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JOHNA.SEAVERNS
LE MARQUIS DE L'AIGLE
RÉFLEXIONS
D'UN VIEUX VENEUR
SUR
LA CHASSE DU CERF
PREFACE PAR LE COMTE D'HAUSSONVILLE
DE L ACADEMIE FRANÇAISE
PARIS
MANZl, JOYANT & C'S éditeuhs-impiumeurs
24, boulevard des Capucines, 24
RÉFLEXIONS
D'UN VIEUX VENEUR
RÉFLEXIONS
D'UN VIEUX VENEUR
SUR
LA CHASSE DU CERF
PA.R
LE MARQUIS DE L'AIGLE
PREFACE PAR LE COMTE D'HAUSSONVILLE
DE L ACADEMIE FRANÇAISE
MANZI, JOYANT.& C'S éditeurs-imprimeurs
24, boulevard des Capucines, Paris
PRÉFACE
Voici un livre de belle humeur française,
écrit avec gaieté, bonne grâce, d'une langue
excellente et claire, amusant pour tout le monde,
utile pour quelques-uns.
Nul n'était mieux préparé pour l'écrire que le
marquis de L'Aigle. Il est, en effet, maître d'équi-
page depuis 1893. Cet équipage qu'il dirige, il l'a
reçu de son père; il le transmettra à son fils. S'il
est, en effet, un goût atavique, c'est celui de la
chasse à courre. « C'est dans le sang », comme
disent les gens du peuple. Les preuves en abon-
dent. Les grands équipages de l'Ile-de-France, de
la Normandie, de l'Anjou, de la Touraine, de la
Vendée, du Poitou ceux des... Boisgelin, des
Ghezelles, des Puységur, des d'Andigné, des
Ghampchevrier, des du Luart, bien d'autres que
je pourrais citer sont tous héréditaires. Ils ont
passé de père à fils, souvent de grand-père à petit-
fils. Parfois l'héritage remonte plus haut; ainsi la
première chasse de l'équipage de L'Aigle a eu
H REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
lieu en 1790. Chez ceux qui, pour une raison ou
pour une autre, n'ont pas conservé l'héritage, le
goût est resté. Après ces grands noms de la vénerie
française, je n'ose parler de moi, obscur. Je ne
puis cependant me retenir de dire que mon
arrière-grand-père a été le dernier grand louve-
tier de France, que mon grand-père et mon père
ont eu un équipage, et que j'avais sept ans
lorsque j'ai vu forcer mon premier sanglier.
C'est sans doute à cause de cela que, de tous les
plaisirs de la vie, le plus enivrant, aussi long-
temps que j'ai pu le goûter, le plus regretté
depuis que j'ai dû y renoncer, a toujours été
pour moi la chasse à courre. 11 n'y a que la
musique que je mettrais en balance.
Le goût, ce n'est pas assez dire, la passion
de la chasse à courre n'est pas seulement héré-
ditaire chez les maîtres d'équipage : elle l'est
aussi chez les piqueux, pour commencer à parler
la langue de la vénerie. Il y a des dynasties de
piqueux. A vingt-trois ans, j'ai chassé avec un Gho-
pelin qui dirigeait l'équipage Boisgelin d'autre-
fois; c'est encore un Ghopelin qui dirige l'équipage
Boisgelin d'aujourd'hui. Le vieux père Lefort,
originaire de Seine-et-Marne, qui avait été valet
de chiens chez mon grand-père, et qui a fini
garde-chef chez M. Alfred Sommier, au château
de Vaux-le-Vicomte, a peuplé de ses fils et petits-
fils les équipages de l'Ile-de-France. Il en est de
PREFACE III
même des Cauvain de l'Oise. Je suis certain qu'en
Poitou, en Vendée, on pourrait citer d'autres
exemples de ces dynasties. Formés ainsi à la
chasse dès leur enfance, entrés dans un équipage
dès leur jeunesse, successivement valet de chiens
à pied, valet de chiens à cheval et piqueux, ayant
vieilli dans le métier, ces hommes arrivent à une
expérience, à un flair, à une sorte de divination
auxquels ne sauraient croire ceux qui ne les ont
pas vus travailler. Ils ne le cèdent en rien à ces
Indiens suivant leurs ennemis à la piste dont
parlent les romans de Gooper et dont les prouesses
enchantaient notre enfance.
Je me souviens, entre autres, d'un certain
Basseville avec lequel j'ai chassé d'abord en forêt
de Villefermoy avec l'équipage du comte Gref-
fulhe, et ensuite en forêt de Fontainebleau avec
l'équipage Lebaudy. Je lui ai vu faire, un jour,
quelque chose que j'ai jugé tout à fait remar-
quable. Deux ou trois chiens rapprochaient un
cerf qui avait vidé l'enceinte où il avait été rem-
buché, avant qu'on ne vînt frapper à la brisée.
Ces choses-là arrivent. Les chiens chassaient
froidement : ils semblaient balancer. Basseville,
à cheval, se mit à faire à l'œil la route qui bordait
l'enceinte. C'était une route ferrée, à peine
humide. Tout à coup il s'arrêta. « Notre cerf passe
là », s'écria-t-il. Un valet de chiens à pied s'appro-
cha : « Non, dit-il, j'ai fait la route ce matin ;
IV REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
c'est une des voies du relevé. — Je vous dis
que c'est lui, répliqua Basseville. Cet animal-là
ne passe pas d'assurance; il passe d'effroi, appelez
les chiens. » Il voulait dire par là qu'il ne passait
pas tranquillement, au pas, comme un animal qui
va, le matin, au gagnage, mais au galop, comme
un animal poursuivi. On appela les chiens; cinq
minutes après, l'animal qui s'était tapi dans l'en-
ceinte voisine bondissait devant eux. Ainsi, du
haut de son cheval, sur une route ferrée, Basse-
ville avait reconnu de quel train marchait un
animal. Un Huron ou un Mohican n'aurait pas
fait mieux. L'hérédité, l'instinct, l'éducation,
l'expérience, qu'il s'agisse d'un maître d'équipage
ou d'un piqueux, il ne faut pas moins que toutes
ces conditions réunies pour faire un bon veneur.
*
A quels instincts secrets de notre nature répond
chez l'homme le goût de la chasse à courre ?
J'aime autant ne pas trop approfondir la ques-
tion. 11 faudrait, je le crains bien, reconnaître que
c'est à un instinct un . peu carnassier, quelque
chose qui n'est pas, après tout, très différent de
celui de la bête féroce qui poursuit sa proie lors-
que celle-ci cherche à se dérober par la fuite.
J'aime mieux chercher une explication plus noble.
Pour moi, ce que j'ai toujours passionnément
PREFACE V
aimé dans la chasse à courre, c'est la part d'im-
prévu, d'inconnu, j'oserai presque dire d'aven-
lure, qui en est inséparable, ce n'est pas assez
dire, qui en est le fond même. On sait comment
une chasse à courre commencera, à quelle heure,
dans quel endroit. On ne sait ni où, ni comment
elle finira, quelles en seront les péripéties, dans
quel pays elle vous conduira. Ce que j'écris là
amènera peut-être un sourire sur les lèvres de
ceux qui, de leur vie, n'ont assisté, en fait de
chasse à courre, qu'à une brillante Saint-Huberl
en forêt de Chantilly ou de Rambouillet, voire
même de ceux qui chassent habituellement le cerf
avec les équipages des environs de Paris. Je
reconnais, en effet, que, depuis quelques années,
surtout depuis que non seulement des voitures,
mais des automobiles suivent les chasses et sont
toujours là pour ramener les invités au train
de cinq heures, après l'hallali ou même aupa-
ravant, la part d'inconnu et d'aventure a singu-
lièrement diminué. Mais, dussé-je me donner le
ridicule, assez fréquent chez les vieilles gens, de
parler de ce qui se faisait de leur temps, je pense
surtout à la chasse telle qu'on la pratiquait autre-
fois, et ceci me contrairit à un aveu qui, aux yeux
des grands veneurs, me fera peut-être quelque
tort.
Je reconnais que la chasse au cerf est la plus
belle de toutes, la plus noble, la plus royale. C'est
VI REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
la chasse à courre par excellence, parce qu'elle
est la plus difficile de toutes, sauf, me suis -je
laissé dire, celle du chevreuil qu'on pratique sur-
tout dans l'Ouest et que je n'ai jamais chassé;
mais cependant je suis obligé de confesser que je
préfère la chasse au sanglier. Je reproche à la
chasse au cerf d'être un peu monotone et de man-
quer précisément d'imprévu, sauf dans les pays
de petites forêts coupées par des débuchés. Qu'il
y ait dans la forêt un étang, c'est là, neuf fois sur
dix, que la chasse finira. La chasse au sanglier
est, au contraire, plus variée : plus mouvementée à
l'attaque, plus incertaine dans son parcours, plus
dangereuse parfois à la fin. Je demande la per-
mission de dire comment on chassait le sanglier
dans mon jeune temps, c'est-à-dire quelques
années avant la Guerre, et cela non pas dans
quelque province reculée, mais en Seine-et-
Marne et dans l'Yonne, pays où j'ai beaucoup
chassé autrefois.
On partait le matin, vers huit ou neuf heures,
suivant que le rendez-vous était plus ou moins
loin, à cheval, au pas, suivant les chiens que
précédait un valet de chiens à pied, menant par-
fois soi-même en main les chevaux des hommes
qui étaient partis de grand matin pour faire le
PREFACE VII
bois, et qui ne devaient monter à cheval qu'au
rendez-vous. On y arrivait vers dix heures. On
entendait le rapport des hommes. Ils mangeaient
le déjeuner froid qu'on leur avait apprêté, s'ha-
billaient et montaient à cheval à leur tour. On
allait alors frapper à la brisée dont le maître
d'équipage avait fait choix et l'on entrait en
chasse vers onze heures.
Souvent l'attaque ne se passait pas sans inci-
dents. Si l'animal détourné était seul, dans une
enceinte un peu fourrée, s'il était bien armé, on
ne savait jamais s'il ne renverrait pas les quel-
ques chiens qu'on avait déhardés d'abord pour le
mettre sur pied, et s'il ne faudrait pas, pour
l'obliger à vider l'enceinte, découpler la harde
tout entière. Il n'y avait pas moyen de faire autre-
ment si les animaux étaient en compagnie, ce qui
était le cas le plus fréquent. Les valets de chiens
à pied, parfois le second piqueux qui avait donné
son cheval à tenir, entraient sous bois avec les
chiens pour voir ce qui allait se passer. Tout à coup
on entendait un hourvari formidable. C'étaient
tous les chiens se recriant à la fois parce qu'ils
étaient tombés sur la compagnie de sangliers. Si
un cri aigu dominait, c'était un chien blessé, et le
maître d'équipage, resté dans l'allée, se désespérait
déjà, ne doutant pas, souvent avec raison, que ce
ne fût le meilleur. Ou bien c'étaient des vagisse-
ments d'enfant; les chiens étaient en train de
VIII RÉFLEXIONS D'UiN VIEUX VENEUR
dévorer un marcassin. Cependant les sangliers se
dispersaient; ils sautaient les allées bordant l'en-
ceinte, les uns celle-ci, les autres celle-là; c'était
au maître d'équipage à rapidement faire choix de
celui sur lequel il voulait rallier les chiens, au pre-
mier piqueux de veiller à ce qu'il n'y eut pas plu-
sieurs chasses. Mais souvent les chiens s'étaient
ralliés d'eux-mêmes, et la chasse commençait.
Parfois elle avait, je le reconnais, l'inconvé-
nient d'être trop courte. Si l'animal était un peu
lourd, si c'était un solitaire, trop tôt il faisait tête
aux chiens, généralement dans un endroit de la
forêt un peu épais. On entendait les abois ;*c'était
le moment critique; les péripéties de l'hallali
commençaient. Piqueux, maître d'équipage, tout
le monde mettait pied à terre pour se porter au
secours des chiens. Lorsqu'on arrivait, il y en
avait déjà parfois quelques-uns de blessés qui
gisaient àterre, les entrailles pendantes. Quelque-
fois, à la vue des hommes, le sanglier, ayant
repris haleine, repartait. Il fallait suivre les chiens
à pied, non sans peine, dans le fourré. Quelque-
fois, au contraire, il se dégageait des chiens et
chargeait les hommes : ceux qui n'étaient pas
armés tâchaient d'aviser quelques branches aux-
quelles ils se suspendaient et laissaient passer
l'animal sous leurs pieds. Ceux qui avaient une
carabine l'attendaient de pied ferme et le visaient
venant sur eux , mais il fallait que la balle
PREFACE IX
l'atteignit à la tête ou au cœur, sinon il n'en
devenait que plus dangereux. Il n'était pas sans
exemple que les choses finissent mal. C'est un de
mes souvenirs d'enfance d'avoir vu revenir à
Gurcy chez mon père, une charrette, où il y avait un
gros sanglier mort, deux chiens qui n'en valaient
guère mieux et un homme assez grièvement blessé
à la cuisse. Le plus souvent une balle bien placée
mettait fin au drame. Mon père, qui était un admi-
rable tireur à balle, se chargeait généralement de
la chose; ou bien, si les chiens tenaient le san-
glier coiffé, un homme hardi le servait au couteau.
Parfois, au contraire, la chasse tournait tout
autrement. Qu'un bon ragot, un peu léger, ou
même un sanglier à son tiers an eût commencé
par fatiguer les chiens dans les fourrés, et gagné
ainsi un quart d'heure, voire une demi-heure
d'avance, il prenait le contre-vent et filait en
ligne droite. Les chiens, obligés de se coller à la
voie, qui était haute, ne le menaient pas vite et il
augmentait encore son avance. A la suite des
chiens, on faisait parfois ainsi deux ou trois lieues
en ligne directe, surtout si l'animal cherchait à
gagner quelque forêt lointaine d'où il était venu,
car le sanglier est un animal très voyageur qui
change souvent de forêt, et l'on traversait des pays
peu connus. Parfois, surtout s'il débuchait, et tra-
versait des terrains lourds, les chiens le rejoi-
gnaient, et le forçaient en plaine. C'était un hallali
X REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
Jji'illant qui rassemblait les paysans des villages
environnants. Parfois, au contraire, à la tombée de
la nuit, vers cinq heures, tout espoir étant perdu, il
fallait arrêter les chiens. On mettait pied à terre;
on sonnait des requêtes pour rassembler ceux qui
avaient pu rester en arrière. On les couplait tous,
puis on faisait retraite, au pas, toujours au pas,
c'était un principe absolu, et, d'ailleurs, il le fallait
bien, car les chevaux étaient fatigués. La retraite
durait ce qu'il fallait de temps pour regagner le
logis, deux heures, trois heures. On rentrait quel-
quefois à huit ou neuf heures du soir. Combien
souvent, étant enfant, je me souviens qu'on s'est
mis à table sans mon père. Arrivé à quelque dis-
tance du chenil, l'équipage prévenait de son
approche; il sonnait, suivant les circonstances, ou
l'hallali et la retraite prise ou la retraite manquée,
plus généralement, la rentrée au chenil, les
hommes n'aimant pas beaucoup à sonner la
retraite manquée. Toute la maisonnée s'avançait
sur le perron. Le maître d'équipage et ses invités
mettaient pied à terre; ils étaient un peu transis,
mais, lors même qu'il avait fallu sonner la retraite
manquée, personne ne songeait à se plaindre. On
avait été entraîné très loin : donc on avait fait une
belle chasse.
Jeunes gens, jeunes gens, qui, à partir de cinq
heures, commencez à chasser le train, voilà com-
ment nous chassions quand j'avais vingt ans.
PREFACE XI
Dites si, dans la chasse ainsi pratiquée, il n'y avait
ni imprévu, ni inconnu, ni aventure.
*
Qu'on ne me croie pas cependant hobereau
à ce point de ne pas apprécier la chasse au cerl.
Je reconnais que, lorsqu'un beau dix-cors, por-
tant haut la tête, saute une allée, serré de près
par toute la meute, lorsque, n'étant pas encore
sur ses fins, il traverse, les chiens nageant après
lui, un étang, dont il ressort, il y a là un
spectacle d'une élégance, d'une noblesse, que
la chasse au sanglier n'ofFre jamais. Il y a
aussi, dans la chasse au cerf, un charme :
c'est le train. Lorsque, dans une forêt un
peu claire, comme par exemple Chantilly ou
Gompiègne, un cerf file en ligne droite et sans
faire de retours, vigoureusement poussé par des
chiens très vites, lorsque vous avez entre les
jambes un cheval bien allant, qui ne tire pas,
mais qui n'a pas besoin d'être poussé, lorsque
les chiens sont bien gorgés et crient à pleine
voix, lorsque les hommes sonnent presque sans
interruption des bien-aller, ce sont des moments
d'excitation, d'ivresse même, dont la mémoire ne
se perd jamais et peut revenir inopinément dans
des circonstances assurément très différentes.
Qu'on me pardonne un souvenir très personnel.
xu REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
J'ai pris part à toutes les opérations du siège de
Paris comme officier d'ordonnance du général
Princeteau qui commandait l'artillerie du corps
d'armée du général d'Exea. La veille de la bataille
de Ghampigny, j'avais couché avec mes camarades
de Fétat-major, jjar terre, dans une petite maison
délabrée qui était contiguë au fort de Nogent.
Je passai une nuit assez agitée. Pourquoi ne
l'avouerai-je pas? Je n'avais jamais vu le feu et
j'avais peur d'avoir peur. Nous montâmes tous à
cheval de grand matin, mais je fus laissé en
arrière pour convoyer une batterie qui s'était
égarée et la remettre dans son chemin. L'ordre
que j'avais reçu étant exécuté, j'étais pressé de
rejoindre mes camarades; je piquai un temps de
galop. J'avais un excellent cheval que nous avons
depuis surnommé dans la famille : le cheval porte-
veine, car il a fait sous mon beau-frère, le marquis
d'Harcourt, une campagne en Afrique et la pre-
mière campagne de France, ReichshofFen, Sedan,
sous moi, toutes les affaires du siège de Paris, de-
rechef, sous mon beau-frère, toute la Commune et
jamais aucun de ceux qu'il a portés n'a reçu la
moindre égratignure. Ce cheval était très allant
et il fallait plutôt le retenir. Je me souviens
très nettement qu'en tournant au galop, sur la
bonne jambe, la route qui descend du fort de
Nogent à la Marne, j'eus un ressouvenir de
chasse à courre; je ressentis une sorte d'excita-
PREFACE XIII
tion, d'ivressejoyeuse et, instinctivement, je fre-
donnai entre mes dents un bien-aller. A partir
de ce moment je fus tranquille et j'eus la certitude
que tout irait bien. Je pourrais être tué, mais je
n'aurai pas peur. *
*
Dans la chasse à courre, il y a encore une
chose que j'aime : c'est un legs du passé. Les
traditions de la vénerie française remontent à
l'Ancien régime. Il est surprenant qu'elles aient
pu traverser notre époque démocratique sans
subir la moindre altération et qu'elles soient
plus respectées que jamais. Les principes, les
préceptes, les usages de la chasse à courre, sont
les mêmes que ceux expliqués par du Fouilloux,
dans son célèbre Traité de la Vénerie dont la
première édition est de 1560.
La langue est demeurée intacte, et c'est une.
langue à part qu'il faut connaître pour la com-
prendre. Qui saurait, par exemple s'il n'a été
élevé dans la vénerie, que la nappe d'un cerf, la
paroi d'un sanglier, veut dire sa peau ; qu'un
pavé est toujours une grande route, lors même
qu'elle est dépavée depuis longtemps, que : se
/^zeyM^er signifie, pour un animal, avoir une allure
irrégulière et qu'on dit toujours : en forêt de...
et non pas : dans la forêt de... La langue de la
vénerie, comme la paume, a fourni au langage
XIV REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
courant bien des métaphores usuelles dont chacun
se sert, sans en savoir l'origine. « La République
est aux abois! » dit un jour à la tribune, M.
Baudry d'Asson, le fougueux député de la Vendée
qui était un veneur émérite, et Gambetta, du haut
du fauteuil présidentiel, répliqua assez drôle-
ment : « J'engage M. Baudry d'Asson à se servir
d'expressions moins cynégétiques », mais il ne
savait probablement pas que, lorsqu'un animal
est forcé, les chiens qui l'entourent aboient d'une
façon particulière à laquelle l'oreille d'un veneur
ne se trompe pas un instant. Mon père, qui était
aussi un grand joueur de paume, expliquait sou-
vent à ses confrères la signification de certaines
comparaisons qui ont passé de la langue du jeu
de paume dans la conversation courante, ainsi
l'expression : peloter en attendant partie. Depuis
la mort de M. le duc d'Aumale qui s'y entendait
comme il s'entendait en toute chose, j'ai la spé-
cialité de leur expliquer les termes de vénerie
qui se rencontrent souvent dans le dictionnaire
de l'usage. C'est ainsi qu'à la lettre B, lorsque
nous en sommes arrivés au mot brisée, non seu-
lement, je leur ai expliqué doctement ce que
c'était qu'une brisée, mais j'ai ajouté, pour leur
édification, qu'un valet de limier faisant suite
d'un animal et rencontrant la brisée d'un cama-
rade qui l'avait dépisté avant lui devait inter-
rompre sa quête et ne pas « aller sur la brisée »
PREFACE XV
du camarade. D'où la métaphore bien connue.
La vénerie française a également hérité de
l'ancien régime certaines traditions de politesse,
de cérémonie, au maintien desquelles on reconnaît
tout de suite un équipage héréditaire, ou encore
un équipage nouveau formé par quelqu'un qui
sait son affaire. Je n'en citerai qu'un exemple. Les
piqueux et valets de chiens à cheval devant tou-
jours suivre au plus près des chiens, sont obligés,
en galopant dans les allées, de dépasser les
invités; c'est à ceux-ci à les laisser passer, de
même qu'ils ne doivent jamais devancer le maître
d'équipage. Mais les hommes d'un équipage bien
stylé ne dépasseront jamais un cavalier, fût-ce à
plein galop, sans se découvrir et mettre un instant
leur cape à la main. Parfois même les hommes
d'équipage puisent dans l'éducation qu'ils ont
reçue, non seulement d'excellentes manières,
mais un véritable esprit d'à-propos. J'ai beaucou[)
chassé avec un certain Hourvari qui avait été
formé à l'équipage du duc de Valençay et qui
avait passé ensuite à celui de M. le duc d'Aumale.
On voit qu'il avait été à bonne école. Hourvari
avait l'allure et les manières d'un père noble
de la Comédie-Française. Il a fini à l'équipage
Lebaudy qu'il menait admirablement. Un jour,
c'était en forêt de Fontainebleau, le cerf venait de
sauter une allée : les chiens n'étaient pas encore
passés. Quelques cavaliers impatients se prépa-
XVI REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
raient à partir au galop, sans s'inquiéter de fouler
la voie ou d'enlever les chiens. D'un geste, sa
cape à la main, Hourvari les arrêta : « Messieurs,
leur dit-il, tant que le premier piqueux n'a pas
passé, personne ne doit passer; ce n'est pas
l'homme, c'est la fonction. » A combien de
circonstances de la vie, à combien de visites offi-
cielles, cette formule ne s'applique-t-elle pas? Je
me souviens qu'il y a plus de vingt ans, alors que
j'avais l'honneur de représenter M. le comte de
Paris, je dus, comme directeur de l'Académie,
rendre visite au jour de l'an à M. Carnot, alors
président de la République. Quelques royalistes
en furent scandalisés et prirent la peine de me
l'écrire. J'aurais pu leur répondre, comme Hour-
vari : « Ce n'est pas l'homme, c'est la fonction. »
■k
Je me suis laissé entraîner par mes impressions
personnelles et mes souvenirs trop loin du livre
de M. le marquis de L'Aigle. J'y veux revenir
avant de terminer pour redire encore combien ce
livre est agréable et utile. Ceux qui ont la pré-
tention de savoir un peu ce que c'est que la chasse
à courre, — on a pu s'apercevoir que je suis du
nombre, — y trouveront encore beaucoup de
choses qu'ils ignoraient; ceux qui ont tout à
apprendre y feront leur éducation. Ils ne sauraient
PREFACE xvir
se mettre à Fécole d'un meilleur maître, ni dont
les leçons soient plus attachantes, car elles sont
entremêlées d'anecdotes spirituellement contées.
Je ferai cependant à M. de L'Aigle un reproche
que les auteurs prennent rarement en mauvaise
part : son livre est trop court. 11 y manque un
chapitre sur les fanfares.
Les fanfares ne sont pas seulement la gaieté
de la chasse à courre. Elles en sont aussi la
poésie et en accompagnent les épisodes. Parfois
elles sont entraînantes et vous emportent avec
elles, ainsi le débuché. Parfois elles sont écla-
tantes comme un chant de triomphe, ainsi l'hallali;
parfois elles sont lamentables, ainsi la retraite
manquée. 11 en est même qui ont une certaine
mélancolie, comme les Adieux des Pique ax ou les
Adieux à Chantilly^ fanfares de fantaisie, je le
reconnais, mais qui, bien sonnées et dans l'es-
prit des paroles, — car toute fanfare a des
paroles, — font penser au vers de Vigny :
Dieu! Que le son du cor est triste au fond des bois,
Vigny n'était pas un veneur. Il faut lui par-
donner d'avoir dit le cor, au lieu de : la trompe.
Il appartenait à un maître comme le marquis
de L'Aigle de dire quand il faut sonner, ce qu'il
faut sonner, et aussi quand il ne faut pas sonner.
Il y a là, dans son livre si complet, une petite
xviii REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
lacune. Pour ceux qui veulent véritablement s'in-
struire, cette lacune peut être heureusement com-
blée par une charmante petite plaquette due à
Madame la duchesse d'Uzès que je me permettrai
d'appeler la « grande maîtresse de la vénerie
française », et qui, en fait de connaissance de la
chasse à courre, pourrait le disputer au marquis
de L'Aigle. Je renvoie à cette plaquette les jeunes
veneurs qui voudraient compléter leur éducation.
Ce qui achève de faire de l'ouvrage de M. le
marquis de L'Aigle une publication tout à fait
rare, ce sont les illustrations. Le marquis de
L'Aigle n'est pas seulement un veneur, il est
encore un aquarelliste. Il ne manie pas seulement
la plume mais aussi le pinceau, et, le pinceau à
la main, de prosateur il devient poète. Rien de
joli, de vivant, de bien vu, comme les aquarelles
qui, presque à chaque page, reproduisent quelques
épisodes du texte ainsi replacés dans leur cadre,
quelques scènes de chasse auxquelles on croit
assister. M. de L'Aigle a un sentiment très juste
de la nature, des échappées de forêt, des débuchés,
des quêtes du matin quand l'aube se lève à peine,
des bat-l'eau quand le soleil se couche, des
passages de rivière, des étangs. Tout est rendu
avec des couleurs vives et sobres, avec un art
qui n'enlève rien à la vérité. Gomme on a le sen-
timent, en lisant le livre, que Fauteur raconte ce
qu'il sait, de même en regardant les illustrations
PREFACE XIX
on a le sentiment que l'aquarelliste peint ce qu'il
a vu. L'amateur d'art qui feuilletera ce livre
éprouvera un plaisir égal à celui du veneur qui le
lira. Les vieux aimeront à se souvenir, les jeunes
à s'instr,uire, et, comme le veneur se double chez
moi d'un académicien qui a le droit d'être un peu
pédant, je terminerai par ce vers que tout le
monde connaît et dont peu de personnes savent
l'auteur :
Indocti discant et ament meminisse periti.
AVANT-PROPOS
«Ak
ART du conteur est de réduire
• l'action à ce qu'elle a d'origi-
nal et d'intéressant, rien que
cela ; soyez original, soyez
intéressant et vous serez
un conteur charmant, nous
dit Marmontel, et, après lui,
tous ceux qui onl le goût de la lecture. Seu-
lement, si beaucoup s'exercent dans ce genre
hérissé de difficultés, combien peu y réussissent!
Original ! Je crains fort qu'en parcourant les
lignes qui vont suivre, l'on vienne répéter ce
mot de Ghamfort : « Les livres d'à présent ont
l'air d'être faits en un jour avec les livres faits
de la veille. »
Qu'est-ce, en effet, que l'œuvre du plus beau
génie, sinon la plus vaste des compilations, la
plus condensée et la plus éblouissante? Gom-
ment, si l'on veut parler chasse à courre, ne
XXII RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VEXEUR
pas suivre la voie que nos ancêtres nous ont
tracée avec tant d'autorité !
II faut bien se résigner à répéter les doctrines
que nous ont enseignées les du Fouilloux, les
Salnove, les Sélicourt, les Gaffet de la BrifFar-
dière, les Leverrier de la Conterie, les d'Yau-
ville et autres célébrités non moins estimées
des veneurs. Leurs sages préceptes ont si peu
changé depuis lors.
« Tout est dit, et Ton vient trop tard depuis
tant d'années qu'il y a des hommes et qui
pensent. »
« Nous ne faisons que nous répéter les uns
les autres », avait déjà écrit Montaigne avant La
Bruyère. Paroles décourageantes, mais toujours
vraies.
L'on raconte qu'un jour Renan proposa à un
jeune homme désireux de faire une thèse le sujet
suivant :
De quibusdam ineditis jam editls.
Ce mot d'esprit paraphrase l'axiome classique
français :
« Rien n'est nouveau sous le soleil » et sauve-
garde un peu, je l'espère, la tâche téméraire que
j'ai entreprise aujourd'hui de mettre sur pied
ce petit livre.
Cependant, si j'ai eu l'audace de ne pas garder
pour moi seul les « réflexions d'un vieux veneur»,
c'est qu'il m'a paru original, pour le coup, de
AVANT -PROPOS xxiii
jeter en marge, au fur et à mesure que ma plume
courait sur le papier, quelques croquis sans pré-
tention, susceptibles d'animer et d'égayer un texte
souvent banal, à force d'avoir été publié, qui n'en-
seignera rien de nouveau aux fidèles disciples
de saint Hubert.
De plus, ce titre que j'ai choisi avec intention
me permettra de sortir, à l'occasion, des limites
étroites d'un « traité de vénerie », pour divaguer
à mon aise en marge de mon sujet.
Au fond, « la meilleure science que nous pou-
vons apprendre (après la crainte de Dieu), n'est-
elle pas de nous tenir et entretenir joyeux, en
usant d'honnestes et vertueux exercices, entre
lesquels je n'ay trouvé aucun plus utile et plus
recommandable que l'art de la vénerie ? »
Ainsi s'exprimait au xvi^ siècle Jacques du
Fouilloux, notre premier maître, et c'est sous ses
auspices que son élève respectueux se place
pour se faire pardonner ce modeste opuscule et
les illustrations qui accompagnent le texte.
Marquis de L'AIGLE.
I
LE CHENIL
ET LA NOURRITURE DES CHIENS
' -^ ^ ' UELs que soient les anciens
livres de chasse que vous
ouvriez, vous en trouverez
peu, sauf d'Yauville, où
les auteurs aient pris la
peine de décrire l'installa-
tion d'un chenil modèle.
Pourtant, les conditions hygiéniques sont aussi
nécessaires au chien qu'à l'homme, et il tombe
sous le sens que, pour avoir des animaux
vigoureux et sains, il convient de ne rien
négliger aussi bien à l'égard de leur propreté
qu'à celui de la salubrité de leur logement.
Sur ce dernier point, l'architecte le plus dis-
tingué commettra erreurs sur erreurs, s'il
n'est pas dirigé par un chasseur ayant acquis
assez d'expérience pour déterminer l'empla-
cement et la disposition du logis destiné à un
équipage.
2 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
Si on laisse à l'artiste, qui ne connaît ni les
mœurs, ni les habitudes des chiens, ni les
travaux usuels de ceux qui les soignent, la
liberté absolue de ses conceptions, tantôt il
mettra le chenil des mâles à côté de celui des
chiennes, tantôt la cuisine et ses dépendances
seront placées à l'opposé de la cour où ils
prennent leurs repas ou bien le valet de chiens,
par le choix de son logement , ne pourra
exercer sur eux aucune surveillance. L'habile
homme croira répondre à vos recommandations
de salubrité en construisant des bancs en
marbre, faciles à laver, il est vrai, mais dont
l'inconvénient, auquel il n'aura pas songé, sera
d'infliger des rhumatismes à vos animaux.
S'agit-il des fenêtres, il oubliera que ces der-
niers sont munis de jambes à ressorts d'acier,
et il pratiquera des ouvertures dans le mur à
la hauteur convenable pour qu'ils puissent aisé-
ment prendre la clef des champs. Toujours en
vue de l'hygiène, il construira la salle où ils cou-
chent dans des proportions si vastes, si élevées
que les pauvres bêtes gèleront en hiver. Je n'en
finirais pas d'énumérer les bévues d'un archi-
tecte auquel on aurait l'imprudence de laisser
son entière liberté d'action. Son excuse est que
ses études n'ont pas été dirigées en vue d'un
LE CHENIL 3
travail aussi spécial. Je crois donc rendre ser-
vice aux veneurs appelés à construire un chenil,
en leur donnant le plan détaillé d'une installa-
tion complète. Celui du Franc- Port, que j'ai
fait édifier récemment, me servira de type, car,
à l'usage, j'ai constaté si pratiques ses dispo-
sitions qu'à quelques années de distance, je
n'en modifierais aucun détail.
Avant de se lancer dans la construction
d'un chenil, il est nécessaire de le propor-
tionner au nombre d'animaux et d'hommes qui
devront l'habiter. Dans l'espèce, le chiffre sup-
posé en hommes sera de quatre et en chiens de
quatre-vingts.
Quant à son exposition, la meilleure sera
l'est ou le sud, car le nord, avec ses vents
froids, convient mal au tempérament du chien,
toujours friand de la chaleur qui lui est salu-
taire quand il repose. De plus, l'on doit choisir
un endroit un peu élevé, dont le sol ne soit
pas marécageux.
Peu importe que les matériaux employés
soient en briques, en pierres, en ciment ou
en plâtre même , pourvu que l'emplacement
soit sec et bien orienté. Mais ce que l'on
doit rechercher à tout prix, c'est une cana-
lisation d'eau abondante, permettant de laver
4 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
largement cours et salles où dorment les
chiens, et servant à alimenter les bassins con-
tenant leur boisson. A cet effet, ces cours et ces
salles seront briquetées, bétonnées ou pavées,
sans quoi, la terre vite imprégnée d'urine
exhalerait des odeurs fétides nuisibles à leur
santé. Seule, la cour d'ébats restera dans son
état naturel, pour que les chiens, en jouant,
ne glissent pas et ne puissent se blesser.
La construction principale comprendra le
grand chenil, à côté duquel habitera un valet
de chiens, afin d'être à portée des batailles
qui viendraient à surgir pendant la nuit. Une
lucarne percée dans le mur de séparation est
obligatoire, et, la plupart du temps, la voix
de l'homme suffit à faire renaître le calme,
sans qu'il lui soit- nécessaire de quitter son
lit pour séparer les combattants.
Sur trois côtés de cette grande salle s'élè-
veront, à 30 centimètres au-dessus du sol,
des bancs en chêne de 1 m. 50 de largeur,
percés de trous. Ils seront garnis d'un rebord
capable de maintenir la paille destinée au
couchage des chiens, et doivent être installés
de telle manière que l'on puisse facilement
les remuer pour les nettoyer, soit en les
relevant, soit en les déplaçant.
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LE CHENIL 5
Pour compléter d'une façon sommaire l'en-
semble des dispositions à prendre dans le
grand chenil, il est important de revêtir les
murs auxquels sont adossés les bancs d'un
lambris en bois, qui isolera les chiens de la
fraîcheur de la pierre, et de donner aux dalles
qui recouvrent le sol une pente suffisante
pour que l'eau provenant du lavage s'écoule
dans le trou pratiqué au centre de la pièce.
Enfin, le détail suivant, nullement obliga-
toire, n'est cependant pas à dédaigner, surtout
quand la chaleur de l'été devient accablante. Je
veux parler d'un appel d'air dans le plafond,
qui sert aussi, lorsqu'on a pris soin de placer
le grenier au-dessus du chenil, à faire des-
cendre directement par cet orifice les bottes
de paille destinées à la litière.
Du côté opposé du bâtiment se trouveront
cinq ou six petits chenils donnant accès sur
des cours en proportion avec eux, séparées
les unes des autres par une grille . C'est là
que seront relégués les chiens malades ou
blessés et les chiennes en chaleur. Dans
chacune de ces grilles de séparation sera pra-
tiquée une porte qui permettra, le jour où ce
sera nécessaire, de laisser la circulation libre
entre les différentes cours et de servir de pas-
6 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
sage à une plus vaste, située à l'autre extré-
mité. Tous ces petits chenils, garnis chacun de
leur banc, sont adossés à un couloir d'où il
est aisé d'exei^cer une surveillance par des
lucarnes munies de barreaux et de volets.
Avez-vous un chien dont la maladie soit assez
suspecte pour qu'il soit imprudent à un homme
de l'approcher, vous pourrez, par cette ouver-
ture, l'observer sans danger.
Une partie du bâtiment sera occupée par
le logement du piqueur ; une autre servira
aux visiteurs, qui trouveront là un abri en
cas d'averse ; enfin , il est indispensable de
prévoir un petit chenil dont l'utilité ne se fait
sentir que pendant le temps de la chasse. A
cette époque, il arrive souvent que, le soir,
des chiens manquent à l'appel, soit que, fati-
gués, ils se soient couchés en rond au pied
d'un arbre, attendant un peu de repos pour ren-
trer au bercail, soit que, égarés, ils retrouvent
leur route avec peine , soit, encore, qu'ayant
chassé un animal autre que celui de meute, ils
aient été entraînés au loin. Dans la nuit, ces
retardataires opèrent leur retraite vers leur
logis, et, par la porte de ce petit chenil, dans le
panneau de laquelle une ouverture a été prati-
quée, ils viennent se coucher sur le banc, après
LE CHENIL
avoir trouvé, à côté, un bon souper qu'ils s'em-
pressent de déguster avant de s'endormir.
Une autre construction, séparée seulement
de celle que je viens de décrire par un large
couloir, renferme la boulangerie, le four à pain,
la chaudière servant à cuire la viande, le garde-
manger, la pharmacie, la pièce où sont rangés
trompes, couples, fouets, brosses, etc., le
bûcher et la
salle où le per-
sonnel lave
son linge.
8 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
Au-dessus du fourneau, il est sage de
mettre le réservoir d'eau qui alimente le chenil
en entier, afin que la chaleur de la chaudière,
qui montera par la cheminée le long de ses
parois, empêche, en hiver, le liquide qu'il con-
tient de se geler.
La description d'un établissement quel-
conque ne se comprend facilement qu'à la
condition d'être accompagnée d'un plan à
l'appui. Je crois donc utile de donner celui du
rez-de-chaussée, le reste ne présentant guère
d'intérêt pour le but que je poursuis.
COMMENT DOIT-ON NOURRIR LES CHIENS ?
Autrefois, on leur donnait du pain de fro-
ment. D'Yauville préconise le pain d'orge, et
il a raison. « Ce pain, dit-il, se fait exprès,
tous les jours, avec de la farine d'orge dont
on n'a pas séparé le son...
« Il ne faut pas que le pain soit trop
tendre ni trop rassis ; ce dernier inconvénient
est beaucoup moins à craindre que le pre-
mier. Le poids de la farine augmente à peu
près de deux cinquièmes pour l'eau que l'on y
met pour le pétrin, de sorte qu'un setier de
farine pesant cent soixante-quinze livres doit
rendre environ deux cent quatre-vingt-dix livres
LE CHENIL
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10 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
de pain, ou trente-quatre pains de huit à neuf
livres chacun. Les chiens seront suffisamment
nourris lorsqu'on leur donnera habituellement
deux livres et demie ou tout au plus deux
livres trois quarts de pain chacun par jour,
divisées en deux repas. »
D'Yauville, on le voit, prétend qu'il faut
chaque jour pétrir le pain. Cela me semble
exagéré. Mettons que Ton procède trois fois
par semaine à cette laborieuse opération pour
80 chiens, et ce sera suffisant. Par exemple,
sa recommandation de travailler la farine avec
peu d'eau, afin qu'il devienne « rassis », qu'il
soit le plus dur possible, est une excellente
mesure.
On s'est donc fourni de farine d'orge brute
de très bonne qualité, et, trois fois dans la
semaine, on la pétrira. Pour chaque fournée,
il faudra utiliser 250 à 300 kilogrammes de
farine. Réduite en pâte, on lui donnera une
forme en mettant dans une sébile la quantité
voulue pour la remplir. Cette écuelle, dont le
diamètre est de 35 centimètres environ, con-
tient une douzaine de kilogrammes de pâte.
Ainsi, avec ces 250 à 300 kilogrammes de
farine pétrie, on remplira une trentaine de
sébiles, après quoi, les pains ainsi préparés
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LE CHENIL 11
et sortis de leur moule seront mis dans le four
chauffé avec 18 ou 20 grosses faguettes ou
bourrées. Une fois cuits et rangés sur une
planche dans la boulangerie, une partie, cassée
par petits morceaux, sera, chaque jour, jetée
dans des auges pour être mélangée aux cent
kilogrammes de viande de cheval, vache ou
bœuf, dont l'ensemble constituera le repas du
matin et du soir.
Pour faire cette soupe, la « mouée », selon
le terme employé dans les anciens temps, on
la commence la veille au soir. Les valets de
chiens font cuire la viande, à petit feu, dans
des chaudières, pendant toute la nuit ; le len-
demain, ils augmentent le feu. Lorsque la
viande est bien cuite, ils cassent le pain dans
les auges (1 kil. 500 gr. environ par tête de
chien), en arrosent les morceaux avec le bouil-
lon dans lequel ils les laissent tremper, de
même que procèdent nos ménagères pour leur
pot-au-feu, puis coupent la viande en tranches
menues qu'ils mêlent au pain avec des pelles.
Avant que les chiens ne mangent la « mouée »
ainsi préparée, il est nécessaire de s'assurer
qu'elle est tiède ; autrement, ils risqueraient,
en se jetant dessus avec leur voracité habi-
tuelle, de se faire beaucoup de mal.
12 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
La viande viendrait-elle à manquer un
jour, l'emploi du pain de créions, résidu des
pellicules recueillies après la fonte des graisses
de boucherie et de charcuterie, peut la rem-
placer sans inconvénient.
L'expérience a démontré que telle était
la meilleure nourriture à donner aux chiens
courants en temps ordinaire. Cependant, la
veille des jours où ils chasseront, la soupe
du soir subira une modification. Au lieu du
mélange du pain avec la viande, ils devront
se contenter du pain sec légèrement arrosé
de bouillon, juste assez pour leur faciliter le
moyen de le manger. Un repas aussi abon-
dant que d'habitude les rendrait lourds et
leur couperait l'haleine.
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II
LES CHIENS
E choix des chiens pour for-
mer un équipage de cerf
n'est pas chose indifférente,
bien que toutes les races,
qu'elles soient françaises ou
étrangères, puissent pro-
duire des sujets remar-
quables. Seulement, une fois qu'il s'agit de
réunir, dans l'ensemble de sa meute , un
imposant contingent des qualités maîtresses
recherchées par le veneur, la tâche devient
singulièrement difficile, et, avant d'obtenir ce
résultat, il n'est pas trop de passer par trois
saisons de chasse pour voir ses efforts cou-
ronnés d'un plein succès . Après la première
année, on élimine les nullités; puis, vient la
seconde ; c'est au tour des médiocres à dis-
paraître, et, lorsqu'on arrive à la troisième
étape, les quelques bons chiens qui ont appris
14 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
à chasser depuis la formation de l'équipage
entraînent avec eux les jeunes recrues.
O vous qui débutez dans la vénerie, écoutez
la voix de l'un des vôtres qui a, lui aussi,
passé par les mêmes tribulations !
Surtout, ne perdez pas courage. Vous son-
nerez retraite manquée sur retraite manquée,
peu importe. Vos chiens chasseront en dépit
du sens commun, laissez le public clabauder à
son aise, et soyez convaincus que tous les nou-
veaux équipages, sans exception, ont éprouvé
semblables déboires. Croyez-moi : avec de la
patience et de la ténacité doublées d'auxiliaires
intelligents, vous ne vous distinguerez bien-
tôt plus de vos confrères, dont le récit des
prouesses, corné à vos oreilles par les taquins
et les malveillants, a le don de vous exaspérer.
Faites, pour commencer, un choix judicieux
de vos chiens. Que devez-vous rechercher,
d'abord, dans la sélection à laquelle vous allez
vous livrer ? Un bon tempérament, la finesse
du nez, la souplesse du caractère, le train et
le fond, une belle gorge, toutes qualités diffi-
ciles, il est vrai, à reconnaître de prime abord.
En dehors de ces dons de la nature, que
l'on trouve réunis quelquefois dans le même
animal, il existe encore le côté esthétique, celui
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LES CHIENS
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qui flatte l'œil et que l'on aime à rencontrer
dans les chenils, c'est-à-dire l'élégance des
lignes, un beau port de queue, la finesse de
la peau et du poil, le rein harpe, la poitrine
profonde, les membres solides, les oreilles
bien attachées, la tète intelligente et nerveuse,
le museau allongé, une longue encolure.
Si à ce type parfait se joint, pour tous
les chiens, une couleur semblable, soit trico-
lore, soit noire et blanche, ainsi qu'une taille
à peu de chose près égale , vous aurez con-
stitué le plus bel ensemble d'équipage que
puisse rêver un chasseur à courre.
Pour atteindre ce but, les éleveurs fran-
çais ont, depuis cinquante ans, multiplié leurs
efforts et sont parvenus à créer une race
répondant au type recherché par les connais-
seurs. Je veux
parler des bâ-
tards du Haut-
Poitou dont on
doit la création
au comte E. de
la Besge, l'un
de nos plus célèbres veneurs et sur les traces
duquel ont marché, depuis, le comte de Jous-
selin, M. Ghevallereau, etc..
16 REFLEXIONS D UN VIEUX VENEUR
Ces chiens fins de nez, grands, dociles, bien
gorgés, vîtes, habiles dans le change, me sem-
blent plus appropriés à la chasse du cerf
qu'à aucune autre. Bien gorgés, oui, ils le sont !
mais à la condition, toutefois, que le train ne
les étouffe pas, ainsi que cela se passe sous
les futaies de Fontainebleau, de Compiègne ou
de Villers-Cotterets. En cela, ils ne diffèrent
guère d'autres, car il est impossible de leur
demander de crier à l'allure désordonnée où
ils empaument la voie, sous les arbres sécu-
laires de nos forêts. Viennent, au cours de la
chasse, des hautes fougères, des buissons
d'épines ou de ronces qui les obligent à ralentir
leur marche en prenant une coulée identique,
vous les entendrez donner de la voix presque
autant que les chiens anglais, auxquels on
reproche pourtant un mutisme devenu pro-
LES CHIENS 17
verbial. A cet égard, ceux qui ont chassé cerf
et sanglier avec des Anglais ont eu tout le
loisir de s'en rendre compte. N'étant pas
poussés hors de leur train, ils crient beaucoup,
non sur le ton sonore et o-rave du chien fran-
çais, mais de la petite voix aiguë, propre à
leur race. Mettez-les sur la piste d'un cerf qui,
au contraire du sanglier, recherche, en raison
de l'embari'as que lui suscitent ses bois, les
parties de la forêt les plus découvertes, ils
ne diront plus rien : d'où je conclus qu'il est
téméraire de prétendre de façon formelle qu'ils
soient absolument muets. La vérité gît entre
les deux. Peu bavards de leur nature, ils par-
lent modérément, et, en cela, ils se rappro-
chent de leurs maîtres d'outre-Manche, qui, on
le sait, sont peu loquaces. En revanche, les
nôtres, sous l'influence, sans doute, de la
nationalité à laquelle ils appartiennent, ont
une tendance à jaser sur tout avec excès, à
ne pas résister au plaisir de délier leur langue,
quand ils devraient avoir la sagesse de garder
le silence. D'autres reproches injustes ont été
formulés à l'ég-ard des chiens anglais et de
leur manière de chasser. Si la voie est haute,
dit-on, ils n'ont pas assez de finesse de nez
pour la débrouiller ; si elle n'est pas droite, ils
18
REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
ne savent que faire pour la retrouver. Il leur
arrive, dans les défauts ou les retours, de
filer « à l'anglaise » sur leur cerf, sans que
l'on puisse soupçonner leur disparition. Le
piqueur les arrête difficilement, tant ils sont
peu dociles. Ils détestent les fourrés et, cou-
pant au court, prennent volontiers les che-
mins pour rejoindre les chiens de tête. Enfin,
moins que sûrs quand le change paraît, ils
n'hésitent pas, au premier embarras, à se lancer
à la poursuite de n'importe quel animal qui
se présente à leurs yeux. Voilà, certes, de
nombreux et sérieux g-riefs relevés à leur
actif. Voyons ce que valent ces critiques. En
France, nous jugeons les chiens anglais de
la façon la plus sévère, parce qu'il ne nous est
permis d'établir notre opinion que sur le
LES CHIENS 19
rebut des chenils de nos voisins britanniques.
Croit-on vraiment que leur amour de 1' « en-
tente cordiale » irait jusqu'à se priver de leurs
élèves les meilleurs pour nous être agréables?
J'espère que nous ne sommes pas assez naïfs
pour supposer qu'ils gardent pour eux leurs
produits les plus médiocres et qu'ils mettent à
notre disposition leurs plus beaux spécimens.
Renversons les rôles, et qui oserait dire, alors,
que nous n'agirions pas de même ? Qu'on ne
s'y trompe pas ; si les chiens qui nous sont
envoyés d'Angleterre ne possèdent pas les
qualités essentielles que nous recherchons
pour la chasse à courre, la raison vient de ce
qu'ils font partie du lot inférieur que les
« masters of hounds » écartent de leurs che-
nils comme indigne de leur meute. Voilà ceux
qui servent à fixer notre opinion. Est-ce vrai-
ment logique ? Non, sans doute, et j'ajouterai,
pour ébranler davantage la conviction de nos
veneurs, qui, pour leur excuse, n'ont vu à
l'œuvre d'autres animaux que les sujets expé-
diés chez nous par les marchands de Londres,
que j'ai suivi un équipage entièrement com-
posé de chiens anglais, chassant admirable-
ment le cerf, mais de chiens choisis avec soin
de l'autre côté du détroit et recrutés à la
2b REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
source même de leur production, chez les
grands propriétaires. Je veux parler de l'équi-
page de fox-hounds avec lequel le duc d'Au-
male courait le cerf en forêt de Chantilly. Là,
on aurait cherché en vain les défauts que j'ai
signalés plus haut, et, ainsi que d'Yauville
l'a écrit dans son traité de vénerie, je répé-
terai après lui, m'étant rendu compte par
moi-même de l'exactitude de ses réflexions,
cette appréciation si juste des qualités que
l'on trouve chez les • chiens anglais : « Je
conviens qu'ils ne crient pas aussi bien et ne
mettent pas aussi régulièrement le nez à terre
que nos chiens français ; mais, en général,
ils sont plus légers et plus vigoureux ; ils
prennent leur parti et se servent d'eux-mêmes ;
ils passent et repassent les rivières chaque
fois que l'occasion s'en présente, et, enfin, ils
chassent et rapprochent au moins aussi bien
que les chiens de tout autre pays. Bien plus,
si, dans les grandes chaleurs, le chien anglais
est obligé de s'arrêter pour souffler, il reprend
haleine en peu de temps et chasse ensuite
jusqu'à la fm du jour, au lieu que le chien
français se rend et souvent met bas sans
ressources. » Cette résistance à la fatigue qui
provient de son fond, de sa santé, de la téna-
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- LES CHIENS 21
cité de son caractère est tellement appréciée
des amateurs et de nos éleveurs qu'ils n'ont
pas hésité à glisser ce sang précieux dans les
croisements qu'ils entreprennent et qui ont
formé des sous-races remarquables, qui por-
tent le nom de bâtards poitevins, saintongeois,
vendéens, gascons et normands, dont la célé-
brité autant que l'excellence font aujourd'hui
l'admiration de tous les chasseurs à courre.
Il ne reste plus qu'à souhaiter que le type
reconnu le meilleur pour la chasse du cerf,
celui du Haut-Poitou, se conserve dans l'état
actuel, qu'il ne dégénère pas avec le temps
et que ses qualités naturelles de nez et de
gorge, sa grande taille, sa puissance de reins,
la profondeur de sa poitrine, ses muscles si
vigoureusement sortis se perpétuent pour le
plus grand bien de la vénerie française.
III
LES TÊTES
'^i: VANT de décrire les différentes
têtes que porte le cerf, au
fur et à mesure qu'il avance
en âge, il est important
de connaître les termes
de vénerie employés pour
désigner chaque section
ou partie de ses bois.
On sait que, chaque année, au printemps,
les cerfs mettent bas et refont leur tête, les
vieux d'abord, puis les jeunes. A la mi-mai,
la moitié des bois est poussée, et ils sont à
l'état normal, en juillet, enveloppés d'une peau
veloutée dont les morceaux tombent ensuite
en lambeaux et disparaissent par leur frot-
tement contre les arbres.
Ceci dit, voici les étapes de la vie d'un
cerf, avec les noms qu'on lui attribue aux
différentes périodes de son existence.
24
REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
Pendant les six premiers mois, le jeune
cerf, qui n'a pas encore de dagues, s'appelle
« faon », et, pendant les six autres, « hère ».
Puis son front se pare, à la seconde année,
de petits bois en forme de dagues, qui ne
sont que la continuation des pivots et ne se
1 . Massacre. — Crâne du cerf.
2. Pivots ou bosses. — Gros-
seurs qui paraissent sur
l'os frontal, quand l'ani-
mal a un an. Elles servent
de bases aux bois qui ne
pousseront que l'année
suivante, et ne tombent
jamais. Leur partie infé-
rieure est plus large que
leur sommet, et, chaqne
fois que les bois dispa-
raissent au printemps, les
pivots deviennent plus
larges. Quand le cerf est
arrivé à un âge avancé, les bosses sont entièrement rasées et la
meule qui est au-dessus paraît même s'enfoncer dans la tète.
3. Meule. — Rond pierreux d'où sort la perche sur laquelle viendront plus
tard se greffer les andouillers . Les daguets n'ont point de meule. Elle
ne commence à paraître qu'à la seconde tète et se rapproche du crâne,
à mesure que l'animal vieillit.
4. Pierrui-es. — Ilugosités ou inégalités des meules.
5. Andouillers . — Branches qui sortent du bas du merrain et qui forment
aussi l'empaumure.
6. Surandouiller . — Second andouiller du cerf, au-dessus de l'andouiller.
7. Merrain. — Tronc ou perche duquel sortent les andouillers. Selon qu'il
est grêle ou bien nourri, on dit : le merrain est fort ou il est grêle.
8. Chevillure. — Andouiller qui pousse sur le merrain au-dessus du sur-
andouiller.
9. Perlures. — Inégalités perlées qui sont le long du merrain et des
andouillers.
10. Empaumure. — Haut de la tête du cerf.
LES TETES
25
composent que d'une seule perche. Il devient
alors « daguet ».
Quelquefois, il se forme, en
haut de la perche, un petit andouiller : d'où
le nom de « daguet fourchu »
qu'on lui donne.
A sa troisième année, le cerf
jette ses dagues
et pousse un
bois dont chaque
perche a deux
ou trois andouil-
1ers. « A leur
tiers-an, » écrit du Fouilloux,
« les cerfs doivent porter quatre,
six ou huit cornettes. » On croit
souvent que les daguets sont
devenus, d'une année à l'autre,
troisième tète, sautant ainsi par-dessus la
26
RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
seconde, en raison de la multiplicité, parfois
extraordinaire, des andouil-
1ers, qui leur donne l'aspect
d'un animal plus âgé.
La troisième tête qui a
quatre ans porte de six à
dix andouillers.
Les quatrièmes tètes,
selon du Fouilloux, « à leur
cinquième an, portent dix
ou douze cornettes ». Mais,
comme souvent les troi-
sièmes leur ressemblent
d'une manière frappante,
ce sont la hauteur des
pivots et la distance des
meules par rapport au mas-
sacre qui,
seules,
pourront définir l'âge
de l'un et de l'autre
animal.
Entre la quatrième
tète et le cerf dix-cors
se trouve la classifica-
tion intermédiaire du
cerf (( dix- cors jeune-
LES TETES
27
ment ». Il touche à sa sixième année, quand
on le désigne ainsi.
Enfin, à sept ans, les cerfs sont dix-cors,
puis, à partir de neuf ans,
vieux cerfs. Alors, les an-
douillers se multiplient à
l'empaumure , mais, en
France, quand on en
compte d'un côté 7 ou
8 au maximum , ce qui
revient à dire que l'ani-
mal porte 20 ou 24, le
fait n'est pas commun.
Pour que la nomenclature des têtes soit
complète, il convient
de parler des têtes
« bizarres », celles
qu'en vénerie on ap-
pelle (( bizardes », je
ne sais pourquoi.
La nature s'est
complu à donner à cer-
tains bois des formes
sortant de l'ordinaire,
mais, le plus souvent,
l'origine de ces anomalies remonte à des acci-
dents ou à des blessures survenus pendant
28
REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
leur croissance. Un cerf, par exemple, effa-
rouché, s'est jeté, durant cette époque, la
tête en avant, dans un entreillagement ; un
arrêt momentané de la végétation s'ensui-
vra. Du coup, quelque difformité détruira la
régularité de ses bois. De même, si un bra-
connier envoyait des chevrotines dans une
tête en formation, on peut être certain qu'il
en résulterait , dans la suite , quelque sin-
gularité. Cependant, il arrive que, sans motif
connu, un cerf puisse avoir une « tête bi-
zarde ». A l'exposition internationale de la
chasse, qui eut lieu à Vienne en 1910, les
murs étaient tapissés de ces trophées curieux.
J'en ai remarqué, entre autres, un particu-
lièrement intéressant, n'en ayant jamais ren-
contré de semblable au cours de ma vie. Sur
l'une des deux meules étaient greffées deux
LES TÊTES
29
perches garnies d'andouillers , et la grosseur
des merrains indiquait que
l'animal était parvenu à un
âge respectable.
Etait-ce la vieillesse qui
fut la cause de cette éton-
nante végétation ? je Tignore,
mais rien n'indiquait qu'elle
provînt d'un accident ou
d'une blessure. t/.'
J'étais curieux de savoir comment, dans
un cas pareil, les Autrichiens faisaient le
décompte des andouillers ; mais ces exceptions
de la nature, m'a-t-il été répondu, restent en
dehors de tout calcul. Je pense que nous agi-
rions de même.
Quant aux têtes régulièrement constituées,
voici la façon adoptée en France, selon la
tradition des véneries roj^ales, pour les définir.
Comme les cerfs dix-cors portent presque
toujours de chaque côté de leurs bois les
trois andouillers classiques, « andouiller, sur-
andouiller et chevillure », en tout, par con-
séquent, six, on ne s'attardait pas à les énu-
mérer un par un.
L'on se contentait de prendre à pleine
main l'une des deux perches et l'on disait
30
REFLEXIONS DUN VIEUX VENEUR
six. Puis, tous les andouillers d'un côté de
l'empaumure comptaient pour deux, étant
admis qu'il y eût parité avec l'autre. On
ajoutait alors au chiffre six précédent le total
ainsi obtenu.
S'il n'y avait pas égalité dans les empa'u-
mures, soit cinq andouillers à droite et
quatre à gauche, on additionnait, toujours
en les doublant, les andouillers pris sur le
côté le plus fourni, avec le chiffre six, qui,
lui, demeurait en toute hypothèse immuable.
On ajoutait alors au total ces mots « mal
semés ».
Voici, par exemple, la tête d'un cerf qui
porte dix-huit « mal semés ». C'est-à-dire
que, sur l'un des côtés de ses bois, on trouve
que l'empaumure est garnie de six andouillers,
tandis que l'autre
n'en est pourvu que
de quatre.
D'après le prin-
cipe ci-dessus énon-
cé, on doublera les
six andouillers d'en
haut, ce qui don-
nera douze, et à
ce total viendra s'ajouter le chiffre habituel
LES TETES 31
de six. Cet animal portera donc (12-|-()) dix-
huit mal semés.
Il est à remarquer que sur la tête ci-
dessus dessinée Ton aperçoit à peine la nais-
sance de l'un des andouillers de l'empau-
mure. Or, il est admis par l'usage que tout
embryon d'andouiller, auquel peut être sus-
pendue « la corde d'une poire à poudre »,
selon l'expression ancienne, entre en ligne de
compte.
Toutes ces têtes ont leur fanfare remon-
tant au règne de Louis XV. Elles nous ont
été transmises par Serré de Rieux, con-
seiller au Parlement, qui les publia à Paris
dans un poème médiocre, paru en 1733 et
intitulé :
« Les dons des enfants de Latone, la mu-
sique et la chasse du cerf, poèmes dédiés au
Roy. »
On apprend, dans ce recueil, les détails
suivants qui ne manquent pas d'intérêt.
La (c Reine », composée par le marquis de
Dampierre à l'occasion du mariage du roi
(1725), marque que Ton court un daguet.
La « Discrette », écrite « après la petite
vérole du roi », accuse un cerf à sa seconde
tête.
32 RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
La « Dauphine », faite à l'occasion de la
naissance du dauphin (1729), est sonnée pour
la troisième tête.
La « Louyse Royalle », composée par
le roi lui-même
à Fontainebleau,
fut attribuée au
cerf à sa quatrième
tête.
La «Petite Royalle»,
dont l'auteur, M. de
Dampierre, « a jugé à
propos de la faire
plus courte
pour la facilité ..^Sz-^-^^
des veneurs
galoppants » ,
est réservée au dix-cors jeunement.
Enfin, l'on sonne pour un cerf dix-cors
« la Royalle », fanfare écrite par M. de Dam-
pierre « la première fois que le roi courrut (sic)
le cerf dans le bois de Boulogne » (1722 ou
1723).
Cette extravagante richesse de végétation
qui, en quatre mois, fait pousser sur la tête
d'un vieux cerf les bois énormes que nous
admirons surtout en Allemagne et en Au-
LES TETES
33
triche, n'est certes pas l'un des moindres
phénomènes que nous offre la nature. Aussi
en recueille-t-on partout et toujours avec res-
pect les plus beaux spécimens, soit pour
s'en servir comme trophées, soit pour orner
les châteaux, les chenils ou les maisons de
gardes.
L'habitude de ce genre de décoration nous
vient de loin, si nous en croyons la légende
qui, ainsi qu'on va le voir, donne une tout
autre signification au goût qu'ont les hommes
d'accrocher aux murs de leurs demeures les
têtes de cerfs.
Au xii^ siècle, dans
l'empire byzantin, pa-
raît-il, ceux qui avaient
le droit de chasse dans
le domaine impérial pla-
çaient les bois au-dessus
de leurs maisons, pour
indiquer ce privilège
dont ils étaient très
fiers.
Or , l'empereur An-
dronic P'^ Comnène, le
dernier de sa famille
qui ait régné à Gonstan-
WTT
ni,
laPilïfl k t
34 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
tinople, avait un faible pour le beau sexe,
et, aux maris des jolies femmes qui lui
avaient accordé les suprêmes faveurs, comme
juste compensation, il accordait le droit de
chasse dans les forêts de la couronne.
Ils mettaient alors au-dessus des portes
de leurs habitations des bois de cerf, et l'on
disait à Constantinople en parlant d'eux :
« Leurs femmes leur ont procuré le droit
de placer des cornes de cerf au-dessus de
la porte de leurs maisons » ou tout sim-
plement : « Grâce à leurs femmes, ils ont
des cornes. »
Depuis, l'expression a porter des cornes et
être dix-cors » a fait son chemin. Je préfère
la vieille formule byzantine à cette autre
explication, découverte par certains veneurs,
qui consiste à dire que les dix-cors allant
au rut les premiers et le quittant de même,
sont remplacés peu à peu par les cerfs moins
âgés auprès des biches, si bien que ce sont
eux qui sont trompés le plus de fois.
Les bois de cerf de notre pays sont, sans
contredit, moins gros, moins fournis en an-
douillers que ceux d'Allemagne et d'Autriche.
Cependant leur origine est commune. Après
la grande Révolution , la destruction des
LES TETES
35
grands animaux de nos forêts fut si radi-
cale que Napoléon P', désireux de reconsti-
tuer une vénerie sur le modèle des véneries
royales, dut en faire venir d'Autriche, qui,
lâchés dans Gompiègne, Fontainebleau, Ram-
bouillet, etc., firent souche, se propagèrent
vite et devinrent les ancêtres de ceux qu'au-
jourd'hui on chasse à courre. Alors, pourquoi
cette différence si sensible de développement
entre les bois de nos cerfs et ceux d'Autriche?
Tout simplement parce que, tandis qu'à l'étran-
ger on s'attache à leur donner une nourriture
36 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
substantielle, en rapport avec le but que l'on
se propose, on néglige, en France, de leur
appliquer les méthodes connues susceptibles
d'amener un résultat identique. C'est ainsi
que dans les « Thiergarten » ou parcs con-
sacrés à la chasse à tir des grands animaux
sont parsemés en abondance de gros blocs
composés d'argile, de sel gemme et de chaux,
que les cerfs viennent lécher et dont ils sont
très friands. De plus, les gardes leur distri-
buent à profusion des marrons d'Inde, dont
les propriétés nutritives sont non moins pro-
fitables à la croissance des bois. Il est à
remarquer que, si l'on voulait élever sur un sol
pauvre et dépourvu de végétation de beaux
animaux, l'on n'y parviendrait jamais sans
avoir recours à des moyens artificiels. Pre-
nez la forêt de Fontainebleau, où les rochers
rendent la terre aride, et vous constaterez
que les cerfs dix-cors n'ont nullement des
tètes en rapport avec leur âge. Allez en
Ecosse, où le lichen, la bruyère et autres
plantes sèches sont les seules qu'ils trouvent
à brouter, et vous serez étonné que leurs
bois n'aient pas plus d'ampleur que les qua-
trièmes tètes qui habitent les contrées fer-
tiles et plantureuses de notre pays.
LES TETES 37
J'ai eu l'occasion de me rendre compte
de ces détails intéressants lors d'un voyage
que je fis, en juin 1910, dans la capitale de
l'Autriche, pendant l'exposition internationale
de chasse organisée, sous le patronage de
l'empereur, pour fêter l'anniversaire de ses
quatre-vingts ans.
Des pavillons pittoresques avaient été éle-
vés en grand nombre dans une enceinte
réservée du Prater, le bois de Boulogne de
la ville, par les diverses nations du globe,
par certaines provinces de l'Autriche-Hongrie
et par de grands seigneurs indigènes. Sur
leurs murs se dressaient en nombre incal-
culable les tètes les plus étranges de cerfs,
les plus invraisemblables aussi par l'enver-
gure de leurs bois, par la grosseur des mer-
rains et, surtout, par la multiplicité des an-
douillers formant leur empaumure.
Quand, en France, nous venons de forcer
un cerf portant en haut cinq andouillers, nous
nous extasions, non sans raison, sur ce magni-
fique animal. Chacun, à l'hallali, tient à le
contempler de près, à le toucher, à en fixer
la forme dans sa mémoire, tant est rare
pareille aubaine. Pensez donc ! un cerf por-
tant seize! Eh bien! là-bas, pareilles têtes
38 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
passeraient inaperçues à côté de leurs rivales,
autrement impressionnantes par la couronne
fabuleuse d'andouillers qui les dominent.
C'est par centaines que l'on pouvait compter
celles qui en portaient huit, dix, douze à
l'empaumure. J'en ai vu une, provenant du
parc de Moritzbourg appartenant au roi de
Saxe, qui avait, d'un seul côté, dix-sept an-
douillers, formant
ainsi un véritable
nid d'une excep-
tionnelle curiosité.
Ce cerf portait
donc quarante !
Ah ! qu e nous
voilà loin de nos
pauvres bois français! Mais, comme notre
caractère nous incite toujours à envisager les
choses, dans ce bas monde, sous l'angle le plus
favorable à nos goûts et à nous consoler de
notre mieux de nos déboires, je me disais
in petto qu'assurément pareils monstres ne
dureraient pas un quart d'heure devant mon
équipage, et que, si la nature avait gratifié
les forêts où je chasse de bêtes obligées de
porter sur leur tête un fardeau pareil, je pré-
férerais découpler mes chiens sur un simple
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LES TÊTES 39
daguet qui, lui, au moins, saurait leur résister
et me fournir une belle randonnée. J'ai dit
un quart d'heure, et que l'on ne crie pas à
l'invraisemblance, car j'ai assisté à des chasses
de l'empereur Napoléon III, en forêt de Com-
piègne, où des cerfs dix-cors, des gnomes
en comparaison de ceux d'Autriche, étaient
pris, sans être forcés, dans ce court espace
de temps. Bien mieux, un jour que la véne-
rie impériale avait attaqué trois gros cerfs
accompagnés, ils se firent chasser ensemble,
ne voulurent jamais se séparer et, au l)out
de vingt minutes de course, pas davantage,
allèrent battre l'eau de concert dans un grand
étang, d'où il fut impossible de les faire sor-
tir. De ce qui précède, je tire cette conclu-
sion : si, à la chasse, l'aspect d'un animal
d'une taille anormale flatte les yeux du
public, au point de vue de la vénerie, il
n'est pas désirable que pareille éventualité se
produise. Mais je m'empresse de dire qu'il n'y
a rien à craindre à cet égard, nos maîtres
d'équipage se chargeant d'y mettre bon ordre,
en ne permettant pas aux cerfs de vieillir
outre mesure.
Cette exposition de Vienne, si curieuse à
tant de points de vue, ne m'avait procuré,
40 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
en somme, que le plaisir d'admirer des bois
superbes, il est vrai ,* mais fixés au mur.
Combien ce serait plus intéressant, me disais-
je, si quelque circonstance heureuse venait à
se présenter, qui me permît de contempler ces
tètes magistrales sur Tanimal vivant! Or, dans
ce pays hospitalier où chacun s'ingénie à
rendre à l'étranger qui le visite le séjour
agréable, il n'est besoin que de formuler un
désir pour qu'il soit aussitôt exaucé. Ce fut
le grand veneur de l'empereur , le comte
Thun-Hohenstein, qui m'offrit le régal que
je convoitais. « Soyez prêt, me dit-il, demain
matin à 4 heures. Je viendrai vous chercher
pour explorer ensemble le Thiergarten de la
Lobau, où j'espère réussir à vous donner le
spectacle auquel vous souhaitez d'assister. Si
je vous prie de partir de si bonne heure,
c'est en raison des moustiques qui pullulent
dans ces parages , à cause des nombreux
marais formés par les débordements du Da-
nube, et qui tourmentent tellement les ani-
maux, dès que la chaleur monte, qu'ils cher-
chent un refuge dans les fourrés les plus
épais où nos yeux ne sauraient les décou-
vrir. » Hélas! Il avait raison. Bien que le
Thiergarten fût bondé de cerfs et de biches,
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LES TÊTES 41
un soleil ardent , malgré l'heure matinale,
avait déjà réveillé ces odieux petits mouche-
rons, qui avaient mis les animaux en fuite, et
je constatai douloureusement qu'ils n'avaient
pas tort de se cacher.
Toutefois, j'eus la bonne fortune d'aper-
cevoir, à peu de distance de l'entrée du
parc, six énormes cerfs se désaltérant dans un
ruisseau formé par l'eau du fleuve. Leurs têtes,
encore en velours , mais arrivées presque
à leur apogée, s'étaient relevées au bruit de
notre voiture. A l'aide d'une jumelle, je
pus compter, à travers la futaie qui nous
séparait d'eux, les andouillers du plus gros
se détachant sur le ciel. D'un côté, il en
portait à l'empaumure huit et sept de l'autre !
Et alors, majestueusement et en file indienne,
ils longèrent les fourrés de la rive, pour en
gagner de plus épais à cent mètres plus loin.
A ce moment du jour, où la brume vaporeuse
du matin se dégage et estompe les couleurs
dans un décor grandiose de théâtre, où des
arbres séculaires descendent jusqu'au bord de
l'eau, on se figure sans peine l'effet féerique
de ce spectacle merveilleux.
L'heure avançait et, sauf une harde de
200 biches et quelques autres disséminées
42
REFLEXIONS D UN VIEUX VENEUR
çà et là, que notre présence ne troublait
nullement, aucun animal à tête n'était visible;
les cerfs s'étaient cachés et mis à la reposée.
« Il n'y a plus qu'à s'en retourner à Vienne, »
me dit le grand veneur tristement, « mais
demain je vous emmène à Lainz, l'autre Thier-
garten impérial. »
Là, par exemple, toutes mes espérances
furent dépassées. On me conduisit dans un
endroit dénudé par le piétinement perpétuel
des animaux habitués à s'y rendre, chaque
jour, pour y chercher leur nourriture; puis,
le garde-chef me pria d'entrer dans une petite
cabane percée de lucarnes et de m'armer
de patience pour quelques instants. L'attente
ne fut pas longue , en effet. A peine le
« Jaeger » s'était-il avancé en secouant vigou-
LES TÊTKS 43
reusement une vanne pleine de marrons d'Inde
qu'un, deux, six, vingt cerfs dix-cors, mais
quels dix-cors ! ! attirés par le bruit, accou-
rurent sur la plate-forme, et tellement appri-
voisés qu'ils se mirent à manger dans le
panier que leur tenait le garde. Ils ne s'effa-
rouchèrent même pas de notre présence,
quand il nous fut permis de sortir de notre
gîte. Alors, je pus à loisir admirer les têtes
de ces splendides animaux. Tous portaient
entre 22 et 25 ! Mais celui qui me causa le
plus de surprise fut le plus gros de la harde,
d'une part, à cause de l'épaisseur de ses bois
et de leur envergure, et, de l'autre, en raison
d'une singularité dont je ne crois pas avoir
jamais vu en France la semblable. Les deux
andouillers de massacre, déjà d'une longueur
et d'une largeur peu ordinaires, se divisaient
en deux à leur extrémité pour former des
fourches de chaque côté. Ces quatre petites
pointes, auxquelles je serais bien embarrassé
de donner un nom, pouvaient mesurer de dix
à quinze centimètres. « Il doit être bien
vieux ? demandai-je » au garde-chef ; « vingt
ans au bas mot, n'est-ce pas ?» — « Détrom-
pez-vous, Monsieur, » me fut-il répondu, « il
a neuf ans. » Neuf ans ! Je n'en revenais pas;
44 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
et le grand veneur de m'expliquer que ce
résultat étonnant s'obtenait surtout par le
simple procédé dont j'ai parlé plus haut, qui
aiguise la faim des animaux.
Poursuivant notre route à travers ce parc
magnifique de Lainz, d'une contenance de
4.000 hectares, formé de côtes boisées et de
vallées garnies de prés aménagés avec intelli-
gence pour servir de gagnages aux cerfs et
aux sangliers qui y abondent, je remarquai,
de distance en distance, une sorte de tri-
bune en bois, élevée à trois mètres du sol,
à laquelle était accotée une échelle rudimen-
taire. « C'est dans cet abri, » me dit le comte
de Thun, « que se place l'archiduc François-
Ferdinand, héritier de la couronne d'Autriche,
pour tirer à balles les animaux que les bat-
teurs lui amènent. Car l'empereur déteste ce
genre de chasse, qu'il est heureux de mettre
à la disposition de son neveu , et , comme
celui-ci préfère être seul à en jouir, vous
avez pu observer qu'il n'existe qu'une tribune,
la sienne, dressée dans les passages les plus
fréquentés par les animaux. » Sur ma demande
relative au chiffre moyen des victimes abat-
tues par le prince en une seule journée, il
me répondit : a Prenons , comme point de
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LES TETES 45
comparaison, la dernière battue de cette an-
née, qui eut lieu en janvier. Au tableau étaient
alignés, en plus des sangliers, cent dix cerfs
à tête, la plupart dix-cors ! ! » Ainsi que doit
le penser, sans doute, l'empereur François-
Joseph , je répéterai ce proverbe connu :
« Chacun prend son plaisir où il le trouve, les
goûts varient à l'infini. » Un charmant esprit,
qui avait nom Charles Nodier, nous a ensei-
gné, dans un de ces délicieux morceaux lit-
téraires dont il avait le secret, combien il
fallait être indulgent pour son prochain, les
hommes les plus célèbres, eux-mêmes, ayant
eu souvent de par la tête des idées singu-
lières. On me pardonnera cette citation, qui
s'écarte tant soit peu de mon sujet, mais elle
est si joliment tournée :
« C'est un sot besoin de l'homme vulgaire
que celui de trouver des faiblesses, des bizar-
reries et des ridicules dans le grand homme ;
mais nous sommes tous plus ou moins hommes
sur ce point. Nous ne pardonnerions pas au
génie de porter sa tête si haut dans le ciel,
s'il ne tenait à la terre par les pieds, et Dieu
sait alors avec quelle sollicitude nous nous
attachons aux moindres défauts, dans ce qui
tombe sous nos yeux, de ce géant inacces-
46
RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
sible. Seulement, il nous est défendu, comme
au cordonnier dont il est question dans l'his-
toire d'Apelle ou de Parrhasius, d'aller plus
haut que la chaussure.
(( Qui croirait qu'Épaminondas prit plaisir
à chanter dans les fêtes de village ? Il y a
loin de ces rondes de Béotiens aux champs de
bataille de Leuctres et de Mantinée.
« Dans ces deux hommes qui s'amusent à
faire des ricochets sur la mer avec des petits
cailloux, qui reconnaîtrait Scipion et Lelius,
nonchalamment et puérilement baguenaudant,
dit Montaigne, pendant que le potage cuit,
dit Horace? H y a loin aussi de ces diver-
tissements d'écoliers aux victoires d'Afrique
et aux comédies de Térence.
(( Je comprends très bien Agésilas et
Henri IV chevauchant sur
un bâton pour amuser
leurs enfants, et je ne
comprendrais même pas
le contraire. Pour
être roi et même un
grand roi, on n'en
est pas moins capable
de se souvenir quelque-
fois qu'on est père.
■~f^^^Êr\
->•<.» j^
LES TETES 47
« Mais je voudrais bien savoir où avait
l'esprit ce pauvre Jean, roi de Chypre, qui
ne fit presque autre chose, durant son règne,
que de dévider de la laine.
« On pardonnerait volontiers à Charles IX
le plaisir qu'il prenait à composer des vers
et à ferrer des chevaux, s'il n'avait fait que
cela. Son affection pour ses fameux chiens
greffiers , au dernier desquels il eut peine à
survivre, ne marque qu'un bon naturel ; mais
la Saint-Barthélémy gâte tout.
« Chez deux de nos rois contemporains,
dont l'un aimait à forger les serrures et l'autre
à vendre le poisson de sa pêche, il n'y avait
peut-être que philosophie. Les rois n'ont pas
grand'chose à faire de mieux quand les peuples
sont les maîtres.
« Auguste montre tant de regret de la
perte d'une caille qu'il avait élevée qu'on
ne l'aurait pas vu plus triste, s'il avait perdu
la bataille d'Actium, et Honorius fut si sen-
sible à la perte d'une poule nommée Roma,
qu'il aurait volontiers donné Rome elle-même
pour la racheter; mais Alaric l'avait déjà prise.
« Tout le monde connaît l'antipathie hos-
tile de Domitien pour les mouches ; elle est
au moins plus facile à concevoir que celle du
48
RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
chevalier Bacon pour les roses. Passe encore
si Bacon avait pu lire les vers coquets et par-
fumés du xviii" siècle. Il y a de quoi rendre
les roses odieuses à tout jamais..
« Alexandre Sévère, qui fit dans son Pan-
théon privé une si belle collection de dieux
exotiques et qui les choisit parmi les sages,
connaissait une jouissance plus vive encore et
plus difficile à expliquer. C'était de faire com-
battre des chiens barbets contre de petits
pourceaux.
« 4?^^^^ cela, trouvez mauvais avec les
beaux esprits de la Fronde que Mazarin se
soit pris d'affection pour un singe, comme si
LES TETES 49
l'on n'avait jamais vu des ministres qui pla-
çassent plus mal leurs bienfaits.
« Encore vaut-il mieux caresser un singe,
comme le faisait Mazarin, que de cribler ses
domestiques des balles d'une sarbacane, comme
avait fait Richelieu.
(( Gustave - Adolphe , le grand Gustave -
Adolphe, était plus traitable pour les pages.
Il jouait à colin-maillard avec eux, pendant
que Tilly et Pappenheim lui taillaient une
glorieuse besogne dans la plaine de Breiten-
feld.
(( Je crois tenir ce fait de l'illustre Bayle,
qui savait se mettre, comme Gustave, au-
dessus des stupides mépris du vulgaire, et
qu'on vit souvent arrêté pendant deux heures
devant la loge nomade des marionnettes.
« Je n'ai point d'objection contre les diver-
tissements de Bayle, moi qui abandonnerais
bien vite la page commencée, si j'entendais
grincer, dans la rue de Sully, la pratique aigre,
criarde et réjouissante de Madame Gigogne.
Quoique j'en sois un peu rebuté depuis qu'elle
a pris des chats pour comparses ; mais il ne
faut pas disputer des goûts, surtout quand on
n'a pas reçu d'un autre genre de renommée
le privilège des goûts bizarres. Les chats, et
50 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
quels chats, grand Dieu ! faisaient les délices
de Grébillon qui fut, de par Madame de Pom-
padour, l'émule heureux de Voltaire.
(( Voltaire, c'est autre chose. On n'a pas su
qu'il aimât les chats,
quoiqu'il eût avec eux
plus d'un trait de
sympathie. Son cœur
de fer ne s'est jamais
amolli qu'en faveur de
deux sottes créatures
du genre animal, un
grand vilain aigle des
Alpes, encore plus maigre que son maître, et
la petite Pampette Dunoyer qui ne manquait
point d'embonpoint ; mais c'était tout.
« Il y a des hommes dans lesquels la fausse
vocation d'un talent étranger à leur talent
peut passer pour une manie, comme celle de
Voltaire lui-même pour la comédie, de Boi-
leau pour l'ode, de Chapelain pour l'épopée,
de Girodet pour la musique et de Grétry
pour la philosophie. On ne parlerait pas de
Cicéron, s'il s'était obstiné à faire des vers.
Ceci soit dit sans affront pour les jolis des-
sins du maestro Gherubini. »
Nodier aurait peut-être ajouté un alinéa
LES TÊTES 51
de plus à cette charmante page, s'il avait vécu
de nos jours.
Tuer à la carabine, de ses propres mains,
cent dix cerfs dans son après-midi , ne lui
aurait pas semblé plus extravagant que de se
mettre à trente ou quarante personnes mon-
tées sur des chevaux, hurlant et tirant, au
galop, des sons étranges de leur trompe,
aidées, en plus, de quarante à cinquante
chiens, à la poursuite d'un pauvre animal, jus-
qu'à ce qu'exténué de fatigue, il tombe mort
devant eux.
Ce qui revient à dire qu'il ne faut s'éton-
ner de rien dans ce monde et que, si j'éprouve
une répulsion prononcée pour un sport qui
consiste à abattre, du haut d'une cage, les
bêtes superbes qui font l'ornement de Lainz,
et que des traqueurs poussent en masse com-
pacte à la boucherie, l'archiduc Ferdinand, de
son côté, aurait belle de m'exprimer en termes
énergiques son profond dégoût pour un plai-
sir aussi barbare, à ses yeux, que celui de la
chasse à courre.
IV
LA FAÇON DE JUGER UN CERF
VA NT d'être capable de don-
ner à courre un cerf avec
une q II a s i - c e r t i t u d e , le
valet de limier a besoin
d'un long apprentissage
pour savoir distinguer le
sexe et l'âge des animaux
qu'il aura à travailler, et j'ajoute que ce n'est
pas dans l'étude seule des traités de vénerie
qu'il acquerra les connaissances nécessaires
à l'exercice de son métier. Sans doute, il y
apprendra les notions élémentaires de cette
science, mais il n'arrivera à se perfectionner
qu'avec la pratique ; il ne parviendra à dis-
tinguer les vieux cerfs des plus jeunes et à
ne pas confondre une biche avec un daguet,
même avec une troisième tête, qu'en allant
souvent au bois pendant la morte saison et
en se donnant de la peine ; d'autant plus que,
54 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
selon le pays où il opérera, les volcelets
d'animaux du même âge varient du tout au
tout. Ici, la nature marécageuse du sol, les
gagnages de riche culture font pousser la
corne des pieds, dont les bords ne s'usent pas
et restent tranchants. Là, au contraire, dans
une région de pierres et de rochers comme
Fontainebleau et Ermenonville, les empreintes
subissent l'effet que le terrain dur produit sur
les pinces et le talon. Aussi, un valet de limier,
cependant expérimenté, qui arriverait sans
défiance dans un pays inconnu pour lui, ris-
querait-il fort de se tromper, de juger des
cerfs pour des biches ou de rembucher une
troisième tête, alors que ce ne serait qu'un
daguet. D'où cet axiome qu'il ne faut pas s'en
rapporter à la grosseur seule du pied pour
éclairer sa religion.
La première et la plus importante des
connaissances à acquérir, pour un novice, con-
siste à distinguer le sexe des animaux, parce
qu'en France, l'on ne court jamais que les
mâles, et qu'un valet de limier qui commettrait
l'erreur de détourner une biche, au lieu et
place d'un cerf, aurait ensuite toutes les peines
du monde à se réhabiliter aux yeux de son
maître et deviendrait la risée du public.
LA FAÇON DE JUGER UN CERF
55
La biche a le pied long, creux, étroit. Son
talon est si petit qu'il n'y a point de cerf
d'un an qui n'en ait un aussi gros, et, chose
caractéristique, quand elle marche d'assurance,
c'est-à-dire au pas, contrairement aux allures
DIX-CORS
4» TÊTE AVEC CONNAISSANCE
du mâle, elle se « méjuge » presque toujours,
expression qui signifie qu'elle met son pied de
derrière tantôt adroite, tantôt à gauche de celui
de devant. De plus, elle a des os petits, tournés
en dedans, différents en cela de ceux du cerf,
et piquant perpendiculairement dans la terre.
56 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
Mais, encore une fois, malgré toutes ces
observations résultant de l'expérience, rien ne
vaut la pratique, et, s'il fallait s'en tenir seule-
ment à la théorie que les livres nous enseignent,
les méprises succéderaient aux mécomptes
sans interruption. Aussi, je n'insiste pas sur
un sujet que certains auteurs, comme d'Yau-
ville, ont traité avec une conscience digne
d'un meilleur sort, mais qui ne sont pas par-
venus à changer mon opinion, surtout depuis
le jour où j'ai assisté à la déconvenue d'un
valet de limier de premier ordre, qui avait
eu le malheur de donner à courre une biche
pour une troisième tête. Ainsi, voilà, me
suis- je dit alors, un homme d'une érudition
incontestable dans sa partie, qui, d'ailleurs,
depuis longtemps, a fourni des preuves nom-
breuses de son savoir-faire, qui, passionné de
son métier, sait résoudre toutes les difficultés
qui surgissent sous ses pas, quand il va au
bois, et cet homme, pourtant, après tant d'an-
nées d'expérience acquise, est encore capable
de se tromper ! Gomment expliquer pareille
anomalie ? Voici les raisons de son erreur, et
j'affirme que bien d'autres, dans le même cas,
en auraient fait autant.
On était en fin de saison de chasse, au
LA FAÇON DE JUGER UN CERF 57
mois d'avril, à la veille de l'époque où cette
malencontreuse biche allait mettre bas . En
raison du poids qu'elle portait dans ses flancs,
elle paraissait avoir plus de pied que ses
semblables n'en ont à l'ordinaire ; elle appuyait
sur le talon en marchant, ouvrait les pinces
et mettait le pied de derrière moins en avant
que celui de devant. Pourvue abondamment
de lait, elle était, en outre, obligée de mar-
cher les cuisses écartées, ce qui bouleversait
les allures habituelles à son sexe et la for-
çait à les avoir plus réglées et plus croisées.
Déjà, il y avait là de quoi embarrasser un
valet de limier. Mais ce n'est pas tout. Pour
mettre tranquillement au monde son faon,
elle s'était séparée des autres animaux et
réfugiée dans un endroit solitaire. Enfin,
pour comble de déveine, un bûcheron avait
signalé la veille à notre homme la présence
d'une troisième tête dans ces mêmes parages.
Aussi les détails du volcelet, ceux des allures
de l'animal et de ses habitudes coïncidant
avec le renseignement donné, tout cet en-
semble de faits avait fini par le convaincre,
après toutefois une certaine hésitation, que
son instinct avait eu de la peine à détruire,
qu'il était bien en présence d'un cerf dont il
58 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
pouvait, sans crainte, faire le rapport à son
maître.
De ce jour, j'ai compris combien il fallait
être indulgent pour ceux qui ont la tâche
difficile de détourner des animaux, puisque
je venais de toucher du doigt le moyen de
commettre l'erreur la plus grossière en vénerie,
sans cependant en imputer la faute à per-
sonne.
La fatalité ! ah ! comment l'éviter? comment
parer à cette série de contretemps variés, de
hasards, que nous avons tous connue pour
l'avoir éprouvée au cours de notre existence,
pouvoir inexorable, funeste, agissant par une
suite d'opérations qu'enchaînent des liens
indissolubles et occultes pour le malheur de
l'homme ?
Il y a lieu de remarquer que, lorsque la
biche se trouve dans son état normal, son
volcelet est assez semblable à celui du daguet ;
mais, avec de l'expérience, on ne s'y laisse pas
tromper. Le daguet marche avec les quatre
pieds ouverts et place ceux de derrière en
avant de ceux de devant, sensiblement plus
grands que les autres. Chose curieuse, plus
un cerf est âgé, plus il « se retarde », autre-
ment dit, plus il met son pied de derrière
in
H
S
M
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S
p
LA FAÇON DE JUGER UN CERF
59
Talon —
Pinces —
loin en arrière de l'empreinte de son pied de
devant. De plus,
le daguet est
« haut jointe »,
terme de vénerie
qui signifie que la
distance entre les
os et le talon est
telle que l'on peut
y placer deux
doigts, ce qui aide
singulièrement le
valet de limier à
reconnaître la dif-
férence qui règne
DAouET entre les jeunes
et les vieux, car, plus les cerfs avancent en
âge, plus leurs os se rapprochent du talon,
au point que, pour un dix-cors, vous ne
pourriez même plus mettre votre pouce en
travers.
On comprendra qu'il soit impossible de
définir ici les divergences qui existent entre
les os, les pinces, les talons, les allures d'une
troisième tète et ceux d'une quatrième . Les
traités de vénerie nous les enseignent, il est vrai,
mais je répète que bien naïf serait celui qui
BICHE
60
REFLEXIONS D UN VIEUX VENEUR
se croirait capable de détourner un cerf, après
s'être livré à une étude approfondie des du
Fouilloux , des Goury de Champgrand , des
d'Yauville et d'autres écrivains érudits . Le
mieux pour s'instruire est encore d'accom-
pagner un homme du métier qui, en quelques
leçons, vous inculquera les notions élémen-
taires du début, avec les exemples à l'appui ;
après quoi, vous volerez de vos propres ailes,
vous trompant souvent, donnant des buissons
creux comme tous les apprentis, et même les
plus malins, rembûchant même un daguet
pour un plus gros cerf ; puis, petit à petit,
à force de ténacité dans vos efforts, vous vous
LA FAÇON DE JUGER UN CERF
61
passionnerez tellement pour une science qui
met en mouvement toutes les facultés de votre
intelligence, qu'avant peu vous serez étonné
d'être classé parmi les plus fins valets de
limier.
V
L'ART DE DETOURNER UN CERF
.-^tam&
A vieille expression « détour-
ner un cerf » signifie le
manœuvrer jusqu'à ce
qu'on le trouve resté dans
une enceinte, en faisant
tous les détours successifs
nécessaires.
Qu'il puisse un tel cerf détourner,
C'est qui puisse endroit le contour
Du boys où le cerf est,
Un tour faire du limmier.
Telle est la définition que, déjà en 1394,
le « Trésor de la vénerie » donne à ses adeptes
de ce terme employé journellement à la chasse
à courre.
Gaston Phœbus, d'autre part, écrit que c'est
faire « un grand tour par aucunes voyes et sen-
tiers, et si le valet de limier voit qu'il ne
64 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
passe hors de son tour, il le peut servir pour
destourné »,
Il semble, en lisant ces lignes, que la chose
soit d'une simplicité telle que le premier venu,
aidé d'un bon chien, doive pouvoir rembûcher
sans peine un animal.
Faites le tour d'une enceinte, et, si vous ne
l'en trouvez pas sorti, vous pouvez de con-
fiance aller l'y attaquer. Aucun doute, en
effet, ne subsiste à cet égard : il y est bel et
bien détourné. Et voilà... Rien de plus aisé...
en théorie. Mais nous savons qu'il y a loin
de la coupe aux lèvres, et ceux qui ont pra-
tiqué le métier vous diront que, la plupart
du temps, au cours de leur travail, ils se sont
heurtés à des obstacles aussi ardus à franchir
que des problèmes de géométrie à résoudre.
D'Yauville écrit dans son traité que « les
désagréments et les contradictions que l'on
éprouve sont tels que ce serait un métier de
galérien, si on n'était pas excité et soutenu par
l'amour-propre ». C'est, sans doute, en raison
de cet effort intellectuel et de la vive satis-
faction qu'engendre la difficulté vaincue que
les veneurs ont toujours éprouvé un attrait
irrésistible à « aller au bois » pour détourner
un cerf. Brantôme, parlant de Charles IX, nous
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L'ART DE DETOURNER UN CERF G5
dit: « Pour quant à l'exercice de Diane, il y était
violemment adonné fut à courir et à piquer
après le cerf, fut à beau pied, à le détourner
avec le limier, et y était si affectionné qu'il
en perdait le dormir, étant à cheval avant le
jour pour y aller. »
Voyons de près en quoi consistent ces diffi-
cultés.
Pour aller au bois, il convient de se munir
d'un bon limier, en d'autres termes, d'un chien
doué des qualités appropriées au genre d'exer-
cice auquel on le soumet. Il n'est pas besoin
d'expliquer longuement pourquoi il doit être
(( muet ». Avec des animaux sauvages tou-
jours en éveil, toujours à l'affût du danger, le
moindre aboiement, même le plus léger siffle-
ment des limiers, les mettrait incontinent en
fuite, et Dieu sait s'il serait jamais possible
de les rembûcher, une fois « mis sur pieds »
et effarouchés. A cet égard, de rudes correc-
tions apprennent vite au chien qu'il faut se
taire, et, plus tard, une légère saccade sur le
(( trait » suffit pour le rappeler à son devoir.
De même, on arrive à lui faire comprendre,
mais avec plus de peine, qu'il ne doit pas
rester en arrière dans les jambes de son maître,
mais marcher toujours en avant de lui et tirer
GG REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
sans cesse sur la corde désignée sous. le nom
de « trait », appelée ainsi, dit-on, parce qu'il
« bande le trait en tirant comme un cheval
sur ses traits ».
Comme la seule fonction du chien consiste
à indiquer à celui qui le mène le passage des
animaux sur la route qu'il suit, ce but ne
serait plus atteint s'il demeurait dans les talons
de son maître et, par conséquent, hors de sa
vue. Mais où ce dernier, malgré tous les talents
dont il dispose, reste impuissant, c'est pour
donner au limier ce que, seule, la nature a
le pouvoir de lui octroyer, la finesse du nez,
qualité précieuse, indispensable pour détourner
un cerf.
Nul n'ignore que les grands animaux ont
l'habitude de chercher leur nourriture pendant
la nuit et que, dès la pointe du jour, ils se
« rembuchent », c'est-à-dire qu'alors, pour se
reposer et se soustraire à la vue des passants,
ils choisissent un endroit retiré, où les bran-
ches et les broussailles les protègent contre
les indiscrétions du public et les mettent,
croient-ils, à l'abri de leurs ennemis, les chas-
seurs. Précaution superflue, si le valet de limier
est habile et s'il est doublé d'un chien possé-
dant les qualités requises. En effet, bien que
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LART DE DETOURNER UN CERF 07
le cerf ait terminé son repas de bonne heure,
bien qu'il se soit, dès l'aube, pourvu de son
gite , un chien dont le nez est fin et qui croise
la voie de l'animal deux heures , trois heures
même après son passage , ne doit pas la « sur-
aller », autrement dit, doit se rabattre sur la
piste, et, selon la manière de la flairer, faire
comprendre à son maître si elle est de plus
ou moins récente date . Car l'œil le plus
exercé ne saurait, à lui seul, découvrir si telle
voie remonte à plusieurs heures, si telle autre
est « saignante », selon l'expression consacrée.
Le chien seul peut, en cette circonstance, gui-
der le valet de limier. Et combien cet auxi-
liaire devient-il indispensable, quand, en hiver,
sur les chemins recouverts d'une épaisse couche
de feuilles mortes collées par la pluie, s'efface
toute empreinte indiquant la refuite des ani-
maux !
Enfin, pour en finir avec ces détails, l'on
ne conçoit pas un limier qui ne soit pas vigou-
reux, capable de tirer sur le trait six ou sept
heures durant, comme le fait peut se produire
quand on est aux prises avec des cerfs fuyards
et difficiles à rembucher. Rien n'est plus décou-
rageant, rien de plus écœurant que de traîner
à la remorque, après une heure de travail, un
68
REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
limier fainéant, sur lequel on ne peut plus
compter, alors que le moment décisif est venu
de redoubler de courage et que l'on sent qu'il
ne faudrait plus que quelques instants d'énergie
pour détourner un bel animal.
A ces différentes qualités essentielles vien-
nent s'en ajouter d'autres, obtenues par la pra-
tique et le temps. Non moins précieuses que
les précédentes, elles facilitent singulièrement
la tâche du valet de limier. Dans les grandes
L'ART DE DETOURNER UN CERF 69
forêts où, en plus des cerfs, abondent diverses
sortes de gibier, telles que sangliers et che-
vreuils, un jeune chien sans expérience ou
insuffisamment dressé ne se fait pas faute de
se rabattre, à chaque instant, sur les voies
qu'il croise et fait ainsi perdre à son maître
un temps incalculable. Il faut s'arrêter, cher-
cher à en revoir, découvrir de quelle espèce
d'animal il s'agit, et, souvent, quand la terre
est gelée ou recouverte de feuilles, la solution
du problème est longue à obtenir. Or, pen-
dant l'hiver, alors que le jour ne se lève pas
avant huit heures et qu'il faut être de retour
au rendez-vous avant onze heures, on peut se
rendre compte du tort que produit la moindre
perte de temps occasionnée par un limier qui,
s'arrètant sur toutes les pistes, quelles qu'elles
soient, vous oblige à chercher le volcelet et à
en découvrir la nature.
Les vétérans, ceux qui, depuis longtemps,
ne travaillent que le cerf, ne tombent pas dans
ce travers. Ils passent sans broncher sur les
voies les plus récentes des animaux que leur
éducation leur a appris à mépriser ; il en est
même qui ne se rabattent jamais que sur la
voie des cerfs mâles, ne faisant pas la plus
petite attention à celle des biches.
70
REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
Le valet de limier commence donc son
travail à la pointe du jour ; mais, pour en
décrire toutes les péripéties éventuelles, il
faudrait y consacrer plusieurs chapitres. Je
connais trop les égards que je dois au lecteur
pour allonger mon récit outre mesure ; je
l'abrégerai donc en me bornant à suivre mon
homme au cours d'un rembuchement palpitant
d'intérêt, où les difficultés semblent naître
sous ses pas, rendant sa tâche presque insur-
montable.
Parti, la veille au soir, du chenil avec son
L'ART DE DETOURNER UN CERF 71
chien pour aller coucher dans une auberge
située à plusieurs kilomètres de là, afin de
ne pas perdre une minute de son temps, le
lendemain matin, il se trouve à la portée de
la (( quête » que le maître d'équipage lui a
désignée. Il est important de bien préciser les
limites de chaque « quête » ou canton d'une
contenance variable selon le pays, afin d'éviter
les empiétements d'un valet de limier sur le
terrain de son camarade, cause souvent de
querelles et de jalousies difficiles à apaiser
dans la suite.
Je reprends mon récit.
Au lever du jour, notre homme longera
les confins d'une plaine, dans l'espoir qu'un
cerf, selon son habitude, y aura séjourné la
nuit, attiré par l'appât de seigles ou de blés
à peine sortis de terre. Ses pronostics se réa-
lisent. Une quatrième tète a été au gagnage
et rentre seule dans les demeures fourrées
qui bordent les champs (1). L'ardeur de son
limier lui prouve que la voie est, à n'en pas
douter, de fraîche date. Après s'être bien
assuré du sexe de l'animal, de son âge, de
sa manière de marcher (de ses « allures » en
terme de vénerie), des « connaissances » que
comporte peut-être le pied, c'est-à-dire de
Itinéraire du valet de limier
Voie du cerf
L'ART DE DÉTOURNER TIN CERF 73
certaines marques ou signes particuliers des
pinces qui, laissant sur le sol une empreinte
différente de celles de ses congénères, lui
donneront, au besoin, s'il surgit une diffi-
culté, une indication utile, son premier soin
sera de caresser son chien sur la piste, en
l'encourageant de la voix, afin qu'il la goûte
et que, dans la suite, il ne néglige pas de
se rabattre quand il aura l'occasion de la
rencontrer.
Puis, le valet de limier « enveloppera »,
par le chemin le plus proche, l'enceinte dans
laquelle le cerf est entré, et où, fatigué par
sa randonnée de la nuit, l'animal a des
chances de s'être mis à la reposée. Mais,
est-ce parce que le vent mal placé lui a
permis de deviner le danger ou qu'une
branche cassée sous le pied de l'homme lui
a signalé la présence de l'ennemi, toujours
est -il que, brusquement mis sur pied et in-
quiet, il décampe pour chercher dans d'autres
parages un refuge plus sur. Le chien qui a
rencontré la voie nouvelle (2) veut entraîner son
maître sous bois, tant elle est chaude, et lui
indique, par sa fougue, ce qui vient de se
passer. Premier déboire ! Il lui faudra main-
tenant redoubler de précautions, car, une fois
10
74
REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
parti, l'animal effarouché, toujours aux écoutes,
ne s'arrêtera plus que lorsqu'il se sentira en
parfaite sécurité. Que faire ? Inutile de pro-
céder de la même façon, en se portant à la
route suivante pour s'assurer que le cerf l'a
traversée. Ce serait là le meilleur moyen de
le rendre plus fuyard encore. Savoir changer
de tactique à l'instant propice, selon les
événements, constitue, en général, l'un des
éléments les plus certains du succès. Les
Italiens ont une façon originale d'exprimer
cette pensée : niettere ta coda dove non va
il capo^ « mettre la queue où la tète ne passe
pas ». Aussi bien que l'homme de guerre, le
valet de limier avisé doit se pénétrer de cette
doctrine pour réussir. Celui dont nous suivons
le travail, imbu sans doute de ces principes,
L'ART DE DETOURNER UN CERF 75
se dit : « Prenons les grands devants. Enve-
loppons plusieurs enceintes et nous saurons
ainsi quelle est sa refuite. Si, dans nos
grands devants, nous n'en avons nulle part
connaissance, nous le (( raccourcirons » pour
le détourner dans l'enceinte où il a dû se
mettre à la reposée. » Et voilà notre homme
reparti avec son limier comme guide, qu'il
tient, par la parole, constamment en éveil,
afin que, le nez à terre, il n'ait pas un soupçon
d'inattention, sachant bien qu'une fois la
voie « surallée », le fâcheux et humiliant
buisson creux le guette, quand, plus tard,
l'on viendra frapper à sa brisée.
Mais le temps presse ; déjà 8 heures ! A
peine s'est-il engagé dans la route suivante
(DA), que son chien se rabat derechef. Mais
sur quoi ? Impossible de découvrir sur le sol
durci en cet endroit par la gelée le moindre
vestige de volcelet ! G ' est à désespérer !
Est-ce la voie d'un sanglier, d'un chevreuil ?
Pourtant son limier n'est pas un novice. Peut-
être bien alors est-ce son animal ? mais qui
affirmerait que ce n'est pas un autre cerf?
Allons, avant d'aller plus loin, il convient
d'éclaircir le mystère. Et alors, brisant une
branche qu'il pose à l'endroit même (3) où a
76
r?:flexions dun vieux veneur
surgi l'embarras, il prend le parti de pousser
la voie sur le contre-pied, certain de la sorte
de ne nuire en rien à son travail. Ainsi, pense-
t-il, je rencontrerai quelque part sur mon
chemin une taupinière, une place à charbon,
en un mot, un terrain propice où l'animal,
dont je ne puis définir l'espèce, aura laissé
la trace visible de son passage.
Le limier entraîne donc vivement son
maître au contre-pied et, à une centaine de
mètres de la branche cassée, sur les bords
amollis d'une mare (4), il lui est facile de
juger par le volcelet qu'il n'y a plus d'erreur
L'ART DE DÉTOURNER UN CERF 77
à redouter et que c'est bien le même cerf qui
traverse la route. Il est superflu d'insister
davantage. Le plan est de retourner aussitôt
à la brisée (3) et de reprendre ses grands
devants au plus vite.
A un kilomètre plus loin (5), nouvel arrêt,
nouvelle incertitude ! Cependant il est aisé,
cette fois, de s'apercevoir qu'il ne s'agit plus
d'un seul animal, mais de plusieurs ; une
traînée, qu'ils ont laissée derrière eux sur
les feuilles, ne permet pas Tombre d'une hési-
tation. Probablement une harde, dérangée par
les allées et venues suspectes précédentes, a
pris peur, est sortie de l'enceinte que le
cerf traversait et a créé cet incident ; mais
notre animal se serait-il par hasard accom-
pagné avec elle? Non. Le revoir est là, suf-
fisamment bon pour que l'on puisse distinguer
l'empreinte des animaux. Ce sont dix biches,
un daguet, un cerf dix -cors, rien de plus.
Pas dé traces apparentes de la quatrième
tête, qui ne s'est donc pas jointe à eux. Dans
la crainte, toutefois, d'une erreur toujours pos-
sible, le valet de limier prudent casse une
branche sur la voie de la harde, se réservant
d'y revenir, s'il ne retrouve pas ailleurs la
refuite de son animal. Voici comment il rai-
78 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
sonne : « Il peut se faire, après tout, que,
par la même coulée outrageusement piétinée
par la harde, mon cerf se soit faufilé en tête
de la bande. Dès lors , suivant un parcours
identique, elle a pu effacer tout vestige de ses
pas, me mettant dans l'impossibilité d'en rien
découvrir. Mieux vaut donc poursuivre mon
chemin, et, si la malchance veut que je n'aie
nulle part connaissance de sa A^oie, j'aurai
toujours la ressource , dans le cas où les
camarades n'auraient pas au rendez-vous des
rapports satisfaisants, de venir attaquer ces
animaux, que je retrouverai sans peine grâce
à mes branches. » *
Mais il ne s'est pas trompé. Le cerf ne
s'était pas hardé aux autres. A peine, en
effet, le valet de limier eut-il tourné le carre-
four suivant, que son chien portait le nez
au vent (G) et l'entraînait vers la lisière du
bois où, sur le rebord du fossé, un volcelet
parfaitement formé le réconfortait et lui re-
donnait courage. C'était bien le même pied,
avec ses pinces tranchantes, dont l'une, celle
de gauche, plus courte que l'autre d'un centi-
mètre, ne permettait aucune hésitation.
De nouveau, il enveloppe à la hâte quatre
grandes enceintes G. E. F. G. H. B., car
-a
c
'A
L'ART DE DETOURNER UN CERF 79
l'heure avance, et, ne trouvant pas la voie
du cerf, il peut affirmer, si son chien ne l'a
pas surallée, qu'il est là, dans ce grand massif
de bois dont il a fait le tour. « Est-il prudent,
maintenant, de le « raccourcir » ? pense-t-il
(opération qui consiste à le rembucher dans
le plus petit espace possible). Voilà un
animal qui, sans aucun doute, est inquiet.
Vais-je risquer de le faire partir en voulant
le serrer de trop près ? Il peut éventer mon
chien, et, bernique ! je rentrerai bredouille
au rendez-vous. » Cependant, l'amour-propre
l'emporte sur la sagesse. Donner à courre
un cerf « dans un mouchoir » , n'est-ce pas
le chef-d'œuvre du genre? « Ma foi! je tente
la chance », se dit-il. Une fois sa décision
prise, il suit avec des précautions minutieuses
une sente (1) qui coupe en deux les enceintes
d'où les grands devants lui ont permis de s'as-
surer que l'animal n'était pas sorti, et,
tout joyeux, il constate bientôt que sa peine
et sa persévérance vont être couronnées de
succès. Il ne faut pas croire, cependant, que
ce succès il l'obtiendra sans avoir à résoudre
encore quelques difficultés. A peine s'est-il
engagé dans le chemin de traverse (B. G.),
qu'il rencontre une voie (7) sur laquelle,
80 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
comme d'habitude, il « brise » et dépose une
branche. Quelques pas plus loin, nouvelle
rencontre (8), mais dans un sens inverse. En
examinant de près l'un et l'autre de ces
volcelets, il lui semble bien reconnaître son
animal, mais la terre est si dure qu'il se
méfie de lui-même. Gomment ne serait-il pas
perplexe ? Tout au plus peut-il définir le sens
dans lequel le cerf dirige ses pas, et, s'il y
parvient, c'est en grande partie grâce au ter-
rain herbu sur lequel « la foulée » se perçoit,
la pointe de l'herbe étant toujours couchée
du côté où la bête a la tête tournée. Si,
toutefois, par hasard, c'était un autre animal?
Il est vrai qu'il n'en a pas eu connaissance
en prenant ses grands devants , qu'il a dû
marcher la nuit pour « viander », bref, qu'il
serait bien étrange qu'il fût resté, depuis la
veille, dans les mêmes demeures. Non, ce
n'est guère probable ; mais ne savons-nous
pas que « le vrai peut quelquefois n'être pas
vraisemblable » ? Décidément, le mieux est de
s'assurer de la chose. Ici apparaît l'utilité
des brisées jetées sur chaque piste rencon-
trée. En suivant le contre-pied de la seconde
voie, il est clair que, si son chien le ramène
à celle (7) qu'il a croisée peu d'instants
L'ART DE DETOURNER UN CERF 81
avant dans la même route, et sur laquelle
il a eu soin de placer une branche, il aura
acquis la preuve qu'il s'agit dans les deux
cas d'un seul et même cerf, le sien, qui, avant
de se mettre à la reposée, a fait un « faux
rembûchement », ruse bien connue dont se
servent les animaux qui ont déjà été attaqués
et que l'on a manques.
D'autre part, si le limier, contrairement
à cette éventualité, l'entraîne dans une direc-
tion opposée, tous les doutes disparaissent
également. Il n'y a plus lieu de s'occuper de
cette seconde voie, qui est celle d'un autre
cerf.
Voilà donc le valet de limier lancé sur le
contre-pied, débrouillant les allées et venues
de l'animal à travers les fourrés. Ses espé-
rances se réalisent. Après bien des détours,
il revient à ses premières branches , et sa
manœuvre lui indique que, toujours inquiet,
le cerf qu'il travaille depuis le matin a cher-
ché, au moyen d'un faux rembûchement, à se
garer d'un danger qu'il soupçonne, et qu'il
est revenu brusquement sur ses pas, avant
de se mettre sur le ventre sous une touffe
de fougères ou une cépée de bois.
Cependant, il reste une dernière précau-
11
82 REFLEXIONS D UN VIEUX VENEUR
tion à prendre, afin d'éviter toute erreur. Qui
nous dit qu'en voulant le « raccourcir », le
cerf, serré de trop près, n'a pas éventé le
chien et ne s'est pas empressé de déguerpir ?
Aussi, avant de quitter la place, le valet de
limier devra-t-il s'armer de courage et re-
prendre, une fois encore, ses fastidieux de-
vants, si le temps le lui permet, car déjà il est
onze heures, et il lui faut compter quatre
kilomètres pour gagner le rendez -vous, et il
faut qu'à midi il ait déjeuné , qu'il soit habillé
pour la chasse et prêt à communiquer son
rapport à son maître. Le désir de bien faire
l'emporte sur ses hésitations passagères, et,
après s'être assuré à la hâte que le cerf est
bel et bien rembuché , il casse cette fois
deux branches (5) , signe du terme de ses
laborieuses pérégrinations, branches qu'il met
sur la dernière rentrée où l'on amènera, dans
la suite, les rapprocheurs.
On voit, par les détails qui précèdent, l'im-
portance prépondérante que joue à la chasse
à courre le valet de limier. Qu'il donne un
buisson creux, soit par sa négligence, soit
qu'il ait manqué de Ilair, soit à la suite de
contretemps imprévus , il n ' en faudra pas
davantage pour que les chiens rentrent au
L'ART DE DETOURNER UN CERF 83
chenil sans être découplés de la journée.
Je ne parle pas de riiumiliation qu'éprouve
de son échec Thomme véritablement amou-
reux de son métier. Cependant, plus qu'ail-
leurs, l'indulgence est de mise, en présence
des buissons creux, et, seuls, les veneurs
qui n'ont jamais été au bois peuvent être
portés à accabler injustement un valet de
limier malheureux, parce qu'ils ignorent les
embarras incessants auxquels il est en butte.
11 y a tant de raisons de leur pardonner une
erreur à ces braves serviteurs, qui emploient
à leur travail leur énergie et leur intelli-
gence. Je sais bien qu'il existe des excep-
tions, comme dans tout ce qui relève de la
nature. Je n'ignore pas que, parfois, il s'en
trouve qui, au lieu de remplir leur devoir,
fréquentent les cabarets et affirment imper-
turbablement au rendez-vous qu'ils n'ont eu
connaissance d'aucun animal dans leur quête.
Il en est d'autres qui préfèrent détourner,
plutôt qu'un cerf, des jeunes bûcheronnes...
de leur travail. L'un de mes amis, très bon
veneur et maître d'équipage, avait la répu-
tation de se livrer à ce genre spécial de
« détournement ». Dame ! l'occasion, l'herbe
tendre... Bref, il résistait peu à la tentation.
84 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
Un jour qu'il avait attaché son limier à un
arbre, préférant sacrifier au culte de Vénus
celui de Diane, il s'était entendu apostropher
de cette façon par la jeune femme attendrie :
« Ah ! si pourtant votre maître vous voyait ! »
Mais je me hâte de dire que l'attrait de
rembùcher un bel animal, que l'on attaque
ensuite, est si passionnant que l'on peut classer
parmi les exceptions ceux qui négligent leur
quête pour recourir à d'autres distractions.
Aussi, les maîtres d'équipage devront - ils
toujours user d'indulgence, si, après avoir
foulé en vain l'enceinte où un cerf a été donné
à courre, ils sont obligés d'aller frapper à une
autre brisée ou de reprendre le chemin du
logis, car, souvent, ce sont des circonstances
imprévues qui ont causé leur mécompte. Par
exemple, qui peut vous assurer qu'entre le
moment où le cerf a été détourné et celui
où l'on part du rendez-vous pour l'attaquer,
des ramasseurs de bois mort, des chercheurs
de champignons ou de noisettes, etc., ne
sont pas venus le mettre sur pied ? Et les
mouches, donc ! Que le soleil vienne à tourner
quand il est à la reposée et que ses rayons
ardents l'enveloppent tout à coup, une nuée
de ces irritantes petites bestioles affluent sur
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LART DE DETOURNER UN CERF 85
lui, et, pour s'en préserver, d'un bond, il se
lève affolé et court chercher un autre refuge
à quelques enceintes seulement de là, il est
vrai, mais il n'en faut pas davantage pour que
l'équipage, deux heures plus tard, fasse buisson
creux.
De même, un garde forestier peut avoir
été visiter son chemin d'assommoir, qui tra-
verse de part en part les fourrés où le cerf
est couché, en battre les fougères pour relever
ses pièges, agrainer des faisans, etc. Il n'en
faut encore pas davantage pour que l'animal
se sauve et soit loin, quand il s'agira de l'atta-
quer. Quoi de plus naturel aussi qu'une harde
d'animaux, venue à l'improviste, entraîne au
passage le camarade avec elle ?
J'ai assisté, lorsque la vénerie de l'em-
pereur Napoléon III chassait en forêt de Gom-
piègne, à une scène souverainement injuste,
provoquée par l'un de ces accidents imprévus
devant lesquels l'homme le plus habile de-
meure impuissant. L'on était allé attaquer un
cerf seul à sa 4® tète, mais, après avoir foulé
l'enceinte dans tous les sens, il n'en était
sorti qu'une vieille biche. Le premier veneur,
convaincu que le valet de limier s'était gros-
sièrement trompé, qu'il avait mal jugé l'ani-
86
REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
mal, qu'en un mot son cerf n'était réellement
qu'une biche, le mit à pied sans commen-
taires, alors qu ' il était permis de croire
qu'une substitution d'animaux s'était produite
pendant l'intervalle de temps où personne
ne pouvait s'en douter.
Bien d'autres cas analogues peuvent se
produire, indépendants de la volonté humaine
et devant lesquels la sagesse est de s'in-
cliner.
Que de fois ne m'est- il pas arrivé, au
début de la saison, alors qu'il fait chaud et
que les fourrés sont inextricables, de fouler
une enceinte avec six rapprocheurs pendant
plus d'une heure, sans pouvoir attaquer le cerf
qui y était rembuché, et, découragé, d'aban-
donner la partie, puis d'apprendre, dans le cou-
rant de la journée, qu'à peine j'avais eu le
L'ART DE DETOURNER UN CERF 87
dos tourné, il avait été vu par corps, sortant
tranquillement de cette même enceinte.
Parlerai -je de la méchanceté de certains
valets de limier jaloux ? Hélas ! ces vilenies
se voient et se verront encore. N'en a-t-on
pas connu qui poussaient la traîtrise jusqu'à
entrer sous bois, quand le camarade, après
avoir détourné son cerf, regagnait le rendez-
vous, dans le but perfide de faire sortir l'animal
et de provoquer ainsi le buisson creux, ou bien
encore jusqu'à semer de fausses brisées sur
la route, afin d'induire en erreur ? Le récit
de l'un de ces procédés inqualifiables me fut
raconté, à l'époque, par la victime elle-même.
On avait gardé avec le plus grand soin, pour
une solennité qui devait avoir lieu pendant
le déplacement de Napoléon III à Compiègne,
un très vieux cerf qui avait élu domicile
dans le voisinage de la ville. Chaque matin,
pendant des jours et des jours, le valet de
limier auquel était dévolue cette quête en
avait connaissance et ne doutait pas une
minute de le rembucher sans peine, quand
le moment serait arrivé. Par malheur pour
lui, il avait parmi les hommes de la vénerie
un ennemi acharné, Lafeuille, le « Grand La-
feuille », ainsi qu'on l'appelait, connaissant
88
RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
supérieurement son métier qu'il avait appris
chez le comte Frédéric de Lagrange. Il s'était
promis de lui jouer un tour de sa façon et il
se tint parole. Au jour dit, mon Lafeuille se
lève dès l'aube, prend son chien, n'a pas de
peine à trouver, dans l'une des routes abou-
tissant à Compiègne, la voie du gros cerf
et dépose dessus, en guise de branche, com-
ment dirai-je ? un souvenir sui generis de
son passage, dont l'effet odoriférant ne devait
pas manquer de se faire sentir, c'est le cas
de le dire, quelques instants plus tard. Son
camarade, sûr d'avance de l'honneur qu'il
va recueillir en donnant à courre le plus
L'ART DE DETOURNER UN CERF 89
magnifique dix-cors de la forêt, tout joyeux
à cette pensée, ne se presse pas et se met
au travail en toute sécurité. Comme d'habi-
tude, il trouve le cerf rentrant de la plaine,
le brise sur une route, puis sur une autre.
Tout va bien jusque-là. Son chien le lui
donne à plein trait, quand, soudain, le nez
à terre, il s'arrête : « Viens donc, feignant ! »
lui dit son maître en l'entraînant, sans se
douter qu'en cet instant critique se jouait
pour lui la partie suprême. 11 n'en fallut pas
davantage pour que le pauvre homme ayant,
en cet endroit maudit, surallé le cerf, ait
acquis la conviction qu'il s'était mis à la re-
posée et qu'il pouvait sans crainte le donner
à courre. Il se fiait trop à son chien et pas
assez à l'imprévu. S'il avait pris ses derniers
grands devants, il aurait retrouvé, quelque
part, une voie qui l'aurait empêché de com-
mettre une sottise, qu'il paya chèrement en-
suite. Assurément, il méritait une réprimande.
Mais que l'on se mette à sa place. Voilà un
homme qui, pendant des mois, avait surveillé
les allées et venues d'un animal , qui en
connaissait, par conséquent, à merveille les
habitudes et les demeures, qui pouvait presque
dire sous quelle cépée il se couchait chaque
12
90 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
jour après avoir fait sa nuit, et l'on com-
prendra que l'on soit tenté de l'excuser de
ne s'être pas entouré des précautions élé-
mentaires consacrées par l'usage.
Ce qui précède m'amène à dire qu'à toutes
les qualités de métier que l'on est en droit
d'exiger d'un valet de limier, il est impor-
tant que, dans l'intérêt de l'harmonie qui doit
régner dans un équipage, viennent s'ajouter
le bon caractère et la conciliation dans ses
rapports avec ses autres camarades, au bois
surtout, où les motifs de discorde se pré-
sentent fréquemment. Il est de règle, je le
répète, que le maître d'équipage attribue à
chacun de ses hommes une certaine étendue
de terrain qui constitue sa quête. Bien
que le valet de limier soit maître dans son
domaine, il arrive parfois qu'il rencontre un
cerf qui le conduit dans celui de son voisin.
Va-t-il continuer à le travailler ou devra-t-il
l'abandonner ? Dans l'intérêt de la chasse,
il est évident que l'hésitation n'est pas per-
mise. Mais comment le camarade envisa-
gera-t-il cet empiétement sur son terrain ?
Rembucher un animal dans la quête qui lui
appartient, c'est presque l'accuser de ne pas
l'avoir faite. On conçoit la mauvaise humeur
L'ART DE DETOURNER UN CERF 91
qui peut résulter de semblables procédés.
Un principe existe, il est vrai, dans cette
conjoncture. S'il y a une brisée sur la voie
qui va d'une quête à une autre, le valet de
limier doit se retirer : « On ne va pas sur les
brisées d'un autre. » N'empêche que, lorsqu'il
n'y en a pas et que, faisant suite d'un animal,
il le détourne dans la quête limitrophe, il
se crée des animosités dont souffrent les
maîtres et leurs chasses et dont ils sont les
premières victimes.
Sur la jalousie qui peut naître de ces
manœuvres, d'Yauville a écrit les lignes sui-
vantes : (( Si le valet de limier trouve, dès
le matin, un cerf sorti de sa quête et passé
dans celle de son voisin, il doit le rayer, le
briser et passer son chemin, parce qu'il est à
présumer que le voisin, prenant les devants
de sa quête, doit aussi trouver le cerf ; mais
s'il s'aperçoit, sur le haut du jour, que son
voisin, par quelque cause que ce soit, n'ait
point eu connaissance de ce cerf, il doit le
houper (manière d ' appeler que le mot ex-
prime). L'usage est que, si, après avoir houpé
trois fois, le voisin ne répond pas, on doit
aller après ce cerf pour le détourner; mais,
si le voisin paraît , celui qui a brisé le cerf
92 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
le mène au rembûchement, lui en fait revoir,
puis se retire ; cependant, par procédé, le
veneur qui est dans sa quête propose ordi-
nairement à son camarade de l'accompagner
pour détourner et faire rapport du cerf en-
semble. C'est dans ces occasions où l'on juge
des caractères ; l'ambitieux ne se pique pas
de tant d'honnêteté ; il est jaloux de faire
rapport seul, pour avoir seul la gloire de
laisser-courre. Tels gens sont ordinairement
méprisés de leurs camarades, qui s'en méfient
et les observent rigoureusement, parce qu'ils
sont toujours prêts à faire quelques tours de
leur métier. »
Méchancetés et mécomptes, le valet de
limier doit donc s'attendre à en supporter
les conséquences au cours de sa vie. Dans le
nombre, il y a des déboires qui, heureusement,
provoquent le rire. Je n'en citerai qu'un
seul, datant de loin, de l'époque où mon
père, dans la pénurie d'animaux résultant
de la guerre de 1870-71, découplait indiffé-
remment ses chiens sur les cerfs et les san-
gliers de la forêt de Gompiègne. En raison
de leur rareté, on pense quelle randonnée
les valets de limier étaient obligés de fournir
avant de trouver de quoi chasser, et, quand
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L'ART DE DETOURNER UN CERF 93
leur chien se rabattait sur une voie, ce qui
n'arrivait pas tous les jours, leur excitation
s'en trouvait décuplée. Or, une fois, l'un
d'eux, le baron de S..., veneur émérite, pour
qui le plaisir de détourner un animal n'équi-
valait à aucun autre, avait déjà arpenté sa
quête de long en large, sans avoir trouvé
l'occasion de caresser son chien sur la moindre
piste, et retournait, l'oreille basse et la mine
déconfite, au rendez-vous, quand, soudain,
il bondit de joie, au tournant d'une route
empierrée, en sentant le trait de son limier
se tendre d'une façon désordonnée. Il avait
plu dans la nuit et l'humidité du sol rendait
le revoir admirable. Aucun doute ne pouvait
subsister : un volcelet, parfaitement formé,
était aussi visible sous ses pieds que le nez
au milieu du visage. C'était celui d'un ragot
de cent trente livres, du plus désirable des
ragots, d'un amour de sanglier !
S'attacher à ses trousses jusqu'au moment
où il pourrait s'écrier triomphalement : « Il
est là ! » lui semblait, à cette heure, le bon-
heur suprême.
La route bordait le pâtis de bois qui
servait de clôture à la Faisanderie et, chose
bizarre, l'animal, au lieu de la quitter pour
94 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
se rembucher, tantôt sautait sur les talus
voisins, tantôt enfilait la chaussée.
Le chien ne balançait pas une seconde
sur la voie chaude qui l'emmenait bon train
vers Gompiègne. « Ah çà ! se demandait le
baron, va-t-il pénétrer dans la ville ? »
En effet, le sanglier ne semblait pas vou-
loir s'écarter de cette direction. Déjà, il
approchait de l'octroi, prélude des premières
habitations. Encore quelques mètres et le
préposé n'allait-il pas exiger de lui qu'il se
déclarât et payât la taxe d ' entrée réservée
aux denrées comestibles ?
Toujours à sa suite, on pouvait voir le
baron, plein d'ardeur et d'espoir, pendu à son
chien dont les yeux sortaient de la tête,
mais ne comprenant rien à un parti si peu
conforme aux habitudes des bêtes noires.
Tout à coup, plus rien, plus de voie. Le
sanglier s'était-il enfin décidé à gagner les
demeures fourrées pour se mettre à la bauge ?
Hypothèse d'autant plus vraisemblable qu'une
voiture de marchand ambulant, d'un rem-
pailleur de chaises, arrêtée sur le bord de
la route, lui avait sans doute causé la frayeur
qui avait motivé ce brusque écart. Comme
il n'est jamais inutile de se renseigner et
L'ART DE DETOURNER UN CERF
95
que la Providence nous a munis d'une langue
pour nous en servir, le baron, fidèle à la tra-
dition, s'était approché du bonhomme en
train de travailler l'osier d'une corbeille devant
la porte de sa maison roulante et s'apprêtait
à lui crier les paroles sacramentelles : « N'avez-
vous pas vu... ? » quand, avant qu'il ait eu
le temps d'achever sa phrase, un aboiement
formidable se faisait entendre, puis , plus
vite que je ne mets à l'écrire, une trombe
noire fonçait sur lui, le culbutant au passage.
Le limier, de son côté, décampait à toute
allure, la queue entre les jambes, poursuivi
par le ragot qui, heureusement pour ses deux
victimes, n'était qu'une laie... sans défense.
On devine le reste. Le rempailleur, venu
de Villers-Gotterets le matin, voyageait ac-
compagné de cette béte, qu'il avait apprivoisée
96
REFLEXIONS D UN VIEUX VENEUR
dès son jeune âge. Partout où il allait, elle
le suivait, galopant aux côtés de la voiture,
et, dès que l'on s'arrêtait, elle s'empressait
de s'enfouir dans une caisse garnie de paille,
suspendue entre les deux roues. C'est de
cette bauge improvisée, qu'agacée de la visite
inopinée et indiscrète du baron et de son
acolyte, elle s'était précipitée furieusement,
chargeant homme et chien, aussi surpris l'un
que l'autre de cette apparition inattendue.
Avant de clore ce chapitre, il me reste
à signaler une
autre manière
d'aller au bois,
parce que je l'ai
vu pratique r
dans certains
équipages. Je
me hâte de dire
qu'elle est la
négation de la
vénerie, de l'art
du valet de
limier, et qu'elle
demeure l'apa-
nage des pares-
seux et des inca-
L'ART DE DETOURNER UN CERF 97
pables. Elle consiste à se munir d'une bonne
jumelle et à attendre, de grand matin, dans les
parages que les animaux fréquentent, leur pas-
sage dans les routes ou les clairières de forêt.
Inutile, dans ce cas, de se précautionner d'un
chien, qui ne devient même qu'une gêne ; la
lorgnette remplace tout. Certes, il serait impar-
donnable avec ce modem style ^ qui eût fait
bondir d'indignation nos ancêtres, de donner à
courre un jeune cerf pour un vieux, à moins
d'être aveugle; mais, aussi, que de buissons
creux attendent les imprudents qui le mettent
en pratique ! Il ne suffit pas d'avoir vu par
corps un animal traverser un chemin pour le
croire rembûché dans l'enceinte suivante.
Gomme il s'en va d'assurance, observant,
l'oreille tendue tout en marchant, et surtout
dans la traversée des routes, s'il n'est pas
quelque embûche, quelque danger qui le
menace, comme sa vue perçante lui permet de
se rendre compte à une longue distance des
moindres objets dont il n'a pas connaissance
dans l'habitude de la vie, on peut être certain
que , la plupart du temps , un cerf ainsi
aperçu, même de loin, ne se mettra pas de
sitôt à la reposée. Et, alors, on se figure le
résultat inévitable de cette manœuvre. Revenu
13
98 REFLEXIOxNS D'UN VIEUX VENEUR
au rendez-vous, notre homme pourra sortir
un rapport flamboyant à son maître, mais,
quand il s'agira, deux ou trois heures plus tard,
de découpler les chiens à la voie, s'il fait
« mauvais chasser », ils ne rapprocheront sous
aucun prétexte ou se rabattront sur d'autres
animaux de rencontre. Ces valets de limier-là
n'en portent que le nom, et le jour où, en
déplacement, ils seront appelés à faire le bois
dans une forêt fourrée et mal percée, leur
jumelle ne leur rendra pas plus de service
qu'un cautère n'en rend sur une jambe de
bois. Hontes de la vénerie, ils ne sauraient
aimer leur métier et ne pourraient jamais
remplir les conditions exigées pour devenir un
piqueur entendu et capable.
VI
LE RENDEZ-VOUS ET L'ATTAQUE
ES valets de limier rentrés au
rendez-vous se dépêchent
d'endosser leur tenue de
chasse et de déjeuner, en
attendant le moment où ils
feront connaître au maître
d'équipage le résultat de
leur travail. Trop souvent ce dernier ne s'in-
c[uiète pas assez des conditions hygiéniques
où ses hommes se trouveront pour manger et
se vêtir, ne se préoccupant pas de savoir s'ils
auront même un abri contre les intempéries de
la saison. C'est un tort. Que de fois l'homme
qui s'est attardé pour rembucher un cerf est
obligé de gagner le lieu du rendez-vous en
courant. Il y arrive en nage, et comme, à
l'époque où l'on chasse, le froid est de mise,
comme un vent glacial souffle généralement,
quand il ne pleut pas à verse, il risque fort,
100 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
ainsi exposé au grand air, d'attraper bron-
chites, fluxions de poitrine, rhumatismes,
toutes maladies dangereuses qui le cloueront
au lit pendant de longues semaines. Or, qui
en pâtira le plus après le pauvre diable,
victime de son amour de la chasse et de son
devoir ? Le maître d'équipage. Aussi ce der-
nier doit-il ne rien négliger à l'égard des pré-
cautions à prendre, lorsqu'il s'agira de fixer
le rendez-vous, afin d'assurer à ses hommes
le moyen de se préserver du froid et de l'hu-
midité pendant le temps qu'ils y resteront.
Rien de plus simple pour atteindre ce but,
quand une auberge ou une maison de garde
ne se trouve pas à proximité, que de se
pourvoir d'une petite tente démontable et de
quelques sièges pliants que l'on dépose dans
la carriole qui apporte au rendez-vous leurs
vêtements de chasse et leurs victuailles. Ces
détails, fruit d'une longue expérience, que plus
d'un maître d'équipage traite un peu trop
cavalièrement, méritent toutefois une attention
plus sérieuse qu'il ne semble de prime abord.
Il est midi. Les invités arrivés au rendez-
vous attendent, pour partir, le résultat des
pourparlers engagés entre le piqueur et son
maître sur le choix de la brisée et le meil-
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LE RENDEZ-VOUS ET L'ATTAQUE 101
leur endroit où devront être placés les chiens
de meute. Le rapport est tel que toute incer-
titude est vite levée. L'un a rembûché une
harde de plusieurs cerfs à tête, autrement
dit une harde dont sont exclus les daguets ;
un autre a deux brisées à son actif. La plus
favorable comprend des biches accompagnées
d'un daguet, d'une troisième tête et d'un gros
cerf. Ah ! si Ton était sûr que les chiens sépa-
rassent de cette harde le dix-cors, il faudrait
sans hésitation aller « frapper à cette brisée ».
Oui, mais, une fois sur dix, pareille aubaine
se produira. C'est étrange, mais c'est ainsi.
Pourquoi, me demandera-t-on ? Parce que les
vieux cerfs s'arrangent toujours pour se défiler
au moment propice, soit en se rasant subi-
tement dans un buisson épais et en laissant
passer, à côté d'eux, toute la meute emportée
sur le reste de la harde, soit en obligeant, à
force de coups d'andouillers appliqués dans
Tarrière-train, un plus jeune cerf à s'écarter
d'eux, à se séparer et finalement à se livrer
aux chiens.
Je sais bien qu'on pourrait arrêter les chiens,
s'ils sont d'une docilité à toute épreuve, et
les ramener à la voie du plus gros cerf; mais,
à mon sens, la manœuvre est à éviter. Les
102 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
chiens ont-ils démêlé un animal au milieu
d'autres, ont-ils goûté quelques instants seu-
lement sa voie, tant pis, il faut le leur laisser
chasser. La leçon qu'on leur donnerait en les
empêchant de continuer serait détestable, car
ce serait leur apprendre à tourner sur le
change.
Dans ces conditions, il vaut mieux donner
la préférence au troisième valet de limier, qui
croit avoir rembuché une quatrième tête
accompagnée de cinq biches. Autant dire que
le cerf est seul, car, dans un équipage bien
créance, pas un chien ne s'occupera d'elles,
et tous, sans exception, devront en séparer le
mâle.
On s'est donc décidé à frapper à cette
brisée. Quant aux autres, le parti le plus
sage est de les écarter, car l'on risquerait de
former , en découplant les chiens de meute,
plusieurs chasses qui gêneraient dans la suite,
si les valets de chiens ne parvenaient pas à
les ramener vite sur une seule voie.
De plus, les branches sont près du rendez-
vous, et, si les animaux n'ont pas bougé de
l'enceinte, ils seront promptement attaqués.
Mais que vois-je! La nouvelle s'est répandue
comme une traînée de poudre dans l'assis-
LE RENDEZ- VOUS ET L'ATTAQUE 103
tance ; chacun a son idée et tire des plans
abracadabrants pour mieux voir. Les amis et
invités sont déjà en route pour devancer la
meute, et, si l'on n'y met bon ordre aussitôt,
ils ne se feront pas faute de mettre les ani-
maux sur pied avant l'arrivée des chiens. Oh !
ces invités ! ce Chasseurs qui ne viennent que
pour faire briller leurs chevaux, de l'éloge
desquels ils ne cessent de vous ennuyer; un
tas de bavards, de hâbleurs, de porteurs de
trompe qui causent, courent et sonnent sans
cesse, sans savoir ni pourquoi ni comment,
ces prétendus connaisseurs qui, à l'aide de
quelques termes de l'art, dont ils savent à
peine la signification, vous font des récits qui
n'ont pas le sens commun. » (Goury de Champ-
grand.)
Leverrier de la Conterie, cïe son côté, dans
son langage original, a tracé de main de maître
quelques caricatures des veneurs de son temps.
Les uns, « charlatans de vénerie », que rien
ne semble capable d'arrêter, et qui, dès que
le cerf est lancé, se « rembuchent au pied d'un
baliveau » pour ne le quitter qu'en entendant
sonner l'hallali ; les autres , « farauds bien
galonnés, chargés de poudre et de musc, qui
arrivent au rendez-vous en cabriolant, et vont
104 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
frapper à la brisée en faisant des sauts de
mouton ».
Eh bien ! malgré les critiques de ces auteurs
célèbres, peut-être parce qu'aujourd'hui ils
sont plus disciplinés qu'autrefois, les invités
ne méritent pas des reproches aussi acerbes.
J'irai plus loin. Chasser seul, sans amis aux-
quels on confie ses impressions, avec lesquels
on puisse plaisanter, me semblerait aussi insi-
pide que de vivre en tête-à-tête avec moi-
même dans l'habitude de l'existence. Souvent
l'on se plaint d'eux. On leur reproche de fouler
la voie, d'enlever les chiens, de sonner mal à
propos, de donner de faux renseignements, etc.
D'accord, mais soyons francs ; ils nous ser-
vent bien quelquefois pour excuser nos fautes,
en un mot, comme disent les Chinois, pour
sauver la face. La chasse à courre réclame
du bruit, autrement elle est morne. Il faut
qu'elle soit accompagnée des cris des hommes
et des chiens, du bruit de la trompe , de ce
mouvement qu'elle fait naître à son passage,
sans quoi, la tristesse et l'ennui envahissent
les fidèles eux-mêmes.
Par exemple, mon indulgence ne s'étend
pas jusqu'aux automobilistes, la plaie du jour.
Ah ! contre ceux-là mes imprécations n'ont
X
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LE RENDEZ-VOUS ET L'ATTAQUE 105
pas de bornes. L'odeur que leurs machines
dégagent, l'effroi qu'elles causent aux che-
vaux, les accidents qu'elles occasionnent aux
cavaliers, leurs courses désordonnées dans tous
les sens, le bruit de leurs moteurs qui em-
pêche de rien entendre, les chiens qu'elles
écrasent, tout cet ensemble me les fait haïr
au suprême degré. Je ne conçois même pas
comment les personnes qui usent et abusent
de ce moyen de locomotion à la chasse n'ont
pas le tact de comprendre à quel point elles
gâtent le plaisir des autres et n'y renoncent
pas. Elles y trouveraient même leur compte.
u
106 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
car je les défie bien, en roulant, d'entendre
les chiens et de savoir la direction que prend
la chasse.
Quelle doit être l'attitude d'un bon veneur?
Goury de Ghampgrand va nous le dire :
« Le vrai chasseur se rend tranquillement à la
brisée, sans tracasser ni fatiguer son cheval,
qu'il ménage pour le besoin ; il cherche à
prendre des connaissances de l'animal que
l'on va attaquer, pour s'en servir dans un
défaut, dans le change ou dans un accom-
pagnement ; il suit les piqueurs, sans s'em-
porter avec trop d'ardeur, de peur d'enlever
les chiens ou de fouler la voie dans un retour;
il parle peu, pour mieux écouter ; s'il voit les
piqueurs embarrassés ou balancer et qu'il ait
quelque connaissance qui puisse les remettre
sur la voie, il leur en fait part. »
Certes, voilà le type de l'invité modèle,
auquel on aime à faire partager les joies d'un
laisser-courre. Souhaitons que, stylés par un
maître d'équipage entendu, ils rentrent tous
dans la catégorie que décrit Goury de Champ-
grand.
Les chiens sont amenés en silence au pied
de l'enceinte. Ils sont quarante, maximum de ce
que l'on peut découpler pour bien chasser le
LE RENDEZ-VOUS ET L'ATTAQUE 107
cerf. Six suffisent pour attaquer. On les sépare
de la meute et, s'ils ne sont pas assez souples
pour être mis en liberté, on les confie au
A^alet de limier qui donne à courre. Le reste
est divisé en quatre bardes de huit, pas davan-
tage, car il faut tout prévoir. Les animaux ont
pu remuer depuis l'instant où ils ont été
détournés, et les bommes éprouveraient les
plus grands embarras du monde à avancer
des bardes de dix ou de douze cbiens, qui se
mêlent en marcbant au point de s'étrangler.
Si l'équipage est monté sur un pied assez
luxueux pour avoir plusieurs valets de cbiens
à pied en tenue, ils seront cbargés de mener
108 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
ces quatre hardes ; mais, comme là se borne
leur rôle pendant la chasse, sauf en ce qui
regarde les chiens perdus qu'ils reprennent
quand ils les rencontrent, il est généralement
admis de laisser à des hommes qui viennent
au rendez-vous pour leur plaisir la charge de
ces chiens de meute, dont ils n'auront plus à
s'occuper, une fois qu'ils les auront découplés.
Les dispositions ainsi prises, un valet de
chiens à cheval (1) se porte vivement au côté
opposé de l'enceinte pour observer, pendant
que le piqueur, accompagné de l'autre homme
et de ses six chiens, va frapper aux branches.
Il y eut un temps où l'attaque se faisait
d'autre manière, à «trait de limier». On pous-
sait la voie jusqu'à ce que l'animal eût bondi.
En 1726, on procédait encore de la sorte et
l'on fît bien d'y renoncer, en présence des
inconvénients que cette méthode multipliait.
Les valets de limier retournaient au rendez-
vous avec leur chien, aussitôt que le cerf était
(1) Aujourd'hui, les valets de limier à cheval, ainsi appelés parce
qu'ils vont au bois, ne diffèrent pas des valets de chiens qui, eux
aussi, remplissent le même rôle. Par conséquent, l'on peut indiffé-
remment se servir de l'une ou de l'autre expression. Dans les véne-
ries royales et impériales, il en était autrement. Il y avait, en outre
des valets de limier à cheval, des valets de limier à pied qui, eux,
ne montaient jamais à cheval et dont la mission consistait à aller
au bois avec un autre homme et à garder les animaux rembùchés,
pendant que ce dernier rentrait au rendez-vous.
LE rendez: VOUS ET L'ATTAQUE 109
lancé. Or, il arrivait souvent, quand il faisait
chaud, que le limier, qui était excédé du tra-
vail du matin, n'était plus en état de suffire
à celui du laisser-courre. Ajoutez à cela que
débrouiller les allées et venues d'un animal
dans une enceinte, avant qu'il se fût mis à
la reposée, prenait un temps considérable,
en raison des fourrés que l'on devait traverser,
et rendait le travail extrêmement difficile,
le trait se prenant aux branches à chaque
pas et s'entortillant autour des ronces et des
épines.
C'est d'Yauville qui, le premier, imagina
de découpler à la brisée quelques chiens vieux
ou trop lents pour être tenus en relais, et de
110 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
fouler avec eux. « Cette propositon ne trouva »,
dit-il, (( que très peu de partisans, l'usage et le
préjugé présentant toujours des obstacles que
les idées neuves ont bien de la peine à ren-
verser... Il est certain, en effet, que lorsque
ces vieux animaux sont dans l'habitude de
fouler, ils mettent le nez à terre en entrant
dans l'enceinte, qu'ils rapprochent si les voies
sont encore bonnes, et que souvent ils vont
lancer un cerf dans une autre enceinte, s'il
est sorti de la sienne depuis peu de temps. »
Les six chiens d'attaque mis aux branches
entrent dans le bois avec le piqueur à cheval,
si le terrain le permet, tandis que l'autre valet
de chiens, imitant son camarade, demeure dans
les parages de la brisée pour observer égale-
ment. Mais voilà les chiens encouragés par la
voix de leur maître qui se récrient, et, tout à
coup, la fanfare de l'accompagnement résonne
de l'autre côté de l'enceinte. Les rapprocheurs
sont arrêtés sur la voie et recouplés ; il n'y a
plus qu'à sonner des appels aux hardes qui,
sans se presser, avanceront dans leur direction.
Pour tout veneur passionné de son sport, le
moment est délicieux. Ce tohu-bohu qu'en-
gendre le découpler est et restera toujours
un spectacle inoubliable : qui a vu ces chiens
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LE RENDEZ-VOUS ET L'ATTAQUE 111
aux yeux ardents aboyer de joie, ces têtes
expressives qui demandent en suppliant qu'on
leur donne la liberté, leur départ désordonné
sous bois en criant à gorge déployée, con-
servera à jamais le souvenir de ce tableau
gravé dans sa mémoire.
Il convient d'agir vite, mais avec précau-
tion, quand on découple les chiens. Tout
d'abord, les bardes devront être attachées aux
arbres, afm de laisser aux hommes la facilité
de leurs mouvements, puis le piqueur appel-
lera les chiens à la voie, les vieux et les
meilleurs en premier, de crainte que les jeunes
ne reprennent le contre-pied ou n'enlèvent
les autres en perçant l'enceinte, sans mettre
le nez à terre ; enfin, comme il est nécessaire
d'éviter que la meute ne soit égrenée , il faut
opérer aussi promptement que possible.
Quant aux chiens d'attaque, le valet de
chiens à pied, auquel ils auront été confiés,
suivra la chasse de son mieux, et, s'il a l'occa-
sion de les redonner quand le cerf tirera sur
ses fins, il ne manquera pas de leur procurer
le plaisir peu fatigant d'assister à l'hallali et
de participer à la curée.
Certains maîtres d'équipage suivent une
autre tactique après le lancer. Ils estiment
112 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
qu'au lieu de découpler les chiens de meute
sur des animaux accompagnés, il est préfé-
rable d'attendre qu'un cerf se sépare, afin,
disent-ils, qu'ayant goûté cette voie seule les
chiens puissent la démêler ultérieurement dans
le change, et, en second lieu, que l'on ne
soit pas exposé à chasser un daguet, alors que
dans la harde se trouve un dix-cors. Le duc
de Bourbon suivait cette méthode. Qu'en résul-
tait-il ? Souvent il arrivait que les animaux se
faisaient chasser ensemble un temps infmi,
jouant devant les vieux chiens d'attaque, qui
ne parvenaient pas à en séparer un. Mon père
m'a raconté que le prince, inexorable sur ce
point, mettait ses valets de chîfens à pied à
une rude épreuve. C'étaient, il est vrai, de
grands et solides gaillards qui, entraînés par
l'exercice, couraient en dératés. Mais, à ce
métier, beaucoup, avant d'avoir atteint la cin-
quantaine, souffraient d'une maladie de cœur
et abandonnaient la vénerie. Il n'était pas
extraordinaire de les voir arpenter la forêt,
deux heures durant, à toute allure, avant qu'ils
pussent découpler. Pendant ce temps, les
cerfs s'échauffaient tous également, et, lorsque,
à la longue, on parvenait à en déharder un,
sur lequel enfin les chiens de meute étaient
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LE RENDEZ-VOUS ET L'ATTAQUE 113
donnés, il refuyait dans la même direction
que ses camarades, prenait les mêmes buis-
sons qu'il connaissait pour les avoir fréquentés
ensemble, les retrouvait, et, dès cet instant,
il devenait impossible aux chiens, même les
plus sûrs dans le change, de distinguer des
autres celui qui était le leur. Premier incon-
vénient. En outre, malgré leur courage et leur
bonne volonté, quand les valets de chiens
avaient couru pendant une quinzaine de kilo-
mètres, le souffle leur manquait ; ils étaient
obligés de ralentir leur marche, et, entre le
moment où les chiens d'attaque étaient arrêtés
et celui où les hommes arrivaient à la voie,
il s'écoulait un long laps de temps qui permet-
tait au cerf de chercher le change, de s'accom-
pagner, détruisant ainsi, en quelques secondes,
l'avantage si laborieusement conquis.
Enfin, il n'était pas aisé de suivre six
chiens, que l'on risquait de perdre sur un
parcours aussi étendu, surtout quand les ani-
maux prenaient un grand parti et se faisaient
chasser dans des côtes coupées de ravins, que
les chevaux avaient peine à grimper et à des-
cendre.
Il n'est pas besoin d'en dire si long sur
cette manière, évidemment défectueuse, de
15
114 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
chasser. Que l'on vienne à découpler sur une
harde d'animaux où se trouvent réunis un
jeune cerf et un dix-cors, je suis le premier
à reconnaître qu'il y a grande chance pour
que les chiens tournent de préférence sur le
premier, le plus vieux s'arrangeant presque
toujours, avec une adresse surprenante, de
façon à parer au danger, en se blottissant dans
un buisson au moment propice ou en obli-
geant son « écuyer », à coup d'andouillers, à
se livrer aux chiens. Mais ce système pré-
sente de tels avantages que, pour ma part,
je n'hésite pas à lui donner la préférence.
Vous n'aurez plus besoin de traîner à la harde
vos malheureux chiens, qui, arrivés essoufflés
à la voie, ont perdu leur premier feu. Vous
leur enseignez à chasser ensemble, car ils
LE RENDEZ-VOUS ET L'ATTAQUE 1L5
prennent Tliabitude de rallier tous sur le
même animal et de ne pas se diviser. Je suis
convaincu que leur laisser l'initiative de cueillir,
si je puis m'exprimer ainsi, au milieu d'une
harde de cerfs, celui qui leur plaît, est pour
eux la meilleure école de change que l'on
puisse espérer. Et, si quelques-uns, de carac-
tère indépendant, venaient à faire bande à
part, les valets de chiens à cheval ne sont-
ils pas là pour les arrêter et les ramener au
gros de la meute ? C'est leur rôle principal
et non celui de piquer, ainsi qu'ils en ont
la tendance si l'on ne les rappelle pas à leur
devoir, rôle très important à jouer, afin d'éviter
que d'autres chasses ne se forment qui, dans
le courant de la journée, viendraient se jeter
à la traverse de la bonne et causer un gra-
buge difficile à démêler.
Bref, découplez vos chiens sur les ani-
maux accompagnés. Les avantages des deux
écoles mis dans les plateaux de la balance,
celle que je préconise l'emporte de beaucoup
sur l'autre.
VII
LES RUSES DU CERF
A. Fontaine dans l'une de ses
fables, a parlé, en ces
termes des ruses du cerf :
Que de raisonnements pour conserver
[ses jours !
Les retours sur ses pas ; les malices,
[les tours,
Et le change et cent stratagèmes
Dignes des plus grands chefs, dignps
[d'un meilleur sort!
Ces stratagèmes rentrent dans les quatre
grandes catégories suivantes : la fuite, l'accom-
pagnement ou le change , l'eau et la double
voie.
Pressé par les chiens , le cerf croit se
débarrasser d'eux par une fuite désordonnée.
Il a confiance en ses jambes agiles, qu'il se
figure assez solides pour mettre entre ses
ennemis et lui un espace tel qu'il leur sera
impossible de jamais le rejoindre. Cruelle
illusion ! La pauvre bête, dont le fond n'égale
118 REFLEXIONS D UN VIEUX VENEUR
pas la vitesse, est vouée sans rémission à
devenir la proie des poursuivants. 11 est vrai
que cette course folle, sans répit, sans défaut,
toujours en ligne droite, constitue ce que l'on
est convenu d'appeler en France un beau parti
et, en Angleterre, « a splendid run ». Mais,
est-ce bien là de la vénerie ? A quel moment
a-t-on pu jouir du travail de ses chiens, les
aider à sortir d'embarras ? A peine pouvait-
on les suivre ! Ah ! je sais bien que, pour une
certaine catégorie d'amateurs, une telle course
au clocher suffit à leur bonheur. Rien ne les
horripile plus que les laisser- courre où il est
nécessaire de déployer
sa science. Pourvu que,
deux heures durant,
ils galopent à tombeau
ouvert, sans avoir
mt''-P'
la notion de ce qui se passe, sans apercevoir
ni la queue d'un chien, ni celle de l'animal,
mais que le cerf soit porté bas assez à temps
LES RUSES DU CERF 119
pour qu'ils prennent le train sacramentel de
cinq heures, qui leur permettra de faire une
partie de bridge au cercle avant le dîner,
qu'ils arrivent à temps « en quelque assem-
blée où le bal se tient ou à quelque festin là
où il est convié ou s'est convié lui-même (1) » ;
pourvu que ces conditions, à leurs yeux essen-
tielles, soient remplies, on peut être certain,
sans risque de se tromper, qu'ils se vante-
ront d'avoir assisté à la plus belle chasse du
monde. Eh bien ! moi, ainsi que Jean de
Ligniville, je dirai non. « Ce n'est pas estre
veneur ; vous courez les ragoûts à la mode,
les vins muscats ! » Vous ne courez pas le
cerf. Un drag répond tout aussi bien à cette
course au clocher qui vous passionne. Rien de
mieux, si tel est votre bon plaisir, mais ne
venez pas nous soutenir que pareille randonnée
soit une admirable chasse ; dites une superbe
galopade, une promenade à fond de train,
d'accord, mais dont toute science de vénerie
est exclue. Qui de ceux venus dans les forêts
claires de Compiègne, de Fontainebleau, etc.,
n'a pas assisté à ces refuites vertigineuses
où, depuis l'attaque jusqu'à l'hallali, le cava-
lier, debout sur ses étriers, fend l'air, les clie-
(1) Jean de Ligniville (xvii" siècle).
120 RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
veux au vent, n'a aucune connaissance de ce
qui se passe, s'informe, pour ne pas s'égarer,
de la direction à suivre auprès d'un laboureur
ou d'un bûcheron, en lançant un rapide :
(( Par où va la chasse?... Avez-vous vu les
chiens?... », ne s'attarde même pas à écouter
la réponse, tant il est pressé, court de ren-
seignements à renseignements, s'il n'a pas eu
la chance de s'accrocher à la queue d'un che-
val de piqueur, dévore ainsi vingt-cinq à trente
kilomètres sans avoir rien aperçu, rien en-
tendu, sauf les abois qui ont mis fin à cette
chevauchée digne des fameuses messagères
d'Odin, les Walkyries ?
Quant au cerf, si, en fuyant de la sorte,
il a procuré une grande jouissance à certains
LES RUSES DU CERF 121
de ses poursuivants, il a choisi, de toutes les
ruses dont il a le secret, celle qui lui est
la plus néfaste. Fatalement, il doit succomber,
nul sujet de résistance ne venant entraver la
marche des chiens , autrement pourvus de
fond que la pauvre bête.
Au risque de faire bondir d'excellents amis,
dont je respecte les sentiments pour ces ran-
données endiablées, je déclare que mon goût
est tout autre que le leur, que je préfère infi-
niment une chasse moins vive, la chasse cap-
tivante d'un animal qui cherche à me donner
du fil à retordre et qui, pour toute ressource,
ne pense pas à se sauver à toutes jambes,
droit devant lui. Là, du moins, on reconnaît
à l'œuvre les vrais veneurs, les piqueurs avi-
sés ; on a du plaisir à les voir manœuvrer avec
l'aide des chiens au milieu du réseau de diffi-
cultés que le cerf s'est plu à leur tisser. Quels
délicieux moments on passe, quand il est venu
se jeter au milieu d'une harde d'animaux,
s'attache à elle comme une sangsue et ne
l'abandonne que contraint et forcé ! Quelles
sensations d'angoissante inquiétude n'éprouve-
t-on pas, lorsque surgit devant la meute
l'obstacle si redouté : le change ! Parviendra-
t-on jamais à détacher de ces quinze à vingt
lu
122 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
animaux, qui s'enfuient affolés, celui que 1 on
a attaqué ? De prime abord, la chose semble
impossible. « Ils sont trop », s'écriera d'un
air sceptique le débutant. Mais patience, tout
se débrouillera comme par enchantement, à
trois conditions toutefois : 1" Que les chiens
soient soumis, « sous le fouet », selon l'ex-
pression usuelle ; 2° que l'on puisse compter
parmi eux un ou plusieurs réfractaires au
change, qui restent quand même « collés à
la voie », incapables de se laisser entraîner
par les jeunes, les étourneaux, qui, manquant
d'expérience, courent en criant sur le premier
animal venu ; 3° que le piqueur puisse être
à proximité de ses chiens.
En effet, s'il est incapable de les arrêter
lorsqu'ils commettent une sottise, mieux vaut
ne pas chasser, mais rentrer au chenil, aurait-
on même sous la main cet oiseau rare que
Ton nomme le chien de change. Pour réussir,
il faut de toute nécessité qu'ils soient mania-
bles. Autrement, qu'arrive-t-il les trois quarts
du temps ? Le cerf, qui s'est accompagné,
comprenant le danger, s'effondre brusque-
ment dans un bouquet de fougères, dans un
roncier, le long d'une corde de bois, sous un
rocher, au fond d'un ruisseau, et la meute,
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LES RUSES DU CERF 123
entraînée par la vue des animaux qui se
sauvent terrifiés devant elle, cherche à les
rejoindre, le nez au vent, sans s'apercevoir
de la ruse de celui qu'elle a laissé quelquefois
tapi bien loin en arrière.
Les choses ne se passaient pas autrement
au xvi^ siècle, à l'époque de Charles IX.
(( Le Cerf », écrit Jacques du Fouilloux, a va
chercher les bestes à leurs reposées et les
boute et fait valoir devant eux ; puis se jette
sur le ventre en leur lict et laisse passer les
chiens outre, lesquels n'en peuvent avoir le
vent ne sentiment, à cause qu'il met les
quatre pieds soubs son ventre et aspire son
haleine en la fraischeur et humidité de la
terre ; tellement », ajoute-t-il, « que j'ay veu
plusieurs fois les chiens passer à un pas près
de luy, sans en avoir le vent, ne le sentir
aucunement. »
Dans les pays de futaie où les arbres clair-
semés n'obstruent pas leur vue, les chiens,
dans leur ardeur, sont plus portés qu'ailleurs
à s'emballer à la poursuite d'animaux fraî-
chement mis sur pied et traversent ainsi
enceintes sur enceintes, sans se douter qu'ils
n'ont plus devant eux, depuis longtemps, leur
cerf de meute; peu à peu les plus malins,
124 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
vieux routiers, habitués de longue date à
ces sortes de ruses, se ralentissent, aban-
donnent leurs camarades et reviennent aux
carrefours ou se mettent derrière les chevaux.
C'est alors qu'un piqueur médiocre, qui
n'est pas maître de ses chiens, qui n'a pas
su les dresser à être aussi dociles que ceux
d'arrêt, compromet, en un instant, une jour-
née bien commencée. S'il est impuissant,
quand il s'aperçoit que l'animal de meute
s'est dérobé, à les rappeler tous, à les rame-
ner en arrière à la recherche de la voie per-
due, avant peu, un autre animal, frais celui-là,
se séparera de la harde et fournira une course
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LES RUSES DU CERF 125
nouvelle, jusqu'au moment où pareille aven-
ture recommencera. Mais, me dira-t-on, il
arrive que certains bons chiens, résistant à
l'entraînement général, ne commettent pas
la même erreur que leurs camarades et s'at-
tachent à leur cerf. Oui, assurément ; le cas
se produit fréquemment dans les bois touffus
où ils ne voient pas par corps les animaux
et où seule la finesse du nez leur sert de
guide ; mais, hélas ! que de fois le contraire
n'a-t-il pas lieu ! Il faut donc les arrêter à tout
prix sur le change, sans quoi, ils se gâte-
raient, retrouver pendant ce temps la voie
et, quand elle 'aura été découverte, attendre
patiemment un quart d'heure, une demi-heure
s'il le faut, que les volages soient ramenés à
la bonne piste qu'ils empaumeront ensemble.
Il tombe sous le sens que si, lorsque le
change paraît, aucun veneur ou piqueur n'est
présent au grabuge qui se prépare, que si per-
sonne n'est là pour prendre les décisions que
la situation comporte, les embarras ne feront
que croître et embellir, au point de devenir
insurmontables. «Donc», écrit Gaston de Foix
dans son langage imagé du xiv® siècle, « doit
le veneur, quant tous les chiens seront passés,
se mettre à chevauchier menée cueue et cueue
126 RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
de ses chiens ; quar c'est le droit de bon
veneur de tousjours chevauchier menée par là
où il le pourra fere par trop de rayson. Quar,
s'il chevauche tousjours menée et est avec
ses chiens, il sera là où ses chiens faudront
et jusques où ils aront chassie. Et donc les
puet-il aidier à faire redressier le cerf ; et sara
les quieulz chiens sont les mieulz requerans
et rechassans et ressentans et redressans et
les plus roides et les meilleurs et les plus
puissans et les plus foysonnant et les plus
sages ; et s'il n'estoit avecque eulz, il n'en
sauroit rien ; ne aussi ne sauroit-il requérir
son cerf ; quar il ne sauroit là où ses chiens
l'aroient failli. »
Comme corollaire de ce qui précède et de
la nécessité absolue pour un piqueur de les
quitter le moins possible de sa vue, j'ai lu
quelque part qu'un chien appartenant au
comte de Brionne s'en retournait au logis,
comme honte « de n'estre pas secouru au
change » .
Cette question du change m'amène à parler
du chien qui possède l'instinct, si peu commun,
de le discerner assez pour ne jamais se trom-
per. Gaston Phœbus proclame que « Chien
baud doit mettre à mort la beste sur quoy
LES RUSES DU CERF 127
il est découplé quelle que soit sans changier
là ». Je n'en disconviens pas, mais ce n'est
admirable qu'en théorie, rien qu'en théorie,
et « chien baud » reste et restera toujours de
la plus grande rareté.
Celui que Mgr le duc d'Aumale appelait
« mon bienfaiteur » (1), M. le duc de Bourbon,
assurait que, sa vie durant, il n'avait connu
qu'un chien véritablement de change. D'autres
l'étaient par intermittence ; celui-là seul était
infaillible. Je n'en suis pas surpris. Que ce
soit par l'influence de la température ou par
l'odeur similaire que dégagent les animaux,
quand ils ont couru un certain temps, ou
encore par la légèreté des veneurs trop pressés
d'appuyer sans discernement les chiens au
moment du change,, peu importe la raison,
il est de fait que le chien le mieux créance
peut, à un jour donné, vous surprendre par
son manque d'instinct et d'intelligence. Errare
humaïuun est. Si l'homme se trompe, à plus
forte raison doit-on excuser son plus fidèle
ami.
Jacques de Brézé cite dans son Livre de la
(1) En 1830, à la mort du duc de Bourbon qui avait épousé une
princesse d'Orléans, ce prince laissa Chantilly, par testament, au
duc d'Âumale.
128 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
chasse du grand Sénéchal de Normandie^
comme une merveille, son chien Souillart.
« Pour prendre cerf à force n'est chien qui
fust mieux duict, ait fait plus grandes traites
et moins failly de cerfs. » Souillart était telle-
ment de change, paraît-il, que Robertet, gref-
fier de l'ordre de Saint-Michel, le fit accou-
LES RUSES DU CERF 129
pler avec sa chienne braque d'Italie, blanche
et orange, Bande, et leur descendance fit
l'admiration de Salnove, en maintenant, dit-
il, le droit au milieu de cinq ou six cents autres
cerfs, jusqu'à ce qu'il l'eût porté par terre.
Hum !... Démêler son cerf de meute dans cinq
ou six cents autres cerfs me semble un tanti-
net exagéré. Salnove eût parlé de biches...
et encore ! Cinq ou six cents, quel troupeau !
Tout Vendéen qu'il était, aurait-il, par hasard,
fréquenté la Canebière ? Tout s'expliquerait
alors.
De toutes les ruses du cerf, c'est le change
qui lui est le plus profitable et qui donne
aux veneurs le plus de soucis.
Peut-être, au train où vont les choses, les
inventions modernes rendront-elles leur tâche
facile, trop facile à l'avenir. Maintenant que
les hommes sont parvenus à piloter ces grands
oiseaux mécaniques au-dessus des plaines, des
monts, des fleuves, des agglomérations, en
franchissant les quelque huit cents kilomètres
de cette invraisemblable randonnée du circuit
de l'Est, personne n'oserait affirmer qu'avant
qu'il soit longtemps, du haut d'un aéroplane
docile à la main d'un valet de chiens, celui-
ci ne suivra pas les évolutions de la chasse et,
17
130 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
de sa petite nacelle, ne signalera pas le change
et ses conséquences aux cavaliers.
Jusqu'ici l'on assistait aux prouesses des
hommes volants. Rien de ce qu'ils tentaient
et réussissaient ne nous restait étranger. On
admirait leurs efforts et l'on y applaudissait.
Nous les regardions, à notre manière, comme
des « surhommes », comme des exceptions
à notre mortelle espèce. On voyait de ces iso-
lés, dont le nombre irait grandissant, mais ne
dépasserait jamais une fort petite moyenne.
Aujourd'hui, il n'est plus possible de douter.
Le circuit de l'Est a marqué la glorieuse étape
vers la réalisation des espérances jugées hier
encore impossibles, et le nombre des hommes
volants s'est accru, en ces derniers temps, dans
des proportions telles qu'il est permis d'envi-
sager le moment où, du haut du ciel, partira
une voix stridente criant : « Attention! Votre
animal s'est séparé. Les chiens ont tourné
sur un daguet. Arrêtez-les et retournez sur
le contre-pied. Tenez, votre cerf passe au
C'***, se dirigeant vers ***. Je ne vais pas le
quitter de vue. » Et, là-dessus, nous enten-
drons retentir dans les nuages la fanfare de
la Royale ! Folie, me dira-t-on. Folie peut-
être, mais ce rêve est-il donc impossible ?
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LES RUSES DU CERF 131
Certes, nous n'en sommes pas encore là ;
nous sommes même loin de ce point de per-
fection relative, où le meilleur type est reconnu
et adopté, où les modèles se fixent, au moins
dans leurs grandes lignes, comme il est arrivé
pour l'automobile. Nous sommes encore dans
la bataille, la bataille contre l'élément le plus
insaisissable, le plus capricieux et le moins
connu de tous ceux auxquels l'audace de
l'homme s'est attaquée.
Mais nous ne pouvons fermer les yeux à
l'évidence et au progrès. Des êtres humains
se sont élancés vers les nues. Maintenant ils
y séjournent, reviennent et repartent, tout
cela par les simples moyens du bord. Leur
fragile appareil peut lutter contre le vent, la
pluie et les bourrasques, combattre victorieu-
sement la tempête et arriver au but, malgré
les éléments déchaînés.
Et vous voulez que je n'envisage pas une
éventualité non seulement possible, mais pro-
bable ! Vous ne voulez pas que j'émette cette
pensée téméraire qu'un jour ou l'autre nous
verrons des hommes volants planer au-dessus
de nos forêts et sonner des bien-aller !
Ne croyez pas, cependant, que cette per-
spective m'enchante. Non, je souhaite, au
132 RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
contraire, ne jamais voir se réaliser un pareil
progrès, à la chasse bien entendu, car, du
coup, il détruirait l'imprévu qui fait l'un des
principaux charmes de nos laisser-courre.
Redescendons sur terre, et, puisque le
moment n'est pas encore venu d'utiliser au
profit de la vénerie les procédés nouveaux
de la science aérostatique, voyons comment,
avec les ressources dont nous disposons
actuellement, nous pouvons arriver à mainte-
nir le cerf de meute, alors qu'il s'est accom-
pagné.
Tout d'abord, le piqueur qui connaît les
qualités et les défauts de ses chiens se guide
sur la façon d'enlever la voie, et, d'après leur
manière de la suivre, il se rend compte faci-
lement de ce qui se passe.
Il arrive parfois, dans certains équipages,
que tous les chiens, soit par dégoût, soit par
crainte, ne veulent plus chasser quand le
change paraît et reviennent aux routes, der-
rière les chevaux. Rien n'est plus découra-
geant , rien n'est pire que cette mauvaise
habitude. Il n'y a plus qu'à rentrer au chenil,
car il ne subsiste aucune espérance de déhar-
der le cerf, alors qu'ils mettent tous bas avec
ensemble.
LES RUSES DU CERF
133
M. le Comte Le Couteulx a cent fois raison
quand il dit : « Qu'ils marquent l'accompagné,
très bien ; qu'ils y chassent plus froidement,
très bien encore, mais qu'ils lâchent leur cerf
dans l'accompagné, c'est détestable, attendu
que dans les forêts où il y a beaucoup d'ani-
maux, vous arriverez à ne jamais prendre. »
(Manuel de la Vénerie française.) Heureuse-
ment, le cas est rare, et il reste, le plus
souvent, quelques bons chiens tenaces qui
sauvent la situation. Mais il faut prendre
garde aussi que les chiens reviennent volon-
tiers aux cavaliers, quand ils s'aperçoivent
134 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
que leur animal ne se trouve plus devant
eux, qu'il s'est « déhardé » à leur insu. C'est
dans une occasion pareille qu'est indispensable
le coup d'œil d'un bon piqueur qui, connais-
sant les aptitudes de chacun de ses chiens,
saisit en une minute ce qui se passe et sait ce
qu'il convient de faire pour retrouver la voie.
« Le veneur, » écrit Ligniville, « qui ne
cognoist et recognoist toutes les actions de
ses chiens servants à la chasse et qui ne
cognoist la voix de tous ses chiens, il n'est
pas capable de les faire chasser à propos,
ny de les secourir selon leurs actions aux
désordres de chasse ; donc, cognoistre bien
les chiens est très nécessaire à leur faire bien
forcer leur droit à tel différend de voye double.
Si mes vieux chiens parlent, je les secours
subitement, à cause qu'ils ne crient jamais
que le droit n'aille et soit à eux ; mais si se
sont chiens d'un degré moings sages qui
crient à tel temps ou qui ont quelque deffault
en leur façon de chasser, je les secourre plus
médiocrement. » Il est amusant de penser
que Jean de Ligniville, grand veneur du
duché de Lorraine et de Bar, écrivait ces
lignes entre 1602 et 1632, et qu'à près de
trois cents ans de distance, il n'y a pas un
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LES RUSES DU CERF 135
mot à retrancher de ses appréciations . Les
allures des chiens dignes de confiance, quand
naissent les difficultés, sont, en effet, curieuses
à observer. Celui-ci tourne et retourne sur
lui-même, introduit son nez dans chaque vol-
celet, sans parvenir à reconnaître la bonne
piste de la mauvaise. Celui-là, plus entrepre-
nant, se détache de ses camarades, « enve-
loppe », revient sur ses pas à la recherche
de son cerf; un autre, expressif dans ses gestes,
explique au veneur qui Tencourage, en levant
la patte de derrière sur la voie de l'animal de
change, qu'il ne convient pas d'insister plus
longtemps. « Tous les chiens n'ont pas mêmes
manières lorsqu'il paraît du change », ditBellier
de Villiers; « tel chien continue à être en meute
qui suivra sans crier. Tel autre, par ambi-
tion, se laissant enlever, rallie les chiens qui
ont tourné au change, chasse quelque temps,
puis met bas et revient derrière les chevaux.
Celui-ci s'en va franchement et hardiment sur
le droit ; il le maintiendra tout seul et quand
même... Celui-là, timide, tâte à la branche à
chaque instant pour s'amuser, il siffle plutôt
qu'il ne crie et il travaillera ainsi jusqu'à ce
que, l'animal séparé, il défile sa voie à beau
bruit. Enfin, un autre viendra de suite vous
136 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
retrouver ; il s'arrêtera bien pour écouter les
autres chiens chasser, mais il ne témoignera
pas l'ardeur de rallier. Lui parlez-vous ? il
s'approchera pour vous caresser, en se plai-
gnant, comme s'il réclamait votre aide. »
Et Goury de Champgrand, de son côté,
remarque qu' « ils restent derrière et tour-
noyent d'un air triste et inquiet, la queue
basse ; vous avez beau les encourager, ils ne
font que balancer et chasser avec crainte ».
On voit combien il est important, pour un
piqueur, d'étudier à fond les menées de chacun
de ses chiens de confiance, afin d'être fixé
sur la situation, dans les moments critiques.
Aussi, est-il permis de sourire, quand des
affiches et prospectus annoncent pompeuse-
ment, lors de grandes A^entes, que tel numéro
est (( garanti chien de change ». Oui, il l'est,
en effet, mais à la condition d'être sous la
direction du piqueur qui, l'ayant vu de près
à l'ouvrage, a étudié sa façon de travailler.
Qu'on le livre à un maître nouveau qui
l'ignore ou qui chasse dans un pays si cou-
vert, si marécageux qu'il lui soit matérielle-
ment impossible de se trouver présent à
l'instant psychologique, le fameux chien de
change, vendu avec toutes les herbes de la Saint-
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LES RUSES DU CERF 137
Jean, ne vaudra pas un clou entre ses mains.
Où vraiment l'on est en droit de se montrer
indulgent, c'est quand un accompagnement
vient à se prolonger outre mesure. Comment,
alors, demander à nos pauvres toutous, même
aux meilleurs, de reconnaître leur animal de
meute, si, une heure durant, comme le fait
se produit parfois, le cerf galope de concert
avec d'autres animaux, qui finissent par être
tout autant échauffes que lui? La distinction
entre l'odeur de l'animal qui a couru et celle
des autres n'existant plus, on serait injuste,
vraiment, de trop compter sur leur sagacité
pour qu'ils demeurent imperturbablement col-
lés à la voie primitive.
Cet accompagné prolongé donne lieu à des
surprises, que l'on peut expliquer à sa façon
et qui n'en sont pas moins très claires, si,
mettant son amour-propre de veneur à l'écart,
l'on veut rester sincère. Pourquoi s'étonner,
par exemple, de la puissance de résistance
qu'offre un cerf dans certains cas ? Pris après
cinq heures de chasse où le change s'est
montré à plusieurs reprises, n'est-il pas natu-
rel de penser que, dans le cours de la journée,
une substitution d'animaux se soit produite
sans que personne ne s'en doute ? On a décou-
18
138 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
plé sur une troisième tête et c'est une troi-
sième tète, identiquement pareille, qui a été
portée bas ; mais qui nous dit que c'est la
même ? Les chiens n'ont à aucun moment
témoigné d'hésitation, ils n'ont pas balancé
une seconde au milieu du change.
Dès lors, il n'était guère possible de soup-
çonner qu'ils aient abandonné leur animal
pour un autre. Quelques auteurs disent qu'on
a la ressource du pied dont on peut tirer
parti pour connaître si l'on est ou non dans
la bonne voie. Entre un cerf dix-cors et un
jeune cerf la différence est telle, en effet, que
le volcelet donne une indication qu'il ne
convient pas de mépriser. De même, si l'ani-
mal attaqué a une « connaissance », c'est-
à-dire si l'une de ses pinces a une différence
caractéristique avec l'autre, il ne sera pas
difficile de se prononcer à coup sûr. Mais,
en dehors de ces deux éventualités, c'est un
leurre que d'espérer, par la seule vue d'un vol-
celet, pouvoir reconnaître l'animal de meute
de celui qui ne l'est pas. Ne vous y attardez
pas, car vous y chercherez, en vain, le secret
que vous désirez découvrir, et vous n'obtien-
drez que ce beau résultat : perdre votre temps
et la chasse.
LES RUSES DU CERF
139
La troisième ruse du cerf est de dérouter
les chiens en suivant les cours d'eau, qu'il
sait devoir emporter, au fd du courant, l'odeur
qui se dégage de son corps, ou bien de se
■■«».*,
jeter dans un étang garni de joncs épais, qui
le dissimuleront à la vue de ses assaillants.
Si le cours d'eau est une rivière, le plus
souvent fatigué, à bout de forces, il résiste
difficilement au flot et préfère le descendre.
Aussi, quand il est parvenu à atteindre l'eau
avec une avance appréciable sur la meute,
se dépèche-t-il de nager à toute vitesse, et,
emporté par le courant, ne tarde-t-il pas à
mettre entre lui et les chiens, qui arrivent à
la bero-e d'où il s'est élancé, un intervalle
suffisant pour les plonger dans l'embarras.
140 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
Quelques-uns traversent alors la rivière, tan-
dis que les autres hésitent à affronter l'eau ;
ne trouvant pas la voie sortante sur la rive
opposée, ils ne sauraient que devenir, si le
piqueur ne se hâtait pas, tout en sonnant,
de longer le bas côté en aval, de telle sorte
que, dans toutes les éventualités, l'animal ne
pût leur échapper. S'est-il rasé le long
des osiers, des souches d'arbres, des aspérités
qui sillonnent les bords, en procédant ainsi,
ils l'éventeront et le relanceront. L'on ne
saurait scruter avec assez d'attention les
replis des berges, tant il est aisé de passer
à quelques mètres d'un cerf malin, bien dissi-
mulé, dont les bois sont couchés sur le dos
et dont le museau seul sort hors de l'eau ;
les chiens mêmes le côtoient sans l'apercevoir
et sans accuser sa présence le moins du
monde.
Dans les étangs un peu A-^astes, où les joncs
poussés en abondance permettent à l'animal
de se cacher et empêchent les bateaux de
circuler librement dans tous les recoins, il
arrive que l'on soit obligé de l'y abandonner,
même après les recherches les plus minu-
tieuses. A ce propos, je me rappelle qu'une
fois, étant resté plus de deux heures dans une
LES RUSES DU CERF
141
barque à sonder les parties fourrées d'une
pièce d'eau, sans parvenir à découvrir nulle
part le cerf que je savais y être entré, je
m'apprêtais à renoncer à mes tentatives, quand
j'aperçus deux yeux brillants à mi-hauteur
des roseaux. La lune éclairait bien le pay-
sage, mais il m'était impossible de les appro-
cher, la vase formant un obstacle insurmon-
table aux efforts du rameur. Ma foi, je pris
ma carabine, et, grâce à la clarté relative de
l'atmosphère, je pouvais encore distinguer le
guidon. Pan ! je tirai une première balle, une
seconde, puis une troisième. L'animal ne
bougeait pas, et les deux yeux brillants,
comme ceux d'un chat, continuaient à me
fixer d'une façon impertinente. J'avais pourtant
assez d'expérience pour être persuadé qu'au
moins un de mes projectiles devait avoir
142 RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
atteint le but. En désespoir de cause, je
continuai mon exercice, mais, au quatrième
coup, j'obtins un résultat différent cependant
de celui auquel je m'attendais. L'un des deux
yeux était éteint. L'autre tenait bon quand
même et continuait à me narguer. Il fallut
alors se rendre à l'évidence et reconnaître
que, derrière les deux yeux, il ne pouvait
exister d'animal vivant. Ce n'étaient, en effet,
que deux vers luisants, posés côte à côte sur
la pointe d'un roseau ! Après cette fusillade
nourrie, il ne restait plus qu'à laisser là le
cerf hallali et à sonner la rentrée au chenil.
Il n'y a pas que les rivières et les pièces
d'eau qui soient recherchées par les cerfs
pour dépister les chiens. Les petits ruisseaux,
que l'on désigne sous le nom de « rus », sont
fréquemment visités par eux au cours de la
chasse, et ce genre de ruse met souvent les
veneurs dans un terrible embarras, car, dans
un ruisseau, toute trace de son passage dis-
paraît. Les vieux chiens ne se laissent pas
prendre à ce stratagème et, d'eux-mêmes,
bordant les deux berges, ils suivent, le nez
à terre, les fluctuations que décrit le fossé,
jusqu'au moment oij ils retrouvent la voie et
l'empaument de nouveau joyeusement.
LES RUSES DU CERF
143
La ruse qui les trouble davantage et leur
fait perdre un temps précieux est celle de la
double voie, surtout quand elle se produit
144 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
dans les petits cours d'eau. Un cerf vient-il
à prendre de l'avance sur eux, à se « forlon-
ger », selon l'expression employée en cette
occasion, il a recours à ce moyen ingénieux
qui consiste à galoper dans le fond d'un
fossé plein d'une eau courante, puis à rebrous-
ser brusquement chemin en suivant son con-
tre-pied. On devine les effets infaillibles de
cette manœuvre. Les chiens qui suivent les
rives du fossé, ainsi que je l'ai dit plus haut,
ne trouvant, et pour cause, aucune voie en
sortant, iraient indéfiniment ainsi, tournant
le dos à la vraie piste, si le piqueur, qui connaît
son métier, ne s'empressait de les rappeler
en arrière sur le « contre » et ne relevait
le défaut qui menacerait, autrement, de se
prolonger.
Cette double voie dans les rus se produit
souvent sur terre. Mais, là encore, des chiens
bien créances prennent d'eux-mêmes leur
retour, sans qu'il soit besoin de leur prêter
appui. Le seul danger qui peut se présenter
provient de chiens légers qui, dans une allée
et venue du cerf, ne discernant pas la vraie
voie de la mauvaise, entraînent les autres sur
le contre-pied. Pour ces chiens-là, pas de pitié.
Ils sont bons à pendre, car, en les gardant.
LES RUSES DU CERF 145
on a vite fait de gâter un équipage tout entier.
J'en ai connu qui, hurlant à pleins poumons,
ont ainsi emmené meute, cavaliers et piqueurs
à des kilomètres, sans que l'on puisse soup-
çonner l'erreur.
En plus de cet accident qui, dans les
doubles voies, peut survenir, il en existe un.
autre, beaucoup plus fréquent, dû à la légèreté
impardonnable de certains invités, et dont,
pour ma part, j'ai été souvent le témoin exas-
péré. Un cerf, par exemple, est parvenu à dis-
tancer les chiens, et, profitant de son avance,
quitte les fourrés pour suivre un chemin où
il peut détaler à l'aise sans embarrasser ses
bois dans les branches. Il va ainsi à perte
de vue, puis revient sur son contre-pied pen-
dant 500 mètres, avant de se jeter de côté.
Cette manœuvre bien connue serait facile à
déjouer si les cavaliers, enflammés par le spec-
tacle enchanteur de la meute fdant à belle
allure sur la route, ne s'attachaient à la queue
des chiens, criant et les encourageant de la
voix et de la trompe. Or, quand ils sont arri-
vés au point où l'animal a fait demi-tour, un
défaut est inévitable, et les cinquante cavaliers
qui ont galopé ainsi ont si bien foulé la voie,
qu'il devient impossible de la relever. Allez
19
140 RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
donc demander aux chiens de découvrir un
volcelet sur le chemin qu'ils ont parcouru,
quand deux cents sabots ont labouré la terre!
On perd, par la faute de l'assistance, beau-
coup de temps à retrouver la refuite du cerf,
qui profite de cette maladresse pour se livrer
à loisir à des ruses nouvelles et pour créer
un tel embarras à ses poursuivants qu'ils sont
obligés, à la nuit, de l'abandonner et de sonner
la retraite manquée. i
Il existe encore, pour le cerf, plusieurs
façons de dérouter les veneurs au cours de
la chasse. Je n'en citerai que deux, avant de
clore le chapitre relatif à ce sujet.
Quand il est fatigué, l'animal porte la tête
basse ; mais aperçoit-il quelqu'un, aussitôt il
s'empresse de la relever et d'affecter un air
dégagé, qui donne l'illusion d'un autre cerf
venant seulement de bondir. Sa tactique est
bonne, et l'on s'y laisse prendre volontiers ;
même après avoir fourni une longue ran-
donnée, il peut sembler si frais, si vigoureux
que l'on serait tenté de le regarder comme
du chanere et d'arrêter les chiens.
Son instinct bien naturel de conservation
lui suggère encore cette autre idée, que l'on
aurait de la peine à croire possible, si, dans
ai
<!
LES RUSES DU CERF 147
la pratique, on n'avait constaté qu'elle a, en
effet, germé dans son cerveau. J'ai assisté une
fois à cette scène surprenante, dont j'alfirnie
l'authenticité, tant je sens que mon récit peut
sembler une gasconnade.
Car es déduiz les aventures
Souvent y aviennent si dures
Que jamais cil ne le croiroit
Qui des déduiz rien ne savoit (1).
Nous chassions dans les bois d'Ourscamps,
depuis deux heures, un cerf dix-cors qui, sen-
tant ses forces s'épuiser, cherchait à gagner
la rivière d'Oise. Il en était distant de plu-
sieurs centaines de mètres, mais, pour l'attein-
dre, il lui fallait traverser un petit pré, semé
d'arbres et traversé par un cours d'eau étroit.
A ce moment précis, je débouchais de la
route en cet endroit découvert, sur lequel
déjà il s'était engagé. Subitement, m'aper-
cevant, il s'arrête et, aussi tranquille que
l'eût été un cerf n'ayant pas été chassé, il
se met en demeure de brouter l'herbe devant
mes yeux. J'aurais juré qu'il venait de quitter
sa reposée pour manger, tant il semblait frais
et dispos. Sa supercherie, malheureusement
(1) Gace de la. Bigne. « Le Deduicl du roi Jean » (xiV siècle).
148 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
pour lui, ne lui fut d'aucun secours, car la
meute survenue quelques instants plus tard
l'obligeait à reprendre sa course, et, cinq
minutes après, il battait l'eau, entouré par
les chiens qui le noyaient aussitôt.
lu
W
a
p
Vlll
LA CHASSE ET L'HALLALI
î,-«*"PRÈs avoir décrit la manière
d'aller au bois, d'attaquer,
de déjouer les ruses prin-
cipales du cerf, j'arrive
au moment où les chiens
découplés ont pris la voie
où, en un mot, la chasse
propremeut dite commence.
Tout le monde se précipite, tous les ve-
neurs et invités, surexcités par la vue de cette
meute compacte, emportée dans son ardeur,
galopent à sa suite ; le maître d'équipage,
le piqueur ont beau s'escrimer à les calmer
pour qu'ils ne devancent pas les chiens, qu'ils
ne les « enlèvent » pas, qu'ils attendent que
les derniers aient traversé le chemin pour
continuer, vains efforts ! On les voit, malgré
des objurgations répétées , couper et fouler
la voie, sillonner les enceintes dans tous les
150 RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
sens. Pour un rien, on croirait qu'ils ont l'in-
tention de forcer le cerf à eux tout seuls.
Ah ! que d'Yauville avait raison, quand il
s'élevait contre cette catégorie d'amateurs
néfastes « partant à toutes jambes, en criant
et sonnant et en faisant plus de bruit que
les chiens... Ont-ils vu passer le cerf à une
route, ils courent aussitôt à la route d'après,
pour le revoir encore ; ils ne s'inquiètent pas
si les chiens viennent ou s'ils ont manqué
de voie ; quelquefois, ils veulent bien attendre
les premiers chiens; mais, du moment qu'il
y en a deux ou trois de passés, rien ne les
arrête. Le cerf voudrait- il passer la route
dans laquelle ils galopent, ils le forcent à
faire un retour ; les chiens qui viennent dans
la voie sortent à la route et courent après
les chevaux qu'ils voient devant eux. » Et
lorsque, par leur faute, les chiens ne savent
plus où donner de la tête, que les piqueurs
s'évertuent à retrouver la voie, que, dans
ce but, ils se décident à fouler quelques en-
ceintes, « chacun y entre franchement, mais
bientôt, l'un trouve un chemin qu'il suit,
l'autre un faux-fuyant qu'il ne quitte plus ;
un autre se tient au frais au milieu d'un
planitre et sonne de temps en temps un
»
P
i-l
LA CHASSE ET L'HALLALI 151
langoureux requêté. Approche- 1- on de plus
près, on en entend deux qui font la con-
versation ; on en trouve un autre qui longe
nonchalamment le chemin qu'il a rencontré ;
un autre, dans l'enceinte, à force de Jiou ré-
pétés, engage son cheval à se tenir tranquille ;
chacun a perdu courage ; on ne voit plus de
ressource, et l'on attend avec impatience le
premier ton de la retraite qui a bientôt ras-
semblé tout le monde. »
Quel maître d'équipage oserait taxer d'exa-
gération ces observations si fines de d'Yau-
ville ?
Nous les avons vus à l'œuvre ces mau-
dits « coureurs », ainsi qu'il les appelle, qui
ont sur la conscience plus d'un cerf man-
qué par leur faute. La déveine veut qu'en
plus d'un gosier puissant, certains portent
une trompe dont ils font un usage déplorable,
sonnant hors de propos, pour le seul plaisir,
je le crois vraiment, de faire du bruit. Un
exemple, entre mille, me vient à l'esprit. Il
était cinq heures du soir. Le jour commençait
à baisser lorsque le cerf que nous chassions
s'accompagna dans le Mont Saint-Marc (forêt
de Compiègne), au-dessus des étangs de Saint-
Pierre. Les bons chiens mettent bas. Il n'est
152 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
pas douteux que l'animal s'est séparé de la
harde ; mais où le retrouver ? On retourne
en arrière, on prend les grands devants, on
traverse les enceintes, mais en vain; et la
nuit avançait rapidement. On s'apprêtait, de
guerre lasse, à envelopper dans une autre
direction, quand, tout à coup, une fanfare
retentit au loin. C'était le bat-l'eau. Grande
joie ! Vite on rameute les chiens, on se pré-
cipite aux étangs de Saint-Pierre, on s'enquiert
auprès du veneur qui avait perlé sa fanfare
avec une maestria incomparable.
(( Où est-il ? Est-il sorti ? » lui crie-t-on
de toutes parts.
Penaud, et il y avait de quoi, il avoue timi-
dement qu'ayant aperçu dans le lointain un
sillage dans l'eau, produit par un animal dont
il ne pouvait distinguer la forme à cause du
manque de lumière, il avait cru nous rendre
service, sachant l'embarras où nous nous
trouvions, en nous avertissant que le cerf
battait l'eau. Il n'y avait qu'un malheur à
ce récit : son cerf n'était autre que trois
canards qui, à l'extrémité de l'étang, déam-
bulaient paisiblement à la queue leu leu. Un
rire inextinguible suivit cette découverte et
nous consola de l'erreur commise, tout en
Bi
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LA CHASSE ET L'HALLALI IXl
pestant, une fois de plus, contre les veneurs
improvisés ou imprudents.
Dieu préserve, en chassant, toute sage personne,
D'un porteur de huchet qui mal à propos sonne.
Ces « fâcheux », que Molière a fustigés de
si jolie façon, ont existé à toutes les époques.
Il s'en trouve même parmi les piqueurs qui
tombent, eux aussi, dans le travers d'abuser
de la trompe ou de s'en servir mal à propos,
loin de la chasse, par exemple, pour faire
croire qu'ils sont avec leurs chiens.
Le duc de Bourbon mettait ces hommes
à l'amende de 10 francs pour calmer leur
ardeur, et il n'avait pas tort. On ne se fait
pas idée, en effet, combien les chiens ral-
lient facilement à la trompe de leurs maîtres,
et, par conséquent, sont disposés à quitter
la voie, s'ils entendent le piqueur sonner. Ils
croient qu'il appuie une autre chasse et abon-
donnent la leur pour le retrouver.
En plus des « coureurs » qui se disent
veneurs, de ceux qui lancent sans discerne-
ment dans les airs des « vues » et de gais
« bien- aller », il existe encore une autre
source d'ennuis que je qualifierai de plaie,
parce qu'elle se renouvelle sans cesse et que
■20
154 RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
nul ne peut l'éviter. Je veux parler des don-
neurs de renseignements, certes, pleins de
bonne volonté, mais au dire desquels il est
prudent de n'ajouter foi qu'avec la plus grande
circonspection. Je ne vais pas jusqu'à pré-
tendre, comme Goury de Champgrand, qu'il
« ne faut jamais rien tabler de certain sur
leurs propos, car ils imaginent souvent avoir
vu le contraire de ce qu'ils ont vu réellement,
et qu'il y en a même quelquefois d ' assez
malins pour vous tromper de gaieté de cœur » ;
non, je ne croirai jamais à de si noirs des-
seins ; mais, cependant, on ne saurait trop
se montrer méfiant, car ils vous induisent
si souvent en erreur que l'on devient scep-
tique, que l'on finit par douter de leur parole,
alors même que leur renseignement mérite
une entière créance. Que de fois n'avons-nous
pas entendu, dans un défaut, corner à nos
oreilles des propos de ce genre : « Vous
êtes sur du change depuis dix minutes. J'en
suis certain. Vous voyez bien que les chiens
balancent. J'ai vu votre cerf, n'en pouvant
plus, couché dans une mare à quatre pas d'ici.
Venez avec moi, je vais vous le montrer. »
Et l'on y va, et l'on fait bondir un animal
frais ! Une autre fois, autre guitare. Tous les
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LA CHASSE ET L'HALLALI 155
chiens ont tourné sur des biches. « Mais ce
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n'est pas possible», vous récriez-vous. « Ecou-
tez-moi bien », reprend votre interlocuteur.
((. J'étais au carrefour X, quand défile sous
mes yeux, aussi distinctement que je aous
vois, une barde de cinq biches. » — « En êtes-
vous certain ? » lui demandez-vous anxieux
et surpris. — « Voyons, mon cher », ajoute-t-il,
presque froissé que vous sembliez émettre
un doute sur ce qu'il avance, « je ne suis
pas aveugle ; je vous dis que je les ai vues
à vingt pas de moi, qu'il n'y avait aucun cerf
avec elles et que, derrière, venaient, à une
centaine de mètres, tous les chiens sans ex-
ception. » Une déclaration aussi formelle,
émanant d'un veneur qui connaît la chasse,
a le don d'ébranler, il faut l'avouer, les plus
endurcis. Cependant cette réflexion vient à
votre esprit : « Tricolore, Cajeolant, Baliveau
et tant d'autres excellents chiens ne chassent
pas les biches. Ils mettraient bas...» Et alors,
si, devant votre ami pétrifié de tant d'audace,
abasourdi de votre entêtement indécrottable,
vous poursuivez votre chemin et cherchez à
éclaircir le mystère, que finissez - vous par
découvrir ? Simplement ceci : que les biches
ont suivi la même coulée que le cerf, à
156 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
quelques minutes d'intervalle, et que, arrivé
juste au moment du passage des biches, le
donneur d'avis n'a pu apercevoir le cerf qui
les avait précédées.
Voilà comment, à la chasse, on peut com-
mettre des erreurs irréparables sur de faux
renseignements.
Toutefois, quand l'on touche à la fm de
mars, il faut se méfier de ses chiens, même
des plus sages à l'ordinaire. Pourquoi, à cette
époque, les meilleurs se laissent-ils aller à
chasser des biches ? Je ne me charge pas
de l'expliquer. Mon père, pour excuser cette
faute de lèse-vénerie, pour échapper à cette
(( honte », se contentait d^énoncer cette for-
mule : « Que voulez-vous ? mes chiens ont
le nez si fin, que vous pouvez être assurés
que la biche qui est devant eux porte un cerf
mâle dans ses flancs. » Et comme l'on n'y allait
pas voir, le public émerveillé restait bouche
bée.
Donc , la plupart du temps , en fin de
saison, Tinvité qui avait constaté les écarts
fâcheux de quelques bons chiens avait raison,
et (( Tricolore, Gajeolant et Baliveau », pivots
de l'équipage, se déshonoraient ce jour-là.
Il y a des cas où les excuses sont admises
LA CHASSE ET L'HALLALI
l.")?
à l'égard des personnes qui vous donnent des
renseignements, tant il est aisé d'être induit
en erreur dans les circonstances suivantes,
auxquelles j'ai moi-même assisté plusieurs fois
dans ma vie.
On découple les chiens d'attaque sur un
magnifique cerf dix-cors, dans les premiers
jours de mars. Un cri d'admiration s'échappe
de l'assistance quand il sort de l'enceinte, à
quelques pas du carrefour. Majestueux , il
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s'arrête un instant dans la route pour re-
garder tout ce monde assemblé, ce qui donne
le temps à chacun de bien l'envisager. « Il
158 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
porte douze », dit l'un. « Non, quatorze »,
réplique l'autre. « J'ai vu à l'empaumure cinq
andouillers », ajoute un troisième. Bref, on
est d'accord sur la beauté et l'envergure de
ses bois. Les chiens de meute découplés, la
chasse suit son cours deux heures durant,
quand, arrivé à un carrefour avec un groupe
de veneurs, je vois distinctement passer à
deux cents mètres environ de moi une harde
d'animaux; et aussitôt, dans un accord una-
nime, chacun de s'écrier : « Notre cerf n'y
est pas ! » En effet , comme eux, j'avais re-
marqué son absence, qui, du reste, n'était
pas difficile à constater, aucun animal de la
harde n'ayant de bois sur la tête, et ceux
du cerf de chasse devant singulièrement
émerger au-dessus des autres. Pourtant, les
chiens suivaient la voie sans la moindre hési-
tation. Ils étaient presque à vue des animaux.
On croyait, à les entendre, que l'on allait
bientôt sonner l'hallali. Déjà, circulaient au-
tour de moi des bribes de conversation dans
ce genre : « Ce sont des biches, et il n'arrête
pas les chiens ! Nous le laissons au carre-
four X, j'en suis sûr », etc., propos qui sem-
blaient assurément fondés, et j'allais com-
mettre la fâcheuse gaffe de rappeler les chiens,
LA CHASSE ET L'HALLALI
159
lorsqu'un récri formidable m'annonça les abois.
« C'est une biche blessée. Peut-être un san-
glier qu'ils abuttent », s'écrie-t-on autour de
moi. Un instant après, tous ces pronostics
tombaient à plat. Notre cerf forcé tenait aux
chiens... Seulement, au lieu de ces bois qui,
à l'attaque, avaient causé l'admiration de l'as-
sistance, il n'avait plus rien sur la tète. En
traversant les taillis, en se faufdant dans les
gaulis épais, il les avait perdus tous deux
en route.
Bien souvent encore, si l'on écoute les
renseignements donnés par des personnes
manquant d'expérience et même en ayant
acquis, on est sujet, dans un défaut, à mettre
les chiens sur du chancre, sur un animal frais
qui vient d'être vu par corps et qui, chose
160 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
étrange , semble exténué , car rien ne res-
semble plus à un cerf pris qu'un cerf qui a
couru un quart d'heure. Il a suffi que la
chasse ait passé auprès de lui, qu'il ait été
effarouché, qu'il soit parti au galop poursuivi
par un ou deux chiens et qu'il croise, quelques
instants après, la véritable chasse, pour que
l'on se figure, en le voyant, que l'animal de
meute n'est autre que lui. De là, cris, appels
forcés, auxquels on a la faiblesse de céder.
On enlève les chiens mal à propos pour les
mettre sur cette voie nouvelle, et, cette faute
capitale, ils vous la font sentir par leur
mollesse à la suivre.
Que l'on se rappelle ce principe : enlever
les chiens est pour eux une détestable leçon.
Nous avons une tendance marquée à oublier
qu'ils sont pourvus d'un instinct dont nous
sommes totalement sevrés, qui les guide
mieux que nous ne pouvons le faire. Ne nous
créons donc pas bénévolement des difficultés;
n'embrouillons pas de gaieté de cœur la situa-
tion. Les Espagnols ont une façon pittoresque
d'exprimer cette idée : « No metere, » disent-
ils, « en camisa de once varas », ce qui signifie :
« Ne marchez pas avec une chemise flot-
tante plus longue (|ue vous. »
LA CHASSE ET L'HALLALI 161
C'est également l'avis de d'Yauville, qui
l'expose ainsi : « On ne doit jamais enlever
les chiens quand ils sont dans la voie ; on
a souvent bien de la peine à résister aux
cris redoublés qui y invitent, mais il ne faut
pas se laisser entraîner. Comme un ancien
veneur disait que le moyen le plus sûr pour
ne pas perdre la chasse était de ne pas
quitter les chiens, le moyen le plus certain
de ne pas perdre la voie du cerf est de ne
le pas quitter, autant que cela se peut. Rien,
je le répète, ne rend les chiens plus volages
et plus libertins que de leur faire quitter la
voie quand ils chassent. Un équipage dans
lequel on aurait cette mauvaise méthode ne
serait certainement jamais ni sage ni docile.
Les chiens que l'on enlève habituellement
courent au moindre cri et au premier son de
trompe, aussitôt qu'ils sont à bout de voie,
et même sans qu'on les appelle ; du moment
qu'ils ont quelque embarras, ils sortent tous
aux routes et courent après tous les chevaux
qu'ils aperçoivent. »
Cependant, il serait absurde de s'entêter
outre mesure, quand les chiens, totalement
désemparés, ne parviennent pas à surmonter
un long défaut. C'est affaire de tact, et s'aven-
21
162 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
turer à les faire chasser là où il leur est de-
venu impossible de relever la voie, à les
laisser tourner et retourner en rond dans les
mêmes parages sans aucune chance de succès,
c ' est vouloir terminer la journée par une
retraite manquée.
Le bon veneur, dans ces conjonctures,
prend un parti décisif : il emmène la meute
derrière son cheval et enveloppe, au petit
trot, à une assez grande distance, sur la
refuite présumée du cerf, en observant ses
chiens et en leur parlant pour les engager
à ne pas suraller la voie de l'animal.
Au cours de cette manœuvre, il se peut
qu'ils en rencontrent d'autres, qu'ils s'arrêtent
pour les flairer, mais les vieux malins in-
diquent tout de suite qu'il ne faut pas persis-
ter, que c'est du change, et l'on n'aura qu'à
continuer jusqu'au moment où, cette fois,
tous se récriant à l'unisson annonceront avec
entrain que le cerf de meute est retrouvé :
instant délicieux, qu'apprécient aussi bien les
veneurs véritables que les plus indifférents.
Il n'y a pas que les renseignements des
assistants dont il faut se méfier ; ceux des
paysans, des a alleurs au bois », des ouvriers
employés dans la forêt sont également sus-
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LA CHASSE Eï L'HALLALI
163
ceptibles de faire perdre la chasse aux plus
clairvoyants. Pourtant, leurs indications sont
souvent précieuses à recueillir, et, quand on
ne sait dans quelle direction tourner ses pas,
l'on aurait grand tort de les négliger. Je n'en
veux citer qu'un exemple, parce qu'il est
amusant. Après une randonnée superbe à tra-
vers la forêt de Compiègne, le cerf, un dix-cors,
était parvenu à mettre l'équipage en défaut.
Tous nos efforts pour le retrouver demeu-
raient stériles. Une seule chance de salut
subsistait, pensais-je, parce que j'avais remar-
qué que trois des meilleurs chiens, plus malins
164 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
que les autres, avaient disparu et devaient
avoir su vaincre les difficultés inextricables
où nous nous débattions. Il fallait les retrou-
ver à tout prix, et, dans ce but, enve-
lopper vite du pays avec l'espoir d'en
avoir quelque part connaissance. Cette ma-
nœuvre, je désirais y procéder sans donner
l'éveil. J'y réussis et embarquai mon cheval
au galop. Mais, bientôt après, tout le monde
me suivait à grande allure, sans parvenir à
me rattraper. Ils en étaient réduits à suivre
le volcelet de mon cheval, et, comme je
ne m'arrêtais nulle part, ils en concluaient
que j'avais eu l'heureuse chance d'avoir re-
trouvé les quelques chiens qui maintenaient
l'animal. Enfin, haletants, toujours suivant
ma piste, ils arrivent au passage à niveau
d'une ligne de chemin de fer. « Holà ! Mon-
sieur, » crie l'un d'eux au garde-barrière. « Y
a-t-il longtemps qu'il est passé? » — « Environ
cinq minutes. » Et tous, réjouis d'apprendre
que le cerf n'a plus d'avance sur eux, ne
doutent pas qu'ils ne rejoignent la chasse
avant qu'il soit longtemps. « Est-il grand?»
veut préciser l'un des veneurs. — « Je crois
bien, » lui répond l'employé qui, de longue
date, connaît ma haute taille ; et, non content
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LA CHASSE ET L'HALLALI 165
de cette nouvelle qui accentue l'exactitude
du renseignement, puisque l'animal était un
vieux dix-cors, il exige plus de détails encore.
(( Il avait chaud? » — « Dame! il était en nage. »
Il n'en fallait pas plus pour donner courage
à mes amis. Un grand cerf ruisselant de
sueur, c'était bien là une indication pré-
cieuse. Repartis au galop, ils passent, suivis
de la meute presque entière, d'un chemin à
un autre , d'un sentier à une route ferrée,
toujours à la poursuite de leur fuyard in-
visible, sans toutefois entendre ni chiens ni
trompe. « S'il ne sonne .pas, » se disent-ils,
« c'est qu'il est épouffé, et, si les chiens ne
crient pas, c'est qu'ils sont peu nombreux. »
Enfm, ils m'aperçoivent arrêté au carrefour,
la toque à la main, prêtant l'oreille aux échos
de la forêt. Coup sur coup les cjuestions
s'entre-croisent : « Eh bien ! Vous les avez
perdus ? où sont-ils ?» — « Qui, quoi ? » inter-
rogeai-je à mon tour. — « Mais la chasse ! »
me hurle-t-on. - — « La chasse ? Je ne l'ai
jamais rejointe depuis le défaut, » fmis-je par
avouer. « Cependant », répond la troupe en
chœur, « elle ne doit pas être loin d'ici,
puisque le garde-barrière nous a affirmé avoir
vu le cerf et nous en a même fait la descrip-
166 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
tion : très grand, ayant extrêmement chaud.
Comment n'avez-vous rien entendu ? » Les
plus avisés, comprenant sans peine le qui-
proquo, prirent le parti de se taire, et voilà
comment des renseignements, topiques à pre-
mière vue, demandent à ne pas être accueillis
trop à la légère.
Donc, amis veneurs, vous ne sauriez trop
prendre de précautions à cet égard, si vous
ne voulez pas tomber d'un embarras momen-
tané dans un gâchis complet.
Qu'il me suffise d'ajouter qu'à côté de
ces cavaliers qui galopent en tous les sens,
qui sonnent sans rime ni raison, qui donnent
de faux renseignements, il y en a d'autres,
en revanche, qui préfèrent garder un mutisme
désolant et une réserve excessive, plutôt que
de nous venir en aide, tant est grande leur
crainte de se tromper. Ils ont parfaitement
vu ce qui se passait, ils ont assisté à la faute
que vous commettiez, et, au lieu de vous éclai-
rer d'un mot, ils se taisent, aimant mieux
contribuer au grabuge général, en ne vous
parlant pas franchement.
En quoi le « juste milieu », si cher au roi
Louis-Philippe, est aussi difficile à atteindre
à la chasse à courre qu'en politique.
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LA CHASSE ET L'HALLALI 167
Heureusement que, le plus souvent, quand
le temps est propice et que la voie est bonne,
l'on n'a qu'à laisser les chiens tranquilles.
Ils s'acquitteront mieux de leur besogne à
eux tout seuls qu'avec le secours de qui que
ce soit ; mais, comme il est impossible de
demander à ceux qui sont âgés, je veux dire
aux chiens qui ont de cinq à sept ans, de
conserver le même pied que les jeunes, il
est bon de prendre les deux mesures sui-
vantes : en premier lieu, formez un relais de
ces vétérans qui n'ont qu'un tort, celui de
n'avoir pu conserver leur train, mais qui
sont encore susceptibles de rendre service
après une heure de chasse, alors que la
fougue de leurs cadets se sera dissipée. Ils
ne seront ainsi plus dominés par eux, et, si
l'on parvient à les donner à propos, on aura,
dans les moments critiques, d'excellents auxi-
liaires.
Autrefois, les maîtres d'équipage avaient
la funeste habitude de ne pas s'en tenir à
ces sortes de relais ; on en créait d'autres,
composés de jeunes chiens, que l'on disper-
sait dans la forêt, pour être découplés lorsque
la chasse venait à passer dans leur voisinage.
Qu'en résultait-il? Les bons chiens, fatigués
168 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
d'avoir couru depuis l'attaque, se dégoûtaient
de se trouver avec des camarades qui, tout
Irais émoulus, prenaient la tête, les épuisaient,
et ils finissaient, ne pouvant plus les suivre,
par lâcher pied petit à petit. D'autre part,
ceux qui venaient d'être découplés partaient
comme des écervelés , et, n ' ayant aucune
connaissance de l'animal chassé, tournaient
promptement sur le change. Cette détestable
méthode se pratiquait encore à la vénerie
impériale de Napoléon III. Je crois que la
raison qui l'avait fait adopter provenait du
désir que l'on éprouvait en haut lieu d'abréger
le plus possible un sport que le souverain
n'aimait pas. Ce système de relais à jet con-
tinu avait l'avantage d'essouffler en 20 ou
25 minutes un animal nullement forcé. Quand
je dis un animal, je me trompe, car bien sou-
vent la journée ne se passait pas sans qu'il
y eût plusieurs cerfs hallali, et il ne pouvait
en être autrement avec cette multitude de
chiens qui battaient les coins les plus reculés
de la forêt.
Le but, toutefois, était atteint. L'on était
certain d'avoir la curée aux flambeaux, spec-
tacle splendide que l'Empereur tenait en
particulière estime.
LA CHASSE ET L'HALLALI 169
En dehors de ce relais de vieux chiens,
qui a son utilité à l'occasion, l'autre moyen
de chasser avec toute la meute groupée en
un seul faisceau consiste à arrêter de temps
en temps la tête, afin que les derniers ral-
lient aux premiers, puis, une fois réunis, à
les laisser reprendre la voie ensemble. Con-
trairement à la chasse du sanglier, ou agir
de même est une faute capitale, ou il est
indispensable de les rallier en portant tou-
jours en avant les traînards, la chasse du
cerf autorise cette manœuvre, à la condition,
toutefois, que l'on en fasse un emploi judi-
cieux. Déjà, en son temps, Jean de Ligni-
ville recommandait cette tactique, tout en
usant de prudence dans la pratique : « Or, »
écrivait-il, « avant que repartir, je diray aux
jeunes veneurs que arrester les chiens en
chassant est chose belle et plaisante et bonne
et faict d'admirables effets de vénerie, pourveu
qu'ils soient arrestez à propos et en lieu
propre et convenable pour les arrester. »
De son côté, d'Yauville nous dit « qu'un
des meilleurs moyens de rendre les chiens
dociles et de les accoutumer à se rallier,
est de les arrêter de temps en temps dans
la voie du cerf, et de les y tenir pendant
2-2
170 RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
quelque temps sous le fouet. Cette méthode, »
ajoute-t-il, a a beaucoup d'avantages pour la
bonté d'une meute et pour l'agrément de la
chasse. Les chiens s'accoutument à entendre
leur nom et à s'arrêter; ils se calment pen-
dant qu'on les tient sous le fouet et chassent
plus sagement après; le cerf prend de l'avance
et ils se servent plus de leur nez pour chasser
une voie plus froide; ils s'accoutument à
démêler les retours que le cerf aura faits
plus fréquents, étant moins pressé. On chasse
avec plus de chiens, parce qu'on rallie tous
ceux qui, commençant à se fatiguer, suivent
de loin dans la voie, ceux qui sont essoufflés
et qui suivent les chevaux le long des routes,
ceux qui, embarrassés par le change, ne le
chassent que mollement; ils viennent se rallier
aussitôt qu'ils entendent le bruit que font les
autres qu'on tient sous le fouet, les cavaliers
se rallient aussi, et les chiens et les chevaux
reprennent haleine. »
La divergence essentielle qui existe entre
cette méthode de ralliement employée à la
chasse du cerf et celle en usage pour forcer
un sanglier me permet de dire qu'il ne faut
pas s'attendre à chasser également bien ces
animaux avec le même équipage. Assurément,
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LA CHASSE ET L'HALLALI 171
les chiens qui auront goûté de la voie du
sanglier, plus chaude que celle du cerf, l'em-
paumeront avec vigueur, et, s'ils sont peu
sous le fouet, c'est-à-dire peu dociles, s'ils
s'affranchissent de la timidité qui sied, au
contraire, à l'autre genre de chasse, ce sera
à merveille. Ils donneront entière satisfaction
à leur maître. Mais que vous tombiez sur un
sanglier qui tue vos meilleurs chiens de change
pour le cerf, si difficiles à dresser, quel
désastre, alors, le jour où vous voudrez décou-
pler sur ce dernier animal. Il est évident que
les inconvénients de ce « dualisme » dispa-
raissent, en partie, dans les pays clairsemés
d'animaux, puisque les chiens, au cours de la
chasse, n'ayant qu'une seule piste sous le nez,
sont bien obligés de s'attacher à elle. Mais,
dans les bois où les cerfs abondent, où il
est indispensable d'avoir des chiens presque
craintifs pour réussir, tout l'opposé, en somme,
des qualités exigées pour chasser le sanglier,
je ne m'avance pas en disant qu'il est impos-
sible de courir convenablement ces deux
espèces d'animaux avec le même équipage,
je suis même tenté d'écrire deux sortes d'ani-
maux, quels qu'ils soient.
Gomme en toutes choses, l'on cite des
172 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
exceptions. Ainsi, Dangeau raconte que « le
10 juillet 1700, le Roi courut le chevreuil
avec les chiens de M. le
comte de Toulouse et, dès
que le chevreuil fut pris, il
fait attaquer un daim
par les mêmes chiens et
le prit aussi ».
De môme ,
en 1863, l'ex-
I collent équi-
page de M. Des-
vigne, qu i
chassait alors
dans la forêt de Chantilly, prit un cerf et
un chevreuil le môme jour avec les mômes
chiens, ce qui excita l'admiration générale
des veneurs.
Moi-même, j'assistai à l'hallali d'un san-
glier et d'un cerf portés bas l'un après l'autre,
dans la môme journée, par l'équipage de mon
père en forêt de Compiègne, à cette époque
dégarnie d'animaux à la suite de la guerre de
1870-71. Aujourd'hui qu'elle est repeuplée,
la tentative serait risquée. Que prouvent ces
exemples? Que l'on peut, il est vrai, forcer
deux animaux de race différente dans la même
LA CHASSE ET L'HALLALI 173
journée avec les mêmes chiens? Oui. Mais
il conviendrait de nous éclairer sur la manière
dont ils ont été pris, car tel est le point
délicat. Un chien, à lui tout seul, est capable
d'amener un cerf, un daim et un chevreuil
à l'hallali, mais il n'en résulte pas pour cela
que l'on puisse se vanter d'avoir assisté à un
brillant laisser-courre.
Cette digression sur les divers animaux
chassés avec le même équipage m'a un peu
écarté de mon sujet. J'en étais resté aux
avantages indiscutables que présente l'excel-
lente habitude d'arrêter la tête des chiens,
afin de laisser aux retardataires le temps de
la rallier.
Je sais bien que les amateurs dont le seul
but de la chasse à courre consiste à galoper
n'apprécient guère ces charmants instants de
répit où, sous la futaie, le piqueur, au simple
signe de son fouet levé, tient en respect
toute une meute, qui manifeste son impa-
tience par des aboiements furieux. Pas un
des chiens ne bouge; les yeux fixés sur leur
maître, ils semblent le supplier de leur rendre
la liberté au signal convenu qui leur per-
mettra de reprendre leur course. Quel plus
beau spectacle, en vérité, peut-on demander?
174 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
Mais le fouet s'est abaissé, et voilà tous les
chiens repartis, exprimant à leur façon leur
joie extrême. La conséquence de cet arrêt
ne tarde pas à se faire sentir. Le cerf ayant
pris de l'avance, la voie est devenue plus
froide et l'allure de l'équipage se ralentit. On
peut, dès lors, suivre les chiens sous bois pas
à pas, et rien n'égale cette fin de chasse où,
mêlés à eux, les veneurs jouissent de leur
travail, sonnant « bien-aller » sur « bien-
aller ». Tout à coup un « Taïaut » retentit
et le bruit assourdissant de la meute redouble.
Le cerf vient d'être relancé.
Si c'était du change? L'anxiété se dessine
sur les visages. Mais non, les bons chiens
chassent; aucune crainte n'est de mise; c'est
bien lui. Dès cet instant, la pauvre bête se
fait battre, comme le ferait un lapin, de
buisson en buisson. On sent qu'elle est
parvenue au bout de ses forces. De temps
à autre, un silence se produit. Rasée dans
un paquet de fougères, elle a dérouté les
chiens qui ont passé à ses côtés sans l'aper-
cevoir. Mais ils ne tardent pas à découvrir
sa retraite, et maintenant, hallali courant,
elle cherche une corde de bois, un arbre,
un mur , une maison pour s'y acculer et
LA CHASSE ET L'HALLALI
175
défendre sa vie de son mieux. Mais la nature,
qui Ta dotée d'armes terribles, ne l'a pas
rendue méchante de caractère, et, bien qu'elle
fonce sur ses assaillants quand ils se mon-
trent trop audacieux ou les frappe de ses
pieds de devant, elle en blesse peu et en
tue rarement.
Je dis intentionnellement « pauvre bête )),
car, autant les divers épisodes qui précèdent
riiallali sont captivants, autant je voudrais
supprimer ses derniers moments, si pénibles
aux cœurs compatissants. Au moins, dans cet
ordre d'idées, convient-il, à mon sens, de
les abréger le plus possible et de ne pas
pousser la cruauté jusqu'à les faire durer
outre mesure, ainsi que cela se passe dans
de nombreux équipages. Je n'ignore pas que,
pour rester dans les traditions séculaires de
176 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
la vénerie, l'on croirait donner une entorse
à ses principes en servant l'animal autre-
ment qu'avec le couteau. Mais, malgré la
meilleure bonne volonté du monde, il arrive
parfois que l'on soit dans l'impossibilité abso-
lue de raccourcir la fin de ces interminables
hallalis. Vient-il à tenir dans un endroit
découvert, sans abri pour se garer au besoin,
on risque fort, en s'approchant, de recevoir
sa visite et d'être victime de l'un de ses
andouillers. L'on attend alors qu'il se déplace,
pour profiter d'un moment plus favorable,
et le temps s'écoule ainsi lentement, d'au-
tant plus lentement que la crainte de rece-
voir un mauvais coup paralyse vos mou-
vements. Prudence est mère de sûreté, dit
le proverbe ; ne serait-elle pas un peu cou-
sine germaine de la peur ? Dans les Soirées
de Saint-Pétersbourg, Joseph de Maistre re-
marque que Charles-Quint se moqua plai-
samment de cette épitaphe, qu'il lut en pas-
sant : « Ci gît qui n'eut jamais peur », et
il continue : « Et quel homme n'a jamais eu
peur de sa vie ? » sentiment si difficile à
définir, tant il varie de nature suivant les
individus et les circonstances.
Octave-César Auguste, par exemple, « maître
LA CHASSE ET L'HALLALI 177
de soi comme de l'Univers », manquait de
cœur lorsqu'il entendait les roulements du
tonnerre. A l'approche de l'orage, il jetait
sur ses épaules une j>eau de veau marin,
courait se cacher sous terre et restait blotti
jusqu'à ce que le ciel se fût rasséréné.
Pascal est plein d'épouvante.
Qui ignore que Voltaire avait peur de
toutes les maladies et peur de la mort? Pen-
dant toute sa vie il a tremblé pour sa santé;
il a passé quatre-vingts ans à se voir mourir.
Frédéric II tombait en faiblesse à l'idée
de porter un nouveau vêtement. Il n'eut,
pendant tout son règne, que trois habits,
disent les uns ; que deux, disent les autres.
Bernardin de Saint-Pierre ne pouvait tra-
verser la Seine en bateau sans éprouver des
anxiétés intolérables. S'il passait seulement
dans un jardin public, près d'un bassin plein
d'eau, il éprouvait des mouvements de spasme
et d'horreur.
Mozart avait peur de certains instruments
de musique. Il suffisait de lui montrer une
trompette pour le mettre en fuite. Il s'éva-
nouit un soir qu'un corniste ivre ou imbécile
l'avait poursuivi en cornant.
Ces faiblesses de caractère que Ton trouve
178 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
chez tant d'hommes célèbres excusent, il me
semble, notre manque de témérité en pré-
sence d'un cerf qui tient aux chiens.
Pourtant, de son naturel, il n'a en lui
aucune méchanceté. Il ne cherche pas, comme
le sanglier, à courir sur l'homme qu'il aper-
çoit. Dame ! ainsi que tous les animaux,
quand on semble menacer sa vie, son ins-
tinct l'invite à la défendre ; il baisse alors
la tète et fonce en avant, et gare à ceux
qu'il rencontre sur son chemin. En pareil
cas, on est évidemment en mauvaise posture,
et l'un de ses andouillers a vite fait de vous
frapper, de vous jeter à terre et même de
vous causer une sérieuse blessure. Mais, avec
des précautions, on peut l'approcher très près
sans crainte. Il en est tout autrement quand
il s'agit d'un cerf enfermé seul dans un
petit parc. Là, il est dangereux et les acci-
dents sont toujours à redouter. Bien impru-
dents sont les présomptueux qui pénètrent
dans l'enceinte close sans méfiance; il leur
en coûte parfois l'existence, ainsi que le fait
s'est produit vers 1880, à la Grande Com-
mune, chez mon beau-frère le comte Gref-
fulhe. Pendant plusieurs années, le cerf que
l'on y avait enfermé jeune n'avait jamais
LA CHASSE ET L'HALLALI
179
donné le moindre signe de mauvaise humeur.
Il vivait paisiblement dans son enclos, où
chaque matin un garde lui apportait sa nour-
k '-'1
riture. Avec le temps, de daguet il était
devenu dix-cors, et, malgré son âge, il demeu-
rait l'animal doux et apprivoisé que l'on avait
toujours connu, au point de venir tirer le
foin quotidien de la main du garde. Un jour
de septembre, cet homme ne rentra pas au
logis déjeuner. L'après-midi se passa ainsi.
L'inquiétude grandissant d'instant en instant,
180 RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
on se mit à sa recherche et Ton trouva le
malheureux étendu par terre sur un amas
de branches et sans vie, littéralement déchi-
queté, percé de part en part, et les vête-
ments en lambeaux. Il n'était pas difficile de
reconstituer le drame. Le cerf s'était rué sur
lui dès son entrée dans l'enclos, l'avait ren-
versé, piétiné et, dans sa rage, s'était acharné
sur le corps, jusqu'à ce qu'il fut complète-
ment inanimé. '
Il faut des circonstances exceptionnelles,
le moment du rut, par exemple, pour pousser
l'exaspération d'un cerf au point de le rendre
fou furieux. Mais, en chasse, peu d'accidents
se produisent, et c'est pour moi un sujet
d'étonnement toujours nouveau que d'assister
à ces hallalis où il circule, en galopant, au
milieu des cavaliers, des piétons et des voi-
tures, sans en renverser au passage et sans
amener, dans la bousculade que provoquent
ses allées et venues, aucun malheur.
Je ne puis classer dans la catégorie des
cerfs méchants celui à la prise duquel j'as-
sistai dans ma jeunesse, et dont le souvenir
est resté gravé dans ma mémoire comme
l'un des événements les plus tragiques de
ma vie de veneur.
LA CHASSE ET L'HALLALI 181
A Tune des premières chasses de l'em-
pereur Napoléon III à Gompiègne, le 21 octobre
1853, les valets de limier étaient rentrés au
rendez-vous sans avoir connaissance de cerfs,
alors très clairsemés. Le premier veneur
donna l'ordre, faute de mieux, d'aller atta-
quer une quatrième tête enfermée dans le
parquet de la Landeblin, d'une contenance
d'environ seize hectares, précisément dans
ce but. Elle avait été panneautée à Marly ou
à Saint- Germain six mois auparavant. Les
portes en furent ouvertes, et tout faisait
espérer que, poursuivie par les chiens, elle
ne tarderait pas à gagner, par l'une d'elles,
la forêt; tentative vaine. Il fallut abattre
une partie du mur pour la décider à sortir
enfin de l'enclos par cette brèche. Les chiens
de meute découplés lui firent faire une courte
randonnée autour du parquet, puis, arrivée à
l'entrée principale qui donnait sur la cour
de l'habitation du garde forestier, elle s'y
engouffra avec toute la meute. Ne trouvant
d'issue nulle part, elle s'accula le long du
mur, nullement forcée, seulement essoufflée,
et, par conséquent, encore pleine de vigueur.
Derrière les chiens pénétrèrent également
dans la cour l'Empereur, l'Impératrice, les
182 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
invités du château, les piqueurs et valets
de chiens et les nombreux invités ou curieux
qui assistaient à la chasse. On pense si l'em-
placement fut vite bondé de monde. Le pre-
mier veneur s'approcha du cerf, son couteau
à la main, mais, au lieu de lui couper le
jarret ou de l'enfoncer sans hésiter dans la
poitrine, il ne fit que le piquer. Rendu
furieux par ce coup d'épingle, l'animal se
précipita en avant la tète baissée, sans viser
personne en particulier. Le premier qui reçut
son choc fut M. Delarue, garde général, qui
fut renversé sous son cheval blanc éventré,
puis ce fut le tour de M. Achille Fould,
ministre de la maison de l'Empereur. L'effa-
rement était à son comble. Impossible de
se mettre en sûreté dans un espace si res-
treint où chiens, chevaux, piétons culbutaient
pêle-mêle, les uns sur les autres. A ce mo-
ment, le cheval que montait Madame Amédée
Thayer, fille du grand-maréchal comte Ber-
trand, pris de peur, se cabra et se renversa
sur la voiture de la princesse Mathilde d'une
façon si malheureuse que le pied de l'ama-
zone, engagé dans les ressorts de la calèche,
fut brisé. La pauvre femme eut beaucoup
de peine à se remettre de cet accident.
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LA CHASSE ET L'HALLALI 183
L'Empereur, qui tirait très bien, mit fin à cette
scène tragique en prenant la carabine des
mains du prince de la Moskowa.
Une autre fois, au mois de février 1866,
le baron Lambert, lieutenant de vénerie, vou-
lant servir un cerf à Fontainebleau, lui envoya
une balle dans la mâchoire qu'elle fracassa.
Exaspéré, l'animal sauta sur lui, le renversa,
lui perça le bras gauche de part en part,
avec l'un de ses andouillers, en lui démet-
tant l'épaule. Là encore, il n'était devenu
méchant que parce qu'il avait été blessé.
Je me rappelle que, vers cette époque,
je fus témoin d'une scène qui aurait pu mal
se terminer et qui, en somme, n'eut qu'une
fin vraiment comique. On avait chassé un
gros cerf, qui était venu tenir aux chiens
dans une partie assez touffue de la forêt.
Le baron Lambert, à titre de gracieuseté,
s'empressa d'offrir sa carabine au baron d'Of-
fémont, châtelain des environs de Compiègne
qui portait l'habit de la vénerie impériale.
S'étant approché suffisamment près de l'ani-
mal, il crut pouvoir lui loger une balle à
coup sûr; mais, soit qu'il fût essoufflé d'avoir
couru sous bois, soit qu'il eût mal ajusté,
toujours est-il qu'il le manqua net et qu'il
184 RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
n'eut que le temps de se jeter derrière une
cépée garnie d'un fort baliveau pour éviter
le cerf. Aussitôt des cris répétés de « au
secours ! » retentirent. Je sautai à bas de mon
cheval et emboîtai le pas derrière un piqueur
dans la direction de ces appels. Ce que nous
vîmes alors n'avait rien de banal. Le baron,
juché dans l'arbre, s'y cramponnait à trois
mètres de terre environ, ne pouvant avec
regret grimper plus haut, la tige étant trop
faible pour supporter son poids, et, de la
pointe de son empau-
mure, le cerf, dressé
sur ses pieds de der-
rière, chatouillait les
parties char-
nues de son
LA CHASSE ET L'HALLALI 185
corps. Un lambeau de la culotte blanche flottait
déjà au vent. On aurait dit que l'animal était
en train de gauler des pommes avec sa tête. Le
piqueur se hâta de mettre fin à cette scène, qui
n'eut pas d'autre suite tragique, sauf en ce
qui concernait le vêtement intime du baron,
glorieux trophée de cette mémorable équipée.
Pour en revenir à la mise à mort du
cerf, si l'on veut le servir au couteau^ qu'on le
fasse vite, afin de ne pas prolonger un supplice
odieux et inutile. Qu'on lui coupe le jarret, si
la tradition de l'équipage le réclame, soit,
mais que l'opération soit rapidement menée.
Pourquoi tout simplement ne pas user de
la carabine ? Qu'y a-t-il donc dans son emploi
de si répréhensible, de si incorrect au point
de vue vénerie? Je suis encore à me le deman-
der. Prenez les auteurs qui font autorité en
la matière, aucun ne rejette de prime abord
l'arme à feu; quelques-uns même la préconi-
sent. Consultez Gaffet de la Briffardière; il
admet « qu'à l'extrémité » et quand un cerf est
trop méchant, il soit permis de « l'expédier d'un
(( coup de fusil » . a La plus belle chasse cepen-
dant, » ajoute-t-il, « est toujours de tuer le
cerf avec les armes blanches et de lui couper
les jarrets avant qu'il rentre dans l'étang. »
24
186 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
Dans l'eau, Goury de Champgrand conseille
« de lui tirer un coup de carabine » et
d'Yauville, lui, beaucoup plus radical, déclare
franchement que « depuis très longtemps on
a recours au fusil ; cette méthode plus sûre
et plus prompte épargne la vie de bien des
chiens », tandis que l'autre, celle d'aller lui
couper le jarret, « n'est qu'une bravade meur-
trière pour les chiens et souvent dangereuse
pour les hommes ». '■
Dès lors, mon choix est fait, le maître
des maîtres ayant parlé ainsi, et je n'hésite pas
à préconiser le moyen de mettre fin à la
torture, déjà trop longue, que l'on inflige à
un animal durant la chasse, en lui envoyant
une balle dès qu'il fait tête aux chiens.
Puisque je parle de tradition, il en existe
une qui, du moins, celle-là, ne fait de mal
à personne, si ce n'est à la bourse des invités
de distinction qui assistent aux laisser-courre :
il s'agit des « honneurs du pied ».
On prétend que cette coutume remonte
à saint Louis, qui accorda les premières per-
missions de chasse ; les bénéficiaires de cette
faveur étaient, paraît-il, tenus à payer aux
seigneurs sur les terres desquels ils chas-
saient un cuissot de la bête prise. Plus
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LA CHASSE ET L'HALLALI 187
tard, on se contenta d'offrir le pied ; c'était
un droit. Aujourd'hui, ce n'est plus qu'un
hommage, une preuve de considération pour
la personne à laquelle on l'offre, et, si elle
est généreuse, elle se rappellera que c'est à
saint Louis qu'elle est redevable de cette haute,
mais chère marque de distinction.
Je m'incline devant d'aussi augustes sou-
venirs et, respectueux de nos vieux usages,
je me garderai de leur jeter un blâme déplacé.
Cependant, et pour des raisons trop longues
à énumérer, cette solennité a toujours été
supprimée par ma famille dans l'ordinaire de
la vie ; nous ne retournons à la tradition que
dans les occasions exceptionnelles . J'ajoute
que l'on ne saurait croire dans quel embarras
se trouve souvent placé un maître d'équipage,
quand il s'agit, au milieu d'une grande assis-
tance, de choisir l'heureux, ou l'heureuse, élu.
Rien que pour ce détail, insignifiant en appa-
rence, mais plus sérieux qu'on ne croit, j'ai con-
tinué à maintenir les habitudes déjà anciennes
de mes ancêtres, habitudes qui ont l'avantage
de couper court aux multiples ennuis que les
honneurs entraînent avec eux.
w
"e^
IX
UTILITE DE LA CHASSE A COURRE
A^^s le courant de ma vie,
j'ai quelquefois entendu des
intellectuels, de parti pris
hostiles aux exercices de
sport, déblatérer en par-
ticulier contre la chasse
, ,, .. . à courre, dont ils ne de-
vaient, certes, connaître ni
le charme ni l'utilité.
Pas plus hier qu'aujourd'hui , je ne m'ef-
forcerai de les ramener à mes idées, sachant
de longue date que je ne parviendrai jamais
à les convaincre par mes propres raisons et
que je n'arriverai même pas à les persua-
der par les leurs. Cette tâche ingrate, je
l'abandonne donc à de plus combatifs que
moi. Mais, en dehors de ces irréconciliables,
d'autres, moins prévenus, désireux môme de
s'éclairer, voulaient bien prêter leur atten-
190 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
tion à la réfutation de théories lancées à la
légère. Voici les trois points sur lesquels
ils prétendaient surtout me réduire au silence :
La chasse à courre, disaient-ils, est un plaisir
frivole d'aristocrate et sans utilité. Frivole,
ce sport si éminemment français, qui pos-
sède l'avantage de soustraire l'homme qui
l'adopte aux regrets, aux déceptions et aux
préoccupations de la vie ! N'est-ce pas déjà
un résultat appréciable ? Et puis, qui donc
pourrait nier que tout ce qui passionne est
sérieux, que la valeur des choses s'établit
par la somme des jouissances qu'elle peut
procurer? « Le bonheur des uns », ai-je lu
quelque part, « consiste à émarger au Grand
Livre, à empiler dans un tiroir ces papiers
généralement malpropres qui sont des titres ;
d'autres s'en soucient moins; ils trouvent leur
plus grande joie à peloter congrûment des
perdreaux, à faire exécuter le manchon à un
lièvre. Il ne manque pas de gens qui pré-
fèrent culbuter une bécassine dans ses cro-
chets à la gloire d'être appelé M. le con-
seiller de n'importe quoi, gloire pour laquelle
tant de dignes citoyens renoncent à leur
tranquillité et à d'autres choses encore. Je
ne nierai point qu'il puisse y avoir un cer-
UTILITE DE LA CHASSE A COURRE 101
tain charme à conduire son ministère à son
hallali ; mais lorsque, tenant les abois, ce
ministère est servi par un vote bien placé,
le cœur des veneurs parlementaires ne bat
ni plus fort ni plus agréablement que ne
fait le nôtre, quand, après une menée labo-
rieuse, émaillée de mille émotions poignantes,
l'animal de la chasse tombe sous la balle
d'une carabine, au milieu des chiens qui le
couvrent, et que les sons éclatants de la trompe
annoncent la victoire aux échos, »
Frivole, la chasse à courre ! Pourquoi le
serait-elle plus que la passion de collection-
102 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
ner des faïences, des timbres-poste, des bou-
tons de guêtres, des pots à tabac, que sais-
je ? Non, cherchez un argument plus pro-
bant pour saper mes goûts de veneur. Alors
de guerre lasse, on me sortait un grief qui
semblait plus sérieux par le temps actuel.
(( Votre chasse à courre », me lançait-on,
(( n'est plus de mise aujourd hui où la démo-
cratie coule à plein bord », comme disait
jadis Royer-Collard. « C'est plaisir d'aris-
tocrate. » Halte-là ! l'objection vaut la peine
que l'on s'y arrête.
J'admets que, avant la Révolution, la dureté
des lois sur la chasse et le régime oppres-
sif des capitaineries aient pu soulever, dans
les populations rurales, des ressentiments
UTILITE DE LA CHASSE A COURRE 193
contre les grands seigneurs, contre les classes
privilégiées, seuls détenteurs d'équipages.
A cette époque lointaine, il y avait des
subdivisions de lieutenances, de cantons et une
hiérarchie d'ofhciers qui avaient chacun leur
juridiction dans leur territoire. Sous le nom
des princes, des courtisans impérieux, et sous
les ordres de ceux-ci, des valets insolents
commettaient une foule de vexations.
Dans l'étendue de Ces capitaineries, les
propriétaires n'avaient pas le droit d'établir
des clôtures nouvelles qui eussent garanti
leurs champs des atteintes d'une partie des
bêtes nuisibles. L'enclos, le jardin des parti-
culiers, dans lesquels ceux-ci ne pouvaient
détruire aucun gibier, sous des peines graves,
devaient être ouverts aux officiers de chasse,
lorsqu'ils le requéraient, et, malheureusement,
il faut en convenir, tous ces droits étaient
exercés avec une sévérité, une dureté qui
les rendaient odieux. On attachait à tout ce qui
concernait les chasses une importance qui
ne doit appartenir qu'aux choses les plus
graves. Par une conséquence ordinaire à toutes
les tyrannies (car, on doit le dire, c'en était
une), une multitude d'actions, indifférentes par
elles-mêmes, étaient devenues des délits qui
S5
194 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
se punissaient souvent comme des crimes.
L'enceinte des capitaineries était un sanc-
tuaire dont la profanation était punie, non
seulement par des amendes, mais même quel-
quefois par des peines réservées aux mal-
faiteurs.
Cet état de choses dura jusqu'au 11 août
1789, époque où le droit de chasse fut ac-
cordé à tous les citoyens. Aujourd'hui, tout
le monde le sait, il n'est plus l'apanage de
la noblesse. Source de jalousie perpétuelle
autrefois, il est tombé dans le domaine pu-
blic. Pourvu que l'on ait la bourse bien
garnie, afin d'être à même d'acheter chiens
et chevaux, que l'on puisse payer quelques
piqueurs, les habiller, les nourrir et se ren-
dre adjudicataire d'une forêt de l'Etat, vous
voilà sacré, je ne dirai pas veneur, mais
chasseur.
Si, d'autre part, vos moyens ne vous per-
mettent pas ce luxe qui, je le reconnais, n'est
pas à la portée de tous, rien ne vous em-
pêche d'en restreindre le développement et
de vous contenter de courir le cerf, le che-
vreuil et le lièvre, avec quelques chiens seu-
lement.
A cet égard, on m'a raconté qu'un cer-
UTILITE DE LA CHASSE A COURRE 195
tain garde général de la forêt de Compiègne,
grand amateur de chasse à courre et très
bon veneur, s'était follement amusé pen-
dant une saison avec deux chiens, que soi-
gnait l'un de ses sous-ordres. C'était après
1830. Le gouvernement avait décidé de dé-
truire les animaux de toutes les forêts dépen
dant de la couronne, et la vénerie royale
avait été démontée; bien entendu, notre garde
général se rendit acquéreur, le jour de la
vente des équipages du Roi, des deux meil-
leurs chiens connus pour ne jamais tourner
sur le change. Ainsi outillé de façon rudi-
mentaire, il attaqua et chassa successivement
tous les plus beaux cerfs de la forêt de Com-
piègne, sans en manquer un seul. Armé d'une
carabine, dès qu'ils faisaient tête à « sa meute »,
il les mettait à bas. Il en prit ainsi un
nombre considérable, ce qui prouve que, même
avec un très modeste attirail de chasse, on
peut forcer un cerf et qu'il n'est nullement
besoin d'avoir un train et un apparat de
grand seigneur pour se livrer à ce sport. Il
me semble que rien n'était moins aristocra-
tique que le plaisir de cet agent des forêts.
Bien mieux, il serait plus juste de dire que
la chasse à courre est démocratique, ainsi
196 RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
que le ministre de l'Agriculture, en personne,
l'a proclamé, lors de l'ouverture du ]:)remier
congrès de la chasse qui eut lieu à Paris,
en 1908. Oui, plaisir de tous, par consé-
quent, plaisir non réservé exclusivement aux
riches, mais aux commerçants, aux indus-
triels, aux simples ouvriers, tel était le sens
des paroles de M. Ruau. Pour s'en convaincre,
on n'a besoin que d'aller assister à une
chasse à courre dans les environs de Paris,
pendant une période de vacances, soit au
jour de l'an, soit un lundi de Pâques où les
magasins chôment, où les employés pren-
nent un coneé, où les hommes et les femmes
ont déposé les uns la pioche, les autres l'ai-
guille. Vous y verrez le plus curieux assem-
blage de gens, que les maîtres d'équipage
accueillent avec la meilleure grâce, heureux
de l'occasion de procurer à cet intéressant
petit monde une distraction saine et écono-
mique, un spectacle unique dans un cadre
merveilleux, un délassement aux travaux jour-
naliers et enfin un regain de santé dû à
l'air vivifiant des bois. Ici, c'est le père et la
mère emmenant avec eux leurs petits enfants
déjeuner sous les ombrages des grands arbres,
dans les environs du rendez-vous ou des
UTILITE DE LA CHASSE A COURRE 197
étangs ; là, passe à belle allure une kyrielle
de bicyclettes portant des ouvriers décidés à
rivaliser d'entrain et de vitesse avec les cava-
liers. Voici plus loin une carriole à deux roues,
attelée d'un cheval, voire même d'un àne, et
contenant plusieurs jeunes fdles lançant dans
l'air les éclats de rire de leurs vingt ans.
Viennent enfin ceux auxquels les moyens de
transport sont objets de mépris et qui, préfé-
rant l'exercice des jambes, se dirigent à longs
pas vers le rendez-vous. Ceux-là, nous les
retrouverons l'après-midi, courant comme des
échevelés à travers les fourrés ou discutant
gravement, aux carrefours, sur les ])éripéties
de la journée. J'ai assisté, dans la forêt de
Villefermoy , où mon équipage se rend en
déplacement chaque année, à des hallalis de
cerfs où l'on pouvait compter, au bas mot,
plus de deux mille personnes accourues des
environs, et que j'avais la plus grande joie
à voir se divertir. Et l'on viendrait dire,
après cela, que la chasse à courre n'est pas
un plaisir démocratique ! Allons donc ! mais
je n'en connais pas un qui le soit davantage,
aucun qui soit plus accessible à tous et à
si bon compte. Allez-vous aux courses de
chevaux, il faut payer pour y assister. La
198 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
chasse à tir ? Mais elle est le monopole de
quelques-uns seulement et elle coûte cher
en permis et en cartouches. Il a fallu long-
temps pour s'apercevoir de ces vérités. Aujour-
d'hui, elles finissent par s'accréditer dans le
public, et l'on a entendu même un ministre
de la République lancer ces paroles carac-
téristiques, que tout incrédule devrait médi-
ter : « Si la chasse à courre n'existait pas, il
faudrait l'inventer. » Pourquoi M. Ruau a-t-il
prononcé ces paroles mémorables ? Parce qu'il
savait qu'elle est, pour la France, une source
importante de produits et que toute parcelle
de la richesse publique doit attirer l'atten-
tion des pouvoirs établis. Voilà son utilité,
et je la prouve par des chiffres. Le relevé
du mouvement d'argent occasionné chaque
année, dans notre pays, par la chasse à courre
fut minutieusement étudié par les soins de la
société de vénerie et présenté, en 1908 après
enquête poursuivie dans toutes les régions
de nos provinces, au congrès dont je viens
de parler.
Quel est-il ce chiffre ? Il est intéressant
de le connaître, sans entrer dans les détails
consignés à l'appui dans le rapport officiel :
soixante-treize millions de francs en chiffres
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UTILITE DE LA CHASSE A COURRE 199
ronds, et je passe sous silence l'élevage et
le commerce des chiens, qui créent encore une
source de revenus importants dans nombre
de départements où se tiennent des foires
spéciales.
Après cet exposé, l'on serait mal venu de
prétendre que le gouvernement n'a pas le
devoir impérieux et patriotique non seulement
de favoriser, par tous les moyens dont il dis-
pose, le maintien sur notre sol de ces équi-
pages qui répandent à profusion dans le com-
merce et l'industrie les bienfaits de leur exis-
tence, mais encore de chercher à encourager
la formation de nouveaux centres de chasse.
Certaines grandes villes, telles que Pau et
Biarritz, ont compris les avantages qu'elles
tirent de la présence chez elles d'équipages
de chiens courants, et leurs édiles intelli-
gents n'hésitent pas à leur voter des subven-
tions annuelles pour les conserver. Mais, hélas!
je suis obligé de convenir que, la plupart
du temps, les corps élus n'envisagent pas de
cette façon leur véritable intérêt, et les Con-
seils généraux, qui pourraient agir avec tant
d'efficacité en cette matière, loin d'entrer
dans cette voie, entravent même par des mesu-
res inopportunes les bonnes volontés de nos
200
REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
jeunes veneurs. Quelques-unes de nos assem-
blées départementales, soit à l'instigation
d'esprits jaloux et bornés, soit par ignorance,
soit par une fausse interprétation de l'éga-
lité, n'ont-elles pas voté la fermeture de la
chasse à courre du lièvre et du chevreuil en
même temps que celle à tir ? On leur a dit,
probablement, pour motiver pareille mesure,
qu'il n'était pas juste que les uns eussent la
jouissance de ces animaux, alors que les autres
en étaient sevrés. Eh bien ! du moment qu'il
s'agit d'égalité, que l'on veuille bien compter
les jours où il est loisible au chasseur au
fusil de sortir, depuis l'ouverture jusqu'à la
fermeture, et
que l'on en fasse
autant pour les
veneurs. Tandis
que les premiers
peuvent arpen-
ter les plaines
et les bois,
sans entrave
et à l e 11 r
..-««m^v
UTILITÉ DE LA CHASSE A COURRE 201
guise, cinq mois durant, c'est-à-dire 150 fuis
environ, les seconds, s'il ne survient pas de
gelées empêchant les chevaux de marcher, si
les étangs ne sont pas recouverts de glace,
ne découplent leurs chiens que deux fois par
semaine, pendant quatre mois au lieu de
cinq, car les chaleurs du mois de septembre
leur interdisent tout laisser-courre. C'est donc
au total une trentaine de journées qu'il con-
vient de mettre en regard des 150 précédentes.
Veut-on aussi, puisqu'il s agit d'égalité, compa-
rer le chiffre des animaux détruits, pendant le
même laps de temps, j)ar les chasseurs à tir
et par ceux à courre ? Personne n'ignore que
les veneurs ne cherchent jamais à tuer plus
d'un animal, quand ils découplent leurs chiens,
et encore, leur arrive-t-il de rentrer bre-
douilles. En revanche, nulle limite n'arrête le
tireur qui peut occire à son gré tout gibier
qu'il rencontre. Où donc est, là encore, cette
fameuse égalité de traitement que l'on fait
miroiter aux yeux des naïfs ? Que prétend-on
aussi pour chercher à imposer le même régime
aux deux intéressés ? Je cherche et je ne trouve
plus rien, si ce n'est l'application du pro-
verbe connu : « Quand on veut tuer son chien,
on dit qu'il a la rage. »
20
202 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
Serait-ce le but que l'on se propose :
dégoûter de leur sport favori, par des taqui-
neries mesquines, les chasseurs à courre ?
C'est possible, surtout si, à ces difficultés
qu'on cherche à leur créer dans quelques
départements, s'ajoutent les réclamations exa-
gérées des cultivateurs, relatives aux dégâts
que les animaux causent à leurs récoltes. Ils
savent bien, cependant, que l'on fait toujours
droit à leurs requêtes, lorsqu'elles sont fon-
dées, et que les articles du code civil qui
établissent la responsabilité du propriétaire
d'un bois ou du locataire d'une chasse sau-
vegardent leurs intérêts. Ils n'ignorent pas
qu'aux termes de ces articles « tout fait quel-
conque de l'homme qui cause à autrui un
dommage oblige celui par la faute duquel il
est arrivé à le réparer )i et, en outre, que
chacun est responsable du dommage qu'il a
causé, non seulement par son fait, mais aussi
par sa négligence et son imprudence.
Dans le voisinage des grandes forêts de
l'Etat, la protection des récoltes jouit d'une
garantie en plus. Le cahier des charges dressé
en vue des locations réserve à l'administra-
tion forestière les droits les plus étendus en
ce qui touche la destruction du gibier dont
UTILITE DE LA CHASSE A COURRE 203
la surabondance pourrait nuire aux proprié-
tés riveraines. Lorsque ce cas se produit, le
conservateur des forêts met en demeure le
fermier de la chasse, par une sommation régu-
lière, de détruire, dans un délai déterminé,
les animaux dont le nombre et l'espèce lui
seront indiqués. Si le fermier ne satisfait
pas à cette mise en demeure, il est pro-
cédé d'office à la destruction par les soins
du service forestier.
Il me semble que ce sont là des mesures
suffisamment défensives pour donner entière
satisfaction aux cultivateurs, d'autant plus que,
lorsqu'il s'agit d'indemnités, les maîtres d'é-
quipage ne lésinent pas sur la somme d'ar-
gent que l'on réclame de leur équité et paient
toujours rubis sur l'ongle. Il arrive même
que l'on abuse souvent de leur générosité
et aussi de leur candeur. Un exemple en pas-
sant. Je reçus, il y a quelques années, une
lettre anonyme m'invitant à me rendre sur
la lisière de la forêt de Compiègne, en un
endroit qui m'était désigné, « afm de contem-
pler », me disait-on, « un spectacle qui me
surprendrait ». Piqué par la curiosité, j'en-
fourchai un cheval et, d'un temps de galop,
j'arrivai au lieu en question. Ce que je vis
204 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
là valait, en effet, la course. Qu'on en juge :
un gros baudet, attaché par une corde à un
pieu planté au beau milieu d'un chamj) recou-
vert de blé vert, y broutait tranquillement.
Le plan, d'une simplicité élémentaire, consis-
tait, après que maître Aliboron se fût acquitté
de sa besogne en conscience dans toutes
les parties de la pièce de terre et qu'une
pluie abondante eût effacé toute trace de
ses pas, à appeler mon expert pour lui faire
constater le dégât attribué aux prétendus
grands animaux. Qui ne connaît cette autre
malice, pratiquée dans certaines contrées ? Le
cultivateur se garde de mettre aucun engrais
sur sa propriété, sauf sur deux mètres carrés
qu'il a soin d'entourer d'un grillage élevé, à
l'abri de la dent des cerfs ou des chevreuils.
Naturellement, une magnifique végétation sort
de terre dans le petit réduit, tandis qu'à
côté la récolte est minable. « Vous voyez »,
dit notre homme, « ce que produirait mon
champ au printemps, si ces maudites bêtes
n'y avaient pas élu domicile. Ici, le blé a
poussé en abondance, parce qu'ils n'ont pu y
toucher, et là, il est perdu en totalité. » Et
l'on a la naïveté de transiger pour conser-
ver la paix. Qu'il s'agisse donc d'inégalité
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(4
UTILITK DE LA CHASSE A COTJRP.E 20r,
de traitement entre les chasseurs à tir et
ceux à courre, de déeâts causés aux récoltes
par le passage de cavaliers ou par des ani-
maux sauvages sur les terres ensemencées,
les explications ci-dessus doivent éclairer tout
homme de bonne foi et l'inciter à s'élever,
en toute occasion, contre les tracasseries nui-
sibles à l'intérêt général. Autrement, l'ex-
tension de ces ennuis empêchera de nou-
veaux petits équipages de se fonder, qui
répandraient chez les commerçants de leurs
alentours la richesse et le bien-être, et même
finira, si l'on n'y prend garde, par décourager
les veneurs actuels, au point de les amener à
liquider progressivement chiens et chevaux.
Cette disparition, au point de vue local, aurait,
de plus, une répercussion directe et sensible
sur les finances des communes par la suppres-
sion des taxes sur les chiens, qui rapportent
jusqu'à dix francs par tête à leur budget.
Enfin, qui donc, en France, peut aujour-
d'hui se désintéresser du sort de notre armée,
sauvegarde de la patrie ? Le cheval en est
l'un des principaux éléments. Or, tout le
monde est d'accord pour reconnaître que le
type le meilleur est celui qui convient aussi
bien à nos troupes qu'à la chasse à courre.
206 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
Léger, allant et vite, possédant beaucoup
de fond, robuste de membres, résistant à
la fatigue, il répond admirablement à ces
deux services. On devine quels précieux auxi-
liaires de l'armée seront, au jour de la mobi-
lisation, tous ces animaux employés à la
vénerie. D'où cette conclusion qui s'impose :
que plus les pouvoirs publics encourageront
la formation d'équipages de chasse, plus les
éleveurs se livreront au trafic qui profitera
au recrutement des chevaux en temps de
guerre. Combien nous sommes loin, à cet
égard, de nos voisins d'Angleterre qui, en
1907, d'après les calculs recueillis par un
grand journal sportif, The Field (numéro du
22 août 1908), en utilisaient, en chiffres ronds,
pour la chasse et les services qui en dépen-
daient, deux cent mille. Je relève au pas-
sage, dans cet article, un détail intéressant :
« Un maître dont l'équipage ne chasse que
deux fois par semaine nous a dit avoir pris
la peine de compter combien de chevaux
étaient exclusivement employés pendant l'hi-
ver avec son équipage, tant pour la chasse
que pour venir au rendez-vous, et en avoir
trouvé, en tout, de 450 à 500. »
Si l'on pense que dans la Grande-Bre-
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UTILITK DE LA CHASSE A COUKRE 207
tagne on comptait, en 1907, 369 équipages (1),
il est aisé de comprendre que l'estimation
de 200.000 chevaux n'est pas exagérée.
Quels services de tels contingents, s'ils
existaient en France, rendraient à notre pays
dans un moment critique où il faudrait faire
appel à toutes les forces vitales dont il dispose!
Nous n'en sommes pas là, hélas ! et pourtant,
le gouvernement a entre les mains le pouvoir
d'atteindre ce résultat. Qu'il encourage les
bonnes volontés qui ne demandent qu'à mar-
cher, qu'il donne des ordres à ses préfets pour
diriger les conseils généraux dans cette voie,
en n'entravant plus l'exercice de la vénerie
par des mesures vexatoires, et nous verrons
éclore, comme par enchantement, cette pépi-
nière de chevaux dont la nécessité n'est plus
à démontrer, depuis que leur nombre dimi-
nue de jour en jour , ainsi qu'en témoigne
une statistique émanant du ministère de la
Guerre et publiée en juillet 1910.
Il n'est pas douteux, en effet, que la trac-
tion automobile est en train de tuer le che-
val de trait léger. Elle règne en maîtresse
(1) En plus de ces 369 équipages, il y en avait 67 de harriers et de
beagles menés à pied et 20 de chiens de loutre, donnant un total
général de 456 meutes.
208 REFLEXIONS D'UX VIEUX VENEUR
dans les villes, dans les grandes villes surtout;
elle en chasse peu à peu le cheval, qu'elle
fait disparaître de notre sol. A Paris, le
nombre des chevaux a baissé de moitié en ces
di\ dernières années. De 1909 à 1910, on
constate une diminution de 17 pour 100 (91,261
en 1909 contje 75,4()o en 1910), qui porte
principalement sur les gi-andes entreprises de
transport. Quelle ])eut donc être, alors, celle
de la France entière ?
Le dangei' saute aux yeux, et tout le déficit
])orte précisément sur l'espèce d'animaux em-
ployés à la chasse à courre : chevaux de maître,
de remise et de fiacre, rangés par l'armée dans
ses catégories 1, 2, o et 4 (cuirassiers, dra-
gons, chasseurs et artilleurs, trait léger).
Si l'on veut réagir contre ce véritable j)éril,
il ne faut pas s'endormir plus longtemps.
Il ne faut j)as que les éleveurs aient com-
plètement abandonné la ))artie ; la diminu-
tion des milliers de demi-sang depuis 1908
démontre assez clairement, je pense, qu'ils
ont déjà commencé. Il faut leur réserver des
acheteurs en protégeant la chasse à courre, et
c'est le devoir des ministres de la Guerre et
de l'Agriculture de prendre leurs mesures en
conséquence.
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UTILITE DE LA CHASSE A COURRE 209
Pour me résumer, à moins d'être dépourvu
de sens commun, on saisit maintenant sans
peine la portée des paroles de M. Ruau, lors
du Congrès de 1908 : « Si la chasse à courre
n'existait pas, il faudrait l'inventer. » Il ne
reste plus au gouvernement qu'à mettre ses
actes d'accord avec la pensée de l'ancien
ministre, et tout sera parfait.
27
X
CONCLUSION
E grand attrait que ressentent
pour la chasse à courre
ceux qui ont pratiqué ce
beau sport provient de la
multiplicité des jouissances
qu'elle entraîne avec elle.
Aimez-vous la nature?
Vous êtes servi à souhait. Les admirables
futaies de nos forêts sous lesquelles se fau-
filent les rayons mobiles du soleil, le paysage
qui, tantôt verdoyant, tantôt teinté de rouge,
se déroule sous vos yeux, les points de vue
que l'on découvre du haut d'une colline et
qui se perdent dans l'horizon brumeux des
bois, les rubans argentés des rivières et des
torrents serpentant dans des vallées riantes,
toute cette richesse de splendides et rares
tableaux dont votre sentiment artistique ne
se lasse pas , vous les savourez au cours
212 RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
d'une journée de chasse. « J'aime les forêts »,
écrit Messire Jean de Ligniville, « les lieux
solitaires, les déserts ; c'est là où je suis en
contemplation de l'art de la vénerie, c'est là
où j'ai subject d'admirer les œuvres de Dieu;
là, rien ne m'oste la veûe de cette voûte
azurée ; je voids au naturel les sources d'eau
vive ; les torrents bruiants à val des rochers,
les cavernes, les antres de la terre me sont
manifestés. Vous faites des grottes, des rochers
artificiels, des inventions d'eau, des dégoise-
ments et chants d'oiseaux fort ingénieusement
représentez dans les déserts. Je vaids partout,
tantost aux forts, plus loing aux fustayes, dans
les vallées ; plus loing, je me trouve sur la
cime d'une montagne, c'est alors que je con-
sidère à mon aise ce grand flambeau céleste,
le soleil, qui sort de son orient ; je le veoids
au midy, au couchant, septentrion, bref j'ay
entière cognoissance de ces tours et contours.
J'ay mil plaisirs à veoir toutes les sortes d'ar-
bres, de plantes, de fleurs, bien qu'elles
soient les unes au plus cœur des vallées,
en my coste, sur la crouppe des montagnes ;
néantmoings tout cela tire au Zenith. »
Tandis que l'âme charmée s'exalte devant
ces panoramas de la nature, les forces phy-
.a
B3
O
ta
(A
h-;
CONCLUSION 213
siques se développent et les hommes qui,
d'habitude tremblant sur leurs membres, sont
incapables d'endurer la moindre fatigue, devien-
nent par l'exercice de la chasse, vigoureux et
susceptibles de supporter à cheval les ran-
données les plus prolongées.
La santé, dans le monde, étant le premier bien,
Un homme de bon sens n'y doit ménager rien.
C'est Ronsard qui nous donne ce conseil.
Suivons-le ; il émane d'un sage.
Donc, chassons à courre pour éloigner de
nous le spectre hideux des maladies éven-
tuelles, et nous obtiendrons, en outre, l'avan-
tage de détendre nos nerfs que crispent, trop
souvent pour notre malheur, les soucis iné-
vitables de l'existence.
Rien n'influe mieux sur le caractère d'un
homme qu'une bonne journée d'activité au
grand air, et, si Boileau avait été veneur, il
eût écrit, au lieu du vers célèbre que nous
connaissons :
La chasse, qui change tout, change aussi nos humeurs.
Mais elle ne s'en tient pas là, notre pro-
tectrice, et les passionnés d'équitation ne me
contrediront pas, si je leur rappelle les mo-
214 REFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
ments délicieux qu'ils ont passés en galopant
derrière les chiens, en franchissant arbres et
fossés, en se sentant portés, à toute allure,
à travers monts et ravins, sur un cheval solide,
vite, léger, doué d'une bonne bouche sans être
trop sensible, pourvu d'un fond à toute épreuve
et enfin d'une grande sûreté de jambes.
Quant au maître d'équipage, aux avantages
ci-dessus énoncés, plaisir des yeux, santé,
équitation, s'ajoute pour lui le charme de diriger,
de dresser, de perfectionner sa meute, de pré-
voir les épisodes variés qui se produisent au
cours de la journée, de réparer les fautes
commises, de saisir à l'improviste les déci-
sions conformes aux événements, de faire acte
d'autorité au moment opportun, toutes choses
intéressantes au premier chef pour un veneur
épris de la chasse à courre.
Je ne veux pas non plus oublier de clas-
ser parmi les attraits que comporte son rôle
celui de recevoir ses amis, de constater le
plaisir qu'il leur procure en les conviant à
ses laisser-courre et de leur en faire les hon-
neurs. Il ne peut non plus être indifférent
à la joie qui se manifeste autour de lui dans
ce monde de piétons accourus à la fête, et
dont l'enthousiasme se traduira par un regain
X
p
H
Q
(A
H
CONCLUSION
215
de popularité en sa faveur et en celle de la
chasse à courre du cerf, qui, en résumé, selon
Le Verrier de la Gonterie, « l'emporte sur
toutes les autres, parce qu'elle est constam-
ment une science fondée sur des connais-
sances non équivoques, sans l'entière posses-
sion desquelles il est absolument impossible
d'acquérir le titre de bon connaisseur et de
bon piqueur ».
TABLE DES MATIÈRES
PAGES
PRÉFACE I
AVANT-PROPOS xxi
I. — LE CHENIL ET LA NOURRITURE
DES CHIENS 1
II. — LES CHIENS 13
III. — LES TÊTES 23
IV. — LA FAÇON DE JUGER UN CERF. . 53
V. — L'ART DE DÉTOURNER UN CERF. 63
VI. — LE RENDEZ-VOUS ET L'ATTAQUE . 99
VII. — LES RUSES DU CERF. 117
VIII — LA CHASSE ET L'HALLALI 149
IX. — UTILITÉ DE LA CHASSE A COURRE. 189
X. — CONCLUSION 211
28
TABLE
DES ILLUSTRATIONS HORS TEXTE
PAGES
Le Chenil du Franc-Port, on regard de ...... . 4
La Soupe des Chiens les veilles de Chasse, en
regard de 10
Un nouvel Équipage, en regard de 14
Le duc d'Aumale a Chantilly, en regard de 20
Une Chasse de la Vénerie impériale, en regard de . 38
Dans le ThIERGARTEN de la LobAU, en regard de . . . 40
Une Chasse DE l'Archiduc HÉRITIER, en regard de . . 44
Aux Renseignements, en regard de 58
Charles IX au Bois, en regard de 64
Cerfs au GaGNAGE, en regard de 66
Il ne s'est pas trompé, en regard de 78
VÉNUS ET Diane, en regard de 84
HOUPER TROIS FOIS..., en regard de 92
Le Rapport, en regard de 100
Oh! ces Invités ! en regard de > . . . 104
La Fanfare de l'Accompagnement, en regard de. . . 110
Le Découpler, en regard de 112
Ils sont trop! en regard de 122
Le Change, en regard de 124
•■)
TABLE DES ILLUSTRATIONS 219
PAGES
Chasse de l'Avenir, en regard de 130
Geste expressif, en regard de 134
Vente publique, en regard de 13G
Bien-Aller, en regard de 14G
Ruse de Cerf, en regard de 148
Les Amateurs, en regard de 150
Un Bat-l'eau malheureux, en regard de 152
Le Donneur de Renseignements, en regard de ... . 154
Ne pas quitter la Voie, en regard de 162
Le Quiproquo, en regard de 164
Fin du Quiproquo, en regard de 166
La Chasse du Sanglier, en regard de 170
Hallali de Cerf, en regard de 182
Carabine ou Couteau? en regard de 186
En 1830..., en regard de 196
Vers l'Attaque, en regard de 198
Fabrique de Délits, en regard de 204
Le Cheval DE Guerre, en regard de 206
Élevage de Chevaux de Chasse et de Guerre,
en regard de 2Uo
J'aime les Forêts, en regard de 212
Moments délicieux, en regard de 214
LES
RÉFLEXIONS D'UN VIEUX VENEUR
SUR
LA CHASSE DU CERF
ont été imprimées
ET
LES PLANCHES EN ONT ÉTÉ GRAVÉES ET TIRÉES
PAR
MANZI, JOYANT & G^^
A Asnières-sur-Seine
L'année MGMXIII
MARQUIS
DE L'AI&LE
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PARIS
MANZI, JOYANT & C"
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