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Full text of "Réflexions d'un vieux veneur sur la chasse du cerf"

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JOHNA.SEAVERNS 


LE  MARQUIS   DE   L'AIGLE 


RÉFLEXIONS 
D'UN  VIEUX  VENEUR 


SUR 


LA    CHASSE    DU   CERF 


PREFACE  PAR  LE  COMTE  D'HAUSSONVILLE 


DE    L  ACADEMIE  FRANÇAISE 


PARIS 

MANZl,   JOYANT  &  C'S   éditeuhs-impiumeurs 
24,  boulevard  des  Capucines,  24 


RÉFLEXIONS 
D'UN  VIEUX  VENEUR 


RÉFLEXIONS 
D'UN  VIEUX  VENEUR 


SUR 


LA  CHASSE  DU  CERF 


PA.R 


LE  MARQUIS  DE  L'AIGLE 


PREFACE  PAR  LE  COMTE  D'HAUSSONVILLE 


DE   L  ACADEMIE  FRANÇAISE 


MANZI,  JOYANT.&  C'S  éditeurs-imprimeurs 
24,  boulevard  des  Capucines,  Paris 


PRÉFACE 


Voici  un  livre  de  belle  humeur  française, 
écrit  avec  gaieté,  bonne  grâce,  d'une  langue 
excellente  et  claire,  amusant  pour  tout  le  monde, 
utile  pour  quelques-uns. 

Nul  n'était  mieux  préparé  pour  l'écrire  que  le 
marquis  de  L'Aigle.  Il  est,  en  effet,  maître  d'équi- 
page depuis  1893.  Cet  équipage  qu'il  dirige,  il  l'a 
reçu  de  son  père;  il  le  transmettra  à  son  fils.  S'il 
est,  en  effet,  un  goût  atavique,  c'est  celui  de  la 
chasse  à  courre.  «  C'est  dans  le  sang  »,  comme 
disent  les  gens  du  peuple.  Les  preuves  en  abon- 
dent. Les  grands  équipages  de  l'Ile-de-France,  de 
la  Normandie,  de  l'Anjou,  de  la  Touraine,  de  la 
Vendée,  du  Poitou  ceux  des...  Boisgelin,  des 
Ghezelles,  des  Puységur,  des  d'Andigné,  des 
Ghampchevrier,  des  du  Luart,  bien  d'autres  que 
je  pourrais  citer  sont  tous  héréditaires.  Ils  ont 
passé  de  père  à  fils,  souvent  de  grand-père  à  petit- 
fils.  Parfois  l'héritage  remonte  plus  haut;  ainsi  la 
première  chasse  de   l'équipage   de   L'Aigle  a   eu 


H  REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

lieu  en  1790.  Chez  ceux  qui,  pour  une  raison  ou 
pour  une  autre,  n'ont  pas  conservé  l'héritage,  le 
goût  est  resté.  Après  ces  grands  noms  de  la  vénerie 
française,  je  n'ose  parler  de  moi,  obscur.  Je  ne 
puis  cependant  me  retenir  de  dire  que  mon 
arrière-grand-père  a  été  le  dernier  grand  louve- 
tier  de  France,  que  mon  grand-père  et  mon  père 
ont  eu  un  équipage,  et  que  j'avais  sept  ans 
lorsque  j'ai  vu  forcer  mon  premier  sanglier. 
C'est  sans  doute  à  cause  de  cela  que,  de  tous  les 
plaisirs  de  la  vie,  le  plus  enivrant,  aussi  long- 
temps que  j'ai  pu  le  goûter,  le  plus  regretté 
depuis  que  j'ai  dû  y  renoncer,  a  toujours  été 
pour  moi  la  chasse  à  courre.  11  n'y  a  que  la 
musique    que   je    mettrais    en    balance. 

Le  goût,  ce  n'est  pas  assez  dire,  la  passion 
de  la  chasse  à  courre  n'est  pas  seulement  héré- 
ditaire chez  les  maîtres  d'équipage  :  elle  l'est 
aussi  chez  les  piqueux,  pour  commencer  à  parler 
la  langue  de  la  vénerie.  Il  y  a  des  dynasties  de 
piqueux.  A  vingt-trois  ans,  j'ai  chassé  avec  un  Gho- 
pelin  qui  dirigeait  l'équipage  Boisgelin  d'autre- 
fois; c'est  encore  un  Ghopelin  qui  dirige  l'équipage 
Boisgelin  d'aujourd'hui.  Le  vieux  père  Lefort, 
originaire  de  Seine-et-Marne,  qui  avait  été  valet 
de  chiens  chez  mon  grand-père,  et  qui  a  fini 
garde-chef  chez  M.  Alfred  Sommier,  au  château 
de  Vaux-le-Vicomte,  a  peuplé  de  ses  fils  et  petits- 
fils  les  équipages  de  l'Ile-de-France.  Il  en  est  de 


PREFACE  III 

même  des  Cauvain  de  l'Oise.  Je  suis  certain  qu'en 
Poitou,  en  Vendée,  on  pourrait  citer  d'autres 
exemples  de  ces  dynasties.  Formés  ainsi  à  la 
chasse  dès  leur  enfance,  entrés  dans  un  équipage 
dès  leur  jeunesse,  successivement  valet  de  chiens 
à  pied,  valet  de  chiens  à  cheval  et  piqueux,  ayant 
vieilli  dans  le  métier,  ces  hommes  arrivent  à  une 
expérience,  à  un  flair,  à  une  sorte  de  divination 
auxquels  ne  sauraient  croire  ceux  qui  ne  les  ont 
pas  vus  travailler.  Ils  ne  le  cèdent  en  rien  à  ces 
Indiens  suivant  leurs  ennemis  à  la  piste  dont 
parlent  les  romans  de  Gooper  et  dont  les  prouesses 
enchantaient  notre  enfance. 

Je  me  souviens,  entre  autres,  d'un  certain 
Basseville  avec  lequel  j'ai  chassé  d'abord  en  forêt 
de  Villefermoy  avec  l'équipage  du  comte  Gref- 
fulhe,  et  ensuite  en  forêt  de  Fontainebleau  avec 
l'équipage  Lebaudy.  Je  lui  ai  vu  faire,  un  jour, 
quelque  chose  que  j'ai  jugé  tout  à  fait  remar- 
quable. Deux  ou  trois  chiens  rapprochaient  un 
cerf  qui  avait  vidé  l'enceinte  où  il  avait  été  rem- 
buché,  avant  qu'on  ne  vînt  frapper  à  la  brisée. 
Ces  choses-là  arrivent.  Les  chiens  chassaient 
froidement  :  ils  semblaient  balancer.  Basseville, 
à  cheval,  se  mit  à  faire  à  l'œil  la  route  qui  bordait 
l'enceinte.  C'était  une  route  ferrée,  à  peine 
humide.  Tout  à  coup  il  s'arrêta.  «  Notre  cerf  passe 
là  »,  s'écria-t-il.  Un  valet  de  chiens  à  pied  s'appro- 
cha  :   «  Non,    dit-il,  j'ai  fait  la   route  ce   matin  ; 


IV  REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

c'est  une  des  voies  du  relevé.  —  Je  vous  dis 
que  c'est  lui,  répliqua  Basseville.  Cet  animal-là 
ne  passe  pas  d'assurance;  il  passe  d'effroi,  appelez 
les  chiens.  »  Il  voulait  dire  par  là  qu'il  ne  passait 
pas  tranquillement,  au  pas,  comme  un  animal  qui 
va,  le  matin,  au  gagnage,  mais  au  galop,  comme 
un  animal  poursuivi.  On  appela  les  chiens;  cinq 
minutes  après,  l'animal  qui  s'était  tapi  dans  l'en- 
ceinte voisine  bondissait  devant  eux.  Ainsi,  du 
haut  de  son  cheval,  sur  une  route  ferrée,  Basse- 
ville  avait  reconnu  de  quel  train  marchait  un 
animal.  Un  Huron  ou  un  Mohican  n'aurait  pas 
fait  mieux.  L'hérédité,  l'instinct,  l'éducation, 
l'expérience,  qu'il  s'agisse  d'un  maître  d'équipage 
ou  d'un  piqueux,  il  ne  faut  pas  moins  que  toutes 
ces  conditions  réunies  pour  faire  un  bon  veneur. 


* 


A  quels  instincts  secrets  de  notre  nature  répond 
chez  l'homme  le  goût  de  la  chasse  à  courre  ? 
J'aime  autant  ne  pas  trop  approfondir  la  ques- 
tion. 11  faudrait,  je  le  crains  bien,  reconnaître  que 
c'est  à  un  instinct  un .  peu  carnassier,  quelque 
chose  qui  n'est  pas,  après  tout,  très  différent  de 
celui  de  la  bête  féroce  qui  poursuit  sa  proie  lors- 
que celle-ci  cherche  à  se  dérober  par  la  fuite. 
J'aime  mieux  chercher  une  explication  plus  noble. 

Pour  moi,  ce  que  j'ai  toujours  passionnément 


PREFACE  V 

aimé  dans  la  chasse  à  courre,  c'est  la  part  d'im- 
prévu, d'inconnu,  j'oserai  presque  dire  d'aven- 
lure,  qui  en  est  inséparable,  ce  n'est  pas  assez 
dire,  qui  en  est  le  fond  même.  On  sait  comment 
une  chasse  à  courre  commencera,  à  quelle  heure, 
dans  quel  endroit.  On  ne  sait  ni  où,  ni  comment 
elle  finira,  quelles  en  seront  les  péripéties,  dans 
quel  pays  elle  vous  conduira.  Ce  que  j'écris  là 
amènera  peut-être  un  sourire  sur  les  lèvres  de 
ceux  qui,  de  leur  vie,  n'ont  assisté,  en  fait  de 
chasse  à  courre,  qu'à  une  brillante  Saint-Huberl 
en  forêt  de  Chantilly  ou  de  Rambouillet,  voire 
même  de  ceux  qui  chassent  habituellement  le  cerf 
avec  les  équipages  des  environs  de  Paris.  Je 
reconnais,  en  effet,  que,  depuis  quelques  années, 
surtout  depuis  que  non  seulement  des  voitures, 
mais  des  automobiles  suivent  les  chasses  et  sont 
toujours  là  pour  ramener  les  invités  au  train 
de  cinq  heures,  après  l'hallali  ou  même  aupa- 
ravant, la  part  d'inconnu  et  d'aventure  a  singu- 
lièrement diminué.  Mais,  dussé-je  me  donner  le 
ridicule,  assez  fréquent  chez  les  vieilles  gens,  de 
parler  de  ce  qui  se  faisait  de  leur  temps,  je  pense 
surtout  à  la  chasse  telle  qu'on  la  pratiquait  autre- 
fois, et  ceci  me  contrairit  à  un  aveu  qui,  aux  yeux 
des  grands  veneurs,  me  fera  peut-être  quelque 
tort. 

Je  reconnais  que  la  chasse  au  cerf  est  la  plus 
belle  de  toutes,  la  plus  noble,  la  plus  royale.  C'est 


VI  REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

la  chasse  à  courre  par  excellence,  parce  qu'elle 
est  la  plus  difficile  de  toutes,  sauf,  me  suis -je 
laissé  dire,  celle  du  chevreuil  qu'on  pratique  sur- 
tout dans  l'Ouest  et  que  je  n'ai  jamais  chassé; 
mais  cependant  je  suis  obligé  de  confesser  que  je 
préfère  la  chasse  au  sanglier.  Je  reproche  à  la 
chasse  au  cerf  d'être  un  peu  monotone  et  de  man- 
quer précisément  d'imprévu,  sauf  dans  les  pays 
de  petites  forêts  coupées  par  des  débuchés.  Qu'il 
y  ait  dans  la  forêt  un  étang,  c'est  là,  neuf  fois  sur 
dix,  que  la  chasse  finira.  La  chasse  au  sanglier 
est,  au  contraire,  plus  variée  :  plus  mouvementée  à 
l'attaque,  plus  incertaine  dans  son  parcours,  plus 
dangereuse  parfois  à  la  fin.  Je  demande  la  per- 
mission de  dire  comment  on  chassait  le  sanglier 
dans  mon  jeune  temps,  c'est-à-dire  quelques 
années  avant  la  Guerre,  et  cela  non  pas  dans 
quelque  province  reculée,  mais  en  Seine-et- 
Marne  et  dans  l'Yonne,  pays  où  j'ai  beaucoup 
chassé  autrefois. 


On  partait  le  matin,  vers  huit  ou  neuf  heures, 
suivant  que  le  rendez-vous  était  plus  ou  moins 
loin,  à  cheval,  au  pas,  suivant  les  chiens  que 
précédait  un  valet  de  chiens  à  pied,  menant  par- 
fois soi-même  en  main  les  chevaux  des  hommes 
qui  étaient  partis   de   grand  matin   pour  faire  le 


PREFACE  VII 

bois,  et  qui  ne  devaient  monter  à  cheval  qu'au 
rendez-vous.  On  y  arrivait  vers  dix  heures.  On 
entendait  le  rapport  des  hommes.  Ils  mangeaient 
le  déjeuner  froid  qu'on  leur  avait  apprêté,  s'ha- 
billaient et  montaient  à  cheval  à  leur  tour.  On 
allait  alors  frapper  à  la  brisée  dont  le  maître 
d'équipage  avait  fait  choix  et  l'on  entrait  en 
chasse  vers  onze  heures. 

Souvent  l'attaque  ne  se  passait  pas  sans  inci- 
dents.  Si  l'animal  détourné  était  seul,   dans  une 
enceinte  un  peu  fourrée,  s'il  était  bien  armé,  on 
ne  savait  jamais  s'il  ne  renverrait  pas  les  quel- 
ques chiens  qu'on  avait  déhardés  d'abord  pour  le 
mettre    sur    pied,    et    s'il    ne   faudrait  pas,    pour 
l'obliger   à   vider   l'enceinte,   découpler  la   harde 
tout  entière.  Il  n'y  avait  pas  moyen  de  faire  autre- 
ment si  les  animaux  étaient  en  compagnie,  ce  qui 
était  le  cas  le  plus  fréquent.  Les  valets  de  chiens 
à  pied,  parfois  le  second  piqueux  qui  avait  donné 
son  cheval  à  tenir,   entraient  sous  bois  avec  les 
chiens  pour  voir  ce  qui  allait  se  passer.  Tout  à  coup 
on   entendait    un   hourvari   formidable.    C'étaient 
tous  les  chiens  se  recriant  à  la   fois  parce  qu'ils 
étaient  tombés  sur  la  compagnie  de  sangliers.  Si 
un  cri  aigu  dominait,  c'était  un  chien  blessé,  et  le 
maître  d'équipage,  resté  dans  l'allée,  se  désespérait 
déjà,  ne  doutant  pas,  souvent  avec  raison,  que  ce 
ne  fût  le  meilleur.  Ou  bien  c'étaient  des  vagisse- 
ments   d'enfant;    les   chiens   étaient  en  train   de 


VIII         RÉFLEXIONS  D'UiN  VIEUX  VENEUR 

dévorer  un  marcassin.  Cependant  les  sangliers  se 
dispersaient;  ils  sautaient  les  allées  bordant  l'en- 
ceinte, les  uns  celle-ci,  les  autres  celle-là;  c'était 
au  maître  d'équipage  à  rapidement  faire  choix  de 
celui  sur  lequel  il  voulait  rallier  les  chiens,  au  pre- 
mier piqueux  de  veiller  à  ce  qu'il  n'y  eut  pas  plu- 
sieurs chasses.  Mais  souvent  les  chiens  s'étaient 
ralliés  d'eux-mêmes,  et  la  chasse  commençait. 

Parfois  elle  avait,  je  le  reconnais,  l'inconvé- 
nient d'être  trop  courte.  Si  l'animal  était  un  peu 
lourd,  si  c'était  un  solitaire,  trop  tôt  il  faisait  tête 
aux  chiens,  généralement  dans  un  endroit  de  la 
forêt  un  peu  épais.  On  entendait  les  abois  ;*c'était 
le  moment  critique;  les  péripéties  de  l'hallali 
commençaient.  Piqueux,  maître  d'équipage,  tout 
le  monde  mettait  pied  à  terre  pour  se  porter  au 
secours  des  chiens.  Lorsqu'on  arrivait,  il  y  en 
avait  déjà  parfois  quelques-uns  de  blessés  qui 
gisaient  àterre,  les  entrailles  pendantes.  Quelque- 
fois, à  la  vue  des  hommes,  le  sanglier,  ayant 
repris  haleine,  repartait.  Il  fallait  suivre  les  chiens 
à  pied,  non  sans  peine,  dans  le  fourré.  Quelque- 
fois, au  contraire,  il  se  dégageait  des  chiens  et 
chargeait  les  hommes  :  ceux  qui  n'étaient  pas 
armés  tâchaient  d'aviser  quelques  branches  aux- 
quelles ils  se  suspendaient  et  laissaient  passer 
l'animal  sous  leurs  pieds.  Ceux  qui  avaient  une 
carabine  l'attendaient  de  pied  ferme  et  le  visaient 
venant    sur    eux ,    mais    il    fallait    que    la    balle 


PREFACE  IX 

l'atteignit  à  la  tête  ou  au  cœur,  sinon  il  n'en 
devenait  que  plus  dangereux.  Il  n'était  pas  sans 
exemple  que  les  choses  finissent  mal.  C'est  un  de 
mes  souvenirs  d'enfance  d'avoir  vu  revenir  à 
Gurcy  chez  mon  père,  une  charrette,  où  il  y  avait  un 
gros  sanglier  mort,  deux  chiens  qui  n'en  valaient 
guère  mieux  et  un  homme  assez  grièvement  blessé 
à  la  cuisse.  Le  plus  souvent  une  balle  bien  placée 
mettait  fin  au  drame.  Mon  père,  qui  était  un  admi- 
rable tireur  à  balle,  se  chargeait  généralement  de 
la  chose;  ou  bien,  si  les  chiens  tenaient  le  san- 
glier coiffé,  un  homme  hardi  le  servait  au  couteau. 
Parfois,  au  contraire,  la  chasse  tournait  tout 
autrement.  Qu'un  bon  ragot,  un  peu  léger,  ou 
même  un  sanglier  à  son  tiers  an  eût  commencé 
par  fatiguer  les  chiens  dans  les  fourrés,  et  gagné 
ainsi  un  quart  d'heure,  voire  une  demi-heure 
d'avance,  il  prenait  le  contre-vent  et  filait  en 
ligne  droite.  Les  chiens,  obligés  de  se  coller  à  la 
voie,  qui  était  haute,  ne  le  menaient  pas  vite  et  il 
augmentait  encore  son  avance.  A  la  suite  des 
chiens,  on  faisait  parfois  ainsi  deux  ou  trois  lieues 
en  ligne  directe,  surtout  si  l'animal  cherchait  à 
gagner  quelque  forêt  lointaine  d'où  il  était  venu, 
car  le  sanglier  est  un  animal  très  voyageur  qui 
change  souvent  de  forêt,  et  l'on  traversait  des  pays 
peu  connus.  Parfois,  surtout  s'il  débuchait,  et  tra- 
versait des  terrains  lourds,  les  chiens  le  rejoi- 
gnaient, et  le  forçaient  en  plaine.  C'était  un  hallali 


X  REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

Jji'illant  qui  rassemblait  les  paysans  des  villages 
environnants.  Parfois,  au  contraire,  à  la  tombée  de 
la  nuit,  vers  cinq  heures,  tout  espoir  étant  perdu,  il 
fallait  arrêter  les  chiens.  On  mettait  pied  à  terre; 
on  sonnait  des  requêtes  pour  rassembler  ceux  qui 
avaient  pu  rester  en  arrière.  On  les  couplait  tous, 
puis  on  faisait  retraite,  au  pas,  toujours  au  pas, 
c'était  un  principe  absolu,  et,  d'ailleurs,  il  le  fallait 
bien,  car  les  chevaux  étaient  fatigués.  La  retraite 
durait  ce  qu'il  fallait  de  temps  pour  regagner  le 
logis,  deux  heures,  trois  heures.  On  rentrait  quel- 
quefois à  huit  ou  neuf  heures  du  soir.  Combien 
souvent,  étant  enfant,  je  me  souviens  qu'on  s'est 
mis  à  table  sans  mon  père.  Arrivé  à  quelque  dis- 
tance du  chenil,  l'équipage  prévenait  de  son 
approche;  il  sonnait,  suivant  les  circonstances,  ou 
l'hallali  et  la  retraite  prise  ou  la  retraite  manquée, 
plus  généralement,  la  rentrée  au  chenil,  les 
hommes  n'aimant  pas  beaucoup  à  sonner  la 
retraite  manquée.  Toute  la  maisonnée  s'avançait 
sur  le  perron.  Le  maître  d'équipage  et  ses  invités 
mettaient  pied  à  terre;  ils  étaient  un  peu  transis, 
mais,  lors  même  qu'il  avait  fallu  sonner  la  retraite 
manquée,  personne  ne  songeait  à  se  plaindre.  On 
avait  été  entraîné  très  loin  :  donc  on  avait  fait  une 
belle  chasse. 

Jeunes  gens,  jeunes  gens,  qui,  à  partir  de  cinq 
heures,  commencez  à  chasser  le  train,  voilà  com- 
ment   nous    chassions    quand    j'avais  vingt  ans. 


PREFACE  XI 

Dites  si,  dans  la  chasse  ainsi  pratiquée,  il  n'y  avait 
ni  imprévu,  ni  inconnu,  ni  aventure. 


* 


Qu'on  ne  me  croie  pas  cependant  hobereau 
à  ce  point  de  ne  pas  apprécier  la  chasse  au  cerl. 
Je  reconnais  que,  lorsqu'un  beau  dix-cors,  por- 
tant haut  la  tête,  saute  une  allée,  serré  de  près 
par  toute  la  meute,  lorsque,  n'étant  pas  encore 
sur  ses  fins,  il  traverse,  les  chiens  nageant  après 
lui,  un  étang,  dont  il  ressort,  il  y  a  là  un 
spectacle  d'une  élégance,  d'une  noblesse,  que 
la  chasse  au  sanglier  n'ofFre  jamais.  Il  y  a 
aussi,  dans  la  chasse  au  cerf,  un  charme  : 
c'est  le  train.  Lorsque,  dans  une  forêt  un 
peu  claire,  comme  par  exemple  Chantilly  ou 
Gompiègne,  un  cerf  file  en  ligne  droite  et  sans 
faire  de  retours,  vigoureusement  poussé  par  des 
chiens  très  vites,  lorsque  vous  avez  entre  les 
jambes  un  cheval  bien  allant,  qui  ne  tire  pas, 
mais  qui  n'a  pas  besoin  d'être  poussé,  lorsque 
les  chiens  sont  bien  gorgés  et  crient  à  pleine 
voix,  lorsque  les  hommes  sonnent  presque  sans 
interruption  des  bien-aller,  ce  sont  des  moments 
d'excitation,  d'ivresse  même,  dont  la  mémoire  ne 
se  perd  jamais  et  peut  revenir  inopinément  dans 
des    circonstances    assurément    très    différentes. 

Qu'on  me  pardonne  un  souvenir  très  personnel. 


xu         REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

J'ai  pris  part  à  toutes  les  opérations  du  siège  de 
Paris  comme  officier  d'ordonnance  du  général 
Princeteau  qui  commandait  l'artillerie  du  corps 
d'armée  du  général  d'Exea.  La  veille  de  la  bataille 
de  Ghampigny,  j'avais  couché  avec  mes  camarades 
de  Fétat-major,  jjar  terre,  dans  une  petite  maison 
délabrée  qui  était  contiguë  au  fort  de  Nogent. 
Je  passai  une  nuit  assez  agitée.  Pourquoi  ne 
l'avouerai-je  pas?  Je  n'avais  jamais  vu  le  feu  et 
j'avais  peur  d'avoir  peur.  Nous  montâmes  tous  à 
cheval  de  grand  matin,  mais  je  fus  laissé  en 
arrière  pour  convoyer  une  batterie  qui  s'était 
égarée  et  la  remettre  dans  son  chemin.  L'ordre 
que  j'avais  reçu  étant  exécuté,  j'étais  pressé  de 
rejoindre  mes  camarades;  je  piquai  un  temps  de 
galop.  J'avais  un  excellent  cheval  que  nous  avons 
depuis  surnommé  dans  la  famille  :  le  cheval  porte- 
veine,  car  il  a  fait  sous  mon  beau-frère,  le  marquis 
d'Harcourt,  une  campagne  en  Afrique  et  la  pre- 
mière campagne  de  France,  ReichshofFen,  Sedan, 
sous  moi,  toutes  les  affaires  du  siège  de  Paris,  de- 
rechef, sous  mon  beau-frère,  toute  la  Commune  et 
jamais  aucun  de  ceux  qu'il  a  portés  n'a  reçu  la 
moindre  égratignure.  Ce  cheval  était  très  allant 
et  il  fallait  plutôt  le  retenir.  Je  me  souviens 
très  nettement  qu'en  tournant  au  galop,  sur  la 
bonne  jambe,  la  route  qui  descend  du  fort  de 
Nogent  à  la  Marne,  j'eus  un  ressouvenir  de 
chasse  à  courre;  je  ressentis  une  sorte   d'excita- 


PREFACE  XIII 

tion,  d'ivressejoyeuse  et,  instinctivement,  je  fre- 
donnai entre  mes  dents  un  bien-aller.  A  partir 
de  ce  moment  je  fus  tranquille  et  j'eus  la  certitude 
que  tout  irait  bien.  Je  pourrais  être  tué,  mais  je 
n'aurai  pas  peur.    * 


* 


Dans  la  chasse  à  courre,  il  y  a  encore  une 
chose  que  j'aime  :  c'est  un  legs  du  passé.  Les 
traditions  de  la  vénerie  française  remontent  à 
l'Ancien  régime.  Il  est  surprenant  qu'elles  aient 
pu  traverser  notre  époque  démocratique  sans 
subir  la  moindre  altération  et  qu'elles  soient 
plus  respectées  que  jamais.  Les  principes,  les 
préceptes,  les  usages  de  la  chasse  à  courre,  sont 
les  mêmes  que  ceux  expliqués  par  du  Fouilloux, 
dans  son  célèbre  Traité  de  la  Vénerie  dont  la 
première  édition  est  de  1560. 

La  langue  est  demeurée  intacte,  et  c'est  une. 
langue  à  part  qu'il  faut  connaître  pour  la  com- 
prendre. Qui  saurait,  par  exemple  s'il  n'a  été 
élevé  dans  la  vénerie,  que  la  nappe  d'un  cerf,  la 
paroi  d'un  sanglier,  veut  dire  sa  peau  ;  qu'un 
pavé  est  toujours  une  grande  route,  lors  même 
qu'elle  est  dépavée  depuis  longtemps,  que  :  se 
/^zeyM^er  signifie,  pour  un  animal,  avoir  une  allure 
irrégulière  et  qu'on  dit  toujours  :  en  forêt  de... 
et  non  pas  :  dans  la  forêt  de...  La  langue  de  la 
vénerie,   comme   la  paume,    a  fourni   au   langage 


XIV         REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

courant  bien  des  métaphores  usuelles  dont  chacun 
se  sert,  sans  en  savoir  l'origine.  «  La  République 
est  aux  abois!  »  dit  un  jour  à  la  tribune,  M. 
Baudry  d'Asson,  le  fougueux  député  de  la  Vendée 
qui  était  un  veneur  émérite,  et  Gambetta,  du  haut 
du  fauteuil  présidentiel,  répliqua  assez  drôle- 
ment :  «  J'engage  M.  Baudry  d'Asson  à  se  servir 
d'expressions  moins  cynégétiques  »,  mais  il  ne 
savait  probablement  pas  que,  lorsqu'un  animal 
est  forcé,  les  chiens  qui  l'entourent  aboient  d'une 
façon  particulière  à  laquelle  l'oreille  d'un  veneur 
ne  se  trompe  pas  un  instant.  Mon  père,  qui  était 
aussi  un  grand  joueur  de  paume,  expliquait  sou- 
vent à  ses  confrères  la  signification  de  certaines 
comparaisons  qui  ont  passé  de  la  langue  du  jeu 
de  paume  dans  la  conversation  courante,  ainsi 
l'expression  :  peloter  en  attendant  partie.  Depuis 
la  mort  de  M.  le  duc  d'Aumale  qui  s'y  entendait 
comme  il  s'entendait  en  toute  chose,  j'ai  la  spé- 
cialité de  leur  expliquer  les  termes  de  vénerie 
qui  se  rencontrent  souvent  dans  le  dictionnaire 
de  l'usage.  C'est  ainsi  qu'à  la  lettre  B,  lorsque 
nous  en  sommes  arrivés  au  mot  brisée,  non  seu- 
lement, je  leur  ai  expliqué  doctement  ce  que 
c'était  qu'une  brisée,  mais  j'ai  ajouté,  pour  leur 
édification,  qu'un  valet  de  limier  faisant  suite 
d'un  animal  et  rencontrant  la  brisée  d'un  cama- 
rade qui  l'avait  dépisté  avant  lui  devait  inter- 
rompre sa  quête  et  ne  pas  «  aller  sur  la  brisée  » 


PREFACE  XV 

du  camarade.  D'où  la  métaphore  bien  connue. 
La  vénerie  française  a  également  hérité  de 
l'ancien  régime  certaines  traditions  de  politesse, 
de  cérémonie,  au  maintien  desquelles  on  reconnaît 
tout  de  suite  un  équipage  héréditaire,  ou  encore 
un  équipage  nouveau  formé  par  quelqu'un  qui 
sait  son  affaire.  Je  n'en  citerai  qu'un  exemple.  Les 
piqueux  et  valets  de  chiens  à  cheval  devant  tou- 
jours suivre  au  plus  près  des  chiens,  sont  obligés, 
en  galopant  dans  les  allées,  de  dépasser  les 
invités;  c'est  à  ceux-ci  à  les  laisser  passer,  de 
même  qu'ils  ne  doivent  jamais  devancer  le  maître 
d'équipage.  Mais  les  hommes  d'un  équipage  bien 
stylé  ne  dépasseront  jamais  un  cavalier,  fût-ce  à 
plein  galop,  sans  se  découvrir  et  mettre  un  instant 
leur  cape  à  la  main.  Parfois  même  les  hommes 
d'équipage  puisent  dans  l'éducation  qu'ils  ont 
reçue,  non  seulement  d'excellentes  manières, 
mais  un  véritable  esprit  d'à-propos.  J'ai  beaucou[) 
chassé  avec  un  certain  Hourvari  qui  avait  été 
formé  à  l'équipage  du  duc  de  Valençay  et  qui 
avait  passé  ensuite  à  celui  de  M.  le  duc  d'Aumale. 
On  voit  qu'il  avait  été  à  bonne  école.  Hourvari 
avait  l'allure  et  les  manières  d'un  père  noble 
de  la  Comédie-Française.  Il  a  fini  à  l'équipage 
Lebaudy  qu'il  menait  admirablement.  Un  jour, 
c'était  en  forêt  de  Fontainebleau,  le  cerf  venait  de 
sauter  une  allée  :  les  chiens  n'étaient  pas  encore 
passés.    Quelques  cavaliers   impatients  se  prépa- 


XVI         REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

raient  à  partir  au  galop,  sans  s'inquiéter  de  fouler 
la  voie  ou  d'enlever  les  chiens.  D'un  geste,  sa 
cape  à  la  main,  Hourvari  les  arrêta  :  «  Messieurs, 
leur  dit-il,  tant  que  le  premier  piqueux  n'a  pas 
passé,  personne  ne  doit  passer;  ce  n'est  pas 
l'homme,  c'est  la  fonction.  »  A  combien  de 
circonstances  de  la  vie,  à  combien  de  visites  offi- 
cielles, cette  formule  ne  s'applique-t-elle  pas?  Je 
me  souviens  qu'il  y  a  plus  de  vingt  ans,  alors  que 
j'avais  l'honneur  de  représenter  M.  le  comte  de 
Paris,  je  dus,  comme  directeur  de  l'Académie, 
rendre  visite  au  jour  de  l'an  à  M.  Carnot,  alors 
président  de  la  République.  Quelques  royalistes 
en  furent  scandalisés  et  prirent  la  peine  de  me 
l'écrire.  J'aurais  pu  leur  répondre,  comme  Hour- 
vari :  «  Ce  n'est  pas  l'homme,  c'est  la  fonction.  » 


■k 


Je  me  suis  laissé  entraîner  par  mes  impressions 
personnelles  et  mes  souvenirs  trop  loin  du  livre 
de  M.  le  marquis  de  L'Aigle.  J'y  veux  revenir 
avant  de  terminer  pour  redire  encore  combien  ce 
livre  est  agréable  et  utile.  Ceux  qui  ont  la  pré- 
tention de  savoir  un  peu  ce  que  c'est  que  la  chasse 
à  courre,  —  on  a  pu  s'apercevoir  que  je  suis  du 
nombre,  —  y  trouveront  encore  beaucoup  de 
choses  qu'ils  ignoraient;  ceux  qui  ont  tout  à 
apprendre  y  feront  leur  éducation.  Ils  ne  sauraient 


PREFACE  xvir 

se  mettre  à  Fécole  d'un  meilleur  maître,  ni  dont 
les  leçons  soient  plus  attachantes,  car  elles  sont 
entremêlées  d'anecdotes  spirituellement  contées. 
Je  ferai  cependant  à  M.  de  L'Aigle  un  reproche 
que  les  auteurs  prennent  rarement  en  mauvaise 
part  :  son  livre  est  trop  court.  11  y  manque  un 
chapitre  sur  les  fanfares. 

Les  fanfares  ne  sont  pas  seulement  la  gaieté 
de  la  chasse  à  courre.  Elles  en  sont  aussi  la 
poésie  et  en  accompagnent  les  épisodes.  Parfois 
elles  sont  entraînantes  et  vous  emportent  avec 
elles,  ainsi  le  débuché.  Parfois  elles  sont  écla- 
tantes comme  un  chant  de  triomphe,  ainsi  l'hallali; 
parfois  elles  sont  lamentables,  ainsi  la  retraite 
manquée.  11  en  est  même  qui  ont  une  certaine 
mélancolie,  comme  les  Adieux  des  Pique ax  ou  les 
Adieux  à  Chantilly^  fanfares  de  fantaisie,  je  le 
reconnais,  mais  qui,  bien  sonnées  et  dans  l'es- 
prit des  paroles,  —  car  toute  fanfare  a  des 
paroles,   —  font  penser  au  vers  de  Vigny  : 

Dieu!  Que  le  son  du  cor  est  triste  au  fond  des  bois, 

Vigny  n'était  pas  un  veneur.  Il  faut  lui  par- 
donner d'avoir  dit  le  cor,  au  lieu  de  :  la  trompe. 

Il  appartenait  à  un  maître  comme  le  marquis 
de  L'Aigle  de  dire  quand  il  faut  sonner,  ce  qu'il 
faut  sonner,  et  aussi  quand  il  ne  faut  pas  sonner. 
Il  y   a  là,  dans   son  livre  si  complet,   une  petite 


xviii      REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

lacune.  Pour  ceux  qui  veulent  véritablement  s'in- 
struire, cette  lacune  peut  être  heureusement  com- 
blée par  une  charmante  petite  plaquette  due  à 
Madame  la  duchesse  d'Uzès  que  je  me  permettrai 
d'appeler  la  «  grande  maîtresse  de  la  vénerie 
française  »,  et  qui,  en  fait  de  connaissance  de  la 
chasse  à  courre,  pourrait  le  disputer  au  marquis 
de  L'Aigle.  Je  renvoie  à  cette  plaquette  les  jeunes 
veneurs  qui  voudraient  compléter  leur  éducation. 
Ce  qui  achève  de  faire  de  l'ouvrage  de  M.  le 
marquis  de  L'Aigle  une  publication  tout  à  fait 
rare,  ce  sont  les  illustrations.  Le  marquis  de 
L'Aigle  n'est  pas  seulement  un  veneur,  il  est 
encore  un  aquarelliste.  Il  ne  manie  pas  seulement 
la  plume  mais  aussi  le  pinceau,  et,  le  pinceau  à 
la  main,  de  prosateur  il  devient  poète.  Rien  de 
joli,  de  vivant,  de  bien  vu,  comme  les  aquarelles 
qui,  presque  à  chaque  page,  reproduisent  quelques 
épisodes  du  texte  ainsi  replacés  dans  leur  cadre, 
quelques  scènes  de  chasse  auxquelles  on  croit 
assister.  M.  de  L'Aigle  a  un  sentiment  très  juste 
de  la  nature,  des  échappées  de  forêt,  des  débuchés, 
des  quêtes  du  matin  quand  l'aube  se  lève  à  peine, 
des  bat-l'eau  quand  le  soleil  se  couche,  des 
passages  de  rivière,  des  étangs.  Tout  est  rendu 
avec  des  couleurs  vives  et  sobres,  avec  un  art 
qui  n'enlève  rien  à  la  vérité.  Gomme  on  a  le  sen- 
timent, en  lisant  le  livre,  que  Fauteur  raconte  ce 
qu'il  sait,  de  même  en  regardant  les  illustrations 


PREFACE  XIX 

on  a  le  sentiment  que  l'aquarelliste  peint  ce  qu'il 
a  vu.  L'amateur  d'art  qui  feuilletera  ce  livre 
éprouvera  un  plaisir  égal  à  celui  du  veneur  qui  le 
lira.  Les  vieux  aimeront  à  se  souvenir,  les  jeunes 
à  s'instr,uire,  et,  comme  le  veneur  se  double  chez 
moi  d'un  académicien  qui  a  le  droit  d'être  un  peu 
pédant,  je  terminerai  par  ce  vers  que  tout  le 
monde  connaît  et  dont  peu  de  personnes  savent 
l'auteur  : 

Indocti  discant  et  ament  meminisse  periti. 


AVANT-PROPOS 


«Ak 


ART  du  conteur  est  de  réduire 
•  l'action  à  ce  qu'elle  a  d'origi- 
nal et  d'intéressant,  rien  que 
cela  ;  soyez  original,  soyez 
intéressant  et  vous  serez 
un  conteur  charmant,  nous 
dit  Marmontel,  et,  après  lui, 
tous  ceux  qui  onl  le  goût  de  la  lecture.  Seu- 
lement, si  beaucoup  s'exercent  dans  ce  genre 
hérissé  de  difficultés,  combien  peu  y  réussissent! 
Original  !  Je  crains  fort  qu'en  parcourant  les 
lignes  qui  vont  suivre,  l'on  vienne  répéter  ce 
mot  de  Ghamfort  :  «  Les  livres  d'à  présent  ont 
l'air  d'être  faits  en  un  jour  avec  les  livres  faits 
de  la  veille.  » 

Qu'est-ce,  en  effet,  que  l'œuvre  du  plus  beau 
génie,  sinon  la  plus  vaste  des  compilations,  la 
plus  condensée  et  la  plus  éblouissante?  Gom- 
ment,   si   l'on    veut    parler   chasse  à  courre,   ne 


XXII        RÉFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VEXEUR 

pas  suivre  la  voie  que  nos  ancêtres  nous  ont 
tracée  avec  tant  d'autorité  ! 

II  faut  bien  se  résigner  à  répéter  les  doctrines 
que  nous  ont  enseignées  les  du  Fouilloux,  les 
Salnove,  les  Sélicourt,  les  Gaffet  de  la  BrifFar- 
dière,  les  Leverrier  de  la  Conterie,  les  d'Yau- 
ville  et  autres  célébrités  non  moins  estimées 
des  veneurs.  Leurs  sages  préceptes  ont  si  peu 
changé  depuis  lors. 

«  Tout  est  dit,  et  Ton  vient  trop  tard  depuis 
tant  d'années  qu'il  y  a  des  hommes  et  qui 
pensent.  » 

«  Nous  ne  faisons  que  nous  répéter  les  uns 
les  autres  »,  avait  déjà  écrit  Montaigne  avant  La 
Bruyère.  Paroles  décourageantes,  mais  toujours 
vraies. 

L'on  raconte  qu'un  jour  Renan  proposa  à  un 
jeune  homme  désireux  de  faire  une  thèse  le  sujet 
suivant  : 

De  quibusdam  ineditis  jam  editls. 

Ce  mot  d'esprit  paraphrase  l'axiome  classique 
français  : 

«  Rien  n'est  nouveau  sous  le  soleil  »  et  sauve- 
garde un  peu,  je  l'espère,  la  tâche  téméraire  que 
j'ai  entreprise  aujourd'hui  de  mettre  sur  pied 
ce  petit  livre. 

Cependant,  si  j'ai  eu  l'audace  de  ne  pas  garder 
pour  moi  seul  les  «  réflexions  d'un  vieux  veneur», 
c'est  qu'il  m'a  paru   original,   pour   le   coup,   de 


AVANT -PROPOS  xxiii 

jeter  en  marge,  au  fur  et  à  mesure  que  ma  plume 
courait  sur  le  papier,  quelques  croquis  sans  pré- 
tention, susceptibles  d'animer  et  d'égayer  un  texte 
souvent  banal,  à  force  d'avoir  été  publié,  qui  n'en- 
seignera rien  de  nouveau  aux  fidèles  disciples 
de  saint  Hubert. 

De  plus,  ce  titre  que  j'ai  choisi  avec  intention 
me  permettra  de  sortir,  à  l'occasion,  des  limites 
étroites  d'un  «  traité  de  vénerie  »,  pour  divaguer 
à  mon  aise  en  marge  de  mon  sujet. 

Au  fond,  «  la  meilleure  science  que  nous  pou- 
vons apprendre  (après  la  crainte  de  Dieu),  n'est- 
elle  pas  de  nous  tenir  et  entretenir  joyeux,  en 
usant  d'honnestes  et  vertueux  exercices,  entre 
lesquels  je  n'ay  trouvé  aucun  plus  utile  et  plus 
recommandable  que  l'art  de  la  vénerie  ?  » 

Ainsi  s'exprimait  au  xvi^  siècle  Jacques  du 
Fouilloux,  notre  premier  maître,  et  c'est  sous  ses 
auspices  que  son  élève  respectueux  se  place 
pour  se  faire  pardonner  ce  modeste  opuscule  et 
les  illustrations  qui  accompagnent  le  texte. 

Marquis  de  L'AIGLE. 


I 


LE   CHENIL 
ET  LA  NOURRITURE   DES   CHIENS 

'    -^  ^  '  UELs   que   soient  les   anciens 

livres  de  chasse  que  vous 
ouvriez,  vous  en  trouverez 
peu,  sauf  d'Yauville,  où 
les  auteurs  aient  pris  la 
peine  de  décrire  l'installa- 
tion d'un  chenil  modèle. 
Pourtant,  les  conditions  hygiéniques  sont  aussi 
nécessaires  au  chien  qu'à  l'homme,  et  il  tombe 
sous  le  sens  que,  pour  avoir  des  animaux 
vigoureux  et  sains,  il  convient  de  ne  rien 
négliger  aussi  bien  à  l'égard  de  leur  propreté 
qu'à  celui  de  la  salubrité  de  leur  logement. 
Sur  ce  dernier  point,  l'architecte  le  plus  dis- 
tingué commettra  erreurs  sur  erreurs,  s'il 
n'est  pas  dirigé  par  un  chasseur  ayant  acquis 
assez  d'expérience  pour  déterminer  l'empla- 
cement et  la  disposition  du  logis  destiné  à  un 
équipage. 


2  REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

Si  on  laisse  à  l'artiste,  qui  ne  connaît  ni  les 
mœurs,  ni  les  habitudes  des  chiens,  ni  les 
travaux  usuels  de  ceux  qui  les  soignent,  la 
liberté  absolue  de  ses  conceptions,  tantôt  il 
mettra  le  chenil  des  mâles  à  côté  de  celui  des 
chiennes,  tantôt  la  cuisine  et  ses  dépendances 
seront  placées  à  l'opposé  de  la  cour  où  ils 
prennent  leurs  repas  ou  bien  le  valet  de  chiens, 
par  le  choix  de  son  logement ,  ne  pourra 
exercer  sur  eux  aucune  surveillance.  L'habile 
homme  croira  répondre  à  vos  recommandations 
de  salubrité  en  construisant  des  bancs  en 
marbre,  faciles  à  laver,  il  est  vrai,  mais  dont 
l'inconvénient,  auquel  il  n'aura  pas  songé,  sera 
d'infliger  des  rhumatismes  à  vos  animaux. 
S'agit-il  des  fenêtres,  il  oubliera  que  ces  der- 
niers sont  munis  de  jambes  à  ressorts  d'acier, 
et  il  pratiquera  des  ouvertures  dans  le  mur  à 
la  hauteur  convenable  pour  qu'ils  puissent  aisé- 
ment prendre  la  clef  des  champs.  Toujours  en 
vue  de  l'hygiène,  il  construira  la  salle  où  ils  cou- 
chent dans  des  proportions  si  vastes,  si  élevées 
que  les  pauvres  bêtes  gèleront  en  hiver.  Je  n'en 
finirais  pas  d'énumérer  les  bévues  d'un  archi- 
tecte auquel  on  aurait  l'imprudence  de  laisser 
son  entière  liberté  d'action.  Son  excuse  est  que 
ses  études  n'ont  pas  été  dirigées  en  vue  d'un 


LE  CHENIL  3 

travail  aussi  spécial.  Je  crois  donc  rendre  ser- 
vice aux  veneurs  appelés  à  construire  un  chenil, 
en  leur  donnant  le  plan  détaillé  d'une  installa- 
tion complète.  Celui  du  Franc- Port,  que  j'ai 
fait  édifier  récemment,  me  servira  de  type,  car, 
à  l'usage,  j'ai  constaté  si  pratiques  ses  dispo- 
sitions qu'à  quelques  années  de  distance,  je 
n'en  modifierais  aucun  détail. 

Avant  de  se  lancer  dans  la  construction 
d'un  chenil,  il  est  nécessaire  de  le  propor- 
tionner au  nombre  d'animaux  et  d'hommes  qui 
devront  l'habiter.  Dans  l'espèce,  le  chiffre  sup- 
posé en  hommes  sera  de  quatre  et  en  chiens  de 
quatre-vingts. 

Quant  à  son  exposition,  la  meilleure  sera 
l'est  ou  le  sud,  car  le  nord,  avec  ses  vents 
froids,  convient  mal  au  tempérament  du  chien, 
toujours  friand  de  la  chaleur  qui  lui  est  salu- 
taire quand  il  repose.  De  plus,  l'on  doit  choisir 
un  endroit  un  peu  élevé,  dont  le  sol  ne  soit 
pas  marécageux. 

Peu  importe  que  les  matériaux  employés 
soient  en  briques,  en  pierres,  en  ciment  ou 
en  plâtre  même ,  pourvu  que  l'emplacement 
soit  sec  et  bien  orienté.  Mais  ce  que  l'on 
doit  rechercher  à  tout  prix,  c'est  une  cana- 
lisation d'eau  abondante,  permettant   de  laver 


4  REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

largement  cours  et  salles  où  dorment  les 
chiens,  et  servant  à  alimenter  les  bassins  con- 
tenant leur  boisson.  A  cet  effet,  ces  cours  et  ces 
salles  seront  briquetées,  bétonnées  ou  pavées, 
sans  quoi,  la  terre  vite  imprégnée  d'urine 
exhalerait  des  odeurs  fétides  nuisibles  à  leur 
santé.  Seule,  la  cour  d'ébats  restera  dans  son 
état  naturel,  pour  que  les  chiens,  en  jouant, 
ne  glissent   pas  et  ne   puissent    se  blesser. 

La  construction  principale  comprendra  le 
grand  chenil,  à  côté  duquel  habitera  un  valet 
de  chiens,  afin  d'être  à  portée  des  batailles 
qui  viendraient  à  surgir  pendant  la  nuit.  Une 
lucarne  percée  dans  le  mur  de  séparation  est 
obligatoire,  et,  la  plupart  du  temps,  la  voix 
de  l'homme  suffit  à  faire  renaître  le  calme, 
sans  qu'il  lui  soit-  nécessaire  de  quitter  son 
lit  pour  séparer   les  combattants. 

Sur  trois  côtés  de  cette  grande  salle  s'élè- 
veront, à  30  centimètres  au-dessus  du  sol, 
des  bancs  en  chêne  de  1  m.  50  de  largeur, 
percés  de  trous.  Ils  seront  garnis  d'un  rebord 
capable  de  maintenir  la  paille  destinée  au 
couchage  des  chiens,  et  doivent  être  installés 
de  telle  manière  que  l'on  puisse  facilement 
les  remuer  pour  les  nettoyer,  soit  en  les 
relevant,  soit  en  les    déplaçant. 


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LE  CHENIL  5 

Pour  compléter  d'une  façon  sommaire  l'en- 
semble des  dispositions  à  prendre  dans  le 
grand  chenil,  il  est  important  de  revêtir  les 
murs  auxquels  sont  adossés  les  bancs  d'un 
lambris  en  bois,  qui  isolera  les  chiens  de  la 
fraîcheur  de  la  pierre,  et  de  donner  aux  dalles 
qui  recouvrent  le  sol  une  pente  suffisante 
pour  que  l'eau  provenant  du  lavage  s'écoule 
dans  le   trou  pratiqué  au   centre   de  la  pièce. 

Enfin,  le  détail  suivant,  nullement  obliga- 
toire, n'est  cependant  pas  à  dédaigner,  surtout 
quand  la  chaleur  de  l'été  devient  accablante.  Je 
veux  parler  d'un  appel  d'air  dans  le  plafond, 
qui  sert  aussi,  lorsqu'on  a  pris  soin  de  placer 
le  grenier  au-dessus  du  chenil,  à  faire  des- 
cendre directement  par  cet  orifice  les  bottes 
de  paille  destinées  à  la  litière. 

Du  côté  opposé  du  bâtiment  se  trouveront 
cinq  ou  six  petits  chenils  donnant  accès  sur 
des  cours  en  proportion  avec  eux,  séparées 
les  unes  des  autres  par  une  grille .  C'est  là 
que  seront  relégués  les  chiens  malades  ou 
blessés  et  les  chiennes  en  chaleur.  Dans 
chacune  de  ces  grilles  de  séparation  sera  pra- 
tiquée une  porte  qui  permettra,  le  jour  où  ce 
sera  nécessaire,  de  laisser  la  circulation  libre 
entre  les  différentes  cours  et  de  servir  de  pas- 


6  REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

sage  à  une  plus  vaste,  située  à  l'autre  extré- 
mité. Tous  ces  petits  chenils,  garnis  chacun  de 
leur  banc,  sont  adossés  à  un  couloir  d'où  il 
est  aisé  d'exei^cer  une  surveillance  par  des 
lucarnes  munies  de  barreaux  et  de  volets. 
Avez-vous  un  chien  dont  la  maladie  soit  assez 
suspecte  pour  qu'il  soit  imprudent  à  un  homme 
de  l'approcher,  vous  pourrez,  par  cette  ouver- 
ture,  l'observer  sans  danger. 

Une  partie  du  bâtiment  sera  occupée  par 
le  logement  du  piqueur  ;  une  autre  servira 
aux  visiteurs,  qui  trouveront  là  un  abri  en 
cas  d'averse  ;  enfin ,  il  est  indispensable  de 
prévoir  un  petit  chenil  dont  l'utilité  ne  se  fait 
sentir  que  pendant  le  temps  de  la  chasse.  A 
cette  époque,  il  arrive  souvent  que,  le  soir, 
des  chiens  manquent  à  l'appel,  soit  que,  fati- 
gués, ils  se  soient  couchés  en  rond  au  pied 
d'un  arbre,  attendant  un  peu  de  repos  pour  ren- 
trer au  bercail,  soit  que,  égarés,  ils  retrouvent 
leur  route  avec  peine ,  soit,  encore,  qu'ayant 
chassé  un  animal  autre  que  celui  de  meute,  ils 
aient  été  entraînés  au  loin.  Dans  la  nuit,  ces 
retardataires  opèrent  leur  retraite  vers  leur 
logis,  et,  par  la  porte  de  ce  petit  chenil,  dans  le 
panneau  de  laquelle  une  ouverture  a  été  prati- 
quée, ils  viennent  se  coucher  sur  le  banc,  après 


LE  CHENIL 


avoir  trouvé,  à  côté,  un  bon  souper  qu'ils  s'em- 
pressent de  déguster  avant  de  s'endormir. 

Une  autre  construction,  séparée  seulement 
de  celle  que  je  viens  de  décrire  par  un  large 
couloir,  renferme  la  boulangerie,  le  four  à  pain, 
la  chaudière  servant  à  cuire  la  viande,  le  garde- 
manger,  la  pharmacie,  la  pièce  où  sont  rangés 
trompes,  couples,  fouets,  brosses,  etc.,  le 
bûcher  et  la 
salle  où  le  per- 
sonnel lave 
son  linge. 


8  REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

Au-dessus  du  fourneau,  il  est  sage  de 
mettre  le  réservoir  d'eau  qui  alimente  le  chenil 
en  entier,  afin  que  la  chaleur  de  la  chaudière, 
qui  montera  par  la  cheminée  le  long  de  ses 
parois,  empêche,  en  hiver,  le  liquide  qu'il  con- 
tient de  se  geler. 

La  description  d'un  établissement  quel- 
conque ne  se  comprend  facilement  qu'à  la 
condition  d'être  accompagnée  d'un  plan  à 
l'appui.  Je  crois  donc  utile  de  donner  celui  du 
rez-de-chaussée,  le  reste  ne  présentant  guère 
d'intérêt    pour  le  but  que  je  poursuis. 

COMMENT    DOIT-ON    NOURRIR    LES    CHIENS  ? 

Autrefois,  on  leur  donnait  du  pain  de  fro- 
ment. D'Yauville  préconise  le  pain  d'orge,  et 
il  a  raison.  «  Ce  pain,  dit-il,  se  fait  exprès, 
tous  les  jours,  avec  de  la  farine  d'orge  dont 
on  n'a  pas  séparé  le  son... 

«  Il  ne  faut  pas  que  le  pain  soit  trop 
tendre  ni  trop  rassis  ;  ce  dernier  inconvénient 
est  beaucoup  moins  à  craindre  que  le  pre- 
mier. Le  poids  de  la  farine  augmente  à  peu 
près  de  deux  cinquièmes  pour  l'eau  que  l'on  y 
met  pour  le  pétrin,  de  sorte  qu'un  setier  de 
farine  pesant  cent  soixante-quinze  livres  doit 
rendre  environ  deux  cent  quatre-vingt-dix  livres 


LE  CHENIL 


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10  REFLEXIONS  D'UN   VIEUX  VENEUR 

de  pain,  ou  trente-quatre  pains  de  huit  à  neuf 
livres  chacun.  Les  chiens  seront  suffisamment 
nourris  lorsqu'on  leur  donnera  habituellement 
deux  livres  et  demie  ou  tout  au  plus  deux 
livres  trois  quarts  de  pain  chacun  par  jour, 
divisées  en  deux  repas.   » 

D'Yauville,  on  le  voit,  prétend  qu'il  faut 
chaque  jour  pétrir  le  pain.  Cela  me  semble 
exagéré.  Mettons  que  Ton  procède  trois  fois 
par  semaine  à  cette  laborieuse  opération  pour 
80  chiens,  et  ce  sera  suffisant.  Par  exemple, 
sa  recommandation  de  travailler  la  farine  avec 
peu  d'eau,  afin  qu'il  devienne  «  rassis  »,  qu'il 
soit  le  plus  dur  possible,  est  une  excellente 
mesure. 

On  s'est  donc  fourni  de  farine  d'orge  brute 
de  très  bonne  qualité,  et,  trois  fois  dans  la 
semaine,  on  la  pétrira.  Pour  chaque  fournée, 
il  faudra  utiliser  250  à  300  kilogrammes  de 
farine.  Réduite  en  pâte,  on  lui  donnera  une 
forme  en  mettant  dans  une  sébile  la  quantité 
voulue  pour  la  remplir.  Cette  écuelle,  dont  le 
diamètre  est  de  35  centimètres  environ,  con- 
tient une  douzaine  de  kilogrammes  de  pâte. 
Ainsi,  avec  ces  250  à  300  kilogrammes  de 
farine  pétrie,  on  remplira  une  trentaine  de 
sébiles,  après   quoi,    les  pains  ainsi    préparés 


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LE  CHENIL  11 

et  sortis  de  leur  moule  seront  mis  dans  le  four 
chauffé  avec  18  ou  20  grosses  faguettes  ou 
bourrées.  Une  fois  cuits  et  rangés  sur  une 
planche  dans  la  boulangerie,  une  partie,  cassée 
par  petits  morceaux,  sera,  chaque  jour,  jetée 
dans  des  auges  pour  être  mélangée  aux  cent 
kilogrammes  de  viande  de  cheval,  vache  ou 
bœuf,  dont  l'ensemble  constituera  le  repas  du 
matin  et  du  soir. 

Pour  faire  cette  soupe,  la  «  mouée  »,  selon 
le  terme  employé  dans  les  anciens  temps,  on 
la  commence  la  veille  au  soir.  Les  valets  de 
chiens  font  cuire  la  viande,  à  petit  feu,  dans 
des  chaudières,  pendant  toute  la  nuit  ;  le  len- 
demain, ils  augmentent  le  feu.  Lorsque  la 
viande  est  bien  cuite,  ils  cassent  le  pain  dans 
les  auges  (1  kil.  500  gr.  environ  par  tête  de 
chien),  en  arrosent  les  morceaux  avec  le  bouil- 
lon dans  lequel  ils  les  laissent  tremper,  de 
même  que  procèdent  nos  ménagères  pour  leur 
pot-au-feu,  puis  coupent  la  viande  en  tranches 
menues  qu'ils  mêlent  au  pain  avec  des  pelles. 
Avant  que  les  chiens  ne  mangent  la  «  mouée  » 
ainsi  préparée,  il  est  nécessaire  de  s'assurer 
qu'elle  est  tiède  ;  autrement,  ils  risqueraient, 
en  se  jetant  dessus  avec  leur  voracité  habi- 
tuelle, de  se  faire   beaucoup  de    mal. 


12         REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

La  viande  viendrait-elle  à  manquer  un 
jour,  l'emploi  du  pain  de  créions,  résidu  des 
pellicules  recueillies  après  la  fonte  des  graisses 
de  boucherie  et  de  charcuterie,  peut  la  rem- 
placer sans  inconvénient. 

L'expérience  a  démontré  que  telle  était 
la  meilleure  nourriture  à  donner  aux  chiens 
courants  en  temps  ordinaire.  Cependant,  la 
veille  des  jours  où  ils  chasseront,  la  soupe 
du  soir  subira  une  modification.  Au  lieu  du 
mélange  du  pain  avec  la  viande,  ils  devront 
se  contenter  du  pain  sec  légèrement  arrosé 
de  bouillon,  juste  assez  pour  leur  faciliter  le 
moyen  de  le  manger.  Un  repas  aussi  abon- 
dant que  d'habitude  les  rendrait  lourds  et 
leur  couperait  l'haleine. 


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II 

LES  CHIENS 


E  choix  des  chiens  pour  for- 
mer un  équipage  de  cerf 
n'est  pas  chose  indifférente, 
bien  que  toutes  les  races, 
qu'elles  soient  françaises  ou 
étrangères,  puissent  pro- 
duire des  sujets  remar- 
quables. Seulement,  une  fois  qu'il  s'agit  de 
réunir,  dans  l'ensemble  de  sa  meute ,  un 
imposant  contingent  des  qualités  maîtresses 
recherchées  par  le  veneur,  la  tâche  devient 
singulièrement  difficile,  et,  avant  d'obtenir  ce 
résultat,  il  n'est  pas  trop  de  passer  par  trois 
saisons  de  chasse  pour  voir  ses  efforts  cou- 
ronnés d'un  plein  succès .  Après  la  première 
année,  on  élimine  les  nullités;  puis,  vient  la 
seconde  ;  c'est  au  tour  des  médiocres  à  dis- 
paraître, et,  lorsqu'on  arrive  à  la  troisième 
étape,  les  quelques  bons  chiens  qui  ont  appris 


14  REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

à  chasser  depuis  la  formation  de  l'équipage 
entraînent   avec   eux   les  jeunes   recrues. 

O  vous  qui  débutez  dans  la  vénerie,  écoutez 
la  voix  de  l'un  des  vôtres  qui  a,  lui  aussi, 
passé  par  les  mêmes   tribulations  ! 

Surtout,  ne  perdez  pas  courage.  Vous  son- 
nerez retraite  manquée  sur  retraite  manquée, 
peu  importe.  Vos  chiens  chasseront  en  dépit 
du  sens  commun,  laissez  le  public  clabauder  à 
son  aise,  et  soyez  convaincus  que  tous  les  nou- 
veaux équipages,  sans  exception,  ont  éprouvé 
semblables  déboires.  Croyez-moi  :  avec  de  la 
patience  et  de  la  ténacité  doublées  d'auxiliaires 
intelligents,  vous  ne  vous  distinguerez  bien- 
tôt plus  de  vos  confrères,  dont  le  récit  des 
prouesses,  corné  à  vos  oreilles  par  les  taquins 
et  les  malveillants,  a  le  don  de  vous  exaspérer. 

Faites,  pour  commencer,  un  choix  judicieux 
de  vos  chiens.  Que  devez-vous  rechercher, 
d'abord,  dans  la  sélection  à  laquelle  vous  allez 
vous  livrer  ?  Un  bon  tempérament,  la  finesse 
du  nez,  la  souplesse  du  caractère,  le  train  et 
le  fond,  une  belle  gorge,  toutes  qualités  diffi- 
ciles, il  est  vrai,  à  reconnaître  de  prime  abord. 

En  dehors  de  ces  dons  de  la  nature,  que 
l'on  trouve  réunis  quelquefois  dans  le  même 
animal,  il  existe  encore  le  côté  esthétique,  celui 


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LES    CHIENS 


15 


qui  flatte  l'œil  et  que  l'on  aime  à  rencontrer 
dans  les  chenils,  c'est-à-dire  l'élégance  des 
lignes,  un  beau  port  de  queue,  la  finesse  de 
la  peau  et  du  poil,  le  rein  harpe,  la  poitrine 
profonde,  les  membres  solides,  les  oreilles 
bien  attachées,  la  tète  intelligente  et  nerveuse, 
le  museau   allongé,  une  longue  encolure. 

Si  à  ce  type  parfait  se  joint,  pour  tous 
les  chiens,  une  couleur  semblable,  soit  trico- 
lore, soit  noire  et  blanche,  ainsi  qu'une  taille 
à  peu  de  chose  près  égale ,  vous  aurez  con- 
stitué le  plus  bel  ensemble  d'équipage  que 
puisse   rêver  un  chasseur   à    courre. 

Pour  atteindre  ce  but,  les  éleveurs  fran- 
çais ont,  depuis  cinquante  ans,  multiplié  leurs 
efforts  et  sont  parvenus  à  créer  une  race 
répondant  au  type  recherché  par  les  connais- 
seurs. Je  veux 
parler  des  bâ- 
tards du  Haut- 
Poitou  dont  on 
doit  la  création 
au  comte  E.  de 
la  Besge,  l'un 
de  nos  plus  célèbres  veneurs  et  sur  les  traces 
duquel  ont  marché,  depuis,  le  comte  de  Jous- 
selin,   M.   Ghevallereau,  etc.. 


16  REFLEXIONS  D  UN  VIEUX  VENEUR 

Ces  chiens  fins  de  nez,  grands,  dociles,  bien 
gorgés,  vîtes,  habiles  dans  le  change,  me  sem- 
blent plus  appropriés  à  la  chasse  du  cerf 
qu'à  aucune  autre.  Bien  gorgés,  oui,  ils  le  sont  ! 
mais  à  la  condition,  toutefois,  que  le  train  ne 
les  étouffe  pas,  ainsi  que  cela  se  passe  sous 
les  futaies  de  Fontainebleau,  de  Compiègne  ou 
de  Villers-Cotterets.  En  cela,  ils  ne  diffèrent 
guère  d'autres,  car  il  est   impossible   de  leur 


demander  de  crier  à  l'allure  désordonnée  où 
ils  empaument  la  voie,  sous  les  arbres  sécu- 
laires de  nos  forêts.  Viennent,  au  cours  de  la 
chasse,  des  hautes  fougères,  des  buissons 
d'épines  ou  de  ronces  qui  les  obligent  à  ralentir 
leur  marche  en  prenant  une  coulée  identique, 
vous  les  entendrez  donner  de  la  voix  presque 
autant  que  les  chiens  anglais,  auxquels  on 
reproche  pourtant   un    mutisme   devenu    pro- 


LES    CHIENS  17 

verbial.  A  cet  égard,  ceux  qui  ont  chassé  cerf 
et  sanglier  avec  des  Anglais  ont  eu  tout  le 
loisir  de  s'en  rendre  compte.  N'étant  pas 
poussés  hors  de  leur  train,  ils  crient  beaucoup, 
non  sur  le  ton  sonore  et  o-rave  du  chien  fran- 
çais,  mais  de  la  petite  voix  aiguë,  propre  à 
leur  race.  Mettez-les  sur  la  piste  d'un  cerf  qui, 
au  contraire  du  sanglier,  recherche,  en  raison 
de  l'embari'as  que  lui  suscitent  ses  bois,  les 
parties  de  la  forêt  les  plus  découvertes,  ils 
ne  diront  plus  rien  :  d'où  je  conclus  qu'il  est 
téméraire  de  prétendre  de  façon  formelle  qu'ils 
soient  absolument  muets.  La  vérité  gît  entre 
les  deux.  Peu  bavards  de  leur  nature,  ils  par- 
lent modérément,  et,  en  cela,  ils  se  rappro- 
chent de  leurs  maîtres  d'outre-Manche,  qui,  on 
le  sait,  sont  peu  loquaces.  En  revanche,  les 
nôtres,  sous  l'influence,  sans  doute,  de  la 
nationalité  à  laquelle  ils  appartiennent,  ont 
une  tendance  à  jaser  sur  tout  avec  excès,  à 
ne  pas  résister  au  plaisir  de  délier  leur  langue, 
quand  ils  devraient  avoir  la  sagesse  de  garder 
le  silence.  D'autres  reproches  injustes  ont  été 
formulés  à  l'ég-ard  des  chiens  anglais  et  de 
leur  manière  de  chasser.  Si  la  voie  est  haute, 
dit-on,  ils  n'ont  pas  assez  de  finesse  de  nez 
pour  la  débrouiller  ;  si  elle  n'est  pas  droite,  ils 


18 


REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 


ne  savent  que  faire  pour  la  retrouver.  Il  leur 
arrive,  dans  les  défauts  ou  les  retours,  de 
filer  «  à  l'anglaise  »  sur  leur  cerf,  sans  que 
l'on  puisse  soupçonner  leur  disparition.  Le 
piqueur  les  arrête  difficilement,  tant  ils  sont 
peu  dociles.  Ils  détestent  les  fourrés  et,  cou- 
pant au  court,  prennent  volontiers  les  che- 
mins pour  rejoindre  les  chiens  de  tête.  Enfin, 
moins   que    sûrs    quand  le  change   paraît,    ils 


n'hésitent  pas,  au  premier  embarras,  à  se  lancer 
à  la  poursuite  de  n'importe  quel  animal  qui 
se  présente  à  leurs  yeux.  Voilà,  certes,  de 
nombreux  et  sérieux  g-riefs  relevés  à  leur 
actif.  Voyons  ce  que  valent  ces  critiques.  En 
France,  nous  jugeons  les  chiens  anglais  de 
la  façon  la  plus  sévère,  parce  qu'il  ne  nous  est 
permis    d'établir    notre    opinion    que    sur    le 


LES    CHIENS  19 

rebut  des  chenils  de  nos  voisins  britanniques. 
Croit-on  vraiment  que  leur  amour  de  1'  «  en- 
tente cordiale  »  irait  jusqu'à  se  priver  de  leurs 
élèves  les  meilleurs  pour  nous  être  agréables? 
J'espère  que  nous  ne  sommes  pas  assez  naïfs 
pour  supposer  qu'ils  gardent  pour  eux  leurs 
produits  les  plus  médiocres  et  qu'ils  mettent  à 
notre  disposition  leurs  plus  beaux  spécimens. 
Renversons  les  rôles,  et  qui  oserait  dire,  alors, 
que  nous  n'agirions  pas  de  même  ?  Qu'on  ne 
s'y  trompe  pas  ;  si  les  chiens  qui  nous  sont 
envoyés  d'Angleterre  ne  possèdent  pas  les 
qualités  essentielles  que  nous  recherchons 
pour  la  chasse  à  courre,  la  raison  vient  de  ce 
qu'ils  font  partie  du  lot  inférieur  que  les 
«  masters  of  hounds  »  écartent  de  leurs  che- 
nils comme  indigne  de  leur  meute.  Voilà  ceux 
qui  servent  à  fixer  notre  opinion.  Est-ce  vrai- 
ment logique  ?  Non,  sans  doute,  et  j'ajouterai, 
pour  ébranler  davantage  la  conviction  de  nos 
veneurs,  qui,  pour  leur  excuse,  n'ont  vu  à 
l'œuvre  d'autres  animaux  que  les  sujets  expé- 
diés chez  nous  par  les  marchands  de  Londres, 
que  j'ai  suivi  un  équipage  entièrement  com- 
posé de  chiens  anglais,  chassant  admirable- 
ment le  cerf,  mais  de  chiens  choisis  avec  soin 
de   l'autre   côté    du    détroit    et    recrutés   à   la 


2b  REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

source  même  de  leur  production,  chez  les 
grands  propriétaires.  Je  veux  parler  de  l'équi- 
page de  fox-hounds  avec  lequel  le  duc  d'Au- 
male  courait  le  cerf  en  forêt  de  Chantilly.  Là, 
on  aurait  cherché  en  vain  les  défauts  que  j'ai 
signalés  plus  haut,  et,  ainsi  que  d'Yauville 
l'a  écrit  dans  son  traité  de  vénerie,  je  répé- 
terai après  lui,  m'étant  rendu  compte  par 
moi-même  de  l'exactitude  de  ses  réflexions, 
cette  appréciation  si  juste  des  qualités  que 
l'on  trouve  chez  les  •  chiens  anglais  :  «  Je 
conviens  qu'ils  ne  crient  pas  aussi  bien  et  ne 
mettent  pas  aussi  régulièrement  le  nez  à  terre 
que  nos  chiens  français  ;  mais,  en  général, 
ils  sont  plus  légers  et  plus  vigoureux  ;  ils 
prennent  leur  parti  et  se  servent  d'eux-mêmes  ; 
ils  passent  et  repassent  les  rivières  chaque 
fois  que  l'occasion  s'en  présente,  et,  enfin,  ils 
chassent  et  rapprochent  au  moins  aussi  bien 
que  les  chiens  de  tout  autre  pays.  Bien  plus, 
si,  dans  les  grandes  chaleurs,  le  chien  anglais 
est  obligé  de  s'arrêter  pour  souffler,  il  reprend 
haleine  en  peu  de  temps  et  chasse  ensuite 
jusqu'à  la  fm  du  jour,  au  lieu  que  le  chien 
français  se  rend  et  souvent  met  bas  sans 
ressources.  »  Cette  résistance  à  la  fatigue  qui 
provient  de  son  fond,  de  sa  santé,   de  la  téna- 


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cité  de  son  caractère  est  tellement  appréciée 
des  amateurs  et  de  nos  éleveurs  qu'ils  n'ont 
pas  hésité  à  glisser  ce  sang  précieux  dans  les 
croisements  qu'ils  entreprennent  et  qui  ont 
formé  des  sous-races  remarquables,  qui  por- 
tent le  nom  de  bâtards  poitevins,  saintongeois, 
vendéens,  gascons  et  normands,  dont  la  célé- 
brité autant  que  l'excellence  font  aujourd'hui 
l'admiration  de  tous  les  chasseurs  à  courre. 
Il  ne  reste  plus  qu'à  souhaiter  que  le  type 
reconnu  le  meilleur  pour  la  chasse  du  cerf, 
celui  du  Haut-Poitou,  se  conserve  dans  l'état 
actuel,  qu'il  ne  dégénère  pas  avec  le  temps 
et  que  ses  qualités  naturelles  de  nez  et  de 
gorge,  sa  grande  taille,  sa  puissance  de  reins, 
la  profondeur  de  sa  poitrine,  ses  muscles  si 
vigoureusement  sortis  se  perpétuent  pour  le 
plus   grand  bien  de   la  vénerie  française. 


III 

LES  TÊTES 

'^i:  VANT  de  décrire  les  différentes 
têtes  que  porte  le  cerf,  au 
fur  et  à  mesure  qu'il  avance 
en  âge,  il  est  important 
de  connaître  les  termes 
de  vénerie  employés  pour 
désigner  chaque  section 
ou  partie  de  ses  bois. 

On  sait  que,  chaque  année,  au  printemps, 
les  cerfs  mettent  bas  et  refont  leur  tête,  les 
vieux  d'abord,  puis  les  jeunes.  A  la  mi-mai, 
la  moitié  des  bois  est  poussée,  et  ils  sont  à 
l'état  normal,  en  juillet,  enveloppés  d'une  peau 
veloutée  dont  les  morceaux  tombent  ensuite 
en  lambeaux  et  disparaissent  par  leur  frot- 
tement contre  les    arbres. 

Ceci  dit,  voici  les  étapes  de  la  vie  d'un 
cerf,  avec  les  noms  qu'on  lui  attribue  aux 
différentes  périodes  de   son   existence. 


24 


REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 


Pendant  les  six  premiers  mois,  le  jeune 
cerf,  qui  n'a  pas  encore  de  dagues,  s'appelle 
«  faon  »,  et,  pendant  les  six  autres,  «  hère  ». 
Puis  son  front  se  pare,  à  la  seconde  année, 
de  petits  bois  en  forme  de  dagues,  qui  ne 
sont   que  la  continuation  des  pivots  et  ne  se 


1 .  Massacre.  —  Crâne  du  cerf. 

2.  Pivots   ou    bosses.  —  Gros- 

seurs qui  paraissent  sur 
l'os  frontal,  quand  l'ani- 
mal a  un  an.  Elles  servent 
de  bases  aux  bois  qui  ne 
pousseront  que  l'année 
suivante,  et  ne  tombent 
jamais.  Leur  partie  infé- 
rieure est  plus  large  que 
leur  sommet,  et,  chaqne 
fois  que  les  bois  dispa- 
raissent au  printemps,  les 
pivots  deviennent  plus 
larges.   Quand  le  cerf  est 

arrivé  à  un  âge  avancé,  les  bosses  sont  entièrement  rasées  et  la 
meule  qui  est  au-dessus  paraît  même  s'enfoncer  dans  la  tète. 

3.  Meule.  —  Rond  pierreux  d'où  sort  la  perche  sur  laquelle  viendront  plus 

tard  se  greffer  les  andouillers .  Les  daguets  n'ont  point  de  meule.  Elle 
ne  commence  à  paraître  qu'à  la  seconde  tète  et  se  rapproche  du  crâne, 
à  mesure  que  l'animal  vieillit. 

4.  Pierrui-es.  —  Ilugosités  ou  inégalités  des  meules. 

5.  Andouillers .  —  Branches  qui  sortent  du  bas  du  merrain  et  qui   forment 

aussi  l'empaumure. 

6.  Surandouiller .  —  Second  andouiller  du  cerf,  au-dessus  de  l'andouiller. 


7.  Merrain.  —  Tronc  ou  perche  duquel  sortent  les  andouillers.   Selon  qu'il 

est  grêle  ou  bien  nourri,  on  dit  :  le  merrain  est  fort  ou  il  est  grêle. 

8.  Chevillure.  —  Andouiller  qui  pousse   sur  le   merrain   au-dessus  du   sur- 

andouiller. 

9.  Perlures.    —    Inégalités  perlées    qui    sont    le   long   du     merrain    et    des 

andouillers. 


10.  Empaumure.  —  Haut  de  la  tête  du  cerf. 


LES   TETES 


25 


composent  que  d'une  seule  perche.  Il  devient 
alors  «  daguet  ». 

Quelquefois,    il    se    forme,    en 


haut    de  la   perche,  un  petit  andouiller  :  d'où 

le  nom    de   «  daguet  fourchu  » 

qu'on  lui  donne. 

A  sa  troisième  année,  le  cerf 

jette  ses   dagues 

et     pousse    un 

bois  dont  chaque 

perche   a  deux 

ou  trois  andouil- 

1ers.  «  A  leur 
tiers-an,  »  écrit  du  Fouilloux, 
«  les  cerfs  doivent  porter  quatre, 
six  ou  huit  cornettes.  »  On  croit 
souvent  que  les  daguets  sont 
devenus,  d'une  année  à  l'autre, 
troisième    tète,    sautant    ainsi   par-dessus    la 


26 


RÉFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 


seconde,  en  raison  de   la  multiplicité,  parfois 

extraordinaire,  des  andouil- 
1ers,  qui  leur  donne  l'aspect 
d'un  animal  plus  âgé. 

La  troisième  tête  qui  a 
quatre  ans  porte  de  six  à 
dix  andouillers. 

Les  quatrièmes  tètes, 
selon  du  Fouilloux,  «  à  leur 
cinquième  an,  portent  dix 
ou  douze  cornettes  ».  Mais, 
comme  souvent  les  troi- 
sièmes leur  ressemblent 
d'une  manière  frappante, 
ce  sont  la  hauteur  des 
pivots  et  la  distance  des 
meules  par  rapport  au  mas- 
sacre qui, 
seules, 

pourront  définir  l'âge 
de  l'un  et  de  l'autre 
animal. 

Entre  la  quatrième 
tète  et  le  cerf  dix-cors 
se  trouve  la  classifica- 
tion intermédiaire  du 
cerf    ((   dix- cors   jeune- 


LES  TETES 


27 


ment  ».   Il  touche  à  sa  sixième  année,   quand 

on  le  désigne  ainsi. 

Enfin,  à  sept  ans,  les  cerfs  sont  dix-cors, 

puis,  à  partir  de  neuf  ans, 
vieux  cerfs.  Alors,  les  an- 
douillers  se  multiplient  à 
l'empaumure ,  mais,  en 
France,  quand  on  en 
compte  d'un  côté  7  ou 
8  au  maximum ,  ce  qui 
revient  à  dire  que  l'ani- 
mal   porte    20  ou  24,    le 

fait  n'est  pas  commun. 

Pour  que  la  nomenclature  des  têtes  soit 
complète,  il  convient 
de  parler  des  têtes 
«  bizarres  »,  celles 
qu'en  vénerie  on  ap- 
pelle ((  bizardes  »,  je 
ne  sais  pourquoi. 

La  nature  s'est 
complu  à  donner  à  cer- 
tains bois  des  formes 
sortant  de  l'ordinaire, 
mais,  le  plus  souvent, 
l'origine  de  ces  anomalies  remonte  à  des  acci- 
dents   ou   à   des    blessures    survenus    pendant 


28 


REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 


leur  croissance.  Un  cerf,  par  exemple,  effa- 
rouché, s'est  jeté,  durant  cette  époque,  la 
tête  en  avant,  dans  un  entreillagement  ;  un 
arrêt  momentané  de  la  végétation  s'ensui- 
vra. Du  coup,  quelque  difformité  détruira  la 
régularité  de  ses  bois.  De  même,  si  un  bra- 
connier envoyait  des  chevrotines  dans  une 
tête  en  formation,  on  peut  être  certain  qu'il 
en    résulterait ,    dans    la    suite ,     quelque   sin- 


gularité.  Cependant,  il  arrive  que,  sans  motif 
connu,  un  cerf  puisse  avoir  une  «  tête  bi- 
zarde  ».  A  l'exposition  internationale  de  la 
chasse,  qui  eut  lieu  à  Vienne  en  1910,  les 
murs  étaient  tapissés  de  ces  trophées  curieux. 
J'en  ai  remarqué,  entre  autres,  un  particu- 
lièrement intéressant,  n'en  ayant  jamais  ren- 
contré de  semblable  au  cours  de  ma  vie.  Sur 
l'une    des    deux  meules   étaient  greffées  deux 


LES  TÊTES 


29 


perches  garnies  d'andouillers ,   et  la   grosseur 
des   merrains   indiquait   que 
l'animal  était  parvenu  à  un 
âge  respectable. 

Etait-ce  la  vieillesse  qui 
fut  la  cause  de  cette  éton- 
nante végétation  ?  je  Tignore, 
mais  rien  n'indiquait  qu'elle 
provînt  d'un  accident  ou 
d'une  blessure.  t/.' 

J'étais  curieux  de  savoir  comment,  dans 
un  cas  pareil,  les  Autrichiens  faisaient  le 
décompte  des  andouillers  ;  mais  ces  exceptions 
de  la  nature,  m'a-t-il  été  répondu,  restent  en 
dehors  de  tout  calcul.  Je  pense  que  nous  agi- 
rions de  même. 

Quant  aux  têtes  régulièrement  constituées, 
voici  la  façon  adoptée  en  France,  selon  la 
tradition  des  véneries  roj^ales,  pour  les  définir. 

Comme  les  cerfs  dix-cors  portent  presque 
toujours  de  chaque  côté  de  leurs  bois  les 
trois  andouillers  classiques,  «  andouiller,  sur- 
andouiller  et  chevillure  »,  en  tout,  par  con- 
séquent, six,  on  ne  s'attardait  pas  à  les  énu- 
mérer  un  par   un. 

L'on  se  contentait  de  prendre  à  pleine 
main   l'une    des    deux    perches    et   l'on    disait 


30 


REFLEXIONS  DUN  VIEUX  VENEUR 


six.  Puis,  tous  les  andouillers  d'un  côté  de 
l'empaumure  comptaient  pour  deux,  étant 
admis  qu'il  y  eût  parité  avec  l'autre.  On 
ajoutait  alors  au  chiffre  six  précédent  le  total 
ainsi   obtenu. 

S'il  n'y  avait  pas  égalité  dans  les  empa'u- 
mures,  soit  cinq  andouillers  à  droite  et 
quatre  à  gauche,  on  additionnait,  toujours 
en  les  doublant,  les  andouillers  pris  sur  le 
côté  le  plus  fourni,  avec  le  chiffre  six,  qui, 
lui,  demeurait  en  toute  hypothèse  immuable. 
On  ajoutait  alors  au  total  ces  mots  «  mal 
semés  ». 

Voici,  par  exemple,  la  tête  d'un  cerf  qui 
porte  dix-huit  «  mal  semés  ».  C'est-à-dire 
que,  sur  l'un  des  côtés  de  ses  bois,  on  trouve 
que  l'empaumure  est  garnie  de  six  andouillers, 

tandis  que  l'autre 
n'en  est  pourvu  que 
de  quatre. 

D'après  le  prin- 
cipe ci-dessus  énon- 
cé, on  doublera  les 
six  andouillers  d'en 
haut,  ce  qui  don- 
nera douze,  et  à 
ce   total   viendra    s'ajouter  le   chiffre  habituel 


LES  TETES  31 

de  six.  Cet  animal  portera  donc  (12-|-())  dix- 
huit  mal  semés. 

Il  est  à  remarquer  que  sur  la  tête  ci- 
dessus  dessinée  Ton  aperçoit  à  peine  la  nais- 
sance de  l'un  des  andouillers  de  l'empau- 
mure.  Or,  il  est  admis  par  l'usage  que  tout 
embryon  d'andouiller,  auquel  peut  être  sus- 
pendue «  la  corde  d'une  poire  à  poudre  », 
selon  l'expression  ancienne,  entre  en  ligne  de 
compte. 

Toutes  ces  têtes  ont  leur  fanfare  remon- 
tant au  règne  de  Louis  XV.  Elles  nous  ont 
été  transmises  par  Serré  de  Rieux,  con- 
seiller au  Parlement,  qui  les  publia  à  Paris 
dans  un  poème  médiocre,  paru  en  1733  et 
intitulé   : 

«  Les  dons  des  enfants  de  Latone,  la  mu- 
sique et  la  chasse  du  cerf,  poèmes  dédiés  au 
Roy.    » 

On  apprend,  dans  ce  recueil,  les  détails 
suivants  qui  ne  manquent  pas  d'intérêt. 

La  (c  Reine  »,  composée  par  le  marquis  de 
Dampierre  à  l'occasion  du  mariage  du  roi 
(1725),  marque  que  Ton  court  un  daguet. 

La  «  Discrette  »,  écrite  «  après  la  petite 
vérole  du  roi  »,  accuse  un  cerf  à  sa  seconde 
tête. 


32  RÉFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 


La  «  Dauphine  »,  faite  à  l'occasion  de  la 
naissance  du  dauphin  (1729),  est  sonnée  pour 
la  troisième  tête. 

La     «    Louyse    Royalle    »,     composée     par 
le    roi    lui-même 
à  Fontainebleau, 
fut   attribuée    au 
cerf  à  sa  quatrième 

tête. 

La  «Petite  Royalle», 
dont    l'auteur,     M.    de 
Dampierre,   «  a  jugé   à 
propos   de   la    faire 
plus  courte 
pour  la  facilité         ..^Sz-^-^^ 
des    veneurs 
galoppants    »  , 
est    réservée    au   dix-cors    jeunement. 

Enfin,  l'on  sonne  pour  un  cerf  dix-cors 
«  la  Royalle  »,  fanfare  écrite  par  M.  de  Dam- 
pierre  «  la  première  fois  que  le  roi  courrut  (sic) 
le  cerf  dans  le  bois  de  Boulogne  »  (1722  ou 
1723). 

Cette  extravagante  richesse  de  végétation 
qui,  en  quatre  mois,  fait  pousser  sur  la  tête 
d'un  vieux  cerf  les  bois  énormes  que  nous 
admirons    surtout    en    Allemagne    et    en   Au- 


LES  TETES 


33 


triche,  n'est  certes  pas  l'un  des  moindres 
phénomènes  que  nous  offre  la  nature.  Aussi 
en  recueille-t-on  partout  et  toujours  avec  res- 
pect les  plus  beaux  spécimens,  soit  pour 
s'en  servir  comme  trophées,  soit  pour  orner 
les  châteaux,  les  chenils  ou  les  maisons  de 
gardes. 

L'habitude  de  ce  genre  de  décoration  nous 
vient  de  loin,  si  nous  en  croyons  la  légende 
qui,  ainsi  qu'on  va  le  voir,  donne  une  tout 
autre  signification  au  goût  qu'ont  les  hommes 
d'accrocher  aux  murs  de  leurs  demeures  les 
têtes  de  cerfs. 

Au  xii^  siècle,  dans 
l'empire  byzantin,  pa- 
raît-il, ceux  qui  avaient 
le  droit  de  chasse  dans 
le  domaine  impérial  pla- 
çaient les  bois  au-dessus 
de  leurs  maisons,  pour 
indiquer  ce  privilège 
dont  ils  étaient  très 
fiers. 

Or ,  l'empereur  An- 
dronic  P'^  Comnène,  le 
dernier  de  sa  famille 
qui  ait  régné  à  Gonstan- 


WTT 
ni, 


laPilïfl  k  t 


34  REFLEXIONS   D'UN   VIEUX  VENEUR 

tinople,  avait  un  faible  pour  le  beau  sexe, 
et,  aux  maris  des  jolies  femmes  qui  lui 
avaient  accordé  les  suprêmes  faveurs,  comme 
juste  compensation,  il  accordait  le  droit  de 
chasse   dans   les   forêts    de   la  couronne. 

Ils  mettaient  alors  au-dessus  des  portes 
de  leurs  habitations  des  bois  de  cerf,  et  l'on 
disait  à  Constantinople  en  parlant  d'eux  : 
«  Leurs  femmes  leur  ont  procuré  le  droit 
de  placer  des  cornes  de  cerf  au-dessus  de 
la  porte  de  leurs  maisons  »  ou  tout  sim- 
plement :  «  Grâce  à  leurs  femmes,  ils  ont 
des    cornes.    » 

Depuis,  l'expression  a  porter  des  cornes  et 
être  dix-cors  »  a  fait  son  chemin.  Je  préfère 
la  vieille  formule  byzantine  à  cette  autre 
explication,  découverte  par  certains  veneurs, 
qui  consiste  à  dire  que  les  dix-cors  allant 
au  rut  les  premiers  et  le  quittant  de  même, 
sont  remplacés  peu  à  peu  par  les  cerfs  moins 
âgés  auprès  des  biches,  si  bien  que  ce  sont 
eux  qui  sont   trompés    le   plus  de  fois. 

Les  bois  de  cerf  de  notre  pays  sont,  sans 
contredit,  moins  gros,  moins  fournis  en  an- 
douillers  que  ceux  d'Allemagne  et  d'Autriche. 
Cependant  leur  origine  est  commune.  Après 
la    grande     Révolution ,     la     destruction     des 


LES   TETES 


35 


grands  animaux  de  nos  forêts  fut  si  radi- 
cale que  Napoléon  P',  désireux  de  reconsti- 
tuer une  vénerie  sur  le  modèle  des  véneries 
royales,  dut  en  faire  venir  d'Autriche,  qui, 
lâchés  dans  Gompiègne,  Fontainebleau,  Ram- 
bouillet,   etc.,   firent    souche,    se   propagèrent 


vite  et  devinrent  les  ancêtres  de  ceux  qu'au- 
jourd'hui on  chasse  à  courre.  Alors,  pourquoi 
cette  différence  si  sensible  de  développement 
entre  les  bois  de  nos  cerfs  et  ceux  d'Autriche? 
Tout  simplement  parce  que,  tandis  qu'à  l'étran- 
ger on  s'attache  à  leur  donner  une  nourriture 


36  REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

substantielle,  en  rapport  avec  le  but  que  l'on 
se  propose,  on  néglige,  en  France,  de  leur 
appliquer  les  méthodes  connues  susceptibles 
d'amener  un  résultat  identique.  C'est  ainsi 
que  dans  les  «  Thiergarten  »  ou  parcs  con- 
sacrés à  la  chasse  à  tir  des  grands  animaux 
sont  parsemés  en  abondance  de  gros  blocs 
composés  d'argile,  de  sel  gemme  et  de  chaux, 
que  les  cerfs  viennent  lécher  et  dont  ils  sont 
très  friands.  De  plus,  les  gardes  leur  distri- 
buent à  profusion  des  marrons  d'Inde,  dont 
les  propriétés  nutritives  sont  non  moins  pro- 
fitables à  la  croissance  des  bois.  Il  est  à 
remarquer  que,  si  l'on  voulait  élever  sur  un  sol 
pauvre  et  dépourvu  de  végétation  de  beaux 
animaux,  l'on  n'y  parviendrait  jamais  sans 
avoir  recours  à  des  moyens  artificiels.  Pre- 
nez la  forêt  de  Fontainebleau,  où  les  rochers 
rendent  la  terre  aride,  et  vous  constaterez 
que  les  cerfs  dix-cors  n'ont  nullement  des 
tètes  en  rapport  avec  leur  âge.  Allez  en 
Ecosse,  où  le  lichen,  la  bruyère  et  autres 
plantes  sèches  sont  les  seules  qu'ils  trouvent 
à  brouter,  et  vous  serez  étonné  que  leurs 
bois  n'aient  pas  plus  d'ampleur  que  les  qua- 
trièmes tètes  qui  habitent  les  contrées  fer- 
tiles et  plantureuses  de  notre  pays. 


LES   TETES  37 

J'ai  eu  l'occasion  de  me  rendre  compte 
de  ces  détails  intéressants  lors  d'un  voyage 
que  je  fis,  en  juin  1910,  dans  la  capitale  de 
l'Autriche,  pendant  l'exposition  internationale 
de  chasse  organisée,  sous  le  patronage  de 
l'empereur,  pour  fêter  l'anniversaire  de  ses 
quatre-vingts  ans. 

Des  pavillons  pittoresques  avaient  été  éle- 
vés en  grand  nombre  dans  une  enceinte 
réservée  du  Prater,  le  bois  de  Boulogne  de 
la  ville,  par  les  diverses  nations  du  globe, 
par  certaines  provinces  de  l'Autriche-Hongrie 
et  par  de  grands  seigneurs  indigènes.  Sur 
leurs  murs  se  dressaient  en  nombre  incal- 
culable les  tètes  les  plus  étranges  de  cerfs, 
les  plus  invraisemblables  aussi  par  l'enver- 
gure de  leurs  bois,  par  la  grosseur  des  mer- 
rains  et,  surtout,  par  la  multiplicité  des  an- 
douillers  formant   leur  empaumure. 

Quand,  en  France,  nous  venons  de  forcer 
un  cerf  portant  en  haut  cinq  andouillers,  nous 
nous  extasions,  non  sans  raison,  sur  ce  magni- 
fique animal.  Chacun,  à  l'hallali,  tient  à  le 
contempler  de  près,  à  le  toucher,  à  en  fixer 
la  forme  dans  sa  mémoire,  tant  est  rare 
pareille  aubaine.  Pensez  donc  !  un  cerf  por- 
tant  seize!    Eh  bien!     là-bas,    pareilles    têtes 


38  REFLEXIONS   D'UN   VIEUX  VENEUR 

passeraient  inaperçues  à  côté  de  leurs  rivales, 
autrement  impressionnantes  par  la  couronne 
fabuleuse  d'andouillers  qui  les  dominent. 
C'est  par  centaines  que  l'on  pouvait  compter 
celles  qui  en  portaient  huit,  dix,  douze  à 
l'empaumure.  J'en  ai  vu  une,  provenant  du 
parc  de  Moritzbourg  appartenant  au  roi  de 
Saxe,  qui   avait,   d'un  seul   côté,    dix-sept  an- 

douillers,  formant 
ainsi  un  véritable 
nid  d'une  excep- 
tionnelle curiosité. 
Ce  cerf  portait 
donc  quarante  ! 
Ah  !  qu  e  nous 
voilà  loin  de  nos 
pauvres  bois  français!  Mais,  comme  notre 
caractère  nous  incite  toujours  à  envisager  les 
choses,  dans  ce  bas  monde,  sous  l'angle  le  plus 
favorable  à  nos  goûts  et  à  nous  consoler  de 
notre  mieux  de  nos  déboires,  je  me  disais 
in  petto  qu'assurément  pareils  monstres  ne 
dureraient  pas  un  quart  d'heure  devant  mon 
équipage,  et  que,  si  la  nature  avait  gratifié 
les  forêts  où  je  chasse  de  bêtes  obligées  de 
porter  sur  leur  tête  un  fardeau  pareil,  je  pré- 
férerais découpler  mes  chiens  sur   un   simple 


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LES   TÊTES  39 

daguet  qui,  lui,  au  moins,  saurait  leur  résister 
et  me  fournir  une  belle  randonnée.  J'ai  dit 
un  quart  d'heure,  et  que  l'on  ne  crie  pas  à 
l'invraisemblance,  car  j'ai  assisté  à  des  chasses 
de  l'empereur  Napoléon  III,  en  forêt  de  Com- 
piègne,  où  des  cerfs  dix-cors,  des  gnomes 
en  comparaison  de  ceux  d'Autriche,  étaient 
pris,  sans  être  forcés,  dans  ce  court  espace 
de  temps.  Bien  mieux,  un  jour  que  la  véne- 
rie impériale  avait  attaqué  trois  gros  cerfs 
accompagnés,  ils  se  firent  chasser  ensemble, 
ne  voulurent  jamais  se  séparer  et,  au  l)out 
de  vingt  minutes  de  course,  pas  davantage, 
allèrent  battre  l'eau  de  concert  dans  un  grand 
étang,  d'où  il  fut  impossible  de  les  faire  sor- 
tir. De  ce  qui  précède,  je  tire  cette  conclu- 
sion :  si,  à  la  chasse,  l'aspect  d'un  animal 
d'une  taille  anormale  flatte  les  yeux  du 
public,  au  point  de  vue  de  la  vénerie,  il 
n'est  pas  désirable  que  pareille  éventualité  se 
produise.  Mais  je  m'empresse  de  dire  qu'il  n'y 
a  rien  à  craindre  à  cet  égard,  nos  maîtres 
d'équipage  se  chargeant  d'y  mettre  bon  ordre, 
en  ne  permettant  pas  aux  cerfs  de  vieillir 
outre    mesure. 

Cette  exposition  de  Vienne,   si  curieuse  à 
tant   de   points    de    vue,    ne   m'avait    procuré, 


40  REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

en  somme,  que  le  plaisir  d'admirer  des  bois 
superbes,  il  est  vrai  ,*  mais  fixés  au  mur. 
Combien  ce  serait  plus  intéressant,  me  disais- 
je,  si  quelque  circonstance  heureuse  venait  à 
se  présenter,  qui  me  permît  de  contempler  ces 
tètes  magistrales  sur  Tanimal  vivant!  Or,  dans 
ce  pays  hospitalier  où  chacun  s'ingénie  à 
rendre  à  l'étranger  qui  le  visite  le  séjour 
agréable,  il  n'est  besoin  que  de  formuler  un 
désir  pour  qu'il  soit  aussitôt  exaucé.  Ce  fut 
le  grand  veneur  de  l'empereur ,  le  comte 
Thun-Hohenstein,  qui  m'offrit  le  régal  que 
je  convoitais.  «  Soyez  prêt,  me  dit-il,  demain 
matin  à  4  heures.  Je  viendrai  vous  chercher 
pour  explorer  ensemble  le  Thiergarten  de  la 
Lobau,  où  j'espère  réussir  à  vous  donner  le 
spectacle  auquel  vous  souhaitez  d'assister.  Si 
je  vous  prie  de  partir  de  si  bonne  heure, 
c'est  en  raison  des  moustiques  qui  pullulent 
dans  ces  parages ,  à  cause  des  nombreux 
marais  formés  par  les  débordements  du  Da- 
nube, et  qui  tourmentent  tellement  les  ani- 
maux, dès  que  la  chaleur  monte,  qu'ils  cher- 
chent un  refuge  dans  les  fourrés  les  plus 
épais  où  nos  yeux  ne  sauraient  les  décou- 
vrir. »  Hélas!  Il  avait  raison.  Bien  que  le 
Thiergarten  fût  bondé  de  cerfs   et   de  biches, 


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LES  TÊTES  41 

un  soleil  ardent ,  malgré  l'heure  matinale, 
avait  déjà  réveillé  ces  odieux  petits  mouche- 
rons, qui  avaient  mis  les  animaux  en  fuite,  et 
je  constatai  douloureusement  qu'ils  n'avaient 
pas   tort  de  se  cacher. 

Toutefois,  j'eus  la  bonne  fortune  d'aper- 
cevoir, à  peu  de  distance  de  l'entrée  du 
parc,  six  énormes  cerfs  se  désaltérant  dans  un 
ruisseau  formé  par  l'eau  du  fleuve.  Leurs  têtes, 
encore  en  velours ,  mais  arrivées  presque 
à  leur  apogée,  s'étaient  relevées  au  bruit  de 
notre  voiture.  A  l'aide  d'une  jumelle,  je 
pus  compter,  à  travers  la  futaie  qui  nous 
séparait  d'eux,  les  andouillers  du  plus  gros 
se  détachant  sur  le  ciel.  D'un  côté,  il  en 
portait  à  l'empaumure  huit  et  sept  de  l'autre  ! 
Et  alors,  majestueusement  et  en  file  indienne, 
ils  longèrent  les  fourrés  de  la  rive,  pour  en 
gagner  de  plus  épais  à  cent  mètres  plus  loin. 
A  ce  moment  du  jour,  où  la  brume  vaporeuse 
du  matin  se  dégage  et  estompe  les  couleurs 
dans  un  décor  grandiose  de  théâtre,  où  des 
arbres  séculaires  descendent  jusqu'au  bord  de 
l'eau,  on  se  figure  sans  peine  l'effet  féerique 
de  ce  spectacle  merveilleux. 

L'heure  avançait  et,  sauf  une  harde  de 
200    biches    et   quelques    autres    disséminées 


42 


REFLEXIONS   D  UN  VIEUX  VENEUR 


çà  et  là,  que  notre  présence  ne  troublait 
nullement,  aucun  animal  à  tête  n'était  visible; 
les  cerfs  s'étaient  cachés  et  mis  à  la  reposée. 
«  Il  n'y  a  plus  qu'à  s'en  retourner  à  Vienne,  » 
me  dit  le  grand  veneur  tristement,  «  mais 
demain  je  vous  emmène  à  Lainz,  l'autre  Thier- 
garten  impérial.  » 

Là,  par  exemple,  toutes  mes  espérances 
furent  dépassées.  On  me  conduisit  dans  un 
endroit  dénudé  par  le  piétinement  perpétuel 
des  animaux  habitués  à  s'y  rendre,  chaque 
jour,  pour  y  chercher  leur  nourriture;  puis, 
le  garde-chef  me  pria  d'entrer  dans  une  petite 
cabane    percée    de    lucarnes    et    de    m'armer 


de  patience  pour  quelques  instants.  L'attente 
ne  fut  pas  longue ,  en  effet.  A  peine  le 
«  Jaeger  »  s'était-il  avancé  en  secouant  vigou- 


LES  TÊTKS  43 

reusement  une  vanne  pleine  de  marrons  d'Inde 
qu'un,  deux,  six,  vingt  cerfs  dix-cors,  mais 
quels  dix-cors  !  !  attirés  par  le  bruit,  accou- 
rurent sur  la  plate-forme,  et  tellement  appri- 
voisés qu'ils  se  mirent  à  manger  dans  le 
panier  que  leur  tenait  le  garde.  Ils  ne  s'effa- 
rouchèrent même  pas  de  notre  présence, 
quand  il  nous  fut  permis  de  sortir  de  notre 
gîte.  Alors,  je  pus  à  loisir  admirer  les  têtes 
de  ces  splendides  animaux.  Tous  portaient 
entre  22  et  25  !  Mais  celui  qui  me  causa  le 
plus  de  surprise  fut  le  plus  gros  de  la  harde, 
d'une  part,  à  cause  de  l'épaisseur  de  ses  bois 
et  de  leur  envergure,  et,  de  l'autre,  en  raison 
d'une  singularité  dont  je  ne  crois  pas  avoir 
jamais  vu  en  France  la  semblable.  Les  deux 
andouillers  de  massacre,  déjà  d'une  longueur 
et  d'une  largeur  peu  ordinaires,  se  divisaient 
en  deux  à  leur  extrémité  pour  former  des 
fourches  de  chaque  côté.  Ces  quatre  petites 
pointes,  auxquelles  je  serais  bien  embarrassé 
de  donner  un  nom,  pouvaient  mesurer  de  dix 
à  quinze  centimètres.  «  Il  doit  être  bien 
vieux  ?  demandai-je  »  au  garde-chef  ;  «  vingt 
ans  au  bas  mot,  n'est-ce  pas  ?»  —  «  Détrom- 
pez-vous, Monsieur,  »  me  fut-il  répondu,  «  il 
a  neuf  ans.  »  Neuf  ans  !  Je  n'en  revenais  pas; 


44         REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

et  le  grand  veneur  de  m'expliquer  que  ce 
résultat  étonnant  s'obtenait  surtout  par  le 
simple  procédé  dont  j'ai  parlé  plus  haut,  qui 
aiguise  la  faim  des  animaux. 

Poursuivant  notre  route  à  travers  ce  parc 
magnifique  de  Lainz,  d'une  contenance  de 
4.000  hectares,  formé  de  côtes  boisées  et  de 
vallées  garnies  de  prés  aménagés  avec  intelli- 
gence pour  servir  de  gagnages  aux  cerfs  et 
aux  sangliers  qui  y  abondent,  je  remarquai, 
de  distance  en  distance,  une  sorte  de  tri- 
bune en  bois,  élevée  à  trois  mètres  du  sol, 
à  laquelle  était  accotée  une  échelle  rudimen- 
taire.  «  C'est  dans  cet  abri,  »  me  dit  le  comte 
de  Thun,  «  que  se  place  l'archiduc  François- 
Ferdinand,  héritier  de  la  couronne  d'Autriche, 
pour  tirer  à  balles  les  animaux  que  les  bat- 
teurs lui  amènent.  Car  l'empereur  déteste  ce 
genre  de  chasse,  qu'il  est  heureux  de  mettre 
à  la  disposition  de  son  neveu ,  et ,  comme 
celui-ci  préfère  être  seul  à  en  jouir,  vous 
avez  pu  observer  qu'il  n'existe  qu'une  tribune, 
la  sienne,  dressée  dans  les  passages  les  plus 
fréquentés  par  les  animaux.  »  Sur  ma  demande 
relative  au  chiffre  moyen  des  victimes  abat- 
tues par  le  prince  en  une  seule  journée,  il 
me  répondit    :    a    Prenons ,    comme    point   de 


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LES  TETES  45 

comparaison,  la  dernière  battue  de  cette  an- 
née, qui  eut  lieu  en  janvier.  Au  tableau  étaient 
alignés,  en  plus  des  sangliers,  cent  dix  cerfs 
à  tête,  la  plupart  dix-cors  !  !  »  Ainsi  que  doit 
le  penser,  sans  doute,  l'empereur  François- 
Joseph  ,  je  répéterai  ce  proverbe  connu  : 
«  Chacun  prend  son  plaisir  où  il  le  trouve,  les 
goûts  varient  à  l'infini.  »  Un  charmant  esprit, 
qui  avait  nom  Charles  Nodier,  nous  a  ensei- 
gné, dans  un  de  ces  délicieux  morceaux  lit- 
téraires dont  il  avait  le  secret,  combien  il 
fallait  être  indulgent  pour  son  prochain,  les 
hommes  les  plus  célèbres,  eux-mêmes,  ayant 
eu  souvent  de  par  la  tête  des  idées  singu- 
lières. On  me  pardonnera  cette  citation,  qui 
s'écarte  tant  soit  peu  de  mon  sujet,  mais  elle 
est  si  joliment  tournée  : 

«  C'est  un  sot  besoin  de  l'homme  vulgaire 
que  celui  de  trouver  des  faiblesses,  des  bizar- 
reries et  des  ridicules  dans  le  grand  homme  ; 
mais  nous  sommes  tous  plus  ou  moins  hommes 
sur  ce  point.  Nous  ne  pardonnerions  pas  au 
génie  de  porter  sa  tête  si  haut  dans  le  ciel, 
s'il  ne  tenait  à  la  terre  par  les  pieds,  et  Dieu 
sait  alors  avec  quelle  sollicitude  nous  nous 
attachons  aux  moindres  défauts,  dans  ce  qui 
tombe   sous   nos   yeux,    de  ce   géant  inacces- 


46 


RÉFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 


sible.  Seulement,  il  nous  est  défendu,  comme 
au  cordonnier  dont  il  est  question  dans  l'his- 
toire d'Apelle  ou  de  Parrhasius,  d'aller  plus 
haut  que  la  chaussure. 

((  Qui  croirait  qu'Épaminondas  prit  plaisir 
à  chanter  dans  les  fêtes  de  village  ?  Il  y  a 
loin  de  ces  rondes  de  Béotiens  aux  champs  de 
bataille  de  Leuctres  et  de  Mantinée. 

«  Dans  ces  deux  hommes  qui  s'amusent  à 
faire  des  ricochets  sur  la  mer  avec  des  petits 
cailloux,  qui  reconnaîtrait  Scipion  et  Lelius, 
nonchalamment  et  puérilement  baguenaudant, 
dit  Montaigne,  pendant  que  le  potage  cuit, 
dit  Horace?  H  y  a  loin  aussi  de  ces  diver- 
tissements d'écoliers  aux  victoires  d'Afrique 
et  aux  comédies   de  Térence. 

((   Je    comprends     très    bien    Agésilas    et 

Henri  IV  chevauchant  sur 

un  bâton  pour  amuser 

leurs    enfants,    et    je    ne 

comprendrais    même    pas 

le  contraire.    Pour 

être  roi  et  même  un 

grand     roi,    on    n'en 

est  pas  moins  capable 

de   se  souvenir    quelque- 
fois qu'on  est   père. 


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LES   TETES  47 

«  Mais  je  voudrais  bien  savoir  où  avait 
l'esprit  ce  pauvre  Jean,  roi  de  Chypre,  qui 
ne  fit  presque  autre  chose,  durant  son  règne, 
que  de  dévider  de  la  laine. 

«  On  pardonnerait  volontiers  à  Charles  IX 
le  plaisir  qu'il  prenait  à  composer  des  vers 
et  à  ferrer  des  chevaux,  s'il  n'avait  fait  que 
cela.  Son  affection  pour  ses  fameux  chiens 
greffiers  ,  au  dernier  desquels  il  eut  peine  à 
survivre,  ne  marque  qu'un  bon  naturel  ;  mais 
la  Saint-Barthélémy  gâte  tout. 

«  Chez  deux  de  nos  rois  contemporains, 
dont  l'un  aimait  à  forger  les  serrures  et  l'autre 
à  vendre  le  poisson  de  sa  pêche,  il  n'y  avait 
peut-être  que  philosophie.  Les  rois  n'ont  pas 
grand'chose  à  faire  de  mieux  quand  les  peuples 
sont  les  maîtres. 

«  Auguste  montre  tant  de  regret  de  la 
perte  d'une  caille  qu'il  avait  élevée  qu'on 
ne  l'aurait  pas  vu  plus  triste,  s'il  avait  perdu 
la  bataille  d'Actium,  et  Honorius  fut  si  sen- 
sible à  la  perte  d'une  poule  nommée  Roma, 
qu'il  aurait  volontiers  donné  Rome  elle-même 
pour  la  racheter;  mais  Alaric  l'avait  déjà  prise. 

«  Tout  le  monde  connaît  l'antipathie  hos- 
tile de  Domitien  pour  les  mouches  ;  elle  est 
au  moins  plus  facile  à  concevoir  que  celle  du 


48 


RÉFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 


chevalier  Bacon  pour  les  roses.  Passe  encore 
si  Bacon  avait  pu  lire  les  vers  coquets  et  par- 
fumés du  xviii"  siècle.  Il  y  a  de  quoi  rendre 
les  roses  odieuses  à  tout   jamais.. 

«  Alexandre  Sévère,  qui  fit  dans  son  Pan- 
théon privé  une  si  belle  collection  de  dieux 
exotiques  et  qui  les  choisit  parmi  les  sages, 
connaissait  une  jouissance  plus  vive  encore  et 
plus  difficile  à  expliquer.  C'était  de  faire  com- 
battre des  chiens  barbets  contre  de  petits 
pourceaux. 

«   4?^^^^   cela,    trouvez    mauvais    avec    les 


beaux   esprits   de   la   Fronde    que  Mazarin   se 
soit  pris  d'affection  pour  un  singe,  comme  si 


LES  TETES  49 

l'on   n'avait  jamais  vu   des  ministres   qui  pla- 
çassent plus   mal   leurs  bienfaits. 

«  Encore  vaut-il  mieux  caresser  un  singe, 
comme  le  faisait  Mazarin,  que  de  cribler  ses 
domestiques  des  balles  d'une  sarbacane,  comme 
avait  fait  Richelieu. 

((  Gustave  -  Adolphe  ,  le  grand  Gustave  - 
Adolphe,  était  plus  traitable  pour  les  pages. 
Il  jouait  à  colin-maillard  avec  eux,  pendant 
que  Tilly  et  Pappenheim  lui  taillaient  une 
glorieuse  besogne  dans  la  plaine  de  Breiten- 
feld. 

((  Je  crois  tenir  ce  fait  de  l'illustre  Bayle, 
qui  savait  se  mettre,  comme  Gustave,  au- 
dessus  des  stupides  mépris  du  vulgaire,  et 
qu'on  vit  souvent  arrêté  pendant  deux  heures 
devant   la  loge  nomade   des  marionnettes. 

«  Je  n'ai  point  d'objection  contre  les  diver- 
tissements de  Bayle,  moi  qui  abandonnerais 
bien  vite  la  page  commencée,  si  j'entendais 
grincer,  dans  la  rue  de  Sully,  la  pratique  aigre, 
criarde  et  réjouissante  de  Madame  Gigogne. 
Quoique  j'en  sois  un  peu  rebuté  depuis  qu'elle 
a  pris  des  chats  pour  comparses  ;  mais  il  ne 
faut  pas  disputer  des  goûts,  surtout  quand  on 
n'a  pas  reçu  d'un  autre  genre  de  renommée 
le  privilège  des  goûts   bizarres.   Les  chats,  et 


50         REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

quels  chats,  grand  Dieu  !  faisaient  les  délices 
de  Grébillon  qui  fut,  de  par  Madame  de  Pom- 
padour,  l'émule  heureux  de  Voltaire. 

((  Voltaire,  c'est  autre  chose.  On  n'a  pas  su 

qu'il   aimât  les  chats, 

quoiqu'il  eût  avec  eux 

plus    d'un    trait   de 

sympathie.   Son   cœur 

de  fer  ne  s'est  jamais 

amolli  qu'en  faveur  de 

deux   sottes  créatures 

du    genre   animal,    un 

grand  vilain  aigle  des 

Alpes,  encore  plus  maigre  que  son  maître,  et 

la  petite  Pampette  Dunoyer  qui  ne  manquait 

point  d'embonpoint  ;  mais  c'était  tout. 

«  Il  y  a  des  hommes  dans  lesquels  la  fausse 
vocation  d'un  talent  étranger  à  leur  talent 
peut  passer  pour  une  manie,  comme  celle  de 
Voltaire  lui-même  pour  la  comédie,  de  Boi- 
leau  pour  l'ode,  de  Chapelain  pour  l'épopée, 
de  Girodet  pour  la  musique  et  de  Grétry 
pour  la  philosophie.  On  ne  parlerait  pas  de 
Cicéron,  s'il  s'était  obstiné  à  faire  des  vers. 
Ceci  soit  dit  sans  affront  pour  les  jolis  des- 
sins du  maestro  Gherubini.   » 

Nodier   aurait   peut-être   ajouté    un   alinéa 


LES   TÊTES  51 

de  plus  à  cette  charmante  page,  s'il  avait  vécu 
de  nos  jours. 

Tuer  à  la  carabine,  de  ses  propres  mains, 
cent  dix  cerfs  dans  son  après-midi ,  ne  lui 
aurait  pas  semblé  plus  extravagant  que  de  se 
mettre  à  trente  ou  quarante  personnes  mon- 
tées sur  des  chevaux,  hurlant  et  tirant,  au 
galop,  des  sons  étranges  de  leur  trompe, 
aidées,  en  plus,  de  quarante  à  cinquante 
chiens,  à  la  poursuite  d'un  pauvre  animal,  jus- 
qu'à ce  qu'exténué  de  fatigue,  il  tombe  mort 
devant  eux. 

Ce  qui  revient  à  dire  qu'il  ne  faut  s'éton- 
ner de  rien  dans  ce  monde  et  que,  si  j'éprouve 
une  répulsion  prononcée  pour  un  sport  qui 
consiste  à  abattre,  du  haut  d'une  cage,  les 
bêtes  superbes  qui  font  l'ornement  de  Lainz, 
et  que  des  traqueurs  poussent  en  masse  com- 
pacte à  la  boucherie,  l'archiduc  Ferdinand,  de 
son  côté,  aurait  belle  de  m'exprimer  en  termes 
énergiques  son  profond  dégoût  pour  un  plai- 
sir aussi  barbare,  à  ses  yeux,  que  celui  de  la 
chasse  à  courre. 


IV 


LA  FAÇON  DE  JUGER  UN  CERF 


VA  NT  d'être  capable  de  don- 
ner à  courre  un  cerf  avec 
une  q  II  a  s  i  -  c  e  r  t  i  t  u  d  e ,  le 
valet  de  limier  a  besoin 
d'un  long  apprentissage 
pour  savoir  distinguer  le 
sexe  et  l'âge  des  animaux 
qu'il  aura  à  travailler,  et  j'ajoute  que  ce  n'est 
pas  dans  l'étude  seule  des  traités  de  vénerie 
qu'il  acquerra  les  connaissances  nécessaires 
à  l'exercice  de  son  métier.  Sans  doute,  il  y 
apprendra  les  notions  élémentaires  de  cette 
science,  mais  il  n'arrivera  à  se  perfectionner 
qu'avec  la  pratique  ;  il  ne  parviendra  à  dis- 
tinguer les  vieux  cerfs  des  plus  jeunes  et  à 
ne  pas  confondre  une  biche  avec  un  daguet, 
même  avec  une  troisième  tête,  qu'en  allant 
souvent  au  bois  pendant  la  morte  saison  et 
en  se  donnant  de  la  peine  ;  d'autant  plus  que, 


54         REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

selon  le  pays  où  il  opérera,  les  volcelets 
d'animaux  du  même  âge  varient  du  tout  au 
tout.  Ici,  la  nature  marécageuse  du  sol,  les 
gagnages  de  riche  culture  font  pousser  la 
corne  des  pieds,  dont  les  bords  ne  s'usent  pas 
et  restent  tranchants.  Là,  au  contraire,  dans 
une  région  de  pierres  et  de  rochers  comme 
Fontainebleau  et  Ermenonville,  les  empreintes 
subissent  l'effet  que  le  terrain  dur  produit  sur 
les  pinces  et  le  talon.  Aussi,  un  valet  de  limier, 
cependant  expérimenté,  qui  arriverait  sans 
défiance  dans  un  pays  inconnu  pour  lui,  ris- 
querait-il fort  de  se  tromper,  de  juger  des 
cerfs  pour  des  biches  ou  de  rembucher  une 
troisième  tête,  alors  que  ce  ne  serait  qu'un 
daguet.  D'où  cet  axiome  qu'il  ne  faut  pas  s'en 
rapporter  à  la  grosseur  seule  du  pied  pour 
éclairer  sa   religion. 

La  première  et  la  plus  importante  des 
connaissances  à  acquérir,  pour  un  novice,  con- 
siste à  distinguer  le  sexe  des  animaux,  parce 
qu'en  France,  l'on  ne  court  jamais  que  les 
mâles,  et  qu'un  valet  de  limier  qui  commettrait 
l'erreur  de  détourner  une  biche,  au  lieu  et 
place  d'un  cerf,  aurait  ensuite  toutes  les  peines 
du  monde  à  se  réhabiliter  aux  yeux  de  son 
maître  et  deviendrait  la   risée  du  public. 


LA  FAÇON  DE  JUGER  UN  CERF 


55 


La  biche  a  le  pied  long,  creux,  étroit.  Son 
talon  est  si  petit  qu'il  n'y  a  point  de  cerf 
d'un  an  qui  n'en  ait  un  aussi  gros,  et,  chose 
caractéristique,  quand  elle  marche  d'assurance, 
c'est-à-dire  au  pas,  contrairement  aux  allures 


DIX-CORS 


4»  TÊTE  AVEC  CONNAISSANCE 


du  mâle,  elle  se  «  méjuge  »  presque  toujours, 
expression  qui  signifie  qu'elle  met  son  pied  de 
derrière  tantôt  adroite,  tantôt  à  gauche  de  celui 
de  devant.  De  plus,  elle  a  des  os  petits,  tournés 
en  dedans,  différents  en  cela  de  ceux  du  cerf, 
et  piquant  perpendiculairement  dans  la  terre. 


56  REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

Mais,  encore  une  fois,  malgré  toutes  ces 
observations  résultant  de  l'expérience,  rien  ne 
vaut  la  pratique,  et,  s'il  fallait  s'en  tenir  seule- 
ment à  la  théorie  que  les  livres  nous  enseignent, 
les  méprises  succéderaient  aux  mécomptes 
sans  interruption.  Aussi,  je  n'insiste  pas  sur 
un  sujet  que  certains  auteurs,  comme  d'Yau- 
ville,  ont  traité  avec  une  conscience  digne 
d'un  meilleur  sort,  mais  qui  ne  sont  pas  par- 
venus à  changer  mon  opinion,  surtout  depuis 
le  jour  où  j'ai  assisté  à  la  déconvenue  d'un 
valet  de  limier  de  premier  ordre,  qui  avait 
eu  le  malheur  de  donner  à  courre  une  biche 
pour  une  troisième  tête.  Ainsi,  voilà,  me 
suis- je  dit  alors,  un  homme  d'une  érudition 
incontestable  dans  sa  partie,  qui,  d'ailleurs, 
depuis  longtemps,  a  fourni  des  preuves  nom- 
breuses de  son  savoir-faire,  qui,  passionné  de 
son  métier,  sait  résoudre  toutes  les  difficultés 
qui  surgissent  sous  ses  pas,  quand  il  va  au 
bois,  et  cet  homme,  pourtant,  après  tant  d'an- 
nées d'expérience  acquise,  est  encore  capable 
de  se  tromper  !  Gomment  expliquer  pareille 
anomalie  ?  Voici  les  raisons  de  son  erreur,  et 
j'affirme  que  bien  d'autres,  dans  le  même  cas, 
en   auraient  fait   autant. 

On   était    en   fin   de    saison  de   chasse,    au 


LA  FAÇON  DE  JUGER  UN  CERF     57 

mois  d'avril,  à  la  veille  de  l'époque  où  cette 
malencontreuse  biche  allait  mettre  bas .  En 
raison  du  poids  qu'elle  portait  dans  ses  flancs, 
elle  paraissait  avoir  plus  de  pied  que  ses 
semblables  n'en  ont  à  l'ordinaire  ;  elle  appuyait 
sur  le  talon  en  marchant,  ouvrait  les  pinces 
et  mettait  le  pied  de  derrière  moins  en  avant 
que  celui  de  devant.  Pourvue  abondamment 
de  lait,  elle  était,  en  outre,  obligée  de  mar- 
cher les  cuisses  écartées,  ce  qui  bouleversait 
les  allures  habituelles  à  son  sexe  et  la  for- 
çait à  les  avoir  plus  réglées  et  plus  croisées. 
Déjà,  il  y  avait  là  de  quoi  embarrasser  un 
valet  de  limier.  Mais  ce  n'est  pas  tout.  Pour 
mettre  tranquillement  au  monde  son  faon, 
elle  s'était  séparée  des  autres  animaux  et 
réfugiée  dans  un  endroit  solitaire.  Enfin, 
pour  comble  de  déveine,  un  bûcheron  avait 
signalé  la  veille  à  notre  homme  la  présence 
d'une  troisième  tête  dans  ces  mêmes  parages. 
Aussi  les  détails  du  volcelet,  ceux  des  allures 
de  l'animal  et  de  ses  habitudes  coïncidant 
avec  le  renseignement  donné,  tout  cet  en- 
semble de  faits  avait  fini  par  le  convaincre, 
après  toutefois  une  certaine  hésitation,  que 
son  instinct  avait  eu  de  la  peine  à  détruire, 
qu'il  était  bien  en  présence  d'un   cerf  dont   il 


58  REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

pouvait,   sans  crainte,  faire   le  rapport  à  son 
maître. 

De  ce  jour,  j'ai  compris  combien  il  fallait 
être  indulgent  pour  ceux  qui  ont  la  tâche 
difficile  de  détourner  des  animaux,  puisque 
je  venais  de  toucher  du  doigt  le  moyen  de 
commettre  l'erreur  la  plus  grossière  en  vénerie, 
sans  cependant  en  imputer  la  faute  à  per- 
sonne. 

La  fatalité  !  ah  !  comment  l'éviter?  comment 
parer  à  cette  série  de  contretemps  variés,  de 
hasards,  que  nous  avons  tous  connue  pour 
l'avoir  éprouvée  au  cours  de  notre  existence, 
pouvoir  inexorable,  funeste,  agissant  par  une 
suite  d'opérations  qu'enchaînent  des  liens 
indissolubles  et  occultes  pour  le  malheur  de 
l'homme  ? 

Il  y  a  lieu  de  remarquer  que,  lorsque  la 
biche  se  trouve  dans  son  état  normal,  son 
volcelet  est  assez  semblable  à  celui  du  daguet  ; 
mais,  avec  de  l'expérience,  on  ne  s'y  laisse  pas 
tromper.  Le  daguet  marche  avec  les  quatre 
pieds  ouverts  et  place  ceux  de  derrière  en 
avant  de  ceux  de  devant,  sensiblement  plus 
grands  que  les  autres.  Chose  curieuse,  plus 
un  cerf  est  âgé,  plus  il  «  se  retarde  »,  autre- 
ment dit,  plus   il   met   son    pied  de    derrière 


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LA  FAÇON  DE  JUGER  UN  CERF 


59 


Talon  — 


Pinces  — 


loin  en  arrière  de  l'empreinte  de  son  pied   de 

devant.    De   plus, 

le    daguet    est 

«   haut    jointe    », 

terme   de  vénerie 

qui  signifie  que  la 

distance  entre  les 

os  et  le  talon  est 

telle  que  l'on  peut 

y    placer    deux 

doigts,  ce  qui  aide 

singulièrement  le 

valet  de  limier   à 

reconnaître  la  dif- 
férence qui  règne 
DAouET  entre    les    jeunes 

et  les  vieux,  car,  plus  les  cerfs  avancent  en 
âge,  plus  leurs  os  se  rapprochent  du  talon, 
au  point  que,  pour  un  dix-cors,  vous  ne 
pourriez  même  plus  mettre  votre  pouce  en 
travers. 

On  comprendra  qu'il  soit  impossible  de 
définir  ici  les  divergences  qui  existent  entre 
les  os,  les  pinces,  les  talons,  les  allures  d'une 
troisième  tète  et  ceux  d'une  quatrième .  Les 
traités  de  vénerie  nous  les  enseignent,  il  est  vrai, 
mais  je   répète    que  bien   naïf  serait  celui    qui 


BICHE 


60 


REFLEXIONS   D  UN   VIEUX  VENEUR 


se  croirait  capable  de  détourner  un  cerf,  après 
s'être  livré  à  une  étude  approfondie  des  du 
Fouilloux ,  des  Goury  de  Champgrand ,  des 
d'Yauville    et    d'autres    écrivains    érudits .     Le 


mieux  pour  s'instruire  est  encore  d'accom- 
pagner un  homme  du  métier  qui,  en  quelques 
leçons,  vous  inculquera  les  notions  élémen- 
taires du  début,  avec  les  exemples  à  l'appui  ; 
après  quoi,  vous  volerez  de  vos  propres  ailes, 
vous  trompant  souvent,  donnant  des  buissons 
creux  comme  tous  les  apprentis,  et  même  les 
plus  malins,  rembûchant  même  un  daguet 
pour  un  plus  gros  cerf  ;  puis,  petit  à  petit, 
à  force  de  ténacité  dans  vos  efforts,  vous  vous 


LA  FAÇON  DE  JUGER  UN  CERF 


61 


passionnerez  tellement  pour  une  science  qui 
met  en  mouvement  toutes  les  facultés  de  votre 
intelligence,  qu'avant  peu  vous  serez  étonné 
d'être  classé  parmi  les  plus  fins  valets  de 
limier. 


V 


L'ART  DE   DETOURNER  UN  CERF 


.-^tam& 


A  vieille  expression  «  détour- 
ner un  cerf  »  signifie  le 
manœuvrer  jusqu'à  ce 
qu'on  le  trouve  resté  dans 
une  enceinte,  en  faisant 
tous  les  détours  successifs 
nécessaires. 


Qu'il  puisse  un  tel  cerf  détourner, 
C'est  qui  puisse  endroit  le  contour 
Du  boys  où  le  cerf  est, 
Un  tour  faire  du  limmier. 


Telle  est  la  définition  que,  déjà  en  1394, 
le  «  Trésor  de  la  vénerie  »  donne  à  ses  adeptes 
de  ce  terme  employé  journellement  à  la  chasse 
à  courre. 

Gaston  Phœbus,  d'autre  part,  écrit  que  c'est 
faire  «  un  grand  tour  par  aucunes  voyes  et  sen- 
tiers, et   si   le  valet    de   limier    voit    qu'il    ne 


64  REFLEXIONS   D'UN   VIEUX  VENEUR 

passe  hors  de  son  tour,  il  le  peut  servir  pour 
destourné  », 

Il  semble,  en  lisant  ces  lignes,  que  la  chose 
soit  d'une  simplicité  telle  que  le  premier  venu, 
aidé  d'un  bon  chien,  doive  pouvoir  rembûcher 
sans   peine  un  animal. 

Faites  le  tour  d'une  enceinte,  et,  si  vous  ne 
l'en  trouvez  pas  sorti,  vous  pouvez  de  con- 
fiance aller  l'y  attaquer.  Aucun  doute,  en 
effet,  ne  subsiste  à  cet  égard  :  il  y  est  bel  et 
bien  détourné.  Et  voilà...  Rien  de  plus  aisé... 
en  théorie.  Mais  nous  savons  qu'il  y  a  loin 
de  la  coupe  aux  lèvres,  et  ceux  qui  ont  pra- 
tiqué le  métier  vous  diront  que,  la  plupart 
du  temps,  au  cours  de  leur  travail,  ils  se  sont 
heurtés  à  des  obstacles  aussi  ardus  à  franchir 
que  des  problèmes  de  géométrie  à  résoudre. 
D'Yauville  écrit  dans  son  traité  que  «  les 
désagréments  et  les  contradictions  que  l'on 
éprouve  sont  tels  que  ce  serait  un  métier  de 
galérien,  si  on  n'était  pas  excité  et  soutenu  par 
l'amour-propre  ».  C'est,  sans  doute,  en  raison 
de  cet  effort  intellectuel  et  de  la  vive  satis- 
faction qu'engendre  la  difficulté  vaincue  que 
les  veneurs  ont  toujours  éprouvé  un  attrait 
irrésistible  à  «  aller  au  bois  »  pour  détourner 
un  cerf.  Brantôme,  parlant  de  Charles  IX,   nous 


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L'ART   DE   DETOURNER   UN   CERF  G5 

dit:  «  Pour  quant  à  l'exercice  de  Diane,  il  y  était 
violemment  adonné  fut  à  courir  et  à  piquer 
après  le  cerf,  fut  à  beau  pied,  à  le  détourner 
avec  le  limier,  et  y  était  si  affectionné  qu'il 
en  perdait  le  dormir,  étant  à  cheval  avant  le 
jour  pour  y  aller.    » 

Voyons  de  près  en  quoi  consistent  ces  diffi- 
cultés. 

Pour  aller  au  bois,  il  convient  de  se  munir 
d'un  bon  limier,  en  d'autres  termes,  d'un  chien 
doué  des  qualités  appropriées  au  genre  d'exer- 
cice auquel  on  le  soumet.  Il  n'est  pas  besoin 
d'expliquer  longuement  pourquoi  il  doit  être 
((  muet  ».  Avec  des  animaux  sauvages  tou- 
jours en  éveil,  toujours  à  l'affût  du  danger,  le 
moindre  aboiement,  même  le  plus  léger  siffle- 
ment des  limiers,  les  mettrait  incontinent  en 
fuite,  et  Dieu  sait  s'il  serait  jamais  possible 
de  les  rembûcher,  une  fois  «  mis  sur  pieds  » 
et  effarouchés.  A  cet  égard,  de  rudes  correc- 
tions apprennent  vite  au  chien  qu'il  faut  se 
taire,  et,  plus  tard,  une  légère  saccade  sur  le 
((  trait  »  suffit  pour  le  rappeler  à  son  devoir. 
De  même,  on  arrive  à  lui  faire  comprendre, 
mais  avec  plus  de  peine,  qu'il  ne  doit  pas 
rester  en  arrière  dans  les  jambes  de  son  maître, 
mais  marcher  toujours  en  avant  de  lui  et  tirer 


GG  REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

sans  cesse  sur  la  corde  désignée  sous. le  nom 
de  «  trait  »,  appelée  ainsi,  dit-on,  parce  qu'il 
«  bande  le  trait  en  tirant  comme  un  cheval 
sur   ses  traits  ». 

Comme  la  seule  fonction  du  chien  consiste 
à  indiquer  à  celui  qui  le  mène  le  passage  des 
animaux  sur  la  route  qu'il  suit,  ce  but  ne 
serait  plus  atteint  s'il  demeurait  dans  les  talons 
de  son  maître  et,  par  conséquent,  hors  de  sa 
vue.  Mais  où  ce  dernier,  malgré  tous  les  talents 
dont  il  dispose,  reste  impuissant,  c'est  pour 
donner  au  limier  ce  que,  seule,  la  nature  a 
le  pouvoir  de  lui  octroyer,  la  finesse  du  nez, 
qualité  précieuse,  indispensable  pour  détourner 
un  cerf. 

Nul  n'ignore  que  les  grands  animaux  ont 
l'habitude  de  chercher  leur  nourriture  pendant 
la  nuit  et  que,  dès  la  pointe  du  jour,  ils  se 
«  rembuchent  »,  c'est-à-dire  qu'alors,  pour  se 
reposer  et  se  soustraire  à  la  vue  des  passants, 
ils  choisissent  un  endroit  retiré,  où  les  bran- 
ches et  les  broussailles  les  protègent  contre 
les  indiscrétions  du  public  et  les  mettent, 
croient-ils,  à  l'abri  de  leurs  ennemis,  les  chas- 
seurs. Précaution  superflue,  si  le  valet  de  limier 
est  habile  et  s'il  est  doublé  d'un  chien  possé- 
dant les  qualités  requises.    En  effet,   bien  que 


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LART   DE   DETOURNER   UN    CERF  07 

le  cerf  ait  terminé  son  repas  de  bonne  heure, 
bien  qu'il  se  soit,  dès  l'aube,  pourvu  de  son 
gite ,  un  chien  dont  le  nez  est  fin  et  qui  croise 
la  voie  de  l'animal  deux  heures  ,  trois  heures 
même  après  son  passage ,  ne  doit  pas  la  «  sur- 
aller »,  autrement  dit,  doit  se  rabattre  sur  la 
piste,  et,  selon  la  manière  de  la  flairer,  faire 
comprendre  à  son  maître  si  elle  est  de  plus 
ou  moins  récente  date .  Car  l'œil  le  plus 
exercé  ne  saurait,  à  lui  seul,  découvrir  si  telle 
voie  remonte  à  plusieurs  heures,  si  telle  autre 
est  «  saignante  »,  selon  l'expression  consacrée. 
Le  chien  seul  peut,  en  cette  circonstance,  gui- 
der le  valet  de  limier.  Et  combien  cet  auxi- 
liaire devient-il  indispensable,  quand,  en  hiver, 
sur  les  chemins  recouverts  d'une  épaisse  couche 
de  feuilles  mortes  collées  par  la  pluie,  s'efface 
toute  empreinte  indiquant  la  refuite  des  ani- 
maux ! 

Enfin,  pour  en  finir  avec  ces  détails,  l'on 
ne  conçoit  pas  un  limier  qui  ne  soit  pas  vigou- 
reux, capable  de  tirer  sur  le  trait  six  ou  sept 
heures  durant,  comme  le  fait  peut  se  produire 
quand  on  est  aux  prises  avec  des  cerfs  fuyards 
et  difficiles  à  rembucher.  Rien  n'est  plus  décou- 
rageant, rien  de  plus  écœurant  que  de  traîner 
à  la  remorque,  après  une  heure  de  travail,  un 


68 


REFLEXIONS   D'UN   VIEUX  VENEUR 


limier  fainéant,  sur  lequel  on  ne  peut  plus 
compter,  alors  que  le  moment  décisif  est  venu 
de  redoubler  de  courage  et  que  l'on  sent  qu'il 


ne  faudrait  plus  que  quelques  instants  d'énergie 
pour   détourner   un  bel  animal. 

A  ces  différentes  qualités  essentielles  vien- 
nent s'en  ajouter  d'autres,  obtenues  par  la  pra- 
tique et  le  temps.  Non  moins  précieuses  que 
les  précédentes,  elles  facilitent  singulièrement 
la  tâche  du  valet  de  limier.  Dans  les  grandes 


L'ART   DE   DETOURNER  UN   CERF  69 

forêts  où,  en  plus  des  cerfs,  abondent  diverses 
sortes  de  gibier,  telles  que  sangliers  et  che- 
vreuils, un  jeune  chien  sans  expérience  ou 
insuffisamment  dressé  ne  se  fait  pas  faute  de 
se  rabattre,  à  chaque  instant,  sur  les  voies 
qu'il  croise  et  fait  ainsi  perdre  à  son  maître 
un  temps  incalculable.  Il  faut  s'arrêter,  cher- 
cher à  en  revoir,  découvrir  de  quelle  espèce 
d'animal  il  s'agit,  et,  souvent,  quand  la  terre 
est  gelée  ou  recouverte  de  feuilles,  la  solution 
du  problème  est  longue  à  obtenir.  Or,  pen- 
dant l'hiver,  alors  que  le  jour  ne  se  lève  pas 
avant  huit  heures  et  qu'il  faut  être  de  retour 
au  rendez-vous  avant  onze  heures,  on  peut  se 
rendre  compte  du  tort  que  produit  la  moindre 
perte  de  temps  occasionnée  par  un  limier  qui, 
s'arrètant  sur  toutes  les  pistes,  quelles  qu'elles 
soient,  vous  oblige  à  chercher  le  volcelet  et  à 
en  découvrir  la   nature. 

Les  vétérans,  ceux  qui,  depuis  longtemps, 
ne  travaillent  que  le  cerf,  ne  tombent  pas  dans 
ce  travers.  Ils  passent  sans  broncher  sur  les 
voies  les  plus  récentes  des  animaux  que  leur 
éducation  leur  a  appris  à  mépriser  ;  il  en  est 
même  qui  ne  se  rabattent  jamais  que  sur  la 
voie  des  cerfs  mâles,  ne  faisant  pas  la  plus 
petite  attention   à  celle  des  biches. 


70 


REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 


Le  valet  de  limier  commence  donc  son 
travail  à  la  pointe  du  jour  ;  mais,  pour  en 
décrire  toutes  les  péripéties  éventuelles,  il 
faudrait  y  consacrer  plusieurs  chapitres.  Je 
connais  trop  les  égards  que  je  dois  au  lecteur 
pour  allonger  mon  récit  outre  mesure  ;  je 
l'abrégerai  donc  en  me  bornant  à  suivre  mon 
homme  au  cours  d'un  rembuchement  palpitant 
d'intérêt,    où    les    difficultés    semblent    naître 


sous  ses  pas,  rendant  sa  tâche  presque  insur- 
montable. 

Parti,  la  veille  au  soir,  du  chenil  avec  son 


L'ART   DE   DETOURNER  UN   CERF  71 

chien  pour  aller  coucher  dans  une  auberge 
située  à  plusieurs  kilomètres  de  là,  afin  de 
ne  pas  perdre  une  minute  de  son  temps,  le 
lendemain  matin,  il  se  trouve  à  la  portée  de 
la  ((  quête  »  que  le  maître  d'équipage  lui  a 
désignée.  Il  est  important  de  bien  préciser  les 
limites  de  chaque  «  quête  »  ou  canton  d'une 
contenance  variable  selon  le  pays,  afin  d'éviter 
les  empiétements  d'un  valet  de  limier  sur  le 
terrain  de  son  camarade,  cause  souvent  de 
querelles  et  de  jalousies  difficiles  à  apaiser 
dans  la  suite. 

Je  reprends  mon   récit. 

Au  lever  du  jour,  notre  homme  longera 
les  confins  d'une  plaine,  dans  l'espoir  qu'un 
cerf,  selon  son  habitude,  y  aura  séjourné  la 
nuit,  attiré  par  l'appât  de  seigles  ou  de  blés 
à  peine  sortis  de  terre.  Ses  pronostics  se  réa- 
lisent. Une  quatrième  tète  a  été  au  gagnage 
et  rentre  seule  dans  les  demeures  fourrées 
qui  bordent  les  champs  (1).  L'ardeur  de  son 
limier  lui  prouve  que  la  voie  est,  à  n'en  pas 
douter,  de  fraîche  date.  Après  s'être  bien 
assuré  du  sexe  de  l'animal,  de  son  âge,  de 
sa  manière  de  marcher  (de  ses  «  allures  »  en 
terme  de  vénerie),  des  «  connaissances  »  que 
comporte  peut-être    le    pied,    c'est-à-dire    de 


Itinéraire  du  valet  de  limier 
Voie  du  cerf 


L'ART  DE   DÉTOURNER  TIN  CERF  73 

certaines  marques  ou  signes  particuliers  des 
pinces  qui,  laissant  sur  le  sol  une  empreinte 
différente  de  celles  de  ses  congénères,  lui 
donneront,  au  besoin,  s'il  surgit  une  diffi- 
culté, une  indication  utile,  son  premier  soin 
sera  de  caresser  son  chien  sur  la  piste,  en 
l'encourageant  de  la  voix,  afin  qu'il  la  goûte 
et  que,  dans  la  suite,  il  ne  néglige  pas  de 
se  rabattre  quand  il  aura  l'occasion  de  la 
rencontrer. 

Puis,  le  valet  de  limier  «  enveloppera  », 
par  le  chemin  le  plus  proche,  l'enceinte  dans 
laquelle  le  cerf  est  entré,  et  où,  fatigué  par 
sa  randonnée  de  la  nuit,  l'animal  a  des 
chances  de  s'être  mis  à  la  reposée.  Mais, 
est-ce  parce  que  le  vent  mal  placé  lui  a 
permis  de  deviner  le  danger  ou  qu'une 
branche  cassée  sous  le  pied  de  l'homme  lui 
a  signalé  la  présence  de  l'ennemi,  toujours 
est -il  que,  brusquement  mis  sur  pied  et  in- 
quiet, il  décampe  pour  chercher  dans  d'autres 
parages  un  refuge  plus  sur.  Le  chien  qui  a 
rencontré  la  voie  nouvelle  (2)  veut  entraîner  son 
maître  sous  bois,  tant  elle  est  chaude,  et  lui 
indique,  par  sa  fougue,  ce  qui  vient  de  se 
passer.  Premier  déboire  !  Il  lui  faudra  main- 
tenant redoubler  de  précautions,  car,  une  fois 

10 


74 


REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 


parti,  l'animal  effarouché,  toujours  aux  écoutes, 
ne  s'arrêtera  plus  que  lorsqu'il  se  sentira  en 
parfaite  sécurité.   Que  faire  ?   Inutile  de  pro- 


céder de  la  même  façon,  en  se  portant  à  la 
route  suivante  pour  s'assurer  que  le  cerf  l'a 
traversée.  Ce  serait  là  le  meilleur  moyen  de 
le  rendre  plus  fuyard  encore.  Savoir  changer 
de  tactique  à  l'instant  propice,  selon  les 
événements,  constitue,  en  général,  l'un  des 
éléments  les  plus  certains  du  succès.  Les 
Italiens  ont  une  façon  originale  d'exprimer 
cette  pensée  :  niettere  ta  coda  dove  non  va 
il  capo^  «  mettre  la  queue  où  la  tète  ne  passe 
pas  ».  Aussi  bien  que  l'homme  de  guerre,  le 
valet  de  limier  avisé  doit  se  pénétrer  de  cette 
doctrine  pour  réussir.  Celui  dont  nous  suivons 
le  travail,   imbu  sans  doute  de  ces  principes, 


L'ART   DE   DETOURNER  UN   CERF  75 

se  dit  :  «  Prenons  les  grands  devants.  Enve- 
loppons plusieurs  enceintes  et  nous  saurons 
ainsi  quelle  est  sa  refuite.  Si,  dans  nos 
grands  devants,  nous  n'en  avons  nulle  part 
connaissance,  nous  le  ((  raccourcirons  »  pour 
le  détourner  dans  l'enceinte  où  il  a  dû  se 
mettre  à  la  reposée.  »  Et  voilà  notre  homme 
reparti  avec  son  limier  comme  guide,  qu'il 
tient,  par  la  parole,  constamment  en  éveil, 
afin  que,  le  nez  à  terre,  il  n'ait  pas  un  soupçon 
d'inattention,  sachant  bien  qu'une  fois  la 
voie  «  surallée  »,  le  fâcheux  et  humiliant 
buisson  creux  le  guette,  quand,  plus  tard, 
l'on  viendra  frapper  à  sa  brisée. 

Mais  le  temps  presse  ;  déjà  8  heures  !  A 
peine  s'est-il  engagé  dans  la  route  suivante 
(DA),  que  son  chien  se  rabat  derechef.  Mais 
sur  quoi  ?  Impossible  de  découvrir  sur  le  sol 
durci  en  cet  endroit  par  la  gelée  le  moindre 
vestige  de  volcelet  !  G  '  est  à  désespérer  ! 
Est-ce  la  voie  d'un  sanglier,  d'un  chevreuil  ? 
Pourtant  son  limier  n'est  pas  un  novice.  Peut- 
être  bien  alors  est-ce  son  animal  ?  mais  qui 
affirmerait  que  ce  n'est  pas  un  autre  cerf? 
Allons,  avant  d'aller  plus  loin,  il  convient 
d'éclaircir  le  mystère.  Et  alors,  brisant  une 
branche  qu'il   pose  à  l'endroit  même  (3)  où   a 


76 


r?:flexions  dun  vieux  veneur 


surgi  l'embarras,  il  prend  le  parti  de  pousser 
la  voie  sur  le  contre-pied,  certain  de  la  sorte 
de  ne  nuire  en  rien  à  son  travail.  Ainsi,  pense- 


t-il,  je  rencontrerai  quelque  part  sur  mon 
chemin  une  taupinière,  une  place  à  charbon, 
en  un  mot,  un  terrain  propice  où  l'animal, 
dont  je  ne  puis  définir  l'espèce,  aura  laissé 
la  trace  visible  de  son  passage. 

Le  limier  entraîne  donc  vivement  son 
maître  au  contre-pied  et,  à  une  centaine  de 
mètres  de  la  branche  cassée,  sur  les  bords 
amollis  d'une  mare  (4),  il  lui  est  facile  de 
juger  par  le  volcelet  qu'il  n'y  a  plus  d'erreur 


L'ART   DE   DÉTOURNER  UN   CERF  77 

à  redouter  et  que  c'est  bien  le  même  cerf  qui 
traverse  la  route.  Il  est  superflu  d'insister 
davantage.  Le  plan  est  de  retourner  aussitôt 
à  la  brisée  (3)  et  de  reprendre  ses  grands 
devants  au  plus  vite. 

A  un  kilomètre  plus  loin  (5),  nouvel  arrêt, 
nouvelle  incertitude  !  Cependant  il  est  aisé, 
cette  fois,  de  s'apercevoir  qu'il  ne  s'agit  plus 
d'un  seul  animal,  mais  de  plusieurs  ;  une 
traînée,  qu'ils  ont  laissée  derrière  eux  sur 
les  feuilles,  ne  permet  pas  Tombre  d'une  hési- 
tation. Probablement  une  harde,  dérangée  par 
les  allées  et  venues  suspectes  précédentes,  a 
pris  peur,  est  sortie  de  l'enceinte  que  le 
cerf  traversait  et  a  créé  cet  incident  ;  mais 
notre  animal  se  serait-il  par  hasard  accom- 
pagné avec  elle?  Non.  Le  revoir  est  là,  suf- 
fisamment bon  pour  que  l'on  puisse  distinguer 
l'empreinte  des  animaux.  Ce  sont  dix  biches, 
un  daguet,  un  cerf  dix -cors,  rien  de  plus. 
Pas  dé  traces  apparentes  de  la  quatrième 
tête,  qui  ne  s'est  donc  pas  jointe  à  eux.  Dans 
la  crainte,  toutefois,  d'une  erreur  toujours  pos- 
sible, le  valet  de  limier  prudent  casse  une 
branche  sur  la  voie  de  la  harde,  se  réservant 
d'y  revenir,  s'il  ne  retrouve  pas  ailleurs  la 
refuite  de   son  animal.  Voici  comment  il  rai- 


78  REFLEXIONS   D'UN   VIEUX  VENEUR 

sonne  :  «  Il  peut  se  faire,  après  tout,  que, 
par  la  même  coulée  outrageusement  piétinée 
par  la  harde,  mon  cerf  se  soit  faufilé  en  tête 
de  la  bande.  Dès  lors ,  suivant  un  parcours 
identique,  elle  a  pu  effacer  tout  vestige  de  ses 
pas,  me  mettant  dans  l'impossibilité  d'en  rien 
découvrir.  Mieux  vaut  donc  poursuivre  mon 
chemin,  et,  si  la  malchance  veut  que  je  n'aie 
nulle  part  connaissance  de  sa  A^oie,  j'aurai 
toujours  la  ressource ,  dans  le  cas  où  les 
camarades  n'auraient  pas  au  rendez-vous  des 
rapports  satisfaisants,  de  venir  attaquer  ces 
animaux,  que  je  retrouverai  sans  peine  grâce 
à  mes  branches.   »  * 

Mais  il  ne  s'est  pas  trompé.  Le  cerf  ne 
s'était  pas  hardé  aux  autres.  A  peine,  en 
effet,  le  valet  de  limier  eut-il  tourné  le  carre- 
four suivant,  que  son  chien  portait  le  nez 
au  vent  (G)  et  l'entraînait  vers  la  lisière  du 
bois  où,  sur  le  rebord  du  fossé,  un  volcelet 
parfaitement  formé  le  réconfortait  et  lui  re- 
donnait courage.  C'était  bien  le  même  pied, 
avec  ses  pinces  tranchantes,  dont  l'une,  celle 
de  gauche,  plus  courte  que  l'autre  d'un  centi- 
mètre,  ne  permettait  aucune  hésitation. 

De  nouveau,  il  enveloppe  à  la  hâte  quatre 
grandes    enceintes    G.    E.    F.    G.   H.    B.,    car 


-a 

c 


'A 


L'ART  DE   DETOURNER  UN  CERF  79 

l'heure  avance,  et,  ne  trouvant  pas  la  voie 
du  cerf,  il  peut  affirmer,  si  son  chien  ne  l'a 
pas  surallée,  qu'il  est  là,  dans  ce  grand  massif 
de  bois  dont  il  a  fait  le  tour.  «  Est-il  prudent, 
maintenant,  de  le  «  raccourcir  »  ?  pense-t-il 
(opération  qui  consiste  à  le  rembucher  dans 
le  plus  petit  espace  possible).  Voilà  un 
animal  qui,  sans  aucun  doute,  est  inquiet. 
Vais-je  risquer  de  le  faire  partir  en  voulant 
le  serrer  de  trop  près  ?  Il  peut  éventer  mon 
chien,  et,  bernique  !  je  rentrerai  bredouille 
au  rendez-vous.  »  Cependant,  l'amour-propre 
l'emporte  sur  la  sagesse.  Donner  à  courre 
un  cerf  «  dans  un  mouchoir  »  ,  n'est-ce  pas 
le  chef-d'œuvre  du  genre?  «  Ma  foi!  je  tente 
la  chance  »,  se  dit-il.  Une  fois  sa  décision 
prise,  il  suit  avec  des  précautions  minutieuses 
une  sente  (1)  qui  coupe  en  deux  les  enceintes 
d'où  les  grands  devants  lui  ont  permis  de  s'as- 
surer que  l'animal  n'était  pas  sorti,  et, 
tout  joyeux,  il  constate  bientôt  que  sa  peine 
et  sa  persévérance  vont  être  couronnées  de 
succès.  Il  ne  faut  pas  croire,  cependant,  que 
ce  succès  il  l'obtiendra  sans  avoir  à  résoudre 
encore  quelques  difficultés.  A  peine  s'est-il 
engagé  dans  le  chemin  de  traverse  (B.  G.), 
qu'il    rencontre    une    voie    (7)    sur    laquelle, 


80  REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

comme  d'habitude,  il  «  brise  »  et  dépose  une 
branche.  Quelques  pas  plus  loin,  nouvelle 
rencontre  (8),  mais  dans  un  sens  inverse.  En 
examinant  de  près  l'un  et  l'autre  de  ces 
volcelets,  il  lui  semble  bien  reconnaître  son 
animal,  mais  la  terre  est  si  dure  qu'il  se 
méfie  de  lui-même.  Gomment  ne  serait-il  pas 
perplexe  ?  Tout  au  plus  peut-il  définir  le  sens 
dans  lequel  le  cerf  dirige  ses  pas,  et,  s'il  y 
parvient,  c'est  en  grande  partie  grâce  au  ter- 
rain herbu  sur  lequel  «  la  foulée  »  se  perçoit, 
la  pointe  de  l'herbe  étant  toujours  couchée 
du  côté  où  la  bête  a  la  tête  tournée.  Si, 
toutefois,  par  hasard,  c'était  un  autre  animal? 
Il  est  vrai  qu'il  n'en  a  pas  eu  connaissance 
en  prenant  ses  grands  devants ,  qu'il  a  dû 
marcher  la  nuit  pour  «  viander  »,  bref,  qu'il 
serait  bien  étrange  qu'il  fût  resté,  depuis  la 
veille,  dans  les  mêmes  demeures.  Non,  ce 
n'est  guère  probable  ;  mais  ne  savons-nous 
pas  que  «  le  vrai  peut  quelquefois  n'être  pas 
vraisemblable  »  ?  Décidément,  le  mieux  est  de 
s'assurer  de  la  chose.  Ici  apparaît  l'utilité 
des  brisées  jetées  sur  chaque  piste  rencon- 
trée. En  suivant  le  contre-pied  de  la  seconde 
voie,  il  est  clair  que,  si  son  chien  le  ramène 
à    celle    (7)    qu'il    a    croisée   peu    d'instants 


L'ART  DE   DETOURNER  UN   CERF  81 

avant  dans  la  même  route,  et  sur  laquelle 
il  a  eu  soin  de  placer  une  branche,  il  aura 
acquis  la  preuve  qu'il  s'agit  dans  les  deux 
cas  d'un  seul  et  même  cerf,  le  sien,  qui,  avant 
de  se  mettre  à  la  reposée,  a  fait  un  «  faux 
rembûchement  »,  ruse  bien  connue  dont  se 
servent  les  animaux  qui  ont  déjà  été  attaqués 
et  que  l'on  a  manques. 

D'autre  part,  si  le  limier,  contrairement 
à  cette  éventualité,  l'entraîne  dans  une  direc- 
tion opposée,  tous  les  doutes  disparaissent 
également.  Il  n'y  a  plus  lieu  de  s'occuper  de 
cette  seconde  voie,  qui  est  celle  d'un  autre 
cerf. 

Voilà  donc  le  valet  de  limier  lancé  sur  le 
contre-pied,  débrouillant  les  allées  et  venues 
de  l'animal  à  travers  les  fourrés.  Ses  espé- 
rances se  réalisent.  Après  bien  des  détours, 
il  revient  à  ses  premières  branches ,  et  sa 
manœuvre  lui  indique  que,  toujours  inquiet, 
le  cerf  qu'il  travaille  depuis  le  matin  a  cher- 
ché, au  moyen  d'un  faux  rembûchement,  à  se 
garer  d'un  danger  qu'il  soupçonne,  et  qu'il 
est  revenu  brusquement  sur  ses  pas,  avant 
de  se  mettre  sur  le  ventre  sous  une  touffe 
de  fougères  ou  une  cépée  de  bois. 

Cependant,   il  reste  une   dernière    précau- 

11 


82  REFLEXIONS   D  UN  VIEUX  VENEUR 

tion  à  prendre,  afin  d'éviter  toute  erreur.  Qui 
nous  dit  qu'en  voulant  le  «  raccourcir  »,  le 
cerf,  serré  de  trop  près,  n'a  pas  éventé  le 
chien  et  ne  s'est  pas  empressé  de  déguerpir  ? 
Aussi,  avant  de  quitter  la  place,  le  valet  de 
limier  devra-t-il  s'armer  de  courage  et  re- 
prendre, une  fois  encore,  ses  fastidieux  de- 
vants, si  le  temps  le  lui  permet,  car  déjà  il  est 
onze  heures,  et  il  lui  faut  compter  quatre 
kilomètres  pour  gagner  le  rendez -vous,  et  il 
faut  qu'à  midi  il  ait  déjeuné  ,  qu'il  soit  habillé 
pour  la  chasse  et  prêt  à  communiquer  son 
rapport  à  son  maître.  Le  désir  de  bien  faire 
l'emporte  sur  ses  hésitations  passagères,  et, 
après  s'être  assuré  à  la  hâte  que  le  cerf  est 
bel  et  bien  rembuché ,  il  casse  cette  fois 
deux  branches  (5) ,  signe  du  terme  de  ses 
laborieuses  pérégrinations,  branches  qu'il  met 
sur  la  dernière  rentrée  où  l'on  amènera,  dans 
la  suite,  les  rapprocheurs. 

On  voit,  par  les  détails  qui  précèdent,  l'im- 
portance prépondérante  que  joue  à  la  chasse 
à  courre  le  valet  de  limier.  Qu'il  donne  un 
buisson  creux,  soit  par  sa  négligence,  soit 
qu'il  ait  manqué  de  Ilair,  soit  à  la  suite  de 
contretemps  imprévus ,  il  n  '  en  faudra  pas 
davantage    pour    que    les    chiens    rentrent    au 


L'ART  DE   DETOURNER  UN   CERF  83 

chenil  sans  être  découplés  de  la  journée. 
Je  ne  parle  pas  de  riiumiliation  qu'éprouve 
de  son  échec  Thomme  véritablement  amou- 
reux de  son  métier.  Cependant,  plus  qu'ail- 
leurs, l'indulgence  est  de  mise,  en  présence 
des  buissons  creux,  et,  seuls,  les  veneurs 
qui  n'ont  jamais  été  au  bois  peuvent  être 
portés  à  accabler  injustement  un  valet  de 
limier  malheureux,  parce  qu'ils  ignorent  les 
embarras  incessants  auxquels  il  est  en  butte. 
11  y  a  tant  de  raisons  de  leur  pardonner  une 
erreur  à  ces  braves  serviteurs,  qui  emploient 
à  leur  travail  leur  énergie  et  leur  intelli- 
gence. Je  sais  bien  qu'il  existe  des  excep- 
tions, comme  dans  tout  ce  qui  relève  de  la 
nature.  Je  n'ignore  pas  que,  parfois,  il  s'en 
trouve  qui,  au  lieu  de  remplir  leur  devoir, 
fréquentent  les  cabarets  et  affirment  imper- 
turbablement au  rendez-vous  qu'ils  n'ont  eu 
connaissance  d'aucun  animal  dans  leur  quête. 
Il  en  est  d'autres  qui  préfèrent  détourner, 
plutôt  qu'un  cerf,  des  jeunes  bûcheronnes... 
de  leur  travail.  L'un  de  mes  amis,  très  bon 
veneur  et  maître  d'équipage,  avait  la  répu- 
tation de  se  livrer  à  ce  genre  spécial  de 
«  détournement  ».  Dame  !  l'occasion,  l'herbe 
tendre...    Bref,   il  résistait  peu  à  la  tentation. 


84  REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

Un  jour  qu'il  avait  attaché  son  limier  à  un 
arbre,  préférant  sacrifier  au  culte  de  Vénus 
celui  de  Diane,  il  s'était  entendu  apostropher 
de  cette  façon  par  la  jeune  femme  attendrie  : 
«  Ah  !  si  pourtant  votre  maître  vous  voyait  !  » 
Mais  je  me  hâte  de  dire  que  l'attrait  de 
rembùcher  un  bel  animal,  que  l'on  attaque 
ensuite,  est  si  passionnant  que  l'on  peut  classer 
parmi  les  exceptions  ceux  qui  négligent  leur 
quête  pour  recourir  à  d'autres  distractions. 
Aussi,  les  maîtres  d'équipage  devront  -  ils 
toujours  user  d'indulgence,  si,  après  avoir 
foulé  en  vain  l'enceinte  où  un  cerf  a  été  donné 
à  courre,  ils  sont  obligés  d'aller  frapper  à  une 
autre  brisée  ou  de  reprendre  le  chemin  du 
logis,  car,  souvent,  ce  sont  des  circonstances 
imprévues  qui  ont  causé  leur  mécompte.  Par 
exemple,  qui  peut  vous  assurer  qu'entre  le 
moment  où  le  cerf  a  été  détourné  et  celui 
où  l'on  part  du  rendez-vous  pour  l'attaquer, 
des  ramasseurs  de  bois  mort,  des  chercheurs 
de  champignons  ou  de  noisettes,  etc.,  ne 
sont  pas  venus  le  mettre  sur  pied  ?  Et  les 
mouches,  donc  !  Que  le  soleil  vienne  à  tourner 
quand  il  est  à  la  reposée  et  que  ses  rayons 
ardents  l'enveloppent  tout  à  coup,  une  nuée 
de  ces  irritantes  petites  bestioles  affluent  sur 


M 
•A 


H 

m 
P 

-M 


LART  DE   DETOURNER  UN  CERF  85 

lui,  et,  pour  s'en  préserver,  d'un  bond,  il  se 
lève  affolé  et  court  chercher  un  autre  refuge 
à  quelques  enceintes  seulement  de  là,  il  est 
vrai,  mais  il  n'en  faut  pas  davantage  pour  que 
l'équipage,  deux  heures  plus  tard,  fasse  buisson 
creux. 

De  même,  un  garde  forestier  peut  avoir 
été  visiter  son  chemin  d'assommoir,  qui  tra- 
verse de  part  en  part  les  fourrés  où  le  cerf 
est  couché,  en  battre  les  fougères  pour  relever 
ses  pièges,  agrainer  des  faisans,  etc.  Il  n'en 
faut  encore  pas  davantage  pour  que  l'animal 
se  sauve  et  soit  loin,  quand  il  s'agira  de  l'atta- 
quer. Quoi  de  plus  naturel  aussi  qu'une  harde 
d'animaux,  venue  à  l'improviste,  entraîne  au 
passage  le  camarade  avec  elle  ? 

J'ai  assisté,  lorsque  la  vénerie  de  l'em- 
pereur Napoléon  III  chassait  en  forêt  de  Gom- 
piègne,  à  une  scène  souverainement  injuste, 
provoquée  par  l'un  de  ces  accidents  imprévus 
devant  lesquels  l'homme  le  plus  habile  de- 
meure impuissant.  L'on  était  allé  attaquer  un 
cerf  seul  à  sa  4®  tète,  mais,  après  avoir  foulé 
l'enceinte  dans  tous  les  sens,  il  n'en  était 
sorti  qu'une  vieille  biche.  Le  premier  veneur, 
convaincu  que  le  valet  de  limier  s'était  gros- 
sièrement trompé,   qu'il  avait   mal  jugé   l'ani- 


86 


REFLEXIONS  D'UN   VIEUX  VENEUR 


mal,   qu'en  un  mot  son  cerf  n'était  réellement 
qu'une    biche,    le   mit   à    pied    sans    commen- 


taires, alors  qu  '  il  était  permis  de  croire 
qu'une  substitution  d'animaux  s'était  produite 
pendant  l'intervalle  de  temps  où  personne 
ne  pouvait  s'en  douter. 

Bien  d'autres  cas  analogues  peuvent  se 
produire,  indépendants  de  la  volonté  humaine 
et  devant  lesquels  la  sagesse  est  de  s'in- 
cliner. 

Que  de  fois  ne  m'est- il  pas  arrivé,  au 
début  de  la  saison,  alors  qu'il  fait  chaud  et 
que  les  fourrés  sont  inextricables,  de  fouler 
une  enceinte  avec  six  rapprocheurs  pendant 
plus  d'une  heure,  sans  pouvoir  attaquer  le  cerf 
qui  y  était  rembuché,  et,  découragé,  d'aban- 
donner la  partie,  puis  d'apprendre,  dans  le  cou- 
rant de  la  journée,    qu'à    peine  j'avais  eu   le 


L'ART  DE   DETOURNER  UN   CERF  87 

dos  tourné,   il  avait  été  vu  par  corps,   sortant 
tranquillement  de  cette  même  enceinte. 

Parlerai -je  de  la  méchanceté  de  certains 
valets  de  limier  jaloux  ?  Hélas  !  ces  vilenies 
se  voient  et  se  verront  encore.  N'en  a-t-on 
pas  connu  qui  poussaient  la  traîtrise  jusqu'à 
entrer  sous  bois,  quand  le  camarade,  après 
avoir  détourné  son  cerf,  regagnait  le  rendez- 
vous,  dans  le  but  perfide  de  faire  sortir  l'animal 
et  de  provoquer  ainsi  le  buisson  creux,  ou  bien 
encore  jusqu'à  semer  de  fausses  brisées  sur 
la  route,  afin  d'induire  en  erreur  ?  Le  récit 
de  l'un  de  ces  procédés  inqualifiables  me  fut 
raconté,  à  l'époque,  par  la  victime  elle-même. 
On  avait  gardé  avec  le  plus  grand  soin,  pour 
une  solennité  qui  devait  avoir  lieu  pendant 
le  déplacement  de  Napoléon  III  à  Compiègne, 
un  très  vieux  cerf  qui  avait  élu  domicile 
dans  le  voisinage  de  la  ville.  Chaque  matin, 
pendant  des  jours  et  des  jours,  le  valet  de 
limier  auquel  était  dévolue  cette  quête  en 
avait  connaissance  et  ne  doutait  pas  une 
minute  de  le  rembucher  sans  peine,  quand 
le  moment  serait  arrivé.  Par  malheur  pour 
lui,  il  avait  parmi  les  hommes  de  la  vénerie 
un  ennemi  acharné,  Lafeuille,  le  «  Grand  La- 
feuille   »,   ainsi    qu'on    l'appelait,    connaissant 


88 


RÉFLEXIONS  D'UN   VIEUX  VENEUR 


supérieurement  son  métier  qu'il  avait  appris 
chez  le  comte  Frédéric  de  Lagrange.  Il  s'était 
promis  de  lui  jouer  un  tour  de  sa  façon  et  il 
se  tint  parole.  Au  jour  dit,  mon  Lafeuille  se 
lève  dès  l'aube,    prend  son  chien,  n'a  pas  de 


peine  à  trouver,  dans  l'une  des  routes  abou- 
tissant à  Compiègne,  la  voie  du  gros  cerf 
et  dépose  dessus,  en  guise  de  branche,  com- 
ment dirai-je  ?  un  souvenir  sui  generis  de 
son  passage,  dont  l'effet  odoriférant  ne  devait 
pas  manquer  de  se  faire  sentir,  c'est  le  cas 
de  le  dire,  quelques  instants  plus  tard.  Son 
camarade,  sûr  d'avance  de  l'honneur  qu'il 
va   recueillir    en    donnant    à    courre     le    plus 


L'ART  DE    DETOURNER  UN   CERF  89 

magnifique  dix-cors  de  la  forêt,  tout  joyeux 
à  cette  pensée,  ne  se  presse  pas  et  se  met 
au  travail  en  toute  sécurité.  Comme  d'habi- 
tude, il  trouve  le  cerf  rentrant  de  la  plaine, 
le  brise  sur  une  route,  puis  sur  une  autre. 
Tout  va  bien  jusque-là.  Son  chien  le  lui 
donne  à  plein  trait,  quand,  soudain,  le  nez 
à  terre,  il  s'arrête  :  «  Viens  donc,  feignant  !  » 
lui  dit  son  maître  en  l'entraînant,  sans  se 
douter  qu'en  cet  instant  critique  se  jouait 
pour  lui  la  partie  suprême.  11  n'en  fallut  pas 
davantage  pour  que  le  pauvre  homme  ayant, 
en  cet  endroit  maudit,  surallé  le  cerf,  ait 
acquis  la  conviction  qu'il  s'était  mis  à  la  re- 
posée et  qu'il  pouvait  sans  crainte  le  donner 
à  courre.  Il  se  fiait  trop  à  son  chien  et  pas 
assez  à  l'imprévu.  S'il  avait  pris  ses  derniers 
grands  devants,  il  aurait  retrouvé,  quelque 
part,  une  voie  qui  l'aurait  empêché  de  com- 
mettre une  sottise,  qu'il  paya  chèrement  en- 
suite. Assurément,  il  méritait  une  réprimande. 
Mais  que  l'on  se  mette  à  sa  place.  Voilà  un 
homme  qui,  pendant  des  mois,  avait  surveillé 
les  allées  et  venues  d'un  animal  ,  qui  en 
connaissait,  par  conséquent,  à  merveille  les 
habitudes  et  les  demeures,  qui  pouvait  presque 
dire  sous  quelle  cépée  il  se  couchait  chaque 

12 


90  REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

jour  après  avoir  fait  sa  nuit,  et  l'on  com- 
prendra que  l'on  soit  tenté  de  l'excuser  de 
ne  s'être  pas  entouré  des  précautions  élé- 
mentaires consacrées  par  l'usage. 

Ce  qui  précède  m'amène  à  dire  qu'à  toutes 
les  qualités  de  métier  que  l'on  est  en  droit 
d'exiger  d'un  valet  de  limier,  il  est  impor- 
tant que,  dans  l'intérêt  de  l'harmonie  qui  doit 
régner  dans  un  équipage,  viennent  s'ajouter 
le  bon  caractère  et  la  conciliation  dans  ses 
rapports  avec  ses  autres  camarades,  au  bois 
surtout,  où  les  motifs  de  discorde  se  pré- 
sentent fréquemment.  Il  est  de  règle,  je  le 
répète,  que  le  maître  d'équipage  attribue  à 
chacun  de  ses  hommes  une  certaine  étendue 
de  terrain  qui  constitue  sa  quête.  Bien 
que  le  valet  de  limier  soit  maître  dans  son 
domaine,  il  arrive  parfois  qu'il  rencontre  un 
cerf  qui  le  conduit  dans  celui  de  son  voisin. 
Va-t-il  continuer  à  le  travailler  ou  devra-t-il 
l'abandonner  ?  Dans  l'intérêt  de  la  chasse, 
il  est  évident  que  l'hésitation  n'est  pas  per- 
mise. Mais  comment  le  camarade  envisa- 
gera-t-il  cet  empiétement  sur  son  terrain  ? 
Rembucher  un  animal  dans  la  quête  qui  lui 
appartient,  c'est  presque  l'accuser  de  ne  pas 
l'avoir  faite.   On  conçoit  la  mauvaise  humeur 


L'ART  DE   DETOURNER  UN   CERF  91 

qui  peut  résulter  de  semblables  procédés. 
Un  principe  existe,  il  est  vrai,  dans  cette 
conjoncture.  S'il  y  a  une  brisée  sur  la  voie 
qui  va  d'une  quête  à  une  autre,  le  valet  de 
limier  doit  se  retirer  :  «  On  ne  va  pas  sur  les 
brisées  d'un  autre.  »  N'empêche  que,  lorsqu'il 
n'y  en  a  pas  et  que,  faisant  suite  d'un  animal, 
il  le  détourne  dans  la  quête  limitrophe,  il 
se  crée  des  animosités  dont  souffrent  les 
maîtres  et  leurs  chasses  et  dont  ils  sont  les 
premières  victimes. 

Sur  la  jalousie  qui  peut  naître  de  ces 
manœuvres,  d'Yauville  a  écrit  les  lignes  sui- 
vantes :  ((  Si  le  valet  de  limier  trouve,  dès 
le  matin,  un  cerf  sorti  de  sa  quête  et  passé 
dans  celle  de  son  voisin,  il  doit  le  rayer,  le 
briser  et  passer  son  chemin,  parce  qu'il  est  à 
présumer  que  le  voisin,  prenant  les  devants 
de  sa  quête,  doit  aussi  trouver  le  cerf  ;  mais 
s'il  s'aperçoit,  sur  le  haut  du  jour,  que  son 
voisin,  par  quelque  cause  que  ce  soit,  n'ait 
point  eu  connaissance  de  ce  cerf,  il  doit  le 
houper  (manière  d  '  appeler  que  le  mot  ex- 
prime). L'usage  est  que,  si,  après  avoir  houpé 
trois  fois,  le  voisin  ne  répond  pas,  on  doit 
aller  après  ce  cerf  pour  le  détourner;  mais, 
si   le    voisin  paraît ,   celui  qui   a  brisé   le   cerf 


92  REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

le  mène  au  rembûchement,  lui  en  fait  revoir, 
puis  se  retire  ;  cependant,  par  procédé,  le 
veneur  qui  est  dans  sa  quête  propose  ordi- 
nairement à  son  camarade  de  l'accompagner 
pour  détourner  et  faire  rapport  du  cerf  en- 
semble. C'est  dans  ces  occasions  où  l'on  juge 
des  caractères  ;  l'ambitieux  ne  se  pique  pas 
de  tant  d'honnêteté  ;  il  est  jaloux  de  faire 
rapport  seul,  pour  avoir  seul  la  gloire  de 
laisser-courre.  Tels  gens  sont  ordinairement 
méprisés  de  leurs  camarades,  qui  s'en  méfient 
et  les  observent  rigoureusement,  parce  qu'ils 
sont  toujours  prêts  à  faire  quelques  tours  de 
leur  métier.   » 

Méchancetés  et  mécomptes,  le  valet  de 
limier  doit  donc  s'attendre  à  en  supporter 
les  conséquences  au  cours  de  sa  vie.  Dans  le 
nombre,  il  y  a  des  déboires  qui,  heureusement, 
provoquent  le  rire.  Je  n'en  citerai  qu'un 
seul,  datant  de  loin,  de  l'époque  où  mon 
père,  dans  la  pénurie  d'animaux  résultant 
de  la  guerre  de  1870-71,  découplait  indiffé- 
remment ses  chiens  sur  les  cerfs  et  les  san- 
gliers de  la  forêt  de  Gompiègne.  En  raison 
de  leur  rareté,  on  pense  quelle  randonnée 
les  valets  de  limier  étaient  obligés  de  fournir 
avant  de  trouver  de  quoi    chasser,   et,    quand 


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L'ART  DE    DETOURNER  UN   CERF  93 

leur  chien  se  rabattait  sur  une  voie,  ce  qui 
n'arrivait  pas  tous  les  jours,  leur  excitation 
s'en  trouvait  décuplée.  Or,  une  fois,  l'un 
d'eux,  le  baron  de  S...,  veneur  émérite,  pour 
qui  le  plaisir  de  détourner  un  animal  n'équi- 
valait à  aucun  autre,  avait  déjà  arpenté  sa 
quête  de  long  en  large,  sans  avoir  trouvé 
l'occasion  de  caresser  son  chien  sur  la  moindre 
piste,  et  retournait,  l'oreille  basse  et  la  mine 
déconfite,  au  rendez-vous,  quand,  soudain, 
il  bondit  de  joie,  au  tournant  d'une  route 
empierrée,  en  sentant  le  trait  de  son  limier 
se  tendre  d'une  façon  désordonnée.  Il  avait 
plu  dans  la  nuit  et  l'humidité  du  sol  rendait 
le  revoir  admirable.  Aucun  doute  ne  pouvait 
subsister  :  un  volcelet,  parfaitement  formé, 
était  aussi  visible  sous  ses  pieds  que  le  nez 
au  milieu  du  visage.  C'était  celui  d'un  ragot 
de  cent  trente  livres,  du  plus  désirable  des 
ragots,  d'un  amour  de  sanglier  ! 

S'attacher  à  ses  trousses  jusqu'au  moment 
où  il  pourrait  s'écrier  triomphalement  :  «  Il 
est  là  !  »  lui  semblait,  à  cette  heure,  le  bon- 
heur suprême. 

La  route  bordait  le  pâtis  de  bois  qui 
servait  de  clôture  à  la  Faisanderie  et,  chose 
bizarre,   l'animal,    au  lieu   de   la   quitter    pour 


94  REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

se  rembucher,  tantôt  sautait  sur  les  talus 
voisins,  tantôt  enfilait  la  chaussée. 

Le  chien  ne  balançait  pas  une  seconde 
sur  la  voie  chaude  qui  l'emmenait  bon  train 
vers  Gompiègne.  «  Ah  çà  !  se  demandait  le 
baron,  va-t-il  pénétrer  dans  la  ville  ?  » 

En  effet,  le  sanglier  ne  semblait  pas  vou- 
loir s'écarter  de  cette  direction.  Déjà,  il 
approchait  de  l'octroi,  prélude  des  premières 
habitations.  Encore  quelques  mètres  et  le 
préposé  n'allait-il  pas  exiger  de  lui  qu'il  se 
déclarât  et  payât  la  taxe  d  '  entrée  réservée 
aux  denrées  comestibles  ? 

Toujours  à  sa  suite,  on  pouvait  voir  le 
baron,  plein  d'ardeur  et  d'espoir,  pendu  à  son 
chien  dont  les  yeux  sortaient  de  la  tête, 
mais  ne  comprenant  rien  à  un  parti  si  peu 
conforme  aux  habitudes  des  bêtes  noires. 

Tout  à  coup,  plus  rien,  plus  de  voie.  Le 
sanglier  s'était-il  enfin  décidé  à  gagner  les 
demeures  fourrées  pour  se  mettre  à  la  bauge  ? 
Hypothèse  d'autant  plus  vraisemblable  qu'une 
voiture  de  marchand  ambulant,  d'un  rem- 
pailleur de  chaises,  arrêtée  sur  le  bord  de 
la  route,  lui  avait  sans  doute  causé  la  frayeur 
qui  avait  motivé  ce  brusque  écart.  Comme 
il    n'est    jamais    inutile    de    se    renseigner    et 


L'ART  DE   DETOURNER   UN   CERF 


95 


que  la  Providence  nous  a  munis  d'une  langue 
pour  nous  en  servir,  le  baron,  fidèle  à  la  tra- 
dition, s'était  approché  du  bonhomme  en 
train  de  travailler  l'osier  d'une  corbeille  devant 
la  porte  de  sa  maison  roulante  et  s'apprêtait 
à  lui  crier  les  paroles  sacramentelles  :  «  N'avez- 
vous  pas  vu...  ?  »  quand,  avant  qu'il  ait  eu 
le  temps  d'achever  sa  phrase,  un  aboiement 
formidable  se  faisait  entendre,  puis ,  plus 
vite  que  je  ne  mets  à  l'écrire,  une  trombe 
noire  fonçait  sur  lui,  le  culbutant  au  passage. 
Le  limier,  de  son  côté,  décampait  à  toute 
allure,  la  queue  entre  les  jambes,  poursuivi 
par  le  ragot  qui,  heureusement  pour  ses  deux 


victimes,    n'était   qu'une   laie...    sans   défense. 
On   devine  le  reste.  Le  rempailleur,    venu 
de   Villers-Gotterets    le   matin,  voyageait    ac- 
compagné de  cette  béte,  qu'il  avait  apprivoisée 


96 


REFLEXIONS   D  UN  VIEUX  VENEUR 


dès  son  jeune  âge.  Partout  où  il  allait,  elle 
le  suivait,  galopant  aux  côtés  de  la  voiture, 
et,  dès  que  l'on  s'arrêtait,  elle  s'empressait 
de  s'enfouir  dans  une  caisse  garnie  de  paille, 
suspendue  entre  les  deux  roues.  C'est  de 
cette  bauge  improvisée,  qu'agacée  de  la  visite 
inopinée  et  indiscrète  du  baron  et  de  son 
acolyte,  elle  s'était  précipitée  furieusement, 
chargeant  homme  et  chien,  aussi  surpris  l'un 
que  l'autre  de  cette  apparition  inattendue. 
Avant    de   clore   ce  chapitre,    il    me   reste 

à  signaler  une 
autre  manière 
d'aller  au  bois, 
parce  que  je  l'ai 
vu  pratique r 
dans  certains 
équipages.  Je 
me  hâte  de  dire 
qu'elle  est  la 
négation  de  la 
vénerie,  de  l'art 
du  valet  de 
limier,  et  qu'elle 
demeure  l'apa- 
nage des  pares- 
seux et  des  inca- 


L'ART  DE    DETOURNER  UN   CERF  97 

pables.  Elle  consiste  à  se  munir  d'une  bonne 
jumelle  et  à  attendre,  de  grand  matin,  dans  les 
parages  que  les  animaux  fréquentent,  leur  pas- 
sage dans  les  routes  ou  les  clairières  de  forêt. 
Inutile,  dans  ce  cas,  de  se  précautionner  d'un 
chien,  qui  ne  devient  même  qu'une  gêne  ;  la 
lorgnette  remplace  tout.  Certes,  il  serait  impar- 
donnable avec  ce  modem  style  ^  qui  eût  fait 
bondir  d'indignation  nos  ancêtres,  de  donner  à 
courre  un  jeune  cerf  pour  un  vieux,  à  moins 
d'être  aveugle;  mais,  aussi,  que  de  buissons 
creux  attendent  les  imprudents  qui  le  mettent 
en  pratique  !  Il  ne  suffit  pas  d'avoir  vu  par 
corps  un  animal  traverser  un  chemin  pour  le 
croire  rembûché  dans  l'enceinte  suivante. 
Gomme  il  s'en  va  d'assurance,  observant, 
l'oreille  tendue  tout  en  marchant,  et  surtout 
dans  la  traversée  des  routes,  s'il  n'est  pas 
quelque  embûche,  quelque  danger  qui  le 
menace,  comme  sa  vue  perçante  lui  permet  de 
se  rendre  compte  à  une  longue  distance  des 
moindres  objets  dont  il  n'a  pas  connaissance 
dans  l'habitude  de  la  vie,  on  peut  être  certain 
que ,  la  plupart  du  temps  ,  un  cerf  ainsi 
aperçu,  même  de  loin,  ne  se  mettra  pas  de 
sitôt  à  la  reposée.  Et,  alors,  on  se  figure  le 
résultat  inévitable  de  cette  manœuvre.  Revenu 

13 


98  REFLEXIOxNS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

au  rendez-vous,  notre  homme  pourra  sortir 
un  rapport  flamboyant  à  son  maître,  mais, 
quand  il  s'agira,  deux  ou  trois  heures  plus  tard, 
de  découpler  les  chiens  à  la  voie,  s'il  fait 
«  mauvais  chasser  »,  ils  ne  rapprocheront  sous 
aucun  prétexte  ou  se  rabattront  sur  d'autres 
animaux  de  rencontre.  Ces  valets  de  limier-là 
n'en  portent  que  le  nom,  et  le  jour  où,  en 
déplacement,  ils  seront  appelés  à  faire  le  bois 
dans  une  forêt  fourrée  et  mal  percée,  leur 
jumelle  ne  leur  rendra  pas  plus  de  service 
qu'un  cautère  n'en  rend  sur  une  jambe  de 
bois.  Hontes  de  la  vénerie,  ils  ne  sauraient 
aimer  leur  métier  et  ne  pourraient  jamais 
remplir  les  conditions  exigées  pour  devenir  un 
piqueur  entendu  et  capable. 


VI 


LE  RENDEZ-VOUS  ET  L'ATTAQUE 


ES  valets  de  limier  rentrés  au 
rendez-vous  se  dépêchent 
d'endosser  leur  tenue  de 
chasse  et  de  déjeuner,  en 
attendant  le  moment  où  ils 
feront  connaître  au  maître 
d'équipage  le  résultat  de 
leur  travail.  Trop  souvent  ce  dernier  ne  s'in- 
c[uiète  pas  assez  des  conditions  hygiéniques 
où  ses  hommes  se  trouveront  pour  manger  et 
se  vêtir,  ne  se  préoccupant  pas  de  savoir  s'ils 
auront  même  un  abri  contre  les  intempéries  de 
la  saison.  C'est  un  tort.  Que  de  fois  l'homme 
qui  s'est  attardé  pour  rembucher  un  cerf  est 
obligé  de  gagner  le  lieu  du  rendez-vous  en 
courant.  Il  y  arrive  en  nage,  et  comme,  à 
l'époque  où  l'on  chasse,  le  froid  est  de  mise, 
comme  un  vent  glacial  souffle  généralement, 
quand   il  ne  pleut  pas  à  verse,  il  risque  fort, 


100        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

ainsi  exposé  au  grand  air,  d'attraper  bron- 
chites, fluxions  de  poitrine,  rhumatismes, 
toutes  maladies  dangereuses  qui  le  cloueront 
au  lit  pendant  de  longues  semaines.  Or,  qui 
en  pâtira  le  plus  après  le  pauvre  diable, 
victime  de  son  amour  de  la  chasse  et  de  son 
devoir  ?  Le  maître  d'équipage.  Aussi  ce  der- 
nier doit-il  ne  rien  négliger  à  l'égard  des  pré- 
cautions à  prendre,  lorsqu'il  s'agira  de  fixer 
le  rendez-vous,  afin  d'assurer  à  ses  hommes 
le  moyen  de  se  préserver  du  froid  et  de  l'hu- 
midité pendant  le  temps  qu'ils  y  resteront. 
Rien  de  plus  simple  pour  atteindre  ce  but, 
quand  une  auberge  ou  une  maison  de  garde 
ne  se  trouve  pas  à  proximité,  que  de  se 
pourvoir  d'une  petite  tente  démontable  et  de 
quelques  sièges  pliants  que  l'on  dépose  dans 
la  carriole  qui  apporte  au  rendez-vous  leurs 
vêtements  de  chasse  et  leurs  victuailles.  Ces 
détails,  fruit  d'une  longue  expérience,  que  plus 
d'un  maître  d'équipage  traite  un  peu  trop 
cavalièrement,  méritent  toutefois  une  attention 
plus  sérieuse  qu'il  ne  semble  de  prime  abord. 
Il  est  midi.  Les  invités  arrivés  au  rendez- 
vous  attendent,  pour  partir,  le  résultat  des 
pourparlers  engagés  entre  le  piqueur  et  son 
maître  sur   le   choix  de  la  brisée  et   le  meil- 


H 

o 

a. 

^-1 


LE   RENDEZ-VOUS  ET   L'ATTAQUE         101 

leur  endroit  où  devront  être  placés  les  chiens 
de  meute.  Le  rapport  est  tel  que  toute  incer- 
titude est  vite  levée.  L'un  a  rembûché  une 
harde  de  plusieurs  cerfs  à  tête,  autrement 
dit  une  harde  dont  sont  exclus  les  daguets  ; 
un  autre  a  deux  brisées  à  son  actif.  La  plus 
favorable  comprend  des  biches  accompagnées 
d'un  daguet,  d'une  troisième  tête  et  d'un  gros 
cerf.  Ah  !  si  Ton  était  sûr  que  les  chiens  sépa- 
rassent de  cette  harde  le  dix-cors,  il  faudrait 
sans  hésitation  aller  «  frapper  à  cette  brisée  ». 
Oui,  mais,  une  fois  sur  dix,  pareille  aubaine 
se  produira.  C'est  étrange,  mais  c'est  ainsi. 
Pourquoi,  me  demandera-t-on  ?  Parce  que  les 
vieux  cerfs  s'arrangent  toujours  pour  se  défiler 
au  moment  propice,  soit  en  se  rasant  subi- 
tement dans  un  buisson  épais  et  en  laissant 
passer,  à  côté  d'eux,  toute  la  meute  emportée 
sur  le  reste  de  la  harde,  soit  en  obligeant,  à 
force  de  coups  d'andouillers  appliqués  dans 
Tarrière-train,  un  plus  jeune  cerf  à  s'écarter 
d'eux,  à  se  séparer  et  finalement  à  se  livrer 
aux  chiens. 

Je  sais  bien  qu'on  pourrait  arrêter  les  chiens, 
s'ils  sont  d'une  docilité  à  toute  épreuve,  et 
les  ramener  à  la  voie  du  plus  gros  cerf;  mais, 
à  mon   sens,    la   manœuvre  est    à  éviter.  Les 


102        REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

chiens  ont-ils  démêlé  un  animal  au  milieu 
d'autres,  ont-ils  goûté  quelques  instants  seu- 
lement sa  voie,  tant  pis,  il  faut  le  leur  laisser 
chasser.  La  leçon  qu'on  leur  donnerait  en  les 
empêchant  de  continuer  serait  détestable,  car 
ce  serait  leur  apprendre  à  tourner  sur  le 
change. 

Dans  ces  conditions,  il  vaut  mieux  donner 
la  préférence  au  troisième  valet  de  limier,  qui 
croit  avoir  rembuché  une  quatrième  tête 
accompagnée  de  cinq  biches.  Autant  dire  que 
le  cerf  est  seul,  car,  dans  un  équipage  bien 
créance,  pas  un  chien  ne  s'occupera  d'elles, 
et  tous,  sans  exception,  devront  en  séparer  le 
mâle. 

On  s'est  donc  décidé  à  frapper  à  cette 
brisée.  Quant  aux  autres,  le  parti  le  plus 
sage  est  de  les  écarter,  car  l'on  risquerait  de 
former ,  en  découplant  les  chiens  de  meute, 
plusieurs  chasses  qui  gêneraient  dans  la  suite, 
si  les  valets  de  chiens  ne  parvenaient  pas  à 
les   ramener  vite  sur  une   seule  voie. 

De  plus,  les  branches  sont  près  du  rendez- 
vous,  et,  si  les  animaux  n'ont  pas  bougé  de 
l'enceinte,  ils  seront  promptement  attaqués. 
Mais  que  vois-je!  La  nouvelle  s'est  répandue 
comme    une   traînée    de   poudre   dans  l'assis- 


LE   RENDEZ- VOUS   ET   L'ATTAQUE         103 

tance  ;  chacun  a  son  idée  et  tire  des  plans 
abracadabrants  pour  mieux  voir.  Les  amis  et 
invités  sont  déjà  en  route  pour  devancer  la 
meute,  et,  si  l'on  n'y  met  bon  ordre  aussitôt, 
ils  ne  se  feront  pas  faute  de  mettre  les  ani- 
maux sur  pied  avant  l'arrivée  des  chiens.  Oh  ! 
ces  invités  !  ce  Chasseurs  qui  ne  viennent  que 
pour  faire  briller  leurs  chevaux,  de  l'éloge 
desquels  ils  ne  cessent  de  vous  ennuyer;  un 
tas  de  bavards,  de  hâbleurs,  de  porteurs  de 
trompe  qui  causent,  courent  et  sonnent  sans 
cesse,  sans  savoir  ni  pourquoi  ni  comment, 
ces  prétendus  connaisseurs  qui,  à  l'aide  de 
quelques  termes  de  l'art,  dont  ils  savent  à 
peine  la  signification,  vous  font  des  récits  qui 
n'ont  pas  le  sens  commun.  »  (Goury  de  Champ- 
grand.) 

Leverrier  de  la  Conterie,  cïe  son  côté,  dans 
son  langage  original,  a  tracé  de  main  de  maître 
quelques  caricatures  des  veneurs  de  son  temps. 
Les  uns,  «  charlatans  de  vénerie  »,  que  rien 
ne  semble  capable  d'arrêter,  et  qui,  dès  que 
le  cerf  est  lancé,  se  «  rembuchent  au  pied  d'un 
baliveau  »  pour  ne  le  quitter  qu'en  entendant 
sonner  l'hallali  ;  les  autres ,  «  farauds  bien 
galonnés,  chargés  de  poudre  et  de  musc,  qui 
arrivent  au   rendez-vous  en  cabriolant,  et  vont 


104        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

frapper  à  la  brisée  en  faisant  des  sauts  de 
mouton  ». 

Eh  bien  !  malgré  les  critiques  de  ces  auteurs 
célèbres,  peut-être  parce  qu'aujourd'hui  ils 
sont  plus  disciplinés  qu'autrefois,  les  invités 
ne  méritent  pas  des  reproches  aussi  acerbes. 
J'irai  plus  loin.  Chasser  seul,  sans  amis  aux- 
quels on  confie  ses  impressions,  avec  lesquels 
on  puisse  plaisanter,  me  semblerait  aussi  insi- 
pide que  de  vivre  en  tête-à-tête  avec  moi- 
même  dans  l'habitude  de  l'existence.  Souvent 
l'on  se  plaint  d'eux.  On  leur  reproche  de  fouler 
la  voie,  d'enlever  les  chiens,  de  sonner  mal  à 
propos,  de  donner  de  faux  renseignements,  etc. 
D'accord,  mais  soyons  francs  ;  ils  nous  ser- 
vent bien  quelquefois  pour  excuser  nos  fautes, 
en  un  mot,  comme  disent  les  Chinois,  pour 
sauver  la  face.  La  chasse  à  courre  réclame 
du  bruit,  autrement  elle  est  morne.  Il  faut 
qu'elle  soit  accompagnée  des  cris  des  hommes 
et  des  chiens,  du  bruit  de  la  trompe  ,  de  ce 
mouvement  qu'elle  fait  naître  à  son  passage, 
sans  quoi,  la  tristesse  et  l'ennui  envahissent 
les   fidèles  eux-mêmes. 

Par  exemple,  mon  indulgence  ne  s'étend 
pas  jusqu'aux  automobilistes,  la  plaie  du  jour. 
Ah  !    contre  ceux-là   mes    imprécations    n'ont 


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LE   RENDEZ-VOUS   ET  L'ATTAQUE         105 

pas  de  bornes.  L'odeur  que  leurs  machines 
dégagent,  l'effroi  qu'elles  causent  aux  che- 
vaux, les  accidents  qu'elles  occasionnent  aux 
cavaliers,  leurs  courses  désordonnées  dans  tous 
les  sens,  le  bruit  de  leurs  moteurs  qui  em- 
pêche  de  rien    entendre,    les    chiens   qu'elles 


écrasent,  tout  cet  ensemble  me  les  fait  haïr 
au  suprême  degré.  Je  ne  conçois  même  pas 
comment  les  personnes  qui  usent  et  abusent 
de  ce  moyen  de  locomotion  à  la  chasse  n'ont 
pas  le  tact  de  comprendre  à  quel  point  elles 
gâtent  le  plaisir  des  autres  et  n'y  renoncent 
pas.   Elles  y  trouveraient  même  leur  compte. 


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106        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

car  je  les  défie  bien,  en  roulant,  d'entendre 
les  chiens  et  de  savoir  la  direction  que  prend 
la  chasse. 

Quelle  doit  être  l'attitude  d'un  bon  veneur? 

Goury  de  Ghampgrand  va  nous  le  dire  : 
«  Le  vrai  chasseur  se  rend  tranquillement  à  la 
brisée,  sans  tracasser  ni  fatiguer  son  cheval, 
qu'il  ménage  pour  le  besoin  ;  il  cherche  à 
prendre  des  connaissances  de  l'animal  que 
l'on  va  attaquer,  pour  s'en  servir  dans  un 
défaut,  dans  le  change  ou  dans  un  accom- 
pagnement ;  il  suit  les  piqueurs,  sans  s'em- 
porter avec  trop  d'ardeur,  de  peur  d'enlever 
les  chiens  ou  de  fouler  la  voie  dans  un  retour; 
il  parle  peu,  pour  mieux  écouter  ;  s'il  voit  les 
piqueurs  embarrassés  ou  balancer  et  qu'il  ait 
quelque  connaissance  qui  puisse  les  remettre 
sur  la  voie,   il   leur  en   fait  part.  » 

Certes,  voilà  le  type  de  l'invité  modèle, 
auquel  on  aime  à  faire  partager  les  joies  d'un 
laisser-courre.  Souhaitons  que,  stylés  par  un 
maître  d'équipage  entendu,  ils  rentrent  tous 
dans  la  catégorie  que  décrit  Goury  de  Champ- 
grand. 

Les  chiens  sont  amenés  en  silence  au  pied 
de  l'enceinte.  Ils  sont  quarante,  maximum  de  ce 
que  l'on  peut  découpler  pour  bien  chasser  le 


LE   RENDEZ-VOUS  ET   L'ATTAQUE         107 

cerf.  Six  suffisent  pour  attaquer.  On  les  sépare 
de  la  meute  et,  s'ils  ne  sont  pas  assez  souples 
pour  être  mis  en  liberté,  on  les  confie  au 
A^alet  de  limier  qui  donne  à  courre.  Le  reste 
est  divisé  en  quatre  bardes  de  huit,  pas  davan- 
tage, car  il  faut  tout  prévoir.  Les  animaux  ont 
pu    remuer    depuis    l'instant    où    ils   ont    été 


détournés,  et  les  bommes  éprouveraient  les 
plus  grands  embarras  du  monde  à  avancer 
des  bardes  de  dix  ou  de  douze  cbiens,  qui  se 
mêlent  en  marcbant  au  point  de  s'étrangler. 
Si  l'équipage  est  monté  sur  un  pied  assez 
luxueux  pour  avoir  plusieurs  valets  de  cbiens 
à  pied    en  tenue,  ils    seront  cbargés  de  mener 


108       REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

ces  quatre  hardes  ;  mais,  comme  là  se  borne 
leur  rôle  pendant  la  chasse,  sauf  en  ce  qui 
regarde  les  chiens  perdus  qu'ils  reprennent 
quand  ils  les  rencontrent,  il  est  généralement 
admis  de  laisser  à  des  hommes  qui  viennent 
au  rendez-vous  pour  leur  plaisir  la  charge  de 
ces  chiens  de  meute,  dont  ils  n'auront  plus  à 
s'occuper,  une  fois  qu'ils  les  auront  découplés. 

Les  dispositions  ainsi  prises,  un  valet  de 
chiens  à  cheval  (1)  se  porte  vivement  au  côté 
opposé  de  l'enceinte  pour  observer,  pendant 
que  le  piqueur,  accompagné  de  l'autre  homme 
et  de  ses   six  chiens,  va  frapper  aux  branches. 

Il  y  eut  un  temps  où  l'attaque  se  faisait 
d'autre  manière,  à  «trait  de  limier».  On  pous- 
sait la  voie  jusqu'à  ce  que  l'animal  eût  bondi. 
En  1726,  on  procédait  encore  de  la  sorte  et 
l'on  fît  bien  d'y  renoncer,  en  présence  des 
inconvénients  que  cette  méthode  multipliait. 
Les  valets  de  limier  retournaient  au  rendez- 
vous  avec  leur  chien,  aussitôt  que  le  cerf  était 

(1)  Aujourd'hui,  les  valets  de  limier  à  cheval,  ainsi  appelés  parce 
qu'ils  vont  au  bois,  ne  diffèrent  pas  des  valets  de  chiens  qui,  eux 
aussi,  remplissent  le  même  rôle.  Par  conséquent,  l'on  peut  indiffé- 
remment se  servir  de  l'une  ou  de  l'autre  expression.  Dans  les  véne- 
ries royales  et  impériales,  il  en  était  autrement.  Il  y  avait,  en  outre 
des  valets  de  limier  à  cheval,  des  valets  de  limier  à  pied  qui,  eux, 
ne  montaient  jamais  à  cheval  et  dont  la  mission  consistait  à  aller 
au  bois  avec  un  autre  homme  et  à  garder  les  animaux  rembùchés, 
pendant  que  ce  dernier  rentrait  au  rendez-vous. 


LE   rendez: VOUS   ET  L'ATTAQUE         109 

lancé.  Or,  il  arrivait  souvent,  quand  il  faisait 
chaud,  que  le  limier,  qui  était  excédé  du  tra- 
vail du  matin,  n'était  plus  en  état  de  suffire 
à  celui  du  laisser-courre.  Ajoutez  à  cela  que 
débrouiller  les    allées   et  venues  d'un  animal 


dans  une  enceinte,  avant  qu'il  se  fût  mis  à 
la  reposée,  prenait  un  temps  considérable, 
en  raison  des  fourrés  que  l'on  devait  traverser, 
et  rendait  le  travail  extrêmement  difficile, 
le  trait  se  prenant  aux  branches  à  chaque 
pas  et  s'entortillant  autour  des  ronces  et  des 
épines. 

C'est  d'Yauville  qui,  le  premier,  imagina 
de  découpler  à  la  brisée  quelques  chiens  vieux 
ou    trop  lents  pour  être  tenus  en   relais,  et  de 


110        REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

fouler  avec  eux.  «  Cette  propositon  ne  trouva  », 
dit-il,  ((  que  très  peu  de  partisans,  l'usage  et  le 
préjugé  présentant  toujours  des  obstacles  que 
les  idées  neuves  ont  bien  de  la  peine  à  ren- 
verser... Il  est  certain,  en  effet,  que  lorsque 
ces  vieux  animaux  sont  dans  l'habitude  de 
fouler,  ils  mettent  le  nez  à  terre  en  entrant 
dans  l'enceinte,  qu'ils  rapprochent  si  les  voies 
sont  encore  bonnes,  et  que  souvent  ils  vont 
lancer  un  cerf  dans  une  autre  enceinte,  s'il 
est  sorti  de  la  sienne  depuis  peu  de  temps.  » 
Les  six  chiens  d'attaque  mis  aux  branches 
entrent  dans  le  bois  avec  le  piqueur  à  cheval, 
si  le  terrain  le  permet,  tandis  que  l'autre  valet 
de  chiens,  imitant  son  camarade,  demeure  dans 
les  parages  de  la  brisée  pour  observer  égale- 
ment. Mais  voilà  les  chiens  encouragés  par  la 
voix  de  leur  maître  qui  se  récrient,  et,  tout  à 
coup,  la  fanfare  de  l'accompagnement  résonne 
de  l'autre  côté  de  l'enceinte.  Les  rapprocheurs 
sont  arrêtés  sur  la  voie  et  recouplés  ;  il  n'y  a 
plus  qu'à  sonner  des  appels  aux  hardes  qui, 
sans  se  presser,  avanceront  dans  leur  direction. 
Pour  tout  veneur  passionné  de  son  sport,  le 
moment  est  délicieux.  Ce  tohu-bohu  qu'en- 
gendre le  découpler  est  et  restera  toujours 
un  spectacle  inoubliable  :  qui  a  vu  ces  chiens 


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LE   RENDEZ-VOUS   ET   L'ATTAQUE         111 

aux  yeux  ardents  aboyer  de  joie,  ces  têtes 
expressives  qui  demandent  en  suppliant  qu'on 
leur  donne  la  liberté,  leur  départ  désordonné 
sous  bois  en  criant  à  gorge  déployée,  con- 
servera à  jamais  le  souvenir  de  ce  tableau 
gravé  dans  sa  mémoire. 

Il  convient  d'agir  vite,  mais  avec  précau- 
tion, quand  on  découple  les  chiens.  Tout 
d'abord,  les  bardes  devront  être  attachées  aux 
arbres,  afm  de  laisser  aux  hommes  la  facilité 
de  leurs  mouvements,  puis  le  piqueur  appel- 
lera les  chiens  à  la  voie,  les  vieux  et  les 
meilleurs  en  premier,  de  crainte  que  les  jeunes 
ne  reprennent  le  contre-pied  ou  n'enlèvent 
les  autres  en  perçant  l'enceinte,  sans  mettre 
le  nez  à  terre  ;  enfin,  comme  il  est  nécessaire 
d'éviter  que  la  meute  ne  soit  égrenée ,  il  faut 
opérer  aussi  promptement   que   possible. 

Quant  aux  chiens  d'attaque,  le  valet  de 
chiens  à  pied,  auquel  ils  auront  été  confiés, 
suivra  la  chasse  de  son  mieux,  et,  s'il  a  l'occa- 
sion de  les  redonner  quand  le  cerf  tirera  sur 
ses  fins,  il  ne  manquera  pas  de  leur  procurer 
le  plaisir  peu  fatigant  d'assister  à  l'hallali  et 
de    participer  à  la  curée. 

Certains  maîtres  d'équipage  suivent  une 
autre   tactique    après   le    lancer.    Ils    estiment 


112        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

qu'au  lieu  de  découpler  les  chiens  de  meute 
sur  des  animaux  accompagnés,  il  est  préfé- 
rable d'attendre  qu'un  cerf  se  sépare,  afin, 
disent-ils,  qu'ayant  goûté  cette  voie  seule  les 
chiens  puissent  la  démêler  ultérieurement  dans 
le  change,  et,  en  second  lieu,  que  l'on  ne 
soit  pas  exposé  à  chasser  un  daguet,  alors  que 
dans  la  harde  se  trouve  un  dix-cors.  Le  duc 
de  Bourbon  suivait  cette  méthode.  Qu'en  résul- 
tait-il ?  Souvent  il  arrivait  que  les  animaux  se 
faisaient  chasser  ensemble  un  temps  infmi, 
jouant  devant  les  vieux  chiens  d'attaque,  qui 
ne  parvenaient  pas  à  en  séparer  un.  Mon  père 
m'a  raconté  que  le  prince,  inexorable  sur  ce 
point,  mettait  ses  valets  de  chîfens  à  pied  à 
une  rude  épreuve.  C'étaient,  il  est  vrai,  de 
grands  et  solides  gaillards  qui,  entraînés  par 
l'exercice,  couraient  en  dératés.  Mais,  à  ce 
métier,  beaucoup,  avant  d'avoir  atteint  la  cin- 
quantaine, souffraient  d'une  maladie  de  cœur 
et  abandonnaient  la  vénerie.  Il  n'était  pas 
extraordinaire  de  les  voir  arpenter  la  forêt, 
deux  heures  durant,  à  toute  allure,  avant  qu'ils 
pussent  découpler.  Pendant  ce  temps,  les 
cerfs  s'échauffaient  tous  également,  et,  lorsque, 
à  la  longue,  on  parvenait  à  en  déharder  un, 
sur   lequel    enfin  les   chiens  de    meute  étaient 


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LE   RENDEZ-VOUS  ET   L'ATTAQUE         113 

donnés,  il  refuyait  dans  la  même  direction 
que  ses  camarades,  prenait  les  mêmes  buis- 
sons qu'il  connaissait  pour  les  avoir  fréquentés 
ensemble,  les  retrouvait,  et,  dès  cet  instant, 
il  devenait  impossible  aux  chiens,  même  les 
plus  sûrs  dans  le  change,  de  distinguer  des 
autres  celui  qui  était  le  leur.  Premier  incon- 
vénient. En  outre,  malgré  leur  courage  et  leur 
bonne  volonté,  quand  les  valets  de  chiens 
avaient  couru  pendant  une  quinzaine  de  kilo- 
mètres, le  souffle  leur  manquait  ;  ils  étaient 
obligés  de  ralentir  leur  marche,  et,  entre  le 
moment  où  les  chiens  d'attaque  étaient  arrêtés 
et  celui  où  les  hommes  arrivaient  à  la  voie, 
il  s'écoulait  un  long  laps  de  temps  qui  permet- 
tait au  cerf  de  chercher  le  change,  de  s'accom- 
pagner, détruisant  ainsi,  en  quelques  secondes, 
l'avantage  si  laborieusement   conquis. 

Enfin,  il  n'était  pas  aisé  de  suivre  six 
chiens,  que  l'on  risquait  de  perdre  sur  un 
parcours  aussi  étendu,  surtout  quand  les  ani- 
maux prenaient  un  grand  parti  et  se  faisaient 
chasser  dans  des  côtes  coupées  de  ravins,  que 
les  chevaux  avaient  peine  à  grimper  et  à  des- 
cendre. 

Il  n'est  pas  besoin  d'en  dire  si  long  sur 
cette   manière,    évidemment    défectueuse,    de 

15 


114        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 


chasser.  Que  l'on  vienne  à  découpler  sur  une 
harde  d'animaux  où  se  trouvent  réunis  un 
jeune  cerf  et  un  dix-cors,  je  suis  le  premier 
à  reconnaître  qu'il  y  a  grande  chance  pour 
que  les  chiens  tournent  de  préférence  sur  le 
premier,  le  plus  vieux  s'arrangeant  presque 
toujours,    avec   une    adresse    surprenante,    de 


façon  à  parer  au  danger,  en  se  blottissant  dans 
un  buisson  au  moment  propice  ou  en  obli- 
geant son  «  écuyer  »,  à  coup  d'andouillers,  à 
se  livrer  aux  chiens.  Mais  ce  système  pré- 
sente de  tels  avantages  que,  pour  ma  part, 
je  n'hésite  pas  à  lui  donner  la  préférence. 
Vous  n'aurez  plus  besoin  de  traîner  à  la  harde 
vos  malheureux  chiens,  qui,  arrivés  essoufflés 
à  la  voie,  ont  perdu  leur  premier  feu.  Vous 
leur    enseignez    à    chasser    ensemble,   car    ils 


LE   RENDEZ-VOUS   ET   L'ATTAQUE         1L5 

prennent  Tliabitude  de  rallier  tous  sur  le 
même  animal  et  de  ne  pas  se  diviser.  Je  suis 
convaincu  que  leur  laisser  l'initiative  de  cueillir, 
si  je  puis  m'exprimer  ainsi,  au  milieu  d'une 
harde  de  cerfs,  celui  qui  leur  plaît,  est  pour 
eux  la  meilleure  école  de  change  que  l'on 
puisse  espérer.  Et,  si  quelques-uns,  de  carac- 
tère indépendant,  venaient  à  faire  bande  à 
part,  les  valets  de  chiens  à  cheval  ne  sont- 
ils  pas  là  pour  les  arrêter  et  les  ramener  au 
gros  de  la  meute  ?  C'est  leur  rôle  principal 
et  non  celui  de  piquer,  ainsi  qu'ils  en  ont 
la  tendance  si  l'on  ne  les  rappelle  pas  à  leur 
devoir,  rôle  très  important  à  jouer,  afin  d'éviter 
que  d'autres  chasses  ne  se  forment  qui,  dans 
le  courant  de  la  journée,  viendraient  se  jeter 
à  la  traverse  de  la  bonne  et  causer  un  gra- 
buge difficile  à   démêler. 

Bref,  découplez  vos  chiens  sur  les  ani- 
maux accompagnés.  Les  avantages  des  deux 
écoles  mis  dans  les  plateaux  de  la  balance, 
celle  que  je  préconise  l'emporte  de  beaucoup 
sur  l'autre. 


VII 


LES  RUSES  DU  CERF 


A.  Fontaine  dans  l'une  de  ses 
fables,  a  parlé,  en  ces 
termes  des  ruses  du  cerf  : 

Que  de  raisonnements    pour    conserver 

[ses  jours  ! 
Les   retours  sur  ses  pas  ;  les  malices, 

[les  tours, 
Et  le  change  et  cent  stratagèmes 
Dignes    des    plus   grands    chefs,    dignps 
[d'un  meilleur  sort! 


Ces  stratagèmes  rentrent  dans  les  quatre 
grandes  catégories  suivantes  :  la  fuite,  l'accom- 
pagnement ou  le  change ,  l'eau  et  la  double 
voie. 

Pressé  par  les  chiens ,  le  cerf  croit  se 
débarrasser  d'eux  par  une  fuite  désordonnée. 
Il  a  confiance  en  ses  jambes  agiles,  qu'il  se 
figure  assez  solides  pour  mettre  entre  ses 
ennemis  et  lui  un  espace  tel  qu'il  leur  sera 
impossible  de  jamais  le  rejoindre.  Cruelle 
illusion  !  La  pauvre  bête,  dont  le  fond  n'égale 


118        REFLEXIONS  D  UN  VIEUX  VENEUR 


pas  la  vitesse,  est  vouée  sans  rémission  à 
devenir  la  proie  des  poursuivants.  11  est  vrai 
que  cette  course  folle,  sans  répit,  sans  défaut, 
toujours  en  ligne  droite,  constitue  ce  que  l'on 
est  convenu  d'appeler  en  France  un  beau  parti 
et,  en  Angleterre,  «  a  splendid  run  ».  Mais, 
est-ce  bien  là  de  la  vénerie  ?  A  quel  moment 
a-t-on  pu  jouir  du  travail  de  ses  chiens,  les 
aider  à  sortir  d'embarras  ?  A  peine  pouvait- 
on  les  suivre  !  Ah  !  je  sais  bien  que,  pour  une 
certaine  catégorie  d'amateurs,  une  telle  course 
au  clocher  suffit  à  leur  bonheur.  Rien  ne  les 
horripile  plus  que  les  laisser- courre  où  il  est 

nécessaire    de   déployer 
sa  science.  Pourvu  que, 
deux    heures    durant, 
ils  galopent  à  tombeau 
ouvert,  sans  avoir 


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la  notion  de  ce  qui  se  passe,  sans  apercevoir 
ni  la  queue  d'un  chien,  ni  celle  de  l'animal, 
mais  que  le  cerf  soit  porté  bas  assez  à  temps 


LES   RUSES   DU   CERF  119 

pour  qu'ils  prennent  le  train  sacramentel  de 
cinq  heures,  qui  leur  permettra  de  faire  une 
partie  de  bridge  au  cercle  avant  le  dîner, 
qu'ils  arrivent  à  temps  «  en  quelque  assem- 
blée où  le  bal  se  tient  ou  à  quelque  festin  là 
où  il  est  convié  ou  s'est  convié  lui-même  (1)  »  ; 
pourvu  que  ces  conditions,  à  leurs  yeux  essen- 
tielles, soient  remplies,  on  peut  être  certain, 
sans  risque  de  se  tromper,  qu'ils  se  vante- 
ront d'avoir  assisté  à  la  plus  belle  chasse  du 
monde.  Eh  bien  !  moi,  ainsi  que  Jean  de 
Ligniville,  je  dirai  non.  «  Ce  n'est  pas  estre 
veneur  ;   vous   courez    les   ragoûts   à   la  mode, 

les  vins  muscats  ! »  Vous  ne  courez  pas  le 

cerf.  Un  drag  répond  tout  aussi  bien  à  cette 
course  au  clocher  qui  vous  passionne.  Rien  de 
mieux,  si  tel  est  votre  bon  plaisir,  mais  ne 
venez  pas  nous  soutenir  que  pareille  randonnée 
soit  une  admirable  chasse  ;  dites  une  superbe 
galopade,  une  promenade  à  fond  de  train, 
d'accord,  mais  dont  toute  science  de  vénerie 
est  exclue.  Qui  de  ceux  venus  dans  les  forêts 
claires  de  Compiègne,  de  Fontainebleau,  etc., 
n'a  pas  assisté  à  ces  refuites  vertigineuses 
où,  depuis  l'attaque  jusqu'à  l'hallali,  le  cava- 
lier, debout  sur  ses  étriers,  fend  l'air,  les  clie- 

(1)  Jean  de  Ligniville  (xvii"  siècle). 


120        RÉFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

veux  au  vent,  n'a  aucune  connaissance  de  ce 
qui  se  passe,  s'informe,  pour  ne  pas  s'égarer, 
de  la  direction  à  suivre  auprès  d'un  laboureur 
ou  d'un  bûcheron,  en  lançant  un  rapide  : 
((  Par   où  va  la  chasse?...    Avez-vous    vu    les 


chiens?...  »,  ne  s'attarde  même  pas  à  écouter 
la  réponse,  tant  il  est  pressé,  court  de  ren- 
seignements à  renseignements,  s'il  n'a  pas  eu 
la  chance  de  s'accrocher  à  la  queue  d'un  che- 
val de  piqueur,  dévore  ainsi  vingt-cinq  à  trente 
kilomètres  sans  avoir  rien  aperçu,  rien  en- 
tendu, sauf  les  abois  qui  ont  mis  fin  à  cette 
chevauchée  digne  des  fameuses  messagères 
d'Odin,  les  Walkyries  ? 

Quant   au  cerf,   si,   en  fuyant  de  la  sorte, 
il  a  procuré  une  grande  jouissance  à  certains 


LES  RUSES   DU   CERF  121 

de  ses  poursuivants,  il  a  choisi,  de  toutes  les 
ruses  dont  il  a  le  secret,  celle  qui  lui  est 
la  plus  néfaste.  Fatalement,  il  doit  succomber, 
nul  sujet  de  résistance  ne  venant  entraver  la 
marche  des  chiens ,  autrement  pourvus  de 
fond  que  la  pauvre  bête. 

Au  risque  de  faire  bondir  d'excellents  amis, 
dont  je  respecte  les  sentiments  pour  ces  ran- 
données endiablées,  je  déclare  que  mon  goût 
est  tout  autre  que  le  leur,  que  je  préfère  infi- 
niment une  chasse  moins  vive,  la  chasse  cap- 
tivante d'un  animal  qui  cherche  à  me  donner 
du  fil  à  retordre  et  qui,  pour  toute  ressource, 
ne  pense  pas  à  se  sauver  à  toutes  jambes, 
droit  devant  lui.  Là,  du  moins,  on  reconnaît 
à  l'œuvre  les  vrais  veneurs,  les  piqueurs  avi- 
sés ;  on  a  du  plaisir  à  les  voir  manœuvrer  avec 
l'aide  des  chiens  au  milieu  du  réseau  de  diffi- 
cultés que  le  cerf  s'est  plu  à  leur  tisser.  Quels 
délicieux  moments  on  passe,  quand  il  est  venu 
se  jeter  au  milieu  d'une  harde  d'animaux, 
s'attache  à  elle  comme  une  sangsue  et  ne 
l'abandonne  que  contraint  et  forcé  !  Quelles 
sensations  d'angoissante  inquiétude  n'éprouve- 
t-on  pas,  lorsque  surgit  devant  la  meute 
l'obstacle  si  redouté  :  le  change  !  Parviendra- 
t-on  jamais  à  détacher   de   ces   quinze  à  vingt 


lu 


122        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

animaux,  qui  s'enfuient  affolés,  celui  que  1  on 
a  attaqué  ?  De  prime  abord,  la  chose  semble 
impossible.  «  Ils  sont  trop  »,  s'écriera  d'un 
air  sceptique  le  débutant.  Mais  patience,  tout 
se  débrouillera  comme  par  enchantement,  à 
trois  conditions  toutefois  :  1"  Que  les  chiens 
soient  soumis,  «  sous  le  fouet  »,  selon  l'ex- 
pression usuelle  ;  2°  que  l'on  puisse  compter 
parmi  eux  un  ou  plusieurs  réfractaires  au 
change,  qui  restent  quand  même  «  collés  à 
la  voie  »,  incapables  de  se  laisser  entraîner 
par  les  jeunes,  les  étourneaux,  qui,  manquant 
d'expérience,  courent  en  criant  sur  le  premier 
animal  venu  ;  3°  que  le  piqueur  puisse  être 
à  proximité  de   ses  chiens. 

En  effet,  s'il  est  incapable  de  les  arrêter 
lorsqu'ils  commettent  une  sottise,  mieux  vaut 
ne  pas  chasser,  mais  rentrer  au  chenil,  aurait- 
on  même  sous  la  main  cet  oiseau  rare  que 
Ton  nomme  le  chien  de  change.  Pour  réussir, 
il  faut  de  toute  nécessité  qu'ils  soient  mania- 
bles. Autrement,  qu'arrive-t-il  les  trois  quarts 
du  temps  ?  Le  cerf,  qui  s'est  accompagné, 
comprenant  le  danger,  s'effondre  brusque- 
ment dans  un  bouquet  de  fougères,  dans  un 
roncier,  le  long  d'une  corde  de  bois,  sous  un 
rocher,    au   fond    d'un    ruisseau,    et  la  meute, 


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P3 
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LES   RUSES   DU  CERF  123 

entraînée  par  la  vue  des  animaux  qui  se 
sauvent  terrifiés  devant  elle,  cherche  à  les 
rejoindre,  le  nez  au  vent,  sans  s'apercevoir 
de  la  ruse  de  celui  qu'elle  a  laissé  quelquefois 
tapi   bien  loin  en  arrière. 

Les  choses  ne  se  passaient  pas  autrement 
au  xvi^  siècle,  à  l'époque  de  Charles  IX. 
((  Le  Cerf  »,  écrit  Jacques  du  Fouilloux,  a  va 
chercher  les  bestes  à  leurs  reposées  et  les 
boute  et  fait  valoir  devant  eux  ;  puis  se  jette 
sur  le  ventre  en  leur  lict  et  laisse  passer  les 
chiens  outre,  lesquels  n'en  peuvent  avoir  le 
vent  ne  sentiment,  à  cause  qu'il  met  les 
quatre  pieds  soubs  son  ventre  et  aspire  son 
haleine  en  la  fraischeur  et  humidité  de  la 
terre  ;  tellement  »,  ajoute-t-il,  «  que  j'ay  veu 
plusieurs  fois  les  chiens  passer  à  un  pas  près 
de  luy,  sans  en  avoir  le  vent,  ne  le  sentir 
aucunement.  » 

Dans  les  pays  de  futaie  où  les  arbres  clair- 
semés n'obstruent  pas  leur  vue,  les  chiens, 
dans  leur  ardeur,  sont  plus  portés  qu'ailleurs 
à  s'emballer  à  la  poursuite  d'animaux  fraî- 
chement mis  sur  pied  et  traversent  ainsi 
enceintes  sur  enceintes,  sans  se  douter  qu'ils 
n'ont  plus  devant  eux,  depuis  longtemps,  leur 
cerf   de   meute;    peu   à   peu   les   plus   malins, 


124        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

vieux  routiers,  habitués  de  longue  date  à 
ces  sortes  de  ruses,  se  ralentissent,  aban- 
donnent leurs  camarades  et  reviennent  aux 
carrefours  ou  se  mettent  derrière  les  chevaux. 
C'est  alors  qu'un  piqueur  médiocre,  qui 
n'est  pas  maître  de  ses  chiens,  qui  n'a  pas 
su  les  dresser  à  être  aussi  dociles  que  ceux 
d'arrêt,  compromet,   en  un  instant,  une  jour- 


née bien  commencée.  S'il  est  impuissant, 
quand  il  s'aperçoit  que  l'animal  de  meute 
s'est  dérobé,  à  les  rappeler  tous,  à  les  rame- 
ner en  arrière  à  la  recherche  de  la  voie  per- 
due, avant  peu,  un  autre  animal,  frais  celui-là, 
se  séparera  de  la  harde  et  fournira  une  course 


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LES   RUSES  DU   CERF  125 

nouvelle,  jusqu'au  moment  où  pareille  aven- 
ture recommencera.  Mais,  me  dira-t-on,  il 
arrive  que  certains  bons  chiens,  résistant  à 
l'entraînement  général,  ne  commettent  pas 
la  même  erreur  que  leurs  camarades  et  s'at- 
tachent à  leur  cerf.  Oui,  assurément  ;  le  cas 
se  produit  fréquemment  dans  les  bois  touffus 
où  ils  ne  voient  pas  par  corps  les  animaux 
et  où  seule  la  finesse  du  nez  leur  sert  de 
guide  ;  mais,  hélas  !  que  de  fois  le  contraire 
n'a-t-il  pas  lieu  !  Il  faut  donc  les  arrêter  à  tout 
prix  sur  le  change,  sans  quoi,  ils  se  gâte- 
raient, retrouver  pendant  ce  temps  la  voie 
et,  quand  elle 'aura  été  découverte,  attendre 
patiemment  un  quart  d'heure,  une  demi-heure 
s'il  le  faut,  que  les  volages  soient  ramenés  à 
la  bonne  piste  qu'ils  empaumeront  ensemble. 

Il  tombe  sous  le  sens  que  si,  lorsque  le 
change  paraît,  aucun  veneur  ou  piqueur  n'est 
présent  au  grabuge  qui  se  prépare,  que  si  per- 
sonne n'est  là  pour  prendre  les  décisions  que 
la  situation  comporte,  les  embarras  ne  feront 
que  croître  et  embellir,  au  point  de  devenir 
insurmontables.  «Donc»,  écrit  Gaston  de  Foix 
dans  son  langage  imagé  du  xiv®  siècle,  «  doit 
le  veneur,  quant  tous  les  chiens  seront  passés, 
se  mettre  à  chevauchier  menée  cueue  et  cueue 


126       RÉFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

de  ses  chiens  ;  quar  c'est  le  droit  de  bon 
veneur  de  tousjours  chevauchier  menée  par  là 
où  il  le  pourra  fere  par  trop  de  rayson.  Quar, 
s'il  chevauche  tousjours  menée  et  est  avec 
ses  chiens,  il  sera  là  où  ses  chiens  faudront 
et  jusques  où  ils  aront  chassie.  Et  donc  les 
puet-il  aidier  à  faire  redressier  le  cerf  ;  et  sara 
les  quieulz  chiens  sont  les  mieulz  requerans 
et  rechassans  et  ressentans  et  redressans  et 
les  plus  roides  et  les  meilleurs  et  les  plus 
puissans  et  les  plus  foysonnant  et  les  plus 
sages  ;  et  s'il  n'estoit  avecque  eulz,  il  n'en 
sauroit  rien  ;  ne  aussi  ne  sauroit-il  requérir 
son  cerf  ;  quar  il  ne  sauroit  là  où  ses  chiens 
l'aroient  failli.    » 

Comme  corollaire  de  ce  qui  précède  et  de 
la  nécessité  absolue  pour  un  piqueur  de  les 
quitter  le  moins  possible  de  sa  vue,  j'ai  lu 
quelque  part  qu'un  chien  appartenant  au 
comte  de  Brionne  s'en  retournait  au  logis, 
comme  honte  «  de  n'estre  pas  secouru  au 
change  » . 

Cette  question  du  change  m'amène  à  parler 
du  chien  qui  possède  l'instinct,  si  peu  commun, 
de  le  discerner  assez  pour  ne  jamais  se  trom- 
per. Gaston  Phœbus  proclame  que  «  Chien 
baud   doit   mettre  à    mort   la   beste  sur  quoy 


LES   RUSES  DU   CERF  127 

il  est  découplé  quelle  que  soit  sans  changier 
là  ».  Je  n'en  disconviens  pas,  mais  ce  n'est 
admirable  qu'en  théorie,  rien  qu'en  théorie, 
et  «  chien  baud  »  reste  et  restera  toujours  de 
la    plus  grande  rareté. 

Celui  que  Mgr  le  duc  d'Aumale  appelait 
«  mon  bienfaiteur  »  (1),  M.  le  duc  de  Bourbon, 
assurait  que,  sa  vie  durant,  il  n'avait  connu 
qu'un  chien  véritablement  de  change.  D'autres 
l'étaient  par  intermittence  ;  celui-là  seul  était 
infaillible.  Je  n'en  suis  pas  surpris.  Que  ce 
soit  par  l'influence  de  la  température  ou  par 
l'odeur  similaire  que  dégagent  les  animaux, 
quand  ils  ont  couru  un  certain  temps,  ou 
encore  par  la  légèreté  des  veneurs  trop  pressés 
d'appuyer  sans  discernement  les  chiens  au 
moment  du  change,,  peu  importe  la  raison, 
il  est  de  fait  que  le  chien  le  mieux  créance 
peut,  à  un  jour  donné,  vous  surprendre  par 
son  manque  d'instinct  et  d'intelligence.  Errare 
humaïuun  est.  Si  l'homme  se  trompe,  à  plus 
forte  raison  doit-on  excuser  son  plus  fidèle 
ami. 

Jacques  de  Brézé  cite  dans  son  Livre  de  la 


(1)  En  1830,  à  la  mort  du  duc  de  Bourbon  qui  avait  épousé  une 
princesse  d'Orléans,  ce  prince  laissa  Chantilly,  par  testament,  au 
duc  d'Âumale. 


128        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

chasse    du    grand    Sénéchal    de    Normandie^ 
comme  une  merveille,  son  chien  Souillart. 

«  Pour  prendre  cerf  à  force  n'est  chien  qui 
fust  mieux  duict,  ait  fait  plus  grandes  traites 


et  moins  failly  de  cerfs.  »  Souillart  était  telle- 
ment de  change,  paraît-il,  que  Robertet,  gref- 
fier de  l'ordre  de  Saint-Michel,   le  fit   accou- 


LES   RUSES  DU   CERF  129 

pler  avec  sa  chienne  braque  d'Italie,  blanche 
et  orange,  Bande,  et  leur  descendance  fit 
l'admiration  de  Salnove,  en  maintenant,  dit- 
il,  le  droit  au  milieu  de  cinq  ou  six  cents  autres 
cerfs,  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  porté  par  terre. 
Hum  !...  Démêler  son  cerf  de  meute  dans  cinq 
ou  six  cents  autres  cerfs  me  semble  un  tanti- 
net exagéré.  Salnove  eût  parlé  de  biches... 
et  encore  !  Cinq  ou  six  cents,  quel  troupeau  ! 
Tout  Vendéen  qu'il  était,  aurait-il,  par  hasard, 
fréquenté  la  Canebière  ?  Tout  s'expliquerait 
alors. 

De  toutes  les  ruses  du  cerf,  c'est  le  change 
qui  lui  est  le  plus  profitable  et  qui  donne 
aux  veneurs  le   plus  de   soucis. 

Peut-être,  au  train  où  vont  les  choses,  les 
inventions  modernes  rendront-elles  leur  tâche 
facile,  trop  facile  à  l'avenir.  Maintenant  que 
les  hommes  sont  parvenus  à  piloter  ces  grands 
oiseaux  mécaniques  au-dessus  des  plaines,  des 
monts,  des  fleuves,  des  agglomérations,  en 
franchissant  les  quelque  huit  cents  kilomètres 
de  cette  invraisemblable  randonnée  du  circuit 
de  l'Est,  personne  n'oserait  affirmer  qu'avant 
qu'il  soit  longtemps,  du  haut  d'un  aéroplane 
docile  à  la  main  d'un  valet  de  chiens,  celui- 
ci  ne  suivra  pas  les  évolutions  de  la  chasse  et, 

17 


130        REFLEXIONS    D'UN  VIEUX  VENEUR 

de  sa  petite  nacelle,  ne  signalera  pas  le  change 
et  ses  conséquences    aux  cavaliers. 

Jusqu'ici  l'on  assistait  aux  prouesses  des 
hommes  volants.  Rien  de  ce  qu'ils  tentaient 
et  réussissaient  ne  nous  restait  étranger.  On 
admirait  leurs  efforts  et  l'on  y  applaudissait. 
Nous  les  regardions,  à  notre  manière,  comme 
des  «  surhommes  »,  comme  des  exceptions 
à  notre  mortelle  espèce.  On  voyait  de  ces  iso- 
lés, dont  le  nombre  irait  grandissant,  mais  ne 
dépasserait  jamais  une  fort  petite  moyenne. 
Aujourd'hui,  il  n'est  plus  possible  de  douter. 
Le  circuit  de  l'Est  a  marqué  la  glorieuse  étape 
vers  la  réalisation  des  espérances  jugées  hier 
encore  impossibles,  et  le  nombre  des  hommes 
volants  s'est  accru,  en  ces  derniers  temps,  dans 
des  proportions  telles  qu'il  est  permis  d'envi- 
sager le  moment  où,  du  haut  du  ciel,  partira 
une  voix  stridente  criant  :  «  Attention!  Votre 
animal  s'est  séparé.  Les  chiens  ont  tourné 
sur  un  daguet.  Arrêtez-les  et  retournez  sur 
le  contre-pied.  Tenez,  votre  cerf  passe  au 
C'***,  se  dirigeant  vers  ***.  Je  ne  vais  pas  le 
quitter  de  vue.  »  Et,  là-dessus,  nous  enten- 
drons retentir  dans  les  nuages  la  fanfare  de 
la  Royale  !  Folie,  me  dira-t-on.  Folie  peut- 
être,    mais    ce    rêve    est-il    donc    impossible  ? 


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LES   RUSES   DU   CERF  131 

Certes,  nous  n'en  sommes  pas  encore  là  ; 
nous  sommes  même  loin  de  ce  point  de  per- 
fection relative,  où  le  meilleur  type  est  reconnu 
et  adopté,  où  les  modèles  se  fixent,  au  moins 
dans  leurs  grandes  lignes,  comme  il  est  arrivé 
pour  l'automobile.  Nous  sommes  encore  dans 
la  bataille,  la  bataille  contre  l'élément  le  plus 
insaisissable,  le  plus  capricieux  et  le  moins 
connu  de  tous  ceux  auxquels  l'audace  de 
l'homme  s'est  attaquée. 

Mais  nous  ne  pouvons  fermer  les  yeux  à 
l'évidence  et  au  progrès.  Des  êtres  humains 
se  sont  élancés  vers  les  nues.  Maintenant  ils 
y  séjournent,  reviennent  et  repartent,  tout 
cela  par  les  simples  moyens  du  bord.  Leur 
fragile  appareil  peut  lutter  contre  le  vent,  la 
pluie  et  les  bourrasques,  combattre  victorieu- 
sement la  tempête  et  arriver  au  but,  malgré 
les   éléments   déchaînés. 

Et  vous  voulez  que  je  n'envisage  pas  une 
éventualité  non  seulement  possible,  mais  pro- 
bable !  Vous  ne  voulez  pas  que  j'émette  cette 
pensée  téméraire  qu'un  jour  ou  l'autre  nous 
verrons  des  hommes  volants  planer  au-dessus 
de  nos  forêts  et  sonner  des  bien-aller  ! 

Ne  croyez  pas,  cependant,  que  cette  per- 
spective   m'enchante.     Non,    je   souhaite,    au 


132        RÉFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

contraire,  ne  jamais  voir  se  réaliser  un  pareil 
progrès,  à  la  chasse  bien  entendu,  car,  du 
coup,  il  détruirait  l'imprévu  qui  fait  l'un  des 
principaux  charmes  de  nos  laisser-courre. 

Redescendons  sur  terre,  et,  puisque  le 
moment  n'est  pas  encore  venu  d'utiliser  au 
profit  de  la  vénerie  les  procédés  nouveaux 
de  la  science  aérostatique,  voyons  comment, 
avec  les  ressources  dont  nous  disposons 
actuellement,  nous  pouvons  arriver  à  mainte- 
nir le  cerf  de  meute,  alors  qu'il  s'est  accom- 
pagné. 

Tout  d'abord,  le  piqueur  qui  connaît  les 
qualités  et  les  défauts  de  ses  chiens  se  guide 
sur  la  façon  d'enlever  la  voie,  et,  d'après  leur 
manière  de  la  suivre,  il  se  rend  compte  faci- 
lement de  ce  qui  se  passe. 

Il  arrive  parfois,  dans  certains  équipages, 
que  tous  les  chiens,  soit  par  dégoût,  soit  par 
crainte,  ne  veulent  plus  chasser  quand  le 
change  paraît  et  reviennent  aux  routes,  der- 
rière les  chevaux.  Rien  n'est  plus  découra- 
geant ,  rien  n'est  pire  que  cette  mauvaise 
habitude.  Il  n'y  a  plus  qu'à  rentrer  au  chenil, 
car  il  ne  subsiste  aucune  espérance  de  déhar- 
der  le  cerf,  alors  qu'ils  mettent  tous  bas  avec 
ensemble. 


LES   RUSES  DU   CERF 


133 


M.  le  Comte  Le  Couteulx  a  cent  fois  raison 
quand  il  dit  :  «  Qu'ils  marquent  l'accompagné, 


très  bien  ;  qu'ils  y  chassent  plus  froidement, 
très  bien  encore,  mais  qu'ils  lâchent  leur  cerf 
dans  l'accompagné,  c'est  détestable,  attendu 
que  dans  les  forêts  où  il  y  a  beaucoup  d'ani- 
maux, vous  arriverez  à  ne  jamais  prendre.  » 
(Manuel  de  la  Vénerie  française.)  Heureuse- 
ment, le  cas  est  rare,  et  il  reste,  le  plus 
souvent,  quelques  bons  chiens  tenaces  qui 
sauvent  la  situation.  Mais  il  faut  prendre 
garde  aussi  que  les  chiens  reviennent  volon- 
tiers   aux    cavaliers,    quand  ils    s'aperçoivent 


134        REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

que  leur  animal  ne  se  trouve  plus  devant 
eux,  qu'il  s'est  «  déhardé  »  à  leur  insu.  C'est 
dans  une  occasion  pareille  qu'est  indispensable 
le  coup  d'œil  d'un  bon  piqueur  qui,  connais- 
sant les  aptitudes  de  chacun  de  ses  chiens, 
saisit  en  une  minute  ce  qui  se  passe  et  sait  ce 
qu'il  convient  de  faire  pour  retrouver  la  voie. 
«  Le  veneur,  »  écrit  Ligniville,  «  qui  ne 
cognoist  et  recognoist  toutes  les  actions  de 
ses  chiens  servants  à  la  chasse  et  qui  ne 
cognoist  la  voix  de  tous  ses  chiens,  il  n'est 
pas  capable  de  les  faire  chasser  à  propos, 
ny  de  les  secourir  selon  leurs  actions  aux 
désordres  de  chasse  ;  donc,  cognoistre  bien 
les  chiens  est  très  nécessaire  à  leur  faire  bien 
forcer  leur  droit  à  tel  différend  de  voye  double. 
Si  mes  vieux  chiens  parlent,  je  les  secours 
subitement,  à  cause  qu'ils  ne  crient  jamais 
que  le  droit  n'aille  et  soit  à  eux  ;  mais  si  se 
sont  chiens  d'un  degré  moings  sages  qui 
crient  à  tel  temps  ou  qui  ont  quelque  deffault 
en  leur  façon  de  chasser,  je  les  secourre  plus 
médiocrement.  »  Il  est  amusant  de  penser 
que  Jean  de  Ligniville,  grand  veneur  du 
duché  de  Lorraine  et  de  Bar,  écrivait  ces 
lignes  entre  1602  et  1632,  et  qu'à  près  de 
trois  cents  ans   de  distance,    il  n'y   a    pas    un 


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LES  RUSES  DU  CERF  135 

mot  à  retrancher  de  ses  appréciations .  Les 
allures  des  chiens  dignes  de  confiance,  quand 
naissent  les  difficultés,  sont,  en  effet,  curieuses 
à  observer.  Celui-ci  tourne  et  retourne  sur 
lui-même,  introduit  son  nez  dans  chaque  vol- 
celet,  sans  parvenir  à  reconnaître  la  bonne 
piste  de  la  mauvaise.  Celui-là,  plus  entrepre- 
nant, se  détache  de  ses  camarades,  «  enve- 
loppe »,  revient  sur  ses  pas  à  la  recherche 
de  son  cerf;  un  autre,  expressif  dans  ses  gestes, 
explique  au  veneur  qui  Tencourage,  en  levant 
la  patte  de  derrière  sur  la  voie  de  l'animal  de 
change,  qu'il  ne  convient  pas  d'insister  plus 
longtemps.  «  Tous  les  chiens  n'ont  pas  mêmes 
manières  lorsqu'il  paraît  du  change  »,  ditBellier 
de  Villiers;  «  tel  chien  continue  à  être  en  meute 
qui  suivra  sans  crier.  Tel  autre,  par  ambi- 
tion, se  laissant  enlever,  rallie  les  chiens  qui 
ont  tourné  au  change,  chasse  quelque  temps, 
puis  met  bas  et  revient  derrière  les  chevaux. 
Celui-ci  s'en  va  franchement  et  hardiment  sur 
le  droit  ;  il  le  maintiendra  tout  seul  et  quand 
même...  Celui-là,  timide,  tâte  à  la  branche  à 
chaque  instant  pour  s'amuser,  il  siffle  plutôt 
qu'il  ne  crie  et  il  travaillera  ainsi  jusqu'à  ce 
que,  l'animal  séparé,  il  défile  sa  voie  à  beau 
bruit.    Enfin,   un   autre  viendra   de  suite  vous 


136         REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

retrouver  ;  il  s'arrêtera  bien  pour  écouter  les 
autres  chiens  chasser,  mais  il  ne  témoignera 
pas  l'ardeur  de  rallier.  Lui  parlez-vous  ?  il 
s'approchera  pour  vous  caresser,  en  se  plai- 
gnant, comme  s'il  réclamait  votre  aide.  » 

Et  Goury  de  Champgrand,  de  son  côté, 
remarque  qu'  «  ils  restent  derrière  et  tour- 
noyent  d'un  air  triste  et  inquiet,  la  queue 
basse  ;  vous  avez  beau  les  encourager,  ils  ne 
font  que  balancer  et  chasser  avec   crainte   ». 

On  voit  combien  il  est  important,  pour  un 
piqueur,  d'étudier  à  fond  les  menées  de  chacun 
de  ses  chiens  de  confiance,  afin  d'être  fixé 
sur  la  situation,  dans  les  moments  critiques. 
Aussi,  est-il  permis  de  sourire,  quand  des 
affiches  et  prospectus  annoncent  pompeuse- 
ment, lors  de  grandes  A^entes,  que  tel  numéro 
est  ((  garanti  chien  de  change  ».  Oui,  il  l'est, 
en  effet,  mais  à  la  condition  d'être  sous  la 
direction  du  piqueur  qui,  l'ayant  vu  de  près 
à  l'ouvrage,  a  étudié  sa  façon  de  travailler. 
Qu'on  le  livre  à  un  maître  nouveau  qui 
l'ignore  ou  qui  chasse  dans  un  pays  si  cou- 
vert, si  marécageux  qu'il  lui  soit  matérielle- 
ment impossible  de  se  trouver  présent  à 
l'instant  psychologique,  le  fameux  chien  de 
change,  vendu  avec  toutes  les  herbes  de  la  Saint- 


p 

C' 

es 

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LES   RUSES  DU  CERF  137 

Jean,  ne  vaudra  pas  un  clou  entre  ses  mains. 

Où  vraiment  l'on  est  en  droit  de  se  montrer 
indulgent,  c'est  quand  un  accompagnement 
vient  à  se  prolonger  outre  mesure.  Comment, 
alors,  demander  à  nos  pauvres  toutous,  même 
aux  meilleurs,  de  reconnaître  leur  animal  de 
meute,  si,  une  heure  durant,  comme  le  fait 
se  produit  parfois,  le  cerf  galope  de  concert 
avec  d'autres  animaux,  qui  finissent  par  être 
tout  autant  échauffes  que  lui?  La  distinction 
entre  l'odeur  de  l'animal  qui  a  couru  et  celle 
des  autres  n'existant  plus,  on  serait  injuste, 
vraiment,  de  trop  compter  sur  leur  sagacité 
pour  qu'ils  demeurent  imperturbablement  col- 
lés  à  la  voie  primitive. 

Cet  accompagné  prolongé  donne  lieu  à  des 
surprises,  que  l'on  peut  expliquer  à  sa  façon 
et  qui  n'en  sont  pas  moins  très  claires,  si, 
mettant  son  amour-propre  de  veneur  à  l'écart, 
l'on  veut  rester  sincère.  Pourquoi  s'étonner, 
par  exemple,  de  la  puissance  de  résistance 
qu'offre  un  cerf  dans  certains  cas  ?  Pris  après 
cinq  heures  de  chasse  où  le  change  s'est 
montré  à  plusieurs  reprises,  n'est-il  pas  natu- 
rel de  penser  que,  dans  le  cours  de  la  journée, 
une  substitution  d'animaux  se  soit  produite 
sans  que  personne  ne  s'en  doute  ?  On  a  décou- 

18 


138         REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

plé  sur  une  troisième  tête  et  c'est  une  troi- 
sième tète,  identiquement  pareille,  qui  a  été 
portée  bas  ;  mais  qui  nous  dit  que  c'est  la 
même  ?  Les  chiens  n'ont  à  aucun  moment 
témoigné  d'hésitation,  ils  n'ont  pas  balancé 
une  seconde  au  milieu  du  change. 

Dès  lors,  il  n'était  guère  possible  de  soup- 
çonner qu'ils  aient  abandonné  leur  animal 
pour  un  autre.  Quelques  auteurs  disent  qu'on 
a  la  ressource  du  pied  dont  on  peut  tirer 
parti  pour  connaître  si  l'on  est  ou  non  dans 
la  bonne  voie.  Entre  un  cerf  dix-cors  et  un 
jeune  cerf  la  différence  est  telle,  en  effet,  que 
le  volcelet  donne  une  indication  qu'il  ne 
convient  pas  de  mépriser.  De  même,  si  l'ani- 
mal attaqué  a  une  «  connaissance  »,  c'est- 
à-dire  si  l'une  de  ses  pinces  a  une  différence 
caractéristique  avec  l'autre,  il  ne  sera  pas 
difficile  de  se  prononcer  à  coup  sûr.  Mais, 
en  dehors  de  ces  deux  éventualités,  c'est  un 
leurre  que  d'espérer,  par  la  seule  vue  d'un  vol- 
celet, pouvoir  reconnaître  l'animal  de  meute 
de  celui  qui  ne  l'est  pas.  Ne  vous  y  attardez 
pas,  car  vous  y  chercherez,  en  vain,  le  secret 
que  vous  désirez  découvrir,  et  vous  n'obtien- 
drez que  ce  beau  résultat  :  perdre  votre  temps 
et  la  chasse. 


LES   RUSES   DU  CERF 


139 


La  troisième  ruse  du  cerf  est  de  dérouter 
les  chiens  en  suivant  les  cours  d'eau,  qu'il 
sait  devoir  emporter,  au  fd  du  courant,  l'odeur 
qui   se   dégage   de  son   corps,   ou   bien  de   se 


■■«».*, 


jeter  dans  un  étang  garni  de  joncs  épais,  qui 
le  dissimuleront  à  la  vue  de  ses  assaillants. 
Si  le  cours  d'eau  est  une  rivière,  le  plus 
souvent  fatigué,  à  bout  de  forces,  il  résiste 
difficilement  au  flot  et  préfère  le  descendre. 
Aussi,  quand  il  est  parvenu  à  atteindre  l'eau 
avec  une  avance  appréciable  sur  la  meute, 
se  dépèche-t-il  de  nager  à  toute  vitesse,  et, 
emporté  par  le  courant,  ne  tarde-t-il  pas  à 
mettre  entre  lui  et  les  chiens,  qui  arrivent  à 
la  bero-e  d'où  il  s'est  élancé,  un  intervalle 
suffisant   pour    les    plonger    dans    l'embarras. 


140         REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

Quelques-uns  traversent  alors  la  rivière,  tan- 
dis que  les  autres  hésitent  à  affronter  l'eau  ; 
ne  trouvant  pas  la  voie  sortante  sur  la  rive 
opposée,  ils  ne  sauraient  que  devenir,  si  le 
piqueur  ne  se  hâtait  pas,  tout  en  sonnant, 
de  longer  le  bas  côté  en  aval,  de  telle  sorte 
que,  dans  toutes  les  éventualités,  l'animal  ne 
pût  leur  échapper.  S'est-il  rasé  le  long 
des  osiers,  des  souches  d'arbres,  des  aspérités 
qui  sillonnent  les  bords,  en  procédant  ainsi, 
ils  l'éventeront  et  le  relanceront.  L'on  ne 
saurait  scruter  avec  assez  d'attention  les 
replis  des  berges,  tant  il  est  aisé  de  passer 
à  quelques  mètres  d'un  cerf  malin,  bien  dissi- 
mulé, dont  les  bois  sont  couchés  sur  le  dos 
et  dont  le  museau  seul  sort  hors  de  l'eau  ; 
les  chiens  mêmes  le  côtoient  sans  l'apercevoir 
et  sans  accuser  sa  présence  le  moins  du 
monde. 

Dans  les  étangs  un  peu  A-^astes,  où  les  joncs 
poussés  en  abondance  permettent  à  l'animal 
de  se  cacher  et  empêchent  les  bateaux  de 
circuler  librement  dans  tous  les  recoins,  il 
arrive  que  l'on  soit  obligé  de  l'y  abandonner, 
même  après  les  recherches  les  plus  minu- 
tieuses. A  ce  propos,  je  me  rappelle  qu'une 
fois,  étant  resté  plus  de  deux  heures  dans  une 


LES   RUSES  DU  CERF 


141 


barque   à   sonder   les    parties    fourrées   d'une 
pièce  d'eau,   sans  parvenir    à    découvrir    nulle 


part  le  cerf  que  je  savais  y  être  entré,  je 
m'apprêtais  à  renoncer  à  mes  tentatives,  quand 
j'aperçus  deux  yeux  brillants  à  mi-hauteur 
des  roseaux.  La  lune  éclairait  bien  le  pay- 
sage, mais  il  m'était  impossible  de  les  appro- 
cher, la  vase  formant  un  obstacle  insurmon- 
table aux  efforts  du  rameur.  Ma  foi,  je  pris 
ma  carabine,  et,  grâce  à  la  clarté  relative  de 
l'atmosphère,  je  pouvais  encore  distinguer  le 
guidon.  Pan  !  je  tirai  une  première  balle,  une 
seconde,  puis  une  troisième.  L'animal  ne 
bougeait  pas,  et  les  deux  yeux  brillants, 
comme  ceux  d'un  chat,  continuaient  à  me 
fixer  d'une  façon  impertinente.  J'avais  pourtant 
assez  d'expérience  pour  être  persuadé  qu'au 
moins    un     de    mes     projectiles    devait    avoir 


142        RÉFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

atteint  le  but.  En  désespoir  de  cause,  je 
continuai  mon  exercice,  mais,  au  quatrième 
coup,  j'obtins  un  résultat  différent  cependant 
de  celui  auquel  je  m'attendais.  L'un  des  deux 
yeux  était  éteint.  L'autre  tenait  bon  quand 
même  et  continuait  à  me  narguer.  Il  fallut 
alors  se  rendre  à  l'évidence  et  reconnaître 
que,  derrière  les  deux  yeux,  il  ne  pouvait 
exister  d'animal  vivant.  Ce  n'étaient,  en  effet, 
que  deux  vers  luisants,  posés  côte  à  côte  sur 
la  pointe  d'un  roseau  !  Après  cette  fusillade 
nourrie,  il  ne  restait  plus  qu'à  laisser  là  le 
cerf  hallali  et  à  sonner  la  rentrée  au  chenil. 

Il  n'y  a  pas  que  les  rivières  et  les  pièces 
d'eau  qui  soient  recherchées  par  les  cerfs 
pour  dépister  les  chiens.  Les  petits  ruisseaux, 
que  l'on  désigne  sous  le  nom  de  «  rus  »,  sont 
fréquemment  visités  par  eux  au  cours  de  la 
chasse,  et  ce  genre  de  ruse  met  souvent  les 
veneurs  dans  un  terrible  embarras,  car,  dans 
un  ruisseau,  toute  trace  de  son  passage  dis- 
paraît. Les  vieux  chiens  ne  se  laissent  pas 
prendre  à  ce  stratagème  et,  d'eux-mêmes, 
bordant  les  deux  berges,  ils  suivent,  le  nez 
à  terre,  les  fluctuations  que  décrit  le  fossé, 
jusqu'au  moment  oij  ils  retrouvent  la  voie  et 
l'empaument   de    nouveau  joyeusement. 


LES  RUSES  DU  CERF 


143 


La  ruse  qui  les   trouble  davantage  et  leur 


fait  perdre  un   temps  précieux  est  celle  de  la 
double   voie,    surtout   quand    elle   se    produit 


144        REFLEXIONS  D'UN   VIEUX  VENEUR 

dans  les  petits  cours  d'eau.  Un  cerf  vient-il 
à  prendre  de  l'avance  sur  eux,  à  se  «  forlon- 
ger  »,  selon  l'expression  employée  en  cette 
occasion,  il  a  recours  à  ce  moyen  ingénieux 
qui  consiste  à  galoper  dans  le  fond  d'un 
fossé  plein  d'une  eau  courante,  puis  à  rebrous- 
ser brusquement  chemin  en  suivant  son  con- 
tre-pied. On  devine  les  effets  infaillibles  de 
cette  manœuvre.  Les  chiens  qui  suivent  les 
rives  du  fossé,  ainsi  que  je  l'ai  dit  plus  haut, 
ne  trouvant,  et  pour  cause,  aucune  voie  en 
sortant,  iraient  indéfiniment  ainsi,  tournant 
le  dos  à  la  vraie  piste,  si  le  piqueur,  qui  connaît 
son  métier,  ne  s'empressait  de  les  rappeler 
en  arrière  sur  le  «  contre  »  et  ne  relevait 
le  défaut  qui  menacerait,  autrement,  de  se 
prolonger. 

Cette  double  voie  dans  les  rus  se  produit 
souvent  sur  terre.  Mais,  là  encore,  des  chiens 
bien  créances  prennent  d'eux-mêmes  leur 
retour,  sans  qu'il  soit  besoin  de  leur  prêter 
appui.  Le  seul  danger  qui  peut  se  présenter 
provient  de  chiens  légers  qui,  dans  une  allée 
et  venue  du  cerf,  ne  discernant  pas  la  vraie 
voie  de  la  mauvaise,  entraînent  les  autres  sur 
le  contre-pied.  Pour  ces  chiens-là,  pas  de  pitié. 
Ils   sont  bons  à   pendre,   car,  en  les  gardant. 


LES   RUSES  DU   CERF  145 

on  a  vite  fait  de  gâter  un  équipage  tout  entier. 
J'en  ai  connu  qui,  hurlant  à  pleins  poumons, 
ont  ainsi  emmené  meute,  cavaliers  et  piqueurs 
à  des  kilomètres,  sans  que  l'on  puisse  soup- 
çonner l'erreur. 

En  plus  de  cet  accident  qui,  dans  les 
doubles  voies,  peut  survenir,  il  en  existe  un. 
autre,  beaucoup  plus  fréquent,  dû  à  la  légèreté 
impardonnable  de  certains  invités,  et  dont, 
pour  ma  part,  j'ai  été  souvent  le  témoin  exas- 
péré. Un  cerf,  par  exemple,  est  parvenu  à  dis- 
tancer les  chiens,  et,  profitant  de  son  avance, 
quitte  les  fourrés  pour  suivre  un  chemin  où 
il  peut  détaler  à  l'aise  sans  embarrasser  ses 
bois  dans  les  branches.  Il  va  ainsi  à  perte 
de  vue,  puis  revient  sur  son  contre-pied  pen- 
dant 500  mètres,  avant  de  se  jeter  de  côté. 
Cette  manœuvre  bien  connue  serait  facile  à 
déjouer  si  les  cavaliers,  enflammés  par  le  spec- 
tacle enchanteur  de  la  meute  fdant  à  belle 
allure  sur  la  route,  ne  s'attachaient  à  la  queue 
des  chiens,  criant  et  les  encourageant  de  la 
voix  et  de  la  trompe.  Or,  quand  ils  sont  arri- 
vés au  point  où  l'animal  a  fait  demi-tour,  un 
défaut  est  inévitable,  et  les  cinquante  cavaliers 
qui  ont  galopé  ainsi  ont  si  bien  foulé  la  voie, 
qu'il   devient    impossible   de  la    relever.   Allez 

19 


140        RÉFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

donc  demander  aux  chiens  de  découvrir  un 
volcelet  sur  le  chemin  qu'ils  ont  parcouru, 
quand  deux  cents  sabots  ont  labouré  la  terre! 
On  perd,  par  la  faute  de  l'assistance,  beau- 
coup de  temps  à  retrouver  la  refuite  du  cerf, 
qui  profite  de  cette  maladresse  pour  se  livrer 
à  loisir  à  des  ruses  nouvelles  et  pour  créer 
un  tel  embarras  à  ses  poursuivants  qu'ils  sont 
obligés,  à  la  nuit,  de  l'abandonner  et  de  sonner 
la   retraite  manquée.  i 

Il  existe  encore,  pour  le  cerf,  plusieurs 
façons  de  dérouter  les  veneurs  au  cours  de 
la  chasse.  Je  n'en  citerai  que  deux,  avant  de 
clore  le  chapitre  relatif  à  ce   sujet. 

Quand  il  est  fatigué,  l'animal  porte  la  tête 
basse  ;  mais  aperçoit-il  quelqu'un,  aussitôt  il 
s'empresse  de  la  relever  et  d'affecter  un  air 
dégagé,  qui  donne  l'illusion  d'un  autre  cerf 
venant  seulement  de  bondir.  Sa  tactique  est 
bonne,  et  l'on  s'y  laisse  prendre  volontiers  ; 
même  après  avoir  fourni  une  longue  ran- 
donnée, il  peut  sembler  si  frais,  si  vigoureux 
que  l'on  serait  tenté  de  le  regarder  comme 
du  chanere   et  d'arrêter  les   chiens. 

Son  instinct  bien  naturel  de  conservation 
lui  suggère  encore  cette  autre  idée,  que  l'on 
aurait  de  la  peine  à  croire   possible,  si,   dans 


ai 

<! 


LES  RUSES   DU  CERF  147 

la  pratique,  on  n'avait  constaté  qu'elle  a,  en 
effet,  germé  dans  son  cerveau.  J'ai  assisté  une 
fois  à  cette  scène  surprenante,  dont  j'alfirnie 
l'authenticité,  tant  je  sens  que  mon  récit  peut 
sembler  une  gasconnade. 

Car  es  déduiz  les  aventures 
Souvent  y  aviennent  si  dures 
Que  jamais  cil  ne  le   croiroit 
Qui  des  déduiz  rien  ne  savoit  (1). 

Nous  chassions  dans  les  bois  d'Ourscamps, 
depuis  deux  heures,  un  cerf  dix-cors  qui,  sen- 
tant ses  forces  s'épuiser,  cherchait  à  gagner 
la  rivière  d'Oise.  Il  en  était  distant  de  plu- 
sieurs centaines  de  mètres,  mais,  pour  l'attein- 
dre, il  lui  fallait  traverser  un  petit  pré,  semé 
d'arbres  et  traversé  par  un  cours  d'eau  étroit. 
A  ce  moment  précis,  je  débouchais  de  la 
route  en  cet  endroit  découvert,  sur  lequel 
déjà  il  s'était  engagé.  Subitement,  m'aper- 
cevant,  il  s'arrête  et,  aussi  tranquille  que 
l'eût  été  un  cerf  n'ayant  pas  été  chassé,  il 
se  met  en  demeure  de  brouter  l'herbe  devant 
mes  yeux.  J'aurais  juré  qu'il  venait  de  quitter 
sa  reposée  pour  manger,  tant  il  semblait  frais 
et   dispos.    Sa   supercherie,   malheureusement 

(1)  Gace  de  la.  Bigne.  «  Le  Deduicl  du  roi  Jean  »   (xiV  siècle). 


148        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

pour  lui,  ne  lui  fut  d'aucun  secours,  car  la 
meute  survenue  quelques  instants  plus  tard 
l'obligeait  à  reprendre  sa  course,  et,  cinq 
minutes  après,  il  battait  l'eau,  entouré  par 
les  chiens   qui  le  noyaient  aussitôt. 


lu 

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a 


p 


Vlll 


LA  CHASSE  ET  L'HALLALI 


î,-«*"PRÈs  avoir  décrit  la  manière 
d'aller  au  bois,  d'attaquer, 
de  déjouer  les  ruses  prin- 
cipales du  cerf,  j'arrive 
au  moment  où  les  chiens 
découplés  ont  pris  la  voie 
où,  en  un  mot,  la  chasse 
propremeut    dite    commence. 

Tout  le  monde  se  précipite,  tous  les  ve- 
neurs et  invités,  surexcités  par  la  vue  de  cette 
meute  compacte,  emportée  dans  son  ardeur, 
galopent  à  sa  suite  ;  le  maître  d'équipage, 
le  piqueur  ont  beau  s'escrimer  à  les  calmer 
pour  qu'ils  ne  devancent  pas  les  chiens,  qu'ils 
ne  les  «  enlèvent  »  pas,  qu'ils  attendent  que 
les  derniers  aient  traversé  le  chemin  pour 
continuer,  vains  efforts  !  On  les  voit,  malgré 
des  objurgations  répétées ,  couper  et  fouler 
la  voie,  sillonner   les   enceintes  dans  tous  les 


150        RÉFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

sens.  Pour  un  rien,  on  croirait  qu'ils  ont  l'in- 
tention de  forcer  le  cerf  à  eux  tout  seuls. 
Ah  !  que  d'Yauville  avait  raison,  quand  il 
s'élevait  contre  cette  catégorie  d'amateurs 
néfastes  «  partant  à  toutes  jambes,  en  criant 
et  sonnant  et  en  faisant  plus  de  bruit  que 
les  chiens...  Ont-ils  vu  passer  le  cerf  à  une 
route,  ils  courent  aussitôt  à  la  route  d'après, 
pour  le  revoir  encore  ;  ils  ne  s'inquiètent  pas 
si  les  chiens  viennent  ou  s'ils  ont  manqué 
de  voie  ;  quelquefois,  ils  veulent  bien  attendre 
les  premiers  chiens;  mais,  du  moment  qu'il 
y  en  a  deux  ou  trois  de  passés,  rien  ne  les 
arrête.  Le  cerf  voudrait- il  passer  la  route 
dans  laquelle  ils  galopent,  ils  le  forcent  à 
faire  un  retour  ;  les  chiens  qui  viennent  dans 
la  voie  sortent  à  la  route  et  courent  après 
les  chevaux  qu'ils  voient  devant  eux.  »  Et 
lorsque,  par  leur  faute,  les  chiens  ne  savent 
plus  où  donner  de  la  tête,  que  les  piqueurs 
s'évertuent  à  retrouver  la  voie,  que,  dans 
ce  but,  ils  se  décident  à  fouler  quelques  en- 
ceintes, «  chacun  y  entre  franchement,  mais 
bientôt,  l'un  trouve  un  chemin  qu'il  suit, 
l'autre  un  faux-fuyant  qu'il  ne  quitte  plus  ; 
un  autre  se  tient  au  frais  au  milieu  d'un 
planitre    et    sonne    de    temps    en    temps    un 


» 
P 


i-l 


LA  CHASSE   ET  L'HALLALI  151 

langoureux  requêté.  Approche- 1- on  de  plus 
près,  on  en  entend  deux  qui  font  la  con- 
versation ;  on  en  trouve  un  autre  qui  longe 
nonchalamment  le  chemin  qu'il  a  rencontré  ; 
un  autre,  dans  l'enceinte,  à  force  de  Jiou  ré- 
pétés, engage  son  cheval  à  se  tenir  tranquille  ; 
chacun  a  perdu  courage  ;  on  ne  voit  plus  de 
ressource,  et  l'on  attend  avec  impatience  le 
premier  ton  de  la  retraite  qui  a  bientôt  ras- 
semblé tout  le  monde.   » 

Quel  maître  d'équipage  oserait  taxer  d'exa- 
gération ces  observations  si  fines  de  d'Yau- 
ville  ? 

Nous  les  avons  vus  à  l'œuvre  ces  mau- 
dits «  coureurs  »,  ainsi  qu'il  les  appelle,  qui 
ont  sur  la  conscience  plus  d'un  cerf  man- 
qué par  leur  faute.  La  déveine  veut  qu'en 
plus  d'un  gosier  puissant,  certains  portent 
une  trompe  dont  ils  font  un  usage  déplorable, 
sonnant  hors  de  propos,  pour  le  seul  plaisir, 
je  le  crois  vraiment,  de  faire  du  bruit.  Un 
exemple,  entre  mille,  me  vient  à  l'esprit.  Il 
était  cinq  heures  du  soir.  Le  jour  commençait 
à  baisser  lorsque  le  cerf  que  nous  chassions 
s'accompagna  dans  le  Mont  Saint-Marc  (forêt 
de  Compiègne),  au-dessus  des  étangs  de  Saint- 
Pierre.  Les  bons   chiens   mettent  bas.   Il   n'est 


152        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

pas  douteux  que  l'animal  s'est  séparé  de  la 
harde  ;  mais  où  le  retrouver  ?  On  retourne 
en  arrière,  on  prend  les  grands  devants,  on 
traverse  les  enceintes,  mais  en  vain;  et  la 
nuit  avançait  rapidement.  On  s'apprêtait,  de 
guerre  lasse,  à  envelopper  dans  une  autre 
direction,  quand,  tout  à  coup,  une  fanfare 
retentit  au  loin.  C'était  le  bat-l'eau.  Grande 
joie  !  Vite  on  rameute  les  chiens,  on  se  pré- 
cipite aux  étangs  de  Saint-Pierre,  on  s'enquiert 
auprès  du  veneur  qui  avait  perlé  sa  fanfare 
avec  une   maestria   incomparable. 

((  Où  est-il  ?  Est-il  sorti  ?  »  lui  crie-t-on 
de   toutes  parts. 

Penaud,  et  il  y  avait  de  quoi,  il  avoue  timi- 
dement qu'ayant  aperçu  dans  le  lointain  un 
sillage  dans  l'eau,  produit  par  un  animal  dont 
il  ne  pouvait  distinguer  la  forme  à  cause  du 
manque  de  lumière,  il  avait  cru  nous  rendre 
service,  sachant  l'embarras  où  nous  nous 
trouvions,  en  nous  avertissant  que  le  cerf 
battait  l'eau.  Il  n'y  avait  qu'un  malheur  à 
ce  récit  :  son  cerf  n'était  autre  que  trois 
canards  qui,  à  l'extrémité  de  l'étang,  déam- 
bulaient paisiblement  à  la  queue  leu  leu.  Un 
rire  inextinguible  suivit  cette  découverte  et 
nous   consola    de    l'erreur    commise,    tout   en 


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LA  CHASSE   ET   L'HALLALI  IXl 

pestant,  une   fois  de  plus,  contre  les  veneurs 
improvisés  ou  imprudents. 

Dieu  préserve,  en  chassant,  toute  sage  personne, 
D'un  porteur  de  huchet  qui   mal  à  propos  sonne. 

Ces  «  fâcheux  »,  que  Molière  a  fustigés  de 
si  jolie  façon,  ont  existé  à  toutes  les  époques. 
Il  s'en  trouve  même  parmi  les  piqueurs  qui 
tombent,  eux  aussi,  dans  le  travers  d'abuser 
de  la  trompe  ou  de  s'en  servir  mal  à  propos, 
loin  de  la  chasse,  par  exemple,  pour  faire 
croire    qu'ils  sont   avec  leurs  chiens. 

Le  duc  de  Bourbon  mettait  ces  hommes 
à  l'amende  de  10  francs  pour  calmer  leur 
ardeur,  et  il  n'avait  pas  tort.  On  ne  se  fait 
pas  idée,  en  effet,  combien  les  chiens  ral- 
lient facilement  à  la  trompe  de  leurs  maîtres, 
et,  par  conséquent,  sont  disposés  à  quitter 
la  voie,  s'ils  entendent  le  piqueur  sonner.  Ils 
croient  qu'il  appuie  une  autre  chasse  et  abon- 
donnent  la   leur  pour  le   retrouver. 

En  plus  des  «  coureurs  »  qui  se  disent 
veneurs,  de  ceux  qui  lancent  sans  discerne- 
ment dans  les  airs  des  «  vues  »  et  de  gais 
«  bien- aller  »,  il  existe  encore  une  autre 
source  d'ennuis  que  je  qualifierai  de  plaie, 
parce  qu'elle  se  renouvelle  sans  cesse  et  que 


■20 


154        RÉFLEXIONS  D'UN   VIEUX  VENEUR 

nul  ne  peut  l'éviter.  Je  veux  parler  des  don- 
neurs de  renseignements,  certes,  pleins  de 
bonne  volonté,  mais  au  dire  desquels  il  est 
prudent  de  n'ajouter  foi  qu'avec  la  plus  grande 
circonspection.  Je  ne  vais  pas  jusqu'à  pré- 
tendre, comme  Goury  de  Champgrand,  qu'il 
«  ne  faut  jamais  rien  tabler  de  certain  sur 
leurs  propos,  car  ils  imaginent  souvent  avoir 
vu  le  contraire  de  ce  qu'ils  ont  vu  réellement, 
et  qu'il  y  en  a  même  quelquefois  d  '  assez 
malins  pour  vous  tromper  de  gaieté  de  cœur  »  ; 
non,  je  ne  croirai  jamais  à  de  si  noirs  des- 
seins ;  mais,  cependant,  on  ne  saurait  trop 
se  montrer  méfiant,  car  ils  vous  induisent 
si  souvent  en  erreur  que  l'on  devient  scep- 
tique, que  l'on  finit  par  douter  de  leur  parole, 
alors  même  que  leur  renseignement  mérite 
une  entière  créance.  Que  de  fois  n'avons-nous 
pas  entendu,  dans  un  défaut,  corner  à  nos 
oreilles  des  propos  de  ce  genre  :  «  Vous 
êtes  sur  du  change  depuis  dix  minutes.  J'en 
suis  certain.  Vous  voyez  bien  que  les  chiens 
balancent.  J'ai  vu  votre  cerf,  n'en  pouvant 
plus,  couché  dans  une  mare  à  quatre  pas  d'ici. 
Venez  avec  moi,  je  vais  vous  le  montrer.  » 
Et  l'on  y  va,  et  l'on  fait  bondir  un  animal 
frais  !  Une  autre  fois,   autre  guitare.   Tous  les 


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LA   CHASSE   ET  L'HALLALI  155 

chiens  ont  tourné   sur  des  biches.    «  Mais  ce 

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n'est  pas  possible»,  vous  récriez-vous.  «  Ecou- 
tez-moi bien  »,  reprend  votre  interlocuteur. 
((.  J'étais  au  carrefour  X,  quand  défile  sous 
mes  yeux,  aussi  distinctement  que  je  aous 
vois,  une  barde  de  cinq  biches.  »  —  «  En  êtes- 
vous  certain  ?  »  lui  demandez-vous  anxieux 
et  surpris.  —  «  Voyons,  mon  cher  »,  ajoute-t-il, 
presque  froissé  que  vous  sembliez  émettre 
un  doute  sur  ce  qu'il  avance,  «  je  ne  suis 
pas  aveugle  ;  je  vous  dis  que  je  les  ai  vues 
à  vingt  pas  de  moi,  qu'il  n'y  avait  aucun  cerf 
avec  elles  et  que,  derrière,  venaient,  à  une 
centaine  de  mètres,  tous  les  chiens  sans  ex- 
ception. »  Une  déclaration  aussi  formelle, 
émanant  d'un  veneur  qui  connaît  la  chasse, 
a  le  don  d'ébranler,  il  faut  l'avouer,  les  plus 
endurcis.  Cependant  cette  réflexion  vient  à 
votre  esprit  :  «  Tricolore,  Cajeolant,  Baliveau 
et  tant  d'autres  excellents  chiens  ne  chassent 
pas  les  biches.  Ils  mettraient  bas...»  Et  alors, 
si,  devant  votre  ami  pétrifié  de  tant  d'audace, 
abasourdi  de  votre  entêtement  indécrottable, 
vous  poursuivez  votre  chemin  et  cherchez  à 
éclaircir  le  mystère,  que  finissez  -  vous  par 
découvrir  ?  Simplement  ceci  :  que  les  biches 
ont    suivi    la    même    coulée    que    le    cerf,    à 


156        REFLEXIONS  D'UN   VIEUX  VENEUR 

quelques  minutes  d'intervalle,  et  que,  arrivé 
juste  au  moment  du  passage  des  biches,  le 
donneur  d'avis  n'a  pu  apercevoir  le  cerf  qui 
les  avait  précédées. 

Voilà  comment,  à  la  chasse,  on  peut  com- 
mettre des  erreurs  irréparables  sur  de  faux 
renseignements. 

Toutefois,  quand  l'on  touche  à  la  fm  de 
mars,  il  faut  se  méfier  de  ses  chiens,  même 
des  plus  sages  à  l'ordinaire.  Pourquoi,  à  cette 
époque,  les  meilleurs  se  laissent-ils  aller  à 
chasser  des  biches  ?  Je  ne  me  charge  pas 
de  l'expliquer.  Mon  père,  pour  excuser  cette 
faute  de  lèse-vénerie,  pour  échapper  à  cette 
((  honte  »,  se  contentait  d^énoncer  cette  for- 
mule :  «  Que  voulez-vous  ?  mes  chiens  ont 
le  nez  si  fin,  que  vous  pouvez  être  assurés 
que  la  biche  qui  est  devant  eux  porte  un  cerf 
mâle  dans  ses  flancs.  »  Et  comme  l'on  n'y  allait 
pas  voir,  le  public  émerveillé  restait  bouche 
bée. 

Donc ,  la  plupart  du  temps ,  en  fin  de 
saison,  Tinvité  qui  avait  constaté  les  écarts 
fâcheux  de  quelques  bons  chiens  avait  raison, 
et  ((  Tricolore,  Gajeolant  et  Baliveau  »,  pivots 
de  l'équipage,  se  déshonoraient  ce  jour-là. 

Il  y  a  des  cas  où  les  excuses  sont  admises 


LA  CHASSE   ET   L'HALLALI 


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à  l'égard  des  personnes  qui  vous  donnent  des 
renseignements,  tant  il  est  aisé  d'être  induit 
en  erreur  dans  les  circonstances  suivantes, 
auxquelles  j'ai  moi-même  assisté  plusieurs  fois 
dans  ma  vie. 

On  découple  les  chiens  d'attaque  sur  un 
magnifique  cerf  dix-cors,  dans  les  premiers 
jours  de  mars.  Un  cri  d'admiration  s'échappe 
de  l'assistance  quand  il  sort  de  l'enceinte,  à 
quelques    pas    du    carrefour.    Majestueux ,    il 


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s'arrête  un  instant  dans  la  route  pour  re- 
garder tout  ce  monde  assemblé,  ce  qui  donne 
le   temps    à   chacun  de    bien   l'envisager.    «   Il 


158        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

porte  douze  »,  dit  l'un.  «  Non,  quatorze  », 
réplique  l'autre.  «  J'ai  vu  à  l'empaumure  cinq 
andouillers  »,  ajoute  un  troisième.  Bref,  on 
est  d'accord  sur  la  beauté  et  l'envergure  de 
ses  bois.  Les  chiens  de  meute  découplés,  la 
chasse  suit  son  cours  deux  heures  durant, 
quand,  arrivé  à  un  carrefour  avec  un  groupe 
de  veneurs,  je  vois  distinctement  passer  à 
deux  cents  mètres  environ  de  moi  une  harde 
d'animaux;  et  aussitôt,  dans  un  accord  una- 
nime, chacun  de  s'écrier  :  «  Notre  cerf  n'y 
est  pas  !  »  En  effet ,  comme  eux,  j'avais  re- 
marqué son  absence,  qui,  du  reste,  n'était 
pas  difficile  à  constater,  aucun  animal  de  la 
harde  n'ayant  de  bois  sur  la  tête,  et  ceux 
du  cerf  de  chasse  devant  singulièrement 
émerger  au-dessus  des  autres.  Pourtant,  les 
chiens  suivaient  la  voie  sans  la  moindre  hési- 
tation. Ils  étaient  presque  à  vue  des  animaux. 
On  croyait,  à  les  entendre,  que  l'on  allait 
bientôt  sonner  l'hallali.  Déjà,  circulaient  au- 
tour de  moi  des  bribes  de  conversation  dans 
ce  genre  :  «  Ce  sont  des  biches,  et  il  n'arrête 
pas  les  chiens  !  Nous  le  laissons  au  carre- 
four X,  j'en  suis  sûr  »,  etc.,  propos  qui  sem- 
blaient assurément  fondés,  et  j'allais  com- 
mettre la  fâcheuse  gaffe  de  rappeler  les  chiens, 


LA   CHASSE   ET   L'HALLALI 


159 


lorsqu'un  récri  formidable  m'annonça  les  abois. 
«  C'est  une  biche  blessée.  Peut-être  un  san- 
glier qu'ils  abuttent  »,  s'écrie-t-on  autour  de 
moi.    Un    instant    après,    tous    ces   pronostics 


tombaient  à  plat.  Notre  cerf  forcé  tenait  aux 
chiens...  Seulement,  au  lieu  de  ces  bois  qui, 
à  l'attaque,  avaient  causé  l'admiration  de  l'as- 
sistance, il  n'avait  plus  rien  sur  la  tète.  En 
traversant  les  taillis,  en  se  faufdant  dans  les 
gaulis  épais,  il  les  avait  perdus  tous  deux 
en  route. 

Bien  souvent  encore,  si  l'on  écoute  les 
renseignements  donnés  par  des  personnes 
manquant  d'expérience  et  même  en  ayant 
acquis,  on  est  sujet,  dans  un  défaut,  à  mettre 
les  chiens  sur  du  chancre,  sur  un  animal  frais 
qui  vient   d'être  vu    par   corps  et    qui,   chose 


160        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

étrange ,  semble  exténué ,  car  rien  ne  res- 
semble plus  à  un  cerf  pris  qu'un  cerf  qui  a 
couru  un  quart  d'heure.  Il  a  suffi  que  la 
chasse  ait  passé  auprès  de  lui,  qu'il  ait  été 
effarouché,  qu'il  soit  parti  au  galop  poursuivi 
par  un  ou  deux  chiens  et  qu'il  croise,  quelques 
instants  après,  la  véritable  chasse,  pour  que 
l'on  se  figure,  en  le  voyant,  que  l'animal  de 
meute  n'est  autre  que  lui.  De  là,  cris,  appels 
forcés,  auxquels  on  a  la  faiblesse  de  céder. 
On  enlève  les  chiens  mal  à  propos  pour  les 
mettre  sur  cette  voie  nouvelle,  et,  cette  faute 
capitale,  ils  vous  la  font  sentir  par  leur 
mollesse  à  la  suivre. 

Que  l'on  se  rappelle  ce  principe  :  enlever 
les  chiens  est  pour  eux  une  détestable  leçon. 
Nous  avons  une  tendance  marquée  à  oublier 
qu'ils  sont  pourvus  d'un  instinct  dont  nous 
sommes  totalement  sevrés,  qui  les  guide 
mieux  que  nous  ne  pouvons  le  faire.  Ne  nous 
créons  donc  pas  bénévolement  des  difficultés; 
n'embrouillons  pas  de  gaieté  de  cœur  la  situa- 
tion. Les  Espagnols  ont  une  façon  pittoresque 
d'exprimer  cette  idée  :  «  No  metere,  »  disent- 
ils,  «  en  camisa  de  once  varas  »,  ce  qui  signifie  : 
«  Ne  marchez  pas  avec  une  chemise  flot- 
tante plus  longue  (|ue  vous.  » 


LA   CHASSE   ET   L'HALLALI  161 

C'est  également  l'avis  de  d'Yauville,  qui 
l'expose  ainsi  :  «  On  ne  doit  jamais  enlever 
les  chiens  quand  ils  sont  dans  la  voie  ;  on 
a  souvent  bien  de  la  peine  à  résister  aux 
cris  redoublés  qui  y  invitent,  mais  il  ne  faut 
pas  se  laisser  entraîner.  Comme  un  ancien 
veneur  disait  que  le  moyen  le  plus  sûr  pour 
ne  pas  perdre  la  chasse  était  de  ne  pas 
quitter  les  chiens,  le  moyen  le  plus  certain 
de  ne  pas  perdre  la  voie  du  cerf  est  de  ne 
le  pas  quitter,  autant  que  cela  se  peut.  Rien, 
je  le  répète,  ne  rend  les  chiens  plus  volages 
et  plus  libertins  que  de  leur  faire  quitter  la 
voie  quand  ils  chassent.  Un  équipage  dans 
lequel  on  aurait  cette  mauvaise  méthode  ne 
serait  certainement  jamais  ni  sage  ni  docile. 
Les  chiens  que  l'on  enlève  habituellement 
courent  au  moindre  cri  et  au  premier  son  de 
trompe,  aussitôt  qu'ils  sont  à  bout  de  voie, 
et  même  sans  qu'on  les  appelle  ;  du  moment 
qu'ils  ont  quelque  embarras,  ils  sortent  tous 
aux  routes  et  courent  après  tous  les  chevaux 
qu'ils  aperçoivent.  » 

Cependant,  il  serait  absurde  de  s'entêter 
outre  mesure,  quand  les  chiens,  totalement 
désemparés,  ne  parviennent  pas  à  surmonter 
un  long  défaut.  C'est  affaire  de  tact,  et  s'aven- 

21 


162        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

turer  à  les  faire  chasser  là  où  il  leur  est  de- 
venu impossible  de  relever  la  voie,  à  les 
laisser  tourner  et  retourner  en  rond  dans  les 
mêmes  parages  sans  aucune  chance  de  succès, 
c  '  est  vouloir  terminer  la  journée  par  une 
retraite  manquée. 

Le  bon  veneur,  dans  ces  conjonctures, 
prend  un  parti  décisif  :  il  emmène  la  meute 
derrière  son  cheval  et  enveloppe,  au  petit 
trot,  à  une  assez  grande  distance,  sur  la 
refuite  présumée  du  cerf,  en  observant  ses 
chiens  et  en  leur  parlant  pour  les  engager 
à  ne  pas  suraller  la  voie  de  l'animal. 

Au  cours  de  cette  manœuvre,  il  se  peut 
qu'ils  en  rencontrent  d'autres,  qu'ils  s'arrêtent 
pour  les  flairer,  mais  les  vieux  malins  in- 
diquent tout  de  suite  qu'il  ne  faut  pas  persis- 
ter, que  c'est  du  change,  et  l'on  n'aura  qu'à 
continuer  jusqu'au  moment  où,  cette  fois, 
tous  se  récriant  à  l'unisson  annonceront  avec 
entrain  que  le  cerf  de  meute  est  retrouvé  : 
instant  délicieux,  qu'apprécient  aussi  bien  les 
veneurs  véritables   que  les    plus   indifférents. 

Il  n'y  a  pas  que  les  renseignements  des 
assistants  dont  il  faut  se  méfier  ;  ceux  des 
paysans,  des  a  alleurs  au  bois  »,  des  ouvriers 
employés  dans    la    forêt   sont    également   sus- 


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LA  CHASSE   Eï   L'HALLALI 


163 


ceptibles  de  faire   perdre  la   chasse  aux   plus 
clairvoyants.  Pourtant,   leurs  indications    sont 


souvent  précieuses  à  recueillir,  et,  quand  on 
ne  sait  dans  quelle  direction  tourner  ses  pas, 
l'on  aurait  grand  tort  de  les  négliger.  Je  n'en 
veux  citer  qu'un  exemple,  parce  qu'il  est 
amusant.  Après  une  randonnée  superbe  à  tra- 
vers la  forêt  de  Compiègne,  le  cerf,  un  dix-cors, 
était  parvenu  à  mettre  l'équipage  en  défaut. 
Tous  nos  efforts  pour  le  retrouver  demeu- 
raient stériles.  Une  seule  chance  de  salut 
subsistait,  pensais-je,  parce  que  j'avais  remar- 
qué que  trois  des  meilleurs  chiens,  plus  malins 


164        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

que  les  autres,  avaient  disparu  et  devaient 
avoir  su  vaincre  les  difficultés  inextricables 
où  nous  nous  débattions.  Il  fallait  les  retrou- 
ver à  tout  prix,  et,  dans  ce  but,  enve- 
lopper vite  du  pays  avec  l'espoir  d'en 
avoir  quelque  part  connaissance.  Cette  ma- 
nœuvre, je  désirais  y  procéder  sans  donner 
l'éveil.  J'y  réussis  et  embarquai  mon  cheval 
au  galop.  Mais,  bientôt  après,  tout  le  monde 
me  suivait  à  grande  allure,  sans  parvenir  à 
me  rattraper.  Ils  en  étaient  réduits  à  suivre 
le  volcelet  de  mon  cheval,  et,  comme  je 
ne  m'arrêtais  nulle  part,  ils  en  concluaient 
que  j'avais  eu  l'heureuse  chance  d'avoir  re- 
trouvé les  quelques  chiens  qui  maintenaient 
l'animal.  Enfin,  haletants,  toujours  suivant 
ma  piste,  ils  arrivent  au  passage  à  niveau 
d'une  ligne  de  chemin  de  fer.  «  Holà  !  Mon- 
sieur, »  crie  l'un  d'eux  au  garde-barrière.  «  Y 
a-t-il  longtemps  qu'il  est  passé?  »  —  «  Environ 
cinq  minutes.  »  Et  tous,  réjouis  d'apprendre 
que  le  cerf  n'a  plus  d'avance  sur  eux,  ne 
doutent  pas  qu'ils  ne  rejoignent  la  chasse 
avant  qu'il  soit  longtemps.  «  Est-il  grand?» 
veut  préciser  l'un  des  veneurs.  —  «  Je  crois 
bien,  »  lui  répond  l'employé  qui,  de  longue 
date,  connaît  ma  haute  taille  ;  et,  non  content 


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LA   CHASSE    ET   L'HALLALI  165 

de  cette  nouvelle  qui  accentue  l'exactitude 
du  renseignement,  puisque  l'animal  était  un 
vieux  dix-cors,  il  exige  plus  de  détails  encore. 
((  Il  avait  chaud?  »  —  «  Dame!  il  était  en  nage.  » 
Il  n'en  fallait  pas  plus  pour  donner  courage 
à  mes  amis.  Un  grand  cerf  ruisselant  de 
sueur,  c'était  bien  là  une  indication  pré- 
cieuse. Repartis  au  galop,  ils  passent,  suivis 
de  la  meute  presque  entière,  d'un  chemin  à 
un  autre ,  d'un  sentier  à  une  route  ferrée, 
toujours  à  la  poursuite  de  leur  fuyard  in- 
visible, sans  toutefois  entendre  ni  chiens  ni 
trompe.  «  S'il  ne  sonne  .pas,  »  se  disent-ils, 
«  c'est  qu'il  est  épouffé,  et,  si  les  chiens  ne 
crient  pas,  c'est  qu'ils  sont  peu  nombreux.  » 
Enfm,  ils  m'aperçoivent  arrêté  au  carrefour, 
la  toque  à  la  main,  prêtant  l'oreille  aux  échos 
de  la  forêt.  Coup  sur  coup  les  cjuestions 
s'entre-croisent  :  «  Eh  bien  !  Vous  les  avez 
perdus  ?  où  sont-ils  ?»  —  «  Qui,  quoi  ?  »  inter- 
rogeai-je  à  mon  tour.  —  «  Mais  la  chasse  !  » 
me  hurle-t-on.  - —  «  La  chasse  ?  Je  ne  l'ai 
jamais  rejointe  depuis  le  défaut,  »  fmis-je  par 
avouer.  «  Cependant  »,  répond  la  troupe  en 
chœur,  «  elle  ne  doit  pas  être  loin  d'ici, 
puisque  le  garde-barrière  nous  a  affirmé  avoir 
vu  le  cerf  et  nous  en  a  même  fait  la  descrip- 


166        REFLEXIONS   D'UN   VIEUX  VENEUR 

tion  :  très  grand,  ayant  extrêmement  chaud. 
Comment  n'avez-vous  rien  entendu  ?  »  Les 
plus  avisés,  comprenant  sans  peine  le  qui- 
proquo, prirent  le  parti  de  se  taire,  et  voilà 
comment  des  renseignements,  topiques  à  pre- 
mière vue,  demandent  à  ne  pas  être  accueillis 
trop  à  la  légère. 

Donc,  amis  veneurs,  vous  ne  sauriez  trop 
prendre  de  précautions  à  cet  égard,  si  vous 
ne  voulez  pas  tomber  d'un  embarras  momen- 
tané dans  un  gâchis  complet. 

Qu'il  me  suffise  d'ajouter  qu'à  côté  de 
ces  cavaliers  qui  galopent  en  tous  les  sens, 
qui  sonnent  sans  rime  ni  raison,  qui  donnent 
de  faux  renseignements,  il  y  en  a  d'autres, 
en  revanche,  qui  préfèrent  garder  un  mutisme 
désolant  et  une  réserve  excessive,  plutôt  que 
de  nous  venir  en  aide,  tant  est  grande  leur 
crainte  de  se  tromper.  Ils  ont  parfaitement 
vu  ce  qui  se  passait,  ils  ont  assisté  à  la  faute 
que  vous  commettiez,  et,  au  lieu  de  vous  éclai- 
rer d'un  mot,  ils  se  taisent,  aimant  mieux 
contribuer  au  grabuge  général,  en  ne  vous 
parlant  pas  franchement. 

En  quoi  le  «  juste  milieu  »,  si  cher  au  roi 
Louis-Philippe,  est  aussi  difficile  à  atteindre 
à  la  chasse  à  courre  qu'en  politique. 


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LA   CHASSE   ET  L'HALLALI  167 

Heureusement  que,  le  plus  souvent,  quand 
le  temps  est  propice  et  que  la  voie  est  bonne, 
l'on  n'a  qu'à  laisser  les  chiens  tranquilles. 
Ils  s'acquitteront  mieux  de  leur  besogne  à 
eux  tout  seuls  qu'avec  le  secours  de  qui  que 
ce  soit  ;  mais,  comme  il  est  impossible  de 
demander  à  ceux  qui  sont  âgés,  je  veux  dire 
aux  chiens  qui  ont  de  cinq  à  sept  ans,  de 
conserver  le  même  pied  que  les  jeunes,  il 
est  bon  de  prendre  les  deux  mesures  sui- 
vantes :  en  premier  lieu,  formez  un  relais  de 
ces  vétérans  qui  n'ont  qu'un  tort,  celui  de 
n'avoir  pu  conserver  leur  train,  mais  qui 
sont  encore  susceptibles  de  rendre  service 
après  une  heure  de  chasse,  alors  que  la 
fougue  de  leurs  cadets  se  sera  dissipée.  Ils 
ne  seront  ainsi  plus  dominés  par  eux,  et,  si 
l'on  parvient  à  les  donner  à  propos,  on  aura, 
dans  les  moments  critiques,  d'excellents  auxi- 
liaires. 

Autrefois,  les  maîtres  d'équipage  avaient 
la  funeste  habitude  de  ne  pas  s'en  tenir  à 
ces  sortes  de  relais  ;  on  en  créait  d'autres, 
composés  de  jeunes  chiens,  que  l'on  disper- 
sait dans  la  forêt,  pour  être  découplés  lorsque 
la  chasse  venait  à  passer  dans  leur  voisinage. 
Qu'en   résultait-il?   Les    bons   chiens,    fatigués 


168        REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

d'avoir   couru  depuis  l'attaque,  se  dégoûtaient 
de    se   trouver   avec  des  camarades   qui,   tout 
Irais  émoulus,  prenaient  la  tête,  les  épuisaient, 
et  ils  finissaient,  ne   pouvant  plus  les   suivre, 
par   lâcher   pied    petit   à  petit.    D'autre    part, 
ceux  qui    venaient    d'être  découplés  partaient 
comme    des    écervelés ,     et,    n  '  ayant   aucune 
connaissance    de  l'animal   chassé,    tournaient 
promptement  sur  le  change.  Cette  détestable 
méthode    se    pratiquait    encore    à    la     vénerie 
impériale  de    Napoléon    III.    Je   crois   que    la 
raison   qui    l'avait    fait    adopter   provenait    du 
désir  que  l'on  éprouvait  en  haut  lieu  d'abréger 
le   plus    possible    un    sport   que    le  souverain 
n'aimait  pas.  Ce  système  de  relais    à   jet  con- 
tinu   avait    l'avantage    d'essouffler   en   20    ou 
25  minutes  un  animal  nullement  forcé.  Quand 
je  dis  un  animal,  je  me  trompe,  car  bien  sou- 
vent la   journée   ne   se  passait    pas    sans   qu'il 
y  eût  plusieurs  cerfs   hallali,  et   il    ne  pouvait 
en   être   autrement   avec    cette    multitude   de 
chiens  qui   battaient  les  coins  les  plus  reculés 
de  la  forêt. 

Le  but,  toutefois,  était  atteint.  L'on  était 
certain  d'avoir  la  curée  aux  flambeaux,  spec- 
tacle splendide  que  l'Empereur  tenait  en 
particulière    estime. 


LA  CHASSE   ET   L'HALLALI  169 

En  dehors  de  ce  relais  de  vieux  chiens, 
qui  a  son  utilité  à  l'occasion,  l'autre  moyen 
de  chasser  avec  toute  la  meute  groupée  en 
un  seul  faisceau  consiste  à  arrêter  de  temps 
en  temps  la  tête,  afin  que  les  derniers  ral- 
lient aux  premiers,  puis,  une  fois  réunis,  à 
les  laisser  reprendre  la  voie  ensemble.  Con- 
trairement à  la  chasse  du  sanglier,  ou  agir 
de  même  est  une  faute  capitale,  ou  il  est 
indispensable  de  les  rallier  en  portant  tou- 
jours en  avant  les  traînards,  la  chasse  du 
cerf  autorise  cette  manœuvre,  à  la  condition, 
toutefois,  que  l'on  en  fasse  un  emploi  judi- 
cieux. Déjà,  en  son  temps,  Jean  de  Ligni- 
ville  recommandait  cette  tactique,  tout  en 
usant  de  prudence  dans  la  pratique  :  «  Or,  » 
écrivait-il,  «  avant  que  repartir,  je  diray  aux 
jeunes  veneurs  que  arrester  les  chiens  en 
chassant  est  chose  belle  et  plaisante  et  bonne 
et  faict  d'admirables  effets  de  vénerie,  pourveu 
qu'ils  soient  arrestez  à  propos  et  en  lieu 
propre   et  convenable  pour   les    arrester.   » 

De  son  côté,  d'Yauville  nous  dit  «  qu'un 
des  meilleurs  moyens  de  rendre  les  chiens 
dociles  et  de  les  accoutumer  à  se  rallier, 
est  de  les  arrêter  de  temps  en  temps  dans 
la   voie   du   cerf,    et    de   les    y   tenir   pendant 


2-2 


170        RÉFLEXIONS  D'UN   VIEUX  VENEUR 

quelque  temps  sous  le  fouet.  Cette  méthode,  » 
ajoute-t-il,  a  a  beaucoup  d'avantages  pour  la 
bonté  d'une  meute  et  pour  l'agrément  de  la 
chasse.  Les  chiens  s'accoutument  à  entendre 
leur  nom  et  à  s'arrêter;  ils  se  calment  pen- 
dant qu'on  les  tient  sous  le  fouet  et  chassent 
plus  sagement  après;  le  cerf  prend  de  l'avance 
et  ils  se  servent  plus  de  leur  nez  pour  chasser 
une  voie  plus  froide;  ils  s'accoutument  à 
démêler  les  retours  que  le  cerf  aura  faits 
plus  fréquents,  étant  moins  pressé.  On  chasse 
avec  plus  de  chiens,  parce  qu'on  rallie  tous 
ceux  qui,  commençant  à  se  fatiguer,  suivent 
de  loin  dans  la  voie,  ceux  qui  sont  essoufflés 
et  qui  suivent  les  chevaux  le  long  des  routes, 
ceux  qui,  embarrassés  par  le  change,  ne  le 
chassent  que  mollement;  ils  viennent  se  rallier 
aussitôt  qu'ils  entendent  le  bruit  que  font  les 
autres  qu'on  tient  sous  le  fouet,  les  cavaliers 
se  rallient  aussi,  et  les  chiens  et  les  chevaux 
reprennent  haleine.   » 

La  divergence  essentielle  qui  existe  entre 
cette  méthode  de  ralliement  employée  à  la 
chasse  du  cerf  et  celle  en  usage  pour  forcer 
un  sanglier  me  permet  de  dire  qu'il  ne  faut 
pas  s'attendre  à  chasser  également  bien  ces 
animaux  avec  le  même  équipage.  Assurément, 


13 
o 

ce 
U 

a 


a 


LA   CHASSE   ET   L'HALLALI  171 

les  chiens  qui  auront  goûté  de  la  voie  du 
sanglier,  plus  chaude  que  celle  du  cerf,  l'em- 
paumeront  avec  vigueur,  et,  s'ils  sont  peu 
sous  le  fouet,  c'est-à-dire  peu  dociles,  s'ils 
s'affranchissent  de  la  timidité  qui  sied,  au 
contraire,  à  l'autre  genre  de  chasse,  ce  sera 
à  merveille.  Ils  donneront  entière  satisfaction 
à  leur  maître.  Mais  que  vous  tombiez  sur  un 
sanglier  qui  tue  vos  meilleurs  chiens  de  change 
pour  le  cerf,  si  difficiles  à  dresser,  quel 
désastre,  alors,  le  jour  où  vous  voudrez  décou- 
pler sur  ce  dernier  animal.  Il  est  évident  que 
les  inconvénients  de  ce  «  dualisme  »  dispa- 
raissent, en  partie,  dans  les  pays  clairsemés 
d'animaux,  puisque  les  chiens,  au  cours  de  la 
chasse,  n'ayant  qu'une  seule  piste  sous  le  nez, 
sont  bien  obligés  de  s'attacher  à  elle.  Mais, 
dans  les  bois  où  les  cerfs  abondent,  où  il 
est  indispensable  d'avoir  des  chiens  presque 
craintifs  pour  réussir,  tout  l'opposé,  en  somme, 
des  qualités  exigées  pour  chasser  le  sanglier, 
je  ne  m'avance  pas  en  disant  qu'il  est  impos- 
sible de  courir  convenablement  ces  deux 
espèces  d'animaux  avec  le  même  équipage, 
je  suis  même  tenté  d'écrire  deux  sortes  d'ani- 
maux,   quels  qu'ils   soient. 

Gomme   en    toutes    choses,    l'on    cite   des 


172        REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 


exceptions.   Ainsi,    Dangeau  raconte   que  «   le 
10    juillet    1700,    le    Roi    courut   le    chevreuil 

avec  les  chiens  de  M.  le 
comte  de  Toulouse  et,  dès 
que  le  chevreuil  fut  pris,  il 
fait  attaquer  un  daim 
par  les  mêmes  chiens  et 
le  prit  aussi  ». 
De  môme , 
en  1863,  l'ex- 
I  collent  équi- 
page de  M.  Des- 
vigne,  qu  i 
chassait  alors 
dans  la  forêt  de  Chantilly,  prit  un  cerf  et 
un  chevreuil  le  môme  jour  avec  les  mômes 
chiens,  ce  qui  excita  l'admiration  générale 
des  veneurs. 

Moi-même,  j'assistai  à  l'hallali  d'un  san- 
glier et  d'un  cerf  portés  bas  l'un  après  l'autre, 
dans  la  môme  journée,  par  l'équipage  de  mon 
père  en  forêt  de  Compiègne,  à  cette  époque 
dégarnie  d'animaux  à  la  suite  de  la  guerre  de 
1870-71.  Aujourd'hui  qu'elle  est  repeuplée, 
la  tentative  serait  risquée.  Que  prouvent  ces 
exemples?  Que  l'on  peut,  il  est  vrai,  forcer 
deux  animaux  de  race  différente  dans  la  même 


LA  CHASSE   ET  L'HALLALI  173 

journée  avec  les  mêmes  chiens?  Oui.  Mais 
il  conviendrait  de  nous  éclairer  sur  la  manière 
dont  ils  ont  été  pris,  car  tel  est  le  point 
délicat.  Un  chien,  à  lui  tout  seul,  est  capable 
d'amener  un  cerf,  un  daim  et  un  chevreuil 
à  l'hallali,  mais  il  n'en  résulte  pas  pour  cela 
que  l'on  puisse  se  vanter  d'avoir  assisté  à  un 
brillant  laisser-courre. 

Cette  digression  sur  les  divers  animaux 
chassés  avec  le  même  équipage  m'a  un  peu 
écarté  de  mon  sujet.  J'en  étais  resté  aux 
avantages  indiscutables  que  présente  l'excel- 
lente habitude  d'arrêter  la  tête  des  chiens, 
afin  de  laisser  aux  retardataires  le  temps  de 
la  rallier. 

Je  sais  bien  que  les  amateurs  dont  le  seul 
but  de  la  chasse  à  courre  consiste  à  galoper 
n'apprécient  guère  ces  charmants  instants  de 
répit  où,  sous  la  futaie,  le  piqueur,  au  simple 
signe  de  son  fouet  levé,  tient  en  respect 
toute  une  meute,  qui  manifeste  son  impa- 
tience par  des  aboiements  furieux.  Pas  un 
des  chiens  ne  bouge;  les  yeux  fixés  sur  leur 
maître,  ils  semblent  le  supplier  de  leur  rendre 
la  liberté  au  signal  convenu  qui  leur  per- 
mettra de  reprendre  leur  course.  Quel  plus 
beau  spectacle,  en  vérité,  peut-on  demander? 


174        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

Mais  le  fouet  s'est  abaissé,  et  voilà  tous  les 
chiens  repartis,  exprimant  à  leur  façon  leur 
joie  extrême.  La  conséquence  de  cet  arrêt 
ne  tarde  pas  à  se  faire  sentir.  Le  cerf  ayant 
pris  de  l'avance,  la  voie  est  devenue  plus 
froide  et  l'allure  de  l'équipage  se  ralentit.  On 
peut,  dès  lors,  suivre  les  chiens  sous  bois  pas 
à  pas,  et  rien  n'égale  cette  fin  de  chasse  où, 
mêlés  à  eux,  les  veneurs  jouissent  de  leur 
travail,  sonnant  «  bien-aller  »  sur  «  bien- 
aller  ».  Tout  à  coup  un  «  Taïaut  »  retentit 
et  le  bruit  assourdissant  de  la  meute  redouble. 
Le  cerf   vient  d'être   relancé. 

Si  c'était  du  change?  L'anxiété  se  dessine 
sur  les  visages.  Mais  non,  les  bons  chiens 
chassent;  aucune  crainte  n'est  de  mise;  c'est 
bien  lui.  Dès  cet  instant,  la  pauvre  bête  se 
fait  battre,  comme  le  ferait  un  lapin,  de 
buisson  en  buisson.  On  sent  qu'elle  est 
parvenue  au  bout  de  ses  forces.  De  temps 
à  autre,  un  silence  se  produit.  Rasée  dans 
un  paquet  de  fougères,  elle  a  dérouté  les 
chiens  qui  ont  passé  à  ses  côtés  sans  l'aper- 
cevoir. Mais  ils  ne  tardent  pas  à  découvrir 
sa  retraite,  et  maintenant,  hallali  courant, 
elle  cherche  une  corde  de  bois,  un  arbre, 
un     mur ,    une    maison    pour    s'y    acculer    et 


LA  CHASSE   ET  L'HALLALI 


175 


défendre  sa  vie  de  son  mieux.  Mais  la  nature, 
qui  Ta  dotée  d'armes  terribles,  ne  l'a  pas 
rendue  méchante  de  caractère,  et,  bien  qu'elle 


fonce  sur  ses  assaillants  quand  ils  se  mon- 
trent trop  audacieux  ou  les  frappe  de  ses 
pieds  de  devant,  elle  en  blesse  peu  et  en 
tue  rarement. 

Je  dis  intentionnellement  «  pauvre  bête  )), 
car,  autant  les  divers  épisodes  qui  précèdent 
riiallali  sont  captivants,  autant  je  voudrais 
supprimer  ses  derniers  moments,  si  pénibles 
aux  cœurs  compatissants.  Au  moins,  dans  cet 
ordre  d'idées,  convient-il,  à  mon  sens,  de 
les  abréger  le  plus  possible  et  de  ne  pas 
pousser  la  cruauté  jusqu'à  les  faire  durer 
outre  mesure,  ainsi  que  cela  se  passe  dans 
de  nombreux  équipages.  Je  n'ignore  pas  que, 
pour  rester  dans  les  traditions  séculaires   de 


176        REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

la  vénerie,  l'on  croirait  donner  une  entorse 
à  ses  principes  en  servant  l'animal  autre- 
ment qu'avec  le  couteau.  Mais,  malgré  la 
meilleure  bonne  volonté  du  monde,  il  arrive 
parfois  que  l'on  soit  dans  l'impossibilité  abso- 
lue de  raccourcir  la  fin  de  ces  interminables 
hallalis.  Vient-il  à  tenir  dans  un  endroit 
découvert,  sans  abri  pour  se  garer  au  besoin, 
on  risque  fort,  en  s'approchant,  de  recevoir 
sa  visite  et  d'être  victime  de  l'un  de  ses 
andouillers.  L'on  attend  alors  qu'il  se  déplace, 
pour  profiter  d'un  moment  plus  favorable, 
et  le  temps  s'écoule  ainsi  lentement,  d'au- 
tant plus  lentement  que  la  crainte  de  rece- 
voir un  mauvais  coup  paralyse  vos  mou- 
vements. Prudence  est  mère  de  sûreté,  dit 
le  proverbe  ;  ne  serait-elle  pas  un  peu  cou- 
sine germaine  de  la  peur  ?  Dans  les  Soirées 
de  Saint-Pétersbourg,  Joseph  de  Maistre  re- 
marque que  Charles-Quint  se  moqua  plai- 
samment de  cette  épitaphe,  qu'il  lut  en  pas- 
sant :  «  Ci  gît  qui  n'eut  jamais  peur  »,  et 
il  continue  :  «  Et  quel  homme  n'a  jamais  eu 
peur  de  sa  vie  ?  »  sentiment  si  difficile  à 
définir,  tant  il  varie  de  nature  suivant  les 
individus    et    les    circonstances. 

Octave-César  Auguste,  par  exemple,  «  maître 


LA   CHASSE   ET  L'HALLALI  177 

de  soi  comme  de  l'Univers  »,  manquait  de 
cœur  lorsqu'il  entendait  les  roulements  du 
tonnerre.  A  l'approche  de  l'orage,  il  jetait 
sur  ses  épaules  une  j>eau  de  veau  marin, 
courait  se  cacher  sous  terre  et  restait  blotti 
jusqu'à  ce  que    le   ciel   se    fût  rasséréné. 

Pascal   est   plein   d'épouvante. 

Qui  ignore  que  Voltaire  avait  peur  de 
toutes  les  maladies  et  peur  de  la  mort?  Pen- 
dant toute  sa  vie  il  a  tremblé  pour  sa  santé; 
il  a  passé  quatre-vingts  ans  à  se  voir  mourir. 

Frédéric  II  tombait  en  faiblesse  à  l'idée 
de  porter  un  nouveau  vêtement.  Il  n'eut, 
pendant  tout  son  règne,  que  trois  habits, 
disent  les   uns  ;   que  deux,   disent   les  autres. 

Bernardin  de  Saint-Pierre  ne  pouvait  tra- 
verser la  Seine  en  bateau  sans  éprouver  des 
anxiétés  intolérables.  S'il  passait  seulement 
dans  un  jardin  public,  près  d'un  bassin  plein 
d'eau,  il  éprouvait  des  mouvements  de  spasme 
et  d'horreur. 

Mozart  avait  peur  de  certains  instruments 
de  musique.  Il  suffisait  de  lui  montrer  une 
trompette  pour  le  mettre  en  fuite.  Il  s'éva- 
nouit un  soir  qu'un  corniste  ivre  ou  imbécile 
l'avait  poursuivi    en    cornant. 

Ces  faiblesses  de  caractère  que  Ton  trouve 


178        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

chez  tant  d'hommes  célèbres  excusent,  il  me 
semble,  notre  manque  de  témérité  en  pré- 
sence   d'un   cerf    qui   tient    aux    chiens. 

Pourtant,  de  son  naturel,  il  n'a  en  lui 
aucune  méchanceté.  Il  ne  cherche  pas,  comme 
le  sanglier,  à  courir  sur  l'homme  qu'il  aper- 
çoit. Dame  !  ainsi  que  tous  les  animaux, 
quand  on  semble  menacer  sa  vie,  son  ins- 
tinct l'invite  à  la  défendre  ;  il  baisse  alors 
la  tète  et  fonce  en  avant,  et  gare  à  ceux 
qu'il  rencontre  sur  son  chemin.  En  pareil 
cas,  on  est  évidemment  en  mauvaise  posture, 
et  l'un  de  ses  andouillers  a  vite  fait  de  vous 
frapper,  de  vous  jeter  à  terre  et  même  de 
vous  causer  une  sérieuse  blessure.  Mais,  avec 
des  précautions,  on  peut  l'approcher  très  près 
sans  crainte.  Il  en  est  tout  autrement  quand 
il  s'agit  d'un  cerf  enfermé  seul  dans  un 
petit  parc.  Là,  il  est  dangereux  et  les  acci- 
dents sont  toujours  à  redouter.  Bien  impru- 
dents sont  les  présomptueux  qui  pénètrent 
dans  l'enceinte  close  sans  méfiance;  il  leur 
en  coûte  parfois  l'existence,  ainsi  que  le  fait 
s'est  produit  vers  1880,  à  la  Grande  Com- 
mune, chez  mon  beau-frère  le  comte  Gref- 
fulhe.  Pendant  plusieurs  années,  le  cerf  que 
l'on    y    avait    enfermé    jeune    n'avait    jamais 


LA  CHASSE   ET  L'HALLALI 


179 


donné  le  moindre  signe  de  mauvaise  humeur. 
Il  vivait  paisiblement  dans  son  enclos,  où 
chaque  matin  un  garde  lui  apportait  sa  nour- 


k  '-'1 


riture.  Avec  le  temps,  de  daguet  il  était 
devenu  dix-cors,  et,  malgré  son  âge,  il  demeu- 
rait l'animal  doux  et  apprivoisé  que  l'on  avait 
toujours  connu,  au  point  de  venir  tirer  le 
foin  quotidien  de  la  main  du  garde.  Un  jour 
de  septembre,  cet  homme  ne  rentra  pas  au 
logis  déjeuner.  L'après-midi  se  passa  ainsi. 
L'inquiétude  grandissant  d'instant  en  instant, 


180        RÉFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

on  se  mit  à  sa  recherche  et  Ton  trouva  le 
malheureux  étendu  par  terre  sur  un  amas 
de  branches  et  sans  vie,  littéralement  déchi- 
queté, percé  de  part  en  part,  et  les  vête- 
ments en  lambeaux.  Il  n'était  pas  difficile  de 
reconstituer  le  drame.  Le  cerf  s'était  rué  sur 
lui  dès  son  entrée  dans  l'enclos,  l'avait  ren- 
versé, piétiné  et,  dans  sa  rage,  s'était  acharné 
sur  le  corps,  jusqu'à  ce  qu'il  fut  complète- 
ment inanimé.  ' 

Il  faut  des  circonstances  exceptionnelles, 
le  moment  du  rut,  par  exemple,  pour  pousser 
l'exaspération  d'un  cerf  au  point  de  le  rendre 
fou  furieux.  Mais,  en  chasse,  peu  d'accidents 
se  produisent,  et  c'est  pour  moi  un  sujet 
d'étonnement  toujours  nouveau  que  d'assister 
à  ces  hallalis  où  il  circule,  en  galopant,  au 
milieu  des  cavaliers,  des  piétons  et  des  voi- 
tures, sans  en  renverser  au  passage  et  sans 
amener,  dans  la  bousculade  que  provoquent 
ses    allées  et   venues,    aucun   malheur. 

Je  ne  puis  classer  dans  la  catégorie  des 
cerfs  méchants  celui  à  la  prise  duquel  j'as- 
sistai dans  ma  jeunesse,  et  dont  le  souvenir 
est  resté  gravé  dans  ma  mémoire  comme 
l'un  des  événements  les  plus  tragiques  de 
ma   vie   de   veneur. 


LA   CHASSE   ET   L'HALLALI  181 

A  Tune  des  premières  chasses  de  l'em- 
pereur Napoléon  III  à  Gompiègne,  le  21  octobre 
1853,  les  valets  de  limier  étaient  rentrés  au 
rendez-vous  sans  avoir  connaissance  de  cerfs, 
alors  très  clairsemés.  Le  premier  veneur 
donna  l'ordre,  faute  de  mieux,  d'aller  atta- 
quer une  quatrième  tête  enfermée  dans  le 
parquet  de  la  Landeblin,  d'une  contenance 
d'environ  seize  hectares,  précisément  dans 
ce  but.  Elle  avait  été  panneautée  à  Marly  ou 
à  Saint- Germain  six  mois  auparavant.  Les 
portes  en  furent  ouvertes,  et  tout  faisait 
espérer  que,  poursuivie  par  les  chiens,  elle 
ne  tarderait  pas  à  gagner,  par  l'une  d'elles, 
la  forêt;  tentative  vaine.  Il  fallut  abattre 
une  partie  du  mur  pour  la  décider  à  sortir 
enfin  de  l'enclos  par  cette  brèche.  Les  chiens 
de  meute  découplés  lui  firent  faire  une  courte 
randonnée  autour  du  parquet,  puis,  arrivée  à 
l'entrée  principale  qui  donnait  sur  la  cour 
de  l'habitation  du  garde  forestier,  elle  s'y 
engouffra  avec  toute  la  meute.  Ne  trouvant 
d'issue  nulle  part,  elle  s'accula  le  long  du 
mur,  nullement  forcée,  seulement  essoufflée, 
et,  par  conséquent,  encore  pleine  de  vigueur. 
Derrière  les  chiens  pénétrèrent  également 
dans    la   cour    l'Empereur,    l'Impératrice,    les 


182        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

invités  du  château,  les  piqueurs  et  valets 
de  chiens  et  les  nombreux  invités  ou  curieux 
qui  assistaient  à  la  chasse.  On  pense  si  l'em- 
placement fut  vite  bondé  de  monde.  Le  pre- 
mier veneur  s'approcha  du  cerf,  son  couteau 
à  la  main,  mais,  au  lieu  de  lui  couper  le 
jarret  ou  de  l'enfoncer  sans  hésiter  dans  la 
poitrine,  il  ne  fit  que  le  piquer.  Rendu 
furieux  par  ce  coup  d'épingle,  l'animal  se 
précipita  en  avant  la  tète  baissée,  sans  viser 
personne  en  particulier.  Le  premier  qui  reçut 
son  choc  fut  M.  Delarue,  garde  général,  qui 
fut  renversé  sous  son  cheval  blanc  éventré, 
puis  ce  fut  le  tour  de  M.  Achille  Fould, 
ministre  de  la  maison  de  l'Empereur.  L'effa- 
rement était  à  son  comble.  Impossible  de 
se  mettre  en  sûreté  dans  un  espace  si  res- 
treint où  chiens,  chevaux,  piétons  culbutaient 
pêle-mêle,  les  uns  sur  les  autres.  A  ce  mo- 
ment, le  cheval  que  montait  Madame  Amédée 
Thayer,  fille  du  grand-maréchal  comte  Ber- 
trand, pris  de  peur,  se  cabra  et  se  renversa 
sur  la  voiture  de  la  princesse  Mathilde  d'une 
façon  si  malheureuse  que  le  pied  de  l'ama- 
zone, engagé  dans  les  ressorts  de  la  calèche, 
fut  brisé.  La  pauvre  femme  eut  beaucoup 
de     peine    à    se    remettre    de    cet     accident. 


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LA  CHASSE   ET  L'HALLALI  183 

L'Empereur,  qui  tirait  très  bien,  mit  fin  à  cette 
scène  tragique  en  prenant  la  carabine  des 
mains    du   prince    de    la  Moskowa. 

Une  autre  fois,  au  mois  de  février  1866, 
le  baron  Lambert,  lieutenant  de  vénerie,  vou- 
lant servir  un  cerf  à  Fontainebleau,  lui  envoya 
une  balle  dans  la  mâchoire  qu'elle  fracassa. 
Exaspéré,  l'animal  sauta  sur  lui,  le  renversa, 
lui  perça  le  bras  gauche  de  part  en  part, 
avec  l'un  de  ses  andouillers,  en  lui  démet- 
tant l'épaule.  Là  encore,  il  n'était  devenu 
méchant   que    parce  qu'il    avait   été   blessé. 

Je  me  rappelle  que,  vers  cette  époque, 
je  fus  témoin  d'une  scène  qui  aurait  pu  mal 
se  terminer  et  qui,  en  somme,  n'eut  qu'une 
fin  vraiment  comique.  On  avait  chassé  un 
gros  cerf,  qui  était  venu  tenir  aux  chiens 
dans  une  partie  assez  touffue  de  la  forêt. 
Le  baron  Lambert,  à  titre  de  gracieuseté, 
s'empressa  d'offrir  sa  carabine  au  baron  d'Of- 
fémont,  châtelain  des  environs  de  Compiègne 
qui  portait  l'habit  de  la  vénerie  impériale. 
S'étant  approché  suffisamment  près  de  l'ani- 
mal, il  crut  pouvoir  lui  loger  une  balle  à 
coup  sûr;  mais,  soit  qu'il  fût  essoufflé  d'avoir 
couru  sous  bois,  soit  qu'il  eût  mal  ajusté, 
toujours  est-il   qu'il   le   manqua   net   et   qu'il 


184        RÉFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 


n'eut  que  le  temps  de  se  jeter  derrière  une 
cépée  garnie  d'un  fort  baliveau  pour  éviter 
le  cerf.  Aussitôt  des  cris  répétés  de  «  au 
secours  !  »  retentirent.  Je  sautai  à  bas  de  mon 
cheval  et  emboîtai  le  pas  derrière  un  piqueur 
dans  la  direction  de  ces  appels.  Ce  que  nous 
vîmes  alors  n'avait  rien  de  banal.  Le  baron, 
juché  dans  l'arbre,  s'y  cramponnait  à  trois 
mètres  de  terre  environ,  ne  pouvant  avec 
regret  grimper  plus  haut,  la  tige  étant  trop 
faible  pour  supporter  son  poids,  et,  de  la 
pointe  de  son  empau- 
mure,  le  cerf,  dressé 
sur  ses  pieds  de  der- 
rière, chatouillait  les 
parties  char- 
nues de  son 


LA  CHASSE  ET  L'HALLALI  185 

corps.  Un  lambeau  de  la  culotte  blanche  flottait 
déjà  au  vent.  On  aurait  dit  que  l'animal  était 
en  train  de  gauler  des  pommes  avec  sa  tête.  Le 
piqueur  se  hâta  de  mettre  fin  à  cette  scène,  qui 
n'eut  pas  d'autre  suite  tragique,  sauf  en  ce 
qui  concernait  le  vêtement  intime  du  baron, 
glorieux  trophée  de  cette  mémorable  équipée. 

Pour  en  revenir  à  la  mise  à  mort  du 
cerf,  si  l'on  veut  le  servir  au  couteau^  qu'on  le 
fasse  vite,  afin  de  ne  pas  prolonger  un  supplice 
odieux  et  inutile.  Qu'on  lui  coupe  le  jarret,  si 
la  tradition  de  l'équipage  le  réclame,  soit, 
mais  que  l'opération    soit    rapidement  menée. 

Pourquoi  tout  simplement  ne  pas  user  de 
la  carabine  ?  Qu'y  a-t-il  donc  dans  son  emploi 
de  si  répréhensible,  de  si  incorrect  au  point 
de  vue  vénerie?  Je  suis  encore  à  me  le  deman- 
der. Prenez  les  auteurs  qui  font  autorité  en 
la  matière,  aucun  ne  rejette  de  prime  abord 
l'arme  à  feu;  quelques-uns  même  la  préconi- 
sent. Consultez  Gaffet  de  la  Briffardière;  il 
admet  «  qu'à  l'extrémité  »  et  quand  un  cerf  est 
trop  méchant,  il  soit  permis  de  «  l'expédier  d'un 
((  coup  de  fusil  » .  a  La  plus  belle  chasse  cepen- 
dant, »  ajoute-t-il,  «  est  toujours  de  tuer  le 
cerf  avec  les  armes  blanches  et  de  lui  couper 
les   jarrets  avant  qu'il  rentre  dans  l'étang.   » 

24 


186        REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

Dans  l'eau,  Goury  de  Champgrand  conseille 
«  de  lui  tirer  un  coup  de  carabine  »  et 
d'Yauville,  lui,  beaucoup  plus  radical,  déclare 
franchement  que  «  depuis  très  longtemps  on 
a  recours  au  fusil  ;  cette  méthode  plus  sûre 
et  plus  prompte  épargne  la  vie  de  bien  des 
chiens  »,  tandis  que  l'autre,  celle  d'aller  lui 
couper  le  jarret,  «  n'est  qu'une  bravade  meur- 
trière pour  les  chiens  et  souvent  dangereuse 
pour   les    hommes  ».  '■ 

Dès  lors,  mon  choix  est  fait,  le  maître 
des  maîtres  ayant  parlé  ainsi,  et  je  n'hésite  pas 
à  préconiser  le  moyen  de  mettre  fin  à  la 
torture,  déjà  trop  longue,  que  l'on  inflige  à 
un  animal  durant  la  chasse,  en  lui  envoyant 
une   balle    dès  qu'il  fait  tête   aux  chiens. 

Puisque  je  parle  de  tradition,  il  en  existe 
une  qui,  du  moins,  celle-là,  ne  fait  de  mal 
à  personne,  si  ce  n'est  à  la  bourse  des  invités 
de  distinction  qui  assistent  aux  laisser-courre  : 
il  s'agit    des    «  honneurs  du    pied  ». 

On  prétend  que  cette  coutume  remonte 
à  saint  Louis,  qui  accorda  les  premières  per- 
missions de  chasse  ;  les  bénéficiaires  de  cette 
faveur  étaient,  paraît-il,  tenus  à  payer  aux 
seigneurs  sur  les  terres  desquels  ils  chas- 
saient   un    cuissot    de     la    bête    prise.     Plus 


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LA   CHASSE    ET  L'HALLALI  187 

tard,  on  se  contenta  d'offrir  le  pied  ;  c'était 
un  droit.  Aujourd'hui,  ce  n'est  plus  qu'un 
hommage,  une  preuve  de  considération  pour 
la  personne  à  laquelle  on  l'offre,  et,  si  elle 
est  généreuse,  elle  se  rappellera  que  c'est  à 
saint  Louis  qu'elle  est  redevable  de  cette  haute, 
mais  chère    marque  de    distinction. 

Je  m'incline  devant  d'aussi   augustes    sou- 
venirs et,   respectueux    de    nos   vieux  usages, 
je  me  garderai  de  leur  jeter  un  blâme  déplacé. 
Cependant,  et  pour   des   raisons  trop  longues 
à    énumérer,    cette   solennité    a   toujours    été 
supprimée  par  ma  famille  dans  l'ordinaire  de 
la  vie  ;  nous  ne  retournons  à  la  tradition  que 
dans   les  occasions    exceptionnelles .     J'ajoute 
que  l'on  ne  saurait  croire  dans  quel  embarras 
se  trouve  souvent  placé  un  maître  d'équipage, 
quand  il  s'agit,  au  milieu   d'une  grande  assis- 
tance, de  choisir  l'heureux,  ou  l'heureuse,  élu. 
Rien  que  pour  ce  détail,  insignifiant  en  appa- 
rence, mais  plus  sérieux  qu'on  ne  croit,  j'ai  con- 
tinué à  maintenir  les  habitudes  déjà  anciennes 
de  mes  ancêtres,  habitudes  qui  ont  l'avantage 
de   couper  court  aux  multiples  ennuis  que  les 
honneurs  entraînent  avec  eux. 


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IX 


UTILITE    DE  LA  CHASSE   A  COURRE 


A^^s  le  courant  de  ma  vie, 
j'ai  quelquefois  entendu  des 
intellectuels,  de  parti  pris 
hostiles  aux  exercices  de 
sport,  déblatérer  en  par- 
ticulier contre  la  chasse 
,  ,,  ..  .  à  courre,  dont  ils  ne  de- 
vaient, certes,  connaître  ni 
le  charme  ni   l'utilité. 

Pas  plus  hier  qu'aujourd'hui ,  je  ne  m'ef- 
forcerai de  les  ramener  à  mes  idées,  sachant 
de  longue  date  que  je  ne  parviendrai  jamais 
à  les  convaincre  par  mes  propres  raisons  et 
que  je  n'arriverai  même  pas  à  les  persua- 
der par  les  leurs.  Cette  tâche  ingrate,  je 
l'abandonne  donc  à  de  plus  combatifs  que 
moi.  Mais,  en  dehors  de  ces  irréconciliables, 
d'autres,  moins  prévenus,  désireux  môme  de 
s'éclairer,   voulaient    bien    prêter    leur   atten- 


190        REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

tion  à  la  réfutation  de  théories  lancées  à  la 
légère.  Voici  les  trois  points  sur  lesquels 
ils  prétendaient  surtout  me  réduire  au  silence  : 
La  chasse  à  courre,  disaient-ils,  est  un  plaisir 
frivole  d'aristocrate  et  sans  utilité.  Frivole, 
ce  sport  si  éminemment  français,  qui  pos- 
sède l'avantage  de  soustraire  l'homme  qui 
l'adopte  aux  regrets,  aux  déceptions  et  aux 
préoccupations  de  la  vie  !  N'est-ce  pas  déjà 
un  résultat  appréciable  ?  Et  puis,  qui  donc 
pourrait  nier  que  tout  ce  qui  passionne  est 
sérieux,  que  la  valeur  des  choses  s'établit 
par  la  somme  des  jouissances  qu'elle  peut 
procurer?  «  Le  bonheur  des  uns  »,  ai-je  lu 
quelque  part,  «  consiste  à  émarger  au  Grand 
Livre,  à  empiler  dans  un  tiroir  ces  papiers 
généralement  malpropres  qui  sont  des  titres  ; 
d'autres  s'en  soucient  moins;  ils  trouvent  leur 
plus  grande  joie  à  peloter  congrûment  des 
perdreaux,  à  faire  exécuter  le  manchon  à  un 
lièvre.  Il  ne  manque  pas  de  gens  qui  pré- 
fèrent culbuter  une  bécassine  dans  ses  cro- 
chets à  la  gloire  d'être  appelé  M.  le  con- 
seiller de  n'importe  quoi,  gloire  pour  laquelle 
tant  de  dignes  citoyens  renoncent  à  leur 
tranquillité  et  à  d'autres  choses  encore.  Je 
ne   nierai   point    qu'il  puisse  y  avoir   un  cer- 


UTILITE   DE   LA  CHASSE   A  COURRE       101 

tain  charme   à    conduire    son  ministère  à  son 
hallali  ;    mais    lorsque,    tenant    les  abois,    ce 


ministère  est  servi  par  un  vote  bien  placé, 
le  cœur  des  veneurs  parlementaires  ne  bat 
ni  plus  fort  ni  plus  agréablement  que  ne 
fait  le  nôtre,  quand,  après  une  menée  labo- 
rieuse, émaillée  de  mille  émotions  poignantes, 
l'animal  de  la  chasse  tombe  sous  la  balle 
d'une  carabine,  au  milieu  des  chiens  qui  le 
couvrent,  et  que  les  sons  éclatants  de  la  trompe 
annoncent    la  victoire    aux  échos,  » 

Frivole,   la   chasse    à   courre  !   Pourquoi  le 
serait-elle  plus   que  la  passion  de    collection- 


102        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

ner  des  faïences,  des  timbres-poste,  des  bou- 
tons de  guêtres,  des  pots  à  tabac,  que  sais- 
je  ?  Non,  cherchez  un  argument  plus  pro- 
bant pour  saper  mes  goûts  de  veneur.  Alors 
de  guerre  lasse,  on  me  sortait  un  grief  qui 
semblait  plus  sérieux  par  le  temps  actuel. 
((  Votre  chasse  à  courre  »,  me  lançait-on, 
((  n'est  plus  de  mise  aujourd  hui  où  la  démo- 
cratie coule  à  plein  bord  »,  comme  disait 
jadis  Royer-Collard.  «  C'est  plaisir  d'aris- 
tocrate. »  Halte-là  !  l'objection  vaut  la  peine 
que    l'on    s'y   arrête. 

J'admets  que,  avant  la  Révolution,  la  dureté 
des   lois    sur  la   chasse  et   le   régime   oppres- 


sif des    capitaineries    aient  pu  soulever,   dans 
les    populations     rurales,    des     ressentiments 


UTILITE   DE   LA  CHASSE   A   COURRE       193 

contre  les  grands  seigneurs,  contre  les  classes 
privilégiées,   seuls   détenteurs  d'équipages. 

A  cette  époque  lointaine,  il  y  avait  des 
subdivisions  de  lieutenances,  de  cantons  et  une 
hiérarchie  d'ofhciers  qui  avaient  chacun  leur 
juridiction  dans  leur  territoire.  Sous  le  nom 
des  princes,  des  courtisans  impérieux,  et  sous 
les  ordres  de  ceux-ci,  des  valets  insolents 
commettaient    une   foule   de    vexations. 

Dans  l'étendue  de  Ces  capitaineries,  les 
propriétaires  n'avaient  pas  le  droit  d'établir 
des  clôtures  nouvelles  qui  eussent  garanti 
leurs  champs  des  atteintes  d'une  partie  des 
bêtes  nuisibles.  L'enclos,  le  jardin  des  parti- 
culiers, dans  lesquels  ceux-ci  ne  pouvaient 
détruire  aucun  gibier,  sous  des  peines  graves, 
devaient  être  ouverts  aux  officiers  de  chasse, 
lorsqu'ils  le  requéraient,  et,  malheureusement, 
il  faut  en  convenir,  tous  ces  droits  étaient 
exercés  avec  une  sévérité,  une  dureté  qui 
les  rendaient  odieux.  On  attachait  à  tout  ce  qui 
concernait  les  chasses  une  importance  qui 
ne  doit  appartenir  qu'aux  choses  les  plus 
graves.  Par  une  conséquence  ordinaire  à  toutes 
les  tyrannies  (car,  on  doit  le  dire,  c'en  était 
une),  une  multitude  d'actions,  indifférentes  par 
elles-mêmes,    étaient   devenues  des  délits    qui 

S5 


194        REFLEXIONS   D'UN   VIEUX  VENEUR 

se  punissaient  souvent  comme  des  crimes. 
L'enceinte  des  capitaineries  était  un  sanc- 
tuaire dont  la  profanation  était  punie,  non 
seulement  par  des  amendes,  mais  même  quel- 
quefois par  des  peines  réservées  aux  mal- 
faiteurs. 

Cet  état  de  choses  dura  jusqu'au  11  août 
1789,  époque  où  le  droit  de  chasse  fut  ac- 
cordé à  tous  les  citoyens.  Aujourd'hui,  tout 
le  monde  le  sait,  il  n'est  plus  l'apanage  de 
la  noblesse.  Source  de  jalousie  perpétuelle 
autrefois,  il  est  tombé  dans  le  domaine  pu- 
blic. Pourvu  que  l'on  ait  la  bourse  bien 
garnie,  afin  d'être  à  même  d'acheter  chiens 
et  chevaux,  que  l'on  puisse  payer  quelques 
piqueurs,  les  habiller,  les  nourrir  et  se  ren- 
dre adjudicataire  d'une  forêt  de  l'Etat,  vous 
voilà  sacré,  je  ne  dirai  pas  veneur,  mais 
chasseur. 

Si,  d'autre  part,  vos  moyens  ne  vous  per- 
mettent pas  ce  luxe  qui,  je  le  reconnais,  n'est 
pas  à  la  portée  de  tous,  rien  ne  vous  em- 
pêche d'en  restreindre  le  développement  et 
de  vous  contenter  de  courir  le  cerf,  le  che- 
vreuil et  le  lièvre,  avec  quelques  chiens  seu- 
lement. 

A    cet   égard,    on    m'a    raconté  qu'un    cer- 


UTILITE   DE   LA  CHASSE  A  COURRE       195 

tain  garde  général  de  la  forêt  de  Compiègne, 
grand  amateur  de  chasse  à  courre  et  très 
bon  veneur,  s'était  follement  amusé  pen- 
dant une  saison  avec  deux  chiens,  que  soi- 
gnait l'un  de  ses  sous-ordres.  C'était  après 
1830.  Le  gouvernement  avait  décidé  de  dé- 
truire les  animaux  de  toutes  les  forêts  dépen 
dant  de  la  couronne,  et  la  vénerie  royale 
avait  été  démontée;  bien  entendu,  notre  garde 
général  se  rendit  acquéreur,  le  jour  de  la 
vente  des  équipages  du  Roi,  des  deux  meil- 
leurs chiens  connus  pour  ne  jamais  tourner 
sur  le  change.  Ainsi  outillé  de  façon  rudi- 
mentaire,  il  attaqua  et  chassa  successivement 
tous  les  plus  beaux  cerfs  de  la  forêt  de  Com- 
piègne, sans  en  manquer  un  seul.  Armé  d'une 
carabine,  dès  qu'ils  faisaient  tête  à  «  sa  meute  », 
il  les  mettait  à  bas.  Il  en  prit  ainsi  un 
nombre  considérable,  ce  qui  prouve  que,  même 
avec  un  très  modeste  attirail  de  chasse,  on 
peut  forcer  un  cerf  et  qu'il  n'est  nullement 
besoin  d'avoir  un  train  et  un  apparat  de 
grand  seigneur  pour  se  livrer  à  ce  sport.  Il 
me  semble  que  rien  n'était  moins  aristocra- 
tique que  le  plaisir  de  cet  agent  des  forêts. 
Bien  mieux,  il  serait  plus  juste  de  dire  que 
la    chasse   à    courre   est    démocratique,    ainsi 


196        RÉFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

que  le  ministre  de  l'Agriculture,  en  personne, 
l'a  proclamé,  lors  de  l'ouverture  du  ]:)remier 
congrès  de  la  chasse  qui  eut  lieu  à  Paris, 
en  1908.  Oui,  plaisir  de  tous,  par  consé- 
quent, plaisir  non  réservé  exclusivement  aux 
riches,  mais  aux  commerçants,  aux  indus- 
triels, aux  simples  ouvriers,  tel  était  le  sens 
des  paroles  de  M.  Ruau.  Pour  s'en  convaincre, 
on  n'a  besoin  que  d'aller  assister  à  une 
chasse  à  courre  dans  les  environs  de  Paris, 
pendant  une  période  de  vacances,  soit  au 
jour  de  l'an,  soit  un  lundi  de  Pâques  où  les 
magasins  chôment,  où  les  employés  pren- 
nent un  coneé,  où  les  hommes  et  les  femmes 
ont  déposé  les  uns  la  pioche,  les  autres  l'ai- 
guille. Vous  y  verrez  le  plus  curieux  assem- 
blage de  gens,  que  les  maîtres  d'équipage 
accueillent  avec  la  meilleure  grâce,  heureux 
de  l'occasion  de  procurer  à  cet  intéressant 
petit  monde  une  distraction  saine  et  écono- 
mique, un  spectacle  unique  dans  un  cadre 
merveilleux,  un  délassement  aux  travaux  jour- 
naliers et  enfin  un  regain  de  santé  dû  à 
l'air  vivifiant  des  bois.  Ici,  c'est  le  père  et  la 
mère  emmenant  avec  eux  leurs  petits  enfants 
déjeuner  sous  les  ombrages  des  grands  arbres, 
dans    les    environs    du     rendez-vous     ou     des 


UTILITE   DE   LA   CHASSE  A  COURRE       197 

étangs  ;  là,  passe  à  belle  allure  une  kyrielle 
de  bicyclettes  portant  des  ouvriers  décidés  à 
rivaliser  d'entrain  et  de  vitesse  avec  les  cava- 
liers. Voici  plus  loin  une  carriole  à  deux  roues, 
attelée  d'un  cheval,  voire  même  d'un  àne,  et 
contenant  plusieurs  jeunes  fdles  lançant  dans 
l'air  les  éclats  de  rire  de  leurs  vingt  ans. 
Viennent  enfin  ceux  auxquels  les  moyens  de 
transport  sont  objets  de  mépris  et  qui,  préfé- 
rant l'exercice  des  jambes,  se  dirigent  à  longs 
pas  vers  le  rendez-vous.  Ceux-là,  nous  les 
retrouverons  l'après-midi,  courant  comme  des 
échevelés  à  travers  les  fourrés  ou  discutant 
gravement,  aux  carrefours,  sur  les  ])éripéties 
de  la  journée.  J'ai  assisté,  dans  la  forêt  de 
Villefermoy ,  où  mon  équipage  se  rend  en 
déplacement  chaque  année,  à  des  hallalis  de 
cerfs  où  l'on  pouvait  compter,  au  bas  mot, 
plus  de  deux  mille  personnes  accourues  des 
environs,  et  que  j'avais  la  plus  grande  joie 
à  voir  se  divertir.  Et  l'on  viendrait  dire, 
après  cela,  que  la  chasse  à  courre  n'est  pas 
un  plaisir  démocratique  !  Allons  donc  !  mais 
je  n'en  connais  pas  un  qui  le  soit  davantage, 
aucun  qui  soit  plus  accessible  à  tous  et  à 
si  bon  compte.  Allez-vous  aux  courses  de 
chevaux,   il    faut    payer    pour    y   assister.    La 


198        REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

chasse  à  tir  ?  Mais  elle  est  le  monopole  de 
quelques-uns  seulement  et  elle  coûte  cher 
en  permis  et  en  cartouches.  Il  a  fallu  long- 
temps pour  s'apercevoir  de  ces  vérités.  Aujour- 
d'hui, elles  finissent  par  s'accréditer  dans  le 
public,  et  l'on  a  entendu  même  un  ministre 
de  la  République  lancer  ces  paroles  carac- 
téristiques, que  tout  incrédule  devrait  médi- 
ter :  «  Si  la  chasse  à  courre  n'existait  pas,  il 
faudrait  l'inventer.  »  Pourquoi  M.  Ruau  a-t-il 
prononcé  ces  paroles  mémorables  ?  Parce  qu'il 
savait  qu'elle  est,  pour  la  France,  une  source 
importante  de  produits  et  que  toute  parcelle 
de  la  richesse  publique  doit  attirer  l'atten- 
tion des  pouvoirs  établis.  Voilà  son  utilité, 
et  je  la  prouve  par  des  chiffres.  Le  relevé 
du  mouvement  d'argent  occasionné  chaque 
année,  dans  notre  pays,  par  la  chasse  à  courre 
fut  minutieusement  étudié  par  les  soins  de  la 
société  de  vénerie  et  présenté,  en  1908  après 
enquête  poursuivie  dans  toutes  les  régions 
de  nos  provinces,  au  congrès  dont  je  viens 
de   parler. 

Quel  est-il  ce  chiffre  ?  Il  est  intéressant 
de  le  connaître,  sans  entrer  dans  les  détails 
consignés  à  l'appui  dans  le  rapport  officiel  : 
soixante-treize  millions  de   francs    en   chiffres 


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UTILITE   DE   LA  CHASSE  A   COURRE       199 

ronds,  et  je  passe  sous  silence  l'élevage  et 
le  commerce  des  chiens,  qui  créent  encore  une 
source  de  revenus  importants  dans  nombre 
de  départements  où  se  tiennent  des  foires 
spéciales. 

Après  cet  exposé,  l'on  serait  mal  venu  de 
prétendre  que  le  gouvernement  n'a  pas  le 
devoir  impérieux  et  patriotique  non  seulement 
de  favoriser,  par  tous  les  moyens  dont  il  dis- 
pose, le  maintien  sur  notre  sol  de  ces  équi- 
pages qui  répandent  à  profusion  dans  le  com- 
merce et  l'industrie  les  bienfaits  de  leur  exis- 
tence, mais  encore  de  chercher  à  encourager 
la  formation  de  nouveaux  centres  de  chasse. 
Certaines  grandes  villes,  telles  que  Pau  et 
Biarritz,  ont  compris  les  avantages  qu'elles 
tirent  de  la  présence  chez  elles  d'équipages 
de  chiens  courants,  et  leurs  édiles  intelli- 
gents n'hésitent  pas  à  leur  voter  des  subven- 
tions annuelles  pour  les  conserver.  Mais,  hélas! 
je  suis  obligé  de  convenir  que,  la  plupart 
du  temps,  les  corps  élus  n'envisagent  pas  de 
cette  façon  leur  véritable  intérêt,  et  les  Con- 
seils généraux,  qui  pourraient  agir  avec  tant 
d'efficacité  en  cette  matière,  loin  d'entrer 
dans  cette  voie,  entravent  même  par  des  mesu- 
res   inopportunes  les  bonnes  volontés   de  nos 


200 


REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 


jeunes  veneurs.  Quelques-unes  de  nos  assem- 
blées départementales,  soit  à  l'instigation 
d'esprits  jaloux  et  bornés,  soit  par  ignorance, 
soit  par  une  fausse  interprétation  de  l'éga- 
lité, n'ont-elles  pas  voté  la  fermeture  de  la 
chasse  à  courre  du  lièvre  et  du  chevreuil  en 
même  temps  que  celle  à  tir  ?  On  leur  a  dit, 
probablement,  pour  motiver  pareille  mesure, 
qu'il  n'était  pas  juste  que  les  uns  eussent  la 
jouissance  de  ces  animaux,  alors  que  les  autres 
en  étaient  sevrés.  Eh  bien  !  du  moment  qu'il 
s'agit  d'égalité,  que  l'on  veuille  bien  compter 
les  jours  où  il  est  loisible  au  chasseur  au 
fusil  de  sortir,    depuis   l'ouverture    jusqu'à    la 

fermeture,    et 
que  l'on  en  fasse 
autant   pour  les 
veneurs.  Tandis 
que  les  premiers 
peuvent    arpen- 
ter   les    plaines 
et    les    bois, 
sans  entrave 
et     à     l  e  11  r 


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UTILITÉ  DE  LA  CHASSE  A  COURRE       201 

guise,  cinq  mois  durant,  c'est-à-dire  150  fuis 
environ,  les  seconds,  s'il  ne  survient  pas  de 
gelées  empêchant  les  chevaux  de  marcher,  si 
les  étangs  ne  sont  pas  recouverts  de  glace, 
ne  découplent  leurs  chiens  que  deux  fois  par 
semaine,  pendant  quatre  mois  au  lieu  de 
cinq,  car  les  chaleurs  du  mois  de  septembre 
leur  interdisent  tout  laisser-courre.  C'est  donc 
au  total  une  trentaine  de  journées  qu'il  con- 
vient de  mettre  en  regard  des  150  précédentes. 
Veut-on  aussi,  puisqu'il  s  agit  d'égalité,  compa- 
rer le  chiffre  des  animaux  détruits,  pendant  le 
même  laps  de  temps,  j)ar  les  chasseurs  à  tir 
et  par  ceux  à  courre  ?  Personne  n'ignore  que 
les  veneurs  ne  cherchent  jamais  à  tuer  plus 
d'un  animal,  quand  ils  découplent  leurs  chiens, 
et  encore,  leur  arrive-t-il  de  rentrer  bre- 
douilles. En  revanche,  nulle  limite  n'arrête  le 
tireur  qui  peut  occire  à  son  gré  tout  gibier 
qu'il  rencontre.  Où  donc  est,  là  encore,  cette 
fameuse  égalité  de  traitement  que  l'on  fait 
miroiter  aux  yeux  des  naïfs  ?  Que  prétend-on 
aussi  pour  chercher  à  imposer  le  même  régime 
aux  deux  intéressés  ?  Je  cherche  et  je  ne  trouve 
plus  rien,  si  ce  n'est  l'application  du  pro- 
verbe connu  :  «  Quand  on  veut  tuer  son  chien, 
on    dit    qu'il   a  la  rage.  » 

20 


202        REFLEXIONS  D'UN   VIEUX  VENEUR 

Serait-ce  le  but  que  l'on  se  propose  : 
dégoûter  de  leur  sport  favori,  par  des  taqui- 
neries mesquines,  les  chasseurs  à  courre  ? 
C'est  possible,  surtout  si,  à  ces  difficultés 
qu'on  cherche  à  leur  créer  dans  quelques 
départements,  s'ajoutent  les  réclamations  exa- 
gérées des  cultivateurs,  relatives  aux  dégâts 
que  les  animaux  causent  à  leurs  récoltes.  Ils 
savent  bien,  cependant,  que  l'on  fait  toujours 
droit  à  leurs  requêtes,  lorsqu'elles  sont  fon- 
dées, et  que  les  articles  du  code  civil  qui 
établissent  la  responsabilité  du  propriétaire 
d'un  bois  ou  du  locataire  d'une  chasse  sau- 
vegardent leurs  intérêts.  Ils  n'ignorent  pas 
qu'aux  termes  de  ces  articles  «  tout  fait  quel- 
conque de  l'homme  qui  cause  à  autrui  un 
dommage  oblige  celui  par  la  faute  duquel  il 
est  arrivé  à  le  réparer  )i  et,  en  outre,  que 
chacun  est  responsable  du  dommage  qu'il  a 
causé,  non  seulement  par  son  fait,  mais  aussi 
par    sa   négligence   et  son  imprudence. 

Dans  le  voisinage  des  grandes  forêts  de 
l'Etat,  la  protection  des  récoltes  jouit  d'une 
garantie  en  plus.  Le  cahier  des  charges  dressé 
en  vue  des  locations  réserve  à  l'administra- 
tion forestière  les  droits  les  plus  étendus  en 
ce    qui    touche  la  destruction    du   gibier  dont 


UTILITE   DE   LA   CHASSE  A   COURRE      203 

la  surabondance  pourrait  nuire  aux  proprié- 
tés riveraines.  Lorsque  ce  cas  se  produit,  le 
conservateur  des  forêts  met  en  demeure  le 
fermier  de  la  chasse,  par  une  sommation  régu- 
lière, de  détruire,  dans  un  délai  déterminé, 
les  animaux  dont  le  nombre  et  l'espèce  lui 
seront  indiqués.  Si  le  fermier  ne  satisfait 
pas  à  cette  mise  en  demeure,  il  est  pro- 
cédé d'office  à  la  destruction  par  les  soins 
du    service    forestier. 

Il  me  semble  que  ce  sont  là  des  mesures 
suffisamment  défensives  pour  donner  entière 
satisfaction  aux  cultivateurs,  d'autant  plus  que, 
lorsqu'il  s'agit  d'indemnités,  les  maîtres  d'é- 
quipage ne  lésinent  pas  sur  la  somme  d'ar- 
gent que  l'on  réclame  de  leur  équité  et  paient 
toujours  rubis  sur  l'ongle.  Il  arrive  même 
que  l'on  abuse  souvent  de  leur  générosité 
et  aussi  de  leur  candeur.  Un  exemple  en  pas- 
sant. Je  reçus,  il  y  a  quelques  années,  une 
lettre  anonyme  m'invitant  à  me  rendre  sur 
la  lisière  de  la  forêt  de  Compiègne,  en  un 
endroit  qui  m'était  désigné,  «  afm  de  contem- 
pler »,  me  disait-on,  «  un  spectacle  qui  me 
surprendrait  ».  Piqué  par  la  curiosité,  j'en- 
fourchai un  cheval  et,  d'un  temps  de  galop, 
j'arrivai   au   lieu    en   question.    Ce   que  je  vis 


204        REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

là  valait,  en  effet,  la  course.  Qu'on  en  juge  : 
un  gros  baudet,  attaché  par  une  corde  à  un 
pieu  planté  au  beau  milieu  d'un  chamj)  recou- 
vert de  blé  vert,  y  broutait  tranquillement. 
Le  plan,  d'une  simplicité  élémentaire,  consis- 
tait, après  que  maître  Aliboron  se  fût  acquitté 
de  sa  besogne  en  conscience  dans  toutes 
les  parties  de  la  pièce  de  terre  et  qu'une 
pluie  abondante  eût  effacé  toute  trace  de 
ses  pas,  à  appeler  mon  expert  pour  lui  faire 
constater  le  dégât  attribué  aux  prétendus 
grands  animaux.  Qui  ne  connaît  cette  autre 
malice,  pratiquée  dans  certaines  contrées  ?  Le 
cultivateur  se  garde  de  mettre  aucun  engrais 
sur  sa  propriété,  sauf  sur  deux  mètres  carrés 
qu'il  a  soin  d'entourer  d'un  grillage  élevé,  à 
l'abri  de  la  dent  des  cerfs  ou  des  chevreuils. 
Naturellement,  une  magnifique  végétation  sort 
de  terre  dans  le  petit  réduit,  tandis  qu'à 
côté  la  récolte  est  minable.  «  Vous  voyez  », 
dit  notre  homme,  «  ce  que  produirait  mon 
champ  au  printemps,  si  ces  maudites  bêtes 
n'y  avaient  pas  élu  domicile.  Ici,  le  blé  a 
poussé  en  abondance,  parce  qu'ils  n'ont  pu  y 
toucher,  et  là,  il  est  perdu  en  totalité.  »  Et 
l'on  a  la  naïveté  de  transiger  pour  conser- 
ver la   paix.     Qu'il    s'agisse    donc    d'inégalité 


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UTILITK  DE  LA  CHASSE   A   COTJRP.E       20r, 

de  traitement  entre  les  chasseurs  à  tir  et 
ceux  à  courre,  de  déeâts  causés  aux  récoltes 
par  le  passage  de  cavaliers  ou  par  des  ani- 
maux sauvages  sur  les  terres  ensemencées, 
les  explications  ci-dessus  doivent  éclairer  tout 
homme  de  bonne  foi  et  l'inciter  à  s'élever, 
en  toute  occasion,  contre  les  tracasseries  nui- 
sibles à  l'intérêt  général.  Autrement,  l'ex- 
tension de  ces  ennuis  empêchera  de  nou- 
veaux petits  équipages  de  se  fonder,  qui 
répandraient  chez  les  commerçants  de  leurs 
alentours  la  richesse  et  le  bien-être,  et  même 
finira,  si  l'on  n'y  prend  garde,  par  décourager 
les  veneurs  actuels,  au  point  de  les  amener  à 
liquider  progressivement  chiens  et  chevaux. 
Cette  disparition,  au  point  de  vue  local,  aurait, 
de  plus,  une  répercussion  directe  et  sensible 
sur  les  finances  des  communes  par  la  suppres- 
sion des  taxes  sur  les  chiens,  qui  rapportent 
jusqu'à   dix   francs    par  tête  à  leur    budget. 

Enfin,  qui  donc,  en  France,  peut  aujour- 
d'hui se  désintéresser  du  sort  de  notre  armée, 
sauvegarde  de  la  patrie  ?  Le  cheval  en  est 
l'un  des  principaux  éléments.  Or,  tout  le 
monde  est  d'accord  pour  reconnaître  que  le 
type  le  meilleur  est  celui  qui  convient  aussi 
bien    à    nos    troupes  qu'à  la  chasse   à  courre. 


206        REFLEXIONS   D'UN  VIEUX  VENEUR 

Léger,  allant  et  vite,  possédant  beaucoup 
de  fond,  robuste  de  membres,  résistant  à 
la  fatigue,  il  répond  admirablement  à  ces 
deux  services.  On  devine  quels  précieux  auxi- 
liaires de  l'armée  seront,  au  jour  de  la  mobi- 
lisation, tous  ces  animaux  employés  à  la 
vénerie.  D'où  cette  conclusion  qui  s'impose  : 
que  plus  les  pouvoirs  publics  encourageront 
la  formation  d'équipages  de  chasse,  plus  les 
éleveurs  se  livreront  au  trafic  qui  profitera 
au  recrutement  des  chevaux  en  temps  de 
guerre.  Combien  nous  sommes  loin,  à  cet 
égard,  de  nos  voisins  d'Angleterre  qui,  en 
1907,  d'après  les  calculs  recueillis  par  un 
grand  journal  sportif,  The  Field  (numéro  du 
22  août  1908),  en  utilisaient,  en  chiffres  ronds, 
pour  la  chasse  et  les  services  qui  en  dépen- 
daient, deux  cent  mille.  Je  relève  au  pas- 
sage, dans  cet  article,  un  détail  intéressant  : 
«  Un  maître  dont  l'équipage  ne  chasse  que 
deux  fois  par  semaine  nous  a  dit  avoir  pris 
la  peine  de  compter  combien  de  chevaux 
étaient  exclusivement  employés  pendant  l'hi- 
ver avec  son  équipage,  tant  pour  la  chasse 
que  pour  venir  au  rendez-vous,  et  en  avoir 
trouvé,  en   tout,    de    450   à   500.  » 

Si    l'on   pense    que   dans    la     Grande-Bre- 


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UTILITK    DE  LA  CHASSE   A  COUKRE       207 

tagne  on  comptait,  en  1907,  369  équipages  (1), 
il  est  aisé  de  comprendre  que  l'estimation 
de    200.000   chevaux   n'est   pas    exagérée. 

Quels  services  de  tels  contingents,  s'ils 
existaient  en  France,  rendraient  à  notre  pays 
dans  un  moment  critique  où  il  faudrait  faire 
appel  à  toutes  les  forces  vitales  dont  il  dispose! 
Nous  n'en  sommes  pas  là,  hélas  !  et  pourtant, 
le  gouvernement  a  entre  les  mains  le  pouvoir 
d'atteindre  ce  résultat.  Qu'il  encourage  les 
bonnes  volontés  qui  ne  demandent  qu'à  mar- 
cher, qu'il  donne  des  ordres  à  ses  préfets  pour 
diriger  les  conseils  généraux  dans  cette  voie, 
en  n'entravant  plus  l'exercice  de  la  vénerie 
par  des  mesures  vexatoires,  et  nous  verrons 
éclore,  comme  par  enchantement,  cette  pépi- 
nière de  chevaux  dont  la  nécessité  n'est  plus 
à  démontrer,  depuis  que  leur  nombre  dimi- 
nue de  jour  en  jour ,  ainsi  qu'en  témoigne 
une  statistique  émanant  du  ministère  de  la 
Guerre  et  publiée    en  juillet  1910. 

Il  n'est  pas  douteux,  en  effet,  que  la  trac- 
tion automobile  est  en  train  de  tuer  le  che- 
val  de   trait  léger.   Elle    règne    en    maîtresse 

(1)  En  plus  de  ces  369  équipages,  il  y  en  avait  67  de  harriers  et  de 
beagles  menés  à  pied  et  20  de  chiens  de  loutre,  donnant  un  total 
général  de  456  meutes. 


208        REFLEXIONS  D'UX  VIEUX  VENEUR 

dans  les  villes,  dans  les  grandes  villes  surtout; 
elle  en  chasse  peu  à  peu  le  cheval,  qu'elle 
fait  disparaître  de  notre  sol.  A  Paris,  le 
nombre  des  chevaux  a  baissé  de  moitié  en  ces 
di\  dernières  années.  De  1909  à  1910,  on 
constate  une  diminution  de  17  pour  100  (91,261 
en  1909  contje  75,4()o  en  1910),  qui  porte 
principalement  sur  les  gi-andes  entreprises  de 
transport.  Quelle  ])eut  donc  être,  alors,  celle 
de    la   France  entière  ? 

Le  dangei'  saute  aux  yeux,  et  tout  le  déficit 
])orte  précisément  sur  l'espèce  d'animaux  em- 
ployés à  la  chasse  à  courre  :  chevaux  de  maître, 
de  remise  et  de  fiacre,  rangés  par  l'armée  dans 
ses  catégories  1,  2,  o  et  4  (cuirassiers,  dra- 
gons,   chasseurs   et    artilleurs,   trait  léger). 

Si  l'on  veut  réagir  contre  ce  véritable  j)éril, 
il  ne  faut  pas  s'endormir  plus  longtemps. 
Il  ne  faut  j)as  que  les  éleveurs  aient  com- 
plètement abandonné  la  ))artie  ;  la  diminu- 
tion des  milliers  de  demi-sang  depuis  1908 
démontre  assez  clairement,  je  pense,  qu'ils 
ont  déjà  commencé.  Il  faut  leur  réserver  des 
acheteurs  en  protégeant  la  chasse  à  courre,  et 
c'est  le  devoir  des  ministres  de  la  Guerre  et 
de  l'Agriculture  de  prendre  leurs  mesures  en 
conséquence. 


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UTILITE  DE  LA  CHASSE  A  COURRE       209 

Pour  me  résumer,  à  moins  d'être  dépourvu 
de  sens  commun,  on  saisit  maintenant  sans 
peine  la  portée  des  paroles  de  M.  Ruau,  lors 
du  Congrès  de  1908  :  «  Si  la  chasse  à  courre 
n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer.  »  Il  ne 
reste  plus  au  gouvernement  qu'à  mettre  ses 
actes  d'accord  avec  la  pensée  de  l'ancien 
ministre,    et  tout  sera   parfait. 


27 


X 


CONCLUSION 


E  grand  attrait  que  ressentent 
pour  la  chasse  à  courre 
ceux  qui  ont  pratiqué  ce 
beau  sport  provient  de  la 
multiplicité  des  jouissances 
qu'elle  entraîne  avec  elle. 
Aimez-vous  la  nature? 
Vous  êtes  servi  à  souhait.  Les  admirables 
futaies  de  nos  forêts  sous  lesquelles  se  fau- 
filent les  rayons  mobiles  du  soleil,  le  paysage 
qui,  tantôt  verdoyant,  tantôt  teinté  de  rouge, 
se  déroule  sous  vos  yeux,  les  points  de  vue 
que  l'on  découvre  du  haut  d'une  colline  et 
qui  se  perdent  dans  l'horizon  brumeux  des 
bois,  les  rubans  argentés  des  rivières  et  des 
torrents  serpentant  dans  des  vallées  riantes, 
toute  cette  richesse  de  splendides  et  rares 
tableaux  dont  votre  sentiment  artistique  ne 
se    lasse    pas ,     vous    les    savourez    au    cours 


212        RÉFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

d'une  journée  de  chasse.  «  J'aime  les  forêts  », 
écrit  Messire    Jean  de   Ligniville,    «  les    lieux 
solitaires,  les   déserts  ;  c'est   là  où  je   suis  en 
contemplation  de  l'art  de  la  vénerie,   c'est  là 
où  j'ai  subject  d'admirer  les  œuvres  de  Dieu; 
là,    rien   ne   m'oste  la    veûe    de    cette    voûte 
azurée  ;  je  voids  au  naturel  les  sources   d'eau 
vive  ;  les  torrents  bruiants   à  val   des  rochers, 
les  cavernes,   les  antres  de  la  terre  me   sont 
manifestés.  Vous  faites  des  grottes,  des  rochers 
artificiels,  des   inventions  d'eau,  des  dégoise- 
ments  et  chants  d'oiseaux  fort  ingénieusement 
représentez  dans  les  déserts.  Je  vaids  partout, 
tantost  aux  forts,  plus  loing  aux  fustayes,  dans 
les   vallées  ;  plus    loing,   je  me  trouve   sur  la 
cime  d'une  montagne,  c'est  alors  que  je  con- 
sidère à  mon  aise  ce  grand  flambeau  céleste, 
le  soleil,   qui  sort  de  son  orient  ;  je  le  veoids 
au  midy,   au   couchant,   septentrion,   bref  j'ay 
entière  cognoissance  de  ces  tours  et  contours. 
J'ay  mil  plaisirs  à  veoir  toutes  les  sortes  d'ar- 
bres,   de    plantes,    de     fleurs,    bien     qu'elles 
soient    les    unes    au   plus    cœur   des    vallées, 
en  my   coste,   sur  la  crouppe  des  montagnes  ; 
néantmoings  tout    cela   tire   au    Zenith.  » 

Tandis   que  l'âme  charmée  s'exalte  devant 
ces  panoramas   de  la   nature,  les   forces  phy- 


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CONCLUSION  213 

siques  se  développent  et  les  hommes  qui, 
d'habitude  tremblant  sur  leurs  membres,  sont 
incapables  d'endurer  la  moindre  fatigue,  devien- 
nent par  l'exercice  de  la  chasse,  vigoureux  et 
susceptibles  de  supporter  à  cheval  les  ran- 
données  les   plus   prolongées. 

La   santé,   dans  le   monde,   étant  le  premier  bien, 
Un  homme  de  bon  sens  n'y  doit  ménager  rien. 

C'est  Ronsard  qui  nous  donne  ce  conseil. 
Suivons-le  ;    il    émane  d'un    sage. 

Donc,  chassons  à  courre  pour  éloigner  de 
nous  le  spectre  hideux  des  maladies  éven- 
tuelles, et  nous  obtiendrons,  en  outre,  l'avan- 
tage de  détendre  nos  nerfs  que  crispent,  trop 
souvent  pour  notre  malheur,  les  soucis  iné- 
vitables  de  l'existence. 

Rien  n'influe  mieux  sur  le  caractère  d'un 
homme  qu'une  bonne  journée  d'activité  au 
grand  air,  et,  si  Boileau  avait  été  veneur,  il 
eût  écrit,  au  lieu  du  vers  célèbre  que  nous 
connaissons  : 

La  chasse,  qui  change  tout,  change  aussi  nos  humeurs. 

Mais  elle  ne  s'en  tient  pas  là,  notre  pro- 
tectrice, et  les  passionnés  d'équitation  ne  me 
contrediront  pas,    si  je  leur    rappelle  les  mo- 


214        REFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

ments  délicieux  qu'ils  ont  passés  en  galopant 
derrière  les  chiens,  en  franchissant  arbres  et 
fossés,  en  se  sentant  portés,  à  toute  allure, 
à  travers  monts  et  ravins,  sur  un  cheval  solide, 
vite,  léger,  doué  d'une  bonne  bouche  sans  être 
trop  sensible,  pourvu  d'un  fond  à  toute  épreuve 
et  enfin   d'une  grande  sûreté   de  jambes. 

Quant  au  maître  d'équipage,  aux  avantages 
ci-dessus  énoncés,  plaisir  des  yeux,  santé, 
équitation,  s'ajoute  pour  lui  le  charme  de  diriger, 
de  dresser,  de  perfectionner  sa  meute,  de  pré- 
voir les  épisodes  variés  qui  se  produisent  au 
cours  de  la  journée,  de  réparer  les  fautes 
commises,  de  saisir  à  l'improviste  les  déci- 
sions conformes  aux  événements,  de  faire  acte 
d'autorité  au  moment  opportun,  toutes  choses 
intéressantes  au  premier  chef  pour  un  veneur 
épris  de   la  chasse  à   courre. 

Je  ne  veux  pas  non  plus  oublier  de  clas- 
ser parmi  les  attraits  que  comporte  son  rôle 
celui  de  recevoir  ses  amis,  de  constater  le 
plaisir  qu'il  leur  procure  en  les  conviant  à 
ses  laisser-courre  et  de  leur  en  faire  les  hon- 
neurs. Il  ne  peut  non  plus  être  indifférent 
à  la  joie  qui  se  manifeste  autour  de  lui  dans 
ce  monde  de  piétons  accourus  à  la  fête,  et 
dont  l'enthousiasme  se  traduira  par  un  regain 


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CONCLUSION 


215 


de  popularité  en  sa  faveur  et  en  celle  de  la 
chasse  à  courre  du  cerf,  qui,  en  résumé,  selon 
Le  Verrier  de  la  Gonterie,  «  l'emporte  sur 
toutes  les  autres,  parce  qu'elle  est  constam- 
ment une  science  fondée  sur  des  connais- 
sances non  équivoques,  sans  l'entière  posses- 
sion desquelles  il  est  absolument  impossible 
d'acquérir  le  titre  de  bon  connaisseur  et  de 
bon    piqueur   ». 


TABLE  DES  MATIÈRES 


PAGES 

PRÉFACE I 

AVANT-PROPOS xxi 

I.  —  LE    CHENIL  ET    LA    NOURRITURE 

DES   CHIENS 1 

II.  —  LES  CHIENS 13 

III.  —  LES  TÊTES 23 

IV.  —  LA  FAÇON   DE  JUGER  UN   CERF.  .  53 
V.  —  L'ART   DE   DÉTOURNER  UN  CERF.  63 

VI.  —  LE  RENDEZ-VOUS  ET  L'ATTAQUE    .  99 

VII.  —  LES  RUSES  DU  CERF. 117 

VIII    —  LA  CHASSE  ET  L'HALLALI 149 

IX.  —  UTILITÉ  DE  LA  CHASSE  A  COURRE.  189 

X.  —  CONCLUSION 211 

28 


TABLE 

DES  ILLUSTRATIONS  HORS  TEXTE 


PAGES 

Le  Chenil  du  Franc-Port,  on  regard  de  ......   .  4 

La  Soupe  des   Chiens  les  veilles    de  Chasse,  en 

regard  de 10 

Un  nouvel   Équipage,  en  regard  de 14 

Le  duc  d'Aumale  a  Chantilly,  en  regard  de 20 

Une  Chasse  de  la  Vénerie  impériale,  en  regard  de  .  38 

Dans  le  ThIERGARTEN  de  la  LobAU,  en  regard  de  .    .     .  40 

Une  Chasse  DE  l'Archiduc  HÉRITIER,  en  regard  de  .   .  44 

Aux  Renseignements,  en  regard  de 58 

Charles  IX  au  Bois,  en  regard  de 64 

Cerfs  au  GaGNAGE,  en  regard  de 66 

Il  ne  s'est  pas  trompé,  en  regard  de 78 

VÉNUS   ET    Diane,    en  regard  de 84 

HOUPER  TROIS  FOIS...,   en  regard  de 92 

Le  Rapport,  en  regard  de 100 

Oh!  ces    Invités  !  en  regard  de >    .    .    .  104 

La  Fanfare  de  l'Accompagnement,  en  regard  de.    .   .  110 

Le  Découpler,  en  regard  de 112 

Ils    sont    trop!   en  regard   de 122 

Le  Change,  en  regard  de 124 


•■) 


TABLE  DES  ILLUSTRATIONS  219 

PAGES 

Chasse  de  l'Avenir,  en  regard  de 130 

Geste  expressif,    en  regard  de 134 

Vente  publique,  en  regard  de 13G 

Bien-Aller,  en  regard  de 14G 

Ruse  de  Cerf,  en  regard  de 148 

Les  Amateurs,  en  regard  de 150 

Un   Bat-l'eau  malheureux,  en  regard  de 152 

Le  Donneur  de  Renseignements,  en  regard  de  ...   .  154 

Ne  pas  quitter  la  Voie,  en  regard  de 162 

Le  Quiproquo,  en  regard  de 164 

Fin  du  Quiproquo,  en  regard  de 166 

La  Chasse  du  Sanglier,  en  regard  de 170 

Hallali  de  Cerf,  en  regard  de 182 

Carabine  ou  Couteau?  en  regard  de 186 

En  1830...,  en  regard  de 196 

Vers  l'Attaque,  en  regard  de 198 

Fabrique  de  Délits,  en  regard  de 204 

Le  Cheval  DE  Guerre,  en  regard  de 206 

Élevage  de   Chevaux   de   Chasse   et   de   Guerre, 

en  regard  de 2Uo 

J'aime  les  Forêts,  en  regard  de 212 

Moments  délicieux,   en  regard  de 214 


LES 

RÉFLEXIONS  D'UN  VIEUX  VENEUR 

SUR 

LA  CHASSE  DU  CERF 

ont  été  imprimées 

ET 

LES  PLANCHES  EN  ONT  ÉTÉ  GRAVÉES  ET  TIRÉES 

PAR 

MANZI,  JOYANT  &  G^^ 

A  Asnières-sur-Seine 

L'année  MGMXIII 


MARQUIS 


DE  L'AI&LE 


D'UN 


II 


PARIS 

MANZI,  JOYANT  &  C" 


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