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Full text of "Régner : poèmes"

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LÉON    DEUBEL 


Régner 


—  POEMES  — 

PRÉFACE   PAK  LOUIS  PERGAUD 
AVEC   UN   PORTRAIT   DE   L  AUTEUR 


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REGNER 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

University  of  Toronto 


littp://www.archive.org/details/rgnerpomesOOdeub 


LEON    DEUBEL 


Régner 


POEMES 


PREFACE    PAR   LOUIS   PERGAUD 
AVEC    UN    PORTRAIT     DE     L"aUTEUR 


PARIS 
MERCVRE    DE    FRANCE 

XXVI,    RVE    DE    CONDÉ,    XXVI 


M  CM  XIII 


IL  A   ÉTK   TIHE    DE    CET   OUVRA&E    : 

Cmquanie-un  exemplaires  sur  papier  de  Hollande  Van  Gelder 
numérotés 

JUSTIFICATION   DU   TIRAGE 


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il 


Tous  dioils  de  reproduction,  de  traducliou  et  dadaplalion 
réservés  pour  tous  pays. 


PREFACE 


PREFACE 


La  vie  de  Léon  Deiibel  offre  le  spectacle  ^d" une 
fortune  ou  putôt  d'une  infortune  tellement  di- 
verse qu'il  est  impossible,  en  ces  quelques  pages, 
d'en  exposer  en  détail  toutes  les  phases. 

Au  demeurant,  notre  but  en  consignant  ces 
quelques  épisodes,  toujours  émouvants,  souvent 
douloureux  qu'il  nous  conta  lui-même  de  cet 
accent  ironique  et  fatal  que  seuls  lui  connurent 
les  intimes,  notre  but,  disons-nous,  avant  que  ne 
se  soient  trop  propagés  des  récits  plus  ou  moins 
légendaires  de  sa  vie  et  de  sa  mort,  est  surtout 
de  fixer,  pour  ceux  que  son  œuvre  intéressera, 
divers  jalons  qui  permettront  un  jour  à  quelque 
disciple  fervent,  avec  le  recul  du  passé  et  une 
documentation  suffisante,  de  reconstituer  la 
trame  de  ses  jours  dans  leur  douloureuse  et  dra- 
matique étrangeté. 

Le  22  Mars  1879,  par  un  0.  décret,  sans  doute, 


des  puissances  suprêmes  »  naissait  à  Belfort  l'en- 
fant qui  devait  être  le  poète  Léon  Deubel. 

A  son  ami  Eugène  Chatot  qui  recevait  réguliè- 
rement, au  fur  et  à  mesure  de  leur  éclosion, 
toutes  ses  œuvres  manuscrites,  il  a  fait  lui-même 
le  récit  de  sa  naissance  dans  une  lettre  dont  nous 
extrayons  le  passage  suivant  : 


Arbois,  23  mars  1898. 
Mon  cher  Chatot, 

J'ai  eu  dix-neuf  ans  hier  et  mon  anniversaire  a 
été  quelconque,  oh  absolument.  C'a  été  exactement 
comme  ma  naissance. 

Après  une  alerte  terrible,  au  moment  précis  où 
mon  père  n'y  pensait  plus,  distrait  par  les  exigences 
des  clients  qui  voulaient  faire  renouveler  leurs  chopes 
et  menaient  grand  bruit,  un  vagissement  se  fit  en- 
tendre suivi  de  plusieurs  exclamations  joyeuses. 
J'étais  né.  Il  était  exactement  9  heures  56  du  soir  à 
la  pendule  et  22  mars  1879  au  calendrier. 

Il  n'y  eut  pas  de  volées  de  cloches  à  mon  appari- 
tion,ni  d'étoile  pour  guider  les  pas  des  visiteurs,  ni 
de  gousse  d'ail  et  de  doigt  de  vin  apprêtés  pour  me 
frotter  les  lèvres  et  me  faire  boire  un  coup.  Mais  mon 
grand-père  Mayer  qui  avait  laissé  son  bras  gauche 
au  siège,  où  il  s'était  du  reste  distingué  autant  que 


((  mon  oncle  Tobie  »,  me  prit  dans  celui  qui  lui  res- 
tait et  me  soupesa  avec  son  bon  rire  de  colosse   : 

—  On  en  fera  un  fameux  ferblantier,  déclara-t-il. 

—  Ou  un  fameux  aubergiste,  re'pliqua  grand-père 
Deubei  qui  n'avait  rien  laissé,  lui,  pas  même,  der- 
rière la  porte,  sa  mauvaise  habitude  d'ébranler  les 
vitres  en  causant. 

Et  ce  fut  là  mon  horoscope  et  leur  souhait  de  bien- 
venue. 

Certes,  nui  plus  que  lui  ne  fut,  dès  son  ber- 
ceau, l'instrument  maudit  des  méchancetés  di- 
vines et,  comme  Baudelaire,  ce  fut  sous  la  tutelle 
invisible  d'un  ange  que 

L'enfant   déshérité   s'enivra  de  soleil. 

Né  d'une  union  malheureuse  qu'allait  rompre 
une  imminente  et  brusque  séparation,  le  bébé, 
recueilli  dès  ses  premiers  vagissements  par  sa 
grandmère  maternelle,  poussa  et  grandit  comme 
il  put  et  comme  il  voulut,  au  hasard  des  jours, 
au  petit  bonheur  des  événements. 

Les  grand 'mamans  cependant  ont  des  ten- 
dresses particulières  et  le  petit  garçon,  avide  de 
caresses,  s'est  toujours  souvenu,  avec  une  émotion 
profonde,  de  la  chère  aïeule  aux  bandeaux  graves 
qui  le  dorlota  exquisement  aux  heures  calmes 


de  sa  prime  enfance.  De  ses  auteurs,  aucune  nou- 
velle, du  moins  aucune  qui  lui  fût  transmise. 

In  jour,  jour  quelconque  et  que  rien  pour  lui 
ne  fixait  de  façon  précise  dans  son  souvenir,  il 
vit  arriver  à  la  maison  une  femme  maigre  et  pâle 
et  qui  aussitôt  s'alita.  Des  médecins,  accourus  à 
l'appel  de  la  famille,  la  soignèrent  immédiate- 
ment et  le  petit  fut  laissé  seul  et  désemparé, 
inquiet  de  ces  allées  et  venues  de  gens  graves  et 
du  mystère  de  cette  chambre  close. 

Que  se  passait-il  à  la  maison  P  Deux  jours  après 
il  le  sut.  On  l'appela  et  on  lui  dit  : 

—  Viens  embrasser  ta  maman  ;  c'est  elle  qui 
vient  de  mourir  î 

C'est  le  seul  souvenir  que  le  poète  nous  ait  dit 
avoir  conservé  de  sa  mère. 

A  la  suite  de  ce  décès,  l'existence  de  l'enfant 
devait  se  compliquer.  Le  père  qui,  pour  ne  point 
provoquer  d'inutile  esclandre,  avait  jusque-là 
abandonné  à  sa  belle-mère  la  garde  de  son  fds, 
résolut  de  le  réclamer,  d'autant  qu'une  vieille 
rivalité  dressait  l'une  contre  l'autre  les  deux 
familles.  L'oncle  et  parrain  du  jeune  bambin 
avait  décidé  de  prendre  à  sa  charge  les  soins  et 
les  frais  de  l'éducation  de  son  filleul.  Mais  la 
grand'mère  qui  s'était  fortement  attachée  à  son 


petit-fils  ne  l'entendait  pas  ainsi  et  il  fallut  la 
présence  d'un  commissaire  de  police,  légalement 
requis,  pour  obtenir  une  capitulation.  Découvert 
derrière  une  barricade  de  matelas  et  de  meubles, 
ï 'enfant  passa,  par  application  de  la  loi,  de  chez 
sa  mère-grand  chez  son  oncle.  Ces  mises  en  scène 
dramatiques  n'étaient  point  sans  frapper  vive- 
ment, jusqu'à  l'hallucination  parfois,  l'imagi- 
nation ardente  et  la  sensibilité  aiguë  du  garçonnet 
de  sept  à  huit  ans  qu'il  était  alors. 

Aux  tantes  du  petit  fut  commis  le  soin  de  l'éle- 
ver. Il  semble  bien  qu'elles  aient  été  fort  au-des- 
sous de  la  mission  délicate  et  noble  qui  leur  était 
dévolue  par  le  destin. 

Si  nous  avons  p-ardé  bon  souvenir  de  ce  que 
nous  raconta  le  poète,  leur  tendresse,  pour  être 
sincère,  n'en  était  pas  moins  rude  et  «  Plein  de 
Soupe  »,  c'était  le  sobriquet  rabelaisien  de  ses 
dix  ans,  reçut  moult  corrections  dont  la  vigueur 
ne  fut  pas  toujours  dosée  en  raison  directe  des 
motifs  plus  ou  moins  futiles  qui  les  avaient  pro- 
voquées. Le  poète  en  herbe  trouvait  d'ailleurs 
dans  ces  fessées  de  femmes  une  certaine  jouissance 
et  comme  une  volupté  amère  et  douce  ;  il  éprou- 
vait même,  malgré  sa  peur  de  l'ombre  et  son 
horreur  de  la  nuit,  un  véritable  bonheur  à  être 


lO 


enfermé  dans  le  cabinet  noir  où  étaient  suspen- 
dues les  robes  de  ses  tantes.  Enfoui  dans  les  plis 
profonds  des  jupes  et  les  ouvertures  des  corsages 
d'où  s'exhalaient  des  parfums  suaves  et  atténués 
mêlés  à  de  discrètes  odeurs  de  femme,  il  vivait 
alors  des  heures  intenses  de  rêve  et  se  gardait 
bien,  lorsqu'on  le  délivrait,  de  laisser  rien  pa- 
raître de  la  joie  qu'il  venait  de  goûter  à  être 
puni  de  la  sorte. 

Mais  vint  lépoque  du  certificat  d'études.  Re- 
belle déjà  aux  beautés  de  la  mathématique,  l'éco- 
lier indiscipliné  et  médiocre  qu'il  était  ne  voyait 
point,  sans  une  froide  terreur,  approcher  l'éché- 
ance de  ce  terrible  examen,  d'autant  qu'on  lui 
avait  promis,  s'il  n'était  point  parmi  les  élus, 
une  de  ces  raclées  familiales  dont  il  gard^ait 
souvenance. 

Hélas  !  ce  qui  doit  arriver  arrive  et  ni  précau- 
tions ni  peur  n'y  remédient.  Saint-Antoine  de  Pa- 
doue,  à  qu'il  avait  promis  (il  était  alors  élève  des 
frères)  je  ne  sais  quel  cierge,  ne  jugea  sans  doute 
point  utile  d'exaucer  le  vœu  d'un  client  si  peu 
solvable. 

Tout  ce  que  le  candidat  comprit  à  son  pro- 
blème, c'est  qu'une  femme  allait  au  marché  avec 


des  œufs,  qu'elle  en  cassait  en  route  quelques- 
uns  et  qu'à  la  suite  de  ce  fâcheux  accident,  elle 
ne  pouvait  plus  acheter  toute  la  toile  qui  lui  était 
nécessaire  pour  confectionner  des  chemises  à  ses 
enfants.  Le  bon  petit  cœur  qu'il  était  plaignit 
sincèrement  les  gosses  et  la  femme  qui  allait  ren- 
trer au  logis,  comme  Perrette,  en  grand  danger 
d'être  battue. 

Il  s'interrogeait  encore  sur  les  causes  qui 
avaient  pu  provoquer  ce  malheur  domestique 
quand  sonna  l'heure  de  rendre  sa  feuille.  Elle 
était  vierge  et,  vers  deux  heures  de  l'après-midi, 
la  liste  affichée  des  aspirants  reçus  lui  apprenait 
qu'il  n'était  pas  admissible  aux  épreuves  orales. 

Sa  situation  lui  apparut  alors  dans  toute  son 
horreur.  Qu'allait-il  dire  à  la  maison  ?  Qu'est-ce 
qu'on  allait  lui  faire  lorsqu'on  apprendrait  son 
échec  ?  Il  se  vit  traqué  comme  un  criminel  d'Etat 
et  croyant  que  tout  était  perdu  pour  lui,  que  c'en 
était  fini,  il  résolut  de  fuir  à  tout  prix,  n'importe 
où. 

La  première  route  venue  guida  ses  pas  et  il 
marcha,  il  marcha  jusqu'à  l'heure  où,  épuisé  de 
fatigue  et  mourant  de  faim,  il  tomba  dans  le  fossé 
du  chemin  où  il  s'endormit  profondément.  Ce 
fut  là  que,  le  lendemain,  les  gendarmes  lancés  à 


13 


ses  trousses  le  retrouvèrent  minable  et  transi.  Il 
fit  sa  rentrée  à  Belfort,  comme  un  voleur,  entre 
les  deux  Pandores  et  fut  ramené  au  logis  où  déjà 
l'on  se  désolait. 

Contrairement  à  son  attente,  il  ne  fut  point 
grondé,  mais  l'oncle  le  prit  à  part  et  l'interrogea. 

Très  occupé  par  les  soins  de  l'importante  mai- 
son de  commerce  qu'il  dirigeait,  n'ayant  pas  le 
temps  de  s'occuper  lui-même  de  son  filleul,  il 
soupçonna  que  l'enfant,  pour  agir  ainsi,  ne  de- 
vait point  se  trouver  dans  un  milieu  normal  et 
chercha  immédiatement  une  combinaison  qui 
permît  de  remédier  à  cet  état  de  choses. 

Le  collège  lui  parut  être  ce  qu'il  y  avait  de 
mieux  :  il  proposa  Baume-les-Dames,  alors  fort 
réputé  dan?  la  rétrion,  et  il  fut  décidé  qu'à  la  ren- 
trée d'Octobre  le  jeune  Léon  y  commencerait  ses 
études. 

De  onze  à  dix-sept  ans,  sauf  à  l'époque  des 
grandes  vacances,  et  encore  arriva-t-il  qu'il  passa 
là  quelques  étés  solitaires,  le  potache  vécut  donc 
la  vie  d'interne  dans  cette  délicieuse  petite  ville 
franc-comtoise. 

De  son  séjour  à  Baume-les-Dames,  le  poète  a 
eonservé  un  souvenir  inaltérable,  éternellement 
jeune  et  frais. 


PRÉFACE  l3 


Si  vivre  est  bon,  que  vivre  libre  est  doux    ! 
Ainsi  je  vis  en  regardant  le  Doubs 
Mettre  son  anse  à  l'urne  des  saisons    ! 

Cette  Franche -Comté  riche  et  nombreuse,  cette 
vallée  aux  lignes  majestueuses  et  souples,  le  chan- 
geaient des  horizons  rudes  et  barbares  de  sa  ville 
natale,  pleine  du  tumulte  des  canons  qui  roulent, 
des  caissons  cahotés  et  où  résonnent,  à  chaque 
heure  du  jour  et  de  la  nuit,  les  pas  lourds  et  ca- 
dencés des  fantassins  en  marche. 

Il  devait  rencontrer  à  Baume  des  camarades 
dévoués  dont  l'un  devint  même  un  ami  sûr  avec 
qui  il  garda  toute  sa  vie  des  relations  fraternelles 
et  à  qui  il  fît  encore,  la  veille  de  sa  mort,  une 
suprême  visite  d'adieu,  Eugène  Chatot.  C'est  par 
Chatot,  qui  fut  également  notre  camarade  et  noîre 
ami  d'enfance,  que  nous  avons  connu  Deubel  en 
1900;  c'est  lui  qui,  par  les  nombreuses  lettres  et 
les  documents  de  toutes  sortes  qu'il  tint  de  l'ami- 
tié du  poète,  nous  a  aidé  à  fixer  sur  un  certain 
nombre  de  points  des  souvenirs  quelquefois  im- 
précis. 

Dans  ce  milieu  de  potaches  recrutés  un  peu 
partout,  au  petit  bonheur  des  trouvailles  de  M. 
le  Principal,  Deubel  acquit  vite  par  ses  manières, 
ses  habitudes,  un  je  ne  sais  quoi  de  farouche  cl 


l4  RÉGNER 

de  grand  qui  en  imposait,  une  autorité  réelle  et 
incontestée. 

Il  restait  des  jours  et  même  des  semaines  sans 
adresser  la  parole  à  ses  camarades;  dans  le  préau, 
il  s'était  réservé  comme  une  sorte  d'allée  artifi- 
cielle sur  laquelle  personne  n'empiétait  et,  quand 
il  y  rêvait,  nul,  sauf  Chatot,  n'était  autorisé  à 
aller  troubler  sa  songerie. 

Deubel  n'était  pas  toujours  cet  individu  sau- 
vage et  insociable  que  nous  venons  de  silhouetter; 
d'ailleurs,  dans  ce  bon  vieux  «  bahut  »  provin- 
cial, les  élèves  jouissaient  d'une  liberté  relative. 
Chacun,  à  son  tour,  avait  le  droit,  masqué  par  les 
dos  des  camarades,  d'aller  griller  une  cigarette, 
accroupi  devant  la  tôle  relevée  de  la  cheminée 
par  où  s'engouffrait  la  fumée  qui  eût  pu  trahir 
le  délinquant.  On  chipait  des  fruits  au  jardin  et 
les  grands,  certains  grands,  serraient  même  de 
fort  près  des  lingères  peu  farouches.  Deubel  brûla 
quelque  temps  pour  l'une  d'elles  d'une  flamme 
dont  nous  ne  saurions  garantir  la  pureté;  il  écri- 
vit même  en  son  honneur  un  rondeau  qui,  s'il 
n'est  pas  ce  qu'il  a  fait  de  mieux  au  point  de 
vue  poétique,  témoigne  déjà  de  dons  réels  et 
d'une  véhémence  présageant  un  tempérament. 
Ce  fut  lui  aussi  qui  conduisit  un  jour  à  l'assaut 


i5 


de  la  «  dépense  »  où  dormaient  jambons,  sau- 
cisses et  autres  inaccessibles  victuailles,  une 
bande  affamée  de  collégiens  qui  se  révoltaient 
contre  un  ordinaire  de  haricots  et  de  lentilles.  Ce 
fut  un  beau  pillage  qui  se  fit  aux  cris  aigus  de  : 
«  A.  manger  !  à  manger  !  du  pain  !  du  pain  î  » 

La  publication  dans  un  hebdomadaire  local, 
mort  depuis,  l'Avenir  de  Baume ,  de  quelques 
stances  sur  le  printemps,  n'avait  pas  été  non  plus 
sans  conférer,  aux  yeux  des  condisciples,  un 
lustre  extraordinaire  au  poète  imprimé.  Le  direc- 
teur du  journal  en  question  avait  bien,  en  cen- 
seur sévère,  présenté  quelques  objections  et  cri- 
tiques, notamment  au  sujet  des  rimes  qu'il  trou- 
vait pauvres;  à  quoi  Deubel,  qui  ne  manquait  ni 
d 'à-propos,  ni  d'esprit,  avait,  en  souriant  et  avec 
bonhomie,  répondu  qu'il  n'avait  pas  encore  les 
moyens  de  s'offrir  des  rimes  riches. 

Au  demeurant,  parmi  les  nombreux  professeurs 
qui  se  succédèrent  à  Baume-les-Dames,  si  l'on  en 
excepte  deux  :  MM.  Pierre  et  Schlœsing,  aucun 
ne  soupçonna,  en  cet  élève  médiocre,  l'admirable 
I)oète  qu'il  devait  être  un  jour. 

Il  ne  mordait  toujours  point  aux  mathéma- 
tiques ;  les  sciences  le  rebutaient  ;  seuls,  le  fran- 
çais et  l'anglais  avaient  pour  lui  des  charmes. 


i6 


Cela  n'empêcha  point  l'élève  Deubel  de  passer, 
brillamment  serait  peut-être  excessif,  mettons  di- 
gnement son  baccalauréat,  malgré  la  vieille  tra- 
dition, scrupuleusement  observée,  qui  obligeait 
les  collégiens  candidats  au  parchemin  univer- 
sitaire à  s'évader  de  la  surveillance  de  leur  gar- 
dien pour  passer  dans  les  mauvais  lieux  de  la 
capitale  comtoise  la  nuit  vigile  de  leur  examen. 

Jusqu'à  dix-huit  ans,  Deubel  resta  au  Collège. 
Quand  il  en  sortit,  son  oncle  lui  offrit,  dans  son 
épicerie,  un  emploi  qui  fut  fort  irrévérencieuse- 
ment refusé.  Porter  des  caisses  de  chicorée  ou 
vendre  de  la  mélasse,  même  en  gros,  ne  conve- 
nait point  à  un  nourrisson  des  Muses,  et  Léon 
Deubel  demanda  et  obtint  un  poste  de  répétiteur. 
C'était  pourtant  la  fortune  qu'il  venait  de  refu- 
ser, la  proposition  de  son  oncle  ne  tendant  rien 
moins  qu'à  lui  laisser  en  toute  propriété  une  mai- 
son de  commerce  en  pleine  prospérité. 

Il  fut  nommé  à  Pontarlier.  C'est  une  ville  âpre 
et  rude,  empuantie  par  les  vapeurs  d'absinthe  et 
d'anis,  où  s'agite  une  populace  d'alcooliques  et 
de  dégénérés. 

Le  poète,  pas  plus  que  nous,  n'a  gardé  bon  sou- 
venir de  son  passasre  là -bas.  Mais  \rbois,  où  il 
exerça  ensuite  ses  fonctions,  lui  fut  un  souverain 


refuge.  Au  creux  de  la  plus  adorable  vallée  qui 
joit  au  monde,  ceinturée  de  coteaux  verdoyants 
:t  de  vignobles  renommés,  se  berce  la  petite  ville 
iux  toits  roses  où  vit  une  population  hospitalière 
U  bonne  de  cultivateurs  et  de  vignerons. 

Le  poète  y  vécut  des  jours  heureux  de  travail, 
ie  joie  et  d'amour.  Le  collège,  presque  vide,  n'exi- 
geait qu'un  service  très  peu  absorbant.  Les  jours 
ou  les  veilles  de  rentrée,  on  voyait  arriver,  sur 
une  voiture  à  planches,  quelque  brave  bougre  de 
paysan  avec  son  gosse  et  deux  cochons  ;  les  deux 
ierniers  étaient  destinés  à  payer  la  pension  du 
premier  et  ces  mœurs  pastorales  avaient  un  char- 
me rude  et  sain.  Deubel  avait  pour  collègue  un 
jeune  homme  d'une  admirable  intelligence,  véri- 
table polygotte,  J.-B.  Carlin,  qui  lui  apprit,  dit-il, 
I  distinguer  une  phrase  d'une  idée  et  lui  vint 
souvent  en  aide  plus  tard,  aux  heures  doulou- 
reuses. 

Ce  fut  là  aussi  que,  par  une  femme,  le  poète 
"onnut  l'amour  avec  ses  joies  et  ses  douleurs.  Il 
ae  nous  est  pas  permis  de  révéler  ici  le  nom  de 
:;elle  pour  qui  fut  écrite  <(  La  Chanson  du  Pauvre 
jaspard  »  et  tout  dernièrement  encore  le  magni- 
fique sonnet  ((  x\u  loin  »  : 

Minuit   !  Le  pas  des  mots  s'éloigne  au  fond  des  livres... 


i8 


Le  jeune  répétiteur  avait  d'abord  éprouvé  pour 
la  sœur  de  l'élue  un  sentiment  assez  vif,  mais 
après  quelques  mois  d'absence,  quand  il  la  revit, 
nantie  du  brevet  supérieur  et  toute  gonflée  de 
sa  sotte  vanité  d'institutrice,  elle  lui  déplut  fran- 
chement et  il  donna  tout  son  cœur  à  l'autre.  Elle 
n'était  ni  instruite,  ni  intelligente,  mais  belle 
d'une  sorte  d'animalité  féline  et  femme  selon  la 
définition  de  Schopenhauer  :  animal  à  cheveux 
longs  et  à  idées  courtes. 

Au  reste,  malgré  son  cœur  simple,  cette  naïve 
enfant  ne  bornait  pas  ses  amours  à  ce  seul  sou- 
pirant : 

Oui,  je  vous  aime,  me  dit-elle  : 
Elle  aimait  même  mon  voisin    ! 

La  jalousie  fit  cruellement  souffrir  l'amoureux 
et,  pour  échapper  à  la  hantise  de  sa  passion,  le 
poète,  déjà  attiré  par  le  Nord  et  le  mystère  des 
brumes,  «  requit  )>  alors  pour  son  cœur 

L'âpreté  des  septent rions. 

Il   fut  nommé  à  Saint-Pol-sur-Ternoise  (Pas-de- 
Calais). 

La  vie  au  Collège  de  Saint-Pol  différait  sensible- 
ment de  celle  d'Arbois.  Ici,  plus  de  repos,  plus 
de  loisirs,  plus  de  potaches  paisibles,  mais  une 


9 


étude  très  chargée.  Quand  il  fit  son  entrée  dans  la 
classe  qu'il  devait  surveiller,  une  quarantaine  de 
jeunes  gens  de  seize  à  vingt  ans  regardèrent 
avec  un  étonnement  ému  ce  malheureux  jeune 
homme,  à  peine  moustachu  et  qui  avait  l'air  d'un 
Christ  lamentable  et  vanné.  Quelques-uns  des 
grands,  les  meneurs,  le  prirent  sous  leur  protec- 
tion et  s'opposèrent  avec  énergie  à  ce  qu'on  le 
chahutât.  D'ailleurs,  Deubel  jamais  ne  punissait. 
En  étude,  nous  racontaient  Paul  Vimereu  et  Paul 
Cornuel  qui  furent  ses  élèves  et  ses  amis,  quand 
il  voyait  un  de  nos  camarades  s'agiter  trop  bru- 
yamment et  menacer  de  troubler  l'ordre,  il  des- 
cendait de  son  estrade,  venait  se  placer  à  côté  du 
trublion  et  le  regardait  sans  rien  dire.  Et  il  restait 
là  jusqu'à  ce  que  l'autre  se  tût.  Tous  l'aimaient, 
particulièrement  les  fumeurs  envers  qui  il  pro- 
fessait l'indulgence  grande  du  grilleur  de  ciga- 
rettes invétéré  qu'il  resta  jusqu'à  ses  derniers 
jours. 

Lorsque  l'étude  tirait  à  sa  fin,  les  cinq  ou  six 
fumeurs  de  la  classe  lui  montraient  en  silence 
leurs  pipes.  Il  comprenait,  faisait  de  la  tête  un 
signe  de  consentement  et,  ravis,  les  jeunes  pipeurs 
filaient  par  les  couloirs  et  dans  les  cours  obscures 
aspirer  avec  délices   la   fumée   bleue  des  tabacs 


REGNER 


anglais.  La  plupart  achetèrent,  lorsqu'elle  parut, 
la  Chanson  Balbutiante  qu'ils  ont  conservée  reli- 
gieusement. 

A  ce  moment-là,  Deubel,  qui  venait  de  publier 
son  premier  volume  de  vers,  avait  déjà  collaboré 
à  diverses  publications  régionales  de  tendances 
révolutionnaires. 

Le  Souipacul  (i)  de  Saint-Claude  et  le  Jura 
Socialiste  avaient  inséré  de  lui,  sous  divers  pseu- 
donymes, des  articles,  des  pamphlets  et  des  lettres 
d'apologie  dans  lesquelles  se  révélait  un  ironiste 
savoureux.  Deubel  ne  perdit  jamais  cette  qualité. 
Elle  s'affirme  dans  un  petit  roman  Histoire  de 
Lin\pide  que  publia  une  jeune  revue  jurassienne 
et  socialiste,  la  Vie  Meilleure,  dont  le  bon  im- 
primeur A.  Jacquin,  de  Poligny,  faisait  les  frais 
et  qu  alimentaient  les  proses  et  les  poèmes  de 
quelques  jeunes  gens  pleins  d'enthousiasme  et  de 


(1»  Le  nom  de  «  Soufflacul  ^  s'explique  par  une  vieille  coutume 
locale.  Au  moment  du  carnaval,  les  moines  de  l'abbaye  de  St- 
Claude  qui  exista  jusqu'à  la  Révolution  faisaient  le  tour  de  leur 
monastère,  revêtus  d'habits  sacerdotaux,  et  armés  de  soufflets 
pour  chasser  les  démons.  La  malignité  publique  leur  donna  ce 
surnom  rabelaisien.  La  tradition  se  perpétue.  Tous  les  ans,  pen- 
dant le  carnaval,  il  y  a  procession  et  bal  de  soufflaculs  Ledégui- 
sement  consiste  en  une  chemise  blanche  ou  parfois  rouge  sur  les 
vêtements.  Ces  réjouissances  revêtent  généralement  un  caractère 
anticlérical  et  comportent  une  manifestation  à  la  statue  de  Vol- 
taire. 


ioi  qui  l'avaient  fondée  :  Léon  Yannoz,  Léon 
Deubel,  Eugène  Chatot,  Louis  Cliicon,  Georges 
Guy-Grand,   etc. 

Noble  temps,  noble  jeunesse  qui  pouvait  se 
tromper,  sans  doute,  mais  ne  songeait  point, 
comme  celle  d'aujourd'hui,  à  nocer  ou  à  faire  des 
sports,  s'attaquait  fiévreusement  aux  grands  pro- 
blèmes sociaux,  travaillait  jour  et  nuit  et  dévouait 
à  des  causes  généreuses  et  désintéressées  la  plus 
grande  partie  de  son  temps  et  le  plus  clair  de  ses 
ressources. 

La  plupart  de  ceux-ci  ont  été  pris  par  la  vie  ; 
Deubel,  lui,  a  été  pris  par  la  mort. 

Ce  fut  également  dans  la  Vie  Meilleure  qu'il 
publia  des  poèmes  en  prose  d'un  charme  parti- 
culier où  l'ironie  se  mêle  à  la  tendresse,  requérant 
la  larme  à  l'œil  qui  refuse  de  couler  et  s'évapore 
dans  un  sourire. 

Avant  Mirbeau  il  avait  déjà  fait  dire  à  Paul 
Bourget,  dans  les  Opinions  de  mes  notoires  con- 
temporains sur  Limpide,  cette  phrase  lapidaire  : 

Impossible  de  continuer  la  lecture  du  livre  d'un 
monsieur  qui  ne  peut  consacrer  que  deux  pages  à 
l'état  d'âme  d'un  jeune  homme,  giflé  par  celle  qu'il 


désire,  d'autant  que  ce  jeune  homme  n'a  même  pas 
cinquante  mille  francs  de  rente  (i8  septembre  1899). 

Si  nous  rappelons  ici  ces  œuvres  et  ces  faits, 
c'est  surtout  pour  montrer  qu'à  cette  heure  de 
bouillonnement  cérébral,  lorsque  plusieurs  che- 
mins s'offraient  à  ses  pas,  alors  qu'il  eût  pu 
s'orienter  vers  le  roman,  devenir  un  polémiste 
ou  un  critique  remarquable,  se  tailler  dans  l'un 
ou  l'autre  de  ces  genres  littéraires  une  place  en- 
viable et  sans  doute  assez  rémunératrice,  il  pré- 
féra opter  pour  la  poésie,  à  laquelle  il  se  consacra 
tout  entier. 

Au  collège,  son  attitude  ne  lui  avait  pas  attiré 
l'estime  de  son  principal,  si  elle  lui  avait  concilié 
l'affection  de  ses  élèves.  L'Histoire  de  Limpide 
qu'il  avait  communiquée  à  quelques-uns,  lui  va- 
lut des  ennuis.  Les  rapports  devinrent  très  tendu 
et  épineux  entre  le  répétiteur  et  le  patron,  et 
Dieubel,  livré  aux  fantaisies  désordonnées  de  son 
imagination,  se  figura  que  l'autre  élaborait  dans 
l'ombre  une  noire  combinaison  dont  le  résultat 
serait  de  le  faire  chasser  honteusement  de  l'Uni- 
versité. 

Ayant  demandé  un  congé  pour  venir  à  Paris 
passer  le  conseil  de  révision,  il  se  rendit  à  Bou- 
logne-sur-Mer  et,  de  là,  envoya  au  recteur  une 


33 


lettre  dans  laquelle  il  annonçait  sa  ferme  résolu- 
tion de  ne  pas  rentrer  à  Saint-Pol  et  se  mettait 
à  la  disposition  de  son  chef  pour  tel  poste  qu'il 
voudrait  bien  lui  confier. 

Ce  fut  sa  révocation  qui  vint  et,  comme  il 
n'avait  pu  se  défendre,  le  proviseur,  lâchement, 
le  chargea  autant  qu'il  put,  l'accusant  des  pires 
infamies,  tellement  que  quand  Charles  Dumont, 
alors  député,  alla  faire  des  démarches  pour  obte- 
nir sa  réintégration,  il  lui  fut  répondu  que  c'était 
chose  absolument  impossible  (i). 

Réfugié  à  Boulogne  chez  les  parents  d'un  col- 
lègue pauvre,  Yzermann,  braves  gens  qui  firent 
tout  leur  possible  pour  l'aider,  il  les  quitta  bien- 
tôt pour  ne  point  rester  à  leur  charge  et  prit  dans 
la  même  ville  une  chambre  où  Armand  Dehorne 
vint  chaque  soir  le  rejoindre,  lui  apportant  dans 
un  morceau  de  papier  une  partie  de  la  portion 
qu'il  avait  prélevée  sur  son  propre  repas.  En- 
semble ils  lurent  Laforgue  et  passèrent  quelques 
jours  d'enthousiasme  sombre  que  Dcubel  a  rap- 
pelés dans  la  dédicace  de  Vers  la  Vie. 

Mais  que  faire  à  Boulogne  et  que  devenir  ? 


H)  M.  Lenne.  actuellement  sons-directeur  de  l'Enseignement  pri- 
maire de  la  Seine  et  qui  était  alors  inspecteur  d'Académie  à 
Arras,  aurait  largement  contribué  à  la  révocation  de  Deubel. 


34 


Avec  l'argent  que  lui  procura  par  cotisations 
Eugène  Chatot,  Deubel  arriva  à  Paris  le  i"  Mars 
1900  au  soir  et  vint  occuper,  02  bis,  rue  des  Vi- 
naigriers, hôtel  de  la  Victoire,  un  taudis  à  cinq 
francs  par  semaine. 

Ce  fut  là  que  Louis  Chicon,  alors  élève  de  rhé- 
torique à  Louis-le-Grand,  prévenu  par  Chatot, 
\int  le  trouver  un  après-midi,  morne,  hébété,  fié- 
vreux, n'ayant  pas  mangé  depuis  quarante-huit 
heures,  couché  sur  son  lit  et  attendant... 

—  Qu'est-ce  que  tu  fais  là  ? 

—  J'attends  î...  répondit  Deubel  à  la  question 
de  son  ami.  Oui,  j'attends  depuis  deux  jours. 
Quelqu'un  devait  venir,  je  le  sentais.  Ce  quel- 
qu'un, c'est  toi.  Mais  si  tu  n'étais  pas  arrivé,  un 
autre  serait  venu. 

•  Fatalisme  que  l'on  retrouve  souvent  chez  Deu- 
bel. Il  croyait  au  Destin,  à  la  prédestination,  à  la 
chance. 

—  J'expie  dans  la  misère  présente  quelque 
royauté  antérieure,  disait-il,  et  cette  idée  revient 
aussi  assez  souvent  dans  ses  vers. 

Ses  amis  se  souviennent  tous  de  l'avoir  entendu 
affirmer,  en  leur  montrant  certaine  ligne  de  sa 
main  gauche  : 

—  Vous  voyez  ce  signe  :  eh  bien   !  il  indique 


que  je  dois  mourir  entre  trente-quatre  et  trente- 
cinq  ans.  Fatale  prédiction  qui  s'est  réalisée.  Et 
pourtant,  à  l'heure  lointaine  où  il  la  faisait, 
l'idée  de  suicide  ne  s'était  certainement  pas  en- 
core imposée  à  son  esprit. 

De  même,  et  nous  ne  pouvons  rappeler  sans  un 
profond  serrement  de  cœur,  après  la  navrante 
aventure  de  Juin  dernier,  cette  coïncidence  bi- 
zarre, il  avait  été  longtemps  un  habitué  de  la 
Morgue.  Les  cadavres  étalés  sur  les  dalles  l'atti- 
raient et,  au  temps  où  elle  était  encore  ouverte 
au  public,  il  ne  passait  guère  de  jours  sans  venir 
y  contempler  la  mort  face  à  face. 

Il  nous  rappelait  cette  manie  étrange  en  Août 
1907,  alors  que  nous  passions,  pour  nous  rendre 
chez  Ch.  Callet,  devant  le  sinistre  monument  qui 
fut  son  dernier  domicile  et  où  nous  devions  venir 
ensemble  le  reconnaître^  avec  Marcel  Martinet  et 
Vincent  Muselli. 

L'été  de  1900  fut  l'époque  de  sa  grande  mi- 
sère. Malgré  les  subsides  forcément  maigres  que 
lui  fournissaient,  en  se  cotisant,  les  rhétoriciens 
de  Louis-le-Grand  émus  au  récit  de  Chicon,  il 
connut  des  jours  sans  pain.  Il  alla  plus  loin  en- 
core et,  de  la  chambre  non  payée,  il  dut  partir 
un  soir  sans  rien  dire  et  descendre  à  l'aventure, 

2 


a  6  R£G.\ER 


dans  les  rues.  Le  hasard  de  son  errance  l'amena  à 
la  gare  de  Lyon. 

Ici  se  place  dans  la  vie  de  Léon  Deubel  une  ren- 
contre étrange. 

Sur  le  banc  où  il  était  venu  échouer  se  trouvait 
un  homme,  comme  lui  pauvre  et  comme  lui  mi- 
sérable et  qui  semblait  attendre  également. 

Les  misères  s'attirent  et  certaines  sympathies 
sont  irrésistibles  ;  ils  lièrent  conversation  : 

—  Vous  attendez  le  train,  Monsieur  ! 

—  Mais  oui,  Monsieur;  vous  aussi,  sans  doute  ? 

—  En  effet,  mais  mon  train  ne  part  qu'après 
minuit. 

—  C'est  long  à  tuer,  les  heures  ! 

L'inconnu  tira  alors  de  sa  poche  quelques  mai- 
gres mégots  qu'il  se  disposa  à  réunir  pour  en  con- 
fectionner une  cigarette.  C'était  un  aveu  de  mi- 
sère. • 

—  Tenez,  fit  Deubel,  en  lui  tendant  dans  un 
cornet  de  papier  un  reste  de  tabac  frais. 

—  Merci,  fit  l'homme. 

Lin  silence  plana  ;  ils  fumaient  et  se  regar- 
daient comme  s'ils  eussent  voulu  s'avouer  quel- 
que chose  de  plus  de  leur  vie.  Une  pudeur  ré- 
ciproque, une  crainte  mutuelle  de  se  froisser  les 
retenaient,  scellant  leurs  lèvres. 


PREFACE  37 

Enfin  l'inconnu  fit  un  grand  effort  et  parla  : 

—  Sans  domicile,  hein  !  comme  moi   ? 

—  Oui  ! 

—  C'est  la  première  nuit,  sans  doute  ;  moi, 
c'est  la  quinzième  ! 

—  C'est  la  première,  en  effet. 

—  Ne  craignez  rien,  je  commence  à  m'y  con- 
naître et  je  vous  dirai  comment  il  faut  s'y 
prendre. 

Je  suis  un  insoumis  belge;  je  faisais  du  théâtre; 
j'ai  laissé  à  Anvers  ma  femme  et  mon  gosse  qui 
m'attendent  et  sont  comme  moi  sans  le  sou.  Je 
me  nomme  Gueubel  ! 

—  Et  moi,  reprit  le  poète,  je  suis  un  pion  ré- 
voqué et,  voyez  quelle  coïncidence  bizarre,  mon 
nom  est  Deubel. 

Quinze  jours  durant,  les  deux  parias  vécurent 
fraternellement.  Gueubel  indiqua  à  son  compa- 
gnon d'infortune  les  endroits  calmes  oii  l'on  peut 
dormir  de  jour  sans  crainte  »d'être  réveillé  bru- 
talement par  les  agents  ;  il  lui  apprit  qu'à  partir 
d'une  certaine  heure  de  la  nuit  il  faut  marcher 
sans  trêve  pour  ne  point  être  arrêté  ;  il  lui  en- 
seigna les  maisons  où  l'on  distribue  des  soupes, 
les  casernes  où  l'on  donne  du  pain  ;  il  lui  fît  con- 
naître les  congrégations  charitables,  oh  combien! 


38  RÉGNER 


OÙ,  pour  avoir  droit  à  un  frugal  petit  déjeuner, 
il  faut  entendre  la  messe  d'abord  et  communier 
ensuite. 

Au  cours  de  leurs  errances  nocturnes,  dont  une 
au  moins  doit  rester  célèbre,  puisque  ce  fut  à  trois 
heures  du  matin,  sur  un  banc  solitaire  de  la  Place 
du  Carrousel,  que  Deubel  écrivit  un  des  plus 
beaux  poèmes  du  Chant  des  Routes  : 

Seigneur,  je  suis  sans  pain,  sans  rêve  et  sans  demeure... 

les  deux  amis  s'étaient  fait  des  confidences. 

Au  même  moment,  le  parrain  se  souvenait  de 
son  fdieul.  De  nouveau  il  lui  offrit  une  place  dans 
sa  maison,  mais  cette  abdication  eût  été  trop  dou- 
loureuse au  cœur  orgueilleux  du  poète  qui  reçut 
de  Belfort  un  secours  de  cent  francs  avec  l'assu- 
rance que  sa  chambre  lui  serait  payée  jusqu'à  son 
départ  au  régiment. 

Le  même  jour  ou  le  lendemain,  l'amnistie 
votée  par  la  Chambre  belge  permettait  au  cama- 
rade exilé  de  reprendre  la  route  d'Anvers  et  de 
rejoindre  sa  famille.  Deubel,  à  tout  prix,  voulait 
partager  avec  son  ami  les  cent  francs  reçus,  mais 
l'autre  non  moins  opiniâtrement  s'y  opposa, 
n'acceptant  des  deniers  du  pauvre  qui  allait  res- 
ter  aux    prises    avec    la    vie    qu'une    somme   de 


39 


quinze  francs  avec  laquelle  il  se  proposait  de  faire 
à  pied  la  longue  étape  de  Paris  à  Anvers. 

Les  larmes  aux  yeux,  Deubel  et  Gueubel  se  sé- 
parèrent et  depuis  ils  ne  se  sont  jamais  revus  et 
plus  jamais  ils  n'entendirent  parler  l'un  de 
r  autre. 

Jusqu'à  son  départ  pour  la  caserne,  tant  bien 
que  mal  et  plutôt  mal  que  bien,  Deubel  vécut. 
Il  pilota  un  Anglais  pendant  l'Exposition,  reçut 
quelques  subsides  de  ses  amis,  exerça  divers  mé- 
tiers bizarres  au  nombre  desquels  celui  de  dis- 
tributeur de  prospectus  au  coin  de  l'Avenue  de 
rOpéra  et  de  figurant  dans  je  ne  sais  quel  théâtre, 
d'oii  il  fut  d'ailleurs  honteusement  expulsé  dès 
le  second  soir  avec  un  coup  de  pied  au  derrière 
pour  n'avoir  pas  marché  au  pas  en  traversant  la 
scène. 

Il  fit  ses  trois  ans  à  Nancy.  Ce  fut  au  cours  de 
sa  première  année  de  service  militaire  qu'il  hérita 
miraculeusement  (car  il  ne  pensait  guère  alors 
qu'une  telle  aubaine  pouvait  être  son  lot)  d'une 
douzaine  de  mille  francs  lui  revenant,  à  la  mort 
de  sa  grand'mère,  de  l'héritage  maternel. 

Cet  héritage  lui  permit,  sans  trop  de  souf- 
frances, d'attendre  sa  libération.  A  cet  assoiffé  de 
liberté,  à  cet  incurable  rêveur,  la  pénible  vie  de 


3o 


caserne  dans  une  garnison  frontière  ne  souriait 
qu'à  demi.  Il  se  fit  rayer  du  peloton  et  parvint 
tout  juste  à  conquérir  les  galons  de  soldat  de  pre- 
mière classe  ;  il  ne  s'en  montrait  d'ailleurs  pas 
autrement  fier  et  ce  fut  avec  un  véritable  soulage- 
ment qu'il  dit  adieu  au  régiment  et  à  Nancy  en 
Septembre  igoS  pour  filer  vers  l'Italie. 

Deux  mois  durant,  à  Venise,  Florence,  Fiesole, 
Pise,  Deubel  coula  des  jours  heureux.  L'hiver  le 
ramena  en  Franche-Comté  oii  il  vint  habiter  avec 
nous  à  Durnes.  C'était  alors  un  camarade  et  un 
ami  charmant,  un  convive  plein  d'entrain  et  de 
bonne  humeur.  Sa  gaîté  débordait  jusqu'à  la  mys- 
tification. Il  joua  à  un  journal  local  un  tour... 
pendable  en  annonçant  anonymement  sa  propre 
pendaison  qu'il  démentit  ensuite  fort  gravement, 
avec  une  grande  dignité,  en  homme  que  ces  pe- 
tites choses  ne  peuvent  toucher.  Ce  fut  aussi  à  ce 
moment-là  qu'il  mystifia  sans  le  vouloir  ce  bon 
Marcel  Schvvob  en  publiant  dans  Le  Flambeau, 
de  Besançon,  sur  François  Villon  à  Salins,  un 
article  de  reconstitution  historique  qui  prit  litté- 
ralement à  la  glu  l'écrivain  si  fin  des  Diurnales 
et  de  La  Lampe  de  Psyché.  Marcel  Schwob  d'ail- 
leurs ne  garda  pas  rancune  au  poète  de  cette  su- 
percherie  littéraire   et  l'invita   même,    lorsqu'il 


3] 


serait  de  passage  à  Paris,  à  aller  causer  un  peu 
avec  lui  du  génial  vagabond  qu'ils  admiraient 
tant  tous  les  deux. 

En  mai  1904,  impossible  à  fixer,  Deubel  quitta 
le  Doubs,  traversa  Paris  où  il  ne  s'arrêta  que 
quelques  jours  et  fila  sur  Lille  pour  retrouver 
Dehorne  et  quelques  amis  qu'il  avait  connus 
naguère  au  cours  d'une  permission  :  Léon  Boc- 
quet,  Paul  Castiaux,  Jules  Mouquet,  Roger  Allard, 
qui  constituaient  alors  le  groupe  du  Beffroi, 
auquel  il  nous  fit  adhérer  par  la  même  occasion. 
Ce  fut  également  à  cette  époque  qu'il  rencontra 
Jean-Paul  Lafitte  avec  qui  il  se  lia  d'amitié  et 
qu'il  devait  souvent  revoir  à  Paris. 

Deubel  vécut  alors  assez  largement  et,  dans 
l'espace  de  six  à  sept  mois,  ayant  dépensé  ce  qui 
lui  restait  de  l'héritage,  déjà  fort  écorné,  il  dut 
quitter  Lille,  malade,  en  oubliant  comme  un 
poète  de  payer  sa  dernière  quinzaine  de  chambre 
et  de  pension.  Il  est  vrai,  et  nous  devons  le  dire 
à  sa  décharge,  que  sa  propriétaire  l'avait  suffi- 
samment volé  pour  qu'il  pût  se  permettre  à  son 
égard  cette  licence...   poétique. 

Réfugié  à  Paris  chez  Hector  Fleischmann,  il 
coucha  presque  tout  l'hiver  sur  des  piles  de  jour- 
naux et  connut  de  nouveau  la  faim. 


32 


Au  commencement  de  Janvier,  nous  trouvant 
seul  et  ayant  réuni  la  somme  nécessaire  au  vo- 
yage, Deubel  put  revenir  à  Dûmes  où  nous  vé- 
cûmes ensemble  quelques  mois  heureux  de  tra- 
vail et  d'exaltation. 

Le  poète  s'était  chargé  de  la  cuisine  et  du  mé- 
nage. Il  réussissait  admirablement  le  pot-au-feu, 
préparait  de  délectables  platées  de  riz  au  lait  et 
des  frites  supérieures.  C'était  l'époque  des  pre- 
miers sonnets  de  Poésies.  La  Lumière  Natale, 
parue  l'année  d'avant,  avait  été  bien  accueillie  ; 
mais  Poésies  marquait  l'étape  définitive.  La  Vier- 
ge, la  Caresse,  l'Etreinte,  Le  Souvenir  datent  de 
ces  jours  d'hiver  ensoleillés  par  le  vin  clair 
des  coteaux  qu'a  peints  Courbet. 

.  Nous  ne  demandions  qu'à  vivre  ainsi  ;  mais 
l'arrivée  à  la  maison  d'une  personne  égoïste  et 
méchante,  jalouse  d'une  amitié  qui  était  une 
injure  à  sa  vulgarité  et  à  sa  bassesse  natives,  em- 
poisonna nos  heures.  Deubel  partit. 

Carlin  recueillit  le  poète  à  son  arrivée  à  Paris 
et,  presque  aussitôt,  Emile  Bernard  présenta  Deu- 
bel à  Théodore  Goutchkof  qui  fondait  La  Rénova- 
tion esthétique.  Les  subsides  de  M.  Goutchkof  et 
le  logement  dans  un  petit  local  de  la  rue  de  Furs- 


PRÉFACE 


temberg  assurèrent  pour  un  an  à  Deubel  une 
existence  veuve  de  soucis. 

Poésies  parut.  C'était  un  livre  qui  devait  comp- 
ter. Mais  les  destins  mauvais  q\ii  présidèrent 
à  la  naissance  du  poète  voulurent  que  le  recueil 
sortît  de  chez  l'imprimeur  juste  au  moment  où 
l'auteur,  sans  ressources,  quittait  la  Rénovation. 
Quelques  exemplaires  sur  vergé  d'Arches  portant, 
imprimé  en  rouge,  le  nom  des  amis  auxquels  ils 
étaient  destinés  lui  turent  remis  et  ce  fut  ainsi 
que  nous  eûmes  le  nôtre  ;  mais  l'imprimeur  re- 
fusa énergiquemcnt  de  livrer  le  reste  des  volumes 
avant  d'être  intégralement  payé.  C'est  pourquoi 
trente  personnes,  à  peu  près,  ont  vu  Poésies 
dont  l'édition,  si  elle  n'est  pas  détruite,  moisit 
encore  quelque  part  entre  les  murs  des  caves  d'un 
irascible  imprimeur  de  l'Yonne. 

Après  une  velléité  de  partir  en  Bourgogne  oii 
il  devait  entrer  chez  un  gros  propriétaire  vigne- 
ron, Deubel  resta  à  Paris  où  il  redevint  famé- 
lique et  errant.  Ses  lettres  nous  apprennent  tour 
à  tour  qu'il  a  logé  chez  un  ami,  Jeanneret,  rue 
Monsieur-le-Prince,  puis  qu'il  est  entré  dans 
une  Compagnie  d'assurances,  puis  qu'il  en  est 
sorti  en  claquant  les  portes  un  jour  que  l'air 
était  tiède  et  qu'il  faisait  beau,  puis  qu'il  servit 


34 


de  secrétaire  à  divers  hommes  de  lettres  pour  des 
sommes  variant  de  vingt-quatre  à  quatre-vingts 
francs  par  mois,  enfin  qu'il  en  rencontra  un 
autre  plus  généreux  avec  qui  il  devait  travailler 
jusqu'à  sa  mort. 

M.  Serge  Persky,  le  traducteur  de  Gorki,  fut 
en  effet  pour  Deubel  une  providence.  Les  petits 
travaux  de  secrétariat  auxquels  il  l'employait  : 
lettres  à  écrire,  recherches  dans  les  bibliothèques, 
corrections  d'épreuves,  largement  rétribués,  per- 
mettaient au  poète  de  se  refaire  physiquement  et 
moralement  et  chaque  arrivée  de  M.  Persky  était 
pour  lui  une  petite  fête.  Malheureusement  son 
généreux  patron,  comme  il  l'appelle  dans  ses 
lettres,  ne  résidait  à  Paris  que  quelques  mois  par 
an.  Malgré  l'absence,  cependant,  jamais  il  n'aban- 
donna son  secrétaire  :  à  maintes  reprises  il  lui 
fit  parvenir  des  subsides  et  chercha  même  à  le 
caser  dans  une  institution  privée  de  Genève.  Mais 
il  n'était  pas  toujours  facile  d'aider  Deubel. 

Bref,  au  moment  oii  M.  Persky  quittait  Paris, 
en  Août  1907,  nous  vînmes  retrouver  Deubel 
dans  l'hôtel  de  la  rue  de  l'Ave-Maria  011  il  habi- 
tait alors  et  où  il  resta  encore  jusqu'à  ce  qu'il  vînt 
se  fixer  avec  nous,  rue  de  l'Estrapade. 

On  ne  nous  en  voudra  pas  de  ne  point  parler 


PREFACE 


longuement  de  cette  période.  Si  Deubel  eut  alors 
le  vivre  et  le  couvert,  ce  ((  vivre  »  était  bien  mo- 
deste et  ce  «  couvert  )>  fort  mansardé.  On  pourra 
s'en  faire  une  idée  si  nous  avouons  que,  pour 
vivre  à  trois,  nous  avions  juste  cent  trente-cinq 
francs  par  mois  que  nous  rapportait  un  petit 
emploi. 

De  ces  jours-là  pourtant  datent  la  plupart  des 
poésies  qui  constituent  Poèmes  choisis,  ainsi 
que  la  dernière  partie  de  Régner. 

Cependant,  ayant  retrouvé  son  secrétariat, 
Deubel,  en  Février,  nous  quittait,  pour  se  fixer 
dans  notre  voisinage  en  cet  hôtel  de  la  rue  des 
Fossés-Saint- Jacques  oii  il  habita  si  longtemps. 
11  revenait  nous  voir  tous  les  jours  ou  presque. 
Quelquefois,  pour  ne  point  trop  grever  un  budget 
dont  l'équilibre  était  fort  instable,  il  apportait 
dans  un  petit  paquet  son  pain  et  ses  légumes, 
voire,  mais  c'étaient  jours  de  nopce,  un  litre  à 
douze,  et  l'on  partageait  équitablem.ent  toutes  les 
provisions.  Le  peintre  Jean-Paul  Lafitte  qui  fit 
de  lui  un  très  beau  portrait,  malheureusement 
détruit,  le  voyait  aussi  fréquemment  et  souvent 
il  partagea  avec  lui  et  ses  frères  Jean,  Henri  et 
Jacques  la  portion  quotidienne. 

Ceci  n'implique  point  que  Deubel  vécût  sans 


u 


soucis.  11  en  avait  et  de  cuisants.  Le  renouvelle- 
ment de  sa  garde-robe  revenait  l'inquiéter  à  in- 
tervalles fixes  et  le  paiement  de  son  loyer  était 
pour  lui  un  perpétuel  cauchemar.  Sa  patronne 
pourtant,  une  excellente  femme,  ne  le  harcelait 
point  trop  et  si  elle  cherchait  à  le  stimuler  et  à  le 
décider  à  prendre  un  emploi  fixe,  elle  lui  accorda 
des  crédits  de  plus  de  six  mois  et  répondit  même 
pour  lui  chez  son  boulanger  et  chez  sa  laitière. 
De  même,  le  garçon  d'hôtel  avait  à  l'égard  du 
poète  des  attentions  et  des  délicatesses  qui  ne 
pfuvent  qu'émouvoir  chez  un  simple  auquel  la 
haute  poésie  de  Léon  Deubel  était  certainement 
inaccessible.  Bien  qu  il  lui  eût  prêté  assez  sou- 
vent quarante  sous,  il  resta  toujours  fort  déférent 
à  son  égard.  Bien  mieux,  ayant  durant  quelque 
temps  joui  des  faveurs  d'une  buraliste  qui  l'avait, 
en  reconnaissance  de  ses  qualités  particulières, 
largement  approvisionné  de  cahiers  de  papier  à 
cigarettes  réclame,  il  était  devenu,  pour  cet  article, 
le  fournisseur  attitré  du  poète  qu'il  comblait  de 
ses  dons.  Pour  ce  qui  était  du  tabac,  aux  jours  de 
grande  détresse,  il  disait  simplement  à  Deubel  : 
—  Vous  ne  fumez  pas,  aujourd'hui  ;  attendez, 
ne  vous  inquiétez  pas.  Et,  dans  les  chambres  des 
locataires  cossus,  bourgeois  à  soixante  ou  quatre- 


PRÉFACE  37 

vingts  francs  par  mois,  l'excellent  homme  allait 
prélever  dans  chaque  pot  à  tabac  une  pincée  de 
scaferlati  ou  de  caporal  qu'il  offrait  ensuite  au 
poète  dans  un  beau  cornet  bien  propre,  le  plus 
galantement  du  monde. 

Ainsi,  avec  des  alternatives  de  hausses  et  de 
baisses,  leçons,  secrétariats,  échos,  besognes  di- 
verses, Deubel  vivait  et  travaillait.  11  annonçait 
avec  Joie  à  ses  intimes  son  livre  Régner  pour 
lequel  il  songeait  à  trouver  un  éditeur  sérieux. 

Il  désirait  le  Mercure  de  France  où  Alfred 
V ailette  n'attendait  pour  lui  dire  oui  que  l'instant 
011  il  se  serait  ouvert  franchement  et  carrément  de 
son  dessein  ;  mais  la  crainte  d'essuyer  un  refus 
le  rendait  hésitant  et  ce  grand  timide  n'avait 
encore  rien  osé  dire  au  moment  où,  en  Novembre 
dernier,   il  quitta  Paris. 

Selon  l'état  de  sa  bourse  et  de  sa  santé,  il  avait 
des  alternatives  de  bonne  humeur  et  de  tristesse, 
des  sautes  brusques  d'enthousiasme  et  de  déses- 
pérance. Ce  fut  au  cours  d'une  de  ces  crises  de 
mélancolie  noire  ([ue  germa  en  lui  l'idée  de  sui- 
cide. Dès  la  fin  de  l'été  191 1,  il  en  parlait  comme 
d'une  chose  décidée  ;  la  noyade  était  le  genre  de 
mort  qu'il  choisissait  et  son  jour  serait  un  jour 


38 


d'été.  L'échéance  fatale  serait  pour  Juin  ou  Juil- 
let 1912. 

Nous  le  réconfortâmes.  L'été  de  191 2  passa  et 
Deubel  continuait  à  vivre  ;  on  put  croire  que  la 
crise  mauvaise  était  traversée,  qu'une  ère  nou- 
velle s'ouvrait,  surtout  lorsque  lui  échut  le  petit 
héritage  de  Novembre  dernier. 

Pourtant,  sa  santé  qui  paraissait  florissante  ne 
laissait  pas  que  de  l'inquiéter  ;  une  vieille  ma- 
ladie de  vessie  le  faisait  souffrir  de  temps  à  autre, 
l'avertissant,  disait-il,  d'une  vieillesse  atroce. 
N'ayant  pas  les  moyens  de  se  soigner,  ne  voulant 
pas  supporter  les  promiscuités  de  l'hôpital,  il 
attendait  stoïquement  et  passivement. 

Le  jour  011,  en  même  temps  qu'il  était  victime 
d'une  grossière  fumisterie,  lui  parvint  la  nou- 
velle de  son  héritage,  il  montra  une  grande  joie 
et  se  crut  sauvé.  Ne  songeait-il  pas,  le  malheu- 
reux, à  rembourser  tous  ceux  qui  lui  avaient 
avancé  de  l'argent  !  Nous  n'eûmes  pas  de  peine 
à  le  dissuader  d'un  tel  projet  tout  au  moins  en 
ce  qui  concernait  les  amis  intimes  dont  nous 
étions  sûrs  comme  de  nous-méme.  Seul,  à  ce 
moment,  un  de  ceux  mêmes  (|ni  l'avaient  si  cruel- 
lement et  lourdement  mvslifié  essaya,  jouant  on 
ne  sait  quelle  ignoble  comédie,  de  lui  soutirer 


PRÉFACE  39 


deux  mille,  puis  mille,  puis  cinq  cent  francs. 
Sur  deux  mille  ou  trois  mille  francs  au  plus 
qu'il  allait  toucher,  il  était  disposé  à  en  donner 
mille.  Nous  dûmes  prendre  vigoureusement  la 
défense  de  ses  intérêts  pour  l'empêcher  de  faire 
une  telle  folie  inutile  ;  après  l'avoir,  pensions- 
nous,  convaincu,  une  de  ses  lettres  nous  apprit 
que,  de  Belfort,  il  avait  néanmoins  envoyé  télé- 
graphiquement  cent  francs  à  ce  quémandeur  qui 
les  lui  réclamait  «  en  reconnaissance  de  services 
rendus  ».  Je  n'ai  pas  voulu,  nous  écrivait-il  pour 
s'excuser,  me  montrer  plus  dur  que  mon  destin 
de  pauvre  bougre. 

Cependant,  après  avoir  touché  à  Belfort  deux 
ou  trois  billets  de  mille,  Deubel  partit,  comptant 
retrouver,  avec  les  jours  de  liberté,  l'enthou- 
siasme des  départs  aventureux  qu'il  avait  connu 
jadis  à  sa  sortie  du  régiment.  Hélas  !  des  ressorts 
s'étaient  brisés!  L'existence  de  chien  qu'il  avait 
menée  avait  cassé  les  ailes  de  son  enthousiasme 
juvénile  et  ce  fut  désenchanté  qu'il  nous  revint 
de  Bruxelles  au  moment  précis  où,  avec  ses  res- 
sources baissant,  une  aggravation  de  son  mal 
survenait. 

Le  2  Mars  il  vint  nous  revoir.  Décemment  vêtu, 
avec  ce  souci  de  dandysme  qu'il  eut  toujours, 


Xo  RKGPŒR 

même  dans  ses  plus  mauvais  moments,  rien 
dans  sa  tenue  ni  dans  son  lanj^rage  ne  pouvait 
faire  soupçonner  le  malade  ou  le  désespéré.  Il 
s'enquit  des  amis  :  Chicon,  Chatot,  Puy,  Callet, 
Mandin,  Frêne,  Martinet,  puis  nous  mit  au  cou- 
rant de  son  voyage.  Il  nous  parla  de  l'Allemagne 
qu'il  n'avait  fait  qu'entrevoir  et  qui  lui  avait 
paru  inhospitalière  et  rude,  plaisanta  au  sujet  de 
la  jeune  littérature  qui  lui  avait  coûté,  à  chaque 
déplacement,  un  supplément  de  barrages  de  sept 
francs  qu'il  regretterait  toute  sa  vie,  loua  le  dé- 
licieux J.-H.  Rosny  aîné,  fut  plus  sévère  pour 
Diufjo  que  nous  défendîmes  et  longuement  s'éten- 
dit sur  le  dernier  ouvrage  de  Maeterlinck  :  La 
Mort,  dont  il  avait  fait  son  livre  de  chevet. 

Malgré  la  tristesse  latente  qui  semblait  présider 
à  notre  amicale  causerie,  rien  ce  jour-là,  pas  plus 
que  le  jour  oii  il  alla  revoir  Chatot,  ne  semblait 
indiquer  chez  lui  la  résolution,  sans  doute  ferme- 
mont  prise,  qui  le  hantait  alors.  Avant  de  nous 
quitter,  il  promit  de  nous  donner  son  adresse 
et  peut-être  de  venir  habiter  dans  notre  voisi- 
nage, ne  voulant  plus  à  aucun  prix,  disait-il,  re- 
tourner dans  ce  quartier  latin  plein  de  gouapes 
et  de  poétaillons  vaniteux  et  jaloux. 

Bien  qu'il  nous  eût  fait  cette  promesse,  nous  ne 


4i 


revîmes  pas  le  poète  et  c'est  par  les  journaux  que 
sa  fin  tragique  nous  fut  connue. 

Avant  de  mourir,  il  avait  brûlé  toutes  ses 
lettres,  tous  ses  manuscrits,  toutes  ses  photo- 
graphies et  jusqu'au  portrait  dune  frappante 
fidélité  qu'avait  fait  de  lui  J.-P.  Lafitte. 

On  sait  comment  la  presse  —  si  l'on  en  excepte 
({uelques  aboiements  de  chacals  —  fut  unanime 
à  déplorer  sa  perte.  La  nouvelle  de  sa  mort  reten- 
tit profondément  et  douloureusement  dans  les 
milieux  littéraires  et  le  bruit  qu'elle  a  provoqué 
est  loin  de  s'éteindre.  D" autres  jeunes  poètes  qui 
ne  manquaient  point  de  talent  sont  morts  récem- 
ment ;  on  leur  a  consacré  quelques  articles,  quel- 
({ues  échos  et  l'oubli  déjà  laisse  neiger  sur  eux  sa 
poussière.  Pour  lui,  méconnu,  mais  vraiment 
grand,  il  n'en  devait  pas,  il  n'en  pouvait  pas  être 
ainsi  :  sa  mort  devait  être  l'aube  de  sa  gloire.  Les 
compétitions,  les  jalousies,  les  rivalités,  les 
haines  que  son  caractère  entier  et  son  talent 
a^aiont  suscitées  devaient  tomber  devant  une  telle 
infortune.  Un  de  nos  plus  purs,  un  de  nos  plus 
nobles  poètes  était  mort,  tué  par  la  vie  quoti- 
dienne :  tous  ceux  pour  qui  la  poésie  n'est  pa«  un 
vain  nom  ont  été  émus  et  se  sont  incliné?  pieu- 
sement devant  sa  fosse. 


43 


Mais  avec  le  monument  funéraire  qui  doit  s'éle- 
ver sur  ses  cendres,  nous  devions  au  disparu  un 
autre  monument  plus  durable  et  plus  beau  :  celui 
de  son  œuvre  à  dresser.  On  en  trouvera  ici  la 
pierre  angulaire,  car  si  Deubel  a  beaucoup  pro- 
fluit,  il  a  malheureusement  laissé  peu  de  choses 
et  nous  avons  dû  fouiller  un  peu  partout  pour  re- 
constituer partiellement  ce  livre  Régner  qui  de- 
vait être  magnifique  et  royal. 

Peut-être,  un  jour,  publierons-nous  V Histoire 
de  Limpide,  ainsi  que  quelques  contes  qui  valent 
par  la  sûreté  de  l'écriture,  la  finesse  de  l'analyse 
et  une  ironie  cinglante  et  neuve. 

Son  recueil  de  vers  satiriques  dont  nous  con- 
naissions quelques  pièces,  Faon  la  tulipe  entre 
autres,    est   entièrement  perdu. 

•Chamoiiche,  fantaisie  en  prose,  d'une  énormité 
rabelaisienne  est  détruit  également. 

Quelles  étaient  les  pièces  qui  devaient  consti- 
tuer le  volume  Régner  ?  Nul  ne  l'a  jamais  su 
exactement,  le  poète,  toujours  insatisfait,  brûlant 
le  lendemain  ce  (ju'il  avait  adoré  la  veille. 

Nous  avons  réimi  sous  ce  titre  ce  que  nous  sa- 
vions (lu'il  considérait  comme  bon  :  les  vers  de 
Pttrsics  revus  et  corrigé?  par  lui,  augmentés  de 
deux  sonnets  publiés  dans  Akadenios  sous  le  titre 


Sur  une  lyre  de  neige  ;  ceux  de  Poèmes  choi- 
sis et  d'Ailleurs,  ainsi  que  les  pièces  parues  ré- 
^^emment  dans  diverses  revues. 

La  dernière  version  du  Chant  pour  la  femme 
a  été  perdue  ;  nous  avons  pu  reconstituer,  en  par- 
tie, grâce  à  la  complaisance  de  son  ami  Roger 
Allard,  qui  la  tenait  du  poète,  la  première  version 
plus  imparfaite,  mais  qui  renferme  déjà  des  vers 
et  des  strophes  magnifiques. 

En  dehors  de  cet  ensemble,  nous  avons  extrait 
des  premiers  volumes  de  Deubel  des  pages  autho- 
logiques  de  poèmes  placés  dans  leur  ordre  chro- 
nologique de  publication.  Enfin,  nous  avons  ter- 
miné par  une  série  de  pièces  qui,  sauf  Epitaphe, 
ne  devaient  point  figurer  dans  Régner  et  ne  se 
trouvent  pas  non  plus  dans  ses  premières  pla- 
quettes. Ecrites  entre  La  Lumière  Natale  et  Poé- 
sies, elles  constituent  une  partie  des  huit  cents 
vers  éliminés  de  ce  dernier  recueil,  comme 
n'étant  pas  dignes  de  figurer  à  côté  de  sonnets 
tels  que  Le  Tombeau  du  Poète  ou  Musique. 

On  pourra,  nous  l'espérons,  se  faire  ainsi  une 
idée  assez  complète  du  talent  de  Léon  Deubel.  La 
partie  anthologique  notamment  permettra  de 
suivre  l'évolution  du  poète  de  ses  premiers  vers 
à  ses  derniers.  On  verra  que,  même  aux  heures 


M 


où  il  était  le  plus  influencé  par  Verlaine  et  par 
Laforgue,  se  dégageaient  déjà  de  ses  chants  des 
accents  personnels,  un  rythme  à  lui  et  ce  quelque 
chose  qui  indiquait  une  personnalité  puissante  et 
originale. 

Avec  La  Lumière  fatale  il  sortait  tout  à  fait 
de  l'influence  verlainienne  ;  c'était  l'étape  tran- 
sitoire ;  avec  Poésies  il  commençait  vraiment  à 
être  lui-même.  La  strophe  deubelienne,  ramassée, 
craquante  d'images,  éblouissante  de  soleil  est  sa 
création  et  son  bien  propre  :  il  fut  fier  le  jour 
où  un  confrère  perspicace  et  juste  créa  cet  adjec- 
tif nouveau  que  nous  employons  avec  joie. 

Vu  reste,  nous  trouvons  dans  les  lettres  que 
nous  écrivit  Tami  l'explication  de  son  évolution 
poétique  : 

1.^  mar?  190i. 

...Suis-je  arrivé  à  quelque  chose  de  définitif  ?  Je  le 
crois.  La  Lumière  yntale  étiiit  purement  parnassienne: 
pas  d'âme  ou  peu  ;  de  la  bucolique,  de  la  description, 
tout  cela  un  peu  vide  et  jamais  nourri  de  la  réconfor- 
tante idée. 

Ici,  quel  changement  !  Si  Apparition  et  les  sonnets 
écrits  à  Dûmes  se  ressentent  encore  de  cette  an- 
cienne  manière,   combien   celle   de   V Adieu,   de   Ma 


PRÉFACE  45 

Souffrance  et  du  Tombeau  du  Poète  ne  lui  est-ellê 
pas  supérieure.  Lis  et  relis  Le  Tombeau  du  Poète. 
Prends-le  vers  par  vers,  exprinries-en  la  moelle. 
C'est  nourri  et  substantiel  et  quelle  forme  !  Je  lus 
tellement  ébloui  de  sa  perfection  que  je  lai  placé 
aussitôt  en  tète  du  livre,  certain  qu'il  ne  pouvait 
pour  quiconque  passer  inaperçu.  11  y  a  là  autre  chose 
que  l'impression  ordinaire  et  des  images  ;  il  y  a 
toute  ma  révolte  d'orgueilleux  et  d'artiste,  toute  mon 
amertume  de  sacrifié  (avec  cette  allusion  discrète  à 
Orphée  déchiré  par  les  Bacchantes).  C'est  le  sonnet 
\engeur  des  destinées  d'un  Vigny,  d'un  Baudelaire, 
dun  Villiers,  d'un  Mallarmé,  d'un  Deubel. 

Il  reprit  le  chemin  blasphémé  «lu  soleil  ! 

Je  le  reprendrai  un  jour  après  tant  d'autres  pour 
découvrir  ma  patrie  qui  n'est  pas  de  ce  monde.  Mais 
on  n'était  pas  habitué  de  ma  part  à  tant  de  noblesse, 
à  tant  de  discrétion,  à  tant  de  fierté  dans  la  douleur. 

C'est  l'émotion  de  pensée  après  l'émotion  senti- 
mentale (Chant  des  Pioutes  et  des  Déroutes)  et  l'émo- 
tion verbale  (Luniicre  yataîe).  Et  c'est  la  plus  haute 
et  la  moins  accessible.  Tant  pis  !  Mais  je  sais  bien 
que  ces  quatorze  vers  suffiront  à  sauver  mon  nom 
de  l'oubli   !... 


56  RÉGNER 


Huit  jours  après,  il  nous  écrivait  encore  : 

22  mars  1906...  27  ans  ! 

...Quels  sujets  ai-je  choisis  ?  Les  sujets  éternels  : 
caresse,  souvenir,  musique,  tombeau  du  poète  en 
général,  étreinte.  Je  n'ai  pas  cherché  de  thèmes 
nouveaux,  je  n'en  cherche  pas.  J'ai  repris  les  thèmes 
éternels.  L'idée  du  Souvenir  est  à  peu  de  chose  près 
celle  de  Ronsard  dans  le  sonnet  célèbre  : 

((  Quand  vous  serez  bien  vieille » 


Et  après  !  qu'on  rapproche  les  textes.  On  verra  qu'il 
faut  être  aussi  véritablement  poète  que  je  le  suis  pour 
avoir   trouvé   des  variations   absolument  différentes. 

Il  y  a  tout  au  plus  trois  ou  quatre  idées  en  poésies  : 
l'amour,  la  mort,  le  souvenir,  la  nature,  l'orgueil. 
Quand  on  les  a  toutes,  on  est  un  grand  poète  et  on 
doit,  sous  peine  de  ne  pas  l'être  du  tout,  avoir  su 
trouver  des  paroles  nouvelles  sur  ces  antiques  gui- 
tares. 

A  rencontre  des  autres  jeunes,  la  partie  anecdo- 
tique  est  toujours  sacrifiée  dans  mes  livres.  C'est  le 
grand  art,  la  grande  tradition.  Pas  de  détails  sur  ma 
maîtresse,  ma  vie  quotidienne,  etc..  Je  suis  un  poète 
de  l'orgueil,  un  de  ceux  qui  ne  se  livrent  qu'à  demi, 
de  la  lignée  des  grands  (dont  Musset).  On  me  rendra 
cette  justice  un  jour.  Aujourd'hui,  on  ne  me  connaît 


^7 


pas.  Et  puis  je  ne  fais  que  des  plaquettes  et  l'on  ne 
peut  guère  juger  d'un  écrivain  que  sur  un  ensemble... 

Il  semble  bien  maintenant,  encore  qu'il  soit 
un  peu  tard,  que  le  jour  est  venu  de  lui  rendre 
enfin  cette  justice  dont  il  parlait  et  d'accorder 
à  ce  héros  du  verbe  l'éclatante  réparation  à  la- 
quelle il  a  droit. 

Que  certains  faiseurs  officiels  de  gloires  éphé- 
mères et  frelatées  n'aient  point  compris,  lors- 
qu'on leur  a  fait  sentir  leur  ignorance  et  leur 
bassesse,  qu'ils  n'avaient  qu'à  courber  la  tête  et 
à  accepter  en  silence  l'insulte  cinglante  dont  les 
souffletait  la  mort  de  ce  juste,  c'est  ce  à  quoi 
nous  ne  pouvons  rien  !  Au  demeurant,  on  ne 
s'insurge  pas  contre  les  Destins  et  il  fallait  peut- 
ctre,  à  cette  vie  de  noblesse  et  de  misère,  pour 
qu'elle  fût  mieux  comprise,  le  couronnement 
suprême  de  cette  mort  stoïque,  sans  gloire  et  sans 
phrase. 

Mais  pour  nous  (fiii  n'avons  pas  \oiilii  ({ue,  le 
jour  011  «  abdiqua  le  roi,  le  petit  roi  de  Chimé- 
rie  »,  il  n'eût,  pour  éblouir  sa  tombe,  que  le  sou- 
venir en  fleur  des  jardins  de  Mai,  il  restait  à  ac- 
complir encore  un  devoir  de  piété  amicale  et  litté- 
ni ire. Celui  d'éclairer  de  quelques  notes,  si  courtes 


48  REGNER 

fussent-elles,    cette    vie    douloureuse   et   étrange 
ainsi  que  les  paj.TS  qu'on  va  lire. 

Que  l'ami  qui  fut  le  conseiller  et  le  maître 
écouté  de  notre  formation  artistique  nous  par- 
donne si  nous  avons  un  peu,  pour  sa  gloire,  violé 
le  mystère  dont  sa  délicatesse  et  sa  timidité  ai- 
maient à  s'entourer.  Nous  serons  trop  heureux 
si  l'émotion  et  la  douleur  éprouvées  en  revivant 
ces  heures  amères  et  douces  à  la  fois,  émeuvent  à 
leur  tour  les  amoureux  du  verbe  et  les  fervents 
de  la  beauté  qui  se  pencheront,  au  long  des  années 
à  venir,  pour  s'abreuver  à  la  source  vive  de  la 
poésie  de  Léon  Dcubel. 

Louis  Pergaud. 
Juillet-Août  iqiS. 


POÉSIES 


DEDICACE 

Vous  dont  Vamour  est  cher  au  cœur  comme  un  beau  site 

Ne  cherchez  pas,  chère  âme,  en  écoutant  ces  vers 

Près  du  feu  qui  sourit  de  son  sourire  clair 

Si  la  Vie  a  blessé  la  voix  qui  les  récite. 

Mais  que  de  beaux  départs  au  loin  vous  sollicitent. 

L.  D. 


TOMBEAU  DU  POÈTE 


Par  les  sentiers  abrupts  où  les  fauves  s'engagent, 
Sur  un  pic  ébloui  qui  monte  en  geyser  d'or, 
Compagnon  fabuleux  de  laigle  et  du  condor, 
Le  Poète  nourrit  sa  tristesse  sauvage. 

A  ses  pieds,  confondus  dans  un  double  servage, 
Multipliant  sans  cesse  un  formidable  effort, 
Les  Hommes,  par  instants,  diffamaient  son  essor 
Mais  lui  voyait  au  loin  s'allumer  des  rivages. 

Et  nativement  sourd  à  l'injure  démente, 
Assuré  de  savoir  à  quelle  ivre  Bacchante 
Sera  livrée  un  jour  sa  dépouille  meurtrie  ; 

Laissant  la  foule  aux  liens  d'un  opaque  sommeil, 
Pour  découvrir  enfin  l'azur  de  sa  patrie, 
Il  reprit  le  chemin  blasphémé  du  Soleil  ! 


54  RÉGNBR 


APPARITION 


Afin  de  me  permettre,  à  mon  matin  vermeil, 
De  dire  avant  la  nuit  des  vers  impérissables 
Elle  parut  !  laissant  imprimés  sur  le  sable 
Ses  pas  doii  s'élevaient  des  odes  de  soleil. 

Le  beau  jour  préludant  en  fanfares  d'éveil 
Déroulait  à  ses  pieds  les  grèves  de  la  Fable  ; 
Et  les  Hommes  sentaient  que  sa  grâce  ineffable 
Incarnait  un  prestige  élu  dans  leur  sommeil. 

Soudain  comme  des  morts  par  miracle  rendus 
A  la  clarté  du  jour,  qui,  le  cœur  éperdu, 
Piepoussent  les  enfants  et  les  mères  en  larmes, 

Bondirent  dans  l'été  qui  glaça  d'or  leurs  torses, 
Victorieusement   en   brandissant   leurs   armes, 
l'ous  les  héris  et  tous  les  guerriers  de  ma  Force  (i). 


(i)  C'est  grâce  à  l'obligeance  de  M.  Otto  Grautoff,  à  qui 
Deubel  avait  donné  le  manuscrit  dun  recueil  devant  s'intituler 
L'Arbre  et  la  Rose,  que  nous  avons  pu  donner  la  version  définitive 
de  ce  sonnet  ainsi  que  de  quelques  autres  qui  avaient  paru  avec 
des  variantes  dans  Poésies. 


POÉ5IE3  55 


TANDIS  QU'AVEC  DES  PLEURS... 


Tandis  qu'avec  des  pleurs  et  d'éloquents  remords 
Au  pied  du  lit  dont  l'ange  a  déserté  la  poupe, 
Elle  défend  sa  lèvre  orgueilleuse  et  sa  croupe, 
J'éveille  ses  seins  nus  d'un  long  baiser  qui  mord. 

Sur  leur  double  pavois,  ils  élèvent  en  troupes 
Mes  désirs  enlevés  du  vol  lourd  des  condors, 
Et  le  choc  des  bijoux  tombant  au  fond  des  coupes 
Enchâsse  la  minute  en  de  grêles  bruits  d'ors. 

Tremblant  je  la  dévêts.  Dans  ma  fièvre  brutale. 
Son  beau  corps  effeuillé,  pétale  par  pétale, 
Jaillit  de  la  dentelle  et  du  linge  écumeux, 

Et,  porté  sur  un  flot  d'étoffes  rubanées, 
Atteste  que,  promise  à  mes  sens  douloureux. 
L'éternelle  Aphrodite  entre  mes  bras  est  née. 


56  RÉGNER 


LA  VIERGE 


Petite  vierge,  au  cœur  secret  de  la  maison, 
Laisse,  dans  le  refuge  étroit  que  nous  assurent 
Les  draps,  marqués  déjà  d'une  avide  morsure, 
Amour  nous  accorder  son  ardente  saison. 

Laisse  ton  sexe  roux  brûler  sous  sa  toison 
Et  ta  chair  que  tourmente  et  que  vainc  la  luxure, 
Dans  Lombre  d'où  transpire  un  infernal  poison, 
Panteler  sous  le  feu  d'une  exquise  blessure. 

Bientôt,  lorsqu'au  sommeil,  par  le  soir  invités, 
A  longs  traits,  nous  boirons  les  rêves  enchantés. 
Prêts  au  premier  mensonge  et  aux  derniers  aveux, 

Tu  pourras  reposer  sur  ma  large  poitrine 
Oii  ton  corps  se  répand,  vêtu  de  tes  cheveux. 
Comme  une  source  claire  au  flanc  d'une  colline. 


LA  CARESSE 


ir  boirai  tout  le  sang  du  baiser  sur  tes  dents, 
fe  boirai  sur  ton  corps  le  lait  de  ta  chair  blanche, 
Et  mon  désir  nombreux,  dans  un  hymne  éclatant, 
Vibrera  sur  la  Ivre  étroite  de  tes  hanches. 


Et  l'ombre  de  mon  corps  découplé  te  couvrant, 
Telle  l'ombre  qu'un  chêne  altièrement  épanche, 
Je  t'asservirai  toute  en  mes  bras  conquérants, 
Pour  goûter  longuement  ma  virile  revanche. 

Alors  sur  la  pâleur  de  tes  épaules  mates 

Ou  de  ta  gorge,  ainsi  qu'un  camail  ténébreux 

Imprégné  de  parfums  subtils  et  d'aromates. 

Tes  cheveux  glisseront,   frères  des  eaux  dormantes, 
Et  les  anges  du  soir  verront  seuls  dans  nos  yeux 
Nos  âmes  dérouler  leurs  fresques  d'épouvante. 


58  RÉGNER 


L  ETREINTE 


Dans  l'ombre  nuptiale  où  se  cherchent  nos  yeux, 
Ma  haine  et  mon  amour  lentement  te  terrassent 
Et  mon  souffle  qui  brûle  et  dévore  ta  face 
Fait  crépiter  sa  flamme  au  bord  de  tes  cheveux. 

Mon  étreinte  est  sur  toi  comme  un  lierre  tenace 
Et  mes  jambes,  le  long  de  tes  jarrets  nerveux, 
Im'itent  dans  leurs  bonds  les  faons  capricieux. 
Et  ma  bouche  s'est  jointe  à  ta  bouche  vorace. 

Midi  brûle  aux  touffeurs  de  tes  aisselles  blondes, 
Mais  le  rythme  qui  meut  secrètement  les  mondes 
Nous  entraîne,   animés  de  la  même  fureur, 

Vers  les  gouffres  obscurs  où  s'abîment  les  âmes 

Avides  de  jeter  leurs  dernières  lueurs, 

Comme  de  grands  soleils  sans  chaleur  et  sans  flamme. 


POESIES 


LE  SOMMEIL 


Sous  les  rideaux  du  lit  cargue's  comme  des  voiles, 
Affranchi  du  désir  qui  le  vint  saccager, 
Son  corps  s'étale  ainsi  qu'un  nocturne  verger, 
Riche  de  fruits  brûlant  la  main  qui  les  dévoile. 

Au  couvent  d'un  soir  d'or,  le  jour  a  pris  le  voile, 
Célébré  par  la  flûte  et  le  chant  des  bergers. 
La  nuit  tombe.  On  entend  les  silences  neiges 
Bercer  et  consoler  des  vieillesses  d'étoiles. 

Et  soudain,  comme  si  ce  beau  corps  fût  défunt, 
Des  mots  sont  nés  en  moi,  plus  doux  que  des  parfums. 
Qui  veulent  en  louer  la  jeunesse  nacrée  ; 

Mais  déjà  les  grands  yeux  ont  clos  leurs  avenues 
Et,  comme  Eve  parmi  la  splendeur  ignorée. 
Elle  dort  devant  Dieu  lumineusement  nue. 


6o 


LE  DERNIER  DESIR 


Ange  blond  du  sommeil  qui  visites  les  saints 
Et  fais  ràler  les  forts  sur  ta  gorge  mordue, 
0  Femme  !  qui  connais  les  sûrs  poisons  qui  tuent 
Et  le  solaire  orgueil  d  incendier  mes  reins  ; 

Toi  qui  sus  dévouer  .<ur  de  moelleux  coussins 
Ta  chair  présomptueuse  à  ma  chair  morfondue, 
Lorsque  je  descendrai  dans  la  nuit  inconnue, 
Je  veux  coller  ma  bouche  expirante  à  tes  seins. 

Et  dans  un  dernier  souffle  h  ton  corps  qui  s'étale, 

Blême,  je  ravirai  dune  lèvre  brutale 

Un   feu  qui  chauffera   mon   fantôme  glacé, 

Quand  sur  les  bords  du  Styx,  solitaire  et  morose, 

Je  verrai  ton  image  à  jamais  s'effacer. 

Comme  un  qui  voit  mourir  et  s'effeuiller  des  roses. 


POESIES 


LA  GLOIRE 


Les  jours  étant  venus  d'aller  à  l'orgueilleuse 
Pour  qui  j'ai  préparé  secrètement  mon  cœur, 
Je  soulevai  la  pierre  antique  du  Labeur 
Et  mon  vers  déroula  sa  route  soleilleuse. 

Dressée  à  grand  effort  et  menaçant  la  nue 
Ma  volonté,  debout  dans  le  printemps,  pareille 
A  un  arc  triomphal  au  bout  d'une  avenue, 
Imposa  son  carcan  de  granit  au  soleil. 

Et  solitaire  au  cœur  de  la  grande  Nature, 
Comme  un  archange  blond  qui  revêtit  l'armure 
Mon  rêve  élincela  dans  la  strophe  plastique  ; 

Afin  de  me  ravir  pour  toujours  à  moi-même, 
Et  de  pouvoir  crier  à  la  gloire  impudique 
Mon  nom  !  dans  la  rafale  ardente  du  Poème. 


63  RÉGNER 


JEUNESSE 


Par  l'éclatant  midi  qui  fond  lacier  des  fleuves 
Jusqu'à  ce  que  le  soir  élève  au  ciel  son  arcke, 
Je  mène  sans  répit,  dans  la  lumière  neuve, 
Ma  jeunesse  semblable  à  une  armée  en  marche. 

Les  clairons  de  ma  Joie  éveillent  la  Fortune 
Et  mes  désirs,  serrés  en  phalanges  massives, 
Aux  portes  des  cités,  paresseuses  captives, 
Campent  sous  le  manteau  léger  du  clair  de  lune. 

Parfois  les  yeux  brillants  des  mondes  qu'ils  enferment, 
L 'écume  aux  dents,  des  morts  ensanglantent  les  berme? 
Et  la  baie  rouge  rit  dans  le  houx  vernissé  ; 

Mais  mon  angoisse  est  courte  et,  flottante  bannière 
Que  j'élève  au  soleil  qui  la  vient  caresser, 
Mon  âme  se  déploie  enivrée  à%  lumière. 


I 


63 


REVEIL 


Par  les  volets  mi-clos  jai  guetté  l'aube  pure. 
La  diane  des  coqs  et  des  merles  agiles 
S'argentait  de  l'éclat  de  la  rosée  fragile, 
Et  des  forêts  au  loin  tordaient  leurs  chevelures. 

La  prière  montait  dans  Langelus  vermeil, 
Des  sources  dégrafaient  leurs  tuniques  de  fées  ; 
Et  vers  les  prés  fleuris,  indolemment  couchées. 
Des  collines  bombaient  leurs  gorges  au  soleil. 

Sous  les  arbres,  dorées  d'une  poussière  blonde, 
Les  routes  propageaient  l'allégresse  du  monde  ; 
Les  portes  des  maisons  riaient  émerveillées. 

Et  les  sentiers,  sifflant  entre  leurs  baies  acides, 
Saluaient  de  leurs  chants  le  beau  matin  lucide  : 
Strophe  d'or  du  poème  ardent  de  la  journée. 


64  RÉGIÇER 


1 


0  MUSE  I... 


0  Muse  !  dont  la  tempe  est  ceinte  dun  laurier, 
Quand  la  tristesse  incline  à  mon  front  ses  mélèzes, 
Si  ta  flanmie  s'allume  aux  plus  hautes  talaises 
Jusquoîi  monte  en  boitant  mon  orgueil  ioudro\é  ; 

Si  debout  sur  Tamas  des  grands  siècles  broyés, 
Jumelle  de  l'Eté  qui  croule  en  rouges  braises 
Ta  farouche  splendeur  me  pénètre  et  m'apaise, 
Et  présage  l'étoile  au  front  des  Envoyés  ; 

Ne  crains-tu  pas  celui  que  le  mal  désenchante, 
Aveugle  à  ce  qui  brille  et  sourd  à  ce  qui  chante, 
Dont  la  vie  est  semblable  à  quelque  morne  grève 

Et  qui,  dans  le  jour  vaste  et  multiple  qui  luit, 
Trahi  par  la  chimère  en  fuite  de  son  rêve 
Sanglote  vers  Tétroite  unité  de  la  nuit  ? 


POÉSIES  65 


STANCES  AU  SOLEIL' 


0  Soleil  paresseux  qui  règnes  sur  les  faîtes, 
Lazzarone  des  toits,  fauve  des  chemins  creux, 
Lorsque  j'ai  revêtu  ta  souple  peau  de  bête 
Le  songe  du  bonheur  habite  dans  mes  yeux. 

Sous  la  flèche  des  pins  et  la  voûte  des  chênes 
Qui  lancent  à  leurs  pieds  l'ombre  oii  te  capturer, 
Les  chemins  prosternés  t'adorent  dans  la  plaine  ; 
Mais,  tel  un  martinet,  tu  hantes  les  clochers. 

Ta  gloire  cependant  descend  de  cime  en  cime 
Pour  rallumer  la  torche  éteinte  des  saisons  ; 
Et  l'ame  te  répond  et  la  forêt  t'exprime 
Et  l'homme  te  respire  au  seuil  de  sa  maison. 


66  RÉGNER 


n 


Soleil   !  Toi  qui  te  plais  à  la  voix  des  fontaines 
Et  panses  la  blessure  ouverte  des  sillons, 
Laisse  la  majesté  placide  de  ta  traîne 
^  êlir   la  solitude   heureuse   des  vallons. 

Que  l'azur  où  tu  vis  règne  encor  sans  partage, 
Froissé  par  les  sabots  de  tes  blancs  étalons, 
Sur  mon  cœur,  comme  sur  un  fougueux  paysage 
Qu'anime  la  vigueur  de  l'ardente  saison. 

Que  pour  te  célébrer,  ô  maître  magnanime  ! 
Mon  rythme  soit  ton  cri,  ma  strophe  ton  rayon 
Et  qu'à  la  face  d'or  de  ton  orbe  sublime 
Je  danse  le  péan  divin  sous  ta  toison  ! 


67 


III 


0  champ  de  blé  des  Jours  que  moissonne  la  Nuit, 
Soleil  !  l'ombre  descend  des  montagnes  prochaines 
Sur  les  pas  mesurés  des  aumailles  sereines 
Et   tes  derniers  rayons  couronnent   les  vieux  puits. 

La  paresse  du  soir  s'accoude  à  la  fenêtre. 
Dans  l'ombre  où  tintent  clair  leurs  sonnailles  de  mules 
Les  horloges  s'en  vont,  de  leur  pas  somnambule, 
Battre  au  cœur  du  mystère  émouvant  qui  va  naître. 

Aux  nefs  du  firmament  les  astres  se  recueillent. 
Majestueux,  tu  meurs  !  Et  l'univers  entend, 
Cependant  que  le  soir  tombe  de  feuille  en  feuille, 
Respirer  tes  poumons  avides  de  Titan. 


68  RÉGNER 


LA  MUSIQUE 


Dans  le  halo  doré  des  lampes  familières, 
Comme  un  mort  surgirait  dun  sépulcre  connu 
Pour  me  solliciter  à  l'amour  du  Mystère, 
La  Musique  m  appelle  en  tordant  ses  bras  nus. 

Au  sein  des  profondeurs  où  nul  nest  parvenu 
Elle  m'étreint  parmi  de  soudaines  lumières, 
Et  mon  cœur  croit  sentir,  sous  des  doigts  inconnus, 
Les  souvenirs  bannis  soulever  leurs  paupières. 

Ses  accents  tour  à  tour  se  gonflent  et  se  voilent 
Pour  mêler,  dans  un  rythme  émouvant  et  rieur. 
Le  péan  du  soleil  au  thrène  des  étoiles  ; 

Et  rien  n'est  moins  savant  des  clameurs  d'aujourd'hui 
Que  ce  nombreux  appel  d'un  monde  antérieur, 
Sous  le  porche  désert  de  l'insondable  nuit. 


69 


L'INVITATION  A  LA  PROMENADE 


Mets  tes  bijoux  roses  et  noirs 
Comme  les  heures  du  souvenir  ; 
Mets  ce  qui  s'accorde,  ce  soir, 
A  ce  qui  ne  peut  revenir  : 

Ta  robe  de  crêpe  léger 
Plus  incertaine  qu'une  charmille 
Oui  fait  trembler  dans  les  vergers 
L'herbe  frileuse  à  tes  chevilles   ; 

Ton  chapeau  garni  d'asphodèles, 
Tes  gants  parfumés  de  jasmin 
Qui  gardent,  en  leurs  plis  fidèles, 
La  vie  inquiète  de  tes  mains. 


REGNER 

Et  viens  par  l'odorant  mystère 
Qui  sut  envelopper  sans  bruit 
Le  beau  jour,  tombé  comme  un  fruit 
Où  des  guêpes  se  désaltèrent. 

Le  soir  a  la  saveur  du  miel, 
L'ombre  tiède  qui  nous  attend. 
Pour  fiancer  la  terre  au  ciel 
Polit  la  bague  des  étangs. 

Dans  le  bruit  d'ailes  du  silence 
L'azur  noir  semble  méditer 
Les  étoiles,  dont  la  cadence 
Meut  les  âmes  vers  la  Beauté  ! 

La  grande  nuit,  timide  encor. 
Etire  au  ciel  nu  sa  stature  ; 
L'âme  romantique  du  cor 
Fait  rêver  tout  bas  la  nature. 

Mets  tes  bijoux,  roses  et  noirs 
Comme  les  heures  du  souvenir  ; 
Mets  ce  qui  s'accorde  ce  soir 
A  ce  qui  ne  peut  revenir. 


L'ADIEU 


De  tes  cheveux  changeants  et  de  soleil  parée, 
Loin  de  l'image  d'or  et  de  fange  des  villes, 
Reine  qu'un  fier  courroux  hors  de  sa  terre  exile 
Ainsi  tu  t'en  iras  de  silence  entourée. 

Moi,  le  cœur  éperdu  mais  l'âme  préparée 
A  bannir  devant  tous  un  regret  inutile, 
Ma  lèvre  sur  ton  nom  printanier  et  futile, 
Je  te  verrai  passer  comme  une  heure  dorée. 

Nul  cri   !  L'automne  rousse  et  déchue  aux  sentiers 
Pressera  ses  tombeaux  de  porphyre  à  tes  pieds. 
Et  quand  ta  forme  au  loin  sera  toute  fondue, 

0  Vierge  !  d'un  sanglot  longuement  secoué, 
Je  dénouerai  dans  l'ombre  et  la  nuit  revenue 
Ce  que  nos  mains  d'enfants  un  soir  avaient  noué. 


72  RÉGNER 


LE  SOUVENIR 


Garde  mon  souvenir  comme  un  bouquet  donné. 
Un  jour,  par  le  chemin  qui  mène  à  mon  village 
Un  bel  adolescent  viendra,  comme  un  roi  mage, 
Offrir  la  douce  myrrhe  à  mon  nom  nouveau-né. 

Un  jour  tu  souriras  à  mon  front  couronné, 
Alourdi  sous  le  poids  des  lauriers  et  de  l'âge, 
Et  ton  cœur  dédiera  les  plus  chers  paysages 
Au  repos  éternel  de  notre  amour  fané. 

Alors,  à  la  lueur  pensive  de  ta  lampe, 

Mes  vers  te  salueront  en  inclinant  leurs  hampes 

Comme  des  étendards  levés  dans  le  Passé. 

Tu  fermeras  les  yeux.  Et  l'Amour  et  la  Gloire, 
Pareils  à  deux  flambeaux  veillant  un  trépassé. 
Consacreront  mon  nom  à  ta  chère  mémoire. 


73 


MA  SOUFFRANCE... 


Ma  souffrance  n'est  pas  de  celles  qu'on  diffame, 
Ni  de  celles  que  trompe  un  facile  plaisir  ; 
Elle  a  le  front  de  ceux  qui  vivent  sans  désir 
Et  ne  s'endort  jamais  sur  l'épaule  des  femmes. 

L'orgueil  qui  la  nourrit  sans  cesse  de  sa  flamme 
Et  fait  luire  à  ses  yeux  tous  les  trésors  d'Ophir 
L'exalte  à  des  sommets  pénibles  à  gravir 
Qui   menacent   l'azur   natal   qu'elle   réclame. 

Mais   les   plus   fiers  essors   sont   captifs  de  Demain, 
Et  farouche,  impuissant  et  cruel,  de  ces  mains 
Frémissantes  encor  d'avoir  tenu  la  Lyre, 

J'offre  au  ciel   fulgurant  qui  châtia  Sodome, 
Et  voua  Prométhée  à  l'éternel  martyre, 
L'invincible  douleur  de  ne  rester  qu'un  homme. 


POÈMES  CHOISIS 


CHANSON  DE  JUILLET 


Quelque  mol  à  mon  sommeil 
Que  soit  l'habit  des  prairies, 
(En  averse  de  méteil 
Midi  croule,  pierreries  !) 

Je  regrette  en  ton  alcôve, 
Le   lit  bas  où   tu   soûlais... 
(La  couleuvre  qui  se  love 
Referme  ses  bracelets) 

Ardente  à  souvent  t 'offrir, 
M 'enflammer  de  ton  haleine. 
(L'oriflamme  d'un  zépliir 
Flotte  à  la  hampe  des  chênes) 


REGNER 

Là,  formant  la  belle  danse 
Furieuse  de  l'amour... 
(Sur  les  rythmes  du  silence 
Progresse  en  riant  le  jour) 

Nous  menions  le  chœur  de  cerfs 
D'une  nuit  voluptueuse. 
(Les  nymphes  d'un  doigt  pervers 
S 'entrecueillent  sous  l'yeuse) 

De  ce  passé  rien  ne  reste, 
Hors  l'éclair  de  ton  regard, 
(Dans  les  arènes  célestes 
L'orage  a  lancé  ses  chars) 

Hors  mes  larmes  contenues 
Par  mon  rêve  émerveillé. 
(Et  bientôt  l'averse  nue 
Dansera  sur  le  gravier). 


POEMES    CHOISIS  79 


LE  RIRE  DE  VIVIANE 


Légère  et  jetant  aux  oiseaux 
Son  rire,  tel  un  fruit  acerbe, 
Elle  s'en  vient  à  pieds  déchaux 
Dans  la  populace  de  l'herbe. 


Son  manteau  est  fait  d'un  lampas 
Brodé  du  rêve  des  nuits  closes  ; 
Elle  s'avance,  et  sur  ses  pas, 
Il  naît  un  empire  de  roses. 


A  ses  côtés,  parmi  le  soir, 
Tout  rôde  ou  s'exhale  ou  murmure  ; 
Un  parfum  se  souvient  d'avoir 
Jadis  aimé  sa  chevelure. 


8o 


Le  chœur  lascif  des  faons  mutins, 
Devant  elle  qui  le  repousse, 
Froisse,  en  jouant,  le  bleu  satin 
Du  clair  de  lune  sur  la  mousse. 


Et  Viviane,  sans  pitié 
Pour  ce  qui  lâdule  ou  soupire. 
Fleurit  les  herbes  de  son  pied 
Et  le  silence  de  son  rire. 


Le  joli  son  de  sa  gaîté 

S'écoule  en  blanche  cascatelle. 

Et  par  son  royaume  enchanté 

Tout  demande  ;  a  Pourquoi  rit-elle  !  » 


Rit  elle  du  lourd  champignon 
Qui,  près  des  fraises,  ces  promises, 
La  salue  en  franc  compagnon 
Sous  son  béret  de  laine  bise  ? 


De  l'écureuil  du  noisetier 
Qui  saute  dans  un  jour  de  grotte, 
Tant  et  si  bien  que  l'arbre  entier 
Semble  jouer  à  la  pelote  ? 


POÈifES    CHOISIS  8l 


Serait-ce  du  faisan  royal 
En  grand  arroi,  vêtu  de  brune, 
De  quelque  rossignol  fatal 
Nourri  de  silence  et  de  lune  ? 


Elle  rit  !  Et  les  farfadets, 
Les  lutins  commis  à  sa  garde, 
Lui  font  une  escorte  aux  aguets 
Dont  les  yeux  troubles  m.e  regardent. 


Tremblant  pour  elle,  à  chaque  bruit, 
Sous  les  branches  qui  s'entrebaisent, 
Ils  suivent  fondus  dans  la  nuit, 
La  piste  sanglante  des  fraises. 


Mais  la  fée,  en  riant,  s'élance. 
Emule  jalousé  du  vent. 
Et  son  rire  semble  une  danse 
De  vierges  au  soleil  levant. 


83  RÉGNER 


A  UNE  PASSANTE 


Passante  au  rire  décevant 
Que  cette  foule  inepte  berce, 
Ton  corps  est  une  Hébé  qui  verse 
Un  vin  rose  au  désir  levant. 

Belle,  dont  les  cheveux  d'or  clair 
Livrent  aux  brises  leur  écharpe, 
Ton  visage  est  un  chant  de  harpe 
A  jamais  captif  de  la  chair. 

Et  sous  ton  front,  sommet  dun  temple 
Né  d'un  rêve  qui  se  contemple, 
Ton  regard  d'ange  immatériel, 

Fuyant  ce  monde  sans  mirage, 
Semble  être  un  long  pèlerinage 
Qui  monte  de  la  terre  au  ciel. 


POÈMES     CHOISIS  83 


HELENE 


Ceux  qui,   pour  Tavoir  reconnue, 
Auront,  jusqu'en  songe,  exalté 
Cette  image  jamais  fondue 
De  l'immarcessible  beauté  ; 

Ceux  qui,  du  ne  rive  inconnue. 
Viendront  pour  vivre  en  sa  clarté, 
Et  demander  à  sa  chair  nue 
Le  gage  d'une  éternité  ; 

Dévots  à  sa  blancheur  de  nacre 
Se  diront  rois,  de  par  le  sacre 
Qu'elle  confère  au  souvenir 

Et  jusqu'en  la  nuit  des  paupières 
La  sculpteront  de  leur  désir  : 
Belle  à  voir  comme  la  lumière. 


84  RÉGNER 


ANNIVERSAIRE  DE  LA  MORT  DE  VICTOR  HUGO 


Quatre  titans  debout  dont  les  ombres  s'allongent, 
Hampes  noires,  au  bord  de  l'étendard  du  ciel. 
Elèvent  la  dépouille  au  zénith  et  la  plongent 
Dans  le  gouffre  aveuglant  du  jour  perpétuel. 

Tard  venus  des  Tempes  où  danse  un  choeur  de  songes, 
Mille  aigles  rassemblés  aux  vergers  éternels 
Sous  la  nue,  au  vol  lourd,  que  leurs  ailes  prolongent, 
Planent  et  l'heure  embrase  un  instant  solennel. 

Puis,  tandis  que,  glissant  de  l'aube  en  avalanches, 
Les  Trônes  font  chanter  leurs  trompettes  pervenches 
Dont  le  son  grêle  évoque  un  long  pistil  de  lys, 

La  Rose  se  prosterne  à  ses  côtés  et  prie. 
Car,  au-dessus  du  front,  l'astre  igné  du  Génie 
Tourne,  avec  un  feu  pourpre,  en  meule  d«  lapis. 


POÈMES    CHOISIS  85 


L'ESPOIR 


Maîtresse  qui  revois  sur  les  glèbes  inertes 
La  lumière  du  jour  profusément  offerte, 
Après  la  lourde  horreur  de  longs  mois  alarmés 
Que  la  mort  instruisit  des  mondes  innommés, 
Sache  enfin  que  la  Terre,  incrédule  à  nos  joies, 
Dans  un  ciel  ondoyant  comme  un  drapeau  de  soie, 
Lorsque  l'heure  à  la  faulx  moissonnera  nos  vies, 
Nous  verra,  fussions-nous  las  des  pentes  suivies, 
Cingler  vers  les  soleils,  Cyclades  de  rubis, 
Tous  deux,  dans  un  effort  aux  vivants  interdit  : 
Toi,  dressée  au  sommet  de  la  nef  éperdue 
Adjurant  les  dieux  morts  de  tes  mains  étendues, 
Moi,  frayant  de  la  rame,  aile  ouverte  et  brisée. 
Le  chemin  fabuleux  de  nos  riches  pensées. 


86  RÉGNER 


AU  LOIN 


Minuit  !  Le  pas  des  mots  s'éloigne  au  fond  des  livres. 
Gréé  d'arbres  neigeux,  Aujourd'hui  fend  la  mer 
De  l'ombre,  et  dans  l'étain  de  la  vitre,  l'hiver 
Sculpte,  pour  l'accueillir,  une  palme  de  givre. 

L'été  de  haute  lisse  où  je  t'aimai  m'enivre. 

A  travers  les  cyprès  d'un  passé  toujours  vert 

Un  cri  monte  à  ma  lèvre  et  jette  au  jour  désert 

Ton  nom,  qui  sonne  en  moi  comme  un  timbre  de  cuivre. 

Les  essaims  du  silence,  entre  nous,  ont  frémi. 
Tu  t'éveilles,  disant  :  «  Est-ce  toi,  mon  ami  ?  n 
Dors  !  Je  n'ai  pas  tenté  de  retours  inutiles. 

Mais  comme  un  beau  coucher  de  cors  au  fond  des  bois 
Appelle,  à  la  nuit  close,  une  étoile  immobile. 
J'ai  voulu  t'appeler  une  dernière  fois. 


POÈMES    CHOISIS  87 


A  LA  FOULE 


Comme  un  débord  fangeux  qui  s'étale  et  qui  monte, 
0  Foule  !  à  marée  haute,  envahis  tes  faubourgs  ; 
Pour  toi,  le  crime  a  peint  sa  fresque  au  ciel  du  jour, 
Et  la  feuille  qu'on  hurle  en  attife  le  conte. 

Innombrable  troupeau,  —  pour  l'abat  ou  la  tonte, 
Sous  les  porches  sanglants  de  ces  temps  sans  amour 
Chassé   par  d'invincibles   dieux  — ,   conduis   autour 
Du  feu  de  jais  du  stupre  une  danse  sans  honte  I 

Nous,  que  jamais  ton  geste  vain  n'a  subjugué, 
Nous  allons,  cependant,  franchir  le  temps,  à  gué, 
Dévêtu  de  ton  rêve  aux  trop  communes  laines, 

Pour  vendanger  la  vigne  acquise  au  ciel  d'été. 
D'où,   sur  le  sol   fécond  des  rives  transmondaines, 
Doit  jaillir  le  vin  clair  de  notre  éternité. 


8S 


LNTOCATION 


Toi  qui,  d'un  pied  sérénissime, 
Passes  sur  les  fronts  assemblés 
Sans  que  ton  poids  courbe  la  cime 
Grêle  et  flexible  de  leurs  blés, 

Poésie  ! 
Accorde-moi  de  vivre  enfin 
Dans  l'espoir  de  mourir  ta  proie 
Et  d'aimer  ma  souffrance  afin 
Qu'elle  devienne  un  jour  ma  joie. 


Amazone  aux  yeux  de  condor, 
A  la  tunique  polychrome, 
Qui,  d'un  beau  glaive  azur  et  or 
Taillas  à  mon  cœur  un  royaume, 
Poésie  ! 


POÈMES     CHOISIS  89 


Au  fond  des  nuits  que  le  désir 
De  sa  pluie  ardente  incendie, 
Fais  cruellement  retentir 
L'appel  aux  amies  du  génie. 


Main  tendue  à  ceux  qui  s'élancent 
Hors  de  l'in-pace  de  la  chair, 
Pour  s'évader  dans  le  silence 
Assourdissant  des  univers, 

Poésie  ! 
Par  tes  perrons  de  pentélique 
Dont  la  cascade  au  bord  du  ciel 
Verse  la  blancheur  dun  portique, 
Ravis-moi  dans  l'orbe  éternel. 


Chœur  des  matins  mélodieux 
Par  les  rousses  saisons  latines. 
Conduits  autour  des  flancs  herbeux 
Du  vase  illustre  des  collines, 

Poésie  ! 
Que  mes  heures,  pures  de  forme, 
Rêvent  dans  l'herbe  des  sentiers, 
Telles  les  pêches  qui  s'endorment 
Joue  à  joue,  au  fond  des  fruitiers. 


90 


REGNER 


Lac  qui  reflètes  en  beauté 
L'àme,  aux  lignes  d'un  pur  visage, 
Amour  !  grand  cri  répercuté 
Sous  la  voûte  obscure  des  âges, 

Poésie  1 
Elève  dans  le  crépuscule 
Que  traversent  les  Fiancés 
L'encensoir  de  mes  vers  où  brûle 
L'aromate  de  mes  pensers. 


Déesse  qu'au  temple  ont  servie 
Les  mots  par  quoi  nous  te  disons, 
Toi  qui  couronneras  ma  vie 
Dans  ta  morgue  ou  ton  panthéon, 

Poésie  ! 
Que  mon  corps  à  Iheure  incertaine 
Qui  doit  le  confondre  à  la  poudre, 
Tombe  avec  le  fracas  d'un  chêne 
Dont  l'orgueil  soutira  la  foudre. 


Horizon  forgeur  des  métaux 
D'une  durable  architecture, 
Fresque  de  flamme  au  vol  de  faulx 
Moissonnant  la  clarté  future, 
Poésie  I 


POEMES    CHOISIS  QI 


Trempe  l'acier  de  nos  vouloirs 
Erigés  ainsi  que  celui 
D'une  épée  opposée  aux  noires 
Magnificences  de  la  nuit. 


Harangues,  cris  et  soliloques 

Au  soleil  terne  des  faubourgs 

Où  les  voix  claquent  comme  des  loques 

Qu'emporte  le  son  des  tambours, 

Poésie  ! 
Fais  éclater  sous  la  carène 
Des  cités,  tueuses  de  fronts, 
Le  tonnant  grisou  de  la  haine 
Qui  dort  en  moi  comme  un  charbon. 


0  Joie  unique  et  sans  répit, 
0  miroir  de  toutes  les  fêtes. 
Chant  salué  roi  de  nos  cris, 
Quand  je  me  lèverai,  poète  ! 

Poésie  ! 
Puisque  tu  n'es  pas  un  vain  nom, 
Que  ma  main  dépose  la  plume, 
Alors,  sur  la  page  en  renom 
Comme  un  marteau  sur  une  enclume. 


Q2  RÉGNER 


LE  GLAS 


Les  temps  sont  accomplis  :  semons  les  roses  noires. 

Menons  partout  le  deuil  de  l'augurai  trépas  ; 

Sur  les  marches  du  Rêve  il  n'est  plus  de  beaux  pas 

Et  l'Homme  est  sans  grandeur  dans  lunivers  sans  gloire. 

Les  longs  cris  se  sont  tus  qui  traversaient  l'Histoire, 

Impuissant  à  grandir  nos  gestes  ici-bas, 

I.Art  déserte  sa  cause  et  les  vastes  combats 

Et  retombe  à  la  fange  où  les  pourceaux  vont  boire. 

Loin  dun  monde  où  plus  rien  ne  brûle  que  de  vil, 
Le  Génie  a  gravi  de  lumineux  exils  ; 
A  l'horizon  des  fronts  l'Idéal  agonise 

Comme  un  soleil  se  couche  en  des  lagunes  d'ors, 
Et  la  nuit,  jusqu'au  ciel,  élève  son  église 
Où  le  silence  est  dit  pour  le  repos  des  morts. 


POÈMES    CHOISIS  93 


CHANT  DE  DEPART 


DES 


JEUNES  HOMMES  D'AUJOURD'HUI 


Prologue 


Comme  ils  allaient  quitter  le  parvis  de  l'enfance 
Où  leurs  jeux  turbulents  se  mêlaient  chaque  jour, 
Pour  pénétrer  de  front,  avec  indifférence, 
Dans  le  temple,  envahi  par  un  peuple  en  démence, 
Sur  qui  la  mort  décrit  ses  cercles  de  vautour  ; 


Le  regard  ébloui  des  futures  victoires 
Qui  conduisaient  leur  chœur  aux  pelouses  du  ciel. 
Ils  eurent  soudain  honte,  en  évoquant  l'histoire 
Des  ancêtres,  surgis  tout  droits  dans  leur  mémoire, 
De  leurs  jours  fascinés  par  un  rêve  partiel. 


HEGNER 


C'étaient  trois  indomptés  que  meurtrissait  la  chaîne, 
Frères  du  cèdre  altier  dont  ils  avaient  le  port  : 
La  cité  de  leurs  fronts  ombrageait  la  fontaine 
De  leurs  yeux,  empourprés  de  désir  et  de  haine. 
Et  dans  leur  voix  chantait  un  martial  clairon  d'or. 


C'étaient  trois  beaux  semeurs  du  grain  de  l'aventure 

Dont  le  geste  emblavait  l'infertile  univers 

Et  qui,  prêts  à  foncer  dans  les  luttes  futures 

Par  où  doit  vaincre,  aveugle  en  ses  vœux,  la  nature, 

Attendaient,  au  portail,  que  leur  jour  fût  ouvert. 


Enfants,  ils  avaient  crû  dans  l'éternel  dimanche 
Oui  règne,  avec  langueur,  sur  les  bourgs  reculés. 
Tantôt,  courbant  au  bois  la  volonté  des  branches, 
Tantôt,  foulant  les  prés  ornés  de  fêtes  blanches. 
Tantôt,  doFmant  parmi  la  cohorte  des  blés. 


Ils  avaient  crû,  montant  le  poulain  qui  se  cabre 
A  travers  les  pâtis,  et  son  libre  galop 
Leur  évoquait  le  siècle  où  tournoyait  le  sabre 
Sur  les  cieux  orchestrés  de  mauve  et  de  cinabre 
Qui  veillent,  au  couchant,  le  sol  des  Waterloos. 


POEMES    CHOISIS  Ç)D 


Ils  avaient  crû,  mêlés  aux  gars  de  la  vendange, 
Des  moissons,  et  vautrés  sur  les  chars  triomphaux. 
Ils  avaient  tels  des  rois,  s 'égalant  aux  archanges, 
Aimé  sentir  sous  eux,  en  regagnant  les  granges, 
Les  lourds  épis  captifs  diadèmes  de  faulx. 


Fascinés  par  l'orgueil  belliqueux  des  plus  mâles, 
Ils  avaient  admiré,  gagnés  à  leurs  transports, 
Les  combats  furieux  qui  s'achèvent  en  râles 
Des  aoûterons  coulés  dans  le  bronze  des  haies 
Et  haussé  jusqu'à  Dieu  la  stature  des  forts. 


De  leurs  vœux,  ils  avaient  appelé  la  conquête 
De  la  garce  au  front  bas  par  le  gars  musculeux  ; 
Au  palais  de  leur  vie  exaltée  à  son  faîte 
La  Force  avait  donné  d'inoubliables  fêtes 
Dont  ils  ornaient  le  lin  des  ans  tissés  pour  eux. 


Elle  avait  resplendi  dans  l'effort  qui  délivre 
Dans  le  labeur,  glanant  le  laurier  disputé, 
Telle  que  ni  la  foi  dont  les  faibles  s'enivrent, 
Ni  l'amour  du  savoir  qu'on  puise  dans  les  livres 
Ne  pouvaient,  désormais  en  eux,  la  supplanter. 


96  REGNER 

Aussi,  pour  en  tarir  les  multiples  magies 
Surent-ils,  écoliers,  du  texte  nu,  la  voir 
Sous  la  triple  cuirasse  ou  la  pourpre  surgie, 
Prêtresse  épouvantable  ou  guerrière-vigie, 
Parmi  le  poudroîment  des  lumières  du  soir. 


Comme  un  peuple  debout,  leur  sang  fouetté  par  elle 
L'acclama  reine,  au  nom  des  seuls  dieux  obéis, 
Et  le  son  des  tubas  gonflait  ces  cœurs  rebelles, 
Et  de  fougueux  héros,  soudain  montés  en  selle. 
Dévastaient  sous  leurs  fronts  d'invisibles  pays. 


Puis,  aux  champs  de  combat  pour  escorter  sa  gloire, 
Ils  allèrent,  foulant  un  sol  de  chair  repu  ; 
Comme  un  torrent  de  sang  mêlé  de  pleurs,  l'Histoire 
Avec  ses  morts  sculptés  en  un  funèbre  ivoire 
Roula,  dans  leurs  cerveaux,  ses  noirs  flots  corrompus. 


Tout  le  passé  pour  eux  se  leva  sur  les  traces 
Elmpreintes  par  la  guerre  au  long  du  souvenir  ; 
Mais,  bientôt,  se  sentant  nés  de  ceux  qui  se  tracent 
Un  chemin  large  et  clair  au  travers  de  leur  race, 
Ils  livrèrent  sa  cendre  au  vent  de  l'avenir. 


POÈMES    CHOISIS  97 


Formidable,  à  jamais,  par  tous  trois  était  sue 
La  leçon  qu'on  reçoit  des  tombeaux  entr 'ouverts. 
Déjà  leur  volonté  se  frayant  une  issue 
Vers  les  plus  hauts  objets,  colossale  massue, 
Assénait  autour  d'eux  maints  coups  sur  l'univers. 


Dans  le  soleil  des  jours,  comme  une  ombre  progresse. 
S'avançait  leur  pensée  ;  et  leurs  désirs  secrets, 
Las  d'imiter  l'amour  que  les  vierges  caressent, 
Imprimaient  au  printemps  de  leur  dive  allégresse 
Le  rythme  dont  la  sève  agite  les  forêts. 


Alors,  ivres  du  vin  de  leur  force  ouvrière. 
Avec  les  pleurs  d'un  monde  inconsolable  bu, 
Au-dessus  du  sommeil  de  leur  bourg  solitaire 
Qu'un  horizon  têtu  de  montagnes  enserre, 
Déployant  tout  à  coup  des  cieux  inattendus, 


Les  héros,  moissonneurs  d'une  opime  récolte. 

Impatients  du  joug,  un  soir,  devant  les  leurs. 

Du  haut  vertigineux  des  monts  de  la  révolte 

Où  la  Joie,  innombrable  oiseau,  s'accouple  et  volte, 

Chantèrent.  Et  je  sais  leur  chant  mâle  et  vainqueur. 


AILLEURS 


3îSLfOTHÊCA 


ARMEE 


Armée  aux  longs  décors  mouvants,  dont  les  tonnerres 
Commandent  aux  échos  endormis  des  vallons 
Et  qui,  sous  les  grands  cieux  déployés  en  bannière, 
Lances  la  race  aux  quatre  murs  de  l'horizon  ; 

Espoir  du  faible,  amour  des  forts,  terreur  des  mères, 
Vaste  jungle  où  rugit  le  peuple  des  canons  ; 
0  toi  que  la  tiédeur  d'un  beau  sang  désaltère 
Et  que  la  mort  joncha  d'héro'iques  moissons  ; 

0  toi  qui,  seule  encor,  disposant  de  la  force, 
Nourris,  dans  la  forêt  des  hommes,  sous  l'écorce, 
La  sève,  en  préparant  leurs  triomphes  futurs, 

Je  t'aime  et  je  te  hais,  d'une  amour  violente, 
Parce  que  c'est  un  peu  de  mon  âme  qui  chante 
Dans  te»  clairons  levés  vers  l'impossible  azur. 


MAI  EN  SONGE 


0  fête  où  les  jardins  disputent  de  splendeur, 
Je  te  garde  en  mes  yeux  pour  éblouir  ma  tombe  : 
Ici,  dun  haut  balcon,  la  glycine  surplombe 
Et,  stalactite  bleue,  a  pendu  son  odeur  ; 

Là,  pour  asseoir  1  empire  où  briguent  tant  de  fleurs, 
La  rose,  à  ses  brasiers,  brûle,  enflammant  la  combe  ; 
Là,  le  lys  éternise  un  repos  de  colombe 
Captive,  sans  retour,  d'un  subtil  oiseleur. 

Et  rien  ne  trahit  mieux  l'outre-terre  promise 
Que  ces  prés  entrevus,  au  ras  desquels  la  brise 
Passe,  ainsi  qu'une  robe  en  un  ciel  constellé, 

Sinon,  ivres  d'orgueil,  ces  révoltes  puissantes 
De  pics,  vieillis  de  neige  et  bas-vètus  de  bl<^. 
D'où  bondit  un  troupeau  de  sources  sémillantes. 


100 


AUX  NAVIRES 


Navires  belliqueux  aux  carènes  pesantes 

Qui  montez  les  chevaux  de  la  vague  éclatante, 

Pour  ravir  le  soleil  et  forcer  l'horizon, 

Vous  qui  gonflez  au  vent  d'orgueilleuses  poitrines 
Voiliers   !  ô  laboureurs  de   la  glèbe  marine 
Dont  vous  semez  de  morts  les  écumeux  sillons. 

Comme  vous,  emporté  sur  des  jours  sans  rivage, 
Du  néant  à  la  vie  au  néant,  je  voyage, 
Répercuté  dans  l'Etre  ainsi  qu'un  chant  profond, 

Comme  vous,  ô  coureurs  des  mouvantes  campagnes, 
Je  bondis  au-dessus  des  flots  qui  m'accompagnent, 
Porteur  d'un  rêve  immense  aux  riches  cargaisons. 


io4 


Et  quand  mon  fou  désir  de  connaître  s'allume, 
Comme  vous,  égarés  sous  des  toisons  de  brume, 
Je  lance  un  rouge  appel  à  qui  rien  ne  répond 

Dans  l'azur  que,  vaincu,  je  poignarde  de  haine 
Et  je  me  couche  au  lit  de  la  détresse  humaine, 
Comme  vous,  en  sombrant,  au  lit  des  goémons. 


DEMAIN 


En  vain,   le  jour  adverse  évoque  ceux  qui  tombent 
Et  dont  la  chute,  au  loin,  dans  l'âme  nous  répond  ; 
En  vain,  le  fleuve  nu  prépare  sous  ses  ponts 
Un  départ,  sans  adieu,   d'irrésistibles  tombes  ; 

En  vain,  pour  dévoyer  mon  effort  qui  succombe, 
La  noire  Faim  suspend  de  périlleux  balcons 
Sur  des  galets  battus  de  rêves  inféconds  ; 
En  vain,  l'amer  chagrin  réprimé  vire  en  trombe  ; 

Demain  paraît  !  Demain  !  Jour  où,  sur  plus  d'un  front, 

Tonnants  et  lumineux,  mes  pas  s'affermiront, 

Où  d'un  geste,  arrachant  des  trompettes  à  l'ombre 

Pour  déployer  mes  cris  jusqu'au  suprême  azur, 
Comme  une  horde  dense  au  milieu  de  décombres, 
Je  pousserai  mes  vers  sur  le  monde  futur. 


I 


POEMES    PARUS    DANS    DES    REVUES 


LES  REFUGES 


LE    VIN 


Toi  qui  lances  parmi  l'imensité  sublime, 
Au-dessus  des  forêts,  des  mers  et  des  vallons, 
Plus  haut  que  la  neij£reuse  e'ternité  des  cimes, 
Pour  conquérir  le  ciel,  l'àme  comme  un  ballon  ; 

Rubis  vivant  ou  liqueur  d'or,  toi  qui  ranimes 
Le  vouloir  terrassé  par  de  cruels  affronts 
Et  l'espace  d'un  jour,  rends  aux  mortels  la  dîme 
Que  la  vie  autrefois  préleva  sous  leurs  fronts, 


RÉGNER 


Emporte-moi  ce  soir  et  toujours  par  l'espace 
Agrandi,  loin  du  siècle  et  de  l'homme  rapace, 
Au  pays  innommé  de  ces  vastes  sommeils 

Où   le   buveur   peut   voir,    sous   tes   rouges   fumées, 
Par  des  chemins  jonchés  de  palmes  idumées, 
Des  avenirs  joyeux  marcher  dans  le  soleil. 


POEMES  PARUS  DANS  DES  REVUES 


n 


LE  LIT 


Dans  la  chambre  sacrée  autant  qu'un  sanctuaire 
Où  l'Amour  et  la  Mort  tour  à  tour  sont  conduits, 
Le  lit  s'offre  à  celui  qui  pleure  et  désespère 
Com^me  un  navire  en  panne  au  large  de  la  nuit. 

Porteur  des  émigrants  de  la  vie  coutumière, 
Haut  voilé  de  rideaux,  il  sillonne  sans  bruit 
Les  océans  de  l'ombre  inondés  de  lumière 
Par  les  fanaux  du  rêve  et  des  soleils  enfuis. 

Au  fond  de  sa  carène  étroite  et  immobile, 

L'Homme  vient  s'affranchir  de  la  tâche  servile 

Et  des  remords  qui  le  rongèrent  de  leurs  chancres 

Jusqu'à  ce  qu'au  sommet  d'aériens  escaliers 
L'aurore  paraissant,  il  songe  à  jeter  l'ancre 
Au  port  resplendissant  des  meubles  familiers. 


113 


m 


LES  ROUTES 


Vous  sonnerez  encore,  ô  Routes  !  sous  mon  pas  : 
L  "espoir  en  reverdit  dans  la  lumière  en  fête  ; 
L'idylle  des  vergers  fleuris  vous  parle  bas 
Et  le  soleil  étend  sur  vous  sa  peau  de  bête. 

Bondissez  vers  les  pics  que  mon  rêve  occupa 
Et  paresseusement  menez  l'amble  à  la  crête, 
Mais  guidez-moi  toujours,  à  travers  maints  combats, 
Vers  rithaque  opulente  et  blonde  du  Poète  ! 

Je  veux,  libre  à  jamais  de  liens  arrachés, 

Boire  encore  le  lait  des  aubes,  épanché 

Sur  la  gorge  des  monts  où  les  sources  circulent 

Et  goûter  au  beau  sang  dun  horizon  vermeil 
Quand,  messager  de  Marathon,  le  crépuscule 
Annonce  la  défaite  et  la  mort  du  soleil. 


POEMES  PARUS  DANS  DES  REVUES 


LE  SANG 


Un  soir  que  je  cueillais  dans  le  jardin  des  lampes 
Tel  rêve  délicat  par  le  jour  refusé, 
Un  sang  fougueux  battit  soudain  mes  jeunes  tempes 
Et  me  jeta  ces  mots  dont  je  reste  embrasé  : 


((  0  toi  dont  j'ai  nourri  la  joie  et  la  vaillance 

Et  qui  règnes  parmi  les  hommes  que  l'on  craint 

J'ai  levé  sous  ton  front  des  millions  de  lances, 

Et  j'ai  bardé  ton  cœur,  ce  soir,  d'un  triple  airain. 


Pour  vaincre  sans  faiblir  je  t'ai  voulu  de  pierre 
F.t  plus  inaccessible  à  ta  vaine  douleur, 
A  tout  ce  qui  t'appelle  en  fermant  les  paupières. 
Qu'un  pôle  l'est  au  pas  futur  du  voyageur. 


II4 


Mais  toi  tout  délirant  dune  fièvre  malsaine 

Et  drapé  dans  ton  ombre  ainsi  qu'en  un  manteau, 

Tu  rejettes  l'épée  à  la  nuit  de  la  gaine 

Et  tu  vas  emprunter  leur  musique  aux  oiseaux. 


Tu  soulèves  les  pans  des  tuniques  sacrées 

Où  les  dieux  ont  caché  leurs  secrets  mouvements, 

Et  par  les  grèves  dor  que  foula  Cythérée 

Tu  courbes  à  ton  front  des  couronnes  d'amant. 


Pourtant  autour  de  toi  la  vie  aux  eaux  d'acier, 

Sous  ses  larges  ponts  d'ombre  et  de  clarté  ruisselle, 

Demain  lance  à  la  terre  un  sonore  escalier 

Et  des  forces,  brisant  leurs  fers,  sautent  en  selle. 


Qu'attends-tu   ?  La  tourmente  à  tes  côtés  fait  rage 
L'éternelle  douleur  endeuille  l'horizon   : 
On  entend  sourdement,  en  des  lointains  d'orage. 
Gronder  la  majesté  captive  des  canons  ; 


Le  sang  de  l'avenir  empourpre  les  chemins 
Qui  mènent  à  l'autel  des  vérités  anciennes  ; 
Descends  vers  les  cités  et  de  l'effort  humain 
Accepte  avec  amour  ta  part  quotidienne. 


POEMES  PARUS  DANS  DES  REVUES 


Laisse  à  tous  les  buissons  comme  à  toutes  les  brises 
La  magique  toison  de  ton  rêve  d'enfant  ; 
Marche  dans  la  clarté  de  la  force  conquise, 
Ton  rire  jeune,  ainsi  qu'une  pivoine,  aux  dents  ; 


Ou  bien,  si  tu  n'as  plus  gardé  de  ta  jeunesse 
Oui  but  aux  coupes  des  poisons  délicieux. 
Qu'un  cœur  tout  alangui  d'extase  et  de  paresse 
Et  qu'une  âme  de  glace  où  grelottent  des  dieux 


Si  tu  n'as  plus  élu  que  le  rêve  mauvais 
Stérile  à  tous  regards,  d'appeler  sous  l'étoffe 
Fastueuse  des  mots  que  ta  pensée  revêt 
La  respiration  profonde  de  la  strophe, 


Rends  fièrement  ta  vie  à  la  terre  féconde, 
Abdique  dans  la  mort  ta  vaine  royauté 
Et  d'un  beau  sang  versé  sur  les  marches  du  monde 
Sache  attendre  en  mourant  ton  immortalité  !  » 


ii6 


LimiTATION  AU  SOMMEIL 


Tais-toi...    les   mots   ne   savent   plus. 
Ils  gisent  auprès  de  leurs  lances, 
Ces  grands  Barbares  du  silence, 
En    de    bleus   linceuls   d'angélus. 


Ne    parle   pas...    La   chair   s'annule 
Et  pour  Remporter  hors  du  Temps 
La    nuit    prophétique    t'attend 
Sur  les  trépieds  du  crépuscule. 


La  rouge  amphore  du  soleil 

Se  vide  aux  mains  qui  l'ont  haussée  ; 

Désarme  tes  Gères  pensées 

Pour  l'armistice  du  sommeil. 


POE>rES    PARUS    DANS    DES    REVUES 


Ce  ciel  doré  comme  une  grève, 
Pourquoi  le  faire  retentir 
D'un  cri  de  rage  et  de  désir  ? 
Rentre  en  l'abside  de  ton  rêve. 


Dans   les   draps   où   lodeur   ancienne 
D'un  beau  corps  pénètre  ta  peau, 
Sculpte  l'image  du  repos 
Et  de  ta  mort  quotidienne. 


Glisse  au  sommeil  de  la  journée 
Qui  vient  mettre   avec  indolence 
Un  doigt  d'amour  et  de  silence 
Sur  les  lèvres  de  ta  pensée. 


Voici  l'heure  où,  secrètement, 
Les  voix  et  la  lumière  tues. 
S'immobilisent  en  statues 
Tous  les  héros  du  Mouvement. 


Un  bal  sanglote  on  ne  sait  où, 
Un    miroir   songe    et    soudain    luit. 
Vous  la  Couleur  et  vous  le  Bruit, 
Oubliez-nous   !  Oubliez-nous   1 


REGNER 


LE  CHOC 


Qu'y  a-t-il    ?  Je  ne  sais  que  croire... 
Est-ce  toi  qui  coules,  ô  nuit  ! 
Vous,  étoiles  !  qui  venez  boire 
En  troupeaux  d'or  au  fond  des  puits  ; 


Toi,   mon   front,   ma  tète,   ma  main   ! 
Vous,  ma  vie  heureuse  et  féconde  ! 
Un   choc   m'a   réveillé   soudain... 
A   réveillé   soudain   le   monde. 


Choc  d'une  lutte  de  Titans 
Dont  les  armures  étincellent... 
Je   sens   que   l'univers   attend, 
Que  l'ombre  dans  ma  gorge  appelle. 


POÈMES  PARUS  DANS  DES  REVUES 


Appelle  quoi   ?  Le  saura-t-on  ? 
Qui  ?  L'ange  noir  ou  Dieu  peut  être  ? 
Et  levé  de  mon  lit  dun  bond, 
D'un  bond  je  saute  à  la  fenêtre. 


La  nuit  est  là  comme  la  mort, 
La  nuit  si  vieille  que  ma  tête 
S'épuise  d'évoquer  encor 
Le  soleil  et  sa  peau  de  bête. 


Cent  ans  ont  dû  passer  sans  heurt, 
Cent  ans  !  et  nulle  aube  ne  brille  ; 
Nulle  rosée  au  bord  des  fleurs 
N'ouvre  ses  yeux  de  jeune  fille. 


L'azur  tragique  est  là,  posé. 
Qu'un  fin  croissant  de  lune  argenté. 
Ah  !  de  quel  char  soudain  brisé 
A-ton  détaché  cette  jante  ? 


De  quelle  inaccessible  étable 
A-t-on   chassé  ces  cirrus   fous 
Qui    paissent    le    ciel    redoutable 
La  clarine  d'un  astre  au  cou  ? 


I30  REGNER 


Vont-ils  s'abîmer  et  tenir 
Captive  étroitement  la  terre    ? 
Pour    quel    formidable    avenir 
Préparent-ils  d'autres   tonnerres    ? 


Mais  voici  que,  sous  les  décombres 
Du  lit,  plein  d  un  sang  deviné, 
Mon  \êtemcnt  tombé  dans  l'ombre 
Simule  un  corps  d'assassiné. 


Voici  que  les  rideaux  s'envolent, 
S'envolent,  puis  tournent  sans  fm... 
Ma  gorge  râle,  sans  paroles, 
Et  j'ai  peur  ainsi  qu'on  a  faim. 


Peur  de  chercher,  peur  de  comprendre. 
Faim  de  savoir,  oh  de  savoir  ! 
Mais  le  mur  ne  veut  pas  entendre 
Et  la  lampe  ne  veut  plus  voir. 


POÈMES  PARUS  DANS  DES  REVUES 


MÉLODIE    VESPERALE 


Beaux  astres  qui  sondez  les  mares, 
Soucieux  de  ne  point  salir 
Vos    éblouissantes    simarres 
Que  fait  ondoyer  le  zéphyr, 

Eclairez  nos  mornes  prairies 
Oii  le  noir  grillon  paysan 
Réjouit  de  fables  fleuries 
Pleur-de-Lune,  le  ver  luisant. 

Comme  d'un  transparent  lierre, 
Habillez  de  votre  clarté 
Et  l'église  en  son  froc  de  pierre 
Et  les  murs  de  cette  cité. 


Laissez  couler  de  vos  demeures 
De  longs  rayons  mélodieux 
Sur  le  visage  de  mes  heures 
Chastement  tourné  vers  les  cieu>L. 


Puis,  de  vos  musiques,  pareilles 
A  des  ouragans  cadencés 
Que  jamais  ne  perçut  l'oreille, 
Bercez  les  cœurs  lassés,  glacés. 


POEMES  PARUS  DANS  DES  REVUES 


LE  SO.\GE  DE  L  AVENIR 


Debout,  dans  la  clarté  sonore  de  l'armure, 
L'épée  au  poing,  tel  qu'un  iris  près  de  fleurir, 
J'écoute  mes  clairons  célébrer  l'aventure    : 
L 'aventure  sans  fm  de  vivre  et  de  mourir. 

Riche  de  la  cadence  et  des  lignes  futures. 
Sur  mon  front  indompté,  je  sens  s'appesantir. 
Tandis  que  se  répand  devant  moi  la  Nature, 
L'auguste  volonté  des  soleils  à  venir. 

Sur  son   trône  d'argile  un  monde   règne  et   croule. 
Poète,  je  me  dresse  à  l'avant  de  la  foule 
Pour  diriger  sa  nef  vers  un  vierge  univers, 

Et  le  long  d'un  sommeil  illustré  de  mirages, 
Je  regarde,  du  seuil  d'un  grand  portail  ouvert, 
Des  Armadas  voguer  sur  un  ciel  sans  rivages. 


124  RÉGNER 


LA  MORT  DU  DERNIER  FAUNE 


A  la  fourche  du  bois  le  faune  s'est  pendu. 

Noël.  Dense  aux  pignons,  un  faix  de  neige  bâte 

Les  hameaux,  et,  vers  larbre  où  le  dieu  meurt,  se  hâte, 

Hostile,  un  grand  concours  de  peuple  morfondu. 

Lon  crie  :  u  Ah  !  le  suppôt  !  L  enfer  n'a  que  son  dû  !  » 
Solennel,  l'échevin,  d'un  doigt  prudent  le  tàte  ; 
Un  évêque,  à  cheval,  le  baptise  à  la  hâte  ; 
Mais  le  corps  étalé  semble  un  arc  détendu. 

Or,  tandis  que  du  monstre  on  dispute,  Marie, 
Une  garcette  grosse,  à  la  taille  équarrie, 
Accorte,  avec  ses  seins  dorés  sous  le  mouchoir, 

Fend  les  groupes,  s'élance,  et,  dévote  à  son  maître. 
Embrasse  étroitement  le  petit  dieu  champêtre 
Et  sur  son  front  velu  baise  lombre  d'un  soir. 


POÈMES    PARU?    DANS    DES    REVUES 


PROLONGEMENTS 


Rien  ne  s'efface.  Tout  survit. 
Hier  à  demain  vient  se  coudre  ; 
Le  chemin  garde  dans  sa  poudre 
Le  pas  de  ceux  qui  l'ont  suivi. 

Un  parfum  veille  dans  l'armoire 
La  rose  morte  en  ses  atours  ; 
Le  monde  vit  dans  la  mémoire 
De  la  rosée  et  des  beaux  jours. 

Les  livres  mettent  à  la  voile 
Pour  porter  aux  temps  qui  viendront 
Tout  ce  qui  s'élève  des  fronts 
Vers  les  balsamiques  étoiles. 


26 


Au  chevet  du  lit  où  s'endort 
Une  enfance  blonde  et  ravie, 
Le  Père  voit,  comme  un  blé  d'or, 
Son  fils,  dans  le  champ  de  sa  vie. 

Et  le  poète  qui  s'éveille 
Fiévreux  d'entendre  ses  chansons 
Se  prolonger  par  les  buissons 
Sur  le  point  d  orgue  dune  abeille, 

Comme  un  vainqueur  de  sa  victoire, 
Comme  un  héros  de  sa  cité. 
Fait  de  la  chose  transitoire 
Une  sonore  éternité. 


i 


POEMES  PARUS  DA>>  DES  REVUES 


RYTHME  D'AUTOMNE 


Que  le  vent  qui  fait  rage 
Est  fier  de  surmonter  ses  rives  de  feuillage  î 

Que  les  routes  rompues 
Sont  lasses  aujourd'hui  d'être  encor  parcourues  ! 

Que  les  vergers  difformes 
Aux  bras  tors  sont  heureux  de  rêver  qu'ils  s  "endorment   ! 

Que  la  fane  est  légère  ! 
Danseuse  !  que  tes  pas  pèsent  peu  sur  la  terre  ! 


ia8  RÉO'ER 


A  UNE  DANSEUSE 


Toi  qu'un  flocon  de  neige  habille, 
Toi  qui  danserais  sur  les  eaux, 
Ballerine  aux  souples  chevilles, 
O  libellule  des  roseaux  ! 
Parmi  tant  de  soirs  triomphaux 
Où,  d'un  lustre  égal,  ton  art  brille, 
Ne  crains-tu  pas,  ô  jeune  fille  ! 
Qu'un  soir  l'ouragan  des  bravos 
Ne  te  couche,  éteinte,  au  tombeau 
Quand  tout  entière  tu  vacilles 
Comme  la  flamme  dun  flambeau  ? 


POEMES  PARUS  DAXS  DES  REVUES  I29 


EPITAPHE  D  UNE  PETITE  MORTE 


Au  soleil  de  la  mort  qui  l'appelait  ailleurs 

L'enfant  qui  rêve  ici  fusa  comme  une  cire. 

Elle  était  du  matin  que  les  anges  respirent 

Le  plus  brillant  frisson  qui  coulât  sur  les  fleurs. 

Invulnérable  au  mai,  elle  vécut  sans  pleurs  : 

La  vie,  à  ses  côtés,  était  un  chant  de  lyre 

Qui  s'élevait  parmi  de  tranquilles  blancheurs, 

Et,  paré  pour  le  ciel,  son  musical  sourire 

Comme  un  oiseau  d'argent  se  posait  sur  les  cœurs. 


3o  RÉGNER 


TOUS  MES  SOLEILS  COUCHES 


Tous  mes  soleils  couchés  sous  l'éclatante  nue   : 
Beauté,  Puissance,  Amour,  humides  de  mes  pleurs, 
A  l'occident  fouetté  de  verges  de  couleurs 
Comme  une  chair  d'enfant  mystérieuse  et  nue  ; 

Tous  mes  départs  sombres  sur  des  mers  inconnues, 

Toutes  mes  Ophélies  errantes  sous  les  fleurs. 

Je  suis  resté,  ce  soir,  seul  avec  ma  douleur 

Et  quand  elle  a  parlé,  mon  cœur  Ta  reconnue. 

Je  la  retrouve  ainsi  depuis  maintes  années, 
Ariane,  un  matin  d'ivresse  abandonnée. 
Dont  le  rire  est  mauvais  et  l'étreinte  perfide 

Et  vers  qui  nul  oubli  ne  tend  ses  bras  profonds. 
Car  ma  douleur  revient  par  la  route  des  rides 
Que  ses  pas  autrefois  ont  creusées  sur  nion  front. 


POÈMES  PARUS  DANS  DES  REVUES 


BALLADE   D'EXTRÊME-AUTOMNE 


Au  fond  des  forêts  consacrées 
Par  la  présence  du  printemps, 
Le  long  des  sentes  mordorées, 
Près  des  sources  et  des  étangs, 
Mon  cœur  s'écrie  et  je  l'entends 
Et  c'est  comme  un  appel  d'alarme  : 
Ah  !  les  matins  n'ont  plus  vingt  ans. 
Le  jour  est  long  comme  une  larme. 

L'automne  a  repris  ses  soirées, 
La  neige  a  donné  ses  bals  blancs. 
Au  sein  des  foules  affairées 
On  vend  à  cris  intermittents 
Chrysanthèmes  couleur  d'antans 
Et  la  violette  de  Parme  ; 
Mais  les  matins  n'ont  plus  vingt  ans. 
Le  jour  est  long  comme  une  larme. 


i3a 


En  vain  les  œuvres  préparées 

Et  les  chefs-d'œuvre  miroitants 

Tendent  leurs  voiles  bigarrées 

Au  grand  souffle  venu  des  temps, 

Ma  pensée  est  lasse  et  s'étend 

Comme  un  guerrier  mort  sous  son  arme  ; 

Car  les  matins  n'ont  plus  vingt  ans. 

Le  jour  est  long  comme  une  larme. 


ENVOI 

0   mort   grelottante   va-t'en 
Moissonner  cette  aube  sans  charme 
Et  semer  celle  qu'on  attend. 
Le  jour  est  long  comme  une  larme. 


POÈMES  PARUS  DANS  DES  REVUES  l33 


LA  LOUANGE  ETERNELLE 


Le  beau  trône  royal  que  ton  cou,  mon  amante  ! 
Ton  cou  ceint  d'un  collier  de  perle  et  de  corail 
Où  s'assied,  pour  régner,  ta  tête  triomphante, 
Pœine  pour  qui  pavane  en  rouant  l'éventail. 
Le  beau  trône  royal  que  ton  cou,  mon  amante  ! 

Le  beau  vol  d'épervier  que  tes  bras  étendus  ! 
Prêts  à  fixer  leur  proie  autrefois  vagabonde. 
Captive  de  tes  yeux  où  nul  n'est  descendu 
En  la  serrant  ce  soir  sur  ta  gorge  profonde. 
Le  beau  vol  d'épervier  que  tes  bras  étendus  ! 

Les  beaux  voiliers  ancrés  au  port  que  tes  seins  lourds  ! 

Embarquant  les  poisons  de  la  vieille  magie, 

Qui  mettent  à  la  voile  au  souffle  de  l'amour 

Quand  retentit  l'appel  du  Désir  en  vigie. 

Les  beaux  voiliers  ancrés  au  port  que  tes  seins  lourds  ! 


l34  RÉGNER 

Les  beaux  monts  que  ta  croupe  et  tes  reins  nonpareils! 

Ta  croupe  où  la  luxure  orageuse,  enfouie 

Tel,  opulent  et  vierge,  un  placer  de  soleil. 

Mûrit  sous  des  montées  de  neiges  éblouies. 

Les  beaux  monts  que  ta  croupe  et  tes  reins  nonpareils' 

Les  beaux  lions  couchés  que  tes  jambes  puissantes  ! 

Ajoutant  à  l'orgueil  de  la  Divinité, 

Tantôt  dans  la  paresse  et  tantôt  bondissantes, 

Qui  défendent  l'accès  du  temple  convoité. 

Les  beaux  lions  couchés  que  tes  jambes  puissantes  ! 

Les  beaux  esclaves  nus  que  tes  pieds  endormis  ! 
Qui  font  de  leur  blancheur  rêver  le  ciel  de  l'onde, 
Tes  pieds  voluptueux,  délicats  et  soumis 
Qui  t'emportent  parmi  la  jeunesse  du  monde. 
Les  beaux  esclaves  nus  que  tes  pieds  endormis  ! 


POÈMES  PARUS  DANS  DES  REVUES  l35 


L'EPEE 


Par  les  destins  banni,  d'un  âge  à  l'autre,  en  butte 
Aux  périls  embusqués,  masqués  des  temps  brutaux, 
J'ai  gardé,  dans  la  trêve  ou  le  feu  de  la  lutte. 
Mon  idéal,  comme  une  épée  sous  mon  manteau. 

Oh  ma  course  fut  longue  !  Et  du  trône  à  la  hutte, 
Où,  roi  dépossédé,  j'ai  cherché  le  repos, 
Que  de  fois  n'ai- je  pas  désiré  que  ma  chute 
L'abrégeât,  en  brisant  sur  le  sol  mon  fardeau  ! 

Mais  l'inflexible  lame,  alors  vivante  et  telle 
Qu'une  ruche  irradiant  un  essaim  d'étincelles 
Tour  à  tour,  m'a  gardé  du  crime  et  du  tombeau. 

Depuis  !  L'heure  a  plané  sur  ma  victoire  immense. 
Depuis  !  La  noble  épée  ouvrit  un  vol  de  faulx, 
Et  près  de  m 'égaler  à  la  Toute-Puissance, 

Je  la  baise  en  pleurant  pour  la  rendre  au  fourreau. 


1 36  RÉGNER 


IDEAL 


Idéal  !  Idéal  !  0  Roland  plein  de  gloire, 
Avant  de  retourner  à  la  pensée  des  dieux 
Sache  emboucher  encor  ton  oliphant  d'ivoire 
Et  jette  à  l'univers  un  appel  furieux. 

De  Barbares  cruels  la  route  est  toujours  noire. 
Idéal  !  Idéal  !  ne  ferme  pas  les  yeux, 
M-ais  vois-les,  enivrés  du  vin  de  la  victoire, 
Parjurer  le  soleil  d'un  rite  injurieux. 

Vois  leurs  glaives  brandis  vers  de  tonnants  désastres 
Ouvrir  une  blessure  aux  flancs  dorés  du  ciel 
Pour  en  faire  tomber  la  semence  des  astres, 

Tes  images  déchoir,  dans  la  fange  noyées, 
Et  tes  derniers  soldats,  amour  essentiel. 
S'avancer  à  la  mort,  enseignes  déployées. 


POÈMES  PARUS  DANS  DES  REVUES  187 


PLUS  HAUT   ! 


Plus  haut  !  Toujours  plus  haut  !  Dès  que  l'ombre  fut  faite 
Nous  avons  échappé,  vainqueurs,  à  nos  réseaux. 
Allume  encor  pour  nous  l'inoubliable  fête, 
Azur  !  et  que  vers  toi  s'exhalent  les  oiseaux. 

Vois,  la  vie  intrépide  est  présente  à  son  faîte. 
Dans  l'attente  qui,  longue,  au  bruit  de  ses  fuseaux 
A  suspendu  le  souffle  au  gosier  du  prophète 
Et  nul  n'espère  encore  en  la  face  des  eaux. 

Seul  le  ciel  s'est  ouvert  à  la  marche  des  Gloires. 
La  Terre  brandit  l'Arbre  en  signe  de  victoires. 
Plus  haut  que  le  silence  et  le  vent,  nous  irons 

A  travers  les  sommeils  tisseurs  de  belles  toiles, 
La  lèvre  en  sang  unie  aux  lèvres  des  clairons, 
Pour  contempler  les  dieux  au  banquet  des  étoiles. 


i38 


ATHANAEL 


UN  POEME   DE   LA   SOLITUDE 

(Première  partie) 

Les  continents  de  ses  grands  yeux 
Par  où  le  ciel  se  peut  décrire, 
L'adieu 
Des  lyres 
De  sa  voix  grêle  au  fond  du  parc, 

Sa  lèvre  en  arc, 
Habile  à  décocher  le  rire  ; 

Le   matin   de   ses  cheveux  blonds 
Envahissant   d'une    herbe   folle 
Son  front 
D'idole, 
—  Rocher  perdu  dans  le  soleil  — 

A  mon  réveil, 
Me  laissent  triste  et  sans  parole. 


POÈMES  PARUS  DANS  DES  REVUES  iSq 

Athanaël  —  i*ai-je  nommé   ?  — 
Vit  de   mon  intime   lumière   ; 

Sommé 

De  taire 
Jadis,   un   orgueil   foudroyé, 

A  mon  foyer 
11  vient  s'asseoir  (plus  solitaire 

Qu'une  larme  aux  doigts  fuselés 
De  l'heureuse  et  vaillante  épouse), 

Sur  les 

Pelouses 
De  mon  gai  savoir  endormi, 

Plus  qu'à  demi 
Déjà  cerné  d'ombre  jalouse. 

Il  vient  du  moins  calme  ciel,  d'où 
Part  la  flèche  des  hirondelles  ; 

Un  doux 

Bruit    d  "ailes 
L'annonce  et  me  fait  tressaillir, 

Tant  le  désir 
De  le  posséder  me  harcèle. 

Athanaël  —  l'ai-je  compris  ?  — 
M'offre  une  énigme  à  quoi  répondent 

Mes  cris 

Qui   sondent 


I 4o  RÉGNER 


En  vain,  comme  un  astre  la  mer, 

Son  cœur  d'éther 
Et  l'amphore  où  ses  jours  se  fondent. 

Est-il  de  ces  veilleurs  de  tours 
Qui,  debout,  1  "épaule  à  l'épaule, 
A  tour 
De  rôle, 
Lancent  Tappel  qui  vous  induit 

Du  haut  des  nuits 
A  frapper  le  mur  de  nos  geôles  ? 

Pur  esprit,   vient-il  protéger 
La  science  aux  pétales  doubles 

Que  j'ai. 

Sans   trouble, 
Reçue  au  sommet  de  mes  chants 

D'un  arbre  ardent 
Et  que  j'effeuille  en  l'onde  trouble  ? 

Amour  qui  dors  sous  les  arceaux 
D'églantier  d'un  matin  fragile, 

D'un  saut 

Agile, 
Rejoins-le,  lorsqu'au  ras  du  sol, 

Il  prend  son  vol 
Pour  nager  au  ciel  d'île  en  île. 


POEMES  PARUS  DANS  DES  REVUES  l4l 

Suis  son  sillage  de  lait  pur 
Tracé  parmi  les  violettes 

D'azur   ; 

Volette 
Autour  de  ses  flancs  d'enfant  roi 

Puis,  oh  dis-moi 
En  quel  vol  bleuit  sa  retraite. 

Peins-moi  son  domaine.  Sût-il 
Masquer  de  feuilles  sa  fenêtre, 

Subtil, 

Pénètre 
Dans  l'asile  qu'il  choisit  pour 

Vivre  et  parcours 
Un  lieu  que  nul  ne  doit  connaître. 

Ecoute  son  silence  si 
Pur  auquel  jamais  les  tumultes 
D'ici 

N'insultent, 
Et  le  sommeil  qui  clôt  ses  yeux 
Offrant  aux  dieux 
Un  miroir  que  Vénus  consulte. 

Pareil  en  sa  morne  splendeur 
Au  flot  sommé  d'une  mouette, 

Mon  cœur 

Fouette 


l42  RÉGNER 


D'une  vierge  écume  son  toit 
De  ciel  étroit 
Où  n'atteint  jamais  l'alouette  ; 

Tous  mes  cris  déployés  jusqu'aux 
Frontières  oii  l'ombre  répète 

L'écho 

Des  fêtes 
Du  soleil,  ont  jailli  vers  lui  ; 

Toutes  mes  nuits 
L'acclament  roi  de  mes  conquêtes. 

Ange  ou  démon,  il  est  mon  bien. 
Mais  pourquoi  le  poursuivre  ensemble, 
S'il  vient 
A  l'amble 
De  la  pendule  au  Bois  dormant, 
Si  les  charmants 
Princes  de  l'ombre  se  rassemblent  ? 

Pourquoi  chercher  ?  Né  d'un  espoir 
Nourri  par  ceux  qu'un  mal  consterne, 

Le  soir 

Hiverne 
Dans  le  clair  de  lune  neigeux, 

Où  les  doux  jeux 
Des  amants  tournent  et  me  bernent. 


1 


POÈMES  PARUS  DANS  DES  REVUES  l43 

Bientôt  je  le  verrai.  Bientôt 
Ses  doigts  rafraîchiront  ma  tempe. 
Taïaut   ! 
La  lampe 
Chasse  déjà,  de  sa  lueur, 
Les  loups  flaireurs 
Des  miroirs  où  ses  cheveux  trempent. 

Tout  l'annonce  à  mon  souvenir 
Fait  d'avenirs  qui  se  concertent  : 

Soupirs 

Des  vertes 
Frondaisons,  ondoyant  propos 

De  fous  pipeaux, 
Lent  coucher  des  peines  souffertes. 


l44  RÉGNER 


CHERCHONS  DIEU. 


Cherchons  Dieu  dans  la  lumière 

De  ce  vaste  après-midi, 

Au  pied  des  autels  de  feuilles 

D'où   s'évapore   un   chant   d "oiseaux   ; 

Dans  les  étoffes  du  vent  bref 
Dont  s'habille  un  instant  la  terre, 
Et  parmi  tout  ce  qui  naît 
Du  beau  ciel  que  les  foins  encensent. 

Ah   !  vais-je  enfin  le  recueillir 
Tel  qu'il  tiendra  dans  mes  paumes   ? 
Divin  !  divin  !  que  je  suis  aise 
Que  tu  sois  immense  et  petit  ! 

Que  je  suis  aise  de  pouvoir 
Incessamment  te  découvrir 
Et  m 'égaler  à  toi   I  moi,  nain 
Qui  donne  du  front  dans  l'azur. 


POEME?  PARUS  DANS  PE5  REVUES 


CHANSON   DE   JOLIE   FILLE 


Il  monte,  il  monte  de  mes  jours  de  rêverie 

Je  ne  sais  quel  pays  latent 
Où  je  suis  fée,  où  je  suis  fleur  épanouie, 

Où  je  répands 
Une  clarté  dont  la  lumière  est  éblouie... 

Vienne  l'amour  ] 

Vienne  la  vie   ! 

J'ai  vingt  ans. 

Et  cette  image,  incessamment  je  la  déplie 
Devant  mes  yeux  heureux,  devant 
Tous  les  désirs  qui  me  modèlent,  accomplie, 

Devant  l'Amant, 
Afin   qu'un   jour   mon   sort   l'accepte   et    la   copie. 

Vienne  l'amour  ! 

Vienne  la  vie   ! 

J'ai  vingt  ans. 


46  RÉGNER 


Car  je  veux  être  une  héroïne  de  féerie, 

Je  veux  vivre  un  songe  éclatant, 
Et  sur  les  cœurs  et  sur  les  âmes  asservies 

Régner  longtemps. 
Ivre  de  l'ode  éblouissante  que  je  crie  : 

Vienne  l'amour  ! 

Vienne  la  vie  ! 

J'ai  vingt  ans. 

Destin  !  Destin  !  entends  ma  voix  qui  te  supplie  ! 

Fais  surgir  ce  pays  latent 
Où  je  suis  fée,  où  je  suis  fleur  épanouie. 

Dès  à  présent  ! 
Je  suis  si  belle  au  fond  des  yeux  de  mes  amies  ! 

Vienne  l'amour  ! 

Vienne  la  vie   ! 

J'ai  vingt  ans. 


I 


i 


POE»rES    PARUS    DANS    DES    REVUES 


xMUSIQUE  AU  TEMPLE   MOUILLE 


Contre  le  ciel  que  ramage  la  pluie 
Le  monument  de  la  forêt  s'appuie  : 
Piliers  moussus  et  dôme  oriental. 


Le  vent  s'y  berce  et,  parmi  les  ramures 
D'où  monte  à  flots  un  encens  ve'ge'tal, 
La  fine  averse  aux  cordes  de  cristal 
Fait  retentir  ses  premières  mesures. 


Prélude  lent  soutenu  quelquefois 
Par  l'invisible  orchestre  du  silence  ; 
L'arbre  déferle  avec  des  résonances 
De  tambours  clairs  frappés  de  mille  doigts. 


i48 


Et  de  sa  voûte  un  murmure  s'exhale, 
Né  d'un  frisson  de  soie  et  de  satin, 
Plus  richement  nombreux  et  plus  distinct 
Qu'un  lent  passer  de  robes  sur  les  dalles. 

Loin  du  sommet  houleux  des  frondaisons, 
Grêle,  il  bondit  par  les  branches  charmées 
Tel  un  grelot  dans  une  main  fermée, 
L'eau  d'une  source,  à  mi-voix,  lui  répond. 

Mais  l'âpre  vent  soudain  emplit  l'abside 
Où  le  feuillage  est  courbé  humblement. 
Où  le  soleil  que  gerbe  l'occident 
Laisse  encor  choir  un  fétu  d'or  humide. 


D'une  aile  ouverte  et  close  au  fond  du  ciel, 
Son  large  souffle,  en  capturant  les  chênes, 
Creuse  un  sillon  sonore  où  l'âme  humaine 
Semble  égarer  ses  accents  solennels. 


Instant  sacré  !  Tous  les  soupirs  se  fondent, 
—  Tous  les  appels  obscurs,  tous  les  frissons  !  — 
Dans  ce  jeu  d'orgue  aux  nappes  de  basson 
Oui  verse  au  loin  d'insaisissables  ondes. 


POÈMES  PARUS  DANS  DES  REVUES  l49 

Du  svelte  arbuste  aux  rouvres  orgueilleux 
Entre  lesquels  l'herbe  pauvre  est  plus  grave, 
Tout  un  essaim  de  désirs  nés  esclaves 
Se  mêle  aux  flots  du  chant  religieux. 

Et  d'humbles  vœux  qui  sourdaient  de  la  terre 
Voguent  parmi  ce  long  ruissellement  ; 
Ivre  de  jour,  le  soir  vient.  Mais  le  vent 
Redouble  et  croît  ainsi  qu'un  estuaire. 

Avec  les  bonds  d'un  fleuve  que  la  nuit 
Aurait  enflé   des   clameurs  d'une   foule, 
De  cime  en  cime,  il  se  jette  et  s'écoule 
En  charriant  la  forêt  dans  son  bruit. 

Assaut  de  vague  enlaceuse  et  fuyante  ! 
Assomption  plaintive   !  0  morne  essor  ! 
L'arbre,  raidi  comme  un  muscle,  se  tord 
Vers  l'invisible  but  de  la  tourmente. 

Tel  un  captif  qu'enchaîne  l'univers 
Il  s'offre  aux  loins  dans  un  spasme  sauvage  ; 
Torrentueux,  le  vent  l'arque  et  fait  rage. 
Et  dans  la  nef,  où  ce  grand  hymne  vert 

Monte,  entonné  par  le  peuple  des  feuilles. 
Le  cœur  du  soir  est  si  près  d'être  offert 
Que  Dieu  s'avance,  écoute  et  se  recueille. 

0 


i5o 


NOSTAXGIE 


Plus  fort.  Seigneur!  plus  fort!  Pour  m  "astreindre  à  mata- 
Frappe -moi,  sans  répit,  plus  fort,  car  je  suis  lâche  ; 

Lâche  au  labeur  humain  que  je  dois  assumer, 
Lâche,  depuis  qu'au  mal  tu  m'as  accoutumé. 

C'est  en  vain  que  ton  doigt  m'accable  ;  sans  fêlure, 
Mon  âme  qu'il  atteint  rend  le  son  d'une  armure 

Et  ne  saigne  en  secret  que,  lorsqu'avec  le  soir, 
L'ombre  oppose  à  ses  pas  des  frontières  d'or  noir. 

Mais  de  tous  les  chagrins  que  tu  répands  à  verse, 
Des  projets  avortés  que  ta  haine  traverse, 


POEMES  PARUS  DANS  DES  REVUES 


De  l'exil  outrageant  du  pauvre,  je  me  ris  : 
Invulnérable  aux  coups  dont  jadis  je  guéris, 

Tels  ces  matins  d'automne  embrumés  et  funèbres, 
Convalescents  encor  des  épaisses  ténèbres 

Qu'un  grand  ciel  douloureux  perça  d'astres  de  fer. 
Et  je  me  ris  des  jours  de  large  où  j'ai  souffert 

Depuis  que  je  me  sens  l'âme  au  port  et  bercée 
Par  le  rythme  qui  naît  des  blessures  pansées. 

Nul  ne  se  ramifie  en  mon  cœur  qui  prévaut 

Contre  eux,  mais  leur  déroute  a  montré  mon  tombeau. 

De  leur  fane  entassée  ils  l'élèvent,  suprême  ! 

J'y  roule  des  sommets  les  plus  clairs  de  moi-même  ; 

Et  sentant  qu'à  mon  tour  je  me  grise  et  je  meurs 
De  ce  somm.eil  auquel  je  cède  et  dont  j'ai  peur. 

Debout,  dans    un  sursaut  d'angoisse,  je  te  crie  : 
Réveille  d'un  sanglot  ma  sauvage  énergie  ; 

Chaque  jour,  sans  merci.  Dieu  taciturne  et  dur, 
Guinde-moi,  d'un  coup  bref,  hors  de  ce  songe  obscur; 


l5a  RÉGNER 


D'une  implacable  main  tire-moi  de  la  tombe  ; 
Abaisse  mon  orgueil  de  peur  qu'il  ne  succombe 

Frappe  î  mais,  ô  vengeur  miséricordieux  ! 
Renouvelle  tes  coups,  que  je  les  sente  mieux. 


POEMES  INEDITS  OU  INACHEVES 


i 

I 


ENTRE  TOUTES 


Comme  un  parfum  s'exhale  au  sein  dune  musique, 
Respire  sous  le  toit  de  mes  chastes  pensées 
La  femme  aux  doigts  gardiens  des  rêves  magnifiques 
Qui  naquit  au  printemps  d'une  amour  offensée. 

En  disposant  les  pans  de  sa  longue  tunique 
Que  le  dépit  brutal  de  ses  soeurs  a  froissée, 
Chaque  jour,  elle  lit,  d'une  voix  nostalgique 
Le  poème  nombreux  de  mes  heures  passées. 

Par  ses  soins  délicats  les  mots  les  plus  profonds, 
Les  mots  les  plus  divins  épanchent  leurs  flacons   ; 
Et  quand  le  soir  défait  les  archers  du  soleil, 

Comme  je  goûte  encor  leur  intime  liqueur, 
Elle  pose  son  front  couronné  de  sommeil 
Sur  l'oreiller  royal  et  vivant  de  mon  cœur. 


l56  RÉGNER 


i 


LA  HAINE  AMOUREUSE 


D'autres  ont  pu  vous  voir,  vous  aimer  et  sentir 
Vos  regards  enchâsser  en  eux  leurs  diamants, 
Puis,  la  fleur  du  blasphème  à  la  lèvre,  mourir 
Loin  de  leur  ciel  et  de  leurs  dieux,  en  vous  nommant. 

0  source  de  blancheur  que  nul  ne  peut  tarir. 
D'autres  ont  habité  leur  rêve  décevant 
Et  vous  ont  asservie  à  leur  vaste  désir 
Comme  un  aigle  asservit  sa  proie,  en  l'enlevant. 

Moi,  libre  de  vos  liens  déjà  plus  qu'à  moitié, 
Sans  implorer  de  vous  le  pain  de  la  pitié 
Que  l'on  jette  à  celui  dont  lame  vit  sur  terre, 

Soucieux  seulement  de  ne  vous  point  chérir, 
.fp  rentre  dans  ma  haine  ainsi  qu'en  un  repaire 
Pour  y  cuver  le  vin  de  votre  souvenir. 


POEMES    INEDITS    OU    INACHEVES 


CHANT  POUR  LA  FEMME 


0  toi  que  je  vénère  à  l'égal  des  chimères 

Qui  ont  armé  tes  doigts  de  leurs  griffes  d'acier, 

0  Femme,  aux  flancs  flétris  par  Fteuvre  de  la  mère, 

Je  dépose  en  tremblant  ma  louange  à  tes  pieds. 


Au  fond  d'un  bouge  aveugle  à  la  lumière  d'or, 
Parmi  la  double  horreur  de  l'ivresse  et  des  rides. 
Un  jour  tu  m'as  tendu  l'embûche  de  ton  corps 
Lové  comme  un  serpent  dans  les  ronces  perfides. 


Un  jour,  j'ai  recueilli  la  volupté  divine 

Au  putride  relent  de  ta  bouche  édentée  ; 

La  vieillesse  et  la  mort  qui  griffaient  ta  poitrine 

Ont  veillé  mon  sommeil  au  verger  dévasté  ; 


l58  RÉGNER 

Et  quand  le  désir  fauve  élargissant  ses  ondes 
M'a  grisé  de  son  vin  et  souillé  de  sa  lie, 
Chaque  fois,  j'ai  senti,  de  la  minute  immonde, 
Me  remonter  aux  dents  Técume  de  la  vie. 


Femme  !  j'allais  vers  toi,  pèlerin  de  ton  ombre, 
Mes  vingt  ans  sonnaient  clair  sur  le  monde  aux  écoutes. 
Je  cherchais  dans  le  rêve  aux  tragiques  décombres 
Les  yeux  vers  qui  l'on  va  pour  prétexter  sa  route. 


J'adulais  chastement  un  idéal  rageur 
El  je  priais  les  dieux  qui  savaient  mon  amour 
D'accorder  la  Très  Chère  et  la  Pure  à  mon  cœur 
Avant  qu'il  descendît  le  versant  de  mes  jours. 


Ma  vie  abandonnée  aux  mains  blanches  d'Elvire, 

L'hymen  eût  pu  m  "offrir  sa  froide  majesté, 
Et,  coquebin  féru  d'un  spécieux  délire, 
J'aurais  voué  mon  rêve  à  la  fécondité. 


Mais  toi  qui  n'étais  pas  encore  dans  ma  couche, 
Mais  toi  qui  m'apportas  les  fruits  clairs  de  tes  seins, 
Toi  qui  devais  un  jour  faire  saigner  ma  bouche 
Lutée  à  la  blancheur  perverse  de  tes  reins, 


POEMES    INEDITS    OU    INACHEVES  lOg 

Tu  devais  m 'enseigner  qu'il  n'est  pas  de  dictame 
Plus  terrible  et  plus  doux  que  l'ardente  blessure 
Ouverte  dans  la  chair  fragile  de  la  Femme 
Quand  l'orage  des  sens  t'ait  tonner  la  Luxure. 


Beaux  yeux  embus  de  pleurs,  doigts  annelés  de  bagues, 
Corps  ivre  du  vin  noir  de  la  vie  enchantée, 
Vous  deviez  m 'entraîner,  roulé  de  vague  en  vague, 
Vers  le  rivage  en  feu  dune  autre  éternité  ! 


Capturé  tout  entier  aux  innombrables  liens 
Que  tresse  sur  mon  cou  ta  chevelure  torse, 
0  Femme  !  j'ai  dompté  en  des  jours  anciens 
Les  fauves  qui  peuplaient  les  jungles  de  ma  force. 


Sur  tes  seins  divergents  qui  fleurissent  ma  bouche, 

Maîtresse  !  j'ai  trouvé  le  refuge  et  l'asile 

Et  je  t'ai  embrassée  en  un  élan  farouche 

Comme  un  python  s'attache  au  torse  nu  d'un  psylle. 


Souviens-toi.  Le  grand  lit  s'ouvrait  dans  l'ombre  large 
Pareil  au  livre  austère  et  longtemps  médité 
Où  ton  corps  fastueux  semblait  inscrire  en  marge 
Le  poème  du  sang  et  de  la  volupté  ! 


l6o  RÉGNER 


Souviens -toi 


Par  les  aubes  d'étain  ou  les  midis  de  plomb, 

Ma  poitrine  ajustée  à  ton  ventre  convexe 

Que  semblait  couronner  la  mousse  d'un  vin  blond, 

Avidement  j'ai  bu  la  coupe  de  ton  sexe. 


I 


Et  les  jours  effarés  fuyaient  sous  leurs  Portiques  I 


i 


POEMES    INEDITS    OU    INACHEVES 


JE  TRAVAILLE  PARFOIS., 


Je  travaille  parfois  à  naître 
D'un  pays  veiné  de  ruisseaux, 
Populeux  de  pins  et  de  hêtres 
Et  qui  se  décoche  en  oiseaux. 

C'est  une  terre  recueillie 
Que  la  menace  des  hauteurs 
Rend  grave  à  l'exemple  des  vies 
Sur  qui  pèse  et  fond  le  malheur. 

Entre  les  coteaux  qui  la  bercent 
Du  lent  bercement  de  leurs  blés, 
Elle  apparaît,    forte  et  diverse, 
Comme  cent  peuples  rassemblés. 


[62 


CRIS 


Un  cri  me  bourrelé  :  Savoir  ! 

Cri  dune  lutte  titanesque, 

L'horreur  au  ciel  est  peinte  à  fresque  ; 

La  torche  aux  poings  double  le  soir. 

Un  cri  travaille  à  m 'affranchir  :  j 

Aimer  l'homme  !  hélas  !  mon  cœur  sème  * 

Contre  la  rafale  et  s'il  aime 
C'est  qu'il  est  libre  de  haïr. 

Un  cri  me  construit  comme  un  mur  : 
Lutter    


Un  cri  me  transporte  :  Mourir  ! 

Mais,  —  ô  captieuse  allégresse  !  — 

Si  la  vie  est  une  promesse 

Quel  dieu  —  Mon  Dieu  !  —  peut  la  tenir  ! 


POÈME?    INÉDITS    OU    INACHEVES  l63 


UN  CHANT  D'AMOUR  TRAINAIT... 


Un  chant  d'amour  traînait  sur  les  vagues  blessées, 
C'était  un  soir  sauvé  par  les  larmes  du  monde, 
Des  âmes  à  genoux,  par  d'autres  enlacées, 
Réfugiaient  en  Dieu  leur   tendresse  profonde. 

Tandis  que,  des  hauteurs  de  la  nuit  cadencée, 
Les  astres,  dans  la  mer,  laissaient  glisser  leurs  sondes. 
De  beaux  départs,  pareils  à  de  nobles  pensées. 
Déployaient  sur  les  nefs  leurs  voiles  vagabondes. 

Parfois    

Un  long  cri  mesurait  la  profondeur  du  ciel 
Puis  retombait  lucide,  en  poussière  d'étoile, 

Et  des  femmes  en  pleurs  qu'un  doigt  semblait  bannir, 

Invisibles  sous 

La  recueillait  ainsi  qu'un  dernier  souvenir. 


l64  BKGNBR 


QUATRAIN 


Aux  flancs  des  monts  herbeux  dont  la  musculature 
Se  tordait  au  bûcher  d'un  redoutable  été, 
Un  opulent  soleil  cuivrait  les  grappes  mûres 
Où  le  sang  lumineux  du  sol  était  monté. 


I 


PAGES    ANTHOLOGIQUES 


I 

I 

1 


LA  CHANSON  BALBUTIANTE 

1899 

PROJETS 


Soir  bleuté  d'un  ruissel  de  lune, 

Apre  nuit  de  ta  chevelure   : 

Je  veux  dormir  dans  l'un  et  l'une. 

Pour  éveiller  ta  chair  si  pure, 
Mais  implacable  comme  un  marbre, 
Nous  lirons  quelque  gravelure. 


i68 


Puis  tu  t'enfuiras  sous  les  arbres 
Avec  un  ris  qui  paraîtra 
L'adieu  d'un  pépiage  aux  arbres. 

Or  ce  défi  pour  moi  sera 

Le  vin  vieilli  dont  on  se  grise 

Et  je  te  prendrai  dans  mes  bras. 

Tache  laiteuse  en  la  nuit  grise, 

Ta  nudité  sera  le  but 

Des  aigipans  en  entreprise. 

Et  lorsque,  de  ta  chair  imbu, 
Je  voudrai  déchiffrer  ton  cœur, 
Il  sera  clos  comme  un  rébus. 

Car  il  s'ouvre  au  seul  confesseur, 
Frocard  auguste  et  gorgé  d'or, 
Chargé  de  laver  tes  noirceurs 

Et  de  préparer  ton  remords. 


I 


PAGES    ANTHOLOGIQUES  169 


LE  SOIR  AU  SEUIL 


Sur  le  seuil  lisse  et  tiède  et  fle'tri  comme  un  front, 
Accueillons  le  soir  comme  un  ami  qui  s'épanche, 
Et  la  chute  des  fleurs,  en  offrande,  des  branches. 
Bénira  de  parfums  la  paix  où  npus  serons. 

Le  crépuscule  a  clos  d'une  ombre  indéfinie 
Le  temple  de  l'Espoir  au  fond  des  horizons. 
Et  le  soleil  qui  meurt  agonise  en  rayons, 
Tels  les  cierges  derniers  de  quelque  liturgie. 

Des  heures  vont  couler  dans  l'effroi  des  ténèbres, 
Qui  précisent  sur  nous  leurs  planements  funèbres 
D'envergure  inquiète  et  comme  inassouvie. 

Recèle  au  fond  de  moi  ta  songerie  intime, 
Peut-être   que  l'instant  pour  nous  sera  l'ultime, 
Et  bénissons  la  Mort  qui  décuple  la  Vie. 

1 0 


ALLEGRESSE 


Dans  mon  cœur,  pour  qui  jai  requis 
L'âpreté  des  septentrions, 
Sonne  en  gloire  de  carillons 
L  hosannah   des  Nords   acquis. 

Visions  des  nuits  où  agonisent 
Les  attitudes  des  moulins  ; 
Visions  des  antennes  de  lin, 
Sous  le  bon  effort  des  brises. 

Ah   !  goûter  dans  quelque  Zéelande 
Le  silence  des  villes  mortes, 
Et  loin  des  modernes  cohortes 
Le  calme  brumeux  des  landes. 

S'en   aller  vers   quel   inconnu 
De  rêve  et  de  sonorités. 
Et  pour  mon  cœur  circonvenu, 
Vers  quelles  intimités  ? 


PAGES    ANTHOLOGIQUES 


Dans  mon  cœur,  pour  qui  j'ai  requis 
L'àpreté  des  septentrions, 
Sonne  en  gloire  de  carillons 
L'hosannah   des  Nords   acquis. 


DES  AMANTS  PARLENT 


Au  coin  de  la  Me  embusqués, 
Nous  échangeons  nos  pensées  nette; 
Et  nous  égayons  de  sornettes 
L'amour  de  nos  cœurs  offusqués. 

Autour  de  nous  les  âmes  frustes 
En  déplorent  la  cruauté, 
Mais  notre  amour  bien  dorloté 
Nous  fait  trouver  l'épreuve  juste. 

Pourtant,  nous  portons  au  côté 
Le  coup  que  nous  donna  sa  lance, 
Et  son  bruit  dans  notre  silence 
Est  l'intrus  pour  nos  "\anités. 


REGNEIl 


Nous  dressâmes  jadis  la  liste 
De  ses  défauts  impardonnés, 
Et  depuis,  toujours  étonnés, 
Nous  arborons  nos  âmes  tristes. 

Nou5  sommes  toute  obédience, 
Voire   toute   passivité, 
Et  la  Vie  qui  nous  offense 
N'atteint  pas  nos  di^inités. 

Peut-être  aurons-nous  la  revanche 
Qu'attendirent   d'autres   en   vain. 
Et  nous  nous  tenons  par  la  main 
Pour  gravir  quelque  route  blanche. 

Blottis  dans  nos  âmes  malsaines 
Et  la  volupté  du  mystère, 
Nous  sanglotons  pour  satisfaire 
La  tristesse  contemporaine. 

Et  songeurs,  nous  nous  offensons 
A  la  pensée  qu'on  nous  ressemble 
Et  qu'en  existant  nous  rêvons 
Le  rêve  ingénu  d'un  ensemble. 


PAGES    ANTHOLOGIQUES 


PARC  MORT 


Dans  la  clarté  des  frondaisons, 
Le  parc  lunaire,  à  mi-saison, 
A  le  faux  air  d'un  Trianon. 

Le  rêve  est  net  comme  l'allée 
Crépusculâtre  et  d'affilée 
Entre  deux  songes  d'azalées. 

Où  sont  les  rythmes  des  guitares, 
Les  madrigaux  subtils  et  rares 
Et  les  voluptueuses  tares    ? 

Les  êtres  esquissant,  fluets, 
Les  pas  menus  d'un  menuet 
Avec  des  gestes  désuets. 

0  Passé  !  Passé  !  Ombre  étanche, 

Rien  ne  subsiste  à  ta  revanche, 

Pas  même  un  frisson  dans  les  branches  ! 


BONHEUR  !.. 


Bonheur   !  négation  d'autrefois, 
Je  crois  éperdument  en  toi  ! 

Les  frissonnants  épithalames 
Des  arbres  verts  me  vont  à  l'âme. 

Douceur  de  la  sentir  à  moi. 
Rose  dun  pue'ril  émoi   ; 

De  voir,  dans  les  herbes  petites, 
Les  yeux  naïfs  des  marguerites  ; 

D'entendre  frémir  le  silence 
Alourdi   des   plaines   immenses 

Où  l'alouette,  ivre  de  vie, 
Clame  une  joie  indéfinie. 

Je  ressens,  après  tant  de  larmes, 
La  bienveillance  de  ces  charmes, 

Et  comme  au  chant  des  barcarolles, 
Je  me  complais  à  ses  paroles. 


PAGES    ANTHOLOGIQUES 


EN  UN  MISSEL. 


En  un  missel  d'ivoire  et  d'or, 
Aux  enluminures  naïves, 

Etre  l'enfant  bouclé  qui  dort 
Quoi  qu'il  arrive  ! 

Au  milieu  d'un  siècle  obsesseur 
En  ses  querelles   virulentes, 
Etre  le  Jésus  bénisseur 
Des  foules  lentes   ! 

Parmi  quelque  aride  campagne, 
Loin  des  bruits  et  des  luttes  fortes, 
Etre  le  rêve  épars  qui  stagne 
Sur  une  eau  morte  ! 

Ou  bien  de  lumière  éblouie, 
Et  dédaigneuse  d'un  peu  d'eau, 
Etre  la  fleur  épanouie 
De  ton  rideau  ! 


76  RÉGNER 


ÉCOUTE  LA  CHANSON  DU  SOIR... 


Ecoute  la  chanson  du  soir, 
Qui  pleure  comme  un  désespoir 

D'incomprise, 
Et  cherches-y  d'anciens  sanglots 
Les  douleurs  qui  furent  nos  lots 

S'éternisent   ! 

Entends  la  chanson  de  mes  yeux 
Recevant  le  baiser  d'aveux 

Où  tu  cèdes, 
Sachant  bien  qu'au  lieu  de  beauté, 
Tu  n'as  qu'un  charme  de  bonté 

Et  de  laide. 

Ecoute  la  chanson  du  ver 
Qui  survivra  même  à  la  mer, 

A  l'amour   ; 
Au  gré  de  son  patient  effort. 
Il  anéantira  la  mort 

A  son  tour. 


PAGES    ANTHOLOGIQUES 


Gaspard  chante 


Sois  la  troublante 
En  qui  se  berce 
L'heure  perverse. 

Sois  la   bénie 
A  qui  je  chante 
Des  choses  lentes. 

Sois  la  beauté 
Parfois  ternie 
Des  agonies. 

Sous  la  prêtresse 
Du  culte  hanté 
Des  voluptés. 

Sois-moi  le  soir 
Tombé  des  tresses 
De  tes  caresses. 

Sois-moi  l'orgueil 
De  mon  espoir 
Au  néant  noir. 


178  RÉOEB 


Et  sois-moi  l'or 
Des  jours  sans  deuils 
Et  clairs  d'accueils. 

Sois-moi  encor  I 


Gaspard  chante  : 

La  clarté  tue,  yeux  clos,  repose 
Ton  corps  menu  comme  défunt, 
L'heure  passe  comme  une  rose 
Dont  l'agonie  est  sans  parfum. 

Un  rythme  vibre  sous  ma  main, 
Pris  aux  ferveurs  des  mandolines  ; 
Ne  crains  en  rien  le  grand  chemin 
Ce  soir  la  lune  le  câline. 

Mes  yeux  blessés  de  voir  la  vie, 
Je  les  ai  blottis  sous  tes  mains, 
Derrière   qui  j'attends  demain. 
Séparé  deux  fois  de  la  vie. 

Chante,  chante,  mon  âme  folle, 
Si  tu  le  peux,  cet  imprévu. 
Mais  sans  rechercher  de  paroles  : 
Tais-toi,  mon  âme,. il  n'en  est  plus. 


PAGES    ANXnOLOGIQUES  179 


Gaspard  chante  : 


Ses  yeux  qui  ont  Tétringe  attirance  des  tombes 
L0U13  Chicos. 


Les  yeux  mi-fermés 
Sur  leur  profondeur 
Ont  atteint   mon  cœur, 
Les  yeux  m'ont  charmé. 

Les  yeux  ont  souri 
Pour  me  cajoler  ; 
Les  yeux  ont  parlé 
Et  ils  m'ont  menti. 

Les  yeux  ont  pleuré 
Pour  m 'apitoyer 
A  leur  plaidoyer  : 
Les  yeux  m'ont  leurré. 

Puis  les  yeux  ont  ri 
A  l'aveu  suprême, 
Et  sur  ce  blasphème 
Les  yeux  m'ont  aigri. 


l8o  BÉGNER 

Et  lorsqu 'abattu, 
J'ai  cru  qu'ils  allaient 
Livrer   leur   secret, 
Les  yeux  se  sont  tus. 

Les  yeux  m  "ont  cherché 
Quand  je  suis  parti. 
Puis  sur  un  ami 
Ils  se  sont  penchés. 

Les  yeux  ont  souri 
Pour  le  cajoler  ; 
Les  yeux  ont  parlé 
Et  lui  ont  menti. 


0  MORT  PAISIBLE... 


Toute  beauté  sur  terre  est  le  souffle  d'un  mort. 
J.  B.  CiJoiH. 


Le  soir  est  beau  comme  une  femme 
Qui  aurait  mis  tous  ses  parfums, 
Le  vent  pleure  comme  quelqu'un  ; 
Je  voudrais  assouvir  mon  âme   ! 


PAGES    ANTHOLOGIQUES 


0  Mort  !  paisible  et  souveraine, 
Délivre-moi  d'un  corps  obscène. 

J'entends  pleurer  en  moi  les  peines 
De  ma  pauvre  enfance  claustrée, 
Dont  j'ai  passé  les  heures  vaines 
En  une  attitude  prostrée. 

0  Mort  !  paisible  et  souveraine. 
Délivre-moi  d'un  corps  obscène. 

Du  fond  de  mes  années  moroses, 
Je  te  revois  à  mes  côtés 
Epris  de  toi  parmi  les  choses 
Dont  tu  ternissais  la  beauté. 

O  Mort  !  paisible  et  souveraine. 
Délivre-moi  d'un  corps  obscène. 

Entends  le  siècle  par  ma  voix 

S'éperdre  vers  ta  nuit  suprême, 

Mon  corps  est  lourd  comme  un  blasphème 

Qu'il  me  faut  traîner  jusqu'à  toi. 

0  Mort  !  paisible  et  souveraine. 
Délivre-moi  d'un  corps  obscène. 


:83 


Depuis  trop  longtemps  on  me  leurre 
D'espoirs   lointains   en   l'Harmonie, 
Je  ne  pense,  l'âme  ravie, 
Qu'à  la  majesté  de  ton  heure. 

0  Mort  !  paisible  et  souveraine, 
Délivre -moi  d'un  corps  obscène. 

Le  soir  est  beau  comme  une  femme 
Qui  aurait  mis  tous  ses  parfums, 
Le  vent  pleure  comme  quelqu'un  ; 
Je  voudrais  assouvir  mon  âme. 


LE  SOIR  EST  CLOS.. 


La  mort,  là-bas,  te  dresse  un  lit  de  joie. 
Padl  Vkrlaiwb  (Sagesse). 


Le  soir  est  clos  comme  une  tombe. 
Tu  m'émeus  d'une  étrange  peine, 
Pesante  et   pourtant  incertaine   ; 
Tristesse  de  ce  soir  qui  tombe  ! 


PAGES    ANTHOLOGIQUES  l83 

Le  soir  est  clos  ;  mon  âme  vide 
Bat  des  ailes  vers  une  Foi, 
Mais   son   envol   heurte,   pavide, 
L'opacité  d'une  paroi. 

Ces  murs  d'ombre  m'ont   fait  connaître 
Qu'il  en  est  fait  de  moi,  de  moi  ; 
Oui,   mais,   Seigneur,   comme   est  étroit 
Ce  soir  où  disperser  mon  être   ! 

Mourir  !  être  celui  qui  tombe. 
Las  de  toutes  les  lassitudes  ; 
Mourir  !  Mourir  !  sous  l'attitude 
De  ce  soir  clos  comme  une  tombe  ! 


L'INFLEXION  DES  VIEUX  AIRS. 


Oh  !  ces  vieux  refrains  revenus 
On  ne  sait  pourquoi  dans  la  vie. 
A>DRÉ  Lebbt  [Chansons  grises). 


L'inflexion  des  vieux  airs 
Que  modulait  ta  bouche 
Ranime   la   farouche 
Horreur  de  mon  désert. 


[84  RÉGNER 


L'orgue  de  Barbarie 
Pleure  ineffablement 
Un  air  qui  ne  varie 
Sur  un  rythme  lent,  lent. 

L'ariette  farouche 
Prend  dans  le  soir  désert 
L'inflexion  des  vieux  airs 
Que  modulait  ta  bouche. 

Mes   pleurs   tombent   lents,   lents, 
D'un  cœur  qui  ne  varie  ; 
L'orgue  de  Barbarie 
Pleure  ineffablement. 


LE   SILENCE   ORGUEILLEUX. 


0  nuit  !  tu  es  pour  moi  le  signal 
d'une  fête  intérieure. 
Bacdelaibb  {Poemea  en  prose  . 


Le  silence  orgueilleux  jouit  de  son  ampleur 
Et  s'écoute  songer,  posé  sur  la  nuit  noire 
Comme  un  aigle  farouche,  anxieux  de  la  gloire 
De  son  néant  d'appels  et  sa  beauté  d'horreur. 


PAGES    ANTHOLOGIQUES 


C'est  le  moment  d'effroi  où  des  fleurs  vont  mourir 
"'•us  les  gestes  en  or  des  étoiles  hautaines, 
Lt  où  le  désespoir  infini  des  fontaines, 
Extasié  de  lune  omet  de  s'assouvir. 


C  est  Iheure  où  l'on  bénit  la  lampe  qui  vainc  Tombre, 
Où  l'on  s'étonne  encor  d'être  encore  étonné 
Comme  un  enfant  devant  la  vie,  aïeule  sombre, 
Qui  nous  redit  toujours  son  conte  suranné   : 

I/invariable,  celui  des  douleurs  et  des  peines, 
Que  d'autres  ont  subi,  les  yeux  hagards  et  fous, 
Et  que  nous  écoutons  avec  l'attente  blême 
Qu'il  se  fera  plus  bleu  parce  qu'il  est  pour  nous. 

C'est  l'heure  où  le  remords  qu'affole  le  silence 
De  la  tombe  hâtive  où  l'enfouit  l'orgueil, 
Dans   la   paix  monotone  et  morne  apporte  au  seuil 
De  soi  la  volupté  longue  des  lancinances. 

Et  l'Espoir,  comme  un  chaume  brillant  dans  le  soir, 

Grise  d'avenir  net  l'âme  étrange  et  profonde 

Qui  oublie  parmi  son  moelleux  nonchaloir 

La  vieille  horloge  à  poids  balbutiant  des  secondes. 


[86 


DOUCEUR  DETRE  POETE. 


Douceur  d'être  poète  et  de  pleurer  parfois 

Quand  d'autres  sont  repus  d'un  «  moi  »  béatifique. 

Douceur  d'être  poète  et  de  pleurer  parfois. 

Orgueil  !  Le  livre  est  clos  et  le  rêve  est  fixé 

Comme   un   papillon   rare   et  palpitant   aux   pages    ; 

Orgueil  !  le  livre  est  clos  et  le  rêve  est  fixé. 

Tristesse  !  il  est  parti  et  des  doigts  l'ont  frôlé, 
Auxquels  il  est  resté  la  poussière  des  ailes. 
Tristesse   !  il  est  parti  et  des  doigts  Tont  frôlé. 

J'ai  voulu  le  brandir  pour  éblouir  des  yeux, 
Comme  le  voilà  terne  et  ton  orgueil  puni  ! 
J'ai  voulu  le  brandir  pour  éblouir  des  yeux. 

Ah  î  désormais,  fais-lui  la  sépulture  digne, 
Et  ne  l'exprime  pas  hors  des  toutes  clartés  ; 
Ah  !  désormais,  fais-lui  la  sépulture  digne. 

Douceur  d'être  poète  et  de  ne  point  chanter... 

Saint-Pol.  Avril-Aoûi  1899. 


i 


PAGES    ANTnOLOGIQUES  l8' 


n 


VERS  LA  VIE 

LE    CHANT    DES    ROUTES 
ET  DES  DÉROUTES 

1900 
LES  CHOSES  MATERNELLES 


Cette  passante  vient  du  fond  de  mon  passé, 
Souriante  à  demi  de  l'avoir  traversé. 

HEÎiRI  DK  RkGÎTIBR. 


J'entends  les  choses  maternelles 
Du  fond  des  villes  éternelles. 

Les  souvenirs  s'en  sont  venus 
Comme  des  gens  qu'on  a  connus. 


[88  RÉGNER 


Ils  s'en  sont  venus  par  les  routes 
Très  lointaines  où  Ion  écoute 

Le  choeur  apaisé  d'Autrefois, 
—  Vaste  rumeur  sans  une  voix. 

Les  belles  filles  d  Avril  chantent 
Et  toute  la  Comté  s'enchante 

De  soleiL  d'épis  et  de  vignes 
Où  des  hommes  mettent  le  signe 

De  leurs  deux  mains  de  volupté 
A  sentir  frissonner  l'Eté 

Au   toucher  des  grappes  pendantes, 
Lourdes  comme  des  seins  d'amante 

Et  prometteuses  de  survie. 
L'hymne  est  immense  de  la  Vie, 

Dans  le  bourdon  des  travaux  clairs 
Qui  fécondent  comme  une  chair 

Le   soi   tumultueux  d'épis 

Qu'un  grand  souffle  tiède  infléchit 

Selon  le  rythme  des  eaux  lentes. 

Et  c'est  —  à  l'horizon  —  l'Amante  : 


PAGES    AXTHOLOGIQUES  189 

Celle  du  songe  et  du  blasphème, 
Impersonnelle  et  tout  de  même 

L'amante  inévitablement. 

La  chair  se  lève  et  le  cœur  ment, 

L'âme  entière  voudrait  et  n^ose 
Revendiquer  encor  la  chose 

Par  quoi  elle  fut  et  sera 
Comme  plus  belle  et  d'apparat 

Et  plus  harmonieusement   triste. 
Du  seul  passé  le  mot  persiste 

Qu'elle  apporta  comme  une  étoile, 
Et  si  parfois  la  voix  se  voile, 

Sur  les  chemins  où  je  perçois 
Le  chœur  apaisé  d'autrefois, 

C'est  pour  que  plus  tendre  et  plus  pur 
Me  parvienne  dans  le  futur, 

Selon  le  rythme  des  eaux  lentes, 
Avec,  à  l'horizon,  l'Amante, 

Par  delà  les  voix  et  quand  même 
Le  frisson  bleu  du  mot  suprême. 


I  go  REGNER 


1 


AU  \'ERBE 


Au  verbe  énorme  de  la  Me 
Déclinant  avec  la  lumière, 
L'ariette  de  la  bergère 
Oppose  sa  paix  infinie. 

Ainsi  qu'une  voix  familière, 

Les  grands  arbres  l'ont  accueillie 

De   toute   l'âme  recueillie 

De  leur  monde  crépusculaire. 

C'est  la  chanson  de  la  joie  saine 
En  l'émanation  sereine 
D'un  patois  coloré  qui  bruit. 

Et  dans  le  grand  silence  étanche 
Vert,  dans  le  demi-jour  des  branches, 
Tremblote  une  lueur  de  bruit. 


PAGES    ANTHOLOGIQUES  igi 


EN  SOLILOQUE 


Mon  âme  vagabonde  et  sculpte  des  chimères. 

EUGÈI^E    COATOT. 


Les  petites  mains  berceront  ta  tête 

Et  la  voix  saura  des  mots  longs  et  doux 

Qui  seront  pour  toi  des  rumeurs  de  fête. 

Tant  tu  pleureras  parmi  ses  genoux 

Que  les  jours  seront  couleur  d'espoir  clair 

Aux  finalités  de  leurs  couchants  roux. 


Et  tes  grands  chagrins  d'enfant  auront  l'air 
De  très  petits  maux  qui  ne  seront  plus 
Que  l'obscur  frisson  de  toute  sa  chair. 


Le  trésor  d'amour  que  tu  crois  perdu 
Aux  hasards  lointains  de  tous  les  calvaires, 
Les  petites  mains  te  l'auront  rendu, 


iga 


Et  ton  cœur  sera  tout  un  hémisphère, 
Puisqu'il  contiendra  ses  deux  yeux  surtout 
Et  les  mots  très  longs  que  savent  les  mères. 

Et  ta  voix  sera  l'écho  de  beaucoup 
D'autres  voix  aimées  qui  seront  sereines 
Et  qui  afflueront  vers  toi  de  partout. 

Et  les  soirs  verront  ton  âme  incertaine 

Confondre  les  ors  de  leurs  infinis 

Avec  ceux  des  yeux  qui  s'ouvrent  à  peine 

Sur  l'horizon  vert  des  chemins  bénis 

Où  tu  t'en  iras  par  bonds  graves  sous 

La  chanson  des  Joies  au  bord  de  leurs  nids. 

Et  la  voix  saura  des  mots  longs  et  doux 
Et  tu  aimeras  la  vie  mensongère 
Parmi  la  vie  tiède  de  ses  genoux, 

Et  ton  cœur  sera  tout  un  hémisphère. 


PAGES    A.NTHOLOGIQUES  IQO 


FERME  TES  YEUX 


((  Ferme  tes  yeux  sur  la  grand  Mlle, 
Le  vent  s'est  couché  sur  la  porte 
Comme  un  grand  lévrier  tranquille. 

((  Ferme  tes  yeux,  mon  âme  est  forte 
Et  ne  craint  pas  les  pas  errants 
Des  spectres  ni  des  feuilles  mortes. 

((  Ferme  tes  yeux,  le  monde  ment 
Autour  de  ces  joies  coutumières 
Que  nous  savons  obscurément. 

((  Ferme  tes  yeux,  l'heure  est  plénière, 
Un  crapaud  tinte  l'angélus 
Aux  horizons  de  son  ornière. 

((  Tu  sais  bien  que  l'astre  n'est  plus 
Au  ciel  de  route  des  rois  mages, 
Puisqu'ils  ont  rencontré  Jésus. 


E94  RÉGNER 


((  Le  Jésus  des  tendres  images 
Illustrant  les  missels  d'ivoire, 
Où  il  subsiste  entre  les  pages 

((  Un  peu  du  bon  parfum  de  croire, 
Comme  le  parfum  des  lavandes 
Persiste  aux  linges  des  armoires. 

((  Dors  les  beaux  songes  de  la  lande 
Fixés  aux  parois  de   ton   être 
Comme  des  maïs  d'or  qui  pendent   ; 

((  Ces  beaux  songes  qui  te  pénètrent 
Du  parfum  de  ta  pure  enfance 
Rêveuse  du  ciel  bleu  des  prêtres. 

a  Et  tu  seras  celle  qui  pense 
Avoir  recouvré  dans  les  fleurs 
Germantes  aux  mains  du  silence 

((  Les  ors  perdus  de  tes  bonheurs.   » 


PAGES    ANTHOLOGIQLES  IC)0 


AINSI  SEPANDAIT 


Ainsi  s'épaiidait  la  grande  âme 

De  mes  désirs  prêts  à  savoir 

Les  instant  de   ta   chair,   ô   Femme    î 

Aux  treilles  de  la  Vie,  le  soir 
Foulait  les  grappes  triomphales 
Lourdes  du  vin  du  jeune  espoir. 

,La  lune  errait  dans  le  ciel  pâle, 
Et  j'étais  là  sans  ironie 
Dans  ma  ferveur  sentimentale. 

J'écoutais  décroître  la  Vie, 
Le  cri  des  métaux  tourmentés 
A  l'horizon  des  tâches  infinies. 

Et  pénétré  de  ta  beauté, 

0  Nature  !  qui  crées  des  mondes, 

J'étais  un  monde  en  volupté  ! 


196 


Seul,  dans  la  ténèbre  profonde 
Qui  descendait  en  flocons  mous, 
Mon  être  fluait  comme  une  onde. 

Et  je  sentais  par  élans  doux 
S'éveiller  la  clarté  des  anges 
Tandis  que  Dieu  nous  mettait  sous 

Le  geste  ailé  de  ses  phalanges. 


L'HEURE  FROLEUSE. 


L'heure  frôleuse  trébuche 

Aux  pentes  de  l'éternité, 

Et  la  lune  aime  ces  embûches. 

Les  grands  arbres  ont  écarté 
Leurs  formes  savamment  humaines 
Derrière  un  pan  de  sa  clarté. 

Un  souffle  berce  la  lointaine 

Sérénité  de  son  baiser 

Aux  escarpolettes  d'un  frêne. 


PAGES    ANTHOLOOIQUES  I97 

La  ville  a  tu  le  cœur  blessé 

De  son  grand  corps  inharmonique 

Dans  le  cœur  des  soirs  apaisés. 

Et  la  lune  tend  l'ironique 

Puérilité  de  sa  face 

Avec  d'insidieuses  mimiques 

Au  rêveur  humble  qu'elle  agace 
Et  qui  ne  veut  pas  accepter 
L'impitoyable  dédicace 

De  ses  sourires  édentés. 


BITUME 


Oh  !  je  fus  dieu,  car  j'ai  créé  des  paradis  ! 
Eue  Léage  (Chevauchée). 


Je  te  dirai  les  mots  que  je  dis  à  la  lune, 

Les  mots  que  je  vénère  et  que  tu  ne  sais  plus, 

0  ma  sœur  de  souffrance  et  de  luttes  communes. 


Ta  chair  est  une  mare  où  coasse  le  rut, 
Mais  le  soir  sait  encore  y  mourir,  el  les  cieux 
Y  refléter  l'aspect  de  leurs  mondes  parus. 

Ton  cœur  est  un  oiseau  sanglant  et  douloureux 
Oui  sait  pourtant  encor  chanter  la  chanson  pure, 
Mais  qu'un  regard  effare  et  rend  silencieux. 

Et  tes  grands  yeux  sont  tristes  comme  une  blessure, 
Ta  voix  est  la  musique  d'un  soir  suranné 
Et  ta  bouche  fardée  est  lasse  de  l'injure. 

Mais  j'aime  ta  souffrance  et  tes  désirs  fanés, 
Et  ce  soir  tu  sauras  les  voluptés  suprêmes 
Du  rêve  reconquis  et  des  jours  pardonnes. 

Tu  sauras  qu'ici-bas  il  n'est  pas  d'anathème, 

Et  pour  sauver  la  foi  de  ton  cœur  éperdu 

Je  t'apprendrai  les  mots  avec  lesquels  on  aime, 

Les  mots  que  je  vénère  et  que  tu  ne  sais  plus. 


PAGES    ANTHOLOGIOUES  IQQ 


DETRESSES 


Le  Moi  chanteur  hurle  sa  plainte. 
L.  D. 


J'ai  faim,  j'ai  froid,  la  lampe  est  morte 
Au  fond  ce  soir  infini. 
Comme  un  beau  rêve  qu'on  emporte 
Pour  la  joie  d'un  destin  béni. 

Vient-on  pas  d'entr 'ouvrir  la  porte  ? 
Mon  âme  est  an  miroir  terni 
Et  ma  chair  immense  colporte 
Le  frisson  de  l'Indéfini. 


RÉGNER 


Les  heures  tombent  une  à  une 
Du  cadran  jauni  de  la  lune 
En  des  chutes  musiciennes. 

Et  je  souris  d'un  air  tremblant 
D'avoir  fait  le  rêve  touchant. 
De  rêver  ma  vie  en  la  tienne. 


n 


Seigneur!  je  suis  sans  pain,  sans  rêve  et  sans  demeure, 
Les  hommes  m'ont  chassé  parce  que  je  suis  nu, 
Et  ces  frères  en  vous  ne  m'ont  pas  reconnu 
Parce  que  je  suis  pâle  et  parce  que  je  pleure. 

Je  les  aime  pourtant  comme  c'était  écrit 
Et  j'ai  connu  par  eux  que  la  vie  est  amère, 
Puisqu'il  n'est  pas  de  femme  qui  veuille  être  ma  mère 
Et  qu'il  n'est  pas  de  cœur  qui  entende  mes  cris. 

Je  sens,  autour  de  moi,  que  les  bruits  sont  calmés, 
Que  les  hommes  sont  las  de  leur  fête  éternelle, 
Il  est  bien  vrai  qu'ils  sont  sourds  à  ceux  qui  appellent. 
Seigneur  !  pardonnez-moi  s'ils  ne  m'ont  pas  aimé  ! 


I 


PAGES    ANTHOLOGIQLES 


Seigneur  !  j'étais  sans  rêve  et  voici  que  la  lune 
Ascende  le  ciel  clair  comme  une  route  haute, 
Je  sens  que  son  baiser  m'est  une  pentecôte, 
Et  j'ai  mené  ma  peine  aux  confins  de  sa  dune. 

Mais  j'ai  bien  faim  de  pain,  Seigneur  !  et  de  baisers. 
Un  grand  besoin  d'amour  me  tourm.ente  et  m'obsède, 
Et  sur  mon  banc  de  pierre  rude  se  succèdent 
Les  fantômes  de  Celles  qui  l'auraient  apaisé. 

Le  vol  de  l'heure  émigré  en  des  infinis  sombres. 
Le  ciel  plane,  un  pas  se  lève  dans  le  silence, 
L'aube  indique  les  fûts  dans  la  forêt  de  l'ombre. 
Et  c'est  la  Vie  énorme  encor  qui  recommence  ! 

(1900,  Place  du  Carrousel,  3  heures  du  matin.) 


m 


De  la  douceur  !  de  la  douceur  !  de  la  douceur  ! 
Paul  Verlaine. 


Douceur  de  chanter  en  tes  livres, 
0  Verlaine  !  le  chant  des  joies, 
—  Dans  les  lointains  un  orgue  broie 
Le  formidable  ennui  de  vivre. 


REGNER 


Je  ne  sais  plus  les  soirs  de  cuivre 
Et  je  suis  soucieux  des  voies 
Par  oij  j'allais,  aux  matins,  ivre, 
Vers  les  frontons  que  tu  déploies. 


Car  je  n'ai  su  vaincre  la  chair. 
Et  me  laisser  aller  au  cher 
Enivrement  de  tout  bénir  ; 

Et  ce  sera  ma  pénitence 

De  rester  malgré  ma  souffrance 

Indigne  de  te  devenir. 


DES  MAINS  DANS  L'OMBRE 


Lui  : 

Mon  Dieu  î  déliwez-moi  des  lourdeurs  du  blasphème, 
Je  suis  un  pauvre  enfant  qui  ne  sait  ce  qu'il  dit 
Et  qui  s'est  trop  longtemps  targué  d'un  anathème, 
Mon  Dieu   !  délivrez-moi,   vous  qui  m'avez  maudit. 


PAGES    ANTHOLOGIQUES 


Mon  Dieu   !  j'ai  fait  le  mal  par  orgueil  de  le  faire, 
La  bête  a  prévalu  qui  sommeillait  en  moi, 
Et  quand  elle  a  parlé  je  n'ai  pas  su  la  taire, 
Parce  que  j'étais  faible  et  que  j'étais  sans  foi. 

Vous  savez  que,  puissante,  elle  est  prompte  aux  victoires. 
Mon  Dieu  !  s'il  est  possible,  étouffez- la  bien  toute, 
C'est  vers  vous  que  je  crie  en  qui  je  voudrais  croire, 
Mon  Dieu  !  délivrez-moi  de  la  hideur  du  Doute  ! 

Au  combat  ma  pauvre  âme  est  tôt  sanguinolente 
Et  des  astres  de  sang  montrent  quelle  est  sa  route. 
Mon  Dieu  !  protégez-la  :  cette  chose  qui  chante 
Ne  saurait  plus  lutter  sachant  ce  qu'il  en  coûte. 

Ironique,    inquiète   et   toujours   douloureuse. 
Mon  Dieu  !  préservez-la  de  l'immortalité 
Et  faites-la  parfois  digne  et  laborieuse 
A  filer  le  rouet  de  la  sérénité. 


Elle  : 


Mon  Dieu  !  j'ai  pressenti  ta  présence  adorable 
Dans  le  trouble  infécond  de  ma  virginité, 
J'ai  connu  que  toi  seul  pouvais  l'heure  durable 
Et  que  tu  vis  au  fond  de  ma  féminité. 


204  REGNER 

Quand  la  mystique  aurore  en  mon  âme  a  su  poindre 
Ma  voix  s'est  efforcée  au  poème  des  Jos, 
Mais  tu  t'es  détourné  sans  avoir  vu  se  joindre 
La  ferveur  de  mes  mains  vers  tes  paradis  clos. 

Lors  j'ai  connu  la  joie  aimable  des  extases 
Et  les  baisements  longs  des  croix  béatifiques, 
J'ai  vénéré  ton  culte  et  tes  iconostases 
Dans  le  rêve  indécis  des  encens  catholiques. 

D'avoir  prostré  ma  chair  aux  affronts  de  ton  rite 
Sous  le  lointain  d'amour  des  crucifix  ultimes, 
J'ai  transformé  mon  cœur  à  la  royale  in>4te 
Et  j'ai  aimé  ton  fils  comme  un  amant  sublime. 


Lui  et  Elle 


Mon  Dieu  !  voyez  1  effort  dernier  des  décadences 
Parti  au  bon  combat  des  négations  du  Livre, 
Bénissez  d'un  accueil  cette   claire  espérance 
Qui  fermera  des  yeux  sur  la  hideur  de  vi^Te. 

Mon  Dieu   !  nous  sommes  lourds  de  l'obsession  duDout« 
Que  la  complicité  du  siècle  a  rendu  nôtre, 
Donnez  à  nos  ferveurs  l'éclat  doux  de  l'apôtre 
Et  la  force  qui  fait  trouver  brève  la  route. 


PAGES    ANTHOLOGIQUES  200 

Que  VOS  soirs  à  tomber  apaisent  de  leur  rêve 
L'éclair  croisé  des  mots  et  révéleurs  du  glaive 
Sous  lequel  a  gémi  la  tragique  agonie, 

Afin  qu'imbu  de  votre  paix,  chacun  de  nous 
Sente  régénérer,  prostré  sur  les  genoux. 
Sa  lasse  humanité,  rêveuse  d'Harmonie. 


n 


Seigneur   !  mon  Dieu  Quelle  ombre  passe 
Là,  sur  mon  front,  révélatrice   P 
Est-ce  votre  ombre  ou  la  fallace 
Intercession  de  Béatrice  ! 

Seigneur  !  mon  Dieu  !  Quel  froid  pénètre 
Par  lents  degrés  ma  chair  indigne  ? 
Est-ce  la  mort  ou  bien  le  signe 
De  quelque  chose  qui  va  naître  ? 

Vais-je  mourir  à  votre  vie  ? 
Et  vais-je  naître  à  vos  clartés   ? 
Pour  qui  chantent  ces  liturgies 
Sous  le  pardon  d'un  ciel  d'été  ! 

12 


2o6 


Trop  de  ténèbre  autour  de  moi, 
Seigneur   !  et  trop  de  servitude, 
Tendez-moi  la  béatitude 
De  vivre  sans  cbercber  pourquoi. 

Enfant  songeur  des  mots  bénis. 
Mon  âme  éperdument  se  lève  : 
Seigneur  !  mon  Dieu  !  soyez  son  nid 
Dans  les  taillis  bercés  du  rêve. 

Faites-la  digne  de  vous-même, 
J'étreindrai  l'heure  qui  s'enfuit, 
Il  m'est  venu  tant  de  blasphèmes 
Aux  solitudes  de  ma  nuit. 

Mettez  en  elle  le  vertige 
De  ne  plus  vous  savoir  lointain, 
Pour  qu'elle  tremble  sur  sa  tige 
A  l'élection  de  vos  mains, 

Et   pour   que   vous   l'emportiez   toute, 
Fervemment  belle  de  tendresse, 
Parmi  la  gloire  et  dans  l'ivresse 
De  tout  aimer  hormis  le  Doute  ! 


PAGES    ANTHOLOGIQUES 


LÈVE  TON  FRONT. 


((  Lève  ton  front  vers  ma  lumière 
Et  prends  ces  chemins  de  clarté, 
La  vie  ne  sait  plus  être  amère 
Aux  fins  de  mon  aménité. 

«  Des  fleurs  illustreront  ta  route 
Comme  de  somptueux  péchés, 
Crains  vers  elles  de  te  pencher. 
Le  Mal  y  berce  ses  écoutes. 

a  N'as-tu  pas  senti  que  je  t'aime, 

0  pauvre  enfant  sacrifié. 

Toi  qu'aurait  pu  sanctifier 

Le  remords  long,  comme  un  baptême   ! 

Pourquoi   douter  de   moi,   pourquoi    ! 
Lorsque  ton  âme  tumultue. 
Est-ce  ma  clarté  qui  s'est  tue 
Ou  l'irradiance  de  ta  foi    ? 


308 


((  Si  j'ai  voulu  cette  inquiétude 
Dans  ton  cœur  qui  n'en  savait  pas, 
C'est  afin  d'enhardir  ton  pas 
De   vaillance   et   de   certitude. 

({  Ton  but,  vois- tu,  c'est  moi  :  le  Don, 
Mais  c'est  en  toi  que  tout  commence. 
Tu  ne  savais  quune  romance, 
J'ai  mis  en  toi  une  chanson.  » 

Et  cette  voix  tut  son  silence. 


I 


LA  VIE  RESONNE. 


La  vie  résonne  comme  un  pas 
Qui  s'est  égaré  sur  la  route, 
Et  l'ombre  luit  comme  une  voûte 
Dont  tu  ne  t'échapperas  pas. 

Le  pas  se  hâte  et  se  rapproche, 

La  voûte  s'abaisse  sur  moi, 

Et  mon  cœur  bat  comme  une  cloche 

Dans   un   tumultueux   beffroi. 


PAGES    ANTHOLOGIQUES  209 


Ce  pas  sur  les  chemins  me  traque, 
Va-t-il  venir  ?  Va-t-il  venir  ? 
Le  ciel  est  mort  de  l'Avenir 
Et  le  Passé  vétusté  craque. 

Des  lueurs  passent,  affolées 
Comme  des  ailes  d'autrefois, 
Et  je  crois  entendre  des  voix 
Au  ciel  tourmenté  de  nuées. 

Ah  !  oui,  c'est  vous,  Seigneur  !  là-bas  ! 
Prestige  des  voix  invoquées. 
Au  lointain  meurt  la  mélopée 
De  ce  pas  qui  ne  viendra  pas. 


LE  JOUR  EST  FANE 


M'est  avis  qull  est  l'heure 
De  renaître  moqueur  ! 

JuLçs  Laforgue. 


Le  jour  est  fané  comme  une  tenture 
Et  je  prie  dans  l'ombre  un  dieu  d'élection 
De  laisser  venir  à  moi  l'impression, 
Car  je  ne  suis  plus  que  littérature. 


3IO  REGNER 

Mon  Dieu  !  donne  au  cœur  que  la  vie  évince 
De  chères  souffrances  mal  définies, 
Afin  que  son  orgue  de  Barbarie 
Cahote  ses  doux  accents  de  province. 

Je   suis   comme   un   vieux   qui   ne   sait   plus  l'heure 
Et  qui  ne  peut  plus  la  lire  aux  pendules, 
Car  je  ne  sais  plus  s  il  ricane  ou  pleure, 
Mon  cœur  en  soleil  ou  en  crépuscule. 

Je  vais  dans  la  vie  comme  en  une  chambre 
Au  même  horizon  d'objets  retrouvés, 
Je  voudrais  partir  hors  du  familier 
Piayonnement  doux  de  la  même  lampe. 

Car  je  suis  bien  las  d'être  en  l'impuissance 
De  savoir  pleurer  ou  de  savoir  rire 
Et  de  ne  pouvoir  trouver  dans  les  livres 
Que  le  nonchaloir  de  l'indifférence. 

Entends,   ô  mon   Dieu,   cette  peine  étrange. 
Fais  germer  dans  l'ombre  un  peu  d'autrefois 
Et  que  je  pressente  un  instant  ta  voix 
Dans  la  retombée  des  voix  de  l'enfance. 

Prends  pitié  de  cette  prière  hautaine, 
Je  saurai  pour  toi  des  chants  tour  à  tour 
De   ferveur,   d'orgueil,   de  joie   et   de   haine. 
Confondus  dans  un  même  cri  d'amour  ! 


PAr.ES    ANTHOLOGIQUE; 


FINAL 


Tous  les  parfums  d'Arabie 
Ne  sauraient  laver  ma  vie 
Du  sang  des  mélancolies. 

Un   Dieu,    sur   moi,   cest   trop   lourd, 
Et  penché  hors  de  ma  tour, 
Je  vois  des  jours  el  des  jours. 

Ah  !  dis-moi,  qui  frappe  ainsi, 
Si  c'est  la  Mort,  Dieu  merci  ! 
Elle  n'a  que  faire  ici. 

Dame   la   Mort,    écoutez   bien, 

Je  ne  possède  d'autre  bien 

Qu'un  cœur  ne  niarquant  plus  rien 

Ni  les  minutes,  ni  les  heures. 
Ni  les  chagrins,  ni  les  leurres 
Et  ni  les  larmes  qu'il  pleure. 


Chose  ne  signifiant  pas, 
Qui  voudrait  sonner  le  glas 
De  ce  forcené  trépas. 

Car  vraiment  il  ne  sait  plus 
Qu'un  monotone  angélus 
Qu'il  module  à  sons  perdus. 

La  regrettable  lacune 

Que  cette  horloge  quelqu'une 

Marquant  soleil  à  la  brune  ! 

Horloge  et  cloche  il  fut  tout, 
Mais,  ce  soir,  il  est  surtout 
Une  antiquaille  à  deux  sous. 

Dame  la  Mort,  ah  !  pitié 

Pour  ce  cœur  plus  qu'à  moitié 

Le  bien  de  votre  moustier. 

La  Dame  sortit,  commune 
Dans  la  moire  bleue  de  lune 
De  sa  robe  d'une  thune. 

Lors,  j'ai  souri  longuement 
En  songeant  au  seul  moment 
Qu'il  sonnait  immensément. 


PAGES    ANTHOLOGIOUES  2l3 

Des  jours  furent  et  des  jours, 

Et  prisonnier  de  sa  tour 

Mon  vieux  cœur  marquait  l'amour. 

Le  soir  préludait  à  peine 
Que  l'angélus  de  sa  peine 
Tut  sa  plainte  sur  la  plaine. 

Et  sa  cloche  aux  sons  qui  virent 

Tintinnabula  le  dire 

D'une  larme  dans  un  sourire  ! 

Paris,  mars-octobre  1900. 


2l4 


III 


SONNETS   INTÉRIEURS 


0  CRAPAUD... 


Virtuose  alangui  des  tympanons  du  soir. 
R.  M.  Clebfett. 


0  crapaud,  que  ta  nuit  est  belle 
Par  ton  art  sobre  et  trémébond, 
Et  comme  tu  manquerais  à  elle, 
Rêveur,  proscrit  et  vagabond  ! 

Lazzarone  des  Naples  lunaires, 
Cbrist  des  infiniment  petits, 
Morne  Gain  des  accroupis 
Chassé  des  marges  de  lumière, 

Affirme  ta  douceur  têtue 
D'être  angoissé  qui  s'évertue 
Derrière   un   nirvanah   profond    ; 


PAGES   ANTHOLOGIQUKS  2l5 

Moi,  je  m'endors  à  ton  bruit  sec, 
L'âme  grise,   la  pipe  au  bec, 
Et  le  pâtis  jusqu'au  menton. 


ABDIQUE,  0  ROI... 


Abdique,  ô  roi,  ô  petit  roi  de  Chimérie, 
Tes  peuples  sont  partis,  rués  à  tes  bastilles. 
Laisse  là  tes  mignons,  tes  velours  et  tes  filles. 
Prends  la  poste  pour  les  frontières  de  la  vie. 

Ton  âme  assise  au  clair  de  sa  fenêtre  vive 
Attendrait-elle  encor  l'amoureuse  Isménie 
Et  n'entend-elle  pas  la  canaille  vomie 
Rugir  aux  parcs  ésolériques  de  ta  ville  ? 

Fuis  !  fuis,  en  te  gardant,  ô  roi,  des  mines  neutres 
De  ceux  qui  n'ont  pas  eu  sur  le  front  le  grand  feutre 
Des  gueux  et  des  aventuriers,  aimeurs  de  filles  ; 

Pour  qu'un  grand  de  ta  cour  ennuyeuse  et  perfide 
Puisse  crier  dans  la  basse-taille  des  psaumes  : 
«  Le  roi  s'en  va...  Il  avait  mal  à  son  rovaume.  » 


2  1 6  RÉGXER 


LES  MAUDITS 


I 


ARTHUR     RIMBAUD 

Tel  à  courir  le  monde  en  qui  tu  connus  mieux 
La  somptuosité  rebelle  de  ton  cœur, 
Avide  d'actes  enfin  permis  à  ta  ferveur, 
Tu  vécus  petit  roi  des  chimères  sans  dieu. 

Enfant,  tu  raillais  bien,  dressé  devant  la  table 
Ainsi  que  la  statue  proche  du  Commandeur 
Les  dogmes  avilis  et  grognant  dans  l'étable 
L.appel  des  libertés  que  fouaillent  les  montreurs. 

Pour  quels  triomphes  fous,  dor,  de  sonorités, 
Larssas-tu  celui  qui,  comme  en  un  reliquaire, 
Avec  de  chères  mains  d'ardente  humanité, 

Te  cherchas  loin,  génial,  aux  abîmes  du  Livre  ? 
Tu  partais  à  l'avant  penché  des  bateaux  ivres, 
Et  la  Mort  exila  cet  exil  volontaire. 


PAGES    ANTHOLOGIQLES 


n 


VERLAINE 


La  voix  du  rossignol  qui  monte  dans  les  choses 
M'est  une  douce  invite  à  te  lire,  ^'e^laine, 
Par  ce  soir,  tandis  quune  brise  tiède  halène 
Le  long  de  l'avenue  où  des  marbres  reposent. 

Tous  les  parfums  se  sont  blottis  au  cœur  des  roses  ; 
Le  jardin  rêve  au  fond  de  sa  légende  ancienne, 
Et  les  cygnes  du  lac,  immobiles,  retiennent 
Le  tranquille  bonheur  que  leurs  ailes  enclosent. 

Seule,  au  bord  du  grand  ciel  tremble  une  étoile  dor 

Et  la  Imie  qui  fait  la  page  douce  et  mièvre 

Se  plaît  sur  ton  poème  amène  oii  tout  s'endort  : 

Parfums,  lueurs,  et  vous,  lentes  nmsiques  vieilles 
Que  traverse,  innombrable,  avec  le  vent  qui  bruit 
Ton  âme,  ô  vagabond,  qui  fut  celle  des  nuits  ! 


3l8 


m 


JULES    LAFORGUE 

Pierrot  qu'on  exila  sous  quelque  redingote, 
Grand-prêtre  de  Tanit,  amant  de  Salammbô, 
Qui  Gèrement  voua  sa  jeunesse  cagote 
Au  culte  émancipé  d'un  astre  comme  il  faut  ; 

Laforgue  !  ô  doux  conteur  de  contes  à  soi-même, 

Doux  poète  illuné  des  soirs  de  flânerie, 

Vrai,  le  donquichotisme  a  sa  monotonie 

Quand  les  moulins  à  vent  ne  tournent  qu'en  nous-mêmes. 

Aussi  tu  préféras  correctement  sortir 

(Hamlet  qui  réprima  le  «  to  be  »  d'un  sourire) 

D'un  monde  mal  acquis  à  tes  chevaleries  ; 

Petit  amant  berné  qui  partait  à  la  brune 
Prouver  par  A  plus  B  son  amour  à  la  lune. 
Va,  dors,  convalescent  des  blessures  de  vie. 


PAGES    ANTHOLOGIQUES  219 


COMME  J'APP.iREILLAIS. 


Comme  j'appareillais  pour  d'autres  paysages 
Et  que  Phoebé  m.ourait  au  front  des  matinées, 
L'aube  en  marche  du  pied  menu  des  bien-aimées 
Retint  longtemps  mon  âme  aux  blancheurs  du  rivage. 


Le  vent  s'était  levé  plein  de  senteurs  natales, 
Gonflant  la  gorge  de  mes  voiles,  ferme  et  vierge 
Et  le  zénith  tendant  son  arc  horizontal 
Tirait,  vives  et  noires,  des  flèches  d'hirondelles. 


Les  échappes  de  Taube,  aux  flancs  d'une  colline 
Traînaient  languissamment  sur  sa  courbe  amoureuse  ; 
On  eût  aimé,  au  fond  des  forêts  clandestines. 
Epier  ton  réveil,  Diane  aventureuse  ! 


Par  ce  matin,  fiévreux  d'une  ivresse  sacrée. 
Revenir  à  ton  sol,  ô  paysage  ami, 
Boire  encore  à  tes  sources,  voler  à  tes  nuées, 
Surprendre  la  Dryade  et  l'aigipan  tapis. 


Mais  mon  voilier  fendait  les  eaux  vers  lOrient 
Que  l'aube  décorait  de  son  apothéose  ; 
Et  mon  cœur  épuisant  le  radieux  moment 
Cinglait  vers  la  beauté  de  l'inconnu  des  choses. 


Au  large  de  la  mer,  au  large  de  ma  joie, 

0  glisse,  svelte  comme  un  cygne  de  légende  ; 

La  terre  n'est  plus  qu'une  courbe  qui  flamboie. 

Accoudé,  les  veux  secs,  comme  Childe  Harold,  chante. 


Chante  ton  être  enfin  délivré  de  tout  râle, 
Affranchi  de  l'horreur  d'un  vain  ciel  morcelé  ; 
Tu  as  quitté,  d'un  pas  allègre,  les  cités. 
Quand  l'ombre  investissait  les  hautes  cathédrales  ; 


Lorsque  les  violons  d'octobre,  dans  ton  âme, 
Lamentaient  ta  douleur,  ingénue  et  perplexe, 
Qui  sommeillait  parfois,  comiiic  une  aïeule  lasse. 
Ses  aiguilles  croisées  sur  les  laines  complexes. 


I 


PAGEG    ANTE0L0GIQLE5 


Tu  es  parti,  baisant  aux  lèvres  les  Mirages, 
Retrouver  la  ferveur  comme  un  trésor  perdu  ; 
Chante,  le  cœur  rempli  des  troublantes  im.ages 
Que  révèle  le  monde  à  tes  yeux  éperdus  ; 


Jusqu'à  ce  que  le  soir,  au  ciel  changeant  de  l'eau, 
Vienne  parer  la  mer  de  ses  phosphorescences 
Et  que  dans  l'entrepont,  sur  de  rauques  cadences, 
Tournoie,  avec  des  cris,  l'espoir  des  matelots. 

Nancy,  septembre  1903.  —  La  Barèche,  décembre  1903. 


13 


IV 


LA  LUMIERE  NATALE 


RENAISSANCE 


En  vain  les  sentiers  verts  te  désignent  aux  fleurs, 

Tu  diriges  ton  pas  certain  vers  la  conquête. 

La  Vie,  comme  un  grand  feu,  brûle  au  sommet  des  crêtes 

Dans  le  concert  des  sons  et  des  fraîches  couleurs. 

Chaque  jour,  affranchi  de  ce  que  tu  résignes, 
Tu  pares  de  l'éclat  d'une  allégresse  neuve 
Ton  âme  qui  enclôt  sous  son  aile  de  cygne 
Les  constellations  que  répètent  les  fleuves. 

Tout  le  faste  du  ciel  adore  dans  tes  yeux. 

Tu  sens  descendre  en  toi  la  présence  de  Dieu 

Et  la  voix  qui  te  berce  est  celle  de  l'amour. 


PAGES   AIVTHOLOGIQUES  33.3 

Les  philtres  de  l'aurore  ont  rallumé  ta  fièvre. 

Et  comme  un  vin  vieilli  dans  une  outre  de  chèvre 

Avidement  tu  bois  la  lumière  du  jour. 


LE  POEME  DU  VENT 


Sous  la  chanson  matutinale  d'un  bouvreuil, 
Je  naquis  d'un  frisson  de  feuille  balancée  ; 
L'aube  poignait  au  ciel  en  douces  élancées 
Quand  je  cambrai  mes  reins  éprouvés  d'écureuil. 

Sitôt  que  j'eus  franchi,  dans  un  bond  d'Ariel, 
Le  mystère  natal  de  mon  berceau  de  branches 
Et  qu'à  mes  yeux  parut  la  plaine  toute  blanche 
Et  rousse  de  clarté  comme  un  gâteau  de  miel, 

Sur  mon  domaine  d'or  semé  de  toits  humains 
Un  vaste  orgueil  ouvrit  mes  ailes  toutes  grandes, 
Et  fier  de  dominer  l'hostile  paix  des  landes, 
Je  suivis  l'immobile  avenir  des  chemins. 

Mon  haleine  poussa  l'aile  des  papillons 

Comme  une  voile  errante  autour  des  fleurs  vermeilles; 

Les  corselets  ambrés  des  premières  abeilles 

Se  teignirent  du  sang  nouveau  des  vermillons. 


Sur  les  prés  qui  m'offraient  leurs  tuniques  ouvertes, 

Je  m'attardai,  grisé  d  un  caprice  frôleur, 

Et  lorsqu'au  ras  du  sol,  je  visitai  les  fleurs, 

Sous  moi,  l'herbe  courba  ses  souples  daguei  vertes. 

Aux  gorges  des  vallons  je  gravis  les  villages  ; 
Des  ondes  d'air  brûlant  vibraient  sur  les  fumiers. 
Là,  souffle  qu'attendaient  les  êtres  dans  l'orage, 
Je  rafraîchis  les  fronts  sous  un  baiser  d'acier. 

Puis  je  collai  ma  lèvre  aux  épaules  de  pierre 
Des  vieux  murs  entourant  les  jardins  en  sommeil, 
Je  ranimai  la  chair  ocreuse  de  la  terre 
Où  coulait,  en  fusion,  le  métal  du  soleil. 


Alors,  on  me  nomnic»it  zéphir  :  mes  jeux  charmants 
Mêlaient  dans  les  tilleuls  leur  caprice,  et  mes  ailes 
Faisaient  trembler  le  soir  sur  le  front  des  amants 
Les  lucioles  d'or  des  lampes  fraternelles. 

J'étais  tout  musical  du  murmure  des  plaines, 
Je  berçais  les  oiseaux  sur  un  rythme  léger 
Et  j'entendais  passer  dans  l'ombre  des  vergers 
Les  rayons  de  la  lune  ainsi  que  des  phalènes. 


PAGES    ANTHOLOGIQUES 


Mais  un  jour  où  la  triple  cadence  des  faunes 
N'avait  pas  retenti  sous  le  couvert  des  bois 
Que  la  chasse  emplissait  du  concert  de  ses  voix, 
Sous  sa  couronne  d  or  pâli  revint  l'Autonine. 

Les  hallalis  lointains  inclinaient  leurs  clameurs   ; 
Des  oiseaux  allongeaient  leurs  triangles  au  ciel 
Et,  des  chênes  brûlés,  d'invisibles  semeurs 
Jetaient  dans  les  fossés  la  feuille  comme  un  scel. 

Un  soleil  froid  tombait  sur  les  roux  pâturages 
Comme  une  fleur  fanée  dont  on  rompit  la  tige. 
Je  m'élançai,  mordu  par  les  dents  du  Vertige, 
Pour  flétrir  un  à  un  les  plus  doux  paysages. 

Comme  un  errant,  j'interrogeai  le  cœur  des  portes 
Je  défiai  l'appel  muet  des  précipices, 
Et,  dans  les  chemins  creux,  aux  ornières  propices. 
Je  menai  jusqu'au  soir  le  bal  des  feuilles  mortes. 

Derrière  moi,  l'angoisse  eut  son  rire  dément  ; 
Des  voix  firent  trembler  les  enfants  près  de  l'àtre. 
On  entendit  gémir  sur  les  hauts  toits  bleuâtres 
La  girouette  étreinte  aux  bras  du  Mouvement. 


236 


Puis,  l'Hiver  descendit  sur  les  blanches  contrées 
Où  paissait  l'innombrable  troupeau  de  la  neige  ; 
Le  ciel,  au  loin,  mena  ses  nomades  nuées 
A  qui  des  vols  puissants  et  lourds  faisaient  cortège. 

Sur  ta  \*itre,  ce  soir,  les  mains  gourdes  du  gel 
Ont  dessiné  des  fleurs  de  la  terre  inconnues, 
Pour  ton  cœur  qu'un  désir  solitaire  exténue, 
0  Tristan,  sans  Yseult,  qui  bâtit  Tintagel  ! 

Et  mes  tambours  vont  battre  au  ras  de  ta  fenêtre, 
Car  je  suis  la  Tempête  aux  forces  triomphales  ; 
N'entends-tu  pas  hennir,  dans  l'étrange  ténèbre, 
Les  chevaux  de  la  Peur  mêlés  à  mes  cavales  ? 

Des  promontoires  blancs  où  la  lune  qui  luit 
Semble  une  hostie  dressée  sur  de  neigeuses  toiles. 
Je  pars,  zébrant  du  fouet  la  gorge  des  étoiles  , 
Noir  cavalier  ailé  qui  ravage  la  nuit. 


PAGES    A>TnOLOr,lQLES 


NATURE 


0  Nature,  prends-moi  pour  ne  me  rendre  plus 
Aux  leurres  de  la  ville  où  le  jour  ne  meurt  pas, 
Doucement,  dans  la  plaine  et  les  eaux,  dans  les  pas 
Qui  vont  portant  au  loin  1  angoisse  des  Elus. 

Prends-moi,  et  qu'en  mon  cœur  toi  seule  ose  tout  bas 
Ranimer  mon  amour,  ma  joie  et  ma  vertu, 
Ef,  sur  le  mode  cher  d'un  caprice  têtu, 
L'hymne  d'aube  qu'on  doit  aux  choses  d  ici-bas. 

J'ai  revu  tes  forêts,  tes  prés  et  tes  ruisseaux. 
Un  instant  de  mon  à  me  habite  tes  roseaux 
Depuis  le  jour  où  j'y  taillai  ma  flûte  frêle. 

Prends-moi,  pour  que,  certain  de  ta  beauté  sereine, 
J 'aille  surprendre  Pan  dans  l'ombre  de  tes  chênes, 
L'âme  perdue  au  Gl  de  tes  heures  muettes. 


338 


n 


Puisque  je  trouve  enfin  le  vrai  refuge  en  toi, 
Nature  en  qui  je  vis,  errant  et  fort  et  sage. 
Simple  de  cœur  aussi,   sachant  qu'un  dieu  me  voit 
Par  les  yeux  familiers  qu'il  donne  aux  paysages, 

Quen  ton  sein  tout  vibrant  d'une  force  ouvrière, 
Par  ces  temps  revenus  du  règne  de  Saturne, 
J'emplisse  avec  ferveur  mon  âme  comme  une  urne 
Des  poèmes  dorés  qui  montent  des  clairières. 

Et  qu'en  la  plaine  immense,  oii  le  ciel  se  suspend, 
Je  sois  celui  pour  qui  va  rouer  comme  un  paon 
L'heure  que  l'infini  de  la  Nuance  ocelle  ; 

Ou  bien,  dans  lorbe  vert  d'un  buisson  qui  s'allume, 
L'enfant,  né  vagabond,  de  qui  la  main  présume 
Le  rire  dont  la  baie  ingénue  étincelle. 


PAGES    ANTIIOLOGIOUES  229 


INSTANTS  DE  FÊTE 


Comme  un  enfant  craintif  j'erre  à  travers  les  rues. 
L'ombre,   ainsi  qu'un  automne,  a  flétri  les  visages, 
Et  des  paupières  d'or  d'un  azur  sans  nuages 
Filtre  le  long  regard  des  choses  disparues. 

En  vain,  je  fuis  la  joie  énervante  qui  rôde 
Et  propage  en  la  nuit  sa  grossière  hystérie. 
C'est  fête.   La  douleur  des  cuivres  psalmodie... 
Et  l'Ivresse,  en  haillons,  prophétique,  clabaude. 

Sur  la  place,  où  dormaient  des  silences  de  lune, 
La  crécelle  d'un  orgue  a  repris,  une  à  une, 
Les  valses  à  la  mode  en  robes  de  paillons. 

Un  clown,  sur  des  tréteaux,  parodie  son  martyre. 
Et  la  foule,  aux  éclats  de  voix  de  l'histrion, 
Acclame  par  instants  la  souffrance  de  rire. 


a3o 


NOTATIONS 


Au  travers  de  ton  songe,  entends  sur  cette  rive 
Les  printemps  persifleurs  susciter  les  dryades 
Et  les  sous-bois  changeants,  aidés  des  oréades, 
Filer  à  leurs  rouets  l'argent  des  sources  vives. 

Par  delà  linfini  moutonnement  des  bois, 
Entends,  comme  un  rayon  descendu  d'une  étoile 
Cette  voix  qui  ondule  au  cœur  de  l'autrefois 
Selon  l'inflexion  des  collines  natales. 

C'est  l'éveil  frémissant  d'un  calme  souvenir. 
La  courbe  du  passé  fléchit  vers  l'avenir 
Ainsi  qu'un  arc-en-ciel  s'abaisse  à  l'horizon. 

L'âme  s'exalte  au  chant  pastoral  des  villages 
Et,  simplement  élit,  pour  sa  fidèle  image, 
La  sereine  fumée  au  toit  d'une  maison. 


PAGES    ANTHOLOGIQUES 


AZUR 


Silencieux  acteur  du  drame  de  la  Nuit, 
Mon  rêve  pèlerin  vers  l'azur  appareille. 
Les  vents  m  ont  emporté,  léger  comme  l'abeille, 
Sous  le  regard  furtif  des  lointains  paradis. 

Dans  l'ombre  où  les  cités  pendent  comme  des  fruits, 
La  terre  sous  mes  pieds  arrondit  sa  corbeille. 
Et  le  silence,  épris  de  l'heure  qui  sommeille, 
S'accoude  à  la  margelle  antique  de  son  puits. 

0  charme  indéfini  des  nuits  surnaturelles   ! 
Mélodieusement   rêvent   les   chanterelles 
Des  rayons  de  la  lune  amante  des  bergers. 

Le  ciel,  entre  mes  doigts,  a  des  fraîcheurs  d'eau  vive, 
Et  là-bas,  dans  l'azur  divin  de  ses  vergers, 
Bombille  l'essaim  d'or  des  étoiles  pensives. 


REONER 


VISION 


Au  pays  enchanté  que  1  on  porte  en  soi-même 
Comme  un  refuge  de  tendresse  et  de  fraîcheur, 
Je  me  plais  à  revoir  en  la  maison  que  j'aime 
Celle  en  qui  j'éprouvai  la  vertu  du  bonheur. 

C  'est  une  femme  au  cœur  mystérieux  et  bon 
Qui  jaillit  du  passé  comme  un  cri  de  lumière, 
Et  dont  je  vois,  devant  mes  glaces  familières, 
Glisser  la  nudité  chaude  comme  un  rayon. 

Elle  passe,  unissant  dans  un  frisson  de  gloire 
La  blondeur  de  Vénus  à  la  beauté  d  Hélène, 
Et  ses  reins,  incurvés  en  lignes  souveraines, 
Se  cambrent  pour  l'élan  virtuel  des  Victoires. 

Par  les  jardins  fleuris  de  ses  rires  d'enfant, 
Je  la  contemple,  amie  des  courses  et  des  jeux  ; 
Ses   pieds    flexibles    ploient    les    boulingrins    frileux, 
Sa  jambe  chasseresse  a  la  grâce  d'un  faon. 


PAGES    ANTH0L0GIQUE3  a33 

I  Ensemble  nous  partons  dès  la  pointe  du  jour, 
[  Dont  les  rayons  hardis  criblent  l'ombre  et  l'élaguent  ; 
La  rosée  à  nos  doigts  brille  comme  une  bague, 
Et  des  chansons  d'oiseaux  subliment  notre  amour. 

Le  berger  solitaire  et  les  dieux  capripèdes 
La  cigale  qui  chante  à  la  cime  des  pins, 
La  plaine  qui  s'étend  sous  le  dais  du  matin 
Et  le  vent  velouté  comme  une  lèvre  tiède 

Composent  à  nos  jours  radieux  le  cortège 
De  formes,  de  couleurs  et  de  beaux  paysages 
Dont  nos  coeurs  chériront  à  jamais  les  images 
Que  le  Souvenir  garde  et  que  le  Temps  protège. 


Or,  voici  bien  des  ans  que  mes  pas  solitaires, 
Fécondeurs  du  sillon  des  enchantements  bleus, 
Suscitent  sur  les  pas  de  l'immortelle  Yseult 
Les  arômes  charnels  que  recèlent  la  terre. 

Des  âges  nous  ont  vus,  dans  les  fossés  qu'ils  bondent, 
Laisser  pourrir   les   fruits  du  Rêve  défendu. 
Au  temps  où  s'enroulait  autour  du  tronc  des  mondes 
L'insidieux  serpent  des  Paradis  perdus. 


234  RÉGNER 


Quand,  las,  nous  chevauchions  dans  l'océan  des  herbes 
Sur  de  fiers  alezans,  vers  d'anciens  soleils, 
Et  quand  des  hauts  clochers  que  les  cités  engerbent 
Les  aubes  saluaient  nos  triomphants  réveils. 

Alors  planait  sur  nous  l'aile  de  l'aventure, 
Nous  savions  la  ferveur,  frissonnante  de  palmes, 
Et  l'été  décernait  à  nos  ivresses  calmes 
Les  parfums  dénoués  comme  des  chevelures. 

\ous  étions  beaux  et  grands  de  toute  la  lumière, 
Le  fleuve  universel  en  nous  roulait  ses  ondes, 
C'étaient  les  temps  bénis  de  la  clarté  première 
Où  des  edens  doraient  la  jeunesse  du  monde. 


Depuis  rien  nest  resté  du  décevant  mirage 
Qui  nous  laisse  à  l'orgueil  de  la  mélancolie  : 
Nous  regardons  passer  la  lune  au  blanc  visage 
Sur  l'automne  flétri  du  jardin  de  la  Vie. 

Silencieux,  assis  au  seuil  de  notre  porte, 
Nous  écoutons  sonner  les  chasses  dans  la  plaine 
Oîj,  plus  abondant  que  les  ondes  des  fontaines, 
Le  sang  de  Marsyas  rougit  les  feuilles  mortes. 


PAGES   ANTHOLOGIQUES 


Et  nous  avons  le  soir  cette  angoisse  d'entendre 
Tomber  de  l'urne  vaste  et  profonde  des  cieux, 
Comme  si  le  jour  mort  eût  épanché  ses  cendres, 
L'ombre  éternellement  en  gésine  de  dieux  ! 


MORS 


Troupeau  passif  et  lent  que  le  destin  décime, 
Mes  jours  dans  la  clarté  se  traînaient  languissants 
La  vie  en  moi  baissait  comme  un  soleil  sanglant 
Qui  tombe,  avec  le  soir,  sur  l'épaule  des  cimes. 

Des  heures,  j'avais  vu,  par  la  fenêtre  ouverte, 
Battre,  parmi  l'azur  plus  bleu,  l'aile  plus  blonde 
Du  fantastique  oiseau  de  la  Fièvre  errabonde 
Et  trembler  la  splendeur  de  l'Eté,  rose  et  verte. 

Depuis,  une  vigueur  vint  rafraîchir  mon  front, 
Surnaturelle  et  de  la  mort  avant-courière. 
Librement,  je  laissai  mes  sens  dans  la  clairière 
Forcer  la  fuite  d'or  des  jours  à  l'horizon. 


336  RÉGNER 


D'un  cri,  je  saluai  les  noires  hirondelles, 
L'angelus  qui  gravit  son  escalier  d'azur, 
Et,  farouche,  la  Joie  humaine,  au  regard  pur, 
Qui  passait  en  chantant,  ivre,  sous  les  tonnelles. 

J'omris  les  yeux  sur  la  clameur  de  la  lumière  : 
Le  parfum  des  lilas  passait,  sentimental, 
Et  fluctuait  au  loin  d'un  rythme  machinal, 
Selon  la  courbe  de  la  brise  aventurière. 

Je  reconnus  la  vie  à  l'odeur  de  ses  roses. 
La  mort  pourtant  venait  à  moi,  en  flux  puissants, 
M 'apporter,  en  suivant  le  fleuve  de  mon  sang, 
Le  lotus  éternel  de  la  Métamorphose. 

Je  l'attendais,  les  yeux  fixés,  comme  aux  écoutes 
Sur  l'image  du  monde  ébloui  de  soleil, 
Qui  déployait  devant  mon  beau  désir  vermeil, 
A  l'infini,  le  long  phylactère  des  routes. 

Les  routes  !  Elles  offraient,  servantes  du  mystère, 
La  gourde  de  l'éther  et  le  manteau  des  cieux 
Au  pèlerin  qui  part,  gardant  sous  sa  paupière 
Le  paysage  d'or  qui  mourut  dans  ses  yeux. 

Là-bas,  elles  allaient,  sous  les  voiles  de  veuves 
Dont  les  hauts  peupliers  bruissants  les  ont  couvertes. 
En  regardant  passer,  dans  leurs  armures  vertes, 
Silencieusement,   leurs  ancêtres  les  Fleuves. 


PAGES    AXTHOLOGIQUES  287 

Ah  !  fuir  !  Les  suivre  enfin,  hors  de  ce  monde  étrange; 

Fouler   les   paradis   sous   larche   des   clartés 

Et  faire  flamboyer  devant  l'éternité 

Son  orgueil  suscité  comme  un  mauvais  archange    ! 

Partir  !  Boire  un  instant  à  l'urne  où  se  décante 
Tout  le  vin  des  soleils  que  vendangent  les  dieux   ! 
Boire  au  sein  d'une  étoile,  à  la  plaie  éclatante 
Ouverte  au  flanc  du  ciel  par  léclair  or  et  bleu. 

Surgir  dans  le  Mirage  où  trône  la  Chimère 
Aux  pieds  de  qui  fleurit  la  douce  Illusion, 
Et  sur  elle  penché,   respirer  son  poison 
Pour  écarter  de  soi  toute  splendeur  amère. 

Vaincre  l'ombre  qui  croît  et  ferme  les  espaces 
Par  où  s'évade  enfin  mon  être  libre  et  fort 
Qui  rêve  dans  la  nuit  assoupie  aux  terrasses 
D'atterrir  au  refuge  étoile  du  bon  port. 


Rêveur  fou  qu'agita  le  ciel  de  la  grand 'ville. 

Je  titubai,  grisé,  dans  un  ravin  d "étoile. 

Les  âmes,  devant  moi,  glissaient  comme  des  voiles. 

Les  longs  chemins  montaient  en  cohorte  immobile. 


a38 


Eveillé,  j'eus  la  joie  confuse  du  vertige. 
Des  sœurs  de  charité,  glissant  leur  pas  serein, 
Inclinaient  vers  mon  front  leurs  cornettes  de  lin 
Et  je  tombai,  muet,  des  sommets  du  prestige. 

J'avais  vu  se  lever  dans  l'instant  éphémère 
La  mort  que  je  berçais  au  nid  de  mon  cerveau  : 
Les  yeux  d'Argus  de  lumbre  ocellaient  son  manteau, 
Son  geste  avait  le  don  d  espoir  de  ceux  des  mères. 

Mais  un  rayon,  au  mur  trop  blanc  de  l'hôpital, 
Indiquait  l'aube  à  ma  stupeur  désenchantée. 
Une  douceur  neigeait  dans  mon  âme  hantée 
Et  le  songe  ferma  ses  transepts  de  métal. 


DEDICACE 


Puisque  je  t'ai  laissée  aux  sanglots  de  l'automne. 
Puisque  tu  vis  dans  l'ombre  où  la  douleur  pardonne, 
Laisse  chanter  pour  toi  ces  vers  qui  te  ressemblent. 

En  eux  tu  trouveras,  plus  grave  sous  ses  voiles, 
To  voix  qui  m'appela  comme  un  rayon  d'étoile, 
Et  les  parfums  subtils  de  ta  présence  y  tremblent. 


PAGES    ANTHOLOGIQUES  289 

Aime-les  :  la  douceur  de  ton  regard  les  frôle, 
Ton  âme,  qui  s'y  penche,  a  la  grâce  des  saules  : 
Nymphe  de  l'eau  qui  dort  en  leurs  profonds  miroirs. 

Ta  chevelure  en  eux  s'écoule  comme  un  fleuve. 
Et,  de  tes  chères  mains  qu'ont  jointes  les  épreuves, 
J'ai  voulu  les  fleurir  comme  des  reposoirs. 

Le  Passé  leur  donna  l'argenture  des  trembles. 
Laisse  chanter  pour  toi  ces  vers  qui  te  ressemblent, 
Où  mon  cœur  adora  sa  lointaine  madone. 

Lis-les  en  revivant  les  heures  d'Autrefois, 
Et  qu'une  larme  encor  vienne  altérer  ta  voix, 
Puisque  tu  vis  dans  l'ombre  où  la  douleur  pardonne. 


3JiO 


POEMES  DIVERS 


LA  JOIE 


Dans  \e>  sentiers  qui  vont  dénouer  vers  les  champs 
La  ceinture  rustique  et  fraîche  des  villages, 
Lorsque  la  sève  afflue  au  cœur  des  paysages 
J'ai  regardé  passer  la  Joie  aux  yeux  d'enfant. 

Au  monde  elle  jetait  sa  force  épanouie 
Et  son  geste,  en  cueillant  Tazur  calme  du  ciel 
Fécondait,  dans  le  rire  énorme  du  soleil, 
La  glèbe,  par  le  soc  et  la  herse  fouie. 

Au  visage  camus  du  faune  ou  des  sylvains, 

Elle  éclatait,  mêlée  à  l'appétit  divin 

Qui  force  en  son  retrait  la  nymphe  aux  pieds  agiles. 

Les  villages  tumeient  sous  lépaisse  fumée 

Et  dominant  les  seuils  flétris,  couleur  d'argile, 

Les  portes  au  soleil  riaient  émerveillées. 


PAGES   ANTHOLOGIQUES  24t 


LA  VOYAGEUSE 


—  Reposez-vous,  m  ame  fourmi  ! 

—  Ouais  !  le  parti  plaisant  à  prendre  ! 
La  République  n'est  pas  tendre 

Pour  les  fainéants,  mon  ami  ! 

—  A  qui  le  dites-vous,  petite  ! 
Mais,  sarpejeu  !  vous  voici  loin 
De  la  fourmilière  du  coin. 

Où,  diable,  allez- vous  donc  si  vite  ? 

Lors,  la  fourmi,  grain  de  tabac 
Posé  sur  un  des  blancs  rabats 
D'une  pâquerette  à  l'air  sage, 

M'avoua  dans  un  bref  soupir  : 

((  Le  monde  est  grand  ;  j'ai  le  désir 

{(     De  le  connaître  davantage  !  » 

14 


a^a 


LA  CIGALE 


Vu  la  cigale  à  Tarascon. 
Tiens   !  divette,  quelle  surprise   ! 
Vous  chantez  quoi,  cette  saison    ? 
Le  blé  ?  le  vin  ?  quelque  reprise  ? 

—  Une  reprise  !  Ah  !  mais,  pardon 
Monsieur,  sais-tu,  quelle  sottise  ! 
Je  suis  latine,  ohé  Wallon  ! 
Et  comme  telle  j'improvise   ! 

Là,  là,  tout  doux,  ma  noble  dame  î 
Je  disais  que  votre  programme 
Est  souvent,  je  crois,  édité... 


—  Un  programme   !  Quelle  imposture 
Je  n'ai  souci  que  d'écouter 
Mon-sen-ti-ment-de-la-na-tu-re   ! 


PAÇES    AXTHOLOGIQUES  343 


LimNMRE 


POUR  LE  LIVRE  D  UN  AMI 


Le  vent  fait  virer  ta  bougie, 

Petit  ami  sur  qui  voilà 

Le  front  penché  des  nostalgies. 

Quand  tu  chantas  ce  livre-là, 
La  lune  devait  être  belle 
Et  l'heure  être  de  celles-là 

Qui  ne  descendent  pas  sans  elle. 
Le  souvenir  battit  tes  tempes 
Du  sang  des  nuits  surnaturelles, 

Et  comme  on  pleure  ou  comme  on  chante, 
Un  soir  tu  répandis  ta  vie. 
Comme  une  onde  selon  sa  pente, 

En  mineur  de  six  élégies. 


LES  MIROIRS 


La  beauté  des  femmes  y  vit 
En  vain  ;  oublieux  de  nos  gloires, 
Ce  sont  des  témoins  sans  mémoire 
S 'épanchant  en  muets  avis. 

Qu'un  sourire  y  tombe,  suivi 
Des  reflets  mouvants  d'une  moire, 
Ils  veillent  au  front  des  armoires 
Traîtres,   brillants,   inassouvis. 

Jalousement  dans  l'ombre,  alors. 
Les  miroirs  comptent  les  trésors 
De  formes  molles  ou  hautaines 

Jetés  dans  leur  obscur  tombeau  ; 

Et,  Narcisse  de  ces  fontaines, 

Le  jour  meurt  de  s  y  trouver  beau. 


PAGES    AXXnOLOGlQUES  2^5 


]VIUSIQUE.. 


Musique  aux  lèvres  de  l'épouse  : 
Les  mots  tremblent  de  volupté. 
Fin  de  Juillet  !  La  nymphe  Eté 
Râle  d'amour  sur  les  pelouses. 

Oh  !  dans  mes  mains,  mes  mains  jalouses, 
Mes  doigts  par  ses  doigts  invités. 
Sentir  avec  suavité 
Ses  seins  ériger  leurs  arbouses. 

Sentir  nos  chairs  évanouies, 
Jointes,  parmi  les  inouïes 
Clameurs  d'un  enfer  épié, 

S'abîmer,  quand  le  ciel  dispose 

—  Coussin  frangé  d'or  à  nos  pieds  — 

Un  soir  enluminé  de  roses. 


246 


LE  FAUNE 


Dites  quel  dieu  n'eût  assailli 
L'habitante  de  ces  fontaines, 
Dont  le  court  jupon  de  futaine 
Modelait  gorge  et  reins  saillis  l 


Jai  dédié  ces  formes  pleines 
A  la  lumière  de  midi, 
Moi  le  faune  de  ce  taillis 
Idyllique  à  la  prétentaine. 

Mais  déjà  les  cuisses  insignes, 
Les  seins  aigus,  le  col  de  cygne 
Font  place  dans  ma  volupté 

A  l'instant  unique  d'un  râle 
Dans  la  lumière  inaugurale 
De  ce  premier  matin  d'été. 


PAGES    ANTHOLOGIQUES 


FORÊT 


En  r^ine  de  Saba,  aux  colliers  de  soleil 

J'ai  revu  la  forêt  que  blessa  la  cognée  ; 

Mon  rêve  allant  vers  toi  me  l'avait  désignée, 

Ronsard  !  qui  en  chantas  le  meurtre  et  le  sommeil. 

J'ai  retrouvé  son  âme  à  mon  âme  enseignée  : 
L'aurore  présidait  à  son  chaste  réveil 
Et  faisait  vaciller  entre  ses  fûts  vermeils 
La  résille  d'argent  des  toiles  d'araignée. 

Elle  gardait  pour  moi  le  langage  infini 
De  ses  arbres  bercés  par  le  rire  des  nids, 
Maîtresse  au  cœur  profond,  impassible  et  fantasque 

Que  je  quittais  pour  voir,  parmi  les  hirondelles, 
Jaillir,  hors  des  buissons  constellés  de  prunelles 
Les  hauts  clochers  comtois  luisants  comme  des  casques. 


2!il 


SI  VIVRE  EST  BON 


Si  vivre  est  bon,  que  vivre  libre  est  doux  ! 
Ainsi  je  vis,  en  regardant  le  Doubs 
Mettre  son  anse  à  l'urne  des  saisons. 

Les  toits  légers  fourbissent  leurs  élylres. 
Mon  doux  regard  est  le  regard  des  vitres 
Dont  les  yeux  clairs  s'ouvrent  sur  l'horizon. 

C'est  le  bonheur  auquel  ma  vie  aspire, 
C'est  le  bonheur  que  ma  flûte  respire 
Et  que  j'attends  au  seuil  de  ma  maison. 


GRAVE  SUR  UN  CHENE 


Si  je  vis  comme  un  lièwe  au  bord  des  sentes  nues 
Attentif  au  frisson  de  l'herbe  et  de  la  nue. 
Mon  âme,  efface  ici  ton  radieux  visage. 


PAGES    AVTHOLOGIQUES  3^9 

Habite  l'univers  couleur  d'ambre  et  de  miel  ; 

Sois  la  force  anonyme  éparse  sous  le  ciel 

Qui  meut  d'un  rythme  obscur  le  sang  du  paysage. 

Resplendis  sur  la  fleur,  vibre  sur  l'eau  d'étain. 
Sois  le  pollen  fécond  de  la  sauge  et  du  thym. 
Et  fuis  aux  cuisses  d'or  des  abeilles  sauvages... 


BONHEUR 


Heureux  qui  a  dormi  sur  les  mousses  crépues 

Du  sommeil  glorieux  de  la  terre  repue 

Quand  les  cétoines  d'or  sur  les  jasmins  se  pâment. 

Heureux  qui  a  livré  tout  son  être  en  pâture 
A  sa  chimère,  à  ses  instincts,  à  la  nature 
Et  qui  va,  précédé  du  parfum  de  son  âme. 

Heureux  qui  boit  l'aurore  au  calice  des  fleurs  ; 
Heureux  qui  boit  la  vie  à  la  coupe  des  pleurs 
Sur  le  visage  exquis  des  enfants  et  des  femmes. 

15 


25o  RÉGNER 


LA  VILLE 

Puisque  tu  vois,  Seigneur,  mon  cœur  fragile. 

Délivre-le  du  trébuchet  des  villes 

Qui  le  retient  captif  comme  un  pinson. 

Rends-lui  l'azur  qui  caressa  ses  ailes, 
Délivre-le  de  la  douleur  mortelle 
Qui  se  lamente  en  humbles  oraisons. 

Et  pour  combler  les  vœux  de  ma  prière 
Fais  que  je  meure,  un  soir,  dans  mon  vallon 
Comme  un  beau  jour  qui  brilla  sur  la  terre. 


J'AIME,...  JE  CROIS... 

J'aime  ma  joie  :  la  Source  et  mon  rire  :  l'Eté 
Et  ma  pensée  :  l'Etoile  et  mon  vouloir  :  la  Pierre, 
Ma  tristesse  :  l'Automne  et  mon  chant  :  la  Lumière 
Et  le  livre  du  Monde  ouvert  à  mes  côtés. 

Je  crois  à  mon  corps  :  l'Arbre,  à  mon  âme  :  la  Chose, 
A  mon  amour  :  le  Feu,  à  ma  force  :  le  Vent  ; 
Je  crois  au  Dieu  lointain,  cruel  et  décevant 
Et  ma  croyance  en  lui  a  le  parfum  des  roses. 


PAGES    ANTHOLOGIOUES  25 1 


CROQUIS  D'ALSACE 


Le  Refuge  :  ce  parc  où  la  noble  maison 
Respire  le  parfum  d'altesse  de  la  Rose, 
Cette  ordonnance  simple  et  naïve  des  choses 
Opposée  aux  combats  fougueux  de  l'horizon. 

Rigide   et   reflétant  la   face  des  saisons, 
L'averse  des  miroirs  dans  la  lumière  rose  ; 
Le  portrait  qui  écoute  et  celui  qui  vous  cause, 
Et  celui  dont  on  craint  la  haine  sans  raison. 

Les  Vosges  et  leurs  bois,  l'Alsace  avec  ses  gerbes, 
La  Thûr  —  épée  un  jour  tombée  au  sein  des  herbes, 
—  Le  ciel  du  paysage  aimé  de  teinte  perse. 

Le  parfum  du  silence  et  les  tons  de  l'oubli 
Et  surtout  cette  amante  afin  qu'elle  me  berce 
Dans  la  tombe  nocturne  et  tiède  de  son  lit. 


252  RÉGNER 


ÉPITAPHE 


J'ai  voulu  que  ma  vie  entière 
Fût  comme  une  arche  de  clarté 
Dont  la  voussure  large  et  fière 
Descendît  vers  l'éternité 
Et  traversât  dans  la  lumière 
Le  torrent  noir  de  la  Cité. 


TABLE 


TABLE 


Préface,  par  Louis  Pergaud. 


POESIES 

Dédicace 5i 

TOMBEAU  DU  POÈTE 53 

APPARITION 54 

TANDIS   qu'avec    DES  PLEURS 55 

LA   VIERGE 56 

LA  CARESSE 57 

L'ÉTREINTE 58 

LE  SOMMEIL Sg 

LE  DERNIER  DÉSIR 6o 

LA  GLOIRE 6l 

JEUNESSE 63 

RÉVEIL 63 

0  MUSE  ! 64 

STANCES  AU   SOLEIL  : 

0  Soleil  paresseux 65 

Soleil  !  Toi  qui  te  plais 66 

0  champ  de  blé  des  Jours 67 

LA  MUSIQUE 68 

l'invitation  a  la  PROMENADE 69 


356 


L  ADIEU 71 

LE  SOUVENIR 73 

MA  SOUFFRANCE 78 

POÈMES  CHOISIS 

CHANSON  DE  JUILLET 77 

LE  RIRE  DE  VIVIANE 79 

A  UNE  PASSANTE 83 

HÉLÈNE 83 

ANNIVERSAIRE  DE  LA  MORT  DE  VICTOR  HUGO 84 

l'espoir 85 

AU   LOIN 86 

A  LA  FOULE 87 

INVOCATION 88 

LE  GLAS 93 

CHANT   DE    DÉPART    DES    JEUNES    HOMMES    d'aUJOUR- 

DHUI 93 

AILLEURS 

ARMÉE lOI 

MAI  EN  SONGE 103 

AUX  NAVIRES Io3 

DEMAIN lo5 

POÈMES  PARUS  DANS  DES  REVUES 

LES  REFUGES  : 

le  vin 109 

le  lit m 

les  routes iia 


TABLE 


LE  SANG Il3 

l'invitation  au  sommeil 1 16 

LE  CHOC "8 

MÉLODIE   VESPÉRALE I3l 

LE  SONGE  DE  l' AVENIR laS 

LA  MORT  DU  DERNIER  FAUNE 134 

PROLONGEMENTS 130 

RYTHME  d'automne 137 

A  UNE  DANSEUSE , 138 

ÉPITAPHE  d'une  PETITE  MORTE 139 

TOUS  MES  SOLEILS   COUCHÉS i3o 

BALLADE  d'EXTRÊME  AUTOMNE l3l 

LA  LOUANGE   ÉTERNELLE 1 33 

LÉPÉE l35 

IDÉAL l36 

PLUS  HAUT  ! l37 

ATHANAEL l38 

CHERCHONS  DIEU l^^ 

CHANSON  DE  JOLIE  FILLE 1 45 

MUSIQUE  AU  TEMPLE  MOUILLÉ l47 

NOSTALGIE iSo 

POÈMES  INÉDITS  OU  INACHEVÉS 


ENTRE  TOUTES lOO 

LA  HAINE  AMOUREUSE l56 

CHANT  POUR  LA  FEMME ib-J 

JE  TRAVAILLE  PARFOIS 16 1 

CRIS 163 

UN  CHANT  d'amour  TRAINAIT l63 

QUATRAIN l64 


l58  RéGNKR 


PAGES  ANTHOLOGIQUES 

LA    CHANSON   BALBUTIANTE 

PROJETS 167 

LE  SOIR  AU  SEUIL 169 

ALLÉGRESSE 170 

DES  AMANTS  PARLENT 171 

PARC  MORT 173 

BONHEUR  ! 174 

EN  UN  MISSEL 170 

ÉCOUTE  LA  CHANSON  DU  SOIR 176 

0  MORT  PAISIBLE 1 80 

LE  SOIR  EST  CLOS 182 

l'inflexion  DES  VIEUX  AIRS l83 

LE  SILENCE   ORGUEILLEUX l84 

DOUCEUR  d'Être  poète i86 

VEBS  LA   VIE.  LE  CHANT  DES  ROUTES 
ET  DES  DÉROUTES 

LES  CHOSES  MATERNELLES 187 

AU  VERBE 190 

EN  SOLILOQUE 191 

FERME  TES  YEUX 198 

AINSI  S'ÉPANDAIT 19-5 

l'heure  FROLEUSE 196 

BITUME 197 

DÉTRESSES  : 

J'ai  faim,  j'ai  froid 199 

Seigneur  !  je  suis  sans  pain 300 

Douceur  de  chanter  en  tes  livres aoi 


TABLE  269 


DES  MAINS  DANS  l'OMBKE  : 

Mon  Dieu  !  délivrez-moi 30a 

Seigneur  !  mon  Dieu  ! 3o5 

LÈVE  TON  FRONT 307 

LA  VIE  RÉSONNE ao8 

LE  JOUR  EST  FANÉ aog 

FINAL 211 

SONNETS  INTÉBIEURS 

0  CRAPAUD 3l4 

ABDIQUE  0  ROI 3l5 

LES  MAUDITS  : 

Arthur  Rimbaud 316 

Verlaine 217 

Jules  Laforgue 318 

COMME  j'appareillais 3  19 

LA  LUMIÈRE  NATALE 

RENAISSANCE 222 

LE  POÈME  DU  VENT 233 

NATURE  : 

0  Nature,  prends-moi 227 

Puisque  je  trouve  enfin 228 

instants  de  fête 229 

NOTATIONS 280 

AZUR 281 

VISION 282 

MORS 235 

DÉDICACE 238 


36o 


POEMES  DI VEBS 

LA  JOIE 34o 

LA  VOYAGEUSE 34 1 

LA  CIGALE a43 

LIMINAIRE 243 

LES  MIROIRS 344 

MUSIQUE 345 

LE  FAUNE 346 

FORÊT. 347 

SI  VIVRE  EST  BON 348 

GRAVÉ  SUR  UN  CHÊNE, 348 

BONHEUR 349 

LA  VILLE 35o 

j'aime...  je  CROIS 35o 

CROQUIS  d'aLSACE 35 1 

ÉPITAPHE 353 


KIOftT,    IMPEIMEBIB   ROUYELLB    G.    CLOUZOT 


*>    ^   JL         ^       « 


Lo  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Éckéonc* 


The  Library 

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Dote  due 


:e 


n|iiiiii|iii||ll!  I!!|tllilll3|lll!lllllil!!llll|| 


39003  003075^3b 


CE  PC   2607 
.E86R4  1913 
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ACC#  1233230 


LEON  REGNER 


MERCVRE   DE  FRANCE 

XXVI,   RVE   DE   CONDÉ   PARIS  -  VI» 

Paraît  le  i^r  et  le   i6  de  chaque  mois,   et   forme  dans   l'ann^^e   six   vo*im( 

Littérature,   Poésie,   Théâtre.    Beaux- Arts 

Philosophie,   Histoire,  Sociologie.  Sciences.  Voyages 

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La  Revue  de  la  Quinzaine  >'aliinenLe  à  Iclran^cr  .mlanl  qu  en  Fr.inc 
Elle  offre  un  nombre  considf'-rablc  de  documents,  ot  consliluc  une  sor<e  «  d'cl 
cyclopcdic  au  jour  le  jour  »  du  mouvcineiU  universel  des  idées. 


Epilogaes  (actualité)  :  Remy  de  Gour- 

mont. 
Les  Poèmes  :  Georges  Duhamel. 
Les  llomans  :  V«achilde. 
Littérature  :  Jean  de  Gonrmont. 
Flisif'ire  :  Edmond  Barlhelemy. 
J'hifofophie  :  Georges  l'aLnnlè. 
Le  Mouvement  scientifique  :  Georges 

Dohn. 
Sciences  médicale'^'.  D'  Paul  Voivcnel. 
Science  sociale  :  Henri  Mazel. 
Ethnographie,     Folklore   :     A.  Van 

Gennep. 
Archéologie,  Voilages  :  Charles  >rerki. 
Questions  juridiques  :  Jusc  Théry. 
Ouestions   militaires   et   maritimes  : 

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Questions  coloniales  :  Cari  Siirer. 
Esotêrisine  et  Scier.ces  psychiques  : 

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Les  Revues  :  Charles-II<Miry  Hirsch. 
Les  Journaux  :   11.  de  Bnry. 
Théâtre  :  Maurice  Boissard. 
Musique  :  Jean  Marnold. 
Art  :  Gustave  Kahn. 
Musées  et  Collections  :  Auguste  Mar- 

çuilher. 
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Chronique   de   la   Suise   lontamle  : 

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