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Full text of "Réflexions sur l'état de l'église en France pendant le dix-huitième siècle, et sur sa situation actuelle, suivies de mélanges religieux et philosophiques"

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\8  î1 

SN\fc£. 


REFLEXIONS 


SVR 


L'ÉTAT  DE  L'ÉGLISE  EN  FRANCE 


SUIVIES    DE 


MÉLANGES 

RELIGIEUX  ET  PHILOSOPHIQUES. 


Se  trouve  chez  les  Libraires  ci-après  : 
Dans  les  Déparlemens , 


à  chez  MM. 

Agen,  Noubel. 
Aix  en  Provence ,  Pontier. 
Alby,  Rodière. 
Avignon ,  Fr.  Seguin. 
Autun ,  Dejussieu. 
Bayonne,  Bonzora. 

Gosse. 

Beziers ,  Bousquet. 
Bordeaux ,  veuve  Bergeret. 

Melon. 

Besançon  ,  veuve  Metoyer. 

Deis. 

Brest,  Michel. 

Cahors,  Richard. 

C  arc  as  sonne  ,  Gadrat-Capel. 

Châlons- sur-Saône,  Dejussieu. 

Clermont-Ferrand ,  Landriot. 

La  Rochelle,  Pavie. 

Lille,  Vanaker. 

Malo. 

Lyon  ,  Périsse. 

Rusand. 

Bohaire. 


à  chez  MM, 

Marseille,  Masvert. 

Camoin  frères. 

Montauban ,  Crosilhes. 
Montpellier,  Auguste  Seguin. 

Sevalle. 

Nantes ,  Busseuil  l'aîné. 

Forest. 

Nîmes ,  Melquiond. 
Poitiers ,  Barbier. 
Le  Puy,  La  Combe.  , 

Quimper,  Chapalain. 
Bennes,  demoiselle  Vatar. 

Molliex. 

Bouen  ,  Frère. 

Renault. 

Saint-Brieuc,  Lemonnier. 
Strasbourg,  Levrault. 
Toulouse  ,  Douladoure  aîné, 

Senac. 

F.  Vieusseux. 

V alenciennes  ,  Boucher. 
Giard. 


On  vient  de  mettre  en  vente  chez  les  mêmes  Libraires  : 

EXPOSITION  DE   LA  DOCTRINE  DE  LEIBNITZ 

SUR  LA  RELIGION   (ouvrage  latin  inédit ,  et  traduit 

en  français  ) ,  avec  un  nouveau  Choix  de  pensées  sur  la 

Religion  et  la  morale  ,  extraites  des  ouvrages  du  même 

auteur;  par  M.  Emery,   ancien  supérieur  général  de 

Saint-Sulpice;  volume  in-8°.  Prix,  6  fr.  broché. 

TV.  B.  C'est  le  même  ouvrage  dont  nous  avions  annoncé  la 
mise  sous  presse,  sous  le  titre  de  Système  de  théologie  sur  la  con- 
troverse entre  les  catholiaues  et  les  protestons  ,  etc.  (  Voir  le 
compte  qu'en  rend  M.  l'abbé  F.  de  la  Mennais ,  dans  le  pré- 
sent volume  ,  page  4^3.  ) 


ESSAIS  SUR  L'INDIFFERENCE  EN  MATIERE  DE 
RELIGION  ,  cinquième  édition  ,  gros  volume  in-8°  , 
6  fr.  5o  cent,  broché. 


Veille  Egi 


^ILLEË, 


SUR 

L  ÉTAT  DE  L'EG 

EN  FRANCE 

PENDANT   LE   DIX-HUITIÈME   SIÈCLE, 

ET 

SUR  SA  SITUATION  ACTUELLE; 

SUIVIES    DE 

MÉLANGES 

RELIGIEUX  ET  PHILOSOPHIQUES. 
PAR  M.  L'ABBÉ  F.  DE  LA  MENNAIS. 


A    PARIS, 

CHEZ  TOURNACHON-MOLIN  ET  H  SEGUIN, LIBRAIRES, 

RUE    DE    SAVOIE,    N°    6,    F.  S.   G. 

M.  DCCC.  XIX. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/rflexionssurlOOIame 


PRÉFACE. 


Ijes  Réflexions  sur  l'état  de  l'Église  , 
publiées  en  1808,  furent  aussitôt  saisies 
par  la  police  de  Buonaparte.  On  n'y  a  rien 
ajouté.  Il  y  auroit  trop  à  dire  sur  ce  qui' 
s'est  passé  depuis  cette  époque ,  et  sur  ce 
qui  se  passe  encore  aujourd'hui  relative- 
ment à  l'Église  de  France. 

Le  reste  du  recueil  que  l'on  offre  au 
public,  se  compose  d'articles  qui  ont  paru 
dans  les  journaux ,  et  de  quelques  petits 
écrits  de  même  genre,  que  la  censure,  du 
temps  de  sa  splendeur,  ne  permit  pas  d'y 
insérer.  On  y  a  joint  ,  sous  le  titre  de 
Pensées  diverses  ,  de  courtes  réflexions 
sur  différens  sujets  de  religion  et  de 
philosophie. 


V^VVVV\\*A\VVWViV\VV\VV\^VXVV\\VVWVVWVV^VVVV 


REFLEXIONS 


L'ÉTAT  DE  L'ÉGLISE  EN  FRANCE 

PENDANT  LE  DIX-HUITIEME  SIÈCLE, 

ET    SUR    SA    SITUATION    ACTUELLE. 

Portée  info  ri  non  prœvalehunt  ad^ersùs  eam, 
S-  Mattli.  xvj,  18. 

C'est  pour  le  chrétien  un  merveilleux  et 
consolant  spectacle  que  celui  des  dévelop- 
pemens  de  l'Eglise,  de  ses  épreuves  et  de  ses 
combats ,  depuis  son  origine  jusqu'à  nos  jours. 
Si  on  l'observe  à  sa  naissance,  ce  n'est  d'a- 
bord qu'un  point  que  l'œil  aperçoit  à  peine  : 
peu  à  peu  ce  point  s'étend  ;  on  en  voit  sortir, 
comme  d'un  centre  fécond,  des  rayons  qui 
se  prolongent  à  l'orient  et  à  l'occident,  au 
septentrion  et  au  midi  ;  et  naguère  presque  im- 
perceptible, il  embrasse  maintenant  le  monde 
entier  dans  sa  vaste  circonférence. 

Des   progrès    si   rapides  deviennent  bien 
plus    surprcnans  encore ,  quand  on   consi- 

i 


(  n 

dire  les  obstacles  qu'il  a  fallu  vaincre,  et  les 
moyens   par   lesquels    ils   ont    été    vaincus. 
Douze    pauvres   pêcheurs  sans    protection 
sans  appui,    forts  de  leur   seule    foiblesse, 
s'avancent,  une  croix  à  la  main,  dans  1  un - 
vers    ponr  y  consommer  la  plus  étonnante 
révolution  dont  l'histoire  ait  conserve  le  sou- 
veni      Us  annoncent  un  Dieu  invisible,  nne 
religion  de  souffrances,  à  des  hommes  qui  ne 
èonnoissoient  que  ce  qui  frappe  1-TW 
n'aimoient  que  ce  qui  flatte  les  sens.  Ils  pie 
'uTt  fhunni.té  à  l'orgueil,  le  désnitei.sse- 
ment  à  l'avarice,  la  continence  a  la  volupté 
runomdequifaunomd'unhommecruc.f 

à  Jérusalem.  A  cette  doctrine  W^££ 
son  se  révolte,  les  passions  frémissent,  el  es 
serment  pour  repousser,  pour  anéantir  celte 
reliSon  Nouvelle"  Vains  efforts!  l'Eglise  croit 
2  le  g»aive ,  elle  se propage  « -ta  Pa- 
rutions  et,  après  avoir  oppose  a  trois  siècles 
d'  ut"  geset  de  supplices  trois  siècle, .de  pa- 
tience et  de  résignation,  tranquille  enfin,  el  e 
tien      ei     .  •,„,=„  venge  de  ses  bourreaux 
essuie  ses  plaies,  et  se  venge 
en  les  recevant  dans  son  sem,  et  en  leui  pro 
diguant  ses  bienfaits. 

Cependant  elle  ne  devoit  pas  jou  r  long 
^epenuai  t.,.dive  et  si  chèrement 

temps  d'une  paix  si  taioive  e 
„avle  Son  état  ici-bas  est  un  état  d  epreme  • 
STeles.it,  mais  elle  sa.taussi  qu'elle  ne  suc- 


(3) 

combera  jamais.  Si  des  combats  lui  sont  an- 
noncés ,  la  victoire  lui  est  promise ,  et  le  passé 
à  cet  égard  lui  répond  de  l'avenir.  Fille  du 
ciel  et  rebut  de  la  terre,  comme  son  divin 
fondateur,  il  n'est  pas  un  seul  instant  de  sa 
durée  où  Dieu  ne  manifeste  d'une  manière 
sensible  sa  protection  sur  elle,  et  où  l'on 
n'aperçoive  la  main  toute-puissante  qui  la 
défend  contre  les  attaques  de  ses  ennemis, 
la  protège  contre  la  foiblesse  de  ses  propres 
enfans,  et  la  porte,  comme  en  triomphe,  à 
travers  les  siècles ,  dans  le  sein  de  cette  éter- 
nité qui  doit  être  son  partage. 

A  peine  le  paganisme,  précipité  du  trône 
par  Constantin ,  Teut-il  laissé  respirer  quelques 
instans,  qu'en  proie  à  de  nouvelles  épreuves  et 
à  des  souffrances  nouvelles,  elle  vit  son  sein 
déchiré  par  des  divisions  intestines  plus  dan- 
gereuses peut-être,  et  quelquefois  non  moins 
sanglantes  que   les  persécutions  des   empe- 
reurs. Ses  dogmes  avoient  été,  du  vivant  même 
des  apôtres,  attaqués  par  l'orgueil.  Cérinthe  , 
Ébion,  Ménandre,  en  niant  la  divinité  de  Jé- 
sus-Christ, sans  pouvoir  nier  ses  œuvres  mi- 
raculeuses invinciblement  attestées,  avoient 
affermi  plutôt  qu'ébranlé  cette  vérité  fonda- 
mentale  du   christianisme.    Un  homme   qui 
joignoit  à  un  caractère  ardent  et  sombre  un 
esprit  singulièrement  astucieux  et  une  pro- 

i . 


(4) 

fonde  hypocrisie  ,  en  renouvelant  pour  le 
fond  les  erreurs  des   anciens  hérésiarques, 
sut  leur  donner  une  forme  moins  révoltante, 
€n  les  enveloppant  dans  les  nuages  d'une  mé- 
taphysique subtile.  Arius  (car  c'est  de  lui  que 
je   veux  parler  )  trouva  de  nombreux  dis- 
ciples. La  secte  dont  il  étoit  chef,  condamnée 
par  le  premier  concile  œcuménique ,  ne  laissa 
pas  de  s'étendre,  particulièrement  chez  les 
Barbares,  moins  instruits  que  les  autres  chré- 
tiens, et  dès  lors  plus  aisés  à  séduire.  Elle 
s'éteignit  enfin,  comme  toutes  les  sectes, 
après  avoir  fait  une  foule  de  martyrs  ;  mais 
l'esprit  d'hérésie  ne  s  éteignit  point  avec  elle. 
Chaque  siècle  eut  les  siennes,  selon  la  pré- 
diction de  saint  Paul.  L'ignorance,  la  pré- 
somption enfantèrent  une  multitude  de  sys- 
tèmes bizarres,  d'opinions  pernicieuses  ;  et 
la  doctrine  de  l'Église  fut  successivement  at- 
taquée dans  tous  ses  points. 

Ce  seroit  un  intéressant  ouvrage  que  celui 
où  l'on  montreroit,  autant  qu'il  est  permis  à 
1  homme  de  le  faire  ,  quelles  ont  été  les  vues 
de  la  Providence  dans  ces  persécutions  contre 
la  foi  On  y  verroit  chaque  erreur  produire 
le  développement  d'une  vérité  ,  chaque  crime 
enfanter  une  vertu  :  car,  plus  les  mœurs  étoient 
outragées  par  quelques  sectaires,  plus  1  Eglise 
veilloit  sur  celles  de  ses  enfans  ;  et  les  in- 


(S) 

croyables  austérités  des  premiers  solitaires- 
furent,  en  quelque  sorte,  comme  l'effet  et 
l'expiation  des  infâmes  désordres  des  Gnos- 
tiques,  et  delà  licence  monstrueuse  des  païens. 
Quand  quelques  hommes  accordoient  tout 
aux  sens,  il  falloit  que  d'autres  leur  refu- 
sassent tout  :  quand  la  volupté  avoit  des  au- 
tels, il  falloit  que  la  chasteté  eût  des  martyrs. 
Ainsi ,  dans  la  profondeur  de  ses  conseils , 
Dieu  sait  tirer  le  bien  du  mal ,  et  faire  servir  à 
ses  desseins  les  passions  et  les  vices  même  des 
hommes.  Qu'on-- se  représente  ce  qui  auroit  lieu 
si  le  christianisme  n'eût  rencontré  à  son  ori- 
gine que  des  cœurs  soumis ,  des  esprits  dociles. 
Toutes  ses  vérités ,  tous  ses  dogmes ,  reçus  sans 
contestation,  transmis  sans  examen,  nous  se- 
roient  parvenus  dépouillés  d'une   partie  de 
leurs  preuves,  et  dans  une  sorte  de  nudité, 
dont  l'infaillible  effet  seroit  d'exciter  les  dé- 
dains de  l'orgueil  et  peut-être  la  défiance  de 
la  raison.  Quelle   autorité,  au  contraire,  la 
religion  n'acquiert-elle  pas  de  tant  d'attaques 
également  vaines  etfurieuses  PToutes  les  forces 
humaines  se  sont  essayées  contre  elle,  et  elle 
a  triomphé  de  toutes  les  forces  humaines.  Avec 
quelle  confiance  et  quelle  majesté  elle  se  pré- 
sente couverte  encore   des  nobles  cicatrices 
qui  attestent  ses  combats  et  ses  victoires  !  Si 
elle  n'eût  point  éprouvé  de  résistance,  com~ 


(6) 

ment  apercevroit-on  Faction  puissante  de  îa 
divinité,  si  visiblement  empreinte  dans  son 
établissement?  Le  dévouement  des  martyrs, 
le  courage  des  confesseurs,  tous  ces  grands 
et  mémorables  sacrifices  qu'elle  exigeoit  des 
premiers  fidèles,  et  qu'elle  seule  pouvoit  ob- 
tenir, n'accuseroient  pas  aujourd'hui  notre 
lâcheté,  ou  ne  soutiendroient  pas  notre  foi- 
blesse.  La  curiosité  présomptueuse  des  héré- 
tiques, en  s'efforçant  de  pénétrer  des  mystères- 
impénétrables,  a  donné  occasion  de  fixer  avec 
précision  la  foi  sur  les  points  contestés.  La 
liaison  des  dogmes  entre  eux,  leur  enchaîne- 
ment nécessaire,  leur  dépendance  mutuelle  , 
en  unmot,  l'esprit  et  l'ensemble  delà  doctrine 
chrétienne ,  mieux  connus ,  ont  été  plus  admi- 
rés. Disons  donc  avec  l'apôtre  :  Il  faut  qu'il  y 
aitdes  hérésies ,  il  faut  que  le  flambeau  de  la  vé- 
rité soit  sans  cesse  agité  par  les  passions  ,afin 
de  répandre  une  lumière  plus  vive.  Semblable 
à  un  chêne  antique  et  majestueux,  la  religion 
s'élève  vers  le  ciel  au  milieu  des  tempêtes. 

L'histoire  de  l'Eglise  ,  considérée  sous  ce 
point  de  vue,  offriroit  à  la  méditation  un  su- 
jet presque  entièrement  neuf.  En  attendant 
qu'il  se  trouve  un  écrivain  qui  veuille  ou  puisse 
l'embrasser  dans  toute  son  étendue,  qu'on 
nous  permette  de  présenter  quelques  ré- 
flexions sur  l'état  de  l'Eglise  en  France  pen- 


C  7  ) 

dant  le  siècle  qui  vient  de  finir,  et  sur  sa  si- 
tuation actuelle. 

Les  re'formateurs  du  seizième  siècle  sapè- 
rent à  la  fois  les  fondemens  de  Tordre  reli- 
gieux et  de  Tordre  social.  Ils  établirent  Tanar- 
chie  en  principe  dans  TEglise  et  dans  TEtat, 
en  attribuant  la  souveraineté  au  peuple ,  et  à 
chaque  particulier  le  droit  de  juger  de  la  foi. 
Aussi  la  dernière  conséquence  et  le  résultat 
nécessaire  de  leurs  maximes  a-t-il  été  la  des- 
truction la  plus  complète  de  la  religion,  et  le 
plus  effroyable  bouleversement  de  la  société. 
Mais  cette  révolution,  inouie  dans  l'histoire  de 
Thomme ,  ne  s'est  pas  opérée  en  un  jour  ;  et  il 
est  d'autant  plus  utile  d'ensuivre  les  progrès, 
et  d'en  marquer,  pour  ainsi  dire,  tous   les 
pas,  que  parmi  ceux  même   qui  en  ont  été 
les  victimes,  un  grand  nombre  s'obstine  en- 
core à  en  méconnoître  la  cause. 

L'homme,  borné  dans  ses  facultés,  insatia- 
ble dans  ses  désirs,  tourmenté  également  par 
sa  curiosité  et  par  son  impuissance  ,  a  besoin 
tout  ensemble  et  d'une  lumière  qui  l'éclairé, 
et  d'une  autorité  qui  réprime  son  excessive 
aviditéde  connoître.  Il  trouvoitTuncetl'autre 
dans  la  religion  chrétienne,  qui,  nourrissant 
ses  pensées  des  vérités  les  plus  hautes,  sans  les 
livrer  à  la  discrétion  de  sa  raison  débile,  con- 


(8  ) 

cilié  avec  une  profonde  sagesse  deux  choses 
en  apparence  inconciliables.  Religion  divine, 
qui  dissipe  les  ténèbres  de  l'esprit  en  abais- 
sant l'orgueil  du  cœur;  qui  ôte  l'incertitude  et 
le  doute ,  sans  détruire  entièrement  l'igno- 
rance ;  qui  révèle  ses  mystères  à  l'amour  en 
les  voilant  à  l'intelligence  ;  qui,  même  après 
avoir  tout  donné,  laisse  encore  un  désir  im- 
mense qu'elle  satisfait  et  renouvelle  sans 
cesse  ! 

Long-temps  avant  Luther,  un  bruit  sourd 
de  révolte  s'étoit  fait  entendre  dans  le  nord 
de  l'Europe,  et  avoit  retenti  dans  toute  la 
chrétienté.  Je  ne  sais  quelle  inquiétude  sédi- 
tieuse agitoit  en  secret  les  esprits ,  las  de  toute 
espèce  de  joug,  et  disposés  à  briser  le  frein 
d'une  autorité  gênante  dont  ils  s'exagéroient 
les  abus  pour  s'y  soustraire  avec  moins  de  re- 
mords. Un  moine  fougueux  élève  la  voix  :  il 
s'adresse  à  toutes  les  passions ,  et  toutes  les 
passions  lui  répondent.  Son  orgueil  trouve 
des  auxiliaires  dans  l'avarice  des  princes , 
dans  la  licence  des  particuliers.  En  vain  Rome 
fait  gronder  ses  foudres ,  la  nouvelle  doctrine 
se  propage  ,  et  le  schisme  est  consommé. 

Que  des  écrivains  qui  se  croient  profonds 
parce  qu'ils  sont  subtils,  s'imaginent  voir  la 
casise  de  ce  grand  événement  dans  l'obscure 
rivalité  de  deux  ordres  religieux,  ou  dans  la 


(9) 

cupidité  d'un  pape  ;  laissons-les  s'applaudir 
de  leur  sagacité.  Mais  l'homme  qui  observe, 
aperçoit  dans  le  cœur  humain,  et  dans  la  dis- 
position générale  des  esprits  à  cette  époque , 
une  cause  bien  autrement  puissante  ,  et  qui 
seule  explique  la  facilité  avec  laquelle  la  Ré- 
forme se  répandit.  Tout  étoit  mûr  pour  une 
révolution  ;  et  si  Luther  ne  l'eût  pas  faite  ,  un 
autre  l'eût  faite  à  sa  place. 

Le  schisme  d'occident  a  voit  singulièrement 
ébranlé  l'autorité  du  saint- siège ,  en  diminuant 
le  respect  des  peuples  pour  les  souverains 
pontifes.  Aussi  est-ce  à  la  suite  de  ces  grands 
déchiremens  qu'on  vit  s'élever  en  Angleterre 
et  en  Allemagne,  ces  fanatiques  apôtres  de 
F  indépendance,  Wiclef  et  Jean  Hus ,  qui ,  en 
brisant  violemment  les  liens  de  l'unité,  pré- 
parèrent les  voies  à  la  Réforme. 

Sans  doute  la  providence  divine ,  en  livrant 
l'homme  à  son  propre  sens,  voulut  tout  à  la 
fois  lui  infliger  un  grand  châtiment  et  lui  don 
ner  une  grande  leçon.  Le  principe  de  l'examen 

particulier,  fondement  de  la  religion  nouvelle, 
assujettissoit  en  quelque  sorte  l'esprit  de  Dieu 
à  la  raison  de  l'homme,  et  dès  ce  moment 
Thomme  ne  vit  plus  qu'obscurité  et  ténèbres 
dans  la  parole  de  Dieu  (i).   Chacun  l'inter- 

(i)  Gourville  rapporte  danses  Mr-moire^,  que;  pics- 


(  io) 

prête  à  son  gré  :  l'un  y  découvre  avec  évidence 
le  dogme  de  la  présence  réelle  ;  l'autre  n'y 
veut  reconnaître  qu'une  présence  mystique 
et  figurée.  Après  avoir  attaqué  Jésus-Christ 
dans  le  sacrement,  on  l'attaque  dans  sa  na- 
ture même ,  on  le  dégrade  de  sa  divinité  ;  et 
le  protestantisme  va  se  perdre  dans  la  philo- 
sophie, comme  ces  fleuves  qui,  disparoissant 
tout  à  coup,  se  précipitent  dans  des  abîmes 
inconnus.      , 

Et  qu'on  ne  dise  pas  que  la  Réforme  sub- 
siste encore  dans  une  partie  de  l'Europe  :  il 
est  vrai,  j'aperçois  encore  son  cadavre  ;  je  vois 
un  corps  sans  mouvement  et  sans  vie,  qui  se 
dissout  et  se  consume  tous  ]rs  jours;  mais 
l'àme,  mais  la  doctrine  de  la  Réforme,  où  exis  te- 

sant  un  jour  l'électeur  de  Hanovre  de  se  faire  catho- 
lique pour  l'intérêt  de  sa  famille,  ce  prince  lui  avoua 
que,  persuadé  comme  il  Tétoit  qu'on  pouvoit  se  sauver 
dans  toutes  les  communions  chrétiennes,  il  quitrcroit 
sans  répugnance  celle  où  il  avoit  été  élevé  ,  si,  d'ailleurs, 
il  n'étoit  pas  trop  vieux  pour  changer  de  religion. 
«Car  enfin,  ajouta-t-il,  quand  Jésus -Christ  a  dit  : 
»  Ceci  est  mon  corps  ,  on  ne  sait  pas  trop  dans  quel 
«sens  il  l'a  dit,  ni  comment  on  doit  entendre  ces  pa- 
»  rôles.»  Remarquez  que  ce  prince  étoit  luthérien,  qu'il 
croyoit  par  conséquent  à  la  divinité  de  Jésus-Christ. 
Yoilàdonc,  selon  lui,  un  Dieu  qui  parle  ,  et  qui  ne 
sait  pas  parler  de  manière  à  se  faire  entendre.  O 
délire  delà  raison  humaine! 


(  »  ) 

t-elle?  où  est-elle  crue,  prêchéc,  enseignée  ? 
qui  aujourd'hui,  parmiles  ministres  réformés, 
oseroit  soutenir  les  opinions  de  Luther  ou  les 
dogmes  de  Calvin  ?  On  connoît  assez  leur  ex- 
trême tolérance  :  loin  de  s'en  cacher,  ils  s'en 
font  gloire  ;  ils  s'applaudissent  d'avoir  secoué 
les  antiques  préjugés  qui  les  divisoient  :  et  de 
lace  repos  léthargique,  ce  silence  de  mort, 
dont  on  voudroit  faire  honneur  à  leur  modé- 
ration, et  qui  prouve  seulement  le  peu  d'im- 
portance qu'ils  attachent  à  la  vérité.  Ne  crai- 
gnez pas  qu'ils  disputent  de  la  foi  :  que  leur 
importe  la  croyance?  leur  religion  c'est  la 
morale ,  la  morale  seule.  Et  cependant  ils  sont 
chrétiens,  du  moins  ils  le  prétendent,  et  ils 
ont  pour  Jésus-Christ  plus  que  du  respect  (i). 

(i)  Expression  des  ministres  de  Genève  dans  leur 
déclaration  en  réponse  à  l'article  Genève  de  YEncy- 
clopëdie,  par  M.  d'Alembert.  C'est  à  ce  sujet  que  J.  J. 
Rousseau  écrivoit  d'eux  :  «  Ils  ne  savent  ^*plus  ce 
«qu'ils  croient,  ni  ce  qu'ils  veulent,  ni  ce  qu'ils 
«disent.  —  On  leur  demande  si  Jésus-Christ  est  Dieu  , 
«ils  n'osent  répondre;  on  leur  demande  quels  mys- 
«tères  ils  admettent  ,  ils  n'osent  répondre.  Sur  quoi 
»donc  répondront-ils  ?....  Un  philosophe  jette  sur  eux. 
»un   coup   d'œil    rapide;  il    les    pénètre,    il    les    voit 

«Ariens,  Sociniens  ;  il  le  dit Aussitôt,   alarmés  ,  ef- 

«frayés,  ils  s'assemblent ,  ils  discutent,  ils  s'agitent, 
«ils  ne  savent  à  quel  saint  se  vouer;  et  après  force 
«consultations,   délibérations,    conférences,    le    tout 


(    *2   ) 

Voyez  l'Angleterre  éternellement  ballottée 
entre  le  fanatisme  de  ses  sectes  sans  nombre, 
et  l'irréligion  de  ses  philosophes,  plus  funeste 
que  le  fanatisme  même.  C'est  au  milieu  de 
l'Allemagne  protestante,  c'est  dans  le  sein 
même  de  ses  universités,  qu'ont  pris  nais- 
sance et  que  se  perpétuent  ces  associations 
ténébreuses,  plus  redoutables  avec  des  secrets 
qu'avec  des  armées,  puissant  moyen  de  bou- 
leversement dans  des  mains  criminelles,  con- 
ception profonde  du  génie  de  la  destruction, 
et  dont  il  a  pu  espérer  de  recueillir  le  fruit. 
La  Réforme  s'est  maintenue  quelque  temps 
par  sa  haine  contre  la  religion  catholique  : 
c'étoit  là  son  unique  ressort,  son  principe  de 
vie  :  ce  ressort  s'est  usé  de  lui-même.  L'in- 
différence religieuse  ronge  en  silence  la  ra- 
cine du  protestantisme.  Déjà  l'on  professe 
publiquement  le  déisme  dans  les  écoles  des- 
tinées à  l'enseignement  de  la  théologie  :  bien- 


»  aboutit  à  un  amphigouri  où  l'on  ne  dit  ni  oui  ni  non , 
«et  auquel  il  est  aussi  peu  possible  de  rien  compren- 
dre qu'aux  deux  plaidoyers  de  Rabelais.  »  (  Lettres 
écrites  de  la  Montagne.  )  Les  ministres  de  Genève 
se  sont  corrigés  depuis;  ils  ont  appris  à  être  plus 
clairs  jet  personne,  par  exemple  ,  ne  reprochera  à  M.  le 
pasteur  Vernes  d'enseigner  le  déisme  avec  trop  d'obs- 
curité dans  son  Catéchisme  à  l'usage  des  jeunes  gens  d? 
tontes  les  communions  chrétiennes. 


(  i3  ) 

tôt  Ton  n'y  parlera  de  Dieu  que  pour  prou- 
ver qu'il  n'existe  pas. 

Si  l'on  veut  assigner  l'époque  où  la  philo- 
sophie moderne  commença  de  s'introduire 
en  Fiance,  il  faut  remonter  à  un  écrivain 
protestant,  à  Bayle,  esprit  délié  et  paradoxal 
erudit  plutôt  que  savant,  subtil  dialecticien 
plutôt  que  raisonneur  profond.  Il  soutint 
tour  à  tour  toutes  les  opinions,  se  joua  de 
toutes   les  vérités,  fournit  des  sophismes  à 

toutesles  erreurs.  Habile  seulementà détruire 
et  digne  par  cela  même  d'être  le  père  d'une 
secte  éminemment  destructive,  sa  raison  sans 
cesse  vacillante  ne  sait  se  fixer  que  dans  le 
doute    dont  il  fut  le  plus  adroit  comme  le 
plus  mfatigable  apôtre.  Toutefois  l'opinion 
publique,  alors  généralement  saine,  lui  pres- 
crivit des  ménage  mens  qui   sans  rien  dimi- 
nuer du  danger  de  ses  ouvrages ,  en  couvrirent 
du  inoins  en  partie  le  scandale.   11  sut  em- 
ployer avec  art  la  méthode  perfectionnée  de- 
puis par  ses  disciples,  de  porter  des  coups 
détournes,  d  attaquer  en  paroissant  défendre 
et  d  enfoncer  le  poignard  avec  respect.  Peut- 
être  aussi,   malgré  ses  écarts,  étoit-il  trop 
éclaire  pour  porter  dans  l'irréligion  cette  ef- 
frayante certitude  qui  semble  ne  pouvoir  être 
le  partage  que  de  la  sottise  ignorante  ou  du 
crime   desespéré.    Quoi  qu'il  en   soit,  non 


(  4  ) 

content  d'ébranler  les  fondemens  de  la  mo- 
rale ,  il  outrage  et  persécute  la  pudeur  à  cha- 
que page  de  ses  écrits.  Il  fouille  dans  la  fange 
du  cœur  humain,  il  en  remue  toute  la  cor- 
ruption ,  pour  revêtir  ses  ouvrages  de  quel- 
que obscène  raillerie  ,  ou  d'une  anecdote  dé- 
goûtante. 

Cette  liberté  de  penser,  si  flatteuse  pour 
l'orgueil,  si  commode  pour  toutes  les  pas- 
sions, dut  trouver  de  nombreux  partisans  ; 
et  en  effet,  on  vit  se  répandre  dans  la  société, 
sous  le  nom  d'esprits  forts,  une  nouvelle 
espèce  d'hommes,  qui,  affectant  un  superbe 
dédain  pour  tout  ce  que  les  autres  hommes 
révèrent ,  ne  reconnoissoient  d'autorité  que 
celle  de  leur  propre  raison ,  qu'ils  érigè- 
rent en  tribunal,  où  ils  citèrent  toutes  les 
vérités;  comme  depuis,  à  un  autre  tribunal 
dont  le  seul  nom  effraiera  la  postérité  ,  nous 
les  avons  vus  citer  toutes  les  vertus.  Ainsi, 
après  avoir  éteint  le  flambeau  qui  l'éclairoit 
depuis  dix-sept  siècles,  l'esprit  humain,  des- 
cendant des  hauteurs  où  le  christianisme  l'a- 
voit  élevé,  se  précipitoit,  à  travers  les  som- 
bres régions  du  doute ,  dans  l'abîme  sans  fond 
de  l'athéisme. 

Il  faut  le  dire  à  la  gloire  de  l'Eglise  de 
France ,  elle  .fut  la  première  à  signaler  l'inva- 
sion de  ces  principes  menaçans ,  et  seule  elle 


(  '5) 

çn  prévit  les  funestes  suites.  L'autorité  civile, 
moins  vigilante  ,  ou  distraite  par  d'autres 
soins  ,  n'avoit  rien  fait  encore  pour  réprimer 
la  nouvelle  doctrine  ,  que  déjà  deux  prélats 
illustres,  Bossuet  etFénélon,  appeloient  sur 
elle  le  poids  du  mépris  et  de  l'indignation  : 
Pascal  s'apprètoit  à  la  combattre  avec  les 
armes  du  raisonnement ,  si  redoutables  dans 
sa  main  ,  quand  la  passion  ne  l'égaroit  pas  ;  et 
sans  doute  on  fut  redevable  à  la  prévoyante- 
fermeté  de  ces  grands  hommes  de  cet  inter- 
valle de  calme  quise  prolongea  jusqu'à  la  mort 
de  Louis  XIV. 

L'impiété  cependant  ne  s'abandonnoit  pas 
elle-même  ;  elle  agissoit  dans  l'ombre  ,  épiant 
et  préparant  le  moment  où  il  lui  seroit  per- 
mis de  se  produire  au  grand  jour.  Sûre  de 
convaincre  quand  elle  auroit  séduit ,  elle  met- 
toit  ses  leçons  dans  la  bouche  de  la  volupté  ; 
et  des  hommes  que  leur  naissance  et  leur  rang 
appeloient  à  donner  des  exemples,  couroient 
en  foule  chez  une  courtisane  bel-esprit ,  qui , 
après  avoir  rejeté  toutes  les  vertus  de  son  sexe, 
comme  on  dépouille  un  vêtement  incommode, 
ne  parut  sensible  qu'à  une  seule  gloire  ,  celle 
de  corrompre  ;  qu'à  un  seul  plaisir,  celui  de 
braver  l'infamie  (i). 

(i)  La  philosophie  s'annonça,  des  sa  naissance,  par 


(  i6) 

Détournons  nos  regards  de  cet  affligeant 
spectacle  ,  pour  les  arrêter  un  moment  sur 
celui  qu'offroit  l'Eglise  de  France,  parvenue, 
comme  la  monarchie  ,  à  son  plus  haut  degré 
de  splendeur.  L'âme,  fatiguée  d'indignation, 
se  repose  doucement  sur  ces  jours  à  jamais 
mémorables  où  le  génie  s'embellissoit  du 
charme  de  toutes  les  vertus ,  où  la  raison  la 
plus  haute  s'allioit  à  la  plus  humble  foi  ;  où  le 
grand  Bossuet  d'une  main  terrassoit  l'hérésie  , 
de  l'autre  distribuait  aux  rois  le  pain  de  la 
parole  de  vie,  affermissoit  la  base  du  pou- 
voir en  même  temps  qu'il  en  fixoit  les  bornes, 
et  dans  un  immortel  tableau  montroit  tout 
ensemble  et  les  révolutions  des  empires  qui 
passent ,  et  la  suite  de  la  religion  qui  demeure 
éternellement;  où  le  tendre  Fénélon,  avec  une 
éloquence  touchante ,  défendoit  cette  même 
religion  qu'il  honora  par  un  si  noble  sacrifice  , 
et  ravissoit  les  cœurs  par  la  douceur  enchan- 
teresse de  ses  paroles  ;  où  Pascal  déployoit 
toute  la  force  du  génie  de  l'homme  pour  écra- 
ser son  orgueil  ;  où  ,  semblable  à  un  voyageur 

un  caractère  de  dépravation  bien  remarquable.  Elle 
corrompit  tout,  et  même  la  volupté.  Le  priuce  de  Conti , 
le  duc  de  Vendôme,  le  Régent,  pour  ne  parler  que  de 
ses  plus  illustres  adeptes,  étoienl  connus  pour  avoir  des 
mœurs  abominables.  Je  ne  dirai  rieu  de  celles  de  notre 
siècle  :  elles  ont  tout  surpassé. 


(  *7  ) 
qui  remonte  le  long  d'un  fleuve  pour  en  dé- 
couvrir la    source    inconnue,  Malebranche 
s'élevoit  jusque  dans  le  sein  de  Dieu  même 
pour  y  chercher  le  principe  de  la  pensée  ;  où, 
plus  grand  peut-être   que  tous   ces  grandi 
hommes  ,  un  pauvre  prêtre  ,   sans  influence 
que  celle  de  ses  vertus  ,   sans  autres  moyens 
que  son  ardente  charité,  répandoit  sur  l'hu- 
manité plus  de  bienfaits  qu'elle  n'en  reçut  ja- 
mais d'aucun  monarque.   Que  de  fondations 
pieuses  ,  que  d'utiles  institutions  ne  doit-on 
pas  à  cet  homme  ,  qui ,  à  force  de  prodiges   a 
triomphé   de  l'indifférence  de   notre   siècle 
pour  tout  ce  qui  porte  un  caractère  religieux! 
Il  n'étoit  plus  depuis  long-temps,  et  son  esprit 
vivoit  encore  pour  faire  le  bien.  Chaque  jour, 
avant  le  jour  qui  a  tout  détruit ,  il  nourrissent 
encore  l'indigent,  revêtoit sa  nudité  ,  instrui- 
soit  son  ignorance  ,  consoloit  ses  douleurs;  et 
l'enfance  sauvée  de  la  mort  le  bénissoit  dans 
les  asiles  que  sa  tendresse  lui  avoit  préparés 
Voua  la  religion  et  ses  effets;  voilà  ce  qu'elle 
faitpour  l'homme,  au  nom  d'un  Dieu-homme 
Que  la  philosophie  se  présente  maintenant 
et  qu'elle  nous  dise  ce  qu'elle  peut  opposer  à 
ces  miracles  de  la  charité  chrétienne  ;  qu'elle 
nous  montre  son  Vincent  de  Paul. 

Et  cependant  je  ne  rappelle  que  les  œuvre. 
«  un  seul  homme  :  que  seroit-ce  si  je  rassem- 


a 


(  i8  ) 

blois  tous  les  services  rendus  au  genre  hu- 
main par  la  religion,  dans  ce  siècle  éternel- 
lement fameux  par  tous  les  genres  de  gloire 
comme  par  toutes  les  sortes  de  dévouement? 
Ici,  c'est  le  Frère  des  écoles  chrétiennes  qui 
se   dévoue  à  renseignement  des  enfans  du 
pauvre  ;  là,  c'est  la  Sœur  de  la  charité  qui 
poursuit  en  quelque  sorte  la  misère  dans  ses 
plus  secrets  réduits  ,  afin  que  ,  sous  l'empire 
de  Jésus-Christ,  il  n'y  ait  pas  une  seule  infir- 
mité qui  ne  soit  soulagée  ,  pas  une  seule  larme 
qui  ne  soit  essuyée  ;  plus  loin  ce  sont  les  Pères 
de  la  Trappe ,  ces  héros  de  la  solitude ,  qui 
cultivent,  comme  Jean  ,  la  pénitence  au  dé- 
sert, et  dont  la  porte  hospitalière  est  toujours 
ouverte  au   voyageur    et   à  l'indigent.    Ail- 
leurs ,   nous  rencontrons  ces  congrégations 
vénérables  qui  produisirent  les  Pétau  ,    les 
Mabillon,  les  Sirmond  ,  les  Montfaucon    et 
tous  ces  savans  religieux  dont  les  incroyables 
travaux  ont  répandu  tant  de  lumière  sur  les 
antiquités  ecclésiastiques  et  profanes     et  sur 
les  premiers  temps  de  notre  histoire.  Mais ,  ai 
parlé  de  dévouement,  et  à  ce  mot  la  pensée 
se  reporte  avec  douleur  sur  cet  ordre ,  na- 
guère florissant ,  dont  l'existence  toute   en- 
tière ne  fut  qu'un  grand  dévouement  a  1  hu- 
manité et  à  la  religion.  Ils  le  savoient  ceux  qui 
l'ont  détruit,  et  c'étoit  pour  eux  une  raison 


C  19  ) 

de  le  détruire,  comme  c'en  est  une  pour  nous 
de  lui  payer  du  moins  le  tribut  de  regrets  et 
de  reconnoissance  qu'il  mérita  par  tant  de 
bienfaits.  Eh!  qui  pourroit  les  compter  tous? 
Long-temps  encore  on  s'apercevra  du  vide 
immense  qu'ont  laissé  dans  la  chrétienté  ces 
hommes  avides  de  sacrifices  comme  les  autres 
le  sont  de  jouissances  ,  et  l'on  travaillera  long- 
temps à  le  combler.  Qui  les  a  remplacés  dans 
nos  chaires?  qui  les  remplacera  dans  nos  col- 
lèges ?  Qui ,  à  leur  place ,  s'offrira  pour  porter 
la  foi  et  la  civilisation  ,  avec  l'amour  du  nom 
français  ,   dans  les  forets  de  l'Amérique  ou 
dans  les  vastes  contrées  de  l'Asie ,  tant  de  fois 
arrosées  de  leur  sang?  On  les  accuse  d'ambi- 
tion :  sans  doute  ils  en  avoient ,  et  quel  corps 
n'en  a  pas  ?  Leur  ambition  étoit  de  faire  le 
bien ,  tout  le  bien  qui  étoit  en  eux  ;  et  qui  ne 
sait  que  c'est  souvent  ce  que  les  hommes  par- 
donnent le  moins?  Ils  vouloient  dominer  par- 
tout :  et  où  donc  dominoient-ils  ,   si  ce  n'est 
dans  ces  régions  du  Nouveau  -  Monde,   où, 
pour  la  première  et  la  dernière  fois,  Ton  vit 
se  réaliser  sous  leur  influence  ces  chimères  de 
bonheur  que  l'on  pardonnoit  à  peine  à  l'ima- 
gination des  poëtes  ?  Us  étoient  dangereux 
aux  souverains  :  est-ce  bien  à  la  philosophie 
à  leur  faire  ce  reproche  ?  Quoi  qu'il  en  soit , 
j'ouvre  l'histoire,  j'y  vois  des  accusations,  j'en 


(    20) 

cherche  les  preuves,  et  ne  trouve  qu'une  jus- 
tification c'clatante. 

Leur  zèle  pour  la  pureté  de  la  foi ,  pour  le 
maintien  de  l'autorité ,  leur  attira  l'inimitié 
d'une  secte  haineuse  et  turbulente,  qui ,  de- 
puis deux  siècles  ,  n'a  pas  cessé  de  troubler  et 
de  déchirer  l'Eglise ,  dont  elle  a  contribué , 
dans  ces  derniers  temps,  à  consommer  la 
ruine  en  France.  Le  Jansénisme,  enfant  hon- 
teux de  la  Réforme,  en  vain  méconnoît  et  désa- 
voue sa  mère  ;  évidemment  il  lui  dut ,  avec 
ses  dogmes  désolans ,  ce  caractère  dur  et  hau- 
tain, cet  esprit  d'indépendance  et  de  ré- 
volte (i),  par  lequel  il  se  signala  dès  sa  nais- 
sance. Et  remarquez  encore,  entre  cette  secte 
et  la  philosophie,  née  de  la  Réforme,  un  autre 
rapport,  et,  si  j'ose  ainsi  parler ,  une  ressem- 
blance de  famille  bien  frappante.  «  tn  parti 
»  de  théologiens  ,  qui  date  de  l'autre  siècle  , 
»  ne  voit  dans  l'homme,  dit  M.  de  Ronald  , 
»  que  sa  nature  corrompue,  dégradée,  on- 
»  ginelle,  inerte  selon  eux ,  impuissante  à  tout 

"  (i)  La  magistrature  qui,  sous  Louis  XIV,  nétoit  pas 
eucore  séditieuse ,  et  qui  ne  l'eût  pas  été  impunément, 
représentoit  alors  le  Jansénisme  comme  «  une  secte  qui 
«n'oublioit  rien  pour  diminuer  l'autorité  des  puissances 
.ecclésiastiques  et  séculières  qui  ne  lui  etoient  pas  fa- 
vorables. »  Voyez  le  Réquisitoire  de  l avocat- gène rai 
Talon,  du  a5  janvier  1687. 


(  21  ) 

»  bien,  même  à  aider  celui  qu'on  veut  lui 
»  faire  ;  et  les  philosophes  modernes  voient 
»  la  véritable  nature  de  l'homme  social  dans 
»  l'état  foible ,  ignorant,  barbare  de  la  vie 
»  sauvage  (i).  »  Ajoutons  que  les  uns  et  les 
autres  détruisent  également  toute  liberté  mo- 
rale, et  que  les  disciples  de  Jansénius  et  de 
Quesnel  ont  introduit  l'anarchie  dans  l'Eglise, 
comme  les  philosophes  l'ont  mise  dans  l'E- 
tat (2). 

On  gémit  d'avoir  à  compter  parmi  les  chefs 
d'un  parti  si  dangereux  par  ses  principes  ,  si 
odieux  par  les  moyens  qu'il  employa  pour  les 
soutenir ,  des  hommes  qui  à  de  grands  talens 
joignoient  de  grandes  vertus ,  si  toutefois  il  en 
est  de  compatibles  avec  l'orgueil  ;  car,  après 
tout,  est-il  un  seul  sectaire  qui  n'ait  cherché 
à  éblouir  les  autres  ,  et  quelquefois  à  se  ras- 

(1)  Législation  primitive  ,  tom.  I ,  p.  35. 

(2)  Le  Jansénisme,  peu  favorable  au  culle  de  la  sainte 
Vierge  et  des  Saints,  avoit  une  tendance  bien  marquée 
à  l'abolition  du  culte  extérieur,  que  les  philosophes  ont 
entièrement  détruit.  Il  apprenoit  aux  chrétiens  à  se  pas- 
ser des  sacremens,  et  fermoitles  sources  de  la  grâce,  sous 
prétexte  de  rétablir  l'ancienne  discipline  de  l'Eglise  sur 
la  pénitence.  On  pourroit  faire  encore  bien  des  ré- 
flexions et  plus  d'un  rapprochement  sur  cette  répugnance 
pour  la  fréquente  communion,  si  extraordinaire,  pour 
ne  rien  dire  de  plus,  dans  des  gens  qui  font  professior. 
de  la  doctrine  catholique  sur  l'Eucharistie. 


(  22  ) 

surer  lui-même,  par  lesdehors  imposans  d'une 
sévère  régularité  ou  d'une  austérité  farouche? 
Et  Tertullien  aussi  avoit  des  vertus;  il  se  per- 
dit néanmoins  ,  parce  qu'il  manqua  de  la  plus 
nécessaire  de  toutes  ,  d'humilité.  Je  cite  de 
préférence  Tertullien,  parce  qu'il  y  a  de  sin- 
guliers rapports  entre  lui  et  l'oracle  du  Jansé- 
nisme ,  M.  Arnauld.  Tous  deux  d'un  caractère 
ardent,  présomptueux,  opiniâtre  ,  tous  deux 
pleins  de  génie  ,  tous  deux  ayant  rendu  à  la 
religion  déminens  services,  ils  se  laissèrent 
entraîner,  qui  le  croiroit  dans  de  si  grands 
hommes  ?  à  la  fougue  d'une  imagination  qui 
outroit  tout  ;  car  c'est  en  outrant  la  vérité  ca- 
tholique, que  M.  Arnauld  tomboit  dans  l'er- 
reur de  Calvin  :  et  il  ne  s'en  est  pas  aperçu  ! 
et  Pascal ,  Nicole  (i),  Duguet ,  et  tant  d'au- 

(i)  Personne  n'eut  jamais  une  raison  plus  solide  ,  un 
esprit  naturellement  plus  juste  que  M.  Nicole;  per- 
sonne n'a  jamais  mieux  montré  la  foiblesse  et  l'incon- 
séquence de  l'homme  ,  et  personne  ne  fut  jamais  plus 
inconséquent.  Lisez  ses  traités  contre  les  Protestans,  et 
vous  admirerez  avec  quelle  force  de  raisonnement  il 
prouve  «  qu'on  doit  se  soumettre  sans  balancer  aux 
«décisions  des  pasteurs  de  l'Eglise,  qui  sont  faites  sous 
,1  l'autorité  de  leur  chef;»  (  Prêt.  Réf.  conv.  de  Schisme , 
1.  ih,c.  l4)  parce  que  l'Eglise  seule  peut  nous  ouvrir  un 
sentier  de  lumière  à  travers  le  labyrinthe  des  opinions 
humaines.  Eh  bien  !  ce  même  homme  a  été  rebelle,  pen- 
dant toute  sa  vie  ,  à  l'autorité  qu'il  avoit  si  glorieusement 


(  ^3  ) 

très  non  moins  éclairés ,  ne  s'en  sont  pas  aper- 
çus plus  que  lui!  O  foiblesse  de  la  raison  hu- 
maine !  et  que  Dieu  sait  bien  nous  faire  sentir, 
quand  il  veut,  par  d'éclatans  exemples,  la 
nécessité  de  nous  soumettre  à  une  plus  haute 
autorité  ! 

Ce  qu'il  faut  remarquer  principalement 
dans  l'histoire  de  cette  secte,  séduisante  à  son 
origine ,  et  bientôt  après  si  prodigieusement 
avilie ,  c'est  l'enchaînement  des  erreurs  qu'elle 
fut  successivement  forcée  de  soutenir.  Quelle 
différence  entre  le  jansénisme  d'Arnauld  et  le 
jansénisme  de  Quesnel,  entre  la  doctrine  de 
celui-ci  et  celle  de  ses  successeurs  !   Après 

défendue  ;  el  il  a  résisté  jusqu'à  son  dernier  soupir  aux 
jugemens  prononcés  par  les  souverains  pontifes  ,  et 
adoptés  par  presque  tous  les  évêques.  Mais  ce  qui  est 
plus  étonnant  encore ,  c'est  de  l'entendre  convenir  qu'en 
agissant  comme  il  a  fait  on  est  sans  excuse  ,  dans  la  même 
page  où  il  soutient  qu'il  n"a  fait  que  ce  qu'il  a  dû  faire. 
On  trouvera  ces  deux  assertions  dans  sa  lettre  à  M.  de 
Pontchâteau  {Essais  de  Morale,  t.  xv),  où  il  justifie 
son  refus  de  se  joindre  à  M.  Arnauld  pour  écrire  en  fa- 
veur de  Port-Royal.  «  J'avoue,  dit-il ,  que  je  ne  saurois 
)) souffrir,  qu'il  me  paroît  contraire  à  toutes  les  règles 
»de  l'Eglise,  et  même  de  la  bienséance  humaine ,  de  me 
«conduire  de  la  sorte,  et  qu'il  me  semble  que  cela  ne 
»seroit  propre  qu'à  me  faire  passer  dans  toute  la  France, 
net  même  dans  toute  l'Europe,  pour  un  insolent  et  un 
o  extravagant.  — Ne  croiroit-on  pas  avoir  réfuté  tout  ce 
"que  je  pourrois  écrire,  en  répliquant  que  c'est  un  petit 


(4) 

avoir  épuisé  tous  les  subterfuges,  toutes  les 
ruses  de  la  chicane,  ne  pouvant  plus  e'luder 
l'autorité  de  l'Eglise  qui  les  condamne,  ils 
attaquent  de  front  cette  autorité.  L'insulte  la 
plus  violente  succède  à  d'hypocrites  ménage- 
mens.  Qui  ne  reconnoit  ici  la  marche  con- 
stante de  l'hérésie  ?  Mais  voyez  la  suite  :  le 
retranchement  s1  opère,  ils  ne  tiennent  plus 
au  tronc  qui  donne  la  vie  ,  et  voilà  qu'aussi- 
tôt cette  branche  malheureuse  se  dessèche  et 
tombe  en  pourriture.  0  providence  !  Tout  le 
génie  d'un  Pascal,  toute  la  raison  d'un  Arnauld, 
toute  la  vertu  d'un  Nicole  aboutit ,  en  dernier 
résultat,  aux  folies  et  aux  obscénités  du  plus 
extravagant  fanatisme  ! 

Ce  fut  à  peu  près  dans  ce    même   temps 

»  clerc  qui  a  l'insolence  d'attaquer  l'archevêque  de  Paris, 
»  ce  qui  rendroit  ces  écrits  odieux  à  la  plupart  du  monde, 
«et  d  crieroit  même  cette  cause.  Le  pis  est  que  si  l'on 
»me  faisoitces  reproches,  ma  conscience,  loin  de  m'en 
«défendre  ,  y  consenliroit  ;  car  je  trouve  bien  des  exem- 
nples  de  clercs  et  de  laïques  qui  ont  écrit  contre  des 
«hérétiques,  ou  sur  des  matières  ecclésiastiques  non  con- 
testées; mais  je  n'en  trouve  point  qui  se  soient  élevés 
«par  des  écrits  publics  contre  les  premiers  ministres  de 
»  l'Eglise.  «  Et  c'est  ce  même  petit  clerc  qui  a  publié  tant 
de  livres  pour  combattre  les  décisions  des  premiers  pas- 
teurs dans  l'affaire  de  Jansénius!  Je  laisse,  à  ceux  qui 
partagent  ses  opinions,  le  soin  de  l'accorder  avec  lui- 
même. 


(  25  ) 

que  l'irréligion  commença  à  lever  plus  har- 
diment sa  tête  hideuse.  Louis  XI\  n'étoit  plus  : 
un  prince ,  fanfaron  de  crimes,  donnoit  à  la 
nation  l'exemple  contagieux  de  la  dissolution 
et  de  l'incrédulité.  A  cette  noble  décence,  à 
cette  majesté  de  mœurs  qui  distinguoit  l'an- 
cien monarque ,  malgré  les  écarts  où  ses  pas- 
sions l'entraînèrent  quelquefois,  succéda  su- 
bitement la  licence  la  plus  effrénée.  Que  le 
cœur  ait  des  foiblesses  et  qu'il  en  rougisse, 
cela  est  de  l'homme  dans  tous  les  temps,  et 
l'on  s'en  afflige  plus  qu'on  ne  s'en  alarme  ; 
mais  d'ériger  l'immoralité  en  système ,  de 
raisonner  le  libertinage,  et  de  creuser  froide- 
ment le  crime,  voilà  ce  qui  effraie,  et  ce  qui 
caractérise  l'époque  funestede  la  Pvégence  (i). 
La  cour,  ce  sanctuaire  de  la  royauté,  se  chan- 
gea en  un  lieu  de  débauche.  L'infamie  devint 
un  titre  à  l'intimité  du  prince  ;  et  pour  obte- 
nir sa  faveur,  deux  choses  seulement  furent 


(  i  )  «  Il  exisle  sept  exemplaires ,  peut-être  douze  ,  d'un 
»  recueil  infâme  intitulé  :  Le  Cosmopolite.  ;  c'est  un 
»  choix  de  pièces  licencieuses,  formé  en  1^35  par  Je  duc 
«d'Aiguillon,  et  imprimé  chez  lui  et  par  lui,  dans  sa 
«terre  de  Veretz  en  Touraine.  Une  princesse  de  Conti, 
»le  comte  d'Agenois,  et  quelques  autres  seigneurs,  fu- 
»rent  les  collaborateurs  du  duc  d'Aiguillon.  Le  livre 
«est  dédié  à  madame  de  Miramion,  et  c'est  Montcrif 
«qui  fit  l'épître  et  la  préface.  Le  but  des  éditeurs  du 


(*0 

nécessaires,  ne  rien  croire ,  ne  rien  respecter. 

On  n'offre  pas  impunément  de  tels  modèles 
aux  peuples.  Le  germe  de  la  corruption  ,  semé 
dans  la  société  par  la  main  des  rois ,  se  dé- 
veloppe tôt  ou  tard  avec  une  épouvantable 
énergie.  Quand  il  n'existe  plus  rien  de  sacré 
pour  le  souverain  ,  quand  il  se  joue  également 
du  vice  et  de  la  vertu,  de  tous  les  devoirs  et 
de  toutes  les  bienséances,  le  jour  des  révo- 
lutions est  proche  ;  il  a  lui-même  brisé  le 
sceptre  dans  sa  propre  main ,  ou  dans  celle 
de  ses  successeurs. 

Les  premiers  symptômes  d'un  changement 
dans  l'esprit  et  le  caractère  français  se  décla- 
rèrent à  l'époque  de  ce  jeu  funeste  connu 
sous  le  nom  de  Système.  Un  délire  épidémi- 
quc  tourna  toutes  les  têtes  ,  une  insatiable 
cupidité  envahit  tous  les  cœurs.  La  fièvre  de 
l'or,  qui  consume  lentement  les  mœurs  des 
peuples,  s'alluma  dans  le  sein  de  la  nation  la 

»  Cosmopolite  avoit  été  de  rivaliser  madame  la  grande 
»  duchesse  de  Bouillon  et  M.  de  Lassa  j,  qui  avoient 
adonné  les  Mémoires  du  temps.  —  Ces  détails  nous  ai- 
»dent  à  comprendre  combien  étoit  profonde  la  plaie 
»  que  les  déréglemens  de  la  Régence  avoient  faite  à  la 
amorale  publique.  Que  penser  des  mœurs  d'un  pays 
coules  plus  grands  seigneurs  se  déshonoroient  par  ces 
d  abominables  publications  ?  »  Article  de  Al.  Boissovati 
dans  le  Journal  de  l'Empire  du  5  novembre  1810. 


(  27  ) 

plus  généreuse  ,  la  plus  désintéressée  de  l'Eu- 
rope. Alors  on  eut  une  preuve  trop  certaine 
de  l'affaiblissement,  des  principes  religieux, 
et  l'on  put  présager  de  grands  maux,  parce 
qu'on  aperçut  de  violentes  passions. 

Cependant  jamais  la  religion  ne  s'étoit  mon- 
trée plus  aimable  et  plus  grande  ,  jamais  elle 
navoit  répandu  sur  les  hommes  plus  de  bien- 
faits, qu'au  moment  même  où  les  hommes 
conjuroient  sa  ruine  :  comme  si  la  Providence, 
sur  le  point  de  les  abandonner  à  eux-mêmes, 
eût  voulu,  en  quelque  sorte,  se  justifier  de 
cet  abandon ,  et  leur  ôter  toute  excuse .  en 
leur  présentant  dans  toute  sa  beauté,  disons 
mieux,  dans  toute  sa  divinité,  cette  foi  qu'ils 
alloient  détruire. 

Avant  qu'un  gouvernement  faible  ou  in- 
sensé eût  permis  d'attaquer  la  religion  dans 
des  ouvrages  publics,  lincrédulité  étoit  moins, 
dans  la  plupart  de  ceux  qui  en  faisoient  pro- 
fession, une  doctrine  raisonnée,  qu'un  sys- 
tème de  vie ,  une  sorte  de  morale  pratique  à 
l'usage  des  passions,  fondée,  il  est  vrai,  sur 
l'exclusion  du  christianisme,  sans  néanmoins 
qu'on  se  mît  fort  en  peine  d'en  prouver  la 
fausseté  et  d'en  abolir  la  croyance,  surtout 
parmi  le  peuple.  11  semble  au  contraire  que 
les  esprits  forts,  presque  tous  distingués  par 
leur  naissance ,  cherchassent  encore  ,  dans  la 


(  a») 

licence  des  mœurs  et  des  opinions,  une  dis- 
tinction nouvelle  ,  peu  honorable  sans  doute, 
mais  qui  ne  laissoit  pas  de  flatter  leur  vanité, 
en  paroissant  les  séparer  du  vulgaire  par  la 
supériorité  d'esprit ,  autant  qu'ils  Tétoient 
déjà  par  celle  de  leur  rang.  Si  quelques-uns 
se  mêloient  de  dogmatiser ,  c'étoit  en  secret , 
avec  mystère ,  et  de  bouche  seulement ,  sans 
jamais  exposer  leur  doctrine  naissante  au 
danger  de  la  publicité  et  à  l'épreuve  de  la 
contradiction.  Aussi  étoit-elle  pressentie  plu- 
tôt que  connue  :  on  apercevoit  les  effets, 
la  cause  demeuroit  cachée  ;  et  les  orateurs 
chrétiens,  effrayés  de  ce  bruit  sourd  qui  se 
faisoit  entendre  autour  d'eux,  spectateurs 
des  premiers  désastres,  et  en  présageant  de 
plus  grands  pour  l'avenir,  jetoient  inutile- 
ment le  cri  d'alarme,  et  prophétisoient  en 
vain  à  la  société  les  fléaux  prêts  à  fondre  sur 
elle. 

La  société  épicurienne  du  Temple  étoit, 
au  commencement  du  dernier  siècle,  comme 
la  dépositaire  de  cette  tradition  d'impiété  ; 
et  c'est  probablement  dans  son  sein  que  M.  de 
Voltaire ,  encore  jeune ,  puisa  cette  haine 
du  christianisme,  qui,  s'envenimant  avec  les 
années ,  devint ,  non  pas  une  passion  ,  mais 
une  véritable  fureur.  L'histoire  de  la  philo- 
sophie, pendant  cinquante  ans,  n'est  presque 


(  *9) 

que  Thistoire  de  ce  poëte  énergumène  ;  et, 
même  il  fut  le  premier  qui  déshonora  le  nom 
de  philosophe  en  le  substituant  à  celui  d'es- 
prit fort,  universellement  décrié. 

Ce  qu'il  y  a  de  bien  étrange  dans  un  homme 
si  extraordinairement  vain  ,  c'est  qu'étant  re- 
devable à  la  religion  chrétienne  des  plus 
belles  productions  de  son  génie,  qui  semble 
l'abandonner  toutes  les  fois  qu'il  écrit  sous 
l'influence  d'une  autre  doctrine,  il  ait  sacrifié 
l'intérêt  de  sa  gloire  aux  préventions  de  son 
esprit  ou  au  besoin  de  satisfaire  sa  haine. 

Bayle  avoit  essayé  d'ébranler  par  le  rai- 
sonnement les  bases  de  toute  religion  ;  mais, 
malgré  ses  anecdotes  et  ses  contes  orduriers, 
Bayle  est  très-difficile  à  lire  pour  les  gens  du 
monde.  Ses  pesans  in-folio  ,  surchargés  de 
citations,  enflés  de  métaphysique,  sont  faits 
pour  effrayer  les  lecteurs  qui  ne  veulent 
qu'être  amusés;  et  il  faut  même  le  plus  sou- 
vent, pour  les  entendre,  un  degré  d'instruc- 
tion qui  n'est  pas  très-commun.  M.  de  Vol- 
taire employa  des  armes  toutes  différentes  et 
bien  plus  dangereuses.  Il  alloit  distribuant 
d'une  main  légère  la  raillerie  et  le  sarcasme  ; 
sa  plume  intarissable  versoit  des  flots  d'iro- 
nie sur  les  objets  les  plus  saints ,  en  prose , 
en  vers,  et  avec  une  fécondité  qu'on  admire- 
roit  si  l'on  ne  frémissoit  pas.  Ainsi  peu  à  peu 


(3o) 

l'on  s'accoutumoit  à  considérer  la  religion 
sous  un  point  de  vue  ridicule,  à  lire  de  ses 
pratiques,  de  ses  dogmes,  de  ses  ministres. 
Le  respect  s1  affaiblissent  insensiblement  ;  on 
eût  craint  de  commettre  son  esprit  en  s'a- 
vouant  chrétien;  et  la  foi,  retirée  dans  le 
fond  du  cœur,  y  combattoit  chaque  jour  avec 
plus  de  désavantage  contre  la  honte ,  cet 
inexorable  tyran  des  âmes  faibles. 

D'un  autre  côté,  Ton  attaquoit  les  uns  après 
les  autres,  dans  des  pamphlets  répandus  avec 
profusion,  tous  les  points  de   l'histoire  sa- 
crée, tous   les    faits  sur  lesquels  repose   le 
christianisme. On  cherchoit  aie  rendre  odieux 
en  le  calomniant.  Les  plus  atroces  accusa- 
tions, les  assertions   les  plus  mensongères, 
étoient  avancées  sans  preuves  avec  une  har- 
diesse inouie.  En  vain  les  réfutoit-on ,  elles 
étoient    reproduites  le  lendemain  dans  des 
brochures  nouvelles  ,  toujours  piquantes  par 
la  forme,  et  que  Ton  dévoroit  avec  avidité  , 
tandis  que  la  réfutation  nécessairement  plus 
sérieuse  n'étoit  lue  de  personne.  C'étoit  sur- 
tout l'habitude  de  M.  de  Voltaire  de  ne  ré- 
pondre  à  ses  adversaires  que  par  des  sar- 
casmes ,  et  des  insultes  quelquefois  si  gros- 
sières,  que   ses   amis  en    rougissoient  pour 
lui.  On  s'imagine  bien  qu'un  tel  homme  s'ef- 
frayoit  peu  des  censures  de  l'Église;  il  crai- 


Ç3i  ) 

gnoit  davantage  les  arrêls  des  parlemens  ;  et 
peut-être  cette  crainte  eût-elle  un  peu  amorti 
sa  fougue  irréligieuse  ,  s'il  ne  se  fût  pas  d'ail- 
leurs ménagé,  parmi  les  plus  hauts  person- 
nages de  l'Etat,  des  protecteurs  puissans, 
qui  plus  d'une  fois  réussirent  à  le  soustraire 
à  l'animadversion  de  l'autorité. 

On  ne  peut  s'étonner  assez  de  l'appui  que 
trouvoit  dans  les  grands,  dans  les  ministres, 
et  jusque  dans  les  rois,  la  philosophie  nouvelle 
qui  croissoit  à  l'ombre  des  trônes,  en  atten- 
dant le  moment  de  les  renverser.  Il  y  a  dans 
celte  conduite  des  chefs  des  nations,  quelque 
chose  de  si  inconcevable ,  qu'il  faut  néces- 
sairement recourir  ,  pour  l'expliquer,  à  une 
raison  plus  haute  que  la  raison  humaine;  et 
ce  n  est  qu'en  interrogeant  la  Providence, 
qu'en  méditant  ses  profonds  desseins,  que 
l'histoire  s'élèvera  jusqu'à  la  cause  de  ce  pro- 
digieux aveuglement. 

Remarquons  toutefois,  comme  une  nouvelle 
preuve  de  ce  que  nous  avons  avancé  sur  la 
secrète  conformité  entre  la  Réforme  et  la 
philosophie,  que  cette  dernière* reçut  toute 
espèce  d'accueil  dans  les  pays  protestans(i). 


(i)  C'est  en  Hollande  que  s'nnprimoient  presque  tous 
les  livres  philosophiques,  et  que  se  retiroient  les  écri- 
vains que  l'autorité  publique  poursuivoit  en  France.  Ce 


(  &) 

elle  fut,  pour  ainsi  dire,  reconnue  et  fêtée 
dans  sa  famille.  Tous  les  souverains  du  nord 
de  l'Europe  manifestèrent  leur  penchant  pour 
elle  :  ils  attirèrent  près  d'eux  les  écrivains  qui 
la  propageoient,  et  quelques-uns  même  s'en 
composèrent  une  espèce  de  cour,  où  la  liberté 
n'étoit  pas  toujours  sans  danger,  ni  légalité 
sans  caprices.  Un  monarque  célèbre,  et  à  qui 
ses  talens  militaires,  plus  peut-être  que  son 
génie  politique ,  firent  donner  le  nom  de 
Grand,  ne  rougit  point  de  se  faire  le  disciple 
d'un  poète  exilé,  qui  l'accabloit  de  louanges 
en  public ,  et  en  secret  de  sarcasmes  ;  et  par 

peuple  de  marchands,  qui,  dans  cette  guerre  contre 
la  société  ,  ne  voyoit  qu'une  spéculation  mercantile, 
vendoit  en  Europe  sa  religion  pour  un  peu  d'or,  comme 
un  siècle  auparavant  il  la  trahissoit  au  Japon  pour  un 
vil  intérêt  de  commerce.  Voilà  l'esprit  du  protestan- 
tisme: et  l'on  s'étonne  qu'il  y  ait  plus  de  richesses  là 
où  il  domine  !  mais  les  richesses  ne  sont  pas  la  force  , 
comme  l'ont  prouvé  les  événemens.  L'amour  de  la  pro- 
priété n'est  pas  l'amour  de  la  patrie,  encore  moins  l'a- 
mour du  prochain ,  l'amour  de  l'homme,  sans  lequel  il 
n'y  a  point  de  sacrifice  ,  ni  par  conséquent  de  société. 
Tout  sentiment  tendre  et  généreux  s'éteint  à  la  longue 
chez  les  peuples  commerçans;  la  cupidité  produit  l'é- 
goïsme  ,  et  l'égoïsme  la  cruauté.  On  frémit  des  barbares 
iraitemens  que  les  Anglais  et  les  Hollandais  surtout  font 
subir  de  sang-froid  à  leurs  esclaves  dans  les  colonies. 
Partout  où  il  n'y  a  pas  amour  de  Dieu ,  il  y  a  oppres- 
sion de  l'homme. 


(  33) 

urre  déplorable  bizarrerie  ,  mêlant  aux  vertus 
d'un  roi  les  passions  d'un  sectaire,  il  ébranloit 
avec  des  opinions  le  trône  qu'il  affermissoit 
par  des  batailles. 

Plusieurs  années  s'écoulèrent,  pendant  les- 
quelles on  vit  se  répandre  de  Berlin,  dans  le 
reste  de  l'Europe,  une  foule  de  productions 
impies,  fruitde  cette  étrange  association.  Mais 
enfin  le  prince  et  le  phiiosophe-poete  se  dé- 
goûtèrent l'un  de  l'autre ,  et  se  séparèrent 
avec  des  procédés  qui  n'honorèrent  aucun  des 
deux.  M. de  Voltaire,  n'osant  rentrer  enFrance, 
où  d'ailleurs  il  n'eût  pas  joui  de  toute  la  li- 
berté dont  il  avoit  besoin  pour  l'accomplisse- 
ment de  ses  projets,  après  avoir  erré  quelque 
temps  sur  la  frontière  ,  alla  se  fixer  près  de 
Genève  dans  le  château  de  Ferney ,  d'où  il 
faisoit  mousoir  tous  les  fils  de  la  conjuration 
philosophique.  C'est  ici  le  lieu  d'entrer  dans 
quelques  détails  sur  l'étendue  et  la  profon- 
deur des  moyens  que  Ion  mit  en  œuvre.  Ja- 
mais le  génie  du  mal  n'ourdit  avec  plus  d'art 
une  plus  horrible  trame. 

L'objet  le  plus  important  pour  le  parti  étoit 
de  s'emparer  de  l'opinion  publique.  Déjà  l'on 
a  vu  avec  quelle  adresse  M.  de  Voltaire  avoit 
su  intéresser  à  sa  cause  F  amour-propre  de 
ceux  qui,  sans  beaucoup  de  lumières,  avoient 
quelque  prétention  à  l'esprit  :  et  qui  n'a  pas 


(34) 

en  France  cette  sorte  de  prétention  (1)  ?  De 
là,  dans  l'homme  qui  en  avoit  le  plus,  cette 
extrême  influence  qu'il  exerça  soixante  ans 
sur  ses  contemporains.  L'éclat  de  ses  talens , 
l'agrément  de  sa  conversation  ,  la  politesse  de 
ses  manières,  tout,  jusqu'à  ses  richesses,  le 
rendoit  particulièrement  propre  à  agir  sur  les 
premières  classes  de  la  société,  plus  disposées 
d'ailleurs  à  adopter  les  principes  commodes 
de  la  philosophie,  parce  qu'approchant  le 
prince  de  plus  près  ,  elles  s'étoient  aussi  plus 
corrompues,durantla Régence,  parl'exemple 

de  ses  vices.  Dès  son  entrée  dans  le  monde  , 
M.  de  Voltaire  se  trouva  lié  avec  les  hommes 
de  la  plus  haute  distinction  ,  et  il  ne  parut 
point  étranger  parmi  eux.  A  mesure  que  sa 
gloire  s'augmenta,  il  fut  recherché  davantage. 

On  crut  son  talent  nécessaire  pour  embellir 
les  fêtes  de  la  cour.  Les  grands ,  les  ministres, 
les  favorites,  tout  ce  qui  avoit  du  pouvoir  , 
tout  ce  qui  aspiroit  à  la  considération  que 
donne  l'esprit,  se  pressoit  autour  du  suprême 
dispensateur  de  ce  genre  de  réputation.  11  faut 
voi  r  dans  sa  correspondance ,  si  curieuse  à  tant 
d'égards  ,  comme  il  sait  tirer  parti  de  toutes 
les  vanités.  La  louange  n'eut  jamais  plus  de 

(i)  Cet  amour  de  V esprit ,  destructif  de  la  raison,  a 
toujours  été  le  caractère  des  siècles  de  décadence. 


(35) 

séduction  que  dans  sa  bouche  et  soussa  plume. 
Il  enivroit  d'encens  les  souverains  du  Nord  : 
c'étoit  entre  eux  et  lui  un  commerce  de  flatte- 
ries, dont  il  savoit  adroitement  se  prévaloir 
en  faveur  de  sa  secte.  Tel  étoit  surtout  son 
ascendant  sur  Frédéric,  qu'il  obtint  de  ce 
prince  une  ville  sur  les  bords  du  Rhin  (i),  où 
les  philosophes  rassemblés  dévoient  travail- 
ler de  concert  et  sans  relâche  à  la  propagation 
des  lumières  ;  mais  ce  projet ,  formé  par  Tar- 
dent vieillard,  manqua,  à  son  grand  regret, 
par  la  foiblesse  de  ceux  qui  dévoient  y  con- 
courir, et  que  la  gloire  de  donner  au  monde 
le  spectacle  d'une  république  de  sages  ne 
put  déterminer  à  renoncer  aux  délices  de 
Paris.  Long-temps  il  conserva  de  cette  mol- 
lesse de  ses  disciples  un  ressentiment  qu'il 
exhale  dans  ses  lettres  en  des  termes  fort 
énergiques.  Ce  qui  l'irritoit  surtout ,  c'étoit 
là  comparaison  de  cette  indifférence  avec  le 
zèle  des  chrétiens  pour  répandre  la  foi 

Un  autre  effet  de  l'exaltation  de  l'amour- 
propre  fut  de  multiplier  à  l'infini  le  nombre 
des  gens  de  lettres  ,  et  d'augmenter  sans  me- 
sure leur  prépondérance.  Ils  devinrent  un  vé- 
ritable corps  dans  l'Etat ,  et  un  corps  d'autant 
plus  dangereux ,  qu'essentiellement  actif,  il 

(i)  Cassel. 

3. 


(36) 

ne  pouvoit,  dans  une  société  constituée,  exer- 
cer son  activité  que  pour  détruire    Je  suis 
grand  démolisseur,  écrivoitM.  de  Voltairey), 
et  ce  mot  convenoit  au  dernier  barbouilleur 
de  papier,  comme  au  premier  poate  de  la 
nation.  Déplus,  tout  homme  qui  désirent  se 
faire  un  nom,  ou  parvenir  aux  honneurs  lit- 
téraires, étoit  forcé  de  prostituer  sa  plume  au 
parti  dominant,  qui  seul  disposoit  des  places 
académiques  et  des  trompettes  de  la  renom- 
mée   Tous  les  journaux   accrédites    etoient 
entre  ses  mains  ;  et  malheur  à  récrivant  qui 
osoit  défendre  la  religion,  ou  montrer  de  1  at- 
tachement pour  elle!  bientôt  des  satires  vio- 
lentes, des  torrens  d'invectives  imposoient 
silence  au  téméraire  :  on  le  couvrent  d  un  ri- 
dicule ineffaçable  ,   on  le  diffamoit  par  de 

(0   Lettre  du  l"  janvier  x77o  à  madame  duDeffant; 
M  d  ns  une  lettre  du    i5  septembre  i775  a  M.  d  Ai- 
!  ut          J    laisse  a  mes  contemporains  des  limes  et  des 
fe  lus.  »  H  Était  pu  ajouter  des  haches  et  des  poi- 
^ards  Le  »  juillet  ,775,  il  écrivit  au  roi  de  Prusse  : 
flltuioi    bouleverser  la  terre  pour  la  mettre  sous 
P  r*     de   la    philosophie.   »    fleurs     (lettre    du 
«6    ianvier    176*  k  M.  d'Argental  )  il  regrette  que  les 
philosophes  ne   soient  encore   ni  assez   nombreux :    m 
Lez  zelés ,  ni  assez  riches ,  pour  effectuer  par  le  fret 
Varla  flamme  cette  opération  philanthropique.  Ce  n  es 
'"    là  -sans  doute  du  fonalisn  e,  c'est  de  la  tolérance  et 
de  l'humanité philosophiques. 


(37) 

noires  calomnies  ;  sa  voix ,  s'il  essayoit  de  ré- 
pondre, se  perdoit  au  milieu  des  clameurs 
philosophiques  ;  et  l'infortuné  ,  en  butte  à 
une  implacable  persécution  ,  étoit  enfin  trop 
heureux  d'échapper  par  l'oubli  à  la  haine  de 
ses  adversaires. 

Pendant  qu'on  fermoit  ainsi  la  bouche  aux 
écrivains  religieux ,  l'auteur  de  la  plus  mince 
brochure,  pourvu  qu'elle  fut  bien  impie  ou 
bien  obscène  ,  étoit  loué ,  encouragé.  M.  de 
\oltaire  lui  écrivoit  une  lettre  flatteuse  ;  d'A- 
lembert  le  prônoit  dans  les  sociétés.  A  la  fa- 
veur du  nom  de  philosophe  ,  un  sot  devenoit 
incontinent  un  homme  d'esprit ,  même  de 
génie  :  un  misérable  sans  mœurs,  sans  probité, 
(et  l'on  en  citeroit  une  foule  d'exemples)  étoit 
accueilli,  fêté  chez  des  fermiers  -  généraux , 
chez  des  grands ,  chez  des  ministres  :  on  s'in- 
téressoit  à  sa  fortune ,  on  lui  procuroit  des 
emplois  ;  et  après  qu'on  avoit  tout  fait  pour 
lui, il  ne  s'en  croyoitpas  moins  endroit  de  dé- 
clamer contre  le  gouvernement ,  qui  ne  savoil 
pas  rendre  justice  à  un  mérite  tel  que  le 
sien. 

La  Sorbonne  par  ses  censures ,  les  évêques 
par  leurs  mandemens,  les  Parlemens  surtout 
par  leurs  arrêts  contre  les  ouvrages ,  et  quel- 
quefois même  contre  les  auteurs  ,  mêloienï 
à  tant  de  prospérité  quelques  dégoûts  et  quel- 


(38) 

ques  alarmes.  Les  corps  se  corrompent  bien 
moins  vite  que  les  individus  ;  il  y  a  en  eux  je 
ne  sais  quelle  force  qui  résiste  aux  innova- 
tions,  repousse  les  nouvelles  maximes,  les 
nouveaux  usages ,  en  un  mot ,  tout  ce  qui  con- 
trarie Tordre  existant  :  aussi  n'arrive-t-il  ja- 
mais de  grands  changemens  dans  l'Etat,  qu'ils 
n'aient  été  auparavant  détruits  ou  affoiblis. 
De  là  les  efforts  constans  de  la  philosophie 
pour  avilir  et  rendre  odieuse  la  magistrature; 
de  là  le  ridicule  qu'elle  versoit  à  pleines  mains 
sur  les  corporations  religieuses,  sur  les  as- 
semblées ecclésiastiques.  Ses  disciples  alloient 
démolissant  les  unes  après  les  autres  toutes 
les  colonnes  sur  lesquelles  repose  l'édifice  so- 
cial ,  sans  prévoir  qu'eux-mêmes  fmiroient 
par  être  écrasés  sous  ses  ruines. 

Cependant  il  ne  suffisoit  pas  de  s'être  em- 
paré dès  premiers  rangs  de  la  société.  Les 
révolutions  commencent  parles  grands,  mais 
elles  ne  s'achèvent  que  par  le  peuple  ;  c'étoit 
donc  le  peuple  qu'il  importent  spécialement 
de  pervertir.  Ici  la  plume  se  refuse  à  retracer 
tous  les  genres  de  moyens  qu'on  employa 
pour  atteindre  ce  but  :  toutes  les  infamies 
philosophiques  n'ont  pas  été  révélées,  tout 
n'a  pas  été  dit  sur  l'affreuse  corruption  de 
cette  exécrable  secte,  et  tout  ne  se  peut  dire  : 
il  est  des  horreurs  qui  doivent  être  ensevelies 


(h) 

dans  un  silence  éternel  (i).  Mais  ,  en  se  bor- 
nant à  ce  qui  est  public,  on  ne  peut,  s'empê- 
cher de  reconnoître  dans  la  multiplicité'  des 
livres  impies  la  première  cause  de  l'anéantis- 
sement des  principes  religieux  et  de  la  des- 
truction de  la  morale.  Répandus  avec  profu- 
sion, donnés  plutôt  que  vendus,  des  hommes 
même  étoient  payés  pour  les  distribuer  gra- 
tuitement dans  les  collèges  et  dans  les  cam- 
pagnes. Le  laboureur  les  lisoit  dans  sa  chau- 
mière, comme  le  seigneur  dans  son  château  ;  et 
bientôt  le  château  fut  incendié  par  le  labou- 
reur instruit  de  ses  droits  ;  et  un  peu  après, 
par  un  juste  retour,  la  chaumière  elle-même 
disparut  dans  l'universel  bouleversement. 

L'irréligion ,  dont  le  club  d'Holbach  fut 
long-temps  le  foyer  le  plus  actif,  prenoit  tous 
les  tons,  toutes  les  formes,  se  couvroit  de 
tous  les  masques,  dans  les  nombreux  ou- 
vrages qu'elle  enfantoit  chaque  jour.  Raison- 
nement, plaisanterie,  fausses  citations,  éru- 
dition fastueuse ,  pompeux  étalage  de  tolé- 
rance et  d'humanité,  phrases  sentimentales, 
peintures  voluptueuses,    tout    étoit    mis  en 

(i)  L'auteur  a  eu  en  ma'm  la  preuve  écrite  des  faits  qu'il 
indique  sans  pouvoir  les  énoncer.  En  France,  au  dix- 
huitième  siècle,  la  débauche  a  eu  son  apostolat:  encore 
une  fois,  tout  n'a  pas  été  dit  sur  la  philosophie  ,  et  tout 
ne  se  peut  dire. 


C4o) 

oeuvre  :  et  comment  la  jeunesse  surtout 
n'eût-elle  pas  succombé  à  de  si  puissantes 
séductions  ?  Joignez-y  les  sociétés  occultes 
qui  se  propageoient  par  l'attrait  du  plaisir  et 
du  mystère  (i),  rétablissement  des  acadé- 
mies et  des  spectacles  dans  les  petites  villes, 
et  la  dépravation  des  mœurs  qui  en  étoit  la 
suite.  La  philosophie  entroit  dans  Fâme  par 
tous  les  sens  :  elle  allaitoit  d'impiété  la  géné- 
ration naissante,  et  déposoit  dans  le  sein  de 
la  société  le  germe  fatal  qui  devoit  y  porter 
bientôt  la  corruption  et  la  mort. 

Déjà  Ton  apercevoit  dans  les  mœurs  pu- 

(i)  Sur  les  sociétés  occultes  et  leur  influence  dans  la 
révolution,  voyez  les  Mémoires  sur  le  Jacobinisme, 
par  M.  l'abbé  Barruel.  Quelque  temps  avant  sa  mort, 
Frédéric,  plus  attaché  encore  à  son  trône  qu'à  sa  phi- 
losophie, dénonça  à  la  cour  de  Bavière  la  conspiration 
des  Illuminés  ,  et  la  cour  de  Bavière  s'empressa  de  com-^ 
muniquer  aux  autres  cours  les  preuves  et  le  plan  de 
cette  vaste  conjuration  contre  la  société.  Aujourd'hui 
que  nous  sommes  plus  que  jamais  éclairés  par  l'expé- 
rience ,  c'est  aux  gouvernemens  de  voir  jusqu'à  quel 
point  il  convient  de  tolérer  ces  dangereuses  associa- 
tions, qu'on  supprimera  toujours  plus  facilement  qu'on 
ne  les  suj  veillera.  «11  existe  d'anciens  statuts  des  Francs- 
»  Maçons  ^  qui  excluent  les  catholiques,  et  qui  restrei- 
gnent l'ordre  aux  seuls  protestans.  Luther  portoit  dans 
»son  cachet  une  rose  surmontée  d'une  croix.  »  Essai 
sur  l'esprit  et  l'influence  de  la  Reforme }  par  Ch,  Viï- 
lers,  3e  édit.,  p.  2<35  et  290, 


(  4i  ) 

jbîiques  et  privées  des  changemens  d'un  pré- 
sage sinistre.  Tous  les  liens  se  relàchoient 
insensiblement,  et  ceux  qui  attachent  la  fa- 
mille à  TÉtat,  et  ceux  qui  unissent  l'individu 
à  la  famille  (i).  Il  y  avoit  dans  les  hommes 
une  tendance  visible  à  s'isoler  ;  car  Terreur 
divise,  comme  la  vérité  rapproche.  Les  corps 
eux-mêmes,  fatigués  d'une  lutte  pénible ,  se 
laissaient  entraîner  au  mouvement  général. 
La  noblesse,  la  magistrature,  le  militaire,  le 
gouvernement ,  tout  se  croyoit  abus  :  la  so- 
ciété s'effrayoit  d'elle-même. 

Après  avoir  long-temps  dominé  sur  l'Eu- 
rope ,  moins  encore  par  la  force  de  ses  armes 

(i)  Au  moment  de  la  révolution,  quatre  cents  causes 
ou  requêtes  en  séparation  étoient  en  instance  au  Parle- 
ment de  Paris,  et  le  double  au  tribunal  du  Châtelet, 
L'afïoiblissement  du  nœud  conjugal  en  préparoit  l'en- 
tière dissolution,  et  la  loi  du  divorce,  tant  réclamée 
par  la  philosophie,  vint  bientôt  sanctionner  le  liberti- 
nage. On  peut  juger  des  progrès  de  la  corruption  par 
le  nombre  toujours  croissant  des  enfans  trouvés.  En 
1670,  le  grand  hospice  de  Paris  contenoit  cinq  cent 
douze  de  ces  malheureuses  victimes  de  la  débauche; 
sous  la  régence  du  duc  d'Orléans,  en  1720,  on  y  en 
comptoit  quatorze  cent  quarante  et  un  ,  et  en  1 74^»  vers 
le  milieu  du  règne  de  Louis  XV,  trois  mille  deux 
cent  vingt-quatre.  Le  nombre  en  est  incalculable  sous 
Louis  XVI ,  qui  assigna  des  fonds  plus  amples,  cl  créa 
de  toutes  paris  de  nouveaux  hospices  pour  les  recueillir, 


(4*    ) 

que  par  l'autorité  de  ses  vertus  et  l'ascendant 
de  son  génie,  la  France,  se  dépossédant  elle- 
même  d'un  si  noble  empire  ,  s'humilioit  aux 
pieds  de  ses  antiques  rivales,  de  l'Angleterre, 
de  l'Allemagne,  de  toutes  les  nations  protes- 
tantes, dont  elle  imitoit  les  mœurs,  exaltoit 
les  lois,  prônoit  les  lumières,  admiroit  la  lit— 
te'rature  ,  et  adoptoit  jusqu'aux  modes.  Ce 
n'étoit  plus  ces  Français  si  brillans,  si  fiers  , 
et  quelquefois  si  vains  ;  il  sembloit  qu'ils  eus- 
sent mis  leur  orgueil  à  s'abaisser ,  à  s'avilir  : 
peuple  dégénéré  même  de  ses  vices  ! 

Le  petit  esprit ,  le  goût  des  frivolités  ,  la  fu- 
reur des  jouissances  formoit  le  caractère  na- 
tional. Tous  les  rapports  entre  les  personnes 
étoient  intervertis ,  tous  les  rangs  confondus, 
toutes  les  bienséances  violées.  On  entendoit 
des  femmes  disserter  gravement  sur  les  scien- 
ces, les  arts,  la  philosopbie,  dans  le  même 
cercle  où  des  militaires  brodoient  ou  faisoient 
des  nœuds.  Des  magistrats,  des  ministres ,  des 
femmes  titrées  ,  de  plus  grands  personnages 
encore,  prostituant  leur  dignité,  se  donnoient 
en  spectacle  sur  des  théâtres  de  société.  La 
vieillesse,  réduite  à  se  taire  devant  l'enfance 
insolente  et  présomptueuse ,  n'inspiroit  que  le 
mépris,  ne  recueilloit  que  l'insulte  :  véritable 
anarchie  de  mœurs,  qui  préparoit  et  annon- 
çait l'anarchie  politique. 


(43) 

A  mesure  que  le  respect  pour  les  hautes 
fonctions  de  la  société  s'affoiblissoit ,  les  plus 
vils  métiers,  celui  même  d'histrion,  acqué- 
roient  une  considération  scandaleuse.  Là  où  il 
y  avoi  Ides  richesses,  il  n'y  avoit  plus  d'infamie. 
Le  plaisir  étoit  le  dieu  auquel  on  sacrifioit  tout; 
et  cependant  de  tous  côtés  éclatoient  des 
plaintes  amèrcs  sur  le  malheur  de  la  condition 
humaine.  Fatiguées  et  non  assouvies  ,  les  pas- 
sions s'irritoient  de  leur  impuissance.  On  vit 
avec  étonnement  une  multitude  d'hommes 
consumés  au  sein  de  la  mollesse  par  une  som- 
bre mélancolie  :  ils  demandoient  le  bonheur 
à  leurs  sens,  et  leurs  sens  éteints  ne  leur  of- 
froient  pas  même  des  jouissances  :  alors,  dé- 
goûtés de  tout,  et  repoussés  de  toutes  parts 
en  eux-mêmes ,  où  ils  ne  trouvoient  qu'un  vide 
affreux  que  le  désespoir  creusoit  sans  cesse , 
ils  se  délivroient  par  le  suicide  de  l'importun 
fardeau  d'une  vie  sans  consolation  et  sans  es- 
pérance (i).  Chose  étrange,  que  les  doctrines 
de  volupté  n'aient  jamais  pu  faire  un  heureux, 
et  que  cette  merveille  fût  réservée  comme  tant 
d'autres  à  la  doctrine  de  la  croix  ! 

Nous  avons  considéré  la  philosophie  dans 


(i)  Mille  quatre  cent  trois  individus  des  deux  sexes 
se  suicidèrent  en  1780,  dans  la  seule  généralité  de 
Paris. 


(44  ) 

les  moyens  qu'elle  employa  pour  se  propa- 
ger, et  dans  quelques-uns  de  ses  effets:  si 
nous  l'envisageons  en  elle-même,  je  veux  dire 
dans  ses  opinions,  qu'apercevrons-nous,  si- 
non un  monstrueux  chaos  d'idées  incohéren- 
tes, de  principes  révoltans,  d'absurdes  et 
odieux  systèmes?  Lorsque  les  novateurs  du 
seizième  siècle  attaquèrent  l'église  romaine  , 
unis  seulement  pour  détruire,  ils  se  divisèrent 
en  une  foule  de  sectes  aussi  différentes  entre 
elles  qu'elles  l'étoient  de  la  religion  catho- 
lique. La  raison  de  l'homme  une  fois  reconnue 
pour  unique  juge  de  la  foi,  il  n'y  avoit  point 
de  motif  pour  que  personne  soumît  sa  rai- 
son à  celle  d'autrui  ;  et  dès  lors  il  dut  y  avoir, 
et  il  y  eut  en  effet  autant  de  religions  que 
d'individus.  La  philosophie,  partant  du  même 
principe,  arriva  nécessairement  au  même  ré- 
sultat. Opposés  sur  tout  le  reste,  ses  disciples 
ne  s'accordoient  que  dans  leur  haine  pour  le 
christianisme ,  et  cette  haine  seule  donnoit 
droit  au  titre  de  Philosophe ,  comme  la  haine 
de  l'Eglise  romaine  à  celui  de  Protestant ,  et 
encore  ,  dans  ces  derniers  temps,  comme  la 
haine  de  la  royauté  à  celui  de  Jacobin.  Ce 
n'étoit,  sousdifférens  noms,  que  la  révolte  de 
l'orgueil  contre  l'autorité  ,  et  par  conséquent 
contre  Dieu ,  source  de  toute  autorité  ;  d'où 
il  suit,  pour  le  dire  en  passant,  que  la  Ré- 


(  4*) 

forme  devoit  infailliblement  aboutir  à  l'a- 
théisme. 

Le  sceptique  Bayle  combattit  Spinosa;  mais 
en  même  temps  il  soutint  la  possibilité  d'une 
république  d'athées,  et  il  voulut  constituer  la 
société  sans  Dieu  ,  comme  Luther  et  Calvin 
constituoient  la  religion  sans  chef. 

Il  ne  paroît  pas  que  M.  de  Voltaire  ait  ja- 
mais méconnu  l'existence  d'un  premier  être  : 
c'est  la  seule  vérité  qu'il  ait  constamment  res- 
pectée ,  si  toutefois  c'est  respecter  la  vérité 
que  d'en  rejeter  les  conséquences.  Incertain 
de  l'immortalité  de  l'âme  et  de  la  liberté  ,  il 
ébranle  et  raffermit  tour  à  tour  ces  deux 
grands  fondemens  de  la  morale  (i).  Son  ima- 
gination mobile,  que  rien  ne  guide  ,  que  rien 
n'arrête,  l'entraîne  successivement  dans  les 
routes  les  plus  opposées.  Tantôt  il  reconnoît 
dans  l'univers  une  providence  protectrice  qui 

(1)  Il  est  bien  difficile  de  penser  que  les  chefs  du 
parti  philosophique  fussent  toujours  de  bonne  foi  dans 
leur  apparente  incrédulité.  On  les  voit,  dans  l'intimité  de 
leur  correspondance  secrète,  se  consulter  mutuellement, 
et  se  communiquer  leurs  doutes  sur  les  mêmes  points 
qu'ils  décidoient  si  affirmativement  en  public.  Après 
avoir  rejeté  la  vérité  que  leur  présentoit  l'autorité  di- 
vine, ils  cherchoient  dans  l'autorité  de  l'homme  la 
conviction  de  l'erreur,  et  ne  pouvoientl'y  trouver.  Voy. 
la  Correspondance  de  Foliaire  avec  le  roi  de  Prusse  et 
d!  Alembert. 


U«) 

dispose  et  règle  tout  avec  une  sagesse  infinie  : 
tantôt,  faisant  remonter  la  philosophie  vers 
sa  source,  il  renouvelle  les  dogmes  insensés 
du  Portique,  et  se  plaît  à  rendre  au  Destin  son 
sceptre  de  fer  que  le  christianisme  lui  avoit 
arraché.  Je  ne  dirai  rien  de  ces  inconsé- 
quences :  tout  à  l'heure  nous  en  verrons  de 
bien  plus  étranges  dans  Diderot ,  et  il  ne  fau- 
dra pas  s'en  étonner  ;  car  si  rien  ri  est  vrai  sur 
rien ,  comme  le  prétendentnos  sages,  tout  peut 
également  se  soutenir,  et  la  variété  n'est  qu'un 
plaisir  de  plus.  Du  moins,  M.  de  \oltaire  ne 
varia  pas  un  instant  dans  sa  haine  pour  la  re- 
ligion chrétienne  ;  il  fabhorroît  encore  plus 
qu'il  ne  chérissoit  la  gloire,  ou  plutôt  il  avoit 
mis  une  horrible  gloire  à  la  détruire.  Les 
preuves  de  cet  affreux  complot  sont  consi- 
gnées dans  la  volumineuse  correspondance 
que  ses  éditeurs  ont  pris  soin  de  nous  con- 
server ;  monument  d'une  rage  surhumaine  ; 
et  que  l'enfer  seul  peut  expliquer  et  punir. 
Le  dirai-je?  me  pardonnera-t-on  de  le  rap- 
peler, ce  cri,  cet  épouvantable  cri  ,  Ecrasez 
rinfâme /...  Grand  Dieu!  cette  religion  à  qui 
l'Europe  doit  ses  lois,  ses  mœurs,  sa  civili- 
sation ;  cette  religion  qui  a  aboli  parmi  nous 
l'esclavage,  l'infanticide,  les  sacrifices  hu- 
mains ,  les  guerres  exterminatrices  ;  cette  re- 
ligion toute  dévouée  au  soulagement  des  mi- 


(47  ) 

Scies  humaines;  qui    ordonne  au   riche   de 
nourrir  le  pauvre,  au  pauvre  de  respecter  les 
propriétés  du  riche  ;  qui ,  dans  les  tre'sors  de 
son  immense  charité  ,  a  des  secours  pour  tous 
les  besoins,  des  consolations  pour  toutes  les 
douleurs,  des  remèdes  pour  toutes  les  bles- 
sures 3  qui  défend  la  pensée  même  du  mal , 
et  ne  connoit  point  de  crimes  inexpiables, 
parce  qu'elle  peut  appliquer  des  mérites  in- 
finis ;  qui  offre  le  pardon  au  repentir,  et  à  la 
vertu  une  récompense  digne  d'elle  ;  religion 
sublime  de  sainteté  et  d'amour,  c'est  elle  que 
l'on  veut  ravir  à  l'humanité',  c'est  elle  que  Ton 
nomme  infâme  !...  Ah!  je  le  dis  à  mon  tour, 
je  le  dis  aux  gouverncmens  instruits  par  l'ex- 
périence ;  je  le  dis  à  tous  les  hommes  à  qui  la 
tranquillité,  l'ordre,  la  morale,  la  société  sont 
chères  :  Ecrasez  l infâme!  écrasez  cette  phi- 
losophie destructive  qui  a  ravagé  la  France , 
qui  ravageroit  le  monde  entier,  si  l'on  n'arré- 
toit   enfui   ses    progrès  :    encore   une  fois, 
écrasez  l  infâme  ! 

M.  de  Chaire  attaquoit  l'existence  de  la 
révélation  :  Jean-Jacques  Rousseau  en  con- 
testa la  nécessité,  et  même  la  possibilité.  Né 
au  centre  du  calvinisme ,  ses  ouvrages  ne  sont 
que  le  développement  des  principes  religieux 
de  Calvin  et  de  la  doctrine  politique  de  Ju- 
rieu.  Il  emprunta  de  l'un  le  dogme  anarchique 


U«) 

de  la  souveraineté  du  peuple ,  et  il  en  fit  la 
base  du  Contrat  social.  Il  apprit  de  l'autre  à 
interpréter  l'Ecriture  par  la  raison  seule,  et 
sa  raison  n'y  vit  qu'un  pur  déisme.  Calvin  se 
figuroit  un  culte  sans  sacrifice;  Jean-Jacques 
imagina  une  religion  sans  culte.  Calvin  nioit 
le  mystère  de  la  présence  réelle,  parce  qu'il 
ne  le  pouvoit  comprendre  ;  Jean- Jacques ,  plus 
conséquent,  nia  tous  les  mystères,  parce 
qu'ils  sont  tous  également  incompréhensibles. 
Subjugué  néanmoins  par  la  beauté  divine  du 
christianisme,  terrassé  par  ses  bienfaits,  il 
lui  rendit  plus  d'une  fois  d'éclatans  hommages, 
et  il  trouva  dans  son  cœur  des  paroles  pour  le 
louer  dignement.  Il  semble  que  pour  être 
chrétien  il  suffise  d'être  sensible  ;  car  Rousseau 
lui-même  est  chrétien  toutes  les  fois  qu'il 
s'abandonne  au  sentiment,  et  il  ne  cesse  de 
l'être  que  lorsqu'il  commence  à  raisonner; 
C'est  alors  qu'entassant  sophismes  sursophis- 
mes,  il  tombe  à  chaque  instant  dans  les  in- 
concevables contradictions  qu'on  lui  a  si  jus- 
tement reprochées. 

Agrégé  assez  tard  à  la  secte  philosophique , 
il  conserva  toujours  avec  la  foi  d'un  Dieu  l'es- 
pérance d'un  avenir  ;  et  ces  deux  grandes  pen- 
sées, vivifiant  son  génie  ,  lui  inspirèrent  quel- 
ques pages  d'une  noble  et  touchante  éloquence. 
C'est  ce  qui  le  distingue  principalement  des 


(  49) 

écrivains  athées,  secs  et  glacés  comme  leur 
doctrine.  Mais  cette  éloquence  séduisante  ne 
le  rend  que  plus  dangereux  :  il  enflamme  et 
passionne  le  lecteur;  et  de  là  ce  déplorable 
enthousiasme  dont  il  a  long-temps  été  l'ob- 
jet ,  quoique  ,  à  ne  le  juger  que  sur  ses  aveux, 
jamais  il  n'ait  existé  d'être  plus  odieux  et  plus 
méprisable  :  débauché,  menteur,  fripon,  in- 
sociable, ingrat,  sans  pitié  pour  ses  propres 
enfans  qu'il  envoyoit  froidement  périr  dans 
un  hôpital ,  tel  est  le  portrait  qu'il  fait  de 
lui-même  ;  tel  est  l'homme  qu'il  élève  au-des- 
sus de  tous  les  hommes  avec  une  naïveté,  di- 
sons mieux,  avec  une  impudence  d'orgueil 
qui  étonne,  s'il  est  possible,  encore  plus 
qu'elle  n'indigne. 

Les  politiques  modernes  ,  qui  ne  voient 
dans  les  querelles  religieuses  que  des  disputes 
de  mots,  parce  qu'ils  ne  voient  dans  la  reli- 
gion elle-même  qu'un  nom,  croient  signaler 
leur  sagesse  en  réclamant  la  tolérance  de  tou- 
tes les  opinions.  Mais  sans  relever  ce  qu'a  de 
choquant  ce  mot  d'opinions  appliqué  indis- 
tinctement à  la  vérité  et  à  l'erreur,  et  tout  ce 
qu'il  peut  y  avoir  d'oppressif  dans  cette  tolé- 
rance même  de  la  vérité  (i)  ,  nous  remarque- 


(i)   Quelques  souverains  d'Allemagne,  pour  lesquels 
il  semble  qu'il   n'ait   point   existé  de   révolution ,  ira- 

4      . 


(  5o  ) 

rons  que  c'est  pourtant  une  erreur  théologi- 
que, qui,  développée  par  Jean-Jacques  dans 
toutes  ses  conséquences,  a  produit  en  dernier 
résultat  la  subversion  de  la  société.  Qui  auroit 
cru,  il  y  a  vingt  ans,  que  le  dogme  du  péché 
originel  eût  une  si  grande  importance  poli- 
tique ?  Mais  d'abord,  si  on  le  nie,  toute  la 
religion  s'écroule  ;  car  si  l'homme  n'a  rien  à 
expier,  il  n'étoit  donc  pas  besoin  de  répara- 
teur ,  et  le  christianisme  n'est  qu'une  fable. 
Cependant  «  nul  Etat  ne  fut  fondé  que  la  re- 
»  ligion  ne  lui  servît  de  base  (i)  »  :  donc  ren- 
verser la  religion ,  c'est  renverser  l'Etat ,  selon 
Rousseau  lui-même.  «  L'homme  naît  bon,  » 
dit-il  ;  d'où  il  conclut  que  c'est  la  société  qui 
le  corrompt;  ce  qui  le  conduit  à  voir  la  per- 
fection de  l'homme  dans  l'absence  de  toute 
société  (2).  Ce  n'est  pas  tout.  Sans  la  société, 

vaillent  avec  ardeur  à  établir  l'indifférentisme  dans 
leurs  Etats.  Mais  qu'ils  y  prennent  garde,  tout  s'ébranle 
ensemble ,  parce  que  tout  se  tient  dans  la  société  :  le  trône 
est  bien  près  de  l'autel,  et  les  peuples  achèvent  quel- 
quefois ce  qu'ont  commencé  les  rois. 

(1)  Contrat  social. 

(2)  Voyez  sa  Lettre  à  M.  de  Beaumont.  Cherchant, 
dit-il  la  cause  des  contradictions  et  des  vices  qu'on 
remarque  parmi  les  hommes,  «  je  la  trouvai  dans  notre 
«ordre  social ,  qui,  de  tout  point  contraire  à  la  nature 
«que  rien  ne  détruit,  la  tyrannise  sans  cesse,  et  lui  tait 
«sans  cesse  réclamer  ses  droits.  » 


C  5i  ) 

les  facultés  intellectuelles  do  l'homme,  sa 
pense'e ,  sa  raison  ne  sauroient  se  développer; 
donc  la  raison  et  la  pensée  sont  contre  na- 
ture ,  et  1«  'homme  qui  pense  est  un  animal 
»  dépravé  (i).  »»  Bossuet,  Pascal,  Leibnitz , 
Newton,  Fénélon,  étoient  des  animaux  dépra- 
vés,  et  le  sauvage  de  l'Aveyron,  totalement 
dépourvu  d'idées  ,  est  le  modèle  de  la  perfec- 
tion humaine.  Donc  encore  tout  ce  qui  abru- 
tit l'homme  ,  tout  ce  qui  le  ramène  à  l'igno- 
rance et  aux  mœurs  de  la  vie  sauvage  ,  le  rap- 
proche de^  sa  nature.  Comparez  la  doctrine 
du  maître  à  la  conduite  des  disciples,  et  trem- 
blez d'un  faux  principe ,  plus  que  d'aucune 
action  coupable. 

Il  y  a  dans  l'homme  une  rectitude  d'esprit, 
une  logique  naturelle  qui  ne  lui  permet  pas 
de  s'écarter  à  demi  de  la  vérité  :  il  faut  qu'il 
avance  dans  la  route  où  il  est  une  fois  entré; 
et  l'erreur  n'est  si  dangereuse  ,  que  parce 
qu'on  en  tire  nécessairement ,  un  peu  plus 
tôt,  un  peu  plus  tard,  toutes  les  conséquences. 
C'est  ce  qui  nous  engage  à  dire  quelques  mots 
du  système  de  M.  de  Condillac,  sur  l'origine 
des  idées  ;  système  emprunté  de  Locke  ,  et 
qui,  produit  sous  les  auspices  de  la  philoso- 


(i)  Discours  sur  l'origine  et  les  fondement  de  l'iné- 
galité parmi  les  hommes. 

4 


(5,  ) 

phie,  doit  par  cela  seul  inspirer  de  la  dé- 
fiance. 

Tous  les  métaphysiciens,  avant  Locke  et 
M.  de  Condillac  ,  avoient  cru  devoir  remon- 
ter jusqu'à  Dieu  pour  expliquer  la  pensée  de 
l'homme.  Ils  n'imaginoient  pas  qu'on  pût 
chercher  ailleurs  que  dans  l'intelligence  su- 
prême la  raison  des  intelligences  créées.  Des- 
cartes supposoit  qu'en  créant  l'âme  humaine, 
Dieu  y  imprimoit  les  idées,  comme  on  imprime 
un  cachet  sur  la  cire  :  ce  fut  assez  long-temps 
l'opinion  dominante.  Leibnitz  aussi  croyoit 
les  idées  préexistantes  ;  mais  selon  lui  elles 
n' existaient  dans  l'âme  que  comme  une  statue 
existe  dans  un  bloc  de  marbre  qui  n'a  pas  été 
taillé  :  la  statue  y  est  toute  entière  ;  mais,  pour 
être  aperçue ,  il  faut  que  le  ciseau  l'en  tire  : 
de  même,  à  peu  près,  l'attention  excitée  par 
les  objets  extérieurs  rend  les  objets  sensibles. 
Malebranche ,  frappé  des  insurmontables 
difficultés  qu'offre  le  système  des  idées  innées, 
de  quelque  manière  qu'on  les  modifie ,  cher- 
cha dans  le  fond  même  du  christianisme  une 
explication  plus  satisfaisante  de  ce  grand  phé- 
nomène de  la  pensée.  Il  remarqua  que  puis- 
que les  hommes  s'entendent  ,  il  faut  qu'ils 
aient  des  idées  semblables  ,  et  que  des  idées 
semblables  supposent  un  modèle  commun , 
une  idée  archétype  ,   immuable  ,   éternelle  , 


(53) 

qui  ne  peut  se  trouver  que  dans  l'être  éternel 
et  immuable,  c'est-à-dire  en  Dieu.  Donc 
Dieu  ,  ou  la  pensée,  le  T^erbe  de  Dieu  est  la 
lumière  qui  éclaire  les  intelligences  ,  lux  vera 
quœ  illuminât  omnem  hominem  venientem  in 
hune  mundum.  (S.Jean.)  11  observa  de  plus  que 
l'âme  qui  a  la  connoissance  et  la  compréhen- 
sion de  ses  idées,  n'a  que  le  sentiment  de  ses 
modifications  ,  entièrement  incompréhensi- 
bles pour  elle  :  donc  ses  idées  ne  sont  point 
des  modifications  de  sa  substance  ;  donc  elle 
ne  les  voit  pas  en  elle-même;  donc  elle  les 
voit  en  Dieu ,  puisqu'elle  ne  peut  les  voir  que 
là  où  elles  existent  nécessairement  ,  et  où 
toutes  lesautres  intelligences  les  voient  comme 
elle,  et  de  la  même  manière  qu'elle.  On  peut 
sans  doute  rejeter  ce  système  ,  même  ,  pour 
plus  de  commodité ,  sans  en  examiner  les 
preuves  :  on  peut  rire  de  l'auteur,  et  traiter 
deybwTun  des  plus  sublimes  génies  dont  s'ho- 
nore le  genre  humain  :  il  seroit  néanmoins , 
ce  me  semble  ,  encore  plus  beau  et  plus  diffi- 
cile de  lui  répondre. 

Un  vieil  axiome  avoit  long-temps  régné 
dans  l'Ecole  :  NiJiil  est  in  intellectu  quod  non 
priùs  fuerit  in  sensu.  M.  Locke  essaya  de  le 
faire  revivre.  11  soutint  que  toutes  nos  idées 
nous  viennent  des  sens,  attribuant  ainsi  au 
corps  ,  c'est-à-dire  à  la  matière  ,  la  faculté  de 


(54) 

produire  la  pensée  ;  ce  qui  n'étoit  pas  fort  dif- 
férent d'accorder  la  pensée  à  la  matière  elle- 
même.  Aussi,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  M.  Locke 
étoit  conséquent  à  ses  principes  ,  quand  il 
n'osoit  affirmer  que  Dieu  ne  pût  pas  rendre 
la  matière  pensante  ;  et,  loin  de  s'étonner  de 
la  hardiesse  du  philosophe ,  il  faut  admirer  la 
réserve  du  logicien. 

Qu'on  me  permette  d'indiquer  ici  un  rap- 
prochement au  moins  singulier.  Dans  le  même 
temps  où  une  métaphysique  erronée  soumet- 
toit,  pour  ainsi  parler,  l'âme  aux  sens,  la  vo- 
lonté aux  organes  ,  l'être  simple  à  l'être  mul- 
tiple et  composé ,  une  absurde  et  coupable 
politique  assujettissoit  le  souverain  au  peuple, 
le  pouvoir  au  sujet ,  et  le  chef  ou  Y  âme  de  la 
société  au  corps  de  la  société.  Les  vérités  mo- 
rales sont  comme  des  cordes  à  l'unisson  ;  on 
ne  sauroit  en  toucher  une,  que  toutes  les  au- 
tres ne  s'ébranlent. 

Du  principe  que  toutes  nos  idées  viennent 
des  sens,  M.  de  Condillac  conclut  qu'elles  ne 
sont  que  des  sensations  transformées  :  doc- 
trine ,  je  ne  crains  point  de  le  dire,  essentiel- 
lement matérialiste ,  puisqu'elle  fait  de  la 
pensée  une  pure  opération  du  cerveau ,  lequel 
digère  les  idées  comme  l'estomac  digère  les 
alimens,  et  qu'elle  transforme  la  créature  la 
plus  noble ,  l'homme  fait  à  l'image  et  à  la  res- 


(  55) 

semblance  de  Dieu ,  en  un  véritable  automate^ 
une  statue  organisée  ,  une  machine  pensante, 
si  la  langue  .permettait  d'allier  ces  deux  mots, 
comme  le  système  de  M.  de  Condillac  allie 
ces  deux  idées.  Je  sais  que  ce  ne  sont  pas  là 
les  conclusions  de  l'auteur  ;  mais  s'il  lui  a  plu 
d'être  inconséquent  pour  n'être  pas  trop  im- 
moral, d'autres,  et  nous  l'avons  vu,  ne  crain- 
dront point  d'être  immoraux  pour  n'être  pas 
inconséquens,  et  ils  nous  diront  que  la  pensée 
se  forme  dans  le  diaphragme  ,  ou  qu'elle  s  é- 
labore  dans  les  viscères  du  bas-ventre. 

Or,  admirez  la  marche  progressive  de  l'er- 
reur. La  philosophie  ne  voit  dans  l'homme 
que  son  corps,  et  bientôt  après  elle  n'aper- 
çoit dans  l'univers  que  la  matière  ;  elle  nie 
Dieu  après  avoir  nié  l'âme  ;  et  se  perdant  dans 
une  succession  infinie  d'effets  sans  cause,  elle 
s'efforce  d'expliquer  l'intelligence  avec  l'é- 
tendue ,  la  force  avec  le  mouvement ,  l'éter- 
nité avec  le  temps,  l'ordre  avec  le  hasard. 
C'est  en  deux  mots  toute  la  doctrine  de  Dide- 
rot, chrétien,  déiste  ,  athée,  inexplicable  as- 
semblage de  toutes  les  contradictions,  et  digne 
à  ce  titre  de  présider  à  l'Encyclopédie,  chaos 
monstrueux  de  toutes  les  opinions  ;  édifice 
sans  architecte,  où  chacun  apportoit  sa  pierre 
et  la  plaçoit  à  son  gré  ;  véritable  Babel  de  la 
philosophie,  à  qui ,  dans  le  délire  de  son  or- 


(  56) 

gueil,  il  etoit.  réservé  de  donner  une  seconde 
fois  au  monde  le  spectacle  de  la  confusion  des 
langues ,  comme  pour  attester  à  jamais  Tin- 
curable  infirmité  de  la  raison  humaine. 

Tandis  que  l'Eglise  étoit  ainsi  attaquée  dans 
sa  foi,  les  restes  factieux  du  Jansénisme,  se- 
condés par  les  Parlemens  (i)  ,  ébranloient 
violemment  sa  discipline.  On  entravoit  de 
mille  manières  la  juridiction  épiscopale.  Exis- 
toit-il  dans  un  diocèse  un  prêtre  scandaleux, 
il  étoit  sûr  de  trouver  parmi  les  magistrats  de 
l'appui  contre  son  évêque ,  réduit  souvent  à 
souffrir  en  silence   des   désordres   honteux 


(i)  t<  Depuis  l'édit  de  Nantes  jusqu'aux  temps  qui 
»  précédèrent  la  révocation,  et  où  on  commencoit  déjà 
«à  le  violer  onvcrteuient ,  les  Parlemens  avoient  été  en 
«partie  composés  de  Huguenots.  Durant  cette  période  , 
»il  est  naturel  que  ces  corps  se  soient  montrés  récalci- 
«trans,  et  aient  été  animés  d'un  certain  esprit  de  répu- 
blicanisme et  d'opposition  contre  la  cour.  Quand  les 
«Huguenots  en  furent  éliminés,  ce  même  esprit  n'en 
«sortit  point  avec  eux;  les  Parlemens  étoient  fiers  de 
«leur  influence  et  de  l'essai  qu'ils  avoient  fait  quelque- 
fois de  leurs  forces.  Celte  cause  n'est  pas  la  seule  de 
nia  conduite  ultérieure  des  Parlemens,  mais  elle  j  con- 
tribua. C'est  donc  au  milieu  d'eux  que  se  réfugia  l'es- 
«prit  d'indépendance  qui  étoit  resté  dans  la  nation,  et 
«c'est  là  qu'il  se  retrouva  en  1788.  »  Essai  sur  l 'esprit  et 
l  influence  de  la  Réforme ,  par  Ch.  Villers  ,  3e  édit.  , 
p.  o85. 


(  5;  ) 

pour  la  religion.  Chaque  jour  voyoit  naître 
de  nouveaux  attentats  de  la  puissance  civile 
contre  l'autorité  ecclésiastique.  Chose  inouïe 
depuis  l'origine  du  christianisme,  les  sacre- 
mens  e'toient  administrés  par  ordre  des  tri- 
bunaux. La  saisie  du  temporel  des  curés  et 
des  évêques  suivoit  immédiatement  leur  refus 
d'obtempérer.  En  vain  le  clergé  réclamoit 
contre  cette  révoltante  violation  de  toutes  les 
règles  et  de  toutes  les  lois  ,  il  ne  trouvoit  dans 
le  gouvernement  qu'une  protection  précaire 
et  toujours  incertaine.  La  foiblesse  et  l'indé^ 
cision  régnoient  dans  les  conseils  de  la  cour, 
qui  tantôt  cassoit  les  arrêts  des  Parlemens 
pour  apaiser  les  plaintes  des  évèques,  tantôt 
exiloit  les  évèques  pour  calmer  les  murmures 
des  Parlemens  :  politique  petite  et  fausse  , 
dont  la  cour  elle-même  ne  tarda  pas  à  porter 
la  peine  (1). 

Comme  l'erreur  produit  l'erreur,  les  dés- 
ordres amènent  les  désordres.  Lorsque  des 
magistrats  s'arrogeoient  le  droit  d'ordonner 
dans  l'Eglise,  des  avocats  y  usurpoient  la  fonc- 
tion d' enseigner.   De  là  cette  foule  d'écrits 

(i)  11  est  à  remarquer  que  les  prétentions  des  ma- 
gistrats sur  l'autorité  ecclésiastique  précédèrent  leurs 
entreprises  contre  l'autorité  royale,  comme  la  destruc- 
tion de  la  religion  par  la  philosophie  a  précédé  le  ren- 
versement du  trône. 


(  58  ) 

heureusement  oubliés ,  où  ces  docteurs  de  la 
veille ,  ces  pre'dicateurs  sans  mission ,  fiers 
d'un  vain  parlage  ,  et  se  croyant  appelés  à 
réformer  l'Eglise,  parce  qu'ils  se  sentoient 
disposés  à  la  troubler  ,  étaloient  avec  un  ri- 
sible  orgueil  leur  théologie  de  barreau.  Ce- 
pendant ,  à  mesure  que  les  premiers  auteurs» 
de  tous  ces  troubles,  les  disciples  de  Quesnel, 
trouvoient  dans  l'autorité  ecclésiastique  plus 
d'opposition ,  ils  portoient  plus  impatiem- 
ment le  joug  de  la  subordination ,  et  faisoient 
plus  d'efforts  pour  s'y  soustraire.  Toute  dé- 
pendance leur  pesoit ,  et  surtout  celle  du 
saint -siège,  dont  on  put  reconnoître  alors 
plus  que  jamais  l'extrême  utilité,  même  poli- 
tique ,  puisque  ,  s'il  n'étouffa  pas  entièrement 
l'erreur  par  ses  décrets  ,  du  moins  il  l'empê- 
cha de  s'étendre ,  et  préserva  l'Eglise  et  l'Etat 
des  grandes  divisions  qui  les  auroient  infail- 
liblement déchirés  ,  si  les  questions  débattues 
alors  avec  tant  de  chaleur  étoient  demeurées 
indécises  jusqu'à  la  convocation  toujours  tar- 
dive et  souvent  impossible  d'un  concile  géné- 
ral. Les  Jansénistes  l'appeloient  à  grands  cris, 
comme  autrefois  les  Réformés  ;  et  pour  preuve 
de  leur  disposition  à  s'y  soumettre,  ils  com- 
mençoient  par  résister  ouvertement  à  l'auto- 
rité de  l'Eglise  qui  les  condamnoit.  On  aper- 
cevoit  en  eux  un  penchant  bien  marqué  vers 


(  59) 

le  presbytéranisme  ,  penchant  qui  a  toujours 
été  en  croissant  jusqu'à  nos  jours.  Et  derniè- 
rement encore  ne  les  avons-nous  pas  vus  re- 
nouveler les  rêveries  des  Millénaires ,  si  chères 
à  cette  secte  ;  parler  comme  elle  de  /  obscur- 
cissement de  l'Eglise  ;  et  annoncer  que  l'Anté- 
christ sortiroit  du  siège  même  de  l'unité  ca- 
tholique ? 

Unis  avec  les  philosophes  par  une  haine 
commune  contre  les  Jésuites,  qui ,  placés  aux 
avant-postes  de  la  religion,  et  dignes  de  se 
montrer  aux  premiers  rangs  de  ses  défen- 
seurs, combattoient  sans  relâche,  avec  un  dé- 
vouement qu'on  ne  reconnoîtra  jamais  assez, 
l'hérésie  et  l'incrédulité  ;   ils  parvinrent,  par 
d'odieuses  et  sourdes  manœuvres,  à  aigrir  de 
vieilles   préventions   des  Parlemens   contre 
cette  société  célèbre  qu'on  affectoit  de  croire 
dangereuse  aux  rois,  dans  le  temps  même  où 
l'on  ne  cherchoit  à  la  détruire  que  pour  ren- 
verser plus  aisément  les  rois.  Des  ministres 
coupables,  et  mus  par   de    viles    passions  , 
trompèrent  des   princes  foibles  et  sans  lu- 
mières ;  et  les  Jésuites  furent  supprimés,  au 
grand  étonnement  de  Frédéric  et  de  Cathe- 
rine, qui  s'empressèrent  d'offrir  aux  illustres 
proscrits  un  asile  dans  leurs  Etats. 

On  a  prétendu  que  l'Angleterre,  cette  éter- 
nelle ennemie  de  la  France ,  n'avoit  pas  été 


(  tio  ) 

étrangère  aux  intrigues  qui  préparèrent  leur 
destruction  ;  et  cette  conjecture,  fonde'e  sur 
le  rapprochement  de  plusieurs  faits  singu- 
liers, n'est  pas  sans  vraisemblance.  Ce  qui 
du  moins  n1est  pas  douteux ,  c'est  qu'elle  vit 
avec  une  joie  qu'elle  ne  dissimula  même  pas, 
sa  rivale  se  priver  elle-même  des  avantages 
immenses  qu'elle  retiroit  des  missions  des 
Jésuites  en  Amérique  et  dans  l'Inde  ;  et  on 
peut  remarquer  en  effet  que  notre  puissance 
dans  ces  contrées  a  toujours  été  en  déclinant 
depuis  la  ruine  des  missions. 

Il  est  bien  extraordinaire  qu'on  ait  pu  réus- 
sir à  inspirer  aux  souverains  de  la  défiance  , 
et  presque  de  la  terreur ,  pour  un  ordre  né- 
cessairement ami  des  souverains  légitimes. 
Mais  les  gouvernemens ,  saisis  de  cet  esprit 
d'imprudence  et deireur,  de  la  chute  des  rois 
funeste  avant-coureur ,  étoient  alors  condam- 
nés à  s'aveugler  sur  les  hommes  comme  sur 
les  événemens,  et  à  méconnoître  leurs  plus 
clairs  intérêts.  Agités  d'une  vague  inquié- 
tude ,  et  tourmentés,  ce  semble,  par  le  pres- 
sentiment de  leur  fin  prochaine,  tout  leur 
faisoit  ombrage,  comme  tout  fait  peur  à  ceux 
qui  marchent  dans  les  ténèbres. 

En  abolissant  les  Jésuites,  on  abolit  en 
France  l'éducation  publique  ;  car  ce  n'éloit 
pas  une  éducation  publique  que  celle  qu'on 


(  a  ) 

recevoit  dans  ces  collèges,  où  il  n'y  avoit  ni 
unité  d'esprit,  ni  unité  d'enseignement  (i), 
parce  qu'il  ne  peut  y  avoir  d'unité  d'aucune 
espèce  que  dans  un  corps  dont  les  membres, 
obéissant  à  une  seule  pensée ,  concourent  à 
une  seule  action. 

On  ne  sait  pas  assez  tout  ce  que  l'éduca- 
tion exige  de  zèle ,  de  talens  et  de  vertus  dans 

(i)  On  peut  enseigner  les  mêmes  choses  dans  plu- 
sieurs écoles,  sans  qu'il  y  ait  pour  cela  unité  d'ensei- 
gnement, à  cause  de  la  diversité  des  méthodes,  et  sur- 
tout à  cause  de  tous  les  développemens,  de  toutes  les 
idées  accessoires  dont  se  compose  l'ensemble  de  l'ins- 
truction, et  qui  varient  selon  le  caractère  et  les  opinions 
particulières  de  chaque  maître.  Mais  quand  l'enseigne- 
ment seroit  semblable,  il  ne  s'ensuivroit  pas  que  l'édu- 
cation fût  la  même;  et  c'est  ce  que  beaucoup  de  gens 
ne  sauroient  concevoir,  parce  qu'ils  ne  comprennent 
pas  que  L'éducation  ne  consiste  point  uniquement  à  fain 
entrer  dans  la  tête  des  enfans  quelques  mots  de  latin  . 
ou  quelques  démonstrations  mathématiques,  mais  à  for- 
mer ces  cœurs  et  ces  esprits  tout  neufs,  à  les  nourrir 
du  lait  fortifiant  de  la  religion  et  de  l'a  morale,  à  y 
faire  naître  le  goût  et  l'amour  de  la  vertu,  plus  encore 
par  des  exemples  que  par  des  discours.  C'est  tout  l'homme 
qu'il  faut  former,  et  former  pour  la  société  :  noble  et 
sublime  ministère  ,  dont  l'exercice  est  un  perpétuel  dé- 
vouement ,  que  la  société  peut  bien  demander  pour  un 
peu  d'or  à  l'intérêt,  mais  qu'elle  n'obtiendra  jamais 
que  de  la  religion,  parce  qu'elle  seule  peut  égaler  la 
récompense  au  sacrifice. 


■(6a  ) 

ceux  qui  s'y  consacrent  ;  quelle  rigueur  de 
surveillance,  quelle  tendresse  de  soins,  quelle 
douceur,  et  en  même  temps  quelle  fermeté 
sont  nécessaires  dans  le  gouvernement  de 
ces  républiques  enfantines,  où  l'attention  ,  la 
patience ,  la  réserve  et  la  gravité  des  chefs  , 
doivent  être  en  raison  de  la  légèreté  et  de  la 
vivacité  des  sujets.  Or,  comment  trouver  dans 
les  maîtres  des  qualités  si  rares ,  si  on  ne  les 
forme  eux-mêmes  par  une  éducation  qui 
leur  soit  propre ,  et  s'ils  ne  sont  constam- 
ment assujettis  à  une  règle  inflexible  ,  sous 
l'autorité  d'un  supérieur,  qui,  veillant  sur  eux 
à  tous  les  instans ,  les  conseille ,  les  dirige , 
les  réprimande,  les  encourage  ,  et  soit  enfin 
comme  l'âme  qui  anime  les  divers  membres 
de  ce  vaste  corps. 

Ce  régime,  à  la  fois  doux  et  sévère ,  étoit 
le  chef-d'œuvre  de  l'institut  des  Jésuites.  On 
crut  pouvoir  les  remplacer  par  des  institu- 
teurs mercenaires  ,  la  plupart  mariés ,  sans 
aucun  lien  commun ,  sans  subordination ,  di- 
visés de  principes,  indifférens  au  bien,  et 
qui,  dans  les  nobles  fonctions  qui  leur  étoient 
confiées,  au  lieu  d'un  devoir  à  remplir,  ne 
voyoient  qu'un  salaire  à  gagner.  11  n'étoit  pas 
difficile  de  prévoir  ce  qui  rcsulteroit  d'un  tel 
changement.  Des  désordres  de  toute  espèce 
s'introduisirent  dans  les  nouveaux  collèges  ; 


(63  ) 

nulle  surveillance  pour  les  élèves ,  nulle  dis- 
cipline pour  les  maîtres  ;  quelques-uns  y  por- 
tèrent la  corruption  de  leurs  mœurs,  un  plus 
grand  nombre  celle  de  leurs  principes.  La 
philosophie  infecta  l'enfance  même;  et  c'est 
bien  aussi  ce  qu'elle  s'étoit  promis  de  ces  fu- 
nestes établissemens ,  presque  tous  soumis  à 
son  influence,  et  qui  pendant  quarante  ans 
versèrent  dans  la  société  des  générations  en- 
tières d'incrédules. 

Un  autre  effet  de  la  destruction  des  Jé- 
suites, fut  d'affoiblir  dans  le  peuple  les  sen- 
timens  de  religion  qu'ils  s'entendoient  si  bien 
à  entretenir  par  les  missions,  les  congréga- 
tions, et  tous  les  moyens  qu'une  longue  ex- 
périence et  un  zèle  aussi  ardent  qu'éclairé 
avoient  pu  leur  suggérer.  Partout  où  il  se 
présentoit  quelque  bien  durable  à  opérer, 
partout  où  il  y  avoit  des  lumières  à  répan- 
dre, des  ignorans  ou  des  infidèles  à  instruire, 
des  malheureux  à  consoler,  en  un  mot,  de 
grands  sacrifices  à  faire  à  l'humanité  et  à  la 
religion ,  on  étoit  sûr  de  les  y  trouver  ;  nul 
ordre  n'a  eu  plus  de  martyrs. 

Telle  étoit  cette  société  fameuse  «  qui  ne 
j>  sera  jamais,  dit  M.  de  Bonald,  remplacée 
»  que  par  elle-même.  »  Objet  de  haine  pour 
les  uns,  de  vénération  et  d'amour  pour  les 
autres ,    signe    de    contradiction,    parmi    les 


(64  ) 

hommes  ,  comme  le  Sauveur  même  des 
hommes ,  au  service  de  qui  elle  s'e'toit  con- 
sacrée ;  comme  lui  elle  passa  en  faisant  le 
bien  ,  et  comme  lui  elle  ne  recueillit  pour 
récompense  que  l'ingratitude  et  la  proscrip- 
tion. 

A  mesure  que  nous  avançons  dans  ce  ta- 
bleau rapide  des  dernières  persécutions  de 
l'Église  ,  et  que  nous  approchons  de  la  cata- 
strophe ,  notre  âme  se  serre  de  plus  en  plus , 
et  nous  frémissons  devant  les  faits  que  nous 
avons  à  rappeler. 

Le  clergé  de  France ,  malgré  la  défection 
de  quelques-uns  de  ses  membres,  luttoit  avec 
courage  contre  l'incrédulité.  Aux  productions 
philosophiques  il  opposoit  de  nombreuses 
apologies  de  la  religion;  mais,  il  faut  l'a- 
vouer, la  plupart  de  ces  ouvrages  ,  excellens 
pour  le  fond,  étoient  trop  dépourvus  de  cet 
intérêt  qui  tient  au  talent  de  l'écrivain,  et  de 
ces  ornemens  que  dédaigne  une  raison  sé- 
vère, mais  dont  néanmoins  elle  doit  quel- 
quefois se  permettre  et  même  se  prescrire 
l'emploi ,  pour  faire  goûter  plus  aisément  la 
vérité  à  des  esprits  malades.  Dans  cette  oc- 
casion, surtout,  ces  moyens  accessoires  de- 
venoient  d'autant  plus  nécessaires,  que  l'er- 
reur s'entouroit  de  tous  les  prestiges  du  style 
et  de  toutes  les  séductions  de  l'éloquence. 


(65) 

J'oserai  dire  encore  que  l'on  craignoit 
beaucoup  trop  de  compromettre  la  foi,  en 
annonçant  hautement  ce  qu'elle  a  de  plus 
mystérieux  et  de  plus  profond.  Au  lieu  de 
ces  discours  nourris  de  la  substance  du  dogme, 
dont  les  orateurs  du  siècle  précédent  nous 
ont  laissé  de  si  magnifiques  modèles,  l'on 
n'entendoit  presque  plus  dans  la  chaire  chré- 
tienne que  de  vagues  et  froides  amplifications 
de  morale,  où  à  peine  daignoit-on,  de  loin 
à  loin  ,  citer  l'Ecriture.  On  eût  dit  que  les 
ministres  de  Jésus-Christ  rougissoient  de  son 
Evangile  ,  et  que  la  sublime  simplicité  de  ce 
livre  divin  eût  déparé  l'élégance,  et,  pour 
ainsi  dire,  humilié  l'orgueil  de  leurs  phrases 
académiques. 

Pourquoi  le  dissimuler?  l'esprit  de  zèle  et 
de  foi  s'étoit  singulièrement  affoibli  dans  le 
corps  même  des  pasteurs  ;  non  qu'il  y  eût 
dans  le  plus  grand  nombre  d'entre  eux  aucun 
penchant  pour  la  philosophie,  mais  par  cette 
influence  insensible  qu'ontsurtousleshommes 
les  opinions  dominantes.  On  croit  faire  beau- 
coup de  tenir  encore  aux  grands  principes 
quand  tout  le  monde  s'en  éloigne  ;  on  espère 
même  y  ramener  les  autres  par  des  ménage- 
mens  dangereux,  et  une  fausse  condescen- 
dance, qui  engage  à  sacrifier  ce  qui  paroît 
moins  important   à   ce    qui    est    essentiel  : 


(66) 

comme  si  le  traité  entre  la  vérité  et  Terreur 
étoit  un  compromis  d'arbitres.  A  force  de 
considérer  les  objets  sous  ce  point  de  vue  ,  à 
force  de  vouloir  concilier,  on  s'habitue  im- 
perceptiblement à  regarder  comme  des  abus 
les  pratiques  les  plus  sages ,  et  à  ne  voir  que 
des  préjugés  dans  les  croyances  les  plus  res- 
pectables et  les  mieux  établies.  On  ôte  ,  on 
ajoute,  on  modifie  ;  on  dispose  ,  sinon  de  la 
foi,  du  moins  de  ce  qui  sert  à  l'entretenir  et 
à  la  fortifier.  Sous  prétexte  de  rendre  la  re- 
ligion plus  spirituelle ,  on  la  dépouille  peu 
à  peu  de  ce  qu'elle  a  de  sensible,  on  abolit 
les  dévotions  autorisées  par  l'Eglise  et  consa- 
crées par  la  piété  des  peuples.  Une  orgueil- 
leuse raison  s'applaudit  de  tout  peser  dans  les 
froides  et  trompeuses  balances  du  raisonne- 
ment ;  et  cependant  le  cœur  se  dessèche,  le 
sentiment  s'éteint  ;  et  je  ne  sais  quel  attache- 
ment glacé  à  des  principes  stériles  remplace 
cet  amour  ardent  qu'inspire  aux  âmes  vrai- 
ment chrétiennes  une  religion  qui  est  tout 

amour. 

Presque  toutes  les  villes ,  et  Paris  surtout, 
étoient  remplies  d'ecclésiastiques  sans  fonc- 
tions ,  livrés  à  la  dissipation  des  sociétés  les 
plus  mondaines,  et  plusieurs  même  à  des  dés- 
ordres dont  la  honte  rejaillissoitsur  le  clergé. 
Quand  ceux  qui  devroient  offrir  l'exemple 


(67  ) 

de  toutes  les  vertus,  ne  donnent  que  celui  du 
vice;  quand  le  scandale  sort  du  sanctuaire 
même;  semblable  à  une  effroyable  conta- 
gion, il  envahit,  ravage  et  corrompt  tout. 
Malheur  alors,  malheur  aux  peuples,  mais 
surtout  malheur  aux  ministres  coupables  par 
qui  le  scandale  arrive  !  Il  leur  eût  été  plus 
avantageux,  dit  l'éternelle  Sagesse,  détre 
précipités  dans  la  mer,  avec  une  meule  de 
moulin  au  cou. 

On  n'étoit  pas  (car  il  faut  bien  rappeler  la 
source  de  ces  maux),  on  n'étoit  pas  généra- 
lement assez  sévère  dans  le  choix  des  sujets 
qu'on  admettoit  au  ministère,  et  qui  souvent 
n'avoient  pour  vocation  que  des  motifs  d'in- 
térêt. L'état  ecclésiastique  étoit  comme  la 
dernière  ressource  des  jeunes  gens  sans  for- 
tune ,  et  l'on  faisoit  une  spéculation  de  ce  qui 
ne  doit  être  qu'un  dévouement.  Un  grand 
nombre  de  bénéfices ,  devenus  presque  héré- 
ditaires, étoient  pour  certaines  familles  une 
sorte  de  patrimoine  qui  se  transmettoit.  par 
la  substitution  ;  d'où  il  résultait  pour  ces 
familles  la  nécessité  de  produire  un  prêtre 
afin  de  ne  pas  laisser  passer  en  d'autres  mains 
les  bénéfices  dont  elles  jouissoient. 

En  même  temps  qu'on  se  rendoit  si  facile 
pour  l'admission  aux  ordres  sacrés,  l'éduca- 
tion   ecclésiastique    se  relàchoit   singulière* 

5. 


(68) 

ment,  et  les  effets  de  ce  relâchement  ont 
été  surtout  sensibles  dans  les  prêtres  ordon- 
nés depuis  une  certaine  époque.  Quand  tout 
n'est  pas  réglé  par  une  sévère  discipline  dans 
les  établissemens  où  se  rassemble  une  jeunesse 
nombreuse  ,  tout  bientôt  y  est  désordre  ; 
plus  d'application  à  l'étude,  plus  de  recueil- 
lement, plus  de  piété.  On  voit ,  comme  il 
n'étoit  que  trop  commun  quelques  années 
avant  la  révolution,  des  jeunes  gens  à  peu 
près  livrés  à  eux-mêmes,  se  préparer  aux 
redoutables  fonctions  du  sacerdoce  par  une 
vie  toute  mondaine  ;  eh  !  qui  ne  les  a  pas 
entendus  s'applaudir,  non  des  pieux  travaux, 
des  exercices  saints  qui  les  occupoient,  dans 
ces  temps  précieux  où  le  caractère,  les  habi- 
tudes, les  principes  se  décident  pour  jamais; 
mais  des  plaisirs  de  la  table ,  des  divertisse- 
mens,  du  jeu,  qui  remplissoient  presque  en- 
tièrement leurs  déplorables  journées  ?  Ainsi 
l'esprit  sacerdotal  alloit  s'affoiblissant  avec 
une  effrayante  rapidité;  et  l'Eglise,  persécu- 
tée au-dehors  par  des  ennemis  furieux,  avoit 
encore  a  combattre  dans  son  propre  sein  la 
corruption  dune  partie  de  ses  ministres. 

D'un  autre  côté  ,  il  se  manifestoit  dans  quel- 
ques ordres  religieux ,  et  particulièrement 
dans  une  congrégation  connue  par  son  atta- 
chement   à  des  opinions    condamnées,   un 


(6g) 

penchant  à  se  séculariser,  qui  avoit  évidem- 
ment sa  source  dans  ces  opinions  mêmes. 
Toute  subordination  pesoit  à  des  hommes 
qui  ne  reconnoissoient. aucune  autorité;  et 
en  effet,  il  n'y  a  point  de  raison  d'obéir  à 
un  abbé  ,  quand  on  se  croit  en  droit  de  résis- 
ter au  Pape  et  aux  évêques. 

Les  monastères  de  femmes  avoient  géné- 
ralement conservé  leur  régularité,  parce  que 
chez  elles  la  religion  est  toute  de  sentiment, 
et  que  si  la  religion  naît  dans  l'esprit  par  la 
persuasion ,  elle  se  conserve  dans  le  cœur 
par  l'amour. 

On  reprochoit  au  contraire  à  plusieurs  or- 
dres d'hommes  un  extrême  relâchement ,  dont 
les  instituts  les  plus  austères  (  et  ceci  est  re- 
marquable )  s'étoient  seuls  préservés.  Voulez- 
vous  attacher  fortement  l'homme,  imposez- 
lui  de  grands  sacrifices.  Jamais,  depuis  leur 
origine  ,  les  Chartreux  n'eurent  besoin  de  ré- 
formation  ;  et  la  vie  des  pères  de  la  Trappe, 
depuis  l'abbé  de  Rancé  jusqu'à  nos  jours,  n'a 
pas  cessé  d'être  un  prodige  de  rigueur  et  de 
sainteté.  Ils  retraçoient  dans  toute  leur  pu- 
reté ,  au  milieu  d'un  siècle  profondément  cor- 
rompu ,  les  mœurs  antiques  et  les  héroïques 
vertus  des  premiers  solitaires;  et  l'on  aimoit 
à  retrouver  dans  la  société  ces  vénérables  mo- 
numens  élevés  et  affermis  par  la  main  de  la 


(7°; 

religion,  comme  le  voyageur  fatigué  d'une 
longue  et  pénible  route  à  travers  des  sables 
brûlans,  rencontre  avec  joie  ces  lieux  couverts 
de  verdure  et  rafraîchis  par  les  eaux ,  que  la 
nature  a  semés  de  loin  à  loin  dans  les  déserts 
embrasés  de  l'Afrique. 

Maintenant ,  si  nous  rapprochons  les  traits 
épars  de  cet  affligeant  tableau,  et  que  nous 
considérions  ce  vaste  ensemble  de  causes  des- 
tructives, les  progrès  toujours  croissans  de  l'in- 
crédulité, l'effroyable  corruption  de  mœurs 
qui  en  résultoit,  le  renversement  de  tous  les 
principes  religieux  et  sociaux,  l'affaiblisse- 
ment de  la  discipline  ecclésiastique,  la  foi 
expirante  dans  le  cœur  des  peuples,  le  zèle 
refroidi  et  presque  éteint  dans  celui  des  pas- 
teurs, partout  un  esprit  d'indépendance  et 
de  révolte,  nous  bénirons  les  vengeances  mi- 
séricordieuses de  la  Providence,  qui,  préve- 
nant la  ruine  de  la  société  par  un  châtiment 
épouvantable ,  il  est  vrai,  mais  juste ,  mais  né- 
cessaire ,  n'a  un  moment  abandonné  la  France 
à  toutes  les  fureurs  des  passions,  à  tous  les 
crimes  de  l'anarchie,  à  tous  les  maux  ,  à  toutes 
les  erreurs,  à  la  philosophie  enfin,  que  pour 
la  ramener  plus  sûrement  dans  les  voies  de 
l'ordre  et  de  la  vérité.  En  effet,  qui  peut  dire 
combien  de  temps  encore  la  masse  du  peuple 
et  le  clergé  lui-même  eût  résisté  à  l'irréligion  ? 


(  7i  ) 

Ne  faisoit-elle  pas  chaque  jour  de  nouveaux 
prosélytes  ?  Chaque  jour  n'infectoit-elle  pas 
de  plus  en  plus  l'éducation  ?  Bientôt  la  nation 
entière,  en  proie  à  1  athéisme,  eut  porté  dans 
le  reste  de  1  Europe,  avec  la  contagion  de 
ses  doctrines  dévorantes,  tous  les  fléaux  et 
tous  les  forfaits.  Encore  un  siècle  de  philoso- 
phie ,  c'en  étoit  fait  de  la  civilisation,  et  peut- 
être  du  genre  humain. 

Mais  voilà  que  les  temps  marqués  par  la 
justice  divine  sont  arrivés  :  la  main  puissante 
qui  soutenoit  la  société  se  retire  :  Dieu  rentre 
dans  son  repos  ;  il  cède  un  instant  à  l'homme 
l'empire  de  la  terre,  que  l'homme  lui  dispu- 
toit  ;  et  pour  punir  d'une  manière  à  jamais 
mémorable  et  proportionnée  à  l'offense  son 
orgueil  insensé,  il  lui  dit  :  Règne.  Oh! 
qui  racontera  ce  règne  de  l'homme?  Qui 
pourra  égaler  les  lamentations  aux  calamités , 
et  l'exécration  au  crime  ?  Qui  trouvera  des 
paroles  pour  nommer  ce  qui  n'a  point  de 
nom,  et  des  larmes  pour  pleurer  ce  qui  est 
au-dessus  de  toute  douleur  comme  de  toute 
consolation  ?  Pour  moi,  foible  historien  des 
souffrances  de  l'Eglise  ,  je  rappellerai  les  faits 
avec  simplicité,  et  si  quelquefois,  vaincu 
d'horreur,  j'étois  tenté,  à  l'aspect  des  victi- 
mes, d'appeler  sur  les  bourreaux  les  ven- 
geances du  ciel,    je   me  souviendrai  que  le 


(  V  ) 

chrétien  est  disciple  du  Dieu  qui  pardonne 
.  La  révolution  commença  par  un  acte  de 
spoliation  inouï  :  tous  les  biens  du  clergé  , 
confisqués  en  un  jour,  furent  d  clarés  par 
rassemblée  constituante  propriété  nationale; 
comme  si  la  nation  avoit  le  droit  de  dépouil- 
ler à  son  profit  une  partie  de  ses  membres  ; 
comme  s'il  n'existoit  d'autre  loi  que  sa 
volonté,  ni  d'autre  justice  que  ses  passions. 
Ainsi  une  grande  iniquité  fut  la  première 
application  publique  du  principe  de  la  sou- 
veraineté du  peuple  :  et ,  à  peine  ce  nouveau 
souverain  entrât  il  dans  l'exercice  de  sa  puis- 
sance, qu'il  fallut,  pour  en  justifier  l'usage,  re- 
courir à  la  maxime  anarchique  du  calviniste 
Jurieu  :  «  Le  peuple  est  la  seule  autorité  qui 
»  n'ait  pas  besoin  de  raisons  pour  valider  ses 
»  actes  ;  »  maxime  qui  attribue  à  l'homme  ce 
qui  n'appartient  pas  même  à  Dieu,  c'est-à- 
dire  le  pouvoir  de  créer  la  justice  par  une 
volonté  arbitraire. 

Dès  que  la  société  se  constitua  en  France  , 
le  clergé,  comme  les  autres  corps  de  1  Etat, 
devint  propriétaire,  parce  qu'il  est  dans  la 
nature  de  la  société  que  les  hommes  consacrés 
à  son  service  aient  une  existence  assurée  et 
indépendante  ,  et  qu'il  n'y  a  de  stabilité  et 
d'indépendance    que   dans  la  propriété  (i). 

(i)  C'est  ce  qu'a  bien  senti  l'homme  de  génie  qui  a 


(  73  ) 

Rendre  les  ministres  de  la  religion  dépen- 
dans,  pour  leur  subsistance,  de  la  charité  des 
fidèles  ou  de  la  munificence  du  gouvernement, 
c'est  ôter  toute  dignité  au  ministère ,  et  faire 


refondé  en  France  la  monarchie  et  la  religion  ;  partout 
où  celle-ci  avoit  encore  des  propriétés,  dans  le  royaume 
d'Italie,  dans  le  Piémont,  il  les  lui  a  conservées,  et  y 
en  a  même,  dans  quelques  endroits,  ajouté  de  nou- 
velles. La  Prusse,  avertie  par  le  malheur,  et  aussi  mal 
défendue  par  sa  philosophie  que  par  ses  armées,  s'oc- 
cupe de  créer  chez  elle  des  dignités  et  des  propriétés 
ecclésiastiques  ,  pour  ranimer,  s'il  étoit  possible  ,  la  re- 
ligion ,  en  augmentant  la  considération  de  ses  ministres  ; 
mais,  malgré  la  sagesse  de  ces  vues  véritablement  poli- 
tiques ,  on  peut  prévoir  qu'elles  n'auront  pas  le  succès 
qu'elle  en  attend.  Aucuns  efforts  humains  ne  rendront 
désormais  la  vie  au  protestantisme  ,  et  l'on  aura  beau 
remuer  le  cadavre,  on  ne  fera  qu'en  hâter  la  dissolution. 
Au  reste  ,  il  n'est  aujourd'hui  personne  ,  quels  que  soient 
d'ailleurs  ses  principes  religieux,  qui  ne  reconnoisse  la 
nécessité  de  doter  les  corps  permanens  en  propriétés 
foncières.  «  Il  faut  absolument,  à  toute  école  qui  doit 
«prospérer,  dit  M.  de  Villeis,  une  dotation  et  une  pro- 
«priété  réelle,  qui  soit  régie  par  une  administration 
«localej  il  lui  faut  une  garantie ,  une  existence  autre 
>>que  celle  qui  peut  provenir  du  casuel ,  de  pensions 
«incertaines,  ou  de  secours  à  obtenir  du  gouvernement, 
«lequel,  ayant  à  pourvoir  à  bien  d'autres  besoins,  sera 
«souvent  forcé  de  laisser  de  tels  objets  en  souffrance.  « 
Essai  sur  l'esprit  et  l'influence  de  la  Réforme  de  Lu- 
ther, p.  366. 


(  M) 

dépendre  la  religion  elle-même  des  erreurs  ou 
des  caprices  de  l'administration  ;  et  certes 
ce  fut  une  idée  bien  stupidement  impie  que 
celle  de  salarier  le  culte ,  comme  on  salarie  des 
commis  ou  des  professeurs,  et  d'estimer  par 
sous  et  deniers  ce  que  Dieu  devoit  coûter  à 
la  société. 

Le  plan  de  destruction  adopté  par  les  légis- 
lateurs de  1789  se  développoit  avec  une  ra- 
pidité qui  montroit  assez  à  quel  point  les  es- 
prits étoient  préparés  à  tous  les  changemens, 
et  disposés ,  sinon  à  tout  approuver ,  du 
moins  à  tout  souffrir.  La  suppression  des 
ordres  religieux  suivit  immédiatement  la 
confiscation  des  biens  du  clergé.  Depuis  long- 
temps la  philosophie  déclamoit  avec  violence 
contre  les  vœux  monastiques  ;  à  l'entendre  , 
ces  filles  saintes  et  ces  pieux  solitaires ,  que  la 
force  seule  a  pu  arracher  de  leurs  tranquilles 
asiles,  étoient  autant  de  victimes  qu'un  fa- 
natisme barbare  condamnoit  à  une  éternelle 
réclusion.  Des  célibataires  vieillis  dans  le  li- 
bertinage frémissoient  à  la  seule  idée  du  céli- 
bat religieux;  et  des  écrivains,  quisepiquoient 
d'être  profonds,  ne  soupçonnoient  même  pas 
l'extrême  utilité  dont  peuvent  être  ces  corpo- 
rations entre  les  mains  d'un  gouvernement 
éclairé. 

La  philosophie  moderne,  qui  ne  reconnoît 


C75) 

dans  Thomme  d'autre  mobile  que  l'intérêt 
personnel ,  s'imagine  qu'on  peut  tout  faire 
avec  de  l'argent;  doctrine  vile  et  fausse, 
digne  en  tout  du  siècle  qui  l'a  vu  naître.  De 
quel  prix,  je  le  demande  ,  paiera- ton  la  vertu, 
qui  n'est  que  le  sacrifice  de  tout  intérêt  pro- 
pre ?  Dira-t-on  qu'on  se  passera  de  vertu  ? 
On  l'a  dit,  et  du  moins  en  cela  la  philosophie 
a  été  conséquente.  Mais  ce  n'est  pas  seule- 
ment de  vertu  qu'il  faudra  se  passer  :  com- 
bien de  sortes  de  dévouemens  la  société  ne 
sauroit  payer,  et  qu'elle  est  forcée  néanmoins, 
pour  le  besoin  de  sa  conservation,  d'exiger 
de  ses  membres  ?  Ce  seroit  donc  une  inconsé- 
quence bien  étrange  dans  un  gouvernement, 
que  de  chercher  dans  ses  finances  ce  que  la 
religion  lui  offre  gratuitement,  et  qu'elle  seule 
peut  offrir.  Ce  n'est  pas  qu'elle  n'ait  aussi  ses 
récompenses;  elle  paie  tout,  les  privations, 
les  travaux,  et  la  vie  même,  avec  l'espérance. 
Tout  ce  qui  demande  le  concours  constant 
de  plusieurs  volontés,  l'unité  d'esprit,  de 
vues  et  d'efforts ,  ne  peut  être  exécuté  que 
par  un  corps  religieux  ;  car  si  la  politique  rap- 
proche les  hommes,  la  religion  seule  les  unit. 
Elle  multiplie  les  forces  en  détruisant  les  ré- 
sistances :  elle  fait  plus,  elle  transporte  dans 
l'ordre  public  les  affections  privées  ;  elle  or- 
donne et  obtient  tous  les  sacrifices,  et  le  plus 


C  76  ) 

grand  de  tous ,  l'obéissance.  Elle  parle ,  et  à  sa 
voix  des  femmes  se  dévouent  aux  plus  rigou- 
reuses austérités,  aux  occupations  les  plus 
rebutantes;  elles  courent  ensevelir  dans  des 
hôpitaux  leur  jeunesse  ,leurbeauté,  et  souvent 
tout  ce  qu'une  brillante  fortune  leur  promet- 
toitdansle  monde  de  plaisirs  el  de  jouissances: 
elle  parle,  et  des  milliers  d'hommes  renon- 
cent à  leur  patrie ,  à  leur  famille ,  à  leurs  amis, 
pour  aller  au  fond  des  forets ,  avec  des  peines 
et  des  dangers  incroyablrs,  annoncer  à  quel- 
ques pauvres  sauvages  un  Dieu  mort  sur  une 
croix  pour  les  sauver.  La  civilisation  pénètre 
dans  le  désert  avec  le  christianisme ,  et  ces 
terres  barbares ,  fécondées  par  les  sueurs  et 
le  sang  de  quelques  missionnaires  obscurs, 
produiront  désormais  plus  de  vertus  que  la 
philosophie,  dans  nos  contrées  civilisées,  n'a 
fait  naître  de  crimes  avec  la  licence  de  ses 
principes  et  la  perversité  de  ses  doctrines. 

J'ai  parlé  des  services  que  les  religieux  ren- 
doient  pour  l'éducation.  Leurs  veilles  savantes 
n'étoient  pas  moins  utiles  aux  lettres.  Il  est, 
dans  les  sciences  comme  dans  les  arts ,  des 
monumens  qu'une  seule  main  ne  sauroit  éle- 
ver. Les  forces  de  l'individu  ont  des  bornes, 
et  des  bornes  toujours  fort  étroites  ,  comme 
celles  de  la  vie  même  :  aussi,  quoi  de  plus 
ordinaire  que  de   vastes   entreprises  restées 


(77  ) 

sans  exécution ,  et  d'immenses  recherches  ab- 
solument perdues  ,  parce  que  la  mort  est  ve- 
nue surprendre  Fauteur  au  milieu  de  ses  tra- 
vaux? Mais  dans  un  ordre  qui  ne  meurt  point, 
rien  ne  se  perd  :  ce  que  l'un  a  commencé,  un 
autre  l'achève  :  point  d'entraves ,  point  de 
rivalités  :  tout  se  poursuit  sans  interruption, 
parce  que  tout  se  fait  en  commun  et  par  de- 
voir. A  côté  du  savant  qui  s'éteint ,  s'élèvent 
d'autres  savans  que  lui-même  a  formés,  comme 
dans  les  forêts  un  chêne  antique  s'entoure  de 
jeunes  rejetons.  La  vie  monastique,  d'ailleurs, 
exempte  de  soins  et  de  distractions,  favorise 
singulièrement  ces  laborieuses  études  qui  de- 
mandent l'homme  tout  entier  ;  et  c'est  là  sans 
doute  une  des  raisons  de  la  supériorité  des 
corporations  religieuses  sur  les  corps  pure- 
ment littéraires,  aussi  stériles  que  les  autres 
se  sont  montrées  fécondes.  En  deux  siècles 
l'académie  française  n'a  produit  qu'un  dic- 
tionnaire, encore  fort  imparfait;  tandis  qu'au 
moment  de  la  révolution ,  une  seule  congré- 
gation de  Bénédictins  préparoit  quinze  grands 
ouvrages,  presque  tous  déjà  très-avancés. 

Ces  considérations  devroient,  ce  semble, 
réconcilier  un  peu  avec  les  ordres  religieux 
un  siècle  qui  attache  tant  de  prix  aux  sciences, 
et  où  l'on  paroît  désirer  avec  tant  d'ardeur 
leur  avancement.    Mais ,    envisagés  comme 


(78) 

lieux  d'asile,  les  monastères  avoient  encore 
une  utilité  politique  bien  autrement  impor- 
tante. Ils  offroient  une  retraite  au  repentir, 
un  refuge  à  l'infortune,  une  solitude  aux  âmes 
tendres  et  mélancoliques  ,  où  leur  amour  se 
nourrissoit  de  pensées  célestes  et  d'immor- 
telles espérances.  La  religion  réparoit  dans 
le  secret  des  cloîtres  les  torts  de  la  société. 
Semblable  au  roi  de  l'Evangile,  elle  appeloit 
au  banquet  divin  de  ses  consolations  les  pau- 
vres ,  les  aveugles  ,  les  boiteux ,  les  estropiés  ;  et 
celui-là  lui  étoit  le  plus  cher,  qui  étoit  le  plus 
infortuné.  Aujourd'hui  que  le  malheur  est  le 
seul  crime  qu'on  ne  pardonne  point,  il  faut 
que  les  tristes  victimes  des  vicissitudes  du 
sort  ou  des  injustices  des  hommes  restent 
dans  le  monde,  pour  en  essuyer  les  dédains 
insultans,  l'amère  dérision,  et  la  pitié  plus 
amère  encore.  Le  malheureux,  que  des  pas- 
sions violentes  ont  entraîné  à  des  excès 
qu'il  eût  expiés  peut-être  par  les  saintes  ri- 
gueurs de  la  pénitence,  repoussé  de  la  so- 
ciété, n'a  plus  d'autre  alternative  que  le  sui- 
cide ou  l'échafaud  :  il  auroit  pu  dans  son  re- 
pentir donner  l'exemple  de  toutes  les  vertus; 
dans  son  désespoir  il  donnera  celui  de  tous 
les  forfaits. 

De  plus  ,  la  réunion  sous  une  règle,  d'un 
certain  nombre  d'hommes,  pour  pratiquer  en 


i  79  ; 

commun  les  conseils  évangéliques  ,  cette  insti 
tution,  dis-je,  est  trop  dans  l'esprit  du  chris- 
tianisme pour  qu'on  pût  la  détruire  sans  que 
la  religion  elle-même  en  souffrit.  Un  vérita- 
ble religieux  est  un  modèle  vivant  de  la  per- 
fection où  chaque  chrétien  doit  tendre  ;  et 
plus  il  y  a  de  désordres,  plus  il  importe  de 
présenter  aux  hommes  de  tels  modèles.  Ils 
empêchent,  en  quelque  sorte,  la  prescription 
du  vice  contre  la  vertu,  et  réclament  inces- 
samment, avec  une  éloquence  d'autant  plus 
forte  qu'elle  est  toute  en  action,  contre  la 
corruption  des  mœurs  et  1'affoiblissement  de 
la  foi.  On  dira  que  je  parle  de  ce  qui  devroit 
être,  plutôt  que  de  ce  qui  étoit  :  je  parle  de 
ce  qui  a  existé  pendant  des  siècles,  de  ce  qui 
existera  encore  dès  qu'on  en  aura  la  volonté  ; 
car  en  tout  il  n'y  a  qu'une  chose  difficile, 
c'est  de  vouloir. 

Convaincu,  par  une  longue  expérience,  de 
l'utilité  des  ordres  religieux ,  le  clergé  de 
France  s'opposa  de  tout  son  pouvoir  à  leur 
destruction.  Mais  que  pouvoit-il  pour  autrui, 
quand  déjà  il  lui  falioit  combattre  pour  sa 
propre  existence  ?  Sa  voix ,  qu'il  ne  cessa 
d'élever  avec  courage  en  faveur  de  la  reli- 
gion et  de  la  patrie  ,  se  perdoit  dans  le  bruit 
des  ruines  qu'une  assemblée  en  délire  accu- 
muloit  de  toutes  parts  autour  d'elle.  Après 


(  8o) 

avoir  renversé  par  une  constitution  nouvelle 
l'antique  constitution  française  ,  chef-d'œu- 
vre de  la  religion  et  du  temps,  elle  attaqua 
la  religion  même  ,  en  s'efforçant  d'intro- 
duire dans  l'Eglise  le  presbytéranisme,  comme 
elle  avoit  mis,  au  moins  en  principe,  la 
démocratie  dans  VÉlat.  La  royauté  n'étoit 
plus  qu'un  fantôme ,  on  voulut  faire  de  l'é- 
piscopat  un  vain  nom.  Chaque  évêque,  tenu 
d'obéir  aux  volontés  de  son  conseil,  n'étoit 
au  fond  qu'un  chef  de  consistoire  ,  premier 
entre  ses  égaux;  et  sa  juridiction  bornée  de 
tous  côtés,  comme  la  puissance  royale,  n'of- 
froit  qu'une  ombre  d'autorité.  Et  remarquez 
qu'en  même  temps  qu'on  abaissoit  les  évê- 
ques  jusqu'à  n'en  faire  presque  que  de  simples 
curés  ,  on  élevoit  de  simples  prêtres  jusqu'à 
l'épiscopat,  puisque  leur  voix,  dans  le  conseil , 
où  tout  se  décidoit  à  la  pluralité,  avoit  autant 
de  poids  que  celle  de  l'évêque.  11  est  impos- 
sible de  ne  pas  reconnoître  ici  les  principes 
d'une  secte  qui  depuis  long-temps  sollicitoit 
de  ses  vœux,  et  préparoit  par  ses  intrigues, 
le  bouleversement  de  la  discipline  ;  et  les  at- 
tentats de  l'assemblée  constituante  n'étoient 
que  la  suite  et  l'effet  des  entreprises  des  Par- 
lemens.  Ceux-ci,  s'érigeant  en  juges  dans 
l'ordre  spirituel,  contraignoient  les  pasteurs 
dans  l'exercice   de  leurs  fonctions  :  l'assem- 


(8i  ) 

blée  constituante ,  en  vertu  de  la  délégation 
du  peuple,  crut  pouvoir  créer  et  instituer 
elle-même  des  pasteurs.  Et,  chose  étrange! 
elle  fondoit  son  prétendu  droit  d'ordonner 
dans  TEglise  catholique,  sur  les  mêmes  titres 
qui,  selon  elle,  lui  donnoient  le  pouvoir 
d'abolir  la  religion  catholique  (i)  :  de  sorte 

(i)  «  Cette  proposition  de  M.  Camus,  qui  a  osé  attri- 
wbuer  à  l'Assemblée  le  pouvoir  de  rejeter  la  religion 
«catholique,  m'avoit  infiniment  scandalisé,  dit  M.  l'abbé 
«Maury ,  lorsque  je  l'entendis  dans  la  tribune;  mais  ma 
«surprise  est  bien  augmentée,  depuis  que  j'ai  vu  l'écrit 
«de  M.  Camus  ,  dans  lequel  cette  insoutenable  assertion 
«est  déposée,  munie  de  la  signature  de  plusieurs  curés, 
«d'un  Bénédictin  et  d'un  prêtre  de  l'Oratoire,  lesquels 
«  reconnaissent ,  disent-ils  ,  dans  le  principe  qu'il  a  e'ia-» 
vbli  pour  base  de  son  opinion,  ainsi  que  dans  les  con- 
»  séquences  quil  en  a  déduites ,  des  vérités  exactes , 
»  conformes  à  la  foi  catholique  et  à  la  discipline  reçue 
*  dans  la  primitive  église.  »  Voyez  l'éloquent  discours 
de  M.  l'abbé  Maury,  sur  la  constitution  civile  du  clergé, 
Recueil  de  Barruel,  tom.  VI.  Au  reste,  la  subversion 
de  la  discipline  n'éloit  que  le  prélude  des  changemens 
que  l'Assemblée  constituante  se  proposoit  d'opérer  dans 
la  religion;  et  l'on  peut  consulter  à  ce  sujet  un  rapport 
très-curieux  sur  l'instruction  publique,  fait  au  nom  du 
comité  de  constitution,  à  l'Assemblée  nationale ,  les  10 
ii  et  19  septembre  1791,  et  attribué  à  M.  de  Condor- 
cet.  A  l'article  Ecoles  pour  les  ministres  de  la  religion 
l'auteur  commence  par  avertir  l'Assemblée  que  c'est  à 
elle  v  qu'il  appartient  de  rétablir  la  raison   dans  ses 

6 


(82    ) 

que,  de  son  aveu,  une  faculté'  de  détruire, 
c'est-à-dire  le  droit  de  la  force ,  étoit  le  seul 
titre  qu'elle  pût  alléguer  pour  légitimer  ses 
actes. 

Elle  sera  long-temps  fameuse  l'héroïque 
résistance  du  clergé   français  à  une  consti- 


»  droits.  »  Puis,  passant  aux  objets  qui  doivent  composer 
l'enseignement  ecclésiastique  ,  qu'il  divise  en  six  arti- 
cles, il  établit  dans  le  second  ,  «  qu'une  exposition 
wraisonnée  des  dogmes  est  tout  ce  qu'il  faut  pour  le 
«grand  nombre  des  ministres.  Peut-être  même,  ajoute- 
Bt-il,  seroit-elle  plus  qu'il  ne  faut,  si  elle  embrassoit 

«l'universalité  des  points  décides ;  »  attendu  que 

»  si  ces  décisions  se  sont  multipliées  avec  les  erreurs,  il 
»  n'est  pas  moins  vrai  que  le  dépôt  de  la  révélation  n'a 
:>pas  dû  se  grossir  en  traversant  les  siècles  ,  et  que  les 
«fidèles  de  nos  jours  ne  sont  pas  tenus  à  croire  davan- 
«tage  que  ceux  de  l'Eglise  des  premiers  siècles.  L'ex- 
«  position  des  points  révélés  qui  doit  être  enseignée  & 
«tout  élève  du  sacerdoce,  pour  qu'il  l'enseigne  à  son 
«tour,  peut  donc  être  réduite  à  tout  ce  qu'il  étoil  né- 
«cessaire  à  tout  chrétien  de  croire  avaut  la  naissance 
«des  hérésies,  c'est-à-dire  à  ce  qui  constitue  la  pratique 

«journalière  de  la  religion La  théologie,  d'ailleurs, 

«ne  doit  point  être  regardée  comme  une  science 

«On  doit  donc  s'occuper,  non  pas  à  l'étendre,  mais  à 
«la  fixer,  mais  à  la  renfermer  dans  ses  limites  ,  que  trop 
«souvent  d'ambitieuses  subtilités  s'efforcèrent  de  lui 
«faire  franchir  dans  des  siècles  d'ignorance.  »  D'où  le 
rappoiteur  conclut  «  que  l'Assemblée  nationale  doit 
»  enjoindre  à  tous  les  évêques,  comme  étant  les  pie- 


(83  ) 

tution  qui  ne  constituoit  que  le  schisme,  et 
n'organisoit  que  le  de'sordrc.  Alors  il  fut 
donné  au  monde  un  grand  exemple,  celui  de 
cent  trente-cinq  évèques  et  de  plus  de  cent 
mille  prêtres  se  dévouant  à  la  pauvreté ,  à 
l'exil,  à  la  mort,  plutôt  que  de  prononcer 


«miers     urveillans  de   la  doctrine  religieuse,   de  tra- 
vailler avec  leur  conseil  à  réduire  les  objets  dogma- 
tiques qui  entreront  dorénavant  dans  l'enseignement 
»public  des  ministres  du  culte,  aux  seuls  points  indis- 
pensables à  l'instruction  des  fidèles  >,  (c'est-à-dire  au 
Symbole  des  Apôtres  tout  au  plus),   «de  telle  sorte 
»que,  du  concours  de  ces  travaux  épuratoires,  resuite 
«enfin  un  ense.gnement  complet,  uniforme,  et  réduit 
»a  ses  véritables  bornes.  »  Quant  au  droit   canonique 
il   se  compose  uniquement  «  des  lois  sur  l'organisation 
»du    cierge,  »    autrement   dites   la   constitution   civile 
Toutefois,  comme  toutes  ces  réductions  ne  laissèrent 
pas  que  de  former  un  assez  grand  vide  dans  l'enseigne 
ment,  l'auteur  du  rapport,  qui  a  tout  prévu,  s'est  oc- 
cupe de  remplir  ce  vide.  Il  pense  donc  «  que  les  règles 
«de  1  arpentage  et  du  toisé  ,  plus  développées  que  dans 
«les  écoles  primaires  ,  la  corinoissance  des  simples  quel 
«ques  principes   d'hygiène  ,  et  quelques-uns  de  droit 
«doivent  faire  dorénavant  partie  de  l'instruction  ecclé' 
«s.asl.que.   «   C'est   dommage  que  d'aussi  belles  idées 
aient  ete  totalement  perdues  par  la  faute  de  la  Con- 
vention, qui,  quoique  pénétrée  des  mêmes  principes 
adopta  néanmoins  un  plan  différent  de  celui  tracé  par* 
M.  de  Condorcet,  et  surtout  se  montra  beaucoup  pL 
franche  et  plus  expéditive  dans  ses  réductions. 

e. 


(84) 

un  serment  que  leur  conscience  désavouent. 

Cependant  l'Eglise  schismatique  se  com- 
posoit,  en  grande  partie,  d'apostats  recrutés 
dans  les  rangs  du  Jansénisme ,  et  parmi  les 
ministres  sans  mœurs  ou  séduits  par  la  phi- 
losophie. Ceux-ci  ne  refusèrent  aucuns  ser- 
mens ,  pas  même  les  plus  opposés ,  et  le  blas- 
phème ne  leur  coûta  pas  plus  que  le  parjure. 
Re poussés  de  l'Eglise  entière ,  frappés  des 
anathèmes  du  souverain  Pontife ,  sans  mis- 
sion, sans  pouvoirs,  ils  n'en  persistèrent  pas 
moins  à  exercer  des  fonctions  sacrilèges,  jus- 
qu'au moment  où  la  plupart  d'entre  eux,  ab- 
jurant le  sacerdoce  qu'ils  profanoient ,  se 
dégradèrent  eux-mêmes  de  cet  auguste  ca- 
ractère par  des  mariages  scandaleux ,  que 
l'Eglise,  dans  sa  sagesse,  a  cru  devoir  depuis 
légitimer. 

Mais  ce  qui  distingue  principalement  le 
schisme  constitutionnel  de  tous  les  autres 
schismes,  c'est  le  principe  sur  lequel  il  étoit 
fondé,  principe  posé  par  la  Réforme,  et  dé- 
veloppé par  la  philosophie  dans  ses  plus  ex- 
trêmes conséquences.  Jésus-Christ  ou  le  Verbe, 
la  pensée  de  Dieu  rendue  sensible  ,  étoit  venu 
révéler  aux  hommes  toute  vérité,  et  les  vérités 
sociales  ou  politiques  comme  les  vérités  reli- 
gieuses, puisque  dans  ces  paroles,  Toute  puis- 
sance vient  de  Dieu,  et  là  seulement  se  trouve 


(85  ) 

la  raison  du  pouvoir  et  de  F  obéissance,  sans 
lesquels  il  ne  peut  exister  de  société.  La  phi- 
losophie, ou  la  pensée  de  l'homme,  source 
de  toute  erreur,  rejetant  avec  un  orgueilleux 
dédain  cette  maxime  du  christianisme ,  établit 
en  principe  que  toute  puissance  vient  de 
l'homme;  d'où  il  suit  que  là  où  il  y  a  plus 
d'hommes  ,  il  y  a  aussi  plus  de  puissance  ,  ou, 
en  d'autres  termes,  que  le  peuple  est  la  puis- 
sance suprême  ;  d'où  il  suit  encore  que  la 
volonté  du  peuple  est  son  unique  règle  ;  car, 
s'il  existoit  hors  de  lui  une  autre  règle  à  la- 
quelle il  fût  tenu  d'obéir,  il  ne  seroit  plus 
indépendant,  il  ne  seroit  plus  souverain.  «  Et 
»  le  peuple,  dit  Jurieu  ,  est  la  seule  puis- 
»  sance  qui  n'ait  pas  besoin  de  raison  pour 
»  valider  ses  actes.  »  «  Car  si  le  peuple  veut 
»  se  faire  du  mal  à  lui-même ,  qui  est-ce  qui 
»  a  le  droit  de  l'en  empêcher?  »  ajoute  J.  J. 
Rousseau  ,  qui  consacre  ainsi  ,  et  par  les 
mêmes  principes,  comme  l'observe  avec  rai- 
son M.  de  Bonald,  le  suicide  des  peuples  et 
celui  des  individus. 

Mais  si  toute  puissance  vient  du  peuple, 
donc  aussi  la  puissance  spirituelle ,  disoit  l'As- 
semblée constituante  ;  et  le  peuple,  d'après 
cet  axiome  ,  instituoit  des  pasteurs  pour  ré- 
primer ses  vicieux  penchans  et  ses  pensées 
criminelles ,  comme  il  nommoit  des  magis- 


(  86) 

trais  pour  punir  "ses  actions  coupables;  Dieu 
étoit ,  pour  ainsi  dire  ,  cre'e'  dans  la  société 
par  la  puissance  de  l'homme  :  monstrueux 
renversement  de  tout  ordre  religieux  et  po- 
litique ,  qui  devoit  nécessairement  et  bientôt 
aboutir  à  un  athéisme  ouvert  et  à  une  anar- 
chie déclarée. 

Il  n'existoit  plus  en  France  d'autre  pou- 
voir que  celui  des  factions,  qui,  dans  leurs 
sanglans  débats,  se  disputoient  la  nation, 
comme  des  tigres  se  disputent  une  proie. 
Destinés  à  périr  avec  la  monarchie  dont  il  étoit 
l'appui,  le  clergé  est  banni  du  royaume,  et 
le  monarque  est  jeté  dans  les  fers.  Hélas  !  il 
n'y  sera  pas  long-temps  :  Fils  de  saint  Louis, 
montez  au  ciel!  Une  grande  victime  est  im- 
molée, et  la  Convention  proclame  la  répu- 
blique sur  un  échafaud. 

Alors  se  réalisèrent  dans  toute  leur  éten- 
due les  projets  et  les  espérances  de  la  philo- 
sophie. La  société  sans  culte ,  sans  Dieu ,  sans 
roi ,  fut  libre  enfin ,  c'est-à-dire  qu'au  nom 
de  la  liberté,  vingt-cinq  millions  d'hommes 
gémirent  dans  le  plus  abject  esclavage.  Les 
richesses,  la  naissance,  les  talens  ,  les  vertus, 
devinrent  des  titres  de  proscription  :  tout  étoit 
crime,  excepté  le  crime  même;  et  pendant 
deux  années  la  terreur  et  la  mort  se  promenè- 
rent en  silence  d'un  bout  de  la  France  à  l'autre. 


(  «7  ) 

«  Il  n'y  a  aucune  propriété  légitime,  »  avoit 
dit ,  d'après  Hobbes ,  le  philosophe  Diderot  ; 
et  pour  s'emparer  des  propriétés,  on  massa- 
cra les  propriétaires.  «  Les  sciences  corrom- 
pent l'homme,  et  l'éducation  le  déprave,  » 
avoit  dit  Rousseau;  et  l'on  détruisit  les  mo- 
numens  des  sciences,  on  égorgea  les  savansv 
on  abolit  l'éducation,  et  l'on  voua  une  géné- 
ration toute  entière  à  l'ignorance  la  plus  pro- 
fonde et  à  la  plus  affreuse  corruption.  Jean- 
Jacques  ne  vouloit  pas  qu'on  parlât  de  Dieu 
aux  enfans,  on  défendit  d'en  parler  même 
aux  hommes.  Les  réformateurs  du  seizième 
siècle  avoient,  en  quelque  sorte ,  divinisé  Ja 
raison  humaine,  en  substituant  son  autorité, 
dans  l'interprétation  des  Ecritures,  à  celle  de 
l'Eglise  ou  de  Dieu  même,  et  l'on  éleva  des 
temples  à  la  déesse  Raison.  Des  prostituées  , 
représentant  cette  divinité  nouvelle ,  furent 
offertes  à  l'adoration  publique  sur  des  autels 
arrosés  de  sang;  et  l'on  vit  chez  une  nation 
chrétienne  se  renouveler  les  horreurs  et  les 
abominations  du  paganisme.  La  Métrie,  d'Hol- 
bach, et  autres  sophistes,  ne  voyoient  dans 
l'homme  qu'une  matière  organisée,  une  plante, 
un  animal;  et  l'on  ne  fit  plus  de  différence 
entre  le  cadavre  de  la  brute  et  la  dépouille  mor- 
telle de  l'homme,  outragé  jusque  dans  ses  der- 
niers restes.  Voltaire  crioit  à  ses  disciples  : 


(88) 

Ecrasez  l'infâme ;  et  ses  disciples  proscrivi- 
rent toule  espèce  de  culte,  renversèrent  les 
autels,  etde'molirent  les  temples  mêmes.  Tout 
ce  qui  pouvoit  rappeler  les  souvenirs  reli- 
gieux, qu'on  s'efforçoit  d'éteindre,  fut  anéanti; 
et  les  précautions  de  la  haine  s'étendirent  jus- 
qu'à changer  l'antique  division  du  temps 
consacrée  par  l'usage  de  tous  les  peuples.  Di- 
derot désiroit  «  étrangler  le  dernier  roi  avec 
les  boyaux  du  dernier  prêtre  ;  »  et  l'on  pro- 
posa d'organiser  un  bataillon  de  régicides,  et 
tous  les  prêtres  furent  dévoués  à  la  mort, 
pour  satisfaire  le  vœu  doux  et  humain  du 
philosophe.  En  un  mot,  tous  les  forfaits  qui 
souillèrent  la  France  ,  à  cette  exécrable  épo- 
que, ne  furent  que  l'application  des  principes 
de  la  philosophie  ;  ce  qui  faisoit  dire  à  M.  de 
Condorcct  parlant  de  Voltaire  :  «  Il  n'a  pas 
»  vu  tout  ce  qu'il  a  fait,  mais  il  a  fait  tout 
»  ce  que  nous  voyons.  » 

Tandis  que  la  masse  du  clergé,  dispersée 
dans  des  contrées  étrangères,  y  déposoit  des 
germes  de  catholicisme,  qui,  fécondés  par  le 
temps,  se  développeront  peut-être  un  jour, 
un  grand  nombre  d'ecclésiastiques,  préparés 
au  martyre ,  bravoient  en  France  tous  les 
dangers  pour  distribuer  aux  fidèles  le  secours 
des  sacre  mens  et  les  consolations  de  l'espé- 
rance. Que  de  traits  héroïques,  que  de  subli- 


(39) 

mes  dévouemens  ne  pourrois-je  pas  rappeler  ! 
Jamais  la  religion  ne  parut  plus  magnanime 
et  plus  belle;  et  si  la  philosophie  triomphante 
imagina  des  crimes  nouveaux ,  le  christianis- 
me persécute"  enfanta  de  nouvelles  vertus  (i). 
Cependant  le  tombeau  s'élargissoittous  les 
jours,  et  déjà  il  ne  suffisoit  plus  à  la  multi- 
tude des  victimes,  quand  la  Providence,  qui 
dit  aux  passions  humaines,  comme  aux  flots 
de  la  mer:  Tu  viendras  jusqu'ici ,  tu  ri  iras 
pas  plus  loin  ,  arrêta  enfin  cet  épouvantable 
débordement  de  forfaits  inouis  et  d'inexpia- 
bles horreurs.  Piobespierre  succombe ,  et  l'hu- 
manité est  vengée.  Depuis  ce  moment,  la  so- 
ciété tendit  constamment  à  se  reconstituer. 
Un  gouvernement  plus  concentré  remplaça 
l'anarchie  démocratique.  Toutefois  la  philo- 
sophie régnoit  encore,  et  la  religion  ne  cessa 
pas  d'être  persécutée.  Plus  foible,  mais  non 
moins  atroce  que  la  Convention ,  le  Directoire 


(1)  Je  ne  puis  m'empocher  de  rapporter  ici  le  trait 
d'un  prêtre  breton  ,  qui ,  perclus  des  deux  jambes  ,  se 
faisoit  porter  la  nuit  dans  les  campagnes,  pour  assister 
les  malades,  par  deux  hommes  qui  se  délassoiont  tour 
à  tour  :  voilà  le  chrétien.  Dans  le  même  temps,  le 
monstre  Coulhon  ,  également  perclus,  se  faisoit  porter 
à  la  Convention  pour  y  solliciter  des  massacres  :  voilà 
le  philosophe. 


(  9°  ) 

eraignit  de  soulever  la  nation  en  relevant  les 
e'chafauds,  et  il  imagina  le  supplice  plus  lent 
de  la  déportation.  Un  grand  nombre  de  prê- 
tres pe'rirentpar  les  maladies  et  la  faim ,  dans 
les  déserts  de  Sinnamari;  d'autres  furent  en- 
tassés sur  des  vaisseaux  ou  dans  des  cachots 
infects  ;  et  partout  ils  montrèrent  une  rési- 
gnation digne  des  premiers  martyrs.  «  Il  est 
»  vrai,  disoit  l'un  d'eux,  nous  sommes  les 
»  plus  malheureux  des  hommes,  mais  nous 
»  sommes  les  plus  heureux  des  chrétiens.  » 
À  ces  paroles  sublimes  opposez  ces  effroya- 
bles mots  textuellement  transcrits  d'une  in- 
struction du  Directoire  à  ses  agens  :  «  Désolez 
»  leur  palience  ;  »  et  choisissez  ensuite  entre 
la  religion  qui  inspire  cette  patience  céleste, 
et  la  philosophie  qui  produit  cette  rage  in- 
fernale. 

Un  membre  du  Directoire  voulut  fonder  un 
culte  nouveau ,  une  religion  simple ,  et  com- 
posée seulement  d'un  couple  de  dogmes, 
comme  il  s'exprimoit  lui-même  ,  et  il  se  flatta 
de  l'établir  sur  les  ruines  du  christianisme. 
Ce  projet ,  dans  un  autre  temps,  eût  pu  n'ê- 
tre qu'extravagant;  mais  alors  il  eut  toutes 
les  suites  que  pouvoit  faire  craindre  la  dé- 
raison armée  du  pouvoir.  Bientôt ,  pour  ne 
rappeler  ici  qu'un  seul  fait ,  le  chrétien  eut  à 
gémir  sur  l'horrible  attentat  commis  contre 


(9'  ) 

le  chef  de  l'Eglise,  l'immortel  Pie  VI.  Arrêté 
dans  sa  capitale,  abreuvé  d'outrages  et  d'op- 
probres, traîné  de  prison  en  prison  comme 
un  vil  criminel ,  ce  vénérable  pontife ,  qui  plus 
d'une  fois  excita  le  respect  et  l'admiration  de 
ses  bourreaux  mêmes,  soutint  avec  un  noble 
courage,  jusqu'au  dernier,  moment,  la  gloire 
de  la  tiare  et  la  dignité  de  son  caractère,  et 
couronna  la  vie  d'un  saint  par  la  mort  d'un 
martyr. 

Enfin  les  temps  marqués  par  la  Providence 
arrivent.  La  hache  du  Jacobinisme,  insatiable 
de  destruction,  avoit  couvert  la  France  de 
débris  :  édifices  sacrés  et  profanes ,  institu- 
tions civiles,  morales,  religieuses,  tout  étoit 
renversé  ;  tout,  et  en  beaucoup  de  lieux  jus- 
qu'à la  chaumière  du  pauvre.  Dans  notre 
belle  patrie  ,  naguère  si  florissante ,  le  voya- 
geur ne  pou  voit  faire  un  pas  sans  poser  le 
pied  sur  des  décombres.  Soudain  la  dévasta- 
tion s'arrête  :  je  ne  sais  quelle  puissante  éner- 
gie féconde  en  un  moment  toutes  ces  ruines  : 
les  temples  se  relèvent,  le  culte  renaît,  et 
avec  lui  les  sentimens  que  le  christianisme 
inspire  et  nourrit.  Les  haines,  les  inimitiés 
s'apaisent  ;  et  tant  de  victimes  innocentes 
d'une  révolution  désastreuse  oublièrent  leurs 
souffrances,  dès  qu'elles  purent  pleurer  au 
pied  des  autels  du  Dieu  qui  console. 


Cctoit  beaucoup  que  d'avoir  rendu  à  la 
France  sa  religion  :  ce  n'étoit  pas  assez;  il 
falloit  en  assurer  l'existence,  fixer  les  droits 
de  ses  ministres,  et  déterminer  leurs  rapports 
avec  le  gouvernement  et  l'administration.  Ce 
fut  l'objet  du  Concordat.  Des  circonstances 
impérieuses  ordonnoient  une  nouvelle  orga- 
nisation du  clergé.  Les  anciennes  divisions 
du  territoire,  ayant  cessé  d'être  en  harmonie 
avec  les  divisions  politiques  de  ce  même  ter- 
ritoire, sembloient  alors  ne  pouvoir  plus  sub- 
sister sans  de  graves  inconvéniens  :  on  sup- 
prima les  anciens  évêchés,  on  en  créa  de  nou- 
veaux. La  plupart  des  cvêques,  dociles  à  la 
voix  du  souverain  Pontife  ,  remirent  entre 
ses  mains  leur  démission  volontaire.  D'autres, 
non  moins  zélés  au  fond  pour  le  rétablisse- 
ment de  Tordre  religieux,  ne  crurent  pas  ce- 
pendant devoir  concourir,  par  cet  acte  de 
soumission,  aux  changemens  qui  s'opéroient. 
Ils  craignoient  pour  l'avenir  ;  et  leurs  craintes, 
dont  nous  n'examinons  point  ici  le  fonde- 
ment, les  entraînèrent  peut-être  au  delà  des 
bornes  dans  lesquelles  les  vrais  principes  leur 
prescrivoient  de  se  renfermer.  Ilsavoient  cer- 
tainement le  droit  d'adresser  au  saint-siége 
des  remontrances  ;  mais  le  successeur  de 
Pierre  étoit  seul  juge  de  ce  qu'exigeoit  l'inté- 
rêt de  l'Eglise.  Dès  qu'il  eut  définitivement 


(93  ) 

prononcé,  le  devoir  des  pasteurs  fut  de  don- 
ner au  troupeau  l'exemple  de  l'obéissance. 

Aussi  le  Pape  n'hésita- t-il  point  à  déclarer 
aux  évêques  que  toute  opposition  seroit  inu- 
tile ;  chef  suprême  de  l'ordre  pastoral,  et 
source  de  la  juridiction,  il  lui  ouvrit  de 
nouveaux  canaux  pour  fertiliser  cette  antique 
église  des  Gaules,  fondée  par  ses  prédéces- 
seurs. Jamais  les  vicaires  de  Jésus-Christ  n'a- 
voient  exercé  leur  puissance  avec  tant  d'éclat; 
jamais  ils  n'avoient  déployé  une  autorité  si 
grande  et  si  magnifique.  La  Providence  le 
vouloit  ainsi  pour  confondre  les  doctrines  de 
schisme,  qui  gagnent,  dit  l'apôtre,  comme 
la  gangrène,  et  pour  venger  la  chaire  éter- 
nelle des  blasphèmes  des  novateurs. 

Ici,  je  ne  puis  m'empècher  de  faire  obser- 
ver le  rapport  constant  des  principes  religieux 
et  politiques  pendant  le  cours  de  la  révolu- 
tion française.  En  1-791  ,  le  presbytéranisme 
dans  l'Eglise  concourt  avec  la  démocratie 
dans  l'Etat;  en  1793,  la  destruction  de  toute 
espèce  de  culte ,  avec  l'abolition  de  tout  gou- 
vernement ;  en  1795,  un  gouvernement  sans 
unité  et  sans  consistance,  avec  une  religion 
foible  et  vague,  ou  la  Théophilantropie  ;  en 
1800  enfin,  la  religion  catholique  et  l'unité 
de  pouvoir  renaissent  ensemble  ,  et  l'autorité 
du  chef  de  l'Église,  comme  l'autorité  du  chef 


(94) 

de  TÉtat,  acquièrent,  dans  une  proportion 
correspondante ,  un  nouveau  degré  de  force 
nécessaire  au  rétablissement  de  Tordre  poli- 
tique et  religieux. 

Les  richesses  du  clergé  avoient  été  long- 
temps le  texte  des  déclamations  d'une  philo- 
sophie envieuse;  elle  reprochoit  aux  ministres 
d'un  Dieu  de  charité,  jusqu'au  pain  dont  ils 
nourrissoient  le  pau  re  ;  car,  si  Ton  voyoit 
quelquefois  des  prêtres  avares  et  sans  en- 
trailles, ces  âmes  dures  étoient  peu  nom- 
breuses. J'en  appelle  à  la  multitude  d'infor- 
tunés qui  vivoient  presque  uniquement  des 
secours  que  leur  prodiguoient  en  secret  tant 
de  pieux  ecclésiastiques.  Une  tendre  commi- 
sération pour  les  misères  de  l'humanité  étoit 
partout  le  caractère  distinctif  du  clergé  ca- 
tholique ,  dévoué  par  état  aux  actes  de  bien- 
faisance, et,  pour  ainsi  dire,  consacré  à  la 
miséricorde.  Existoit-il  quelque  part  une 
abbaye  opulente  ,  on  s'en  apercevoit  d'abord 
à  l'aisance  qui  régnoit  dans  les  lieux  d'alen- 
tour. 11  étoit  rare  et  peut-être  inouï  que  l'in- 
digent n'entrât  pas  en  partage  des  revenus 
attachés  à  ces  saintes  fondations,  qui  étoient 
comme  le  patrimoine  que  ,  dans  sa  touchante 
sollicitude,  la  religion  tenoit  en  réserve  pour 
ceux  de  ses  enfans  qu  avoit  déshérités  la  for- 
tune. Qu'on  interroge  le  pauvre,  et  on  saura 


C95) 

ce  qu'il  a  gagné  aux  spoliations  qui  remirent, 
comme  on  parloit  alors,  en  circulation  ces 
richesses  oisives.  Elles  étoient  oisives  sans 
doute  pour  le  calculateur,  qui,  ne  voyant 
dans  l'or  que  le  moyen  d'acquérir  de  For, 
suppute  froidement  ce  que  peut  produire  la 
faim,  le  froid,  la  nudité,  et  toutes  les  an- 
goisses de  l'extrême  besoin ,  engloutit  dans 
ses  coffres  la  substance  des  malheureux  dont 
il  a  consommé  la  ruine,  et  dévore  les  familles 
entières  par  sesusures  homicides.  Elles  étoient 
oisives,  enfin,  comme  ceux  qui  les  distri- 
buoient  étoient  eux-mêmes  oisifs.  Que  fai- 
soient-ils  en  effet  ces  hommes  désœuvrés? Ils 
cherchoientde  tous  côtés  des  peines  pour  les 
adoucir,  des  pleurs  pour  les  sécher,  des  dou- 
leurs pour  les  consoler  :  du  cachot  où  ils  ve- 
noient  de  promettre  le  pardon  au  repentir, 
ils  passoient  au  lit  de  l'agonisant  pour  verser 
dans  son  cœur,  à  ce  moment  terrible ,  les 
joies  immortelles  d'une  espérance  qui  alloit 
s'accomplir. 

Quelle  que  fût ,  au  reste,  l'utilité  ou  même 
la  nécessité  des  dotations  ecclésiastiques  ,  la 
politique  ne  permettoit  pas  peut-être,  à  l'é- 
poque du  Concordat ,  de  réintégrer  le  clergé 
dans  des  biens  qui  déjà  plusieurs  fois  avoient 
changé  de  possesseurs.  Cette  raison  d'intérêt 
public  porta  le  souverain  Pontife  à  en  légi- 


(96) 

timer  la  vente;  et  provisoirement  il  fut  pourvu, 
par  des  pensions,  à  la  subsistance  des  mi 
nistres  chargés  de  fonctions  curiales. 

L'extinction  du  schisme  fut  le  grand  bien- 
fait du  Concordat.  Une  sage  clémence  tem- 
péra la  sévérité  des  peines  prononcées  par 
les  canons  contre  ceux  qui  rompent  l'unité. 
Le  Pape  prit  pour  modèle  en  cette  occasion 
la  conduite  que  tinrent  ses  prédécesseurs  lors 
du  schisme  des  Donatistes.  Oubliant  sa  qua- 
lité de  juge  pour  se  souvenir  seulement  qu'il 
étoit  père,  il  détourna  sa  vue  du  passé  ,  n'a- 
dressa même  aux  plus  coupables  que  des 
paroles  de  bonté,  et  conquit  la  paix  par 
l'indulgence. 

Admirons  cependant  la  profondeur  des 
desseins  de  Dieu  dans  les  épreuves  qu'il  en- 
voie à  son  Eglise,  et  apprenons  à  ne  jamais 
nous  défier  de  la  Providence.  Timide  passager 
sur  le  vaisseau  de  l'Eglise  ,  vous  tremblez 
dans  la  tempête,  parce  que  Jésus-Christ  vous 
semble  endormi  ;  mais  l'instant  du  réveil  est 
proche  ;  craignez  que  le  Seigneur  ne  vous 
adresse  ,  comme  au  chef  des  apôtres,  ces  pa- 
roles de  reproche  et  de  colère  :  Homme  de 
peu  de  foi ,  pourquoi  avez-vous  doute. p  11  y  a 
à  peine  douze  ans,  l'anéantissement  de  la  re- 
ligion chrétienne  en  France  paroissoit  inévi- 
table. En  butte  à  tous  les  genres  de  perse- 


(97  ) 

cutions,  étoit-il  probable,  étoit-il  même  pos- 
sible ,  àparler  humainement,  qu'elle  n'eût  pas 
succombé?  Cependant ,  loin  de  s'affoiblir,  elle 
s'est  fortifiée  dans  la  persécution.  Plus  elle  a 
été  violente,  plus  aussi  seront  grands  les  avan- 
tages qu'elle  en  retirera.  Et  déjà  n'en  est-ce 
pas  un  inappréciable ,  que  le  rétablissement 
de  la  discipline  et  la  réformation  du  clergé  . 
par  le  retranchement  volontaire  des  membres 
qui  le  déshonoroient?  S'il  a  perdu  des  ri- 
chesses ,  il  a  acquis ,  ce  qui  est  bien  préfé- 
rable, le  respect  de  ses  ennemis  mêmes,  er 
cette  vénération  qu'inspirent  naturellemen! 
de  grands  malheurs  et  de  grandes  vertus. 

La  puissance  spirituelle  n'a  plus  à  craindre 
que  des  passions  jalouses  lui  disputent  ses 
droits  solennellement  reconnus.  Sous  un  gou- 
vernement fort,  chaque  autorité,  renfermée 
dans  ses  limites,  s'y  exerce  avec  plénitude  et 
sans  entraves;  parce  que  toute  entrave  à  l'au- 
torité est  un  désordre ,  et  que  tout  désordre 
est  foiblesse  dans  le  gouvernement  qui  le 
souffre. 

Si  la  religion  est  encore  pour  quelques  in- 
sensés un  objet  de  mépris,  du  moins  elle  a 
cessé  généralement  d'être  un  objet  de  haine. 
On  noseroit  plus  en  nier  l'utilité  politique , 
depuis  la  démonstration  terrible  qu'en  a  dor- 
née  la  révolution  ;  et  les  adorateurs  de  la  phi- 

7 


losophie,  victimes  eux-mêmes  de  ses  fureurs, 
tremblent  aujourd'hui  devant  cette  divinité 
formidable  qui  dévore  ses  propres  enfans. 

Remarquons  encore  un  autre  effet  de  la 
persécution  suscitée   dans  le   dernier  siècle 
contre  le  Christianisme.  Depuis  son  origine 
il  avoit  eu  sans  cesse  à  défendre,  selon  la 
prédiction  de  l'apôtre ,  quelques-uns  de  ses 
dogmes  attaques  par  l'hérésie;  et  c'étoit   là 
un  des  moyens  ménagés  par  la  Providence 
pour  fournir  à  l'Eglise  \  dans  les  temps  con- 
venables, l'occasion  de  développer,  d'éclair- 
cir,  de  prouver  sa  doctrine,   et  d'affermir 
ainsi  de  plus  en  plus  le  fondement  de  la  foi. 
Enfin  est  venu  le  moment  où  l'on  a  voulu 
renverser,  non  pas  un  dogme ,  mais  tous  les 
dogmes,  depuis  les  indulgences  et  la  prière 
pour  les  morts,  jusqu'à  l'immortalité  de  l'âme, 
et  depuis  l'autorité  de  l'Eglise  jusqu'à  l'exis- 
tence de  Dieu.  Alors  il  a  fallu  embrasser  dans 
son  ensemble  le  vaste  système  du  Christia- 
nisme, et  remontant  aux  principes  les  plus 
généraux ,  combattre ,  pour  ainsi  dire ,  dans 
les  hautes  régions  de  la  métaphysique ,    et 
chercher  dans  la  nature  même  des  êtres  la 
raison  des  rapports  qui  les  unissent  entre  eux 
et  avec  un  premier  Etre ,  éternel ,  infini ,  tout- 
puissant.  Or,  j'ose  le  dire,  rien,  en  dernier 
résultat,  ne  pouvoit  être  plus  favorable  à  la 


(  99  ) 

religion ,  qui  ne  craint  que  de  n'être  pas  con- 
nue ,  et  qui  ne  le  sera  parfaitement  que  lors- 
qu'on aura  aperçu  la  liaison  de  toutes  les 
vérités  dont  elle  se  compose.  Sans  doute  ces 
vérités  ,  qui  rentrent  de  tout  côté  dans  Fin- 
fini,  seront  éternellement  inconcevables  à 
l'esprit  de  l'homme  ;  mais  si,  comme  on  l'a 
dit,  il  ne  lui  est  pas  possible  d'en  imaginer 
le  comment  et  le  pourquoi ,  il  peut  du  moins, 
et  cela  lui  suffit,  en  concevoir  la  nécessité;  et 
je  ne  crains  point  d'avancer  qu'il  n'est  pas 
dans  la  religion  chrétienne  un  seul  mystère 
qui  ne  puisse  être  ainsi  démontré  par  la  rai- 
son. Déjà  un  homme  de  génie  a  pénétré  avec 
succès  dans  cette  nouvelle  route  ouverte  aux 
défenseurs  du  Christianisme;  et  ses  ouvrages 
immortels,  que  la  postérité  appréciera,  feront 
un  jour  révolution  dans  la  philosophie  comme 
dans  la  politique. 

xVinsi  donc  l'état  de  l'Eglise  ,  considéré 
sous  ces  divers  points  de  vue  ,  présente  quel- 
que sujet  de  consolation.  Mais  on  ne  sauroit 
se  le  dissimuler,  sa  situation ,  à  d'autres  égards 
bien  différente,  offre  aux  amis  de  la  religion 
et  de  la  patrie  la  plus  déplorable  perspective. 
A  la  persécution  du  glaive  et  du  raisonnement 
a  succédé  une  nouvelle  espèce  de  persécution 
plus  dangereuse  peut-être,  la  persécution  de 
l'indifférence  :  triste  et  funeste  effet  des  doc- 

m 
/  * 


(  ioo  ) 

trines  matérialistes ,  qui ,  en  accoutumant 
l'homme  à  ne  penser,  à  n'imaginer  que  des 
corps,  et  lui  persuadant  qu'il  n'y  a  de  réel 
que  ce  qu'il  peut  voir  de  ses  yeux  et  toucher 
de  ses  mains,  ont  fini  par  étouffer  entière- 
ment le  sens  moral.  A  force  de  le  représenter 
comme  un  pur  automate ,  une  statue ,  une 
masse  organisée  qui  reçoit  l'esprit  de  tout  ce 
qui  l'environne  et  de  ses  besoins;  à  force  de 
lui  répéter  qu'entre  lui  et  son  chien  il  n'y  a 
de  différence  que  la  station  bipède  et  V ouver- 
ture de  V angle  facial,  on  est  parvenu  enfin 
à  le  rabaisser,  non  pas  au  niveau,  mais  au- 
dessous  de  la  brute;  car  celle-ci  enfin,  quelle 
qu'elle  soit,  est  tout  ce  qu'elle  peut  et  doit 
être  :  au  lieu  que  l'homme ,  dégradé  de  sa 
noble  nature  et  dépouillé  de  son  immortalité, 
n'est  qu'un  hors-d'œuvre  dans  la  création , 
un  je  ne  sais  quoi  de  monstrueux  qui  afflige 
la  pensée  et  repousse  les  regards. 

Depuis  la  destruction  du  paganisme ,  l'his- 
toire n'offre  pas  un  second  exemple  d'une 
dégénération  aussi  générale  et  aussi  complète. 
Jamais  l'homme  ne  s'étoit  si  profondément 
enfoncé  dans  l'abjection  des  sens ,  jamais  il 
n'avoit  perdu  à  ce  point  le  sentiment  de  sa 
grandeur  et  l'instinct  de  ses  hautes  destinées. 
On  parle  des  siècles  de  barbarie  ;  mais  s'il  se 
commettoit  de  grands  crimes,  on  voyoit  de 


(   ioi   ) 

grandes  expiations  :  il  régnoit  dans  tous  les 
rangs  de  la  société  une  franchise,  une  loyauté, 
une  droiture,  et  tout  ensemble  un  esprit  de 
désintéressement  et  de  sacrifice,  qui  plus  d'une 
fois  sauva  l'État  dans  des  circonstances  des- 
espérées. La  plupart  des  nobles  ,  il  est  vrai, 
ne  savoient  pas  écrire  leur  nom  au  bas  d'un 
contrat,  mais  leur  parole  étoit  sacrée;  ils  ne 
dissertoient  point  sur  la  morale,  mais  ils  la 
pratiquoient  avec  simplicité  ;  et  en  quoi  donc, 
après  tout,  étoient-ils  si  barbares  ces  siècles 
qui  ont  produit  un  Suger,  un  saint  Bernard , 
un  saint  Louis,  ces  siècles  qui  donnèrent  la 
naissance  à  la  chevalerie ,  et  où  la  religion  et 
l'honneur  fondoient  de  concert  la  civilisation, 
et  affranchissoient  l'Europe  de  la  barbarie 
musulmane?  La  science  étoit  morte,  je  le 
veux;  mais  la  conscience  étoit  vivante,  et 
les  plus  sublimes  vertus  ennoblissoient  cette 
ignorance  qu'on  oppose  avec  tant  de  dédain 
aux  orgueilleuses  lumières  de  notre  siècle. 
Eh  quoi  !  n'y  a-t-il  donc  que  les  physiciens  et 
les  chimistes  qui  ne  soient  pas  des  barbares  ? 
Il  semble  aujourd'hui  que  la  perfection  de 
l'homme  consiste  uniquement  à  connoître  les 
propriétés  de  la  matière  ;  et  de  là  la  préémi- 
nence qu'on  accorde  aux  sciences  physiques 
sur  les  sciences  morales  (i)  :  opinion  funeste 

(i)  Observons  encore  un  autre  effet  des  doctrines 


(    102    ) 

autant  qu'absurde,  qui  suffirent  seule  pour 
conduire  une  nation  à  l'athéisme,  s'il  étoit 
possible  qu'elle  s'établit  ailleurs  que  chez  un 
peuple  déjà  athée.  Au  reste,  il  est  bon  d'ap- 
prendre à  nos  écoliers,  et  même  à  quelques- 
uns  de  leurs  maîtres  en  physique  ,  chimie  , 
histoire  naturelle,  mathématiques,  etc.,  que 
toutes  ces  sciences  dont  ils  sont  si  vains,  ne 
vivent,  pour  ainsi  dire  ,  et  ne  croissent  qu'à 
l'abri  des  sciences  morales,  et  que  l'avance- 
ment des  unes  et  des  autres  est  également 
dû  au  Christianisme  ,  qui  a  ouvert  à  l'homme 


matérialistes,  dans  cet  engouement  épidémique  pour  la 
danse r  la  musique,  le  dessin,  tandis  que  les  arts  de 
l'esprit  tombent  de  plus  en  plus  dans  une  honteuse 
décadence.  La  poésie  même,  destinée  à  peindre  les 
sentimens  et  les  passions,  semble  aujourd'hui  presque 
uniquement  consacrée  à  décrire  les  objets  matériels  , 
et,  selon  ce  que  j'entends  dire,  il  ne  paroîl  pas  qu'on 
ail  beaucoup  gagné  à  ce  changement,  même  pour  le 
plaisir. 

A  ces  remarques  j'en  ajouterai  une  dernière  ,  qui  ne 
paroitra  minutieuse  qu'à  ceux  qui  ne  savent  pas  que 
rien  n'est  petit  de  ce  qui  tient  à  un  grand  principe.  Tel 
est  le  penchant  qu'on  a  maintenant  à  tout  rapporter 
aux  sens  y  qu'eux  seuls  sout  consultés  dans  cette  céré- 
monie sainte  où  l'Eglise  donne  à  l'enfant,  qui  entre 
d'ans  la  "vie  ,  un  prolecteur  cl  un  modèle;  de  sorte  qu'il 
semble  aujourd'hui  que  nommer  un  chrétien,  soit  uni- 
quement L'art  de  trouver  un  sou  qui  flatte  l'oreille. 


(  io3) 

ia  route  de  toutes  les  vérités,  en  l'élevant  à  la 
connoissance  de  Dieu  vérité  suprême  ,  et 
qui ,  en  dégageant  l'esprit  des  sens,  a  intro- 
duit cette  métaphysique  sévère  ,  ces  méthodes 
rigoureuses  de  raisonnement  dont  l'analyse 
mathématique  n'est  qu'une  application  par- 
ticulière. Les  philosophes  anciens ,  qui  ne 
pensoient  que  par  images,  parce  qu'ils  ne 
voyoient  dans  l'univers  que  des  corps  ,  font 
pitié  quand  ils  veulent  parler  de  métaphy- 
sique. Leurs  expressions  vagues,  leurs  idées 
sans  précision ,  ne  présentent  à  l'esprit  que 
des  lueurs  confuses  ,  assez  semhlables  à  cette 
lumière  ténébreuse  que  nos  philosophes  ont 
prétendu  substituer  à  la  brillante  lumière  du 
Christianisme.  Cependant  la  métaphysique  , 
qui  est  la  science  des  vérités  générales  ,  est  le 
fondement  de  toutes  les  autres  sciences,  puis- 
qu'elles empruntent  d'elle  leurs  principes  et 
leur  certitude.  Aussi  partout  où  la  religion 
s'est  opposée  à  son  développement,  comme 
en  Chine  et  chez  les  peuples  mahométans , 
les  sciences  physiques  sont  restées  dans  un 
état  d'enfance  ;  et  elles  reviendroient  infailli- 
blement à  cet  état  en  Europe ,  si ,  pour  le 
malheur  de  l'humanité ,  on  parvenoit  à  y  dé- 
truire la  religion  chrétienne. 

Que  résulte-t-il  cependant  de  cet  affreux 
matérialisme  ?  un  profond  mépris  des  vérités 


(  io4  ) 

intellectuelles,  e lune  indifférence  glacée  ponr 
tout  ce  qui  ne  frappe  pas  les  sens.  Autrefois 
du  moins  on  prenoil  à  la  religion  assez  d'in- 
térêt pour  la  combattre  ;  on  se  piquoit  de 
raisonner  l'incrédulité,  on  discutoit,  on  exa- 
minoit.  Aujourd'hui  il  en  est  des  vérités  les 
plus  importantes  comme  de  ces  bruits  de  ville, 
dont  on  ne  daigne  pas  même  s'informer. 
Que  le  Christianisme  soit  vrai  ou  faux,  qu'il 
y  ait  ou  non  un  Dieu ,  que  lame  survive  au 
corps  ou  périsse  avec  lui ,  rien  de  tout  cela 
n'est  digne  d'occuper  un  moment  l'attention. 
Une  sorte  d'engourdissement  et  de  torpeur 
s'est  emparée  des  âmes  ;  elles  n'entendent 
plus,  elles  ne  sentent  plus;  le  remords  même 
est  éteint.  Que  parlez-vous  aux  hommes  de 
devoirs  ?  ils  ne  connoissent  que  des  besoins 
et  des  plaisirs  ;  tout  le  reste  est  nul  pour  eux  ; 
ce  qui  les  intéresse  uniquement,  c'est  leur  bien- 
être  physique;  et  de  là  cet  affreux  égoïsme  , 
cette  cupidité  dévorante,  ce  brutal  mépris 
de  l'honneur  et  de  la  probité  ,  en  un  mot , 
cette  immoralité  calculée  et  systématique , 
qui  déjà  pénètre  dans  nos  campagnes,  et  qu'en 
vain  l'on  cherche  à  réprimer  avec  des  lois. 
Voilà  ce  qui  doit  faire  trembler  sur  le  sort 
de  la  religion;  car  enfin  il  y  a  des  moyens  de 
convaincre  un  incrédule  ,  mais  comment  se 
faire  écouter  de  l'indifférent?  comment  ra- 


(   iob   ) 

mener  aux  principes  religieux  des  hommes 
qui  ont  vieilli  clans  un  athéisme  pratique,  et 
dont  le  cœur  profondément  perverti  ne  peut 
pas  plus  désormais  s'ouvrir  à  la  vertu,  que 
leur  raison  à  la  lumière?  Aussi  est-ce  un  des 
scandales  de  notre  siècle  que  les  morts  im- 
pies, effroyable  indice  de  l'anéantissement 
de  toute  conscience.  A  ce  moment  terrible  , 
il  s'opéroit  autrefois,  dans  la  plupart  des 
mourans,  comme  une  révolution  soudaine  ; 
la  foi  se  réveilloit  subitement  aux  approches 
de  Féternité  ;  les  restitutions ,  les  réconcilia- 
tions ,  les  réparations  éclatantes ,  et  tous  les 
signes  d'une  âme  bouleversée ,  attestoient  le 
repentir  du  malheureux  qui  expiroit.  Aujour- 
d'hui l'on  meurt  comme  la  brute,  après  avoir 
vécu  comme  elle  :  sensible  uniquement  au 
regret  de  quitter  la  vie ,  on  descend  tran- 
quillement dans  la  tombe ,  chargé  des  dé- 
pouilles de  la  veuve  et  de  l'héritage  de  l'or- 
phelin ,  et  Ton  traîne  avec  un  calme  affreux , 
aux  pieds  de  l'éternel  juge,  une  longue  et 
épouvantable  chaîne  de  crimes  inexpiés. 

Cette  léthargique  apathie  se  propage  d'une 
manière  effrayante  parmi  les  chrétiens  mêmes. 
La  plupart  d'entre  eux,  négligeant  leurs  de- 
voirs les  plus  essentiels,  croient  avoir  accom- 
pli toute  justice  ,  quand  ils  sont  venus  se  dis- 
traire une  heure  dans  nos  temples  ,  et  quand 


(  io6  ) 

ils  ont  prêté  aux  instructions  de  leurs  pas- 
teurs quelques  installa  d'une  attention  cri- 
tique et  dédaigneuse.  Tous  les  jours  la  piété  se 
refroidit,  ainsi  que  la  charité.  Depuis  dix  ans 
le  nombre  des  personnes  qui  approchent  des 
sacremens  a  diminué  de  moitié,  et  les  au- 
mônes ont  diminué  dans  la  même  proportion. 
L'amour  de  l'or  endurcit  tous  les  cœurs.  Une 
insurmontable  barrière  s'élève  entre  le  pauvre 
et  le  riche ,  et  divise  le  genre  humain  en  deux 
classes ,  qui  n'ont  de  commun  qu'une  haine 
mutuelle,  ceux  qui  jouissent  et  ceux  qui  souf- 
frent. Les  femmes  mêmes  semblent  avoir 
perdu  ,  avec  les  sentimens  religieux  ,  cet  ins- 
tinct divin  de  bienfaisance  et  de  pitié  ,  l'un 
des  plus  touchans  attributs  de  leur  sexe.  Leur 
superbe  délicatesse  s'offenseroit  du  spectacle 
de  la  misère;  il  leur  faut  des  sensations  plus 
douces  que  celles  que  procure  la  charité  , 
leurs  nerfs  ne  les  supporteroient  pas;  et  telle 
est  leur  extrême  sensibilité,  qu'elles  laisse- 
roient  plutôt  périr  un  malheureux  sur  son 
grabat,  dans  les  angoisses  de  la  douleur  et 
de  la  faim,  que  d'être  un  moment  témoins 
de  ses  besoins  et  de  ses  souffrances.  Dames 
de  Lamoignon  ,  de  Dampière  ,  de  Marti- 
nozzi ,  de  Magnelay ,  de  Miramion  ,  que  vous 
seriez  un  spectacle  étrange  pour  les  femmes 
de  nos  jours!  avec  quel  dédain  elles  vous  ver- 


(  I07  ) 

voient,  si  toutefois  elles  osoient  vous  suivre 
dans  les  obscurs  réduits  où  la  charité  vous 
eonduisoit,  soigner  vous-mêmes,  avec  une 
touchante  tendresse,  le  pauvre  malade,  le 
vieillard  infirme  ,  et  retourner  de  vos  propres 
mains  la  couche  chétive  où  désormais  repo- 
seront plus  doucement  ses  membres  endo- 
loris! 

Chacun  ne  songe  qu'à  soi ,  à  sa  fortune ,  à 
ses  plaisirs.  On  s'affranchit  de  toute  gène,  de 
toute  obligation  ,  sous  des  prétextes  frivoles, 
ou  même  sans  prétexte  ;  et,  chose  étrange! 
on  affecte  de  mépriser  les  pratiques  les  plus 
saintes,  dans  le  temps  même  où  Ton  ne  fait 
consister  la  religion  que  dans  des  démons- 
trations extérieures.  On  se  dit  encore,  on  se 
croit  peut-être  disciple  de  Jésus-Christ  ;  et  on 
rejette  le  fardeau  de  sa  croix,  on  compose 
avec  sa  doctrine,  on  voudroit,  en  quelque 
sorte,  s'arranger  à  la  fois  pour  le  temps  et 
pour  l'éternité,  et  acquérir  la  vie  future  sans 
perdre  une  seule  jouissance  de  la  vie  pré- 
sente. 

Il  m'en  coûte  de  le  dire  :  mais  je  le  dirai 
pourtant.  Plût  à  Dieu  que  le  clergé  du  moins 
se  fût  garanti  de  la  contagion!  plût  à  Dieu 
qu'il  réclamât  unanimement  par  son  exemple 
contre  l'affoiblissement  du  zèle ,  et  que  l'E- 
glise en  souffrance  trouvât  dans  tous  ses  mi- 


(  io8) 

nistres  les  consolations  et  les  secours  qu'elle 
a  droit  d'attendre  d'eux!  Sans  doute  elle  ren- 
ferme encore  dans  son  sein  un  grand  nombre 
d'hommes  apostoliques  ;  une  sève  de  foi  anime 
encore  quelques  branches  de  ce  tronc  sacré  : 
et  c'est  ce  qui  condamnera  tant  de  prêtres 
tièdes  et  languissans,  qui  ne  sont,  suivant 
l'expression  de  l'apôtre,  ni  chauds  ni  froids; 
qui,  pourvu  qu'ils  aient  des  mœurs  et  qu'ils 
assistent  régulièrement  à  l'office  public,  s'ima- 
ginent être  quittes  envers  Dieu  ;  qui  recher- 
chent dans  l'oisiveté  des  villes  une  vie  douce 
et  tranquille,  tandis  qu'il  y  a  tel  canton  dans 
nos  campagnes,  où,  sur  quatre  paroisses,  on 
compte  à  peine  un  pasteur.  Ils  répondront 
des  âmes  qui  se  perdent  et  qu'ils  auroient  pu 
sauver,  ils  en  répondront  devant  le  souverain 
juge  ;  et  alors  on  verra  si  des  considérations 
de  famille,  des  prétextes  d'infirmités,  ou  d'au- 
tres motifs  si  bas  qu'on  n'oseroit  les  énoncer, 
entreront  en  balance  avec  le  salut  des  âmes 
pour  qui  Jésus-Christ  est  mort. 

Pourquoi  le  tairois-je?  l'espérance  de  la 
religion  est  dans  le  clergé  qui  se  forme  sous 
l'influence  d'un  autre  esprit,  dans  des  éta- 
blissemens  qui  ne  laissent  rien  à  désirer  qu'une 
plus  grande  abondance  de  moyens  pour  four- 
nir aux  besoins  d'un  plus  grand  nombre  d'é- 
lèves. Le  ministère  ne  peut  plus  être  pour 


(  iog  ) 

personne  un  objet  de  spéculation  ,  encore 
moins  un  calcul  d'amour-propre  ;  et  ceux 
qui,  dans  ces  pe'nibles  circonstances,  ont  le 
courage  de  s'y  dévouer,  ont  mesuré  d'avance 
toute  rétendue  de  leur  sacrifice.  Des  gens  in- 
téressés apparemment  à  confondre  les  talens 
et  la  vertu  avec  les  richesses,  affectent  de 
remarquer  que,  parmi  les  nouveaux  prêtres, 
il  en  est  peu  qui  sortent  de  la  classe  opulente  : 
il  est  vrai,  et  c'est  une  ressemblance  de  plus 
qu'ils  ont  avec  les  apôtres  et  leur  divin  chef. 
Au  reste ,  plus  ils  ont  été  dénués  des  res- 
sources de  la  fortune,  plus  il  leur  en  a  fallu 
trouver  dans  leur  caractère  et  dans  leur  es- 
prit; et  ce  n'est  pas  là,  je  pense,  ce  qu'on 
prétend  leur  reprocher. 

En  achevant  ce  tableau  de  notre  situation 
religieuse,  je  remonte  involontairement  par 
la  pensée  à  ce  siècle ,  déjà  si  loin  de  nous , 
des  grandeurs  de  l'Eglise,  à  ce  siècle  de  splen- 
deur et  de  gloire  dont  nos  pères  ont  vu  briller 
les  derniers  rayons.  Je  compare  les  hommes 
aux  hommes ,  les  temps  aux  temps  ;  et,  saisi 
d'une  tristesse  profonde,  je  n'envisage  l'avenir 
qu'avec  effroi.  Hélas!  tous  les  jours  la  reli- 
gion se  perd  dans  notre  France  ;  et  ce  dépôt 
sacré,  si  précieusement  conservé  par  nos 
ancêtres  pendant  quatorze  siècles,  va  périr 
entre  nos  mains  et  périr  pour  jamais,  si,  par 


(   no  ) 

un  miracle  qu'on  ne  peut  attendre  que  d'elle, 
la  Providence  ne  ranime  dans  les  pasteurs, 
comme  dans  le  troupeau ,  cet  antique  esprit 
de  zèle,  dont  à  peine  aujourd'hui  retrouve- 
roit-on  quelques  étincelles.  Espérons  toute- 
ibis,  ne  nous  lassons  pas  d'espérer  en  celui 
qui  frappe  et  guérit,  qui  perd  et  ressuscite, 
en  celui  qui  peut,  quand  il  voudra,  dire  à  la 
foi  éteinte,  comme  à  ce  mort  enseveli  depuis 
quatre  jours  :  Veni foras ,  reparois  et  sors  du 
tombeau.  O  Dieu  !  il  me  semble  qu'en  ce  mo- 
ment vous  me  transportez,  avec  votre  pro- 
phète, dans  la  vallée  de  Vision,  dans  cette 
vallée  lugubre,  couverte  d'ossemens  blanchis 
et  desséchés  ;  votre  voix  se  fait  entendre  : 
«  Ces  ossemens,  ce  fut  mon  peuple  ;  il  m'a- 
»  bandonna,  moi  le  Dieu  de  ses  pères,  moi 
»  qui  le  protégeois  comme  l'enfant  de  ma 
»  droite,  moi  qui  le  chérissois  comme  une 
»  mère  chérit  son  premier-né;  ma  colère  a 

»  soufflé  sur  lui  :  vois  ! —  Seigneur,  je  vois 

»  et  je  frémis.  Le  vent  brûlant  de  l'athéisme 
»  a  passé  sur  cette  terre  maudite,  et  il  a  tout 
»  dévoré.  Mais  tout  peut  renaître ,  Seigneur  ; 
»  oui ,  tout  peut  renaître  encore  :  quelques 
»  gouttes  de  la  rosée  céleste ,  de  cette  rosée 
»  de  lumière  et  de  miséricorde  qui  féconda  le 
»  monde  aux  jours  de  votre  Christ,  ranime- 
»  ront  ces  ossemens  arides.  Dieu  tout-puis- 


(  III  ) 

»  sant,  ce  prodige  est  digne  de  vous,  et  nous 
»  l'attendons  avec  confiance  ;  car  il  sera  inoui 
»  et  ineffable  comme  votre  amour.  » 

Enfant  de  l'Eglise,  et  vivement  touché  des 
maux  qui  affligent  cette  tendre  mère,  je  les 
ai  retracés  avec  la  franchise  d'un  chrétien, 
qui ,  n'ayant  rien  à  craindre  ni  à  espérer  des 
hommes ,  ne  voit  en  tout  et  ne  cherche  que 
la  vérité.  J'essaierai  d'indiquer  dans  le  même 
esprit  les  moyens  qui  me  semblent  les  plus 
propres  à  remédier  à  ces  maux.  Après  les 
jours  d'exil  et  de  captivité,  de  retour  enfin 
dans  la  terre  natale  ,  chaque  Israélite  est  tenu 
de  concourir,  autant  qu'il  est  en  lui,  à  la  re- 
construction du  temple.  Je  remplis  aujour- 
d'hui ce  devoir  sacré;  et  qui  oseroit  m'en  faire 
un  reproche  ?  On  demandera  peut-être  qui 
je  suis,  pour  m'ériger  en  conseiller  sur  une 
semblable  matière  ?  Hélas  !  c'est  ma  plus 
grande  douleur  d'avoir  à  parler,  lorsque  tous 
se  taisent.  Je  ne  suis  rien,  je  ne  tiens  à  rien , 
qu'à  ma  religion  et  à  ma  patrie  ;  et  si  je  me 
sens  pressé  d'élever  en  leur  faveur  une  foible 
voix,  c'est  que  nous  sommes  arrivés  à  ces 
temps  déplorables ,  à  ces  temps  d'épreuve  et 
de  danger,  où,  selon  l'expression  d'un  saint 
pape ,  la  foi  réclame  ses  soldats  et  appelle  à 
sa  défense  tous  ceux  qui  ont  du  zèle.  Aii  reste, 
loin  d'être  exclusivement  attaché  à  mes  pro- 


(    H2    ) 

près  idées,  je  prie  qu'on  les  considère  uni- 
quement comme  des  doutes  que  je  propose , 
et  que  je  soumets  sans  reserve  au  jugement 
de  l'autorité. 

C'est  par  le  corps  entier  des  évêques  ,  c'est 
dans  un  concile  national  que  devroit  être  so- 
lennellement traité  un  sujet  d'un  si  vaste  in- 
térêt; et  la  seule  convocation  de  ce  concile, 
à  des  époques  réglées ,  seroit  déjà  un  grand 
pas  vers  l'ordre ,  parce  que  ce  seroit  un  moyen 
toujours  subsistant  de  réformation.  Il  en  est 
de  même  des  conciles  provinciaux,  dont  le 
rétablissement  étoit  depuis  long  temps  inu- 
tilement sollicité  par  l'Eglise  de  France,  qui 
voyoit  avec  douleur  les  synodes  mêmes  tomber 
tous  les  jours  en  désuétude  ,  au  grand  détri- 
ment de  la  discipline.  «  Comme  votre  majesté, 
»  disoient  à  Louis  XIV,  en  1670,  les  évêques 
»  assemblés ,  dont  on  me  saura  gré  de  rap- 
»  porter  ici  les  paroles,  comme  votre  ma- 
»  jesté  ne  se  lasse  jamais  de  méditer  de  grandes 
»  choses  pour  le  bien  de  l'Eglise  et  de  son 
»  Etat,  nous  allons  lui  proposer,  dans  un 
»  seul  ouvrage ,  l'abrégé  de  tous  les  moyens 
»  dont  elle  peut  se  servir  pour  faire  revivre 
»  la  pureté  de  la  discipline;  c'est,  sire,  la 
»  célébration  des  conciles  provinciaux. 

»  Par  ces  saintes  assemblées  la  foi  a  fleuri 
»  dans  l'Eglise  ,  la  régularité  et  la  discipline 


(  îi3  ) 

»  ont  triomphé  de  la  licence  et  de  la  cor- 
»  ruption  :  pour  tout  dire  en  un  mot,  la  cen- 
»  sure  divine  a  réprimé  les  mauvaises  mœurs 
»  dans  le  clergé  et  dans  le  peuple. 

»  Pendant  que  Votre  Majesté  s'applique 
»  avec  une  vigilance  infatigable  à  rétablir  ce 
»  qu'il  y  a  de  plus  salutaire  dans  les  anciennes 
»  ordonnances  ,  n'y  auroit-il  que  les  lois  qui 
»  regardent  l'Église  qui  demeurent  inutiles  ? 
»  La  mémoire  des  conciles  que  nos  prédé- 
»  cesseurs  ont  tenus  à  Reims ,  à  Sens ,  à  Bor- 
»  deaux,  et  dans  plusieurs  autres  provinces, 
»  même  de  ce  siècle  ,  pour  obéir  aux  décrets 
»  de  Trente  et  aux  ordonnances ,  est  toute  ré- 
»  rente  :  les  réglemens  en  vivent  encore  parmi 
»  nous,  et  ils  sont  les  plus  fermes  appuis  de 
»  notre  discipline.  Craindra-t-on  des  incon- 
»  véniens  dans  une  pratique  qui  a  édifié  tout 
»  le  royaume  ,  et  dont  l'utilité  nous  est  pré- 
»  sente?  Ce  seul  nom  de  concile  élève  les  évè- 
»  ques  au-dessus  de  l'homme  ;  ils  ne  méditent 
»  rien  que  de  céleste  ,  lorsqu'ils  pensent  que  le 
»  Saint-Esprit  est  au  milieu  d'eux  et  qu'ils 
»  doivent  parler  comme  ses  organes;  ils  se 
»  remplissent  d'une  force  supérieure  pour 
»  se  censurer  eux-mêmes.  L'Église  n'a  jamais 
»  eu  de  moyen  plus  efficace  pour  les  attacher 
»  à  leur  résidence  et  à  tous  les  autres  devoirs. 


(  "4) 

»  Sire ,  nous  le  dirons  sans  crainte ,  parce  que 
»  nous  ne  le  pouvons  dire  que  pour  votre 
»  gloire ,  jamais  le  clergé  de  votre  royaume 
»  n'a  été'  ni  plus  éclairé  par  la  science  ,  ni 
»  plus  animé  par  le  zèle,  ni  plus  attaché  à 
»  votre  service  par  l'admiration  de  vos  ver- 
»  tus  et  par  une  entière  soumission  à  vos 
»  ordres.  Ainsi ,  les  conciles  ne  peuvent  être 
»  plus  utilement  rétablis  que  sous  votre  règne; 
»  c'est  une  vérité  universellement  reconnue , 
»  que  ces  saintes  assemblées  produisent  des. 
»  biens  infinis. 

»  On  objecte  seulement  que  l'esprit  hu- 
»  main  peut  abuser  des  meilleures  choses  ; 
»  mais,  Sire,  Votre  Majesté  est  trop  con- 
»  firmée  dans  l'art  de  régner,  pour  ne  savoir 
»  pas  trouver  les  justes  tempéramens  qui 
»  conservent  le  bien,  et  préviennent  le  mau- 
»  vais  usage  qu'on  en  pourroit  faire.  Pour 
»  nous,  quelque  modération  qu'on  doive  at-. 
»  tendre  des  évêques,  quelque  assurance  que 
:»  nous  ayons  nous-mêmes  de  notre  fidélité  , 
»  quelque  attention  que  nous  ayons  tous  à 
»  nous  renfermer  étroitement  dans  nos  fonc- 
»  tions.,  nous  souhaitons  encore  toutefois 
»  que  votre  autorité  nous  donne  des  bornes. 
»  Empêchez -nous,  Sire,  de  nous  engager 
»  dans  les  affaires  de  la  terre  ;  mais  permet- 


(  "5  ) 

»  tez-nous  de  nous  assembler  pour  celles  du 
»  ciel ,  pour  lesquelles  notre  ordre  sacré  est 
»  divinement  établi. 

»  Sire ,  les  armées  d'Israël  seront-elles 
»  toujours  dispersées?  Les  évêques  ne  pour- 
»  ront-ils  s'assembler  par  votre  autorité 
»  pour  conserver  la  sainte  police  que  nos 
»  pères  ont  si  sagement  établie  ,  et  pour 
»  chercher  des  remèdes  à  tant  de  nouveaux 
»  désordres  qu'ils  n'ont  pu  prévoir?  Ah  !  Sire, 
»  l'Eglise,  dont  vous  êtes  le  fds  aîné  et  le 
»  plus  illustre  protecteur,  attend  de  votre 
»   piété  des  résolutions  plus  favorables. 

»  Votre  Majesté  a  accompli  des  ouvrages 
»  merveilleux;  toutes  les  terres  et  toutes  les 
»  mers  célèbrent  votre  gloire;  armé  ou  pa- 
rt cifique,  vous   êtes  toujours  égal  à    vous- 
»  même,  et  toujours   le  maître  du  monde. 
»  Mais,  Sire,  il  n'y  aura  jamais  aucun  mo- 
»  nument  qui  porte  plus  loin  votre  nom  et 
»   la  gloire  de  votre  règne  ,  que  les  actes  des 
»  conciles  que   l'Eglise   célébrera  par  votre 
»  permission.  Le  nom  de  Charlemagne  n'est 
»  nulle  part  plus  grand  ni  plus  glorieux  que 
»  dans  ceux  qu'il  a  fait  tenir  en  France  et 
»   en  Allemagne  ,  pendant  qu'il  y  a  régné  si 
»  glorieusement.    La   plupart   des    batailles 
»  qu'il  a  gagnées  ont  presque  échappé  à  la 
»  mémoire  des  hommes ,  et  à  peine  quelques 

». 


(  "6) 

»  curieux  en  trouvent-ils  des  vestiges  dans 
»  les  annales;  mais  ce  qu'il  a  entrepris  pour 
>•>  l'Église  éclatera  éternellement  dans  les 
»  actes  des  conciles  aux  yeux  de  tout  Tuni- 
»  vers,  parce  qu'il  n'y  a  rien  en  effet  qui 
»  porte  plus  vivement  le  caractère  de  l'im- 
»  mortalité,  que  ce  qui  se  fait  pour  l'Église, 
»  qui  seule  a  reçu  la  promesse  d'être  éter- 
»  nelle.  Imitez  donc ,  Sire,  ce  zèle  de  Char- 
»  lemagne,  puisque  aussi  bien  il  faut  remon- 
»  ter  jusqu'à  ce  grand  empereur  pour  trouver 
»  dans  notre  histoire  un  règne  qui  approche 
»  de  la  gloire  et  de  la  force  du  vôtre  ;  rendez 
»  à  l'Eglise  de  France  la  séance  de  ses  con- 
»  ciles,  sans  lesquels  la  discipline  n'y  sera 
»  jamais  en  vigueur.  L'Eglise  gallicane  re- 
»  prendra  sous  votre  règne  sa  première  force 
»  et  son  premier  lustre ,  et  nous  verrons , 
»  Sire,  Votre  Majesté,  bénie  de  Dieu  et  des 
»  hommes,  joindre  à  tous  ses  autres  titres 
»  glorieux  le  plus  illustre  de  tous ,  et  le  plus 
»  digne  d'un  roi  très-chrétien ,  celui  de  res- 
»  taurateurdelafiisciplineecclésiastique(i).» 
A  toutes  les  époques ,  les  évêques  de  France 
ont  tenu  le   même  langage,  et  c'est  encore 


(i)  Extrait  du  procès  verbal  de  l'assemblée  géné- 
rale du  clergé,  tenue  à  Pontoise  en  1670. 


(  "7  ) 

ainsi  qu'ils  parloient  en  1790,  au  moment 
même  de  leur  destruction. 

«  Jésus-Christ,  disoient-ils,  instituant  son 
»  Eglise,  n'a  pas  laissé  flotter  son  gouverne- 
»  ment  au  gré  des  passions,  des  intérêts  et 
»  des  erreurs  d'un  moment.  Telle  fut  la  sainte 
»  hiérarchie,  et  tels  étoient  les  sages  tempé- 
»  ramens  qui  formoient  l'économie  et  la  dis- 
»  cipline  de  la  primitive  Eglise ,  que  chaque 
»  fonction  avoit  son  pouvoir,  et  chaque  pou- 
»  voir  avoit  sa  dépendance. 

»  Cétoient  les  pasteurs  et  les  prêtres  des 
»  Eglises  qu'elle  convoquoit  dans  les  syno- 
»  des  ,  pour  rendre  compte  de  leur  conduite 
»  dans  l'administration  de  la  parole  et  des 
»  sacremens ,  dans  la  célébration  des  offices 
»  divins,  et  dans  l'ordre  entier  de  leur  mi- 
»  nistère. 

»  C'est  dans  les  synodes  que  les  saintes  rè- 
»  gles  étoient  renouvelées,  que  chaque  pas- 
»  teur  venoit  puiser  les  conseils  et  les  ensei- 
>  gnemens  utiles,  et  que  lévêque,  uni  dans 
»  le  même  esprit  avec  le  clergé  de  son  dio- 
»>  cèse,  veilloit  à  tout  ce  qui  pouvoit  concer- 
»  ner  le  service  des  paroisses  et  les  besoins 
»  spirituels  des  peuples. 

»  C'étoit  dans  les  conciles  provinciaux  que 
»  les  évêques  ,  à  leur  tour  ,  étoient  soumis  à 
»  l'admonition ,  à  la  correction  que  pouvoit 


(  "8   ) 

»  mériter  leur  négligence  dans  leur  minis- 
»  1ère. 

»  C'étoit  par  la  réunion  de  leurs  premiers 
»  pasteurs  que  les  églises  de  chaque  province 
»  éloient  maintenues  dans  la  dignité  du  culte 
»   et  l'uniformité  de  la  discipline. 

»  C'étoient  les  conciles  nationaux,  c'é- 
»  toient  les  conciles  universels  qui  rasscm- 
>>  bloient  la  force  de  toutes  les  églises  de  cha- 
»  que  nation,  ou  de  toutes  les  nations  ,  pour 
»   attaquer  les  abus  dans  leur  source  et  pour 

»   établir  les  réformes L'Eglise  avoit  érigé 

»  dans  son  sein  ces  tribunaux  de  censure  , 
»  afin  d'entretenir  sans  variation ,  dans  l'ad- 
»  mini  tration  et  dans  l'enseignement,  l'unité 
»   de  la  discipline  et  de  la  foi. 

»  C'est  à  la  cessation  des  conciles  natio- 
»  naux,  c'est  à  la  convocation  plus  rare  des 
»  synodes,  que  l'Eglise  de  France  attribue 
»  depuis  long-temps  les  abus  qui  doivent 
»  exciter  sa  vigilance  ;  les  assemblées  du 
»  clergé  n'ont  point  cessé  de  réclamer,  de- 
»  puis  un  siècle  ,  la  convocation  toujours  plus 
»  indispensable  des  conciles  nationaux  et  des 
»  conciles  provinciaux  ;  et  l'Eglise ,  à  laquelle 
»  il  n'a  rien  manqué  que  le  concours  des  puis- 
»  sancesde  la  terre,  pour  subordonnera  ses 
>  lois  ceux  auxquels  elle  confie  sa  juridiction, 
»  avoit  établi  les  conciles,  comme  les  juges  et 


(  "9  ) 
»  les  témoins  invariables  de  tous  les  devoirs 
»  qu'elle  impose  aux  ministres  de  la  reli- 
»   gion   (]).» 

Et  remarquez  que  les  mêmes  gens  qui 
s'opposoient  alors  aux  seuls  moyens  qu'il  y 
eût  de  prévenir  ou  de  réformer  les  abus  , 
étoient  ceux  qui  crioient  le  plus  haut  contre 
ces  mêmes  abus.  Telle  étoit  la  foiblesse  du 
gouvernement,  que  la  réunion  de  quelques 
évêques ,  dans  une  ville  de  province  ,  pour 
traiter  de  la  discipline  ecclésiastique  lui 
faisoit  peur.  Il  n'en  est  pas  ainsi  aujourd'hui, 
et  certes  ce  ne  seront  pas  ces  craintes  ridi- 
cules qui  porteront  le  chef  de  l'Etat  à  se  pri- 
ver des  nombreux  avantages  qu'offrent  \e& 
conciles  provinciaux  et  nationaux.  Je  conçois 
qu'on  redoute  les  assemblées  politiques, 
après  la  fatale  expérience  que  nous  en  avons 
faite.  Mais  un  concile  n'est  pas  un  club  ;  des 
évêques  ne  sont  pas  des  démagogues.  Une 
institution  purement  religieuse,  qui  a  existé 
pendant  dix-huit  siècles  ,  sous  tant  de  gouver- 
nemens  divers,  ne  sauroit  inspirer  de  défiance 
raisonnable  à  un  monarque  qui  n'auroit  pas 
le  secret  dessein  d'envahir  l'autorité  spiri- 


(1)  Exposition  des  principes  sur  la  constitution  ci- 
vile du  clergé,  par  les  évé^ues  députés  à  l'Assemblée 
nationale. 


(     120    ) 

tuelle.  Et  que  demande  FEglise,  après  tout, 
à  la  puissance  civile  ?  les  moyens  de  concou- 
rir plus  efficacement  à  ses  vues.  On  veut,  on 
cherche  en  tout  l'unité  :  or,  comment  se  re- 
trouvera-t-eile  ,  cette  unité  si  précieuse,  dans 
l1  administration  et  dans  la  discipline  ecclé- 
siastique ,  si  les  premiers  pasteurs,  en  se  com- 
muniquant leurs  vues,  résultat  de  l'expérience, 
en  comparant  ensemble  les  besoins,  les  res- 
sources et  les  usages  des  divers  diocèses, 
n'établissent  de  concert  des  réglemens  ,  de 
l'exécution  desquels  chacun  d'eux  soit  res- 
ponsable à  un  tribunal  commun  ? 

Je  ne  m'étendrai  pas  sur  Futilité  des  syno- 
des ,  que  personne,  je  ponse  ,  ne  conteste  : 
seulement  j'observerai  qu'aujourd'hui  sur- 
tout ,  cette  institution  seroit  singulièrement 
propre  à  maintenir  la  régularité  dans  le  clergé 
des  campagnes.  Le  nombre  des  prêtres  a  di- 
minué au  point  que  dans  tel  diocèse  on 
compte  plus  de  trois  cents  paroisses  sans 
pasteurs.  Il  en  résulte  que  ceux-ci,  dispersés 
de  loin  en  loin,  sur  un  vaste  territoire  ,  n'ont 
entre  eux  presque  aucuns  rapports.  Plus  rap- 
prochés autrefois,  ils  s'entr'aidoient,  s'encou- 
rageoient,  se  consultoient ,  se  surveilloient 
mutuellement.  L'exemple  d'un  bon  curé  re- 
tenoit  dans  le  devoir  ceux  d'alentour  ;  ses 
vertus  étoient  pour  eux  un  modèle  qu'ils  s'ef- 


C    *2I    ) 

iorçoient  d'imiter,  et  il  s'établissoit  ainsi  une 
heureuse  émulation  du  bien.  Maintenant, 
chaque  pasteur  livré  à  lui-même ,  et  sur- 
chargé de  travaux  obscurs  et  pénibles,  n'a 
que  Dieu  seul  pour  témoin  de  ses  bonnes 
œuvres  ou  de  ses  désordres.  Or,  il  ne  faut 
pas  se  faire  illusion  :  les  prêtres  sont  des 
hommes;  et  quelle  force  humaine,  seule  et 
destituée  de  tout  autre  appui,  pourroit  por- 
ter constamment,  sans  fléchir  ,  le  pesant  far- 
deau du  ministère  ?  Il  y  en  a  des  exemples , 
je  le  sais,  parce  qu'il  y  a  des  saints;  mais  dans 
Tordre  commun,  l'homme  a  besoin  de  secours 
extérieurs  ;  et  ces  secours,  où  les  trouver  au- 
jourd'hui, sinon  dans  les  synodes?  C'est  là, 
qu'obligé  de  rendre  compte  de  sa  conduite , 
un  curé  craindroit  d'avoir  à  rougir  devant  ses 
confrères  ;  c'est  là  que  les  témoignages  de 
considération  et  d'estime  qu'il  recevroit  de 
son  chef,  rengageraient  à  tout  faire  pour  les 
mériter;  c'est  là  enfin,  qu'on  verroit  se  for- 
mer et  se  resserrer  les  liens  si  précieux  de  la 
fraternité  ecclésiastique.  Je  ne  vois  pas,  je 
l'avoue,  par  quels  motifs  on  croiroit  devoir 
renoncer  à  de  si  grands  biens. 

Et,  puisque  j'ai  parlé  de  l'isolement  pres- 
que absolu  où  vivent  aujourd'hui  les  prêtres 
de  campagne ,  qu'on  me  permette  de  désirer 
le  rétablissement  d'une  institution  , devenue, 


(  122  ) 

ce  semble,  indispensablement  nécessaire,  si 
Ton  veut,  par  une  surveillance  exacte ,  pré- 
venir le  relâchement  et  les  abus.  Cette  insti- 
tution, que  les  circonstances  réclament  impé- 
rieusement, est  celle  des  doyens  ruraux. 
L'étendue  actuelle  des  diocèses  en  rend  l'in- 
spection très-difficile,  on  peut  dire  presque 
impossible,  à  moins  que  l'évéque  et  ses  vicai- 
res généraux  ne  soient  sans  cesse  ambulans. 
Rien  donc  ne  paroîtroit  plus  convenable  que 
la  création  d'inspecteurs  locaux,  choisis  parmi 
les  curés  les  plus  respectables ,  qui  même  trou- 
veroient  dans  cette  dignité,  et  dans  la  consi- 
dération qu'elle  donneroit,  la  récompense 
de  leurs  utiles  travaux. 

J'insisterai  encore  sur  la  nécessité  des  re- 
traites et  des  conférences  ecclésiastiques,  né- 
cessité qui  ne  paroît  pas  assez  généralement 
sentie  (i).  L'esprit  de  zèle  et  de  piété  n'est 


(i)  Quelques  annéesavantla  révolution,  M.  l'évéque 
de  Lisieux  ayant  voulu  rétablir  l'usage  des  retraites 
dans  son  diocèse  ,  soixante-dix  ecclésiastiques  se  révol- 
tèrent contre  lui  ;  ils  ne  pouvoient  mieux  prouver  la 
nécessité  de  l'institution  contre  laquelle  ils  s'elevoient. 
Au  reste  ,  un  seul  fait  de  cette  espèce ,  en  montrant 
l'excès  du  désordre,  fait  sentir  mieux  que  tous  les  discours 
combien  étoit  pressant  le  besoin  d'une  réformation, 
désirée  d'ailleurs,  et  depuis  long-temps  sollicitée  par 
le  clergé. 


(  1^3  ) 

que  trop  sujet  à  s'affoiblirau  milieu  du  monde; 
on  prend  naturellement,  et  pre-que  à  son 
insu,  les  goûts,  les  sentimens,  l^s  idées  de 
ceux  avec  qui  l'on  vit  habituellement.  La  cha- 
rité même  devient  un  piège,  parce  qu'elle 
engage  souvent  à  des  condescendances  qui 
finissent  par  dégénérer  en  un  véritable  relâ- 
chement :  peu  à  peu  la  ferveur  s'éteint,  l'âme 
s'endort  dans  une  indifférence  mortelle  ;  et 
l'on  en  vient  enfin  à  ce  dernier  excès ,  de  s'ac- 
quitter avec  une  attention  distraite  et  un  cœur 
glacé,  quelquefois  avec  une  précipitation  in- 
décente, des  plus  saintes,  des  plus  redouta- 
bles fonctions  du  ministère  (i).  On  ne  le  sait 
que  trop,  loin  d'être  rare,  cette  déplorable 
légèreté  est  au  contraire  devenue  si  commune 


(i)  Toutes  les  fonctions  sacerdotales  ont  quelque 
chose  de  si  haut,  de  si  saint  ,  de  si  divin ,  qu'on  ne  peut 
se  préparer  à  les  remplir  avec  trop  de  soin  ,  de  pureté 
et  de  crainte.  Voilà  pourquoi  les  sacristies  ,  qui  sont 
comme  les  vestibules  des  temples,  doivent  être  les 
asiles  du  recueillement  et  du  silence.  Les  ris,  les  con- 
versations ,  quel  que  soit  à  cet  égard  l'usage  ,  doivent 
en  être  sévèrement  bannis;  et  oom.nenl,  en  effet,  ose- 
roit-on  préluder  par  des  entretiens  oiseux,  pour  ne 
rien  dire  de  plus  ,  à  la  célébration  des  saints  mystères, 
et  offrir  le  sacrifice  redoutable  avec  un  cœur  lotit  plein 
des  vaines  pensées  et  des  joies  profanes  du  monde?  Qui 
habet  aures  audiencli,  audiat. 


(  i*4  ) 

qu  elle  n'est  plus  même  remarquée.  Mais  eu 
est-eile  moins  un  crime  ?  en  est  elle  moins  un 
scandale  ?  Les  retraites,  les  retraites,  voilà  le 
grand,  l'unique  remède.  C'est  dans  les  retrai- 
tes que  les  ministres  du  Seigneur  se  renouvel- 
lent dans  l'esprit  de  leur  vocation  ;  c'est  dans 
les  retraites  qu'ils  trouvent  à  la  fois  des 
conseils,  des  guides,  des  modèles  ;  c'est  dans 
les  retraites  que  par  la  prière,  le  recueil. e- 
ment,  les  saintes  méditations ,  ils  s'enflamment 
d'une  ardeur  nouvelle,  et  se  prémunissent 
contre  les  dangers  et  les  séductions  du  siècle  ; 
enfin ,  c'est  dans  cette  religieuse  solitude ,  loin 
du  bruit  du  monde,  qu'entièrement  recueillis 
en  Dieu,  et  pénétrés  de  son  onction,  ils  s'a- 
breuvent, comme  Elie,  des  eaux  du  torrent, 
et  puisent  cet  inénarrable  amour,  cette  cha- 
rité divine  qui  doit  ensuite  s'épancher  de  leur 
cœur,  comme  d'une  source  profonde,  sur  le 
troupeau  qui  leur  est  confié. 

Il  ne  seroit  pas  moins  important  de  réta- 
blir les  conférences  doctrinales,  l'un  des  plus 
puissans  moyens  de  conserver  et  de  ranimer 
le  goût  de  l'étude  parmi  les  ecclésiastiques. 
C'est  une  grande  plaie  que  l'ignorance,  et 
l'Eglise  est  menacée  de  cette  plaie.  Je  ne  dis 
rien  qui  ne  soit  universellement  reconnu.  Une 
fois  sortis  des  séminaires,  pleins  de  toute  la 
science  de  leurs  cahiers ,  la  plupart  des  prê- 


(     125) 

très,  satisfaits  de  l'instruction  qu'ils  ont  pu 
acquérir,  durant  trois  ou  quatre  anne'es,  sur 
les  bancs  de  l'école ,  se  croient  pour  jamais 
affranchis  de  toute  étude.  Cet  abus  si  grave 
n'est  pas  nouveau  ;  on  y  avoit  remédié  par 
les  conférences,  et  c'est  par  les  conférences 
qu'on  y  peut  remédier  encore.  Seulement  il 
conviendroit  peut-être  de  varier  un  peu  plus 
les  sujets  à  traiter,  et  surtout  d'y  faire  entrer 
les  preuves  de  la  religion ,  dont  on  a  aujour- 
d'hui si  souvent  occasion  de  faire  usa^ge.  Et 
qu'on  n'objecte  pas  contre  cet  établissement 
les  nombreuses  occupations  qui  déjà  surchar- 
gent les  ministres ,  car  ce  seroit  alléguer  la 
multitude  des  malades  pour  se  dispenser  d'é- 
tudier la  médecine.  Prêtres  de  Jésus-Christ, 
vous  êtes  les  médecins  des  âmes  ;  et  si  un  zèle, 
d'ailleurs  bien  louable ,  vous  porte  à  consacrer 
tous  vos  instans  aux  saints  travaux  du  minis- 
tère, songez  que,  pour  être  utile,  ce  zèle 
doit  être  éclairé.  Et  les  Bossuet  aussi,  les  Fé- 
nélon ,  les  Olier,  les  Massillon,  avoient  du 
zèle;  ils  savoient  bien  néanmoins  trouver  des 
momens  pour  l'étude  ,  parce  qu'ils  en  sen- 
toient  la  nécessité  :  cette  nécessité  est  plus 
que  jamais  pressante.  Il  faut  qu'on  accorde  à 
vos  lumières  ainsi  qu'à  vos  vertus  la  considé- 
ration que  vous  ne  pouvez  plus  obtenir  par 
vos  richesses,  et  dont  dépend  en  grande  par- 


(  >rt) 

lie  le  succès  de  vos  efforts.  Reprenez  le  rang 
qui  vous  est  dû  ;  ne  souffrez  pas  que  la  dignité 
du  sacerdoce  éprouve  entre  vos  mains  une 
honteuse  déchéance.  On  ne  voit  aujourd'hui 
dans  le  monde  que  gens  qui  se  piquent  de 
science,  sur  de  bien  foibles  titres  ,  il  est  vrai  ; 
mais  ces  titres,  quels  qu'ils  soient,  mettez- 
vous  en  état  de  les  apprécier;  ne  vous  expo- 
sez pas  à  rougir  de  votre  ignorance  devant 
l'ignorance  même,  et  à  baisser  les  yeux  devant 
la  présomptueuse  impiété.  Du  reste,  les  ré- 
glemens  à  faire  pour  cet  objet  demandent 
beaucoup  de  réflexion ,  afin  de  prévenir  di- 
vers inconvéniens  et  d'arriver  sûrement  au 
but  qu'on  désire  atteindre. 

Ce  que  je  vais  dire  déplaira  peut-être  à 
quelques  personnes,  et  paroîtra  chimérique  à 
quelques  autres  ;  mais  je  supplie  de  considé- 
rer que  je  ne  propose  rien  <jui  n'ait  existé  ; 
je  n'imagine  point,  je  n'innove  point,  je 
cherche  seulement  à  rappeler  aux  anciennes 
institutions  dont  le  temps  a  consacré  l'utilité. 
A  qui  doit-on  les  conférences?  à  saint  Vincent 
de  Paul.  On  peut  parler  avec  confiance 
quand  on  parle  d'après  les  saints.  A  la  suite 
des  guerres  civiles,  dans  le  dix-septième  siè- 
cle, de  grands  désordres  régnoient  dans  le 
clergé.  La  Providence  suscita  ,  pour  y  remé- 
dier, quelques  hommes  puissans  en  œuvres 


(  127  ) 

et  en  paroles.  Notre  situation  est  la  même  à 
plusieurs  égards  :  essayons  d'imiter  ces  hom- 
mes de  Dieu  ;  profitons  de  leurs  exemples ,  de 
leurs  leçons  ;  nous  en  avons  besoin.  Les  tré- 
sors de  l'expérience  nous  sont  ouverts,  ne 
craignons  point,  ne  dédaignons  point  d'y 
puiser.  Dans  beaucoup  de  lieux,  les  ministres 
de  la  religion  vivoient  autrefois  en  commun, 
et  il  en  résultoit  de  grands  avantages  ;  une 
discipline  plus  sévère ,  des  mœurs  plus  graves , 
un  plus  entier  détachement  des  biens  de  la 
terre,  plus  d'union  entre  eux,  plus  d'attache- 
ment à  leurs  fonctions ,  et  plus  de  liberté  de 
s'y  livrer,  n'étant  distraits  par  aucuns  soins 
domestiques  ;  toujours  sous  les  yeux  les  uns 
des  autres,  ils  se  soutenoient ,  s'échauffoient. 
mutuellement.  Leur  vie  austère  et  retirée 
leur  concilioit  le  respect;  ils  n'apparoissoient 
dans  le  monde  que  pour  y  remplir  les  devoirs 
de  leur  état,  pour  y  annoncer  la  parole  di- 
vine ,  pour  y  répandre  les  bienfaits  de  la  cha- 
rité. Cependant  cette  antique  coutume  s'abolit 
peu  à  peu.   En   16 1 4  ■>   un  simple  prêtre  (i)  , 


(i)  M.  Bourdoise,  l'un  des  restaurateurs  de  la  disci- 
pline ecclésiastique  dans  le  dix-septième  siècle.  Voyez 
dans  sa  Vie  avec  cpjellc  force  il  s'élevoit  contre  les  prê- 
tres qui ,  sous  de  vains  prétextes  d'économie,  ou  par  un 
motif  scandaleux  de   commodité,    dépouillent  l'habit 


(  i*8) 

mais  plein  de  foi,  et  doué  de  cette  force  de 
volonté  qui  ne  connoît  point  d'obstacles  in- 
vincibles ,  entreprit  de  la  4*aire  revivre  à  Paris, 
dans  la  paroisse  de  Saint-Nicolas-du-Chardon- 
net  ;  et  il  y  réussit ,  malgré  les  oppositions  de 
toute  espèce  qu'il  eut  à  surmonter.  On  recon- 
nut bientôt  l'utilité  de  cette  institution,  et 
des  communautés  semblables  furent  établies 
sur  d'autres  paroisses,  particulièrement  sur 
celle  de  Saint-Sulpice,  qui,  pendant  près  de 
deux  siècles,  en  a  recueilli  des  fruits  d'édifi- 
cation et  de  sainteté  (i).  Il  semble  qu'une  telle 
institution  seroit  singulièrement  appropriée 
aux  circonstances  actuelles.  Ces  communautés 
paroissiales  remplaceroien  t.  à  plusieurs  égards, 
les  communautés  régulières,  en  offrant  à  un 
siècle  corrompu  le  spectacle  de  quelques 
hommes  pratiquant  dans  toute  leur  pureté , 
les  préceptes  et  les  conseils  évangéliques.  La 
vénération  des  peuples  s'en  accroitroit,  ainsi 
que  l'autorité  du  ministère  ;  et  dans  un  temps 
où  le  clergé  n'a  pour  toute  richesse  que  ses 
vertus,  la  vie  commune  ,  moins  dispendieuse, 
épargneroit  à  un  grand  nombre  d'ecclésiasti- 

ecclésiastique  pour  se  revêtir  des  livrées  du  monde.  O 
Bourdoise!  où  êtes-vous  ? 

(1)  Fénélon  habita  plusieurs  années  cette  commu- 
nauté de  Saint-Sulpice. 


(    I29    ) 

ques  l'humiliation  de  l'aumône.  Je  prie  qu'on 
pèse  mûrement  ces  considérations  ,  et  surtout 
qu'on  interroge  l'expérience,  le  plus  sûr  des 
guides.  Pourquoi  ce  qui  existoit  il  y  a  vingt 
ans,  n'existeroit-il  pas  aujourd'hui  ?  Pourquoi 
ce  qui  faisoit  tant  de  bien  n'en  feroit-il  pas 
encore  ?  Est-ce  le  temps,  est-ce  les  hommes 
qui  sont  changés  ?  Hélas  !  l'un  et  l'autre  peut- 
être.  Je  dois  m'attendre,  et  je  m'attends  en 
effet  a  la  contradiction.  Je  prévois  qu'on  ne 
manquera  pas  de  raisons  à  m'opposer;  mais 
je  crains  beaucoup  moins  les  raisons  que  les 
prétextes. 

J'avance  avec  rapidité,  parce  que  ,  désirant 
detrelu,  jesens  la  nécessité  d'être  court 
L  objet  le  plus  essentiel,  puisque  l'existence 
même  de  la  religion  en  dépend,  c'est  d'as- 
surer la  perpétuité  du  ministère  en  formant 
de  nouveaux  ministres.  Voilà  l'œuvre  fonda- 
mentale, l'œuvre  qui  sollicite  toute  l'atten- 
tion, tout  le  zèle  des  Chrétiens.  Encore  quel- 
ques années,  et  la  moitié  de  la  France  sera 
sans  pasteurs  et  sans  culte.  Tel  est  notre  état 
il  est  déplorable  ;  mais  à  quoi  servirent  de  se' 
le  cacher?  Travaillons  plutôt  avec  ardeur  à 
1  améliorer;  sauvons  la  religion,  sauvons  la 
civilisation  ,  sauvons  la  France  !  On  ne  sent 
pas  encore  à  quel  point  tous  ces  grands  in- 
térêts sont  compromis:  on  ne  s'effraie   pas 

9 


(  i3o  ) 

assez  de  la  dépopulation  du  sanctuaire  ;  on  ne 
sait  pas  assez  quels  terribles  effets  en  doivent 
résulter,  effets  dont  l'observateur  attentif 
aperçoit  déjà  les  premiers  symptômes.  Cha- 
que année  le  nombre  des  prêtres  diminue  , 
et  chaque  année  aussi  la  piété  s'affoiblit ,  la 
licence  augmente ,  l'horrible  athéisme ,  et 
tous  les  principes  destructeurs  de  la  société 
se  propagent  de  plus  en  plus.  La  contagion 
gagne  les  campagnes  menacées  de  la  barba- 
rie. Je  puis  le  dire ,  car  je  l'ai  vu  :  il  est  des 
cantons,  et  en  grand  nombre ,  dont  les  habi- 
tans,  totalement  privés  des  enseignemens  re- 
ligieux, tombent  dans  l'abrutissement  de  l'é- 
tat sauvage.  Des  désordres  inouis,  des  mœurs 
prodigieuses  s'introduisent  dans  les  chaumiè- 
res :  les  esprits,  les  cœurs,  tout  se  dégrade.  Et 
comment  en  seroit-il  autrement  ?  Dénués  d'é- 
ducation ,  incapables  de  réfléchir,  l'existence 
de  ces  pauvres  gens  ne  se  compose  presque 
que  de  penchans  aveugles,  d'habitudes  ma- 
chinales. La  religion  seule  en  fait  des  hommes, 
en  leur  inspirant  des  idées  morales,  en  éveil- 
lant sur  eux  la  conscience,  en  leur  donnant 
un  guide,  un  moniteur,  un  modèle,  et  en 
établissant,  en  quelque  sorte  au  milieu  d'eux, 
une  école  de  civilisation.  Otez-leur  ce  frein  , 
privez-les  de  ces  secours,  ce  ne  sont  plus  que 
des  bêtes  féroces  ou  des  animaux  stupides. 


(  >3»  ) 

[1  est  donc  de  l'intérêt  de  l'État  de  multiplier, 
pour  les  habitans  des  campagnes ,  les  moyens 
d'instruction  ,  en  leur  procurant  des  rapports 
habituels  avec  des  hommes  qui  éclairent  leur 
ignorance,  répriment  leurs  passions  avec  une 
douce  et  paternelle  autorite ,  et  sachent  ouvrir 
ces  cœurs  grossiers  au  sentiment  du  devoir 
et  aux  impressions  de  la  vertu  (i).  Or,  c'est 
ce  que  la  religion  faisoit  admirablement ,  et 
c'est  ce  qu'elle  va  bientôt  cesser  de  faire, 
faute  de  ministres,  si  l'on  ne  se  hâte  d'en  for- 
mer de  nouveaux,  pour  remplacer  ceux  que 
la  mort  enlève  chaque  jour. 


(i)  On  se  tromperoit  fort  ,  si  l'on  s'imaginoit  pouvoir 
obtenir  ces  effets  avec  un  seul  prêtre  par  paroisse,  au- 
jourd'hui surtout  que  l'étendue  des  paroisses  a  plus 
que  doublé  en  plusieurs  lieux.  Beaucoup  de  gens,  qui 
ne  voient  dans  les  curés  que  des  ministres  de  la  reli- 
gion ,  c'est-à-dire,  selon  eux,  de  la  superstition,  vou- 
droient  qu'on  en  réduisît  le  nombreautant  que  possible; 
mais  1  homme  d'Etat  qui  voit  encore  en  eux  des  mi- 
nistres de  la  société,  pense  bien  différemment,  et  il 
reconnoît  que  si  c'est  assez  d'un  prêtre  pour  chanter 
tous  les  huit  jours  une  messe  devant  quelques  paysans, 
ce  n'est  pas  trop  de  trois  hommes  entièrement  dévoués 
à  leurs  tondions,  pour  civiliser  deux  ou  trois  mille 
sauvages;  et,  je  le  répète',  sans  la  religion  les  paysans  ne 
sont  que  des  >auvoges ,  et ,  qui  pis  est,  des  sauvage? 
corrompus. 


(  *âfc  ; 

L'expérience  apprend  que  les  villes  foui 
nissent  peu  de  sujets  pour  l'état  ecclésias- 
tique ,  et  la  classe  riche  surtout  n'en  fournit 
presque  aucuns.  C'est  uniquement  dans  les 
paroisses  de  campagne ,  qu'une  continuité 
de  bons  pasteurs  a  préservées  de  la  corrup- 
tion ,  que  l'Eglise  peut  réparer  ses  pertes.  Il 
faut  qu'elle  retourne  aux  lieux  où  elle  est 
née ,  pour  y  trouver  des  disciples  fidèles. 
Des  pécheurs  ,  des  bergers,  des  laboureurs  , 
voilà  ceux  que  la  Providence  appelle  aujour- 
d'hui dans  le  sanctuaire;  voilà  ceux  qu'elle 
destine  à  renouveler  la  foi  qu'ils  ont  su  con- 
server. Quœ  stulia  sunt  mundi  elegit  Deus  , 
ut  conjundat  sapientes  :  et  infirma  mundi  ele- 
git Deus ,  ut  conjundat  fortia. 

Dans  ces  circonstances,  les  curés  de  cam- 
pagne doivent  sentir  l'importance  de  l'œuvre 
que  Dieu  semble  remettre  entre  leurs  mains  ; 
et  sans  doute  ils  se  rendront  dignes  d'y  con- 
courir par  un  dévouement  sans  bornes.  Que 
chacun  d'eux,  selon  ses  moyens,  s'occupe 
de  l'instruction  de  quelques  élèves  :  aucun 
temps  ne  sauroit  être  mieux  employé  ;  car  le 
Seigneur  bénira  leur  troupeau,  s'ils  lui  en 
consacrent  les  prémices.  Il  s'agit  bien*  moins, 
dans  ces  premiers  momens,  de  développer 
l'esprit  des  enfans ,  que  de  former  leur  cœur. 
Lorsqu'on  se  sera  assuré  de  leurs  dispositions 


(  i33  ) 

et  de  leur  caractère,  ils  passeront,  déjà  in- 
struits des  élémens  de  la  langue  latine ,  dans 
les  petils  séminaires  ,  qu'on  ne  sauroit  trop 
protéger  ni  trop  étendre,  puisqu'ils  sont  et 
seront  long  -  temps  Tunique  pépinière  du 
clergé. 

On  n'en  est  pas  à  reconnoître  la  nécessité 
d'une  éducation  particulière  pour  l'état  ec- 
clésiastique. Ce  n'est  pas  avec  des  institutions 
militaires,  avec  la  dissipation  et  la  liberté 
toujours  plus  ou  moins  grandes  dans  les  col- 
lèges nombreux,  qu'on  fera  naître  dans  les 
enfans  l'habitude  de  la  soumission  et  du  re- 
cueillement, l'esprit  de  piété,  et  le  goût  des 
choses  saintes,  premier  fondement  de  l'édu- 
cation ecclésiastique ,  et  que  l'on  ne  peut 
poser  que  dans  des  âmes  toutes  neuves,  et 
sur  un  fonds  qui  n'a  point  encore  été  remué 
par  les  passions.  Les  études  même  doivent 
recevoir,  dès  l'origine  ,  une  direction  diffé- 
rente ;  et,  comme  l'unité  est  en  tout  le  but 
où  l'on  doit  tendre,  il  seroit  à  désirer  qu'on 
établit  une  ou  plusieurs  congrégations  reli- 
gieuses ,  spécialement  chargées  de  la  conduite 
des  séminaires.  Cette  institution  n'est  pas 
nouvelle ,  et  nous  avons  sous  les  yeux  des 
preuves  incontestables  de  son  utilité.  D'où 
sortoient ,  et  d'où  sortent  encore  les  prêtres 
les  plus  instruits,  les  plus  pénétrés  de  l'esprit 


(  i34  ) 

de  Dieu ,  et  les  plus  propres  à  le  re'pandre  : 
de  Saint-Sulpice.  11. est  une  tradition  d'en- 
seignement qui  ne  se  conserve  que  dans  les 
corps,  parce  que  les  corps  seuls  ne  meurent 
point,  qu'on  ne  se  borne  pas  à  y  former  des 
disciples,  mais  qu'on  y  forme  encore  des 
maîtres  :  et  l'enseignement  seroit-il  donc  la 
seule  fonction  si  facile  qu'elle  n'exigeât  au- 
cune étude  préliminaire,  ou  une  chose  si  in- 
différente ,  qu'on  crût  devoir  l'abandonner 
à  des  volontés  arbitraires?  Il  ne  faut  pas  que 
l'ordre  d'un  séminaire  dépende  uniquement 
de  la  volonté  ou  des  caprices,  des  idées  ou 
des  préjugés  d'un  seul  homme  ;  il  ne  faut  pas 
que  ce  qui  a  été  aujourd'hui  établi  par  un 
chef,  demain  soit  renversé  par  un  autre  qui 
aura  des  vues  différentes  ;  il  ne  faut  pas  enfin 
que  les  règles  et  l'esprit  de  l'établissement 
soient  sans  cesse  variables  comme  les  opinions 
des  directeurs,  et  que  ceux-ci  aient  à  craindre 
de  ne  pas  trouver  leurs  subalternes  disposés 
à  les  seconder  en  tout  et  à  marcher  vers  le 
même  but  avec  un  concert  parfait. 

Qu'on  me  permette  ici  une  observation, 
La  disette  de  ministres  pourroit  peut-être 
engager  quelquefois  à  abréger  le  temps  des 
études  et  des  épreuves  ;  ce  qui  auroit  des  in- 
convéniens  très-graves.  Je  suis  intimement 
convaincu   qu'aucune   considération  pe  doit 


(  >35  ) 

porter  à  se  départir  des  règles  si  sagement 
établies  par  l'Eglise  sur  les  interstices;  car 
enfin  c'est  moins  encore  de  prêtres ,  que 
de  prêtres  tout  ensemble  zélés  et  éclairés 
qu'on  a  besoin.  A  quoi  bon  les  divers  degrés 
de  la  hiérarchie ,  si  on  les  franchit  à  la  fois  et 
sans  intervalle?  Et  fera- 1 -on  des  prêtres 
comme  on  ne  voudroit  pas  faire  des  soldats  ? 
ce  seroit  ôter,  dans  l'esprit  des  peuples,  toute 
dignité  au  ministère  ;  ce  seroit  avilir  le  sacer- 
doce ,  et  ouvrir  la  porte  à  tous  les  abus. 

Il  est  bien  essentiel  aussi  qu'on  s'occupe 
de  la  conservation  des  sciences  ecclésiasti- 
ques, dont  l'étude  ne  fut  jamais  plus  négligée 
et  plus  nécessaire;  Je  jette  les  yeux  de  tous 
côtés,  et  je  ne  vois  en  France  qu'une  seule 
maison  où  elles  soient  cultivées,  et  c'est  en- 
core Saint-Sulpice.  Seroit-il  possible  qu'on 
ne  sentit  pas  combien  il  importe  de  former 
.des  défenseurs  de  la  foi?  A  aucune  époque 
l'Eglise  n'eut  à  repousser  des  attaques  plus 
dangereuses.  Au  moment  où  je  parle,  toutes 
les  Universités  protestantes  sont  en  travail 
pour  lui  ravir  la  preuve  si  frappante  des  pro- 
phéties. Quelle  voix  s'élève  pour  répondre? 
Aucune  :  et  tandis  que  nos  ennemis,  s'enfon- 
çantdans  les  langues  orientales,  en  font  comme 
un  champ  de  bataille  où  ils  nous  défient ,  il 
ne  se  trouvera  bientôt  plus  parmi  nous  per- 


(  i3G) 

sonne  en  état  de  les  y  poursuivre  et  de  les  y 
combattre.  Qu'on  travaille  à  former  des  bi- 
bliothèques dans  les  séminaires  ;  qu'on  y  éta- 
blisse des  dépôts  littéraires  semblables  à  ceux 
qui  existoient  autrefois  dans  un  grand  nombre 
de  communautés,  c'est  le  plus  sûr  moyen  de 
répandre  l'instruction  :  car,  avant  tout,  il  faut 
des  livres  pour  étudier.   Et  qu'on  se  garde 
bien  de  rejeter  les  anciens  théologiens  et  les 
scholastiques  aujourd'hui  si  décriés;  il  n'y  a 
que  l'ignorance  qui  méprise,  et  la  véritable 
science  tire  parti  de  tout.  Ces  écrivains  qu'on 
nomme  barbares,  parce  que  leur  style  est  sec 
et  rebutant ,  sont  quelquefois  pleins  de  sens; 
et  comment,  d'ailleurs ,  formera-t-on  la  chaîne 
de   la   tradition  ,   si   l'on   en    retranche    les 
scholastiques ,  qui  remplissent  seuls  plusieurs 
siècles. 

Je  terminerai  ce  que  j'avois  à  dire  des  sé- 
minaires, en  témoignant  le  désir  qu'on  ajoute 
aux  études  anciennement  usitées ,  celle  de 
l'art  oratoire.  Sans  doute  il  n'est  pas  question 
de  faire  de  chacun  des  élèves  un  Bourdaloue 
ou  un  Massillon  ;  mais  il  convient  de  leur  ap- 
prendre à  annoncer  avec  décence  la  parole 
de  Dieu ,  afin  que  cette  parole  sacrée  ne  soit 
pas  dans  leur  bouche  un  sujet  de  dérision. 

Passons  maintenant  du  clergé  aux  autres 
classes  de  la  société. 


(  '37  ) 

Nous  avons  vu  comment  la  philosophie 
parvint  à  s'emparer  de  l'éducation  vers  le 
milieu  du  dernier  siècle ,  et  nous  avons  vu 
aussi ,  et  la  société  a  éprouvé  ce  que  c'est  que 
l'éducation  philosophique.  Pendant  vingt  ans 
nous  avons  été  à  même  d'en  observer  les 
effets  ,  d'en  goûter  les  avantages  ;  et  puisse 
du  moins  cette  expérience  n'être  pas  perdue  ! 

Presque  partout  les  enfans  du  peuple ,  li- 
vrés à. eux-mêmes,  vivent  dans  un  abandon 
absolu,  dans  un  déplorable  vagabondage, 
source  de  tous  les  désordres  et  de  tous  les 
vices.  La  moitié  des  vols  commis  dans  la  ca- 
pitale le  sont  par  des  enfans.  Le  crime  de- 
vient une  habitude  et  un  besoin,  avant  d'être 
un  calcul  ou  une  passion;  et  la  conscience  est 
étouffée  avant  même  qu'elle  naisse. 

Effrayé  d'une  immoralité  si  générale  et  si 
précoce,  le  gouvernement  en  a  cherché  le 
remède  dans  le  rétablissement  des  écoles 
chrétiennes  (1),  où  les  enfans  du  pauvre  re- 


(i)  L'institution  des  Frères  des  Ecoles  chrétiennes  est 
due  à  un  chanoine  de  Reims  (M.  de  la  Salle),  qui 
pendant  plus  de  vingt  ans  lutta  ,  pour  rétablir,  contre 
des  obstacles  insurmontables  à  tout  autre,  11  faut  en 
voir  le  détail  dans  la  vie  trop  peu  connue  de  ce  héros 
de  la  charité  chrétienne,  qu'on  pourroit,  à  beaucoup 
d'égards,  comparer  à  saint  Vinccnl-dc  Faul. 


(  i38) 

çoivent  gratuitement  l'instruction  appropriée 
à  leur  état,  et  où  ils  acquièrent  surtout  des 
principes  religieux,  unique  garant  de  la  pro- 
bité dans  tous  les  états  :  institution  vraiment 
sociale,  qu'il  est  essentiel  de  protéger  et  d'é- 
tendre, si  l'on  compte  pour  quelque  chose 
l'éducation  du  peuple. 

J'en  dis  autant  des  Ursulines,  des  filles  de 
la  Croix,  des  dames  de  la  Visitation,  chez 
lesquelles  les  jeunes  personnes,  exercées  aux 
travaux  de  leur  sexe ,  et  formées  à  la  vertu 
ainsi  qu'à  la  piété  ,  trouvoient  un  abri  contre 
l'oisiveté,  la  misère,  et  le  libertinage  qui  en 
est  la  suite.  Partout  où  il  existe  encore  des 
Chrétiens,  partout  où  l'on  s'intéresse  encore 
aux  mœurs ,  à  la  religion,  ne  devroit-on  pas 
voir  se  relever  ces  pieux  établissemens  ?  Le 
gouvernement  leur  offre  protection  et  en- 
couragement; il  ne  s'agit  que  de  rassembler 
quelques  fonds ,  et  c'en  est  assez  pour  que 
tout  reste  suspendu.  On  a  de  l'or  pour  satis- 
faire ses  goûts,  ses  passions;  on  a  de  l'or  pour 
fournir  à  tous  les  caprices  d'un  luxe  effréné , 
on  n'en  a  point  pour  la  charité  ;  on  a  des  tré- 
sors pour  payer  le  crime,  et  l'on  n'a  pas 
même  une  pièce  de  monnoie  pour  aider  à 
fonder  un  chétif  asile  à  la  vertu  !  Pour  moi , 
quand  je  considère  cette  étonnante  insensi- 
bilité, cet  oubli  profond  de  tous  les  préceptes, 


(  i39) 

de  tous  les  devoirs  du  Christianisme ,  je  me 
demande  avec  effroi  si  nous  sommes  donc 
arrivés  à  ces  temps  annoncés  par  Jésus-Christ, 
lorsqu'il  disoit  :  «  Croyez-vous,  quand  je  vien- 
»  drai,  que  je  trouve  encore  un  peu  de  foi 
»  sur  la  terre  ?  » 

Si  quelque  chose  pouvoit  la  réveiller  dans 
les  cœurs  cette  foi,  hélas  !  si  languissante,  ce 
seroientsans  doute  les  missions.  Que  de  bien 
ne  feroient-elles  pas  dans  nos  campagnes,  et 
même  dans  nos  villes  !  Quel  champ  à  cultiver! 
quelle  moisson  à  recueillir  !  Il  faut  avoir  été 
témoin  des  fruits  de  sanctification  que  peu- 
vent produire  quelques   hommes  véritable- 
ment apostoliques,  pour  sentir  combien   ce 
moyen  est  puissant,  et  ce   qu'on  peut  s'en 
promettre  dans  les  circonstances   actuelles. 
L'appareil  de  la  mission ,  le  zèle  et  les  vertus 
des  missionnaires,  les  exhortations,  les  priè- 
res ,  le  chant  des  cantiques,  tout,  et  jusqu'à 
la  nouveauté  même  de  ce  spectacle,  touche, 
remue ,    entraîne  ;  et  des  paroisses   entières 
ont.  été  renouvelées  en  quelques  jours.  Et  pour 
opérer  ces  prodiges,  que  faut-il?  de  grands 
talens  ?  non,  mais  une  grande  foi.  Hœc  est 
vicloria  quœ  vincil  mundum  jides  nostra.  Oh  ! 
si  l'on  savoit  ce  que  peut  la  foi  !  si  l'on  n'étoit 
animé,  conduit  que   par  la  foi!   si  l'on  ne 
mettoit  qu'en  elle  sa  confiance  et  son  espoir  ! 


(  ï4o  ) 

oh  !  alors  on  verroit  renaître  les  merveilles 
des  anciens  jours.  Ministres  dn  Seigneur,  je 
vous  le  dis,  vous  ne  triompherez  point  du 
inonde  avec  les  armes  du  monde.  Laissez  là 
ces  discours  étudiés,  ces  phrases  sonores  : 
que  la  parole  de  Dieu,  dégagée  de  ces  frivoles 
ornemens  qui  la  dégradent ,  sorte  de  votre 
bouche  dans  toute  sa  majesté ,  dans  toute  sa 
simplicité,  et  si  Ton  veut  même  ,  dans  toute 
sa  rudesse.  Est-ce  donc  pour  flatter  l'oreille 
que  Jésus-Christ  nous  a  donné  son  Evangile  ? 
La  croix  ,  la  croix ,  voilà  votre  éloquence  : 
elle  est  assez  belle,  puisqu'elle  a  persuadé  les 
sages  et  les  ignorans,  le  Grec  et  le  Barbare; 
elle  est  assez  forte,  puisqu'elle  a  subjugué  la 
terre.  O  croix,  croix  divine  !  qu'il  se  trouve 
seulement,  comme  autrefois,  douze  apôtres 
pour  t'arborer  dans  l'univers,  et  l'univers  est 
à  tes  pieds. 

Le  bien  qu'ont  fait  les  missions,  les  con- 
grégations le  conservent,  et  l'on  ne  sauroit 
trop  recommander  ces  pieuses  associations 
où  la  ferveur  de  chacun  s'accroît  de  la  ferveur 
de  tous  ;  où  une  heureuse  émulation  de  sain- 
teté s'établit  entre  les  personnes  de  même 
Age  et  de  même  condition ,  mais  par  les  liens 
d'une  charité  mutuelle,  et  par  une  touchante 
communauté  de  prières  et  de  bonnes  œuvres, 
où  lafoiblesse  trouve  un  appui,  l'inexpérience 


(  *4i  ) 

un  guide ,  l'inconstance  un  frein ,  et  toutes  les 
vertus  des  modèles.  Aujourd'hui,  plus  que 
jamais,  il  faut  que  les  Chrétiens  se  serrent  pour 
résister  à  l'impulsion  de  l'impiété.  On  se  plaint 
qu'elle  entraine  tout  dans  son  cours  désas- 
treux :  mais  où  sont  les  digues  qu'on  lui  op- 
pose? On  gémit  sur  la  multitude  des  désor- 
dres ,  et  il  semble  qu'on  ait  tout  fait  quand  on 
a  gémi.  Une  foule  de  romans  obscènes,  d'ou- 
vrages irréligieux,  loués,  prêtés,  donnés, 
portent  la  corruption  jusque  dans  les  derniè- 
res classes  du  peuple;  et  nul  ne  s'occupe  de 
répandre  les  bons  livres,  chose  néanmoins  si 
importante ,  qu'il  n'en  est  point  peut-être 
qui  dût  exciter  davantage  le  zèle  et  la  sollici- 
tude des  pasteurs.  Or,  de  quel  secours  ne  se- 
roient  pas  à  cet  égard ,  comme  à  tant  d'autres, 
les  congrégations  ?  Qui  peut  dire  où  s'arrê- 
teroit  l'influence  du  bon  exemple  ?  Mais  sans 
se  livrer  aux  conjectures,  qu'on  examine  les 
faits,  ils  parlent  assez  haut.  Lorsqu'en  1762 
les  congrégations  furent  détruites  pour  la 
plupart,  avec  les  Jésuites  qui  les  avoient  for- 
mées et  qui  les  dirigeoient  avec  tant  de  sa- 
gesse ,  en  moins  de  dix-huit  ans  il  y  eut  dans 
la  capitale  une  diminution  de  moitié  dans  le 
nombre  des  personnes  qui  remplissoient  le 
devoir  pascal.  "Vers  le  même  temps  et  par  la 
même  cause,  on  vit  peu  à  peu  tomber  en  dé- 


(  ?4a  ) 

suétude  les  pratiques  pieuses,  la  visite  quoti- 
dienne des  églises,  la  prière  commune  dans 
les  familles,  présage  trop  certain  de  l'anéan- 
tissement de  la  foi.  Car  il  ne  faut  pas  s'y 
tromper,  les  hommes  ne  sont  point  de  purs 
esprits  ;  ils  ont  besoin  d'être  attachés  par 
quelque  chose  d'extérieur  et  de  sensible  ;  il 
faut,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  une  religion 
des  sens,  pour  qu'il  existe  une  religion  du 
cœur.  On  a  aujourd'hui  beaucoup  trop  de 
mépris  ou  d'indifférence  pour  ce  qu'on  ap- 
pelle les  dévotions  populaires.  Je  ne  sais  quelle 
fausse  prudence  engage  à  céder  sur  ce  point, 
comme  sur  beaucoup  d'autres  ,  aux  préjugés 
du  siècle.  On  croit  arrêter  le  torrent  en  s'y 
laissant  emporter.  J'ai  entendu  quelquefois 
des  personnes,  même  religieuses,  parler  du 
chapelet  avec  dédain  ;  mais  plus  souvent  en- 
core j'ai  été  attendri  jusqu'aux  larmes  à  l'as- 
pect de  quelques  bons  paysans ,  implorant  à 
genoux  la  Mère  des  miséricordes  avec  une 
piété,  un  recueillement,  une  ferveur  qui  se 
peignoient  dans  tous  leurs  traits  et  dans  leur 
humble  et  suppliante  attitude.  Il  est  peut-être 
de  plus  sublimes  prières  ;  mais  je  n'en  connois 
point  de  plus  touchantes  et  de  plus  pures. 

Parce  qu'aux  yeux  de  la  philosophie  toute 
pratique  religieuse  est  un  acte  de  superstition , 
on  sacrifie  successivement  toutes  celles  qui  ne 


(  »43  ) 

paroissent  pas  absolument  essentielles  ;  et  ce- 
pendant le  peuple ,  qui  voit  abolir  coup  sur 
coup  des  usages  qu'il  regardoit  comme  sacrés , 
ne  sait  plus  à  quoi  s'en  tenir  sur  le  fond  même 
de  la  religion,  et  s'habitue  à  la  conside'rer 
comme  une  institution  variable  ,  dépendante 
des  circonstances ,  et  soumise  aux  caprices 
des  hommes. 

Ce  n'est  pas  tout,  et  les  abus  naissent  des 
abus.  On  porte  les  mêmes  principes  dans  les 
tribunaux  de  la  pénitence.  Sous  prétexte  de 
ne  pas  décourager  les  fidèles  par  une  rigueur 
outrée,  on  y  marchande,  on  y  compose  avec 
le  pécheur,  et  Ton  ne  s'y  occupe  presque  que 
de  trouver  la  mesure  précise  de  ce  qu'il  peut 
se  permettre  d'un  côté ,  et  de  ce  dont  il  peut 
se  dispenser  de  l'autre  ,  sans  cesser  tout-à-fait 
d'être  Chrétien.  Quel  Christianisme,  grand 
Dieu  !  et  quels  Chrétiens  que  ceux  qui  calcu- 
lent ainsi  leur  morale  et  leur  foi!  Faut-il, 
après  cela,  s'étonner,  si  la  science  de  la  per- 
fection est  maintenant  si  inconnue ,  si  mé- 
prisée ?  le  nom  même  en  est  devenu  presque 
ridicule.  On  traite  hautement  d'illusions  les 
saintes  ardeurs  de  l'amour  divin,  et  les  com- 
munications célestes  de  l'âme  avec  son  créa- 
teur passent  pour  les  rêveries  d'un  cerveau 
creux  et  les  songes  d'une  imagination  en  dé- 
lire. Voilà  où  nous  a  conduits  ce  pernicieux 


(  44  ) 

>\  sterne  de  conciliation  et  de  condescendance, 
tortueux  labyrinthe  où  Ton  voyage  sans  cesse 
entre  les  devoirs  et  les  passions,  entre  le 
vice  et  la  vertu,  entre  le  ciel  et  l'enfer  ! 

Je   m'arrête":  j'ai  rempli  la  tâche  que  je 
m'étois  imposée.  Il  ne  me  reste   plus   qu'à 
supplier  la  Providence  de  bénir  mes  foibles 
efforts.  Puissent  tous  les  Chrétiens  travailler 
de  concert  à  rétablir  la  religion  dans  notre 
France  !  Ministres  de  Jésus-Christ ,  c'est  à  vous 
surtout  que  je  m'adresse  :  Que  votre  zèle  se 
ranime  avec  une  nouvelle  ardeur  ;  ne  vous 
laissez  point  aller  au  découragement  ;  rappe- 
lez-vous, rappelez-vous  sans  cesse  ces  paroles 
de  votre  divin  chef:  Le  monde  vous  affligera; 
mais  prenez,  courage,  j'ai  vaincu  le  monde. 
ÎS'a-t-il  pas  promis  d'être  avec  vous  jusqu'à 
la  consommation  des  siècles  ?  Eh  !  que  vous 
faut-il  de  plus  ?  Que  craignez-vous  avec  Jésus- 
Christ  ?  Son  invisible  protection  vous  envi- 
ronne, sa  grâce  vous  console  et  vous  sou- 
tient. Encore  une   fois,  que  craignez-vous? 
Non,   ce    n'est   pas    à   l'Eglise   de  craindre. 
Que    les    vents    se   déchaînent  contre  elle , 
qu'elle  soit  assaillie  par  les  orages   et  tour- 
mentée par  les  tempêtes  ;  celle  qui  a  pour 
domaine    l'éternité,   compte    pour    rien  les 
épreuves  du  temps.  Les  siècles  s'évanouiront, 
Je  temps  lui-même  passera  ;  mais  l'Eglise  ne 


(  45:-) 

passera  jamais.  Immuablement  fixées  par  le 
Très-haut,  ses  destinées  s'accompliront  mal- 
gré les  hommes ,  malgré  les  haines,  les  fu- 
reurs, les  persécutions;  et  les  portes  de 
l'enfer  ne   prévaudront    point  |contre 

ELLE. 


lO 


<»V\\VVV**VVl*VVVVvVlaVV^VVfcVVV<VWVA*VVVV^ 

MÉLANGES 

RELIGIEUX  ET  PHILOSOPHIQUES. 


INFLUENCE    DES    DOCTRINES    PHILOSOPHIQUES 
SUR   LA    SOCIÉTÉ.     (l8l5.) 

La  religion  naquit  avec  l'homme  :  sans  elle  , 
il  n'auroit  jamais  pu  se  conserver,  même  dans 
l'état  de  famille,  et,  à  plus  forte  raispn,  lors- 
que les  familles  multipliées  et  réunies  formè- 
rent les  peuples.  Aussi  ne  trouva-t-on  jamais 
de  horde  si  barbare  qui  n'eût  quelque  senti- 
ment religieux  :  le  Nègre  a  son  fétiche,  l'Iro- 
quois  et  le  Huron  adorent  le  Grand-Esprit,  et 
l'Otaïden  voluptueux,  comme  l'habitant  af- 
famé de  la  Nouvelle-Hollande,  que  la  nature 
a  placé  au  dernier  rang  de  l'humanité,  domi- 
nés par  le  même  instinct,  reconnoissent  et 
invoquent,  sur  leurs  délicieux  rivages,  et  dans 
leurs  solitudes  désolées,  une  puissance  supé- 
rieure à  l'homme. 

Ce  fait  a  frappé  les  philosophes.  Eu; voyant 
la  Divinité  présente  à  l'origine  de  toutes  hs 
sociétés,  les  uns  se  sont  épuisés  en  lamenta- 
tions sur  l'incurable  imbécillité  de  l'espèce 
humaine  ,  destinée  à  être  trompée  dans  tous 
les  temps  ;  les  autres,   en  bien  plus  grand 


10. 


(  "48) 

nombre  ,  en  ont  conclu  la  ne'cessité  de  l'in- 
tervention du  premier  Etre,  pour  élever  et 
affermir  l'édifice  social.  «  Les  hommes,  ob- 
»  serve  Rousseau  (i) ,  n'eurent  point  d'abord 
»  d'autres  rois  que  les  dieux,  ni  d'autre  gou- 
;»  vernement  que  le  théocratique.  Jamais  état 
>.  ne  fut  fondé ,  que  la  religion  ne  lui  servît 
»  de  base.  »   On  ne  peut  pas  plus  dire,  ce- 
pendant, que  les  législateurs  aient  inventé  la 
religion,  qu'on  ne  peut  dire  qu'ils  ont  in- 
venté la  justice ,  que  les  lois  ont  pour  objet 
de  maintenir.  L'homme  ne  crée  rien  ;  son 
pouvoir  se  borne  à  disposer  de  ce  qui  est  ; 
et  si  le  sentiment  du  juste  et  de  l'injuste ,  si 
l'idée  de  Dieu  n'avoient  préexisté  dans  son 
esprit  et  dans  son  cœur,  il  lui  eût  été  aussi 
impossible  de  les  inventer,  que  de  tirer  du 
néant  un  nouvel  être  :  autrement  tous  les 
principes,  toutes  les  vérités  seroient  arbi- 
traires, ou  plutôt  il  n'existeroit  plus  de  vé- 
rité; le  bien,  le  mal,  ne  seroient  que  des  idées 
de  convention,  un  langage  de  circonstance  , 
qu'on  pourroit  changer  du  matin  au  soir  ;  il 
n'y  auroit  rien  d'immuable  dans  la  raison 
humaine ,  condamnée  à  se  jouer  éternellement 
sur  des  mots  vides  de  sens,  et  des  abstractions 
sans  réalité. 


(i)  Contrat  social,  liv.  IX,  ch.  8. 


C  i49) 

Mais  l'homme,  qui  ne  peut  rien  créer,  peut 
de'truire;  il  peut  altérer  sa  propre  nature, 
jusqu'au  point  d'en  effacer  quelques-uns  des 
traits  primitifs;  il  peut  se  dégrader  enfin,  et 
cette  triste  faculté  n'est  que  trop  prouvée  par 
l'expérience. 

Ainsi  l'habitude  du  sophisme,  ou  l'abus  de 
l'esprit,  fausse  sa  rectitude  naturelle  ;  l'ha- 
bitude du  vice  et  du  crime ,  ou  l'abus  de  la 
liberté,  étouffe  la  conscience,  et  anéantit 
l'être  moral.  Né  pour  commander  à  tout  ce 
qui  l'environne  et  à  lui-même  ,  l'homme  ab- 
dique trop  souvent  ce  noble  empire,  pour  se 
rendre  l'esclave  des  objets  les  plus  vils,  et  de 
ses  propres  penchans.  Les  organes  ,  destinés 
à  servir  l'intelligence  ,  la  maîtrisent;  et  dans 
cet  indigne  asservissement,  les  lumières  s'é- 
teignent, son  libre  arbitre  s'affoiblit,  ses  af- 
fections se  dépravent;  le  désordre  s'empare 
de  ses  pensées,  de  ses  désirs  ,  sans  règle  dé- 
sormais et  sans  frein  ;  la  raison  dépossédée 
se  dénature  dans  l'abjecte  servitude  où  elle 
gémit  d'abord,  et  où  bientôt  elle  se  complaît; 
les  sens  faits  pour  obéir,  abusant  contre  eux- 
mêmes  d'un  pouvoir  usurpé,  s'usent,  dépé- 
rissent ,  et  l'homme  entier  est  détruit. 

Qui  ne  reconnoît  ici  la  philosophie  mo- 
derne et  ses  effets,  visibles  surtout  dans  cette 
jeunesse  lamentable  qu'elle  a  comme  marquée 


(  i5o  ) 

de  son  horrible  sceau  ?  Nos  cites  et  nos  cam- 
pagnes se  sont  peuplées  d'une  race  nouvelle, 
qui  inspireroit  une  pitié'  indicible,  si  le  mé- 
pris et  le  dégoût  laissoient  place  à  d'autres 
senthnens.  On  les  voit  ces  victimes  préma- 
turées de  doctrines  meurtrières,  errer  sur 
nos  places  publiques,  autou  r  de  nos  demeures, 
comme  les  spectres  de  la  mort  et  les  simu- 
lacres du  néant.  Leur  seul  aspect  afflige  l'œil, 
et  plus  encore  la  pensée  :  on  croiroit  presque 
apercevoir  quelques-unes  de  ces  ombres  cri- 
minelles, à  qui  la  justice  suprême  permet  de 
sortir  du  sépulcre ,  pour  effrayer  et  retenir 
sur  le  bord  de  l'abîme  ceux  quiscroient  tentés 
de  les  imiter.  Livrés  aux  appétits  de  la  brute, 
sans  souci  de  l'avenir,  sans  consolations  cé- 
lestes ,  sans  souvenirs ,  sans  espérance  ,  sans 
remords ,  n'existant  enfin  que  par  les  sens  , 
leur  intelligence  obscurcie  laisse  à  peine  échap- 
per quelques  pâles  lueurs,  bientôt  perdues 
dans  les  ténèbres  d'un  doute  stupidc.  Ils  n'ont 
de  foi  qu'en  la  volupté,  qui  chaque  jour  les 
moissonne  en  nombre  effrayant,  presque  sur 
le  seuil  de  la  vie  ;  malheureux  adolescens  déjà 
vieillis  dans  une  corruption  sans  bornes , 
comme  elle  étoit  sans  exemple. 

Mais  il  ne  suffit  pas  d'indiquer  le  mal  ,  il 
faut  en  développer  les  causes  ,  montrer  com- 
ment   elles  agissent  t  prouver  enfin  que  leur 


(  «Ki  ) 

action  doit  être  nécessairement  ce  qu'elle  est. 

L'homme  n'est  point  un  être  simple  ;  il  est 
composé  de  deux  êtres  unis  ensemble  par 
d'inexplicables  liens.  Par  son  âme ,  il  appar- 
tient au  monde  des  intelligences  ;  par  ses  or- 
ganes ,  au  monde  matériel.  Doué ,  pour  ainsi 
dire,  d'une  triple  vie,  comme  être  pensant, 
il  existe  dans  l'ordre  intellectuel  ;  comme  être 
sensible ,  dans  l'ordre  moral  ;  comme  être 
corporel,  dans  l'ordre  physique. 

L'ordre  moral,  intimement  lié  à  l'ordre 
intellectuel,  n'en  est  qu'une  conséquence,  ou, 
pour  mieux  dire,  qu'une  branche  ;  et  l'un  et 
l'autre  ne  nous  sont  bien  connus  que  par  la 
religion ,  qui  nous  soulève  de  la  terre  pour 
nous  transporter  dans  le  sein  de  l'Etre  infini, 
région  éternelle  des  essences,  comme  l'ap- 
pelle un  de  nos  plus  profonds  métaphysiciens. 
Otez  Dieu  de  l'univers,  ôtez  l'âme  de  l'homme, 
il  ne  reste  plus  que  l'ordre  physique ,  et  toutes 
les  relations  imaginables  entre  les  êtres  se 
réduisent  à  des  rapports  de  masse,   de  dis- 
tance, de  vitesse  et  de  forme.  L'homme  rentre 
dans  la  classe  des  brutes  ,  des  plantes,  et,  à 
plusieurs  égards,  des  substances  inorganiques 
même;  matière  comme  elles,  comme  elles  il 
est  soumis  uniquement  aux  lois  de  la  matière, 
et  ses  plus  sublimes  vertus,  ainsi  que  ses  for- 
faits les  plus  atroces,  sont  le  résultat  néces- 


(  i5a  ) 

sâire  des  mouvemens  qu'il  reçoit  et  qu'il  Com> 
munique  forcément.  La  moralité'  des  actions 
n'est  plus  qu'un  vain  mot;  rien  n'est  bon  ni 
mauvais  en  soi,  puisque  tout  est  également 
nécessité  :  l'unique  bien  est  le  plaisir,  l'unique 
mal  la  douleur,  et  l'unique  devoir  de  fuir 
Tune  et  de  rechercher  l'autre,  jusqu'au  mo- 
ment inévitable  où  un  néant  éternel  vient 
engloutir  cette  frêle  et  abjecte  existence. 

Ces  doctrines  venant  à  se  répandre ,  on  ne 
conçoit  même  pas  comment  Tordre  social 
pourroit  subsister.  Toute  société  est  fondée 
sur  le  droit  de  commander,  et  sur  le  devoir 
d'obéir  :  ôtez  cela ,  vous  détruisez  l'idée  même 
de  gouvernement.  Les  hommes  peuvent  bien 
être  assemblés,  mais  ils  ne  sont  pas  unis,  ils 
ne  forment  pas  un  corps,  un  tout  moral ,  dont 
les  diverses  parties  se  lient,  s'enchaînent,  ten- 
dent à  un  but  commun  ;  et  dès  lors  il  n'y  a 
point,  dans  cette  agrégation  informe,  d'ordre 
ou  de  moyen  de  conservation  ;  car  c'est  l'or- 
dre qui  conserve  les  êtres ,  et  partout  où 
n'existe  point  cet  ordre  nécessaire,  il  y  a  des- 
truction ,  ou  tendance  à  une  destruction  pro- 
rhaine. 

Toute  société  encore  est  fondée  sur  le  sa- 
crifice des  intérêts  particuliers  à  l'intérêt  gé- 
néral,  c'est-à-dire  que,  pour  que  la  société 
se  maintienne ,   il  faut  que  chacun    de  ses 


(  ir>3  ) 

membres,  au  lieu  de  se  considérer  seul,  se 
regarde  comme  partie  d'un  tout,  à  la  conser- 
vation et  au  bien-être  duquel  son  devoir  est 
de  concourir,  soit  en  s'abstenant  de  ce  qui  lui 
peut  nuire,  soit  en  contribuant  d'une  manière 
active  et  directe  au  bonheur  public  :  ce  qui  ne 
sauroit  avoir  lieu  que  par  le  sacrifice  de  l'a- 
mour de  soi  à  l'amour  des  autres  ;  sacrifice 
si  grand,  si  sublime,  qu'à  peine  trouvera-ton, 
dans  l'immense  trésor  des  espérances  reli- 
gieuses, d'assez  puissans  motifs  pour  l'exiger 
et  pour  l'obtenir. 

Or,  en  premier  lieu,  par  cela  seul  que  la 
philosophie  ne  voit  dans  l'univers  que  des 
corps,  nie  l'existence  d'un  Etre  souverain  ,  et 
matérialise,  si  je  puis  user  de  ce  mot,  la 
pensée  même,  elle  anéantit  la  notion  du 
pouvoir ,  et  substitue  la  force  à  l'autorité. 
L'athée  Hobbes  cstdc;>c  conséquent,  lorsqu'il 
attribue  l'origine  de  la  société  civile  à  l'usage 
que  firent  quelques  hommes  de  leur  force, 
pour  asservir  leurs  semblables. 

De  là  résulte,  premièrement,  l'impossibilité 
absolue  qu'il  existe  jamais  aucun  gouverne- 
ment légitime,  aucun  devoir,  ni  aucun  droit, 
ni,  par  conséquent,  aucune  association  tran- 
quille et  durable,  à  moins  que  la  force  usur- 
patrice ne  conserve  perpétuellement  sa  su- 
périorité originaire  sur  la  foiblesse  qu'elle  a 


(  i54) 
subjuguée.  En  ce  cas,  on  ne  sauroit  dire  en- 
core qu'il  y  ait  association  proprement  dite, 
ou  société  ;  car  il  n'y  a  pas  association  entre 
les  fers  qui  enchaînent  l'esclave  ,  et  l'esclave 
enchaîné  ;  il  n'y  a  pas  société  entre  le  tigre 
qui  dévore  ,  et  l'agneau  dont  il  fait  sa  proie. 
Rousseau  lui-même  convient  de  tout  ceci. 
«  Le  plus  fort,  dit-il  (i),  n'est  jamais  assez 
»  fort  pour  être  toujours  le  maître,  s'il  ne 
»  transforme  sa  force  en  droit ,  et  l'obéis- 
»  sance  en  devoir....  La  force  est  une  puis- 
»  sance  physique;  je  ne  vois  point  quelle 
»  moralité  peut  résulter  de  ses  effets.  Céder 
»  à  la  force  est  un  acte  de  nécessité ,  non  de 
»  volonté  ;  c'est  tout  au  plus  un  acte  de  pru- 
»  dence.  En  quel  sens  pourra-ce  être  un 
»  devoir  ?  Supposons  un  moment  ce  pré- 
»  tendu  droit.  Je  dis  qu'il  n'en  résuite  qu'un 
»  galimatias  inexplicable.  Car  sitôt  que  c'est 
»  la  force  qui  fait  le  droit,  l'effet  change 
»  avec  la  cause;  toute  force  qui  surmonte  la 
»  première  ,  succède  à  son  droit.  Sitôt  qu'on 
»  peut  désobéir  impunément,  on  le  peut  lé- 
»  gitimement  ;  et,  puisque  le  plus  fort  a  tou- 
»  jours  raison ,  il  ne  s'agit  que  de  faire  en  sorte 
»   qu'on  soit  le  plus  fort.  Or  ,  qu'est-ce  qu'un 


(1)    Contrat  social,  liv-  I,  chap.  3. 


(  '55  ) 

»  droit  qui  périt  quand  la  force  cesse  ?  S'il 
»  faut  obéir  par  force  ,  on  n'a  pas  besoin 
»  d'obéir  par  devoir,  et  si  l'on  n'est  pas 
»  forcé  d'obéir,  on  n'y  est  plus  obligé.  On 
»  voit  donc  que  ce  mot  de  droit  n'ajoute  rien 

»  à  la  force  :  il  ne  signifie  ici  rien  du  tout 

»  Convenons  donc  que  force  ne  fait  pas  droit, 
»  et  qu'on  n'est  obligé  d'obéir  qu'aux  puis- 
»  sauces  légitimes.  » 

On  remarquera,  secondement,  que  qui- 
conque ne  reconnoît  point  d'Etre  supérieur 
à  l'homme,  ne  montrera  jamais  ces  puissan- 
ces légitimes ,  à  qui  seules  on  est  obligé  d'o- 
béir, selon  Rousseau;  puisque  entre  deux 
êtres  égaux,  il  ne  sauroit  y  avoir  pour  l'un 
d'obligation  de  se  soumettre  à  l'autre  ;  et  en 
supposant,  en  certain  cas,  la  convenance 
d'obéir  ,  cette  convenance  seroit  évidemment 
insuffisante  pour  fonder  un  droit  et  un  de- 
voir ;  elle  seroit  tout  au  plus  un  intérêt.  Aussi 
les  publicistes,  qui,  comme  Rousseau,  ont  fait 
dépendre  la  société  d'un  pacte  libre  ,  soutien- 
nent-iis  que  ce  pacte  n'oblige  qu'aussi  long- 
temps qu'il  plaît  à  ceux  qui  l'ont  formé  : 
maxime  qui  ne  renverse  pas  moins  que  les 
précédentes  les  véritables  notions  du  droit  et 
du  devoir. 

Et  nous  ferons  observer  que   ce    dernier 
syslème  ,  qui  a  eu  et  qui  devoit  avoir  de  si 


(  i56  ) 

terribles  suites ,  d'un  côté  repose  implicite- 
ment sur  l'athéisme  ,  et  doit  y  conduire  tout 
peuple  qui  l'adopteroit;  de  l'autre,  tient  aux 
principes  matérialistes ,  dont  on  vient  de  voir 
que  Rousseau  combat  les  conséquences,  et 
dont  néanmoins  son  Contrat  social  n'est 
qu'une  perpétuelle  application. 

En  effet ,  attribuer  la  souveraineté  au  peu- 
ple, supposer  qu'elle  lui  appartient  essen- 
tiellement ,  c'est  poser  en  principe  qu'il  n'a 
pas  d'autre  maître  que  lui-même,  ou  qu'il 
n'existe  aucune  puissance  supérieure  à  la 
sienne;  c'est,  par  conséquent,  nier  l'existence 
d'un  Etre  créateur  et  conservateur,  dont 
l'homme  dépend  à  raison  de  l'existence  qu'il 
lui  doit;  c'est,  en  un  mot,  faire  l'homme 
éternel,  c'est  le  faire  Dieu  ;  et  les  philosophes 
à  bonnet  rouge  ,  qui  proclamèrent  la  divinité 
de  la  raison  humaine  ,  et  l'éternité  d'un  être 
d'un  jour  (i),  ne  firent  que  divulguer  un 
dogme  implicitement  révélé  par  le  publiciste 
genevois.  Et  il  en  faut  bien  venir,  malgré  soi , 
jusqu'à    cette    sacrilège  absurdité,   à   moins 


(i)  Quand  Conrîorcet  a  prétendu  que  l'homme  pour- 
voit parvenir  à  prolonger  indéfiniment  sa  vie ,  ou  à  se 
rendre  physiquement  immortel,  c'est ,  quoique  peut- 
être  à  son  insu ,  le  même  principe  qui  l'a  conduit  à  avan- 
cer cette  sottise  philosophique. 


(  <57  ) 

quon  ne  préfère  se  jeter  dans  des  absurdités 
d'un  autre  genre,  mais  non  moins  palpables. 
L'auteur  du  Contrat  social  en  fournit  encore 
Ja  preuve.  Son  cœur  répugnoit  à  l'athéisme  : 
quoique  vivant  parmi  des  athées,  jamais  ils 
ne  purent  lui  faire  adopter  leur  désolante 
doctrine.  Cependant  il  voyoit  clairement  qu'en 
admettant  la  création  de  l'homme ,  il  s'ensuit 
que  l'être  qui  l'a  créé ,  et  qui  l'a  créé  sociable , 
a  nécessairement  établi  tous  les  rapports  so- 
ciaux, puisque  tous  ils  dérivent  de  la  nature 
de  l'homme  ,  et  que  la  volonté  du  Créateur 
est  alors  l'unique  raison  du  pouvoir,  et  le 
fondement  unique  de  tout  droit.  Aussi,  pour 
former  la  société  civile  sans  l'intervention  de 
la  volonté  divine,  Rousseau  a-t-il  été  con- 
traint de  soutenir  que  la  société  n'est  pas  dans 
la  nature  de  l'homme  ,  et  même  y  est  con- 
traire. 

Partant  de  là ,  et  guidé  à  son  insu  par  les 
doctrines  qu'il  rejette  en  apparence,  il  iden- 
tifie si  bien  la  force  et  le  pouvoir ,  ou  la  sou- 
veraineté ,  qu'il  la  place  sans  cesse  là  où  il  y  a 
le  plus  de  force  ,  c'est-à-dire  dans  le  peuple, 
sans  autre  raison  de  lui  accorder  cette  préro- 
gative ,  que  la  supériorité  de  nombre ,  ou  la 
prépondérance  de  la  force  physique.  Dès  lors 
tous  les  inconvéniens  qu'il  prétendoit  écarter 
reviennent  nécessairement;  l'obéissance  cesse 


(  '58) 

d'être  un  devoir  ;  c'est  tout  au  plus  un  acte  de 
prudence.  Dès  qu'on  peut  désobéir  impuné- 
ment, on  le  peut  légitimement.  Pour  comman- 
der a  son  tour,  et  avec  autant  de  droit  que  le 
chef  qu'on  dépossède  ,  Une  s'agit  que  défaire 
en  sorte  qu  on  soit  le  plus  fort.  Le  pouvoir  est 
une  proie  qu'on  se  dispute  ,  la  soumission  un 
acte  de  nécessité.  Et  comme  la  force  n  'est  qu  une 
puissance  physique ,  et  qu  aucune  moralité  ne 
peut  résulter  de  ses  effets,  il  s'ensuit  que  le 
prince,  ou  le  dépositaire  de  la  force,  peut 
opprimer  le  peuple  ,  et  le  peuple  ,  s'il  devient 
le  plus  fort,  chasser,  égorger  le  prince,  sans 
que  la  morale  y  soit  intéressée.  En  matière  de 
gouvernement ,  rien  n'est  plus  ni  juste  ni  in- 
juste ;  et  cette  conséquence,  Jurieu  la  tire 
formellement,  lorsqu'il  soutient  que  le  peuple 
n'a  pas  besoin  de  raison ,  ou  de  justice  ,  pour 
valider  ses  actes. 

Voilà  donc  tous  les  crimes  publics  auto- 
risés d'un  seul  mot;  et  c'est  au  nom  de  la 
dignité  de  l'homme  que  l'on  prêche  une  doc- 
trine si  avilissante  !  c'est  pour  le  bonheur 
de  la  société  que  l'on  propage  des  principes 
destructifs  de  toute  société  ! 

Pour  qu'elle  subsiste,  il  faut,  avons-nous 
dit  en  second  lieu,  que  chacun  de  ses  mem- 
bres concoure  au  bien  général,  parle  sacri- 
fice de  ses  intérêts  particuliers  ;  sacrifice  de  la 


(  »59) 

propriété,  sacrifice  du  repos  et  des  jouissances 
personnelles ,  sacrifice  de  la  vie  même ,  quand 
la  conservation  de  l'Etat  l'exige. 

Or,  lhomme  qui  méconnoissant  sa  nature, 
et  abjurant  l'immortalité,  renferme  tout  son 
être  dans  un  point  imperceptible  du  temps  ; 
qui  ne  se  sent,  pour  ainsi  dire,  exister  que 
dans  son  corps,  doit  nécessairement  chercher 
dans  les  plaisirs  du  corps,  le  bonheur  que  sa 
volonté  désire  invinciblement.  Il  n'y  a  point 
pour  lui  de  force  morale  réprimante  de  la 
force  physique  qui  l'entraîne.  Sa  raison,  per- 
vertie par  les  principes  qu'elle  s'est  faits,  au 
lieu  d'arrêter  ses  désirs ,  les  irrite  au  contraire 
et  en  accroît  l'énergie.  Point  de  frein,  point 
de  moralité  pour  un  tel  homme.  Loin  d'être 
disposé  à  se  sacrifier  pour  autrui,  il  devra  et 
voudra ,  s'il  est  conséquent ,  sacrifier  tout  à 
lui,  parce  que  son  premier  ou  plutôt  son  seul 
devoir  est  de  se  rendre  heureux,  n'importe 
à  quel  prix.  Alors  ,  au  lieu  de  s'ordonner  par 
rapport  au  tout,  il  ordonne  le  tout  par  rap- 
port à  lui ,  il  se  fait  le  centre  universel  où  tout 
doit  aboutir  dans  la  famille  ,  dans  la  cité , 
dans  l'Etat.  Il  est  le  Dieu  à  qui  tous  les  hom- 
mes doivent  apporter  leurs  offrandes,  le  mo- 
narque au  profit  duquel  la  société  fut  établie  ; 
et  pour  asservir  ses  semblables  à  ses  caprices 
les  plus  insensés ,  pour  se  faire  décerner  le 


C  1G0) 

culte  divin,  il  ne  lui  manque  que  la  force  , 
comme  le  prouve  l'exemple  des  empereurs 
dans  la  décadence  de  Rome.  Les  grands,  au 
milieu  de  leurs  troupeaux  d'esclaves,  imitoient 
l'empereur  dans  leurs  palais  et  dans  leurs 
villa.  Chaque  Romain  imiloit  les  grands  dans 
la  sphère  plus  ou  moins  circonscrite  où  les 
circonstances  l'avoient  placé  ;  et  tous ,  ennemis 
nés  les  uns  des  autres ,  parce  que  les  intérêts 
particuliers  sont  toujours  opposés,  ne  s'accor- 
doient  que  pour  opprimer,  dépouiller,  dévorer 
le  monde ,  devenu  la  proie  de  leurs  vices 
bien  plus  encore  que  de  leurs  armes.  Jamais  le 
genre  humain  ne  descendit  à  un  pareil  degré 
d'avilissement  ;  jamais  l'homme  ne  fut  compté 
pour  moins  en  tout.  Au  signal  donné  par  les 
passions,  la  force  du  fer  ou  celle  de  l'or  com- 
mandoit,  et  la  foiblesse  obéissoit  en  silence. 
Le  peuple  conquérant  et  le  peuple  conquis 
mouroient  sans  murmurer,  non  pour  sauver 
la  patrie  ou  pour  en  augmenter  la  gloire , 
mais  pour  ajouter  aux  jouissances  énormes 
des  divinités  humaines  qu'ils  s'étoient  créées  , 
de  nouvelles  jouissances  dédaignées  bientôt 
par  ces  dieux  engourdis  et  stupides. 

L'histoire  est  donc  parfaitement  d'accord 
avec  nos  principes.  Dès  qu'on  ne  connoît  plus 
d'autre  bien-être  que  le  bien-être  physique, 
l'or  ou  la  propriété,  moyen  universel  des 


C  ifi-i  ) 

jouissances  physiques,  devient  le  but  où  cha- 
cun tend  avec  une  ardeur  proportionnel  au 
désir  qu'il  a  du  bien-être.  On  n'acquiert  que 
pour  acquérir  encore  ;  la  cupidité  s'accroît 
avec  les  richesses;  le  cœur  se  pétrifie  ;  tous 
les  sentimens  généreux  s'éteignent  :  comment 
s'en  étonner?  Proposer  à  un  philosophe,  tel 
que  ceux  dont  je  parle,  de  renoncer  à  sa  pro- 
priété ou  à  une  portion  de  sa  propriété,  c'est 
lui  proposer,  en  d'autres  termes ,  de  renoncer 
au  bonheur;  proposition  absurde  ,  puisque 
cet  abandon ,  cette  abnégation  de  soi ,  en  tout 
contraire  à  la  nature  de  l'homme,  n'est  pas, 
et,  quoiqu'on  tasse ,  ne,  sauroit  être  en  son 
pouvoir.  Que  si  quelquefois  un  matérialiste 
inconséquent  sacrifie,  ce  qui  n'arrive  guère, 
un  plaisir  matériel,  qu'on  me  permette  ce 
mot,  à  une  jouissance  purement  inorale,  c'est 
à  mes  yeux  une  des  plus  fortes  preuves  de  la 
fausseté  de  son  système  :  car,  s'iln'étoit  qu'un 
être  physique,  ce  sacrilice  lui  seroit  com- 
plètement impossible.  11  en  faut  dire  autant, 
et  avec  bien  plus  de  raison,  du  sacrifice  de  la 
vie. 

Cependant  la  société,  ne  subsiste  que  par 
des  sacrifices  semblables;  par  le  sacrilice  de 
Ja  vie  dans  le  soldat;  par  le  sacrifice  du  pen- 
chant le  plus  impérieux  dans  le  prêtre ,  et 
dans  tous  ceux  qui  n'ont  pas  formé  les  liens 

I  I 


c  là*  ) 

qui  le  rendent  légitime  ;  par  le  sacrifice  du 
repos  et  de  la  liberté  dans  les  fonctionnaires 
de  TEtat;  dans  tous,  enfin,  par  le  sacrifice  de 
la  propriété ,  que  les  besoins  de  la  société  , 
que  l'humanité  ,  que  la  charité,  réclament  sans 
cesse. 

A  la  place  de  ces  dévouemens  nécessaires  , 
de  cette  préférence  accordée  aux  autres  sur 
soi,  la  philosophie  met  l'égoïsme  au  fond  des 
âmes.  Elle  fait  que  chacun  se  préfère  aux 
autres  ;  elle  étouffe  l'amour  du  prochain  , 
source  de  toutes  les  vertus,  parce  qu'il  l'est 
de  tous  les  sacrifices.  A  l'intérêt  général,  qui 
est  nul  pour  elle ,  elle  substitue  les  intérêts 
particuliers  multipliés  ?.  l'infini ,  et  par-là 
établit  entre  les  membres  de  la  société  une 
sorte  de  guerre  perpétuelle.  Les  propriétés  , 
objets  des  désirs  de  tous,  sont  sans  cesse  at- 
taquées par  la  force  ou  la  ruse.  On  ne  res- 
pecte aucun  droit,  parce  qu'on  ne  rcconnoît 
aucun  devoir.  L'envie  ,  la  haine ,  continuelle- 
ment excitées  par  le  spectacle  d'une  pros- 
périté étrangère,  ne  laissent  presque  plus  de 
place  dans  les  cœurs  aux  touchantes  affec- 
tions de  famille,  à  l'amitié  confiante,  aux 
doux  sentimens  de  l'humanité.  La  fourberie , 
honteux  supplément  de  la  force ,  tous  les 
désordres,  tous  les  vices,  tous  les  crimes, 
naissen  t  d'eux-mêmes  dans  ce  sol  empoisonné. 


(  i63  ) 

En  vain  des  lois  dépourvues  de  sanction  s'ef- 
forcent d'opposer  au  torrent  une  digue  im- 
puissante ;  tout  cède  à  son  impétuosité  ;  et 
l'Etat,  placé  souslaprotectiond'une  législation 
de  supplices  et  de  la  morale  des  bourreaux, 
expire  violemment  dans  les  convulsions  de  la 
fièvre  révolutionnaire,  ou  dissous  par  le  venin 
qui  le  consume  intérieurement,  tombe  pièce 
par  pièce  comme  un  cadavre  pouri. 

Voilà  ce  que  dit  la  raison  ,  voilà  ce  que  dé- 
montre l'expérience.  Qu'oppose-t-on  à  c^tte 
double  autorité  ?  des  phrases,  des  mots  vides 
de  sens ,  d'autant  plus  dangereux  que  les 
passions  se  réservent  le  droit  de  les  inter- 
préter selon  l'intérêt  du  moment.  Lisez  ces 
nombreux  pamphlets  qu'enfante  chaque  jour 
le  délire  philosophique  ;  toutes  les  rêveries 
antisociales  y  sont  renouvelées  ,  exaltées  , 
consacrées  sous  le  nom  à' idées  libérales ,  ex- 
pression sacramentelle ,  dont  l'obscurité  ré- 
fléchie cache  aux  yeux  du  vulgaire  les  mys- 
tères redoutables  de  la  religion  philosophique. 
Rappelez-vous  les  maximes  éternelles  sur  les- 
quelles reposé  toute  constitution  durable  ; 
aussitôt  cent  voix  vous  accusent  d'attaquer 
les  idées  libérales.  Cherchez-vous  à  faire  sentir 
la  nécessité  de  rendre  aux  principes  religieux 
leur  antique  influence  ;  vous  êtes  un  fana- 
tique ,  un  homme  imbu  de  vieux  préjugés , 

T  i. 


(  i64) 

et,  pour  tout  dire  en  un  mot,  un  ennemi  des 
idées  libérales.  Signalez  -  vous  les  vices  de 
quelques  institutions  modernes  ;  osez-vous 
leur  préférer  les  institutions  éprouvées  par 
le  temps,  et  redemandées  par  le  bon  sens 
d'un  peuple  entier;  à  l'instant  les  cris  re- 
doublent, et  vous  êtes  déclaré,  dans  vingt 
brochures ,  coupable  de  conspiration  contre 
les  idées  libérales.  On  a  tout  dit,  on  a  répondu 
à  tout,  quand  on  a  nommé  avec  emphase  les 
idées  libérales. 

Au  reste,  si  le  mot  en  soi  est  vague  et  in- 
signifiant ,  l'emploi  qu'on  en  fait  ne  laisse 
aucune  incertitude  sur  le  parti  qu'on  se  pro- 
pose d'en  tirer.  Il  est  manifeste  que  le  nom 
de  philosophie  ayant  perdu  son  prestige ,  on 
veut  reproduire  ,  sous  un  autre  titre  ,  ses  sys- 
tèmes discrédités  ;  car  la  philosophie  ne  ré- 
trograde pas  plus  que  les  révolutions.  Après 
avoir  fait ,  à  nos  dépens ,  un  si  terrible  essai 
de  ses  forces,  elle  ne  sauroit  désormais  sup- 
porter le  repos,  il  faut,  qu'elle  agisse,  il  faut 
qu'elle  règne  ;  et ,  jusqu'au  dernier  soupir, 
elle  défendra  la  couronne  de  ruines  dont  la 
Providence  a  permis  une  fois  qu'elle  ceignit 
sa  tête.  Que  pouvons-nous  cependant  nous 
promettre  sous  son  empire  ?  quels  seront  les 
fruits  de  sa  domination?  Hélas!  si  jamais  elle 
atteignoit  les  bornes  de  la  perfectibilité  qu'elle 


(  (65  ) 

nous  vante,  s'il  lui  étoit  donné  de  remporter 
cette  lugubre  victoire  sur  ce  qu'elle  appelle 
les  préjugés  ,  ce  seroit  sur  le  tombeau  du 
genre  humain  ,  seul  monument  digne  d'elle  , 
qu'elle  seroit  contrainte  d'arborer  le  signe  de 
son  triomphe. 

Non,  aucun  peuple  ,  et  bien  moins  encore 
tous  les  peuples  ensemble  ,  ne  sauroient  exis- 
ter sans-  Dieu  ,  sans  religion.  Mais  la  religion 
peut  s'altérer,  le  sentiment  de  la  Divinité  peut 
s'affaiblir  sans  s'éteindre  entièrement;  et  alors 
il  s'établit,  au  sein  de  la  société,  une  sorte 
de  lutte  entre  la  vie  et  la  mort ,  assez  sem- 
blable au  combat  des  deux  principes,  imaginé 
par  quelques  anciens.  Tel  est  aujourd'hui 
l'état  de  la  plupart  des  nations  européennes, 
état  qui  commença  à  la  naissance  du  Protes- 
tantisme . 

Les  novateurs  du  seizième  siècle,  en  atta- 
quant l'autorité  infaillible  de  l'Eglise,  ren- 
versèrent la  base  de  sa  constitution.  Ils  nièrent 
le  pouvoir  dans  la  société  religieuse  ,  ce  qui 
les  conduisit  à  nier  le  pouvoir  dans  la  société 
politique  ,  parce  que  ces  deux  sociétés  sont 
semblables ,  et  que  toute  atteinte  portée  à 
Tune  retombe  nécessairement  sur  l'autre. 
Dans  l'Église  comme  dans  l'Etat,  ils  attri- 
buèrent la  souveraineté  à  la  multitude,  ou, 
en  d'autres  termes ,  ils  mirent  l'homme  à  la 


(  166  ; 

place  de  Dieu;  et  comme  le  pouvoir  qui  régit 
des  êtres  intelligens  doit  être  intelligent  lui- 
même,  et  s'il  est  souverain  souverainement 
intelligent  (i),  ils  furent  forcés  d'attribuer 
au  peuple  une  intelligence  souveraine  ou  in- 
finie; et  il  falloit  bien  qu'elle  fût  telle,  pour 
juger  infailliblement  de  dogmes  qui  tiennent 
de  tous  côtés  à  l'infini.  La  même  prérogative 
appartient  au  peuple  dans  l'ordre  politique  ; 
et  Rousseau  énonce  nettement  cette  absur- 
dité, lorsqu'il  soutient  que  la  volonté  géné- 
rale, qui  n'est  autre  chose,  selon  ses  prin- 
cipes,  que  la  volonté  de  la  multitude,  est 
toujours  droite ,  c'est-à-dire  ne  sauroit  errer. 
On  ne  doit  donc  pas  être  surpris ,  comme 
nous  l'avons  déjà  fait  observer,  que  les  der- 
niers disciples  de  ce  sophiste,  qui  divinisoit 
la  raison  humaine,  aient  élevé  des  autels  à  la 
déesse  Raison.  L'apothéose  de  l'homme,  chez 

(i)  C'est  la  raison  philosophique  et  générale  de 
l'infaillibilité  qu'allribuent  les  Catholiques  au  pouvoir 
religieux  dans  la  société  chrétienne.  Cette  considération 
pourroit  peut-être  aidera  éclaircir  la  question  tant  con- 
troversée de  l'infaillibilité  du  P:ipe.  11  semble  qu'il 
s'agiroil  uniquement  de  savoir  s'il  possède  une  autorité 
souveraine.  Dans  la  société  politique  constituée,  ou  la 
monan  hie,  il  est  de  principe  que  le  Roi  ne  peut  être 
jugé.  On  suppose  qu'il  ne  sauroit  errer,  en  tant  que 
souverain.  C'est  l'infaillibilité  politique. 


(  >«7  ) 

les  païens,  fut  moins  monstrueuse  ;  car,  en 
dégradant  la  Divinité,  elle  n'en  abolissoit  pas, 
du  moins  entièrement,  l'idée  dans  l'esprit  et 
le  sentiment  dans  le  cœur.  Il  y  avoit  la  diffé- 
rence de  l'idolâtrie  à  l'athéisme. 

L'orgueil,  sous  le  nom  de  raison  ,  n'eut  pas 
plus  tôt  proclamé  son  règne,  que  toutes  les 
vérités,  successivement  bannies  de  la  terre  , 
rentrèrent,  si  cette  expression  nous  est  per- 
mise ,  dans  le  sein  de  Dieu.  L'erreur  prit  pos- 
session du  domaine  qu'elles  abandonnoient  ; 
et,  comme  l'erreur  par  son  essence  n'est  qu'une 
privation,  un  néant,  le  symbole  des  peuples 
ne  se  composa  que  de  dogmes  négatifs,  c'est- 
à-dire  qu'il  y  eut  destruction  de  l'intelligence. 
Ainsi,  le  symbole  des  Luthériens  et  des 
Calvinistes  ,  en  tant  que  séparés  de  l'ancienne 
société  chrétienne  ,  fut  la  négation  du  sacrifice 
de  Jésus-Christ  sur  nos  autels,  de  sa  présence 
réelle  ,  d'une  partie  des  sacremens  qu'il  a  in- 
stitués, du  libre-arbitre  de  l'homme,  etc. 

Le  symbole  des  Sociniens  fut  la  négation 
de  la  divinité  de  Jésus-Christ,  de  la  nécessité 
d'un  médiateur,  de  la  chute  primitive ,  des 
peines  éternelles,  etc. 

Le  symbole  des  Déistes  fut  la  négation  de 
toute  religion  révélée,  et  par  suite,  de  toute 
morale  certaine  et  obligatoire. 

Le  symbole  de  l'athée ,  enfin ,  fut  la  néga- 


(  168  ) 

tion  la  plus  universelle  qu'il  soit  possible  de 
concevoir,  la  négation  du  premier  Etre  ou 
simplement  de  l'Etre.  «  Ils  nient  l'effet ,  après 
»  avoir  nié  la  cause;  nient  l'action ,  après  avoir 
»  nié  la  volonté;  nient  l'univers,  nient  Dieu, 
»  se  nient  eux-mêmes.  Là  ,  dit  M.  de  Bonald, 
»  finit  la  raison  humaine.  »  J'ajoute  :  là  finit 
la  société ,  là  finit  l'homme,  qui  périroit,  même 
physiquement,  si  cette  affreuse  négation  de 
toute  vérité  devenoit  le  symbole  du  genre 
humain. 

Les  agitations  intestines,  les  troubles,  les 
bouleversemens,  les  révolutions  dont  nous 
sommes  témoins ,  n'ont  pas  d'autres  causes 
que  ce  profond  oubli  des  vraies  doctrines 
politiques  et  religieuses ,  dans  la  plupart  des 
sociétés  chrétiennes.  Inutilement  Ton  vou- 
droit  se  faire  illusion  :  la  nature,  plus  forte 
que  les  individus,  et  que  les  peuples  mêmes, 
les  rappelle ,  par  une  salutaire  et  pénible 
succession  de  crises ,  dans  les  voies  qu'ils  ont 
abandonnées.  Il  faudra ,  quoi  qu'on  en  ait , 
que  l'Europe,  rejetant  le  breuvage  d'erreur 
dont  la  philosophie  l'enivre  depuis  plus  d'un 
siècle,  boive  de  nouveau  à  la  coupe  de  la 
vérité  ,  ou  qu'elle  expire  sur  son  lit  de  dou- 
leur. 

Je  ne  dirai  rien  des  gouvernemens  ;   il  \ 
auroit  trop  à  dire.  Je  ne  ferai  point  remar- 


(  i6q  ) 

quer  jusqu'à  quel  point  les  maximes  subver- 
sives de  Tordre  politique  dominent  encore 
aujourd'hui  dans  certaines  têtes;  combien  les 
meilleurs  esprits  sont  à  cet  égard  dupes  de 
leur  siècle  ;  combien  on  est  encore  disposé 
à  confondre  les  devoirs  avec  les  droits:  com- 
bien la  dangereuse  chimère  de  la  multiplicité 
des  pouvoirs  obscurcit  encore ,  pour  beau- 
coup de- gens,  la  véritable  notion  du  pouvoir: 
combien  de  principes  de  servitude  se  cachenl 
sous  de  fausses  idées  de  liberté  ;  combien  la 
folie  des  législations  humaines  prévaut  en- 
core contre  les  enseignemens  de  la  raison 
et  contre  les  leçons  de  l'expérience.  Je  le 
répète,  jaurois  trop  à  dire.  Mais  je  puis  du 
moins  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  effets  les 
plus  apparens  du  matérialisme ,  dont  l'in- 
fluence sur  les  mœurs,  sur  les  institutions, 
sur  les  lois  ,  sur  les  svstèmes  d'administration, 
sur  les  habitudes  domestiques  mêmes,  est  si 
sensible  chez  les  nations  modernes. 

In  des  caractères  de  notre  siècle  est  ce 
fatal  égoïsme  qui  endurcit  et  dégrade  les 
âmes,  cette  soif  sacrilège  de  For,  auri  sacra 
famés  .  qui,  étouffant  jusqu'au  germe  dessen- 
timens  généreux,  anéantit  toutes  les  vertus. 
On  veut  de  l'or,  on  en  veut  à  tout  prix,  parce 
qu'avec  de  l'or  on  a  tout,  jouissances,  hon- 
neurs, estime  même.  ÏL8  vile  cupidité  a  tout 


(  i?°  ) 

envahi,  tout  souillé,  tout  déshonoré  ,  jusqu'à 
la  gloire.  Les  plus  hautes  fonctions  sociales  , 
qui  n'étoient  autrefois  qu'un  grand  dévoue- 
ment de  l'homme  et  de  ses  propriétés  au  ser- 
vice de  l'Etat,  grâce  aux  progrès  des  lumières, 
devinrent  un  objet  de  spéculation ,  des  es- 
pèces de  fermes  qu'on  se  hàtoit  d'exploiter. 
On  ne  demandoil  plus  :  Telle  place  est-elle 
honorable  ?  mais,  Combien  rend-elle  d'argent  ? 
Aussi  n'en  est-il  presque  point  qui  fussent 
remplies  gratuitement  pendant  le  cours  de  la 
révolution.  Le  peuple  ne  fut  pas  plus  tôt  de- 
venu souverain ,  qu'il  lui  fallut  solder  tous 
les  agens  de  sa  souveraineté,  depuis  le  juge 
qui  applique  les  lois,  jusqu'au  législateur  qui 
les  fabrique. 

Dépouillé  de  ses  espérances  immortelles , 
l'homme  pour  qui  l'avenir  n'est  rien ,  parce 
qu'il  peut  avoir  cessé  d'être  quand  cet  avenir 
arrivera,  saisit  et  dévore  avec  avidité  le  pré- 
sent. De  là  le  relâchement,  ce  n'est  pas  assez 
dire ,  l'entière  dissolution  des  liens  qui  at- 
tachent l'individu  à  la  famille ,  et  la  famille 
à  l'Etat.  Pressé  de  mettre  à  profit  cette  vie 
rapide  qu'il  va  perdre,  le  père  se  hâte  de 
jouir,  et  de  jouir  seul;  tandis  que  le  fds,  in- 
quiet et  tourmenté  de  la  même  ardeur,  attend 
impatiemment  qu'il  passe ,  pour  jouir  à  son 
tour   Plus  de  sage  prévoyance,  plus  de  ces 


(  <;i  ) 

longues  et  solides  pensées  d'établissement 
qui  lioient  les  générations  aux  générations  par 
un  enchaînement  de  bienfaits  (i)  ,  et  une 
tendance  soutenue  vers  un  but  commun.  Plus 
enfin  d'affections  domestiques  ,  de  respect , 
d'amour  réciproque  ,  d'autorité  et  de  dépen- 
dance ;  mais  les  mouvemens  de  l'instinct  qu'on 
retrouve  dans  la  brute  même,  une  tendresse 
désordonnée  qui  soumet  aux  caprices  de  l'en- 
fance la  raison  de  l'âge  mûr,  ou  une  indiffé- 
rence profonde  moins  dangereuse  peut-être, 
puisque  après  tout,  si  elle  ne  s'occupe  poinl 
d'étouffer  les  vices  naissans,  du  moins  elle 
n'en  provoque  pas  la  naissance. 

Ainsi,  dans  les  mœurs  actuelles,  l'enfant, 
victime  infortunée  de  la  philosophie  de  ses 
parens,  est  également  opprimé  par  leur  in- 
différence et  par  leur  amour. 

On  ne  sauroit  disconvenir  que  Rousseau , 
encore  aujourd'hui  représenté  par  des  esprits 
frivoles  comme  le  bienfaiteur  de  l'enfance , 


(i)  La  multitude  presque  incroyable  des  placemens 
en  viager  est,  pour  l'observateur  réfléchi,  l'un  des 
symptômes  les  plusalarmans  de  la  décadence  des  mœurs. 
Il  est  inutile  d'en  dire  la  raison,  qui  ne  s'aperçoit  que 
trop.  Mais  peut-être  seroil-il  temps  de  songer  à  assurer 
l'existence  ou  la  perpétuité  de  la  famille  ,  si  Ton  ne  veut 
pas  que  la  société  elle-même  n'existe  qu'en  viager. 


(  •  ;*) 

n'ait  singulièrement  contribué  ,  par  son  élo- 
quence paradoxale,  à  introduire  cette  édu- 
cation corruptrice.  C'est  lui,  qui,  abusant  de 
la  foiblesse  des  mères  ,  et  flattant  leur  ten- 
dresse aveugle ,  leur  apprit  à  ne  jamais  con- 
trarier les  penchans  d'un  être  essentiellement 
bon,  selon  lui.  Avec  des  phrases  sentimenta- 
les sur  la  brièveté  de  la  vie,  sur  l'incertitude 
que  l'enfant  parvienne  jamais  à  l'âged'homme, 
il  sut  malheureusement  persuader  à  des  pa- 
reils crédules,  qu'il  y  avoit  de  la  barbarie  à 
le  former  aux  devoirs  et  à  l'état  de  l'homme. 

Qu'arriva-t-il  cependant?  que  les  rapports 
naturels  entre  l'enfant,  le  père  et  la  mère, 
étant  intervertis,  l'autorité  passa  entre  les 
mains  de  l'être  foible  et  sans  raison  ;  le  sujet, 
dans  la  société  domestique,  se  trouva  investi 
du  pouvoir,  et  la  constitution  de  la  famille 
fut  renversée  :  changement  d'autant  plus 
digne  de  remarque  ,  qu'il  concourut  avec  un 
semblable  désordre  et  une  révolution  ana- 
logue dans  la  grande  famille,  ou  la  société 
politique  :  tant  sont  élroitsl  es  liens  qui  unis- 
sent ces  deux  sociétés. 

Nous  sommes,  au  reste,  fort  éloignés  de 
penser  que  cette  molle  condescendance,  cette 
soumission  servile  aux  volontés  ou  aux  capri- 
ces d'un  être  aussi  débile  d'esprit  que  de 
corps,  cette  liberté  qu'on  lui  laisse  de  se  li- 


(  i?3  ) 

vrer  à  tous  ses  penchans  ,  soient  propres  à 
le  rendre  plus  heureux,  même  dans  les  cour- 
tes années  auxquelles  on  sacrifie  toutes  les 
autres.  Et  que  de  mécomptes  ,  que  de  dou- 
leurs on  lui  prépare  dans  l'avenir!  A  quelle 
triste  expérience  on  le  réserve ,  lorsqu'arra- 
ché  aux  illusions  de  l'indépendance,  il  lui 
faudra  porter  le  dur  joug  de  la  société,  qui 
n'est  pas  seulement  le  joug  de  la  nécessité 
physique,  dont  Rousseau  consent  à  charger 
son  élève,  mais  bien  plus  encore  le  joug  et  des 
hommes  et  des  devoirs. 

Ce  qu'il  faut  observer  principalement ,  dans 
cette  partie  de  la  doctrine  du  philosophe  ge- 
nevois, c'est  moins  encore  peut-être  les  in- 
convéniens  qu'elle  entraîne,  que  les  principes 
qu'elle  suppose  :  car  il  résulte  de  la  pratique 
recommandée  par  Piousseau  ,  et  même  de  ses 
aveux  exprès  ,  que  jusqu'à  un  âge  assez  avancé 
l'enfant  n'est  guère  qu'un  être  physique  ,  dont 
les  actions,  dirigées  par  l'instinct,  sont  dé- 
pourvues de  moralité.  Sans  cesse  il  oublie  que 
cet  enfant,  par  cela  seul  qu'il  existe,  appar- 
tient déjà  à  Tordre  social,  qu'il  est  appelé  à 
prendre  rang  dans  la  noble  hiérarchie  des 
êtres  intelligens  et  moraux;  et  perdant  de  vue 
ces  hautes  destinées,  le  sophiste  insensé  gé- 
mit sur  les  fugitives  jouissances  que  la  mort 
peut  ravir  à  un  être  immortel. 


(  «74) 

Toutefois,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  on 
n'avoit  encore  tenté  que  des  essais  partiels 
des  méthodes  philosophiques  d'éducation. 
On  jugea  enfin  le  siècle  mûr  pour  une  expé- 
rience en  grand ,  et  l'Université  s'éleva  comme 
un  vaste  amphithéâtre  ,  où  une  généra- 
tion entière  fut  livrée  au  scalpel  des  nova- 
teurs. 

Nous  le  déclarons  d'abord ,  afin  qu'on  ne 
nous  soupçonne  pas  d'être  guidés  par  une 
prévention  aveugle  :  nous  n'ignorons  rien  de 
ce  qui  a  été  écrit  en  faveur  de  cette  institu- 
tion gigantesque  ;  nous  avons  lu  attentivement 
les  apologies  qu'on  en  a  faites;  et  nous  nous 
sommes  convaincus  que  l'Université  est  ce  qui 
se  peut  imaginer  de  plus  admirable  aux  yeux 
des  membres  de  l'Université. 

Après  cet  aveu  que  nous  devions  à  la  vé- 
rité ,  et  que  nous  faisons  de  bonne  grâce ,  il 
nous  sera  permis  sans  doute  de  dire  ce  que 
nous  avons  vu,  ce  que  vingt  millions  de  Fran- 
çais ont  vu  comme  nous. 

Rousseau  ne  vouloit  pas  qu'on  parlât  de 
Dieu  à  son  Emile,  avant  dix-huit  ans  ;  c'étoit 
bien  déjà  quelque  chose  ;  mais  on  fit  mieux 
encore ,  et  plus  de  trois  cent  mille  enfans  fu- 
rent élevés  ,  sinon  de  droit,  au  moins  de  fait, 
je  ne  dis  pas  dans  l'oubli,  mais  dans  la  haine 
de  toute  religion,  dans  le   mépris  de  toute 


(  i?5  ) 

morale.  Des  mœurs  inouïes,  des  prodiges  de 
corruption  effrayèrent  le  libertinage  même  , 
et  jetèrent  la  désolation  dans  les  familles, 
réduites  à  porterie  deuil  des  vertus,  aussi- 
bien  que  de  la  mort  des  infortunés  sur  qui 
reposoientleurs  plus  chères  espérances.  Chose 
horrible  à  penser  ,  les  pères  furent  contraints 
de  se  réjouir  en  apprenant  qu'ils  n'avoient 
plus  de  fils  ! 

Hélas  1  la  philosophie  elle-même,  dans  ses 
momens  de  bonne  foi,  ne  nous  avoit-elle 
pas  révélé  la  secrète  défiance  que  lui  inspi- 
roient  ses  propres  systèmes  ?  Ne  nous  avoit- 
elle  pas  mis  en  garde  contre  ses  fastueuses 
promesses  ?  Qu'on  écoute  Diderot  (i)  :  «  Deux 
»  grands  philosophes  firent  deux  grandes 
»  éducations  :  Aristote  éleva  Alexandre  ;  Sé- 
»  nèque  éleva  Néron.  »  On  voit  que  ce  n'est 
pas  d'aujourd'hui  seulement  que  le  genre  hu- 
main est  lié  par  la  reconnoissance  aux  philo- 
sophes. Nous  ne  sommes  plus  surpris  qu'un 
siècle  éclairé  les  préfère  hautement  aux  prê- 
tres. Qu'ont  fait  ceux-ci  de  comparable  aux 
deux  grandes  éducations  dont  parle  Diderot  ? 
Où  sont  les  Nérons  qu'ils  ont  élevés?  La  France 
ne  leur  doit  que  saint  Louis  ,  qui  rendoit  la 

(i)  Essai  sur  les  règnes  de  Claude  et  de  Néron, 
tom.  III ,  pag.  129. 


(  tf.6  ) 

justice  au  pied  d'un  chêne;  et  Louis  XM. 
martyr  de  sou  peuple. 

ISous  avons  dit  que  le  matérialisme  avoit 
étendu  son  influence  jusque  sur  la  législation. 
11  seroit  très-facile  d'en  donner  de  nombreu- 
ses preuves  :  nous  nous  bornerons  à  une  seule  , 
et  c'est  la  loi  si  profondément  immorale  du 
divorce  qui  nous  la  fournira.  On  choisit,  pour 
l'introduire  dans  un  pays  où  l'opinion  publi- 
que la  repoussoit,  le  moment  où  les  nations 
chez  qui  elle  existoit  depuis  long-temps, 
convaincues,  par  l'expérience,  de  ses  per- 
nicieux effets,  sernbloient  penser  à  l'abolir. 
La  religion,  la  saine  politique  réprouvent 
également  cette  loi,  cela  est  certain;  cepen- 
dant il  y  auroit  de  la  barbarie  à  enchaîner , 
d'une  manière  indissoluble,  deux  infortunés 
l'un  à  l'autre  ,  si  l'attente  d'une  autre  vie  ,  où 
leur  sort  peut  changer,  n'est  qu'une  chimère. 
■Car  où  seroit  alors  le  motif,  pour  deux  époux 
mutuellement  malheureux  par  leur  union, 
de  sacrifier  leur  bien-être  à  l'intérêt  général 
de  la  société  ?  Et  qu'a-t-elle  à  leur  offrir  en 
compensation  de  ce  sacrifice  ?  Qu'on  examine 
avec  soin  les  raisons  apportées  en  faveur 
du  divorce,  on  verra  qu'en  dernière  ana- 
lyse elles  sont  fondées  sur  la  supposition 
implicite,  que,  même  pour  sa  propre  conser- 
vation, la  société  n'a  pas  le  droit  d'exiger  de 


(  '77  ) 

ses  membres  qu'ils  renoncent  à  un  penchant 
naturel  qu'on  affecte  de  représenter  comme 
invincible  ;  et  qu'en  fixant  l'homme  irrévoca- 
blement dans  une  condition  pénible,  dans  un 
état  de  souffrance,  on  le  condamne  à  un 
malheur  sans  espoir,  on  lui  ôte  tout  ;  ce  qui 
est  très-vrai,  si  tout  finit  avec  cette  courte 
existence.  Pour  éviter  donc  d'être  inconsé- 
quent, on  a  brisé  sans  remords  le  plus  sacré 
des  liens ,  on  a  solennellement  violé  la  grande 
charte  de  la  famille;  le  mariage  a  été  déclaré 
un  bail  à  an  et  jour,  résiliable  pour  cause 
d'adultère,  de  mauvais  traitemens  ,  etc.;  et, 
chez  un  peuple  chrétien  ,  la  honteuse  promis- 
cuité des  brutes  est  devenue,  qui  le  croirait? 
une  faculté  légale,  un  droit  qui  s'acquiert  par 
le  vice  et  par  le  crime  même  ! 

Ainsi,  l'esprit  de  matérialisme  a  pénétré 
partout  pour  tout  infecter  ,  les  mœurs,  l'édu- 
cation ,  les  lois.  On  a  cherché  la  morale,  et 
on  ne  Va  plus  trouvée.  11  n'est  pas  jusqu'à  la 
philosophie  qui  n'ait  été  effrayée  de  sa  dis- 
parition ,  et  la  France  a  vu  ses  savans  en 
corps  promettre  gravement  un  prix  à  celui 
qui  la  rctrouveroit. 

L'ordre  social ,  ébranlé  violemment  par  les 
doctrines  destructives  du  pouvoir,  étoit  en- 
core dissous  dans  ses  élémens  mêmes,  par 
une  sorte  d'épicuréisme  qui  s  emparoit  peu  à 

12 


(  «78) 

peu  de  toutes  les  classes  de  la  société.  Plu- 
sieurs années  avant  que  la  révolution  éclatât, 
on  remarquoit  déjà  ce  funeste  symptôme  d'a- 
vilissement et  de  décadence.  Les  hommes  du 
plus  haut  rang  sembloient  ne  pouvoir  plus 
soutenir  le  fardeau  des  fonctions  publiques. 
On  les  voyoit  déserter  lâchement  le  service 
de  l'Etat,  pour  se  livrer  à  je  ne  sais  quelle 
molle  oisiveté  qu'ils  décoroient  du  nom  de 
repos  philosophique.  Ainsi  le  vouloit  la  na- 
ture :  car  c'est  de  la  nature  que  s'autorisoient, 
pour  abandonner  la  société  ,  ceux  qu'elle  avoit 
comblés  de  ses  faveurs.  On  eût  dit  que,  sur- 
chargés de  titres  et  gorgés  d'or,  il  ne  leur 
restât  plus  qu'à  couler  doucement  d'inutiles 
jours  au  sein  des  délices  des  villes  ou  de  la 
tranquillité   des  champs.  Il  faut  vivre  pour 
soi,   telle  étoit    la  grande  maxime  ;  et  l'on 
appeloit    vivre    pour    soi  ,    s'affranchir    de 
toute  gène,    de   tout  devoir  pénible,  jouir 
du  présent,   oublier  l'avenir,  rassasier  tour 
à  tour  et  irriter  les  sens  pour  les  rassasier 
encore.  Aussi  est-ce   de  cette  époque  que 
date  cette  recherche  honteuse  dans  les  plai- 
sirs de  la  table ,  ce  luxe  efféminé  qui  rem- 
plaça la  noble  pompe  du  siècle  précédent, 
enfin  cette  scandaleuse  association  des  arts 
et  de  la  volupté,  qui,  lasse  et  non  assouvie, 
cherchoit  de  tous  côtés  des  remèdes  à  ses 


(  179  ) 

dégoûts   et   des   supplémens  à  son  impuis- 
sance. 

La  poésie  s'altérant  comme   les  mœurs , 
cessa  de  peindre  les  affections  de  l'âme,  pour 
chanter  les  jouissances  des  sens.  Chez  un  peu- 
ple grossièrement  voluptueux,    elle   devint 
l'auxiliaire  du  vice,  au  lieu   d'être  l'organe 
des  passions;  parce  que  là  où  il  n'existe  plus 
de  frein  il  n'y   a  point  de  passions,  il  n'y  a 
que  des  appétits.  De  là  cette  hideuse  prosti- 
tution de  l'art  à  des  sujets  qui  révoltent  un 
goût  délicat ,  presque  autant  qu'ils  offensent 
la  pudeur  ;  de  là  encore  l'invention  d'un  nou- 
veau genre  de  poëme  exclusivement  consacré 
à  décrire  la  nature  matérielle  ;  et,  pour  peu 
qu'on  y  réfléchisse  ,   l'on  n'hésitera  point  à 
attribuer  à  la  même  cause  l'inquiétante  préé- 
minence que  les  sciences  physiques  ont  usur- 
pée sur  les  sciences  intellectuelles  et  morales , 
prééminence  qu'elles  conserveront  tant  que 
les  doctrines  matérialistes  continueront  d'être 
dominantes.  Par  ce  seul  effet,  le  matérialisme 
conduit  donc  nécessairement  à  la  barbarie. 
Mais,  ou  nous  nous  trompons  fort,  ou  l'on 
ne  s'arrêteroit  pas  dans  la  barbarie.  De  même 
que  l'excès   des  jouissances  physiques  dans 
l'homme    tue  l'intelligence,    l'imagination, 
l'âme  enfin  ,  et  quelquefois  même  le  corps  ; 
ainsi,  l'application  exclusive  aux  sciences  phy- 

12. 


(  i8o  ) 

siques,  l'importance  outrée  qu'on  y  attache ,  la 
préférence  qu'on  leur  accorde,  jointes  à  tous 
les  effets  qu'entraîne  la  cause  primitive  de  ce 
désordre  dans  les  idées  générales,  tueroient 
à  la  longue  la  raison,  l'intelligence ,  l'âme  de 
la  société,  et  le  corps  social  même. 

Nous  avons  dit  que  l'amour  excessif  de  la 
propriété  avoit  excité  dans  les  cœurs  un  désir 
effréné  de  l'or ,  signe  universel  des  proprié- 
tés. Jl  est  résulté  de  là  que  les  gouvernemens, 
soumis  à  l'influence  des  mêmes   erreurs,  au 
lieu  d'opposer  une  digue  à  cette  passion  dé- 
sastreuse, l'ont  au  contraire  fortifiée,  autant 
qu'il  étoit  en  eux,  par  leur  exemple.  Perdant 
de  vue  les  causes   éternelles  de    la  prospé- 
rité et  de  la  stabilité  des  empires,  ils  ont  stu- 
pidement confondu  la  force  avec  la  richesse, 
et  l'or  aussi  est  devenu  leur  Dieu  :  simulacra 
gentium  argcntumet  aurum.  Dès  lors  les  prin- 
ces n'ont  plus  été  occupés  qu'à  irriler  la  cu- 
pidité des  peuples.  Le  commerce,  que  dans 
la  situation  actuelle  de  l'Europe  il  faut  peut- 
être  protéger,  mais  qu'il  faut  contenir,  parce 
qu'il  tend,  par  sa  nature,  à  corrompre  les 
mœurs ,  attira  presque  uniquement  les  regards 
des  Souverains.  On  n'épargna  rien  pour  don- 
ner à  cette  profession,  honorable  quand  la 
probité  l'exerce ,  mais  qui  ne  sauroit  jamais 
être  une  profession  sociale,   un  rang    que 


(  >8i  ) 

Topinion,  plus  sage  que  les  gouvernemens, 
refusa  constamment  de  lui  accorder,  et  une 
importance  politique  qui  eût  été  pour  l'Etat 
l'infaillible  annonce  d'une  ruine  plus  ou 
moins  prochaine. 

Un  autre  effet  des  mêmes  causes  fut  que 
l'on  s'appliqua,  avec  un  soin  que  nous  ne  blâ- 
mons que  parce  qu'il  étoit  exclusif,  à  aug- 
menter ,  par  tous  les  moyens  possibles,  les 
produits  du  sol  et  la  population,  c'est-à-dire 
à  multiplier  les  ressources  physiques.  Ainsi 
l'art  de  gouverner  se  changea  peu  à  peu  en 
l'art  d'administrer  ;  et  nous  ne  voyons  pas 
que  le  genre  humain  ait  gagné  beaucoup  à  ce 
changement.  Il  est  possible  que ,  sous  Louis 
XIV,  la  France  récoltât  une  moindre  quantité 
de  grains  ,  possédât  moins  de  bestiaux  ;  il  est 
possible  qu'à  cet  égard  notre  position  se  soit 
sensiblement  améliorée.  Cependant  nous  vou- 
drions qu'on  nous  expliquât  comment,  mal- 
gré l'abondance  qu'ont  dû  amener  les  progrès 
de  l'agriculture ,  les  pauvres,  chaque  jour 
plus  nombreux,  sont  réduits  presque  partout 
aux  soupes  économiques  ;  et  comment ,  pour 
plus  d'économie  encore,  un  philanthrope  a 
imaginé  de  les  nourrir  avec  des  os?  Au  reste , 
quelque  réponse  qu'on  fasse  à  cette  question  , 
nous  la  recevons  d'avance  pour  bonne  ;  car 
la  nature  des  alimens  n'est  pas,  à  notre  avis, 


(   18a  ) 

pour  un  peuple,  une  chose  si  essentielle  qu'il 
faille  beaucoup  disputer  sur  le  pis  ou  sur  le 
mieux.  Mais  V homme  ne  vit  pas  seulement  de 
pain  ,  comme  nous  rapprend  l'Auteur  même 
de  l'homme  ;  il  n'est  pas  seulement  un  être 
physique,  et  c'est  pourquoi  il  peut  languir  et 
mourir  au  sein  même  de  la  plus  grande  abon- 
dance physique.  Les  nations  ne  périssent  point 
par  la  faim  :  ce  n'est  que  dans  les  causes  mo- 
rales qu'il  faut  chercher  la  raison  de   leur 
anéantissement. 

Le  Christianisme  avoit  civilisé  le  monde  , 
comme  l'avoue  Montesquieu.  Les  nations  po- 
licées du  midi  de  l'Europe,  et  les  peuples 
barbares  du  nord,  s'unissant,  et,  pour  ainsi 
dire,  s'embrassant  dans  son  sein,  y  puisèrent 
cette  force  de  vie  qui  ranima  tout  à  coup  la 
société  près  de  s'éteindre,  ces  nobles  senti- 
mens  d'humanité  qui  firent,  pendant  quinze 
siècles,  son  bonheur  et  sa  gloire.  La  religion 
de  Jésus -Christ  avoit  successivement  aboli 
tous  les  genres  d'oppression,   et  le  genre 
humain ,  affranchi  par  le  Désiré  des  nations  , 
avoit  vu  ses  antiques  fers  tomber  devant  la 
croix.    De   douces    et  bienfaisantes  institu- 
tions, des  lois  protectrices,  des  mœurs  plus 
belles  encore  que  les  lois ,  avoient  élevé  l'hu- 
manité à  un  degré  de  perfection  dont  les 
anciens  n'avoient  pas  même  d'idée.  L'inian- 


(  i83  ) 

ticide  ,  l'esclavage,  le  meurtre  du  pauvre  (i), 
tels  étoient  les  moyens  usuels  de  leur  poli- 
tique :  ilsgouvernoient  en  égorgeant.  Le  Chris- 
tianisme ,  chose  prodigieuse  !  rendit  l'homme 
ami  de  l'homme  ;  et  comment  ?  en  lui  appre- 
nant à  aimer  Dieu.  Sa  doctrine  est  une  doc- 
trine d'amour,  et  voilà  pourquoi  elle  enfante 
de  si  sublimes  vertus  ;  car  toute  vertu  est  sa- 
crifice, et  tout  sacrifice  est  un  acte  d'amour. 
Aussi  le  plus  grand  des  sacrifices ,  celui  sur 
lequel  repose  la  religion  même,  a-t-il  été  pro- 
duit par  un  amour  infini.  Qui  conduisoit  tant 
de  Missionnaires  dans  les  forêts  du  Nouveau- 
Monde,  pour  y  annoncer  la  vérité  à  de  féroces 
sauvages'?Quilesportoit  à  s' exiler  du  pays  natal, 
pour  aller,  loin  de  leur  famille,  de  leurs  amis, 
vivre  au  milieu  de  hordes  barbares  sous  un 
ciel  de  feu,  ou  près  des  glaces  du  pôle  ?  Qui 
engageoit  tant  de  jeunes  personnes  du  sexe  le 
plus  foible,  et  quelquefois  de  la  condition  la 
plus  élevée ,  à  se  dévouer  perpétuellement 
à  des  fonctions  aussi  pénibles  que  dégoûtantes, 


(i)  L'empereur  Galère,  rcgardanllesmendians  comme 
un  fardeau  inutile  à  l'Etat,  les  fit  rassembler  dans  des 
barques  qui  furent  coulées  à  fond.  On  sait  combien , 
en  vertu  de  la  perfectibilité  à  l'infini,  la  philosophie 
régnante  perfectionna  cette  heureuse  invention  de  l'em- 
pereur Galère. 


(  >84) 

pour  soulager  les  misères  humaines  ?  Qui  don- 
noit  à  un  pauvre  piètre  inconnu  du  monde, 
et  certain  de  n'obtenir  jamais  ici-bas  aucune 
récompense  de  son  héroïque  charité,  le  cou- 
rage de  s'enfermer  dans  un  bagne  infect,  pour 
y  consoler  des  esclaves  pestiférés?  En  un  mot, 
quelle  cause  puissante  enfantoit  ces  grands 
dévoiiemens  ,  qui,  malgré  l'habitude  que  nous 
avons  d'en  être  témoins,  nous  étonnent  en- 
core et  nous  confondent?  Vous  demandez 
quelle  cause  les  enfantoit?  l'amour  de  Dieu 
et  des  hommes.  Qu'y  a-t-il  d'impossible  à  celui 
qui  aime?  il  mçurt;  il  fait  plus,  il  vit,  et 
souffre  volontairement,  pour  épargner  à  ses 
semblables  des  souffrances.  Si  la  philosophie 
n'inspira  jamais  rien  de  semblable,  c'est  qu'au 
lieu  d'être  un  principe  d'amour,  elle  est  une 
cause  énergique  de  haine ,  parce  que  ne  par- 
lant jamais  à  l'homme  que  de  son  intérêt 
particulier,  et  l'homme  trouvant  toujours  son 
intérêt  en  opposition  avec  celui  des  autres, 
il  les  hait  nécessairement  comme  un  obstacle 
à  son  bien-être.  Considérez  la  révolution  fran- 
çaise si  éminemment  philosophique  :  que 
voyez-vous,  à  cette  époque,  dans  toutes  les 
classes  de  la  société, sinon  une  haine  effroyable 
qui  armoit  le  pauvre  contre  le  riche,  l'igno- 
rant contre  le  savant,  1  individu  sans  dis- 
tinction contre  celui  qui  possédoit  un  titre  , 


(  i85  ) 

le  roturier  contre  le  noble  ,  le  sujet  enfin 
contre  le  pouvoir? 

Lorsque  l'orgueil  a  appelé  les  peuples  à 
l'indépendance ,  jamais  les  peuples  n'ont  été 
opprimés  par  une  plus  affreuse  tyrannie.  Des 
libertés  qu'on  leur  promettait,  ils  ne  con- 
nurent que  celles  de  payer,  de  marcher  et  de 
mourir.    Lorsque  les   mots  d'humanité,   de 
philanthropie,  retentissoient  de  toutes  parts  , 
on  n'entendoit  proclamer  que   des  lois  de 
sang  ou  des  lois  corruptrices  ;   les  guerres 
d'extermination  renaissoient;  le  despotisme 
calculoit  ses  dépenses  en  hommes ,  comme 
on  suppute  le  revenu  d'une  terre  ;  on  fau- 
choit  les  générations  comme  l'herbe  ;  et  les 
peuples  ,    journellement   vendus  ,    achetés  , 
échangés ,  donnés ,  comme  de  vils  troupeaux , 
ignoroient  même  souvent  de  qui  ils  étoient 
la  propriété;  tant  une  politique  monstrueuse 
multiplioit  ces  indignes  transactions.  On  met- 
toit  les  nations  entières  en  circulation,  comme 
des  pièces  de  monnoie.  Et  pensez-vous  que 
la  philosophie  réclamât  contre  ces  épouvan- 
tables crimes  de  lèse-humanité  ?  non,  certes  ; 
elle  les  justifioit,  elle  les  louoit  même  comme 
de  hautes  pensées ,  comme  des  idées  libérales , 
parce  qu'enfin  elle  avoit  découvert  dans  ses 
profondes  méditations  qu'il  falloit  opérer  sur 
les  hommes  comme  sur  les  nombres.  C'est  là 


(  i86) 

sans  doute  le  dernier  et  le  plus  beau  résultat 
des  sciences  mathématiques. 

Sommes-nous  donc  assez  dégradés  ?  som 
mes-nous  assez  punis  de  notre  sacrilège  dé- 
lire ?  Y  a-t-il  pour  nous  quelque  espérance 
d'un  tardif  retour  vers  l'ardre?  Hélas!  nous 
l'ignorons.  L'avenir  nous  semble  couvert  d'un 
voile  épais ,  d'un  voile  impénétrable  à  la  pré- 
voyance humaine.  Certainement  le  mal  est 
extrême,  il  ne  faut  qu'ouvrir  les  yeux  pour 
s'en  convaincre  ;  mais  qui  présumeroit  assez 
de  ses  lumières  pour  assurer  qu'il  est  sans 
remède  ?  Tout  est  possible  à  qui  veut  forte- 
ment. Les  hommes  passent,  donc  les  erreurs 
peuvent  passer  aussi ,  pourvu  que  l'on  s'em- 
pare des  générations  nouvelles ,  afin  de  les 
préserver  de  la  contagion.  Hoc  opus ,  hic 
labor.  Les  gouvernemens  ont  de  grandes  res- 
sources ,  il  ne  s'agit  que  d'en  faire  usage. 
Qu'ils  sachent  s'élever  au-dessus  de  leur  siècle, 
et  leur  siècle  leur  obéira.  Les  peuples  ne  sont 
que  ce  qu'on  les  fait,  criminels  ou  vertueux, 
paisibles  ou  remuans ,  religieux  ou  incré- 
dules, au  gré  de  ceux  qui  les  conduisent.  Mais 
qu'on  se  persuade  bien  qu'entre  l'erreur  et 
la  vérité,  il  n'y  a  point  de  transaction  pos- 
sible ;  que  céder  quelque  chose  aux  préjugés 
régnans,  c'est  leur  accorder  tout  :  c'est  imiter 
le  chirurgien,  qui,  par  une  complaisance  meur- 


(  >«7  ) 

trière  pour  un  malade  pusillanime ,  ne  re- 
tranchèrent qu'une  portion  du  membre  gan- 
grené'. Les  demi-moyens,  séduisans  d'ailleurs 
par  une  fausse  apparence  de  sagesse  ,  ne  sont 
propres ,  au  fond ,  qu'a  augmenter  le  désordre 
du  corps  politique,  en  mettant  en  contact  des 
élémens  qui  se  repoussent.  Quand  un  breu- 
vage est  empoisonné  ,  on  ne  se  borne  pas  à 
y  verser  quelques  gouttes  d'eati  pure.  Osons 
le  dire,  l'alliance  des  principes  anciens  et  des 
doctrines  nouvelles  seroit  ce  breuvage  mélan- 
gé, et  le  poison,  quoique  affoibli,  seroit  cepen- 
dant toujours  mortel.  Or,  sous  prétexte  qu'on 
n'en  connoîtpas  bien  les  effets,  seroit-il  per- 
mis  de  le  présenter  à  un  peuple ,  et  de  le 
presser  de  le  boire  ,  afin  d'observer  ce  qui  en 
arrivèrent?  L'Europe   attend   mieux   de  ses 
chefs  ;   elle  est  lasse  des  expériences  qu'on 
multiplie  à  ses  dépens.  Qu'une  main  ferme 
lui    imprime   derechef  l'impulsion     qu'elle 
reçut  du  Christianisme  ,  il  y  a  dix-huit  siècles, 
et  bientôt  on  la  verra  glorieuse  et  régénérée  , 
sortir  de  la  fange  sanglante  où  elle  se  roule 
depuis  vingt-cinq  ans ,   et  marcher  de  nou- 
veau ,   d'un  pas  sûr,  dans  la  route  hors  de 
laquelle  il  n'existe  ni  paix  ni  bonheur  pour 
la  société.   Que  si  l'on  s'obstinoit  à  chercher 
ailleurs  une  perfection  chimérique  et  démon- 
trée telle  par  nos  propres  calamités,  il  ne 


(  i88) 

resteroit  à  l'homme  doué  de  quelque  pré- 
voyance ,  d'autre  consolation  que  celle  qu'of- 
froit  l'apôtre  aux  Chrétiens  de  son  temps: 
Non  habemus  hic  manenlem  c'witatem. 


»VVV\\VVVW\VV*VVVV\\VVV\VVVVVV\^VVÇV\'VV\'V\V'*VVtVVC\\WV\VVVVVVV\'VVV\'V\VVVVVX\>VV« 

OBSERVATIONS 

SUR  LA  PROMESSE  D'ENSEIGNER  LES  QUATRE 
ARTICLES  DE  LA  DECLARATION  DE   1682, 

Exigée  des  Professeurs  de  Théologie  par  le  Ministre 
de  l'Intérieur.  (  1818.  ) 


JL/\ns  l'emportement  le  plus  excessif  de  son 
orgueil,  1  homme  ne  pensa  jamais  que  sa  vo- 
lonté et  ses  actions  pussent  se  passer  de  règle  ; 
jamais  il  ne  mit  en  doute  la  nécessité  du  pou- 
voir ,  la  nécessité  des  lois  ;  et  il  a  même  d'au- 
tant plus  multiplié  les  lois  et  exagéré  le  pou- 
voir, qu'il  s'est  déclaré  plus  indépendant.  Ses 
théories  de  la  liberté  aboutirent  toujours  à  la 
servitude;  et  quand  on  l'a  proclamé  souverain, 
c'est  alors  qu'il  est  devenu  et  a  dû  devenir 
profondément  esclave  :  car,  dès  qu'on  lui  dit, 
Tu  peux  tout,  il  faut  nécessairement  le  réduire 
à  un  état  où  il  ne  puisse  rien  ,  sans  quoi  il  dé- 
truiroit  la  société  à  l'instant  même. 

Mais ,  s'il  avoue  que  ses  volontés  doivent 
avoir  une  règle,  il  ne  comprend  pas  également 
que  sa  raison  doive  en  avoir  une ,  parce  que 
les  désordres  de  la  raison  ne  frappent  pas  le* 


(  l96  ) 

sens  comme  les  désordres  de  la  volonté.  Use 
persuade  que  ses  pensées  ne  sont  soumises  à 
aucune  loi ,  ce  qui  n'est  pas  vrai  de  Dieu 
même  ;  et  que  son  esprit  oe  dépend  d'aucune 
autorité,  erreur  mère  de  toutes  les  erreurs, 
et  féconde  en  désastres.  Affranchir  la  raison 
de  toute  obéissance  et  de  tout  devoir,  la  dé- 
clarer souveraine,  c'est  transporter  l'anar- 
chie dans  le  monde  intellectuel ,  d'où  elle 
descend  tôt  ou  tard  dans  le  monde  social.  Ce 
progrès  est  dans  la  nature  des  choses,  rien  ne 
peut  l'empêcher. 

La  religion,  qui  nous  fait  seule  connoître 
le  pouvoir  spirituel ,  est  donc  le  fondement  de 
l'ordre  et  de  la  société  :  car  il  n'existe  de  so- 
ciété qu'entre  les  êtres  intelligens  ;  et  là  où 
tous  sont  égaux  ,  là  où  on  ne  reconnoît  ni 
pouvoir  ni  devoirs,  il  n'y  a  point  de  société, 
il  n'y  a  que  le  chaos. 

L'obéissance  au  pouvoir  spirituel,  ou  au 
pouvoir  constitué  pour  régir  les  esprits  ,  s'ap- 
pelle foi  :  et  la  loi  est  l'unique  moyen  d'union 
entre  les  êtres  intelligens  ;  car  les  êtres  ne  sont 
unis  que  par  l'obéissance  à  un  même  pouvoir. 
Et  comme  le  pouvoir  qui  régit  les  êtres  intel- 
ligens doit  être  intelligent  lui-même  ,  et,  s'il 
est  souverain,  souverainement  intelligent, 
Dieu  est  le  seul  pouvoir  spirituel  ;  et  la  foi  qui 
nous  rend  ses  sujets  ,  la  foi  qui  nous  unit  dans 


C  191  ) 

la  société  dont  il  est  le  monarque  ,  n'est 
qu'une  soumission  parfaite  de  notre  raison 
bornée,  à  sa  raison  infinie  :  noble  soumission, 
qui  nous  acquiert  la  libellé  des  enf ans  de  Dieu, 
hors  de  laquelle  il  n'y  a  que  servitude ,  même 
pour  l'intelligence  ;  car  la  raison  qui  n'obéit 
pas  à  Dieu  ,  obéit  à  l'homme ,  et  devient  in- 
failliblement l'esclave  d'une  raison  plus  forte 
ou  plus  hardie. 

A  mesure  que  la  foi  s'affoiblit,  le  désordre 
croît  donc.  Chaque  raison  particulière  cherche 
à  établir  son  règne  sur  les  ruines  du  pouvoir 
ou  de  la  raison  générale  ;  et  si  la  foi  s'éteignoit 
entièrement,  il  existeroit  autant  de  pouvoirs 
indépendans  que  de  raisons  particulières  ,  et 
l'anarchie  seroit  au  comble. 

Chaque  raison  possédant  une  autorité  égale, 
il  n'y  auroit  ni  erreur  ni  vérité  ;  de  même  que , 
sous  l'empire  exclusif  de  l'homme,  il  n'y  a  ni 
droits  ni  devoirs ,  ni  crime  ni  vertu. 

Dans  la  société  politique  ,  la  force ,  héri- 
tière violente  du  pouvoir ,  reste  pour  main- 
tenir une  apparence  d'ordre  extérieur,  et 
réprimer  les  actes  qui  renverseroient  la  so- 
ciété. Elle  ne  fait  pas  qu'on  ait  de  la  vertu, 
mais  elle  empêche  qu'on  commette  certains 
crimes  avec  trop  d'audace. 

Mais  le  pouvoir  détruit  dans  la  société  spi- 
rituelle, il  n'y  a  plus  aucun  moyen  de  réprimer 


(  M)2  ) 

Terreur,  de  défendre  la  vérité ,  ni  de  discerner 
Tune  de  l'autre  ;  et  l'apparence  même  de 
Tordre  est  bannie. 

Alors ,  pour  établir  une  triste  paix  entre  les 
esprits,  le  pouvoir  politique,  à  qui  la  raison 
ne  doit  pas  obéissance  ,  le  pouvoir  politique, 
qui  n'a  pas  le  droit  de  commander  la  foi,  qui 
n'est  pas  juge  de  la  vérité  et  de  Terreur,  dé- 
clare qu'il  ne  reconnoît  ni  erreur  ni  vérité,  et 
offre  à  chaque  raison  particulière  une  égale 
tolérance  ou  une  égale  protection;  ce  qui,  au 
fond ,  n'est  autre  chose  que  protéger  la  ré- 
volte contre  le  pouvoir  dans  la  société  spiri- 
tuelle ,  et  même  déclarer  qu'on  ne  reconnoît 
point  cette  société  :  véritable  athéisme  poli- 
tique ,  inconnu  même  des  peuples  païens.  Au 
milieu  des  ténèbres  de  Tidolàtrie,  gardiens 
plus  fidèles  des  traditions  primitives,  que  nous 
ne  l'avons  été  dans  la  lumière  du  Christianisme, 
ils  proclamèrent  les  droits  de  Dieu  en  tête  de 
leur  législation,  et  confondirent  même  le  pou- 
voir civil  et  le  pouvoir  spirituel  :  tant  ils  sen- 
toient  vivement  la  nécessité  de  celui-ci.  «  Les 
»  anciens  ,  dit  Cicéron  ,  firent  de  la  sagesse  et 
»  de  la  science  des  choses  divines,  l'attribut 
»  de  la  royauté  :  et,  quand  la  forme  du  gou- 
»  vernement  changea  parmi  nous,  le  sacer- 
»  doce  resta  immuable ,  et  ceux  qui  en  étoient 
»  revêtus  continuèrent  de  gouverner  la  repu- 


C  '93  ) 
»  blique  par  l'autorité  de  la  religion  (i).  » 

De  là  vient  que  ,  chez  ces  peuples ,  il  y  avoit 
des  doctrines  ,  des  croyances  publiques  ;  l'in- 
telligence étoit ,  comme  la  volonté,  assujettie 
à  des  devoirs  ,  dont  on  punissoit  l'infraction 
quelquefois  avec  une  rigueur  extrême.  Mais 
sous  une  constitution  qui  ne  remonte  pas  plus 
haut  que  l'homme,  l'intelligence  demeure 
libre  ,  l'homme  n'ayant  ni  le  droit  d'exiger 
que  la  raison  lui  obéisse ,  ni  le  moyen  de  la 
forcer  d'obéir  :  la  foi  sociale  est  anéantie  ;  il 
ne  reste  que  des  opinions  ou  des  croyances 
individuelles  essentiellement  indépendantes  : 
les  esprits  rentrent  dans  l'état  de  nature  ,  et 
c'est  ce  qui  fait  qu'alors  tout  est  contradiction 
dans  la  société. 

Mais  l'inconséquence  la  plus  étrange  seroit 
de  prescrire  administrativementdes  opinions, 
après  avoir  établi  en  principe  constitutionnel 
la  liberté  des  croyances.  Ne  pouvant  concilier 
avec  le  droit  écrit  et  les  maximes  fondamen- 
tales du  gouvernement  un  pareil  acte  d'auto- 


(i)  Omnino  apud  veteres ,  qui  rerurn  potiebantur 
iidem  auguria  tenebanl.  Ut  enim  sapere  ,  sic  dhdnarc 
regale  dicebant,  ut  testis  est  nostra  civitas ,  in  quâ  et 
reges ,  augures,  et  postea privati  eodem  sacerdotio  pr cé- 
dai, rcmpublicarn  religionum  aucloritate  rexerunt.  De 
J)ivinat.  lib.  I ,  n°  4.0  vel  89. 


i3 


(  194) 

rite  ,  les  citoyens  se  ven  oient  forcés  de  douter 
des  lois  mêmes  ;  malheur  plus  grand  qu'on 
ne  le  pense  peut-être  ;  car,  pour  un  peuple, 
douter  de  ses  lois,  c'est  douter  de  son  exis- 
tence. 

Je  sens  ce  que  ces  réflexions  ont  de  triste. 
Je  ne  les  ai  pas  cherchées  ;  elles  ne  se  présen- 
tent que  trop  d'elles-mêmes,  à  l'aspect  de  la 
société ,  telle  que  la  philosophie  nous  l'a  faite. 
Il  y  a  des  pensées  qui  naissent  naturellement 
dans  les  temps  de  désordre,  comme  ces  plantes 
qui  croissent  sur  les  ruines. 

Et  pour  en  venir  au  fait  particulier  qui 
nous  a  suggéré  ces  considérations  ,  s'il  est 
vrai ,  comme  on  l'assure ,  que  le  ministre  de 
l'intérieur  exige  des  professeurs  de  théologie 
la  promesse  d'enseigner  les  quatre  Articles  de 
la  Déclaration  de  1682,  comment  ne  pas  voir 
dans  cet  acte  un  exemple  de  l'inconséquence 
dont  je  parlois  tout  à  l'heure? 

Je  ne  prétends  point  prendre  parti  pour 
ou  contre  les  quatre  articles;  je  déclare  même 
tenir  autant  que  personne  au  premier.  Ce 
qui  m'étonne ,  c'est  l'ordre  de  les  souscrire  , 
donné  par  un  ministre ,  simple  laïque  ,  sous 
1  empire  d'une  Charte  qui  garantit  la  liberté 
religieuse  et  la  liberté  des  opinions;  et  puis- 
qu'elle me  permet  de  publier  la  mienne,  j'es- 
saierai de  prouver  que  cet  ordre  a  trois  in- 


(  '95  ) 

convéniens  graves;  il  blesse  l'autorité  de  l'E- 
glise, la  Charte,  et  les  principes  d'une  saine 
politique. 

C'est  un  dogme  de  foi  catholique ,  que  l'en- 
seignement appartient  exclusivement  aux  pas- 
teurs. L'Eglise  ne  possède  aucun  droit  plus 
essentiel;  l'ende'pouiller,  ce  seroitla  détruire, 
et  avec  elle  toute  doctrine  ;  car  l'homme,  sujet 
à  l'erreur ,  ne  sauroit  imposer  des  lois  à  la 
raison  de  l'homme  ;  et  lorsque  ,  oubliant  sa 
foiblesse,  il  commande  orgueilleusement  des 
croyances,  cette  puérile  parodie  d'un  pouvoir 
qui  n'est  pas  le  sien  ,  au  lieu  de  subjuguer  les 
esprits ,  réveille  et  exalte  en  eux  le  sentiment 
de  leur  indépendance.   Et  quel  est  le  motif 
d'obéir  à  l'Eglise  même  ,  sinon  la  promesse 
que  Dieu  lui  a  faite  d'être  avec  elle  tous  les 
jours,  afin  qu'elle  n'enseignât  jamais  que  la 
vérité?  En  écoutant  l'Eglise  ,  c'est  donc  Dieu 
même  qu'on  écoute,  c'est  lui  seul  qui  enseigne, 
c'est  à  lui  seul  qu'on  soumet  sa  raison,  c'est 
lui  seul  qu'on  croit;  et  l'Eglise,  sans  cette 
assistance  promise,  loin  d'avoir  aucun  droit 
d'ordonner  qu'on  la  crût,  n'auroit  pas  même 
celui  d'exiger  qu'on  lécoutât.  Or,  le  ministre 
de  l'intérieur  a-t-il  quelque  promesse  sem- 
blable à  celles  que  l'Eglise  a  reçues  de  Jésus- 
Christ  ?  Est-ce  à  lui  qu'il  a  été  dit  :   Doceie 
omnes  génies  ?  Qu'il  montre  ses  titres.   L'au- 

i3. 


(  '96  ) 

torité  royale  n'en  est  pas  un.  Les  rois,  sim- 
ples disciples  àl'école  de  la  religion,  e'coutent 
ses  enseignemens  comme  le  dernier  de  leurs 
sujets,  et  ne  commencent  à  vouloir  enseigner 
eux-mêmes,  que  lorsque,  éblouis  de  leur 
puissance,  ils  veulent  la  transporter  dans  une 
société'  qui  n'en  dépend  pas,  et  dans  laquelle 
toute  leur  grandeur ,  assez  belle  s'ils  la  savent 
comprendre  ,  consiste  à  s'abaisser  plus  doci- 
lement qu'aucun  fidèle ,  sous  la  souveraine 
autorité  de  Dieu  qui  la  régit. 

Et  d'où  vient  donc  cette  manie  d'endoctri- 
ner les  Catholiques,  de  les  forcer  de  prendre 
un  parti  sur  des  points  controversés  dans  leur 
communion  ;  tandis  que  les  Protestans  peu- 
vent, sans  qu'on  s'en  inquiète,  démolir  l'un 
après  l'autre  tous  les  fondemens  du  Christia- 
nisme ,  attaquer  la  divinité  de  Jésus- Christ  , 
la  Trinité,  l'éternité  des  peines,  questions 
sans  doute  aussi  importantes  en  elles-mêmes, 
et  par  leur  liaison  avec  la  morale  et  l'ordre  de 
la  société,  que  la  supériorité  du  concile  sur 
le  Pape  ?  On  défend  de  croire  que  les  décisions 
du  saint-siége  sont  indéformables  ;  et  l'on 
trouve  bon  ,  ou  au  moins  l'on  souffre  que  , 
dans  des  cours  publics ,  dans  des  livres  ré- 
pandus avec  profusion  et  annoncés  avec  faste, 
on  ébranle  toutes  les  religions ,  toutes  les 
croyances,  tous  les  devoirs.  Comment  accor- 


(  i97  ) 

der  tant  de  mollesse  avec  tant  d'intolérance  ? 

Dira-t-on  que  le  gouvernement,  en  pres- 
crivant l'enseignement  des  quatre  Articles,  ne 
définit  aucun  point  de  doctrine  ,  mais  qu'il 
veille  à  la  conservation  d'une  doctrine  définie; 
qu'en  un  mot,  il  agit  comme  protecteur  de 
l'Église  ? 

Il  y  a  long-temps  qu'on  abuse  de  ce  vain 
prétexte  de  protection;  et  depuis  Constance 
jusqu'à  Buonaparte  ,  l'Eglise  ,  trop  souvent, 
a  eu  plus  à  se  plaindre  de  ses  protecteurs 
que  de  ses  bourreaux.  Eh  !  qu'on  la  protège 
moins,  et  qu'on  la  tolère  davantage.  Etran- 
gère au  milieu  du  siècle  ,  tout  ce  qu'elle  dé- 
sire ,  dit  Bossue  t,  «  c'est  qu'on  lui  laisse,  pour 
»  ainsi  dire,  passer  son  chemin,  et  achever 
»  son  voyage  en  paix.  Elle  ne  voyage  pas  sans 
»  sujet  dans  ce  monde  :  elle  y  est  envoyée  par 
»  un  ordre  suprême  ,  pour  y  recueillir  les 
»  enfans  de  Dieu  ,  et  rassembler  ses  élus  dis- 
»  perses  aux  quatre  vents.  Elle  a  charge  de 
»  les  tirer  du  monde;  mais  il  faut  qu'elle  les 
»  vienne  chercher  dans  le  monde  :  et,  en  at- 
»  tendant  qu'elle  les  présente  à  Dieu,  main- 
»  tenant  qu'elle  voyage  avec  eux  et  qu'elle 
»  les  tient  sous  son  aile,  n'est-il  pas  juste 
»  qu'elle  les  gouverne ,  qu'elle  dirige  leurs 
»  pas  incertains,  et  qu'elle  conduise  leur 
»  pèlerinage?  C'est  pourquoi  elle  a  sa  puis- 


(  19»  ) 

»  sance ,  elle  a.ses  lois  et  sa  police  spirituelle , 
»  elle  a  ses  minisires  et  ses  magistrats.  Mal- 
»  heur  à  ceux  qui  la  troublent,  ou  qui  se  mê- 
»  lent  dans  cette  céleste  administration,  ou 
»  qui  osent  en  usurper  la  moindre  partie. 
»  C'est  une  injustice  inouie  de  vouloir  pro- 
»  fiter  des  de'pouilles  de  cette  épouse  du  Roi 
»  des  rois,  à  cause  seulement  qu'elle  est  étran- 
»  gère ,  et  qu'elle  n'est  pas  armée.  Son  Dieu 
»  prendra  en  main  sa  querelle  ,  et  sera  un 
»  rude  vengeur  contre  ceux  qui  oseront  por- 
»  ter  leurs  mains  sacrilèges  sur  l'arche  de  son 
»  alliance.  » 

Revenons  :  J'admets  dans  le  ministre  l'in- 
tention de  protéger  ;  il  est  évident  que  c'est 
alors  une  intention  aussi  malheureuse  qu'elle 
est  honorable  ;  car  il  ne  protège  réellement 
ni  l'autorité  ni  la  doctrine  ;  au  contraire ,  il 
blesse  la  doctrine ,  et  opprime  l'autorité. 

Il  opprime  l'autorité  des  évêques,  seuls 
investis  du  droit  de  prescrire  l'enseignement 
dans  leurs  diocèses  respectifs  ;  et  par-là  même 
il  opprime  l'autorité  générale  de  l'Eglise, 
dont  celle  des  évêques  est  une  participation. 
Est-ce  aux  magistrats  ou  aux  pasteurs  que 
saint  Paul  disoit  :  Depositum  custodi  ?  TLt  à  qui 
Jésus-Christ  demandera-t-il  compte  de  ce 
sacré  dépôt?  D'ailleurs,  toute  protection  doit 
être  réclamée;  elle  doit  seconder  et  non  pas. 


(  T99  ) 

prévenir  ;  qu'est-ce  donc  si  elle  ne  consulte 
même  pas?  L'Eglise  aussi  protège  lEtat,  et 
plus  efficacement  qu'elle  n'en  peut  être  pro- 
tégée :  or,  que  sous  ce  prétexte  un  évèque  se 
permît  de  prescrire  impérieusement  aux  mi- 
nistres du  Roi  des  mesures  d'administration 
sans  le  consulter,  de  remettre  en  vigueur 
d'anciennes  ordonnances,  ou  d'en  rendre  de 
nouvelles,  approuveroit -  on  extrêmement 
cette  manière  de  protéger  l'autorité  royale  ? 
J'ajoute  que  le  ministre ,  involontairement 
sans  doute,  blesse  la  doctrine:  car  il  fait  ce 
que  l'Eglise  ne  fait  pas,  ne  veut  pas  faire, 
c'est-à-dire  obliger  d'adopter  les  principes 
contenus  dans  la  Déclaration  de  1G82.  Re- 
celés par  le  saint-siége  et  par  la  plupart  des 
églises,  le  cierge  de  France  les  regarde 
comme  des  opinions  libres  ;  et  c'est  ainsi 
seulement  que  Bossuet  les  a  soutenus,  et  qu'il 
est  permis  de  les  soutenir.  Or,  contraindre 
de  les  enseigner,  c'est,  ou  leur  ôter  ce  carac- 
tère de  simples  opinions,  ou  se  contredire 
manifestement.  Une  doctrine  n'est  plus  libre, 
quand  on  est  forcé  de  l'admettre  ;  et  si  elle 
n'est  pas  libre,  dès  lors  elle  est  de  foi.  Il 
faudra  donc  considérer  les  quatre  Articles 
comme  des  dogmes  :  proposition  formelle- 
ment condamnée  dans  une  bulle  reçue  de 
l'Eglise  entière.   Et  si  Bossuet  avoit  cru  que 


(    200    ) 

les  maximes  consignées  dans  la   Dc'claration 
appartinssent  à  la  foi,  eût-il  jamais  écrit  ces 
paroles  :  Abeat  ergo  Declaralio  quà  libuerit? 
On  se  persuadera  difficilement  que  le  minis- 
tre ait  plus  de  zèie  ou  de  science  que  Eossuet. 
En  vain  l'on  s'autoriseroit  de  l'exemple  de 
Louis  XIV.  Un  acte  ne  crée  pas  un  droit  ;  et 
d'ailleurs  les  évêques  agirent  concurremment 
avec  le  monarque.    On  ne   voit   pas  ici  un 
pareil  concours.  De  plus,  comme  l'attestent 
les  Mémoires  du  temps ,  le  Roi,  alors  brouille 
avec  Rome,  ne  songeoit  qu'à  se  venger  des 
torts  qu'on   lui  imputoit.   Aujourd'hui ,   que 
pouvons-nous  reprocher  au  Pape  ?  En  quoi 
nous   a-t-il  offensés  ?  Refuse-t-il   d'instituer 
nos  évëques  ?  est-ce  lui  qu'on  doit  accuser  de 
la  viduité  de  tant  d'églises ,   de  l'insuffisance 
des  séminaires,  des  entraves  apportées  à  l'é- 
ducation cléricale?   Certes,    ce    sont    là    de 
grandes  plaies  ;  mais  est-ce  lui  qui  lésa  faites, 
ou  qui  les  entretient  ?  S'il  a  voulu,   au  con- 
traire, les  guérir,  choisirons-nous  ,  pour  lui 
marquernotre  juste  reconnoissance ,  le  moyen 
que  prit  Louis  XIV  pour  lui  témoigner  son 
ressentiment  ?  encore  ne  nous  trompons  pas 
sur  l'emploi  qu'il  fit  de  ce  moyen?  Lui-même 
il  va   nous  apprendre  quelles  limites   il   ne 
crut  pas  pouvoir  dépasser  en  cette  occasion. 
m  Je  n'ai  obligé  personne  à  soutenir,  contre 


(  ^OI  ) 

»  sa  propre  opinion ,  les  propositions  du 
»  cierge  de  France;  mais  il  n'est  pas  juste 
»  que  j'empêche  mes  sujets  de  dire  et  de 
>•>  soutenir  leurs  sentimens  sur  une  matière 
»  qu'il  est  libre  de  soutenir  de  part  et  d'autre  , 
»  comme  diverses  autres  questions  de  la 
»  théologie  (i).  » 

Il  est  donc  clair  que  le  ministre  ne  sauroit 
s'appuyer  de  l'autorité  de  Louis  XIV,  pour 
renouveler  un  édit  qui  ne  fut  jamais  exécuté 
selon  sa  stricte  teneur.  Mais  quand  il  auroit 
reçu  sa  pleine  exécution  ,  quand  on  démenti- 
roit  Louis  XIV,  qui  assure  n'avoir  jamais 
obligé  personne  à  soutenir  contre  sa  propre 
opinion,  les  propositions  du  clergé  de  France, 
encore  resteroit-il  à  justifier  l'édit  en  lui- 
même  ,  à  montrer  qu'il  n'excède  pas  les  bor- 
nes de  l'autorité  royale  ;  ce  qui  vient  récem- 
ment d'être  contesté  par  un  des  plus  habiles 
jurisconsultes  d'Angleterre  (2)  :  en  un  mot, 


(1)  Lettre  de  Louis  XIV,  du  7  juillet  1 7  1 3 ,  au  car- 
dinal de  la  Trémoille. 

(2)  Après  avoir  rappelé  l'édit  par  lequel  Louis  XIV 
défendoil  d'écrire  rien  de  contraire  à  la  Déclaration  de 
1G82,  et  ordonnoit  (pic  les  professeurs  de  théologie 
s'cni;  igeroient  à  n'enseigner  aucune  autre  doctrine; 
M.  liullcr  observe  que  les  trois  derniers  articles  n'étant 
f/itc  de  pures  opinions   scolastiques  sur  des  points  de 


(    202    ) 

il  restèrent  à  prouver  que  le  droit  de  pres- 
crire renseignement  religieux  n'appartient 
pas  exclusivement  à  la  puissance  spirituelle. 
Jusque  -  là  on  ne  peut  rien  conclure  des 
exemples  contraires  ;  ce  ne  sont  pas  des  titres, 
mais  des  entreprises  :  et  n'y  a-t-il  donc  plus 
de  principes,  dès  qu'une  fois  on  les  a  violés? 
Que  diroit-on  d'un  pape  qui  se  fonderoit  sur 
l'exemple  de  quelqu'un  de  ses  prédécesseurs, 
pour  envahir  les  droits  du  trône  ?  N'ayons  pas 
deux  poids  et  deux  mesures;  et  montrons, 
s'il  se  peut ,  que  nous  avons  du  moins  sauvé 
quelques  débris  d'ordre  et  de  justice  du 
grand  naufrage  de  la  société. 

Examinons  maintenant  la  question  dans  ses 
rapports  avec  la  Charte. 

J'avouerai  d'abord   qu'il  existe  un  genre 


théologie ,  V Etat  n'avoit  aucun  droit  d'intervenir  dans 
des  questions  que  l  Eglise  abanduiinoit  au  jugement  de 
chaque  individu;  d'où  il  suit,  ajoulc-t-il,  que  Cinjonc- 
tionjaite  à  tous  les  membres  du  cierge'  de  France ,  de 
professer  et  d'enseigner  la  doctrine  contenue  dans  ces 
Articles  ,éloit ,  tant  de  la  part  de  l'assemblée  que  de  celle 
du  monarque,  une  usurpation  blâmable  d'auio  ité.  On 
sait,  au  reste,  que  Louis  XIV  ne  tarda  pas  à  révoquer 
son  édit.  Vide  the  historical  Memoirs  qfthe  Church  of 
France,  elc.  by  Charles  Butler  ;  London ,  ibi?  ,  p.  47 
et  48. 


(    203    ) 

d'enseignement  que  l'autorité  civile  a  droit  de 
diriger,  parce  qu'il  dépend  d'elle  immédia- 
tement. Si  donc  il  arrivoit  que  ,  dans  des 
cours  d'histoire  ,  de  philosophie ,  de  littéra- 
ture, de  médecine  ,  etc. ,  on  semât  des  doc- 
trines funestes ,  le  Gouvernement  devroit  ré- 
primer ce  scandale  dangereux.  C'est  là  son 
devoir  incontestable,  bien  plus  encore  que 
son  droit;  et  ce  n'est  même  son  droit  que 
parce  que  c'est  son  devoir. 

Mais ,  en  tout  ce  qui  se  rapporte  à  l'ensei- 
gnement religieux ,  le  Gouvernement  n'est 
pas  juge  ;  et  quand  l'Eglise  laisse,  sur  quelque 
point,  la  liberté  d'opinion,  violer  cette  liberté, 
c'est  violer  la  Charte,  et  la  violer  doublement, 
d'abord,  parce  qu'elle  garantit  la  liberté  qu'on 
détruit  ;  en  second  lieu ,  parce  qu'elle  consa- 
cre la  tolérance  des  religions,  et  que  m'obli- 
ger  d'admettre  un  point  de  doctrine  que  ma 
religion  me  permet  de  rejeter,  c'est  me  pri- 
ver de  mes  droits  religieux  ,  et  opprimer,  par 
des  volontés  arbitraires,  ma  conscience,  que 
la  loi  avoit  respectée. 

En  vertu  de  la  Charte  ,  vous  devez  protec- 
tion à  l'Eglise  et  à  tous  ses  membres.  Or, 
est-ce  protéger  l'Eglise ,  que  d'envahir  ses 
droits?  est-ce  protéger  les  pasteurs,  que 
d'usurper  leurs  fonctions  ?  est-ce  protéger  la 
foi,  que  d'enchaîner  l'enseignement?  En  vé- 


(  2°4  ) 

rite,  on  ne  l'auroit  pas  cru.  Dites-nous  donc 
nettement  en  quoi  consiste  la  liberté  reli- 
gieuse que  la  Charle  nous  garantit  ;  car  si, 
par  hasard,  c'éloit  la  liberté  de  dépendre, 
même  quant  à  la  doctrine  ,  de  l'autorité  tem- 
porelle ,  il  seroit  bon  d'en  être  averti  ;  cela 
fixeroit  au  moins  les  idées. 

Je  ne  pense  pas  qu'on  soutienne  que  des 
opinions  scolasliques,  sur  des  points  de  sim- 
ple théologie  ,  sont  lois  de  l'Etat,  dans  un  pays 
dont  les  lois  consacrent  l'indifférence  absolue 
des  religions.  11  y  a  des  absurdités  si  gros- 
sières, qu'on  ne  doit  jamais  supposer  qu'elles 
puissent  échapper  à  un  homme  de  sens. 

En  ordonnant  d'enseigner  les  quatre  Arti- 
cles de  la  Déclaration  de  1682,  le  ministre 
ne  blesse  pas  seulement  l'autorité  de  l'Eglise 
et  la  Charte,  il  blesse  encore  les  principes 
d'une  saine  politique,  i°  parce  qu'il  remue 
des  questions  délicates ,  qu'on  n'agite  jamais 
sans  danger;  i°  parce  que  ses  ordres  contris  - 
teront  les  Catholiques,  sans  gagner  un  seul 
partisan  à  la  doctrine  qu'on  paroit  vouloir 
propager;  3°  parce  que  le  Gouvernement  n'a 
aucun  intérêt  à  répandre  celte  doctrine. 

Songe-t-on  bien  à  ce  qu'on  fait ,  quand  on 
provoque  des  discussions  sur  Jes  pouvoirs  po- 
litique et  religieux,  leur  origine,  leur  nature  , 
leurs  limites  ?  Toutes  les  vérités  qui   consti- 


(    2C)5    ) 

tuent  le  fondement  de  l'ordre  social  sortent 
de  ces  questions  sans  doute  ;  mais  toutes  les 
erreurs  qui  ont  bouleversé  le  monde  en  sor- 
tent aussi.  Et,  dans  un  moment  où  la  société 
chancelle  encore  sur  sa  base ,  convient-il  de 
l'exposer  à  de  nouvelles  secousses,  en  pré- 
sentant à  l'avide  curiosité  des  hommes  ces 
questions,  si  je  lose  dire,  grosses  detempèles  ? 
Qu'ont-elles  produit  à  toutes  les  époques,  et 
que  nous  est-il  permis  d'en  attendre  ?  Est-ce 
en  les  discutant  de  nouveau  qu'on  affermira 
le  pouvoir,  qu'on  rétablira  la  concorde? 
Etrange  illusion  !  à  peine  seroit-elle  pardon- 
nable, si  nous  étions  entièrement  dépourvus 
d'expérience  :  mais  que  manque-t-il  à  notre 
instruction  ?  Eh  quoi  !  aurions-nous  donc  inu- 
tilement vieilli  dans  le  malheur  ?  Prenons-y 
garde  ,  tout  a  ses  bornes,  et  l'on  peut  fati- 
guer le  temps  même. 

Qui  ne  voit  de  plus,  que  le  Gouvernement, 
en  embrassant  certaines  opinions  théologi- 
ques, en  les  soutenant  de  son  autorité,  joue 
le  rôle  de  ces  princes  foibles  du  Bas-Empire, 
qui  avilirent  la  majesté  du  pouvoir  dans  des 
querelles  d'école,  et  souvent  usèrent  sa  force 
contre  des  mots.  Après  avoir  épuisé  les 
grandes  erreurs  de  la  raison,  ne  tombons 
pas  dans  les  ridicules  du  petit  esprit.  Gardons- 
nous  surtout  de  fomenter  les  passions  turbu- 


(    206    ) 

lentes  par  d'indiscrètes  mesures.  Qui  ne  peut 
pas  commander  la  foi,  doit  se  taire  dans  les 
questions  de  doctrine  ;  et ,  si  le  pouvoir  à  qui 
seul  les  esprits  doivent  obéissance  se  tait  lui- 
même  ,  la  sagesse  conseille  d' appeler  l'oubli 
sur  les  questions  qu'il  ne  décide  point;  car 
tout  ce  qui  n'est  pas  objet  de  foi,  divise  ;  et 
qui  sème  la  division ,  moissonne  les  désastres. 

Dira-t-on  qu'on  veut  établir  l'unité  de  doc- 
trine par  l'unité  d'enseignement?  On  n'établira 
ni  l'une  ni  1  autre,  et  il  est  étonnant  qu'on  s'y 
trompe.  C'est  une  suite  de  ces  stupides  pré- 
jugés matérialistes  où  l'on  s'enfonce  tous  les 
jours.  Nevoyantdanslapensée  queson  expres- 
sion ,  comme  on  ne  voit  dans  l'homme  que 
son  corps ,  on  s'imagine  pouvoir  administrer 
les  produits  de  f  esprit  comme  les  produits 
du  sol,  et  forcer  les  opinions  à  venir,  comme 
des  chiffres ,  se  ranger  docilement  dans  les 
colonnes  d'un  tableau.  11  ne  nous  manque  plus 
que  de  vouloir  administrer  les  sentimens,  si 
cependant  cela  nous  manque. 

Ne  le  saurons-nous  jamais  ?  tout  ce  qui  se 
rattache  à  l'ordre  moral  sort  du  domaine  de 
l'administration.  On  n'administre  point  la  vé- 
rité ni  la  vertu ,  mais  on  condamne  l'erreur, 
et  l'on  punit  le  crime.  Ce  sont  les  deux  plus 
hautes  fonctions  sociales  ;  et  Dieu,  chef  su- 
prême de  la  société  spirituelle ,  toujours  pré- 


(    207    ) 

sent  à  son  Eglise  et  parlant  par  sa  bouche  , 
s'est  réservé  à  lui  seul  la  première  de  ces 
fonctions. 

Pour  dicter  des  ordres  à  l'intelligence  ,  il 
faut  avoir  en  soi  la  puissance  de  l'éclairer. 
Tout  être  sujet  à  l'erreur  n'a  cn^e  le  droit  de 
persuasion,  et  encore  sur  les  seuls  points 
que  Dieu  a  livrés  à  notre  dispute  ;  car  les  au- 
tres ne  sont  pas  des  questions,  mais  des  lois. 

Exiger  la  souscription  dune  doctrine  dont 
on  n'est  pas  juge,  mettre  la  force  à  la  place 
de  la  persuasion  ,  c'est  un  singulier  moyen 
pour  faire  prévaloir  cette  doctrine  ;  on  ne  s'y 
prendroit  pas  autrement  pour  la  décréditer. 
Quand  l'autorité  civile  veut  agir  sur  l'esprit 
des  hommes  par  voie  de  contrainte  ,  elle  mé- 
connoit  les  hommes,  et  se  méconnoît  elle- 
même.  Il  y  a  en  eux  quelque  chose  qui  re- 
pousse les  opinions  qu'on  leur  présente  ,  non 
comme  un  objet  d'examen,  mais  comme  une 
épreuve  de  leur  obéissance  ;  et  la  raison  hu- 
maine n'est  et  ne  peut  être  passive  que  devant 
Dieu.  Cependant  on  s'imaginera  qu'on  n'a  qu'à 
fabriquer  des  croyances  dans  un  bureau,  cl  les 
expédier  parla  poste,  signées  et  contresignées, 
pour  qu'elles  entrent  dans  les  esprits  et  s'em- 
parent des  cœurs.  11  n'en  va  pas  ainsi  ;  et 
l'homme  est  trop  grand  pour  que  quelques 
hommes  ,  si  élevés  qu'ils  soient  en  autorité  , 


(    208    ) 

exercent  une  semblable  domination  sur  son 
entendement ,  et  traînent  après  eux  les  intel- 
ligences captives.  Elles  ne  doivent  rien  qu'à 
la  vérité,  et,  en  se  soumettant  à  Dieu  même  , 
elles  ne  ploient  pas  sous  la  toute-puissance  , 
elles  obéissent  à  la  souveraine  raison. 

Que  prétendez-vous  ?  convaincre.  On  ne 
convainc  point  avec  des  ordres.  On  peut  inti- 
mider ,  et  obtenir  ainsi  des  promesses  insi- 
gnifiantes; car,  remarquez-le  bien,  on  ne  vous 
donne  que  des  mots ,  parce  que  vous  ne  de- 
mandez que  cela ,  et  que  Ton  ne  peut  vous 
donner  que  cela.  Vous  exigez  qu'on  s'engage 
à  enseigner  les  quatre  Articles  :  mais  n'y  a-t-il 
qu'une  manière  de  les  enseigner  ,  de  les  en- 
tendre ?  On  en  compteroit  plus  de  vingt  sans 
beaucoup  chercher.  11  sont,  à  peu  de  chose 
près,  ce  qu'est  l'Écriture  pour  les  Protestans  : 
et  vous  vous  flattez  d'être  maîtres  des  doctri- 
nes, lorsqu'on  aura  souscrit  ce  texte  muet, 
qui  ne  s'interprète  pas  lui-même.  Chacun, 
n'en  doutez  point,  gardera  son  sentiment  et 
l'enseignera,  que  vous  le  vouliez  ou  non; 
parce  qu'il  y  a  des  choses  impossibles ,  et 
qu'on  n'enchaîne  pas  plus  la  parole  que  la 
pensée. 

Cependant  vous  aurez  violé  les  droits  de 
l'Eglise.,  et  ceux  que  la  Charte  accorde  à  tous 
les  Français  :  vous   aurez  semé  la  défiance, 


C  2°9  ) 

excité  des  alarmes,  affaibli  peut  être  les  con- 
sciences :  et  dans  quel  moment?  lorsque 
nous  périssons  par  cette  faiblesse  même  ; 
lorsqu'on  ne  connoît  presque  plus  de  devoirs, 
quand  ils  sont  opposés  aux  intérêts  ;  lors- 
qu'une sage  politique ,  au  lieu  d'énerver  les 
croyances  en  commandant  des  opinions  ,  sa- 
crifieroit',  s'il,  le  falloit,  toutes  les  opinions 
pour  affermir  les  croyances. 

Conservons  nos  maximes  ,  puisqu'elles  ont 
su  nous  plaire  :  mais  conservons-les  sans  bles- 
ser des  principes  plus  sacrés.  Laissons  aux 
évêques  le  soin  de  les  défendre,  et  ne  don- 
nons pa>  à  leurs  détracteurs  le  droit  de 
penser  qu'elles  ont  besoin  de  la  force  pour 
se  maintenir. 

Le  gouvernement  a  peyl-être  moins  d'inté- 
rêt qu'il  ne  pense  à  embrasser  leur  cause.  La 
doctrine  du  pouvoir  des  pape's  sur  le  tem- 
porel des  rois,  n'a  plus  de  partisans,  même 
audelà  des  Monts;  et  ce  n'est  pas  de  ce  côté 
qu'est  le  danger  Quel  avantage  trouve-t-on 
à  supposer  l'existence  d'une  erreur  éteinte  ? 
et  par  où  le  clergé  français  a-l-il  mérité  qu'on 
la  lui  imputât  ?  Le  contraindre  de  la  désavouer, 
c'est  laisser  croire  qu'il  y  peut  tenir,  c'est 
lui  faire  une  injure  gratuite,  c'est  témoigner 
qu'on  doute  de  sa  raison  ou  de  sa  fidélité.  On 
parle  sans  cesse  d'oubli,  et  l'on  va  réveiller 


C    2lO    ) 

jusqu'aux  souvenirs  du  onzième  siècle  :  on 
parle  d'union  ,  comme  s'il  pouyoit  en  exister 
sans  confiance  réciproque.  L'Eglise  et  l'Etat 
s'appuient  mutuellement ,  mais  ce  n'est  pas 
lorsqu'ils  s'observent  avec  inquiétude  ;  et  s'il 
y  a,  surtout  aujourd'hui ,  une  politique  étroite 
et  fausse,  c'est  elle  qui  croit  devoir  se  mettre 
en  défense  contre  la  religion. 

L'indépendance  des  souverains  dans  l'ordre 
temporel  étant  universellement  reconnue  ,  on 
ne  voit  nulle  raison  de  prescrire  l'enseigne- 
ment du  premier  article.  On  voit  encore 
moins  la  raison  de  f  intérêt  qu'on  prend  aux 
troisautres,  lorsque  évidemment  nous  sommes 
arrivés  au  temps  prévu  par  Bossuet ,  où  des 
esprits  remuons  s  en  serviroient  pour  tout  brouil- 
ler. On  attaque,  à  leur  aide,  la  validité  du  Con- 
cordat de  1801  ,  et  celle  de  tous  les  concor- 
dats faits  ou  faire  :  car  ,  dans  le  triste  besoin 
que  certains  hommes  se  sont  fait  de  l'anar- 
chie, ondiroit  qu'ils  veulentse  précautionner 
contre  l'ordre  et  la  paix ,  jusque  dans  un 
avenir  sans  terme  :  on  attaque  la  légitimité 
du  droit  de  présentation  ,  concédé  par  le 
souverain  Pontife  au  Roi ,  on  attaque  le  droit 
du  Pape  de  ratifier  l'aliénation  des  biens  de 
l'Eglise  ;  enfin ,  que  n'attaque-t-on  pas  ?  Bien 
ou  mal  entendus,  les  quatre  Articles  sont  le 
texte  des  déclamations  de  tous  les  sectaires, 


(21.     ) 

et  la  Charte  de  tous  les  schismes  qui  nous 
divisent.  Est-ce  en  propageant  les  semences 
de  discorde,  qu'on  tranquillisera  les  con- 
sciences ,  et  qu'on  rétablira  l'unité. 

Au  fond  ,  les  trois  derniers  articles  de  la 
Déclaration  de  1682  se  réduisent  à  la  supé- 
riorité du  concile  sur  le  Pape.  Or,  le  gou- 
vernement sait-il  bien  quelle  est  l'origine  de 
cette  opinion  ,  et  quel  en  est  le  fondement  ? 
Son  origine  remonte  à  des  temps  de  troubles, 
par  conséquent  à  des  temps  de  passions  ;  et 
son  fondement  n'est  autre  que  la  souveraineté 
du  peuple.  Tous  les  théologiens  qui ,  les  pre- 
miers ,  ont  soutenu  que  l'Eglise  a  le  droit  de 
déposer  son  chef,  sont  partis  de  ce  principe  , 
que  le  peuple  a  le  droit  de  déposer  son  Roi , 
même  quand  Dieu  l'auroit  établi  immédiate- 
ment :  et  ils  en  donnent  cette  raison,  que  la 
souveraineté  réside  dans  la  communauté,  dont 
le  Roi  n'est  que  le  chef  ministériel,  et  dès 
lors  révocable  à  la  volonté  du  peuple.  Telle 
est  la  doctrine  d'Almain,  de  Jean  Major  et 
de  Gerson ,  adoptée  depuis  par  Richer,  Vigor, 
et  les  théologiens  de  leur  école.  Et  qu'on  ne 
s'imagine  pas  que  cette  doctrine  soit  aujour- 
d'hui ahandonnée  ;  on  vient  encore  de  la  sou- 
tenir récemment  dans  un  ouvrage   d)  dont 

(1)  lissai  sur  les  liberles  de  l'Eglise  gailicane  ,  etc. 
par  M.  Grégoire. 


(    212    ) 

Fauteur  a  pris  soin  de  rédiger  les  droits  du 
peuple  en  quatre  articles  correspondans  à 
ceux  de  la  Déclaration  de  1682. 

Or,  des  opinions  dont  on  abuse  publique- 
ment jusqu'à  ce  point,  méritent-elles  qu'on 
suspende  la  Charte  en  leur  faveur,  et  qu'on 
brise  les  règles  pour  les  répandre  ?  Et  quel 
besoin  si  pressant  nous  force  de  tracer  les 
limites  respectives  du  pouvoir  du  Pape  et  des 
conciles?  Nous  sommes  toujours  dans  l'ave- 
nir, et  ne  voulons  pas  voir  le  présent.  Le  pré- 
sent ,  c'est  la  guerre  des  peuples  contre  les 
rois,  des  passions  de  la  multitude  contre  le 
pouvoir  :  et  tandis  que  le  trône  et  la  société 
sont  journellement  en  butte  aux  attaques  plus 
ou  moins  directes  des  révolutionnaires  poli- 
tiques ;  tandis  que  l'indifférence  des  religions, 
croissant  d'année  en  année,  s'empare  des  lois 
mêmes  ;  qu'on  ne  croit  plus  à  rien  qu'au  plai- 
sir, et  que  l'athéisme  dresse  avec  orgueil  sa 
tète  hideuse  sur  les  ruines  de  toutes  les  vé- 
rités ;  nous  nous  en  allons  décidant ,  par  me- 
sure administrative,  des  questions  de  théo- 
logie que  l'Eglise  ne  décide  pas  ;  et  défendant 
de  croire  à  la  souveraineté  du  Pape  ,  lors- 
qu'autour  de  nous  on  nie  hautement  la  souve- 
raineté de  Dieu.  Tout  le  siècle  est  dans  ce 
contraste. 


*V\V\\\VVV\\VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\VVVVVVVVVV\'V\.\'V\\VV\\\VVVVVWVV.VV\VV 


SUR   UNE    DEMANDE    FAITE    AUX    EVEQUES 


PAR    LE    MINISTRE    DE    L  INTERIEUR. 


(•8'90 


On  assure  ,  mais  nous  ne  saurions  le  croire  , 
qu'un  ordre,  émané  du  ministère  de  Tinté- 
rieur,  enjoint  aux  évêques  de  rendre  compte 
des  aumônes  faites  à  leurs  séminaires.  11  n'est 
nullement  probable  qu'on  essaie  d'établir  un 
pareil  genre  d'inquisition.  Quel  en  seroit  le 
but?  d'empêcher  que  les  évêques  n'abusent 
des  deniers  qu'on  leur  confie?  On  noseroit 
prétexter  un  semblable  motif.  Cette  sollici- 
tude ministérielle  paroitroit ,  en  ce  temps 
même,  un  peu  trop  absurde.  D'ailleurs  ,  le 
ministère  n'a  pas  le  droit  de  se  montrer  plus 
défiant  que  les  donateurs,  ni  de  gêner  leurs 
dispositions.  Qui  pourroit  se  plaindre  quand 
ils  sont  contens ,  s'alarmer  quand  ils  sont  tran- 
quilles ?  Et  s'ils  ont  voulu  cacher  leurs  bien- 
faits, de  quelle  autorité  viendroit-on  sommer 
les  évêques  de  les  révéler  j!  L'aumône  est-elle 


(  2i4  ) 

un  délit,  ou  n'est-elle  licite  que  du  consente- 
ment de  l'administration?  Dans  ce  siècle  de 
liberté,  au  moins  qu'on  ait  celle  de  soulager, 
sans  qu'on  en  prenne  ombrage  ,  les  besoins 
publics  et  particuliers.  Nous  avons  fait  assez 
de  malheureux,  amoncelé  assez  de  ruines, 
pour  tolérer  la  charité  qui  secourt  les  uns  et 
répare  les  autres. 

Craint -on  que  les  aumônes  soient  trop 
abondantes?  Ce  seroit  avoir,  en  vérité,  uu 
grand  penchant  à  s'inquiéter.  Jignorois  qu'on 
dût  se  mettre  si  fort  en  garde  contre  la  géné- 
rosité de  notre  temps.  Aucun  établissement 
religieux  ne  peut  acquérir  de  fonds  ,  ni  rece- 
voir par  testament ,  qu'avec  l'autorisation  de 
TEtat ,  et  le  ministère  n'en  est  pas  prodigue. 
Il  s'agit  donc  uniquement  de  ces  légères 
sommes  dont  presque  toujours  le  donateur 
prescrit  lui-même  l'emploi.  Il  aura  voulu  , 
tantôt  aider  un  pauvre  étudiant,  tantôt  pro- 
curer quelque  ornement  à  une  chapelle  nue  , 
des  flambeaux,  une  lampe  ,  une  croix,  un  peu 
de  linge  peut-être  pour  célébrer  le  saint  sa- 
crifice avec  décence.  Qu'y  a-t-il  là  qui  soit  du 
ressort  de  l'administration  ?  et  la  religion  lui 
devra- t-elle  compte  du  pain  qu'elle  consacre 
sur  ses  autels  ? 

Je  cherche  des  raisons  plausibles  pour  les 
discuter,  et  je  n'en  trouve  point.  Le  ministère 


(  2i5  ) 

alléguera-t-il  l'intérêt  des  familles,  qu'on  doit 
protéger  contre  les  libéralités  indiscrètes  de 
quelques  donateurs  ?  Mais  qui  est-ce  qui  ré- 
clame sa  protection?  Plus  de  familles  sont 
ruinées  ,  je  pense  ,  par  le  jeu  ,  la  loterie  ,  les 
dissipations  du  luxe  ,  que  par  la  charité  :  prô- 
tégez-les  d'abord  contre  le  vice  ;  il  sera  temps 
après  de  songer  à  les  protéger  contre  la  vertu. 
D'ailleurs  il  existe  certains  droits,  celui  de 
propriété,  par  exemple  ,  que  l'administration 
ne  paroîtpas  encore  autorisée  à  nous  enlever. 
La  libre  disposition  de  ce  qu'on  possède  fait 
essentiellement  partie  de  ce  droit.  11  n'y  a 
d'exception  que  pour  les  fous  et  pour  les  mi- 
neurs ;  or ,  on  ne  devient  pas  mineur,  et  l'on 
n'est  pas  déclaré  légalement  atteint  de  folie, 
à  l'instant  même  où  l'on  fait  l'aumône  à  un 
séminaire  ;  et  le  ministère  n'est  pas ,  que  je 
sache,  le  tuteur-né  de  quiconque  s'intéresse 
à  ce  genre  d'établissement. 

Dira-t-on  qu'il  désire  connoître  le  montant 
des  aumônes,  pour  répartir  plus  également 
les  secours  que  l'Etat  accorde  aux  séminaires? 
Ce  seroit  oublier  que  ces  secours  sont ,  ou 
fixes  comme  les  bourses,  ou  destinés  à  subve- 
nir à  des  besoins  que  Je  préfet  constate  , 
comme  des  réparations  debàtimens,  etc.  Les 
besoins  des  divers  diocèses  une  fois  avérés,  et 
déterminés  dans  les  formes  prescrites,  rien 


(    216) 

de  plus  facile  qu'une  juste  répartition  des  se- 
cours, et  rien  de  plus  indiffèrent  que  de  con- 
noître  selon  quelle  proportion  ces  mêmes 
besoins  auroienl  varié  ,  si  la  bienfaisance  par- 
ticulière n'étoit  pas  venue  à  l'aide  de  la  mu- 
nificence publique.  Chacun,  en  outre  ,  maître 
de  ses  dons,  les  applique  d'ordinaire  à  des 
objets  dont  l'Etal  ne  peut  ni  ne  doit  s'occu- 
per ,  sans  qu'ils  soient  pour  cela  moins  utiles 
ou  moins  nécessaires-  A  quel  titre  le  minis- 
tère exigeroit  il  qu'on  lui  soumît  des  dispo- 
sitions qu'il  n'a  droit  ni  d'autoriser  ni  d'in- 
firmer ? 

11  se  fait ,  en  plusieurs  lieux ,  des  quêtes 
pour  les  séminaires.  Auroit-on  dessein  de  les 
empêcher ,  ou  d'en  réduire  le  produit  à  peu 
près  à  rien?  Alors  on  concevroit  que  le  Gou- 
vernement annonçât  l'intention  d'y  inter- 
venir. 

A  l'égard  des  autres  aumônes,  ce  qu'on  de- 
mande des  évêques  est,  dans  l'excès  du  des- 
potisme ,  l'excès  du  ridicule.  Quoi ,  s'il  est 
donné  cinq  centimes  à  Brest ,  il  faudra  de 
toute  nécessité  que  les  commis  de  l'intérieur 
en  soient  instruits  à  Paiis!  Je  ne  sais  si  Buo- 
naparle  tenta  jamais  rien  de  semblable  ;  mais 
je  sais  très-bien  qu'il  l'auroit  tenté  inutile- 
ment. Au  fond,  ce  n'est  pas  là  une  mesure 
d'administration,  mais  de  police.  11  n'appar- 


(  2I7  ) 

tient  qu'à  elle  de  prétendre  pénétrer,  de  force 
ou  de  ruse  ,  dans  les  secrets  de  la  charité , 
d'en  tenir  registre  ,  et  d'interroger  la  main 
droite  sur  ce  que  la  gauche  doit  ignorer. 


vwwwwvw  ^v^\^^^^\\^^v^\A\^v\vv\^A'»^\\\\^vv\^vv^\\^v\^vvvvv\rV\vvvvv\\^vvv^\A^\ 

SUR    UN    OUVRAGE    INTITULÉ  : 

DE  LA  NOUVELLE  ÉGLISE  DE  FRANCE. 
(1816.) 


(Quiconque  a  lu  cet  ouvrage  d'un  bout  à 
l'autre  ,  a  ,  Ion  peut  en  croire  mon  expé- 
rience ,  acheté  bien  cher  le  droit  d'en  parler. 
Toutefois  je  pardonne  facilement  à  Fauteur 
l'ennui  que  m'a  causé  sa  triste  compilation  ; 
mais  je  ne  lui  pardonne  pas  de  même  les  dia- 
tribes contre  le  chef  de  l'Eglise  et  le  clergé 
français.  Il  n'est  permis  à  personne  d'insulter 
un  corps  respectable,  et  d'avancer  des  prin- 
cipes également  faux  et  dangereux.  C'est  ce 
que  fait  l'auteur  dès  les  premières  pages  de 
son  livre,  en  soutenant  que  la  France  ,  depuis 
quinze  ans  ,  n'a  pour  pasteurs  que  «  de  nou- 
»  veaux  intrus,  dont  le  ministère,  dans  les 
»  diverses  fonctions  qui  leur  sont  confiées  , 
»  n'est  pas  plus  légitime  que  celui  desévéques 
»  et  des  curés  intrus  qui  composoient  ci- 
>  devant  la  grande  majorité  de  l'église  dite 
»  constitutionnelle.  »  Cette  belle  découverte 
le  charme  tellement,  il  y  attache  tant  de  prix, 


(  2I9  ) 

qu'afin  d'éviter  qu'on  la  lui  dispute ,  il  nous 
apprend  que  la  dissertation  dont  il  nous  gra- 
tifie en  1816,  étoit  écrite  dès  1801.  Pourquoi 
donc  ne  Pa-t-il  pas  publiée  alors  ?  il  y  auroit 
eu  au  moins  quelque  courage.  Maintenant  il 
est  un  peu  tard  pour  espérer  de  nous  détrom- 
per. Une  charité  si  prudente  n'inspire  pas  une 
extrême  confiance  ;  soit  dit  sans  jeter  des 
doutes  sur  l'authenticité  de  la  date  à  laquelle 
l'auteur  semble  tenir.  Je  le  crois ,  quant  à 
moi ,  très-aisément  sur  sa  parole  ;  car  je  ne 
vois  pas  de  raison  pour  qu'il  eût  plus  de  lu- 
mières ,  de  jugement  et  de  logique  en  1801  , 
qu'aujourd'hui. 

Il  s'est  imaginé  ,  dans  ses  rêveries  ,  que  le 
Concordat  de  1801  est  radicalement  nul;  pre- 
mièrement ,  parce  que  cette  convention  est, 
selon  lui ,  contraire  aux  canons  ;  seconde- 
ment, parce  que  le  Pape  ne  l'a  pas  conclue 
librement. 

Il  établit  sa  première  assertion  sur  plusieurs 
autorités  qui  ne  prouvent  rien,  et  sur  une 
multitude  de  textes  qui  prouvent  toute  autre 
chose  que  ce  qu'il  falloit  prouver. 

A  quoi  sert,  en  effet,  de  nous  citer  des 
canonistes  tels  que  Dupin  ,  ardent  ennemi  du 
saint-siége ,  et  censuré  à  ce  titre  par  Bos- 
suet?  Est-ce  dans  ces  écrivains  décriés,  et 
imbus  de  maximes  destructives  du  gouverne- 


(    220    ) 

ment  de  l'Église  ,  que  des  catholiques  doivent 
aller  chercher  des  principes  de  décision  ?  Qui- 
conque s'étaie  de  leur  suffrage  pour  attaquer 
les  actes  de  la  puissance  spirituelle ,  montre 
ou  trop  d'ignorance  ou  trop  de  prévention. 
Autant  vaudroit  alléguer  l'autorité  de  Quesnel 
contre  la  bulle  Unigenilus. 

Il  n'est  pas  moins  inutile  d'entasser  pas- 
sages sur  passages  pour  prouver  que  le  Pape 
doit  faire  observer  les  canons,  gouverner  se- 
lon les  canons  ;  car  qui  est-ce  qui  ne  convient 
pas  de  cela?  Personne,  que  je  sache,  ne  s'est 
encore  avisé  de  prétendre  que  le  Pape  dût 
régir  l'Eglise  par  des  volontés  arbitraires.  Il 
n'existe  ni  ne  sauroit  exister  de  pareil  gouver- 
nement. Le  despotisme  le  plus  absolu  n'existe 
qu'à  l'aide  des  lois  qu'il  s'impose  lui-même  , 
ou  que  le  temps ,  les  mœurs  lui  imposent  ; 
l'ordre  partout  naît  de  la  règle,  et  sans  ordre 
établi ,  consacré ,  point  de  société  ni  politique 
ni  religieuse. 

Ces  idées  sont  si  anciennes  et  si  simples , 
que  l'auteur  auroit  pu  soupçonner  qu'elles  ne 
nous  étoient  pas  plus  étrangères  qu'à  lui. 
Mais  ,  à  en  juger  par  ce  qu'il  prouve  comme 
par  ce  qu'il  se  dispense  de  prouver,  il  n'est 
pas  trop  enclin  à  présumer  favorablement  de 
l'intelligence  de  ses  lecteurs. 

Au  lieu  de  se  perdre  dans  un  long  et  futde 


(    221    ) 

verbiage  ,  que  ne  posoit-il  neLtement  la  ques- 
tion :  Est-il  des  circonstances  où  le  souverain 
Pontife  ait  le  droit ,  pour  le  bien  de  l'Eglise  , 
de  s'affranchir  des  règles  ordinaires  ,  et  de 
s'élever  au-dessus  des  canons  ?  ^  oilà  unique- 
ment de  quoi  il  s'agit. 

Or,  il  est  bon  de  remarquer  que  la  doctrine 
ojui  assujettit  tellement  le  Pape  aux  canons 
qu'il  ne  puisse  en  aucun  cas  s'en  e'carter ,  a 
pour  auteur  un  évêque  ordonné  parPhotius  , 
contre  les  dispositions  expresses  des  canons. 
Canonprinceps  Papœ,  disoit  cet  évèque  schis- 
matique  ;  et  les  brouillons  de  toute  espèce  , 
qui  n'allèguent  jamais  une  autorité  que  pour 
se  soustraire  à  une  autre  autorité ,  ont  répété , 
de  siècle  en  siècle  ,  Canon  princeps  Papœ.  Ils 
mettent  les  canons  au-dessus  du  Pape ,  comme 
lesProtestans  mettent  l'Ecriture  au-dessus  de 
l'Église.  Ceux-ci,  au  nom  de  l'Ecriture,  croient 
tout  ce  qu'ils  veulent ,  et  rien  que  ce  qu'ils 
veulent  ;  ceux-là ,  au  nom  des  canons ,  font 
tout  ce  qu'ils  veulent,   et  rien  que  ce  qu'ils 
veulent  :  et  comme  la  négation  de  l'autorité 
vivante  qui  règle  la  foi  conduit  immédiate- 
ment au  schisme  ou  au  renversement  de  toute 
discipline ,  la  négation  de  l'autorité  vivante 
qui  règle  la  discipline  conduit  directement  à 
l'hérésie  ou  au  renversement  de  la  foi  :  on  en 
verra  la  preuve  dans  un  instant. 


(    222    ) 

L'Eglise  gallicane ,  autant  et  plus  qu'aucune 
autre  Eglise ,  a  toujours  réprouvé  cet  esprit 
de  licence  et  de  révolte.  Veut-on  connoître  sa 
vraie  doctrine  ?  qu'on  écoute  Gerson  :  «  Le 
»  Pape ,  si  on  le  considère  par  rapport  à 
»  chaque  fidèle,  ou  à  chaque  Eglise  par ticu- 
»  Hère,  a  une  autorité  absolue  et  soiwe- 
»  raine (i).  »  Selon  le  P.  Thomassin  ,  «  rien 
»  n'est  plus  conforme  aux  canons,  que  le  vio- 
»  lement  des  canons  ,  qui  se  fait  pour  un 
»  plus  grand  bien  que  l'observance  même  des 
»  canons  (2).  »  Enfin  ,  notre  grand  Bossuet 
ne  craint  point  de  poser  ce  principe  ,  qui  est 
pour  l'Église  comme  une  loi  de  salut  dans  les 
temps  de  malheur  et  de  troubles  :  «  Le  Pape 
»  peut  tout  dans  le  cas  de  nécessité  ou  d'uti- 
»  lité  évidente  (3)  ;  »  maxime  si  importante, 
qu'il  l'inculque  de  nouveau  en  ces  termes  : 
«  Nous  convenons  que,  selon  le  droit  ecclé- 
»  siastique ,  le  Pape  a  tout  pouvoir,  lorsque 
»  la  nécessité  le  demande  (4).  »  Le  droit  du 
saint-siége  est  donc  inattaquable  en  lui. 

Mais  le  cas  de  nécessité  dont  parle  Bossuet , 


(1)  Oper.  Gerson.  III  ,  t.  col.  355. 

(2)  Discipl.   de  l'Eglise,  part.  IV,  liv.  II,   ch.  68, 
n°  6  ;  t.  Il,  p.  298,  preni.  édil. 

(3)  Defens.  Cleri  Gai.   pars.  III,  Gbt  X,  c.  3t. 

(4)  lbid,lib.  XI,  c.  ao. 


(    223    ) 

existoit-il  à  l'époque  du  Concordat  de  1801? 
Le  Pape  Ta  déclaré  ainsi.  Plusieurs  évêques, 
à  la  vérité ,  pensèrent  différemment.  Mais  je 
dis  d'abord  qu'au  moins  la  présomption  est 
en  faveur  du  Pape,  puisqu'en  sa  qualité  de 
chef  de  l'Eglise ,  c'est  à  lui  qu'il  appartient 
de  juger  souverainement  de  ce  qui  est  néces- 
saire ou  utile  à  l'Eglise  :  autrement  le  droit 
que  lui  attribuent  Gerson ,  Bossuet  et  Tho- 
massin ,  seroit  manifestement  illusoire  ;  car 
s'il  falloit,  pour  l'exercer,  un  jugement  préa- 
lable de  l'Eglise  ,  ce  ne  seroit  plus  le  Pape 
qui  pourvoit  tout,  mais  l'Eglise  ,  dont  le  juge- 
ment valideroit  les  actes  du  Pape. 

En  second  lieu,  la  majorité  des  évëques  de 
France  ont  reconnu ,  en  donnant  leur  dé- 
mission, l'existence  de  la  nécessité  dont  il 
s'agit;  toutes  les  autres  Eglises,  en  commu- 
niquant avec  les  évëques  concordataires,  ont 
porté  le  même  jugement  :  or,  la  majorité  des 
évêques  unis  au  souverain  Pontife ,  repré- 
sente l'Eglise  universelle,  ou  il  n'y  a  plus  de 
principes  catholiques  :  donc  il  n'est  pas  per- 
mis de  douter  de  la  validité  du  Concordat. 

Aussi  les  adversaires  du  Concordat  sont-ils 
maintenant  obligés  de  soutenir  que  l'Eglise 
universelle  même  n'auroit  pas  le  droit  de 
faire  ce  qu'a  fait  le  Pontife  romain.  C'est  leur 
dernière  ressource  ;  et  ils  nous  parlent,  avec 


(    **4    ) 

une    déplorable  confiance  ,    «   de  la  liberté 
»  générale  qui  appartient  à  toutes  les  églises 

»  du  monde  chrétien; précieuse  liberté-, 

»  qui  consiste  dans  le  droit  incontestable  de 
»  ne  pouvoir  être  régies  et  gouvernées  que 
»  suivant  leurs  anciens  usages  et  coutumes.  » 
Jamais  on  n'avoit  aussi  scandaleusement  abusé 
dans  l'Eglise  du  mot  de  liberté.  Quoi  !  même 
un  concile  œcuménique  n'auroit  pas  le  droit 
de  changer  la  discipline  d'une  église  parti- 
culière ?  Et  sur  quoi  fonde-t-on  cette  pro- 
position formellement  hérétique  ?  sur  un 
canon  du  concile  d'Ephèse  ,  qui  exprime  net- 
tement la  doctrine  contraire.  Voici  ce  canon  : 

«  Il  a  plu  au  saint  concile  œcuménique  de 
»  conserver  à  chaque  province  ses  droits  en- 
»  tiers  et  inviolables ,  tels  qu'elles  en  ont 
»  joui  de  tout  temps,  suivant  les  anciennes 
»   coutumes.  » 

Il  est  clair  que  cette  phrase  :  Il  nous  a  plu 
de  vous  conserver  vos  anciens  droits ,  implique 
le  pouvoir  de  les  abolir.  On  ne  conserve  pas 
à  un  tiers  ce  qu'on  n'est  pas  maître  de  lui 
ôter;  et  qu'y  auroit-il  de  plus  absurde  que 
de  dire  au  souverain  Pontife  :  7/  nous  a  plu 
de  vous  conserver  les  droits  de  voire  primauté? 
L'erreur  qu'on  s'efforce  ridiculement  d'é- 
tablir sur  un  canon  qui  la  condamne,  conduit 
à  l'abolition  de  toute  hiérarchie  :  car  ce  qu'on 


(    225    ) 

dit  d'une  église  particulière  ,  d'une  province, 
qu'est-ce  qui  empêche  qu'on  ne  le  dise  d'un 
simple  diocèse  ?  La  conséquence  est  en  effet 
si  claire ,  qu'on  n'a  pas  manqué  de  la  tirer. 
On  a  soutenu  que  le  Pape  ne   peut  exercer 
aucun  pouvoir  dans  aucun  diocèse,  que  du 
consentement  de  Févêque.  On  voit  où  se  ré- 
duit, dans  ce  système,  la  primauté  de  juri- 
diction :  à  un  vain  mot,  à  un  titre  oiseux;  et 
l'on  introduit  dans  l'Eglise,  avec  ces  principes 
funestes   d'indépendance,  une  anarchie   qui 
n'aura  d'autres  bornes  que  celles  des  passions 
humaines  ;  car  qu'on  ne  s'imagine  pas  arrêter 
oùlon  voudra  les  conséquences  des  maximes 
dont  on  se  prévaut  contre  le  saint-siége.  Les 
prêtre^s*^  doivent  pas  obéissance  à  leur  évé- 
que ,  à  *ln  autre  titre  que  celui-ci  doit  obéis- 
sance au  Pape,  et  ils  sauront  au  besoin  dé- 
fendre également  leur  liberté.  Le  curé  fera 
valoir  les  anciens  usages,  les  anciennes  cou- 
tumes, parlera  des  droits  de  sa  paroisse,  et 
prétendra  que  lévêque  n'y  peut  exercer  aucun 
pouvoir  que  de  son  consentement.  Et  ce  n'est 
point  ici  une  crainte   exagérée  ,   une   vaine 
conjecture.  Déjà   les   faits  parlent.   Des  évê- 
ques  ,   animés    des   plus    pures   intentions , 
avoient  réclamé  contre  le  Concordat.  Le  bruit 
ne  s'est  pas  plus  tôt  répandu  qu'ils  s'étoient 
réunis  de  sentiment  avec  le  saint-sifge ,  que 

i5 


(   226   ) 

sur-le-champ  de  simples  prêtres,  leur  repro- 
chant de  trahir  la  cause  de  la  vérité,  se  sont 
hâtés  de  nous  avertir  qu'ils  ne  suivroient  pas 
un  pareil  exemple,  et  qu'ils  défendroient  jus- 
qu'à la  fin  les  droits  de  l'Eglise  gallicane  contre 
le  successeur  de  saint  Pierre ,  et  contre  les 
évéques  du  monde  entier.  Quand  un  parti  en 
est  rendu  à  ce  point,  j'ignore  quelle  excuse 
il  peut  rester  à  l'aveuglement. 

Le  second  argument  sur  lequel  l'auteur 
établit  la  nullité  du  Concordat,  est  que  le 
Pape  n'a  pas  librement  conclu  cette  conven- 
tion. Mais  le  Pape  s'est-il  plaint  du  défaut  de 
liberté  ?  Depuis  que  la  Providence  l'a  ramené 
au  sein  de  ses  Etats,  lui  est-il  échappé  un  mot 
de  réclamation  contre  le  traité  qu'on  attaque  ? 
Au  contraire,  il  l'a  défendu,  et  il  continue  de 
le  défendre,  quant  au  fond,  c'est-à-dire 
quant  à  sa  validité.  Par  une  absurde  et  vo- 
lontaire méprise,  l'auteur  applique  à  la  per- 
sonne du  Pape, ce  que  le  Pape,  en  i8or , 
disoit  de  l'Eglise  de  France  ;  et ,  parce  que 
Pie  Vil  écrivoit  aux  évêques  :  «  Nous  sommes 
»  forcés  par  la  pressante  nécessité  des  temps 
»  de  vous  signifier,  etc.  »  l'auteur  conclut 
que  Pie  VII  n'a  pas  accédé  librement  au 
Concordat.  Il  me  semble  que  le  même  Pie 
VII ,  pressé  par  une  nécessité  d'un  autre  genre, 
en  présence  de  l'Europe  consternée ,  a  prouvé 


\ 


(  "7  ) 
assez  noblement  qu'il  n'étoit  pas  aussi  facile, 
qu'on  voudroit  nous  le  faire  croire ,  de  lui 
ravir  la  liberté,  de  se  refuser  invinciblement  à 
des  actes  qui  blesseroient  la  conscience,  et. 
préjudicieroient  aux  intérêts  sacrés  de  l'Eglise. 
S'il  existe  une  réponse  possible  à  cet  argument 
de  fait,  j'avoue  que  je  ne  la  devine  pas. 

L'auteur  a   quelquefois  une  rare  manière 
de  raisonner.  Si  le  Pape  écrit  aux  évêques  : 
«  Il  est  absolument  nécessaire  que  vous  nous 
»  envoyiez  une  réponse  par   écrit ,  au  plus 
»  tard  dans  dix  jours  ;  »  il  tire  de  ces  paroles 
l'induction  inattendue  que  le  Pape  recevoit 
ses  brefs  rédigés  de  la  main  de  Buonaparte. 
Quoiqu'il  y  ait  un  peu  loin  des  prémisses  à 
la  conclusion ,   l'on  y  arrive   néanmoins,    et 
voici  comment  ;  c'est  l'auteur  qui  va  parler  : 
«  Ce  mode  de  coaction  ,   ce  terme  fatal  de 
»  dix  jours  ,  donné  aux  évoques  pour  rendre 
»  leur  réponse  au  souverain  Pontife,  décèle 
»   la  main  ennemie  qui  a  rédigé  le  bref  dont 
»  il  s'agit,  sous  le  nom  de  Pie  VII ,  à  la  cour 
»  duquel  la  manière  de  diviser  le  temps  par 
»  décade  fut  toujours  inconnue.  »  Voyez  un 
peu  quelle   sagacité  !   Comme  une  heureuse 
idée  en  fait  quelquefois  naître  une  autre,  je 
soumets  à  l'auteur  une  conjecture  qui  m'est 
venue  à  l'esprit,  en  lisant  le  passage  que  je 
viens  de  transcrire.  Ne  seroit-ce  point  ce  bref 

i5. 


C  22$  ) 

fatal  et  cette  mystérieuse  décade  que  saint 
Jean  a  voulu  désigner  dans  1  Apocalypse , 
lorsque!  dit  :  «  Vous  serez  dans  la  tribulation 
»  pendant  dix  jours,  habebilis  tribut ationem 
»  diebus  decem  ?  »  Je  n'oserois  L'assurer  ab- 
solument, et  je  m'en  rapporte  à  Fauteur. 

Le  résultat  de  sa  dissertation,  c'est  que 
tous  les  évéques  de  France ,  nommes  en  vertu 
du  Concordat,  sont  des  intnis;  ce  qui  n'est  pas 
douteux,  si  le  Concordat  est  une  œuvre  dVra- 
quité,  un  acte  radicalement  nul ,  comme  il  le 
prétend.  D'un  autre  côté,  et  parles  mêmes 
raisons,  il  n'est  pas  possible  que  le  Concordat 
soit  nul,  si  les  évéques  institués  par  le  Pape, 
pour  remplir  les  sièges  érigés  en  vertu  du 
Concordat,  sont  de  vrais  et  légitimes  évéques. 
Or  voici  ce  que  je  lis  dans  le  saint  concile  de 
Trente  :  «  Si  quelqu'un  dit  que  les  évéques 
»  institués  par  l'autorité  du  Pontife  romain  , 
»  ne  sont  point  de  vrais  et  légitimes  évéques , 
»  qu'il  soit  anathème  (i).  »  Cependant  fau- 
teur soutient  que  le  ministère  des  nouveaux 
évéques  institués  par  le  Pontife  romain,  n'est 
»  pas  plus  légitime  que  celui  des  évéques  et 
»  des  curés  qui  composoient  ci-devant  la 
»  grande  majorité  de  l'église  dite  constitu- 
»  lionnelle.  »  Qu'il  tire  la  conséquence. 

(1)  Concil.  Trident.  Sess.  23,  can.  8. 


(    22CJ    ) 

Il  est  triste  d'avoir  à  re'futer  de  si  grossières 
erreurs,  des  principes  si  scandaleux.  Je  dois 
en  convenir  cependant,  l'auteur  commence 
son  livre  par  une  vérité  incontestable  :  «  Je 
»  devrois  plutôt ,  dit-il ,  connoissant  mon  in- 
»  dignité' ,  garder  un  perpétuel  silence ,  et 
»  me  contenter  de  confesser  à  Dieu  mes  pé- 
»  chés.  »  S'il  ne  s'étoit  proposé  de  prouver 
que  cela,  l'ouvrage,  quoique  bien  long,  se- 
roit  parfait,  et  la  preuve  complète. 


»\VV\'V\\V\\\\\V\VVVWV\%VWWVVWVVVVVVV\WVVVVVVAVWVWVW\IVWWW\^V\VV\MVVV\\'» 

DOTATION  DU  CLERGÉ. 

(i8i4.) 


Un  parloit  à  un  conseiller  d'Etat  de  Buona- 
parte ,  de  la  nécessité  d'une  religion  pour 
maintenir  la  société.  «  Nous  voyons,  répon- 
»  dit-il ,  bien  clairement  le  contraire.  Il  existe 
»  encore  de  la  religion  dans  quelques  pro- 
»  vinces  ;  ce  sont  celles  que  nous  avons  le 
»  plus  de  peine  à  gouverner.  La  levée  de  la 
»  conscription,  la  perception  des  impôts  y 
»  éprouvent  des  difficultés  incroyables,  tan- 
»  dis  qu'ailleurs  on  paye,  on  marche  sans 
»  résistance ,  presque  sans  murmurer,  et  les 
»  décrets  de  l'empereur,  qui  semblent  lasser 
»  la  docilité  de  certains  départemens,  s'exé- 
><  cutent  dans  ceux  où  le  Christianisme  ex- 
»  pire,  avec  la  ponctualité  des  décrets  mêmes 
»   du  destin.  » 

Cet  homme  confondoit  la  force  de  l'Etat 
avec  la  facilité  de  l'administration.  Lorsque 
tout  srntimentmoral  est  éteintdansunpeuple, 
lorsqu'il  ne  connoit  plus  rien  de  juste  et 
d'injuste;  lorsque,  entièrement  concentré  dans 
un  abject  égoïsme,   chacun  ne  s'occupe  que 


(  *3i  ) 

de  son  bien-être  personnel,  ne  calcule  que 
ses  intérêts  particuliers ,  et  que  tous  se  mé- 
prisent assez  pour  n'être  ni  indignés  ni  sur- 
pris qu'on  les  opprime  ;  il  n'en  est  pas  un  seul 
qui  ne  fléchisse  servilement  sous  la  main  qui 
l'écrase,   parce   qu'on  aperçoit  moins  d'in- 
convénient à  subir  le  joug ,  que  de  péril  à  le 
secouer.   L'habitude  d'ailleurs  de  tout  rap- 
porter à  soi,  rend  insensible  aux  maux  qui 
ne  pèsent  que  sur  les  autres  :  les  affections 
de  famille,  en  partie  détruites,   font  place 
à  une  indifférence  profonde  :  un  père  se  voit 
enlever  son  fils,  comme  il  verroit  partir  un 
étranger;  et,  en  lisant  le  sénatus-consulte  qui 
dévoue  son  frère  aune  mort  certaine,  le  frère, 
uii  lieu  de  frémir,  suppute  froidement  la  part 
qui  lui  reviendra  de  son  héritage.  Certes ,  de 
pareils  hommes  sont  aisés  à  conduire  ,  quand 
on  dispose  des  baïonnettes,  et  que  l'empire 
victorieux  n'est  point  menacé  sur  son  terri- 
toire. Mais  dans  les  calamités,  dans  les  re- 
vers, lorsqu'un  effort  énergique,  un  généreux 
dévouement  peut  seul  sauver  l'Etat,  lorsqu'il 
s'agit  de  mourir  volontairement  pour  son  roi 
et  pour  sa  patrie,  c'est  alors  que  se  fait  sentir 
l'influence  des  doctrines  diverses,  et  qu'on 
apprend   à   distinguer  un   peuple   déiste  ou 
indifférent, d'une  nation  chrétienne.  Il  a  suffi 
d'une   bataille    pour    conquérir   la   Prusse , 


C    ^2    ) 

tandis  qu'après  trente  victoires,  l'Espagne 
restoit.  encore  toute  entière  à  subjuguer.  Une 
année  étoit-elle  anéantie?  à  l'instant  il  en 
renaissoit  une  autre,  créée  soudain  par  les 
mots  puissans  de  justice  et  de  religion  (i). 
Que  la  philosophie  eût  régné  dans  cette  noble 
contrée ,  il  y  a  six  ans  qu'elle  gémiroit  sous 
une  domination  étrangère,  et,  de  son  trône 
ensanglanté,  Buonaparte  opprimeroit  encore 
l'Europe. 

Sans  religion,  point  d'esprit  national  du- 
rable, point  de  fidélité  au  souverain,  point 
d'amour  du  pays  natal,  en  un  mot,  point  de 
société.  Mais  la  religion  ne  sauroit  se  per- 
pétuer sans  ministère,  et  son  sort  est  lié  au 
sort  du  clergé.  Aussi  Napoléon ,  qui  cherchoit 
par  tous  les  moyens  possibles  à  détendre  le 
ressort  religieux,  s'appliqua-t-il  à  affoiblir 
l'autorité  sacerdotale ,  en  isolant  les  minis- 
tres, en  les  asservissant,  et  en  les  montrant 
toujours  au  peuple  sous  un  aspect  humiliant. 
Il  semble  que,  se  défiant  de  sa  rapide  élé- 
vation, il  crut  ne  pouvoir  l'affermir  qu'en 
renversant  toutes  les  anciennes  idées  ,  et  en 


(i)  Mourons  pour  la  cause  juste!  tel  étoit  le  cri  des 
Espagnols;  et  ils  sont  morts  en  effet  pour  la  justice,  et 
la  justice  a  triomphé,  parce  qu'ils  ont  su  mourir. 


-33  ) 

établissant  un  ordre  de  choses  entièrement 
nouveau.  Cependant  la  plus  légère  réflexion 
eût  pu  le  désabuser  d  une  opinion  si  fausse. 
Depuis  qu'il  existe  des  hommes  en  état  de 
société,  la  société  a  reposé  constamment  sur 
les  mêmes  bases  :  essayer  de  lui  en  donner 
d'inconnues  jusqu'alors ,  c'étoit  entreprendre 
de  changer  la  nature  même. 

Partout,  depuis  l'origine  du  monde,  le 
système  politique  a  été  intimement  uni  au 
système  religieux.  On  sait  quelle  étoit  l'in- 
fluence des  pontifes  chez  les  Romains.  Nos 
ancêlres,  en  quittant  leur  sauvage  idolâtrie 
pour  embrasser  le  Christianisme ,  sentirent 
qu'il  devoit  faire  partie  de  la  constitution  de 
l'Etat,  et,  dans  la  division  des  citoyens  en 
trois  ordres,  ils  assignèrent  au  clergé  le  pre- 
mier rang.  Rien  n  étoit  plus  conforme  à  la 
raison  que  cette  prééminence  ;  car  éclairer 
les  esprits ,  et  régler  les  penchans  du  cœur, 
est  certainement  une  fonction  plus  haute  que 
de  défendre  le  sol,  et  une  plus  noble  occu- 
pation que  de  le  cultiver. 

Par  cela  seul  qu'il  formoit  un  corps ,  le 
clergé  jouissoit  d'une  considération  à  laquelle 
aucun  de  ses  membres,  pris  à  part,  n'auroit 
pu  prétendre  :  le  respect  des  peuples  s'en 
accroissoit,  ainsi  que  l'autorité  qui  lui  est 
propre ,  et  il  devenoit  ainsi  comme  le  lien 


(  *34  ) 

qui  attachoit  les  sujets  au  chef  de  l'Etat  et  à 
l'Etat  même. 

Toutefois  une  chose  encore  étoit  ne'cessaire 
pour  que,  sous  ce  rapport ,  il  remplit  com- 
plètement sa  destination.  Il  n'avoit  pas  moins 
besoin  d'indépendance  que  de  considération, 
ou  plutôt  sa  considération  tenoit  étroitement 
à  son  indépendance.  11  falloit  donc  qu'il  fût 
propriétaire  :  car,  sans  propriété  ,  les  corps, 
comme  les  individus,  ne  possèdent  qu'un  pou- 
voir emprunté,  qu'une  existence  précaire,  et 
subsistent  ou  meurent,  à  la  volonté  de  celui 
qui  les  paye.  Tel  est  le  motif  politique  de  la 
dotation  du  clergé  ;  motif  si  puissant  qu'il  a 
porté  toutes  les  nations  chrétiennes  ,  sans 
exception  ,  à  consacrer  un  fonds  plus  ou 
moins  considérable  à  l'entretien  des  ministres 
du  culte. 

Lorsqu'en  1790,1a  philosophie  triomphante 
résolut  d'abolir  la  religion  ,  elle  ne  trouva 
point  d'expédient  plus  sûr  pour  arriver  à  son 
but,  que  de  dépouiller  le  clergé  de  ses  biens. 
On  ne  doit  pas  s'étonner  que  Buonaparte  , 
ayant  à  peu  près  les  mêmes  vues  ,  ait  adopté 
le  même  plan.  A  la  vérité,  il  vouloit  un  fan- 
tôme de  religion  ,  mais  une  religion  qui  fût 
esclave,  comme  tout  le  reste.  Que  fit- il  ?  11 
isola  les  membres  du  clergé,  appliqua  toute 
son  attention    à   empêcher  qu'ils  ne  fissent 


(  235  ) 

corps,  et  les  assimila  aux  employés  de  toute 
espèce,  qui  vivoient  de  ses  salaires.  Les  évê- 
ques  reçurent,  mois  par  mois,  leur  solde, 
comme  les  gendarmes  :  leur  subsistance  ; 
comme  celle  des  curés,  dépendit  des  chances 
politiques,  de  l'état  du  trésor,  et  des  caprices 
du  maître  :  les  autres  ministres ,  réduits  à 
l'aumône  ,  n'eurent  d'autre  ressource  que  la 
charité  des  fidèles. 

Mais  quand  chaque  prêtre  recevroit  de 
l'Etat  une  pension  suffisante  ,  on  n'auroit  pas 
encore,  à  beaucoup  près,  pourvu  à  tous  les 
besoins.  A  moins  que  le  clergé  n'ait  un  fonds 
dont  il  puisse  répartir  les  revenus  ,  mille 
choses  essentielles  resteront  toujours  à  faire. 
11  faut  des  établissemens  particuliers  d'in- 
struction pour  les  élèves  du  sanctuaire  ;  qui  les 
fondera  ?  Il  faut,  pour  renouveler  la  foi  et  ré- 
former les  mœurs ,  des  compagnies  de  mis- 
sionnaires ;  qui  subviendra  aux  frais  de  cette 
œuvre  importante?  11  faut  réparer  ,  entrete- 
nir, décorer  les  temples  ;  qui  supportera  cette 
dépense?  Buonaparte  avoit  ordonné  qu'il  se- 
roit  fait  un  prélèvement  de  dix  pour  cent  sur 
les  revenus  de  toutes  les  propriétés  commu- 
nales, et  qu'on  rormeroit  ainsi  un  fonds  de 
subvention  pour  les  acquisitions  ,  reconstruc- 
tions et  réparations  des  églises,  des    sémi- 


(  236  ) 

naires  et  maisons  pour  loger  les  curés  (i). 
Cette  taxe  a  été  perçue  ;  mais  on  a  fait  du 
produit  une  application  bien  différente  de 
celle  qu'on  annonçoit.  Aujourd'hui,  que  pres- 
que tous  les  biens  des  communes  sont  aliénés, 
on  ne  peut  plus  demander  l'exécution  d'un 
décret  nul  en  lui-même  ,  comme  il  a  été  illu- 
soire dans  ses  résultats.  Toutefois,  si  on  ne 
prend  des  mesures  promptes  et  efficaces  pour 
conserver  les  édifices  existans,  et  pour  relever 
ceux  qui  ont  été  détruits,  en  peu  d'années 
plusieurs  paroisses  n'auront  plus  d'église  ,  et 
un  grand  nombre  de  pasteurs  continueront 
d'être  privés  d'un  logement  convenable. 

ISe  seroit-il  pas  à  désirer  aussi  que  l'Eglise 
de  France  fût  à  même  d'encourager  la  culture 
<]es  sciences  ecclésiastiques ,  et  qu'à  l'exemple 
de  la  philosophie,  elle  pût  répandre  gratis, 
parmi  le  peuple  ,  des  livres  où  il  puisât  une 
instruction  à  sa  portée  ,  et  qui  le  prémunis- 
sent contre  le  danger  des  mauvaises  doctrines  ? 

Or,  comment  opérer  ces  diverses  sortes  de 
bien,  tant  que  le  clergé  sera  sans  dotation  ? 
Sans  doute  ,  on  ne  peut  lui  rendre  entière- 
ment celle  qu'il  possédoit  il  y  a  vingt  années 


(1)  Décret  du  i5  septembre  1807. 


(  »37  ) 

mais  quelle  raison  empêcheroit  de  lui  resti- 
tuer, en  déduction  de  ce  que  le  trésor  lui  paye 
annuellement ,  la  portion  de  ses  anciennes 
propriétés,  qui  a  été  réunie  au  domaine  pu- 
blic ?  Ne  seroit-ce  pas  ,  à  la  fois  ,  un  acte  de 
justice  et  de  sagesse  ?  de  sagesse  ,  nous  l'avons 
prouvé  ;  de  justice  ,  puisque  rien  au  monde 
ne  sauroit  excuser  une  semblable  spoliation 
dans  son  origine.  Nous  ajouterons  que  ce  se- 
roit  encore  une  mesure  très-politique  ;  car  si 
on  consacre  par  le  fait  l'inviolabilité  des  do- 
nations ,  les  donations  se  multiplieront,  et 
l'Etat,  au  bout  d'un  certain  temps  ,  sera  dé- 
chargé des  frais  du  culte.  «  Pvendez  sacré,  dit 
»  Montesquieu  (i),  l'antique  et  nécessaire 
»)  domaine  du  clergé,  qu'il  soit  stable  et  éter- 
»  nel  comme  lui-même.  »  Un  corps  proprié- 
taire est  une  famille  de  plus  dans  l'Etat,  dont 
elle  augmente  les  ressources.  Ses  revenus  de- 
viennent le  patrimoine  commun  de  toutes 
les  autres  familles ,  comme  le  remarquoit , 
avec  infiniment  de  justesse  ,  le  clergé  de 
France  en  1785  (2)  :  «  Les  dons  que  les  peu- 
»  pies  ont  faits  à  la  religion,  et  que  la  reli- 
»  gion  partage  entre  le  service  des  églises  et 


(i)  Esprit  des  Lois,  1.  xxv,  c.  5. 

(2)  Rapport  de  l'agence  ,  de  1780  à  178J,  p.  248. 


(  238  ) 

»  les  besoins  des  peuples,  forment  une  mense 
»  commune;  c'est  un  patrimoine  universel, 
»  un  domaine  perpétuel,  qui,  passant  suc- 
»  cessivement  dans  toutes  les  familles,  y  porte 
»  l'illustration ,  l'aisance  ou  le  nécessaire,  y 
»  féconde  le  talent,  le  mérite,  l'industrie , 
»  et,  conservant  toujours  la  pureté  de  son 
»  origine ,  nous  vaut  le  bonheur  de  soulager 
»  le  peuple  ,  de  faire  chérir  le  prince,  et  res- 
»  pecter  la  religion.  »  Les  choses  ont  changé 
depuis  ce  temps;  et,  grâce  aux  progrès  de  la 
civilisation,  si  le  pasteur  autrefois  soulageoit 
le  peuple ,  c'est  aujourd'hui  bien  souvent  le 
peuple  qui  nourrit  le  pasteur. 


1\V\VVVVV\VWV\\V*VVWV\VVW'WVVWVVVVVVVVV\V\\VV\VVVV\VW\\VVWV\\\\\VWVWVVWV 


DU  CLERGE. 

(1816.) 


Une  des  erreurs  de  nos  jours  est  de  s'ima- 
giner que  les  violentes  commotions  qui  ont 
agité  la  France ,  les  fléaux  auxquels  elle  est 
en  proie  depuis  près  de  trente  ans,  ressem- 
blent aux  troubles  ,  aux  calamités  qui  rem- 
plissent les  annales  de  tous  les  peuples.  On 
compare  ce  que  nous  avons  souffert  avec  ce 
que  souffrirent  nos  pères,  et  Ton  prononce 
sans  bésiter,  que  noire  histoire  n'est  que  la 
leur,  à  peu  de  chose  près,  parce  qu'au  lieu 
de  pénétrer  jusqu'au  fond  des  événemens , 
pour  en  découvrir  la  cause  première  et  géné- 
rale, Ton  s'arrête  à  la  surface,  et  que  Ton 
interroge  les  sens,  quand  il  faudroit  consulter 
l'intelligence.  Nous  sommes  tellement  fami- 
liarisés avec  ce  qui  est,  nous  réfléchissons  si- 
peu  sur  ce  qui  étoit,  qu'à  peine  nous  aperce- 
vons-nous de  quelque  changement  dans  l'état 
de  la  société.  11  est  vrai  qu'il  y  eut,  dans  tous 
les  temps ,  des  guerres  plus  ou  moins  achar- 
nées ,  plus  ou  moins  sanglantes  :  dans  tous  les 
temps,  l'opposition  des  intérêts,  l'ambition 


(  4o  ) 

des  princes,  les  passions  de  leurs  ministres, 
le  mécontentement  des  sujets,  le  désir  inquiet 
d'un  mieux  imaginaire,  ont  produit  des  maux 
infinis  ,  des  chocs  de  peuple  à  peuple,  des  ré- 
bellions, des  soulèvemens ,  des  scènes  aîroces, 
des  crime!»  publics  et  privés  :  tout  cela  s'est 
vu  mille  fois,  mais  tout  cela  n'est  point  notre 
révolution,  ce  n'en  est  que  l'accessoire  ;  c'est 
ce  qu'elle  a  de  commun  avec  les  dissentions 
politiques  qui  désolèrent  le  monde,  à  quelque 
époque  que  ce  soit.  Pour  peu  qu'pn  la  consi- 
dère attentivement,  on  y  remarquera,  en 
outre,  des  traits  qui  lui  sont  propres,  qui  la 
distinguent  de  toutes  les  autres,  un  caractère 
qui  n  appartient  qu'à  el'e.  L'effet  ordinaire 
des  révolutions  se  réduit  à  déplacer  le  pou- 
voir, quelquefois  à  modifier  les  institutions  : 
la  nôtre  a  détruit  et  le  pouvoir,  et  l'homme 
même,  entant  qu'être  social;  elle  a,  pour  ainsi 
dire,  arraché  jusqu'à  la  racine,  et  jeté  dédai- 
gneusement au  loin  ,  comme  une  plante  inu- 
tile ou  vénéneuse  ,  toute  institution  sociale  , 
anéanti  les  sentimens  et  les  principes  conser- 
vateurs de  la  société.  Non  contente  de  secouer 
l'arbre  des  idées ,  pour  savoir  celles  qui  tiennent, 
suivant  le  conseil  d'un  philosophe  connu ,  elle 
a  coupé  l'arbre  par  le  pied  ;  elle  a  dit  à 
l'homme  :  Tes  lumières  ne  sont  que  ténèbres  ; 
tout  ce  que  tu  as  cru ,  tout  ce  que  tu  as  pensé 


C  *4«  ) 

jusqu'ici,  n'est  qu'erreur;  il  est  temps  d'af- 
franchir ton  intelligence  captive  ;  ose  rentrer 
dans  tes  droits ,  et  fais-toi  des  vérités  selon 
tes  désirs  :  que  le  gothique  édifice  des  super- 
stitions politiques  et  religieuses  s'écroule  ; 
que  tout  change,  et  qu'à  la  place  de  ce  qui 
existoit  auparavant,  de  nouveaux  cieux  et 
une  terre  nouvelle  ,  cre'és  soudain  par  ta  pa- 
role, attestent  à  jamais  la  puissance  de  la 
raison  humaine  régénérée. 

Pour  l'éternelle  instruction  des  peuples  , 
Dieu  a  permis  que  ces  vœux  impies,  exécra- 
bles, se  réalisassent  au  milieu  de  l'Europe 
chrétienne  et  civilisée.  L'esprit  créateur,  fé- 
condant le  chaos  à  l'origine  du  monde,  et 
le  pénétrant  de  sa  chaleur,  en  avoit,  selon 
l'image  que  nous  offrent  nos  livres  saints, 
fait  éclore,  avec  tous  les  êtres,  Tordre  de 
l'univers  :  le  génie  du  mal,  à  son  tour,  es- 
sayant son  pouvoir,  étend  ses  ailes  sur  la 
terre  qui  lui  est  livrée,  la  couvre  d'une  nuit 
profonde,  fertilise  la  mort,  et  le  chaos  renaît. 

Non,  quoi  qu'on  fasse,  on  ne  montrera 
jamais,  dans  les  siècles  qui  ont  précédé,  au- 
cun exemple  d'une  dissolution  aussi  com- 
plète, aussi  rapide.  A  peine  quelques  mois 
s'écoulent,  et  l'on  voit  disparoître  la  reli- 
gion, la  royauté,  les  corps  constitutifs  de 
I  Etat,  l'Etat  lui-même,  les  lois,  les  mœurs, 

16 


(  M*  ) 

les  coutumes  héréditaires,  les  opinions  reçues, 
les  maximes  antiques,  les  idées,  les  principes, 
les  senti  mens  transmis  de  génération  en  gé- 
nération :  tout  meurt,  tout  s'évanouit ,  tout 
s'efface;  une  énergie  inconnue  hâte,  préci- 
pite la  destruction  ;  les  débris  s'accumulent 
sur  les  débris,  ils  se  mêlent,  se  confondent  ; 
on  ne  peut  plus  ni  les  Compter  ni  les  recon- 
noître,  et  les  souvenirs  mêmes  sont  des  ruines. 
La  société  ,  en  proie  à  la  désolation,  présente 
l'affreuse  image  d'une  cité  dévastée,  dépouil- 
lée de  ses  remparts  et  de  ses  monumens  ,  et 
sur  laquelle  un  implacable  vainqueur  a  pro- 
mené la  charrue  et  semé  le  sel,  emblème  lu- 
gubre d'une  éternelle  stérilité. 

Il  aura  un  terme,  cependant,  ce  règne  des 
ténèbres  et  de  la  mort  ;  Dieu  a  pitié  de  l'Eu- 
rope ,  et  il  sauve  la  France.  Le  Monarque  que 
redemandoit  son  amour  apparoit  totft à  coup 
au  milieu  d'elle,  ramené  de  son  long  exil  par 
une  suite  de  prodiges  presque  surnaturels. 
Autour  de  lui  sont  les  compagnons  de  ses 
royales  infortunes  ;  autour  de  lui  se  rassem- 
blent ceux  des  anciens  habitans,  qui,  fidèles  à 
i'espérance,  ou  retenus  par  le  charme  indé- 
finissable attaché  aux  régions  qui  nous  ont  vu 
naître,  bravèrent  tous  les  dangers  ,  se  dévouè- 
rent à  toutes  les  angoisses,  pour  veiller  jus- 
qu'au dernier  instant  sur  les  restes  sacrés  de 


C  243  ) 

la  patrie  ;  et  voilà  que  tous  ensemble  ,  confon- 
dant leurs  pleurs  et  leur  joie  ,  ils  parcourent 
cette  terre  funèbre  ,  cherchant  d'un  œil  avide 
la  trace  de  ses  murailles  et  de  ses  citadelles, 
les  vestiges  de  ses  rues  et  de  ses  places  publi- 
ques ,  les  lieux  augustes  où  s'élevoient  jadis 
les  temples  du  Très-haut  et  les  palais  des  rois, 
la  tombe  où  reposoient  les  aïeux.  Mais,  hélas! 
tout  est  bouleversé  ;  les  pierres  mêmes  qui 
séparoient  les  héritages,  ont  été  enlevées  ou 
sont  recouvertes  par  l'herbe  ;  il  faut  fouiller 
le  sol  pour  les  reconnoiire  ;  pour  retrouver 
les  fondemens  des  édifices  détruits ,  et  en  re- 
commencer la  construction,  il  faut  successi- 
vement et  peu  à  peu  écarter  les  décombres  : 
jusque-là,  famille  étrangère  même  dans  le 
pays  natal,  mais  heureuse  par  sa  réunion  , 
nous  habiterons  sans  regret,  avec  notre  père, 
les  cabanes  de  feuillage  que  sa  bonté  nous 
offre  pour  abri. 

Toutefois,  si  les  individus  peuvent  vivre 
contens  dans  un  état  précaire  ,  la  société  n'es! 
jamais  tranquille  qu'elle  ne  soit  parvenue  à 
un  état  stable.  Or  il  n'existe ,  pour  la  société, 
d'état  stable  que  l'état  de  perfection;  parce 
qu'il  n'y  a  (pie  des  lois  parfaites  qui  rem- 
plissent parfaitement  l'objet  de  toute  société, 
qui  est  d'assurer  la  conservation  de  l'homme . 
Tandis  que  ce  grand  but  n*est  pas  pleinement 

16 


(  244  ) 

atteint    il  règne  nécessairement  dans  l'Etat 
une  sourde  et  dangereuse  fermentation  ;  et 
ce  travail  intérieur,  indice  certain  de  quelque 
vice  de  constitution ,  se  termine  tôt  ou  tard 
par  une  crise ,  à  moins  qu  on  ne  la  prévienne 
en  retranchant  la  cause  qui  doit  ramener. 
«  Si  le  législateurs trompantdans  son  objet, 
,,  établit  des  rapports  différons  de  ceux  qui 
»  dérivent  de  la  nature  des  choses  ,  1  Etat  ne 
»  cessera  d'être  agité  jusqu'à  ce  que  ces  rap- 
.  ports  soient  détruits  ou   changés,  et  que 
»  l'invincible  nature  ait  repris  son  empire.  » 
On  peut  considérer  cette  maxime  de  kous- 
seau,  comme  un  axiome  fondamental  en  lé- 
gislation. C'est  pour  l'avoir  oublié,  c'est  parce 
qu'on  s'estpersuadéquelcslois,les institutions 

étoient  des  choses  arbitraires,  que,  depuis  la 
chute  de  la  monarchie  ,  nous  avons  ete  les 
martyrs  de  nos  vingt  constitutions  et  de  nos 
cent  mille  législateurs. 

Je  n'examinerai  point  quelle  etoit  la  place 
que  la  religion  occupoit  dans  ces  constitutions 
éphémères  ,  ou  quel  étoit  le  vide  qu'elle  y 

laissoit.  . 

S'il  fut  un  temps  où  l'adoration  d  un  Dieu 
étoit  en  France  un  crime  de  lèse -nation, 
ou  ce  qui  étoit  alors  la  même  chose  ,  de 
lèse-philosophie,  ce  temps  est  heureusement 
passé ,  et  la  nécessité  de  la  religion  est  au- 


(  45  ) 

jourd'hui ,  grâce  au  ciel ,  généralement  sentie. 

Point  de  religion  sans  culte  ,  point  de  culte 
sans  ministres  ;  donc  il  faut  des  prêtres  :  se- 
conde nécessité  qui  dérive  de  la  première, 
et  n'est  pas  moins  universellement  reconnue. 

Les  prêtres  exercent  un  ministère  utile, 
indispensable  à  l'Etat;  donc  l'Etat  doit  pour- 
voir à  la  subsistance  des  prêtres  :  troisième 
nécessité  de  laquelle  on  convient  encore  gé- 
néralement. 

Mais  ici  l'on  crée  une  foule  de  difficultés. 
Le  clergé  formera-t-il  un  corps  ?  Ce  corps 
aura-t-il  le  droit  d'acquérir  et  de  posséder? 
Permettra-t-on  qu'il  administre  et  distribue 
à  son  gré  ses  revenus,  ou  considérera-t-on 
ses  membres  comme  des  ouvriers  qu'on  paye 
à  tant  le  jour  pour  des  travaux  d'utilité  pu- 
blique ?  Etranges  sujets  de  délibération,  et  qui 
prouvent  bien  tristement  à  quel  point  les  so- 
phismes  de  quelques  hommes  et  la  hardiesse 
impie  de  quelques  autres  ont  obscurci  parmi 
nous  les  notions  les  plus  communes  du  bon 
sens  ! 

Tout  est  devenu  problématique ,  parce 
qu'on  a  tout  nié.  Ainsi  nous  avons  vu  remettre 
en  question  l'existence  de  Dieu,  sur  l'autorité 
de  la  déesse  Raison;  la  morale  ,  sur  l'autorité 
du  crime  ;  les  bases  de  la  société  et  la  société 
elle-même,  sur  l'autorité  de  l'anarchie. 


(  »*6  ) 

Ce  n'est  pas  que  l'expérience  et  le  besoin  , 
comme  nous  lavons  fait  observer,  n'aient; 
réconcilié  l'opinion  avec  quelques  vérités  so- 
ciales ;  mais  combien  d'autres  sont  encore 
proscrites  ,  ou  du  moins  déférées  comme  sus- 
pectes au  tribunal  du  public! 

Tel  est  le  malheur  de  la  position  où  trente 
années  de  délire  et  de  forfaits  nous  ont  pla- 
cés, que  les  députés  de  la  nation,  chargés  de 
reconstruire  l'édifice  social  en  présence  de 
l'Europe  surprise  ,  sont  contraints  de  sou- 
mettre à  l'humiliante  épreuve  de  la  discus- 
sion les  élémens  mêmes  de  la  société. 

Comparé  à  ce  qu'il  fut  dans  les  siècles  an- 
térieurs, le  peuple  français  ressemble  à  un 
homme  autrefois  plein  de  vigueur  et  de  sens, 
mais  affoibli  par  une  maladie  cruelle  qui  lui 
a  ravi  la  mémoire  ;  l'infortuné,  revenu  à  l'état 
d'enfance,  bégaye  péniblement  des  mots  qu'il 
ne  se  rappelle  qu'avec  effort ,  et  recueille  ci 
et  là,  dans  sa  raison  dévastée,  quelques  sou- 
venirs presque  éteints,  quelques  fragmens  in- 
formes de  vérités,  foibles  restes  des  trésors 
que  reccîoit  son  intelligence. 

Ainsi ,  à  peine  échappés  au  règne  de  la  ter- 
reur, une  sorte  d'instinct,  un  insurmontable 
besoin  nous  porla  d'abord  à  chercher  le  Dieu 
qui  avoit  comme  disparu  d'au  milieu  de  nous. 
Nous  avoirs  ensuite  cherché  ,  redemandé  son 


(  "4?  ) 

culte  ;  et  maintenant  nous  cherchons  les 
moyens  d'en  perpétuer  l'existence,  en  assu- 
rant celle  de  ses  ministres,  en  les  environ- 
nant d'une  considération  nécessaire,  et  fixant 
la  place  qu'ils  doivent  occuper  dans  le  sys- 
tème politique. 

Les  richesses  de  l'Eglise  éloient  devenues 
l'objet  de  l'envie,  et  l'inépuisable  texte  des 
déclamations  de  nos  philosophes.  Fidèles 
échos  des  premiers  réformateurs ,  ils  ne  se 
lassoient  point  de  gémir ,  avec  cette  pureté 
de  zèle  qui  les  dislingue,  sur  les  maux  de  toule 
espèce  qu'avoit  produits,  et  que  perpétuoit 
l'imprudente  dotation  du  clergé.  Aussi  ,  dans 
leur  pieuse  sollicitude  ,  ne  cessoient-ils  de 
rappeler  les  ministres  de  la  religion  aux  siè- 
cles apostoliques,  eJ  d'étaler  à  leurs  yeux , 
dans  de  pompeuses  homélies  ,  l'exemple  des 
cveqo.es  primitifs ,  et  les  inappréciables  avan- 
tages de  la  pauvreté  sainte  à  laquelle  ils  dé- 
sir oient  si  vivement  les  ramener.  Quel  affli- 
geant spectacle,  en  effet,  qu'un  prêtre,  tjui , 
au. mépris  des  leçons  que  la  philosophie  lui 
prodiguoit  avec  un  si  tendre  intérêt  ,  osoitse 
nourrir  d'un  autre  pain  que  de  celui  de  l'au- 
mône ,  et  même  ,  pour  comble  de  scandale  , 
partager  avec  l'indigent  ce  pain  qu'il  n  avoit 
pas  mendié.  11  est  clair  qu'on  ne  pouvoit,  ni 
respecter  un  tel  prêtre  ,  ni  croire  raisonna- 


C  248  ) 

blement  à  la  doctrine  qu'il  prêchoit.  Combien 
se  multiplieroit,  au  contraire,  le  fruit  de  ses 
travaux  ;  combien  le  Christianisme  jeteroit 
d'éclat  ,  et  reprendroit  d'autorité,  lorsqu'au 
lieu  de  répandre  dans  le  sein  des  peuples  les 
trésors  dont  nos  ancêtres  lui  confièrent  la 
dispensation,  ses  ministres,  qui  naguère  ne 
se  présentoient  au  malheureux  que  pour  sou- 
lager sa  détresse,  ne  l'aborderoient  plus  que 
pour  lui  exposer  la  leur,  et,  pressés  par  le 
besoin,  s'en  iroient  de  porte  en  porte  solli- 
citer la  pitié ,  et  tendre  à  leur  troupeau  ,  pour 
recevoir  le  denier  qu'une  avare  compassion  y 
laisse  tomber  à  regret ,  cette  même  main  des- 
tinée à  le  bénir  et  à  le  gouverner  î 

Il  eût  été  fâcheux  qu'un  plan  de  réforme 
si  libéral  fût  demeuré  enseveli  dans  les  livres 
des  sages  qui  l'avoient  conçu;  mais,  grâce  à 
leur  active  industrie ,  le  moment  de  le  réaliser 
arriva  bientôt.  L'assemblée  constituante,  pou- 
voir exécutif  de  la  philosophie ,  se  hâta  de 
sanctionner  la  loi  de  spoliation  ,  qui  devoit 
enrichir  l'Eglise  de  tant  de  vénération  et  de 
tant  de  vertus.  Cent  dix  millions  de  revenus, 
antique  et  sacré  dépôt  placé  par  nos  ancêtres 
sous  la  protection  des  autels,  pour  être  à  ja- 
mais le  patrimoine  du  pauvre  ,  et  le  gage  de 
la  perpétuité  du  sacerdoce  au  milieu  de  nous, 
furent  libéralement  confisqués,   pour  le  plus 


(  *4g  ) 

grand  intérêt  de  la  religion  et  du  peuple.  Tou- 
tefois, afin  d'adoucir  le  passage  de  Tordre  de 
choses  qu'on  abolissoit,  à  celui  qu'on  se  pro- 
posoit  d'établir  ,  on  jugea  convenable  de  re- 
lâcher un  peu  de  la  rigueur  des  principes,  et 
de  ne  pas  s'élever  d'abord  à  la  perfection  ab- 
solue. De  modiques  pensions  alimentaires  , 
accordées  aux  membres  du  clergé  que  l'on 
dépouilloit ,  devinrent  pour  eux  comme  la 
nuance  entre  l'état  de  propriété  et  l'état  de 
mendicité. 

Cependant,  la  réforme  politique  et  reli- 
gieuse marchoit  si  rapidement ,  que  cette 
nuance  provisoire  ne  tarda  pas  à  s'effacer.  Ce 
fut  vraiment  alors  qu'on  vit  renaître  les  pre- 
miers temps  du  Christianisme  ,  les  temps  des 
Maximien  ,  des  Galère  et  des  Néron.  La  philo- 
sophie, maîtresse  enfin,  el  ne  mettant  plus 
de  bornes  à  ses  dons  ,  rendit  à  la  fois  aux  prê- 
ires,  et  leur  pauvreté  primitive,  et  les  ca- 
chots, et  les  tortures,  et  les  gibets;  noble 
portion  de  l'héritage  que  leur  légua  leur  chef, 
et  dont  ils  se  montrèrent  dignes  en  l'accep- 
tant d'un  front  serein.  Le  martyre  ,  à  cette 
époque  sanglante  ,  fut  l'unique  dotation  du 
clergé  français. 

Quelques  années  s'écoulent ,  pendant  les- 
quelles', fugitif,  proscrit,  il  ne  cessa  pas  d'être 
placé  entre  la  hache  des  bourreaux   et  les 


(  a|o  ) 

plages  dévorantes  de  la  Guyane.  Soudain,  sous 
les  voûtes  à  demi  écroulées  de  l'édifice  social, 
retentit  une  voix  inconnue,  puissante  ;  voix 
sinistre,  et  néanmoins  voix  rassurante  ,  voix 
telle  que  les  hommes  n'en  entendirent  jamais 
de  semblable.  Tout  s'émeut,  tout  se  précipite 
vers  le  fantôme  qui  a  jeté  ce  cri ,  dirai-je  d'a- 
larme ou  d'espérance?  11  parle  aux  ruines  ,  et 
les  ruines  semblent  tressaillir  et  lui  répondre. 
Chacun  sent  au-dedans  de  soi  que  quelque 
chose  d'extraordinaire  se  prépare.  Le  silence 
a  succédé  en  un  moment  au  bruit  des  tem- 
pêtes. La  société  entière  est  en  attente  ;  in- 
certaine ,  elle  se  demande  si  le  ciel  est  las  de 
punir,  ou  si  c'est  ici  sa  dernière  et  sa  plus  ter- 
rible vengeance.  Tout  à  coup  un  second  cri 
est  entendu  :  on  croit  reconnoître  le  nom  de 
Dieu.  À  ce  nom  consolateur  et  sacré  ,  l'allé- 
gresse universelle  éclate  en  acclamations.  Un 
geste  brusque  du  fantôme  replonge  aussitôt 
les  cœurs  dans  les  anxiétés  du  doute.  Ondiroit 
qu'il  regrette  l'espoir  qu'il  a  donné.  Mais  une 
pensée  différente  l'occupe  :  son  œil  inquiet 
et  perçant  a  découvert  au  loin  les  restes  mu- 
tilés et  dispersés  du  sacerdoce  ;  il  les  con- 
temple un  instant  avec  une  attention  pro- 
fonde; ses  traits  prennent  une  expression 
qui  n  est  celle  ni  de  la  pitié,  ni  du  mépris, 
ni  de  la  bienveillance,  ni  de  la  haine  ,  mais 


(  a5i  ) 

comme  un  inexprimable  mélange  de  ces  sen- 
timcns  opposés.  Un  sourire  effrayant  agite 
ses  lèvres;  il  fait  signe  aux  victimes  augustes 
de  s'approcher  ,  et  se  dressant  sur  son  trône  , 
leur  tend  un  sceptre  de  fer,  et,  d'un  ton  me- 
naçant, jure  par  son  épée  qu'il  les  protégera. 

On  Ta  dit  plusieurs  fois  ,  Buonaparte  avoit 
trop  de  lumières  pour  penser  qu'une  nation 
pût  vivre  et  prospérer  à  l'ombre  de  l'athéisme. 
11  vouloit  une  religion ,  mais  une  religion  es- 
clave comme  tout  le  reste.  Que  fit-il?  il  la 
salaria.  Son  règne  tout  entier,  pendant  lequel 
la  seule  résistance  qu'il  ne  put  vaincre  fut 
celle  que  lui  opposa  cette  même  religion, 
prouve  qu'on  ne  l'enchaîne  pas  aussi  aisément 
qu'il  le  croyoit;  mais  il  est  vrai  néanmoins 
que  son  plan  devoit  obtenir  à  la  fin  une  réus- 
site complète  ,  et  qu'il  ne  lui  a  manqué  que  le 
temps  pour  jouir  de  l'irréparable  désolation 
de  l'Eglise,  dont  il  avoit  préparé  l'asservisse- 
ment avec  un  art  si  profond. 

Lorsqu'il  saisit  les  rênes  abandonnées  du 
gouvernement,  la  France  attendoit ,  rede- 
inandoit  ses  anciennes  institutions ,  comme 
elle  les  a  toujours  îvdemandées ,  attendues, 
chaque  fois  qu'à  l'horizon  ,  habituellement 
couvert  d'une  obscurité  sinistre,  elle  a  cru 
découvrir  l'aurore  d'une  restauration.  Bien 
n'auroit  été  si  facile  que  de  rendre  de  nou- 


(    .52    ) 

veau  le  clergé  propriétaire  ,  en  lui  permettant 
d'acquérir  ;  mais  c'étoit  précisément  ce  que 
Buonaparte  redoutoit  le  plus  ,  parce  qu'un 
titre  de  propriété  eût  été  pour  l'Eglise  un 
titre  d'affranchissement.  De  là  les  entraves , 
les  restrictions  qu'il  mit  au  droit  que  le  clergé, 
de  même  que  toute  autre  société  de  citoyens, 
a  d'acquérir,  soit  par  legs,  soit  par  achat; 
droit  naturel,  droit  imprescriptible,  que  l'om- 
brageux despote  n'eut  jamais  la  hardiesse  de 
lui  contester  entièrement.  11  se  borna,  pour 
en  limiter  indirectement  l'exercice ,  à  alarmer 
les  donateurs  ,  et  à  fatiguer ,  inquiéter  les 
possesseurs  mêmes,  en  soumettant  l'emploi 
des  deniers  ,  dont  la  disposition  leur  apparte- 
noit ,  à  une  inspection  malveillante  ,  et  en 
montrant  toujours  dans  le  lointain  une  con- 
fiscation possible.  Dès  que  les  donations  fu- 
rent en  contact  avec  le  fisc  ,  on  crut  les  y  voir 
engloutir.  Cependant ,  comme  je  le  remar- 
quois  tout  à  l'heure  ,  le  droit  de  posséder  fut 
maintenu.  Or  qui  oseroit  disputer  un  droit 
reconnu  par  Buonaparte?  S'il  s'agit  de  justice, 
il  n'est  pas ,  ce  me  semble  ,  suspect  d'exagé- 
ration ;  s'il  s'agit  de  la  force Mais  non,  à 

Dieu  ne  plaise  qu'un  tel  mot  soit  aujourd'hui 
proitoncé  dans  une  telle  question. 

Le  clergé  étant  privé  de  fait  de  toute  pro- 
priété, il  fallut  nécessairement  pourvoir  d'une 


(  ^53  ) 

autre  manière  à  sa  subsistance.  Le  mode  qu'on 
adopta  ,  flétri  du  caractère  de  la  révolution  , 
et  jusqu'alors  sans  exemple  ,  réunit  tout  ce  que 
l'imagination  la  plus  féconde  ;peut  inventer 
de  garanties  de  servitude  et  de  destruction. 
On  assimila  les  curés  et  les  évëques  à  des  ma- 
nœuvres qu'on  salarie  pour  le  besoin  du  mo- 
ment ,  et  que  l'on  congédie  le  lendemain  , 
quand  le  besoin  cesse ,  ou  qu'ils  donnent  à 
celui  qui  les  paye  quelque  sujet  de  méconten- 
tement. La  religion  eut  son  article  dans  le 
budget ,  ainsi  que  les  autres  brandies  du  ser- 
vice public ,  et  Ton  put  d'un  trait  de  plurne 
rayer  tout  ensemble  et  la  solde  de  ses  minis- 
tres des  dépenses  de  l'Etat,  et  Dieu  même  de 
la  société. 

Je  sais  qu'on  n'en  vient  pas  aisément  à  une 
extrémité  semblable  ,  et  qu'un  pareil  danger 
tient  beaucoup  au  caractère  de  l'homme  qui 
gouverne.  Mais  l'homme  qui  gouverne  au- 
jourd  hui  ne  gouvernera  pas  toujours,  ne  gou- 
vernera pas  demain  peut-être;  il  mourra,  et 
la  religion  doit  être  immortelle.  \  oudroit-on 
que  son  sort  dépendit  de  la  chance  d'un  bon 
ou  d'un  mauvais  prince,  d'un  bon  ou  d'un 
mauvais  ministre  ?  La  sagesse,  qui  préside  aux 
institutions  vraiment  sociales ,  ne  considère 
pas  les  individus  ,  qui  changent:  elle  sonde  le 
cœur  humain  ,  qui  ne  change  point,  et  y  trou- 


(  »«4  ) 

vanl  le  germe  de  toutes  les  passions,  elle 
prépare  à  l'édifice  qu'elle  élève  dans  un  temps 
de  calme,  un  abri  pour  la  saison  des  tempêtes. 

D'ailleurs,  n'y  a-t-il  qu'une  seule  manière 
de  détruire  la  religion  ?  Elle  peut  avoir  cessé 
d'exister,  et  à  l'extérieur  être  encore  la  même. 
C'est  la  foi,  c'est  la  doctrine  qui  est  sa  vie; 
les  prêtres  en  sont  les  gardiens  ;  et  des  gar- 
diens soldés  par  une  autorité  étrangère,  sont 
à  moitié  corrompus.  Je  parle  de  l'ordre  ordi- 
naire des  choses,  et  de  la  nature  générale  de 
l'homme;  parce  qu'il  s'agit  de  lois,  et  que 
jamais  les  lois  ne  considèrent  les  exceptions. 

La  religion  ,  reçue  précairement  dans  la 
société,  et  sans  cesse  en  état  de  passage,  ne 
recueillit  que  l'indifférence ,  et,  qu'on  me 
permette  celte  expression,  ne  peut  contracter 
d'alliance  durable  avec  les  peuples  :  ses  mi- 
nistres, dégradés  dans  l'opinion,  perdirent 
presque  entièrement  leur  salutaire  influence. 
On  ne  vit  plus  en  eux  les  envoyés  du  Ciel, 
mais  les  employés  du  Gouvernement,  et  des 
employés  de  la  dernière  classe;  caria  modi- 
cité à  peine  croyable  de  leurs  salaires,  indi- 
quoit  bien  clairement  le  mépris  qu'inspiroient 
leurs  fonctions,  Que  dis-je?ces  salaires  mêmes, 
tous  encore  ne  les  reçurent  pas  :  ce  bien  fait  op- 
pressif  fut  réservé  aux  seuls  curés.  Leurs  vicai- 
res, n'v  avant  point  de  part,  furent  contraints 


(  255  ) 

de  recourir,  dans  les  campagnes,  à  l'avilis- 
sante ressource  des  quêtes,  et,  sous  l'empire 
des  idées  libérales ,  le  clergé  devint  un  ordre 
mendiant.  Or ,  qu'on  se  représente  ,  si  l'on 
peut,  les  suites  déplorables  de  cet  indigne 
abaissement,  de  cette  protection  dérisoire,  qui 
place  le  pasteur  dans  la  dépendance  absolue 
du  troupeau;  qui  l'assujettit  pour  vivre,  ce 
n'est  pas  dire  assez,  pour  ne  pas  mourir  de 
faim,  à  briguer  la  faveur,  à  cultiver  basse- 
ment les  bonnes  grâces  des  hommes  grossiers 
et  cependant  exigeans  ,  pauvres  et  néanmoins 
avares,  que  son  devoir  est  de  reprendre,  de 
corriger,  de  contrarier  perpétuellement  dans 
leurs  goûts,  dans  leurs  penebans  les  plus  vifs, 
dans  leurs  habitudes  les  plus  chères.  Pour  peu 
qu'on  laisse  agir  le  lemps  et  les  passions, toutee 
qu'on  peut  raisonnablement  attendre  d'un  sys- 
tème si  immoral,  esl  l'heureuse  création  d'un 
tarif  de  complaisance,  en  vertu  duquel  les 
uns  apprendront  à  acheter,  et  les  autres  ap- 
prendront à  vendre,  pour  un  morceau  de 
pain ,  la  tolérance  du  vice. 

A  ces  considérations  ,  si  propres  à  fixer  l'at- 
tention du  législateur,  il  en  iaudroit  joindre 
beaucoup  d'autres,  pour  se  former  une  idée 
complète  de^  inconvéniens  qu'entraîne  un 
culte  salarié.  Je  n'en  indiquerai  qu'une  seule, 
car  enfin  j'écris  un  article,  et  non  pas  un  livre 


(  256  ) 

Un  revenu,  même  médiocre,  administré 
et  réparti  par  le  clergé  lui-même,  produiroit 
une  foule  de  biens,  suffiroit  à  une  multitude 
d'oeuvres  nécessaires,  qui  continueront  d'être 
abandonnées  tandis  que  Tordre  actuel  subsis- 
tera. Chaque  évêque ,  chaque  curé  reçoit  son 
traitement,  comme  on  l'appelle  ;  mais  la  sol- 
licitude de  l'État  ne  s'étend  pas  plus  loin. 
La  loi  n'a  point  pourvu  et  ne  sauroit  pour- 
voir à  mille  besoins  de  détail,  à  mille  objets 
d'utilité  générale  et  particulière  qui  demeu- 
rent en  souffrance,  faute  d'un  fonds  com- 
mun dont  la  libre  disposition  appartienne  au 
clergé,  qui  seul  connoit  ces  besoins,  et  peut 
juger  exactement  des  degrés  relatifs  de  cette 
utilité.  L'établissement  d'un  pareil  fonds  est 
l'unique  moyen  de  rétablir,  d'une  manière 
solide,  les  missions,  les  retraites,  aujour- 
d'hui si  indispensables  ;  de  multiplier  les 
grands  et  les  petits  séminaires  ;  de  ranimer 
la  culture  presque  éteinte  des  sciences  ecclé- 
siastiques ;  et  enfin ,  de  renouveler  les  fon- 
dations religieuses  de  tout  genre,  dont  l'im- 
portance et  la  nécessité  se  font  chaque  jour 
sentir  plus  vivement.  Des  pensions  indivi- 
duelles, quelles  qu'elles  soient,  ne  rempli- 
ront jamais  le  vide  immense  qu'ont  laissé  ces 
fondations.  Tout  ce  qui  est  personnel  cesse, 
et  tout  ce  qui  cesse  est  nul  pour  la  société  : 


("7  ) 

mais  il  semble  que,  satisfait  de  lui  faire  l'au- 
mône en  passant,  on  Tait  jusqu'à  présent 
traitée ,  ainsi  que  la  religion,  comme  si  elle 
n'avoit  pas  dû  avoir  de  lendemain. 


*7 


V\\\\\V\V\\Vl\V\\VV\\V\\\VVV\V\\'V\\'V\VVV\,VWVVVVWWVV\VVVVWVVWVVWV\WVWWVV* 

SUR   UN    OUVRAGE    INTITULÉ  : 

Réflexions  sur  quelques  parties  de  noire 
législation  civile,  envisagée  sous  le  rapport  de 
la  religion  et  de  la  morale  ,  le  mariage  ,  le 
divorce  ,  les  en/ans  naturels ,  l  adoption,  la 
puissance  paternelle  ,  etc.  ;  par  Ambroise 
Rendu,  avocat  à  la  cour  royale  de  Paris , 
inspecteur-général  et  conseiller  ordinaire  de 
l'Université  royale  de  France. 

(   1814.  ) 


lMous  sommes  toujours  surpris  de  la  légèreté 
avec  laquelle  on  traite  aujourd'hui  les  ma- 
tières les  plus  importantes.  Comment  peut-on 
se  flatter  d'examiner,  dans  une  courte  bro- 
chure ,  les  plus  grandes  questions  de  la  juris- 
prudence ecclésiastique  et  civile,  le  mariage, 
le  divorce ,  la  puissance  paternelle  ,  l'adop- 
tion, etc.  ?  Assurément ,  il  faudroit  être  doué 
'd'une  rare  force  de  génie  pour  approfondir 
en  quelques  pages  des  sujets  si  compliqués  , 
si  difficiles.  C'est  la  première  réflexion  qu'au- 
roit  dû  faire  M.  Rendu  :  mais  que  seroient 
devenues  celles  qu  il  présente  au  public? 


(  «59  ) 

Commençons  par  rendre  justice  à  ses  in- 
tentions. Nous  sommes  loin  de  le  confondre 
avec  les  sophistes  qui,  après  avoir  sécularisé 
la  législation  (i),  ont  voulu  séculariser  la  re- 
ligion elle-même.   11  s'élève  ,   au  contraire  , 
avec  énergie  contre  cet  étrange  projet.  Tant 
qu'il  se  tient  dans  les  généralités,  sa  doctrine 
est  pure  ,   parce  qu'il  se  borne  à  répéter  des 
jugemens  consacrés  par  le  suffrage  unanime 
des  bons  esprits,  et  à  proclamer  le  résultat 
de  l'expérience.  Son  style  même  s'anime  et 
s'élève  en  nous  rappelant  aux  principes  d'où 
dépendent  la  paix  et  la  stabilité  des  empires. 
«   Assez  long-temps  ,  dit- il ,  une  fausse  philo- 
»  sophie  ,  enivrée  d'orgueil  et  ambitieuse  du 
»  néant,  annonçant  la  lumière  et  versant  les 
»  ténèbres,  proclamant  le  progrès  de  l'esprit 
»  humain  et  le  faisant  rétrograder  vers  les 
»  plus  grossières  erreurs  :  assez  long  lumps  , 
»  disons-nous,  cette  philosophie  matérielle  a 
»   tout    disputé ,    à   Dieu   son    existence  ,    à 
»   l'homme  sa  nature  et  ses  nobles  destinées, 
»   à  la  famille  tous  ses  liens ,  à  la  société  tous 
»  ses  bienfaits.  Ilàtons-nous  de  mettre  ,  par 


(i)   Expression  de  M.  Porlalis,  dans  son  discours  sur 
le  projel  de  loi  relatif  au  mariage. 

»7- 


(  260  ) 

»  nos  lois  et  nos  institutions ,  un  grand  inter- 
»  valle  entre  ces  temps  de  douloureuse  mé- 
»  moire  ,  et  les  temps  à  venir.  La  génération 
»  actuelle  s'est  élevée  au  milieu  des  sarcasmes 
»  de  l'impiété  ou  des  dédains  de  l'indiffé- 
»  rence  ;  que  du  moins  la  génération  présente 
»  recueille  un  meilleur  héritage,  et  que  les 
»  enfans  soient  plus  vertueux  que  leurs  pères. 
»  Alors  aussi  ils  seront  plus  heureux,  et  ils 
»  verront  disparoîlre  les  dernières  traces  des 
»  longs  et  cruels  orages  qui  ont  désolé  ce 
»  heau  royaume  de  France.  » 

Tous  les  amis  de  Tordre  ,  tous  ceux  qui  ont 
réfléchi  sur  les  causes  des  révolutions,  et  par- 
ticulièrement de  la  nôtre ,  partagent  les  vœux 
de  M.  Rendu ,  et  applaudiront  à  son  zèle. 
Seulement  ils  s'étonneront  que  tout  en  nous 
pressant  de  recenir  franchement  à  ces  grands 
principes  ,  qui  doivent  faire  la  gloire  du  di.v- 
neinième siècle,  il  s'en  écarte  lui-même  sur  un 
point  aussi  important  que  le  mariage  ,  et  qu'il 
se  fasse  l'apologiste  de  la  législation  de  1792  , 
législation  funeste,  corrompue  eteorruptrice; 
qui,  en  portant  le  désordre  dans  la  famille, 
renversa  l'État,  et  le  livra  sans  défense  aux 
horreurs  de  l'anarchie.  Comment  ce  juriscon- 
sulte n'a-t-il  pas  vu  qu'en  transformant  l'u- 
nion conjugale  en  un  contrat  ordinaire  ,  en 
ôtant  à  cet  acte  fondamental  de  toute  société 


(   26 1   ) 

sa  sanction  divine  ,  pour  le  placer  sous  la 
protection  d'un  maire  ,  on  dénaturait  une 
institution  essentiellement  religieuse  ,  on  la 
tlépouilloit  de  ce  qu'elle  a  de  vénérable  et  de 
sacré,  et 'qu'en  un  mot,  au  lieu  de  l'élever 
avec  le  Christianisme  au-dessus  des  passions 
et  des  caprices  de  l'homme  ,  dont  elle  doit 
régler  les  penchans  et  fixer  l'inconstance  ,  on 
la  rangeoit  imprudemment  parmi  les  lois  va- 
riables de  la  jurisprudence  humaine  ? 

Si  le  mariage  de  sa  nature  n'est  qu'un  acte 
civil ,  il  n'a  donc  plus  que  des  effets  civils  ;  ce 
n'est  plus  cette  ineffable  union  des  âmes,  qui 
nous  représente,  selon  l'apôtre,  l'alliance 
mystérieuse  de  Jésus-Christ  avec  son  Eglise  ; 
c'est  l'union  des  corps  constatée  par  la  loi , 
qui  garantit  l'exécution  réciproque  des  con- 
ventions matrimoniales  ;  car  la  loi  civile  ne 
peut  créer  un  lien  moral  entre  deux  êtres  spi- 
rituels ;  elle  ne  saurait  prescrire  des  devoirs 
au  cœur,  ni  commander  à  ses  affections  :  et 
voilà  pourquoi  tous  les  peuples  ont  fait  in- 
tervenir la  religion  dans  l'acte  du  mariage  . 
institué  par  Dieu  même,  comme  le  recorinoît 
M.  Rendu. 

Certes,  en  comparant  cet  aveu  de  l'auteur 
avec  le  système  qu'il  soutient  ensuite  ,  on  ne 
peut  s'empêcher  d'être  frappé  de  l'inconsé- 
quence de  ses  prirrcipes.  a  Aussi  ancien  que  le 


(     2f»2    ) 

»  monde,  dit-il,  le  contrat  de  mariage  date 
«  de  ce  jour,  où  l'auteur  de  l'univers  ,  avant 
•>  de  rentrer  dans  son  éternel  repos,  se  dit  en 
»  lui-même  :  Il  nest  pas  bon  quel,  l'homme 
»  soif  seul . .  .  .  \  oilà  le  mariage  tel^que  Dieu 
»  la  fait  :  Sic  erat ab  initio.  Lui-même  fin- 
»  slilua  ,  lui  même  en  fut  le  te'moin  et  le  mi- 
»  nistre.  »  Et  il  auroit  cessé,  audix-buitième 
siècle,  d'en  être  le  ministre  et  le  témoin  né- 
cessaire ï  Et  Ion  ne  craint  point  de  conseiller 
aux  nations  chrétiennes  d'affaiblir,  de  dégra- 
der le  lien  conjugal,  en  sécularisant  un  con- 
trat que  Fauteur  même  de  notre  être  a  divi- 
nisé ! 

Or ,  c'est  là  précisément  ce  que  propose 
M.  Rendu.  11  voudroil  que  la  France  renonçât 
sans  retour  à  ses  anciennes  lois,  pour  con- 
server une  législation  révolutionnaire  et  émi- 
nemment immorale.  Mais  voyons  sur  quels 
fondemens  il  bâtit  son  système. 

A  l'en  croire  ,  «  le  sacrement  ne  peut  que 
»  sanctifier  le  mariage  ,  mais  le  mariage  doit 
»  précéder  le  sacrement.  »  Il  établit  cette  as- 
sertion sur  deux  preuves ,  qui  ne  prouvent 
rien  ,  si  ce  n'est  qu'il  n'a  pas  bien  saisi  la  ques- 
tion qu'il  traitoit. 

La  première,  c'est  que  la  bénédiction  nup- 
tiale n'a  pas  toujours  été  regardée  comme  es- 
sentielle à  la  validité  des  mariages  ;   et,  à  ce 


(  263  ) 

propos,  il  cite  «  la  décision  du  concile  de 
»  Trente ,  qui ,  tout  en  déclarant  nuls  les 
»  mariages  qui  seroient  contractés  à  l'avenir 
»  hors  la  présence  du  propre  curé,  frappe 
»  danathème  l'opinion  qui  envclopperoit 
»  dans  la  même  nullité  les  mariages  de  ce 
»  genre  ,  antérieurement  contractés.  » 

11  développe  sa  seconde  preuve  en  ces  ter- 
mes: «  L'opinion  de  la  nécessité  du  sacrement 
»  pour  la  validité  du  mariage  seroil  contra- 
»  dictoire  avec  cette  autre  opinion  ,  que  les 
»  mariages  entre  les  infidèles  et  les  mariages 
»  entre  les  hérétiques  sont  valides;  car,  on 
»  ne  sauroit  transporter  le  sacrement  hors  de 
»  l'Eglise  ;  de  fait,  les  Protestans  ,  non  plus 
»  que  les  infidèles ,  n'admettent  pas  même 
»  l'existence  d'un  sacrement  de  mariage  ;  et 
»  enfin  on  ne  voudra  pas  qu'il  suffise  de  se 
»  mettre  hors  de  l'Eglise  pour  faire  cesser 
»  aussitôt  la  nécessité  du  sacrement  ,  et  con- 
»  tracter  dès  lors  un  mariage  légitime.  Or,  il 
»  est  constant  que  le  mariage  des  infidèles  et 
»  le  mariage  des  hérétiques  a  toujours  été  re- 
»  gardé  comme  valide,  de  telle  sorte  que  l'E- 
»  glise  n'a  jamais  songé  à  remarier  ni  les  uns 
»  ni  les  autres  ,  quand  ils  se  sont  convertis  à 
»   la  religion  catholique.  Donc,  etc.  » 

(^e  passage  nous  prouve  qu'au  lieu  de  re- 
courir à  des  sources  pures ,  M.  llendu  a  puisé 


(  264  ) 

son  érudition  et  sa  doctrine  sur  le  mariage  , 
dans  des  jurisconsultes  français  peu  sûrs ,  et 
dans  quelques  canonistes  imbus  des  mêmes 
préjugés.    M.   Rendu    ignore    apparemment 
qu'on  a  démontré  la  fausseté  des  maximes 
qu'il  nous  donne  pour  des  axiomes  incontes- 
tables, et  qu'il  y  a  aujourd'hui  plus  que  de  la 
simplicité  à  ressasser  ces  vieilleries  parlemen- 
taires. S'il  avoit  pris  la  peine  de  consulter  les 
théologiens  orthodoxes,  il  auroit  appris  qu'un 
très-grand  nombre  d'entre  eux  croient  que  les 
parties  sont  elles  mêmes  les  ministres  du  sa- 
crement :  ce  qui  renverse,  par  le  fondement, 
la  première  preuve  qu'il  propose,  puisqu'il 
s'ensuit  que  le  sacrement  peut  exister  indé- 
pendamment de  la  bénédiction  nuptiale.  Gela 
posé,  on  conçoit  que  l'Eglise,  en  certaines 
circonstances  ,  déclare  valides  des  mariages 
dans  la  célébration  desquels  cette  pieuse  céré- 
monie ait  été  négligée.    Mais  par   cela  seul 
qu'elle  les  déclare  valides ,  elle  proclame  son 
autorité  sur  le  mariage  même.  Elle  fait  un  acte 
de  juge  ,  un  acte  de  législateur  ;  car  qui  a  le 
droit  de  valider ,  a  le  droit  d'infirmer.  Et  en 
effet ,   le  concile   de  Trente  ,   de  l'aveu  de 
M.  Rendu  ,  n'a-t-il  pas  déclaré  nuls  les  ma- 
riages qui  seroient  contractés  à  l'avenir  hors 
la  présence  du  propre  curé?  Or,  ou  ce  décret 
est  nul  lui-même ,  ou  les  parties  qui  se  borne- 


(  265  ) 

roient  aujourd'hui  à  contracter  en  présence 
de  l'officier  civil ,  ne  seroient  pas  réellement 
mariées.  Donc  il  est  faux  que  le  sacrement  ne 
peut  que  sanctifier  le  mariage,  mais  que  le  ma- 
riage doit  précéder  le  sacrement.  Pour  s'assurer 
du  contraire,  il  n'étoit  pas  besoin  de  consul- 
ter beaucoup  de  livres ,  M.  Rendu  n'avoit  qu'à 
relire  son  Catéchisme  ;  il  y  auroit  vu  ,  d'après 
la  décision  formelle  du  dernier  concile  œcu- 
ménique ,  non  que  l'Eglise  se  borne  à  bénir 
le  mariage  déjà  existant,  mais  que  le  mariage 
a  été  élevé,  sous  la  loi  nouvelle  ,  à  la  dignité 
de  sacrement  ;  en  sorte  que  ,  chez  les  catho- 
liques, le  sacrement  conslitue,  à  proprement 
parler,  le  mariage  même. 

On  objecte  ,  en  second  lieu  ,  que  les  ma- 
riages entre  les  infidèles  et  les  mariages  entre 
les  hérétiques  sont  valides.  Pour  ce  qui  re- 
garde les  infidèles  ,  la  difficulté  tient  unique- 
ment à  l'ignorance  d'un  principe  de  théologie 
universellement  avoué  ;  c'est  que  l'Eglise  n'a 
d'autorité  que  sur  ceux  qui  sont  devenus  ses 
sujets  par  le  baptême.  Ses  lois  ne  sauroient 
donc  obliger  les  infidèles,  qui,  à  cet  égard  , 
demeurent  sous  le  seul  empire  de  la  loi  natu- 
relle, et  des  lois  positives  de  l'Etat  dont  ils 
font  partie. 

Quant  aux  hérétiques,  il  est  de  foi  que 
l'Eglise  a  le  droit  de  mettre  au  mariage  des 


(  266  ) 

empêchemens  dirimans,  et  il  est  également 
tic  foi  qu'elle  a  le  droit  d'en  dispenser.  Or, 
qui  s  oppose  à  ce  qu'elle  applique  cette  dis- 
pense aux  Protestans?  Elle  l'applique  aux 
Catholiques  mêmes  ,  lorsqu'il  leur  est  impos- 
sible de  recourir  au  propre  pasteur;  et  alors, 
loin  d'abandonner  son  droit,  elle  l'établit 
avec  une  nouvelle  force  ,  puisque  sa  dispense 
seule  rend  valides  les  mariages  ainsi  contrac- 
tés. Cela  est  si  vrai ,  que  M.  de  Saintes,  évèque 
d'Evreux  ,  dans  un  règlement  de  1S7O  ,  treize 
ans  après  la  conclusion  du  concile  de  Trente  , 
auquel  il  avoit  assisté,  ordonna  que,  pour 
purger  entièrement  le  vice  de  clandestinité, 
on  joindroit  à  l'abjuration  des  Proteslans,  ou 
on  y  feroit  succéder  une  sorte  de  réhabilita- 
tion. Néanmoins,  l'usage  contraire  a  prévalu, 
et  par  des  motifs  d'intérêt  public,  est  devenu 
en  France  une  règle  générale,  du  consente- 
ment exprès  ou  tacite  de  l'Eglise.  Quand 
M.  Rendu  avance  que  ce  fui  une  chose  mons- 
trueuse d  ériger  en  loi  civile  la  réception  d  un 
sacrement,  c'est  donc  comme  s'il  disoit  que 
ce  fut  une  chose  monstrueuse  que  la  loi  civile 
défendît  de  contracter  des  mariages  invalides. 
L'auteur  s'appuie  de  l'autorité  de  M.  de 
Bonald,  pour  combattre  le  divorce  :  il  nous 
sera  donc  permis  d'opposer  à  l'opinion  de 
M.  Rendu,  sur  le  mariage,    le  jugement  de 


(  ^7   ) 

l'illustre  écrivain  dont  il  loue,  avec  raison , 
le  berui  talent ,  mais  qui  nous  semble  plus  re- 
commandable  encore  par  ses  vues  profondes 
et  par  sa  logique  rigoureuse.  Or,  abstraction 
faite  des  décisions  de  l'Eglise,  M.  de  Ronald 
a  été  conduit  au  dogme  catholique  parla  seule 
force  du  raisonnement ,  et  par  l'enchaînement 
de  ses  principes.  «  Je  crois,  dit-il  (r),  qu'on 
»  peut  trouver  dans  les  principes  que  je  viens 
»  d'exposer,  une  solution  satisfaisante  à  la 
»  question  célèbre  agitée  dans  l'Ecole,  de 
»  savoir  :  Si  l'essence  du  mariage  consiste 
«  dans  la  foi  mutuelle  des  époux  ,  ou  dans  le 
»  sacrement  que  l'Eglise  confère.  Si  l'on 
»  considère  le  mariage  dans  l'état  de  société 
»  purement  domestique,  tel  qu'il  a  existé 
»  dans  les  premiers  temps,  ou  tel  qu'il  exis- 
»  leroit  encore  et  aussi  nécessairement  entre 
>'  deux  êtres  humains  de  différent  sexe,  jetés 
»  sur  une  de  inhabitée,  le  mariage  consiste 
»  dans  la  foi  mutuelle  des  époux  :  si  on  le 
»  considère  entre  les  chrétiens  vivans  dans 
»  l'état  public  de  société  religieuse,  il  con- 
»  siste  dans  l'union  des  cœurs,  ratifiée,  con- 
»   sacrée    par   le  sacrement  ;    et  la   décision 

(i)  Du  divorce  considéré  au  \(f  siècle  ,  relative- 
ment h  l'ctal  domestique  <t  a  l'état  public  de  .société. 
Seconde  édition  ,  pug.  5y. 


(  26*8  ) 

»  contraire,  quoique  donnée  dans  de  bonnes 
»  intentions,  se  ressent  de  l'esprit  du  siècle, 
»  et  peut  avoir  des  conséquences  dange- 
»  reuses.  » 

Ce  ne  sont  donc  pas   seulement  quelques 
âmes  pieuses  qui  hésitent  encore  à  reconnaître 
l  erreur  d  une  loi  qui  déclarerait  le  sacrement 
nécessaire  à  la  validité  du  mariage  ;  tous  les 
vrais  philosophes  n'hésitent  pas  plus  à  avouer 
la  nécessité  de  cette  loi,  que  les  Catholiques 
n'hésitent  à  en  reconnoître  l'existence.   Que 
s'il  étoit  besoin  d'en  justifier  la  sagesse  ,  nous 
n'aurions  qu'à   invoquer  le  témoignage   des 
Protestans  mêmes.    «  J'ai   frémi,  dit  M.    de 
»   Luc  (1)  ,  toutes  les  fois  que  j'ai  entendu 
»  discuter  philosophiquement  l'article  du  ma- 
»   riage.    Que  de   manières  devoir,   que   de 
>■■   systèmes,  que  de  passions  en  jeu  !  On  nous 
»   dit  que  c'est  à  la  législation  civile  d'y  pour- 
»   voir  ;  mais  cette  législation  n'est-elle  donc 
»  pas  entre  les  mains  des  hommes,  dont  les 
»  idées,  les  principes  changent  ou  se  croi- 
>  sent  ?  Voyez  les  accessoires  du  mariage  qui 
»   sont  laissés  à  la  législation  civile;  étudiez, 
»  chez  les  différentes  nations  ,  et  dans  les  dif- 


(i)  Lettres  sur  l'Histoire  de  lu  terre  et  de  l'homme, 
tora.  I,  pag.  48. 


(  269) 

»  férens  siècles ,  les  variations ,  les  bizarreries , 
»  les  abus  qui  s'y  sont  introduits  :  vous  sen- 
»  tirez  à  quoi  tiendroit  le  repos  des  familles 
»  et  celui  de  la  société  ,  si  les  législateurs  hu- 
»  mains  en  étoient  les  maîtres  absolus.  11  est 
»  donc  fort  heureux  que ,  sur  ce  point  es- 
»  sentiel,  nous  ayons  une  loi  divine  supé- 
»  rieure  aux  pouvoirs  des  hommes.  Si  elle  est 
»  bonne,  gardons-nous  de  la  mettre  en  dan- 
»  ger,  en  lui  donnant  une  autre  sanction  que 
»  celle  de  la  religion.  Mais  il  est  un  nombre 
»  de  raisonneurs  qui  prétendent  qu'elle  est 
»  détestable  ;  soit  :  il  en  est  pour  le  moins 
»  un  aussi  grand  nombre  qui  soutiennent 
»  qu'elle  est  sage,  et  auxquels  on  ne  fera 
»  pas  changer  d'avis.  Voilà  donc  la  confir- 
»  mation  de  ce  que  j'avance  ,  savoir  :  Que  la 
»  société  se  diviseroit  sur  ce  point,  selon 
»  que  la  prépondérance  changeront  par  toutes 
»  les  causes  qui  rendent  variable  la  législation 
»  civile  ;  et  ce  grand  objet,  qui  exige  l'uni- 
»  formité  et  la  constance  pour  le  bonheur  et  le 
»  repos  de  la  société  ,  seroit  le  sujet  perpétuel 
»  des  disputes  les  plus  vives.  La  religion  a 
n  donc  rendu  le  plus  grand  service  au  genre 
»  humain ,  en  portant  sur  le  mariage  une  loi 
»  sous  laquelle  la  bizarrerie  des  hommes  est 
»  forcée  de  plier;  et  ce  n'est  pas  là  le  seul 
»  avantage  que  l'on  retire  d'un  code  fonda- 


C  27°  ) 

»  mental  de  morale  ,  auquel  il  ne  leur  est  pas 
.»  permis  de  toucher.  » 

Tel  est  le  langage  de  la  raison  éclairée  de 
l'expérience.  S'élcvant  à  des  considérations 
d'un  ordre  supérieur,  M.  de  Luc  envisage  la 
question  qui  nous  occupe  sous  les  rapports 
les  plus  généraux,  et  va  chercher,  dans  le 
fond  même  de  la  nature  humaine  ,  les  prin- 
cipes par  lesquels  on  doit  la  décider.  Il  ne 
distingue  point, comme  M.  Rendu,  dans/  acte 
solennel  au  mariage,  V homme  et  le  chrétien: 
au  contraire,  \\  veut  que  ces  deux  titres  soient 
inséparables,  parce  que  ni  la  religion  ni  la 
raison  ne  permettent  de  les  distinguer  dans 
le  même  individu ,  parce  que  cette  distinction 
n'est  qu'une  erreur  dangereuse,  et  parce 
qu'enfin  pour  être  homme,  pour  en  connoître 
et  en  remplir  tous  les  devoirs,  il  faut  être 
véritablement  chrétien.  Le  Christianisme, 
selon  saint  Paul  même,  n'est  que  la  perfec- 
tion de  l'homme  social.  Supposer  sans  le 
Christianisme  des  rapports  sociaux  irréguliers 
ou  dépendans  ,  c'est  donc  anéantir  à  la  fois 
et  le  Christianisme  et  la  société.  Rien  sans 
doute  n'est  plus  éloigné  des  intentions  de 
M.  Rendu,  quoique  ses  principes,  développés 
dans  leurs  dernières  conséquences,  condui- 
sent inévitablement  à  ce  résultat.  Entraîné  par 
l'esprit  de  son  siècle,  il  cherche  à  composer 


(  27t  ) 

avec  les  erreurs  et  les  passions ,  et  il  ne  s'a- 
perçoit pas  que  leur  abandonner  un  seul  point, 
c'est  prendre  rengagement  de  leur  ce'der  sur 
tous  les  autres.  Ah!  repoussons  loin  de  nous 
ces  doctrines  énervées ,  ces  systèmes  mitoyens, 
où  l'on  s'efforce  de  rapprocher  les  extrêmes, 
de  concilier  les  contradictoires,  d'allier  le 
bien  et  le  mal,  et  où  l'on  ose  proposer  à  la 
religion ,  à  la  morale ,  à  Dieu  même,  des  capi- 
tulations ! 

On  s'effraie  du  grand  nombre  de  profana- 
tions qui  auroient  lieu  si  la  loi  civile  déclaroit 
le  sacrement  nécessaire  à  la  validité  des  ma- 
riages ;  mais  si  le  mariage  est  en  effet  invalide 
sans  la  réception  du  sacrement,  refuser  de  le 
recevoir  n'est-ce  pas  donner  un  scandale  plus 
grand  encore  ,  puisque  c'est  déclarer  publi- 
quement qu'on  ne  se  tient  point  obligé  par  les 
décrets  de  V  Eglise  j*  Et  la  loi  civile  qui  consa- 
creroit  cette  désobéissance,  que  seroit-elle 
autre  chose  qu'une  protestation  toujours  sub- 
sistante contre  le  dogme,  une  invitation  faite 
au  peuple  de  renoncer  à  sa  foi ,  et  de  s'affran- 
chir du  joug  que  l'Eglise  lui  impose  ?  Il  reste 
à  savoir  si  de  tels  désordres  seront  suffisam- 
ment compensés  par  l'avantage  de  réunir 
tous  les  actes  de  mariage  dans  un  seul  registre, 
et  si,  en  ce  cas  même,  il  faudroit  un  prodi- 
gieux effort  d'esprit  pour  trouver  le  moyen 


(  ^V-  ) 

de  concilier  cet  avantage  avec  le  maintien 
de  l'ancienne  législation,  si  impérieusement 
commandé  par  la  politique  et  par  la  con- 
science. 


<.^.Vv\V\\'Vk.\VVVX\VVV\\X\lAVVVWVVVV\V\\VV.\\\\X\\\t.\VV\\VVV\\\i.VV\\V\,\VvV\\.V\V\VXW 

SUR   UN    OUVRAGE    INTITULÉ  : 

Principes  sur  la  distinction  du  Contrat  et  du 
Sacrement  du  Mariage,  sur  le  pouvoir  d'op- 
poser des  Empêchemens  dirimans,  et  sur  le 
droit  d'accorder  des  Dispenses  matrimo- 
niales. 

(1816O 


Quoique  l'auteur  de  cet  ouvrage  n'y  ait  point 
mis  son  nom ,  il  a  pris  soin  de  nous  l'ap- 
prendre dans  un  Discours  préliminaire  ,  où  il 
rappelle  une  partie  des  monumens,  à  la  vérité 
assez  obscurs,  qui  ont  marqué  sa  carrière 
théologique.  On  auroit  pu  encore  aisément 
le  reconnoître  à  son  zèle  âpre  et  chagrin ,  à 
ses  éternelles  déclamations  contre  l'enseigne  ■ 
ment  actuel  de  l'Eglise  et  contre  les  pasteurs 
des  dit térens  ordres  ,  à  sa  maligne  humeur 
contre  les  membres  de  la  Société  de  Jésus,  et 
à  sa  tendre  affection  pour  la  doctrine  de  l'é- 
veque  d'Ypres,  commentée  par  le  révérend 
père  Quesnel  et  autres  personnages  aussi  vé- 
nérables; mais  surtout  à  son  incurable  manie 
d'endoctriner  les  gouvernemens  légitimes  ou 

18 


(  274  ) 

autres ,  et  de  prodiguer  ses  conseils  à  qui  n'en 
a  pas  besoin  et  ne  lès  lui  demande  point.  C'est 
aujourd'hui  aux  députes  de  la  France  qu'il  s'a- 
dresse ;  et  la  raison  de  cette  préférence,  c'est 
qu'il  a  remarqué  avec  douleur  que  «la  plupart 
»  de  ceux  d'entre  eux  qui  ont  eu  à  parler  sur 
»  la  question  du  mariage ,  se  sont  exprimés 
»  de  manière  à  faire  présumer  qu'ils  n'avoient 
»  aucune  idée  claire  et  précise  de  ce  qui  forme 
»  l'essence  du  lien  conjugal  :  »  en  consé- 
quence ,  il  a  composé  un  gros  volume  poul- 
ies en  instruire.  C'est  fort  obligeant  sans 
doute  ,  et  s'il  arrivoit  de  nouveau  que  la 
chambre  proposât  des  lois  sur  le  mariage  , 
sans  savoir  seulement  ce  que  c'est  que  le  ma- 
riage ,  ce  ne  scroit  pas  au  moins  la  faute 
de  M.  T. 

Ce  qui  semble  toutefois  excuser  un  peu 
l'ignorance  des  députés,  car  il  ne  faut  exagé- 
rer les  torts  de  personne ,  c'est  que  cette 
malheureuse  ignorance  est  si  universelle  et  si 
ancienne  ,  qu'il  n'y  a  guère  moyen  de  la  re- 
procher à  qui  que  ce  soit.  Depuis  le  commen- 
cement du  monde  jusqu'à  INapoléon  Buona- 
parte,  on  s'est  marié  sans  savoir  ce  qu'on 
faisoit  :  on  ne  retrouve  les  lirais  principes  sur 
cette  question  que  dans  le  Code  civil.  Cela  pa- 
roit  assez  étrange  ,  je  1  avoue;  mais  enfin  M.  T. 
le  dit  ainsi 


C  275  ) 

Qu'il  me  permette  néanmoins  ,  quelle  que 
soit  ma  déférence  pour  son  autorité ,  de  me 
méfier  un  peu,  non  pas  de  sa  bonne  foi,  mais 
de  sa  logique.  Dès  les  premières  pages  de  son 
livre ,  il  avance  des  propositions  si  extraordi- 
naires, qu'avec  la  meilleure  volonté  du  monde 
il  n'est  possible  ni  de  les  admettre ,  ni  même 
de  les  laisser  passer  sans  réclamation.  Quel 
catholique  ,  je  le  demande ,  pourroit  écouter 
de  sang-froid  ces  paroles  :  «  L'Eglise  étant  la 
»  dépositaire  fidèle  des  mystères  de  Dieu  ,  et 
»  l'oracle  infaillible  de  la  foi,  il  n'est  pas  pos- 
»  sible  qu'elle  prenne  une  simple  opinion 
»  théologique  pour  un  dogme,  ni  qu'elle  trans- 
»  forme  un  dogme  en  pure  opinion  théolo- 
»  gique  ,  ni  qu'elle  doute  si  telle  ou  telle  doc- 
»  trine  appartient  à  la  foi.  Que  penser ,  en 
»  effet,  des  promesses  de  Jésus-  Christ  ,  si 
»  l'Eglise  pouvoit  tomber  dans  quelqu'une 
»  de  ces  méprises?  Elle  seroit  abandonnée  de 
j>  Dieu  ,  et  elle  n'auroit  plus  droit  de  se  faire 
»  écouter.  »  Fort  bien  jusqu'ici;  on  ne  saur  oit 
établir  plus  nettement  ce  caractère  de  la  vraie 
Eglise,  qui  consiste  dans  renseignement  per- 
pétuel d'une  foi  invariable,  et  dans  l'heureuse 
impuissance  où  Dieu  l'a  mise  ,  non-seulement 
de  jamais  abandonner  la  vérité,  et  encore 
moins  de  la  condamner,  mais  de  souffrir 
même  qu'elle  soit  souillée  ou  obscurcie  par 

t8. 


(  276  ) 

le  mélange  adultère  de  Terreur.  Comment  se 
fait-il  qu'après  avoir  posé  ce  principe  fonda- 
mental et  nécessaire ,  Fauteur  aussitôt  le  ren- 
verse en  ajoutant  :  «  Il  n'y  a  donc  qu'une  por- 
»   tion  des  membres  de   1  Eglise  qui  puisse 
»  donner  dans  ces  écarts,  et  cette  portion  ne 
»  se  réduit  pas  seulement  à   quelques  per- 
»  sonnes  isolées  ,   c'est  quelquefois  le  très- 
»  grand  nombre  des  pasteurs  et  des  fidèles.  » 
S'il  est  possible  que  le  très-grand  nombre  des 
pasteurs  et  des  fidèles  s'égare  au  point  de  trans- 
former de  pures  opinions  en  dogmes ,  et  des 
dogmes  en  simples  opinions ,  et  de  ne  plus 
savoir  ce  qui  est  de  foi  ;  l'Eglise  dépositaire 
fidèle  des  mystères  de  Dieu  ,  c'est-à-dire  sans 
contestation,  la  véritable  Eglise  peut  donc  se 
trouver  réduite  à  un  très-petit  nombre  de  pas- 
teurs et  de  fidèles ,  à  quelques  individus  ,  car 
il  n'y  a  point  de  raison  pour  limiter  ce  dé- 
croissement;  enfin  à  une  pauvre  vieille,  comme 
disoit  Wicleff ,  et  comme  Fa  dit  après  lui ,  en 
termes  équivalens ,  l'Italien  Tamburini,  qui 
ne  voyoit  que  ce  moyen  de  justifier  son  appel, 
et  d'écbapper  à  l'autorité  qui  le  condamnoit? 
Or  que  devient ,  dans  cette    bypolbèse  ,    la 
visibilité  de  l'Eglise  et  son  universalité  ?  Sou- 
tenir cette  doctrine  ,  c'est  saper  par  sa  base 
là  religion  catholique  ,   c'est  donner  gain  de 
cause  aux  Protestans,  c'est  prêcher  Ph&ésié 


(  277  ) 

pure  et  simple.  Je  vois  bien  l'intérêt  qu'auroit 
un  certain  parti  à  accréditer  ces  dangereuses 
erreurs  ;  mais  ce  n'est  pas  un  motif  pour  que 
nous  les  adoptions,  nous  qui  n'appartenons 
à  aucun  parti  :  au  moins,  avant  d'en  venir  là, 
faudra-t-il  qu'on  nous  prouve  qu'on  n'a  eu  jus- 
qu'à présent  aucune  idée  juste  et  précise  de  ce 
(jui forme  l  essence  de  l'Eglise  ,  et  que  les  nu  us 
principes  sur  celte  question  .  comme  sur  celle 
du  mariage,  n'ont  été  bien  connus  que  depuis 
la  publication  du  Code  civil;  autrement  nous 
nous  en  tiendrons  à  la  doctrine  de  tous  les 
siècles  ,  de  tous  les  conciles  et  de  tous  les 
Pères,  et  spécialement  de  saint  Augustin,  qui 
pressoitavec  tant  de  force  les  Donatistes,  par 
les  principes  que  renverse  M.  T. 

Le  passage  qu'on  vient  de  lire  n'est  pas  le 

seul  où  il  enseigne  ces  maximes  monstrueuses; 

en  voici  un   où  elles  sont  reproduites  avec 

moins  de  ménagement  encore  ,  et  qui  offre  , 

en  outre,  un  exemple  frappant  des  excès  où 

peut  s'emporter  un  esprit  qui ,  ayant  franebi 

toutes  les  barrières,   ne  sait  plus  désormais 

où  s'arrêter.  Laissons  parler  M.  T.   «   Le  cé- 

»  lèbre  Bossuet,  l'oracle  de  l'Eglise  gallicane , 

»  a  prouvé  ,   avec  autant  de  force  que  d'éru- 

•>   dition,  que  les  vérités  précieuses  renier- 

>  niées  dans  la  Déclaration  du  clergé  de  1  682, 

»   ont  leur  fondement  dans  l'Ecriture  sainte: 


(  *1*  ) 

qu'elles  nous  ont  été  transmises  par  la  tra- 

>  dition  la  plus  constante,  c'est-à-dire, 
»  qu'elles  appartiennent  au  dépôt  de  la  foi  , 
»  quoiqu'elles  n'aient  pas  encore  reçu  ce  ca- 
»  ractère  dogmatique ,  qui  ne  peut  leur  être 
»  imprimé  que  par  une  définition  de  l'Église 
»  universelle ,  ou  par  l'accord  unanime  de 
»  toutes  les  Eglises  particulières.  Cependant 

>  ces  vérités  ont  été  méconnues,  combattues, 
»  et  généralement  proscrites, durant  plusieurs 
»  siècles ,  par  des  papes ,  par  des  conciles  , 
»  et  par  la  très-grande  majorité  des  Eglises. 
»  La  condamnation  qu'en  av  oit  publiée  Inno- 
»  cent  XI  a  été  renouvelée  par  Pie  VI;  elles 

>  sont  maintenant  réduites  ,  en  France ,  à  de 
»  simples  opinions  locales  et  indifférentes.  » 

Pour  bien  comprendre  ce  paragraphe  ,  il 
faut  se  rappeler  ce  que  dit  l'auteur  un  peu 
auparavant  ,  cfu  il  n  est  pas  possible  que  l'E- 
glise prenne  une  simple  opinion  the'ologique 
pour  un  dogme >.  ni  qu  elle  transforme  un  dogme 
en  pure  opinion  théologique ,  ni  qu  elle  doute  si 
teile  ou  telle  doctrine  appartient  à  la  foi.  Or 
la  doctrine  des  quatre  propositions  appar- 
lienf  au  dépôt  de  la  foi.. selon  M.  T.  :  donc  la 
véritable  Eglise  ,  V  Eglise  fidèle  déposiltnrc  des 
mys/rtrs  de  Dieu  n'en  a  jamais  pu  douter.  Ce- 
pendant, ces  propositions  ont  été  proscrites  , 
dirrant  plusieurs  siècles ,  par  la  très  -  grande 


(  279  ) 

majorité  des  Eglises  ;  donc  ,  durant  plusieurs 
siècles  ,  la  véritable  Eglise  n'a  été  composée 
que  de  la  très-petite  minorité  des  Eglises  par- 
ticulières :  proposition  formellement  héré- 
tique ,  et  qui  est  en  effet  identiquement  la 
même  que  celle  à  qui  cette  qualification  a  été 
appliquée  plus  haut. 

Mais  ce  qu'il  est  bon  de  remarquer  encore, 
c'est  cette  bizarre  manière  de  défendre  les 
quatre  propositions  de  1(82,  en  avouant 
qu  elles  ont  été  méconnues  ,  combattues,  et  gé- 
néralement proscrites ,  durant  plusieurs  siècles, 
par  des  papes  ,  par  des  conciles,  et  par  ta  très- 
grande  majorité  des  Eglises  ,  et  tout  récem- 
ment par  Pie  VI ,  de  sainte  et  glorieuse  mé- 
moire. M.  T.  s'est-ii  proposé  de  les  rendre 
odieuses  au  clergé  français?  En  ce  cas  ,  il  ne 
pouvoit  mieux  s'y  prendre  pour  réussir. 

Je  passe  sous  silence  une  foule  d'autres  er- 
reurs très-graves  ,  dont  l'auteur  a  rempli  son 
Discours  préliminaire  ,  où  ii  parle  de  tout  , 
pour  se  procurer  le  plaisir  de  tout  brouiller 
et  de  tout  censurer.  Je  le  laisse  s'applaudir 
naïvement  du  rapport  raisonné  qu'il  présenta, 
sous  Buonaparte  ,  au  directeur-général  de  la 
librairie  ,  rapport  dont  l'effet  fut  d'empêcher 
la  réimpression  de  la  Théologie  de  Bailly,  at- 
tendu qu"//  auroit  fallu  refondre  l  oinrage  en 
entier,  pour  en  mettre  la  doctrine  en  harmonie 


(  280  ) 

mec  les  institutions  et  les  libertés  d'alors.  Une 
franchise  si  exemplaire  mérite  bien,  quelques 
égards;  et,  d'ailleurs,  je  suis  pressé  d'arriver 
à  l'ouvrage  même  ,  pour  partager  avec  les 
députés  de  la  France  les  lumières  que  M.  T. 
leur  promet. 

Je  dois  l'avouer,  après  avoir  lu  très-attenti- 
vement l'ouvrage  de  M.  T. ,  je  suis  un  peu 
surpris  de  la  confiance  de  l'auteur.  11  promet 
des  idées  claires  et  précises ,  et  rien  habituelle- 
méat  n'est  plus  vague  et  plus  confus  que  ses 
idées  ;  il  promet  des  preuves  évidentes  ,  et  ii 
remplit  son  livre  de  fausses  inductions,  de  pa- 
ralogismes  et  d'erreurs  grossières  ;  il  promet 
enfin  des  principes  sûrs  ,  des  vérités  incon- 
testables, et  ses  vérités  incontestables  sont, 
pour  la  plupart,  des  propositions  condam- 
nées ,  et  ses  principes  des  logogryphes.  De 
tout  cela,  je  ne  pense  pas  qu'il  résulte  beau- 
coup de  lumières  pour  les  députés  dont  il  a 
pris  à  tâche  d'éclairer  l'ignorance. 

Un  journal  ne  comporte  pas,  on  le  sent 
bien,  de  longues  discussions  théologiques. 
J'espère  cependant  parvenir,  sans  fatiguer  le 
lecteur  ,  à  justifier  pleinement  l'opinion  que 
je  viens  d'énoncer  sur  l'ouvrage  dont  je  rends 
compte.  Si  l'auteur  avoit  choisi,  pour  exercer 
sa  manie  paradoxale,  un  sujet  moins  impor- 
tant, on  auroit  pu  le  laisser  délirer  à  son  aise  ; 


(    28l    ) 

mais  de  trop  grands  intérêts  sont  compromis , 
pour  qu'on  puisse  se  borner  au  silence  du  dé- 
dain ;  il  s'agit  tout  ensemble  et  de  la  foi,  et 
des  mœurs,  et  de  la  stabilité  des  maximes  sur 
lesquelles  repose  la  société.  Setaire,  en  cette 
occasion ,  ce  seroit  prévariquer  ;  et  l'extrava- 
gance de  l'attaque,  bien  propre  sans  doute  à 
exciter  le  mépris,  n'autorise  pas  néanmoins  à 
ne  la  repousser  qu'avec  cette  seule  arme. 

Le  but  que  se  propose  M.  T.  est  de  prouver 
que  le  mariage  est  un  acte  purement  civil: 
<pie,  par  conséquent,  l'Eglise  n'a  pas  le  droit 
d'y  opposer  des  empêchemens  dirimans,  ni 
d'en  dispenser,  et  que  cette  double  faculté 
appartient  uniquement  à  la  puissance  tem- 
porelle. Pour  établir  cette  monstrueuse  doc- 
trine ,  il  emploie  deux  genres  de  preuves ,  les 
unes  de  pur  raisonnement ,  tirées  de  la  nature 
même  du  mariage  ;  et  les  autres  de  fait ,  dé- 
duites de  la  tradition  de  lEglise. 

Mais  il  s'est  trouvé  d'abord  dans  d'étranges 
difficultés,  lorsqu'il  a  voulu  donner  du  ma- 
riage une  définition  telle  que  l'exigeoit  son 
système,  et  qui  cependant  ne  blessât  pas  les 
principes  universellement  avoués  des  chré- 
tiens. En  un  mot,  ses  préjugés  le  plaçoient 
entre  la  révélation  qui  l'attiroit  d'un  côté  avec 
toute  son  autorité,  et  la  logique  qui  l'entrai- 
noit  dans  un  sens  contraire  par  des   consé- 


282  ) 

quences  inflexibles.  Il  ne  pouvoit  sortir  d'em- 
barras qu'en  abandonnant  son  système ,  ou  en 
se  jetant,  pour  le  défendre,  dans  de  palpables 
contradictions.  De  cesdeuxpartis ,  son  amour- 
propre  lui  a  fait  préférer  le  dernier. 

Il  faut  Tavoir  vu  pour  le  croire  ;  mais  enfin 
Ton  n'en  peut  douter.  M.  T.  soutient  à  la  fois 
les  propositions  suivantes  : 

«  Considéré  en  lui-même,  le  mariage  est 
»  une  convention  de  droit  naturel....  ;  il  est 
»  hors  de  l'atteinte  des  lois  humaines.  »  P.  2. 

"  Le  mariage  est  un  contrat  civil  de  sa  na- 
»  ture ,  qui  le  place  dans  l'ordre  des  choses 
»  civiles,  et  le  soumet  à  la  puissance  lempo- 
»  relie.  »  P.  279. 

«  Dans  l'état  de  société,  le  contrat  naturel 
»  et  le  contrat  civil  sont  tellement  confondus 
»  l'un  avec  l'autre  ,  qu'on  ne  peut  les  conce- 
»  voir  séparément....;  ils  ne  forment  plus 
»  tous  les  deux  qu'un  seul  contrat  indivi- 
»   sible.  »  P.  291 . 

Ainsi,  d'une  part,  le  mariage  est  hors  de 
l'atteinte  des  lois  humaines  ;  et  de  l'autre,  il 
est  entièrement  soumis  aux  lois  humaines  ,  ou 
àla  puissance  temporelle  ;  et,  par  une  troi- 
sième définition  enfin,  il  est  en  même  temps 
et  sous  la  notion  éminemment  simple  d'un 
tout  indivisible,  essentiellement  soumis  aux 
lois  humaines,  et  hors  de  leur  atteinte.  Voilà 


(  283  ) 

ce  que  M:  T.  appelle  des  idées  claires  et  pré- 
cises. 

Mais  nous  ne  sommes  pas  au  bout ,  et  quand 
on  auroit  parfaitement  compris  ce  qui  pré- 
cède ,  on  n'en  seroit  guère  plus  avancé  ;  car 
les  trois  premières  définitions  subsistant ,  il 
en  faudroit  concevoir  une  quatrième  ,  qui 
forme  aussi  avec  les  autres  un  seul  tout  indi- 
visible. «  Le  mariage  est  encore  un  contrat 
»  de  droit  divin ,  qui  participe  de  la  même 
»  indissolubilité  que  la  convention  naturelle  ; 
»  parce  que  Dieu,  en  l'instituant  dans  le  pa- 
»  radis  terrestre ,  lui  a  imprimé  ce  caractère 
»  inaltérable  qui  le  met  hors  de  l  atteinte  des 
»  institutions  humaines ,  lesquelles  sont  toutes 
»  subordonnées  aux  institutions  divines.  »  P.  3. 

Si  Dieu  a  institué  le  mariage ,  le  mariage 
n'est  certainement  que  ce  que  Dieu  a  voulu 
qu'il  fût;  et  l'on  avouera  aisément  qnun 
contrat  de  droit  du  in  doit  être  hors  de  l 'atteint '•■ 
des  institutions  humaines  .  mais  aussi ,  dira- 
t-on  ,  un  contrat  de  droit  divin  n'est  point  et  ne 
sauroit  être  un  contrat  civil  de  sa  nature.  Peut- 
être  5  ne  vous  pressez  point  de  juger  :  M.  T.  a 
bien  des  ressources  ;  il  trouvera  ,  n'en  doutez 
pas,  le  moyen  d'arranger  et  de  concilier  tout 
cela;  écoutez  seulement  :  «  Depuis  la  créa- 
»  tion  du  monde  jusqu'à  la  naissance  du 
h  Christianisme  ,   le  mariage  ne  présente  ja- 


(284) 

»  mais  à  l'esprit  d'autre  idée  que  celle  d'une 
»  convention  divine  dans  son  origine,  civile 
»  dans  ses  formes;  semblable,  par  consé- 
»  quent ,  sous  ce  dernier  rapport,  à  toutes 
»  les  autres  conventions  du  même  ordre.  Elle 
»  étoit  soumise  aux  lois  de  chaque  pays.  Ces 
»  lois  en  régloientles  conditions,  la  validité 
»  et  les  effets.  On  n'y  voyoit  qu'un  contrat 
»  par  lequel  l'homme  et  la  femme  disposoient 
»  deleurscorpsetde  leurs  personnes,  comme, 
»  dans  les  autres  contrats,  ils  disposent  de 
»  leurs  biens  et  de  leurs  droits.  »  P.    si. 

Je  n'insisterai  point  en  ce  moment  sur  la 
profonde  immoralité  d'une  doctrine  qui  trans- 
forme le  mariage  en  un  simple  contrat  de 
vente  et  d'achat,  où  l'homme  figure  comme 
une  sorte  de  marchandise  ,  ou  bien  comme  un 
champ  qu'on  acquiert  ou  qu'on  aliène  suivant 
des  formes  déterminées  par  la  loi  ;  mais  ce 
que  je  demande,  c'est  qu'on  m'explique  com- 
ment un  contrat  de  droit  divin,  et,  à  ce  titre, 
hors  de  l  atteinte  des  institutions  humaines , 
peut  être  soumis  aux  lois  de  chaque  pays  ,  en 
sorte  qu'elles  en  règlent  souverainement  les 
les  conditions  ,  la  validité  et  les  effets.  Etrange 
convention  divine  que  celle  qui  est  ainsi  soumise 
à  tous  les  caprices  des  législateurs  humains! 
Autant  valoit  nous  dire  tout  de  suite,  ce  qu'en 
effet  M.  T.  nous  apprend  plus  loin,  que  le  ma- 


C  285  ) 

riage  est  un  contrat,  purement  profane  de  sa 
nature ,  p.  21 1  ;  sixième  et  dernière  définition, 
qui,  au  moins,  est  claire  et  précise  ,  et  ren- 
ferme en  deux  mots  toute  la  doctrine  de  Fau- 
teur. L'amphigouri  qu'il  y  a  joint,  de  conven- 
tion divine,  de  contrat  de  droit  divin ,  et  en 
même  temps  de  droit  naturel ,  en  altère  inu- 
tilement la  pureté  et  la  simplicité,  et  n'est  là 
que  pour  n'avoir  pas  l'air  de  contredire  trop 
ouvertement  la  raison,  l'Ecriture,  et  la  foi  so- 
ciale de  tous  les  peuples  civilisés. 

Après  avoir  établi,  avec  la  force  et  la  net- 
teté qu'on  vient  de  voir,  la  vraie  notion   du 
mariage ,   l'auteur  s'imagine  qu'il  n'est  plus 
permis  de  douter  que   le  mariage  est  un  con- 
trat purement  civil  ou  purement  profane  par 
sa  nature  ;  et,  en  conséquence,  il  part  de  là, 
comme  d'un  principe   certain  ,  pour  expli- 
quer la  tradition  de  l'Eglise  sur  cette  impor- 
tante matière.  Toute  cette  partie  de  son  livre 
n'est  qu'un  grossier  et  continuel  paralogisme, 
fonde  sur  cette   supposition,  laquelle   est  la 
question   même,    que  l'Eglise  n'a   jamais  pu 
réclamer  le  droit  d'opposer  au  mariage  des 
empêchernens  dirimans ,  attendu  que  le  ma- 
riage n'est  pas  du  ressort  de  sa  juridiction , 
et  ne  dépend  ,  quant  à  ses  conditions ,  sa  vali- 
dité et  ses  effets ,  que  de  la  puissance   tempo- 
relle. Appuyé  sur  cette  maxime,  il  commence 


(  286  ) 

l'examen  des  monumens,  de  ceux  du  moins 
qu'il  pense  lui  être  le  plus  favorables,  et  qui 
pourtant,  ramènes  à  leur  véritable  sens, 
pourraient  presque  tous  lui  être  opposés  avec 
avantage.  Or,  parmi  les  textes  qu'il  allègue, 
il  s'en  rencontre  de  trois  sortes ,  les  uns  où  , 
en  rappelant  ses  prohibitions  et  en  imposant 
aux  infracteurs  des  peines  canoniques,  l'E- 
glise cite  des  lois  civiles  dont  les  dispositions, 
comme  il  a  dû  très-ordinairement  arriver  en 
cette  matière,  se  trouvoient  d'accord  avec  ses 
propres  lois.  M.  T.  conclut  de  ces  textes,  que 
les  lois  de  l'Eglise  tiraient,  de  son  aveu, 
toute  leur  force  des  lois  de  l'Etat.  Les  canons 
ne  disent-ils  rien  de  celles-ci  ?  on  doit  les 
expliquer  par  ceux  qui  en  parlent  :  c'est  la 
deuxième  règle  de  Critique  que  fauteur  s'est 
forme'e  ;  et,  pour  donner  plus  de  poids  en- 
core aux  conséquences  qu'il  déduit  de  ces  deux 
genres  de  textes,  il  a  grand  soin  de  faire  ob- 
server ,  qu'en  ordonnant  la  séparation  des 
personnes  mariées  contre  la  teneur  de  ses  dé- 
fenses, l'Eglise  ne  prononce  pas  expressément 
la  nullité  du  lien ,  puisqu'elle  ne  statue  pas  sur 
les  effets  purement  civils  et  indépendans  du 
lien,  tels  que  l'état  civil  des  enfans ,  le  partage 
des  successions ,  etc.  Enfin  ,  à  mesure  qu'avec 
le  progrès  des  temps  l'Eglise  acquiert  une  ju- 
ridiction mixte,  il  se  présente  des  décisions 


(287    ) 

par  lesquelles ,  en  vertu  de  son  droit  propre- 
elle  prononce  la  nullité  de  certains  mariages 
contractés  malgré  ses  prohibitions,  et  en 
même  temps  déclare,  en  vertu  d'un  droit 
concédé,  quels  sont  les  effets  civils  résultans 
de  cette  nullité.  Dès  le  huitième  siècle,  à  s'en 
tenir  à  la  tradition  de  M.  T.  ,  il  y  a  des 
exemples  de  pareils  jugemcns,  et  ce  n'est  pas 
pour  lui  un  embarras  médiocre.  Que  fait-il 
il,  pour  les  pliera  son  système  ?  11  ne  l'essaie 
même  pas  ,  l'évidence  est  trop  palpable  ;  mais 
il  soutient  que  ce  sont  des  entreprises.  Il  dé- 
clame contre  l'ambition  des  évèques,  des 
conciles  et  des  papes  ;  contre  les  fausses  Dé- 
crétâtes, qu'il  ramène  à  tout  propos  et  hors 
de  propos.  Ce  sont  elles  qui  ont  fait  tout  le 
mal,  à  son  avis  ;  et  cela  est  d'autant  plus  sin- 
gulier, qu'elles  ne  parurent  qu'après  les  pre- 
miers envahissemens,  qu'il  cite ,  des  droits  de 
la  puissance  séculière  par  l'autorité  ecclésias- 
tique. Un  de  ces  exemples  est  de  l'année  791  ; 
et  par  la  manière  dont  il  en  parle,  on  peut 
juger  de  sa  méthode  à  l'égard  de  la  troisième 
espèce  de  textes.  11  s'agit  d'un  canon  du  con- 
cile de  Forli  :  «  Quel  avantage  ,  dit-il,  pour- 
»  roil-on  tirer  d'un  canon  qui  entreprend 
»  manifestement  sur  les  droits  împrescripti- 
»  blés  de  la  puissance  temporelle ,  à  laquelle , 
»  seule,  il  appartient   exclusivement....    de 


(  ,88  ) 

»  rendre  les  sujets  habiles  ou  inhabiles  au 
»  mariage?  »  P.  120.  Quel  avantage?  Plai- 
sante question  !  Eh  !  apparemment,  l'avantage 
de  prouver  que  l'Eglise  possédoit  et  exerçoit, 
au  huitième  siècle  ,  le  droit  que  vous  lui  re- 
fusez, le  droit  que,  selon  vous,  elle  n'a  jamais 
réclamé  dans  les  anciens  temps.  Mais  vous- 
même  ,  de  grâce,  que  prétendez-vous?  consta- 
ter la  tradition ,  ou  la  réfuter  ?  Quand  vous  la 
supposez  favorable  à  votre  système,  elle  est 
une  preuve  sans  réplique  ;  quand  elle  vous  est 
contraire,  on  n'en  peut  rien  conclure.  Cela 
est  aussi  trop  fort ,  et  vos  meilleurs  amis  , 
MM.  de  Port-Pioyal,  ne  vous  auroient  jamais 
passé  cette  façon  de  raisonner.  Croyez-moi, 
lisez  leur  Logique  ;  ils  vous  auront  au  moins 
été  utiles  une  fois. 

L'auteur  traverse  rapidement  ce  qu'il  ap- 
pelle les  temps  d'ignorance ,  c'est-à-dire  ,  les 
siècles  où  les  monumens  ecclésiastiques,  de- 
venus plus  nombreux,  offrent  aussi  une  plus 
grande  masse  de  témoignages  à  lui  opposer. 
Il  invective,  en  passant,  contre  les  théolo- 
giensscholastiques  , contre  les  papes ,  contre 
les  évêques,  contre  tout  le  clergé,  parce  qu'il 
le  trouve  constamment  en  possession  d'une 
doctrine  contraire  à  celle  qu'il  veut  établir. 
Cette  discordance  de  sentiment  est  fâcheuse 
pour  M.  T.,  je  l'avoue;  car,  en  (ail  de  principes 


de  foi,  se  persuadàt-on  invinciblement  qu'on 
a  la  raison  de  son  côté,  rien  au  monde  n'est 
plus  terrible  que  d'avoir  raison  seul ,  ou  pres- 
que seul.  Or  telle  est  la  position  pénible  où 
il  s'est  vu  placé,  de  son  aveu,  long-temps 
même  avant  de  parvenir  au  concile  de  Trente; 
mais  accoutumé  comme  il  l'est  à  marcher 
hors  des  routes  battues  ,  et  à  se  repaître  à 
l'écart  d'opinions  plus  que  décréditées,  cette 
solitude  l'a  moins  inquiété  qu'un  autre.  Il  est 
même  permis  de  penser,  que ,  pour  le  dé- 
goûter d'une  croyance,  il  suffiroit  qu'elle  fut 
universellement  reçue:  tant  l'esprit  de  sin- 
gularité et  de  contradiction  est  inhérent  à 
son  caractère. 

Cet  esprit  l'entraîne  quelquefois  bien  loin, 
plus  loin  même  qu'il  ne  seroit  à  désirer,  je 
ne  dis  pas  seulement  pour  sa  réputation 
comme  théologien,  mais  encore  pour  sa  con- 
science comme  chrétien  et  comme  catho- 
lique. J'en  ai  déjà  donné  d'affligeantes  preuves, 
et  il  ne  sera  que  trop  soigneux  de  nous  en 
fournir  de  nouvelles.  On  se  rappelle  qu'il 
définit  le  mariage,  ////  contrat  parement  cia'/ 
ou  profane  par  sa  nature  ;  ce  qui  le  conduit 
à  nier  que  l'Eglise  ait  le  pouvoir  d  y  apposer 
desempèchemens  dirimans.  Par  malheur  pour 
cette  doctrine,  le  concile  de  Trente  a  défini, 
«le    son    rolr,  premièrement  ;  que  le  maria fft 


(    2f)0    ) 

est  un  des  sept  sacremens  de  la  loi  evange- 
Kque  ;  secondement,  que  l Eglise  a  le  droit 
d  apposer  des  ernpêchernens  dirimans  au  ma- 
riage. L'auteur  a  nettement  conçu  qu'il  n'y 
avoit  pas  moyen  de  tergiverser  ici.  Un  sa- 
crement et  une  chose  profane  sont  deux  idées 
inalliabl.es ,  de  même  que  l'attribution  d'un 
droit  et  sa  négation  sont  deux  propositions 
contradictoires.  Que  fait  donc  M.  T.  pour 
soustraire  son  système  et  sa  personne  aux 
anathèmes  du  concile  ? 

Il  prétend ,  et  c'est  en  effet  son  unique 
ressource,  que  les  décrets  de  la  vingt- qua- 
trième session  «  ne  peuvent  être  regardés 
»  comme  uue  décision  irréfragable  de  l'E- 
»  glise,  et  par  conséquent  que  le  concile  n'a 
>>  point,  au  moins  en  cette  circonstance  , 
»  représenté  l'Eglise  universelle ,  faute  d'a- 
»  voir  observé  les  règles  qu'elle  a  toujours 
>»  pratiquées  quand  il  s'est  agi  de  former  une 
»  décision  dogmatique  sur  quelques  points 
»  de  doctrine  obscurcis  et  embarrassés  par 
»  la  différence  des  opinions  survenue  entre 
»  les  docteurs  catholiques.  »  Or  ces  règles 
négligées  par  le  concile  ,  il  les  réduit  à  trois , 
l'une  desquelles  est  fausse  ,  et  les  deux  autres 
sont  extrêmement  vagues.  Mais  sans  entrer 
dans  une  discussion  qui  exigeroit  des  déve- 
loppemens  trop  étendus,  je  m'arrête  à  un 


(  291  ) 

point  dont  la  décision  emporte ,  par  des  con- 
séquences nécessaires  ,  celle  de  toutes  les 
questions  qu'on  peut  former  sur  l'œcuméni- 
cité  du  concile  de  Trente.  Écoutons  d'abord 
l'auteur  : 

«  On  attribue,  avec  juste  raison,  l'oubli 
»  de  toutes  ces  règles  au  défaut  de  liberté. 
»  On  sait,  en  effet ,  que  rien  ne  pouvoit  être 
»  traité  dans  le  concile ,  que  sur  la  propo- 
»  sition  des  légats,  et  que  les  décrets  arri- 
»  voient  quelquefois  tout  dressés  de  la  cour 
»  de  Rome.  Si  l'on  permettoit  aux  théolo- 
»  giens  d'en  discuter  la  matière  dans  les  ses- 
»  sions,  on  ne  les  admettoit  point  dans  les 
»  congrégations  où  s'en  faisoit  la  rédaction. 
»  D'ailleurs,  les  prélats  italiens,  imbus  des 
»  prérogatives  exorbitantes  du  Pape ,  y  do- 
»  minoient  par  leur  nombre  ;  et  personne 
»  n'ignore  avec  quelle  adresse  les  présidens 
»  du  concile  venoient  à  bout,  par  leurs  in- 
»  trigues ,  de  dégoûter  et  d'éloigner  les  pré- 
»  lats  étrangers  qu'ils  ne  pouvoient  soumettre 
»  à  leurs  vues.  Il  est  certain  que  la  cour  de 
»  Rome  fit  usage  de  ces  moyens  pour  en- 
»  traver  les  délibérations  du  concile ,  toutes 
»  les  fois  qu'elle  craignoit  que  ses  propres 
»  intérêts  n'y  fussent  compromis ,  et  que  l'au- 
»  torité  du   Pontife   romain,   trop  étendue 

r9- 


(  ^'  ) 

i  depuis  quelques  siècles,  et  ses  prétentions 
»  exorbitantes ,    n'en    souffrissent     quelque 

altération.  »  P.  -l'ii. 

M.  T.  copie  très-fidèlement ,  dans  ce  pas- 
sage, les  écrivains  protestans  et  Fia  Paolo, 
uni  ruehnil.  dit  Bossiiet,  sous  le  froc  d'un 
moine  les  erreurs  de  Luther  et  de  Calvin.  Mais 
il  s'agit  de  savoir  si  le  concile  a  joui  ou  non 
de  la  liber' é  nécessaire  pour  que  ses  décrets 
eussent  incontestablement  être  regardés 
comme  des  décisions  de  l'Eglise  universelle 
qu'il  représentoit.  Tout  dépend  de  cet  unique 
point,  au  jugement  même  de  l'auteur,  puis- 
que l'oubli  des  règles  qu'il  impute  au  Con- 
cile ,  ne  peut,  selon  lui,  être  atttribué  qu  au 
défaut  de  liberté.  Or  jamais  le  concile  ne 
s'est  plaint  de  ce  défaut  de  liberté  ;  jamais 
aucune  église  particulière  ne  s'en  est  fait  un 
titre  pour  rejeter  ses  décrets.  Adoptés  una- 
nimement dès  qu'ils  parurent,  ils  sont  reçus 
depuis  près  de  trois  siècles  par  l'Eglise  uni- 
verselle, comme  une  règle  invariable  de  foi; 
et  l'espérance  même  de  ramener  dans  le  sein 
de  l'unité  l'Allemagne  luthérienne,  ne  put 
jamais  porter  Bossuet  à  consentir  qu'on  tînt 
un  seul  instant  leur  autorité  en  suspens.  En 
un  mot,  tous  les  catholiques,  et  tous  ceux 
qui  en  prennent  le  nom,  reconnoissent  éga- 


C  -93  ) 

lement  Fœcuménicité  du  concile  de  Trente, 
non  moins  sacré  pour  eux  que  les  autres  con- 
ciles généraux. 

Je  ne  connois  jusqu à  ce  jour  que  deux 
canonistes  obscurs,  qui,  franchissant  toutes 
les  bornes  de  la  décence  et  de  la  foi,  aient 
eu  la  témérité  d'y  porter  atteinte;  et  encore 
appartiennent-ils  l'un  et  l'autre  à  une  secte 
condamnée.  M.  T.  lui-même,  retenu  par  une 
sorte  de  pudeur  sacerdotale,  ne  sauroit  s'em- 
pêcher de  trouver  leur  système  trop  hardi. 
\\  est  aisé  pourtant  de  montrer  qu'au  fond  le 
sien  n'en  diffère  pas  :  et  peut-être  le  sait-ii 
bien  ;  mais  il  n'ose  en  convenir,  et  il  hésite 
à  prononcer  le  mot  fatal  :  tant  est  grande 
encore  et  imposante  a  ses  yeux  l'autorité  qu'il 
ébranle.  En  pat  oissant  n'attaquer  que  la  vingt- 
quatrième  session  du  concile,  il  pose  des 
principes  à  l'aide  desquels  il  sera  facile ,  à 
quiconque  y  aura  intérêt,  de  les  attaquer 
toutes:  car  les  motifs  qu'il  allègue,  en  les 
supposant  vrais,  s'appliquent  également  à 
toutes  les  sessions,  et  il  faut  qu'elles  se  sou- 
tiennent ou  qu'elles  tombent  ensemble.  11  n'a 
donc  pas  craint  de  remettre  en  question  tous 
les  dogmes  définis  contre  les  prétendus  Ré 
formés  :  déplorable  exemple  des  extrémités 
où  peut  conduire  l'esprit  d'indépendance 
joint  à  la  fureur  du  paradoxe! 


(  294) 

Il  seroit  superflu  de  parler  des  temps  qui 
ont  suivi  le  concile  de  Trente.  M.  T.  nous  les 
abandonne;  il  convient  que  les  canons  qu'il 
propose  aujourd'hui  de  regarder  comme  non 
avenus,  fixèrent  pendant  ce  long  période  , 
dans  l'Eglise  entière  ,  l'enseignement  théo- 
logique sur  le  mariage.  A  la  vérité  ,  si  on 
veut  l'en  croire,  la  saine  doefrine  s'est  per- 
pétuée par  la  voie  des  Rituels ,  des  Catéchis- 
mes, etc.  ,  tous  rédigés  par  des  gens  qui  di- 
soient, avec  le  concile  ,  anathème  à  la  saine 
doctrine.  Sûrement ,  lorsqu'il  lui  a  plu  de 
hasarder  celte  assertion,  il  avoit  oublié  ce 
qu'il  venoit  d'écrire  quelques  pages  aupara- 
vant ;  il  permettra  donc  que  nous  le  lui  rap- 
pellions ,  et  ce  sera  notre  seule  réponse.  «  La 
»  maxime  qui/ait,  dit-il ,  un  tout  mon stiiieux 
»  du  Contrat  et  du  Sacrement,  au  moyen 
»  d'une  expression  qui  contient  cette  double 
»  idée,...  s'insinua  dans  tous  les  livres  litur- 
»  giques,  les  Rituels ,  les  Catéchismes ,  les  in- 
»  structions  familières  ;  elle  devint  si  com- 
»   mune  ,  si  élémentaire,  etc.  » 

Le  lecteur  maintenant  est  en  état  de  juger  le 
système  de  M.  T.,  et  les  preuves  dont  il  l'ap- 
puie. Quel  que  soit  l'attrait  attaché  aux  in- 
novations, il  n'est  pas  à  présumer  que  ces 
dangereuses  extravagances  trouvent  beaucoup 
de  partisans.  L'auteur  néanmoins  paroît  s'en 


(    295    ) 

flatter;  et  croyant  déjà  voir  sa  doctrine  triom- 
phante ,  il  engage  à  changer,  sans  plus  de 
retard ,  dans  l'administration  du  sacrement 
de  mariage ,  les  paroles  usitées  :  Ego  con- 
jungo  vos;  ou ,  selon  ses  propres  expressions , 
à  faire  disparoître  une  formule  qui  désormais 
n'a  plus  de  sens.  P.  287. 

Son  zèle,  qui  ne  connoît  point  de  bornes, 
va  même  encore  plus  loin.  Mais,  avant  de 
répéter  des  paroles  que  je  voudrois  effacer  de 
mon  souvenir,  je  demande  pardon  au  lecteur 
chrétien,  et  je  le  prie  de  penser  que  rien  ja- 
mais ne  m'eût  déterminé  à  souiller  ses  regards 
des  turpitudes  qu'il  va  lire,  s'il  n'étoit  néces- 
saire de  montrer,  par  un  tel  exemple,  à  quels 
honteux  excès  conduisent  directement  les 
principes  de  M.  T.  Il  désirerait  donc,  que, 
dérogeant  à  la  discipline  établie,  en  faveur 
des  personnes  mal  disposées  pour  recevoir 
le  sacrement,  et  «  que  le  vœu  de  la  nature 
»  porte  irrésistiblement  au  mariage  »  ,  on  mit, 
entre  la  cérémonie  civile  et  la  bénédiction 
nuptiale,  un  intervalle  plus  ou  moins  long, 
suivant  l'état  où  se  trouverait  la  conscience 
des  contractais.  Dans  ce  cas ,  il  ne  rerroil point 
d  incoménieiit  a J aire  le  mariage  devant  l'of- 
ficier public;  (P.  35i.)  ce  qui  tirerait  les  par- 
ties d'un  grand  embarras,  en  leur  donnant  le 
droit  de  vivre   ensemble    en  époux  ,    lorsque 


(  =9i;  ) 

cela  conviendrait  à  leurs  disj)ositions  naturelles. 
(P.  35  a.  )  L'Eglise  ,  cependant ,  leur  perrnet- 
troit d r  al  fendre  pourrecectu'r -le  sut renient  ;{ibid.) 
permission  qui  serait  tout  à-fait  «  conforme 
»  non-seulement  à  sa  véritable  doctrine  — , 
»  à  sa  discipline  et  à  son  esprit  dans  les  plus 
»  beaux  jours  du  Christianisme....:  »  (P.  357.) 
puisque  «  cette  sainte  mère  ,  qui  n'a  jamais  en 
»  vue  ,  dans  toutes  ses  institutions  ,  que  lin- 
»  térêt  spirituel  de  ses  enfans,  doit,  sans 
«  mettre  des  obstacles  invincibles  au  vœu  de  la 
»  nature,  prendre  toutes  les  précautions  pos- 
*  sibles  pour  les  empêcher  de  commettre  des 
»  sacrilèges.  »  (P.  358.) 

La  plume  tombe  des  mains.  On  s'aviliroit 
en  réfutant  ces  principes  immoraux,  en  rele- 
vant le  scandale  de  ce  cynique  langage.  11  faut 
baisser  les  veux  ,  et  se  taire. 

Je  n'ajouterai  qu'un  mol.  Suivant  M.  T.  , 
Jésus-  Christ  laissa  le  mariage  tel  que  Dieu 
l  avoit  institué  dans  le  paradis  terrestre.  Je  le 
renvoie  donc  à  l'Ecriture  sainte,  au  récit  ad- 
mirable de  ce  premier  mariage  d'où  devoit 
sortir  le  genre  humain.  Qu'il  y  cherche  seule 
ment  la  trace  d'un  contrat  civil  on  naturel.  Le 
consentement  y  est  bien  sans  doute;  cepen- 
dant ce  n'est  pas  lui  qui  crée  le  nœud  indis- 
soluble ,  mais  la  sanction  de  l'Etre  souverain, 
qui,  présentant  au  premier  homme  la  pre~ 


(  297  ) 

mière  vierge,  qu'il  venoit  de  former  de  la  sub- 
stance même  d'Adam,  assista,  si  j'ose  le  dire, 
et  comme  témoin,  et  comme  ministre,  à  cette 
union  sacrée  qu'il  bénit  et  qu'il  sanctifia  ;  lais- 
sant, dans  le  souvenir  de  cette  scène  auguste, 
aux  générations  qui  alloient  bientôt  se  succé- 
der, et  la  plus  haute  idée  qu'elles  pussent  con- 
cevoir de  la  dignité  du  lien  conjugal,  et  l'im- 
muable règle  d'après  laquelle  il  devoit  à  ja- 
mais être  contracté.  Aussi  toujours,  et  chez 
tous  les  peuples,  la  Divinité  fut  censée  pré- 
sente à  cette  grande  et  mystérieuse  action. 
Loin  de  considérer  l'union  des  époux  comme 
un  contrat  purement  profane ,  les  nations  païen- 
nes elles-mêmes,  et  jusqu'aux  hordes  les  plus 
sauvages  ,  épuisèrent ,  pour  ainsi  parler,  tou- 
tes les  ressources  de  leur  religion,  pour  im- 
primer à  l'acte  le  plus  important  de  la  vie 
humaine  une  consécration  éclatante.  Et  quand 
.lésus  Christ,  et  l'Eglise,  à  son  exemple  et 
par  ses  ordres,  a  voulu  ramener  le  mariage  à 
son  institution  prima 'ne ,  elle  ne  l'a  pu  faire 
qu'en  le  ramenant  sous  le  domaine  immédiat 
de  la  Divinité  ,  qu'en  forçant  les  parties,  sauf 
les  exceptions  qu'en  certains  cas  la  sagesse 
prescrivoit,  à  contracter ,  connue  nos  pre- 
miers parens,  en  présence  de  Dieu  même,  re- 
présenté par  son  ministre ,  qu'il  charge  de 
leur  redire  ces  paroles  :  Crescite  et  multipliai- 


(    29») 

mini ,  et  de  verser  sur  elles  les  grâces  et  les 
bénédictions  abondantes  de  la  nouvelle  al- 
liance. C'est  ainsi,  quelque  répugnance  que 
M.  T.  témoigne  pour  cette  expression  émi- 
nemment juste  et  convenable  ,  c'est  ainsi  que 
le  mariage  ,  parmi  les  Chrétiens,  a  été  élevé  à 
la  dignité  de  sacrement  :  non  pas  en  le  livrant , 
en  ce  qui  concerne  sa  substance,  à  l'arbitraire 
des  gouvernemens  civils,  mais  en  le  plaçant, 
et  avec  lui  la  société  toute  entière,  sous  la 
protection  de  l'unique  puissance  qui  ne  change 
point;  non  pas  en  bénissant  seulement  des 
liens  formés  selon  des  lois  variables  et  passa- 
gères ,  mais  en  confiant  le  soin  de  les  former 
à  une  main  immortelle  et  seule  capable  de 
les  défendre  contre  les  passions  ;  non  pas 
enfin  en  appelant  la  religion  pour  sanctifier 
les  caprices  de  l'homme ,  mais  en  contraignant 
l'homme  à  soumettre  ses  penchans  et  sa  vo- 
lonté même  à  la  religion,  qu'une  saine  poli- 
tique chargeroit  encore  de  la  garde  des  mœurs, 
et,  par  conséquent ,  de  cette  partie  toute  spi- 
rituelle de  la  législation  du  mariage  ,  qui  a  sur 
elles  l'influence  la  plus  directe  et  la  plus  éten- 
due ,  quand  elle  ne  lui  appartiendroit  pas  par 
un  droit  imprescriptible. 


wvwvvwwnvwvwwwvv 


VVVVV\VVVVWVVW/V\\IVVVVVVVVVV\'VVVVVW\WVVWV\IWWV«HWW» 


SUR  L'OBSERVATION  DU  DIMANCHE 

(1816.) 


Nous  croyons  de  notre  devoir  d'appeler 
l'attention  publique  sur  l'affligeant  spectacle 
que  Paris  offre  régulièrement  une  fois  la  se- 
maine depuis  nos  fatales  révolutions.  Parcou- 
rez ,  le  dimanche  ,  cette  vaste  cité  ;  vous  n'y 
verrez  presque  nulle  part  les  travaux  ordi- 
naires interrompus.  A  chaque  pas  vous  ren- 
contrez des  ouvriers  à  l'œuvre  ,  des  boutiques 
ouvertes  sous  les  yeux  du  peuple ,  qui  passe 
sans  s'étonner.  Partout  on  vend ,  on  achète  ,' 
on  trafique,  comme  on  le  faisoit  la  veille. 
Rien  ne  vous  avertiroit  que  vous  êtes  au  jour 
du  repos,  à  ce  jourréservé,  par  une  tradition 
universelle  ,  pour  l'accomplissement  des  de- 
voirs religieux,  si,  aux  heures  marquées  par 
l'antique  usage,  votre  oreille  ne  distinguoit, 
au  milieu  du  tumulte  de  cette  immense  po- 
pulation en  mouvement ,  le  son  des  cloches 
qui  convoquent  le  petit  nombre  des  fidèles 
dans  la  maison  de  prière.  Du  reste,  l'aspect 
des  rues  et  des  lieux  publics  n'a  point  changé; 
les  affaires  se  suivent  comme  de  coutume; 
on  se  hâte  ,  on  s'empresse;  et  pour  peu  qu'é- 


(  ètm  ) 

tranger  ausç progrès  (1rs  lumirjrs,  votre  esprit 
lût  préoccupe'  du  souvenir  des  anciennes 
mœurs,  vous  seriez  à  chaque  instant  près  de 
demander  quel  est  le  Dieu  que  cette  fouie  , 
abandonnant  nos  temples,  court  adorer  dans 
des  comptoirs  et  des  ateliers. 

Il  faut  avoir  vécu  dans  les  pays  protestans, 
nommément  en  Angleterre  ,  que  je  cite  de 
préférence,  à  cause  de  la  prédilection  qu  af- 
fichèrent long-temps  nos  philosophes  pour 
cette  contrée  marchande  et  cette  terre  d'in- 
crédulité ;  il  faut  avoir  été  témoin  de  l'exac- 
titude scrupuleuse,  et  presque  judaïque,  avec 
laquelle  on  y  observe  la  loi  qui  défend  de  va- 
quer le  dimanche  à  aucun  travail,  pour  com- 
prendre à  quel  point  les  hahitans  de  ces  pays, 
transportés  dans  le  noire  ,  sont  choqués  de 
la  scandaleuse  violation  de  cette  même  loi 
parmi  nous.  C'est  en  effet  une  chose  inouie 
qu'un  pareil  désordre  soit  toléré  chez  une 
nation  chrétienne.  Chaque  année,  il  se  pro- 
page, il  s'accroît;  chaque  année,  nous  nous 
isolons  de  plus  en  plus  du  reste  de  l'Europe 
sur  ce  point  important.  L'unique  signe  de 
communion  qui  nous  unisse  avec  tous  les 
mcmhres  de  la  chrétienté  s'efface;  et  hienlôt, 
si  Ton  n'y  remédie  ,  nous  verrons  se  consom- 
mer le  schisme  ignominieux  qui  nous  sépa- 
rera, je  ne  dis  pas  de  tous  les  peuples  ciné- 


(  3oi    ) 

tiens ,  mais  de  tous  les  peuples  civilisés  sans 
exception  ,  puisqu'il  n'en  est  pas  un  qui  ne 
reconnoisse  un  premier  Etre  ,  et  ne  l'honore 
en  certains  jours  regardés  comme  saints  et 
comme  inviolables  ,  à  cause  de  leur  consé- 
cration spéciale  à  la  Divinité.  La  cessation  du 
travail  à  des  jours  fixes  est  même  le  seul  acte 
unanime,  le  seul  moyen  universel  par  lequel 
une  nation  puisse  proclamer  la  foi  d'un  Dieu 
commune  à  toutes  les  nations  ,  car  les  cultes 
varient  sur  tout  le  reste  ;  et  d'ailleurs  les  pra- 
tiques en  sont ,  par  leur  nature  ,  pour  ainsi 
dire  personnelles  et  facultatives  ;  on  ne  sau- 
roit  généralement  contraindre  tous  les  indi- 
vidus à  les  observer.  Mais  s'il  est  impossible 
de  forcer  chaque  citoyen  de  prendre  part  aux 
exercices  de  la  religion  institués  pour  mettre 
l'homme  en  rapport  avec  Dieu  ,  on  peut  au 
moins  et  on  doit  l'obliger  à  s'abstenir  de  tout 
acte  déclaratoire  qu'il  ne  reconnoit  point 
de  Dieu  ,  ou  qu'il  ne  se  croit  tenu  à  aucun 
devoir  envers  lui.  En  un  mot,  le  repos  du 
septième  jour  est  l'hommage  que  la  société 
entière  rend  à  l'Etre  souverain  par  qui  elle 
subsiste  ,  et  comme  la  proclamation  solen- 
nelle qu'elle  fait  de  son  existence.  Aussi , 
quand  on  voulut  détruire  en  France  jusqu'au 
souvenir  de  la  Divinité  ,  eut-on  grand  soin  , 
non-seulement  d'abolir  la  loi  du  repos,  mai 


(302    ) 

encore  d'ordonner  le  travail ,  qui  devint ,  en 
cette  circonstance  ,  une  sorte  de  profession 
publique  d'athéisme.  Dès  lors,  la  société  qu'on 
nommoit  république  française  cessa  d'être  en 
harmonie  avec  les  autres  sociétés,  ou  plutôt 
il  n'exista  plus  de  société  en  France  ;  elle  se 
trouva  soudain  et  au  même  moment  hors  de 
la  chrétienté ,  hors  de  la  civilisation  ,  hors  de 
l'humanité. 

Eclairés  par  l'expérience ,  ceux  mêmes  qui 
prétendent  pouvoir  personnellement  se  pas- 
ser de  religion  ,  et  qui  s'en  passent  en  effet  , 
parce  qu'enfin  cela  est  plus  commode  ,  con- 
fessent aujourd  hui  qu'une  religion  est  néces- 
saire au  peuple ,  ou ,  en  d'autres  termes  , 
qu'aucun  peuple,  aucun  Etat  ne  peut  subsister 
sans  religion.  La  conséquence  de  cet  aveu  , 
conséquence  où  l'on  est  ramené  par  mille 
routes  différentes ,  est  que  tout  ce  qui  ébranle 
la  religion  tend  à  renverser  l'Etat.  Or ,  on 
connoîtroit  bien  peu  l'homme  si  l'on  hésitoit 
à  placer  parmi  les  causes  les  plus  propres  à 
produire  ce  funeste  effet ,  l'exemple  d'im- 
piété donné  par  ceux  qui  violent  ouvertement 
l'une  des  premières  lois  de  toute  religion  , 
l'observance  An  jour  saint.  Et  cet  exemple  , 
déjà  si  contagieux  en  soi ,  le  devient  encore 
bien  davantage  ,  quand ,  à  l'attrait  de  la  li- 
cence d'esprit  ou  de  l'amour-propre,  se  joint. 


(  363  ) 

comme  il  arrive  ici ,  l'attrait  de  la  cupidité. 
Souffrir  qu'on  tente  le  peuple  par  ses  passions 
à  la  fois  et  par  ses  besoins,  c'est  vouloir  qu'il 
succombe  ;  c'est  vouer  presque  sans  remède 
les  individus  au  crime  ,  et  1  Etat  à  la  destruc- 
tion. 

Il  y  a  soixante  ans  et  plus  que  la  philoso- 
phie travaille  à  réformer  ce  qu'elle  appelle 
les  préjugés  religieux  :  il  est  temps  de  lui 
rendre  un  service  semblable ,  et  que  l'on  s'oc- 
cupe de  réformer  à  leur  tour  les  préjugés  phi- 
losophiques. Le  scandale  dont  nous  nous 
plaignons  est  né  de  ces  préjugés  ,  et  ce  sont 
eux  qui  le  maintiennent.  Mais,  dans  un  mo- 
ment où  la  société  fait  effort  pour  renaître  , 
dans  un  moment  où,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi, 
l'on  s'empresse  de  recueillir  parmi  les  ruines 
de  la  vérité  les  élémens  épars  de  la  raison  hu- 
maine, on  doit  espérer  que  les  hommes  qui 
préparent  nos  futures  destinées  ,  ne  se  laisse- 
ront point  éblouir  par  de  vieux  sophismes, 
et  n'affoibliront  point  les  lois  pour  les  accom- 
moder aux  mœurs,  qu'elles  doivent  régler.  En 
fait  de  législation ,  dans  les  siècles  dépravés, 
tout  ce  qui  ne  réforme  pas,  corrompt;  tout 
ce  qui  ne  réprime  point  le  corps  social,  l'é- 
nerve  et  le  tue. 

Un  des  premiers  soins  du  Roi ,  en  remon- 
tant sur  le  trône  de  ses  ancêtres  ,  fut  de  pu- 


(  3oi  ) 

blier  une  ordonnance  pour  prescrire  d'ob- 
server le  dimanche  dans  son  royaume,  comme 
l'observent  tous  les  peuples  chrétiens.  La 
tourbe  philosophique  jeta  les  hauts  cris,  et 
Ton  devoit  s'y  attendre.  Elle  affecta  de  voir 
dans  ce  règlement  un  attentat  à  la  liberté  des 
citoyens.  En  -vérité,  c'est  aussi  trop  grossiè- 
rement abuser  des  mots.  Un  attentat  à  la  li- 
berté !  Et  de  quelle  liberté  s'agit-il  donc  ?  Quoi  ? 
la  liberté  d'outrager  la  croyance  de  toutes  les 
nations  ?  la  liberté  de  troubler  un  ordre  établi 
dans  toutes  les  contrées  civilisées  ?  la  liberté 
de  commettre  le  plus  grand  crime  social  , 
celui  de  provoquer  le  peuple  à  l'impiété,  et 
de  lui  apprendre  à  se  passer  de  Dieu  ?  Mal- 
heur au  gouvernement  qui  assureroit  à  ses 
sujels  cette  liberté  lamentable  ! 

La  Charte  constitutionnelle,  il  est  vrai,  ga- 
rantit à  chaque  ciloyen  ses  droits  civils  et  re- 
ligieux ,  promet  à  tous  les  cultes  liberté  et 
protection.  Mais  les  sectateurs  des  divers 
cultes  admettent  également  l'obligation  de 
garder  le  jour  du  repos  ;  mais  scier  du  marine 
et  tailler  du  bois  ,  ce  n'est  pas  exercer  un 
culte  ;  mais  la  faculté  sacrilège  de  renier  Dieu 
publiquement ,  n'est  pas  plus  un  droit  civil, 
que  l'athéisme  n'est  une  religion. 

11  faut  d'ailleurs  distinguer  soigneusement 
une  loi  de  défense  d'une  loi  de  prescription. 


(  3o5  ) 

Ordonner  à  un  Juif  de  travailler  le  jour  du 
sabbat,  ce  seroit  porter  atteinte  à  sa  liberté 
religieuse  ,  parce  que  la  religion  judaïque  in- 
terdit le  travail  en  ce  jour;  mais  il  n'y  a  point 
de  religion  qui  fasse,  du  travail,  à  certains 
jours  fixes,  un  précepte   et  un  devoir.    En 
défendant  de  travailler  le  dimanche  ,  on  ne 
blesse  donc  aucune  religion  :  au  contraire, 
on  les  protège  toutes ,  car  on  conserve  par  là 
le  dogme  sur  lequel  elles  sont  toutes  fondées. 
Après   ces   considérations    décisives ,    j'ai 
honte  de  réfuter  sérieusement  les  pitoyables 
prétextes  qu'on  ne  rougit  point  d'alléguer.  La 
philosophie  ,  dont  on  connoît  l'extrême  ten- 
dresse pour  le  malheureux ,  prétend  que  le 
pauvre  a  besoin  du  produit  d'un  travail  non 
interrompu.  Je  réponds  qu'il  a  encore  plus 
besoin  de  principes.  Et  quelle  touchante  phi- 
lanthropie, que  celle  qui,  pour  unique  secours , 
offre  à  l'indigent  l'inappréciable  liberté  d'é- 
puiser ses  forces  par  un  labeur  sans  terme  et 
sans  relâche!   Cette  sorte  de  pitié,  j'en  con- 
viens ,  n'est  pas  celle  qu'inspire   la  religion  : 
elle  ne  dispose  pas  si  libéralement  des  fatigues 
de  l'homme  ,  et  veut  que  celui  qui  gagne  son 
pain  à  la  sueur  de  son  front,  puisse  au  moins 
le  manger  en  paix  de  temps  en  temps.  Au  lieu 
de  réclamer  pour  le  misérable  le  droit  cruel 
de  prolonger  sa  peine  journalière  :  reposez- 

20 


(  3o(\  ) 

vous,  dit-elle  aux  infortunés  ,  et  je  vous  nour- 
rirai. Trenite  ad  jne,  ornnes  qui  laboratis  et 
onerati  estis ,  et  ego  refciurn  vos. 

Encore  quelques  réflexions,  qui,  si  je  ne  me 
trompe ,  achèveront  de  démontrer  la  futilité 
de  l'objection  que  je  combats.  On  parle  des 
pauvres  ,  on  allègue  leur  intérêt;  mais  n'y  a- 
t-il  donc  des  pauvres  qu'en  France  ?  Et  en 
France  même  ,  n'y  en  a-t-il  que  depuis  la  ré- 
volution ?  Comment  vivent-ils  dans  les  autres 
pays?  Comment  vivoient-ils  dans  le  nôtre  , 
jusqu'au  moment  où  la  liberté  de  179,3  les  af- 
franchit de  tout  devoir  religieux  ?  11  existe 
encore  des  provinces  entières  où  le  dimanche 
est  observé  aussi  rigoureusement  qu'il  le  fut 
jamais  ;  le  peuple  y  est-il  plus  nécessiteux  ? 
voit-on  qu'il  y  meure  de  faim?  La  vérité  est 
que  le  repos  est  nécessaire  à  l'homme  :  c'est 
une  loi  de  la  nature,  autant  qu'une  loi  de  la 
religion  ;  et  comme  on  ne  résiste  pas  à  la  na- 
ture aussi  aisément  qu'à  la  religion  ,  les  con- 
tempteurs de  celle-ci,  forcés  de  céder,  aussi 
bien  que  les  autres  ,  à  l'impérieux  besoin 
qu'éprouvent  tous  les  êtres  vivans ,  choisis- 
sent seulement,  pour  y  satisfaire,  un  jour 
différent  de  celui  fixé  par  l'usage  des  nations 
chrétiennes.  Ils  travaillent  le  dimanche  à  cause 
du  scandale,  qui  est  pour  eux  une  jouissance, 
et  se  délassent,  pour  la  plupart ,  dans  la  dé- 


(  3o7  ) 

bauche  ,  le  lendemain  ou  un  autre  jour,  selon 
leur  caprice  ;  fiers  de  s'élever  ainsi  au-dessus 
des  préjugés ,  et  de  donner  successivement  le 
double  exemple  du  mépris  de  la  religion  et 
d'une  oisiveté  crapuleuse. 

Je  m'arrête  :  car  que  dire  de  plus  ?  J'ai 
prouvé ,  ce  me  semble ,  trois  choses  ;  que  le 
désordre  que  je  signale  entraîne  des  suites 
funestes  pour  la  religion,  pour  la  morale  , 
pour  la  société  ;  qu'on  doit  par  conséquent  se 
hâter  d'y  mettre  un  terme  ;  qu'on  le  peut , 
sans  blesser  les  droits  d'aucun  citoyen.  Le 
reste  n'est  pas  de  mon  ressort,  et  ma  tâche 
*>st  remplie. 


v\\v\\v\\v\\vv\vv\\\\\\\»\\a\>a\\vwvvvv\\v\\«\»,v\v\\vvv^vvv\w\vwv\\vwwvv\;. 

OBSERVATIONS 

Sur  un  Mémoire  pour  le  sieur  Jacques-Paul 
Roman,  par  M.  Odilon-Barrot. 

(1818.) 


Un  citoyen  peut-il  être  contraint  à  tapisser  te 
devant  de  sa  maison  lors  du  passage  du  saint- 
sacrement  F 

Cette  question,  plus  importante  qu'elle  ne 
le  paroît  d'abord,  se  lie  aux  premiers  prin- 
cipes de  notre  droit  public,  et  touche  au  fon- 
dement même  de  la  société ,  s'il  est  vrai  qu'au- 
cune société  ne  peut  subsister  sans  religion. 

La  Cour  de  cassation  a  semblé  n'y  voir 
qu'une  question  de  simple  jurisprudence  ; 
elle  l'a  résolue  négativement ,  et  son  arrêt  a 
fait  pousser  des  cris  de  triomphe  à  un  parti 
trop  habile  pour  n'en  pas  démêler  les  consé- 
quences. Dès  lors  il  est  de  notre  devoir  de  les 
signaler  à  notre  tour,  et  d'appeler  l'attention 
du  Gouvernement  sur  un  sujet  qui  mérite  de 
la  fixer  toute  entière. 

Je  ne  prétends  point  censurer  le  jugement 
d'une  Cour  souveraine.  Ses  décisions  com- 
mandent le  respect,  même  lorsqu'elles  contre- 


(  3o9) 

disent  des  décisions  précédentes.  Il  est  cepen- 
dant permis  de  faire  observer  que  certaines 
doctrines  ont  fait  de  grands  progrès,  pendant 
Tannée  qui  sépare  le  jugement  qui  affirme,  du 
jugement  qui  nie. 

Forcé,  comme  avocat,  d'employer  tous  les 
moyens  utiles  à  sa  cause ,  M.  Barrot  prouve 
très-bien  qu'il  faut  remonter  jusqu'à  nos  lois 
fondamentales,  pour  trouver  le  principe  d'une 
décision  complète;  et  les  conséquences  qu'il 
tire  de  ces  lois  prouvent  encore  mieux  la  né- 
cessité de  réprimer,  par  une  interprétation 
qui  elle-même  fasse  loi,  le  scandale  et  le  dan- 
ger des  interprétations  particulières.  Son  Mé- 
moire ,  précieux  sous  ce  rapport,  doit  hâter 
l'époque  où  l'on  fixera  le  sens  des  articles  5e 
et  6e  de  la  Charte. 

Si  tapisser  sa  maison  lors  du  passage  du 
saint-sacrement  n'étoit  pas  un  acte  de  culte , 
nul  doute  que  la  police  n'eût  le  droit  de  con- 
traindre tous  les  citoyens  à  tendre  leurs  mai- 
sons. M.  Barrot  l'avoue  sans  difficulté.  Pour 
justifier  son  client ,  il  soutient  donc  qne  c'est 
un  acte  de  culte  interdit  par  la  religion  pro- 
testante. 

11  seroit  aisé  de  montrer  qu'il  s'abuse  extrê- 
mement sur  la  doctrine  actuelle  des  églises 
réformées,  qu'elles  sont  maintenant  bien  plus 
libérales  qu'il  ne  le  suppose ,  et  qu'il  y  a  trop 


(    5l°    ) 

ou  trop  peu  d'ingénuité  à  citer  de  vieilles  dé- 
cisions de  synodes,  abrogées  publiquement 
par  des  actes  postérieurs,  et  dont  nul  Pro- 
testant ne  peut ,  selon  ses  principes ,  admettre 
en  aucun  cas  l'autorité  (i). 

Mais  j'accorde,  sur  ce  point,  à  M.  Barrot, 
tout  ce  qu'il  lui  plaira.  Je  m'occupe  du  droit, 
et  non  pas  du  fait.  La  religion  protestante 
est  reconnue  par  l'Etat;  ses  sectateurs  for- 
ment un  corps ,  une  église  qui  a  ses  dogmes 
et  sa  discipline.  Que  cette  Eglise  déclare  qu'il 
n'est  pas  permis  à  ses  membres  de  tapisser 
leurs  maisons  sur  le  passage  du  saint- sacre- 
ment ,  alors  il  doit  certainement  être  défendu 
de  les  y  contraindre,  ou  il  n'y  a  plus  de  to- 
lérance civile.  On  peut  seulement,  comme 
autrefois,  charger  la  police  de  faire  tendre  , 
pour  honorer  la  religion  de  l'Etat.  Dès  qu'on 
n'exige  pas  le  concours  direct  ni  indirect  des 
individus,  il  n'y  a  point  de  scrupule  possible 
de  conscience. 

Je  suis  donc  fort  loin  d'attaquer  la  tolé- 
rance civile  des  religions,  ou  la  liberté  des 


(1)  Voyez  l'écrit  intitulé  :  Coup  d'oeil  sur  les  Con- 
fessions de  Foi,  par  J.  Heyer  ,  pasteur  à  Genève  ;  1818. 
A  Paris  ,  chez  le  Normaut ,  rue  de  Seine ,  n°  8  ;  et  quai 
de  Conii,  n°  5. 


(  3"  ) 

cultes  entendue  en  un  sens  raisonnable,  c'est- 
à-  dire,  en  un  sens  que  la  société  puisse  avouer. 
Et  qui  a  plus  d'intérêt  que  les  catholiques  à 
réclamer  cette  liberté?  Si  elle  existoit  pour 
eux,  comme  elle  existe  pour  les  Protestans  , 
pour  les  Juifs,  ils  ne  gémiroient  pas  aujour- 
d'hui sur  la  longue  vacance  de  tant  de  sièges  , 
sur  la  disette  sans  cesse  croissante  de  mi- 
nistres ;  leur  clergé  n'éprouveroit  pas  de  con- 
tinuelles entraves  dans  l'exercice  de  ses  fonc- 
tions, il  ne  seroit  pas  chaque  jour  tourmenté 
administrative  ment. 

Mais  l'athéisme  politique  n'est  point  une 
suiie  nécessaire  d'une  sage  liberté  des  cultes  ; 
mais,  parce  que  l'Etat  tolère  dos  religions 
qui  ne  sont  pas  la  sienne,  il  ne  s'ensuit  pas 
qu'il  doive  tolérer  indistinctement  toutes  les 
croyances ,  qu'il  doive  respecter  l'irréligion 
et  la  délicatesse  d'une  conscience  qui  se  feroit 
un  scrupule  d'adorer  Dieu.  Il  n'est  pas  plus 
permis  de  détruire  la  société  par  des  opinions 
que  par  des  actions;  et  le  droit,  qu'on  ne 
sauroit  contester,  de  se  défendre  contre  les 
doctrines,  n'est  que  le  devoir  de  veiller  à  sa 
conservation.  Les  maximes  contraires  sont 
un  perfectionnement  de  la  politique  ,  comme 
le  suicide  est  un  perfectionnement  de  la  mo- 
rale. 

Telle  est,   cependant,   la  vngue  obscurité 


;  3i2  ) 

de  nos  lois,  qu'à  n'en  considc'rer  que  la  lettre, 
on  peut  douter  qu'elles  ne  contiennent  pas 
une  renonciation  absolue  au  droit  de  défense 
contre  l'erreur  qui  appartient  à  la  société  ; 
et  si,  en  nous  plaçant  comme  peuple  hors  de 
toute  religion,  elles  ne  nous  placent  pas  en 
même  temps,  et  par  cela  seul,  hors  de  la 
civilisation,  hors  de  l'humanité. 

Voilà  du  moins  comment  les  interprète 
M.  Barrot,  voilà  les  conséquences  qu'd  en 
tire;  et  c'est  déjà,  sans  doute ,  un  grand  mal 
qu'on  puisse  en  tirer  ces  conséquences  devant 
une  Cour  souveraine,  qui  les  entend,  et  se 
tait.  Que  conclure  de  son  silence,  sinon  qu'elle 
ignore  si  l'Etat  a  réellement  une  religion. 
Autrement  eût -elle  souffert  qu'on  soutînt 
qu'il  n'en  a  pas  ?  Ne  se  seroit-eile  pas  armée 
de  toute  sa  rigueur  contre  une  assertion  qui 
calomnie  la  Charte ,  si  elle  n'en  énonce  pas 
le  véritable  sens? 

Ici ,  je  dois  citer  les  propres  paroles  de 
M.  Barrot  :  «  La  loi  consacre  la  liberté,  non 
»  de  telle  ou  telle  croyance  déterminée,  mais 
»  de  toutes  en  général  ;  et  comme  il  peut  y 
»  avoir  autant  de  croyances  diverses  que  de 
»  citoyens,  il  en  résulte  que  tout  relus  de 
»  participer  à  un  acte  religieux  doit  être  res- 
»  pecté,  puisqu'il  peut  être  la  conséquence 
»  d'une   croyance,  qui,  quelle    qu'elle  soil , 


(  3i3  ) 

»  est  garantie  par  la  foi.  (  Page  4-  )  L'assem- 
»  blée  constituante ,  et  après  elle  tous  les 
»  constituans  ont  entièrement  isolé  Tordre 
»  religieux  de  Tordre  politique.  Qu'on  jette 
»  les  yeux  sur  nos  Codes ,  on  y  verra  avec 
»  quel  soin  le  législateur  a  dégagé  les  actes 
»  de  la  vie  civile  de  toute  influence  reli- 
»  gieuse.  Les  naissances,  les  mariages,  les 
»  décès  ,  et  jusqu'au  serment ,  tout  y  est  régi 
»  par  des  règles  purement  civiles.  Le  légis- 
»  lateur  a  poussé  ses  scrupules  pour  la  liberté 
»  des  consciences  jusqu'à  y  faire  abstraction 
»  entière  de  toute  religion  ,  et  à  disposer 
»  comme  s'il  n'existoit  aucun  culte  déter- 

»  miné  en  France Les  mots   religion  de 

»  l'Etat  signifient  tout  ou  rien  :  tout ,  par 
»  interprétation  ;  rien  ,  dans  le  sens  positif  : 
»  et,  comme  il  n'y  a  pas  à  balancer  dans  cette 
»  alternative  ,  ils  ne  peuvent  par  conséquent 
»  être  considérés  que  comme  une  déclara- 

»   tion  purement   honorifique La  Charte 

»  n'a  pas  entendu  apporter  aucune  modifi- 
»  cation  à  ce  grand  principe  ,  que  la  loi  n  'est 
»  d'aucune  religion.  »  (Pages  i  ,  2,3.) 

Une  Charte  ne  sauroil  ni  entendre  ni  ne  pas 
entendre  ,  parce  qu'une  Charte  n'a  pas  de  vo- 
lonté; elle  n'est  que  l'expression  de  la  volonté 
du  pouvoir,  qui  seul  peut  déclarer  ce  qu'il  a 
voulu.  Que  le  pouvoir  s'explique  donc  ;  qu'il 


C  3i4  ) 

nous  dise  s'il  a  ,  comme  on  l'assure ,  entendu 
consacrer  l'athéisme  politique.  11  est  temps  ,. 
en  vérité ,  qu'on  sache  à  quoi  s'en  tenir  sur 
une  question  de  cette  importance.  Aussi  bien, 
que  gagneroit-on  à  la  laisser  indécise  ?  Se 
taire,  en  ce  cas,  c'est  céder  son  droit.  Chacun 
la  décidera  selon  ses  intérêts  ,  ses  opinions  , 
ses  passions  ;  parce  qu'il  faut  nécessairement 
qu'elle  soit  décidée,  parce  qu'elle  a  des  racines 
dans  toutes  les  parties  de  notre  législation. 
Encore  une  fois,  qu'on  s'explique.  La  Charte 
a-t-elle  le  sens  que  lui  prête  M.  Barrot  ?  a- 
t-il  saisi  la  véritable  intention  du  législateur? 
Si  on  répond  affirmativement ,  alors  ne  dis- 
putons plus  sur  les  conséquences  ;  disons-le 
nettement  :  Oui,  la  loi  garantit  toutes  les 
croyances  ,  quelles  qu'elles  soient  ;  et  comme 
il  peut  y  avoir  autant  de  croyances  diverses  que 
d  individus ,  elle  garantit  toutes  les  extrava- 
gances qui  peuvent  monter  à  l'esprit  de 
l'homme  ;  elle  garantit  l'anarchie  spirituelle 
la  plus  complète  ;  elle  force  le  magistrat  à 
respecterions  les  genres  de  délire  et  de  fana- 
tisme ,  à  respecter  trente  millions  de  cultes  , 
s'il  plaît  de  les  établir  ;  ^respecter ,  sous  le  nom 
de  religion  ,  des  croyances  destructives  de 
tout  culte  et  de  toute  religion;  à  respecter  l'a- 
théisme même,  et  ce  n'est  pas  trop  dire,  puis- 
qu'enfin  le  magistrat  doit  sans  doute  respecter 


(  3i5  ) 

la  îoi  ,  et  qu'en  France  la  loi  lï  est  d'aucune 
religion ,  la  loi  est  athée.  Tout  se  passe  de 
l'homme  à  l'homme  dans  la  société  qu'on  nous 
a  faite.  On  en  a  banni  Dieu,  par  scrupule  pour 
la  liberté  des  consciences.  On  lui  a  dit  :  Retire- 
toi,  tu  nous  gènes!  qu'avons-nous  besoin  de 
tes  lois  ?  Nous  saurons  bien  régler  tout  sans 
elles,  naissances,  mariages,  sermens,  décès. 
Nous  l'avons  juré  par  nous-mêmes  ,  nous  se- 
rons libres  jusque  dans  le  tombeau. 

Tel  est,  selon  M.  Barrot,  le  langage  de  nos 
lois  ;  et  ce  langage  on  aura  droit  de  le  leur  im- 
puter, tant  que  le  pouvoir  lui-même  ne  les 
interprétera  pas,  tant  qu'il  se  renfermera  dans 
les  déclarations  générales  qui  n'ont  de  sens 
que  par  les  institutions  qui   les  expliquent. 
Jusque-là,  nous  resterons  ce  que  nous  sommes, 
nous  continuerons  de  donner  au  monde  l'ef- 
frayant spectacle  d'une  nation  mri  s'est  déga- 
gée de  toute  iujlueme  religieuse  ,  d'une  société 
sans  Dieu  (i).   Nous  naîtrons  et  nous  mour- 
rons sou-;  l'empire  d'une  loi  athée,  Ses  agens 
constateront,  sur  un  registre,  notre  entrée 
dans  une  vie  sans  but  et  sans  espérance  ,  et 
présideront  à  nos  funérailles ,  comme  les  mi 


(i)  Le  nom  de  Dieu   ne  se  trouve  pas  une  seule  fois 
dans  tous  nos  Codes. 


(  3i6  ) 

nistres  du  néant.  Nous  aurons  des  sermens 
civils s  qui  ne  nous  lieront  qu'à  nos  inte'rêts, 
et  je  ne  sais  quel  contrat  on  appellera  le 
mariage.  On  ouvrira  des  temples  par  pitié 
pour  la  foiblesse  d'esprit ,  et  des  théâtres  par 
égard  pour  la  foiblesse  des  mœurs.  Apres 
cela,  vantons  nos  progrès  dans  la  civilisation, 
applaudissons  -  nous,  soyons  fiers,  nous  en 
avons  sujet.  Inexplicable  aveuglement  de  l'or- 
gueil !  Nous  croyons  nous  élever,  et  nous  nous 
enfonçons  dansun  abîme. Certes,  nous  sommes 
descendus  bien  bas  ,  et  au-dessous  même  des 
peuples  païens,  au-dessous  des  hordes  les 
plus  sauvages.  Que  diroit  de  nous  l'orateur 
romain,  lui  qui  ne  pouvoit  pas  même  conce- 
voir la  loi,  dès  qu'on  la  regardoit  comme  une 
pensée  de  l'homme ,  et  aux  yeux  de  qui  toutes 
les  lois  dérivoient  d'une  loi  première  ,  im- 
muable, éternelle,  ou  de  la  raison  de  Dieu 
même  ,  dont  les  volontés  sont  l'ordre  (i).  Et 

(i  )  P  ideamus  igilur  rursus  ,  priusquam  aggrediamur 

ad  leges  singulas ,   vint    naturamque    legis Hanc 

igitur  video  sapientissimorum  fuisse  senteniiam  ,  legem 
neque  hominum  ingeniis  excogitatam  ,  nec  scitum. 
a.iquod  e*se  populorum ;  std  ceternum  qviddam ,  quod 
universum  mundurn  regeret ,  imperandi  prohibendique 
sapienlia.  Ita  principem  Itgem  illam  et  ullimam  ,  men- 
tent esse  dicebant ,  omnia  ralionc  aut  cogenlis ,  aut  ve- 
tantis  Dei.  De  Legib.  lib.  11,  n°  4« 


(3i7  ) 

la  religion ,  en  effet ,  n'est-elle  pas  le  fonde- 
ment et  la  sanction  de  toutes  les  législations, 
hors  la  nôtre?  Partout  n'a  t-on  pas  vu  la  Di- 
vinité intervenir  dans  les  actes  que  nous  pré- 
tendons soustraire  à  son  influence ,  et ,  pour 
ainsi  dire  ,  pénétrer  de  vie  la  société  entière? 
Et  depuis  que  l'homme  veut  tout  animer  , 
tout  créer  seul,  qu1a-t-il  animé  que  le  désor- 
dre ,  et  qu'a-t-il  créé  que  la  mort  ? 


*VVVVVVVV*»A*%»VVVVV*VVVVVVW^^ 

Sl  n  la  prétention  de  l'autorité  civile  de  forcer 
le  clergé  à  concourir  à  t  inhumation  de  ceux 
à  qui  les  lois  de  l Église  défendent  d  accorder 
la  sépulture  ecclésiastique. 

(1819.) 


lous  les  peuples,  civilises  ou  sauvages,  con- 
fièrent à  la  religion  la  garde  des  tombeaux. 
Elle  veilloit  sur  les  générations  éteintes  , 
comme  une  mère  veille  sur  ses  enfans  endor- 
mis ;  elle  les  protégeoit  contre  l'oubli ,  elle 
les  environnoit  d'un  pieux  respect.  Assise  en 
face  de  l'avenir,  elle  appeloit  l'espoir  près 
des  ruines  de  l'homme  ;  et  le  sépulcre  deve- 
noit  une  sorte  de  sanctuaire,  au  fond  duquel 
la  foi  de'couvroit  un  grand  mystère  de  vie. 
Pour  nous,  qui  aimons  mieux  ne  voir  dans 
nos  derniers  restes  qu'une  cendre  stérile  ,  au 
culte  sacré  des  morts,  nous  avons  substitué 
des  régie  mens  de  voirie  ,  et  chargé  la  police 
de  jeter  dans  la  même  fosse  la  dépouille  de 
l'homme  et  ses  espérances. 

Il  n'y  a  rien  là  qui  doive  étonner  :  une  phi- 
losophie matérialiste  a  posé  les  principes,  la 
loi  a  tiré  les  conséquences;  cette  marche  est 
naturelle.  Quand  on  ne  s'estime  pas  plus  que 


(  3i9  ; 

les  animaux,  que  peut-on  réclamer  de  plus 
qu'eux?  Nos  philosophes  législateurs  se  sont, 
après  tout,  rendu  justice  ;  et  je  ne  viens  pas 
leur  contester  le  mépris  qu'une  espèce  d'in- 
stinct leur  inspiroitpour  eux-mêmes.  Ce  que 
je  leur  demande  ,  c'est  d'être  conséquens  : 
c'est  qu'après  avoir  violé  les  lois  de  la  nature, 
en  faisant  de  l'inhumation  un  acte  purement 
civil ,  ils  n'exigent  pas  de  la  religion  qu'elle 
viole  ses  propres  lois,  en  présidant  aux  obsè- 
ques de  ceux  qui  l'ont  reniée  jusqu'au  dernier 
moment. 

11  importe  d'autant  plus  d'établir  ses  droits 
à  cet  égard,  qu'une  administration  oppressive 
saisit  avec  empressement  toutes  les  occasions 
de  les  attaquer.  Des  hommes  se  tuent,  d'au- 
tres s'obstinent  à  refuser  les  secours  de  l'E- 
glise ,  et  meurent  en  blasphémant  ;  l'Eglise  . 
à  son  tour,  leur  refuse  les  prières  qu'elle  ac- 
corde aux  fidèles.  Quoi  de  plus  juste?  Cepen- 
dant, le  ministère  intervient,  il  adresse  aux 
évêqucs  de  touchantes  homélies  sur  la  charité 
et  le  véritable  esprit  évangélique  ,  assaison- 
nées de  menaces  contre  le  clergé  si  de  pareils 
refus  se  renouvellent.  II  fait  plus;  il  casse  un 
maire  ,  pour  n'avoir  pas,  en  vertu  d'un  décret 
du  23  prairial  an  XII ,  forcé  des  prêtres  à  pro 
faner  les  cérémonies  religieuses  en  faveur 
d'un  suicide  ! 


(    320    ) 

Qu'est-ce  donc  que  la  liberté  des  cultes ,  si 
un  ministre  peut  se  permettre  de  pareils  actes, 
si  le  clergé  doit,  en  ce  qui  concerne  ses  fonc- 
tions spirituelles ,    recevoir   des  ordres  des 
derniers  agens  de  l'autorité  séculière?  Qu'ils 
fassent  enterrer  comme  ils  l'entendront  un 
suicide  ,  un  impie;  qu'ils  lui  rendent  tous  les 
honneurs  civils ,  on  ne  s'y  oppose  pas,  puis- 
que la  police  des  cimetières  leur  appartient. 
Ce  n'est  pas  la  sépulture  qu'aujourd'hui  l'on 
demande  à  l'Eglise  ,  mais  des  prières ,  mais 
une  marque  extérieure  de  communion  ,  une 
déclaration  publique  qu'elle  reconnoît  pour 
un  de  ses  membres  l'homme  dont  on  lui  pré- 
sente la  dépouille  mortelle.  Qu'y-a-t-il  là  qui 
soit  du  ressort  du  pouvoir  temporel?  l'Eglise 
est  une  société  :  elle  a  sa  constitution  ,  ses  lois, 
ses  tribunaux  indépendans;  elle  seule  est  juge 
dans  l'ordre  spirituel  ;  ses  ministres  ne  peu- 
vent s'écarter  des  règles  qu'elle  leur  prescrit  ; 
si,  par  foiblesse,  ils  les  violent,  ils  n'exercent 
pas  une  fonction,  ils  commettent  un  sacrilège. 
Or,  l'autorité  a  t- elle  droit  de  commander 
un    sacrilège  ?    a-t-elle  droit  d'exiger   d'un 
prêtre  le  sacrifice  de  ses  devoirs  ?  La  loi  de 
l'Eglise  est  formelle  ;  elle  défend  à  ses  minis- 
tres de  concourir  aux  obsèques  de  ceux  qui 
meurent  dans  l'acte  du  crime  ,  ou  qui  n'ont 
donné  aucun  signe  de  repentir  :  à  qui  doivent- 


(  3ai  ) 

ils  obéir,  aux  lois  invariables  de  l'Eglise ,  ou 
à  un  décret  rendu  par  un  persécuteur  de 
l'Eglise? 

Encore  devons-nous  observer  qu'on  abuse 
évidemment  du  décret  de  Buonaparte.  Qu'on 
lise  l'art.  19(1),  on  se  convaincra  qu'en  dé- 
fendant aux  ministres  d'un  culte  quelconque 
de  rejuser  leur  ministère  pour  l  inhumation 
d'un  coryis,  il  s'agit  uniquement  de  l'inhuma- 
tion de  ceux  qui  professoient  ce  culte.  Or 
les  refus  dont  se  plaint  l'administration  ne 
tombent  jamais  que  sur  des  hommes,  ou  qui 
ont  déclaré  ne  vouloir  pas  professer  le  culte 
catholique  ,  ou  qui  ont  donné  le  scandale  d'un 
grand  crime  sans  repentir.  S'il  est  dit  que 
X autorité  civile  commettra  un  autre  ministre 
du  même  culte  pour  remplir  ces  fonctions  ,  ce 
mot  commettra  doit  s'entendre  d'une  simple 
invitation,  puisque  aucune  peine  n'est  portée 
contre  cet  autre  ministre,  s'il  refuse,  ainsi  que 

(i)  Art.  19.  «Lorsque  le  ministre  d'un  culte,  sous 
«quelque  prétexte  que  ce  soit,  se  permettra  de  refuser 
«son  ministère  pour  l'inhumation  d'un  corps,  l'autorité 
«civile  soit d'oHice,  soit  sur  la  réquisition  de  la  famille, 
«commettra  un  autre  ministre  du  même  culte  pour  y 
«remplir  ces  fonctions;  dans  tous  les  cas,  l'autorité 
»  civile  est  chargée  de  faire  porter  ,  présenter  ,  déposer 
«et  inhumer  les  corps.» 


2  1 


(  32,  ) 

le  premier,  ce  qu'on  demande  de  lui.  Il  est 
impossible  que  ce  cas  n'ait  point  été  prévu  ; 
et  dès  lors  il  est  renfermé  dans  la  disposition 
finale  ,  qui  règle  que  ,  dansions  les  cas,  l'au- 
torité civile  est  chargée  de  l'inhumation. 

L'interprétation  différente  que  Ion  prétend 
donner  à  ce  décret  répugne  au  bon  sens  et  à 
l'équité.  On  ne  voudroit  pas,  et  avec  raison, 
obliger  les  Juifs  ,  les  Protestans,  à  enterrer 
un  catholique  comme  un  membre  de  leur 
communion;  et  l'on  trouve  juste  de  forcer  les 
Catholiques  d'adopter  ,  au  nom  de  leur  reli- 
gion ,  un  homme  qui  sera  mort  dans  la  haine 
de  cette  religion  ,  ou  en  violant  un  de  ses  pre- 
miers et  de  ses  plusimportans  préceptes.  D'où 
vient  cette  différence  ,  ce  privilège  particulier 
d'oppression  ?  Qu'on  nous  le  dise ,  quand  ce 
ne  seroit  que  pour  nous  apprendre  à  quoi 
nous  devons  nous  préparer. 

On  protège  les  Calvinistes  qui  refusent  de 
tendre  le  devant  de  leurs  maisons  sur  le  pas- 
sage du  saint-sacrement,  parce  que  leur  con- 
science ,  disent-ils,  y  répugne.  Mais,  est-ce 
aue  les  Catholiques  n'ont  pas  aussi  une  con- 
science ?  ou  cette  conscience  doit-elle  être 
moins  ménagée  que  celle  des  Protestans  ï  On 
a  "bonne  grâce,  assurément,  à  nous  prêcher 
la  tolérance  :  sans  cesse  nous  la  réclamons  et 
ne  pouvons  l'obtenir.  De  quel  culte  troublons- 


(  323  ) 

nous  la  liberté  ?  Qu'on  nous  donne  celle  du 
nôtre,  nous  ne  demandons  que  cela.  Maison 
ne  sait  que  nous  dire  :  Soyez  tolérans  ;  et  ce 
mot  ,  dans  un  temps  ,  signifie ,  Laissez-vous 
égorger  ;  dans  un  autre,  Laissez-vous  enchaî- 
ner et  avilir. 

Pour  vaincre  la  résistance  du  clergé  ,  le 
ministre  daigne  lui  faire  des  leçons  de  théo- 
logie ,  aussi  bien  que  de  charité  chrétienne. 
Il  cite  les  Rituels,  qui  permettent  d'accorder 
les  prières  de  l'Eglise  quand  le  suicide  a  été 
la  suite  d'un  état  de  démence ,  de  délire,  ou 
de  folie  réelle  et  bien  constatée.  Soit  :  mais 
puisque  la  loi  distingue  différentes  sortes  de 
suicide,   et  prescrit  pour  chacune  des  règles 
différentes  de  conduite  ,  il  faut  donc  que  quel- 
qu'un juge  de  la  nature  de  lacté  pour  appli- 
quer la  loi.  A  qui  ce  jugement  appartient-il  ? 
Au  ministre  ,  qui  veut  qu'on  ne  fasse  aucune 
distinction ,    qui   n'a    aucune   autorité    dans 
l'Eglise  ,   ou  à  ceux  que  l'Eglise  elle-même 
charge  d'exécuter  ses  lois?  Et  que  devient  la 
morale  ,  si  l'on  déclare  que  se  tuer  est  tou- 
jours un  acte  de  folie,  et  n'est  jamais  un  crime? 
Parce  que  la  loi  humaine  a  cessé  de  le  punir, 
ce  crime  ,  faut-il  nécessairement  lui  chercher 
une  excuse  devant  la  loi  divine  ?  Faut-il  en- 
seigner aux  hommes  à  attenter  à  leur  vie  avec 
une  conscience  calme,  à  ne  voir  dans  un  for- 
ai. 


(  *>4  ) 

fait  exécrable  qu'un  symptôme  de  maladie  ? 
Et  trouve-t-on  qu'il  soit  convenable  d'affer- 
mir la  main  que  la  religion  compatissante , 
parce  qu'elle  est  sévère,  eût  fait  trembler, 
eût  arrêtée  peut-être  ? 

Que  dirai-je  des  autres  prétextes  qu'on  al- 
lègue ?  On  affecte  de  craindre  que  l'ordre 
public  ne  soit  troublé  par  les  refus  d'inhuma- 
tion. L'ordre  public  n'est  jamais  troublé  que 
par  la  faute  de  l'autorité  chargée  de  le  main- 
tenir ;  mais  on  ne  maintient  l'ordre  qu'en 
respectant  tous  les  droits.  Le  droit  de  l'Eglise 
est  d'interpréter,  d'exécuter  ses  lois  :  con- 
traindre ses  ministres  à  les  enfreindre  n'est 
le  droit  de  personne.  Si  quelqu'un  manifes- 
toit  cette  prétention,  la  favoriser  c'est  trou- 
bler l'ordre  ;  la  réprimer,  c'est  le  maintenir. 
Que  l'autorité  se  range  du  côté  des  devoirs 
contre  les  passions,  bientôt  elle  n'entendra 
plus  parler  des  tristes  querelles  qui  la  fati- 
guent ;  toute  paix  comme  toute  force  durable 
est  dans  la  justice  ;  quand  on  ne  sait  pas  cela, 
Ton  est  incapable  de  conduire  un  peuple  ; 
on  remue  les  hommes,  on  ne  les  gouverne 
pas. 

On  témoigne  une  grande  tendresse  pour 
l'honneur  des  familles  :  seroit-ce  qu'on  re- 
garde une  mort  impie  comme  un  déshonneur? 
J'approuve  ce  sentiment,  il  est  juste  ;  mais 


(  325  ) 

qui  refuse-t-on d'inhumer?  Des  hommes  qui 
jusqu'à  la  fin  se  sont  fait  gloire  de  leur  mé- 
pris, de  leur  haine  pour  la  religion  ;  qui  ont 
obstinément  repoussé  ses  prières,  ses  conso- 
lations ,  ses  espérances  ;  qui  ont  voulu  mou- 
rir hors  du  sein  de  l'Eglise.  Sur  quoi  juge- 
t-on  qu'elle  doive  l'ouvrir  à  leur  cadavre  ?  Il 
est  trop  tard  alors  ;  la  question  n'est  plus  de 
la  terre  :  tout  se  passe  ailleurs  entre  Dieu  et 
l'homme.  Les  prières  de  l'Eglise  ne  seroient 
qu'un  scandale  ;  elles  ressembleroient  à  des 
malédictions. 

Et  pourquoi  respecteroit-on  plus  la  délica- 
tesse d'une  famille,  ou  même  ses  caprices, 
que  la  conscience  d'un  prêtre  et  que  les  lois 
de  la  religion  ?  Elle  exerce  une  grande  justice 
aux  portes  du  tombeau  ;  elle  dit  à  l'homme 
qui  Ta  désavouée  :  Je  ne  te  connois  pas.  Que 
ce  mot  alarme ,  humilie  les  parens  de  celui 
qui  n'est  plus,  est-ce  une  raison  pour  que  la 
Justice  éternelle  se  taise  ,  ou  pour  que  ses  mi- 
nistres prévariquent  ?  Oseriez-vous  attendre 
de  vos  propres  tribunaux  une  pareille  con- 
descendance ?  Oseriez-vous  la  leur  comman- 
der? Encore  vos  juges,  en  prévaricant,  peu- 
vent sauver  la  vie  du  coupable  ;  mais  le  prêtre, 
que  peut-il  sauver  ? 

Si  vous  étiez  assez  malheureux  pour  par- 
venir;» contraindre  l'Eglise  de  ne  mettre  au- 


(  326  ) 

cune  différence  entre  ses  enfans  et  ses  enne- 
mis: entre  la  foiblesse  repentante  et  le  crime 
impénitent  ;  entre  le  fidèle  et  l'impie  dont  les 
lèvres,  après  avoir  proféré  un  dernier  blas- 
phème, se  sont  fermées  pour  jamais,  que 
penseroit  le  peuple?  Quelle  conséquence  tire- 
roit-il  de  cette  lâche  indulgence  ?  que  la  vé- 
rité et  les  devoirs  ne  sont  que  de  vains  mots  ; 
que  l'Eglise  ne  croit  pas  elle-même  ce  qu'elle 
enseigne  ;  qu'il  n'importe  comment  l'on  vive 
et  comment  l'on  meure,  puisque  la  religion 
bénit  également  l'espérance  du  juste  et  le  dés- 
espoir du  méchant.  Hommes  de  peu  de  pré- 
voyance, où  en  seriez-vous,  si  ces  maximes 
prévaloient  ?  Gardez-vous  d'affoiblir  les  doc- 
trines qui  vous  protègent ,  et  ne  comptez  pas 
tellement  sur  les  prisons  et  les  échafauds,  que 
vous  jugiez  inutile  de  donner  à  la  société 
d'autres  appuis. 


VVVVVV\VV\\V'i-rt\\\VVV\\\'».'*^VW/VVV\\\'lWW'VVVV\VV\\V^W\\\K\VVWV\V\\MV\VV\W\,VVA\/ 


DES  MISSIONS. 

(  1819-  ) 


i 

Ou  and  Jésus-Christ  apparut  dans  le  monde, 
il  ouvrit  une  grande  mission.,  qui,  continuée 
pendant  dix-huit  siècles,  souvent  entravée, 
toujours  triomphante,   ne  finira  qu'avec  le 
genre  humain.   La  parole  descendue  du   ciel 
sauva  tout  en   renouvelant  tout,  doctrines, 
mœurs,  institutions,  lois  même;  et  si  l'Eu- 
rope doit  être  une  seconde  fois  sauvée  ,  elle 
ne  le  sera  encore  que  par  cette  parole.  Nous 
l'avons  entendue   parmi  nous,  et  de  même 
qu'à  l'origine,  elle  a  inspiré  un  effroi  profond 
à  certains  hommes  habitués  à  appeler  mal  ce 
qui.  est  bien,  et  bien  ce  qui  est  mal ,  et  qui  re- 
doutent la  vérité  comme  une  vengeance.  Ils 
ont  vu  les  inimitiés   s'apaiser,  la  concorde 
renaître  avec  la  foi,  le  désordre  et  l'impiété 
fuir  devant  quelques  prêtres:    ils    ont  frémi. 
Menacés  de  la  lumière,  et  tremblanspour  leurs 
œuvres,  ils  ont  aussitôt  couru  à  leurs  armes 
ordinaires,   le   mensonge,  la   calomnie,   les 
délations,  les  secrètes  intrigues,  afin  détrom- 
per l'autorité  ,  et  de  la  rendre,  s'il  se  pouvoit, 
leur  complice.  Egarée  par  eux,  elle  a  mis  des 
obstacles  aux  missions,   et   cela  sans  aucun 


(  328  ) 

droit ,  ou  plutôt  en  violant  tous  les  droits. 
Leur  audace  s'est  accrue  de  ce  premier  suc- 
cès ;  elle  ne  counoît  plus  de  bornes.  Ils  de- 
mandent la  suppression  entière  des  missions, 
et  se  flattent  de  faire  proclamer,  au  nom  de 
l'Etat ,  la  défense  de  faire  prêcher  la  religion 
de  l'Etat. 

Nous  ne  craignons  rien  de  semblable.  Avant 
qu'on  se  porte  à  un  tel  excès,  il  faut  que  les 
lois,  il  faut  que  la  Charte  elle-même  périsse. 
Jusque-là  nous  savons  comment  nous  défen- 
dre, jusque-là  on  n'osera  même  pas  nous  at- 
taquer ouvertement.  Si  la  persécution  a  son 
attrait ,  elle  a  aussi  son  danger.  Mais  commen- 
çons par  examiner  les  prétextes  qu'on  nous 
oppose. 

Je  ne  perdrai  pas  le  temps  à  réfuter  les 
ridicules  impostures  dont  quelques  écrivains 
libéraux,  pour  n'oublier  aucun  des  leurs, 
nourrissent  chaque  jour  la  crédulité  des  sim- 
ples desprit.  Je  passe  à  des  reproches  qu'on 
doit  juger  plus  graves,  puisqu'ils  ont  retenti 
dans  la  chambre  des  Députés. 

On  a  demandé  si  la  France  étoit  donc  peu- 
plée d'idolâtres  ,  pour  qu'il  fût  nécessaire 
d'envoyer  de  ville  en  ville  des  missionnaires 
annoncer  la  foi  ?  Celui  qui  a  fait  cette  ques- 
tion auroit  pu  y  répondre  mieux  que  personne. 
11  sait  que  la  France  renferme  en  son  sein  une 


(  329  ) 

race  d'hommes,  qui,  rejetant  avec  mépris  la 
religion  des  ancêtres  ,  ou  la  tenant  dans  l'in- 
différence, se  croient  sages  parce  qu'ils  dou- 
tent ,  ou  éclairés  parce  qu'ils  nient.  Il  sait 
que ,  parmi  ces  hommes,  il  en  est  qui  languis- 
sent dans  une  indigence  intellectuelle  si  pro- 
fonde, qu'on  chercheroit  en  vain  dans  leur 
entendement  la  vérité  première  d'où  dérivent 
toutes  les  autres  ;  esprits  ruinés,  qui  ont  perdu 
Dieu!  Certes,  si  l'on  ne  s'étonne  pas  que  le 
zèle  conduise  les  missionnaires  au -delà  des 
mers  pour  convertir  quelques  idolâtres  ,  on 
doit  encore  moins  être  surpris  qu'ils  s'occu- 
pent parmi  nous  de  soulager  une  misère  plus 
extrême  et  plus  déplorable.  Chose  étrange! 
on  répète  sans  cesse  que  le  Christianisme  est 
mort,  qu'on  ne  le  ranimera  jamais;  et,  dès 
qu'un  prêtre  ouvre  la  bouche  pour  l'annoncer 
au  peuple  ,  on  s'écrie  :  A  quoi  bon  ?  il  n'y  a 
que  des  Chrétiens.  Au  reste ,  peu  m'importe 
à  laquelle  de  ces  deux  assertions  on  s'arrête  : 
s'il  n'y  a  plus  de  Christianisme  ,  il  faut  des 
missions  pour  le  renouveler:  car  jusqu'ici  on 
n'a  pas  ,  que  je  sache  ,  donné  d'autre  religion 
à  la  société ,  ni  trouvé  le  moyen  de  fonder  une 
société  sans  religion.  Si  le  peuple  est  chré- 
tien ,  il  faut  des  missions  pour  empêcher  qu'il 
cesse  de  l'être  ,  pour  l'affermir  dans  sa  reli- 
gion,  pour  instruire  les  ignorans,  soutenir 


(  33o  ) 

les  foibles  ,  remuer  les  âmes  engourdies,  ré- 
former les  mœurs ,  qui,  par  leur  pente  natu- 
relle, tendent  toujours  au  relâchement.  11  faut 
des  missions  ,  parce  qu'il  faut  un  Dieu  ,  un 
culte,  un  ordre  moral,  des  vertus. 

Mais  les  missions  portent  atteinte  à  la  li- 
berté religieuse  des  Protestans;  elles  les  in- 
quiètent, et  l'on  doit  respecter  leurs  craintes 
même  exagérées.  Qui  le  dit?  des  Protestans? 
Non ,  mais  des  hommes  étrangers  à  toute  re- 
ligion ,  des  hommes  que  le  Christianisme  in- 
tfi/iè/e  sans  doute  ,  et  qui  cherchent  contre  lui 
des  auxiliaires  dans  son  propre  sein.  Les  vrais 
Protestans  craignent,  comme  nous,  L'impiété, 
l'athéisme  ,  une  philosophie  qui  rompt  tous 
les  liens;  ils  ne  craignent  pas  les  catholiques; 
et,  quand  ils  les  craindroient ,  ne  s'agit-il  que 
de  s'alarmer  des  droits  des  autres  pour  être 
autorisé  à  les  en  priver?  Et  si  les  Juifs  s'avi- 
soient  aussi  de  concevoir  des  alarmes  exagé- 
rées ,  il  faudroit  donc  abolir  le  Christianisme 
pour  les  calmer  ?  Singulière  prétention,  de 
ravir  à  vingt-cinq  millions  de  citoyens  la  li- 
berté religieuse  ,  pour  assurer  à  un  petit 
nombre  cette  liberté  que  personne  n'attaque. 
Elle  est  égale  pour  tous ,  et  la  religion  de  l'Etat 
n'a,  sous  ce  rapport,  en  France  ,  aucun  pri- 
vilège. Que  peuvent  désirer  de  plus  les  Pro- 
testans? Et  ne  sauroient-ils  être  libres  que 


(33.  ) 

nous  ne  soyons  enchaînés  ?  Intertlira-t-on  aux 
catholiques,  dans  une  contrée  catholique  ,  ce 
qu'on  leur  permet  en  Chine ,  toutes  les  fois 
qu'il  n'y  a  pas  persécution  ?  Et  nos  philoso- 
phes indépendans  seront-ils  moins  tolérans 
pour  la  religion  de  leur  pays,  que  ne  le  sont 
des  idolâtres  pour  un  culte  opposé  à  la  reli- 
gion nationale  ? 

On  parle  des  passions,  on  feint  d'appré- 
hender que  les  missions  ne  les  agitent.  Eh  ! 
c'est  parce  qu'il  y  a  des  passions  qu'il  faut  une 
religion  pour  les  calmer,  et  c'est  parce  quelle 
les  calme  en  effet  qu'on  l'accuse  de  les  agiter. 
Ceux  qui ,  pour  parvenir  à  leurs  fins,  auroient 
encore  besoin  de  tempêtes  ,  s'irritent  quand 
ils  voient  dans  le  ciel  des  signes  de  sérénité. 
Et  que  veulent-ils  donc  ?  Un  naufrage ,  afin  de 
se  partager  encore  des  débris. 

J'en  appelle  aux  faits  :  qu'on  nomme  les 
lieux  où  l'ordre  public  a  été  troublé  par  les 
missions.  Quelles  sont  les  révoltes  qu'elles  ont 
excitées  ?  On  en  a  vu  depuis  trois  ans  éclater 
plusieurs  :  éloit-ce  des  missionnaires  qui  con- 
duisoient  les  rebelles?  Est-ce  au  nom  de  la 
religion  qu'ils  s  étoient  armés?  Pour  quelles 
doctrines  combattoient-ils  ?  A  quelle  cause 
ont-ils  été  sacrifiés?  Apprenez- le  par  leur  cri 
de  guerre,  que  je  ne  répète  qu'en  frémissant  : 
A  bas  Dieu!  f^we  l  enfer  !  Assurément  ce 


(    302    ) 

ne  sont  pas  là  les  refrains  de  nos  hymnes.  Les 
malheureux  qui  proféroient  ces  horribles  blas- 
phèmes avoient  assisté  à  d'autres  missions  que 
les  nôtres;  celles-ci  les  auroient  sauvés.  Et  si 
Ton  ne  prétend  pas  que  les  missions  doivent 
être  à  jamais  proscrites,  si  Ton  désire  seule- 
ment qu'on  les  suspende ,  à  cause  des  passions , 
on  se  flatte  donc  qu'il  viendra  un  temps  où  il 
n'y  aura  plus  de  passions  ?  En  vérité ,  l'on 
dcvroit  plus  d'égards  au  bon  sens. 

Les  missionnaires,  ajoute-t-on  ,  troublent 
les  consciences.  D'abord,  ils  ne  peuvent  trou- 
bler la  conscience  que  de  ceux  qui  viennent 
les  écouter ,  et  personne  assurément  n'est 
forcé  d'y  venir.  Nul  donc  n'a  le  droit  de  se 
plaindre  que  sa  conscience  ait  été  troublée. 
Et  comment  troublent-ils  les  consciences?  En 
préchant  la  justice  ,  le  pardon  des  injures  ,  le 
respect  des  devoirs,  l'obéissance  à  l'autorité, 
en  rappelant  les  cœurs  à  Dieu  et  à  la  vertu. 
Voudroit-on,  par  hasard,  que  les  hommes  se 
tranquillisassent  dans  des  sentimens  et  des  ha- 
bitudes contraires,  dans  l'impiété,  dans  la 
haine  ,  dans  les  désirs  de  vengeance  ,  dans  le 
vice  et  dans  le  crime  ?  Voudroit-on  que  le  bri- 
gand jouit  en  paix  de  la  dépouille  de  sa  vic- 
time ,  que  le  sommeil  de  l'assassin  fût  calme  ? 
Si  on  le  veut ,  l'ordre  ne  le  veut  pas,  et  l'ordre, 
c'éstDieu  même.  Oui ,  les  missionnaires  trou 


(  333  ) 

blent  les  consciences,  et  il  faut  leur  en  rendre 
grâces  au  nom  de  la  société ,  qui  ne  retrou- 
vera de  repos  que  lorsque  plus  de  consciences 
encore  auront  été  troublées  de  la  sorte.  Et  les 
tribunaux  aussi  troublent  les  consciences  ;  ils 
ôtent  au  méchant  sa  sécurité  ;  et  toute  la  dif- 
férence est  que  la  justice  humaine  le  trouble 
pour  punir,  et  la  religion  pour  pardonner. 

Au  reste  ,  que  les  ennemis  des  missions  di- 
sent etpensent  ce  qu'il  leur  plaira;  la  loi  existe, 
elle  garantit  le  libre  exercice  de  la  religion 
catholique  ,  et  la  prédication  en  forme  une 
des  parties  les  plus  essentielles.  Les  mission- 
naires n'ont  besoin  de  l'autorisation  de  per- 
sonne, que  de  l'évéque  dont  ils  vont  évangélisci 
le  diocèse.  La  permission  du  gouvernement 
n'est  pas  plus  nécessaire  pour  prêcher  que 
pour  confesser;  il  ne  peut  pas  plus  interdire 
l'un  que  l'autre.  Les  chaires  chrétiennes  ne 
lui  appartiennent  pas.  11  en  est  d'autres  qui 
dépendent  de  lui,  et  nous  savons  tous  ce  qu'on 
y  enseigne.  Or  il  seroit  aussi  trop  étrange, 
quand  les  doctrines  anti-sociales  ont  partouî 
des  organes,  que  le  Christianisme  seul  fut  con- 
traint d'être  muet.  11  ne  le  sera  pas  ,  je  le  di.^ 
sans  contrainte  ;  et,  le  repoussât-on  de  non 
veau  dans  les  Catacombes,  là  encore  il  trou- 
veroit  des  voûtes  pour  y  faire  retentir  sa  voix 
et  des  fidèles  pour  l'écouter. 


>  *\V\\»VVV\WVX\\»  .\V».\VmV\\»\\lW»WW\VWt\VV\VVM\\\V\VV\VV\\V\VW\VV\V\VV\V 

DES  SOCIÉTÉS  BIBLIQUES. 

(18.9.) 

IN  ou  s  venons  de  parler  des  missions  ca- 
tholiques :  nous  parlerons  maintenant  des 
missions  protestantes,  ou  des  sociétés  for- 
mées pour  répandre  dans  le  peuple  la  Bible 
dégagée  de  tout  commentaire  :  dernier  effort 
d'une  secte  mourante,  qui  ne  pouvant  per- 
pétuer ses  dogmes,  veut  au  moins  perpétuer 
son  esprit,  et  qui,  succombant  sous  la  vérité 
long-temps  combattue,  appelle  ,  en  expirant, 
de  nouvelles  erreurs  pour  la  venger. 

La  religion  catholique  se  propage  et  se 
conserve  de  la  même  manière  qu'elle  s'établit, 
par  la  prédication.  Des  hommes  viennent,  qui 
parlent,  comme  Jésus-Christ,  açecautorilé(i), 
parce  qu'ils  ne  parlent  pas  en  leur  nom  ,  mais 
au  nom  de  celui  qui  les  envoie  :  Euntes  docete ; 
parce  qu'ils  n'énoncent  pas  des  opinions  indi- 
viduelles ,  mais  promulguent  une  loi  générale. 
Ils  disent  à  la  raison  :  Croyez,  et  elle  croit; 
au  cœur,  Aimez,  et  il  aime  ;  à  l'homme  tout 
entier,  Obéissez ,  et  il  obéit  ;  et  l'homme ,  de- 

(1)  Erat  auîein  docens  eos  sicut  potcslatem  habens , 
et  non  sicut  Scribiœ  eorum  et  Phariscei.  Malt.  vi.  29. 


(  335  ) 

venu  membre  de  la  haute  société  que  régit 
immédiatement  la  Sagesse  souveraine ,  cesse 
d'être  l'esclave  de  l'homme ,  et  acquiert  la 
vraie  liberté,  qui  consiste  à  n'obéir  qu'à  Dieu  , 
seul  pouvoir  véritable  ,  et  unique  principe  de 
toute  autorité  légitime.  Ainsi,  en  obéissant  à 
Dieu  ,  vérité  suprême  et  auteur  de  l'ordre  , 
l'esprit  est  affranchi  de  la  servitude  de  l'er- 
reur, et  le  cœur  de  la  servitude  des  passions: 
et  l'homme  n'est  libre  qu'en  obéissant:  et  il 
est  d'autant  plus  libre,  que  son  obéissance 
est  plus  parfaite.  Les  païens  mêmes  avoient 
conservé  l'instinct,  ou  plutôt  la  tradition  de 
cette  vérité  ,  puisque  les  plus  éclairés  d'entre 
eux  plaçoient  la  liberté  dans  la  vertu ,  qui 
n'est  qu'une  pleine  obéissance  aux  lois  éma- 
nées du  premier  Etre. 

Et  il  faut  bien  qu'il  y  ait  dans  cette  forte  pa- 
role de  l'autorité  quelque  chose  de  conforme 
à  notre  nature  :  autrement,  produiroit-elle 
de  si  merveilleux  effets  ?  Voyez  comme  la  per- 
suasion suit  partout  nos  missionnaires  ;  vovez 
leur  empire  sur  les  cœurs.  Fausses  opinions, 
penchans  criminels  ,  aversion,  indifférence: 
de  quoi  ne  triomphent-ils  pas  :'  Ils  élèvent  la 
croix  au  milieu  des  peuples,  et  les  peuples  se 
prosternent.  Le  Christianisme  renaît,  et  avec 
lui  la  paix ,  l'union  ,  le  bonheur ,  qui  n'est  que 
le  repos  de  l'ordre. 


(  336  ) 

On  ne  voit ,  on  ne  peut  rien  voir  de  sem- 
blable chez  les  Protestans,  que  le  principe 
de  l'examen  particulier  contraint  de  ne  re- 
connoitre  ,  en  dernier  résultat ,  d'autorité  que 
celle  de  leur  raison,  et ,  par  conséquent ,  de 
n'obéir  qu'à  elle.  Ils  sont  tout  ensemble  pou- 
voir et  sujet  dans  la  société  spirituelle ,  comme 
on  veut  aujourd'hui  que  le  peuple  soit  à  la  fois 
pouvoir  et  sujet  dans  la  société  politique.  Mais 
la  nature  sépare  bientôt  ce  que  l'homme  s'est 
efforcé  de  réunir  malgré  ses  lois  :  dans  la  so- 
ciété politique  et  dans  la  société  religieuse, 
la  force  d'un  seul  opprime  la  foiblesse  de  tous  ; 
et  une  ridicule  fiction  de  souveraineté  conduit 
à  une  servitude  réelle. 

En  dépit  de  ses  principes,  le  Protestant 
obéit  donc  aussi  bien  que  le  Catholique  ;  mais 
il  obéit  à  l'homme ,  et  de  là  vient  que  chaque 
secte  se  distingue  par  le  nom  de  son  chef, 
c'est-à-dire,  de  l'homme  qui  s'est  constitué 
le  pouvoir  de  la  société  spirituelle  qu'il  fon- 
doit  ;  et  même  le  Protestantisme ,  dans  ses 
diverses  branches,  ne  subsiste  qu'à  l'aide  de 
ce  pouvoir  usurpé ,  et  il  cessera  d'être  au  mo  - 
ment  où  ses  sectateurs  cesseront  d'obéir. 

Ce  moment  arrivera  ;  nous  y  touchons 
presque ,  et  ce  sera  l'époque  si  désirée  du  ré- 
tablissement de  l'unité  religieuse.  Telle  que 
ces  peuples  égarés  ,  qui ,  voulant  se  frayer  de 


(337  ) 

nouvelles  voies  ,  cherchent  dans  les  solitudes 
du  monde  social  une  cité  habitable ,  et  ne  la 
trouvent  point  (i)  ,  la  Réforme  cherche  en 
vain  dans  les  déserts  de  la  raison  humaine 
cette  religion  immuable  ,  qui  est  la  cité  des 
intelligences.  Fatiguée  d'errer  au  hasard  dans 
ces  régions  stériles,  .elle  viendra  se  reposer 
aux  lieux  d'où  elle  est  sortie  ,  et  à  l'ombre  du 
pouvoir  qu'elle  a  méconnu.  Cette  tendance 
devient  plus  visible,  à  mesure  que  ie  principe 
essentiel  du  protestantisme  se  développe,  ou 
que  les  esprits  sont  plus  abandonnés  à  eux- 
mêmes;  car,  en  les  créant,  Dieu  leur  a  donné 
le  besoin  de  croire  ou  d'obéir,  et  il  n'est 
point  de  joug  que  l'homme  porte  plus  péni- 
blement que  celui  de  ses  propres  pensées. 

La  Réforme  ,  ne  pouvant  ordonner  de 
croire  aucun  dogme  ni  d'obéir  à  aucun  pré- 
cepte ,  ou ,  en  d'autres  termes ,  ne  pouvant 
régler  ni  ta  raison  ni  les  actions,  est  réduite 
à  inviter  chacun  de  ses  membres  à  se  faire  à 
soi-même  cette  double  règle  ,  au  risque  de 
toutes  les  erreurs  et  de  tous  les  désordres  qui 
peuvent  en  résulter.  Les  Protestans  ne  sau- 
roient  avoir  d'autres  missions.   Ils  s'en  vont 


(i)    Erraverunl   in    solituclinc ,    in  inaquoso  ;   viani 
civUatis  habitaculi  non  invenerunt.  Ps.  evi,  4- 


(  338  ) 

présentant  aux  hommes,  même  les  plus  igno- 
rans ,  un  livre  sur  lequel  les  savans  disputent , 
et  ils  leur  disent  :  Lisez  ,  examinez,  cherchez 
là  dedans  votre  religion ,  ce  que  vous  devez 
croire  ,  aimer  ,  pratiquer.  Encore  faut  -  il 
qu'aussitôt  ils  ajoutent  avec  Tillotson  :  «  Nous 
»  ne  sommes  pas  infailliblement  certains 
»  qu'aucun  livre  des  Ecritures  soit  aussi  an- 
»  cien  qu'on  le  prétend ,  ni  qu'il  ait  été  écrit 
»  par  la  personne  dont  il  porte  le  nom  ,  ni 
»  que  tel  soit  le  sens  de  tels  et  tels  passages. 
»  Il  se  peut  que  nous  nous  trompions  sur  tous 
»  ces  points  (i).  »  Cela  ne  laisse  pas  d"êlre 
encourageant.  Mais  enfin,  voilà  le  langage 
que  la  Réforme  tient  à  ses  sectateurs. 

Certes  ,  il  y  a  lieu  de  vanter  les  progrès  que 
Luther  et  ses  disciples  ont  fait  faire  à  la  raison 
humaine  ;  et  c'est  sans  doute  un  grand  pas  vers 
l'ordre,  que  d'avoir  changé  l'unité  de  croyance 
en  une  démocratie  d'opinions.  L'Europe  a  vu 
les  suites  de  ce  changement ,  et  elle  n'a  pas 
encore  tout  vu.  Qu'elle  attende  un  peu;  bien- 


(1)  We  are  nol  infallibly  certain  that  any  book  (of 
Scripture  ) ,  is  so  ancient  as  it  prétends  to  be  ;  or  that 
it  was  writlen  by  ihe  person  whose  name  it  bears,  nor 
ibal  this  is  ihe  sensé  of  such  and  such  passages  in  it. 
Ail  this  may  possibly  be  othei  wise.  The  Ride  of  Failli , 
hy  Dr  Tillotson. 


(33g) 

lot  il  ne  manquera  rien  à  son  instruction,  et 
elle  pourra  pleinement  apprécier  ce  qu'elle 
doit  aux  sectaires  du  seizième  siècle.  Au  fond, 
ces  fiers   réformateurs  de  la  religion  chré- 
tienne  ne   comprenoient  même  pas  ce  que 
c'est  que  la  religion.  La  religion  est  la  loi  cîes 
intelligences,  loi  immuable ,  loi  aussi  néces- 
saire que  les  lois  politiques  et  civiles  ,  et  que 
les  lois  physiques  même  ;  car  sans  religion , 
point  de  lois  civiles  ni  politiques  ;  et  appa- 
remment les  lois  relatives  à  notre  nature  im- 
mortelle ,    et   d'où   dépend    notre    bonheur 
comme  êtres intelligens,  ont  bien  autant  d'im- 
portance que  les  lois  rclalives  au  corps,  qui 
n'ont  de  rapport  qu'à  un  point  presque  imper- 
ceptible de  notre  existence.  Et  cependant  qui 
ne  riroit  d'entendre  dire  aux  hommes  :  Faites- 
vous  votre  gouvernement  et  votre  législation; 
chacun  de  vous  ne  doit  s'en  rapporter  qu'à 
soi;  chacun  de  vous  est,  en  ce  qui  le  regarde, 
l'unique  interprète  des  Codes ,  l'unique  juge 
de  leur  authenticité.    Personne  sur  la  terre 
n'a  le  droit  de  vous  soumettre  à  ses  décisions, 
parce  qu'il  n'existe  sur  la  terre  aucune  auto- 
rité générale  et  souveraine.  Et  quant  au  corps, 
Voilà  un  traité  d'hygiène  et  de  physiologie  ; 
nous  n'en  connoissons  pas  l'auteur  avec  cer- 
titude ,  nous  ne  savons  pas  s'il  contient  l'er- 
reur ou  la  vérité  ,  nous  ne  sommes  pas  même 

22. 


sûrs  d'en  comprendre  le  sens  ;  néanmoins,  si 
vous  voulez  vivre  ,  prenez  ce  livre,  et  cher- 
chez-y les  lois  de  votre  nature  physique,  lois 
qui  vous  sont  inconnues  ,  et  auxquelles  vous 
êtes  obligés  cependant  de  vous  conformer  , 
sous  peine  de  mort. 

Tel  est  le  fondement  sur  lequel  reposent 
les  sociétés  bibliques ,  véritables  missions  d'a- 
narchie religieuse,  qui  suffiroient  seules  pour 
conduire  à  l'anarchie  politique.  Etablies  d'a- 
bord en  Angleterre,  et  soutenues  à  grands 
frais  (i),  les  membres  les  plus  éclairés  de 
l'Eglise  anglicane  s'épouvantent  de  l'avenir 
qu'elles  préparent  à  la  société.  Us  prévoient 
que  le  peuple,  choisi  pour  dernier  juge  des 
doctrines  qui  devroient  le  contenir,  se  pré- 
cipitera infailliblement  dans  les  excès  du  fa- 
natisme et  dans  les  systèmes  d'indépendance. 
Des  cris  d'alarmes  se  sont  fait  entendre  et 
dans  le  haut  clergé  et  parmi  les  ministres  in- 
férieurs. «  Le  danger,  dit  l'un  d'eux,  devient 


(i)  Dans  les  onze  années  qui  ont  précédé  i8i5,  plus 
ue  vingt  millions  ont  été  cmploj'és  à  répandre  treize 
cent  mille  exemplaires  de  la  Bible  traduite  en  cinquante- 
cinq  langues  ou  dialectes.  Fîrst  Report  of  the  Kensing- 
lon,Fulham  and  Hainmersmitli  nuxiliary  Bible  So- 
ciety. London  ,  June,  i8i5.  Pag.  42-  Le  nombre  des 
crimes  a  quadruplé  dans  le  même  espace  de  temps. 


(  34i  ) 

»  chaque  jour  plus  menaçant.  Le  parti  s'ac- 
»  croît;  il  e'tend  ses  plans,  rassemble  ses 
»  forces,  calcule  ses  moyens  :  bientôt  la  hié- 
»  rarchie  sera  dénonce'e  comme  anti-chre- 
»  tienne,  et  la' monarchie  comme  anfi-so- 
»  ci  aie  (i),  » 

Est-ce  pour  produire  de  semblables  effets 
qu'on  forme  parmi  nous  des  sociéte's  bibli- 
ques ?  Croit-on  convenable  d'exciter  le  fana- 
tisme religieux,  et  ne  sauroit-on  se  contenter 
du  fanatisme  politique?  Trouvc-t-on  qu'il 
n'y  ait  pas  en  France  assez  de  causes  de  divi- 
sion, assez  de  semences  de  discorde  ?  Ehvibns- 
nous  à  l'Allemagne  et  à  l'Angleterre  la  mul- 
titude de  leurs  sectes  et  la  confusion  de  leurs 
doctrines?  Est-ce  que  les  Jacobins  ne  nous 
suffisent  pas  ?  Nous  faut-il  encore  des  Puri- 
tains ;  des  hommes  qui ,  sous  prétexte  de  ma- 
nifester la  rcrile',  prêchent  l'abolition  de  tout 

(i)  The  danger  is  not  yet  tully  devclloped,  but  it  is 
notlcsse  rcal.  It  lias  not  yet  starlcd  u}>  in  full  maturiiy 
•and  gig;uitic  stature,  brandishing  ils  hundïed  arms, 
denouncing  llie  Liera  rchy  as  antichrislian  ,  and  llie  mo- 
narchy  as  antisocial ,  but  ils  giowlh  is  rapid  ,  it  is  daily 
receiving  vast  augmentations  of  strength  :  it  is  layiug 
its  plans,  collecting  ils  énergies,  esli.nating  ils  means, 
and  forniing  its  calculations  T/iougths  on  Lhc  lendencj 
of  Bible  Societies ,  elc.  by  the  Rev.  A.  O'Callaghau  ; 
1816,  p.  38. 


(342) 

culte  et  de  toute  propriété,  de  tout  sacerdoce 
et  de  toute  grandeur?  Sommes-nous  las  de 
la  société  ?  Peut-être.  Mais  si  l'on  n'a  pas  ré- 
solu de  la  détruire,  qu'on  n'en  ébranle  donc 
pas  les  fondemens.  On  se  plaint,  non  sans 
motif,  de  la  difficulté  de  gouverner  aujour- 
d'hui les  peuples ,  et  on  les  appelle  à  la  plus 
dangereuse  indépendance.  On  les  affranchit 
de  leurs  devoirs,  ou  tout  au  plus  on  les  in- 
vite à  en  traiter  directement  avec  Dieu  ;  et 
tandis  que  les  hommes  sages,  dans  toutes  les 
communions,  sentent  la  nécessité,  pour  ré- 
tablir l'ordre  ,  de  soumettre  les  esprits  à  un 
pouvoir,  à  une  autorité  spirituelle,  on  pro- 
voque chaque  raison  individuelle  à  exercer  sa 
souveraineté.  On  dit  à  l'ignorance  :  Fais-toi 
une  religion  ;  et  aux  passions  :  Créez -vous  des 
lois.  Après  tant  de  disputes ,  de  variations  et 
de  doutes,  le  Protestantisme  finit  par  renon- 
cer à  toute  doctrine;  et,  dans  ce  grand  nau- 
frage de  la  vérité,  il  crie  à  ses  sectateurs  : 
Que  chacun  de  vous  se  sauve  comme  il  pourra  ! 


«<t\\\\W«VWV>AjV\W\VVW\\AV\\WV\»\lVW\\'VV\'WMV\W*VVtWV\»/VVVV\\VWWVV\W\\\> 

RÉPONSE 

à  une  Lettre  contre  V article  précédent. 


MM.  les  membres  de  la  société  biblique 
protestante  de  Paris  ont  fait  insérer  dans  le 
Moniteur  une  lettre  qui  m'est  adressée  par  un 
de  leurs  confrères,  et  à  laquelle  je  puis  d'au- 
tant moins  me  dispenser  de  répondre,  qu'il 
y  règne  presque  partout  un  ton  de  politesse 
fort  rare  aujourd'hui  dans  les  discussions  po- 
litiques et  religieuses. 

L'auteur  me  reproche  d'avoir  dénaturé  un 
passage  de  Tillotson  ,  pour  imputer  à  cet  écri- 
vain et  aux  Protestans  en  général  une  doctrine 
qui  n'est  pas  la  leur,  et  d'avoir  représenté  les 
sociétés  bibliques  comme  une  institution  dan- 
gereuse. J'espère  me  justifier  aisément  de  la 
première  accusation,  et  montrer,  par  de  nou- 
velles preuves  ,  que  mon  opinion  sur  les  so- 
ciétés bibliques  n'est  que  trop  bien  fondée. 

Et  d'abord,  on  ne  conteste  pas  l'exactitude 
de  ma  citation;  on  se  plaint  seulement  de  ce 
qu'elle  n'est  pas  assez  étendue  ,  et  on  dispute 
sur  le  sens  des  paroles  de  Tillotson  ,  qui  ne 
s'appliquent  point ,  ajoute-t-on ,  à  la  Bible 


(  344) 

en  particulier,  mais  à  la  Bible  ainsi  qu'à  tout 
autre  livre.  Cela  me  suffit ,  et  je  n'ai  jamais 
prétendu  rien  de  plus.  Tillotson  a  dit  ce  que 
je  lui  fais  dire,  et  il  Ta  dit  de  la  Bible  :  jus- 
qu'ici point  de  difficulté.  La  cbicane  qu'on 
me  fait  sur  ces  mots  :  allthis  may possibly  bc 
ofhenvise ,  ne  mérite  pas  plus  qu'on  s'y  arrête. 
Qu'on  les  traduise  comme  l'auteur  de  la  lettre, 
il  es/  possible  que  fout  ceci  fui  autrement ,  ou  , 
comme  je  les  ai  traduits  ,  nous  poiuons  nous 
tromper  sur  tous  ces  points ,  il  n'importe  ;  et 
je  déclare  ,  pour  moi ,  que  ces  deux  phrases 
réveillent  précisément  la  même  idée  dans  mon 
esprit  ;  car  si  nous  nous  trompons  sur  le  sens 
d'un  passage  de  la  Bible,  il  faut  que  ce  senssoit 
autre  que  nous  ne  l'avions  conçu  ;  et  si  ce  sens 
est  autre  que  nous  ne  l'avons  conçu,  nécessai- 
ment  nous  nous  sommes  trompes. 

Ainsi ,  tout  se  réduit  à  celte  seule  question: 
Est-il  possible  que  les  Protcstansse  trompent 
en  interprétant  la  Bible  ?  et  Tillotson  est-il 
convenu  de  cette  possibilité  ?  C'étoit  aussi 
toute  la  controverse  entre  l'archevêque  de 
Cantorbéry  et  le  docteur  Serjcant.  Celui-ci 
soutenoit  que  l'Ecriture  étant  l'unique  règle 
de  foi  des  Protestans ,  et  l'Ecriture  ne  s'in- 
terprétant  pas  elle-même,  aucun  Protestant,  à 
moins  qu'il  ne  fût  personnellement  infaillible, 
ne  pouvoit  être  parfaitement  certain  de  la 


(  345  ) 

vérité  de  sa  religion.  Pressé  parles  argumens 
de  son  antagoniste ,  Tiilotson  fut  contraint 
de  faire  ce  terrible  aveu,  dans  les  termes  qu'on 
a  lus.  Il  est  vrai  qu'effrayé  de  sow  étendue  ,  il 
cherche  aussitôt  à  le  rétracter,  en  ajoutant  : 
«  Nous  ne  sommes  pas  infailliblement  cer- 

»  tains mais  nous  sommes  bien  assures  ;  » 

contradiction  ridicule ,  que  Serjeant  qualifie 
d'absurdité  ,  noji-sehse  (\)  ,  et  que  ,  par  cette 


(ï)ï  observed that  bis  pretended   Ride  of  Failli 

(as  he  call'd  ît),  AA'as  so  far  from  ascertaining  faith, 
that  it  brought  it  ail  into  uncertainty  ;  for  in  bis  page  1 18 
hc  bas  thèse  Avords  ,  speaking  of  the  letter  of  Scripture, 
his  Rule  is  :  FVe  are  not  infallibly  certain  lhat  anybooh 
is  so  ancient  as  it  prétends  to  be;  or  that  it  was  written 
by  the  person  whose  name  it  bears  (  tbat  is,  ihe  d i v i - 
nely  inspired  Apostles  and  Evangelists) ,  nor  that  this 
is  the  sensé  oj'such  and  such  passages  in  it.  AU  Uns  may 
possibly  be  otherwise  (tbat  is,  false).  Is  not  tbis  a  rare 
Rule,  Avhitch  leaves  ail  Christian  Failli  in  such  a  pickle  , 
that  it  may  be  ail  a  Ijing  slory  for  any  thing  any  man 
livin S"  knoAVS  ?  HoAveverhe  subjoins  iimnedialelv  some 
good  works,  if  they  hâve  but  good  sensc.  But ,  says 
he  ive  are  well  assured  it  is  not  otherwise.  Let  us  sec 
hoAV  he  conies  to  ha\Te  this  good  assurance!  Not  by 
infallible  certainty  ;  bc  disclaimed  that.  He  mustmeau 
ihen,  be  thus  well  assured  by  j'allible  certainty  ;  for 
ail  certainty  or  assurance  eilber  must  bave  fallible  or 
infallible  grounds.  And  what  sensc  is  there  in  tbese 
-\\Qïù*fallibk  certainty,  -winch  is  such  a  chimera  and 


(  346  ) 

raison ,  je  ne  m'étois  pas  cru  obligé  de  rap- 
porter. Stillingflcet,  autre  adversaire  du  doc- 
teur Serjeant ,  n'évita  de  tomber  dans  la  même 
absurdité  qu'en  se  jetant  dans  une  autre  ,  et 
en  recourant,  pour  trouver  la  certitude  de  sa 
foi ,  à  je  ne  sais  quelle  lumière  intérieure,  ou  à 
une  sorte  d'inspiration  particulière  qu'on  ne 
sauroit  prouver,  et  qui  est  le  rêve  favori  de 
toutes  les  sectes  fanatiques  (i). 


against  common  sense,  that  never  did  mari  since  the 
création  say  I  am  fallibly  certain  of  such  a  thing  :  so 
that  his  good  assurance  he  fool'd  ihe  reader  wilh,  is  a 
pièce  of  nonsense ;  and  winch  is  worse  ,  his  Ride  of 
Faith  t  and  ail  his  faith  thaï  relies  on  it,  is  grounded 
on  such  an  assurance  as  is  mère  nonsense  and  contra- 
diction. The  Lilerary  Life  oj  the  Rev.  John  Serjeanl, 
n°  5o. 

(i)  I  shewed  how  he  made  two  sorts  of  absolute 
certainty ,  one  which  was  unah soluté ,  and  that  he  at- 
tributed  to  failli.  He  was  driven  to  confess  that  he  had 
no  conclusive  évidence  of  the  certainty  of  the  Rule  of 
Fatlh  :  which  plainly  acknow  ledged ,  he  could  not 
prove  it,  nor  had  brought  over  an  argument,  why  any 
should  rely  on  it ,  since  a  proof  or  argument  that  is  not 
conclusive  is  in  reality  noue  at  ail  or  good  for  nothing. 
Then  to  avoid  any  necessily  of  bringing  reasons  or 
proofs,  lest  when  they  came  to  be  examin'd  (which 
he  wcll  foresaw),  they  would  not  hold  water,  he  runs 
to  pure  fanatic  principles  ,  that  is,  to  prétend  that  ail 
their  faith  dépends  on  an  inward  l/ght ,  of  which  them- 


(  347  ) 

Le  critique  à  qui  je  réponds  se  montre  lui- 
même  fort  embarrassé  ,  lorsqu'il  essaie  de 
donner  au  passage  de  Tillotson  un  sens  diffé- 
rent de  celui  que  je  lui  attribue  avec  Serjeant  ; 
et  même  son  explication  renferme  implicite- 
ment l'aveu  qu'il  s'efforce  en  vain  d'atténuer. 
^  oici  ses  paroles  : 

«  11  n'est  donc  pas  possible  ,  selon  Tillotson, 
»  que  nous  nous  trompions,  lorsque  nous 
m  établissons  notre  conviction  sur  la  foi  de 
»  témoins  irrécusables  qui  ont  fait  leur  dépo- 
»  sition  dans  une  suite  d'écrits  nombreux 
»  encore  aujourd'hui  existans,  et  remontant 
»  jusqu'aux  fondateurs  du  Christianisme  par 
«  une  chaîne  sans  lacune  et  parallèle  aux  siè- 
»  clés  écoulés  depuis  cette  époque;  lorsque, 
»  appuyés  sur  ces  témoins ,  nous  croyons  à 
»  l'authenticité  des  saintes  Ecritures  ;  lors- 
»  que  ,  faisant  un  usage  consciencieux  des 
*  moyens  que  la  Providence  nous  a  ménagés, 
»  nous  cherchons  à  saisir  le  sens  de  ces  livres 
»  sacrés  ;  lorsque,  dans  le  cas  même  où  l'i- 
»  gnorance  des  langues  originales  nous  force 


selves  can  give  no  account  to  others,  and  falls  to  pré- 
tend to  moral  qualifications ,  sincère  intentions,  God/s 
grâce ,  fervent  prayer,  and  such  likc  requisits,  ère  any 
œan  could  be  sure  he  had  faith.  Ibid.  n°  "]3. 


(  348) 

»  à  recourir  aux  versions  reçues ,  nous  croyons 
»  y  trouver  exposées  fidèlement,  et  avec  une 
»  clarté  suffisante ,  toutes  les  conditions  du 
»  salut  offert  aux  hommes  par  leur  liédemp- 
»  leur  ;  lorsqif enfin  nous  nous  livrons  à  cette 
»  élude  dans  Vespérance  de  sentir  la  lecture 
»  de  la  Bible,  faite  avec  simplicité  de  cœur, 
»  vivifiée  en  nous  par  la  coopération  de  Fcs- 
»  prit  divin  ,  spécialement  promise  à  ceux 
»  qui  se  nourrissent  de  la  parole  de  Dieu. 
»  Sur  tous  ces  points  de  croyance  l'archevêque 
»  de  Cantorhéry  n'admet  pas  plus  qu'aucun 
»  des  théologiens  Protestans  qui  jouissent  de 
»  quelque  considération  ,  la  possibilité  que 
»   notre  confiai i ce  puisse  être  trompée.  » 

Observez,  en  premier  lieu,  que,  dans  cette 
longue  phrase,  on  ne  dit  pas  un  mot  de  la 
certitude  absolue  dont  il  est  uniquement  ques- 
tion ,  parce  quelle  seule ,  excluant  toute  es- 
pèce de  doute  ,  peut  être  un  solide  fondement, 
de  la  loi  :  mais  on  prétend  qu'il  est  impos- 
sible qu'un  Protestant  se  trompe,  lorsqu'il 
croit,  espère,  a  confiance,  et  cherche  à  saisir. 
C'est  toujours  quelque  chose;  et  quand  on 
a  le  malheur  de  n'être  pas  absolument  certain, 
j'avoue  que  c'est  une  consolation  d'être  bien 
assure'  (ju  on  ne  peut  se  tromper. 

En  second  lieu,  les  versions  protestantes 
de  la  Bible  diffèrent  entre  elles,   et  avec  les 


(  3'49  ) 

versions  catholiques ,  dans  des  passages  qui 
intéressent  les  dogmes  les  plus  importans  ;  le 
dogme  n'est  donc  pas  exposé  fidèlement  dans 
chacune  d'elles  :  n'importe  ;  qu'un  Protestant 
qui  ignore  les  langues  originales  prenne  une 
de  ces  versions;  qu'il  croie  y  trouver  exposées 
fidèlement  et  avec  une  clarté  suffisante  toutes 
les  conditions  du  salut  offert  aux  hommes  par 
leur  Rédempteur ,  c'est-à-dire,  en  particulier, 
tout  ce  qui  doit  être  l'objet  de  sa  foi  ;  dès  lors 
//  est  impossible  (tu  il  se  trompe  ;  et  remar- 
quez qu'on  ne  fait  d'exception  pour  aucune 
secte ,  et  que  tous  les  Protestans  ont  le  même 
privilège;  ce  qui  le  rend  encore  plus  mer- 
veilleux. 

Mais ,  pour  en  venir  au  fond,  il  s'agit  de 
savoir  si  chaque  Protestant  a  une  certitude 
absolue  ou  infaillible  de  sa  foi  :  on  nous  dit 
que  non  ;  mais  qu'il  a  une  conviction  qui  ne 
peut  le  tromper,  pourvu  toutefois  qu'il  lise 
l'Ecriture  avec  simplicité  de  cœur,  et  fasse  un 
usage  consciencieux  des  moyens  que  la  Provi- 
dence lui  a  ménagés;  conditions  qu'on  n$  sau- 
roit  jamais  être  certain  d'avoir  remplies  ;  car 
quel  est  l'homme  qui,  à  moins  que  Dieu  ne 
le  lui  révèle  ,  soit  parfaitement  sûr  de  posse- 
derla  simplicité  de  cœur,  et  de  n'avoir  négligé 
aucun  moyen  de  connaître  la  vérité: 

(îe  n'est  pas  tout  :  avant  d'ouvrir  les  livres 


(  35o  ) 

saints,  et  d'espérer  en  sentir  /./  lecture,  avant 
do  chercher  à  en  saisir  le  irritable  sens ,  il  est 
naturelle  s'informer  si  ees  livres  sont  authen- 
tiques. Or,  pour  ëlre  assuré  qu'il  ne  se  trompe 
pas  sur  te  point,  il  faut  que  le  Protestant 
établisse  sa  conviction  sur  la  foi  de  témoins  ir- 
récusables qui  ont  fait  leur  déposition  dans 
une  suite  décrits  nombreux  encore  aujour- 
d  l:ui  existons ,  et  remontant  jus<ju  'aux fond  a- 
teurs  du  Christianisme  par  une  chaîne  sans  la- 
cune et  parallèle  aux  siècles  écoulés  depuis 
cette  époque.  Ainsi  Ton  n'exige  rien  moins  des 
Protestans  que  d'examiner  de  siècie  en  siècle 
toute  la  tradition,  sans  quoi  ils  ne  sauroient 
êtrecertainsque  leur  conviction  ne  les  trompe 
pas.  N'est-ce  pas  avouer  implicitement  que 
la  plupart  d'entre  eux  n'ont  aucune  certitude 
de  l'authenticité  des  Ecritures?  Car,  combien 
s'en  trouve-t-il  qui  soient  capables  du  travail 
qu'on  demande  d'eux  ?  Combien  y  en  a-t-il 
qui  l'entreprennent  ?  Et  s'il  est  nécessaire, 
même  pour  quelques-uns,  que  MM.  les  mem- 
bres de  la  société  biblique  protestante  de  Paris 
ne  nous  disent  donc  plus  que  les  litres  sacrés 
sont  la  règle  unique  de  leur  foi.  Etrange  régie 
de  foi,  l'unique,  dit-on,  qu'on  admette,  et 
qui,  lorsqu'elle  est  seule,  laisse  la  foi  dans 
l'incertitude,  et  tend  même,  selon  le  docteur 
liickes,  à  détruire  toute  espèce  de  foi.  «  Qui- 


(  35i  ) 

»  conque  (  ce  sont  les  paroles  de  ce  ministre 
»  protestant)  ne  voudra  pas  se  soumettre  à 
»  l'évidence  qui  résulte  du  concours  des  an- 
»  ciennes  liturgies ,  des  Pères  et  des  Conciles, 
»  peut  mettre  en  controverse,  pour  ne  rien 
>)  dire  des  autres  points  admis  par  l'Eglise 
»  dans  tous  les  temps ,  l'autorité  divine  des 
»  Ecritures  inspirées,  le  baptême  des  enfans, 
»  l'épiscopat,  le  jour  du  Seigneur,  la  divinité 
»  de  notre  Sauveur  Jésus-Christ,  et  renverser 
»  ainsi  d'un  seul  coup  la  foi  et  l'Eglise  ca- 
»  tholique  ^i).  » 

Adam  Clarke  ,  célèbre  méthodiste  ,  ne  s'ex- 
plique pas  moins  ne  ttement  sur  l'impossibilité 
où  sont  la  plupart  des  Protestans  de  découvrir 
le  vrai  sens  de  l'Ecriture  ,  et ,  par  conséquent , 
de  se  former,  avec  son  seul  secours,  une  foi 
exempte  d'incertitude.  «  11  y  a,  dit-il,  dans 
»  la  parole  de  Dieu  une  profondeur  qu'on 


(i)  He  that  will  nol  submit  to  the  concurrent  évi- 
dence of  the  ancient  liturgies,  fathers,  and  councils, 
may  bring  into  controversy,  not  ,to  mention  other 
things  received  by  the  Church  in  ail  âges,  the  divine 
aulhority  of  the  inspircd  writiugs,  infant  baptism,  epis- 
copacy ,  the  Lords  D;iy  ,  and  even  the  divinity  of  our 
Lord  and  Saviour  Jésus  Christ;  and  so  at  once  blow 
up  the  calholic  faith  and  churcb.  Dr  Hickes's  Christian 
Priesthood,  vol.  I,  p.  i45. 


(  35a  ) 

»  no  peut  pénétrer  que  par  une  inspiration 
»  divine  qu'on  ne  doil  pas  al  tendre,  ou  par 
»  une  étude  et  des  recherches  profondes  aux- 
»  quelles  le  peuple  n'a  pas  le  temps  de  se 
»  livrer.  S'il  est  ainsi,  ajoute-t-il,  comment 
»  une  personne  ignorante,  quoique  pieuse, 
»  peut-elle  avoir  la  prétention  d'interpréter 
;»  ce  livre  (i)  ?  » 

Je  pourrais  accumuler  les  aveux  sembla- 
bles ;  on  pourroit  m'opposer  des  décisions 
contraires,  tant  est  grande  la  confusion  des 
doctrines  dans  la  Réforme  !Elle  a  besoin  d'une 
règle  de  foi  ;  rejetant  toute  autorité  vivante, 
et,  par  une  conséquence  nécessaire,  la  tra- 
dition; des  lors  il  ne  lui  reste  plus  d'autre 
règle  que  l'Ecriture  seule  ;  mais  elle  ne  tarde 
pas  à  en  reconnoître  l'insuffisance  ,  et  il  lui 
faut  avouer  qu'elle  n'est  pas  infailliblement 
certaine  de  sa  foi. 


(i)  Thcre  is  a  deplh  in  ihe  word  of  God  which 
cannot  be  falhomed ,  except  eilher  by  divine  inspira- 
lion,  which  is  not  to  be  expecled,  or  by  deep  study 
and  research  ,  for  which  the  majority  of  ibe  people  bave 
no  time...  If  ibis  be  tbe  case,  wliat  prétentions  can 
an  ignorant  person,  bowerer  pious,  bave  to  explain 
tbis  book.  A.  Clarkes  Letter  to  a  Metodist  Preacher, 
p.   i5  et  "2.l\.Vide   Baisons  Sermons,  p.  72.  London, 

i'ôoi. 


(  353  ) 

Tillotson  étoit  encore  plus  particulièrement 
obligé  de  faire  cet  aveu.  Membre  de  l'Eglise 
anglicane,  il  ne  pouvoit  s'écarter  des  trente- 
neuf  articles  qui  forment  le  code  de  sa  doc- 
trine. Or,  le  vingt-unième  le  forçoit  de  soutenir 
que  les  conciles  généraux  peuvent  errer ,  et  ont 
en  effet  erré  quelquefois ,  même  en  choses  qui 
concernent  Dieu  (i) .  Mais,  si  les  conciles  géné- 
raux, incontestablement  la  plus  haute  auto- 
rité qui  existe  dans  l'Eglise  chrétienne ,  peu- 
vent errer ,  à  plus  forte  raison  chaque  indi- 
vidu; autrement,  il  faudroit  dire  que  l'Eglise 
entière,  ou  les  conciles  qui  la  représentent, 
n'étant  pas  infaillible ,  chaque  Protestant  l'est  ; 
et  s'il  n'est  point  infaillible ,  il  n'a  pas  une  cer- 
titude absolue  de  sa  foi. 

De  plus ,  comment  accorder  aux  Protestans 
en  général,  cette  certitude  infaillible  ou  le 
privilège  de  ne  pouvoir  errer,  lorsqu'avec 
leur  règle  unique  de  foi,  ils  se  divisent  en  tant 
de  sectes  qui  interprètent  l'Ecriture  d'une 
manière  opposée  '?  Suffit-il  d'être  Protestant 
pour  que  le  oui  et  le  non  soient  vrais  en 


(i)  Generalia  concilia....  et  errare  possunt,  et  inter- 
dàm  errùrutit,  etiam  in  his  quae  ad  Deum  pertinent. 
Art.  21.  Concilia  Magnœ  Britanniœ  et  Hiberniœ  ; 
-vol.  IV. 

i3 


■  (  354  , 

même  temps  ?  Et  si  chacun  d'eux  prétend  que 
c'est  son  interprétation  qui  est  la  véritable, 
sa  ceTtitodfi  qui  est  infaillible,  comment  le 
prouvera-t-il  ?  Tous  les  autres  n'en  diront-ils 
pas  autant  ?  Et  où  sera  la  règle  pour  les  accor- 
der? Que  si  l'on  ose  soutenir  qu'ils  ne  diffèrent 
pas  entre  eux  sur  des  points  essentiels,  je  de- 
manderai d'après  quels  principes  ils  distin- 
guent ce  qui  est  ou  non  essentiel  ;  je  deman- 
derai si  la  présence  réelle  ,  la  divinité  de  Jésus- 
Christ,  la  Trinité,  ne  sont  pas  des  points  es- 
sentiels ;  je  demanderai  enfin  ce  qu'on  entend 
par  christianisme,  et  si  ce  n'est  plus  qu'un 
vain  nom  ? 

Ainsi  ,  loin  de  faire  violence   au  texte  de 
Tillotson,  je  lui  ai  attribué  le  seul  sens  raison- 
nable qu'il  puisse  offrir ,  le  même  sens  que 
lui  attribuoit  le  docteur  Serjcant,  sans  que 
Tillotson  ait  réclamé;  et  je   ne  crains  pas  de 
dire  que  ,  s'il  falloit  en  revenir  à  discuter  ces 
questions,  il  n'est  pas  un  Protestant  qui  ne  fût 
contraint  de  répéter  l'aveu  de  Tillotson,  ou 
de  tomber  dans  des  contradictions  plus  em- 
barrassantes encore.  Au  reste ,  qu'on  ne  s'y 
trompe  pas  :  je  suis  loin  de  triompher  en  disant 
ceci  ;   je  plains  les  Protestans  de  bonne  foi , 
que  le  malheur  de  leur  naissance  et  les  préju- 
gés d'éducation  retiennent  dans  une  secte,  qui , 
par  cela  même  qu'elle  exige  des  hommes  un 


f     ">  **  C     *\ 
(    OOD    ) 

examen  évidemment  impossible  au  grand 
nombre ,  ne  sauroit  elle-même  soutenir  le 
plus  léger  examen;  et,  quand  j  insiste  surcette 
vérité,  ce  n1est  pas,  certes,  dans  le  dessein 
d'affliger  nos  frères  séparés,  mais  pour  hâter 
de  tout  mon  pouvoir  ie  moment  désiré  ,  où  . 
unis  avec  nous  dans  la  même  Eglise  visible , 
il  ii  y  aura  plus  qu  un  seul  troupeau  et  un  seul 
pasteur. 

Le  danger  de  mettre  la  Bible  entre  les  mains 
du  peuple,  me  paroît  assez  prouvé  par  l'im- 
possibilité où  le  peuple  est  de  l'entendre  ;  car 
dès  lors  il   en  abusera  inévitablement.    On 
m'oppose  une  lettre  de  Pie  \  I ,  dans  laquelle 
ce  souverain  Pontife  loue  Antoine   Martini, 
de  Turin,  d'avoir  facilité  aux  fidèles  l'accès 
des  saintes  Ecritures,  en  les  publiant  dans  la 
langue  vulgaire  de  son  pays  :  mais  on  oublie 
que  le  Pape  ajoute  :  «  En  joignant  à  votre  ira- 
>•>   duction  des  notes  explicatives   tirées  des 
»  saints  PèrevS,  vous  avez  écarté  tout  danger 
»   possible  d'abus,  et  vous  vous  êtes  ainsi  con- 
»   fermé  aux  lois  de  la  congrégation  de  iln- 
»  dex ,  et  à  la  constitution  de  Benoit  XIV  sur 
»   ce  sujet.  j>  Or  ,  un  des  principes  des  sociétés 
bibliques,    est  de  ne  joindre  au  texte  sacré 
ni  explications,  ni   commentaires,  ni  notes 
d'aucune  espèce,    afin  que  chacun  soit   plus 

23. 


(  356  ) 

libre  de  l'interpréter  selon  son  propre  ju- 
gement. 

Qui  ne  voit  d'ailleurs  l'extrême  différence 
qui  existe  à  cet  égard  entre  les  Catholiques  et 
les  Protestans  ?  Les  Catholiques  reconnoissent 
une  autorité  visible,  infaillible,  à  laquelle  ils 
sont  toujours  prêts  à  se  soumettre.  S'il  arrive 
qu'ils  se  trompent  en  interprétant  l'Ecriture, 
l'Eglise  aussitôt  les  en  avertit  ;  elle  condamne 
l'erreur,  et  l'obéissance  à  ses  décisions  con- 
serve l'unité  de  la  foi. 

Le  Protestant ,  au  contraire ,  n'admet  point 
d'autorité  vivante  au-dessus  de  son  propre 
jugement.  S'il  s'égare ,  nul  ne  peut  le  redres- 
ser ;  et,  au  lieu  que  le  Calholique,  avant 
d'ouvrir  les  livres  saints,  sait  avec  certitude 
tout  ce  qu'il  doit  croire  et  pratiquer  ;  le  Pro- 
testant est  obligé  de  le  chercher  dans  ces 
mêmes  livres ,  sans  autre  guide  que  sa  raison. 
Il  est  aisé  de  prévoir  à  quels  excès  cette  liber- 
té ,  ou  plutôt  cette  nécessité  de  se  faire  à  soi- 
même  sa  religion,  peut  conduire  une  multi- 
tude ignorante  et  passionnée  ;  et ,  en  annon- 
çant ce  qu'on  en  devoit  craindre,  je  crois 
avoir  donné*  d'assez  graves  motifs  de  mon 
sentiment  pour  qu  il  fût  possible  de  se  l'expli- 
quer, sans  recourir  à  la  force  desliens  de  parti, 
et  à  (aveuglement  de  l  esprit  systématique. 


(  357  ) 

Je  ne  sais  qu'un  moyen  de  repousser  ces 
vagues  imputations  ;  c'est  de  montrer  que 
l'opinion  qui  me  les  attire  a  trouvé  ,  parmi 
les  ministres  Protestans  mêmes,  de  nombreux 
et  habiles  défenseurs.  L'un  d'eux  s'exprime 
ainsi  à  propos  des  sociétés  bibliques  : 

«  L'assertion  commune,  que  la  Bible  est 
»  appropriée  à  tous  les  âges ,  à  tous  les  degrés 
»  d'intelligence,  et  à  toutes  les  conditions, 
»  n'est  pas  vraie ,  ou  n'est  vraie  que  dans  un 
>  sens  très-restreint.  La  Bible  est  de  tous  les 
»  livres  peut-être  le  plus  difficile.  L'expé- 
»  rience  et  l'observation  du  genre  humain 
»  conduisent  à  cette  conclusion  ,  que  FEcri- 
»  ture  sainte  est  par  elle-même  trop  obscure 
»  pour  la  généralité  des  hommes.  L'histoire 
»  de  l'Eglise  dans  tous  les  siècles  en  fournit 
»  d'abondantes  preuves. 

»  En  opposition  à  l'Eglise  romaine  ,  les 
»  premiers  réformateurs  réclamèrent  à 
»   grands  cris  le  droit  d  interpréter  les  Ecri- 

»  tures  d'après  le  jugement  particulier 

»  Mais  pressés  d'émanciper  le.  peuple  de  l'au- 
»  lorité  du  Pontife  romain,  ils  proclamèrent 
»  ce  droit  sans  explication  ni  restriction,  et 
»  les  conséquences  furent  terribles.  Impatiens 
»  de  miner  la  base  de  la  juridiction  papale, 
»  ils  maintinrent,  sans  aucune  limitation, 
»  que  chaque  individu  a  le  droit  indubitable 


(  358  ) 

o  dinterpréter    l'Ecriture   pour   lui-même 

>  Etendu  jusque  là  ,  le  principe  n'était  pas 
»  soutenable  :  ainsi  il  devint  nécessaire,  pour 
»  1  affermir,  d'y  joindre  un  second  principe; 
»  savoir  ,  que  la  Bible  est  un  livre  aisé,  à  la 
»  portée  de  tous  les  esprits,  et  que  la  plus 
»  grande  clarté  est  le  caractère  inséparable 
»  d'une  révélation  divine.  Mais,  soit  isolés, 
»  soit  unis,  ces  deux  principes  ne  sauroient 
»  soutenir  une  attaque  sérieuse. 

»   Le  jugement  privé  de  Muncer  découvrit, 

»  dans  lEcnture,  que  les  titres  de  noblesse 

«  et  les  grandes  propriétés  sont  une  usurpa- 

»  tion  impie  sur  l'égalité  naturelle  des  fidèles, 

»  -et  il  invita  ses  sectateurs  à  examiner,  par 

»  les  Ec  ri  tu  res  si  les  choses  n  eïoientpas  ainsi. 

»  Ils  examinèrent,  louèrent  Dieu,  et  procé- 

»  dèrent  par  le  fer  et  le  feu  à  l'extirpation 

»  des  impies  et  à  la  saisie  de  leurs  propriétés. 

»  Le  jugement  privé  pensa  aussi  avoir  décou- 

»  vert,  dans  la  Bible,  que  les  lois  établies 

»  n'ét oient  qu  une  restriction  permanente  à 

»  la  liberté  chrétienne ,  et  (pie  les  élus  étaient 

»  incapables  de  pécher.  Jean  de  Leyde.,  quit- 

»  tant  les  imtrnmens  de  son  état,  et.  prenant 

»  en  main  la  Bible,  surprit  la  ville  de  Munster, 

»  à  la  tête  d'une  populace  fanatique,  se  pro- 

»  clama  lui-même  roi  de  Sion,  prit  quatorze 

>  femmes  à  la  fois  ,  assurant  que  la  polygamie 


(  359) 

»  étoit  une  des  libertés  chrétiennes  ,  et  le  pri- 
»  vilége  des  saints.  Mais  si  la  criminelle  folie 
»  des  paysans  étrangers ,  qui  interprétoient 
»  la  Bible  pour  eux-mêmes  ,  afflige  les  amis 
)■>  de  l'humanité  et  dune  piélé  raisonnable  , 
»  l'histoire  d'Angleterre,  pendant  une  partie 
»  considérable  du  dix-septième  siècle,  n'est 
»  guère  propre  à  les  consoler.  Durant  ce  pé- 
»  riode  ,  une  multitude  innombrable  de  fa- 
»  natiques  s'élevèrent,  soit  ensemble  ,  soit 
»  successivement,  enivrés  de  doctrines  ex- 
»  travagantes  et  de  passions  nuisibles,  depuis 
»  le  farouche  délire  de  Fox  ,  jusqu'à  la  folie 
»  méthodique  de  Barclay  ,  et  depuis  le  fana- 
>>  tisme  formidable  de  Cromwell  ,  jusqu'à  la 
»  niaise  impiété  de  Praise-God-Barebones. 
»  La  piété  ,  la  raison  et  le  sens  commun  sem- 
»  bloient  avoir  été  bannis  du  monde  pour 
>  faire  place  à  ira  jargon  bizarre,  à  une  fré- 
»  nésie  religieuse,  et  à  un  zèle  emporté.  Tous 
>■>  citoicnt  l'Ecriture  ;  tous  prétendoient  avoir 
»  des  inspirations,  des  visions,  des  révéla- 
»  tions,  des  ravissemens  d'esprit;  et  les  pré- 
»  tentions  de  tous  étoient  également  fondées. 
»  On  soutenoit  fortement  qu'il  convenoit  d'a- 
»  bolir  le  sacerdoce  et  la  royauté  ,  parce  que 
»  les  prêtres  étoient  les  serviteurs  de  Satan, 
»  les  rois  des  délégués  de  la  prostituée  de 
»  lîabylone  ,  et  que  l'existence  des  uns  et  des 


(  36o  ) 

»  autres  etoit  incompatible  avec  le  règne 
»  du  Rédempteur.  Ces  zélés  dénonçoient  la 
»  science  comme  une  invention  païenne,  et 
»  les  universités  comme  des  séminaires  de 
»  l'impiété  anlichrétienne.  La  sainteté  de  ses 
»  fonctions  ne  protégeoit.  point  le  Pontife, 
»  la  majesté  du  trône  ne  défendoit  pas  le  Roi  : 
»  l'un  et  l'autre,  devenus  un  objet  de  mépris 
»  et  de  haine  ;  étoient  enfin  égorgés  par  d'im- 
>»  pitoyables  fanatiques ,  dont  le  seul  livre 
»  étoit  la  Bible  ,  sans  notes  ni  commentaire. 
»  L'enthousiasme  pour  la  prière  ,  la  prédica- 
»  tion ,  la  lecture  des  livres  saints  ,  étoit 
»  alors  au  comble.  Tout  le  monde  prioit, 
»  tout  le  monde  préchoit ,  tout  le  monde  li- 
»  soit,  et  personne  n'écôutoit.  Point  d'atro- 
»  cité  qu'on  n'essayât  de  justifier  par  l'auto- 
»  rite  de  l'Ecriture.  On  en  employoit  le 
»  langage  dans  les  transactions  les  plus  ordi- 
»  naires  de  !a  vie.  C'étoit  avec  des  phrases 
»  tirées  de  1  Ecriture  ,  qu'on  traitoit  de  l'état 
»  intérieur  de  la  nation,  et  de  ses  rapports 
»  extérieurs  ;  avec  l'Ecriture  ,  on  tramoit 
»  des  conspirations,  des  trahisons,  des  pro- 
>  scnplions;  et  elles  n'étoient  pris  seulement 
:■->  justifiées,  mais  consacrées  par  des  citations 
»  d^  i  Yrriturc.  Ces  faits  historiques  ont  sou- 
»  vont  étonné  les  gens  de  tien,  et  consterné 
»  Ivs  âmes  pieuses.  Mais ,  tout  entier  à  ses 


(  36i  ) 

»  sentimens  ,  le  lecteur  oublie  trop  la  leçon 
»  que  renferme  celte  terrible  expérience  ; 
»  savoir,  que  la  Bible,  sans  explication  ni 
»  commentaire  ,  n'est  pas  laite  pour  être  lue 
»  par  des  hommes  grossiers  et  ignorans 

»  La  masse  du  genre  humain  doit  se  con- 
»  tenter  de  recueillir  son  instruction  d'autrui; 
»  elle  ne  sauroit  approcher  des  sources  de  la 
»  science.  11  faut  qu'elle  reçoive  les  vérités  les 
»  plus  importantes,  en  médecine,  en  juris- 
»  pru  lence,  en  physique,  en  mathématiques, 
»  sur  l'autorité  de  ceux  qui  les  puisent  à  la 
»  source  première.  Etquant  au  Christianisme, 
»  on  a,  en  général,  constamment  suivi  la 
»  même  méthode  ;  cl  toutes  les  fois  qu'on 
»  s'en  est  écarté  à  un  certain  point,  la  société 
»   a  été  ébranlée  jusqu'à  son  centre  (i).   » 

Parmi  les  ministres  de  l'Eglise  anglicane, 
qui  partagent  ces  sentimens,  je  pourrois  citer 
M.  Phelan,  et  l'archidiacre  de  lluntingdon, 
qui  a  essayé  de  prouver  que  les  crimes  aug- 
mentent en  Angleterre  proportionnellement 
au  nombre  d'exemplaires  de  la  Bible  qu'on 
distribue.  M.  VVix  a  aussi  attaqué  les  sociétés 
bibliques,  dans  un  ouvrage  très-  remarquable, 


(i)  Thoughts  on  ihc  U-iideruy  oi  Bible  Socicties,  h\ 
ihc  Rcv.  O'CallagUan. 


(  362  ) 

publie  récemment  à  Londres.  «  La  société  bi- 
»  blique  nationale  et  étrangère  ,  dit-il  ,  agis- 
»  sant  de  concert  avec  des  personnes  de  toutes 
»  sectes,  tend  certainement  à  propager  un 
»  vaste  système  d'indifférence,  fatal  aux  vé- 
»  ritables  intérêts  de  l'Evangile  (i).  »  Après 
avoir  peint  les  tristes  effets  du  zèle  inconsi- 
déré des  distributeurs  de  la  Bible  :  «  Tels  ont 
»  été,  ajoute-t-il,  les  progrès  du  schisme,  sous 
»  l'influence  de  cette  société  funeste  ,  orga- 
»  nisée  sur  un  plan  incompatible  avec  la  pu- 
»  reté  du  Christianisme,  et  dangereux  pour 
»  l'unité  de  la  foi,  si  instamment  recomman- 
»  dée  par  Jésus-Christ  et  ses  apôtres  (2).  » 

On  vient  d'entendre   parler  des  écrivains 
protestans  ,   et  leur  langage   paroîtra  peut- 


(1)  The  British  and  Forcign  Bible  Society,  acling 
in  concert  with  persons  of  ail  professions  of  religion  , 
superinduces  ,  indeed  ,  a  grand  syslem  of  indifférence  , 
fatal  lo  ihe  genuine  inlercsls  of  the  Gospel.  Refleclions 
concerning  the  expediency  of  a  council  of  the  Church 
qf  England  and  the  Church  of  Rome  ,  etc.  p.  86.  Lon- 
don ,  1819. 

(2)  Such  lias  been  the  progress  of  schism  under  this 
delusive  and  mischievous  Society,  organized  on  a  wild 
plan  of  compréhension  ,  regardless  of  the  purity  of 
christianity ,  and  injurious  to  the  unity  of  failli ,  so  ear- 
nestly  desired  by  Jésus  Christ  and  his  Apostles.  Jbid. 
pag.  88. 


(  363  ) 

être  moins  modéré  que  le  mien.  Voilà  ma 
réponse  à  ceux  qui  m'accusent  d'esprit  de 
parti.  Décidé,  pour  ce  qui  me  concerne,  à 
terminer  ici  une  discussion  déjà  trop  longue, 
je  finirai  par  ces  paroles  de  M.  Wix  :  «  On 
»  trouvera  dans  cet  écrit  quelques  réflexions 
»  sur  les  sociétés  bibliques,  que  Ton  considère 
»  comme  une  grande  source  d  insubordination 
»  et  de  schismes  religieux.  On  s'offensera  sans 
»  doute  de  ces  réflexions.  L'auteur  en  sera 
»  très-affligé  ;  mais  il  a  trop  à  cœur  la  pureté 
»  du  Christianisme  et  l'union  de  tous  les 
»  Chrétiens  ,  pour  que  la  crainte  de  blesser 
»  l'empêche  d'exprimer  son  sentiment,  et  de 
»  pousser  un  cri  d'alarme,  qui  peut,  avec 
»  l'aide  de  Dieu,  arrêter  les  progrès  du 
»   schisme  et  des  fausses  doctrines  (i).  » 


(i)  Some  of  the  opinions,  which  will  be  found  to- 
wards  ihe  close  of  ihese  Rcflections  concerning  ihe 
Brilish  and  Foreign  Bible  Society ,  winch  is  considered 
to  bc  ihc  grand  modem  engine  of  rchgious  schism  and 
insubordination,  will  doubtless  give  offence.  This  Avili 
occasion  much  sorrow  lo  the  writer;  but  hc  is  too  dee- 
ply  interested  for  the  purity  of  Christianity ,  and  too 
.uixious  for  the  harraony  of  tbc  Go-pel,  lo  be  deterred 
frpm  the  expression  ot  his  sentiments,  and  from  the 
souuding  an  alarm:  which,  by  the  blessing  of  God, 
may  yet  check  the  carcer  of  schism,  and  res train  the 
progress  of  false  doctrine.  Ibid.  Pref.  p.  xxviij. 


1VVVVVVVV\VV\VVVVVV\\'VWIVVV/\*iVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\\iVV'VVVVVVVV\iVVWVMVWVWWVV\\>. 

SUR  LES  VIES  DES  JUSTES: 

Par  M.  l'abbé  Carron. 

(1818.) 


JL/E  même  qu'il  existe  un  certain  ordre  de 
vertus  qui  n'appartiennent  qu'aux  peuples 
chrétiens,  il  y  a,  dans  l'exercice  de  ces  ver- 
tus, un  certain  degré  de  perfection  exclusi- 
vement propre  aux  nations  catholiques  ;  et 
l'on  pourroit  tirer  de  ce  fait  remarquable 
une  preuve  singulièrement  forte  de  la  vérité 
de  notre  religion,  contre  toutes  les  sectes  sépa- 
rées ;  car  il  est  beaucoup  plus  évident  que  la 
véritable  religion  doit  perfectionner  l'homme 
moral,  qu'il  ne  l'est,  par  exemple  ,  que  Jésus- 
Christ  n'ait  institué  que  trois  sacremens. 

Les  novateurs  du  seizième  siècle  ont  fait 
deux  choses  :  ils  ont  détruit  le  principe  de 
foi  en  renversant  l'autorité,  et  le  principe 
d'action  ,  en  niant  les  mystères  d'amour  ;  ce 
qui  lésa  conduits,  d'une  part,  à  toutes  les 
erreurs,  et  de  l'autre  ,  aune  indifférence  pro- 


(  365  ) 

fonde  sur  les  devoirs,  et  à  un  froid  égoïsme , 
qui  semble  être  aujourd'hui  le  trait  le  plus 
marqué  du  caractère  des  nations  protestantes. 

La  Réforme,  en  tant  que  secte,  ne  se  sou- 
tient que  par  la  haine.  Sans  persuasion  comme 
sans  affection,  elle  n'a  pas  même,  à  propre- 
ment parler ,  de  doctrine ,  puisque  ses  sym- 
boles, perpétuellement  variables,  se  multi- 
plient à  l'infini.  Tous  les  dogmes  lui  sont  bons , 
hors  les  dogmes  catholiques  :  elle  vit  en  paix 
avec  toutes  les  opinions  ,  même  les  plus  con- 
tradictoires ,  même  les  plus  funestes  :  intolé- 
rante pour  la  vérité  seule ,  elle  la  hait  par  prin- 
cipe autant  que  par  instinct  ;  et  si  cette  haine 
venoit  à  s'éteindre  demain  ,  demain  la  Piéforme 
cesseroit  d'exister  :  elle  ne  l'ignore  pas;  et 
voilà  pourquoi,  en  certains  pays,  elle  prend 
tant  de  peine  pour  entretenir  dans  le  cœur 
des  peuples  ce  sentiment  odieux,  par  mille 
absurdes  calomnies  contre  l'Eglise  romaine. 

Mais  la  haine v  non  plus  que  l'incroyance, 
n'enfante  rien  de  noble,  rien  de  généreux  :  il 
faut  croire  à  la  vérité  pour  lui  sacrifier  tout, 
fortune,  plaisirs,  et  la  vie  même  ;  il  faut  aimer 
Dieu  pour  servir  les  hommes.  Aussi  les  beaux 
dévouemens  de  la  charité,  en  quelque  genre 
que  ce  soit,  sont-ils  le  caractère  distinctif, 
et ,  si  je  l'ose  dire ,  l'attribut  incommunicable 
de  la  religion  d'amour. 


(  306  ; 

Comparez  les  missions  protestantes  à  nos 
missions  :  quelle  inexprimable  différence,  et 
dans  l'esprit  qui  les  forma,  et  dans  le  succès, 
et  dans  les  moyens  !  Où  sont  les  ministres  pro- 
testans  qui  sachent  mourir  pour  annoncer  à 
l'Américain  sauvage  ou  au  Chinois  lettré  la 
bonne  nouvelle  du  salut  ?  L'Angleterre  peut, 
tant  qu'elle  voudra,  nous  vanter  ses  apôtres 
à  la  Lancaster  et  ses  sociétés  bibliques  ;  elle 
peut,  dans  de  fastueux  rapports,  nous  pein- 
dre les  progrès  de  l'agriculture  chez  les  Nè- 
gres, et  des  sciences  élémentaires  chez  les  In- 
dous;  toutes  ces  pitoyables  missions  de  comp- 
toirs, dont  la  politique  est  l'unique  moteur, 
comme  1  or  en  est  l'unique  agent,  ne  prou- 
veront jamais  autre  chose  que  1  incurable 
apathie  religieuse  des  sociétés  protestantes, 
que  l'intérêt  seul  remue  ;  et  quiconque  sait 
distinguer  une  grande  action  inspirée  par  un 
sublime  motif,  dune  démarche  dictée  par  un 
vil  calcul,  reconnoîtra,  s'il  est  de  bonne  foi  , 
qu'il  y  a  l'infini  entre  cet  évèque  de  Tabraca  , 
qui  vient  de  périr  sous  le  glaive  de  la  persé- 
cution, dans  le  Sutchuen,  au  milieu  diktrou- 
peau  que  son  courage  et  ses  sueurs  avoient 
conquis  au  Christianisme  ,  et  le  missionnaire 
méthodiste,  que  son  zèle  prudent  ne  conduit 
que  dans  les  lieux  où  la  vie  ne  court  aucun 
danger,   et  qui,    d'après  un  marché  conclu 


(36,) 

d'avance,  se  fait  payer  tant  par  tête  ses  con- 
vertis. 

La  stérilité  de  la  Réforme  en  œuvres  de 
charité  est  surtout  frappante ,  lorsqu'on  la 
compare  à  la  pieuse  magnificence ,  j'ai  pres- 
que dit  à  la  sainte  profusion  de  la  religion 
catholique.  Là,  presque  tout  est  ostentation, 
même  la  pitié  ,  même  l'aumône  ;  et  loin  que 
la  main  gauche  ignore  ce  que  fait  la  droite,  la 
renommée  n'a  pas  assez  de  trompettes  pour 
le  publier.  Je  conçois  que  ces  dons  orgueil- 
leux ,  dont  le  secret  est  soigneusement  confié 
à  tous  les  échos,  aient  créé   à  certains  peu- 
ples habiles  à  se  faire  valoir,  une  réputation 
éclatante  de  générosité  ;  et,  quel  qu'en  soit  le 
fondement,  je  ne  la  leur  contesterai  point: 
car,   au  fond ,   j'attache  trop  peu  de  prix  à 
cette  facile  vertu ,  qui  ne   consiste   qu'à  ré- 
pandre l'argent ,  pour  la  revendiquer  comme 
l'apanage   exclusif  des    nations   catholiques. 
Ce  qui  leur  appartient  en   propre ,   ce  n'es! 
pas  la  fastueuse  philanthropie  ,  non ,  certes  ; 
mais  la  véritable   charité,  qui  a  fondé  dans 
leur  sein   tant  d'institutions  louchantes  ,  où 
l'homme  ne  sert  pas  ses  semblables  de  ses 
biens   seulement,   mais  de  sa  personne,   et 
dans  les   fonctions  les  plus  pénibles  comme 
les   plus  obscures,  avec  une   constance  que 
rien  n'épuise  ,  et  un  amour  que  rien  ne  re- 


(  368  ) 

bute ,  ni  l'aspect  le  plus  repoussant  de  la 
misère,  ni  les  plus  dégoûtantes  infirmités, 
ni  les  soins  les  plus  humbles  et  les  plus  assi- 
dus, prodigués  à  tous  les  genres  de  malheu- 
reux, dans  les  réduits  de  l'indigence,  dans 
les  hôpitaux  ,  dans  les  prisons  :  voilà  ce  qui 
coûte  à  la  nature,  voilà  ce  qu'on  ne  peut 
voir,  ni  même  entendre  raconter  sans  admi- 
ration, sans  être  ému  jusqu'au  fond  de  famé  ; 
mais  aussi  voilà  ce  que  la  religion  catholique 
seule  obtient  de  l'homme  ;  et  ce  prodige  , 
plus  étonnant,  aux  yeux  de  qui  sait  penser, 
que  la  résuirection  d'un  mort,  suffiroit  pour 
démontrer  au  cœur  la  divinité  de  cette  reli- 
gion sainte ,  quand  la  raison  n'en  auroit  pas 
d'incontestables  preuves. 

11  seroit  facile  d'étendre  aux  autres  vertus 
ce  parallèle  ,  et  de  montrer  qu'elles  ne  s'é- 
lèvent à  une  certaine  hauteur  que  sous  l'in- 
fluence immédiate  de  la  doctrine  qui  les  fit 
naître.  Mais  on  vérifiera  aisément  soi-même 
cette  observation ,  en  parcourant  le  recueil 
de  Vies  que  nous  annonçons  au  public.  Cha- 
cun, dans  son  état,  y  trouvera  des  modèles 
de  la  perfection  où  il  doit  tendre;  car  le 
Christianisme  ,  qui  seul  a  bien  fait  connoître 
à  1  homme  sa  faiblesse  et  sa  corruption  ,  a 
ceci  de  merveilleux  ,  qu'il  n'exige  de  l'homme 
rien  moins  que  la  perfection  de  Dieu  même  : 


(369) 

Soyez  parfaits  comme  vofre  Père  céleste  est 
parfait.  Il  n'apparlenoit  de  guérir  la  plaie 
hideuse  de  notre  nature,  qu'à  la  religion  qui 
en  a  sondé  la  profondeur.  Et  voyez  en  effet 
à  quel  degré  de  perfection  peut  atteindre 
cette  nature  infirme  et  débile ,  quand  la  reli- 
gion l'anime  et  la  soutient  :  quelle  humilité 
sublime,  et  à  la  place  de  quel  orgueil!  Quel 
inépuisable  amour  des  hommes,  et  à  la  place 
de  quelle  dure  indifférence,  et  souvent  même 
de  quelle  haine!  Quelles  hautes  vertus  enfin, 
et  à  la  place  de  quels  vices,  de  quelles  pas- 
sions ,  de  quels  forfaits  ! 

Telles  sont  les  réflexions  qui  se  présentent 

ten  lisant  la  pieuse  biographie  dont  nous 
sommes  redevables  à  M.  l'abbé  Carron.  Dans 
un  siècle  d'impiété  et  de  dépravation  ,  lors- 
que les  controverses  sont  épuisées,  et  que 
(le  raisonnement  ne  peut  plus  guère  que  tour- 
ner dans  le  même  cercle ,  il  est  temps  de 
recourir  aux  puissantes  leçons  de  l'exemple, 
dernier  moyen  de  persuasion  ,  et  peut- 
être  le  plus  sûr  de  tous.  Les  fruits  heureux 
qu'ont  déjà  produits  les  Vies  des  Justes  dans 
la  profession  des  armes ,  et  dans  les  con- 
ditions les  plus  humbles  de  la  société ,  en 
sont  une  preuve  sans  réplique  ;  comme  ils 
sont  encore  pour  l'auteur  le  plus  doux 
prix  de  son  travail,  et  le  plus  précieux  en- 

=4 


(  37o  ) 

couragement  pour  le  poursuivre  avec   con- 
stance. 


Sur  le  même  sujet. 

Plutarque  et  quelques  autres  biographes 
anciens,  nous  ont  donné  les  Vies  des  Hommes 
illustres  de  la  Grèce  et  de  Rome.  Tout  l'art 
des  rhéteurs  et  toute  la  puissance  du  talent 
ont  été  mis  en  œuvre  pour  faire  ressortir  les 
qualités  brillantes  et  les  vertus,  quelquefois 
étrangement  suspectes,  des  héros  et  des  sages 
de  l'antiquité;  et  en  effet,  ces  noms  fameux, 
à  qui  l'on  nous  habitua  dès  l'enfance  à  payer 
le  tribut  d'une  admiration  héréditaire,  triom- 
phant de  la  résistance  d'une  raison  plus  mûre, 
subjuguent  encore  notre    imagination  ,   en- 
traînée par  les  acclamations  des  siècles.  Nous 
avons  beau  nous  représenter  ce  que  c'étoit 
au  fond  qu'un  Brutus,  un  César,  un  Caton , 
un  Thémistocle ,  un  Aristide   même  ,   nous 
oublions,  comme  malgré  nous,  en  leur  fa- 
veur, les  règles  ordinaires  qui  déterminent 
nos  jugemens  dans  l'appréciation  des  hommes 
et   de  la  véritable  grandeur;   et  il  y  a  peu 
d'âmes  assez  fortes  pour  ne  se  pas  prostorner 
devant  ces  simulacres  gigantesques  de  la  gloire 
humaine ,  qui  nous  apparoissent  dans  le  loin- 


(  3  i  } 

tain  des  âges,  au  milieu  des  prestiges  d'une 
fastueuse  renommée. 

Si  vous  exceptez  quelques  poètes  et  un  petit 
nombre  d'autres  écrivains,  les  personnages 
dont  s'enorgueillit  l'antiquité  païenne,  se  di- 
visent en  deux  classes ,  les  guerriers  et  les 
philosophes;   et,   sous  ce  dernier  titre,   je 
comprends  les  législateurs,  qui,  pour  la  plu- 
part, n'étoient  en  effet  que  des  philosophes, 
à  qui,  sur  le  bruit  de  leur  sagesse,  on  con- 
fioit  le  soin  de  l'Etat  ;  et  c'est  peut-être  pour 
cette  raison  que  nos  philosophes  modernes  , 
qui  sûrement  ne  se  croyoient  pas  moins  sages 
que  les  anciens,  voulurent,  sans  qu'on  les  en 
priât  ,   devenir   des   législateurs  aussi    bien 
qu'eux.    Or,  il  suffit  de  savoir  ce  qu'étoit, 
avant   l'établissement   du    Christianisme ,   le 
droit  de  la  guerre,  pour  juger  de  ce  qu'a  coûté 
à  la  race  humaine  la  gloire  de  quelques  hom- 
mes illustrés  par  les  armes  ;  comme  il  suffit 
aussi  de  connoitre  l'état  des  mœurs  chez  les 
anciens,  et  l'effroyable  corruption  introduite 
ou  tolérée  par  leurs  lois,  pour  juger  des  obli- 
gations que  ces  peuples  eurent  à  leurs  phi- 
losophes, inventeurs  d'une  morale  qui  per- 
mettoit  les  plus  infâmes  vices,  et  d'une  lé- 
gislation qui  juslifioit  et  quelquefois  même 
commandoit  les  crimes  les  plus  atroces.  Ce 
n'est  pas  qu'il  ne  se  soit  rencontré  parmi  eux 

24 


(372    ) 

des  parleurs  de  vertu;  et  que  leurs  livres, 
comme  ceux  de  nos  sages ,  n'abondent  en 
belles  maximes  :  mais ,  suivant  l'observation 
de  Montaigne,  «  en  toutes  les  chambrées  de 
»  la  philosophie  ancienne  ,  cecy  se  trouvera, 
»  qu'un  mesme  ouvrier  y  publie  des  reigles 
»  de  tempérance,  et  publie  ensemble  des 
»  escrils  d'amour  et  de  desbauche.  »  Ce  con- 
traste est  un  des  caractères  de  la  philosophie 
à  toutes  les  époques. 

Voici  maintenant  un  autre  spectacle  :  la 
religion  nous  offre  à  son  tour  ses  Hommes 
illustres.  Us  ne  s'annoncent  point  avec  éclat  ; 
ils  n'ont  rien  de  ce  qui  attire  les  regards,  et 
produit  la  célébrité.  Que  d'autres  ravagent 
les  empires,  régnent,  le  glaive  à  la  main ,  sur 
les  nations  consternées;  pour  eux,  ils  ont 
appris  de  leur  céleste  instituteur  à  ne  pas 
rompre  le  roseau  déjà  brisé ,  à  ne  pas  éteindre 
la  mèche  oui  fume  encore.  Aussi  leur  nom  n'a 
point  retenti  dans  le  monde;  mais  il  étoit 
bien  connu  de  l'indigent,  qu'ils  soulageoicnt  ; 
de  la  veuve,  dont  ils  étoient  l'appui;  de  l'or- 
phelin ,  qui  retrouvoit  en  eux  un  père  ;  du 
malade,  qu'ils  visitoient  sur  son  grabat  ;  de 
l'affligé,  dont  ils  essuyoient  les  larmes,  et  qui, 
près  de  ces  anges  consolateurs,  s'étonnoit  de 
sentir  renaître  un  peu  de  joie  au  fond  de 
son  cœur  flétri.  Pouvoir  admirable  du  Chris- 


(373.) 

tianismeî  il  n'est  point  de  si  profonde  dou- 
leur, d'angoisse  si  amère,  que  n'adoucissent 
quelques  paroles  simples,  mais  prononcées 
avec  l'accent  de  la  foi  et  l'onction  de  l'amour. 
Si  la  philosophie  ,  dans  ses  rêves  de  bienfai- 
sance, imagina  (i)  d'établir  des  bureaux  de 
consolation,  qui  encore  n'existèrent  jamais 
que  dans  ses  livres  ;  en  cela  même  on  recon- 
noît  la  triste  impuissance  où  est  l'homme 
de  guérir  les  plaies  qu'il  a  faites.  Importunée 
des  malheureux  dont  elle  ne  sauroit  éviter 
l'aspect,  la  pitié  philosophique  essaie  en  vain 
de  tarir  leurs  pleurs  avec  de  froids  raison- 
nemens  ou  des  phrases  sentimentales  ;  tandis 
que  la  religion  ,  parcourant  la  terre  ,  recueille 
des  millions  d'infortunés,  les  amène  au  pied 
de  la  croix ,  leur  montre  en  silence  ce  signe 
sacré ,  mystérieux  symbole  de  douleur  et  d'es- 
pérance ,  et  ils  s'en  retournent  consolés. 

Les  sophistes  de  notre  siècle  ont  sans  cesse 
à  la  bouche  le  mot  d'humanité  :  qu'ont-ils  fait 
pour  soulager  les  misères  humaines?  Où  sont 
les  établissemens  qu'ils  ont  fondés?  En  quel 
lieu  inconnu  leur  nom  est-il  prononcé  avec 
reconnoissance  par  le  pauvre?  Je  vois  par- 
tout les  monumens  de  la  charité  chrétienne  : 


(1)  Voyez  les  Etudes  de  la  Nature ,  par  Bernardin 
de  Sainl-Pierre. 


(  374  ) 

qu'on  me  dise  où  j'apercevrai  ceux  de  la 
bienfaisance  philosophique:  Les  disciples  de 
Jésus  Christ  ont  passé,  comme  leur  maître, 
en  taisant  le  bien  ;  et  les  disciples  de  la  gloire 
cl  de  la  sagesse,  en  dévastant  la  terre  par 
leurs  armes  et  par  leurs  doctrines. 

En  lisant  les  vies  des  premiers,  on  éprouve 
un  pieux  altendrissement,  une  sorte  de  joie 
indéfinissable.  11  semble  que  la  sérénité  d'âme, 
le  contentement  intérieur  que  procure  l'exer- 
cice habituel  des  vertus,  et  qui  fut  sans  doute 
le  partage  de  ces  hommes  de  charité  et  de 
paix ,  se  communique  à  vous,  et  vous  devienne 
propre  en  quelque  manière.  11  n'est  pas  jus- 
qu'à ces  simples  appellations,  le  bon  Robert, 
le  bon.  Henri,  qui  n'offrent  je  ne  sais  quoi  de 
touchant  et  de  doux.  On  aime  à  voir  agir  ces 
vrais  amis  de  l'humanité ,  sévères  pour  eux 
seuls,  indulgens  pour  leurs  frères;  on  aime 
à  les  entendre.  Il  y  a  plus  de  vraie  philoso- 
phie dans  leurs  discours  sans  prétention ,  et 
surtout  dans  leurs  œuvres,  que  dans  tous  les 
écrits  des  philosophes  anciens  et  modernes. 
De  plus,  et  c'est  la  principale  utilité  de  l'ou- 
vrage que  nous  annonçons,  il  est  impossible 
qu'en  contemplant  ces  admirables  exemples, 
on  ne  se  sente  pas  porté  plus  ou  moins  à  les 
imiter.  M.  l'abbé  Carron  a  donc  rendu  un 
véritable  service  à   la  religion,  en  publiant 


(  375  ) 

les  Vies  des  Justes.  Elles  sont  toutes  éminem- 
ment propres  à  édifier,  à  instruire  ,  à  faire 
aimer  et  bénir  la  religion.  Il  en  est  une  qui, 
si  jamais  elle  est  écrite ,  ne  produira  pas  moins 
sûrement  les  mêmes  effets,  et  c'est  celle  de 
Fauteur. 


'.\\^\\V\\i\VV>Ait'kl\VlVVV\'VV'V\VV<VWV\WW\'V\'\'VVVVt'V\'V'V'W\'VWVWVVWVW\\\X'Vii\i«'.' 

DE  L'UNIVERSITÉ  IMPÉRIALE. 

Parrere  personis,  dicere  de  vitiis. 

(.8,4.) 


XJe  toutes  les  conceptions  de  Buonaparte,  la 
plus  effrayante  pour  l'homme  qui  réfléchit, 
la  plus  profondémentantisociale,  enunmot, 
la  plus  digne  de  lui ,  je  n'hésite  point  à  le  dire , 
c'est  T  Université.  Lorsque  le  tyran  crut  avoir 
assuré  par  tant  d'horribles  lois  le  malheur  de 
la  génération  présente ,  il  éleva  ce  monstrueux 
édifice  comme  un  monument  de  sa  haine  pour 
les  générations  futures ,  et  sembla  vouloir 
ravir  au  genre  humain  l'espérance  même. 

Chaque  année  on  décimoit  le  peuple  fran- 
çais par  la  conscription  ;  des  impôts  exces- 
sifs .  levés  arbitrairement,  épuisoicnt  les  der- 
nières ressources  du  riche  comme  du  pauvre  ; 
mais  ces  maux  avoient  un  terme  nécessaire 
dans  leur  excès  même  ,  tandis  qu'au  contraire 
ceux  qui*  résultoient  des  lois  impériales  sur 
F  éducation,  ne  pouvoient  que  s'accroître  sans 
mesure.  Qu'on  se  représente  .s'il  est  possible, 
ce  que  devoir  devenir  une  nation  que  son  gou- 


(  377  ) 

vernement  plaçoit  entre  une  ignorance  abso- 
lue et  la  plus  hideuse  dépravation  ;  où  Ion 
épioit  la  naissance  de  l'enfant  pour  se  hâter  de 
le  corrompre;  pour  étouffer  dans  son  cœur  le 
germe  de  la  conscience;  pour  lui  apprendre, 
dès  le  berceau,  à  bégayer  le  blasphème,  et  à 
abjurer  le  Dieu  que  son  intelligence  ne  conce- 
voit  pas  encore. 

A  l'aspect  d'un  tableau  qui  n'est  si  révoltant 
que  parce  qu'il  est  fidèle ,  deux  espèces 
d'hommes  crieront  à  l'exagération  ,  ceux  qui 
n'ont  aucun  intérêt  à  connoitre  les  nouvelles 
écoles  ,  et  ceux  que  leur  position  met  à  por- 
tée de  les  connoitre  le  mieux.  Je  dirai  an\ 
uns:  Lisez,  informez-vous,  voyez.  Il  n'y  a 
rien  à  dire  aux  autres. 

Pour  bien  juger  l'institution  dont  nous  al- 
lons signaler  les  abus,  il  faut  considérer  le 
but  que  Buonaparte  se  proposoil  en  la  créant, 
car  elle  nYtoit  qu'une  branche  d'un  système 
plus  étendu  ,  et  devoit  concourir,  comme 
auxiliaire,  au  succès  du  plan  de  campagne 
formé  par  le  moderne  Attila  contre  la  société. 

Ennemi,  par  instinct,  de  la  civilisation,  il 
sentoit  qu'un  peuple  éclairé,  et  chez  qui  le 
ressort  moral  subsistent  encore ,  ne  se  plicroit 
jamais  complètement  au  despotisme  militaire, 
parce  qu'une  force  aveugle  ne  sauroit  régir 
long-temps  que  des  êtres  aveugles 


(378) 

Voulant  donc  transformer  la  France  en  un 
vaste  camp  toujours  prêt  à  s'ébranler  au  pre- 
mier signal,  et  faire  de  tous  les  Français 
comme  un  seul  corps  passivement  soumis  à 
ses  caprices,  et,  pour  ainsi  dire,  animé  de 
son  funeste  génie  ,  il  résolut  de  livrer  la 
masse  de  la  nation  à  un  abrutissement  sau- 
vage ,  en  permettant  à  quelques  individus  de 
s'élever  jusqu'à  la  barbarie  savante.  De  cette 
sorte,  il  s'assuroit,  pour  l'accomplissement 
de  ses  projets  de  conquête,  un  fonds  presque 
inépuisable  de  matière  premèire ,  et  des  hom- 
mes en  état  de  mettre  cette  matière  en  œuvre. 

Plusieurs  choses  cependant  étoient  encore 
indispensables.  Il  falloit  dans  les  instrumens 
de  son  ambition  un  dévouement  absolu  à  ses 
volontés,  quelles  qu'elles  fussent,  et  par 
conséquent,  à  des  volontés  immorales  un  dé- 
vouement immoral  :  il  falloit  à  la  place  de 
la  religion,  qui  avertit  l'homme  de  ses  devoirs, 
un  culte  politique  qui  les  lui  fit  oublier  ;  à  la 
place  de  l'honneur,  le  fanatisme  de  la  fortune, 
et  cette  muette  obéissance  qui  présente  ou 
reçoit  le  cordon  sans  hésiter  et  sans  murmu- 
rer. L'Université  suffit  à  tout. 

Je  me  hâte  de  le  déclarer ,  ce  ne  sont  point 
les  hommes  que  j'accuse ,  mais  les  institutions. 
Parmi  les  membres  de  l'Université,  il  en  est, 
et  en  grand  nombre,  qui  ont  droit  à  l'estime 


(379) 

et  à  la  reconnoissance  publique  ,  pour  le  cou- 
rage avec  lequel  ils  se  sont  constamment  ef- 
forcés d'arrêter  le  torrent  des  mauvaises 
mœurs  et  des  doctrines  perverses;  mais  que 
pouvoient-ils  contre  les  intentions  bien  pro- 
noncées de  celui  qui  gouvernoit  ?  Souvenez- 
vous,  répondoit  un  inspecteur  plein  de  zèle 
à  quelqu'un  qui  lui  adressoit  de  fortes  repré- 
sentations, souvenez- vous  que  le  Grand-maître 
est  ministre.  Ce  mot  peint  à  la  fois  et  la  ty- 
rannie de  Buonapartc,  qui  ne  vouloit,  même 
dans  les  plus  hautes  places,  que  de  simples 
exécuteurs  de  ses  ordres,  et  le  honteux  as- 
servissement des  Français,  à  qui  on  avoit 
tout  ôté,  jusqu'à  la  faculté  de  se  plaindre. 

Dans  un  siècle  qui  vante  sa  philosophie ,  et 
chez  un  peuple  qui  s'honore  de  ses  lumières, 
on  vit  ce  qu'on  n'avoit  jamais  vu  chez  aucun 
peuple  ni  dans  aucun  siècle,  l'ignorance  or- 
donnée ,  sous  peine  d'amende  et  de  prison,  à 
quiconque  ne  voudroit  pas  recevoir  ou  ne 
pourroit  pas  payer  renseignement  prescrit 
par  le  prince.  L'instruction  fut  rigoureuse- 
ment interdite  à  tout  enfant  qui  n'appartenoit 
pas  à  des  pareils  riches  :  et  à  quelle  époque 
encore  ?  après  une  révolution  qui  venoit  de 
dépouiller  de  leur  fortune  la  plupart  des  fa- 
milles naguère  les  plus  distinguées  et  les  plus 
opulentes.   Pour  les  consoler  de  leur  ind.i- 


(  38o  ) 

gcncr ,  un  gouvernement  paternel  leur  dé- 
fendoit  d'en  sortir,  et  parce  qu'elles  étoient 
malheureuses,  les  dégradoit  du  rang  qu'elles 
occupoient  dans  la  société. 

La  charité  même  n'eut  pas  la  liberté  d'ou- 
vrir des  écoles  gratuites,  à  moins  de  payer 
un  impôt  sur  ses  propres  aumônes  ;  encore 
se  lassa-t-on  bien  vite  de  cette  condescen- 
dance. L'éducation  eut  son  tarif,  ses  douanes, 
et  ses  objets  prohibés.  Tel  maître  ,  même  en 
acquittant  le  tribut,  ne  pouvoit  enseigner 
que  telle  chose  et  jusqu'à  tel  degré.  L'un  ne 
pouvoit  faire  voir  que  Tite-Live  à  ses  écoliers  ; 
un  autre  ,  plus  en  faveur,  étoit  autorisé  à  leur 
expliquer  Tacite.  Des  préposés  veilloient  à 
empêcher  la  fraude  et  à  faire  rentrer  les 
droits.  Tant  pour  apprendre  à  connoître  ses 
lettres,  tant  pour  s'exercer  à  les  former,  tant 
pour  décliner  musa.  Chaque  établissement 
avoit  sa  comptabilité,  qui  n'étoit  pas  ce  qu'on 
examinoit  avec  le  moins  de  rigueur  dans  les 
redoutables  descentes  appelées  inspections. 
Des  tableaux,  à  plusieurs  colonnes,  dévoient 
contenir,  avec  le  nombre  et  le  nom  des  pen- 
sionnaires et  des  externes,  la  date  précise  de 
l'entrée  et  de  la  sortie  de  chacun.  Celui  qui 
venoit  à  la  fin  du  mois,  devoit  la  rétribution 
pour  le  mois  entier,  et  les  encouragemens  de 
même  nature   étoient  multipliés  presque   à 


(38i  ) 

l'infini.  Qu'arrivoit-il  de  là  ?  Que  dans  l'im- 
possibilité où  se  trou  voient  une  foule  de  fa- 
milles honnêtes  d'acquitter  ces  iniques  impôts, 
on  employoit  tous  les  moyens  de  les  y  sous- 
traire ,  on  présentait  des  listes  inexactes  ,  on 
composoit  avec  sa  propre  délicatesse ,  pour 
ne  pas  manquer  aux  saints  devoirs  de  l'hu- 
manité. Heureux  quand  une  visite  imprévue, 
en  trahissant  le  nombre  réel  des  élèves ,  ne 
vous  exposoit  pas  à  des  amendes  énormes 
ou  à  une  suppression  ruineuse  !  J'ai  vu ,  dans 
une  occasion  semblable,  les  inspecteurs  entrer 
par  une  porte ,  tandis  que  les  écoliers  sortoient 
par  la  fenêtre  opposée.  Ces  innocentes  créa- 
tures long-temps  après  trembloient  encore 
de  frayeur  d'avoir  été  surprises  un  Rudiment 
à  la  main. 

Et  pourquoi  tant  de  vexations  ?  Pour  payer 
ceux  qu'on  forçoit  de  les  exercer.  On  a  cal- 
culé qu'en  supposant  le  modique  superflu  des 
parens  absorbé  par  les  frais  ordinaires  de 
l'école ,  et  c'est  assurément  le  cas  le  plus  com- 
mun ,  il  falloit,  pour  fournir  aux  seuls  ap- 
pointemens  du  Grand-maître,  que  chaque  jour 
cinq  mille  enfans  se  retranchassent  une  partie 
de  leur  chétif  morceau  de  pain.  M.  de  Fon- 
tanes  ,  dont  l'ame  est  si  sensible  et  si  belle,  a 
dû  quelquefois  trouver  le  sien  bien  amer  ! 

Oue  seroit-ce ,  si  l'on  supputoit  toutes  les 


(  382  ) 

sommes  dévorées  par  une  administration  non 
moins  dispendieuse  qu'inutile!  chancelier, 
trésorier,  conseillers,  secrétaires,  inspec- 
teurs généraux  et  particuliers,  recteurs,  com- 
mis, frais  de  bureau  de  toute  espèce  ,  provi- 
seurs des  lycées,  censeurs,  économes,  pro- 
fesseurs en  titre  et  agrégés  ;  enfin ,  que  sais-je  ? 
Il  existe  tel  Etat  dont  les  revenus  ne  suffiraient 
pas  poursoldercette  armée  immense  de  doua- 
niers de  renseignement ,  et  Rome  gouverne 
à  moins  de  frais  toute  la  chrétienté. 

Si  un  pareil  ordre  de  choses  se  perpétuoit, 
ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  il  en  résulterait  infail- 
liblement la  renaissance  de  la  barbarie  ;  car 
on  se  lasse  de  lutter  contre  l'oppression;  les 
moyens  d'acquérir  des  connoissances  furtives 
deviennent  de  plus  en  plus  rares  ;  on  se  résigne 
à  l'ignorance  comme  à  une  maladie  incurable  , 
et  l'on  finit  même  par  s'y  enfoncer  avec  une 
brutale  complaisance. 

Chose  étrange  !  L'homme  qui  a  élevé  au 
plus  haut  degré  de  splendeur  l'ancienne  Uni- 
versité ,  il  ne  lui  eût  pas  même  été  permis  d'é- 
tudier dans  la  nouvelle.  Rollin  ,  hors  d'état 
d'acquitter  les  rétributions  universitaires  , 
comme  on  les  appelle ,  aurait  toute  sa  vie 
tourné  la  meule  et  poli  l'acier  dans  la  boutique 
de  son  père.  La  France,  sous  un  pareil  ré- 
gime, n'aurait  eu  ni  Massillon,  ni  Jean-Bap- 


(  383  ) 

liste  Rousseau,  ni  Fléchier  :  et  que  de  noms 
fameux  dans  les  sciences  et  dans  les  arts  eus- 
sent été  également  perdus  pour  elle  !  Avec 
ces  1  églemens  dignes  des  Vandales  et  des  Huns, 
on  auroit  mutilé  toutes  les  branches  de  sa 
gloire. 

Au  reste,  que  l'Université  ferme  ses  écoles 
aux  enfans  du  pauvre  ,  ce  n'est  pas  ce  que  je 
lui  reproche  ;  elle  les  sauve  de  sa  corruption  : 
mais  empêcher  qu'on  ne  forme  pour  eux  d'au- 
tres établissemens ,  voilà  l'injustice  qui  ré- 
volte. Dans  l'état  actuel  des  mœurs  ,  si  vous 
refusez  aux  hommes  une  bonne  instruction  , 
ils  en  recevront  malgré  vous  une  mauvaise,  de 
tout  ce  qui  les  environne.  Trop  souvent  au- 
jourd'hui lesfamilles  sont  les  plus  dangereuses 
écoles  pour  les  enfans: ouvrez-leur  en  ,  hâtez- 
vous  de  leur  en  ouvrir  d'autres,  où,  attirés 
par  l'espoir  d'acquérir  des  connoissances 
utiles ,  peut  être  par  le  désir  permis  de  s'éle- 
ver au-dessus  de  la  condition  où  le  sort  les 
fit  naître  ,  ils  puisent  les  principes  qui  garan- 
tissent la  sûreté  et  le  bonheur  de  toutes  les 
conditions.  Sans  doute  il  importe  peu  qu'ils 
étudient  avec  plus  ou  moins  de  fruit  une 
langue  morte,  qu'ils  sachent  lire,  écrire,  cal- 
culer; mais  il  importe  qu'ils  sachent  leur  ca- 
téchisme, qu'ils  connoissent leurs  devoirs,  et, 
autant  qu'il  se  peut ,  les  motifs  de  leurs  dp- 


(  384) 

voirs  ;  qu'ils  soient  plies ,  pour  ainsi  dire  ,  dès 
le  berceau ,  par  une  discipline  sévère  à  l'ha- 
bitude de  l'obéissance  :  voilà  ce  qui  intéresse 
éminemment  la  société.  Ah  !  que  la  religion, 
qu'on  accuse  d'étouffer  les  lumières,  éioit 
sage  ;   qu'elle  se  montroit  prévoyante   dans 
cette  fouie  d'établissemens  qu'elle  avoit  fondés 
en  faveur  de  l'enfance ,  dévouée  par  la  philo- 
sophie de  notre  siècle  à  une  ignorance  absolue! 
Un  jour  viendra  où  ce  grand  bienfait  étant 
enfin  dignement  apprécié  ,  nous  nous  étonne- 
rons de  notre  longue  et  stupide  ingratitude. 
Après  avoir   contemplé  ce  qui  étoit ,   on 
éprouve  un  sentiment  pénible  en  reportant 
ses  regards  sur  ce  qui  est.  Etudier  le  génie  de 
Buonaparte  dans  les  institutions  qu'il  forma, 
c'est  sonder  les  noires  profondeurs  du  crime, 
et  chercher  la  mesure  de  l'humaine  perversité. 
Les  entraves  qu'il  mit  à  l'éducation  servoient 
ses  desseins  sous  un  rapport  auquel  peut-être 
on  n'a  point  fait  encore  assez  attention.  Elles 
tendoient  à  avilir  le  caractère   national   en 
propageant  le  culte  de  l'or.  Les  richesses  de- 
venant l'unique  moyen   de   distinction,    on 
prenoit  rang,  selon  ses  revenus,  dans  la  hié- 
rarchie sociale  :  échelle  honteuse,  où  la  con- 
sidération étoit  évaluée  par  sous  et  deniers  ; 
système  funeste  ,  qui  seul  eut  suffi  pour  ren- 
verser la  société. 


(  385  ) 

Étiez-vous  ruiné  par  une  de  ces  rapides 
variations  dans  la  politique  ,  qui  désoloient  et 
écrasoient  le  commerce  ;  le  tyran  a  voit- il  fait 
brûler  votre  fortune  sur  la  place  publique  ; 
des  lors  vos  enfans  ,  condamnés  sans  retour 
à  végéter  comme  des  plantes  ou  à  se  mouvoir 
comme  des  automates  ,  n'avoient  d'autre  res- 
source que  de  manier  le  hoyau  ou  de  porter 
le  mousquet.  De  là  cette  fureur  de  s'enrichir, 
à  quelque  prix  que  ce  fût ,  pour  échapper  à 
l'abjection  ;  de  là  cette  basse  idolâtrie ,  qui 
prosternoit  l'honneur,  la  naissance,  la  vertu 
même  ,  aux  pieds  de  quelques  ignobles  par- 
venus. 

Mais  enfin,  qu'étoit-elle  en  soi  cette  fas- 
tueuse éducation  si  chèrement  vendue   aux 
Français  ,  et  qu'on  les  forçoit  de  recevoir , 
sous  peine  de  n'en  avoir  aucune  ?  D'abord  , 
son  principal  but,  ce  n'est  pas  assez  dire  ,  son 
but  unique,  étoit  d  inspirer  aux  enfans  les 
goûts  et  l'esprit  militaire.  Conduits  au  son  du 
tambour,  divisés  par  compagnies,    par  es- 
couades, avec  des  officiers,  des  sergens,  ies 
caporaux  ,  astreints  rigoureusement  à  l'exer- 
cice ;  tout,   jusqu'à  l'habit  uniforme,  et   au 
genre  même  des  punitions,  ne   leur  rappe- 
loit  que  des  idées  de  guerre.   Chaque  lycée 
offroit  l'image  d'une  caserne  :  c'étoit  la  même 
discipline  ,  et  à  peu  près  le  même  appareil 

25 


(  386  ) 

Le  brait  des  armes  retentissoil  sans  cesse  à 
l'oreille  des  élèves;  on  imprégnoit ,  pour 
ainsi  dire ,  de  sang  leurs  jeunes  âmes.  Les 
ordres  les  plus  slricts  prcscrivoient  de  don- 
ner pour  sujet  presque  exclusif  de  thèmes  et 
de  versions  les  batailles  de  Buonapartc  ;  lui- 
même  il  disoit,  Tout  Français  est  soldat,  et  en 
conséquence  on  luifabriquoit  des  soldats  dans 
ses  écoles ,  comme  des  canons  dans  ses  fon- 
deries. 

Avant  qu'un  Corse  eût  daigné  nous  dévoiler 
ses  hautes  pensées  ,  on  avoit  toujours  cru  que 
les  établissemens  publics,  où  les  générations 
successives  viennent  recueillir  le  bienfait 
d'une  institution  commune ,  ayant  pour  but 
de  former  des  sujets  pour  tous  les  états ,  ne 
doivent  diriger  l'enfance  vers  aucun  en  par- 
ticulier ,  mais  la  préparer  à  bien  remplir  celui 
auquel  les  circonstances,  ou  son  propre  choix, 
l'appelleront  dans  l'avenir.  Un  décret  de  Buo- 
naparte  nous  détrompa  de  cette  vieille  erreur. 
11  nous  apprit  que  pour  être  un  jour  bon  ma- 
gistrat,  administrateur  intègre,  médecin  , 
commerçant,  homme  de  lettres  ,  il  falîoit,  de 
nécessité  première  ,  s'être  exercé  à  marcher 
en  ligne  ,  à  tourner  à  droite  et  à  gauche  ,  et 
que  les  mains  du  prêtre  destinées  à  offrir  sur 
un  autel  pacifique  la  victime  céleste  immolée 
pour  le  salut  des  hommes,  dévoient  avant  tout 


(  38;   ) 

savoir  manier  les  armes   qui  servent  à  les 
égorger. 

Ce  monstrueux  renversement  de  toutes  les 
idées  reçues,  cette  extravagante  violation  de 
toutes  les  convenances  sociales,  n'étoit  que  le 
moindre  vice  de  l'éducation  des  lvcées.  Nous 
devons  encore  la  considérer  sous  le  triple 
rapport  de  la  religion,  des  mœurs  et  de  l'in- 
struction. 

Nous  ne  parlerons  point  du  mode  d'orga- 
nisation des  Facultés  de  théologie,  qui,  en 
mettant  l'enseignement  entre  les  mains  de 
professeurs  nomm.es  parle  prince,  dépouille 
les  évèques  d'un  droit  sacré  qu'ils  tiennent  de 
Dieu  même  ,  et  livre  la  doctrine  et  la  foi  à  la 
discrétion  du  Gouvernement.  L'objet  mani- 
feste de  cette  mesure,  imaginée  pour  la  pre- 
mière fois  par  Joseph  11,  étoit  de  s'emparer 
de  l'éducation  ecclésiastique  ,  de  corrompre 
le  ministère  dans  sa  source  ,  et  de  faciliter  le 
schisme  ,  en  chargeant  quelques  hommes  dé- 
voués d'en  propager  les  principes  ,  et  si  Ton 
ose  s'exprimer  de  la  sorte,  d'en  déposer  le 
germe  dans  un  sol  où  l'on  se  prometloit  de  le 
faire  prospérer. 

D'après  les  lois  de  l'Université,  \rs  préceptes 
de  la  religion  catholique  doivent  être  la  base 
de  l'éducation.  Mais  qu'est-ce  que  les  pré- 
ceptes de  la  religion  catholique,  sinon  la  mo- 

2J. 


(388  ) 

raie  de  l'Evangile,  qui  appartient  également 
à  toutesles  sectes  chrétiennes?  On  exclut  donc 
le  dogme  par  ce  seul  mot,  et  Ton  proclame 
l'indifférence  des  religions,  ou  le  déisme, 
quin  est ,  dit  Bossuet ,  qu  un  athéisme  déguisé. 
Le  zèle  du  clergé  avoit  établi  un  grand 
nombre  d'écoles,  où  les  enfans  éloient  élevés 
réellement  dans  la  religion  catholique,  sans 
distinction  de  préceptes  et  de  dogmes.  Ces 
écoles ,  soutenues  par  la  confiance  publique, 
ne  tardèrent  pas  à  inspirer  de  Fombrage.  On 
commença  par  ordonner  que  les  écoliers  as- 
sisteroient  aux  leçons  des  lycées  et  des  collè- 
ges ,  pour  participer  aux  avantages  d'une  in- 
struction moins  superstitieuse.  A  ce  moyen  , 
on  enlevoit  aux  établissemens  proscrits  tous 
tes  externes  ,  et  on  doubloit  pour  les  pension- 
naires les  frais  de  l'enseignement.  Telle  étoit 
néanmoins  la  terreur  qu'inspiroient  les  lycées 
et  certains  collèges ,  que  la  plupart  des  écoles 
ecclésiastiques  résistèrent  au  choc  qui  devoit 
infailliblement  les  abattre.  A  peine  s'aperçut- 
on  qu'on  avoit  manqué  son  but ,  que  des  com- 
missaires partent  en  bâte  ,  et  le  marteau  de 
Couthon  à  la  main  ,  parcourent  les  provinces 
en  frappant,  au  nom  de  la  loi,  les  institutions 
qui  dévoient  tomber.  Le  fruit  de  plusieurs 
années  de  travaux  et  de  dévouement  fut 
anéanti  en  quelques  jours  ;   et  l'on  crut  voiv 


(   38q   ) 

2a  religion  s'écrouler  sous  le  sceptre  du  des- 
pote qui.affectoit  de  s'en  déclarer  le  protec- 
teur. 

Chaque  Lycée  a  son  aumônier,  je  le  sais  ; 
mais  je  sais  aussi  que  les  hommes  respectables 
qui  se  dévouent  à  cette  pénible  fonction, 
gémissent  de  l'inutilité  de  leurs  soins  mal 
secondés  ,  quelquefois  même  ouvertement 
contrariés,  et  qui  trop  souvent  ne  leur  pro- 
curent que  des  dégoûts  et  des  outrages.  Il  y 
en  a,  et  j'en  connois,  qui  ont  été  contraints 
de  se  démettre  ,  parce  qu'insultés  griève- 
ment, ils  n'avoient  pu  obtenir  une  légère  ré- 
paration. 

Presque  partout  les  exercices  religieux 
n'étoient  qu'un  scandale  de  plus.  Dans  une 
école  spéciale,  pour  concilier  les  bienséances 
publiques  avec  la  commodité  particulière  , 
on  avoit  imaginé  l'expédient  de  faire  assister 
les  élèves  à  la  messe  par  députalion. 

Ailleurs  on  a  vu  ,  avec  une  sorte  d'épou- 
vante, presque  tout  un  Lycée,  les  chefs  à  la 
tête,  approcher,  à  jour  fixe ,  de  la  sainte 
table,  et  recevoir  le  corps  d'un  DieA  sur  cette 
même  langue  qui  la  veille  prêchoit  l'athéisme. 
C'est  ainsi  qu'on  prélendoit  répondre  au  re- 
proche d'irréligion. 

Un  élève  ,  un  jour,  disoit  à  un  autre  élève  : 
Tu  as  été  à  confesse,  as-tu  tout  dit r* — Crois- 


(39o  ) 

lu  donc  ,  répondit  le  premier,  que  j'aie  perdu 
la  tête?  On  dit  ce  qu'on  veut,  et  rien  davan- 
tage. —  Mais  as-tu  communié?  —  Sans  doute: 
pourquoi  pas?  Ce  dialogue,  dont  je  garantis 
l'exactitude  ,  est  plus  fort  que  tout  ce  qu'on 
pourroit  ajouter.  On  frémit,  et  l'on  se  tait. 

Si  je  voulois  peindre  les  mœurs  des  Ly- 
cées, je  dirois  des  choses  horribles.  Un  enfant 
de  quinze  ans  écrivoit  à  son  frère  :  Je  ne  con- 
nais point  d  autre  didnité  (jiie  V émis  et  Bac- 
chus.  Tel  est  le  symbole  et  le  culte  des  écoles 
impériales.  Jamais  dépravation  précoce  n'of- 
frit de  spectacle  plus  hideux.  L'Université 
elle-même  l'avoue  ,  et  me  dispense  de  révéler 
ces  infamies. 

Un  seul  trait  entre  mille  autres.  Pendant 
long-temps  une  classe  entière  se  formoit  ré- 
gulièrement deux  fois  par  jour,  après  la  le- 
çon ,  en  comité  de  débauche.  Je  tiens  ce  fait 
d'un  des  complices,  qui ,  revenu  à  lui-même, 
ne  savoit  comment  exprimer  l'horreur  que 
lui  inspiroient  ces  scènes  abominables.  Dans 
une  autre  maison,  le  désordre  en  vint  au 
point  que  le  médecin  déclara  qu'il  ne  pouvoit 
plus  répondre  de  la  vie  des  élèves.  Plusieurs, 
en  effet,  périrent  victimes  de  leur  philoso- 
phie pratique.  Ilàtons-nous  de  détourner  la 
vue  de  ce  tableau  révoltant. 

Une  observation  frappante  ,  c'est  que  les 


/ 


(  39r  ; 

plus  intrépides  panégyristes  d'un  gouverne- 
ment aussi  insensé  qu'atroce,  dans  les  accès 
calculés  de  leur  admiration  vénale ,  n'ont 
jamais,  (pie  je  sache,  osé  vanter  de  l'Univer- 
sité que  son  enseignement;  à  tout  autre  égard 
un  reste  de  conscience  les  retint  constam- 
ment sur  le  bord  de  la  louange ,  et  du  moins 
une  fois  ils  montrèrent  la  pudeur  de  l'adu- 
lation. 

Disons  ce  qui  est  vrai ,  sans  flatterie  comme 
sans  dénigrement.  Les  objets  enseignés  sont, 
comme  autrefois,  les  langues  latine  et  grec- 
que ,  et  les  mathématiques  :  on  commence 
plus  tôt  et  l'on  suit  avec  plus  d'application 
l'étude  des  mathématiques,  parce  qu'il  falloit 
à  Buonaparle  des  ingénieurs  et  des  officiers 
d'artillerie  en  grand  nombre.  Cette  partie 
de  l'enseignement  a  été  perfectionnée,  je  le 
crois,  mais  aux  dépens  des  autres  parties  plus 
essentielles.  Le  goùl  de  la  géométrie  est  gé- 
néralement incompatible  avec  le  goût  des 
lettres.  C'est  une  vérité  d'expérience,  dont 
il  seroit  aisé  de  trouver  la  raison  dans  la 
nature.  Occuper  simultanément  l'enfance  de 
ces  deux  genres  d'étude,  c'est  donc  l'ai  tirer 
à  la  lois  vers  deux  points  opposés,  c'est  l'ohli- 
ger  de  faire  un  choix,  ou  lempè<  lier  d'avan- 
cer dans  aucune  des» Tontes  qifon  lui  ouvre. 
Si  quelques  individus  privilégiés  parviennent 


(  392  ) 

à  les  parcourir  ensemble,  on  ne  doit  pas 
juger  de  la  méthode  par  des  exceptions  fort 
rares.  Aussi  la  plupart  des  élèves  ,  déterminés 
soit  par  la  volonté  de  leurs  parens,  soit  par 
les  penchans  qu'on  leur  inspiroit,  soit  par  les 
avantages  qu'offroit  la  carrière  militaire,  re- 
gardoient  comme  un  temps  perdu  celui  qu'on 
les  forçoit  de  consacrer  aux  humanités,  et 
n'y  faisoient  communément  que  de  médiocres 
progrès. 

De  plus,  et  ceci  est  un  inconvénient  au- 
quel on  ne  remédiera  jamais  dans  le  système 
actuel  d'éducation,  des  maîtres  salariés,  dont 
l'argent  est  l'unique  mobile,  ne  sauroient 
porter  dans  l'exercice  de  leurs  fonctions  cette 
constance  de  soins,  cette  opiniâtreté  de  zèle 
qui  seule  triomphe  de  l'indolence  et  de  la 
légèreté  des  enfans  :  il  n'y  a  que  la  religion  , 
que  la  conscience,  qui  puissent  obtenir  de 
l'homme  ce  dévouement  absolu  à  des  devoirs 
bien  plus  pénibles  qu'on  ne  le  pense.  La  loi 
aura  beau  commander  un  célibat  provisoire  , 
elle  n'apprendra  pas  à  le  garder;  elle  n'ôtera 
ni  le  désir  ni  la  volonté  d'avoir  un  jour  une 
famille,  ni  par  conséquent  l'esprit  d'intérêt 
qui  étouffe  tout  autre  esprit;  et  son  unique 
effet  sera  de  provoquer  des  désordres  secrets, 
qu'il  n'est  pas  en  son  pouvoir  de  réprimer. 
Elle  n'empêchera  pas  qu'un  professeur  gagé  > 


(  393  ) 

fa  ligué  d'avance  d'un  travail  fastidieux  ,  ne 
fasse  sa  classe  comme  on  paye  une  dette  dont 
on  aspire  à  être  délivré.  Indifférent  aux  pro- 
grès des  élèves,  il  viendra  débiter  dédaigneu- 
sement ses  leçons  du  haut  de  sa  chaire  ma- 
gistrale, véritable  siège  d'ennui,  calculant 
avec  impatience,  la  montre  à  la  main,  L'in- 
stant où  il  en  pourra  descendre.  Certes  ce 
n'est  pas  ainsi  qu'on  parvient  à  remplir  la 
juste  attente  des  païens,  et  qu'on  forme  pour 
l'Etat  des  sujets  capables  de  le  servir. 

Mais  ce  qui  tue  les  études  dans  L'Univer- 
sité, c'est  surtout  l'indiscipline  ,  fruit  de  l'ir- 
réligion et  de  l'immoralité.  Comment  main- 
tenir l'ordre  parmi  des  jeunes  gens  volages, 
ardens,  emportés,  lorsqu'on  a  brisé  le  seul 
frein  qui  pouvoit  les  contenir?  Comment 
obtenir  deux  ,  contre  tous  leurs  goûts,  une 
application  laborieuse  ,  patiente  ,  persévé- 
rante ,  lorsqu'on  a  commencé  par  mettre 
leurs  passions  à  L'aise,  el  que,  renonçant  au 
doux  empire  de  la  persuasion,  on  ne  s'est 
réservé  que  celui  de  la  force,  qui  irrite  les 
caractères  violens  et  alfoiblil  Les  âmes  foi- 
Ides  :'  Comment  enfin  parler  de  devoirs  à  celte 
jeunesse  turbulente,  après  lavoir  instruite 
à  se  lire  des  devoirs  les  plus  sacrés:'  L'Cni- 
\ei  site,  avec  ses  punitions  militaires,  avec 
ges  prisons  et  ses  cachots,  en  est  encore  à 


(  3|)4  ) 

chercher  les  moyens  de  réprimer  l'insubor- 
dination toujours  croissante,  et  l'autorité  de 
ce  corps  si  puissant  a  souvent  échoué  contre 
l'obstination  de  quelques  enfans  mutins.  L'his- 
toire des  insurrections  des  Lycées  seroit  tout 
à  la  fois  effrayante  et  risible.  On  a  vu  les 
futurs  soldats  qu'on  y  formoit,  saisis  soudain 
«le  cet  esprit  qui  fait  les  révolutions,  s'armer 
contre  leurs  chefs  ,  les  outrager,  les  chasser, 
el  avec  une  atroce  dérision  leur  infliger  ce  châ- 
timent flétrissant  qu'aujourd'hui  on  épargne 
à  l'enfance  même. 

Une  école  militaire  offrit  un  spectacle  en- 
core plus  affreux.  La  fureur  des  duels  y  ayant 
pénétré,  c'étoit  chaque  jour  des  scènes  san- 
glantes. On  ôte  aux  élèves  leurs  sabres,  ils 
s'égorgent  avec  des  baïonnettes  :  on  leur  en- 
lève leurs  baïonnettes,  ils  se  percent  avec 
des  compas  et  se  déchirent  avec  des  canifs. 
Telle  é toit  la  génération  qu'on  préparoit  pour 
la  société. 

il  n'est  personne  qui  ne  citât  plusieurs  faits 
semblables.  Une  révolte  éclate  dans  un  Lycée 
du  midi  de  la  France  :  professeurs  ,  censeur, 
proviseur,  tous  les  chefs  réunis  ne  peuvent 
parvenir  à  l'apaiser  :  on  espère  que  le  préfet 
aura  plus  d'empire  sur  cette  jeunesse  fu- 
rieuse ;  il  accourt  et  s'efforce  de  la  calmer, 
mais  en  vain  ;  elle  ne  s'étoit  pas  soustraite  à 


(  %r>  ) 

une  autorité  pour  se  soumet  Ire  à  mie  autre. 
Ailleurs,  dans  une  pareille  circonstance,  les 
élèves  s'emparent  des  greniers  de  la  maison, 
s'y  barricadent,  y  soutiennent  pendant  plu- 
sieurs jours  un  siège  en  règle,  percent  les 
planchers,  descendent  une  corde,  et  reçoi- 
vent des  vivres  par  la  brèche,  et  nprès  une 
défense  courageuse  obtiennent  enfin  une  ca- 
pitulation honorable. 

Non  ,  ces  énormes  excès  ne  doivent  pas 
demeurer  inconnus.  Il  faut  qu'on  les  sache  , 
pour  qu'on  y  mette  un  terme;  il  faut  qu'on 
soit  instruit  de  la  grandeur  du  mal,  pour 
que  la  main  paternelle  du  gouvernement  y 
apporte  le  remède  convenable.  Ce  ne  sont 
pas  seulement  des  abus  partiels  que  nous 
signalons,  c'est  un  désordre  universel,  un 
vice  radical ,  une  plaie  horrible  ,  dégoûtante  , 
qui  couvre  et  dévore  le  corps  entier  de  l'I  ni- 
veisité.  Elle-même  elle  appelle  une  réforme; 
mais  une  réforme  est-elle  possible?  C'est  ce 
qui  nous  reste  à  examiner. 

Premièrement ,  il  est  manifeste  que  l'I  di- 
versité ne  sauroil  subsister,  si  elle  ne  conserve 
ses  revenus,  c'est-à-dire,  si  on  ne  maintient 
le  plus  inique  et  le  plus  vexatoire  des  impôts, 
et  si  l'on  n'attente  à  tous  les  droits  des  ci- 
toyens, au  droit  naturel  même  ,  en  garantis- 
sant à  un  corps   privilégié   le  monopole  de 


(-  396  ) 

1  enseignement.  Qu'on  réduise  le  nombre  des 
employés,  qu'on  diminue  leur  salaire,  on  di- 
minuera proportionnellement  les  vexations  ; 
mais  pourquoi  se  borner  à  diminuer  ce  qu'on 
peut ,  ce  qu'on  doit  détruire  ?  Donc,  par  cela 
seul  qu'elle  est  oppressive  pour  les  familles  , 
et  pour  les  peuples  une  charge  inutile,  l'arrêt 
de  l'Université,  sous  un  roi  bon,  sous  un  roi 
juste,  est  prononcé. 

De  toutes  partsl' opinion  publique  repousse 
cette  institution  condamnée  par  l'expérience, 
et  condamnée  encore  plus  fortement  par  la 
raison,  puisque  la  raison  voit  clairement  l'im- 
possibilité qu'elle  s'améliore  jamais  au  point 
de  devenir  lolérable.  En  effet,  l'Université 
gardera- t-elle  tous  les  professeurs  actuels  , 
malgré  le  danger  reconnu ,  ou  renverra-t-elle 
ceux  qui  inspirent  une  défiance  fondée  ?  Dans 
le  premier  cas,  elle  se  décide  à  perpétuer  le 
désordre ,  et  dans  le  second  ,  il  faudra  donc 
qu'elle  ferme  la  plupart  de  ses  écoles;  car, 
qui  remplacera  les  maîtres  expulsés?  ce  ne 
seront  point  des  ecclésiastiques,  qui  déjà  man- 
quent pour  les  fonctions  propres  du  minis- 
tère ,  et  qui  répugnent  d'ailleurs  presque  tous 
à  s'agréger  à  un  corps ,  dont  la  constitution 
comme  l'organisation  leur  semble  essentiel- 
lement vicieuse.  Qui  sera-ce  donc?  Des 
hommes  nouveaux  qui  n'ont  point  encore  été 


(  397  ) 

éprouvés,'  des  hommes  dont  on  ne  connoîtra 
certainement  ni  les  mœurs  ni  les  principes  , 
des  hommes  qui  n'offriront  aucune  garantie  , 
et  qu'on  essayera  aux  de'pens  de  l'enfance  , 
comme  il  y  a  vingt  ans  on  essayoit  des  légis- 
lateurs aux  dépens  de  l'Etat.  Nous  avons , 
dira-ton,  l'Ecole  normale,  spécialement  des- 
tinée à  remplir  les  vides  qui  vous  embarras- 
sent. Eh!  c'est  cela  même  qui  m'étonne  plus 
que  tout  le  reste  !  Qu'est-ce  que  cette  Ecole 
normale  ,  au  su  de  tout  le  monde  ,  qu'une 
école  d'impiété  ,  de  libertinage  et  d'indépen- 
dance ,  un  foyer  de  corruption?  et  c'est  à 
l'aide  de  cette  corruption  qu'on  se  flatte  d'ar- 
rêter celle  des  lycées  et  des  collèges  !  Voilà 
pourtant  la  seule  ressource  de  l'Université, 
les  seules  espérances  qu'elle  puisse  offrir. 
Donc  il  lui  est  impossible  d'opérer  une  ré- 
forme salutaire  dans  son  sein  ;  donc  l'unique 
moyen  qu'elle  cesse  d'être  nuisible,  est  qu'elle 
cesse  d'être. 

Il  est  facile  ,  sans  doute,  de  changer  quel- 
ques-uns de  ses  réglemens  ;  mais  tant  qu'on 
ne  changera  point  les  hommes  qui  les  exécu- 
tent, et  la  nature  même  de  l'institution,  on 
palliera  le  mal  sans  le  guérir,  et  il  n'en  sera 
que  plus  dangereux. 

On  fait  sonner  bien  haut  le  grand  mot  d'uT 
nité  ,  car  nous  sommes  dans  le  siècle  des  mots, 


(  398  ) 

qui  ne  remportent  que  trop  souvent  sur  les 
choses.  Je  conviens  des  avantages  d'un  plan 
uniforme  d'éducation,  quoique  assurément  la 
diversité  des  méthodes ,  d'où  naît  l'émulation, 
ait  aussi  les  siens.  Mais  celte  unité  précieuse, 
où  se  trouve- 1- elle  moins  que  dans  l'Univer- 
sité, assemblage  incohérent  d'hommes  diffé- 
rons de  mœurs,  d'habitudes  et  de  principes  , 
de  chrétiens  et  de  philosophes,  de  célibataires 
et  de  pères  de  famille  ,  sans  liens   d'aucune 
espèce  ,  sans  discipline  commune ,  moins  sé- 
parés encore  par  la  distance  des  lieux  que  par 
la  contrariété  des  idées  et  des  opinions?  A 
qui  persuadera-t-  on  qu'il  suffise  d'enseigner 
les  mêmes   objets,  de  faire  voiries  mêmes 
auteurs  dans  les  mêmes  classes,  pour  qu'il  y 
ait  unité  d'enseignement?  Les  explications  du 
maître,  les  développemcns  qui  lui  appartien- 
nent, ne  forment-ils  pas  ,  pour  la  plus  grande 
partie,  le  fond  de  l'instruction  ?  et  ces  déve- 
loppcmens,  ces  explications,  qui  ne  se  ressem- 
blent pas  plus  que  les  diverses  manières  de 
penser  de  chacun,  ne  sont-ils  pas  ce  qui  a  le 
plus  d'influence  sur  les  élèves?  Y  avoil-il  unité 
d'esprit  et  de  but  entre  leprofesseur-poète(i) 

(i)  Un  autre  traduisent  ces  mots  de  Virgile  :  Auri 
sacra  faines ,  par  ceux-ci  :  La  soif  sacerdotale  de  L'or. 
TSotez  que  le  proviseur  du  Lycée  étoit  un  prêtre. 


(  399  ) 

pensionné  par  Buonaparte  ,  qui  interprétoit 
à  ses  écoliers  ,  non  pas  en  classe  ,  à  la  vérité, 
mais  dans  une  réunion  particulière  ,  l'ode  qui 
ferma  à  Piron  rentrée  de  l'Académie,  et l'au- 
mônier qui  cherchoit  à  leur  inculquer  les 
maximes  de  la  morale  chrétienne  ?  On  fera  , 
certes,  bien  des  phrases  avant  de  nous  en  con- 
vaincre. 

Il  n'y  a  donc  aucun  motif  pour  conserver 
1  Université,  et  il  y  en  a  mille  qui  exigent  im- 
périeusement sa  suppression.  Mais  que  mettre 
à  la  place?  voilà  ce  qu'on  se  demande  ,  et  ce 
à  quoi  beaucoup  de  gens  paraissent  embar- 
rassés de  répondre.  J'avoue  que  je  ne  saurais 
concevoir  leur  embarras.  Quand  on  suppose- 
rait que  toute  éducation  dût  tomber  avec 
l'Université,  il  n'y  aurait  pas  encore  à  hésiter 
un  moment;  car,  après  tout ,  l'ignorance  vaut 
mieux  que  la  corruption.  Mais  en  est-on  ré- 
duit à  cette  alternative  ?  Non  sans  doute  :  le 
temps  viendra  bientôl  ,  où,  prenant  pour 
exemple  ce  qui  existoii  à  l'époque  de  la  plus 
grande  splendeur  «le  la  France,  on  aura  réel- 
lement une  éducation  publique,  propre,  sous 
tous  les  rapports,  à  inspirer  la  confiance,  sans 
charger  l'Etat  ou  les  familles  d'une  dépense 
énorme  ;  on  aura  un  véritable  corps  ensei- 
gnai!! ,  corps  religieux  ,  parce  qu'il  n'v  a  point 
d'unité  ni  de  stabilité  sans  reJigion  ;   corps 


(4oo) 

enfui  qu'appellent ,  depuis  bien  des  années  , 
tous  les  vœux  des  hommes  impartiaux,  et  que 
ses  anciens  services ,  si  mal  récompensés,  dé- 
signent d'avance  au  choix  du  Roi. 

En  attendant,  il  n'est ,  cerne  semble,  qu'un 
seul  parti  à  prendre.  Qu'on  supprime  toute 
entrave,  qu'on  laisse  une  liberté  entière,  et 
l'on  verra  se  former  des  établissemens  nom- 
breux, dont  l'émulation  garantira  la  bonté.  Si 
l'on  ne  veut  pas  ,  comme  en  effet  il  seroit 
peut-être  imprudent ,  les  abandonner  abso- 
lument à  eux-mêmes ,  qu'on  les  place  sons  la 
surveillance  des  évêques  ,  juges  naturels  ,  non 
pas  de  la  perfection  des  études ,  qui  seront 
toujours  suffisamment  bonnes  ,  lorsque  les 
maîtres  auront  intérêt  qu'elles  le  soient,  mais 
des  mœurs  et  de  la  doctrine,  dont  leur  devoir 
est  de  conserver  la  pureté.  Quant  à  cet  égard 
il  y  aura  des  abus  graves ,  fréquens  ,  avérés  , 
s'ils  ne  peuvent  parvenir  à  les  réprimer  eux- 
mêmes  ,  ils  en  avertiront  le  Gouvernement , 
qui  apportera  au  mal  les  remèdes  convena- 
bles. De  cette  sorte ,  plus  d'exactions  ,  plus 
d'odieuse  contrainte  ,  plus  de  mesures  tyran- 
niques.  Les  parens  ,  redevenus  maîtres  de 
leurs  enfans  ,  qu'on  les  forçoit  de  sacrifier  (i) 

(i)  On  représentoit  à  un  homme  revêtu  d'une  haute 
place  clans  l'Université,  que  les  parens,  témoins  de  tous 


(4oi  ) 

au  Moloch  de  la  France ,  cesseront  d'être 
dans  la  cruelle  nécessité  de  les  abandonner  à 
l'ignorance  ou  de  consentir  à  leur  perversion. 
Ce  sont  là  des  biens  présens,  certains,  inap- 
préciables :  le  temps  fera  le  reste. 


les  désordres  des  Lycées ,  ne  se  résoudroient  jamais  à 
y  envoyer  leurs  enfans  :  Oh!  répondit -il  froidement, 
les  parens  se  lasseront.  Ce  mot,  où  respire  le  génie  de 
Buonaparte,  n'appartient  qu'à  un  individu,  qui  certes, 
en  ce  moment,  n'etoit  pas  l'organe  des  sentimens  des 
chefs  de  l'Université;  mais  il  parloit  comme  la  loi,  et  en 
dévoiloit  le  secret. 


W»VVVVVVVVVVV*VVVVVVVV\VV*iV*VVVV\**VX\VVVVVVVVVV\* 

DE  L'ÉDUCATION  DU  PEUPLE. 

(1818.) 


U  ne  des  plus  dangereuses  erreurs  de  notre 
siècle,  est  de  ne  considérer  l'homme  que  dans 
ses  rapports  avec  l'homme,  et  de  séparer  en- 
tièrement la  société  présente  de  la  société 
future ,  à  laquelle  tout  se  rapporte  dans  les 
desseins  de  Dieu,  et  dans  l'ordre  qu'il  a  établi. 
Dès  lors,  cette  société  passagère  ne  se  fonde 
sur  rien ,  ne  se  lie  à  rien ,  non  plus  que  l'homme 
même.  Obligée  de  se  créer ,  hors  de  sa  nature, 
un  nouveau  mode  d'existence,  elle  marche 
au  hasard ,  d'essais  en  essais  ,  de  révolutions 
en  révolutions  ;  et  on  la  voit  avec  effroi  tra- 
verser rapidement  des  espaces  inconnus, 
comme  si  elle  se  sentoit  poursuivie  par  un 
funeste  génie.  Sous  l'empire  exclusif  des  con- 
stitutions humaines,  point  de  pouvoir,  car 
l'homme  n'a  pas  droit  de  commander  à  l'hom- 
me ;  point  de  devoirs ,  car  pourquoi  l'homme 
devroit-il  quelque  chose  à  l'homme  ?  Donc  le 
désordre  absolu ,  donc  la  mort.  Tel  est  le 
terme  fatal  vers  lequel  s'avancent  les  nations 


(4°3  ) 

assez  insensées  pour  isoler  Dieu  de  leurs  lois 
et  de  leurs  institutions  politiques. 

Et  ne  seroit-ce  point  la  cause  secrète  des 
agitations  qui  fatiguent  l'Europe  depuis  trente 
ans?  Il  me  semble  difficile  de  ne  pas  remar- 
quer, dans  la  plupart  des  peuples,  je  ne  sais 
quelle  vague  inquiétude  qui  les  pousse  au 
changement,  un  malaise  généra!,  et  comme 
une  pénible  difficulté  d'être.  Les  sources  de 
la  vie  ont  été  fermées,  on  en  cherche  de  nou- 
velles. C'est  ce  qu'on  nomme  le  mouvement 
du  siècle,  le  progrès  des  lumières  et  de  la 
civilisation;  mots  pompeux  dont  nous  recou- 
vrons notre  irréparable  misère  :  mais  il  n'en 
faut  pas  davantage  à  notre  orgueil  dégradé  ; 
sur  un  squelette  hideux  il  jette  un  manteau  de 
pourpre,  et  le  voilà  content. 

Cependant ,  malgré  ces  lumières ,  le  peuple , 
en  beaucoup  de  lieux,  plongé  dans  une  igno- 
rance sauvage  ,  privé  de  sa  religion ,  qu'on  lui 
a  ravie,  et  qu'on  paroît  craindre  de  lui  ren- 
dre, sans  foi,  sans  frein,  ardent  de  passions 
décidées  à  s'assouvir  à  tout  prix,  désole  le 
présent  et  menace  l'avenir.  Les  journaux  ne 
nous  entretiennent  que  de  crimes  induis,  de 
forfaits  tels  que  la  loi  n'eût  jamais  osé  les 
prévoir.  La  curiosité  publique,  corrompue 
elle-même  ,  se  repaît  froidement  de  ces  récits 
épouvantables.  Tuer,  pour  elle,  ce  n'est  plus 

26. 


(  M  ) 

rien,  s'il  ne  se  mêle  au  meurtre  d'exécrables 
raffine  mens  de  barbarie.  Le  suicide,  autrefois 
si  rare ,  et  contre  lequel  la  société  se'vissoit 
avec  tant  de  rigueur  et  de  raison  ;  le  suicide, 
qui  partout  où  règne  le  christianisme  inspire 
une  consternation  profonde  ,  n'excite  pas 
même  aujourd'hui  de  surprise ,  et ,  chose  pro- 
digieuse !  est  protégé  par  l'autorité  civile 
contre  la  sainte  vindicte  de  la  religion.  Je  ne 
parlerai  point  des  nombreuses  violations  des 
propriétés,  du  mépris  du  serment ,  de  la  cu- 
pidité ,  de  l'égoïsme ,  et  de  tous  ces  vices 
qu'on  appelle  nos  mœurs  ;  on  avoue  tout,  on 
convient  de  la  dépravation  du  peuple,  et 
l'on  dit  :  «  C'est  qu'il  est  aveugle  ;  il  faut 
»  l'éclairer.  «L'éclairer!  et  comment?  Enpro- 
pageant  les  lumières  du  siècle  par  un  ensei- 
gnement rapide  des  premiers  élémens  de  nos 
connoissances.  Apparemment  on  a  observé 
que  la  vertu  se  proportionne  toujours  au  de- 
gré d'instruction.  J'oserois  en  douter  un  peu  , 
quoiqu'on  pût  citer  entre  autres  preuves  les 
lycées  de  Buonaparte. 

Depuis  qu'on  a  perdu  la  vérité,  on  veut 
que  la  science  la  supplée  ;  on  veut  qu'elle  soit 
tout  dans  la  société  ,  religion  ,  morale,  bon- 
heur; on  veut  enfin  que  les  enfans  d'Adam 
vivent  du  fruit  qui  a  tué  leur  père.  J'ai  bien 
peur  que  cet  aliment  ne  soit  pas,  à   vieillir, 


(  4o5  ) 

devenu  plus  sain  à  la  race  humaine.  Voyons 
cependant  quels  sont  les  avantages  qu'on  s'en 
promet. 

«  Plus  les  hommes  seront  instruits,  mieux 
»  ils  connoîtront  leurs  intérêts.  »  —  Tant  pis  ; 
car,  à  ne  considérer  que  ce  monde,  leur  in- 
térêt n'est  certainement  pas  d'obéir  aux  lois 
de  l'ordre ,  de  vivre  dans  l'indigence  à  côté 
du  riche ,  dans  l'abaissement  à  côté  des  grands, 
dans  le  travail  à  côté  de  ceux  qui  se  reposent. 
Si  la  religion  leur  en  fait  un  devoir ,  si  elle 
obtient  deux  ce  grand,  ce  merveilleux  sacri- 
fice,  certes  ce  n'est  pas  au  nom  de  leur  inté- 
rêt présent  ;  et  il  est  aussi  trop  absurde , 
trop  ridicule,  trop  odieux,  de  venir  dogma- 
tiquement dire  aux  trois  quarts  des  hommes  : 
«  Souffrez,  c'est  votre  intérêt.  » 

L'instruction  ,  ajoute-t-on  ,  leur  procurera 
le  moyen  de  parvenir  à  un  meilleur  sort. 
Dites  qu'elle  leur  en  donnera  un  inutile  dé- 
sir, qui  sera  leur  tourment  ;  elle  les  dégoû- 
tera de  leur  état,  et  c'est  le  seul  fruit  qu'ils 
en  retireront.  Il  y  a  eu,  il  y  aura  toujours  à 
peu  près  la  même  proportion  entre  le  nom- 
bre de  ceux  qui  possèdent  et  le  nombre  de 
ceux  qui  ne  subsistent  que  de  leur  travail.  Est-ce 
à  troubler  cette  proportion  que  vous  tendez  ? 
Alors,  en  parlant  du  bonheur  des  hommes, 
vous  rêvez  la  destruction  de  la  société. 


(  4o6  ) 

On  dit  encore  :  «  Lorsqu'ils  seront  instruits. 
»  la  crainte  les  contiendra  ;  ils  sauront  quelles 
»  peines  les  attendent,  s'ils  osent  violer  les 
»  lois.  »  Je  n'avais  pas  ouï  dire  qu'ils  l'eussent 
ignoré  jusqu'à  ce  jour.  Mais  enfin,  j'entends  : 
vous  voulez  qu'ils  aient  au  moins,  dans  leur 
misère  ,  la  douce  satisfaction  de  pouvoir  lire 
la  loi  qui  les  condamne,  s'ils  en  sortent,  à 
vieillir  dans  un  bagne  ou  à  périr  sur  un  écha- 
faud.  L'attention  est  touchante  ,  et  bien  digne 
de  la  philanthropie  de  notre  siècle.  Il  n'y  a 
point  de  luxe  assurément  ;  c'est  le  pur  néces- 
saire en  fait  de  consolation. 

Il  est  triste  d'être  réduit  à  réfuter  ces  pué- 
rils motifs ,  qu'on  ne  rougit  point  d'alléguer 
pour  défendre  un  système  anti-social  :  je  dis 
anti-social ,  et  je  le  dis  d'autant  plus  hardi- 
ment, qu'avec  l'autorité  de  l'expérience  ,  j'ai 
pour  moi  celle  d'un  homme  d'Etat,  dont  la 
profonde  sagesse  a  fait  époque  dans  nos  an- 
nales. Qu'on  écoute  Richelieu  : 

«  Comme  la  connoissance  des  lettres  est 
»  tout-à-fait  nécessaire  en  une  république  , 
»  il  est  certain  qu'elles  ne  doivent  pas  être 
»  indifféremment  enseignées  à  tout  le  monde. 
»  Ainsi  qu'un  corps  qui  auroit  des  yeux  en 
»  toutes  ses  parties  ,  seroit  monstrueux  ;  de 
»  même  un  Etat  le  seroit-il,  si  tous  ses  sujets 
»  étoient  savans;  on  y  verroit  aussi  peu  do- 


(  4o7  ) 

»  béissance,  que  l'orgueil  et  la  présomption  y 
»  seroient  ordinaires. 

»  Le  commerce  des  lettres  banniroit  ab- 
»  solument  celui  de  la  marchandise  ,  qui  com- 
»  ble  les  Etats  de  richesses  ;  il  ruineroit  l'a- 
»  griculture ,  vraie  mère  nourrice  des  peuples; 
»  et  il  déserteroit  en  peu  de  temps  la  pépi- 
»  nière  des  soldats,  qui  s'élèvent  plutôt  dans 
»  la  rudesse  de  l'ignorance,  que  dans  la  poli- 
»  tesse  des  sciences  ;  enfin ,  il  rempliroit  la 
»  France  de  chicaneurs,  plus  propres  à  rui- 
»  ner  les  familles  particulières,  et  à  troubler 
»  le  repos  public,  qu'à  procurer  aucun  bien 
»  aux  Etats.  Si  les  lettres  étoient  profanées  à 
»  toutes  sortes  d'esprits  ,  on  verroit  plus  de 
»  gens  capables  de  former  des  doutes ,  que 
»  de  les  résoudre,  et  beaucoup  seroient  plus 
»  propres  à  s'opposer  aux  vérités  qu'à  les  dé- 
»   fendre  (t).   » 

Est-ce  une  prophétie  qu'on  vient  de  lire? 
On  pourroit  presque  le  penser  ,  si  l'on  ne  sa- 
voit  que  le  bon  sens  ,  ce  maître  de  la  vie  hu- 
maine, est  lui-même  comme  une  sorte  d'in- 
spiration donnée  à  ceux  qui  gouvernent,  quand 
Dieu  veut  le  salut  des  empires. 


(i)  Testament  politique  du  cardinal  de  Richelieu 
chii|).  II,  sect.  X,  pag.  168,  169,  édit.  de  1764. 


(4°8) 

Cependant,  dira-t-on,  que  concluez-vous? 
Faut -il  laisser  le  peuple  sans  éducation  ?  — 
Qui  prétendit  jamais  rien  de  semblable?  Non, 
certes  ;  il  faut  que  le  peuple  reçoive  une  édu- 
cation; c'est  son  premier  besoin.  Mais,  qu'on 
ne  s'y  trompe  pas  ;  j'entends  une  éducation 
véritable  ,  une  éducation  qui  embrasse  tout 
Thomme  ,  et  le  forme  à  l'état  social  ;  car , 
pour  une  futile  instruction ,  qui  devient,  selon 
les  circonstances,  un  bien  ou  un  mal ,  ce  n'est 
j:>as  plus  l'éducation  qu'une  académie  n'est 
une  société. 

Définissons  les  mots,  nous  éclaircirons  les 
idées.  Education  signifie  développement.  Ainsi 
l'objet  de  l'éducation  est  de  développer  les 
facultés  de  l'homme  ,  et  par-là  même  d'en  ré- 
gler l'emploi ,  puisque  les  directions  vicieuses 
qu'il  leur  donne  ,  l'abus  qu'il  en  fait,  en  con- 
trarient, en  arrêtent  le  développement.  On 
conçoit  donc  déjà  que  de  l'éducation  dépend 
le  bonheur  des  individus  et  l'ordre  de  la  so- 
ciété. 

L'homme  naît  bien  pauvre  ;  il  n'apporte 
pas  même  avec  lui  une  première  pensée  ,  un 
premier  sentiment.  Incapable  d  agir,  car  des 
mouvemens  ne  sont  pas  des  actions,  il  mour- 
roit  sans  avoir  vécu  ,  si  ceux  qui  l'entourent 
ne  lui  rendoient  les  soins  qu'ils  reçurent  eux- 
mêmes  à  leur  entrée  dans  la  vie.  Mais  cet  être 


,    (  4og  ) 

si  indigent  et  si  foible,  cet  être  ,  qui  ne  con- 
noîtrien,  possède  une  intelligence  qui  pourra 
connoître  Dieu  même;  cet  être,  q>,i  n'aime 
rien  ,  possède  un  cœur  qui  pourra  aimer  le 
bien  infini  ;  cet  être,  qui  ne  sait  pas  user  de 
ses  organes  pour  la  conservation  du  corps  , 
pourra  leur  commander  les  plus  sublimes  ac- 
tions ,  et  ordonner,  si  la  vertu  l'exige  ,  au 
corps  même  de  mourir. 

Et  voyez  comme  les  facultés  de  l'enfant  se 
développent  toujours  dans  la  société  et  par  la 
société  :  la  parole  éveille  son  intelligence;  l'in- 
telligence à  son  tour  éveille  les  affections,  et 
la  vie  morale  commence  par  un  acte  de  foi  et 
d'amour.  L'enfant ,  ne  connoissant  rien  ,  ne 
peut  rien  juger;  son  esprit  reçoit  la  vérité, 
comme  sa  bouche  reçoit  le  lait  maternel  ;  il 
pense  parce  qu'il  croit,  il  se  conserve  parce 
qu'il  obéit. 

Plus  tard  il  en  sera  de  même  encore  ,  car 
les  voies  de  la  nature  ,  ou  plutôt  les  lois  éta- 
blies par  la  sagesse  de  Dieu  ,  sont  uniformes. 
L'enfant  croîtra  en  intelligence  ,  à  mesure 
qu'il  participera  aux  vérités  sociales,  et  ces 
vérités ,  réglant  tout  en  lui ,  jusqu'à  ses  désirs, 
perfectionneront  son  cœur,  ses  sens  mêmes, 
en  le  préservant  des  vices  qui  les  altèrent. 

Remarquez  cependant  que  les  vérités  né- 
cessaires à    l'homme,   bien   différentes   des 


(4io) 

opinions  qu'il  peut  ignorer  sans  inconvénient, 
et  qu'il  est  même  souvent  utile  qu'il  ignore  , 
ne  sont  point  soumises  par  la  société  à  son 
jugement,  non  plus  que  les  préceptes  qui  en 
dérivent.  Elle  dit  :  «  Il  est  ainsi ,  croyez.  » 
Elle  les  lui  présente  comme  la  règle  immuable 
de  ses  pensées  et  de  ses  volontés  ,  comme  les 
conditions  de  la  vie  intellectuelle  et  morale. 

Et  ceci  nous  conduit  à  une  conséquence 
importante;  c'est  que  l'éducation  sociale, 
grande  et  simple  comme  la  société  elle-même, 
consiste  à  donner  à  chacun  de  ses  membres  , 
non  pas  un  vain  superflu  de  science,  luxe  dan- 
gereux de  l'esprit,  mais  ce  qui  est  nécessaire 
à  l'homme  pour  vivre  en  qualité  d'être  intel- 
ligent ,  la  connoissance  des  lois  de  la  vérité  et 
de  l'ordre. 

Le  corps,  dans  le  premier  âge,  réclame 
presque  tous  les  soins;  il  les  usurpe  ensuite, 
lorsque  la  vérité  ne  vient  pas  développer  l'in- 
telligence ,  ou  que  des  vérités  imparfaites  ne 
la  développent  qu'imparfaitement.  Voilà 
pourquoi  les  peuples  païens ,  que  la  philoso- 
phie nous  cite  pour  modèles,  attachoient  tant 
d'importance  à  l'éducation  du  corps.  Même 
quand  elle  fut  le  plus  policée  ,  la  société,  chez 
ces  peuples  ,  étoit  encore  près  de  l'état  d'en- 
fance ou  de  l'état  sauvage;  et  lorsque  nous 
nous  sommes  naguère  rapprochés  de  cet  état. 


(4"  ) 

on  a  vu  renaître  aussi  les  soins  excessifs  pour 
l'éducation  du  corps,  les  exercices  gymnasti- 
ques,  la  danse,  la  natation.  L'intelligence 
étoit  partie,  on  cultivoit  ce  qui  restoit. 

Ce  n'est  pas  que  les  arts  de  l'esprit  et  les 
arts  d'imitation  ne  puissent  briller  d'un  grand 
éclat  dans  ces  sociétés  imparfaites ,  ceux-ci 
parce  qu'ils  relèvent  immédiatement  des  sens, 
ceux-là  parce  que  ,  nés  des  passions  ,  ils  les 
excitent  et  les  flattent.  L 'a/finement des  esprits, 
dit  Montaigne  ,  n'en  est  pas  l'assagissemctif 
Les  lettres  n'ont  pas  introduit  dans  le  monde 
une  seule  vérité  utile  ;  leur  progrès  n'annonce 
donc  pas  un  vrai  développement  de  l'intelli- 
gence ,  et  c'est  ce  qui  fait  qu'elles  peuvent 
s'allier  avec  une  profonde  corruption.  A 
Home  ,  du  temps  des  Fabius,  des  Scipion,  des 
Paul-Emile  ,  on  croyoit  à  la  divinité,  aux  de- 
voirs, aux  lois  de  la  patrie  ;  sous  Auguste,  on 
se  moquoit  de  tout  cela.  Quel  étoit  le  siècle 
des  lumières?  \  ous  hésitez  :  hé  bien,  quel 
étoit  le  siècle  de  la  vertu  ? 

Ne  conscntira-t-on  jamais  à  comprendre 
qu'être  éclairé  ,  c'est  connoître  Tordre  dans 
ses  rapports  avec  nous  ,  c'est  posséder  les  vé- 
rités nécessaires  pour  parvenir  à  notre  fin,  et 
qu'il  y  a  infiniment  plus  de  vraie  lumière  dan- 
la  raison  du  pauvre  laboureur  instruit  parla 
religion  des  lois  de  son  être  ,  de  ses  devoirs , 


(4'2    ) 

de  ses  destinées,  qu'il  n'y  en  avoit  dans  la  tête 
d'Aristole  et  de  Platon  ? 

Les  lettres  et  les  sciences,  consolation  de 
notre  ennui,  ne  sont  qu'un  amusement  un  peu 
plus  noble  ,  si  l'on  veut,  que  la  chasse  ,  mais 
non  moins  futile.  Elles  impriment  aux  esprits 
un  mouvement  qui  n'a  point  de  direction  es- 
sentielle ;  de  sorte  que  chez  les  peuples  dont 
l'intelligence  est  obscurcie  ou  peu  dévelop- 
pée, elles  ne  sont  presque  jamais  qu'un  in- 
strument des  passions  qui  les  corrompent ,  et 
qu'elles  corrompent  à  leur  tour.  C'est  ce  que 
Rousseau  a  fort  bien  vu  ;  mais  il  s'est  trompé 
en  croyant  que  les  lettres  dépravent  les  na- 
tions par  leur  effet  propre.  Le  siècle  de 
Louis  XiV  ,  où  elles  reçurent  des  doctrines 
régnantes  une  si  belle  et  si  haute  direction  , 
auroit  dû  le  désabuser  de  cette  erreur.  La 
gloire ,  dans  ce  siècle  immortel ,  sembloil 
n'être  que  le  rayonnement  de  la  vertu. 

11  est  très-remarquable  qu'avant  le  Chris- 
tianisme on  ne  songea  point  à  s'occuper  de 
l'éducation  du  peuple.  Quelle  instruction,  en 
effet ,  l'Etat  auroit-il  pu  lui  donner  ?  La  science 
des  devoirs  ne  se  conservoit  que  par  une  tra- 
dition domestique;  et,  certes,  les  anciens 
n'étoient  pas  assez  fous  pour  essayer  de  faire 
un  peuple  de  lettrés  et  de  savans. 

11  y  avoit  des  écoles  ouvertes  aux  oisifs,  où 


(4.3) 

les  grands  ,  les  riches  ,  venoient  acheter  , 
tantôt  des  pre'ceptes  de  rhe'torique ,  tantôt  des 
principes  d'impiété  et  des  leçons  de  débauche. 
Mais,  grâce  à  l'avarice  des  maîtres,  le  peuple 
étoit  à  l'abri  de  leurs  enseignemens. 

Jésus-Christ  est  le  premier,  le  seul  qui  ait 
dit  :  Laissez  les  petits  venir  à  moi.  C'est  qu'il 
avoit  à  leur  apprendre  une  science  que  les 
rhéteurs  ni  les  philosophes  n'ont  point  con- 
nue ,  la  science  de  l'homme  et  de  la  société. 
Ils  sont  venus  ces  petits,  ces  pauvres,  écouter 
le  maître  qui  les  appeloit  ;  ils  l'ont  entendu  , 
ils  ont  cru  ,  et  le  monde  a  été  renouvelé. 

Sous  le  Christianisme  ,  qui  s'efforce  d'arra- 
cher l'homme  à  l'empire  des  sens  ;  qui,  en  lui 
révélant  toutes  les  vérités  réellement  utiles , 
établit  dans  son  cœur  le  règne  de  la  vertu , 
et  dans  la  société  le  règne  de  l'ordre ,  l'édu- 
cation se  spiritualisa  ,  et  tous  les  hommes  , 
sans  exception  ,  purent  participer  à  ses  bien- 
faits, et  y  participer  également  ;  parce  qu'ils 
peuvent  tous  également  croire  les  vérités  né- 
cessaires, aimer  l'ordre,  et  y  obéir. 

Telle  est  l'éducation  chrétienne  :  qu'elle  est 
grande!  à  quelle  hauteur  elle  élève  l'enfant! 
Elle  dépose  dans  son  intelligence  toutes  les 
vérités  qui  fécondèrent  le  génie  de  l>ossuet , 
animèrent  l'âme  de  Fénélon ,  et  produisirent, 
qu'on  ne  l'oublie  jamais,  les  vertus  de  Vin- 


(  4*4  ) 

cent  de  Paul.  Que  dis-je?  elle  lui  commu- 
nique l'esprit ,  la  force ,  la  vie  de  la  société 
qui  forma  ces  hommes  merveilleux,  en  même 
temps  qu'elle  le  prépare  pour  une  société 
plus  parfaite  encore. 

Mais  je  m'aperçois  que  je  n'ai  point  parlé 
de  lecture,  d'écriture,  d'arithmétique  :  mon 
siècle  me  le  pardonnera-t-il?  C'est  ce  qu'il 
appelle  des  lumières  ;  à  la  bonne  heure ,  quoi- 
que en  vérité  l'on  pût  plaindre  un  peuple  qui 
ne  marcheroit  qu'à  la  lumière  de  l'alphabet. 
La  religion ,  qui  ne  méprise  rien,  qui  ne  né- 
glige rien ,  mais  qui  met  chaque  chose  à  sa 
place,  parce  qu'elle  est  la  loi  de  l'ordre,  voit 
dans  ces  connoissances,  aujourd'hui  si  vantées, 
un  instrument  utile  quand  on  en  dirige  bien 
l'usage,  dangereux  quand  on  l'abandonne  aux 
passions.  Cependant  la  fin  que  se  propose  le 
Christianisme  est  si  élevée  ,  elle  agrandit  tel- 
lement, par  son  importance,  celle  des  moyens 
dont  on  peut  s'aider  pour  y  parvenir ,  que  les 
lettres  n'eurent  jamais  de  protecteur  plus 
fidèle  et  plus  puissant  que  la  religion.  Quand 
les  arts  désolés  fuyoient  devant  les  Barbares  , 
l'Eglise  leur  ouvrit  son  sein  ;  ils  se  réfugièrent 
dans  les  cloîtres,  dans  les  demeures  des  évê- 
ques,  et  c'est  de  là  qu'ils  sont  sortis  pour  em- 
bellir de  nouveau  l'Europe. 

Imitons  nos  pères ,  n'excluons  rien  ;  tout 


(4.5) 

est  bon ,  pourvu  qu'il  soit  en  son  rang.  La 
science  a  ses  avantages  ;  qui  le  conteste  ?  mais 
la  vertu  vaut  encore  mieux.  Un  Etat  peut  se 
passer  aise'ment  d'académies  ,  d'universités  ; 
il  ne  se  passe  point  de  mœurs  ,  de  religion , 
ou  du  moins  il  ne  s'en  passe  pas  long-temps. 
La  société  ne  vit  que  de  devoirs  :  l'enseigne- 
ment des  devoirs  forme  donc  toute  l'éduca- 
tion sociale.  Or,  par  une  de  ces  belles  har- 
monies qu'à  chaque  instant  on  découvre  dans 
le  plan  du  Créateur,  il  se  trouve  que  cette 
éducation  n'estpasmoinsnécessaireà  l'homme 
qu'à  la  société  ,  qu'elle  est  la  seule  qui  déve- 
loppe et  perfectionne  toutes  ses  facultés  ;  et 
je  vois  ici  la  raison  de  cet  étonnant  précepte 
du  Christianisme  :  Soyez  parfaits  comme  votre 
Père  céleste  est  parfait.  C'est  un  devoir  pour 
l'homme  de  tendre  à  la  perfection  ,  parce  que 
la  perfection  n'est  elle-même  que  l'accomplis- 
sement de  tous  les  devoirs. 

Ainsi,  le  devoir  de  connoilre  et  de  croire 
la  vérité,  développe  et  perfectionne  l'intelli- 
gence; le  devoir  d'aimer  l'ordre  développe  et 
perfectionne  le  cœur  ou  l'amour  ;  le  devoir 
d'obéir  à  cet  ordre  immuable  ,  développe  cl 
perfectionne  les  organes  mêmes  ,  et  les  peu- 
ples qui  ont  de  bonnes  mœurs  sont  remar- 
quables par  la  force  et  la  beauté  du  corps. 
essayons  d'étendre  ces  considérations  et  de 


(4tb) 

les  appliquer  aux  deux  méthodes,  ou  plutôt 
aux  deux  systèmes  d'éducation  attaqués  au- 
jourd'hui et  défendus  avec  tant  de  chaleur. 
Peut-être  en  rejaillira-t-il  quelque  lumière 
sur  une  question  qui  se  lie  aux  plus  grands 
intérêts  de  notre  avenir. 

L'homme  appartient  à  deux  sociétés,  la  so- 
ciété religieuse  et  la  société  civile.  Le  principe 
de  celle-ci  se  trouve  dans  celle-là  ,  parce  qu  il 
faut  remonter  plus  haut  que  l'homme  pour 
découvrir  la  raison  du  pouvoir  et  des  devoirs. 
Il  faut  donc  que  l'homme  soit  formé  à  la  fois 
par  ces  deux  sociétés ,  et  pour  ces  deux  socié- 
tés; tel  est  le  but  de  l'éducation.  Et  comme  la 
vie  de  l'homme  n'est  qu'un  composé  d'habi- 
tudes, il  est  nécessaire  de  lui  donner  des  ha- 
bitudes d'esprit ,  c'est-à  dire  ,  des  croyances 
sociales  ;  des  habitudes  du  cœur ,  c'est-à-dire, 
des  sentimens  sociaux  ;  des  habitudes  d'actions 
sociales  ou  de  devoirs,  c'est-à-dire,  des  ver- 
tus. Voilà  tout  l'homme ,  parce  que  voilà  toute 
la  société. 

Toute  autre  instruction ,  fût  -  elle  la  plus 
étendue  et  la  plus  parfaite  dans  son  genre  , 
n'est  pas  une  instruction  sociale  ;  car  il  n  y  a 
de  société  qu'entre  les  êtres  intelligens ,  et 
tous  les  liens  sociaux  sont  relatifs  à  l'intelli- 
gence. Les  besoins  du  corps  rapprochent 
quelquefois,  divisent  le  plus  souvent,  mais 


(  4*7  ) 

n'unissent  jamais;  et  c'est  ce  qui  fait  qu'il  n'y 
a  point  de  vraie  société  entre  les  animaux. 
Or,  apprendre  aux  enfans  à  lire  ,  écrire,  chif- 
frer, pour  qu'ils  pourvoient  plus  aisément,  à 
l'aide  de  ces  connoissances ,  aux  besoins  du 
corps,  et  exclure  tout  autre  enseignement, 
ce  n'est  pas  donner  à  l'enfant  une  éducation 
sociale,  c'est  le  considérer  comme  un  simple 
animal  d'une  espèce  supérieure,  si  l'on  veut; 
mais  enfin,  on  a  tout  fait  pour  lui,  comme 
pour  la  brute  ,  quand  on  lui  a  donné  le  moyen 
de  satisfaire  aux  besoins  du  corps,  de  le  nour- 
rir, de  le  vêtir ,  en  un  mot ,  de  le  conserver  : 
système  contre  nature,  et  qui ,  par  cela  même 
qu'il  ne  considère  que  le  corps,  tend  à  la  des- 
truction de  la  société  ,  et  à  la  destruction  de 
l'homme  ;  car  Y  homme  ne  vit  pas  seulement  de 
pain,  dit  l'auteur  de  l'homme  et  le  suprême 
législateur  de  la  société. 

Je  viens  dépeindre  les  anciennes  et  les  nou- 
velles écoles  ,  les  écoles  chrétiennes  et  les 
écoles  d'enseignement  mutuel.  Qu'est-ce,  en 
effet,  qu'une  école  chrétienne:'  Une  petite 
société  organisée  sur  le  modèle  de  la  grande, 
une  société  de  préparation.  L'intelligence,  le 
cœur,  le  corps  même  ,  y  sont  formés  aux  ha- 
bitudes sociales,  et  à  la  première  de  toutes, 
l'obéissance  :  obéissance  à  Dieu  et  à  ses  minis- 
tres dans  l'ordre  spirituel;  obéissance  au  pou- 

27 


C  4*8  ) 

voir  de  cette  petite  société  ;  à  ses  lois ,  à  sa 
police  ,  à  cause  de  Dieu  ;  obéissance  à  la  des- 
tinée même  de  l'homme  ,  par  la  nécessité  du 
travail.  En  sortant  de  cette  école,  l'enfant  ne 
trouve  pas  dans  le  monde  d'autres  devoirs.  Sa 
vie  entière  est  déterminée  par  ses  premières 
habitudes;  et  je  m'étonne  qu'on  reproche  aux 
frères  leur  méthode  lente  et  laborieuse ,  c'est- 
à-dire  précisément  ce  qui  en  fait  l'excellence; 
car  toutes  les  habitudes,  et  sur-tout  celle  de 
l'ordre,  se  forment  lentement;  et  l'habitude 
du  travail,  qu'on  ne  peut  guère  acquérir,  ce 
me  semble ,  que  par  des  méthodes  laborieuses, 
est  un  des  plus  grands  dons  que  la  société 
puisse  faire  à  l'homme. 

L'enfant  ainsi  élevé  a  des  lumières ,  puis- 
qu'il connoît  toutes  les  vérités  nécessaires.  Il 
sait  d'où  il  vient,  où  il  doit  tendre  ,  et  com- 
ment il  y  peut  arriver  ;  ce  que  le  savant  ne 
sait  pas  toujours.  Que  lui  faut-il  de  plus?  du 
bonheur  ?  Mais  le  bonheur  n'est  que  la  con- 
stante habitude  de  l'ordre ,  et  cette  habitude  , 
on  a  pris  soin  de  la  lui  faire  contracter.  On 
n'est  pas  heureux  par  les  désirs ,  mais  par  les 
devoirs  qui  apprennent  à  en  triompher,  et  fi- 
nissent par  les  empêcher  même  de  naître. 

Dans  le  cours  de  cette  éducation,  l'enfant, 
outre  le  nécessaire ,  a  reçu  encore  l'utile  ;  il  a 
acquis  des  connoissances  élémentaires;  on  lui 


4'9) 

a  mis  entre  les  mains  un  instrument  dont  il 
usera  pour  son  bien-être  et  l'avantage  de  la 
société ,  parce  qu'on  a  d'abord  réglé  les  pas- 
sions qui  seules  en  abusent.  Et  néanmoins , 
dans  la  crainte  qu'elles  ne  se  laissent  égarer, 
une  sage  politique  conseille  de  ne  distribuer 
qu'avec  réserve  cet  instrument  dangereux, 
ces  armes  terribles  de  l'esprit,  quelquefois  si 
fatales  aux  peuples. 

A  cette  éducation  vraiment  sociale  ,  on  a 
tenté  récemment  de  substituer  une  éducation 
bien  différente  ,  et  contre  laquelle  le  bon  sens 
public  s'est  aussitôt  soulevé.  Ce  n'étoit  pas 
sans  motifs,  car  la  méthode  de  Lancaster  n'est 
qu'une  application  de  l'avilissante  définition 
de  l'homme  par  Saint-Lambert  :  L'homme 
est  une  masse  organisée,  qui  reçoit  l'esprit  de 
tout  ce  qui  iemironne  et  de  ses  besoins.  On  y 
soumet  le  corps  et  l'esprit  même  à  une  sorte 
de  mécanisme  uniforme,  dont  quclqucsbonnes 
gens  sont  émerveillées,  parce  qu'enfin  cela  se 
voit,  et  qu'il  ne  faut  pour  cela  que  des  yeux. 
11  en  résulte  peut-être  une  circulation  plus 
rapide  des  signes  ,  mais  nul  exercice  de  la 
pensée.  Même  sous  ce  rapport  très-secon- 
daire,  l'enseignement  mutuel  n'offre  donc 
aucun  avantage  réel.  11  n'est  qu'une  consé- 
quence d'instinct  du  matérialisme  qui  se  re- 
marque  aujourd'hui  partout,   dans  l'éduca- 

27- 


C    4^0    ) 

tion  comme  dans  la  philosophie ,  dans  les  lois 
comme  dans  les  mœurs.  On  se  hâte ,  parce 
que  tout  va  finir.  L'homme  s'arrange  pour 
un  provisoire  de  quelques  années,  la  société 
pour  un  provisoire  quelquefois  plus  court 
encore. 

Un  des  principes  du  système  nouveau  est 
de  ne  prescrire  à  l'enfant  aucune  croyance. 
Par  respect  pour  sa  raison ,  on  s'abstient  de 
s'occuper  d'elle  :  on  lui  abandonne  le  soin 
de  se  former  elle-même ,  à  l'aide  des  instru- 
mens  qu'on  fournit  à  l'enfant.  Au  lieu  de 
déposer  la  vérité  dans  son  intelligence,  de 
lui  donner  l'habitude  de  croire,  on  lui  pro- 
cure les  moyens  de  chercher,  où?  dans  les 
livres.  Mais  qui  déterminera  le  choix  qu'il  en 
doit  faire  ?  souvent  le  hasard ,  plus  souvent 
encore  les  passions.  On  se  figure  aisément 
ce  qui  peut  résulter  de  là  ,  dans  un  temps  sur- 
tout où  les  livres  séditieux,  impies,  obscènes, 
colportés  à  dessein  jusque  dans  les  chau- 
mières, y  sont  donnés  plutôt  que  vendus.  Et 
qu'est-ce  d'ailleurs  que  lire  un  livre?  c'est, 
ou  obéir  à  la  raison  de  celui  qui  l'a  écrit,  ou 
combattre  contre  elle.  Or,  dans  ce  combat, 
qui  sera  vainqueur  ordinairement?  C'est  ainsi 
que  les  peuples  perdent  leur  liberté,  et  même5 
leur  existence,  en  se  laissant  asservir  par  la 
raisonde  quelqueshommes  égarés  ou  pervertis. 


(  «ai  ) 

Obéir  au  pouvoir  légitime  ,  voilà  tout  Tor- 
dre religieux,  social,  domestique.  Prend-on, 
dans  les  nouvelles  écoles,  l'habitude  de  cette 
obéissance  ?  Loin  de  là ,  on  y  dénature  com- 
plètement la  notion  même  du  pouvoir,  en 
remettant  à  l'enfance  le  commandement,  et 
en  rendant  l'autorité  aussi  mobile  que  les 
vanités  de  trois  cents  marmots,  qui,  du  ré- 
gime auquel  on  les  soumet ,  doivent  conclure 
que  le  pouvoir  n'est  qu'une  supériorité  d'es- 
prit,  et  qu'il  appartient  de  droit  au  plus 
habile. 

On  veut  les  élever  pour  la  société,  on  le 
dit  du  moins,  et  on  prétend  qu'il  faut  faire 
de  Téducation  un  amusement.  Quelle  pitié  ! 
Je  voudrois  bien  qu'on  m'apprît  ce  qu'il  y  a 
de  si  amusant  dans  la  vie  humaine,  toute 
composée  de  devoirs  pénibles  auxquels  on 
doit  se  plier  malgré  les  passions:  et  ce  qu'il 
y  a  de  si  sage  à  accoutumer  l'enfance  à  sa 
muser,  on  plutôt  à  se  jouer  de  tout,  de  l'au- 
torité comme  de  l'obéissance ,  et  de  l'étude 
comme  des  devoirs. 

Mais  comme  on  n'a  pu  ou  osé  faire  de  la 
religion  "un  amusement,  on  fa  bannie  île 
cette  éducation   (i):  d'ailleurs  comment  la 


(>)   Ou  iicl'iniiiir  pas  encore  h  Milvnienl  en  Fronce, 
mais  en  Angleterre  on  e#i  plus  franc.  Voici  les  propre» 


(    422) 

conserver  sans  détruire  le  principe ,  que  la 
raison  doit  être  libre  ? 

Et  cependant  on  nous  parle  de  morale , 
d'une  morale  indépendante  de  la  foi  !  Qui 
s'attendoit  à  voir  renouveler  cette  niaise  ab- 
surdité? On  aura  de  la  morale,  parce  qu'on 
saura  lire,  écrire  et  chiffrer!  On  aura  de  la 
morale ,  parce  qu'on  aura  tracé  sur  le  sable 


paroles  du  rapport  fait  en  1817,  à  ta  société  établie  à 
Londres  pour  la  propagation  des  écoles  d'enseignement 
mutuel.  «  Les  nations  étrangères  préfèrent  notre  mé- 
«thode,  non-seulement  parce  qu'elle  est  plus  efficace 
«et  plus  économique  qu'aucune  autre,  mais  encore 
»  parce  qu'en  inculquant  les  principes  de  la  plus  pure 
«morale,  tirés  de  la  source  sacrée  des  Écritures,  on  ne 
«prescrit  aucune  croyance,  on  ne  tente  de  faire  aucun 
«prosélyte,  et  on  laisse  les  consciences  libres  de  toutes 
«chaînes.  —  Foreign  nations  prefer  your  plan,  not 
•D  onfy  beectuse  it  is  more  efficient  and  ceconomical  than 
v>any  other ,  but  because,  while  it  inculcates  the  purest 
»rnorality,Jrom  the  sacred  source  of  the  Scrip titres,  it 
yyprescribes  no  creed,  it  makes  no  altempt  to  prosélyte , 
yi  it  leaves  the  consciences  of  ail  unshackled.  »  Report 
of  ihe  Bristish  and  Foreign  school  socieiy  lo  the  gênerai 
meeling  ,  may  1817,  with  an  appendix,  p.  19.  Lon- 
don,  1817.  —  L'auteur  d'un  rapport  semblable,  inséré 
dans  le  Moniteur,  déclare  qu'une  des  maximes  adoptées 
pour  les  nouvelles  écoles,  est  que  les  en  fans  n'y  soient 
élevés  dans  aucune  religion  particulière.  C'est  dire  bien 
nettement  qu'on  les  élève  dans  l'oubli  de  toute  religion, 
et  dans  une  indifférence  pire  encore. 


(4^3) 

avec  le  doigt  quelques  sentences  des  livres 
saints!  Qu'on  n'en  doute  pas,  les  passions 
passeront  bientôt  leur  rouleau  sur  ce  sable , 
moins  mobile  que  les  sentimens  de  notre 
cœur,  quand  il  est  destitué  de  la  règle  à  la- 
quelle la  religion  seule  le  soumet. 

Le  lecteur  maintenant  peut  prononcer 
entre  l'institution  de  l'abbé  de  la  Salle  et  celle 
de  Lancaster.  La  question  est  bien  simple  ;  il 
s'agit  de  choisir  entre  la  société  et  l'anarchie. 


»vvv\vv\\wviA\v\v\\\\vvv\\\\vv\Yv\*.ivvvv\\v\\vvvvvvvvvvvv\^ivvv\fW/\^/vvvvvv\*wvv 

SUR    LES    ATTAQUES    DIRIGEES    CONTRE    LES 
FRÈRES    DES    ÉCOLES    CHRETIENNES. 


(    1818.    ) 


Jl/N  France,  aujourd'hui ,  les  lois  tendent  à  la 
démocratie,  et  l'administration  tend  au  despo- 
tisme. On  ne  parle  que  de  liberté  ,  et  Ton  ne 
vous  laisse  pas  même  celle  d'enseigner  gra- 
tuitement à  lire  aux  enfans  du  pauvre.  Voulez 
vous  ouvrir  une  école  ?  prenez  un  diplôme. 
Ce  diplôme  obtenu  ,  au  moins  pourrez-vous 
choisir  la  méthode  d'enseignement  que  vous 
jugerez  préférable?  nullement.  L'Université 
choisira  pour  vous.  S'il  vous  plaît  de  faire  tra- 
cer à  vos  élèves  des  lettres  sur  le  papier,  le 
ministère  interviendra  pour  réprimer  cet 
énorme  abus  ;  les  procureurs  du  Roi  recevront 
l'ordre  de  venger  de  votre  dédain  l'ardoise 
lancastrienne  (1)  ,  et  le  Code  criminel  se  gros- 


(1)  Les  personnes  qui,  par  le  zèle  le  plus  pur,  se 
sont  montrées  favorables  aux  nouvelles  écoles,  ver- 
roient  avec  beaucoup  de  peine  qu'elles  servissent  de 
prétexte  à  des  persécutions  contre  les  Frères. 


(  4=3  ) 

sira  d'un  nouveau  genre  de  délits  contre  le 
progrès  des  lumières. 

Cette  oppression  ne  seroit  que  ridicule,  si, 
en  s'appesantissant  avec  complaisance  sur  les 
Frères  des  Ecoles  chrétiennes,  elle  n'annon- 
çoit  pas  un  dessein  formé  de  priver  le  peuple 
de  toute  éducation  religieuse.  Sous  ce  rap- 
port ,  elle  doit  exciter  les  plus  justes  alarmes  ; 
et  c'est  ce  qui  nous  engage  à  discuter  les  pré- 
textes dont  on  s'autorise  pour  tourmenter 
une  congrégation  plus  que  jamais  nécessaire, 
si  Ion  attache  quelque  importance  à  la  réfor- 
mation des  mœurs  dans  les  hasses  classes  de 
la  société.  Exposons  d'abord  les  faits. 

Jïuonaparte  ayant  rétabli  les  Frères  de 
Saint-Yon ,  ordonna,  par  un  décret  du  \J 
mars  1808,  qu'ils  seroient  brevetés  et  encou- 
ragés f>ar  le  grand-mai/re  ,  lequel  viserait  leurs 
slutuls inférieurs ,  et f croit  stineillcr  leurs  écoles. 

Conformément  a  ce  décret,  M.  de  Fontanes 
délivra  ,  le  4  août  1810  ,  au  supérieur  général 
des  Frères,  un  diplôme  en  vertu  duquel  les 
Frères  ont  rempli  paisiblement  leurs  utiles 
fonctions  pendant  six  années. 

Aujourdhuil'l  niversilé  veut  les  contrain- 
dre à  recevoir  individuellement  <\cs  brevel>. 
après  avoir  subi  un  examen  préalable.  Les 
Frères  s'y  refusent ,  et,  pour  les  forcer  d'o- 
béir, on  menace  d'employer  tous  les  moyens 


(  **6  ) 

de  rigueur  qui  sont  à  la  disposition  de  l'au- 
torité. 

Ici  se  présentent  deux  questions  :  Les  Frères 
peuvent-ils ,  doivent-ils  se  soumettre  à  ce  que 
l'Université  exige  d'eux  ?  L'Université  a-t-elle 
le  droit  de  les  y  obliger  ? 

La  première  question  a  été  résolue  négati- 
vement par  le  supérieur  des  Frères.  On  de- 
voit  s'y  attendre,  et  peut-être  en  effet  s'y 
attendoit-on  ;  car  il  est  évident  que  le  Frère 
général,  dans  la  position  où  on  le  mettoit , 
n'avoit  à  délibérer  que  sur  un  seul  point , 
sur  l'existence  de  l'institut ,  et  apparemment 
on  ne  se  flattoit  pas  qu'il  consentiroit  à  sa 
destruction. 

Et  comment  subsisteroit-il ,  si  ses  membres 
cessoient  de  dépendre  uniquement  de  leur 
supérieur,  eux  qui,  d'après  leurs  statuts,  doi- 
vent tout  quitter  à  son  premier  signe ,  n  entrer 
dans  aucune  place ,  et  n  en  pas  sortir  sans 
permission ,    et    ne  faire    également   aucune 
chose  sans  permission,  quelque  petite  et  de 
quelque  peu  de  conséquence  qu  elle  paroisse  ? 
On  annonce  l'intention  de  les  contraindre  à 
changer  leur  méthode  d'enseignement  :  or, 
leur  règle  les  oblige  rigoureusement  de  s'y 
conformer  :  et  dès  lors ,  par  cela  seul  qu'ils 
seroient  fidèles  à  leurs  vœux,  ils  pourroient 
tous  ,  au  même  moment,  être  privés  de  bre- 


(  4*7  ) 

vêts,  et  l'institut  seroit  ane'anti.  Cela  n'arri- 
vera pas,  dira-t-on  :  qui  le  sait  ?  Et  qu'a-t-on 
besoin  de  ce  pouvoir,  si  Ton  est  résolu  à  n'en 
point  user  ? 

Au  fond,  l'Université  ne  demande  qu'une 
chose  aux  Frères,  c'est  de  dissoudre  leur  con- 
grégation, pour  devenir  de  simplesinstituteui  s 
primaires  dont  elle  disposera  souveraine- 
ment. Examinons  sur  quoi  se  fonde  cette 
modeste  prétention. 

On  s'est  d'abord  appuyé  du  décret  du  17 
mars.  Mais  ce  décret  ne  dit  nulle  part  que  les 
Frères  seront  brevetés  individuellement;  mais 
le  grand-maître,  chargé  de  son  exécution,  n'a 
exigé  d'eux  rien  de  semblable.  En  autorisant 
la  congrégation  par  un  diplôme  général,  il  a 
fixé  le  sens  de  l'article  10g;  loi  en  donner 
un  autre,  ce  n'est  pas  expliquer  le  décret, 
c'est  le  changer,  c'est  en  faire  un  nouveau. 
Apparemment  on  avouera  que  Buonaparte 
savoit  ce  qu'il  vouloit.  Or,  les  Frères  ont 
subsisté  six  ans  sous  Buonaparte  sans  qu'il 
leur  ait  imposé  l'obligation  à  laquelle  on 
prétend  les  astreindre  aujourd'hui.  Quelqu'un 
est-ii  descendu  dans  le  coeur  du  tyran,  et  y 
a-t-il  découvert  une  arrière-pensée ,  une  vo- 
lonté secrète  ,  qui  dût  faire  loi  en  France,  en 
18 18  ,  sous  le  IVoi  très  chrétien  ? 

M«r  le  cardinal  de  la  Luzerne  a  développé 


C  4^8  ) 

ces  raisons  décisives  dans  un  e'crit  plein  de 
logique;  personne,  que  je  sache  ,  n'a  encore 
juge'  à  propos  de  les  réfuter  :  je  me  trompe. 
On  a  dit  que  l'Université  répondrait  mal  à  la 
confiance  du  Roi,  si  elle  n'exécutoit  pas  à  la 
rigueur  les  décrets  de  Buonaparte,  c'est-à- 
dire  ,  si  elle  ne  les  interprètent  pas  dans  un  sens 
nouveau,  absurde,  odieux,  pour  les  tourner 
contre  les  Frères,  et  s'accommoder  ainsi  au 
goût  (Y  un  siècle  plus  avide  d  instruction  que  de 
morale ,  et  de  parais  qui  préfèrent  moins  de 
mœurs  et  plus  de  savoir.  Je  n'invente  rien,  je 
cite.  Mais,  s'il  est  vrai  que  le  journal  d'où  ces 
paroles  sont  extraites ,  soit  sous  l'influence  des 
Ministres,  comment  souffrent -ils  qu'on  y 
compromette  à  ce  point  le  nom  sacré  du  lloi  ? 

On  en  abuse  d'une  autre  manière ,  en  s'ef- 
forçant  de  faire  se  rvirses  propres  ordonnances 
à  la  destruction  des  Frères  de  Saint- Yon.  Dans 
un  second  écrit ,  remarquable  par  la  solidité 
du  raisonnement,  Msr  de  la  Luzerne  a  réfuté 
ce  dernier  prétexte ,  qu'avec  le  plus  léger  sen- 
timent de  décence  on  ne  se  seroit  jamais  per- 
mis d'alléguer. 

N'ayant  rien  à  répondre,  l'Université  agit  ; 
elle  met  en  mouvement  les  préfets,  les  pro- 
cureurs royaux  ;  elle  cherche  à  diviser  les 
Frères ,  à  les  effrayer.  Une  loi  les  exempte 
de  la  conscription;  n'importe, ils  marcheront, 


(  4*9  ) 

s'ils  ne  consentent  à  recevoir  des  diplômes 
individuels.  On  va  même  plus  loin ,  s'il  est 
vrai ,  comme  on  l'assure  ,  qu'on  ait  fermé  le 
noviciat  établi  à  Fontainebleau. 

Ainsi  nous  sommes  menacés  de  voir  dispa- 
roître  de  notre  France  une  des  plus  belles 
institutions  que  nous  ait  léguées  le  grand  siècle, 
une  institution  dont  Buonaparte  avoit  reconnu 
la  nécessité,  qu'il  protégea  constamment,  et 
à  l'époque  même  où,  déjà  saisi  d'un  esprit  de 
vertige,  il  brisoit  autour  de  lui  tout  ce  qui 
portoit  l'empreinte  de  la  religion.  Bientôt  le 
peuple  cherchera  vainement  au  milieu  de  nous 
ces  hommes,  objet  de  son  respect  par  l'austère 
gravité  de  leurs  mœurs,  et  de  son  amour  par 
leur  bonté,  par  leur  humble  dévouement  à 
l'une  des  œuvres  les  plus  touchantes  de  mi- 
séricorde. L'influence  de  leurs  leçons  et  de 
leurs  exemples  cessera  de  se  faire  sentir  dans 
les  familles.  Les  enfans  n'y  rapporteront  plus 
des  habitudes  d'obéissance,  de  modestie  ,  de 
travail.  Pauvres  enfans,  vous  aurez  d'autres 
maîtres,  vous  écouterez  d'autres  enseignemens, 
et,  grâce  aux  lumières  d'un  siècle  plus  avide 
d'ins Iru d 'ion  que  de  morale ,  l'Université  s'oc- 
cupera de  vous  fournir  de  savoir,  et  les  tri- 
bunaux s'occuperont  de  vos  mœurs. 

Rassurons- nous  cependant  :  il  reste  encore 
des  ressources.  Une  destruction  si  funeste  ne 


(43o) 

se  consommera  pas  sous  le  règne  d'un  descen- 
dant de  saint  Louis  ;  et  ce  ne  sera  pas  en  vain 
que  les  Frères  auront  entendu  cette  parole 
royale  :  Soyez  assures  de  ma  protection. 

Au  fond  ,  qui  les  attaque  ?  quel  ennemi  du 
honneur  et  du  repos  public  s'oppose  à  ce  qu'ils 
continuent  de  répandre  sur  les  enfans  du 
peuple  le  bienfait  d'une  éducation  éminem- 
ment sociale,  parce  qu'elle  est  éminemment 
chrétienne?  Qui  prétend  imposer  à  une  con- 
grégation autorisée  depuis  dix  ans  ,  des  lois 
incompatibles  avec  son  existence  ?  L'Univer- 
sité. Et  de  quel  droit  ?  qui  lui  a  permis  d'é- 
tendre sa  main  sur  des  écoles,  qui ,  certes,  ne 
sont  pas  les  siennes ,  car  la  religion  et  les 
mœurs  y  fleurissent?  Est-elle  le  législateur, 
est-elle  l'Etat  même ,  pour  restreindre  arbi- 
trairement la  liberté  légale  des  citoyens?  Puis- 
qu'elle nous  y  force  ,  discutons  ses  titres ,  il 
en  est  temps. 

La  loi  du  10  mai  1806  porte  ,  art.  1",  qu'*7 
sera  crée  un  corps  enseignant ,  sous  le  nom 
d'Université  impériale  ;  Y article  3  ajoute,  que 
l'organisation  du  corps  enseignant  sera  pré- 
sentée en/orme  de  loi  au  corps  législatif,  à  la 
session  de  18 10. 

Ainsi  Buonaparte  avoit  reconnu  qu'une  loi 
seule  pouvoit  créer  les  privilèges  dont  il  se 
proposoit    d'investir   le   corps    enseignant. 


(43i  ) 

Qu'on  nous  montre  cette  loi  :  elle  n'existe 
pas.  L'Université  fut  organisée,  elle  reçut  sa 
forme  ,  ses  prérogatives  ,  par  un  simple  dé- 
cret du  17  mars  1808.  Donc,  sous  Buona- 
parte  même,  l'Université  n'avoit  aucun  droit 
légal  de  s'emparer  exclusivement  de  l'éduca- 
tion ,  de  soumettre  à  ses  réglemens  les  autres 
écoles,  de  s'ingérer  dans  leur  régime  inté- 
rieur, et  bien  moins  encore  de  les  supprimer. 
Elle  régnoit ,  comme  son  fondateur,  unique- 
ment parla  force. 

Au  retour  du  Roi ,  on  parut  vouloir  réfor- 
mer le  système  d'éducation  que  la  France  en- 
tière réprouvoit,  et  soustraire  les  familles  à 
l'oppression  du  corps  enseignant.  On  pro- 
clama de  nouveau  l'indispensable  nécessité 
d'une  loi  pour  déterminer  et  légitimer  les  pri- 
vilèges qu'on  jugeroit  devoir  lui  accorder. 
«  Nous  avons  reconnu  ,  est-il  dit  dans  l'or- 
»  donnance  du  17  février  i8i5,  que  l'Uni- 
»  versité  reposoit  sur  des  institutions  desti- 
»  nées  à  servir  les  vues  du  gouvernement 
»  dont  elles  furent  l'ouvrage  ,  plutôt  qu'à  ré- 
»  pandre  sur  nos  sujets  les  bienfaits  d'une 

»  éducation  morale \oulant  nous  mettre 

»  en  état  de  proposer  le  plus  tôt  possible  aux 
»  deux,  chambres  les  lois  qui  doive  ni  fonder 
»  le  système  de  l'instruction  publique,  etc.  » 

Donc,  à  cette  époque,  l'Université  n'avoit 


(  4&  ) 

pas,  de  l'aveu  même  du  Gouvernement,  de 
fondement  légal.  Elle  n'en  a  pas  davantage  au- 
jourd'hui. L'ordonnance  du  if>  août  i8i5  , 
qui  établit  provisoirement  \a  commission  d'in- 
struction publique  ,  n'est  point  une  loi ,  ne 
peut  pas  suppléer  la  loi.  Une  commission 
provisoire ,  instituée  par  une  simple  ordon- 
nance ,  ne  possède  aucun  droit  de  coaction  , 
aucun  titre  pour  intervenir  dans  l'administra- 
tion des  écoles  élevées  à  côté  des  siennes  ; 
toute  tentative  de  ce  genre  est ,  de  sa  part , 
un  abus  d'autorité,  une  véritable  usurpation  ; 
et  s'il  a  fallu  nécessairement  le  concours  des 
deux  Chambres ,  s'il  a  fallu  une  loi  pour  éta- 
blir le  monopole  du  tabac,  à  plus  forte  raison 
en  faut-il  une  pour  établir  le  monopole  de 
l'enseignement,  qui  touche  à  des  intérêts  bien 
plus  graves ,  et  froisse  des  droits  bien  plus 
sacrés. 

Nous  sommes  donc  encore ,  à  cet  égard  , 
uniquement  sous  le  régime  de  la  Charte.  En 
vertu  de  l'article  i"  ,  tous  les  Français  sont 
égaux  devant  la  loi.  Or,  où  est  la  loi  qui  dé- 
fende d'enseigner  à  lire  ,  à  écrire  ,  d'enseigner 
le  latin,  le  grec  ,  l'arithmétique,  la  géomé- 
trie ?  Jusqu'à  ce  que  cette  loi  existe  ,  les  ef- 
forts de  l'Université  pour  envahir  toutes  les 
écoles  sont  des  entreprises  illégales,  une  vio- 
lation manifeste  de  la  Charte.  Loin  que  les 


(  433  ) 

procureurs  du  Pioi  et  les  tribunaux  puissent 
favoriser  ses  présentions  ,  leur  devoir  est  de 
s'y  opposer  ,  leur  devoir  est  de  protéger  les 
citoyens  qu'elle  essai eroit  de  priver  de  leurs 
droits  constitutionnels.  Les  magistrats  ne  con- 
noissent  que  la  loi,  ne  doivent  juger  que  d'a- 
près la  loi  :  à  l'instant  où  ils  s'en  écartent,  ils 
commencent  à  prévariquer. 

Maîtresse  de  ses  propres  établissemens  , 
l'Université  ne  peut  rien  exiger  des  autres,  que 
la  rétribution  fixée  parla  loi  du  budget.  Cette 
rétribution  est  un  impôt  légalement  consenti, 
on  doit  le  payer.  Là  s'arrêtent  les  droits  de 
l'Université.  Et  si  elle  a  cru  elle-même  ,  avec 
raison,  ne  pouvoir  disposer  de  la  plus  petite 
partie  de  la  fortune  des  citoyens  qu'en  vertu 
d'une  loi ,  comment  croiroit-elle  avoir  droit 
de  mettre  des  entraves  à  leur  industrie,  et  des 
bornes  à  leur  liberté,  sans  y  être  également 
autorisée  par  une  loi  ? 

11  faut  donc  qu'on  le  sache  ;  non-seulement 
les  Frères,  mais  tout  Français  peut,  dans  l'état 
actuel  de  notre  législation,  et,  en  acquittant 
l'impôt  légal ,  ouvrir  autant  d'écoles  qu'il 
voudra,  les  régler  comme  il  voudra,  y  ensei- 
gner ce  qu'il  voudra,  par  la  méthode  qu'il 
voudra,  sans  que  personne  ait  le  droit  d'y 
apporter  obstacle  (i).  La  loi  le  protège  ;  elle 

(1)  Je  n'entends  pas  contester  au  gouvernement  un 

28 


(434) 

lui  assure  la  propriété  de  son  industrie  comme 
la  propriété  de  sa  maison  ;  elle  l'autorise  à 
traduire  devant  les  tribunaux  quiconque  le 
troubleroit  dans  l'exercice  de  cette  industrie, 
comme  quiconque  l'empécheroit  de  labourer 
son  champ. 

A  la  vérité,  il  est  possible  qu'un  ordre  dif- 
férent soit  établi  plus  tard  par  une  loi  ;  mais 
cette  loi  n'existe  pas  en  ce  moment.  J'exami- 
nerai,  dans  un  autre  article,  s'il  est  conve- 
nable qu'elle  existe  jamais,  si  elle  seroit  com- 
patible avec  le  droit  naturel  et  les  principes 
d'une  juste  liberté. 


droit  de  surveillance,  que,  dans    un  autre   écrit,  j'ai 
reconnu  formellement  lui  appartenir. 


^AV\VV\VV\V\AVVV\r-VVV\\VVVVVVVWVVVVVVVVVVWVV^ 

DU  DROIT  DU  GOUVERNEMENT 

SUR   L'ÉDUCATION. 

(i8i7.) 


.Lorsque  les  peuples  ont  perdu  le  sens ,  en 
perdant  leurs  traditions  ;  lorsque  ,  dans  leur 
orgueil  stupide  ,  ils  ne  tiennent  plus  aucun 
compte  de  l'expérience,  de  l'autorité  des  an- 
cêtres ,  et  que,  rompant  avec  le  passé,  ils 
s'en  vont  cherchant  au  hasard  leurs  croyances, 
leurs  lois  ,  leurs  institutions,  hors  de  tout  ce 
qui  fut,  la  société  devient  un  problème  chaque 
jour  plus  obscur. 

Chez  de  tels  peuples,  on  parlera  beaucoup 
de  raison ,  parce  qu'il  y  aura  beaucoup  de 
folie;  on  parlera  beaucoup  de  stabilité,  de 
perfectionnement,  parce  qu'il  n'existera  rien 
de  stable,  et  qu'on  sentira  vivement  le  vice 
de  ce  qui  est.  Du  reste  ,  jamais  la  raison  n'aura 
eu  moins  d'empire  réel.  La  conviction  même 
sera  sans  pouvoir.  Tout  se  décidera  par  les 
intérêts  et  les  passions  du  moment. 

Outre  lesprincipes  variables,  il  y  aura  quel 

28. 


(436) 

ques  principes  fixes  :  ce  seront  ceux  qui  ser- 
vent à  entretenir,  sous  une  apparence  de  ré- 
gularité ,  un  certain  désordre  élémentaire  ,  si 
favorable  aux  calculs  personnels.  On  pourra 
permettre  d'attaquer  tout,  hors  ces  principes. 
Si  l'on  ose  seulement  les  effleurer  ,  la  foule 
innombrable  de  ceux  qui  désirent,  se  lèvera 
soudain  pour  les  défendre,  comme  la  grande 
Charte  de  toutes  les  espérances  ambitieuses. 

On  ne  sauroit  douter  qu'un  pareil  état  ne 
dût  produire  à  la  longue,  d'abord  le  décou- 
ragement, puis  une  foiblesse  d'âme  épidémi- 
que ,  et  enfin  une  indifférence  générale  sur  ce 
qui  est  bon,  juste  ,  vrai.  Toutefois,  il  faudroit 
encore  sauver  l'ordre  et  la  vérité  d'un  complet 
abandon  et  de  l'ignominie  du  silence  ;  il  fau- 
droit ,  au  moins  de  temps  à  autre ,  réclamer 
en  leur  faveur ,  ne  fût-ce  que  pour  empêcher 
qu'on  en  oubliât  jusqu'au  nom  :  ce  ne  sera,  si 
vous  voulez,  que  des  mots  ,  pourroit-on  dire 
alors  aux  contemporains  ;  mais  ces  mots,  peut- 
être  convient- il  de  les  conserver  dans  la 
langue. 

Je  ne  décide  pas  à  quel  point  ces  réflexions 
nous  sont  applicables.  Chacun  en  jugera  selon 
ses  lumières ,  et  d'après  ses  observations. 
Quoi  qu'il  en  soit ,  j'ai  cru  devoir  appeler 
d'abord  l'attention  du  lecteur  sur  les  pre- 
mières pensées  qui  se  sont  offertes  à  moi , 


(437  ) 

quand  je  me  suis  résolu  à  traiter  du  droit  du 
Gouvernement  sur  l'éducation. 

Cette  question,  d'un  ordre  à  part ,  ne  dé- 
pend en  aucune  manière  de  celles  qu'on  peut 
former  sur  la  nécessité  ou  les  inconvéniens  de 
l'éducation  publique.  Il  ne  s'agit  pas  de  savoir 
s'il  est  à  propos  qu'il  y  ait  une  éducation  pu- 
blique,  mais  s'il  est  désirable,  s'il  est  juste 
qu'elle  soit  exclusive. 

En  maxime  générale,  il  faut  une  éducation 
publique  ;  cela  n'est  pas  douteux.  Dans  l'ap- 
plication ,  cette  maxime  se  modifie  d'après  la 
nature  de  l'éducation  donnée  ,  d'après  les  sys- 
tèmes suivis,  les  résultats  obtenus,  et,  sous 
ce  rapport,  tout  se  réduit  à  une  question  de 
fait.  Si  l'éducation  publique  est  bonne,  si  elle 
prépare  à  l'Etat  des  citoyens  intègres,  nourris 
dans  la  pratique  et  l'amour  des  devoirs,  des 
sujets  religieusement  soumis ,  des  pores  de 
famille  vertueux  ,  il  faut  une  éducation  pu- 
blique. Si  elle  ne  fait  rien  de  cela  ,  et  ne  peut 
le  faire  dans  le  système  adopté,  il  ne  faut  pas 
d'éducation  publique ,  ou  il  faut  changer  de 
système  :  à  moins  qu'on  ne  dise  que  les  mau- 
vaises doctrines  et  les  mauvaises  mœurs  sont 
utiles  à  l'Etat,  utiles  à  ses  membres;  et  dans 
ce  cas  encore  ,  il  faudroit  examiner  si  l'on  ne 
pourroit  passe  procurer  ces  avantages  à  moins 
de  frais.  Mais  cette  question,  je  le  répète,  esl 


(  438  ) 

indépendante  de  celle  que  je  vais  disenter. 

Commençons  par  jeter  un  coup  d'œil  sur 
les  faits.  Jamais,  si  Ion  excepte  quelques  pe- 
tites républiques  grecques,  fameuses  par  leurs 
institutions  immorales ,  jamais  ,  chez;  aucun 
peuple  ,  le  Gouvernement  ne  s'arrogea  le 
privilège  exclusif  de  l'éducation.  Cette  pré- 
tention cependant  auroit  trouvé ,  sous  le  pa- 
ganisme ,  moins  d'obstacles  dans  les  moeurs 
et  dans  la  religion  :  elle  auroit  eu  aussi  moins 
de  danger.  Toutefois,  ni  les  Romains,  ni  les 
nations  qu'ils  conquirent ,  ni  celles  dont  ils 
devinrent  à  leur  tour  la  conquête,  n'imaginè- 
rent rien  de  semblable.  L'enseignement,  qui 
n'est  au  fond  que  la  communication  des  pen- 
sées, resta  toujours  aussi  libre  que  la  pensée 
même. 

Après  l'établissement  du  Christanisme,  l'é- 
ducation passa  naturellement  entre  les  mains 
de  la  religion ,  parce  que  la  religion  ,  dont 
l'objet  est  de  protéger  tous  les  genres  de  foi- 
blesse  ,  dut  venir  au  secours  de  la  foiblesse  de 
l'esprit ,  qui  est  l'ignorance  ,  et  de  la  foiblesse 
du  cœur,  qui  est  ies  passions.  L'éducation 
«Its-lors  prit  un  caractère  plus  moral  ,  plus 
noble ,  plus  touchant.  Mais  il  faut  voir  com- 
ment on  laconcevoit ,  et  suivant  quels  prin- 
<  înpies  elle  fut  dirigée. 

On  semble  aujourd'hui  regarder  l'instruc- 


(43g  ) 

tion  purement  litte'raire  comme  un  bien  ab- 
solu :  ide'e  fausse  ,  et  qui  vient  de  ce  qu'on 
place  le  bonheur,  non  dans  la  conformité  à 
l'ordre ,  mais  dans  les  jouissances  de  l'orgueil. 
L'instruction  est  un  bien  ou  un  mal ,  selon 
l'usage  qu'on  en  fait ,  les  fruits  qu'on  en  tire  ; 
ou  plutôt ,  elle  n'est  qu'un  moyen  pour  arri- 
ver à  une  fin  ,  laquelle  est  la  connoissance  et 
lapratiquedes  devoirs.  C'est  laque  doit  tendre 
tout  enseignement  veri  tablement  social  :  celui 
qui  n'a  pas  ce  but  principal  n'est  qu'un  amu- 
sement dangereux  ;  presque  toujours  son  uni- 
que effet  est  d'exalter  l'amour-propre,  et  de 
fournir  des  armes  aux  passions. 

La  religion  chrétienne  ,  dès  son  origine  , 
envisagea  l'instruction  sous  un  point  de  vue 
qu'on  gagneroit  beaucoup  à  se  rappeler  main- 
tenant davantage.  Si  elle  enseigna  aux  enfans 
les  élémens  des  lettres  ,  ce  fut  pour  faire  ser- 
vir cette  première  instruction  d'instrument  à 
une  instruction  plus  utile  et  plus  relevée.  Elle 
cultiva  l'esprit  pour  qu'il  connut  mieux  la  loi 
sublime  qui  devoit  régler  tout  ensemble,  et 
l'esprit,  et  le  cœur,  et  les  sens. 

Cela  eut  deux  effets  admirables.  Première- 
ment, l'importance  d'une  pareille  instruction 
fit  qu'on  en  mit  beaucoup  à  la  répandre.  Pen- 
dant plus  de  douze  siècles,  il  n'exista  pas  en 


(  44o) 

Europe  une  seule  école  qu'on  ne  dût  au  zëfé 
du  clergé.  Les  papes ,  les  conciles ,  les  évé- 
ques,  perpétuellement  occupés  d'en  augmen- 
ter le  nombre,  plaçaient  ce  soin  au  rang  de 
leurs  premiers  devoirs.  On  peut  lire  dans  les 
canons  lespressantes  exhortations,  les  injonc- 
tions sévères  qui  attestent  la  sollicitude  des 
pasteurs  sur  ce  point.  La  conservation  des 
lettres  est  manifestement  un  de  leurs  bien- 
faits. 

Secondement ,  l'objet  de  l'Eglise  n'étant 
point  de  flatter  l'orgueil,  mais  de  perfection- 
der  l'homme  moral,  l'enseignement  se  rangea 
de  lui-même  parmi  les  œuvres  de  miséricorde, 
les  institutions  charitables  qu'enfante  l'esprit 
religieux.  Dès  lors  il  s'étcndoit  à  tous  les 
états,  à  tous  les  membres  de  la  société  ,  sans 
distinction  ;  et  la  religion  ouvrant  avec  plus 
de  tendresse  encore  ses  yeux  de  mère  sur  le 
pauvre  ,  l'éducation  devint  essentiellement 
gratuite. 

Mais  on  profitoit  sans  contrainte  de  cet 
avantage  offert  à  tous.  Les  lois  n'établirent 
point  de  système  prohibitif.  Ni  Charlemagne, 
qui  contribuas!  puissamment  à  la  restauration 
des  études  ,  ni  ses  successeurs  ne  songèrent  à 
s'attribuer  le  privilège  exclusif  de  l'enseigne- 
ment. En  Allemagne,  en  Angleterre  ,  en  Tur- 


(  44»  ) 

quiê ,  dans  toute  l'Europe ,  dans  le  monde 
entier,  aucun  Gouvernement  n'éleva  jamais 
cette  monstrueuse  prétention. 

Le  principe  qui  en  fut  le  fondement,  fut, 
pour  ainsi  dire  ,  semé  au  milieu  des  ruines  de 
l'ordre  social  en  France ,  à  l'épouvantable 
époque  de  1793  ,  et  l'on  peut  en  considérer 
Danton  comme  l'inventeur.  «  Il  est  temps, 
»  disoit-il  à  cette  même  tribune  où  furent 
»  proclamés  tant  de  décrets  de  mort,  il  est 
»  temps  de  rétablir  ce  grand  principe  qu'on 
»  semble  méconnoître,  que  les  enfans  appar- 
»  tiennent  à  la  république  avant  d'appartenir 
»  à  leurs  parens.  » 

Robespierre  goûta  cette  idée  ,  c'étoit  na- 
turel ;  mais  ni  lui ,  ni  la  Convention,  ni  le  Di- 
rectoire, ni  les  Consuls,  n'osèrent  la  réaliser, 
malgré  le  désir  qu'ils  en  manifestèrent  plu- 
sieurs fois.  On  étoit  encore  tropprèsdu  passé, 
trop  près  de  Tordre. 

Buonaparte  le  tenta  plus  tard,  et  avec  suc- 
cès ;  mais  c'étoit  Buonaparte,  c'est-à-dire, 
l'homme  qui  a  le  plus  méprisé  les' hommes, 
et  qui  s'est  joué  avec  le  plus  d'audace  de  la 
société  ,  et  des  maximes  qui  en  assurent  l'exis- 
tence. On  s'indigna,  on  murmura,  et  puis 
l'on  se  lut.  Après  avoir  senti  leur  servitude  , 
les  aines  s'y  accoutumèrent.   On  donna  ses 


(44^) 

enfans  au  tyran,  comme  les  Carthaginois  don- 
noient  les  leurs  à  Saturne. 

11  est  inoui  à  quel  point  Buonaparte  nous 
a  familiarisés  avec  le  désordre,  à  quel  point 
il  a  corrompu  la  raison  ,  la  conscience  publi- 
que. C'est  la  plus  grande  calamité  de  son  rè- 
gne,  et  le  plus  grand  crime  de  cet  homme 
si  étrangement  supérieur  dans  le  crime.  11  a 
appris  aux  peuples  à  regarder  le  mal  sans 
frayeur  et  sans  étonnement. 

Or,  je  ne  sais  s'il  existe  un  mal  plus  grave  , 
et  qui  renferme  en  soi  un  plus  grand  nombre 
d'autres  maux,  que  l'abus  qui  rend  le  Gou- 
vernement maître  absolu  de  l'éducation.  J'ai 
prouvé  que  c'étoit  une  prétention  nouvelle , 
je  prouverai  que  c'est  en  outre  une  prétention 
absurde,  et  si  dangereuse  qu'on  ne  sauroit 
s'en  effrayer  assez. 

L'éducation  de  l'enfant,  de  droit  naturel, 
appartient  au  père  ;  parce  que  l'enfant,  du- 
rant le  premier  âge,  n'appartient  qu'à  la  fa- 
mille. Le  père  doit  pourvoir  à  l'éducation  de 
son  fils,  comme  il  doit  pourvoir  à  ses  autres 
besoins  ,  selon  le  genre  de  vie  auquel  sa  nais- 
sance le  destine,  selon  la  condition,  les  vues , 
l'intérêt  de  la  famille.  Ce  devoir  du  père  , 
devoir  sacré,  imprescriptible,  est  le  fonde- 
ment de  la  puissance  paternelle,  qui  a  pré- 
cédé toute  autre  puissance ,  hors  celle  de  Dieu, 


(443  ) 

d'où  elle  dérive.  Les  législations  humaines 
peuvent  la  violer  ;  car  l'homme ,  être  libre, 
a  le  triste  pouvoir  de  troubler  Tordre  ;  mais 
elles  n'en  sauroient  anéantir  l'essence,  elles 
ne  sauroient  affranchir  le  père  d'un  devoir 
que  la  nature  lui  impose  ,  elles  ne  sauroient 
légitimement  renverser  la  base  de  toute  so- 
ciété. 

Or,  si  c'est  un  devoir  du  père  de  pourvoir 
i\  l'éducation  de  son  fils,  de  la  manière  qu'il 
juge  la  plus  avantageuse  à  ce  fds  et  à  la  fa- 
mille ,il  adroit  à  tous  les  moyens  d'éducation 
qu'offre  la  société  dont  il  est  membre,  et  nul 
n'est  autorisé  à  lui  en  interdire  aucun  ,  ou  à 
le  contraindre  sur  le  choix  :  autrement  on  op- 
prime le  père,  on  opprime  l'enfant,  on  op- 
prime la  famille,  et  en  laissant  les  corps  li- 
bres ,  on  établit  une  servitude  plus  avilissante 
et  plus  funeste ,  une  servitude  morale,  qui 
s'étend  des  sciences  jusqu'à  la  religion  et  aux 
mœurs  mêmes. 

En  effet,  l'éducation  embrasse  tous  ces  ob- 
jets. Elle  doit  déterminer  les  croyances,  ré- 
gler les  mœurs,  et  former  l'esprit. 

[1  importe assezpeu au  honheurde  l'homme, 
et  moins  encore  au  bonheur  de  la  société  ,  que 
son  intelligence  se  développe  au  delà  de  cer- 
I  aines  bornes  :  et  la  nature,  plus  sage  que  nos 
i.  etmèine  que  nos  institutions,  ne  per- 


(  444  ) 

m?t ,  quoi  qu'on  fasse ,  qu'à  très-peu  d'hommes 
de  dépasser  ces  étroites  limites.  Ceux-ci  savent 
bien  se  procurer,  sans  que  l'Etat  s'en  mêle, 
les  secours  dont  ils  ont  besoin  ;  et  leur  nom- 
bre est  toujours  comparativement  si  foible  , 
que  l'Etat  ne  peut  même,  et  ne  doit  jamais 
s'occuper  d'eux.  Cela  est  si  vrai,  qu'en  toute 
école,  les  écoles  spéciales  exceptées,  rensei- 
gnement se  borne  à  ce  que  tout,  homme,  à 
moins  d'être  entièrement  stupide,  est  capable 
d'apprendre,  c'est-à-dire,  à  presque  rien.  Les 
premiers  élémens  des  connoissances  compo- 
sent toute  l'instruction  publique ,  parce  que 
la  plupart  des  hommes  n'ont  reçu,  pour 
ainsi  parler,  que  les  élémens  de  l'intelligence. 
Si  tous  étoient  doues  d'une  égale  pénétration 
et  d'une  égale  activité  d'esprit,  la  société  ne 
subsisteroit  pas  un  siècle ,  et  la  science  tueroit 
le  genre  humain. 

C'est  donc  une  bien  niaise  raison  à  donner 
en  faveur  de  l'éducation  exclusive  ,  que  la  su- 
périorité de  l'enseignement.  De  plus,  on  se 
trompe  beaucoup,  si  l'on  croit  que  celte  su- 
périorité dépende  du  degré  d'instruction  des 
maîtres  :  il  n'en  est  rien.  Le  meilleur  maître 
n'est  pas  celui  qui  sait  davantage,  mais  celui 
quisait  forcer  ses  disciplesà  apprendre  d'eux- 
mêmes  ce  que  la  nature  leurpermet  de  savoir  : 
et  certes  il  est  étrange  que,  dans  le  siècle  des 


(  445  ) 

lumières,  dans  le  siècle  où  il  y  a  le  plus  de  gens 
armés  contre  la  société  et  contre  eux-mêmes, 
de  demi-connoissances  et  de  demi-talens  ,  on 
s'imagine  qu'il  faille  toute  la  puissance  du 
Gouvernement,  pour  trouver  quelques  hom- 
mes en  état  d'enseigner  à  des  enfans  les  élé- 
mens  des  mathématiques,  et  de  leur  apprendre 
à  décliner  musa. 

Dans  tous  les  cas,  la  supériorité  relative  de 
renseignement  ne  crée  pas  un  droit  exclusif 
en  faveur  de  ceux  qui  enseignent ,  ou  de  ceux 
au  nom  de  qui  ils  enseignent;  et  moins  en- 
core, lorsque  cet  enseignement  est  payé,  et 
payé  fort  cher.  Le  père  est  seul  juge  de  l'in- 
struction qui  convient  ou  qui  suffit  à  son  fils, 
seul  juge  des  sacrifices  qu'il  peut  faire  pour  lui 
procurer  cette  instruction.  Que  l'éducation 
soit  libre ,  nul  ne  sera  exclus  de  ses  avantages  ; 
il  y  aura  des  écoles  pour  toutes  les  fortunes, 
et  desécoles  gratuites  pour  le  pauvre  ,  à  moins 
que  la  religion  ne  s'éteigne  totalement  parmi 
nous.  Mais  s'obstiner  à  mettre  l'éducation  en 
régie,  et  en  fixer  le  prix  par  un  tarif;  dire 
auxfamilles  :  «  Vos  enfans  viendront  dansnos 
»  écoles,  ou  toute  école  leur  sera  fermée,  » 
c'est  désespérer  les  familles,  c'est  frapper  au 
cœur  la  liberté,  l'équité  naturelle,  et  violer, 
si  on  peut  le  dire ,  les  âmes  mêmes. 

Encore  n'ai-je   parlé   jusqu'ici  que  de  la 


(446) 

simple  instruction.  Que  sera-ce,  si  Ton  vient 
à  considérer  que  les  plus  hauts  intérêts  de 
riiomme,  la  religion  ,  les  mœurs  dépendent 
entièrement  de  l'éducation  ?  Or,  le  Gouver- 
nement a-t-il  droit  de  se  mettre,  sous  ce 
rapport,  à  la  place  du  père  ?  A-t-il  droit  de 
donner  à  l'enfant  la  religion  qu'il  veut ,  la 
morale  qu'il  veut?  A-t-il  droit  de  l'exposer 
à  n'en  avoir  aucune  ?  A-t-il  droit  de  décider 
ces  grandes  questions  pour  chaque  famille  ? 
Oui  sans  doute ,  s  ii  a  droit  de  se  réserver  le 
privilège  exclusif  de  l'éducation,  car  c'en  est 
une  suite  nécessaire.  Mais  alors  il  faut  dire 
que  la  religion  ,  les  mœurs,  que  la  croyance 
de  Dieu  même  est  soumise  à  la  volonté  du 
Gouvernement.  Le  bon  sens  frémit,  mais  la 
conscience  frémit  bien  davantage. 

Observez  en  outre  que  le  Gouvernement 
ne  peut  se  substituer  au  père,  envahir  ses 
droits  ,  sans  être  chargé  de  ses  devoirs.  Dès 
lors,  toutes  les  familles  étant  égales  à  ses 
yeux,  il  doit  également  l'éducation  à  tous  les 
enfans,  et  à  tous  une  égale  éducation  :  autre- 
ment il  est  injuste  envers  ceux  qu'il  prive  de 
ce  bienfait;  il  ne  fonde  pas  une  institution, 
il  fait  une  spéculation  ;  il  vend  aux  riches , 
avec  privilège,  les  connoissances,  la  morale, 
la  rciigion  ;  il  étaolit  la  noblesse  monstrueuse 
de  for. 


(44?  ) 

Je  cherche  des  raisons  pour  les  peser,  je 
ne  trouve  pas  même  de  prétextes.  A  quel 
titre  le  Gouvernement  seroit-il  maître  absolu 
de  l'éducation?  Seroit-ce  comme  législateur? 
Mais  qui  jamais  imagina  de  régler  par  des  lois 
ce  qu'on  doit  croire  et  ce  qu'on  doit  savoir? 
Seroit-ce  comme  administrateur?  Mais  en- 
tendit-on jamais  parler  d'administrer  les 
croyances  et  la  morale  ,  d'administrer  l'étude 
du  grec  et  du  latin ,  d'administrer  l'éloquence 
et  même  l'alphabet?  Le  ridicule  saute  aux 
yeux.  Les  croyances  et  la  morale  sont  du  do- 
maine de  la  religion  ;  le  reste  est  du  domaine 
individuel.  Le  droit  du  Gouvernement  se 
borne  à  conseiller,  à  diriger,  à  offrir  à  tous 
sans  contrainte  les  moyens  d  instruction ,  à 
surveiller  les  établissemens  libres,  à  les  sup- 
primer même  s'ils  sontdangercux  pour  l'Etat, 
pour  les  bonnes  mœurs,  ou  s'ils  servent  à 
propager  des  doctrines  funestes  à  la  société. 
Tous  les  droits  qu'il  s'arroge  de  plus  sont 
une  usurpation  de  la  puissance  paternelle. 

L'éducation  est  un  des  premiers  besoins 
des  peuples,  et  c'est  à  cause  de  cela  même 
qu'elle  doit  être  libre  comme  les  subsistances. 
Si  l'on  vouloit  nourrir  administrative  ment 
une  nation,  en  dépit  des  plus  belles  tliéories, 
elle  mourroit  de  faim.  Que  le  Gouvernement 
empêche  qu'on   vende   des  poisons  au    lieu 


(448  ) 

d'alimens,  qu'il  surveille  les  marchés,  qu'il  y 
maintienne  une  bonne  police,  qu'il  établisse 
même,  si  cela  se  peut,  des  greniers  d'abon- 
dance ;  tout  cela  est  de  son  ressort,  et  même 
de  son  devoir.  Mais  s'il  va  plus  loin,  s'il  en- 
treprend de  fournir  seul  de  pain  un  peuple 
entier,  au  lieu  de  montrer  sa  sollicitude,  il 
ne  prouvera  que  sa  rapacité  ou  son  ineptie. 
Considérons  maintenant  les  conséquences 
du  régime  prohibitif  appliqué  à  l'éducation.  Il 
met  entre  les  mains  du  Gouvernement,  ou 
de  quelques  agens secondaires,  les  doctrines, 
les  mœurs,  tous  les  appuis  de  l'ordre  social. 
Quelques  hommes ,  que  dis-je  ,  un  seul  homme, 
selon  les  circonstances ,  pourra  faire  partager 
à  une  génération  entière  ses  préjugés,  ses 
erreurs  ,  ses  opinions ,  ses  passions  ?  On  en  a 
sous  Buonaparte,  un  exemple  assez  frappant , 
et  ce  n'est  certainement  pas  calomnier  ses 
écoles ,  que  de  dire  qu'il  y  régnoit ,  avec  je  ne 
sais  quelle  fureur  militaire  ,  un  effrayant  es- 
prit d'impiété,  et  une  immoralité  profonde. 
Rien  de  tout  cela  n'existe  plus,  je  le  veux; 
mais,  l'éducation  restant  exclusive,  tout  cela 
pourroit  de  nouveau  exister  demain,  si  de- 
main il  se  trouvoit  à  la  tête  de  l'éducation 
publique  ,  ou  à  la  tête  de  l'Etat ,  un  homme 
de  même  caractère  ;  l'enfance  et  la  jeunesse 
seroient,  une  seconde  fois,  complètement  as- 


(449) 

servies  à  ses  vues  et  à  ses  caprices.  Or ,  à 
moins  qu'on  ne  regarde  la  société  elle-même 
comme  un  caprice  du  moment ,  il  y  a  plus 
que  de  l'imprévoyance,  plus  que  de  la  folie  à 
faire  dépendre  tout  l'ordre  social  de  la  vo- 
lonté d'un  homme  ,  ou  de  quelques  hommes. 

J'ajoute  que  rien  n'est  plus  opposé  aux: 
vrais  intérêts  du  Gouvernement  :  car  l'intérêt 
du  Gouvernement  n'est  jamais  d'opprimer  ; 
son  intérêt  n'est  jamais  de  blesser  la  puissance 
paternelle,  dont  la  sienne  n'est  qu'une  exten- 
sion ;  son  intérêt  n'est  jamais  d'aigrir,  de 
tourmenter  les  familles,  d'inquiéter  leur  ten- 
dresse ,  d'alarmer  leur  conscience  ,  par  une 
gêne  de  tous  les  instans  ;  son  intérêt  n'est  ja- 
mais d'instituer ,  au  milieu  de  l'Etat ,  un  vaste 
moyen  de  révolution. 

On  a  cru  bien  défendre  l'Université  impé- 
riale ,  en  disant  qu'elle  a  contribué  à  renver- 
ser Buonaparte.  Mais  si  elle  a  pu  avoir  une 
si  énorme  influence ,  si  elle  a  pu  détruire  celui 
qui  l'avoit  fondée,  si  elle  a  pu  tromper  son 
active  surveillance  ,  si  même  elle  a  pu  rompre 
tous  les  liens  qui  dévoient  naturellement  l'at- 
tacher à  l'homme  par  qui  seul  elle  existoit  ; 
quel  gouvernement  ne  tremblera  devant  une 
pareille  institution  ? 

Que  si  l'on  m'objecte  que  la  plupart  des 
inconvéniens  dont  je  parle  ,  sont  nuls  de  fait 

29 


(  45o) 

aujourd'hui  ;  je  répondrai  que  c'est  pour  cela 
même  qu'il  faut  les  prévoir,  afin  de  les  pré- 
venir. Si  cesinconvéniens  existoient,  qui  ose- 
roit ,  qui  pourrait  les  signaler?  Nous  savons 
assez ,  je  pense ,  qu'il  y  a  des  gouvernemens 
sous  lesquels  on  ne  peut  que  se  taire  et  souf- 
frir ;  et  c'est  pour  cela ,  je  le  répète ,  qu'il  faut 
dire  la  vérité  ,  lorsqu'on  a  le  bonheur  de  vivre 
sous  un  Prince  digne  de  l'entendre. 


V\V\\\v\Vk\\\VW\^VVV\VV\VVV\\VVlVVV\VV\V\VV«lV\\VVVV\VV\\\VVVV\\V\\\\\\\\\\VV'\-. 


DE  L'EDUCATION , 

CONSIDÉRÉE    DANS    SES    RAPPORTS    AVEC    LA 
LIBERTÉ. 

(  1818.) 

Dedimus  projectb  grande  patientiœ  documenlunt . 
et  sicut  vêtus  celas  vidit,  quid ultimum  in  liber- 
taie  esset,  ita  nos  quid  in  servitute. 

Tacit.  Vit.  Agric 


\~je  que  Tacite  disoit  des  Romains  de  son 
temps  n'est  que  trop  applicable  à  notre  siècle. 
Et  nous  aussi  ,  nous  avons  donné  un  grand 
exemple  de  patience.  La  philosophie  ,  dont 
nous  subissons  depuis  trente  ans  les  bienfaits, 
a  dévoré  Tune  après  l'autre  toutes  nos  anti- 
ques libertés ,  et  nous  a  conduits,  par  divers 
chemins ,  aux  dernières  limites  de  la  servitude. 
Esclaves  tour  à  tour  de  l'anarchie  et  du  des- 
potisme ,  nous  avons  montré  qu'un  peuple 
déchu  de  ses  croyances  et  de  ses  moiurs  peut 
tout  supporter,  excepté  l'ordre.  Jamais,  dans 
les  âges  précédens  ,  on  ne  vit  un  pareil  mé- 
lange d'orgueil  et  d'abjection  ,  d'esprit  d'in- 
dépendance et  de  penchans  serviles  ,  de  pré- 
tentions hautaines  et  de  doctrines  dégradantes. 
De  quelque  côté  qu'on  tourne  ses  regards,  on 

29 


(  452  ) 

est  frappé  de  ce  contraste.  Ainsi  ,  l'on  ne 
parle  que  de  philanthropie  ,  et  la  bienfaisance 
a  ses  prisons ,  non  moins  redoutées  du  pauvre 
que  celles  destinées  à  renfermer  le  crime. 
Sans  cesse  on  entretient  le  peuple  de  sa  sou- 
veraineté ;  et  ce  même  peuple ,  le  moment 
d'après  ,  devient ,  pour  ses  propres  représen- 
tais ,  de  la  mai  1ère  conscriptive  ,  éligible  ,  élec- 
torale; et  comme  la  philosophie  a  eu  sa  ma- 
tière pensante  ,  la  politique  a  sa  matière  sou- 
veraine. On  veut  que  la  raison  individuelle 
soit  indépendante  de  toute  loi,  indépendante 
de  Dieu  même  ;  et  on  attribue  au  Gouverne- 
ment le  droit  d'asservir  la  raison  de  la  société 
entière,  en  s'emparant  de  l'instruction.  On 
réclame  avec  emportement  les  libertés  maté- 
rielles et  les  libertés  des  passions,  dont  les 
animaux  peuvent  jouir  aussi  bienquel'homme; 
et  peut-être  verroit  -  on  sans  surprise  et  sans 
regret  consacrer  la  servitude  de  l'intelligence. 
Pour  réaliser  ce  scandale  inouï,  pour  fon- 
der le  plus  avilissant  des  despotismes  ,  puis- 
qu'il s'exerceroitsur  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble 
en  nous,  la  pensée,  il  suffiroit  d'établir  léga- 
lement l'Université,  ou  de  mettre  toute  l'édu- 
cation entre  les  mains  du  Gouvernement.  Par 
ce  seul  acte,  on  détruiroit,  avec  les  libertés 
naturelles  de  l'homme  ,  la  puissance  pater- 
nelle ,  la  famille  ,  et  on  feroit  de  la  société 


(453  ) 

elle-même  une  espèce  d'automate ,  une  masse 
organisée  qui  recevrait  l  esprit ,  non  de  ce  qui 
l'environne  et  de  ses  besoins  ,  mais  du  Gouver- 
nement, reconnu  dès  lors  pour  unique  pro- 
priétaire des  connoissances  et  des  vérités  qui 
constituent  la  vie  morale  des  peuples. 

C'est  en  effet  par  l'éducation  que  se  propa- 
gent les  vérités  nécessaires  et  les  connoissan- 
ces utiles  ;  c'est  l'éducation  qui  développe 
l'intelligence,  règle  les  mœurs,  et  forme  l'es- 
prit :  et,  comme  la  culture  de  l'esprit  est 
maintenant  la  partie  de  l'éducation  à  laquelle 
on  attache  le  plus  d'importance  ,  parce  qu'on 
y  voit  à  la  fois  un  moyen  de  fortune  et  des 
jouissances  pour  la  vanité,  je  parlerai  d'abord 
de  ce  genre  d'instruction,  qui  comprend  tout, 
hors  les  devoirs  ;  instruction  avantageuse  ou 
funeste  aux  individus  et  à  l'Etat ,  selon  les 
principes  qui  s'y  joignent  ,  et  qu'on  appelle 
publique ,  faute  de  pouvoir  l'appeler  sociale. 

Mais  ,  avant  de  combattre  les  prétentions 
de  l'autorité  à  F  égard  de  l'enseignement,  je 
dois  recoçmoître  ses  droits  réels  ,  ou  plutôt 
rappeler  ses  devoirs,  qu'elle  n'oublie  jamais 
davantage  que  lorsqu'elle  exagère  ses  droits. 
Je  l'ai  dit  ailleurs  :  «  Les  croyances  et  la  mo- 
»  raie  Jonl  du  domaine  de  la  religion;  le  re  >te 
»  est  (îu  domaine  individuel.  Le  droit  du 
»   Gouvernement  se  borne  à  conseiller,  à  di- 


(  454  ) 

»  riger ,  à  offrir  à  tous,  sans  contrainte  ,  les 
»  moyens  d'instruction,  à  surveiller  les  éta- 
»  blissemens  libres  ,  à  les  supprimer  même , 
»  s'ils  sont  dangereux  pour  l'Etat,  pour  les 
»  bonnes  mœurs ,  ou  s'ils  servent  à  propager 
•>  des  doctrines  funestes  à  la  société.  Tous 
»  les  droits  qu'il  s'arroge  de  plus,  sont 
»  une  usurpation  de  la  puissance  pater- 
»  nelle  (i)  ;  »  j'ajoute,  et  un  envahissement 
des  libertés  morales,  fondement  de  toutes  les 
autres  libertés. 

En  se  réservant  l'empire  des  vérités  essen- 
tielles ,  des  vérités  qui  sont  moins  des  con- 
noissances  que  des  lois ,  Dieu  a  livré  les  au- 
tres à  notre  raison  pour  exercer  son  activité, 
et  servir  de  pâture  à  cette  vaine  curiosité  qui 
qui  nous  tourmente.  Propriété  commune  des 
esprits ,  et  fruit  souvent  amer  de  leur  labeur , 
la  science,  sous  aucun  rapport,  n'est  du  do- 
maine de  l'autorité.  Elle  appartient  également 
à  tous,  en  ce  sens  que  tous  y  ont  un  droit 
égal ,  selon  le  prix  qu'ils  y  attachent,  l'appli- 
cation dont  ils  sont  capables,  et  la  situation 
plus  ou  moins  heureuse  où  ils  se  trouvent 
placés.  A  force  de  lumières ,  nous  avons  cessé 
de  comprendre  cela.  Les  anciens  adoroient 
les  Muses ,  et  nous  les  enchaînons.   Ce  sont 

(l)  Du  droit  au  gouvernement  sur  Véducalioiii 


(455  ) 

deux  excès  ;  mais  le  premier  offre  au  moins 
quelque  chose  de  noble.  Diviniser  l'intelli- 
gence,  c'est,  à  certains  égards,  la  rappeler 
à  son  origine,  et  il  y  a  dans  cette  idée 
comme  un  souvenir  obscur  de  notre  grandeur 
morale  ,  de  cette  grandeur  à  laquelle  nous  ne 
voulons  ou  n'osons  plus  croire.  Pour  peu  que 
nous  eussions  le  sentiment  de  notre  dignité, 
naturelle ,  on  ne  mettroit  pas  en  question  si 
le  gouvernement  peut,  avec  justice  ,  établira 
son  profit  le  monopole  des  connoissances. 
Connoître  ,  c'est  penser  :  et  quoi  de  plus  libre 
que  la  pensée  ?  quoi  de  plus  indépendant  de 
tout  pouvoir  humain  ?  En  vertu  de  quel  titre 
un  homme  diroit-il  à  un  autre  homme  :  Tu  ne 
sauras  rien ,  ou  tu  ne  sauras  que  ce  qu'il  me 
plaira  que  tu  saches  ?  et  conçoit-on  une  op- 
pression plus  révoltante  que  cette  inique  op- 
pression de  l'esprit?  Mais  si  l'homme  a  droit 
de  savoir  tout  ce  que  ses  facultés  et  sa  posi- 
tion sociale  lui  permettent  d'apprendre  ,  il  a 
le  droit  de  jouir  de  ce  qu'il  sait,  de  ce  qu'il  a 
acquis  par  son  travail.  Or,  jouir  des  connois- 
sances ,  c'est  les  communiquer  :  ainsi,  ren- 
seignement des  connoissances  humaines  est, 
par  sa  nature,  essentiellement  libre,  et  les 
règles  auxquelles  il  peut  convenir  de  le  sou- 
mettre,  ne  sont  équitables  qu'autant  qu'elles 
respectent  cette  liberté. 


(  456  ) 

Ceci  est  vrai,  surtout  de  l'instruction  élé- 
mentaire  ,  considérée  seulement  comme  cul- 
ture de  l'esprit.  Cette  instruction  n'est  pas  la 
science  ,  mais  un  instrument  nécessaire  pour 
l'acquérir,  le  complément  des  moyens  natu- 
rels que  Dieu  a  donnés  à  l'homme  pour  déve- 
lopper ses  facultés,  et  s'établir  en  société  avec 
les  autres  hommes.  L'écriture,  en  effet,  n'est- 
clle  pas,  comme  la  parole  ,  un  moyen  général 
de  communiquer  la  pensée?  ou  plutôt  elle  est 
la  parole  figurée  ;  et  si  le  Gouvernement  seul 
a  le  droit  d'enseigner  à  lire  et  à  écrire,  lui  seul 
aussi  a  le  droit  d'enseigner  à  parler.  Le  prin- 
cipe va  jusque-là  :  aussi  ne  serois-je  point  sur- 
pris qu'un  jour  on  créât,  dans  l'Université, 
un  corps  de  nourrices ,  pour  compléter  le 
système  des  institutions  primaires. 

Etudier  une  langue  ,  ce  n'est  de  même 
qu'apprendre  à  parler ,  lire  ,  écrire  ,  dans  un 
autre  idiome,  pour  étendre  la  communication 
des  r>ensées.  Quand  je  lis  Ciceron ,  Tacite  , 
Homère ,  je  m'entretiens  avec  ces  grands 
hommes  ;  ils  me  parlent ,  je  les  écoute;  et  qui 
a  le  droit  de  m'en  empêcher  ?  Leur  langue , 
leurs  ouvrages  sont-ils  la  propriété  du  Gou- 
vernement ?  Ne  verra-t-on  ,  dans  les  mots  et 
dans  les  idées,  qu'un  objet  de  commerce,  dont 
il  pourra  se  réserver  le  privilège  exclusif?  Et 
si  cette  gabelle  des  connoissances  n'est  pas 


(  457  ) 

un  commerce,  qu'est-ce  donc?  Une  adminis- 
tration ?  une  police  ?  l'administration  de  la 
grammaire,  de  la  parole,  de  la  pensée!  la 
police  de  l'esprit  humain!  En  vérité  la  tête 
tourne  quand  on  vient  à  regarder  dans  cet 
abîme  d'absurdités. 

L'abus  que  les  hommes  font  des  connois- 
sanccs,  n'est  pas  une  raison  pour  les  leur  in- 
terdire, ou  pour  qu'ils  ne  les  reçoivent  que 
du  Gouvernement  ;  car,  par  le  même  prin- 
cipe ,  on  leur  interdiroit  jusqu'aux  alimens  , 
ou  l'Etat  se  chargcroitde  les  nourrir,  ce  qui, 
sans  empêcher  la  plupart  des  abus  ,  produi- 
roit  de  nouveaux,  inconvéniens.  entr1  autres  , 
le  risque  qu'ils  mourussent  de  faim. 

Que  diroit-on  d'un  peuple  à  qui  l'on  inter- 
diroit la  parole ,  à  cause  du  danger  des  mau- 
vais discours?  Au  fond  ,  cependant,  ce  peuple 
muet  seroit  moins  avili  que  si  ,  lui  Laissant  la 
parole  ,  on  lui  dictoit  toutes  ses  pensées.  Le 
monopole  de  renseignement  nous  placeroit 
dans  cet  état  honteux  ;  et  ce  n'est  pas,  certes  , 
une  des  bizarreries  les  moins  remarquables 
de  notre  siècle,  qu'on  ait  essayé  de  siffler  une 
nation  comme  un  perroquet. 

Si  j'ai  besoin,   pour  user  de  mes  I 
intellectuelles,   de  la  permission  d'autrui;  si 
L'autorité  dispose  seule  des  moyens  de  les  dé- 
velopper ;  s'il  dépend  d'elle  de  me  faire  ■ 


(  438  ) 

tir  (huis  une  étemelle  enfance ,  que  devient  la 
liberté  morale  ?  En  s1  emparant  de  l'instruc- 
tion ,  le  Gouvernement  établirait  donc  une 
intolérable  servitude.  L'enseignement  ne  peut 
être  esclave  que  l'esprit  ne  le  soit  aussi. 

Mais,  au-dessous  de  cet  esclavage,  il  en 
existe  un  plus  funeste  encore  et  plus  abject, 
1  esclavage  des  croyances  et  des  mœurs.  Qui 
est  maître  de  l'éducation  est  maître  de  tout 
l'homme  ,  parce  (pie  l'homme  reçoit  tout  de 
l'éducation ,  religion ,  morale ,  sentimens ,  ha- 
bitudes ,  et  c'est  même  la  raison  des  diffé- 
rences qu'on  observe  entre  les  divers  peuples. 

Or,  d'où  le  Gouvernement  tirerait  -  il  le 
droit  de  s'approprier  toutes  les  vérités  néces- 
saires et  tous  les  principes  de  l'ordre ,  en  sorte 
que  la  société  lût  complètement  à  ca  discré- 
tion? Un  moment  d'erreur  ou  de  négligence  , 
et  la  transmission  de  la  vie  morale  s'arrête  , 
et  il  faut  qu'une  génération  entière  attende  , 
pour  y  participer,  que  l'autorité  se  réveille 
ou  se  détrompe.  Quel  peuple  assez  dégradé 
pourrait  volontairement  se  soumettre  à  de 
pareilles  chances  ? 

Qu'on  ne  s'abuse  pas  ,   il  s'agit  ici  des  plus 

hauts  intérêts  de  la  famille  et  de  la  société. 

Savez-vous  ce  qu'on  vous  demande,   quand 

on  revendique  le  privilège  exclusif  de  l'édu- 

ion  :'  On  vous  demande  oue  vos  enfans  ne 


(459) 

connoissent ,  ne  croient  et  n'aiment  que  ce 
que  voudra  le  Gouvernement  ;  on  vous  de- 
mande de  consentir  à  l'asservissement  de  leur 
esprit  et  de  leur  conscience  ;  et  puis  l'on  vous 
dit  :  Soyez  tranquilles,  nous  les  régirons  de 
manière  que  vous  serez  satisfaits.  Mais  qui 
garantit  cette  promesse?  Ni  le  passé,  ni  le 
présent;  et  de  plus,  est-ce  un  motif  pour  li- 
vrer l'intelligence  au  pouvoir? 

L'intelligence  est  libre,  lorsqu'elle  obéit  à 
l'autorité  légitime  %  ou  à  Dieu,  qui  seul  a  droit 
de  commander  des  croyances.  Le  cœur  est 
libre  ,  lorsqu'il  obéit  aux  lois  de  l'ordre  ,  ou 
à  Dieu,  qui  seul  a  droit  de  prescrire  des  de- 
voirs. L'intelligence  et  le  cœur  sont  esclaves,, 
lorsqu'ils  obéissent  à  l'homme  ;  et  un  gouver- 
nement qui  s'attribue  le  pouvoir  de  donner  à 
l'enfant  la  religion  qu'il  veut ,  la  morale  qu'il 
veut,  viole  des  libertés  qu'avant  Buonaparte 
on  ne  tenta  jamais  de  ravir  à  aucune  nation. 

Julien  l'Apostat  interdit  aux  Chrétiens  les 
écoles  publiques  ,  mais  il  leur  laissa  leurs  pro- 
pres écoles  ;  il  ne  dit  point  à  tous  ses  sujets  : 
Ou  vos  enfans  ne  recevront  aucune  éducation, 
ou  ils  en  recevront  une  qui  blesse  votre  con- 
science. Ils  ne  sauront  ni  lire  ni  écrire  ,  ou 
ils  viendront  dans  des  écoles  que  vous  croyez 
dangereuses  pour  leurs  mœurs  et  pour  leur 
foi. 


(  4Co  ) 

Si  le  Gouvernement  est  autorisé  à  tenir  ce 
langage  a  un  seul  homme  ,  il  faut  dire  qu'il 
n'y  a  de  morale  et  de  religion  que  ses  volon- 
tés. Et  quand  on  supposeroit  ses  volontés 
toujours  droites  ,  sa  religion  toujours  vraie  , 
sa  morale  toujours  pure ,  la  vérité  est-elle  à 
lui  pour  qu'il  ait  le  droit  d'en  disposer  sou- 
verainement ?  Jaimerois  autant  qu'il  déclarât 
que  le  soleil  lui  appartient ,  et  qu'il  mît  sa  lu- 
mière en  régie. 

Dénués ,  dans  le  premier  âge ,  d'expérience 
et  de  raison,  l'autorité,  l'enseignement,  les 
exemples  nous  font  ce  que  nous  sommes ,  et 
déterminent,  souvent  pour  toujours,  nos 
opinions  et  nos  affections.  Concentrer  l'édu- 
cation entre  les  mains  du  Gouvernement ,  c'est 
donc  lui  accorder  un  pouvoir  absolu  sur  l'in- 
telligence et  le  cœur  de  l'enfant,  c'est  établir 
la  servitude  dans  le  fond  même  des  âmes. 

Et  que  seroit  une  nation  qui  n'auroit  de 
religion,  de  morale,  de  connoissances,  qu'au- 
tant que  le  voudroit  son  gouvernement ,  au 
prix  qu'il  y  mettroit  ;  une  nation  dont  les 
croyances,  les  scnlimcns,  les  mœurs  dépen- 
draient du  caprice  d'un  ou  de  quelques  hom- 
mes ,  des  calculs  même  de'  la  cupidité  ;  une 
nation  à  qui  on  pourroit  vendre  Dieu  ! 

Encore  si  l'on  consentoit  toujours  à  le  lui 
vendre  :  si  on   ne  la  forçoit  pas,  sous  peine 


(46i  ) 

d'ignorance,  d'acheter  l'athéisme,  le  me'pris 
des  devoirs ,  le  crime  même  !  et  ceci  n'est 
pas  une  crainte  vaine,  une  chimérique  sup- 
position. La  France  ne  le  sait  que  trop  ,  il  y 
a  eu  de  telles  écoles  ,  et  l'on  y  a  vu  des  for- 
faits inconnus  jusqu'à  nos  jours  ,  le  suicide  de 
l'enfance  ;  on  a  vu  des  Gâtons  de  quinze  ans 
briser  la  vie  comme  un  mauvais  jouet,  après 
avoir,  par  testament,  légué  leur  âme  aux  ma- 
ues  de  Voltaire  et  de  J.  J.  Rousseau  (i).  Or, 
que  la  plupart  des  pères  éprouvent  quelque 
répugnance  à  consentir  que  leurs  fils  se  pen- 
dent, aies  envoyer  dans  des  écoles  où  les 


(i)  Il  a  paru,  sous  le  litre  de  Génie  de  la  Révolution 
considéré  dans  l'Education,  une  excellente  histoire  de 
l'instruction  publique  en  Fiance,  depuis  1 7^9-  C'est 
le  tableau  complet  de  notre  législation  révolutionnaire 
sur  l'éducation.  On  y  voit  combien,  à  toutes  les  époques 
de  nos  malheurs,  les  ennemis  de  la  religion  et  de  la 
royauté  attachèrent  d'importance  à  s'emparer  de  la 
génération  naissante,  pour  la  pénétrer  de  leurs  doc- 
trines et  l'associer  à  leurs  passions.  Toujours  menacés 
par  l'ordre  qu'ils  avoient  détruit ,  ils  sentoicnl  la  né« 
cessité  de  le  poursuivre  jusque  dans  l'avenir.  De  là  ces 
institutions  mouslrueuses  ébauchées  par  la  Convention, 
et  adoptées  ensuite  par  Buonaparle,  qui  essaya  de  les 
tourner  à  son  profit,  et  les  porta  rapidement  au  der- 
nier degré  de  perfection  en  créant  l'Université",  vaste 
tombeau  où  s'engloutirent,  à  la  voix  du  despote  ,  les 
dernières  libertés  de  notre  patrie.  Avant  l'usurpateur, 


C  4^2  ) 

élèves  ont,  de  fois  à  autre,  de  pareilles  fan- 
taisies ,  cela  se  conçoit ,  et  cette  faiblesse  sem- 
ble excusable  «à  un  certain  point. 

Mais,  sans  recourir  aux  argumens  de  fait, 
la  simple  possibilité  que  l'éducation  donnée 
par  le  Gouvernement  soit  mauvaise,  suffit 
pour  faire  sentir  à  quel  point  le  monopole 
de  renseignement  est  injuste  et  odieux.  11  ne 
blesse  pas  seulement  la  liberté,  il  renverse 
encore  les  principes  constitutifs  de  la  famille. 
Que  devient  en  effet,  la  puissance  paternelle  , 
si  un  père  peut  être  placé  dans  l'alternative, 
ou  de  laisser  son  fils  croupir  dans  une  igno- 
rance qui  le  dégradera  de  sa  condition  sociale , 
ou  de  l'exposer  à  une  dégradation  plus  fu- 
neste ,  celle  du  vice  et  de  l'erreur?  Toute  au- 
torité repose  sur  des  devoirs;  ôtez  ceux-ci, 
la  raison  de  l'autorité  disparoît.  Ainsi  le  père, 


on  n'avoit  pas  osé  attenter  directement  aux  droits  des 
familles,  en  forçant  de  recevoir  l'instruction  du  Gou- 
vernement. Ce  fut  Buonaparle  qui,  le  premier,  établit 
le  régime  coactif.  L'ouvrage  que  nous  venons  d'indi 
quer  renferme  une  multitude  de  détails  extrêmement 
curieux  sur  les  écoles  républicaines  et  impériales.  L'au- 
teur, en  outre  ,  y  discute,  avec  beaucoup  de  logique  et 
de  talent ,  toutes  les  questions  relatives  à  l'Université. 
Elle  n'a  pas  répondu,  par  la  raison  fort  simple,  qu'elle 
n'avoit  rien  à  répondre.  Son  silence  n'est  pas  seulement 
un  aveu,  il  est  encore  une  preuve  de  jugement. 


(  463  ) 

roi  dans  sa  famille  comme  le  Pioi  est  père  dans 
l'Etat ,  est  lié  par  des  devoirs  imprescripti- 
bles ,  fondement  de  son  pouvoir  et  de   ses 
droits.  On  avoue  qu'il  doit  nourrir  ses  enfans  , 
qu'il  doit  veiller  à  leur  conservation  physi- 
que; mais  ne   doit-il  pas  veiller  aussi  à  leur 
conservation  morale  ?  Ne  doit-il  pas  préser- 
ver leur  cœur,  leur  intelligence,  de  la  cor- 
ruption? Vous  le  punissez  s'il  prostitue  le 
corps,  et  vous  le  forcez  de  prostituer  l'àme  ; 
que  dis-je  ?  vous  le  contraignez  peut-être  de 
la  sacrifier  pour  jamais  :  car,  quoi  que  préten- 
dent quelques  sophistes  que  l'espérance  in- 
quiète et  fatigue,  cette  vie  rapide  a  de  lon- 
gues suites  ;  toutes  nos  destinées  ne  s'accom- 
plissent point  entre  le  berceau  et  la  tombe  ; 
et  l'homme,    en   passant  sur  cette   lerre  si 
souvent  arrosée  de  ses  larmes,   ne  recueille 
pas  les  hautes  idées  de  Dieu  ,  d'ordre  ,  de  jus- 
tice ,  de  vertu,  d'immortalité,  comme  un  tri- 
but qu'il  doive  bientôt  aller  porter  au  néant. 
J'en  appelle  à  la  raison  ,  à  la  conscience  ; 
qu'elles  prononcent  sur  le  système   dont   je 
viens  de  montrer  le  vice  et  ledauger.  H  atta- 
que les  droits  ,  les  intérêts  de  tous  ;  que  tous 
s'unissent  pour  le  repousser.  Au  reste,  si  ja- 
mais la  loi  consacroit  une  institution  destruc- 
tive des  libertés  naturelles  et  de  la  famille, 
cette  loi  tyrannique  et  insensée  ne  régneroit 


C464) 

que  par  la  force  ;  elle  seroit ,  à  sa  naissance 
même,  frappée  de  nullité',  parce  qu'elle  vio- 
leroil  manifestement  ces  lois  premières  et  fon- 
damentales, contre  lesquelles,  dit  Bossuet, 
tout  ce  qui  se  fait  est  nul  de  soi. 

Ici ,  je  dois  repondre  à  une  objection.  On 
a  comparé  sérieusement  l'éducation  à  la  jus- 
tice ;  on  a  dit  :  Le  Gouvernement  rend  seul  la 
justice  ,  donc  le  Gouvernement  peut  se  ren- 
dre seul  maître  de  l'éducation;  et  si  l'on  croit 
avoir  droit  de  se  plaindre  du  monopole  de 
l'éducation,  que  l'on  se  plaigne  donc  aussi  du 
monopole  de  la  justice. 

Ce  raisonnement  curieux  montre  au  moins 
quels  progrès  les  esprits  spéciaux  ont  fait 
faire  à  la  logique.  Oserai-je  y  opposer  quel- 
ques réflexions  simples,  et  telles  que  le  bon 
sens  les  suggère,  quand  on  est  assez  peu 
avancé  en  idéologie  pour  le  consulter  encore  ? 

La  justice  appartient  à  tous;  et,  en  tant 
qu'elle  est  la  loi  immuable  de  l'ordre  ,  tous 
peuvent  et  doivent  la  connoître ,  &l  tous  la 
commissent  en  effet;  il  n'est  point  d'esprit 
si  pauvre  qui  ne  la  possède  ,  et  ne  la  défende 
en  lui-même  contre  les  erreurs  ou  les  passions 
de  l'autorité.  Mais  lorsqu'il  s'agit  d'appliquer 
publiquement  cette  loi  aux  actions  des  hom- 
mes ,  lorsqu'il  s'agit  de  juger  et  de  punir; 
rendre  la  justice  devient  alors  une  fonction 


(465  ) 

du  pouvoir,  fonction  nécessaire  ,  et  sans  la- 
quelle on  ne  le  concevroit  même  pas  ;  car  le 
pouvoir,  moyen  général  de  Tordre  dans  la 
société,  n'est  que  la  justice  vivante  ;  et ,  soit 
qu'il  combatte  les  principes  de  désordre  par 
de  bonnes  lois ,  soit  qu'il  assure  la  tranquillité 
commune  en  châtiant  le  crime,  il  juge  ;  et  la 
guerre  même  n'est  qu'un  jugement  exécuté 
par  la  force  de  la  société  entière  ,  une  justice 
rendue  par  un  peuple  à  un  autre  peuple,  une 
punition  infligée  pour  un  délit  social  :  toute 
autre  guerre  est  un  brigandage.  Mais  ensei- 
gner à  lire  et  à  écrire  ,  enseigner  le  grec  et 
le  latin ,  n'est  pas  ,  que  je  sache ,  une  fonction 
du  pouvoir;  et  je  ne  comprends  même  pas 
comment  ceux  qui  attribuent  au  gouverne- 
ment le  droit  de  s'emparer  de  l'éducation, 
n  ont  pas  été  avertis  de  leur  erreur  par  l'ex- 
trême ridicule  de  transformer  le  souverain 
en  un  maître  d'école.  Observez,  de  plus,  que 
les  tribunaux  ne  sont  pas  établis  pour  ensei- 
gner la  justice  ;  mais  que  leur  devoir  est  de 
réprimer  les  crimes  qui  attaquent  la  société. 
De  même  le  gouvernement  n'est  pas  établi 
pour  enseigner  la  vérité  ;  mais  son  devoir  est 
de  réprimer  les  erreurs  qui  menacent  l'ordre 
social.  S'il  consentoit  à  se  renfermer  dans  les 
bornes  de  son  autorité  ,  une  loi  sur  l'éduca- 
tion seroit  inutile.  11  est  maître  d'ouvrir  au- 

3o 


(466) 

tant  d'écoles  qu'il  voudra,  et  de  les  régler 
comme  il  le  jugera  convenable  :  mais  il  n'est 
pas  maître  de  priver  les  citoyens  de  leurs 
droits,  de  leur  ravir  des  libertés  garanties 
par  la  Charte.  C'est  pour  cela,  et  pour  cela 
seulement,  qu'une  loi  est  nécessaire.  Ainsi, 
chaque  fois  qu'on  entendra  parler  d'une  loi 
sur  l'éducation  ,  d'avance  on  doit  tenir  pour 
certain  que  celte  loi  ne  peut  être  qu'une 
loi  d'exception. 

Désespérant  de  nous  convaincre  ,  les  dé- 
fenseurs du  régime  prohibitif  se  flattent  de 
surmonter  la  répugnance  qu'il  nous  inspire, 
par  la  touchante  énumération  des  avantages 
qui  doivent  en  résulter.  L'uniformité  d'ensei- 
gnement, disent -ils,  abolira  les  différences 
d'opinion.  11  faut  donc  qu'on  nous  prépare 
une  servitude  bien  complète,  puisqu'elle  at- 
teindra ce  qu'il  y  a  de  plus  divers  et  de  plus 
indépendant  par  sa  nature.  Autant  vaudroit 
dire  que  l'éducation  exclusive  dont  nous  jouis- 
sons abolira  peu  à  peu  la  faculté  de  penser. — 
Il  y  aura  plus  d'instruction  quand  le  gouver- 
nement seul  la  donnera.  Soit  :  mais  s'il  la 
vend,  et  la  vend  fort  cher? — Maître  de  1  en- 
seignement, il  détruira  les  préjugés,  il  fera 
régner  la  raison.  D'autres  l'ont  fait  adorer  : 
en  étions-nous  plus  heureux  ? 

Enfin,  voilà  ce  qu'on  nous  offre  en  échange 


(46?  ) 

de  nos  libertés  morales,  et  de  tout  ce  qui 
console  et  élève  l'homme  pendant  son  court 
passage  ici  bas.  Mais,  acceptât-il  cet  échange, 
il  resteroit  encore  une  difficulté  :  je  vois  bien 
qui  le  priveroit  de  ses  droits  ;  je  ne  vois  pas 
également  qui  le  dispenseroit  de  ses  devoirs. 

Je  n'ajouterai  qu'un  mot.  Si  l'on  veut  de  la 
société,  il  faut  la  vouloir  avec  ses  conditions 
nécessaires  ;  donc ,  avec  les  lois  constitutives 
de  la  famille,  avec  l'autorité  paternelle  et  les 
privilèges  qui  en  dérivent. 

Si  l'on  ne  veut  pas  de  la  famille  ,  si  l'on  ne 
veut  pas  de  la  société  ,  qu'on  laisse  aller  les 
choses  comme  elles  vont  ;  tout  est  parfait. 


3o. 


<.\VA%V\\»X»V\\V\\V\\\\\\\VVVVVVVVV\\VWWV\VWVV\\\WV\\WVi\VVWlWAWV\AWV\V<. 


LA  MANIFESTATION  DE  L  ESPRIT  DE  VERITE. 


(l8l8.) 


1  EL  est  le  titre  d'un  écrit  publié  récemment, 
sans  nom  de  lieu  ni  d'imprimeur.  11  se  com- 
pose de  différentes  parties  intitulées  :  l'Es- 
prit de  vérité  \  le  vrai  Disciple  ;  le  vrai  Disciple 
à  ses  amis  ;  les  Ecritures;  leimii  Disciple  aux 
nations  chrétiennes  ;  V accomplissement  de  IE- 
vangile;  l'Esprit  de  vérité  aux  hommes  frères; 
l  Esprit  de  vérité  aux  politiques;  la  Commu- 
nauté :  l  Esprit  enseigne  un  nouveau  temps. 
Chacun  de  ces  discours  est  signé  Alexis  Du- 
mesnil. 

M.  Dumesnil  enseigne  une  doctrine  si 
étrange  ,  qu'à  moins  d'une  mission  particu- 
lière ,  il  seroit  difficile  d'excuser  le  zèle  qu'il 
met  à  la  répandre  ;  aussi  se  déclare-t-il  in- 
spiré. «  Après  m' avoir  ôté  du  monde,  dit-il, 
»  l'esprit  m'a  conduit  dans  toute  la  vérité, 
»  afin  que  je  puisse  ensuite  appeler  les 
»  hommes  à  leur  enseigner  ce  que  j'ai  appris 
»  moi-même.  Je  dis  ce  que  l'esprit  me  révèle, 
»  et  je  ne  puis  dire  autre  chose.  » 

Or ,  l'esprit  lui  a  révélé  que  «  les  riches  et 


(  469) 

»  les  grands  sont  en  abomination  devant 
»  Dieu  ;  que  le  Christ  étoit  pénétré  d'une 
»  profonde  horreur  pour  les  riches  et  les 
»  prêtres  ;  que  la  parole  de  Dieu,  en  abolis- 
»  sant  l'esclavage ,  a  anéanti  le  principe  même 
»  de  la  propriété.  Là  où  Ton  peut  dire  ,  Ce 
»  champ  est  à  moi,  la  terre  m'appartient, 
»  l'homme  n'est-il  pas  l'ennemi  de  l'homme, 
»  son  maître  et  son  tyran  ?  L'indépendance 
»  et  l'égalité  en  sont  bannies  ,  et  par  consé- 
»  quent  la  justice.  Il  n'y  a  ni  maître,  ni  pon- 
»  tife  ,  ni  ordonnances  humaines ,  ni  cérémo- 
»  nies,  pour  le  disciple  de  la  vérité.  Ne  vous 
»  étonnez  donc  point  de  la  haine  que  mani- 
»  festent  actuellement  les  peuples  contre  les 
»  mœurs  et  les  institutions  anciennes  ,  puis- 
»  que  c'est  l'effet  même  de  la  parole  de  vé- 
»  rite  et  l'accomplissement  de  l'Evangile. 
»  Peuples!  ne  craignez  point  d'entendre  toute 
»  la  vérité;  la  vérité,  n'est-ce  pas  Dieu  même? 
»  Ah  !  redoutez  plutôt  cet  esprit  d'erreur  qui 
»  a  fait  les  riches,  et  les  puissans  ,  et  les  prê- 
»  très,  et  qui  mène  à  sa  suite  le  fanatisme  et 
»  la  servitude.  Que  sert  d'attaquer  un  men- 
»  songe  ,  quand  tout  est  mensonge  ;  un  vice, 
»  quand  tout  est  vice  et  corruption?  Ce  sont 
»  les  riches  et  les  superbes ,  c'est  le  sacerdoce , 
»  c'est  la  justice  du  monde  ,  c'est  le  monde 
»  tout  entier  que   l'éternelle  vérité  promet 


(  47°  ) 

»  d'anéantir.  Dieu  a  condamné  le  monde  ;  et 
»  moi  je  vous  le  montre  où  il  est ,  dans  vos 
»  lois  ,  dans  vos  institutions.  Toute  richesse , 
»  toute  puissance  individuelle  est  contraire 
»  à  la  loi  de  Dieu.  Gouverner  aujourd'hui  , 
»  c'est  détruire.  Si  vous  demandez  que  les  ri- 
»  ches  et  les  grands  soient  détruits  ,  ils  le  se- 
»  ront.  » 

Je  me  lasse  de  transcrire  ces  abominables 
folies.  Il  est  bon  cependant  de  montrer  jus- 
qu'où les  esprits  s'emportent ,  quand  ils  ont 
brisé  leur  frein  ,  et  qu'ils  ne  connoissent  plus 
de  règle  hors  d'eux-mêmes.  Renversez  l'auto- 
rité ,  aussitôt  la  raison  s'éteint  ;  il  ne  reste 
qu'un  aveugle  et  sombre  fanatisme.  Les  uns, 
en  rejetant  l'autorité  divine  ,  détruisent  la 
société  et  l'homme  même  :  les  autres  ,  sous 
prétexte  de  rejeter  l'autorité  humaine  ,  anéan- 
tissent la  religion  ,  et  finissent  par  nier  tout , 
même  Dieu.  Les  doctrines  les  plus  opposées 
en  apparence,  se  confondent  dans  leurs  effets; 
elles  s'allient  pour  dévaster,  et  marchent  en- 
semble contre  la  vérité  qui  les  repousse  éga- 
lement. Ainsi  la  communauté  des  biens.,  ou 
l'abolition  de  la  propriété  ,  que  Diderot  et 
Babœuf  prêchoient  au  nom  de  l'athéisme  , 
M.  Dumesnil  les  reclame  au  nom  de  l'Evangile 
et  de  Jésus-Christ. 

Et  parce  que  cet  homme  est  un  insensé  ,  il 


(4*  ) 

ne  faut  pas  ciboire  que  ses  maximes  soient  sans 
conséquence.  D'autres  insensés  les  répandent 
en  Angleterre ,  où  elles  font  des  progrès 
parmi  le  peuple.  Madame  Krudenerles  sème 
en  Allemagne  ;  elles  y  germeront ,  qu'on  n'en 
doute  pas,  et  porteront  un  jour  des  fruits 
sangtans.  Jamais  on  ne  provoqua  vainement 
les  passions  de  la  multitude. 

Des  fanatiques  d'un  autre  genre  se  nour- 
rissent d'idées  sembla'  les  ;  elles  influent  sur 
les  gouvernemens  mêmes  ;  elles  deviennent 
une  partie  de  leur  politique.  L'indifférence 
absolue  des  religions  établie  par  les  lois  tend 
à  détruire  tout  culte.  Les  principes  démocra- 
tiques.; introduits  dans  ces  mêmes  lois,  ten- 
dent à  détruire  toute  grandeur  sociale.  D'im- 
menses confiscations  ont  ébranlé  le  droit  de 
propriété,  et,  en  favorisant  à  l'excès  la  divi- 
sion des  terres ,  on  prépare  le  moment  où  , 
appartenant  à  tout  le  inonde  ,  elles  n'appar- 
tiendront à  personne.  Plus  les  propriétés  sont 
divisées,  plus  elles  changent  de  mains,  et 
peut-être  ne  faudroit-il  pas  morceler  le  sol 
beaucoup  davantage,  pour  que,  les  droits  de 
mutation  et  l'impôt  foncier  absorbant  tous 
les  revenus,  L'Etat  fût,  par  le  fait,  seul  pro- 
priétaire. 

Les  passions  les  plus  exaltées  se  joignant  à 
tant  de  causes  de  désordre,  personne  ne  peut 


(  47^  ) 

dire  quels  destins  Dieu  reserve  à  la  société. 
Les  doctrines  religieuses ,  morales  et  politi- 
ques, les  lois  et  les  institutions  qu'elles  avoient 
consacrées ,  formoient  comme  un  vaste  édi- 
fice ,  demeure  commune  de  la  grande  famille 
européenne.  On  a  mis  le  feu  à  cet  édifice.  Les 
peuples  s'entre -regardent  à  la  lueur  de  l'in- 
cendie ,  et,  agités  d'un  sentiment  inconnu, 
attendent  avec  anxiété  un  avenir  plus  inconnu 
encore. 


\\vvvvvvA,vvvvvv\vvv\'Vvvtvvvvvvv\'V\^vvvvvwvv\iWv\\W'w\w\vw^,vvwvvwvv^v\\\ww 

SUR  UN  OUVRAGE  INTITULÉ  : 

Réponse  aux  Quatre  Concordats  de  M.  de 
Pradt ,  ancien  archevêque  de  MaJines ,  par 
M.  I  abbé  Clause!  de  Montais ,  prédicateur 
ordinaire  du  Roi  (  r). 

(>8>9) 


Jl  plut  à  M.  de  Pradt  de  publier  ,  il  y  a  quel- 
ques mois  ,  trois  gros  volumes  de  déclama- 
tions contre  le  saint  siège  ,  le  Pape  ,  les  car- 
dinaux ,  le  clergé  de  France,  les  concordats  , 
et  de  mêler  à  ces  homélies  libérales  l'apologie 
de  la  conduite  de  Buonaparte  envers  Pie  VII, 
la  satire  de  Tordre  politique  et  ecclésiastique 
ancien  ,  l'éloge  du  protestantisme,  de  la  phi- 
losophie et  de  la  révolution,  et,  ce  qui  est 
très-édifiant  dans  un  archevêque,  l'apothéose 
de  J.  J.  Rousseau.  Rien  de  tout  cela  n'étonna 
de  la  part  de  M.  de  Pradt.  il  n'atteignit 
même  pas  la  renommée  à  laquelle  il  aspiroit: 
le  scandale  ne  fut  que  médiocre. 

Toutefois,  un  ouvrage  tel  que  le  sien  ne  de- 


(  474  ) 

voit  pas  rester  sans  réponse.  Le  rang  que  M.  de 
Pradt  occupe  dans  l'Ëgiisc  ,  et  même  sa  ré- 
putation d  homme  desprit,  exigeoient  que 
le  clergé  combattît  ses  erreurs;  il  falloit,  en 
un  mot,  défendre  la  raison  contre  le  philo- 
sophe ,  et  la  religion  contre  l'archevêque. 
M.  l'abbé  Clausel  s'est  chargé  de  cette  tâche, 
et  Ta  remplie  avec  tout  le  talent  qu'on  lui 
connoîl.  ÎSous  n'entreprendrons  pas  d'ana- 
lyser sa  Réponse,  elle  y  perdroit  trop.  11  a 
surmonté  très-heureusement  la  plus  grande 
difficulté  de  son  sujet  :  ce  n'étoit  pas  d'y 
répandre  de  l'intérêt ,  chose  facile  à  M.  l'abbé 
Clausel ,  mais  de  réduire  la  discussion  à  quel- 
ques points  précis,  et  de  mettre  de  l'ordre 
dans  la  réfutation  d'un  ouvrage  où  il  règne  , 
d'un  bout  à  l'autre  ,  une  extrême  confusion 
d'idées  :  «  M.  de  Pradt,  aigri,  ce  semble, 
»  par  des  oublis  dont  il  croit  avoir  à  se 
»  plaindre,  a  laissé  courir  sa  plume  au  gré 
»  d'une  imagination  très-vive ,  et  que  cet 
»  aiguillon  secret  de  mécontentement  et  d'a- 
rt nimosité  rendoit  encore  moins  capable  de 
»  frein  et  de  méthode.  Les  accusations  in- 
»  directes,  les  questions  incidentes ,  les  at- 
»  taques  personnelles  multipliées  à  l'infini , 
»  se  croisent,  se  pressent,  se  heurtent  dans 
'>  ses  trois  gros  volumes.  11  en  faudroit  qua- 
»  rante  pour  le  suivre  pied  à  pied,  et  le  ré- 


(4?s  ) 

»  futer  d'une  manière  détaillée  et  régulière. 
»  Il  faut  remarquer  de  plus  que  Fauteur 
»  épiant ,  vraisemblablement  depui  s  long- 
»  temps ,  l'occasion  de  mettre  en  lumière 
»  divers  petits  écrits  qui  languissoient  dans 
»  son  porte- feuille  ,  les  a  enchâssés  comme 
»  il  a  pu  dans  ses  Quatre  Concordats ,  bien 
»  qu'ils  vinssentlà  absolument  hors  d'œuvrc... 
»  Cet  entassement  de  tout  ce  qui  est  venu 
»  dans  l'esprit  de  M.  de  Pradt ,  de  tout  ce 
»  que  son  humeur  lui  a  suggéré,  de  tout  ce  que 
»  ses  économies  littéraires  ont  mis  à  sa  dis- 
»  position,  éblouit  d'abord  tout  homme  qui 
»  veut  le  réfuter,  partage  ,  confond  ses  idées, 
»  et  le  met  dans  un  véritable  embarras.  Mais, 
»  en  y  réfléchissant,  on  a  vu  qu'il  éloit  aisé 
»  de  détacher  deux  ou  trois  principes ,  qui 
»  sont  au  fond  tout  ce  qu'il  y  a  de  sérieux 
»  dans  son  livre ,  d'en  montrer  le  foible  évi- 
»  dent,  et,  quant  au  reste,  d'employer  quel- 
»  que  méthode  expédi  l  ire  et  générale,  propre 
»  à  réduire  à  leur  juste  valeur  cette  foule  de 
»  récits  aventurés,  de  contre-vérités  cho- 
»  quantes,  de  jugemens  risibles ,  de  para- 
;>  doxes,  de  sarcasmes  qui  débordent  de  toutes 
»  paris  dans  fourrage  du  prélat.  C'est  le  parti 
»   auquel  nous  nous  sommes  arrêtés  (i).  » 

Rr/wnse  aux  quatre  Concordats ,  p.  i. 


(  4?6  ) 

M.  de  Pradt  remue  des  sujets  sans  nombre  ; 
je  dis  qu'il  les  remue  ,  et  non  qu'il  les  traite  ;  il 
décide  ,  tranche  avec  une  confiance  hautaine, 
et  accablant  de  son  mépris  les  petits  bons 
hommes  qui  demandent  de  l'exactitude  dans 
les  faits ,  de  la  logique  dans  les  raisonnemens, 
il  semble  persuadé  que  la  suffisance  peut 
tenir  lieu  non-seulement  de  ces  légers  avan- 
tages, mais  de  gravité  ,  de  goût,  de  politesse 
et  de  décence;  et  il  faut  avouer  qu'en  ad- 
mettant ce  genre  de  compensation  ,  M.  de 
Pradt  ne  laisse  rien  à  désirer  aux  plus  exi- 
geans. 

Entre  autres  questions  importantes,  il  exa- 
mine ce  que  doit  être  la  religion  dans  l'Etat, 
et  son  opinion  est  qu'il  convient  de  l'en  sé- 
parer entièrement.  11  voudroit  que  la  société, 
divorçant  avec  tous  les  cultes,  bannît  Dieu 
de  ses  lois  et  de  ses  institutions,  et  mît  l'ordre 
tout  entier  sous  la  protection  de  l'athéisme. 
Il  ne  voit  pas  que  pour  affranchir  les  opi- 
nions particulières ,  il  propose  d'abolir  les 
croyances  universelles  ;  que  l'irréligion  des- 
cendroit  bientôt  du  gouvernement  dans  la 
famille  ,  et  qu'il  y  a  contradiction  à  adorer 
Dieu  comme  simple  individu ,  et  à  le  nier 
comme  membre  de  l'Etat.  Il  ne  voit  pas  que 
le  changement  qu'il  appelle  de  ses  vœux, 
seroitla  destruction  légale  du  fondement  des 


(  477  ) 

droits  et  des  devoirs.  Il  ne  voit  pas  enfin 
qu'il  conseille  de  dissoudre  la  société  ;  car 
la  société  civile  ne  subsiste  que  parce  qu'elle 
est,  avant  tout,  société  religieuse  :  et  voilà 
pourquoi  nous  retrouvons,  depuis  l'origine 
du  monde ,  une  religion  publique  cbez  tous 
les  peuples.  La  religion  n  est  pas  seulement 
nécessaire  à  la  société,  elle  est  la  société 
même  ,  et  jamais  on  ne  parviendra  à  rassem- 
bler en  corps  de  nation,  des  hommes  qui 
n'aient  pas  des  croyances  communes,  d'où 
dérivent  des  devoirs  communs.  Ils  pourront 
bien  sans  doute  occuper  le  même  territoire  , 
comme  des  armées  ennemies  le  même  champ 
de  bataille  ;  ils  pourront  bien  être  rappro- 
chés ,  mais  ils  ne  seront  point  unis  :  car  il  n'y 
a  de  véritable  union  ou  de  société  qu'entre 
les  intelligences.  Un  éveque  devrôit  savoir 
cela,  surtout  s'il  se  pique  de  philosophie  :  il 
devrôit  savoir  que  les  intérêts  et  les  opinions, 
qui  ne  sont  que  les  intérêts  particuliers  de 
I  esprit,  divisent;  que  la  force  contraint  et 
provoque  la  résistance,  et  que  voilà  pourtant 
tout  ce  qui  reste,  quand  on  a  oté  la  religion  ; 
que  dès  lors  la  société  périt  nécessairement, 
parce  qu'elle  manque  de  la  première  con- 
dition de  son  existence  ;  parce  que  la  famille, 
en  supposant  une  religion  domestique,  ne 
peut  longtemps  communiquer  sa  vie  propre 


(47*  ) 

au  gouvernement  établi  pour  la  conserver  ; 
et  qu'un  gouvernement  athée,  d'ailleurs,  ne 
tardera  pas  à  former  un  peuple  qui  lui  res- 
semble. Etrange  contraste  '.Lorsque  de  grandes 
calamités'  forçoient  les  païens  d'abandonner 
la  terre  natale ,  pour  aller  au  loin  chercher 
une  autre  patrie  et  fonder  une  nouvelle  so- 
ciété,  ils  emportoient  avec  eux  leurs  dieux, 
et  ne  s'arrètoient  que  là  où  ils  pouvoient 
élever  un  autel.  Et  nous  aussi,  nous  avons 
éprouvé  de  mémorables  désastres  :  exilés  de 
l'ordre ,  seule  patrie  des  êtres  intelligens , 
nous  le  cherchons  au  hasard  ;  et  on  ose  nous 
dire,  à  nous,  peuple  chrétien,  que  nous  ne  le 
retrouverons  qu'en  chassant  Dieu  de  l'Etat, 
et  en  brisant  ses  autels! 

M.  de  Pradt  s'autorise  de  l'exemple  des 
Etats-Unis.  L'auteur  de  la  Réponse,  dans  un 
chapitre  extrêmement  curieux,  prouve  que 
M.  de  Pradt  se  trompe  sur  les  faits,  selon  sa 
coutume;  que  «  ce  qu'il  avance  par  rapport 
»  à  l'état  des  choses  dans  cette  contrée,  est 
»  faux  en  grande  partie ,  et  que  ce  qu'il  y  a 
»  de  vrai  est  tout  en  faveur  des  principes 
»  opposés  à  ceux  qu'il  soutient  (i).  »  Cela 
ne  pouvoit  être  autrement.  S'il  existoit  un 
pays  où  il  n'y  eût  pas  de  religion  publique, 

(i)  Réponse ,  p.  5i. 


(  479  ) 

c'est  que  les  hommes ,  y  vivant  sous  le  gou- 
vernement de  la  famille,  ne  seroient  pas  en- 
core parvenus  à  F  état  public  de  société;  et 
l'on  peut  assurer  qu'ils  n'y  parviendraient 
jamais,  tant  que  la  religion  demeurero.t  pu- 
rement domestique.  Ils  auroient  des  foyers, 
mais  point  de  patrie  :  c'est  le  temple  qui 
constitue  la  cité. 

M.  l'archevêque  de  Malinesest  ennemi  juré 
des  concordais:  on  le  conçoit:  ils  lui  ont 
porté  malheur.  Mais  que  lui  a  fait  le  clergé 
pour  mériter  ses  sarcasmes:'  Que  lui  ont  fait 
ces  missionnaires,  qui,  sans  p  >uvoir  espérer 
en  ce  monde  d'autre  récompense  que  la  per- 
sécution, se  dévouent  à  tant  de  fatigues  et  de 
travaux  pour  annoncer  la  paix  aux  hommes? 
Truuve-t-d  qu  il  y  ait  en  France  trop  de  foi? 
Craint -il  que  I  impiété  ne  conserve  point 
assez  de  disciples?  Est-ce  de  ses  intérêts  qu'il 
s'inquiète  ?  Une  veut  pas  qu'on  s'alarme,  quand 
les  prêtres  manquent  partout, quand  il  n'existe 
pas  la  moitié  des  écoles  nécessaires  pour  en 
former  de  nouveaux,  quand  à  peine  reste- 
t  il  une  trentaine  d'éveques,  et  qu  au  mépris 
d'un  traité  solennellement  conclu,  on  pro- 
longe avec  art  la  vacance  des  sièges  et  l'an- 
xiété des  catholiques?  Ce  sont  là  des  faits 
publics  :  M.  de  Pradt  ne  le  niera  pas.  A  l'en- 
tendre ,  cependant,  on  se  plaint  sans  motifs  : 


(  4»o) 

l'Eglise  est  plus  florissante  qu'on  n'affecte  de 
le  dire.  11  contemple  froidement  les  ruines 
de  cet  édifice  sacré ,  et  juge  qu'on  pourroit 
encore  en  ôter  quelques  pierres. 

Avec  lui,  c'est  toujours  la  religion  catho- 
lique qui  a  tort  ;  elle  eut  tort  contre  Luther; 
elle  eut  tort  contre  Jansenius  ;  elle  eut  tort 
contre  Piousseau ,  "Voltaire ,  Helvétius  et  leurs 
sectateurs  ;  et  plus  tort  enfin  contre  la  Con- 
stituante ,  et  je  crois  aussi  contre  la  Conven- 
tion. Il  est  vrai  que  ,  selon  lui ,  la  royauté,  la 
noblesse  et  la  monarchie  toute  entière  ont  eu 
tort  également  contre  la  révolution ,  comme 
Pie  VII  a  eu  tort  contre  Buonaparte.  M.  de 
Pradt  ne  pardonne  à  aucune  victime. 

Il  ne  pardonne  pas  davantage  aux  talens 
dont  l'éclat  rejaillit  sur  la  religion.  M.  de 
Chateaubriand  a  peint ,  dans  un  style  plein 
de  charmes,  les  beautés  et  les  bienfaits  de 
celte  religion  tant  calomniée  :  son  ouvrage, 
qni  n'avoit  point  de  modèle,  et  qui  n'a  pas  à 
redouter  les  imitateurs,  réprime  les  sarcasmes 
de  l'impiété,  la  désarme  du  mépris  ,  et  ne  lui 
laisse  que  sa  haine.  Ceux  qui  ne  connoissoient 
le  Christianisme  que  par  les  facéties  de  Vol- 
taire et  les  déclamations  de  Diderot,  s'éton- 
nent en  la  voyant  paroître  sous  des  traits  si 
différens ,  et  admirent  du  moins ,  s'ils  ne 
croient  pas  encore.  C'en  est  trop,  il  faut  que 


(  4®i  ) 

M.  de  Pradt  poursuive  de  ses  outrages  Técri- 
vain  dont- le  génie  a  opéré  ce  prodige  ;  mais 
ils  ne  sauroient  l'atteindre  ,  il  est  déjà  trop 
loin  dans  la  gloire. 

Après  la  persécution  révolutionnaire  ,  un 
orateur  éminent  attaque,  sur  les  débris  de  la 
société,  les  doctrines  qui  la  renversèrent,  et 
sa  courageuse  éloquence  contribue  au  retour 
de  Tordre  :  ni  les  suffrages  de  la  France  en- 
tière,  ni  le  caractère  épiscopal  même  ne 
peuvent  le  garantir  des  insultes  de  M.  dePradt. 

Un  autre  orateur  enfin  semble  être  suscité 
par  la  Providence  pour  confondre  l'incré- 
dulité, en  lui  ôtant  tout  moyen  de  se  refuser 
à  l'évidence  des  preuves  de  la  religion  :  grave, 
précis  ,  nerveux,  il  excelle  dans  le  genre  qu'il 
a  créé;  Terreur  se  débat  vainement  dans  les 
liens  dont  Tenchaîne  sa  puissante  logique. 
On  peut,  après  l'avoir  entendu,  n'être  pas 
persuadé,  il  est  presque  impossible  qu'on  ne 
soit  pas  convaincu;  et,  à  l'impression  qu'il 
produit,  on  diioit  qu  il  montre  à  ses  audi- 
teurs la  vérité  toute  vivante.   Avec  tant  de 
droits  à  l'estime  publique  ,  il  étoit  bien  dif- 
ficile que  M.  l'abbé  Frayssinous  échappât  aux 
injures  de  M.   de  Pradt.   Nous  le  félicitons 
d'avoir  obtenu  les  dédains  de  cet  archevêque; 
c'est  tout  ce  qui  manquoit  à  sa  haute  répu- 
tation. 

3i 


(482  ) 

M.  l'abbé  Clausel  ajoute  encore  à  la  sienne 
par  l'écrit ,    plein  de  force  et  de  recherches 
importantes,  qu'il  vient  de  publier  en  réponse 
aux  quatre   Concordais.   Le  livre  de  M.   de 
Pradt  passera  ,  s'il  n'est  déjà  passé  ;  et  peut- 
être  viendra-t-il  un  temps,  où  l'auteur  lui- 
même  ,  désabusé  des  illusions  qui  l'égarent , 
bénira  l'heureux  oubli  où  s'ensevelissent  ses 
productions.  On  finit  tôt  ou  tard  par  se  lasser 
du  scandale,  quand  on  le  donne  sans  fruit 
pour  soi-même ,  et  avec  beaucoup   d'ennui 
pour  les  autres.  Que  M.  l'abbé  Clausel  nous 
donne  souvent  des  ouvrages  tels  que  sa  Ré- 
ponse ,  jamais  nous  ne  nous  lasserons  de  les 
lire. 


^V^\V\\VX\^VVVV\\XVVV\%V\^V\^VVVV\VV\V\VV\\\\*XV\^>A\\V\\\\\VVV\VV\<A.\\V\%V*A.\V* 

SUR    UN    OUVRAGE   INTITULÉ  : 

Exposition  de  la  Doctrine  de  Leibnitz  sur  la 
religion  ;  suivie  de  Pensées  extraites  des  ou- 
vrages du  même  auteur  ;  par  M.  Emery  , 
ancien  Supérieur  général  de  Saint-Sulpice. 

(i8i9.) 


Il  y  a  encore  des  Protestans  qui ,  par  habi- 
tude  ou  par   suite  de  vieux  préjuges  contre 
l'Eglise  catholique,  conservent  quelque  atta- 
chement pour  la  secte  où  ils  sont  nés  :  mais 
la  Réforme,  en  elle-même  ,  n'a  presque  plus 
aujourd'hui  de  défenseurs  que  parmi  les  en- 
nemis du  Christianisme  ;  aussi  ne  la  défendent- 
ils  pas  comme   religion ,    mais  comme    une 
charte  d'indépendance.   Ils  y  ont  trouvé  écrit 
le  droit  de  résistance  à  l'autorité,  ou  le  saint 
devoir  de  l'insurrection;  et  dès  lors,  ils   ont 
compris ,  qu'en  combattant  pour  la  Réforme , 
ils  combattoient  à  la  fois  et  pour  la  philoso- 
phie, qui  n'est  qu'une   grande   insurrection 
contre  Dieu,  ou  le  pouvoir  spirituel  ;  et  pour 
la  démocratie,  qui  n'est  non  phis  qu'une  in- 


(  4*4  ) 

surrcction   générale  contre  le   pouvoir  poli- 
tique émané  de  Dieu. 

Cette  tendance  du  Protestantisme  à  dé- 
truire toute  croyance  et  tout  ordre ,  en  dé- 
truisant toute  obéissance,  fut  aperçue,  dès 
l'origine,  par  quelques  bons  esprits.  Le  père 
de  Montaigne,  homme  sans  lettres,  mais 
plein  de  sens,  «  prévoyoit,  par  discours  de 
»  raison,  »  dit  l'auteur  des  Essais,  «  que  ce 
»  commencement  de  maladie  déclinèrent  ay- 
»  sèment  en  un  exécrable  athéisme  :  car  le 
»  vulgaire  ,  n'ayant  pas  la  faculté  de  juger  des 
»  choses  par  elles-mesmes,  se  laissoit  empor- 
»  ter  à  la  fortune  et  aux  apparences,  après 
»  qu'on  lui  a  meis  en  main  la  hardiesse  de 
»  mépriser  et  contrcrooller  les  opinions  qu'il 
»  avoit  eues  en  extresme  révérence  ,  comme 
»  sont  celles  où  il  va  de  son  salut ,  et  qu'on 
»  a  meis  aulcuns  articles  de  sa  religion  en 
»  doubte  et  à  la  balance  ;  il  jette  tantost  après 
»  aysément,  en  pareille  incertitude ,  toutes 
»  les  autres  pièces  de  sa  créance ,  qui  n'a- 
»  voyent  pas  chez  lui  plus  d'auethorité  ny 
»  de  fondement,  que  celles  qu'on  lui  a 
»  esbranlées  ;  et  secoue  comme  un  joug  ty- 
»  rannique  toutes  les  impressions  qu'il  avoit 
»  reçues  par  l'aucthorité  des  loix,  ou  révé- 
»  rence  de  l'ancien  usage  :  entreprenant  dès 
.  »  lors  en  avant  de  ne  recepvoir  rien,  à  quoi 


(  4^5  ) 

■»   il  n'ayt  interposé  son  décret,  et  preste  par- 
»  ticulier  consentement  (V.  » 

Le  temps  a  justifié  ces  sinistres  prévoyances  ; 
les  Protestans  eux-mêmes  ne  le  nient  pas.  Ils 
déplorent,  comme  nous,  les  effets  de  la  Ré- 
forme qui  «  influa  sur  les  mœurs,  non  pour 
»  les  corriger  ou  pour  les  rendre  meilleures, 
»  mais  pour  polir  et  raffiner  la  corruption.... 
»  Elle  ne  fit  que  soulever  les  Chrétiens  les 
»  uns  contre  les  autres,  diviser  les  esprits  unis 
»  auparavant.  La  Réforme  a  fait  périr  dans 
»  les  combats,  dans  les  supplices,  plusieurs 
»  millions  d'hommes.  Elle  n'a  été  qu'un  re- 
»  doublement  de  calamités  pour  l'espèce  hu- 
»  maine  (2).  »  Cela  ne  souffre  pas  de  doute 
pour  quiconque  connoit  l'histoire  des.  trois 
derniers  siècles. 

Le  nôtre  devoit  être  témoin  des  dernières 
détresses  de  la  Réforme ,  réduite  à  abandonner 
toute  doctrine  ,  pour  conserver  une  apparence 
de  concorde  extérieure.  Nous  ne  parlerons 
point  de  l'étrange  réunion  des  Calvinistes  et 
des  Luthériens,  sans  qu'il  ait  été  même  ques- 
tion de  s'entendre  sur  les  croyances.  Nulle 
explication  ;  on  s'est  embrassé,  on  a  réglé  ce 
qui  concernoit  les  propriétés  respectives  des 

(1)  Essais  de  Montaigne ,  liv.  II,  ch.  XII. 

(2)  De  V Égaillé  ;  par  M.  Descharni. 


(  486) 

Églises ,  et  tout  a  été  fini.  Autrefois,  on  se 
seroit  d'abord  occupé  de  la  vérité,  qui  a  bien 
aussi  quelque  importance  ;  car  la  vérité  ,  c'est 
Dieu  :  mais  maintenant  on  ne  veut  voir  que 
l'homme ,  même  dans  la  religion.  D'ailleurs, 
de  quelle  vérité  auroit-on  pu  convenir  ?  M.  le 
baron  de  Starck  ne  nous  a-t-il  pas  révélé  qu'en 
Allemagne  ,  il  n'est  pas  un  seul  point  de  la  foi 
chrétienne  qui  ne  soit  ouvertement  attaqué  , 
même  par  des  ministres  (i).  Le  clergé  angli- 
can ne  cesse  de  se  plaindre  des  progrès  de 
l'indifférence.  A  Genève  ,  on  défend  de  par- 
ler de   la  divinité  de  Jésus-Christ,  de  la  Tri- 
nité ,  du  péché  originel  ;  c'est-à-dire ,  qu'on 
défend  la  profession  publique   du  Christia- 
nisme tel  qu'on  l'avoit  conçu  jusqu'ici  ;  puis- 
que,  si  Jésus-Christ  n'est  pas   Dieu,    et  si 
l'homme  ne  naît  pas  en  état  de  péché  ,  il  n'y 
a  plus  d'incarnation,  plus  de   rédemption, 
plus  de  sacrifice  ;   et  commander  le  silence 
sur  ces  hautes  vérités  ,  c'est  mettre  en  doute 
la  religion  entière,  ou  plutôt  c'est  l'anéantir. 
Dès  lors  aucune  folie  ,   aucun  excès  ne  sau- 
roient  surprendre.   Un  pasteur,   frappé  des 


(1)  Entreliens  philosophiques  sur  la  réunion  des 
différentes  communions  chrétiennes  ;  par  feu  M.  le 
baron  de  Starrk,  ministre  protestant,  et  premier  pré- 
dicateur de  la  cour  de  Hesse-Darmstadt. 


(  4»7  ) 

inçonvéniens  attachés  à  l'adoption  d'un  sym- 
bole ,  a  proposé  de  les  rejeter  tous  (i)  ,  pour 
arriver,  je  pense  ,  pins  aisément  à  l'unité  de 
foi  recommandée  par  l'apôtre  (2).  Enfin ,  il 
en  falloit  venir  à  ce  point  de  simplicité ,  que 
toute  instruction  dogmatique  se  bornât  à  ce 
seul  précepte  :  Croyez  ce  que  vous  voudrez. 
Cela  ne  gène  pas  extrêmement  l'esprit,  et  si 
cette  foi  est  la  foi  qui  same,  je  ne  sais  com- 
ment ,  avec  la  détermination  absolue  de  ne 
se  pas  sauver ,  on  pourroit  réussir  à  se  per- 
dre. Qu'est-ce  donc  que  le  Protestantisme  ? 
L'évéque  de  Saint-David  s'est  chargé  de  nous 
l'apprendre.  Selon  lui,    «  le  Protestantisme 
»   est  L'abjuration  du  Papisme,  et  l'exclusion 
»   des  Papistes  de  tout  pouvoir  ecclésiastique 
»  et  civil  (3).  »  D'où  il  suit  que  les  Mahomé- 
tans  ,  les  Chinois,  lesThibélains,  les  Japonais, 
ne  sont  ni  plus  ni  moins  que  de  bons  Proles- 
tans.  Cela  s'étend  loin  ;  mais  aussi  où  et  com- 
ment s'arrêter  i' 


(1)  Coup  cl  œil  sur  les  confessions  de  foi;  par  J.  Hcycr, 
paslcur  à  Genève;  1818. 

(2)  Unus  Dominus,  ima  lides,  unuin  baptisnsa.  Ept 
ad  Ephes.  IV,  5. 

(3)  Question.  What  is  Pi  oteslanlism  ?  Answer,  The 
abjuration  of  Papcry,  and  t lie  exclusion  of  Papists  front 
ail  power  ecnlesiastical  and  civil.  Thé  Protestants  Ca 
techism  ,  p.  1  ),. 


(488  ) 

En  religion,  comme  en  politique,  les  ré- 
volutions finissent,  et  ne  rétrogadent  jamais. 
On  va  jusqu'au  bout,  puis  on  rentre  dans 
Tordre ,  ou  Ton  tombe  dans  la  mort. 

Les  controverses  théologiques  ont  atteint 
leur  terme;  elles  ne  sauroient  renaître:  car 
il  faudroit  pour  cela  ,  que  la  Réforme  re- 
montât, chose  impossible,  à  un  dogme  quel- 
conque. De  quoi  peut-on  disputer,  quand  on 
ne  nie  rien  ,  qu'on  n'affirme  rien,  quand  on 
ne  reconnoît  plus  ni  vérité  ni  erreur  cer- 
taine ?  Le  Protestantisme  fatigué,  s'est  en- 
dormi sur  des  ruines.  Quelques  efforts  que 
fassent  certains  hommes  pour  le  réveiller,  il 
dormira  son  sommeil;  et  les  sectes  qu'on 
verra  s'élever,  de  plus  en  plus  étrangères  au 
Christianisme,  ne  seront  qu'un  mélange  bi- 
zarre, etquelquefois  terrible,  des  superstitions 
de  la  philosophie  et  du  fanatisme  politique. 

Chose  remarquable,  on  ne  citeroil  pas  un 
seul  homme  de  génie  parmi  les  Catholiques  , 
qui  ait  incliné  vers  les  opinions  de  la  Réforme, 
et  la  plupart  des  hommes  supérieurs  nés  dans 
le  sein  du  Protestantisme  ,  ont  montré  un  ex- 
trême penchant  pour  la  religion  catholique. 
Grotius,  en  Hollande;  Haller,  en  Suisse; 
Johnson  et  Burke ,  en  Angleterre;  Leibnitz, 
en  Allemagne ,  n'étoient  guère  Protestans  que 
de  nom.  Leibnitz,   surtout,  l'esprit   le  plus 


(48») 

vaste  qui  peut-être  ait  jamais  paru  ,  Leibnitz 
qui,  suivant  l'expression  de  Fonlenelle,  me- 
noit  de  front  toutes  les  sciences  ,  ne  tarda  pas 
à  découvrir  le  vice  intérieur  de  la  informe, 
et  fut  conduit  successivement  à  embrasser  et 
à  justifier  tous  les  points  de  la  foi  catholique. 
L'ouvrage  que  nous  annonçons  en  est  la 
preuve.  Publié  aujourd'hui  pour  la  première 
fois,  peut-être  par  un  secret  dessein  de  la 
Providence  qui  le  réservoit  aux  temps  où  il 
devoit  produire  le  plus  de  fruit,  on  peut  le 
considérer  comme  une  sorte  de  testament 
religieux.  Le  début  en  est  grave  et  simple  : 
«  Après  une  étude  longue  et  approfondie 
»  des  controverses  en  matière  de  religion , 
»  et  après  avoir  imploré  l'assistance  divine  < 
»  et  déposé,  du  moins,  autant  qu'il  est  pos- 
»  sible  à  l'homme,  tout  esprit  de  parti,  je 
»  me  suis  considéré  comme  un  néophyte  , 
»  venu  du  Nouveau- Monde  ,  et  qui  n'auroit 
»  encore  embrassé  aucune  opinion  ;  et  voici 
»  ce  à  quoi  je  me  suis  enfin  arrêté,  et  ce  qui 
»  m'a  paru,  entre  tous  les  scnlimens  divers 
»  que  j'ai  examinés  ,  devoir  être  reconnu  par 
»  tout  homme  exempt  de  préjugés,  comme 
»  le  plus  conforme  à  l'Ecriture  sainte  et  à  la 
»  respectable  antiquité,  et  même  à  la  droite 
><  raison  et  aux  faits  historiques  les  plus 
»   certains.  » 


(  49"  ) 

Leibnitz  établit  ensuite  l'existence  de  Dieu, 
la  Trinité,  l'Incarnation ,  et  les  autres  dogmes 
du  Christianisme ,  dont  il  essaie  quelquefois 
de  rendre  raison  par  les  principes  d'une  phi- 
losophie très  élevée.  Il  adopte  avec  candeur, 
et  défend  avec  une  science  rare  ,  la  doctrine 
de  l'Eglise  catholique  sur  la  tradition  ,  les 
sacremens,  le  sacrifice  de  la  messe,  le  culte 
des  reliques  et  des  saintes  images,  la  hiérar- 
chie ecclésiastique  et  la  primauté  du  Pontife 
romain.  «  On  doit  admettre,  dit-il,  que  dans 
»  toutes  les  choses  qui  ne  permettent  pas  les 
»  retards  de  la  convocation  d'un  concile  gé- 
»  néral,  ou  qui  ne  méritent  pas  d'être  traitées 
»  en  concile  général ,  le  premier  des  évêques 
»  ou  le  souverain  Pontife  a  le  même  pouvoir 
»  que  l'Eglise  toute  entière  (i).  »  Ce  grand 
homme  fut  toujours  si  éloigné  des  préjugés 
contraires  à  la  puissance  pontificale,  dont 
quelques  catholiques  mêmes  ne  sont  pas 
exempts ,  qu'en  plusieurs  endroits  de  ses 
écrits,  il  témoigne  le  désir  que  le  chef  de 
l'Eglise,  investi  d'une  haute  magistrature  po- 
litique, devienne  comme  le  centre  et  le  mo- 
dérateur de  toute  la  Chrétienté:  idée  qu'as- 
surément on  est  bien  libre  de  rejeter,  mais 


fj)  Exposition  ,  etc.  p.  3o5. 


(49'  ) 

qui,  surtout  à  l'époque  où  Leibniiz  écrivoit , 
n'a  pu  naître  que  dans  un  esprit  très-péné- 
trant, et  suppose  une  observation  profonde 
de  la  société. 

La  partie  la  plus  foible  du  Système  théo- 
logique (1),  est  celle  où  l'auteur  traite  du 
mariage.  8a  doctrine  sur  cette  matière  est 
aussi  peu  exacte  que  son  érudition  est  peu 
sure.  C'est,  je  crois,  le  point  sur  lequel  il  ait 
paru  céder  aux  opinions  de  la  Réforme  , 
généralement  relâchées  en  ce  qui  concerne 
les  mœurs,  et  le  mariage  qui  en  est  le  fonde- 
ment. Du  reste,  il  justifie  complètement  la 
foi,  la  discipline  ,  les  institutions  et  les  pra- 
tiques de  l'Eglise  catholique.  Il  avoit  parti- 
culièrement conçu  une  haute  admiration  pour 
les  missionnaires  et  les  ordres  religieux  , 
même  contemplatifs.  On  aimera  sans  doute 
à  rapprocher  les  sentimens  de  ce  philosophe 
célèbre  ,  des  déclamations  dont  nous  étour- 
dissent chaque  jour  quelques  philosophes 
d'un  autre  genre. 

((  Comme  on  peut  procurer  la  gloire  de 
»  Dieu,  et  rendre  service  au  prochain  de  dif- 
»   férentes   manières,   selon  sa  condition  et 


(1)  C'est  le  titre  que  porte  l'ouvrage  tic  Leibnitz 
dans  le  manuscrit  original. 


(  49?  ) 

»  son  caractère,  soit  par  l'autorité,  soit  par 
»  les  exemples ,  il  n'est  assurément  pas  moins 
»  utile  qu'outre  ceux  qui  sontdans  les  affaires 
»  et  la  vie  commune,  il  y  ait  dans  l'Eglise  des 
»  hommes  occupés  à  la  vie  ascétique  et  con- 
»  templative,  lesquels,  délivrés  des  soins 
»  terrestres,  et  foulant  aux  pieds  les  plaisirs, 
»  se  donnent  tout  entiers  à  la  contemplation 
»  de  la  Divinité  et  à  l'admiration  de  ses  ceu- 
»  vres ,  ou  même  qui,  dégagés  de  toute  af~ 
»  faire  personnelle  ,  n'aient  d'autre  occu- 
»  palion  que  de  subvenir  aux  besoins  du 
>•>  prochain,  soit  par  l'instruction  des  hommes 
»  ignorans  ou  égarés,  soit  par  le  secours  des 
»  malheureux  et  des  affligés.  Et  ce  n'est  pas 
»  une  des  moindres  prérogatives  de  cette 
»  Eglise,  qui  seule  a  retenu  le  nom  et  le 
;>  caractère  de  catholique,  et  qui  seule  offre 
»  et  propage  les  exemples  éminens  de  toutes 
»   les  excellentes  vertus  de  la  vie  ascétique. 

»  Aussi,  j'avoue  que  j'ai  toujours  singuliè- 
»  rement  approuvé  les  ordres  religieux ,  les 
»  pieuses  associations  ,  et.  toutes  les  institu- 
>  tions  louables  en  ce  genre ,  qui  sont  une 
»  sorte  de  milice  céleste  sur  la  terre  ;  pourvu 
»  qu'éloignant  les  abus  et  la  corruption,  on 
»  les  dirige  selon  les  règles  de  leurs  fonda- 
»  teurs ,  et  que  le  souverain  Pontife  les  ap- 
«  plique  aux  besoins  de  l'Eglise  universelle. 


(  4g3  ) 

»  Que  peut-il  en  effet  y  avoir  de  plus  ex- 
»  cellent  ,  que  de  porter  la  lumière  de  la 
»  vérité  aux  nations  éloignées ,  à  travers  les 
»  mers  ,  les  feux  et  les  glaives  ;  de  n'être 
»  occupé  que  du  salut  des  âmes;  de  s'inter- 
»  dire  tous  les  plaisirs,  et  jusqu'aux  douceurs 
»  de  la  conversation  et  de  la  société,  pour 
»  vaquer  à  la  contemplation  des  vérités  sur- 
»  naturelles,  et  aux  méditations  divines;  de 
«  se  dévouer  à  l'éducation  de  la  jeunesse  , 
»  pour  lui  donner  le  goût  de  la  science  et  de 
»  la  vertu  ;  daller  porter  des  secours  aux 
»  malheureux,  à  des  hommes  perdus,  déses- 
»  pérés  ,  aux  prisonniers,  à  ceux  qui  sont 
»  condamnés  ,  aux  malades,  à  tous  ceux  qui 
»  sont  dénués  de  tout,  ou  dans  les  fers,  ou 
»  dans  des  régions  lointaines;  et  dans  ces 
»  services  de  la  charité  la  plus  tendre  ,  de 
»  n'être  pas  même  effrayé  par  la  crainte  de 
«  la  peste?  Quiconque  ignore  ou  méprise  ces 
»  choses,  n'a  de  la  vertu  qu'une  idée  rétrécir 
»  et  vulgaire,  et  croit  sottement  avoir  rempli 
»  ses  obligations  envers  Dieu  ,  lorsqu'il  s'est 
»  acquitté  à  l'extérieur  de  quelques  pratiques 
»  usitées,  avec  cette  froide  habitude,  qui 
»  ordinairement  n'est  accompagnée  d'aucun 
»  zèle,  d'aucun  sentiment  (i).  » 

(i)  Exposition,  eic.  p.  88-90. 


(  4g4  ) 

11  y  a  une  simplicité  de  cœur  et  une  force 
de  génie,  qui  conduisent  également  à  la  reli- 
gion catholique.  Quelques-uns  s'en  éloignent, 
emportés  par  les  passions  ,  ou  égarés  par  des 
demi-lueurs.  Ce  sont  ces  gens  d  entre- deux , 
qui  font,  dit  Pascal,  les  entendus.  Ceux-là 
troublent  le  monde ,  et  jugent  plus  mal  de  tout 
que  les  autres. 

La  publication  d'un  ouvrage  tel  que  le 
Système  théologique ,  eût  autrefois  été  regar- 
dée comme  un  événement  mémorable  dans 
le  monde  littéraire.  On  attachoit  alors  une 
extrême  importance  à  ces  hautes  questions, 
devenues,  de  nos  jours,  un  objet  de  mépris 
ou  d'indifférence.  L'homme  sentoit  sa  gran- 
deur ,  tandis  qu'il  semble  aujourd'hui  ne  sen- 
tir que  sa  bassesse.  Depuis  qu'il  s'est  séparé 
de  Dieu,  il  n'ose  plus  croire  en  lui-même.  11 
cherche  sa  place  parmi  les  êtres  privés  d'in- 
telligence, et  ne  l'y  trouvant  pas,  il  descend 
au-dessous  de  l'animal,  au-dessous  de  la  plante, 
pour  essayer  de  découvrir  dans  un  vil  limon , 
ou,  comme  parlent  certains  savans,  dans/V- 
cume  de  la  terre ,  des  traces  de  son  origine  , 
et  les  titres  de  son  néant.  Les  philosophes  de 
l'âge  antérieur  s'occupoient,  eux,  d  étudier 
les  lois  de  sa  nature  immortelle  :  mais  aussi 
qu'étoit-ce  que  ces  philosophes  comparés  aux 
nôtres?  Un  Bossuet,  un  Fénélon ,  un  Maie- 


(  495  ; 

branche ,  un  Pascal ,  un  Leibnitz ,  inventeur 
du  calcul  différentiel,  un  Newton,  qui,  à  vingt 
ans ,  devina  le  système  du  monde.  Nous  nous 
abstiendrons  d'en  nommer  d'autres,  pour  ne 
pas  trop  humilier  le  siècle  qui  les  a  produits. 


V\V\\V\\\\V*V\VV\VVVVl\*VVVVVVVV\\VVVVVVVVV\\VV*V\A/VV\VVVVVV 

DE  LA  RÉUNION 

DES  DIFFÉRENTES  COMMUNIONS  CHRÉTIENNES. 

(l8l9.) 


X  LUSiEUivs  fois,  depuis  la  grande  scission  qui 
déchira  la  Chrétienté  au  seizième  siècle ,  on  a 
tenté  de  réunir  les  Catholiques  et  les  Protes- 
tans.  Deux  hommes  du  plus  haut  génie ,  Ros- 
suet  et  Leibnitz,  conçurent,  sous  Louis  XIV, 
l'espérance  d'y  réussir,  et  leur  correspon- 
dance ,  chef-d'œuvre  de  discussion  ,  nous  est 
restée  comme  un  monument  de  leurs  vœux  , 
que  diverses  circonstances  étrangères  à  la  re- 
ligion rendirent  malheureusement  stériles. 
Les  temps  n'étoient  pas  venus.  Il  y  avoit  à  sur- 
monter une  trop  vive  opposition.  La  Ré- 
forme, âpre  et  fière,  se  sentoit  encore  vi- 
vante, parce  qu'il  y  avoit  encore  en  elle  de 
la  foi.  Ses  préjugés,  contre  l'Eglise  romaine, 
régnoient  avec  toute  leur  force.  La  raison,  et 
l'expérience  ,  qui  n'est  que  la  raison  manifes- 
tée par  les  événemens ,  ne  les  avoient  point 
assez  affoiblis  dans  l'esprit  de  la  multitude, 
pour  qu'elle  entendît  patiemment  parler  de 
réunion.  Le  souvenir  récent  des  victoires  de 


(  4î)7  ) 

Gustave  -  Adolphe  attachoit  les  Protestans 
d'Allemagne  à  une  religion  qui  leur  avoit 
coûté  tant  de  travaux,  et  leur  rappeloit  tant 
de  gloire.  Ils  y  tenoient  comme  à  une  con- 
quête. Des  difficultés  non  inoins  sérieuses  nais- 
soient  de  la  politique  de  quelques  souverains. 
La  maison  de  Hanovre  voyoit,  dans  la  Pié- 
ibr.ne ,  le  fondement  et  la  sanction  de  ses 
droits  :  elle  les  adroit  crus  ébranlés  avec  le 
Protestantisme.  Cette  considération,  nulle 
aujourd'hui,,  paroissoit  alors  si  décisive , 
qu'elle  détermina  seule  Leibnitz  à  rompre 
les  négociations  entamées  avec  révoque  de 
Meaux.  De  plus,  le  traité  de  Westphalie  dont 
les  suites,  sous  beaucoup  de  rapports,  ont 
été  fatales  à  l'Europe  ,  avoit  établi,  dans  son 
sein  ,  un  principe  permanent  de  division  re- 
ligieuse, en  cherchant  à  former  une  sorte  de 
balance  entre  les  Etals  catholiques  et  les  Etats 
protestans  :  et  cette  cause  a  peut-être,  plus 
qu'aucune  autre  ,  retardé  l'union  des  Chré- 
tiens dans  une  même  foi  et  une  même  Eglise. 
Aucun  de  ces  obstacles  n'existe  maintenant; 
Le  temps  a  effacé  ou  al  ténue  \vs  préjugés 
contraires  à  la  religion  catholique.  La  Réforme 
expirante  prévoit  elle-même  sa  lin,  e!  laisse, 
pour  unique  postérité,  une  philosophie  ,  en- 
nemie du  Chris  lianisme,  ennemie  de  la  société. 


(  49»  ) 

et  qui  les  attaque  jusqu'en  Dieu  même.  Les 
siècles  ont  affermi  et  consacré  les  droits  de 
la  dynastie  régnante  en  Angleterre  ;  et  ce  ne 
sont  pas  certes  les  Catholiques  qui  les  lui  con- 
testeront. Le  danger  pour  elle  viendroit  plu- 
tôt des  doctrines  populaires  nées  de  la  Ré- 
forme. L'équilibre  tant  vanté  ,  que  des  négo- 
ciateurs ,  moins  profonds  politiques  qu'ha- 
biles diplomates ,  s'efforcèrent  d'établir  par 
le  traité  de  Westphalie,  ne  subsiste  plus  depuis 
long-temps;  Les  intérêts  et  les  rapports  ont 
changé.  La  Suède  et  le  Danemarck  ont  perdu 
presque  entièrement  leur  influence.  Une 
foule  de  petits  princes ,  membres  autrefois 
de  cette  espèce  de  confédération  qu'on  ap- 
peloit  l'Empire,  ont  disparu  pour  jamais.  La 
Pologne,  ce  flambeau,  qu'il  falloit  rallumer 
sans  cesse ,  s'est  éteint.  Une  autre  puissance 
plus  redoutable ,  forçant  la  barrière  de  l'Eu- 
rope ,  a  promené,  au  milieu  d'elle  ,  son  camp 
peuplé  par  l'Asie.  Aux  anciennes  relations  en 
ont  succédé  de  nouvelles ,  déterminées  par 
des  motifs  où  la  conformité  de  religion  n'a 
point  de  part.  On  a  vu  l'Angleterre  aider 
l'Espagne  à  recouvrer  son  indépendance,  et 
concourir,  avec  la  Prusse  et  la  Russie,  à  re- 
placer le  Pape  sur  le  trône  pontifical.  Ainsi , 
la  politique  d'aucun  Etat  ne   paroît   devoir 


(  499  ) 

s  opposer  à  la  reunion  religieuse  dont  j'es- 
saierai de  montrer  l'importance  ,  ou  plutôt 
l'indispensable  nécessité. 

Toutes  les  vues,  d'après  lesquelles  on  gou- 
vernoit  autrefois,  sei  oient  courtes  aujourd'hui; 
et  de  là  vient  qu'aucun  temps  ne  fut  plus  sté- 
rile eu  hommes  d'Etat.  Il  faudra  pourtant 
qu'il  s'en  forme,  si  l'Europe  ne  doit  pas  pé- 
rir; il  faudra  que  l'on  comprenne  qu'il  ne 
s'agit  plus  de  conserver  la  force  et  de  régler 
les  actions  d'un  peuple  en  santé  ,  mais  de  gué- 
rir des  nations  malades,  et  de  préserver  de 
la  destruction  la  société  entière.  Cet  intérêt 
premier,  et  commun  à  tous  les  Etats,  doit  les 
réunir  tous  dans  un  même  système  de  politi- 
que générale  ;  car  si  un  seul  d'entre  eux  meurt 
de  l'effrayante  maladie  qui  tourmente  le 
genre  humain,  les  autres  le  suivront  bientôt: 
et  telle  est  maintenant  leur  destinée,  qu'il 
faut  qu'ils  succombent  ou  se  sauvent  ensem- 
ble. 

Les  vérités  sociales,  principe  de  vie  qui  se 
transmettoit  de  siècle  en  siècle,  ont  été  ob- 
scurcies. Le  désordre  est  dans  l'intelligence  : 
et  voilà  ce  qui  le  rend  m  terrible.  I)e>  intérêts 
peuvent  se  concilier,  des  passions  se  calmer: 
c'est  l'œuvre  du  temps,  et  tôt  ou  tard  il  l'a- 
chève. Mais  le  temps  ne;  peut  rien  contre 
L'erreur,  parce  que  sans  cesse    ranimée    par 

32. 


(  5oo  ) 

les  passions  qu'elle  enfante  sans  cesse,  l'er- 
reur croît,  mais  ne  vieillit  point. 

Partout  on  sent  l'absence  des  vérités  néces- 
saires ;  partout  elles  ont  laissé  un  vide  qu'en 
vain  l'esprit  travaille  à  combler.  La  société 
n'est  plus  qu'un  doute  immense.  Point  de 
maxime  dont  on  ne  dispute  ,  point  de  prin- 
cipe qu'on  ne  nie.  Qu'est-ce  que  le  pouvoir? 
qui  le  sait  ?  Appartient-il  au  peuple  ?  est-ce 
lui  qui  le  donne  ?  peut-il  le  reprendre  quand 
il  l'a  donné  ?  est-ce  autre  chose  qu'un  fait 
constaté  par  la  force  ou  que  la  force  elle- 
même?  Quelqu'un  doit-il  commander  ?  quel- 
qu'un doit-il  obéir?  Les  peuples  en  sont  en- 
core à  résoudre  ces  questions,  de  la  solu- 
tion desquelles  dépend  l'existence  des  peu- 
ples. 

On  déclare  des  droits,  et  parce  qu'on  as 
semble  des  phrases,  on  s'imagine  créer  l'or- 
dre. On  improvise  des  gouvernemens ,  on 
élève  des  institutions,  on  les  brise  ,  et  cepen- 
dant toutes  les  notions  se  perdent.  Qu'est-ce 
que  la  loi  ?  une  volonté  :  et  de  qui?  la  vo- 
lonté de  tous,  ou  d'un  seul?  Cette  volonté 
est-elle  arbitraire?  si  elle  ne  l'est  pas ,  quelle 
est  sa  règle?  Y  a-t-il  quelque  chose  de  légi- 
time en  soi,  de  naturellement  immuable? Est- 
ce  le  pouvoir  ?  on  le  conteste  :  les  rangs?  on 
le  conteste  :  la  propriété  ?  on  le  conteste.  On 


(  5*i  ) 

s'égorge  pour  le  oui  et  le  non  ,  et  la  force  dé- 
cide des  doctrines. 

Comment  s'en  étonner  ?  Dès  que  l'esprit  ne 
reconnoît  point  d'autorité  à  laquelle  il  doive 
obéir,  la  vérité  pour  chacun  n'est  que  sa  pen- 
sée. La  raison,  unique  juge  de  tout,  ramène 
tout  à  l'individu.  Des  opinions  particulières 
remplacent  les  croyances  générales  ,  les  inté- 
rêts remplacent  les  devoirs.  Le  désordre  va 
croissant,  les  liens  se  rompent;  dans  la  fa- 
mille l'autorité  paternelle  s'affoiblit  ;  dans 
l'Etat  on  abolit  la  hiérarchie  sociale  ;  toutes 
bornes  sont  ôtées  à  toute  ambition,  et  autour 
d'un  trône  sans  degrés,  on  voit  une  foule  de 
rois  dépossédés  qui  s'efforcent  de  reconquérir 
le  rang  d'où  ils  sont  déchus. 

En  quel  lieu  de  l'Europe  n'a-t-on  pas  semé 
des  germes  de  révolution?  On  les  croyoit 
étouffés,  ils  renaissent  de  toutes  parts.  Les 
souverains  et  les  sujets  s'observent  avec  in- 
quiétude. Ce  n'est  plus  une  famille  qui  habite 
sous  le  même  toit,  mais  deux  armées  retran- 
chées dans  des  camps  opposés.  Tantôt  elles  se 
choquent  avec  violence  ,  tantôt  elles  négo- 
cient  sur  des  ruines;  et  comme  le  pouvoir 
n'est  qu  une  prétention  ,  les  gouvernemens 
ne  sont  que  des  traités. 

Les  mêmes  causes  de  division  agissant  sur 
les  peuples,  tendent  visiblement  à  les  isoler, 


(    502    ) 

et  ramènent  ces  temps  de  la  barbarie  païenne, 
où  ,  ennemis  nés  les  uns  des  autres  ;  la  paix 
n'étoit  qu'une  trêve  ,  et  la  guerre  un  duel ,  où 
presque  toujours  il  falloit  qu'un  des  deux 
périt.  \  oilà  pourquoi ,  chez  les  anciens , 
chaque  citoyen  étoit  soldat ,  et  Ton  n'arme 
aujourd'hui  les  nations  entières  que  parce 
qu'elles  ont  aussi  à  combattre  pour  leur  vie. 
A  mesure  que  la  société  se  dissout,  des  ag- 
grégations  nouvelles  se  forment.  Des  sociétés 
secrètes  s'organisent  dans  la  société  publique, 
et  travaillent  dans  l'ombre  à  hâter  sa  disso- 
lution. 

Quand  on  vient  à  considérer  cet  effrayant 
état,  qu'on  l'observe  en  détail ,  et  qu'on  aper- 
çoit partout,  et  jusque  dans  les  écoles  de 
l'enfance,  le  même  esprit  de  désordre,  les 
mêmes  principes  d'anarchie  ,  on  ose  à  peine 
lever  les  yeux  sur  l'avenir.  Certes,  le  mal  est 
grand  :  est-il  sans  remède  ?  Non  ;  la  société 
ne  meurt  jamais  que  par  la  faute  de  ceux  qui 
gouvernent,  et  il  suffit  encore  de  vouloir  pour 
la  sauver. 

Mais  qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  ce  n'est  pas 
en  flattant  les  idées  du  siècle  qu'on  la  rani- 
mera, mais  en  la  rappelant  à  la  raison  de  tous 
les  siècles.  Le  principe  d'union  a  été  détruit, 
et  avec  lui  les  droits  et  les  devoirs.  Que  nous 
offre-t-on  pour  le  remplacer  ?  Le  commerce 


(  5o3  ) 

ou  l'industrie  ,  et  ce  qu'on  appelle  les  lumiè- 
res? Etrange  pensée,  de  prétendre  unir  les 
hommes  par  la  passion  même  qui  les  divise  le 
plus,  la  cupidité  !  L'industrie  est  Fart  détour- 
ner à  son  profit  les  besoins  des  autres ,  et 
même  leur  malheur  :  la  première  condition 
de  toute  société  est  que  chacun  soit  prêt  à 
sacrifier  aux  autres  ses  intérêts  et  sa  vie  même. 
Je  voudrois  bien  qu'on  m'expliquât  comment 
l'industrie  suppléera  ce  devoir.  Le  commerce, 
dit-on,  rapproche  les  peuples;  oui,  comme 
l'impôt  rapproche  le  percepteur  du  contri- 
buable. Outre  ces  sourdes  inimitiés  ,  dont 
l'effet  à  la  longue  est  si  terrible,  le  commerce 
enfante  à  lui  seul  plus  de  guerres  que  toutes 
les  autres  causes  de  division. 

Je  ne  connois  dans  l'ordre  moral  de  lumière 
que  la  vérité.  De  nos  jours  on  a  donné  ce  nom 
aux  nuages  qui  la  recouvrent  ;  alors  on  a  pu 
vanter  le  progrès  des  lumières.  Mais  à  mesure 
qu'elles  s'accroissoient,  la  société  s'en  alloit. 
Ce  n'est  pas  ,  je  pense  ,  à  leur  aide  qu'on 
parviendra  à  la  rétablir. 

En  religion  ,  en  morale  ,  en  politique  ,  on 
a  tout  nié  ,  et  c'est  en  niant  tout  qu'on  a  tout 
détruit.  L'Europe  succombe  sous  le  poids  des 
doctrines  philosophiques ,  et  on  les  lui  pré- 
sente pour  appui.  On  veut  que  les  maximes 
qui  ont  conduit  les  rois  à  l'échafaud  affermis- 


(  5o4  ) 

sent  les  trônes  ,  et  que  les  doctrines  qui  ont 
soulevé  les  peuples  les  uns  contre  les  autres 
soient  le  lien  qui  doit  les  unir.  Que  si  Ton 
entend  par  lumières  les  premiers  élémens  de 
l'instruction,  il  n'est  pas  aisé  de  comprendre 
comment  les  hommes  deviendront  meilleurs 
quand  ils  sauront  lire,  écrire  et  chiffrer,  et 
comment  de  la  grammaire  et  de  l'arithmé- 
tique naîtront  des  droits  et  des  devoirs,  l'o- 
béissance à  l'autorité  ,  des  mœurs  pures  et 
fortes,  l'esprit  de  sacrifice  ,  la  paix  et  l'union 
des  peuples. 

Mais  c'est  trop  nous  arrêter  aux  rêveries 
d'une  philosophie  imbécile  ;  laissons-la  s'ad- 
mirer elle-même,  et  cherchons  dans  les  vé- 
rités qu'elle  a  méconnues ,  dans  les  lois 
qu'elles  a  violées,  la  cause  de  nos  maux  et 
leur  remède. 

Unir  les  hommes,  c'est  en  former  une  so- 
ciété. Il  n'y  a  de  vraie  société  qu'entre  les 
êtres  intelligens,  c'est  leur  mode  essentiel 
d'existence;  le  principe  de  la  société  est  donc 
tout  spirituel  ?  Mais,  dans  les  rapports  même 
des  esprits ,  ce  qui  rapproche  ,  n'unit  pas 
toujours,  ou  ne  constitue  pas  une  société; 
car  la  société  consiste  proprement  dans  l'o- 
béissance au  pouvoir  légitime.  Ainsi,  des 
opinions  semblables  laissant  chacun  dans  son 
indépendance  primitive  ,  rapprochent  quel- 


(  5o5  ) 

quefois,  mais  n'unissent  jamais:  des  croyances 
communes  unissent  au  contraire ,  quoiqu'elles 
ne  rapprochent  pas  toujours,  parce  que 
croire  ,  c'est  obéir. 

La  religion,  considérée  dans  sa  notion  la 
plus  générale  ,  est  donc  la  première  et  même 
la  seule  société,  puisqu'on  ne  trouve  qu'en 
elle  la  raison  de  l'obéissance  de  l'esprit.  Elle 
nous  montre  Dieu  comme  le  principe  de  tout 
pouvoir,  et  contraint  l'homme  de  se  soumettre 
à  l'homme  dans  la  société  politique ,  par  obéis- 
sance aux  lois  d'une  société  plus  haute ,  celle 
de  toutes  les  intelligences  avec  leur  auteur. 
Détruisezlareligion,il  n'y  adoncplusde  société 
possible  ;  qu'elle  s'affoiblisse,  la  société  s'af- 
foiblira  également  ;  en  un  mol ,  l'ordre  poli- 
tique ,  toujours  dépendant  de  l'ordre  reli- 
gieux, en  suit  les  développemens  ;  et,  soit  qu'il 
se  perfectionne,  soit  qu'il  s'altère,  il  partage 
constamment  ses  destinées. 

Et ,  quand  je  dis  que  la  religion  est  pro- 
prement la  société,  je  n'avance  rien  que  les 
laits  ne  prouvent.  Qu'une  religion  nouvelle 
s'établisse  en  un  pays,  comme  autrefois  le 
Calvinisme  en  France ,  qu'elle  y  fasse  de  nom- 
breux prosélytes,  aussitôt  l'ordre  politique 
est  troublé,  (l'est  une  société  nouvelle  qui  se 
fonde;  et  comme  deux  sociétés  ne  peuvent 
subsister  au  milieu  l'une  de  l'autre,  sur  le 


(  5o6  ) 

même  territoire ,  l'Etat  ne  cessera  d'être  agité, 
jusqu'à  ce  que  l'une  des  deux  ait  été  vaincue  ; 
et  c'est  pour  cela  qu'en  toute  société  plei- 
nement formée,  il  y  a  eu,  et  il  y  aura  tou- 
jours une  religion  dominante. 

Ainsi,  il  ne  suffit  pas  d'obéir  aux  mêmes 
lois  politiques  et  civiles,  pour  être  membres 
d'une  même  société  ;  et  les  Juifs  en  sont  un 
exemple  frappant.  Répandus  dans  le  monde 
entier,  chez  cent  peuples  divers,  soumis  par- 
tout aux  lois  du  pays,  et  partout  étrangers, 
ils  ne  sont  en  société  qu'avec  eux-mêmes. 
En  vain  donc  on  chercheroit  dans  la  politique 
le  moyen  de  lier  entre  elles  les  nations  de 
l'Europe  sous  le  même  chef,  les  mêmes  insti- 
tutions, les  mêmes  codes,  elles  resteroient 
encore  séparées ,  et  plus  peut-être  qu'en  leur 
état  présent.  Pour  être  réellement  unis,  il  faut 
que  les  peuples ,  comme  les  hommes ,  devien- 
nent membres  d'une  même  société,  société 
purement  spirituelle ,  fondée  sur  des  rapports 
immuables,  et  qui ,  dès  lors,  peut  et  doit  em- 
brasser tous  les  êtres  intelligens.  Comme  cha- 
que famille  est  indépendante  des  autres  fa- 
milles dans  l'ordre  civil ,  chaque  peuple  de- 
meure indépendant  des  autres  peuples  dans 
l'ordre  politique;  et  tous,  sujets  du  même 
pouvoir  dans  la  société  spirituelle  ou  reli- 
gieuse,   frères  de   croyance,   possèdent  les 


(  5o7  ) 

mêmes  vérités,  obéissent  aux  mêmes  lois,  sont 
liés  par  les  mêmes  devoirs.  Telle  étoit  jadis 
la  Chrétienté ,  magnifique  création  du  Chris- 
tianisme. Mais  Tédilice  que  la  religion  avoit 
élevé,  la  raison  humaine  Ta  renversé,  et  les 
peuples  se  fatiguent  à  chercher  un  abri  dans 
ses  ruines. 

Nous  avons  défini  la  société  religieuse  ,  /  li- 
mon des  esprits  par  V obéissance  au  même  pou- 
voir .les  communions  protestantes,  qui  nere- 
connoissent  point  de  pouvoir  spirituel,  d'au- 
torité vivante  ayant  droit  de  commander  la 
foi ,  de  porter  des  lois  obligatoires ,  mais  qui 
laissent  chacun  juge  de  ce  qu'il  doit  croire  et 
de  ce  qu'il  doit  faire,  ne  sont  donc  pas  une 
société.  Elles  constituent  l'esprit  dans  une 
indépendance  absolue,  et  l'Ecriture,  livrée  à 
l'interprétation  de  la  raison  particulière,  va- 
riable en  chaque  homme  ,  ne  lie  pas  plus  que 
la  raison  elle-même.  C'est  en  religion  l'état  de 
nature ,  c'est-à-dire  l'absence  de  tout  gouverne- 
ment, de  toute  loi .  de  tout  tribunal ,  de  toute 
police,  et,  par  conséquent,  la  destruction  de 
toute  société. 

L'Eglise  grecque  admet  un  pouvoir,  mais 
un  pouvoir  particulier,  et  même  elle  confond, 
à  certains  égards,  le  pouvoir  politique  et  le 
pouvoir  spirituel.  Elle  n'est  donc,  sous  le 
premier  rapport,  qu'une  société' particulière 


(  joS  ) 

ou  imparfaite  ;  et ,  sous  le  second ,  elle  n'est 
pas  même  une  société  spirituelle  :  ce  qui  est 
si  vrai,  que  la  religion  des  Piusses  ne  pourroit 
devenir  celle  d'un  autre  peuple,  que  dans  le 
cas  où  ce  peuple  passer  oit  sous  la  domination 
du  même  souverain. 

Nous  ne  parlerons  point  ici  des  effets  du 
Protestantisme  ;  ils  sont  connus.  Que  les  gou- 
vcrnemens  regardent  le  passé  ,  il  leur  appren- 
dra ce  qu'ils  doivent  attendre  de  l'avenir.  Ce 
seroit  se  faire  une  grande  illusion  de  compter 
sur  la  paix,  parce  qu'on  a  dit  à  chacun  :  Sois 
ton  maître.  Partout  où  existent  des  êtres  sem- 
blables, une  société  tend  à  se  former,  et,  jus- 
qu'à ce  qu'elle  se  forme,  il  y  à  trouble,  désor- 
dre ,  haine   mutuelle.    Chaque  raison  est  un 
souverain  qui  cherche    des  sujets.    De  là   des 
sectes  sans  nombre,  une  midtitude  de  petits 
tyrans  presque   toujours   renversés   par   des 
conspirations  domestiques  :  point  de  secte  qui 
n'ait  péri  par  une  secte  sortie   de  son  sein. 
Mais  celles  qui  naîtront  désormais,  auront, 
qu'on  n'en  doute  pas,  un  caractère  nouveau, 
et  plus  redoutable  qu'il  n'est   possible  de  le 
prévoir  peut-être.  L'erreur  aussi  a  ses  mys- 
tères; on  a  commencé  à   soulever  le  voile; 
mais  il  reste  encore  aux  nations  de  grands  et 
terribles  secrets  à  découvrir. 

Tandis  que  l'Autriche  catholique  jouit  du 


(  5o9  ) 

calme  intérieur  le  plus  parfait,  les  Etats  pro- 
testans  d'Allemagne  sont,  ainsi  que  l'Angle- 
terre, agités  par  des  doctrines  turbulentes, 
Un  bruit  sourd  de  révolution  gronde  dans  leur 
sein  ;  on  prêche  l'abolition  des  rangs,  de  la 
propriété,  de  toutes  les  institutions  sociales; 
et  le  peuple  écoute.  Des  bandes  de  niveleurs 
s'organisent  dans  les  Universités  du  Nord.  Im- 
patiens d'accomplir  leur  œuvre,  déjà  ilsont  lire 
le  poignard  contre  la  société.  Un  jeune  ado- 
rateur de  l'anarchie  s'est  dévoué  pour  offrir 
à  l'idole  les  premières  libations  de  sang  hu- 
main ,  et,  comme  autrefois  l'honneur  eut  ses 
chevaliers,  le  crime  a  ses  preux. 

La  Russie,  jusqu'à  ce  jour,  a  été  garantie 
de  ces  excès;  mais  qu'elle  ne  s'endorme  pas 
dans  une  .sécurité  trompeuse.  Elle  louche  à 
une  époque  critique,  celle  où  finit  le  premier 
âge  des  nations.  Ses  peuples  nombreux  ont 
eu  trop  de  rapports  avec  les  autres  peuples 
de  l'Europe,  pour  qu'ils  puissent  continuer 
de  vivre  dans  le  repos  de  l'ignorance.  De 
nouvelles  idées,  de  nouveaux  désirs  les  pous- 
sent vers  des  destinées  nouvelles.  H  Faut  qu'ils 
obéissent  à  cette  grande  loi  qui  ordonne  à  la 
société,  comme  à  l'homme,  de  croître  et  de 
se  développer.  Mais  la  société  religieuse, 
foible  et. imparfaite i  contrariant  les  progrès 
delà  société  politique  emportée  par  le  mou- 


(  -r»io  ) 

vemcnt  des  esprits  ;  l'Etat,  au  lieu  de  se  per- 
fectionner, se  corrompra,  et  il  arrivera  in- 
failliblement, après  de  longues  commotions  , 
à  la  pire  des  barbaries ,  la  barbarie  policée , 
sans  avoir  même  passé  parla  civilisation.  Des 
hommes  grossiers  deviendront  facilement  des 
enthousiastes,  sous  l'empire  d'une  religion  où 
le  principe  d'autorité,  incertain  et  presque 
nul,  n'opposera  qu'une  impuissante  digue 
aux  erreurs  qu'enfanteront  des  imaginations 
exaltées  ;  et  les  effets  que  doit  produire  ce 
défaut  d'autorité  se  manifestent  déjà  dans 
quelques  apologies  de  l'Eglise  grecque,  où 
l'on  remarque  une  teinte  très-sensible  de  celte 
mysticité  voisine  du  fanatisme  qui  caractérise 
la  doctrine  des  diverses  sectes  d'Illuminés. 

Toutes  les  communions  chrétiennes  ,  grec- 
que et  protestantes,  portent  donc  en  elles- 
mêmes  un  principe  de  division  ,  de  désordre 
et  de  ruine.  La  religion  catholique  forme  seule 
une  société,  puisqu'on  ne  trouve  qu'en  elle 
un  véritable  pouvoir,  le  droit  de  commander, 
le  devoir  d'obéir  ;  société  une  ,  parce  que  ce 
pouvoir  est  un  ;  société  générale,  parce  que 
ce  pouvoir,  purement  spirituel,  s'étend  à  tous 
les  temps  ,  à  tous  les  lieux ,  partout  indépen- 
dant du  pouvoir  politique ,  indépendant  lui- 
même  dans  les  limites  qui  le  circonscrivent; 
société  immuable,  parce  qu'elle  n'est  soumise 


(5i.  ) 

ni  à  la  volonté  ni  aux  pensées  de  l'homme ,  el 
que  ,  dans  ses  dogmes  et  dans  ses  préceptes, 
elle  est  l'éternelle  loi  des  intelligences  :  et 
tandis  que  hors  d'elle  tout  varie ,  tout  s'altère, 
tout  passe,  immobile  elle  demeure,  et  ras- 
semblant les  peuples  les  plus  éloignés,  les 
plus  différens  de  langage  ,  de  gouvernement, 
de  coutumes  et  de  mœurs,  elle  les  unit  par 
la  même  foi,  le  même  culte,  les  mêmes  de- 
voirs, et  les  perfectionne  sans  cesse,  parce 
qu'elle  possède  en  elle-même  un  principe  in- 
fini de  perfection. 

Pourquoi  donc,  après  avoir  péniblement 
vieilii  dans  leur  solitude,  les  communions 
séparées  de  celte  Eglise  mère ,  ne  viendroient- 
elles  pas  s'y  réunir ,  et  oublier  le  passé  dans 
son  sein  ?  La  vie  n'est  que  là  ,  car  là  seule- 
ment est  la  vérité.  Partout  ailleurs  on  ne 
trouve  que  le  doute,  un  besoin  de  croire,  qui, 
égarant  les  hommes  dans  de  vaines  spéeula- 
tions,  les  dispose  à  tous  les  genres  de  fana- 
tisme, et  une  impuissance  d'arriver  à  rien  de 
certain  ,  qui  désespère  la  raison  el  L'assoupit 
dans  l'indifférence.  Entre  ces  deux  maladies 
également  mortelles,  que  deviendra  l'Europe  ? 
Que  deviendront  les  peuples,  livrés  à  la  plus 
profonde  anarchie  spirituelle  ,  et  dans  leur 
indépendance  ne  connoissant  de  loi ,  de  droit, 
d'ordre  et «ée vérité  que  la  force?  Il  est  temps 


(  Biû  ) 

que  les  rois  y  pensent;  il  est  temps  qu'ils  s'oc- 
( -upent  de  mettre  un  terme  à  la  démagogie 
des  opinions,  en  rentrant  dans  la  seule  société 
dont  le  pouvoir  commande  tout  ensemble  à  la 
volonté  et  à  la  raison.  Et  qu'ont-ils  à  redou- 
ter de  ce  pouvoir,  fondement  de  leur  propre 
autorité  ?  Si  jadis  quelques  pontifes  en  abusè- 
rent contre  quelques  princes,  on  doit  en  ac- 
cuser l'homme  et  non  pas  la  religion ,  et  moins 
l'homme  encore  que  des  circonstances  qui  ne 
sauroient  renaître  désormais.  Lorsque  les  doc- 
trines populaires,  sous  nos  yeux,  minent  les 
trônes,  il  seroit  étrange  qu'on  allât  chercher 
des  sujets  de  crainte  dans  le  douzième  siècle. 
La  résistance  que  pourroit  éprouver  la  réu- 
nion ,  seroit  presque  nulle  en  beaucoup  de 
lieux,  et  céderoit  partout  aisément  à  des 
moyens  de  douceur,  de  persuasion  et  de 
charité,  soutenus  de  l'exemple  des  grands  et 
du  souverain.  Il  n'y  a  plus  de  croyances  dans 
la  Réforme  ,  et  les  peuples  ont  besoin  de 
croyances.  Ils  n'ont  pas  moins  besoin  d'ordre; 
et  la  sévérité  même  de  la  religion  véritable  , 
les  œuvres  de  miséricorde  et  toutes  les  vertus 
qu'elle  inspire,  la  majesté  de  son  culte,  la 
pompe  de  ses  cérémonies,  ne  larderoient  pas 
à  triompher  des  préjugés  et  des  habitudes.  On 
sait  d'ailleurs,  et  les  lettres  de  Bossuet  à  Leib- 
nilz  le  prouvent,  jusqu'à  quel  point  l'Eglise 


(5.3  ) 

catholique  porteroit  la  condescendance,  en 
ce  qui  tient  uniquement  à  la  discipline ,  pour 
obtenir  un  aussi  grand  bien  que  le  rétablis- 
sement de  l'unité. 

Que  les   chrétiens  se   réconcilient    enfin. 
N'est-ce  pas  assez  de  trois  siècles  de  division? 
Quel  en  a  été  le  fruit?  des  guerres  atroces, 
des  calamités  inouies ,   la  destruction  de  la 
société.  Que  tant  de  souffrances  ne  soient  pas 
perdues;  qu'elles  apprennent  à  l'homme  à  se 
défier  de  ses  pensées.  Nous  devons  le  savoir 
aujourd'hui,  l'union  vaut  mieux  que  l'orgueil 
de  l'indépendance.  Nous  nous  sommes  com- 
battus dans  la  nuit  des  doctrines  enfantées 
par  la  raison  humaine  ,  embrassons-nous  à  la 
lumière  de  la  religion  d'amour.  Possédons  en 
commun  les  mêmes  vérités  ,    et  cessons  de 
vouloir  en  créer  de  nouvelles.  La  vérité,  c'est 
Dieu  qui  ne  change  point  ;  comment  la  vérité 
changeroit-elle  ?  Elle  réside  dans  l'Eglise  an- 
tique ,  sous  la  garde  de  l'autorité  ,    et  la  foi 
seule  en  approche.  La  raison  hautaine  erre  au 
dehors,  se  fatigue  à  poursuivre  des  ombres 
qui  lui  échappent;  eteomme  l'homme  déchu, 
exilée  du  lieu  de  son  repos,  elle  s'enfonce  avec 
douleur  dans  des  déserts  inconnus. 


33 


VV\V%\VVV\\\V»V»VV\\VVVVVVVVV\V\\VVVVVVVV\V'\VV'V'VVVVV\'VV'\\VVVVVVVVVVWVVVVVVV.VV\A.-V 


DES  OUVRAGES  ASCÉTIQUES 


Les  ouvrages  de  piété  ,  proprement  dits,  ap- 
partiennent presque  exclusivement  à  la  reli- 
gion catholique.  Ce  n'est  pas  que  les  sectes 
séparées  de  la  véritable  Eglise  ,  honteuses  de 
leur  indigence  à  cet  égard  ,  n'aient  cherché  , 
principalement  depuis  un  siècle,  à  la  déguiser 
aux  yeux  des  hommes  peu  attentifs.  De  là 
vient  qu'en  Allemagne  ,  et  en  Angleterre  sur- 
tout, il  existe  une  foule  de  livres  qui  se  rap- 
prochent plus  ou  moins  de  nos  écrits  ascétiques: 
mais  la  doctrine  des  Protestans,  imprimant 
à  toutes  leurs  productions  de  ce  genre  un 
caractère  particulier ,  ne  permet  pas  même 
qu'on  y  reconnoisse  le  foible  mérite  d'une 
heureuse  imitation.  La  foi  toujours  vacillante 
des  prétendus  Pvéformés  les  force  à  se  jeter 
dans  de  vagues  déclamations  de  morale  ,  dans 
de  sèches  exhortations,  qui  n'éclairent  pas 
plus  l'esprit  qu'elles  ne  touchent  et  n'échauf- 
fent le  cœur.  Ils  s'en  vont ,  comme  la  Sama- 
ritaine ,  puiser  hors  de  la  ville  des  eaux  qui 
trompent  la  soif  sans  l'étancher  ;  mais  ils  ne 


(5.5) 

connoissent  point  la  source  vive  qui  jaillit 
dans  la  vie  étemelle.  Leur  religion  sans  amour 
ne  parle  point  à  l'âme  ,  et  en  retranchant  les 
mystères  ainsi  que  le  culte  extérieur,  ils  se 
sont  interdit  tout  moyen  d'agir  sur  l'imagina- 
tion ,  dont  l'empire  est  si  vaste  et  l'influence 
si  puissante.  Leurs  dogmes  perpétuellement 
variables,  comme  les  pensées  de  l'homme  , 
n'offrent  à  l'esprit  aucun  point  d'appui,  aux 
préceptes  les  plus  impoi  tans  aucune  sanction 
qui  fixe  les  incertitudes  et  maîtrise  l'indocilité 
de  la  conscience.  Le  Christianisme  se  montre 
partout ,  dans  leurs  livres ,  comme  un  sys- 
tème de  philosophie  qu'on  présente  à  la  rai- 
son pour  le  juger,  rarement  comme  une  loi 
divine  devant  laquelle  toute  intelligence  doit 
s'abaisser  ,  et  jamais  comme  une  source  im- 
mense et  intarissable  d'amour ,  où  l'àme  ,  ha- 
letante de  désir  et  altérée  de  bonheur,  vient 
se  régénérer,  se  vivifier,  et  puiser  l'avant- 
goût  d'une  félicité  immortelle.  Dans  la  multi- 
plicité de  leurs  opinions,  tremblantsans cesse 
de  se  contredire  les  uns  les  autres, à  peine  osent- 
ils  confesser  Dieu  hautement.  Je  ne  sais  quelle 
force  effrayante,  les  contraignant  de  reculer 
successivement  devant  tous  les  dogmes ,  les 
pousse  invinciblement  vers  un  doute  univer- 
sel,  et,  pour  ainsi  dire,  jusqu'aux  bornes  où 
toute  religion  finit ,  et  où  commence  le  néant. 

3à. 


(5i6  ) 

Sous  ce  rapport ,  il  y  a  sans  doute  l'infini  en- 
tr'eux  et  nous  ;  mais  avant  même  qu'ils  fussent 
arrivés  à  ces  prodigieux  excès ,  leur  croyance 
primitive  suffisoit  pour  expliquer  la  différence 
qu'on  observe  entre  leurs  productions  reli- 
gieuses et  celles  des  écrivains  nourris  dans  la 
véritable  Eglise. 

La  doctrine  du  sacrifice  ,  qui  fait  le  fond 
de  la  religion  catholique,  a  été,  sinon  dé- 
truite ,  au  moins  étrangement  altérée  par  les 
novateurs  du  16e  siècle,  et  par  leurs  disciples. 
Conduits  de  proche  en  proche  à  nier  la  con- 
tinuation du  sacrifice  de  Jésus-Christ  sur  nos 
autels ,  ils  ont  été  contraints  de  nier  égale- 
ment la  nécessité  du  sacrifice  personnel  de 
chaque  individu  ,  ou  le  concours  de  l'homme 
à  son  propre  salut.  Or ,  ce  sacrifice  est  le  fon- 
dement de  toute  la  morale  chrétienne  ,  ou 
plutôt  est  cette  morale  même  :  les  sens  et  les 
passions  sont  l'holocauste,  et  l'amour,  unique 
principe  d'action  ,  est  le  sacrificateur.  Con- 
formément à  cette  doctrine  ,  les  ouvrages  de 
piété,  en  nous  instruisant  de  nos  devoirs,  ont 
encore  pour  but  d'exciter ,  de  purifier  l'amour 
qui  donne  la  force  de  les  remplir  ;  et  voilà 
spécialement  ce  qui  les  distingue  des  simples 
traités  de  morale ,  qui ,  ne  parlant  presque 
toujours  ,  et  ne  pouvant  parler  qu'à  la  raison, 
convainquent  sans  persuader,  éclairent  sans 


(5i7  ) 

émouvoir  ;  et  lors  même  qu'ils  ont ,  chose 
très-rare  ,  quelque  influence  sur  les  lecteurs, 
ils  créent  plus  de  remords  que  de  vertus. 

Et  remarquez  la  beauté  ,  la  profondeur  de 
notre  religion  :  elle  demande  le  sacrifice  en- 
tier de  rhomme,  en  l'avertissant  que  par  lui- 
même  ce  sacrifice  n'est  rien  et  ne  peut  rien  ; 
mais  après  lui  avoir  montré  son  impuissance, 
après  l'avoir  enfoncé  dans  son  néant ,  elle 
l'en  retire  pour  le  diviniser  en  quelque  sorte, 
en  donnant  un  prix  infini  à  la  moindre  de  ses 
actions  associée  au  sacrifice  d'un  Dieu  :  ma- 
gnifique privilège,  qui  nous  fait  entrer  en  par- 
tage des  mérites  et  des  perfections  du  média- 
teur ;  échange  merveilleux  ,  par  lequel  venant 
au  secours  de  sa  créature  dégradée  ,  le  Verbe 
divin  accepte  le  péché,  les  souffrances,  la 
mort,  et  l'homme  coupable  reçoit  l'innocence , 
la  gloire  et  l'immortalité. 

Ce  sont  ces  hautes  idées  ,  c'est  cette  philo- 
sophie sublime ,  si  appropriée  au  cœur  hu- 
main, si  puissante  pour  en  remuer  tous  les 
ressorts,  si  pleine  de  grandeur  et  d'amour  , 
qui  règne  dans  les  écrits  ascétiques  ,  et  y  ré- 
pand cette  douceur,  ce  charme  indéfinissable 
qu'on  a  nommé  o/ic/ion,  parce  qu'il  falloit 
une  expression  nouvelle  pour  désigner  un 
sentiment  nouveau.  Cherche/;  quelque  chose 
de  semblable  dans  les  moralistes  profanes,  ou 


(5i8) 

dans  les  écrivains  qui  appartiennent  à  l'école 
protestante ,  vous  ne  l'y  trouverez  point.  Tout 
est  sec  ,  aride  ou  boursoufflé  ,  guindé,  décla- 
matoire, dans  leurs  livres.  En  vain  ils  se  fati- 
guent pour  vous  échauffer ,  vous  restez  froids 
à  leurs  discours  :  il  n'ont  point  la  parole  qui 
donne  la  vie. 


vvvvvvvvvvvvvvvvv*v^^^lV^vvv^AA/vv\^\\vv*vv\*\^lvvvvvvvv^^ 


DE  LA  VERITE. 


jL/influence  des  doctrines  politiques  et  re- 
ligieuses qui  naquirent  au  seizième  siècle  ,  au 
sein  du  désordre  et  de  la  corruption  des 
mœurs,  s'est  étendue  jusqu'à  nos  jours,  et 
semble  devoir  se  prolonger  encore,  pour  le 
malheur  de  nos  neveux ,  bien  plus  peut-être 
que  pour  leur  instruction  ;  et  même,  si  j'ose 
énoncer  ici  ma  pensée  toute  entière  ,  l'expé- 
rience ne  me  paroit  que  trop  prouver  l'inef- 
ficacité des  remèdes  contre  la  contagion.  Il 
y  a  peu  d'espérance  qu'elle  s'éteigne  jamais 
complètement.  Les  auteurs  du  Protestantisme 
ont  déposé  dans  la  raison  humaine  le  germe 
d'une  maladie  incurable,  qui  aura  ses  retours 
périodiques  etsesmomens  de  relâche,  comme 
la  peste,  à  qui  elle  ressemble  par  ses  effets; 
mais  qui,  usant  peu  à  peu  le  corps  social  , 
finira,  selon  l'apparence,  par  détruire,  même 
physiquement,  le  genre  humain:  car  la  cause 
de  la  durée  de  l'homme  physique  ,  comme  de 
la  durée  de  la  société  ,  appartient  à  l'ordre 
moral.  Ce  sont  les  erreurs  et  les  passions  de 


(    52Q    ) 

l'âme  qui  tuent  le  corps  ;  et  quoi  qu'en  puisse 
penser  une  philosophie  matérialiste  ,  il  n'y  a 
point  d'autre  cause  d'existence,  d'autre  prin- 
cipe de  vie  ,  d'autre  moyen  de  conservation, 
pour  les  individus  comme  pour  les  nations  , 
que  la  vérité  et  la  vertu,  qui  n'est  elle-même 
que  la  vérité  réalisée  par  les  actions.  Et  en 
effet,  la  vérité,  dans  sa  notion  la  plus  générale, 
est  l'être  ou  la  vie  ;  l'erreur ,  ou  la  négation 
de  la  vérité  ,  est  donc  la  privation  de  l'être , 
ou  la  mort.  Selon  cette  idée,  Dieu,  ou  l'être 
infini,  est  l'extrême  de  la  vérité  ,  comme  le 
néant  est  l'extrême  de  l'erreur. 

Delà  encore  il  s'ensuit  que  lorsqu'il  y  a  er- 
reur dans  la  raison  de  l'homme ,  il  y  a  dimi- 
nution de  l'être  dans  son  intelligence  ;  et  si 
l'erreur  est  telle  qu'elle  détruise  totalement 
l'intelligence  ,  il  y  a  extinction  de  l'être  , 
même  physique  ;  car  l'homme  étant  une  in- 
telligence servie  par  des  organes ,  les  organes 
qui  ne  sont  que  pour  elle ,  ne  subsistent  non 
plus  que  par  elle ,  et,  comme  des  sujets  fidè- 
les ,  ne  survivent  point  au  maître  au  service 
duquel  ils  sont  consacrés. 

La  société  ,  expression  des  rapports  qui  dé- 
rivent de  la  nature  de  l'homme,  est  soumise 
aux  mêmes  lois.  Considérée  par  abstraction 
comme  un  être  unique  ,  les  hommes  sont  ses 
organes,  et  sa  constitution  son  intelligence. 


(    52.     ) 

S'il  y  a  erreur  dans  l'intelligence  ou  dans  sa 
constitution  ,  il  y  a  diminution  de  l'être,  et , 
par  conséquent,  foihlesse  ou  désordre  dans 
la  société  :  et  si  Terreur  est  telle  qu'elle  dé- 
truise totalement  la  constitution  ,  il  y  a  rr\o- 
lution ,  c'est-à-dire  extinction  de  la  société, 
et  par  suite  destruction  des  organes  ,  ou  de 
l'homme  individuel. 

L'univers  matériel  même  n'existe  que  parce 
qu'il  y  a  vérité  dans  les  lois  qui  le  régissent  : 
et  s'il  étoit  donné  à  l'homme  d'y  substituer 
les  erreurs  de  sa  raison,  ou  ,  ce  qui  revient  au 
même  ,  d'anéantir  ou  d'intervertir  les  lois 
imposées  au  monde  physique  par  la  raison 
divine,  vérité  suprême  ;  le  monde,  bouleversé 
soudain,  retomberoit  dans  le  chaos. 

Ces  principes  ne  sont  que  la  doctrine  fami- 
lière du  Christianisme ,  etl'Ecrilure,  Ce  livre 
prodigieux,  qui,  par  sa  simplicité  ,  se  rap- 
proche des  esprits  les  plus  humbles,  en  même 
temps  qu'il  confond  ,  pae  sa  profondeur,  la 
plus  haute  raison,  nous  montre  l'intelligence 
infinie  se  revêtant  à  nous  par  les  deux  grands 
caractères  qui  lui  sont  propres,  la  vérité  l\  In 
vie  :  Ego  su  m  veritas  ei  vita. 

Les  conséquences  se  présentent  en  foule  : 
la  vérité  est  une,  puisque  des  vérités  opposées 
sont  deux  idées  contradictoires  ,  et  que  Ter- 


(    522    ) 

reur  n'est  qu'un  néant  de  vérité  :  donc,  la 
vérité  infinie  ou  l'être  infini  est  un. 

L'intelligence  ,  dans  l'homme  ,  n'est  qu'une 
participation  de  la  vérité  infinie  ou  de  lêtre 
infini  :  donc ,  l'intelligence ,  ou  l'être  intelli- 
gent est  un ,  d'une  unité  aussi  parfaite  que 
l'être  infini  même  ,  dont  il  est  l  image  et  la 
ressemblance ,  et  il  y  a  contradiction  à  le  sup- 
poser multiple,  divisible  ou  matériel. 

La  constitution  est  l'âme  ,  l'intelligence  de 
la  société  :  donc  ,  la  constitution  est  une,  ou, 
en  d'autres  termes ,  il  n'y  a  qu'une  vraie  con- 
stitution. Si  l'homme  en  établit  une  autre  , 
comme  il  ne  sauroit  changer  l'essence  des 
choses ,  ni  créer  des  êtres  nouveaux ,  il  ne  peut 
empêcher  que  cette  constitution  soit  fausse, 
qu'il  y  ait  erreur  ou  diminution  d'être  dans 
l'intelligence  sociale ,  et  par  conséquent  trou- 
ble ,  désordre ,  affoiblissement  dans  le  corps 
social. 

L'histoire  confirme  merveilleusement  ces 
principes.  Contemplez  d'abord  le  peuple 
juif  :  exception  remarquable»  à  tout  ce  que 
l'on  connoît  de  l'homme  et  de  la  société,  tou- 
tes les  théories  humaines  viennent  échouer 
contre  le  miracle  de  son  existence.  Quelle 
force  de  vie  dans  une  nation  qui,  depuis  dix- 
huit  siècles  ,  subsiste  dispersée,  sans  pouvoir 


(  523  ) 

public  ,  sans  gouvernement  ;  peuple  indes- 
tructible ,  contre  lequel  l'oppression  ,  le  fer 
et  les  lois  ne  peuvent  rien  ,  et  qui  semble 
destiné  à  user  le  temps  même  ! 

Pour  rendre  raison  d'un  si  étonnant  phé- 
nomène ,  il  faut  considérer  la  constitution  de 
ce  peuple  prodigieux  ;  alors  tout  s'explique  , 
et  l'exception  rentre  dans  la  règle.  L'Ecriture 
nous  apprend  que  Dieu  est  le  pouvoir  qui 
gouverne  Israël  :  la  vérité  infinie  est  l'âme  , 
l'intelligence  ,  la  constitution  de  la  société 
hébraïque  ;  elle  a  donc  en  elle-même  un  prin- 
cipe de  vie  infini ,  et  dès  lors  sa  durée  fu- 
ture est  démontrée  aussi  clairement  à  la  rai- 
son ,  que  son  existence  passée  nous  est  prou- 
vée par  l'histoire.  Ici ,  c'est  l'intelligence  so- 
ciale qui  conserve  les  organes  ou  les  indivi- 
dus, comme  chez  d'autres  nations,  où  il  y  a 
défaut  de  vérité  ,  erreur  ,  ou  diminution 
d'être  dans  la  constitution,  c'est  l'intelligence, 
la  vérité  ou  la  vie  individuelle  qui  conserve 
la  société. 

Dieu,  qui  est  le  pouvoir  de  la  société  juive, 
est  également  le  pouvoir  de  la  société  chré- 
tienne, ou  de  l'Eglise.  Quoi  que  les  hommes 
puissent  faire  ,  l'Eglise  subsistera  donc  sans 
interruption  :  elle  est  éternelle  comme  la  vé- 
rité qui  la  régit  et  l'anime.  Lorsqu'il  y  a  er- 
reur ou  hérésie  dans  l'intelligence  de  quel- 


(  5*4  ) 

ques-uns  de  ses  membres  ,  ils  peuvent  vivre 
encore  de  la  vie  qu'elle  leur  communique  , 
tant  qu'ils  ne  refusent  point  de  se  soumettre 
à  ses  décisions  ,  ou  de  participer  à  sa  vérité  ; 
mais  au  moment  où  ils  se  séparent  d'elle , 
n'ayant  plus  en  eux-mêmes  de  principe  de 
vie  ,  ils  meurent  et  se  dessèchent ,  comme  le 
rameau  séparé  de  l'arbre  qui  le  nourrissoit. 

Ainsi  notre  théorie  se  vérifie  également . 
soit  qu'on  l'applique  à  l'ordre  religieux ,  à 
l'ordre  politique  ,  ou  à  l'ordre  physique,  qui 
se  tiennent  et  s'unissent  par  des  liens  aussi 
réels  qu'ils  nous  sont  quelquefois  cachés. 

La  tradition  avoit  conservé  chez  les  païens 
le  sentiment  de  la  vérité  ou  de  l'intelligence 
infinie  ;  mais  ils  méconnoissoient  son  unité  ; 
ils  supposoient  Dieu  multiple  ,  divisible  ,  et 
cette  erreur  fut  la  source  de  beaucoup  d'au- 
tres erreurs.  Par  une  conséquence  naturelle, 
ils  nièrent  également  l'unité  de  l'intelligence 
sociale  et  de  l'intelligence  individuelle  ,  et 
furent  conduits  ,  d'une  part  au  matérialisme, 
et  de  l'autre,  à  la  multiplicité  des  pouvoirs. 
Cependant  ,  comme  ils  reconnoissoient  une 
vérité  ou  un  Etre  suprême  ,  et  qu'ils  se 
trompoient  seulement  sur  sa  nature  ;  la  vé- 
rité ,  l'être  ,  l'intelligence  ou  la  vie,  car  tou- 
tes ces  expressions  sont  synonymes,  ne  fut  pas 
totalement  éteinte  ni  dans  la  société  ni  dans 


(  525  ) 

les  individus  ;  il  y  eut  foiblesse,  trouble,  dés- 
ordre ,  en  un  mot  ,  diminution  de  l'être  , 
mais  non  pas  destruction.  Et  même  on  ob- 
servera que  la  vertu,  ou  la  vérité  dans  les  ac- 
tions de  l'homme  considéré  individuellement, 
fut  pendant  long-temps  chez  les  Romains  ,  et 
même  chez  les  Grecs  ,  un  principe  de  vie 
pour  la  société.  Mais  lorsque  Terreur  eut  tout 
envahi ,  lorsqu'elle  se  fut  emparé  des  mœurs 
mêmes  ,  alors  la  société  ne  pouvant  commu- 
niquer la  vie  qu'elle  ne  possédoit  point,  tout 
périt  ,  et  la  société  et  l'homme  même  ;  et  le 
genre  humain  eût  disparu  de  la  terre,  si  le 
Christianisme  n'étoit  venu  y  rapporterla  vérité. 

Tous  les  hommes  ne  peuvent  pas  posséder 
la  vérité  par  une  vue  claire  de  l'intelligence  ; 
mais  tous  les  hommes  peuvent  la  posséder  par 
la  foi.  La  foi  est  donc  dans  la  nature  de  l'hom- 
me ;  elle  est  une  condition  nécessaire  de  son 
être  :  Juslus  ex  fidevùit  (r)  ;  et  l'époque  de 
la  destruction  du  genre  humain ,  concourra 
avec  la  destruction  de  la  foi  dans  son  cœur  , 
et  par  conséquent  de  la  vérité  dans  son  in- 
telligence :  Croyez-cous,  quand  je  viendrai . 
que  je  troupe  encore  de  la  foi  sur  la  terre  (2)  ' 

La  philosophie  elle-même  avoit  l'instinct 

(1)  Ep.  ad  Galat.  III,  11. 

(2)  Luc.  XVIII ,  8. 


(  526  ) 

de  cette  vérité,  lorsque,  par  l'organe  de  Con- 
dorcet  (i)  ,  en  annonçant  aux  générations 
futures,  des  lumières,  des  vertus,  une  félicité 
dont  on  ne  peut  pas  se  former  une  idée;  elle 
promettoit  à  l'homme  la  prolongation  indé- 
finie de  son  existence  physique. 


(i)  Esquisse  d'un  tableau  historique  des  progrès  de 
lesprit  humain. 


VVVVVVVVVVVVVWVVVAWVVVVVVVVVVVVVVVVVNWVVVVVVVVVV^^ 

QUE  LE  CHRISTIANISME  RAPPROCHE  L'HOMME 
DE  DIEU  ,  ET  QUE  LA  PHILOSOPHIE  L'EN 
SÉPARE. 


Il  semble  que  la  philosophie  ait  épuisé 
Terreur  ,  comme  le  christianisme  a  épuisé 
la  vérité  ;  et  il  n'est  pas  difficile  d'en  décou- 
vrir la  raison.  Dieu  est  vérité  ,  et  toute  vérité 
découle  de  Dieu  ,  est  immuable  comme  Dieu. 
De  là  vient,  qu'indépendante  de  nos  concep- 
tions ,  la  vérité  est  la  même  pour  toutes  les 
intelligences.  Nous  pouvons  l'ignorer ,  l'ob- 
scurcir ,  comme  nous  pouvons  étendre  un 
voile  entre  nos  yeux  et  le  soleil  ;  mais  nous 
ne  saurions  l'altérer  en  soi ,  encore  moins  la 
détruire.  Elle  est  hors  de  nos  atteintes  ,  et  il 
n'est  pas  plus  en  notre  pouvoir  de  faire  que 
ce  qui  est  essentiellement  vrai  cesse  d'être 
vrai ,  que  d'anéantir  ce  qui  existe  essentielle- 
ment. Dieu  même  n'a  pas  ce  pouvoir  ;  toutes 
les  vérités  nécessaires  forment ,  pour  ainsi 
parler ,  une  portion  intégrante  de  son  être  , 
en  les  anéantissant  il  s'anéantiroit  lui-même. 
Ainsi ,  connoître  la  vérité ,  c'est  connoître 


(    f>28    ) 

Dieu  ;  et  toute  vérité  connue  est  une  révéla- 
tion  ou  une  manifestation  partielle  de  l'èlrc 
divin.  Par  quelque  voie  que  s'opère  cette  ré- 
vélation ,  l'existence  en  est  certaine  ,  pour 
quiconque  raisonne  et  croit  en  Dieu  ;  autre- 
ment les  idées  seroient  arbitraires  :  il  y  au- 
roit  autant  de  vérite's  différentes  que  d'intelli- 
gences diverses.  Donc  ,  plus  on  connoît  Dieu, 
plus  on  connoît  de  vérités  ,  et  réciproque- 
ment. Tout  ce  qui  nous  rapproche  de  Dieu  , 
nous  rapproche  de  la  vérité,  comme  tout  ce 
qui  nous  éloigne  de  Dieu ,  nous  éloigne  d'elle , 
et  nous  enfonce  dans  Terreur ,  qui  n'est  que 
la  privation  de  la  vérité ,  et  n'a  rien  de  réel 
que  ses  funestes  effets  :  semblable  au  vide  , 
qui  tue  les  animaux  qu'on  y  plonge  ,  non  par 
son  action  propre  ,  mais  en  les  privant  d'une 
substance  nécessaire  à  la  vie. 

Or  ,  par  ses  dogmes ,  par  ses  préceptes  , 
par  ses  pratiques  ,  le  christianisme  nous  rap- 
pelle sans  cesse  à  Dieu  ,  nous  met  en  relation 
perpétuelle  avec  Dieu ,  transporte  en  lui  tou- 
tes nos  facultés,  et,  dans  sa  sublime  doctrine, 
contient ,  si  on  peut  le  dire  ,  la  divinité  toute 
entière  en  puissance.  La  vérité  est  donc  là  , 
puisque  la  vérité  n'est  que  Dieu  même  ;  et 
toute  vérité  y  est,  puisque  Dieu  y  est  tout 
entier. 

Qu'on  n'abuse  pas  de  ce  que  je  dis  ,  pour 


(^9) 
•me  faire  penser  ce  que  je  ne  dis  pas.  Je  suis 
loin  de  soutenir  que   le    chrétien  connoisse 
toute  vérité  ,  car  je  suis  loin  d'imaginer  qu'il 
connoisse  Dieu  parfaitement.    Dieu  seul  se 
connoît  de  la  sorte  ;  mais  s'il  n'est  pas  par- 
faitement connu  ,  il  est  cru  parfaitement  •  si 
l'intelligence  est  bornée  comme  l'homme  qui 
a  reçoit,  la  foi  est  infinie  comme  Dieu  qui 
la  donne;  et  de  cette  foi  infinie  ,   ainsi  que 
<1  une  source  intarissable  ,  l'intelligence    se- 
lon la  mesure  de  ses  désirs  et  de  ses  forces 
tire  incessamment  ,  par  la  contemplation  ' 
des  ventés  nouvelles  ,  qui  apaisent  sa  soif- 
ardente  de  connoître,   en  attendant  qu'elle 
puisse  se  désaltérer  pleinement  dans  le  sein 
même  de  l'Etre  immense,  qui  ne  se  manifeste 
ici-bas  qu'à  elle  obscurément  et  par  degrés 
La i  philosophie  ,  au  contraire,  tend  à  écar- 
ter Dieu  de  la  pensée  ,  et  même  à  l'en  exclure 
entièrement.  On   diroit  que   sa   présence    la 
gène  et  1  irrite  ;  tandis  que  le  christianisme 
nous  montre  Dieu  partout  ,  partout  elle  ne 
nous  montre   que   l'homme  ,  même   dans  la 
morale  ,  même  dans  la  religion.  8a  pente  na- 
ture le  est  donc  vers  l'erreur;  aussi  arrive-t- 
oi le  bientôt  au  lerme  extrême  de  cette  route 
à  1  erreur  absolue,  ou  la  négation  de  Dieu    ' 


34 


»VVVV»f\A\\VVV\\V\\*\*VVVVVVVVV\»**VVVVM*VVV\VtVVV 

QU'IL  Y  A  UNE  ALLIANCE  NATURELLE  ENTEE 
LE  DESPOTISME  ET  LES  DOCTRINES  MATÉ- 
RIALISTES. 


JJe  la  religion  dépend  le  bonheur  de  l'hom- 
me et  le  bonheur  du  peuple  ;  sur  elle  seule 
repose  Tordre  social.  Prétendre  lui  donner  une 
autre  base,  c'est  vouloir  changer  la  nature 
des  êtres  ;  car  les  lois  de  la  religion  dérivent 
de  la  nature  des  êtres  intelligens  ,  aussi 
nécessairement  que  les  lois  physiques  dérivent 
de  la  nature  des  êtres  matériels.  Les  unes  et 
les  autres ,  indépendantes  de  nos  volontés  et 
de  nos  conceptions  ,  sont  déterminées  rigou- 
reusement par  ïa  nature  des  êtres  dont  elles 
expriment  les  rapports  ;  rapports  de  position, 
de  masse  et  de  mouvement  pour  les  êtres 
physiques  ,  rapports  de  droits  et  de  devoirs 
pour  les  êtres  intelligens;  et  comme  l'homme, 
être  physique  et  intelligent,  connoil  ces  deux 
sortes  de  lois  relatives  à  sa  double  nature, 
et  n'en  connoit  pas  d'autres  ;  dès  qu'il  essaie 
de  constituer  une  société  sans  religion,  il  est 


(53.  ) 

contraint  de  substituer  aux  lois  qu'il  rejette  . 
les  lois  physiques ,  et  d'asservir  l'être  intelli- 
gent à  l'aveugle  empire  de  la  force  ,  loi  des 
êtres  purement  matériels.  De  là  naît  ,   d'un 
côté,  une  servitude  dégradante  ,  universelle, 
irrémédiable  ,  et,  de  l'autre  ,  des  agitations  , 
des  chocs  continuels  ,  un  désordre  semblable 
à  celui  auquel  le  monde  physique  seroit  en 
proie,  si  les  lois  qui  le  régissent  étoient  tout  à 
coup  anéanties  ou  suspendues.  La  force ,  en 
effet ,  par  elle-même  ,  n'a  aucune  tendance 
déterminée  ;  il  faut  qu'elle  la  reçoive  d'une 
volonté  quelconque.  Dans  l'univers  matériel , 
elle  la  reçoit  de  la  volonté  suprême  du  Créa- 
teur, qui  la  fait  concourir,  selon  des  lois  aussi 
sages  que  constantes  ,  au  maintien  de  l'ordre 
général;  dans  les  sociétés  humaines,  naturelle- 
ment constituées,  elle  la  reçoit  de  la  volonté  du 
pouvoir  ,  réglée  par  les  lois  propres  aux  êtres 
intelligens.  Ces  lois  ôtées,  la  force  ,  sans  au- 
tre règle  que  des  volontés  particulières  ,  et 
recevant  autant  de  directions  contraires  qu'il 
y  a  d'intérêts  opposés  ou  d'individus,  sépare 
au  lieu  d'unir  ,  au  lieu  de  conserver  détruit  ; 
car  la  première  condition  de  la  grandeur  de 
l'un  est  rabaissement  de  l'autre  ,  des  richesses 
de  l'un  la  pauvreté  de  l'autre  ,  de  la  gloire  de 
l'un  l'humiliation  de  l'autre.  Là,  où  deux  for- 
cesse  combattent  de  front ,  il  faut  que  Tune 


'(  532  ) 

détruise  l'autre  ,  ou  que  toutes  deux  soient 
détruites. 

La  loi  de  la  force  ,  transportée  dans  la  so- 
ciété des  êtres  intelligens ,  et  y  remplaçant 
les  lois  propres  à  ces  êtres  ,  produit  donc 
nécessairement  une  confusion  effroyable  , 
confusion  d'autant  plus  grande  ,  qu'il  reste 
plus  d'intelligence  dans  cette  société  ;  car  les 
désirs  ou  les  volontés  particulières  croissant 
proportionnellement  en  nombre  et  en  inten- 
sité ,  les  résistances ,  les  chocs  et  les  haines 
croissent  aussi  proportionnellement. 

Or,  tous  les  êtres  ayant  une  tendance  natu- 
relle à  l'ordre  ou  au  repos ,  il  résulte  de  là 
qu'on  ne  peut  soumettre  les  peuples  aux  lois 
physiques  de  la  matière,  sans  qu'ils  tendent 
eux-mêmes  à  se  matérialiser,  pour  se  mettre 
en  harmonie  avec  leurs  lois.  Aussi  ne  vit-on 
jamais  de  despotisme  tranquille  que  chez  les 
peuples  abrutis,  soit  par  ignorance  ,  soit  par 
mépris  des  vérités  qui  nourrissent  et  déve- 
loppent l'intelligence.  Ces  peuples  matériels 
obéissent  stupidement  à  la  force,  comme  le 
vaisseau  obéit  à  l'action  combinée  des  vents 
et  du  gouvernail. 

Mais  la  force,  quoi  qu'on  fasse,  n'a  d'action 
que  sur  les  corps.  Le  peuple ,  sous  son  empire , 
est  donc  opprimé,  contraint;  il  n'est  pas 
gouverné  ;  car  on  contraint  les  corps,  mais 
on  ne  gouverne  que  les  intelligences. 


\^\v\v\^v^^v^^^\^\^A^vvv\v\x^^A\^^.v\V'W,v\^(vvv^'MAVVrv\\\\%v\'v^.^^\vv'^^^A\^\vvvvvvv^ 


DE  LA  NECESSITE  DU  CULTE 


JJieu  est  trop  grand  pour  faire  attention  aux 
hommages  de  l'homme.  Il  y  a  quelque  chose 
de  vrai  dans  cette  pensée ,  et  quelque  chose  de 
faux  et  de  dangereux. 

Il  est  faux  que  Dieu  soit  ou  puisse  être  in- 
différent aux  pensées  et  aux  sentimens  d'un 
être  qu'il  a  doué  d'intelligence;  autrement  il 
faudroit  dire  qu'il  n'existe  aucun  ordre  intel- 
lectuel, qu'il  n'y  a  ni  erreur  ni  vérité,  ni 
bien  ni  mal  dans  les  sentimens  et  les  pensées 
de  l'homme  ;  car,  s'il  y  a  bien  et  mal ,  erreur 
et  vérité,  ordre  et  désordre  dans  le  monde 
moraLcomme  dans  le  monde  physique,  Dieu 
qui  est  l'ordre  ,  la  vérité ,  le  bien  par  essence , 
ne  sauroit  être  indifférent  à  l'erreur,  indif- 
férent au  désordre,  indifférent  aux  croyances 
et  aux  affections  de  l'homme,  qu'il  a  créé  ca- 
pable de  connoître  le  vrai  et  d'aimer  le  bien. 
En  effet ,  en  créant  l'homme,  en  le  douant 
de  certaines  facultés,  Dieu  sans  doute  a  eu 


(  534  ) 

un  but ,  une  volonté  ;  ce  n'est  point  au  hasard , 
et  sans  objet  qu'il  a  établi  un  rapport  immua- 
ble entre  la  faculté  de  connoître  et  la  vérité, 
entre  le  bien  infini  et  la  faculté  d'aimer,  en  un 
mot,  entre  lui  et  sa  créature  libre;  Si  donc, 
en  vertu  de  sa  liberté ,  la  créature  intervertit 
ces  rapports,  ou  trouble  volontairement  l'or- 
dre établi  par  le  Créateur,  supposer  qu'il  y 
soit  indifférent,  c'est  supposer  en  lui  des 
volontés  contradictoires ,  c'est  nier  sa  sagesse , 
c'est  nier  Dieu. 

Et  voyez  où  conduit  cette  supposition  ab- 
surde. En  supposant  Dieu  indifférent  au  culte, 
on  est  contraint  de  le  supposer  indifférent  aux 
dogmes,  car  le  culte  n'est  que  l'expression 
des  dogmes.  Que  si  l'on  en  doutoit,  on  n'a 
qu7à  tenter  d'appliquer  à  une  religion  le  culte 
dune  autre  religion ,  au  Christianisme ,  par 
exemple,  le  culte  judaïque ,  et  réciproque- 
ment. Mais  on  ne  suppose  pas  plutôt  Dieu  indif- 
férent aux  dogmes  et  aux  croyances,  qu'il  faut 
le  supposer  indifférent  aux  actions,  indiffé- 
rent au  crime  et  à  la  vertu.  Le  principe  con- 
duit là.  11  n'y  a  pas  plus  de  raison  de  dire  : 
Qu'importe  à  Dieu  ce  que  l'homme  croie  ? 
que  de  dire  :  Que  lui  importe  ce  que  l'homme 
fasse  ?  La  disproportion  de  l'homme  à  Dieu , 
sur  laquelle  on  se  fonde  dans  le  premier  cas, 
n'est  pas  moins  grande  dans  le  second  ;  et 


(  535  ) 

Ton  n'en  tirera  pas,  à  l'égard  du  culte  ou  du 
dogme,  une  conséquence  qui  ne  s'applique 
avec  autant  de  justesse  à  la  morale.  Les  ac- 
tions, en  outre  ,  ne  sont  moralement  bonnes 
ou  mauvaises  que  par  leur  relation  à  des  prin- 
cipes moralement  bons  ou  mauvais.  Ce  qu'il 
y  a  de  physique  dans  l'action  est  moralement 
indifférent.  Si  donc  Dieu  est  indifférent  aux 
croyances,  il  l'est ,  à  plus  forte  raison,  néces- 
sairement aussi  aux  actions.  Dieu  n'est  indif- 
férent à  rien,  ou  il  est  indifférent  à  tout  ;  et 
celui  qui ,  se  fondant  sur  cette  prétendue  in- 
différence de  Dieu,  s'affranchit  d'une  seule 
pratique  commandée ,  viole  toute  la  loi,  selon 
l'observation  profonde  d'un  apôtre  (i)  ;  car 
il  détruit  le  principe  sur  lequel  repose  toute 
la  loi. 

Toutefois,  la  maxime  que  je  combats  ren- 
ferme quelque  chose  de  vrai.  11  est  certain 
que  l'homme  est  naturellement  si  loin  de 
Dieu  ,  qu'il  ne  sauroit  lui  rendre  par  lui- 
même  un  culte  digne  de  lui ,  qu'il  n'existe 
aucune  proportion  entre  les  pensées  de  son 
esprit ,  les  sentimens  de  son  cœur,  la  pureté 
de  ses  œuvres,  et  la  grandeur,  la  bonté,  la 
perfection  du  souverain  Etre.  La  religion 
ne  dissimule  pas  cette  vérité  ;  elle  est  la  base 

(i)   Ep.  Jac.  Il  ,10. 


(  536  ) 

de  sa  doctrine  :  et,  tandis  que  la  raison,  livrée 
à  elle-même ,  se  perd  dans  ces  apparentes 
contradictions,  le  Christianisme  seul , unissant 
deux  vérités  également  certaines,  quoiqu'elles 
paroissent  se  combattre,  remédie  à  l'impuis- 
sance naturelle  où  est  l'homme  de  s'approcher 
de  Dieu,  et  lui  offre  le  moyen  d'entrer  avec 
lui  en  société,  en  même  temps  qu'elle  lui  en 
fait  un  devoir.  Car  il  nous  apprend  qu'entre 
Dieu  et  nous,  il  existe  un  médiateur,  qui,  réu- 
nissant dans  sa  personne  la  nature  divine  et 
la  nature  humaine,  comble  le  vide  immense 
qui  nous  sépare  du  premier  Etre ,  et  donne 
à  nos  hommages  unis  aux  siens,  à  nos  œu- 
vres unies  aux  siennes ,  une  valeur  infinie  , 
qui  rend  notre  culte  digne  de  Dieu. 

Ainsi,  la  religion  repousse  tout  ce  qu'il  y  a 
de  faux  ;  admet  et  concilie  tout  ce  qu'il  y  a 
de  vrai  dans  les  divers  systèmes  de  philoso- 
phie. Elle  montre  avec  les  déistes,  contre  ceux 
qui  rejettent  toute  religion  ,  que,  s'il  y  a  un 
Dieu ,  l'homme  a  des  devoirs  à  remplir  envers 
lai  ;  qu'il  lui  doit  une  adoration  ,  un  culte. 
Elle  montre  contre  les  déistes ,  que  l'homme 
seul  ne  peut  rendre  à  Dieu  un  culte  digne  de 
lui ,  et  que  leur  prétendue  religion  naturelle 
n'est  qu'une  chimère  ;  d'où  vient  qu'eux- 
mêmes,  ne  la  pouvant  définir ,  sont  contraints 
de  la  renverser  de  leurs  propres  mains  ,  en 


(  537  ) 

poussant  de  proche  en  proche  l'indifférence 
jusqu'à  la  tolérance  de  l'athéisme. 

Sans  la  connoissance  du  médiateur ,  on  ne 
peut  rien  entendre  ni  à  Dieu  ,  ni  à  Fhomme  , 
ni  à  la  religion  ,  ni  à  la  morale. 


^A^\\\\\^^\^^^\\^^v\v\^vvv^^vvvvvv^Av\vvvvv^vvvvvv\^v\/^vvvvwwvwvwvwwvvvMv>,* 


PENSÉES  DIVERSES. 


On  ne  lit  plus  ;  on  n'en  a  plus  le  temps. 
L'esprit  est  appelé  à  la  fois  de  trop  de  côtés  ; 
il  faut  lui  parler  vite  ,  ou  il  passe.  Mais  il  y  a 
des  choses  qui  ne  peuvent  être  dites  ni  com- 
prises si  vite  ,  et  ce  sont  les  plus  importantes 
pour  l'homme.  Cette  accélération  de  mouve- 
ment qui  ne  permet  de  rien  enchaîner ,  de 
rien  méditer,  suffiroit  seule  pour  affoiblir, 
et,  à  la  longue  ,  pour  détruire  entièrement  la 
raison  humaine. 


Ceci  est  un  caractère  exclusivement  propre 
au  Christianisme  ,  qu'il  n'a  été  modifié  par 
aucune  autre  doctrine.  Toutes  les  philoso- 
phies  et  toutes  les  religions  ont  reçu  de  lui , 
et  il  n'a  rien  reçu  d'aucune  d'elles. 


(,)ui  ne  tiendroit  compte  que  des  conver- 
sions ,   en   calculant  les  effets  des  missions 


(539) 

chrétiennes ,  n'auroit  qu'une  idée  bien  in- 
complète de  leur  influence.  Semblables  aux 
navigateurs  qui  confient  aux  terres  où  ils  abor- 
dent des  graines  de  plantes  utiles,  partout  où 
pénètrent  les  missionnaires ,  ils  y  sèment  des 
vérités  :  elles  croissent ,  elles  se  répandent , 
et  chacun  en  profite  plus  ou  moins.  Il  y  a 
peut-être  à  la  Chine  et  dans  l'Inde  beaucoup 
d'hommes  qui  ne  connoissent  point  le  nom  de 
Jésus- Cluist  ;  mais  je  ne  crois  pas  qu'il  y  en 
ait  un  seul  dont  le  Christianisme  n'ait  mo- 
difié les  idées.  Je  ne  sais  ,  sens  lui ,  s'il  reste- 
roit  sur  la  terre  le  moindre  vestige  des  tradi- 
tions primitives. 


Qui  se  connoit,  se  méprise  nécessairement. 
Ainsi  l'orgueil,  qui  a  des  racines  si  vives  dans 
le  cœur  humain  ,  est  contre  nature  ,  et  prouve 
la  chute  originelle  dont  notre  ignorance  est 
le  châtiment.  Un  bouleversement,  si  étrange 
dans  notre  raison  ,  indique  quelque  ancienne 
et  grande  catastrophe. 


Demandez  à  ce  pauvre  paysan  ,  né  au  fond 
d'une  province ,  dont  il  ne  sortit  jamais,  s'il 
y  a  un  roi  ?  Il  répondra  qu'oui.  Insistez ,  et 
demandez-lui  comment  il  sait  avec  certitude 


(  54o  ) 

qu'il  y  a  un  roi  ?  Sa  réponse  sera  bien  sim- 
ple :  Parce  que  tout  le  monde  ledit.  Il  croit 
invinciblement  à  l'existence  du  roi  sur  un  té- 
moignage unanime,  et  sa  foi  e;>t  éminemment 
raisonnable  ;  car  il  est  très-certain  que  ce  té- 
moignage ne  le  peut  tromper.  Que  si  vous 
exigez  de  lui  d'autres  motifs  de  sa  croyance , 
il  pourra,  s'il  est  capable  de  quelque  réflexion, 
alléguer  l'ordre  établi ,  qui  suppose  une  au- 
torité souveraine  ;  mais  on  contestera  sur  cela, 
et  aussitôt  voilà  le  doute  et  l'incertitude  qui 
naissent.  On  conteste  aussi  sur  le  témoignage, 
mais  sans  succès.  L'autorité  du  témoignage  , 
indépendante  du  raisonnement ,  a  son  prin- 
cipe dans  le  fond  le  plus  intime  de  notre  na- 
ture ,  et  n'est  pas  moins  irrésistible  que  l'évi- 
dence. De  toutes  les  choses  que  nous  savons  , 
ou  croyons  savoir ,  aucunes  ne  nous  sont  con- 
nues avec  une  pleine  certitude  ,  que  celles  qui 
reposent  ou  sur  l'évidence  ,  ou  sur  le  témoi- 
gnage ;  et  l'évidence  même  emprunte  sa  force 
du  témoignage ,  par  lequel  nous  nous  assu- 
rons que  l'évidence  affecte  les  autres  hom- 
mes de  la  même  manière  que  nous  ,  et  à 
l'égard  des  mêmes  objets. 


Voulez-vous  savoir  la  différence  qui  existe 
entre  une  opinion  et  une  religion,  entre  la 


(  H*  ) 

conviction  de  l'esprit  et  la  foi  ?  Voyez  cet 
homme  qui  s'est  convaincu  ,  après  un  mûr 
examen  ,  de  la  vérité'  du  Christianisme  ,  qui 
en  connoît  toutes  les  preuves,  et  les  oppose 
avec  tant  de  force  aux  incrédules.  Il  croit  à 
la  religion  comme  à  la  géométrie  ,  et  Tune 
n'influe  pas  plus  que  l'autre  sur  sa  conduite. 
Le  Christianisme  lui  est  démontré ,  et  sa  vie 
n'est  qu'une  continuelle  violation  des  précep- 
tes du  Christianisme,  11  s'en  ira  ,  ce  Chrétien 
spéculatif,  louant  la  beauté  de  la  loi  évangé*- 
lique  ,  à  peu  près  comme  un  Français  loueroit 
la  législation  des  Chinois.  C'est  son  opinion  ; 
il  la  défendra  :  pour  la  pratiquer  ,  c'est  autre 
chose  ;  il  a  dans  le  cœur  une  autre  loi  que  sa 
raison  méprise  ,  et  qui  n'en  est  pas  moins  la 
seule  règle  de  ses  désirs  et  de  ses  actions.  Il 
est  étrange  qu'il  y  ait  de  tels  hommes  ;  et 
pourtant  qui  n'en  a  pas  rencontré  un  grand 
nombre  ? 


Rien  ne  dépend  de  nous  que  notre  volonté  ; 
les  circonstances  disposent  du  reste.  On  n'est 
maître  ni  de  sa  condition,  ni  de  sa  fortune, 
ni  de  sa  santé ,  ni  de  son  organisation  ,  ni  de 
ses  goûts  ;  ni  de  ses  passions ,  tant  qu'elles  ne 
sont  pas  réduites  en  actes  ;  ni  de  la  force  ou 
de  la  foiblesse  de  son  esprit  ;  ni  de  ses  idées; 


(  542  ) 

parcequ'on  ne  les  cre'e  pas ,  on  les  reçoit  ;  m 
de  sa  raison  ,  que  tout  ce  qui  nous  environne 
modifie.  Notre  âme,  ainsi  que  notre  corps  , 
tient  à  tout  et  dépend  de  tout  :  dn  soleil  qui 
luit ,  du  nuage  qui  passe ,  du  léger  souffle 
qui  agite  à  peine  le  roseau.  Il  n'en  faut  pas 
davantage  pour  troubler  ses  pense'es  et  pour 
altérer  ses  affections  ;  et  c'est  même  là-des- 
sus qu'est  fondé  l'art  de  persuader  les  hom- 
mes et  de  les  entraîner. 


Il  faut  beaucoup  de  philosophie  pour  sentir 
la  beauté  de  Tordre ,  et  beaucoup  de  religion 
pour  goûter  le  bonheur  de  la  paix. 


On  ne  prouve  point  les  premiers  principes. 
Il  faut  que  la  raison  les  reçoive  aveuglément 
de  la  nature  ,  tel  qu'il  plaît  à  celle-ci  de  les  lui 
donner.  Les  conséquences  qu'elle  en  déduit 
tirent  toute  leur  certitude  de  leur  liaison  ou 
de  leur  conformité  avec  ces  principes;  et  ainsi 
la  certitude  ne  vient  point  de  la  raison  ;  mais 
de  la  nature.  Qu'est-ce  ,  en  fait  d'idées,  que 
le  vrai  et  le  faux,  sinon  ce  qui  nous  paroît 
tel .,  indépendamment  du  raisonnement  ?  Le 
raisonnement,  loin  d'être  un  instrument  de 
vérité  ,  défigure  souvent  celles  qu'on  lui  sou- 


(543) 

met ,  au  point  de  les  rendre  méconnoissables; 
il  ébranle  la  nature  même,  et  la  fait  douter  des 
principes. 


La  religion  s'adresse  d'abord  à  nos  affec- 
tions, parce  que  ce  sont  elles  qui  disposent  à 
croire.  Cependant,  quand  la  raison  s'est  plei- 
nement soumise  ,  elle  daigne  aussi  la  satis- 
faire ,  et  c'est  ce  qui  lui  coûte  le  moins  de 
peine. 


Chose  singulière,  plus  l'homme  cultive  son 
esprit  indépendamment  de  la  religion,  plus  il 
vas'enfonçantdans  la  matière,  jusqu'à  ce  qu'à 
force  de  raisonnemens  ,  il  arrive  à  nier  toute 
substance  spirituelle.  Voilà  sans  doute  un 
des  plus  étranges  effets  de  la  raison  ,  autant 
qu'une  preuve  de  sa  foiblesse  ;  car  naturelle- 
ment l'homme  croit  à  des  substances  spiri- 
tuelles. Avant  d'avoir  la  moindre  idée  de 
métaphysique  et  de  philosophie,  je  ne  .sais 
quel  puissant  instinct  le  porte  à  peupler  l'u- 
nivers d'êtres  invisibles  ,  qu'il  se  représente 
comme  supérieurs  aux  êtres  corporels.  Il 
cherche  à  remplir  l'espace  entre  lui  et  Dieu. 

Il  faut  que  la  vérité  se  donne  elle-même  à 
l'homme  ;.  elle  n'est  pas  en  lui ,  car  il  la  pour- 
voit perdre  ;  il  n'a  sur  elle  aucun  empire  ; 


(544) 

elle  étoit  avant  lui ,  elle  sera  après  lui ,  tou- 
jours la  même  ,  toujours  indépendante  de  ses 
conceptions.  Quand  elle  se  donne ,  il  la  re- 
çoit; voilà  tout  ce  qu'il  peut  ;  encore  faut-il 
qu'il  la  reçoive  de  confiance  ,  et  sans  exiger 
qu'elle  montre  ses  titres;  car  il  n'est  pas  même 
en  état  de  les  vérifier. 


Plus  on  généralise  l'erreur ,  plus  elle  est 
vague,  insaisissable,  incompréhensible,  parce 
que  ce  n'est  qu'étendre  la  destruction  du  vrai. 
Plus  on  généralise  la  vérité,  plus  elle  est  pré- 
cise ,  rigoureuse  et  claire ,  parce  que  c'est 
étendre  le  vrai,  et  le  séparer  de  tout  mélange; 
il  en  devient  plus  visible,  car  on  ne  voit  réel- 
lement que  ce  qui  est. 


La  science  ne  sert  guère  qu'à  nous  donner 
une  idée  de  l'étendue  de  notre  ignorance. 


Celui  qui  à  trente  ans  ne  s'est  pas  désabusé 
d'apprendre ,  ne  se  doutera  jamais  de  ce  que 
c'est  que  savoir. 

Lorsqu'à  force  de  raisonner  sur  les  croyan- 
ces on  a  obscurci  toutes  les  idées ,  s'il  passe 


(  S45  ) 

un  caprice  dans  la  tête  d'un  homme  en  pou- 
voir, ce  caprice  s'appelle  une  loi.  11  est  bon 
de  savoir  cela  aujourd'hui,  afin  de  s'enlendre, 
et  d'entendre  quelque  chose  à  la  société. 


Attendez,  disent-ils,  pour  parler  des  vérités 
de  la  religion  aux  enfans ,  que  leur  raison  soit 
en  état  de  les  entendre.  J'aimerois  autant 
dire  :  Attendez  pour  leur  donner  des  mots 
qu'ils  aient  des  idées.  Comment  ne  voient-ils 
pas  que  les  idées  ne  naissent  qu'à  l'aide  des 
mots,  et  que  la  raison  ne  se  développe  qu'à 
l'aide  de  la  vérité  ? 


Tous  les  hommes  feignent  d'aimer  la  vé- 
rité ,  et  c'est  une  des  plus  grandes  preuves  de 
l'obligation  où  ils  sont  de  l'aimer  véritable- 
ment. 


Homme  si  fier  de  ta  raison,  dis-moi,  que 
t'a-t-eile  appris  ?  Montre  -  moi  ce  qu'elle  t'a 
donné  ,  et  je  te  montrerai  ce  qu'elle  t'a  ravi  : 
citerne  rompue,  qui  ne  saitjxis  même  garder  les 
eaux  qiion  y  verse  (  i  ) . 

(1)  Foderunt  sibi  cisternas,  cisternas  dissipatas,  quœ 
GotUinere  non  valent  aquas.  Jerem.  II,  i3. 

35 


(546) 

S'affranchir  des  préjuges  ,  c'est  -  à  -  dire , 
s'affranchir  de  l'ordre,  s'affranchir  du  bon- 
heur, de  l'espérance,  de  la  vertu  et  de  l'im- 
mortalité. 


Rien  au  monde  de  plus  confus  en  apparence 
que  l'Evangile.  Les  dogmes  y  sont  mêlés , 
sans  aucun  ordre,  aux  préceptes ,  et  l'histoire 
est  jetée  au  milieu  de  tout  cela.  Néanmoins  , 
il  est  impossible  d'imaginer  un  corps  de  doc- 
trine plus  complet  et  mieux  lié.  On  ne  peut 
rien  ajouter  au  Christianisme  ,  ni  en  rien  re- 
trancher ,  sans  le  détruire.  Sont-ce  là  les  ca- 
ractères d'une  invention  humaine? 


La  religion  la  moins  chargée  de  mystères  , 
la  plus  simple  dans  ses  dogmes,  celle  qui  fa- 
tigue le  moins  la  foi ,  c'est ,  sans  contredit  r  le 
Mahométisme.  Aux  rites  près,  un  Musulman 
n'est  guère  qu'un  déiste.  Comment  se  fait-il 
donc  que  ces  peuples,  sous  l'influence  d'une 
religion,  qu'on  nous  vante  comme  la  seule 
raisonnable  ,  soient  restés  dans  un  état  d'en- 
fance voisin  de  la  stupidité  ?  et  que  la  raison 
n'ait  atteint  son  plus  grand  développement 
que  chez  les  nations  asservies  à  des  croyances 
qu'on  nous  représente  comme  un  prodige  de 
déraison  ? 


(%  ) 

L'imagination,  qu'on  décrie  tant  comme  in- 
compatible avec  la  raison,  n'est  pourtant 
qu'une  raison  plus  féconde  et  plus  forte.  Les 
esprits  secs  et  stériles  ,  qui  forment  le  grand 
nombre,  ne  pouvant  y  atteindre,  s'en  ven- 
gent par  en  médire. 

Il  faut  s'endurcir  par  raison  aux  absurdités. 
Il  y  auroit  trop  à  souffrir  dans  le  monde ,  si 
l'on  y  portoit  la  douloureuse  susceptibilité  du 
bon  sens. 


Y  a-t-il  quelque  chose  ?  Toute  raison  hu- 
maine est  impuissante  à  résoudre  cette  ques- 
tion. 


L'esprit  le  plus  fort  est  celui  qui  connoît  le 
mieux  sa  foiblesse. 


Un  des  effets  des  révolutions  est  d'attrister 
le  caractère  des  peuples.  Cela  se  voit  en 
France  ,  et  cela  s'étoit  vu  en  Angleterre.  Ces 
grandes  commotions  ouvrant  violemment  le 
cœur  de  l'homme  ,  on  en  découvre  le  fond, 
qu'on  n'aperçoit  jamais  sans  effroi  et  sans 
douleur. 

35, 


(  54») 

L'amour  des  peuples  pour  le  souverain  di- 
minue en  même  proportion  que  leur  amour 
pour  Dieu.  Voilà  pourquoi  il  y  a  plus  d'amour 
du  Roi  dans  les  pays  catholiques  que  dans  les 
pays  protestans.  Sous  l'influence  de  la  phi- 
losophie, les  nations  passent  nécessairement 
de  la  révolte  contre  Dieu  à  la  révolte  contre 
le  pouvoir.  On  n'a  pas  l'air  encore  de  com- 
prendre cette  vérité.  Je  pardonne  qu'on  mé- 
connoisse  la  voix  de  la  raison  qui  la  proclame  , 
mais  il  y  a  de  plus  la  voix  du  sang.  Les  rois 
au  moins  devroient  entendre  celle-ci. 


Quand ,  pour  rendre  la  vérité  sensible ,  nous 
essayons  de  la  comprimer  dans  notre  esprit , 
elle  échappe,  ouïe  vase  éclate,  et  ses  débris 
se  dispersent  au  loin. 

Nous  recevons  la  vérité  comme  les  champs 
reçoivent  la  rosée  du  ciel.  Desursum  sapien- 
lia. 


Il  y  a  peu  d'âmes  assez  fortes  pour  s'élever 
jusqu'à  l'orgueil  :  presque  toutes  croupissent 
dans  la  vanité. 


Depuis  qu'on  ne  sait  plus  à  quoi  s'en  tenir 


(  549) 

sur  rien  ,  on  ne  parle  que  du  progrès  des  lu  - 
mières.  Encore  un  peu  de  temps ,  et  l'on 
saura  tout.  Parmi  tant  de  découvertes ,  les 
plus  utiles,  celles  qui  marqueroient  le  mieux 
un  véritable  progrès  du  genre  humain  vers  la 
perfection  ou  le  bonheur ,  seroient  des  décou- 
vertes morales.  Or,  quelle  vertu  a-t-on  in- 
ventée depuis  Jésus-Christ  ? 


Pourquoi  nous  parle-t-on  sans  cesse  du  pro- 
grès des  lumières,  et  jamais  du  progrès  du 
bonheur  ?  C'est  qu'il  est  aisé  de  persuader  à 
un  sot  qu'il  a  de  l'esprit ,  et  d'autant  plus  aisé 
qu'il  est  plus  sot  :  mais  on  ne  persuade  pas  de 
même  au  misérable  qu'il  est  heureux. 


Qui  se  connoît  se  méprise  ,  et  qui  se  mé- 
prise est  libre  ,  car  il  est  affranchi  de  l'opinion. 
Le  plus  pesant  joug  est  celui  que  l'orgueil 
nous  impose. 


L'on  n'estime  guère  dans  les  autres  que  les 
qualités  que  Ton  croit  posséder  soi-même. 
C'est  une  manière  de  se  louer. 


C'est  un  des  caractères  de  notre  siècle  de 


(  55o  ) 

corrompre  le  bien,  au  point  de  le  rendre  pire 
que  le  simple  mal. 


Même  lorsqu'elles  raisonnent,  les  passions 
ne  prévoient  jamais. 


On  peut  et  Ton  doit  avancer  sans  cesse  dans 
les  sciences  naturelles  ou  d'observation;  mais 
leur  objet  étant  infini,  il  n'y  a  point  de  vrai 
progrès.  En  marchant  toujours,  on  est  tou- 
jours à  la  même  distance  du  but.  Cependant, 
trompé  par  ce  mouvement  continu ,  on  se 
persuade  qu'on  arrivera.  C'est  un  terme  donné 
aux  esprits  foibles  pour  amuser  leur  curiosité 
et  consoler  leur  orgueil. 


Certaines  gens  rient  devant  la  vérité ,  com- 
me quelques  autres  rient  devant  la  mort  :  rire 
effrayant  de  stupidité  ou  de  désespoir. 


Au  moment  où  la  foi  sort  du  cœur ,  la  cré- 
dulité entre  dans  l'esprit. 


Si  l'effet  de  l'orgueil  n'étoit  point  d'aveu- 


(55i  ) 

gler  ,  on  ne  concevroit  pas  qu'avec  de  l'or- 
gueil on  pût  être  incrédule.  Pour  les  abaisser 
à  leurs  propres  yeux,  au-dessous  de  tout  ce 
qu'ils  méprisent  davantage  ,  il  suffiroit  qu'ils 
aperçussent  ,  d'une  vue  claire  ,  la  moitié  des 
extravagances  qu'ils  croient  au  moins  impli- 
citement. Mais  ce  seroit  déjà  un  grand  pas 
vers  la  raison ,  que  d'être  capable  de  voir  cela; 
on  ferme  les  yeux ,  et  puis  on  se  dit  qu'on 
est  une  tête  forte  :  cela  est  plus  aisé. 


Ce  qu'il  y  a  de  plus  noble  dans  l'homme  ; 
c'est  sa  raison  ;  et  le  pouvoir  le  plus  noble  est 
aussi  celui  qui  s'exerce  sur  la  raison.  Ce  pou- 
voir est  celui  des  écrivains  ,  quand  la  faculté 
d'écrire  est  indépendante,  c'est-à-dire,  vérita- 
blement pouvoir.  Or,  qui  est  maître  de  la 
raison ,  est  maître  de  tout  l'homme  ;  et  le 
pouvoir  qui  écrit  est  nécessairement  maître  ^ 
non  de  la  raison  de  chaque  homme  qui  peut 
échappera  son  action,  comme  les  individus 
échappent  à  l'action  du  pouvoir  politique  , 
mais  de  la  raison  de  tous  les  hommes  ,  ou  de 
la  raison  de  la  société.  Dès  lors  ,  il  est  maître 
de  la  société,  et  dispose  comme  il  veut  du 
pouvoir  politique.  La  liberté  absolue  de  la 
presse  constitue  le  pouvoir  écrivant,  et  ren- 
verse par  conséquent  son  antagoniste  :  il  suf- 


(  552  ) 

fit  d'attendre.  Qu'on  ne  dise  points  Les  écrits 
en  sens  divers  se  neutralisent  mutuellement. 
Il  n'en  va  pas  ainsi  dans  ce  monde.  Quand 
plusieurs  pouvoirs  sont  en  présence,  il  y  a 
d'abord  combat ,  et  même  anarchie ,  si  ces 
pouvoirs  sont  trop  nombreux  ;  mais  il  faut 
enfin  qu'un  triomphe  ;  et  le  plus  opposé  au 
pouvoir  politique  sera  toujours  à  la  longue 
celui  qui  triomphera  ;  les  raisons  en  sont  trop 
évidentes  pour  les  déduire  ici. 


Il  suffit  d'avoir  des  yeux  et  de  les  ouvrir, 
pour  reconnoître  qu'une  grande  justice  s'exer- 
ce dès  ici-bas;  seulement  on  voit  que  certai- 
nes causes  sont  appointées  à  une  autre  ses- 
sion. Celui-là  est.  encore  bien  foible  qui  s'in- 
quiète ou  s'étonne  de  ce  délai. 


Deux  puissances  se  partagent  le  monde  : 
l'une  n'a  de  rapport  qu'au  temps  et  aux  in- 
térêts du  temps  ;  et  ces  intérêts  variant,  sou- 
vent même  étant  opposés  de  peuple  à  peuple, 
il  a  été  nécessaire  d'établir  plusieurs  puissan- 
ces temporelles  investies  des  mêmes  droits, 
afin  que  chaque  peuple  pût  se  conserver. 

Mais  outre  ces  intérêts  matériels  et  divers, 
tous  les  hommes  ont  encore  des  intérêts  com- 


(  553  ) 

muns ,  permanens  ,  relatifs  à  leur  nature  im- 
mortelle ,  et  qui  supposent  des  droits  et  des 
devoirs  communs.  Ils  ont  tous  un  droit  e'gal  à 
la  possession  de  la  vérité ,  le  bien  par  excel- 
lence ;  ils  ont  tous  le  même  devoir ,  qui  est 
d'obéir  à  l'ordre  immuable. 

Séparés  par  les  intérêts  du  corps,  relatifs  au 
temps  ,  ils  peuvent  donc  ,  et  doivent  être  unis 
par  les  intérêts  de  l'âme  ou  de  la  raison  ,  re- 
latifs à  l'éternité  ;  et  comme  il  n'existe  point 
d'union  sans  société ,  il  y  a  donc  une  société 
spirituelle  dont  tous  les  hommes  peuvent  et 
doivent  être  membres. 

Cette  société ,  c'est  l'Eglise  ,  lien  universel 
des  peuples ,  qui ,  lors  même  que  leurs  inté- 
rêts temporels  les  divisent  le  plus ,  viennent 
encore  se  confondre  et  s'embrasser  dans  son 
sein. 

Comment  s'y  prend-on  pour  donner  aux 
enfans  la  première  idée  de  Dieu  ?  En  le  leur 
nommant,  et  le  leur  faisant  prier.  On  dira  : 
Ils  ne  le  comprennent  point.  Mais  vous 
qui  parlez  ,  le  comprenez  -  vous  autrement 
qu'eux  ?  La  première  notion  que  vous  vous  en 
formâtes,  a-t-elle  changé  avec  le  temps? 
Elle  a  cru  peut-être  ,  elle  s'est  développée  ; 
mais  si  naturellement  et  d'une  manière  si  in- 
sensible ,  qu'on  voit  bien  que  c'est  la  même 


(  554) 

au  fond  :  il  en  a  été  comme  de  votre  corps  ; 
en  avez  vous  changé?  Que  l'homme  donc  ap- 
prenne à  respecter  dans  l'enfant  l'intelligence 
de  l'homme  ,  et  qu'il  sache  que  Dieu  a  ,  pour 
se  faire  connoître  de  toutes  ses  créatures 
pensantes,  des  voies  dont  il  retient  le  secret, 
que  notre  curiosité  ni  notre  orgueil  ne  lui  ar- 
racheront jamais. 


Les  hommes  changent  peu  d'opinion  à  un 
certain  âge ,  comme  ils  changent  peu  d'habi- 
tudes.  On  fait  honneur  de  cette  constance 
tardive  à  la  maturité  de  leur  esprit ,  et  l'es- 
prit au  fond  n'y  est  pour  rien  :  ils  n'aiment 
pas  à  déranger  leurs  idées  ,  voilà  tout.  C'est 
une  inertie  d'àme  ,  produite  par  l'inertie  des 
organes. 

La  prière  est  le  langage  de  l'espérance,  et  la 
plus  tendre  expression  de  l'amour  ;  elle  est 
si  naturelle  à  l'homme  ,  qu'il  n'en  vient  pas 
aisément  à  ne  plus  prier  ;  c'est  comme  le  der- 
nier effort  d'un  être  que  l'orgueil  concentre 
en  lui-même,  et  qui  rompt  avec  tout  ce  qui 
est.  Le  désespoir  ne  prie  point  :  aussi  l'or- 
gueil, porté  à  son  comble  ,  est-il  une  sorte 
de  désespoir  affreux  de  l'intelligence  ,  qui 
aime  mieux  régner  sur  le  néant,  sa  possession 


(  555  ) 

propre ,  que  de  recevoir  de  Dieu  l'être  ou. 
la  venté. 


S'il  n'y  a  pas,  hors  de  la  raison  humaine  , 
un  pouvoir  à  qui  elle  doive  obéissance  ,  1  hom- 
me est  libre  de  penser  ,  de  croire  ce  qu'il 
veut ,  et  ,  par  une  conséquence  nécessaire  , 
d'agir  comme  il  veut.  S'il  existe  une  loi  pour 
les  actions  ,  il  en  existe  une  pour  les  pensées. 
Les  déistes  ne  savent  ce  qu'ils  disent ,  quand 
ils  nous  parient  de  crime  et  de  vertu  ;  ou  ils 
ne  s'entendent  pas  ,  ou  ils  craignent  qu'on  les 
entende:  pauvres  gens,  qui  sont  obligés  de 
voiler  leur  doctrine  ,  pour  ne  pas  trembler 
en  sa  présence  ! 


L'homme  physique  est  soumis  à  des  lois  , 
et  il  meurt  s'il  les  viole  ;  l'homme  social  est 
soumis  à  des  lois,  partout  les  mêmes  ,  quant 
en  fond  ,  et  il  meurt  s'il  les  viole.  Ses  actions , 
ses  penchans  ,  ses  désirs  ,  sont  astreints  à  cer- 
taines règles  émanées  d'un  pouvoir.  La  raison 
seule  seroit-elle  indépendante  ?  et  si  elle  ne 
l'est  pas  ,  de  qui  dépend-elle?  Renoncez  à 
répondre,  ou  soyez  chrétien. 


Les  hommes  sont  en  garde  contre  la  per- 


(  556  ) 

suasion  ;  on  n'avance  point  avec  eux  par  cette 
voie  :  observez  au  contraire  comme  ils  cèdent 
aisément  à  l'autorité.  Cela  est  surtout  visible 
dans  les  enfans.  Voilà  la  nature.  Les  assem- 
blées délibérantes  mêmes  ne  sont  que  des 
écoles ,  où  diffère ns  maîtres  viennent  succes- 
sivement enseigner  des  doctrines  diverses.  La 
preuve  que  ce  n'est  pas  la  raison,  mais  l'au- 
torité qui  prévaut ,  c'est  que  les  voix  se  comp- 
tent par  doctrines  ,  et  peuvent  être  suppu- 
tées d'avance.  Où  est  l'homme  que  le  raison- 
nement ait  fait  passer  du  côté  gauche  au  côté 
droit ,  et  réciproquement?  C'est  une  grande 
preuve  de  Dieu  ,  que  la  société  marche  mal- 
gré la  raison. 


Il  n'y  a  point  de  crime  qui  n'ait  été  une 
pensée  ,  ou  une  erreur,  avant  d'être  une  ac- 
tion. Il  n'y  a  donc  point  de  morale  possible  , 
si  l'on  ne  donne  une  règle  à  la  pensée.  La  Re- 
ligion seule  le  fait.  Et  comme  le  fondement 
de  l'ordre  est  dans  l'intelligence,  parce  que 
l'ordre  est  la  réalisation  extérieure  de  la  vé- 
rité ,  la  Religion  se  montre  pleine  d'indul- 
gences pour  les  fautes  qui  ne  sont  qu'une  vio- 
lation ,  pour  ainsi  dire  ,  accidentelle  de  l'or- 
dre ,  mais  qui  n'en  attaquent  pas  le  fonde- 
ment. Les  plus  grands  crimes  ,  à  ses  yeux , 


(557  ) 

sont  les  crimes  de  l'intelligence  ,  ou  les  cri- 
mes contre  la  vérité.  Cela  est  admirable  ,  et 
prouveroit  seul  la  divinité  de  la  Religion. 


C'est  grande  pitié  quand  un  siècle  vient  à 
s'admirer  lui-même  ,  et  à  se  mettre  naïvement 
au-dessus  de  ce  qui  fut  ;  et  l'orgueil  des  peu- 
ples a  un  caractère  de  folie  singulièrement 
effrayant ,  parce  que  la  folie  des  hommes  en 
masse,  toujours  voisine  de  la  fureur ,  présage 
un  vaste  désordre  et  de  pesantes  calamités. 


Comme  un  fleuve  qui  descend  d'une  haute 
montagne ,  les  peuples  élevés  par  le  Christia- 
nisme ,  si  on  peut  le  dire  ,  au  sommet  de  la 
civilisation ,  se  précipitent  plus  rapidement 
et  plus  avant  dans  le  désordre;  ils  y  tombent 
et  s'y  enfoncent  de  tout  le  poids  de  leur  per- 
fection ;  et  plus  ils  étoient  parfaits ,  plus  il 
leur  est  difficile  de  remonter  à  la  source  de 
l'ordre,  et  à  ce  noble  état  d'où  ils  sont  déchus. 
Je  tiens  même  ce  retour  pour  impossible  ;  il 
semble  répugner  à  la  raison ,  et  l'on  en  voit 
aucun  exemple.  Le  mouvement  des  sociétés 
les  porte  sans  cesse  en  avant ,  soit  vers  le  bien, 
soit  vers  le  mal ,  vers  la  vie  ou  vers  la  mort  ; 
et  les  peuples  ne  recommencent  pas  plus  que 


(  558  ) 

l'homme.  Mais  la  mort  de  l'homme  est  dans 
sa  nature,  et,  sa  condition  présente  e'tant 
donnée  ,  n'est  pas  un  châtiment  personnel  , 
parce  qu'une  autre  vie  l'attend,  plus  heureuse, 
s'il  l'a  méritée  ,  que  celle  qu'il  quitte.  Il  n'en 
est  pas  ainsi  de  la  société;  la  mort  n'étant  pas 
une  suite  nécessaire  de  sa  nature  ,  est  toujours 
pour  elle  une  punition  ;  et  soit  qu'elle  ait 
volontairement  altéré  sa  constitution  ,  soit 
qu'elle  ait  hlessé  de  toute  autre  manière  les 
lois  fondamentales  de  son  existence  ,  elle  ne 
périt  que  par  sa  faute,  et  le  plus  souvent  par 
ses  propres  mains. 


Au  moral  comme  au  physique,  on  n'est 
muet  que  parce  qu'on  est  sourd,  et  quiconque 
est  sourd  est  forcé  d  être  muet. 


Le  passé  est  comme  une  lampe  placée  à 
l'entrée  de  l'avenir,  pour  dissiper  une  partie 
des  ténèbres  qui  le  couvrent. 


Quiconque  aujourd'hui  traite  de  la  société, 
ressemble  aux  voyageurs  qui  s'en  vont  dans 
ces  déserts  de  l'Orient,  qui  ne  sont  peuplés  que 
de  souvenirs  ,  recueillir  des  débris  et  mesurer 
des  ruines. 


(559) 

La  foiblesse  de  caractère,  qui  est  aujour- 
d'hui la  maladie  des  honnêtes  gens,  tient  à 
1'afïoiblissement  de  la  foi.  On  tremble  devant 
la  force  de  l'homme  ,  et  l'on  n'ose  croire  ni 
à  la  force  de  la  vérité  ,  ni  à  la  force  de  Dieu 
même  soutenant  son  Eglise.  De  là  tant  de  dé- 
plorables  concessions,  dont  le  seul  effet  est 
d'accroître  l'audace  des  ennemis  qu'on  veut 
adoucir.  Qui  capitule  est  bien  près  de  se  ren- 
dre. Le  Christianisme  ne  capitule  jamais. 

Vous  parlez  des  ménagemens  qu'il  convient 
d'avoir  pour  les  hommes,  et  vous  oubliez 
ceux  qu'on  doit  à  la  vérité.  Eh  !  laissez-nous 
la  défendre  ,  la  défendre  toute  entière  ;  nous 
n'en  voulons  rien  céder.  Hommes  pusillani- 
mes ,  qui  n'osez  combattre  les  combats  du  Sei- 
gneur, sortez  de  nos  rangs.  Allez,  s'il  vous  plaît 
ainsi,  négocier  dansl'ombre  avec  les  passions; 
portez-leur  en  secret  les  dépouilles  de  l'Eglise , 
enlevées  furtivement  à  cette  épouse  du  Roi  des 
rois;  traitez  avec  le  siècle  ,  laites  votre  paix. 
La  nôtre  est  cette  paix  que  le  monde  ne  donne 
pas,  mais  que  donne  celui  qui  a  dit  :  T  ous 
serez  opprimés  dans  le  monde  ;  mais  prenez 
courage  ,  J'ai  vaincu  le  monde. 

Cet  homme  croit  à  la  religion,  il  la  prati- 
que peut-être  en  secret.  Savez-vous  ce  qui 
l'empêche  de  se  montrer  ouvertement  chré- 


(  56o  ) 

tien  ?  une  pudeur   bien  naturelle  :  Dieu  est 
mal  vu  de  certaines  gens. 

Malheureux  !  cesse  de  te  cacher  derrière  la 
croix;  viens,  etrcgarde  en  l'ace  celui  qui  y  est 
cloué  ,  qui  meurt  pour  toi  ;  et  puis ,  par  égard 
pour  ses  bourreaux ,  rougis  de  lui  ! 


Au  lieu  de  faire  parler  l'Église  en  souve- 
raine qui  réclame  ses  droits,  on  la  défend  en 
coupable  ;  on  provoque  sur  elle  la  pitié ,  sa- 
tisfait ,  ce  semble ,  d'obtenir  une  commuta- 
tion de  peine. 


Avec  ses  dogmes  absurdes  et  désolans  ,  son 
Dieu  toujours  armé  pour  punir  des  crimes 
inévitables,  le  Jansénisme  est  l'enfer  de  la 
raison. 


L'athéisme  est  la  mort  de  l'intelligence, 
l'extinction  de  toute  lumière  et  de  toute  vé- 
rité ;  et  la  séparation  de  Dieu  est  aussi ,  dans 
le  langage  même  de  la  Religion,  la  mort  éter- 
nelle de  l'âme,  l'exclusion  du  royaume  de  la 
vérité  et  de  la  lumière.  Ainsi ,  la  plus  haute 
philosophie  conduit  aux  dogmes  du  Christia- 
nisme ,  et  justifie  jusqu'aux  expressions  sous 


(56i  ) 

lesquelles  ils  nous  sont  proposes.  Les  esprits 
superficiels  y  voient  des  figures  nobles  et 
justes  ;  ceux  qui  méditent  profondément  y 
reconnoissent ,  comme  le  simple  peuple,  des 
définitions  rigoureuses.  Le  plus  grand  effort 
du  génie  est  de  s'élever  jusqu'à  la  foi. 


La  connoissance  de  Dieu  est  le.  caractère 
propre  de  l'intelligence.  11  n'y  a  de  langage 
possible  qu'au  moyen  de  cette  idée  mère  ,  et 
si  les  animaux  connoissoient  Dieu  ,  ils  parle- 
roient. 


Une  des  causes  de  l'ascendant  des  prêtres 
sur  les  autres  hommes,  c'est  l'ascendant  qu'il 
leur  faut  obtenir  sur  eux-mêmes.  Ils  sont  ha- 
bitués à  vaincre  l'homme. 


Dieu  et  l'homme  étant  donnés ,  tout  le 
Christianisme  s'en  déduit  ;  car  le  Christia- 
nisme n'est  que  l'ensemble  des  lois  ,  ou  des 
conditions  nécessaires  de  la  vie  intellectuelle, 
de  la  vie  morale,  et  de  la  vie  même  physique 
de  l'homme  ;  lois  qui  dérivent  de  la  nature  de 
l'homme  et  de  la  nature  de  Dieu. 


36 


(  562  ) 

Le  remords  est  une  douleur  qui  nous  avertit 
qu'il  y  a  en  nous  quelque  désordre  ;  il  sert , 
comme  la  douleur  physique  ,  à  la  conserva- 
tion de  la  vie. 


Une  des  raisons  pourquoi  les  livres  écrits 
pour  défendre  la  religion  produisent  si  peu 
d'effet  sur  la  plupart  de  ceux  qui  les  lisent , 
c'est  que  l'incrédulité  de  presque  tous  les 
hommes  repose  sur  un  très -petit  nombre 
d'objections  qu'ils  conçoivent  à  leur  manière, 
ou  qu'ils  ne  conçoivent  pas  du  tout  ;  objec  - 
tions  si  extravagantes,  qu'il  étoit  impossible  de 
les  prévoir,  et  que,  quand  on  les  auroit  pré- 
vues, jamais  on  n'eût  osé  y  répondre  sérieu- 
sement, ni  même  les  proposer. 


La  curiosité  ,  si  naturelle  à  l'homme ,  a  des 
racines  dans  sa  grandeur  ;  mais  il  faut  de  l'ap- 
plication pour  les  y  découvrir  :  elle  en  a  de 
moins  cachées  dans  sa  misère. 


La  vie  «st  comme  une  nuit  d'hiver  ,  triste 
et  longue  ;  la  philosophie  la  fait  haïr,  la  reli- 
gion la  fait  supporter  :  ce  n'est  pas  son  moins 
beau  triomphe. 


(  563  ) 

La  preuve  que  nul  esprit  n'est  juste  de  toui 
point,  c'est  l'estime  que  chacun  fait  de  soi- 
même. 


On  se  récrie  sur  ce  que  certains  hommes 
ont  plus  de  facilités  que  d'autres  pour  con- 
noître  et  pratiquer  la  vraie  religion;  mais 
n'en  est-il  pas  de  même  de  la  morale  ?  Et  si 
on  ne  nie  pas  la  morale  à  cause  de  cela,  pour- 
quoi nieroit-on  la  religion? 


Chose  remarquable  ,  toutes  les  connois- 
sances  nécessaires  se  transmettent ,  dans  la 
société ,  par  la  parole  seule ,  sans  le  secours 
de  l'écriture.  Plus  des  trois  quarts  du  genre 
humain  ne  sait  pas  lire  ,  et  il  vit. 


Il  ne  faut  pas  fouler  d'impôts  les  pays  sté- 
riles ,  ni  demander  aux  hommes  trop  de  dé- 
licatesse. 


La  plupart  des  erreurs  sont  des  vérités  éga- 
rées. On  attribue  aux  individus  ce  qui  n'ap- 
partient qu'à  la  société  ,  et  à  l'homme  ce  qui 
n'appartient  qu'à  Dieu.  Par  exemple ,  ondil: 
Il  faut  que  la  raison  règne  ;  cela  n'est  pas  vrai 

36 


(  564  ) 

delà  raison  de  l'homme  ,  il  faut,  au  contraire, 
qu'elle  obéisse  ;  il  le  faut  pour  qu'elle  vive. 
Mais  cela  est  vrai  de  la  raison  de  Dieu,  et  le 
règne  de  Jésus-Christ  n'est  que  le  règne  de  la 
raison  divine.  Il  y  a  une  vérité  première,  qui 
changeroit  le  monde ,  si  les  hommes  vouloient 
la  comprendre  ;  et  la  société  périra  par  Ter- 
reur opposée. 

La  tendance  d'un  certain  parti  est  de  trans- 
porter tous  les  pouvoirs  aux  individus  ;  à  la 
place  du  pouvoir  spirituel,  on  établit  le  pou- 
voir de  la  raison  particulière  ;  ainsi,  chacun 
est  maître  de  ses  croyances,  et  peut,  s'il  est  le 
plus  fort ,  les  imposer  à  la  raison  d'autrui ,  et 
même  à  la  raison  de  tous ,  c'est-à-dire  ,  chan- 
ger l'anarchie  spirituelle  en  despotisme.  De 
même  ,  dans  l'ordre  politique,  on  appelle  le 
plus  grand  nombre  d'individus  possible  à  la 
participation  du  pouvoir  législatif ,  et ,  jusque 
dans  l'ordre  judiciaire,  on  investit  un  nombre 
indéfini  de  citoyens  du  pouvoir  de  juger.  Or, 
ces  pouvoirs  particuliers  bornant  sur  tous  les 
points  le  pouvoir  général ,  il  n'en  existera 
bientôt  plus  que  le  nom,  et  l'on  verra,  chose 
étrange,  un  état  où  le  souverain  sera  seul  su- 
jet. Si  le  monde,  comme  il  est  certain,  doit 
finir  ,  il  finira  de  la  sorte.  La  société  périt  par 
l'asservissement  du  pouvoir.  Le  genre  humain 


(  565  ) 

périra  ,  si  je  l'ose  dire ,  par  l'asservissement 
de  Dieu.  Quand  la  raison  humaine  croira 
avoir  vaincu  la  raison  divine ,  Dieu,  par  pitié, 
brisera  cette  terre  d'anarchie,  et  ressaisira 
son  sceptre  éternel. 


Tout  vase  dégradant  de  telle  sorte  qu'il  n'y 
aura  bientôt  plus  rien  de  volontaire  dans  le 
service  de  la  société.  On  est  soldat  par  force , 
juge  ou  juré  par  force.  Otez  la  contrainte  et 
l'argent,  il  n'est  presque  pas  de  fonction 
publique  qui  ne  lût  abandonnée. 


L'expérience  est  le  passé  qui  parle  au  pré- 
sent :  discours  de  vieillard  qu'on  n'écoute 
point ,  ou  qu'on  écoute  sans  y  croire  et  pour 
s'en  moquer. 

Dans  la  société,  la  foi  supplée  à  la  foiblesse 
de  chaque  raison  particulière,  en  sorte  nue 
chacun  participe  à  la  raison  de  tous.  Dans  la 
religion  ,  la  foi  supplée  à  la  foiblesse  de  la 
raison  de  tous,  ou  de  la  raison  humaine  en 
général  ,  en  sorte  que  l'homme  participe  à 
la  raison  divine  ou  infinie. 


Les  jours  passent ,    qu'emportent-ils   avec 


(  566  ) 

(  u\?  des  vœux  inutiles ,  des  espe'rances  trom- 
pées. Le  présent  s'enfuit  chargé  de  douleurs, 
de  larmes  et  de  regrets  qui  s'abîment  avec 
lui  dans  le  gouffre  sans  fond  du  passé  ,  où 
ils  vont  incessamment  augmenter  cet  im- 
mense trésor  de  misères  ,  possession  com- 
mune du  genre  humain ,  et  son  inaliénable 
héritage. 


La   vie  est  une    sorte  de  mystère  triste  , 
dont  la  foi  seule  a  le  secret. 


On  a  tort  de  crier  contre  le  siècle  ;  il  fait 
ce  qu'il  peut.  Né  pauvre  ,  il  travaille  à  acqué- 
rir le  nécessaire  :  religion,  gouvernement  , 
lois ,  mœurs.  Cela  est  honorable  ;  seulement 
il  ne  faudroit  peut-être  pas  être  si  fier. 


Une  société  est  bien  malade  ,  lorsqu'au  lieu 
de  voir  dans  l'avenir  la  succession  du  pré- 
sent ,   on  n'y  voit  que  sa  destruction. 


Si  l'on  peut  en  finir  du  passé  avec  l'oubli, 
on  n'en  finit  pas  de  l'avenir  avec  l'impré- 
voyance. 


(  567  ) 

On  a  fait  du  gouvernement]  une  machine  si 
compliquée  ,  que  pour  qu'elle  aille  ,  ce  n'est 
pas  trop  de  tous  les  soins  de  ceux  qui  gouver- 
nent. Ils  ont  rempli  leur  tâche,  quand,  à  force 
d'habileté  ,  ils  sont  parvenus  à  empêcher 
quelle  s'arrête  ou  qu'elle  se  brise.  Gouverner 
aujourd'hui  n'est  autre  chose  que  conserver 
le  gouvernement. 

Nous  ne  sommes  pas  maîtres  de  croire  , 
disent-ils;  dès  lors  ils  peuvent  et  doivent 
dire  de  même  :  Nous  ne  sommes  pas  maîtres 
d'aimer.  Mais  l'on  n'agit  jamais  qu'en  vertu 
d'une  croyance  qui  détermine  l'amour.  Ils  ne 
sont  donc  pas  non  plus  maîtres  d'agir,  et  la 
morale  disparoit  avec  la  religion.  Tous  les 
êtres  ont  leurs  lois,  ou  sont  soumis  à  une  au- 
torité ,  sans  quoi  l'on  ne  pourroit  pas  même 
concevoir  l'ordre.  L'univers  matériel  obéit 
aveuglémentaux  lois  physiques;  l'homme  doit 
obéir  librement  aux  lois  de  l'intelligence,  qui 
embrassent  toutes  ses  facultés.  La  foi  est  l'o- 
béissance de  la  raison,  l'amour  l'obéissance  du 
cœur,  la  vertu  l'obéissance  des  sens  ;  et  le 
mal  est  entré  dans  le  monde  par  l'orgueil , 
qui  n'est  qu'une  haute  désobéissance,  ou  la 
révolte  impie  du  sujet  contre  Je  pouvoir. 

Les   incrédules  sont  plaisans  :   croienlils 


(  568  ) 

que  nous  ignorions  les  objections  qu'on  pro- 
pose contre  la  foi,  nous  qui  sommes  occupés 
uniquement  de  l'étude  de  la  religion  ?  Croient- 
ils  que  si  ces  objections  nous  paroissoient 
fondées,  nous  fussions  bien  disposés  à  le  nier, 
pour  le  plaisir  de  renoncer  à  tous  les  plai- 
sirs ,  avec  la  certitude  de  passer  pour  des 
sots.  La  preuve  de  notre  sincérité  ,  ce  sont 
les  mauvais  prêtres. 


Les  hommes  sont  aussi  avares  de  louanges 
que  prodigues  de  flatteries. 


Certains  hommes  craignent  la  vérité  comme 
un  criminel  redoute  sa  sentence. 


Une  attention  trop  scrupuleuse  aux  mots 
énerve  le  style,  dessèche  et  rétrécit  l'esprit, 
refroidit  l'âme ,  et  tarit  toutes  les  sources 
d'une  mâle  et  franche  éloquence.  C'est  cet 
esprit  de  critique  minutieuse ,  qui ,  au  lieu 
de  s'occuper  des  choses  ,  ne  s'exerçant  que 
sur  des  mots,  adonné  naissance  au  style  aca- 
démique ,  si  éloigné  du  style  des  Bossuet,  des 
Pascal ,  etc.  etc.  Nourrissez  long-temps  votre 
esprit  de  fétude  des  grands  modèles  ;  pensez, 


(  569) 

méditez  long-temps  ;  amassez  dans  le  silence 
comme  un  trésor  de  faits  ,  de  connoissances, 
de  réflexions;  puis,  si  votre  génie  vous  solli- 
cite d'écrire,  livrez-vous  tout  entier  et  sans 
contrainte  à  ses  inspirations  ;  c'est  ainsi  qu'on 
est  éloquent.  11  faut  que  l'écrivain  domine  ses 
pensées,  et  soit  dominé  par  ses  sentimens. 


Si  le  mot  propre  est  rare,  l'idée  et  le  sen- 
timent convenable  ne  le  sont  pas  moins. 


Les  passions    du   cœur    sont  plus  vives , 
mais  moins  constantes  que  celles  de  l'esprit. 


Tel  est  l'effet  et  l'enchaînement  des  er- 
reurs, qu'après  avoir  voulu  fonder  une  mo- 
rale sans  religion  ,  ou  a  ensuite  voulu  fonder 
une  société  sans  morale  ;  et  nous  le  savons. 


La  morale  est  une  plante  dont  la  racine 
est  dans  le  ciel,  et  dont  les  fleurs  et  les  fruits 
parfument  et  embellissent  la  terre. 


Le  désir  de  l'immortalité  est  si  avant  dans 


(57o) 

l'homme ,  que  lors  même  qu'il  refuse  celle  que 
la  foi  lui  promet ,  il  s'en  forge  une  imaginaire , 
et  il  met  l'illusion  à  la  place  de  l'espérance. 
C'est  peut-être  en  parte  à  l'incrédulité  que 
l'on  doit  ce  déluge  d'écrivains  dont  la  France 
a  été  comme  inondée  dans  ces  derniers  temps. 
Ceux  qui  ne  croient  pas  à  une  autre  vie,  as- 
pirent à  vivre  éternellement  dans  celle-ci.  Ils 
veulent  s'endormir  dans  des  songes  de  gloire, 
pour  que  la  mort  ne  soit  pas  tout-à-fait  le 
néant. 


Quel  changement  dans  le  monde,  si  l'homme 
n'avoit  pas  besoin  d'alimens  pour  subsister  ! 
Cette  masse  énorme  de  mouvemens  et  de 
travaux,  qui  ont  la  vie  pour  objet,  tournant 
au  profit  des  passions,  nulle  société,  nul 
ordre  ne  seroit  possible.  Otez  la  peine,  la 
misère,  la  faim,  la  soif,  les  durs  labeurs, 
je  ne  vois  que  des  crimes  sur  la  terre. 


Il  y  a  un  libertinage  d'esprit  qui  use  l'âme , 
comme  la  débauche  use  les  sens. 


Les  circonstances  ne  forment  pas  les  hom- 
mes, elles  les  montrent  ;  elles  dévoilent,  pour 


(  5?'  ) 

ainsi  dire,  la  royauté  du  génie,  dernière  res- 
source des  peuples  éteints.  Ces  rois  qui  n'en 
ont  pas  le  nom  ,  mais  qui  s'égarent  véritable- 
ment par  la  force  du  caractère  et  la  grandeur 
des  pensées  ,  sont  élus  par  les  événemens  aux- 
quels ils  doivent  commander.  Sans  ancêtres 
et  sans  postérité,  seuls  de  leur  race,  leur 
mission  remplie ,  ils  disparoissent ,  en  laissant 
à  l'avenir  des  ordres  qu'il  exécutera  fidèle- 
ment. 


Le  mouvement  n'est  plus  seulement  à  la 
surface  de  la  société,  il  s'est  étendu  jusqu'au 
centre  ;  c'est  de  la  vie  qu'il  s'agit.  Les  droits 
et  les  devoirs  sont  confondus;  on  ignore  même 
s'il  en  existe  ;  les  uns  le  nient ,  les  autres  l'af- 
firment. Qui  décidera  ?  qui  tiendra  la  balance 
entre  les  peuples  et  les  rois  ?  Trouvez  un  juge. 
Transigeront-ils  pour  en  finir  ?  On  l'essaie  en 
effet.  Des  deux  côtés  on  abandonne  et  on 
retient  une  portion  du  pouvoir  qu'on  a  mis 
en  litige.  La  sagesse  du  siècle  a  jugé  comme 
Salomon  ;  mais  ce  qu'il  ne  fit  point,  on  le  fait, 
et  le  jugement  est  exécuté.  L'avenir  dira  le 
reste. 


Gouverner,  c'est  vouloir;  on  ne  gouverne 
pas  avec  des  désirs,  mais  avec  des  volontés 
fermes  et  constantes 


(  5y2  j 

Le  crédit  public  est  une  fort  belle  chose  , 
quand  on  aime  la  dépense  ,  et  qu'on  ne  peut 
dépenser  qu'en  empruntant  ;  mais  je  ne  vois 
pas  clairement  ce  que  la  société  y  gagne ,  si 
la  religion,  Tordre,  la  justice  sont  les  vrais 
principes  de  sa  vie.  Ces  grands  biens,  ces  biens 
nécessaires  ne  s'acquièrent  pas  à  crédit  ;  et  je 
ne  sache  pas,  qu'après  avoir  dissipé  notre  an- 
tique héritage  de  vérité  et  de  vertu ,  on  ait 
trouvé  le  secret  de  réparer  nos  pertes  par  des 
emprunts,  quoique  nous  ayons,  dans  la  phi- 
losophie, une  vaste  caisse  d'amortissement. 
D'ailleurs,  où  seroient  les  capitalistes  ?  En  ce 
genre ,  il  n'y  a  que  Dieu  qui  puisse  prêter  à 
la  société. 

Je  ne  sais  ce  qu'on  espère  conserver  en 
abandonnant  la  religion.  Jusqu'à  présent  on 
ne  nous  a  offert  que  la  doctrine  des  intérêts 
pour  la  remplacer.  On  veut  que  ce  soit  dé- 
sormais notre  morale  ;  mais  cette  morale  ne 
me  paroît  pas  applicable  à  tous  et  toujours. 
Qu'un  homme  ait  commis  un  crime,  quelle 
sera  sa  morale  ou  son  intérêt  ?  Celui  de  la 
société  est  que  cet  homme  soit  pendu,  je  le 
comprends  ;  mais,  ou  il  y  a  deux  morales 
certaines  ,  ou  il  faut  dire  que  l'intérêt  de  cet 
homme  est  aussi  qu'on  le  pende.  Cette  diffi- 


(573) 

culte  ne  laisse  pas  d'être  embarrassante ,  et 
peut-être  est-ce  pour  cela  qu'on  a  chargé  le 
bourreau  de  la  résoudre.  En  tout  ce  qui  in- 
téresse l'ordre  public,  il  est  la  dernière  raison 
de  la  philosophie,  et  la  meilleure. 


Quand  les  doctrines  se  perdent ,  on  les  rem- 
place par  des  mots,  et  c'est  le  signe  le  plus 
certain  de  l'affoiblissement  de  la  raison  dans 
un  peuple  ;  car  la  raison  se  manifeste  par  une 
croyance  forte  en  des  vérités  rigoureuses  :  et 
la  raison  de  Dieu  n'est  qu'une  croyance  infi- 
nie en  la  souveraine  vérité  ,  qui  est  lui-même. 
Les  nations  formées  par  le  Christianisme , 
les  nations,  si  je  puis  le  dire,  intelligentes, 
ont  peu  d'opinions  ;  elles  ont  des  principes 
fixes  et  un  symbole  invariable.  Mais  la  société 
vient-elle  à  se  corrompre  ,  on  essaie  de.  créer 
une  raison  nouvelle,  pour  établir  un  ordre 
nouveau.  Aux  traditions  antiques,  on  substi- 
tue de  vagues  théories  ;  on  oppose  aux  maxi- 
mes consacrées ,  des  phrases  dénuées  de  sens , 
ou  qui  n'ont  d'autre  sens  que  celui  que  leur 
prêtent  les  passions.  L'esprit,  inhabile  à  con- 
server, mais  puissant  pour  détruire  ,  dévaste 
le  présent,  et  transporte  les  hommes  dans  un 
avenir  d'illusions.  On  méprise,  on  rebute  le 


(574) 

bon-sens,  parce  que,  fils  de  l'expérience,  il 
parle  sans  cesse  du  passé ,  où  réside  le  fon- 
dement de  Tordre  qu'on  hait  et  des  vérités 
qu'on  repousse.  Certes,  il  n'est  pas  aisé  de 
dire  quelle  profonde  pitié  inspire  aux  hommes 
qui  réfléchissent,  cet  étonnant  délire  de  l'or- 
gueil. Ils  se  demandent  si  un  génie  funeste 
est,  une  seconde  fois  ,  venu  tenter  l'homme  , 
en  lui  répétant  ces  paroles  :  P^ous  serez 
comme  des  dieux.  Ils  se  demandent  si  les 
nations  doivent  avoir  aussi  leur  jour  d'é- 
preuve ;  si ,  pour  justifier  les  conseils  du  Très- 
haut,  le  genre  humain  tout  entier  doit  ,  au 
moment  marqué  pour  sa  fin,  provoquer, 
comme  son  premier  père,  et  par  un  crime 
semblable ,  l'irrévocable  sentence  de  mort. 
Ils  se  demandent  si  nous  n'approchons  point 
de  ce  moment  ;  si  les  commotions  qui  ébran- 
lent le  monde ,  cette  nuit  effrayante  où  il  s'en- 
fonce, ce  désordre,  cette  agitation,  cette 
tempête  d'erreurs ,  cette  violence  et  cette 
foiblesse  ,  ces  emportemens  et  cette  apathie , 
cette  espèce  d'impuissance  d'être  qui  tour- 
mente la  race  humaine ,  ne  sont  point  les 
avant- coureurs  d'un  événement  prédit,  et 
que  les  chrétiens  verront  arriver  sans  éton- 
neinent.  Mais  ne  cherchons  point  à  sonder  les 
impénétrables  conseils  de  Dieu.  Lui  seul  con- 
noit  ses  desseins,  et  jusqu'à  ce  qu'ils  s'exécu- 


(575) 

tent,  s'il  ne  nous  défend  pas  de  prévoir,  il 
nous  commande  d'espérer. 


Semblables  à  un  vaisseau  que  le  pilote  vou- 
drait diriger  sans  le  secours  des  astres ,  les 
peuples  ont  perdu  leur  route  ;  ils  ne  la  re- 
trouveront qu'en  regardant  le  ciel. 


FIN 


V\VV\V\\V\V\V\VVVVVV1/VVVV\'VV'\VVVVV'\\VVV\VVVVVVVVVVVVVVV\\V\\VVVVVV\\'V\VVVVVVWVW 


TABLE. 


REFACE ......     Pag.  V 


P 

Réflexions   sur  l'e'tat  de  l'église  en  France 

pendant  le  dix-huitième  siècle  ,   cl»  sur  sa  situa- 
it -      »fte  :  .       '         '     '.     >        , 

lion  actuelle :.;....         i 

MÉLANGES  RELIGIEUX  ET  PMïEOSOPHÏQlJES^ 

Influence  des  doctrines  philosophiques  sur  la  so- 
ciété.   ,t .    *    .    .  \.  i^7 

•  observations  '  sur   la    promesse    d'enseigner    les* 
quatre-artides  de  la  Déclaration' de  1682  .    .    .     189 

Sur  une  demande  faite  aux  éyêques  par  le  ministre, 
de  l'Intérieur  .    .    •*«•',.    ••  •    •    •  **,    •  .-•    •    •  '  2i3 

Sur  un  ouvrage  intitulé  :  De  la  nouvelle  église"  de  * 
France 218 

Dotation  du  Clergé 23o 

Du  Clergé  .    v  ......   • .    .     239 

Sur  un  ouvrage  intitulé*:    Réflexions  sur  quelques-, 
parties  de  notre  législation  civile,  envisagée  -sous  , 

,  le  rapport  de  la  Religion  et  de  la  morale.,   le- 
'  'ïnariagé,  le  divorce  ,  les  en/ans  naturels,  V adop- 
tion ,  la  puissance    paternelle  ,   etc.   par  Am- 
broise  Rendu ••■•..»      ,  ?  \\\  2^o 

Sur  un  ouvrage  intitulé  :  Principes  sur^a  distinc- 
tion du  contrat  et  du  sacrement   dé  mariage  i 
sur  le  pouvoir  d' apposer  des.  ètnpéchemens-di^, 
rimans,  ,et  sur  le  droit  d'accorder  des  dispensas 
matrimoniales .    .....    .     2^3 

Sur  l'observalron  du  dimanche-.  ':.'    .    ."  .    .'  V  .     299 

Observations  sur  un  Mémoire  pour  le  sieur  Jac^ 
ques-Paul  Roman,  par  M.  Odilon-Barrot.  .     3o8 

Sur  la  prétention  de  l'autorité  civile  de  forcer  le 
Clergé  à  concourir  à  l'inhumation  de  ceux  à 
qui  les  lois  de  l'Eglise  défendent  d'accorder  la 
sépulture  ecclésiastique 3 18 


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