LÉON DEUBEL
Régner
— POEMES —
PRÉFACE PAK LOUIS PERGAUD
AVEC UN PORTRAIT DE L AUTEUR
U dVof OTTAWA
PA
MERCVRK C
XXVI, RVE DE C^,.,
Illiill
39003003075123
iii|ii|i||>i{{
\^
a
_/u
"^.
REGNER
Digitized by the Internet Archive
in 2011 with funding from
University of Toronto
littp://www.archive.org/details/rgnerpomesOOdeub
LEON DEUBEL
Régner
POEMES
PREFACE PAR LOUIS PERGAUD
AVEC UN PORTRAIT DE L"aUTEUR
PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI
M CM XIII
IL A ÉTK TIHE DE CET OUVRA&E :
Cmquanie-un exemplaires sur papier de Hollande Van Gelder
numérotés
JUSTIFICATION DU TIRAGE
fç
il
Tous dioils de reproduction, de traducliou et dadaplalion
réservés pour tous pays.
PREFACE
PREFACE
La vie de Léon Deiibel offre le spectacle ^d" une
fortune ou putôt d'une infortune tellement di-
verse qu'il est impossible, en ces quelques pages,
d'en exposer en détail toutes les phases.
Au demeurant, notre but en consignant ces
quelques épisodes, toujours émouvants, souvent
douloureux qu'il nous conta lui-même de cet
accent ironique et fatal que seuls lui connurent
les intimes, notre but, disons-nous, avant que ne
se soient trop propagés des récits plus ou moins
légendaires de sa vie et de sa mort, est surtout
de fixer, pour ceux que son œuvre intéressera,
divers jalons qui permettront un jour à quelque
disciple fervent, avec le recul du passé et une
documentation suffisante, de reconstituer la
trame de ses jours dans leur douloureuse et dra-
matique étrangeté.
Le 22 Mars 1879, par un 0. décret, sans doute,
des puissances suprêmes » naissait à Belfort l'en-
fant qui devait être le poète Léon Deubel.
A son ami Eugène Chatot qui recevait réguliè-
rement, au fur et à mesure de leur éclosion,
toutes ses œuvres manuscrites, il a fait lui-même
le récit de sa naissance dans une lettre dont nous
extrayons le passage suivant :
Arbois, 23 mars 1898.
Mon cher Chatot,
J'ai eu dix-neuf ans hier et mon anniversaire a
été quelconque, oh absolument. C'a été exactement
comme ma naissance.
Après une alerte terrible, au moment précis où
mon père n'y pensait plus, distrait par les exigences
des clients qui voulaient faire renouveler leurs chopes
et menaient grand bruit, un vagissement se fit en-
tendre suivi de plusieurs exclamations joyeuses.
J'étais né. Il était exactement 9 heures 56 du soir à
la pendule et 22 mars 1879 au calendrier.
Il n'y eut pas de volées de cloches à mon appari-
tion,ni d'étoile pour guider les pas des visiteurs, ni
de gousse d'ail et de doigt de vin apprêtés pour me
frotter les lèvres et me faire boire un coup. Mais mon
grand-père Mayer qui avait laissé son bras gauche
au siège, où il s'était du reste distingué autant que
(( mon oncle Tobie », me prit dans celui qui lui res-
tait et me soupesa avec son bon rire de colosse :
— On en fera un fameux ferblantier, déclara-t-il.
— Ou un fameux aubergiste, re'pliqua grand-père
Deubei qui n'avait rien laissé, lui, pas même, der-
rière la porte, sa mauvaise habitude d'ébranler les
vitres en causant.
Et ce fut là mon horoscope et leur souhait de bien-
venue.
Certes, nui plus que lui ne fut, dès son ber-
ceau, l'instrument maudit des méchancetés di-
vines et, comme Baudelaire, ce fut sous la tutelle
invisible d'un ange que
L'enfant déshérité s'enivra de soleil.
Né d'une union malheureuse qu'allait rompre
une imminente et brusque séparation, le bébé,
recueilli dès ses premiers vagissements par sa
grandmère maternelle, poussa et grandit comme
il put et comme il voulut, au hasard des jours,
au petit bonheur des événements.
Les grand 'mamans cependant ont des ten-
dresses particulières et le petit garçon, avide de
caresses, s'est toujours souvenu, avec une émotion
profonde, de la chère aïeule aux bandeaux graves
qui le dorlota exquisement aux heures calmes
de sa prime enfance. De ses auteurs, aucune nou-
velle, du moins aucune qui lui fût transmise.
In jour, jour quelconque et que rien pour lui
ne fixait de façon précise dans son souvenir, il
vit arriver à la maison une femme maigre et pâle
et qui aussitôt s'alita. Des médecins, accourus à
l'appel de la famille, la soignèrent immédiate-
ment et le petit fut laissé seul et désemparé,
inquiet de ces allées et venues de gens graves et
du mystère de cette chambre close.
Que se passait-il à la maison P Deux jours après
il le sut. On l'appela et on lui dit :
— Viens embrasser ta maman ; c'est elle qui
vient de mourir î
C'est le seul souvenir que le poète nous ait dit
avoir conservé de sa mère.
A la suite de ce décès, l'existence de l'enfant
devait se compliquer. Le père qui, pour ne point
provoquer d'inutile esclandre, avait jusque-là
abandonné à sa belle-mère la garde de son fds,
résolut de le réclamer, d'autant qu'une vieille
rivalité dressait l'une contre l'autre les deux
familles. L'oncle et parrain du jeune bambin
avait décidé de prendre à sa charge les soins et
les frais de l'éducation de son filleul. Mais la
grand'mère qui s'était fortement attachée à son
petit-fils ne l'entendait pas ainsi et il fallut la
présence d'un commissaire de police, légalement
requis, pour obtenir une capitulation. Découvert
derrière une barricade de matelas et de meubles,
ï 'enfant passa, par application de la loi, de chez
sa mère-grand chez son oncle. Ces mises en scène
dramatiques n'étaient point sans frapper vive-
ment, jusqu'à l'hallucination parfois, l'imagi-
nation ardente et la sensibilité aiguë du garçonnet
de sept à huit ans qu'il était alors.
Aux tantes du petit fut commis le soin de l'éle-
ver. Il semble bien qu'elles aient été fort au-des-
sous de la mission délicate et noble qui leur était
dévolue par le destin.
Si nous avons p-ardé bon souvenir de ce que
nous raconta le poète, leur tendresse, pour être
sincère, n'en était pas moins rude et « Plein de
Soupe », c'était le sobriquet rabelaisien de ses
dix ans, reçut moult corrections dont la vigueur
ne fut pas toujours dosée en raison directe des
motifs plus ou moins futiles qui les avaient pro-
voquées. Le poète en herbe trouvait d'ailleurs
dans ces fessées de femmes une certaine jouissance
et comme une volupté amère et douce ; il éprou-
vait même, malgré sa peur de l'ombre et son
horreur de la nuit, un véritable bonheur à être
lO
enfermé dans le cabinet noir où étaient suspen-
dues les robes de ses tantes. Enfoui dans les plis
profonds des jupes et les ouvertures des corsages
d'où s'exhalaient des parfums suaves et atténués
mêlés à de discrètes odeurs de femme, il vivait
alors des heures intenses de rêve et se gardait
bien, lorsqu'on le délivrait, de laisser rien pa-
raître de la joie qu'il venait de goûter à être
puni de la sorte.
Mais vint lépoque du certificat d'études. Re-
belle déjà aux beautés de la mathématique, l'éco-
lier indiscipliné et médiocre qu'il était ne voyait
point, sans une froide terreur, approcher l'éché-
ance de ce terrible examen, d'autant qu'on lui
avait promis, s'il n'était point parmi les élus,
une de ces raclées familiales dont il gard^ait
souvenance.
Hélas ! ce qui doit arriver arrive et ni précau-
tions ni peur n'y remédient. Saint-Antoine de Pa-
doue, à qu'il avait promis (il était alors élève des
frères) je ne sais quel cierge, ne jugea sans doute
point utile d'exaucer le vœu d'un client si peu
solvable.
Tout ce que le candidat comprit à son pro-
blème, c'est qu'une femme allait au marché avec
des œufs, qu'elle en cassait en route quelques-
uns et qu'à la suite de ce fâcheux accident, elle
ne pouvait plus acheter toute la toile qui lui était
nécessaire pour confectionner des chemises à ses
enfants. Le bon petit cœur qu'il était plaignit
sincèrement les gosses et la femme qui allait ren-
trer au logis, comme Perrette, en grand danger
d'être battue.
Il s'interrogeait encore sur les causes qui
avaient pu provoquer ce malheur domestique
quand sonna l'heure de rendre sa feuille. Elle
était vierge et, vers deux heures de l'après-midi,
la liste affichée des aspirants reçus lui apprenait
qu'il n'était pas admissible aux épreuves orales.
Sa situation lui apparut alors dans toute son
horreur. Qu'allait-il dire à la maison ? Qu'est-ce
qu'on allait lui faire lorsqu'on apprendrait son
échec ? Il se vit traqué comme un criminel d'Etat
et croyant que tout était perdu pour lui, que c'en
était fini, il résolut de fuir à tout prix, n'importe
où.
La première route venue guida ses pas et il
marcha, il marcha jusqu'à l'heure où, épuisé de
fatigue et mourant de faim, il tomba dans le fossé
du chemin où il s'endormit profondément. Ce
fut là que, le lendemain, les gendarmes lancés à
13
ses trousses le retrouvèrent minable et transi. Il
fit sa rentrée à Belfort, comme un voleur, entre
les deux Pandores et fut ramené au logis où déjà
l'on se désolait.
Contrairement à son attente, il ne fut point
grondé, mais l'oncle le prit à part et l'interrogea.
Très occupé par les soins de l'importante mai-
son de commerce qu'il dirigeait, n'ayant pas le
temps de s'occuper lui-même de son filleul, il
soupçonna que l'enfant, pour agir ainsi, ne de-
vait point se trouver dans un milieu normal et
chercha immédiatement une combinaison qui
permît de remédier à cet état de choses.
Le collège lui parut être ce qu'il y avait de
mieux : il proposa Baume-les-Dames, alors fort
réputé dan? la rétrion, et il fut décidé qu'à la ren-
trée d'Octobre le jeune Léon y commencerait ses
études.
De onze à dix-sept ans, sauf à l'époque des
grandes vacances, et encore arriva-t-il qu'il passa
là quelques étés solitaires, le potache vécut donc
la vie d'interne dans cette délicieuse petite ville
franc-comtoise.
De son séjour à Baume-les-Dames, le poète a
eonservé un souvenir inaltérable, éternellement
jeune et frais.
PRÉFACE l3
Si vivre est bon, que vivre libre est doux !
Ainsi je vis en regardant le Doubs
Mettre son anse à l'urne des saisons !
Cette Franche -Comté riche et nombreuse, cette
vallée aux lignes majestueuses et souples, le chan-
geaient des horizons rudes et barbares de sa ville
natale, pleine du tumulte des canons qui roulent,
des caissons cahotés et où résonnent, à chaque
heure du jour et de la nuit, les pas lourds et ca-
dencés des fantassins en marche.
Il devait rencontrer à Baume des camarades
dévoués dont l'un devint même un ami sûr avec
qui il garda toute sa vie des relations fraternelles
et à qui il fît encore, la veille de sa mort, une
suprême visite d'adieu, Eugène Chatot. C'est par
Chatot, qui fut également notre camarade et noîre
ami d'enfance, que nous avons connu Deubel en
1900; c'est lui qui, par les nombreuses lettres et
les documents de toutes sortes qu'il tint de l'ami-
tié du poète, nous a aidé à fixer sur un certain
nombre de points des souvenirs quelquefois im-
précis.
Dans ce milieu de potaches recrutés un peu
partout, au petit bonheur des trouvailles de M.
le Principal, Deubel acquit vite par ses manières,
ses habitudes, un je ne sais quoi de farouche cl
l4 RÉGNER
de grand qui en imposait, une autorité réelle et
incontestée.
Il restait des jours et même des semaines sans
adresser la parole à ses camarades; dans le préau,
il s'était réservé comme une sorte d'allée artifi-
cielle sur laquelle personne n'empiétait et, quand
il y rêvait, nul, sauf Chatot, n'était autorisé à
aller troubler sa songerie.
Deubel n'était pas toujours cet individu sau-
vage et insociable que nous venons de silhouetter;
d'ailleurs, dans ce bon vieux « bahut » provin-
cial, les élèves jouissaient d'une liberté relative.
Chacun, à son tour, avait le droit, masqué par les
dos des camarades, d'aller griller une cigarette,
accroupi devant la tôle relevée de la cheminée
par où s'engouffrait la fumée qui eût pu trahir
le délinquant. On chipait des fruits au jardin et
les grands, certains grands, serraient même de
fort près des lingères peu farouches. Deubel brûla
quelque temps pour l'une d'elles d'une flamme
dont nous ne saurions garantir la pureté; il écri-
vit même en son honneur un rondeau qui, s'il
n'est pas ce qu'il a fait de mieux au point de
vue poétique, témoigne déjà de dons réels et
d'une véhémence présageant un tempérament.
Ce fut lui aussi qui conduisit un jour à l'assaut
i5
de la « dépense » où dormaient jambons, sau-
cisses et autres inaccessibles victuailles, une
bande affamée de collégiens qui se révoltaient
contre un ordinaire de haricots et de lentilles. Ce
fut un beau pillage qui se fit aux cris aigus de :
« A. manger ! à manger ! du pain ! du pain î »
La publication dans un hebdomadaire local,
mort depuis, l'Avenir de Baume , de quelques
stances sur le printemps, n'avait pas été non plus
sans conférer, aux yeux des condisciples, un
lustre extraordinaire au poète imprimé. Le direc-
teur du journal en question avait bien, en cen-
seur sévère, présenté quelques objections et cri-
tiques, notamment au sujet des rimes qu'il trou-
vait pauvres; à quoi Deubel, qui ne manquait ni
d 'à-propos, ni d'esprit, avait, en souriant et avec
bonhomie, répondu qu'il n'avait pas encore les
moyens de s'offrir des rimes riches.
Au demeurant, parmi les nombreux professeurs
qui se succédèrent à Baume-les-Dames, si l'on en
excepte deux : MM. Pierre et Schlœsing, aucun
ne soupçonna, en cet élève médiocre, l'admirable
I)oète qu'il devait être un jour.
Il ne mordait toujours point aux mathéma-
tiques ; les sciences le rebutaient ; seuls, le fran-
çais et l'anglais avaient pour lui des charmes.
i6
Cela n'empêcha point l'élève Deubel de passer,
brillamment serait peut-être excessif, mettons di-
gnement son baccalauréat, malgré la vieille tra-
dition, scrupuleusement observée, qui obligeait
les collégiens candidats au parchemin univer-
sitaire à s'évader de la surveillance de leur gar-
dien pour passer dans les mauvais lieux de la
capitale comtoise la nuit vigile de leur examen.
Jusqu'à dix-huit ans, Deubel resta au Collège.
Quand il en sortit, son oncle lui offrit, dans son
épicerie, un emploi qui fut fort irrévérencieuse-
ment refusé. Porter des caisses de chicorée ou
vendre de la mélasse, même en gros, ne conve-
nait point à un nourrisson des Muses, et Léon
Deubel demanda et obtint un poste de répétiteur.
C'était pourtant la fortune qu'il venait de refu-
ser, la proposition de son oncle ne tendant rien
moins qu'à lui laisser en toute propriété une mai-
son de commerce en pleine prospérité.
Il fut nommé à Pontarlier. C'est une ville âpre
et rude, empuantie par les vapeurs d'absinthe et
d'anis, où s'agite une populace d'alcooliques et
de dégénérés.
Le poète, pas plus que nous, n'a gardé bon sou-
venir de son passasre là -bas. Mais \rbois, où il
exerça ensuite ses fonctions, lui fut un souverain
refuge. Au creux de la plus adorable vallée qui
joit au monde, ceinturée de coteaux verdoyants
:t de vignobles renommés, se berce la petite ville
iux toits roses où vit une population hospitalière
U bonne de cultivateurs et de vignerons.
Le poète y vécut des jours heureux de travail,
ie joie et d'amour. Le collège, presque vide, n'exi-
geait qu'un service très peu absorbant. Les jours
ou les veilles de rentrée, on voyait arriver, sur
une voiture à planches, quelque brave bougre de
paysan avec son gosse et deux cochons ; les deux
ierniers étaient destinés à payer la pension du
premier et ces mœurs pastorales avaient un char-
me rude et sain. Deubel avait pour collègue un
jeune homme d'une admirable intelligence, véri-
table polygotte, J.-B. Carlin, qui lui apprit, dit-il,
I distinguer une phrase d'une idée et lui vint
souvent en aide plus tard, aux heures doulou-
reuses.
Ce fut là aussi que, par une femme, le poète
"onnut l'amour avec ses joies et ses douleurs. Il
ae nous est pas permis de révéler ici le nom de
:;elle pour qui fut écrite <( La Chanson du Pauvre
jaspard » et tout dernièrement encore le magni-
fique sonnet (( x\u loin » :
Minuit ! Le pas des mots s'éloigne au fond des livres...
i8
Le jeune répétiteur avait d'abord éprouvé pour
la sœur de l'élue un sentiment assez vif, mais
après quelques mois d'absence, quand il la revit,
nantie du brevet supérieur et toute gonflée de
sa sotte vanité d'institutrice, elle lui déplut fran-
chement et il donna tout son cœur à l'autre. Elle
n'était ni instruite, ni intelligente, mais belle
d'une sorte d'animalité féline et femme selon la
définition de Schopenhauer : animal à cheveux
longs et à idées courtes.
Au reste, malgré son cœur simple, cette naïve
enfant ne bornait pas ses amours à ce seul sou-
pirant :
Oui, je vous aime, me dit-elle :
Elle aimait même mon voisin !
La jalousie fit cruellement souffrir l'amoureux
et, pour échapper à la hantise de sa passion, le
poète, déjà attiré par le Nord et le mystère des
brumes, « requit )> alors pour son cœur
L'âpreté des septent rions.
Il fut nommé à Saint-Pol-sur-Ternoise (Pas-de-
Calais).
La vie au Collège de Saint-Pol différait sensible-
ment de celle d'Arbois. Ici, plus de repos, plus
de loisirs, plus de potaches paisibles, mais une
9
étude très chargée. Quand il fit son entrée dans la
classe qu'il devait surveiller, une quarantaine de
jeunes gens de seize à vingt ans regardèrent
avec un étonnement ému ce malheureux jeune
homme, à peine moustachu et qui avait l'air d'un
Christ lamentable et vanné. Quelques-uns des
grands, les meneurs, le prirent sous leur protec-
tion et s'opposèrent avec énergie à ce qu'on le
chahutât. D'ailleurs, Deubel jamais ne punissait.
En étude, nous racontaient Paul Vimereu et Paul
Cornuel qui furent ses élèves et ses amis, quand
il voyait un de nos camarades s'agiter trop bru-
yamment et menacer de troubler l'ordre, il des-
cendait de son estrade, venait se placer à côté du
trublion et le regardait sans rien dire. Et il restait
là jusqu'à ce que l'autre se tût. Tous l'aimaient,
particulièrement les fumeurs envers qui il pro-
fessait l'indulgence grande du grilleur de ciga-
rettes invétéré qu'il resta jusqu'à ses derniers
jours.
Lorsque l'étude tirait à sa fin, les cinq ou six
fumeurs de la classe lui montraient en silence
leurs pipes. Il comprenait, faisait de la tête un
signe de consentement et, ravis, les jeunes pipeurs
filaient par les couloirs et dans les cours obscures
aspirer avec délices la fumée bleue des tabacs
REGNER
anglais. La plupart achetèrent, lorsqu'elle parut,
la Chanson Balbutiante qu'ils ont conservée reli-
gieusement.
A ce moment-là, Deubel, qui venait de publier
son premier volume de vers, avait déjà collaboré
à diverses publications régionales de tendances
révolutionnaires.
Le Souipacul (i) de Saint-Claude et le Jura
Socialiste avaient inséré de lui, sous divers pseu-
donymes, des articles, des pamphlets et des lettres
d'apologie dans lesquelles se révélait un ironiste
savoureux. Deubel ne perdit jamais cette qualité.
Elle s'affirme dans un petit roman Histoire de
Lin\pide que publia une jeune revue jurassienne
et socialiste, la Vie Meilleure, dont le bon im-
primeur A. Jacquin, de Poligny, faisait les frais
et qu alimentaient les proses et les poèmes de
quelques jeunes gens pleins d'enthousiasme et de
(1» Le nom de « Soufflacul ^ s'explique par une vieille coutume
locale. Au moment du carnaval, les moines de l'abbaye de St-
Claude qui exista jusqu'à la Révolution faisaient le tour de leur
monastère, revêtus d'habits sacerdotaux, et armés de soufflets
pour chasser les démons. La malignité publique leur donna ce
surnom rabelaisien. La tradition se perpétue. Tous les ans, pen-
dant le carnaval, il y a procession et bal de soufflaculs Ledégui-
sement consiste en une chemise blanche ou parfois rouge sur les
vêtements. Ces réjouissances revêtent généralement un caractère
anticlérical et comportent une manifestation à la statue de Vol-
taire.
ioi qui l'avaient fondée : Léon Yannoz, Léon
Deubel, Eugène Chatot, Louis Cliicon, Georges
Guy-Grand, etc.
Noble temps, noble jeunesse qui pouvait se
tromper, sans doute, mais ne songeait point,
comme celle d'aujourd'hui, à nocer ou à faire des
sports, s'attaquait fiévreusement aux grands pro-
blèmes sociaux, travaillait jour et nuit et dévouait
à des causes généreuses et désintéressées la plus
grande partie de son temps et le plus clair de ses
ressources.
La plupart de ceux-ci ont été pris par la vie ;
Deubel, lui, a été pris par la mort.
Ce fut également dans la Vie Meilleure qu'il
publia des poèmes en prose d'un charme parti-
culier où l'ironie se mêle à la tendresse, requérant
la larme à l'œil qui refuse de couler et s'évapore
dans un sourire.
Avant Mirbeau il avait déjà fait dire à Paul
Bourget, dans les Opinions de mes notoires con-
temporains sur Limpide, cette phrase lapidaire :
Impossible de continuer la lecture du livre d'un
monsieur qui ne peut consacrer que deux pages à
l'état d'âme d'un jeune homme, giflé par celle qu'il
désire, d'autant que ce jeune homme n'a même pas
cinquante mille francs de rente (i8 septembre 1899).
Si nous rappelons ici ces œuvres et ces faits,
c'est surtout pour montrer qu'à cette heure de
bouillonnement cérébral, lorsque plusieurs che-
mins s'offraient à ses pas, alors qu'il eût pu
s'orienter vers le roman, devenir un polémiste
ou un critique remarquable, se tailler dans l'un
ou l'autre de ces genres littéraires une place en-
viable et sans doute assez rémunératrice, il pré-
féra opter pour la poésie, à laquelle il se consacra
tout entier.
Au collège, son attitude ne lui avait pas attiré
l'estime de son principal, si elle lui avait concilié
l'affection de ses élèves. L'Histoire de Limpide
qu'il avait communiquée à quelques-uns, lui va-
lut des ennuis. Les rapports devinrent très tendu
et épineux entre le répétiteur et le patron, et
Dieubel, livré aux fantaisies désordonnées de son
imagination, se figura que l'autre élaborait dans
l'ombre une noire combinaison dont le résultat
serait de le faire chasser honteusement de l'Uni-
versité.
Ayant demandé un congé pour venir à Paris
passer le conseil de révision, il se rendit à Bou-
logne-sur-Mer et, de là, envoya au recteur une
33
lettre dans laquelle il annonçait sa ferme résolu-
tion de ne pas rentrer à Saint-Pol et se mettait
à la disposition de son chef pour tel poste qu'il
voudrait bien lui confier.
Ce fut sa révocation qui vint et, comme il
n'avait pu se défendre, le proviseur, lâchement,
le chargea autant qu'il put, l'accusant des pires
infamies, tellement que quand Charles Dumont,
alors député, alla faire des démarches pour obte-
nir sa réintégration, il lui fut répondu que c'était
chose absolument impossible (i).
Réfugié à Boulogne chez les parents d'un col-
lègue pauvre, Yzermann, braves gens qui firent
tout leur possible pour l'aider, il les quitta bien-
tôt pour ne point rester à leur charge et prit dans
la même ville une chambre où Armand Dehorne
vint chaque soir le rejoindre, lui apportant dans
un morceau de papier une partie de la portion
qu'il avait prélevée sur son propre repas. En-
semble ils lurent Laforgue et passèrent quelques
jours d'enthousiasme sombre que Dcubel a rap-
pelés dans la dédicace de Vers la Vie.
Mais que faire à Boulogne et que devenir ?
H) M. Lenne. actuellement sons-directeur de l'Enseignement pri-
maire de la Seine et qui était alors inspecteur d'Académie à
Arras, aurait largement contribué à la révocation de Deubel.
34
Avec l'argent que lui procura par cotisations
Eugène Chatot, Deubel arriva à Paris le i" Mars
1900 au soir et vint occuper, 02 bis, rue des Vi-
naigriers, hôtel de la Victoire, un taudis à cinq
francs par semaine.
Ce fut là que Louis Chicon, alors élève de rhé-
torique à Louis-le-Grand, prévenu par Chatot,
\int le trouver un après-midi, morne, hébété, fié-
vreux, n'ayant pas mangé depuis quarante-huit
heures, couché sur son lit et attendant...
— Qu'est-ce que tu fais là ?
— J'attends î... répondit Deubel à la question
de son ami. Oui, j'attends depuis deux jours.
Quelqu'un devait venir, je le sentais. Ce quel-
qu'un, c'est toi. Mais si tu n'étais pas arrivé, un
autre serait venu.
• Fatalisme que l'on retrouve souvent chez Deu-
bel. Il croyait au Destin, à la prédestination, à la
chance.
— J'expie dans la misère présente quelque
royauté antérieure, disait-il, et cette idée revient
aussi assez souvent dans ses vers.
Ses amis se souviennent tous de l'avoir entendu
affirmer, en leur montrant certaine ligne de sa
main gauche :
— Vous voyez ce signe : eh bien ! il indique
que je dois mourir entre trente-quatre et trente-
cinq ans. Fatale prédiction qui s'est réalisée. Et
pourtant, à l'heure lointaine où il la faisait,
l'idée de suicide ne s'était certainement pas en-
core imposée à son esprit.
De même, et nous ne pouvons rappeler sans un
profond serrement de cœur, après la navrante
aventure de Juin dernier, cette coïncidence bi-
zarre, il avait été longtemps un habitué de la
Morgue. Les cadavres étalés sur les dalles l'atti-
raient et, au temps où elle était encore ouverte
au public, il ne passait guère de jours sans venir
y contempler la mort face à face.
Il nous rappelait cette manie étrange en Août
1907, alors que nous passions, pour nous rendre
chez Ch. Callet, devant le sinistre monument qui
fut son dernier domicile et où nous devions venir
ensemble le reconnaître^ avec Marcel Martinet et
Vincent Muselli.
L'été de 1900 fut l'époque de sa grande mi-
sère. Malgré les subsides forcément maigres que
lui fournissaient, en se cotisant, les rhétoriciens
de Louis-le-Grand émus au récit de Chicon, il
connut des jours sans pain. Il alla plus loin en-
core et, de la chambre non payée, il dut partir
un soir sans rien dire et descendre à l'aventure,
2
a 6 R£G.\ER
dans les rues. Le hasard de son errance l'amena à
la gare de Lyon.
Ici se place dans la vie de Léon Deubel une ren-
contre étrange.
Sur le banc où il était venu échouer se trouvait
un homme, comme lui pauvre et comme lui mi-
sérable et qui semblait attendre également.
Les misères s'attirent et certaines sympathies
sont irrésistibles ; ils lièrent conversation :
— Vous attendez le train, Monsieur !
— Mais oui, Monsieur; vous aussi, sans doute ?
— En effet, mais mon train ne part qu'après
minuit.
— C'est long à tuer, les heures !
L'inconnu tira alors de sa poche quelques mai-
gres mégots qu'il se disposa à réunir pour en con-
fectionner une cigarette. C'était un aveu de mi-
sère. •
— Tenez, fit Deubel, en lui tendant dans un
cornet de papier un reste de tabac frais.
— Merci, fit l'homme.
Lin silence plana ; ils fumaient et se regar-
daient comme s'ils eussent voulu s'avouer quel-
que chose de plus de leur vie. Une pudeur ré-
ciproque, une crainte mutuelle de se froisser les
retenaient, scellant leurs lèvres.
PREFACE 37
Enfin l'inconnu fit un grand effort et parla :
— Sans domicile, hein ! comme moi ?
— Oui !
— C'est la première nuit, sans doute ; moi,
c'est la quinzième !
— C'est la première, en effet.
— Ne craignez rien, je commence à m'y con-
naître et je vous dirai comment il faut s'y
prendre.
Je suis un insoumis belge; je faisais du théâtre;
j'ai laissé à Anvers ma femme et mon gosse qui
m'attendent et sont comme moi sans le sou. Je
me nomme Gueubel !
— Et moi, reprit le poète, je suis un pion ré-
voqué et, voyez quelle coïncidence bizarre, mon
nom est Deubel.
Quinze jours durant, les deux parias vécurent
fraternellement. Gueubel indiqua à son compa-
gnon d'infortune les endroits calmes oii l'on peut
dormir de jour sans crainte »d'être réveillé bru-
talement par les agents ; il lui apprit qu'à partir
d'une certaine heure de la nuit il faut marcher
sans trêve pour ne point être arrêté ; il lui en-
seigna les maisons où l'on distribue des soupes,
les casernes où l'on donne du pain ; il lui fît con-
naître les congrégations charitables, oh combien!
38 RÉGNER
OÙ, pour avoir droit à un frugal petit déjeuner,
il faut entendre la messe d'abord et communier
ensuite.
Au cours de leurs errances nocturnes, dont une
au moins doit rester célèbre, puisque ce fut à trois
heures du matin, sur un banc solitaire de la Place
du Carrousel, que Deubel écrivit un des plus
beaux poèmes du Chant des Routes :
Seigneur, je suis sans pain, sans rêve et sans demeure...
les deux amis s'étaient fait des confidences.
Au même moment, le parrain se souvenait de
son fdieul. De nouveau il lui offrit une place dans
sa maison, mais cette abdication eût été trop dou-
loureuse au cœur orgueilleux du poète qui reçut
de Belfort un secours de cent francs avec l'assu-
rance que sa chambre lui serait payée jusqu'à son
départ au régiment.
Le même jour ou le lendemain, l'amnistie
votée par la Chambre belge permettait au cama-
rade exilé de reprendre la route d'Anvers et de
rejoindre sa famille. Deubel, à tout prix, voulait
partager avec son ami les cent francs reçus, mais
l'autre non moins opiniâtrement s'y opposa,
n'acceptant des deniers du pauvre qui allait res-
ter aux prises avec la vie qu'une somme de
39
quinze francs avec laquelle il se proposait de faire
à pied la longue étape de Paris à Anvers.
Les larmes aux yeux, Deubel et Gueubel se sé-
parèrent et depuis ils ne se sont jamais revus et
plus jamais ils n'entendirent parler l'un de
r autre.
Jusqu'à son départ pour la caserne, tant bien
que mal et plutôt mal que bien, Deubel vécut.
Il pilota un Anglais pendant l'Exposition, reçut
quelques subsides de ses amis, exerça divers mé-
tiers bizarres au nombre desquels celui de dis-
tributeur de prospectus au coin de l'Avenue de
rOpéra et de figurant dans je ne sais quel théâtre,
d'oii il fut d'ailleurs honteusement expulsé dès
le second soir avec un coup de pied au derrière
pour n'avoir pas marché au pas en traversant la
scène.
Il fit ses trois ans à Nancy. Ce fut au cours de
sa première année de service militaire qu'il hérita
miraculeusement (car il ne pensait guère alors
qu'une telle aubaine pouvait être son lot) d'une
douzaine de mille francs lui revenant, à la mort
de sa grand'mère, de l'héritage maternel.
Cet héritage lui permit, sans trop de souf-
frances, d'attendre sa libération. A cet assoiffé de
liberté, à cet incurable rêveur, la pénible vie de
3o
caserne dans une garnison frontière ne souriait
qu'à demi. Il se fit rayer du peloton et parvint
tout juste à conquérir les galons de soldat de pre-
mière classe ; il ne s'en montrait d'ailleurs pas
autrement fier et ce fut avec un véritable soulage-
ment qu'il dit adieu au régiment et à Nancy en
Septembre igoS pour filer vers l'Italie.
Deux mois durant, à Venise, Florence, Fiesole,
Pise, Deubel coula des jours heureux. L'hiver le
ramena en Franche-Comté oii il vint habiter avec
nous à Durnes. C'était alors un camarade et un
ami charmant, un convive plein d'entrain et de
bonne humeur. Sa gaîté débordait jusqu'à la mys-
tification. Il joua à un journal local un tour...
pendable en annonçant anonymement sa propre
pendaison qu'il démentit ensuite fort gravement,
avec une grande dignité, en homme que ces pe-
tites choses ne peuvent toucher. Ce fut aussi à ce
moment-là qu'il mystifia sans le vouloir ce bon
Marcel Schvvob en publiant dans Le Flambeau,
de Besançon, sur François Villon à Salins, un
article de reconstitution historique qui prit litté-
ralement à la glu l'écrivain si fin des Diurnales
et de La Lampe de Psyché. Marcel Schwob d'ail-
leurs ne garda pas rancune au poète de cette su-
percherie littéraire et l'invita même, lorsqu'il
3]
serait de passage à Paris, à aller causer un peu
avec lui du génial vagabond qu'ils admiraient
tant tous les deux.
En mai 1904, impossible à fixer, Deubel quitta
le Doubs, traversa Paris où il ne s'arrêta que
quelques jours et fila sur Lille pour retrouver
Dehorne et quelques amis qu'il avait connus
naguère au cours d'une permission : Léon Boc-
quet, Paul Castiaux, Jules Mouquet, Roger Allard,
qui constituaient alors le groupe du Beffroi,
auquel il nous fit adhérer par la même occasion.
Ce fut également à cette époque qu'il rencontra
Jean-Paul Lafitte avec qui il se lia d'amitié et
qu'il devait souvent revoir à Paris.
Deubel vécut alors assez largement et, dans
l'espace de six à sept mois, ayant dépensé ce qui
lui restait de l'héritage, déjà fort écorné, il dut
quitter Lille, malade, en oubliant comme un
poète de payer sa dernière quinzaine de chambre
et de pension. Il est vrai, et nous devons le dire
à sa décharge, que sa propriétaire l'avait suffi-
samment volé pour qu'il pût se permettre à son
égard cette licence... poétique.
Réfugié à Paris chez Hector Fleischmann, il
coucha presque tout l'hiver sur des piles de jour-
naux et connut de nouveau la faim.
32
Au commencement de Janvier, nous trouvant
seul et ayant réuni la somme nécessaire au vo-
yage, Deubel put revenir à Dûmes où nous vé-
cûmes ensemble quelques mois heureux de tra-
vail et d'exaltation.
Le poète s'était chargé de la cuisine et du mé-
nage. Il réussissait admirablement le pot-au-feu,
préparait de délectables platées de riz au lait et
des frites supérieures. C'était l'époque des pre-
miers sonnets de Poésies. La Lumière Natale,
parue l'année d'avant, avait été bien accueillie ;
mais Poésies marquait l'étape définitive. La Vier-
ge, la Caresse, l'Etreinte, Le Souvenir datent de
ces jours d'hiver ensoleillés par le vin clair
des coteaux qu'a peints Courbet.
. Nous ne demandions qu'à vivre ainsi ; mais
l'arrivée à la maison d'une personne égoïste et
méchante, jalouse d'une amitié qui était une
injure à sa vulgarité et à sa bassesse natives, em-
poisonna nos heures. Deubel partit.
Carlin recueillit le poète à son arrivée à Paris
et, presque aussitôt, Emile Bernard présenta Deu-
bel à Théodore Goutchkof qui fondait La Rénova-
tion esthétique. Les subsides de M. Goutchkof et
le logement dans un petit local de la rue de Furs-
PRÉFACE
temberg assurèrent pour un an à Deubel une
existence veuve de soucis.
Poésies parut. C'était un livre qui devait comp-
ter. Mais les destins mauvais q\ii présidèrent
à la naissance du poète voulurent que le recueil
sortît de chez l'imprimeur juste au moment où
l'auteur, sans ressources, quittait la Rénovation.
Quelques exemplaires sur vergé d'Arches portant,
imprimé en rouge, le nom des amis auxquels ils
étaient destinés lui turent remis et ce fut ainsi
que nous eûmes le nôtre ; mais l'imprimeur re-
fusa énergiquemcnt de livrer le reste des volumes
avant d'être intégralement payé. C'est pourquoi
trente personnes, à peu près, ont vu Poésies
dont l'édition, si elle n'est pas détruite, moisit
encore quelque part entre les murs des caves d'un
irascible imprimeur de l'Yonne.
Après une velléité de partir en Bourgogne oii
il devait entrer chez un gros propriétaire vigne-
ron, Deubel resta à Paris où il redevint famé-
lique et errant. Ses lettres nous apprennent tour
à tour qu'il a logé chez un ami, Jeanneret, rue
Monsieur-le-Prince, puis qu'il est entré dans
une Compagnie d'assurances, puis qu'il en est
sorti en claquant les portes un jour que l'air
était tiède et qu'il faisait beau, puis qu'il servit
34
de secrétaire à divers hommes de lettres pour des
sommes variant de vingt-quatre à quatre-vingts
francs par mois, enfin qu'il en rencontra un
autre plus généreux avec qui il devait travailler
jusqu'à sa mort.
M. Serge Persky, le traducteur de Gorki, fut
en effet pour Deubel une providence. Les petits
travaux de secrétariat auxquels il l'employait :
lettres à écrire, recherches dans les bibliothèques,
corrections d'épreuves, largement rétribués, per-
mettaient au poète de se refaire physiquement et
moralement et chaque arrivée de M. Persky était
pour lui une petite fête. Malheureusement son
généreux patron, comme il l'appelle dans ses
lettres, ne résidait à Paris que quelques mois par
an. Malgré l'absence, cependant, jamais il n'aban-
donna son secrétaire : à maintes reprises il lui
fit parvenir des subsides et chercha même à le
caser dans une institution privée de Genève. Mais
il n'était pas toujours facile d'aider Deubel.
Bref, au moment oii M. Persky quittait Paris,
en Août 1907, nous vînmes retrouver Deubel
dans l'hôtel de la rue de l'Ave-Maria 011 il habi-
tait alors et où il resta encore jusqu'à ce qu'il vînt
se fixer avec nous, rue de l'Estrapade.
On ne nous en voudra pas de ne point parler
PREFACE
longuement de cette période. Si Deubel eut alors
le vivre et le couvert, ce (( vivre » était bien mo-
deste et ce « couvert )> fort mansardé. On pourra
s'en faire une idée si nous avouons que, pour
vivre à trois, nous avions juste cent trente-cinq
francs par mois que nous rapportait un petit
emploi.
De ces jours-là pourtant datent la plupart des
poésies qui constituent Poèmes choisis, ainsi
que la dernière partie de Régner.
Cependant, ayant retrouvé son secrétariat,
Deubel, en Février, nous quittait, pour se fixer
dans notre voisinage en cet hôtel de la rue des
Fossés-Saint- Jacques oii il habita si longtemps.
11 revenait nous voir tous les jours ou presque.
Quelquefois, pour ne point trop grever un budget
dont l'équilibre était fort instable, il apportait
dans un petit paquet son pain et ses légumes,
voire, mais c'étaient jours de nopce, un litre à
douze, et l'on partageait équitablem.ent toutes les
provisions. Le peintre Jean-Paul Lafitte qui fit
de lui un très beau portrait, malheureusement
détruit, le voyait aussi fréquemment et souvent
il partagea avec lui et ses frères Jean, Henri et
Jacques la portion quotidienne.
Ceci n'implique point que Deubel vécût sans
u
soucis. 11 en avait et de cuisants. Le renouvelle-
ment de sa garde-robe revenait l'inquiéter à in-
tervalles fixes et le paiement de son loyer était
pour lui un perpétuel cauchemar. Sa patronne
pourtant, une excellente femme, ne le harcelait
point trop et si elle cherchait à le stimuler et à le
décider à prendre un emploi fixe, elle lui accorda
des crédits de plus de six mois et répondit même
pour lui chez son boulanger et chez sa laitière.
De même, le garçon d'hôtel avait à l'égard du
poète des attentions et des délicatesses qui ne
pfuvent qu'émouvoir chez un simple auquel la
haute poésie de Léon Deubel était certainement
inaccessible. Bien qu il lui eût prêté assez sou-
vent quarante sous, il resta toujours fort déférent
à son égard. Bien mieux, ayant durant quelque
temps joui des faveurs d'une buraliste qui l'avait,
en reconnaissance de ses qualités particulières,
largement approvisionné de cahiers de papier à
cigarettes réclame, il était devenu, pour cet article,
le fournisseur attitré du poète qu'il comblait de
ses dons. Pour ce qui était du tabac, aux jours de
grande détresse, il disait simplement à Deubel :
— Vous ne fumez pas, aujourd'hui ; attendez,
ne vous inquiétez pas. Et, dans les chambres des
locataires cossus, bourgeois à soixante ou quatre-
PRÉFACE 37
vingts francs par mois, l'excellent homme allait
prélever dans chaque pot à tabac une pincée de
scaferlati ou de caporal qu'il offrait ensuite au
poète dans un beau cornet bien propre, le plus
galantement du monde.
Ainsi, avec des alternatives de hausses et de
baisses, leçons, secrétariats, échos, besognes di-
verses, Deubel vivait et travaillait. 11 annonçait
avec Joie à ses intimes son livre Régner pour
lequel il songeait à trouver un éditeur sérieux.
Il désirait le Mercure de France où Alfred
V ailette n'attendait pour lui dire oui que l'instant
011 il se serait ouvert franchement et carrément de
son dessein ; mais la crainte d'essuyer un refus
le rendait hésitant et ce grand timide n'avait
encore rien osé dire au moment où, en Novembre
dernier, il quitta Paris.
Selon l'état de sa bourse et de sa santé, il avait
des alternatives de bonne humeur et de tristesse,
des sautes brusques d'enthousiasme et de déses-
pérance. Ce fut au cours d'une de ces crises de
mélancolie noire ([ue germa en lui l'idée de sui-
cide. Dès la fin de l'été 191 1, il en parlait comme
d'une chose décidée ; la noyade était le genre de
mort qu'il choisissait et son jour serait un jour
38
d'été. L'échéance fatale serait pour Juin ou Juil-
let 1912.
Nous le réconfortâmes. L'été de 191 2 passa et
Deubel continuait à vivre ; on put croire que la
crise mauvaise était traversée, qu'une ère nou-
velle s'ouvrait, surtout lorsque lui échut le petit
héritage de Novembre dernier.
Pourtant, sa santé qui paraissait florissante ne
laissait pas que de l'inquiéter ; une vieille ma-
ladie de vessie le faisait souffrir de temps à autre,
l'avertissant, disait-il, d'une vieillesse atroce.
N'ayant pas les moyens de se soigner, ne voulant
pas supporter les promiscuités de l'hôpital, il
attendait stoïquement et passivement.
Le jour 011, en même temps qu'il était victime
d'une grossière fumisterie, lui parvint la nou-
velle de son héritage, il montra une grande joie
et se crut sauvé. Ne songeait-il pas, le malheu-
reux, à rembourser tous ceux qui lui avaient
avancé de l'argent ! Nous n'eûmes pas de peine
à le dissuader d'un tel projet tout au moins en
ce qui concernait les amis intimes dont nous
étions sûrs comme de nous-méme. Seul, à ce
moment, un de ceux mêmes (|ni l'avaient si cruel-
lement et lourdement mvslifié essaya, jouant on
ne sait quelle ignoble comédie, de lui soutirer
PRÉFACE 39
deux mille, puis mille, puis cinq cent francs.
Sur deux mille ou trois mille francs au plus
qu'il allait toucher, il était disposé à en donner
mille. Nous dûmes prendre vigoureusement la
défense de ses intérêts pour l'empêcher de faire
une telle folie inutile ; après l'avoir, pensions-
nous, convaincu, une de ses lettres nous apprit
que, de Belfort, il avait néanmoins envoyé télé-
graphiquement cent francs à ce quémandeur qui
les lui réclamait « en reconnaissance de services
rendus ». Je n'ai pas voulu, nous écrivait-il pour
s'excuser, me montrer plus dur que mon destin
de pauvre bougre.
Cependant, après avoir touché à Belfort deux
ou trois billets de mille, Deubel partit, comptant
retrouver, avec les jours de liberté, l'enthou-
siasme des départs aventureux qu'il avait connu
jadis à sa sortie du régiment. Hélas ! des ressorts
s'étaient brisés! L'existence de chien qu'il avait
menée avait cassé les ailes de son enthousiasme
juvénile et ce fut désenchanté qu'il nous revint
de Bruxelles au moment précis où, avec ses res-
sources baissant, une aggravation de son mal
survenait.
Le 2 Mars il vint nous revoir. Décemment vêtu,
avec ce souci de dandysme qu'il eut toujours,
Xo RKGPŒR
même dans ses plus mauvais moments, rien
dans sa tenue ni dans son lanj^rage ne pouvait
faire soupçonner le malade ou le désespéré. Il
s'enquit des amis : Chicon, Chatot, Puy, Callet,
Mandin, Frêne, Martinet, puis nous mit au cou-
rant de son voyage. Il nous parla de l'Allemagne
qu'il n'avait fait qu'entrevoir et qui lui avait
paru inhospitalière et rude, plaisanta au sujet de
la jeune littérature qui lui avait coûté, à chaque
déplacement, un supplément de barrages de sept
francs qu'il regretterait toute sa vie, loua le dé-
licieux J.-H. Rosny aîné, fut plus sévère pour
Diufjo que nous défendîmes et longuement s'éten-
dit sur le dernier ouvrage de Maeterlinck : La
Mort, dont il avait fait son livre de chevet.
Malgré la tristesse latente qui semblait présider
à notre amicale causerie, rien ce jour-là, pas plus
que le jour oii il alla revoir Chatot, ne semblait
indiquer chez lui la résolution, sans doute ferme-
mont prise, qui le hantait alors. Avant de nous
quitter, il promit de nous donner son adresse
et peut-être de venir habiter dans notre voisi-
nage, ne voulant plus à aucun prix, disait-il, re-
tourner dans ce quartier latin plein de gouapes
et de poétaillons vaniteux et jaloux.
Bien qu'il nous eût fait cette promesse, nous ne
4i
revîmes pas le poète et c'est par les journaux que
sa fin tragique nous fut connue.
Avant de mourir, il avait brûlé toutes ses
lettres, tous ses manuscrits, toutes ses photo-
graphies et jusqu'au portrait dune frappante
fidélité qu'avait fait de lui J.-P. Lafitte.
On sait comment la presse — si l'on en excepte
({uelques aboiements de chacals — fut unanime
à déplorer sa perte. La nouvelle de sa mort reten-
tit profondément et douloureusement dans les
milieux littéraires et le bruit qu'elle a provoqué
est loin de s'éteindre. D" autres jeunes poètes qui
ne manquaient point de talent sont morts récem-
ment ; on leur a consacré quelques articles, quel-
({ues échos et l'oubli déjà laisse neiger sur eux sa
poussière. Pour lui, méconnu, mais vraiment
grand, il n'en devait pas, il n'en pouvait pas être
ainsi : sa mort devait être l'aube de sa gloire. Les
compétitions, les jalousies, les rivalités, les
haines que son caractère entier et son talent
a^aiont suscitées devaient tomber devant une telle
infortune. Un de nos plus purs, un de nos plus
nobles poètes était mort, tué par la vie quoti-
dienne : tous ceux pour qui la poésie n'est pa« un
vain nom ont été émus et se sont incliné? pieu-
sement devant sa fosse.
43
Mais avec le monument funéraire qui doit s'éle-
ver sur ses cendres, nous devions au disparu un
autre monument plus durable et plus beau : celui
de son œuvre à dresser. On en trouvera ici la
pierre angulaire, car si Deubel a beaucoup pro-
fluit, il a malheureusement laissé peu de choses
et nous avons dû fouiller un peu partout pour re-
constituer partiellement ce livre Régner qui de-
vait être magnifique et royal.
Peut-être, un jour, publierons-nous V Histoire
de Limpide, ainsi que quelques contes qui valent
par la sûreté de l'écriture, la finesse de l'analyse
et une ironie cinglante et neuve.
Son recueil de vers satiriques dont nous con-
naissions quelques pièces, Faon la tulipe entre
autres, est entièrement perdu.
•Chamoiiche, fantaisie en prose, d'une énormité
rabelaisienne est détruit également.
Quelles étaient les pièces qui devaient consti-
tuer le volume Régner ? Nul ne l'a jamais su
exactement, le poète, toujours insatisfait, brûlant
le lendemain ce (ju'il avait adoré la veille.
Nous avons réimi sous ce titre ce que nous sa-
vions (lu'il considérait comme bon : les vers de
Pttrsics revus et corrigé? par lui, augmentés de
deux sonnets publiés dans Akadenios sous le titre
Sur une lyre de neige ; ceux de Poèmes choi-
sis et d'Ailleurs, ainsi que les pièces parues ré-
^^emment dans diverses revues.
La dernière version du Chant pour la femme
a été perdue ; nous avons pu reconstituer, en par-
tie, grâce à la complaisance de son ami Roger
Allard, qui la tenait du poète, la première version
plus imparfaite, mais qui renferme déjà des vers
et des strophes magnifiques.
En dehors de cet ensemble, nous avons extrait
des premiers volumes de Deubel des pages autho-
logiques de poèmes placés dans leur ordre chro-
nologique de publication. Enfin, nous avons ter-
miné par une série de pièces qui, sauf Epitaphe,
ne devaient point figurer dans Régner et ne se
trouvent pas non plus dans ses premières pla-
quettes. Ecrites entre La Lumière Natale et Poé-
sies, elles constituent une partie des huit cents
vers éliminés de ce dernier recueil, comme
n'étant pas dignes de figurer à côté de sonnets
tels que Le Tombeau du Poète ou Musique.
On pourra, nous l'espérons, se faire ainsi une
idée assez complète du talent de Léon Deubel. La
partie anthologique notamment permettra de
suivre l'évolution du poète de ses premiers vers
à ses derniers. On verra que, même aux heures
M
où il était le plus influencé par Verlaine et par
Laforgue, se dégageaient déjà de ses chants des
accents personnels, un rythme à lui et ce quelque
chose qui indiquait une personnalité puissante et
originale.
Avec La Lumière fatale il sortait tout à fait
de l'influence verlainienne ; c'était l'étape tran-
sitoire ; avec Poésies il commençait vraiment à
être lui-même. La strophe deubelienne, ramassée,
craquante d'images, éblouissante de soleil est sa
création et son bien propre : il fut fier le jour
où un confrère perspicace et juste créa cet adjec-
tif nouveau que nous employons avec joie.
Vu reste, nous trouvons dans les lettres que
nous écrivit Tami l'explication de son évolution
poétique :
1.^ mar? 190i.
...Suis-je arrivé à quelque chose de définitif ? Je le
crois. La Lumière yntale étiiit purement parnassienne:
pas d'âme ou peu ; de la bucolique, de la description,
tout cela un peu vide et jamais nourri de la réconfor-
tante idée.
Ici, quel changement ! Si Apparition et les sonnets
écrits à Dûmes se ressentent encore de cette an-
cienne manière, combien celle de V Adieu, de Ma
PRÉFACE 45
Souffrance et du Tombeau du Poète ne lui est-ellê
pas supérieure. Lis et relis Le Tombeau du Poète.
Prends-le vers par vers, exprinries-en la moelle.
C'est nourri et substantiel et quelle forme ! Je lus
tellement ébloui de sa perfection que je lai placé
aussitôt en tète du livre, certain qu'il ne pouvait
pour quiconque passer inaperçu. 11 y a là autre chose
que l'impression ordinaire et des images ; il y a
toute ma révolte d'orgueilleux et d'artiste, toute mon
amertume de sacrifié (avec cette allusion discrète à
Orphée déchiré par les Bacchantes). C'est le sonnet
\engeur des destinées d'un Vigny, d'un Baudelaire,
dun Villiers, d'un Mallarmé, d'un Deubel.
Il reprit le chemin blasphémé «lu soleil !
Je le reprendrai un jour après tant d'autres pour
découvrir ma patrie qui n'est pas de ce monde. Mais
on n'était pas habitué de ma part à tant de noblesse,
à tant de discrétion, à tant de fierté dans la douleur.
C'est l'émotion de pensée après l'émotion senti-
mentale (Chant des Pioutes et des Déroutes) et l'émo-
tion verbale (Luniicre yataîe). Et c'est la plus haute
et la moins accessible. Tant pis ! Mais je sais bien
que ces quatorze vers suffiront à sauver mon nom
de l'oubli !...
56 RÉGNER
Huit jours après, il nous écrivait encore :
22 mars 1906... 27 ans !
...Quels sujets ai-je choisis ? Les sujets éternels :
caresse, souvenir, musique, tombeau du poète en
général, étreinte. Je n'ai pas cherché de thèmes
nouveaux, je n'en cherche pas. J'ai repris les thèmes
éternels. L'idée du Souvenir est à peu de chose près
celle de Ronsard dans le sonnet célèbre :
(( Quand vous serez bien vieille »
Et après ! qu'on rapproche les textes. On verra qu'il
faut être aussi véritablement poète que je le suis pour
avoir trouvé des variations absolument différentes.
Il y a tout au plus trois ou quatre idées en poésies :
l'amour, la mort, le souvenir, la nature, l'orgueil.
Quand on les a toutes, on est un grand poète et on
doit, sous peine de ne pas l'être du tout, avoir su
trouver des paroles nouvelles sur ces antiques gui-
tares.
A rencontre des autres jeunes, la partie anecdo-
tique est toujours sacrifiée dans mes livres. C'est le
grand art, la grande tradition. Pas de détails sur ma
maîtresse, ma vie quotidienne, etc.. Je suis un poète
de l'orgueil, un de ceux qui ne se livrent qu'à demi,
de la lignée des grands (dont Musset). On me rendra
cette justice un jour. Aujourd'hui, on ne me connaît
^7
pas. Et puis je ne fais que des plaquettes et l'on ne
peut guère juger d'un écrivain que sur un ensemble...
Il semble bien maintenant, encore qu'il soit
un peu tard, que le jour est venu de lui rendre
enfin cette justice dont il parlait et d'accorder
à ce héros du verbe l'éclatante réparation à la-
quelle il a droit.
Que certains faiseurs officiels de gloires éphé-
mères et frelatées n'aient point compris, lors-
qu'on leur a fait sentir leur ignorance et leur
bassesse, qu'ils n'avaient qu'à courber la tête et
à accepter en silence l'insulte cinglante dont les
souffletait la mort de ce juste, c'est ce à quoi
nous ne pouvons rien ! Au demeurant, on ne
s'insurge pas contre les Destins et il fallait peut-
ctre, à cette vie de noblesse et de misère, pour
qu'elle fût mieux comprise, le couronnement
suprême de cette mort stoïque, sans gloire et sans
phrase.
Mais pour nous (fiii n'avons pas \oiilii ({ue, le
jour 011 « abdiqua le roi, le petit roi de Chimé-
rie », il n'eût, pour éblouir sa tombe, que le sou-
venir en fleur des jardins de Mai, il restait à ac-
complir encore un devoir de piété amicale et litté-
ni ire. Celui d'éclairer de quelques notes, si courtes
48 REGNER
fussent-elles, cette vie douloureuse et étrange
ainsi que les paj.TS qu'on va lire.
Que l'ami qui fut le conseiller et le maître
écouté de notre formation artistique nous par-
donne si nous avons un peu, pour sa gloire, violé
le mystère dont sa délicatesse et sa timidité ai-
maient à s'entourer. Nous serons trop heureux
si l'émotion et la douleur éprouvées en revivant
ces heures amères et douces à la fois, émeuvent à
leur tour les amoureux du verbe et les fervents
de la beauté qui se pencheront, au long des années
à venir, pour s'abreuver à la source vive de la
poésie de Léon Dcubel.
Louis Pergaud.
Juillet-Août iqiS.
POÉSIES
DEDICACE
Vous dont Vamour est cher au cœur comme un beau site
Ne cherchez pas, chère âme, en écoutant ces vers
Près du feu qui sourit de son sourire clair
Si la Vie a blessé la voix qui les récite.
Mais que de beaux départs au loin vous sollicitent.
L. D.
TOMBEAU DU POÈTE
Par les sentiers abrupts où les fauves s'engagent,
Sur un pic ébloui qui monte en geyser d'or,
Compagnon fabuleux de laigle et du condor,
Le Poète nourrit sa tristesse sauvage.
A ses pieds, confondus dans un double servage,
Multipliant sans cesse un formidable effort,
Les Hommes, par instants, diffamaient son essor
Mais lui voyait au loin s'allumer des rivages.
Et nativement sourd à l'injure démente,
Assuré de savoir à quelle ivre Bacchante
Sera livrée un jour sa dépouille meurtrie ;
Laissant la foule aux liens d'un opaque sommeil,
Pour découvrir enfin l'azur de sa patrie,
Il reprit le chemin blasphémé du Soleil !
54 RÉGNBR
APPARITION
Afin de me permettre, à mon matin vermeil,
De dire avant la nuit des vers impérissables
Elle parut ! laissant imprimés sur le sable
Ses pas doii s'élevaient des odes de soleil.
Le beau jour préludant en fanfares d'éveil
Déroulait à ses pieds les grèves de la Fable ;
Et les Hommes sentaient que sa grâce ineffable
Incarnait un prestige élu dans leur sommeil.
Soudain comme des morts par miracle rendus
A la clarté du jour, qui, le cœur éperdu,
Piepoussent les enfants et les mères en larmes,
Bondirent dans l'été qui glaça d'or leurs torses,
Victorieusement en brandissant leurs armes,
l'ous les héris et tous les guerriers de ma Force (i).
(i) C'est grâce à l'obligeance de M. Otto Grautoff, à qui
Deubel avait donné le manuscrit dun recueil devant s'intituler
L'Arbre et la Rose, que nous avons pu donner la version définitive
de ce sonnet ainsi que de quelques autres qui avaient paru avec
des variantes dans Poésies.
POÉ5IE3 55
TANDIS QU'AVEC DES PLEURS...
Tandis qu'avec des pleurs et d'éloquents remords
Au pied du lit dont l'ange a déserté la poupe,
Elle défend sa lèvre orgueilleuse et sa croupe,
J'éveille ses seins nus d'un long baiser qui mord.
Sur leur double pavois, ils élèvent en troupes
Mes désirs enlevés du vol lourd des condors,
Et le choc des bijoux tombant au fond des coupes
Enchâsse la minute en de grêles bruits d'ors.
Tremblant je la dévêts. Dans ma fièvre brutale.
Son beau corps effeuillé, pétale par pétale,
Jaillit de la dentelle et du linge écumeux,
Et, porté sur un flot d'étoffes rubanées,
Atteste que, promise à mes sens douloureux.
L'éternelle Aphrodite entre mes bras est née.
56 RÉGNER
LA VIERGE
Petite vierge, au cœur secret de la maison,
Laisse, dans le refuge étroit que nous assurent
Les draps, marqués déjà d'une avide morsure,
Amour nous accorder son ardente saison.
Laisse ton sexe roux brûler sous sa toison
Et ta chair que tourmente et que vainc la luxure,
Dans Lombre d'où transpire un infernal poison,
Panteler sous le feu d'une exquise blessure.
Bientôt, lorsqu'au sommeil, par le soir invités,
A longs traits, nous boirons les rêves enchantés.
Prêts au premier mensonge et aux derniers aveux,
Tu pourras reposer sur ma large poitrine
Oii ton corps se répand, vêtu de tes cheveux.
Comme une source claire au flanc d'une colline.
LA CARESSE
ir boirai tout le sang du baiser sur tes dents,
fe boirai sur ton corps le lait de ta chair blanche,
Et mon désir nombreux, dans un hymne éclatant,
Vibrera sur la Ivre étroite de tes hanches.
Et l'ombre de mon corps découplé te couvrant,
Telle l'ombre qu'un chêne altièrement épanche,
Je t'asservirai toute en mes bras conquérants,
Pour goûter longuement ma virile revanche.
Alors sur la pâleur de tes épaules mates
Ou de ta gorge, ainsi qu'un camail ténébreux
Imprégné de parfums subtils et d'aromates.
Tes cheveux glisseront, frères des eaux dormantes,
Et les anges du soir verront seuls dans nos yeux
Nos âmes dérouler leurs fresques d'épouvante.
58 RÉGNER
L ETREINTE
Dans l'ombre nuptiale où se cherchent nos yeux,
Ma haine et mon amour lentement te terrassent
Et mon souffle qui brûle et dévore ta face
Fait crépiter sa flamme au bord de tes cheveux.
Mon étreinte est sur toi comme un lierre tenace
Et mes jambes, le long de tes jarrets nerveux,
Im'itent dans leurs bonds les faons capricieux.
Et ma bouche s'est jointe à ta bouche vorace.
Midi brûle aux touffeurs de tes aisselles blondes,
Mais le rythme qui meut secrètement les mondes
Nous entraîne, animés de la même fureur,
Vers les gouffres obscurs où s'abîment les âmes
Avides de jeter leurs dernières lueurs,
Comme de grands soleils sans chaleur et sans flamme.
POESIES
LE SOMMEIL
Sous les rideaux du lit cargue's comme des voiles,
Affranchi du désir qui le vint saccager,
Son corps s'étale ainsi qu'un nocturne verger,
Riche de fruits brûlant la main qui les dévoile.
Au couvent d'un soir d'or, le jour a pris le voile,
Célébré par la flûte et le chant des bergers.
La nuit tombe. On entend les silences neiges
Bercer et consoler des vieillesses d'étoiles.
Et soudain, comme si ce beau corps fût défunt,
Des mots sont nés en moi, plus doux que des parfums.
Qui veulent en louer la jeunesse nacrée ;
Mais déjà les grands yeux ont clos leurs avenues
Et, comme Eve parmi la splendeur ignorée.
Elle dort devant Dieu lumineusement nue.
6o
LE DERNIER DESIR
Ange blond du sommeil qui visites les saints
Et fais ràler les forts sur ta gorge mordue,
0 Femme ! qui connais les sûrs poisons qui tuent
Et le solaire orgueil d incendier mes reins ;
Toi qui sus dévouer .<ur de moelleux coussins
Ta chair présomptueuse à ma chair morfondue,
Lorsque je descendrai dans la nuit inconnue,
Je veux coller ma bouche expirante à tes seins.
Et dans un dernier souffle h ton corps qui s'étale,
Blême, je ravirai dune lèvre brutale
Un feu qui chauffera mon fantôme glacé,
Quand sur les bords du Styx, solitaire et morose,
Je verrai ton image à jamais s'effacer.
Comme un qui voit mourir et s'effeuiller des roses.
POESIES
LA GLOIRE
Les jours étant venus d'aller à l'orgueilleuse
Pour qui j'ai préparé secrètement mon cœur,
Je soulevai la pierre antique du Labeur
Et mon vers déroula sa route soleilleuse.
Dressée à grand effort et menaçant la nue
Ma volonté, debout dans le printemps, pareille
A un arc triomphal au bout d'une avenue,
Imposa son carcan de granit au soleil.
Et solitaire au cœur de la grande Nature,
Comme un archange blond qui revêtit l'armure
Mon rêve élincela dans la strophe plastique ;
Afin de me ravir pour toujours à moi-même,
Et de pouvoir crier à la gloire impudique
Mon nom ! dans la rafale ardente du Poème.
63 RÉGNER
JEUNESSE
Par l'éclatant midi qui fond lacier des fleuves
Jusqu'à ce que le soir élève au ciel son arcke,
Je mène sans répit, dans la lumière neuve,
Ma jeunesse semblable à une armée en marche.
Les clairons de ma Joie éveillent la Fortune
Et mes désirs, serrés en phalanges massives,
Aux portes des cités, paresseuses captives,
Campent sous le manteau léger du clair de lune.
Parfois les yeux brillants des mondes qu'ils enferment,
L 'écume aux dents, des morts ensanglantent les berme?
Et la baie rouge rit dans le houx vernissé ;
Mais mon angoisse est courte et, flottante bannière
Que j'élève au soleil qui la vient caresser,
Mon âme se déploie enivrée à% lumière.
I
63
REVEIL
Par les volets mi-clos jai guetté l'aube pure.
La diane des coqs et des merles agiles
S'argentait de l'éclat de la rosée fragile,
Et des forêts au loin tordaient leurs chevelures.
La prière montait dans Langelus vermeil,
Des sources dégrafaient leurs tuniques de fées ;
Et vers les prés fleuris, indolemment couchées.
Des collines bombaient leurs gorges au soleil.
Sous les arbres, dorées d'une poussière blonde,
Les routes propageaient l'allégresse du monde ;
Les portes des maisons riaient émerveillées.
Et les sentiers, sifflant entre leurs baies acides,
Saluaient de leurs chants le beau matin lucide :
Strophe d'or du poème ardent de la journée.
64 RÉGIÇER
1
0 MUSE I...
0 Muse ! dont la tempe est ceinte dun laurier,
Quand la tristesse incline à mon front ses mélèzes,
Si ta flanmie s'allume aux plus hautes talaises
Jusquoîi monte en boitant mon orgueil ioudro\é ;
Si debout sur Tamas des grands siècles broyés,
Jumelle de l'Eté qui croule en rouges braises
Ta farouche splendeur me pénètre et m'apaise,
Et présage l'étoile au front des Envoyés ;
Ne crains-tu pas celui que le mal désenchante,
Aveugle à ce qui brille et sourd à ce qui chante,
Dont la vie est semblable à quelque morne grève
Et qui, dans le jour vaste et multiple qui luit,
Trahi par la chimère en fuite de son rêve
Sanglote vers Tétroite unité de la nuit ?
POÉSIES 65
STANCES AU SOLEIL'
0 Soleil paresseux qui règnes sur les faîtes,
Lazzarone des toits, fauve des chemins creux,
Lorsque j'ai revêtu ta souple peau de bête
Le songe du bonheur habite dans mes yeux.
Sous la flèche des pins et la voûte des chênes
Qui lancent à leurs pieds l'ombre oii te capturer,
Les chemins prosternés t'adorent dans la plaine ;
Mais, tel un martinet, tu hantes les clochers.
Ta gloire cependant descend de cime en cime
Pour rallumer la torche éteinte des saisons ;
Et l'ame te répond et la forêt t'exprime
Et l'homme te respire au seuil de sa maison.
66 RÉGNER
n
Soleil ! Toi qui te plais à la voix des fontaines
Et panses la blessure ouverte des sillons,
Laisse la majesté placide de ta traîne
^ êlir la solitude heureuse des vallons.
Que l'azur où tu vis règne encor sans partage,
Froissé par les sabots de tes blancs étalons,
Sur mon cœur, comme sur un fougueux paysage
Qu'anime la vigueur de l'ardente saison.
Que pour te célébrer, ô maître magnanime !
Mon rythme soit ton cri, ma strophe ton rayon
Et qu'à la face d'or de ton orbe sublime
Je danse le péan divin sous ta toison !
67
III
0 champ de blé des Jours que moissonne la Nuit,
Soleil ! l'ombre descend des montagnes prochaines
Sur les pas mesurés des aumailles sereines
Et tes derniers rayons couronnent les vieux puits.
La paresse du soir s'accoude à la fenêtre.
Dans l'ombre où tintent clair leurs sonnailles de mules
Les horloges s'en vont, de leur pas somnambule,
Battre au cœur du mystère émouvant qui va naître.
Aux nefs du firmament les astres se recueillent.
Majestueux, tu meurs ! Et l'univers entend,
Cependant que le soir tombe de feuille en feuille,
Respirer tes poumons avides de Titan.
68 RÉGNER
LA MUSIQUE
Dans le halo doré des lampes familières,
Comme un mort surgirait dun sépulcre connu
Pour me solliciter à l'amour du Mystère,
La Musique m appelle en tordant ses bras nus.
Au sein des profondeurs où nul nest parvenu
Elle m'étreint parmi de soudaines lumières,
Et mon cœur croit sentir, sous des doigts inconnus,
Les souvenirs bannis soulever leurs paupières.
Ses accents tour à tour se gonflent et se voilent
Pour mêler, dans un rythme émouvant et rieur.
Le péan du soleil au thrène des étoiles ;
Et rien n'est moins savant des clameurs d'aujourd'hui
Que ce nombreux appel d'un monde antérieur,
Sous le porche désert de l'insondable nuit.
69
L'INVITATION A LA PROMENADE
Mets tes bijoux roses et noirs
Comme les heures du souvenir ;
Mets ce qui s'accorde, ce soir,
A ce qui ne peut revenir :
Ta robe de crêpe léger
Plus incertaine qu'une charmille
Oui fait trembler dans les vergers
L'herbe frileuse à tes chevilles ;
Ton chapeau garni d'asphodèles,
Tes gants parfumés de jasmin
Qui gardent, en leurs plis fidèles,
La vie inquiète de tes mains.
REGNER
Et viens par l'odorant mystère
Qui sut envelopper sans bruit
Le beau jour, tombé comme un fruit
Où des guêpes se désaltèrent.
Le soir a la saveur du miel,
L'ombre tiède qui nous attend.
Pour fiancer la terre au ciel
Polit la bague des étangs.
Dans le bruit d'ailes du silence
L'azur noir semble méditer
Les étoiles, dont la cadence
Meut les âmes vers la Beauté !
La grande nuit, timide encor.
Etire au ciel nu sa stature ;
L'âme romantique du cor
Fait rêver tout bas la nature.
Mets tes bijoux, roses et noirs
Comme les heures du souvenir ;
Mets ce qui s'accorde ce soir
A ce qui ne peut revenir.
L'ADIEU
De tes cheveux changeants et de soleil parée,
Loin de l'image d'or et de fange des villes,
Reine qu'un fier courroux hors de sa terre exile
Ainsi tu t'en iras de silence entourée.
Moi, le cœur éperdu mais l'âme préparée
A bannir devant tous un regret inutile,
Ma lèvre sur ton nom printanier et futile,
Je te verrai passer comme une heure dorée.
Nul cri ! L'automne rousse et déchue aux sentiers
Pressera ses tombeaux de porphyre à tes pieds.
Et quand ta forme au loin sera toute fondue,
0 Vierge ! d'un sanglot longuement secoué,
Je dénouerai dans l'ombre et la nuit revenue
Ce que nos mains d'enfants un soir avaient noué.
72 RÉGNER
LE SOUVENIR
Garde mon souvenir comme un bouquet donné.
Un jour, par le chemin qui mène à mon village
Un bel adolescent viendra, comme un roi mage,
Offrir la douce myrrhe à mon nom nouveau-né.
Un jour tu souriras à mon front couronné,
Alourdi sous le poids des lauriers et de l'âge,
Et ton cœur dédiera les plus chers paysages
Au repos éternel de notre amour fané.
Alors, à la lueur pensive de ta lampe,
Mes vers te salueront en inclinant leurs hampes
Comme des étendards levés dans le Passé.
Tu fermeras les yeux. Et l'Amour et la Gloire,
Pareils à deux flambeaux veillant un trépassé.
Consacreront mon nom à ta chère mémoire.
73
MA SOUFFRANCE...
Ma souffrance n'est pas de celles qu'on diffame,
Ni de celles que trompe un facile plaisir ;
Elle a le front de ceux qui vivent sans désir
Et ne s'endort jamais sur l'épaule des femmes.
L'orgueil qui la nourrit sans cesse de sa flamme
Et fait luire à ses yeux tous les trésors d'Ophir
L'exalte à des sommets pénibles à gravir
Qui menacent l'azur natal qu'elle réclame.
Mais les plus fiers essors sont captifs de Demain,
Et farouche, impuissant et cruel, de ces mains
Frémissantes encor d'avoir tenu la Lyre,
J'offre au ciel fulgurant qui châtia Sodome,
Et voua Prométhée à l'éternel martyre,
L'invincible douleur de ne rester qu'un homme.
POÈMES CHOISIS
CHANSON DE JUILLET
Quelque mol à mon sommeil
Que soit l'habit des prairies,
(En averse de méteil
Midi croule, pierreries !)
Je regrette en ton alcôve,
Le lit bas où tu soûlais...
(La couleuvre qui se love
Referme ses bracelets)
Ardente à souvent t 'offrir,
M 'enflammer de ton haleine.
(L'oriflamme d'un zépliir
Flotte à la hampe des chênes)
REGNER
Là, formant la belle danse
Furieuse de l'amour...
(Sur les rythmes du silence
Progresse en riant le jour)
Nous menions le chœur de cerfs
D'une nuit voluptueuse.
(Les nymphes d'un doigt pervers
S 'entrecueillent sous l'yeuse)
De ce passé rien ne reste,
Hors l'éclair de ton regard,
(Dans les arènes célestes
L'orage a lancé ses chars)
Hors mes larmes contenues
Par mon rêve émerveillé.
(Et bientôt l'averse nue
Dansera sur le gravier).
POEMES CHOISIS 79
LE RIRE DE VIVIANE
Légère et jetant aux oiseaux
Son rire, tel un fruit acerbe,
Elle s'en vient à pieds déchaux
Dans la populace de l'herbe.
Son manteau est fait d'un lampas
Brodé du rêve des nuits closes ;
Elle s'avance, et sur ses pas,
Il naît un empire de roses.
A ses côtés, parmi le soir,
Tout rôde ou s'exhale ou murmure ;
Un parfum se souvient d'avoir
Jadis aimé sa chevelure.
8o
Le chœur lascif des faons mutins,
Devant elle qui le repousse,
Froisse, en jouant, le bleu satin
Du clair de lune sur la mousse.
Et Viviane, sans pitié
Pour ce qui lâdule ou soupire.
Fleurit les herbes de son pied
Et le silence de son rire.
Le joli son de sa gaîté
S'écoule en blanche cascatelle.
Et par son royaume enchanté
Tout demande ; a Pourquoi rit-elle ! »
Rit elle du lourd champignon
Qui, près des fraises, ces promises,
La salue en franc compagnon
Sous son béret de laine bise ?
De l'écureuil du noisetier
Qui saute dans un jour de grotte,
Tant et si bien que l'arbre entier
Semble jouer à la pelote ?
POÈifES CHOISIS 8l
Serait-ce du faisan royal
En grand arroi, vêtu de brune,
De quelque rossignol fatal
Nourri de silence et de lune ?
Elle rit ! Et les farfadets,
Les lutins commis à sa garde,
Lui font une escorte aux aguets
Dont les yeux troubles m.e regardent.
Tremblant pour elle, à chaque bruit,
Sous les branches qui s'entrebaisent,
Ils suivent fondus dans la nuit,
La piste sanglante des fraises.
Mais la fée, en riant, s'élance.
Emule jalousé du vent.
Et son rire semble une danse
De vierges au soleil levant.
83 RÉGNER
A UNE PASSANTE
Passante au rire décevant
Que cette foule inepte berce,
Ton corps est une Hébé qui verse
Un vin rose au désir levant.
Belle, dont les cheveux d'or clair
Livrent aux brises leur écharpe,
Ton visage est un chant de harpe
A jamais captif de la chair.
Et sous ton front, sommet dun temple
Né d'un rêve qui se contemple,
Ton regard d'ange immatériel,
Fuyant ce monde sans mirage,
Semble être un long pèlerinage
Qui monte de la terre au ciel.
POÈMES CHOISIS 83
HELENE
Ceux qui, pour Tavoir reconnue,
Auront, jusqu'en songe, exalté
Cette image jamais fondue
De l'immarcessible beauté ;
Ceux qui, du ne rive inconnue.
Viendront pour vivre en sa clarté,
Et demander à sa chair nue
Le gage d'une éternité ;
Dévots à sa blancheur de nacre
Se diront rois, de par le sacre
Qu'elle confère au souvenir
Et jusqu'en la nuit des paupières
La sculpteront de leur désir :
Belle à voir comme la lumière.
84 RÉGNER
ANNIVERSAIRE DE LA MORT DE VICTOR HUGO
Quatre titans debout dont les ombres s'allongent,
Hampes noires, au bord de l'étendard du ciel.
Elèvent la dépouille au zénith et la plongent
Dans le gouffre aveuglant du jour perpétuel.
Tard venus des Tempes où danse un choeur de songes,
Mille aigles rassemblés aux vergers éternels
Sous la nue, au vol lourd, que leurs ailes prolongent,
Planent et l'heure embrase un instant solennel.
Puis, tandis que, glissant de l'aube en avalanches,
Les Trônes font chanter leurs trompettes pervenches
Dont le son grêle évoque un long pistil de lys,
La Rose se prosterne à ses côtés et prie.
Car, au-dessus du front, l'astre igné du Génie
Tourne, avec un feu pourpre, en meule d« lapis.
POÈMES CHOISIS 85
L'ESPOIR
Maîtresse qui revois sur les glèbes inertes
La lumière du jour profusément offerte,
Après la lourde horreur de longs mois alarmés
Que la mort instruisit des mondes innommés,
Sache enfin que la Terre, incrédule à nos joies,
Dans un ciel ondoyant comme un drapeau de soie,
Lorsque l'heure à la faulx moissonnera nos vies,
Nous verra, fussions-nous las des pentes suivies,
Cingler vers les soleils, Cyclades de rubis,
Tous deux, dans un effort aux vivants interdit :
Toi, dressée au sommet de la nef éperdue
Adjurant les dieux morts de tes mains étendues,
Moi, frayant de la rame, aile ouverte et brisée.
Le chemin fabuleux de nos riches pensées.
86 RÉGNER
AU LOIN
Minuit ! Le pas des mots s'éloigne au fond des livres.
Gréé d'arbres neigeux, Aujourd'hui fend la mer
De l'ombre, et dans l'étain de la vitre, l'hiver
Sculpte, pour l'accueillir, une palme de givre.
L'été de haute lisse où je t'aimai m'enivre.
A travers les cyprès d'un passé toujours vert
Un cri monte à ma lèvre et jette au jour désert
Ton nom, qui sonne en moi comme un timbre de cuivre.
Les essaims du silence, entre nous, ont frémi.
Tu t'éveilles, disant : « Est-ce toi, mon ami ? n
Dors ! Je n'ai pas tenté de retours inutiles.
Mais comme un beau coucher de cors au fond des bois
Appelle, à la nuit close, une étoile immobile.
J'ai voulu t'appeler une dernière fois.
POÈMES CHOISIS 87
A LA FOULE
Comme un débord fangeux qui s'étale et qui monte,
0 Foule ! à marée haute, envahis tes faubourgs ;
Pour toi, le crime a peint sa fresque au ciel du jour,
Et la feuille qu'on hurle en attife le conte.
Innombrable troupeau, — pour l'abat ou la tonte,
Sous les porches sanglants de ces temps sans amour
Chassé par d'invincibles dieux — , conduis autour
Du feu de jais du stupre une danse sans honte I
Nous, que jamais ton geste vain n'a subjugué,
Nous allons, cependant, franchir le temps, à gué,
Dévêtu de ton rêve aux trop communes laines,
Pour vendanger la vigne acquise au ciel d'été.
D'où, sur le sol fécond des rives transmondaines,
Doit jaillir le vin clair de notre éternité.
8S
LNTOCATION
Toi qui, d'un pied sérénissime,
Passes sur les fronts assemblés
Sans que ton poids courbe la cime
Grêle et flexible de leurs blés,
Poésie !
Accorde-moi de vivre enfin
Dans l'espoir de mourir ta proie
Et d'aimer ma souffrance afin
Qu'elle devienne un jour ma joie.
Amazone aux yeux de condor,
A la tunique polychrome,
Qui, d'un beau glaive azur et or
Taillas à mon cœur un royaume,
Poésie !
POÈMES CHOISIS 89
Au fond des nuits que le désir
De sa pluie ardente incendie,
Fais cruellement retentir
L'appel aux amies du génie.
Main tendue à ceux qui s'élancent
Hors de l'in-pace de la chair,
Pour s'évader dans le silence
Assourdissant des univers,
Poésie !
Par tes perrons de pentélique
Dont la cascade au bord du ciel
Verse la blancheur dun portique,
Ravis-moi dans l'orbe éternel.
Chœur des matins mélodieux
Par les rousses saisons latines.
Conduits autour des flancs herbeux
Du vase illustre des collines,
Poésie !
Que mes heures, pures de forme,
Rêvent dans l'herbe des sentiers,
Telles les pêches qui s'endorment
Joue à joue, au fond des fruitiers.
90
REGNER
Lac qui reflètes en beauté
L'àme, aux lignes d'un pur visage,
Amour ! grand cri répercuté
Sous la voûte obscure des âges,
Poésie 1
Elève dans le crépuscule
Que traversent les Fiancés
L'encensoir de mes vers où brûle
L'aromate de mes pensers.
Déesse qu'au temple ont servie
Les mots par quoi nous te disons,
Toi qui couronneras ma vie
Dans ta morgue ou ton panthéon,
Poésie !
Que mon corps à Iheure incertaine
Qui doit le confondre à la poudre,
Tombe avec le fracas d'un chêne
Dont l'orgueil soutira la foudre.
Horizon forgeur des métaux
D'une durable architecture,
Fresque de flamme au vol de faulx
Moissonnant la clarté future,
Poésie I
POEMES CHOISIS QI
Trempe l'acier de nos vouloirs
Erigés ainsi que celui
D'une épée opposée aux noires
Magnificences de la nuit.
Harangues, cris et soliloques
Au soleil terne des faubourgs
Où les voix claquent comme des loques
Qu'emporte le son des tambours,
Poésie !
Fais éclater sous la carène
Des cités, tueuses de fronts,
Le tonnant grisou de la haine
Qui dort en moi comme un charbon.
0 Joie unique et sans répit,
0 miroir de toutes les fêtes.
Chant salué roi de nos cris,
Quand je me lèverai, poète !
Poésie !
Puisque tu n'es pas un vain nom,
Que ma main dépose la plume,
Alors, sur la page en renom
Comme un marteau sur une enclume.
Q2 RÉGNER
LE GLAS
Les temps sont accomplis : semons les roses noires.
Menons partout le deuil de l'augurai trépas ;
Sur les marches du Rêve il n'est plus de beaux pas
Et l'Homme est sans grandeur dans lunivers sans gloire.
Les longs cris se sont tus qui traversaient l'Histoire,
Impuissant à grandir nos gestes ici-bas,
I.Art déserte sa cause et les vastes combats
Et retombe à la fange où les pourceaux vont boire.
Loin dun monde où plus rien ne brûle que de vil,
Le Génie a gravi de lumineux exils ;
A l'horizon des fronts l'Idéal agonise
Comme un soleil se couche en des lagunes d'ors,
Et la nuit, jusqu'au ciel, élève son église
Où le silence est dit pour le repos des morts.
POÈMES CHOISIS 93
CHANT DE DEPART
DES
JEUNES HOMMES D'AUJOURD'HUI
Prologue
Comme ils allaient quitter le parvis de l'enfance
Où leurs jeux turbulents se mêlaient chaque jour,
Pour pénétrer de front, avec indifférence,
Dans le temple, envahi par un peuple en démence,
Sur qui la mort décrit ses cercles de vautour ;
Le regard ébloui des futures victoires
Qui conduisaient leur chœur aux pelouses du ciel.
Ils eurent soudain honte, en évoquant l'histoire
Des ancêtres, surgis tout droits dans leur mémoire,
De leurs jours fascinés par un rêve partiel.
HEGNER
C'étaient trois indomptés que meurtrissait la chaîne,
Frères du cèdre altier dont ils avaient le port :
La cité de leurs fronts ombrageait la fontaine
De leurs yeux, empourprés de désir et de haine.
Et dans leur voix chantait un martial clairon d'or.
C'étaient trois beaux semeurs du grain de l'aventure
Dont le geste emblavait l'infertile univers
Et qui, prêts à foncer dans les luttes futures
Par où doit vaincre, aveugle en ses vœux, la nature,
Attendaient, au portail, que leur jour fût ouvert.
Enfants, ils avaient crû dans l'éternel dimanche
Oui règne, avec langueur, sur les bourgs reculés.
Tantôt, courbant au bois la volonté des branches,
Tantôt, foulant les prés ornés de fêtes blanches.
Tantôt, doFmant parmi la cohorte des blés.
Ils avaient crû, montant le poulain qui se cabre
A travers les pâtis, et son libre galop
Leur évoquait le siècle où tournoyait le sabre
Sur les cieux orchestrés de mauve et de cinabre
Qui veillent, au couchant, le sol des Waterloos.
POEMES CHOISIS Ç)D
Ils avaient crû, mêlés aux gars de la vendange,
Des moissons, et vautrés sur les chars triomphaux.
Ils avaient tels des rois, s 'égalant aux archanges,
Aimé sentir sous eux, en regagnant les granges,
Les lourds épis captifs diadèmes de faulx.
Fascinés par l'orgueil belliqueux des plus mâles,
Ils avaient admiré, gagnés à leurs transports,
Les combats furieux qui s'achèvent en râles
Des aoûterons coulés dans le bronze des haies
Et haussé jusqu'à Dieu la stature des forts.
De leurs vœux, ils avaient appelé la conquête
De la garce au front bas par le gars musculeux ;
Au palais de leur vie exaltée à son faîte
La Force avait donné d'inoubliables fêtes
Dont ils ornaient le lin des ans tissés pour eux.
Elle avait resplendi dans l'effort qui délivre
Dans le labeur, glanant le laurier disputé,
Telle que ni la foi dont les faibles s'enivrent,
Ni l'amour du savoir qu'on puise dans les livres
Ne pouvaient, désormais en eux, la supplanter.
96 REGNER
Aussi, pour en tarir les multiples magies
Surent-ils, écoliers, du texte nu, la voir
Sous la triple cuirasse ou la pourpre surgie,
Prêtresse épouvantable ou guerrière-vigie,
Parmi le poudroîment des lumières du soir.
Comme un peuple debout, leur sang fouetté par elle
L'acclama reine, au nom des seuls dieux obéis,
Et le son des tubas gonflait ces cœurs rebelles,
Et de fougueux héros, soudain montés en selle.
Dévastaient sous leurs fronts d'invisibles pays.
Puis, aux champs de combat pour escorter sa gloire,
Ils allèrent, foulant un sol de chair repu ;
Comme un torrent de sang mêlé de pleurs, l'Histoire
Avec ses morts sculptés en un funèbre ivoire
Roula, dans leurs cerveaux, ses noirs flots corrompus.
Tout le passé pour eux se leva sur les traces
Elmpreintes par la guerre au long du souvenir ;
Mais, bientôt, se sentant nés de ceux qui se tracent
Un chemin large et clair au travers de leur race,
Ils livrèrent sa cendre au vent de l'avenir.
POÈMES CHOISIS 97
Formidable, à jamais, par tous trois était sue
La leçon qu'on reçoit des tombeaux entr 'ouverts.
Déjà leur volonté se frayant une issue
Vers les plus hauts objets, colossale massue,
Assénait autour d'eux maints coups sur l'univers.
Dans le soleil des jours, comme une ombre progresse.
S'avançait leur pensée ; et leurs désirs secrets,
Las d'imiter l'amour que les vierges caressent,
Imprimaient au printemps de leur dive allégresse
Le rythme dont la sève agite les forêts.
Alors, ivres du vin de leur force ouvrière.
Avec les pleurs d'un monde inconsolable bu,
Au-dessus du sommeil de leur bourg solitaire
Qu'un horizon têtu de montagnes enserre,
Déployant tout à coup des cieux inattendus,
Les héros, moissonneurs d'une opime récolte.
Impatients du joug, un soir, devant les leurs.
Du haut vertigineux des monts de la révolte
Où la Joie, innombrable oiseau, s'accouple et volte,
Chantèrent. Et je sais leur chant mâle et vainqueur.
AILLEURS
3îSLfOTHÊCA
ARMEE
Armée aux longs décors mouvants, dont les tonnerres
Commandent aux échos endormis des vallons
Et qui, sous les grands cieux déployés en bannière,
Lances la race aux quatre murs de l'horizon ;
Espoir du faible, amour des forts, terreur des mères,
Vaste jungle où rugit le peuple des canons ;
0 toi que la tiédeur d'un beau sang désaltère
Et que la mort joncha d'héro'iques moissons ;
0 toi qui, seule encor, disposant de la force,
Nourris, dans la forêt des hommes, sous l'écorce,
La sève, en préparant leurs triomphes futurs,
Je t'aime et je te hais, d'une amour violente,
Parce que c'est un peu de mon âme qui chante
Dans te» clairons levés vers l'impossible azur.
MAI EN SONGE
0 fête où les jardins disputent de splendeur,
Je te garde en mes yeux pour éblouir ma tombe :
Ici, dun haut balcon, la glycine surplombe
Et, stalactite bleue, a pendu son odeur ;
Là, pour asseoir 1 empire où briguent tant de fleurs,
La rose, à ses brasiers, brûle, enflammant la combe ;
Là, le lys éternise un repos de colombe
Captive, sans retour, d'un subtil oiseleur.
Et rien ne trahit mieux l'outre-terre promise
Que ces prés entrevus, au ras desquels la brise
Passe, ainsi qu'une robe en un ciel constellé,
Sinon, ivres d'orgueil, ces révoltes puissantes
De pics, vieillis de neige et bas-vètus de bl<^.
D'où bondit un troupeau de sources sémillantes.
100
AUX NAVIRES
Navires belliqueux aux carènes pesantes
Qui montez les chevaux de la vague éclatante,
Pour ravir le soleil et forcer l'horizon,
Vous qui gonflez au vent d'orgueilleuses poitrines
Voiliers ! ô laboureurs de la glèbe marine
Dont vous semez de morts les écumeux sillons.
Comme vous, emporté sur des jours sans rivage,
Du néant à la vie au néant, je voyage,
Répercuté dans l'Etre ainsi qu'un chant profond,
Comme vous, ô coureurs des mouvantes campagnes,
Je bondis au-dessus des flots qui m'accompagnent,
Porteur d'un rêve immense aux riches cargaisons.
io4
Et quand mon fou désir de connaître s'allume,
Comme vous, égarés sous des toisons de brume,
Je lance un rouge appel à qui rien ne répond
Dans l'azur que, vaincu, je poignarde de haine
Et je me couche au lit de la détresse humaine,
Comme vous, en sombrant, au lit des goémons.
DEMAIN
En vain, le jour adverse évoque ceux qui tombent
Et dont la chute, au loin, dans l'âme nous répond ;
En vain, le fleuve nu prépare sous ses ponts
Un départ, sans adieu, d'irrésistibles tombes ;
En vain, pour dévoyer mon effort qui succombe,
La noire Faim suspend de périlleux balcons
Sur des galets battus de rêves inféconds ;
En vain, l'amer chagrin réprimé vire en trombe ;
Demain paraît ! Demain ! Jour où, sur plus d'un front,
Tonnants et lumineux, mes pas s'affermiront,
Où d'un geste, arrachant des trompettes à l'ombre
Pour déployer mes cris jusqu'au suprême azur,
Comme une horde dense au milieu de décombres,
Je pousserai mes vers sur le monde futur.
I
POEMES PARUS DANS DES REVUES
LES REFUGES
LE VIN
Toi qui lances parmi l'imensité sublime,
Au-dessus des forêts, des mers et des vallons,
Plus haut que la neij£reuse e'ternité des cimes,
Pour conquérir le ciel, l'àme comme un ballon ;
Rubis vivant ou liqueur d'or, toi qui ranimes
Le vouloir terrassé par de cruels affronts
Et l'espace d'un jour, rends aux mortels la dîme
Que la vie autrefois préleva sous leurs fronts,
RÉGNER
Emporte-moi ce soir et toujours par l'espace
Agrandi, loin du siècle et de l'homme rapace,
Au pays innommé de ces vastes sommeils
Où le buveur peut voir, sous tes rouges fumées,
Par des chemins jonchés de palmes idumées,
Des avenirs joyeux marcher dans le soleil.
POEMES PARUS DANS DES REVUES
n
LE LIT
Dans la chambre sacrée autant qu'un sanctuaire
Où l'Amour et la Mort tour à tour sont conduits,
Le lit s'offre à celui qui pleure et désespère
Com^me un navire en panne au large de la nuit.
Porteur des émigrants de la vie coutumière,
Haut voilé de rideaux, il sillonne sans bruit
Les océans de l'ombre inondés de lumière
Par les fanaux du rêve et des soleils enfuis.
Au fond de sa carène étroite et immobile,
L'Homme vient s'affranchir de la tâche servile
Et des remords qui le rongèrent de leurs chancres
Jusqu'à ce qu'au sommet d'aériens escaliers
L'aurore paraissant, il songe à jeter l'ancre
Au port resplendissant des meubles familiers.
113
m
LES ROUTES
Vous sonnerez encore, ô Routes ! sous mon pas :
L "espoir en reverdit dans la lumière en fête ;
L'idylle des vergers fleuris vous parle bas
Et le soleil étend sur vous sa peau de bête.
Bondissez vers les pics que mon rêve occupa
Et paresseusement menez l'amble à la crête,
Mais guidez-moi toujours, à travers maints combats,
Vers rithaque opulente et blonde du Poète !
Je veux, libre à jamais de liens arrachés,
Boire encore le lait des aubes, épanché
Sur la gorge des monts où les sources circulent
Et goûter au beau sang dun horizon vermeil
Quand, messager de Marathon, le crépuscule
Annonce la défaite et la mort du soleil.
POEMES PARUS DANS DES REVUES
LE SANG
Un soir que je cueillais dans le jardin des lampes
Tel rêve délicat par le jour refusé,
Un sang fougueux battit soudain mes jeunes tempes
Et me jeta ces mots dont je reste embrasé :
(( 0 toi dont j'ai nourri la joie et la vaillance
Et qui règnes parmi les hommes que l'on craint
J'ai levé sous ton front des millions de lances,
Et j'ai bardé ton cœur, ce soir, d'un triple airain.
Pour vaincre sans faiblir je t'ai voulu de pierre
F.t plus inaccessible à ta vaine douleur,
A tout ce qui t'appelle en fermant les paupières.
Qu'un pôle l'est au pas futur du voyageur.
II4
Mais toi tout délirant dune fièvre malsaine
Et drapé dans ton ombre ainsi qu'en un manteau,
Tu rejettes l'épée à la nuit de la gaine
Et tu vas emprunter leur musique aux oiseaux.
Tu soulèves les pans des tuniques sacrées
Où les dieux ont caché leurs secrets mouvements,
Et par les grèves dor que foula Cythérée
Tu courbes à ton front des couronnes d'amant.
Pourtant autour de toi la vie aux eaux d'acier,
Sous ses larges ponts d'ombre et de clarté ruisselle,
Demain lance à la terre un sonore escalier
Et des forces, brisant leurs fers, sautent en selle.
Qu'attends-tu ? La tourmente à tes côtés fait rage
L'éternelle douleur endeuille l'horizon :
On entend sourdement, en des lointains d'orage.
Gronder la majesté captive des canons ;
Le sang de l'avenir empourpre les chemins
Qui mènent à l'autel des vérités anciennes ;
Descends vers les cités et de l'effort humain
Accepte avec amour ta part quotidienne.
POEMES PARUS DANS DES REVUES
Laisse à tous les buissons comme à toutes les brises
La magique toison de ton rêve d'enfant ;
Marche dans la clarté de la force conquise,
Ton rire jeune, ainsi qu'une pivoine, aux dents ;
Ou bien, si tu n'as plus gardé de ta jeunesse
Oui but aux coupes des poisons délicieux.
Qu'un cœur tout alangui d'extase et de paresse
Et qu'une âme de glace où grelottent des dieux
Si tu n'as plus élu que le rêve mauvais
Stérile à tous regards, d'appeler sous l'étoffe
Fastueuse des mots que ta pensée revêt
La respiration profonde de la strophe,
Rends fièrement ta vie à la terre féconde,
Abdique dans la mort ta vaine royauté
Et d'un beau sang versé sur les marches du monde
Sache attendre en mourant ton immortalité ! »
ii6
LimiTATION AU SOMMEIL
Tais-toi... les mots ne savent plus.
Ils gisent auprès de leurs lances,
Ces grands Barbares du silence,
En de bleus linceuls d'angélus.
Ne parle pas... La chair s'annule
Et pour Remporter hors du Temps
La nuit prophétique t'attend
Sur les trépieds du crépuscule.
La rouge amphore du soleil
Se vide aux mains qui l'ont haussée ;
Désarme tes Gères pensées
Pour l'armistice du sommeil.
POE>rES PARUS DANS DES REVUES
Ce ciel doré comme une grève,
Pourquoi le faire retentir
D'un cri de rage et de désir ?
Rentre en l'abside de ton rêve.
Dans les draps où lodeur ancienne
D'un beau corps pénètre ta peau,
Sculpte l'image du repos
Et de ta mort quotidienne.
Glisse au sommeil de la journée
Qui vient mettre avec indolence
Un doigt d'amour et de silence
Sur les lèvres de ta pensée.
Voici l'heure où, secrètement,
Les voix et la lumière tues.
S'immobilisent en statues
Tous les héros du Mouvement.
Un bal sanglote on ne sait où,
Un miroir songe et soudain luit.
Vous la Couleur et vous le Bruit,
Oubliez-nous ! Oubliez-nous 1
REGNER
LE CHOC
Qu'y a-t-il ? Je ne sais que croire...
Est-ce toi qui coules, ô nuit !
Vous, étoiles ! qui venez boire
En troupeaux d'or au fond des puits ;
Toi, mon front, ma tète, ma main !
Vous, ma vie heureuse et féconde !
Un choc m'a réveillé soudain...
A réveillé soudain le monde.
Choc d'une lutte de Titans
Dont les armures étincellent...
Je sens que l'univers attend,
Que l'ombre dans ma gorge appelle.
POÈMES PARUS DANS DES REVUES
Appelle quoi ? Le saura-t-on ?
Qui ? L'ange noir ou Dieu peut être ?
Et levé de mon lit dun bond,
D'un bond je saute à la fenêtre.
La nuit est là comme la mort,
La nuit si vieille que ma tête
S'épuise d'évoquer encor
Le soleil et sa peau de bête.
Cent ans ont dû passer sans heurt,
Cent ans ! et nulle aube ne brille ;
Nulle rosée au bord des fleurs
N'ouvre ses yeux de jeune fille.
L'azur tragique est là, posé.
Qu'un fin croissant de lune argenté.
Ah ! de quel char soudain brisé
A-ton détaché cette jante ?
De quelle inaccessible étable
A-t-on chassé ces cirrus fous
Qui paissent le ciel redoutable
La clarine d'un astre au cou ?
I30 REGNER
Vont-ils s'abîmer et tenir
Captive étroitement la terre ?
Pour quel formidable avenir
Préparent-ils d'autres tonnerres ?
Mais voici que, sous les décombres
Du lit, plein d un sang deviné,
Mon \êtemcnt tombé dans l'ombre
Simule un corps d'assassiné.
Voici que les rideaux s'envolent,
S'envolent, puis tournent sans fm...
Ma gorge râle, sans paroles,
Et j'ai peur ainsi qu'on a faim.
Peur de chercher, peur de comprendre.
Faim de savoir, oh de savoir !
Mais le mur ne veut pas entendre
Et la lampe ne veut plus voir.
POÈMES PARUS DANS DES REVUES
MÉLODIE VESPERALE
Beaux astres qui sondez les mares,
Soucieux de ne point salir
Vos éblouissantes simarres
Que fait ondoyer le zéphyr,
Eclairez nos mornes prairies
Oii le noir grillon paysan
Réjouit de fables fleuries
Pleur-de-Lune, le ver luisant.
Comme d'un transparent lierre,
Habillez de votre clarté
Et l'église en son froc de pierre
Et les murs de cette cité.
Laissez couler de vos demeures
De longs rayons mélodieux
Sur le visage de mes heures
Chastement tourné vers les cieu>L.
Puis, de vos musiques, pareilles
A des ouragans cadencés
Que jamais ne perçut l'oreille,
Bercez les cœurs lassés, glacés.
POEMES PARUS DANS DES REVUES
LE SO.\GE DE L AVENIR
Debout, dans la clarté sonore de l'armure,
L'épée au poing, tel qu'un iris près de fleurir,
J'écoute mes clairons célébrer l'aventure :
L 'aventure sans fm de vivre et de mourir.
Riche de la cadence et des lignes futures.
Sur mon front indompté, je sens s'appesantir.
Tandis que se répand devant moi la Nature,
L'auguste volonté des soleils à venir.
Sur son trône d'argile un monde règne et croule.
Poète, je me dresse à l'avant de la foule
Pour diriger sa nef vers un vierge univers,
Et le long d'un sommeil illustré de mirages,
Je regarde, du seuil d'un grand portail ouvert,
Des Armadas voguer sur un ciel sans rivages.
124 RÉGNER
LA MORT DU DERNIER FAUNE
A la fourche du bois le faune s'est pendu.
Noël. Dense aux pignons, un faix de neige bâte
Les hameaux, et, vers larbre où le dieu meurt, se hâte,
Hostile, un grand concours de peuple morfondu.
Lon crie : u Ah ! le suppôt ! L enfer n'a que son dû ! »
Solennel, l'échevin, d'un doigt prudent le tàte ;
Un évêque, à cheval, le baptise à la hâte ;
Mais le corps étalé semble un arc détendu.
Or, tandis que du monstre on dispute, Marie,
Une garcette grosse, à la taille équarrie,
Accorte, avec ses seins dorés sous le mouchoir,
Fend les groupes, s'élance, et, dévote à son maître.
Embrasse étroitement le petit dieu champêtre
Et sur son front velu baise lombre d'un soir.
POÈMES PARU? DANS DES REVUES
PROLONGEMENTS
Rien ne s'efface. Tout survit.
Hier à demain vient se coudre ;
Le chemin garde dans sa poudre
Le pas de ceux qui l'ont suivi.
Un parfum veille dans l'armoire
La rose morte en ses atours ;
Le monde vit dans la mémoire
De la rosée et des beaux jours.
Les livres mettent à la voile
Pour porter aux temps qui viendront
Tout ce qui s'élève des fronts
Vers les balsamiques étoiles.
26
Au chevet du lit où s'endort
Une enfance blonde et ravie,
Le Père voit, comme un blé d'or,
Son fils, dans le champ de sa vie.
Et le poète qui s'éveille
Fiévreux d'entendre ses chansons
Se prolonger par les buissons
Sur le point d orgue dune abeille,
Comme un vainqueur de sa victoire,
Comme un héros de sa cité.
Fait de la chose transitoire
Une sonore éternité.
i
POEMES PARUS DA>> DES REVUES
RYTHME D'AUTOMNE
Que le vent qui fait rage
Est fier de surmonter ses rives de feuillage î
Que les routes rompues
Sont lasses aujourd'hui d'être encor parcourues !
Que les vergers difformes
Aux bras tors sont heureux de rêver qu'ils s "endorment !
Que la fane est légère !
Danseuse ! que tes pas pèsent peu sur la terre !
ia8 RÉO'ER
A UNE DANSEUSE
Toi qu'un flocon de neige habille,
Toi qui danserais sur les eaux,
Ballerine aux souples chevilles,
O libellule des roseaux !
Parmi tant de soirs triomphaux
Où, d'un lustre égal, ton art brille,
Ne crains-tu pas, ô jeune fille !
Qu'un soir l'ouragan des bravos
Ne te couche, éteinte, au tombeau
Quand tout entière tu vacilles
Comme la flamme dun flambeau ?
POEMES PARUS DAXS DES REVUES I29
EPITAPHE D UNE PETITE MORTE
Au soleil de la mort qui l'appelait ailleurs
L'enfant qui rêve ici fusa comme une cire.
Elle était du matin que les anges respirent
Le plus brillant frisson qui coulât sur les fleurs.
Invulnérable au mai, elle vécut sans pleurs :
La vie, à ses côtés, était un chant de lyre
Qui s'élevait parmi de tranquilles blancheurs,
Et, paré pour le ciel, son musical sourire
Comme un oiseau d'argent se posait sur les cœurs.
3o RÉGNER
TOUS MES SOLEILS COUCHES
Tous mes soleils couchés sous l'éclatante nue :
Beauté, Puissance, Amour, humides de mes pleurs,
A l'occident fouetté de verges de couleurs
Comme une chair d'enfant mystérieuse et nue ;
Tous mes départs sombres sur des mers inconnues,
Toutes mes Ophélies errantes sous les fleurs.
Je suis resté, ce soir, seul avec ma douleur
Et quand elle a parlé, mon cœur Ta reconnue.
Je la retrouve ainsi depuis maintes années,
Ariane, un matin d'ivresse abandonnée.
Dont le rire est mauvais et l'étreinte perfide
Et vers qui nul oubli ne tend ses bras profonds.
Car ma douleur revient par la route des rides
Que ses pas autrefois ont creusées sur nion front.
POÈMES PARUS DANS DES REVUES
BALLADE D'EXTRÊME-AUTOMNE
Au fond des forêts consacrées
Par la présence du printemps,
Le long des sentes mordorées,
Près des sources et des étangs,
Mon cœur s'écrie et je l'entends
Et c'est comme un appel d'alarme :
Ah ! les matins n'ont plus vingt ans.
Le jour est long comme une larme.
L'automne a repris ses soirées,
La neige a donné ses bals blancs.
Au sein des foules affairées
On vend à cris intermittents
Chrysanthèmes couleur d'antans
Et la violette de Parme ;
Mais les matins n'ont plus vingt ans.
Le jour est long comme une larme.
i3a
En vain les œuvres préparées
Et les chefs-d'œuvre miroitants
Tendent leurs voiles bigarrées
Au grand souffle venu des temps,
Ma pensée est lasse et s'étend
Comme un guerrier mort sous son arme ;
Car les matins n'ont plus vingt ans.
Le jour est long comme une larme.
ENVOI
0 mort grelottante va-t'en
Moissonner cette aube sans charme
Et semer celle qu'on attend.
Le jour est long comme une larme.
POÈMES PARUS DANS DES REVUES l33
LA LOUANGE ETERNELLE
Le beau trône royal que ton cou, mon amante !
Ton cou ceint d'un collier de perle et de corail
Où s'assied, pour régner, ta tête triomphante,
Pœine pour qui pavane en rouant l'éventail.
Le beau trône royal que ton cou, mon amante !
Le beau vol d'épervier que tes bras étendus !
Prêts à fixer leur proie autrefois vagabonde.
Captive de tes yeux où nul n'est descendu
En la serrant ce soir sur ta gorge profonde.
Le beau vol d'épervier que tes bras étendus !
Les beaux voiliers ancrés au port que tes seins lourds !
Embarquant les poisons de la vieille magie,
Qui mettent à la voile au souffle de l'amour
Quand retentit l'appel du Désir en vigie.
Les beaux voiliers ancrés au port que tes seins lourds !
l34 RÉGNER
Les beaux monts que ta croupe et tes reins nonpareils!
Ta croupe où la luxure orageuse, enfouie
Tel, opulent et vierge, un placer de soleil.
Mûrit sous des montées de neiges éblouies.
Les beaux monts que ta croupe et tes reins nonpareils'
Les beaux lions couchés que tes jambes puissantes !
Ajoutant à l'orgueil de la Divinité,
Tantôt dans la paresse et tantôt bondissantes,
Qui défendent l'accès du temple convoité.
Les beaux lions couchés que tes jambes puissantes !
Les beaux esclaves nus que tes pieds endormis !
Qui font de leur blancheur rêver le ciel de l'onde,
Tes pieds voluptueux, délicats et soumis
Qui t'emportent parmi la jeunesse du monde.
Les beaux esclaves nus que tes pieds endormis !
POÈMES PARUS DANS DES REVUES l35
L'EPEE
Par les destins banni, d'un âge à l'autre, en butte
Aux périls embusqués, masqués des temps brutaux,
J'ai gardé, dans la trêve ou le feu de la lutte.
Mon idéal, comme une épée sous mon manteau.
Oh ma course fut longue ! Et du trône à la hutte,
Où, roi dépossédé, j'ai cherché le repos,
Que de fois n'ai- je pas désiré que ma chute
L'abrégeât, en brisant sur le sol mon fardeau !
Mais l'inflexible lame, alors vivante et telle
Qu'une ruche irradiant un essaim d'étincelles
Tour à tour, m'a gardé du crime et du tombeau.
Depuis ! L'heure a plané sur ma victoire immense.
Depuis ! La noble épée ouvrit un vol de faulx,
Et près de m 'égaler à la Toute-Puissance,
Je la baise en pleurant pour la rendre au fourreau.
1 36 RÉGNER
IDEAL
Idéal ! Idéal ! 0 Roland plein de gloire,
Avant de retourner à la pensée des dieux
Sache emboucher encor ton oliphant d'ivoire
Et jette à l'univers un appel furieux.
De Barbares cruels la route est toujours noire.
Idéal ! Idéal ! ne ferme pas les yeux,
M-ais vois-les, enivrés du vin de la victoire,
Parjurer le soleil d'un rite injurieux.
Vois leurs glaives brandis vers de tonnants désastres
Ouvrir une blessure aux flancs dorés du ciel
Pour en faire tomber la semence des astres,
Tes images déchoir, dans la fange noyées,
Et tes derniers soldats, amour essentiel.
S'avancer à la mort, enseignes déployées.
POÈMES PARUS DANS DES REVUES 187
PLUS HAUT !
Plus haut ! Toujours plus haut ! Dès que l'ombre fut faite
Nous avons échappé, vainqueurs, à nos réseaux.
Allume encor pour nous l'inoubliable fête,
Azur ! et que vers toi s'exhalent les oiseaux.
Vois, la vie intrépide est présente à son faîte.
Dans l'attente qui, longue, au bruit de ses fuseaux
A suspendu le souffle au gosier du prophète
Et nul n'espère encore en la face des eaux.
Seul le ciel s'est ouvert à la marche des Gloires.
La Terre brandit l'Arbre en signe de victoires.
Plus haut que le silence et le vent, nous irons
A travers les sommeils tisseurs de belles toiles,
La lèvre en sang unie aux lèvres des clairons,
Pour contempler les dieux au banquet des étoiles.
i38
ATHANAEL
UN POEME DE LA SOLITUDE
(Première partie)
Les continents de ses grands yeux
Par où le ciel se peut décrire,
L'adieu
Des lyres
De sa voix grêle au fond du parc,
Sa lèvre en arc,
Habile à décocher le rire ;
Le matin de ses cheveux blonds
Envahissant d'une herbe folle
Son front
D'idole,
— Rocher perdu dans le soleil —
A mon réveil,
Me laissent triste et sans parole.
POÈMES PARUS DANS DES REVUES iSq
Athanaël — i*ai-je nommé ? —
Vit de mon intime lumière ;
Sommé
De taire
Jadis, un orgueil foudroyé,
A mon foyer
11 vient s'asseoir (plus solitaire
Qu'une larme aux doigts fuselés
De l'heureuse et vaillante épouse),
Sur les
Pelouses
De mon gai savoir endormi,
Plus qu'à demi
Déjà cerné d'ombre jalouse.
Il vient du moins calme ciel, d'où
Part la flèche des hirondelles ;
Un doux
Bruit d "ailes
L'annonce et me fait tressaillir,
Tant le désir
De le posséder me harcèle.
Athanaël — l'ai-je compris ? —
M'offre une énigme à quoi répondent
Mes cris
Qui sondent
I 4o RÉGNER
En vain, comme un astre la mer,
Son cœur d'éther
Et l'amphore où ses jours se fondent.
Est-il de ces veilleurs de tours
Qui, debout, 1 "épaule à l'épaule,
A tour
De rôle,
Lancent Tappel qui vous induit
Du haut des nuits
A frapper le mur de nos geôles ?
Pur esprit, vient-il protéger
La science aux pétales doubles
Que j'ai.
Sans trouble,
Reçue au sommet de mes chants
D'un arbre ardent
Et que j'effeuille en l'onde trouble ?
Amour qui dors sous les arceaux
D'églantier d'un matin fragile,
D'un saut
Agile,
Rejoins-le, lorsqu'au ras du sol,
Il prend son vol
Pour nager au ciel d'île en île.
POEMES PARUS DANS DES REVUES l4l
Suis son sillage de lait pur
Tracé parmi les violettes
D'azur ;
Volette
Autour de ses flancs d'enfant roi
Puis, oh dis-moi
En quel vol bleuit sa retraite.
Peins-moi son domaine. Sût-il
Masquer de feuilles sa fenêtre,
Subtil,
Pénètre
Dans l'asile qu'il choisit pour
Vivre et parcours
Un lieu que nul ne doit connaître.
Ecoute son silence si
Pur auquel jamais les tumultes
D'ici
N'insultent,
Et le sommeil qui clôt ses yeux
Offrant aux dieux
Un miroir que Vénus consulte.
Pareil en sa morne splendeur
Au flot sommé d'une mouette,
Mon cœur
Fouette
l42 RÉGNER
D'une vierge écume son toit
De ciel étroit
Où n'atteint jamais l'alouette ;
Tous mes cris déployés jusqu'aux
Frontières oii l'ombre répète
L'écho
Des fêtes
Du soleil, ont jailli vers lui ;
Toutes mes nuits
L'acclament roi de mes conquêtes.
Ange ou démon, il est mon bien.
Mais pourquoi le poursuivre ensemble,
S'il vient
A l'amble
De la pendule au Bois dormant,
Si les charmants
Princes de l'ombre se rassemblent ?
Pourquoi chercher ? Né d'un espoir
Nourri par ceux qu'un mal consterne,
Le soir
Hiverne
Dans le clair de lune neigeux,
Où les doux jeux
Des amants tournent et me bernent.
1
POÈMES PARUS DANS DES REVUES l43
Bientôt je le verrai. Bientôt
Ses doigts rafraîchiront ma tempe.
Taïaut !
La lampe
Chasse déjà, de sa lueur,
Les loups flaireurs
Des miroirs où ses cheveux trempent.
Tout l'annonce à mon souvenir
Fait d'avenirs qui se concertent :
Soupirs
Des vertes
Frondaisons, ondoyant propos
De fous pipeaux,
Lent coucher des peines souffertes.
l44 RÉGNER
CHERCHONS DIEU.
Cherchons Dieu dans la lumière
De ce vaste après-midi,
Au pied des autels de feuilles
D'où s'évapore un chant d "oiseaux ;
Dans les étoffes du vent bref
Dont s'habille un instant la terre,
Et parmi tout ce qui naît
Du beau ciel que les foins encensent.
Ah ! vais-je enfin le recueillir
Tel qu'il tiendra dans mes paumes ?
Divin ! divin ! que je suis aise
Que tu sois immense et petit !
Que je suis aise de pouvoir
Incessamment te découvrir
Et m 'égaler à toi I moi, nain
Qui donne du front dans l'azur.
POEME? PARUS DANS PE5 REVUES
CHANSON DE JOLIE FILLE
Il monte, il monte de mes jours de rêverie
Je ne sais quel pays latent
Où je suis fée, où je suis fleur épanouie,
Où je répands
Une clarté dont la lumière est éblouie...
Vienne l'amour ]
Vienne la vie !
J'ai vingt ans.
Et cette image, incessamment je la déplie
Devant mes yeux heureux, devant
Tous les désirs qui me modèlent, accomplie,
Devant l'Amant,
Afin qu'un jour mon sort l'accepte et la copie.
Vienne l'amour !
Vienne la vie !
J'ai vingt ans.
46 RÉGNER
Car je veux être une héroïne de féerie,
Je veux vivre un songe éclatant,
Et sur les cœurs et sur les âmes asservies
Régner longtemps.
Ivre de l'ode éblouissante que je crie :
Vienne l'amour !
Vienne la vie !
J'ai vingt ans.
Destin ! Destin ! entends ma voix qui te supplie !
Fais surgir ce pays latent
Où je suis fée, où je suis fleur épanouie.
Dès à présent !
Je suis si belle au fond des yeux de mes amies !
Vienne l'amour !
Vienne la vie !
J'ai vingt ans.
I
i
POE»rES PARUS DANS DES REVUES
xMUSIQUE AU TEMPLE MOUILLE
Contre le ciel que ramage la pluie
Le monument de la forêt s'appuie :
Piliers moussus et dôme oriental.
Le vent s'y berce et, parmi les ramures
D'où monte à flots un encens ve'ge'tal,
La fine averse aux cordes de cristal
Fait retentir ses premières mesures.
Prélude lent soutenu quelquefois
Par l'invisible orchestre du silence ;
L'arbre déferle avec des résonances
De tambours clairs frappés de mille doigts.
i48
Et de sa voûte un murmure s'exhale,
Né d'un frisson de soie et de satin,
Plus richement nombreux et plus distinct
Qu'un lent passer de robes sur les dalles.
Loin du sommet houleux des frondaisons,
Grêle, il bondit par les branches charmées
Tel un grelot dans une main fermée,
L'eau d'une source, à mi-voix, lui répond.
Mais l'âpre vent soudain emplit l'abside
Où le feuillage est courbé humblement.
Où le soleil que gerbe l'occident
Laisse encor choir un fétu d'or humide.
D'une aile ouverte et close au fond du ciel,
Son large souffle, en capturant les chênes,
Creuse un sillon sonore où l'âme humaine
Semble égarer ses accents solennels.
Instant sacré ! Tous les soupirs se fondent,
— Tous les appels obscurs, tous les frissons ! —
Dans ce jeu d'orgue aux nappes de basson
Oui verse au loin d'insaisissables ondes.
POÈMES PARUS DANS DES REVUES l49
Du svelte arbuste aux rouvres orgueilleux
Entre lesquels l'herbe pauvre est plus grave,
Tout un essaim de désirs nés esclaves
Se mêle aux flots du chant religieux.
Et d'humbles vœux qui sourdaient de la terre
Voguent parmi ce long ruissellement ;
Ivre de jour, le soir vient. Mais le vent
Redouble et croît ainsi qu'un estuaire.
Avec les bonds d'un fleuve que la nuit
Aurait enflé des clameurs d'une foule,
De cime en cime, il se jette et s'écoule
En charriant la forêt dans son bruit.
Assaut de vague enlaceuse et fuyante !
Assomption plaintive ! 0 morne essor !
L'arbre, raidi comme un muscle, se tord
Vers l'invisible but de la tourmente.
Tel un captif qu'enchaîne l'univers
Il s'offre aux loins dans un spasme sauvage ;
Torrentueux, le vent l'arque et fait rage.
Et dans la nef, où ce grand hymne vert
Monte, entonné par le peuple des feuilles.
Le cœur du soir est si près d'être offert
Que Dieu s'avance, écoute et se recueille.
0
i5o
NOSTAXGIE
Plus fort. Seigneur! plus fort! Pour m "astreindre à mata-
Frappe -moi, sans répit, plus fort, car je suis lâche ;
Lâche au labeur humain que je dois assumer,
Lâche, depuis qu'au mal tu m'as accoutumé.
C'est en vain que ton doigt m'accable ; sans fêlure,
Mon âme qu'il atteint rend le son d'une armure
Et ne saigne en secret que, lorsqu'avec le soir,
L'ombre oppose à ses pas des frontières d'or noir.
Mais de tous les chagrins que tu répands à verse,
Des projets avortés que ta haine traverse,
POEMES PARUS DANS DES REVUES
De l'exil outrageant du pauvre, je me ris :
Invulnérable aux coups dont jadis je guéris,
Tels ces matins d'automne embrumés et funèbres,
Convalescents encor des épaisses ténèbres
Qu'un grand ciel douloureux perça d'astres de fer.
Et je me ris des jours de large où j'ai souffert
Depuis que je me sens l'âme au port et bercée
Par le rythme qui naît des blessures pansées.
Nul ne se ramifie en mon cœur qui prévaut
Contre eux, mais leur déroute a montré mon tombeau.
De leur fane entassée ils l'élèvent, suprême !
J'y roule des sommets les plus clairs de moi-même ;
Et sentant qu'à mon tour je me grise et je meurs
De ce somm.eil auquel je cède et dont j'ai peur.
Debout, dans un sursaut d'angoisse, je te crie :
Réveille d'un sanglot ma sauvage énergie ;
Chaque jour, sans merci. Dieu taciturne et dur,
Guinde-moi, d'un coup bref, hors de ce songe obscur;
l5a RÉGNER
D'une implacable main tire-moi de la tombe ;
Abaisse mon orgueil de peur qu'il ne succombe
Frappe î mais, ô vengeur miséricordieux !
Renouvelle tes coups, que je les sente mieux.
POEMES INEDITS OU INACHEVES
i
I
ENTRE TOUTES
Comme un parfum s'exhale au sein dune musique,
Respire sous le toit de mes chastes pensées
La femme aux doigts gardiens des rêves magnifiques
Qui naquit au printemps d'une amour offensée.
En disposant les pans de sa longue tunique
Que le dépit brutal de ses soeurs a froissée,
Chaque jour, elle lit, d'une voix nostalgique
Le poème nombreux de mes heures passées.
Par ses soins délicats les mots les plus profonds,
Les mots les plus divins épanchent leurs flacons ;
Et quand le soir défait les archers du soleil,
Comme je goûte encor leur intime liqueur,
Elle pose son front couronné de sommeil
Sur l'oreiller royal et vivant de mon cœur.
l56 RÉGNER
i
LA HAINE AMOUREUSE
D'autres ont pu vous voir, vous aimer et sentir
Vos regards enchâsser en eux leurs diamants,
Puis, la fleur du blasphème à la lèvre, mourir
Loin de leur ciel et de leurs dieux, en vous nommant.
0 source de blancheur que nul ne peut tarir.
D'autres ont habité leur rêve décevant
Et vous ont asservie à leur vaste désir
Comme un aigle asservit sa proie, en l'enlevant.
Moi, libre de vos liens déjà plus qu'à moitié,
Sans implorer de vous le pain de la pitié
Que l'on jette à celui dont lame vit sur terre,
Soucieux seulement de ne vous point chérir,
.fp rentre dans ma haine ainsi qu'en un repaire
Pour y cuver le vin de votre souvenir.
POEMES INEDITS OU INACHEVES
CHANT POUR LA FEMME
0 toi que je vénère à l'égal des chimères
Qui ont armé tes doigts de leurs griffes d'acier,
0 Femme, aux flancs flétris par Fteuvre de la mère,
Je dépose en tremblant ma louange à tes pieds.
Au fond d'un bouge aveugle à la lumière d'or,
Parmi la double horreur de l'ivresse et des rides.
Un jour tu m'as tendu l'embûche de ton corps
Lové comme un serpent dans les ronces perfides.
Un jour, j'ai recueilli la volupté divine
Au putride relent de ta bouche édentée ;
La vieillesse et la mort qui griffaient ta poitrine
Ont veillé mon sommeil au verger dévasté ;
l58 RÉGNER
Et quand le désir fauve élargissant ses ondes
M'a grisé de son vin et souillé de sa lie,
Chaque fois, j'ai senti, de la minute immonde,
Me remonter aux dents Técume de la vie.
Femme ! j'allais vers toi, pèlerin de ton ombre,
Mes vingt ans sonnaient clair sur le monde aux écoutes.
Je cherchais dans le rêve aux tragiques décombres
Les yeux vers qui l'on va pour prétexter sa route.
J'adulais chastement un idéal rageur
El je priais les dieux qui savaient mon amour
D'accorder la Très Chère et la Pure à mon cœur
Avant qu'il descendît le versant de mes jours.
Ma vie abandonnée aux mains blanches d'Elvire,
L'hymen eût pu m "offrir sa froide majesté,
Et, coquebin féru d'un spécieux délire,
J'aurais voué mon rêve à la fécondité.
Mais toi qui n'étais pas encore dans ma couche,
Mais toi qui m'apportas les fruits clairs de tes seins,
Toi qui devais un jour faire saigner ma bouche
Lutée à la blancheur perverse de tes reins,
POEMES INEDITS OU INACHEVES lOg
Tu devais m 'enseigner qu'il n'est pas de dictame
Plus terrible et plus doux que l'ardente blessure
Ouverte dans la chair fragile de la Femme
Quand l'orage des sens t'ait tonner la Luxure.
Beaux yeux embus de pleurs, doigts annelés de bagues,
Corps ivre du vin noir de la vie enchantée,
Vous deviez m 'entraîner, roulé de vague en vague,
Vers le rivage en feu dune autre éternité !
Capturé tout entier aux innombrables liens
Que tresse sur mon cou ta chevelure torse,
0 Femme ! j'ai dompté en des jours anciens
Les fauves qui peuplaient les jungles de ma force.
Sur tes seins divergents qui fleurissent ma bouche,
Maîtresse ! j'ai trouvé le refuge et l'asile
Et je t'ai embrassée en un élan farouche
Comme un python s'attache au torse nu d'un psylle.
Souviens-toi. Le grand lit s'ouvrait dans l'ombre large
Pareil au livre austère et longtemps médité
Où ton corps fastueux semblait inscrire en marge
Le poème du sang et de la volupté !
l6o RÉGNER
Souviens -toi
Par les aubes d'étain ou les midis de plomb,
Ma poitrine ajustée à ton ventre convexe
Que semblait couronner la mousse d'un vin blond,
Avidement j'ai bu la coupe de ton sexe.
I
Et les jours effarés fuyaient sous leurs Portiques I
i
POEMES INEDITS OU INACHEVES
JE TRAVAILLE PARFOIS.,
Je travaille parfois à naître
D'un pays veiné de ruisseaux,
Populeux de pins et de hêtres
Et qui se décoche en oiseaux.
C'est une terre recueillie
Que la menace des hauteurs
Rend grave à l'exemple des vies
Sur qui pèse et fond le malheur.
Entre les coteaux qui la bercent
Du lent bercement de leurs blés,
Elle apparaît, forte et diverse,
Comme cent peuples rassemblés.
[62
CRIS
Un cri me bourrelé : Savoir !
Cri dune lutte titanesque,
L'horreur au ciel est peinte à fresque ;
La torche aux poings double le soir.
Un cri travaille à m 'affranchir : j
Aimer l'homme ! hélas ! mon cœur sème *
Contre la rafale et s'il aime
C'est qu'il est libre de haïr.
Un cri me construit comme un mur :
Lutter
Un cri me transporte : Mourir !
Mais, — ô captieuse allégresse ! —
Si la vie est une promesse
Quel dieu — Mon Dieu ! — peut la tenir !
POÈME? INÉDITS OU INACHEVES l63
UN CHANT D'AMOUR TRAINAIT...
Un chant d'amour traînait sur les vagues blessées,
C'était un soir sauvé par les larmes du monde,
Des âmes à genoux, par d'autres enlacées,
Réfugiaient en Dieu leur tendresse profonde.
Tandis que, des hauteurs de la nuit cadencée,
Les astres, dans la mer, laissaient glisser leurs sondes.
De beaux départs, pareils à de nobles pensées.
Déployaient sur les nefs leurs voiles vagabondes.
Parfois
Un long cri mesurait la profondeur du ciel
Puis retombait lucide, en poussière d'étoile,
Et des femmes en pleurs qu'un doigt semblait bannir,
Invisibles sous
La recueillait ainsi qu'un dernier souvenir.
l64 BKGNBR
QUATRAIN
Aux flancs des monts herbeux dont la musculature
Se tordait au bûcher d'un redoutable été,
Un opulent soleil cuivrait les grappes mûres
Où le sang lumineux du sol était monté.
I
PAGES ANTHOLOGIQUES
I
I
1
LA CHANSON BALBUTIANTE
1899
PROJETS
Soir bleuté d'un ruissel de lune,
Apre nuit de ta chevelure :
Je veux dormir dans l'un et l'une.
Pour éveiller ta chair si pure,
Mais implacable comme un marbre,
Nous lirons quelque gravelure.
i68
Puis tu t'enfuiras sous les arbres
Avec un ris qui paraîtra
L'adieu d'un pépiage aux arbres.
Or ce défi pour moi sera
Le vin vieilli dont on se grise
Et je te prendrai dans mes bras.
Tache laiteuse en la nuit grise,
Ta nudité sera le but
Des aigipans en entreprise.
Et lorsque, de ta chair imbu,
Je voudrai déchiffrer ton cœur,
Il sera clos comme un rébus.
Car il s'ouvre au seul confesseur,
Frocard auguste et gorgé d'or,
Chargé de laver tes noirceurs
Et de préparer ton remords.
I
PAGES ANTHOLOGIQUES 169
LE SOIR AU SEUIL
Sur le seuil lisse et tiède et fle'tri comme un front,
Accueillons le soir comme un ami qui s'épanche,
Et la chute des fleurs, en offrande, des branches.
Bénira de parfums la paix où npus serons.
Le crépuscule a clos d'une ombre indéfinie
Le temple de l'Espoir au fond des horizons.
Et le soleil qui meurt agonise en rayons,
Tels les cierges derniers de quelque liturgie.
Des heures vont couler dans l'effroi des ténèbres,
Qui précisent sur nous leurs planements funèbres
D'envergure inquiète et comme inassouvie.
Recèle au fond de moi ta songerie intime,
Peut-être que l'instant pour nous sera l'ultime,
Et bénissons la Mort qui décuple la Vie.
1 0
ALLEGRESSE
Dans mon cœur, pour qui jai requis
L'âpreté des septentrions,
Sonne en gloire de carillons
L hosannah des Nords acquis.
Visions des nuits où agonisent
Les attitudes des moulins ;
Visions des antennes de lin,
Sous le bon effort des brises.
Ah ! goûter dans quelque Zéelande
Le silence des villes mortes,
Et loin des modernes cohortes
Le calme brumeux des landes.
S'en aller vers quel inconnu
De rêve et de sonorités.
Et pour mon cœur circonvenu,
Vers quelles intimités ?
PAGES ANTHOLOGIQUES
Dans mon cœur, pour qui j'ai requis
L'àpreté des septentrions,
Sonne en gloire de carillons
L'hosannah des Nords acquis.
DES AMANTS PARLENT
Au coin de la Me embusqués,
Nous échangeons nos pensées nette;
Et nous égayons de sornettes
L'amour de nos cœurs offusqués.
Autour de nous les âmes frustes
En déplorent la cruauté,
Mais notre amour bien dorloté
Nous fait trouver l'épreuve juste.
Pourtant, nous portons au côté
Le coup que nous donna sa lance,
Et son bruit dans notre silence
Est l'intrus pour nos "\anités.
REGNEIl
Nous dressâmes jadis la liste
De ses défauts impardonnés,
Et depuis, toujours étonnés,
Nous arborons nos âmes tristes.
Nou5 sommes toute obédience,
Voire toute passivité,
Et la Vie qui nous offense
N'atteint pas nos di^inités.
Peut-être aurons-nous la revanche
Qu'attendirent d'autres en vain.
Et nous nous tenons par la main
Pour gravir quelque route blanche.
Blottis dans nos âmes malsaines
Et la volupté du mystère,
Nous sanglotons pour satisfaire
La tristesse contemporaine.
Et songeurs, nous nous offensons
A la pensée qu'on nous ressemble
Et qu'en existant nous rêvons
Le rêve ingénu d'un ensemble.
PAGES ANTHOLOGIQUES
PARC MORT
Dans la clarté des frondaisons,
Le parc lunaire, à mi-saison,
A le faux air d'un Trianon.
Le rêve est net comme l'allée
Crépusculâtre et d'affilée
Entre deux songes d'azalées.
Où sont les rythmes des guitares,
Les madrigaux subtils et rares
Et les voluptueuses tares ?
Les êtres esquissant, fluets,
Les pas menus d'un menuet
Avec des gestes désuets.
0 Passé ! Passé ! Ombre étanche,
Rien ne subsiste à ta revanche,
Pas même un frisson dans les branches !
BONHEUR !..
Bonheur ! négation d'autrefois,
Je crois éperdument en toi !
Les frissonnants épithalames
Des arbres verts me vont à l'âme.
Douceur de la sentir à moi.
Rose dun pue'ril émoi ;
De voir, dans les herbes petites,
Les yeux naïfs des marguerites ;
D'entendre frémir le silence
Alourdi des plaines immenses
Où l'alouette, ivre de vie,
Clame une joie indéfinie.
Je ressens, après tant de larmes,
La bienveillance de ces charmes,
Et comme au chant des barcarolles,
Je me complais à ses paroles.
PAGES ANTHOLOGIQUES
EN UN MISSEL.
En un missel d'ivoire et d'or,
Aux enluminures naïves,
Etre l'enfant bouclé qui dort
Quoi qu'il arrive !
Au milieu d'un siècle obsesseur
En ses querelles virulentes,
Etre le Jésus bénisseur
Des foules lentes !
Parmi quelque aride campagne,
Loin des bruits et des luttes fortes,
Etre le rêve épars qui stagne
Sur une eau morte !
Ou bien de lumière éblouie,
Et dédaigneuse d'un peu d'eau,
Etre la fleur épanouie
De ton rideau !
76 RÉGNER
ÉCOUTE LA CHANSON DU SOIR...
Ecoute la chanson du soir,
Qui pleure comme un désespoir
D'incomprise,
Et cherches-y d'anciens sanglots
Les douleurs qui furent nos lots
S'éternisent !
Entends la chanson de mes yeux
Recevant le baiser d'aveux
Où tu cèdes,
Sachant bien qu'au lieu de beauté,
Tu n'as qu'un charme de bonté
Et de laide.
Ecoute la chanson du ver
Qui survivra même à la mer,
A l'amour ;
Au gré de son patient effort.
Il anéantira la mort
A son tour.
PAGES ANTHOLOGIQUES
Gaspard chante
Sois la troublante
En qui se berce
L'heure perverse.
Sois la bénie
A qui je chante
Des choses lentes.
Sois la beauté
Parfois ternie
Des agonies.
Sous la prêtresse
Du culte hanté
Des voluptés.
Sois-moi le soir
Tombé des tresses
De tes caresses.
Sois-moi l'orgueil
De mon espoir
Au néant noir.
178 RÉOEB
Et sois-moi l'or
Des jours sans deuils
Et clairs d'accueils.
Sois-moi encor I
Gaspard chante :
La clarté tue, yeux clos, repose
Ton corps menu comme défunt,
L'heure passe comme une rose
Dont l'agonie est sans parfum.
Un rythme vibre sous ma main,
Pris aux ferveurs des mandolines ;
Ne crains en rien le grand chemin
Ce soir la lune le câline.
Mes yeux blessés de voir la vie,
Je les ai blottis sous tes mains,
Derrière qui j'attends demain.
Séparé deux fois de la vie.
Chante, chante, mon âme folle,
Si tu le peux, cet imprévu.
Mais sans rechercher de paroles :
Tais-toi, mon âme,. il n'en est plus.
PAGES ANXnOLOGIQUES 179
Gaspard chante :
Ses yeux qui ont Tétringe attirance des tombes
L0U13 Chicos.
Les yeux mi-fermés
Sur leur profondeur
Ont atteint mon cœur,
Les yeux m'ont charmé.
Les yeux ont souri
Pour me cajoler ;
Les yeux ont parlé
Et ils m'ont menti.
Les yeux ont pleuré
Pour m 'apitoyer
A leur plaidoyer :
Les yeux m'ont leurré.
Puis les yeux ont ri
A l'aveu suprême,
Et sur ce blasphème
Les yeux m'ont aigri.
l8o BÉGNER
Et lorsqu 'abattu,
J'ai cru qu'ils allaient
Livrer leur secret,
Les yeux se sont tus.
Les yeux m "ont cherché
Quand je suis parti.
Puis sur un ami
Ils se sont penchés.
Les yeux ont souri
Pour le cajoler ;
Les yeux ont parlé
Et lui ont menti.
0 MORT PAISIBLE...
Toute beauté sur terre est le souffle d'un mort.
J. B. CiJoiH.
Le soir est beau comme une femme
Qui aurait mis tous ses parfums,
Le vent pleure comme quelqu'un ;
Je voudrais assouvir mon âme !
PAGES ANTHOLOGIQUES
0 Mort ! paisible et souveraine,
Délivre-moi d'un corps obscène.
J'entends pleurer en moi les peines
De ma pauvre enfance claustrée,
Dont j'ai passé les heures vaines
En une attitude prostrée.
0 Mort ! paisible et souveraine.
Délivre-moi d'un corps obscène.
Du fond de mes années moroses,
Je te revois à mes côtés
Epris de toi parmi les choses
Dont tu ternissais la beauté.
O Mort ! paisible et souveraine.
Délivre-moi d'un corps obscène.
Entends le siècle par ma voix
S'éperdre vers ta nuit suprême,
Mon corps est lourd comme un blasphème
Qu'il me faut traîner jusqu'à toi.
0 Mort ! paisible et souveraine.
Délivre-moi d'un corps obscène.
:83
Depuis trop longtemps on me leurre
D'espoirs lointains en l'Harmonie,
Je ne pense, l'âme ravie,
Qu'à la majesté de ton heure.
0 Mort ! paisible et souveraine,
Délivre -moi d'un corps obscène.
Le soir est beau comme une femme
Qui aurait mis tous ses parfums,
Le vent pleure comme quelqu'un ;
Je voudrais assouvir mon âme.
LE SOIR EST CLOS..
La mort, là-bas, te dresse un lit de joie.
Padl Vkrlaiwb (Sagesse).
Le soir est clos comme une tombe.
Tu m'émeus d'une étrange peine,
Pesante et pourtant incertaine ;
Tristesse de ce soir qui tombe !
PAGES ANTHOLOGIQUES l83
Le soir est clos ; mon âme vide
Bat des ailes vers une Foi,
Mais son envol heurte, pavide,
L'opacité d'une paroi.
Ces murs d'ombre m'ont fait connaître
Qu'il en est fait de moi, de moi ;
Oui, mais, Seigneur, comme est étroit
Ce soir où disperser mon être !
Mourir ! être celui qui tombe.
Las de toutes les lassitudes ;
Mourir ! Mourir ! sous l'attitude
De ce soir clos comme une tombe !
L'INFLEXION DES VIEUX AIRS.
Oh ! ces vieux refrains revenus
On ne sait pourquoi dans la vie.
A>DRÉ Lebbt [Chansons grises).
L'inflexion des vieux airs
Que modulait ta bouche
Ranime la farouche
Horreur de mon désert.
[84 RÉGNER
L'orgue de Barbarie
Pleure ineffablement
Un air qui ne varie
Sur un rythme lent, lent.
L'ariette farouche
Prend dans le soir désert
L'inflexion des vieux airs
Que modulait ta bouche.
Mes pleurs tombent lents, lents,
D'un cœur qui ne varie ;
L'orgue de Barbarie
Pleure ineffablement.
LE SILENCE ORGUEILLEUX.
0 nuit ! tu es pour moi le signal
d'une fête intérieure.
Bacdelaibb {Poemea en prose .
Le silence orgueilleux jouit de son ampleur
Et s'écoute songer, posé sur la nuit noire
Comme un aigle farouche, anxieux de la gloire
De son néant d'appels et sa beauté d'horreur.
PAGES ANTHOLOGIQUES
C'est le moment d'effroi où des fleurs vont mourir
"'•us les gestes en or des étoiles hautaines,
Lt où le désespoir infini des fontaines,
Extasié de lune omet de s'assouvir.
C est Iheure où l'on bénit la lampe qui vainc Tombre,
Où l'on s'étonne encor d'être encore étonné
Comme un enfant devant la vie, aïeule sombre,
Qui nous redit toujours son conte suranné :
I/invariable, celui des douleurs et des peines,
Que d'autres ont subi, les yeux hagards et fous,
Et que nous écoutons avec l'attente blême
Qu'il se fera plus bleu parce qu'il est pour nous.
C'est l'heure où le remords qu'affole le silence
De la tombe hâtive où l'enfouit l'orgueil,
Dans la paix monotone et morne apporte au seuil
De soi la volupté longue des lancinances.
Et l'Espoir, comme un chaume brillant dans le soir,
Grise d'avenir net l'âme étrange et profonde
Qui oublie parmi son moelleux nonchaloir
La vieille horloge à poids balbutiant des secondes.
[86
DOUCEUR DETRE POETE.
Douceur d'être poète et de pleurer parfois
Quand d'autres sont repus d'un « moi » béatifique.
Douceur d'être poète et de pleurer parfois.
Orgueil ! Le livre est clos et le rêve est fixé
Comme un papillon rare et palpitant aux pages ;
Orgueil ! le livre est clos et le rêve est fixé.
Tristesse ! il est parti et des doigts l'ont frôlé,
Auxquels il est resté la poussière des ailes.
Tristesse ! il est parti et des doigts Tont frôlé.
J'ai voulu le brandir pour éblouir des yeux,
Comme le voilà terne et ton orgueil puni !
J'ai voulu le brandir pour éblouir des yeux.
Ah î désormais, fais-lui la sépulture digne,
Et ne l'exprime pas hors des toutes clartés ;
Ah ! désormais, fais-lui la sépulture digne.
Douceur d'être poète et de ne point chanter...
Saint-Pol. Avril-Aoûi 1899.
i
PAGES ANTnOLOGIQUES l8'
n
VERS LA VIE
LE CHANT DES ROUTES
ET DES DÉROUTES
1900
LES CHOSES MATERNELLES
Cette passante vient du fond de mon passé,
Souriante à demi de l'avoir traversé.
HEÎiRI DK RkGÎTIBR.
J'entends les choses maternelles
Du fond des villes éternelles.
Les souvenirs s'en sont venus
Comme des gens qu'on a connus.
[88 RÉGNER
Ils s'en sont venus par les routes
Très lointaines où Ion écoute
Le choeur apaisé d'Autrefois,
— Vaste rumeur sans une voix.
Les belles filles d Avril chantent
Et toute la Comté s'enchante
De soleiL d'épis et de vignes
Où des hommes mettent le signe
De leurs deux mains de volupté
A sentir frissonner l'Eté
Au toucher des grappes pendantes,
Lourdes comme des seins d'amante
Et prometteuses de survie.
L'hymne est immense de la Vie,
Dans le bourdon des travaux clairs
Qui fécondent comme une chair
Le soi tumultueux d'épis
Qu'un grand souffle tiède infléchit
Selon le rythme des eaux lentes.
Et c'est — à l'horizon — l'Amante :
PAGES AXTHOLOGIQUES 189
Celle du songe et du blasphème,
Impersonnelle et tout de même
L'amante inévitablement.
La chair se lève et le cœur ment,
L'âme entière voudrait et n^ose
Revendiquer encor la chose
Par quoi elle fut et sera
Comme plus belle et d'apparat
Et plus harmonieusement triste.
Du seul passé le mot persiste
Qu'elle apporta comme une étoile,
Et si parfois la voix se voile,
Sur les chemins où je perçois
Le chœur apaisé d'autrefois,
C'est pour que plus tendre et plus pur
Me parvienne dans le futur,
Selon le rythme des eaux lentes,
Avec, à l'horizon, l'Amante,
Par delà les voix et quand même
Le frisson bleu du mot suprême.
I go REGNER
1
AU \'ERBE
Au verbe énorme de la Me
Déclinant avec la lumière,
L'ariette de la bergère
Oppose sa paix infinie.
Ainsi qu'une voix familière,
Les grands arbres l'ont accueillie
De toute l'âme recueillie
De leur monde crépusculaire.
C'est la chanson de la joie saine
En l'émanation sereine
D'un patois coloré qui bruit.
Et dans le grand silence étanche
Vert, dans le demi-jour des branches,
Tremblote une lueur de bruit.
PAGES ANTHOLOGIQUES igi
EN SOLILOQUE
Mon âme vagabonde et sculpte des chimères.
EUGÈI^E COATOT.
Les petites mains berceront ta tête
Et la voix saura des mots longs et doux
Qui seront pour toi des rumeurs de fête.
Tant tu pleureras parmi ses genoux
Que les jours seront couleur d'espoir clair
Aux finalités de leurs couchants roux.
Et tes grands chagrins d'enfant auront l'air
De très petits maux qui ne seront plus
Que l'obscur frisson de toute sa chair.
Le trésor d'amour que tu crois perdu
Aux hasards lointains de tous les calvaires,
Les petites mains te l'auront rendu,
iga
Et ton cœur sera tout un hémisphère,
Puisqu'il contiendra ses deux yeux surtout
Et les mots très longs que savent les mères.
Et ta voix sera l'écho de beaucoup
D'autres voix aimées qui seront sereines
Et qui afflueront vers toi de partout.
Et les soirs verront ton âme incertaine
Confondre les ors de leurs infinis
Avec ceux des yeux qui s'ouvrent à peine
Sur l'horizon vert des chemins bénis
Où tu t'en iras par bonds graves sous
La chanson des Joies au bord de leurs nids.
Et la voix saura des mots longs et doux
Et tu aimeras la vie mensongère
Parmi la vie tiède de ses genoux,
Et ton cœur sera tout un hémisphère.
PAGES A.NTHOLOGIQUES IQO
FERME TES YEUX
(( Ferme tes yeux sur la grand Mlle,
Le vent s'est couché sur la porte
Comme un grand lévrier tranquille.
(( Ferme tes yeux, mon âme est forte
Et ne craint pas les pas errants
Des spectres ni des feuilles mortes.
(( Ferme tes yeux, le monde ment
Autour de ces joies coutumières
Que nous savons obscurément.
(( Ferme tes yeux, l'heure est plénière,
Un crapaud tinte l'angélus
Aux horizons de son ornière.
(( Tu sais bien que l'astre n'est plus
Au ciel de route des rois mages,
Puisqu'ils ont rencontré Jésus.
E94 RÉGNER
(( Le Jésus des tendres images
Illustrant les missels d'ivoire,
Où il subsiste entre les pages
(( Un peu du bon parfum de croire,
Comme le parfum des lavandes
Persiste aux linges des armoires.
(( Dors les beaux songes de la lande
Fixés aux parois de ton être
Comme des maïs d'or qui pendent ;
(( Ces beaux songes qui te pénètrent
Du parfum de ta pure enfance
Rêveuse du ciel bleu des prêtres.
a Et tu seras celle qui pense
Avoir recouvré dans les fleurs
Germantes aux mains du silence
(( Les ors perdus de tes bonheurs. »
PAGES ANTHOLOGIQLES IC)0
AINSI SEPANDAIT
Ainsi s'épaiidait la grande âme
De mes désirs prêts à savoir
Les instant de ta chair, ô Femme î
Aux treilles de la Vie, le soir
Foulait les grappes triomphales
Lourdes du vin du jeune espoir.
,La lune errait dans le ciel pâle,
Et j'étais là sans ironie
Dans ma ferveur sentimentale.
J'écoutais décroître la Vie,
Le cri des métaux tourmentés
A l'horizon des tâches infinies.
Et pénétré de ta beauté,
0 Nature ! qui crées des mondes,
J'étais un monde en volupté !
196
Seul, dans la ténèbre profonde
Qui descendait en flocons mous,
Mon être fluait comme une onde.
Et je sentais par élans doux
S'éveiller la clarté des anges
Tandis que Dieu nous mettait sous
Le geste ailé de ses phalanges.
L'HEURE FROLEUSE.
L'heure frôleuse trébuche
Aux pentes de l'éternité,
Et la lune aime ces embûches.
Les grands arbres ont écarté
Leurs formes savamment humaines
Derrière un pan de sa clarté.
Un souffle berce la lointaine
Sérénité de son baiser
Aux escarpolettes d'un frêne.
PAGES ANTHOLOOIQUES I97
La ville a tu le cœur blessé
De son grand corps inharmonique
Dans le cœur des soirs apaisés.
Et la lune tend l'ironique
Puérilité de sa face
Avec d'insidieuses mimiques
Au rêveur humble qu'elle agace
Et qui ne veut pas accepter
L'impitoyable dédicace
De ses sourires édentés.
BITUME
Oh ! je fus dieu, car j'ai créé des paradis !
Eue Léage (Chevauchée).
Je te dirai les mots que je dis à la lune,
Les mots que je vénère et que tu ne sais plus,
0 ma sœur de souffrance et de luttes communes.
Ta chair est une mare où coasse le rut,
Mais le soir sait encore y mourir, el les cieux
Y refléter l'aspect de leurs mondes parus.
Ton cœur est un oiseau sanglant et douloureux
Oui sait pourtant encor chanter la chanson pure,
Mais qu'un regard effare et rend silencieux.
Et tes grands yeux sont tristes comme une blessure,
Ta voix est la musique d'un soir suranné
Et ta bouche fardée est lasse de l'injure.
Mais j'aime ta souffrance et tes désirs fanés,
Et ce soir tu sauras les voluptés suprêmes
Du rêve reconquis et des jours pardonnes.
Tu sauras qu'ici-bas il n'est pas d'anathème,
Et pour sauver la foi de ton cœur éperdu
Je t'apprendrai les mots avec lesquels on aime,
Les mots que je vénère et que tu ne sais plus.
PAGES ANTHOLOGIOUES IQQ
DETRESSES
Le Moi chanteur hurle sa plainte.
L. D.
J'ai faim, j'ai froid, la lampe est morte
Au fond ce soir infini.
Comme un beau rêve qu'on emporte
Pour la joie d'un destin béni.
Vient-on pas d'entr 'ouvrir la porte ?
Mon âme est an miroir terni
Et ma chair immense colporte
Le frisson de l'Indéfini.
RÉGNER
Les heures tombent une à une
Du cadran jauni de la lune
En des chutes musiciennes.
Et je souris d'un air tremblant
D'avoir fait le rêve touchant.
De rêver ma vie en la tienne.
n
Seigneur! je suis sans pain, sans rêve et sans demeure,
Les hommes m'ont chassé parce que je suis nu,
Et ces frères en vous ne m'ont pas reconnu
Parce que je suis pâle et parce que je pleure.
Je les aime pourtant comme c'était écrit
Et j'ai connu par eux que la vie est amère,
Puisqu'il n'est pas de femme qui veuille être ma mère
Et qu'il n'est pas de cœur qui entende mes cris.
Je sens, autour de moi, que les bruits sont calmés,
Que les hommes sont las de leur fête éternelle,
Il est bien vrai qu'ils sont sourds à ceux qui appellent.
Seigneur ! pardonnez-moi s'ils ne m'ont pas aimé !
I
PAGES ANTHOLOGIQLES
Seigneur ! j'étais sans rêve et voici que la lune
Ascende le ciel clair comme une route haute,
Je sens que son baiser m'est une pentecôte,
Et j'ai mené ma peine aux confins de sa dune.
Mais j'ai bien faim de pain, Seigneur ! et de baisers.
Un grand besoin d'amour me tourm.ente et m'obsède,
Et sur mon banc de pierre rude se succèdent
Les fantômes de Celles qui l'auraient apaisé.
Le vol de l'heure émigré en des infinis sombres.
Le ciel plane, un pas se lève dans le silence,
L'aube indique les fûts dans la forêt de l'ombre.
Et c'est la Vie énorme encor qui recommence !
(1900, Place du Carrousel, 3 heures du matin.)
m
De la douceur ! de la douceur ! de la douceur !
Paul Verlaine.
Douceur de chanter en tes livres,
0 Verlaine ! le chant des joies,
— Dans les lointains un orgue broie
Le formidable ennui de vivre.
REGNER
Je ne sais plus les soirs de cuivre
Et je suis soucieux des voies
Par oij j'allais, aux matins, ivre,
Vers les frontons que tu déploies.
Car je n'ai su vaincre la chair.
Et me laisser aller au cher
Enivrement de tout bénir ;
Et ce sera ma pénitence
De rester malgré ma souffrance
Indigne de te devenir.
DES MAINS DANS L'OMBRE
Lui :
Mon Dieu î déliwez-moi des lourdeurs du blasphème,
Je suis un pauvre enfant qui ne sait ce qu'il dit
Et qui s'est trop longtemps targué d'un anathème,
Mon Dieu ! délivrez-moi, vous qui m'avez maudit.
PAGES ANTHOLOGIQUES
Mon Dieu ! j'ai fait le mal par orgueil de le faire,
La bête a prévalu qui sommeillait en moi,
Et quand elle a parlé je n'ai pas su la taire,
Parce que j'étais faible et que j'étais sans foi.
Vous savez que, puissante, elle est prompte aux victoires.
Mon Dieu ! s'il est possible, étouffez- la bien toute,
C'est vers vous que je crie en qui je voudrais croire,
Mon Dieu ! délivrez-moi de la hideur du Doute !
Au combat ma pauvre âme est tôt sanguinolente
Et des astres de sang montrent quelle est sa route.
Mon Dieu ! protégez-la : cette chose qui chante
Ne saurait plus lutter sachant ce qu'il en coûte.
Ironique, inquiète et toujours douloureuse.
Mon Dieu ! préservez-la de l'immortalité
Et faites-la parfois digne et laborieuse
A filer le rouet de la sérénité.
Elle :
Mon Dieu ! j'ai pressenti ta présence adorable
Dans le trouble infécond de ma virginité,
J'ai connu que toi seul pouvais l'heure durable
Et que tu vis au fond de ma féminité.
204 REGNER
Quand la mystique aurore en mon âme a su poindre
Ma voix s'est efforcée au poème des Jos,
Mais tu t'es détourné sans avoir vu se joindre
La ferveur de mes mains vers tes paradis clos.
Lors j'ai connu la joie aimable des extases
Et les baisements longs des croix béatifiques,
J'ai vénéré ton culte et tes iconostases
Dans le rêve indécis des encens catholiques.
D'avoir prostré ma chair aux affronts de ton rite
Sous le lointain d'amour des crucifix ultimes,
J'ai transformé mon cœur à la royale in>4te
Et j'ai aimé ton fils comme un amant sublime.
Lui et Elle
Mon Dieu ! voyez 1 effort dernier des décadences
Parti au bon combat des négations du Livre,
Bénissez d'un accueil cette claire espérance
Qui fermera des yeux sur la hideur de vi^Te.
Mon Dieu ! nous sommes lourds de l'obsession duDout«
Que la complicité du siècle a rendu nôtre,
Donnez à nos ferveurs l'éclat doux de l'apôtre
Et la force qui fait trouver brève la route.
PAGES ANTHOLOGIQUES 200
Que VOS soirs à tomber apaisent de leur rêve
L'éclair croisé des mots et révéleurs du glaive
Sous lequel a gémi la tragique agonie,
Afin qu'imbu de votre paix, chacun de nous
Sente régénérer, prostré sur les genoux.
Sa lasse humanité, rêveuse d'Harmonie.
n
Seigneur ! mon Dieu Quelle ombre passe
Là, sur mon front, révélatrice P
Est-ce votre ombre ou la fallace
Intercession de Béatrice !
Seigneur ! mon Dieu ! Quel froid pénètre
Par lents degrés ma chair indigne ?
Est-ce la mort ou bien le signe
De quelque chose qui va naître ?
Vais-je mourir à votre vie ?
Et vais-je naître à vos clartés ?
Pour qui chantent ces liturgies
Sous le pardon d'un ciel d'été !
12
2o6
Trop de ténèbre autour de moi,
Seigneur ! et trop de servitude,
Tendez-moi la béatitude
De vivre sans cbercber pourquoi.
Enfant songeur des mots bénis.
Mon âme éperdument se lève :
Seigneur ! mon Dieu ! soyez son nid
Dans les taillis bercés du rêve.
Faites-la digne de vous-même,
J'étreindrai l'heure qui s'enfuit,
Il m'est venu tant de blasphèmes
Aux solitudes de ma nuit.
Mettez en elle le vertige
De ne plus vous savoir lointain,
Pour qu'elle tremble sur sa tige
A l'élection de vos mains,
Et pour que vous l'emportiez toute,
Fervemment belle de tendresse,
Parmi la gloire et dans l'ivresse
De tout aimer hormis le Doute !
PAGES ANTHOLOGIQUES
LÈVE TON FRONT.
(( Lève ton front vers ma lumière
Et prends ces chemins de clarté,
La vie ne sait plus être amère
Aux fins de mon aménité.
« Des fleurs illustreront ta route
Comme de somptueux péchés,
Crains vers elles de te pencher.
Le Mal y berce ses écoutes.
a N'as-tu pas senti que je t'aime,
0 pauvre enfant sacrifié.
Toi qu'aurait pu sanctifier
Le remords long, comme un baptême !
Pourquoi douter de moi, pourquoi !
Lorsque ton âme tumultue.
Est-ce ma clarté qui s'est tue
Ou l'irradiance de ta foi ?
308
(( Si j'ai voulu cette inquiétude
Dans ton cœur qui n'en savait pas,
C'est afin d'enhardir ton pas
De vaillance et de certitude.
({ Ton but, vois- tu, c'est moi : le Don,
Mais c'est en toi que tout commence.
Tu ne savais quune romance,
J'ai mis en toi une chanson. »
Et cette voix tut son silence.
I
LA VIE RESONNE.
La vie résonne comme un pas
Qui s'est égaré sur la route,
Et l'ombre luit comme une voûte
Dont tu ne t'échapperas pas.
Le pas se hâte et se rapproche,
La voûte s'abaisse sur moi,
Et mon cœur bat comme une cloche
Dans un tumultueux beffroi.
PAGES ANTHOLOGIQUES 209
Ce pas sur les chemins me traque,
Va-t-il venir ? Va-t-il venir ?
Le ciel est mort de l'Avenir
Et le Passé vétusté craque.
Des lueurs passent, affolées
Comme des ailes d'autrefois,
Et je crois entendre des voix
Au ciel tourmenté de nuées.
Ah ! oui, c'est vous, Seigneur ! là-bas !
Prestige des voix invoquées.
Au lointain meurt la mélopée
De ce pas qui ne viendra pas.
LE JOUR EST FANE
M'est avis qull est l'heure
De renaître moqueur !
JuLçs Laforgue.
Le jour est fané comme une tenture
Et je prie dans l'ombre un dieu d'élection
De laisser venir à moi l'impression,
Car je ne suis plus que littérature.
3IO REGNER
Mon Dieu ! donne au cœur que la vie évince
De chères souffrances mal définies,
Afin que son orgue de Barbarie
Cahote ses doux accents de province.
Je suis comme un vieux qui ne sait plus l'heure
Et qui ne peut plus la lire aux pendules,
Car je ne sais plus s il ricane ou pleure,
Mon cœur en soleil ou en crépuscule.
Je vais dans la vie comme en une chambre
Au même horizon d'objets retrouvés,
Je voudrais partir hors du familier
Piayonnement doux de la même lampe.
Car je suis bien las d'être en l'impuissance
De savoir pleurer ou de savoir rire
Et de ne pouvoir trouver dans les livres
Que le nonchaloir de l'indifférence.
Entends, ô mon Dieu, cette peine étrange.
Fais germer dans l'ombre un peu d'autrefois
Et que je pressente un instant ta voix
Dans la retombée des voix de l'enfance.
Prends pitié de cette prière hautaine,
Je saurai pour toi des chants tour à tour
De ferveur, d'orgueil, de joie et de haine.
Confondus dans un même cri d'amour !
PAr.ES ANTHOLOGIQUE;
FINAL
Tous les parfums d'Arabie
Ne sauraient laver ma vie
Du sang des mélancolies.
Un Dieu, sur moi, cest trop lourd,
Et penché hors de ma tour,
Je vois des jours el des jours.
Ah ! dis-moi, qui frappe ainsi,
Si c'est la Mort, Dieu merci !
Elle n'a que faire ici.
Dame la Mort, écoutez bien,
Je ne possède d'autre bien
Qu'un cœur ne niarquant plus rien
Ni les minutes, ni les heures.
Ni les chagrins, ni les leurres
Et ni les larmes qu'il pleure.
Chose ne signifiant pas,
Qui voudrait sonner le glas
De ce forcené trépas.
Car vraiment il ne sait plus
Qu'un monotone angélus
Qu'il module à sons perdus.
La regrettable lacune
Que cette horloge quelqu'une
Marquant soleil à la brune !
Horloge et cloche il fut tout,
Mais, ce soir, il est surtout
Une antiquaille à deux sous.
Dame la Mort, ah ! pitié
Pour ce cœur plus qu'à moitié
Le bien de votre moustier.
La Dame sortit, commune
Dans la moire bleue de lune
De sa robe d'une thune.
Lors, j'ai souri longuement
En songeant au seul moment
Qu'il sonnait immensément.
PAGES ANTHOLOGIOUES 2l3
Des jours furent et des jours,
Et prisonnier de sa tour
Mon vieux cœur marquait l'amour.
Le soir préludait à peine
Que l'angélus de sa peine
Tut sa plainte sur la plaine.
Et sa cloche aux sons qui virent
Tintinnabula le dire
D'une larme dans un sourire !
Paris, mars-octobre 1900.
2l4
III
SONNETS INTÉRIEURS
0 CRAPAUD...
Virtuose alangui des tympanons du soir.
R. M. Clebfett.
0 crapaud, que ta nuit est belle
Par ton art sobre et trémébond,
Et comme tu manquerais à elle,
Rêveur, proscrit et vagabond !
Lazzarone des Naples lunaires,
Cbrist des infiniment petits,
Morne Gain des accroupis
Chassé des marges de lumière,
Affirme ta douceur têtue
D'être angoissé qui s'évertue
Derrière un nirvanah profond ;
PAGES ANTHOLOGIQUKS 2l5
Moi, je m'endors à ton bruit sec,
L'âme grise, la pipe au bec,
Et le pâtis jusqu'au menton.
ABDIQUE, 0 ROI...
Abdique, ô roi, ô petit roi de Chimérie,
Tes peuples sont partis, rués à tes bastilles.
Laisse là tes mignons, tes velours et tes filles.
Prends la poste pour les frontières de la vie.
Ton âme assise au clair de sa fenêtre vive
Attendrait-elle encor l'amoureuse Isménie
Et n'entend-elle pas la canaille vomie
Rugir aux parcs ésolériques de ta ville ?
Fuis ! fuis, en te gardant, ô roi, des mines neutres
De ceux qui n'ont pas eu sur le front le grand feutre
Des gueux et des aventuriers, aimeurs de filles ;
Pour qu'un grand de ta cour ennuyeuse et perfide
Puisse crier dans la basse-taille des psaumes :
« Le roi s'en va... Il avait mal à son rovaume. »
2 1 6 RÉGXER
LES MAUDITS
I
ARTHUR RIMBAUD
Tel à courir le monde en qui tu connus mieux
La somptuosité rebelle de ton cœur,
Avide d'actes enfin permis à ta ferveur,
Tu vécus petit roi des chimères sans dieu.
Enfant, tu raillais bien, dressé devant la table
Ainsi que la statue proche du Commandeur
Les dogmes avilis et grognant dans l'étable
L.appel des libertés que fouaillent les montreurs.
Pour quels triomphes fous, dor, de sonorités,
Larssas-tu celui qui, comme en un reliquaire,
Avec de chères mains d'ardente humanité,
Te cherchas loin, génial, aux abîmes du Livre ?
Tu partais à l'avant penché des bateaux ivres,
Et la Mort exila cet exil volontaire.
PAGES ANTHOLOGIQLES
n
VERLAINE
La voix du rossignol qui monte dans les choses
M'est une douce invite à te lire, ^'e^laine,
Par ce soir, tandis quune brise tiède halène
Le long de l'avenue où des marbres reposent.
Tous les parfums se sont blottis au cœur des roses ;
Le jardin rêve au fond de sa légende ancienne,
Et les cygnes du lac, immobiles, retiennent
Le tranquille bonheur que leurs ailes enclosent.
Seule, au bord du grand ciel tremble une étoile dor
Et la Imie qui fait la page douce et mièvre
Se plaît sur ton poème amène oii tout s'endort :
Parfums, lueurs, et vous, lentes nmsiques vieilles
Que traverse, innombrable, avec le vent qui bruit
Ton âme, ô vagabond, qui fut celle des nuits !
3l8
m
JULES LAFORGUE
Pierrot qu'on exila sous quelque redingote,
Grand-prêtre de Tanit, amant de Salammbô,
Qui Gèrement voua sa jeunesse cagote
Au culte émancipé d'un astre comme il faut ;
Laforgue ! ô doux conteur de contes à soi-même,
Doux poète illuné des soirs de flânerie,
Vrai, le donquichotisme a sa monotonie
Quand les moulins à vent ne tournent qu'en nous-mêmes.
Aussi tu préféras correctement sortir
(Hamlet qui réprima le « to be » d'un sourire)
D'un monde mal acquis à tes chevaleries ;
Petit amant berné qui partait à la brune
Prouver par A plus B son amour à la lune.
Va, dors, convalescent des blessures de vie.
PAGES ANTHOLOGIQUES 219
COMME J'APP.iREILLAIS.
Comme j'appareillais pour d'autres paysages
Et que Phoebé m.ourait au front des matinées,
L'aube en marche du pied menu des bien-aimées
Retint longtemps mon âme aux blancheurs du rivage.
Le vent s'était levé plein de senteurs natales,
Gonflant la gorge de mes voiles, ferme et vierge
Et le zénith tendant son arc horizontal
Tirait, vives et noires, des flèches d'hirondelles.
Les échappes de Taube, aux flancs d'une colline
Traînaient languissamment sur sa courbe amoureuse ;
On eût aimé, au fond des forêts clandestines.
Epier ton réveil, Diane aventureuse !
Par ce matin, fiévreux d'une ivresse sacrée.
Revenir à ton sol, ô paysage ami,
Boire encore à tes sources, voler à tes nuées,
Surprendre la Dryade et l'aigipan tapis.
Mais mon voilier fendait les eaux vers lOrient
Que l'aube décorait de son apothéose ;
Et mon cœur épuisant le radieux moment
Cinglait vers la beauté de l'inconnu des choses.
Au large de la mer, au large de ma joie,
0 glisse, svelte comme un cygne de légende ;
La terre n'est plus qu'une courbe qui flamboie.
Accoudé, les veux secs, comme Childe Harold, chante.
Chante ton être enfin délivré de tout râle,
Affranchi de l'horreur d'un vain ciel morcelé ;
Tu as quitté, d'un pas allègre, les cités.
Quand l'ombre investissait les hautes cathédrales ;
Lorsque les violons d'octobre, dans ton âme,
Lamentaient ta douleur, ingénue et perplexe,
Qui sommeillait parfois, comiiic une aïeule lasse.
Ses aiguilles croisées sur les laines complexes.
I
PAGEG ANTE0L0GIQLE5
Tu es parti, baisant aux lèvres les Mirages,
Retrouver la ferveur comme un trésor perdu ;
Chante, le cœur rempli des troublantes im.ages
Que révèle le monde à tes yeux éperdus ;
Jusqu'à ce que le soir, au ciel changeant de l'eau,
Vienne parer la mer de ses phosphorescences
Et que dans l'entrepont, sur de rauques cadences,
Tournoie, avec des cris, l'espoir des matelots.
Nancy, septembre 1903. — La Barèche, décembre 1903.
13
IV
LA LUMIERE NATALE
RENAISSANCE
En vain les sentiers verts te désignent aux fleurs,
Tu diriges ton pas certain vers la conquête.
La Vie, comme un grand feu, brûle au sommet des crêtes
Dans le concert des sons et des fraîches couleurs.
Chaque jour, affranchi de ce que tu résignes,
Tu pares de l'éclat d'une allégresse neuve
Ton âme qui enclôt sous son aile de cygne
Les constellations que répètent les fleuves.
Tout le faste du ciel adore dans tes yeux.
Tu sens descendre en toi la présence de Dieu
Et la voix qui te berce est celle de l'amour.
PAGES AIVTHOLOGIQUES 33.3
Les philtres de l'aurore ont rallumé ta fièvre.
Et comme un vin vieilli dans une outre de chèvre
Avidement tu bois la lumière du jour.
LE POEME DU VENT
Sous la chanson matutinale d'un bouvreuil,
Je naquis d'un frisson de feuille balancée ;
L'aube poignait au ciel en douces élancées
Quand je cambrai mes reins éprouvés d'écureuil.
Sitôt que j'eus franchi, dans un bond d'Ariel,
Le mystère natal de mon berceau de branches
Et qu'à mes yeux parut la plaine toute blanche
Et rousse de clarté comme un gâteau de miel,
Sur mon domaine d'or semé de toits humains
Un vaste orgueil ouvrit mes ailes toutes grandes,
Et fier de dominer l'hostile paix des landes,
Je suivis l'immobile avenir des chemins.
Mon haleine poussa l'aile des papillons
Comme une voile errante autour des fleurs vermeilles;
Les corselets ambrés des premières abeilles
Se teignirent du sang nouveau des vermillons.
Sur les prés qui m'offraient leurs tuniques ouvertes,
Je m'attardai, grisé d un caprice frôleur,
Et lorsqu'au ras du sol, je visitai les fleurs,
Sous moi, l'herbe courba ses souples daguei vertes.
Aux gorges des vallons je gravis les villages ;
Des ondes d'air brûlant vibraient sur les fumiers.
Là, souffle qu'attendaient les êtres dans l'orage,
Je rafraîchis les fronts sous un baiser d'acier.
Puis je collai ma lèvre aux épaules de pierre
Des vieux murs entourant les jardins en sommeil,
Je ranimai la chair ocreuse de la terre
Où coulait, en fusion, le métal du soleil.
Alors, on me nomnic»it zéphir : mes jeux charmants
Mêlaient dans les tilleuls leur caprice, et mes ailes
Faisaient trembler le soir sur le front des amants
Les lucioles d'or des lampes fraternelles.
J'étais tout musical du murmure des plaines,
Je berçais les oiseaux sur un rythme léger
Et j'entendais passer dans l'ombre des vergers
Les rayons de la lune ainsi que des phalènes.
PAGES ANTHOLOGIQUES
Mais un jour où la triple cadence des faunes
N'avait pas retenti sous le couvert des bois
Que la chasse emplissait du concert de ses voix,
Sous sa couronne d or pâli revint l'Autonine.
Les hallalis lointains inclinaient leurs clameurs ;
Des oiseaux allongeaient leurs triangles au ciel
Et, des chênes brûlés, d'invisibles semeurs
Jetaient dans les fossés la feuille comme un scel.
Un soleil froid tombait sur les roux pâturages
Comme une fleur fanée dont on rompit la tige.
Je m'élançai, mordu par les dents du Vertige,
Pour flétrir un à un les plus doux paysages.
Comme un errant, j'interrogeai le cœur des portes
Je défiai l'appel muet des précipices,
Et, dans les chemins creux, aux ornières propices.
Je menai jusqu'au soir le bal des feuilles mortes.
Derrière moi, l'angoisse eut son rire dément ;
Des voix firent trembler les enfants près de l'àtre.
On entendit gémir sur les hauts toits bleuâtres
La girouette étreinte aux bras du Mouvement.
236
Puis, l'Hiver descendit sur les blanches contrées
Où paissait l'innombrable troupeau de la neige ;
Le ciel, au loin, mena ses nomades nuées
A qui des vols puissants et lourds faisaient cortège.
Sur ta \*itre, ce soir, les mains gourdes du gel
Ont dessiné des fleurs de la terre inconnues,
Pour ton cœur qu'un désir solitaire exténue,
0 Tristan, sans Yseult, qui bâtit Tintagel !
Et mes tambours vont battre au ras de ta fenêtre,
Car je suis la Tempête aux forces triomphales ;
N'entends-tu pas hennir, dans l'étrange ténèbre,
Les chevaux de la Peur mêlés à mes cavales ?
Des promontoires blancs où la lune qui luit
Semble une hostie dressée sur de neigeuses toiles.
Je pars, zébrant du fouet la gorge des étoiles ,
Noir cavalier ailé qui ravage la nuit.
PAGES A>TnOLOr,lQLES
NATURE
0 Nature, prends-moi pour ne me rendre plus
Aux leurres de la ville où le jour ne meurt pas,
Doucement, dans la plaine et les eaux, dans les pas
Qui vont portant au loin 1 angoisse des Elus.
Prends-moi, et qu'en mon cœur toi seule ose tout bas
Ranimer mon amour, ma joie et ma vertu,
Ef, sur le mode cher d'un caprice têtu,
L'hymne d'aube qu'on doit aux choses d ici-bas.
J'ai revu tes forêts, tes prés et tes ruisseaux.
Un instant de mon à me habite tes roseaux
Depuis le jour où j'y taillai ma flûte frêle.
Prends-moi, pour que, certain de ta beauté sereine,
J 'aille surprendre Pan dans l'ombre de tes chênes,
L'âme perdue au Gl de tes heures muettes.
338
n
Puisque je trouve enfin le vrai refuge en toi,
Nature en qui je vis, errant et fort et sage.
Simple de cœur aussi, sachant qu'un dieu me voit
Par les yeux familiers qu'il donne aux paysages,
Quen ton sein tout vibrant d'une force ouvrière,
Par ces temps revenus du règne de Saturne,
J'emplisse avec ferveur mon âme comme une urne
Des poèmes dorés qui montent des clairières.
Et qu'en la plaine immense, oii le ciel se suspend,
Je sois celui pour qui va rouer comme un paon
L'heure que l'infini de la Nuance ocelle ;
Ou bien, dans lorbe vert d'un buisson qui s'allume,
L'enfant, né vagabond, de qui la main présume
Le rire dont la baie ingénue étincelle.
PAGES ANTIIOLOGIOUES 229
INSTANTS DE FÊTE
Comme un enfant craintif j'erre à travers les rues.
L'ombre, ainsi qu'un automne, a flétri les visages,
Et des paupières d'or d'un azur sans nuages
Filtre le long regard des choses disparues.
En vain, je fuis la joie énervante qui rôde
Et propage en la nuit sa grossière hystérie.
C'est fête. La douleur des cuivres psalmodie...
Et l'Ivresse, en haillons, prophétique, clabaude.
Sur la place, où dormaient des silences de lune,
La crécelle d'un orgue a repris, une à une,
Les valses à la mode en robes de paillons.
Un clown, sur des tréteaux, parodie son martyre.
Et la foule, aux éclats de voix de l'histrion,
Acclame par instants la souffrance de rire.
a3o
NOTATIONS
Au travers de ton songe, entends sur cette rive
Les printemps persifleurs susciter les dryades
Et les sous-bois changeants, aidés des oréades,
Filer à leurs rouets l'argent des sources vives.
Par delà linfini moutonnement des bois,
Entends, comme un rayon descendu d'une étoile
Cette voix qui ondule au cœur de l'autrefois
Selon l'inflexion des collines natales.
C'est l'éveil frémissant d'un calme souvenir.
La courbe du passé fléchit vers l'avenir
Ainsi qu'un arc-en-ciel s'abaisse à l'horizon.
L'âme s'exalte au chant pastoral des villages
Et, simplement élit, pour sa fidèle image,
La sereine fumée au toit d'une maison.
PAGES ANTHOLOGIQUES
AZUR
Silencieux acteur du drame de la Nuit,
Mon rêve pèlerin vers l'azur appareille.
Les vents m ont emporté, léger comme l'abeille,
Sous le regard furtif des lointains paradis.
Dans l'ombre où les cités pendent comme des fruits,
La terre sous mes pieds arrondit sa corbeille.
Et le silence, épris de l'heure qui sommeille,
S'accoude à la margelle antique de son puits.
0 charme indéfini des nuits surnaturelles !
Mélodieusement rêvent les chanterelles
Des rayons de la lune amante des bergers.
Le ciel, entre mes doigts, a des fraîcheurs d'eau vive,
Et là-bas, dans l'azur divin de ses vergers,
Bombille l'essaim d'or des étoiles pensives.
REONER
VISION
Au pays enchanté que 1 on porte en soi-même
Comme un refuge de tendresse et de fraîcheur,
Je me plais à revoir en la maison que j'aime
Celle en qui j'éprouvai la vertu du bonheur.
C 'est une femme au cœur mystérieux et bon
Qui jaillit du passé comme un cri de lumière,
Et dont je vois, devant mes glaces familières,
Glisser la nudité chaude comme un rayon.
Elle passe, unissant dans un frisson de gloire
La blondeur de Vénus à la beauté d Hélène,
Et ses reins, incurvés en lignes souveraines,
Se cambrent pour l'élan virtuel des Victoires.
Par les jardins fleuris de ses rires d'enfant,
Je la contemple, amie des courses et des jeux ;
Ses pieds flexibles ploient les boulingrins frileux,
Sa jambe chasseresse a la grâce d'un faon.
PAGES ANTH0L0GIQUE3 a33
I Ensemble nous partons dès la pointe du jour,
[ Dont les rayons hardis criblent l'ombre et l'élaguent ;
La rosée à nos doigts brille comme une bague,
Et des chansons d'oiseaux subliment notre amour.
Le berger solitaire et les dieux capripèdes
La cigale qui chante à la cime des pins,
La plaine qui s'étend sous le dais du matin
Et le vent velouté comme une lèvre tiède
Composent à nos jours radieux le cortège
De formes, de couleurs et de beaux paysages
Dont nos coeurs chériront à jamais les images
Que le Souvenir garde et que le Temps protège.
Or, voici bien des ans que mes pas solitaires,
Fécondeurs du sillon des enchantements bleus,
Suscitent sur les pas de l'immortelle Yseult
Les arômes charnels que recèlent la terre.
Des âges nous ont vus, dans les fossés qu'ils bondent,
Laisser pourrir les fruits du Rêve défendu.
Au temps où s'enroulait autour du tronc des mondes
L'insidieux serpent des Paradis perdus.
234 RÉGNER
Quand, las, nous chevauchions dans l'océan des herbes
Sur de fiers alezans, vers d'anciens soleils,
Et quand des hauts clochers que les cités engerbent
Les aubes saluaient nos triomphants réveils.
Alors planait sur nous l'aile de l'aventure,
Nous savions la ferveur, frissonnante de palmes,
Et l'été décernait à nos ivresses calmes
Les parfums dénoués comme des chevelures.
\ous étions beaux et grands de toute la lumière,
Le fleuve universel en nous roulait ses ondes,
C'étaient les temps bénis de la clarté première
Où des edens doraient la jeunesse du monde.
Depuis rien nest resté du décevant mirage
Qui nous laisse à l'orgueil de la mélancolie :
Nous regardons passer la lune au blanc visage
Sur l'automne flétri du jardin de la Vie.
Silencieux, assis au seuil de notre porte,
Nous écoutons sonner les chasses dans la plaine
Oîj, plus abondant que les ondes des fontaines,
Le sang de Marsyas rougit les feuilles mortes.
PAGES ANTHOLOGIQUES
Et nous avons le soir cette angoisse d'entendre
Tomber de l'urne vaste et profonde des cieux,
Comme si le jour mort eût épanché ses cendres,
L'ombre éternellement en gésine de dieux !
MORS
Troupeau passif et lent que le destin décime,
Mes jours dans la clarté se traînaient languissants
La vie en moi baissait comme un soleil sanglant
Qui tombe, avec le soir, sur l'épaule des cimes.
Des heures, j'avais vu, par la fenêtre ouverte,
Battre, parmi l'azur plus bleu, l'aile plus blonde
Du fantastique oiseau de la Fièvre errabonde
Et trembler la splendeur de l'Eté, rose et verte.
Depuis, une vigueur vint rafraîchir mon front,
Surnaturelle et de la mort avant-courière.
Librement, je laissai mes sens dans la clairière
Forcer la fuite d'or des jours à l'horizon.
336 RÉGNER
D'un cri, je saluai les noires hirondelles,
L'angelus qui gravit son escalier d'azur,
Et, farouche, la Joie humaine, au regard pur,
Qui passait en chantant, ivre, sous les tonnelles.
J'omris les yeux sur la clameur de la lumière :
Le parfum des lilas passait, sentimental,
Et fluctuait au loin d'un rythme machinal,
Selon la courbe de la brise aventurière.
Je reconnus la vie à l'odeur de ses roses.
La mort pourtant venait à moi, en flux puissants,
M 'apporter, en suivant le fleuve de mon sang,
Le lotus éternel de la Métamorphose.
Je l'attendais, les yeux fixés, comme aux écoutes
Sur l'image du monde ébloui de soleil,
Qui déployait devant mon beau désir vermeil,
A l'infini, le long phylactère des routes.
Les routes ! Elles offraient, servantes du mystère,
La gourde de l'éther et le manteau des cieux
Au pèlerin qui part, gardant sous sa paupière
Le paysage d'or qui mourut dans ses yeux.
Là-bas, elles allaient, sous les voiles de veuves
Dont les hauts peupliers bruissants les ont couvertes.
En regardant passer, dans leurs armures vertes,
Silencieusement, leurs ancêtres les Fleuves.
PAGES AXTHOLOGIQUES 287
Ah ! fuir ! Les suivre enfin, hors de ce monde étrange;
Fouler les paradis sous larche des clartés
Et faire flamboyer devant l'éternité
Son orgueil suscité comme un mauvais archange !
Partir ! Boire un instant à l'urne où se décante
Tout le vin des soleils que vendangent les dieux !
Boire au sein d'une étoile, à la plaie éclatante
Ouverte au flanc du ciel par léclair or et bleu.
Surgir dans le Mirage où trône la Chimère
Aux pieds de qui fleurit la douce Illusion,
Et sur elle penché, respirer son poison
Pour écarter de soi toute splendeur amère.
Vaincre l'ombre qui croît et ferme les espaces
Par où s'évade enfin mon être libre et fort
Qui rêve dans la nuit assoupie aux terrasses
D'atterrir au refuge étoile du bon port.
Rêveur fou qu'agita le ciel de la grand 'ville.
Je titubai, grisé, dans un ravin d "étoile.
Les âmes, devant moi, glissaient comme des voiles.
Les longs chemins montaient en cohorte immobile.
a38
Eveillé, j'eus la joie confuse du vertige.
Des sœurs de charité, glissant leur pas serein,
Inclinaient vers mon front leurs cornettes de lin
Et je tombai, muet, des sommets du prestige.
J'avais vu se lever dans l'instant éphémère
La mort que je berçais au nid de mon cerveau :
Les yeux d'Argus de lumbre ocellaient son manteau,
Son geste avait le don d espoir de ceux des mères.
Mais un rayon, au mur trop blanc de l'hôpital,
Indiquait l'aube à ma stupeur désenchantée.
Une douceur neigeait dans mon âme hantée
Et le songe ferma ses transepts de métal.
DEDICACE
Puisque je t'ai laissée aux sanglots de l'automne.
Puisque tu vis dans l'ombre où la douleur pardonne,
Laisse chanter pour toi ces vers qui te ressemblent.
En eux tu trouveras, plus grave sous ses voiles,
To voix qui m'appela comme un rayon d'étoile,
Et les parfums subtils de ta présence y tremblent.
PAGES ANTHOLOGIQUES 289
Aime-les : la douceur de ton regard les frôle,
Ton âme, qui s'y penche, a la grâce des saules :
Nymphe de l'eau qui dort en leurs profonds miroirs.
Ta chevelure en eux s'écoule comme un fleuve.
Et, de tes chères mains qu'ont jointes les épreuves,
J'ai voulu les fleurir comme des reposoirs.
Le Passé leur donna l'argenture des trembles.
Laisse chanter pour toi ces vers qui te ressemblent,
Où mon cœur adora sa lointaine madone.
Lis-les en revivant les heures d'Autrefois,
Et qu'une larme encor vienne altérer ta voix,
Puisque tu vis dans l'ombre où la douleur pardonne.
3JiO
POEMES DIVERS
LA JOIE
Dans \e> sentiers qui vont dénouer vers les champs
La ceinture rustique et fraîche des villages,
Lorsque la sève afflue au cœur des paysages
J'ai regardé passer la Joie aux yeux d'enfant.
Au monde elle jetait sa force épanouie
Et son geste, en cueillant Tazur calme du ciel
Fécondait, dans le rire énorme du soleil,
La glèbe, par le soc et la herse fouie.
Au visage camus du faune ou des sylvains,
Elle éclatait, mêlée à l'appétit divin
Qui force en son retrait la nymphe aux pieds agiles.
Les villages tumeient sous lépaisse fumée
Et dominant les seuils flétris, couleur d'argile,
Les portes au soleil riaient émerveillées.
PAGES ANTHOLOGIQUES 24t
LA VOYAGEUSE
— Reposez-vous, m ame fourmi !
— Ouais ! le parti plaisant à prendre !
La République n'est pas tendre
Pour les fainéants, mon ami !
— A qui le dites-vous, petite !
Mais, sarpejeu ! vous voici loin
De la fourmilière du coin.
Où, diable, allez- vous donc si vite ?
Lors, la fourmi, grain de tabac
Posé sur un des blancs rabats
D'une pâquerette à l'air sage,
M'avoua dans un bref soupir :
(( Le monde est grand ; j'ai le désir
{( De le connaître davantage ! »
14
a^a
LA CIGALE
Vu la cigale à Tarascon.
Tiens ! divette, quelle surprise !
Vous chantez quoi, cette saison ?
Le blé ? le vin ? quelque reprise ?
— Une reprise ! Ah ! mais, pardon
Monsieur, sais-tu, quelle sottise !
Je suis latine, ohé Wallon !
Et comme telle j'improvise !
Là, là, tout doux, ma noble dame î
Je disais que votre programme
Est souvent, je crois, édité...
— Un programme ! Quelle imposture
Je n'ai souci que d'écouter
Mon-sen-ti-ment-de-la-na-tu-re !
PAÇES AXTHOLOGIQUES 343
LimNMRE
POUR LE LIVRE D UN AMI
Le vent fait virer ta bougie,
Petit ami sur qui voilà
Le front penché des nostalgies.
Quand tu chantas ce livre-là,
La lune devait être belle
Et l'heure être de celles-là
Qui ne descendent pas sans elle.
Le souvenir battit tes tempes
Du sang des nuits surnaturelles,
Et comme on pleure ou comme on chante,
Un soir tu répandis ta vie.
Comme une onde selon sa pente,
En mineur de six élégies.
LES MIROIRS
La beauté des femmes y vit
En vain ; oublieux de nos gloires,
Ce sont des témoins sans mémoire
S 'épanchant en muets avis.
Qu'un sourire y tombe, suivi
Des reflets mouvants d'une moire,
Ils veillent au front des armoires
Traîtres, brillants, inassouvis.
Jalousement dans l'ombre, alors.
Les miroirs comptent les trésors
De formes molles ou hautaines
Jetés dans leur obscur tombeau ;
Et, Narcisse de ces fontaines,
Le jour meurt de s y trouver beau.
PAGES AXXnOLOGlQUES 2^5
]VIUSIQUE..
Musique aux lèvres de l'épouse :
Les mots tremblent de volupté.
Fin de Juillet ! La nymphe Eté
Râle d'amour sur les pelouses.
Oh ! dans mes mains, mes mains jalouses,
Mes doigts par ses doigts invités.
Sentir avec suavité
Ses seins ériger leurs arbouses.
Sentir nos chairs évanouies,
Jointes, parmi les inouïes
Clameurs d'un enfer épié,
S'abîmer, quand le ciel dispose
— Coussin frangé d'or à nos pieds —
Un soir enluminé de roses.
246
LE FAUNE
Dites quel dieu n'eût assailli
L'habitante de ces fontaines,
Dont le court jupon de futaine
Modelait gorge et reins saillis l
Jai dédié ces formes pleines
A la lumière de midi,
Moi le faune de ce taillis
Idyllique à la prétentaine.
Mais déjà les cuisses insignes,
Les seins aigus, le col de cygne
Font place dans ma volupté
A l'instant unique d'un râle
Dans la lumière inaugurale
De ce premier matin d'été.
PAGES ANTHOLOGIQUES
FORÊT
En r^ine de Saba, aux colliers de soleil
J'ai revu la forêt que blessa la cognée ;
Mon rêve allant vers toi me l'avait désignée,
Ronsard ! qui en chantas le meurtre et le sommeil.
J'ai retrouvé son âme à mon âme enseignée :
L'aurore présidait à son chaste réveil
Et faisait vaciller entre ses fûts vermeils
La résille d'argent des toiles d'araignée.
Elle gardait pour moi le langage infini
De ses arbres bercés par le rire des nids,
Maîtresse au cœur profond, impassible et fantasque
Que je quittais pour voir, parmi les hirondelles,
Jaillir, hors des buissons constellés de prunelles
Les hauts clochers comtois luisants comme des casques.
2!il
SI VIVRE EST BON
Si vivre est bon, que vivre libre est doux !
Ainsi je vis, en regardant le Doubs
Mettre son anse à l'urne des saisons.
Les toits légers fourbissent leurs élylres.
Mon doux regard est le regard des vitres
Dont les yeux clairs s'ouvrent sur l'horizon.
C'est le bonheur auquel ma vie aspire,
C'est le bonheur que ma flûte respire
Et que j'attends au seuil de ma maison.
GRAVE SUR UN CHENE
Si je vis comme un lièwe au bord des sentes nues
Attentif au frisson de l'herbe et de la nue.
Mon âme, efface ici ton radieux visage.
PAGES AVTHOLOGIQUES 3^9
Habite l'univers couleur d'ambre et de miel ;
Sois la force anonyme éparse sous le ciel
Qui meut d'un rythme obscur le sang du paysage.
Resplendis sur la fleur, vibre sur l'eau d'étain.
Sois le pollen fécond de la sauge et du thym.
Et fuis aux cuisses d'or des abeilles sauvages...
BONHEUR
Heureux qui a dormi sur les mousses crépues
Du sommeil glorieux de la terre repue
Quand les cétoines d'or sur les jasmins se pâment.
Heureux qui a livré tout son être en pâture
A sa chimère, à ses instincts, à la nature
Et qui va, précédé du parfum de son âme.
Heureux qui boit l'aurore au calice des fleurs ;
Heureux qui boit la vie à la coupe des pleurs
Sur le visage exquis des enfants et des femmes.
15
25o RÉGNER
LA VILLE
Puisque tu vois, Seigneur, mon cœur fragile.
Délivre-le du trébuchet des villes
Qui le retient captif comme un pinson.
Rends-lui l'azur qui caressa ses ailes,
Délivre-le de la douleur mortelle
Qui se lamente en humbles oraisons.
Et pour combler les vœux de ma prière
Fais que je meure, un soir, dans mon vallon
Comme un beau jour qui brilla sur la terre.
J'AIME,... JE CROIS...
J'aime ma joie : la Source et mon rire : l'Eté
Et ma pensée : l'Etoile et mon vouloir : la Pierre,
Ma tristesse : l'Automne et mon chant : la Lumière
Et le livre du Monde ouvert à mes côtés.
Je crois à mon corps : l'Arbre, à mon âme : la Chose,
A mon amour : le Feu, à ma force : le Vent ;
Je crois au Dieu lointain, cruel et décevant
Et ma croyance en lui a le parfum des roses.
PAGES ANTHOLOGIOUES 25 1
CROQUIS D'ALSACE
Le Refuge : ce parc où la noble maison
Respire le parfum d'altesse de la Rose,
Cette ordonnance simple et naïve des choses
Opposée aux combats fougueux de l'horizon.
Rigide et reflétant la face des saisons,
L'averse des miroirs dans la lumière rose ;
Le portrait qui écoute et celui qui vous cause,
Et celui dont on craint la haine sans raison.
Les Vosges et leurs bois, l'Alsace avec ses gerbes,
La Thûr — épée un jour tombée au sein des herbes,
— Le ciel du paysage aimé de teinte perse.
Le parfum du silence et les tons de l'oubli
Et surtout cette amante afin qu'elle me berce
Dans la tombe nocturne et tiède de son lit.
252 RÉGNER
ÉPITAPHE
J'ai voulu que ma vie entière
Fût comme une arche de clarté
Dont la voussure large et fière
Descendît vers l'éternité
Et traversât dans la lumière
Le torrent noir de la Cité.
TABLE
TABLE
Préface, par Louis Pergaud.
POESIES
Dédicace 5i
TOMBEAU DU POÈTE 53
APPARITION 54
TANDIS qu'avec DES PLEURS 55
LA VIERGE 56
LA CARESSE 57
L'ÉTREINTE 58
LE SOMMEIL Sg
LE DERNIER DÉSIR 6o
LA GLOIRE 6l
JEUNESSE 63
RÉVEIL 63
0 MUSE ! 64
STANCES AU SOLEIL :
0 Soleil paresseux 65
Soleil ! Toi qui te plais 66
0 champ de blé des Jours 67
LA MUSIQUE 68
l'invitation a la PROMENADE 69
356
L ADIEU 71
LE SOUVENIR 73
MA SOUFFRANCE 78
POÈMES CHOISIS
CHANSON DE JUILLET 77
LE RIRE DE VIVIANE 79
A UNE PASSANTE 83
HÉLÈNE 83
ANNIVERSAIRE DE LA MORT DE VICTOR HUGO 84
l'espoir 85
AU LOIN 86
A LA FOULE 87
INVOCATION 88
LE GLAS 93
CHANT DE DÉPART DES JEUNES HOMMES d'aUJOUR-
DHUI 93
AILLEURS
ARMÉE lOI
MAI EN SONGE 103
AUX NAVIRES Io3
DEMAIN lo5
POÈMES PARUS DANS DES REVUES
LES REFUGES :
le vin 109
le lit m
les routes iia
TABLE
LE SANG Il3
l'invitation au sommeil 1 16
LE CHOC "8
MÉLODIE VESPÉRALE I3l
LE SONGE DE l' AVENIR laS
LA MORT DU DERNIER FAUNE 134
PROLONGEMENTS 130
RYTHME d'automne 137
A UNE DANSEUSE , 138
ÉPITAPHE d'une PETITE MORTE 139
TOUS MES SOLEILS COUCHÉS i3o
BALLADE d'EXTRÊME AUTOMNE l3l
LA LOUANGE ÉTERNELLE 1 33
LÉPÉE l35
IDÉAL l36
PLUS HAUT ! l37
ATHANAEL l38
CHERCHONS DIEU l^^
CHANSON DE JOLIE FILLE 1 45
MUSIQUE AU TEMPLE MOUILLÉ l47
NOSTALGIE iSo
POÈMES INÉDITS OU INACHEVÉS
ENTRE TOUTES lOO
LA HAINE AMOUREUSE l56
CHANT POUR LA FEMME ib-J
JE TRAVAILLE PARFOIS 16 1
CRIS 163
UN CHANT d'amour TRAINAIT l63
QUATRAIN l64
l58 RéGNKR
PAGES ANTHOLOGIQUES
LA CHANSON BALBUTIANTE
PROJETS 167
LE SOIR AU SEUIL 169
ALLÉGRESSE 170
DES AMANTS PARLENT 171
PARC MORT 173
BONHEUR ! 174
EN UN MISSEL 170
ÉCOUTE LA CHANSON DU SOIR 176
0 MORT PAISIBLE 1 80
LE SOIR EST CLOS 182
l'inflexion DES VIEUX AIRS l83
LE SILENCE ORGUEILLEUX l84
DOUCEUR d'Être poète i86
VEBS LA VIE. LE CHANT DES ROUTES
ET DES DÉROUTES
LES CHOSES MATERNELLES 187
AU VERBE 190
EN SOLILOQUE 191
FERME TES YEUX 198
AINSI S'ÉPANDAIT 19-5
l'heure FROLEUSE 196
BITUME 197
DÉTRESSES :
J'ai faim, j'ai froid 199
Seigneur ! je suis sans pain 300
Douceur de chanter en tes livres aoi
TABLE 269
DES MAINS DANS l'OMBKE :
Mon Dieu ! délivrez-moi 30a
Seigneur ! mon Dieu ! 3o5
LÈVE TON FRONT 307
LA VIE RÉSONNE ao8
LE JOUR EST FANÉ aog
FINAL 211
SONNETS INTÉBIEURS
0 CRAPAUD 3l4
ABDIQUE 0 ROI 3l5
LES MAUDITS :
Arthur Rimbaud 316
Verlaine 217
Jules Laforgue 318
COMME j'appareillais 3 19
LA LUMIÈRE NATALE
RENAISSANCE 222
LE POÈME DU VENT 233
NATURE :
0 Nature, prends-moi 227
Puisque je trouve enfin 228
instants de fête 229
NOTATIONS 280
AZUR 281
VISION 282
MORS 235
DÉDICACE 238
36o
POEMES DI VEBS
LA JOIE 34o
LA VOYAGEUSE 34 1
LA CIGALE a43
LIMINAIRE 243
LES MIROIRS 344
MUSIQUE 345
LE FAUNE 346
FORÊT. 347
SI VIVRE EST BON 348
GRAVÉ SUR UN CHÊNE, 348
BONHEUR 349
LA VILLE 35o
j'aime... je CROIS 35o
CROQUIS d'aLSACE 35 1
ÉPITAPHE 353
KIOftT, IMPEIMEBIB ROUYELLB G. CLOUZOT
*> ^ JL ^ «
Lo Bibliothèque
Université d'Ottawa
Éckéonc*
The Library
University of Ottawa
Dote due
:e
n|iiiiii|iii||ll! I!!|tllilll3|lll!lllllil!!llll||
39003 003075^3b
CE PC 2607
.E86R4 1913
COO CEUBEL,
ACC# 1233230
LEON REGNER
MERCVRE DE FRANCE
XXVI, RVE DE CONDÉ PARIS - VI»
Paraît le i^r et le i6 de chaque mois, et forme dans l'ann^^e six vo*im(
Littérature, Poésie, Théâtre. Beaux- Arts
Philosophie, Histoire, Sociologie. Sciences. Voyages
Bibliophilie, Sciences occultes
Critique, Littératures étrangères, Revue de la Quinzaine
La Revue de la Quinzaine >'aliinenLe à Iclran^cr .mlanl qu en Fr.inc
Elle offre un nombre considf'-rablc de documents, ot consliluc une sor<e « d'cl
cyclopcdic au jour le jour » du mouvcineiU universel des idées.
Epilogaes (actualité) : Remy de Gour-
mont.
Les Poèmes : Georges Duhamel.
Les llomans : V«achilde.
Littérature : Jean de Gonrmont.
Flisif'ire : Edmond Barlhelemy.
J'hifofophie : Georges l'aLnnlè.
Le Mouvement scientifique : Georges
Dohn.
Sciences médicale'^'. D' Paul Voivcnel.
Science sociale : Henri Mazel.
Ethnographie, Folklore : A. Van
Gennep.
Archéologie, Voilages : Charles >rerki.
Questions juridiques : Jusc Théry.
Ouestions militaires et maritimes :
Jean Ncrel.
Questions coloniales : Cari Siirer.
Esotêrisine et Scier.ces psychiques :
Jacques Bricn.
Les Revues : Charles-II<Miry Hirsch.
Les Journaux : 11. de Bnry.
Théâtre : Maurice Boissard.
Musique : Jean Marnold.
Art : Gustave Kahn.
Musées et Collections : Auguste Mar-
çuilher.
Chronique de Bruxelles : G. EcKhoud.
Chronique de la Suise lontamle :
René de Week.
L''tlre<i nllentandes : Henri Albert.
Lèltn s anglaises : Henry-D. Davra
Lettres italiennes : Giovanni Papin
Lettres espagnoles : Marcel Robin.
Lettres portugaises : Pliiléas Lebesgu
Lettres américaines : Théodore SLi
ton.
Lettres hispano-américaines : Frai
cisco Contreras.
Lettres brésiliennes: Tristao da Cunh
Lettres néo- grecjues : Démélri:
Asteriotis.
Lettres roumaines : Marcel Monta
don.
filtres russes : Jean Chuzcville.
Lettres polonaises: Michel Mutermilc
Lettres néerlandaises : J.-L. Walc
Lt lires Scandinaves : P.-G. La Chc
nais, FriLiof Palmcr.
Lettres tchèques : Janko Cadra.
La France jugée à l'Etranger ; Luc
Dubois.
Variétés : X. . .
La Vie anecdotique : Guillaume Ap
linaire.
Ln Curiosité : Jacques DaurcUe.
/'iihli, niions récentes : Mercure.
Ec'ios : Mercure.
Les abonnements partent du premier des mois de janvier, avrilf,
juillet et octobre. Les nouveaux abonnés d'un an reçoivent à titi
gracieux le commencement des matières en cours de publication.
FRANGE
Un numéuo 1 .25
Un AN 25 fr.
Six mois 14 »
Trois mois 8 »
ÉTRANGER
! IJ.N NUMEUO 1.
! Un AN 30
I Sl.V MOIS 17
' Tnois mois 10
Poitiers. — Impr
<iu .Mercure de Fnnce, G. l;OY, 7, rue Victor-Hugo.