parfois, comme à Anet, enceignaient tout le
jardin, rappelaient singulièrement le cloitre dont elles pro-
cédaient peut-être.
Vers le milieu du siècle, la mode vint d'Italie de cons-
truire dans les jardins une grotte rustique. Il y en eut une
qui fut immédiatement fameuse ; c'est celle dont le cardi-
nal Charles de Lorraine embellit ses jardins de Meudon.
Plusieurs écrivains en ont parlé et Ronsard nous l'a
décrite dans sa troisième églogue, Chant pastoral sur les
nopces de Mgr Charles, duc de Lorraine :
Ils furent esbahis de voir le partiment,
En un lieu si désert, d'un si beau bastiment.
Le plan, le frontispice et les piliers rustiques
250 LES JARDINS FRANÇAIS
Qui effacent l'honneur des colonnes antiques :
De voir que la nature avait portrait les murs
De grotesque si vive en des rochers si durs :
De voir les cabinets, les chambres et les salles,
Les terrasses, festons, guillochis et ovales,
Et l'esmail bigarré, qui resemble aux couleurs
Des prez, quand la saison les diapré de fleurs :
Ou comme l'arc-en-ciel qui peint à sa venue
De cent mille couleurs le dessus de la nue^.
I. Cf. Ronsard, éd. Marty-Laveaux, t. III, p. 404. Benjamin Fillon
a cru retrouver une description de cette grotte dans un manuscrit
datant du xvii° siècle (Bibl. nat., ms. fr. 944). Il l'a publiée dans ses
Lettres écrites de la Vendée (1861), p. 48. Nous la transcrivons ici :
« A deux lieues de Paris est Meudon, où se voit dans le bois une
admirable et merveilleuse grote, enrichie d'appuis et d'amortisse-
ments de pierre taillée à jour, de petites tourelles tournées et mas-
sonées à cul de lampe, pavée d'un pavé de porphyre bastard, mou-
cheté de taches blanches, rouges, vertes, grises et de cent couleurs
différentes, netoyée par des esgouts faits à gargouilles et à muffles
de lyon. Il y a des colonnes, figures et statues de marbre, des pein-
tures grotesques, compartimens et images d'or et d'azur et aultres
couUeurs. Le frontispice est à grandes colonnes cannelées et ruden-
tées, garnies de leurs bases, chapiteaux, architraves, frises, corniches
et moulures de bonne grâce et juste proportion : le vase et taillouer
soustenu sur les testes des Vertus, approchantes à la moyenne pro-
portion des colosses, enrichies de feuilles d'acante et de branche
ursine, pour soustenir la plinte du bastiment, très bien conduit et
bien achevé; mais les troubles y ont fait d'irréparables ruines et
surtout aux tuyaux qui ont été rompus. »
Le « voyageur » qui a laissé cette description de la grotte de Meudon
peut parfaitement ne l'avoir jamais vue. Il s'est borné à transcrire
quelques passages des descriptions architecturales de la Bergerie
de Remy Belleau, Première journée. Cf. éd. Marty-Laveaux, t. I,
p. 182 : « Du costé où le soleil rapporte le beau jour... se descou-
vroit une longue terrace... enrichie d'appuis et d'amortissemens de
pierre taillée à jour [le reste, jusqu'à muffles de lyon, comme dans
le texte cité par Fillon].
« L'un des bouts de ceste terrace estoit une gallerie vitrée, lambris-
sée sur un plancher de carreaux émaillez de couleur : le frontis-
pice, à grandes colonnes, cannelées et rudentées » [le reste, jusqu'à
juste proportion, comme dans le texte cité par Fillon].
P. 2i3. « Ceste sépulture est en figure carrée, au lieu de colonnes
ce sont les Vertus approchantes à la moyenne proportion du colosse;
elles soustiennent le vase et taillouer du chasteau dessus leurs testes,
enrichies de feuilles d'acante et Branche-Ursin , pour soustenir le
A l'Époque de la renaissance. 25 i
Cette grotte de Meudon, célébrée par les poètes, devint
en quelque sorte l'idéal du genre. Pour vanter le devis
d'une grotte qu'il avait fait pour la reine-mère, Catherine
de Médicis, Bernard Palissy promettait que son ouvrage
serait plus beau que celui que « Mgr le cardinal de Lor-
raine a faict construire à Meudon. » A l'instar de l'archi-
tecte de Meudon, il y admettait des Termes, une architrave,
une « frise », une corniche, un tympan et un frontispice.
Bernard Palissy introduisait d'ailleurs dans son « jardin
délectable » des éléments nouveaux. Il décorait les bassins,
fossés et fontaines de « rustiques hgulines » : lézards, gre-
nouilles, serpents et poissons. C'était une mode venue
d'Italie. Les bassins du jardin décrit dans le Songe de
Polyphile^ de Francesco Colonna, ouvrage qui put du
succès en France dans la première moitié du xvi^ siècle,
sont peuplés de poissons et de reptiles dans le goût des
figulines de Palissy : les vignes même y sont agrémentées
d'oiseaux, de lézards et d'enfants en terre cuite, La vogue
de ce genre de décoration des grottes et bassins est attestée
par divers documents. Citons seulement ce fragment du
Printemps d^Yver. Dans le jardin du château construit par
la fée Mélusine, tous les « démons et farfadets les plus
experts en l'art de poterie et sculpture » semblent avoir
rivalisé d'ingéniosité avec Bernard Palissy pour imiter, par
les « figments », « les formes et les couleurs de la nature » :
« Ils entrèrent en une grotte rustique, si bien et si naïfvement
élaborée que Nature se confessait vaincue par l'artifice
humain, car les limasses, lézards, taulpes, grenoilles, sau-
terelles, coquilles, cailloux avec tous animaux terrestres
et aquatiques estoient représentez si au vif parmi les
rochers mousselus et toutes sortes de plantes que non seu-
lement on eust cuidé estre en un petit désert d'Arabie et
plitithe de ce bastimcnt, si bien conduit et si bien achevé qu'il ne
sçauroit rougir pour les antiques. »
On voit que le « voyageur » du xvii" siècle ne s'est pas donné
beaucoup de mal pour démarquer les descriptions de Remy Bel-
leau.
252 LES JARDINS FRANÇAIS
près de quelque ruisseau d'Afrique où toutes sortes d'ani-
maux se trouvent pour boire, mais on se fust soy-mesme
pensé hermite; et se fust-on volontiers mis à brouter les
racines sauvages et cueillir les fruicts si bien représentez,
sinon qu'on les trouvoit un peu durs et de peu de subs-
tance, comme n'estans faits que pour nourrir les yeux ».
Ces animaux en terre cuite émaillée groupés autour des
fontaines, parmi les rochers ou dans les bassins, accusent
un goût singulier pour 1' « artifice humain ». Les jardins
du xvi^ siècle comportaient parfois d'autres ornements
encore plus artificiels. Le jardin de Gaillon offrait une
première ébauche du hameau de Trianon : on y voyait,
d'après Du Cerceau, « une petite chapelle, un petit logis
avec un rocher d'hermitage assis au milieu d'une eaue ».
Le « jardin délectable » de Bernard Palissy ajoute aux
plaisirs de la vue et de l'odorat les agréments de la musique.
Les faîtes des cabinets de verdure se terminent en pyra-
mides, sur lesquelles se dressent des girouettes « à
flageols », qui chantent lorsque le vent souffle. Palissy
avait emprunté cette idée au Songe de Polyphile.
Son imagination lui a inspiré pour son jardin d'autres
agréments singuliers. Il y a machiné des surprises pour
les promeneurs. « Bien voudrois-je faire certaines statues,
qui auroient quelque vase en une des mains et en l'autre
quelque escriteau, et ainsi que quelqu'un voudroit venir
pour lire la dite escriture, il y auroit un engin qui cause-
roit que ladite statue verseroit le vase d'eau sur la teste
de celuy qui voudroit lire ledit épitaphe. » Bonne attrape
pour le promeneur trop curieux! Des surprises du même
genre attendaient le voyageur qui s'aventurait dans le
labyrinthe du jardin de Vénus décrit au 1. XI d''Ainadis.
« S'esgarant et fourvoyant es sentiers divers des carre-
fours, rencontroit trois de ces pavillons qui à l'entrée, en
ouvrant l'huis, le baignoient d'un seau d'eau ou, passant
sur petits pons couverts de mousse et motte herbue, tom-
boit et prenoit des connins verdz. » Arroser son hôte
d'un seau d'eau ou lui faire prendre des lapins verts, c'est-à-
A l'Époque de la renaissance. 253
dire le faire choir sur l'herbe, voilà des facéties, — plus ou
moins plaisantes, — qui sentent le village. Elles ne semblent
nullement avoir choqué les gens du xvi^ siècle. Lorsque
Montaigne visitait les jardins du grand-duc de Toscane à
Pratellino, il prenait plaisir à des machineries hydrauliques
du même goût : « A un seul mouvement, toute la grotte
est pleine d'eau, tous les sièges vous rejaillissent l'eau aux
fesses et fuiant de la grotte, montant contremont les escha-
liers du château, il sort d'eus en deux degrés de cet esca-
lier, — qui veut donner ce plésir, — mille filets d'eau, qui
vous vont baignant jusques au haut du logis. » Dans une
autre maison du duc, à Castello, pendant que Montaigne
et ses compagnons « contemplaient des figures de marbre,
il sourdit sous leurs pieds et entre leurs jambes, par infinis
petits trous, des trets d'eau si menus, qu'ils étaient quasi
invisibles; de quoy ils furent tout arrosés, par le moyen
de quelque ressort souterrin que le jardinier remuoit à plus
de deux cents pas de là'... » Manifestement, ces artifices
de l'ingénieur hydraulicien intéressent et divertissent Mon-
taigne : il ne regrette pas d'avoir été arrosé.
Le xvn« siècle se montrera plus difficile pour la déco-
ration de ses jardins ; les attrapes et les inventions d'une
puérile ingéniosité en seront bannies. Il en subsistera sans
doute, mais les gens de goût les dédaigneront, comme
bonnes tout au plus à divertir les bourgeois et les touristes
allemands. Lorsque La Fontaine, Boileau, Molière et
Racine visitent Versailles, on fait jouer pour eux les eaux
de la grotte de Téthis :
« Mille jets, dont la pluie à l'entour se partage,
Mouillent également l'imprudent et le sage.
Craindre ou ne craindre pas à chacun est égal :
Chacun se trouve en butte au liquide cristal...
Niches, enfoncements, rien ne sert de refuge.
Ma musc est impuissante à peindre ce déluge...
« Les quatre amis ne voulurent point être mouillés; ils
I. Journal de voyage, éd. Lautrey, p. 187 et igS.
254 ^^^ JARDINS FRANÇAIS
prièrent celui qui leur faisait voir la grotte de réserver ce
plaisir pour le bourgeois ou pour rAllemand' et de les
placer en quelque coin où ils fussent à couvert de l'eau 2. »
Dans le Jardin français de l'âge classique, un goût plus
sévère préside au choix des ornements; mais l'ordonnance
générale procède des mêmes principes et reste à peu près
la même qu'à l'époque de la Renaissance. Les dessina-
teurs de jardins des règnes de Louis XIII et de Louis XIV
suivent la tradition de leurs prédécesseurs. Il est vrai que,
disposant de plus d'espace et de plus de ressources, ils
conçoivent plus grand. Dans l'allée centrale élargie, trans-
formée en avenue, se déroule un tapis de gazon. Les allées
secondaires prolongent au loin la perspective de leur
voûte de rameaux. Entre leur double paroi de verdure
s'encadrent fontaines, bassins, Jets d'eau. Cet agrandisse-
ment des proportions permet à l'œil de mieux saisir les
lignes maîtresses du dessin général. Des masses de feuil-
lages, vues par larges plans, des nappes d'eau, des pans de
ciel composent des tableaux nouveaux; l'aspect du Jardin
est considérablement modifié. Est-ce parce qu'il ne l'a été
qu'insensiblement que les contemporains ne semblent pas
avoir été frappés de l'originalité de cette nouvelle figure
du Jardin? — Aucun d'entre eux, en tout cas, n'a vanté la
beauté qui résulte de la régularité des lignes. Leurs éloges
n'impliquent aucune admiration particulière pour « les
1. Il y avait donc à cette date des touristes allemands en France.
La Fontaine en fait mention à deux reprises dans les Lettres à
Madame de La Fontaine {Voyage en Limousin), lettre IV et lettre V :
« Je lui répondis [au concierge] que Richelieu était une maison
accomplie; mais que, n'ayant pu tout voir, nous reviendrions le
lendemain et reconnaîtrions ses civilités et les offres qu'il nous
faisait. — On ne manque jamais de dire cela, repartit cet homme;
j'y suis tous les jours attrapé par des Allemands... Cela me fit rire
et je lui donnai quelque chose. »
2. La Fontaine, Les amours de Psyché, 1. I.
A l'Époque de la renaissance. 255
plans verticaux homogènes » ou « le caractère intelligible
de l'ensemble »^ Lorsque La Fontaine, Boileau, Racine
et Molière visitent Versailles, ils n'ont pas une exclama-
tion, pas une remarque, pas un mot sur l'ordonnance
grandiose du paoc. Ils s'arrêtent à contempler la ménage-
rie, font un tour à l'orangerie et surtout admirent la grotte
de Thétys, dont La Fontaine nous décrit complaisamment
les piliers, les masques, les Tritons à conque et les jets
d'eau 2. Bref, seules les curiosités du jardin attirent leur
attention. Ils ne manifestent nullement ce goût pour la
régularité d'une belle ordonnance, où nous voyons aujour-
d'hui la marque de l'esprit classique, ami de l'ordre et
de la discipline^.
Dira-t-on que, par l'effet de leur culture et de leurs habi-
tudes d'esprit, ils ne conçoivent même pas une dérogation
à ces « lois de l'intelligible ? » Il est plus vraisemblable que
s'ils ne notent pas la régularité du parc de Versailles, c'est
que son plan ne diffère du plan traditionnel des jardins
que par l'amplification de ses proportions. Leur œil, habi-
tué à cette ordonnance régulière, ne s'arrête pas à la remar-
quer : depuis la Renaissance et même avant, n'était-elle
pas la condition ordinaire du jardin en France?
Jean Plattard.
1. L. Corpechot, Les jardins de l'intelligence^ p. 141-2.
2. Cf. La Fontaine, Les amours de Psyché, 1. 1, début.
3. En revanche, La Fontaine avoue son goût pour le caractère
agreste d'un jardin. Cf. Voyage en Limousin, lettre I : « Le jardin
de Madame C. mérite aussi d'avoir place dans cette histoire; il a
beaucoup d'endroits fort champêtres et c'est ce que j'aime sur
toutes choses... Souvenez-vous aussi de ce bois qui paraît en l'en-
foncement, avec la noirceur d'une forêt âgée de dix siècles... »
COMPTES-RENDUS.
Rabelais. Gargantua et Pantagruel. Texte transcrit et
annoté par M. Henri Clouzot, conservateur de la
bibliothèque Forney. Paris, 1914, bibliothèque La-
rousse, i3-i7, rue Montparnasse, 3 vol. in-i6, portr. et
fac-similés.
Il y aura bientôt dix ans que, rendant compte d'une déplo-
rable « traduction « de Rabelais en « français moderne », nous
regrettions qu'il n'existât quelque édition de Gargantua et de
Pantagruel où le texte fût présenté d'une façon plus acces-
sible aux lettrés qu'il ne l'est dans les éditions ordinaires,
c'est-à-dire hardiment ponctué, transcrit sans changement,
mais dans notre orthographe actuelle, et enfin débarrassé de
divers morceaux, comme les Fanfreluches antidatées par
exemple, dont l'effet était peut-être grand sur les contempo-
rains de l'auteur, mais dont il faut bien avouer que la valeur
esthétique et le comique nous échappent entièrement aujour-
d'hui. Ce souhait est à cette heure réalisé. M. Henri Clouzot
vient de publier une édition des cinq livres en orthographe
moderne, et grâce à cette simple transcription, qu'il a faite
avec goût, l'œuvre admirable se trouve désormais à la portée
de tous.
Entendez bien que M. Clouzot n'a nullement « adapté »
l'ouvrage de Rabelais : il n'y a pas changé un seul mot pour
un autre, il n'y a pas traduit un seul terme vieilli par un terme
moderne. Il s'est contenté d'écrire dans notre orthographe
actuelle les mots encore vivants aujourd'hui et de simplifier
légèrement l'orthographe des mots qui ne sont plus usités, en
remplaçant par exemple les y finaux (lesquels ne sont que des
i longs, tels que les scribes avaient accoutumé d'en tracer
pour l'élégance de leurs manuscrits) par des /, ou en suppri-
mant certaines lettres parasites, comme 1'^ de cestuj^, qu'il
écrit cetuy.
COMPTES-RENDUS. 257
Voilà qui est excellent ; toutefois, j'aurais préféré que M. Clou-
zot ne traduisît point oi par ai dans les imparfaits des verbes.
Les éditeurs de la collection des Grands Écrivains, M. de
Boislisle notamment dans son édition de Saint-Simon, se sont
bien gardés de conserver l'orthographe des manuscrits lors-
qu'elle était par trop fantaisiste : c'est ainsi que le texte de
Saint-Simon se trouve fort heureusement imprimé, non point
dans l'orthographe abracadabrante de l'auteur, mais dans notre
orthographe moderne; toutefois, M. de Boislisle a gardé les
imparfaits, les conditionnels en oi. J'avoue que j'eusse fait de
même pour Rabelais : tant pis pour la logique ! Je crois bien
que ce qui nous défigure le plus un texte ancien, c'est d'y
trouver, par exemple, j'irais au lieu de j'irois. M. Clouzot a
cru devoir agir autrement; il a peut-être eu raison.
Pour la transcription des mots encore usités, mais que
Rabelais donne sous une forme savante ou archaïque, il n'a
eu de guide que son bon sens et son goût. C'est ainsi qu'il a
gardé diimet pour duvet et pigner pour peigner, mais qu'il a
corrigé esperit par esprit, médicin par médecin, print par prit,
vesquit par vécut, etc., et aussi qu'il a toujours mis au singu-
lier le pronom leur que Rabelais met souvent au pluriel. Mais
là se sont arrêtées ses libertés. « Nous avons, dit-il, respecté
scrupuleusement la syntaxe, laissant au féminin des mots
comme arbre, âge, navire, espace, au masculin des termes
comme affaire, étude, enclume, sauce, offre, etc., n'accordant
pas les participes passés quand Rabelais néglige de le faire,
donnant au contraire le pluriel aux participes présents que la
grammaire nous prescrit de laisser invariables... » Moi, j'au-
rais corrigé ces dernières «fautes «-là, puisque je rectifiais
l'orthographe... Mais, en pareille matière, chacun n'est con-
duit que par son propre sentiment.
L'ouvrage s'ouvre par une excellente Vie de Rabelais par-
faitement au courant des découvertes les plus récentes, il n'est
pas besoin de le dire.
Enfin tous les termes vieillis et qui pourraient présenter
la moindre difficulté sont traduits en note sans aucun com-
mentaire : tollirait, « ôterait » ; — me parforcerai, « m'effor-
cerai )> ; — sang de les cabres! « sang des chèvres! » (en
gascon), etc.
Grâce au travail de M. Clouzot, la lecture de Rabelais
devient commode à tout le monde, et j'ajoute qu'elle ne perd
258 COMPTES-RENDUS.
guère de sa beauté à être ainsi rapprochée de nous. Car le
nouvel éditeur s'est bien gardé d'y rien couper de ce qui en
fait pour une grande part le caractère. Rabelais a, si j'ose dire,
l'obscénité lyrique et l'ordure épique : il fallait être George
Sand pour rêver un Rabelais ébranché d'incongruités. M. Clou-
zot n'est pas George Sand : il a du goût, tant mieux pour nous.
Je finirai par une querelle. L'éditeur a dû faire quelques
coupures pour faire rentrer l'ouvrage dans un cadre arrêté à
l'avance. Il a donc supprimé quelques chapitres, et parmi eux
certaines kyrielles assez fades à notre goût moderne, comme
la liste des géants qui ont précédé Gargantua et Pantagruel,
celle des jeux de Gargantua, des mets des Gastrolâtrcs ou des
cuisiniers de la Truie. J'eusse aimé qu'il eût conservé la
nomenclature des livres de Saint-Victor, qui est amusante,
quitte à ôter quelque autre chapitre du Quart Livre. Mais sur-
tout je regrette qu'il ait négligé tous les prologues. Il y a là
quelques-unes des plus admirables pages de Maître François,
et aussi des plus imitées. Ces prodigieux boniments, qui ont
exercé une influence considérable sur notre littérature, on
n'en trouve pas le plus petit exemple dans l'édition Clouzot.
C'est grand dommage assurément.
Ce léger inconvénient est d'ailleurs largement compensé par
les avantages de l'édition. Grâce au travail de M. Clouzot,
tout le monde peut désormais lire Rabelais avec facilité. Ce
n'est pas un mince service que l'auteur de cette édition vient
de rendre aux lettres.
Jacques Boulenger.
Abel Letalle. Les fresques du Campo Santo de Pise.
E. Sansot et C'^ In-40. Prix : 10 fr.
La maison E. Sansot et C'e vient d'inaugurer de très élé-
gante façon sa nouvelle collection artistique en publiant une
fort substantielle étude de M. Abel Letalle sur Les fresques
du Campo Santo de Pise. En cet essai critique, l'auteur, après
avoir commenté les premières compositions de Buffalmacco
et de Pietro di Puccio, analyse avec un soin judicieux tout le
charme d'émotion sincère qui se dégage de si belles œuvres,
— encore que tant détériorées par le temps et l'incurie des
hommes, — d'Andréa Orcagna et Benozzo Gozzoli. Maître
COMPTES-RENDUS. 259
Rabelais les vit sans doute ces murailles peintes en leur fraî-
cheur initiale ; que ne nous a-t-il gardé le souvenir de sa
visite? — En trente-six planches hors texte, nous revoyons fidè-
lement reproduites ces admirables pages de l'histoire de l'art
où l'ironie n'est pas plus absente que l'enthousiasme, ainsi
que les compositions plus méconnues de Pietro Lorenzetti,
Simone Martini, Andréa da Firenze, Antonio Veneziano, Spi-
nello Aretino, Francesco da Volterra, Giotto, Paolo Guidotti,
Agostino Ghirlanda et Zaccaria Rondinosi. De cet ensemble
se dégagent, en sus des documents si précieux de technique
picturale et de recherches crudités, cette poésie intense, cet
effort constant vers une interprétation profonde de la sensibi-
lité, cette clairvoyance sans cesse ouverte vers l'idéal, cette
foi soutenue, cet entrain juvénile et serein qui devraient cons-
tituer pour les artistes de tous les temps et pour le nôtre en
particulier un exemple et un réconfort.
Maurice Du Bos.
CHRONIQUES
BULLETIN D'HISTOIRE DE FRANCE.
Bibliographie et Historiographie. — MM. Max Prinet,
J. Berland et G. Gazier ont entrepris V Inventaire sommaire
des archives communales de la ville de Besançon, antérieures à
1790. Le tome ler de l'inventaire de la série BB< comprend le
sommaire des registres de délibérations depuis les origines
(1290) jusqu'à l'année iSyG. On y trouve mentionnés des textes
touchant des événements notables de l'histoire du xvi^ siècle. —
Il existe encore en Allemagne une école qui s'inspire des idées
et de la méthode de J. Burckhardt, l'historien justement
célèbre de la Renaissance italienne. Aux travaux de cette école
nous semble appartenir le livre de M. Adolf Philippi, Der Begriff
der Renaissance, Daten ^u seiner Geschichte'^.
Histoire religieuse. — Nous voudrions recommander aux
personnes qui savent priser, malgré les défauts qu'elle com-
porte toujours, l'originalité intellectuelle et morale d'un histo-
rien, la lecture du grand ouvrage de l'érudit espagnol D. Miguel
MiR, Historia interna de la Compaiiia de Jesûs^. Si nous ne
nous trompons, Mir avait appartenu à l'ordre des Jésuites,
dont il s'était séparé tout en gardant l'exercice du sacerdoce
catholique. Son esprit honnête et curieusement maintenu put
juger avec clairvoyance, sans parti pris, guidé par ses souve-
nirs en même temps que par sa critique indépendante autant
que respectueuse, la fameuse « religion » de saint Ignace. L'ou-
vrage ne vaut pas seulement par la qualité personnelle de son
auteur, il est le fruit d'une recherche patiente et dirigée avec
une haute conscience. Mir est mort en décembre 1912; il a
laissé, outre cette histoire de la Compagnie de Jésus, une
vaste biographie de Sainte Thérèse d'Avila, qui est aussi un
monument. — Dans la séance du 8 août igi3, M. Léon Dorez
1. Besançon, 1912, in-4°, vi-340 p.
2. Leipzig, C.-A. Seemann, 1912, in-4°.
3. Madrid, Ratés, igiS, 2 vol. in-8°, 23o et 852 p.
CHRONIQUES. 261
a communiqué à l'Académie des inscriptions un article de
compte extrait de l'un des registres de la trésorerie secrète du
pape Paul III, et ainsi conçu : « Le 29 avril iSSy, Sa Sainteté
doit 33 écus payés à M^ François Vannuzio (l'aumônier ponti-
fical) pour les donner comme aumône à onze écoliers parisiens
qui vont au Saint-Sépulcre. » M. Dorez a établi que ces « onze
écoliers parisiens », c'est-à-dire ces onze maîtres es arts de
l'Université de Paris, n'étaient autres qu'Ignace de Loyola et
ses dix premiers disciples.
M. Plattard a déjà rendu compte ici de l'étude de M. Louis
HoGu, Jean de L'Espine, moraliste et théologien^ . A signaler,
parmi les appendices, un récit inédit de la controverse de i566
par Claude Haton. L'occasion nous paraît bonne de souhaiter
que les auteurs qui s'occupent de personnages de second plan
veuillent bien, prenant pour modèle le travail de M. Hogu,
mesurer le poids de leur « contribution » à l'importance du
sujet et nous donner des études substantielles, mais concises.
On ne saurait trop appeler le zèle des érudits vers l'histoire
diocésaine de l'Eglise gallicane au xvie siècle. Quelle fut dans
la première moitié de ce siècle et aussi pendant les guerres
civiles l'efficacité des cadres administratifs de l'organisme catho-
lique; sous quelles formes concrètes et locales, pour quelles
raisons personnelles ou matérielles se manifestèrent, à l'inté-
rieur de chaque diocèse, des mouvements hostiles ou favorables
au clergé; quelle fut précisément l'influence démoralisante des
bénéficiers étrangers et surtout des Italiens; comment s'établit
une rivalité entre le haut et le bas clergé ; pourquoi les prêtres
et les religieux de certains diocèses sont devenus, en grand
nombre, des ministres de la Réforme, etc.; sur tout cela nous
ne savons à peu près rien. Aussi des recherches, même frag-
mentaires ou incomplètes, seraient-elles favorablement accueil-
lies. A défaut d'autres documents, que l'on étudie les comptes
et que l'on en tire des données concrètes sur l'organisation
économique et financière des domaines d'un évêché, sur les
revenus et les dépenses de l'évêque. C'est ce qu'a fait M. L.
Imbert pour Les comptes de l'évêché d'Angoulème sous Phili-
bert Babou (i536-i553)^.
1. Paris, Champion, igiS, in-8°, viii-184 p.
2. Mémoires de la Soc. histor. et archéol. de la Charente, 8° série,
t. II (1912), p. 33-129.
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. l8
202 CHRONIQUES.
Pour l'histoire de la Réforme française dans la première
moitié du xvi^ siècle, nous ne trouvons guère à noter que l'ar-
ticle de M. H. Prentout, La Réforme en Normandie et les
débuts de la Réforme à l'Université de Caen\ dont il a été
rendu compte déjà par M. Plattard. Les conclusions de M. Pren-
tout touchant la prédominance d'un mouvement religieux et
intellectuel dans les origines du protestantisme normand nous
paraissent, malgré l'autorité et la compétence spéciale du savant
professeur, assez discutables. Cette thèse peut s'appuyer sans
doute sur des références bibliographiques et des comparaisons
de doctrines, mais elle n'explique pas la vigoureuse et subite
poussée de Tesprit de dissidence dans toutes les classes de la
société normande, en particulier dans la noblesse et dans le
peuple rural. Soumise à une fiscalité intense, terre privilégiée
de commerce et d'échanges avec l'étranger, couverte de grandes
abbayes dont la richesse finit par rompre Tcquilibre de la dis-
tribution des propriétés foncières, véritable mosaïque de béné-
fices ecclésiastiques que convoitait la noblesse pauvre, mais
qu'obtenaient le plus souvent des clercs étrangers à la pro-
vince, la Normandie devait être appelée par toute sorte de
motifs à réagir contre l'exploitation dont elle était l'objet de la
part de l'Église et du roi. Quoi qu'il en soit, les recherches et
les observations de M. Prentout présentent un très vif intérêt.
Ceux qui gardent avec piété le souvenir des premiers pro-
testants qui payèrent de la vie l'affirmation de leurs croyances
trouveront dans le petit livre de M. John Vienot, Promenades
à travers le Paris des Martyrs ( 1 523-i55<j)', un guide dili-
gent, sinon impartial.
Histoire politique. — M. L. Rey a présenté et soutenu, à
l'École des chartes, en janvier 1914, comme thèse de sortie un
Essai sur la conquête et la perte du royaume de Na-ples par
Louis XII ( i5oo-i5o4)-
François de Rochechouart, pendant qu'il gouvernait Gênes
au nom de Louis XII, fit exécuter des ouvrages de genre his-
torique par Alexandre Sauvaige ou Salvago, l'auteur des Chro-
niques de Gênes. Le comte Durrieu a montré à l'Académie des
1. Revue historique, novembre-décembre igiS.
2. Paris, 1913, in-i8, 179 p., planches.
CHRONIQUES. 203
inscriptions l'exemplaire original d'un ouvrage intitulé l'Éthi-
quette des temps, sorte d'histoire universelle très abrégée, que
composa Salvago, en i5ii, pour Rochechouart. Ce manuscrit
sur parchemin, illustré d'un grand nombre de dessins à la
plume, en partie rehaussés d'or et « d'une exécution extrême-
ment remarquable «, est un souvenir matériel de l'occupation
momentanée de Gênes par les Français au temps de Louis XIV.
Du fonds des Lettres missives des archives départementales
du Nord, M. André Chagny a tiré la plupart des 17g pièces
publiées par lui sous ce titre : Correspondance politique et
administrative de Laurent de Gorrevod, conseiller de Margue-
rite d'Autriche et gouverneur de Bresse, première partie [\5oj-
i52o)2. On y peut suivre avec intérêt le rôle de Marguerite,
ainsi que la vie locale de la Bresse au début du règne de
Charles-Quint.
M. Maurice Roy, infatigable et heureux « découvreur », a
mis au jour un marché du 2 décembre iSBg qui montre Jean
Cousin père et deux autres maîtres peintres chargés par Jérôme
délia Robbia d'exécuter les peintures décoratives des arcs de
triomphe élevés dans la rue Saint-Antoine, pour l'entrée à
Paris de l'empereur Charles-Quint (ler janvier i54o); c'est la
première fois que Jean Cousin apparaît comme exécutant des
ouvrages à la demande de François lers.
D'un acte notarié découvert par M. Germain Bapst, il résulte
que François Clouet fut chargé d'organiser les funérailles de
François 1er*.
M. Louis Caillet a choisi, parmi les documents légués à la
bibliothèque de Lyon par l'amateur Morin-Pons, et publié
des Lettres de princes et princesses appartenant à la maison de
Savoie (XVI^, XVIJe et XVIIh siècles)^. A noter, pour l'his-
toire du xvi= siècle, des lettres inédites de Marguerite de F^rance,
du duc Emmanuel-Philibert, de l'infante Catherine, de Mar-
guerite de Savoie et du bâtard Jacques.
M. Alph. Boulé a consacré une brochure de 72 pages à une
1. Cf. l'article du comte P. Durrieu, dans la Revue de l'Art,ancien
et moderne, 10 avril 191 3.
2. Màcon, Protat, igiS, gr. in-8°, cxx-465 p.
3. Soc. des Antiquaires de France, 20 novembre 1912.
4. Soc. des Antiquaires de France, 29 janvier 191 3.
5. Correspondance historique et archéologique, janv.-mars 1913.
264 CHRONIQUES.
« étude historique » sur Catherine de Médicis et Coligny^. La
méthode et les intentions de l'auteur ne relèvent pas de la cri-
tique érudite.
Rouen fut le théâtre, en mars i564, d'un conflit violent entre
le peuple catholique et les protestants, dont s'inquiéta fort la
reine-mère et qui faillit compromettre la grande pacification
entreprise par le gouvernement royal. Au moyen de pièces
tirées des archives du Parlement de Normandie, M. E. Le Pas-
QUiER a établi un récit nouveau de cette affaire 2. — M. Vincent
a présenté, devant la Faculté des lettres de Rennes, un
mémoire sur Le protestantisme en Haute-Bretagne dans la
seconde moitié du XVI'^ siècle. — Enfin, M. J.-L. Rigal a publié
les Mémoires d'un calviniste de Millau^, où sont enregistrés les
mouvements de la vie locale pendant les guerres de religion.
M. P. DE Cenival, qui étudie depuis plusieurs années l'his-
toire du duc l'Anjou, le futur Henri III, a signalé Un récit
inédit de la troisième guerre de religion''; il s'agit du Discours
sommaire contenu dans les manuscrits fr. 25oi5 et fr. SySS de
la Bibliothèque nationale et dont l'auteur est Jules' Gassot.
— On attendait avec impatience l'édition de VHistoire de la
Ligue, œuvre inédite d'un contemporain, qu'avait découverte
M. Charles Valois. Le premier volume (1574-1589), qui vient
de paraître, sous les auspices de la Société de l'Histoire de
France, est très intéressant, tant par le texte que par l'annota-
tion sobre et topique^.
M. Albert Mousset, à qui l'on doit déjà la publication des
dépêches du s»" de Longlée, résident de France en Espagne
sous Henri III, examine, dans une nouvelle étude, d'après les
documents des Archives nationales et des Archives de Siman-
cas, Les droits de l'infante Isabelle-Claire-Eugénie à la cou-
ronne de France; en appendice, deux pièces in extenso tirées
du fonds Estado^.
Nous avons rendu compte, dans le dernier bulletin, du bon
1. Paris, Champion, igiS, in-8°, 72 p.
2. Bull, de la Soc. de Vliist. du protestantisme français , septembre-
octobre 1913.
3. Archives Iiistori^iies du Rouergue, t. II.
4. Mélanges de l'École de Rome, t. XXXIII, fasc. 3.
5. Paris, Laurens, 1914, in-8°, xlv-3o4 p.
6. Bulletin hispanique, janvier-mars 1914-
CHRONIQUES. 205
livre de M. l'abbé Pasquier sur René Benoist, le pape des
Halles. M. L. Hogu, s'occupant de répitaphe de ce dernier,
montre que les deux lignes de grec qu'on y lisait appartiennent
au poète Alexandrin Callimaque'. A noter enfin le recueil
publié par M. H. de Terrkbasse, Correspondance de MM. de
Dismieu, gentilshommes dauphinois ( 1 568-i y 1 3)^.
Histoire des institutions et du droit. — Dans le premier
volume de sa grande Histoire du Parlement de Paris^, M. Ed.
Maugis a consacré des chapitres nourris aux règnes des cinq
derniers Valois. Parmi tant de livres qui traitent le même
sujet, celui-ci vaut surtout par le dépouillement complet et
vraiment méritoire qu'a fait l'auteur des registres conservés
aux Archives nationales.
M. Gabriel Pérouse, archiviste de la Savoie, apporte dans
ses études d'histoire locale beaucoup d'initiative et d'origina-
lité. Peu soucieux des « curiosités « et des anecdotes, il
recherche parmi les documents la vie profonde et Journalière
des groupes humains d'autrefois. L'étude qu'il a publiée sur
Les usages et le droit privé en Savoie au milieu du XVI^ siècle^,
d'après les minutes des notaires de Chambéry déposées aux
archives départementales, atteste cette tendance heureuse de
son érudition. Le livre comprend un chapitre sur la famille, un
autre sur la terre, un troisième sur la propriété urbaine, les
métiers, le commerce de l'argent; en outre, quatre-vingt-treize
pièces justificatives, une table et un glossaire.
Aux nombreux ouvrages concernant l'histoire du notariat,
il faut ajouter l'étude de M. J. Gaston, La communauté des
notaires de Bordeaux ( iS^o-ijgi )^\
Histoire des mœurs. — M. G. Loisel a écrit, en trois
volumes, une Histoire des ménageries de l'antiquité à nos
jours''. C'est un ouvrage très sérieux, heureusement conçu et
1. Extr. de la Revue de l'Anjou, igiS, 8 p.
2. Lyon-Paris, igi'i, in-8°, xxvii-734 p.
3. Paris, 1913, in-8°, xxvii-734 p.
4. Chambéry, 191 3, in-8°, 327 p. Extr. des Mémoires de l'Académie
de Savoie.
5. Bordeaux, 1913, in-8°.
6. Paris, 1912, 3 vol. in-8°.
206 CHRONIQUES.
plein de nouveautés. Le tome I^"" expose les recherches de l'au-
teur touchant l'Antiquité, le Moyen âge et la Renaissance.
On sait déjà beaucoup de choses précises sur l'invasion paci-
fique de la France par les étrangers au xvi« siècle. Peut-être
conviendrait-il d'étudier maintenant, non plus seulement le
phénomène de l'immigration, mais celui de l'adaptation de
tels éléments aux divers milieux qui les reçurent. Dans cet
ordre de faits, M. J. Mathorez a observé Les Italiens et l'opinion
française à la fin du XVh siècle, il a montré l'hostilité du
peuple à l'égard des immigrés, qui étaient la plupart des finan-
GÉOGRAPHiE ET HISTOIRE ÉCONOMIQUE. — L. von Pastor avait
publié, en iSgS, le texte original du journal qu'Antonio de
Beatis, secrétaire du cardinal d'Aragon, rédigea pendant le
voyage de son maître à travers l'Europe occidentale. M"« Havard
DE La Montagne vient d'en donner une traduction française,
qu'accompagne une préface de M. Henry Cochin, sous ce
titre : Voyage du cardinal d'Aragon en Allemagne, Hollande,
Belgique, France et Italie ( i5 ij-i5i8)'^..K\ns\ se trouve mise
à la portée de tous une lecture attrayante et doucement ins-
tructive. — C'est une œuvre analogue qu'a réalisée, avec beau-
coup d'érudition, M. Paul Courteault en traduisant et com-
mentant les passages qui intéressent le Bordelais dans la Relation
écrite, en i528, par le Vénitien Andréa Navagero, à son retour
d'Espagne 3. — Lorsque l'on considère l'intérêt de tels docu-
ments et que l'on pense aux nombreux textes de même nature,
qui restent inédits dans les diverses archives de l'Europe, on
se prend à rêver d'un Corpus qui réunirait, groupés par régions,
tous les matériaux de la géographie historique de notre pays.
11 serait facile d'organiser, avec le concours de nos « missions »
et .de nos « écoles » scientifiques, une entreprise collective,
dont les résultats, même incomplets, renouvelleraient totale-
ment, on peut l'affirmer, notre vision de l'ancienne France. La
collection des dictionnaires topographiques des départements,
i. Bulletin du bibliophile, mars-avril 1914.
2. Paris, Perrin, igiS, in-S", xxx-32i p.
3. Revue historique de Bordeaux et du département de la Gironde,
septembre-octobre igiS.
CHRONIQUES. 267
faite par et pour les linguistes, est presque sans utilité pour les
historiens.
Les foires de la Renaissance ont été l'objet de nombreux
travaux. M. Marc Brésard, après tant d'autres, a étudié Les
foires de Lyon aux XV^ et XV!"^ siècles* dans un livre solide-
ment construit sur des pièces desArchivescommunalesde Lyon.
M. Brésard, suivant la plupart de ses devanciers, malgré qu'il
en ait, a considéré les foires purement comme une « institu-
tion », dont il expose le mécanisme et les agents. Sans négli-
ger l'importance des recherches ainsi conduites, on peut
souhaiter qu'un historien ose mener une enquête à la fois plus
profonde et plus large sur la « civilisation » créée par telles
foires ou tel groupe de foires; il y a tant à écrire touchant les
routes d'influences, l'esprit et les moeurs des marchands, les
idées qu'ils ont colportées, leur rôle intellectuel, politique et
social, etc.
Avec son livre sur Les corsaires dunkerquois'^, M. H. Malo
nous a servi un véritable régal. On y trouve, à chaque page, la
vie -et la couleur, tirées habilement, sans procédé artificiel,
des matériaux mêmes de l'histoire. Les péripéties de la guerre
de course et les vicissitudes du port de Dunkerque sous la
domination espagnole sont présentées avec autant de fidélité
que d'agrément.
M. Hector Garneau publie une 5e édition, revue et annotée,
de Y Histoire du Canada de F.-X. Garneau, son grand-père 3.
Des références, des notes bibliographiques et des appendices
considérables rajeunissent l'ouvrage et en font un instrument
fort utile.
Numismatique. — M. F. Mazerolle s'est occupé de Marc
Béchot, le premier tailleur général des monnaies, de 1547 ^
1557. Les documents, découverts par M. G. Bapst, prouvent
que Béchot était, en outre, sculpteur, qu'il travaillait le marbre,
l'albâtre, l'or, l'argent et la terre ''.
La brève étude de M. Roger Picard sur Les mutations des
1. Paris, Picard, 1914, in-8°, vni-386 p., illustrations.
2. T. I : Des origines à 161S2. Paris, 1912, in-8% 461 p.
3. T. I" : (i 534-1744}. Paris, Alcan, igiS, in-8°, Lv-607 p.
4. Soc. des Antiquaires de France, 5 mars igiS.
268 CHRONIQUES.
m'onnaies et la doctrine économique, du XF/e siècle à la Révo-
lution*, n'est qu'un résumé de seconde main sans recherches
originales.
Le commandant A. Babut a publié un travail sur les Ateliers
monétaires des rois de France à Chambéry et à Turin au
XF/e siècle ( i536-i55gp.
Portraits. — C'est une charmante collection qu'a réunie
Mme Louise Roblot-Delondre dans son beau volume, Portraits
d'infantes fXVIc siècle)^. On salue, au passage, parmi des figures
étrangères, les traits familiers de quelque princesse de France.
Les commentaires de M^e Roblot sont bien informés et gra-
cieux.
The Burlingthon magapne* contient un article de M. L.
DiMiER sur l'iconographie de Diane de Poitiers et en particu-
lier sur un portrait idéalisé de la favorite, conservé dans la
collection du comte Spencer à Althorp et qu'il faudrait rap-
procher d'un crayon de i56o (Musée Gondé).
Monuments de la Renaissance. — Le 21 mai igiS, M. L.
DiMiER entretenait la Société des Antiquaires de France d'une
cheminée du château de Fontainebleau, connue sous le nom
de Belle Cheminée, dont les divers éléments ont été dispersés
dans plusieurs salles de ce château et au musée du Louvre;
il montrait qu'on avait attribué par erreur à cette cheminée
des morceaux qui proviennent d'une autre cheminée exécutée
par Pierre Bontemps pour la chambre de Henri IL — Devant
la même Société, M. Maurice Roy s'est occupé, lui aussi, de
Fontainebleau à plusieurs reprises. Le 11 juin igiS, il a com-
muniqué une étude sur la décoration en menuiserie de la gale-
rie François 1er- cette décoration comprenait des panneaux,
des lambris, divers sièges et un parquet très orné; les lambris
qui existent encore en partie furent exécutés, comme le prouve
un marché passé le 2 avril iSSg, par l'artiste italien Francisque
1. Paris, Geuthner, 1912, in-8°, 25 p. Extr. de la Revue d'hist. des
doctrines économiques et sociales.
2. Genève, 1912, in-8°.
3. Paris et Bruxelles, van Œst, igiS, in-4% 237 p., 76 pi.
4. Novembre 1913.
CHRONIQUES. 269
Siber de Carpi. — Dans les séances du mois de mars 1914,
M. Roy, à l'aide de documents tirés de minutes de notaires
parisiens, a décrit le nouveau logis de Henri II à P'ontainebleau
et prouvé que la chapelle de la Trinité ne datait pas du règne
de François I^r, mais qu'elle avait été construite par Philibert
de Lorme sur les fondations de l'ancienne église des Mathu-
rins.
Les 14 et 21 février 1912, M. Roy a retracé, devant la Société
des Antiquaires, l'histoire de l'achèvement de la Sainte-Chapelle
de Vincennes par Philibert de Lorme sous Henri II.
D'après un manuscrit conservé aux Archives départemen-
tales du Calvados, M. F. de Mallevoûe a publié les devises
dont Sully voulut orner son hôtel de VArsenalK
M. L. MiROT s'est occupé de l'hôtel (TÉtampes, rue Saint-
Antoine, qui fut adjugé, en 1544, à Diane de Poitiers 2.
MM. Germain Bapst et Maurice Roy, étudiant la construc-
tion du château de Vallery en Sénonais, résidence fameuse du
maréchal de Saint-André puis du prince de Condé, ont prouvé
que l'architecte de cette demeure fut Pierre Lescot. — M. Mau-
rice Prou a publié la photographie d'un meuble provenant de
Vallery et qui appartint peut-être au maréchal de Saint-André'.
Depuis longtemps, il est question de restaurer Vhôtel de
Gadagne à Lyon et d'y installer un musée d'histoire locale.
On dit que le projet se réalisera bientôt. Ce serait une occasion
pour les visiteurs de flâner à travers les quartiers Saint-Jean
et Saint-Paul, pleins de souvenirs et de reliques du xvi^ siècle.
Un décret de mars 1914 a autorisé l'État à accepter la dona-
tion que lui a faite M. Bompard, ambassadeur, de V Auberge
de France à Rhodes. Cette demeure, la plus belle des anciens
chevaliers, date de 1480; elle porte sur sa façade les armes de
Pierre d'Aubusson, avec la devise : Montjoie Saint-Denis!
Les derniers travaux exécutés à Rome, sous la direction de
M. Giacomo Boni, ont mis au jour, dans les anciens Orti Far-
nesiani du Palatin, les restes de constructions que fit élever,
d'après les plans de Michel-Ange, le cardinal Alexandre Far-
1. Bull, de la Soc. de l'hist. de Paris et de l'Ile-de-France, t. XL
(1913), 5° livr.
2. Soc. des Antiquaires de France, 19 mars igi3.
3. Ibid., 17 janvier 1912.
270 CHRONIQUES.
nèsc, au bas du palais de Domitien. Les jardins du Palatin
furent aménagés par le cardinal Alexandre grâce aux ressources
énormes qu'il tirait des abbayes de France. On sait que Napo-
léon III eut l'idée, un moment, d'installer dans ces jardins
l'École qui est aujourd'hui au Palais Farnèse. Nous revien-
drons sur ce sujet à propos du livre que vient de publier
M. l"'crdinand de Navenne.
Peintres et sculpteurs. — M. H. Omont a communiqué à
l'Académie des inscriptions' un document nouveau pour la
biographie de Jean Boiirdichon, peintre des Heures d'Anne de
Bretagne; ce sont des lettres patentes de Louis XII, adressées
aux trésoriers de France et relatives au payement, en 1498, de
3oo livres tournois, acompte sur une somme de 1,000 livres que
Charles VIII avait précédemment données à l'artiste pour
marier sa fille. — M. de Mély a présenté à la Société des Anti-
quaires 2 un portrait de saint François de Paule, gravé par
Masne au xviie siècle d'après l'original peint pour Louis XII
par Bourdichon en iSoy et envoyé plus tard à Léon X. Ce
tableau est vraisemblablement au Vatican, et M. de Mély fait
appel aux chercheurs pour l'y découvrir.
M. Claude Cochin a étudié, en collaboration avec M. Max
Bruchet, archiviste du Nord, une série de documents inédits
trouvés dans les papiers de Marguerite d'Autriche, et notam-
ment une lettre datée du 28 mai i5i2,par laquelle le sculpteur
Michel Colombe s'excuse d'avoir retardé l'exécution du tom-
beau de Philippe de Savoie, destiné à l'église de Brou : « Je
suis après, écrit-il à Marguerite, pour fournir les dix Vertus
qui sont à l'entour; mais j'ai été malade et suis avec vieillesse
qui me tient compagnie 3. »
M. L. DiMiER s'est occupé d'une statue d'Hercule en argent,
commandée à Benvenuto Cellini par François !«•• pour l'entrée
de Charles-Quint à Paris, le \" janvier 1540^
A l'assemblée générale de la Société de l'histoire de France,
tenue le 6 mai iqi3, M. Maurice Roy a fait une lecture sur la
disgrâce de Philibert de Lorme en i55g.
1. Séance du 27 décembre 1912.
2. 9 avril igiS.
3. Acad. des inscriptions, 21 novembre iQiS.
4. Soc. des Antiquaires, 28 janvier igiS.
CHRONIQUES. 27 1
Armures. — M. Gh. Buttin a signalé ^ une armure de
Henri II qui appartient au duc de Saxe-Weimar (à la Wart-
burg) : « Cette armure a img-i, elle est complète. Elle aurait
été donnée par la cour de France à celle de Saxe, en i55i,
comme souvenir. On possède trois armures de Henri II, l'une
au Louvre, l'autre au Musée d'artillerie et enfin celle-ci; elles
représentent trois époques du règne de ce prince. Les décora-
tions prouvent que l'art français était loin d'être inférieur aux
arts allemand et italien de cette époque. »
Lorsque S. M. Alphonse XII, roi d'Espagne, de passage à
Paris, visita le Musée de l'Armée, il remarqua quelques pièces
— un chanfrein, deux rondelles et deux cubitières — d'une
armure de Philippe II, qui était conservée incomplète à VAr-
meria real de Madrid. Le 11 janvier 1914, un décret présiden-
tiel prescrivit le dépôt de ces pièces à ladite Armeria. Une loi
étant nécessaire pour distraire d'un musée national un objet
classé, le décret, rendu sur la proposition du ministre de la
Guerre, précisait que ces pièces seraient errvoyées à Madrid
« à titre de dépôt », mais qu'elles resteraient « propriété de la
France ». Le 14 janvier, M. Gh. Buttin faisait une communica-
tion à la Société des Antiquaires où il montrait l'importance
et la valeur des pièces dont le Musée de l'Armée allait se des-
saisir. Dans les premiers jours de février, les membres du
Comité de perfectionnement de ce Musée, qui n'appartiennent
ni à l'administration ni à l'armée, adressèrent au ministre de la
Guerre une lettre attirant son attention sur les conséquences
que pourrait avoir, pour l'avenir du Musée, la cession à ÏAr-
meria du chanfrein, des rondelles et des cubitières. Au mois
de mars, M. E. Constant, député, déposa sur le bureau de la
Chambre une proposition de loi, dont l'article essentiel était
ainsi formulé : « Le ministre des Affaires étrangères est autorisé
à offrir au gouvernement espagnol le chanfrein et les pièces
accessoires de l'armure de Philippe II, actuellement conservés
au Musée de l'Armée. » Cette proposition fut votée à mains
levées. Enfin, le 2 avril, le Sénat, après avoir entendu le
ministre de l'Instruction publique, qui précisa qu'il ne s'agis-
sait plus d'un dépôt, mais d'une aliénation, et M. Delahaye qui
protesta contre cette aliénation, adopta le projet déjà voté par
la Chambre.
I. Soc. des Antiquaires, 19 juin 1912.
272 CHRONIQUES.
Cette armure* fut exécutée à Augsbourg, pendant les années
i549 ^^ i35o, par l'armurier Desiderius Colman et son aide,
l'orfèvre allemand Jorg Sigman, pour Philippe, alors duc de
Milan et prince héritier d'Espagne. Le père et le grand-père
de Desiderius Colman avaient été déjà les plattners préférés de
Maximilien et de Charles-Quint. Colman travailla très proba-
blement sur un modèle fourni par Diego de Arroyo, peintre
attitré de Philippe venu avec lui à Augsbourg. L'ensemble des
pièces fut payé trois mille écus d'or.
Lucien Romier.
CHRONIQUE RABELAISIENNE.
Société des Etudes rabelaisiennes. — La Société s'est
réunie, le 17 juin 1914, à cinq heures, dans l'Ecole des Hautes-
Études, sous la présidence de M. Abel Lefranc. Assistaient à
la séance : MM. Jean Baffier, le comte Baguenault de Puchesse,
Joseph Bédier, Mme l. Bordes, MM. Jacques Boulenger, Paul
Bruzon, Buffard, Casanova, Henri Clouzot, P. Couturier,
P. Dorveaux, Du Bos, Lionel Laroze, Abel Lefranc, G. Len-
seigne, Louis Loviot, Paul Menget, Joseph Orsier- Suarès,
J. Porcher, Lucien Romier, L. Sainéan , M^e c. Salomé,
M. V. de Swarte.
Le président remercie l'auditoire très nombreux qui est
venu assister à la séance. Il retrace les épisodes de son voyage
en Amérique et de ses cours à l'Université de Chicago, où le
nom de Rabelais a été fréquemment prononcé. Plusieurs étu-
diants projettent des recherches de syntaxe ou autres sur Rabe-
lais et son œuvre. Nos publications sont fort connues et appré-
ciées ; notre Revue et notre édition figurent dans beaucoup de
bibliothèques, et à Harvard, à Madison comme à Chicago.
L'œuvre de l'Alliance française, dans les grandes villes et
même les petites, prépare des auditoires nombreux et très
favorables à la langue et à la littérature françaises.
I. Cf. Ch. Buttin, L'armure et le chanfrein de Philippe II {Revue
de l'art ancien et moderne, 10 mars 1914).
CHRONIQUES. 273
M. Lefranc attire ensuite l'attention de la Société sur l'uti-
lité qu'il y aurait à entreprendre l'examen de la question du
Cinquième Livre. Est-il apocryphe? C'est l'opinion la plus
répandue à cette heure. Il y aurait probablement à revenir sur
ce jugement. Les témoignages que l'on invoque contre l'au-
thenticité sont vagues. D'autre part, il est remarquable que
l'auteur du Cinquième Livre ait si bien poursuivi le plan de
Rabelais et achevé cette navigation de Pantagruel qui ne
répondait plus à des préoccupations si vives en 1 562-1 564
qu'en i55o environ et en lui conservant son caractère. Enfin,
M. Lefranc rappelle les résultats auxquels a été amené son
collaborateur dans l'Introduction à Vlsle sonante.
M. Jacques Boulenger fait observer qu'il y aurait lieu d'exa-
miner critiquement et de comparer le texte de Vlsle sonante,
celui de l'édition de 1564 et celui du manuscrit qui forment
trois rédactions différentes. Il incline à croire que le Cin-
quième Livre a été fait au moyen des papiers de Rabelais;
qu'il se compose de morceaux achevés, de traductions et
d'ébauches que quelque auteur, peut-être « l'écolier de Va-
lence », aura mis au point et complétés.
M. Joseph Bédier remarque qu'en somme c'est aux parti-
sans de l'inauthenticité du Cinquième Livre d'établir leur opi-
nion. On peut contester l'authenticité de tout ouvrage, quel
qu'il soit; mais, en bonne méthode, on ne peut considérer un
texte comme apocryphe que sur de bonnes raisons. Si dans le
Cinquième Livre on retrouve les préoccupations secrètes de
Rabelais au sujet de la géographie, la question lui paraît
tranchée.
Le Rabelaisien passionné. — C'est à M. Abel Lefranc que
M. Élie-Joseph Bois décerne ce titre dans un article du Temps
du 29 décembre igiS, tout ardent de fièvre rabelaisienne. Nous
en détachons quelques confidences de notre président sur les
origines de son culte pour Rabelais :
Ma grand'mère, me dit-il, qui était originaire du Valois (elle était
la compatriote de Dumas père, qu'elle a beaucoup connu) et qui a
vécu jusqu'à quatre-vingt-six ans, avait un culte pour les légendes
et les vieilles chansons, et elle a certainement contribué à me l'ins-
pirer. Un jour, il y eut une cavalcade à Noyon et dans cette caval-
cade un char de Gargantua. J'avais alors cinq ou six ans. Ce char
fit sur moi une impression extraordinaire qui a duré bien long-
274 CHRONIQUES.
temps, puisque, après quarante-cinq ans écoulés, je le revois encore
devant mes yeux, alors que j'ai oublié toutes les autres splendeurs
de la fête. Je demandai à ma mère qui était le géant Gargantua.
Ma mère, qui par la sienne avait quelque teinture de ces choses,
me raconta brièvement la légende de Gargantua, grand mangeur et
grand buveur. Le récit me frappa singulièrement et n'est jamais
sorti de ma. mémoire.
En fouillant les papiers de Noyon, j'avais trouvé d'abondants docu-
ments sur la Réforme et sur Calvin. Je fis un livre sur la jeunesse
du grand Réformateur. J'allai le porter à Renan qui était adminis-
trateur du Collège de France.
— Cherchez donc, me conseilla-t-il, les origines du Collège de
France.
C'est ce que je fis. Et je m'ancrai davantage dans le xvi' siècle.
Chemin faisant, je m'arrêtai à Marguerite de Navarre.
Ainsi tous mes travaux s'enchaînaient, les uns amenant Toccasion
des autres, et qu'il s'agît des uns ou des autres, au détour, je ren-
contrais sans cesse Rabelais qui était devenu l'objet de mes préfé-
rences. Aussi quand en igoi je fus nommé maître de conférences à
l'Ecole des Hautes-Etudes, la période d'incubation était terminée,
je pris Rabelais comme sujet principal de mon cours. 'Vous savez
la suite : la fondation de la Société d'études rabelaisiennes, etc..
Si bien que je puis dire, sans forcer la note et sans renier les
influences qui s'exercèrent sur mon esprit, que c'est Calvin qui me
conduisit à Rabelais, et que Rabelais m'ensorcela. Il m'est arrivé
de lui faire des infidélités passagères, mais c'est à lui que je reviens
toujours avec une sorte d'amour.
— Qui n'est pas mal placé.
— Je crois...
— Et votre bonheur est de faire des rabelaisiens... .
— C'est ma faiblesse.
Rabelais en Amérique. — M. Abel Lefranc a fait, durant
rhiver 1913-1914, des cours à l'Université de Chicago, en qua-
lité d' « exchange professer ». Une des séries de leçons profes-
sées par notre président et réservées aux étudiants portait sur
Rabelais et sur l'explication de fragments de ses difTérentes
œuvres, M. Lefranc a fait un exposé de la biographie de l'au-
teur du Pantagruel et des principales questions soulevées par
ses ouvrages. Il a donné, en outre, un certain nombre de
conférences sur le grand Tourangeau à Chicago, New-York,
Boston, Greemvich, et aux Universités de Madison, Johns
Hopkins, etc.
CHRONIQUES. 276
Notre Bibliothèque, — Notre confrère M. J. Mathorez
nous a remis quelques intéressantes études dont il est l'au-
teur : Un apologiste de Vaillance franco-turque au XVh siècle,
François Sagon (Paris, Leclerc, 191 3, in-S», 20 p.; extrait du
Bulletin du Bibliophile). — Notes sur les origines et la formation
de la population de Nantes (Nantes, impr. A. Dugas, igiS, in-S»,
26 p.; extrait du Bulletin de la Société archéologique de Nantes
et de la Loire- Inférieure). — Les Italiens à Nantes et dans le
pays jianfa/5 (Bordeaux, Féret; Paris, Fontemoing, igiS, in-S»,
32 p.; extrait du Bulletin italien). — A propos d'une campagne
de presse contre l'Espagne (Paris, Leclerc, 1913, in-80, 41 p.;
extrait du Bulletin du Bibliophile). — Julien Guesdon, poète
angevin et ligueur breton (Paris, Leclerc, igiS, in-8°, 18 p.;
extrait du Bulletin du Bibliophile).
Rabelais et Baptista Mantuanus. — Revue du Seit^ième
siècle, vol. I, p. 633. En parcourant l'édition de Baptista Man-
tuanus de M. Mustard, j'avais déjà remarqué les rapproche-
ments qu'il a signalés avec les passages de Rabelais (v. 3 et
V. 3i). Le vers Bardocucullatus, etc., doit être la source de « bar-
docucullez... comme une allouette sauvage », mais la phrase sur
« les Lampyrides... reluisans lorsque l'orge vient à maturité »
doit son origine à Pline, X'VIII, 26, § 66 (25o) « signum illius
(hordei) maturitati... lucentes vespere per arva cicindelœ; ita
appellant rustici stellantis volatus, Graeci vero lampyridas ».
On peut observer encore une correspondance entre : « Je pen-
sois que fussent, non Lanternes, mais poissons, qui de la
langue Hamboyans, hors la mer fissent feu » (v. 3i) et le pas-
sage de Pline, IX, 27, § 43 (82) : « Subit in summa maris piscis,
ex argumento appellatus lucerna, linguaque ignea per os
exserta tranquillis noctibus relucet. »
Rondelet [de pisc. mar., X, c. 8) note aussi que ce poisson,
qu'il appelle milvus, « a nostris quoque lucerna vocata, quod
noctu splendeat. » Il cite Pline, IX, 27, et Oppianus, Halieu-
tica, lib. I.
Le chapitre est inspiré de Lucien, Vera Historia, I, c. 29 :
Tt£p\ éc-rtépav àiptxôfxsOa è; Triv Av)-/_v67ro),tv xa),oy(iÉvr]v... aTtoêâvTs; 8e ouôlva
àvQpcÔTtwv e'jpO|jL£v, XOyvo'jç 8à TtoXXoù; Ttcpiôcovraç xal èv -qi àyopà xat Tcepî
xbv ),c|X£va ôiaTpîêovTaç.
J'avais noté aussi deux autres passages en Mantuanus que
Rabelais peut avoir visés :
276 CHRONIQUES,
1. L. III, ch. 24 : M Epistemon remonstroit à Panurge com-
ment la voix publique estoit tout consummée en mocqueries
de son desguisement, et luy conseilloit prendre quelque peu
de ellébore. »
Mantuanus, Ed., II, vers 58 :
populo jam fabula factus.
Non resipiscis adhuc.
2. Mais je trouve une similarité frappante en comparant les
passages suivants :
« Et le vieux bonhomme Grandgousier, son père, qui après
souper se chauffe à un beau clair et grand feu, et attendent
graisler les chastaines, escript au foyer avec un baston bruslé
d'un bout, dont on escharbotte le feu, faisant à sa femme et
famille de beaulx contes du temps jadis. » (Gargantua, ch. 28.)
Tune juvat hibernos noctu vigilare Décembres
Ante focum et cineri ludos inarare bacille,
Torrere et tepidis tostas operire favillis
Castaneas, plenoque sitim restinguere vitro
Fabellasque inter nentes ridere puellas.
(Mantuanus, Ed., V, vers 8i-5.)
Les Edogues, dit M. iVIustard dans son édition, ont été
publiées en 1498, commentées par Badius Ascensius et sont
devenues un livre d'instruction pendant deux cents ans, de
sorte que Rabelais aurait pu facilement s'en servir.
W. F. Smith.
Conférences sur Rabelais en Ecosse. — Il fut un temps où
les Écossais résidant en France divertissaient nos pères par
leur langage « escosse-françois ». C'était un baragouin fort
plaisant; Rabelais s'en est amusé... L'Ecosse est aujourd'hui
un pays où le français est entendu et parlé par une élite de
plus en plus nombreuse. La prose même de Rabelais y est
appréciée. Nous avons eu le plaisir de le constater au mois de
mars dernier. Nous étions invité à faire des conférences à
Edimbourg, Glasgow et Aberdeen par la Société franco-écos-
saise, qui propage dans ce pays le goût de notre langue et
CHRONIQUES. 277
mérite d'être comptée parmi les plus précieuses de nos amitiés
françaises. A Glasgow, le sujet de conféronce choisi entre plu-
sieurs que nous avions proposés était le Tableau de la Société
française à l'époque de la Renaissance d'apr£S Rabelais. L'au-
ditoire était nombreux : l'activité du sympathique trésorier de
la Société franco-écossaise, M. Archibald Graig, ne cesse de
faire dans Glasgow de nouvelles recrues. La conférence était
présidée par le Lord Provost de Glasgow, M. Stevenson, que
l'administration d'une cité d'un million d'habitants n'empêche
point de trouver le temps de patronner notre langue. Rabe-
lais et ses modernes éditeurs eurent les honneurs de la séance.
A l'Université, Maître François fut encore l'objet principal
d'une autre conférence. Là, grâce au zèle du professeur de
français, M. Martin, et de ses deux assistants, MM. Pitoy et
Gottin, le nombre des étudiants en français atteint maintenant
trois cents. G'est donc devant un public nombreux et varié, —
parmi les étudiantes en robe universitaire, nous distinguions la
cornette d'une religieuse ! — que fut exposé l'état actuel des
questions rabelaisiennes.
A Edimbourg, à Aberdeen, de toutes les citations que com-
portaient des conférences sur Les voyageurs français en Italie
au XF/e siècle, nulles ne furent plus goûtées que certains
fragments des Lettres à Mgr d'Estissac ou l'anecdote de Ber-
nard Lardon.
Voilà qui eût rendu Rabelais plus indulgent pour les compa-
triotes de saint Treignan et leur langage « escosse-françois ».
Et qu'eût-il dit s'il lui avait été donné de connaître les charmes
de l'hospitalité écossaise? J. P.
Les menus provençaux de Rabelais. — Sous ce titre, M. Jules
Belleudy a publié dans le Provençal de Paris du i^r février
1914 un article d'une saveur rabelaisienne. La cuisine pro-
vençale est représentée dans la nomenclature des victuailles
offertes par les Gastrolâtres à Messer Gaster (ch. i.ix du Quart
Livre). M. Belleudy y relève un certain nombre de termes pro-
vençaux : guourneaulx, cardes, liguombeaux, caules emb'olif,
etc. Gette connaissance de la cuisine provençale lui semble
une preuve que Rabelais a séjourné en Provence et il se
demande s'il ne faudrait pas prendre à la lettre la phrase du
Tiers Livre : « Stoechas, de mes isles Hieres, antiqucment
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. ig
27B CHRONIQUES.
dictes Stoechades » — et si Rabelais n'a pas été moine aux
îles d'Hyères. — Dans l'état actuel de nos connaissances, nous
pouvons conjecturer seulement que Rabelais fit un séjour aux
îles d'Hyères; mais si peu qu'il ait goûté à la cuisine proven-
çale, elle lui a paru mériter un souvenir et au Quart Livre il a
acquitté sa dette de reconnaissance.
Hommage du président Poincaré a Rabelais. — M. Poin-
CARÉ, dans le discours qu"il a prononcé au banquet qui lui a
été offert le 28 mai dernier à l'Hôtel-Dieu de Lyon, n'a pas
manqué de rappeler le souvenir du séjour de Maître François
dans le Grand Hôpital du Pont du Rhône. Voici, d'après les
comptes-rendus de la presse, les termes de cet hommage à
Rabelais : « Dans les anciens bâtiments, qui s'élevaient, je
crois, sur l'emplacement de la chapelle actuelle et qui ne pou-
vaient guère recevoir encore que quatre-vingts personnes hos-
pitalisées, le xvie siècle a vu passer un docteur qu'Etienne
Dolet a appelé l'honneur de la médecine et qui fut surtout,
suivant le mot de Bacon, le grand railleur de France. Il avait
nom François Rabelais, et, depuis qu'il est mort, il a guéri un
grand nombre d'âmes du mal de mélancolie. »
La robe doctorale de Rabelais a Montpellier. — M. Fa-
vier, conservateur de la bibliothèque publique de Nancy, nous
signale une mention de la robe doctorale de Rabelais dans un
pamphlet de 16 pages, publié à l'occasion des guerres de reli-
gion et intitulé : La grande division arrivée ces derniers jours
entre les femmes et les filles de Montpellier, avec le sujet de
leurs querelles. A Paris, 1622.
Montpellier était assiégé par Louis XHL Comme dans Lysis-
trata, les femmes s'étaient assemblées pour se plaindre des
misères de la guerre, et chacun à son tour donnait son avis.
A la page 10, on lit ce qui suit :
« Ma commère, répliqua une grosse dame, on dit que la
ville de Troyes eût été imprenable si les Grecs n'eussent dérobé
le Palladium qui estoit dans le temple de Minerve : tout le
destin de ceste ville et de la monarchie troyenne n'estoit
attaché qu'à ceste petite image; mais nous ne devons encore
craindre. La robbe de Rabelais est notre Palladium : tandis
qu'elle sera en ceste ville, jamais elle ne peut estre prise.
CHRONIQUES. 279
« Ah ! Madame, dit alors une damoiselle de qualité, de qui
le mary estoit au lict, blessé d'un coup de mousquet au bras,
il ne faut pas se fier à la robbe de Rabelais : le plus beau Pal-
ladium qu'on puisse souhaitter pour la deffence d'une ville,
c'est le nombre des gens et des soldats qui y sont... »
L'authenticité du V« Livre de Pantagruel. — Nous avons
signalé dans la Revue du Seipème siècle, t. I, p. 633, la com-
munication faite à l'Académie des inscriptions et belles-lettres
d'une étude de notre confrère M. Cons, attribuant le livre V
de Pantagruel à Jean Quentin. Depuis cette date, M. Cons, de
qui nos lecteurs ont pu trouver ici même, t. I, p. 473, un
article sur L'auteur de la Farce de Maistre Pathelin, a publié
les grandes lignes de son étude dans la Revue bleue du 25 avril,
sous le titre : Le problème du Cinquième Livre de Pantagruel.
Le Continuateur.
Ses arguments en faveur de l'attribution du livre V à Jean
Quentin, humaniste, professeur de droit (i5oo-i56i), sont de
deux sortes : les uns intrinsèques au livre V, les autres extrin-
sèques. Nous les examinerons successivement.
I. Arguments intrinsèques. Jean Quentin a mis sa signature
à trois reprises dans le livre V. Au ch. xviii, M. Cons interprète
comme une allégorie le titre du chapitre. Comment notre nauf
fut enquarrée et fusmes aidés d'aulcuns voyageurs qui tenoient
de la Quinte, signifierait : Comment le récit précédent fut brus-
quement interrompu et comment il fut aidé par la collabora-
tion d'un soi-disant La Quinte. En effet, le récit du voyage de
Pantagruel a été interrompu dans Vlsle sonante (i562) presque
immédiatement avant le ch. xviii, remarque M. Cons'.
Nous objecterons à M. Cons que La Quinte n'est pas Quen-
tin. Il arrive bien que les écrivains du xvie siècle dissimulent
leur signature par des artifices cryptographiques, anagrammes,
acrostiches, etc. Mais ils ne laissent pas alors de donner leur
signature entière et authentique. Gringore a donné son nom
en acrostiche plusieurs fois : c'est toujours, intégralement et
I. La publication de iSfe, en réalité, se termine sur l'épisode des
Apedeftes. Il est suivi, dans le texte de 1564, de l'épisode d'Outre et
c'est là, ch. xvii non au ch. xvni, que devrait se placer la signature
du continuateur du récit.
28o CHRONIQUES.
exactement, Gringore, non, par exemple, Gringoire. Girault,
auteur de Croniques admirables, signe en acrostiche Girault,
non Giraut ou Giraud*. Quentin s'appelait Quentin, en latin
Quintinus ; sa signature cryptographique reste Quentin ou
Quintinus.
La seconde signature, que M. Cons découvre dans une ana-
gramme des mots Nature Quite, qui sont à la suite de l'épi-
gramme finale du livre V (Nature Quite = Auteur Quinte), est
à écarter pour la même raison 2.
La troisième se trouverait, d'après M. Cons, dans la sen-
tence grecque sur laquelle se termine le ch. xxxvi :
« En l'autre [table], je vis à senestre, en majuscules lettres,
clegantement insculpé, cette sentence :
Ilpo; T£),o; aÙTwv TiàvTa xtvsîTat.
Toutes choses se mouvoient : à leur fin. »
« Telle est la leçon du manuscrit de la Nationale dont j'ai
une photographie sous les yeux. Les deux points après se
mouvaient sont parfaitement lisibles et appuyés.
« Ainsi xtvEtTat, un indicatif présent est traduit ici par un
imparfait. Ce gros barbarisme s'étale en majuscules, il est de
plus souligné par la ponctuation après se mouvoient. Je vis là
une jolie ruse d'humaniste pour accrocher l'attention sur le
mot xivEîTai. Or, ce dernier mot, c'est encore et toujours Kinte
(Quinte), plus un gros lA, qui esquisse le prénom Jean. Don-
nant à ce mot Quinte la valeur d'une signature, je posai l'équa-
tion : npô; TÉXo; a-jTwv Tzivza. xcvsïTat ::= Tout ce qui est écrit d'ici
à la fin est l'œuvre de Quinte. »
Il faut avouer que la traduction de x^veïtat par un imparfait est
bien étrange de la part d'un humaniste qui a traduit si élégam-
ment, quelques pages plus loin, le triomphe de Bacchus d'après
le texte de Lucien. Nous y verrions plutôt une distraction du
copiste, accusée par ces deux points placés après le verbe, qui
isolent et rendent inintelligibles les mots : à leur fin. Com-
1. Cf. Seymour de Ricci, Une rédaction inconnue de la Chronique
de Gargantua {R. É. R., t. VII, p. 23). Léon Ladulfi est de même l'ana-
gramme exacte de Noël du Fail, etc.
2. Et pour d'autres encore : l'orthographe ordinaire d'auteur au
XVI' siècle est autheur ou aucteur, non auteur.
CHRONIQUES. 201
ment d'ailleurs, par quelle « ruse » aurait-on ainsi accroché l'at-
tention du lecteur sur x'.veïTtxt? Cette erreur de traduction ne
pouvait avoir d'autre effet que de le déconcerter et non d'arrêter
sa réflexion sur xivsîxat, qui, nous le répétons, aux yeux d'un
homme du xvie siècle n'est pas la signature de Quentin, parce
qu'il n'en est pas l'anagramme exacte. En outre, comment un
humaniste aurait-il pu supposer que ces cinq mots grecs
seraient jamais traduits comme ils le sont dans le second terme
de l'équation posée par M. Cons?
Ainsi, d'après M. Cons, Quentin aurait arrangé le livre V
depuis le ch. xviii jusqu'au ch. xxxvi, et continué le livre, du
ch. XXXVI à la fin. — S'il en était ainsi, après avoir comparé
les ch. xxiii-xxiv (Tournoi et bal de la Quinte) aux ch. xxxviii-
XXXIX {Bacchus chez les Indiens), il nous faut mettre le conti-
nuateur au-dessus de Varrangeur. Quentin, livré à ses seules
forces, égalerait Rabelais; car la description du hourt de Bac-
chus vaut certainement les plus belles pages du Rabelais
authentique, celles qui sont marquées de la « griffe du lion ».
2. Preuves extrinsèques. Jean Quentin était l'ami de Rabe-
lais. Il a fréquenté le cercle de Fontaine-le-Comte^ ; il est cité
au 1. III, ch. XXXIV, parmi les amis de Rabelais qui jouèrent
avec lui à Montpellier la farce de la Femme Mute ; il a été en
relations avec Cotereau, que M. Cons identifie avec le Cotiral
mentionne au ch. xviii du livre V; il a voyagé en Orient, ce
qui expliquerait certaines allusions du livre V à des lieux
situés en Orient.
Voilà de tous les arguments extrinsèques rapportés par
M. Cons ceux qui établissent que Quentin a pu être l'arran-
geur et le continuateur du livre V. En voici d'autres, que nous
empruntons également à son étude, et qui militent contre
cette attribution du livre V à Jean Quentin.
Quentin fut, en i56i, l'orateur du clergé aux états généraux
d'Orléans. Il édita un catalogue des hérétiques. Il serait
étrange, dans ces conditions, qu'il eût donné une suite à un
livre condamné par la Sorbonne et considéré, à cette date,
comme impie 2.
1. M. Cons écrit, lac. cit., p. 525 : Fontenay-le-Comte; mais l'abbé
Ardillon qu'il mentionne résidait à Fontaine-le-Comte. Cf. R. É.
R., 1907, p. 52, Sur quelques amis de Rabelais, par Abcl Lefranc.
2. Cf. notre article sur Pantagruel lu au Louvre devant le roi
282 CHRONIQUES.
Il mourut en i56i, avant la publication de Vlsle sonanle.
Comment a-t-il pu rédiger la suite du livre V et en préparer
une édition, qui ne devait paraître que trois ans après?
Pour parler net, l'hypothèse de M. Gons nous paraît donc
inadmissible, à n'examiner que les seuls arguments produits
dans l'article de la Revue bleue. Il nous annonce une étude
plus détaillée de la question. Nous doutons qu'il arrive à des
résultats plus solides. Mais nous serions bien étonné si de
cette enquête sur Jean Quentin il n'y avait pas finalement
quelque profit à tirer pour la connaissance de Rabelais.
J. P.
Une imitation de l'Inscription de Thélè:me par Eustorg
DE Beaulieu. — Nous avons déjà vu dans un des numéros des
Études rabelaisiennes {191 1, p. 172) que le poète Eustorg de
Beaulieu connaissait sans doute les ouvrages de l-rançois
Rabelais. Nous trouvons dans son volume de poésies, les
Divers Rapport^, une ballade qui doit son inspiration à la
célèbre « Inscription mise sur la grande porte de Theleme »
{Gargantua, ch. liv).
Ballade mise en ung Tableau par l'aucletir à la porte de la maison
d'une Chappelle qu'il a en la ville de Tulle, au bas Pays de Lymo-
sin, intitulée « la Paoureté ».
Salut à vous tous, pervers et iniques,
Chaulx et lubricques, tant ecclésiastiques
Que mecanicques, et nobles, et vilains,
loueurs, trompeurs, et remplis de trafficques,
De ces cronicques notez bien les rubriques
Très autenticques, et iurez tous les sainctz
Qu'ung iour (mal sains) m'apporterez les grains,
Prins par voz mains es champ d'iniquité,
lusques à Thuys de ceste paoureté.
Charles IX en i563, dans la R. É. R., t. IX, p. 442. Nos lecteurs
trouveront quelques extraits du discours prononcé par Quentin aux
Etats d'Orléans dans un article que M. Lange a consacré à Quelques
sources probables des discours de Ronsard dans la Revue d'histoire
littéraire, igiS, p. 807 et suiv. Des phrases comme celle-là sont d'un
fanatique : « Bats-les [les hérétiques], frappe-les jusqu'à internecion
(qui est la mort). »
CHRONIQUES.
283
Braues, hragardz, couuers de mirlifiques,
Sotz fantastiques suyvans voyes obliques,
Folz lunatiques, et tous foybles des reins,
Apres voz faictz et gestes impudiques,
Vaines praticques, et moyens falciticques,
Dyabolicques, et trop plus que inhumains,
Venez au moins veoir là où ie remains,
Et de voz gaings portez la cothité
lusques à l'huys de caste paoureté.
Charmeurs, et vous docteurs es ars magicqucs,
Gens maleficques, croçheteurs de boutiques,
Et tous ethicques d'amours prins et attains,
Et vous (aussi) grosses putains publicques,
Corps veneriques farsis d'ordes relicques,
Fainctz cœurs duplicques, deceuant tous humains.
Plusieurs demains ie atendz que de voz trains
Et plaisirs vains, mon droict soit apporté
lusques à l'huys de ceste paoureté.
Prince prodigue, aulcuns folz trop haultains
Prez et loingtains, sont tous seurs et certains,
D'estre contrainctz venir par équité
lusques à l'huys de ceste paoureté.
{Divers Rapport^, édition i537, fol. 58.)
Helen J. Harwitt,
New-York.
Rabelais réputé poète par quelques écrivains de son
TEMPS. — Nous avons dit dans un article de la R. É. R., t. X,
p. 291-293, que Rabelais est cité par quelques écrivains du
xvie siècle parmi les poètes contemporains de Marot. Aux
textes que nous avons allégués, il faut joindre le suivant, que
nous signale notre confrère M. Hugues Vaganay. 11 est de
Robert le Rocquez de Garentan en Normandie; dans son
Miroir d'éternité, publié à Caen en 1589, mais composé vers
i56o, Rabelais y figure parmi les poètes du « sixiesme aege
du monde » (fol. ii3 v) :
Les Poètes Lors fleurissoit Heroët en la France,
regnans au Lequel a faict entière recouurance
temps de Frâ De vray amour, en sa parfaite amie,
çois de Va- Œuure excellent en haute poésie,
284
CHRONIQUES.
loys. Hcroët, Et qui d'amour a touche le vray poinct,
Merlin, Ma- Qui ame, et cœur diuinement espoinct.
rot, Chappuy, Homme lequel pour son sçauoir notoire
Sceue, deux A mérité sur tout autre la gloire.
duBeslay,Ra- Aussi estoyent Merlin de sainct Gelais,
bêlais Mede- Marot, Chappuy, Sceue, aussi Rabelais,
cin, Charles Deux du Beslay, auec Charles Fontaines
Fontaines. Plusieurs aussi de sciences hautaines,
Comme le Maire, en lettres vray touchet,
Et en Poictiers le docte Jean Bouchet :
Lequel a peinct de sa plume .dorée
Le vray discours de l'ame incorporée.
J.
Le gérant : Jacques Boulenger.
Nogent-le-Rotrou, impr. Daupeley-Gouverneur.
RABELAIS
ET LES PEUPLES CONQUIS
Il y a, dans le premier chapitre du Tiers Livre, une
déclaration formulée par Rabelais avec le désir évident
d'affirmer ses sentiments d'humanité à l'égard des peuples
conquis, qui m'avait toujours attiré et quelque peu
intrigué, en ma qualité de membre impénitent du Comité
de protection et de défense des indigènes, fondé par le
regretté Paul Viollet. Je me demandais toujours quel pou-
vait être le motif de cette profession de foi, développée
avec complaisance, à propos de la conquête de la Dipso-
die, et appuyée sur une série de curieux exemples. Voici
le texte principal (en réalité tout le chapitre s'applique à
cette question) :
Noterez doncques icy, Beuveurs, que la maniera d'entrete-
nir et retenir pays nouvellement conquestez, n'est (comme a
esté l'opinion erronée de certains espritz tyrannicques à leur
dam et deshonneur) les peuples pillant, forçant, angariant,
ruinant, mal vexant et régissant avecques verges de fer; brief
les peuples mangeant et dévorant en la façon que Homère
appelle le roy inique Demovore, c'est à dire mangeur de
peuple. Je ne vous allegueray à ce propous les histoires
antiques, seulement vous revocqueray en recordation de ce
qu'en ont veu vos pères, et vous mesmes, si trop jeunes n'es-
tez. Comme enfant nouvellement né, les fault alaicter, berser,
esjouir. Comme arbre nouvellement plantée, les fault appuyer,
asceurer, défendre de toutes vimeres, injures et calamitez.
Comme personne saulvé de longue et forte maladie et venent
à convalescence, les fault choyer, espargner, restaurer. De
sorte qu'ilz conçoipvent en soy ceste opinion, n'estre au monde
Roy ne Prince, que moins voulsissent ennemy, plus optassent
amy. » (Suivent les exemples, qui vont jusqu'à la fin du cha-
pitre.)
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. 20
286 RABELAIS ET LES PEUPLES CONQUIS.
Aucune idée, on le sait, n'est exprimée, dans les œuvres
de Rabelais, au hasard ni sans cause. La démonstration
des liens innombrables qui rattachent celles-ci à la vie, à
la réalité ambiantes, n'est plus à faire. Ici encore, l'élé-
ment vécu, si j'ose dire, peut pareillement se retrouver.
La biographie du grand Tourangeau, une fois de plus,
nous le fournira. C'est le résultat de l'expérience acquise
par lui en pays « nouvellement conquesté » qu'il nous
apporte ici. Il s'agit du Piémont et du séjour que Rabe-
lais y fît, aux côtés de son illustre protecteur et ami Guil-
laume du Bellay, de iSSj à 1542, c'est-à-dire pendant
la période de sa vie qui précède immédiatement la prépa-
ration et la publication du Tiers Livre. Pour comprendre
à quel point notre écrivain dut s'intéresser à cette question
de la politique humaine et bienveillante à l'égard des
peuples conquis, il n'y a qu'à lire les chapitres 11 et m du
livre IV du solide et judicieux Guillaume du Bellay'^ de
notre confrère Bourrilly. Toute l'explication de la sollici-
tude de Rabelais, exprimée d'une manière si touchante, au
seuil de son troisième livre, se trouvera là, lumineuse et
complète.
Quand le seigneur de Langey vint en Piémont, amenant
avec lui comme son médecin et secrétaire l'auteur du Pan-
tagruelj « il s'agissait de rattacher solidement au royaume
une province à peine conquise, ruinée par la guerre,
encore foulée par les soldats. Comment? par la force? en
faisant peser sur toute la population la terreur des bandes
qu'on menace de lâcher pour ne pas avouer qu'on est
incapable de les tenir? C'est le système... que les Français
avaient appliqué jusque-là... Langey en use d'autre sorte :
il a recours à la douceur et à la justice, qui passent pour
de la générosité. Il contient les soldats et, autant qu'il le
peut, les astreint à une stricte discipline que l'on admirera
fort dans la suite, sans pouvoir malheureusement la faire
revivre. Loin d'accabler les habitants, il leur vient en
aide, leur fournit à meilleur compte de quoi se nourrir et
reconstituer leurs forces. Il les protège à la fois contre la
I. Paris, 1905, in-8°.
RABELAIS ET LES PEUPLES CONQUIS. 287
rapacité des troupes ei contre les exactions des gens de
finances en quête de rapine. S'il compte sur les moyens de
défense,... il est convaincu qu'il est une autre force qui le
mettra mieux à l'abri de leurs coups et rendra leurs
efforts inutiles : c'est l'attachement des populations, leur
sympathie pour une domination qui n'a pas cru s'affaiblir
en consentant à se manifester généreuse et aimable' ».
Telle fut la caractéristique de l'administration du pays
« conquesté » à laquelle prit part Maître François et dont
il put apprécier les effets si bienfaisants. Si l'on veut bien
entrer maintenant dans le détail des choses, on verra jus-
qu'à quel point les nobles accents du début du Tiers
Livre reproduisaient fidèlement les conceptions chères.,
après une mûre expérience, à Guillaume du Bellay et à son
fidèle conseiller, François Rabelais. Celles-ci ne furent,
du reste, réalisées que pendant le gouvernement exercé
par le généreux capitaine à Turin et dans sa banlieue, la
politique contraire ayant prévalu avant comme après. Ce
sont les instructions expédiées par le roi à Langey, à la
fin de 1537, lesquelles avaient été en réalité préparées par
lui, qui nous permettent d'apprécier la rare humanité de
cette politique nouvelle.
« Sa principale préoccupation devait être de faire vivre
en bon ordre, justice et police les troupes laissées pour
défendre la place et de les empêcher de molester les habi-
tants : dans ce but, les obligations des unes et des autres
étaient strictement définies. Langey évitera autant que
possible de loger des soldats au cœur de la ville pour faci-
liter les traflficz et marchandises des habitants; les gens de
pied seront établis aux prochains quartiers à l'entour des
murailles et les gens de cheval un peu plus loin. De minu-
tieuses prescriptions étaient indiquées pour la répartition
des soldats, la distribution des logements, les fournitures
en logis et en meubles qu'on pourrait exiger. « Et seront
« lesdicts meubles qui se fourniront auxdicts gens de
« guerre consignez aux chefz de chambre ou capz d'es-
« couade qui en respondront aux capitaines, et les capi-
I. Bourrilly, op. cit., p. 406-407 : Conclusion.
288 RABELAIS ET LES PEUPLES CONQUIS.
« taines à ceux qui les auront et ne pourront les hostes
« estre contrainctz, s'ilz ne veulent, de fournir aucune chose
« aux gens de guerre sinon les logvs et meubles... et si à
« plus on les veult contraindre, auront recours aux cappi-
« taines et puis au gouverneur, en deffaut que le capitaine
« ne leur en fist raison. » De même il était formellement
interdit aux soldats de prendre n'importe quoi, foin, four-
rage, bois, sans payer, et ce, sur peine d'être punis par
rigueur de justice et même sur peine de vie. En retour, les
serviteurs, manans et habitants des villes, villages, châ-
teaux et places, situés autour de Turin dans un rayon de
8 milles, devraient amener à Turin les fourrages et les
foins, les blés, vins et autres vivres nécessaires à la subsis-
tance des troupes pour les y vendre à un prix raisonnable
qui serait fixé après une entente préalable avec le gouver-
neur. Pour les rendre plus dociles aux réquisitions de
vivres, le Roi ordonnait de leur faire rembourser le prix
de celles qu'ils avaient précédemment fournies. Il con-
firmait en outre à la ville de Turin la jouissance de ses
revenus, émoluments, privilèges, libertés et immunités.
Enfin il laissait au gouverneur, sous le contrôle du lieute-
nant général, l'initiative la plus large pour réaliser ce qui
était l'objet essentiel de la politique française dans le nord
de l'Italie : se concilier les sympathies des habitants,
implanter solidement notre influence dans le Piémont,
faire de cette province notre base d'opérations dans la
péninsule, etc. ^ »
Il nous a paru utile, dans ce temps d'épreuves pour les
droits de l'humaine pitié, de faire revivre les beaux et
clairvoyants enseignements de Rabelais, en fournissant la
preuve, qui n'avait pas encore été présentée, de leurs rap-
ports évidents avec la réalité du temps et avec l'expérience
personnelle du père du pantagruélisme.
Abel Lefranc.
I. Bourrilly, op. cit., p. 258 et suiv.
LA DOCUMENTATION SUR LE XVI' SIECLE
CHEZ UN ROMANCIER DU XVII*.
LES SOURCES HISTORIQUES
DE
LA PRINCESSE DE CLÈVES
(2' article).
LES EPISODES HISTORIQUES.
Dans sa brièveté relative, La princesse de Clèves n'est
pas autrement composée que les longs romans du
xvne siècle : l'action principale s'y charge d'épisodes, qui
sont comme autant d'actions secondaires, invariablement
présentées sous la forme de narrations qu'un personnage
fait à un autre. Ici les épisodes sont au nombre de quatre,
insérés un peu lourdement par M'"« de la F"ayette dans ses
deux premières parties^ :
jo ^me de Chartres raconte à sa fille l'histoire de Diane
de Poitiers, duchesse de Valentinois (p. 45-32).
2" M. de Clèves raconte à sa femme l'histoire de M™e de
Tournon, aimée de Sancerre et d'Estouteville (p. 73-87).
1. Voir le premier article, Revue du Seis[ième siècle, t. II (1914),
p. 92. — A propos de cet article, M. le professeur E. Ritter a bien
voulu nous signaler une étude qu'il a publiée dans la Revue savni-
sienne de 1908, sous ce titre : La Philothée de saint François de
Sales et la maison de Clèves. Cette étude, qui sur deux ou trois
points devance nos recherches, nous avait échappé. Nous sommes
heureux d'y renvoyer le lecteur : il y trouvera par surcroît un pré-
cieux tableau généalogique de la maison de Clèves.
2. Pour les références et les citations, nous continuons de suivre
l'édition Maxime Forment (Paris, Lemerre, 1909).
2gO LES SOURCES HISTORIQUES
3° La reine dauphine Marie Stuart raconte aux dames de
la cour l'histoire d'Anne de Boulen, femme de Henry VIII
(p. 104-108).
40 Le vidame de Chartres raconte à Nemours l'histoire
de sa triple passion pour la reine Catherine, pour M'n'= de
Themines et pour M>"^ de Martigues (p. 130-140).
De ces quatre épisodes, le second, — histoire d'une
jeune veuve très coquette, qui se laisse courtiser par deux
amants à la fois et qui sait l'art subtil de donner à chacun
les mêmes espérances, — est, autant qu'il nous semble,
d'ordre purement romanesque. Du moins, en dehors des
deux noms de Sancerre et d'Estouteville, empruntés à
Brantôme, nous n'avons rien trouvé qui donne à ce récit
une base historique.
Le quatrième épisode, lui aussi romanesque en très
grande partie, contient, nous l'avons déjà dit (premier
article, p. i lo-i 1 1), des éléments pris à l'histoire. M™« de
la Fayette doit à Le Laboureur, qui la mentionne expres-
sément, cette liaison de la reine avec le vidame de Chartres,
comme aussi l'inconstance extrême du vidame, « qui le
rendit amoureux de toutes les dames de la Cour ».
Quant aux deux autres épisodes, celui de Diane de Poi-
tiers et celui d'Anne de Boulen, ils sont strictement histo-
riques et veulent une étude à part. Nous avions pensé tout
d'abord que la matière assez touffue de ces véritables hors-
d'œuvre venait pour chacun d'une source unique. C'est en
ce sens que nous avons cherché, tâchant de découvrir
quelque ouvrage du temps qui parlât en détail de Diane de
Poitiers ou d'Anne de Boulen'. Nous avons cherché lon-
I. Pour préciser, touchant le dernier épisode, nous avions un
instant admis, entre les sources reconnues par nous et le roman
lui-même, la possibilité d'ttn intermédiaire d'où procédât tout l'épi-
sode : par exemple, quelque biographie de reines ou de femmes
illustres. Mais un simple raisonnement renverse, il nous semble,
l'hypothèse. D'une part, en effet, un tel ouvrage ne saurait être ni
anglais, puisque, pour rendre compte de La princesse de Clèves, il
devrait mêler aux sources anglaises des sources françaises très par-
ticulières; ni français, puisque la traduction tardive de Sanderus
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. 2g I
guement; mais nos recherches ont été vaines, et jusqu'à ce
qu'une trouvaille d'un plus heureux que nous vienne
ruiner nos conclusions, il nous faut bien admettre que
M™e de la Fayette a composé ses épisodes comme le reste
de son roman, empruntant de divers côtés des éléments
qu'elle a fondus de façon plus ou moins habile.
I.
L'ÉPISODE DE Diane de Poitiers.
Valincour a déjà noté^ le caractère artificiel de cette
longue digression où, sous couleur d'instruire sa fille des
vraies mœurs de la cour, que dissimulent les apparences,
M^^e de Chartres mêle à l'histoire de la célèbre favorite un
résume des intrigues du règne de François I«^ Pour avoir
tout entière la série des emprunts et saisir leur agence-
ment, il faut suivre ici pas à pas la narration du roman-
cier, en marquer nettement les diverses parties.
1° Un premier développement (p. 45-46) retrace la nais-
sance illustre de Diane et la façon dont, jeune encore et
déjà belle, elle sauva la vie à Saint- Vallier, son père, com-
promis dans l'affaire du connétable de Bourbon :
Pour revenir à Madame de Valentinois, vous sçavez qu'elle
s'appelle Diane de Poitiers; sa maison est très illustre, elle
vient des anciens Ducs d'Aquitaine, son ayeule estoit fille
naturelle de Louis XL et enfin il n'y a rien que de grand dans
sa naissance. Saint Valier son père, se trouva embarrassé dans
l'affaire du Connestable de Bourbon, dont vous avez oùy par-
ler : Il fut condamné à avoir la teste tranchée, et conduit sur
l'échafaut. Sa fille dont la beauté estoit admirable, et qui avoit
par Maucroix (1676), — dont il sera question plus loin, — ne lui eût
guère laissé le temps de se produire avant le roman (1678). Et
d'autre part, ce travail de marqueterie ne nous surprendrait-il pas
plus, venant d'un étranger, que de M"" de la Fayette, dont c'est
l'ordinaire méthode .'
I. Lettres sur le sujet de la princesse de Clèves, 1678, p. 18 et suiv.
292 LES SOURCES HISTORIQUES
déjà plû au feu Roy, fit si bien (je ne sçay par quels moyens)
qu'elle obtint la vie de son père. On luy porta sa grâce comme
il n'attendoit que le coup de la mort, mais la peur l'avoit tel-
lement saisi, qu'il n'avoit plus de connoissance, et il mourut
peu de jours après. Sa fille parut à la Cour comme la maî-
tresse du Roy.
Tout le début vient, croyons-nous, de quelque traite
généalogique. Encore qu'il ne dise rien du rattachement
de la maison de Poitiers aux anciens ducs d'Aquitaine, il
se pourrait que le P. Anselme, dont M""" de la Fayette a
si souvent mis à profit les ouvrages ^ eût part à ce début.
Son Palais de la Gloire (Paris, 1664, in-40), qui fait suite
au Palais de l'Honneur, contient (p. 553 et suiv.) une
généalogie de la maison de Poitiers-Valentinois, où l'on
relève ce passage (p. 554) :
Aymar de Poitiers, Seigneur de Sainct Vallier, Seneschal et
Lieutenant de Roy en Provence, prit alliance avec Marie de
France, fille naturelle du Roy Louis XL De ce mariage
vindrent Jeanne de Poitiers, femme de Jean de Levis, Seigneur
de Mirepoix, et Jean de Poitiers, Comte de Valentinois et de
Sainct Vallier.
Ce qui fortifie notre conjecture, c'est que le reste du
développement sur la condamnation et la grâce de Saint-
Vallier, si vite suivies de sa mort, présente un rapport sin-
gulier avec le texte du P. Anselme (p. 554-555) :
... Ayant favorisé la retraite du Gonnestable de Bourbon, il
fut arresté prisonnier par l'ordre du Roy, et condamné à avoir
la teste tranchée, mais les attraits de la beauté de Diane sa fille
furent si puissans, que toute la Cour intercéda pour luy; si
bien qu'en sa faveur le Roy François I. envoya la grâce sur
l'eschaffaut. Ce Seigneur avoit veu la mort de si prés, et avec
tant de frayeur, qu'estant ramené en sa maison, la fièvre con-
tinue le saisit si violemment, qu'il en mourut^.
I. Cf. premier article, p. i25 et suiv.
. 2. Cf. aussi l'Histoire de Matthieu, t. I, p. 34, et l'Histoire de
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. 298
Toutefois, ce texte du P. Anselme ne suffit pas à rendre
compte de la rédaction de M"^ de la Fayette. Lorsqu'il
écrit : « Les attraits de la beauté de Diane sa fille furent
si puissans, que toute la Cour intercéda pour luy », il ne
fait guère que reproduire l'assertion de Mézeray [Histoire,
t. II, p. 602) : « Les attraits de sa beauté avoient esté si
puissans dés l'an 1524. que toute la Cour avoit intercédé
pour son père. » Mais la phrase du romancier contient
quelque chose de plus : « Sa fille dont la beauté estoit
admirable, et qui avoit déjà plû au feu Roy, fit si bien [je
ne sçay par quels -moyens) qu'elle obtint la vie de son
père. » Cette phrase, et surtout l'incise je ne sçay par
quels moyens, a comme un air de mystère, et la pensée,
peut-être à dessein, reste énigmatique. C'est qu'en 1666 a
paru, dans les Dames galantes de Brantôme, la scabreuse
anecdote, — dont nous renonçons à citer les termes', —
d'après laquelle Diane de Poitiers aurait payé de son
honneur la grâce de son père. Mézeray, dont VAbrégé
chronologique est postérieur de deux années (1668), s'est
emparé de l'anecdote, et, rectifiant le texte de son Histoire
(1646), il a précisément écrit : « On fit le procès à Sainct
Vallier, il fut condamné à perdre la teste : mais comme il
estoit en Grève sur l'eschaffaut, au lieu du coup mortel il
receut sa grâce. On disait que le Roy la luy avoit envoyée
après avoir pris de Diane sa fille, aagée pour lors de
quelque 14. ans, ce qu'elle avoit de plus pretieux. »
[Abrégé, t. II, p. 861). Ainsi, M'"^ de la Fayette est en pré-
sence de deux versions, dont l'une explique la grâce de
Saint-Vallier par l'intercession de la cour, sensible aux
charmes de la jeune fille et tout émue de compassion pour
son malheur, et dont l'autre l'explique, d'une façon moins
glorieuse, mais peut-être plus vraisemblable, par le sacri-
fice personnel de Diane. Laquelle choisir? L'auteur ne
Mézeray, t. II, p. 602. Mais c'est du P. Anselme que M""" de la
Fayette se rapproche le plus.
I. Édition de Leyde, t. I, p. io5. — Dans les éditions modernes,
cf. Lalanne, t. IX, p. 103-104; Mérimée, t. XI, p. 120.
294 ^^^ SOURCES HISTORIQUES
choisit pas et laisse la chose dans l'incertitude : je ne sçay
par quels moyens. Est-il exagéré de dire, cependant, qu'il
semble incliner en secret vers la seconde hypothèse?
Regardez le contexte, en ert'et. M"*^ de la Fayette avance,
— ce qui n'est mentionné par aucun historien, — c^u'avant
d'obtenir la grâce de son père, Diane « avoit déjà plû
au Roy ». Elle ajoute ({Wapi-ès la grâce, elle « parut à
la Cour comme la maîtresse du Roy ». N'est-ce pas
admettre comme intermédiaire que cette grâce fut le prin-
cipe ou la rançon de la faveur? Et par conséquent,
n'est-ce pas admettre implicitement l'anecdote de Bran-
tôme, accueillie déjà par Mézeray?
Nous n'insisterons pas sur ce point très spécial. De
savantes recherches, fondées sur des dates précises, ont pu
depuis faire justice des allégations de Brantôme ^ Au
milieu du xvii= siècle, ce travail critique était impossible,
et l'on aurait mauvaise grâce à blâmer M"^= de la Fayette
d'avoir accepté trop facilement une donnée que Victor
Hugo n'a pas craint d'accepter à son tour dans son drame
le Roi s'amuse. Admirons plutôt la délicatesse de son
expression, cet art de nuancer la pensée, d'insinuer avec
bienséance ce qu'on ne peut et veut pas dire, et, sous la
réserve des mots, de voiler décemment la crudité des
choses.
2° Dans un second développement (p. 46-47), M°i« de la
Fayette nous montre la passion de François l" pour
Diane de Poitiers brusquement interrompue par l'expé-
dition d'Italie et la captivité du prince à Madrid. A son
retour d'Espagne, il remarque à^Bayonne, dans l'entourage
de sa mère, une fille d'honneur dont il s'éprend, M"e de
Pisseleu. C'est le point de départ d'une ardente rivalité,
faite de mutuelle jalousie, entre l'ancienne maîtresse du
roi et la nouvelle, entre la duchesse de Valentinois et la
jeune duchesse d'Étampes.
I. Cf. G. Guiffrey, Lettres inédites de Dianne de Poytiers, Paris,
1866, p. IX et suiv.
DE LA PRINCESSE DE CLÈVES. 2gb
Il nous paraît superflu de citer tout le passage. Mais il
faut du moins détacher tout ce qui trahit un emprunt
direct.
D'abord, la phrase qui relate la circonstance et l'origine
de la nouvelle passion du roi : « Lors qu'il revint d'Es-
pagne, et que Madame la Régente alla au devant de lui à
Rayonne, elle mena toutes ses filles, parmy lesquelles
estoit Mademoiselle de Pisseleu, qui a esté depuis la Du-
chesse d'Estampes. Le Roy en devint amoureux. » Cette
phrase nous semble une combinaison de Brantôme et de
Mézeray, dont il convient de présenter parallèlement les
deux textes :
Hommes illustres françois, Abrégé chronologique,
t. II, p. 6. t. II, p. 874.
Pour sa principale Mais- Au sortir de sa prison qui
tresse, il prit, après qu'il fut fut de treize mois, il tomba
venu de prison, Mademoiselle dans la captivité d'une belle
d'Helly, que Madame la Re- Dame, Anne de Pisse-leu, que
gente avoit prise fille, et le sa mère luy amena exprés
Roy ne l'avoit point encore pour le divertir de ses longs
veuë qu'à l'entreveuë de ma- ennuys. Il l'honora depuis du
dite Dame sa mère, il la trouva titre de Duchesse d'Estampes,
très-belle et à son gré : de-
puis il la fit Duchesse d'Es-
tampes.
M'"^ de la Fayette, qui enregistre volontiers les détails
caractéristiques, a recueilli soigneusement un mot de la
duchesse d'Étampes, très fière de sa grande jeunesse : « Je
lui ay ouï dire plusieurs fois, qu'elle estoit née le jour que
Diane de Poitiers avoit esté mariée. » D'où provient-il?
D'une manchette de Pierre Matthieu, dans son Histoire de
France (t. I, p. 34, en marge, à gauche) : « La Duchesse
d'Estampes disoit souvent, Je ne sçay quel est mon aage,
mais on me dit que je vins au monde le jour que Diane de
Poitiers fut mariée'. »
I. Cf. dans notre premier article, p. ii3, la reproduction presque
296 LES SOURCES HISTORIQUES
Ce mot dédaigneux et cruel, où se peint tout l'orgueil
d'une rivale triomphante. M'"^ de la Fayette en conteste le
bien-fondé : « La haine le lui faisoit dire, et non pas la
vérité : car je suis bien trompée, si la Duchesse de Valen-
tinois n'épousa Monsieur de Brezé. grand Seneschal de
Normandie, dans le mesme temps que le Roy devint
amoureux de Madame d'Estampes. » Nous ignorons
d'après quel témoignage elle établit ce synchronisme,
mais il est contraire à l'histoire. L'entrevue de Bayonne
est de mars i526, tandis que le mariage de Diane de Poi-
tiers avec Louis de Brezé remonte au 29 mars i5i3. Nous
avons déjà noté plusieurs fois chez notre auteur des
manques analogues à l'exacte chronologie.
L'assertion que François l" continua d'aimer Diane de
Poitiers en même temps que sa jeune favorite a pour
garant Le Laboureur, lequel avance {Additions aux
Mémoires de Castelnau^ éd. de 1659, t. I, p. 276) que « le
Roy partageoit ses affections entr'elle et la Duchesse d'Es-
tampes ».
Pour finir, une réflexion sur l'humeur inconstante du
monarque : « Ce Prince n'avoit pas une fidélité exacte
pour ses maîtresses; il y en avoit toujours une qui avoit le
titre et les honneurs, mais les Dames que l'on appelloit de
la petite bande, le partageoient tour à tour. « Cette fois,
c'est Brantôme qui fournit la matière : « Il ne s'y arresta
pas tant, — écrit-il de François I^^ à propos d'Anne de
Pisseleu [loc. cit.^ t. II, p. 6), — qu'il n'en aymast d'autres. «
Et dans un passage des Dames illustres (p. 46), il com-
plète ainsi son information : « Le Roy François avoit
choisi et fait une troupe qui s'appelloit la petite bande des
Dames de sa Cour, des plus belles, gentilles, et plus de
ses favorisées ^ « Celte petite bande^ encore un curieux
détail que M™= de la Fayette s'est bien gardée de négliger!
textuelle par M"' de la Fayette d'une autre manchette de Pierre
Matthieu (précisément au même endroit, p. 34, à droite).
I. Ce passage est cité par Le Laboureur (t. I, p. 298) avec cette
variante : « et plus de ses favorites ».
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. 297
3° C'est à Brantôme également, — renforcé par Le
Laboureur. — qu'elle emprunte à peu près tout son déve-
loppement sur les fils de François h^ (p. 47-48).
L'aîné meurt à Tournon, peut-être empoisonné (i536),
et cette perte cause au roi « une sensible affliction ». Bran-
tôme, qui s'étend tout au long sur le fait {Hommes illustres
françois, t. I, p. 334 ^^ suiv.), avait marqué cette douleur :
« Le Roy son père porta cette mort si impatiemment, que
de long-temps il ne s'en pût remettre. »
A la longue, sa tendresse se reporte sur son troisième
fils, le duc d'Orléans : « C'estoit un Prince bien fait, beau,
plein de feu et d'ambition, d'une jeunesse fougueuse, qui
avoit besoin d'estre modéré; mais qui eust fait aussi un
Prince d'une grande élévation, si l'âge eust meuri son
esprit. » Pas un trait de cette peinture qui n'ait sa source
dans Brantôme [loc. cit., p. 340 et suiv.) : « Monsieur
d'Orléans estoit le plus beau de tous, encore que la petite
vérole luy eust gasté un œil, mais il n'y paroissoit point...
Il estoit prompt, bouillant, et aimant à faire tousjours
quelque petit mal... C'eust esté pourtant un jour un brave
et grand Prince et bon Capitaine, après qu'il eust eu jette
sa gourme et ses fougues, comme l'on dit des jeunes pou-
lins. »
Quant au dauphin (le futur Henri II), son père, nous dit
M'ns de la Fayette, l'avait en moindre affection. « Il ne lui
trouvoit pas assez de hardiesse, ni assez de vivacité. Il
s'en plaignit un jour à Madame de Valentinois, et elle lui
dit qu'elle vouloit le faire devenir amoureux d'elle, pour
le rendre plus vif et plus agréable. » Anecdote curieuse,
tout à fait significative, qu'a seul fournie Le Laboureur
(t. I, p. 276) : « On dit que le Roy François son père, qui
le premier avoit aimé cette Dame [Diane de Poitiers], luy
ayant un jour témoigné quelque déplaisir après la mort
du Dauphin François son fils, du peu de vivacité qu'il
voyoit en ce Prince Henry, elle luy dit qu'il le falloit
rendre Amoureux, et qu'elle en vouloit faire son Gallant. »
Que M™« de la Fayette ait insisté sur l'origine et la
298 LES SOURCES HISTORIQUES
durée de cette liaison du dauphin avec Diane de Poitiers,
rien n'est moins surprenant : c'est par là que l'épisode se
rattache à l'action, puisqu'il s'agit pour M™« de Chartres
d'expliquer à sa fille comment il se fait « qu'une femme
puisse être aimée quand elle a passé vingt-cinq ans ». Des
raisons psychologiques suffisent à justifier la violente oppo-
sition que le romancier imagine, à ce propos, entre le
père et le fils, le père voyant « avec une colère et un cha-
grin dont il donnoit tous les jours des marques » les pro-
grès d'une passion où le fils, bravant tout, s'attache obsti-
nément. Ici, sans aucun doute, nous sommes loin de
l'histoire, et M'"= de la Fayette a de parti pris négligé la
véridique indication de Pierre Matthieu (p. 34, en marge,
à gauche) : « Le Roy François se mocquoit de ce que son
Fils aymoit la vieille ^ »
4° Un paragraphe de transition (p. 48) rappelle l'hosti-
lité qui animait l'un contre l'autre le dauphin et le duc
d'Orléans. C'était « entr'eux une sorte d'émulation, qui
alloit jusqu'à la haine. Celte émulation avoit commencé
dés leur enfance, et s'estoit toujours conservée. » Malgré
la différence des termes, ce fait précis vient de Brantôme.
Après avoir conté dans quelle circonstance le dauphin
« conceut une sourde jalousie, voire inimitié contre son
frère », il conclut [loc. cit., p. 347) : « Si ne peurent-ils
pourtant jamais bien compatir ensemble. »
A cette inimitié, M™^ de la Fayette rattache une anecdote :
Lors que l'Empereur passa en France, il donna une préfé-
rence entière au Duc d'Orléans sur Monsieur le Dauphin, qui
le ressentit si vivement, que comme cet Empereur estoit à
Chantilly, il voulut obliger Monsieur le Connestable à l'arres-
ter, sans attendre le commandement du Rov. Monsieur le
Connestable ne le voulut pas; le Roy le blasma dans la suite,
de n'avoir pas suivi le conseil de son fils; et lors qu'il l'éloigna
de la Cour, cette raison y eut beaucoup de part.
I. Cette phrase précède immédiatement celle que nous citons plus
haut (p. 295) comme utilisée par le romancier : « La Duchesse d'Es-
tampes disoit souvent... etc. »
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. 299
Tout ce passage montre une fois de plus avec quel art
l'auteur de La princesse de Clèves utilise ses documents,
quel talent de condensation dénote sa manière d'écrire.
Les premiers mots de l'anecdote, touchant la préférence
donnée par l'empereur au duc d'Orléans sur son frère,
sont un emprunt fait aux Additions de Le Laboureur (t. I,
p. 277), qui rapporte d'après Brantôme qu'une des raisons
de la haine de Henri II contre Charles-Quint, ce fut « qu'il
monstroit plus grande affection et amitié à feu Monsieur
d'Orléans, quand il passa en France^ et le recherchoit plus
que luy ». Quant à l'alfaire de Chantilly, la source où
l'auteur l'a puisée est V Histoire de P. Matthieu. Très ama-
teur de documents originaux et d'informations person-
nelles, le vieil historiographe a cru devoir consigner tout
au long (p. 32) le « discours » que lui tint M. d'Anville sur
les causes secrètes de la disgrâce de son père le conné-
table. La citation d'une partie de ce « discours » permettra
d'apprécier par un nouvel exemple ce qu'est, chez notre
romancier, l'art savant de la réduction :
L'Empereur Charles passant en France pour aller en Flandres
demeura quelque temps à Chantilly où il prenoit plaisir pour
la chasse. Le Roy Henry II. qui estoit lors Dauphin, y vint un
jour, et dit à M. le Connestable qu'il luy venoit confier un
dessein afin qu'il l'assistast de son jugement et de sa resolu-
tion pour l'exécuter. M. le Connestable luy respond, Qu'il
n'avoit qu'à luy commander. Il luy dit qu'il estoit résolu de se
saisir de l'Empereur pour avoir raison des torts qu'il avoit fait
au Roy son Père... M. le Connestable luy respond. Monsieur
ceste Maison est vostre, vous y poiiva^ tout ce qu'il vous plaira,
mais je vous diray, les bœufs se prennent par les cornes et les
hommes par la parole. On ne peut demander raison aux Roys
par la force ny par la Justice comme aux personnes communes,
on ne les prend que par eux-mesmes et leur parole, le Roy
vostre Père a donné sa foy à l'Empereur, je dis Monsieur que
vous estes obligé de la tenir, que vous ne la pouve^ rompre, et
que vous l'offensere:^ grandement, ruinant l'honneur qu'il tire
et que toute la Chrestienté luy donne pour le bon traitement
qu'il fait à son ennemy. Cela l'arresta tout court. Ceux qui
300 LES SOURCES HISTORIQUES
vouloient mal à M. le Connestable voyans que le Roy estoit
fort en colère de ce que l'Empereur ne tenoit ce qu'il luy avoit
promis, n'oublièrent pas de luy dire qu'il n'avoit tenu qu'à luy
que le Roy ne fust content, et qu'il avoit destourné Monsieur
le Dauphin de la resolution qu'il avoit prise par le seul mou-
vement de son courage de l'arrester. Le Roy luy commanda de
se retirer à Chantilly...
5° A partir de ce moment, le travail d'adaptation de
M'^'^ de la Fayette tend à se simplifier. Tout le développe-
ment qui suit (p. 48-50 : intrigues des deux rivales, la
duchesse d'Étampes s'appuyant sur le duc d'Orléans pour
faire échec à Diane, que soutient le dauphin; menées de
l'empereur, qui cherche, en travaillant à son élévation, à
dresser le duc contre son frère; succès du dauphin en
Champagne et trahison de la duchesse d'Étampes, qui
livre à l'ennemi deux villes françaises) est tiré d'une source
unique : à savoir, V Histoire de France de Mézeray (t. II,
1646), que M^^ de la Fayette suit en général pas à pas,
tantôt renversant l'ordre des idées, tantôt se bornant à
l'emprunt des faits sans y joindre l'emprunt des termes.
C'est ce que peuvent établir quelques rapprochements de
textes :
Histoire de France, Princesse de Clèves,
t. II, p. 569-370. p. 48-50.
Il y avoit lors deux brigues La division des deux frères
à la Cour, celle de la Dame donna la pensée à la Duchesse
d'Estampes maistresse du Roy, d'Estampes de s'appuyer de
et celle de Diane de Poitiers Monsieur le Duc d'Orléans,
maistresse du Dauphin. La pour la soutenir auprès du
première de ces Dames, pi- Roy contre Madame de Va-
quée d'une furieuse jalousie lentinois. Elle y réussit : ce
contre la seconde, qui n'ayant Prince sans estre amoureux
aucun avantage sur elle ny d'elle, n'entra guère moins
en jeunesse ny en beauté, dans ses interests, que le
avoit pourtant gagné l'amour Dauphin estoit dans ceux de
du jeune Prince Henry heri- Madame de Valentinois. Cela
tier de la Couronne, s'estoit fit deux cabales dans la Cour.
DE LA PRINCESSE DE CLEVES.
3oi
attachée aux interests du Duc
d'Orléans, pour avoir un ap-
puy en ce Prince, si le Roy
luy venoit à manquer.
Or entre les conditions de
paix l'Empereur avoit proposé
de donner ou sa fille, ou une
de celles de son frère Ferdi-
nand, au Duc d'Orléans, avec
la Duché de Milan, ou les
Pays -bas en dot... Le Dau-
phin n'avoit point cette négo-
ciation agréable.
La Dame d'Estampes crai-
gnant donc que ces desseins
n'empeschassent la bonne for-
tune du Duc d'Orléans, adver-
tissoit l'Empereur de tout ce
qui se traittoit au Conseil...
L'Empereur qui avoit con-
servé de l'amitié pour le Duc
d'Orléans , avoit offert plu-
sieurs fois de lui remettre le
Duché de Milan. Dans les pro-
positions qui se firent depuis
pour la Paix, il faisoit espérer
de lui donner les dix -sept
Provinces, et de lui faire
épouser sa fille. Monsieur le
Dauphin ne souhaitoit ni la
paix, ni ce mariage.
[L'armée de l'Empereur]
eust péri entièrement, si la
Duchesse d'Estampes crai-
gnant que de trop grands avan-
tages ne nous fissent refuser
la paix et l'alliance de l'Em-
pereur pour Monsieur le Duc
d'Orléans, n'eust fait secrette-
ment avertir les ennemis de
surprendre Espernay et Ghas-
teau - Thierry, qui estoient
pleins de vivres.
Il est très remarquable que, pour la fin de sa dernière
phrase, M™« de la Fayette, comme elle l'a fait quelquefois
à l'égard de Pierre Matthieu, a simplement utilisé les man.
chettes du récit de Mézeray (p. Syo) : « La Dame d'Es-
tampes l'advertit de tout. | Luy donne advis de prendre
Espernay, | et Chasteau Thierry, où ils trouvent grande
quantité de vivres. »
6° Cet exposé sommaire d'histoire politique est sus-
pendu par la mention d'un petit fait particulier (p. 5o) :
« Peu après. Monsieur le Duc d'Orléans mourut à Far-
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLi: . II. 21
302 LES SOURCES HISTORIQUES
moutiers, d'une espèce de maladie contagieuse. » Détail
précis, qui provient de Brantôme Hommes illustres fran-
çois, t. I, p, 340) : « Il mourut de belle peste à l'Abbaye de
Fermonstier prés d'Abbeville, voulant loger en un logis
pestiféré. «
M""= de la Fayette s'est bien gardée de laisser à Bran-
tôme la galante anecdote qu'il raconte à propos de ce
prince {loc. cit., p. 349-350) :
J'ay connu une Dame de par le monde, qui depuis en nostre
Cour a bien fait la marmiteuse et la prude, qui en estoit fort
esprise d'amour, aussi disoit-on qu'il l'entretenoit comme s'il
l'eust nourrie. Quand elle sceut sa mort elle sceut en mesme
temps celle de son mary, qui luy ayda à celer et cacher telle-
ment le regret qu'elle portoit de son Prince, que plusieurs,
qui n'en sçavoient le serpent sous l'herbe, attribuoient du tout
ce grand deuil pour le mary, mais il estoit plus voué au Prince
qu'au mary, et ainsy d'une pierre fit deux coups, et se servit
de l'un pour couvrir l'autre; ainsi la mort de son mary luy
profita en cela, pour cacher son hypocrisie, car sans cela elle
estoit descouverte, pour les hauts cris qu'elle fit, et le grand
regret qu'elle démena pour la mort de ce Prince, qu'elle sceut
seulement un jour avant celle de son mary. Voilà comme la
moitié du monde se déguise et trompe l'autre.
Comme toujours, Brantôme est prolixe et diffus ; mais
le trait qu'il cite est curieux. Il vaut de figurer dans un
roman de psychologie amoureuse, oià la galanterie tient
une si grande place. M^^^ de la Fayette le retient donc, et
de l'anecdote de son devancier voici ce qu'elle fait :
Il aimoit une des plus belles femmes de la Cour, et en estoit
aimé. Je ne vous la nommerai pas, parce qu'elle a vescu depuis
avec tant de sagesse, et qu'elle a mesme caché avec tant de
soin la passion qu'elle avoit pour ce Prince, qu'elle a mérité
que l'on conserve sa réputation. Le hazard fit qu'elle receut la
nouvelle de la mort de son mari, le mesme jour qu'elle apprit
celle de Monsieur d'Orléans; de sorte qu'elle eut ce prétexte
pour cacher sa véritable affliction, sans avoir la peine de se
contraindre.
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. 3o3
7° La dernière partie de l'épisode (p. 5o-52) remémore
brièvement la fin du roi François I" et ses inutiles ins-
tructions à son fils, la réaction qui suit son règne, la dis-
grâce de la duchesse d'Étampes et le définitif triomphe de
Diane de Poitiers, maîtresse absolue du roi Henri II,
qu'elle domine « depuis douze ans » par l'habitude d'une
passion qui ne va pourtant pas sans orages, l'amant royal
ayant de sérieuses raisons d'être jaloux d'un de ses servi-
teurs, le comte de Brissac.
Pour cette partie de son épisode, M'"'^ de la Fayette a
mis à profit sirmiltanément l'ouvrage de Pierre Matthieu
et les travaux de Mézeray, V Histoire de France et V Abrégé
chronologique. Tout se mêle ici de telle façon qu'il n'est
pas toujours bien aisé d'indiquer nettement la source. Il y
faudrait d'ailleurs de longues citations, que peut bien se
permettre une édition critique, mais qui ne sont pas à leur
place dans un article de revue. Un simple exemple suffira
pour faire saisir au lecteur le procédé d'adaptation.
M"»^ de la Fayette écrit (p. 5o) :
II [François I^r] recommanda à Monsieur le Dauphin de se
servir du Cardinal de Tournon et de l'Admirai d'Annebault, et
ne parla point de Monsieur le Gonnestable, qui estoit pour
lors relégué à Chantilly. Ce fut neantmoins la première chose
que fit le Roy son fils de le rappeller, et de luy donner le
gouvernement des affaires.
Pour composer ce paragraphe, elle a, ce semble, utilisé
conjointement ce que lui fournissaient Matthieu et Méze-
ray, négligeant les divergences (sur la maison de Guise)
pour fondre les détails communs dans une sorte de co7ita-
mination :
Histoire de Matthieu, Histoire de Mézeray,
t. I, p. 29-31. t. II, p. 601-602.
... Il [François I^"] loua la ... Son père [François I^'l
valeur et la générosité des luy avoit sérieusement recom-
Princes de la Maison de Guise, mandé qu'il se servist d'Anne-
304 LES SOURCES HISTORIQUES
la fidélité de l'Admirai d'An- haut... mais sur tout qu'il se
nebaiit, la prudence du Car- donnast bien de garde, s'il
dinal de Tournon. aimoit le bien de son Estât,
de rappeller le Connestable
de Montmorency; et, ce di-
sent quelques uns, de trop
aggrandir la maison de Guise.
... Si tost que le Roy Fran- ... Il [Henri II] osta l'admi-
çois eust rendu l'esprit, il nistration de toutes les affaires
[Henri II] envoya Dandelot à à Annebaut et au Cardinal de
Chantilly porter au Cormes- Tournon, pour la bailler à
table la nouvelle de ceste mort Montmorency,
et le commandement de reve-
nir à la Cour.
Pour la raison dite plus haut, — une attention particu-
lière à recueillir tous les traits de galanterie, — M'"^^ de la
Fayette s'est étendue sur la passion de Diane de Poitiers
pour le comte de Brissac et sur la jalousie du roi.
Matthieu fournissait ici peu de chose, une brève indi-
cation consignée en manchette (p. 76-77) : « Le pouvoir du
Mareschal de Brissac pour commander en Piedmont,
estoit de S. Germain en Laye le 10. Juillet i55o. Vhistoire
dit que le Roy s'apperceut que la Duchesse de Valentinois
l'aymoit^ et qu'il l'eslongna pour cela. »
Mais Mézeray était moins sobre de détails. Dans son
Histoire., il rappelait d'abord (p. 6o3) comment la rancune
implacable de l'orgueilleuse favorite avait dépossédé, au
profil de Brissac, le grand maître de l'artillerie, Claude de
Taix : « A la fantaisie de cette rusée, il [Henri II] changea
aussi-tost toute la face de la Cour. Claude de Tais, pour
avoir fait quelque conte d'elle et de Brissac, en fut banny
et privé de sa charge de grand Maistre d'artillerie : elle fut
donnée à Brissac, pour lors Colonel de la cavalerie légère,
l'un des plus beaux Chevaliers de son temps et le miroir
des plus belles Dames de la Cour. »
Plus loin (p. 612), il mentionnait comment le même
Brissac avait remplacé, comme gouverneur de Piémont et
comme maréchal de France, Jean Caracciol, prince de
DE LA PRINCESSE DE CLÈVES. 3o5
Melfe : « Charles de Cossé-Brissac qui venoit de luyestre
substitué au gouvernement de Savoye et Piémont, luy suc-
céda aussi en sa charge de Mareschal. L'Histoire du Cabi-
net dit que le Roy l'envoyoit en ce gouvernement pour
l'esloîgner de la veuë de Diane de Poitiers^ qui s'en estoit
folement passionnée^ et que neantmoins il luy donna le
baston à la recommandation de cette femme. »
Et Mézeray, plus récemment, dans son Abrégé chrono-
logique (t. II, p. 936 et 947), avait repris les mêmes faits,
mais en les condensant en phrases plus précises, plus net-
tement affirmatives : « On osta, disait-il, la charge de
grand Maistre de l'Artillerie à Claude de Tais pour la
donner à Charles de Cossé-Brissac, le Seigneur de la Cour
le plus aymable et le plus aymé de la Maistresse du Roy. »
Puis, après avoir répété que Diane « aymoit esperduëjnent ^^
Brissac, il ajoutait, parlant de Henri II : *. Il est bien vray
qu'à la prière de cette Dame, ou peut-estre pour esloigner
Brissac d'auprès d'elle, il le fit Gouverneur de Piedmont. »
C'est de tout cela qu'est sorti le développement suivant
(p. 5 1-52), où rien n'appartient en propre à Mf^^ de la
Fayette, que ses notations psychologiques sur la jalousie :
Le Comte de Taix, grand Maître de l'Artillerie, qui ne l'ai-
moit pas, ne pût s'empescher de parler de ses galanteries, et
sur tout de celle du Comte de Brissac, dont le Roy avoit déjà
eu beaucoup de jalousie. Neantmoins elle fit si bien, que le
Comte de Taix fut disgracié, on luy ôta sa Charge ; et ce qui
est presque incroyable, elle la fit donner au Comte de Brissac,
et l'a fait en suite Mareschal de France. La jalousie du Roy
augmenta neantmoins d'une telle sorte, qu'il ne pût souffrir
que ce Mareschal demeurast à la Cour : mais la jalousie qui
est aigre et violente en tous les autres, est douce et modérée
en luy par l'extrême respect qu'il a pour sa maîtresse ; en sorte
qu'il n'osa éloigner son Rival que sur le prétexte de luy don-
ner le Gouvernement de Piémont.
Enfin, pour achever l'histoire de cette passion, M™'= de
la Fayette y rattache un dernier fait : elle explique par un
secret désir de revoir sa maîtresse le voyage d'utilité que
3o6
LES SOURCES HISTORIQUES
fit à la cour, en iSSy, le gouverneur de Piémont, ce qui
l'amène à expliquer l'insuccès de ce voyage par la haine
jalouse du roi. Ici encore, les éléments historiques viennent
de Mézcray; le reste, que nous soulignons, relève de la
psychologie où se complaît le romancier :
Histoire de' France,
t. II, p. 707-708.
Depuis que le Roy eut rap-
pelle une partie des forces de
ce pays-là [Piémont] après la
Journée de S. Quentin, Bris-
sac fut tousjours en nécessité
d'hommes et d'argent. Il es-
toit mal-voulu des Guises, qui
taschoient d'obscurcir sa ré-
putation... Ils luy estèrent
tous les moyens de bien
faire... En ces angoisses il
envoyé Gonnor son frère à la
Cour remonstrer ses nécessi-
tez; on luy donne des paroles
et du papier, mais point d'ar-
gent, ny de troupes : telle-
ment qu'il est contraint d'y
venir luy-mesme, mais non
sans beaucoup de peine à ob-
tenir son congé. Le Cardinal
de Lorraine employa tous ses
artifices pour le traverser, se
servant pour cet effet de la
hayne secrète que le Vidame
de Chartres avoit contre luy...
Princesse de Clèves,
p. 52.
Il revint l'Hyver dernier,
sur le prétexte de demander
des Troupes et d'autres cho-
ses nécessaires pour l'Armée
qu'il commande. Le désir de
revoir Madame de Valenti-
nois, et la crainte d'en estre
oublié, avoit peut-estre beau-
coup de part à ce voyage. Le
Roy le récent avec une grande
froideur. Messieurs de Guise
qui ne l'aiment pas, mais qui
n'osent le témoigner à cause
de Madame de Valentinois, se
servirent de Monsieur le Vi-
dame, qui est son ennemy
déclaré, pour empescher qu'il
n'obtint aucune des choses
qu'il estoit venu demander.
// n'estoit pas difficile de lui
nuire : Le Roy le haïssoit, et
sa présence lui donnait de l'in-
quiétude; de sorte qu'il fut
contraint de s'en retourner
sans remporter aucun fruict
de son voyage, que d'avoir
peut - estre rallumé dans le
cœur de Madame de Valenti-
nois des sentimens que l'ab-
sence commençait d'éteindre.
Tel est cet épisode, dont on voit maintenant la savante
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. 307
texture. Il est fait de divers morceaux, provenant de
sources diverses : Brantôme, Matthieu, Mézeray, Le
Laboureur, le P. Anselme ont contribué, pour des parts
inégales, à fournir les matériaux d'une histoire dont la
galanterie fait la seule unité. Sur une échelle plus réduite,
on retrouve ici la mêrne méthode de documei.iation histo-
rique et d'adaptation artistique que dans l'ensemble du
roman.
H.
L'ÉPISODE d'Anne de Boulen.
Pour être plus court et plus ramassé que celui de Diane
de Poitiers, l'épisode d'Anne de Boulen (p. 104-108) ne se
rattache pas au sujet principal par des liens plus étroits.
L'étude néanmoins en est intéressante, puisqu'elle nous
permet de voir comment, au xvii^ siècle, une femme ins-
truite et cultivée se renseignait sur l'histoire étrangère.
Dans les ouvrages consultés en vue d'établir avec pré-
cision les parties historiques de sa Princesse de Clèves,
M™"^ de la Fayette ne trouvait sur Anne de Boulen, femme
de Henry VIII, que d'insuffisantes données : quelques
détails épars dans Mézeray [Histoire de France^ t. II,
p. 466 et 494), une « addition » de Le Laboureur (t. I,
p. 411), D'Anne Boulen^ Reine d'Angleterre. C'était trop
peu pour satisfaire sa curiosité. Il s'en faut bien que la
notice de l'érudit commentateur de Castelnau rende
compte de tous les faits entassés par le romancier dans
son dramatique épisode.
Pour compléter son instruction, M'"^ de la Fayette a lu
de près et mis à profit, — mais sans le contrôle de l'esprit
critique, — un très partial ouvrage du controversiste
anglais Nicolas Sanders (en latin Sanderus), publié à
Cologne en i585 : De origine ac progressa schismatis
anglicani libri II V. Malgré sa connaissance du latin, il
I. Cet ouvrage avait eu plusieurs réimpressions (Rome, i586;
3o8 LES SOURCES HISTORIQUES
est douteux qu'elle ait pratiqué Foriginal, ayant à sa dis-
position la traduction que venait d'en donner le chanoine
Maucroix, l'ami de La Fontaine : Histoire du Schisme
d'Angleterre^ de Sanderus^ mise en François par Mon-
sieur Maucroix^ chanoine de Reims (Paris, 1676, in- 12).
1° Le premier tiers de l'épisode (p. 104-106), — c'est-à-
dire ce qui concerne les origines d'Anne de Boulen, ses
charmes physiques et mondains, son séjour à la cour de
France, ses aventures galantes et ses penchants hérétiques,
enfin son ambitieux et perfide dessein, tandis que Wolsey
travaille au divorce de son maître, de monter elle-même
au trône d'Angleterre en se faisant épouser par Henry VIII,
— tout cela n'est qu'un ingénieux amalgame des données
fournies par Le Laboureur et par Sanderus.
Pour la clarté de l'analyse, il nous faut ici séparer ce
qu'a si bien fondu l'auteur. Sa dette envers Le Laboureur
est moindre qu'envers Sanderus; mais c'est que le second
fournissait davantage.
Qu'apportait le premier?
D'abord, des précisions sur l'origine d'Anne (p. 411) :
« Plusieurs ont creu qu'Anne Boulen estoit Françoise
d'extraction... Il y a eu une famille de mesme nom qu'elle
à Paris qui a donné lieu à cette créance; mais cette Reine
estoit originaire de la Duché de Nortfolc en Angleterre. »
Elles ont passé dans le roman (p. 104) : « ... L'on dit
qu'elle estoit née en France. Ceux qui l'ont crû se sont
trompez... Elle estoit d'une bonne maison d'Angleterre ^ »
Le Laboureur parlait encore de l'arrivée d'Anne à la
cour de France : « La raison pour laquelle on l'a estimée
Françoise, est qu'elle fut envoyée en France pour y estre
Ingolstadt, i588; Cologne, 1610 et 1628). — Cf. Dictionnaire de
Bayle, art. Sanderus. Cf. aussi Mémoires de Niceron, t. XV, p. 76.
I. Notons qu'ici M""" de la Fayette avait pu lire dans Castelnau
lui-même {Mémoires, 1. II, ch. 11, éd. Le Laboureur, t. I, p. 28) :
« Il advint que le Roy Henry devint amoureux d'une jeune Dame
rare en beauté et d'illustre maison d'Angleterre, nommée Anne de
Boulen, marquise de Penbrok, niepce de Thomas Howart, Duc de
Northfolk. »
DE LA PRINCESSE DE CLEVES.
3o9
élevée avec les tilles d'honneur de Marie d'Angleterre
seconde femme de Louis XII. » C'est de là qu'est sortie la
phrase du roman (p. 104) : « Elle vint ici avec la sœur de
Henry VII. qui épousa le Roy Louis XII. »
Enfin, par Le Laboureur toujours, M'"^ de la Fayette
apprenait que la jeune Anglaise était restée quelque temps
au service de la reine Claude et de Marguerite d'Alençon :
Princesse de Clèves, p. 104-105.
... Elle demeura fille d'hon-
neur de la Reine Claude.
Cette Reine mourut, et Ma-
dame Marguerite sœur du
Roy, Duchesse d'Alençon, et
depuis Reine de Navarre, dont
vous avef veu les contes, la
prit auprès d'elle, et elle prit
auprès de cette Princesse les
teintures de la Religion nou-
velle.
Additions, t. I, p. 411.
... [Marie d'Angleterre] es-
tant morte, elle demeura en
mesme qualité [fille d'hon-
neur] auprez de la Reine
Claude femme de François
premier, et pour l'inclination
qu'elle avoit de demeurer en
ce Royaume, elle se donna
encore après sa mort à Mar-
guerite de France Duchesse
d'Alençon, depuis Reine de
Navarre. Ce fut auprez de
cette Princesse, qui l'une des
premières embrassa la Reli-
gion Luthérienne, qu'elle se
laissa infecter du poison de
l'Heresie.
Sauf l'habile allusion aux Contes, — publiés en effet à
la date précise où la scène est censée se passer \ — que
contient donc le texte du roman, qui ne soit déjà dans les
Additions ?
Avec Sanderus, source du reste, M™« de la Fayette a dû
procéder comme avec Brantôme, — par vastes suppres-
sions et fortes réductions. Le vieil auteur est de son
siècle, où l'on ignorait l'art de serrer ses idées : même
I. L'action de La princesse de Clèves se déroule de i558 à iSdq.
Or, VHeptaméron fut publié d'abord, incomplet et sans nom d'au-
teur, par Pierre Boaistuau en i558, — puis complet et donné comme
de Marguerite, par Claude Gruget en lôSg.
3 10 LES SOURCES HISTORIQUES
dans la version « fort polie » de Maucroix\ il parle lon-
guement et conte lourdement. Mais M'^'^ de la Fayette,
elle aussi, est du sien, où Ton estime qu' « une période
retranchée d'un ouvrage vaut un louis d'or, et un mot
vingt sous ».
Sanderus s'étend à plaisir sur le portrait d'Anne de Bou-
len (trad. Maucroix, p. 23-24) • " Elle estoit brune et de
belle taille, elle avoit le visage ovale, le teint blanc, et
tenant un peu des pâles couleurs... Elle estoit fort bien
faite; elle avoit la bouche très-belle, la conversation
enjouée; elle joiioit du luth mieux que fille de son temps;
dansoit avec une grâce nompareille; inventoit tous les
Jours de nouvelles modes, et s'habilloit de si bon air,
qu'elle servoit de modèle à toute la Cour. » S'étonnera-
t-on que M'"= de la Fayette, suivant son habitude, ait
ramené ce portrait, un peu chargé de détails, à des pro-
portions plus modestes? Cette fois encore, à la multipli-
cité des traits particuliers, elle substitue le général (p. 104) :
« Jamais femme n'a eu tant de charmes et tant d'agrément
dans sa personne et dans son humeur. J'ay oùy dire que
son visage avoit quelque chose de vif et de singulier, et
qu'elle n'avoit aucune ressemblance avec les autres beautez
Angloises. » C'est tout au plus si elle ajoute un peu plus
loin (p, io5) : « Elle avoit les manières de France qui
plaisent à toutes les Nations ^ : elle chantoit bien, elle
dansoit admii'ablement. »
Un autre point que Sanderus développe avec com-
plaisance, c'est le chapitre de la galanterie. M™^ de la
Fayette ne doit qu'à lui tous les détails galants et scan-
1. L'expression est de Bayle.
2. Ce trait n'est pas dans Sanderus. Il vient d'ailleurs. Le Labou-
reur écrit dans sa notice sur Anne {loc. cit., p. 411) : « Henry VIII.
Roy d'Angleterre, ne put résister à la force de ses charmes qu'elle
accompagna de toute la galanterie qu'elle avoit apprise dans la plus
fameuse escole de l'amour; car c'est ainsi qu'on pouvoit appeller la
Cour de France. « Mézeray, d'autre part, avait déjà noté [Histoire,
t. II, p. 466) qu'Anne de Boulen « avoit premièrement esté nourrie
dans les gentillesses de la Cour de France ».
DE LA PRINCESSE DE CLEVES.
daleux de son histoire. Lorsqu'elle dit d'Anne de Boulcn
(p. 104) que « le feu Roy [François I"] en estoit amou-
reux », c'est qu'elle a lu dans Sanderus (p. 24) : « Fran-
çois I. eut part à ses bonnes grâces, on la nomma depuis
la mule du Roy. » Lorsqu'elle écrit (p. 104) : « Henry VIIL
avoit esté amoureux de sa sœur et de sa mère et l'on a
mesme soupçonné qu'elle estoit sa fille », sachons-lui gré
de sa concision : elle résume ici fortement deux pages de
Sanderus (p. 2i-23), où s'étale tout au long une scabreuse
anecdote sur les déportements de la femme de Thomas
Boulen et de sa fille aînée Marie. Lorsque, après avoir
rappelé le séjour d'Anne en France, elle ajoute (p. io5) que,
de retour en Angleterre, « on la mit fille de la Reine
Catherine d'Arragon, et le Roy Henry VHL en devint
éperduëment amoureux », c'est toujours Sanderus qu'elle
suit (p. 25) : « Estant revenue en Angleterre, on la mit
chez la Reine : le Roy ne tarda gueres à l'aimer. »
Sanderus est encore la source où M«"e de la Fayette a
puisé tout ce qu'elle dit du cardinal Wolsey, ministre de
Henry VIII, et de son rôle dans l'affaire du divorce. Un
exemple nous montrera comment elle abrège et condense
les narrations de son modèle, supprimant les détails
oiseux pour ne garder que la substance. Sanderus parle
ainsi de Wolsey (p. i2-i5) :
... Il ne songeoit qu'à s'élever au souverain Pontificat. L'Em-
pereur ayant découvert son dessein, résolut de s'en prévaloir;
II flatoit cet esprit ambitieux avec plus de finesse que de géné-
rosité : Il luy écrivoit souvent, toujours de sa main, et ne
manquoit jamais de souscrire, Vostre Fils et vostre Cousin :
Il luy promit mesme, s'il faisoit en sorte que son maistre joi-
gnist ses forces aux siennes, pour attaquer la France, que
pour reconnoistre ce grand service il le placeroit dans la
Chaire de S. Pierre, après la mort de Léon X. Volsey satisfit
promptement au désir de l'Empereur; mais tant s'en faut que
l'Empereur luy tint parole, qu'au contraire, il favorisa de tout
son pouvoir rélection d'Adrien VI. quoy qu'un peu auparavant,
le bruit eust couru dans toute l'Italie que Volsey estoit Pape :
Il dissimula pourtant jusques à la mort d'Adrien ; mais quand il
3l2 LES SOURCES HISTORIQUES
connut Que l'Empereur luy manquoit ouvertement de parole,
Que depuis la prison de François I. à la bataille de Pavie, et
la détention de ses enfans en Espagne, il luy écrivoit rare-
ment, mesme d'une main étrangère, et sans autre soubscrip-
tion que celle de Charles; Alors Volsey fit éclater son ressen-
timent, et quitta les interests de l'Empereur pour embrasser
ceux du Roy de France.
Volsey qui sçavoit le peu d'inclination que Henri avoit pour
Catherine, et combien cette Princesse estoit ennemie de son
ambition, entreprit de faire un coup tout à la fois avantageux
pour sa fortune, agréable à son Maître, funeste à Catherine, et
sur tout très sensible à l'Empereur. II fit entendre à Jean Long-
land Evesque de Lincolne, et Confesseur de Henri, combien
le salut du Roy luy estoit cher; qu'il n'avoit pas crû devoir
celer une affaire d'une si grande importance ny la découvrir,
qu'à un homme pour qui le Roy n'avoit rien de caché. Enfin
il luy dit qu'il ne trouvoit pas que le mariage de Henri et de
Catherine fust valable: et ajouta les raisons de son avis. Long-
land crût que Volsey parloit avec sincérité, et n'osant s'oppo-
ser à un homme de ce crédit, en une affaire que le Prince
favoriseroit asseurément, il répondit au Cardinal, Qu'il en fist
l'ouverture à sa Majesté; le Cardinal se chargea de cette com-
mission, et en ayant touché quelque chose au Roy, le Roy luy
dist Qu'il prist garde de renouveler une question déjà ter-
minée.
Trois jours après, Longland, introduit chez le Roy par Vol-
sey, pria sa Majesté de permettre au moins Que l'on examinast
la chose : Le Roy y consentit; là dessus Volsey ajouta : Qu'il
y avoit en France une très-belle Princesse, sœur du Roy et
veufve du Duc d'Alençon; Que sa Majesté ne pouvoit faire un
plus digne choix. Nous parlerons de cela une autrefois, répon-
dit Henri, sur tout gardons le secret, de crainte qu'il n'y allast
de mon honneur, si cette aff"aire estoit inconsidérément divul-
guée. Il avoit son dessein formé, et sçavoit Qui il vouloit mettre
en la place de Catherine.
Voici ce que devient ce long passage sous la plume du
romancier (p. io5) :
Le Cardinal de Volsey son Favory et son premier Ministre,
DE LA PRINCESSE DE CLÈVES. 3i3
avoit prétendu au Pontificat; et mal satisfait de l'Empereur,
qui ne l'avoit pas soutenu dans cette prétention, il résolut de
s'en vanger, et d'unir le Roy son Maître à la France. Il mil
dans l'esprit de Henry VIII. que son mariage avec la tante de
l'Empereur estoit nul, et lui proposa d'épouser la Duchesse
d'Alençon, dont le mari venoit de mourir.
Il est impossible, vraiment, d'être plus bref et plus
concis; mais ne peut-on pas dire aussi que cette extrême
concision a pour résultat une vue d'ensemble un peu trop
sommaire?
Inutile de signaler que la phrase où l'auteur relate la
mission politique du cardinal en France (p. io5-io6) est
un nouvel emprunt à Sanderus (p. 20-21). Le seul détail
dont nous n'ayons pu retrouver la source chez le contro-
versiste anglais, c'est celui qui a trait aux honneurs rendus
à Wolsey (p. 106) : « Au retour de France, le Cardinal de
Volsey fut receu avec des honneurs pareils à ceux que l'on
rendoit au Roy mesme. » Mais, sauf erreur de notre part,
il a son origine dans le passage suivant : «... En toutes
choses il [Wolsey] estoit honoré comme à la personne du
Roy, seoit tousjours à sa dextre, et en tous lieux où
estoient les armes de sa Majesté, les siennes estoient au
mesme rang : si qiCen tous honneurs ils estoient égaux. «
Ce passage est extrait de V Histoire d^ Angleterre rédigée
par André du Chesne (Paris, 1666, t. II, p. 33). Et ceci
nous amène, précisément, à la seconde partie de l'épisode.
2° Cette seconde partie (p. 106-107), on sait quel en est
le sujet : c'est l'élévation d'Anne au trône, et les faits qui
s'ensuivent, l'excommunication lancée par le pape contre
Henry VIII et l'établissement de l'Eglise anglicane. Mais
il semble bien que l'auteur ait eu surtout pour objectif
dans son récit de mettre en relief l'entrevue de Boulogne
entre le roi de France et le roi d'Angleterre (21 octobre
i532). Le cérémonial de cette entrevue a sans doute frappé
M^'^ de la Fayette, comme celui du tournoi, comme celui
des fiançailles et du mariage de Madame Elisabeth avec le
3 14 LES SOURCES HISTORIQUES
roi d'Espagne*. Du moins, on peut l'inférer du soin
qu'elle a pris de noter strictement les détails pittoresques.
Ces détails, d'où lui viennent-ils? — En i6ig, Nicolas
Camusat-, dans ses Meslanges historiques^ avait reproduit
un vieux document : Extraict d'une lettre escripte sur
Vordre et cérémonies observées à l'entreveuë des Roys de
France et d'Angleterre^. Mais ce curieux « extraict « que
l'auteur des Meslanges s'est borné à transcrire, André du
Chesne^ l'avait pour son compte déjà mis en œuvre dans
son Histoire d^ Angleterre., d'Escosse et d'Irlande^. Nous
inclinons à croire que, de ces deux savants, M""« de la
Fayette a connu le second plutôt que le premier. Toute-
fois, comme il se peut à la rigueur qu'elle les ait connus
tous deux, il est sage de les citer l'un en face de l'autre.
Nous ne citons, bien entendu, que les parties utilisées
dans le roman :
Meslanges historiques, Histoire d'Angleterre,
26 part., fol. io6 vo-io8 r». t. II, p. 44-45.
..." De si loing que lesdits ... De si loin que les deux
deux Roys se veirent, si sor- Roys se veircnt, ils sortirent
tirent hors de leurs trouppes hors de leurs troupes, picque-
et picquerent droict l'un à rent droict l'un à l'autre, et
l'autre, et eux arrivez près, estans arrivez prez s'embras-
se prindrent à se embrasser, serent réciproquement. Puis
après lequel embrassement se passans outre ils allèrent em-
1. Cf. premier article, p. 104-105, 116-119, i26-i3i.
2. Sur Nicolas Camusat (i575-i655), cf. les Mémoires de Niceron,
t. XXX, p. 217.
"i. Meslanges historiques, Troyes, 1619, in-8°, 2° partie, fol. 106 r'.
Une autre édition, datée de 1644, se confond avec la première; le
titre seul diffère.
4. Sur André du Chesne (1584-1640), cf. les Mémoires de Niceron,
t. VII, p. 322.
5. Cette Histoire, publiée pour la première fois en 1614 (Paris,
I vol. in-fol.), fut réimprimée, avec additions, en 1634, 1641 et 1657.
Nous avons consulté la « nouvelle édition reveue et corrigée par le
S' du Verdier, historiographe de France », Paris, 1666, 2 vol. in-fol.
C'est la plus rapprochée de la date où travaillait l'auteur de La
princesse de Clèves. — Cf. t. II, p. 44 et suiv.
DE LA PRINCESSE DE CLEVES.
3l5
laissèrent, et picquerent ou-
tre, et vindrent embrasser
c'est assavoir le Roy les Prin-
ces d'Angleterre, et le Roy
d'Angleterre les Princes de
France : et iceux faiz se re-
prindrent l'un l'autre, et che-
vauchèrent ensemble, et bailla
la main droicte le Roy au Roy
d'Angleterre à toute force, car
il la refusa souvent...
... Quant aux habillemens
desdits deux Princes : le Roy
ledict jour de Mardy envoya
au matin au Roy d'Angleterre
pourpoinct saye et robbe et
le reste des habilements, bon-
net et autres choses en tout
pareilz à ceux qu'il porta le-
dit jour qui estoit un pour-
poinct et saye de satin cra-
moisi decouppé et faict à
triangles, lesquels estoient te-
nus et lassez de perles joinc-
tes ensemble et y avoit mer-
veilleusement grande quantité
desdictes perles, dessus avoient
une robbe de velours blanc
brochée de fil d'or doublée de
crespines d'or faictes quasi à
filez à prendre poisson...
... Vendredy passé après
disner lesdits deux Roys par-
tirent de ceste ville [Boulo-
gne] pour aller à Calais... Les-
dits deux Roys celuy jour
arrivez audit Calais feist lo-
ger le Roy en une maison des
marchans qui est toute carrée,
quatre corps de maison, la
court au milieu et le Roy
brasser, sçavoir est le Roy de
France les Princes d'Angle-
terre, et le Roy d'Angleterre
les Princes de France. Quoy
fait, les deux Roys se reprirent
l'un l'autre, et marchèrent en-
semble, et bailla le Roy Fran-
çois la main droite au Roy
Henry à toute force, car il la
refusa souvent...
... Le lendemain au matin
qui fut Mardy, le Roy Fran-
çois envoya au Roy Henry un
pourpoint, saye et robbe, et
le reste des habillemens pa-
reils en tout à ceux qu'il porta
le mesme jour : sçavoir est le
pourpoint et saye de satin
cramoisy découpé, fait à trian-
gles, lesquels estoient tenus et
lassez de perles jointes en-
semble : la robbe de velours
blanc, brochée de fil d'or
doublée de crespines d'or fai-
tes quasi à filets à prendre
poisson...
... Le Vendredy après dis-
ner l'un et l'autre partirent de
Boulogne pour • aller à Ca-
lais... A leur arrivée à Calais
le Roy de France alla loger
dans la Maison des Mar-
chands, et celuy d'Angleterre
assez loin de la : ayant en
son logis la Marquise de Boul-
len accompagnée de dix ou
3l6 LES SOURCES HISTORIQUES
d'Angleterre assez loing de douze Damoiselles. A laquelle
ladicte maison, et estoit au le Roy François envoya par
logis dudict Roy d'Angleterre le Prévost de Paris un pre-
Madame la Marquise de Bou- sent d'un diamant, qui estoit
lan, acompagnée de lo. ou estimé quinze ou seize mille
12. Damoyselles, à laquelle le escus...
Roy envoya un présent par le
Prévost de Paris d'un Dia-
mant qui est estimé i5. ou
i6. mil escus...
Comme il faut s'y attendre, le tableau que dessine
M™e de la Fayette (p. io6) est plus sobre et plus ramassé :
François premier donna la main à Henry VIII. qui ne la
vouloit point recevoir : Ils se traitèrent tour à tour avec une
magnificence extraordinaire, et se donnèrent des habits pareils
à ceux qu'ils avoient fait faire pour eux-mesmes. Je me sou-
viens d'avoir oûy dire que ceux que le feu Roy envoya au Roy
d'Angleterre estoient de satin cramoisy, chamarré en triangle,
avec des perles et des diamants, et la robe de velours blanc
brodée d'or. Après avoir esté quelques jours à Boulogne, ils
allèrent encore à Calais : Anne de Boulen estoit logée chez
Henry VIII. avec le train d'une Reine, et François premier
lui fit les mesmes présents et lui rendit les mesmes honneurs
que si elle l'eust esté.
Quant à la suite du récit, qui relate brièvement le
mariage de Henry YIII avec Anne de Boulen et l'immé-
diate excommunication qui détacha le roi de l'Eglise
romaine, nous ne voyons pas qu'elle ait d'autre source que
Y Histoire d'André du Chesne. II a marqué la promptitude
avec laquelle agit le pape [loc. cit., p. 54) :
Et fut la chose si précipitée ', que ce qui ne se pouvoit faire
en trois Consistoires, se fist en un seul, et l'on fulmina la sen-
I. Cf. aussi Mézeray [Histoire, t. II, p. 494) : « ... Le Pape fulmina
la Sentence, la chose ayant esté si précipitée qu'il se fit en un Con-
sistoire, ce qui n'eust dû se faire qu'en trois. »
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. SlJ
tence le vingt-troisiesme du mois de Mars... Et ledit Roy
d'Angleterre adverty de la précipitation dont on avoit usé en
son endroit, et marry, ce dit-il, que le Consistoire n'eust faict
non plus de cas de luy, que du moindre de la Chrestienté,
il se sépara luy et son Royaume de l'obéissance de l'Eglise
Romaine, etjist à l'instant une ordonnance, par laquelle il se
déclara chef de l'Eglise Anglicane immédiatement après
-Jesus-Christ.
Et c'est aussi cette rapidité des événements, d'où va
sortir un schisme, que consigne en une phrase M^^^ de la
Fayette (p. 106-107) :
Le Pape prononça les fulminations contre lui avec précipi-
tation, et Henry en fut tellement irrité, qu'il se déclara Chef de
la Religion, et entraîna toute l'Angleterre dans le mal-heureux
changement où vous la voyez.
3° Après nous avoir retracé l'ascension brillante de son
personnage, il ne reste plus à l'auteur, pour achever cet
épisode, qu'à nous dire sa disgrâce et sa mort. C'est le
sujet du dernier paragraphe (p. 107-108).
La matière en est prise d'un ouvrage nouveau, le
dernier, croyons-nous, auquel ait eu recours M""' de la
Fayette. Cet ouvrage, que nous désignerons sous le titre
abrégé d'Annales d'Angleterre, avait paru l'an 1647, à
Paris, ainsi libellé : Annales des choses plus mémorables
arrivées tant en Angleterre qu'ailleurs, sous les règnes de
Henry VIII. Edouard VI. et Marie. Traduites d'un
Autheur anonyme par le Sieur de Loigny, gentil-homme
ordinaire de la Chambre du Roy (i vol. in-40). L'œuvre
offerte au public par le sieur de Loigny était la version
d'un livre latin de Francis Godwin, savant anglais que
Jacques I«^ par égard pour son mérite, avait fait évêque
de Hereford'.
I. Sur Francis Godwin (i56i-i633), cf. les Mémoires de Niceron,
t. XXII, p. 166, et le Dictionnaire de Moréri (éd. de 1759), t. V, p. 247.
— Son ouvrage est intitulé Rerum Anglicarum Henrico VIII.
Edwardo VI. et Maria regnantibus Annales. Publié à Londres en
REV. DU SEIZIÈMK SIÈCLE. II. 22
3i8
LES SOURCES HISTORIQUES
Que M""^ de la Fayette ait lu le livre de Godwin, cela
prouve une fois de plus sa curiosité d'esprit et son souci
d'information. Le rapprochement de textes suivant mon-
trera dès l'abord, de façon péremptoire, le parti qu'elle en
a tiré :
Annales d'Angleterre, p. iq5.
Il ne faut pas demander de
quelle aurcîlle Anne en receut
la nouvelle [il s'agit de la
mort de Catherine d'Aragon],
et si elle crût pas sa dignité
entièrement affermie par ce '
decez. La fortune toutesfois
qui se plaist aux contrepar-
ties en décida tout autrement,
car lors qu'elle se croyoit le
mieux dans l'esprit du Roy,
se divertissant avec luy à
Grenwich, et prenant plaisir
le premier jour de May aux
joustes et aux courses de ba-
gue du Vicomte de Rochefort
son frère, de Noiris, et de
quelques autres Gentilshom-
mes de la Cour; Ce Prince,
dis-je, saisi d'une prompte ja-
lousie se sépara brusquement
de l'assemblée, et arriva la
nuit à Londres ayant laissé
commandement d'arrester la
Reyne, Rochefort, Noiris, et
quelques autres de ses domes-
tiques.
M«n« de la Fayette explique sous quelle secrète influence
1616, il fut réimprimé deux fois (Londres, 1628; La Haye, i653). En
i63o, Morgan Godwin, fils de l'auteur, le mit en anglais. — La ver-
sion du sieur de Loigny, faite sur le texte latin, est précédée d'un
curieux Advis au Lecteur (Bibl. nai., Nb. 76).
Princesse de Clèvcs, p. 107.
Anne de Boulen ne jouit pas
long-temps de sa grandeur;
car lorsqu'elle la croyoit plus
asseurée par la mort de Ca-
therine d'Arragon, un jour
qu'elle assistoit avec toute la
Cour à des courses de ba-
gues que faisoit le Vicomte de
Rochefort son frère, le Roy
en fut frapé d'une telle ja-
lousie, qu'il quitta brusque-
ment le spectacle, s'en vint à
Londres, et laissa ordre d'ar-
rêter la Reine, le Vicomte de
Rochefort, et plusieurs autres,
qu'il croyoit amants ou confi-
dents de cette Princesse.
DE LA PRINCESSE DE CLEVES. SlQ
la jalousie fit son œuvre dans le cœur de Henry VIII
(p. 107) : « Quoy que cette jalousie parust née dans ce
moment, il y avoit déjà quelque temps qu'elle luy avoit
esté inspirée par la Vicomtesse de Rochefort, qui ne pou-
vant souffrir la liaison étroite de son mari avec la Reine,
la fit regarder au Roy comme une amitié criminelle. »
Mais c'est qu'elle a lu dans Godwin (p. 249) qu'on soup-
çonna toujours la vicomtesse « d'avoir accusé son mary
d'intelligence lascive avec la Reyne Anne Bolen sa sœur,
l'amitié de ces deux personnes luy donnant tant d'inquié-
tude, qu'elle leur suposa, à ce qu'on dit, ce crime fatal à
l'un et à l'autre ».
Il est curieux de constater que M™^ de la Fayette, dont
la chronologie est toujours assez vague, doit à Godwin les
quelques précisions qu'elle a mises dans son récit. Lors-
qu'elle écrit, par exemple, que Henry VIII épousa Anne
« après une passion de neuf années » (p. 106), ce n'est
point là chiffre arbitraire : elle s'en est rapportée pour son
calcul aux Annales d'Angleterre^ qui datent de i525 la
passion naissante du prince et placent son mariage sous
l'année 1534. Lorsqu'elle écrit un peu plus bas (p. 107) :
« En moins de trois semaines, il fit faire le procez à cette
Reine et à son frère, leur fit couper la teste, et épousa
Jeanne Seimer », elle résume exactement les données
chronologiques de Godwin (p. 202) : « Le martel ou la
jalousie surprit le Roy le premier de May; on arresta sa
femme le lendemain, elle receut sentence le i5. son frère
et ses amis moururent honteusement le 17. et elle le 19.
Seymer luy succéda le 20. «
Avec le supplice d'Anne de Boulen, l'épisode touche à
son terme. L'auteur le clôt en deux phrases (p. 107-108),
et chacune vient encore de Godwin.
La première ne fait qu'évoquer les autres femmes de
Henry VIII, « qu'il répudia, ou qu'il fit mourir », notam-
ment « Catherine Havart, dont la Comtesse de Rochefort
estoit confidente, et qui eut la teste coupée avec elle ». En
mentionnant la condamnation qui frappa la reine Cathe-
320 LES SOURCES HISTORIQUES
rine, les Annales d'Angleterre (p. 248-249) ajoutent en
effet que « Jeanne vefve du Vicomte de Rochefort fut aussi
comprise au mesme jugement ».
La seconde a trait à la mort du roi : « Henry VIII.
mourut estant devenu d'une grosseur prodigieuse. » Et
cette remarque, un peu inattendue pour une conclusion,
transpose simplement la phrase réaliste de Godwin (p. 282) :
« L'âge, les incommodités, et le ventre de Henry chargé
de graisse^ le rendoientdesja valétudinaire et fort pesante »
Ainsi, tout comme l'épisode de Diane de Poitiers, celui
d'Anne de Boulen nous apparaît fait de morceaux pro-
venant de sources diverses : Le Laboureur, Sanderus,
peut-être Camusat, en tout cas du Chesne et Godwin en
ont donné les éléments, et M™'= de la Fayette les a
ramenés, cette fois encore, avec plus ou moins de bonheur,
à l'unité voulue d'une histoire galante.
En arrivant au terme de ces longues études, un peu minu-
tieuses sans doute, mais qui nous ont fait pénétrer dans
l'art d'un romancier classique, nous ne voudrions point
tirer des conclusions qu'on jugeât excessives. Et pourtant,
lorsqu'on voit avec quel soin curieux M™« de la Fayette
s'est enquise et documentée pour établir solidement toutes
les parties historiquesd'uneœuvred'imagination,n'évoque-
t-on pas, malgré soi, par un rapprochement fatal, le grand
écrivain réaliste si soucieux, lui aussi, de précision docu-
mentaire, quand l'histoire se mêlait au roman? Et, tout
compte fait, malgré les différences qu'on ne peut mécon-
naître, La princesse de Clèves ne fait-elle pas déjà songer
à Salammbô?
I. Cf. aussi Sanderus, p. 264 : « ... Il devint si replet à force de
bonne chere, qu'il ne trouvoit presque plus de porte assez large
pour y passer, et point d'escalier assez facile pour y monter. »
DE LA PRINCESSE DE CLÈVES. 321
Mais on peut aller plus loin, croyons-nous, et marquer
entre les deux œuvres une ressemblance de plus. « Je me
moque de l'archéologie! écrivait Flaubert à Sainte-Beuve.
Si la couleur n'est pas une, si les détails détonnent..., s'il
n'y a pas, en un mot, harmonie, je suis dans le faux. »
Cette unité, cette harmonie, M'"^ de la Fayette les a
recherchées avant toute chose. Non plus que Flaubert de
l'archéologie, elle n'a jamais usé de l'histoire pour elle-
même; elle n'y a vu qu'un moyen, dont on a droit de dis-
poser suivant la fin qu'on se propose. Comme l'auteur de
Salammbô^ elle l'a pliée à son idéal d'art, — et il n'est pas
sans intérêt de constater qu'elle ne l'a pratiquée avec tant
de conscience que pour la manier ensuite librement.
H. Chamard et G. Rudler.
BEROALDE DE VERVILLE
ET LA QUERELLE DE « L'ABSTINENTE »
Bien que le dernier éditeur du Moyen de parvenir,
M. Charles Royer (Paris, 1896), ait établi, avec des pré-
somptions qui approchent de la certitude, que Béroalde
de Verville est bien l'auteur de ce singulier ouvrage, et
qu'aucune édition n'en peut être antérieure à 1612, il y a
encore beaucoup à glaner sur un terrain aussi peu exploré.
Ce Béroalde à la plume infatigable, si moderne par son
inlassable curiosité, qui le fait toucher aux sujets les plus
divers : mathématiques, mécanique, médecine, alchimie,
théologie, histoire, poésie (onpourrait dire aussi par son
aimable scepticisme qui le fait passer du calvinisme au
catholicisme pour revenir au calvinisme avec une égale
facilité), a laissé dans son œuvre des points de repère
auxquels il est difficile de ne pas s'arrêter. M. Charles
Royer en a relevé d'essentiels; mais on en peut trouver
d'autres, telle par exemple son allusion à l'abstinente de
Confolens '.
M. Royer l'a fait figurer dans sa notice, mais sans en
tirer parti, par suite d'une confusion difficile à expliquer
de la part de cet excellent érudit, qui lui a fait reporter
l'anecdote à l'année i582, tandis que cette date, dans le
Palais des Curieux où il l'a relevée, s'applique à une
tout autre abstinente. Or, le singulier cas observé à Con-
I. Dans le chapitre intitulé Remonstrance, un interlocuteur s'écrie :
« Mais cependant que je prendray un peu de réfection, dites à nostre
ami Erasme qu'il vous conte Thistoire de Rodigue. Ce que je
désire me refectionner d'un peu de viande et de liqueur, est que je
crains de perdre le devant et le derrière, comme ceste abstinente
de Confolant : Je m'en rapporte aux médecins » (t. I, p. 145).
BÉROALDE DE VERVILLE. 323
folens se passa de iSgg à 1602 et ne vint à la connaissance
du public savant qu'à cette dernière date. Voici le fait tel
que le rapporte un médecin fameux de Poitiers, François
Citois, dans sa brochure Abstiiiens Confolentanea (Poitiers,
1602) ou plutôt dans la traduction parue à Paris, la même
année, sous le titre de Histoire merveilleuse de l'abstinence
triennale d'une fille de Confolens en Poictoii..., traduit en
français du latin de monsieur Citois* :
Cette fille est âgée d'environ quatorze ans, et s'appelle
Jehanne Balan, son père Jehan Balan, serrurier, et sa mère
Laurence Chambelle. Elle est pour son âge de stature conve-
nable, de meurs un peu rustiques, natifve de la ville de Confo-
lens, sur la rivière de Vienne, es confins du Limosin et du
Poictou, laquelle en l'onziesme an de son âge, estant saisie
d'une fièvre continue le i6 de febvrier iSgq, elle fut encore
depuis assaillie de beaucoup d'autres accès de maladie, et sur-
tout d'un vomissement continuel, par l'espace de vingt jours.
La fièvre l'ayant aucunement laissée, elle devint muette, et
demeura vingt-quatre jours sans rendre une seule voix; au
bout desquels revenue à elle et parlant comme devant (quoy
que ce fussent des paroles pleines de rêverie et hors de bon
sens) luy arrive une torpeur et engourdissement de tous les
sens et mouvements corporels, au dessouz de la teste, de sorte
que mesme l'œsophage (partie de l'estomach qui conduit au
boire et au manger pour passer au petit ventre) estant resoult,
il perdit sa force attractive, et n'a-on peu depuis ce temps là
persuader en aucune façon à cette fille de manger, quoy qu'on
l'ait alléchée par des viandes délicates, fruicts, et douceurs
propres à cet âge. Toutefois le mouvement de ses membres
luy revint environ six mois après, hors-mis à une hanche, du
costé de laquelle elle marche encore avec difficulté. Une seule
impuissance luy est restée, de ne pouvoir avaller aucune
chose,... encores qu'elle travaille au ménage, qu'elle aille qué-
rir la viande au marché, qu'elle balaye la maison, qu'elle file
I. Histoire merveilleuse de l'abstinence triennale d'une fille de
Confolens en Poictou..., à quoy est adjoutée une Apologie sommaire
pour feu monsieur Joubert, médecin. Le tout traduit en français du
latin de monsieur Citois, docteur médecin de Poictiers. A Paris,
chez Jean de Heuqueville, 1602, in-8°, 71 p.
324 BÉROALDF DE VERVILLE.
à la quenouille, tourne le fuseau et s'adonne, comme une
autre, à tout ce qui est du service d'une famille'...
Il y avait là, on en conviendra, de quoi soulever quelque
peu d'incrédulité, et de nos jours on admettrait guère sans
contrôle une observation si peu ordinaire. Les contradic-
teurs ne manquèrent pas, et l'un d'eux, Israël Harvet,
publia une réfutation des théories de Citois. Sa Confuta-
tio parut à Orléans la même année 1602.
Ce médecin Orléanais avait déjà pris position dans la
controverse à propos des Décades de Laurent Joubert, et
avait fait imprimer à Niort, en iSgy, un Discours par lequel
est monstre contre le second paradoxe de la première
décade de M. Laur. Joubert^ qiL'il n'y a aucune raison que
quelques-uns puissent vivre sans manger durant plusieurs
jours et années. Il avait dédié son opuscule à Marie du Fou,
veuve d'Eschalart de la Boulaye, gouverneur de Fontenay-
le-Comte, qui aimait, à l'instar des plus hautes dames de
la Renaissance, à réunir autour d'elle une petite cour de
savants et de lettrés. François Mizière n'avait pas dû
rester étranger à cette publication. Comme Citois s'était
posé, dans son Asbstinens Confolentanea, en défenseur de
Laurent Joubert, encouragé par les éloges en vers des
beaux esprits et des docteurs poitevins, Nicolas Rapin,
Vidard, J. Moreau, Pascal Le Coq, l'ennemi de Joubert,
Harvet ne pouvait manquer de lui répondre. Nous pen-
sons qu'à son tour il fit appel au talent poétique de ses
amis, et que Béroalde fut de ce nombre.
« A ce propos, lit-on dans le Palais des Curieux, je me
représente les discours de ces doctes médecins qui ont
escrit en la considération de l'abstinente de Confolans,
sur quoy je ne sçay que resouldre après la resolution que
j'en pris es stances que je posé en l'un de leurs livres.
Toutes fois je ne lairray de me donner carrière en faveur
de l'un et de l'autre. »
I. Voyez de Thou, Histoire., i23« livre, à l'année 1599.
BÉROALDF, DE VERVILLE. 325
On comprend qu'ayant pris parti dans la querelle de
« l'abstinente », Béroalde en ait rappelé le souvenir dans
son Palais des Curieux, et même qu'il soit revenu à la
charge dans le Moyen de parvenir. Nous avons ainsi
une date extrême, i6o3, au delà de laquelle la composi-
tion de ce dernier livre ne peut être reculée, et, s'il en
était besoin, une forte présomption pour une publication
postérieure au Palais des Curieux, où l'auteur entre dans
des détails plus précis.
Quant à la date de i582 donnée par M. Roybet, elle se
rattache à un autre cas d'abstinence non moins extraordi-
naire, bien que sa durée ne dépasse pas un an et demi, mais
il se passe en Anjou, près de Morannes'. Le récit vaut
la peine d'être lu, et il n'est pas inutile de le rapporter à
l'usage de ceux qui refusent à Béroalde le don du style :
Je me souviens qu'environ l'an mil cinq cens quatre-vingt-
deux, je n'ay pas bien mis en ma mémoire Tannée, mais ce
datte fera ressouvenir ceux qui sçavent l'histoire mieux que
moy, pour avoir esté plusieurs fois sur le lieu; en ces temps
estant en Anjou, je fréquentois un gentilhomme de Morane,
auquel lieu par bonne rencontre je voyois Paschal Robin,
sieur du Faix, une des lumières entre les doctes d'Anjou.
Devisant familièrement avec eux, ils me firent récit d'une
fille de là auprès qui ne mangeoit ny beuvoit... Ces gens de
bien m'ayant imbu de cette nouvelle firent partir (pour me
gratifier) de passer jusques au lieu où la fille demeuroit, qui est
nommé Sainct Barthélémy, où l'aer est beau et de bonne grâce,
les maisons assez ornées et au haut de la croupe. Ce ne sont
pas des palais, mais il y a quelques mestairies apparentes, en
l'une desquelles demeuroit cette fille...
La compagnie étant entrée, la conversation s'engage et
l'on se prépare à faire honneur à une rustique collation :
La belle abstinante ayant rincé les verres, vint à nous et
nous pria d'approcher vers la colation qui estoit de fruicts et
I. Gant, de Durtal, arr. de Baugé (Maine-et-Loire).
320 BéROALDE DE VERVILLE.
laictages. Elle mesme me présenta la serviete pour prendre du
pain que je reçeu. Je ne sçay si ce fut que je fusse beau fils à
ses yeux, car elle ne s'estrangea aucunement de moy, encore
qu'ayant oublié ce qui m'avoit esté denotté, ou que je le fisse
exprès, je luy dis que je ne mangerois point si elle ne man-
geoit aussi, à quoy j'eus cette réponse : « Je vous prie de venir
faire le banquet, et ne prenez pas garde à rnoy, je croy que
vous ne me cognoissez pas. Je vous assuere que je ne puis
manger, » ce qu'elle dit avec un petit sousry de bonne grâce.
— Et pourquoy ne mangez vous point, la belle fille?
— Je ne sçay s'il vient de là, dit elle. Je m'oublie le Ven-
dredy Sainct de jeusner, et mon père, qui par avanture estoit
fasché d'autre chose, me tança. Il m'est advis qu'il dit comme
s'il m'eust conjurée à jamais ne manger, dont je fus si faschée
que je n'ay sçeu manger depuis.
— Combien y a-il?
— Plus d'un an et demy.
— Ne mangeriez vous pas bien pour l'amour de moy si je
mange pour l'amour de vous?
— Ouy si je pouvois.
Je pris donc de la colation avec la compagnie, sans laisser
cette fille que j'entretins tousjours, ayant extresme désir de
cognoistre ce que s'en estoit, mesmes folettement et comme
par mesgarde, je luy mis la main au sein, et la trouvé en bon
point.
La précision de cette anecdote donne une idée de l'abon-
dance de détails et de personnages locaux semés dans les
œuvres de Béroalde et tout particulièrement dans le
Moyen de parvenir. Le théâtre de ses scènes plaisantes se
déroule sur les bords de la Loire, à Angers, à Tours et à
Orléans. Un changement à vue nous transporte à Genève,
à Lyon, à Rouen, à Paris, en Bas-Poitou. Chaque étape
de la carrière vagabonde de l'auteur lui fournit une mois-
son de noms propres et de localités.
Sa terre d'élection, c'est la Touraine. On sent ici qu'il
est chez lui, que les personnages qu'il brocarde lui sont
connus de longue date. Les premiers atteints par ses
traits, ce sont les gens d'église : chanoines de Saint-
BÉROALDE DE VERVILLE. 827
Venant et de Saint-Martin, minimes, moines de Saint-
Julien, curé de la Riche, chantre de Saint-Gratien, vicaire
de Saint-Saturnin, granger de Saint-Martin. Quelques-uns,
maître Gilles, Hauteroue, sont désignés nominativement.
Puis viennent les médecins, barbiers, apothicaires, non
seulement de Tours, mais de Vendôme et de Blois. On
nomme le médecin Taillerie, les barbiers Claude, Pierre
Legrand, Bourgault, Jardin, Yverd. Les élus et les consuls
ont aussi leur tour. Et c'est tout un détilé des localités de
la région, le couvent de Cormery, Tabbaye de Marmoutier,
Langeais, Plessis-les-Tours, Maillé j^Luynes], Portillon,
Ballan, Bléré, le château de la Bourdaisière, le curé de
Coudrai, Château-la-Vallière, Chinon, Loches, Vendôme.
Pour dater l'action, Béroalde la reporte au temps où
le Parlement siégeait à Tours, oîi la Ligue sévissait, où
le roi séjournait à Tours, où le Conseil se tenait aux
Augustins.
L'Anjou n'est pas moins bien partagé. C'est Angers,
avec ses chapitres de Saint-Maimbeuf et de Saint-Maurice,
le prieuré de Saint-Éloi, Saumur, la Flèche, Baracé,
Durtal, Vieilleville, les Loges', Rochefort-sur- Loire,
Bourgueil, Benais, les religieuses de Fontevrault, le
bateau qui remonte la Loire d'Angers à Tours, Cheffe, le
Verger. Partout des personnages à identifier : frère Jean
de Laillié, M. de la Gontière, Jean de Guigni, le sergent
Lespinay, Bersaut d'Angers.
Pour ce dernier, gentilhomme huguenot qui arrête les
prêtres sur le grand chemin et menace de leur faire subir
le sort d'Abélard, la chose est faite. C'est évidemment ce
gentilhomme d'Anjou, Pierre Bressaut, dont parle Bran-
tôme, t. I, p. 354, qui, aux premières guerres civiles, por-
I. Sans doute le château de « monsieur du Gast », à qui sont
dédiées les Appréhensions spirituelles : « Aussi ay je dressé ces mes-
langes en Thermitage qui est au pied de vostre maison des Loges. »
Il y aurait un livre à faire de tous les amis ou protecteurs de
Béroalde cités dans ses livres ou ses dédicaces.
328 BÉROALDE DE VERVILLE.
tait, à l'instar des capitaines allemands au siège de Rome,
une chaîne enfilée de c. .. de prêtres.
Pour Orléans, les allusions sont moins nombreuses et
surtout plus vagues. L'auteur parle des pelles de bois qui
servent à mesurer le blé, vante le bon vin, voudrait voir
achever Téglise Sainte-Croix sur le modèle de la char-
treuse de Pavie. Mais peu ou point de noms propres.
Béroalde se contente de qualificatifs : l'avocat du roi, un
sergent, un apothicaire, le doyen des médecins, la belle
épicière d'auprès les ponts.
Si les bords de la Loire sont le séjour de prédilection de
l'auteur, on trouve dans son livre le souvenir d'autres
périodes de son existence, notamment en ce qui concerne
Genève et la Suisse. Il s'agit encore là de choses vues dans
le milieu des ministres et des Français « venus pour
l'Évangile « au moment de la Saint-Barthélémy : un mar-
chand de Lyon, un maître horloger, un ancien couturier
(le seigneur Lait), un menuisier, le seigneur Tarault de
Vautravers, du comté de Neufchâtel, le ministre Jean
Pinaut, le ministre de Vevey, les pécheurs de Versoix, le
libraire Zacharie Durant, les conseillers du Consistoire,
et bien d'autres. Il se garde d'oublier Bâle, où il a fait son
apprentissage d'horlogerie.
Passons les allusions à la Normandie, au Bas-Poitou,
à Lyon, à la Savoie. Quand on ferme le livre après une
lecture attentive du Moyen de parvenir, on a l'impression
d'un témoin parfaitement informé, d'un observateur
sagace qui rapporte les bons traits, les bonnes histoires
qu'il a recueillis de la bouche même de tant d'interlocu-
teurs divers. Hélas! c'est un piège tendu à notre naïveté,
un artifice de conteur pour rajeunir de vieilles anecdotes
ou déguiser des emprunts un peu trop audacieux. Rabe-
lais n'en agit pas autrement quand il s'écrie : « C'était un
lundi matin,... il pleuvait,... je mangeais des godiveaux
avec frère Artus Culletant'... « En réalité, Béroalde est le
I. Cf. 1. III, ch. xviit : « Frère Artus Culletant me l'a aultres foys
BEROALDE DE VERVILLE. 829
moins original des conteurs. 11 a pris son bien partout,
et si l'on ne tenait compte des habitudes des auteurs du
xvie siècle et en particulier des nouvellistes, on le quali-
fierait de plagiaire audacieux. L'éditeur de 1764 a relevé
sept emprunts à V Apologie pour Hérodote. On peut gros-
sir l'acte d'accusation de bien d'autres méfaits. Conten-
tons-nous ici de quelques rapprochements avec le* Serées
de G. Bouchet parues comme on sait de 1584 à i5g8 : La
femme bercée (Bouchet, t. I, p. 108; Béroalde, t. IL
p. 224); La confession de la femme qui s'est fait faire un
enfant par son joiu^nalier (Bouchet, t. II, p. 89; Béroalde,
t. II, p. 2o8i; Le mari qui refuse de payer l'enterrement
de sa femme (Bouchet, t. V, p. 69; Béroalde, t. II, p. i83);
Le cancre dans le pot à pisser (Bouchet, t. II, p. 36;
Béroalde, t. I, p. 245); La demoiselle qui a une arête
dans la gorge (Bouchet, t. II, p. 192; Béroalde, t. II,
p. 74); Le malade à qui on demande s'il n'a rien pris
(Bouchet, t. II, p. 204; Béroalde, t. II, p. 114); La bonne
femme qui rend le pain bénit (Bouchet, t. III, p. 270;
Béroalde, t. II, p. 204); Débat du clerc et de la maîtresse
(Bouchet, t. IV, p. 77; Béroalde, t. II, p. 59); L'âyie
bâté (Bouchet, t. IV, p. 217; Béroalde, t. II, p. 65); Mot
du Savoyard sur le roi de France (Bouchet, t. V, p. 59;
Béroalde, t. II, p. i83).
Sans doute beaucoup de ces traits plaisants font partie
du répertoire traditionnel que les conteurs se repassent de
Tun à l'autre depuis le moyen âge; mais le nombre des
rencontres, — nous ne citons que le résultat d'une pre-
mière recherche, — est assez important pour qu'on puisse
conclure à un emprunt direct de Béroalde à Bouchet.
Les Serées ayant eu à leur apparition un succès incon-
testable, il n'est pas besoin de chercher d'autre raison à la
prédilection que Béroalde marque pour leur auteur. Mais
il est à peu près certain que les deux conteurs se connais-
dict, et feut par un lundy matin, mangeans ensemble un boisseau
de guodiveaulx, et si pleuvoit, il m'en souvient. »
330 B^ROALDE DE VERVILLE.
saient. En tout cas, ils avaient trouvé des protecteurs et
des mécènes dans la même famille poitevine, celle des
Brochard. Le second livre des Serées est dédié à Isaye
Brochard, sieur de la Clyelle, conseiller et maître d'hôtel
du roi (1597); le Cabinet de Minerve (iSgy)* est dédié à
Pierre Brochard, sieur du Petit-Marigny et de la Gaudi-
nière, oonseiller du roi et maître des requêtes de son
hôtel. Béroalde reconnaît lui devoir sa prébende : « Choi-
sissez doncques icy ce qui est à vous... car c'est vous qui
l'avez causée, puisque vous m'avez estably le loisir qui
m'a esté propre. »
Cette remarque était utile à faire. Il y en aurait bien
d'autres tout aussi intéressantes à tirer des œuvres de
Béroalde. Mais nous en avons assez dit pour montrer
les résultats qu'on pourrait obtenir d'un examen critique,
qui n'a pas encore été tenté sérieusement, du Moyen de
■parvenir et des autres productions du fécond chanoine de
Tours.
Henri Clouzot.
I. Et la traduction du Songe de Poliphile, 1600.
MELANGES DU XVF SIÈCLE
Les termes patois chez d'Aubigné.
La collection des Grands Écrivains français, qui
compte déjà nombre de volumes remarquables, s'est
enrichie en 1910 d'une nouvelle biographie d'Agrippa
d'Aubigné. Dans un cadre d'une parfaite tenue littéraire,
M. Rocheblave esquisse la vie et l'activité de ce grand
homme du xvi= siècle, qui fut à la fois capitaine et écri-
vain insigne. Les traits rudes et puissants du guerrier se
reflètent dans son oeuvre variée et complexe. M. Roche-
blave nous donne de l'une et de l'autre un tableau à grands
traits, mais plein d'intérêt et de vie.
Il est dommage que l'auteur ne soit pas resté dans son
domaine littéraire où il montre de la sûreté et du goût.
Au cours de son exposé, il a cru devoir émettre plusieurs
assertions, d'ordre purement philologique, touchant le
vocabulaire de d'Aubigné dans ses rapports avec celui de
Rabelais, assertions tout à fait contestables. Pour appré-
cier, en connaissance de cause et à sa juste valeur, ces
deux lexiques, les plus touffus du xvi^ siècle, il faut en
posséder plus qu'une connaissance superficielle. Une
appréciation en gros, basée sur de simples présomptions,
risque forcément d'aboutir à des exagérations, à des
erreurs.
Voici, par exemple, l'appréciation enthousiaste de notre
biographe sur les Aventures du baron de Fœneste (1617-
i63o), roman satirique de d'Aubigné :
Fœneste est tout marqueté de cette mosaïque populaire. I.e
332 MÉLANGES DU XVI^ SIECLE.
même roman contient encore bien d'autres curiosités linguis-
tiques, à savoir des italianismes, des hispanismes, presque
tous les gasconismes du temps, les patois de Saintonge et du
Poitou et le dialecte picard : le tout fondu en un mélange de
haut goût, où la bizarrerie n'est qu'apparente. Car d'Aubigné,
dans ses curiosités verbales, serre d'aussi près la réalité que
Rabelais s'en éloigne par ses débauches d'érudition et ses
orgies de vocables. Ici encore d'Aubigné est fidèle témoin de
son temps.
Nous craignons fort que l'auteur ne soit ici victime
d'un manque de perspective et qu'il ne se soit laissé aller
au gré de son enthousiasme. Qu'est-ce en effet que le
Baron de Fœneste ?
Une satire de trois cents pages dans un jargon gascon-
français. L'idée étrange qu'eut d'Aubigné d'écrire tout un
roman dans un pareil pot pourri montre qu'il était com-
plètement dépourvu du sentiment de la mesure, pour ne
pas parler du goût à peu près inconnu à son époque.
C'est comme si Rabelais avait composé tout un livre de
son roman dans le jargon de l'écolier limousin. Cette
langue factice a condamné Fœneste à un oubli mérité.
Combien de « seiziémistes » le lisent encore d'un bout à
l'autre? Nous doutons fort que M. Rocheblave ait eu lui-
même ce courage. La forme en est parfaitement fantaisiste
et la valeur linguistique à peu près nulle. Personne, assu-
rément, ne s'avisera d'aller chercher, dans le Baron de
Fœneste^ des textes sur l'emploi des termes gascons au
xvie siècle, alors que Rabelais et Montaigne en offrent
seuls les sources authentiques.
D'ailleurs, chaque phrase de l'alinéa cité de M. Roche-
blave prête à la critique.
Que veut-il dire par les « italianismes et les hispa-
nismes » du Fœneste? Fait-il allusion aux bribes de
phrases italiennes et espagnoles disséminées dans ce
roman? Mais est-ce là ce qu'on appelle communément
des « italianismes » et des « hispanismes » ?
Que signifie, ensuite, le « dialecte picard » du Fœneste?
On n'en a jamais entendu parler...
MÉLANGES DU XVI^ SIECLE. 333
En ce qui concerne le gascon lui-même, il s'agit là d'un
pastiche dialectal, d'un jargon gascon-français et non pas
du patois réel de la Gascogne.
« Tous les gasconnismes du temps », ajoute l'auteur.
Hélas, qu'en savons-nous? Il suffit de faire remarquer que
les termes soi-disant gascons dont se servent d'Aubigné
manquent généralement à Rabelais et à Montaigne, les
deux autorités linguistiques dans la matière.
Quant aux « patois de Saintonge et du Poitou », ils sont
à peu près absents du Fœneste^ comme on le verra ci-des-
sous dans le relevé des traces dialectales que renferme
l'œuvre entière de d'Aubigné.
Que dire, enfin, de cette affirmation de M. Rocheblave
que « d'Aubigné, dans ses curiosités verbales, serre d'aussi
près la réalité que Rabelais s'en éloigne? »...
Encore une fois, le langage du Fœneste est d'un bout à
l'autre absolument factice : en quoi dès lors est-il « un fidèle
témoin de son temps »? D'autre part, si d'Aubigné a été
tellement heureux dans ses créations verbales, comment
se fait-il ({vCaucune d'entre elles n'a trouvé un imitateur,
alors que les créations de Rabelais ont vécu une longue vie
et continuent à nous charmer?
Citons d'ailleurs un de ces échantillons du lexique de
d'Aubigné, son terme favori astorge (du grec àffiopyoç,
impitoyable, cruel) qu'on rencontre presque dans toutes
ses œuvres.
On le lit dans sa Ffe, t. I, p. 5 : « Dès quatre ans accom-
plis le père luy amena de Paris précepteur Jean Cottin,
homme astorge et impiteux... »
Ensuite, deux fois dans les Tragiques :
Pachuderme de corps, d'un esprit indompté,
Astorge sans pitié, c'est la Stupidité.
[Δivres, t. IV, p. 127.)
Hommes desnaturez. Castillans naturels...
Nourris à exercer V astorge dureté...
[Ibid., p. 124.)
REV. 0U SEIZIÈME SIÈCLE. II. 23
334 MÉLANGES DU XVI« SIECLE.
Enfin, dans la préface de son Histoire universelle (éd.
de Ruble, t. I, p. i) : « Il s'en trouve qui aiment mieux
un historien pathétique et faux qu'un astorge et véritable. »
Dans cette même préface, p. ii, l'auteur va jusqu'à
écrire : « Les craintes et les storges (c'est-à-dire a-copYr,,
tendresse^ amour) de son sexe... »
Ce terme et ceux de même nature sont restés absolu-
ment isolés et n'ont jamais été employés au xvi^ siècle en
dehors de d'Aubigné.
Revenons maintenant à notre sujet. Le nombre des
termes patois, proprement saintongeais, chez d'Aubigné
est des plus restreints. Dans les œuvres publiées par
Réaume, de Caussade et Legouez (1873 à 1892) et dans
V Histoire universelle réimprimée par de Ruble ( 1886- 1896),
nous n'avons noce que les termes suivants tirés de la Sain-
tonge ou du Poitou ' :
Cacher, au double sens :
1° Écraser [Œuvres^ t. III, p. 04) :
Des piedz cacher la teste d'un crapaud...
2° Chasser [Hist. univ.^ t. III, p. 3oo) : « C'estoit pour
cacher une flotte d'Espagne. »
Les deux sens sont encore vivaces dans le Languedoc :
cachée écacher, écraser, broyer et chasser, le premier
répondant à l'anc. fr. escacher ; le deuxième, à cacier,
chassier.
Canton, écrit aussi quanton, carrefour, quartier d'une
ville [Hist. univ.^ t. I, p. 255) : « Les prestres instruisirent
I. Nos sources : P. Jônain, Glossaire du patois saintongeais, Paris,
1869, et A. Éveillé, Glossaire saintongeais, Paris, 1887.
Abbé Lalanne, Glossaire du patois poitevin, Poitiers, 1867. — L.
Favre, Glossaire du Poitou, Niort, 18Ô8. — Beauchet-Filleau, Essai
sur le patois poitevin, Clief-Boutonne (Deux-Sévresj, Melle, 1864.
G. Verrier et R. Onillon, Glossaire étymologique et historique des
patois et des parlers d'Anjou, Angers, 1908, 2 vol. in-8°.
Fr. Mistral, Lou Thresor don Felibrige, ou Dictionnaire proven-
çal-français, Paris, 1879-1886, 2 vol. in-4°.
MÉLANGES DU XVI« SIECLE. 335
aussi les faineans de se tenir aux quantons, chantans des
Salve Regina; « et plus loin (t. VIII, p. Sy) : « La galerie
du Palais et tous les cantons de Paris raisonnoyent des
portraitz du roi parsemez de diables. «
Le mot est saintongeais (Jônain) ou poitevin (Lalanne) :
le carrefour est le lieu de réunion dans les villages; en
Languedoc, le mot désigne encore la ruelle, le quartier
d'une ville (Mistral).
Cherve, chanvre [Œuvres, t. II, p. 52o) : « C'est le
propre de ce que nous appelons icy [Gascogne] et vers
vous la cherve^ d'estre esgrugée entre des fers ferrez et
pointus. »
Terme usuel à la fois en Saintonge, en Poitou et en
Gascogne; Palissy s'en est également servi (t. I, p. 94 de
ses Œuvres, éd. Benj. Fillon) : a Du costé du vent du
Nord seront les mottes pour les cherves^ lins et aubiers
doux et certains vimiers. »
CiMOis, écrit aussi simois, au sens propre :
1° Lisière pour attacher un enfant dans son berceau, se
lit deux fois dans les Tragiques :
Laissoient dans les berceaux des enfans si petits
Qu'enferrés de cimois, prisonniers dans leurs couches,
Ils mourroicnt par la faim...
[Œuvres, t. IV, p. 40.)
L'enfant qui pense encore aller tirer en vain
Les peaux de la mamelle a les yeux sur la main
Qui deffaict les cimois...
{Ibid., p. 44.)
2° Langes, pris au figuré [Hist. univ..^ t. I, p. i5) :
« Les serpens qui ont servi de simois à ce berceau. »
Le terme manque aux glossaires saintongeais. En Poi-
tou et en Anjou, cimois désigne le bandeau de linge que
les campagnardes attachaient autrefois sous le chignon
par des cordons et auquel elles fixaient leur coiffe; dans
les Deux-Sèvres, simois., c'est le haut d'un bas (Lalanne) ;
mais à Toulouse, cimoisso signifie encore lisière et bande-
lettes d'un enfant en maillot (Mistral).
336 MÉLANGES DU XVl^ SIECLE.
Cruon, ou cruion, cruche {Œuvres, t. I, p. i83) :
« Parmi la pottrie qu'il fault amasser pour la cuisine,
fault mettre à part une centaine de pots longs, ou de
C7nio7is^ comme pour Thuyle... »; et t. II, p. 448 : « Un
cruion d'huile de noix. »
Le mot est encore usuel dans la Vendée et les Deux-
Sèvres : « Cryon^ pot à bec pour l'huile » (Lalanne),
« cruchon pour mettre de l'huile » (Beauchet-Filleau); de
même, dans l'Anjou : « Cruon, petite cruche » (Verrier et
Onillon). C'est d'une de ces régions que Rabelais a connu
le mot, 1. III, ch. viii : « Saulve Tevot le pot au vin, c'est
le cruon. «
EssiGOLER, argoter, couper les chicots [Hist. univ.,
t. III, p. 284) : « En le visitant, le trouva essigolant ses
antes, et une serpe à la main. »
Jônain donne : « Essigoter, houspiller avec un couteau »,
et Mistral : « Cigouta, couper les chicots. »
Gervis, treillage [Hist. univ., t. III, p. 3 18) : « L'amiral,
non encore mort, se prit des mains à un morceau de ger-
vis., qu'il emporta... »
Le mot est encore usuel, avec ce sens, dans les Deux-
Sèvres (Lalanne) et à Poitiers, où il existe une rue du
Gervis- Vert; Jônain l'explique ainsi : « Gervis., clairvoie,
treillis en petites baguettes qui servaient de vitres à nos
anciens paysans. »
GuiLDROu, courir le guildrou, aujourd'hui courir le guil-
ledou., aller en quête d'aventures galantes [Hist. univ.,
t. VIII, p. 337, année 1593) : « Avisez à choisir, ou de
complaire à vos prophètes de Gascongne et retourner
courir le guildrou., en nous faisant jouer à sauve qui peut,
ou à vaincre la ligue. »
Locution d'origine vendéenne : courir le guilledrou,
courir le sabbat, marcher rapidement (Lalanne), synonyme
de courir la galipotte., aller au sabbat sur un manche de
balai.
Mareau, terrain marécageux [Hist. univ.., t. II, p. 272) :
« Un petit mareau de marais qu'ils tirent quitter pour y
MÉLANGES DU XV1« SIECLE. 337
loger cent de leurs hommes »; et plus bas, t. III, p. 45 :
« La rivière de Charente servoit de ma?- eau- coulis aux
Reformés. »
Cette forme, dérivée de mare, est encore vivace dans la
Vendée : mareau, marais (Lalanne).
Marreaux, méreaux, pris au sens figuré de signe de
reconnaissance (ilfw/. univ., t. I, p. i5g) : « Les sacremens
sont adjoustés à la parole... afin de nous estre gages et
marreaux de la grâce de Dieu. »
Voici ce qu'en dit Littré, v° méreau : « Se disait aussi,
chez les protestants, d'une espèce de cachet qu'on donnait
a ceux qui voulaient communier », avec cette citation de
V Institution de Calvin, p. io35 : « Il dit qu'ils n'ont point
esté participans de la circoncision-, en quoy il signifie
qu'ils estoyent exclus de la promesse, puisqu'ils n'en
avoyent point eu le méreau. »
La forme qu'on lit chez d'Aubigné, marreau pour
méreau^ est archaïque et dialectale.
Matrouiller, bredouiller comme les enfants [Œuvres^
t. I, p. 194) : « Certains gallands, qui aprez avoir desrobé
une bonne jument, armez d'une grande espée de duel et
d'un vilain poignard à coquille et avec freses dentelées,
nous venoyent offrir leur service avec un langage matrouil-
lant, comme pour dire Capitaine, ils disoyent Quepitaine,
Caitaine, Quiretaine et enfin Quitaine. »
Les patois actuels ne connaissent que le sens propre de :
mâcher lentement et avec dégoût, mâchonner (Saintonge,
Anjou, Deux-Sèvres).
Noue, au sens probable de vessie natatoire, v. Littré
[Hist. univ., t. II, p. 124) : « A quelques uns les picques
servirent de noues^. »
Nouziller, noisetier {Œuvres, t. II, p. 248) : « ... les
nou\illers fleurissant à toute lez Netre Damme. »
I. L'éditeur rend le mot par « nacelle » et explique ainsi la
phrase : « C'est-à-dire que les fugitifs s'aidèrent de leurs piques
pour traverser le fleuve à la nage. »
338 MÉLANGES DU XVI« SIECLE.
Même forme usuelle dans la Saintonge, l'Anjou et le
Poitou ^
RoLLON, échelon [Hist. univ.^ t. II, p. i25) : « Une
eschelle de quarante rollons. >>
Mot usuel dans la Saintonge, l'Anjou et le Poitou.
RuMEAU, râle d'agonie 2, dans les Tragiques , t. IV, p. 47 :
Que si tu vis encor, c'est la mourante vie
Que le malade vit en extrême agonie
Lorsque les sens sont morts, quand il est au rumeau...
et dans VHist. univ.^ t. VII, p. 100 : « Une femme aban-
donnée de médecins et jugée de tous pour estre au rumeau. »
C'est la forme saintongeaise; dans les Deux-Sèvres, on
prononce roumeau^ râle (Beauchet-Filleau), et dans l'An-
jou, rumion, même sens (Verrier et Onillon).
Sandrille, mésange [Hist. univ.^ t. VIII, p. 323) : « L'autre
faisoit cercher des chiens et des chevaux pour commencer
une chose, et quand les chevaux n'en pouvoyent plus,
forçoit une sandrille à pied. »
C'est le saintongeais et poitevin cendrille qui est devenu
un des noms vulgaires de l'oiseau : ce nom est aujourd'hui
connu dans la Vendée, les Deux-Sèvres, la Charente et le
Berry'.
SouRDON, bucarde [Hist. univ., t. IV, p. 35) : « Sur la
grande nécessité des Rochelois, le havre fut rempli d'une
monstrueuse quantité de sourdons et pétoncles, ce qu'on
n'avoit jamais veu en ce lieu. »
Nom saintongeais d'un genre de mollusques, souvent
employé par Palissy, t. I, p. 5o : « Item, ay trouvé plu-
sieurs coquilles de sourdoti, qui estoyent réduites en
verre »; et plus loin, p. 134 : « Les huitres, les moucles,
les sourdons., les pétoncles, les availlons... »
1. Voir Revue des Études rabelaisiennes, t. IX, p. 5o-5i.
2. Le mot est rendu pour le premier texte, dans Godefroy, par
« dernière extrémité »; et dans le deuxième, dans l'édition de Ruble,
par « à toute extrémité ».
3. E. Rolland, Faune populaire de la France, t. II, p. 304.
MÉLANGES DU XVI» SIECLE. SSq
Sur les côtes de l'ouest, sourdon désigne encore la
bucarde'; le mot manque aux glossaires saintongeais et
poitevins. En Languedoc, cette espèce de coquillage
s'appelle besourdo (Mistral).
Talbot, au sens figuré de modérateur [Hist. univ., t. III,
p. 204) : « Trois habitans de ceux qu'ils appelloient hugue-
nots souffrans lui apportent les clefs; il laisse sur la porte
un corporal qu'on lui avoit donné pour talbot et qui l'im-
portunoit. »
L'acception propre du mot, encore usuel dans la Sain-
tonge et en Poitou, est,: bâton qu'on suspend en travers
au cou des chiens, bœufs ou vaches, pour les empêcher
de courir ou d'entrer dans les vignes.
De cet ensemble de dix-huit termes patois^, la majorité
appartient à VHistoire universelle^ laquelle, comme le dit
très bien M. Rocheblave, p. i83, est « à elle seule aussi
importante, pour la langue, que tout le reste de l'œuvre
de d'Aubigné ».
Cette moisson des termes saintongeais, chez d'Aubigné,
doit s'ajouter à celle recueillie par M. Dupuy dans l'œuvre
de Palissy; mais, antérieurement à ces deux écrivains,
Alfonse le Saintongeais avait puisé à la même source, et
j'ai précédemment^ fait ressortir l'importance de ces
emprunts du terroir dans sa Cosmographie (i545). On
obtient ainsi un ensemble d'autant plus précieux que les
glossaires modernes de la Saintonge laissent infiniment à
désirer (celui de Jônain est insuffisant, celui d'Éveillé, nul).
Ces éléments dialectaux, chez d'Aubigné, sont moins
nombreux que chez les deux autres écrivains saintongeais
que nous venons de nommer.
En dehors de la Saintonge et du Poitou, la contribution
dialectale de d'Aubigné est insignifiante : ses gasconismes
1. Idem, Ibidem, t. III, p. 220.
2. Nous laissons naturellement de côté les passages entièrement
en patois (comme certains dialogues dans Fœneste).
3. Revue des Etudes rabelaisiennes, t. X, p. 44 à 52.
340 MÉLANGES DU XYI^ SIECLE.
sont du français gasconisé, c'est-à-dire un pastiche et non
le reflet de la réalité; les prétendues traces du « dialecte
picard » sont une affirmation purement gratuite.
En somme, le vocabulaire de d'Aubigné est imposant et
digne d'étude; mais, par respect même pour cet écrivain
éminent, gardons-nous bien de le comparer à celui de
Rabelais, cet océan où se sont déversés tous les courants
linguistiques du passé et d'où dérivent tous ceux de l'avenir.
IL
Les « Bigarrures » de Tabourot
ET leur source PRINCIPALE.
Parmi les écrivains facétieux du xvi= siècle, Etienne
Tabourot a été un des plus goûtés, comme le montrent
les diverses réimpressions de ses Bigarrures, depuis
l'édition princeps (1572) jusqu'à la dernière réimpression
faite à Paris en 1662 et dont voici le titre : les Bigarrures
et Touches du Seigneur des Accords^ avec les Apo-
phtegmes du Sieur Gaulard et les Fscraignes Dijon-
noises^.
Au milieu de bizarreries et de gravelures fortement
pimentées, l'auteur y fait montre d'une érudition très
variée, dont Rabelais et son œuvre constituent le cadre.
Dans l'Epître de l'Imprimeur qui accompagne une des
premières éditions des Contes et Discours d'Eutrapel de
du Fail (i585), on lit leurs deux noms réunis : « Rabelais
et Des Accords., scientifiques gausseurs », c'est-à-dire iro-
nistes pleins d'érudition. On n'est pas peu surpris de voir
ainsi mis sur la même ligne le maître et le disciple, l'écri-
vain de génie et le bibelotier littéraire qu'était Tabourot.
Cette surprise diminue pourtant quand on songe au parti
1. Ce nom est un pseudonyme tiré de la devise A tous accords,
que Tabourot a)OUta plaisamment aux armes parlantes de sa
famille : un tambour [taboiir).
2. Réimpression moderne par Gay, Bruxelles, 1866, 3 vol. in-12.
MÉLANGES DU XVI* SIECLE. 841
heureux que ce dernier a su tirer de l'œuvre du maître,
et à l'habileté avec laquelle il a encadré et fondu ces
emprunts dans le texte des Bigarrures^ dont ils consti-
tuent ainsi un des côtés les plus attrayants.
C'est, on le sait, un recueil des plus curieux sur les dif-
férents jeux d'esprit : rébus, équivoques, allusions, etc.\
Comme Rabelais n'a pas dédaigné ces petits côtés de la
littérature de l'époque, son œuvre ne pouvait manquer de
fournir à Tabouret à la fois les illustrations et les exemples.
Suivons-les à travers son livre.
Dans l'épître liminaire adressée au lecteur, André Pas-
quet justifie le sujet frivole des Bigarrures par l'exemple
des grands écrivains de tous les temps qui se sont amusés
à traiter des matières légères : Homère, Virgile, Ovide,
Lucien..., et, au xvi= siècle : « Érasme, Xo. Folie. ..^ l'autheur
des Macaroniques ., son œuvre italien-latin, sous le nom de
Merlino Coccayo; l'inimitable Rabelais, son Gargantua
et Pantagruel... Ronsard s'est bien amusé aux louanges
de la fourmy, de la grenouille et du frelon ; et Belleau, sur
la cerise, la tortue, et autres : voire un peu avant son
decez, il fit ce gentil Macaronique De Pigliamine Reis-
trorum...'^. »
Quant au titre de son livre, voici ce qu'en dit l'auteur
lui-même dans sa préface : « Il est baptisé par ce nom de
Bigarrures, qui donne assez à connoistre que ce sont
diverses matières, et sans grande curiosité ramassées. Je
l'ay mieux aymé surnommer ainsi, que de pescher un
autre nom plus superbe, entre les Grecs et Latins, comme
font plusieurs qui veulent acquérir réputation d'estre bien
sages en Grec et en Latin, et grands sots en François,
1. Un érudit normand, A. Canel, a repris de nos jours les sujets
traités par Tabourot dans son livre : Recherches sur les jeux d'es-
prit., les singularités et les bi:[arrcries littéraires, principalement en
France, nvreux, 1862, 2 vol. in-8°. Cf. aussi Ludovic Lalannc, Curio-
sités littéraires, Paris, iSSy.
2. Voici le titre complet de ce poème macaronique : Dictamen
metrificum de bello Huguenotico et reistrorum pigliamine ad sodales,
Paris, s. d., in-4''.
342 MÉLANGES DU XVI^ SIECLE.
pour aller, comme coquins, emprunter des bribes estran-
geres, et ne sçavoir de quoy trouver à vivre en leur pays. «
Après avoir consacré le premier chapitre à Tinvention
et utilité des lettres, Tabourot aborde, dans le deuxième,
les Rébus de Picardie :
Sur toutes les folastres inventions du temps passé, j'entends
depuis environs trois ou quatre ans en ça, on avoit trouvé une
façon de devise par seules peintures, qu'on souloit appeller
des Rébus, laquelle se pourroit ainsi définir : que ce sont
peintures de diverses choses ordinairement connues, lesquelles
proférées de suitte sans article, font un certain langage ; ou
plus briefvement, que ce sont équivoques de la peinture à la
parole. Est-ce pas dommage d'avoir surnommé une si spiri-
tuelle invention de ce mot Rébus? qui est gênerai à toutes
choses, et lequel signifie des choses? Encor pensay je qu'on
les a nommés en Latin, faute de meilleur terme, et à fin que
les nommant selon le mot François, Des choses, cela me sem-
bloit trop gênerai en nostre langue.
Quant au surnom qu'on leur a donné de Picardie, c'est en
raison de ce que les Picards, sur tous les François, s'y sont
infiniment plus et délectez. Ce que tesmoigne Marot en son
Coq à l'asne :
Car en rébus de Picardie
Une faux, un eslrille, un veau,
Cela fait estrille Fauveau.
Et peut on dire, à ceste raison, qu'on les a baptisés du nom
de ceste nation, par antonomasie; ainsi que l'on dit Bayon-
nettes de Bayonne, Ciseaux de Tholose, Ganivets de Moulins,
Couteaux de Langres, Peignes de Limoux, Moustarde de
Dijon, etc.
Or, ces subtilitez ont esté longtemps en vogue, et de non
moindre réputation que les Hierogliphiques des Egiptiens
envers nous : de sorte qu'il n'estoit fils de bonne mère qui ne
s'en mesloit. Mais depuis que les bonnes lettres on eu bruict
en France, cela s'est je ne sçay comment perdu, qu'à grand'-
peine la mémoire est elle demeurée, pour en faire estime,
sinon envers quelques cervelles à double rebras, qui sont
encore aujourd'huy si opiniastres, qu'on ne leur sçauroit oster
MÉLANGES DU XVI^ SIECLE. 343
de la teste, qu'une sphère ne signifie Tespere : un lict sans
ciel, un licentié; l'ancholie, melancholie; la lune bicorne,
pour vivre en croissant; un banc rompu, pour banqueroute...
et autres, dont les vieux courtisans faisoicnt parade, selon
tesmoigne Rabelais, livre I, chapitre ix, qui s'en mocque plai-
samment.
Toute une partie du texte de Tabourot, — réflexions et
exemples, — est tirée de Rabelais, qui lui fournit encore
cette citation sur le même sujet (p. 6 v^) : « Or, laissant là
les Italiens..., je viendrayà nos François et commenceray
à l'interprétation de l'anneau qu'envoya une dame de Paris
à Pantagruel, auquel estoient escrits ces mots en Hebrieux,
Lamah sabacthani, et y avoit au chaton un faux diamant,
qui fut ainsi déclaré par Panurge, Dyamant faux, pourquoy
m'a tu laissé : car les mots Hebrieux signifient, pourquoy
m'as, etc. »
A l'occasion des Équivoques français, Tabourot men-
tionne « un proverbe commun : Qu'on ferme bouteille à
bouchons et flacons à vis, id est flacs cons à vits », et il
interprète par la devise Moult me tarde, le « proverbe vul-
gaire pourquoy Ton dit Moustarde de Dijoti* «.
Plus loin, il parle (p. 38 v°) d'un quidam qui voulait
contrefaire le Limousin rabeletique, c'est-à-dire l'écolier
limousin de Rabelais.
A propos des Équivoques par amphibologies, « vulgai-
rement appeliez Entends-trois », il remarque (p. 4g r») :
« Rabelais n'a-t-il pas gentillement descrit l'Entends-trois
de Raminagrobis, qui invitoit ses clientules par ces mots :
Or ça, mon amy, que demandez-vous au Conseil; Or ça,
vostre question est là; Or ça, or, je l'entens bien; Or là,
mon amy, il ne reste plus que vous conseiller; Or ça, or
là. Puis l'ayant bien payé et satisfait, il disoit. Or bien de
par Dieu : Or bien, vostre cas ne sçauroit mal aller. Par
I. Cf. Gargantua, 1. I, ch. ix : « Par mcsmes raisons... ferais je
paindre un pot à moutarde [dénotant] que c'est mon cueur à qui
moult tarde. »
344 MÉLANGES DU XVI^ SIECLE.
lesquels trois dissillabes, or ça, or /à, or hien^ il faisoit
entendre qu'on vint à luy, qu'on mist en sa gibecière de
l'or, et quand on y avoit mis, que tout alloit bien. »
Dans le même chapitre, le cinquième, il appelle du
nom de Joannes de Bracmardo un des régents du collège
de Foitecul; et, plus bas, il parle d'un procès de grande
importance au Parlement de Mirelingue...
Le début du chapitre viu, des Antistrophes ou Contre-
pèteries, est également inspiré de Rabelais : « Encor
qu'aucuns ayans estimé que ces Antistrophes soient Equi-
voques, si est-ce qu'il y a grande différence, si l'on consi-
dère la définition de l'un et de l'autre. Car Antistrophe
est proprement une alternative conversion de mots... De
ceste inversion de mots, nos pères ont trouvé une ingé-
nieuse et subtile invention que les Courtisans ancienne-
ment appelloient des Equivoques, ne voulansuser du mot
et jargon des bons compagnons, qui les appelloient des
Contrepèteries. Et n'entendans aussi ce mot Antistrophe,
qu'ils estimoient estrele langage inventé de quelque Lifre-
lofre. C'a esté le gentil, sçavant et gracieux Rablais [sic]^
qui les a premier baptisé de ce propre nom grec... »
Et Tabourot cite entre autres exemples : « Ces deux sui-
vans sont exiraicts de l'histoire veridique du grand Pan-
tagruel : Femme folle à la messe est volontiers molle à la
fesse; A heaii-mont le viconte... Il ne se faut scandaliser,
s'ils sont un peu naturalistes; car je ne sçay comme il
advient qu'ordinairement et plus volontiers on se rue plus
sur ceste matière que sur une autre... »
Le chapitre xi, des Allusions, renferme toute une série
d'étymologies burlesques dans le genre de celles données
par Rabelais, pour se moquer de la manie étymologique
des savants de l'époque :
Bonnet, de bon et net, pour ce que l'ornement de la teste
doit estre tel.
Chapeau, quasi eschappe eau : aussi anciennement ne le
souloit on porter que par les champs en temps de pluie.
Chemise, quasi, sur chair, mise, etc.
MÉLANGES DU XV1= SIECLE. 345
Ce n'étaient pas là de simples plaisanteries. Plusieurs de
ces étymologies étaient courantes et provenaient de savants
de grand mérite. Voici, par exemple, l'opinion du cha-
noine Charles de Bovelles sur l'origine du premier des
mots cités : a Bojiet, capitis tegumentum : factitia et arbi-
traria dictio. Forte a duabus dicta bon est : quia tegere
caput adversus catarrhos et pituitas bonum est'. »
Plusieurs de ces saillies sont tirées de Rabelais lui-
même :
Chausse, pour ce qu'on trouve au cul chaut ce, ainsi que la
Beauce fut nommée par Pantagruel.
Gentils-hommes, quasi hommes gentils sur les autres; mais
aujourd'huy, depuis que chaque canaille les contrefait, on dit
des gens-pille hommes.
Paris, pour ce que par ris elle fut compissée par Gargantua.
Sargent, de serre argent, pour ce qu'un sergent serre volon-
tiers ce qu'il reçoit.
Chose amusante! Certaines de ces bouffonneries ont
persisté et on les lit encore dans les traités d'étymologie :
Coquin, à coquina, c'est-à-dire cuisine : car tout bon coquin
aime la cuisine.
Indague, quasi sans dague : pour ce qu'un temps a esté
qu'un homme sans dague estoit estimé mal entendre son
entregent.
L'origine alléguée de coquin, que Littrc trouve encore
« très probable », avait été déjà émise par le même Charles
de Bovelles : « Coquin, h coquina, quia amans coquinam,
et apud caminum atque titiones inertiam fovens. » Elle
devint courante au xvi« siècle, et Estienne Pasquier la
mentionne à son tour {Reche?'ches, 1. VIII, ch. xlii) :
« Coquin, du lat. coquina..., parce que ces mendians
volontaires halenent ordinairement la cuisine. »
I. Liber de differentia vulgariiim linguartim, et Gallici sermonis
varietate, Paris, i533, p. 56.
346 MÉLANGES DU XVP SIECLE.
Tabourot conclut ainsi ce curieux chapitre des étymo-
logies burlesques : « Je ne m'espancheray d'advantage à
poursuivre ces Allusions et Etymologie, qu'aucuns ont
bien esté si grues, que de dériver moitié du François et
du Grec et du Latin, et de tous trois quand ils se sont
advisez. Comme un certain translateur de bons autheurs
Grecs et Latins en mauvais François, qui dérive son nom
Philibertus de çtXoç et [îépxoç pour vertus, quasi dicat,
Aymé vertus. N'est-il pas digne qu'on en face cas, puis-
que luy mesme l'a mis en lumière, en ce siècle si poly? »
Tabourot expose au même endroit l'origine orientale
du nom à^ Assassin^ « qui est tiré d'assez loing et dont l'his-
toire est agréable », et, dans les éditions ultérieures, ce
chapitre finit par des remarques qui constituent la pre-
mière mention du blason : « Encore adjouteray je ces
Allusions que l'on a fait par forme de proverbe, il y a
plus de six vingts ans, sur les villes de Bourgogne, qu'au-
cune trouvent assez correspondantes aux mœurs :
Dijon, dit, Mocqueur de Dijon...
Saulieu, saute, Chèvres de Saulieu.
Semur, semé, Bleds de Semur.
Avalon, avale, Grandgosier d'Avalon... »
Il est curieux que Tabourot, dans son chapitre des
Anagrammes, ait oublié de citer, parmi de nombreux
exemples, celui de Maître François Rabelais : Alcofribas
Nasier.
Dans le chapitre xx, Autres sortes de vers, Tabourot
remarque, p. 147 r° : « Je n'ay point veu devers François
monosyllabes à la fin, si ce n'est qu'on en pourroit faire
d'infinis et fort aisément; veu qu'au V^ livre attribué à
l'inimitable Rabelais, il y a bien des proses de frère Fre-
don qui ne respondit que par monosyllabes. De ces
responses j'ay mis en vers ce peu qui s'ensuit... »
Et plus bas, p. i5o v^, il exhibe un échantillon rimé
dans un langage analogue à celui de l'écolier limousin :
« Je viendray maintenant aux Excorilinguilati7iise:[^
MÉLANGES DU XYI* SIECLE. 347
comme en l'epitre mise a la fin du V« de Pantagruel.
Mais tu auras ce suivant Epitaphe de ma façon, pour
exemple d'un Locumtenant Rouargois, qui se délectait
même en jugement de parler de cette façon :
Dessous ce tumulle est jasent
Un impigre Locumtenant.
Il n'avoit cabale ne mule,
Il spermatisoit la vetule... »
Dans les éditions ultérieures des Bigarrures^ parmi les
adjonctions au chapitre des Entends-trois, on lit ces
anecdotes relatives à Maître François :
Rabelais, médecin domestique d'un Cardinal, voyant que
l'on avoit servy au disné de son maistre d'une lamproye ros-
tie, frappa (suivant son ordinaire) d'une baguette sur le bord
du plat, en disant : Diirœ digestionis. Ce que ayant veu et
ouy le Cardinal, qui aymoit sa santé, fit couler le plat et la
lamproie sans y toucher, jusques au bas de la table, où Rabe-
lais se mettoit après que chacun estoit assis : lequel, sans
crainte que la lamproie fut de dure digestion, en fit si bonne
chère qu'il la mangea toute. A quoy le Cardinal ayant pris
garde luy dit : « Comment, Rabelais, vous m'avez dit que cette
lamproye estoit durce digestionis, et toutesfois vous l'avez
toute mangée? » — « Pardonnez moy. Monseigneur, dit Rabe-
lais, je vous ay seulement monstre frappant sur ce plat d'ar-
gent qu'il estoit durce digestionis ; mais je n'ay pas entendu
parler de la lamproye qui estoit très bonne. » — « Vous pou-
vez respondre seul de sa bonté, dit le Cardinal, aussi bien que
le curé de Bourg faisoit en la recommandace pour prier pour
deflfunct Jean Petit, qui avoit fourny vingt ans durant de vin
aux messes de paroisse, et qui asseuroit qu'il avoit tousjours
baillé du meilleur vin de sa cave. Car personne n'eust sceu
acertener de la bonté du vin que ce curé, luy seul disant la
grande messe. Et autre que vous aussi, Rabelais, ne peut par-
ler de la bonté de la lamproye que vous seul avez mangée. »
Un jovial ayant rencontré le médecin Rabelais, luy demanda :
D'où venoit que bien souvent quand il pissoit, il petoit? A
quoy Rabelais repartit : Cela n'est rien, et est chose naturelle
et commune, tous les asnes en font autant.
348 MÉLANGES DU XVI« SIECLE.
Ce mesme médecin, tastant le poux d'un malade et luy ayant
demandé : Avez vous rien pris aujourd'huy? — Non, Mon-
sieur, respondit le malade, je n'ay rien pris qu'une mouche^.
Rabelais estant à Rome avec le Cardinal son maistre, enten-
dit un Protonotaire Italien se moquer des François, et leur
dire Oiiyn, oiiyn, Monsieur. Or ce Protonotaire estant prié de
disner chez le Cardinal, se rencontra assis à table fort proche
de Rabelais, lequel ayant devant luy un quartier de chevreau,
en fit des honneurs et en présenta à tous ceux qui estoient en
table, fors au Protonotaire. De quoy un aumosnier s'aperce-
vant, dist à Rabelais : « Vous avez oublié Monsieur le Proto-
notaire et ne luy avez point donné du chevreau. « — « Je
n'avois garde, dist Rabelais, de peur que par adventure il
n'eust mangé de son propre fils. « Si cet Italien avoit appelle
par entends-trois les François Pourceaux, par ces mots Ouyn,
ouyn, pour Ouy, ouy, il reconneut que l'on luy donnoit son
change et que, par un autre entends-trois, on l'appelloit Becco
curnuto'^.
Ces différentes anecdotes ont défrayé la chronique rabe-
laisienne depuis le xvi= siècle Jusqu'à nos jours. Plusieurs
sont des réminiscences d'historiettes antérieures, par
exemple l'anecdote relative à la lamproie qui n'est qu'une
variante de celle que Michel Scot raconte dans sa Mensa
philosophica et que Rabelais rapporte lui-même à la fin du
ch. II du Tiers Livre. En voici la donnée : Thomas
d'Aquin, invité à la table du roi saint Louis, mangea seul
une lamproie destinée au monarque, tout en composant
son hymne sur le Saint-Sacrement. La lamproie et l'hymne
achevés, il s'écria Consumatum est l
On voit combien le livre du seigneur Des Accords est
pénétré de Maître François^. Des souvenirs de Gargan-
1. Même anecdote dans Guillaume Bouchet et le Moyen de par-
venir.
2. « Les Italiens ont un autre mot plus commun pour signifier un
cocu, à sçavoir becco, et quelquesfois par emphase ils adjoustent
corniito avec becco ». Henri Estienne, Deux Dialogues, p. 92 et g3.
3. Dans le Quatriesme des Bigarrures, en parlant d'aiguillette,
Tabourot fait mention, fol. 46 r", de « cest anneau de Hans Carvel ».
MÉLANGES DU XVI« SIECLE. 849
tua et de Pantagj'uel se rencontrent aussi dans les autres
écrits de Tabourot.
Dans les Touches ou Epigrammes, cette contretouche
à propos d'un prêtre ignorant (p. 23 vo) :
Veux tu sçavoir quelle doctrine
Ce Monsieur là voudroit gouster?
Ce sont Taillevent et Platine ' :
Les Apostres du Dieu Gaster.
Et, plus loin, p. 33, cette épigramme dirigée contre les
protonotaires courtisans :
Le Magnifique. Porter de braves vestemens,
Faire bien une reverance,
Et tenir bonne contenance,
Parler en desdain des sçavans,
Voyla que font ces ignorans
Qu'on surnomme Protonotaires :
Ce sont boëtes d'Apoticaires,
Belles dehors et rien dedans.
Contretouche. Ils feroient mieux s'ils ressembloient
Aux Silènes de l'ancien temps,
Qui, comme Socrates, estoient
Laides dehors, belles dedans.
Les vers sont suivis de cette Considération : « Ancienne-
ment on appelloit Silènes les boettes d'apothicaire, parce que
sur elles estoient représentées plusieurs ligures drolatiques et
ridicules, telles que du bon Silenus, maistre de Bacchus, dans
lesquelles on mettoit les plus fines et précieuses drogues,
ainsi que l'interprète l'Aristophane F"rançois que j'aime suivre
plustost que l'interprétation que donne Erasme sur le pro-
verbe Silenis Alcibiadis'^. Or aujourd'huy, par le contraire,
elles sont belles extérieurement et n'y a dedans drogue qui
guère vaille. »
1. Auteurs de célèbres livres de cuisine au xv' siècle.
2. Voir, sur ces diverses interprétations, les articles de MM. Le-
franc et Dorveaux, dans la Revue des Etudes rabelaisiennes, t. VII,
p. 433 à 441.
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. 24
35o MÉLANGES DU XVI^ SIKCLE.
Dans les Contes du sieur Gaulard, plusieurs person-
nages portent des noms dérivant de la même source :
Monsieur d'Engoulevent (p. i5 v»), le sieur de Sambre-
gouoy (p. 41 vo), Mademoiselle la clergesse de Pilleverjus
(p. 58 r»), etc.
Dans les Escraignes Dijonnoises . Guillaume Tape-
coûe, Tienot Franc Taupin, Perrin Dandin, etc.
Tabourot, sans être un disciple insigne de Rabelais,
n'en reste pas moins un des érudits les plus sympathiques
de son temps, un écrivain tout imbu de l'esprit du maître.
Son livre curieux nous fournit plus d'un renseignement
utile sur le goût public de l'époque en même temps qu'il
constitue un des derniers témoignages du xvi^ siècle sur
l'influence féconde de l'œuvre rabelaisienne.
III.
Un chapitre d'histoire littéraire.
Le xvi« siècle, ce siècle créateur par excellence, qui a
ouvert à l'esprit humain tant de perspectives nouvelles et
fécondes, a vu également apparaître les premiers rudi-
ments de l'histoire littéraire. Ces timides et curieux essais
concernent tous la poésie, et il n'est pas sans intérêt de
suivre ces premières et humbles manifestations d'un genre
destiné à un brillant avenir.
C'est le « maistre es arts et licencié en chascun droit »,
Pierre Grosnet, poète parisien, auteur des Mot\ dore\ de
grand et saige Cathon (i533), qui eut, paraît-il, le premier
l'idée d'une revue des poètes de son époque. Dans une
pièce de vers banale et parsemée de jeux de mots, il traite :
« De la louange et excellence des bons facteurs qui bien
ont composé en rime, tant deçà que delà les monts ^ »
I. Dans le second tome des Mot^ dore^, pièce réimprimée dans
Montaiglon, Recueil des poésies des XV' et XVI' siècles, t. VII,
p. 5 à 17.
MÉLANGES DU XVF SIECLE. 35 1
En voici le début :
Plusieurs ont esté bons facteurs
Et de maintz livres vrays autheurs,
Et premier maistrc Alain Chartier
De maint bon propos est chartier...
Meschinot a faict les Lunettes
Des princes, et sentences nettes
Bien moralles...
Voilà pour les poètes « deçà les monts » ; quant à ceux
« delà les monts », il mentionne un des premiers en
France le nom de Dante :
Dante y mectz en ma rubriche...,
qu'il apprécie d'ailleurs, comme tous ses contemporains,
plutôt comme théologien que comme poète :
Théologie est moult en ses dictz'...
Un autre poète de l'époque, Guy Le Fevredela Borde-
rie, nous a laissé une sorte de tableau de l'histoire litté-
raire et artistique du xvi^ siècle sous ce titre : La Galliade
ou de la Révolution des Arts et des Sciences^ Paris, iSyS.
L'auteur se propose d'y « encercler brevement l'origine,
progrez et perfection qu'ont acquis les bonnes lettres au
cours des siècles par tout le Rond de la terre et nommé-
ment en notre Gaule. »
Ce vaste sujet est divisé en cinq sections ou cercles.
Le premier offre un coup d'œil historique; le deuxième
traite d'architecture et d'architectes; le troisième, du
savoir des druides et de la magie; le quatrième, de
musique. « Au cinquième et dernier j'ay traité de la Poé-
sie, laquelle, bien que je l'ay mise entre les Arts et les
I. Voir, à cet égard, notre étude « Les sources modernes du
roman de Rabelais », dans la Revue des Études rabelaisiennes, t. X,
p. 412-413.
352 MÉLANGES DU XVI* SIECLE.
Sciences, semble toutesfois estre plustost une sainte fureur
et élévation d'esprit que non pas une doctrine acquise par
industrie et puissance humaine. »
Dans ce dernier cercle, on voit défiler les principaux
poètes de la Grèce, de l'Italie et de la France. Voici la
revue des poètes modernes de l'Italie, Dante, Boccace,
etc. (p. 121 et suiv.) :
Mais comme Dante un jour, à qui rien ne peut plaire.
Cherchoit pour ses ennuis un séjour solitaire,
L'ombre du Mantuan, après mille ans errant
Par les lieux recelez qu'il alloit discourant,
Le rencontre pensif, et dedans la caverne
De l'une et l'autre sœur le guide sans lanterne :
Là d'elles fut reçeu, chery et caressé,
En faveur de celuy qui l'avoit addressé,
Et devient si privé avec la Poésie
Qu'elle aveignit du croc sa Lyre ja moisie
Pour luy mettre entre mains et luy faire jouer
Les Peines des Enfers et hautement louer
Du Paradis de Dieu la perenelle joye,
Où par nouveau sentier Beatrix le convoie...
Lors voyant le Latin estre ja suranné.
Il luy monstre à chanter en son Toscan enné,
Et avecques le tems si bien s'y apprivoise
Qu'elle parloit Toscan quelque part qu'elle voise.
Pétrarque par après au champ la rencontra,
Lorsque l'œil lampegeant de sa Laure l'outra,
Et luy apprit si bien sa langue desguisée
Qu'elle fut de Romaine en bref Petrarquisée.
Sonnant si doux sonnets sur le Luth remonté
Qu'Amour qui donne tout, luy mesme en fut dompté.
Sannazar du depuis la trouvant plus hardie,
Lui apprint à chanter ses pasteurs d'Arcadie,
Et lui enfla si bien la loure et ses bourdons.
Qu'aux rives il la fit descendre des hauts monts.
Puis Bembe et l'Aretin d'une louable envie
Chascun à qui mieux mieux la chérit et convie,
Et luy apprint à dire un parler si mignon
MÉLANGES DU XVI« SIECLE. 353
Qu'au Latin le Toscan fut quasi compagnon.
L'Arioste en après y chanta la vaillance,
Les fureurs, les amours des Palladins de France,
Les guerres, les assauts des Marranes bandez
Contre Charles le Grand et ses Pairs commandez.
Il passe ensuite aux poètes de la France, p. 123-126 :
Marot, l'un des premiers*, d'un vers doux et facile.
De la Muse se feist auditeur fort docile.
Et chanta l'Epigramme, et l'Eglogue bien joint
Tant après Martial que Virgile plus coint :
Puis son stile elima de façon plus heureuse
En la Metamorfose héroïque et nombreuse,
Et aux chants de David, qu'en vers il a rendus
Assez bien agencez, et non pas entendus.
Salel d'un mesme tems accoustre à la Françoise
Son Homère, entamant l'Iliade grégeoise :
Melin de Sainct Gelais, d'un vers emmiellé.
Contenta les esprits de son Prince oreille.
Le docte Heroët, à la veine héroïque.
Chanta son Androgyne en haut sens Platonique,
Et sa Parfaicte Amie, œuvre entier et parfaict,
Qui tesmoigne l'esprit de celuy qui l'a faict.
Et le dénombrement continue sur ce même ton qui ne
retient de la poésie que la rime et les mots sonores... Il
chante alors la Pléiade, l'école lyonnaise, etc., pour finir
avec ces vers :
Sur un autel marbrin y luyse Des Autelz,
Et soyent avecques eux les chantres immortels.
Nous arrivons maintenant à deux véritables poètes,
qui se sont efforcés de célébrer l'un et l'autre, non sans
lyrisme, les progrès de l'esprit humain et tout particuliè-
rement ceux de la poésie.
I. Il n'est pas certain que Boileau ait ignoré ce poème quand il
a rimé son Art poétique.
354 MÉLANGES DU XVI* SIECLE.
Maurice Scève, poète lyonnais, mort en i562, année où
parut son œuvre capitale, Le Microcosme^ poème en trois
chants sur la création. Dans le deuxième livre, le poète
représente Adam, accablé de sommeil, qui contemple en
rêve l'évolution de l'humanité future, les idiomes innom-
brables sortant des quatre langues primitives (p. 58) :
Quatre formes d'iceux de quatre noms divers
Rempliront, mais sans fin des langues, l'univers.
Et le poète de glorifier leurs représentants spirituels
(p. 60) :
Ce grand Prophète Hébreu dessus la rouge mer,
En sa céleste ardeur apperçoit enflammé,
Et durant que son peuple hors de flots sauvé range,
Pour grâces rendre à Dieu, exametre louange
Du royal cytharede en peu de temps suivi,
Qui des doigts resonnans et de bouche ravi,
Ses quinquemetres fait, et trimetre courir.
Et en hymne plaisans hautement discourir.
Que Flacce après essaie avec le Grec Pindare
Et en ceux où Saphon fut premièrement rare.
Puis du grand Salomon oit les grans cantiques.
D'autres plusieurs assés révérés pour antique,
Mètre, qui par mesure, et certaine raison,
Comme en tous instrumens, consiste en l'oraison.
Oraison haut parler, et des Muses miracle.
Pour Heroës chanter, le Pythien oracle,
Par nombre et par Pies, l'Aseclepiade enjambe.
Suivant de rage armé son Archiloque iambe.
Et à l'Eleyne, mal commiserant ses pleurs.
Se lasse d'escouter ses amours et malheurs.
Pour ses poumons estendre à rire du Comede,
Et à l'autel fumant ouir le bouc Tragede,
Qu'Eschile personne en toute gravité
Au père Libre otîroit, père d'authorité.
De l'autre part Menippe entend assés plus plaire,
Que Menandre mordant et dur au populaire ;
L'un par ces mots masqués se rendant excessif,
Et l'autre à imiter le Satyre lascif.
MÉLANGES DU XVI« SIECLE. 355
Mais c'est du Bartas, le fameux disciple de Ronsard, le
chantre à l'imagination vive, au souffle puissant, à l'élo-
quence naturelle, qui nous a laissé la revue littéraire la
plus complète que connaisse le xvi= siècle. Elle se trouve
dans la deuxième Semaine ou Création du Monde (1578-
1584). C'est une digression récréative au milieu de hautes
méditations que le poète justifie ainsi dans son Advertisse-
ment : « Pour faire mieux avaler les salutaires breuvages
que la sainte parole présente aux esprits malades et
degoustez de ce temps, j'y ai meslé le miel et le sucre
des lettres humaines... »
Comme Scève, son frère en Apollon, du Bartas ima-
gine une vision grandiose où les hautes colonne du temple
de l'Éloquence
Portent de quatre en quatre une langue de celles
Que ce siècle sçavant couche au rang des plus belles.
Et on voit alors se dérouler, comme dans un kaléidos-
cope, les personnages célèbres de l'antiquité hébraïque :
Moïse, David, Salomon, suivis de ceux de la Grèce :
Homère, qui fait
Comme un grand Océan ruisseler sa faconde...,
Platon « le tout-divin », Hérodote « au clair style »,
Demosthène :
Loy des hommes diserts, Roy des cœurs, bouche d'or.
Viennent ensuite les grands hommes de Rome : Cicé-
ron, source d'éloquence à laquelle
S'enyvrent chaque jour les plus rares esprits...,
ainsi que César, Salluste et Virgile, « escrivain cheu des
cieux... tousjours clair, tousjours grave ».
Le poète arrive alors aux temps modernes et sa vision
s'élargit. Voici les génies de l'Italie nouvelle :
Le Toscan est fondé sur le gentil Bocace,
356 MÉLANGES DU XVI« SIECLE.
Le Pétrarque aux beaux mots, esmaillé, plein d'audace :
L'Arioste coulant, pathétique, divers :
Le Tasse, digne ouvrier d'un héroïque vers.
Figuré, court, aigu, limé, riche en langage,
Et premier en honneur, bien que dernier en âge.
On y remarque l'absence du nom de Dante, dont la
poésie sublime échappait alors totalement, tant en Italie
qu'en France, aux hommes du xvi« siècle, qui voyaient en
lui le théologien subtil plutôt que le chantre inspiré.
Le poète passe rapidement sur l'Allemagne où, en
dehors de Luther (natif d'Eisleben), il ne cite que des
noms de savants, de traducteurs, de diplomates :
Le Tudesque à celuy, qui refait Allemand
Le gentil Slcidan^, l'Eternel ornement
D'Islebe et Witemberg^ : et Peucer^ qui redore
Ses attrayans discours : et mon Boutric* encore.
Vient après l'Espagne avec ses célébrités littéraires :
Guevarre, le Boscan, Grenade et Garcilase,
Abreuvez du Nectar : qui rit dedans la tasse
De Pitho verse-miel, portent le Castillan :
Et si l'antique honneur du parler Catalan
N'eust Osias ravi, docte, il eust peu debatre
Le laurier Espagnol avec l'un de ces quatre.
Ensuite l'Angleterre, assez parcimonieusement repré-
sentée :
Le parler des Anglois a pour ferme piliers
Thomas Moore et Baccon, tous deux grands chancelliers :
Qui sevrant leur langage et le tirant d'enfance,
1. Michel Beuther, traducteur allemand des Commentarii (i555)
de Sleidan.
2. Martin Luther, traducteur de la Bible et père de la poésie reli-
gieuse allemande.
3. Gaspard Peucer, savant allemand du xvr siècle, gendre de
Mélanchthon.
4. Pierre Butric, conseiller et agent du duc Jean-Casimir.
MÉLANGES DU XV1<= SIECLE. 357
Au sçavoir politique ont conjoint l'éloquence.
Et le Mylord Cydné * qui, cygne doux-chantant,
Va les flots orgueilleux de Tamise flotant.
Ce fleuve gros d'honneur emporte sa faconde
Dans le sein de Thetis, et Thetis par le Monde.-
Et linalement la France, que le poète exalte en vers
enthousiastes :
O mille et mille fois terre heureuse et féconde!
O perle de l'Europe ! ô Paradis du Monde !
France, je te salue, ô mère des guerriers!
Qui jadis ont planté leurs triomphans lauriers
Sur les rives d'Euphrates, et sanglante leur glaive
Où la torche du jour et se couche et se levé :
Mère de tant d'ouvriers, qui d'un hardi bonheur,
Taschent comme obscurcir de Nature l'honneur.
Mère de tant d'esprits, qui de savoir espuisent
Egypte, Grèce, Rome, et sur les doctes luisent
Comme un jaune esclatant sur les pasles couleurs.
Sur les astres Phœbus, et sa fleur sur les fleurs.
Une revue de la poésie française, de Marot à Ronsard,
clôt ce cortège de noms illustres :
Mais qui sont les François? Ce terme sans façon,
D'où la grossière main d'un paresseux maçon
A levé seulement les plus dures escailles.
C'est toy. Clément Marot, qui furieux travailles
Artistement sans art : et poingt d'un beau soucy,
Transporte Helicon d'Italie en Quercy.
Marot, que je révère ainsi qu'un Colisée
Noircy, brisé, moussu : une médaille usée,
Un escorné tombeau : non pour leur beauté.
Que pour le sainct respect de leur antiquité.
Je ne puis bonnement cest autre recognoistre :
Il a bien, quel qu'il soit, la façon d'un bon maistre,
.le demeure en suspens, car je le pren bientôt
Pour Biaise Vigenere, ore pour Amyot.
I. Sir Philippe Sidney, poète de la Renaissance anglaise.
358 MÉLANGES DU XVI« SIECLE.
L'autre ce grand Ronsard, qui pour orner la France,
Le Grec et le Latin despouille d'éloquence,
Et d'un esprit hardi manie heureusement
Toute sorte de vers, de style et d'argument.
A côté de ces représentants de la littérature européenne,
du Bartas n'oublie pas les penseurs et poètes arabes qu'il
caractérise dans ces vers :
Le langage Arabesque a pour fermes appuis
Le subtil, le profond, le grand fils de Rois,
L'Avicenne facond, l'Eldebag satyrique,
L'Ibnu-farid coulant, gentil, allégorique.
C'est la première mention, à notre connaissance, de la
littérature arabe au xvi« siècle. Nous l'avons réservée pour
la fin, attendu que les noms orientaux cités par notre
poète ont été jusqu'ici mal expliqués ou sont restés incon-
nus. Les commentaires qui accompagnent la grande et
belle édition in-folio des oeuvres de du Bartas de 1611
sont plus que suffisants en ce qui concerne les noms euro-
péens; ils sont insignifiants ou nuls quant aux écrivains
arabes. Voici quelques notes complémentaires :
Le « grand fils de Rois », c'est naturellement Averroës,
transcription latine d'Ibn-Rochd; le nom d'Avicenne est
connu. Sur « Eldebag, satyrique », Claude Duret nous
donne ces éclaircissements :
Du poète satyrique Eldebag, et de ses poèmes composez en
langue Arabesque.
Eldebag, Poète satyrique, Arabe de nation, natif de la ville
de Melaga en Grenade, bien renommé et cogneu en ceste pro-
vince des Mores, fut en son vivant très disert et très facond
en sa langue Arabesque, et admirable à detracter d'autruy
pour avoir esté l'un des plus vray Satyrique qui aye jamais
esté entre les Arabes... Les escrits de ce Poète ne se trouvent
aisément pour le jourd'huy en Asie, et Turquie, quelque
curieuse recerche que j'aye faict de les pouvoir recouvrer.
MÉLANGES DU XVI«^ SIECLE. 359
Voyez J. Léon, liv. 5 de sa description d'Afrique, chap. de
Tcbesse^.
C'est, en effet, Jean-Léon Africain, le célèbre voyageur
dont la Description^ d'Afrique a été la source immédiate
où a puisé du Bartas. Voici ce que Léon dit à propos de
la ville algérienne de Tébessa :
Les habitans sont si mécaniques, avares et brutaux que
tant s'en faut qu'ils honorent et caressent les estrangers qu'il ne
les veulent veoir en sorte que ce soyt, tellement qu'à Eldabag,
poëte, natif de la cité de Malaga en Grenade, bien renommé
en ces parties là, passant par cette cité, fut fait quelque déplai-
sir et outrage, au moyen de quoy il composa ces vers sous-
crits avec deshonneur des habitants d'icelle :
Tebesse n'a rien qui soit de valeur,
Fors que les noix. Je faux, elle a cet heur
D'un fleuve avoir, dont les eaux cristallines
Et l'ample tour des murailles infimes
Luy donnent lustre. Or, quant à la vertu,
Le peuple en est tellement devestu
Que, cognoissant Nature en celuy luire,
Tout vice y fait à force noix produire.
Comme sachant qu'avec ses douces eaux,
Brutaux esprits se paissent en pourceaux.
Ce poète icy fut très facond en langue arabesque, et admi-
rable à detracter d'autruy.
Quant à Ibnu-Farid, c'est-à-dire Ibn-al-Faridh, un des
plus grands poètes arabes du xiii« siècle, le commentateur
de du Bartas reste muet : « Le dernier à sçavoir Tlbnu-
Farid m'est incogneu ». Mais Claude Duret nous fournit
1. Claude Duret, Thresor de l'histoire des langues de cest Uni-
vers, Yverdon, 1619, p. 436.
2. Léon Africain, Description de l'Afrique, tierce partie du monde,
premièrement en langue Arabesque, ptiis en Toscane et à présent
mise en François. Nouvelle édition annotée par Ch. Schefer, Paris,
1898, t. III, p. ii3.
36o MÉLANGES DU XVI* SIECLE.
les renseignements suivants sur ce poète mystique de
l'Orient :
Ibnu-Farid, natif de la ville de Fez en Afrique, Arabe de
nation et Mahometan de religion, fut dès son enfance grand et
admirable p.oëte Arabesque s'appliquant à rédiger une certaine
doctrine qu'il suyvoit, en vers et carmes Arabesques fort gen-
tils, exquis, coulans et fluides, mais tous remplis de méta-
phores et allégories; tellement qu'il semble ne traicter d'autre
chose que d'amour*...
Les détails qu'on vient de lire sur les premiers essais
d'histoire littéraire au xvi« siècle, malgré leur caractère
fruste et rudimentaire, ne manquent pas d'intérêt. Ces
efforts successifs porteront leurs fruits et le plus célèbre
historien de son époque, Jacques-Auguste de Thou, mar-
quera dans cette direction un progrès réel. UHistoit'e de
son temps (1546-1600), publiée en latin de )6o4 à 1608,
fruit de toute une vie de recherches et de méditations,
embrasse à la fois les événements politiques et littéraires,
avec une hauteur de vues et une sérénité intellectuelle qui
rappellent les meilleurs des historiens modernes.
IV.
Joseph-Juste Scaliger et ses connaissances linguistiques.
Cet illustre savant passait non seulement pour le prince
des philologues de son époque (la seconde moitié du
xvfs siècle), mais encore pour un homme doué d'apti-
tudes linguistiques hors ligne, un véritable prodige. L'ad-
miration de ses contemporains à cet égard a trouvé un
écho dans l'épopée de son compatriote du Bartas, celui-ci
natif de Gascogne comme Scaliger. Dans le deuxième jour
de la Semaine, intitulé « Babylon », venant à célébrer
l'homme comme le seul animal capable de paroles arti-
I. Claude Duret, Thresor, p. 437.
MÉLANGES DU XVI^ SIECLE. 36 1
culées et d'une grande diversité de langues, du Bartas
cite comme exemple notre
... Scaliger, merveille de notre âge,
Le Soleil des sçavants, qui parle eloquemment
L'Hébreu, Grégeois, Romain, Espagnol, Alemant,
François, Italien, Nubien, Arabique,
Siriaque, Persan, Anglois et Chaldaïque :
Et qui Chameleon, transfigurer se peut,
O riche, o souple esprit! en tel autheur qu'il veut.
Digne fils du grand Jules et digne frère encore
De Sylve son aisné, que la Gascogne honore.
Il nous a paru intéressant de rechercher dans les témoi-
gnages mêmes de cette époque le degré de confiance qu'il
faut attacher à ces éloges enthousiastes. Le xvi^ siècle est
riche non seulement en génies féconds, mais aussi en
visioiniaires, en illuminés, tel ce fameux Guillaume Pos-
tel dont Guy de la Borderie soutenait qu'il a
... le rond du Monde environné
Et des Arts la rondeur, qui a vescu deux âges
Et des peuples divers sceut les divers langages'.
Qu'y avait-il donc de vrai dans le panégyrique de du
Bartas et tout particulièrement en ce qui concerne les
langues de l'Orient?
Pour l'apprécier à sa juste valeur, il faut se rappeler
qu'à l'époque dont il s'agit les études orientales étaient
encore en France et en Europe dans un état rudimentaire
et qu'il fallait des peines inouïes pour les aborder. Les
maîtres et les livres manquaient également; il fallait des
sacrifices disproportionnés de temps et d'argent pour en
acquérir une connaissance tant soit peu superficielle.
Il ne s'agit donc pas de chercher si Scaliger possédait
une connaissance approfondie des choses orientales, mais
tout simplement jusqu'à quel point ses efforts répondaient
I. La Galliade, p. 32.
302 MÉLANGES DU XVI« SIECLE.
à sa curiosité immense. Or, on trouve à cet égard des ren-
seignements très intéressants dans les Lettres françaises
inédites de Scaliger, publiées en 1879 par Tamizey de
Larroque.
Dans une lettre datée de Poitiers du 2 juin iSyS' et
adressée au célèbre jurisconsulte Pierre Pithou (iSSg-
1596), Scaliger parle d'un livre « escrit en langue
indienne », c'est-à-dire en sanscrit, et il ajoute : « J'ay
faict beaucoup d'observations sur icelle. »
Quelques jours plus tard, par une lettre du 29 juin
1578, il demande au même Pithou un livre éthiopien :
« Cette langue de laquelle j'ai plus de livres qu'homme
qui soit ès-parties occidentales, et si ose dire que nous
entendons aussi bien cette langue que l'hébraïque ou
syriaque. »
Un mois après, autre lettre du 19 juillet 1578, adres-
sée à l'érudit bibliophile Claude Dupuy : « J'ai reçu les
Tables étrusques qu'il vous a pieu m'envoier, lesquelles
j'estime beaucoup et pense pouvoir en tirer quelque sens. »
Un an passe et, par sa lettre du 27 mai 1579, Scaliger
demande de nouveau à Pithou un « Alcoran en colonnes,
l'un en langue arabicque, characteres latins, l'aultre est la
version latine ».
L'année suivante, on lit ceci dans la lettre du i5 février
i58o adressée à Dupuy : « Je tasche d'avoir Avicenne en
Arabiq par le moien de Mons. l'ambassadeur d'Abain...
Quant au nouveau Testament arménien de M. Pithou, il
s'est offert plusieurs fois de sa propre volonté de me le
donner... »
Enfin, dans une lettre datée d'Aix le 24 février i583 et
adressée à l'illustre historien Jacques-Auguste de Thou,
Scaliger le prie de lui procurer, par l'intermédiaire des
Juifs de Venise, plusieurs livres hébreux dont il énumère
les titres.
I. A cette date, Scaliger assistait à Poitiers à une représentation
en italien de Gelosi. Cf. Bouchet, 5eree5, II. 26, et H. Clouzot, Ancien
Théâtre en Poitou, p. 39.
MÉLANGES DU XVI« SIECLE. 363
Nous suivons ainsi pas à pas les sollicitations inces-
santes de Scaliger auprès de ses amis, érudits bibliophiles,
magistrats ou diplomates, pour se procurer les textes ori-
ginaux de l'Orient. Ces efforts continus, que rien ne rebute,
n'accusent-ils pas déjà une conscience de recherche toute
moderne? A parcourir cette correspondance, on se prend
à partager l'admiration des contemporains pour ce grand
homme qui, dans la plupart des disciplines, — chronolo-
gie, épigraphie, critique, histoire littéraire, — a laissé des
traces ineffaçables d'un esprit investigateur, vaste et
fécond ' .
Qu'est-ce que « le jargon de Galimatias » de Montaigne ?
Le xvi^ siècle est riche en termes qui désignent un lan-
gage inintelligible. En dehors des appellations du passé,
comme jargon et baragouin^ Rabelais possède à lui seul
toute une nomenclature : langage des Antipodes, langage
de 1627 de mon pays d'Utopie, langage Lanternoys...
he jargon de Galimatias de Montaigne, tout en présen-
tant une formation analogue, dérive néanmoins d'une
autre source. L'expression se lit pour la première fois en
i38o, dans les Essais de Montaigne (1. I, ch. xxiv) : « J'ay
veu chez moi un mien amy, par manière de passetemps,
ayant affaire à un de ceulx cy, contrefaire un jargon de
galimatias, propos sans suitte, tissu de pièces rapportées,
sauf qu'il estoit souvent entrelardé de mots propres à leur
dispute, amuser ainsi tout un jour ce sot à desbattre, pen-
sant tousjours respondre aux objections qu'on luyfaisoit;
et si estoit homme de lettres et de réputation, et qui avoit
une belle robbe^. »
1. Ajoutons qu'à son passage à Tours, en 1578, il emprunta à
Béroalde un livre chinois auquel il tenait fort, et, bibliophile très
moderne, se garda bien de le lui restituer. Cf. Palais des Curieux,
p. 579, et Moyen de parvenir, éd. Royer, t. II, p. 286.
2. Dans l'édition Strowski, 1896, c'est le ch. xxv (t. I, p. 179).
304 MÉLANGES DU XVl^ SIKCLE.
Treize ans après Montaigne, cette expression se ren-
contre deux fois dans la Satire Ménippée (iSgB) : « Fin
Galimathias, alias Catholicon, composé pour guarir des
escrouelles. .. L'on n'y entend que du galimathias...^ . »
D'Aubigné, dans son Fœneste, reproche à une dame de
confondre ce mot nouveau avec un ancien synonyme
(1. IV, ch. xvi) : « Madame, à tous coups vous prenez des
mots que vous n'entendez pas pour des mots de cuisine...,
vous appelez un galimafrée^ pour un galimatias. »
Et, finalement, on lit ce mot dans la Comédie des Pro-
verbes qui, par son fond, remonte à l'âge antérieur,
acte III, scène V : « Je voy bien que vous n'entendez pas
tout ce galimatias icy , avec plus de loisir je vous esclair-
ciray la matière. »
Arrêtons-nous au seuil du xvii^ siècle, où galimatias
devient d'un emploi général^, et bornons-nous à mention-
ner seulement ces lignes du Berger extravagant de Sorel
de 1627 (t. III, p. 3 10) : « Le premier qui a usé de ce mot
galimatias est le comédien Bruscambille, qui l'a donné
pour titre à quelques-uns de ses prologues, qui ont esté
faits pour n'avoir point de sens et, depuis, l'on l'a donné
à des discours qui, de vérité, ont bien esté faits pour avoir
du sens, mais qui n'en ont gueres neantmoins. »
En fait, comme on l'a vu, le terme remonte au dernier
quart du xvf siècle, et on peut en tout état de cause en
attribuer la paternité à Montaigne.
Où l'a-t-il entendu?
Galimatia est propre au Béarn où il a parcouru les
étapes suivantes :
1° Nom d'un pays d'Asie, simple prononciation locale
d'Arimathie^ ville de l'Evangile :
Jùuse de Galimatié vengue...
1. Satire Ménippée, p. i3 et i5.
2. « Je m'en vay faire ici une galimafrée de divers articles » (Mon-
taigne, Essais, t. I, p. 343).
3. C'est à cette époque que le terme passa en Angleterre. Le plus
ancien exemple que cite Murray est tiré de la version de Panta-
MÉLANGES DU XVl"^ SIECLE, 365
« Joseph vint d'Arimathie », dit une chanson populaire
béarnaise citée par Mistral. Cette forme vulgaire du nom
évangélique répond à cette autre « Joseph de Bafimathie »,
qu'on lit dans les Mystères et qui est encore vivace dans
la Basse-Bretagne.
Tandis que cette dernière représente un fait d'ordre
syntaxique [Barimathie^ c'est-à-dire ab Arimathia)^ l'ini-
tiale du béarnais galimatié ou garimatié s'explique par
une raison orthoépique, analogue au rouergat garo
(maintenant), pour aro; au gascon gausa (oser), pour ausa,
etc. C'est une aspiration initiale rendue graphiquement
par une gutturale.
2° Pays d'outre-mer, envisagé comme la patrie primi-
tive des Cagots béarnais (sous la variante orthoépique
Galimachié). Un poème ^ facétieux sur l'origine de Gahets
ou Cagots pyrénéens nous dit qu'ils se seraient trouvés :
Déu temps déu rey Gripput, dans la Galimachié,
Acô qu'ey u recoenh par darrè la Turquie...
c'est-à-dire : « Du temps du roi Gripput, de la Galima-
chié, qui est un recoin par delà la Turquie. »
Et, dans une autre rédaction, on éloigne les limites de
ce pays imaginaire :
D'oun bin aquare Galitnachié?
De cent mil lègues loenh de la Turquie^...
« D'où vient cette Galimachié? — De cent mille lieues
loin de la Turquie. »
gt^el par Urquhart (i653) qui caractérise les Fanfreluches antida-
tées comme « a galimatia of extravagant conceits ».
1. Cité par Fr. Michel dans son Histoire des races maudites de la
France et de l'Espagne, Paris, 1847, t. II, p. i33 à 143 : Poème sur
l'origine des Gahets, composition facétieuse que l'auteur ne croit
pas remonter au delà du xvi" siècle.
2. Ibid., t. II, p. 134 à i38. Les vers suivants sont : « Ce roi avait
un grand laquais dégoûtant, Qui était chargé de lèpre depuis la
tête jusqu'en bas. »
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. 23
366 MÉLANGES DU XVI^ SIECLE.
3° Pays où l'on parle une langue inintelligible, pays des
Cagots béarnais, analogue au Gamachié ou Gabachié^ le
pays des Gavaclies ou montagnards des Pyrénées, qui
parlent mal, dont le patois est inintelligible (au dire de
leurs voisins) : un cagot de Gamachié ou Gabachié^ c'est-
à-dire originaire de Galimachié. Ce dernier nom, nous
disent Lespy et Raymond, ne désigne pas seulement le
pays d'origine des Cagots, mais aussi la race de ces parias^.
On comprend maintenant le sens de la \oc\ix\on jargon
de Galimatias que Montaigne a recueillie sur les bords
de la Garonne ou de l'Adour. Grâce aux Essais, ce mot se
répandit et fit fortune, non pas sous sa forme complète,
mais sous celle abrégée de galimatias qu'on lit quelques
années plus tard dans la Satire Ménippée. C'est ainsi que,
chez Rabelais, le langage de Lanternais devint tout sim-
plement le Lanternois, que Panurge prétendait entendre
« comme le maternel..., comme le vulgaire ».
En définitive, galimatias est un mot gascon, introduit
par Montaigne 2, et que la grande expansion de son œuvre
généralisa dans la langue. Il faut l'ajouter aux autres gas-
conismes qu'on lit dans les Essais, et dont aucun n'a
acquis la popularité de galimatias. Ce terme, éminemment
vulgaire dans son terroir, est ainsi en français d'origine
purement livresque.
L. Sainéan.
1. Dictionnaire Béarnais, i886, v" Gabachié.
2. M. Schuchardt, en faisant complète abstraction du sens pri-
mordial de galimatias (« pays d'Asie »), le rapproche du basque
kalamatika, criaillerie, en voyant dans l'un et l'autre mot un reflet
du lat. grammatica (voir le Dictionnaire étymologique de Meyer-
Lùbke, p. 285). Comme notre terme ne remonte pas au delà du
xvi° siècle, toute attache au latin reste illusoire.
NOTES
POUR LE COMMENTAIRE DE RABELAIS
V.
Les diables qui tentent les hermites par les desers de...
Montserrat (1. III, ch. x).
Au-dessus de l'antique abbaye de Notre-Dame de Mont-
Serrat (Catalogne), lieu de pèlerinage presque aussi fameux
que Notre-Dame-de-Lorette ou Saint-Jacques-de-Com-
postelle, on voyait encore au xvin^ siècle douze ou treize
celdas de hermitanos creusées dans le roc : « Tous les
pèlerins qui vont à Saint-Jaques passent par Notre-Dame
de Mont-Serrat. Quand on y va de Barcelone, on traverse
le Llobregat, qui coule au pied de la montagne... en hiver,
il est fort gros et n'a qu'un filet d'eau en été. On monte
cette montagne par un chemin extrêmement rude, et
l'on trouve d'abord une hôtellerie toute seule pour rece-
voir les voyageurs, et à sept ou huit cens pas de là, on
rencontre le cloître et l'église... On voit par-ci par-là,
en divers endroits de la montagne, au-dessus de l'église
douze ou treize celdas de hermitanos^ ou cellules d'her-
mites, qui semblent être attachées aux rochers, et où l'on
ne peut monter que par des degrés taillés dans le roc; ce
sont d'ordinaire des personnes de qualité, qui, dégoûtées
du monde, se retirent dans ces hermitages pour y consa-
crer le reste de leurs jours à la pénitence. Quoique leurs
cellules soient sur le roc, où il semble qu'on ne doive
rien trouver, cependant on y voit une chapelle, une
chambre, un jardin et un puits creusé dans le roc, le tout
fait avec beaucoup de peine et à grands frais. Quelques-
uns de ces hermites ne veulent point voir le monde;
368 NOTES POUR LE COMMENTAIRE
d'autres, qui mènent une vie moins austère, reçoivent des
visites. » Bruzen de la Martinière, Dictionnaire géogra-
phique. Paris, 1778, t. IV, p. 374.
H. C.
VI.
Ainsi furent...^ et de nostre temps., le docte Villanova-
nusfrançois., lesquels onques ne songèrent {\. III, ch. xiu).
On a cru à tort que Rabelais a visé dans ce passage
Arnaud de Villeneuve (i240-i3i3), auteur du Regimen sani-
tatis et d'un traité des songes intitulé : Expositiones visio-
num quœfiunt in somnis. Mais cet auteur mentionnant dans
son livre des rêves qui lui sont propres, il est difficile de
le ranger parmi ceux qui « onques ne songèrent ». D'ail-
leurs « l'expression de nostre temps », Tépithète de « docte »
font penser beaucoup plus à un personnage contempo-
rain qu'à un docteur du xiii« siècle. C'est avec des expres-
sions analogues que Rabelais mentionne ses amis : Tira-
queau, Viardière, Lascaris, vingt autres. Nous pensons,
avec Le Duchat, qu'il s'agit ici de Simon de Villeneuve,
mort à Padoue en i53o à l'âge de trente-cinq ans, entouré
des regrets et des éloges de Christophe Longueil, de
Dolet, de Bunel, de Macrin. Ce dernier, Hymnes choi-
sies., 1. III, p. 77, dans une ode saphique à G. du Bellay,
met Simon de Villeneuve au rang des hommes illustres
qui ont fait honneur à la France par leur érudition. On
peut donc conjecturer que Rabelais avait entendu parler
de Villeneuve dans l'entourage de Langey ou dans le
cénacle de Lyon. En tous cas, — la remarque est, nous le
croyons, nouvelle, — on trouve un autre souvenir du
« docte » disparu dans un passage de la fameuse épître de
l'imprimeur de 1542 à Etienne Dolet, où ce dernier est
formellement accusé d'avoir détourné les écrits de Simon
de Villeneuve et de se les être appropriés : « Les œuvres
duquel [Dolet] ne sont que ramas... des livres daultruy...
DE RABELAIS. 36g
dont l'esprit de Villanovanus se indigne d'estre de ses
labeurs frustré. »
Reste à expliquer Tépithète de « françoys », et l'inten-
tion de Rabelais nous échappe. Pierre Bunel, un Toulou-
sain mort à Turin en i 546, au bas de sa IV« épître adres-
sée à Emile Perrot (Bibl. nat., ms. latin 8644), parle de la
mort de Simon de Villeneuve et lui donne le titre de
Belge : « Simoni Villenovano Belgae... testimonio Lon-
galii toti Italiae praeclare commendato, Galli, in demortui
patriasque commendationem, placata Italia, posuere. »
Dolet, qui avait demeuré trois ans à Padoue avec de Vil-
leneuve et lui avait composé une épitaphe gravée par ses
soins sur une table d'airain, avait-il imposé à sa mémoire
cette nationalité étrangère que Rabelais semble rectifier?
H. G.
VIL
L'amour que je vous porte ^ invétéré par succession de
longtemps (1. III, ch. xvi).
En faisant remonter l'affection de Pantagruel pour
Panurge à un passé lointain, il semble que Rabelais se
laisse entraîner par sa période cicéronienne. Cette succes-
sion « de longtemps », si Ton s'en tient aux données du
roman, devrait se réduire tout au plus à quinze mois,
deux ans au plus. Les événements du livre II qui se
déroulent à Paris, depuis la rencontre de Pantagruel et
de Panurge à l'entrée du chemin de Charenton, jusqu'à
l'embarquement à Ronfleur, peuvent tenir en quelques
mois. (La lettre de Gargantua du chapitre vni est datée
du 17 mars et l'aventure de la dame parisienne a lieu le
jour de la Fête-Dieu.) Le périple autour de l'Afrique et la
navigation jusqu'au port d'Utopie, toujours avec vent
favorable, ne doit pas, dans l'esprit de Rabelais, deman-
der plus de six mois. La conquête de la Dipsodie ne
représente sans doute pas plus de quelques mois, et quant
au gouvernement de Panurge en Salmigondinois, nous
370 NOTES POUR LE COMMENTAIRE DE RABELAIS.
savons qu'il dure exactement quatorze jours. Nous voici
loin de la « succession de long temps. »
Cet indice n'est pas le seul qui nous prouve que Rabe-
lais, dans ce Tiers Livre, n'a pas tenu grand compte des
données des deux précédents. Frère Jean reparaît sans
que nous sachions ce qu'est devenue sa communauté de
Thélème. L'action débute à Salmigondin en Dipsodie, et
trois journées de marche, au chapitre xvi, suffirent à
Panurge pour atteindre Panzoult (Indre-et-Loire), etc.
H. C.
Vin.
Je luy veulx, vray bis, constituer en Salmigondinois
quelque bonne rente, non courante, comme bacheliers
insensés, mais assise, comme beaux docteurs régens (1. III,
ch. xviii).
Les commentateurs se sont attachés à expliquer la plai-
sante appellation de bacheliers courants, opposés aux
beaux docteurs régents assis dans leur chaire professorale.
Mais ils n'ont pas défini l'expression de rente courante.
C'est la rente viagère. « Il y a aussi, dit le Dictionnaire
de Trévoux, des rentes viagères qui ne sont qu'à vie et
qui s'éteignent par la mort de celui au profit de qui elles
sont constituées... On appelle aussi ces rentes en plusieurs
lieux rentes courantes ou volages. »
Henri Clouzot.
REGIME MEDICAL
POUR UN PRINCE ADOLESCENT
(i555)
Au cours de l'été 1549, Louis de Gonzague, troi-
sième né de Frédéric duc de Mantoue et de Marguerite
Paléologue, âgé de dix ans, s'éloignait de son pays natal
pour se rendre à la cour de France. Il partait suivant les
conseils du cardinal Hercule, son oncle, qui considérait
ce voyage comme un moyen de ramener aux Gonzague
la bienveillance du Très Chrétien, bienveillance qu'avaient
fortement diminuée les services éclatants rendus à Charles-
Quint par le fameux Don Ferrante. On espérait aussi que
l'enfant, qui allait devenir page du dauphin François,
rencontrerait dans son exil quelque bonne fortune. Cet
espoir ne fut pas déçu, puisque Louis fonda en France la
maison des Gonzague-Nevers et parcourut une carrière
brillante jusque sous le règne de Henri IV.
Le jeune prince de Gonzague, dès son arrivée en France,
prit rang et charge de page du Dauphin et vécut dans une
étroite intimité avec les enfants du Roi. Au début de l'an-
née i555, il tomba malade, et l'on craignit un moment
qu'il ne devînt phtisique. Voici les circonstances de sa
maladie, telles que nous les trouvons précisément rappor-
tées dans une lettre de son chapelain et gouverneur, Fran-
cesco Borsieri, datée du i3 février' :
La maladie de Monseigneur commença le 22 janvier. La
veille, pour suivre en compagnie du Dauphin la chasse au cerf
que courait le Roi, il avait monté un courtaud nouvellement
I. Fr. Borsieri à Sabino Calandra, i555, i3 février, Saint-Germain
(Arch. de Mantoue, Ambasciatori, Francia; orig.).
372 RÉGIME MÉDICAL POUR UN PRINCE ADOLESCENT.
arrivé à la maison, dont le trot incommode l'avait complète-
ment éreinté; le soir, il avait mangé sans appétit et très sobre-
ment. Le matin du 22, il se leva à l'heure accoutumée et se mit
à étudier sur le texte de Justin V Histoire des Ama^^ones. Cour-
toisement, il me vint trouver le livre en main, et, après m'avoir
demandé comment je me portais, il me dit en souriant :
« Voyez un peu, vous dites que je n'étudie jamais sans épe-
ron; j'ai étudié encore ce matin malgré certains empêche-
ments qui auraient pu m'en dispenser. » Et il me les rapporta.
Il me récita sa leçon de manière très satisfaisante, sauf trois
ou quatre mots omis... Après dîner, Monseigneur écrivit une
lettre ou deux, puis sortit pour accompagner le Dauphin;
quand il revint à la maison, il ne se sentait pas bien, comme
je le vis, et toute la nuit il eut de la fièvre. Le matin suivant,
il ne se leva pas, et on fit venir les médecins : ils lui ordon-
nèrent de rester au lit, et, ce jour-là, ne décidèrent rien autre.
Le lendemain, ils lui donnèrent une potion de cassis; déjà,
la nuit précédente, il avait fait certaines matières visqueuses
de la couleur du blanc d'œuf, que les médecins nommaient
« des crudités » ; les matières restèrent de même aspect pen-
dant dix ou douze jours, et j'entendis les médecins parler de
choses non digérées et dire qu'ils y retrouvaient la panade
intacte. En conséquence, ils résolurent de lui réparer l'esto-
mac, bien qu'ils fussent persuadés que la fièvre augmenterait;
ils firent donc préparer de l'eau de fer et la lui donnèrent à
boire avec une nourriture spéciale; ainsi, en deux jours, ils
lui réconfortèrent l'estomac. Dieu, heureusement, opéra à
rencontre de leurs prévisions et fit aussi diminuer la fièvre :
de jour en jour, elle est devenue moins forte, mais n'a pas
encore disparu. Ils appellent les matières que fait maintenant
Monseigneur « opilées ». — Je ne veux pas manquer de vous
dire tout ce que j'ai appris des médecins. Au début, les urines
leur paraissaient grasses : ce symptôme, la difficulté de la res-
piration, la soif continuelle et les crachats leur semblaient les
indices d'un commencement de phtisie, d'autant plus qu'il y
avait une petite toux, accompagnée de fièvre lente. Je crois
entendre que les remèdes ordonnés maintenant sont pour ce
cas. Aujourd'hui même, les médecins ont dit que si Monsei-
gneur ne prend pas ce qui lui est donné pour sa santé, sa
maladie sera longue : cela, parce qu'il montre un peu de répu-
gnance à prendre les remèdes. — Au moment où j'écris, le
RÉGIME MÉDICAL POUR UN PRINCE ADOLESCENT. ByS
maître d'hôtel m'est venu trouver et m'a dit qu'il avait parlé
au médecin qui soigne en ce moment Monseigneur : il lui a
avoué franchement qu'il croit que si on ne fait pas une cure
convenable, le prince deviendra phtisique, m.ais que le pou-
mon n'est pas encore ulcéré, pour employer son terme.
Louis de Gonzague se releva de sa maladie, mais il
resta faible. C'est alors que son médecin rédigea pour lui
l'ordonnance de régime que nous publions ci-dessous :
document peut-être unique pour saisir sur le vif la méde-
cine appliquée de cette époque. Le texte est conservé aux
archives Gonzague de Mantoue, dans la Correspondance
de France, à la date de février i555 : c'est une copie de
l'original français, mise en dialecte mantouan par le cha-
pelain Borsieri et destinée à la mère du jeune prince.
L. ROMIER.
ReGOLA DEL VIVERE DELL lLL«no Sr LODOVICO GoNZAGA.
Sarà buono che l'Illmo s' Lodovico tutte le mattine levato
che sarà del letto, s' ne vadi alla scrana per far suo servitio
per liberare lo corpo suo et la vesica délie superfluitadi. Poi
si farà pettenare, si lavera le mani et volto et la bocca et se
fregherà H denti con un drappo bianco. Fatto questo potrà
dire le sue devotioni, et poi far la corte et essercitio, studiando
poi fin' air hora de desinare.
L'essercitio suo sarà di passeggiare in bel luogho a piedi ô
a cavallo. Potrà giocare alla palla, ballare et scrimare. Ma è
da notare que tutto Tessercitio eccessivo et véhémente gl' è
contrario, per il che io non gli lodo ne de saltare ne cor-
rere ne de maneggiare cavalli, et sarei di parère che più tosto
montasse sopra acchinee che cavalli trottieri.
Il fregarlo la mattina prima che levi gli sarano de grande
utilitade. Doppo lo detto essercitio, potrà desinare, sendo
reposato, et mi parebbe chel dovesse mangiare tre volte al di,
mettendo cinque o sei hore tra un pasto et l'altro ; et bisogna
chel mastichi bene le vivande prima che mandarle giù, et che
se contenti de tre o quattro sorti di vivande al più in un pasto,
et che sempre si parti da tavola con appetitto ;
Deve usare di pane bianco ben stagionato, di carne di
374 RÉGIME MÉDICAL POUR UN PRINCE ADOLESCENT.
capretto, vitello, cervetto, capriolo, levoratti, conigli, galline,
caponi, gallinotte, perdici starne, fasiani, francolini, grives,
otardi grossi, lodoie, beccavichi et ortolani ;
Si debbe guardare di tutte le vivande di paste senza levame,
corne zambelli, bozolani, tartari, ravioli, canoncini et simili
cose ;
Si debbe guardare délia carne di bue, lardo, porco, cigniale,
cervio, lièvre, ove, anatre, aironi et tutti ucelli di riviera, da
trippe et piedi de bestie, dal sangue, beroldi, cervello, fegato
et milze, da salcicie et pastizzi, et tutte cose fritte; la carne
boUita gl' è migliore che la rostita : il modo que si serva nella
vostra cocina è buono;
Porrà mangiare del pesce de riviera corrante, come truite,
ombri, lavoretti, luzzi, persiche, et de pesci di mare, come
arenghi fresche et suole; si debbe guardare di mangiare pesce
senza scaglie, de gambari, tono et simili grossi pesci; la
lumaca gl' è contraria, benche il brodo dove sono cotte gli
sia buono;
L'ova fresche cotte in l'acqua con lo guscio et senza guscio
gli son buoni ; l'ova fritti gli sono contrari, et cosi ogni for-
maggio vecchio et salato ;
Porrà usare butero fresco, buon' olio d'oliva, et amandole
dolze, per mettere in ordine le sue vivande; al présente io
non lo trovo in bt;ona dispositione che ne il latte ne latticini
gli siano buoni, et per aventura in estate gli potriano esser
buoni ;
In la minestra potrà usare biete, scaruola, spinacci, herba
brusca, porcellana, herba bianca, boragine, bugolosa, petro-
semolo, incorporando le frede colle calde nel brodo délia
carne, o con esso olio de olivo;
Item délia simola, panata, pangrattato, amito, uva passa,
orgio passato, rovione passato, con latte d'amandole, zucche
con le cime d'herbe di fenocchio, et l'humo potrebbe fare con
tre o quattro amandole peste et lo mollo d'un pane et un poco
d'agreste et un poco di zaffrano col brodo d'un cappone o gal-
line;
Si debbe guardare da râpe, navoni, riso, verze, et da tutte
altre herbe et da tutte le radici, come sono pastinache, carotte
et simili;
In insalata porrà usere dell' indivia et cicorea bianca, de
fiori de boragine, mescolate con menta, panpinella et petrose-
molo, con l'herbe più fredde acciô non possano offendere el
RÉGIME MÉDICAL POUR UN PRINCE ADOLESCENT. ByS
suo stomaco; porrà anchor usare radice di cicorea cotta,
qualche poco de capari, potrà masticare délia bassigia et
fenocchio confetto con l'aceto, qualche volta un' oliva per
darli appetito, et per guardare chel aceto non gli possa nocere,
bisognera mescolarlo con l'olio vergine et uva passa;
Porrà usare délia semente d'herba brusca, naranzi, limoni
et citroni, pomi, graneti, brugne cotte, uva passa, zibeli et uva
passa di Lingua d'occa, amandole et nizuole, et di péri cotti
alla fine del pasto;
Debbisi guardare dall' uva fresche, da fichi freschi et secchi,
da dattile, cerase dolci, noci fresche et secche, persici et cas-
tagne ; porrà usare délie fraghe col zuccaro al principio del
pasto, moderatamente;
Si debbe guardare di tutti salami, da vivande speciate, da
vivande forte, corne agli, cipolle, porri, ravinelli, mostarda,
fenocchio, latte et basicie.
Per suo bere debbe usare vin bianco et ben chiaro, che non
sia dolce, inacquato di buona acqua cotta, o di buona fon-
tana, l'acqua di pozzo gl' è contraria ;
Non deve bere assai in una volta, ma poco et spesso, ne
apresso lo pasto, ne quando ha dormito senza grandissima
sete, ne deve patire ne famé ne sete ; tutti gli vini negri et
dolci et torbidi gli sono contrari.
Porrà dormire da cinque a sette hore, et star in letto otto
hore, debbe andare a dormire tardi, et dormire col capo alto
et piedi bassi, sopra uno de duoi lati più tosto che alla rin-
versa; et non deve dormire doppo lo desinare, et per queste
cause et per altre io non trovo buono che travagli colla mente
doppo el mangiare, come studiare, leggere et scrivere.
Il troppo caldo et troppo freddo gli è nocivo, et più el caldo
chel freddo ; et perô debbe fare poco essercitio in estate et
contraguardarsi ai giorni caniculari et cosi ail' automno che
gli è contrario; si deve guardare di mettersi ai gran venti, et
specialmente il marino et il favonio gli sono contrarii.
Quanto ail' essercitio, non potrebbe far cosa più contraria
che appresso haver mangiato et avanti che havere digesto far
gran essercitio, sia a piedi come correre, saltare, giocare alla
palla, o a cavallo, in managiare cavalli et andare alla caccia et
correre.
^ABANDON DE LA CORSE
PAR LES FRANÇAIS (iSSg)
La Corse, occupée par les troupes de Henri II depuis
i553, resta sous la domination française pendant six ans.
Le traité, signé au Cateau-Cambrésis le 3 avril i559,
ordonna la restitution de l'île par les conquérants aux
anciens possesseurs, les Génois. Cette restitution, soumise
au contrôle du gouvernement de Philippe II, ne s'accom-
plit qu'au mois de septembre iSSg. La lettre publiée ci-des-
sous fut adressée de Bonifacio, le 19 septembre, par Diego
de Arbiçu, commissaire espagnol, à Figueroa, ambassa-
deur du Roi Catholique à Rome. Le texte en fut transmis
par l'ambassadeur à son maître, puis versé aux archives
de Simancas, où nous l'avons retrouvé dans le fonds
Est ado, legajo 884, n" 53.
L. ROMIER.
[i55g, ig septembre, Bonifacio.]
A los quatro del présente escrevi desde San Florençio por la
via de la Bastida y di aviso de nuestra llegada a aquel lugar y
que los Françeses lo havian consignado a estos s^^^ commissa-
rios. Despues, a los cinco consignaron el lugar del Ayaço que
es adonde hapa la residençia Jordan Ursino, y a los xvij con-
signaron Puertoviejo, y ayer consignaron este lugar de Bonefa-
çio, con el quai se ha concluydo la consignacion : es lugar fuerte
de sitio y los Françeses lo han reparado a costa de los habita-
dores, y, segun a dicho su maestre de campo, esta fortificaçion
la ha heclio sin costar al Rey cosa alguna, sino que vindia a los
pobres hombres el trigo la terçia parte mas de lo que costava y
aquella terçia parte que se ganava la distribuya en la fortifica-
çion. Y no es de maravillar si Jordan Ursino y los capitanes
l'abandon de la corse par les français. 377
françeses estavan de bucna gana en esta isla, porque Jordan
era rey asoluto y los capitanes robavan lo que querian.
A la consignaçion a venido Mons. de Seiire, gentilhombre de
la camara del rey de Françia, el quai a estado por embaxador
en Portugal, persona discreta y de buen discurso. Y cou las
galeras ha venido Mons. de Carceres, lugarteniente del Rey en
ausençia del gran Prior, persona de authoridad. Yo los he ydo
a visitar al unoy al otro de parte de V. S., los quales me lian
hecho grandes offrescimientos. Jordan Ursino a consigtiado los
lugares, el quai ha^^e la representaçion de gênerai en esta isla.
Los Corços han venido como la culuebra al encanto a visitar
estos ^res commissarios con çiertas escusas de poco fundamento,
excepto en este lugar de Boni/agio que han hecho grande ale-
gria, por ser affectionados a la republica de Genova y tambien
por el maltratamiento que han rescebido de Françeses. Las
escripturas de la consignaçion se han hecho a contentamiento de
los jres commissarios, no obstante que el canciller de Jordan
querta poner una condiçion, que Genoveses prometiessen que en
tiempo alguno no yrian contra el rey de Françia; pero, des-
pues, se ha procedido conforme a la capitulaçion.
Estamos esperando tiempo para pariirnos a la vuelta del
lugar del Ayaço, adonde tomaran la fidelidad y haran jurar
los anebatisias que han servido a Françeses d'esta parte de los
Montes; y de ally se yra a la Bastida para ha^er jurar a los
que estan de aquella parte de los Montes ; y, despues, procura-
ran de despacharse lo mas presto que pudieren, y no sera tan
presto como y 0 querria.
Traduction :
Le quatre du présent mois, je vous écrivis de Saint-Florent,
par la voie de Bastia, et vous donnai avis de notre arrivée
dans ce lieu et que les P'rançais l'avaient restitué à ces com-
missaires. Puis, le 5, ils firent restitution de la place d'Ajac-
cio, ville où résidait Giordano Orsini; le 17, ils restituèrent
Porto-Vecchio, et hier, cette place de Bonifacio, où s'est ter-
minée la restitution. Bonifacio est un lieu fortifié par la nature ;
et les Français y ont fait des réparations aux frais des habi-
tants : selon ce qu'a rapporté leur mestre de camp, il accom-
plit ces travaux de fortification sans qu'il en coûtât rien au roi
de France; il revendait le blé aux pauvres gens un tiers plus
cher qu'il ne lui coûtait, et ce bénéfice d'un tiers, il l'em-
378 l'abandon de la corse par les français.
ployait à la fortification. 11 n'y a pas à s'étonner si Giordano
Orsini et les capitaines français se plaisaient dans cette île, vu
que Giordano y était roi absolu et que les capitaines volaient
à leur gré. — A la restitution est venu assister M. de Seure,
gentilhomme de la Chambre du roi de France, qui a été
ambassadeur en Portugal, homme d'esprit sage et d'honnête
propos. En outre, avec les galères, est arrivé M. de Carcès,
lieutenant du Roi en l'absence du Grand Prieur et personnage
d'autorité. Je suis allé les visiter l'un et l'autre de la part de
V. S., et ils m'ont fait de grandes offres de service. Giordano
Orsini, qui tient la dignité de général dans cette île, a restitué
les places. Les Corses, comme la couleuvre sous le charme,
sont venus visiter nos commissaires avec quelques paroles
d'excuses peu sincères, sauf dans ce lieu de Bonifacio, où les
habitants ont fait de grandes réjouissances, tant parce qu'ils
sont dévoués à la république de Gênes qu'à cause du mauvais
traitement qu'ils ont reçu des Français. Les écritures de la
restitution ont été passées au gré de nos commissaires, bien
que le chancelier de Giordano voulût y insérer une clause
suivant laquelle les Génois auraient promis de ne jamais
prendre parti contre le roi de France; à la fin, on a procédé
conformément au traité. — Nous attendons un temps favorable
pour nous diriger sur Ajaccio, où les commissaires recevront
la fidélité et le serment des « anabaptistes » qui ont servi les
Français de ce côté-ci des Monts; de là on ira à Bastia pour
faire jurer ceux qui se trouvent de l'autre côté des Monts;
ensuite, ces commissaires se disposeront à partir le plus tôt
qu'ils pourront, et ce ne sera pas si tôt que je le voudrais.
RAPPORT
SUR
L'ATTITUDE DES PROTESTANTS DE LA BOURGOGNE
EN i566
Le rapport du président Godran à J. de Morvilliers,
membre du Conseil privé de Charles IX, que nous publions
ci-dessous, est conservé en original aux archives départe-
mentales du Nord dans la collection des Lettres missives,
liasse 54.
L. ROMIER,
[i566, 3o décembre, Dijon.]
A Monseigneur, Monseigneur de Morvilliers,
conseiller au Conseil privé du Roy, en court.
Monseigneur,
J'ay donné advis à la Majesté de la Royne et à vous, au
moys de novembre dernier, que la Tournelle de ceste ville,
pour avoir advertissement des contraventions à l'eedict de
paciffication et déclarations d'icelluy, avoit ordonné à tous les
officiers des sièges généraux et particuliers des bailliages de
ce ressort advertir icelle Tournelle desd. contraventions en
leur destroit, à quoy la pluspart a satisfaict, non touteffoys
deans le temps que leur estoit ordonné ny aulcungs sy claire-
ment que l'affaire le requéroit, retenans quelque chose à la
plume, se contentans de dire que les subjectz de Sa Majesté
vivoient en grand repos et tranquillité sans émotion ou sédi-
tion, qui auroit esté cause selon l'occurrence de faire une
recharge à ceulx qui en laissoient l'occasion et ordonner,
quant à ceux qui n'avoient satisfaict, comme de Challon,
NuYS, auttres, que les lieutenans viendroient en personne
satisfaire à ce qui leur estoit corhmandé et r^spondre aux con-
38o RAPPORT SUR l'aTTITUDE
clusions du procureur général de Sad. Majesté pour leur
demeure et désobéissance par eux commise.
Ce qui se peult recueillir des lettres desd. officiers desd.
contraventions est : quant au bailliage et siège de Dijon, que
le seigneur de Villey, ayant toute justice en sa terre, reçoit
au preschc qu'il faict faire en sa maison plusieurs particuliers
habitans d'Iz sur Tille, de Marcy et aultres villaiges circon-
voisins, à tous exercices de religion, comme à la cène, batesmes
et mariages, combien que les fauxbourgs de la ville de Nuys
leur soient destinés à cest effect, comme estans dud. bailliage
de Dijon, dont ilz sont distans de huict lieues ou plus; cela a
esté dénoncé à Monsi" d'Aumalle, qui leur feit deffence et feit
procéder extraordinairement contre aulcungs particuliers par
les commissaires qu'il depputa; desd. deffences appel a esté
interjette au Roy; cest appel a despuis esté traicté en lad.
Tournelle, et néantmoins informé de ce que dessus et adjour-
nement personnel donné contre led. s"" de Villey et aultres, et
despuis, deffault avecques exploit qui est de prise de corps,
qui sera difficile à exécuter; quant ausd. particuliers, contre
lesquelz a esté procédé par lesd. commissaires, à faute de
preuves ilz ont esté eslargis à caution par iceux commissaires,
et la sentence confirmée par arrest avant l'establissement de
lad. Tournelle, et sont ancores les pièces es mains du procu-
reur commis par mond. sr d'Aumalle; — en une petite ville
nommée Mirebeau, nous avons ordonné astre informé de
quelque assemblée qui se faict en une maison pour faire
prières sans qu'il y ait ministre; les informations rapportées,
elles seront décrétées selon les preuves; — quant au siège
d'AuxoNNE, les officiers donnent tesmoignage qu'il n'y a aul-
cune contravention ny procès concernans led. eedict; — au
siège de Sainct Jehan de Lône n'y a aulcune contravention,
synon que deux fois la sepmene aulcuns habitans dud. lieu
s'assemblent en une maison deans lad. ville pour faire prières
sans ministre; il y a eu informations prises, qui sont décrétées,
et adjournement personnel donné contre les chargés ; — les
officiers de Beaune attestent n'y avoir en leur ressort aul-
cune contravention, mais que le sr des Bastie, despuis quelques
jours, faict prescher en son chasteau ; il leur est ordonné de
parler plus clairement, et que, cependant, informations seront
faictes des contraventions, sy aulcunes sont; — les officiers
. de Nuys n'ayant satisfaict ont donné occasion de décerner
DES PROTESTANTS DE LA BOURGOGNE. 38 1
adjournement personnel contre le lieutenant aud. Nuys; —
les officiers du Roy au bailliage de Chastillon, où il n'y a
qu'ung siège, après avoir esté contraints, ont déclaré n'y avoir
aulcune contravention en leur ressort, synon que plusieurs
n'estans dud. bailliage font aud. Chastillon tous exercices de
religion, y estant presche estably pour led. bailliage, et que
ceux de la religion prétendue réfformée font ensevellir les
mors au cimetière des bons malades; dont il est ordonné qu'il
sera informé ; les informations veues, sera pourveu sur ce qui
se treuvera vériffié; — il a esté ordonné que le lieutenant
général au bailliage et siège d'AuruN viendra en personne,
pour n'avoir obéy; et néantmoins a esté procédé extraordi-
nairement contre aulcungs prestres dud. Autun s'estans mariés
depuis les troubles; et, pour la difficulté qui résultoit de leurs
responces et dud. eedict, remonstrances ont esté faictes à Sa
Majesté, lesquelles sont envoyées à Monseigneur le Chance-
lier plus tard que nous n'eussions voulu pour n'avoir treuvé
argent es mains du commys à la recepte des amandes; — les
officiers du siège de Montcenys tesmoignent qu'il n'y a aul-
cune contravention en leur destroit; — semblablement ont
donné tesmoignage les officiers du siège de Semeur en Brion-
NOYS ; — à BouRBONLANCYs, en la dernière maison de l'ung des
fauxbourgs, se faict assemblée pour faire prières le dimenche
sans présence de ministre; il est ordonné qu'il sera informé
de contraventions; — au Charrollois y a plus d'affaire qu'ail-
leurs : aulcung presche n'y est estably, et néantmoins, au tes-
moignage des officiers, despuis peu de temps, il s'en faict à
Gharrolles et Parroy et tous aultres exercices de religion;
l'information veue, il y sera prouveu ainsy que l'affaire le
requiert et que lesd. eedictz et déclarations le commandent;
— au bailliage de Challon, n'y a qu'ung siège, dont les offi-
ciers sont en demeure, et, à ceste occasion, y a adjournement
personnel contre le lieutenant général dud. Challon; et, ce
pendant, ordonné que aulcungs habitans de Louhans, qui
appartient à Madame la princesse de Condé, faisantz prescher
aud. Louhans, ayans appelle des deffences qui leur en ont
esté faictes, viendront plaider en lad. cause d'appel au pre-
mier jour et feront apparoir de la permission qu'ilz disent
avoir esté concédée à Monseigneur le prince de Condé de
faire prescher en toutes ses terres et de l'évocation qu'ilz
disent luy avoir esté concédée de toutes ses causes au Grand
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. 20
382 RAPPORT SUR l'aTTITUDE
Conseil, mesmes de celles de lad. qualité, à laquelle par son
procureur il s'est adjoinct; sy lesd. habitans de Louhans n'y
satisfont, il en sera ordonné suivant les eedictz de Sad. Majesté ;
— les officiers du bailliage de Semeur en i.'Auxois, siège prin-
cipal, ont attesté n'y avoir aulcunes contraventions en leur
ressort, et ont joinct à leurs lettres des interpellations judi-
cialles à tous advocatz et procureurs de déclarer celles qui
leur seroient venues à congnoissance ; touteffoys le feu lieute-
nant général par lettres particulières nous a advertis qu'il a
ouy dire et aultrement ne le sçavoit qu'es lieux de Villiers-
Patras, Dracy soubz Viteaux, Les Launes et Saulieu, se
faisoit exercice de la nouvelle religion; quant aux troys pre-
miers, les villages appartiennent à gentilzhommes, à qui tel
exercice n'est deffendu; quant aud. Saulieu, suivant l'adver-
tissement qu'en avons reçeu par Monsf le mareschal de Bour-
dillon, il en a esté informé; ceux des deux religions sont là
sy unis qu'ilz ne se veullent offencer l'ung l'aultre, n'ayans les
tesmoings desposé qu'à moityé et sans dire sy, au lieu où ilz
confessent quelque petite assemblée, il se faict presche ou
prière par le ministre de Mons"" de Conforgien qui est près de
là, le nom duquel ministre n'a peu estre sçeu pour en sçavoir
la vérité; il est ordonné que les informations seront ampliées
et cours de monition permys et mesmes informé du nom dud.
ministre, et, cependant, ceux qui se sont treuvés chargés
adjournés à comparoir en personne, ausquelz justice sera
administrée ; — du siège d'AvALON, où le presche est estably
pour led. bailliage d'Auxois, les officiers asseurent qu'il n'y a
aucune contravention; — au siège d'ARNAv-LE-Duc, il est
notoire et tesmoigné par les officiers que plusieurs habitans
dud. lieu vont faire tous exercices de religion en la justice du
sr de Mimeures, proche de là, et s'assemblent une ou deux
foys la sepmene en la maison du ministre pour faire prières,
ancores que le lieu qui leur est destiné soit aud. Avalon ; def-
fences leur ont esté faictes par mond. s"" d' Aumalle ; ilz en ont
appelle à Sad. Majesté; l'appellation se traicte à lad. Tour-
nelle, où ilz doivent venir plaider au premier jour; estant le
nombre des appellantz fort grand et qui difficilement s'accom-
moderont à aller au lieu d' Avalon, dont ilz sont loing de dix
lieues, mesure du pays, je me suis estonné de ce que les offi-
ciers dud. bailliage d'Auxois n'ont parlé de Noyers, qui est en
leur ressort et appartient à Mad. dame la princesse de Condé,
DES PROTESTANTS DE LA BOURGOGNE. 383
OÙ l'on dict qu'il se faict publiquement exercice de lad. reli-
gion; le procureur général n'en a faict aulcune réquisition;
pour cela rien ne demeurera à faire.
Cependant, j'asseureray Leurs Majestcz et vous que tous
lesd. officiers par toutes leurs lettres et attestations tesmoignent
qu'il n'y a aulcune sédition, trouble ou division entre les sub-
gectz de Sad. Majesté, mais grande union, paix et tranquillité,
ce qui est fort aisé à croire et que l'horreur du feu et du sang,
le regret des pertes communes et universelles qui ont esté
veues du temps des troubles, et le peu de proflfict qu'ilz
reçoivent de se mesler de la conscience de leurs voisins, les
faict contenir et s'amuser chascung en son particulier.
Voilà, Monseigneur, sommairement Testât de ceste province.
Vous jugerez les contraventions qui vous semblent d'impor-
tance, et sy à Paris mesmes ou en beaucoup d'endroictz de
ce royaume il s'en commect de pareilles sans que les juges
soient blasmés de ne les rechercher. Je voys et ne le vous
veux celler que les adjournés à comparoir en personne ne se
présenteront; si l'on les veult prendre au corps, il y fauldra
de la force; sy ilz y résistent, vous voies la conséquence, car
encores que les pênes desd. contraventions ne soient corpo-
relles, sy fault-il qu'ilz obéissent. Rien ne demeurera par nous,
quelque connivence que l'on nous ayt voulu imputer. J'ay eu
advis que ceux de lad. religion se plaignent aussy de nous,
comme la justice qui est le millieu entre deux extrêmes cor-
rige et l'ung et l'aultre et ne s'y accorde jamais. Aussy les
ministres d'icelle, qui fidèlement serviront le Roy, ne se pour-
ront garder d'ofTencer et l'ung et l'aultre ny éviter d'estre blas-
més de tous deux.
Ce ne m'est petit heur que durant le temps qu'il a pieu à Sa
Majesté se fier en moy de ceste charge, la province soit tran-
quille. Mais ce me sera ung grant bien que Leurs Majestés se
contente de ce peu que j'y ay peu faire et treuvent bon d'or-
donner qu'ung aultre préside es causes dud. eedict... Etc.
A Dijon, le xxx^ décembre i566.
Vostre bien obéissant serviteur,
Odinet Godran.
CHRONIQUES
BULLETIN D'HISTOIRE DE FRANCE.
L'alternance habituelle de nos Chroniques appellerait à cette
place le Bulletin d'histoire littéraire, si la guerre n'avait imposé
à M. Plattard d'autres devoirs. Ce collaborateur, à qui les
amis de la Revue doivent tant de gratitude, est aujourd'hui
sur le front de combat : nous lui adressons nos félicitations et
nos vœux.
Historiographie. — Le Musée Jeanne d'Arc, à Orléans,
possède un manuscrit des premières années du xvje siècle, qui
contient un « abrégé » ou résumé par règne de l'histoire de
France jusqu'à l'avènement de Louis XIL M. Jacques Soyer,
archiviste du Loiret, en a publié le texte avec une introduc-
tion ^. L'auteur écrit le pur français, la langue du Parisis, de
l'Orléanais et du Blésois. Il fait montre d'un esprit relative-
ment « scientifique », puisqu'au lieu de commencer à la guerre
de Troie, il ne débute qu'avec Marcomir, Pharamond et Glo-
dion : on sait que jusqu'à la Renaissance généralement, les
Troyens ont été considérés comme nos plus lointains ancêtres.
Contemporain et très probablement serviteur de Louis XII, il
laisse voir ses tendances gallicanes. M. Soyer pense que cet
auteur pourrait bien être l'historien-poète Guillaume Crétin,
Parisien, trésorier de la Sainte-Chapelle de Vincennes, cha-
pelain ordinaire de Louis XII et ami de l'historiographe Jean
d'Auton.
Histoire morale et religieuse. — M. P. Imbart de la Tour
a publié la troisième partie de son grand ouvrage sur les Ori-
gines de la Réforme. Après la France moderne et la Crise de
la Renaissance dans l'Église catholique, voici VÉvangélisme
( i52i-i528)'^. C'est une étude sur les débuts, le caractère,
1. Mém. de la Soc. archéologique et historique de l'Orléanais,
t. XXXIV.
2. Paris, Hachette, 1914, in-8°.
CHRONIQUES. 385
l'évolution de la Réforme avant Calvin : d'où vient la Réforme?
Est-elle française ou allemande? Sous quelle forme s'est-elle
présentée? Comment s'est-elle constituée peu à peu en une
contre-église ? Quelle a été, enfin, dans la révolution religieuse,
l'attitude de l'Église romaine? A ces questions, l'auteur répond
d'une façon, certes, brillante, et il nous semble que son der-
nier livre contient les pages les plus réfléchies quant au fond
et les plus littéraires qu'il ait encore écrites. Maintenant, il
faut dire que beaucoup de gens ne pourront s'empêcher de lui
chercher querelle à tous les tournants. M. Imbart de la Tour
dédaignera les critiques, et avec raison : nous ne croyons pas
qu'il ait voulu construire un monument d'érudition. Son
œuvre est celle d'un artiste doué d'une personnalité originale,
d'un esprit convaincu qui a choisi les documents peut-être
avant de les avoir trouvés et qui les a interprétés, d'ailleurs,
avec un grand souci de justice. On doit le lire en tout cas, et
de préférence après avoir lu un autre historien catholique,
Pastor par exemple.
— Un des derniers tomes de VHistoire des Papes est consa-
cré au long pontificat de Paul III Farnèse. De la famille Far-
nèse, qui représente éminemment la civilisation italienne et
romaine au xvi^ siècle, M. Ferdinand de Navenne a voulu
peindre les œuvres dans la Ville éternelle, et restituer en même
temps tout le décor de l'époque. Le beau volume intitulé
Rome, le palais Farnèse et les Farnèse^, honore le talent litté-
raire et la curiosité historique de son auteur. Depuis dix ans,
on savait que M. de Navenne faisait des recherches sur l'his-
toire du palais fameux, qui est aujourd'hui propriété de la
France. Ces recherches ont été conduites avec soin et amour;
il suffit de feuilleter le livre pour s'en rendre compte : on y
trouve quantité d'informations nouvelles ou peu connues.
Nous ne sommes pas sûr pourtant que l'auteur ait tiré des
archives italiennes tout ce qu'elles contiennent touchant le
palais Farnèse, et il semble que si un érudit avait la patience
de lire les correspondances romaines de l'époque, qui sont
encore inédites, il obtiendrait des renseignements encore plus
précis; et puisqu'il s'agit d'une œuvre de San-Gallo et de
Michel-Ange, la peine ne serait pas perdue. Cette remarque ne
I. Paris, A. Michel, 1914, in-8°, 5oi p.
386 CHRONIQUES.
tend pas à diminuer le mérite de M. de Navenne, mais à jus-
tifier une question que nous nous permettons de lui adresser.
Pourquoi n'a-t-il pas borné son exposé à l'histoire du palais?
Nous entendons bien qu'il était difficile de ne pas « esquisser
quelques lignes de cette noble figure qui a nom Rome » ; nous
aurions même souhaité que l'aspect extérieur de la Rome du
xvie siècle fût rendu avec plus de largeur et de précision (le
tableau reste à faire, et il eût été là bien placé). Nous enten-
dons aussi « qu'un édifice sans souvenirs est comme un pays
sans histoire », que « le palais Farnèse est peuplé d'ombres »,
et qu'il convient de parler des habitants à propos du logis.
Mais n'était-il pas dangereux d'écrire toute une chronique des
vicissitudes politiques de la casa Farnese ? Chronique établie sur
des recherches forcément plus hâtives et si développée qu'elle
submerge l'histoire du palais. Le livre est très intéressant dans
ses parties originales, mais il eût gagné, même auprès du
grand public, à être plus ramassé et mieux limité.
— MM. O. Fallières et le chanoine Durengues ont publié
le texte intégral d'une enquête faite en i538 par l'inquisiteur
Louis de Rochette sur la première infiltration des idées pro-
testantes dans le pays d'Agenais^ L'inquisiteur finit par se
laisser séduire au charme de l'hérésie qu'il avait charge de
découvrir, et il fut lui-même brûlé comme « luthérien » à
Toulouse au mois de septembre de cette même année i538.
Les actes du procès se trouvent en appendice.
— Au congrès des Sociétés savantes réuni à Grenoble,
Mlle L. GuiRAUD a présenté deux notes : l'une sur Un registre
inconnu de l'Université de droit de Montpellier ( iSSô-iSjo),
l'autre sur Le séjour de Pierre Charron à Montpellier (i565-
i56g; iSjo-iSji)^.
Histoire politique. — MM. E. Baux et V.-L. Bourrilly
ont écrit un mémoire très solide et très riche sur le séjour de
François /er à Lyon en i5i6^. La deuxième partie de cette
1. Recueil des travaux de la Soc. d'agriculture, sciences et arts
d'Agen, 2' série, t. XVI, 191 3.
2. Bull, liist. et philol. du Comité des travaux liistor., année igiS,
n°' 1-2.
3. Revue d'histoire de Lyon, années igiS (p. 116 et suiv.) et 1914
(p. 161 et suiv.).
CHRONIQUES. 887
étude, qui traite des négociations diplomatiques et des affaires
financières, rentre dans l'histoire générale. Le roi demeura
pendant plus de quatre mois à Lyon. Il avait choisi ce séjour
pour être à portée de l'Italie du Nord, dont la situation lui
inspirait des inquiétudes : Lyon devint alors, en même temps
que le siège du gouvernement, « le centre agissant et comme
la véritable capitale du royaume ». Cette activité politique est
mise en lumière grâce à de nouveaux documents, tirés de la
Bibliothèque et des Archives nationales, des archives de
Lucerne et des archives de Turin.
— Le deuxième volume de l'édition critique, publiée par
M. P. GouRTEAULT, des Commentaires de Biaise de Moulue a
paru^. C'est le récit de dix années, i553 à i563, particulière-
ment fécondes. L'érudition de l'éditeur ne laisse rien à sou-
haiter. Il n'est pas exagéré de dire que par sa clarté, sa pré-
cision et le zèle de ses recherches elle honore la critique
française.
— L'éminent historien du Grand Schisme d'Occident, M. Noël
Valois, semble se rapprocher du xvi^ siècle et particulière-
ment de l'époque des guerres de religion. Il a consacré deux
études critiques à des incidents du règne de Charles IX, bien
connus, certes, mais interprétés jusqu'aujourd'hui avec une
partialité hâtive. La première de ces études, intitulée Vassy^,
est un petit chef-d'œuvre par le sens du concret et le souci
des nuances qui s'y manifestent. L'auteur a raison quand il
insiste sur le caractère accidentel du « massacre », dont le
retentissement a tant favorisé les desseins politiques de Gondé.
Le même caractère se retrouverait dans un grand nombre de
tumultes de cette époque. Est-ce à dire, pourtant, que les
huguenots sincères, qui prirent les armes en i562, se soient
servis d'un vain prétexte? Nous ne le croyons pas. Il y a eu à
ce moment, nous semble-t-il, un effort habile de Gondé et de
ses complices pour exploiter l'incident, pour soulever le fana-
tisme des deux confessions, pour tromper et enflammer les
calvinistes récalcitrants et déchaîner la guerre civile, mal-
gré l'opposition des théologiens genevois. Le même procédé
avait été déjà employé deux années auparavant, pour entraî-
1. Paris, Alph. Picard, in-8° (2 cartes).
2. Annuaire-BulletindelaSoc.de l'histoire de France, année igiS.
388 CHRONIQUES.
ner une partie des églises protestantes dans la conjuration dite
d'Amboise.
— Avec le même esprit de minutieux examen, M. Valois a
écrit son étude sur le Projet d'enlèvement d'un enfant de France
(le futur Henri III) en i56iK II verse des documents nou-
veaux au débat, et il est le premier à donner un récit complet
et solide des incidents qui entourèrent ou suivirent la tenta-
tive faite par le duc de Nemours, en octobre i56i, avec l'appui
plus ou moins décidé des Guises, pour éloigner de la cour
l'un des jeunes frères du roi. La lecture de cet exposé nous a
suggéré les remarques suivantes. Le projet, de la part des sei-
gneurs catholiques, de soustraire les enfants de France aux
influences qui s'exerçaient alors à Saint-Germain-en-Laye, se
rattache étroitement à l'histoire du colloque de Poissy. Il faut
y voir, à notre avis, non pas précisément un dessein politique,
moins encore un complot, mais le souci de protéger les jeunes
princes du contact des ministres calvinistes, venus pour assis-
ter au colloque et qui, pendant plusieurs mois, eurent la liberté
d'exposer leurs doctrines à la cour en des conversations pri-
vées, ouvertement. Le chef éminent du catholicisme français à
cette époque, le cardinal de Tournon, avait tout fait, dès le
début du colloque, pour empêcher que la discussion entre les
théologiens orthodoxes et les théologiens protestants ne se
poursuivît en présence de la famille royale, parce qu'il crai-
gnait que le roi, un enfant, et ses frères, plus jeunes encore,
ne fussent impressionnés par l'éloquence ou la dialectique des
ministres. Ceux-ci, au contraire, avaient cherché, dans le col-
loque, moins peut-être le moyen d'un accord que l'occasion
de défendre leurs opinions et leurs actes devant la cour. Tour-
non obtint gain de cause sur le fait des discussions publiques,
mais les ministres usèrent largement des entretiens privés.
Les Jésuites, qui arrivèrent à Saint-Germain, en septembre,
avec le légat Hippolyte d'Esté, constatèrent le succès de la
propagande faite autour de la famille royale. Que les catho-
liques aient voulu soustraire à cette propagande celui des
jeunes princes sur lequel ils avaient le plus d'influence, c'est
chose naturelle. Les inquiétudes de Catherine de Médicis sont
aussi très naturelles, et M. Valois en a très bien expliqué les
raisons. Quant aux protestants, s'ils exploitèrent les révéla-
1. Bibl. de l'Éc. des chartes, 1914, i" livraison.
CHRONIQUES. 3Sg
tions du duc d'Orléans, s'ils exagérèrent la méchanceté du
« complot », doit-on les accuser de mauvaise foi?
— M. V. Chareton a publié un fort volume sur La Réforme
et les guerres civiles en Vivarais^. C'est une des régions les
plus âpres de France. La pénétration des nouvelles doctrines
s'y fit de bonne heure obscurément et se révéla vers i334.
M. Chareton observe : « Le grain n'eût pas germé si le terrain
n'avait été de longue date préparé par une main invisible, et
cette main était celle du mécontentement, de la misère. » Il
montre les impôts, les charges de toutes sortes qui résultèrent
des guerres de François ler, accablant ce pays naturellement
pauvre; il mentionne les fléaux, la disette, la peste, qui lais-
saient l'âme du peuple désorientée dans l'épouvante. Abon-
damment illustré de cartes, plans, dessins, photographies,
nourri de nombreux documents, le récit que l'auteur nous
donne des guerres religieuses en Vivarais retient et intéresse
l'esprit comme une histoire de brigands.
— Le savant conservateur de la bibliothèque de Caen,
M. R.-N. Sauvage, vient d'écrire une étude remarquable sur
Les troubles de Lisieux en i562 2. Nous y avons relevé quelques
faits qui ont une valeur générale, parce qu'ils s'accordent avec
ce que nous savons des troubles de la même époque en d'autres
villes. Telle, par exemple, l'intention que manifestèrent les
protestants, avant la guerre civile, « d'entrer par force » dans les
églises catholiques. M. Sauvage ne reconnaît ces velléités, chez
les huguenots de Lisieux, qu'au printemps de 1 562 ; nous croyons
que là, comme ailleurs, elles remontent aux premiers mois de
i56i, époque où fut donné aux églises réformées une sorte de
mot d'ordre pour appuyer par des manifestations la demande
de temples. A Lisieux aussi, suivant un exemple général, les
officiers royaux, à commencer par le bailli d'Évreux, et la
bourgeoisie de basoche se mêlèrent aux protestants en leur
donnant l'appui le plus efficace. Les iconoclastes lexoviens,
une fois maîtres de la place, « rompirent » les objets du culte
catholique, mais, conformément à l'attitude de leurs coreli-
gionnaires pendant les premiers troubles, ils n'usèrent pas,
semble-t-il, de violence grave à l'égard des personnes. Un fait
1. Paris, Documents d'histoire, P. Catin, 1914, in-8% xn-430 p.
2. Extrait des Études lexoviennes, t. I.
BgO CHRONIQUES.
ordinaire, du reste, en Normandie, c'est l'absence de toute
résistance de la part des catholiques. Pour ce qui concerne les
pillages, il faut distinguer plusieurs phases, qu'on retrouve à
peu près dans tous les tumultes pareils. Au début, les icono-
clastes, qui avaient ordre de ne pas piller, mais seulement de
détruire les idoles, reçurent un salaire en compensation; ils
brûlèrent chapes, ornements, linges, armoires, etc. Mais déjà
beaucoup de « séditieux » ne résistaient pas à la tentation du
vol. Plus tard, les chefs de l'armée protestante décidèrent que
toutes les richesses des églises catholiques seraient enlevées,
après décharge donnée aux gardiens, et vendues ou monnayées
pour payer les troupes. Quelques-uns des lieutenants de Condé,
chargés de ces opérations, y mirent des formes et se condui-
sirent personnellement avec honnêteté; mais la plupart, nobles
ou capitaines besogneux, cherchant dans le désordre une belle
aventure, pillèrent pour leur propre compte et firent tort à
leur parti aussi bien qu'à leurs adversaires. Fervacques, le
futur maréchal, agit de cette manière à Lisieux. On remarque,
d'ailleurs, que dans une lettre adressée à leurs concitoyens, le
8 janvier i563, les Réformés lexoviens, alors exilés de la ville,
affirmaient avoir été reconnus étrangers à la destruction des
images et plus encore au pillage. Cette lettre, découverte et
publiée par M. Sauvage, est une pièce étonnante : on y relève
une allusion à la « vertu de la mirifique pantoufle ».
— M. le chanoine Daranatz a publié une lettre missive iné-
dite de Henri IV, du 3 juillet 1601, adressée au parlement de
Bordeaux ^.
Histoire des institutions et du droit. — Devant le Congrès
des Sociétés savantes à Grenoble, M. G. Lavergne a commu-
niqué un acte inédit de François 1" relatif aux impôts (de
Bordeaux, le i5 juin i53o)2.
— M. Olivier Martin publie dans la Nouvelle Revue histo-
rique de droit, d'après les registres originaux, les sentences
civiles du Châtelet de Paris ( 1 3g5- 1 5o5) ^. Dans la même Revue *.
1. Bull, du Comité des travaux liistor., année igiS, n" i.
2. Ibid., Annexe.
3. En cours de publication. Années igiS, p. 758-804; 1914, p. 61
et suiv.
4. Janvier-avril 1914.
CHRONIQUES. Sgi
à lire les précieuses observations de M. Ch. Lefebvre sur l'his-
toire des rentes perpétuelles.
— L'histoire du droit a été privée d'un de ses maîtres les
plus éminents par la mort de M. Paul Viollet. Cet homme de
haut caractère et d'esprit original représentait, dans notre
temps, mieux que personne, la puissante et subtile érudition
des juristes de l'ancien régime. On souffrait de voir ses
recherches présentées au public sous la robe verdâtre des édi-
tions modernes ; sa science était faite pour les longues colonnes
des vieux in-folio, propices aux digressions et aux malices
cachées. M. Viollet avait abordé plusieurs fois, dans son His-
toire des institutions et dans son livre sur le Roi, l'étude du
xvi= siècle, mais il ne s'y était guère arrêté que pour signaler
l'avènement de la tolérance religieuse : on devinait chez lui
l'aversion que professaient les anciens « médiévistes » pour la
Renaissance. Nous recueillons, cependant, avec gratitude les
observations dont il a enrichi nofre domaine.
Histoire des mœurs. — La région de Vitré et de Saint-Malo
fut, aux xve et xvi^ siècles, un des centres les plus prospères
d'activité économique et de commerce international. La popu-
lation ouvrière de Saint-Malo se recrutait alors dans tous les
pays, comme celle d'un grand port de nos jours. Les mar-
chands de Vitré trafiquaient avec les Flandres, l'Allemagne,
l'Angleterre, l'Espagne, les Indes, y exportant surtout des
toiles ou « cannevaz ». Là se forma une riche bourgeoisie,
dont on peut encore admirer les logis et qui orna les églises
de tapisseries, de vitraux, de tableaux, de draps d'or. M. Emile
Clouard publie dans la Revue de Bretagne le journal ou livre
de raison de deux bourgeois de Vitré (i490-i583)'. On peut en
tirer un certain nombre de notes intéressantes. L'auteur écrit
sous la date i6 février i5ii : « Arriva vers moy Gabriel, fils de
Lancelot, de la ville de Brucelles es pays de Flandre : quel
Gabriel, mon nepveu m'a envoyé pour aprendre le langaige et
pour aller à l'escole, ainsy qu'il apert par la lettre que m'a
cscrite, par laquelle il me promectz rendre ce que je mectré
pour led. Gabriel. » Ce jeune Flamand, venu à Vitré pour étu-
dier le français, s'en alla quinze mois après, et les frais de sa
I. Février-mai 1914.
392 CHRONIQUES.
pension pour tout ce temps montèrent à dix écus d'or. Plus
loin, nous trouvons le long récit d'un mariage bourgeois, une
relation détaillée de l'entrée d'Anne de Montmorency, com-
tesse de Laval, des renseignements précis sur la valeur de
l'argent et le prix des choses, sur le train de la vie familière
ou commerciale. L'auteur du journal mentionne aussi les
grands événements avec exactitude : la prise de Calais et celle
de Thionville en i558, les mariages princiers de i55g. Il
signale, dès i558, plusieurs vols d'objets du culte en l'église
Notre-Dame de Vitré. Intéressants aussi les détails sur l'édu-
cation exceptionnelle que reçut l'un des fils de la maison.
L'enfant « commença à aller à l'escolle à Vitré [en iSig, à
l'âge de sept ans], et eut bons principes, dit son père, qui
m'ont cousté xx deniers tournois, parce qu'il savoit ses Heures ».
Quatre ans après, le célèbre Antoine Fumée, ayant remarqué
l'écolier, pria le père de le « luy bailler pour l'envoyer au col-
lège de Navarre à Paris ». A partir de ce moment, nous assis-
tons aux répercussions familiales du séjour de l'adolescent
dans la capitale. La pension est lourde à payer. La mère
envoie des « chemises de lin », des « coueffes », des « mou-
chers », une « robe de frisse grise fourrée de agneaux blancs »
qui coûte très cher. Bientôt l'écolier commence à faire des
dettes. Ses compatriotes vont le visiter, à l'occasion de la foire
du Lendit. Et un jour, le père lui-même prend la route de
Paris. — En lisant ce journal naïf, on songe parfois aux
hommes et aux choses qu'a peints Noël du Fail.
Lucien Romier.
CHRONIQUE DE NOTRE SOCIÉTÉ.
Notre Société, déjà grandement éprouvée par les pertes
qu'elle a subies au cours des mois qui ont précédé l'ouverture
des hostilités : Jules Claretie, Jules Roy, Henry Roujon, Jean
Jaurès, Pierre Dauze, A. Durel, vient de subir, du fait de la
guerre, une série de deuils particulièrement douloureux. Plu-
sieurs de ses jeunes membres, parmi ceux qui faisaient conce-
voir les plus belles espérances, sont tombés au champ d'hon-
neur pour la défense de cette noble
France, mère des arts, des armes et des lois,
CHRONIQUES. 3g3
que nos pères du xvie siècle ont si magnifiquement glorifiée
par la bouche de leurs grands poètes, Ronsard et du Bellay,
et dont notre Rabelais, « qui créa les lettres françaises, » reste
comme le « génie-mère », suivant la double et admirable
expression de Chateaubriand. C'est pour nous un pieux devoir,
qui prime en ce moment tous les autres, de rendre hommage
à ces héroïques victimes qui ont scellé de leur sang leur amour
de la douce France et de sa civilisation immortelle. Trois de
nos confrères sont morts sur le champ de bataille; deux autres
amis du xvie siècle sont considérés comme disparus. Comme
il n'y a pas de certitude en ce qui les touche, nous ne parle-
rons que des trois premiers.
Fernand Mouchet.
Fernand Mouchet était d'origine poitevine; il appartenait à
une famille d'instituteurs. Né à Ingrandes (Vienne) le ler juillet
i88g, il entra à l'École normale supérieure en 1910. Il fut reçu
au concours de l'agrégation des lettres en igiS. Son intention
était de se consacrer à l'étude de la littérature du xvi« siècle.
Auditeur assidu du cours d'histoire littéraire de la Renais-
sance, à l'École pratique des Hautes-Études, de 1910 à igiS,
il s'était occupé, à cette conférence, de la question de l'au-
thenticité du Contre-Un de La Boétie et plus spécialement de
la préparation d'un travail d'ensemble sur la vie et les œuvres
de Clément Marot. 11 remplit en igii une mission de recherches
sur l'auteur des Psaumes, à Lyon, à Genève et en Savoie (rap-
port publié dans VAnnuaire de l'École pratique des Hautes-
Études de 1911-1912, p. 95). Nous avions le droit d'espérer de
Fernand Mouchet, qui comptait faire de ce travail sa thèse de
doctorat, l'ouvrage critique qui nous manque encore sur le
charmant poète du xvi^ siècle. Au Collège de France, il avait
eu la mission de recueillir un certain nombre de mes leçons
sur l'histoire intellectuelle de la Renaissance française pour la
Revue des cours et conférences, et il s'était acquitté de cette
tâche avec autant de probité que de tact. Il était de ceux sur
la conscience desquels on peut compter pour ces besognes
souvent délicates, et c'est justement à cette occasion qu'il fut
donné à son professeur de pouvoir apprécier son sens de la
mesure et sa perspicacité. Il avait un esprit judicieux, un goût
sûr, une érudition solide et bien équilibrée. Nature sensible
et tendre, il réfléchissait et pensait beaucoup par lui-même.
394 CHRONIQUES.
accusant déjà, comme étudiant, une personnalité pleine de
promesses. C'est une belle espérance qui s'évanouit avec lui.
Il allait achever ses deux années de service militaire, lorsque
la guerre éclata. Sous-lieutenant au 325e d'infanterie, il tomba
glorieusement dans la forêt de Champenoux (Meurthe-et-Mo-
selle), le 1 1 septembre 1914. A l'École normale comme à l'École
des Hautes-Etudes, son souvenir sera pieusement gardé par
tous ceux qui l'ont connu et aimé. Que sa mère, si éprouvée,
et ses deux frères trouvent ici l'expression de nos regrets émus
et de notre sincère sympathie.
Fernand de Val de Guymont.
Fernand-Louis de Val de Guymont était né à Paris le 24 juil-
let 1887. Il appartenait à une vieille famille originaire d'Au-
vergne. Élève de la Faculté de droit, il se fit recevoir licencié
et suivit, de 1907 à 1912, les cours de l'École des Hautes-
Etudes. Il élabora, à la conférence d'Histoire littéraire de la
Renaissance, outre diverses explications, un travail sur « Cal-
vin étudié et jugé par les critiques et historiens littéraires du
xix* siècle », qui n'a pas été publié. Il avait une sincère curio-
sité d'esprit, de la ferveur littéraire et un vif désir d'acquérir
une culture large et variée. Son caractère était affectueux et
dévoué, et il se montrait, en toutes circonstances, tendrement
attaché à ceux qui lui avaient témoigné de l'amitié. Il appar-
tint, pendant plusieurs années, à notre Société, prenant volon-
tiers part à nos réunions.
Fernand de Val de Guymont est mort, tué à la bataille de
Ghamploux (Meuse), le 8 octobre 1914, par une balle reçue
dans la tête, face à l'ennemi, au moment où, comme caporal,
il rassemblait ses hommes pour la retraite qui venait de son-
ner. Nous savons, par divers témoignages, que sa conduite
sur le champ de bataille lui avait valu l'estime et l'amitié de
ceux qui furent ses derniers compagnons de lutte. Il habitait
à Paris, auprès de sa mère et de ses deux sœurs, vivant pour
ces trois êtres qui l'entouraient d'un amour touchant et qui,
aujourd'hui, demeurent inconsolables. Nous leur offrons
l'hommage douloureux de nos sentiments affligés et de nos
fidèles souvenirs.
Marcel Godet.
Marcel Godet, né à Canchy (Somme), le 25 juin 1882, était
CHRONIQUES. SgS
d'origine picarde. Licencié es lettres et en droit, il entra à
l'École des chartes et à l'École pratique des Hautes-Études
en 1906. Archiviste-paléographe de la promotion de 1910, il
fut diplômé de l'École des Hautes-Études avec une thèse intitu-
lée La congrégation de Montaigu ( i4go-i58oj qm a été publiée
en 1912 dans la Bibliothèque de cette École, dont elle forme le
fascicule ig8. Il a occupé pendant quelques années, avec un
zèle et une conscience tout à fait dignes d'éloges, le poste de
conservateur de la bibliothèque, des archives et du musée
d'Abbeville, trois dépôts qui sont, on le sait, particulièrement
intéressants. Lorsqu'il dut abandonner ces fonctions, son
départ fut salué par les regrets unanimes de ses concitoyens.
Dès son séjour à l'École des chartes, Marcel Godet avait
donné la mesure de l'énergie de son être moral. Victime d'un
grave accident qui faillit lui coûter la vie et l'immobilisa pen-
dant de longs mois, — il était tombé de l'étage supérieur de
la bibliothèque de l'École dans la salle de travail, — il fit
preuve, dans les moments qui suivirent cette terrible chute,
d'un calme et d'une maîtrise de soi qui firent l'admiration de
tous ceux qui assistèrent à cette scène émouvante. Le futur
combattant des bords de l'Yser avait montré, ce jour-là, la
vaillance de sa belle âme. Pendant les trois années qu'il me
fut donné de l'avoir comme élève, à la conférence d'Histoire
littéraire de la Renaissance, j'appréciai chaque jour davan-
tage ce charmant esprit si cultivé, si fin, si français. 11 n'est
personne, parmi ceux qui ont suivi les explications de Vil-
lon, à cette conférence, qui n'ait conservé le souvenir de ses
curieuses conjectures, aussi bien que de ses interprétations
judicieuses. Telle de ses découvertes a été utilisée par le plus
récent éditeur de Villon. Il exposait avec clarté et avec agré-
ment les résultats auxquels l'avait conduit son solide esprit
critique. Un caractère avenant et réfléchi, une intelligence
ouverte, une réserve légèrement teintée de mélancolie sédui-
saient en lui tous ceux qui l'approchaient d'un peu près.
On devinait en Marcel Godet une haute délicatesse de senti-
ment qui s'alliait à une compréhension pénétrante des hommes
et des choses. Ame noble et généreuse, douce et ferme
tout ensemble, notre ami recherchait la vérité avec une sorte
de passion infiniment touchante. Tout ce qu'il m'avait laissé
deviner de son évolution morale et religieuse faisait le plus
grand honneur à sa parfaite loyauté intellectuelle. Son labeur
396 CHRONIQUES.
scientifique portait l'empreinte de sa curiosité variée, de
ses méditations des choses de l'âme et de sa méthode rigou-
reuse. Il suffit de lire son article sur Haymon de la Fosse,
d'une si grande fraîcheur de sentiments, pour s'en rendre
compte. Combien il était difficilement satisfait de ses travaux,
avec quel scrupule, avec quelle ardeur il les remaniait, il les
améliorait! Il avait au plus haut degré le sens de la dignité de
l'Histoire et de la gravité des responsabilités qui incombent à
ceux qui la cultivent. Très épris de son pays abbevillois, il
se montrait fier d'en faire connaître les beautés et les curiosi-
tés artistiques comme d'en évoquer le beau et séduisant passé.
Son désir était de se consacrer de plus en plus à l'histoire du
xvie siècle, qui l'attirait depuis le début de sa carrière, et de
profiter de ses loisirs, — qui s'étaient accrus depuis qu'il avait
renoncé aux fonctions de bibliothécaire d'Abbevillc, — pour
poursuivre des recherches importantes dans ce domaine. Il
allait publier un travail d'ensemble sur la Réforme à Abbeville
au xvie siècle. La perte de ce travailleur, déplorable à tant
de titres, est donc pour nos études un événement particuliè-
rement douloureux. Nous perdons en lui un collaborateur
zélé en même temps qu'un ami sûr et plein de charme.
Lieutenant de réserve au 8^ bataillon de chasseurs à pied,
Marcel Godet est tombé glorieusement pour sa patrie, qu'il
aimait et qu'il comprenait si bien, le 24 octobre 1914, près de
Pervyse, entre Dixmude et Nieuport. Mortellement blessé, il
s'éteignit peu après, malgré les soins des infirmiers belges. Il
repose auprès d'une ferme de Pervyse. Notre ami avait épousé,
il y a quelques années, une compagne digne de lui et qui
s'était intéressée à sa vie de travail. Il lui laisse deux petites
filles. Que ces trois êtres qui lui furent si chers agréent l'ex-
pression de notre sympathie profonde! Le souvenir de ce
représentant parfait de la jeune génération patriote et lettrée,
dont le rôle a été si beau et si grand dans les conjonctures
présentes, restera gravé dans nos cœurs.
Bibliographie des ouvrages de Marcel Godet.
I. Pedis Admiranda, ou les Merveilles du Pied de Jean Dartis,
remis en lumière avec la vie de l'auteur, une notice de Mercier de
Saint-Léger, une description de quelques ouvrages principalement
anciens concernant le Pied et la Chaussure, des notes savantes, etc.
(Paris, Champion, 1907, in-12.)
CHRONIQUES. 897
2. Jean Standonck et les Frères Mineurs. Extrait de VArchivium
franciscanum historicum, t. II, p. 398-406 (1909).
3. Le Collège de Montaigu. Extrait de la Revue des Etudes rabe-
laisiennes, t. VII (1909).
4. Le Matreloge du Mesnil-Domqueur, précédé d'une étude sur
les biens et l'administration d'une paroisse rurale en Ponthieu à la
fin du moyen âge. [Bulletin de la Société d'émulation d'Abbeville,
année 1909, n" i et 2.)
5. La Congrégation de Montaigu. (Positions de thèses de l'École
des chartes, année 1910.)
6. Catalogue des nouvelles acquisitions de la bibliothèque d'Abbe-
ville, publié par le journal L'Abbevillois et le journal Le Pilote de
la Somme (novembre 1910).
7. Compte-rendu de l'Histoire de Saint-Valery d'Adrien Huguet,
publié dans la Bibliothèque de l'École des chartes, t. LXXI (1910),
p. 637-640.
8. Discours d'inauguration du monument Ernest Prarond, publié
par le journal Le Pilote de la Somme (i" et 3 novembre 1910) et le
journal L'Abbevillois (3 novembre 1910).
9. Ernest Prarond, article dans le No7-d illustré (i5 novembre
1910).
10. Compte-rendu de l'excursion du 18 août igio : Rue, Villiers-
sur-Authie, Valloires. [Bulletin de la Société d'histoire et d'archéo-
logie du Vimeu, n° 54, année 191 1.)
11. Consultation de Tours pour la réforme de l'Église de France
(12 novembre i4q3j, publiée dans la Revue de l'histoire de l'Église
de France, ib mars et 25 mai 191 1.
12. Un imagier de village : Jean-François Flicourt de Canchy,
peintre et sculpteur, 1 734-17 g4, d'après des documents inédits.
[Bulletin de la Société d'émulation d'Abbeville, 1911, n" 2.)
i3. « En Normandie », compte-rendu de l'excursion des ig et
3o mai igi i. [Bulletin de la Société d'émulation d'Abbeville, année
191 1, n°* 3 et 4.)
14. Catalogue des nouv. acq. de la bibliothèque d'Abbeville en
igii, publié dans les journaux de la région.
i5. Conférences sur la Société au moyen âge et l'Art au moyen
âge (faites à Amiens, salons Liesse, décembre 191 1 et janvier 1912).
Non publiées.
16. Discours prononcé aux obsèques d'Aldus Ledieu, publié par le
journal Le Pilote de la Somme (3o mars 1912) et par le journal
L'Abbevillois [2 avril 1912).
REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. II. 27
398 CHRONIQUES.
17. La Congrégation de Montaigii (i4go-i 58o). Paris, Cham-
pion, 1912, vol. gr. in-8°.
i8. Huysmans. (Compte-rendu du livre de l'abbé Blandin, publié
dans le journal L'Abbevillois, 8 février 191 3.)
19. La bibliothèque d'Abbeville. Ce qu'elle est, ce qu'elle pourrait
être. Rapport publié dans l'Abbevillois du 16 janvier 1913, et dans
le Pilote de la Somme des 16 et 18 janvier.
20. Aldus Ledieu ( j85o-i gi2j, l'Homme et l'Œuvre. Abbeville,
Lafosse, igiS, in-8°.
21. Les briilements d'archives à Abbeville pendant la Révolution.
Paris, Champion, igiS, i vol. in-8°.
22. La Picardie. {Bulletin régional de la Revue de l'histoire de
l'Église de France, n" de janvier-février 1914.)
23. Article Amiens, dans le Dict. d'histoire et de géographie ecclé-
siastiques. Paris, Letouzey.
24. Compte-rendu de l'Histoire des paroisses, villages et seigneu-
ries de Saint-Christ-Briost et Ci^ancourt de A. Arcelin, publié
dans le Bulletin de la Revue de l'histoire de l'Église de France,
n" de mars-avril 1914.
25. Tragique histoire d'Haymon de la Fosse. {Revue du XVI' siècle,
t. II (1914), p. 169-190.)
26. Poèmes en prose publiés dans Notre Picardie, revue mensuelle
de la région picarde :
La grande pâture, i" juin 191 1, n» 60.
Le village, i" novembre 1911, n° 65.
La ville : paysage d'hiver, i" janvier 1912, n° 67.
Le printemps sur la plaine picarde, 1" août 1912.
Un Picard en Hollande.
Nous ne pouvons encore donner, à l'heure présente, des
nouvelles de tous nos confrères appelés sous les drapeaux.
Disons seulement que notre cher et tant dévoué collaborateur,
le secrétaire de notre Société depuis sa fondation , Jacques
Boulenger, a été fait sous-lieutenant sur le champ de bataille.
Il a combattu, depuis plusieurs mois, dans les environs de la
ville qui faisait l'admiration du monde pour ses halles mer-
veilleuses. Son régiment, seul de toute l'armée territoriale,
croyons-nous, a été cité à l'ordre du jour pour sa belle con-
duite au feu pendant plusieurs semaines. Ses lettres, qu'il
faut souhaiter de voir publier un jour, resteront sans doute
CHRONIQUES. Sgg
comme un des documents sincères et vécus de l'épopée qui se
poursuit.
Le secrétaire de notre Revue, dont le zèle et la compétence
sont appréciés hautement par nos confrères, Jean Plattard,
est devenu également sous-lieutenant. Il s'est occupé active-
ment de la construction et de l'organisation des tranchées
dans la région de la ville que « le libérateur du territoire » a
conservée à notre affection. 11 a mis en action le prologue du
Tiers Livre et prouvé, une fois de plus, sa solide connais-
sance des textes anciens. Il a mérité les éloges du comman-
dement et des ministres venus visiter ses tranchées modèles.
Le savant D' Bruzon, l'ami des fidèles du Prophète qui
combattent si vaillamment pour nous, soigne les malades et
les blessés, sur le front, dans la région de la Somme. Le vail-
lant Henri Massis a reçu une double blessure; il est soigné
avec toute la sollicitude que mérite son âme généreuse et
combative. Marcel Boulenger a eu les pieds gelés ; le char-
mant et délicat écrivain est maintenant complètement rétabli.
Maurice Du Bos, après plusieurs mois de garde consciencieuse
auprès d'un pont de l'Oise, nous est revenu avec sa classe,
guéri d'une maladie contractée dans l'humidité de la berge.
Gustave Cohen, qui, depuis quelques années, faisait une œuvre
si utile à l'Université d'Amsterdam, est devenu élève officier.
On n'a aucune nouvelle de René Sturel, notre précieux col-
laborateur, aimé de tous, depuis la seconde moitié du mois
d'août. Conservons cependant l'espoir d'apprendre qu'il est
retenu blessé et prisonnier, quelque part, dans une ambu-
lance située dans les régions occupées et d'où les lettres ne
parviennent pas. A. L.
LIVRES REÇUS.
Nous avons reçu les ouvrages suivants, dont il sera rendu
compte par le chroniqueur de l'Histoire littéraire, sitôt qu'il
pourra reprendre ses études.
Gennaro Perfetto (Janunculus). Le opère di Francesco
Rabelais, per la prima volta tradotte in lingua italiana. I. Gar-
gantua. — Nuova edizione rifatta e preceduta da uuo studio
su Rabelais cd i suoi tempi. — Napoli, T. e R. Pironti edi-
tori, 1914. I vol. in-i2, ccccxxxv-233 pages. (Importante intro-
duction.)
Classici del ridere. — Margherita d'Angoulème, regina di
Navarra. Heptameron. Prima versione italiana di Francesco
Picco. Incisioni del Freudenberg. — Genova, A. -F. Formig-
gini editore. i vol. petit in-80, xxxii-zBo pages.
TABLE DES MATIÈRES.
Pages
Statuts I
Liste des membres 5
Quelques fragments inédits de Michelet sur le xvi^ s.,
par Henri Hauser 19
Rabelais et Jean Le Maire de Belges, par Arthur Til-
LEY 3o
Notes pour le commentaire de Rabelais, par Jean Plat-
tard, Spitzer, Albarel, Henri Glouzot . . 33, 190, 367
Nos Géants à^anter fois (suite et fin), par Jean Baffier. 40
• La documentation sur le xvie siècle chez un roman-
cier du xviie. Les sources historiques de La Princesse
de Cleves, par H. Chamard et G. Rudler .... 92,289
Poésies inédites de Marguerite de Navarre, par René
Sturel 149
Tragique histoire d'Haymon de la Fosse, par Marcel
Godet 169
André Chénier et Rabelais, par Jean Plattard . . . 196
Juste Lipse et le mouvement anticicéronien à la fin
du xvie et au début du xvii^ siècle, par Groll. . . 200
Les jardins français à l'époque de la Renaissance, par
Jean Plattard 243
Rabelais et les peuples conquis, par Abel Lefranc . 285
Béroalde de Verville et la querelle de « l'abstinente »,
par Henri Glouzot 322
Mélanges du xvie siècle. Les termes patois chez d'Au-
bigné. — Les « Bigarrures » de Tabourot et leur
source principale. — Un chapitre d'histoire litté-
raire. — Joseph-Juste Scaliger et ses connaissances
linguistiques. — Qu'est-ce que « Le jargon de Gali-
matias » de Montaigne, par Lazare Sainéan ... 33 1
Régime médical pour un prince adolescent (i555), par
L. RoMiER 371
y
402 TABLE DES MATIERES.
Pages
L'abandon de la Corse par les Français (iSSg), par
L. R 376
Rapport sur l'attitude des protestants de la Bourgogne
en i566, publié par L. R 379
Comptes-rendus.
Henri Clouzot. Gargantua et Pantagruel (Jacques
Boulenger) 256
Abel Letalle. Les fresques du Campo Santo de Pise
(Maurice du Bos) 258
Chroniques.
I. Bulletin d'histoire de France, par Lucien Romier, p. 260,
384. — Bibliographie et historiogrî^hie, p. 260, 384. — His-
toire morale et religieuse, p. 260, 384. — Histoire politique,
p. 262, 386. — Histoire des institutions et du droit, p. 265,
390. — Histoire des mœurs, p. 265, 391. — Géographie et
histoire économique, p. 266. — Numismatique, p. 267. —
Portraits, p. 268. — Monuments de la Renaissance, p. 268.
— Peintres et sculpteurs, p. 270. — Armures, p. 271.
II. Bulletin d'histoire littéraire, par Jean Plattard, p. i32.
— Répertoires, p. i32. — Histoire générale de la littérature
française au xvi^ siècle, p. i32. — Bibliothèques, p. i33. —
Langue française, p. i33. — La Réforme, p. i33. — Le mou-
vement de la Renaissance, p. 134. — Érasme, p. 134. — Le,
platonisme, p. 134. — Marguerite de Navarre, p. 134. ^
Clément Marot, p. i35. — Calvin, p. i35. — Les conteurs,
p. i35. — Ronsard, p. i35. — Traducteurs, p. i36. — Eru-
dition, p. 137. — Polémique religieuse, p. 137. — Eloquence
religieuse, p. i38. — Romans, p. 139. — Montaigne, p. 139.
— Charron, p. 140. — Le théâtre, p. 140.
in. Chronique rabelaisienne, p. 141, 272. — Société des
Études rabelaisiennes, p. 141, 272. — Dessiller ou déciller
(P. Casanova), p. 143. — L'étymologie de talisman (P. Casa-
nova), p. 144. — Les méfaits des « Pastophores taulpetiers »
(J. P.), p. 144. — Marranes et Marrabais (J. P.), p. 145. —
TABLE DES MATIÈRES. 4o3
La mort de Pan, p. 145. — Rabelais ressuscité (J. P.), p. 145.
— Anatole France et Rabelais, p. 146. — Les « Limbes »
des véroles (J. P.), p. 146. — Rabelais et son œuvre d'après
les manuels scolaires (J. P.), p- 147- — Le Rabelaisien pas-
sionné, p. 273. — Rabelais et Baptista Mantuanus (W. F.
Smith), p. 275. — Conférences sur Rabelais en Ecosse (J. P.),
p. 276. — Les menus provençaux de Rabelais, p. 277. —
Hommage du président Poincaré à Rabelais, p. 278. — La
robe doctorale de Rabelais à Montpellier, p. 278. — L'au-
thenticité du Ve Livre de Pantagruel (J. P.), p. 27g. — Une
imitation de l'inscription de Thélème par Eustorg de Beau-
lieu (Helen J. Harwitt), p. 282. — Rabelais réputé poète
par quelques écrivains de son temps (J. P.), p. 283.
IV. Nécrologie : Fernand Mouchet, Fernand de Val de Guy-
mont, Marcel Godet (notice accompagnée d'une bibliogra-
phie), par Abel Lefranc, p. 393.
Le gérant : Lucien Romier.
Nogent-le-Rotrou, impr. Daupeley-Gouvkrneur.
PQ
230
R5
t. 2
Revue du seizième siècle
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