\8 î1
SN\fc£.
REFLEXIONS
SVR
L'ÉTAT DE L'ÉGLISE EN FRANCE
SUIVIES DE
MÉLANGES
RELIGIEUX ET PHILOSOPHIQUES.
Se trouve chez les Libraires ci-après :
Dans les Déparlemens ,
à chez MM.
Agen, Noubel.
Aix en Provence , Pontier.
Alby, Rodière.
Avignon , Fr. Seguin.
Autun , Dejussieu.
Bayonne, Bonzora.
Gosse.
Beziers , Bousquet.
Bordeaux , veuve Bergeret.
Melon.
Besançon , veuve Metoyer.
Deis.
Brest, Michel.
Cahors, Richard.
C arc as sonne , Gadrat-Capel.
Châlons- sur-Saône, Dejussieu.
Clermont-Ferrand , Landriot.
La Rochelle, Pavie.
Lille, Vanaker.
Malo.
Lyon , Périsse.
Rusand.
Bohaire.
à chez MM,
Marseille, Masvert.
Camoin frères.
Montauban , Crosilhes.
Montpellier, Auguste Seguin.
Sevalle.
Nantes , Busseuil l'aîné.
Forest.
Nîmes , Melquiond.
Poitiers , Barbier.
Le Puy, La Combe. ,
Quimper, Chapalain.
Bennes, demoiselle Vatar.
Molliex.
Bouen , Frère.
Renault.
Saint-Brieuc, Lemonnier.
Strasbourg, Levrault.
Toulouse , Douladoure aîné,
Senac.
F. Vieusseux.
V alenciennes , Boucher.
Giard.
On vient de mettre en vente chez les mêmes Libraires :
EXPOSITION DE LA DOCTRINE DE LEIBNITZ
SUR LA RELIGION (ouvrage latin inédit , et traduit
en français ) , avec un nouveau Choix de pensées sur la
Religion et la morale , extraites des ouvrages du même
auteur; par M. Emery, ancien supérieur général de
Saint-Sulpice; volume in-8°. Prix, 6 fr. broché.
TV. B. C'est le même ouvrage dont nous avions annoncé la
mise sous presse, sous le titre de Système de théologie sur la con-
troverse entre les catholiaues et les protestons , etc. ( Voir le
compte qu'en rend M. l'abbé F. de la Mennais , dans le pré-
sent volume , page 4^3. )
ESSAIS SUR L'INDIFFERENCE EN MATIERE DE
RELIGION , cinquième édition , gros volume in-8° ,
6 fr. 5o cent, broché.
Veille Egi
^ILLEË,
SUR
L ÉTAT DE L'EG
EN FRANCE
PENDANT LE DIX-HUITIÈME SIÈCLE,
ET
SUR SA SITUATION ACTUELLE;
SUIVIES DE
MÉLANGES
RELIGIEUX ET PHILOSOPHIQUES.
PAR M. L'ABBÉ F. DE LA MENNAIS.
A PARIS,
CHEZ TOURNACHON-MOLIN ET H SEGUIN, LIBRAIRES,
RUE DE SAVOIE, N° 6, F. S. G.
M. DCCC. XIX.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/rflexionssurlOOIame
PRÉFACE.
Ijes Réflexions sur l'état de l'Église ,
publiées en 1808, furent aussitôt saisies
par la police de Buonaparte. On n'y a rien
ajouté. Il y auroit trop à dire sur ce qui'
s'est passé depuis cette époque , et sur ce
qui se passe encore aujourd'hui relative-
ment à l'Église de France.
Le reste du recueil que l'on offre au
public, se compose d'articles qui ont paru
dans les journaux , et de quelques petits
écrits de même genre, que la censure, du
temps de sa splendeur, ne permit pas d'y
insérer. On y a joint , sous le titre de
Pensées diverses , de courtes réflexions
sur différens sujets de religion et de
philosophie.
V^VVVV\\*A\VVWViV\VV\VV\^VXVV\\VVWVVWVV^VVVV
REFLEXIONS
L'ÉTAT DE L'ÉGLISE EN FRANCE
PENDANT LE DIX-HUITIEME SIÈCLE,
ET SUR SA SITUATION ACTUELLE.
Portée info ri non prœvalehunt ad^ersùs eam,
S- Mattli. xvj, 18.
C'est pour le chrétien un merveilleux et
consolant spectacle que celui des dévelop-
pemens de l'Eglise, de ses épreuves et de ses
combats , depuis son origine jusqu'à nos jours.
Si on l'observe à sa naissance, ce n'est d'a-
bord qu'un point que l'œil aperçoit à peine :
peu à peu ce point s'étend ; on en voit sortir,
comme d'un centre fécond, des rayons qui
se prolongent à l'orient et à l'occident, au
septentrion et au midi ; et naguère presque im-
perceptible, il embrasse maintenant le monde
entier dans sa vaste circonférence.
Des progrès si rapides deviennent bien
plus surprcnans encore , quand on consi-
i
( n
dire les obstacles qu'il a fallu vaincre, et les
moyens par lesquels ils ont été vaincus.
Douze pauvres pêcheurs sans protection
sans appui, forts de leur seule foiblesse,
s'avancent, une croix à la main, dans 1 un -
vers ponr y consommer la plus étonnante
révolution dont l'histoire ait conserve le sou-
veni Us annoncent un Dieu invisible, nne
religion de souffrances, à des hommes qui ne
èonnoissoient que ce qui frappe 1-TW
n'aimoient que ce qui flatte les sens. Ils pie
'uTt fhunni.té à l'orgueil, le désnitei.sse-
ment à l'avarice, la continence a la volupté
runomdequifaunomd'unhommecruc.f
à Jérusalem. A cette doctrine W^££
son se révolte, les passions frémissent, el es
serment pour repousser, pour anéantir celte
reliSon Nouvelle" Vains efforts! l'Eglise croit
2 le g»aive , elle se propage « -ta Pa-
rutions et, après avoir oppose a trois siècles
d' ut" geset de supplices trois siècle, .de pa-
tience et de résignation, tranquille enfin, el e
tien ei . •,„,=„ venge de ses bourreaux
essuie ses plaies, et se venge
en les recevant dans son sem, et en leui pro
diguant ses bienfaits.
Cependant elle ne devoit pas jou r long
^epenuai t.,.dive et si chèrement
temps d'une paix si taioive e
„avle Son état ici-bas est un état d epreme •
STeles.it, mais elle sa.taussi qu'elle ne suc-
(3)
combera jamais. Si des combats lui sont an-
noncés , la victoire lui est promise , et le passé
à cet égard lui répond de l'avenir. Fille du
ciel et rebut de la terre, comme son divin
fondateur, il n'est pas un seul instant de sa
durée où Dieu ne manifeste d'une manière
sensible sa protection sur elle, et où l'on
n'aperçoive la main toute-puissante qui la
défend contre les attaques de ses ennemis,
la protège contre la foiblesse de ses propres
enfans, et la porte, comme en triomphe, à
travers les siècles , dans le sein de cette éter-
nité qui doit être son partage.
A peine le paganisme, précipité du trône
par Constantin , Teut-il laissé respirer quelques
instans, qu'en proie à de nouvelles épreuves et
à des souffrances nouvelles, elle vit son sein
déchiré par des divisions intestines plus dan-
gereuses peut-être, et quelquefois non moins
sanglantes que les persécutions des empe-
reurs. Ses dogmes avoient été, du vivant même
des apôtres, attaqués par l'orgueil. Cérinthe ,
Ébion, Ménandre, en niant la divinité de Jé-
sus-Christ, sans pouvoir nier ses œuvres mi-
raculeuses invinciblement attestées, avoient
affermi plutôt qu'ébranlé cette vérité fonda-
mentale du christianisme. Un homme qui
joignoit à un caractère ardent et sombre un
esprit singulièrement astucieux et une pro-
i .
(4)
fonde hypocrisie , en renouvelant pour le
fond les erreurs des anciens hérésiarques,
sut leur donner une forme moins révoltante,
€n les enveloppant dans les nuages d'une mé-
taphysique subtile. Arius (car c'est de lui que
je veux parler ) trouva de nombreux dis-
ciples. La secte dont il étoit chef, condamnée
par le premier concile œcuménique , ne laissa
pas de s'étendre, particulièrement chez les
Barbares, moins instruits que les autres chré-
tiens, et dès lors plus aisés à séduire. Elle
s'éteignit enfin, comme toutes les sectes,
après avoir fait une foule de martyrs ; mais
l'esprit d'hérésie ne s éteignit point avec elle.
Chaque siècle eut les siennes, selon la pré-
diction de saint Paul. L'ignorance, la pré-
somption enfantèrent une multitude de sys-
tèmes bizarres, d'opinions pernicieuses ; et
la doctrine de l'Église fut successivement at-
taquée dans tous ses points.
Ce seroit un intéressant ouvrage que celui
où l'on montreroit, autant qu'il est permis à
1 homme de le faire , quelles ont été les vues
de la Providence dans ces persécutions contre
la foi On y verroit chaque erreur produire
le développement d'une vérité , chaque crime
enfanter une vertu : car, plus les mœurs étoient
outragées par quelques sectaires, plus 1 Eglise
veilloit sur celles de ses enfans ; et les in-
(S)
croyables austérités des premiers solitaires-
furent, en quelque sorte, comme l'effet et
l'expiation des infâmes désordres des Gnos-
tiques, et delà licence monstrueuse des païens.
Quand quelques hommes accordoient tout
aux sens, il falloit que d'autres leur refu-
sassent tout : quand la volupté avoit des au-
tels, il falloit que la chasteté eût des martyrs.
Ainsi , dans la profondeur de ses conseils ,
Dieu sait tirer le bien du mal , et faire servir à
ses desseins les passions et les vices même des
hommes. Qu'on-- se représente ce qui auroit lieu
si le christianisme n'eût rencontré à son ori-
gine que des cœurs soumis , des esprits dociles.
Toutes ses vérités , tous ses dogmes , reçus sans
contestation, transmis sans examen, nous se-
roient parvenus dépouillés d'une partie de
leurs preuves, et dans une sorte de nudité,
dont l'infaillible effet seroit d'exciter les dé-
dains de l'orgueil et peut-être la défiance de
la raison. Quelle autorité, au contraire, la
religion n'acquiert-elle pas de tant d'attaques
également vaines etfurieuses PToutes les forces
humaines se sont essayées contre elle, et elle
a triomphé de toutes les forces humaines. Avec
quelle confiance et quelle majesté elle se pré-
sente couverte encore des nobles cicatrices
qui attestent ses combats et ses victoires ! Si
elle n'eût point éprouvé de résistance, com~
(6)
ment apercevroit-on Faction puissante de îa
divinité, si visiblement empreinte dans son
établissement? Le dévouement des martyrs,
le courage des confesseurs, tous ces grands
et mémorables sacrifices qu'elle exigeoit des
premiers fidèles, et qu'elle seule pouvoit ob-
tenir, n'accuseroient pas aujourd'hui notre
lâcheté, ou ne soutiendroient pas notre foi-
blesse. La curiosité présomptueuse des héré-
tiques, en s'efforçant de pénétrer des mystères-
impénétrables, a donné occasion de fixer avec
précision la foi sur les points contestés. La
liaison des dogmes entre eux, leur enchaîne-
ment nécessaire, leur dépendance mutuelle ,
en unmot, l'esprit et l'ensemble delà doctrine
chrétienne , mieux connus , ont été plus admi-
rés. Disons donc avec l'apôtre : Il faut qu'il y
aitdes hérésies , il faut que le flambeau de la vé-
rité soit sans cesse agité par les passions ,afin
de répandre une lumière plus vive. Semblable
à un chêne antique et majestueux, la religion
s'élève vers le ciel au milieu des tempêtes.
L'histoire de l'Eglise , considérée sous ce
point de vue, offriroit à la méditation un su-
jet presque entièrement neuf. En attendant
qu'il se trouve un écrivain qui veuille ou puisse
l'embrasser dans toute son étendue, qu'on
nous permette de présenter quelques ré-
flexions sur l'état de l'Eglise en France pen-
C 7 )
dant le siècle qui vient de finir, et sur sa si-
tuation actuelle.
Les re'formateurs du seizième siècle sapè-
rent à la fois les fondemens de Tordre reli-
gieux et de Tordre social. Ils établirent Tanar-
chie en principe dans TEglise et dans TEtat,
en attribuant la souveraineté au peuple , et à
chaque particulier le droit de juger de la foi.
Aussi la dernière conséquence et le résultat
nécessaire de leurs maximes a-t-il été la des-
truction la plus complète de la religion, et le
plus effroyable bouleversement de la société.
Mais cette révolution, inouie dans l'histoire de
Thomme , ne s'est pas opérée en un jour ; et il
est d'autant plus utile d'ensuivre les progrès,
et d'en marquer, pour ainsi dire, tous les
pas, que parmi ceux même qui en ont été
les victimes, un grand nombre s'obstine en-
core à en méconnoître la cause.
L'homme, borné dans ses facultés, insatia-
ble dans ses désirs, tourmenté également par
sa curiosité et par son impuissance , a besoin
tout ensemble et d'une lumière qui l'éclairé,
et d'une autorité qui réprime son excessive
aviditéde connoître. Il trouvoitTuncetl'autre
dans la religion chrétienne, qui, nourrissant
ses pensées des vérités les plus hautes, sans les
livrer à la discrétion de sa raison débile, con-
(8 )
cilié avec une profonde sagesse deux choses
en apparence inconciliables. Religion divine,
qui dissipe les ténèbres de l'esprit en abais-
sant l'orgueil du cœur; qui ôte l'incertitude et
le doute , sans détruire entièrement l'igno-
rance ; qui révèle ses mystères à l'amour en
les voilant à l'intelligence ; qui, même après
avoir tout donné, laisse encore un désir im-
mense qu'elle satisfait et renouvelle sans
cesse !
Long-temps avant Luther, un bruit sourd
de révolte s'étoit fait entendre dans le nord
de l'Europe, et avoit retenti dans toute la
chrétienté. Je ne sais quelle inquiétude sédi-
tieuse agitoit en secret les esprits , las de toute
espèce de joug, et disposés à briser le frein
d'une autorité gênante dont ils s'exagéroient
les abus pour s'y soustraire avec moins de re-
mords. Un moine fougueux élève la voix : il
s'adresse à toutes les passions , et toutes les
passions lui répondent. Son orgueil trouve
des auxiliaires dans l'avarice des princes ,
dans la licence des particuliers. En vain Rome
fait gronder ses foudres , la nouvelle doctrine
se propage , et le schisme est consommé.
Que des écrivains qui se croient profonds
parce qu'ils sont subtils, s'imaginent voir la
casise de ce grand événement dans l'obscure
rivalité de deux ordres religieux, ou dans la
(9)
cupidité d'un pape ; laissons-les s'applaudir
de leur sagacité. Mais l'homme qui observe,
aperçoit dans le cœur humain, et dans la dis-
position générale des esprits à cette époque ,
une cause bien autrement puissante , et qui
seule explique la facilité avec laquelle la Ré-
forme se répandit. Tout étoit mûr pour une
révolution ; et si Luther ne l'eût pas faite , un
autre l'eût faite à sa place.
Le schisme d'occident a voit singulièrement
ébranlé l'autorité du saint- siège , en diminuant
le respect des peuples pour les souverains
pontifes. Aussi est-ce à la suite de ces grands
déchiremens qu'on vit s'élever en Angleterre
et en Allemagne, ces fanatiques apôtres de
F indépendance, Wiclef et Jean Hus , qui , en
brisant violemment les liens de l'unité, pré-
parèrent les voies à la Réforme.
Sans doute la providence divine , en livrant
l'homme à son propre sens, voulut tout à la
fois lui infliger un grand châtiment et lui don
ner une grande leçon. Le principe de l'examen
particulier, fondement de la religion nouvelle,
assujettissoit en quelque sorte l'esprit de Dieu
à la raison de l'homme, et dès ce moment
Thomme ne vit plus qu'obscurité et ténèbres
dans la parole de Dieu (i). Chacun l'inter-
(i) Gourville rapporte danses Mr-moire^, que; pics-
( io)
prête à son gré : l'un y découvre avec évidence
le dogme de la présence réelle ; l'autre n'y
veut reconnaître qu'une présence mystique
et figurée. Après avoir attaqué Jésus-Christ
dans le sacrement, on l'attaque dans sa na-
ture même , on le dégrade de sa divinité ; et
le protestantisme va se perdre dans la philo-
sophie, comme ces fleuves qui, disparoissant
tout à coup, se précipitent dans des abîmes
inconnus. ,
Et qu'on ne dise pas que la Réforme sub-
siste encore dans une partie de l'Europe : il
est vrai, j'aperçois encore son cadavre ; je vois
un corps sans mouvement et sans vie, qui se
dissout et se consume tous ]rs jours; mais
l'àme, mais la doctrine de la Réforme, où exis te-
sant un jour l'électeur de Hanovre de se faire catho-
lique pour l'intérêt de sa famille, ce prince lui avoua
que, persuadé comme il Tétoit qu'on pouvoit se sauver
dans toutes les communions chrétiennes, il quitrcroit
sans répugnance celle où il avoit été élevé , si, d'ailleurs,
il n'étoit pas trop vieux pour changer de religion.
«Car enfin, ajouta-t-il, quand Jésus -Christ a dit :
» Ceci est mon corps , on ne sait pas trop dans quel
«sens il l'a dit, ni comment on doit entendre ces pa-
» rôles.» Remarquez que ce prince étoit luthérien, qu'il
croyoit par conséquent à la divinité de Jésus-Christ.
Yoilàdonc, selon lui, un Dieu qui parle , et qui ne
sait pas parler de manière à se faire entendre. O
délire delà raison humaine!
( » )
t-elle? où est-elle crue, prêchéc, enseignée ?
qui aujourd'hui, parmiles ministres réformés,
oseroit soutenir les opinions de Luther ou les
dogmes de Calvin ? On connoît assez leur ex-
trême tolérance : loin de s'en cacher, ils s'en
font gloire ; ils s'applaudissent d'avoir secoué
les antiques préjugés qui les divisoient : et de
lace repos léthargique, ce silence de mort,
dont on voudroit faire honneur à leur modé-
ration, et qui prouve seulement le peu d'im-
portance qu'ils attachent à la vérité. Ne crai-
gnez pas qu'ils disputent de la foi : que leur
importe la croyance? leur religion c'est la
morale , la morale seule. Et cependant ils sont
chrétiens, du moins ils le prétendent, et ils
ont pour Jésus-Christ plus que du respect (i).
(i) Expression des ministres de Genève dans leur
déclaration en réponse à l'article Genève de YEncy-
clopëdie, par M. d'Alembert. C'est à ce sujet que J. J.
Rousseau écrivoit d'eux : « Ils ne savent ^*plus ce
«qu'ils croient, ni ce qu'ils veulent, ni ce qu'ils
«disent. — On leur demande si Jésus-Christ est Dieu ,
«ils n'osent répondre; on leur demande quels mys-
«tères ils admettent , ils n'osent répondre. Sur quoi
»donc répondront-ils ?.... Un philosophe jette sur eux.
»un coup d'œil rapide; il les pénètre, il les voit
«Ariens, Sociniens ; il le dit Aussitôt, alarmés , ef-
«frayés, ils s'assemblent , ils discutent, ils s'agitent,
«ils ne savent à quel saint se vouer; et après force
«consultations, délibérations, conférences, le tout
( *2 )
Voyez l'Angleterre éternellement ballottée
entre le fanatisme de ses sectes sans nombre,
et l'irréligion de ses philosophes, plus funeste
que le fanatisme même. C'est au milieu de
l'Allemagne protestante, c'est dans le sein
même de ses universités, qu'ont pris nais-
sance et que se perpétuent ces associations
ténébreuses, plus redoutables avec des secrets
qu'avec des armées, puissant moyen de bou-
leversement dans des mains criminelles, con-
ception profonde du génie de la destruction,
et dont il a pu espérer de recueillir le fruit.
La Réforme s'est maintenue quelque temps
par sa haine contre la religion catholique :
c'étoit là son unique ressort, son principe de
vie : ce ressort s'est usé de lui-même. L'in-
différence religieuse ronge en silence la ra-
cine du protestantisme. Déjà l'on professe
publiquement le déisme dans les écoles des-
tinées à l'enseignement de la théologie : bien-
» aboutit à un amphigouri où l'on ne dit ni oui ni non ,
«et auquel il est aussi peu possible de rien compren-
dre qu'aux deux plaidoyers de Rabelais. » ( Lettres
écrites de la Montagne. ) Les ministres de Genève
se sont corrigés depuis; ils ont appris à être plus
clairs jet personne, par exemple , ne reprochera à M. le
pasteur Vernes d'enseigner le déisme avec trop d'obs-
curité dans son Catéchisme à l'usage des jeunes gens d?
tontes les communions chrétiennes.
( i3 )
tôt Ton n'y parlera de Dieu que pour prou-
ver qu'il n'existe pas.
Si l'on veut assigner l'époque où la philo-
sophie moderne commença de s'introduire
en Fiance, il faut remonter à un écrivain
protestant, à Bayle, esprit délié et paradoxal
erudit plutôt que savant, subtil dialecticien
plutôt que raisonneur profond. Il soutint
tour à tour toutes les opinions, se joua de
toutes les vérités, fournit des sophismes à
toutesles erreurs. Habile seulementà détruire
et digne par cela même d'être le père d'une
secte éminemment destructive, sa raison sans
cesse vacillante ne sait se fixer que dans le
doute dont il fut le plus adroit comme le
plus mfatigable apôtre. Toutefois l'opinion
publique, alors généralement saine, lui pres-
crivit des ménage mens qui sans rien dimi-
nuer du danger de ses ouvrages , en couvrirent
du inoins en partie le scandale. 11 sut em-
ployer avec art la méthode perfectionnée de-
puis par ses disciples, de porter des coups
détournes, d attaquer en paroissant défendre
et d enfoncer le poignard avec respect. Peut-
être aussi, malgré ses écarts, étoit-il trop
éclaire pour porter dans l'irréligion cette ef-
frayante certitude qui semble ne pouvoir être
le partage que de la sottise ignorante ou du
crime desespéré. Quoi qu'il en soit, non
( 4 )
content d'ébranler les fondemens de la mo-
rale , il outrage et persécute la pudeur à cha-
que page de ses écrits. Il fouille dans la fange
du cœur humain, il en remue toute la cor-
ruption , pour revêtir ses ouvrages de quel-
que obscène raillerie , ou d'une anecdote dé-
goûtante.
Cette liberté de penser, si flatteuse pour
l'orgueil, si commode pour toutes les pas-
sions, dut trouver de nombreux partisans ;
et en effet, on vit se répandre dans la société,
sous le nom d'esprits forts, une nouvelle
espèce d'hommes, qui, affectant un superbe
dédain pour tout ce que les autres hommes
révèrent , ne reconnoissoient d'autorité que
celle de leur propre raison , qu'ils érigè-
rent en tribunal, où ils citèrent toutes les
vérités; comme depuis, à un autre tribunal
dont le seul nom effraiera la postérité , nous
les avons vus citer toutes les vertus. Ainsi,
après avoir éteint le flambeau qui l'éclairoit
depuis dix-sept siècles, l'esprit humain, des-
cendant des hauteurs où le christianisme l'a-
voit élevé, se précipitoit, à travers les som-
bres régions du doute , dans l'abîme sans fond
de l'athéisme.
Il faut le dire à la gloire de l'Eglise de
France , elle .fut la première à signaler l'inva-
sion de ces principes menaçans , et seule elle
( '5)
çn prévit les funestes suites. L'autorité civile,
moins vigilante , ou distraite par d'autres
soins , n'avoit rien fait encore pour réprimer
la nouvelle doctrine , que déjà deux prélats
illustres, Bossuet etFénélon, appeloient sur
elle le poids du mépris et de l'indignation :
Pascal s'apprètoit à la combattre avec les
armes du raisonnement , si redoutables dans
sa main , quand la passion ne l'égaroit pas ; et
sans doute on fut redevable à la prévoyante-
fermeté de ces grands hommes de cet inter-
valle de calme quise prolongea jusqu'à la mort
de Louis XIV.
L'impiété cependant ne s'abandonnoit pas
elle-même ; elle agissoit dans l'ombre , épiant
et préparant le moment où il lui seroit per-
mis de se produire au grand jour. Sûre de
convaincre quand elle auroit séduit , elle met-
toit ses leçons dans la bouche de la volupté ;
et des hommes que leur naissance et leur rang
appeloient à donner des exemples, couroient
en foule chez une courtisane bel-esprit , qui ,
après avoir rejeté toutes les vertus de son sexe,
comme on dépouille un vêtement incommode,
ne parut sensible qu'à une seule gloire , celle
de corrompre ; qu'à un seul plaisir, celui de
braver l'infamie (i).
(i) La philosophie s'annonça, des sa naissance, par
( i6)
Détournons nos regards de cet affligeant
spectacle , pour les arrêter un moment sur
celui qu'offroit l'Eglise de France, parvenue,
comme la monarchie , à son plus haut degré
de splendeur. L'âme, fatiguée d'indignation,
se repose doucement sur ces jours à jamais
mémorables où le génie s'embellissoit du
charme de toutes les vertus , où la raison la
plus haute s'allioit à la plus humble foi ; où le
grand Bossuet d'une main terrassoit l'hérésie ,
de l'autre distribuait aux rois le pain de la
parole de vie, affermissoit la base du pou-
voir en même temps qu'il en fixoit les bornes,
et dans un immortel tableau montroit tout
ensemble et les révolutions des empires qui
passent , et la suite de la religion qui demeure
éternellement; où le tendre Fénélon, avec une
éloquence touchante , défendoit cette même
religion qu'il honora par un si noble sacrifice ,
et ravissoit les cœurs par la douceur enchan-
teresse de ses paroles ; où Pascal déployoit
toute la force du génie de l'homme pour écra-
ser son orgueil ; où , semblable à un voyageur
un caractère de dépravation bien remarquable. Elle
corrompit tout, et même la volupté. Le priuce de Conti ,
le duc de Vendôme, le Régent, pour ne parler que de
ses plus illustres adeptes, étoienl connus pour avoir des
mœurs abominables. Je ne dirai rieu de celles de notre
siècle : elles ont tout surpassé.
( *7 )
qui remonte le long d'un fleuve pour en dé-
couvrir la source inconnue, Malebranche
s'élevoit jusque dans le sein de Dieu même
pour y chercher le principe de la pensée ; où,
plus grand peut-être que tous ces grandi
hommes , un pauvre prêtre , sans influence
que celle de ses vertus , sans autres moyens
que son ardente charité, répandoit sur l'hu-
manité plus de bienfaits qu'elle n'en reçut ja-
mais d'aucun monarque. Que de fondations
pieuses , que d'utiles institutions ne doit-on
pas à cet homme , qui , à force de prodiges a
triomphé de l'indifférence de notre siècle
pour tout ce qui porte un caractère religieux!
Il n'étoit plus depuis long-temps, et son esprit
vivoit encore pour faire le bien. Chaque jour,
avant le jour qui a tout détruit , il nourrissent
encore l'indigent, revêtoit sa nudité , instrui-
soit son ignorance , consoloit ses douleurs; et
l'enfance sauvée de la mort le bénissoit dans
les asiles que sa tendresse lui avoit préparés
Voua la religion et ses effets; voilà ce qu'elle
faitpour l'homme, au nom d'un Dieu-homme
Que la philosophie se présente maintenant
et qu'elle nous dise ce qu'elle peut opposer à
ces miracles de la charité chrétienne ; qu'elle
nous montre son Vincent de Paul.
Et cependant je ne rappelle que les œuvre.
« un seul homme : que seroit-ce si je rassem-
a
( i8 )
blois tous les services rendus au genre hu-
main par la religion, dans ce siècle éternel-
lement fameux par tous les genres de gloire
comme par toutes les sortes de dévouement?
Ici, c'est le Frère des écoles chrétiennes qui
se dévoue à renseignement des enfans du
pauvre ; là, c'est la Sœur de la charité qui
poursuit en quelque sorte la misère dans ses
plus secrets réduits , afin que , sous l'empire
de Jésus-Christ, il n'y ait pas une seule infir-
mité qui ne soit soulagée , pas une seule larme
qui ne soit essuyée ; plus loin ce sont les Pères
de la Trappe , ces héros de la solitude , qui
cultivent, comme Jean , la pénitence au dé-
sert, et dont la porte hospitalière est toujours
ouverte au voyageur et à l'indigent. Ail-
leurs , nous rencontrons ces congrégations
vénérables qui produisirent les Pétau , les
Mabillon, les Sirmond , les Montfaucon et
tous ces savans religieux dont les incroyables
travaux ont répandu tant de lumière sur les
antiquités ecclésiastiques et profanes et sur
les premiers temps de notre histoire. Mais , ai
parlé de dévouement, et à ce mot la pensée
se reporte avec douleur sur cet ordre , na-
guère florissant , dont l'existence toute en-
tière ne fut qu'un grand dévouement a 1 hu-
manité et à la religion. Ils le savoient ceux qui
l'ont détruit, et c'étoit pour eux une raison
C 19 )
de le détruire, comme c'en est une pour nous
de lui payer du moins le tribut de regrets et
de reconnoissance qu'il mérita par tant de
bienfaits. Eh! qui pourroit les compter tous?
Long-temps encore on s'apercevra du vide
immense qu'ont laissé dans la chrétienté ces
hommes avides de sacrifices comme les autres
le sont de jouissances , et l'on travaillera long-
temps à le combler. Qui les a remplacés dans
nos chaires? qui les remplacera dans nos col-
lèges ? Qui , à leur place , s'offrira pour porter
la foi et la civilisation , avec l'amour du nom
français , dans les forets de l'Amérique ou
dans les vastes contrées de l'Asie , tant de fois
arrosées de leur sang? On les accuse d'ambi-
tion : sans doute ils en avoient , et quel corps
n'en a pas ? Leur ambition étoit de faire le
bien , tout le bien qui étoit en eux ; et qui ne
sait que c'est souvent ce que les hommes par-
donnent le moins? Ils vouloient dominer par-
tout : et où donc dominoient-ils , si ce n'est
dans ces régions du Nouveau - Monde, où,
pour la première et la dernière fois, Ton vit
se réaliser sous leur influence ces chimères de
bonheur que l'on pardonnoit à peine à l'ima-
gination des poëtes ? Us étoient dangereux
aux souverains : est-ce bien à la philosophie
à leur faire ce reproche ? Quoi qu'il en soit ,
j'ouvre l'histoire, j'y vois des accusations, j'en
( 20)
cherche les preuves, et ne trouve qu'une jus-
tification c'clatante.
Leur zèle pour la pureté de la foi , pour le
maintien de l'autorité , leur attira l'inimitié
d'une secte haineuse et turbulente, qui , de-
puis deux siècles , n'a pas cessé de troubler et
de déchirer l'Eglise , dont elle a contribué ,
dans ces derniers temps, à consommer la
ruine en France. Le Jansénisme, enfant hon-
teux de la Réforme, en vain méconnoît et désa-
voue sa mère ; évidemment il lui dut , avec
ses dogmes désolans , ce caractère dur et hau-
tain, cet esprit d'indépendance et de ré-
volte (i), par lequel il se signala dès sa nais-
sance. Et remarquez encore, entre cette secte
et la philosophie, née de la Réforme, un autre
rapport, et, si j'ose ainsi parler , une ressem-
blance de famille bien frappante. « tn parti
» de théologiens , qui date de l'autre siècle ,
» ne voit dans l'homme, dit M. de Ronald ,
» que sa nature corrompue, dégradée, on-
» ginelle, inerte selon eux , impuissante à tout
" (i) La magistrature qui, sous Louis XIV, nétoit pas
eucore séditieuse , et qui ne l'eût pas été impunément,
représentoit alors le Jansénisme comme « une secte qui
«n'oublioit rien pour diminuer l'autorité des puissances
.ecclésiastiques et séculières qui ne lui etoient pas fa-
vorables. » Voyez le Réquisitoire de l avocat- gène rai
Talon, du a5 janvier 1687.
( 21 )
» bien, même à aider celui qu'on veut lui
» faire ; et les philosophes modernes voient
» la véritable nature de l'homme social dans
» l'état foible , ignorant, barbare de la vie
» sauvage (i). » Ajoutons que les uns et les
autres détruisent également toute liberté mo-
rale, et que les disciples de Jansénius et de
Quesnel ont introduit l'anarchie dans l'Eglise,
comme les philosophes l'ont mise dans l'E-
tat (2).
On gémit d'avoir à compter parmi les chefs
d'un parti si dangereux par ses principes , si
odieux par les moyens qu'il employa pour les
soutenir , des hommes qui à de grands talens
joignoient de grandes vertus , si toutefois il en
est de compatibles avec l'orgueil ; car, après
tout, est-il un seul sectaire qui n'ait cherché
à éblouir les autres , et quelquefois à se ras-
(1) Législation primitive , tom. I , p. 35.
(2) Le Jansénisme, peu favorable au culle de la sainte
Vierge et des Saints, avoit une tendance bien marquée
à l'abolition du culte extérieur, que les philosophes ont
entièrement détruit. Il apprenoit aux chrétiens à se pas-
ser des sacremens, et fermoitles sources de la grâce, sous
prétexte de rétablir l'ancienne discipline de l'Eglise sur
la pénitence. On pourroit faire encore bien des ré-
flexions et plus d'un rapprochement sur cette répugnance
pour la fréquente communion, si extraordinaire, pour
ne rien dire de plus, dans des gens qui font professior.
de la doctrine catholique sur l'Eucharistie.
( 22 )
surer lui-même, par lesdehors imposans d'une
sévère régularité ou d'une austérité farouche?
Et Tertullien aussi avoit des vertus; il se per-
dit néanmoins , parce qu'il manqua de la plus
nécessaire de toutes , d'humilité. Je cite de
préférence Tertullien, parce qu'il y a de sin-
guliers rapports entre lui et l'oracle du Jansé-
nisme , M. Arnauld. Tous deux d'un caractère
ardent, présomptueux, opiniâtre , tous deux
pleins de génie , tous deux ayant rendu à la
religion déminens services, ils se laissèrent
entraîner, qui le croiroit dans de si grands
hommes ? à la fougue d'une imagination qui
outroit tout ; car c'est en outrant la vérité ca-
tholique, que M. Arnauld tomboit dans l'er-
reur de Calvin : et il ne s'en est pas aperçu !
et Pascal , Nicole (i), Duguet , et tant d'au-
(i) Personne n'eut jamais une raison plus solide , un
esprit naturellement plus juste que M. Nicole; per-
sonne n'a jamais mieux montré la foiblesse et l'incon-
séquence de l'homme , et personne ne fut jamais plus
inconséquent. Lisez ses traités contre les Protestans, et
vous admirerez avec quelle force de raisonnement il
prouve « qu'on doit se soumettre sans balancer aux
«décisions des pasteurs de l'Eglise, qui sont faites sous
,1 l'autorité de leur chef;» ( Prêt. Réf. conv. de Schisme ,
1. ih,c. l4) parce que l'Eglise seule peut nous ouvrir un
sentier de lumière à travers le labyrinthe des opinions
humaines. Eh bien ! ce même homme a été rebelle, pen-
dant toute sa vie , à l'autorité qu'il avoit si glorieusement
( ^3 )
très non moins éclairés , ne s'en sont pas aper-
çus plus que lui! O foiblesse de la raison hu-
maine ! et que Dieu sait bien nous faire sentir,
quand il veut, par d'éclatans exemples, la
nécessité de nous soumettre à une plus haute
autorité !
Ce qu'il faut remarquer principalement
dans l'histoire de cette secte, séduisante à son
origine , et bientôt après si prodigieusement
avilie , c'est l'enchaînement des erreurs qu'elle
fut successivement forcée de soutenir. Quelle
différence entre le jansénisme d'Arnauld et le
jansénisme de Quesnel, entre la doctrine de
celui-ci et celle de ses successeurs ! Après
défendue ; el il a résisté jusqu'à son dernier soupir aux
jugemens prononcés par les souverains pontifes , et
adoptés par presque tous les évêques. Mais ce qui est
plus étonnant encore , c'est de l'entendre convenir qu'en
agissant comme il a fait on est sans excuse , dans la même
page où il soutient qu'il n"a fait que ce qu'il a dû faire.
On trouvera ces deux assertions dans sa lettre à M. de
Pontchâteau {Essais de Morale, t. xv), où il justifie
son refus de se joindre à M. Arnauld pour écrire en fa-
veur de Port-Royal. « J'avoue, dit-il , que je ne saurois
)) souffrir, qu'il me paroît contraire à toutes les règles
»de l'Eglise, et même de la bienséance humaine , de me
«conduire de la sorte, et qu'il me semble que cela ne
»seroit propre qu'à me faire passer dans toute la France,
net même dans toute l'Europe, pour un insolent et un
o extravagant. — Ne croiroit-on pas avoir réfuté tout ce
"que je pourrois écrire, en répliquant que c'est un petit
(4)
avoir épuisé tous les subterfuges, toutes les
ruses de la chicane, ne pouvant plus e'luder
l'autorité de l'Eglise qui les condamne, ils
attaquent de front cette autorité. L'insulte la
plus violente succède à d'hypocrites ménage-
mens. Qui ne reconnoit ici la marche con-
stante de l'hérésie ? Mais voyez la suite : le
retranchement s1 opère, ils ne tiennent plus
au tronc qui donne la vie , et voilà qu'aussi-
tôt cette branche malheureuse se dessèche et
tombe en pourriture. 0 providence ! Tout le
génie d'un Pascal, toute la raison d'un Arnauld,
toute la vertu d'un Nicole aboutit , en dernier
résultat, aux folies et aux obscénités du plus
extravagant fanatisme !
Ce fut à peu près dans ce même temps
» clerc qui a l'insolence d'attaquer l'archevêque de Paris,
» ce qui rendroit ces écrits odieux à la plupart du monde,
«et d crieroit même cette cause. Le pis est que si l'on
»me faisoitces reproches, ma conscience, loin de m'en
«défendre , y consenliroit ; car je trouve bien des exem-
nples de clercs et de laïques qui ont écrit contre des
«hérétiques, ou sur des matières ecclésiastiques non con-
testées; mais je n'en trouve point qui se soient élevés
«par des écrits publics contre les premiers ministres de
» l'Eglise. « Et c'est ce même petit clerc qui a publié tant
de livres pour combattre les décisions des premiers pas-
teurs dans l'affaire de Jansénius! Je laisse, à ceux qui
partagent ses opinions, le soin de l'accorder avec lui-
même.
( 25 )
que l'irréligion commença à lever plus har-
diment sa tête hideuse. Louis XI\ n'étoit plus :
un prince , fanfaron de crimes, donnoit à la
nation l'exemple contagieux de la dissolution
et de l'incrédulité. A cette noble décence, à
cette majesté de mœurs qui distinguoit l'an-
cien monarque , malgré les écarts où ses pas-
sions l'entraînèrent quelquefois, succéda su-
bitement la licence la plus effrénée. Que le
cœur ait des foiblesses et qu'il en rougisse,
cela est de l'homme dans tous les temps, et
l'on s'en afflige plus qu'on ne s'en alarme ;
mais d'ériger l'immoralité en système , de
raisonner le libertinage, et de creuser froide-
ment le crime, voilà ce qui effraie, et ce qui
caractérise l'époque funestede la Pvégence (i).
La cour, ce sanctuaire de la royauté, se chan-
gea en un lieu de débauche. L'infamie devint
un titre à l'intimité du prince ; et pour obte-
nir sa faveur, deux choses seulement furent
( i ) « Il exisle sept exemplaires , peut-être douze , d'un
» recueil infâme intitulé : Le Cosmopolite. ; c'est un
» choix de pièces licencieuses, formé en 1^35 par Je duc
«d'Aiguillon, et imprimé chez lui et par lui, dans sa
«terre de Veretz en Touraine. Une princesse de Conti,
»le comte d'Agenois, et quelques autres seigneurs, fu-
»rent les collaborateurs du duc d'Aiguillon. Le livre
«est dédié à madame de Miramion, et c'est Montcrif
«qui fit l'épître et la préface. Le but des éditeurs du
(*0
nécessaires, ne rien croire , ne rien respecter.
On n'offre pas impunément de tels modèles
aux peuples. Le germe de la corruption , semé
dans la société par la main des rois , se dé-
veloppe tôt ou tard avec une épouvantable
énergie. Quand il n'existe plus rien de sacré
pour le souverain , quand il se joue également
du vice et de la vertu, de tous les devoirs et
de toutes les bienséances, le jour des révo-
lutions est proche ; il a lui-même brisé le
sceptre dans sa propre main , ou dans celle
de ses successeurs.
Les premiers symptômes d'un changement
dans l'esprit et le caractère français se décla-
rèrent à l'époque de ce jeu funeste connu
sous le nom de Système. Un délire épidémi-
quc tourna toutes les têtes , une insatiable
cupidité envahit tous les cœurs. La fièvre de
l'or, qui consume lentement les mœurs des
peuples, s'alluma dans le sein de la nation la
» Cosmopolite avoit été de rivaliser madame la grande
» duchesse de Bouillon et M. de Lassa j, qui avoient
adonné les Mémoires du temps. — Ces détails nous ai-
»dent à comprendre combien étoit profonde la plaie
» que les déréglemens de la Régence avoient faite à la
amorale publique. Que penser des mœurs d'un pays
coules plus grands seigneurs se déshonoroient par ces
d abominables publications ? » Article de Al. Boissovati
dans le Journal de l'Empire du 5 novembre 1810.
( 27 )
plus généreuse , la plus désintéressée de l'Eu-
rope. Alors on eut une preuve trop certaine
de l'affaiblissement, des principes religieux,
et l'on put présager de grands maux, parce
qu'on aperçut de violentes passions.
Cependant jamais la religion ne s'étoit mon-
trée plus aimable et plus grande , jamais elle
navoit répandu sur les hommes plus de bien-
faits, qu'au moment même où les hommes
conjuroient sa ruine : comme si la Providence,
sur le point de les abandonner à eux-mêmes,
eût voulu, en quelque sorte, se justifier de
cet abandon , et leur ôter toute excuse . en
leur présentant dans toute sa beauté, disons
mieux, dans toute sa divinité, cette foi qu'ils
alloient détruire.
Avant qu'un gouvernement faible ou in-
sensé eût permis d'attaquer la religion dans
des ouvrages publics, lincrédulité étoit moins,
dans la plupart de ceux qui en faisoient pro-
fession, une doctrine raisonnée, qu'un sys-
tème de vie , une sorte de morale pratique à
l'usage des passions, fondée, il est vrai, sur
l'exclusion du christianisme, sans néanmoins
qu'on se mît fort en peine d'en prouver la
fausseté et d'en abolir la croyance, surtout
parmi le peuple. 11 semble au contraire que
les esprits forts, presque tous distingués par
leur naissance , cherchassent encore , dans la
( a»)
licence des mœurs et des opinions, une dis-
tinction nouvelle , peu honorable sans doute,
mais qui ne laissoit pas de flatter leur vanité,
en paroissant les séparer du vulgaire par la
supériorité d'esprit , autant qu'ils Tétoient
déjà par celle de leur rang. Si quelques-uns
se mêloient de dogmatiser , c'étoit en secret ,
avec mystère , et de bouche seulement , sans
jamais exposer leur doctrine naissante au
danger de la publicité et à l'épreuve de la
contradiction. Aussi étoit-elle pressentie plu-
tôt que connue : on apercevoit les effets,
la cause demeuroit cachée ; et les orateurs
chrétiens, effrayés de ce bruit sourd qui se
faisoit entendre autour d'eux, spectateurs
des premiers désastres, et en présageant de
plus grands pour l'avenir, jetoient inutile-
ment le cri d'alarme, et prophétisoient en
vain à la société les fléaux prêts à fondre sur
elle.
La société épicurienne du Temple étoit,
au commencement du dernier siècle, comme
la dépositaire de cette tradition d'impiété ;
et c'est probablement dans son sein que M. de
Voltaire , encore jeune , puisa cette haine
du christianisme, qui, s'envenimant avec les
années , devint , non pas une passion , mais
une véritable fureur. L'histoire de la philo-
sophie, pendant cinquante ans, n'est presque
( *9)
que Thistoire de ce poëte énergumène ; et,
même il fut le premier qui déshonora le nom
de philosophe en le substituant à celui d'es-
prit fort, universellement décrié.
Ce qu'il y a de bien étrange dans un homme
si extraordinairement vain , c'est qu'étant re-
devable à la religion chrétienne des plus
belles productions de son génie, qui semble
l'abandonner toutes les fois qu'il écrit sous
l'influence d'une autre doctrine, il ait sacrifié
l'intérêt de sa gloire aux préventions de son
esprit ou au besoin de satisfaire sa haine.
Bayle avoit essayé d'ébranler par le rai-
sonnement les bases de toute religion ; mais,
malgré ses anecdotes et ses contes orduriers,
Bayle est très-difficile à lire pour les gens du
monde. Ses pesans in-folio , surchargés de
citations, enflés de métaphysique, sont faits
pour effrayer les lecteurs qui ne veulent
qu'être amusés; et il faut même le plus sou-
vent, pour les entendre, un degré d'instruc-
tion qui n'est pas très-commun. M. de Vol-
taire employa des armes toutes différentes et
bien plus dangereuses. Il alloit distribuant
d'une main légère la raillerie et le sarcasme ;
sa plume intarissable versoit des flots d'iro-
nie sur les objets les plus saints , en prose ,
en vers, et avec une fécondité qu'on admire-
roit si l'on ne frémissoit pas. Ainsi peu à peu
(3o)
l'on s'accoutumoit à considérer la religion
sous un point de vue ridicule, à lire de ses
pratiques, de ses dogmes, de ses ministres.
Le respect s1 affaiblissent insensiblement ; on
eût craint de commettre son esprit en s'a-
vouant chrétien; et la foi, retirée dans le
fond du cœur, y combattoit chaque jour avec
plus de désavantage contre la honte , cet
inexorable tyran des âmes faibles.
D'un autre côté, Ton attaquoit les uns après
les autres, dans des pamphlets répandus avec
profusion, tous les points de l'histoire sa-
crée, tous les faits sur lesquels repose le
christianisme. On cherchoit aie rendre odieux
en le calomniant. Les plus atroces accusa-
tions, les assertions les plus mensongères,
étoient avancées sans preuves avec une har-
diesse inouie. En vain les réfutoit-on , elles
étoient reproduites le lendemain dans des
brochures nouvelles , toujours piquantes par
la forme, et que Ton dévoroit avec avidité ,
tandis que la réfutation nécessairement plus
sérieuse n'étoit lue de personne. C'étoit sur-
tout l'habitude de M. de Voltaire de ne ré-
pondre à ses adversaires que par des sar-
casmes , et des insultes quelquefois si gros-
sières, que ses amis en rougissoient pour
lui. On s'imagine bien qu'un tel homme s'ef-
frayoit peu des censures de l'Église; il crai-
Ç3i )
gnoit davantage les arrêls des parlemens ; et
peut-être cette crainte eût-elle un peu amorti
sa fougue irréligieuse , s'il ne se fût pas d'ail-
leurs ménagé, parmi les plus hauts person-
nages de l'Etat, des protecteurs puissans,
qui plus d'une fois réussirent à le soustraire
à l'animadversion de l'autorité.
On ne peut s'étonner assez de l'appui que
trouvoit dans les grands, dans les ministres,
et jusque dans les rois, la philosophie nouvelle
qui croissoit à l'ombre des trônes, en atten-
dant le moment de les renverser. Il y a dans
celte conduite des chefs des nations, quelque
chose de si inconcevable , qu'il faut néces-
sairement recourir , pour l'expliquer, à une
raison plus haute que la raison humaine; et
ce n est qu'en interrogeant la Providence,
qu'en méditant ses profonds desseins, que
l'histoire s'élèvera jusqu'à la cause de ce pro-
digieux aveuglement.
Remarquons toutefois, comme une nouvelle
preuve de ce que nous avons avancé sur la
secrète conformité entre la Réforme et la
philosophie, que cette dernière* reçut toute
espèce d'accueil dans les pays protestans(i).
(i) C'est en Hollande que s'nnprimoient presque tous
les livres philosophiques, et que se retiroient les écri-
vains que l'autorité publique poursuivoit en France. Ce
( &)
elle fut, pour ainsi dire, reconnue et fêtée
dans sa famille. Tous les souverains du nord
de l'Europe manifestèrent leur penchant pour
elle : ils attirèrent près d'eux les écrivains qui
la propageoient, et quelques-uns même s'en
composèrent une espèce de cour, où la liberté
n'étoit pas toujours sans danger, ni légalité
sans caprices. Un monarque célèbre, et à qui
ses talens militaires, plus peut-être que son
génie politique , firent donner le nom de
Grand, ne rougit point de se faire le disciple
d'un poète exilé, qui l'accabloit de louanges
en public , et en secret de sarcasmes ; et par
peuple de marchands, qui, dans cette guerre contre
la société , ne voyoit qu'une spéculation mercantile,
vendoit en Europe sa religion pour un peu d'or, comme
un siècle auparavant il la trahissoit au Japon pour un
vil intérêt de commerce. Voilà l'esprit du protestan-
tisme: et l'on s'étonne qu'il y ait plus de richesses là
où il domine ! mais les richesses ne sont pas la force ,
comme l'ont prouvé les événemens. L'amour de la pro-
priété n'est pas l'amour de la patrie, encore moins l'a-
mour du prochain , l'amour de l'homme, sans lequel il
n'y a point de sacrifice , ni par conséquent de société.
Tout sentiment tendre et généreux s'éteint à la longue
chez les peuples commerçans; la cupidité produit l'é-
goïsme , et l'égoïsme la cruauté. On frémit des barbares
iraitemens que les Anglais et les Hollandais surtout font
subir de sang-froid à leurs esclaves dans les colonies.
Partout où il n'y a pas amour de Dieu , il y a oppres-
sion de l'homme.
( 33)
urre déplorable bizarrerie , mêlant aux vertus
d'un roi les passions d'un sectaire, il ébranloit
avec des opinions le trône qu'il affermissoit
par des batailles.
Plusieurs années s'écoulèrent, pendant les-
quelles on vit se répandre de Berlin, dans le
reste de l'Europe, une foule de productions
impies, fruitde cette étrange association. Mais
enfin le prince et le phiiosophe-poete se dé-
goûtèrent l'un de l'autre , et se séparèrent
avec des procédés qui n'honorèrent aucun des
deux. M. de Voltaire, n'osant rentrer enFrance,
où d'ailleurs il n'eût pas joui de toute la li-
berté dont il avoit besoin pour l'accomplisse-
ment de ses projets, après avoir erré quelque
temps sur la frontière , alla se fixer près de
Genève dans le château de Ferney , d'où il
faisoit mousoir tous les fils de la conjuration
philosophique. C'est ici le lieu d'entrer dans
quelques détails sur l'étendue et la profon-
deur des moyens que Ion mit en œuvre. Ja-
mais le génie du mal n'ourdit avec plus d'art
une plus horrible trame.
L'objet le plus important pour le parti étoit
de s'emparer de l'opinion publique. Déjà l'on
a vu avec quelle adresse M. de Voltaire avoit
su intéresser à sa cause F amour-propre de
ceux qui, sans beaucoup de lumières, avoient
quelque prétention à l'esprit : et qui n'a pas
(34)
en France cette sorte de prétention (1) ? De
là, dans l'homme qui en avoit le plus, cette
extrême influence qu'il exerça soixante ans
sur ses contemporains. L'éclat de ses talens ,
l'agrément de sa conversation , la politesse de
ses manières, tout, jusqu'à ses richesses, le
rendoit particulièrement propre à agir sur les
premières classes de la société, plus disposées
d'ailleurs à adopter les principes commodes
de la philosophie, parce qu'approchant le
prince de plus près , elles s'étoient aussi plus
corrompues,durantla Régence, parl'exemple
de ses vices. Dès son entrée dans le monde ,
M. de Voltaire se trouva lié avec les hommes
de la plus haute distinction , et il ne parut
point étranger parmi eux. A mesure que sa
gloire s'augmenta, il fut recherché davantage.
On crut son talent nécessaire pour embellir
les fêtes de la cour. Les grands , les ministres,
les favorites, tout ce qui avoit du pouvoir ,
tout ce qui aspiroit à la considération que
donne l'esprit, se pressoit autour du suprême
dispensateur de ce genre de réputation. 11 faut
voi r dans sa correspondance , si curieuse à tant
d'égards , comme il sait tirer parti de toutes
les vanités. La louange n'eut jamais plus de
(i) Cet amour de V esprit , destructif de la raison, a
toujours été le caractère des siècles de décadence.
(35)
séduction que dans sa bouche et soussa plume.
Il enivroit d'encens les souverains du Nord :
c'étoit entre eux et lui un commerce de flatte-
ries, dont il savoit adroitement se prévaloir
en faveur de sa secte. Tel étoit surtout son
ascendant sur Frédéric, qu'il obtint de ce
prince une ville sur les bords du Rhin (i), où
les philosophes rassemblés dévoient travail-
ler de concert et sans relâche à la propagation
des lumières ; mais ce projet , formé par Tar-
dent vieillard, manqua, à son grand regret,
par la foiblesse de ceux qui dévoient y con-
courir, et que la gloire de donner au monde
le spectacle d'une république de sages ne
put déterminer à renoncer aux délices de
Paris. Long-temps il conserva de cette mol-
lesse de ses disciples un ressentiment qu'il
exhale dans ses lettres en des termes fort
énergiques. Ce qui l'irritoit surtout , c'étoit
là comparaison de cette indifférence avec le
zèle des chrétiens pour répandre la foi
Un autre effet de l'exaltation de l'amour-
propre fut de multiplier à l'infini le nombre
des gens de lettres , et d'augmenter sans me-
sure leur prépondérance. Ils devinrent un vé-
ritable corps dans l'Etat , et un corps d'autant
plus dangereux , qu'essentiellement actif, il
(i) Cassel.
3.
(36)
ne pouvoit, dans une société constituée, exer-
cer son activité que pour détruire Je suis
grand démolisseur, écrivoitM. de Voltairey),
et ce mot convenoit au dernier barbouilleur
de papier, comme au premier poate de la
nation. Déplus, tout homme qui désirent se
faire un nom, ou parvenir aux honneurs lit-
téraires, étoit forcé de prostituer sa plume au
parti dominant, qui seul disposoit des places
académiques et des trompettes de la renom-
mée Tous les journaux accrédites etoient
entre ses mains ; et malheur à récrivant qui
osoit défendre la religion, ou montrer de 1 at-
tachement pour elle! bientôt des satires vio-
lentes, des torrens d'invectives imposoient
silence au téméraire : on le couvrent d un ri-
dicule ineffaçable , on le diffamoit par de
(0 Lettre du l" janvier x77o à madame duDeffant;
M d ns une lettre du i5 septembre i775 a M. d Ai-
! ut J laisse a mes contemporains des limes et des
fe lus. » H Était pu ajouter des haches et des poi-
^ards Le » juillet ,775, il écrivit au roi de Prusse :
flltuioi bouleverser la terre pour la mettre sous
P r* de la philosophie. » fleurs (lettre du
«6 ianvier 176* k M. d'Argental ) il regrette que les
philosophes ne soient encore ni assez nombreux : m
Lez zelés , ni assez riches , pour effectuer par le fret
Varla flamme cette opération philanthropique. Ce n es
'" là -sans doute du fonalisn e, c'est de la tolérance et
de l'humanité philosophiques.
(37)
noires calomnies ; sa voix , s'il essayoit de ré-
pondre, se perdoit au milieu des clameurs
philosophiques ; et l'infortuné , en butte à
une implacable persécution , étoit enfin trop
heureux d'échapper par l'oubli à la haine de
ses adversaires.
Pendant qu'on fermoit ainsi la bouche aux
écrivains religieux , l'auteur de la plus mince
brochure, pourvu qu'elle fut bien impie ou
bien obscène , étoit loué , encouragé. M. de
\oltaire lui écrivoit une lettre flatteuse ; d'A-
lembert le prônoit dans les sociétés. A la fa-
veur du nom de philosophe , un sot devenoit
incontinent un homme d'esprit , même de
génie : un misérable sans mœurs, sans probité,
(et l'on en citeroit une foule d'exemples) étoit
accueilli, fêté chez des fermiers - généraux ,
chez des grands , chez des ministres : on s'in-
téressoit à sa fortune , on lui procuroit des
emplois ; et après qu'on avoit tout fait pour
lui, il ne s'en croyoitpas moins endroit de dé-
clamer contre le gouvernement , qui ne savoil
pas rendre justice à un mérite tel que le
sien.
La Sorbonne par ses censures , les évêques
par leurs mandemens, les Parlemens surtout
par leurs arrêts contre les ouvrages , et quel-
quefois même contre les auteurs , mêloienï
à tant de prospérité quelques dégoûts et quel-
(38)
ques alarmes. Les corps se corrompent bien
moins vite que les individus ; il y a en eux je
ne sais quelle force qui résiste aux innova-
tions, repousse les nouvelles maximes, les
nouveaux usages , en un mot , tout ce qui con-
trarie Tordre existant : aussi n'arrive-t-il ja-
mais de grands changemens dans l'Etat, qu'ils
n'aient été auparavant détruits ou affoiblis.
De là les efforts constans de la philosophie
pour avilir et rendre odieuse la magistrature;
de là le ridicule qu'elle versoit à pleines mains
sur les corporations religieuses, sur les as-
semblées ecclésiastiques. Ses disciples alloient
démolissant les unes après les autres toutes
les colonnes sur lesquelles repose l'édifice so-
cial , sans prévoir qu'eux-mêmes fmiroient
par être écrasés sous ses ruines.
Cependant il ne suffisoit pas de s'être em-
paré dès premiers rangs de la société. Les
révolutions commencent parles grands, mais
elles ne s'achèvent que par le peuple ; c'étoit
donc le peuple qu'il importent spécialement
de pervertir. Ici la plume se refuse à retracer
tous les genres de moyens qu'on employa
pour atteindre ce but : toutes les infamies
philosophiques n'ont pas été révélées, tout
n'a pas été dit sur l'affreuse corruption de
cette exécrable secte, et tout ne se peut dire :
il est des horreurs qui doivent être ensevelies
(h)
dans un silence éternel (i). Mais , en se bor-
nant à ce qui est public, on ne peut, s'empê-
cher de reconnoître dans la multiplicité' des
livres impies la première cause de l'anéantis-
sement des principes religieux et de la des-
truction de la morale. Répandus avec profu-
sion, donnés plutôt que vendus, des hommes
même étoient payés pour les distribuer gra-
tuitement dans les collèges et dans les cam-
pagnes. Le laboureur les lisoit dans sa chau-
mière, comme le seigneur dans son château ; et
bientôt le château fut incendié par le labou-
reur instruit de ses droits ; et un peu après,
par un juste retour, la chaumière elle-même
disparut dans l'universel bouleversement.
L'irréligion , dont le club d'Holbach fut
long-temps le foyer le plus actif, prenoit tous
les tons, toutes les formes, se couvroit de
tous les masques, dans les nombreux ou-
vrages qu'elle enfantoit chaque jour. Raison-
nement, plaisanterie, fausses citations, éru-
dition fastueuse , pompeux étalage de tolé-
rance et d'humanité, phrases sentimentales,
peintures voluptueuses, tout étoit mis en
(i) L'auteur a eu en ma'm la preuve écrite des faits qu'il
indique sans pouvoir les énoncer. En France, au dix-
huitième siècle, la débauche a eu son apostolat: encore
une fois, tout n'a pas été dit sur la philosophie , et tout
ne se peut dire.
C4o)
oeuvre : et comment la jeunesse surtout
n'eût-elle pas succombé à de si puissantes
séductions ? Joignez-y les sociétés occultes
qui se propageoient par l'attrait du plaisir et
du mystère (i), rétablissement des acadé-
mies et des spectacles dans les petites villes,
et la dépravation des mœurs qui en étoit la
suite. La philosophie entroit dans Fâme par
tous les sens : elle allaitoit d'impiété la géné-
ration naissante, et déposoit dans le sein de
la société le germe fatal qui devoit y porter
bientôt la corruption et la mort.
Déjà Ton apercevoit dans les mœurs pu-
(i) Sur les sociétés occultes et leur influence dans la
révolution, voyez les Mémoires sur le Jacobinisme,
par M. l'abbé Barruel. Quelque temps avant sa mort,
Frédéric, plus attaché encore à son trône qu'à sa phi-
losophie, dénonça à la cour de Bavière la conspiration
des Illuminés , et la cour de Bavière s'empressa de com-^
muniquer aux autres cours les preuves et le plan de
cette vaste conjuration contre la société. Aujourd'hui
que nous sommes plus que jamais éclairés par l'expé-
rience , c'est aux gouvernemens de voir jusqu'à quel
point il convient de tolérer ces dangereuses associa-
tions, qu'on supprimera toujours plus facilement qu'on
ne les suj veillera. «11 existe d'anciens statuts des Francs-
» Maçons ^ qui excluent les catholiques, et qui restrei-
gnent l'ordre aux seuls protestans. Luther portoit dans
»son cachet une rose surmontée d'une croix. » Essai
sur l'esprit et l'influence de la Reforme } par Ch, Viï-
lers, 3e édit., p. 2<35 et 290,
( 4i )
jbîiques et privées des changemens d'un pré-
sage sinistre. Tous les liens se relàchoient
insensiblement, et ceux qui attachent la fa-
mille à TÉtat, et ceux qui unissent l'individu
à la famille (i). Il y avoit dans les hommes
une tendance visible à s'isoler ; car Terreur
divise, comme la vérité rapproche. Les corps
eux-mêmes, fatigués d'une lutte pénible , se
laissaient entraîner au mouvement général.
La noblesse, la magistrature, le militaire, le
gouvernement , tout se croyoit abus : la so-
ciété s'effrayoit d'elle-même.
Après avoir long-temps dominé sur l'Eu-
rope , moins encore par la force de ses armes
(i) Au moment de la révolution, quatre cents causes
ou requêtes en séparation étoient en instance au Parle-
ment de Paris, et le double au tribunal du Châtelet,
L'afïoiblissement du nœud conjugal en préparoit l'en-
tière dissolution, et la loi du divorce, tant réclamée
par la philosophie, vint bientôt sanctionner le liberti-
nage. On peut juger des progrès de la corruption par
le nombre toujours croissant des enfans trouvés. En
1670, le grand hospice de Paris contenoit cinq cent
douze de ces malheureuses victimes de la débauche;
sous la régence du duc d'Orléans, en 1720, on y en
comptoit quatorze cent quarante et un , et en 1 74^» vers
le milieu du règne de Louis XV, trois mille deux
cent vingt-quatre. Le nombre en est incalculable sous
Louis XVI , qui assigna des fonds plus amples, cl créa
de toutes paris de nouveaux hospices pour les recueillir,
(4* )
que par l'autorité de ses vertus et l'ascendant
de son génie, la France, se dépossédant elle-
même d'un si noble empire , s'humilioit aux
pieds de ses antiques rivales, de l'Angleterre,
de l'Allemagne, de toutes les nations protes-
tantes, dont elle imitoit les mœurs, exaltoit
les lois, prônoit les lumières, admiroit la lit—
te'rature , et adoptoit jusqu'aux modes. Ce
n'étoit plus ces Français si brillans, si fiers ,
et quelquefois si vains ; il sembloit qu'ils eus-
sent mis leur orgueil à s'abaisser , à s'avilir :
peuple dégénéré même de ses vices !
Le petit esprit , le goût des frivolités , la fu-
reur des jouissances formoit le caractère na-
tional. Tous les rapports entre les personnes
étoient intervertis , tous les rangs confondus,
toutes les bienséances violées. On entendoit
des femmes disserter gravement sur les scien-
ces, les arts, la philosopbie, dans le même
cercle où des militaires brodoient ou faisoient
des nœuds. Des magistrats, des ministres , des
femmes titrées , de plus grands personnages
encore, prostituant leur dignité, se donnoient
en spectacle sur des théâtres de société. La
vieillesse, réduite à se taire devant l'enfance
insolente et présomptueuse , n'inspiroit que le
mépris, ne recueilloit que l'insulte : véritable
anarchie de mœurs, qui préparoit et annon-
çait l'anarchie politique.
(43)
A mesure que le respect pour les hautes
fonctions de la société s'affoiblissoit , les plus
vils métiers, celui même d'histrion, acqué-
roient une considération scandaleuse. Là où il
y avoi Ides richesses, il n'y avoit plus d'infamie.
Le plaisir étoit le dieu auquel on sacrifioit tout;
et cependant de tous côtés éclatoient des
plaintes amèrcs sur le malheur de la condition
humaine. Fatiguées et non assouvies , les pas-
sions s'irritoient de leur impuissance. On vit
avec étonnement une multitude d'hommes
consumés au sein de la mollesse par une som-
bre mélancolie : ils demandoient le bonheur
à leurs sens, et leurs sens éteints ne leur of-
froient pas même des jouissances : alors, dé-
goûtés de tout, et repoussés de toutes parts
en eux-mêmes , où ils ne trouvoient qu'un vide
affreux que le désespoir creusoit sans cesse ,
ils se délivroient par le suicide de l'importun
fardeau d'une vie sans consolation et sans es-
pérance (i). Chose étrange, que les doctrines
de volupté n'aient jamais pu faire un heureux,
et que cette merveille fût réservée comme tant
d'autres à la doctrine de la croix !
Nous avons considéré la philosophie dans
(i) Mille quatre cent trois individus des deux sexes
se suicidèrent en 1780, dans la seule généralité de
Paris.
(44 )
les moyens qu'elle employa pour se propa-
ger, et dans quelques-uns de ses effets: si
nous l'envisageons en elle-même, je veux dire
dans ses opinions, qu'apercevrons-nous, si-
non un monstrueux chaos d'idées incohéren-
tes, de principes révoltans, d'absurdes et
odieux systèmes? Lorsque les novateurs du
seizième siècle attaquèrent l'église romaine ,
unis seulement pour détruire, ils se divisèrent
en une foule de sectes aussi différentes entre
elles qu'elles l'étoient de la religion catho-
lique. La raison de l'homme une fois reconnue
pour unique juge de la foi, il n'y avoit point
de motif pour que personne soumît sa rai-
son à celle d'autrui ; et dès lors il dut y avoir,
et il y eut en effet autant de religions que
d'individus. La philosophie, partant du même
principe, arriva nécessairement au même ré-
sultat. Opposés sur tout le reste, ses disciples
ne s'accordoient que dans leur haine pour le
christianisme , et cette haine seule donnoit
droit au titre de Philosophe , comme la haine
de l'Eglise romaine à celui de Protestant , et
encore , dans ces derniers temps, comme la
haine de la royauté à celui de Jacobin. Ce
n'étoit, sousdifférens noms, que la révolte de
l'orgueil contre l'autorité , et par conséquent
contre Dieu , source de toute autorité ; d'où
il suit, pour le dire en passant, que la Ré-
( 4*)
forme devoit infailliblement aboutir à l'a-
théisme.
Le sceptique Bayle combattit Spinosa; mais
en même temps il soutint la possibilité d'une
république d'athées, et il voulut constituer la
société sans Dieu , comme Luther et Calvin
constituoient la religion sans chef.
Il ne paroît pas que M. de Voltaire ait ja-
mais méconnu l'existence d'un premier être :
c'est la seule vérité qu'il ait constamment res-
pectée , si toutefois c'est respecter la vérité
que d'en rejeter les conséquences. Incertain
de l'immortalité de l'âme et de la liberté , il
ébranle et raffermit tour à tour ces deux
grands fondemens de la morale (i). Son ima-
gination mobile, que rien ne guide , que rien
n'arrête, l'entraîne successivement dans les
routes les plus opposées. Tantôt il reconnoît
dans l'univers une providence protectrice qui
(1) Il est bien difficile de penser que les chefs du
parti philosophique fussent toujours de bonne foi dans
leur apparente incrédulité. On les voit, dans l'intimité de
leur correspondance secrète, se consulter mutuellement,
et se communiquer leurs doutes sur les mêmes points
qu'ils décidoient si affirmativement en public. Après
avoir rejeté la vérité que leur présentoit l'autorité di-
vine, ils cherchoient dans l'autorité de l'homme la
conviction de l'erreur, et ne pouvoientl'y trouver. Voy.
la Correspondance de Foliaire avec le roi de Prusse et
d! Alembert.
U«)
dispose et règle tout avec une sagesse infinie :
tantôt, faisant remonter la philosophie vers
sa source, il renouvelle les dogmes insensés
du Portique, et se plaît à rendre au Destin son
sceptre de fer que le christianisme lui avoit
arraché. Je ne dirai rien de ces inconsé-
quences : tout à l'heure nous en verrons de
bien plus étranges dans Diderot , et il ne fau-
dra pas s'en étonner ; car si rien ri est vrai sur
rien , comme le prétendentnos sages, tout peut
également se soutenir, et la variété n'est qu'un
plaisir de plus. Du moins, M. de \oltaire ne
varia pas un instant dans sa haine pour la re-
ligion chrétienne ; il fabhorroît encore plus
qu'il ne chérissoit la gloire, ou plutôt il avoit
mis une horrible gloire à la détruire. Les
preuves de cet affreux complot sont consi-
gnées dans la volumineuse correspondance
que ses éditeurs ont pris soin de nous con-
server ; monument d'une rage surhumaine ;
et que l'enfer seul peut expliquer et punir.
Le dirai-je? me pardonnera-t-on de le rap-
peler, ce cri, cet épouvantable cri , Ecrasez
rinfâme /... Grand Dieu! cette religion à qui
l'Europe doit ses lois, ses mœurs, sa civili-
sation ; cette religion qui a aboli parmi nous
l'esclavage, l'infanticide, les sacrifices hu-
mains , les guerres exterminatrices ; cette re-
ligion toute dévouée au soulagement des mi-
(47 )
Scies humaines; qui ordonne au riche de
nourrir le pauvre, au pauvre de respecter les
propriétés du riche ; qui , dans les tre'sors de
son immense charité , a des secours pour tous
les besoins, des consolations pour toutes les
douleurs, des remèdes pour toutes les bles-
sures 3 qui défend la pensée même du mal ,
et ne connoit point de crimes inexpiables,
parce qu'elle peut appliquer des mérites in-
finis ; qui offre le pardon au repentir, et à la
vertu une récompense digne d'elle ; religion
sublime de sainteté et d'amour, c'est elle que
l'on veut ravir à l'humanité', c'est elle que Ton
nomme infâme !... Ah! je le dis à mon tour,
je le dis aux gouverncmens instruits par l'ex-
périence ; je le dis à tous les hommes à qui la
tranquillité, l'ordre, la morale, la société sont
chères : Ecrasez l infâme! écrasez cette phi-
losophie destructive qui a ravagé la France ,
qui ravageroit le monde entier, si l'on n'arré-
toit enfui ses progrès : encore une fois,
écrasez l infâme !
M. de Chaire attaquoit l'existence de la
révélation : Jean-Jacques Rousseau en con-
testa la nécessité, et même la possibilité. Né
au centre du calvinisme , ses ouvrages ne sont
que le développement des principes religieux
de Calvin et de la doctrine politique de Ju-
rieu. Il emprunta de l'un le dogme anarchique
U«)
de la souveraineté du peuple , et il en fit la
base du Contrat social. Il apprit de l'autre à
interpréter l'Ecriture par la raison seule, et
sa raison n'y vit qu'un pur déisme. Calvin se
figuroit un culte sans sacrifice; Jean-Jacques
imagina une religion sans culte. Calvin nioit
le mystère de la présence réelle, parce qu'il
ne le pouvoit comprendre ; Jean- Jacques , plus
conséquent, nia tous les mystères, parce
qu'ils sont tous également incompréhensibles.
Subjugué néanmoins par la beauté divine du
christianisme, terrassé par ses bienfaits, il
lui rendit plus d'une fois d'éclatans hommages,
et il trouva dans son cœur des paroles pour le
louer dignement. Il semble que pour être
chrétien il suffise d'être sensible ; car Rousseau
lui-même est chrétien toutes les fois qu'il
s'abandonne au sentiment, et il ne cesse de
l'être que lorsqu'il commence à raisonner;
C'est alors qu'entassant sophismes sursophis-
mes, il tombe à chaque instant dans les in-
concevables contradictions qu'on lui a si jus-
tement reprochées.
Agrégé assez tard à la secte philosophique ,
il conserva toujours avec la foi d'un Dieu l'es-
pérance d'un avenir ; et ces deux grandes pen-
sées, vivifiant son génie , lui inspirèrent quel-
ques pages d'une noble et touchante éloquence.
C'est ce qui le distingue principalement des
( 49)
écrivains athées, secs et glacés comme leur
doctrine. Mais cette éloquence séduisante ne
le rend que plus dangereux : il enflamme et
passionne le lecteur; et de là ce déplorable
enthousiasme dont il a long-temps été l'ob-
jet , quoique , à ne le juger que sur ses aveux,
jamais il n'ait existé d'être plus odieux et plus
méprisable : débauché, menteur, fripon, in-
sociable, ingrat, sans pitié pour ses propres
enfans qu'il envoyoit froidement périr dans
un hôpital , tel est le portrait qu'il fait de
lui-même ; tel est l'homme qu'il élève au-des-
sus de tous les hommes avec une naïveté, di-
sons mieux, avec une impudence d'orgueil
qui étonne, s'il est possible, encore plus
qu'elle n'indigne.
Les politiques modernes , qui ne voient
dans les querelles religieuses que des disputes
de mots, parce qu'ils ne voient dans la reli-
gion elle-même qu'un nom, croient signaler
leur sagesse en réclamant la tolérance de tou-
tes les opinions. Mais sans relever ce qu'a de
choquant ce mot d'opinions appliqué indis-
tinctement à la vérité et à l'erreur, et tout ce
qu'il peut y avoir d'oppressif dans cette tolé-
rance même de la vérité (i) , nous remarque-
(i) Quelques souverains d'Allemagne, pour lesquels
il semble qu'il n'ait point existé de révolution , ira-
4 .
( 5o )
rons que c'est pourtant une erreur théologi-
que, qui, développée par Jean-Jacques dans
toutes ses conséquences, a produit en dernier
résultat la subversion de la société. Qui auroit
cru, il y a vingt ans, que le dogme du péché
originel eût une si grande importance poli-
tique ? Mais d'abord, si on le nie, toute la
religion s'écroule ; car si l'homme n'a rien à
expier, il n'étoit donc pas besoin de répara-
teur , et le christianisme n'est qu'une fable.
Cependant « nul Etat ne fut fondé que la re-
» ligion ne lui servît de base (i) » : donc ren-
verser la religion , c'est renverser l'Etat , selon
Rousseau lui-même. « L'homme naît bon, »
dit-il ; d'où il conclut que c'est la société qui
le corrompt; ce qui le conduit à voir la per-
fection de l'homme dans l'absence de toute
société (2). Ce n'est pas tout. Sans la société,
vaillent avec ardeur à établir l'indifférentisme dans
leurs Etats. Mais qu'ils y prennent garde, tout s'ébranle
ensemble , parce que tout se tient dans la société : le trône
est bien près de l'autel, et les peuples achèvent quel-
quefois ce qu'ont commencé les rois.
(1) Contrat social.
(2) Voyez sa Lettre à M. de Beaumont. Cherchant,
dit-il la cause des contradictions et des vices qu'on
remarque parmi les hommes, « je la trouvai dans notre
«ordre social , qui, de tout point contraire à la nature
«que rien ne détruit, la tyrannise sans cesse, et lui tait
«sans cesse réclamer ses droits. »
C 5i )
les facultés intellectuelles do l'homme, sa
pense'e , sa raison ne sauroient se développer;
donc la raison et la pensée sont contre na-
ture , et 1« 'homme qui pense est un animal
» dépravé (i). »» Bossuet, Pascal, Leibnitz ,
Newton, Fénélon, étoient des animaux dépra-
vés, et le sauvage de l'Aveyron, totalement
dépourvu d'idées , est le modèle de la perfec-
tion humaine. Donc encore tout ce qui abru-
tit l'homme , tout ce qui le ramène à l'igno-
rance et aux mœurs de la vie sauvage , le rap-
proche de^ sa nature. Comparez la doctrine
du maître à la conduite des disciples, et trem-
blez d'un faux principe , plus que d'aucune
action coupable.
Il y a dans l'homme une rectitude d'esprit,
une logique naturelle qui ne lui permet pas
de s'écarter à demi de la vérité : il faut qu'il
avance dans la route où il est une fois entré;
et l'erreur n'est si dangereuse , que parce
qu'on en tire nécessairement , un peu plus
tôt, un peu plus tard, toutes les conséquences.
C'est ce qui nous engage à dire quelques mots
du système de M. de Condillac, sur l'origine
des idées ; système emprunté de Locke , et
qui, produit sous les auspices de la philoso-
(i) Discours sur l'origine et les fondement de l'iné-
galité parmi les hommes.
4
(5, )
phie, doit par cela seul inspirer de la dé-
fiance.
Tous les métaphysiciens, avant Locke et
M. de Condillac , avoient cru devoir remon-
ter jusqu'à Dieu pour expliquer la pensée de
l'homme. Ils n'imaginoient pas qu'on pût
chercher ailleurs que dans l'intelligence su-
prême la raison des intelligences créées. Des-
cartes supposoit qu'en créant l'âme humaine,
Dieu y imprimoit les idées, comme on imprime
un cachet sur la cire : ce fut assez long-temps
l'opinion dominante. Leibnitz aussi croyoit
les idées préexistantes ; mais selon lui elles
n' existaient dans l'âme que comme une statue
existe dans un bloc de marbre qui n'a pas été
taillé : la statue y est toute entière ; mais, pour
être aperçue , il faut que le ciseau l'en tire :
de même, à peu près, l'attention excitée par
les objets extérieurs rend les objets sensibles.
Malebranche , frappé des insurmontables
difficultés qu'offre le système des idées innées,
de quelque manière qu'on les modifie , cher-
cha dans le fond même du christianisme une
explication plus satisfaisante de ce grand phé-
nomène de la pensée. Il remarqua que puis-
que les hommes s'entendent , il faut qu'ils
aient des idées semblables , et que des idées
semblables supposent un modèle commun ,
une idée archétype , immuable , éternelle ,
(53)
qui ne peut se trouver que dans l'être éternel
et immuable, c'est-à-dire en Dieu. Donc
Dieu , ou la pensée, le T^erbe de Dieu est la
lumière qui éclaire les intelligences , lux vera
quœ illuminât omnem hominem venientem in
hune mundum. (S.Jean.) 11 observa de plus que
l'âme qui a la connoissance et la compréhen-
sion de ses idées, n'a que le sentiment de ses
modifications , entièrement incompréhensi-
bles pour elle : donc ses idées ne sont point
des modifications de sa substance ; donc elle
ne les voit pas en elle-même; donc elle les
voit en Dieu , puisqu'elle ne peut les voir que
là où elles existent nécessairement , et où
toutes lesautres intelligences les voient comme
elle, et de la même manière qu'elle. On peut
sans doute rejeter ce système , même , pour
plus de commodité , sans en examiner les
preuves : on peut rire de l'auteur, et traiter
deybwTun des plus sublimes génies dont s'ho-
nore le genre humain : il seroit néanmoins ,
ce me semble , encore plus beau et plus diffi-
cile de lui répondre.
Un vieil axiome avoit long-temps régné
dans l'Ecole : NiJiil est in intellectu quod non
priùs fuerit in sensu. M. Locke essaya de le
faire revivre. 11 soutint que toutes nos idées
nous viennent des sens, attribuant ainsi au
corps , c'est-à-dire à la matière , la faculté de
(54)
produire la pensée ; ce qui n'étoit pas fort dif-
férent d'accorder la pensée à la matière elle-
même. Aussi, quoi qu'on en ait dit, M. Locke
étoit conséquent à ses principes , quand il
n'osoit affirmer que Dieu ne pût pas rendre
la matière pensante ; et, loin de s'étonner de
la hardiesse du philosophe , il faut admirer la
réserve du logicien.
Qu'on me permette d'indiquer ici un rap-
prochement au moins singulier. Dans le même
temps où une métaphysique erronée soumet-
toit, pour ainsi parler, l'âme aux sens, la vo-
lonté aux organes , l'être simple à l'être mul-
tiple et composé , une absurde et coupable
politique assujettissoit le souverain au peuple,
le pouvoir au sujet , et le chef ou Y âme de la
société au corps de la société. Les vérités mo-
rales sont comme des cordes à l'unisson ; on
ne sauroit en toucher une, que toutes les au-
tres ne s'ébranlent.
Du principe que toutes nos idées viennent
des sens, M. de Condillac conclut qu'elles ne
sont que des sensations transformées : doc-
trine , je ne crains point de le dire, essentiel-
lement matérialiste , puisqu'elle fait de la
pensée une pure opération du cerveau , lequel
digère les idées comme l'estomac digère les
alimens, et qu'elle transforme la créature la
plus noble , l'homme fait à l'image et à la res-
( 55)
semblance de Dieu , en un véritable automate^
une statue organisée , une machine pensante,
si la langue .permettait d'allier ces deux mots,
comme le système de M. de Condillac allie
ces deux idées. Je sais que ce ne sont pas là
les conclusions de l'auteur ; mais s'il lui a plu
d'être inconséquent pour n'être pas trop im-
moral, d'autres, et nous l'avons vu, ne crain-
dront point d'être immoraux pour n'être pas
inconséquens, et ils nous diront que la pensée
se forme dans le diaphragme , ou qu'elle s é-
labore dans les viscères du bas-ventre.
Or, admirez la marche progressive de l'er-
reur. La philosophie ne voit dans l'homme
que son corps, et bientôt après elle n'aper-
çoit dans l'univers que la matière ; elle nie
Dieu après avoir nié l'âme ; et se perdant dans
une succession infinie d'effets sans cause, elle
s'efforce d'expliquer l'intelligence avec l'é-
tendue , la force avec le mouvement , l'éter-
nité avec le temps, l'ordre avec le hasard.
C'est en deux mots toute la doctrine de Dide-
rot, chrétien, déiste , athée, inexplicable as-
semblage de toutes les contradictions, et digne
à ce titre de présider à l'Encyclopédie, chaos
monstrueux de toutes les opinions ; édifice
sans architecte, où chacun apportoit sa pierre
et la plaçoit à son gré ; véritable Babel de la
philosophie, à qui , dans le délire de son or-
( 56)
gueil, il etoit. réservé de donner une seconde
fois au monde le spectacle de la confusion des
langues , comme pour attester à jamais Tin-
curable infirmité de la raison humaine.
Tandis que l'Eglise étoit ainsi attaquée dans
sa foi, les restes factieux du Jansénisme, se-
condés par les Parlemens (i) , ébranloient
violemment sa discipline. On entravoit de
mille manières la juridiction épiscopale. Exis-
toit-il dans un diocèse un prêtre scandaleux,
il étoit sûr de trouver parmi les magistrats de
l'appui contre son évêque , réduit souvent à
souffrir en silence des désordres honteux
(i) t< Depuis l'édit de Nantes jusqu'aux temps qui
» précédèrent la révocation, et où on commencoit déjà
«à le violer onvcrteuient , les Parlemens avoient été en
«partie composés de Huguenots. Durant cette période ,
»il est naturel que ces corps se soient montrés récalci-
«trans, et aient été animés d'un certain esprit de répu-
blicanisme et d'opposition contre la cour. Quand les
«Huguenots en furent éliminés, ce même esprit n'en
«sortit point avec eux; les Parlemens étoient fiers de
«leur influence et de l'essai qu'ils avoient fait quelque-
fois de leurs forces. Celte cause n'est pas la seule de
nia conduite ultérieure des Parlemens, mais elle j con-
tribua. C'est donc au milieu d'eux que se réfugia l'es-
«prit d'indépendance qui étoit resté dans la nation, et
«c'est là qu'il se retrouva en 1788. » Essai sur l 'esprit et
l influence de la Réforme , par Ch. Villers , 3e édit. ,
p. o85.
( 5; )
pour la religion. Chaque jour voyoit naître
de nouveaux attentats de la puissance civile
contre l'autorité ecclésiastique. Chose inouïe
depuis l'origine du christianisme, les sacre-
mens e'toient administrés par ordre des tri-
bunaux. La saisie du temporel des curés et
des évêques suivoit immédiatement leur refus
d'obtempérer. En vain le clergé réclamoit
contre cette révoltante violation de toutes les
règles et de toutes les lois , il ne trouvoit dans
le gouvernement qu'une protection précaire
et toujours incertaine. La foiblesse et l'indé^
cision régnoient dans les conseils de la cour,
qui tantôt cassoit les arrêts des Parlemens
pour apaiser les plaintes des évèques, tantôt
exiloit les évèques pour calmer les murmures
des Parlemens : politique petite et fausse ,
dont la cour elle-même ne tarda pas à porter
la peine (1).
Comme l'erreur produit l'erreur, les dés-
ordres amènent les désordres. Lorsque des
magistrats s'arrogeoient le droit d'ordonner
dans l'Eglise, des avocats y usurpoient la fonc-
tion d' enseigner. De là cette foule d'écrits
(i) 11 est à remarquer que les prétentions des ma-
gistrats sur l'autorité ecclésiastique précédèrent leurs
entreprises contre l'autorité royale, comme la destruc-
tion de la religion par la philosophie a précédé le ren-
versement du trône.
( 58 )
heureusement oubliés , où ces docteurs de la
veille , ces pre'dicateurs sans mission , fiers
d'un vain parlage , et se croyant appelés à
réformer l'Eglise, parce qu'ils se sentoient
disposés à la troubler , étaloient avec un ri-
sible orgueil leur théologie de barreau. Ce-
pendant , à mesure que les premiers auteurs»
de tous ces troubles, les disciples de Quesnel,
trouvoient dans l'autorité ecclésiastique plus
d'opposition , ils portoient plus impatiem-
ment le joug de la subordination , et faisoient
plus d'efforts pour s'y soustraire. Toute dé-
pendance leur pesoit , et surtout celle du
saint -siège, dont on put reconnoître alors
plus que jamais l'extrême utilité, même poli-
tique , puisque , s'il n'étouffa pas entièrement
l'erreur par ses décrets , du moins il l'empê-
cha de s'étendre , et préserva l'Eglise et l'Etat
des grandes divisions qui les auroient infail-
liblement déchirés , si les questions débattues
alors avec tant de chaleur étoient demeurées
indécises jusqu'à la convocation toujours tar-
dive et souvent impossible d'un concile géné-
ral. Les Jansénistes l'appeloient à grands cris,
comme autrefois les Réformés ; et pour preuve
de leur disposition à s'y soumettre, ils com-
mençoient par résister ouvertement à l'auto-
rité de l'Eglise qui les condamnoit. On aper-
cevoit en eux un penchant bien marqué vers
( 59)
le presbytéranisme , penchant qui a toujours
été en croissant jusqu'à nos jours. Et derniè-
rement encore ne les avons-nous pas vus re-
nouveler les rêveries des Millénaires , si chères
à cette secte ; parler comme elle de / obscur-
cissement de l'Eglise ; et annoncer que l'Anté-
christ sortiroit du siège même de l'unité ca-
tholique ?
Unis avec les philosophes par une haine
commune contre les Jésuites, qui , placés aux
avant-postes de la religion, et dignes de se
montrer aux premiers rangs de ses défen-
seurs, combattoient sans relâche, avec un dé-
vouement qu'on ne reconnoîtra jamais assez,
l'hérésie et l'incrédulité ; ils parvinrent, par
d'odieuses et sourdes manœuvres, à aigrir de
vieilles préventions des Parlemens contre
cette société célèbre qu'on affectoit de croire
dangereuse aux rois, dans le temps même où
l'on ne cherchoit à la détruire que pour ren-
verser plus aisément les rois. Des ministres
coupables, et mus par de viles passions ,
trompèrent des princes foibles et sans lu-
mières ; et les Jésuites furent supprimés, au
grand étonnement de Frédéric et de Cathe-
rine, qui s'empressèrent d'offrir aux illustres
proscrits un asile dans leurs Etats.
On a prétendu que l'Angleterre, cette éter-
nelle ennemie de la France , n'avoit pas été
( tio )
étrangère aux intrigues qui préparèrent leur
destruction ; et cette conjecture, fonde'e sur
le rapprochement de plusieurs faits singu-
liers, n'est pas sans vraisemblance. Ce qui
du moins n1est pas douteux , c'est qu'elle vit
avec une joie qu'elle ne dissimula même pas,
sa rivale se priver elle-même des avantages
immenses qu'elle retiroit des missions des
Jésuites en Amérique et dans l'Inde ; et on
peut remarquer en effet que notre puissance
dans ces contrées a toujours été en déclinant
depuis la ruine des missions.
Il est bien extraordinaire qu'on ait pu réus-
sir à inspirer aux souverains de la défiance ,
et presque de la terreur , pour un ordre né-
cessairement ami des souverains légitimes.
Mais les gouvernemens , saisis de cet esprit
d'imprudence et deireur, de la chute des rois
funeste avant-coureur , étoient alors condam-
nés à s'aveugler sur les hommes comme sur
les événemens, et à méconnoître leurs plus
clairs intérêts. Agités d'une vague inquié-
tude , et tourmentés, ce semble, par le pres-
sentiment de leur fin prochaine, tout leur
faisoit ombrage, comme tout fait peur à ceux
qui marchent dans les ténèbres.
En abolissant les Jésuites, on abolit en
France l'éducation publique ; car ce n'éloit
pas une éducation publique que celle qu'on
( a )
recevoit dans ces collèges, où il n'y avoit ni
unité d'esprit, ni unité d'enseignement (i),
parce qu'il ne peut y avoir d'unité d'aucune
espèce que dans un corps dont les membres,
obéissant à une seule pensée , concourent à
une seule action.
On ne sait pas assez tout ce que l'éduca-
tion exige de zèle , de talens et de vertus dans
(i) On peut enseigner les mêmes choses dans plu-
sieurs écoles, sans qu'il y ait pour cela unité d'ensei-
gnement, à cause de la diversité des méthodes, et sur-
tout à cause de tous les développemens, de toutes les
idées accessoires dont se compose l'ensemble de l'ins-
truction, et qui varient selon le caractère et les opinions
particulières de chaque maître. Mais quand l'enseigne-
ment seroit semblable, il ne s'ensuivroit pas que l'édu-
cation fût la même; et c'est ce que beaucoup de gens
ne sauroient concevoir, parce qu'ils ne comprennent
pas que L'éducation ne consiste point uniquement à fain
entrer dans la tête des enfans quelques mots de latin .
ou quelques démonstrations mathématiques, mais à for-
mer ces cœurs et ces esprits tout neufs, à les nourrir
du lait fortifiant de la religion et de l'a morale, à y
faire naître le goût et l'amour de la vertu, plus encore
par des exemples que par des discours. C'est tout l'homme
qu'il faut former, et former pour la société : noble et
sublime ministère , dont l'exercice est un perpétuel dé-
vouement , que la société peut bien demander pour un
peu d'or à l'intérêt, mais qu'elle n'obtiendra jamais
que de la religion, parce qu'elle seule peut égaler la
récompense au sacrifice.
■(6a )
ceux qui s'y consacrent ; quelle rigueur de
surveillance, quelle tendresse de soins, quelle
douceur, et en même temps quelle fermeté
sont nécessaires dans le gouvernement de
ces républiques enfantines, où l'attention , la
patience , la réserve et la gravité des chefs ,
doivent être en raison de la légèreté et de la
vivacité des sujets. Or, comment trouver dans
les maîtres des qualités si rares , si on ne les
forme eux-mêmes par une éducation qui
leur soit propre , et s'ils ne sont constam-
ment assujettis à une règle inflexible , sous
l'autorité d'un supérieur, qui, veillant sur eux
à tous les instans , les conseille , les dirige ,
les réprimande, les encourage , et soit enfin
comme l'âme qui anime les divers membres
de ce vaste corps.
Ce régime, à la fois doux et sévère , étoit
le chef-d'œuvre de l'institut des Jésuites. On
crut pouvoir les remplacer par des institu-
teurs mercenaires , la plupart mariés , sans
aucun lien commun , sans subordination , di-
visés de principes, indifférens au bien, et
qui, dans les nobles fonctions qui leur étoient
confiées, au lieu d'un devoir à remplir, ne
voyoient qu'un salaire à gagner. 11 n'étoit pas
difficile de prévoir ce qui rcsulteroit d'un tel
changement. Des désordres de toute espèce
s'introduisirent dans les nouveaux collèges ;
(63 )
nulle surveillance pour les élèves , nulle dis-
cipline pour les maîtres ; quelques-uns y por-
tèrent la corruption de leurs mœurs, un plus
grand nombre celle de leurs principes. La
philosophie infecta l'enfance même; et c'est
bien aussi ce qu'elle s'étoit promis de ces fu-
nestes établissemens , presque tous soumis à
son influence, et qui pendant quarante ans
versèrent dans la société des générations en-
tières d'incrédules.
Un autre effet de la destruction des Jé-
suites, fut d'affoiblir dans le peuple les sen-
timens de religion qu'ils s'entendoient si bien
à entretenir par les missions, les congréga-
tions, et tous les moyens qu'une longue ex-
périence et un zèle aussi ardent qu'éclairé
avoient pu leur suggérer. Partout où il se
présentoit quelque bien durable à opérer,
partout où il y avoit des lumières à répan-
dre, des ignorans ou des infidèles à instruire,
des malheureux à consoler, en un mot, de
grands sacrifices à faire à l'humanité et à la
religion , on étoit sûr de les y trouver ; nul
ordre n'a eu plus de martyrs.
Telle étoit cette société fameuse « qui ne
j> sera jamais, dit M. de Bonald, remplacée
» que par elle-même. » Objet de haine pour
les uns, de vénération et d'amour pour les
autres , signe de contradiction, parmi les
(64 )
hommes , comme le Sauveur même des
hommes , au service de qui elle s'e'toit con-
sacrée ; comme lui elle passa en faisant le
bien , et comme lui elle ne recueillit pour
récompense que l'ingratitude et la proscrip-
tion.
A mesure que nous avançons dans ce ta-
bleau rapide des dernières persécutions de
l'Église , et que nous approchons de la cata-
strophe , notre âme se serre de plus en plus ,
et nous frémissons devant les faits que nous
avons à rappeler.
Le clergé de France , malgré la défection
de quelques-uns de ses membres, luttoit avec
courage contre l'incrédulité. Aux productions
philosophiques il opposoit de nombreuses
apologies de la religion; mais, il faut l'a-
vouer, la plupart de ces ouvrages , excellens
pour le fond, étoient trop dépourvus de cet
intérêt qui tient au talent de l'écrivain, et de
ces ornemens que dédaigne une raison sé-
vère, mais dont néanmoins elle doit quel-
quefois se permettre et même se prescrire
l'emploi , pour faire goûter plus aisément la
vérité à des esprits malades. Dans cette oc-
casion, surtout, ces moyens accessoires de-
venoient d'autant plus nécessaires, que l'er-
reur s'entouroit de tous les prestiges du style
et de toutes les séductions de l'éloquence.
(65)
J'oserai dire encore que l'on craignoit
beaucoup trop de compromettre la foi, en
annonçant hautement ce qu'elle a de plus
mystérieux et de plus profond. Au lieu de
ces discours nourris de la substance du dogme,
dont les orateurs du siècle précédent nous
ont laissé de si magnifiques modèles, l'on
n'entendoit presque plus dans la chaire chré-
tienne que de vagues et froides amplifications
de morale, où à peine daignoit-on, de loin
à loin , citer l'Ecriture. On eût dit que les
ministres de Jésus-Christ rougissoient de son
Evangile , et que la sublime simplicité de ce
livre divin eût déparé l'élégance, et, pour
ainsi dire, humilié l'orgueil de leurs phrases
académiques.
Pourquoi le dissimuler? l'esprit de zèle et
de foi s'étoit singulièrement affoibli dans le
corps même des pasteurs ; non qu'il y eût
dans le plus grand nombre d'entre eux aucun
penchant pour la philosophie, mais par cette
influence insensible qu'ontsurtousleshommes
les opinions dominantes. On croit faire beau-
coup de tenir encore aux grands principes
quand tout le monde s'en éloigne ; on espère
même y ramener les autres par des ménage-
mens dangereux, et une fausse condescen-
dance, qui engage à sacrifier ce qui paroît
moins important à ce qui est essentiel :
(66)
comme si le traité entre la vérité et Terreur
étoit un compromis d'arbitres. A force de
considérer les objets sous ce point de vue , à
force de vouloir concilier, on s'habitue im-
perceptiblement à regarder comme des abus
les pratiques les plus sages , et à ne voir que
des préjugés dans les croyances les plus res-
pectables et les mieux établies. On ôte , on
ajoute, on modifie ; on dispose , sinon de la
foi, du moins de ce qui sert à l'entretenir et
à la fortifier. Sous prétexte de rendre la re-
ligion plus spirituelle , on la dépouille peu
à peu de ce qu'elle a de sensible, on abolit
les dévotions autorisées par l'Eglise et consa-
crées par la piété des peuples. Une orgueil-
leuse raison s'applaudit de tout peser dans les
froides et trompeuses balances du raisonne-
ment ; et cependant le cœur se dessèche, le
sentiment s'éteint ; et je ne sais quel attache-
ment glacé à des principes stériles remplace
cet amour ardent qu'inspire aux âmes vrai-
ment chrétiennes une religion qui est tout
amour.
Presque toutes les villes , et Paris surtout,
étoient remplies d'ecclésiastiques sans fonc-
tions , livrés à la dissipation des sociétés les
plus mondaines, et plusieurs même à des dés-
ordres dont la honte rejaillissoitsur le clergé.
Quand ceux qui devroient offrir l'exemple
(67 )
de toutes les vertus, ne donnent que celui du
vice; quand le scandale sort du sanctuaire
même; semblable à une effroyable conta-
gion, il envahit, ravage et corrompt tout.
Malheur alors, malheur aux peuples, mais
surtout malheur aux ministres coupables par
qui le scandale arrive ! Il leur eût été plus
avantageux, dit l'éternelle Sagesse, détre
précipités dans la mer, avec une meule de
moulin au cou.
On n'étoit pas (car il faut bien rappeler la
source de ces maux), on n'étoit pas généra-
lement assez sévère dans le choix des sujets
qu'on admettoit au ministère, et qui souvent
n'avoient pour vocation que des motifs d'in-
térêt. L'état ecclésiastique étoit comme la
dernière ressource des jeunes gens sans for-
tune , et l'on faisoit une spéculation de ce qui
ne doit être qu'un dévouement. Un grand
nombre de bénéfices , devenus presque héré-
ditaires, étoient pour certaines familles une
sorte de patrimoine qui se transmettoit. par
la substitution ; d'où il résultait pour ces
familles la nécessité de produire un prêtre
afin de ne pas laisser passer en d'autres mains
les bénéfices dont elles jouissoient.
En même temps qu'on se rendoit si facile
pour l'admission aux ordres sacrés, l'éduca-
tion ecclésiastique se relàchoit singulière*
5.
(68)
ment, et les effets de ce relâchement ont
été surtout sensibles dans les prêtres ordon-
nés depuis une certaine époque. Quand tout
n'est pas réglé par une sévère discipline dans
les établissemens où se rassemble une jeunesse
nombreuse , tout bientôt y est désordre ;
plus d'application à l'étude, plus de recueil-
lement, plus de piété. On voit , comme il
n'étoit que trop commun quelques années
avant la révolution, des jeunes gens à peu
près livrés à eux-mêmes, se préparer aux
redoutables fonctions du sacerdoce par une
vie toute mondaine ; eh ! qui ne les a pas
entendus s'applaudir, non des pieux travaux,
des exercices saints qui les occupoient, dans
ces temps précieux où le caractère, les habi-
tudes, les principes se décident pour jamais;
mais des plaisirs de la table , des divertisse-
mens, du jeu, qui remplissoient presque en-
tièrement leurs déplorables journées ? Ainsi
l'esprit sacerdotal alloit s'affoiblissant avec
une effrayante rapidité; et l'Eglise, persécu-
tée au-dehors par des ennemis furieux, avoit
encore a combattre dans son propre sein la
corruption dune partie de ses ministres.
D'un autre côté , il se manifestoit dans quel-
ques ordres religieux , et particulièrement
dans une congrégation connue par son atta-
chement à des opinions condamnées, un
(6g)
penchant à se séculariser, qui avoit évidem-
ment sa source dans ces opinions mêmes.
Toute subordination pesoit à des hommes
qui ne reconnoissoient. aucune autorité; et
en effet, il n'y a point de raison d'obéir à
un abbé , quand on se croit en droit de résis-
ter au Pape et aux évêques.
Les monastères de femmes avoient géné-
ralement conservé leur régularité, parce que
chez elles la religion est toute de sentiment,
et que si la religion naît dans l'esprit par la
persuasion , elle se conserve dans le cœur
par l'amour.
On reprochoit au contraire à plusieurs or-
dres d'hommes un extrême relâchement , dont
les instituts les plus austères ( et ceci est re-
marquable ) s'étoient seuls préservés. Voulez-
vous attacher fortement l'homme, imposez-
lui de grands sacrifices. Jamais, depuis leur
origine , les Chartreux n'eurent besoin de ré-
formation ; et la vie des pères de la Trappe,
depuis l'abbé de Rancé jusqu'à nos jours, n'a
pas cessé d'être un prodige de rigueur et de
sainteté. Ils retraçoient dans toute leur pu-
reté , au milieu d'un siècle profondément cor-
rompu , les mœurs antiques et les héroïques
vertus des premiers solitaires; et l'on aimoit
à retrouver dans la société ces vénérables mo-
numens élevés et affermis par la main de la
(7°;
religion, comme le voyageur fatigué d'une
longue et pénible route à travers des sables
brûlans, rencontre avec joie ces lieux couverts
de verdure et rafraîchis par les eaux , que la
nature a semés de loin à loin dans les déserts
embrasés de l'Afrique.
Maintenant , si nous rapprochons les traits
épars de cet affligeant tableau, et que nous
considérions ce vaste ensemble de causes des-
tructives, les progrès toujours croissans de l'in-
crédulité, l'effroyable corruption de mœurs
qui en résultoit, le renversement de tous les
principes religieux et sociaux, l'affaiblisse-
ment de la discipline ecclésiastique, la foi
expirante dans le cœur des peuples, le zèle
refroidi et presque éteint dans celui des pas-
teurs, partout un esprit d'indépendance et
de révolte, nous bénirons les vengeances mi-
séricordieuses de la Providence, qui, préve-
nant la ruine de la société par un châtiment
épouvantable , il est vrai, mais juste , mais né-
cessaire , n'a un moment abandonné la France
à toutes les fureurs des passions, à tous les
crimes de l'anarchie, à tous les maux , à toutes
les erreurs, à la philosophie enfin, que pour
la ramener plus sûrement dans les voies de
l'ordre et de la vérité. En effet, qui peut dire
combien de temps encore la masse du peuple
et le clergé lui-même eût résisté à l'irréligion ?
( 7i )
Ne faisoit-elle pas chaque jour de nouveaux
prosélytes ? Chaque jour n'infectoit-elle pas
de plus en plus l'éducation ? Bientôt la nation
entière, en proie à 1 athéisme, eut porté dans
le reste de 1 Europe, avec la contagion de
ses doctrines dévorantes, tous les fléaux et
tous les forfaits. Encore un siècle de philoso-
phie , c'en étoit fait de la civilisation, et peut-
être du genre humain.
Mais voilà que les temps marqués par la
justice divine sont arrivés : la main puissante
qui soutenoit la société se retire : Dieu rentre
dans son repos ; il cède un instant à l'homme
l'empire de la terre, que l'homme lui dispu-
toit ; et pour punir d'une manière à jamais
mémorable et proportionnée à l'offense son
orgueil insensé, il lui dit : Règne. Oh!
qui racontera ce règne de l'homme? Qui
pourra égaler les lamentations aux calamités ,
et l'exécration au crime ? Qui trouvera des
paroles pour nommer ce qui n'a point de
nom, et des larmes pour pleurer ce qui est
au-dessus de toute douleur comme de toute
consolation ? Pour moi, foible historien des
souffrances de l'Eglise , je rappellerai les faits
avec simplicité, et si quelquefois, vaincu
d'horreur, j'étois tenté, à l'aspect des victi-
mes, d'appeler sur les bourreaux les ven-
geances du ciel, je me souviendrai que le
( V )
chrétien est disciple du Dieu qui pardonne
. La révolution commença par un acte de
spoliation inouï : tous les biens du clergé ,
confisqués en un jour, furent d clarés par
rassemblée constituante propriété nationale;
comme si la nation avoit le droit de dépouil-
ler à son profit une partie de ses membres ;
comme s'il n'existoit d'autre loi que sa
volonté, ni d'autre justice que ses passions.
Ainsi une grande iniquité fut la première
application publique du principe de la sou-
veraineté du peuple : et , à peine ce nouveau
souverain entrât il dans l'exercice de sa puis-
sance, qu'il fallut, pour en justifier l'usage, re-
courir à la maxime anarchique du calviniste
Jurieu : « Le peuple est la seule autorité qui
» n'ait pas besoin de raisons pour valider ses
» actes ; » maxime qui attribue à l'homme ce
qui n'appartient pas même à Dieu, c'est-à-
dire le pouvoir de créer la justice par une
volonté arbitraire.
Dès que la société se constitua en France ,
le clergé, comme les autres corps de 1 Etat,
devint propriétaire, parce qu'il est dans la
nature de la société que les hommes consacrés
à son service aient une existence assurée et
indépendante , et qu'il n'y a de stabilité et
d'indépendance que dans la propriété (i).
(i) C'est ce qu'a bien senti l'homme de génie qui a
( 73 )
Rendre les ministres de la religion dépen-
dans, pour leur subsistance, de la charité des
fidèles ou de la munificence du gouvernement,
c'est ôter toute dignité au ministère , et faire
refondé en France la monarchie et la religion ; partout
où celle-ci avoit encore des propriétés, dans le royaume
d'Italie, dans le Piémont, il les lui a conservées, et y
en a même, dans quelques endroits, ajouté de nou-
velles. La Prusse, avertie par le malheur, et aussi mal
défendue par sa philosophie que par ses armées, s'oc-
cupe de créer chez elle des dignités et des propriétés
ecclésiastiques , pour ranimer, s'il étoit possible , la re-
ligion , en augmentant la considération de ses ministres ;
mais, malgré la sagesse de ces vues véritablement poli-
tiques , on peut prévoir qu'elles n'auront pas le succès
qu'elle en attend. Aucuns efforts humains ne rendront
désormais la vie au protestantisme , et l'on aura beau
remuer le cadavre, on ne fera qu'en hâter la dissolution.
Au reste , il n'est aujourd'hui personne , quels que soient
d'ailleurs ses principes religieux, qui ne reconnoisse la
nécessité de doter les corps permanens en propriétés
foncières. « Il faut absolument, à toute école qui doit
«prospérer, dit M. de Villeis, une dotation et une pro-
«priété réelle, qui soit régie par une administration
«localej il lui faut une garantie , une existence autre
>>que celle qui peut provenir du casuel , de pensions
«incertaines, ou de secours à obtenir du gouvernement,
«lequel, ayant à pourvoir à bien d'autres besoins, sera
«souvent forcé de laisser de tels objets en souffrance. «
Essai sur l'esprit et l'influence de la Réforme de Lu-
ther, p. 366.
( M)
dépendre la religion elle-même des erreurs ou
des caprices de l'administration ; et certes
ce fut une idée bien stupidement impie que
celle de salarier le culte , comme on salarie des
commis ou des professeurs, et d'estimer par
sous et deniers ce que Dieu devoit coûter à
la société.
Le plan de destruction adopté par les légis-
lateurs de 1789 se développoit avec une ra-
pidité qui montroit assez à quel point les es-
prits étoient préparés à tous les changemens,
et disposés , sinon à tout approuver , du
moins à tout souffrir. La suppression des
ordres religieux suivit immédiatement la
confiscation des biens du clergé. Depuis long-
temps la philosophie déclamoit avec violence
contre les vœux monastiques ; à l'entendre ,
ces filles saintes et ces pieux solitaires , que la
force seule a pu arracher de leurs tranquilles
asiles, étoient autant de victimes qu'un fa-
natisme barbare condamnoit à une éternelle
réclusion. Des célibataires vieillis dans le li-
bertinage frémissoient à la seule idée du céli-
bat religieux; et des écrivains, quisepiquoient
d'être profonds, ne soupçonnoient même pas
l'extrême utilité dont peuvent être ces corpo-
rations entre les mains d'un gouvernement
éclairé.
La philosophie moderne, qui ne reconnoît
C75)
dans Thomme d'autre mobile que l'intérêt
personnel , s'imagine qu'on peut tout faire
avec de l'argent; doctrine vile et fausse,
digne en tout du siècle qui l'a vu naître. De
quel prix, je le demande , paiera- ton la vertu,
qui n'est que le sacrifice de tout intérêt pro-
pre ? Dira-t-on qu'on se passera de vertu ?
On l'a dit, et du moins en cela la philosophie
a été conséquente. Mais ce n'est pas seule-
ment de vertu qu'il faudra se passer : com-
bien de sortes de dévouemens la société ne
sauroit payer, et qu'elle est forcée néanmoins,
pour le besoin de sa conservation, d'exiger
de ses membres ? Ce seroit donc une inconsé-
quence bien étrange dans un gouvernement,
que de chercher dans ses finances ce que la
religion lui offre gratuitement, et qu'elle seule
peut offrir. Ce n'est pas qu'elle n'ait aussi ses
récompenses; elle paie tout, les privations,
les travaux, et la vie même, avec l'espérance.
Tout ce qui demande le concours constant
de plusieurs volontés, l'unité d'esprit, de
vues et d'efforts , ne peut être exécuté que
par un corps religieux ; car si la politique rap-
proche les hommes, la religion seule les unit.
Elle multiplie les forces en détruisant les ré-
sistances : elle fait plus, elle transporte dans
l'ordre public les affections privées ; elle or-
donne et obtient tous les sacrifices, et le plus
C 76 )
grand de tous , l'obéissance. Elle parle , et à sa
voix des femmes se dévouent aux plus rigou-
reuses austérités, aux occupations les plus
rebutantes; elles courent ensevelir dans des
hôpitaux leur jeunesse ,leurbeauté, et souvent
tout ce qu'une brillante fortune leur promet-
toitdansle monde de plaisirs el de jouissances:
elle parle, et des milliers d'hommes renon-
cent à leur patrie , à leur famille , à leurs amis,
pour aller au fond des forets , avec des peines
et des dangers incroyablrs, annoncer à quel-
ques pauvres sauvages un Dieu mort sur une
croix pour les sauver. La civilisation pénètre
dans le désert avec le christianisme , et ces
terres barbares , fécondées par les sueurs et
le sang de quelques missionnaires obscurs,
produiront désormais plus de vertus que la
philosophie, dans nos contrées civilisées, n'a
fait naître de crimes avec la licence de ses
principes et la perversité de ses doctrines.
J'ai parlé des services que les religieux ren-
doient pour l'éducation. Leurs veilles savantes
n'étoient pas moins utiles aux lettres. Il est,
dans les sciences comme dans les arts , des
monumens qu'une seule main ne sauroit éle-
ver. Les forces de l'individu ont des bornes,
et des bornes toujours fort étroites , comme
celles de la vie même : aussi, quoi de plus
ordinaire que de vastes entreprises restées
(77 )
sans exécution , et d'immenses recherches ab-
solument perdues , parce que la mort est ve-
nue surprendre Fauteur au milieu de ses tra-
vaux? Mais dans un ordre qui ne meurt point,
rien ne se perd : ce que l'un a commencé, un
autre l'achève : point d'entraves , point de
rivalités : tout se poursuit sans interruption,
parce que tout se fait en commun et par de-
voir. A côté du savant qui s'éteint , s'élèvent
d'autres savans que lui-même a formés, comme
dans les forêts un chêne antique s'entoure de
jeunes rejetons. La vie monastique, d'ailleurs,
exempte de soins et de distractions, favorise
singulièrement ces laborieuses études qui de-
mandent l'homme tout entier ; et c'est là sans
doute une des raisons de la supériorité des
corporations religieuses sur les corps pure-
ment littéraires, aussi stériles que les autres
se sont montrées fécondes. En deux siècles
l'académie française n'a produit qu'un dic-
tionnaire, encore fort imparfait; tandis qu'au
moment de la révolution , une seule congré-
gation de Bénédictins préparoit quinze grands
ouvrages, presque tous déjà très-avancés.
Ces considérations devroient, ce semble,
réconcilier un peu avec les ordres religieux
un siècle qui attache tant de prix aux sciences,
et où l'on paroît désirer avec tant d'ardeur
leur avancement. Mais , envisagés comme
(78)
lieux d'asile, les monastères avoient encore
une utilité politique bien autrement impor-
tante. Ils offroient une retraite au repentir,
un refuge à l'infortune, une solitude aux âmes
tendres et mélancoliques , où leur amour se
nourrissoit de pensées célestes et d'immor-
telles espérances. La religion réparoit dans
le secret des cloîtres les torts de la société.
Semblable au roi de l'Evangile, elle appeloit
au banquet divin de ses consolations les pau-
vres , les aveugles , les boiteux , les estropiés ; et
celui-là lui étoit le plus cher, qui étoit le plus
infortuné. Aujourd'hui que le malheur est le
seul crime qu'on ne pardonne point, il faut
que les tristes victimes des vicissitudes du
sort ou des injustices des hommes restent
dans le monde, pour en essuyer les dédains
insultans, l'amère dérision, et la pitié plus
amère encore. Le malheureux, que des pas-
sions violentes ont entraîné à des excès
qu'il eût expiés peut-être par les saintes ri-
gueurs de la pénitence, repoussé de la so-
ciété, n'a plus d'autre alternative que le sui-
cide ou l'échafaud : il auroit pu dans son re-
pentir donner l'exemple de toutes les vertus;
dans son désespoir il donnera celui de tous
les forfaits.
De plus , la réunion sous une règle, d'un
certain nombre d'hommes, pour pratiquer en
i 79 ;
commun les conseils évangéliques , cette insti
tution, dis-je, est trop dans l'esprit du chris-
tianisme pour qu'on pût la détruire sans que
la religion elle-même en souffrit. Un vérita-
ble religieux est un modèle vivant de la per-
fection où chaque chrétien doit tendre ; et
plus il y a de désordres, plus il importe de
présenter aux hommes de tels modèles. Ils
empêchent, en quelque sorte, la prescription
du vice contre la vertu, et réclament inces-
samment, avec une éloquence d'autant plus
forte qu'elle est toute en action, contre la
corruption des mœurs et 1'affoiblissement de
la foi. On dira que je parle de ce qui devroit
être, plutôt que de ce qui étoit : je parle de
ce qui a existé pendant des siècles, de ce qui
existera encore dès qu'on en aura la volonté ;
car en tout il n'y a qu'une chose difficile,
c'est de vouloir.
Convaincu, par une longue expérience, de
l'utilité des ordres religieux , le clergé de
France s'opposa de tout son pouvoir à leur
destruction. Mais que pouvoit-il pour autrui,
quand déjà il lui falioit combattre pour sa
propre existence ? Sa voix , qu'il ne cessa
d'élever avec courage en faveur de la reli-
gion et de la patrie , se perdoit dans le bruit
des ruines qu'une assemblée en délire accu-
muloit de toutes parts autour d'elle. Après
( 8o)
avoir renversé par une constitution nouvelle
l'antique constitution française , chef-d'œu-
vre de la religion et du temps, elle attaqua
la religion même , en s'efforçant d'intro-
duire dans l'Eglise le presbytéranisme, comme
elle avoit mis, au moins en principe, la
démocratie dans VÉlat. La royauté n'étoit
plus qu'un fantôme , on voulut faire de l'é-
piscopat un vain nom. Chaque évêque, tenu
d'obéir aux volontés de son conseil, n'étoit
au fond qu'un chef de consistoire , premier
entre ses égaux; et sa juridiction bornée de
tous côtés, comme la puissance royale, n'of-
froit qu'une ombre d'autorité. Et remarquez
qu'en même temps qu'on abaissoit les évê-
ques jusqu'à n'en faire presque que de simples
curés , on élevoit de simples prêtres jusqu'à
l'épiscopat, puisque leur voix, dans le conseil ,
où tout se décidoit à la pluralité, avoit autant
de poids que celle de l'évêque. 11 est impos-
sible de ne pas reconnoître ici les principes
d'une secte qui depuis long-temps sollicitoit
de ses vœux, et préparoit par ses intrigues,
le bouleversement de la discipline ; et les at-
tentats de l'assemblée constituante n'étoient
que la suite et l'effet des entreprises des Par-
lemens. Ceux-ci, s'érigeant en juges dans
l'ordre spirituel, contraignoient les pasteurs
dans l'exercice de leurs fonctions : l'assem-
(8i )
blée constituante , en vertu de la délégation
du peuple, crut pouvoir créer et instituer
elle-même des pasteurs. Et, chose étrange!
elle fondoit son prétendu droit d'ordonner
dans TEglise catholique, sur les mêmes titres
qui, selon elle, lui donnoient le pouvoir
d'abolir la religion catholique (i) : de sorte
(i) « Cette proposition de M. Camus, qui a osé attri-
wbuer à l'Assemblée le pouvoir de rejeter la religion
«catholique, m'avoit infiniment scandalisé, dit M. l'abbé
«Maury , lorsque je l'entendis dans la tribune; mais ma
«surprise est bien augmentée, depuis que j'ai vu l'écrit
«de M. Camus , dans lequel cette insoutenable assertion
«est déposée, munie de la signature de plusieurs curés,
«d'un Bénédictin et d'un prêtre de l'Oratoire, lesquels
« reconnaissent , disent-ils , dans le principe qu'il a e'ia-»
vbli pour base de son opinion, ainsi que dans les con-
» séquences quil en a déduites , des vérités exactes ,
» conformes à la foi catholique et à la discipline reçue
* dans la primitive église. » Voyez l'éloquent discours
de M. l'abbé Maury, sur la constitution civile du clergé,
Recueil de Barruel, tom. VI. Au reste, la subversion
de la discipline n'éloit que le prélude des changemens
que l'Assemblée constituante se proposoit d'opérer dans
la religion; et l'on peut consulter à ce sujet un rapport
très-curieux sur l'instruction publique, fait au nom du
comité de constitution, à l'Assemblée nationale , les 10
ii et 19 septembre 1791, et attribué à M. de Condor-
cet. A l'article Ecoles pour les ministres de la religion
l'auteur commence par avertir l'Assemblée que c'est à
elle v qu'il appartient de rétablir la raison dans ses
6
(82 )
que, de son aveu, une faculté' de détruire,
c'est-à-dire le droit de la force , étoit le seul
titre qu'elle pût alléguer pour légitimer ses
actes.
Elle sera long-temps fameuse l'héroïque
résistance du clergé français à une consti-
» droits. » Puis, passant aux objets qui doivent composer
l'enseignement ecclésiastique , qu'il divise en six arti-
cles, il établit dans le second , « qu'une exposition
wraisonnée des dogmes est tout ce qu'il faut pour le
«grand nombre des ministres. Peut-être même, ajoute-
Bt-il, seroit-elle plus qu'il ne faut, si elle embrassoit
«l'universalité des points décides ; » attendu que
» si ces décisions se sont multipliées avec les erreurs, il
» n'est pas moins vrai que le dépôt de la révélation n'a
:>pas dû se grossir en traversant les siècles , et que les
«fidèles de nos jours ne sont pas tenus à croire davan-
«tage que ceux de l'Eglise des premiers siècles. L'ex-
« position des points révélés qui doit être enseignée &
«tout élève du sacerdoce, pour qu'il l'enseigne à son
«tour, peut donc être réduite à tout ce qu'il étoil né-
«cessaire à tout chrétien de croire avaut la naissance
«des hérésies, c'est-à-dire à ce qui constitue la pratique
«journalière de la religion La théologie, d'ailleurs,
«ne doit point être regardée comme une science
«On doit donc s'occuper, non pas à l'étendre, mais à
«la fixer, mais à la renfermer dans ses limites , que trop
«souvent d'ambitieuses subtilités s'efforcèrent de lui
«faire franchir dans des siècles d'ignorance. » D'où le
rappoiteur conclut « que l'Assemblée nationale doit
» enjoindre à tous les évêques, comme étant les pie-
(83 )
tution qui ne constituoit que le schisme, et
n'organisoit que le de'sordrc. Alors il fut
donné au monde un grand exemple, celui de
cent trente-cinq évèques et de plus de cent
mille prêtres se dévouant à la pauvreté , à
l'exil, à la mort, plutôt que de prononcer
«miers urveillans de la doctrine religieuse, de tra-
vailler avec leur conseil à réduire les objets dogma-
tiques qui entreront dorénavant dans l'enseignement
»public des ministres du culte, aux seuls points indis-
pensables à l'instruction des fidèles >, (c'est-à-dire au
Symbole des Apôtres tout au plus), «de telle sorte
»que, du concours de ces travaux épuratoires, resuite
«enfin un ense.gnement complet, uniforme, et réduit
»a ses véritables bornes. » Quant au droit canonique
il se compose uniquement « des lois sur l'organisation
»du cierge, » autrement dites la constitution civile
Toutefois, comme toutes ces réductions ne laissèrent
pas que de former un assez grand vide dans l'enseigne
ment, l'auteur du rapport, qui a tout prévu, s'est oc-
cupe de remplir ce vide. Il pense donc « que les règles
«de 1 arpentage et du toisé , plus développées que dans
«les écoles primaires , la corinoissance des simples quel
«ques principes d'hygiène , et quelques-uns de droit
«doivent faire dorénavant partie de l'instruction ecclé'
«s.asl.que. « C'est dommage que d'aussi belles idées
aient ete totalement perdues par la faute de la Con-
vention, qui, quoique pénétrée des mêmes principes
adopta néanmoins un plan différent de celui tracé par*
M. de Condorcet, et surtout se montra beaucoup pL
franche et plus expéditive dans ses réductions.
e.
(84)
un serment que leur conscience désavouent.
Cependant l'Eglise schismatique se com-
posoit, en grande partie, d'apostats recrutés
dans les rangs du Jansénisme , et parmi les
ministres sans mœurs ou séduits par la phi-
losophie. Ceux-ci ne refusèrent aucuns ser-
mens , pas même les plus opposés , et le blas-
phème ne leur coûta pas plus que le parjure.
Re poussés de l'Eglise entière , frappés des
anathèmes du souverain Pontife , sans mis-
sion, sans pouvoirs, ils n'en persistèrent pas
moins à exercer des fonctions sacrilèges, jus-
qu'au moment où la plupart d'entre eux, ab-
jurant le sacerdoce qu'ils profanoient , se
dégradèrent eux-mêmes de cet auguste ca-
ractère par des mariages scandaleux , que
l'Eglise, dans sa sagesse, a cru devoir depuis
légitimer.
Mais ce qui distingue principalement le
schisme constitutionnel de tous les autres
schismes, c'est le principe sur lequel il étoit
fondé, principe posé par la Réforme, et dé-
veloppé par la philosophie dans ses plus ex-
trêmes conséquences. Jésus-Christ ou le Verbe,
la pensée de Dieu rendue sensible , étoit venu
révéler aux hommes toute vérité, et les vérités
sociales ou politiques comme les vérités reli-
gieuses, puisque dans ces paroles, Toute puis-
sance vient de Dieu, et là seulement se trouve
(85 )
la raison du pouvoir et de F obéissance, sans
lesquels il ne peut exister de société. La phi-
losophie, ou la pensée de l'homme, source
de toute erreur, rejetant avec un orgueilleux
dédain cette maxime du christianisme , établit
en principe que toute puissance vient de
l'homme; d'où il suit que là où il y a plus
d'hommes , il y a aussi plus de puissance , ou,
en d'autres termes, que le peuple est la puis-
sance suprême ; d'où il suit encore que la
volonté du peuple est son unique règle ; car,
s'il existoit hors de lui une autre règle à la-
quelle il fût tenu d'obéir, il ne seroit plus
indépendant, il ne seroit plus souverain. « Et
» le peuple, dit Jurieu , est la seule puis-
» sance qui n'ait pas besoin de raison pour
» valider ses actes. » « Car si le peuple veut
» se faire du mal à lui-même , qui est-ce qui
» a le droit de l'en empêcher? » ajoute J. J.
Rousseau , qui consacre ainsi , et par les
mêmes principes, comme l'observe avec rai-
son M. de Bonald, le suicide des peuples et
celui des individus.
Mais si toute puissance vient du peuple,
donc aussi la puissance spirituelle , disoit l'As-
semblée constituante ; et le peuple, d'après
cet axiome , instituoit des pasteurs pour ré-
primer ses vicieux penchans et ses pensées
criminelles , comme il nommoit des magis-
( 86)
trais pour punir "ses actions coupables; Dieu
étoit , pour ainsi dire , cre'e' dans la société
par la puissance de l'homme : monstrueux
renversement de tout ordre religieux et po-
litique , qui devoit nécessairement et bientôt
aboutir à un athéisme ouvert et à une anar-
chie déclarée.
Il n'existoit plus en France d'autre pou-
voir que celui des factions, qui, dans leurs
sanglans débats, se disputoient la nation,
comme des tigres se disputent une proie.
Destinés à périr avec la monarchie dont il étoit
l'appui, le clergé est banni du royaume, et
le monarque est jeté dans les fers. Hélas ! il
n'y sera pas long-temps : Fils de saint Louis,
montez au ciel! Une grande victime est im-
molée, et la Convention proclame la répu-
blique sur un échafaud.
Alors se réalisèrent dans toute leur éten-
due les projets et les espérances de la philo-
sophie. La société sans culte , sans Dieu , sans
roi , fut libre enfin , c'est-à-dire qu'au nom
de la liberté, vingt-cinq millions d'hommes
gémirent dans le plus abject esclavage. Les
richesses, la naissance, les talens , les vertus,
devinrent des titres de proscription : tout étoit
crime, excepté le crime même; et pendant
deux années la terreur et la mort se promenè-
rent en silence d'un bout de la France à l'autre.
( «7 )
« Il n'y a aucune propriété légitime, » avoit
dit , d'après Hobbes , le philosophe Diderot ;
et pour s'emparer des propriétés, on massa-
cra les propriétaires. « Les sciences corrom-
pent l'homme, et l'éducation le déprave, »
avoit dit Rousseau; et l'on détruisit les mo-
numens des sciences, on égorgea les savansv
on abolit l'éducation, et l'on voua une géné-
ration toute entière à l'ignorance la plus pro-
fonde et à la plus affreuse corruption. Jean-
Jacques ne vouloit pas qu'on parlât de Dieu
aux enfans, on défendit d'en parler même
aux hommes. Les réformateurs du seizième
siècle avoient, en quelque sorte , divinisé Ja
raison humaine, en substituant son autorité,
dans l'interprétation des Ecritures, à celle de
l'Eglise ou de Dieu même, et l'on éleva des
temples à la déesse Raison. Des prostituées ,
représentant cette divinité nouvelle , furent
offertes à l'adoration publique sur des autels
arrosés de sang; et l'on vit chez une nation
chrétienne se renouveler les horreurs et les
abominations du paganisme. La Métrie, d'Hol-
bach, et autres sophistes, ne voyoient dans
l'homme qu'une matière organisée, une plante,
un animal; et l'on ne fit plus de différence
entre le cadavre de la brute et la dépouille mor-
telle de l'homme, outragé jusque dans ses der-
niers restes. Voltaire crioit à ses disciples :
(88)
Ecrasez l'infâme ; et ses disciples proscrivi-
rent toule espèce de culte, renversèrent les
autels, etde'molirent les temples mêmes. Tout
ce qui pouvoit rappeler les souvenirs reli-
gieux, qu'on s'efforçoit d'éteindre, fut anéanti;
et les précautions de la haine s'étendirent jus-
qu'à changer l'antique division du temps
consacrée par l'usage de tous les peuples. Di-
derot désiroit « étrangler le dernier roi avec
les boyaux du dernier prêtre ; » et l'on pro-
posa d'organiser un bataillon de régicides, et
tous les prêtres furent dévoués à la mort,
pour satisfaire le vœu doux et humain du
philosophe. En un mot, tous les forfaits qui
souillèrent la France , à cette exécrable épo-
que, ne furent que l'application des principes
de la philosophie ; ce qui faisoit dire à M. de
Condorcct parlant de Voltaire : « Il n'a pas
» vu tout ce qu'il a fait, mais il a fait tout
» ce que nous voyons. »
Tandis que la masse du clergé, dispersée
dans des contrées étrangères, y déposoit des
germes de catholicisme, qui, fécondés par le
temps, se développeront peut-être un jour,
un grand nombre d'ecclésiastiques, préparés
au martyre , bravoient en France tous les
dangers pour distribuer aux fidèles le secours
des sacre mens et les consolations de l'espé-
rance. Que de traits héroïques, que de subli-
(39)
mes dévouemens ne pourrois-je pas rappeler !
Jamais la religion ne parut plus magnanime
et plus belle; et si la philosophie triomphante
imagina des crimes nouveaux , le christianis-
me persécute" enfanta de nouvelles vertus (i).
Cependant le tombeau s'élargissoittous les
jours, et déjà il ne suffisoit plus à la multi-
tude des victimes, quand la Providence, qui
dit aux passions humaines, comme aux flots
de la mer: Tu viendras jusqu'ici , tu ri iras
pas plus loin , arrêta enfin cet épouvantable
débordement de forfaits inouis et d'inexpia-
bles horreurs. Piobespierre succombe , et l'hu-
manité est vengée. Depuis ce moment, la so-
ciété tendit constamment à se reconstituer.
Un gouvernement plus concentré remplaça
l'anarchie démocratique. Toutefois la philo-
sophie régnoit encore, et la religion ne cessa
pas d'être persécutée. Plus foible, mais non
moins atroce que la Convention , le Directoire
(1) Je ne puis m'empocher de rapporter ici le trait
d'un prêtre breton , qui , perclus des deux jambes , se
faisoit porter la nuit dans les campagnes, pour assister
les malades, par deux hommes qui se délassoiont tour
à tour : voilà le chrétien. Dans le même temps, le
monstre Coulhon , également perclus, se faisoit porter
à la Convention pour y solliciter des massacres : voilà
le philosophe.
( 9° )
eraignit de soulever la nation en relevant les
e'chafauds, et il imagina le supplice plus lent
de la déportation. Un grand nombre de prê-
tres pe'rirentpar les maladies et la faim , dans
les déserts de Sinnamari; d'autres furent en-
tassés sur des vaisseaux ou dans des cachots
infects ; et partout ils montrèrent une rési-
gnation digne des premiers martyrs. « Il est
» vrai, disoit l'un d'eux, nous sommes les
» plus malheureux des hommes, mais nous
» sommes les plus heureux des chrétiens. »
À ces paroles sublimes opposez ces effroya-
bles mots textuellement transcrits d'une in-
struction du Directoire à ses agens : « Désolez
» leur palience ; » et choisissez ensuite entre
la religion qui inspire cette patience céleste,
et la philosophie qui produit cette rage in-
fernale.
Un membre du Directoire voulut fonder un
culte nouveau , une religion simple , et com-
posée seulement d'un couple de dogmes,
comme il s'exprimoit lui-même , et il se flatta
de l'établir sur les ruines du christianisme.
Ce projet , dans un autre temps, eût pu n'ê-
tre qu'extravagant; mais alors il eut toutes
les suites que pouvoit faire craindre la dé-
raison armée du pouvoir. Bientôt , pour ne
rappeler ici qu'un seul fait , le chrétien eut à
gémir sur l'horrible attentat commis contre
(9' )
le chef de l'Eglise, l'immortel Pie VI. Arrêté
dans sa capitale, abreuvé d'outrages et d'op-
probres, traîné de prison en prison comme
un vil criminel , ce vénérable pontife , qui plus
d'une fois excita le respect et l'admiration de
ses bourreaux mêmes, soutint avec un noble
courage, jusqu'au dernier, moment, la gloire
de la tiare et la dignité de son caractère, et
couronna la vie d'un saint par la mort d'un
martyr.
Enfin les temps marqués par la Providence
arrivent. La hache du Jacobinisme, insatiable
de destruction, avoit couvert la France de
débris : édifices sacrés et profanes , institu-
tions civiles, morales, religieuses, tout étoit
renversé ; tout, et en beaucoup de lieux jus-
qu'à la chaumière du pauvre. Dans notre
belle patrie , naguère si florissante , le voya-
geur ne pou voit faire un pas sans poser le
pied sur des décombres. Soudain la dévasta-
tion s'arrête : je ne sais quelle puissante éner-
gie féconde en un moment toutes ces ruines :
les temples se relèvent, le culte renaît, et
avec lui les sentimens que le christianisme
inspire et nourrit. Les haines, les inimitiés
s'apaisent ; et tant de victimes innocentes
d'une révolution désastreuse oublièrent leurs
souffrances, dès qu'elles purent pleurer au
pied des autels du Dieu qui console.
Cctoit beaucoup que d'avoir rendu à la
France sa religion : ce n'étoit pas assez; il
falloit en assurer l'existence, fixer les droits
de ses ministres, et déterminer leurs rapports
avec le gouvernement et l'administration. Ce
fut l'objet du Concordat. Des circonstances
impérieuses ordonnoient une nouvelle orga-
nisation du clergé. Les anciennes divisions
du territoire, ayant cessé d'être en harmonie
avec les divisions politiques de ce même ter-
ritoire, sembloient alors ne pouvoir plus sub-
sister sans de graves inconvéniens : on sup-
prima les anciens évêchés, on en créa de nou-
veaux. La plupart des cvêques, dociles à la
voix du souverain Pontife , remirent entre
ses mains leur démission volontaire. D'autres,
non moins zélés au fond pour le rétablisse-
ment de Tordre religieux, ne crurent pas ce-
pendant devoir concourir, par cet acte de
soumission, aux changemens qui s'opéroient.
Ils craignoient pour l'avenir ; et leurs craintes,
dont nous n'examinons point ici le fonde-
ment, les entraînèrent peut-être au delà des
bornes dans lesquelles les vrais principes leur
prescrivoient de se renfermer. Ilsavoient cer-
tainement le droit d'adresser au saint-siége
des remontrances ; mais le successeur de
Pierre étoit seul juge de ce qu'exigeoit l'inté-
rêt de l'Eglise. Dès qu'il eut définitivement
(93 )
prononcé, le devoir des pasteurs fut de don-
ner au troupeau l'exemple de l'obéissance.
Aussi le Pape n'hésita- t-il point à déclarer
aux évêques que toute opposition seroit inu-
tile ; chef suprême de l'ordre pastoral, et
source de la juridiction, il lui ouvrit de
nouveaux canaux pour fertiliser cette antique
église des Gaules, fondée par ses prédéces-
seurs. Jamais les vicaires de Jésus-Christ n'a-
voient exercé leur puissance avec tant d'éclat;
jamais ils n'avoient déployé une autorité si
grande et si magnifique. La Providence le
vouloit ainsi pour confondre les doctrines de
schisme, qui gagnent, dit l'apôtre, comme
la gangrène, et pour venger la chaire éter-
nelle des blasphèmes des novateurs.
Ici, je ne puis m'empècher de faire obser-
ver le rapport constant des principes religieux
et politiques pendant le cours de la révolu-
tion française. En 1-791 , le presbytéranisme
dans l'Eglise concourt avec la démocratie
dans l'Etat; en 1793, la destruction de toute
espèce de culte , avec l'abolition de tout gou-
vernement ; en 1795, un gouvernement sans
unité et sans consistance, avec une religion
foible et vague, ou la Théophilantropie ; en
1800 enfin, la religion catholique et l'unité
de pouvoir renaissent ensemble , et l'autorité
du chef de l'Église, comme l'autorité du chef
(94)
de TÉtat, acquièrent, dans une proportion
correspondante , un nouveau degré de force
nécessaire au rétablissement de Tordre poli-
tique et religieux.
Les richesses du clergé avoient été long-
temps le texte des déclamations d'une philo-
sophie envieuse; elle reprochoit aux ministres
d'un Dieu de charité, jusqu'au pain dont ils
nourrissoient le pau re ; car, si Ton voyoit
quelquefois des prêtres avares et sans en-
trailles, ces âmes dures étoient peu nom-
breuses. J'en appelle à la multitude d'infor-
tunés qui vivoient presque uniquement des
secours que leur prodiguoient en secret tant
de pieux ecclésiastiques. Une tendre commi-
sération pour les misères de l'humanité étoit
partout le caractère distinctif du clergé ca-
tholique , dévoué par état aux actes de bien-
faisance, et, pour ainsi dire, consacré à la
miséricorde. Existoit-il quelque part une
abbaye opulente , on s'en apercevoit d'abord
à l'aisance qui régnoit dans les lieux d'alen-
tour. 11 étoit rare et peut-être inouï que l'in-
digent n'entrât pas en partage des revenus
attachés à ces saintes fondations, qui étoient
comme le patrimoine que , dans sa touchante
sollicitude, la religion tenoit en réserve pour
ceux de ses enfans qu avoit déshérités la for-
tune. Qu'on interroge le pauvre, et on saura
C95)
ce qu'il a gagné aux spoliations qui remirent,
comme on parloit alors, en circulation ces
richesses oisives. Elles étoient oisives sans
doute pour le calculateur, qui, ne voyant
dans l'or que le moyen d'acquérir de For,
suppute froidement ce que peut produire la
faim, le froid, la nudité, et toutes les an-
goisses de l'extrême besoin , engloutit dans
ses coffres la substance des malheureux dont
il a consommé la ruine, et dévore les familles
entières par sesusures homicides. Elles étoient
oisives, enfin, comme ceux qui les distri-
buoient étoient eux-mêmes oisifs. Que fai-
soient-ils en effet ces hommes désœuvrés? Ils
cherchoientde tous côtés des peines pour les
adoucir, des pleurs pour les sécher, des dou-
leurs pour les consoler : du cachot où ils ve-
noient de promettre le pardon au repentir,
ils passoient au lit de l'agonisant pour verser
dans son cœur, à ce moment terrible , les
joies immortelles d'une espérance qui alloit
s'accomplir.
Quelle que fût , au reste, l'utilité ou même
la nécessité des dotations ecclésiastiques , la
politique ne permettoit pas peut-être, à l'é-
poque du Concordat , de réintégrer le clergé
dans des biens qui déjà plusieurs fois avoient
changé de possesseurs. Cette raison d'intérêt
public porta le souverain Pontife à en légi-
(96)
timer la vente; et provisoirement il fut pourvu,
par des pensions, à la subsistance des mi
nistres chargés de fonctions curiales.
L'extinction du schisme fut le grand bien-
fait du Concordat. Une sage clémence tem-
péra la sévérité des peines prononcées par
les canons contre ceux qui rompent l'unité.
Le Pape prit pour modèle en cette occasion
la conduite que tinrent ses prédécesseurs lors
du schisme des Donatistes. Oubliant sa qua-
lité de juge pour se souvenir seulement qu'il
étoit père, il détourna sa vue du passé , n'a-
dressa même aux plus coupables que des
paroles de bonté, et conquit la paix par
l'indulgence.
Admirons cependant la profondeur des
desseins de Dieu dans les épreuves qu'il en-
voie à son Eglise, et apprenons à ne jamais
nous défier de la Providence. Timide passager
sur le vaisseau de l'Eglise , vous tremblez
dans la tempête, parce que Jésus-Christ vous
semble endormi ; mais l'instant du réveil est
proche ; craignez que le Seigneur ne vous
adresse , comme au chef des apôtres, ces pa-
roles de reproche et de colère : Homme de
peu de foi , pourquoi avez-vous doute. p 11 y a
à peine douze ans, l'anéantissement de la re-
ligion chrétienne en France paroissoit inévi-
table. En butte à tous les genres de perse-
(97 )
cutions, étoit-il probable, étoit-il même pos-
sible , àparler humainement, qu'elle n'eût pas
succombé? Cependant , loin de s'affoiblir, elle
s'est fortifiée dans la persécution. Plus elle a
été violente, plus aussi seront grands les avan-
tages qu'elle en retirera. Et déjà n'en est-ce
pas un inappréciable , que le rétablissement
de la discipline et la réformation du clergé .
par le retranchement volontaire des membres
qui le déshonoroient? S'il a perdu des ri-
chesses , il a acquis , ce qui est bien préfé-
rable, le respect de ses ennemis mêmes, er
cette vénération qu'inspirent naturellemen!
de grands malheurs et de grandes vertus.
La puissance spirituelle n'a plus à craindre
que des passions jalouses lui disputent ses
droits solennellement reconnus. Sous un gou-
vernement fort, chaque autorité, renfermée
dans ses limites, s'y exerce avec plénitude et
sans entraves; parce que toute entrave à l'au-
torité est un désordre , et que tout désordre
est foiblesse dans le gouvernement qui le
souffre.
Si la religion est encore pour quelques in-
sensés un objet de mépris, du moins elle a
cessé généralement d'être un objet de haine.
On noseroit plus en nier l'utilité politique ,
depuis la démonstration terrible qu'en a dor-
née la révolution ; et les adorateurs de la phi-
7
losophie, victimes eux-mêmes de ses fureurs,
tremblent aujourd'hui devant cette divinité
formidable qui dévore ses propres enfans.
Remarquons encore un autre effet de la
persécution suscitée dans le dernier siècle
contre le Christianisme. Depuis son origine
il avoit eu sans cesse à défendre, selon la
prédiction de l'apôtre , quelques-uns de ses
dogmes attaques par l'hérésie; et c'étoit là
un des moyens ménagés par la Providence
pour fournir à l'Eglise \ dans les temps con-
venables, l'occasion de développer, d'éclair-
cir, de prouver sa doctrine, et d'affermir
ainsi de plus en plus le fondement de la foi.
Enfin est venu le moment où l'on a voulu
renverser, non pas un dogme , mais tous les
dogmes, depuis les indulgences et la prière
pour les morts, jusqu'à l'immortalité de l'âme,
et depuis l'autorité de l'Eglise jusqu'à l'exis-
tence de Dieu. Alors il a fallu embrasser dans
son ensemble le vaste système du Christia-
nisme, et remontant aux principes les plus
généraux , combattre , pour ainsi dire , dans
les hautes régions de la métaphysique , et
chercher dans la nature même des êtres la
raison des rapports qui les unissent entre eux
et avec un premier Etre , éternel , infini , tout-
puissant. Or, j'ose le dire, rien, en dernier
résultat, ne pouvoit être plus favorable à la
( 99 )
religion , qui ne craint que de n'être pas con-
nue , et qui ne le sera parfaitement que lors-
qu'on aura aperçu la liaison de toutes les
vérités dont elle se compose. Sans doute ces
vérités , qui rentrent de tout côté dans Fin-
fini, seront éternellement inconcevables à
l'esprit de l'homme ; mais si, comme on l'a
dit, il ne lui est pas possible d'en imaginer
le comment et le pourquoi , il peut du moins,
et cela lui suffit, en concevoir la nécessité; et
je ne crains point d'avancer qu'il n'est pas
dans la religion chrétienne un seul mystère
qui ne puisse être ainsi démontré par la rai-
son. Déjà un homme de génie a pénétré avec
succès dans cette nouvelle route ouverte aux
défenseurs du Christianisme; et ses ouvrages
immortels, que la postérité appréciera, feront
un jour révolution dans la philosophie comme
dans la politique.
xVinsi donc l'état de l'Eglise , considéré
sous ces divers points de vue , présente quel-
que sujet de consolation. Mais on ne sauroit
se le dissimuler, sa situation , à d'autres égards
bien différente, offre aux amis de la religion
et de la patrie la plus déplorable perspective.
A la persécution du glaive et du raisonnement
a succédé une nouvelle espèce de persécution
plus dangereuse peut-être, la persécution de
l'indifférence : triste et funeste effet des doc-
m
/ *
( ioo )
trines matérialistes , qui , en accoutumant
l'homme à ne penser, à n'imaginer que des
corps, et lui persuadant qu'il n'y a de réel
que ce qu'il peut voir de ses yeux et toucher
de ses mains, ont fini par étouffer entière-
ment le sens moral. A force de le représenter
comme un pur automate , une statue , une
masse organisée qui reçoit l'esprit de tout ce
qui l'environne et de ses besoins; à force de
lui répéter qu'entre lui et son chien il n'y a
de différence que la station bipède et V ouver-
ture de V angle facial, on est parvenu enfin
à le rabaisser, non pas au niveau, mais au-
dessous de la brute; car celle-ci enfin, quelle
qu'elle soit, est tout ce qu'elle peut et doit
être : au lieu que l'homme , dégradé de sa
noble nature et dépouillé de son immortalité,
n'est qu'un hors-d'œuvre dans la création ,
un je ne sais quoi de monstrueux qui afflige
la pensée et repousse les regards.
Depuis la destruction du paganisme , l'his-
toire n'offre pas un second exemple d'une
dégénération aussi générale et aussi complète.
Jamais l'homme ne s'étoit si profondément
enfoncé dans l'abjection des sens , jamais il
n'avoit perdu à ce point le sentiment de sa
grandeur et l'instinct de ses hautes destinées.
On parle des siècles de barbarie ; mais s'il se
commettoit de grands crimes, on voyoit de
( ioi )
grandes expiations : il régnoit dans tous les
rangs de la société une franchise, une loyauté,
une droiture, et tout ensemble un esprit de
désintéressement et de sacrifice, qui plus d'une
fois sauva l'État dans des circonstances des-
espérées. La plupart des nobles , il est vrai,
ne savoient pas écrire leur nom au bas d'un
contrat, mais leur parole étoit sacrée; ils ne
dissertoient point sur la morale, mais ils la
pratiquoient avec simplicité ; et en quoi donc,
après tout, étoient-ils si barbares ces siècles
qui ont produit un Suger, un saint Bernard ,
un saint Louis, ces siècles qui donnèrent la
naissance à la chevalerie , et où la religion et
l'honneur fondoient de concert la civilisation,
et affranchissoient l'Europe de la barbarie
musulmane? La science étoit morte, je le
veux; mais la conscience étoit vivante, et
les plus sublimes vertus ennoblissoient cette
ignorance qu'on oppose avec tant de dédain
aux orgueilleuses lumières de notre siècle.
Eh quoi ! n'y a-t-il donc que les physiciens et
les chimistes qui ne soient pas des barbares ?
Il semble aujourd'hui que la perfection de
l'homme consiste uniquement à connoître les
propriétés de la matière ; et de là la préémi-
nence qu'on accorde aux sciences physiques
sur les sciences morales (i) : opinion funeste
(i) Observons encore un autre effet des doctrines
( 102 )
autant qu'absurde, qui suffirent seule pour
conduire une nation à l'athéisme, s'il étoit
possible qu'elle s'établit ailleurs que chez un
peuple déjà athée. Au reste, il est bon d'ap-
prendre à nos écoliers, et même à quelques-
uns de leurs maîtres en physique , chimie ,
histoire naturelle, mathématiques, etc., que
toutes ces sciences dont ils sont si vains, ne
vivent, pour ainsi dire , et ne croissent qu'à
l'abri des sciences morales, et que l'avance-
ment des unes et des autres est également
dû au Christianisme , qui a ouvert à l'homme
matérialistes, dans cet engouement épidémique pour la
danse r la musique, le dessin, tandis que les arts de
l'esprit tombent de plus en plus dans une honteuse
décadence. La poésie même, destinée à peindre les
sentimens et les passions, semble aujourd'hui presque
uniquement consacrée à décrire les objets matériels ,
et, selon ce que j'entends dire, il ne paroîl pas qu'on
ail beaucoup gagné à ce changement, même pour le
plaisir.
A ces remarques j'en ajouterai une dernière , qui ne
paroitra minutieuse qu'à ceux qui ne savent pas que
rien n'est petit de ce qui tient à un grand principe. Tel
est le penchant qu'on a maintenant à tout rapporter
aux sens y qu'eux seuls sout consultés dans cette céré-
monie sainte où l'Eglise donne à l'enfant, qui entre
d'ans la "vie , un prolecteur cl un modèle; de sorte qu'il
semble aujourd'hui que nommer un chrétien, soit uni-
quement L'art de trouver un sou qui flatte l'oreille.
( io3)
ia route de toutes les vérités, en l'élevant à la
connoissance de Dieu vérité suprême , et
qui , en dégageant l'esprit des sens, a intro-
duit cette métaphysique sévère , ces méthodes
rigoureuses de raisonnement dont l'analyse
mathématique n'est qu'une application par-
ticulière. Les philosophes anciens , qui ne
pensoient que par images, parce qu'ils ne
voyoient dans l'univers que des corps , font
pitié quand ils veulent parler de métaphy-
sique. Leurs expressions vagues, leurs idées
sans précision , ne présentent à l'esprit que
des lueurs confuses , assez semhlables à cette
lumière ténébreuse que nos philosophes ont
prétendu substituer à la brillante lumière du
Christianisme. Cependant la métaphysique ,
qui est la science des vérités générales , est le
fondement de toutes les autres sciences, puis-
qu'elles empruntent d'elle leurs principes et
leur certitude. Aussi partout où la religion
s'est opposée à son développement, comme
en Chine et chez les peuples mahométans ,
les sciences physiques sont restées dans un
état d'enfance ; et elles reviendroient infailli-
blement à cet état en Europe , si , pour le
malheur de l'humanité , on parvenoit à y dé-
truire la religion chrétienne.
Que résulte-t-il cependant de cet affreux
matérialisme ? un profond mépris des vérités
( io4 )
intellectuelles, e lune indifférence glacée ponr
tout ce qui ne frappe pas les sens. Autrefois
du moins on prenoil à la religion assez d'in-
térêt pour la combattre ; on se piquoit de
raisonner l'incrédulité, on discutoit, on exa-
minoit. Aujourd'hui il en est des vérités les
plus importantes comme de ces bruits de ville,
dont on ne daigne pas même s'informer.
Que le Christianisme soit vrai ou faux, qu'il
y ait ou non un Dieu , que lame survive au
corps ou périsse avec lui , rien de tout cela
n'est digne d'occuper un moment l'attention.
Une sorte d'engourdissement et de torpeur
s'est emparée des âmes ; elles n'entendent
plus, elles ne sentent plus; le remords même
est éteint. Que parlez-vous aux hommes de
devoirs ? ils ne connoissent que des besoins
et des plaisirs ; tout le reste est nul pour eux ;
ce qui les intéresse uniquement, c'est leur bien-
être physique; et de là cet affreux égoïsme ,
cette cupidité dévorante, ce brutal mépris
de l'honneur et de la probité , en un mot ,
cette immoralité calculée et systématique ,
qui déjà pénètre dans nos campagnes, et qu'en
vain l'on cherche à réprimer avec des lois.
Voilà ce qui doit faire trembler sur le sort
de la religion; car enfin il y a des moyens de
convaincre un incrédule , mais comment se
faire écouter de l'indifférent? comment ra-
( iob )
mener aux principes religieux des hommes
qui ont vieilli clans un athéisme pratique, et
dont le cœur profondément perverti ne peut
pas plus désormais s'ouvrir à la vertu, que
leur raison à la lumière? Aussi est-ce un des
scandales de notre siècle que les morts im-
pies, effroyable indice de l'anéantissement
de toute conscience. A ce moment terrible ,
il s'opéroit autrefois, dans la plupart des
mourans, comme une révolution soudaine ;
la foi se réveilloit subitement aux approches
de Féternité ; les restitutions , les réconcilia-
tions , les réparations éclatantes , et tous les
signes d'une âme bouleversée , attestoient le
repentir du malheureux qui expiroit. Aujour-
d'hui l'on meurt comme la brute, après avoir
vécu comme elle : sensible uniquement au
regret de quitter la vie , on descend tran-
quillement dans la tombe , chargé des dé-
pouilles de la veuve et de l'héritage de l'or-
phelin , et Ton traîne avec un calme affreux ,
aux pieds de l'éternel juge, une longue et
épouvantable chaîne de crimes inexpiés.
Cette léthargique apathie se propage d'une
manière effrayante parmi les chrétiens mêmes.
La plupart d'entre eux, négligeant leurs de-
voirs les plus essentiels, croient avoir accom-
pli toute justice , quand ils sont venus se dis-
traire une heure dans nos temples , et quand
( io6 )
ils ont prêté aux instructions de leurs pas-
teurs quelques installa d'une attention cri-
tique et dédaigneuse. Tous les jours la piété se
refroidit, ainsi que la charité. Depuis dix ans
le nombre des personnes qui approchent des
sacremens a diminué de moitié, et les au-
mônes ont diminué dans la même proportion.
L'amour de l'or endurcit tous les cœurs. Une
insurmontable barrière s'élève entre le pauvre
et le riche , et divise le genre humain en deux
classes , qui n'ont de commun qu'une haine
mutuelle, ceux qui jouissent et ceux qui souf-
frent. Les femmes mêmes semblent avoir
perdu , avec les sentimens religieux , cet ins-
tinct divin de bienfaisance et de pitié , l'un
des plus touchans attributs de leur sexe. Leur
superbe délicatesse s'offenseroit du spectacle
de la misère; il leur faut des sensations plus
douces que celles que procure la charité ,
leurs nerfs ne les supporteroient pas; et telle
est leur extrême sensibilité, qu'elles laisse-
roient plutôt périr un malheureux sur son
grabat, dans les angoisses de la douleur et
de la faim, que d'être un moment témoins
de ses besoins et de ses souffrances. Dames
de Lamoignon , de Dampière , de Marti-
nozzi , de Magnelay , de Miramion , que vous
seriez un spectacle étrange pour les femmes
de nos jours! avec quel dédain elles vous ver-
( I07 )
voient, si toutefois elles osoient vous suivre
dans les obscurs réduits où la charité vous
eonduisoit, soigner vous-mêmes, avec une
touchante tendresse, le pauvre malade, le
vieillard infirme , et retourner de vos propres
mains la couche chétive où désormais repo-
seront plus doucement ses membres endo-
loris!
Chacun ne songe qu'à soi , à sa fortune , à
ses plaisirs. On s'affranchit de toute gène, de
toute obligation , sous des prétextes frivoles,
ou même sans prétexte ; et, chose étrange!
on affecte de mépriser les pratiques les plus
saintes, dans le temps même où Ton ne fait
consister la religion que dans des démons-
trations extérieures. On se dit encore, on se
croit peut-être disciple de Jésus-Christ ; et on
rejette le fardeau de sa croix, on compose
avec sa doctrine, on voudroit, en quelque
sorte, s'arranger à la fois pour le temps et
pour l'éternité, et acquérir la vie future sans
perdre une seule jouissance de la vie pré-
sente.
Il m'en coûte de le dire : mais je le dirai
pourtant. Plût à Dieu que le clergé du moins
se fût garanti de la contagion! plût à Dieu
qu'il réclamât unanimement par son exemple
contre l'affoiblissement du zèle , et que l'E-
glise en souffrance trouvât dans tous ses mi-
( io8)
nistres les consolations et les secours qu'elle
a droit d'attendre d'eux! Sans doute elle ren-
ferme encore dans son sein un grand nombre
d'hommes apostoliques ; une sève de foi anime
encore quelques branches de ce tronc sacré :
et c'est ce qui condamnera tant de prêtres
tièdes et languissans, qui ne sont, suivant
l'expression de l'apôtre, ni chauds ni froids;
qui, pourvu qu'ils aient des mœurs et qu'ils
assistent régulièrement à l'office public, s'ima-
ginent être quittes envers Dieu ; qui recher-
chent dans l'oisiveté des villes une vie douce
et tranquille, tandis qu'il y a tel canton dans
nos campagnes, où, sur quatre paroisses, on
compte à peine un pasteur. Ils répondront
des âmes qui se perdent et qu'ils auroient pu
sauver, ils en répondront devant le souverain
juge ; et alors on verra si des considérations
de famille, des prétextes d'infirmités, ou d'au-
tres motifs si bas qu'on n'oseroit les énoncer,
entreront en balance avec le salut des âmes
pour qui Jésus-Christ est mort.
Pourquoi le tairois-je? l'espérance de la
religion est dans le clergé qui se forme sous
l'influence d'un autre esprit, dans des éta-
blissemens qui ne laissent rien à désirer qu'une
plus grande abondance de moyens pour four-
nir aux besoins d'un plus grand nombre d'é-
lèves. Le ministère ne peut plus être pour
( iog )
personne un objet de spéculation , encore
moins un calcul d'amour-propre ; et ceux
qui, dans ces pe'nibles circonstances, ont le
courage de s'y dévouer, ont mesuré d'avance
toute rétendue de leur sacrifice. Des gens in-
téressés apparemment à confondre les talens
et la vertu avec les richesses, affectent de
remarquer que, parmi les nouveaux prêtres,
il en est peu qui sortent de la classe opulente :
il est vrai, et c'est une ressemblance de plus
qu'ils ont avec les apôtres et leur divin chef.
Au reste , plus ils ont été dénués des res-
sources de la fortune, plus il leur en a fallu
trouver dans leur caractère et dans leur es-
prit; et ce n'est pas là, je pense, ce qu'on
prétend leur reprocher.
En achevant ce tableau de notre situation
religieuse, je remonte involontairement par
la pensée à ce siècle , déjà si loin de nous ,
des grandeurs de l'Eglise, à ce siècle de splen-
deur et de gloire dont nos pères ont vu briller
les derniers rayons. Je compare les hommes
aux hommes , les temps aux temps ; et, saisi
d'une tristesse profonde, je n'envisage l'avenir
qu'avec effroi. Hélas! tous les jours la reli-
gion se perd dans notre France ; et ce dépôt
sacré, si précieusement conservé par nos
ancêtres pendant quatorze siècles, va périr
entre nos mains et périr pour jamais, si, par
( no )
un miracle qu'on ne peut attendre que d'elle,
la Providence ne ranime dans les pasteurs,
comme dans le troupeau , cet antique esprit
de zèle, dont à peine aujourd'hui retrouve-
roit-on quelques étincelles. Espérons toute-
ibis, ne nous lassons pas d'espérer en celui
qui frappe et guérit, qui perd et ressuscite,
en celui qui peut, quand il voudra, dire à la
foi éteinte, comme à ce mort enseveli depuis
quatre jours : Veni foras , reparois et sors du
tombeau. O Dieu ! il me semble qu'en ce mo-
ment vous me transportez, avec votre pro-
phète, dans la vallée de Vision, dans cette
vallée lugubre, couverte d'ossemens blanchis
et desséchés ; votre voix se fait entendre :
« Ces ossemens, ce fut mon peuple ; il m'a-
» bandonna, moi le Dieu de ses pères, moi
» qui le protégeois comme l'enfant de ma
» droite, moi qui le chérissois comme une
» mère chérit son premier-né; ma colère a
» soufflé sur lui : vois ! — Seigneur, je vois
» et je frémis. Le vent brûlant de l'athéisme
» a passé sur cette terre maudite, et il a tout
» dévoré. Mais tout peut renaître , Seigneur ;
» oui , tout peut renaître encore : quelques
» gouttes de la rosée céleste , de cette rosée
» de lumière et de miséricorde qui féconda le
» monde aux jours de votre Christ, ranime-
» ront ces ossemens arides. Dieu tout-puis-
( III )
» sant, ce prodige est digne de vous, et nous
» l'attendons avec confiance ; car il sera inoui
» et ineffable comme votre amour. »
Enfant de l'Eglise, et vivement touché des
maux qui affligent cette tendre mère, je les
ai retracés avec la franchise d'un chrétien,
qui , n'ayant rien à craindre ni à espérer des
hommes , ne voit en tout et ne cherche que
la vérité. J'essaierai d'indiquer dans le même
esprit les moyens qui me semblent les plus
propres à remédier à ces maux. Après les
jours d'exil et de captivité, de retour enfin
dans la terre natale , chaque Israélite est tenu
de concourir, autant qu'il est en lui, à la re-
construction du temple. Je remplis aujour-
d'hui ce devoir sacré; et qui oseroit m'en faire
un reproche ? On demandera peut-être qui
je suis, pour m'ériger en conseiller sur une
semblable matière ? Hélas ! c'est ma plus
grande douleur d'avoir à parler, lorsque tous
se taisent. Je ne suis rien, je ne tiens à rien ,
qu'à ma religion et à ma patrie ; et si je me
sens pressé d'élever en leur faveur une foible
voix, c'est que nous sommes arrivés à ces
temps déplorables , à ces temps d'épreuve et
de danger, où, selon l'expression d'un saint
pape , la foi réclame ses soldats et appelle à
sa défense tous ceux qui ont du zèle. Aii reste,
loin d'être exclusivement attaché à mes pro-
( H2 )
près idées, je prie qu'on les considère uni-
quement comme des doutes que je propose ,
et que je soumets sans reserve au jugement
de l'autorité.
C'est par le corps entier des évêques , c'est
dans un concile national que devroit être so-
lennellement traité un sujet d'un si vaste in-
térêt; et la seule convocation de ce concile,
à des époques réglées , seroit déjà un grand
pas vers l'ordre , parce que ce seroit un moyen
toujours subsistant de réformation. Il en est
de même des conciles provinciaux, dont le
rétablissement étoit depuis long temps inu-
tilement sollicité par l'Eglise de France, qui
voyoit avec douleur les synodes mêmes tomber
tous les jours en désuétude , au grand détri-
ment de la discipline. « Comme votre majesté,
» disoient à Louis XIV, en 1670, les évêques
» assemblés , dont on me saura gré de rap-
» porter ici les paroles, comme votre ma-
» jesté ne se lasse jamais de méditer de grandes
» choses pour le bien de l'Eglise et de son
» Etat, nous allons lui proposer, dans un
» seul ouvrage , l'abrégé de tous les moyens
» dont elle peut se servir pour faire revivre
» la pureté de la discipline; c'est, sire, la
» célébration des conciles provinciaux.
» Par ces saintes assemblées la foi a fleuri
» dans l'Eglise , la régularité et la discipline
( îi3 )
» ont triomphé de la licence et de la cor-
» ruption : pour tout dire en un mot, la cen-
» sure divine a réprimé les mauvaises mœurs
» dans le clergé et dans le peuple.
» Pendant que Votre Majesté s'applique
» avec une vigilance infatigable à rétablir ce
» qu'il y a de plus salutaire dans les anciennes
» ordonnances , n'y auroit-il que les lois qui
» regardent l'Église qui demeurent inutiles ?
» La mémoire des conciles que nos prédé-
» cesseurs ont tenus à Reims , à Sens , à Bor-
» deaux, et dans plusieurs autres provinces,
» même de ce siècle , pour obéir aux décrets
» de Trente et aux ordonnances , est toute ré-
» rente : les réglemens en vivent encore parmi
» nous, et ils sont les plus fermes appuis de
» notre discipline. Craindra-t-on des incon-
» véniens dans une pratique qui a édifié tout
» le royaume , et dont l'utilité nous est pré-
» sente? Ce seul nom de concile élève les évè-
» ques au-dessus de l'homme ; ils ne méditent
» rien que de céleste , lorsqu'ils pensent que le
» Saint-Esprit est au milieu d'eux et qu'ils
» doivent parler comme ses organes; ils se
» remplissent d'une force supérieure pour
» se censurer eux-mêmes. L'Église n'a jamais
» eu de moyen plus efficace pour les attacher
» à leur résidence et à tous les autres devoirs.
( "4)
» Sire , nous le dirons sans crainte , parce que
» nous ne le pouvons dire que pour votre
» gloire , jamais le clergé de votre royaume
» n'a été' ni plus éclairé par la science , ni
» plus animé par le zèle, ni plus attaché à
» votre service par l'admiration de vos ver-
» tus et par une entière soumission à vos
» ordres. Ainsi , les conciles ne peuvent être
» plus utilement rétablis que sous votre règne;
» c'est une vérité universellement reconnue ,
» que ces saintes assemblées produisent des.
» biens infinis.
» On objecte seulement que l'esprit hu-
» main peut abuser des meilleures choses ;
» mais, Sire, Votre Majesté est trop con-
» firmée dans l'art de régner, pour ne savoir
» pas trouver les justes tempéramens qui
» conservent le bien, et préviennent le mau-
» vais usage qu'on en pourroit faire. Pour
» nous, quelque modération qu'on doive at-.
» tendre des évêques, quelque assurance que
:» nous ayons nous-mêmes de notre fidélité ,
» quelque attention que nous ayons tous à
» nous renfermer étroitement dans nos fonc-
» tions., nous souhaitons encore toutefois
» que votre autorité nous donne des bornes.
» Empêchez -nous, Sire, de nous engager
» dans les affaires de la terre ; mais permet-
( "5 )
» tez-nous de nous assembler pour celles du
» ciel , pour lesquelles notre ordre sacré est
» divinement établi.
» Sire , les armées d'Israël seront-elles
» toujours dispersées? Les évêques ne pour-
» ront-ils s'assembler par votre autorité
» pour conserver la sainte police que nos
» pères ont si sagement établie , et pour
» chercher des remèdes à tant de nouveaux
» désordres qu'ils n'ont pu prévoir? Ah ! Sire,
» l'Eglise, dont vous êtes le fds aîné et le
» plus illustre protecteur, attend de votre
» piété des résolutions plus favorables.
» Votre Majesté a accompli des ouvrages
» merveilleux; toutes les terres et toutes les
» mers célèbrent votre gloire; armé ou pa-
rt cifique, vous êtes toujours égal à vous-
» même, et toujours le maître du monde.
» Mais, Sire, il n'y aura jamais aucun mo-
» nument qui porte plus loin votre nom et
» la gloire de votre règne , que les actes des
» conciles que l'Eglise célébrera par votre
» permission. Le nom de Charlemagne n'est
» nulle part plus grand ni plus glorieux que
» dans ceux qu'il a fait tenir en France et
» en Allemagne , pendant qu'il y a régné si
» glorieusement. La plupart des batailles
» qu'il a gagnées ont presque échappé à la
» mémoire des hommes , et à peine quelques
».
( "6)
» curieux en trouvent-ils des vestiges dans
» les annales; mais ce qu'il a entrepris pour
>•> l'Église éclatera éternellement dans les
» actes des conciles aux yeux de tout Tuni-
» vers, parce qu'il n'y a rien en effet qui
» porte plus vivement le caractère de l'im-
» mortalité, que ce qui se fait pour l'Église,
» qui seule a reçu la promesse d'être éter-
» nelle. Imitez donc , Sire, ce zèle de Char-
» lemagne, puisque aussi bien il faut remon-
» ter jusqu'à ce grand empereur pour trouver
» dans notre histoire un règne qui approche
» de la gloire et de la force du vôtre ; rendez
» à l'Eglise de France la séance de ses con-
» ciles, sans lesquels la discipline n'y sera
» jamais en vigueur. L'Eglise gallicane re-
» prendra sous votre règne sa première force
» et son premier lustre , et nous verrons ,
» Sire, Votre Majesté, bénie de Dieu et des
» hommes, joindre à tous ses autres titres
» glorieux le plus illustre de tous , et le plus
» digne d'un roi très-chrétien , celui de res-
» taurateurdelafiisciplineecclésiastique(i).»
A toutes les époques , les évêques de France
ont tenu le même langage, et c'est encore
(i) Extrait du procès verbal de l'assemblée géné-
rale du clergé, tenue à Pontoise en 1670.
( "7 )
ainsi qu'ils parloient en 1790, au moment
même de leur destruction.
« Jésus-Christ, disoient-ils, instituant son
» Eglise, n'a pas laissé flotter son gouverne-
» ment au gré des passions, des intérêts et
» des erreurs d'un moment. Telle fut la sainte
» hiérarchie, et tels étoient les sages tempé-
» ramens qui formoient l'économie et la dis-
» cipline de la primitive Eglise , que chaque
» fonction avoit son pouvoir, et chaque pou-
» voir avoit sa dépendance.
» Cétoient les pasteurs et les prêtres des
» Eglises qu'elle convoquoit dans les syno-
» des , pour rendre compte de leur conduite
» dans l'administration de la parole et des
» sacremens , dans la célébration des offices
» divins, et dans l'ordre entier de leur mi-
» nistère.
» C'est dans les synodes que les saintes rè-
» gles étoient renouvelées, que chaque pas-
» teur venoit puiser les conseils et les ensei-
> gnemens utiles, et que lévêque, uni dans
» le même esprit avec le clergé de son dio-
»> cèse, veilloit à tout ce qui pouvoit concer-
» ner le service des paroisses et les besoins
» spirituels des peuples.
» C'étoit dans les conciles provinciaux que
» les évêques , à leur tour , étoient soumis à
» l'admonition , à la correction que pouvoit
( "8 )
» mériter leur négligence dans leur minis-
» 1ère.
» C'étoit par la réunion de leurs premiers
» pasteurs que les églises de chaque province
» éloient maintenues dans la dignité du culte
» et l'uniformité de la discipline.
» C'étoient les conciles nationaux, c'é-
» toient les conciles universels qui rasscm-
>> bloient la force de toutes les églises de cha-
» que nation, ou de toutes les nations , pour
» attaquer les abus dans leur source et pour
» établir les réformes L'Eglise avoit érigé
» dans son sein ces tribunaux de censure ,
» afin d'entretenir sans variation , dans l'ad-
» mini tration et dans l'enseignement, l'unité
» de la discipline et de la foi.
» C'est à la cessation des conciles natio-
» naux, c'est à la convocation plus rare des
» synodes, que l'Eglise de France attribue
» depuis long-temps les abus qui doivent
» exciter sa vigilance ; les assemblées du
» clergé n'ont point cessé de réclamer, de-
» puis un siècle , la convocation toujours plus
» indispensable des conciles nationaux et des
» conciles provinciaux ; et l'Eglise , à laquelle
» il n'a rien manqué que le concours des puis-
» sancesde la terre, pour subordonnera ses
> lois ceux auxquels elle confie sa juridiction,
» avoit établi les conciles, comme les juges et
( "9 )
» les témoins invariables de tous les devoirs
» qu'elle impose aux ministres de la reli-
» gion (]).»
Et remarquez que les mêmes gens qui
s'opposoient alors aux seuls moyens qu'il y
eût de prévenir ou de réformer les abus ,
étoient ceux qui crioient le plus haut contre
ces mêmes abus. Telle étoit la foiblesse du
gouvernement, que la réunion de quelques
évêques , dans une ville de province , pour
traiter de la discipline ecclésiastique lui
faisoit peur. Il n'en est pas ainsi aujourd'hui,
et certes ce ne seront pas ces craintes ridi-
cules qui porteront le chef de l'Etat à se pri-
ver des nombreux avantages qu'offrent \e&
conciles provinciaux et nationaux. Je conçois
qu'on redoute les assemblées politiques,
après la fatale expérience que nous en avons
faite. Mais un concile n'est pas un club ; des
évêques ne sont pas des démagogues. Une
institution purement religieuse, qui a existé
pendant dix-huit siècles , sous tant de gouver-
nemens divers, ne sauroit inspirer de défiance
raisonnable à un monarque qui n'auroit pas
le secret dessein d'envahir l'autorité spiri-
(1) Exposition des principes sur la constitution ci-
vile du clergé, par les évé^ues députés à l'Assemblée
nationale.
( 120 )
tuelle. Et que demande FEglise, après tout,
à la puissance civile ? les moyens de concou-
rir plus efficacement à ses vues. On veut, on
cherche en tout l'unité : or, comment se re-
trouvera-t-eile , cette unité si précieuse, dans
l1 administration et dans la discipline ecclé-
siastique , si les premiers pasteurs, en se com-
muniquant leurs vues, résultat de l'expérience,
en comparant ensemble les besoins, les res-
sources et les usages des divers diocèses,
n'établissent de concert des réglemens , de
l'exécution desquels chacun d'eux soit res-
ponsable à un tribunal commun ?
Je ne m'étendrai pas sur Futilité des syno-
des , que personne, je ponse , ne conteste :
seulement j'observerai qu'aujourd'hui sur-
tout , cette institution seroit singulièrement
propre à maintenir la régularité dans le clergé
des campagnes. Le nombre des prêtres a di-
minué au point que dans tel diocèse on
compte plus de trois cents paroisses sans
pasteurs. Il en résulte que ceux-ci, dispersés
de loin en loin, sur un vaste territoire , n'ont
entre eux presque aucuns rapports. Plus rap-
prochés autrefois, ils s'entr'aidoient, s'encou-
rageoient, se consultoient , se surveilloient
mutuellement. L'exemple d'un bon curé re-
tenoit dans le devoir ceux d'alentour ; ses
vertus étoient pour eux un modèle qu'ils s'ef-
C *2I )
iorçoient d'imiter, et il s'établissoit ainsi une
heureuse émulation du bien. Maintenant,
chaque pasteur livré à lui-même , et sur-
chargé de travaux obscurs et pénibles, n'a
que Dieu seul pour témoin de ses bonnes
œuvres ou de ses désordres. Or, il ne faut
pas se faire illusion : les prêtres sont des
hommes; et quelle force humaine, seule et
destituée de tout autre appui, pourroit por-
ter constamment, sans fléchir , le pesant far-
deau du ministère ? Il y en a des exemples ,
je le sais, parce qu'il y a des saints; mais dans
Tordre commun, l'homme a besoin de secours
extérieurs ; et ces secours, où les trouver au-
jourd'hui, sinon dans les synodes? C'est là,
qu'obligé de rendre compte de sa conduite ,
un curé craindroit d'avoir à rougir devant ses
confrères ; c'est là que les témoignages de
considération et d'estime qu'il recevroit de
son chef, rengageraient à tout faire pour les
mériter; c'est là enfin, qu'on verroit se for-
mer et se resserrer les liens si précieux de la
fraternité ecclésiastique. Je ne vois pas, je
l'avoue, par quels motifs on croiroit devoir
renoncer à de si grands biens.
Et, puisque j'ai parlé de l'isolement pres-
que absolu où vivent aujourd'hui les prêtres
de campagne , qu'on me permette de désirer
le rétablissement d'une institution , devenue,
( 122 )
ce semble, indispensablement nécessaire, si
Ton veut, par une surveillance exacte , pré-
venir le relâchement et les abus. Cette insti-
tution, que les circonstances réclament impé-
rieusement, est celle des doyens ruraux.
L'étendue actuelle des diocèses en rend l'in-
spection très-difficile, on peut dire presque
impossible, à moins que l'évéque et ses vicai-
res généraux ne soient sans cesse ambulans.
Rien donc ne paroîtroit plus convenable que
la création d'inspecteurs locaux, choisis parmi
les curés les plus respectables , qui même trou-
veroient dans cette dignité, et dans la consi-
dération qu'elle donneroit, la récompense
de leurs utiles travaux.
J'insisterai encore sur la nécessité des re-
traites et des conférences ecclésiastiques, né-
cessité qui ne paroît pas assez généralement
sentie (i). L'esprit de zèle et de piété n'est
(i) Quelques annéesavantla révolution, M. l'évéque
de Lisieux ayant voulu rétablir l'usage des retraites
dans son diocèse , soixante-dix ecclésiastiques se révol-
tèrent contre lui ; ils ne pouvoient mieux prouver la
nécessité de l'institution contre laquelle ils s'elevoient.
Au reste , un seul fait de cette espèce , en montrant
l'excès du désordre, fait sentir mieux que tous les discours
combien étoit pressant le besoin d'une réformation,
désirée d'ailleurs, et depuis long-temps sollicitée par
le clergé.
( 1^3 )
que trop sujet à s'affoiblirau milieu du monde;
on prend naturellement, et pre-que à son
insu, les goûts, les sentimens, l^s idées de
ceux avec qui l'on vit habituellement. La cha-
rité même devient un piège, parce qu'elle
engage souvent à des condescendances qui
finissent par dégénérer en un véritable relâ-
chement : peu à peu la ferveur s'éteint, l'âme
s'endort dans une indifférence mortelle ; et
l'on en vient enfin à ce dernier excès , de s'ac-
quitter avec une attention distraite et un cœur
glacé, quelquefois avec une précipitation in-
décente, des plus saintes, des plus redouta-
bles fonctions du ministère (i). On ne le sait
que trop, loin d'être rare, cette déplorable
légèreté est au contraire devenue si commune
(i) Toutes les fonctions sacerdotales ont quelque
chose de si haut, de si saint , de si divin , qu'on ne peut
se préparer à les remplir avec trop de soin , de pureté
et de crainte. Voilà pourquoi les sacristies , qui sont
comme les vestibules des temples, doivent être les
asiles du recueillement et du silence. Les ris, les con-
versations , quel que soit à cet égard l'usage , doivent
en être sévèrement bannis; et oom.nenl, en effet, ose-
roit-on préluder par des entretiens oiseux, pour ne
rien dire de plus , à la célébration des saints mystères,
et offrir le sacrifice redoutable avec un cœur lotit plein
des vaines pensées et des joies profanes du monde? Qui
habet aures audiencli, audiat.
( i*4 )
qu elle n'est plus même remarquée. Mais eu
est-eile moins un crime ? en est elle moins un
scandale ? Les retraites, les retraites, voilà le
grand, l'unique remède. C'est dans les retrai-
tes que les ministres du Seigneur se renouvel-
lent dans l'esprit de leur vocation ; c'est dans
les retraites qu'ils trouvent à la fois des
conseils, des guides, des modèles ; c'est dans
les retraites que par la prière, le recueil. e-
ment, les saintes méditations , ils s'enflamment
d'une ardeur nouvelle, et se prémunissent
contre les dangers et les séductions du siècle ;
enfin , c'est dans cette religieuse solitude , loin
du bruit du monde, qu'entièrement recueillis
en Dieu, et pénétrés de son onction, ils s'a-
breuvent, comme Elie, des eaux du torrent,
et puisent cet inénarrable amour, cette cha-
rité divine qui doit ensuite s'épancher de leur
cœur, comme d'une source profonde, sur le
troupeau qui leur est confié.
Il ne seroit pas moins important de réta-
blir les conférences doctrinales, l'un des plus
puissans moyens de conserver et de ranimer
le goût de l'étude parmi les ecclésiastiques.
C'est une grande plaie que l'ignorance, et
l'Eglise est menacée de cette plaie. Je ne dis
rien qui ne soit universellement reconnu. Une
fois sortis des séminaires, pleins de toute la
science de leurs cahiers , la plupart des prê-
( 125)
très, satisfaits de l'instruction qu'ils ont pu
acquérir, durant trois ou quatre anne'es, sur
les bancs de l'école , se croient pour jamais
affranchis de toute étude. Cet abus si grave
n'est pas nouveau ; on y avoit remédié par
les conférences, et c'est par les conférences
qu'on y peut remédier encore. Seulement il
conviendroit peut-être de varier un peu plus
les sujets à traiter, et surtout d'y faire entrer
les preuves de la religion , dont on a aujour-
d'hui si souvent occasion de faire usa^ge. Et
qu'on n'objecte pas contre cet établissement
les nombreuses occupations qui déjà surchar-
gent les ministres , car ce seroit alléguer la
multitude des malades pour se dispenser d'é-
tudier la médecine. Prêtres de Jésus-Christ,
vous êtes les médecins des âmes ; et si un zèle,
d'ailleurs bien louable , vous porte à consacrer
tous vos instans aux saints travaux du minis-
tère, songez que, pour être utile, ce zèle
doit être éclairé. Et les Bossuet aussi, les Fé-
nélon , les Olier, les Massillon, avoient du
zèle; ils savoient bien néanmoins trouver des
momens pour l'étude , parce qu'ils en sen-
toient la nécessité : cette nécessité est plus
que jamais pressante. Il faut qu'on accorde à
vos lumières ainsi qu'à vos vertus la considé-
ration que vous ne pouvez plus obtenir par
vos richesses, et dont dépend en grande par-
( >rt)
lie le succès de vos efforts. Reprenez le rang
qui vous est dû ; ne souffrez pas que la dignité
du sacerdoce éprouve entre vos mains une
honteuse déchéance. On ne voit aujourd'hui
dans le monde que gens qui se piquent de
science, sur de bien foibles titres , il est vrai ;
mais ces titres, quels qu'ils soient, mettez-
vous en état de les apprécier; ne vous expo-
sez pas à rougir de votre ignorance devant
l'ignorance même, et à baisser les yeux devant
la présomptueuse impiété. Du reste, les ré-
glemens à faire pour cet objet demandent
beaucoup de réflexion , afin de prévenir di-
vers inconvéniens et d'arriver sûrement au
but qu'on désire atteindre.
Ce que je vais dire déplaira peut-être à
quelques personnes, et paroîtra chimérique à
quelques autres ; mais je supplie de considé-
rer que je ne propose rien <jui n'ait existé ;
je n'imagine point, je n'innove point, je
cherche seulement à rappeler aux anciennes
institutions dont le temps a consacré l'utilité.
A qui doit-on les conférences? à saint Vincent
de Paul. On peut parler avec confiance
quand on parle d'après les saints. A la suite
des guerres civiles, dans le dix-septième siè-
cle, de grands désordres régnoient dans le
clergé. La Providence suscita , pour y remé-
dier, quelques hommes puissans en œuvres
( 127 )
et en paroles. Notre situation est la même à
plusieurs égards : essayons d'imiter ces hom-
mes de Dieu ; profitons de leurs exemples , de
leurs leçons ; nous en avons besoin. Les tré-
sors de l'expérience nous sont ouverts, ne
craignons point, ne dédaignons point d'y
puiser. Dans beaucoup de lieux, les ministres
de la religion vivoient autrefois en commun,
et il en résultoit de grands avantages ; une
discipline plus sévère , des mœurs plus graves ,
un plus entier détachement des biens de la
terre, plus d'union entre eux, plus d'attache-
ment à leurs fonctions , et plus de liberté de
s'y livrer, n'étant distraits par aucuns soins
domestiques ; toujours sous les yeux les uns
des autres, ils se soutenoient , s'échauffoient.
mutuellement. Leur vie austère et retirée
leur concilioit le respect; ils n'apparoissoient
dans le monde que pour y remplir les devoirs
de leur état, pour y annoncer la parole di-
vine , pour y répandre les bienfaits de la cha-
rité. Cependant cette antique coutume s'abolit
peu à peu. En 16 1 4 ■> un simple prêtre (i) ,
(i) M. Bourdoise, l'un des restaurateurs de la disci-
pline ecclésiastique dans le dix-septième siècle. Voyez
dans sa Vie avec cpjellc force il s'élevoit contre les prê-
tres qui , sous de vains prétextes d'économie, ou par un
motif scandaleux de commodité, dépouillent l'habit
( i*8)
mais plein de foi, et doué de cette force de
volonté qui ne connoît point d'obstacles in-
vincibles , entreprit de la 4*aire revivre à Paris,
dans la paroisse de Saint-Nicolas-du-Chardon-
net ; et il y réussit , malgré les oppositions de
toute espèce qu'il eut à surmonter. On recon-
nut bientôt l'utilité de cette institution, et
des communautés semblables furent établies
sur d'autres paroisses, particulièrement sur
celle de Saint-Sulpice, qui, pendant près de
deux siècles, en a recueilli des fruits d'édifi-
cation et de sainteté (i). Il semble qu'une telle
institution seroit singulièrement appropriée
aux circonstances actuelles. Ces communautés
paroissiales remplaceroien t. à plusieurs égards,
les communautés régulières, en offrant à un
siècle corrompu le spectacle de quelques
hommes pratiquant dans toute leur pureté ,
les préceptes et les conseils évangéliques. La
vénération des peuples s'en accroitroit, ainsi
que l'autorité du ministère ; et dans un temps
où le clergé n'a pour toute richesse que ses
vertus, la vie commune , moins dispendieuse,
épargneroit à un grand nombre d'ecclésiasti-
ecclésiastique pour se revêtir des livrées du monde. O
Bourdoise! où êtes-vous ?
(1) Fénélon habita plusieurs années cette commu-
nauté de Saint-Sulpice.
( I29 )
ques l'humiliation de l'aumône. Je prie qu'on
pèse mûrement ces considérations , et surtout
qu'on interroge l'expérience, le plus sûr des
guides. Pourquoi ce qui existoit il y a vingt
ans, n'existeroit-il pas aujourd'hui ? Pourquoi
ce qui faisoit tant de bien n'en feroit-il pas
encore ? Est-ce le temps, est-ce les hommes
qui sont changés ? Hélas ! l'un et l'autre peut-
être. Je dois m'attendre, et je m'attends en
effet a la contradiction. Je prévois qu'on ne
manquera pas de raisons à m'opposer; mais
je crains beaucoup moins les raisons que les
prétextes.
J'avance avec rapidité, parce que , désirant
detrelu, jesens la nécessité d'être court
L objet le plus essentiel, puisque l'existence
même de la religion en dépend, c'est d'as-
surer la perpétuité du ministère en formant
de nouveaux ministres. Voilà l'œuvre fonda-
mentale, l'œuvre qui sollicite toute l'atten-
tion, tout le zèle des Chrétiens. Encore quel-
ques années, et la moitié de la France sera
sans pasteurs et sans culte. Tel est notre état
il est déplorable ; mais à quoi servirent de se'
le cacher? Travaillons plutôt avec ardeur à
1 améliorer; sauvons la religion, sauvons la
civilisation , sauvons la France ! On ne sent
pas encore à quel point tous ces grands in-
térêts sont compromis: on ne s'effraie pas
9
( i3o )
assez de la dépopulation du sanctuaire ; on ne
sait pas assez quels terribles effets en doivent
résulter, effets dont l'observateur attentif
aperçoit déjà les premiers symptômes. Cha-
que année le nombre des prêtres diminue ,
et chaque année aussi la piété s'affoiblit , la
licence augmente , l'horrible athéisme , et
tous les principes destructeurs de la société
se propagent de plus en plus. La contagion
gagne les campagnes menacées de la barba-
rie. Je puis le dire , car je l'ai vu : il est des
cantons, et en grand nombre , dont les habi-
tans, totalement privés des enseignemens re-
ligieux, tombent dans l'abrutissement de l'é-
tat sauvage. Des désordres inouis, des mœurs
prodigieuses s'introduisent dans les chaumiè-
res : les esprits, les cœurs, tout se dégrade. Et
comment en seroit-il autrement ? Dénués d'é-
ducation , incapables de réfléchir, l'existence
de ces pauvres gens ne se compose presque
que de penchans aveugles, d'habitudes ma-
chinales. La religion seule en fait des hommes,
en leur inspirant des idées morales, en éveil-
lant sur eux la conscience, en leur donnant
un guide, un moniteur, un modèle, et en
établissant, en quelque sorte au milieu d'eux,
une école de civilisation. Otez-leur ce frein ,
privez-les de ces secours, ce ne sont plus que
des bêtes féroces ou des animaux stupides.
( >3» )
[1 est donc de l'intérêt de l'État de multiplier,
pour les habitans des campagnes , les moyens
d'instruction , en leur procurant des rapports
habituels avec des hommes qui éclairent leur
ignorance, répriment leurs passions avec une
douce et paternelle autorite , et sachent ouvrir
ces cœurs grossiers au sentiment du devoir
et aux impressions de la vertu (i). Or, c'est
ce que la religion faisoit admirablement , et
c'est ce qu'elle va bientôt cesser de faire,
faute de ministres, si l'on ne se hâte d'en for-
mer de nouveaux, pour remplacer ceux que
la mort enlève chaque jour.
(i) On se tromperoit fort , si l'on s'imaginoit pouvoir
obtenir ces effets avec un seul prêtre par paroisse, au-
jourd'hui surtout que l'étendue des paroisses a plus
que doublé en plusieurs lieux. Beaucoup de gens, qui
ne voient dans les curés que des ministres de la reli-
gion , c'est-à-dire, selon eux, de la superstition, vou-
droient qu'on en réduisît le nombreautant que possible;
mais 1 homme d'Etat qui voit encore en eux des mi-
nistres de la société, pense bien différemment, et il
reconnoît que si c'est assez d'un prêtre pour chanter
tous les huit jours une messe devant quelques paysans,
ce n'est pas trop de trois hommes entièrement dévoués
à leurs tondions, pour civiliser deux ou trois mille
sauvages; et, je le répète', sans la religion les paysans ne
sont que des >auvoges , et , qui pis est, des sauvage?
corrompus.
( *âfc ;
L'expérience apprend que les villes foui
nissent peu de sujets pour l'état ecclésias-
tique , et la classe riche surtout n'en fournit
presque aucuns. C'est uniquement dans les
paroisses de campagne , qu'une continuité
de bons pasteurs a préservées de la corrup-
tion , que l'Eglise peut réparer ses pertes. Il
faut qu'elle retourne aux lieux où elle est
née , pour y trouver des disciples fidèles.
Des pécheurs , des bergers, des laboureurs ,
voilà ceux que la Providence appelle aujour-
d'hui dans le sanctuaire; voilà ceux qu'elle
destine à renouveler la foi qu'ils ont su con-
server. Quœ stulia sunt mundi elegit Deus ,
ut conjundat sapientes : et infirma mundi ele-
git Deus , ut conjundat fortia.
Dans ces circonstances, les curés de cam-
pagne doivent sentir l'importance de l'œuvre
que Dieu semble remettre entre leurs mains ;
et sans doute ils se rendront dignes d'y con-
courir par un dévouement sans bornes. Que
chacun d'eux, selon ses moyens, s'occupe
de l'instruction de quelques élèves : aucun
temps ne sauroit être mieux employé ; car le
Seigneur bénira leur troupeau, s'ils lui en
consacrent les prémices. Il s'agit bien* moins,
dans ces premiers momens, de développer
l'esprit des enfans , que de former leur cœur.
Lorsqu'on se sera assuré de leurs dispositions
( i33 )
et de leur caractère, ils passeront, déjà in-
struits des élémens de la langue latine , dans
les petils séminaires , qu'on ne sauroit trop
protéger ni trop étendre, puisqu'ils sont et
seront long - temps Tunique pépinière du
clergé.
On n'en est pas à reconnoître la nécessité
d'une éducation particulière pour l'état ec-
clésiastique. Ce n'est pas avec des institutions
militaires, avec la dissipation et la liberté
toujours plus ou moins grandes dans les col-
lèges nombreux, qu'on fera naître dans les
enfans l'habitude de la soumission et du re-
cueillement, l'esprit de piété, et le goût des
choses saintes, premier fondement de l'édu-
cation ecclésiastique , et que l'on ne peut
poser que dans des âmes toutes neuves, et
sur un fonds qui n'a point encore été remué
par les passions. Les études même doivent
recevoir, dès l'origine , une direction diffé-
rente ; et, comme l'unité est en tout le but
où l'on doit tendre, il seroit à désirer qu'on
établit une ou plusieurs congrégations reli-
gieuses , spécialement chargées de la conduite
des séminaires. Cette institution n'est pas
nouvelle , et nous avons sous les yeux des
preuves incontestables de son utilité. D'où
sortoient , et d'où sortent encore les prêtres
les plus instruits, les plus pénétrés de l'esprit
( i34 )
de Dieu , et les plus propres à le re'pandre :
de Saint-Sulpice. 11. est une tradition d'en-
seignement qui ne se conserve que dans les
corps, parce que les corps seuls ne meurent
point, qu'on ne se borne pas à y former des
disciples, mais qu'on y forme encore des
maîtres : et l'enseignement seroit-il donc la
seule fonction si facile qu'elle n'exigeât au-
cune étude préliminaire, ou une chose si in-
différente , qu'on crût devoir l'abandonner
à des volontés arbitraires? Il ne faut pas que
l'ordre d'un séminaire dépende uniquement
de la volonté ou des caprices, des idées ou
des préjugés d'un seul homme ; il ne faut pas
que ce qui a été aujourd'hui établi par un
chef, demain soit renversé par un autre qui
aura des vues différentes ; il ne faut pas enfin
que les règles et l'esprit de l'établissement
soient sans cesse variables comme les opinions
des directeurs, et que ceux-ci aient à craindre
de ne pas trouver leurs subalternes disposés
à les seconder en tout et à marcher vers le
même but avec un concert parfait.
Qu'on me permette ici une observation,
La disette de ministres pourroit peut-être
engager quelquefois à abréger le temps des
études et des épreuves ; ce qui auroit des in-
convéniens très-graves. Je suis intimement
convaincu qu'aucune considération pe doit
( >35 )
porter à se départir des règles si sagement
établies par l'Eglise sur les interstices; car
enfin c'est moins encore de prêtres , que
de prêtres tout ensemble zélés et éclairés
qu'on a besoin. A quoi bon les divers degrés
de la hiérarchie , si on les franchit à la fois et
sans intervalle? Et fera- 1 -on des prêtres
comme on ne voudroit pas faire des soldats ?
ce seroit ôter, dans l'esprit des peuples, toute
dignité au ministère ; ce seroit avilir le sacer-
doce , et ouvrir la porte à tous les abus.
Il est bien essentiel aussi qu'on s'occupe
de la conservation des sciences ecclésiasti-
ques, dont l'étude ne fut jamais plus négligée
et plus nécessaire; Je jette les yeux de tous
côtés, et je ne vois en France qu'une seule
maison où elles soient cultivées, et c'est en-
core Saint-Sulpice. Seroit-il possible qu'on
ne sentit pas combien il importe de former
.des défenseurs de la foi? A aucune époque
l'Eglise n'eut à repousser des attaques plus
dangereuses. Au moment où je parle, toutes
les Universités protestantes sont en travail
pour lui ravir la preuve si frappante des pro-
phéties. Quelle voix s'élève pour répondre?
Aucune : et tandis que nos ennemis, s'enfon-
çantdans les langues orientales, en font comme
un champ de bataille où ils nous défient , il
ne se trouvera bientôt plus parmi nous per-
( i3G)
sonne en état de les y poursuivre et de les y
combattre. Qu'on travaille à former des bi-
bliothèques dans les séminaires ; qu'on y éta-
blisse des dépôts littéraires semblables à ceux
qui existoient autrefois dans un grand nombre
de communautés, c'est le plus sûr moyen de
répandre l'instruction : car, avant tout, il faut
des livres pour étudier. Et qu'on se garde
bien de rejeter les anciens théologiens et les
scholastiques aujourd'hui si décriés; il n'y a
que l'ignorance qui méprise, et la véritable
science tire parti de tout. Ces écrivains qu'on
nomme barbares, parce que leur style est sec
et rebutant , sont quelquefois pleins de sens;
et comment, d'ailleurs , formera-t-on la chaîne
de la tradition , si l'on en retranche les
scholastiques , qui remplissent seuls plusieurs
siècles.
Je terminerai ce que j'avois à dire des sé-
minaires, en témoignant le désir qu'on ajoute
aux études anciennement usitées , celle de
l'art oratoire. Sans doute il n'est pas question
de faire de chacun des élèves un Bourdaloue
ou un Massillon ; mais il convient de leur ap-
prendre à annoncer avec décence la parole
de Dieu , afin que cette parole sacrée ne soit
pas dans leur bouche un sujet de dérision.
Passons maintenant du clergé aux autres
classes de la société.
( '37 )
Nous avons vu comment la philosophie
parvint à s'emparer de l'éducation vers le
milieu du dernier siècle , et nous avons vu
aussi , et la société a éprouvé ce que c'est que
l'éducation philosophique. Pendant vingt ans
nous avons été à même d'en observer les
effets , d'en goûter les avantages ; et puisse
du moins cette expérience n'être pas perdue !
Presque partout les enfans du peuple , li-
vrés à. eux-mêmes, vivent dans un abandon
absolu, dans un déplorable vagabondage,
source de tous les désordres et de tous les
vices. La moitié des vols commis dans la ca-
pitale le sont par des enfans. Le crime de-
vient une habitude et un besoin, avant d'être
un calcul ou une passion; et la conscience est
étouffée avant même qu'elle naisse.
Effrayé d'une immoralité si générale et si
précoce, le gouvernement en a cherché le
remède dans le rétablissement des écoles
chrétiennes (1), où les enfans du pauvre re-
(i) L'institution des Frères des Ecoles chrétiennes est
due à un chanoine de Reims (M. de la Salle), qui
pendant plus de vingt ans lutta , pour rétablir, contre
des obstacles insurmontables à tout autre, 11 faut en
voir le détail dans la vie trop peu connue de ce héros
de la charité chrétienne, qu'on pourroit, à beaucoup
d'égards, comparer à saint Vinccnl-dc Faul.
( i38)
çoivent gratuitement l'instruction appropriée
à leur état, et où ils acquièrent surtout des
principes religieux, unique garant de la pro-
bité dans tous les états : institution vraiment
sociale, qu'il est essentiel de protéger et d'é-
tendre, si l'on compte pour quelque chose
l'éducation du peuple.
J'en dis autant des Ursulines, des filles de
la Croix, des dames de la Visitation, chez
lesquelles les jeunes personnes, exercées aux
travaux de leur sexe , et formées à la vertu
ainsi qu'à la piété , trouvoient un abri contre
l'oisiveté, la misère, et le libertinage qui en
est la suite. Partout où il existe encore des
Chrétiens, partout où l'on s'intéresse encore
aux mœurs , à la religion, ne devroit-on pas
voir se relever ces pieux établissemens ? Le
gouvernement leur offre protection et en-
couragement; il ne s'agit que de rassembler
quelques fonds , et c'en est assez pour que
tout reste suspendu. On a de l'or pour satis-
faire ses goûts, ses passions; on a de l'or pour
fournir à tous les caprices d'un luxe effréné ,
on n'en a point pour la charité ; on a des tré-
sors pour payer le crime, et l'on n'a pas
même une pièce de monnoie pour aider à
fonder un chétif asile à la vertu ! Pour moi ,
quand je considère cette étonnante insensi-
bilité, cet oubli profond de tous les préceptes,
( i39)
de tous les devoirs du Christianisme , je me
demande avec effroi si nous sommes donc
arrivés à ces temps annoncés par Jésus-Christ,
lorsqu'il disoit : « Croyez-vous, quand je vien-
» drai, que je trouve encore un peu de foi
» sur la terre ? »
Si quelque chose pouvoit la réveiller dans
les cœurs cette foi, hélas ! si languissante, ce
seroientsans doute les missions. Que de bien
ne feroient-elles pas dans nos campagnes, et
même dans nos villes ! Quel champ à cultiver!
quelle moisson à recueillir ! Il faut avoir été
témoin des fruits de sanctification que peu-
vent produire quelques hommes véritable-
ment apostoliques, pour sentir combien ce
moyen est puissant, et ce qu'on peut s'en
promettre dans les circonstances actuelles.
L'appareil de la mission , le zèle et les vertus
des missionnaires, les exhortations, les priè-
res , le chant des cantiques, tout, et jusqu'à
la nouveauté même de ce spectacle, touche,
remue , entraîne ; et des paroisses entières
ont. été renouvelées en quelques jours. Et pour
opérer ces prodiges, que faut-il? de grands
talens ? non, mais une grande foi. Hœc est
vicloria quœ vincil mundum jides nostra. Oh !
si l'on savoit ce que peut la foi ! si l'on n'étoit
animé, conduit que par la foi! si l'on ne
mettoit qu'en elle sa confiance et son espoir !
( ï4o )
oh ! alors on verroit renaître les merveilles
des anciens jours. Ministres dn Seigneur, je
vous le dis, vous ne triompherez point du
inonde avec les armes du monde. Laissez là
ces discours étudiés, ces phrases sonores :
que la parole de Dieu, dégagée de ces frivoles
ornemens qui la dégradent , sorte de votre
bouche dans toute sa majesté , dans toute sa
simplicité, et si Ton veut même , dans toute
sa rudesse. Est-ce donc pour flatter l'oreille
que Jésus-Christ nous a donné son Evangile ?
La croix , la croix , voilà votre éloquence :
elle est assez belle, puisqu'elle a persuadé les
sages et les ignorans, le Grec et le Barbare;
elle est assez forte, puisqu'elle a subjugué la
terre. O croix, croix divine ! qu'il se trouve
seulement, comme autrefois, douze apôtres
pour t'arborer dans l'univers, et l'univers est
à tes pieds.
Le bien qu'ont fait les missions, les con-
grégations le conservent, et l'on ne sauroit
trop recommander ces pieuses associations
où la ferveur de chacun s'accroît de la ferveur
de tous ; où une heureuse émulation de sain-
teté s'établit entre les personnes de même
Age et de même condition , mais par les liens
d'une charité mutuelle, et par une touchante
communauté de prières et de bonnes œuvres,
où lafoiblesse trouve un appui, l'inexpérience
( *4i )
un guide , l'inconstance un frein , et toutes les
vertus des modèles. Aujourd'hui, plus que
jamais, il faut que les Chrétiens se serrent pour
résister à l'impulsion de l'impiété. On se plaint
qu'elle entraine tout dans son cours désas-
treux : mais où sont les digues qu'on lui op-
pose? On gémit sur la multitude des désor-
dres , et il semble qu'on ait tout fait quand on
a gémi. Une foule de romans obscènes, d'ou-
vrages irréligieux, loués, prêtés, donnés,
portent la corruption jusque dans les derniè-
res classes du peuple; et nul ne s'occupe de
répandre les bons livres, chose néanmoins si
importante , qu'il n'en est point peut-être
qui dût exciter davantage le zèle et la sollici-
tude des pasteurs. Or, de quel secours ne se-
roient pas à cet égard , comme à tant d'autres,
les congrégations ? Qui peut dire où s'arrê-
teroit l'influence du bon exemple ? Mais sans
se livrer aux conjectures, qu'on examine les
faits, ils parlent assez haut. Lorsqu'en 1762
les congrégations furent détruites pour la
plupart, avec les Jésuites qui les avoient for-
mées et qui les dirigeoient avec tant de sa-
gesse , en moins de dix-huit ans il y eut dans
la capitale une diminution de moitié dans le
nombre des personnes qui remplissoient le
devoir pascal. "Vers le même temps et par la
même cause, on vit peu à peu tomber en dé-
( ?4a )
suétude les pratiques pieuses, la visite quoti-
dienne des églises, la prière commune dans
les familles, présage trop certain de l'anéan-
tissement de la foi. Car il ne faut pas s'y
tromper, les hommes ne sont point de purs
esprits ; ils ont besoin d'être attachés par
quelque chose d'extérieur et de sensible ; il
faut, si l'on peut ainsi parler, une religion
des sens, pour qu'il existe une religion du
cœur. On a aujourd'hui beaucoup trop de
mépris ou d'indifférence pour ce qu'on ap-
pelle les dévotions populaires. Je ne sais quelle
fausse prudence engage à céder sur ce point,
comme sur beaucoup d'autres , aux préjugés
du siècle. On croit arrêter le torrent en s'y
laissant emporter. J'ai entendu quelquefois
des personnes, même religieuses, parler du
chapelet avec dédain ; mais plus souvent en-
core j'ai été attendri jusqu'aux larmes à l'as-
pect de quelques bons paysans , implorant à
genoux la Mère des miséricordes avec une
piété, un recueillement, une ferveur qui se
peignoient dans tous leurs traits et dans leur
humble et suppliante attitude. Il est peut-être
de plus sublimes prières ; mais je n'en connois
point de plus touchantes et de plus pures.
Parce qu'aux yeux de la philosophie toute
pratique religieuse est un acte de superstition ,
on sacrifie successivement toutes celles qui ne
( »43 )
paroissent pas absolument essentielles ; et ce-
pendant le peuple , qui voit abolir coup sur
coup des usages qu'il regardoit comme sacrés ,
ne sait plus à quoi s'en tenir sur le fond même
de la religion, et s'habitue à la conside'rer
comme une institution variable , dépendante
des circonstances , et soumise aux caprices
des hommes.
Ce n'est pas tout, et les abus naissent des
abus. On porte les mêmes principes dans les
tribunaux de la pénitence. Sous prétexte de
ne pas décourager les fidèles par une rigueur
outrée, on y marchande, on y compose avec
le pécheur, et Ton ne s'y occupe presque que
de trouver la mesure précise de ce qu'il peut
se permettre d'un côté , et de ce dont il peut
se dispenser de l'autre , sans cesser tout-à-fait
d'être Chrétien. Quel Christianisme, grand
Dieu ! et quels Chrétiens que ceux qui calcu-
lent ainsi leur morale et leur foi! Faut-il,
après cela, s'étonner, si la science de la per-
fection est maintenant si inconnue , si mé-
prisée ? le nom même en est devenu presque
ridicule. On traite hautement d'illusions les
saintes ardeurs de l'amour divin, et les com-
munications célestes de l'âme avec son créa-
teur passent pour les rêveries d'un cerveau
creux et les songes d'une imagination en dé-
lire. Voilà où nous a conduits ce pernicieux
( 44 )
>\ sterne de conciliation et de condescendance,
tortueux labyrinthe où Ton voyage sans cesse
entre les devoirs et les passions, entre le
vice et la vertu, entre le ciel et l'enfer !
Je m'arrête": j'ai rempli la tâche que je
m'étois imposée. Il ne me reste plus qu'à
supplier la Providence de bénir mes foibles
efforts. Puissent tous les Chrétiens travailler
de concert à rétablir la religion dans notre
France ! Ministres de Jésus-Christ , c'est à vous
surtout que je m'adresse : Que votre zèle se
ranime avec une nouvelle ardeur ; ne vous
laissez point aller au découragement ; rappe-
lez-vous, rappelez-vous sans cesse ces paroles
de votre divin chef: Le monde vous affligera;
mais prenez, courage, j'ai vaincu le monde.
ÎS'a-t-il pas promis d'être avec vous jusqu'à
la consommation des siècles ? Eh ! que vous
faut-il de plus ? Que craignez-vous avec Jésus-
Christ ? Son invisible protection vous envi-
ronne, sa grâce vous console et vous sou-
tient. Encore une fois, que craignez-vous?
Non, ce n'est pas à l'Eglise de craindre.
Que les vents se déchaînent contre elle ,
qu'elle soit assaillie par les orages et tour-
mentée par les tempêtes ; celle qui a pour
domaine l'éternité, compte pour rien les
épreuves du temps. Les siècles s'évanouiront,
Je temps lui-même passera ; mais l'Eglise ne
( 45:-)
passera jamais. Immuablement fixées par le
Très-haut, ses destinées s'accompliront mal-
gré les hommes , malgré les haines, les fu-
reurs, les persécutions; et les portes de
l'enfer ne prévaudront point |contre
ELLE.
lO
<»V\\VVV**VVl*VVVVvVlaVV^VVfcVVV<VWVA*VVVV^
MÉLANGES
RELIGIEUX ET PHILOSOPHIQUES.
INFLUENCE DES DOCTRINES PHILOSOPHIQUES
SUR LA SOCIÉTÉ. (l8l5.)
La religion naquit avec l'homme : sans elle ,
il n'auroit jamais pu se conserver, même dans
l'état de famille, et, à plus forte raispn, lors-
que les familles multipliées et réunies formè-
rent les peuples. Aussi ne trouva-t-on jamais
de horde si barbare qui n'eût quelque senti-
ment religieux : le Nègre a son fétiche, l'Iro-
quois et le Huron adorent le Grand-Esprit, et
l'Otaïden voluptueux, comme l'habitant af-
famé de la Nouvelle-Hollande, que la nature
a placé au dernier rang de l'humanité, domi-
nés par le même instinct, reconnoissent et
invoquent, sur leurs délicieux rivages, et dans
leurs solitudes désolées, une puissance supé-
rieure à l'homme.
Ce fait a frappé les philosophes. Eu; voyant
la Divinité présente à l'origine de toutes hs
sociétés, les uns se sont épuisés en lamenta-
tions sur l'incurable imbécillité de l'espèce
humaine , destinée à être trompée dans tous
les temps ; les autres, en bien plus grand
10.
( "48)
nombre , en ont conclu la ne'cessité de l'in-
tervention du premier Etre, pour élever et
affermir l'édifice social. « Les hommes, ob-
» serve Rousseau (i) , n'eurent point d'abord
» d'autres rois que les dieux, ni d'autre gou-
;» vernement que le théocratique. Jamais état
>. ne fut fondé , que la religion ne lui servît
» de base. » On ne peut pas plus dire, ce-
pendant, que les législateurs aient inventé la
religion, qu'on ne peut dire qu'ils ont in-
venté la justice , que les lois ont pour objet
de maintenir. L'homme ne crée rien ; son
pouvoir se borne à disposer de ce qui est ;
et si le sentiment du juste et de l'injuste , si
l'idée de Dieu n'avoient préexisté dans son
esprit et dans son cœur, il lui eût été aussi
impossible de les inventer, que de tirer du
néant un nouvel être : autrement tous les
principes, toutes les vérités seroient arbi-
traires, ou plutôt il n'existeroit plus de vé-
rité; le bien, le mal, ne seroient que des idées
de convention, un langage de circonstance ,
qu'on pourroit changer du matin au soir ; il
n'y auroit rien d'immuable dans la raison
humaine , condamnée à se jouer éternellement
sur des mots vides de sens, et des abstractions
sans réalité.
(i) Contrat social, liv. IX, ch. 8.
C i49)
Mais l'homme, qui ne peut rien créer, peut
de'truire; il peut altérer sa propre nature,
jusqu'au point d'en effacer quelques-uns des
traits primitifs; il peut se dégrader enfin, et
cette triste faculté n'est que trop prouvée par
l'expérience.
Ainsi l'habitude du sophisme, ou l'abus de
l'esprit, fausse sa rectitude naturelle ; l'ha-
bitude du vice et du crime , ou l'abus de la
liberté, étouffe la conscience, et anéantit
l'être moral. Né pour commander à tout ce
qui l'environne et à lui-même , l'homme ab-
dique trop souvent ce noble empire, pour se
rendre l'esclave des objets les plus vils, et de
ses propres penchans. Les organes , destinés
à servir l'intelligence , la maîtrisent; et dans
cet indigne asservissement, les lumières s'é-
teignent, son libre arbitre s'affoiblit, ses af-
fections se dépravent; le désordre s'empare
de ses pensées, de ses désirs , sans règle dé-
sormais et sans frein ; la raison dépossédée
se dénature dans l'abjecte servitude où elle
gémit d'abord, et où bientôt elle se complaît;
les sens faits pour obéir, abusant contre eux-
mêmes d'un pouvoir usurpé, s'usent, dépé-
rissent , et l'homme entier est détruit.
Qui ne reconnoît ici la philosophie mo-
derne et ses effets, visibles surtout dans cette
jeunesse lamentable qu'elle a comme marquée
( i5o )
de son horrible sceau ? Nos cites et nos cam-
pagnes se sont peuplées d'une race nouvelle,
qui inspireroit une pitié' indicible, si le mé-
pris et le dégoût laissoient place à d'autres
senthnens. On les voit ces victimes préma-
turées de doctrines meurtrières, errer sur
nos places publiques, autou r de nos demeures,
comme les spectres de la mort et les simu-
lacres du néant. Leur seul aspect afflige l'œil,
et plus encore la pensée : on croiroit presque
apercevoir quelques-unes de ces ombres cri-
minelles, à qui la justice suprême permet de
sortir du sépulcre , pour effrayer et retenir
sur le bord de l'abîme ceux quiscroient tentés
de les imiter. Livrés aux appétits de la brute,
sans souci de l'avenir, sans consolations cé-
lestes , sans souvenirs , sans espérance , sans
remords , n'existant enfin que par les sens ,
leur intelligence obscurcie laisse à peine échap-
per quelques pâles lueurs, bientôt perdues
dans les ténèbres d'un doute stupidc. Ils n'ont
de foi qu'en la volupté, qui chaque jour les
moissonne en nombre effrayant, presque sur
le seuil de la vie ; malheureux adolescens déjà
vieillis dans une corruption sans bornes ,
comme elle étoit sans exemple.
Mais il ne suffit pas d'indiquer le mal , il
faut en développer les causes , montrer com-
ment elles agissent t prouver enfin que leur
( «Ki )
action doit être nécessairement ce qu'elle est.
L'homme n'est point un être simple ; il est
composé de deux êtres unis ensemble par
d'inexplicables liens. Par son âme , il appar-
tient au monde des intelligences ; par ses or-
ganes , au monde matériel. Doué , pour ainsi
dire, d'une triple vie, comme être pensant,
il existe dans l'ordre intellectuel ; comme être
sensible , dans l'ordre moral ; comme être
corporel, dans l'ordre physique.
L'ordre moral, intimement lié à l'ordre
intellectuel, n'en est qu'une conséquence, ou,
pour mieux dire, qu'une branche ; et l'un et
l'autre ne nous sont bien connus que par la
religion , qui nous soulève de la terre pour
nous transporter dans le sein de l'Etre infini,
région éternelle des essences, comme l'ap-
pelle un de nos plus profonds métaphysiciens.
Otez Dieu de l'univers, ôtez l'âme de l'homme,
il ne reste plus que l'ordre physique , et toutes
les relations imaginables entre les êtres se
réduisent à des rapports de masse, de dis-
tance, de vitesse et de forme. L'homme rentre
dans la classe des brutes , des plantes, et, à
plusieurs égards, des substances inorganiques
même; matière comme elles, comme elles il
est soumis uniquement aux lois de la matière,
et ses plus sublimes vertus, ainsi que ses for-
faits les plus atroces, sont le résultat néces-
( i5a )
sâire des mouvemens qu'il reçoit et qu'il Com>
munique forcément. La moralité' des actions
n'est plus qu'un vain mot; rien n'est bon ni
mauvais en soi, puisque tout est également
nécessité : l'unique bien est le plaisir, l'unique
mal la douleur, et l'unique devoir de fuir
Tune et de rechercher l'autre, jusqu'au mo-
ment inévitable où un néant éternel vient
engloutir cette frêle et abjecte existence.
Ces doctrines venant à se répandre , on ne
conçoit même pas comment Tordre social
pourroit subsister. Toute société est fondée
sur le droit de commander, et sur le devoir
d'obéir : ôtez cela , vous détruisez l'idée même
de gouvernement. Les hommes peuvent bien
être assemblés, mais ils ne sont pas unis, ils
ne forment pas un corps, un tout moral , dont
les diverses parties se lient, s'enchaînent, ten-
dent à un but commun ; et dès lors il n'y a
point, dans cette agrégation informe, d'ordre
ou de moyen de conservation ; car c'est l'or-
dre qui conserve les êtres , et partout où
n'existe point cet ordre nécessaire, il y a des-
truction , ou tendance à une destruction pro-
rhaine.
Toute société encore est fondée sur le sa-
crifice des intérêts particuliers à l'intérêt gé-
néral, c'est-à-dire que, pour que la société
se maintienne , il faut que chacun de ses
( ir>3 )
membres, au lieu de se considérer seul, se
regarde comme partie d'un tout, à la conser-
vation et au bien-être duquel son devoir est
de concourir, soit en s'abstenant de ce qui lui
peut nuire, soit en contribuant d'une manière
active et directe au bonheur public : ce qui ne
sauroit avoir lieu que par le sacrifice de l'a-
mour de soi à l'amour des autres ; sacrifice
si grand, si sublime, qu'à peine trouvera-ton,
dans l'immense trésor des espérances reli-
gieuses, d'assez puissans motifs pour l'exiger
et pour l'obtenir.
Or, en premier lieu, par cela seul que la
philosophie ne voit dans l'univers que des
corps, nie l'existence d'un Etre souverain , et
matérialise, si je puis user de ce mot, la
pensée même, elle anéantit la notion du
pouvoir , et substitue la force à l'autorité.
L'athée Hobbes cstdc;>c conséquent, lorsqu'il
attribue l'origine de la société civile à l'usage
que firent quelques hommes de leur force,
pour asservir leurs semblables.
De là résulte, premièrement, l'impossibilité
absolue qu'il existe jamais aucun gouverne-
ment légitime, aucun devoir, ni aucun droit,
ni, par conséquent, aucune association tran-
quille et durable, à moins que la force usur-
patrice ne conserve perpétuellement sa su-
périorité originaire sur la foiblesse qu'elle a
( i54)
subjuguée. En ce cas, on ne sauroit dire en-
core qu'il y ait association proprement dite,
ou société ; car il n'y a pas association entre
les fers qui enchaînent l'esclave , et l'esclave
enchaîné ; il n'y a pas société entre le tigre
qui dévore , et l'agneau dont il fait sa proie.
Rousseau lui-même convient de tout ceci.
« Le plus fort, dit-il (i), n'est jamais assez
» fort pour être toujours le maître, s'il ne
» transforme sa force en droit , et l'obéis-
» sance en devoir.... La force est une puis-
» sance physique; je ne vois point quelle
» moralité peut résulter de ses effets. Céder
» à la force est un acte de nécessité , non de
» volonté ; c'est tout au plus un acte de pru-
» dence. En quel sens pourra-ce être un
» devoir ? Supposons un moment ce pré-
» tendu droit. Je dis qu'il n'en résuite qu'un
» galimatias inexplicable. Car sitôt que c'est
» la force qui fait le droit, l'effet change
» avec la cause; toute force qui surmonte la
» première , succède à son droit. Sitôt qu'on
» peut désobéir impunément, on le peut lé-
» gitimement ; et, puisque le plus fort a tou-
» jours raison , il ne s'agit que de faire en sorte
» qu'on soit le plus fort. Or , qu'est-ce qu'un
(1) Contrat social, liv- I, chap. 3.
( '55 )
» droit qui périt quand la force cesse ? S'il
» faut obéir par force , on n'a pas besoin
» d'obéir par devoir, et si l'on n'est pas
» forcé d'obéir, on n'y est plus obligé. On
» voit donc que ce mot de droit n'ajoute rien
» à la force : il ne signifie ici rien du tout
» Convenons donc que force ne fait pas droit,
» et qu'on n'est obligé d'obéir qu'aux puis-
» sauces légitimes. »
On remarquera, secondement, que qui-
conque ne reconnoît point d'Etre supérieur
à l'homme, ne montrera jamais ces puissan-
ces légitimes , à qui seules on est obligé d'o-
béir, selon Rousseau; puisque entre deux
êtres égaux, il ne sauroit y avoir pour l'un
d'obligation de se soumettre à l'autre ; et en
supposant, en certain cas, la convenance
d'obéir , cette convenance seroit évidemment
insuffisante pour fonder un droit et un de-
voir ; elle seroit tout au plus un intérêt. Aussi
les publicistes, qui, comme Rousseau, ont fait
dépendre la société d'un pacte libre , soutien-
nent-iis que ce pacte n'oblige qu'aussi long-
temps qu'il plaît à ceux qui l'ont formé :
maxime qui ne renverse pas moins que les
précédentes les véritables notions du droit et
du devoir.
Et nous ferons observer que ce dernier
syslème , qui a eu et qui devoit avoir de si
( i56 )
terribles suites , d'un côté repose implicite-
ment sur l'athéisme , et doit y conduire tout
peuple qui l'adopteroit; de l'autre, tient aux
principes matérialistes , dont on vient de voir
que Rousseau combat les conséquences, et
dont néanmoins son Contrat social n'est
qu'une perpétuelle application.
En effet , attribuer la souveraineté au peu-
ple, supposer qu'elle lui appartient essen-
tiellement , c'est poser en principe qu'il n'a
pas d'autre maître que lui-même, ou qu'il
n'existe aucune puissance supérieure à la
sienne; c'est, par conséquent, nier l'existence
d'un Etre créateur et conservateur, dont
l'homme dépend à raison de l'existence qu'il
lui doit; c'est, en un mot, faire l'homme
éternel, c'est le faire Dieu ; et les philosophes
à bonnet rouge , qui proclamèrent la divinité
de la raison humaine , et l'éternité d'un être
d'un jour (i), ne firent que divulguer un
dogme implicitement révélé par le publiciste
genevois. Et il en faut bien venir, malgré soi ,
jusqu'à cette sacrilège absurdité, à moins
(i) Quand Conrîorcet a prétendu que l'homme pour-
voit parvenir à prolonger indéfiniment sa vie , ou à se
rendre physiquement immortel, c'est , quoique peut-
être à son insu , le même principe qui l'a conduit à avan-
cer cette sottise philosophique.
( <57 )
quon ne préfère se jeter dans des absurdités
d'un autre genre, mais non moins palpables.
L'auteur du Contrat social en fournit encore
Ja preuve. Son cœur répugnoit à l'athéisme :
quoique vivant parmi des athées, jamais ils
ne purent lui faire adopter leur désolante
doctrine. Cependant il voyoit clairement qu'en
admettant la création de l'homme , il s'ensuit
que l'être qui l'a créé , et qui l'a créé sociable ,
a nécessairement établi tous les rapports so-
ciaux, puisque tous ils dérivent de la nature
de l'homme , et que la volonté du Créateur
est alors l'unique raison du pouvoir, et le
fondement unique de tout droit. Aussi, pour
former la société civile sans l'intervention de
la volonté divine, Rousseau a-t-il été con-
traint de soutenir que la société n'est pas dans
la nature de l'homme , et même y est con-
traire.
Partant de là , et guidé à son insu par les
doctrines qu'il rejette en apparence, il iden-
tifie si bien la force et le pouvoir , ou la sou-
veraineté , qu'il la place sans cesse là où il y a
le plus de force , c'est-à-dire dans le peuple,
sans autre raison de lui accorder cette préro-
gative , que la supériorité de nombre , ou la
prépondérance de la force physique. Dès lors
tous les inconvéniens qu'il prétendoit écarter
reviennent nécessairement; l'obéissance cesse
( '58)
d'être un devoir ; c'est tout au plus un acte de
prudence. Dès qu'on peut désobéir impuné-
ment, on le peut légitimement. Pour comman-
der a son tour, et avec autant de droit que le
chef qu'on dépossède , Une s'agit que défaire
en sorte qu on soit le plus fort. Le pouvoir est
une proie qu'on se dispute , la soumission un
acte de nécessité. Et comme la force n 'est qu une
puissance physique , et qu aucune moralité ne
peut résulter de ses effets, il s'ensuit que le
prince, ou le dépositaire de la force, peut
opprimer le peuple , et le peuple , s'il devient
le plus fort, chasser, égorger le prince, sans
que la morale y soit intéressée. En matière de
gouvernement , rien n'est plus ni juste ni in-
juste ; et cette conséquence, Jurieu la tire
formellement, lorsqu'il soutient que le peuple
n'a pas besoin de raison , ou de justice , pour
valider ses actes.
Voilà donc tous les crimes publics auto-
risés d'un seul mot; et c'est au nom de la
dignité de l'homme que l'on prêche une doc-
trine si avilissante ! c'est pour le bonheur
de la société que l'on propage des principes
destructifs de toute société !
Pour qu'elle subsiste, il faut, avons-nous
dit en second lieu, que chacun de ses mem-
bres concoure au bien général, parle sacri-
fice de ses intérêts particuliers ; sacrifice de la
( »59)
propriété, sacrifice du repos et des jouissances
personnelles , sacrifice de la vie même , quand
la conservation de l'Etat l'exige.
Or, lhomme qui méconnoissant sa nature,
et abjurant l'immortalité, renferme tout son
être dans un point imperceptible du temps ;
qui ne se sent, pour ainsi dire, exister que
dans son corps, doit nécessairement chercher
dans les plaisirs du corps, le bonheur que sa
volonté désire invinciblement. Il n'y a point
pour lui de force morale réprimante de la
force physique qui l'entraîne. Sa raison, per-
vertie par les principes qu'elle s'est faits, au
lieu d'arrêter ses désirs , les irrite au contraire
et en accroît l'énergie. Point de frein, point
de moralité pour un tel homme. Loin d'être
disposé à se sacrifier pour autrui, il devra et
voudra , s'il est conséquent , sacrifier tout à
lui, parce que son premier ou plutôt son seul
devoir est de se rendre heureux, n'importe
à quel prix. Alors , au lieu de s'ordonner par
rapport au tout, il ordonne le tout par rap-
port à lui , il se fait le centre universel où tout
doit aboutir dans la famille , dans la cité ,
dans l'Etat. Il est le Dieu à qui tous les hom-
mes doivent apporter leurs offrandes, le mo-
narque au profit duquel la société fut établie ;
et pour asservir ses semblables à ses caprices
les plus insensés , pour se faire décerner le
C 1G0)
culte divin, il ne lui manque que la force ,
comme le prouve l'exemple des empereurs
dans la décadence de Rome. Les grands, au
milieu de leurs troupeaux d'esclaves, imitoient
l'empereur dans leurs palais et dans leurs
villa. Chaque Romain imiloit les grands dans
la sphère plus ou moins circonscrite où les
circonstances l'avoient placé ; et tous , ennemis
nés les uns des autres , parce que les intérêts
particuliers sont toujours opposés, ne s'accor-
doient que pour opprimer, dépouiller, dévorer
le monde , devenu la proie de leurs vices
bien plus encore que de leurs armes. Jamais le
genre humain ne descendit à un pareil degré
d'avilissement ; jamais l'homme ne fut compté
pour moins en tout. Au signal donné par les
passions, la force du fer ou celle de l'or com-
mandoit, et la foiblesse obéissoit en silence.
Le peuple conquérant et le peuple conquis
mouroient sans murmurer, non pour sauver
la patrie ou pour en augmenter la gloire ,
mais pour ajouter aux jouissances énormes
des divinités humaines qu'ils s'étoient créées ,
de nouvelles jouissances dédaignées bientôt
par ces dieux engourdis et stupides.
L'histoire est donc parfaitement d'accord
avec nos principes. Dès qu'on ne connoît plus
d'autre bien-être que le bien-être physique,
l'or ou la propriété, moyen universel des
C ifi-i )
jouissances physiques, devient le but où cha-
cun tend avec une ardeur proportionnel au
désir qu'il a du bien-être. On n'acquiert que
pour acquérir encore ; la cupidité s'accroît
avec les richesses; le cœur se pétrifie ; tous
les sentimens généreux s'éteignent : comment
s'en étonner? Proposer à un philosophe, tel
que ceux dont je parle, de renoncer à sa pro-
priété ou à une portion de sa propriété, c'est
lui proposer, en d'autres termes , de renoncer
au bonheur; proposition absurde , puisque
cet abandon , cette abnégation de soi , en tout
contraire à la nature de l'homme, n'est pas,
et, quoiqu'on tasse , ne, sauroit être en son
pouvoir. Que si quelquefois un matérialiste
inconséquent sacrifie, ce qui n'arrive guère,
un plaisir matériel, qu'on me permette ce
mot, à une jouissance purement inorale, c'est
à mes yeux une des plus fortes preuves de la
fausseté de son système : car, s'iln'étoit qu'un
être physique, ce sacrilice lui seroit com-
plètement impossible. 11 en faut dire autant,
et avec bien plus de raison, du sacrifice de la
vie.
Cependant la société, ne subsiste que par
des sacrifices semblables; par le sacrilice de
Ja vie dans le soldat; par le sacrifice du pen-
chant le plus impérieux dans le prêtre , et
dans tous ceux qui n'ont pas formé les liens
I I
c là* )
qui le rendent légitime ; par le sacrifice du
repos et de la liberté dans les fonctionnaires
de TEtat; dans tous, enfin, par le sacrifice de
la propriété , que les besoins de la société ,
que l'humanité , que la charité, réclament sans
cesse.
A la place de ces dévouemens nécessaires ,
de cette préférence accordée aux autres sur
soi, la philosophie met l'égoïsme au fond des
âmes. Elle fait que chacun se préfère aux
autres ; elle étouffe l'amour du prochain ,
source de toutes les vertus, parce qu'il l'est
de tous les sacrifices. A l'intérêt général, qui
est nul pour elle , elle substitue les intérêts
particuliers multipliés ?. l'infini , et par-là
établit entre les membres de la société une
sorte de guerre perpétuelle. Les propriétés ,
objets des désirs de tous, sont sans cesse at-
taquées par la force ou la ruse. On ne res-
pecte aucun droit, parce qu'on ne rcconnoît
aucun devoir. L'envie , la haine , continuelle-
ment excitées par le spectacle d'une pros-
périté étrangère, ne laissent presque plus de
place dans les cœurs aux touchantes affec-
tions de famille, à l'amitié confiante, aux
doux sentimens de l'humanité. La fourberie ,
honteux supplément de la force , tous les
désordres, tous les vices, tous les crimes,
naissen t d'eux-mêmes dans ce sol empoisonné.
( i63 )
En vain des lois dépourvues de sanction s'ef-
forcent d'opposer au torrent une digue im-
puissante ; tout cède à son impétuosité ; et
l'Etat, placé souslaprotectiond'une législation
de supplices et de la morale des bourreaux,
expire violemment dans les convulsions de la
fièvre révolutionnaire, ou dissous par le venin
qui le consume intérieurement, tombe pièce
par pièce comme un cadavre pouri.
Voilà ce que dit la raison , voilà ce que dé-
montre l'expérience. Qu'oppose-t-on à c^tte
double autorité ? des phrases, des mots vides
de sens , d'autant plus dangereux que les
passions se réservent le droit de les inter-
préter selon l'intérêt du moment. Lisez ces
nombreux pamphlets qu'enfante chaque jour
le délire philosophique ; toutes les rêveries
antisociales y sont renouvelées , exaltées ,
consacrées sous le nom à' idées libérales , ex-
pression sacramentelle , dont l'obscurité ré-
fléchie cache aux yeux du vulgaire les mys-
tères redoutables de la religion philosophique.
Rappelez-vous les maximes éternelles sur les-
quelles reposé toute constitution durable ;
aussitôt cent voix vous accusent d'attaquer
les idées libérales. Cherchez-vous à faire sentir
la nécessité de rendre aux principes religieux
leur antique influence ; vous êtes un fana-
tique , un homme imbu de vieux préjugés ,
T i.
( i64)
et, pour tout dire en un mot, un ennemi des
idées libérales. Signalez - vous les vices de
quelques institutions modernes ; osez-vous
leur préférer les institutions éprouvées par
le temps, et redemandées par le bon sens
d'un peuple entier; à l'instant les cris re-
doublent, et vous êtes déclaré, dans vingt
brochures , coupable de conspiration contre
les idées libérales. On a tout dit, on a répondu
à tout, quand on a nommé avec emphase les
idées libérales.
Au reste, si le mot en soi est vague et in-
signifiant , l'emploi qu'on en fait ne laisse
aucune incertitude sur le parti qu'on se pro-
pose d'en tirer. Il est manifeste que le nom
de philosophie ayant perdu son prestige , on
veut reproduire , sous un autre titre , ses sys-
tèmes discrédités ; car la philosophie ne ré-
trograde pas plus que les révolutions. Après
avoir fait , à nos dépens , un si terrible essai
de ses forces, elle ne sauroit désormais sup-
porter le repos, il faut, qu'elle agisse, il faut
qu'elle règne ; et , jusqu'au dernier soupir,
elle défendra la couronne de ruines dont la
Providence a permis une fois qu'elle ceignit
sa tête. Que pouvons-nous cependant nous
promettre sous son empire ? quels seront les
fruits de sa domination? Hélas! si jamais elle
atteignoit les bornes de la perfectibilité qu'elle
( (65 )
nous vante, s'il lui étoit donné de remporter
cette lugubre victoire sur ce qu'elle appelle
les préjugés , ce seroit sur le tombeau du
genre humain , seul monument digne d'elle ,
qu'elle seroit contrainte d'arborer le signe de
son triomphe.
Non, aucun peuple , et bien moins encore
tous les peuples ensemble , ne sauroient exis-
ter sans- Dieu , sans religion. Mais la religion
peut s'altérer, le sentiment de la Divinité peut
s'affaiblir sans s'éteindre entièrement; et alors
il s'établit, au sein de la société, une sorte
de lutte entre la vie et la mort , assez sem-
blable au combat des deux principes, imaginé
par quelques anciens. Tel est aujourd'hui
l'état de la plupart des nations européennes,
état qui commença à la naissance du Protes-
tantisme .
Les novateurs du seizième siècle, en atta-
quant l'autorité infaillible de l'Eglise, ren-
versèrent la base de sa constitution. Ils nièrent
le pouvoir dans la société religieuse , ce qui
les conduisit à nier le pouvoir dans la société
politique , parce que ces deux sociétés sont
semblables , et que toute atteinte portée à
Tune retombe nécessairement sur l'autre.
Dans l'Église comme dans l'Etat, ils attri-
buèrent la souveraineté à la multitude, ou,
en d'autres termes , ils mirent l'homme à la
( 166 ;
place de Dieu; et comme le pouvoir qui régit
des êtres intelligens doit être intelligent lui-
même, et s'il est souverain souverainement
intelligent (i), ils furent forcés d'attribuer
au peuple une intelligence souveraine ou in-
finie; et il falloit bien qu'elle fût telle, pour
juger infailliblement de dogmes qui tiennent
de tous côtés à l'infini. La même prérogative
appartient au peuple dans l'ordre politique ;
et Rousseau énonce nettement cette absur-
dité, lorsqu'il soutient que la volonté géné-
rale, qui n'est autre chose, selon ses prin-
cipes, que la volonté de la multitude, est
toujours droite , c'est-à-dire ne sauroit errer.
On ne doit donc pas être surpris , comme
nous l'avons déjà fait observer, que les der-
niers disciples de ce sophiste, qui divinisoit
la raison humaine, aient élevé des autels à la
déesse Raison. L'apothéose de l'homme, chez
(i) C'est la raison philosophique et générale de
l'infaillibilité qu'allribuent les Catholiques au pouvoir
religieux dans la société chrétienne. Cette considération
pourroit peut-être aidera éclaircir la question tant con-
troversée de l'infaillibilité du P:ipe. 11 semble qu'il
s'agiroil uniquement de savoir s'il possède une autorité
souveraine. Dans la société politique constituée, ou la
monan hie, il est de principe que le Roi ne peut être
jugé. On suppose qu'il ne sauroit errer, en tant que
souverain. C'est l'infaillibilité politique.
( >«7 )
les païens, fut moins monstrueuse ; car, en
dégradant la Divinité, elle n'en abolissoit pas,
du moins entièrement, l'idée dans l'esprit et
le sentiment dans le cœur. Il y avoit la diffé-
rence de l'idolâtrie à l'athéisme.
L'orgueil, sous le nom de raison , n'eut pas
plus tôt proclamé son règne, que toutes les
vérités, successivement bannies de la terre ,
rentrèrent, si cette expression nous est per-
mise , dans le sein de Dieu. L'erreur prit pos-
session du domaine qu'elles abandonnoient ;
et, comme l'erreur par son essence n'est qu'une
privation, un néant, le symbole des peuples
ne se composa que de dogmes négatifs, c'est-
à-dire qu'il y eut destruction de l'intelligence.
Ainsi, le symbole des Luthériens et des
Calvinistes , en tant que séparés de l'ancienne
société chrétienne , fut la négation du sacrifice
de Jésus-Christ sur nos autels, de sa présence
réelle , d'une partie des sacremens qu'il a in-
stitués, du libre-arbitre de l'homme, etc.
Le symbole des Sociniens fut la négation
de la divinité de Jésus-Christ, de la nécessité
d'un médiateur, de la chute primitive , des
peines éternelles, etc.
Le symbole des Déistes fut la négation de
toute religion révélée, et par suite, de toute
morale certaine et obligatoire.
Le symbole de l'athée , enfin , fut la néga-
( 168 )
tion la plus universelle qu'il soit possible de
concevoir, la négation du premier Etre ou
simplement de l'Etre. « Ils nient l'effet , après
» avoir nié la cause; nient l'action , après avoir
» nié la volonté; nient l'univers, nient Dieu,
» se nient eux-mêmes. Là , dit M. de Bonald,
» finit la raison humaine. » J'ajoute : là finit
la société , là finit l'homme, qui périroit, même
physiquement, si cette affreuse négation de
toute vérité devenoit le symbole du genre
humain.
Les agitations intestines, les troubles, les
bouleversemens, les révolutions dont nous
sommes témoins , n'ont pas d'autres causes
que ce profond oubli des vraies doctrines
politiques et religieuses , dans la plupart des
sociétés chrétiennes. Inutilement Ton vou-
droit se faire illusion : la nature, plus forte
que les individus, et que les peuples mêmes,
les rappelle , par une salutaire et pénible
succession de crises , dans les voies qu'ils ont
abandonnées. Il faudra , quoi qu'on en ait ,
que l'Europe, rejetant le breuvage d'erreur
dont la philosophie l'enivre depuis plus d'un
siècle, boive de nouveau à la coupe de la
vérité , ou qu'elle expire sur son lit de dou-
leur.
Je ne dirai rien des gouvernemens ; il \
auroit trop à dire. Je ne ferai point remar-
( i6q )
quer jusqu'à quel point les maximes subver-
sives de Tordre politique dominent encore
aujourd'hui dans certaines têtes; combien les
meilleurs esprits sont à cet égard dupes de
leur siècle ; combien on est encore disposé
à confondre les devoirs avec les droits: com-
bien la dangereuse chimère de la multiplicité
des pouvoirs obscurcit encore , pour beau-
coup de- gens, la véritable notion du pouvoir:
combien de principes de servitude se cachenl
sous de fausses idées de liberté ; combien la
folie des législations humaines prévaut en-
core contre les enseignemens de la raison
et contre les leçons de l'expérience. Je le
répète, jaurois trop à dire. Mais je puis du
moins jeter un coup d'œil sur les effets les
plus apparens du matérialisme , dont l'in-
fluence sur les mœurs, sur les institutions,
sur les lois , sur les svstèmes d'administration,
sur les habitudes domestiques mêmes, est si
sensible chez les nations modernes.
In des caractères de notre siècle est ce
fatal égoïsme qui endurcit et dégrade les
âmes, cette soif sacrilège de For, auri sacra
famés . qui, étouffant jusqu'au germe dessen-
timens généreux, anéantit toutes les vertus.
On veut de l'or, on en veut à tout prix, parce
qu'avec de l'or on a tout, jouissances, hon-
neurs, estime même. ÏL8 vile cupidité a tout
( i?° )
envahi, tout souillé, tout déshonoré , jusqu'à
la gloire. Les plus hautes fonctions sociales ,
qui n'étoient autrefois qu'un grand dévoue-
ment de l'homme et de ses propriétés au ser-
vice de l'Etat, grâce aux progrès des lumières,
devinrent un objet de spéculation , des es-
pèces de fermes qu'on se hàtoit d'exploiter.
On ne demandoil plus : Telle place est-elle
honorable ? mais, Combien rend-elle d'argent ?
Aussi n'en est-il presque point qui fussent
remplies gratuitement pendant le cours de la
révolution. Le peuple ne fut pas plus tôt de-
venu souverain , qu'il lui fallut solder tous
les agens de sa souveraineté, depuis le juge
qui applique les lois, jusqu'au législateur qui
les fabrique.
Dépouillé de ses espérances immortelles ,
l'homme pour qui l'avenir n'est rien , parce
qu'il peut avoir cessé d'être quand cet avenir
arrivera, saisit et dévore avec avidité le pré-
sent. De là le relâchement, ce n'est pas assez
dire , l'entière dissolution des liens qui at-
tachent l'individu à la famille , et la famille
à l'Etat. Pressé de mettre à profit cette vie
rapide qu'il va perdre, le père se hâte de
jouir, et de jouir seul; tandis que le fds, in-
quiet et tourmenté de la même ardeur, attend
impatiemment qu'il passe , pour jouir à son
tour Plus de sage prévoyance, plus de ces
( <;i )
longues et solides pensées d'établissement
qui lioient les générations aux générations par
un enchaînement de bienfaits (i) , et une
tendance soutenue vers un but commun. Plus
enfin d'affections domestiques , de respect ,
d'amour réciproque , d'autorité et de dépen-
dance ; mais les mouvemens de l'instinct qu'on
retrouve dans la brute même, une tendresse
désordonnée qui soumet aux caprices de l'en-
fance la raison de l'âge mûr, ou une indiffé-
rence profonde moins dangereuse peut-être,
puisque après tout, si elle ne s'occupe poinl
d'étouffer les vices naissans, du moins elle
n'en provoque pas la naissance.
Ainsi, dans les mœurs actuelles, l'enfant,
victime infortunée de la philosophie de ses
parens, est également opprimé par leur in-
différence et par leur amour.
On ne sauroit disconvenir que Rousseau ,
encore aujourd'hui représenté par des esprits
frivoles comme le bienfaiteur de l'enfance ,
(i) La multitude presque incroyable des placemens
en viager est, pour l'observateur réfléchi, l'un des
symptômes les plusalarmans de la décadence des mœurs.
Il est inutile d'en dire la raison, qui ne s'aperçoit que
trop. Mais peut-être seroil-il temps de songer à assurer
l'existence ou la perpétuité de la famille , si Ton ne veut
pas que la société elle-même n'existe qu'en viager.
( • ;*)
n'ait singulièrement contribué , par son élo-
quence paradoxale, à introduire cette édu-
cation corruptrice. C'est lui, qui, abusant de
la foiblesse des mères , et flattant leur ten-
dresse aveugle , leur apprit à ne jamais con-
trarier les penchans d'un être essentiellement
bon, selon lui. Avec des phrases sentimenta-
les sur la brièveté de la vie, sur l'incertitude
que l'enfant parvienne jamais à l'âged'homme,
il sut malheureusement persuader à des pa-
reils crédules, qu'il y avoit de la barbarie à
le former aux devoirs et à l'état de l'homme.
Qu'arriva-t-il cependant? que les rapports
naturels entre l'enfant, le père et la mère,
étant intervertis, l'autorité passa entre les
mains de l'être foible et sans raison ; le sujet,
dans la société domestique, se trouva investi
du pouvoir, et la constitution de la famille
fut renversée : changement d'autant plus
digne de remarque , qu'il concourut avec un
semblable désordre et une révolution ana-
logue dans la grande famille, ou la société
politique : tant sont élroitsl es liens qui unis-
sent ces deux sociétés.
Nous sommes, au reste, fort éloignés de
penser que cette molle condescendance, cette
soumission servile aux volontés ou aux capri-
ces d'un être aussi débile d'esprit que de
corps, cette liberté qu'on lui laisse de se li-
( i?3 )
vrer à tous ses penchans , soient propres à
le rendre plus heureux, même dans les cour-
tes années auxquelles on sacrifie toutes les
autres. Et que de mécomptes , que de dou-
leurs on lui prépare dans l'avenir! A quelle
triste expérience on le réserve , lorsqu'arra-
ché aux illusions de l'indépendance, il lui
faudra porter le dur joug de la société, qui
n'est pas seulement le joug de la nécessité
physique, dont Rousseau consent à charger
son élève, mais bien plus encore le joug et des
hommes et des devoirs.
Ce qu'il faut observer principalement , dans
cette partie de la doctrine du philosophe ge-
nevois, c'est moins encore peut-être les in-
convéniens qu'elle entraîne, que les principes
qu'elle suppose : car il résulte de la pratique
recommandée par Piousseau , et même de ses
aveux exprès , que jusqu'à un âge assez avancé
l'enfant n'est guère qu'un être physique , dont
les actions, dirigées par l'instinct, sont dé-
pourvues de moralité. Sans cesse il oublie que
cet enfant, par cela seul qu'il existe, appar-
tient déjà à Tordre social, qu'il est appelé à
prendre rang dans la noble hiérarchie des
êtres intelligens et moraux; et perdant de vue
ces hautes destinées, le sophiste insensé gé-
mit sur les fugitives jouissances que la mort
peut ravir à un être immortel.
( «74)
Toutefois, jusqu'à ces derniers temps, on
n'avoit encore tenté que des essais partiels
des méthodes philosophiques d'éducation.
On jugea enfin le siècle mûr pour une expé-
rience en grand , et l'Université s'éleva comme
un vaste amphithéâtre , où une généra-
tion entière fut livrée au scalpel des nova-
teurs.
Nous le déclarons d'abord , afin qu'on ne
nous soupçonne pas d'être guidés par une
prévention aveugle : nous n'ignorons rien de
ce qui a été écrit en faveur de cette institu-
tion gigantesque ; nous avons lu attentivement
les apologies qu'on en a faites; et nous nous
sommes convaincus que l'Université est ce qui
se peut imaginer de plus admirable aux yeux
des membres de l'Université.
Après cet aveu que nous devions à la vé-
rité , et que nous faisons de bonne grâce , il
nous sera permis sans doute de dire ce que
nous avons vu, ce que vingt millions de Fran-
çais ont vu comme nous.
Rousseau ne vouloit pas qu'on parlât de
Dieu à son Emile, avant dix-huit ans ; c'étoit
bien déjà quelque chose ; mais on fit mieux
encore , et plus de trois cent mille enfans fu-
rent élevés , sinon de droit, au moins de fait,
je ne dis pas dans l'oubli, mais dans la haine
de toute religion, dans le mépris de toute
( i?5 )
morale. Des mœurs inouïes, des prodiges de
corruption effrayèrent le libertinage même ,
et jetèrent la désolation dans les familles,
réduites à porterie deuil des vertus, aussi-
bien que de la mort des infortunés sur qui
reposoientleurs plus chères espérances. Chose
horrible à penser , les pères furent contraints
de se réjouir en apprenant qu'ils n'avoient
plus de fils !
Hélas 1 la philosophie elle-même, dans ses
momens de bonne foi, ne nous avoit-elle
pas révélé la secrète défiance que lui inspi-
roient ses propres systèmes ? Ne nous avoit-
elle pas mis en garde contre ses fastueuses
promesses ? Qu'on écoute Diderot (i) : « Deux
» grands philosophes firent deux grandes
» éducations : Aristote éleva Alexandre ; Sé-
» nèque éleva Néron. » On voit que ce n'est
pas d'aujourd'hui seulement que le genre hu-
main est lié par la reconnoissance aux philo-
sophes. Nous ne sommes plus surpris qu'un
siècle éclairé les préfère hautement aux prê-
tres. Qu'ont fait ceux-ci de comparable aux
deux grandes éducations dont parle Diderot ?
Où sont les Nérons qu'ils ont élevés? La France
ne leur doit que saint Louis , qui rendoit la
(i) Essai sur les règnes de Claude et de Néron,
tom. III , pag. 129.
( tf.6 )
justice au pied d'un chêne; et Louis XM.
martyr de sou peuple.
ISous avons dit que le matérialisme avoit
étendu son influence jusque sur la législation.
11 seroit très-facile d'en donner de nombreu-
ses preuves : nous nous bornerons à une seule ,
et c'est la loi si profondément immorale du
divorce qui nous la fournira. On choisit, pour
l'introduire dans un pays où l'opinion publi-
que la repoussoit, le moment où les nations
chez qui elle existoit depuis long-temps,
convaincues, par l'expérience, de ses per-
nicieux effets, sernbloient penser à l'abolir.
La religion, la saine politique réprouvent
également cette loi, cela est certain; cepen-
dant il y auroit de la barbarie à enchaîner ,
d'une manière indissoluble, deux infortunés
l'un à l'autre , si l'attente d'une autre vie , où
leur sort peut changer, n'est qu'une chimère.
■Car où seroit alors le motif, pour deux époux
mutuellement malheureux par leur union,
de sacrifier leur bien-être à l'intérêt général
de la société ? Et qu'a-t-elle à leur offrir en
compensation de ce sacrifice ? Qu'on examine
avec soin les raisons apportées en faveur
du divorce, on verra qu'en dernière ana-
lyse elles sont fondées sur la supposition
implicite, que, même pour sa propre conser-
vation, la société n'a pas le droit d'exiger de
( '77 )
ses membres qu'ils renoncent à un penchant
naturel qu'on affecte de représenter comme
invincible ; et qu'en fixant l'homme irrévoca-
blement dans une condition pénible, dans un
état de souffrance, on le condamne à un
malheur sans espoir, on lui ôte tout ; ce qui
est très-vrai, si tout finit avec cette courte
existence. Pour éviter donc d'être inconsé-
quent, on a brisé sans remords le plus sacré
des liens , on a solennellement violé la grande
charte de la famille; le mariage a été déclaré
un bail à an et jour, résiliable pour cause
d'adultère, de mauvais traitemens , etc.; et,
chez un peuple chrétien , la honteuse promis-
cuité des brutes est devenue, qui le croirait?
une faculté légale, un droit qui s'acquiert par
le vice et par le crime même !
Ainsi, l'esprit de matérialisme a pénétré
partout pour tout infecter , les mœurs, l'édu-
cation , les lois. On a cherché la morale, et
on ne Va plus trouvée. 11 n'est pas jusqu'à la
philosophie qui n'ait été effrayée de sa dis-
parition , et la France a vu ses savans en
corps promettre gravement un prix à celui
qui la rctrouveroit.
L'ordre social , ébranlé violemment par les
doctrines destructives du pouvoir, étoit en-
core dissous dans ses élémens mêmes, par
une sorte d'épicuréisme qui s emparoit peu à
12
( «78)
peu de toutes les classes de la société. Plu-
sieurs années avant que la révolution éclatât,
on remarquoit déjà ce funeste symptôme d'a-
vilissement et de décadence. Les hommes du
plus haut rang sembloient ne pouvoir plus
soutenir le fardeau des fonctions publiques.
On les voyoit déserter lâchement le service
de l'Etat, pour se livrer à je ne sais quelle
molle oisiveté qu'ils décoroient du nom de
repos philosophique. Ainsi le vouloit la na-
ture : car c'est de la nature que s'autorisoient,
pour abandonner la société , ceux qu'elle avoit
comblés de ses faveurs. On eût dit que, sur-
chargés de titres et gorgés d'or, il ne leur
restât plus qu'à couler doucement d'inutiles
jours au sein des délices des villes ou de la
tranquillité des champs. Il faut vivre pour
soi, telle étoit la grande maxime ; et l'on
appeloit vivre pour soi , s'affranchir de
toute gène, de tout devoir pénible, jouir
du présent, oublier l'avenir, rassasier tour
à tour et irriter les sens pour les rassasier
encore. Aussi est-ce de cette époque que
date cette recherche honteuse dans les plai-
sirs de la table , ce luxe efféminé qui rem-
plaça la noble pompe du siècle précédent,
enfin cette scandaleuse association des arts
et de la volupté, qui, lasse et non assouvie,
cherchoit de tous côtés des remèdes à ses
( 179 )
dégoûts et des supplémens à son impuis-
sance.
La poésie s'altérant comme les mœurs ,
cessa de peindre les affections de l'âme, pour
chanter les jouissances des sens. Chez un peu-
ple grossièrement voluptueux, elle devint
l'auxiliaire du vice, au lieu d'être l'organe
des passions; parce que là où il n'existe plus
de frein il n'y a point de passions, il n'y a
que des appétits. De là cette hideuse prosti-
tution de l'art à des sujets qui révoltent un
goût délicat , presque autant qu'ils offensent
la pudeur ; de là encore l'invention d'un nou-
veau genre de poëme exclusivement consacré
à décrire la nature matérielle ; et, pour peu
qu'on y réfléchisse , l'on n'hésitera point à
attribuer à la même cause l'inquiétante préé-
minence que les sciences physiques ont usur-
pée sur les sciences intellectuelles et morales ,
prééminence qu'elles conserveront tant que
les doctrines matérialistes continueront d'être
dominantes. Par ce seul effet, le matérialisme
conduit donc nécessairement à la barbarie.
Mais, ou nous nous trompons fort, ou l'on
ne s'arrêteroit pas dans la barbarie. De même
que l'excès des jouissances physiques dans
l'homme tue l'intelligence, l'imagination,
l'âme enfin , et quelquefois même le corps ;
ainsi, l'application exclusive aux sciences phy-
12.
( i8o )
siques, l'importance outrée qu'on y attache , la
préférence qu'on leur accorde, jointes à tous
les effets qu'entraîne la cause primitive de ce
désordre dans les idées générales, tueroient
à la longue la raison, l'intelligence , l'âme de
la société, et le corps social même.
Nous avons dit que l'amour excessif de la
propriété avoit excité dans les cœurs un désir
effréné de l'or , signe universel des proprié-
tés. Jl est résulté de là que les gouvernemens,
soumis à l'influence des mêmes erreurs, au
lieu d'opposer une digue à cette passion dé-
sastreuse, l'ont au contraire fortifiée, autant
qu'il étoit en eux, par leur exemple. Perdant
de vue les causes éternelles de la prospé-
rité et de la stabilité des empires, ils ont stu-
pidement confondu la force avec la richesse,
et l'or aussi est devenu leur Dieu : simulacra
gentium argcntumet aurum. Dès lors les prin-
ces n'ont plus été occupés qu'à irriler la cu-
pidité des peuples. Le commerce, que dans
la situation actuelle de l'Europe il faut peut-
être protéger, mais qu'il faut contenir, parce
qu'il tend, par sa nature, à corrompre les
mœurs , attira presque uniquement les regards
des Souverains. On n'épargna rien pour don-
ner à cette profession, honorable quand la
probité l'exerce , mais qui ne sauroit jamais
être une profession sociale, un rang que
( >8i )
Topinion, plus sage que les gouvernemens,
refusa constamment de lui accorder, et une
importance politique qui eût été pour l'Etat
l'infaillible annonce d'une ruine plus ou
moins prochaine.
Un autre effet des mêmes causes fut que
l'on s'appliqua, avec un soin que nous ne blâ-
mons que parce qu'il étoit exclusif, à aug-
menter , par tous les moyens possibles, les
produits du sol et la population, c'est-à-dire
à multiplier les ressources physiques. Ainsi
l'art de gouverner se changea peu à peu en
l'art d'administrer ; et nous ne voyons pas
que le genre humain ait gagné beaucoup à ce
changement. Il est possible que , sous Louis
XIV, la France récoltât une moindre quantité
de grains , possédât moins de bestiaux ; il est
possible qu'à cet égard notre position se soit
sensiblement améliorée. Cependant nous vou-
drions qu'on nous expliquât comment, mal-
gré l'abondance qu'ont dû amener les progrès
de l'agriculture , les pauvres, chaque jour
plus nombreux, sont réduits presque partout
aux soupes économiques ; et comment , pour
plus d'économie encore, un philanthrope a
imaginé de les nourrir avec des os? Au reste ,
quelque réponse qu'on fasse à cette question ,
nous la recevons d'avance pour bonne ; car
la nature des alimens n'est pas, à notre avis,
( 18a )
pour un peuple, une chose si essentielle qu'il
faille beaucoup disputer sur le pis ou sur le
mieux. Mais V homme ne vit pas seulement de
pain , comme nous rapprend l'Auteur même
de l'homme ; il n'est pas seulement un être
physique, et c'est pourquoi il peut languir et
mourir au sein même de la plus grande abon-
dance physique. Les nations ne périssent point
par la faim : ce n'est que dans les causes mo-
rales qu'il faut chercher la raison de leur
anéantissement.
Le Christianisme avoit civilisé le monde ,
comme l'avoue Montesquieu. Les nations po-
licées du midi de l'Europe, et les peuples
barbares du nord, s'unissant, et, pour ainsi
dire, s'embrassant dans son sein, y puisèrent
cette force de vie qui ranima tout à coup la
société près de s'éteindre, ces nobles senti-
mens d'humanité qui firent, pendant quinze
siècles, son bonheur et sa gloire. La religion
de Jésus -Christ avoit successivement aboli
tous les genres d'oppression, et le genre
humain , affranchi par le Désiré des nations ,
avoit vu ses antiques fers tomber devant la
croix. De douces et bienfaisantes institu-
tions, des lois protectrices, des mœurs plus
belles encore que les lois , avoient élevé l'hu-
manité à un degré de perfection dont les
anciens n'avoient pas même d'idée. L'inian-
( i83 )
ticide , l'esclavage, le meurtre du pauvre (i),
tels étoient les moyens usuels de leur poli-
tique : ilsgouvernoient en égorgeant. Le Chris-
tianisme , chose prodigieuse ! rendit l'homme
ami de l'homme ; et comment ? en lui appre-
nant à aimer Dieu. Sa doctrine est une doc-
trine d'amour, et voilà pourquoi elle enfante
de si sublimes vertus ; car toute vertu est sa-
crifice, et tout sacrifice est un acte d'amour.
Aussi le plus grand des sacrifices , celui sur
lequel repose la religion même, a-t-il été pro-
duit par un amour infini. Qui conduisoit tant
de Missionnaires dans les forêts du Nouveau-
Monde, pour y annoncer la vérité à de féroces
sauvages'?Quilesportoit à s' exiler du pays natal,
pour aller, loin de leur famille, de leurs amis,
vivre au milieu de hordes barbares sous un
ciel de feu, ou près des glaces du pôle ? Qui
engageoit tant de jeunes personnes du sexe le
plus foible, et quelquefois de la condition la
plus élevée , à se dévouer perpétuellement
à des fonctions aussi pénibles que dégoûtantes,
(i) L'empereur Galère, rcgardanllesmendians comme
un fardeau inutile à l'Etat, les fit rassembler dans des
barques qui furent coulées à fond. On sait combien ,
en vertu de la perfectibilité à l'infini, la philosophie
régnante perfectionna cette heureuse invention de l'em-
pereur Galère.
( >84)
pour soulager les misères humaines ? Qui don-
noit à un pauvre piètre inconnu du monde,
et certain de n'obtenir jamais ici-bas aucune
récompense de son héroïque charité, le cou-
rage de s'enfermer dans un bagne infect, pour
y consoler des esclaves pestiférés? En un mot,
quelle cause puissante enfantoit ces grands
dévoiiemens , qui, malgré l'habitude que nous
avons d'en être témoins, nous étonnent en-
core et nous confondent? Vous demandez
quelle cause les enfantoit? l'amour de Dieu
et des hommes. Qu'y a-t-il d'impossible à celui
qui aime? il mçurt; il fait plus, il vit, et
souffre volontairement, pour épargner à ses
semblables des souffrances. Si la philosophie
n'inspira jamais rien de semblable, c'est qu'au
lieu d'être un principe d'amour, elle est une
cause énergique de haine , parce que ne par-
lant jamais à l'homme que de son intérêt
particulier, et l'homme trouvant toujours son
intérêt en opposition avec celui des autres,
il les hait nécessairement comme un obstacle
à son bien-être. Considérez la révolution fran-
çaise si éminemment philosophique : que
voyez-vous, à cette époque, dans toutes les
classes de la société, sinon une haine effroyable
qui armoit le pauvre contre le riche, l'igno-
rant contre le savant, 1 individu sans dis-
tinction contre celui qui possédoit un titre ,
( i85 )
le roturier contre le noble , le sujet enfin
contre le pouvoir?
Lorsque l'orgueil a appelé les peuples à
l'indépendance , jamais les peuples n'ont été
opprimés par une plus affreuse tyrannie. Des
libertés qu'on leur promettait, ils ne con-
nurent que celles de payer, de marcher et de
mourir. Lorsque les mots d'humanité, de
philanthropie, retentissoient de toutes parts ,
on n'entendoit proclamer que des lois de
sang ou des lois corruptrices ; les guerres
d'extermination renaissoient; le despotisme
calculoit ses dépenses en hommes , comme
on suppute le revenu d'une terre ; on fau-
choit les générations comme l'herbe ; et les
peuples , journellement vendus , achetés ,
échangés , donnés , comme de vils troupeaux ,
ignoroient même souvent de qui ils étoient
la propriété; tant une politique monstrueuse
multiplioit ces indignes transactions. On met-
toit les nations entières en circulation, comme
des pièces de monnoie. Et pensez-vous que
la philosophie réclamât contre ces épouvan-
tables crimes de lèse-humanité ? non, certes ;
elle les justifioit, elle les louoit même comme
de hautes pensées , comme des idées libérales ,
parce qu'enfin elle avoit découvert dans ses
profondes méditations qu'il falloit opérer sur
les hommes comme sur les nombres. C'est là
( i86)
sans doute le dernier et le plus beau résultat
des sciences mathématiques.
Sommes-nous donc assez dégradés ? som
mes-nous assez punis de notre sacrilège dé-
lire ? Y a-t-il pour nous quelque espérance
d'un tardif retour vers l'ardre? Hélas! nous
l'ignorons. L'avenir nous semble couvert d'un
voile épais , d'un voile impénétrable à la pré-
voyance humaine. Certainement le mal est
extrême, il ne faut qu'ouvrir les yeux pour
s'en convaincre ; mais qui présumeroit assez
de ses lumières pour assurer qu'il est sans
remède ? Tout est possible à qui veut forte-
ment. Les hommes passent, donc les erreurs
peuvent passer aussi , pourvu que l'on s'em-
pare des générations nouvelles , afin de les
préserver de la contagion. Hoc opus , hic
labor. Les gouvernemens ont de grandes res-
sources , il ne s'agit que d'en faire usage.
Qu'ils sachent s'élever au-dessus de leur siècle,
et leur siècle leur obéira. Les peuples ne sont
que ce qu'on les fait, criminels ou vertueux,
paisibles ou remuans , religieux ou incré-
dules, au gré de ceux qui les conduisent. Mais
qu'on se persuade bien qu'entre l'erreur et
la vérité, il n'y a point de transaction pos-
sible ; que céder quelque chose aux préjugés
régnans, c'est leur accorder tout : c'est imiter
le chirurgien, qui, par une complaisance meur-
( >«7 )
trière pour un malade pusillanime , ne re-
tranchèrent qu'une portion du membre gan-
grené'. Les demi-moyens, séduisans d'ailleurs
par une fausse apparence de sagesse , ne sont
propres , au fond , qu'a augmenter le désordre
du corps politique, en mettant en contact des
élémens qui se repoussent. Quand un breu-
vage est empoisonné , on ne se borne pas à
y verser quelques gouttes d'eati pure. Osons
le dire, l'alliance des principes anciens et des
doctrines nouvelles seroit ce breuvage mélan-
gé, et le poison, quoique affoibli, seroit cepen-
dant toujours mortel. Or, sous prétexte qu'on
n'en connoîtpas bien les effets, seroit-il per-
mis de le présenter à un peuple , et de le
presser de le boire , afin d'observer ce qui en
arrivèrent? L'Europe attend mieux de ses
chefs ; elle est lasse des expériences qu'on
multiplie à ses dépens. Qu'une main ferme
lui imprime derechef l'impulsion qu'elle
reçut du Christianisme , il y a dix-huit siècles,
et bientôt on la verra glorieuse et régénérée ,
sortir de la fange sanglante où elle se roule
depuis vingt-cinq ans , et marcher de nou-
veau , d'un pas sûr, dans la route hors de
laquelle il n'existe ni paix ni bonheur pour
la société. Que si l'on s'obstinoit à chercher
ailleurs une perfection chimérique et démon-
trée telle par nos propres calamités, il ne
( i88)
resteroit à l'homme doué de quelque pré-
voyance , d'autre consolation que celle qu'of-
froit l'apôtre aux Chrétiens de son temps:
Non habemus hic manenlem c'witatem.
»VVV\\VVVW\VV*VVVV\\VVV\VVVVVV\^VVÇV\'VV\'V\V'*VVtVVC\\WV\VVVVVVV\'VVV\'V\VVVVVX\>VV«
OBSERVATIONS
SUR LA PROMESSE D'ENSEIGNER LES QUATRE
ARTICLES DE LA DECLARATION DE 1682,
Exigée des Professeurs de Théologie par le Ministre
de l'Intérieur. ( 1818. )
JL/\ns l'emportement le plus excessif de son
orgueil, 1 homme ne pensa jamais que sa vo-
lonté et ses actions pussent se passer de règle ;
jamais il ne mit en doute la nécessité du pou-
voir , la nécessité des lois ; et il a même d'au-
tant plus multiplié les lois et exagéré le pou-
voir, qu'il s'est déclaré plus indépendant. Ses
théories de la liberté aboutirent toujours à la
servitude; et quand on l'a proclamé souverain,
c'est alors qu'il est devenu et a dû devenir
profondément esclave : car, dès qu'on lui dit,
Tu peux tout, il faut nécessairement le réduire
à un état où il ne puisse rien , sans quoi il dé-
truiroit la société à l'instant même.
Mais , s'il avoue que ses volontés doivent
avoir une règle, il ne comprend pas également
que sa raison doive en avoir une , parce que
les désordres de la raison ne frappent pas le*
( l96 )
sens comme les désordres de la volonté. Use
persuade que ses pensées ne sont soumises à
aucune loi , ce qui n'est pas vrai de Dieu
même ; et que son esprit oe dépend d'aucune
autorité, erreur mère de toutes les erreurs,
et féconde en désastres. Affranchir la raison
de toute obéissance et de tout devoir, la dé-
clarer souveraine, c'est transporter l'anar-
chie dans le monde intellectuel , d'où elle
descend tôt ou tard dans le monde social. Ce
progrès est dans la nature des choses, rien ne
peut l'empêcher.
La religion, qui nous fait seule connoître
le pouvoir spirituel , est donc le fondement de
l'ordre et de la société : car il n'existe de so-
ciété qu'entre les êtres intelligens ; et là où
tous sont égaux , là où on ne reconnoît ni
pouvoir ni devoirs, il n'y a point de société,
il n'y a que le chaos.
L'obéissance au pouvoir spirituel, ou au
pouvoir constitué pour régir les esprits , s'ap-
pelle foi : et la loi est l'unique moyen d'union
entre les êtres intelligens ; car les êtres ne sont
unis que par l'obéissance à un même pouvoir.
Et comme le pouvoir qui régit les êtres intel-
ligens doit être intelligent lui-même , et, s'il
est souverain, souverainement intelligent,
Dieu est le seul pouvoir spirituel ; et la foi qui
nous rend ses sujets , la foi qui nous unit dans
C 191 )
la société dont il est le monarque , n'est
qu'une soumission parfaite de notre raison
bornée, à sa raison infinie : noble soumission,
qui nous acquiert la libellé des enf ans de Dieu,
hors de laquelle il n'y a que servitude , même
pour l'intelligence ; car la raison qui n'obéit
pas à Dieu , obéit à l'homme , et devient in-
failliblement l'esclave d'une raison plus forte
ou plus hardie.
A mesure que la foi s'affoiblit, le désordre
croît donc. Chaque raison particulière cherche
à établir son règne sur les ruines du pouvoir
ou de la raison générale ; et si la foi s'éteignoit
entièrement, il existeroit autant de pouvoirs
indépendans que de raisons particulières , et
l'anarchie seroit au comble.
Chaque raison possédant une autorité égale,
il n'y auroit ni erreur ni vérité ; de même que ,
sous l'empire exclusif de l'homme, il n'y a ni
droits ni devoirs , ni crime ni vertu.
Dans la société politique , la force , héri-
tière violente du pouvoir , reste pour main-
tenir une apparence d'ordre extérieur, et
réprimer les actes qui renverseroient la so-
ciété. Elle ne fait pas qu'on ait de la vertu,
mais elle empêche qu'on commette certains
crimes avec trop d'audace.
Mais le pouvoir détruit dans la société spi-
rituelle, il n'y a plus aucun moyen de réprimer
( M)2 )
Terreur, de défendre la vérité , ni de discerner
Tune de l'autre ; et l'apparence même de
Tordre est bannie.
Alors , pour établir une triste paix entre les
esprits, le pouvoir politique, à qui la raison
ne doit pas obéissance , le pouvoir politique,
qui n'a pas le droit de commander la foi, qui
n'est pas juge de la vérité et de Terreur, dé-
clare qu'il ne reconnoît ni erreur ni vérité, et
offre à chaque raison particulière une égale
tolérance ou une égale protection; ce qui, au
fond , n'est autre chose que protéger la ré-
volte contre le pouvoir dans la société spiri-
tuelle , et même déclarer qu'on ne reconnoît
point cette société : véritable athéisme poli-
tique , inconnu même des peuples païens. Au
milieu des ténèbres de Tidolàtrie, gardiens
plus fidèles des traditions primitives, que nous
ne l'avons été dans la lumière du Christianisme,
ils proclamèrent les droits de Dieu en tête de
leur législation, et confondirent même le pou-
voir civil et le pouvoir spirituel : tant ils sen-
toient vivement la nécessité de celui-ci. « Les
» anciens , dit Cicéron , firent de la sagesse et
» de la science des choses divines, l'attribut
» de la royauté : et, quand la forme du gou-
» vernement changea parmi nous, le sacer-
» doce resta immuable , et ceux qui en étoient
» revêtus continuèrent de gouverner la repu-
C '93 )
» blique par l'autorité de la religion (i). »
De là vient que , chez ces peuples , il y avoit
des doctrines , des croyances publiques ; l'in-
telligence étoit , comme la volonté, assujettie
à des devoirs , dont on punissoit l'infraction
quelquefois avec une rigueur extrême. Mais
sous une constitution qui ne remonte pas plus
haut que l'homme, l'intelligence demeure
libre , l'homme n'ayant ni le droit d'exiger
que la raison lui obéisse , ni le moyen de la
forcer d'obéir : la foi sociale est anéantie ; il
ne reste que des opinions ou des croyances
individuelles essentiellement indépendantes :
les esprits rentrent dans l'état de nature , et
c'est ce qui fait qu'alors tout est contradiction
dans la société.
Mais l'inconséquence la plus étrange seroit
de prescrire administrativementdes opinions,
après avoir établi en principe constitutionnel
la liberté des croyances. Ne pouvant concilier
avec le droit écrit et les maximes fondamen-
tales du gouvernement un pareil acte d'auto-
(i) Omnino apud veteres , qui rerurn potiebantur
iidem auguria tenebanl. Ut enim sapere , sic dhdnarc
regale dicebant, ut testis est nostra civitas , in quâ et
reges , augures, et postea privati eodem sacerdotio pr cé-
dai, rcmpublicarn religionum aucloritate rexerunt. De
J)ivinat. lib. I , n° 4.0 vel 89.
i3
( 194)
rite , les citoyens se ven oient forcés de douter
des lois mêmes ; malheur plus grand qu'on
ne le pense peut-être ; car, pour un peuple,
douter de ses lois, c'est douter de son exis-
tence.
Je sens ce que ces réflexions ont de triste.
Je ne les ai pas cherchées ; elles ne se présen-
tent que trop d'elles-mêmes, à l'aspect de la
société , telle que la philosophie nous l'a faite.
Il y a des pensées qui naissent naturellement
dans les temps de désordre, comme ces plantes
qui croissent sur les ruines.
Et pour en venir au fait particulier qui
nous a suggéré ces considérations , s'il est
vrai , comme on l'assure , que le ministre de
l'intérieur exige des professeurs de théologie
la promesse d'enseigner les quatre Articles de
la Déclaration de 1682, comment ne pas voir
dans cet acte un exemple de l'inconséquence
dont je parlois tout à l'heure?
Je ne prétends point prendre parti pour
ou contre les quatre articles; je déclare même
tenir autant que personne au premier. Ce
qui m'étonne , c'est l'ordre de les souscrire ,
donné par un ministre , simple laïque , sous
1 empire d'une Charte qui garantit la liberté
religieuse et la liberté des opinions; et puis-
qu'elle me permet de publier la mienne, j'es-
saierai de prouver que cet ordre a trois in-
( '95 )
convéniens graves; il blesse l'autorité de l'E-
glise, la Charte, et les principes d'une saine
politique.
C'est un dogme de foi catholique , que l'en-
seignement appartient exclusivement aux pas-
teurs. L'Eglise ne possède aucun droit plus
essentiel; l'ende'pouiller, ce seroitla détruire,
et avec elle toute doctrine ; car l'homme, sujet
à l'erreur , ne sauroit imposer des lois à la
raison de l'homme ; et lorsque , oubliant sa
foiblesse, il commande orgueilleusement des
croyances, cette puérile parodie d'un pouvoir
qui n'est pas le sien , au lieu de subjuguer les
esprits , réveille et exalte en eux le sentiment
de leur indépendance. Et quel est le motif
d'obéir à l'Eglise même , sinon la promesse
que Dieu lui a faite d'être avec elle tous les
jours, afin qu'elle n'enseignât jamais que la
vérité? En écoutant l'Eglise , c'est donc Dieu
même qu'on écoute, c'est lui seul qui enseigne,
c'est à lui seul qu'on soumet sa raison, c'est
lui seul qu'on croit; et l'Eglise, sans cette
assistance promise, loin d'avoir aucun droit
d'ordonner qu'on la crût, n'auroit pas même
celui d'exiger qu'on lécoutât. Or, le ministre
de l'intérieur a-t-il quelque promesse sem-
blable à celles que l'Eglise a reçues de Jésus-
Christ ? Est-ce à lui qu'il a été dit : Doceie
omnes génies ? Qu'il montre ses titres. L'au-
i3.
( '96 )
torité royale n'en est pas un. Les rois, sim-
ples disciples àl'école de la religion, e'coutent
ses enseignemens comme le dernier de leurs
sujets, et ne commencent à vouloir enseigner
eux-mêmes, que lorsque, éblouis de leur
puissance, ils veulent la transporter dans une
société' qui n'en dépend pas, et dans laquelle
toute leur grandeur , assez belle s'ils la savent
comprendre , consiste à s'abaisser plus doci-
lement qu'aucun fidèle , sous la souveraine
autorité de Dieu qui la régit.
Et d'où vient donc cette manie d'endoctri-
ner les Catholiques, de les forcer de prendre
un parti sur des points controversés dans leur
communion ; tandis que les Protestans peu-
vent, sans qu'on s'en inquiète, démolir l'un
après l'autre tous les fondemens du Christia-
nisme , attaquer la divinité de Jésus- Christ ,
la Trinité, l'éternité des peines, questions
sans doute aussi importantes en elles-mêmes,
et par leur liaison avec la morale et l'ordre de
la société, que la supériorité du concile sur
le Pape ? On défend de croire que les décisions
du saint-siége sont indéformables ; et l'on
trouve bon , ou au moins l'on souffre que ,
dans des cours publics , dans des livres ré-
pandus avec profusion et annoncés avec faste,
on ébranle toutes les religions , toutes les
croyances, tous les devoirs. Comment accor-
( i97 )
der tant de mollesse avec tant d'intolérance ?
Dira-t-on que le gouvernement, en pres-
crivant l'enseignement des quatre Articles, ne
définit aucun point de doctrine , mais qu'il
veille à la conservation d'une doctrine définie;
qu'en un mot, il agit comme protecteur de
l'Église ?
Il y a long-temps qu'on abuse de ce vain
prétexte de protection; et depuis Constance
jusqu'à Buonaparte , l'Eglise , trop souvent,
a eu plus à se plaindre de ses protecteurs
que de ses bourreaux. Eh ! qu'on la protège
moins, et qu'on la tolère davantage. Etran-
gère au milieu du siècle , tout ce qu'elle dé-
sire , dit Bossue t, « c'est qu'on lui laisse, pour
» ainsi dire, passer son chemin, et achever
» son voyage en paix. Elle ne voyage pas sans
» sujet dans ce monde : elle y est envoyée par
» un ordre suprême , pour y recueillir les
» enfans de Dieu , et rassembler ses élus dis-
» perses aux quatre vents. Elle a charge de
» les tirer du monde; mais il faut qu'elle les
» vienne chercher dans le monde : et, en at-
» tendant qu'elle les présente à Dieu, main-
» tenant qu'elle voyage avec eux et qu'elle
» les tient sous son aile, n'est-il pas juste
» qu'elle les gouverne , qu'elle dirige leurs
» pas incertains, et qu'elle conduise leur
» pèlerinage? C'est pourquoi elle a sa puis-
( 19» )
» sance , elle a.ses lois et sa police spirituelle ,
» elle a ses minisires et ses magistrats. Mal-
» heur à ceux qui la troublent, ou qui se mê-
» lent dans cette céleste administration, ou
» qui osent en usurper la moindre partie.
» C'est une injustice inouie de vouloir pro-
» fiter des de'pouilles de cette épouse du Roi
» des rois, à cause seulement qu'elle est étran-
» gère , et qu'elle n'est pas armée. Son Dieu
» prendra en main sa querelle , et sera un
» rude vengeur contre ceux qui oseront por-
» ter leurs mains sacrilèges sur l'arche de son
» alliance. »
Revenons : J'admets dans le ministre l'in-
tention de protéger ; il est évident que c'est
alors une intention aussi malheureuse qu'elle
est honorable ; car il ne protège réellement
ni l'autorité ni la doctrine ; au contraire , il
blesse la doctrine , et opprime l'autorité.
Il opprime l'autorité des évêques, seuls
investis du droit de prescrire l'enseignement
dans leurs diocèses respectifs ; et par-là même
il opprime l'autorité générale de l'Eglise,
dont celle des évêques est une participation.
Est-ce aux magistrats ou aux pasteurs que
saint Paul disoit : Depositum custodi ? TLt à qui
Jésus-Christ demandera-t-il compte de ce
sacré dépôt? D'ailleurs, toute protection doit
être réclamée; elle doit seconder et non pas.
( T99 )
prévenir ; qu'est-ce donc si elle ne consulte
même pas? L'Eglise aussi protège lEtat, et
plus efficacement qu'elle n'en peut être pro-
tégée : or, que sous ce prétexte un évèque se
permît de prescrire impérieusement aux mi-
nistres du Roi des mesures d'administration
sans le consulter, de remettre en vigueur
d'anciennes ordonnances, ou d'en rendre de
nouvelles, approuveroit - on extrêmement
cette manière de protéger l'autorité royale ?
J'ajoute que le ministre , involontairement
sans doute, blesse la doctrine: car il fait ce
que l'Eglise ne fait pas, ne veut pas faire,
c'est-à-dire obliger d'adopter les principes
contenus dans la Déclaration de 1G82. Re-
celés par le saint-siége et par la plupart des
églises, le cierge de France les regarde
comme des opinions libres ; et c'est ainsi
seulement que Bossuet les a soutenus, et qu'il
est permis de les soutenir. Or, contraindre
de les enseigner, c'est, ou leur ôter ce carac-
tère de simples opinions, ou se contredire
manifestement. Une doctrine n'est plus libre,
quand on est forcé de l'admettre ; et si elle
n'est pas libre, dès lors elle est de foi. Il
faudra donc considérer les quatre Articles
comme des dogmes : proposition formelle-
ment condamnée dans une bulle reçue de
l'Eglise entière. Et si Bossuet avoit cru que
( 200 )
les maximes consignées dans la Dc'claration
appartinssent à la foi, eût-il jamais écrit ces
paroles : Abeat ergo Declaralio quà libuerit?
On se persuadera difficilement que le minis-
tre ait plus de zèie ou de science que Eossuet.
En vain l'on s'autoriseroit de l'exemple de
Louis XIV. Un acte ne crée pas un droit ; et
d'ailleurs les évêques agirent concurremment
avec le monarque. On ne voit pas ici un
pareil concours. De plus, comme l'attestent
les Mémoires du temps , le Roi, alors brouille
avec Rome, ne songeoit qu'à se venger des
torts qu'on lui imputoit. Aujourd'hui , que
pouvons-nous reprocher au Pape ? En quoi
nous a-t-il offensés ? Refuse-t-il d'instituer
nos évëques ? est-ce lui qu'on doit accuser de
la viduité de tant d'églises , de l'insuffisance
des séminaires, des entraves apportées à l'é-
ducation cléricale? Certes, ce sont là de
grandes plaies ; mais est-ce lui qui lésa faites,
ou qui les entretient ? S'il a voulu, au con-
traire, les guérir, choisirons-nous , pour lui
marquernotre juste reconnoissance , le moyen
que prit Louis XIV pour lui témoigner son
ressentiment ? encore ne nous trompons pas
sur l'emploi qu'il fit de ce moyen? Lui-même
il va nous apprendre quelles limites il ne
crut pas pouvoir dépasser en cette occasion.
m Je n'ai obligé personne à soutenir, contre
( ^OI )
» sa propre opinion , les propositions du
» cierge de France; mais il n'est pas juste
» que j'empêche mes sujets de dire et de
>•> soutenir leurs sentimens sur une matière
» qu'il est libre de soutenir de part et d'autre ,
» comme diverses autres questions de la
» théologie (i). »
Il est donc clair que le ministre ne sauroit
s'appuyer de l'autorité de Louis XIV, pour
renouveler un édit qui ne fut jamais exécuté
selon sa stricte teneur. Mais quand il auroit
reçu sa pleine exécution , quand on démenti-
roit Louis XIV, qui assure n'avoir jamais
obligé personne à soutenir contre sa propre
opinion, les propositions du clergé de France,
encore resteroit-il à justifier l'édit en lui-
même , à montrer qu'il n'excède pas les bor-
nes de l'autorité royale ; ce qui vient récem-
ment d'être contesté par un des plus habiles
jurisconsultes d'Angleterre (2) : en un mot,
(1) Lettre de Louis XIV, du 7 juillet 1 7 1 3 , au car-
dinal de la Trémoille.
(2) Après avoir rappelé l'édit par lequel Louis XIV
défendoil d'écrire rien de contraire à la Déclaration de
1G82, et ordonnoit (pic les professeurs de théologie
s'cni; igeroient à n'enseigner aucune autre doctrine;
M. liullcr observe que les trois derniers articles n'étant
f/itc de pures opinions scolastiques sur des points de
( 202 )
il restèrent à prouver que le droit de pres-
crire renseignement religieux n'appartient
pas exclusivement à la puissance spirituelle.
Jusque - là on ne peut rien conclure des
exemples contraires ; ce ne sont pas des titres,
mais des entreprises : et n'y a-t-il donc plus
de principes, dès qu'une fois on les a violés?
Que diroit-on d'un pape qui se fonderoit sur
l'exemple de quelqu'un de ses prédécesseurs,
pour envahir les droits du trône ? N'ayons pas
deux poids et deux mesures; et montrons,
s'il se peut , que nous avons du moins sauvé
quelques débris d'ordre et de justice du
grand naufrage de la société.
Examinons maintenant la question dans ses
rapports avec la Charte.
J'avouerai d'abord qu'il existe un genre
théologie , V Etat n'avoit aucun droit d'intervenir dans
des questions que l Eglise abanduiinoit au jugement de
chaque individu; d'où il suit, ajoulc-t-il, que Cinjonc-
tionjaite à tous les membres du cierge' de France , de
professer et d'enseigner la doctrine contenue dans ces
Articles ,éloit , tant de la part de l'assemblée que de celle
du monarque, une usurpation blâmable d'auio ité. On
sait, au reste, que Louis XIV ne tarda pas à révoquer
son édit. Vide the historical Memoirs qfthe Church of
France, elc. by Charles Butler ; London , ibi? , p. 47
et 48.
( 203 )
d'enseignement que l'autorité civile a droit de
diriger, parce qu'il dépend d'elle immédia-
tement. Si donc il arrivoit que , dans des
cours d'histoire , de philosophie , de littéra-
ture, de médecine , etc. , on semât des doc-
trines funestes , le Gouvernement devroit ré-
primer ce scandale dangereux. C'est là son
devoir incontestable, bien plus encore que
son droit; et ce n'est même son droit que
parce que c'est son devoir.
Mais , en tout ce qui se rapporte à l'ensei-
gnement religieux , le Gouvernement n'est
pas juge ; et quand l'Eglise laisse, sur quelque
point, la liberté d'opinion, violer cette liberté,
c'est violer la Charte, et la violer doublement,
d'abord, parce qu'elle garantit la liberté qu'on
détruit ; en second lieu , parce qu'elle consa-
cre la tolérance des religions, et que m'obli-
ger d'admettre un point de doctrine que ma
religion me permet de rejeter, c'est me pri-
ver de mes droits religieux , et opprimer, par
des volontés arbitraires, ma conscience, que
la loi avoit respectée.
En vertu de la Charte , vous devez protec-
tion à l'Eglise et à tous ses membres. Or,
est-ce protéger l'Eglise , que d'envahir ses
droits? est-ce protéger les pasteurs, que
d'usurper leurs fonctions ? est-ce protéger la
foi, que d'enchaîner l'enseignement? En vé-
( 2°4 )
rite, on ne l'auroit pas cru. Dites-nous donc
nettement en quoi consiste la liberté reli-
gieuse que la Charle nous garantit ; car si,
par hasard, c'éloit la liberté de dépendre,
même quant à la doctrine , de l'autorité tem-
porelle , il seroit bon d'en être averti ; cela
fixeroit au moins les idées.
Je ne pense pas qu'on soutienne que des
opinions scolasliques, sur des points de sim-
ple théologie , sont lois de l'Etat, dans un pays
dont les lois consacrent l'indifférence absolue
des religions. 11 y a des absurdités si gros-
sières, qu'on ne doit jamais supposer qu'elles
puissent échapper à un homme de sens.
En ordonnant d'enseigner les quatre Arti-
cles de la Déclaration de 1682, le ministre
ne blesse pas seulement l'autorité de l'Eglise
et la Charte, il blesse encore les principes
d'une saine politique, i° parce qu'il remue
des questions délicates , qu'on n'agite jamais
sans danger; i° parce que ses ordres contris -
teront les Catholiques, sans gagner un seul
partisan à la doctrine qu'on paroit vouloir
propager; 3° parce que le Gouvernement n'a
aucun intérêt à répandre celte doctrine.
Songe-t-on bien à ce qu'on fait , quand on
provoque des discussions sur Jes pouvoirs po-
litique et religieux, leur origine, leur nature ,
leurs limites ? Toutes les vérités qui consti-
( 2C)5 )
tuent le fondement de l'ordre social sortent
de ces questions sans doute ; mais toutes les
erreurs qui ont bouleversé le monde en sor-
tent aussi. Et, dans un moment où la société
chancelle encore sur sa base , convient-il de
l'exposer à de nouvelles secousses, en pré-
sentant à l'avide curiosité des hommes ces
questions, si je lose dire, grosses detempèles ?
Qu'ont-elles produit à toutes les époques, et
que nous est-il permis d'en attendre ? Est-ce
en les discutant de nouveau qu'on affermira
le pouvoir, qu'on rétablira la concorde?
Etrange illusion ! à peine seroit-elle pardon-
nable, si nous étions entièrement dépourvus
d'expérience : mais que manque-t-il à notre
instruction ? Eh quoi ! aurions-nous donc inu-
tilement vieilli dans le malheur ? Prenons-y
garde , tout a ses bornes, et l'on peut fati-
guer le temps même.
Qui ne voit de plus, que le Gouvernement,
en embrassant certaines opinions théologi-
ques, en les soutenant de son autorité, joue
le rôle de ces princes foibles du Bas-Empire,
qui avilirent la majesté du pouvoir dans des
querelles d'école, et souvent usèrent sa force
contre des mots. Après avoir épuisé les
grandes erreurs de la raison, ne tombons
pas dans les ridicules du petit esprit. Gardons-
nous surtout de fomenter les passions turbu-
( 206 )
lentes par d'indiscrètes mesures. Qui ne peut
pas commander la foi, doit se taire dans les
questions de doctrine ; et , si le pouvoir à qui
seul les esprits doivent obéissance se tait lui-
même , la sagesse conseille d' appeler l'oubli
sur les questions qu'il ne décide point; car
tout ce qui n'est pas objet de foi, divise ; et
qui sème la division , moissonne les désastres.
Dira-t-on qu'on veut établir l'unité de doc-
trine par l'unité d'enseignement? On n'établira
ni l'une ni 1 autre, et il est étonnant qu'on s'y
trompe. C'est une suite de ces stupides pré-
jugés matérialistes où l'on s'enfonce tous les
jours. Nevoyantdanslapensée queson expres-
sion , comme on ne voit dans l'homme que
son corps , on s'imagine pouvoir administrer
les produits de f esprit comme les produits
du sol, et forcer les opinions à venir, comme
des chiffres , se ranger docilement dans les
colonnes d'un tableau. 11 ne nous manque plus
que de vouloir administrer les sentimens, si
cependant cela nous manque.
Ne le saurons-nous jamais ? tout ce qui se
rattache à l'ordre moral sort du domaine de
l'administration. On n'administre point la vé-
rité ni la vertu , mais on condamne l'erreur,
et l'on punit le crime. Ce sont les deux plus
hautes fonctions sociales ; et Dieu, chef su-
prême de la société spirituelle , toujours pré-
( 207 )
sent à son Eglise et parlant par sa bouche ,
s'est réservé à lui seul la première de ces
fonctions.
Pour dicter des ordres à l'intelligence , il
faut avoir en soi la puissance de l'éclairer.
Tout être sujet à l'erreur n'a cn^e le droit de
persuasion, et encore sur les seuls points
que Dieu a livrés à notre dispute ; car les au-
tres ne sont pas des questions, mais des lois.
Exiger la souscription dune doctrine dont
on n'est pas juge, mettre la force à la place
de la persuasion , c'est un singulier moyen
pour faire prévaloir cette doctrine ; on ne s'y
prendroit pas autrement pour la décréditer.
Quand l'autorité civile veut agir sur l'esprit
des hommes par voie de contrainte , elle mé-
connoit les hommes, et se méconnoît elle-
même. Il y a en eux quelque chose qui re-
pousse les opinions qu'on leur présente , non
comme un objet d'examen, mais comme une
épreuve de leur obéissance ; et la raison hu-
maine n'est et ne peut être passive que devant
Dieu. Cependant on s'imaginera qu'on n'a qu'à
fabriquer des croyances dans un bureau, cl les
expédier parla poste, signées et contresignées,
pour qu'elles entrent dans les esprits et s'em-
parent des cœurs. 11 n'en va pas ainsi ; et
l'homme est trop grand pour que quelques
hommes , si élevés qu'ils soient en autorité ,
( 208 )
exercent une semblable domination sur son
entendement , et traînent après eux les intel-
ligences captives. Elles ne doivent rien qu'à
la vérité, et, en se soumettant à Dieu même ,
elles ne ploient pas sous la toute-puissance ,
elles obéissent à la souveraine raison.
Que prétendez-vous ? convaincre. On ne
convainc point avec des ordres. On peut inti-
mider , et obtenir ainsi des promesses insi-
gnifiantes; car, remarquez-le bien, on ne vous
donne que des mots , parce que vous ne de-
mandez que cela , et que Ton ne peut vous
donner que cela. Vous exigez qu'on s'engage
à enseigner les quatre Articles : mais n'y a-t-il
qu'une manière de les enseigner , de les en-
tendre ? On en compteroit plus de vingt sans
beaucoup chercher. 11 sont, à peu de chose
près, ce qu'est l'Écriture pour les Protestans :
et vous vous flattez d'être maîtres des doctri-
nes, lorsqu'on aura souscrit ce texte muet,
qui ne s'interprète pas lui-même. Chacun,
n'en doutez point, gardera son sentiment et
l'enseignera, que vous le vouliez ou non;
parce qu'il y a des choses impossibles , et
qu'on n'enchaîne pas plus la parole que la
pensée.
Cependant vous aurez violé les droits de
l'Eglise., et ceux que la Charte accorde à tous
les Français : vous aurez semé la défiance,
C 2°9 )
excité des alarmes, affaibli peut être les con-
sciences : et dans quel moment? lorsque
nous périssons par cette faiblesse même ;
lorsqu'on ne connoît presque plus de devoirs,
quand ils sont opposés aux intérêts ; lors-
qu'une sage politique , au lieu d'énerver les
croyances en commandant des opinions , sa-
crifieroit', s'il, le falloit, toutes les opinions
pour affermir les croyances.
Conservons nos maximes , puisqu'elles ont
su nous plaire : mais conservons-les sans bles-
ser des principes plus sacrés. Laissons aux
évêques le soin de les défendre, et ne don-
nons pa> à leurs détracteurs le droit de
penser qu'elles ont besoin de la force pour
se maintenir.
Le gouvernement a peyl-être moins d'inté-
rêt qu'il ne pense à embrasser leur cause. La
doctrine du pouvoir des pape's sur le tem-
porel des rois, n'a plus de partisans, même
audelà des Monts; et ce n'est pas de ce côté
qu'est le danger Quel avantage trouve-t-on
à supposer l'existence d'une erreur éteinte ?
et par où le clergé français a-l-il mérité qu'on
la lui imputât ? Le contraindre de la désavouer,
c'est laisser croire qu'il y peut tenir, c'est
lui faire une injure gratuite, c'est témoigner
qu'on doute de sa raison ou de sa fidélité. On
parle sans cesse d'oubli, et l'on va réveiller
C 2lO )
jusqu'aux souvenirs du onzième siècle : on
parle d'union , comme s'il pouyoit en exister
sans confiance réciproque. L'Eglise et l'Etat
s'appuient mutuellement , mais ce n'est pas
lorsqu'ils s'observent avec inquiétude ; et s'il
y a, surtout aujourd'hui , une politique étroite
et fausse, c'est elle qui croit devoir se mettre
en défense contre la religion.
L'indépendance des souverains dans l'ordre
temporel étant universellement reconnue , on
ne voit nulle raison de prescrire l'enseigne-
ment du premier article. On voit encore
moins la raison de f intérêt qu'on prend aux
troisautres, lorsque évidemment nous sommes
arrivés au temps prévu par Bossuet , où des
esprits remuons s en serviroient pour tout brouil-
ler. On attaque, à leur aide, la validité du Con-
cordat de 1801 , et celle de tous les concor-
dats faits ou faire : car , dans le triste besoin
que certains hommes se sont fait de l'anar-
chie, ondiroit qu'ils veulentse précautionner
contre l'ordre et la paix , jusque dans un
avenir sans terme : on attaque la légitimité
du droit de présentation , concédé par le
souverain Pontife au Roi , on attaque le droit
du Pape de ratifier l'aliénation des biens de
l'Eglise ; enfin , que n'attaque-t-on pas ? Bien
ou mal entendus, les quatre Articles sont le
texte des déclamations de tous les sectaires,
(21. )
et la Charte de tous les schismes qui nous
divisent. Est-ce en propageant les semences
de discorde, qu'on tranquillisera les con-
sciences , et qu'on rétablira l'unité.
Au fond , les trois derniers articles de la
Déclaration de 1682 se réduisent à la supé-
riorité du concile sur le Pape. Or, le gou-
vernement sait-il bien quelle est l'origine de
cette opinion , et quel en est le fondement ?
Son origine remonte à des temps de troubles,
par conséquent à des temps de passions ; et
son fondement n'est autre que la souveraineté
du peuple. Tous les théologiens qui , les pre-
miers , ont soutenu que l'Eglise a le droit de
déposer son chef, sont partis de ce principe ,
que le peuple a le droit de déposer son Roi ,
même quand Dieu l'auroit établi immédiate-
ment : et ils en donnent cette raison, que la
souveraineté réside dans la communauté, dont
le Roi n'est que le chef ministériel, et dès
lors révocable à la volonté du peuple. Telle
est la doctrine d'Almain, de Jean Major et
de Gerson , adoptée depuis par Richer, Vigor,
et les théologiens de leur école. Et qu'on ne
s'imagine pas que cette doctrine soit aujour-
d'hui ahandonnée ; on vient encore de la sou-
tenir récemment dans un ouvrage d) dont
(1) lissai sur les liberles de l'Eglise gailicane , etc.
par M. Grégoire.
( 212 )
Fauteur a pris soin de rédiger les droits du
peuple en quatre articles correspondans à
ceux de la Déclaration de 1682.
Or, des opinions dont on abuse publique-
ment jusqu'à ce point, méritent-elles qu'on
suspende la Charte en leur faveur, et qu'on
brise les règles pour les répandre ? Et quel
besoin si pressant nous force de tracer les
limites respectives du pouvoir du Pape et des
conciles? Nous sommes toujours dans l'ave-
nir, et ne voulons pas voir le présent. Le pré-
sent , c'est la guerre des peuples contre les
rois, des passions de la multitude contre le
pouvoir : et tandis que le trône et la société
sont journellement en butte aux attaques plus
ou moins directes des révolutionnaires poli-
tiques ; tandis que l'indifférence des religions,
croissant d'année en année, s'empare des lois
mêmes ; qu'on ne croit plus à rien qu'au plai-
sir, et que l'athéisme dresse avec orgueil sa
tète hideuse sur les ruines de toutes les vé-
rités ; nous nous en allons décidant , par me-
sure administrative, des questions de théo-
logie que l'Eglise ne décide pas ; et défendant
de croire à la souveraineté du Pape , lors-
qu'autour de nous on nie hautement la souve-
raineté de Dieu. Tout le siècle est dans ce
contraste.
*V\V\\\VVV\\VVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\VVVVVVVVVV\'V\.\'V\\VV\\\VVVVVWVV.VV\VV
SUR UNE DEMANDE FAITE AUX EVEQUES
PAR LE MINISTRE DE L INTERIEUR.
(•8'90
On assure , mais nous ne saurions le croire ,
qu'un ordre, émané du ministère de Tinté-
rieur, enjoint aux évêques de rendre compte
des aumônes faites à leurs séminaires. 11 n'est
nullement probable qu'on essaie d'établir un
pareil genre d'inquisition. Quel en seroit le
but? d'empêcher que les évêques n'abusent
des deniers qu'on leur confie? On noseroit
prétexter un semblable motif. Cette sollici-
tude ministérielle paroitroit , en ce temps
même, un peu trop absurde. D'ailleurs , le
ministère n'a pas le droit de se montrer plus
défiant que les donateurs, ni de gêner leurs
dispositions. Qui pourroit se plaindre quand
ils sont contens , s'alarmer quand ils sont tran-
quilles ? Et s'ils ont voulu cacher leurs bien-
faits, de quelle autorité viendroit-on sommer
les évêques de les révéler j! L'aumône est-elle
( 2i4 )
un délit, ou n'est-elle licite que du consente-
ment de l'administration? Dans ce siècle de
liberté, au moins qu'on ait celle de soulager,
sans qu'on en prenne ombrage , les besoins
publics et particuliers. Nous avons fait assez
de malheureux, amoncelé assez de ruines,
pour tolérer la charité qui secourt les uns et
répare les autres.
Craint -on que les aumônes soient trop
abondantes? Ce seroit avoir, en vérité, uu
grand penchant à s'inquiéter. Jignorois qu'on
dût se mettre si fort en garde contre la géné-
rosité de notre temps. Aucun établissement
religieux ne peut acquérir de fonds , ni rece-
voir par testament , qu'avec l'autorisation de
TEtat , et le ministère n'en est pas prodigue.
Il s'agit donc uniquement de ces légères
sommes dont presque toujours le donateur
prescrit lui-même l'emploi. Il aura voulu ,
tantôt aider un pauvre étudiant, tantôt pro-
curer quelque ornement à une chapelle nue ,
des flambeaux, une lampe , une croix, un peu
de linge peut-être pour célébrer le saint sa-
crifice avec décence. Qu'y a-t-il là qui soit du
ressort de l'administration ? et la religion lui
devra- t-elle compte du pain qu'elle consacre
sur ses autels ?
Je cherche des raisons plausibles pour les
discuter, et je n'en trouve point. Le ministère
( 2i5 )
alléguera-t-il l'intérêt des familles, qu'on doit
protéger contre les libéralités indiscrètes de
quelques donateurs ? Mais qui est-ce qui ré-
clame sa protection? Plus de familles sont
ruinées , je pense , par le jeu , la loterie , les
dissipations du luxe , que par la charité : prô-
tégez-les d'abord contre le vice ; il sera temps
après de songer à les protéger contre la vertu.
D'ailleurs il existe certains droits, celui de
propriété, par exemple , que l'administration
ne paroîtpas encore autorisée à nous enlever.
La libre disposition de ce qu'on possède fait
essentiellement partie de ce droit. 11 n'y a
d'exception que pour les fous et pour les mi-
neurs ; or , on ne devient pas mineur, et l'on
n'est pas déclaré légalement atteint de folie,
à l'instant même où l'on fait l'aumône à un
séminaire ; et le ministère n'est pas , que je
sache, le tuteur-né de quiconque s'intéresse
à ce genre d'établissement.
Dira-t-on qu'il désire connoître le montant
des aumônes, pour répartir plus également
les secours que l'Etat accorde aux séminaires?
Ce seroit oublier que ces secours sont , ou
fixes comme les bourses, ou destinés à subve-
nir à des besoins que Je préfet constate ,
comme des réparations debàtimens, etc. Les
besoins des divers diocèses une fois avérés, et
déterminés dans les formes prescrites, rien
( 216)
de plus facile qu'une juste répartition des se-
cours, et rien de plus indiffèrent que de con-
noître selon quelle proportion ces mêmes
besoins auroienl varié , si la bienfaisance par-
ticulière n'étoit pas venue à l'aide de la mu-
nificence publique. Chacun, en outre , maître
de ses dons, les applique d'ordinaire à des
objets dont l'Etal ne peut ni ne doit s'occu-
per , sans qu'ils soient pour cela moins utiles
ou moins nécessaires- A quel titre le minis-
tère exigeroit il qu'on lui soumît des dispo-
sitions qu'il n'a droit ni d'autoriser ni d'in-
firmer ?
11 se fait , en plusieurs lieux , des quêtes
pour les séminaires. Auroit-on dessein de les
empêcher , ou d'en réduire le produit à peu
près à rien? Alors on concevroit que le Gou-
vernement annonçât l'intention d'y inter-
venir.
A l'égard des autres aumônes, ce qu'on de-
mande des évêques est, dans l'excès du des-
potisme , l'excès du ridicule. Quoi , s'il est
donné cinq centimes à Brest , il faudra de
toute nécessité que les commis de l'intérieur
en soient instruits à Paiis! Je ne sais si Buo-
naparle tenta jamais rien de semblable ; mais
je sais très-bien qu'il l'auroit tenté inutile-
ment. Au fond, ce n'est pas là une mesure
d'administration, mais de police. 11 n'appar-
( 2I7 )
tient qu'à elle de prétendre pénétrer, de force
ou de ruse , dans les secrets de la charité ,
d'en tenir registre , et d'interroger la main
droite sur ce que la gauche doit ignorer.
vwwwwvw ^v^\^^^^\\^^v^\A\^v\vv\^A'»^\\\\^vv\^vv^\\^v\^vvvvv\rV\vvvvv\\^vvv^\A^\
SUR UN OUVRAGE INTITULÉ :
DE LA NOUVELLE ÉGLISE DE FRANCE.
(1816.)
(Quiconque a lu cet ouvrage d'un bout à
l'autre , a , Ion peut en croire mon expé-
rience , acheté bien cher le droit d'en parler.
Toutefois je pardonne facilement à Fauteur
l'ennui que m'a causé sa triste compilation ;
mais je ne lui pardonne pas de même les dia-
tribes contre le chef de l'Eglise et le clergé
français. Il n'est permis à personne d'insulter
un corps respectable, et d'avancer des prin-
cipes également faux et dangereux. C'est ce
que fait l'auteur dès les premières pages de
son livre, en soutenant que la France , depuis
quinze ans , n'a pour pasteurs que « de nou-
» veaux intrus, dont le ministère, dans les
» diverses fonctions qui leur sont confiées ,
» n'est pas plus légitime que celui desévéques
» et des curés intrus qui composoient ci-
> devant la grande majorité de l'église dite
» constitutionnelle. » Cette belle découverte
le charme tellement, il y attache tant de prix,
( 2I9 )
qu'afin d'éviter qu'on la lui dispute , il nous
apprend que la dissertation dont il nous gra-
tifie en 1816, étoit écrite dès 1801. Pourquoi
donc ne Pa-t-il pas publiée alors ? il y auroit
eu au moins quelque courage. Maintenant il
est un peu tard pour espérer de nous détrom-
per. Une charité si prudente n'inspire pas une
extrême confiance ; soit dit sans jeter des
doutes sur l'authenticité de la date à laquelle
l'auteur semble tenir. Je le crois , quant à
moi , très-aisément sur sa parole ; car je ne
vois pas de raison pour qu'il eût plus de lu-
mières , de jugement et de logique en 1801 ,
qu'aujourd'hui.
Il s'est imaginé , dans ses rêveries , que le
Concordat de 1801 est radicalement nul; pre-
mièrement , parce que cette convention est,
selon lui , contraire aux canons ; seconde-
ment, parce que le Pape ne l'a pas conclue
librement.
Il établit sa première assertion sur plusieurs
autorités qui ne prouvent rien, et sur une
multitude de textes qui prouvent toute autre
chose que ce qu'il falloit prouver.
A quoi sert, en effet, de nous citer des
canonistes tels que Dupin , ardent ennemi du
saint-siége , et censuré à ce titre par Bos-
suet? Est-ce dans ces écrivains décriés, et
imbus de maximes destructives du gouverne-
( 220 )
ment de l'Église , que des catholiques doivent
aller chercher des principes de décision ? Qui-
conque s'étaie de leur suffrage pour attaquer
les actes de la puissance spirituelle , montre
ou trop d'ignorance ou trop de prévention.
Autant vaudroit alléguer l'autorité de Quesnel
contre la bulle Unigenilus.
Il n'est pas moins inutile d'entasser pas-
sages sur passages pour prouver que le Pape
doit faire observer les canons, gouverner se-
lon les canons ; car qui est-ce qui ne convient
pas de cela? Personne, que je sache, ne s'est
encore avisé de prétendre que le Pape dût
régir l'Eglise par des volontés arbitraires. Il
n'existe ni ne sauroit exister de pareil gouver-
nement. Le despotisme le plus absolu n'existe
qu'à l'aide des lois qu'il s'impose lui-même ,
ou que le temps , les mœurs lui imposent ;
l'ordre partout naît de la règle, et sans ordre
établi , consacré , point de société ni politique
ni religieuse.
Ces idées sont si anciennes et si simples ,
que l'auteur auroit pu soupçonner qu'elles ne
nous étoient pas plus étrangères qu'à lui.
Mais , à en juger par ce qu'il prouve comme
par ce qu'il se dispense de prouver, il n'est
pas trop enclin à présumer favorablement de
l'intelligence de ses lecteurs.
Au lieu de se perdre dans un long et futde
( 221 )
verbiage , que ne posoit-il neLtement la ques-
tion : Est-il des circonstances où le souverain
Pontife ait le droit , pour le bien de l'Eglise ,
de s'affranchir des règles ordinaires , et de
s'élever au-dessus des canons ? ^ oilà unique-
ment de quoi il s'agit.
Or, il est bon de remarquer que la doctrine
ojui assujettit tellement le Pape aux canons
qu'il ne puisse en aucun cas s'en e'carter , a
pour auteur un évêque ordonné parPhotius ,
contre les dispositions expresses des canons.
Canonprinceps Papœ, disoit cet évèque schis-
matique ; et les brouillons de toute espèce ,
qui n'allèguent jamais une autorité que pour
se soustraire à une autre autorité , ont répété ,
de siècle en siècle , Canon princeps Papœ. Ils
mettent les canons au-dessus du Pape , comme
lesProtestans mettent l'Ecriture au-dessus de
l'Église. Ceux-ci, au nom de l'Ecriture, croient
tout ce qu'ils veulent , et rien que ce qu'ils
veulent ; ceux-là , au nom des canons , font
tout ce qu'ils veulent, et rien que ce qu'ils
veulent : et comme la négation de l'autorité
vivante qui règle la foi conduit immédiate-
ment au schisme ou au renversement de toute
discipline , la négation de l'autorité vivante
qui règle la discipline conduit directement à
l'hérésie ou au renversement de la foi : on en
verra la preuve dans un instant.
( 222 )
L'Eglise gallicane , autant et plus qu'aucune
autre Eglise , a toujours réprouvé cet esprit
de licence et de révolte. Veut-on connoître sa
vraie doctrine ? qu'on écoute Gerson : « Le
» Pape , si on le considère par rapport à
» chaque fidèle, ou à chaque Eglise par ticu-
» Hère, a une autorité absolue et soiwe-
» raine (i). » Selon le P. Thomassin , « rien
» n'est plus conforme aux canons, que le vio-
» lement des canons , qui se fait pour un
» plus grand bien que l'observance même des
» canons (2). » Enfin , notre grand Bossuet
ne craint point de poser ce principe , qui est
pour l'Église comme une loi de salut dans les
temps de malheur et de troubles : « Le Pape
» peut tout dans le cas de nécessité ou d'uti-
» lité évidente (3) ; » maxime si importante,
qu'il l'inculque de nouveau en ces termes :
« Nous convenons que, selon le droit ecclé-
» siastique , le Pape a tout pouvoir, lorsque
» la nécessité le demande (4). » Le droit du
saint-siége est donc inattaquable en lui.
Mais le cas de nécessité dont parle Bossuet ,
(1) Oper. Gerson. III , t. col. 355.
(2) Discipl. de l'Eglise, part. IV, liv. II, ch. 68,
n° 6 ; t. Il, p. 298, preni. édil.
(3) Defens. Cleri Gai. pars. III, Gbt X, c. 3t.
(4) lbid,lib. XI, c. ao.
( 223 )
existoit-il à l'époque du Concordat de 1801?
Le Pape Ta déclaré ainsi. Plusieurs évêques,
à la vérité , pensèrent différemment. Mais je
dis d'abord qu'au moins la présomption est
en faveur du Pape, puisqu'en sa qualité de
chef de l'Eglise , c'est à lui qu'il appartient
de juger souverainement de ce qui est néces-
saire ou utile à l'Eglise : autrement le droit
que lui attribuent Gerson , Bossuet et Tho-
massin , seroit manifestement illusoire ; car
s'il falloit, pour l'exercer, un jugement préa-
lable de l'Eglise , ce ne seroit plus le Pape
qui pourvoit tout, mais l'Eglise , dont le juge-
ment valideroit les actes du Pape.
En second lieu, la majorité des évëques de
France ont reconnu , en donnant leur dé-
mission, l'existence de la nécessité dont il
s'agit; toutes les autres Eglises, en commu-
niquant avec les évëques concordataires, ont
porté le même jugement : or, la majorité des
évêques unis au souverain Pontife , repré-
sente l'Eglise universelle, ou il n'y a plus de
principes catholiques : donc il n'est pas per-
mis de douter de la validité du Concordat.
Aussi les adversaires du Concordat sont-ils
maintenant obligés de soutenir que l'Eglise
universelle même n'auroit pas le droit de
faire ce qu'a fait le Pontife romain. C'est leur
dernière ressource ; et ils nous parlent, avec
( **4 )
une déplorable confiance , « de la liberté
» générale qui appartient à toutes les églises
» du monde chrétien; précieuse liberté-,
» qui consiste dans le droit incontestable de
» ne pouvoir être régies et gouvernées que
» suivant leurs anciens usages et coutumes. »
Jamais on n'avoit aussi scandaleusement abusé
dans l'Eglise du mot de liberté. Quoi ! même
un concile œcuménique n'auroit pas le droit
de changer la discipline d'une église parti-
culière ? Et sur quoi fonde-t-on cette pro-
position formellement hérétique ? sur un
canon du concile d'Ephèse , qui exprime net-
tement la doctrine contraire. Voici ce canon :
« Il a plu au saint concile œcuménique de
» conserver à chaque province ses droits en-
» tiers et inviolables , tels qu'elles en ont
» joui de tout temps, suivant les anciennes
» coutumes. »
Il est clair que cette phrase : Il nous a plu
de vous conserver vos anciens droits , implique
le pouvoir de les abolir. On ne conserve pas
à un tiers ce qu'on n'est pas maître de lui
ôter; et qu'y auroit-il de plus absurde que
de dire au souverain Pontife : 7/ nous a plu
de vous conserver les droits de voire primauté?
L'erreur qu'on s'efforce ridiculement d'é-
tablir sur un canon qui la condamne, conduit
à l'abolition de toute hiérarchie : car ce qu'on
( 225 )
dit d'une église particulière , d'une province,
qu'est-ce qui empêche qu'on ne le dise d'un
simple diocèse ? La conséquence est en effet
si claire , qu'on n'a pas manqué de la tirer.
On a soutenu que le Pape ne peut exercer
aucun pouvoir dans aucun diocèse, que du
consentement de Févêque. On voit où se ré-
duit, dans ce système, la primauté de juri-
diction : à un vain mot, à un titre oiseux; et
l'on introduit dans l'Eglise, avec ces principes
funestes d'indépendance, une anarchie qui
n'aura d'autres bornes que celles des passions
humaines ; car qu'on ne s'imagine pas arrêter
oùlon voudra les conséquences des maximes
dont on se prévaut contre le saint-siége. Les
prêtre^s*^ doivent pas obéissance à leur évé-
que , à *ln autre titre que celui-ci doit obéis-
sance au Pape, et ils sauront au besoin dé-
fendre également leur liberté. Le curé fera
valoir les anciens usages, les anciennes cou-
tumes, parlera des droits de sa paroisse, et
prétendra que lévêque n'y peut exercer aucun
pouvoir que de son consentement. Et ce n'est
point ici une crainte exagérée , une vaine
conjecture. Déjà les faits parlent. Des évê-
ques , animés des plus pures intentions ,
avoient réclamé contre le Concordat. Le bruit
ne s'est pas plus tôt répandu qu'ils s'étoient
réunis de sentiment avec le saint-sifge , que
i5
( 226 )
sur-le-champ de simples prêtres, leur repro-
chant de trahir la cause de la vérité, se sont
hâtés de nous avertir qu'ils ne suivroient pas
un pareil exemple, et qu'ils défendroient jus-
qu'à la fin les droits de l'Eglise gallicane contre
le successeur de saint Pierre , et contre les
évéques du monde entier. Quand un parti en
est rendu à ce point, j'ignore quelle excuse
il peut rester à l'aveuglement.
Le second argument sur lequel l'auteur
établit la nullité du Concordat, est que le
Pape n'a pas librement conclu cette conven-
tion. Mais le Pape s'est-il plaint du défaut de
liberté ? Depuis que la Providence l'a ramené
au sein de ses Etats, lui est-il échappé un mot
de réclamation contre le traité qu'on attaque ?
Au contraire, il l'a défendu, et il continue de
le défendre, quant au fond, c'est-à-dire
quant à sa validité. Par une absurde et vo-
lontaire méprise, l'auteur applique à la per-
sonne du Pape, ce que le Pape, en i8or ,
disoit de l'Eglise de France ; et , parce que
Pie Vil écrivoit aux évêques : « Nous sommes
» forcés par la pressante nécessité des temps
» de vous signifier, etc. » l'auteur conclut
que Pie VII n'a pas accédé librement au
Concordat. Il me semble que le même Pie
VII , pressé par une nécessité d'un autre genre,
en présence de l'Europe consternée , a prouvé
\
( "7 )
assez noblement qu'il n'étoit pas aussi facile,
qu'on voudroit nous le faire croire , de lui
ravir la liberté, de se refuser invinciblement à
des actes qui blesseroient la conscience, et.
préjudicieroient aux intérêts sacrés de l'Eglise.
S'il existe une réponse possible à cet argument
de fait, j'avoue que je ne la devine pas.
L'auteur a quelquefois une rare manière
de raisonner. Si le Pape écrit aux évêques :
« Il est absolument nécessaire que vous nous
» envoyiez une réponse par écrit , au plus
» tard dans dix jours ; » il tire de ces paroles
l'induction inattendue que le Pape recevoit
ses brefs rédigés de la main de Buonaparte.
Quoiqu'il y ait un peu loin des prémisses à
la conclusion , l'on y arrive néanmoins, et
voici comment ; c'est l'auteur qui va parler :
« Ce mode de coaction , ce terme fatal de
» dix jours , donné aux évoques pour rendre
» leur réponse au souverain Pontife, décèle
» la main ennemie qui a rédigé le bref dont
» il s'agit, sous le nom de Pie VII , à la cour
» duquel la manière de diviser le temps par
» décade fut toujours inconnue. » Voyez un
peu quelle sagacité ! Comme une heureuse
idée en fait quelquefois naître une autre, je
soumets à l'auteur une conjecture qui m'est
venue à l'esprit, en lisant le passage que je
viens de transcrire. Ne seroit-ce point ce bref
i5.
C 22$ )
fatal et cette mystérieuse décade que saint
Jean a voulu désigner dans 1 Apocalypse ,
lorsque! dit : « Vous serez dans la tribulation
» pendant dix jours, habebilis tribut ationem
» diebus decem ? » Je n'oserois L'assurer ab-
solument, et je m'en rapporte à Fauteur.
Le résultat de sa dissertation, c'est que
tous les évéques de France , nommes en vertu
du Concordat, sont des intnis; ce qui n'est pas
douteux, si le Concordat est une œuvre dVra-
quité, un acte radicalement nul , comme il le
prétend. D'un autre côté, et parles mêmes
raisons, il n'est pas possible que le Concordat
soit nul, si les évéques institués par le Pape,
pour remplir les sièges érigés en vertu du
Concordat, sont de vrais et légitimes évéques.
Or voici ce que je lis dans le saint concile de
Trente : « Si quelqu'un dit que les évéques
» institués par l'autorité du Pontife romain ,
» ne sont point de vrais et légitimes évéques ,
» qu'il soit anathème (i). » Cependant fau-
teur soutient que le ministère des nouveaux
évéques institués par le Pontife romain, n'est
» pas plus légitime que celui des évéques et
» des curés qui composoient ci-devant la
» grande majorité de l'église dite constitu-
» lionnelle. » Qu'il tire la conséquence.
(1) Concil. Trident. Sess. 23, can. 8.
( 22CJ )
Il est triste d'avoir à re'futer de si grossières
erreurs, des principes si scandaleux. Je dois
en convenir cependant, l'auteur commence
son livre par une vérité incontestable : « Je
» devrois plutôt , dit-il , connoissant mon in-
» dignité' , garder un perpétuel silence , et
» me contenter de confesser à Dieu mes pé-
» chés. » S'il ne s'étoit proposé de prouver
que cela, l'ouvrage, quoique bien long, se-
roit parfait, et la preuve complète.
»\VV\'V\\V\\\\\V\VVVWV\%VWWVVWVVVVVVV\WVVVVVVAVWVWVW\IVWWW\^V\VV\MVVV\\'»
DOTATION DU CLERGÉ.
(i8i4.)
Un parloit à un conseiller d'Etat de Buona-
parte , de la nécessité d'une religion pour
maintenir la société. « Nous voyons, répon-
» dit-il , bien clairement le contraire. Il existe
» encore de la religion dans quelques pro-
» vinces ; ce sont celles que nous avons le
» plus de peine à gouverner. La levée de la
» conscription, la perception des impôts y
» éprouvent des difficultés incroyables, tan-
» dis qu'ailleurs on paye, on marche sans
» résistance , presque sans murmurer, et les
» décrets de l'empereur, qui semblent lasser
» la docilité de certains départemens, s'exé-
>< cutent dans ceux où le Christianisme ex-
» pire, avec la ponctualité des décrets mêmes
» du destin. »
Cet homme confondoit la force de l'Etat
avec la facilité de l'administration. Lorsque
tout srntimentmoral est éteintdansunpeuple,
lorsqu'il ne connoit plus rien de juste et
d'injuste; lorsque, entièrement concentré dans
un abject égoïsme, chacun ne s'occupe que
( *3i )
de son bien-être personnel, ne calcule que
ses intérêts particuliers , et que tous se mé-
prisent assez pour n'être ni indignés ni sur-
pris qu'on les opprime ; il n'en est pas un seul
qui ne fléchisse servilement sous la main qui
l'écrase, parce qu'on aperçoit moins d'in-
convénient à subir le joug , que de péril à le
secouer. L'habitude d'ailleurs de tout rap-
porter à soi, rend insensible aux maux qui
ne pèsent que sur les autres : les affections
de famille, en partie détruites, font place
à une indifférence profonde : un père se voit
enlever son fils, comme il verroit partir un
étranger; et, en lisant le sénatus-consulte qui
dévoue son frère aune mort certaine, le frère,
uii lieu de frémir, suppute froidement la part
qui lui reviendra de son héritage. Certes , de
pareils hommes sont aisés à conduire , quand
on dispose des baïonnettes, et que l'empire
victorieux n'est point menacé sur son terri-
toire. Mais dans les calamités, dans les re-
vers, lorsqu'un effort énergique, un généreux
dévouement peut seul sauver l'Etat, lorsqu'il
s'agit de mourir volontairement pour son roi
et pour sa patrie, c'est alors que se fait sentir
l'influence des doctrines diverses, et qu'on
apprend à distinguer un peuple déiste ou
indifférent, d'une nation chrétienne. Il a suffi
d'une bataille pour conquérir la Prusse ,
C ^2 )
tandis qu'après trente victoires, l'Espagne
restoit. encore toute entière à subjuguer. Une
année étoit-elle anéantie? à l'instant il en
renaissoit une autre, créée soudain par les
mots puissans de justice et de religion (i).
Que la philosophie eût régné dans cette noble
contrée , il y a six ans qu'elle gémiroit sous
une domination étrangère, et, de son trône
ensanglanté, Buonaparte opprimeroit encore
l'Europe.
Sans religion, point d'esprit national du-
rable, point de fidélité au souverain, point
d'amour du pays natal, en un mot, point de
société. Mais la religion ne sauroit se per-
pétuer sans ministère, et son sort est lié au
sort du clergé. Aussi Napoléon , qui cherchoit
par tous les moyens possibles à détendre le
ressort religieux, s'appliqua-t-il à affoiblir
l'autorité sacerdotale , en isolant les minis-
tres, en les asservissant, et en les montrant
toujours au peuple sous un aspect humiliant.
Il semble que, se défiant de sa rapide élé-
vation, il crut ne pouvoir l'affermir qu'en
renversant toutes les anciennes idées , et en
(i) Mourons pour la cause juste! tel étoit le cri des
Espagnols; et ils sont morts en effet pour la justice, et
la justice a triomphé, parce qu'ils ont su mourir.
-33 )
établissant un ordre de choses entièrement
nouveau. Cependant la plus légère réflexion
eût pu le désabuser d une opinion si fausse.
Depuis qu'il existe des hommes en état de
société, la société a reposé constamment sur
les mêmes bases : essayer de lui en donner
d'inconnues jusqu'alors , c'étoit entreprendre
de changer la nature même.
Partout, depuis l'origine du monde, le
système politique a été intimement uni au
système religieux. On sait quelle étoit l'in-
fluence des pontifes chez les Romains. Nos
ancêlres, en quittant leur sauvage idolâtrie
pour embrasser le Christianisme , sentirent
qu'il devoit faire partie de la constitution de
l'Etat, et, dans la division des citoyens en
trois ordres, ils assignèrent au clergé le pre-
mier rang. Rien n étoit plus conforme à la
raison que cette prééminence ; car éclairer
les esprits , et régler les penchans du cœur,
est certainement une fonction plus haute que
de défendre le sol, et une plus noble occu-
pation que de le cultiver.
Par cela seul qu'il formoit un corps , le
clergé jouissoit d'une considération à laquelle
aucun de ses membres, pris à part, n'auroit
pu prétendre : le respect des peuples s'en
accroissoit, ainsi que l'autorité qui lui est
propre , et il devenoit ainsi comme le lien
( *34 )
qui attachoit les sujets au chef de l'Etat et à
l'Etat même.
Toutefois une chose encore étoit ne'cessaire
pour que, sous ce rapport , il remplit com-
plètement sa destination. Il n'avoit pas moins
besoin d'indépendance que de considération,
ou plutôt sa considération tenoit étroitement
à son indépendance. 11 falloit donc qu'il fût
propriétaire : car, sans propriété , les corps,
comme les individus, ne possèdent qu'un pou-
voir emprunté, qu'une existence précaire, et
subsistent ou meurent, à la volonté de celui
qui les paye. Tel est le motif politique de la
dotation du clergé ; motif si puissant qu'il a
porté toutes les nations chrétiennes , sans
exception , à consacrer un fonds plus ou
moins considérable à l'entretien des ministres
du culte.
Lorsqu'en 1790,1a philosophie triomphante
résolut d'abolir la religion , elle ne trouva
point d'expédient plus sûr pour arriver à son
but, que de dépouiller le clergé de ses biens.
On ne doit pas s'étonner que Buonaparte ,
ayant à peu près les mêmes vues , ait adopté
le même plan. A la vérité, il vouloit un fan-
tôme de religion , mais une religion qui fût
esclave, comme tout le reste. Que fit- il ? 11
isola les membres du clergé, appliqua toute
son attention à empêcher qu'ils ne fissent
( 235 )
corps, et les assimila aux employés de toute
espèce, qui vivoient de ses salaires. Les évê-
ques reçurent, mois par mois, leur solde,
comme les gendarmes : leur subsistance ;
comme celle des curés, dépendit des chances
politiques, de l'état du trésor, et des caprices
du maître : les autres ministres , réduits à
l'aumône , n'eurent d'autre ressource que la
charité des fidèles.
Mais quand chaque prêtre recevroit de
l'Etat une pension suffisante , on n'auroit pas
encore, à beaucoup près, pourvu à tous les
besoins. A moins que le clergé n'ait un fonds
dont il puisse répartir les revenus , mille
choses essentielles resteront toujours à faire.
11 faut des établissemens particuliers d'in-
struction pour les élèves du sanctuaire ; qui les
fondera ? Il faut, pour renouveler la foi et ré-
former les mœurs , des compagnies de mis-
sionnaires ; qui subviendra aux frais de cette
œuvre importante? 11 faut réparer , entrete-
nir, décorer les temples ; qui supportera cette
dépense? Buonaparte avoit ordonné qu'il se-
roit fait un prélèvement de dix pour cent sur
les revenus de toutes les propriétés commu-
nales, et qu'on rormeroit ainsi un fonds de
subvention pour les acquisitions , reconstruc-
tions et réparations des églises, des sémi-
( 236 )
naires et maisons pour loger les curés (i).
Cette taxe a été perçue ; mais on a fait du
produit une application bien différente de
celle qu'on annonçoit. Aujourd'hui, que pres-
que tous les biens des communes sont aliénés,
on ne peut plus demander l'exécution d'un
décret nul en lui-même , comme il a été illu-
soire dans ses résultats. Toutefois, si on ne
prend des mesures promptes et efficaces pour
conserver les édifices existans, et pour relever
ceux qui ont été détruits, en peu d'années
plusieurs paroisses n'auront plus d'église , et
un grand nombre de pasteurs continueront
d'être privés d'un logement convenable.
ISe seroit-il pas à désirer aussi que l'Eglise
de France fût à même d'encourager la culture
<]es sciences ecclésiastiques , et qu'à l'exemple
de la philosophie, elle pût répandre gratis,
parmi le peuple , des livres où il puisât une
instruction à sa portée , et qui le prémunis-
sent contre le danger des mauvaises doctrines ?
Or, comment opérer ces diverses sortes de
bien, tant que le clergé sera sans dotation ?
Sans doute , on ne peut lui rendre entière-
ment celle qu'il possédoit il y a vingt années
(1) Décret du i5 septembre 1807.
( »37 )
mais quelle raison empêcheroit de lui resti-
tuer, en déduction de ce que le trésor lui paye
annuellement , la portion de ses anciennes
propriétés, qui a été réunie au domaine pu-
blic ? Ne seroit-ce pas , à la fois , un acte de
justice et de sagesse ? de sagesse , nous l'avons
prouvé ; de justice , puisque rien au monde
ne sauroit excuser une semblable spoliation
dans son origine. Nous ajouterons que ce se-
roit encore une mesure très-politique ; car si
on consacre par le fait l'inviolabilité des do-
nations , les donations se multiplieront, et
l'Etat, au bout d'un certain temps , sera dé-
chargé des frais du culte. « Pvendez sacré, dit
» Montesquieu (i), l'antique et nécessaire
») domaine du clergé, qu'il soit stable et éter-
» nel comme lui-même. » Un corps proprié-
taire est une famille de plus dans l'Etat, dont
elle augmente les ressources. Ses revenus de-
viennent le patrimoine commun de toutes
les autres familles , comme le remarquoit ,
avec infiniment de justesse , le clergé de
France en 1785 (2) : « Les dons que les peu-
» pies ont faits à la religion, et que la reli-
» gion partage entre le service des églises et
(i) Esprit des Lois, 1. xxv, c. 5.
(2) Rapport de l'agence , de 1780 à 178J, p. 248.
( 238 )
» les besoins des peuples, forment une mense
» commune; c'est un patrimoine universel,
» un domaine perpétuel, qui, passant suc-
» cessivement dans toutes les familles, y porte
» l'illustration , l'aisance ou le nécessaire, y
» féconde le talent, le mérite, l'industrie ,
» et, conservant toujours la pureté de son
» origine , nous vaut le bonheur de soulager
» le peuple , de faire chérir le prince, et res-
» pecter la religion. » Les choses ont changé
depuis ce temps; et, grâce aux progrès de la
civilisation, si le pasteur autrefois soulageoit
le peuple , c'est aujourd'hui bien souvent le
peuple qui nourrit le pasteur.
1\V\VVVVV\VWV\\V*VVWV\VVW'WVVWVVVVVVVVV\V\\VV\VVVV\VW\\VVWV\\\\\VWVWVVWV
DU CLERGE.
(1816.)
Une des erreurs de nos jours est de s'ima-
giner que les violentes commotions qui ont
agité la France , les fléaux auxquels elle est
en proie depuis près de trente ans, ressem-
blent aux troubles , aux calamités qui rem-
plissent les annales de tous les peuples. On
compare ce que nous avons souffert avec ce
que souffrirent nos pères, et Ton prononce
sans bésiter, que noire histoire n'est que la
leur, à peu de chose près, parce qu'au lieu
de pénétrer jusqu'au fond des événemens ,
pour en découvrir la cause première et géné-
rale, Ton s'arrête à la surface, et que Ton
interroge les sens, quand il faudroit consulter
l'intelligence. Nous sommes tellement fami-
liarisés avec ce qui est, nous réfléchissons si-
peu sur ce qui étoit, qu'à peine nous aperce-
vons-nous de quelque changement dans l'état
de la société. 11 est vrai qu'il y eut, dans tous
les temps , des guerres plus ou moins achar-
nées , plus ou moins sanglantes : dans tous les
temps, l'opposition des intérêts, l'ambition
( 4o )
des princes, les passions de leurs ministres,
le mécontentement des sujets, le désir inquiet
d'un mieux imaginaire, ont produit des maux
infinis , des chocs de peuple à peuple, des ré-
bellions, des soulèvemens , des scènes aîroces,
des crime!» publics et privés : tout cela s'est
vu mille fois, mais tout cela n'est point notre
révolution, ce n'en est que l'accessoire ; c'est
ce qu'elle a de commun avec les dissentions
politiques qui désolèrent le monde, à quelque
époque que ce soit. Pour peu qu'pn la consi-
dère attentivement, on y remarquera, en
outre, des traits qui lui sont propres, qui la
distinguent de toutes les autres, un caractère
qui n appartient qu'à el'e. L'effet ordinaire
des révolutions se réduit à déplacer le pou-
voir, quelquefois à modifier les institutions :
la nôtre a détruit et le pouvoir, et l'homme
même, entant qu'être social; elle a, pour ainsi
dire, arraché jusqu'à la racine, et jeté dédai-
gneusement au loin , comme une plante inu-
tile ou vénéneuse , toute institution sociale ,
anéanti les sentimens et les principes conser-
vateurs de la société. Non contente de secouer
l'arbre des idées , pour savoir celles qui tiennent,
suivant le conseil d'un philosophe connu , elle
a coupé l'arbre par le pied ; elle a dit à
l'homme : Tes lumières ne sont que ténèbres ;
tout ce que tu as cru , tout ce que tu as pensé
C *4« )
jusqu'ici, n'est qu'erreur; il est temps d'af-
franchir ton intelligence captive ; ose rentrer
dans tes droits , et fais-toi des vérités selon
tes désirs : que le gothique édifice des super-
stitions politiques et religieuses s'écroule ;
que tout change, et qu'à la place de ce qui
existoit auparavant, de nouveaux cieux et
une terre nouvelle , cre'és soudain par ta pa-
role, attestent à jamais la puissance de la
raison humaine régénérée.
Pour l'éternelle instruction des peuples ,
Dieu a permis que ces vœux impies, exécra-
bles, se réalisassent au milieu de l'Europe
chrétienne et civilisée. L'esprit créateur, fé-
condant le chaos à l'origine du monde, et
le pénétrant de sa chaleur, en avoit, selon
l'image que nous offrent nos livres saints,
fait éclore, avec tous les êtres, Tordre de
l'univers : le génie du mal, à son tour, es-
sayant son pouvoir, étend ses ailes sur la
terre qui lui est livrée, la couvre d'une nuit
profonde, fertilise la mort, et le chaos renaît.
Non, quoi qu'on fasse, on ne montrera
jamais, dans les siècles qui ont précédé, au-
cun exemple d'une dissolution aussi com-
plète, aussi rapide. A peine quelques mois
s'écoulent, et l'on voit disparoître la reli-
gion, la royauté, les corps constitutifs de
I Etat, l'Etat lui-même, les lois, les mœurs,
16
( M* )
les coutumes héréditaires, les opinions reçues,
les maximes antiques, les idées, les principes,
les senti mens transmis de génération en gé-
nération : tout meurt, tout s'évanouit , tout
s'efface; une énergie inconnue hâte, préci-
pite la destruction ; les débris s'accumulent
sur les débris, ils se mêlent, se confondent ;
on ne peut plus ni les Compter ni les recon-
noître, et les souvenirs mêmes sont des ruines.
La société , en proie à la désolation, présente
l'affreuse image d'une cité dévastée, dépouil-
lée de ses remparts et de ses monumens , et
sur laquelle un implacable vainqueur a pro-
mené la charrue et semé le sel, emblème lu-
gubre d'une éternelle stérilité.
Il aura un terme, cependant, ce règne des
ténèbres et de la mort ; Dieu a pitié de l'Eu-
rope , et il sauve la France. Le Monarque que
redemandoit son amour apparoit totft à coup
au milieu d'elle, ramené de son long exil par
une suite de prodiges presque surnaturels.
Autour de lui sont les compagnons de ses
royales infortunes ; autour de lui se rassem-
blent ceux des anciens habitans, qui, fidèles à
i'espérance, ou retenus par le charme indé-
finissable attaché aux régions qui nous ont vu
naître, bravèrent tous les dangers , se dévouè-
rent à toutes les angoisses, pour veiller jus-
qu'au dernier instant sur les restes sacrés de
C 243 )
la patrie ; et voilà que tous ensemble , confon-
dant leurs pleurs et leur joie , ils parcourent
cette terre funèbre , cherchant d'un œil avide
la trace de ses murailles et de ses citadelles,
les vestiges de ses rues et de ses places publi-
ques , les lieux augustes où s'élevoient jadis
les temples du Très-haut et les palais des rois,
la tombe où reposoient les aïeux. Mais, hélas!
tout est bouleversé ; les pierres mêmes qui
séparoient les héritages, ont été enlevées ou
sont recouvertes par l'herbe ; il faut fouiller
le sol pour les reconnoiire ; pour retrouver
les fondemens des édifices détruits , et en re-
commencer la construction, il faut successi-
vement et peu à peu écarter les décombres :
jusque-là, famille étrangère même dans le
pays natal, mais heureuse par sa réunion ,
nous habiterons sans regret, avec notre père,
les cabanes de feuillage que sa bonté nous
offre pour abri.
Toutefois, si les individus peuvent vivre
contens dans un état précaire , la société n'es!
jamais tranquille qu'elle ne soit parvenue à
un état stable. Or il n'existe , pour la société,
d'état stable que l'état de perfection; parce
qu'il n'y a (pie des lois parfaites qui rem-
plissent parfaitement l'objet de toute société,
qui est d'assurer la conservation de l'homme .
Tandis que ce grand but n*est pas pleinement
16
( 244 )
atteint il règne nécessairement dans l'Etat
une sourde et dangereuse fermentation ; et
ce travail intérieur, indice certain de quelque
vice de constitution , se termine tôt ou tard
par une crise , à moins qu on ne la prévienne
en retranchant la cause qui doit ramener.
« Si le législateurs trompantdans son objet,
,, établit des rapports différons de ceux qui
» dérivent de la nature des choses , 1 Etat ne
» cessera d'être agité jusqu'à ce que ces rap-
. ports soient détruits ou changés, et que
» l'invincible nature ait repris son empire. »
On peut considérer cette maxime de kous-
seau, comme un axiome fondamental en lé-
gislation. C'est pour l'avoir oublié, c'est parce
qu'on s'estpersuadéquelcslois,les institutions
étoient des choses arbitraires, que, depuis la
chute de la monarchie , nous avons ete les
martyrs de nos vingt constitutions et de nos
cent mille législateurs.
Je n'examinerai point quelle etoit la place
que la religion occupoit dans ces constitutions
éphémères , ou quel étoit le vide qu'elle y
laissoit. .
S'il fut un temps où l'adoration d un Dieu
étoit en France un crime de lèse -nation,
ou ce qui étoit alors la même chose , de
lèse-philosophie, ce temps est heureusement
passé , et la nécessité de la religion est au-
( 45 )
jourd'hui , grâce au ciel , généralement sentie.
Point de religion sans culte , point de culte
sans ministres ; donc il faut des prêtres : se-
conde nécessité qui dérive de la première,
et n'est pas moins universellement reconnue.
Les prêtres exercent un ministère utile,
indispensable à l'Etat; donc l'Etat doit pour-
voir à la subsistance des prêtres : troisième
nécessité de laquelle on convient encore gé-
néralement.
Mais ici l'on crée une foule de difficultés.
Le clergé formera-t-il un corps ? Ce corps
aura-t-il le droit d'acquérir et de posséder?
Permettra-t-on qu'il administre et distribue
à son gré ses revenus, ou considérera-t-on
ses membres comme des ouvriers qu'on paye
à tant le jour pour des travaux d'utilité pu-
blique ? Etranges sujets de délibération, et qui
prouvent bien tristement à quel point les so-
phismes de quelques hommes et la hardiesse
impie de quelques autres ont obscurci parmi
nous les notions les plus communes du bon
sens !
Tout est devenu problématique , parce
qu'on a tout nié. Ainsi nous avons vu remettre
en question l'existence de Dieu, sur l'autorité
de la déesse Raison; la morale , sur l'autorité
du crime ; les bases de la société et la société
elle-même, sur l'autorité de l'anarchie.
( »*6 )
Ce n'est pas que l'expérience et le besoin ,
comme nous lavons fait observer, n'aient;
réconcilié l'opinion avec quelques vérités so-
ciales ; mais combien d'autres sont encore
proscrites , ou du moins déférées comme sus-
pectes au tribunal du public!
Tel est le malheur de la position où trente
années de délire et de forfaits nous ont pla-
cés, que les députés de la nation, chargés de
reconstruire l'édifice social en présence de
l'Europe surprise , sont contraints de sou-
mettre à l'humiliante épreuve de la discus-
sion les élémens mêmes de la société.
Comparé à ce qu'il fut dans les siècles an-
térieurs, le peuple français ressemble à un
homme autrefois plein de vigueur et de sens,
mais affoibli par une maladie cruelle qui lui
a ravi la mémoire ; l'infortuné, revenu à l'état
d'enfance, bégaye péniblement des mots qu'il
ne se rappelle qu'avec effort , et recueille ci
et là, dans sa raison dévastée, quelques sou-
venirs presque éteints, quelques fragmens in-
formes de vérités, foibles restes des trésors
que reccîoit son intelligence.
Ainsi , à peine échappés au règne de la ter-
reur, une sorte d'instinct, un insurmontable
besoin nous porla d'abord à chercher le Dieu
qui avoit comme disparu d'au milieu de nous.
Nous avoirs ensuite cherché , redemandé son
( "4? )
culte ; et maintenant nous cherchons les
moyens d'en perpétuer l'existence, en assu-
rant celle de ses ministres, en les environ-
nant d'une considération nécessaire, et fixant
la place qu'ils doivent occuper dans le sys-
tème politique.
Les richesses de l'Eglise éloient devenues
l'objet de l'envie, et l'inépuisable texte des
déclamations de nos philosophes. Fidèles
échos des premiers réformateurs , ils ne se
lassoient point de gémir , avec cette pureté
de zèle qui les dislingue, sur les maux de toule
espèce qu'avoit produits, et que perpétuoit
l'imprudente dotation du clergé. Aussi , dans
leur pieuse sollicitude , ne cessoient-ils de
rappeler les ministres de la religion aux siè-
cles apostoliques, eJ d'étaler à leurs yeux ,
dans de pompeuses homélies , l'exemple des
cveqo.es primitifs , et les inappréciables avan-
tages de la pauvreté sainte à laquelle ils dé-
sir oient si vivement les ramener. Quel affli-
geant spectacle, en effet, qu'un prêtre, tjui ,
au. mépris des leçons que la philosophie lui
prodiguoit avec un si tendre intérêt , osoitse
nourrir d'un autre pain que de celui de l'au-
mône , et même , pour comble de scandale ,
partager avec l'indigent ce pain qu'il n avoit
pas mendié. 11 est clair qu'on ne pouvoit, ni
respecter un tel prêtre , ni croire raisonna-
C 248 )
blement à la doctrine qu'il prêchoit. Combien
se multiplieroit, au contraire, le fruit de ses
travaux ; combien le Christianisme jeteroit
d'éclat , et reprendroit d'autorité, lorsqu'au
lieu de répandre dans le sein des peuples les
trésors dont nos ancêtres lui confièrent la
dispensation, ses ministres, qui naguère ne
se présentoient au malheureux que pour sou-
lager sa détresse, ne l'aborderoient plus que
pour lui exposer la leur, et, pressés par le
besoin, s'en iroient de porte en porte solli-
citer la pitié , et tendre à leur troupeau , pour
recevoir le denier qu'une avare compassion y
laisse tomber à regret , cette même main des-
tinée à le bénir et à le gouverner î
Il eût été fâcheux qu'un plan de réforme
si libéral fût demeuré enseveli dans les livres
des sages qui l'avoient conçu; mais, grâce à
leur active industrie , le moment de le réaliser
arriva bientôt. L'assemblée constituante, pou-
voir exécutif de la philosophie , se hâta de
sanctionner la loi de spoliation , qui devoit
enrichir l'Eglise de tant de vénération et de
tant de vertus. Cent dix millions de revenus,
antique et sacré dépôt placé par nos ancêtres
sous la protection des autels, pour être à ja-
mais le patrimoine du pauvre , et le gage de
la perpétuité du sacerdoce au milieu de nous,
furent libéralement confisqués, pour le plus
( *4g )
grand intérêt de la religion et du peuple. Tou-
tefois, afin d'adoucir le passage de Tordre de
choses qu'on abolissoit, à celui qu'on se pro-
posoit d'établir , on jugea convenable de re-
lâcher un peu de la rigueur des principes, et
de ne pas s'élever d'abord à la perfection ab-
solue. De modiques pensions alimentaires ,
accordées aux membres du clergé que l'on
dépouilloit , devinrent pour eux comme la
nuance entre l'état de propriété et l'état de
mendicité.
Cependant, la réforme politique et reli-
gieuse marchoit si rapidement , que cette
nuance provisoire ne tarda pas à s'effacer. Ce
fut vraiment alors qu'on vit renaître les pre-
miers temps du Christianisme , les temps des
Maximien , des Galère et des Néron. La philo-
sophie, maîtresse enfin, el ne mettant plus
de bornes à ses dons , rendit à la fois aux prê-
ires, et leur pauvreté primitive, et les ca-
chots, et les tortures, et les gibets; noble
portion de l'héritage que leur légua leur chef,
et dont ils se montrèrent dignes en l'accep-
tant d'un front serein. Le martyre , à cette
époque sanglante , fut l'unique dotation du
clergé français.
Quelques années s'écoulent , pendant les-
quelles', fugitif, proscrit, il ne cessa pas d'être
placé entre la hache des bourreaux et les
( a|o )
plages dévorantes de la Guyane. Soudain, sous
les voûtes à demi écroulées de l'édifice social,
retentit une voix inconnue, puissante ; voix
sinistre, et néanmoins voix rassurante , voix
telle que les hommes n'en entendirent jamais
de semblable. Tout s'émeut, tout se précipite
vers le fantôme qui a jeté ce cri , dirai-je d'a-
larme ou d'espérance? 11 parle aux ruines , et
les ruines semblent tressaillir et lui répondre.
Chacun sent au-dedans de soi que quelque
chose d'extraordinaire se prépare. Le silence
a succédé en un moment au bruit des tem-
pêtes. La société entière est en attente ; in-
certaine , elle se demande si le ciel est las de
punir, ou si c'est ici sa dernière et sa plus ter-
rible vengeance. Tout à coup un second cri
est entendu : on croit reconnoître le nom de
Dieu. À ce nom consolateur et sacré , l'allé-
gresse universelle éclate en acclamations. Un
geste brusque du fantôme replonge aussitôt
les cœurs dans les anxiétés du doute. Ondiroit
qu'il regrette l'espoir qu'il a donné. Mais une
pensée différente l'occupe : son œil inquiet
et perçant a découvert au loin les restes mu-
tilés et dispersés du sacerdoce ; il les con-
temple un instant avec une attention pro-
fonde; ses traits prennent une expression
qui n est celle ni de la pitié, ni du mépris,
ni de la bienveillance, ni de la haine , mais
( a5i )
comme un inexprimable mélange de ces sen-
timcns opposés. Un sourire effrayant agite
ses lèvres; il fait signe aux victimes augustes
de s'approcher , et se dressant sur son trône ,
leur tend un sceptre de fer, et, d'un ton me-
naçant, jure par son épée qu'il les protégera.
On Ta dit plusieurs fois , Buonaparte avoit
trop de lumières pour penser qu'une nation
pût vivre et prospérer à l'ombre de l'athéisme.
11 vouloit une religion , mais une religion es-
clave comme tout le reste. Que fit-il? il la
salaria. Son règne tout entier, pendant lequel
la seule résistance qu'il ne put vaincre fut
celle que lui opposa cette même religion,
prouve qu'on ne l'enchaîne pas aussi aisément
qu'il le croyoit; mais il est vrai néanmoins
que son plan devoit obtenir à la fin une réus-
site complète , et qu'il ne lui a manqué que le
temps pour jouir de l'irréparable désolation
de l'Eglise, dont il avoit préparé l'asservisse-
ment avec un art si profond.
Lorsqu'il saisit les rênes abandonnées du
gouvernement, la France attendoit , rede-
inandoit ses anciennes institutions , comme
elle les a toujours îvdemandées , attendues,
chaque fois qu'à l'horizon , habituellement
couvert d'une obscurité sinistre, elle a cru
découvrir l'aurore d'une restauration. Bien
n'auroit été si facile que de rendre de nou-
( .52 )
veau le clergé propriétaire , en lui permettant
d'acquérir ; mais c'étoit précisément ce que
Buonaparte redoutoit le plus , parce qu'un
titre de propriété eût été pour l'Eglise un
titre d'affranchissement. De là les entraves ,
les restrictions qu'il mit au droit que le clergé,
de même que toute autre société de citoyens,
a d'acquérir, soit par legs, soit par achat;
droit naturel, droit imprescriptible, que l'om-
brageux despote n'eut jamais la hardiesse de
lui contester entièrement. 11 se borna, pour
en limiter indirectement l'exercice , à alarmer
les donateurs , et à fatiguer , inquiéter les
possesseurs mêmes, en soumettant l'emploi
des deniers , dont la disposition leur apparte-
noit , à une inspection malveillante , et en
montrant toujours dans le lointain une con-
fiscation possible. Dès que les donations fu-
rent en contact avec le fisc , on crut les y voir
engloutir. Cependant , comme je le remar-
quois tout à l'heure , le droit de posséder fut
maintenu. Or qui oseroit disputer un droit
reconnu par Buonaparte? S'il s'agit de justice,
il n'est pas , ce me semble , suspect d'exagé-
ration ; s'il s'agit de la force Mais non, à
Dieu ne plaise qu'un tel mot soit aujourd'hui
proitoncé dans une telle question.
Le clergé étant privé de fait de toute pro-
priété, il fallut nécessairement pourvoir d'une
( ^53 )
autre manière à sa subsistance. Le mode qu'on
adopta , flétri du caractère de la révolution ,
et jusqu'alors sans exemple , réunit tout ce que
l'imagination la plus féconde ;peut inventer
de garanties de servitude et de destruction.
On assimila les curés et les évëques à des ma-
nœuvres qu'on salarie pour le besoin du mo-
ment , et que l'on congédie le lendemain ,
quand le besoin cesse , ou qu'ils donnent à
celui qui les paye quelque sujet de méconten-
tement. La religion eut son article dans le
budget , ainsi que les autres brandies du ser-
vice public , et Ton put d'un trait de plurne
rayer tout ensemble et la solde de ses minis-
tres des dépenses de l'Etat, et Dieu même de
la société.
Je sais qu'on n'en vient pas aisément à une
extrémité semblable , et qu'un pareil danger
tient beaucoup au caractère de l'homme qui
gouverne. Mais l'homme qui gouverne au-
jourd hui ne gouvernera pas toujours, ne gou-
vernera pas demain peut-être; il mourra, et
la religion doit être immortelle. \ oudroit-on
que son sort dépendit de la chance d'un bon
ou d'un mauvais prince, d'un bon ou d'un
mauvais ministre ? La sagesse, qui préside aux
institutions vraiment sociales , ne considère
pas les individus , qui changent: elle sonde le
cœur humain , qui ne change point, et y trou-
( »«4 )
vanl le germe de toutes les passions, elle
prépare à l'édifice qu'elle élève dans un temps
de calme, un abri pour la saison des tempêtes.
D'ailleurs, n'y a-t-il qu'une seule manière
de détruire la religion ? Elle peut avoir cessé
d'exister, et à l'extérieur être encore la même.
C'est la foi, c'est la doctrine qui est sa vie;
les prêtres en sont les gardiens ; et des gar-
diens soldés par une autorité étrangère, sont
à moitié corrompus. Je parle de l'ordre ordi-
naire des choses, et de la nature générale de
l'homme; parce qu'il s'agit de lois, et que
jamais les lois ne considèrent les exceptions.
La religion , reçue précairement dans la
société, et sans cesse en état de passage, ne
recueillit que l'indifférence , et, qu'on me
permette celte expression, ne peut contracter
d'alliance durable avec les peuples : ses mi-
nistres, dégradés dans l'opinion, perdirent
presque entièrement leur salutaire influence.
On ne vit plus en eux les envoyés du Ciel,
mais les employés du Gouvernement, et des
employés de la dernière classe; caria modi-
cité à peine croyable de leurs salaires, indi-
quoit bien clairement le mépris qu'inspiroient
leurs fonctions, Que dis-je?ces salaires mêmes,
tous encore ne les reçurent pas : ce bien fait op-
pressif fut réservé aux seuls curés. Leurs vicai-
res, n'v avant point de part, furent contraints
( 255 )
de recourir, dans les campagnes, à l'avilis-
sante ressource des quêtes, et, sous l'empire
des idées libérales , le clergé devint un ordre
mendiant. Or , qu'on se représente , si l'on
peut, les suites déplorables de cet indigne
abaissement, de cette protection dérisoire, qui
place le pasteur dans la dépendance absolue
du troupeau; qui l'assujettit pour vivre, ce
n'est pas dire assez, pour ne pas mourir de
faim, à briguer la faveur, à cultiver basse-
ment les bonnes grâces des hommes grossiers
et cependant exigeans , pauvres et néanmoins
avares, que son devoir est de reprendre, de
corriger, de contrarier perpétuellement dans
leurs goûts, dans leurs penebans les plus vifs,
dans leurs habitudes les plus chères. Pour peu
qu'on laisse agir le lemps et les passions, toutee
qu'on peut raisonnablement attendre d'un sys-
tème si immoral, esl l'heureuse création d'un
tarif de complaisance, en vertu duquel les
uns apprendront à acheter, et les autres ap-
prendront à vendre, pour un morceau de
pain , la tolérance du vice.
A ces considérations , si propres à fixer l'at-
tention du législateur, il en iaudroit joindre
beaucoup d'autres, pour se former une idée
complète de^ inconvéniens qu'entraîne un
culte salarié. Je n'en indiquerai qu'une seule,
car enfin j'écris un article, et non pas un livre
( 256 )
Un revenu, même médiocre, administré
et réparti par le clergé lui-même, produiroit
une foule de biens, suffiroit à une multitude
d'oeuvres nécessaires, qui continueront d'être
abandonnées tandis que Tordre actuel subsis-
tera. Chaque évêque , chaque curé reçoit son
traitement, comme on l'appelle ; mais la sol-
licitude de l'État ne s'étend pas plus loin.
La loi n'a point pourvu et ne sauroit pour-
voir à mille besoins de détail, à mille objets
d'utilité générale et particulière qui demeu-
rent en souffrance, faute d'un fonds com-
mun dont la libre disposition appartienne au
clergé, qui seul connoit ces besoins, et peut
juger exactement des degrés relatifs de cette
utilité. L'établissement d'un pareil fonds est
l'unique moyen de rétablir, d'une manière
solide, les missions, les retraites, aujour-
d'hui si indispensables ; de multiplier les
grands et les petits séminaires ; de ranimer
la culture presque éteinte des sciences ecclé-
siastiques ; et enfin , de renouveler les fon-
dations religieuses de tout genre, dont l'im-
portance et la nécessité se font chaque jour
sentir plus vivement. Des pensions indivi-
duelles, quelles qu'elles soient, ne rempli-
ront jamais le vide immense qu'ont laissé ces
fondations. Tout ce qui est personnel cesse,
et tout ce qui cesse est nul pour la société :
("7 )
mais il semble que, satisfait de lui faire l'au-
mône en passant, on Tait jusqu'à présent
traitée , ainsi que la religion, comme si elle
n'avoit pas dû avoir de lendemain.
*7
V\\\\\V\V\\Vl\V\\VV\\V\\\VVV\V\\'V\\'V\VVV\,VWVVVVWWVV\VVVVWVVWVVWV\WVWWVV*
SUR UN OUVRAGE INTITULÉ :
Réflexions sur quelques parties de noire
législation civile, envisagée sous le rapport de
la religion et de la morale , le mariage , le
divorce , les en/ans naturels , l adoption, la
puissance paternelle , etc. ; par Ambroise
Rendu, avocat à la cour royale de Paris ,
inspecteur-général et conseiller ordinaire de
l'Université royale de France.
( 1814. )
lMous sommes toujours surpris de la légèreté
avec laquelle on traite aujourd'hui les ma-
tières les plus importantes. Comment peut-on
se flatter d'examiner, dans une courte bro-
chure , les plus grandes questions de la juris-
prudence ecclésiastique et civile, le mariage,
le divorce , la puissance paternelle , l'adop-
tion, etc. ? Assurément , il faudroit être doué
'd'une rare force de génie pour approfondir
en quelques pages des sujets si compliqués ,
si difficiles. C'est la première réflexion qu'au-
roit dû faire M. Rendu : mais que seroient
devenues celles qu il présente au public?
( «59 )
Commençons par rendre justice à ses in-
tentions. Nous sommes loin de le confondre
avec les sophistes qui, après avoir sécularisé
la législation (i), ont voulu séculariser la re-
ligion elle-même. 11 s'élève , au contraire ,
avec énergie contre cet étrange projet. Tant
qu'il se tient dans les généralités, sa doctrine
est pure , parce qu'il se borne à répéter des
jugemens consacrés par le suffrage unanime
des bons esprits, et à proclamer le résultat
de l'expérience. Son style même s'anime et
s'élève en nous rappelant aux principes d'où
dépendent la paix et la stabilité des empires.
« Assez long-temps , dit- il , une fausse philo-
» sophie , enivrée d'orgueil et ambitieuse du
» néant, annonçant la lumière et versant les
» ténèbres, proclamant le progrès de l'esprit
» humain et le faisant rétrograder vers les
» plus grossières erreurs : assez long lumps ,
» disons-nous, cette philosophie matérielle a
» tout disputé , à Dieu son existence , à
» l'homme sa nature et ses nobles destinées,
» à la famille tous ses liens , à la société tous
» ses bienfaits. Ilàtons-nous de mettre , par
(i) Expression de M. Porlalis, dans son discours sur
le projel de loi relatif au mariage.
»7-
( 260 )
» nos lois et nos institutions , un grand inter-
» valle entre ces temps de douloureuse mé-
» moire , et les temps à venir. La génération
» actuelle s'est élevée au milieu des sarcasmes
» de l'impiété ou des dédains de l'indiffé-
» rence ; que du moins la génération présente
» recueille un meilleur héritage, et que les
» enfans soient plus vertueux que leurs pères.
» Alors aussi ils seront plus heureux, et ils
» verront disparoîlre les dernières traces des
» longs et cruels orages qui ont désolé ce
» heau royaume de France. »
Tous les amis de Tordre , tous ceux qui ont
réfléchi sur les causes des révolutions, et par-
ticulièrement de la nôtre , partagent les vœux
de M. Rendu , et applaudiront à son zèle.
Seulement ils s'étonneront que tout en nous
pressant de recenir franchement à ces grands
principes , qui doivent faire la gloire du di.v-
neinième siècle, il s'en écarte lui-même sur un
point aussi important que le mariage , et qu'il
se fasse l'apologiste de la législation de 1792 ,
législation funeste, corrompue eteorruptrice;
qui, en portant le désordre dans la famille,
renversa l'État, et le livra sans défense aux
horreurs de l'anarchie. Comment ce juriscon-
sulte n'a-t-il pas vu qu'en transformant l'u-
nion conjugale en un contrat ordinaire , en
ôtant à cet acte fondamental de toute société
( 26 1 )
sa sanction divine , pour le placer sous la
protection d'un maire , on dénaturait une
institution essentiellement religieuse , on la
tlépouilloit de ce qu'elle a de vénérable et de
sacré, et 'qu'en un mot, au lieu de l'élever
avec le Christianisme au-dessus des passions
et des caprices de l'homme , dont elle doit
régler les penchans et fixer l'inconstance , on
la rangeoit imprudemment parmi les lois va-
riables de la jurisprudence humaine ?
Si le mariage de sa nature n'est qu'un acte
civil , il n'a donc plus que des effets civils ; ce
n'est plus cette ineffable union des âmes, qui
nous représente, selon l'apôtre, l'alliance
mystérieuse de Jésus-Christ avec son Eglise ;
c'est l'union des corps constatée par la loi ,
qui garantit l'exécution réciproque des con-
ventions matrimoniales ; car la loi civile ne
peut créer un lien moral entre deux êtres spi-
rituels ; elle ne saurait prescrire des devoirs
au cœur, ni commander à ses affections : et
voilà pourquoi tous les peuples ont fait in-
tervenir la religion dans l'acte du mariage .
institué par Dieu même, comme le recorinoît
M. Rendu.
Certes, en comparant cet aveu de l'auteur
avec le système qu'il soutient ensuite , on ne
peut s'empêcher d'être frappé de l'inconsé-
quence de ses prirrcipes. a Aussi ancien que le
( 2f»2 )
» monde, dit-il, le contrat de mariage date
« de ce jour, où l'auteur de l'univers , avant
•> de rentrer dans son éternel repos, se dit en
» lui-même : Il nest pas bon quel, l'homme
» soif seul . . . . \ oilà le mariage tel^que Dieu
» la fait : Sic erat ab initio. Lui-même fin-
» slilua , lui même en fut le te'moin et le mi-
» nistre. » Et il auroit cessé, audix-buitième
siècle, d'en être le ministre et le témoin né-
cessaire ï Et Ion ne craint point de conseiller
aux nations chrétiennes d'affaiblir, de dégra-
der le lien conjugal, en sécularisant un con-
trat que Fauteur même de notre être a divi-
nisé !
Or , c'est là précisément ce que propose
M. Rendu. 11 voudroil que la France renonçât
sans retour à ses anciennes lois, pour con-
server une législation révolutionnaire et émi-
nemment immorale. Mais voyons sur quels
fondemens il bâtit son système.
A l'en croire , « le sacrement ne peut que
» sanctifier le mariage , mais le mariage doit
» précéder le sacrement. » Il établit cette as-
sertion sur deux preuves , qui ne prouvent
rien , si ce n'est qu'il n'a pas bien saisi la ques-
tion qu'il traitoit.
La première, c'est que la bénédiction nup-
tiale n'a pas toujours été regardée comme es-
sentielle à la validité des mariages ; et, à ce
( 263 )
propos, il cite « la décision du concile de
» Trente , qui , tout en déclarant nuls les
» mariages qui seroient contractés à l'avenir
» hors la présence du propre curé, frappe
» danathème l'opinion qui envclopperoit
» dans la même nullité les mariages de ce
» genre , antérieurement contractés. »
11 développe sa seconde preuve en ces ter-
mes: « L'opinion de la nécessité du sacrement
» pour la validité du mariage seroil contra-
» dictoire avec cette autre opinion , que les
» mariages entre les infidèles et les mariages
» entre les hérétiques sont valides; car, on
» ne sauroit transporter le sacrement hors de
» l'Eglise ; de fait, les Protestans , non plus
» que les infidèles , n'admettent pas même
» l'existence d'un sacrement de mariage ; et
» enfin on ne voudra pas qu'il suffise de se
» mettre hors de l'Eglise pour faire cesser
» aussitôt la nécessité du sacrement , et con-
» tracter dès lors un mariage légitime. Or, il
» est constant que le mariage des infidèles et
» le mariage des hérétiques a toujours été re-
» gardé comme valide, de telle sorte que l'E-
» glise n'a jamais songé à remarier ni les uns
» ni les autres , quand ils se sont convertis à
» la religion catholique. Donc, etc. »
(^e passage nous prouve qu'au lieu de re-
courir à des sources pures , M. llendu a puisé
( 264 )
son érudition et sa doctrine sur le mariage ,
dans des jurisconsultes français peu sûrs , et
dans quelques canonistes imbus des mêmes
préjugés. M. Rendu ignore apparemment
qu'on a démontré la fausseté des maximes
qu'il nous donne pour des axiomes incontes-
tables, et qu'il y a aujourd'hui plus que de la
simplicité à ressasser ces vieilleries parlemen-
taires. S'il avoit pris la peine de consulter les
théologiens orthodoxes, il auroit appris qu'un
très-grand nombre d'entre eux croient que les
parties sont elles mêmes les ministres du sa-
crement : ce qui renverse, par le fondement,
la première preuve qu'il propose, puisqu'il
s'ensuit que le sacrement peut exister indé-
pendamment de la bénédiction nuptiale. Gela
posé, on conçoit que l'Eglise, en certaines
circonstances , déclare valides des mariages
dans la célébration desquels cette pieuse céré-
monie ait été négligée. Mais par cela seul
qu'elle les déclare valides , elle proclame son
autorité sur le mariage même. Elle fait un acte
de juge , un acte de législateur ; car qui a le
droit de valider , a le droit d'infirmer. Et en
effet , le concile de Trente , de l'aveu de
M. Rendu , n'a-t-il pas déclaré nuls les ma-
riages qui seroient contractés à l'avenir hors
la présence du propre curé? Or, ou ce décret
est nul lui-même , ou les parties qui se borne-
( 265 )
roient aujourd'hui à contracter en présence
de l'officier civil , ne seroient pas réellement
mariées. Donc il est faux que le sacrement ne
peut que sanctifier le mariage, mais que le ma-
riage doit précéder le sacrement. Pour s'assurer
du contraire, il n'étoit pas besoin de consul-
ter beaucoup de livres , M. Rendu n'avoit qu'à
relire son Catéchisme ; il y auroit vu , d'après
la décision formelle du dernier concile œcu-
ménique , non que l'Eglise se borne à bénir
le mariage déjà existant, mais que le mariage
a été élevé, sous la loi nouvelle , à la dignité
de sacrement ; en sorte que , chez les catho-
liques, le sacrement conslitue, à proprement
parler, le mariage même.
On objecte , en second lieu , que les ma-
riages entre les infidèles et les mariages entre
les hérétiques sont valides. Pour ce qui re-
garde les infidèles , la difficulté tient unique-
ment à l'ignorance d'un principe de théologie
universellement avoué ; c'est que l'Eglise n'a
d'autorité que sur ceux qui sont devenus ses
sujets par le baptême. Ses lois ne sauroient
donc obliger les infidèles, qui, à cet égard ,
demeurent sous le seul empire de la loi natu-
relle, et des lois positives de l'Etat dont ils
font partie.
Quant aux hérétiques, il est de foi que
l'Eglise a le droit de mettre au mariage des
( 266 )
empêchemens dirimans, et il est également
tic foi qu'elle a le droit d'en dispenser. Or,
qui s oppose à ce qu'elle applique cette dis-
pense aux Protestans? Elle l'applique aux
Catholiques mêmes , lorsqu'il leur est impos-
sible de recourir au propre pasteur; et alors,
loin d'abandonner son droit, elle l'établit
avec une nouvelle force , puisque sa dispense
seule rend valides les mariages ainsi contrac-
tés. Cela est si vrai , que M. de Saintes, évèque
d'Evreux , dans un règlement de 1S7O , treize
ans après la conclusion du concile de Trente ,
auquel il avoit assisté, ordonna que, pour
purger entièrement le vice de clandestinité,
on joindroit à l'abjuration des Proteslans, ou
on y feroit succéder une sorte de réhabilita-
tion. Néanmoins, l'usage contraire a prévalu,
et par des motifs d'intérêt public, est devenu
en France une règle générale, du consente-
ment exprès ou tacite de l'Eglise. Quand
M. Rendu avance que ce fui une chose mons-
trueuse d ériger en loi civile la réception d un
sacrement, c'est donc comme s'il disoit que
ce fut une chose monstrueuse que la loi civile
défendît de contracter des mariages invalides.
L'auteur s'appuie de l'autorité de M. de
Bonald, pour combattre le divorce : il nous
sera donc permis d'opposer à l'opinion de
M. Rendu, sur le mariage, le jugement de
( ^7 )
l'illustre écrivain dont il loue, avec raison ,
le berui talent , mais qui nous semble plus re-
commandable encore par ses vues profondes
et par sa logique rigoureuse. Or, abstraction
faite des décisions de l'Eglise, M. de Ronald
a été conduit au dogme catholique parla seule
force du raisonnement , et par l'enchaînement
de ses principes. « Je crois, dit-il (r), qu'on
» peut trouver dans les principes que je viens
» d'exposer, une solution satisfaisante à la
» question célèbre agitée dans l'Ecole, de
» savoir : Si l'essence du mariage consiste
« dans la foi mutuelle des époux , ou dans le
» sacrement que l'Eglise confère. Si l'on
» considère le mariage dans l'état de société
» purement domestique, tel qu'il a existé
» dans les premiers temps, ou tel qu'il exis-
» leroit encore et aussi nécessairement entre
>' deux êtres humains de différent sexe, jetés
» sur une de inhabitée, le mariage consiste
» dans la foi mutuelle des époux : si on le
» considère entre les chrétiens vivans dans
» l'état public de société religieuse, il con-
» siste dans l'union des cœurs, ratifiée, con-
» sacrée par le sacrement ; et la décision
(i) Du divorce considéré au \(f siècle , relative-
ment h l'ctal domestique <t a l'état public de .société.
Seconde édition , pug. 5y.
( 26*8 )
» contraire, quoique donnée dans de bonnes
» intentions, se ressent de l'esprit du siècle,
» et peut avoir des conséquences dange-
» reuses. »
Ce ne sont donc pas seulement quelques
âmes pieuses qui hésitent encore à reconnaître
l erreur d une loi qui déclarerait le sacrement
nécessaire à la validité du mariage ; tous les
vrais philosophes n'hésitent pas plus à avouer
la nécessité de cette loi, que les Catholiques
n'hésitent à en reconnoître l'existence. Que
s'il étoit besoin d'en justifier la sagesse , nous
n'aurions qu'à invoquer le témoignage des
Protestans mêmes. « J'ai frémi, dit M. de
» Luc (1) , toutes les fois que j'ai entendu
» discuter philosophiquement l'article du ma-
» riage. Que de manières devoir, que de
>■■ systèmes, que de passions en jeu ! On nous
» dit que c'est à la législation civile d'y pour-
» voir ; mais cette législation n'est-elle donc
» pas entre les mains des hommes, dont les
» idées, les principes changent ou se croi-
> sent ? Voyez les accessoires du mariage qui
» sont laissés à la législation civile; étudiez,
» chez les différentes nations , et dans les dif-
(i) Lettres sur l'Histoire de lu terre et de l'homme,
tora. I, pag. 48.
( 269)
» férens siècles , les variations , les bizarreries ,
» les abus qui s'y sont introduits : vous sen-
» tirez à quoi tiendroit le repos des familles
» et celui de la société , si les législateurs hu-
» mains en étoient les maîtres absolus. 11 est
» donc fort heureux que , sur ce point es-
» sentiel, nous ayons une loi divine supé-
» rieure aux pouvoirs des hommes. Si elle est
» bonne, gardons-nous de la mettre en dan-
» ger, en lui donnant une autre sanction que
» celle de la religion. Mais il est un nombre
» de raisonneurs qui prétendent qu'elle est
» détestable ; soit : il en est pour le moins
» un aussi grand nombre qui soutiennent
» qu'elle est sage, et auxquels on ne fera
» pas changer d'avis. Voilà donc la confir-
» mation de ce que j'avance , savoir : Que la
» société se diviseroit sur ce point, selon
» que la prépondérance changeront par toutes
» les causes qui rendent variable la législation
» civile ; et ce grand objet, qui exige l'uni-
» formité et la constance pour le bonheur et le
» repos de la société , seroit le sujet perpétuel
» des disputes les plus vives. La religion a
n donc rendu le plus grand service au genre
» humain , en portant sur le mariage une loi
» sous laquelle la bizarrerie des hommes est
» forcée de plier; et ce n'est pas là le seul
» avantage que l'on retire d'un code fonda-
C 27° )
» mental de morale , auquel il ne leur est pas
.» permis de toucher. »
Tel est le langage de la raison éclairée de
l'expérience. S'élcvant à des considérations
d'un ordre supérieur, M. de Luc envisage la
question qui nous occupe sous les rapports
les plus généraux, et va chercher, dans le
fond même de la nature humaine , les prin-
cipes par lesquels on doit la décider. Il ne
distingue point, comme M. Rendu, dans/ acte
solennel au mariage, V homme et le chrétien:
au contraire, \\ veut que ces deux titres soient
inséparables, parce que ni la religion ni la
raison ne permettent de les distinguer dans
le même individu , parce que cette distinction
n'est qu'une erreur dangereuse, et parce
qu'enfin pour être homme, pour en connoître
et en remplir tous les devoirs, il faut être
véritablement chrétien. Le Christianisme,
selon saint Paul même, n'est que la perfec-
tion de l'homme social. Supposer sans le
Christianisme des rapports sociaux irréguliers
ou dépendans , c'est donc anéantir à la fois
et le Christianisme et la société. Rien sans
doute n'est plus éloigné des intentions de
M. Rendu, quoique ses principes, développés
dans leurs dernières conséquences, condui-
sent inévitablement à ce résultat. Entraîné par
l'esprit de son siècle, il cherche à composer
( 27t )
avec les erreurs et les passions , et il ne s'a-
perçoit pas que leur abandonner un seul point,
c'est prendre rengagement de leur ce'der sur
tous les autres. Ah! repoussons loin de nous
ces doctrines énervées , ces systèmes mitoyens,
où l'on s'efforce de rapprocher les extrêmes,
de concilier les contradictoires, d'allier le
bien et le mal, et où l'on ose proposer à la
religion , à la morale , à Dieu même, des capi-
tulations !
On s'effraie du grand nombre de profana-
tions qui auroient lieu si la loi civile déclaroit
le sacrement nécessaire à la validité des ma-
riages ; mais si le mariage est en effet invalide
sans la réception du sacrement, refuser de le
recevoir n'est-ce pas donner un scandale plus
grand encore , puisque c'est déclarer publi-
quement qu'on ne se tient point obligé par les
décrets de V Eglise j* Et la loi civile qui consa-
creroit cette désobéissance, que seroit-elle
autre chose qu'une protestation toujours sub-
sistante contre le dogme, une invitation faite
au peuple de renoncer à sa foi , et de s'affran-
chir du joug que l'Eglise lui impose ? Il reste
à savoir si de tels désordres seront suffisam-
ment compensés par l'avantage de réunir
tous les actes de mariage dans un seul registre,
et si, en ce cas même, il faudroit un prodi-
gieux effort d'esprit pour trouver le moyen
( ^V- )
de concilier cet avantage avec le maintien
de l'ancienne législation, si impérieusement
commandé par la politique et par la con-
science.
<.^.Vv\V\\'Vk.\VVVX\VVV\\X\lAVVVWVVVV\V\\VV.\\\\X\\\t.\VV\\VVV\\\i.VV\\V\,\VvV\\.V\V\VXW
SUR UN OUVRAGE INTITULÉ :
Principes sur la distinction du Contrat et du
Sacrement du Mariage, sur le pouvoir d'op-
poser des Empêchemens dirimans, et sur le
droit d'accorder des Dispenses matrimo-
niales.
(1816O
Quoique l'auteur de cet ouvrage n'y ait point
mis son nom , il a pris soin de nous l'ap-
prendre dans un Discours préliminaire , où il
rappelle une partie des monumens, à la vérité
assez obscurs, qui ont marqué sa carrière
théologique. On auroit pu encore aisément
le reconnoître à son zèle âpre et chagrin , à
ses éternelles déclamations contre l'enseigne ■
ment actuel de l'Eglise et contre les pasteurs
des dit térens ordres , à sa maligne humeur
contre les membres de la Société de Jésus, et
à sa tendre affection pour la doctrine de l'é-
veque d'Ypres, commentée par le révérend
père Quesnel et autres personnages aussi vé-
nérables; mais surtout à son incurable manie
d'endoctriner les gouvernemens légitimes ou
18
( 274 )
autres , et de prodiguer ses conseils à qui n'en
a pas besoin et ne lès lui demande point. C'est
aujourd'hui aux députes de la France qu'il s'a-
dresse ; et la raison de cette préférence, c'est
qu'il a remarqué avec douleur que «la plupart
» de ceux d'entre eux qui ont eu à parler sur
» la question du mariage , se sont exprimés
» de manière à faire présumer qu'ils n'avoient
» aucune idée claire et précise de ce qui forme
» l'essence du lien conjugal : » en consé-
quence , il a composé un gros volume poul-
ies en instruire. C'est fort obligeant sans
doute , et s'il arrivoit de nouveau que la
chambre proposât des lois sur le mariage ,
sans savoir seulement ce que c'est que le ma-
riage , ce ne scroit pas au moins la faute
de M. T.
Ce qui semble toutefois excuser un peu
l'ignorance des députés, car il ne faut exagé-
rer les torts de personne , c'est que cette
malheureuse ignorance est si universelle et si
ancienne , qu'il n'y a guère moyen de la re-
procher à qui que ce soit. Depuis le commen-
cement du monde jusqu'à INapoléon Buona-
parte, on s'est marié sans savoir ce qu'on
faisoit : on ne retrouve les lirais principes sur
cette question que dans le Code civil. Cela pa-
roit assez étrange , je 1 avoue; mais enfin M. T.
le dit ainsi
C 275 )
Qu'il me permette néanmoins , quelle que
soit ma déférence pour son autorité , de me
méfier un peu, non pas de sa bonne foi, mais
de sa logique. Dès les premières pages de son
livre , il avance des propositions si extraordi-
naires, qu'avec la meilleure volonté du monde
il n'est possible ni de les admettre , ni même
de les laisser passer sans réclamation. Quel
catholique , je le demande , pourroit écouter
de sang-froid ces paroles : « L'Eglise étant la
» dépositaire fidèle des mystères de Dieu , et
» l'oracle infaillible de la foi, il n'est pas pos-
» sible qu'elle prenne une simple opinion
» théologique pour un dogme, ni qu'elle trans-
» forme un dogme en pure opinion théolo-
» gique , ni qu'elle doute si telle ou telle doc-
» trine appartient à la foi. Que penser , en
» effet, des promesses de Jésus- Christ , si
» l'Eglise pouvoit tomber dans quelqu'une
» de ces méprises? Elle seroit abandonnée de
j> Dieu , et elle n'auroit plus droit de se faire
» écouter. » Fort bien jusqu'ici; on ne saur oit
établir plus nettement ce caractère de la vraie
Eglise, qui consiste dans renseignement per-
pétuel d'une foi invariable, et dans l'heureuse
impuissance où Dieu l'a mise , non-seulement
de jamais abandonner la vérité, et encore
moins de la condamner, mais de souffrir
même qu'elle soit souillée ou obscurcie par
t8.
( 276 )
le mélange adultère de Terreur. Comment se
fait-il qu'après avoir posé ce principe fonda-
mental et nécessaire , Fauteur aussitôt le ren-
verse en ajoutant : « Il n'y a donc qu'une por-
» tion des membres de 1 Eglise qui puisse
» donner dans ces écarts, et cette portion ne
» se réduit pas seulement à quelques per-
» sonnes isolées , c'est quelquefois le très-
» grand nombre des pasteurs et des fidèles. »
S'il est possible que le très-grand nombre des
pasteurs et des fidèles s'égare au point de trans-
former de pures opinions en dogmes , et des
dogmes en simples opinions , et de ne plus
savoir ce qui est de foi ; l'Eglise dépositaire
fidèle des mystères de Dieu , c'est-à-dire sans
contestation, la véritable Eglise peut donc se
trouver réduite à un très-petit nombre de pas-
teurs et de fidèles , à quelques individus , car
il n'y a point de raison pour limiter ce dé-
croissement; enfin à une pauvre vieille, comme
disoit Wicleff , et comme Fa dit après lui , en
termes équivalens , l'Italien Tamburini, qui
ne voyoit que ce moyen de justifier son appel,
et d'écbapper à l'autorité qui le condamnoit?
Or que devient , dans cette bypolbèse , la
visibilité de l'Eglise et son universalité ? Sou-
tenir cette doctrine , c'est saper par sa base
là religion catholique , c'est donner gain de
cause aux Protestans, c'est prêcher Ph&ésié
( 277 )
pure et simple. Je vois bien l'intérêt qu'auroit
un certain parti à accréditer ces dangereuses
erreurs ; mais ce n'est pas un motif pour que
nous les adoptions, nous qui n'appartenons
à aucun parti : au moins, avant d'en venir là,
faudra-t-il qu'on nous prouve qu'on n'a eu jus-
qu'à présent aucune idée juste et précise de ce
(jui forme l essence de l'Eglise , et que les nu us
principes sur celte question . comme sur celle
du mariage, n'ont été bien connus que depuis
la publication du Code civil; autrement nous
nous en tiendrons à la doctrine de tous les
siècles , de tous les conciles et de tous les
Pères, et spécialement de saint Augustin, qui
pressoitavec tant de force les Donatistes, par
les principes que renverse M. T.
Le passage qu'on vient de lire n'est pas le
seul où il enseigne ces maximes monstrueuses;
en voici un où elles sont reproduites avec
moins de ménagement encore , et qui offre ,
en outre, un exemple frappant des excès où
peut s'emporter un esprit qui , ayant franebi
toutes les barrières, ne sait plus désormais
où s'arrêter. Laissons parler M. T. « Le cé-
» lèbre Bossuet, l'oracle de l'Eglise gallicane ,
» a prouvé , avec autant de force que d'éru-
•> dition, que les vérités précieuses renier-
> niées dans la Déclaration du clergé de 1 682,
» ont leur fondement dans l'Ecriture sainte:
( *1* )
qu'elles nous ont été transmises par la tra-
> dition la plus constante, c'est-à-dire,
» qu'elles appartiennent au dépôt de la foi ,
» quoiqu'elles n'aient pas encore reçu ce ca-
» ractère dogmatique , qui ne peut leur être
» imprimé que par une définition de l'Église
» universelle , ou par l'accord unanime de
» toutes les Eglises particulières. Cependant
> ces vérités ont été méconnues, combattues,
» et généralement proscrites, durant plusieurs
» siècles , par des papes , par des conciles ,
» et par la très-grande majorité des Eglises.
» La condamnation qu'en av oit publiée Inno-
» cent XI a été renouvelée par Pie VI; elles
> sont maintenant réduites , en France , à de
» simples opinions locales et indifférentes. »
Pour bien comprendre ce paragraphe , il
faut se rappeler ce que dit l'auteur un peu
auparavant , cfu il n est pas possible que l'E-
glise prenne une simple opinion the'ologique
pour un dogme >. ni qu elle transforme un dogme
en pure opinion théologique , ni qu elle doute si
teile ou telle doctrine appartient à la foi. Or
la doctrine des quatre propositions appar-
lienf au dépôt de la foi.. selon M. T. : donc la
véritable Eglise , V Eglise fidèle déposiltnrc des
mys/rtrs de Dieu n'en a jamais pu douter. Ce-
pendant, ces propositions ont été proscrites ,
dirrant plusieurs siècles , par la très - grande
( 279 )
majorité des Eglises ; donc , durant plusieurs
siècles , la véritable Eglise n'a été composée
que de la très-petite minorité des Eglises par-
ticulières : proposition formellement héré-
tique , et qui est en effet identiquement la
même que celle à qui cette qualification a été
appliquée plus haut.
Mais ce qu'il est bon de remarquer encore,
c'est cette bizarre manière de défendre les
quatre propositions de 1(82, en avouant
qu elles ont été méconnues , combattues, et gé-
néralement proscrites , durant plusieurs siècles,
par des papes , par des conciles, et par ta très-
grande majorité des Eglises , et tout récem-
ment par Pie VI , de sainte et glorieuse mé-
moire. M. T. s'est-ii proposé de les rendre
odieuses au clergé français? En ce cas , il ne
pouvoit mieux s'y prendre pour réussir.
Je passe sous silence une foule d'autres er-
reurs très-graves , dont l'auteur a rempli son
Discours préliminaire , où ii parle de tout ,
pour se procurer le plaisir de tout brouiller
et de tout censurer. Je le laisse s'applaudir
naïvement du rapport raisonné qu'il présenta,
sous Buonaparte , au directeur-général de la
librairie , rapport dont l'effet fut d'empêcher
la réimpression de la Théologie de Bailly, at-
tendu qu"// auroit fallu refondre l oinrage en
entier, pour en mettre la doctrine en harmonie
( 280 )
mec les institutions et les libertés d'alors. Une
franchise si exemplaire mérite bien, quelques
égards; et, d'ailleurs, je suis pressé d'arriver
à l'ouvrage même , pour partager avec les
députés de la France les lumières que M. T.
leur promet.
Je dois l'avouer, après avoir lu très-attenti-
vement l'ouvrage de M. T. , je suis un peu
surpris de la confiance de l'auteur. 11 promet
des idées claires et précises , et rien habituelle-
méat n'est plus vague et plus confus que ses
idées ; il promet des preuves évidentes , et ii
remplit son livre de fausses inductions, de pa-
ralogismes et d'erreurs grossières ; il promet
enfin des principes sûrs , des vérités incon-
testables, et ses vérités incontestables sont,
pour la plupart, des propositions condam-
nées , et ses principes des logogryphes. De
tout cela, je ne pense pas qu'il résulte beau-
coup de lumières pour les députés dont il a
pris à tâche d'éclairer l'ignorance.
Un journal ne comporte pas, on le sent
bien, de longues discussions théologiques.
J'espère cependant parvenir, sans fatiguer le
lecteur , à justifier pleinement l'opinion que
je viens d'énoncer sur l'ouvrage dont je rends
compte. Si l'auteur avoit choisi, pour exercer
sa manie paradoxale, un sujet moins impor-
tant, on auroit pu le laisser délirer à son aise ;
( 28l )
mais de trop grands intérêts sont compromis ,
pour qu'on puisse se borner au silence du dé-
dain ; il s'agit tout ensemble et de la foi, et
des mœurs, et de la stabilité des maximes sur
lesquelles repose la société. Setaire, en cette
occasion , ce seroit prévariquer ; et l'extrava-
gance de l'attaque, bien propre sans doute à
exciter le mépris, n'autorise pas néanmoins à
ne la repousser qu'avec cette seule arme.
Le but que se propose M. T. est de prouver
que le mariage est un acte purement civil:
<pie, par conséquent, l'Eglise n'a pas le droit
d'y opposer des empêchemens dirimans, ni
d'en dispenser, et que cette double faculté
appartient uniquement à la puissance tem-
porelle. Pour établir cette monstrueuse doc-
trine , il emploie deux genres de preuves , les
unes de pur raisonnement , tirées de la nature
même du mariage ; et les autres de fait , dé-
duites de la tradition de lEglise.
Mais il s'est trouvé d'abord dans d'étranges
difficultés, lorsqu'il a voulu donner du ma-
riage une définition telle que l'exigeoit son
système, et qui cependant ne blessât pas les
principes universellement avoués des chré-
tiens. En un mot, ses préjugés le plaçoient
entre la révélation qui l'attiroit d'un côté avec
toute son autorité, et la logique qui l'entrai-
noit dans un sens contraire par des consé-
282 )
quences inflexibles. Il ne pouvoit sortir d'em-
barras qu'en abandonnant son système , ou en
se jetant, pour le défendre, dans de palpables
contradictions. De cesdeuxpartis , son amour-
propre lui a fait préférer le dernier.
Il faut Tavoir vu pour le croire ; mais enfin
Ton n'en peut douter. M. T. soutient à la fois
les propositions suivantes :
« Considéré en lui-même, le mariage est
» une convention de droit naturel.... ; il est
» hors de l'atteinte des lois humaines. » P. 2.
" Le mariage est un contrat civil de sa na-
» ture , qui le place dans l'ordre des choses
» civiles, et le soumet à la puissance lempo-
» relie. » P. 279.
« Dans l'état de société, le contrat naturel
» et le contrat civil sont tellement confondus
» l'un avec l'autre , qu'on ne peut les conce-
» voir séparément....; ils ne forment plus
» tous les deux qu'un seul contrat indivi-
» sible. » P. 291 .
Ainsi, d'une part, le mariage est hors de
l'atteinte des lois humaines ; et de l'autre, il
est entièrement soumis aux lois humaines , ou
àla puissance temporelle ; et, par une troi-
sième définition enfin, il est en même temps
et sous la notion éminemment simple d'un
tout indivisible, essentiellement soumis aux
lois humaines, et hors de leur atteinte. Voilà
( 283 )
ce que M: T. appelle des idées claires et pré-
cises.
Mais nous ne sommes pas au bout , et quand
on auroit parfaitement compris ce qui pré-
cède , on n'en seroit guère plus avancé ; car
les trois premières définitions subsistant , il
en faudroit concevoir une quatrième , qui
forme aussi avec les autres un seul tout indi-
visible. « Le mariage est encore un contrat
» de droit divin , qui participe de la même
» indissolubilité que la convention naturelle ;
» parce que Dieu, en l'instituant dans le pa-
» radis terrestre , lui a imprimé ce caractère
» inaltérable qui le met hors de l atteinte des
» institutions humaines , lesquelles sont toutes
» subordonnées aux institutions divines. » P. 3.
Si Dieu a institué le mariage , le mariage
n'est certainement que ce que Dieu a voulu
qu'il fût; et l'on avouera aisément qnun
contrat de droit du in doit être hors de l 'atteint '•■
des institutions humaines . mais aussi , dira-
t-on , un contrat de droit divin n'est point et ne
sauroit être un contrat civil de sa nature. Peut-
être 5 ne vous pressez point de juger : M. T. a
bien des ressources ; il trouvera , n'en doutez
pas, le moyen d'arranger et de concilier tout
cela; écoutez seulement : « Depuis la créa-
» tion du monde jusqu'à la naissance du
h Christianisme , le mariage ne présente ja-
(284)
» mais à l'esprit d'autre idée que celle d'une
» convention divine dans son origine, civile
» dans ses formes; semblable, par consé-
» quent , sous ce dernier rapport, à toutes
» les autres conventions du même ordre. Elle
» étoit soumise aux lois de chaque pays. Ces
» lois en régloientles conditions, la validité
» et les effets. On n'y voyoit qu'un contrat
» par lequel l'homme et la femme disposoient
» deleurscorpsetde leurs personnes, comme,
» dans les autres contrats, ils disposent de
» leurs biens et de leurs droits. » P. si.
Je n'insisterai point en ce moment sur la
profonde immoralité d'une doctrine qui trans-
forme le mariage en un simple contrat de
vente et d'achat, où l'homme figure comme
une sorte de marchandise , ou bien comme un
champ qu'on acquiert ou qu'on aliène suivant
des formes déterminées par la loi ; mais ce
que je demande, c'est qu'on m'explique com-
ment un contrat de droit divin, et, à ce titre,
hors de l atteinte des institutions humaines ,
peut être soumis aux lois de chaque pays , en
sorte qu'elles en règlent souverainement les
les conditions , la validité et les effets. Etrange
convention divine que celle qui est ainsi soumise
à tous les caprices des législateurs humains!
Autant valoit nous dire tout de suite, ce qu'en
effet M. T. nous apprend plus loin, que le ma-
C 285 )
riage est un contrat, purement profane de sa
nature , p. 21 1 ; sixième et dernière définition,
qui, au moins, est claire et précise , et ren-
ferme en deux mots toute la doctrine de Fau-
teur. L'amphigouri qu'il y a joint, de conven-
tion divine, de contrat de droit divin , et en
même temps de droit naturel , en altère inu-
tilement la pureté et la simplicité, et n'est là
que pour n'avoir pas l'air de contredire trop
ouvertement la raison, l'Ecriture, et la foi so-
ciale de tous les peuples civilisés.
Après avoir établi, avec la force et la net-
teté qu'on vient de voir, la vraie notion du
mariage , l'auteur s'imagine qu'il n'est plus
permis de douter que le mariage est un con-
trat purement civil ou purement profane par
sa nature ; et, en conséquence, il part de là,
comme d'un principe certain , pour expli-
quer la tradition de l'Eglise sur cette impor-
tante matière. Toute cette partie de son livre
n'est qu'un grossier et continuel paralogisme,
fonde sur cette supposition, laquelle est la
question même, que l'Eglise n'a jamais pu
réclamer le droit d'opposer au mariage des
empêchernens dirimans , attendu que le ma-
riage n'est pas du ressort de sa juridiction ,
et ne dépend , quant à ses conditions , sa vali-
dité et ses effets , que de la puissance tempo-
relle. Appuyé sur cette maxime, il commence
( 286 )
l'examen des monumens, de ceux du moins
qu'il pense lui être le plus favorables, et qui
pourtant, ramènes à leur véritable sens,
pourraient presque tous lui être opposés avec
avantage. Or, parmi les textes qu'il allègue,
il s'en rencontre de trois sortes , les uns où ,
en rappelant ses prohibitions et en imposant
aux infracteurs des peines canoniques, l'E-
glise cite des lois civiles dont les dispositions,
comme il a dû très-ordinairement arriver en
cette matière, se trouvoient d'accord avec ses
propres lois. M. T. conclut de ces textes, que
les lois de l'Eglise tiraient, de son aveu,
toute leur force des lois de l'Etat. Les canons
ne disent-ils rien de celles-ci ? on doit les
expliquer par ceux qui en parlent : c'est la
deuxième règle de Critique que fauteur s'est
forme'e ; et, pour donner plus de poids en-
core aux conséquences qu'il déduit de ces deux
genres de textes, il a grand soin de faire ob-
server , qu'en ordonnant la séparation des
personnes mariées contre la teneur de ses dé-
fenses, l'Eglise ne prononce pas expressément
la nullité du lien , puisqu'elle ne statue pas sur
les effets purement civils et indépendans du
lien, tels que l'état civil des enfans , le partage
des successions , etc. Enfin , à mesure qu'avec
le progrès des temps l'Eglise acquiert une ju-
ridiction mixte, il se présente des décisions
(287 )
par lesquelles , en vertu de son droit propre-
elle prononce la nullité de certains mariages
contractés malgré ses prohibitions, et en
même temps déclare, en vertu d'un droit
concédé, quels sont les effets civils résultans
de cette nullité. Dès le huitième siècle, à s'en
tenir à la tradition de M. T. , il y a des
exemples de pareils jugemcns, et ce n'est pas
pour lui un embarras médiocre. Que fait-il
il, pour les pliera son système ? 11 ne l'essaie
même pas , l'évidence est trop palpable ; mais
il soutient que ce sont des entreprises. Il dé-
clame contre l'ambition des évèques, des
conciles et des papes ; contre les fausses Dé-
crétâtes, qu'il ramène à tout propos et hors
de propos. Ce sont elles qui ont fait tout le
mal, à son avis ; et cela est d'autant plus sin-
gulier, qu'elles ne parurent qu'après les pre-
miers envahissemens, qu'il cite , des droits de
la puissance séculière par l'autorité ecclésias-
tique. Un de ces exemples est de l'année 791 ;
et par la manière dont il en parle, on peut
juger de sa méthode à l'égard de la troisième
espèce de textes. 11 s'agit d'un canon du con-
cile de Forli : « Quel avantage , dit-il, pour-
» roil-on tirer d'un canon qui entreprend
» manifestement sur les droits împrescripti-
» blés de la puissance temporelle , à laquelle ,
» seule, il appartient exclusivement.... de
( ,88 )
» rendre les sujets habiles ou inhabiles au
» mariage? » P. 120. Quel avantage? Plai-
sante question ! Eh ! apparemment, l'avantage
de prouver que l'Eglise possédoit et exerçoit,
au huitième siècle , le droit que vous lui re-
fusez, le droit que, selon vous, elle n'a jamais
réclamé dans les anciens temps. Mais vous-
même , de grâce, que prétendez-vous? consta-
ter la tradition , ou la réfuter ? Quand vous la
supposez favorable à votre système, elle est
une preuve sans réplique ; quand elle vous est
contraire, on n'en peut rien conclure. Cela
est aussi trop fort , et vos meilleurs amis ,
MM. de Port-Pioyal, ne vous auroient jamais
passé cette façon de raisonner. Croyez-moi,
lisez leur Logique ; ils vous auront au moins
été utiles une fois.
L'auteur traverse rapidement ce qu'il ap-
pelle les temps d'ignorance , c'est-à-dire , les
siècles où les monumens ecclésiastiques, de-
venus plus nombreux, offrent aussi une plus
grande masse de témoignages à lui opposer.
Il invective, en passant, contre les théolo-
giensscholastiques , contre les papes , contre
les évêques, contre tout le clergé, parce qu'il
le trouve constamment en possession d'une
doctrine contraire à celle qu'il veut établir.
Cette discordance de sentiment est fâcheuse
pour M. T., je l'avoue; car, en (ail de principes
de foi, se persuadàt-on invinciblement qu'on
a la raison de son côté, rien au monde n'est
plus terrible que d'avoir raison seul , ou pres-
que seul. Or telle est la position pénible où
il s'est vu placé, de son aveu, long-temps
même avant de parvenir au concile de Trente;
mais accoutumé comme il l'est à marcher
hors des routes battues , et à se repaître à
l'écart d'opinions plus que décréditées, cette
solitude l'a moins inquiété qu'un autre. Il est
même permis de penser, que , pour le dé-
goûter d'une croyance, il suffiroit qu'elle fut
universellement reçue: tant l'esprit de sin-
gularité et de contradiction est inhérent à
son caractère.
Cet esprit l'entraîne quelquefois bien loin,
plus loin même qu'il ne seroit à désirer, je
ne dis pas seulement pour sa réputation
comme théologien, mais encore pour sa con-
science comme chrétien et comme catho-
lique. J'en ai déjà donné d'affligeantes preuves,
et il ne sera que trop soigneux de nous en
fournir de nouvelles. On se rappelle qu'il
définit le mariage, //// contrat parement cia'/
ou profane par sa nature ; ce qui le conduit
à nier que l'Eglise ait le pouvoir d y apposer
desempèchemens dirimans. Par malheur pour
cette doctrine, le concile de Trente a défini,
«le son rolr, premièrement ; que le maria fft
( 2f)0 )
est un des sept sacremens de la loi evange-
Kque ; secondement, que l Eglise a le droit
d apposer des ernpêchernens dirimans au ma-
riage. L'auteur a nettement conçu qu'il n'y
avoit pas moyen de tergiverser ici. Un sa-
crement et une chose profane sont deux idées
inalliabl.es , de même que l'attribution d'un
droit et sa négation sont deux propositions
contradictoires. Que fait donc M. T. pour
soustraire son système et sa personne aux
anathèmes du concile ?
Il prétend , et c'est en effet son unique
ressource, que les décrets de la vingt- qua-
trième session « ne peuvent être regardés
» comme uue décision irréfragable de l'E-
» glise, et par conséquent que le concile n'a
>> point, au moins en cette circonstance ,
» représenté l'Eglise universelle , faute d'a-
» voir observé les règles qu'elle a toujours
>» pratiquées quand il s'est agi de former une
» décision dogmatique sur quelques points
» de doctrine obscurcis et embarrassés par
» la différence des opinions survenue entre
» les docteurs catholiques. » Or ces règles
négligées par le concile , il les réduit à trois ,
l'une desquelles est fausse , et les deux autres
sont extrêmement vagues. Mais sans entrer
dans une discussion qui exigeroit des déve-
loppemens trop étendus, je m'arrête à un
( 291 )
point dont la décision emporte , par des con-
séquences nécessaires , celle de toutes les
questions qu'on peut former sur l'œcuméni-
cité du concile de Trente. Écoutons d'abord
l'auteur :
« On attribue, avec juste raison, l'oubli
» de toutes ces règles au défaut de liberté.
» On sait, en effet , que rien ne pouvoit être
» traité dans le concile , que sur la propo-
» sition des légats, et que les décrets arri-
» voient quelquefois tout dressés de la cour
» de Rome. Si l'on permettoit aux théolo-
» giens d'en discuter la matière dans les ses-
» sions, on ne les admettoit point dans les
» congrégations où s'en faisoit la rédaction.
» D'ailleurs, les prélats italiens, imbus des
» prérogatives exorbitantes du Pape , y do-
» minoient par leur nombre ; et personne
» n'ignore avec quelle adresse les présidens
» du concile venoient à bout, par leurs in-
» trigues , de dégoûter et d'éloigner les pré-
» lats étrangers qu'ils ne pouvoient soumettre
» à leurs vues. Il est certain que la cour de
» Rome fit usage de ces moyens pour en-
» traver les délibérations du concile , toutes
» les fois qu'elle craignoit que ses propres
» intérêts n'y fussent compromis , et que l'au-
» torité du Pontife romain, trop étendue
r9-
( ^' )
i depuis quelques siècles, et ses prétentions
» exorbitantes , n'en souffrissent quelque
altération. » P. -l'ii.
M. T. copie très-fidèlement , dans ce pas-
sage, les écrivains protestans et Fia Paolo,
uni ruehnil. dit Bossiiet, sous le froc d'un
moine les erreurs de Luther et de Calvin. Mais
il s'agit de savoir si le concile a joui ou non
de la liber' é nécessaire pour que ses décrets
eussent incontestablement être regardés
comme des décisions de l'Eglise universelle
qu'il représentoit. Tout dépend de cet unique
point, au jugement même de l'auteur, puis-
que l'oubli des règles qu'il impute au Con-
cile , ne peut, selon lui, être atttribué qu au
défaut de liberté. Or jamais le concile ne
s'est plaint de ce défaut de liberté ; jamais
aucune église particulière ne s'en est fait un
titre pour rejeter ses décrets. Adoptés una-
nimement dès qu'ils parurent, ils sont reçus
depuis près de trois siècles par l'Eglise uni-
verselle, comme une règle invariable de foi;
et l'espérance même de ramener dans le sein
de l'unité l'Allemagne luthérienne, ne put
jamais porter Bossuet à consentir qu'on tînt
un seul instant leur autorité en suspens. En
un mot, tous les catholiques, et tous ceux
qui en prennent le nom, reconnoissent éga-
C -93 )
lement Fœcuménicité du concile de Trente,
non moins sacré pour eux que les autres con-
ciles généraux.
Je ne connois jusqu à ce jour que deux
canonistes obscurs, qui, franchissant toutes
les bornes de la décence et de la foi, aient
eu la témérité d'y porter atteinte; et encore
appartiennent-ils l'un et l'autre à une secte
condamnée. M. T. lui-même, retenu par une
sorte de pudeur sacerdotale, ne sauroit s'em-
pêcher de trouver leur système trop hardi.
\\ est aisé pourtant de montrer qu'au fond le
sien n'en diffère pas : et peut-être le sait-ii
bien ; mais il n'ose en convenir, et il hésite
à prononcer le mot fatal : tant est grande
encore et imposante a ses yeux l'autorité qu'il
ébranle. En pat oissant n'attaquer que la vingt-
quatrième session du concile, il pose des
principes à l'aide desquels il sera facile , à
quiconque y aura intérêt, de les attaquer
toutes: car les motifs qu'il allègue, en les
supposant vrais, s'appliquent également à
toutes les sessions, et il faut qu'elles se sou-
tiennent ou qu'elles tombent ensemble. 11 n'a
donc pas craint de remettre en question tous
les dogmes définis contre les prétendus Ré
formés : déplorable exemple des extrémités
où peut conduire l'esprit d'indépendance
joint à la fureur du paradoxe!
( 294)
Il seroit superflu de parler des temps qui
ont suivi le concile de Trente. M. T. nous les
abandonne; il convient que les canons qu'il
propose aujourd'hui de regarder comme non
avenus, fixèrent pendant ce long période ,
dans l'Eglise entière , l'enseignement théo-
logique sur le mariage. A la vérité , si on
veut l'en croire, la saine doefrine s'est per-
pétuée par la voie des Rituels , des Catéchis-
mes, etc. , tous rédigés par des gens qui di-
soient, avec le concile , anathème à la saine
doctrine. Sûrement , lorsqu'il lui a plu de
hasarder celte assertion, il avoit oublié ce
qu'il venoit d'écrire quelques pages aupara-
vant ; il permettra donc que nous le lui rap-
pellions , et ce sera notre seule réponse. « La
» maxime qui/ait, dit-il , un tout mon stiiieux
» du Contrat et du Sacrement, au moyen
» d'une expression qui contient cette double
» idée,... s'insinua dans tous les livres litur-
» giques, les Rituels , les Catéchismes , les in-
» structions familières ; elle devint si com-
» mune , si élémentaire, etc. »
Le lecteur maintenant est en état de juger le
système de M. T., et les preuves dont il l'ap-
puie. Quel que soit l'attrait attaché aux in-
novations, il n'est pas à présumer que ces
dangereuses extravagances trouvent beaucoup
de partisans. L'auteur néanmoins paroît s'en
( 295 )
flatter; et croyant déjà voir sa doctrine triom-
phante , il engage à changer, sans plus de
retard , dans l'administration du sacrement
de mariage , les paroles usitées : Ego con-
jungo vos; ou , selon ses propres expressions ,
à faire disparoître une formule qui désormais
n'a plus de sens. P. 287.
Son zèle, qui ne connoît point de bornes,
va même encore plus loin. Mais, avant de
répéter des paroles que je voudrois effacer de
mon souvenir, je demande pardon au lecteur
chrétien, et je le prie de penser que rien ja-
mais ne m'eût déterminé à souiller ses regards
des turpitudes qu'il va lire, s'il n'étoit néces-
saire de montrer, par un tel exemple, à quels
honteux excès conduisent directement les
principes de M. T. Il désirerait donc, que,
dérogeant à la discipline établie, en faveur
des personnes mal disposées pour recevoir
le sacrement, et « que le vœu de la nature
» porte irrésistiblement au mariage » , on mit,
entre la cérémonie civile et la bénédiction
nuptiale, un intervalle plus ou moins long,
suivant l'état où se trouverait la conscience
des contractais. Dans ce cas , il ne rerroil point
d incoménieiit a J aire le mariage devant l'of-
ficier public; (P. 35i.) ce qui tirerait les par-
ties d'un grand embarras, en leur donnant le
droit de vivre ensemble en époux , lorsque
( =9i; )
cela conviendrait à leurs disj)ositions naturelles.
(P. 35 a. ) L'Eglise , cependant , leur perrnet-
troit d r al fendre pourrecectu'r -le sut renient ;{ibid.)
permission qui serait tout à-fait « conforme
» non-seulement à sa véritable doctrine — ,
» à sa discipline et à son esprit dans les plus
» beaux jours du Christianisme....: » (P. 357.)
puisque « cette sainte mère , qui n'a jamais en
» vue , dans toutes ses institutions , que lin-
» térêt spirituel de ses enfans, doit, sans
« mettre des obstacles invincibles au vœu de la
» nature, prendre toutes les précautions pos-
* sibles pour les empêcher de commettre des
» sacrilèges. » (P. 358.)
La plume tombe des mains. On s'aviliroit
en réfutant ces principes immoraux, en rele-
vant le scandale de ce cynique langage. 11 faut
baisser les veux , et se taire.
Je n'ajouterai qu'un mol. Suivant M. T. ,
Jésus- Christ laissa le mariage tel que Dieu
l avoit institué dans le paradis terrestre. Je le
renvoie donc à l'Ecriture sainte, au récit ad-
mirable de ce premier mariage d'où devoit
sortir le genre humain. Qu'il y cherche seule
ment la trace d'un contrat civil on naturel. Le
consentement y est bien sans doute; cepen-
dant ce n'est pas lui qui crée le nœud indis-
soluble , mais la sanction de l'Etre souverain,
qui, présentant au premier homme la pre~
( 297 )
mière vierge, qu'il venoit de former de la sub-
stance même d'Adam, assista, si j'ose le dire,
et comme témoin, et comme ministre, à cette
union sacrée qu'il bénit et qu'il sanctifia ; lais-
sant, dans le souvenir de cette scène auguste,
aux générations qui alloient bientôt se succé-
der, et la plus haute idée qu'elles pussent con-
cevoir de la dignité du lien conjugal, et l'im-
muable règle d'après laquelle il devoit à ja-
mais être contracté. Aussi toujours, et chez
tous les peuples, la Divinité fut censée pré-
sente à cette grande et mystérieuse action.
Loin de considérer l'union des époux comme
un contrat purement profane , les nations païen-
nes elles-mêmes, et jusqu'aux hordes les plus
sauvages , épuisèrent , pour ainsi parler, tou-
tes les ressources de leur religion, pour im-
primer à l'acte le plus important de la vie
humaine une consécration éclatante. Et quand
.lésus Christ, et l'Eglise, à son exemple et
par ses ordres, a voulu ramener le mariage à
son institution prima 'ne , elle ne l'a pu faire
qu'en le ramenant sous le domaine immédiat
de la Divinité , qu'en forçant les parties, sauf
les exceptions qu'en certains cas la sagesse
prescrivoit, à contracter , connue nos pre-
miers parens, en présence de Dieu même, re-
présenté par son ministre , qu'il charge de
leur redire ces paroles : Crescite et multipliai-
( 29»)
mini , et de verser sur elles les grâces et les
bénédictions abondantes de la nouvelle al-
liance. C'est ainsi, quelque répugnance que
M. T. témoigne pour cette expression émi-
nemment juste et convenable , c'est ainsi que
le mariage , parmi les Chrétiens, a été élevé à
la dignité de sacrement : non pas en le livrant ,
en ce qui concerne sa substance, à l'arbitraire
des gouvernemens civils, mais en le plaçant,
et avec lui la société toute entière, sous la
protection de l'unique puissance qui ne change
point; non pas en bénissant seulement des
liens formés selon des lois variables et passa-
gères , mais en confiant le soin de les former
à une main immortelle et seule capable de
les défendre contre les passions ; non pas
enfin en appelant la religion pour sanctifier
les caprices de l'homme , mais en contraignant
l'homme à soumettre ses penchans et sa vo-
lonté même à la religion, qu'une saine poli-
tique chargeroit encore de la garde des mœurs,
et, par conséquent , de cette partie toute spi-
rituelle de la législation du mariage , qui a sur
elles l'influence la plus directe et la plus éten-
due , quand elle ne lui appartiendroit pas par
un droit imprescriptible.
wvwvvwwnvwvwwwvv
VVVVV\VVVVWVVW/V\\IVVVVVVVVVV\'VVVVVW\WVVWV\IWWV«HWW»
SUR L'OBSERVATION DU DIMANCHE
(1816.)
Nous croyons de notre devoir d'appeler
l'attention publique sur l'affligeant spectacle
que Paris offre régulièrement une fois la se-
maine depuis nos fatales révolutions. Parcou-
rez , le dimanche , cette vaste cité ; vous n'y
verrez presque nulle part les travaux ordi-
naires interrompus. A chaque pas vous ren-
contrez des ouvriers à l'œuvre , des boutiques
ouvertes sous les yeux du peuple , qui passe
sans s'étonner. Partout on vend , on achète ,'
on trafique, comme on le faisoit la veille.
Rien ne vous avertiroit que vous êtes au jour
du repos, à ce jourréservé, par une tradition
universelle , pour l'accomplissement des de-
voirs religieux, si, aux heures marquées par
l'antique usage, votre oreille ne distinguoit,
au milieu du tumulte de cette immense po-
pulation en mouvement , le son des cloches
qui convoquent le petit nombre des fidèles
dans la maison de prière. Du reste, l'aspect
des rues et des lieux publics n'a point changé;
les affaires se suivent comme de coutume;
on se hâte , on s'empresse; et pour peu qu'é-
( ètm )
tranger ausç progrès (1rs lumirjrs, votre esprit
lût préoccupe' du souvenir des anciennes
mœurs, vous seriez à chaque instant près de
demander quel est le Dieu que cette fouie ,
abandonnant nos temples, court adorer dans
des comptoirs et des ateliers.
Il faut avoir vécu dans les pays protestans,
nommément en Angleterre , que je cite de
préférence, à cause de la prédilection qu af-
fichèrent long-temps nos philosophes pour
cette contrée marchande et cette terre d'in-
crédulité ; il faut avoir été témoin de l'exac-
titude scrupuleuse, et presque judaïque, avec
laquelle on y observe la loi qui défend de va-
quer le dimanche à aucun travail, pour com-
prendre à quel point les hahitans de ces pays,
transportés dans le noire , sont choqués de
la scandaleuse violation de cette même loi
parmi nous. C'est en effet une chose inouie
qu'un pareil désordre soit toléré chez une
nation chrétienne. Chaque année, il se pro-
page, il s'accroît; chaque année, nous nous
isolons de plus en plus du reste de l'Europe
sur ce point important. L'unique signe de
communion qui nous unisse avec tous les
mcmhres de la chrétienté s'efface; et hienlôt,
si Ton n'y remédie , nous verrons se consom-
mer le schisme ignominieux qui nous sépa-
rera, je ne dis pas de tous les peuples ciné-
( 3oi )
tiens , mais de tous les peuples civilisés sans
exception , puisqu'il n'en est pas un qui ne
reconnoisse un premier Etre , et ne l'honore
en certains jours regardés comme saints et
comme inviolables , à cause de leur consé-
cration spéciale à la Divinité. La cessation du
travail à des jours fixes est même le seul acte
unanime, le seul moyen universel par lequel
une nation puisse proclamer la foi d'un Dieu
commune à toutes les nations , car les cultes
varient sur tout le reste ; et d'ailleurs les pra-
tiques en sont , par leur nature , pour ainsi
dire personnelles et facultatives ; on ne sau-
roit généralement contraindre tous les indi-
vidus à les observer. Mais s'il est impossible
de forcer chaque citoyen de prendre part aux
exercices de la religion institués pour mettre
l'homme en rapport avec Dieu , on peut au
moins et on doit l'obliger à s'abstenir de tout
acte déclaratoire qu'il ne reconnoit point
de Dieu , ou qu'il ne se croit tenu à aucun
devoir envers lui. En un mot, le repos du
septième jour est l'hommage que la société
entière rend à l'Etre souverain par qui elle
subsiste , et comme la proclamation solen-
nelle qu'elle fait de son existence. Aussi ,
quand on voulut détruire en France jusqu'au
souvenir de la Divinité , eut-on grand soin ,
non-seulement d'abolir la loi du repos, mai
(302 )
encore d'ordonner le travail , qui devint , en
cette circonstance , une sorte de profession
publique d'athéisme. Dès lors, la société qu'on
nommoit république française cessa d'être en
harmonie avec les autres sociétés, ou plutôt
il n'exista plus de société en France ; elle se
trouva soudain et au même moment hors de
la chrétienté , hors de la civilisation , hors de
l'humanité.
Eclairés par l'expérience , ceux mêmes qui
prétendent pouvoir personnellement se pas-
ser de religion , et qui s'en passent en effet ,
parce qu'enfin cela est plus commode , con-
fessent aujourd hui qu'une religion est néces-
saire au peuple , ou , en d'autres termes ,
qu'aucun peuple, aucun Etat ne peut subsister
sans religion. La conséquence de cet aveu ,
conséquence où l'on est ramené par mille
routes différentes , est que tout ce qui ébranle
la religion tend à renverser l'Etat. Or , on
connoîtroit bien peu l'homme si l'on hésitoit
à placer parmi les causes les plus propres à
produire ce funeste effet , l'exemple d'im-
piété donné par ceux qui violent ouvertement
l'une des premières lois de toute religion ,
l'observance An jour saint. Et cet exemple ,
déjà si contagieux en soi , le devient encore
bien davantage , quand , à l'attrait de la li-
cence d'esprit ou de l'amour-propre, se joint.
( 363 )
comme il arrive ici , l'attrait de la cupidité.
Souffrir qu'on tente le peuple par ses passions
à la fois et par ses besoins, c'est vouloir qu'il
succombe ; c'est vouer presque sans remède
les individus au crime , et 1 Etat à la destruc-
tion.
Il y a soixante ans et plus que la philoso-
phie travaille à réformer ce qu'elle appelle
les préjugés religieux : il est temps de lui
rendre un service semblable , et que l'on s'oc-
cupe de réformer à leur tour les préjugés phi-
losophiques. Le scandale dont nous nous
plaignons est né de ces préjugés , et ce sont
eux qui le maintiennent. Mais, dans un mo-
ment où la société fait effort pour renaître ,
dans un moment où, si j'ose m'exprimer ainsi,
l'on s'empresse de recueillir parmi les ruines
de la vérité les élémens épars de la raison hu-
maine, on doit espérer que les hommes qui
préparent nos futures destinées , ne se laisse-
ront point éblouir par de vieux sophismes,
et n'affoibliront point les lois pour les accom-
moder aux mœurs, qu'elles doivent régler. En
fait de législation , dans les siècles dépravés,
tout ce qui ne réforme pas, corrompt; tout
ce qui ne réprime point le corps social, l'é-
nerve et le tue.
Un des premiers soins du Roi , en remon-
tant sur le trône de ses ancêtres , fut de pu-
( 3oi )
blier une ordonnance pour prescrire d'ob-
server le dimanche dans son royaume, comme
l'observent tous les peuples chrétiens. La
tourbe philosophique jeta les hauts cris, et
Ton devoit s'y attendre. Elle affecta de voir
dans ce règlement un attentat à la liberté des
citoyens. En -vérité, c'est aussi trop grossiè-
rement abuser des mots. Un attentat à la li-
berté ! Et de quelle liberté s'agit-il donc ? Quoi ?
la liberté d'outrager la croyance de toutes les
nations ? la liberté de troubler un ordre établi
dans toutes les contrées civilisées ? la liberté
de commettre le plus grand crime social ,
celui de provoquer le peuple à l'impiété, et
de lui apprendre à se passer de Dieu ? Mal-
heur au gouvernement qui assureroit à ses
sujels cette liberté lamentable !
La Charte constitutionnelle, il est vrai, ga-
rantit à chaque ciloyen ses droits civils et re-
ligieux , promet à tous les cultes liberté et
protection. Mais les sectateurs des divers
cultes admettent également l'obligation de
garder le jour du repos ; mais scier du marine
et tailler du bois , ce n'est pas exercer un
culte ; mais la faculté sacrilège de renier Dieu
publiquement , n'est pas plus un droit civil,
que l'athéisme n'est une religion.
11 faut d'ailleurs distinguer soigneusement
une loi de défense d'une loi de prescription.
( 3o5 )
Ordonner à un Juif de travailler le jour du
sabbat, ce seroit porter atteinte à sa liberté
religieuse , parce que la religion judaïque in-
terdit le travail en ce jour; mais il n'y a point
de religion qui fasse, du travail, à certains
jours fixes, un précepte et un devoir. En
défendant de travailler le dimanche , on ne
blesse donc aucune religion : au contraire,
on les protège toutes , car on conserve par là
le dogme sur lequel elles sont toutes fondées.
Après ces considérations décisives , j'ai
honte de réfuter sérieusement les pitoyables
prétextes qu'on ne rougit point d'alléguer. La
philosophie , dont on connoît l'extrême ten-
dresse pour le malheureux , prétend que le
pauvre a besoin du produit d'un travail non
interrompu. Je réponds qu'il a encore plus
besoin de principes. Et quelle touchante phi-
lanthropie, que celle qui, pour unique secours ,
offre à l'indigent l'inappréciable liberté d'é-
puiser ses forces par un labeur sans terme et
sans relâche! Cette sorte de pitié, j'en con-
viens , n'est pas celle qu'inspire la religion :
elle ne dispose pas si libéralement des fatigues
de l'homme , et veut que celui qui gagne son
pain à la sueur de son front, puisse au moins
le manger en paix de temps en temps. Au lieu
de réclamer pour le misérable le droit cruel
de prolonger sa peine journalière : reposez-
20
( 3o(\ )
vous, dit-elle aux infortunés , et je vous nour-
rirai. Trenite ad jne, ornnes qui laboratis et
onerati estis , et ego refciurn vos.
Encore quelques réflexions, qui, si je ne me
trompe , achèveront de démontrer la futilité
de l'objection que je combats. On parle des
pauvres , on allègue leur intérêt; mais n'y a-
t-il donc des pauvres qu'en France ? Et en
France même , n'y en a-t-il que depuis la ré-
volution ? Comment vivent-ils dans les autres
pays? Comment vivoient-ils dans le nôtre ,
jusqu'au moment où la liberté de 179,3 les af-
franchit de tout devoir religieux ? 11 existe
encore des provinces entières où le dimanche
est observé aussi rigoureusement qu'il le fut
jamais ; le peuple y est-il plus nécessiteux ?
voit-on qu'il y meure de faim? La vérité est
que le repos est nécessaire à l'homme : c'est
une loi de la nature, autant qu'une loi de la
religion ; et comme on ne résiste pas à la na-
ture aussi aisément qu'à la religion , les con-
tempteurs de celle-ci, forcés de céder, aussi
bien que les autres , à l'impérieux besoin
qu'éprouvent tous les êtres vivans , choisis-
sent seulement, pour y satisfaire, un jour
différent de celui fixé par l'usage des nations
chrétiennes. Ils travaillent le dimanche à cause
du scandale, qui est pour eux une jouissance,
et se délassent, pour la plupart , dans la dé-
( 3o7 )
bauche , le lendemain ou un autre jour, selon
leur caprice ; fiers de s'élever ainsi au-dessus
des préjugés , et de donner successivement le
double exemple du mépris de la religion et
d'une oisiveté crapuleuse.
Je m'arrête : car que dire de plus ? J'ai
prouvé , ce me semble , trois choses ; que le
désordre que je signale entraîne des suites
funestes pour la religion, pour la morale ,
pour la société ; qu'on doit par conséquent se
hâter d'y mettre un terme ; qu'on le peut ,
sans blesser les droits d'aucun citoyen. Le
reste n'est pas de mon ressort, et ma tâche
*>st remplie.
v\\v\\v\\v\\vv\vv\\\\\\\»\\a\>a\\vwvvvv\\v\\«\»,v\v\\vvv^vvv\w\vwv\\vwwvv\;.
OBSERVATIONS
Sur un Mémoire pour le sieur Jacques-Paul
Roman, par M. Odilon-Barrot.
(1818.)
Un citoyen peut-il être contraint à tapisser te
devant de sa maison lors du passage du saint-
sacrement F
Cette question, plus importante qu'elle ne
le paroît d'abord, se lie aux premiers prin-
cipes de notre droit public, et touche au fon-
dement même de la société , s'il est vrai qu'au-
cune société ne peut subsister sans religion.
La Cour de cassation a semblé n'y voir
qu'une question de simple jurisprudence ;
elle l'a résolue négativement , et son arrêt a
fait pousser des cris de triomphe à un parti
trop habile pour n'en pas démêler les consé-
quences. Dès lors il est de notre devoir de les
signaler à notre tour, et d'appeler l'attention
du Gouvernement sur un sujet qui mérite de
la fixer toute entière.
Je ne prétends point censurer le jugement
d'une Cour souveraine. Ses décisions com-
mandent le respect, même lorsqu'elles contre-
( 3o9)
disent des décisions précédentes. Il est cepen-
dant permis de faire observer que certaines
doctrines ont fait de grands progrès, pendant
Tannée qui sépare le jugement qui affirme, du
jugement qui nie.
Forcé, comme avocat, d'employer tous les
moyens utiles à sa cause , M. Barrot prouve
très-bien qu'il faut remonter jusqu'à nos lois
fondamentales, pour trouver le principe d'une
décision complète; et les conséquences qu'il
tire de ces lois prouvent encore mieux la né-
cessité de réprimer, par une interprétation
qui elle-même fasse loi, le scandale et le dan-
ger des interprétations particulières. Son Mé-
moire , précieux sous ce rapport, doit hâter
l'époque où l'on fixera le sens des articles 5e
et 6e de la Charte.
Si tapisser sa maison lors du passage du
saint-sacrement n'étoit pas un acte de culte ,
nul doute que la police n'eût le droit de con-
traindre tous les citoyens à tendre leurs mai-
sons. M. Barrot l'avoue sans difficulté. Pour
justifier son client , il soutient donc qne c'est
un acte de culte interdit par la religion pro-
testante.
11 seroit aisé de montrer qu'il s'abuse extrê-
mement sur la doctrine actuelle des églises
réformées, qu'elles sont maintenant bien plus
libérales qu'il ne le suppose , et qu'il y a trop
( 5l° )
ou trop peu d'ingénuité à citer de vieilles dé-
cisions de synodes, abrogées publiquement
par des actes postérieurs, et dont nul Pro-
testant ne peut , selon ses principes , admettre
en aucun cas l'autorité (i).
Mais j'accorde, sur ce point, à M. Barrot,
tout ce qu'il lui plaira. Je m'occupe du droit,
et non pas du fait. La religion protestante
est reconnue par l'Etat; ses sectateurs for-
ment un corps , une église qui a ses dogmes
et sa discipline. Que cette Eglise déclare qu'il
n'est pas permis à ses membres de tapisser
leurs maisons sur le passage du saint- sacre-
ment , alors il doit certainement être défendu
de les y contraindre, ou il n'y a plus de to-
lérance civile. On peut seulement, comme
autrefois, charger la police de faire tendre ,
pour honorer la religion de l'Etat. Dès qu'on
n'exige pas le concours direct ni indirect des
individus, il n'y a point de scrupule possible
de conscience.
Je suis donc fort loin d'attaquer la tolé-
rance civile des religions, ou la liberté des
(1) Voyez l'écrit intitulé : Coup d'oeil sur les Con-
fessions de Foi, par J. Heyer , pasteur à Genève ; 1818.
A Paris , chez le Normaut , rue de Seine , n° 8 ; et quai
de Conii, n° 5.
( 3" )
cultes entendue en un sens raisonnable, c'est-
à- dire, en un sens que la société puisse avouer.
Et qui a plus d'intérêt que les catholiques à
réclamer cette liberté? Si elle existoit pour
eux, comme elle existe pour les Protestans ,
pour les Juifs, ils ne gémiroient pas aujour-
d'hui sur la longue vacance de tant de sièges ,
sur la disette sans cesse croissante de mi-
nistres ; leur clergé n'éprouveroit pas de con-
tinuelles entraves dans l'exercice de ses fonc-
tions, il ne seroit pas chaque jour tourmenté
administrative ment.
Mais l'athéisme politique n'est point une
suiie nécessaire d'une sage liberté des cultes ;
mais, parce que l'Etat tolère dos religions
qui ne sont pas la sienne, il ne s'ensuit pas
qu'il doive tolérer indistinctement toutes les
croyances , qu'il doive respecter l'irréligion
et la délicatesse d'une conscience qui se feroit
un scrupule d'adorer Dieu. Il n'est pas plus
permis de détruire la société par des opinions
que par des actions; et le droit, qu'on ne
sauroit contester, de se défendre contre les
doctrines, n'est que le devoir de veiller à sa
conservation. Les maximes contraires sont
un perfectionnement de la politique , comme
le suicide est un perfectionnement de la mo-
rale.
Telle est, cependant, la vngue obscurité
; 3i2 )
de nos lois, qu'à n'en considc'rer que la lettre,
on peut douter qu'elles ne contiennent pas
une renonciation absolue au droit de défense
contre l'erreur qui appartient à la société ;
et si, en nous plaçant comme peuple hors de
toute religion, elles ne nous placent pas en
même temps, et par cela seul, hors de la
civilisation, hors de l'humanité.
Voilà du moins comment les interprète
M. Barrot, voilà les conséquences qu'd en
tire; et c'est déjà, sans doute , un grand mal
qu'on puisse en tirer ces conséquences devant
une Cour souveraine, qui les entend, et se
tait. Que conclure de son silence, sinon qu'elle
ignore si l'Etat a réellement une religion.
Autrement eût -elle souffert qu'on soutînt
qu'il n'en a pas ? Ne se seroit-eile pas armée
de toute sa rigueur contre une assertion qui
calomnie la Charte , si elle n'en énonce pas
le véritable sens?
Ici , je dois citer les propres paroles de
M. Barrot : « La loi consacre la liberté, non
» de telle ou telle croyance déterminée, mais
» de toutes en général ; et comme il peut y
» avoir autant de croyances diverses que de
» citoyens, il en résulte que tout relus de
» participer à un acte religieux doit être res-
» pecté, puisqu'il peut être la conséquence
» d'une croyance, qui, quelle qu'elle soil ,
( 3i3 )
» est garantie par la foi. ( Page 4- ) L'assem-
» blée constituante , et après elle tous les
» constituans ont entièrement isolé Tordre
» religieux de Tordre politique. Qu'on jette
» les yeux sur nos Codes , on y verra avec
» quel soin le législateur a dégagé les actes
» de la vie civile de toute influence reli-
» gieuse. Les naissances, les mariages, les
» décès , et jusqu'au serment , tout y est régi
» par des règles purement civiles. Le légis-
» lateur a poussé ses scrupules pour la liberté
» des consciences jusqu'à y faire abstraction
» entière de toute religion , et à disposer
» comme s'il n'existoit aucun culte déter-
» miné en France Les mots religion de
» l'Etat signifient tout ou rien : tout , par
» interprétation ; rien , dans le sens positif :
» et, comme il n'y a pas à balancer dans cette
» alternative , ils ne peuvent par conséquent
» être considérés que comme une déclara-
» tion purement honorifique La Charte
» n'a pas entendu apporter aucune modifi-
» cation à ce grand principe , que la loi n 'est
» d'aucune religion. » (Pages i , 2,3.)
Une Charte ne sauroil ni entendre ni ne pas
entendre , parce qu'une Charte n'a pas de vo-
lonté; elle n'est que l'expression de la volonté
du pouvoir, qui seul peut déclarer ce qu'il a
voulu. Que le pouvoir s'explique donc ; qu'il
C 3i4 )
nous dise s'il a , comme on l'assure , entendu
consacrer l'athéisme politique. 11 est temps ,.
en vérité , qu'on sache à quoi s'en tenir sur
une question de cette importance. Aussi bien,
que gagneroit-on à la laisser indécise ? Se
taire, en ce cas, c'est céder son droit. Chacun
la décidera selon ses intérêts , ses opinions ,
ses passions ; parce qu'il faut nécessairement
qu'elle soit décidée, parce qu'elle a des racines
dans toutes les parties de notre législation.
Encore une fois, qu'on s'explique. La Charte
a-t-elle le sens que lui prête M. Barrot ? a-
t-il saisi la véritable intention du législateur?
Si on répond affirmativement , alors ne dis-
putons plus sur les conséquences ; disons-le
nettement : Oui, la loi garantit toutes les
croyances , quelles qu'elles soient ; et comme
il peut y avoir autant de croyances diverses que
d individus , elle garantit toutes les extrava-
gances qui peuvent monter à l'esprit de
l'homme ; elle garantit l'anarchie spirituelle
la plus complète ; elle force le magistrat à
respecterions les genres de délire et de fana-
tisme , à respecter trente millions de cultes ,
s'il plaît de les établir ; ^respecter , sous le nom
de religion , des croyances destructives de
tout culte et de toute religion; à respecter l'a-
théisme même, et ce n'est pas trop dire, puis-
qu'enfin le magistrat doit sans doute respecter
( 3i5 )
la îoi , et qu'en France la loi lï est d'aucune
religion , la loi est athée. Tout se passe de
l'homme à l'homme dans la société qu'on nous
a faite. On en a banni Dieu, par scrupule pour
la liberté des consciences. On lui a dit : Retire-
toi, tu nous gènes! qu'avons-nous besoin de
tes lois ? Nous saurons bien régler tout sans
elles, naissances, mariages, sermens, décès.
Nous l'avons juré par nous-mêmes , nous se-
rons libres jusque dans le tombeau.
Tel est, selon M. Barrot, le langage de nos
lois ; et ce langage on aura droit de le leur im-
puter, tant que le pouvoir lui-même ne les
interprétera pas, tant qu'il se renfermera dans
les déclarations générales qui n'ont de sens
que par les institutions qui les expliquent.
Jusque-là, nous resterons ce que nous sommes,
nous continuerons de donner au monde l'ef-
frayant spectacle d'une nation mri s'est déga-
gée de toute iujlueme religieuse , d'une société
sans Dieu (i). Nous naîtrons et nous mour-
rons sou-; l'empire d'une loi athée, Ses agens
constateront, sur un registre, notre entrée
dans une vie sans but et sans espérance , et
présideront à nos funérailles , comme les mi
(i) Le nom de Dieu ne se trouve pas une seule fois
dans tous nos Codes.
( 3i6 )
nistres du néant. Nous aurons des sermens
civils s qui ne nous lieront qu'à nos inte'rêts,
et je ne sais quel contrat on appellera le
mariage. On ouvrira des temples par pitié
pour la foiblesse d'esprit , et des théâtres par
égard pour la foiblesse des mœurs. Apres
cela, vantons nos progrès dans la civilisation,
applaudissons - nous, soyons fiers, nous en
avons sujet. Inexplicable aveuglement de l'or-
gueil ! Nous croyons nous élever, et nous nous
enfonçons dansun abîme. Certes, nous sommes
descendus bien bas , et au-dessous même des
peuples païens, au-dessous des hordes les
plus sauvages. Que diroit de nous l'orateur
romain, lui qui ne pouvoit pas même conce-
voir la loi, dès qu'on la regardoit comme une
pensée de l'homme , et aux yeux de qui toutes
les lois dérivoient d'une loi première , im-
muable, éternelle, ou de la raison de Dieu
même , dont les volontés sont l'ordre (i). Et
(i ) P ideamus igilur rursus , priusquam aggrediamur
ad leges singulas , vint naturamque legis Hanc
igitur video sapientissimorum fuisse senteniiam , legem
neque hominum ingeniis excogitatam , nec scitum.
a.iquod e*se populorum ; std ceternum qviddam , quod
universum mundurn regeret , imperandi prohibendique
sapienlia. Ita principem Itgem illam et ullimam , men-
tent esse dicebant , omnia ralionc aut cogenlis , aut ve-
tantis Dei. De Legib. lib. 11, n° 4«
(3i7 )
la religion , en effet , n'est-elle pas le fonde-
ment et la sanction de toutes les législations,
hors la nôtre? Partout n'a t-on pas vu la Di-
vinité intervenir dans les actes que nous pré-
tendons soustraire à son influence , et , pour
ainsi dire , pénétrer de vie la société entière?
Et depuis que l'homme veut tout animer ,
tout créer seul, qu1a-t-il animé que le désor-
dre , et qu'a-t-il créé que la mort ?
*VVVVVVVV*»A*%»VVVVV*VVVVVVW^^
Sl n la prétention de l'autorité civile de forcer
le clergé à concourir à t inhumation de ceux
à qui les lois de l Église défendent d accorder
la sépulture ecclésiastique.
(1819.)
lous les peuples, civilises ou sauvages, con-
fièrent à la religion la garde des tombeaux.
Elle veilloit sur les générations éteintes ,
comme une mère veille sur ses enfans endor-
mis ; elle les protégeoit contre l'oubli , elle
les environnoit d'un pieux respect. Assise en
face de l'avenir, elle appeloit l'espoir près
des ruines de l'homme ; et le sépulcre deve-
noit une sorte de sanctuaire, au fond duquel
la foi de'couvroit un grand mystère de vie.
Pour nous, qui aimons mieux ne voir dans
nos derniers restes qu'une cendre stérile , au
culte sacré des morts, nous avons substitué
des régie mens de voirie , et chargé la police
de jeter dans la même fosse la dépouille de
l'homme et ses espérances.
Il n'y a rien là qui doive étonner : une phi-
losophie matérialiste a posé les principes, la
loi a tiré les conséquences; cette marche est
naturelle. Quand on ne s'estime pas plus que
( 3i9 ;
les animaux, que peut-on réclamer de plus
qu'eux? Nos philosophes législateurs se sont,
après tout, rendu justice ; et je ne viens pas
leur contester le mépris qu'une espèce d'in-
stinct leur inspiroitpour eux-mêmes. Ce que
je leur demande , c'est d'être conséquens :
c'est qu'après avoir violé les lois de la nature,
en faisant de l'inhumation un acte purement
civil , ils n'exigent pas de la religion qu'elle
viole ses propres lois, en présidant aux obsè-
ques de ceux qui l'ont reniée jusqu'au dernier
moment.
11 importe d'autant plus d'établir ses droits
à cet égard, qu'une administration oppressive
saisit avec empressement toutes les occasions
de les attaquer. Des hommes se tuent, d'au-
tres s'obstinent à refuser les secours de l'E-
glise , et meurent en blasphémant ; l'Eglise .
à son tour, leur refuse les prières qu'elle ac-
corde aux fidèles. Quoi de plus juste? Cepen-
dant, le ministère intervient, il adresse aux
évêqucs de touchantes homélies sur la charité
et le véritable esprit évangélique , assaison-
nées de menaces contre le clergé si de pareils
refus se renouvellent. II fait plus; il casse un
maire , pour n'avoir pas, en vertu d'un décret
du 23 prairial an XII , forcé des prêtres à pro
faner les cérémonies religieuses en faveur
d'un suicide !
( 320 )
Qu'est-ce donc que la liberté des cultes , si
un ministre peut se permettre de pareils actes,
si le clergé doit, en ce qui concerne ses fonc-
tions spirituelles , recevoir des ordres des
derniers agens de l'autorité séculière? Qu'ils
fassent enterrer comme ils l'entendront un
suicide , un impie; qu'ils lui rendent tous les
honneurs civils , on ne s'y oppose pas, puis-
que la police des cimetières leur appartient.
Ce n'est pas la sépulture qu'aujourd'hui l'on
demande à l'Eglise , mais des prières , mais
une marque extérieure de communion , une
déclaration publique qu'elle reconnoît pour
un de ses membres l'homme dont on lui pré-
sente la dépouille mortelle. Qu'y-a-t-il là qui
soit du ressort du pouvoir temporel? l'Eglise
est une société : elle a sa constitution , ses lois,
ses tribunaux indépendans; elle seule est juge
dans l'ordre spirituel ; ses ministres ne peu-
vent s'écarter des règles qu'elle leur prescrit ;
si, par foiblesse, ils les violent, ils n'exercent
pas une fonction, ils commettent un sacrilège.
Or, l'autorité a t- elle droit de commander
un sacrilège ? a-t-elle droit d'exiger d'un
prêtre le sacrifice de ses devoirs ? La loi de
l'Eglise est formelle ; elle défend à ses minis-
tres de concourir aux obsèques de ceux qui
meurent dans l'acte du crime , ou qui n'ont
donné aucun signe de repentir : à qui doivent-
( 3ai )
ils obéir, aux lois invariables de l'Eglise , ou
à un décret rendu par un persécuteur de
l'Eglise?
Encore devons-nous observer qu'on abuse
évidemment du décret de Buonaparte. Qu'on
lise l'art. 19(1), on se convaincra qu'en dé-
fendant aux ministres d'un culte quelconque
de rejuser leur ministère pour l inhumation
d'un coryis, il s'agit uniquement de l'inhuma-
tion de ceux qui professoient ce culte. Or
les refus dont se plaint l'administration ne
tombent jamais que sur des hommes, ou qui
ont déclaré ne vouloir pas professer le culte
catholique , ou qui ont donné le scandale d'un
grand crime sans repentir. S'il est dit que
X autorité civile commettra un autre ministre
du même culte pour remplir ces fonctions , ce
mot commettra doit s'entendre d'une simple
invitation, puisque aucune peine n'est portée
contre cet autre ministre, s'il refuse, ainsi que
(i) Art. 19. «Lorsque le ministre d'un culte, sous
«quelque prétexte que ce soit, se permettra de refuser
«son ministère pour l'inhumation d'un corps, l'autorité
«civile soit d'oHice, soit sur la réquisition de la famille,
«commettra un autre ministre du même culte pour y
«remplir ces fonctions; dans tous les cas, l'autorité
» civile est chargée de faire porter , présenter , déposer
«et inhumer les corps.»
2 1
( 32, )
le premier, ce qu'on demande de lui. Il est
impossible que ce cas n'ait point été prévu ;
et dès lors il est renfermé dans la disposition
finale , qui règle que , dansions les cas, l'au-
torité civile est chargée de l'inhumation.
L'interprétation différente que Ion prétend
donner à ce décret répugne au bon sens et à
l'équité. On ne voudroit pas, et avec raison,
obliger les Juifs , les Protestans, à enterrer
un catholique comme un membre de leur
communion; et l'on trouve juste de forcer les
Catholiques d'adopter , au nom de leur reli-
gion , un homme qui sera mort dans la haine
de cette religion , ou en violant un de ses pre-
miers et de ses plusimportans préceptes. D'où
vient cette différence , ce privilège particulier
d'oppression ? Qu'on nous le dise , quand ce
ne seroit que pour nous apprendre à quoi
nous devons nous préparer.
On protège les Calvinistes qui refusent de
tendre le devant de leurs maisons sur le pas-
sage du saint-sacrement, parce que leur con-
science , disent-ils, y répugne. Mais, est-ce
aue les Catholiques n'ont pas aussi une con-
science ? ou cette conscience doit-elle être
moins ménagée que celle des Protestans ï On
a "bonne grâce, assurément, à nous prêcher
la tolérance : sans cesse nous la réclamons et
ne pouvons l'obtenir. De quel culte troublons-
( 323 )
nous la liberté ? Qu'on nous donne celle du
nôtre, nous ne demandons que cela. Maison
ne sait que nous dire : Soyez tolérans ; et ce
mot , dans un temps , signifie , Laissez-vous
égorger ; dans un autre, Laissez-vous enchaî-
ner et avilir.
Pour vaincre la résistance du clergé , le
ministre daigne lui faire des leçons de théo-
logie , aussi bien que de charité chrétienne.
Il cite les Rituels, qui permettent d'accorder
les prières de l'Eglise quand le suicide a été
la suite d'un état de démence , de délire, ou
de folie réelle et bien constatée. Soit : mais
puisque la loi distingue différentes sortes de
suicide, et prescrit pour chacune des règles
différentes de conduite , il faut donc que quel-
qu'un juge de la nature de lacté pour appli-
quer la loi. A qui ce jugement appartient-il ?
Au ministre , qui veut qu'on ne fasse aucune
distinction , qui n'a aucune autorité dans
l'Eglise , ou à ceux que l'Eglise elle-même
charge d'exécuter ses lois? Et que devient la
morale , si l'on déclare que se tuer est tou-
jours un acte de folie, et n'est jamais un crime?
Parce que la loi humaine a cessé de le punir,
ce crime , faut-il nécessairement lui chercher
une excuse devant la loi divine ? Faut-il en-
seigner aux hommes à attenter à leur vie avec
une conscience calme, à ne voir dans un for-
ai.
( *>4 )
fait exécrable qu'un symptôme de maladie ?
Et trouve-t-on qu'il soit convenable d'affer-
mir la main que la religion compatissante ,
parce qu'elle est sévère, eût fait trembler,
eût arrêtée peut-être ?
Que dirai-je des autres prétextes qu'on al-
lègue ? On affecte de craindre que l'ordre
public ne soit troublé par les refus d'inhuma-
tion. L'ordre public n'est jamais troublé que
par la faute de l'autorité chargée de le main-
tenir ; mais on ne maintient l'ordre qu'en
respectant tous les droits. Le droit de l'Eglise
est d'interpréter, d'exécuter ses lois : con-
traindre ses ministres à les enfreindre n'est
le droit de personne. Si quelqu'un manifes-
toit cette prétention, la favoriser c'est trou-
bler l'ordre ; la réprimer, c'est le maintenir.
Que l'autorité se range du côté des devoirs
contre les passions, bientôt elle n'entendra
plus parler des tristes querelles qui la fati-
guent ; toute paix comme toute force durable
est dans la justice ; quand on ne sait pas cela,
Ton est incapable de conduire un peuple ;
on remue les hommes, on ne les gouverne
pas.
On témoigne une grande tendresse pour
l'honneur des familles : seroit-ce qu'on re-
garde une mort impie comme un déshonneur?
J'approuve ce sentiment, il est juste ; mais
( 325 )
qui refuse-t-on d'inhumer? Des hommes qui
jusqu'à la fin se sont fait gloire de leur mé-
pris, de leur haine pour la religion ; qui ont
obstinément repoussé ses prières, ses conso-
lations , ses espérances ; qui ont voulu mou-
rir hors du sein de l'Eglise. Sur quoi juge-
t-on qu'elle doive l'ouvrir à leur cadavre ? Il
est trop tard alors ; la question n'est plus de
la terre : tout se passe ailleurs entre Dieu et
l'homme. Les prières de l'Eglise ne seroient
qu'un scandale ; elles ressembleroient à des
malédictions.
Et pourquoi respecteroit-on plus la délica-
tesse d'une famille, ou même ses caprices,
que la conscience d'un prêtre et que les lois
de la religion ? Elle exerce une grande justice
aux portes du tombeau ; elle dit à l'homme
qui Ta désavouée : Je ne te connois pas. Que
ce mot alarme , humilie les parens de celui
qui n'est plus, est-ce une raison pour que la
Justice éternelle se taise , ou pour que ses mi-
nistres prévariquent ? Oseriez-vous attendre
de vos propres tribunaux une pareille con-
descendance ? Oseriez-vous la leur comman-
der? Encore vos juges, en prévaricant, peu-
vent sauver la vie du coupable ; mais le prêtre,
que peut-il sauver ?
Si vous étiez assez malheureux pour par-
venir;» contraindre l'Eglise de ne mettre au-
( 326 )
cune différence entre ses enfans et ses enne-
mis: entre la foiblesse repentante et le crime
impénitent ; entre le fidèle et l'impie dont les
lèvres, après avoir proféré un dernier blas-
phème, se sont fermées pour jamais, que
penseroit le peuple? Quelle conséquence tire-
roit-il de cette lâche indulgence ? que la vé-
rité et les devoirs ne sont que de vains mots ;
que l'Eglise ne croit pas elle-même ce qu'elle
enseigne ; qu'il n'importe comment l'on vive
et comment l'on meure, puisque la religion
bénit également l'espérance du juste et le dés-
espoir du méchant. Hommes de peu de pré-
voyance, où en seriez-vous, si ces maximes
prévaloient ? Gardez-vous d'affoiblir les doc-
trines qui vous protègent , et ne comptez pas
tellement sur les prisons et les échafauds, que
vous jugiez inutile de donner à la société
d'autres appuis.
VVVVVV\VV\\V'i-rt\\\VVV\\\'».'*^VW/VVV\\\'lWW'VVVV\VV\\V^W\\\K\VVWV\V\\MV\VV\W\,VVA\/
DES MISSIONS.
( 1819- )
i
Ou and Jésus-Christ apparut dans le monde,
il ouvrit une grande mission., qui, continuée
pendant dix-huit siècles, souvent entravée,
toujours triomphante, ne finira qu'avec le
genre humain. La parole descendue du ciel
sauva tout en renouvelant tout, doctrines,
mœurs, institutions, lois même; et si l'Eu-
rope doit être une seconde fois sauvée , elle
ne le sera encore que par cette parole. Nous
l'avons entendue parmi nous, et de même
qu'à l'origine, elle a inspiré un effroi profond
à certains hommes habitués à appeler mal ce
qui. est bien, et bien ce qui est mal , et qui re-
doutent la vérité comme une vengeance. Ils
ont vu les inimitiés s'apaiser, la concorde
renaître avec la foi, le désordre et l'impiété
fuir devant quelques prêtres: ils ont frémi.
Menacés de la lumière, et tremblanspour leurs
œuvres, ils ont aussitôt couru à leurs armes
ordinaires, le mensonge, la calomnie, les
délations, les secrètes intrigues, afin détrom-
per l'autorité , et de la rendre, s'il se pouvoit,
leur complice. Egarée par eux, elle a mis des
obstacles aux missions, et cela sans aucun
( 328 )
droit , ou plutôt en violant tous les droits.
Leur audace s'est accrue de ce premier suc-
cès ; elle ne counoît plus de bornes. Ils de-
mandent la suppression entière des missions,
et se flattent de faire proclamer, au nom de
l'Etat , la défense de faire prêcher la religion
de l'Etat.
Nous ne craignons rien de semblable. Avant
qu'on se porte à un tel excès, il faut que les
lois, il faut que la Charte elle-même périsse.
Jusque-là nous savons comment nous défen-
dre, jusque-là on n'osera même pas nous at-
taquer ouvertement. Si la persécution a son
attrait , elle a aussi son danger. Mais commen-
çons par examiner les prétextes qu'on nous
oppose.
Je ne perdrai pas le temps à réfuter les
ridicules impostures dont quelques écrivains
libéraux, pour n'oublier aucun des leurs,
nourrissent chaque jour la crédulité des sim-
ples desprit. Je passe à des reproches qu'on
doit juger plus graves, puisqu'ils ont retenti
dans la chambre des Députés.
On a demandé si la France étoit donc peu-
plée d'idolâtres , pour qu'il fût nécessaire
d'envoyer de ville en ville des missionnaires
annoncer la foi ? Celui qui a fait cette ques-
tion auroit pu y répondre mieux que personne.
11 sait que la France renferme en son sein une
( 329 )
race d'hommes, qui, rejetant avec mépris la
religion des ancêtres , ou la tenant dans l'in-
différence, se croient sages parce qu'ils dou-
tent , ou éclairés parce qu'ils nient. Il sait
que , parmi ces hommes, il en est qui languis-
sent dans une indigence intellectuelle si pro-
fonde, qu'on chercheroit en vain dans leur
entendement la vérité première d'où dérivent
toutes les autres ; esprits ruinés, qui ont perdu
Dieu! Certes, si l'on ne s'étonne pas que le
zèle conduise les missionnaires au -delà des
mers pour convertir quelques idolâtres , on
doit encore moins être surpris qu'ils s'occu-
pent parmi nous de soulager une misère plus
extrême et plus déplorable. Chose étrange!
on répète sans cesse que le Christianisme est
mort, qu'on ne le ranimera jamais; et, dès
qu'un prêtre ouvre la bouche pour l'annoncer
au peuple , on s'écrie : A quoi bon ? il n'y a
que des Chrétiens. Au reste , peu m'importe
à laquelle de ces deux assertions on s'arrête :
s'il n'y a plus de Christianisme , il faut des
missions pour le renouveler: car jusqu'ici on
n'a pas , que je sache , donné d'autre religion
à la société , ni trouvé le moyen de fonder une
société sans religion. Si le peuple est chré-
tien , il faut des missions pour empêcher qu'il
cesse de l'être , pour l'affermir dans sa reli-
gion, pour instruire les ignorans, soutenir
( 33o )
les foibles , remuer les âmes engourdies, ré-
former les mœurs , qui, par leur pente natu-
relle, tendent toujours au relâchement. 11 faut
des missions , parce qu'il faut un Dieu , un
culte, un ordre moral, des vertus.
Mais les missions portent atteinte à la li-
berté religieuse des Protestans; elles les in-
quiètent, et l'on doit respecter leurs craintes
même exagérées. Qui le dit? des Protestans?
Non , mais des hommes étrangers à toute re-
ligion , des hommes que le Christianisme in-
tfi/iè/e sans doute , et qui cherchent contre lui
des auxiliaires dans son propre sein. Les vrais
Protestans craignent, comme nous, L'impiété,
l'athéisme , une philosophie qui rompt tous
les liens; ils ne craignent pas les catholiques;
et, quand ils les craindroient , ne s'agit-il que
de s'alarmer des droits des autres pour être
autorisé à les en priver? Et si les Juifs s'avi-
soient aussi de concevoir des alarmes exagé-
rées , il faudroit donc abolir le Christianisme
pour les calmer ? Singulière prétention, de
ravir à vingt-cinq millions de citoyens la li-
berté religieuse , pour assurer à un petit
nombre cette liberté que personne n'attaque.
Elle est égale pour tous , et la religion de l'Etat
n'a, sous ce rapport, en France , aucun pri-
vilège. Que peuvent désirer de plus les Pro-
testans? Et ne sauroient-ils être libres que
(33. )
nous ne soyons enchaînés ? Intertlira-t-on aux
catholiques, dans une contrée catholique , ce
qu'on leur permet en Chine , toutes les fois
qu'il n'y a pas persécution ? Et nos philoso-
phes indépendans seront-ils moins tolérans
pour la religion de leur pays, que ne le sont
des idolâtres pour un culte opposé à la reli-
gion nationale ?
On parle des passions, on feint d'appré-
hender que les missions ne les agitent. Eh !
c'est parce qu'il y a des passions qu'il faut une
religion pour les calmer, et c'est parce quelle
les calme en effet qu'on l'accuse de les agiter.
Ceux qui , pour parvenir à leurs fins, auroient
encore besoin de tempêtes , s'irritent quand
ils voient dans le ciel des signes de sérénité.
Et que veulent-ils donc ? Un naufrage , afin de
se partager encore des débris.
J'en appelle aux faits : qu'on nomme les
lieux où l'ordre public a été troublé par les
missions. Quelles sont les révoltes qu'elles ont
excitées ? On en a vu depuis trois ans éclater
plusieurs : éloit-ce des missionnaires qui con-
duisoient les rebelles? Est-ce au nom de la
religion qu'ils s étoient armés? Pour quelles
doctrines combattoient-ils ? A quelle cause
ont-ils été sacrifiés? Apprenez- le par leur cri
de guerre, que je ne répète qu'en frémissant :
A bas Dieu! f^we l enfer ! Assurément ce
( 302 )
ne sont pas là les refrains de nos hymnes. Les
malheureux qui proféroient ces horribles blas-
phèmes avoient assisté à d'autres missions que
les nôtres; celles-ci les auroient sauvés. Et si
Ton ne prétend pas que les missions doivent
être à jamais proscrites, si Ton désire seule-
ment qu'on les suspende , à cause des passions ,
on se flatte donc qu'il viendra un temps où il
n'y aura plus de passions ? En vérité , l'on
dcvroit plus d'égards au bon sens.
Les missionnaires, ajoute-t-on , troublent
les consciences. D'abord, ils ne peuvent trou-
bler la conscience que de ceux qui viennent
les écouter , et personne assurément n'est
forcé d'y venir. Nul donc n'a le droit de se
plaindre que sa conscience ait été troublée.
Et comment troublent-ils les consciences? En
préchant la justice , le pardon des injures , le
respect des devoirs, l'obéissance à l'autorité,
en rappelant les cœurs à Dieu et à la vertu.
Voudroit-on, par hasard, que les hommes se
tranquillisassent dans des sentimens et des ha-
bitudes contraires, dans l'impiété, dans la
haine , dans les désirs de vengeance , dans le
vice et dans le crime ? Voudroit-on que le bri-
gand jouit en paix de la dépouille de sa vic-
time , que le sommeil de l'assassin fût calme ?
Si on le veut , l'ordre ne le veut pas, et l'ordre,
c'éstDieu même. Oui , les missionnaires trou
( 333 )
blent les consciences, et il faut leur en rendre
grâces au nom de la société , qui ne retrou-
vera de repos que lorsque plus de consciences
encore auront été troublées de la sorte. Et les
tribunaux aussi troublent les consciences ; ils
ôtent au méchant sa sécurité ; et toute la dif-
férence est que la justice humaine le trouble
pour punir, et la religion pour pardonner.
Au reste , que les ennemis des missions di-
sent etpensent ce qu'il leur plaira; la loi existe,
elle garantit le libre exercice de la religion
catholique , et la prédication en forme une
des parties les plus essentielles. Les mission-
naires n'ont besoin de l'autorisation de per-
sonne, que de l'évéque dont ils vont évangélisci
le diocèse. La permission du gouvernement
n'est pas plus nécessaire pour prêcher que
pour confesser; il ne peut pas plus interdire
l'un que l'autre. Les chaires chrétiennes ne
lui appartiennent pas. 11 en est d'autres qui
dépendent de lui, et nous savons tous ce qu'on
y enseigne. Or il seroit aussi trop étrange,
quand les doctrines anti-sociales ont partouî
des organes, que le Christianisme seul fut con-
traint d'être muet. 11 ne le sera pas , je le di.^
sans contrainte ; et, le repoussât-on de non
veau dans les Catacombes, là encore il trou-
veroit des voûtes pour y faire retentir sa voix
et des fidèles pour l'écouter.
> *\V\\»VVV\WVX\\» .\V».\VmV\\»\\lW»WW\VWt\VV\VVM\\\V\VV\VV\\V\VW\VV\V\VV\V
DES SOCIÉTÉS BIBLIQUES.
(18.9.)
IN ou s venons de parler des missions ca-
tholiques : nous parlerons maintenant des
missions protestantes, ou des sociétés for-
mées pour répandre dans le peuple la Bible
dégagée de tout commentaire : dernier effort
d'une secte mourante, qui ne pouvant per-
pétuer ses dogmes, veut au moins perpétuer
son esprit, et qui, succombant sous la vérité
long-temps combattue, appelle , en expirant,
de nouvelles erreurs pour la venger.
La religion catholique se propage et se
conserve de la même manière qu'elle s'établit,
par la prédication. Des hommes viennent, qui
parlent, comme Jésus-Christ, açecautorilé(i),
parce qu'ils ne parlent pas en leur nom , mais
au nom de celui qui les envoie : Euntes docete ;
parce qu'ils n'énoncent pas des opinions indi-
viduelles , mais promulguent une loi générale.
Ils disent à la raison : Croyez, et elle croit;
au cœur, Aimez, et il aime ; à l'homme tout
entier, Obéissez , et il obéit ; et l'homme , de-
(1) Erat auîein docens eos sicut potcslatem habens ,
et non sicut Scribiœ eorum et Phariscei. Malt. vi. 29.
( 335 )
venu membre de la haute société que régit
immédiatement la Sagesse souveraine , cesse
d'être l'esclave de l'homme , et acquiert la
vraie liberté, qui consiste à n'obéir qu'à Dieu ,
seul pouvoir véritable , et unique principe de
toute autorité légitime. Ainsi, en obéissant à
Dieu , vérité suprême et auteur de l'ordre ,
l'esprit est affranchi de la servitude de l'er-
reur, et le cœur de la servitude des passions:
et l'homme n'est libre qu'en obéissant: et il
est d'autant plus libre, que son obéissance
est plus parfaite. Les païens mêmes avoient
conservé l'instinct, ou plutôt la tradition de
cette vérité , puisque les plus éclairés d'entre
eux plaçoient la liberté dans la vertu , qui
n'est qu'une pleine obéissance aux lois éma-
nées du premier Etre.
Et il faut bien qu'il y ait dans cette forte pa-
role de l'autorité quelque chose de conforme
à notre nature : autrement, produiroit-elle
de si merveilleux effets ? Voyez comme la per-
suasion suit partout nos missionnaires ; vovez
leur empire sur les cœurs. Fausses opinions,
penchans criminels , aversion, indifférence:
de quoi ne triomphent-ils pas :' Ils élèvent la
croix au milieu des peuples, et les peuples se
prosternent. Le Christianisme renaît, et avec
lui la paix , l'union , le bonheur , qui n'est que
le repos de l'ordre.
( 336 )
On ne voit , on ne peut rien voir de sem-
blable chez les Protestans, que le principe
de l'examen particulier contraint de ne re-
connoitre , en dernier résultat , d'autorité que
celle de leur raison, et , par conséquent , de
n'obéir qu'à elle. Ils sont tout ensemble pou-
voir et sujet dans la société spirituelle , comme
on veut aujourd'hui que le peuple soit à la fois
pouvoir et sujet dans la société politique. Mais
la nature sépare bientôt ce que l'homme s'est
efforcé de réunir malgré ses lois : dans la so-
ciété politique et dans la société religieuse,
la force d'un seul opprime la foiblesse de tous ;
et une ridicule fiction de souveraineté conduit
à une servitude réelle.
En dépit de ses principes, le Protestant
obéit donc aussi bien que le Catholique ; mais
il obéit à l'homme , et de là vient que chaque
secte se distingue par le nom de son chef,
c'est-à-dire, de l'homme qui s'est constitué
le pouvoir de la société spirituelle qu'il fon-
doit ; et même le Protestantisme , dans ses
diverses branches, ne subsiste qu'à l'aide de
ce pouvoir usurpé , et il cessera d'être au mo -
ment où ses sectateurs cesseront d'obéir.
Ce moment arrivera ; nous y touchons
presque , et ce sera l'époque si désirée du ré-
tablissement de l'unité religieuse. Telle que
ces peuples égarés , qui , voulant se frayer de
(337 )
nouvelles voies , cherchent dans les solitudes
du monde social une cité habitable , et ne la
trouvent point (i) , la Réforme cherche en
vain dans les déserts de la raison humaine
cette religion immuable , qui est la cité des
intelligences. Fatiguée d'errer au hasard dans
ces régions stériles, .elle viendra se reposer
aux lieux d'où elle est sortie , et à l'ombre du
pouvoir qu'elle a méconnu. Cette tendance
devient plus visible, à mesure que ie principe
essentiel du protestantisme se développe, ou
que les esprits sont plus abandonnés à eux-
mêmes; car, en les créant, Dieu leur a donné
le besoin de croire ou d'obéir, et il n'est
point de joug que l'homme porte plus péni-
blement que celui de ses propres pensées.
La Réforme , ne pouvant ordonner de
croire aucun dogme ni d'obéir à aucun pré-
cepte , ou , en d'autres termes , ne pouvant
régler ni ta raison ni les actions, est réduite
à inviter chacun de ses membres à se faire à
soi-même cette double règle , au risque de
toutes les erreurs et de tous les désordres qui
peuvent en résulter. Les Protestans ne sau-
roient avoir d'autres missions. Ils s'en vont
(i) Erraverunl in solituclinc , in inaquoso ; viani
civUatis habitaculi non invenerunt. Ps. evi, 4-
( 338 )
présentant aux hommes, même les plus igno-
rans , un livre sur lequel les savans disputent ,
et ils leur disent : Lisez , examinez, cherchez
là dedans votre religion , ce que vous devez
croire , aimer , pratiquer. Encore faut - il
qu'aussitôt ils ajoutent avec Tillotson : « Nous
» ne sommes pas infailliblement certains
» qu'aucun livre des Ecritures soit aussi an-
» cien qu'on le prétend , ni qu'il ait été écrit
» par la personne dont il porte le nom , ni
» que tel soit le sens de tels et tels passages.
» Il se peut que nous nous trompions sur tous
» ces points (i). » Cela ne laisse pas d"êlre
encourageant. Mais enfin, voilà le langage
que la Réforme tient à ses sectateurs.
Certes , il y a lieu de vanter les progrès que
Luther et ses disciples ont fait faire à la raison
humaine ; et c'est sans doute un grand pas vers
l'ordre, que d'avoir changé l'unité de croyance
en une démocratie d'opinions. L'Europe a vu
les suites de ce changement , et elle n'a pas
encore tout vu. Qu'elle attende un peu; bien-
(1) We are nol infallibly certain that any book (of
Scripture ) , is so ancient as it prétends to be ; or that
it was writlen by ihe person whose name it bears, nor
ibal this is ihe sensé of such and such passages in it.
Ail this may possibly be othei wise. The Ride of Failli ,
hy Dr Tillotson.
(33g)
lot il ne manquera rien à son instruction, et
elle pourra pleinement apprécier ce qu'elle
doit aux sectaires du seizième siècle. Au fond,
ces fiers réformateurs de la religion chré-
tienne ne comprenoient même pas ce que
c'est que la religion. La religion est la loi cîes
intelligences, loi immuable , loi aussi néces-
saire que les lois politiques et civiles , et que
les lois physiques même ; car sans religion ,
point de lois civiles ni politiques ; et appa-
remment les lois relatives à notre nature im-
mortelle , et d'où dépend notre bonheur
comme êtres intelligens, ont bien autant d'im-
portance que les lois rclalives au corps, qui
n'ont de rapport qu'à un point presque imper-
ceptible de notre existence. Et cependant qui
ne riroit d'entendre dire aux hommes : Faites-
vous votre gouvernement et votre législation;
chacun de vous ne doit s'en rapporter qu'à
soi; chacun de vous est, en ce qui le regarde,
l'unique interprète des Codes , l'unique juge
de leur authenticité. Personne sur la terre
n'a le droit de vous soumettre à ses décisions,
parce qu'il n'existe sur la terre aucune auto-
rité générale et souveraine. Et quant au corps,
Voilà un traité d'hygiène et de physiologie ;
nous n'en connoissons pas l'auteur avec cer-
titude , nous ne savons pas s'il contient l'er-
reur ou la vérité , nous ne sommes pas même
22.
sûrs d'en comprendre le sens ; néanmoins, si
vous voulez vivre , prenez ce livre, et cher-
chez-y les lois de votre nature physique, lois
qui vous sont inconnues , et auxquelles vous
êtes obligés cependant de vous conformer ,
sous peine de mort.
Tel est le fondement sur lequel reposent
les sociétés bibliques , véritables missions d'a-
narchie religieuse, qui suffiroient seules pour
conduire à l'anarchie politique. Etablies d'a-
bord en Angleterre, et soutenues à grands
frais (i), les membres les plus éclairés de
l'Eglise anglicane s'épouvantent de l'avenir
qu'elles préparent à la société. Us prévoient
que le peuple, choisi pour dernier juge des
doctrines qui devroient le contenir, se pré-
cipitera infailliblement dans les excès du fa-
natisme et dans les systèmes d'indépendance.
Des cris d'alarmes se sont fait entendre et
dans le haut clergé et parmi les ministres in-
férieurs. « Le danger, dit l'un d'eux, devient
(i) Dans les onze années qui ont précédé i8i5, plus
ue vingt millions ont été cmploj'és à répandre treize
cent mille exemplaires de la Bible traduite en cinquante-
cinq langues ou dialectes. Fîrst Report of the Kensing-
lon,Fulham and Hainmersmitli nuxiliary Bible So-
ciety. London , June, i8i5. Pag. 42- Le nombre des
crimes a quadruplé dans le même espace de temps.
( 34i )
» chaque jour plus menaçant. Le parti s'ac-
» croît; il e'tend ses plans, rassemble ses
» forces, calcule ses moyens : bientôt la hié-
» rarchie sera dénonce'e comme anti-chre-
» tienne, et la' monarchie comme anfi-so-
» ci aie (i), »
Est-ce pour produire de semblables effets
qu'on forme parmi nous des sociéte's bibli-
ques ? Croit-on convenable d'exciter le fana-
tisme religieux, et ne sauroit-on se contenter
du fanatisme politique? Trouvc-t-on qu'il
n'y ait pas en France assez de causes de divi-
sion, assez de semences de discorde ? Ehvibns-
nous à l'Allemagne et à l'Angleterre la mul-
titude de leurs sectes et la confusion de leurs
doctrines? Est-ce que les Jacobins ne nous
suffisent pas ? Nous faut-il encore des Puri-
tains ; des hommes qui , sous prétexte de ma-
nifester la rcrile', prêchent l'abolition de tout
(i) The danger is not yet tully devclloped, but it is
notlcsse rcal. It lias not yet starlcd u}> in full maturiiy
•and gig;uitic stature, brandishing ils hundïed arms,
denouncing llie Liera rchy as antichrislian , and llie mo-
narchy as antisocial , but ils giowlh is rapid , it is daily
receiving vast augmentations of strength : it is layiug
its plans, collecting ils énergies, esli.nating ils means,
and forniing its calculations T/iougths on Lhc lendencj
of Bible Societies , elc. by the Rev. A. O'Callaghau ;
1816, p. 38.
(342)
culte et de toute propriété, de tout sacerdoce
et de toute grandeur? Sommes-nous las de
la société ? Peut-être. Mais si l'on n'a pas ré-
solu de la détruire, qu'on n'en ébranle donc
pas les fondemens. On se plaint, non sans
motif, de la difficulté de gouverner aujour-
d'hui les peuples , et on les appelle à la plus
dangereuse indépendance. On les affranchit
de leurs devoirs, ou tout au plus on les in-
vite à en traiter directement avec Dieu ; et
tandis que les hommes sages, dans toutes les
communions, sentent la nécessité, pour ré-
tablir l'ordre , de soumettre les esprits à un
pouvoir, à une autorité spirituelle, on pro-
voque chaque raison individuelle à exercer sa
souveraineté. On dit à l'ignorance : Fais-toi
une religion ; et aux passions : Créez -vous des
lois. Après tant de disputes , de variations et
de doutes, le Protestantisme finit par renon-
cer à toute doctrine; et, dans ce grand nau-
frage de la vérité, il crie à ses sectateurs :
Que chacun de vous se sauve comme il pourra !
«<t\\\\W«VWV>AjV\W\VVW\\AV\\WV\»\lVW\\'VV\'WMV\W*VVtWV\»/VVVV\\VWWVV\W\\\>
RÉPONSE
à une Lettre contre V article précédent.
MM. les membres de la société biblique
protestante de Paris ont fait insérer dans le
Moniteur une lettre qui m'est adressée par un
de leurs confrères, et à laquelle je puis d'au-
tant moins me dispenser de répondre, qu'il
y règne presque partout un ton de politesse
fort rare aujourd'hui dans les discussions po-
litiques et religieuses.
L'auteur me reproche d'avoir dénaturé un
passage de Tillotson , pour imputer à cet écri-
vain et aux Protestans en général une doctrine
qui n'est pas la leur, et d'avoir représenté les
sociétés bibliques comme une institution dan-
gereuse. J'espère me justifier aisément de la
première accusation, et montrer, par de nou-
velles preuves , que mon opinion sur les so-
ciétés bibliques n'est que trop bien fondée.
Et d'abord, on ne conteste pas l'exactitude
de ma citation; on se plaint seulement de ce
qu'elle n'est pas assez étendue , et on dispute
sur le sens des paroles de Tillotson , qui ne
s'appliquent point , ajoute-t-on , à la Bible
( 344)
en particulier, mais à la Bible ainsi qu'à tout
autre livre. Cela me suffit , et je n'ai jamais
prétendu rien de plus. Tillotson a dit ce que
je lui fais dire, et il Ta dit de la Bible : jus-
qu'ici point de difficulté. La cbicane qu'on
me fait sur ces mots : allthis may possibly bc
ofhenvise , ne mérite pas plus qu'on s'y arrête.
Qu'on les traduise comme l'auteur de la lettre,
il es/ possible que fout ceci fui autrement , ou ,
comme je les ai traduits , nous poiuons nous
tromper sur tous ces points , il n'importe ; et
je déclare , pour moi , que ces deux phrases
réveillent précisément la même idée dans mon
esprit ; car si nous nous trompons sur le sens
d'un passage de la Bible, il faut que ce senssoit
autre que nous ne l'avions conçu ; et si ce sens
est autre que nous ne l'avons conçu, nécessai-
ment nous nous sommes trompes.
Ainsi , tout se réduit à celte seule question:
Est-il possible que les Protcstansse trompent
en interprétant la Bible ? et Tillotson est-il
convenu de cette possibilité ? C'étoit aussi
toute la controverse entre l'archevêque de
Cantorbéry et le docteur Serjcant. Celui-ci
soutenoit que l'Ecriture étant l'unique règle
de foi des Protestans , et l'Ecriture ne s'in-
terprétant pas elle-même, aucun Protestant, à
moins qu'il ne fût personnellement infaillible,
ne pouvoit être parfaitement certain de la
( 345 )
vérité de sa religion. Pressé parles argumens
de son antagoniste , Tiilotson fut contraint
de faire ce terrible aveu, dans les termes qu'on
a lus. Il est vrai qu'effrayé de sow étendue , il
cherche aussitôt à le rétracter, en ajoutant :
« Nous ne sommes pas infailliblement cer-
» tains mais nous sommes bien assures ; »
contradiction ridicule , que Serjeant qualifie
d'absurdité , noji-sehse (\) , et que , par cette
(ï)ï observed that bis pretended Ride of Failli
(as he call'd ît), AA'as so far from ascertaining faith,
that it brought it ail into uncertainty ; for in bis page 1 18
hc bas thèse Avords , speaking of the letter of Scripture,
his Rule is : FVe are not infallibly certain lhat anybooh
is so ancient as it prétends to be; or that it was written
by the person whose name it bears ( tbat is, ihe d i v i -
nely inspired Apostles and Evangelists) , nor that this
is the sensé oj'such and such passages in it. AU Uns may
possibly be otherwise (tbat is, false). Is not tbis a rare
Rule, Avhitch leaves ail Christian Failli in such a pickle ,
that it may be ail a Ijing slory for any thing any man
livin S" knoAVS ? HoAveverhe subjoins iimnedialelv some
good works, if they hâve but good sensc. But , says
he ive are well assured it is not otherwise. Let us sec
hoAV he conies to ha\Te this good assurance! Not by
infallible certainty ; bc disclaimed that. He mustmeau
ihen, be thus well assured by j'allible certainty ; for
ail certainty or assurance eilber must bave fallible or
infallible grounds. And what sensc is there in tbese
-\\Qïù*fallibk certainty, -winch is such a chimera and
( 346 )
raison , je ne m'étois pas cru obligé de rap-
porter. Stillingflcet, autre adversaire du doc-
teur Serjeant , n'évita de tomber dans la même
absurdité qu'en se jetant dans une autre , et
en recourant, pour trouver la certitude de sa
foi , à je ne sais quelle lumière intérieure, ou à
une sorte d'inspiration particulière qu'on ne
sauroit prouver, et qui est le rêve favori de
toutes les sectes fanatiques (i).
against common sense, that never did mari since the
création say I am fallibly certain of such a thing : so
that his good assurance he fool'd ihe reader wilh, is a
pièce of nonsense ; and winch is worse , his Ride of
Faith t and ail his faith thaï relies on it, is grounded
on such an assurance as is mère nonsense and contra-
diction. The Lilerary Life oj the Rev. John Serjeanl,
n° 5o.
(i) I shewed how he made two sorts of absolute
certainty , one which was unah soluté , and that he at-
tributed to failli. He was driven to confess that he had
no conclusive évidence of the certainty of the Rule of
Fatlh : which plainly acknow ledged , he could not
prove it, nor had brought over an argument, why any
should rely on it , since a proof or argument that is not
conclusive is in reality noue at ail or good for nothing.
Then to avoid any necessily of bringing reasons or
proofs, lest when they came to be examin'd (which
he wcll foresaw), they would not hold water, he runs
to pure fanatic principles , that is, to prétend that ail
their faith dépends on an inward l/ght , of which them-
( 347 )
Le critique à qui je réponds se montre lui-
même fort embarrassé , lorsqu'il essaie de
donner au passage de Tillotson un sens diffé-
rent de celui que je lui attribue avec Serjeant ;
et même son explication renferme implicite-
ment l'aveu qu'il s'efforce en vain d'atténuer.
^ oici ses paroles :
« 11 n'est donc pas possible , selon Tillotson,
» que nous nous trompions, lorsque nous
m établissons notre conviction sur la foi de
» témoins irrécusables qui ont fait leur dépo-
» sition dans une suite d'écrits nombreux
» encore aujourd'hui existans, et remontant
» jusqu'aux fondateurs du Christianisme par
« une chaîne sans lacune et parallèle aux siè-
» clés écoulés depuis cette époque; lorsque,
» appuyés sur ces témoins , nous croyons à
» l'authenticité des saintes Ecritures ; lors-
» que , faisant un usage consciencieux des
* moyens que la Providence nous a ménagés,
» nous cherchons à saisir le sens de ces livres
» sacrés ; lorsque, dans le cas même où l'i-
» gnorance des langues originales nous force
selves can give no account to others, and falls to pré-
tend to moral qualifications , sincère intentions, God/s
grâce , fervent prayer, and such likc requisits, ère any
œan could be sure he had faith. Ibid. n° "]3.
( 348)
» à recourir aux versions reçues , nous croyons
» y trouver exposées fidèlement, et avec une
» clarté suffisante , toutes les conditions du
» salut offert aux hommes par leur liédemp-
» leur ; lorsqif enfin nous nous livrons à cette
» élude dans Vespérance de sentir la lecture
» de la Bible, faite avec simplicité de cœur,
» vivifiée en nous par la coopération de Fcs-
» prit divin , spécialement promise à ceux
» qui se nourrissent de la parole de Dieu.
» Sur tous ces points de croyance l'archevêque
» de Cantorhéry n'admet pas plus qu'aucun
» des théologiens Protestans qui jouissent de
» quelque considération , la possibilité que
» notre confiai i ce puisse être trompée. »
Observez, en premier lieu, que, dans cette
longue phrase, on ne dit pas un mot de la
certitude absolue dont il est uniquement ques-
tion , parce quelle seule , excluant toute es-
pèce de doute , peut être un solide fondement,
de la loi : mais on prétend qu'il est impos-
sible qu'un Protestant se trompe, lorsqu'il
croit, espère, a confiance, et cherche à saisir.
C'est toujours quelque chose; et quand on
a le malheur de n'être pas absolument certain,
j'avoue que c'est une consolation d'être bien
assure' (ju on ne peut se tromper.
En second lieu, les versions protestantes
de la Bible diffèrent entre elles, et avec les
( 3'49 )
versions catholiques , dans des passages qui
intéressent les dogmes les plus importans ; le
dogme n'est donc pas exposé fidèlement dans
chacune d'elles : n'importe ; qu'un Protestant
qui ignore les langues originales prenne une
de ces versions; qu'il croie y trouver exposées
fidèlement et avec une clarté suffisante toutes
les conditions du salut offert aux hommes par
leur Rédempteur , c'est-à-dire, en particulier,
tout ce qui doit être l'objet de sa foi ; dès lors
// est impossible (tu il se trompe ; et remar-
quez qu'on ne fait d'exception pour aucune
secte , et que tous les Protestans ont le même
privilège; ce qui le rend encore plus mer-
veilleux.
Mais , pour en venir au fond, il s'agit de
savoir si chaque Protestant a une certitude
absolue ou infaillible de sa foi : on nous dit
que non ; mais qu'il a une conviction qui ne
peut le tromper, pourvu toutefois qu'il lise
l'Ecriture avec simplicité de cœur, et fasse un
usage consciencieux des moyens que la Provi-
dence lui a ménagés; conditions qu'on n$ sau-
roit jamais être certain d'avoir remplies ; car
quel est l'homme qui, à moins que Dieu ne
le lui révèle , soit parfaitement sûr de posse-
derla simplicité de cœur, et de n'avoir négligé
aucun moyen de connaître la vérité:
(îe n'est pas tout : avant d'ouvrir les livres
( 35o )
saints, et d'espérer en sentir /./ lecture, avant
do chercher à en saisir le irritable sens , il est
naturelle s'informer si ees livres sont authen-
tiques. Or, pour ëlre assuré qu'il ne se trompe
pas sur te point, il faut que le Protestant
établisse sa conviction sur la foi de témoins ir-
récusables qui ont fait leur déposition dans
une suite décrits nombreux encore aujour-
d l:ui existons , et remontant jus<ju 'aux fond a-
teurs du Christianisme par une chaîne sans la-
cune et parallèle aux siècles écoulés depuis
cette époque. Ainsi Ton n'exige rien moins des
Protestans que d'examiner de siècie en siècle
toute la tradition, sans quoi ils ne sauroient
êtrecertainsque leur conviction ne les trompe
pas. N'est-ce pas avouer implicitement que
la plupart d'entre eux n'ont aucune certitude
de l'authenticité des Ecritures? Car, combien
s'en trouve-t-il qui soient capables du travail
qu'on demande d'eux ? Combien y en a-t-il
qui l'entreprennent ? Et s'il est nécessaire,
même pour quelques-uns, que MM. les mem-
bres de la société biblique protestante de Paris
ne nous disent donc plus que les litres sacrés
sont la règle unique de leur foi. Etrange régie
de foi, l'unique, dit-on, qu'on admette, et
qui, lorsqu'elle est seule, laisse la foi dans
l'incertitude, et tend même, selon le docteur
liickes, à détruire toute espèce de foi. « Qui-
( 35i )
» conque ( ce sont les paroles de ce ministre
» protestant) ne voudra pas se soumettre à
» l'évidence qui résulte du concours des an-
» ciennes liturgies , des Pères et des Conciles,
» peut mettre en controverse, pour ne rien
>) dire des autres points admis par l'Eglise
» dans tous les temps , l'autorité divine des
» Ecritures inspirées, le baptême des enfans,
» l'épiscopat, le jour du Seigneur, la divinité
» de notre Sauveur Jésus-Christ, et renverser
» ainsi d'un seul coup la foi et l'Eglise ca-
» tholique ^i). »
Adam Clarke , célèbre méthodiste , ne s'ex-
plique pas moins ne ttement sur l'impossibilité
où sont la plupart des Protestans de découvrir
le vrai sens de l'Ecriture , et , par conséquent ,
de se former, avec son seul secours, une foi
exempte d'incertitude. « 11 y a, dit-il, dans
» la parole de Dieu une profondeur qu'on
(i) He that will nol submit to the concurrent évi-
dence of the ancient liturgies, fathers, and councils,
may bring into controversy, not ,to mention other
things received by the Church in ail âges, the divine
aulhority of the inspircd writiugs, infant baptism, epis-
copacy , the Lords D;iy , and even the divinity of our
Lord and Saviour Jésus Christ; and so at once blow
up the calholic faith and churcb. Dr Hickes's Christian
Priesthood, vol. I, p. i45.
( 35a )
» no peut pénétrer que par une inspiration
» divine qu'on ne doil pas al tendre, ou par
» une étude et des recherches profondes aux-
» quelles le peuple n'a pas le temps de se
» livrer. S'il est ainsi, ajoute-t-il, comment
» une personne ignorante, quoique pieuse,
» peut-elle avoir la prétention d'interpréter
;» ce livre (i) ? »
Je pourrais accumuler les aveux sembla-
bles ; on pourroit m'opposer des décisions
contraires, tant est grande la confusion des
doctrines dans la Réforme !Elle a besoin d'une
règle de foi ; rejetant toute autorité vivante,
et, par une conséquence nécessaire, la tra-
dition; des lors il ne lui reste plus d'autre
règle que l'Ecriture seule ; mais elle ne tarde
pas à en reconnoître l'insuffisance , et il lui
faut avouer qu'elle n'est pas infailliblement
certaine de sa foi.
(i) Thcre is a deplh in ihe word of God which
cannot be falhomed , except eilher by divine inspira-
lion, which is not to be expecled, or by deep study
and research , for which the majority of ibe people bave
no time... If ibis be tbe case, wliat prétentions can
an ignorant person, bowerer pious, bave to explain
tbis book. A. Clarkes Letter to a Metodist Preacher,
p. i5 et "2.l\.Vide Baisons Sermons, p. 72. London,
i'ôoi.
( 353 )
Tillotson étoit encore plus particulièrement
obligé de faire cet aveu. Membre de l'Eglise
anglicane, il ne pouvoit s'écarter des trente-
neuf articles qui forment le code de sa doc-
trine. Or, le vingt-unième le forçoit de soutenir
que les conciles généraux peuvent errer , et ont
en effet erré quelquefois , même en choses qui
concernent Dieu (i) . Mais, si les conciles géné-
raux, incontestablement la plus haute auto-
rité qui existe dans l'Eglise chrétienne , peu-
vent errer , à plus forte raison chaque indi-
vidu; autrement, il faudroit dire que l'Eglise
entière, ou les conciles qui la représentent,
n'étant pas infaillible , chaque Protestant l'est ;
et s'il n'est point infaillible , il n'a pas une cer-
titude absolue de sa foi.
De plus , comment accorder aux Protestans
en général, cette certitude infaillible ou le
privilège de ne pouvoir errer, lorsqu'avec
leur règle unique de foi, ils se divisent en tant
de sectes qui interprètent l'Ecriture d'une
manière opposée '? Suffit-il d'être Protestant
pour que le oui et le non soient vrais en
(i) Generalia concilia.... et errare possunt, et inter-
dàm errùrutit, etiam in his quae ad Deum pertinent.
Art. 21. Concilia Magnœ Britanniœ et Hiberniœ ;
-vol. IV.
i3
■ ( 354 ,
même temps ? Et si chacun d'eux prétend que
c'est son interprétation qui est la véritable,
sa ceTtitodfi qui est infaillible, comment le
prouvera-t-il ? Tous les autres n'en diront-ils
pas autant ? Et où sera la règle pour les accor-
der? Que si l'on ose soutenir qu'ils ne diffèrent
pas entre eux sur des points essentiels, je de-
manderai d'après quels principes ils distin-
guent ce qui est ou non essentiel ; je deman-
derai si la présence réelle , la divinité de Jésus-
Christ, la Trinité, ne sont pas des points es-
sentiels ; je demanderai enfin ce qu'on entend
par christianisme, et si ce n'est plus qu'un
vain nom ?
Ainsi , loin de faire violence au texte de
Tillotson, je lui ai attribué le seul sens raison-
nable qu'il puisse offrir , le même sens que
lui attribuoit le docteur Serjcant, sans que
Tillotson ait réclamé; et je ne crains pas de
dire que , s'il falloit en revenir à discuter ces
questions, il n'est pas un Protestant qui ne fût
contraint de répéter l'aveu de Tillotson, ou
de tomber dans des contradictions plus em-
barrassantes encore. Au reste , qu'on ne s'y
trompe pas : je suis loin de triompher en disant
ceci ; je plains les Protestans de bonne foi ,
que le malheur de leur naissance et les préju-
gés d'éducation retiennent dans une secte, qui ,
par cela même qu'elle exige des hommes un
f "> ** C *\
( OOD )
examen évidemment impossible au grand
nombre , ne sauroit elle-même soutenir le
plus léger examen; et, quand j insiste surcette
vérité, ce n1est pas, certes, dans le dessein
d'affliger nos frères séparés, mais pour hâter
de tout mon pouvoir ie moment désiré , où .
unis avec nous dans la même Eglise visible ,
il ii y aura plus qu un seul troupeau et un seul
pasteur.
Le danger de mettre la Bible entre les mains
du peuple, me paroît assez prouvé par l'im-
possibilité où le peuple est de l'entendre ; car
dès lors il en abusera inévitablement. On
m'oppose une lettre de Pie \ I , dans laquelle
ce souverain Pontife loue Antoine Martini,
de Turin, d'avoir facilité aux fidèles l'accès
des saintes Ecritures, en les publiant dans la
langue vulgaire de son pays : mais on oublie
que le Pape ajoute : « En joignant à votre ira-
>•> duction des notes explicatives tirées des
» saints PèrevS, vous avez écarté tout danger
» possible d'abus, et vous vous êtes ainsi con-
» fermé aux lois de la congrégation de iln-
» dex , et à la constitution de Benoit XIV sur
» ce sujet. j> Or , un des principes des sociétés
bibliques, est de ne joindre au texte sacré
ni explications, ni commentaires, ni notes
d'aucune espèce, afin que chacun soit plus
23.
( 356 )
libre de l'interpréter selon son propre ju-
gement.
Qui ne voit d'ailleurs l'extrême différence
qui existe à cet égard entre les Catholiques et
les Protestans ? Les Catholiques reconnoissent
une autorité visible, infaillible, à laquelle ils
sont toujours prêts à se soumettre. S'il arrive
qu'ils se trompent en interprétant l'Ecriture,
l'Eglise aussitôt les en avertit ; elle condamne
l'erreur, et l'obéissance à ses décisions con-
serve l'unité de la foi.
Le Protestant , au contraire , n'admet point
d'autorité vivante au-dessus de son propre
jugement. S'il s'égare , nul ne peut le redres-
ser ; et, au lieu que le Calholique, avant
d'ouvrir les livres saints, sait avec certitude
tout ce qu'il doit croire et pratiquer ; le Pro-
testant est obligé de le chercher dans ces
mêmes livres , sans autre guide que sa raison.
Il est aisé de prévoir à quels excès cette liber-
té , ou plutôt cette nécessité de se faire à soi-
même sa religion, peut conduire une multi-
tude ignorante et passionnée ; et , en annon-
çant ce qu'on en devoit craindre, je crois
avoir donné* d'assez graves motifs de mon
sentiment pour qu il fût possible de se l'expli-
quer, sans recourir à la force desliens de parti,
et à (aveuglement de l esprit systématique.
( 357 )
Je ne sais qu'un moyen de repousser ces
vagues imputations ; c'est de montrer que
l'opinion qui me les attire a trouvé , parmi
les ministres Protestans mêmes, de nombreux
et habiles défenseurs. L'un d'eux s'exprime
ainsi à propos des sociétés bibliques :
« L'assertion commune, que la Bible est
» appropriée à tous les âges , à tous les degrés
» d'intelligence, et à toutes les conditions,
» n'est pas vraie , ou n'est vraie que dans un
> sens très-restreint. La Bible est de tous les
» livres peut-être le plus difficile. L'expé-
» rience et l'observation du genre humain
» conduisent à cette conclusion , que FEcri-
» ture sainte est par elle-même trop obscure
» pour la généralité des hommes. L'histoire
» de l'Eglise dans tous les siècles en fournit
» d'abondantes preuves.
» En opposition à l'Eglise romaine , les
» premiers réformateurs réclamèrent à
» grands cris le droit d interpréter les Ecri-
» tures d'après le jugement particulier
» Mais pressés d'émanciper le. peuple de l'au-
» lorité du Pontife romain, ils proclamèrent
» ce droit sans explication ni restriction, et
» les conséquences furent terribles. Impatiens
» de miner la base de la juridiction papale,
» ils maintinrent, sans aucune limitation,
» que chaque individu a le droit indubitable
( 358 )
o dinterpréter l'Ecriture pour lui-même
> Etendu jusque là , le principe n'était pas
» soutenable : ainsi il devint nécessaire, pour
» 1 affermir, d'y joindre un second principe;
» savoir , que la Bible est un livre aisé, à la
» portée de tous les esprits, et que la plus
» grande clarté est le caractère inséparable
» d'une révélation divine. Mais, soit isolés,
» soit unis, ces deux principes ne sauroient
» soutenir une attaque sérieuse.
» Le jugement privé de Muncer découvrit,
» dans lEcnture, que les titres de noblesse
« et les grandes propriétés sont une usurpa-
» tion impie sur l'égalité naturelle des fidèles,
» -et il invita ses sectateurs à examiner, par
» les Ec ri tu res si les choses n eïoientpas ainsi.
» Ils examinèrent, louèrent Dieu, et procé-
» dèrent par le fer et le feu à l'extirpation
» des impies et à la saisie de leurs propriétés.
» Le jugement privé pensa aussi avoir décou-
» vert, dans la Bible, que les lois établies
» n'ét oient qu une restriction permanente à
» la liberté chrétienne , et (pie les élus étaient
» incapables de pécher. Jean de Leyde., quit-
» tant les imtrnmens de son état, et. prenant
» en main la Bible, surprit la ville de Munster,
» à la tête d'une populace fanatique, se pro-
» clama lui-même roi de Sion, prit quatorze
> femmes à la fois , assurant que la polygamie
( 359)
» étoit une des libertés chrétiennes , et le pri-
» vilége des saints. Mais si la criminelle folie
» des paysans étrangers , qui interprétoient
» la Bible pour eux-mêmes , afflige les amis
)■> de l'humanité et dune piélé raisonnable ,
» l'histoire d'Angleterre, pendant une partie
» considérable du dix-septième siècle, n'est
» guère propre à les consoler. Durant ce pé-
» riode , une multitude innombrable de fa-
» natiques s'élevèrent, soit ensemble , soit
» successivement, enivrés de doctrines ex-
» travagantes et de passions nuisibles, depuis
» le farouche délire de Fox , jusqu'à la folie
» méthodique de Barclay , et depuis le fana-
>> tisme formidable de Cromwell , jusqu'à la
» niaise impiété de Praise-God-Barebones.
» La piété , la raison et le sens commun sem-
» bloient avoir été bannis du monde pour
> faire place à ira jargon bizarre, à une fré-
» nésie religieuse, et à un zèle emporté. Tous
>■> citoicnt l'Ecriture ; tous prétendoient avoir
» des inspirations, des visions, des révéla-
» tions, des ravissemens d'esprit; et les pré-
» tentions de tous étoient également fondées.
» On soutenoit fortement qu'il convenoit d'a-
» bolir le sacerdoce et la royauté , parce que
» les prêtres étoient les serviteurs de Satan,
» les rois des délégués de la prostituée de
» lîabylone , et que l'existence des uns et des
( 36o )
» autres etoit incompatible avec le règne
» du Rédempteur. Ces zélés dénonçoient la
» science comme une invention païenne, et
» les universités comme des séminaires de
» l'impiété anlichrétienne. La sainteté de ses
» fonctions ne protégeoit. point le Pontife,
» la majesté du trône ne défendoit pas le Roi :
» l'un et l'autre, devenus un objet de mépris
» et de haine ; étoient enfin égorgés par d'im-
>» pitoyables fanatiques , dont le seul livre
» étoit la Bible , sans notes ni commentaire.
» L'enthousiasme pour la prière , la prédica-
» tion , la lecture des livres saints , étoit
» alors au comble. Tout le monde prioit,
» tout le monde préchoit , tout le monde li-
» soit, et personne n'écôutoit. Point d'atro-
» cité qu'on n'essayât de justifier par l'auto-
» rite de l'Ecriture. On en employoit le
» langage dans les transactions les plus ordi-
» naires de !a vie. C'étoit avec des phrases
» tirées de 1 Ecriture , qu'on traitoit de l'état
» intérieur de la nation, et de ses rapports
» extérieurs ; avec l'Ecriture , on tramoit
» des conspirations, des trahisons, des pro-
> scnplions; et elles n'étoient pris seulement
:■-> justifiées, mais consacrées par des citations
» d^ i Yrriturc. Ces faits historiques ont sou-
» vont étonné les gens de tien, et consterné
» Ivs âmes pieuses. Mais , tout entier à ses
( 36i )
» sentimens , le lecteur oublie trop la leçon
» que renferme celte terrible expérience ;
» savoir, que la Bible, sans explication ni
» commentaire , n'est pas laite pour être lue
» par des hommes grossiers et ignorans
» La masse du genre humain doit se con-
» tenter de recueillir son instruction d'autrui;
» elle ne sauroit approcher des sources de la
» science. 11 faut qu'elle reçoive les vérités les
» plus importantes, en médecine, en juris-
» pru lence, en physique, en mathématiques,
» sur l'autorité de ceux qui les puisent à la
» source première. Etquant au Christianisme,
» on a, en général, constamment suivi la
» même méthode ; cl toutes les fois qu'on
» s'en est écarté à un certain point, la société
» a été ébranlée jusqu'à son centre (i). »
Parmi les ministres de l'Eglise anglicane,
qui partagent ces sentimens, je pourrois citer
M. Phelan, et l'archidiacre de lluntingdon,
qui a essayé de prouver que les crimes aug-
mentent en Angleterre proportionnellement
au nombre d'exemplaires de la Bible qu'on
distribue. M. VVix a aussi attaqué les sociétés
bibliques, dans un ouvrage très- remarquable,
(i) Thoughts on ihc U-iideruy oi Bible Socicties, h\
ihc Rcv. O'CallagUan.
( 362 )
publie récemment à Londres. « La société bi-
» blique nationale et étrangère , dit-il , agis-
» sant de concert avec des personnes de toutes
» sectes, tend certainement à propager un
» vaste système d'indifférence, fatal aux vé-
» ritables intérêts de l'Evangile (i). » Après
avoir peint les tristes effets du zèle inconsi-
déré des distributeurs de la Bible : « Tels ont
» été, ajoute-t-il, les progrès du schisme, sous
» l'influence de cette société funeste , orga-
» nisée sur un plan incompatible avec la pu-
» reté du Christianisme, et dangereux pour
» l'unité de la foi, si instamment recomman-
» dée par Jésus-Christ et ses apôtres (2). »
On vient d'entendre parler des écrivains
protestans , et leur langage paroîtra peut-
(1) The British and Forcign Bible Society, acling
in concert with persons of ail professions of religion ,
superinduces , indeed , a grand syslem of indifférence ,
fatal lo ihe genuine inlercsls of the Gospel. Refleclions
concerning the expediency of a council of the Church
qf England and the Church of Rome , etc. p. 86. Lon-
don , 1819.
(2) Such lias been the progress of schism under this
delusive and mischievous Society, organized on a wild
plan of compréhension , regardless of the purity of
christianity , and injurious to the unity of failli , so ear-
nestly desired by Jésus Christ and his Apostles. Jbid.
pag. 88.
( 363 )
être moins modéré que le mien. Voilà ma
réponse à ceux qui m'accusent d'esprit de
parti. Décidé, pour ce qui me concerne, à
terminer ici une discussion déjà trop longue,
je finirai par ces paroles de M. Wix : « On
» trouvera dans cet écrit quelques réflexions
» sur les sociétés bibliques, que Ton considère
» comme une grande source d insubordination
» et de schismes religieux. On s'offensera sans
» doute de ces réflexions. L'auteur en sera
» très-affligé ; mais il a trop à cœur la pureté
» du Christianisme et l'union de tous les
» Chrétiens , pour que la crainte de blesser
» l'empêche d'exprimer son sentiment, et de
» pousser un cri d'alarme, qui peut, avec
» l'aide de Dieu, arrêter les progrès du
» schisme et des fausses doctrines (i). »
(i) Some of the opinions, which will be found to-
wards ihe close of ihese Rcflections concerning ihe
Brilish and Foreign Bible Society , winch is considered
to bc ihc grand modem engine of rchgious schism and
insubordination, will doubtless give offence. This Avili
occasion much sorrow lo the writer; but hc is too dee-
ply interested for the purity of Christianity , and too
.uixious for the harraony of tbc Go-pel, lo be deterred
frpm the expression ot his sentiments, and from the
souuding an alarm: which, by the blessing of God,
may yet check the carcer of schism, and res train the
progress of false doctrine. Ibid. Pref. p. xxviij.
1VVVVVVVV\VV\VVVVVV\\'VWIVVV/\*iVVVVVVVVVVVVVVVVVVVV\\iVV'VVVVVVVV\iVVWVMVWVWWVV\\>.
SUR LES VIES DES JUSTES:
Par M. l'abbé Carron.
(1818.)
JL/E même qu'il existe un certain ordre de
vertus qui n'appartiennent qu'aux peuples
chrétiens, il y a, dans l'exercice de ces ver-
tus, un certain degré de perfection exclusi-
vement propre aux nations catholiques ; et
l'on pourroit tirer de ce fait remarquable
une preuve singulièrement forte de la vérité
de notre religion, contre toutes les sectes sépa-
rées ; car il est beaucoup plus évident que la
véritable religion doit perfectionner l'homme
moral, qu'il ne l'est, par exemple , que Jésus-
Christ n'ait institué que trois sacremens.
Les novateurs du seizième siècle ont fait
deux choses : ils ont détruit le principe de
foi en renversant l'autorité, et le principe
d'action , en niant les mystères d'amour ; ce
qui lésa conduits, d'une part, à toutes les
erreurs, et de l'autre , aune indifférence pro-
( 365 )
fonde sur les devoirs, et à un froid égoïsme ,
qui semble être aujourd'hui le trait le plus
marqué du caractère des nations protestantes.
La Réforme, en tant que secte, ne se sou-
tient que par la haine. Sans persuasion comme
sans affection, elle n'a pas même, à propre-
ment parler , de doctrine , puisque ses sym-
boles, perpétuellement variables, se multi-
plient à l'infini. Tous les dogmes lui sont bons ,
hors les dogmes catholiques : elle vit en paix
avec toutes les opinions , même les plus con-
tradictoires , même les plus funestes : intolé-
rante pour la vérité seule , elle la hait par prin-
cipe autant que par instinct ; et si cette haine
venoit à s'éteindre demain , demain la Piéforme
cesseroit d'exister : elle ne l'ignore pas; et
voilà pourquoi, en certains pays, elle prend
tant de peine pour entretenir dans le cœur
des peuples ce sentiment odieux, par mille
absurdes calomnies contre l'Eglise romaine.
Mais la haine v non plus que l'incroyance,
n'enfante rien de noble, rien de généreux : il
faut croire à la vérité pour lui sacrifier tout,
fortune, plaisirs, et la vie même ; il faut aimer
Dieu pour servir les hommes. Aussi les beaux
dévouemens de la charité, en quelque genre
que ce soit, sont-ils le caractère distinctif,
et , si je l'ose dire , l'attribut incommunicable
de la religion d'amour.
( 306 ;
Comparez les missions protestantes à nos
missions : quelle inexprimable différence, et
dans l'esprit qui les forma, et dans le succès,
et dans les moyens ! Où sont les ministres pro-
testans qui sachent mourir pour annoncer à
l'Américain sauvage ou au Chinois lettré la
bonne nouvelle du salut ? L'Angleterre peut,
tant qu'elle voudra, nous vanter ses apôtres
à la Lancaster et ses sociétés bibliques ; elle
peut, dans de fastueux rapports, nous pein-
dre les progrès de l'agriculture chez les Nè-
gres, et des sciences élémentaires chez les In-
dous; toutes ces pitoyables missions de comp-
toirs, dont la politique est l'unique moteur,
comme 1 or en est l'unique agent, ne prou-
veront jamais autre chose que 1 incurable
apathie religieuse des sociétés protestantes,
que l'intérêt seul remue ; et quiconque sait
distinguer une grande action inspirée par un
sublime motif, dune démarche dictée par un
vil calcul, reconnoîtra, s'il est de bonne foi ,
qu'il y a l'infini entre cet évèque de Tabraca ,
qui vient de périr sous le glaive de la persé-
cution, dans le Sutchuen, au milieu diktrou-
peau que son courage et ses sueurs avoient
conquis au Christianisme , et le missionnaire
méthodiste, que son zèle prudent ne conduit
que dans les lieux où la vie ne court aucun
danger, et qui, d'après un marché conclu
(36,)
d'avance, se fait payer tant par tête ses con-
vertis.
La stérilité de la Réforme en œuvres de
charité est surtout frappante , lorsqu'on la
compare à la pieuse magnificence , j'ai pres-
que dit à la sainte profusion de la religion
catholique. Là, presque tout est ostentation,
même la pitié , même l'aumône ; et loin que
la main gauche ignore ce que fait la droite, la
renommée n'a pas assez de trompettes pour
le publier. Je conçois que ces dons orgueil-
leux , dont le secret est soigneusement confié
à tous les échos, aient créé à certains peu-
ples habiles à se faire valoir, une réputation
éclatante de générosité ; et, quel qu'en soit le
fondement, je ne la leur contesterai point:
car, au fond , j'attache trop peu de prix à
cette facile vertu , qui ne consiste qu'à ré-
pandre l'argent , pour la revendiquer comme
l'apanage exclusif des nations catholiques.
Ce qui leur appartient en propre , ce n'es!
pas la fastueuse philanthropie , non , certes ;
mais la véritable charité, qui a fondé dans
leur sein tant d'institutions louchantes , où
l'homme ne sert pas ses semblables de ses
biens seulement, mais de sa personne, et
dans les fonctions les plus pénibles comme
les plus obscures, avec une constance que
rien n'épuise , et un amour que rien ne re-
( 368 )
bute , ni l'aspect le plus repoussant de la
misère, ni les plus dégoûtantes infirmités,
ni les soins les plus humbles et les plus assi-
dus, prodigués à tous les genres de malheu-
reux, dans les réduits de l'indigence, dans
les hôpitaux , dans les prisons : voilà ce qui
coûte à la nature, voilà ce qu'on ne peut
voir, ni même entendre raconter sans admi-
ration, sans être ému jusqu'au fond de famé ;
mais aussi voilà ce que la religion catholique
seule obtient de l'homme ; et ce prodige ,
plus étonnant, aux yeux de qui sait penser,
que la résuirection d'un mort, suffiroit pour
démontrer au cœur la divinité de cette reli-
gion sainte , quand la raison n'en auroit pas
d'incontestables preuves.
11 seroit facile d'étendre aux autres vertus
ce parallèle , et de montrer qu'elles ne s'é-
lèvent à une certaine hauteur que sous l'in-
fluence immédiate de la doctrine qui les fit
naître. Mais on vérifiera aisément soi-même
cette observation , en parcourant le recueil
de Vies que nous annonçons au public. Cha-
cun, dans son état, y trouvera des modèles
de la perfection où il doit tendre; car le
Christianisme , qui seul a bien fait connoître
à 1 homme sa faiblesse et sa corruption , a
ceci de merveilleux , qu'il n'exige de l'homme
rien moins que la perfection de Dieu même :
(369)
Soyez parfaits comme vofre Père céleste est
parfait. Il n'apparlenoit de guérir la plaie
hideuse de notre nature, qu'à la religion qui
en a sondé la profondeur. Et voyez en effet
à quel degré de perfection peut atteindre
cette nature infirme et débile , quand la reli-
gion l'anime et la soutient : quelle humilité
sublime, et à la place de quel orgueil! Quel
inépuisable amour des hommes, et à la place
de quelle dure indifférence, et souvent même
de quelle haine! Quelles hautes vertus enfin,
et à la place de quels vices, de quelles pas-
sions , de quels forfaits !
Telles sont les réflexions qui se présentent
ten lisant la pieuse biographie dont nous
sommes redevables à M. l'abbé Carron. Dans
un siècle d'impiété et de dépravation , lors-
que les controverses sont épuisées, et que
(le raisonnement ne peut plus guère que tour-
ner dans le même cercle , il est temps de
recourir aux puissantes leçons de l'exemple,
dernier moyen de persuasion , et peut-
être le plus sûr de tous. Les fruits heureux
qu'ont déjà produits les Vies des Justes dans
la profession des armes , et dans les con-
ditions les plus humbles de la société , en
sont une preuve sans réplique ; comme ils
sont encore pour l'auteur le plus doux
prix de son travail, et le plus précieux en-
=4
( 37o )
couragement pour le poursuivre avec con-
stance.
Sur le même sujet.
Plutarque et quelques autres biographes
anciens, nous ont donné les Vies des Hommes
illustres de la Grèce et de Rome. Tout l'art
des rhéteurs et toute la puissance du talent
ont été mis en œuvre pour faire ressortir les
qualités brillantes et les vertus, quelquefois
étrangement suspectes, des héros et des sages
de l'antiquité; et en effet, ces noms fameux,
à qui l'on nous habitua dès l'enfance à payer
le tribut d'une admiration héréditaire, triom-
phant de la résistance d'une raison plus mûre,
subjuguent encore notre imagination , en-
traînée par les acclamations des siècles. Nous
avons beau nous représenter ce que c'étoit
au fond qu'un Brutus, un César, un Caton ,
un Thémistocle , un Aristide même , nous
oublions, comme malgré nous, en leur fa-
veur, les règles ordinaires qui déterminent
nos jugemens dans l'appréciation des hommes
et de la véritable grandeur; et il y a peu
d'âmes assez fortes pour ne se pas prostorner
devant ces simulacres gigantesques de la gloire
humaine , qui nous apparoissent dans le loin-
( 3 i }
tain des âges, au milieu des prestiges d'une
fastueuse renommée.
Si vous exceptez quelques poètes et un petit
nombre d'autres écrivains, les personnages
dont s'enorgueillit l'antiquité païenne, se di-
visent en deux classes , les guerriers et les
philosophes; et, sous ce dernier titre, je
comprends les législateurs, qui, pour la plu-
part, n'étoient en effet que des philosophes,
à qui, sur le bruit de leur sagesse, on con-
fioit le soin de l'Etat ; et c'est peut-être pour
cette raison que nos philosophes modernes ,
qui sûrement ne se croyoient pas moins sages
que les anciens, voulurent, sans qu'on les en
priât , devenir des législateurs aussi bien
qu'eux. Or, il suffit de savoir ce qu'étoit,
avant l'établissement du Christianisme , le
droit de la guerre, pour juger de ce qu'a coûté
à la race humaine la gloire de quelques hom-
mes illustrés par les armes ; comme il suffit
aussi de connoitre l'état des mœurs chez les
anciens, et l'effroyable corruption introduite
ou tolérée par leurs lois, pour juger des obli-
gations que ces peuples eurent à leurs phi-
losophes, inventeurs d'une morale qui per-
mettoit les plus infâmes vices, et d'une lé-
gislation qui juslifioit et quelquefois même
commandoit les crimes les plus atroces. Ce
n'est pas qu'il ne se soit rencontré parmi eux
24
(372 )
des parleurs de vertu; et que leurs livres,
comme ceux de nos sages , n'abondent en
belles maximes : mais , suivant l'observation
de Montaigne, « en toutes les chambrées de
» la philosophie ancienne , cecy se trouvera,
» qu'un mesme ouvrier y publie des reigles
» de tempérance, et publie ensemble des
» escrils d'amour et de desbauche. » Ce con-
traste est un des caractères de la philosophie
à toutes les époques.
Voici maintenant un autre spectacle : la
religion nous offre à son tour ses Hommes
illustres. Us ne s'annoncent point avec éclat ;
ils n'ont rien de ce qui attire les regards, et
produit la célébrité. Que d'autres ravagent
les empires, régnent, le glaive à la main , sur
les nations consternées; pour eux, ils ont
appris de leur céleste instituteur à ne pas
rompre le roseau déjà brisé , à ne pas éteindre
la mèche oui fume encore. Aussi leur nom n'a
point retenti dans le monde; mais il étoit
bien connu de l'indigent, qu'ils soulageoicnt ;
de la veuve, dont ils étoient l'appui; de l'or-
phelin , qui retrouvoit en eux un père ; du
malade, qu'ils visitoient sur son grabat ; de
l'affligé, dont ils essuyoient les larmes, et qui,
près de ces anges consolateurs, s'étonnoit de
sentir renaître un peu de joie au fond de
son cœur flétri. Pouvoir admirable du Chris-
(373.)
tianismeî il n'est point de si profonde dou-
leur, d'angoisse si amère, que n'adoucissent
quelques paroles simples, mais prononcées
avec l'accent de la foi et l'onction de l'amour.
Si la philosophie , dans ses rêves de bienfai-
sance, imagina (i) d'établir des bureaux de
consolation, qui encore n'existèrent jamais
que dans ses livres ; en cela même on recon-
noît la triste impuissance où est l'homme
de guérir les plaies qu'il a faites. Importunée
des malheureux dont elle ne sauroit éviter
l'aspect, la pitié philosophique essaie en vain
de tarir leurs pleurs avec de froids raison-
nemens ou des phrases sentimentales ; tandis
que la religion , parcourant la terre , recueille
des millions d'infortunés, les amène au pied
de la croix , leur montre en silence ce signe
sacré , mystérieux symbole de douleur et d'es-
pérance , et ils s'en retournent consolés.
Les sophistes de notre siècle ont sans cesse
à la bouche le mot d'humanité : qu'ont-ils fait
pour soulager les misères humaines? Où sont
les établissemens qu'ils ont fondés? En quel
lieu inconnu leur nom est-il prononcé avec
reconnoissance par le pauvre? Je vois par-
tout les monumens de la charité chrétienne :
(1) Voyez les Etudes de la Nature , par Bernardin
de Sainl-Pierre.
( 374 )
qu'on me dise où j'apercevrai ceux de la
bienfaisance philosophique: Les disciples de
Jésus Christ ont passé, comme leur maître,
en taisant le bien ; et les disciples de la gloire
cl de la sagesse, en dévastant la terre par
leurs armes et par leurs doctrines.
En lisant les vies des premiers, on éprouve
un pieux altendrissement, une sorte de joie
indéfinissable. 11 semble que la sérénité d'âme,
le contentement intérieur que procure l'exer-
cice habituel des vertus, et qui fut sans doute
le partage de ces hommes de charité et de
paix , se communique à vous, et vous devienne
propre en quelque manière. 11 n'est pas jus-
qu'à ces simples appellations, le bon Robert,
le bon. Henri, qui n'offrent je ne sais quoi de
touchant et de doux. On aime à voir agir ces
vrais amis de l'humanité , sévères pour eux
seuls, indulgens pour leurs frères; on aime
à les entendre. Il y a plus de vraie philoso-
phie dans leurs discours sans prétention , et
surtout dans leurs œuvres, que dans tous les
écrits des philosophes anciens et modernes.
De plus, et c'est la principale utilité de l'ou-
vrage que nous annonçons, il est impossible
qu'en contemplant ces admirables exemples,
on ne se sente pas porté plus ou moins à les
imiter. M. l'abbé Carron a donc rendu un
véritable service à la religion, en publiant
( 375 )
les Vies des Justes. Elles sont toutes éminem-
ment propres à édifier, à instruire , à faire
aimer et bénir la religion. Il en est une qui,
si jamais elle est écrite , ne produira pas moins
sûrement les mêmes effets, et c'est celle de
Fauteur.
'.\\^\\V\\i\VV>Ait'kl\VlVVV\'VV'V\VV<VWV\WW\'V\'\'VVVVt'V\'V'V'W\'VWVWVVWVW\\\X'Vii\i«'.'
DE L'UNIVERSITÉ IMPÉRIALE.
Parrere personis, dicere de vitiis.
(.8,4.)
XJe toutes les conceptions de Buonaparte, la
plus effrayante pour l'homme qui réfléchit,
la plus profondémentantisociale, enunmot,
la plus digne de lui , je n'hésite point à le dire ,
c'est T Université. Lorsque le tyran crut avoir
assuré par tant d'horribles lois le malheur de
la génération présente , il éleva ce monstrueux
édifice comme un monument de sa haine pour
les générations futures , et sembla vouloir
ravir au genre humain l'espérance même.
Chaque année on décimoit le peuple fran-
çais par la conscription ; des impôts exces-
sifs . levés arbitrairement, épuisoicnt les der-
nières ressources du riche comme du pauvre ;
mais ces maux avoient un terme nécessaire
dans leur excès même , tandis qu'au contraire
ceux qui* résultoient des lois impériales sur
F éducation, ne pouvoient que s'accroître sans
mesure. Qu'on se représente .s'il est possible,
ce que devoir devenir une nation que son gou-
( 377 )
vernement plaçoit entre une ignorance abso-
lue et la plus hideuse dépravation ; où Ion
épioit la naissance de l'enfant pour se hâter de
le corrompre; pour étouffer dans son cœur le
germe de la conscience; pour lui apprendre,
dès le berceau, à bégayer le blasphème, et à
abjurer le Dieu que son intelligence ne conce-
voit pas encore.
A l'aspect d'un tableau qui n'est si révoltant
que parce qu'il est fidèle , deux espèces
d'hommes crieront à l'exagération , ceux qui
n'ont aucun intérêt à connoitre les nouvelles
écoles , et ceux que leur position met à por-
tée de les connoitre le mieux. Je dirai an\
uns: Lisez, informez-vous, voyez. Il n'y a
rien à dire aux autres.
Pour bien juger l'institution dont nous al-
lons signaler les abus, il faut considérer le
but que Buonaparte se proposoil en la créant,
car elle nYtoit qu'une branche d'un système
plus étendu , et devoit concourir, comme
auxiliaire, au succès du plan de campagne
formé par le moderne Attila contre la société.
Ennemi, par instinct, de la civilisation, il
sentoit qu'un peuple éclairé, et chez qui le
ressort moral subsistent encore , ne se plicroit
jamais complètement au despotisme militaire,
parce qu'une force aveugle ne sauroit régir
long-temps que des êtres aveugles
(378)
Voulant donc transformer la France en un
vaste camp toujours prêt à s'ébranler au pre-
mier signal, et faire de tous les Français
comme un seul corps passivement soumis à
ses caprices, et, pour ainsi dire, animé de
son funeste génie , il résolut de livrer la
masse de la nation à un abrutissement sau-
vage , en permettant à quelques individus de
s'élever jusqu'à la barbarie savante. De cette
sorte, il s'assuroit, pour l'accomplissement
de ses projets de conquête, un fonds presque
inépuisable de matière premèire , et des hom-
mes en état de mettre cette matière en œuvre.
Plusieurs choses cependant étoient encore
indispensables. Il falloit dans les instrumens
de son ambition un dévouement absolu à ses
volontés, quelles qu'elles fussent, et par
conséquent, à des volontés immorales un dé-
vouement immoral : il falloit à la place de
la religion, qui avertit l'homme de ses devoirs,
un culte politique qui les lui fit oublier ; à la
place de l'honneur, le fanatisme de la fortune,
et cette muette obéissance qui présente ou
reçoit le cordon sans hésiter et sans murmu-
rer. L'Université suffit à tout.
Je me hâte de le déclarer , ce ne sont point
les hommes que j'accuse , mais les institutions.
Parmi les membres de l'Université, il en est,
et en grand nombre, qui ont droit à l'estime
(379)
et à la reconnoissance publique , pour le cou-
rage avec lequel ils se sont constamment ef-
forcés d'arrêter le torrent des mauvaises
mœurs et des doctrines perverses; mais que
pouvoient-ils contre les intentions bien pro-
noncées de celui qui gouvernoit ? Souvenez-
vous, répondoit un inspecteur plein de zèle
à quelqu'un qui lui adressoit de fortes repré-
sentations, souvenez- vous que le Grand-maître
est ministre. Ce mot peint à la fois et la ty-
rannie de Buonapartc, qui ne vouloit, même
dans les plus hautes places, que de simples
exécuteurs de ses ordres, et le honteux as-
servissement des Français, à qui on avoit
tout ôté, jusqu'à la faculté de se plaindre.
Dans un siècle qui vante sa philosophie , et
chez un peuple qui s'honore de ses lumières,
on vit ce qu'on n'avoit jamais vu chez aucun
peuple ni dans aucun siècle, l'ignorance or-
donnée , sous peine d'amende et de prison, à
quiconque ne voudroit pas recevoir ou ne
pourroit pas payer renseignement prescrit
par le prince. L'instruction fut rigoureuse-
ment interdite à tout enfant qui n'appartenoit
pas à des pareils riches : et à quelle époque
encore ? après une révolution qui venoit de
dépouiller de leur fortune la plupart des fa-
milles naguère les plus distinguées et les plus
opulentes. Pour les consoler de leur ind.i-
( 38o )
gcncr , un gouvernement paternel leur dé-
fendoit d'en sortir, et parce qu'elles étoient
malheureuses, les dégradoit du rang qu'elles
occupoient dans la société.
La charité même n'eut pas la liberté d'ou-
vrir des écoles gratuites, à moins de payer
un impôt sur ses propres aumônes ; encore
se lassa-t-on bien vite de cette condescen-
dance. L'éducation eut son tarif, ses douanes,
et ses objets prohibés. Tel maître , même en
acquittant le tribut, ne pouvoit enseigner
que telle chose et jusqu'à tel degré. L'un ne
pouvoit faire voir que Tite-Live à ses écoliers ;
un autre , plus en faveur, étoit autorisé à leur
expliquer Tacite. Des préposés veilloient à
empêcher la fraude et à faire rentrer les
droits. Tant pour apprendre à connoître ses
lettres, tant pour s'exercer à les former, tant
pour décliner musa. Chaque établissement
avoit sa comptabilité, qui n'étoit pas ce qu'on
examinoit avec le moins de rigueur dans les
redoutables descentes appelées inspections.
Des tableaux, à plusieurs colonnes, dévoient
contenir, avec le nombre et le nom des pen-
sionnaires et des externes, la date précise de
l'entrée et de la sortie de chacun. Celui qui
venoit à la fin du mois, devoit la rétribution
pour le mois entier, et les encouragemens de
même nature étoient multipliés presque à
(38i )
l'infini. Qu'arrivoit-il de là ? Que dans l'im-
possibilité où se trou voient une foule de fa-
milles honnêtes d'acquitter ces iniques impôts,
on employoit tous les moyens de les y sous-
traire , on présentait des listes inexactes , on
composoit avec sa propre délicatesse , pour
ne pas manquer aux saints devoirs de l'hu-
manité. Heureux quand une visite imprévue,
en trahissant le nombre réel des élèves , ne
vous exposoit pas à des amendes énormes
ou à une suppression ruineuse ! J'ai vu , dans
une occasion semblable, les inspecteurs entrer
par une porte , tandis que les écoliers sortoient
par la fenêtre opposée. Ces innocentes créa-
tures long-temps après trembloient encore
de frayeur d'avoir été surprises un Rudiment
à la main.
Et pourquoi tant de vexations ? Pour payer
ceux qu'on forçoit de les exercer. On a cal-
culé qu'en supposant le modique superflu des
parens absorbé par les frais ordinaires de
l'école , et c'est assurément le cas le plus com-
mun , il falloit, pour fournir aux seuls ap-
pointemens du Grand-maître, que chaque jour
cinq mille enfans se retranchassent une partie
de leur chétif morceau de pain. M. de Fon-
tanes , dont l'ame est si sensible et si belle, a
dû quelquefois trouver le sien bien amer !
Oue seroit-ce , si l'on supputoit toutes les
( 382 )
sommes dévorées par une administration non
moins dispendieuse qu'inutile! chancelier,
trésorier, conseillers, secrétaires, inspec-
teurs généraux et particuliers, recteurs, com-
mis, frais de bureau de toute espèce , provi-
seurs des lycées, censeurs, économes, pro-
fesseurs en titre et agrégés ; enfin , que sais-je ?
Il existe tel Etat dont les revenus ne suffiraient
pas poursoldercette armée immense de doua-
niers de renseignement , et Rome gouverne
à moins de frais toute la chrétienté.
Si un pareil ordre de choses se perpétuoit,
ce qu'à Dieu ne plaise, il en résulterait infail-
liblement la renaissance de la barbarie ; car
on se lasse de lutter contre l'oppression; les
moyens d'acquérir des connoissances furtives
deviennent de plus en plus rares ; on se résigne
à l'ignorance comme à une maladie incurable ,
et l'on finit même par s'y enfoncer avec une
brutale complaisance.
Chose étrange ! L'homme qui a élevé au
plus haut degré de splendeur l'ancienne Uni-
versité , il ne lui eût pas même été permis d'é-
tudier dans la nouvelle. Rollin , hors d'état
d'acquitter les rétributions universitaires ,
comme on les appelle , aurait toute sa vie
tourné la meule et poli l'acier dans la boutique
de son père. La France, sous un pareil ré-
gime, n'aurait eu ni Massillon, ni Jean-Bap-
( 383 )
liste Rousseau, ni Fléchier : et que de noms
fameux dans les sciences et dans les arts eus-
sent été également perdus pour elle ! Avec
ces 1 églemens dignes des Vandales et des Huns,
on auroit mutilé toutes les branches de sa
gloire.
Au reste, que l'Université ferme ses écoles
aux enfans du pauvre , ce n'est pas ce que je
lui reproche ; elle les sauve de sa corruption :
mais empêcher qu'on ne forme pour eux d'au-
tres établissemens , voilà l'injustice qui ré-
volte. Dans l'état actuel des mœurs , si vous
refusez aux hommes une bonne instruction ,
ils en recevront malgré vous une mauvaise, de
tout ce qui les environne. Trop souvent au-
jourd'hui lesfamilles sont les plus dangereuses
écoles pour les enfans: ouvrez-leur en , hâtez-
vous de leur en ouvrir d'autres, où, attirés
par l'espoir d'acquérir des connoissances
utiles , peut être par le désir permis de s'éle-
ver au-dessus de la condition où le sort les
fit naître , ils puisent les principes qui garan-
tissent la sûreté et le bonheur de toutes les
conditions. Sans doute il importe peu qu'ils
étudient avec plus ou moins de fruit une
langue morte, qu'ils sachent lire, écrire, cal-
culer; mais il importe qu'ils sachent leur ca-
téchisme, qu'ils connoissent leurs devoirs, et,
autant qu'il se peut , les motifs de leurs dp-
( 384)
voirs ; qu'ils soient plies , pour ainsi dire , dès
le berceau , par une discipline sévère à l'ha-
bitude de l'obéissance : voilà ce qui intéresse
éminemment la société. Ah ! que la religion,
qu'on accuse d'étouffer les lumières, éioit
sage ; qu'elle se montroit prévoyante dans
cette fouie d'établissemens qu'elle avoit fondés
en faveur de l'enfance , dévouée par la philo-
sophie de notre siècle à une ignorance absolue!
Un jour viendra où ce grand bienfait étant
enfin dignement apprécié , nous nous étonne-
rons de notre longue et stupide ingratitude.
Après avoir contemplé ce qui étoit , on
éprouve un sentiment pénible en reportant
ses regards sur ce qui est. Etudier le génie de
Buonaparte dans les institutions qu'il forma,
c'est sonder les noires profondeurs du crime,
et chercher la mesure de l'humaine perversité.
Les entraves qu'il mit à l'éducation servoient
ses desseins sous un rapport auquel peut-être
on n'a point fait encore assez attention. Elles
tendoient à avilir le caractère national en
propageant le culte de l'or. Les richesses de-
venant l'unique moyen de distinction, on
prenoit rang, selon ses revenus, dans la hié-
rarchie sociale : échelle honteuse, où la con-
sidération étoit évaluée par sous et deniers ;
système funeste , qui seul eut suffi pour ren-
verser la société.
( 385 )
Étiez-vous ruiné par une de ces rapides
variations dans la politique , qui désoloient et
écrasoient le commerce ; le tyran a voit- il fait
brûler votre fortune sur la place publique ;
des lors vos enfans , condamnés sans retour
à végéter comme des plantes ou à se mouvoir
comme des automates , n'avoient d'autre res-
source que de manier le hoyau ou de porter
le mousquet. De là cette fureur de s'enrichir,
à quelque prix que ce fût , pour échapper à
l'abjection ; de là cette basse idolâtrie , qui
prosternoit l'honneur, la naissance, la vertu
même , aux pieds de quelques ignobles par-
venus.
Mais enfin, qu'étoit-elle en soi cette fas-
tueuse éducation si chèrement vendue aux
Français , et qu'on les forçoit de recevoir ,
sous peine de n'en avoir aucune ? D'abord ,
son principal but, ce n'est pas assez dire , son
but unique, étoit d inspirer aux enfans les
goûts et l'esprit militaire. Conduits au son du
tambour, divisés par compagnies, par es-
couades, avec des officiers, des sergens, ies
caporaux , astreints rigoureusement à l'exer-
cice ; tout, jusqu'à l'habit uniforme, et au
genre même des punitions, ne leur rappe-
loit que des idées de guerre. Chaque lycée
offroit l'image d'une caserne : c'étoit la même
discipline , et à peu près le même appareil
25
( 386 )
Le brait des armes retentissoil sans cesse à
l'oreille des élèves; on imprégnoit , pour
ainsi dire , de sang leurs jeunes âmes. Les
ordres les plus slricts prcscrivoient de don-
ner pour sujet presque exclusif de thèmes et
de versions les batailles de Buonapartc ; lui-
même il disoit, Tout Français est soldat, et en
conséquence on luifabriquoit des soldats dans
ses écoles , comme des canons dans ses fon-
deries.
Avant qu'un Corse eût daigné nous dévoiler
ses hautes pensées , on avoit toujours cru que
les établissemens publics, où les générations
successives viennent recueillir le bienfait
d'une institution commune , ayant pour but
de former des sujets pour tous les états , ne
doivent diriger l'enfance vers aucun en par-
ticulier , mais la préparer à bien remplir celui
auquel les circonstances, ou son propre choix,
l'appelleront dans l'avenir. Un décret de Buo-
naparte nous détrompa de cette vieille erreur.
11 nous apprit que pour être un jour bon ma-
gistrat, administrateur intègre, médecin ,
commerçant, homme de lettres , il falîoit, de
nécessité première , s'être exercé à marcher
en ligne , à tourner à droite et à gauche , et
que les mains du prêtre destinées à offrir sur
un autel pacifique la victime céleste immolée
pour le salut des hommes, dévoient avant tout
( 38; )
savoir manier les armes qui servent à les
égorger.
Ce monstrueux renversement de toutes les
idées reçues, cette extravagante violation de
toutes les convenances sociales, n'étoit que le
moindre vice de l'éducation des lvcées. Nous
devons encore la considérer sous le triple
rapport de la religion, des mœurs et de l'in-
struction.
Nous ne parlerons point du mode d'orga-
nisation des Facultés de théologie, qui, en
mettant l'enseignement entre les mains de
professeurs nomm.es parle prince, dépouille
les évèques d'un droit sacré qu'ils tiennent de
Dieu même , et livre la doctrine et la foi à la
discrétion du Gouvernement. L'objet mani-
feste de cette mesure, imaginée pour la pre-
mière fois par Joseph 11, étoit de s'emparer
de l'éducation ecclésiastique , de corrompre
le ministère dans sa source , et de faciliter le
schisme , en chargeant quelques hommes dé-
voués d'en propager les principes , et si Ton
ose s'exprimer de la sorte, d'en déposer le
germe dans un sol où l'on se prometloit de le
faire prospérer.
D'après les lois de l'Université, \rs préceptes
de la religion catholique doivent être la base
de l'éducation. Mais qu'est-ce que les pré-
ceptes de la religion catholique, sinon la mo-
2J.
(388 )
raie de l'Evangile, qui appartient également
à toutesles sectes chrétiennes? On exclut donc
le dogme par ce seul mot, et Ton proclame
l'indifférence des religions, ou le déisme,
quin est , dit Bossuet , qu un athéisme déguisé.
Le zèle du clergé avoit établi un grand
nombre d'écoles, où les enfans éloient élevés
réellement dans la religion catholique, sans
distinction de préceptes et de dogmes. Ces
écoles , soutenues par la confiance publique,
ne tardèrent pas à inspirer de Fombrage. On
commença par ordonner que les écoliers as-
sisteroient aux leçons des lycées et des collè-
ges , pour participer aux avantages d'une in-
struction moins superstitieuse. A ce moyen ,
on enlevoit aux établissemens proscrits tous
tes externes , et on doubloit pour les pension-
naires les frais de l'enseignement. Telle étoit
néanmoins la terreur qu'inspiroient les lycées
et certains collèges , que la plupart des écoles
ecclésiastiques résistèrent au choc qui devoit
infailliblement les abattre. A peine s'aperçut-
on qu'on avoit manqué son but , que des com-
missaires partent en bâte , et le marteau de
Couthon à la main , parcourent les provinces
en frappant, au nom de la loi, les institutions
qui dévoient tomber. Le fruit de plusieurs
années de travaux et de dévouement fut
anéanti en quelques jours ; et l'on crut voiv
( 38q )
2a religion s'écrouler sous le sceptre du des-
pote qui.affectoit de s'en déclarer le protec-
teur.
Chaque Lycée a son aumônier, je le sais ;
mais je sais aussi que les hommes respectables
qui se dévouent à cette pénible fonction,
gémissent de l'inutilité de leurs soins mal
secondés , quelquefois même ouvertement
contrariés, et qui trop souvent ne leur pro-
curent que des dégoûts et des outrages. Il y
en a, et j'en connois, qui ont été contraints
de se démettre , parce qu'insultés griève-
ment, ils n'avoient pu obtenir une légère ré-
paration.
Presque partout les exercices religieux
n'étoient qu'un scandale de plus. Dans une
école spéciale, pour concilier les bienséances
publiques avec la commodité particulière ,
on avoit imaginé l'expédient de faire assister
les élèves à la messe par députalion.
Ailleurs on a vu , avec une sorte d'épou-
vante, presque tout un Lycée, les chefs à la
tête, approcher, à jour fixe , de la sainte
table, et recevoir le corps d'un DieA sur cette
même langue qui la veille prêchoit l'athéisme.
C'est ainsi qu'on prélendoit répondre au re-
proche d'irréligion.
Un élève , un jour, disoit à un autre élève :
Tu as été à confesse, as-tu tout dit r* — Crois-
(39o )
lu donc , répondit le premier, que j'aie perdu
la tête? On dit ce qu'on veut, et rien davan-
tage. — Mais as-tu communié? — Sans doute:
pourquoi pas? Ce dialogue, dont je garantis
l'exactitude , est plus fort que tout ce qu'on
pourroit ajouter. On frémit, et l'on se tait.
Si je voulois peindre les mœurs des Ly-
cées, je dirois des choses horribles. Un enfant
de quinze ans écrivoit à son frère : Je ne con-
nais point d autre didnité (jiie V émis et Bac-
chus. Tel est le symbole et le culte des écoles
impériales. Jamais dépravation précoce n'of-
frit de spectacle plus hideux. L'Université
elle-même l'avoue , et me dispense de révéler
ces infamies.
Un seul trait entre mille autres. Pendant
long-temps une classe entière se formoit ré-
gulièrement deux fois par jour, après la le-
çon , en comité de débauche. Je tiens ce fait
d'un des complices, qui , revenu à lui-même,
ne savoit comment exprimer l'horreur que
lui inspiroient ces scènes abominables. Dans
une autre maison, le désordre en vint au
point que le médecin déclara qu'il ne pouvoit
plus répondre de la vie des élèves. Plusieurs,
en effet, périrent victimes de leur philoso-
phie pratique. Ilàtons-nous de détourner la
vue de ce tableau révoltant.
Une observation frappante , c'est que les
/
( 39r ;
plus intrépides panégyristes d'un gouverne-
ment aussi insensé qu'atroce, dans les accès
calculés de leur admiration vénale , n'ont
jamais, (pie je sache, osé vanter de l'Univer-
sité que son enseignement; à tout autre égard
un reste de conscience les retint constam-
ment sur le bord de la louange , et du moins
une fois ils montrèrent la pudeur de l'adu-
lation.
Disons ce qui est vrai , sans flatterie comme
sans dénigrement. Les objets enseignés sont,
comme autrefois, les langues latine et grec-
que , et les mathématiques : on commence
plus tôt et l'on suit avec plus d'application
l'étude des mathématiques, parce qu'il falloit
à Buonaparle des ingénieurs et des officiers
d'artillerie en grand nombre. Cette partie
de l'enseignement a été perfectionnée, je le
crois, mais aux dépens des autres parties plus
essentielles. Le goùl de la géométrie est gé-
néralement incompatible avec le goût des
lettres. C'est une vérité d'expérience, dont
il seroit aisé de trouver la raison dans la
nature. Occuper simultanément l'enfance de
ces deux genres d'étude, c'est donc l'ai tirer
à la lois vers deux points opposés, c'est l'ohli-
ger de faire un choix, ou lempè< lier d'avan-
cer dans aucune des» Tontes qifon lui ouvre.
Si quelques individus privilégiés parviennent
( 392 )
à les parcourir ensemble, on ne doit pas
juger de la méthode par des exceptions fort
rares. Aussi la plupart des élèves , déterminés
soit par la volonté de leurs parens, soit par
les penchans qu'on leur inspiroit, soit par les
avantages qu'offroit la carrière militaire, re-
gardoient comme un temps perdu celui qu'on
les forçoit de consacrer aux humanités, et
n'y faisoient communément que de médiocres
progrès.
De plus, et ceci est un inconvénient au-
quel on ne remédiera jamais dans le système
actuel d'éducation, des maîtres salariés, dont
l'argent est l'unique mobile, ne sauroient
porter dans l'exercice de leurs fonctions cette
constance de soins, cette opiniâtreté de zèle
qui seule triomphe de l'indolence et de la
légèreté des enfans : il n'y a que la religion ,
que la conscience, qui puissent obtenir de
l'homme ce dévouement absolu à des devoirs
bien plus pénibles qu'on ne le pense. La loi
aura beau commander un célibat provisoire ,
elle n'apprendra pas à le garder; elle n'ôtera
ni le désir ni la volonté d'avoir un jour une
famille, ni par conséquent l'esprit d'intérêt
qui étouffe tout autre esprit; et son unique
effet sera de provoquer des désordres secrets,
qu'il n'est pas en son pouvoir de réprimer.
Elle n'empêchera pas qu'un professeur gagé >
( 393 )
fa ligué d'avance d'un travail fastidieux , ne
fasse sa classe comme on paye une dette dont
on aspire à être délivré. Indifférent aux pro-
grès des élèves, il viendra débiter dédaigneu-
sement ses leçons du haut de sa chaire ma-
gistrale, véritable siège d'ennui, calculant
avec impatience, la montre à la main, L'in-
stant où il en pourra descendre. Certes ce
n'est pas ainsi qu'on parvient à remplir la
juste attente des païens, et qu'on forme pour
l'Etat des sujets capables de le servir.
Mais ce qui tue les études dans L'Univer-
sité, c'est surtout l'indiscipline , fruit de l'ir-
réligion et de l'immoralité. Comment main-
tenir l'ordre parmi des jeunes gens volages,
ardens, emportés, lorsqu'on a brisé le seul
frein qui pouvoit les contenir? Comment
obtenir deux , contre tous leurs goûts, une
application laborieuse , patiente , persévé-
rante , lorsqu'on a commencé par mettre
leurs passions à L'aise, el que, renonçant au
doux empire de la persuasion, on ne s'est
réservé que celui de la force, qui irrite les
caractères violens et alfoiblil Les âmes foi-
Ides :' Comment enfin parler de devoirs à celte
jeunesse turbulente, après lavoir instruite
à se lire des devoirs les plus sacrés:' L'Cni-
\ei site, avec ses punitions militaires, avec
ges prisons et ses cachots, en est encore à
( 3|)4 )
chercher les moyens de réprimer l'insubor-
dination toujours croissante, et l'autorité de
ce corps si puissant a souvent échoué contre
l'obstination de quelques enfans mutins. L'his-
toire des insurrections des Lycées seroit tout
à la fois effrayante et risible. On a vu les
futurs soldats qu'on y formoit, saisis soudain
«le cet esprit qui fait les révolutions, s'armer
contre leurs chefs , les outrager, les chasser,
el avec une atroce dérision leur infliger ce châ-
timent flétrissant qu'aujourd'hui on épargne
à l'enfance même.
Une école militaire offrit un spectacle en-
core plus affreux. La fureur des duels y ayant
pénétré, c'étoit chaque jour des scènes san-
glantes. On ôte aux élèves leurs sabres, ils
s'égorgent avec des baïonnettes : on leur en-
lève leurs baïonnettes, ils se percent avec
des compas et se déchirent avec des canifs.
Telle é toit la génération qu'on préparoit pour
la société.
il n'est personne qui ne citât plusieurs faits
semblables. Une révolte éclate dans un Lycée
du midi de la France : professeurs , censeur,
proviseur, tous les chefs réunis ne peuvent
parvenir à l'apaiser : on espère que le préfet
aura plus d'empire sur cette jeunesse fu-
rieuse ; il accourt et s'efforce de la calmer,
mais en vain ; elle ne s'étoit pas soustraite à
( %r> )
une autorité pour se soumet Ire à mie autre.
Ailleurs, dans une pareille circonstance, les
élèves s'emparent des greniers de la maison,
s'y barricadent, y soutiennent pendant plu-
sieurs jours un siège en règle, percent les
planchers, descendent une corde, et reçoi-
vent des vivres par la brèche, et nprès une
défense courageuse obtiennent enfin une ca-
pitulation honorable.
Non , ces énormes excès ne doivent pas
demeurer inconnus. Il faut qu'on les sache ,
pour qu'on y mette un terme; il faut qu'on
soit instruit de la grandeur du mal, pour
que la main paternelle du gouvernement y
apporte le remède convenable. Ce ne sont
pas seulement des abus partiels que nous
signalons, c'est un désordre universel, un
vice radical , une plaie horrible , dégoûtante ,
qui couvre et dévore le corps entier de l'I ni-
veisité. Elle-même elle appelle une réforme;
mais une réforme est-elle possible? C'est ce
qui nous reste à examiner.
Premièrement , il est manifeste que l'I di-
versité ne sauroil subsister, si elle ne conserve
ses revenus, c'est-à-dire, si on ne maintient
le plus inique et le plus vexatoire des impôts,
et si l'on n'attente à tous les droits des ci-
toyens, au droit naturel même , en garantis-
sant à un corps privilégié le monopole de
(- 396 )
1 enseignement. Qu'on réduise le nombre des
employés, qu'on diminue leur salaire, on di-
minuera proportionnellement les vexations ;
mais pourquoi se borner à diminuer ce qu'on
peut , ce qu'on doit détruire ? Donc, par cela
seul qu'elle est oppressive pour les familles ,
et pour les peuples une charge inutile, l'arrêt
de l'Université, sous un roi bon, sous un roi
juste, est prononcé.
De toutes partsl' opinion publique repousse
cette institution condamnée par l'expérience,
et condamnée encore plus fortement par la
raison, puisque la raison voit clairement l'im-
possibilité qu'elle s'améliore jamais au point
de devenir lolérable. En effet, l'Université
gardera- t-elle tous les professeurs actuels ,
malgré le danger reconnu , ou renverra-t-elle
ceux qui inspirent une défiance fondée ? Dans
le premier cas, elle se décide à perpétuer le
désordre , et dans le second , il faudra donc
qu'elle ferme la plupart de ses écoles; car,
qui remplacera les maîtres expulsés? ce ne
seront point des ecclésiastiques, qui déjà man-
quent pour les fonctions propres du minis-
tère , et qui répugnent d'ailleurs presque tous
à s'agréger à un corps , dont la constitution
comme l'organisation leur semble essentiel-
lement vicieuse. Qui sera-ce donc? Des
hommes nouveaux qui n'ont point encore été
( 397 )
éprouvés,' des hommes dont on ne connoîtra
certainement ni les mœurs ni les principes ,
des hommes qui n'offriront aucune garantie ,
et qu'on essayera aux de'pens de l'enfance ,
comme il y a vingt ans on essayoit des légis-
lateurs aux dépens de l'Etat. Nous avons ,
dira-ton, l'Ecole normale, spécialement des-
tinée à remplir les vides qui vous embarras-
sent. Eh! c'est cela même qui m'étonne plus
que tout le reste ! Qu'est-ce que cette Ecole
normale , au su de tout le monde , qu'une
école d'impiété , de libertinage et d'indépen-
dance , un foyer de corruption? et c'est à
l'aide de cette corruption qu'on se flatte d'ar-
rêter celle des lycées et des collèges ! Voilà
pourtant la seule ressource de l'Université,
les seules espérances qu'elle puisse offrir.
Donc il lui est impossible d'opérer une ré-
forme salutaire dans son sein ; donc l'unique
moyen qu'elle cesse d'être nuisible, est qu'elle
cesse d'être.
Il est facile , sans doute, de changer quel-
ques-uns de ses réglemens ; mais tant qu'on
ne changera point les hommes qui les exécu-
tent, et la nature même de l'institution, on
palliera le mal sans le guérir, et il n'en sera
que plus dangereux.
On fait sonner bien haut le grand mot d'uT
nité , car nous sommes dans le siècle des mots,
( 398 )
qui ne remportent que trop souvent sur les
choses. Je conviens des avantages d'un plan
uniforme d'éducation, quoique assurément la
diversité des méthodes , d'où naît l'émulation,
ait aussi les siens. Mais celte unité précieuse,
où se trouve- 1- elle moins que dans l'Univer-
sité, assemblage incohérent d'hommes diffé-
rons de mœurs, d'habitudes et de principes ,
de chrétiens et de philosophes, de célibataires
et de pères de famille , sans liens d'aucune
espèce , sans discipline commune , moins sé-
parés encore par la distance des lieux que par
la contrariété des idées et des opinions? A
qui persuadera-t- on qu'il suffise d'enseigner
les mêmes objets, de faire voiries mêmes
auteurs dans les mêmes classes, pour qu'il y
ait unité d'enseignement? Les explications du
maître, les développemcns qui lui appartien-
nent, ne forment-ils pas , pour la plus grande
partie, le fond de l'instruction ? et ces déve-
loppcmens, ces explications, qui ne se ressem-
blent pas plus que les diverses manières de
penser de chacun, ne sont-ils pas ce qui a le
plus d'influence sur les élèves? Y avoil-il unité
d'esprit et de but entre leprofesseur-poète(i)
(i) Un autre traduisent ces mots de Virgile : Auri
sacra faines , par ceux-ci : La soif sacerdotale de L'or.
TSotez que le proviseur du Lycée étoit un prêtre.
( 399 )
pensionné par Buonaparte , qui interprétoit
à ses écoliers , non pas en classe , à la vérité,
mais dans une réunion particulière , l'ode qui
ferma à Piron rentrée de l'Académie, et l'au-
mônier qui cherchoit à leur inculquer les
maximes de la morale chrétienne ? On fera ,
certes, bien des phrases avant de nous en con-
vaincre.
Il n'y a donc aucun motif pour conserver
1 Université, et il y en a mille qui exigent im-
périeusement sa suppression. Mais que mettre
à la place? voilà ce qu'on se demande , et ce
à quoi beaucoup de gens paraissent embar-
rassés de répondre. J'avoue que je ne saurais
concevoir leur embarras. Quand on suppose-
rait que toute éducation dût tomber avec
l'Université, il n'y aurait pas encore à hésiter
un moment; car, après tout , l'ignorance vaut
mieux que la corruption. Mais en est-on ré-
duit à cette alternative ? Non sans doute : le
temps viendra bientôl , où, prenant pour
exemple ce qui existoii à l'époque de la plus
grande splendeur «le la France, on aura réel-
lement une éducation publique, propre, sous
tous les rapports, à inspirer la confiance, sans
charger l'Etat ou les familles d'une dépense
énorme ; on aura un véritable corps ensei-
gnai!! , corps religieux , parce qu'il n'v a point
d'unité ni de stabilité sans reJigion ; corps
(4oo)
enfui qu'appellent , depuis bien des années ,
tous les vœux des hommes impartiaux, et que
ses anciens services , si mal récompensés, dé-
signent d'avance au choix du Roi.
En attendant, il n'est , cerne semble, qu'un
seul parti à prendre. Qu'on supprime toute
entrave, qu'on laisse une liberté entière, et
l'on verra se former des établissemens nom-
breux, dont l'émulation garantira la bonté. Si
l'on ne veut pas , comme en effet il seroit
peut-être imprudent , les abandonner abso-
lument à eux-mêmes , qu'on les place sons la
surveillance des évêques , juges naturels , non
pas de la perfection des études , qui seront
toujours suffisamment bonnes , lorsque les
maîtres auront intérêt qu'elles le soient, mais
des mœurs et de la doctrine, dont leur devoir
est de conserver la pureté. Quant à cet égard
il y aura des abus graves , fréquens , avérés ,
s'ils ne peuvent parvenir à les réprimer eux-
mêmes , ils en avertiront le Gouvernement ,
qui apportera au mal les remèdes convena-
bles. De cette sorte , plus d'exactions , plus
d'odieuse contrainte , plus de mesures tyran-
niques. Les parens , redevenus maîtres de
leurs enfans , qu'on les forçoit de sacrifier (i)
(i) On représentoit à un homme revêtu d'une haute
place clans l'Université, que les parens, témoins de tous
(4oi )
au Moloch de la France , cesseront d'être
dans la cruelle nécessité de les abandonner à
l'ignorance ou de consentir à leur perversion.
Ce sont là des biens présens, certains, inap-
préciables : le temps fera le reste.
les désordres des Lycées , ne se résoudroient jamais à
y envoyer leurs enfans : Oh! répondit -il froidement,
les parens se lasseront. Ce mot, où respire le génie de
Buonaparte, n'appartient qu'à un individu, qui certes,
en ce moment, n'etoit pas l'organe des sentimens des
chefs de l'Université; mais il parloit comme la loi, et en
dévoiloit le secret.
W»VVVVVVVVVVV*VVVVVVVV\VV*iV*VVVV\**VX\VVVVVVVVVV\*
DE L'ÉDUCATION DU PEUPLE.
(1818.)
U ne des plus dangereuses erreurs de notre
siècle, est de ne considérer l'homme que dans
ses rapports avec l'homme, et de séparer en-
tièrement la société présente de la société
future , à laquelle tout se rapporte dans les
desseins de Dieu, et dans l'ordre qu'il a établi.
Dès lors, cette société passagère ne se fonde
sur rien , ne se lie à rien , non plus que l'homme
même. Obligée de se créer , hors de sa nature,
un nouveau mode d'existence, elle marche
au hasard , d'essais en essais , de révolutions
en révolutions ; et on la voit avec effroi tra-
verser rapidement des espaces inconnus,
comme si elle se sentoit poursuivie par un
funeste génie. Sous l'empire exclusif des con-
stitutions humaines, point de pouvoir, car
l'homme n'a pas droit de commander à l'hom-
me ; point de devoirs , car pourquoi l'homme
devroit-il quelque chose à l'homme ? Donc le
désordre absolu , donc la mort. Tel est le
terme fatal vers lequel s'avancent les nations
(4°3 )
assez insensées pour isoler Dieu de leurs lois
et de leurs institutions politiques.
Et ne seroit-ce point la cause secrète des
agitations qui fatiguent l'Europe depuis trente
ans? Il me semble difficile de ne pas remar-
quer, dans la plupart des peuples, je ne sais
quelle vague inquiétude qui les pousse au
changement, un malaise généra!, et comme
une pénible difficulté d'être. Les sources de
la vie ont été fermées, on en cherche de nou-
velles. C'est ce qu'on nomme le mouvement
du siècle, le progrès des lumières et de la
civilisation; mots pompeux dont nous recou-
vrons notre irréparable misère : mais il n'en
faut pas davantage à notre orgueil dégradé ;
sur un squelette hideux il jette un manteau de
pourpre, et le voilà content.
Cependant , malgré ces lumières , le peuple ,
en beaucoup de lieux, plongé dans une igno-
rance sauvage , privé de sa religion , qu'on lui
a ravie, et qu'on paroît craindre de lui ren-
dre, sans foi, sans frein, ardent de passions
décidées à s'assouvir à tout prix, désole le
présent et menace l'avenir. Les journaux ne
nous entretiennent que de crimes induis, de
forfaits tels que la loi n'eût jamais osé les
prévoir. La curiosité publique, corrompue
elle-même , se repaît froidement de ces récits
épouvantables. Tuer, pour elle, ce n'est plus
26.
( M )
rien, s'il ne se mêle au meurtre d'exécrables
raffine mens de barbarie. Le suicide, autrefois
si rare , et contre lequel la société se'vissoit
avec tant de rigueur et de raison ; le suicide,
qui partout où règne le christianisme inspire
une consternation profonde , n'excite pas
même aujourd'hui de surprise , et , chose pro-
digieuse ! est protégé par l'autorité civile
contre la sainte vindicte de la religion. Je ne
parlerai point des nombreuses violations des
propriétés, du mépris du serment , de la cu-
pidité , de l'égoïsme , et de tous ces vices
qu'on appelle nos mœurs ; on avoue tout, on
convient de la dépravation du peuple, et
l'on dit : « C'est qu'il est aveugle ; il faut
» l'éclairer. «L'éclairer! et comment? Enpro-
pageant les lumières du siècle par un ensei-
gnement rapide des premiers élémens de nos
connoissances. Apparemment on a observé
que la vertu se proportionne toujours au de-
gré d'instruction. J'oserois en douter un peu ,
quoiqu'on pût citer entre autres preuves les
lycées de Buonaparte.
Depuis qu'on a perdu la vérité, on veut
que la science la supplée ; on veut qu'elle soit
tout dans la société , religion , morale, bon-
heur; on veut enfin que les enfans d'Adam
vivent du fruit qui a tué leur père. J'ai bien
peur que cet aliment ne soit pas, à vieillir,
( 4o5 )
devenu plus sain à la race humaine. Voyons
cependant quels sont les avantages qu'on s'en
promet.
« Plus les hommes seront instruits, mieux
» ils connoîtront leurs intérêts. » — Tant pis ;
car, à ne considérer que ce monde, leur in-
térêt n'est certainement pas d'obéir aux lois
de l'ordre , de vivre dans l'indigence à côté
du riche , dans l'abaissement à côté des grands,
dans le travail à côté de ceux qui se reposent.
Si la religion leur en fait un devoir , si elle
obtient deux ce grand, ce merveilleux sacri-
fice, certes ce n'est pas au nom de leur inté-
rêt présent ; et il est aussi trop absurde ,
trop ridicule, trop odieux, de venir dogma-
tiquement dire aux trois quarts des hommes :
« Souffrez, c'est votre intérêt. »
L'instruction , ajoute-t-on , leur procurera
le moyen de parvenir à un meilleur sort.
Dites qu'elle leur en donnera un inutile dé-
sir, qui sera leur tourment ; elle les dégoû-
tera de leur état, et c'est le seul fruit qu'ils
en retireront. Il y a eu, il y aura toujours à
peu près la même proportion entre le nom-
bre de ceux qui possèdent et le nombre de
ceux qui ne subsistent que de leur travail. Est-ce
à troubler cette proportion que vous tendez ?
Alors, en parlant du bonheur des hommes,
vous rêvez la destruction de la société.
( 4o6 )
On dit encore : « Lorsqu'ils seront instruits.
» la crainte les contiendra ; ils sauront quelles
» peines les attendent, s'ils osent violer les
» lois. » Je n'avais pas ouï dire qu'ils l'eussent
ignoré jusqu'à ce jour. Mais enfin, j'entends :
vous voulez qu'ils aient au moins, dans leur
misère , la douce satisfaction de pouvoir lire
la loi qui les condamne, s'ils en sortent, à
vieillir dans un bagne ou à périr sur un écha-
faud. L'attention est touchante , et bien digne
de la philanthropie de notre siècle. Il n'y a
point de luxe assurément ; c'est le pur néces-
saire en fait de consolation.
Il est triste d'être réduit à réfuter ces pué-
rils motifs , qu'on ne rougit point d'alléguer
pour défendre un système anti-social : je dis
anti-social , et je le dis d'autant plus hardi-
ment, qu'avec l'autorité de l'expérience , j'ai
pour moi celle d'un homme d'Etat, dont la
profonde sagesse a fait époque dans nos an-
nales. Qu'on écoute Richelieu :
« Comme la connoissance des lettres est
» tout-à-fait nécessaire en une république ,
» il est certain qu'elles ne doivent pas être
» indifféremment enseignées à tout le monde.
» Ainsi qu'un corps qui auroit des yeux en
» toutes ses parties , seroit monstrueux ; de
» même un Etat le seroit-il, si tous ses sujets
» étoient savans; on y verroit aussi peu do-
( 4o7 )
» béissance, que l'orgueil et la présomption y
» seroient ordinaires.
» Le commerce des lettres banniroit ab-
» solument celui de la marchandise , qui com-
» ble les Etats de richesses ; il ruineroit l'a-
» griculture , vraie mère nourrice des peuples;
» et il déserteroit en peu de temps la pépi-
» nière des soldats, qui s'élèvent plutôt dans
» la rudesse de l'ignorance, que dans la poli-
» tesse des sciences ; enfin , il rempliroit la
» France de chicaneurs, plus propres à rui-
» ner les familles particulières, et à troubler
» le repos public, qu'à procurer aucun bien
» aux Etats. Si les lettres étoient profanées à
» toutes sortes d'esprits , on verroit plus de
» gens capables de former des doutes , que
» de les résoudre, et beaucoup seroient plus
» propres à s'opposer aux vérités qu'à les dé-
» fendre (t). »
Est-ce une prophétie qu'on vient de lire?
On pourroit presque le penser , si l'on ne sa-
voit que le bon sens , ce maître de la vie hu-
maine, est lui-même comme une sorte d'in-
spiration donnée à ceux qui gouvernent, quand
Dieu veut le salut des empires.
(i) Testament politique du cardinal de Richelieu
chii|). II, sect. X, pag. 168, 169, édit. de 1764.
(4°8)
Cependant, dira-t-on, que concluez-vous?
Faut -il laisser le peuple sans éducation ? —
Qui prétendit jamais rien de semblable? Non,
certes ; il faut que le peuple reçoive une édu-
cation; c'est son premier besoin. Mais, qu'on
ne s'y trompe pas ; j'entends une éducation
véritable , une éducation qui embrasse tout
Thomme , et le forme à l'état social ; car ,
pour une futile instruction , qui devient, selon
les circonstances, un bien ou un mal , ce n'est
j:>as plus l'éducation qu'une académie n'est
une société.
Définissons les mots, nous éclaircirons les
idées. Education signifie développement. Ainsi
l'objet de l'éducation est de développer les
facultés de l'homme , et par-là même d'en ré-
gler l'emploi , puisque les directions vicieuses
qu'il leur donne , l'abus qu'il en fait, en con-
trarient, en arrêtent le développement. On
conçoit donc déjà que de l'éducation dépend
le bonheur des individus et l'ordre de la so-
ciété.
L'homme naît bien pauvre ; il n'apporte
pas même avec lui une première pensée , un
premier sentiment. Incapable d agir, car des
mouvemens ne sont pas des actions, il mour-
roit sans avoir vécu , si ceux qui l'entourent
ne lui rendoient les soins qu'ils reçurent eux-
mêmes à leur entrée dans la vie. Mais cet être
, ( 4og )
si indigent et si foible, cet être , qui ne con-
noîtrien, possède une intelligence qui pourra
connoître Dieu même; cet être, q>,i n'aime
rien , possède un cœur qui pourra aimer le
bien infini ; cet être, qui ne sait pas user de
ses organes pour la conservation du corps ,
pourra leur commander les plus sublimes ac-
tions , et ordonner, si la vertu l'exige , au
corps même de mourir.
Et voyez comme les facultés de l'enfant se
développent toujours dans la société et par la
société : la parole éveille son intelligence; l'in-
telligence à son tour éveille les affections, et
la vie morale commence par un acte de foi et
d'amour. L'enfant , ne connoissant rien , ne
peut rien juger; son esprit reçoit la vérité,
comme sa bouche reçoit le lait maternel ; il
pense parce qu'il croit, il se conserve parce
qu'il obéit.
Plus tard il en sera de même encore , car
les voies de la nature , ou plutôt les lois éta-
blies par la sagesse de Dieu , sont uniformes.
L'enfant croîtra en intelligence , à mesure
qu'il participera aux vérités sociales, et ces
vérités , réglant tout en lui , jusqu'à ses désirs,
perfectionneront son cœur, ses sens mêmes,
en le préservant des vices qui les altèrent.
Remarquez cependant que les vérités né-
cessaires à l'homme, bien différentes des
(4io)
opinions qu'il peut ignorer sans inconvénient,
et qu'il est même souvent utile qu'il ignore ,
ne sont point soumises par la société à son
jugement, non plus que les préceptes qui en
dérivent. Elle dit : « Il est ainsi , croyez. »
Elle les lui présente comme la règle immuable
de ses pensées et de ses volontés , comme les
conditions de la vie intellectuelle et morale.
Et ceci nous conduit à une conséquence
importante; c'est que l'éducation sociale,
grande et simple comme la société elle-même,
consiste à donner à chacun de ses membres ,
non pas un vain superflu de science, luxe dan-
gereux de l'esprit, mais ce qui est nécessaire
à l'homme pour vivre en qualité d'être intel-
ligent , la connoissance des lois de la vérité et
de l'ordre.
Le corps, dans le premier âge, réclame
presque tous les soins; il les usurpe ensuite,
lorsque la vérité ne vient pas développer l'in-
telligence , ou que des vérités imparfaites ne
la développent qu'imparfaitement. Voilà
pourquoi les peuples païens , que la philoso-
phie nous cite pour modèles, attachoient tant
d'importance à l'éducation du corps. Même
quand elle fut le plus policée , la société, chez
ces peuples , étoit encore près de l'état d'en-
fance ou de l'état sauvage; et lorsque nous
nous sommes naguère rapprochés de cet état.
(4" )
on a vu renaître aussi les soins excessifs pour
l'éducation du corps, les exercices gymnasti-
ques, la danse, la natation. L'intelligence
étoit partie, on cultivoit ce qui restoit.
Ce n'est pas que les arts de l'esprit et les
arts d'imitation ne puissent briller d'un grand
éclat dans ces sociétés imparfaites , ceux-ci
parce qu'ils relèvent immédiatement des sens,
ceux-là parce que , nés des passions , ils les
excitent et les flattent. L 'a/finement des esprits,
dit Montaigne , n'en est pas l'assagissemctif
Les lettres n'ont pas introduit dans le monde
une seule vérité utile ; leur progrès n'annonce
donc pas un vrai développement de l'intelli-
gence , et c'est ce qui fait qu'elles peuvent
s'allier avec une profonde corruption. A
Home , du temps des Fabius, des Scipion, des
Paul-Emile , on croyoit à la divinité, aux de-
voirs, aux lois de la patrie ; sous Auguste, on
se moquoit de tout cela. Quel étoit le siècle
des lumières? \ ous hésitez : hé bien, quel
étoit le siècle de la vertu ?
Ne conscntira-t-on jamais à comprendre
qu'être éclairé , c'est connoître Tordre dans
ses rapports avec nous , c'est posséder les vé-
rités nécessaires pour parvenir à notre fin, et
qu'il y a infiniment plus de vraie lumière dan-
la raison du pauvre laboureur instruit parla
religion des lois de son être , de ses devoirs ,
(4'2 )
de ses destinées, qu'il n'y en avoit dans la tête
d'Aristole et de Platon ?
Les lettres et les sciences, consolation de
notre ennui, ne sont qu'un amusement un peu
plus noble , si l'on veut, que la chasse , mais
non moins futile. Elles impriment aux esprits
un mouvement qui n'a point de direction es-
sentielle ; de sorte que chez les peuples dont
l'intelligence est obscurcie ou peu dévelop-
pée, elles ne sont presque jamais qu'un in-
strument des passions qui les corrompent , et
qu'elles corrompent à leur tour. C'est ce que
Rousseau a fort bien vu ; mais il s'est trompé
en croyant que les lettres dépravent les na-
tions par leur effet propre. Le siècle de
Louis XiV , où elles reçurent des doctrines
régnantes une si belle et si haute direction ,
auroit dû le désabuser de cette erreur. La
gloire , dans ce siècle immortel , sembloil
n'être que le rayonnement de la vertu.
11 est très-remarquable qu'avant le Chris-
tianisme on ne songea point à s'occuper de
l'éducation du peuple. Quelle instruction, en
effet , l'Etat auroit-il pu lui donner ? La science
des devoirs ne se conservoit que par une tra-
dition domestique; et, certes, les anciens
n'étoient pas assez fous pour essayer de faire
un peuple de lettrés et de savans.
11 y avoit des écoles ouvertes aux oisifs, où
(4.3)
les grands , les riches , venoient acheter ,
tantôt des pre'ceptes de rhe'torique , tantôt des
principes d'impiété et des leçons de débauche.
Mais, grâce à l'avarice des maîtres, le peuple
étoit à l'abri de leurs enseignemens.
Jésus-Christ est le premier, le seul qui ait
dit : Laissez les petits venir à moi. C'est qu'il
avoit à leur apprendre une science que les
rhéteurs ni les philosophes n'ont point con-
nue , la science de l'homme et de la société.
Ils sont venus ces petits, ces pauvres, écouter
le maître qui les appeloit ; ils l'ont entendu ,
ils ont cru , et le monde a été renouvelé.
Sous le Christianisme , qui s'efforce d'arra-
cher l'homme à l'empire des sens ; qui, en lui
révélant toutes les vérités réellement utiles ,
établit dans son cœur le règne de la vertu ,
et dans la société le règne de l'ordre , l'édu-
cation se spiritualisa , et tous les hommes ,
sans exception , purent participer à ses bien-
faits, et y participer également ; parce qu'ils
peuvent tous également croire les vérités né-
cessaires, aimer l'ordre, et y obéir.
Telle est l'éducation chrétienne : qu'elle est
grande! à quelle hauteur elle élève l'enfant!
Elle dépose dans son intelligence toutes les
vérités qui fécondèrent le génie de l>ossuet ,
animèrent l'âme de Fénélon , et produisirent,
qu'on ne l'oublie jamais, les vertus de Vin-
( 4*4 )
cent de Paul. Que dis-je? elle lui commu-
nique l'esprit , la force , la vie de la société
qui forma ces hommes merveilleux, en même
temps qu'elle le prépare pour une société
plus parfaite encore.
Mais je m'aperçois que je n'ai point parlé
de lecture, d'écriture, d'arithmétique : mon
siècle me le pardonnera-t-il? C'est ce qu'il
appelle des lumières ; à la bonne heure , quoi-
que en vérité l'on pût plaindre un peuple qui
ne marcheroit qu'à la lumière de l'alphabet.
La religion , qui ne méprise rien, qui ne né-
glige rien , mais qui met chaque chose à sa
place, parce qu'elle est la loi de l'ordre, voit
dans ces connoissances, aujourd'hui si vantées,
un instrument utile quand on en dirige bien
l'usage, dangereux quand on l'abandonne aux
passions. Cependant la fin que se propose le
Christianisme est si élevée , elle agrandit tel-
lement, par son importance, celle des moyens
dont on peut s'aider pour y parvenir , que les
lettres n'eurent jamais de protecteur plus
fidèle et plus puissant que la religion. Quand
les arts désolés fuyoient devant les Barbares ,
l'Eglise leur ouvrit son sein ; ils se réfugièrent
dans les cloîtres, dans les demeures des évê-
ques, et c'est de là qu'ils sont sortis pour em-
bellir de nouveau l'Europe.
Imitons nos pères , n'excluons rien ; tout
(4.5)
est bon , pourvu qu'il soit en son rang. La
science a ses avantages ; qui le conteste ? mais
la vertu vaut encore mieux. Un Etat peut se
passer aise'ment d'académies , d'universités ;
il ne se passe point de mœurs , de religion ,
ou du moins il ne s'en passe pas long-temps.
La société ne vit que de devoirs : l'enseigne-
ment des devoirs forme donc toute l'éduca-
tion sociale. Or, par une de ces belles har-
monies qu'à chaque instant on découvre dans
le plan du Créateur, il se trouve que cette
éducation n'estpasmoinsnécessaireà l'homme
qu'à la société , qu'elle est la seule qui déve-
loppe et perfectionne toutes ses facultés ; et
je vois ici la raison de cet étonnant précepte
du Christianisme : Soyez parfaits comme votre
Père céleste est parfait. C'est un devoir pour
l'homme de tendre à la perfection , parce que
la perfection n'est elle-même que l'accomplis-
sement de tous les devoirs.
Ainsi, le devoir de connoilre et de croire
la vérité, développe et perfectionne l'intelli-
gence; le devoir d'aimer l'ordre développe et
perfectionne le cœur ou l'amour ; le devoir
d'obéir à cet ordre immuable , développe cl
perfectionne les organes mêmes , et les peu-
ples qui ont de bonnes mœurs sont remar-
quables par la force et la beauté du corps.
essayons d'étendre ces considérations et de
(4tb)
les appliquer aux deux méthodes, ou plutôt
aux deux systèmes d'éducation attaqués au-
jourd'hui et défendus avec tant de chaleur.
Peut-être en rejaillira-t-il quelque lumière
sur une question qui se lie aux plus grands
intérêts de notre avenir.
L'homme appartient à deux sociétés, la so-
ciété religieuse et la société civile. Le principe
de celle-ci se trouve dans celle-là , parce qu il
faut remonter plus haut que l'homme pour
découvrir la raison du pouvoir et des devoirs.
Il faut donc que l'homme soit formé à la fois
par ces deux sociétés , et pour ces deux socié-
tés; tel est le but de l'éducation. Et comme la
vie de l'homme n'est qu'un composé d'habi-
tudes, il est nécessaire de lui donner des ha-
bitudes d'esprit , c'est-à dire , des croyances
sociales ; des habitudes du cœur , c'est-à-dire,
des sentimens sociaux ; des habitudes d'actions
sociales ou de devoirs, c'est-à-dire, des ver-
tus. Voilà tout l'homme , parce que voilà toute
la société.
Toute autre instruction , fût - elle la plus
étendue et la plus parfaite dans son genre ,
n'est pas une instruction sociale ; car il n y a
de société qu'entre les êtres intelligens , et
tous les liens sociaux sont relatifs à l'intelli-
gence. Les besoins du corps rapprochent
quelquefois, divisent le plus souvent, mais
( 4*7 )
n'unissent jamais; et c'est ce qui fait qu'il n'y
a point de vraie société entre les animaux.
Or, apprendre aux enfans à lire , écrire, chif-
frer, pour qu'ils pourvoient plus aisément, à
l'aide de ces connoissances , aux besoins du
corps, et exclure tout autre enseignement,
ce n'est pas donner à l'enfant une éducation
sociale, c'est le considérer comme un simple
animal d'une espèce supérieure, si l'on veut;
mais enfin, on a tout fait pour lui, comme
pour la brute , quand on lui a donné le moyen
de satisfaire aux besoins du corps, de le nour-
rir, de le vêtir , en un mot , de le conserver :
système contre nature, et qui , par cela même
qu'il ne considère que le corps, tend à la des-
truction de la société , et à la destruction de
l'homme ; car Y homme ne vit pas seulement de
pain, dit l'auteur de l'homme et le suprême
législateur de la société.
Je viens dépeindre les anciennes et les nou-
velles écoles , les écoles chrétiennes et les
écoles d'enseignement mutuel. Qu'est-ce, en
effet, qu'une école chrétienne:' Une petite
société organisée sur le modèle de la grande,
une société de préparation. L'intelligence, le
cœur, le corps même , y sont formés aux ha-
bitudes sociales, et à la première de toutes,
l'obéissance : obéissance à Dieu et à ses minis-
tres dans l'ordre spirituel; obéissance au pou-
27
C 4*8 )
voir de cette petite société ; à ses lois , à sa
police , à cause de Dieu ; obéissance à la des-
tinée même de l'homme , par la nécessité du
travail. En sortant de cette école, l'enfant ne
trouve pas dans le monde d'autres devoirs. Sa
vie entière est déterminée par ses premières
habitudes; et je m'étonne qu'on reproche aux
frères leur méthode lente et laborieuse , c'est-
à-dire précisément ce qui en fait l'excellence;
car toutes les habitudes, et sur-tout celle de
l'ordre, se forment lentement; et l'habitude
du travail, qu'on ne peut guère acquérir, ce
me semble , que par des méthodes laborieuses,
est un des plus grands dons que la société
puisse faire à l'homme.
L'enfant ainsi élevé a des lumières , puis-
qu'il connoît toutes les vérités nécessaires. Il
sait d'où il vient, où il doit tendre , et com-
ment il y peut arriver ; ce que le savant ne
sait pas toujours. Que lui faut-il de plus? du
bonheur ? Mais le bonheur n'est que la con-
stante habitude de l'ordre , et cette habitude ,
on a pris soin de la lui faire contracter. On
n'est pas heureux par les désirs , mais par les
devoirs qui apprennent à en triompher, et fi-
nissent par les empêcher même de naître.
Dans le cours de cette éducation, l'enfant,
outre le nécessaire , a reçu encore l'utile ; il a
acquis des connoissances élémentaires; on lui
4'9)
a mis entre les mains un instrument dont il
usera pour son bien-être et l'avantage de la
société , parce qu'on a d'abord réglé les pas-
sions qui seules en abusent. Et néanmoins ,
dans la crainte qu'elles ne se laissent égarer,
une sage politique conseille de ne distribuer
qu'avec réserve cet instrument dangereux,
ces armes terribles de l'esprit, quelquefois si
fatales aux peuples.
A cette éducation vraiment sociale , on a
tenté récemment de substituer une éducation
bien différente , et contre laquelle le bon sens
public s'est aussitôt soulevé. Ce n'étoit pas
sans motifs, car la méthode de Lancaster n'est
qu'une application de l'avilissante définition
de l'homme par Saint-Lambert : L'homme
est une masse organisée, qui reçoit l'esprit de
tout ce qui iemironne et de ses besoins. On y
soumet le corps et l'esprit même à une sorte
de mécanisme uniforme, dont quclqucsbonnes
gens sont émerveillées, parce qu'enfin cela se
voit, et qu'il ne faut pour cela que des yeux.
11 en résulte peut-être une circulation plus
rapide des signes , mais nul exercice de la
pensée. Même sous ce rapport très-secon-
daire, l'enseignement mutuel n'offre donc
aucun avantage réel. 11 n'est qu'une consé-
quence d'instinct du matérialisme qui se re-
marque aujourd'hui partout, dans l'éduca-
27-
C 4^0 )
tion comme dans la philosophie , dans les lois
comme dans les mœurs. On se hâte , parce
que tout va finir. L'homme s'arrange pour
un provisoire de quelques années, la société
pour un provisoire quelquefois plus court
encore.
Un des principes du système nouveau est
de ne prescrire à l'enfant aucune croyance.
Par respect pour sa raison , on s'abstient de
s'occuper d'elle : on lui abandonne le soin
de se former elle-même , à l'aide des instru-
mens qu'on fournit à l'enfant. Au lieu de
déposer la vérité dans son intelligence, de
lui donner l'habitude de croire, on lui pro-
cure les moyens de chercher, où? dans les
livres. Mais qui déterminera le choix qu'il en
doit faire ? souvent le hasard , plus souvent
encore les passions. On se figure aisément
ce qui peut résulter de là , dans un temps sur-
tout où les livres séditieux, impies, obscènes,
colportés à dessein jusque dans les chau-
mières, y sont donnés plutôt que vendus. Et
qu'est-ce d'ailleurs que lire un livre? c'est,
ou obéir à la raison de celui qui l'a écrit, ou
combattre contre elle. Or, dans ce combat,
qui sera vainqueur ordinairement? C'est ainsi
que les peuples perdent leur liberté, et même5
leur existence, en se laissant asservir par la
raisonde quelqueshommes égarés ou pervertis.
( «ai )
Obéir au pouvoir légitime , voilà tout Tor-
dre religieux, social, domestique. Prend-on,
dans les nouvelles écoles, l'habitude de cette
obéissance ? Loin de là , on y dénature com-
plètement la notion même du pouvoir, en
remettant à l'enfance le commandement, et
en rendant l'autorité aussi mobile que les
vanités de trois cents marmots, qui, du ré-
gime auquel on les soumet , doivent conclure
que le pouvoir n'est qu'une supériorité d'es-
prit, et qu'il appartient de droit au plus
habile.
On veut les élever pour la société, on le
dit du moins, et on prétend qu'il faut faire
de Téducation un amusement. Quelle pitié !
Je voudrois bien qu'on m'apprît ce qu'il y a
de si amusant dans la vie humaine, toute
composée de devoirs pénibles auxquels on
doit se plier malgré les passions: et ce qu'il
y a de si sage à accoutumer l'enfance à sa
muser, on plutôt à se jouer de tout, de l'au-
torité comme de l'obéissance , et de l'étude
comme des devoirs.
Mais comme on n'a pu ou osé faire de la
religion "un amusement, on fa bannie île
cette éducation (i): d'ailleurs comment la
(>) Ou iicl'iniiiir pas encore h Milvnienl en Fronce,
mais en Angleterre on e#i plus franc. Voici les propre»
( 422)
conserver sans détruire le principe , que la
raison doit être libre ?
Et cependant on nous parle de morale ,
d'une morale indépendante de la foi ! Qui
s'attendoit à voir renouveler cette niaise ab-
surdité? On aura de la morale, parce qu'on
saura lire, écrire et chiffrer! On aura de la
morale , parce qu'on aura tracé sur le sable
paroles du rapport fait en 1817, à ta société établie à
Londres pour la propagation des écoles d'enseignement
mutuel. « Les nations étrangères préfèrent notre mé-
«thode, non-seulement parce qu'elle est plus efficace
«et plus économique qu'aucune autre, mais encore
» parce qu'en inculquant les principes de la plus pure
«morale, tirés de la source sacrée des Écritures, on ne
«prescrit aucune croyance, on ne tente de faire aucun
«prosélyte, et on laisse les consciences libres de toutes
«chaînes. — Foreign nations prefer your plan, not
•D onfy beectuse it is more efficient and ceconomical than
v>any other , but because, while it inculcates the purest
»rnorality,Jrom the sacred source of the Scrip titres, it
yyprescribes no creed, it makes no altempt to prosélyte ,
yi it leaves the consciences of ail unshackled. » Report
of ihe Bristish and Foreign school socieiy lo the gênerai
meeling , may 1817, with an appendix, p. 19. Lon-
don, 1817. — L'auteur d'un rapport semblable, inséré
dans le Moniteur, déclare qu'une des maximes adoptées
pour les nouvelles écoles, est que les en fans n'y soient
élevés dans aucune religion particulière. C'est dire bien
nettement qu'on les élève dans l'oubli de toute religion,
et dans une indifférence pire encore.
(4^3)
avec le doigt quelques sentences des livres
saints! Qu'on n'en doute pas, les passions
passeront bientôt leur rouleau sur ce sable ,
moins mobile que les sentimens de notre
cœur, quand il est destitué de la règle à la-
quelle la religion seule le soumet.
Le lecteur maintenant peut prononcer
entre l'institution de l'abbé de la Salle et celle
de Lancaster. La question est bien simple ; il
s'agit de choisir entre la société et l'anarchie.
»vvv\vv\\wviA\v\v\\\\vvv\\\\vv\Yv\*.ivvvv\\v\\vvvvvvvvvvvv\^ivvv\fW/\^/vvvvvv\*wvv
SUR LES ATTAQUES DIRIGEES CONTRE LES
FRÈRES DES ÉCOLES CHRETIENNES.
( 1818. )
Jl/N France, aujourd'hui , les lois tendent à la
démocratie, et l'administration tend au despo-
tisme. On ne parle que de liberté , et Ton ne
vous laisse pas même celle d'enseigner gra-
tuitement à lire aux enfans du pauvre. Voulez
vous ouvrir une école ? prenez un diplôme.
Ce diplôme obtenu , au moins pourrez-vous
choisir la méthode d'enseignement que vous
jugerez préférable? nullement. L'Université
choisira pour vous. S'il vous plaît de faire tra-
cer à vos élèves des lettres sur le papier, le
ministère interviendra pour réprimer cet
énorme abus ; les procureurs du Roi recevront
l'ordre de venger de votre dédain l'ardoise
lancastrienne (1) , et le Code criminel se gros-
(1) Les personnes qui, par le zèle le plus pur, se
sont montrées favorables aux nouvelles écoles, ver-
roient avec beaucoup de peine qu'elles servissent de
prétexte à des persécutions contre les Frères.
( 4=3 )
sira d'un nouveau genre de délits contre le
progrès des lumières.
Cette oppression ne seroit que ridicule, si,
en s'appesantissant avec complaisance sur les
Frères des Ecoles chrétiennes, elle n'annon-
çoit pas un dessein formé de priver le peuple
de toute éducation religieuse. Sous ce rap-
port , elle doit exciter les plus justes alarmes ;
et c'est ce qui nous engage à discuter les pré-
textes dont on s'autorise pour tourmenter
une congrégation plus que jamais nécessaire,
si Ion attache quelque importance à la réfor-
mation des mœurs dans les hasses classes de
la société. Exposons d'abord les faits.
Jïuonaparte ayant rétabli les Frères de
Saint-Yon , ordonna, par un décret du \J
mars 1808, qu'ils seroient brevetés et encou-
ragés f>ar le grand-mai/re , lequel viserait leurs
slutuls inférieurs , et f croit stineillcr leurs écoles.
Conformément a ce décret, M. de Fontanes
délivra , le 4 août 1810 , au supérieur général
des Frères, un diplôme en vertu duquel les
Frères ont rempli paisiblement leurs utiles
fonctions pendant six années.
Aujourdhuil'l niversilé veut les contrain-
dre à recevoir individuellement <\cs brevel>.
après avoir subi un examen préalable. Les
Frères s'y refusent , et, pour les forcer d'o-
béir, on menace d'employer tous les moyens
( **6 )
de rigueur qui sont à la disposition de l'au-
torité.
Ici se présentent deux questions : Les Frères
peuvent-ils , doivent-ils se soumettre à ce que
l'Université exige d'eux ? L'Université a-t-elle
le droit de les y obliger ?
La première question a été résolue négati-
vement par le supérieur des Frères. On de-
voit s'y attendre, et peut-être en effet s'y
attendoit-on ; car il est évident que le Frère
général, dans la position où on le mettoit ,
n'avoit à délibérer que sur un seul point ,
sur l'existence de l'institut , et apparemment
on ne se flattoit pas qu'il consentiroit à sa
destruction.
Et comment subsisteroit-il , si ses membres
cessoient de dépendre uniquement de leur
supérieur, eux qui, d'après leurs statuts, doi-
vent tout quitter à son premier signe , n entrer
dans aucune place , et n en pas sortir sans
permission , et ne faire également aucune
chose sans permission, quelque petite et de
quelque peu de conséquence qu elle paroisse ?
On annonce l'intention de les contraindre à
changer leur méthode d'enseignement : or,
leur règle les oblige rigoureusement de s'y
conformer : et dès lors , par cela seul qu'ils
seroient fidèles à leurs vœux, ils pourroient
tous , au même moment, être privés de bre-
( 4*7 )
vêts, et l'institut seroit ane'anti. Cela n'arri-
vera pas, dira-t-on : qui le sait ? Et qu'a-t-on
besoin de ce pouvoir, si Ton est résolu à n'en
point user ?
Au fond, l'Université ne demande qu'une
chose aux Frères, c'est de dissoudre leur con-
grégation, pour devenir de simplesinstituteui s
primaires dont elle disposera souveraine-
ment. Examinons sur quoi se fonde cette
modeste prétention.
On s'est d'abord appuyé du décret du 17
mars. Mais ce décret ne dit nulle part que les
Frères seront brevetés individuellement; mais
le grand-maître, chargé de son exécution, n'a
exigé d'eux rien de semblable. En autorisant
la congrégation par un diplôme général, il a
fixé le sens de l'article 10g; loi en donner
un autre, ce n'est pas expliquer le décret,
c'est le changer, c'est en faire un nouveau.
Apparemment on avouera que Buonaparte
savoit ce qu'il vouloit. Or, les Frères ont
subsisté six ans sous Buonaparte sans qu'il
leur ait imposé l'obligation à laquelle on
prétend les astreindre aujourd'hui. Quelqu'un
est-ii descendu dans le coeur du tyran, et y
a-t-il découvert une arrière-pensée , une vo-
lonté secrète , qui dût faire loi en France, en
18 18 , sous le IVoi très chrétien ?
M«r le cardinal de la Luzerne a développé
C 4^8 )
ces raisons décisives dans un e'crit plein de
logique; personne, que je sache , n'a encore
juge' à propos de les réfuter : je me trompe.
On a dit que l'Université répondrait mal à la
confiance du Roi, si elle n'exécutoit pas à la
rigueur les décrets de Buonaparte, c'est-à-
dire , si elle ne les interprètent pas dans un sens
nouveau, absurde, odieux, pour les tourner
contre les Frères, et s'accommoder ainsi au
goût (Y un siècle plus avide d instruction que de
morale , et de parais qui préfèrent moins de
mœurs et plus de savoir. Je n'invente rien, je
cite. Mais, s'il est vrai que le journal d'où ces
paroles sont extraites , soit sous l'influence des
Ministres, comment souffrent -ils qu'on y
compromette à ce point le nom sacré du lloi ?
On en abuse d'une autre manière , en s'ef-
forçant de faire se rvirses propres ordonnances
à la destruction des Frères de Saint- Yon. Dans
un second écrit , remarquable par la solidité
du raisonnement, Msr de la Luzerne a réfuté
ce dernier prétexte , qu'avec le plus léger sen-
timent de décence on ne se seroit jamais per-
mis d'alléguer.
N'ayant rien à répondre, l'Université agit ;
elle met en mouvement les préfets, les pro-
cureurs royaux ; elle cherche à diviser les
Frères , à les effrayer. Une loi les exempte
de la conscription; n'importe, ils marcheront,
( 4*9 )
s'ils ne consentent à recevoir des diplômes
individuels. On va même plus loin , s'il est
vrai , comme on l'assure , qu'on ait fermé le
noviciat établi à Fontainebleau.
Ainsi nous sommes menacés de voir dispa-
roître de notre France une des plus belles
institutions que nous ait léguées le grand siècle,
une institution dont Buonaparte avoit reconnu
la nécessité, qu'il protégea constamment, et
à l'époque même où, déjà saisi d'un esprit de
vertige, il brisoit autour de lui tout ce qui
portoit l'empreinte de la religion. Bientôt le
peuple cherchera vainement au milieu de nous
ces hommes, objet de son respect par l'austère
gravité de leurs mœurs, et de son amour par
leur bonté, par leur humble dévouement à
l'une des œuvres les plus touchantes de mi-
séricorde. L'influence de leurs leçons et de
leurs exemples cessera de se faire sentir dans
les familles. Les enfans n'y rapporteront plus
des habitudes d'obéissance, de modestie , de
travail. Pauvres enfans, vous aurez d'autres
maîtres, vous écouterez d'autres enseignemens,
et, grâce aux lumières d'un siècle plus avide
d'ins Iru d 'ion que de morale , l'Université s'oc-
cupera de vous fournir de savoir, et les tri-
bunaux s'occuperont de vos mœurs.
Rassurons- nous cependant : il reste encore
des ressources. Une destruction si funeste ne
(43o)
se consommera pas sous le règne d'un descen-
dant de saint Louis ; et ce ne sera pas en vain
que les Frères auront entendu cette parole
royale : Soyez assures de ma protection.
Au fond , qui les attaque ? quel ennemi du
honneur et du repos public s'oppose à ce qu'ils
continuent de répandre sur les enfans du
peuple le bienfait d'une éducation éminem-
ment sociale, parce qu'elle est éminemment
chrétienne? Qui prétend imposer à une con-
grégation autorisée depuis dix ans , des lois
incompatibles avec son existence ? L'Univer-
sité. Et de quel droit ? qui lui a permis d'é-
tendre sa main sur des écoles, qui , certes, ne
sont pas les siennes , car la religion et les
mœurs y fleurissent? Est-elle le législateur,
est-elle l'Etat même , pour restreindre arbi-
trairement la liberté légale des citoyens? Puis-
qu'elle nous y force , discutons ses titres , il
en est temps.
La loi du 10 mai 1806 porte , art. 1", qu'*7
sera crée un corps enseignant , sous le nom
d'Université impériale ; Y article 3 ajoute, que
l'organisation du corps enseignant sera pré-
sentée en/orme de loi au corps législatif, à la
session de 18 10.
Ainsi Buonaparte avoit reconnu qu'une loi
seule pouvoit créer les privilèges dont il se
proposoit d'investir le corps enseignant.
(43i )
Qu'on nous montre cette loi : elle n'existe
pas. L'Université fut organisée, elle reçut sa
forme , ses prérogatives , par un simple dé-
cret du 17 mars 1808. Donc, sous Buona-
parte même, l'Université n'avoit aucun droit
légal de s'emparer exclusivement de l'éduca-
tion , de soumettre à ses réglemens les autres
écoles, de s'ingérer dans leur régime inté-
rieur, et bien moins encore de les supprimer.
Elle régnoit , comme son fondateur, unique-
ment parla force.
Au retour du Roi , on parut vouloir réfor-
mer le système d'éducation que la France en-
tière réprouvoit, et soustraire les familles à
l'oppression du corps enseignant. On pro-
clama de nouveau l'indispensable nécessité
d'une loi pour déterminer et légitimer les pri-
vilèges qu'on jugeroit devoir lui accorder.
« Nous avons reconnu , est-il dit dans l'or-
» donnance du 17 février i8i5, que l'Uni-
» versité reposoit sur des institutions desti-
» nées à servir les vues du gouvernement
» dont elles furent l'ouvrage , plutôt qu'à ré-
» pandre sur nos sujets les bienfaits d'une
» éducation morale \oulant nous mettre
» en état de proposer le plus tôt possible aux
» deux, chambres les lois qui doive ni fonder
» le système de l'instruction publique, etc. »
Donc, à cette époque, l'Université n'avoit
( 4& )
pas, de l'aveu même du Gouvernement, de
fondement légal. Elle n'en a pas davantage au-
jourd'hui. L'ordonnance du if> août i8i5 ,
qui établit provisoirement \a commission d'in-
struction publique , n'est point une loi , ne
peut pas suppléer la loi. Une commission
provisoire , instituée par une simple ordon-
nance , ne possède aucun droit de coaction ,
aucun titre pour intervenir dans l'administra-
tion des écoles élevées à côté des siennes ;
toute tentative de ce genre est , de sa part ,
un abus d'autorité, une véritable usurpation ;
et s'il a fallu nécessairement le concours des
deux Chambres , s'il a fallu une loi pour éta-
blir le monopole du tabac, à plus forte raison
en faut-il une pour établir le monopole de
l'enseignement, qui touche à des intérêts bien
plus graves , et froisse des droits bien plus
sacrés.
Nous sommes donc encore , à cet égard ,
uniquement sous le régime de la Charte. En
vertu de l'article i" , tous les Français sont
égaux devant la loi. Or, où est la loi qui dé-
fende d'enseigner à lire , à écrire , d'enseigner
le latin, le grec , l'arithmétique, la géomé-
trie ? Jusqu'à ce que cette loi existe , les ef-
forts de l'Université pour envahir toutes les
écoles sont des entreprises illégales, une vio-
lation manifeste de la Charte. Loin que les
( 433 )
procureurs du Pioi et les tribunaux puissent
favoriser ses présentions , leur devoir est de
s'y opposer , leur devoir est de protéger les
citoyens qu'elle essai eroit de priver de leurs
droits constitutionnels. Les magistrats ne con-
noissent que la loi, ne doivent juger que d'a-
près la loi : à l'instant où ils s'en écartent, ils
commencent à prévariquer.
Maîtresse de ses propres établissemens ,
l'Université ne peut rien exiger des autres, que
la rétribution fixée parla loi du budget. Cette
rétribution est un impôt légalement consenti,
on doit le payer. Là s'arrêtent les droits de
l'Université. Et si elle a cru elle-même , avec
raison, ne pouvoir disposer de la plus petite
partie de la fortune des citoyens qu'en vertu
d'une loi , comment croiroit-elle avoir droit
de mettre des entraves à leur industrie, et des
bornes à leur liberté, sans y être également
autorisée par une loi ?
11 faut donc qu'on le sache ; non-seulement
les Frères, mais tout Français peut, dans l'état
actuel de notre législation, et, en acquittant
l'impôt légal , ouvrir autant d'écoles qu'il
voudra, les régler comme il voudra, y ensei-
gner ce qu'il voudra, par la méthode qu'il
voudra, sans que personne ait le droit d'y
apporter obstacle (i). La loi le protège ; elle
(1) Je n'entends pas contester au gouvernement un
28
(434)
lui assure la propriété de son industrie comme
la propriété de sa maison ; elle l'autorise à
traduire devant les tribunaux quiconque le
troubleroit dans l'exercice de cette industrie,
comme quiconque l'empécheroit de labourer
son champ.
A la vérité, il est possible qu'un ordre dif-
férent soit établi plus tard par une loi ; mais
cette loi n'existe pas en ce moment. J'exami-
nerai, dans un autre article, s'il est conve-
nable qu'elle existe jamais, si elle seroit com-
patible avec le droit naturel et les principes
d'une juste liberté.
droit de surveillance, que, dans un autre écrit, j'ai
reconnu formellement lui appartenir.
^AV\VV\VV\V\AVVV\r-VVV\\VVVVVVVWVVVVVVVVVVWVV^
DU DROIT DU GOUVERNEMENT
SUR L'ÉDUCATION.
(i8i7.)
.Lorsque les peuples ont perdu le sens , en
perdant leurs traditions ; lorsque , dans leur
orgueil stupide , ils ne tiennent plus aucun
compte de l'expérience, de l'autorité des an-
cêtres , et que, rompant avec le passé, ils
s'en vont cherchant au hasard leurs croyances,
leurs lois , leurs institutions, hors de tout ce
qui fut, la société devient un problème chaque
jour plus obscur.
Chez de tels peuples, on parlera beaucoup
de raison , parce qu'il y aura beaucoup de
folie; on parlera beaucoup de stabilité, de
perfectionnement, parce qu'il n'existera rien
de stable, et qu'on sentira vivement le vice
de ce qui est. Du reste , jamais la raison n'aura
eu moins d'empire réel. La conviction même
sera sans pouvoir. Tout se décidera par les
intérêts et les passions du moment.
Outre lesprincipes variables, il y aura quel
28.
(436)
ques principes fixes : ce seront ceux qui ser-
vent à entretenir, sous une apparence de ré-
gularité , un certain désordre élémentaire , si
favorable aux calculs personnels. On pourra
permettre d'attaquer tout, hors ces principes.
Si l'on ose seulement les effleurer , la foule
innombrable de ceux qui désirent, se lèvera
soudain pour les défendre, comme la grande
Charte de toutes les espérances ambitieuses.
On ne sauroit douter qu'un pareil état ne
dût produire à la longue, d'abord le décou-
ragement, puis une foiblesse d'âme épidémi-
que , et enfin une indifférence générale sur ce
qui est bon, juste , vrai. Toutefois, il faudroit
encore sauver l'ordre et la vérité d'un complet
abandon et de l'ignominie du silence ; il fau-
droit , au moins de temps à autre , réclamer
en leur faveur , ne fût-ce que pour empêcher
qu'on en oubliât jusqu'au nom : ce ne sera, si
vous voulez, que des mots , pourroit-on dire
alors aux contemporains ; mais ces mots, peut-
être convient- il de les conserver dans la
langue.
Je ne décide pas à quel point ces réflexions
nous sont applicables. Chacun en jugera selon
ses lumières , et d'après ses observations.
Quoi qu'il en soit , j'ai cru devoir appeler
d'abord l'attention du lecteur sur les pre-
mières pensées qui se sont offertes à moi ,
(437 )
quand je me suis résolu à traiter du droit du
Gouvernement sur l'éducation.
Cette question, d'un ordre à part , ne dé-
pend en aucune manière de celles qu'on peut
former sur la nécessité ou les inconvéniens de
l'éducation publique. Il ne s'agit pas de savoir
s'il est à propos qu'il y ait une éducation pu-
blique, mais s'il est désirable, s'il est juste
qu'elle soit exclusive.
En maxime générale, il faut une éducation
publique ; cela n'est pas douteux. Dans l'ap-
plication , cette maxime se modifie d'après la
nature de l'éducation donnée , d'après les sys-
tèmes suivis, les résultats obtenus, et, sous
ce rapport, tout se réduit à une question de
fait. Si l'éducation publique est bonne, si elle
prépare à l'Etat des citoyens intègres, nourris
dans la pratique et l'amour des devoirs, des
sujets religieusement soumis , des pores de
famille vertueux , il faut une éducation pu-
blique. Si elle ne fait rien de cela , et ne peut
le faire dans le système adopté, il ne faut pas
d'éducation publique , ou il faut changer de
système : à moins qu'on ne dise que les mau-
vaises doctrines et les mauvaises mœurs sont
utiles à l'Etat, utiles à ses membres; et dans
ce cas encore , il faudroit examiner si l'on ne
pourroit passe procurer ces avantages à moins
de frais. Mais cette question, je le répète, esl
( 438 )
indépendante de celle que je vais disenter.
Commençons par jeter un coup d'œil sur
les faits. Jamais, si Ion excepte quelques pe-
tites républiques grecques, fameuses par leurs
institutions immorales , jamais , chez; aucun
peuple , le Gouvernement ne s'arrogea le
privilège exclusif de l'éducation. Cette pré-
tention cependant auroit trouvé , sous le pa-
ganisme , moins d'obstacles dans les moeurs
et dans la religion : elle auroit eu aussi moins
de danger. Toutefois, ni les Romains, ni les
nations qu'ils conquirent , ni celles dont ils
devinrent à leur tour la conquête, n'imaginè-
rent rien de semblable. L'enseignement, qui
n'est au fond que la communication des pen-
sées, resta toujours aussi libre que la pensée
même.
Après l'établissement du Christanisme, l'é-
ducation passa naturellement entre les mains
de la religion , parce que la religion , dont
l'objet est de protéger tous les genres de foi-
blesse , dut venir au secours de la foiblesse de
l'esprit , qui est l'ignorance , et de la foiblesse
du cœur, qui est ies passions. L'éducation
«Its-lors prit un caractère plus moral , plus
noble , plus touchant. Mais il faut voir com-
ment on laconcevoit , et suivant quels prin-
< înpies elle fut dirigée.
On semble aujourd'hui regarder l'instruc-
(43g )
tion purement litte'raire comme un bien ab-
solu : ide'e fausse , et qui vient de ce qu'on
place le bonheur, non dans la conformité à
l'ordre , mais dans les jouissances de l'orgueil.
L'instruction est un bien ou un mal , selon
l'usage qu'on en fait , les fruits qu'on en tire ;
ou plutôt , elle n'est qu'un moyen pour arri-
ver à une fin , laquelle est la connoissance et
lapratiquedes devoirs. C'est laque doit tendre
tout enseignement veri tablement social : celui
qui n'a pas ce but principal n'est qu'un amu-
sement dangereux ; presque toujours son uni-
que effet est d'exalter l'amour-propre, et de
fournir des armes aux passions.
La religion chrétienne , dès son origine ,
envisagea l'instruction sous un point de vue
qu'on gagneroit beaucoup à se rappeler main-
tenant davantage. Si elle enseigna aux enfans
les élémens des lettres , ce fut pour faire ser-
vir cette première instruction d'instrument à
une instruction plus utile et plus relevée. Elle
cultiva l'esprit pour qu'il connut mieux la loi
sublime qui devoit régler tout ensemble, et
l'esprit, et le cœur, et les sens.
Cela eut deux effets admirables. Première-
ment, l'importance d'une pareille instruction
fit qu'on en mit beaucoup à la répandre. Pen-
dant plus de douze siècles, il n'exista pas en
( 44o)
Europe une seule école qu'on ne dût au zëfé
du clergé. Les papes , les conciles , les évé-
ques, perpétuellement occupés d'en augmen-
ter le nombre, plaçaient ce soin au rang de
leurs premiers devoirs. On peut lire dans les
canons lespressantes exhortations, les injonc-
tions sévères qui attestent la sollicitude des
pasteurs sur ce point. La conservation des
lettres est manifestement un de leurs bien-
faits.
Secondement , l'objet de l'Eglise n'étant
point de flatter l'orgueil, mais de perfection-
der l'homme moral, l'enseignement se rangea
de lui-même parmi les œuvres de miséricorde,
les institutions charitables qu'enfante l'esprit
religieux. Dès lors il s'étcndoit à tous les
états, à tous les membres de la société , sans
distinction ; et la religion ouvrant avec plus
de tendresse encore ses yeux de mère sur le
pauvre , l'éducation devint essentiellement
gratuite.
Mais on profitoit sans contrainte de cet
avantage offert à tous. Les lois n'établirent
point de système prohibitif. Ni Charlemagne,
qui contribuas! puissamment à la restauration
des études , ni ses successeurs ne songèrent à
s'attribuer le privilège exclusif de l'enseigne-
ment. En Allemagne, en Angleterre , en Tur-
( 44» )
quiê , dans toute l'Europe , dans le monde
entier, aucun Gouvernement n'éleva jamais
cette monstrueuse prétention.
Le principe qui en fut le fondement, fut,
pour ainsi dire , semé au milieu des ruines de
l'ordre social en France , à l'épouvantable
époque de 1793 , et l'on peut en considérer
Danton comme l'inventeur. « Il est temps,
» disoit-il à cette même tribune où furent
» proclamés tant de décrets de mort, il est
» temps de rétablir ce grand principe qu'on
» semble méconnoître, que les enfans appar-
» tiennent à la république avant d'appartenir
» à leurs parens. »
Robespierre goûta cette idée , c'étoit na-
turel ; mais ni lui , ni la Convention, ni le Di-
rectoire, ni les Consuls, n'osèrent la réaliser,
malgré le désir qu'ils en manifestèrent plu-
sieurs fois. On étoit encore tropprèsdu passé,
trop près de Tordre.
Buonaparte le tenta plus tard, et avec suc-
cès ; mais c'étoit Buonaparte, c'est-à-dire,
l'homme qui a le plus méprisé les' hommes,
et qui s'est joué avec le plus d'audace de la
société , et des maximes qui en assurent l'exis-
tence. On s'indigna, on murmura, et puis
l'on se lut. Après avoir senti leur servitude ,
les aines s'y accoutumèrent. On donna ses
(44^)
enfans au tyran, comme les Carthaginois don-
noient les leurs à Saturne.
11 est inoui à quel point Buonaparte nous
a familiarisés avec le désordre, à quel point
il a corrompu la raison , la conscience publi-
que. C'est la plus grande calamité de son rè-
gne, et le plus grand crime de cet homme
si étrangement supérieur dans le crime. 11 a
appris aux peuples à regarder le mal sans
frayeur et sans étonnement.
Or, je ne sais s'il existe un mal plus grave ,
et qui renferme en soi un plus grand nombre
d'autres maux, que l'abus qui rend le Gou-
vernement maître absolu de l'éducation. J'ai
prouvé que c'étoit une prétention nouvelle ,
je prouverai que c'est en outre une prétention
absurde, et si dangereuse qu'on ne sauroit
s'en effrayer assez.
L'éducation de l'enfant, de droit naturel,
appartient au père ; parce que l'enfant, du-
rant le premier âge, n'appartient qu'à la fa-
mille. Le père doit pourvoir à l'éducation de
son fils, comme il doit pourvoir à ses autres
besoins , selon le genre de vie auquel sa nais-
sance le destine, selon la condition, les vues ,
l'intérêt de la famille. Ce devoir du père ,
devoir sacré, imprescriptible, est le fonde-
ment de la puissance paternelle, qui a pré-
cédé toute autre puissance , hors celle de Dieu,
(443 )
d'où elle dérive. Les législations humaines
peuvent la violer ; car l'homme , être libre,
a le triste pouvoir de troubler Tordre ; mais
elles n'en sauroient anéantir l'essence, elles
ne sauroient affranchir le père d'un devoir
que la nature lui impose , elles ne sauroient
légitimement renverser la base de toute so-
ciété.
Or, si c'est un devoir du père de pourvoir
i\ l'éducation de son fils, de la manière qu'il
juge la plus avantageuse à ce fds et à la fa-
mille ,il adroit à tous les moyens d'éducation
qu'offre la société dont il est membre, et nul
n'est autorisé à lui en interdire aucun , ou à
le contraindre sur le choix : autrement on op-
prime le père, on opprime l'enfant, on op-
prime la famille, et en laissant les corps li-
bres , on établit une servitude plus avilissante
et plus funeste , une servitude morale, qui
s'étend des sciences jusqu'à la religion et aux
mœurs mêmes.
En effet, l'éducation embrasse tous ces ob-
jets. Elle doit déterminer les croyances, ré-
gler les mœurs, et former l'esprit.
[1 importe assezpeu au honheurde l'homme,
et moins encore au bonheur de la société , que
son intelligence se développe au delà de cer-
I aines bornes : et la nature, plus sage que nos
i. etmèine que nos institutions, ne per-
( 444 )
m?t , quoi qu'on fasse , qu'à très-peu d'hommes
de dépasser ces étroites limites. Ceux-ci savent
bien se procurer, sans que l'Etat s'en mêle,
les secours dont ils ont besoin ; et leur nom-
bre est toujours comparativement si foible ,
que l'Etat ne peut même, et ne doit jamais
s'occuper d'eux. Cela est si vrai, qu'en toute
école, les écoles spéciales exceptées, rensei-
gnement se borne à ce que tout, homme, à
moins d'être entièrement stupide, est capable
d'apprendre, c'est-à-dire, à presque rien. Les
premiers élémens des connoissances compo-
sent toute l'instruction publique , parce que
la plupart des hommes n'ont reçu, pour
ainsi parler, que les élémens de l'intelligence.
Si tous étoient doues d'une égale pénétration
et d'une égale activité d'esprit, la société ne
subsisteroit pas un siècle , et la science tueroit
le genre humain.
C'est donc une bien niaise raison à donner
en faveur de l'éducation exclusive , que la su-
périorité de l'enseignement. De plus, on se
trompe beaucoup, si l'on croit que celte su-
périorité dépende du degré d'instruction des
maîtres : il n'en est rien. Le meilleur maître
n'est pas celui qui sait davantage, mais celui
quisait forcer ses disciplesà apprendre d'eux-
mêmes ce que la nature leurpermet de savoir :
et certes il est étrange que, dans le siècle des
( 445 )
lumières, dans le siècle où il y a le plus de gens
armés contre la société et contre eux-mêmes,
de demi-connoissances et de demi-talens , on
s'imagine qu'il faille toute la puissance du
Gouvernement, pour trouver quelques hom-
mes en état d'enseigner à des enfans les élé-
mens des mathématiques, et de leur apprendre
à décliner musa.
Dans tous les cas, la supériorité relative de
renseignement ne crée pas un droit exclusif
en faveur de ceux qui enseignent , ou de ceux
au nom de qui ils enseignent; et moins en-
core, lorsque cet enseignement est payé, et
payé fort cher. Le père est seul juge de l'in-
struction qui convient ou qui suffit à son fils,
seul juge des sacrifices qu'il peut faire pour lui
procurer cette instruction. Que l'éducation
soit libre , nul ne sera exclus de ses avantages ;
il y aura des écoles pour toutes les fortunes,
et desécoles gratuites pour le pauvre , à moins
que la religion ne s'éteigne totalement parmi
nous. Mais s'obstiner à mettre l'éducation en
régie, et en fixer le prix par un tarif; dire
auxfamilles : « Vos enfans viendront dansnos
» écoles, ou toute école leur sera fermée, »
c'est désespérer les familles, c'est frapper au
cœur la liberté, l'équité naturelle, et violer,
si on peut le dire , les âmes mêmes.
Encore n'ai-je parlé jusqu'ici que de la
(446)
simple instruction. Que sera-ce, si Ton vient
à considérer que les plus hauts intérêts de
riiomme, la religion , les mœurs dépendent
entièrement de l'éducation ? Or, le Gouver-
nement a-t-il droit de se mettre, sous ce
rapport, à la place du père ? A-t-il droit de
donner à l'enfant la religion qu'il veut , la
morale qu'il veut? A-t-il droit de l'exposer
à n'en avoir aucune ? A-t-il droit de décider
ces grandes questions pour chaque famille ?
Oui sans doute , s ii a droit de se réserver le
privilège exclusif de l'éducation, car c'en est
une suite nécessaire. Mais alors il faut dire
que la religion , les mœurs, que la croyance
de Dieu même est soumise à la volonté du
Gouvernement. Le bon sens frémit, mais la
conscience frémit bien davantage.
Observez en outre que le Gouvernement
ne peut se substituer au père, envahir ses
droits , sans être chargé de ses devoirs. Dès
lors, toutes les familles étant égales à ses
yeux, il doit également l'éducation à tous les
enfans, et à tous une égale éducation : autre-
ment il est injuste envers ceux qu'il prive de
ce bienfait; il ne fonde pas une institution,
il fait une spéculation ; il vend aux riches ,
avec privilège, les connoissances, la morale,
la rciigion ; il étaolit la noblesse monstrueuse
de for.
(44? )
Je cherche des raisons pour les peser, je
ne trouve pas même de prétextes. A quel
titre le Gouvernement seroit-il maître absolu
de l'éducation? Seroit-ce comme législateur?
Mais qui jamais imagina de régler par des lois
ce qu'on doit croire et ce qu'on doit savoir?
Seroit-ce comme administrateur? Mais en-
tendit-on jamais parler d'administrer les
croyances et la morale , d'administrer l'étude
du grec et du latin , d'administrer l'éloquence
et même l'alphabet? Le ridicule saute aux
yeux. Les croyances et la morale sont du do-
maine de la religion ; le reste est du domaine
individuel. Le droit du Gouvernement se
borne à conseiller, à diriger, à offrir à tous
sans contrainte les moyens d instruction , à
surveiller les établissemens libres, à les sup-
primer même s'ils sontdangercux pour l'Etat,
pour les bonnes mœurs, ou s'ils servent à
propager des doctrines funestes à la société.
Tous les droits qu'il s'arroge de plus sont
une usurpation de la puissance paternelle.
L'éducation est un des premiers besoins
des peuples, et c'est à cause de cela même
qu'elle doit être libre comme les subsistances.
Si l'on vouloit nourrir administrative ment
une nation, en dépit des plus belles tliéories,
elle mourroit de faim. Que le Gouvernement
empêche qu'on vende des poisons au lieu
(448 )
d'alimens, qu'il surveille les marchés, qu'il y
maintienne une bonne police, qu'il établisse
même, si cela se peut, des greniers d'abon-
dance ; tout cela est de son ressort, et même
de son devoir. Mais s'il va plus loin, s'il en-
treprend de fournir seul de pain un peuple
entier, au lieu de montrer sa sollicitude, il
ne prouvera que sa rapacité ou son ineptie.
Considérons maintenant les conséquences
du régime prohibitif appliqué à l'éducation. Il
met entre les mains du Gouvernement, ou
de quelques agens secondaires, les doctrines,
les mœurs, tous les appuis de l'ordre social.
Quelques hommes , que dis-je , un seul homme,
selon les circonstances , pourra faire partager
à une génération entière ses préjugés, ses
erreurs , ses opinions , ses passions ? On en a
sous Buonaparte, un exemple assez frappant ,
et ce n'est certainement pas calomnier ses
écoles , que de dire qu'il y régnoit , avec je ne
sais quelle fureur militaire , un effrayant es-
prit d'impiété, et une immoralité profonde.
Rien de tout cela n'existe plus, je le veux;
mais, l'éducation restant exclusive, tout cela
pourroit de nouveau exister demain, si de-
main il se trouvoit à la tête de l'éducation
publique , ou à la tête de l'Etat , un homme
de même caractère ; l'enfance et la jeunesse
seroient, une seconde fois, complètement as-
(449)
servies à ses vues et à ses caprices. Or , à
moins qu'on ne regarde la société elle-même
comme un caprice du moment , il y a plus
que de l'imprévoyance, plus que de la folie à
faire dépendre tout l'ordre social de la vo-
lonté d'un homme , ou de quelques hommes.
J'ajoute que rien n'est plus opposé aux:
vrais intérêts du Gouvernement : car l'intérêt
du Gouvernement n'est jamais d'opprimer ;
son intérêt n'est jamais de blesser la puissance
paternelle, dont la sienne n'est qu'une exten-
sion ; son intérêt n'est jamais d'aigrir, de
tourmenter les familles, d'inquiéter leur ten-
dresse , d'alarmer leur conscience , par une
gêne de tous les instans ; son intérêt n'est ja-
mais d'instituer , au milieu de l'Etat , un vaste
moyen de révolution.
On a cru bien défendre l'Université impé-
riale , en disant qu'elle a contribué à renver-
ser Buonaparte. Mais si elle a pu avoir une
si énorme influence , si elle a pu détruire celui
qui l'avoit fondée, si elle a pu tromper son
active surveillance , si même elle a pu rompre
tous les liens qui dévoient naturellement l'at-
tacher à l'homme par qui seul elle existoit ;
quel gouvernement ne tremblera devant une
pareille institution ?
Que si l'on m'objecte que la plupart des
inconvéniens dont je parle , sont nuls de fait
29
( 45o)
aujourd'hui ; je répondrai que c'est pour cela
même qu'il faut les prévoir, afin de les pré-
venir. Si cesinconvéniens existoient, qui ose-
roit , qui pourrait les signaler? Nous savons
assez , je pense , qu'il y a des gouvernemens
sous lesquels on ne peut que se taire et souf-
frir ; et c'est pour cela , je le répète , qu'il faut
dire la vérité , lorsqu'on a le bonheur de vivre
sous un Prince digne de l'entendre.
V\V\\\v\Vk\\\VW\^VVV\VV\VVV\\VVlVVV\VV\V\VV«lV\\VVVV\VV\\\VVVV\\V\\\\\\\\\\VV'\-.
DE L'EDUCATION ,
CONSIDÉRÉE DANS SES RAPPORTS AVEC LA
LIBERTÉ.
( 1818.)
Dedimus projectb grande patientiœ documenlunt .
et sicut vêtus celas vidit, quid ultimum in liber-
taie esset, ita nos quid in servitute.
Tacit. Vit. Agric
\~je que Tacite disoit des Romains de son
temps n'est que trop applicable à notre siècle.
Et nous aussi , nous avons donné un grand
exemple de patience. La philosophie , dont
nous subissons depuis trente ans les bienfaits,
a dévoré Tune après l'autre toutes nos anti-
ques libertés , et nous a conduits, par divers
chemins , aux dernières limites de la servitude.
Esclaves tour à tour de l'anarchie et du des-
potisme , nous avons montré qu'un peuple
déchu de ses croyances et de ses moiurs peut
tout supporter, excepté l'ordre. Jamais, dans
les âges précédens , on ne vit un pareil mé-
lange d'orgueil et d'abjection , d'esprit d'in-
dépendance et de penchans serviles , de pré-
tentions hautaines et de doctrines dégradantes.
De quelque côté qu'on tourne ses regards, on
29
( 452 )
est frappé de ce contraste. Ainsi , l'on ne
parle que de philanthropie , et la bienfaisance
a ses prisons , non moins redoutées du pauvre
que celles destinées à renfermer le crime.
Sans cesse on entretient le peuple de sa sou-
veraineté ; et ce même peuple , le moment
d'après , devient , pour ses propres représen-
tais , de la mai 1ère conscriptive , éligible , élec-
torale; et comme la philosophie a eu sa ma-
tière pensante , la politique a sa matière sou-
veraine. On veut que la raison individuelle
soit indépendante de toute loi, indépendante
de Dieu même ; et on attribue au Gouverne-
ment le droit d'asservir la raison de la société
entière, en s'emparant de l'instruction. On
réclame avec emportement les libertés maté-
rielles et les libertés des passions, dont les
animaux peuvent jouir aussi bienquel'homme;
et peut-être verroit - on sans surprise et sans
regret consacrer la servitude de l'intelligence.
Pour réaliser ce scandale inouï, pour fon-
der le plus avilissant des despotismes , puis-
qu'il s'exerceroitsur ce qu'il y a de plus noble
en nous, la pensée, il suffiroit d'établir léga-
lement l'Université, ou de mettre toute l'édu-
cation entre les mains du Gouvernement. Par
ce seul acte, on détruiroit, avec les libertés
naturelles de l'homme , la puissance pater-
nelle , la famille , et on feroit de la société
(453 )
elle-même une espèce d'automate , une masse
organisée qui recevrait l esprit , non de ce qui
l'environne et de ses besoins , mais du Gouver-
nement, reconnu dès lors pour unique pro-
priétaire des connoissances et des vérités qui
constituent la vie morale des peuples.
C'est en effet par l'éducation que se propa-
gent les vérités nécessaires et les connoissan-
ces utiles ; c'est l'éducation qui développe
l'intelligence, règle les mœurs, et forme l'es-
prit : et, comme la culture de l'esprit est
maintenant la partie de l'éducation à laquelle
on attache le plus d'importance , parce qu'on
y voit à la fois un moyen de fortune et des
jouissances pour la vanité, je parlerai d'abord
de ce genre d'instruction, qui comprend tout,
hors les devoirs ; instruction avantageuse ou
funeste aux individus et à l'Etat , selon les
principes qui s'y joignent , et qu'on appelle
publique , faute de pouvoir l'appeler sociale.
Mais , avant de combattre les prétentions
de l'autorité à F égard de l'enseignement, je
dois recoçmoître ses droits réels , ou plutôt
rappeler ses devoirs, qu'elle n'oublie jamais
davantage que lorsqu'elle exagère ses droits.
Je l'ai dit ailleurs : « Les croyances et la mo-
» raie Jonl du domaine de la religion; le re >te
» est (îu domaine individuel. Le droit du
» Gouvernement se borne à conseiller, à di-
( 454 )
» riger , à offrir à tous, sans contrainte , les
» moyens d'instruction, à surveiller les éta-
» blissemens libres , à les supprimer même ,
» s'ils sont dangereux pour l'Etat, pour les
» bonnes mœurs , ou s'ils servent à propager
•> des doctrines funestes à la société. Tous
» les droits qu'il s'arroge de plus, sont
» une usurpation de la puissance pater-
» nelle (i) ; » j'ajoute, et un envahissement
des libertés morales, fondement de toutes les
autres libertés.
En se réservant l'empire des vérités essen-
tielles , des vérités qui sont moins des con-
noissances que des lois , Dieu a livré les au-
tres à notre raison pour exercer son activité,
et servir de pâture à cette vaine curiosité qui
qui nous tourmente. Propriété commune des
esprits , et fruit souvent amer de leur labeur ,
la science, sous aucun rapport, n'est du do-
maine de l'autorité. Elle appartient également
à tous, en ce sens que tous y ont un droit
égal , selon le prix qu'ils y attachent, l'appli-
cation dont ils sont capables, et la situation
plus ou moins heureuse où ils se trouvent
placés. A force de lumières , nous avons cessé
de comprendre cela. Les anciens adoroient
les Muses , et nous les enchaînons. Ce sont
(l) Du droit au gouvernement sur Véducalioiii
(455 )
deux excès ; mais le premier offre au moins
quelque chose de noble. Diviniser l'intelli-
gence, c'est, à certains égards, la rappeler
à son origine, et il y a dans cette idée
comme un souvenir obscur de notre grandeur
morale , de cette grandeur à laquelle nous ne
voulons ou n'osons plus croire. Pour peu que
nous eussions le sentiment de notre dignité,
naturelle , on ne mettroit pas en question si
le gouvernement peut, avec justice , établira
son profit le monopole des connoissances.
Connoître , c'est penser : et quoi de plus libre
que la pensée ? quoi de plus indépendant de
tout pouvoir humain ? En vertu de quel titre
un homme diroit-il à un autre homme : Tu ne
sauras rien , ou tu ne sauras que ce qu'il me
plaira que tu saches ? et conçoit-on une op-
pression plus révoltante que cette inique op-
pression de l'esprit? Mais si l'homme a droit
de savoir tout ce que ses facultés et sa posi-
tion sociale lui permettent d'apprendre , il a
le droit de jouir de ce qu'il sait, de ce qu'il a
acquis par son travail. Or, jouir des connois-
sances , c'est les communiquer : ainsi, ren-
seignement des connoissances humaines est,
par sa nature, essentiellement libre, et les
règles auxquelles il peut convenir de le sou-
mettre, ne sont équitables qu'autant qu'elles
respectent cette liberté.
( 456 )
Ceci est vrai, surtout de l'instruction élé-
mentaire , considérée seulement comme cul-
ture de l'esprit. Cette instruction n'est pas la
science , mais un instrument nécessaire pour
l'acquérir, le complément des moyens natu-
rels que Dieu a donnés à l'homme pour déve-
lopper ses facultés, et s'établir en société avec
les autres hommes. L'écriture, en effet, n'est-
clle pas, comme la parole , un moyen général
de communiquer la pensée? ou plutôt elle est
la parole figurée ; et si le Gouvernement seul
a le droit d'enseigner à lire et à écrire, lui seul
aussi a le droit d'enseigner à parler. Le prin-
cipe va jusque-là : aussi ne serois-je point sur-
pris qu'un jour on créât, dans l'Université,
un corps de nourrices , pour compléter le
système des institutions primaires.
Etudier une langue , ce n'est de même
qu'apprendre à parler , lire , écrire , dans un
autre idiome, pour étendre la communication
des r>ensées. Quand je lis Ciceron , Tacite ,
Homère , je m'entretiens avec ces grands
hommes ; ils me parlent , je les écoute; et qui
a le droit de m'en empêcher ? Leur langue ,
leurs ouvrages sont-ils la propriété du Gou-
vernement ? Ne verra-t-on , dans les mots et
dans les idées, qu'un objet de commerce, dont
il pourra se réserver le privilège exclusif? Et
si cette gabelle des connoissances n'est pas
( 457 )
un commerce, qu'est-ce donc? Une adminis-
tration ? une police ? l'administration de la
grammaire, de la parole, de la pensée! la
police de l'esprit humain! En vérité la tête
tourne quand on vient à regarder dans cet
abîme d'absurdités.
L'abus que les hommes font des connois-
sanccs, n'est pas une raison pour les leur in-
terdire, ou pour qu'ils ne les reçoivent que
du Gouvernement ; car, par le même prin-
cipe , on leur interdiroit jusqu'aux alimens ,
ou l'Etat se chargcroitde les nourrir, ce qui,
sans empêcher la plupart des abus , produi-
roit de nouveaux, inconvéniens. entr1 autres ,
le risque qu'ils mourussent de faim.
Que diroit-on d'un peuple à qui l'on inter-
diroit la parole , à cause du danger des mau-
vais discours? Au fond , cependant, ce peuple
muet seroit moins avili que si , lui Laissant la
parole , on lui dictoit toutes ses pensées. Le
monopole de renseignement nous placeroit
dans cet état honteux ; et ce n'est pas, certes ,
une des bizarreries les moins remarquables
de notre siècle, qu'on ait essayé de siffler une
nation comme un perroquet.
Si j'ai besoin, pour user de mes I
intellectuelles, de la permission d'autrui; si
L'autorité dispose seule des moyens de les dé-
velopper ; s'il dépend d'elle de me faire ■
( 438 )
tir (huis une étemelle enfance , que devient la
liberté morale ? En s1 emparant de l'instruc-
tion , le Gouvernement établirait donc une
intolérable servitude. L'enseignement ne peut
être esclave que l'esprit ne le soit aussi.
Mais, au-dessous de cet esclavage, il en
existe un plus funeste encore et plus abject,
1 esclavage des croyances et des mœurs. Qui
est maître de l'éducation est maître de tout
l'homme , parce (pie l'homme reçoit tout de
l'éducation , religion , morale , sentimens , ha-
bitudes , et c'est même la raison des diffé-
rences qu'on observe entre les divers peuples.
Or, d'où le Gouvernement tirerait - il le
droit de s'approprier toutes les vérités néces-
saires et tous les principes de l'ordre , en sorte
que la société lût complètement à ca discré-
tion? Un moment d'erreur ou de négligence ,
et la transmission de la vie morale s'arrête ,
et il faut qu'une génération entière attende ,
pour y participer, que l'autorité se réveille
ou se détrompe. Quel peuple assez dégradé
pourrait volontairement se soumettre à de
pareilles chances ?
Qu'on ne s'abuse pas , il s'agit ici des plus
hauts intérêts de la famille et de la société.
Savez-vous ce qu'on vous demande, quand
on revendique le privilège exclusif de l'édu-
ion :' On vous demande oue vos enfans ne
(459)
connoissent , ne croient et n'aiment que ce
que voudra le Gouvernement ; on vous de-
mande de consentir à l'asservissement de leur
esprit et de leur conscience ; et puis l'on vous
dit : Soyez tranquilles, nous les régirons de
manière que vous serez satisfaits. Mais qui
garantit cette promesse? Ni le passé, ni le
présent; et de plus, est-ce un motif pour li-
vrer l'intelligence au pouvoir?
L'intelligence est libre, lorsqu'elle obéit à
l'autorité légitime % ou à Dieu, qui seul a droit
de commander des croyances. Le cœur est
libre , lorsqu'il obéit aux lois de l'ordre , ou
à Dieu, qui seul a droit de prescrire des de-
voirs. L'intelligence et le cœur sont esclaves,,
lorsqu'ils obéissent à l'homme ; et un gouver-
nement qui s'attribue le pouvoir de donner à
l'enfant la religion qu'il veut , la morale qu'il
veut, viole des libertés qu'avant Buonaparte
on ne tenta jamais de ravir à aucune nation.
Julien l'Apostat interdit aux Chrétiens les
écoles publiques , mais il leur laissa leurs pro-
pres écoles ; il ne dit point à tous ses sujets :
Ou vos enfans ne recevront aucune éducation,
ou ils en recevront une qui blesse votre con-
science. Ils ne sauront ni lire ni écrire , ou
ils viendront dans des écoles que vous croyez
dangereuses pour leurs mœurs et pour leur
foi.
( 4Co )
Si le Gouvernement est autorisé à tenir ce
langage a un seul homme , il faut dire qu'il
n'y a de morale et de religion que ses volon-
tés. Et quand on supposeroit ses volontés
toujours droites , sa religion toujours vraie ,
sa morale toujours pure , la vérité est-elle à
lui pour qu'il ait le droit d'en disposer sou-
verainement ? Jaimerois autant qu'il déclarât
que le soleil lui appartient , et qu'il mît sa lu-
mière en régie.
Dénués , dans le premier âge , d'expérience
et de raison, l'autorité, l'enseignement, les
exemples nous font ce que nous sommes , et
déterminent, souvent pour toujours, nos
opinions et nos affections. Concentrer l'édu-
cation entre les mains du Gouvernement , c'est
donc lui accorder un pouvoir absolu sur l'in-
telligence et le cœur de l'enfant, c'est établir
la servitude dans le fond même des âmes.
Et que seroit une nation qui n'auroit de
religion, de morale, de connoissances, qu'au-
tant que le voudroit son gouvernement , au
prix qu'il y mettroit ; une nation dont les
croyances, les scnlimcns, les mœurs dépen-
draient du caprice d'un ou de quelques hom-
mes , des calculs même de' la cupidité ; une
nation à qui on pourroit vendre Dieu !
Encore si l'on consentoit toujours à le lui
vendre : si on ne la forçoit pas, sous peine
(46i )
d'ignorance, d'acheter l'athéisme, le me'pris
des devoirs , le crime même ! et ceci n'est
pas une crainte vaine, une chimérique sup-
position. La France ne le sait que trop , il y
a eu de telles écoles , et l'on y a vu des for-
faits inconnus jusqu'à nos jours , le suicide de
l'enfance ; on a vu des Gâtons de quinze ans
briser la vie comme un mauvais jouet, après
avoir, par testament, légué leur âme aux ma-
ues de Voltaire et de J. J. Rousseau (i). Or,
que la plupart des pères éprouvent quelque
répugnance à consentir que leurs fils se pen-
dent, aies envoyer dans des écoles où les
(i) Il a paru, sous le litre de Génie de la Révolution
considéré dans l'Education, une excellente histoire de
l'instruction publique en Fiance, depuis 1 7^9- C'est
le tableau complet de notre législation révolutionnaire
sur l'éducation. On y voit combien, à toutes les époques
de nos malheurs, les ennemis de la religion et de la
royauté attachèrent d'importance à s'emparer de la
génération naissante, pour la pénétrer de leurs doc-
trines et l'associer à leurs passions. Toujours menacés
par l'ordre qu'ils avoient détruit , ils sentoicnl la né«
cessité de le poursuivre jusque dans l'avenir. De là ces
institutions mouslrueuses ébauchées par la Convention,
et adoptées ensuite par Buonaparle, qui essaya de les
tourner à son profit, et les porta rapidement au der-
nier degré de perfection en créant l'Université", vaste
tombeau où s'engloutirent, à la voix du despote , les
dernières libertés de notre patrie. Avant l'usurpateur,
C 4^2 )
élèves ont, de fois à autre, de pareilles fan-
taisies , cela se conçoit , et cette faiblesse sem-
ble excusable «à un certain point.
Mais, sans recourir aux argumens de fait,
la simple possibilité que l'éducation donnée
par le Gouvernement soit mauvaise, suffit
pour faire sentir à quel point le monopole
de renseignement est injuste et odieux. 11 ne
blesse pas seulement la liberté, il renverse
encore les principes constitutifs de la famille.
Que devient en effet, la puissance paternelle ,
si un père peut être placé dans l'alternative,
ou de laisser son fils croupir dans une igno-
rance qui le dégradera de sa condition sociale ,
ou de l'exposer à une dégradation plus fu-
neste , celle du vice et de l'erreur? Toute au-
torité repose sur des devoirs; ôtez ceux-ci,
la raison de l'autorité disparoît. Ainsi le père,
on n'avoit pas osé attenter directement aux droits des
familles, en forçant de recevoir l'instruction du Gou-
vernement. Ce fut Buonaparle qui, le premier, établit
le régime coactif. L'ouvrage que nous venons d'indi
quer renferme une multitude de détails extrêmement
curieux sur les écoles républicaines et impériales. L'au-
teur, en outre , y discute, avec beaucoup de logique et
de talent , toutes les questions relatives à l'Université.
Elle n'a pas répondu, par la raison fort simple, qu'elle
n'avoit rien à répondre. Son silence n'est pas seulement
un aveu, il est encore une preuve de jugement.
( 463 )
roi dans sa famille comme le Pioi est père dans
l'Etat , est lié par des devoirs imprescripti-
bles , fondement de son pouvoir et de ses
droits. On avoue qu'il doit nourrir ses enfans ,
qu'il doit veiller à leur conservation physi-
que; mais ne doit-il pas veiller aussi à leur
conservation morale ? Ne doit-il pas préser-
ver leur cœur, leur intelligence, de la cor-
ruption? Vous le punissez s'il prostitue le
corps, et vous le forcez de prostituer l'àme ;
que dis-je ? vous le contraignez peut-être de
la sacrifier pour jamais : car, quoi que préten-
dent quelques sophistes que l'espérance in-
quiète et fatigue, cette vie rapide a de lon-
gues suites ; toutes nos destinées ne s'accom-
plissent point entre le berceau et la tombe ;
et l'homme, en passant sur cette lerre si
souvent arrosée de ses larmes, ne recueille
pas les hautes idées de Dieu , d'ordre , de jus-
tice , de vertu, d'immortalité, comme un tri-
but qu'il doive bientôt aller porter au néant.
J'en appelle à la raison , à la conscience ;
qu'elles prononcent sur le système dont je
viens de montrer le vice et ledauger. H atta-
que les droits , les intérêts de tous ; que tous
s'unissent pour le repousser. Au reste, si ja-
mais la loi consacroit une institution destruc-
tive des libertés naturelles et de la famille,
cette loi tyrannique et insensée ne régneroit
C464)
que par la force ; elle seroit , à sa naissance
même, frappée de nullité', parce qu'elle vio-
leroil manifestement ces lois premières et fon-
damentales, contre lesquelles, dit Bossuet,
tout ce qui se fait est nul de soi.
Ici , je dois repondre à une objection. On
a comparé sérieusement l'éducation à la jus-
tice ; on a dit : Le Gouvernement rend seul la
justice , donc le Gouvernement peut se ren-
dre seul maître de l'éducation; et si l'on croit
avoir droit de se plaindre du monopole de
l'éducation, que l'on se plaigne donc aussi du
monopole de la justice.
Ce raisonnement curieux montre au moins
quels progrès les esprits spéciaux ont fait
faire à la logique. Oserai-je y opposer quel-
ques réflexions simples, et telles que le bon
sens les suggère, quand on est assez peu
avancé en idéologie pour le consulter encore ?
La justice appartient à tous; et, en tant
qu'elle est la loi immuable de l'ordre , tous
peuvent et doivent la connoître , &l tous la
commissent en effet; il n'est point d'esprit
si pauvre qui ne la possède , et ne la défende
en lui-même contre les erreurs ou les passions
de l'autorité. Mais lorsqu'il s'agit d'appliquer
publiquement cette loi aux actions des hom-
mes , lorsqu'il s'agit de juger et de punir;
rendre la justice devient alors une fonction
(465 )
du pouvoir, fonction nécessaire , et sans la-
quelle on ne le concevroit même pas ; car le
pouvoir, moyen général de Tordre dans la
société, n'est que la justice vivante ; et , soit
qu'il combatte les principes de désordre par
de bonnes lois , soit qu'il assure la tranquillité
commune en châtiant le crime, il juge ; et la
guerre même n'est qu'un jugement exécuté
par la force de la société entière , une justice
rendue par un peuple à un autre peuple, une
punition infligée pour un délit social : toute
autre guerre est un brigandage. Mais ensei-
gner à lire et à écrire , enseigner le grec et
le latin , n'est pas , que je sache , une fonction
du pouvoir; et je ne comprends même pas
comment ceux qui attribuent au gouverne-
ment le droit de s'emparer de l'éducation,
n ont pas été avertis de leur erreur par l'ex-
trême ridicule de transformer le souverain
en un maître d'école. Observez, de plus, que
les tribunaux ne sont pas établis pour ensei-
gner la justice ; mais que leur devoir est de
réprimer les crimes qui attaquent la société.
De même le gouvernement n'est pas établi
pour enseigner la vérité ; mais son devoir est
de réprimer les erreurs qui menacent l'ordre
social. S'il consentoit à se renfermer dans les
bornes de son autorité , une loi sur l'éduca-
tion seroit inutile. 11 est maître d'ouvrir au-
3o
(466)
tant d'écoles qu'il voudra, et de les régler
comme il le jugera convenable : mais il n'est
pas maître de priver les citoyens de leurs
droits, de leur ravir des libertés garanties
par la Charte. C'est pour cela, et pour cela
seulement, qu'une loi est nécessaire. Ainsi,
chaque fois qu'on entendra parler d'une loi
sur l'éducation , d'avance on doit tenir pour
certain que celte loi ne peut être qu'une
loi d'exception.
Désespérant de nous convaincre , les dé-
fenseurs du régime prohibitif se flattent de
surmonter la répugnance qu'il nous inspire,
par la touchante énumération des avantages
qui doivent en résulter. L'uniformité d'ensei-
gnement, disent -ils, abolira les différences
d'opinion. 11 faut donc qu'on nous prépare
une servitude bien complète, puisqu'elle at-
teindra ce qu'il y a de plus divers et de plus
indépendant par sa nature. Autant vaudroit
dire que l'éducation exclusive dont nous jouis-
sons abolira peu à peu la faculté de penser. —
Il y aura plus d'instruction quand le gouver-
nement seul la donnera. Soit : mais s'il la
vend, et la vend fort cher? — Maître de 1 en-
seignement, il détruira les préjugés, il fera
régner la raison. D'autres l'ont fait adorer :
en étions-nous plus heureux ?
Enfin, voilà ce qu'on nous offre en échange
(46? )
de nos libertés morales, et de tout ce qui
console et élève l'homme pendant son court
passage ici bas. Mais, acceptât-il cet échange,
il resteroit encore une difficulté : je vois bien
qui le priveroit de ses droits ; je ne vois pas
également qui le dispenseroit de ses devoirs.
Je n'ajouterai qu'un mot. Si l'on veut de la
société, il faut la vouloir avec ses conditions
nécessaires ; donc , avec les lois constitutives
de la famille, avec l'autorité paternelle et les
privilèges qui en dérivent.
Si l'on ne veut pas de la famille , si l'on ne
veut pas de la société , qu'on laisse aller les
choses comme elles vont ; tout est parfait.
3o.
<.\VA%V\\»X»V\\V\\V\\\\\\\VVVVVVVVV\\VWWV\VWVV\\\WV\\WVi\VVWlWAWV\AWV\V<.
LA MANIFESTATION DE L ESPRIT DE VERITE.
(l8l8.)
1 EL est le titre d'un écrit publié récemment,
sans nom de lieu ni d'imprimeur. 11 se com-
pose de différentes parties intitulées : l'Es-
prit de vérité \ le vrai Disciple ; le vrai Disciple
à ses amis ; les Ecritures; leimii Disciple aux
nations chrétiennes ; V accomplissement de IE-
vangile; l'Esprit de vérité aux hommes frères;
l Esprit de vérité aux politiques; la Commu-
nauté : l Esprit enseigne un nouveau temps.
Chacun de ces discours est signé Alexis Du-
mesnil.
M. Dumesnil enseigne une doctrine si
étrange , qu'à moins d'une mission particu-
lière , il seroit difficile d'excuser le zèle qu'il
met à la répandre ; aussi se déclare-t-il in-
spiré. « Après m' avoir ôté du monde, dit-il,
» l'esprit m'a conduit dans toute la vérité,
» afin que je puisse ensuite appeler les
» hommes à leur enseigner ce que j'ai appris
» moi-même. Je dis ce que l'esprit me révèle,
» et je ne puis dire autre chose. »
Or , l'esprit lui a révélé que « les riches et
( 469)
» les grands sont en abomination devant
» Dieu ; que le Christ étoit pénétré d'une
» profonde horreur pour les riches et les
» prêtres ; que la parole de Dieu, en abolis-
» sant l'esclavage , a anéanti le principe même
» de la propriété. Là où Ton peut dire , Ce
» champ est à moi, la terre m'appartient,
» l'homme n'est-il pas l'ennemi de l'homme,
» son maître et son tyran ? L'indépendance
» et l'égalité en sont bannies , et par consé-
» quent la justice. Il n'y a ni maître, ni pon-
» tife , ni ordonnances humaines , ni cérémo-
» nies, pour le disciple de la vérité. Ne vous
» étonnez donc point de la haine que mani-
» festent actuellement les peuples contre les
» mœurs et les institutions anciennes , puis-
» que c'est l'effet même de la parole de vé-
» rite et l'accomplissement de l'Evangile.
» Peuples! ne craignez point d'entendre toute
» la vérité; la vérité, n'est-ce pas Dieu même?
» Ah ! redoutez plutôt cet esprit d'erreur qui
» a fait les riches, et les puissans , et les prê-
» très, et qui mène à sa suite le fanatisme et
» la servitude. Que sert d'attaquer un men-
» songe , quand tout est mensonge ; un vice,
» quand tout est vice et corruption? Ce sont
» les riches et les superbes , c'est le sacerdoce ,
» c'est la justice du monde , c'est le monde
» tout entier que l'éternelle vérité promet
( 47° )
» d'anéantir. Dieu a condamné le monde ; et
» moi je vous le montre où il est , dans vos
» lois , dans vos institutions. Toute richesse ,
» toute puissance individuelle est contraire
» à la loi de Dieu. Gouverner aujourd'hui ,
» c'est détruire. Si vous demandez que les ri-
» ches et les grands soient détruits , ils le se-
» ront. »
Je me lasse de transcrire ces abominables
folies. Il est bon cependant de montrer jus-
qu'où les esprits s'emportent , quand ils ont
brisé leur frein , et qu'ils ne connoissent plus
de règle hors d'eux-mêmes. Renversez l'auto-
rité , aussitôt la raison s'éteint ; il ne reste
qu'un aveugle et sombre fanatisme. Les uns,
en rejetant l'autorité divine , détruisent la
société et l'homme même : les autres , sous
prétexte de rejeter l'autorité humaine , anéan-
tissent la religion , et finissent par nier tout ,
même Dieu. Les doctrines les plus opposées
en apparence, se confondent dans leurs effets;
elles s'allient pour dévaster, et marchent en-
semble contre la vérité qui les repousse éga-
lement. Ainsi la communauté des biens., ou
l'abolition de la propriété , que Diderot et
Babœuf prêchoient au nom de l'athéisme ,
M. Dumesnil les reclame au nom de l'Evangile
et de Jésus-Christ.
Et parce que cet homme est un insensé , il
(4* )
ne faut pas ciboire que ses maximes soient sans
conséquence. D'autres insensés les répandent
en Angleterre , où elles font des progrès
parmi le peuple. Madame Krudenerles sème
en Allemagne ; elles y germeront , qu'on n'en
doute pas, et porteront un jour des fruits
sangtans. Jamais on ne provoqua vainement
les passions de la multitude.
Des fanatiques d'un autre genre se nour-
rissent d'idées sembla' les ; elles influent sur
les gouvernemens mêmes ; elles deviennent
une partie de leur politique. L'indifférence
absolue des religions établie par les lois tend
à détruire tout culte. Les principes démocra-
tiques.; introduits dans ces mêmes lois, ten-
dent à détruire toute grandeur sociale. D'im-
menses confiscations ont ébranlé le droit de
propriété, et, en favorisant à l'excès la divi-
sion des terres , on prépare le moment où ,
appartenant à tout le inonde , elles n'appar-
tiendront à personne. Plus les propriétés sont
divisées, plus elles changent de mains, et
peut-être ne faudroit-il pas morceler le sol
beaucoup davantage, pour que, les droits de
mutation et l'impôt foncier absorbant tous
les revenus, L'Etat fût, par le fait, seul pro-
priétaire.
Les passions les plus exaltées se joignant à
tant de causes de désordre, personne ne peut
( 47^ )
dire quels destins Dieu reserve à la société.
Les doctrines religieuses , morales et politi-
ques, les lois et les institutions qu'elles avoient
consacrées , formoient comme un vaste édi-
fice , demeure commune de la grande famille
européenne. On a mis le feu à cet édifice. Les
peuples s'entre -regardent à la lueur de l'in-
cendie , et, agités d'un sentiment inconnu,
attendent avec anxiété un avenir plus inconnu
encore.
\\vvvvvvA,vvvvvv\vvv\'Vvvtvvvvvvv\'V\^vvvvvwvv\iWv\\W'w\w\vw^,vvwvvwvv^v\\\ww
SUR UN OUVRAGE INTITULÉ :
Réponse aux Quatre Concordats de M. de
Pradt , ancien archevêque de MaJines , par
M. I abbé Clause! de Montais , prédicateur
ordinaire du Roi ( r).
(>8>9)
Jl plut à M. de Pradt de publier , il y a quel-
ques mois , trois gros volumes de déclama-
tions contre le saint siège , le Pape , les car-
dinaux , le clergé de France, les concordats ,
et de mêler à ces homélies libérales l'apologie
de la conduite de Buonaparte envers Pie VII,
la satire de Tordre politique et ecclésiastique
ancien , l'éloge du protestantisme, de la phi-
losophie et de la révolution, et, ce qui est
très-édifiant dans un archevêque, l'apothéose
de J. J. Rousseau. Rien de tout cela n'étonna
de la part de M. de Pradt. il n'atteignit
même pas la renommée à laquelle il aspiroit:
le scandale ne fut que médiocre.
Toutefois, un ouvrage tel que le sien ne de-
( 474 )
voit pas rester sans réponse. Le rang que M. de
Pradt occupe dans l'Ëgiisc , et même sa ré-
putation d homme desprit, exigeoient que
le clergé combattît ses erreurs; il falloit, en
un mot, défendre la raison contre le philo-
sophe , et la religion contre l'archevêque.
M. l'abbé Clausel s'est chargé de cette tâche,
et Ta remplie avec tout le talent qu'on lui
connoîl. ÎSous n'entreprendrons pas d'ana-
lyser sa Réponse, elle y perdroit trop. 11 a
surmonté très-heureusement la plus grande
difficulté de son sujet : ce n'étoit pas d'y
répandre de l'intérêt , chose facile à M. l'abbé
Clausel , mais de réduire la discussion à quel-
ques points précis, et de mettre de l'ordre
dans la réfutation d'un ouvrage où il règne ,
d'un bout à l'autre , une extrême confusion
d'idées : « M. de Pradt, aigri, ce semble,
» par des oublis dont il croit avoir à se
» plaindre, a laissé courir sa plume au gré
» d'une imagination très-vive , et que cet
» aiguillon secret de mécontentement et d'a-
rt nimosité rendoit encore moins capable de
» frein et de méthode. Les accusations in-
» directes, les questions incidentes , les at-
» taques personnelles multipliées à l'infini ,
» se croisent, se pressent, se heurtent dans
'> ses trois gros volumes. 11 en faudroit qua-
» rante pour le suivre pied à pied, et le ré-
(4?s )
» futer d'une manière détaillée et régulière.
» Il faut remarquer de plus que Fauteur
» épiant , vraisemblablement depui s long-
» temps , l'occasion de mettre en lumière
» divers petits écrits qui languissoient dans
» son porte- feuille , les a enchâssés comme
» il a pu dans ses Quatre Concordats , bien
» qu'ils vinssentlà absolument hors d'œuvrc...
» Cet entassement de tout ce qui est venu
» dans l'esprit de M. de Pradt , de tout ce
» que son humeur lui a suggéré, de tout ce que
» ses économies littéraires ont mis à sa dis-
» position, éblouit d'abord tout homme qui
» veut le réfuter, partage , confond ses idées,
» et le met dans un véritable embarras. Mais,
» en y réfléchissant, on a vu qu'il éloit aisé
» de détacher deux ou trois principes , qui
» sont au fond tout ce qu'il y a de sérieux
» dans son livre , d'en montrer le foible évi-
» dent, et, quant au reste, d'employer quel-
» que méthode expédi l ire et générale, propre
» à réduire à leur juste valeur cette foule de
» récits aventurés, de contre-vérités cho-
» quantes, de jugemens risibles , de para-
;> doxes, de sarcasmes qui débordent de toutes
» paris dans fourrage du prélat. C'est le parti
» auquel nous nous sommes arrêtés (i). »
Rr/wnse aux quatre Concordats , p. i.
( 4?6 )
M. de Pradt remue des sujets sans nombre ;
je dis qu'il les remue , et non qu'il les traite ; il
décide , tranche avec une confiance hautaine,
et accablant de son mépris les petits bons
hommes qui demandent de l'exactitude dans
les faits , de la logique dans les raisonnemens,
il semble persuadé que la suffisance peut
tenir lieu non-seulement de ces légers avan-
tages, mais de gravité , de goût, de politesse
et de décence; et il faut avouer qu'en ad-
mettant ce genre de compensation , M. de
Pradt ne laisse rien à désirer aux plus exi-
geans.
Entre autres questions importantes, il exa-
mine ce que doit être la religion dans l'Etat,
et son opinion est qu'il convient de l'en sé-
parer entièrement. 11 voudroit que la société,
divorçant avec tous les cultes, bannît Dieu
de ses lois et de ses institutions, et mît l'ordre
tout entier sous la protection de l'athéisme.
Il ne voit pas que pour affranchir les opi-
nions particulières , il propose d'abolir les
croyances universelles ; que l'irréligion des-
cendroit bientôt du gouvernement dans la
famille , et qu'il y a contradiction à adorer
Dieu comme simple individu , et à le nier
comme membre de l'Etat. Il ne voit pas que
le changement qu'il appelle de ses vœux,
seroitla destruction légale du fondement des
( 477 )
droits et des devoirs. Il ne voit pas enfin
qu'il conseille de dissoudre la société ; car
la société civile ne subsiste que parce qu'elle
est, avant tout, société religieuse : et voilà
pourquoi nous retrouvons, depuis l'origine
du monde , une religion publique cbez tous
les peuples. La religion n est pas seulement
nécessaire à la société, elle est la société
même , et jamais on ne parviendra à rassem-
bler en corps de nation, des hommes qui
n'aient pas des croyances communes, d'où
dérivent des devoirs communs. Ils pourront
bien sans doute occuper le même territoire ,
comme des armées ennemies le même champ
de bataille ; ils pourront bien être rappro-
chés , mais ils ne seront point unis : car il n'y
a de véritable union ou de société qu'entre
les intelligences. Un éveque devrôit savoir
cela, surtout s'il se pique de philosophie : il
devrôit savoir que les intérêts et les opinions,
qui ne sont que les intérêts particuliers de
I esprit, divisent; que la force contraint et
provoque la résistance, et que voilà pourtant
tout ce qui reste, quand on a oté la religion ;
que dès lors la société périt nécessairement,
parce qu'elle manque de la première con-
dition de son existence ; parce que la famille,
en supposant une religion domestique, ne
peut longtemps communiquer sa vie propre
(47* )
au gouvernement établi pour la conserver ;
et qu'un gouvernement athée, d'ailleurs, ne
tardera pas à former un peuple qui lui res-
semble. Etrange contraste '.Lorsque de grandes
calamités' forçoient les païens d'abandonner
la terre natale , pour aller au loin chercher
une autre patrie et fonder une nouvelle so-
ciété, ils emportoient avec eux leurs dieux,
et ne s'arrètoient que là où ils pouvoient
élever un autel. Et nous aussi, nous avons
éprouvé de mémorables désastres : exilés de
l'ordre , seule patrie des êtres intelligens ,
nous le cherchons au hasard ; et on ose nous
dire, à nous, peuple chrétien, que nous ne le
retrouverons qu'en chassant Dieu de l'Etat,
et en brisant ses autels!
M. de Pradt s'autorise de l'exemple des
Etats-Unis. L'auteur de la Réponse, dans un
chapitre extrêmement curieux, prouve que
M. de Pradt se trompe sur les faits, selon sa
coutume; que « ce qu'il avance par rapport
» à l'état des choses dans cette contrée, est
» faux en grande partie , et que ce qu'il y a
» de vrai est tout en faveur des principes
» opposés à ceux qu'il soutient (i). » Cela
ne pouvoit être autrement. S'il existoit un
pays où il n'y eût pas de religion publique,
(i) Réponse , p. 5i.
( 479 )
c'est que les hommes , y vivant sous le gou-
vernement de la famille, ne seroient pas en-
core parvenus à F état public de société; et
l'on peut assurer qu'ils n'y parviendraient
jamais, tant que la religion demeurero.t pu-
rement domestique. Ils auroient des foyers,
mais point de patrie : c'est le temple qui
constitue la cité.
M. l'archevêque de Malinesest ennemi juré
des concordais: on le conçoit: ils lui ont
porté malheur. Mais que lui a fait le clergé
pour mériter ses sarcasmes:' Que lui ont fait
ces missionnaires, qui, sans p >uvoir espérer
en ce monde d'autre récompense que la per-
sécution, se dévouent à tant de fatigues et de
travaux pour annoncer la paix aux hommes?
Truuve-t-d qu il y ait en France trop de foi?
Craint -il que I impiété ne conserve point
assez de disciples? Est-ce de ses intérêts qu'il
s'inquiète ? Une veut pas qu'on s'alarme, quand
les prêtres manquent partout, quand il n'existe
pas la moitié des écoles nécessaires pour en
former de nouveaux, quand à peine reste-
t il une trentaine d'éveques, et qu au mépris
d'un traité solennellement conclu, on pro-
longe avec art la vacance des sièges et l'an-
xiété des catholiques? Ce sont là des faits
publics : M. de Pradt ne le niera pas. A l'en-
tendre , cependant, on se plaint sans motifs :
( 4»o)
l'Eglise est plus florissante qu'on n'affecte de
le dire. 11 contemple froidement les ruines
de cet édifice sacré , et juge qu'on pourroit
encore en ôter quelques pierres.
Avec lui, c'est toujours la religion catho-
lique qui a tort ; elle eut tort contre Luther;
elle eut tort contre Jansenius ; elle eut tort
contre Piousseau , "Voltaire , Helvétius et leurs
sectateurs ; et plus tort enfin contre la Con-
stituante , et je crois aussi contre la Conven-
tion. Il est vrai que , selon lui , la royauté, la
noblesse et la monarchie toute entière ont eu
tort également contre la révolution , comme
Pie VII a eu tort contre Buonaparte. M. de
Pradt ne pardonne à aucune victime.
Il ne pardonne pas davantage aux talens
dont l'éclat rejaillit sur la religion. M. de
Chateaubriand a peint , dans un style plein
de charmes, les beautés et les bienfaits de
celte religion tant calomniée : son ouvrage,
qni n'avoit point de modèle, et qui n'a pas à
redouter les imitateurs, réprime les sarcasmes
de l'impiété, la désarme du mépris , et ne lui
laisse que sa haine. Ceux qui ne connoissoient
le Christianisme que par les facéties de Vol-
taire et les déclamations de Diderot, s'éton-
nent en la voyant paroître sous des traits si
différens , et admirent du moins , s'ils ne
croient pas encore. C'en est trop, il faut que
( 4®i )
M. de Pradt poursuive de ses outrages Técri-
vain dont- le génie a opéré ce prodige ; mais
ils ne sauroient l'atteindre , il est déjà trop
loin dans la gloire.
Après la persécution révolutionnaire , un
orateur éminent attaque, sur les débris de la
société, les doctrines qui la renversèrent, et
sa courageuse éloquence contribue au retour
de Tordre : ni les suffrages de la France en-
tière, ni le caractère épiscopal même ne
peuvent le garantir des insultes de M. dePradt.
Un autre orateur enfin semble être suscité
par la Providence pour confondre l'incré-
dulité, en lui ôtant tout moyen de se refuser
à l'évidence des preuves de la religion : grave,
précis , nerveux, il excelle dans le genre qu'il
a créé; Terreur se débat vainement dans les
liens dont Tenchaîne sa puissante logique.
On peut, après l'avoir entendu, n'être pas
persuadé, il est presque impossible qu'on ne
soit pas convaincu; et, à l'impression qu'il
produit, on diioit qu il montre à ses audi-
teurs la vérité toute vivante. Avec tant de
droits à l'estime publique , il étoit bien dif-
ficile que M. l'abbé Frayssinous échappât aux
injures de M. de Pradt. Nous le félicitons
d'avoir obtenu les dédains de cet archevêque;
c'est tout ce qui manquoit à sa haute répu-
tation.
3i
(482 )
M. l'abbé Clausel ajoute encore à la sienne
par l'écrit , plein de force et de recherches
importantes, qu'il vient de publier en réponse
aux quatre Concordais. Le livre de M. de
Pradt passera , s'il n'est déjà passé ; et peut-
être viendra-t-il un temps, où l'auteur lui-
même , désabusé des illusions qui l'égarent ,
bénira l'heureux oubli où s'ensevelissent ses
productions. On finit tôt ou tard par se lasser
du scandale, quand on le donne sans fruit
pour soi-même , et avec beaucoup d'ennui
pour les autres. Que M. l'abbé Clausel nous
donne souvent des ouvrages tels que sa Ré-
ponse , jamais nous ne nous lasserons de les
lire.
^V^\V\\VX\^VVVV\\XVVV\%V\^V\^VVVV\VV\V\VV\\\\*XV\^>A\\V\\\\\VVV\VV\<A.\\V\%V*A.\V*
SUR UN OUVRAGE INTITULÉ :
Exposition de la Doctrine de Leibnitz sur la
religion ; suivie de Pensées extraites des ou-
vrages du même auteur ; par M. Emery ,
ancien Supérieur général de Saint-Sulpice.
(i8i9.)
Il y a encore des Protestans qui , par habi-
tude ou par suite de vieux préjuges contre
l'Eglise catholique, conservent quelque atta-
chement pour la secte où ils sont nés : mais
la Réforme, en elle-même , n'a presque plus
aujourd'hui de défenseurs que parmi les en-
nemis du Christianisme ; aussi ne la défendent-
ils pas comme religion , mais comme une
charte d'indépendance. Ils y ont trouvé écrit
le droit de résistance à l'autorité, ou le saint
devoir de l'insurrection; et dès lors, ils ont
compris , qu'en combattant pour la Réforme ,
ils combattoient à la fois et pour la philoso-
phie, qui n'est qu'une grande insurrection
contre Dieu, ou le pouvoir spirituel ; et pour
la démocratie, qui n'est non phis qu'une in-
( 4*4 )
surrcction générale contre le pouvoir poli-
tique émané de Dieu.
Cette tendance du Protestantisme à dé-
truire toute croyance et tout ordre , en dé-
truisant toute obéissance, fut aperçue, dès
l'origine, par quelques bons esprits. Le père
de Montaigne, homme sans lettres, mais
plein de sens, « prévoyoit, par discours de
» raison, » dit l'auteur des Essais, « que ce
» commencement de maladie déclinèrent ay-
» sèment en un exécrable athéisme : car le
» vulgaire , n'ayant pas la faculté de juger des
» choses par elles-mesmes, se laissoit empor-
» ter à la fortune et aux apparences, après
» qu'on lui a meis en main la hardiesse de
» mépriser et contrcrooller les opinions qu'il
» avoit eues en extresme révérence , comme
» sont celles où il va de son salut , et qu'on
» a meis aulcuns articles de sa religion en
» doubte et à la balance ; il jette tantost après
» aysément, en pareille incertitude , toutes
» les autres pièces de sa créance , qui n'a-
» voyent pas chez lui plus d'auethorité ny
» de fondement, que celles qu'on lui a
» esbranlées ; et secoue comme un joug ty-
» rannique toutes les impressions qu'il avoit
» reçues par l'aucthorité des loix, ou révé-
» rence de l'ancien usage : entreprenant dès
. » lors en avant de ne recepvoir rien, à quoi
( 4^5 )
■» il n'ayt interposé son décret, et preste par-
» ticulier consentement (V. »
Le temps a justifié ces sinistres prévoyances ;
les Protestans eux-mêmes ne le nient pas. Ils
déplorent, comme nous, les effets de la Ré-
forme qui « influa sur les mœurs, non pour
» les corriger ou pour les rendre meilleures,
» mais pour polir et raffiner la corruption....
» Elle ne fit que soulever les Chrétiens les
» uns contre les autres, diviser les esprits unis
» auparavant. La Réforme a fait périr dans
» les combats, dans les supplices, plusieurs
» millions d'hommes. Elle n'a été qu'un re-
» doublement de calamités pour l'espèce hu-
» maine (2). » Cela ne souffre pas de doute
pour quiconque connoit l'histoire des. trois
derniers siècles.
Le nôtre devoit être témoin des dernières
détresses de la Réforme , réduite à abandonner
toute doctrine , pour conserver une apparence
de concorde extérieure. Nous ne parlerons
point de l'étrange réunion des Calvinistes et
des Luthériens, sans qu'il ait été même ques-
tion de s'entendre sur les croyances. Nulle
explication ; on s'est embrassé, on a réglé ce
qui concernoit les propriétés respectives des
(1) Essais de Montaigne , liv. II, ch. XII.
(2) De V Égaillé ; par M. Descharni.
( 486)
Églises , et tout a été fini. Autrefois, on se
seroit d'abord occupé de la vérité, qui a bien
aussi quelque importance ; car la vérité , c'est
Dieu : mais maintenant on ne veut voir que
l'homme , même dans la religion. D'ailleurs,
de quelle vérité auroit-on pu convenir ? M. le
baron de Starck ne nous a-t-il pas révélé qu'en
Allemagne , il n'est pas un seul point de la foi
chrétienne qui ne soit ouvertement attaqué ,
même par des ministres (i). Le clergé angli-
can ne cesse de se plaindre des progrès de
l'indifférence. A Genève , on défend de par-
ler de la divinité de Jésus-Christ, de la Tri-
nité , du péché originel ; c'est-à-dire , qu'on
défend la profession publique du Christia-
nisme tel qu'on l'avoit conçu jusqu'ici ; puis-
que, si Jésus-Christ n'est pas Dieu, et si
l'homme ne naît pas en état de péché , il n'y
a plus d'incarnation, plus de rédemption,
plus de sacrifice ; et commander le silence
sur ces hautes vérités , c'est mettre en doute
la religion entière, ou plutôt c'est l'anéantir.
Dès lors aucune folie , aucun excès ne sau-
roient surprendre. Un pasteur, frappé des
(1) Entreliens philosophiques sur la réunion des
différentes communions chrétiennes ; par feu M. le
baron de Starrk, ministre protestant, et premier pré-
dicateur de la cour de Hesse-Darmstadt.
( 4»7 )
inçonvéniens attachés à l'adoption d'un sym-
bole , a proposé de les rejeter tous (i) , pour
arriver, je pense , pins aisément à l'unité de
foi recommandée par l'apôtre (2). Enfin , il
en falloit venir à ce point de simplicité , que
toute instruction dogmatique se bornât à ce
seul précepte : Croyez ce que vous voudrez.
Cela ne gène pas extrêmement l'esprit, et si
cette foi est la foi qui same, je ne sais com-
ment , avec la détermination absolue de ne
se pas sauver , on pourroit réussir à se per-
dre. Qu'est-ce donc que le Protestantisme ?
L'évéque de Saint-David s'est chargé de nous
l'apprendre. Selon lui, « le Protestantisme
» est L'abjuration du Papisme, et l'exclusion
» des Papistes de tout pouvoir ecclésiastique
» et civil (3). » D'où il suit que les Mahomé-
tans , les Chinois, lesThibélains, les Japonais,
ne sont ni plus ni moins que de bons Proles-
tans. Cela s'étend loin ; mais aussi où et com-
ment s'arrêter i'
(1) Coup cl œil sur les confessions de foi; par J. Hcycr,
paslcur à Genève; 1818.
(2) Unus Dominus, ima lides, unuin baptisnsa. Ept
ad Ephes. IV, 5.
(3) Question. What is Pi oteslanlism ? Answer, The
abjuration of Papcry, and t lie exclusion of Papists front
ail power ecnlesiastical and civil. Thé Protestants Ca
techism , p. 1 ),.
(488 )
En religion, comme en politique, les ré-
volutions finissent, et ne rétrogadent jamais.
On va jusqu'au bout, puis on rentre dans
Tordre , ou Ton tombe dans la mort.
Les controverses théologiques ont atteint
leur terme; elles ne sauroient renaître: car
il faudroit pour cela , que la Réforme re-
montât, chose impossible, à un dogme quel-
conque. De quoi peut-on disputer, quand on
ne nie rien , qu'on n'affirme rien, quand on
ne reconnoît plus ni vérité ni erreur cer-
taine ? Le Protestantisme fatigué, s'est en-
dormi sur des ruines. Quelques efforts que
fassent certains hommes pour le réveiller, il
dormira son sommeil; et les sectes qu'on
verra s'élever, de plus en plus étrangères au
Christianisme, ne seront qu'un mélange bi-
zarre, etquelquefois terrible, des superstitions
de la philosophie et du fanatisme politique.
Chose remarquable, on ne citeroil pas un
seul homme de génie parmi les Catholiques ,
qui ait incliné vers les opinions de la Réforme,
et la plupart des hommes supérieurs nés dans
le sein du Protestantisme , ont montré un ex-
trême penchant pour la religion catholique.
Grotius, en Hollande; Haller, en Suisse;
Johnson et Burke , en Angleterre; Leibnitz,
en Allemagne , n'étoient guère Protestans que
de nom. Leibnitz, surtout, l'esprit le plus
(48»)
vaste qui peut-être ait jamais paru , Leibnitz
qui, suivant l'expression de Fonlenelle, me-
noit de front toutes les sciences , ne tarda pas
à découvrir le vice intérieur de la informe,
et fut conduit successivement à embrasser et
à justifier tous les points de la foi catholique.
L'ouvrage que nous annonçons en est la
preuve. Publié aujourd'hui pour la première
fois, peut-être par un secret dessein de la
Providence qui le réservoit aux temps où il
devoit produire le plus de fruit, on peut le
considérer comme une sorte de testament
religieux. Le début en est grave et simple :
« Après une étude longue et approfondie
» des controverses en matière de religion ,
» et après avoir imploré l'assistance divine <
» et déposé, du moins, autant qu'il est pos-
» sible à l'homme, tout esprit de parti, je
» me suis considéré comme un néophyte ,
» venu du Nouveau- Monde , et qui n'auroit
» encore embrassé aucune opinion ; et voici
» ce à quoi je me suis enfin arrêté, et ce qui
» m'a paru, entre tous les scnlimens divers
» que j'ai examinés , devoir être reconnu par
» tout homme exempt de préjugés, comme
» le plus conforme à l'Ecriture sainte et à la
» respectable antiquité, et même à la droite
>< raison et aux faits historiques les plus
» certains. »
( 49" )
Leibnitz établit ensuite l'existence de Dieu,
la Trinité, l'Incarnation , et les autres dogmes
du Christianisme , dont il essaie quelquefois
de rendre raison par les principes d'une phi-
losophie très élevée. Il adopte avec candeur,
et défend avec une science rare , la doctrine
de l'Eglise catholique sur la tradition , les
sacremens, le sacrifice de la messe, le culte
des reliques et des saintes images, la hiérar-
chie ecclésiastique et la primauté du Pontife
romain. « On doit admettre, dit-il, que dans
» toutes les choses qui ne permettent pas les
» retards de la convocation d'un concile gé-
» néral, ou qui ne méritent pas d'être traitées
» en concile général , le premier des évêques
» ou le souverain Pontife a le même pouvoir
» que l'Eglise toute entière (i). » Ce grand
homme fut toujours si éloigné des préjugés
contraires à la puissance pontificale, dont
quelques catholiques mêmes ne sont pas
exempts , qu'en plusieurs endroits de ses
écrits, il témoigne le désir que le chef de
l'Eglise, investi d'une haute magistrature po-
litique, devienne comme le centre et le mo-
dérateur de toute la Chrétienté: idée qu'as-
surément on est bien libre de rejeter, mais
fj) Exposition , etc. p. 3o5.
(49' )
qui, surtout à l'époque où Leibniiz écrivoit ,
n'a pu naître que dans un esprit très-péné-
trant, et suppose une observation profonde
de la société.
La partie la plus foible du Système théo-
logique (1), est celle où l'auteur traite du
mariage. 8a doctrine sur cette matière est
aussi peu exacte que son érudition est peu
sure. C'est, je crois, le point sur lequel il ait
paru céder aux opinions de la Réforme ,
généralement relâchées en ce qui concerne
les mœurs, et le mariage qui en est le fonde-
ment. Du reste, il justifie complètement la
foi, la discipline , les institutions et les pra-
tiques de l'Eglise catholique. Il avoit parti-
culièrement conçu une haute admiration pour
les missionnaires et les ordres religieux ,
même contemplatifs. On aimera sans doute
à rapprocher les sentimens de ce philosophe
célèbre , des déclamations dont nous étour-
dissent chaque jour quelques philosophes
d'un autre genre.
(( Comme on peut procurer la gloire de
» Dieu, et rendre service au prochain de dif-
» férentes manières, selon sa condition et
(1) C'est le titre que porte l'ouvrage tic Leibnitz
dans le manuscrit original.
( 49? )
» son caractère, soit par l'autorité, soit par
» les exemples , il n'est assurément pas moins
» utile qu'outre ceux qui sontdans les affaires
» et la vie commune, il y ait dans l'Eglise des
» hommes occupés à la vie ascétique et con-
» templative, lesquels, délivrés des soins
» terrestres, et foulant aux pieds les plaisirs,
» se donnent tout entiers à la contemplation
» de la Divinité et à l'admiration de ses ceu-
» vres , ou même qui, dégagés de toute af~
» faire personnelle , n'aient d'autre occu-
» palion que de subvenir aux besoins du
>•> prochain, soit par l'instruction des hommes
» ignorans ou égarés, soit par le secours des
» malheureux et des affligés. Et ce n'est pas
» une des moindres prérogatives de cette
» Eglise, qui seule a retenu le nom et le
;> caractère de catholique, et qui seule offre
» et propage les exemples éminens de toutes
» les excellentes vertus de la vie ascétique.
» Aussi, j'avoue que j'ai toujours singuliè-
» rement approuvé les ordres religieux , les
» pieuses associations , et. toutes les institu-
> tions louables en ce genre , qui sont une
» sorte de milice céleste sur la terre ; pourvu
» qu'éloignant les abus et la corruption, on
» les dirige selon les règles de leurs fonda-
» teurs , et que le souverain Pontife les ap-
« plique aux besoins de l'Eglise universelle.
( 4g3 )
» Que peut-il en effet y avoir de plus ex-
» cellent , que de porter la lumière de la
» vérité aux nations éloignées , à travers les
» mers , les feux et les glaives ; de n'être
» occupé que du salut des âmes; de s'inter-
» dire tous les plaisirs, et jusqu'aux douceurs
» de la conversation et de la société, pour
» vaquer à la contemplation des vérités sur-
» naturelles, et aux méditations divines; de
« se dévouer à l'éducation de la jeunesse ,
» pour lui donner le goût de la science et de
» la vertu ; daller porter des secours aux
» malheureux, à des hommes perdus, déses-
» pérés , aux prisonniers, à ceux qui sont
» condamnés , aux malades, à tous ceux qui
» sont dénués de tout, ou dans les fers, ou
» dans des régions lointaines; et dans ces
» services de la charité la plus tendre , de
» n'être pas même effrayé par la crainte de
« la peste? Quiconque ignore ou méprise ces
» choses, n'a de la vertu qu'une idée rétrécir
» et vulgaire, et croit sottement avoir rempli
» ses obligations envers Dieu , lorsqu'il s'est
» acquitté à l'extérieur de quelques pratiques
» usitées, avec cette froide habitude, qui
» ordinairement n'est accompagnée d'aucun
» zèle, d'aucun sentiment (i). »
(i) Exposition, eic. p. 88-90.
( 4g4 )
11 y a une simplicité de cœur et une force
de génie, qui conduisent également à la reli-
gion catholique. Quelques-uns s'en éloignent,
emportés par les passions , ou égarés par des
demi-lueurs. Ce sont ces gens d entre- deux ,
qui font, dit Pascal, les entendus. Ceux-là
troublent le monde , et jugent plus mal de tout
que les autres.
La publication d'un ouvrage tel que le
Système théologique , eût autrefois été regar-
dée comme un événement mémorable dans
le monde littéraire. On attachoit alors une
extrême importance à ces hautes questions,
devenues, de nos jours, un objet de mépris
ou d'indifférence. L'homme sentoit sa gran-
deur , tandis qu'il semble aujourd'hui ne sen-
tir que sa bassesse. Depuis qu'il s'est séparé
de Dieu, il n'ose plus croire en lui-même. 11
cherche sa place parmi les êtres privés d'in-
telligence, et ne l'y trouvant pas, il descend
au-dessous de l'animal, au-dessous de la plante,
pour essayer de découvrir dans un vil limon ,
ou, comme parlent certains savans, dans/V-
cume de la terre , des traces de son origine ,
et les titres de son néant. Les philosophes de
l'âge antérieur s'occupoient, eux, d étudier
les lois de sa nature immortelle : mais aussi
qu'étoit-ce que ces philosophes comparés aux
nôtres? Un Bossuet, un Fénélon , un Maie-
( 495 ;
branche , un Pascal , un Leibnitz , inventeur
du calcul différentiel, un Newton, qui, à vingt
ans , devina le système du monde. Nous nous
abstiendrons d'en nommer d'autres, pour ne
pas trop humilier le siècle qui les a produits.
V\V\\V\\\\V*V\VV\VVVVl\*VVVVVVVV\\VVVVVVVVV\\VV*V\A/VV\VVVVVV
DE LA RÉUNION
DES DIFFÉRENTES COMMUNIONS CHRÉTIENNES.
(l8l9.)
X LUSiEUivs fois, depuis la grande scission qui
déchira la Chrétienté au seizième siècle , on a
tenté de réunir les Catholiques et les Protes-
tans. Deux hommes du plus haut génie , Ros-
suet et Leibnitz, conçurent, sous Louis XIV,
l'espérance d'y réussir, et leur correspon-
dance , chef-d'œuvre de discussion , nous est
restée comme un monument de leurs vœux ,
que diverses circonstances étrangères à la re-
ligion rendirent malheureusement stériles.
Les temps n'étoient pas venus. Il y avoit à sur-
monter une trop vive opposition. La Ré-
forme, âpre et fière, se sentoit encore vi-
vante, parce qu'il y avoit encore en elle de
la foi. Ses préjugés, contre l'Eglise romaine,
régnoient avec toute leur force. La raison, et
l'expérience , qui n'est que la raison manifes-
tée par les événemens , ne les avoient point
assez affoiblis dans l'esprit de la multitude,
pour qu'elle entendît patiemment parler de
réunion. Le souvenir récent des victoires de
( 4î)7 )
Gustave - Adolphe attachoit les Protestans
d'Allemagne à une religion qui leur avoit
coûté tant de travaux, et leur rappeloit tant
de gloire. Ils y tenoient comme à une con-
quête. Des difficultés non inoins sérieuses nais-
soient de la politique de quelques souverains.
La maison de Hanovre voyoit, dans la Pié-
ibr.ne , le fondement et la sanction de ses
droits : elle les adroit crus ébranlés avec le
Protestantisme. Cette considération, nulle
aujourd'hui,, paroissoit alors si décisive ,
qu'elle détermina seule Leibnitz à rompre
les négociations entamées avec révoque de
Meaux. De plus, le traité de Westphalie dont
les suites, sous beaucoup de rapports, ont
été fatales à l'Europe , avoit établi, dans son
sein , un principe permanent de division re-
ligieuse, en cherchant à former une sorte de
balance entre les Etals catholiques et les Etats
protestans : et cette cause a peut-être, plus
qu'aucune autre , retardé l'union des Chré-
tiens dans une même foi et une même Eglise.
Aucun de ces obstacles n'existe maintenant;
Le temps a effacé ou al ténue \vs préjugés
contraires à la religion catholique. La Réforme
expirante prévoit elle-même sa lin, e! laisse,
pour unique postérité, une philosophie , en-
nemie du Chris lianisme, ennemie de la société.
( 49» )
et qui les attaque jusqu'en Dieu même. Les
siècles ont affermi et consacré les droits de
la dynastie régnante en Angleterre ; et ce ne
sont pas certes les Catholiques qui les lui con-
testeront. Le danger pour elle viendroit plu-
tôt des doctrines populaires nées de la Ré-
forme. L'équilibre tant vanté , que des négo-
ciateurs , moins profonds politiques qu'ha-
biles diplomates , s'efforcèrent d'établir par
le traité de Westphalie, ne subsiste plus depuis
long-temps; Les intérêts et les rapports ont
changé. La Suède et le Danemarck ont perdu
presque entièrement leur influence. Une
foule de petits princes , membres autrefois
de cette espèce de confédération qu'on ap-
peloit l'Empire, ont disparu pour jamais. La
Pologne, ce flambeau, qu'il falloit rallumer
sans cesse , s'est éteint. Une autre puissance
plus redoutable , forçant la barrière de l'Eu-
rope , a promené, au milieu d'elle , son camp
peuplé par l'Asie. Aux anciennes relations en
ont succédé de nouvelles , déterminées par
des motifs où la conformité de religion n'a
point de part. On a vu l'Angleterre aider
l'Espagne à recouvrer son indépendance, et
concourir, avec la Prusse et la Russie, à re-
placer le Pape sur le trône pontifical. Ainsi ,
la politique d'aucun Etat ne paroît devoir
( 499 )
s opposer à la reunion religieuse dont j'es-
saierai de montrer l'importance , ou plutôt
l'indispensable nécessité.
Toutes les vues, d'après lesquelles on gou-
vernoit autrefois, sei oient courtes aujourd'hui;
et de là vient qu'aucun temps ne fut plus sté-
rile eu hommes d'Etat. Il faudra pourtant
qu'il s'en forme, si l'Europe ne doit pas pé-
rir; il faudra que l'on comprenne qu'il ne
s'agit plus de conserver la force et de régler
les actions d'un peuple en santé , mais de gué-
rir des nations malades, et de préserver de
la destruction la société entière. Cet intérêt
premier, et commun à tous les Etats, doit les
réunir tous dans un même système de politi-
que générale ; car si un seul d'entre eux meurt
de l'effrayante maladie qui tourmente le
genre humain, les autres le suivront bientôt:
et telle est maintenant leur destinée, qu'il
faut qu'ils succombent ou se sauvent ensem-
ble.
Les vérités sociales, principe de vie qui se
transmettoit de siècle en siècle, ont été ob-
scurcies. Le désordre est dans l'intelligence :
et voilà ce qui le rend m terrible. I)e> intérêts
peuvent se concilier, des passions se calmer:
c'est l'œuvre du temps, et tôt ou tard il l'a-
chève. Mais le temps ne; peut rien contre
L'erreur, parce que sans cesse ranimée par
32.
( 5oo )
les passions qu'elle enfante sans cesse, l'er-
reur croît, mais ne vieillit point.
Partout on sent l'absence des vérités néces-
saires ; partout elles ont laissé un vide qu'en
vain l'esprit travaille à combler. La société
n'est plus qu'un doute immense. Point de
maxime dont on ne dispute , point de prin-
cipe qu'on ne nie. Qu'est-ce que le pouvoir?
qui le sait ? Appartient-il au peuple ? est-ce
lui qui le donne ? peut-il le reprendre quand
il l'a donné ? est-ce autre chose qu'un fait
constaté par la force ou que la force elle-
même? Quelqu'un doit-il commander ? quel-
qu'un doit-il obéir? Les peuples en sont en-
core à résoudre ces questions, de la solu-
tion desquelles dépend l'existence des peu-
ples.
On déclare des droits, et parce qu'on as
semble des phrases, on s'imagine créer l'or-
dre. On improvise des gouvernemens , on
élève des institutions, on les brise , et cepen-
dant toutes les notions se perdent. Qu'est-ce
que la loi ? une volonté : et de qui? la vo-
lonté de tous, ou d'un seul? Cette volonté
est-elle arbitraire? si elle ne l'est pas , quelle
est sa règle? Y a-t-il quelque chose de légi-
time en soi, de naturellement immuable? Est-
ce le pouvoir ? on le conteste : les rangs? on
le conteste : la propriété ? on le conteste. On
( 5*i )
s'égorge pour le oui et le non , et la force dé-
cide des doctrines.
Comment s'en étonner ? Dès que l'esprit ne
reconnoît point d'autorité à laquelle il doive
obéir, la vérité pour chacun n'est que sa pen-
sée. La raison, unique juge de tout, ramène
tout à l'individu. Des opinions particulières
remplacent les croyances générales , les inté-
rêts remplacent les devoirs. Le désordre va
croissant, les liens se rompent; dans la fa-
mille l'autorité paternelle s'affoiblit ; dans
l'Etat on abolit la hiérarchie sociale ; toutes
bornes sont ôtées à toute ambition, et autour
d'un trône sans degrés, on voit une foule de
rois dépossédés qui s'efforcent de reconquérir
le rang d'où ils sont déchus.
En quel lieu de l'Europe n'a-t-on pas semé
des germes de révolution? On les croyoit
étouffés, ils renaissent de toutes parts. Les
souverains et les sujets s'observent avec in-
quiétude. Ce n'est plus une famille qui habite
sous le même toit, mais deux armées retran-
chées dans des camps opposés. Tantôt elles se
choquent avec violence , tantôt elles négo-
cient sur des ruines; et comme le pouvoir
n'est qu une prétention , les gouvernemens
ne sont que des traités.
Les mêmes causes de division agissant sur
les peuples, tendent visiblement à les isoler,
( 502 )
et ramènent ces temps de la barbarie païenne,
où , ennemis nés les uns des autres ; la paix
n'étoit qu'une trêve , et la guerre un duel , où
presque toujours il falloit qu'un des deux
périt. \ oilà pourquoi , chez les anciens ,
chaque citoyen étoit soldat , et Ton n'arme
aujourd'hui les nations entières que parce
qu'elles ont aussi à combattre pour leur vie.
A mesure que la société se dissout, des ag-
grégations nouvelles se forment. Des sociétés
secrètes s'organisent dans la société publique,
et travaillent dans l'ombre à hâter sa disso-
lution.
Quand on vient à considérer cet effrayant
état, qu'on l'observe en détail , et qu'on aper-
çoit partout, et jusque dans les écoles de
l'enfance, le même esprit de désordre, les
mêmes principes d'anarchie , on ose à peine
lever les yeux sur l'avenir. Certes, le mal est
grand : est-il sans remède ? Non ; la société
ne meurt jamais que par la faute de ceux qui
gouvernent, et il suffit encore de vouloir pour
la sauver.
Mais qu'on ne s'y trompe pas, ce n'est pas
en flattant les idées du siècle qu'on la rani-
mera, mais en la rappelant à la raison de tous
les siècles. Le principe d'union a été détruit,
et avec lui les droits et les devoirs. Que nous
offre-t-on pour le remplacer ? Le commerce
( 5o3 )
ou l'industrie , et ce qu'on appelle les lumiè-
res? Etrange pensée, de prétendre unir les
hommes par la passion même qui les divise le
plus, la cupidité ! L'industrie est Fart détour-
ner à son profit les besoins des autres , et
même leur malheur : la première condition
de toute société est que chacun soit prêt à
sacrifier aux autres ses intérêts et sa vie même.
Je voudrois bien qu'on m'expliquât comment
l'industrie suppléera ce devoir. Le commerce,
dit-on, rapproche les peuples; oui, comme
l'impôt rapproche le percepteur du contri-
buable. Outre ces sourdes inimitiés , dont
l'effet à la longue est si terrible, le commerce
enfante à lui seul plus de guerres que toutes
les autres causes de division.
Je ne connois dans l'ordre moral de lumière
que la vérité. De nos jours on a donné ce nom
aux nuages qui la recouvrent ; alors on a pu
vanter le progrès des lumières. Mais à mesure
qu'elles s'accroissoient, la société s'en alloit.
Ce n'est pas , je pense , à leur aide qu'on
parviendra à la rétablir.
En religion , en morale , en politique , on
a tout nié , et c'est en niant tout qu'on a tout
détruit. L'Europe succombe sous le poids des
doctrines philosophiques , et on les lui pré-
sente pour appui. On veut que les maximes
qui ont conduit les rois à l'échafaud affermis-
( 5o4 )
sent les trônes , et que les doctrines qui ont
soulevé les peuples les uns contre les autres
soient le lien qui doit les unir. Que si Ton
entend par lumières les premiers élémens de
l'instruction, il n'est pas aisé de comprendre
comment les hommes deviendront meilleurs
quand ils sauront lire, écrire et chiffrer, et
comment de la grammaire et de l'arithmé-
tique naîtront des droits et des devoirs, l'o-
béissance à l'autorité , des mœurs pures et
fortes, l'esprit de sacrifice , la paix et l'union
des peuples.
Mais c'est trop nous arrêter aux rêveries
d'une philosophie imbécile ; laissons-la s'ad-
mirer elle-même, et cherchons dans les vé-
rités qu'elle a méconnues , dans les lois
qu'elles a violées, la cause de nos maux et
leur remède.
Unir les hommes, c'est en former une so-
ciété. Il n'y a de vraie société qu'entre les
êtres intelligens, c'est leur mode essentiel
d'existence; le principe de la société est donc
tout spirituel ? Mais, dans les rapports même
des esprits , ce qui rapproche , n'unit pas
toujours, ou ne constitue pas une société;
car la société consiste proprement dans l'o-
béissance au pouvoir légitime. Ainsi, des
opinions semblables laissant chacun dans son
indépendance primitive , rapprochent quel-
( 5o5 )
quefois, mais n'unissent jamais: des croyances
communes unissent au contraire , quoiqu'elles
ne rapprochent pas toujours, parce que
croire , c'est obéir.
La religion, considérée dans sa notion la
plus générale , est donc la première et même
la seule société, puisqu'on ne trouve qu'en
elle la raison de l'obéissance de l'esprit. Elle
nous montre Dieu comme le principe de tout
pouvoir, et contraint l'homme de se soumettre
à l'homme dans la société politique , par obéis-
sance aux lois d'une société plus haute , celle
de toutes les intelligences avec leur auteur.
Détruisezlareligion,il n'y adoncplusde société
possible ; qu'elle s'affoiblisse, la société s'af-
foiblira également ; en un mol , l'ordre poli-
tique , toujours dépendant de l'ordre reli-
gieux, en suit les développemens ; et, soit qu'il
se perfectionne, soit qu'il s'altère, il partage
constamment ses destinées.
Et , quand je dis que la religion est pro-
prement la société, je n'avance rien que les
laits ne prouvent. Qu'une religion nouvelle
s'établisse en un pays, comme autrefois le
Calvinisme en France , qu'elle y fasse de nom-
breux prosélytes, aussitôt l'ordre politique
est troublé, (l'est une société nouvelle qui se
fonde; et comme deux sociétés ne peuvent
subsister au milieu l'une de l'autre, sur le
( 5o6 )
même territoire , l'Etat ne cessera d'être agité,
jusqu'à ce que l'une des deux ait été vaincue ;
et c'est pour cela qu'en toute société plei-
nement formée, il y a eu, et il y aura tou-
jours une religion dominante.
Ainsi, il ne suffit pas d'obéir aux mêmes
lois politiques et civiles, pour être membres
d'une même société ; et les Juifs en sont un
exemple frappant. Répandus dans le monde
entier, chez cent peuples divers, soumis par-
tout aux lois du pays, et partout étrangers,
ils ne sont en société qu'avec eux-mêmes.
En vain donc on chercheroit dans la politique
le moyen de lier entre elles les nations de
l'Europe sous le même chef, les mêmes insti-
tutions, les mêmes codes, elles resteroient
encore séparées , et plus peut-être qu'en leur
état présent. Pour être réellement unis, il faut
que les peuples , comme les hommes , devien-
nent membres d'une même société, société
purement spirituelle , fondée sur des rapports
immuables, et qui , dès lors, peut et doit em-
brasser tous les êtres intelligens. Comme cha-
que famille est indépendante des autres fa-
milles dans l'ordre civil , chaque peuple de-
meure indépendant des autres peuples dans
l'ordre politique; et tous, sujets du même
pouvoir dans la société spirituelle ou reli-
gieuse, frères de croyance, possèdent les
( 5o7 )
mêmes vérités, obéissent aux mêmes lois, sont
liés par les mêmes devoirs. Telle étoit jadis
la Chrétienté , magnifique création du Chris-
tianisme. Mais Tédilice que la religion avoit
élevé, la raison humaine Ta renversé, et les
peuples se fatiguent à chercher un abri dans
ses ruines.
Nous avons défini la société religieuse , / li-
mon des esprits par V obéissance au même pou-
voir .les communions protestantes, qui nere-
connoissent point de pouvoir spirituel, d'au-
torité vivante ayant droit de commander la
foi , de porter des lois obligatoires , mais qui
laissent chacun juge de ce qu'il doit croire et
de ce qu'il doit faire, ne sont donc pas une
société. Elles constituent l'esprit dans une
indépendance absolue, et l'Ecriture, livrée à
l'interprétation de la raison particulière, va-
riable en chaque homme , ne lie pas plus que
la raison elle-même. C'est en religion l'état de
nature , c'est-à-dire l'absence de tout gouverne-
ment, de toute loi . de tout tribunal , de toute
police, et, par conséquent, la destruction de
toute société.
L'Eglise grecque admet un pouvoir, mais
un pouvoir particulier, et même elle confond,
à certains égards, le pouvoir politique et le
pouvoir spirituel. Elle n'est donc, sous le
premier rapport, qu'une société' particulière
( joS )
ou imparfaite ; et , sous le second , elle n'est
pas même une société spirituelle : ce qui est
si vrai, que la religion des Piusses ne pourroit
devenir celle d'un autre peuple, que dans le
cas où ce peuple passer oit sous la domination
du même souverain.
Nous ne parlerons point ici des effets du
Protestantisme ; ils sont connus. Que les gou-
vcrnemens regardent le passé , il leur appren-
dra ce qu'ils doivent attendre de l'avenir. Ce
seroit se faire une grande illusion de compter
sur la paix, parce qu'on a dit à chacun : Sois
ton maître. Partout où existent des êtres sem-
blables, une société tend à se former, et, jus-
qu'à ce qu'elle se forme, il y à trouble, désor-
dre , haine mutuelle. Chaque raison est un
souverain qui cherche des sujets. De là des
sectes sans nombre, une midtitude de petits
tyrans presque toujours renversés par des
conspirations domestiques : point de secte qui
n'ait péri par une secte sortie de son sein.
Mais celles qui naîtront désormais, auront,
qu'on n'en doute pas, un caractère nouveau,
et plus redoutable qu'il n'est possible de le
prévoir peut-être. L'erreur aussi a ses mys-
tères; on a commencé à soulever le voile;
mais il reste encore aux nations de grands et
terribles secrets à découvrir.
Tandis que l'Autriche catholique jouit du
( 5o9 )
calme intérieur le plus parfait, les Etats pro-
testans d'Allemagne sont, ainsi que l'Angle-
terre, agités par des doctrines turbulentes,
Un bruit sourd de révolution gronde dans leur
sein ; on prêche l'abolition des rangs, de la
propriété, de toutes les institutions sociales;
et le peuple écoute. Des bandes de niveleurs
s'organisent dans les Universités du Nord. Im-
patiens d'accomplir leur œuvre, déjà ilsont lire
le poignard contre la société. Un jeune ado-
rateur de l'anarchie s'est dévoué pour offrir
à l'idole les premières libations de sang hu-
main , et, comme autrefois l'honneur eut ses
chevaliers, le crime a ses preux.
La Russie, jusqu'à ce jour, a été garantie
de ces excès; mais qu'elle ne s'endorme pas
dans une .sécurité trompeuse. Elle louche à
une époque critique, celle où finit le premier
âge des nations. Ses peuples nombreux ont
eu trop de rapports avec les autres peuples
de l'Europe, pour qu'ils puissent continuer
de vivre dans le repos de l'ignorance. De
nouvelles idées, de nouveaux désirs les pous-
sent vers des destinées nouvelles. H Faut qu'ils
obéissent à cette grande loi qui ordonne à la
société, comme à l'homme, de croître et de
se développer. Mais la société religieuse,
foible et. imparfaite i contrariant les progrès
delà société politique emportée par le mou-
( -r»io )
vemcnt des esprits ; l'Etat, au lieu de se per-
fectionner, se corrompra, et il arrivera in-
failliblement, après de longues commotions ,
à la pire des barbaries , la barbarie policée ,
sans avoir même passé parla civilisation. Des
hommes grossiers deviendront facilement des
enthousiastes, sous l'empire d'une religion où
le principe d'autorité, incertain et presque
nul, n'opposera qu'une impuissante digue
aux erreurs qu'enfanteront des imaginations
exaltées ; et les effets que doit produire ce
défaut d'autorité se manifestent déjà dans
quelques apologies de l'Eglise grecque, où
l'on remarque une teinte très-sensible de celte
mysticité voisine du fanatisme qui caractérise
la doctrine des diverses sectes d'Illuminés.
Toutes les communions chrétiennes , grec-
que et protestantes, portent donc en elles-
mêmes un principe de division , de désordre
et de ruine. La religion catholique forme seule
une société, puisqu'on ne trouve qu'en elle
un véritable pouvoir, le droit de commander,
le devoir d'obéir ; société une , parce que ce
pouvoir est un ; société générale, parce que
ce pouvoir, purement spirituel, s'étend à tous
les temps , à tous les lieux , partout indépen-
dant du pouvoir politique , indépendant lui-
même dans les limites qui le circonscrivent;
société immuable, parce qu'elle n'est soumise
(5i. )
ni à la volonté ni aux pensées de l'homme , el
que , dans ses dogmes et dans ses préceptes,
elle est l'éternelle loi des intelligences : et
tandis que hors d'elle tout varie , tout s'altère,
tout passe, immobile elle demeure, et ras-
semblant les peuples les plus éloignés, les
plus différens de langage , de gouvernement,
de coutumes et de mœurs, elle les unit par
la même foi, le même culte, les mêmes de-
voirs, et les perfectionne sans cesse, parce
qu'elle possède en elle-même un principe in-
fini de perfection.
Pourquoi donc, après avoir péniblement
vieilii dans leur solitude, les communions
séparées de celte Eglise mère , ne viendroient-
elles pas s'y réunir , et oublier le passé dans
son sein ? La vie n'est que là , car là seule-
ment est la vérité. Partout ailleurs on ne
trouve que le doute, un besoin de croire, qui,
égarant les hommes dans de vaines spéeula-
tions, les dispose à tous les genres de fana-
tisme, et une impuissance d'arriver à rien de
certain , qui désespère la raison el L'assoupit
dans l'indifférence. Entre ces deux maladies
également mortelles, que deviendra l'Europe ?
Que deviendront les peuples, livrés à la plus
profonde anarchie spirituelle , et dans leur
indépendance ne connoissant de loi , de droit,
d'ordre et «ée vérité que la force? Il est temps
( Biû )
que les rois y pensent; il est temps qu'ils s'oc-
( -upent de mettre un terme à la démagogie
des opinions, en rentrant dans la seule société
dont le pouvoir commande tout ensemble à la
volonté et à la raison. Et qu'ont-ils à redou-
ter de ce pouvoir, fondement de leur propre
autorité ? Si jadis quelques pontifes en abusè-
rent contre quelques princes, on doit en ac-
cuser l'homme et non pas la religion , et moins
l'homme encore que des circonstances qui ne
sauroient renaître désormais. Lorsque les doc-
trines populaires, sous nos yeux, minent les
trônes, il seroit étrange qu'on allât chercher
des sujets de crainte dans le douzième siècle.
La résistance que pourroit éprouver la réu-
nion , seroit presque nulle en beaucoup de
lieux, et céderoit partout aisément à des
moyens de douceur, de persuasion et de
charité, soutenus de l'exemple des grands et
du souverain. Il n'y a plus de croyances dans
la Réforme , et les peuples ont besoin de
croyances. Ils n'ont pas moins besoin d'ordre;
et la sévérité même de la religion véritable ,
les œuvres de miséricorde et toutes les vertus
qu'elle inspire, la majesté de son culte, la
pompe de ses cérémonies, ne larderoient pas
à triompher des préjugés et des habitudes. On
sait d'ailleurs, et les lettres de Bossuet à Leib-
nilz le prouvent, jusqu'à quel point l'Eglise
(5.3 )
catholique porteroit la condescendance, en
ce qui tient uniquement à la discipline , pour
obtenir un aussi grand bien que le rétablis-
sement de l'unité.
Que les chrétiens se réconcilient enfin.
N'est-ce pas assez de trois siècles de division?
Quel en a été le fruit? des guerres atroces,
des calamités inouies , la destruction de la
société. Que tant de souffrances ne soient pas
perdues; qu'elles apprennent à l'homme à se
défier de ses pensées. Nous devons le savoir
aujourd'hui, l'union vaut mieux que l'orgueil
de l'indépendance. Nous nous sommes com-
battus dans la nuit des doctrines enfantées
par la raison humaine , embrassons-nous à la
lumière de la religion d'amour. Possédons en
commun les mêmes vérités , et cessons de
vouloir en créer de nouvelles. La vérité, c'est
Dieu qui ne change point ; comment la vérité
changeroit-elle ? Elle réside dans l'Eglise an-
tique , sous la garde de l'autorité , et la foi
seule en approche. La raison hautaine erre au
dehors, se fatigue à poursuivre des ombres
qui lui échappent; eteomme l'homme déchu,
exilée du lieu de son repos, elle s'enfonce avec
douleur dans des déserts inconnus.
33
VV\V%\VVV\\\V»V»VV\\VVVVVVVVV\V\\VVVVVVVV\V'\VV'V'VVVVV\'VV'\\VVVVVVVVVVWVVVVVVV.VV\A.-V
DES OUVRAGES ASCÉTIQUES
Les ouvrages de piété , proprement dits, ap-
partiennent presque exclusivement à la reli-
gion catholique. Ce n'est pas que les sectes
séparées de la véritable Eglise , honteuses de
leur indigence à cet égard , n'aient cherché ,
principalement depuis un siècle, à la déguiser
aux yeux des hommes peu attentifs. De là
vient qu'en Allemagne , et en Angleterre sur-
tout, il existe une foule de livres qui se rap-
prochent plus ou moins de nos écrits ascétiques:
mais la doctrine des Protestans, imprimant
à toutes leurs productions de ce genre un
caractère particulier , ne permet pas même
qu'on y reconnoisse le foible mérite d'une
heureuse imitation. La foi toujours vacillante
des prétendus Pvéformés les force à se jeter
dans de vagues déclamations de morale , dans
de sèches exhortations, qui n'éclairent pas
plus l'esprit qu'elles ne touchent et n'échauf-
fent le cœur. Ils s'en vont , comme la Sama-
ritaine , puiser hors de la ville des eaux qui
trompent la soif sans l'étancher ; mais ils ne
(5.5)
connoissent point la source vive qui jaillit
dans la vie étemelle. Leur religion sans amour
ne parle point à l'âme , et en retranchant les
mystères ainsi que le culte extérieur, ils se
sont interdit tout moyen d'agir sur l'imagina-
tion , dont l'empire est si vaste et l'influence
si puissante. Leurs dogmes perpétuellement
variables, comme les pensées de l'homme ,
n'offrent à l'esprit aucun point d'appui, aux
préceptes les plus impoi tans aucune sanction
qui fixe les incertitudes et maîtrise l'indocilité
de la conscience. Le Christianisme se montre
partout , dans leurs livres , comme un sys-
tème de philosophie qu'on présente à la rai-
son pour le juger, rarement comme une loi
divine devant laquelle toute intelligence doit
s'abaisser , et jamais comme une source im-
mense et intarissable d'amour , où l'àme , ha-
letante de désir et altérée de bonheur, vient
se régénérer, se vivifier, et puiser l'avant-
goût d'une félicité immortelle. Dans la multi-
plicité de leurs opinions, tremblantsans cesse
de se contredire les uns les autres, à peine osent-
ils confesser Dieu hautement. Je ne sais quelle
force effrayante, les contraignant de reculer
successivement devant tous les dogmes , les
pousse invinciblement vers un doute univer-
sel, et, pour ainsi dire, jusqu'aux bornes où
toute religion finit , et où commence le néant.
3à.
(5i6 )
Sous ce rapport , il y a sans doute l'infini en-
tr'eux et nous ; mais avant même qu'ils fussent
arrivés à ces prodigieux excès , leur croyance
primitive suffisoit pour expliquer la différence
qu'on observe entre leurs productions reli-
gieuses et celles des écrivains nourris dans la
véritable Eglise.
La doctrine du sacrifice , qui fait le fond
de la religion catholique, a été, sinon dé-
truite , au moins étrangement altérée par les
novateurs du 16e siècle, et par leurs disciples.
Conduits de proche en proche à nier la con-
tinuation du sacrifice de Jésus-Christ sur nos
autels , ils ont été contraints de nier égale-
ment la nécessité du sacrifice personnel de
chaque individu , ou le concours de l'homme
à son propre salut. Or , ce sacrifice est le fon-
dement de toute la morale chrétienne , ou
plutôt est cette morale même : les sens et les
passions sont l'holocauste, et l'amour, unique
principe d'action , est le sacrificateur. Con-
formément à cette doctrine , les ouvrages de
piété, en nous instruisant de nos devoirs, ont
encore pour but d'exciter , de purifier l'amour
qui donne la force de les remplir ; et voilà
spécialement ce qui les distingue des simples
traités de morale , qui , ne parlant presque
toujours , et ne pouvant parler qu'à la raison,
convainquent sans persuader, éclairent sans
(5i7 )
émouvoir ; et lors même qu'ils ont , chose
très-rare , quelque influence sur les lecteurs,
ils créent plus de remords que de vertus.
Et remarquez la beauté , la profondeur de
notre religion : elle demande le sacrifice en-
tier de rhomme, en l'avertissant que par lui-
même ce sacrifice n'est rien et ne peut rien ;
mais après lui avoir montré son impuissance,
après l'avoir enfoncé dans son néant , elle
l'en retire pour le diviniser en quelque sorte,
en donnant un prix infini à la moindre de ses
actions associée au sacrifice d'un Dieu : ma-
gnifique privilège, qui nous fait entrer en par-
tage des mérites et des perfections du média-
teur ; échange merveilleux , par lequel venant
au secours de sa créature dégradée , le Verbe
divin accepte le péché, les souffrances, la
mort, et l'homme coupable reçoit l'innocence ,
la gloire et l'immortalité.
Ce sont ces hautes idées , c'est cette philo-
sophie sublime , si appropriée au cœur hu-
main, si puissante pour en remuer tous les
ressorts, si pleine de grandeur et d'amour ,
qui règne dans les écrits ascétiques , et y ré-
pand cette douceur, ce charme indéfinissable
qu'on a nommé o/ic/ion, parce qu'il falloit
une expression nouvelle pour désigner un
sentiment nouveau. Cherche/; quelque chose
de semblable dans les moralistes profanes, ou
(5i8)
dans les écrivains qui appartiennent à l'école
protestante , vous ne l'y trouverez point. Tout
est sec , aride ou boursoufflé , guindé, décla-
matoire, dans leurs livres. En vain ils se fati-
guent pour vous échauffer , vous restez froids
à leurs discours : il n'ont point la parole qui
donne la vie.
vvvvvvvvvvvvvvvvv*v^^^lV^vvv^AA/vv\^\\vv*vv\*\^lvvvvvvvv^^
DE LA VERITE.
jL/influence des doctrines politiques et re-
ligieuses qui naquirent au seizième siècle , au
sein du désordre et de la corruption des
mœurs, s'est étendue jusqu'à nos jours, et
semble devoir se prolonger encore, pour le
malheur de nos neveux , bien plus peut-être
que pour leur instruction ; et même, si j'ose
énoncer ici ma pensée toute entière , l'expé-
rience ne me paroit que trop prouver l'inef-
ficacité des remèdes contre la contagion. Il
y a peu d'espérance qu'elle s'éteigne jamais
complètement. Les auteurs du Protestantisme
ont déposé dans la raison humaine le germe
d'une maladie incurable, qui aura ses retours
périodiques etsesmomens de relâche, comme
la peste, à qui elle ressemble par ses effets;
mais qui, usant peu à peu le corps social ,
finira, selon l'apparence, par détruire, même
physiquement, le genre humain: car la cause
de la durée de l'homme physique , comme de
la durée de la société , appartient à l'ordre
moral. Ce sont les erreurs et les passions de
( 52Q )
l'âme qui tuent le corps ; et quoi qu'en puisse
penser une philosophie matérialiste , il n'y a
point d'autre cause d'existence, d'autre prin-
cipe de vie , d'autre moyen de conservation,
pour les individus comme pour les nations ,
que la vérité et la vertu, qui n'est elle-même
que la vérité réalisée par les actions. Et en
effet, la vérité, dans sa notion la plus générale,
est l'être ou la vie ; l'erreur , ou la négation
de la vérité , est donc la privation de l'être ,
ou la mort. Selon cette idée, Dieu, ou l'être
infini, est l'extrême de la vérité , comme le
néant est l'extrême de l'erreur.
Delà encore il s'ensuit que lorsqu'il y a er-
reur dans la raison de l'homme , il y a dimi-
nution de l'être dans son intelligence ; et si
l'erreur est telle qu'elle détruise totalement
l'intelligence , il y a extinction de l'être ,
même physique ; car l'homme étant une in-
telligence servie par des organes , les organes
qui ne sont que pour elle , ne subsistent non
plus que par elle , et, comme des sujets fidè-
les , ne survivent point au maître au service
duquel ils sont consacrés.
La société , expression des rapports qui dé-
rivent de la nature de l'homme, est soumise
aux mêmes lois. Considérée par abstraction
comme un être unique , les hommes sont ses
organes, et sa constitution son intelligence.
( 52. )
S'il y a erreur dans l'intelligence ou dans sa
constitution , il y a diminution de l'être, et ,
par conséquent, foihlesse ou désordre dans
la société : et si Terreur est telle qu'elle dé-
truise totalement la constitution , il y a rr\o-
lution , c'est-à-dire extinction de la société,
et par suite destruction des organes , ou de
l'homme individuel.
L'univers matériel même n'existe que parce
qu'il y a vérité dans les lois qui le régissent :
et s'il étoit donné à l'homme d'y substituer
les erreurs de sa raison, ou , ce qui revient au
même , d'anéantir ou d'intervertir les lois
imposées au monde physique par la raison
divine, vérité suprême ; le monde, bouleversé
soudain, retomberoit dans le chaos.
Ces principes ne sont que la doctrine fami-
lière du Christianisme , etl'Ecrilure, Ce livre
prodigieux, qui, par sa simplicité , se rap-
proche des esprits les plus humbles, en même
temps qu'il confond , pae sa profondeur, la
plus haute raison, nous montre l'intelligence
infinie se revêtant à nous par les deux grands
caractères qui lui sont propres, la vérité l\ In
vie : Ego su m veritas ei vita.
Les conséquences se présentent en foule :
la vérité est une, puisque des vérités opposées
sont deux idées contradictoires , et que Ter-
( 522 )
reur n'est qu'un néant de vérité : donc, la
vérité infinie ou l'être infini est un.
L'intelligence , dans l'homme , n'est qu'une
participation de la vérité infinie ou de lêtre
infini : donc , l'intelligence , ou l'être intelli-
gent est un , d'une unité aussi parfaite que
l'être infini même , dont il est l image et la
ressemblance , et il y a contradiction à le sup-
poser multiple, divisible ou matériel.
La constitution est l'âme , l'intelligence de
la société : donc , la constitution est une, ou,
en d'autres termes , il n'y a qu'une vraie con-
stitution. Si l'homme en établit une autre ,
comme il ne sauroit changer l'essence des
choses , ni créer des êtres nouveaux , il ne peut
empêcher que cette constitution soit fausse,
qu'il y ait erreur ou diminution d'être dans
l'intelligence sociale , et par conséquent trou-
ble , désordre , affoiblissement dans le corps
social.
L'histoire confirme merveilleusement ces
principes. Contemplez d'abord le peuple
juif : exception remarquable» à tout ce que
l'on connoît de l'homme et de la société, tou-
tes les théories humaines viennent échouer
contre le miracle de son existence. Quelle
force de vie dans une nation qui, depuis dix-
huit siècles , subsiste dispersée, sans pouvoir
( 523 )
public , sans gouvernement ; peuple indes-
tructible , contre lequel l'oppression , le fer
et les lois ne peuvent rien , et qui semble
destiné à user le temps même !
Pour rendre raison d'un si étonnant phé-
nomène , il faut considérer la constitution de
ce peuple prodigieux ; alors tout s'explique ,
et l'exception rentre dans la règle. L'Ecriture
nous apprend que Dieu est le pouvoir qui
gouverne Israël : la vérité infinie est l'âme ,
l'intelligence , la constitution de la société
hébraïque ; elle a donc en elle-même un prin-
cipe de vie infini , et dès lors sa durée fu-
ture est démontrée aussi clairement à la rai-
son , que son existence passée nous est prou-
vée par l'histoire. Ici , c'est l'intelligence so-
ciale qui conserve les organes ou les indivi-
dus, comme chez d'autres nations, où il y a
défaut de vérité , erreur , ou diminution
d'être dans la constitution, c'est l'intelligence,
la vérité ou la vie individuelle qui conserve
la société.
Dieu, qui est le pouvoir de la société juive,
est également le pouvoir de la société chré-
tienne, ou de l'Eglise. Quoi que les hommes
puissent faire , l'Eglise subsistera donc sans
interruption : elle est éternelle comme la vé-
rité qui la régit et l'anime. Lorsqu'il y a er-
reur ou hérésie dans l'intelligence de quel-
( 5*4 )
ques-uns de ses membres , ils peuvent vivre
encore de la vie qu'elle leur communique ,
tant qu'ils ne refusent point de se soumettre
à ses décisions , ou de participer à sa vérité ;
mais au moment où ils se séparent d'elle ,
n'ayant plus en eux-mêmes de principe de
vie , ils meurent et se dessèchent , comme le
rameau séparé de l'arbre qui le nourrissoit.
Ainsi notre théorie se vérifie également .
soit qu'on l'applique à l'ordre religieux , à
l'ordre politique , ou à l'ordre physique, qui
se tiennent et s'unissent par des liens aussi
réels qu'ils nous sont quelquefois cachés.
La tradition avoit conservé chez les païens
le sentiment de la vérité ou de l'intelligence
infinie ; mais ils méconnoissoient son unité ;
ils supposoient Dieu multiple , divisible , et
cette erreur fut la source de beaucoup d'au-
tres erreurs. Par une conséquence naturelle,
ils nièrent également l'unité de l'intelligence
sociale et de l'intelligence individuelle , et
furent conduits , d'une part au matérialisme,
et de l'autre, à la multiplicité des pouvoirs.
Cependant , comme ils reconnoissoient une
vérité ou un Etre suprême , et qu'ils se
trompoient seulement sur sa nature ; la vé-
rité , l'être , l'intelligence ou la vie, car tou-
tes ces expressions sont synonymes, ne fut pas
totalement éteinte ni dans la société ni dans
( 525 )
les individus ; il y eut foiblesse, trouble, dés-
ordre , en un mot , diminution de l'être ,
mais non pas destruction. Et même on ob-
servera que la vertu, ou la vérité dans les ac-
tions de l'homme considéré individuellement,
fut pendant long-temps chez les Romains , et
même chez les Grecs , un principe de vie
pour la société. Mais lorsque Terreur eut tout
envahi , lorsqu'elle se fut emparé des mœurs
mêmes , alors la société ne pouvant commu-
niquer la vie qu'elle ne possédoit point, tout
périt , et la société et l'homme même ; et le
genre humain eût disparu de la terre, si le
Christianisme n'étoit venu y rapporterla vérité.
Tous les hommes ne peuvent pas posséder
la vérité par une vue claire de l'intelligence ;
mais tous les hommes peuvent la posséder par
la foi. La foi est donc dans la nature de l'hom-
me ; elle est une condition nécessaire de son
être : Juslus ex fidevùit (r) ; et l'époque de
la destruction du genre humain , concourra
avec la destruction de la foi dans son cœur ,
et par conséquent de la vérité dans son in-
telligence : Croyez-cous, quand je viendrai .
que je troupe encore de la foi sur la terre (2) '
La philosophie elle-même avoit l'instinct
(1) Ep. ad Galat. III, 11.
(2) Luc. XVIII , 8.
( 526 )
de cette vérité, lorsque, par l'organe de Con-
dorcet (i) , en annonçant aux générations
futures, des lumières, des vertus, une félicité
dont on ne peut pas se former une idée; elle
promettoit à l'homme la prolongation indé-
finie de son existence physique.
(i) Esquisse d'un tableau historique des progrès de
lesprit humain.
VVVVVVVVVVVVVWVVVAWVVVVVVVVVVVVVVVVVNWVVVVVVVVVV^^
QUE LE CHRISTIANISME RAPPROCHE L'HOMME
DE DIEU , ET QUE LA PHILOSOPHIE L'EN
SÉPARE.
Il semble que la philosophie ait épuisé
Terreur , comme le christianisme a épuisé
la vérité ; et il n'est pas difficile d'en décou-
vrir la raison. Dieu est vérité , et toute vérité
découle de Dieu , est immuable comme Dieu.
De là vient, qu'indépendante de nos concep-
tions , la vérité est la même pour toutes les
intelligences. Nous pouvons l'ignorer , l'ob-
scurcir , comme nous pouvons étendre un
voile entre nos yeux et le soleil ; mais nous
ne saurions l'altérer en soi , encore moins la
détruire. Elle est hors de nos atteintes , et il
n'est pas plus en notre pouvoir de faire que
ce qui est essentiellement vrai cesse d'être
vrai , que d'anéantir ce qui existe essentielle-
ment. Dieu même n'a pas ce pouvoir ; toutes
les vérités nécessaires forment , pour ainsi
parler , une portion intégrante de son être ,
en les anéantissant il s'anéantiroit lui-même.
Ainsi , connoître la vérité , c'est connoître
( f>28 )
Dieu ; et toute vérité connue est une révéla-
tion ou une manifestation partielle de l'èlrc
divin. Par quelque voie que s'opère cette ré-
vélation , l'existence en est certaine , pour
quiconque raisonne et croit en Dieu ; autre-
ment les idées seroient arbitraires : il y au-
roit autant de vérite's différentes que d'intelli-
gences diverses. Donc , plus on connoît Dieu,
plus on connoît de vérités , et réciproque-
ment. Tout ce qui nous rapproche de Dieu ,
nous rapproche de la vérité, comme tout ce
qui nous éloigne de Dieu , nous éloigne d'elle ,
et nous enfonce dans Terreur , qui n'est que
la privation de la vérité , et n'a rien de réel
que ses funestes effets : semblable au vide ,
qui tue les animaux qu'on y plonge , non par
son action propre , mais en les privant d'une
substance nécessaire à la vie.
Or , par ses dogmes , par ses préceptes ,
par ses pratiques , le christianisme nous rap-
pelle sans cesse à Dieu , nous met en relation
perpétuelle avec Dieu , transporte en lui tou-
tes nos facultés, et, dans sa sublime doctrine,
contient , si on peut le dire , la divinité toute
entière en puissance. La vérité est donc là ,
puisque la vérité n'est que Dieu même ; et
toute vérité y est, puisque Dieu y est tout
entier.
Qu'on n'abuse pas de ce que je dis , pour
(^9)
•me faire penser ce que je ne dis pas. Je suis
loin de soutenir que le chrétien connoisse
toute vérité , car je suis loin d'imaginer qu'il
connoisse Dieu parfaitement. Dieu seul se
connoît de la sorte ; mais s'il n'est pas par-
faitement connu , il est cru parfaitement • si
l'intelligence est bornée comme l'homme qui
a reçoit, la foi est infinie comme Dieu qui
la donne; et de cette foi infinie , ainsi que
<1 une source intarissable , l'intelligence se-
lon la mesure de ses désirs et de ses forces
tire incessamment , par la contemplation '
des ventés nouvelles , qui apaisent sa soif-
ardente de connoître, en attendant qu'elle
puisse se désaltérer pleinement dans le sein
même de l'Etre immense, qui ne se manifeste
ici-bas qu'à elle obscurément et par degrés
La i philosophie , au contraire, tend à écar-
ter Dieu de la pensée , et même à l'en exclure
entièrement. On diroit que sa présence la
gène et 1 irrite ; tandis que le christianisme
nous montre Dieu partout , partout elle ne
nous montre que l'homme , même dans la
morale , même dans la religion. 8a pente na-
ture le est donc vers l'erreur; aussi arrive-t-
oi le bientôt au lerme extrême de cette route
à 1 erreur absolue, ou la négation de Dieu '
34
»VVVV»f\A\\VVV\\V\\*\*VVVVVVVVV\»**VVVVM*VVV\VtVVV
QU'IL Y A UNE ALLIANCE NATURELLE ENTEE
LE DESPOTISME ET LES DOCTRINES MATÉ-
RIALISTES.
JJe la religion dépend le bonheur de l'hom-
me et le bonheur du peuple ; sur elle seule
repose Tordre social. Prétendre lui donner une
autre base, c'est vouloir changer la nature
des êtres ; car les lois de la religion dérivent
de la nature des êtres intelligens , aussi
nécessairement que les lois physiques dérivent
de la nature des êtres matériels. Les unes et
les autres , indépendantes de nos volontés et
de nos conceptions , sont déterminées rigou-
reusement par ïa nature des êtres dont elles
expriment les rapports ; rapports de position,
de masse et de mouvement pour les êtres
physiques , rapports de droits et de devoirs
pour les êtres intelligens; et comme l'homme,
être physique et intelligent, connoil ces deux
sortes de lois relatives à sa double nature,
et n'en connoit pas d'autres ; dès qu'il essaie
de constituer une société sans religion, il est
(53. )
contraint de substituer aux lois qu'il rejette .
les lois physiques , et d'asservir l'être intelli-
gent à l'aveugle empire de la force , loi des
êtres purement matériels. De là naît , d'un
côté, une servitude dégradante , universelle,
irrémédiable , et, de l'autre , des agitations ,
des chocs continuels , un désordre semblable
à celui auquel le monde physique seroit en
proie, si les lois qui le régissent étoient tout à
coup anéanties ou suspendues. La force , en
effet , par elle-même , n'a aucune tendance
déterminée ; il faut qu'elle la reçoive d'une
volonté quelconque. Dans l'univers matériel ,
elle la reçoit de la volonté suprême du Créa-
teur, qui la fait concourir, selon des lois aussi
sages que constantes , au maintien de l'ordre
général; dans les sociétés humaines, naturelle-
ment constituées, elle la reçoit de la volonté du
pouvoir , réglée par les lois propres aux êtres
intelligens. Ces lois ôtées, la force , sans au-
tre règle que des volontés particulières , et
recevant autant de directions contraires qu'il
y a d'intérêts opposés ou d'individus, sépare
au lieu d'unir , au lieu de conserver détruit ;
car la première condition de la grandeur de
l'un est rabaissement de l'autre , des richesses
de l'un la pauvreté de l'autre , de la gloire de
l'un l'humiliation de l'autre. Là, où deux for-
cesse combattent de front , il faut que Tune
'( 532 )
détruise l'autre , ou que toutes deux soient
détruites.
La loi de la force , transportée dans la so-
ciété des êtres intelligens , et y remplaçant
les lois propres à ces êtres , produit donc
nécessairement une confusion effroyable ,
confusion d'autant plus grande , qu'il reste
plus d'intelligence dans cette société ; car les
désirs ou les volontés particulières croissant
proportionnellement en nombre et en inten-
sité , les résistances , les chocs et les haines
croissent aussi proportionnellement.
Or, tous les êtres ayant une tendance natu-
relle à l'ordre ou au repos , il résulte de là
qu'on ne peut soumettre les peuples aux lois
physiques de la matière, sans qu'ils tendent
eux-mêmes à se matérialiser, pour se mettre
en harmonie avec leurs lois. Aussi ne vit-on
jamais de despotisme tranquille que chez les
peuples abrutis, soit par ignorance , soit par
mépris des vérités qui nourrissent et déve-
loppent l'intelligence. Ces peuples matériels
obéissent stupidement à la force, comme le
vaisseau obéit à l'action combinée des vents
et du gouvernail.
Mais la force, quoi qu'on fasse, n'a d'action
que sur les corps. Le peuple , sous son empire ,
est donc opprimé, contraint; il n'est pas
gouverné ; car on contraint les corps, mais
on ne gouverne que les intelligences.
\^\v\v\^v^^v^^^\^\^A^vvv\v\x^^A\^^.v\V'W,v\^(vvv^'MAVVrv\\\\%v\'v^.^^\vv'^^^A\^\vvvvvvv^
DE LA NECESSITE DU CULTE
JJieu est trop grand pour faire attention aux
hommages de l'homme. Il y a quelque chose
de vrai dans cette pensée , et quelque chose de
faux et de dangereux.
Il est faux que Dieu soit ou puisse être in-
différent aux pensées et aux sentimens d'un
être qu'il a doué d'intelligence; autrement il
faudroit dire qu'il n'existe aucun ordre intel-
lectuel, qu'il n'y a ni erreur ni vérité, ni
bien ni mal dans les sentimens et les pensées
de l'homme ; car, s'il y a bien et mal , erreur
et vérité, ordre et désordre dans le monde
moraLcomme dans le monde physique, Dieu
qui est l'ordre , la vérité , le bien par essence ,
ne sauroit être indifférent à l'erreur, indif-
férent au désordre, indifférent aux croyances
et aux affections de l'homme, qu'il a créé ca-
pable de connoître le vrai et d'aimer le bien.
En effet , en créant l'homme, en le douant
de certaines facultés, Dieu sans doute a eu
( 534 )
un but , une volonté ; ce n'est point au hasard ,
et sans objet qu'il a établi un rapport immua-
ble entre la faculté de connoître et la vérité,
entre le bien infini et la faculté d'aimer, en un
mot, entre lui et sa créature libre; Si donc,
en vertu de sa liberté , la créature intervertit
ces rapports, ou trouble volontairement l'or-
dre établi par le Créateur, supposer qu'il y
soit indifférent, c'est supposer en lui des
volontés contradictoires , c'est nier sa sagesse ,
c'est nier Dieu.
Et voyez où conduit cette supposition ab-
surde. En supposant Dieu indifférent au culte,
on est contraint de le supposer indifférent aux
dogmes, car le culte n'est que l'expression
des dogmes. Que si l'on en doutoit, on n'a
qu7à tenter d'appliquer à une religion le culte
dune autre religion , au Christianisme , par
exemple, le culte judaïque , et réciproque-
ment. Mais on ne suppose pas plutôt Dieu indif-
férent aux dogmes et aux croyances, qu'il faut
le supposer indifférent aux actions, indiffé-
rent au crime et à la vertu. Le principe con-
duit là. 11 n'y a pas plus de raison de dire :
Qu'importe à Dieu ce que l'homme croie ?
que de dire : Que lui importe ce que l'homme
fasse ? La disproportion de l'homme à Dieu ,
sur laquelle on se fonde dans le premier cas,
n'est pas moins grande dans le second ; et
( 535 )
Ton n'en tirera pas, à l'égard du culte ou du
dogme, une conséquence qui ne s'applique
avec autant de justesse à la morale. Les ac-
tions, en outre , ne sont moralement bonnes
ou mauvaises que par leur relation à des prin-
cipes moralement bons ou mauvais. Ce qu'il
y a de physique dans l'action est moralement
indifférent. Si donc Dieu est indifférent aux
croyances, il l'est , à plus forte raison, néces-
sairement aussi aux actions. Dieu n'est indif-
férent à rien, ou il est indifférent à tout ; et
celui qui , se fondant sur cette prétendue in-
différence de Dieu, s'affranchit d'une seule
pratique commandée , viole toute la loi, selon
l'observation profonde d'un apôtre (i) ; car
il détruit le principe sur lequel repose toute
la loi.
Toutefois, la maxime que je combats ren-
ferme quelque chose de vrai. 11 est certain
que l'homme est naturellement si loin de
Dieu , qu'il ne sauroit lui rendre par lui-
même un culte digne de lui , qu'il n'existe
aucune proportion entre les pensées de son
esprit , les sentimens de son cœur, la pureté
de ses œuvres, et la grandeur, la bonté, la
perfection du souverain Etre. La religion
ne dissimule pas cette vérité ; elle est la base
(i) Ep. Jac. Il ,10.
( 536 )
de sa doctrine : et, tandis que la raison, livrée
à elle-même , se perd dans ces apparentes
contradictions, le Christianisme seul , unissant
deux vérités également certaines, quoiqu'elles
paroissent se combattre, remédie à l'impuis-
sance naturelle où est l'homme de s'approcher
de Dieu, et lui offre le moyen d'entrer avec
lui en société, en même temps qu'elle lui en
fait un devoir. Car il nous apprend qu'entre
Dieu et nous, il existe un médiateur, qui, réu-
nissant dans sa personne la nature divine et
la nature humaine, comble le vide immense
qui nous sépare du premier Etre , et donne
à nos hommages unis aux siens, à nos œu-
vres unies aux siennes , une valeur infinie ,
qui rend notre culte digne de Dieu.
Ainsi, la religion repousse tout ce qu'il y a
de faux ; admet et concilie tout ce qu'il y a
de vrai dans les divers systèmes de philoso-
phie. Elle montre avec les déistes, contre ceux
qui rejettent toute religion , que, s'il y a un
Dieu , l'homme a des devoirs à remplir envers
lai ; qu'il lui doit une adoration , un culte.
Elle montre contre les déistes , que l'homme
seul ne peut rendre à Dieu un culte digne de
lui , et que leur prétendue religion naturelle
n'est qu'une chimère ; d'où vient qu'eux-
mêmes, ne la pouvant définir , sont contraints
de la renverser de leurs propres mains , en
( 537 )
poussant de proche en proche l'indifférence
jusqu'à la tolérance de l'athéisme.
Sans la connoissance du médiateur , on ne
peut rien entendre ni à Dieu , ni à Fhomme ,
ni à la religion , ni à la morale.
^A^\\\\\^^\^^^\\^^v\v\^vvv^^vvvvvv^Av\vvvvv^vvvvvv\^v\/^vvvvwwvwvwvwwvvvMv>,*
PENSÉES DIVERSES.
On ne lit plus ; on n'en a plus le temps.
L'esprit est appelé à la fois de trop de côtés ;
il faut lui parler vite , ou il passe. Mais il y a
des choses qui ne peuvent être dites ni com-
prises si vite , et ce sont les plus importantes
pour l'homme. Cette accélération de mouve-
ment qui ne permet de rien enchaîner , de
rien méditer, suffiroit seule pour affoiblir,
et, à la longue , pour détruire entièrement la
raison humaine.
Ceci est un caractère exclusivement propre
au Christianisme , qu'il n'a été modifié par
aucune autre doctrine. Toutes les philoso-
phies et toutes les religions ont reçu de lui ,
et il n'a rien reçu d'aucune d'elles.
(,)ui ne tiendroit compte que des conver-
sions , en calculant les effets des missions
(539)
chrétiennes , n'auroit qu'une idée bien in-
complète de leur influence. Semblables aux
navigateurs qui confient aux terres où ils abor-
dent des graines de plantes utiles, partout où
pénètrent les missionnaires , ils y sèment des
vérités : elles croissent , elles se répandent ,
et chacun en profite plus ou moins. Il y a
peut-être à la Chine et dans l'Inde beaucoup
d'hommes qui ne connoissent point le nom de
Jésus- Cluist ; mais je ne crois pas qu'il y en
ait un seul dont le Christianisme n'ait mo-
difié les idées. Je ne sais , sens lui , s'il reste-
roit sur la terre le moindre vestige des tradi-
tions primitives.
Qui se connoit, se méprise nécessairement.
Ainsi l'orgueil, qui a des racines si vives dans
le cœur humain , est contre nature , et prouve
la chute originelle dont notre ignorance est
le châtiment. Un bouleversement, si étrange
dans notre raison , indique quelque ancienne
et grande catastrophe.
Demandez à ce pauvre paysan , né au fond
d'une province , dont il ne sortit jamais, s'il
y a un roi ? Il répondra qu'oui. Insistez , et
demandez-lui comment il sait avec certitude
( 54o )
qu'il y a un roi ? Sa réponse sera bien sim-
ple : Parce que tout le monde ledit. Il croit
invinciblement à l'existence du roi sur un té-
moignage unanime, et sa foi e;>t éminemment
raisonnable ; car il est très-certain que ce té-
moignage ne le peut tromper. Que si vous
exigez de lui d'autres motifs de sa croyance ,
il pourra, s'il est capable de quelque réflexion,
alléguer l'ordre établi , qui suppose une au-
torité souveraine ; mais on contestera sur cela,
et aussitôt voilà le doute et l'incertitude qui
naissent. On conteste aussi sur le témoignage,
mais sans succès. L'autorité du témoignage ,
indépendante du raisonnement , a son prin-
cipe dans le fond le plus intime de notre na-
ture , et n'est pas moins irrésistible que l'évi-
dence. De toutes les choses que nous savons ,
ou croyons savoir , aucunes ne nous sont con-
nues avec une pleine certitude , que celles qui
reposent ou sur l'évidence , ou sur le témoi-
gnage ; et l'évidence même emprunte sa force
du témoignage , par lequel nous nous assu-
rons que l'évidence affecte les autres hom-
mes de la même manière que nous , et à
l'égard des mêmes objets.
Voulez-vous savoir la différence qui existe
entre une opinion et une religion, entre la
( H* )
conviction de l'esprit et la foi ? Voyez cet
homme qui s'est convaincu , après un mûr
examen , de la vérité' du Christianisme , qui
en connoît toutes les preuves, et les oppose
avec tant de force aux incrédules. Il croit à
la religion comme à la géométrie , et Tune
n'influe pas plus que l'autre sur sa conduite.
Le Christianisme lui est démontré , et sa vie
n'est qu'une continuelle violation des précep-
tes du Christianisme, 11 s'en ira , ce Chrétien
spéculatif, louant la beauté de la loi évangé*-
lique , à peu près comme un Français loueroit
la législation des Chinois. C'est son opinion ;
il la défendra : pour la pratiquer , c'est autre
chose ; il a dans le cœur une autre loi que sa
raison méprise , et qui n'en est pas moins la
seule règle de ses désirs et de ses actions. Il
est étrange qu'il y ait de tels hommes ; et
pourtant qui n'en a pas rencontré un grand
nombre ?
Rien ne dépend de nous que notre volonté ;
les circonstances disposent du reste. On n'est
maître ni de sa condition, ni de sa fortune,
ni de sa santé , ni de son organisation , ni de
ses goûts ; ni de ses passions , tant qu'elles ne
sont pas réduites en actes ; ni de la force ou
de la foiblesse de son esprit ; ni de ses idées;
( 542 )
parcequ'on ne les cre'e pas , on les reçoit ; m
de sa raison , que tout ce qui nous environne
modifie. Notre âme, ainsi que notre corps ,
tient à tout et dépend de tout : dn soleil qui
luit , du nuage qui passe , du léger souffle
qui agite à peine le roseau. Il n'en faut pas
davantage pour troubler ses pense'es et pour
altérer ses affections ; et c'est même là-des-
sus qu'est fondé l'art de persuader les hom-
mes et de les entraîner.
Il faut beaucoup de philosophie pour sentir
la beauté de Tordre , et beaucoup de religion
pour goûter le bonheur de la paix.
On ne prouve point les premiers principes.
Il faut que la raison les reçoive aveuglément
de la nature , tel qu'il plaît à celle-ci de les lui
donner. Les conséquences qu'elle en déduit
tirent toute leur certitude de leur liaison ou
de leur conformité avec ces principes; et ainsi
la certitude ne vient point de la raison ; mais
de la nature. Qu'est-ce , en fait d'idées, que
le vrai et le faux, sinon ce qui nous paroît
tel ., indépendamment du raisonnement ? Le
raisonnement, loin d'être un instrument de
vérité , défigure souvent celles qu'on lui sou-
(543)
met , au point de les rendre méconnoissables;
il ébranle la nature même, et la fait douter des
principes.
La religion s'adresse d'abord à nos affec-
tions, parce que ce sont elles qui disposent à
croire. Cependant, quand la raison s'est plei-
nement soumise , elle daigne aussi la satis-
faire , et c'est ce qui lui coûte le moins de
peine.
Chose singulière, plus l'homme cultive son
esprit indépendamment de la religion, plus il
vas'enfonçantdans la matière, jusqu'à ce qu'à
force de raisonnemens , il arrive à nier toute
substance spirituelle. Voilà sans doute un
des plus étranges effets de la raison , autant
qu'une preuve de sa foiblesse ; car naturelle-
ment l'homme croit à des substances spiri-
tuelles. Avant d'avoir la moindre idée de
métaphysique et de philosophie, je ne .sais
quel puissant instinct le porte à peupler l'u-
nivers d'êtres invisibles , qu'il se représente
comme supérieurs aux êtres corporels. Il
cherche à remplir l'espace entre lui et Dieu.
Il faut que la vérité se donne elle-même à
l'homme ;. elle n'est pas en lui , car il la pour-
voit perdre ; il n'a sur elle aucun empire ;
(544)
elle étoit avant lui , elle sera après lui , tou-
jours la même , toujours indépendante de ses
conceptions. Quand elle se donne , il la re-
çoit; voilà tout ce qu'il peut ; encore faut-il
qu'il la reçoive de confiance , et sans exiger
qu'elle montre ses titres; car il n'est pas même
en état de les vérifier.
Plus on généralise l'erreur , plus elle est
vague, insaisissable, incompréhensible, parce
que ce n'est qu'étendre la destruction du vrai.
Plus on généralise la vérité, plus elle est pré-
cise , rigoureuse et claire , parce que c'est
étendre le vrai, et le séparer de tout mélange;
il en devient plus visible, car on ne voit réel-
lement que ce qui est.
La science ne sert guère qu'à nous donner
une idée de l'étendue de notre ignorance.
Celui qui à trente ans ne s'est pas désabusé
d'apprendre , ne se doutera jamais de ce que
c'est que savoir.
Lorsqu'à force de raisonner sur les croyan-
ces on a obscurci toutes les idées , s'il passe
( S45 )
un caprice dans la tête d'un homme en pou-
voir, ce caprice s'appelle une loi. 11 est bon
de savoir cela aujourd'hui, afin de s'enlendre,
et d'entendre quelque chose à la société.
Attendez, disent-ils, pour parler des vérités
de la religion aux enfans , que leur raison soit
en état de les entendre. J'aimerois autant
dire : Attendez pour leur donner des mots
qu'ils aient des idées. Comment ne voient-ils
pas que les idées ne naissent qu'à l'aide des
mots, et que la raison ne se développe qu'à
l'aide de la vérité ?
Tous les hommes feignent d'aimer la vé-
rité , et c'est une des plus grandes preuves de
l'obligation où ils sont de l'aimer véritable-
ment.
Homme si fier de ta raison, dis-moi, que
t'a-t-eile appris ? Montre - moi ce qu'elle t'a
donné , et je te montrerai ce qu'elle t'a ravi :
citerne rompue, qui ne saitjxis même garder les
eaux qiion y verse ( i ) .
(1) Foderunt sibi cisternas, cisternas dissipatas, quœ
GotUinere non valent aquas. Jerem. II, i3.
35
(546)
S'affranchir des préjuges , c'est - à - dire ,
s'affranchir de l'ordre, s'affranchir du bon-
heur, de l'espérance, de la vertu et de l'im-
mortalité.
Rien au monde de plus confus en apparence
que l'Evangile. Les dogmes y sont mêlés ,
sans aucun ordre, aux préceptes , et l'histoire
est jetée au milieu de tout cela. Néanmoins ,
il est impossible d'imaginer un corps de doc-
trine plus complet et mieux lié. On ne peut
rien ajouter au Christianisme , ni en rien re-
trancher , sans le détruire. Sont-ce là les ca-
ractères d'une invention humaine?
La religion la moins chargée de mystères ,
la plus simple dans ses dogmes, celle qui fa-
tigue le moins la foi , c'est , sans contredit r le
Mahométisme. Aux rites près, un Musulman
n'est guère qu'un déiste. Comment se fait-il
donc que ces peuples, sous l'influence d'une
religion, qu'on nous vante comme la seule
raisonnable , soient restés dans un état d'en-
fance voisin de la stupidité ? et que la raison
n'ait atteint son plus grand développement
que chez les nations asservies à des croyances
qu'on nous représente comme un prodige de
déraison ?
(% )
L'imagination, qu'on décrie tant comme in-
compatible avec la raison, n'est pourtant
qu'une raison plus féconde et plus forte. Les
esprits secs et stériles , qui forment le grand
nombre, ne pouvant y atteindre, s'en ven-
gent par en médire.
Il faut s'endurcir par raison aux absurdités.
Il y auroit trop à souffrir dans le monde , si
l'on y portoit la douloureuse susceptibilité du
bon sens.
Y a-t-il quelque chose ? Toute raison hu-
maine est impuissante à résoudre cette ques-
tion.
L'esprit le plus fort est celui qui connoît le
mieux sa foiblesse.
Un des effets des révolutions est d'attrister
le caractère des peuples. Cela se voit en
France , et cela s'étoit vu en Angleterre. Ces
grandes commotions ouvrant violemment le
cœur de l'homme , on en découvre le fond,
qu'on n'aperçoit jamais sans effroi et sans
douleur.
35,
( 54»)
L'amour des peuples pour le souverain di-
minue en même proportion que leur amour
pour Dieu. Voilà pourquoi il y a plus d'amour
du Roi dans les pays catholiques que dans les
pays protestans. Sous l'influence de la phi-
losophie, les nations passent nécessairement
de la révolte contre Dieu à la révolte contre
le pouvoir. On n'a pas l'air encore de com-
prendre cette vérité. Je pardonne qu'on mé-
connoisse la voix de la raison qui la proclame ,
mais il y a de plus la voix du sang. Les rois
au moins devroient entendre celle-ci.
Quand , pour rendre la vérité sensible , nous
essayons de la comprimer dans notre esprit ,
elle échappe, ouïe vase éclate, et ses débris
se dispersent au loin.
Nous recevons la vérité comme les champs
reçoivent la rosée du ciel. Desursum sapien-
lia.
Il y a peu d'âmes assez fortes pour s'élever
jusqu'à l'orgueil : presque toutes croupissent
dans la vanité.
Depuis qu'on ne sait plus à quoi s'en tenir
( 549)
sur rien , on ne parle que du progrès des lu -
mières. Encore un peu de temps , et l'on
saura tout. Parmi tant de découvertes , les
plus utiles, celles qui marqueroient le mieux
un véritable progrès du genre humain vers la
perfection ou le bonheur , seroient des décou-
vertes morales. Or, quelle vertu a-t-on in-
ventée depuis Jésus-Christ ?
Pourquoi nous parle-t-on sans cesse du pro-
grès des lumières, et jamais du progrès du
bonheur ? C'est qu'il est aisé de persuader à
un sot qu'il a de l'esprit , et d'autant plus aisé
qu'il est plus sot : mais on ne persuade pas de
même au misérable qu'il est heureux.
Qui se connoît se méprise , et qui se mé-
prise est libre , car il est affranchi de l'opinion.
Le plus pesant joug est celui que l'orgueil
nous impose.
L'on n'estime guère dans les autres que les
qualités que Ton croit posséder soi-même.
C'est une manière de se louer.
C'est un des caractères de notre siècle de
( 55o )
corrompre le bien, au point de le rendre pire
que le simple mal.
Même lorsqu'elles raisonnent, les passions
ne prévoient jamais.
On peut et Ton doit avancer sans cesse dans
les sciences naturelles ou d'observation; mais
leur objet étant infini, il n'y a point de vrai
progrès. En marchant toujours, on est tou-
jours à la même distance du but. Cependant,
trompé par ce mouvement continu , on se
persuade qu'on arrivera. C'est un terme donné
aux esprits foibles pour amuser leur curiosité
et consoler leur orgueil.
Certaines gens rient devant la vérité , com-
me quelques autres rient devant la mort : rire
effrayant de stupidité ou de désespoir.
Au moment où la foi sort du cœur , la cré-
dulité entre dans l'esprit.
Si l'effet de l'orgueil n'étoit point d'aveu-
(55i )
gler , on ne concevroit pas qu'avec de l'or-
gueil on pût être incrédule. Pour les abaisser
à leurs propres yeux, au-dessous de tout ce
qu'ils méprisent davantage , il suffiroit qu'ils
aperçussent , d'une vue claire , la moitié des
extravagances qu'ils croient au moins impli-
citement. Mais ce seroit déjà un grand pas
vers la raison , que d'être capable de voir cela;
on ferme les yeux , et puis on se dit qu'on
est une tête forte : cela est plus aisé.
Ce qu'il y a de plus noble dans l'homme ;
c'est sa raison ; et le pouvoir le plus noble est
aussi celui qui s'exerce sur la raison. Ce pou-
voir est celui des écrivains , quand la faculté
d'écrire est indépendante, c'est-à-dire, vérita-
blement pouvoir. Or, qui est maître de la
raison , est maître de tout l'homme ; et le
pouvoir qui écrit est nécessairement maître ^
non de la raison de chaque homme qui peut
échappera son action, comme les individus
échappent à l'action du pouvoir politique ,
mais de la raison de tous les hommes , ou de
la raison de la société. Dès lors , il est maître
de la société, et dispose comme il veut du
pouvoir politique. La liberté absolue de la
presse constitue le pouvoir écrivant, et ren-
verse par conséquent son antagoniste : il suf-
( 552 )
fit d'attendre. Qu'on ne dise points Les écrits
en sens divers se neutralisent mutuellement.
Il n'en va pas ainsi dans ce monde. Quand
plusieurs pouvoirs sont en présence, il y a
d'abord combat , et même anarchie , si ces
pouvoirs sont trop nombreux ; mais il faut
enfin qu'un triomphe ; et le plus opposé au
pouvoir politique sera toujours à la longue
celui qui triomphera ; les raisons en sont trop
évidentes pour les déduire ici.
Il suffit d'avoir des yeux et de les ouvrir,
pour reconnoître qu'une grande justice s'exer-
ce dès ici-bas; seulement on voit que certai-
nes causes sont appointées à une autre ses-
sion. Celui-là est. encore bien foible qui s'in-
quiète ou s'étonne de ce délai.
Deux puissances se partagent le monde :
l'une n'a de rapport qu'au temps et aux in-
térêts du temps ; et ces intérêts variant, sou-
vent même étant opposés de peuple à peuple,
il a été nécessaire d'établir plusieurs puissan-
ces temporelles investies des mêmes droits,
afin que chaque peuple pût se conserver.
Mais outre ces intérêts matériels et divers,
tous les hommes ont encore des intérêts com-
( 553 )
muns , permanens , relatifs à leur nature im-
mortelle , et qui supposent des droits et des
devoirs communs. Ils ont tous un droit e'gal à
la possession de la vérité , le bien par excel-
lence ; ils ont tous le même devoir , qui est
d'obéir à l'ordre immuable.
Séparés par les intérêts du corps, relatifs au
temps , ils peuvent donc , et doivent être unis
par les intérêts de l'âme ou de la raison , re-
latifs à l'éternité ; et comme il n'existe point
d'union sans société , il y a donc une société
spirituelle dont tous les hommes peuvent et
doivent être membres.
Cette société , c'est l'Eglise , lien universel
des peuples , qui , lors même que leurs inté-
rêts temporels les divisent le plus , viennent
encore se confondre et s'embrasser dans son
sein.
Comment s'y prend-on pour donner aux
enfans la première idée de Dieu ? En le leur
nommant, et le leur faisant prier. On dira :
Ils ne le comprennent point. Mais vous
qui parlez , le comprenez - vous autrement
qu'eux ? La première notion que vous vous en
formâtes, a-t-elle changé avec le temps?
Elle a cru peut-être , elle s'est développée ;
mais si naturellement et d'une manière si in-
sensible , qu'on voit bien que c'est la même
( 554)
au fond : il en a été comme de votre corps ;
en avez vous changé? Que l'homme donc ap-
prenne à respecter dans l'enfant l'intelligence
de l'homme , et qu'il sache que Dieu a , pour
se faire connoître de toutes ses créatures
pensantes, des voies dont il retient le secret,
que notre curiosité ni notre orgueil ne lui ar-
racheront jamais.
Les hommes changent peu d'opinion à un
certain âge , comme ils changent peu d'habi-
tudes. On fait honneur de cette constance
tardive à la maturité de leur esprit , et l'es-
prit au fond n'y est pour rien : ils n'aiment
pas à déranger leurs idées , voilà tout. C'est
une inertie d'àme , produite par l'inertie des
organes.
La prière est le langage de l'espérance, et la
plus tendre expression de l'amour ; elle est
si naturelle à l'homme , qu'il n'en vient pas
aisément à ne plus prier ; c'est comme le der-
nier effort d'un être que l'orgueil concentre
en lui-même, et qui rompt avec tout ce qui
est. Le désespoir ne prie point : aussi l'or-
gueil, porté à son comble , est-il une sorte
de désespoir affreux de l'intelligence , qui
aime mieux régner sur le néant, sa possession
( 555 )
propre , que de recevoir de Dieu l'être ou.
la venté.
S'il n'y a pas, hors de la raison humaine ,
un pouvoir à qui elle doive obéissance , 1 hom-
me est libre de penser , de croire ce qu'il
veut , et , par une conséquence nécessaire ,
d'agir comme il veut. S'il existe une loi pour
les actions , il en existe une pour les pensées.
Les déistes ne savent ce qu'ils disent , quand
ils nous parient de crime et de vertu ; ou ils
ne s'entendent pas , ou ils craignent qu'on les
entende: pauvres gens, qui sont obligés de
voiler leur doctrine , pour ne pas trembler
en sa présence !
L'homme physique est soumis à des lois ,
et il meurt s'il les viole ; l'homme social est
soumis à des lois, partout les mêmes , quant
en fond , et il meurt s'il les viole. Ses actions ,
ses penchans , ses désirs , sont astreints à cer-
taines règles émanées d'un pouvoir. La raison
seule seroit-elle indépendante ? et si elle ne
l'est pas , de qui dépend-elle? Renoncez à
répondre, ou soyez chrétien.
Les hommes sont en garde contre la per-
( 556 )
suasion ; on n'avance point avec eux par cette
voie : observez au contraire comme ils cèdent
aisément à l'autorité. Cela est surtout visible
dans les enfans. Voilà la nature. Les assem-
blées délibérantes mêmes ne sont que des
écoles , où diffère ns maîtres viennent succes-
sivement enseigner des doctrines diverses. La
preuve que ce n'est pas la raison, mais l'au-
torité qui prévaut , c'est que les voix se comp-
tent par doctrines , et peuvent être suppu-
tées d'avance. Où est l'homme que le raison-
nement ait fait passer du côté gauche au côté
droit , et réciproquement? C'est une grande
preuve de Dieu , que la société marche mal-
gré la raison.
Il n'y a point de crime qui n'ait été une
pensée , ou une erreur, avant d'être une ac-
tion. Il n'y a donc point de morale possible ,
si l'on ne donne une règle à la pensée. La Re-
ligion seule le fait. Et comme le fondement
de l'ordre est dans l'intelligence, parce que
l'ordre est la réalisation extérieure de la vé-
rité , la Religion se montre pleine d'indul-
gences pour les fautes qui ne sont qu'une vio-
lation , pour ainsi dire , accidentelle de l'or-
dre , mais qui n'en attaquent pas le fonde-
ment. Les plus grands crimes , à ses yeux ,
(557 )
sont les crimes de l'intelligence , ou les cri-
mes contre la vérité. Cela est admirable , et
prouveroit seul la divinité de la Religion.
C'est grande pitié quand un siècle vient à
s'admirer lui-même , et à se mettre naïvement
au-dessus de ce qui fut ; et l'orgueil des peu-
ples a un caractère de folie singulièrement
effrayant , parce que la folie des hommes en
masse, toujours voisine de la fureur , présage
un vaste désordre et de pesantes calamités.
Comme un fleuve qui descend d'une haute
montagne , les peuples élevés par le Christia-
nisme , si on peut le dire , au sommet de la
civilisation , se précipitent plus rapidement
et plus avant dans le désordre; ils y tombent
et s'y enfoncent de tout le poids de leur per-
fection ; et plus ils étoient parfaits , plus il
leur est difficile de remonter à la source de
l'ordre, et à ce noble état d'où ils sont déchus.
Je tiens même ce retour pour impossible ; il
semble répugner à la raison , et l'on en voit
aucun exemple. Le mouvement des sociétés
les porte sans cesse en avant , soit vers le bien,
soit vers le mal , vers la vie ou vers la mort ;
et les peuples ne recommencent pas plus que
( 558 )
l'homme. Mais la mort de l'homme est dans
sa nature, et, sa condition présente e'tant
donnée , n'est pas un châtiment personnel ,
parce qu'une autre vie l'attend, plus heureuse,
s'il l'a méritée , que celle qu'il quitte. Il n'en
est pas ainsi de la société; la mort n'étant pas
une suite nécessaire de sa nature , est toujours
pour elle une punition ; et soit qu'elle ait
volontairement altéré sa constitution , soit
qu'elle ait hlessé de toute autre manière les
lois fondamentales de son existence , elle ne
périt que par sa faute, et le plus souvent par
ses propres mains.
Au moral comme au physique, on n'est
muet que parce qu'on est sourd, et quiconque
est sourd est forcé d être muet.
Le passé est comme une lampe placée à
l'entrée de l'avenir, pour dissiper une partie
des ténèbres qui le couvrent.
Quiconque aujourd'hui traite de la société,
ressemble aux voyageurs qui s'en vont dans
ces déserts de l'Orient, qui ne sont peuplés que
de souvenirs , recueillir des débris et mesurer
des ruines.
(559)
La foiblesse de caractère, qui est aujour-
d'hui la maladie des honnêtes gens, tient à
1'afïoiblissement de la foi. On tremble devant
la force de l'homme , et l'on n'ose croire ni
à la force de la vérité , ni à la force de Dieu
même soutenant son Eglise. De là tant de dé-
plorables concessions, dont le seul effet est
d'accroître l'audace des ennemis qu'on veut
adoucir. Qui capitule est bien près de se ren-
dre. Le Christianisme ne capitule jamais.
Vous parlez des ménagemens qu'il convient
d'avoir pour les hommes, et vous oubliez
ceux qu'on doit à la vérité. Eh ! laissez-nous
la défendre , la défendre toute entière ; nous
n'en voulons rien céder. Hommes pusillani-
mes , qui n'osez combattre les combats du Sei-
gneur, sortez de nos rangs. Allez, s'il vous plaît
ainsi, négocier dansl'ombre avec les passions;
portez-leur en secret les dépouilles de l'Eglise ,
enlevées furtivement à cette épouse du Roi des
rois; traitez avec le siècle , laites votre paix.
La nôtre est cette paix que le monde ne donne
pas, mais que donne celui qui a dit : T ous
serez opprimés dans le monde ; mais prenez
courage , J'ai vaincu le monde.
Cet homme croit à la religion, il la prati-
que peut-être en secret. Savez-vous ce qui
l'empêche de se montrer ouvertement chré-
( 56o )
tien ? une pudeur bien naturelle : Dieu est
mal vu de certaines gens.
Malheureux ! cesse de te cacher derrière la
croix; viens, etrcgarde en l'ace celui qui y est
cloué , qui meurt pour toi ; et puis , par égard
pour ses bourreaux , rougis de lui !
Au lieu de faire parler l'Église en souve-
raine qui réclame ses droits, on la défend en
coupable ; on provoque sur elle la pitié , sa-
tisfait , ce semble , d'obtenir une commuta-
tion de peine.
Avec ses dogmes absurdes et désolans , son
Dieu toujours armé pour punir des crimes
inévitables, le Jansénisme est l'enfer de la
raison.
L'athéisme est la mort de l'intelligence,
l'extinction de toute lumière et de toute vé-
rité ; et la séparation de Dieu est aussi , dans
le langage même de la Religion, la mort éter-
nelle de l'âme, l'exclusion du royaume de la
vérité et de la lumière. Ainsi , la plus haute
philosophie conduit aux dogmes du Christia-
nisme , et justifie jusqu'aux expressions sous
(56i )
lesquelles ils nous sont proposes. Les esprits
superficiels y voient des figures nobles et
justes ; ceux qui méditent profondément y
reconnoissent , comme le simple peuple, des
définitions rigoureuses. Le plus grand effort
du génie est de s'élever jusqu'à la foi.
La connoissance de Dieu est le. caractère
propre de l'intelligence. 11 n'y a de langage
possible qu'au moyen de cette idée mère , et
si les animaux connoissoient Dieu , ils parle-
roient.
Une des causes de l'ascendant des prêtres
sur les autres hommes, c'est l'ascendant qu'il
leur faut obtenir sur eux-mêmes. Ils sont ha-
bitués à vaincre l'homme.
Dieu et l'homme étant donnés , tout le
Christianisme s'en déduit ; car le Christia-
nisme n'est que l'ensemble des lois , ou des
conditions nécessaires de la vie intellectuelle,
de la vie morale, et de la vie même physique
de l'homme ; lois qui dérivent de la nature de
l'homme et de la nature de Dieu.
36
( 562 )
Le remords est une douleur qui nous avertit
qu'il y a en nous quelque désordre ; il sert ,
comme la douleur physique , à la conserva-
tion de la vie.
Une des raisons pourquoi les livres écrits
pour défendre la religion produisent si peu
d'effet sur la plupart de ceux qui les lisent ,
c'est que l'incrédulité de presque tous les
hommes repose sur un très -petit nombre
d'objections qu'ils conçoivent à leur manière,
ou qu'ils ne conçoivent pas du tout ; objec -
tions si extravagantes, qu'il étoit impossible de
les prévoir, et que, quand on les auroit pré-
vues, jamais on n'eût osé y répondre sérieu-
sement, ni même les proposer.
La curiosité , si naturelle à l'homme , a des
racines dans sa grandeur ; mais il faut de l'ap-
plication pour les y découvrir : elle en a de
moins cachées dans sa misère.
La vie «st comme une nuit d'hiver , triste
et longue ; la philosophie la fait haïr, la reli-
gion la fait supporter : ce n'est pas son moins
beau triomphe.
( 563 )
La preuve que nul esprit n'est juste de toui
point, c'est l'estime que chacun fait de soi-
même.
On se récrie sur ce que certains hommes
ont plus de facilités que d'autres pour con-
noître et pratiquer la vraie religion; mais
n'en est-il pas de même de la morale ? Et si
on ne nie pas la morale à cause de cela, pour-
quoi nieroit-on la religion?
Chose remarquable , toutes les connois-
sances nécessaires se transmettent , dans la
société , par la parole seule , sans le secours
de l'écriture. Plus des trois quarts du genre
humain ne sait pas lire , et il vit.
Il ne faut pas fouler d'impôts les pays sté-
riles , ni demander aux hommes trop de dé-
licatesse.
La plupart des erreurs sont des vérités éga-
rées. On attribue aux individus ce qui n'ap-
partient qu'à la société , et à l'homme ce qui
n'appartient qu'à Dieu. Par exemple , ondil:
Il faut que la raison règne ; cela n'est pas vrai
36
( 564 )
delà raison de l'homme , il faut, au contraire,
qu'elle obéisse ; il le faut pour qu'elle vive.
Mais cela est vrai de la raison de Dieu, et le
règne de Jésus-Christ n'est que le règne de la
raison divine. Il y a une vérité première, qui
changeroit le monde , si les hommes vouloient
la comprendre ; et la société périra par Ter-
reur opposée.
La tendance d'un certain parti est de trans-
porter tous les pouvoirs aux individus ; à la
place du pouvoir spirituel, on établit le pou-
voir de la raison particulière ; ainsi, chacun
est maître de ses croyances, et peut, s'il est le
plus fort , les imposer à la raison d'autrui , et
même à la raison de tous , c'est-à-dire , chan-
ger l'anarchie spirituelle en despotisme. De
même , dans l'ordre politique, on appelle le
plus grand nombre d'individus possible à la
participation du pouvoir législatif , et , jusque
dans l'ordre judiciaire, on investit un nombre
indéfini de citoyens du pouvoir de juger. Or,
ces pouvoirs particuliers bornant sur tous les
points le pouvoir général , il n'en existera
bientôt plus que le nom, et l'on verra, chose
étrange, un état où le souverain sera seul su-
jet. Si le monde, comme il est certain, doit
finir , il finira de la sorte. La société périt par
l'asservissement du pouvoir. Le genre humain
( 565 )
périra , si je l'ose dire , par l'asservissement
de Dieu. Quand la raison humaine croira
avoir vaincu la raison divine , Dieu, par pitié,
brisera cette terre d'anarchie, et ressaisira
son sceptre éternel.
Tout vase dégradant de telle sorte qu'il n'y
aura bientôt plus rien de volontaire dans le
service de la société. On est soldat par force ,
juge ou juré par force. Otez la contrainte et
l'argent, il n'est presque pas de fonction
publique qui ne lût abandonnée.
L'expérience est le passé qui parle au pré-
sent : discours de vieillard qu'on n'écoute
point , ou qu'on écoute sans y croire et pour
s'en moquer.
Dans la société, la foi supplée à la foiblesse
de chaque raison particulière, en sorte nue
chacun participe à la raison de tous. Dans la
religion , la foi supplée à la foiblesse de la
raison de tous, ou de la raison humaine en
général , en sorte que l'homme participe à
la raison divine ou infinie.
Les jours passent , qu'emportent-ils avec
( 566 )
( u\? des vœux inutiles , des espe'rances trom-
pées. Le présent s'enfuit chargé de douleurs,
de larmes et de regrets qui s'abîment avec
lui dans le gouffre sans fond du passé , où
ils vont incessamment augmenter cet im-
mense trésor de misères , possession com-
mune du genre humain , et son inaliénable
héritage.
La vie est une sorte de mystère triste ,
dont la foi seule a le secret.
On a tort de crier contre le siècle ; il fait
ce qu'il peut. Né pauvre , il travaille à acqué-
rir le nécessaire : religion, gouvernement ,
lois , mœurs. Cela est honorable ; seulement
il ne faudroit peut-être pas être si fier.
Une société est bien malade , lorsqu'au lieu
de voir dans l'avenir la succession du pré-
sent , on n'y voit que sa destruction.
Si l'on peut en finir du passé avec l'oubli,
on n'en finit pas de l'avenir avec l'impré-
voyance.
( 567 )
On a fait du gouvernement] une machine si
compliquée , que pour qu'elle aille , ce n'est
pas trop de tous les soins de ceux qui gouver-
nent. Ils ont rempli leur tâche, quand, à force
d'habileté , ils sont parvenus à empêcher
quelle s'arrête ou qu'elle se brise. Gouverner
aujourd'hui n'est autre chose que conserver
le gouvernement.
Nous ne sommes pas maîtres de croire ,
disent-ils; dès lors ils peuvent et doivent
dire de même : Nous ne sommes pas maîtres
d'aimer. Mais l'on n'agit jamais qu'en vertu
d'une croyance qui détermine l'amour. Ils ne
sont donc pas non plus maîtres d'agir, et la
morale disparoit avec la religion. Tous les
êtres ont leurs lois, ou sont soumis à une au-
torité , sans quoi l'on ne pourroit pas même
concevoir l'ordre. L'univers matériel obéit
aveuglémentaux lois physiques; l'homme doit
obéir librement aux lois de l'intelligence, qui
embrassent toutes ses facultés. La foi est l'o-
béissance de la raison, l'amour l'obéissance du
cœur, la vertu l'obéissance des sens ; et le
mal est entré dans le monde par l'orgueil ,
qui n'est qu'une haute désobéissance, ou la
révolte impie du sujet contre Je pouvoir.
Les incrédules sont plaisans : croienlils
( 568 )
que nous ignorions les objections qu'on pro-
pose contre la foi, nous qui sommes occupés
uniquement de l'étude de la religion ? Croient-
ils que si ces objections nous paroissoient
fondées, nous fussions bien disposés à le nier,
pour le plaisir de renoncer à tous les plai-
sirs , avec la certitude de passer pour des
sots. La preuve de notre sincérité , ce sont
les mauvais prêtres.
Les hommes sont aussi avares de louanges
que prodigues de flatteries.
Certains hommes craignent la vérité comme
un criminel redoute sa sentence.
Une attention trop scrupuleuse aux mots
énerve le style, dessèche et rétrécit l'esprit,
refroidit l'âme , et tarit toutes les sources
d'une mâle et franche éloquence. C'est cet
esprit de critique minutieuse , qui , au lieu
de s'occuper des choses , ne s'exerçant que
sur des mots, adonné naissance au style aca-
démique , si éloigné du style des Bossuet, des
Pascal , etc. etc. Nourrissez long-temps votre
esprit de fétude des grands modèles ; pensez,
( 569)
méditez long-temps ; amassez dans le silence
comme un trésor de faits , de connoissances,
de réflexions; puis, si votre génie vous solli-
cite d'écrire, livrez-vous tout entier et sans
contrainte à ses inspirations ; c'est ainsi qu'on
est éloquent. 11 faut que l'écrivain domine ses
pensées, et soit dominé par ses sentimens.
Si le mot propre est rare, l'idée et le sen-
timent convenable ne le sont pas moins.
Les passions du cœur sont plus vives ,
mais moins constantes que celles de l'esprit.
Tel est l'effet et l'enchaînement des er-
reurs, qu'après avoir voulu fonder une mo-
rale sans religion , ou a ensuite voulu fonder
une société sans morale ; et nous le savons.
La morale est une plante dont la racine
est dans le ciel, et dont les fleurs et les fruits
parfument et embellissent la terre.
Le désir de l'immortalité est si avant dans
(57o)
l'homme , que lors même qu'il refuse celle que
la foi lui promet , il s'en forge une imaginaire ,
et il met l'illusion à la place de l'espérance.
C'est peut-être en parte à l'incrédulité que
l'on doit ce déluge d'écrivains dont la France
a été comme inondée dans ces derniers temps.
Ceux qui ne croient pas à une autre vie, as-
pirent à vivre éternellement dans celle-ci. Ils
veulent s'endormir dans des songes de gloire,
pour que la mort ne soit pas tout-à-fait le
néant.
Quel changement dans le monde, si l'homme
n'avoit pas besoin d'alimens pour subsister !
Cette masse énorme de mouvemens et de
travaux, qui ont la vie pour objet, tournant
au profit des passions, nulle société, nul
ordre ne seroit possible. Otez la peine, la
misère, la faim, la soif, les durs labeurs,
je ne vois que des crimes sur la terre.
Il y a un libertinage d'esprit qui use l'âme ,
comme la débauche use les sens.
Les circonstances ne forment pas les hom-
mes, elles les montrent ; elles dévoilent, pour
( 5?' )
ainsi dire, la royauté du génie, dernière res-
source des peuples éteints. Ces rois qui n'en
ont pas le nom , mais qui s'égarent véritable-
ment par la force du caractère et la grandeur
des pensées , sont élus par les événemens aux-
quels ils doivent commander. Sans ancêtres
et sans postérité, seuls de leur race, leur
mission remplie , ils disparoissent , en laissant
à l'avenir des ordres qu'il exécutera fidèle-
ment.
Le mouvement n'est plus seulement à la
surface de la société, il s'est étendu jusqu'au
centre ; c'est de la vie qu'il s'agit. Les droits
et les devoirs sont confondus; on ignore même
s'il en existe ; les uns le nient , les autres l'af-
firment. Qui décidera ? qui tiendra la balance
entre les peuples et les rois ? Trouvez un juge.
Transigeront-ils pour en finir ? On l'essaie en
effet. Des deux côtés on abandonne et on
retient une portion du pouvoir qu'on a mis
en litige. La sagesse du siècle a jugé comme
Salomon ; mais ce qu'il ne fit point, on le fait,
et le jugement est exécuté. L'avenir dira le
reste.
Gouverner, c'est vouloir; on ne gouverne
pas avec des désirs, mais avec des volontés
fermes et constantes
( 5y2 j
Le crédit public est une fort belle chose ,
quand on aime la dépense , et qu'on ne peut
dépenser qu'en empruntant ; mais je ne vois
pas clairement ce que la société y gagne , si
la religion, Tordre, la justice sont les vrais
principes de sa vie. Ces grands biens, ces biens
nécessaires ne s'acquièrent pas à crédit ; et je
ne sache pas, qu'après avoir dissipé notre an-
tique héritage de vérité et de vertu , on ait
trouvé le secret de réparer nos pertes par des
emprunts, quoique nous ayons, dans la phi-
losophie, une vaste caisse d'amortissement.
D'ailleurs, où seroient les capitalistes ? En ce
genre , il n'y a que Dieu qui puisse prêter à
la société.
Je ne sais ce qu'on espère conserver en
abandonnant la religion. Jusqu'à présent on
ne nous a offert que la doctrine des intérêts
pour la remplacer. On veut que ce soit dé-
sormais notre morale ; mais cette morale ne
me paroît pas applicable à tous et toujours.
Qu'un homme ait commis un crime, quelle
sera sa morale ou son intérêt ? Celui de la
société est que cet homme soit pendu, je le
comprends ; mais, ou il y a deux morales
certaines , ou il faut dire que l'intérêt de cet
homme est aussi qu'on le pende. Cette diffi-
(573)
culte ne laisse pas d'être embarrassante , et
peut-être est-ce pour cela qu'on a chargé le
bourreau de la résoudre. En tout ce qui in-
téresse l'ordre public, il est la dernière raison
de la philosophie, et la meilleure.
Quand les doctrines se perdent , on les rem-
place par des mots, et c'est le signe le plus
certain de l'affoiblissement de la raison dans
un peuple ; car la raison se manifeste par une
croyance forte en des vérités rigoureuses : et
la raison de Dieu n'est qu'une croyance infi-
nie en la souveraine vérité , qui est lui-même.
Les nations formées par le Christianisme ,
les nations, si je puis le dire, intelligentes,
ont peu d'opinions ; elles ont des principes
fixes et un symbole invariable. Mais la société
vient-elle à se corrompre , on essaie de. créer
une raison nouvelle, pour établir un ordre
nouveau. Aux traditions antiques, on substi-
tue de vagues théories ; on oppose aux maxi-
mes consacrées , des phrases dénuées de sens ,
ou qui n'ont d'autre sens que celui que leur
prêtent les passions. L'esprit, inhabile à con-
server, mais puissant pour détruire , dévaste
le présent, et transporte les hommes dans un
avenir d'illusions. On méprise, on rebute le
(574)
bon-sens, parce que, fils de l'expérience, il
parle sans cesse du passé , où réside le fon-
dement de Tordre qu'on hait et des vérités
qu'on repousse. Certes, il n'est pas aisé de
dire quelle profonde pitié inspire aux hommes
qui réfléchissent, cet étonnant délire de l'or-
gueil. Ils se demandent si un génie funeste
est, une seconde fois , venu tenter l'homme ,
en lui répétant ces paroles : P^ous serez
comme des dieux. Ils se demandent si les
nations doivent avoir aussi leur jour d'é-
preuve ; si , pour justifier les conseils du Très-
haut, le genre humain tout entier doit , au
moment marqué pour sa fin, provoquer,
comme son premier père, et par un crime
semblable , l'irrévocable sentence de mort.
Ils se demandent si nous n'approchons point
de ce moment ; si les commotions qui ébran-
lent le monde , cette nuit effrayante où il s'en-
fonce, ce désordre, cette agitation, cette
tempête d'erreurs , cette violence et cette
foiblesse , ces emportemens et cette apathie ,
cette espèce d'impuissance d'être qui tour-
mente la race humaine , ne sont point les
avant- coureurs d'un événement prédit, et
que les chrétiens verront arriver sans éton-
neinent. Mais ne cherchons point à sonder les
impénétrables conseils de Dieu. Lui seul con-
noit ses desseins, et jusqu'à ce qu'ils s'exécu-
(575)
tent, s'il ne nous défend pas de prévoir, il
nous commande d'espérer.
Semblables à un vaisseau que le pilote vou-
drait diriger sans le secours des astres , les
peuples ont perdu leur route ; ils ne la re-
trouveront qu'en regardant le ciel.
FIN
V\VV\V\\V\V\V\VVVVVV1/VVVV\'VV'\VVVVV'\\VVV\VVVVVVVVVVVVVVV\\V\\VVVVVV\\'V\VVVVVVWVW
TABLE.
REFACE ...... Pag. V
P
Réflexions sur l'e'tat de l'église en France
pendant le dix-huitième siècle , cl» sur sa situa-
it - »fte : . ' ' '. > ,
lion actuelle :.;.... i
MÉLANGES RELIGIEUX ET PMïEOSOPHÏQlJES^
Influence des doctrines philosophiques sur la so-
ciété. ,t . * . . \. i^7
• observations ' sur la promesse d'enseigner les*
quatre-artides de la Déclaration' de 1682 . . . 189
Sur une demande faite aux éyêques par le ministre,
de l'Intérieur . . •*«•',. •• • • • **, • .-• • • ' 2i3
Sur un ouvrage intitulé : De la nouvelle église" de *
France 218
Dotation du Clergé 23o
Du Clergé . v ...... • . . 239
Sur un ouvrage intitulé*: Réflexions sur quelques-,
parties de notre législation civile, envisagée -sous ,
, le rapport de la Religion et de la morale., le-
' 'ïnariagé, le divorce , les en/ans naturels, V adop-
tion , la puissance paternelle , etc. par Am-
broise Rendu ••■•..» , ? \\\ 2^o
Sur un ouvrage intitulé : Principes sur^a distinc-
tion du contrat et du sacrement dé mariage i
sur le pouvoir d' apposer des. ètnpéchemens-di^,
rimans, ,et sur le droit d'accorder des dispensas
matrimoniales . ..... . 2^3
Sur l'observalron du dimanche-. ':.' . ." . .' V . 299
Observations sur un Mémoire pour le sieur Jac^
ques-Paul Roman, par M. Odilon-Barrot. . 3o8
Sur la prétention de l'autorité civile de forcer le
Clergé à concourir à l'inhumation de ceux à
qui les lois de l'Eglise défendent d'accorder la
sépulture ecclésiastique 3 18
£fc A Ifcfcéiî . . ' . |[
/>/ si ~'"t /
/
>:$-*?
m
1
Wf9 jap Jz*\msB^
"%'