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Full text of "Robert Owen, 1771-1858"

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■^ 


a&rU 


INDIVIDUALISME  &  SOCIALISME 


Edouard  Dolléaus 


Robert  O^en 


ijji-i8s8 


Avaîit-propos  de  M.  Emile   Fa  guet 
de   l'Académie  française. 


Paris,  FÉLIX  ALCAK,  éditeur,   1907. 


ROBERT  OWEN 


DU    MEME    AUTEUR 


L'Accaparement,  ln-8",  Larosc,  1902  (épuisé). 

La  Police  des  Mœurs.  In-S",  Larose  et  Tenin,  1908. 

La   Monnaie  et  les   Prix  {(Jaesllons  monilaires  contemporaines).  Laroso 
et  Tenin,  igo5. 

Le  Caractère  religieux  du  Socialisme.  Hr.  —  Larose  cl  Tenin,  190»). 

La  Protection  légale  des  enfants  occupés  hors  de  llndustrie: 

La  Loi  An<jlaisc.  I5r.  —  Ft'lix  Alcun,  igotj. 


INDIVIDUAUSME  ET  SOCIALISME 


ROBERT  OWEN 

(1771-1858) 


PAR 


EDOUARD  DOLLEANS 


Avant-Propos    île    M.    Emile    FAGLET, 
lie  r  Vcadémie  Française 


PARIS 
FÉLIX  ALCAN,   ÉDITEUR 

LIBRAIRIES    FÉLIX    ALGAN    ET   GUILLAUMIN   RÉUNIES 

108,     BOULEVAUD     S  AI.NT- GERMAIN     (v  I') 

'907 

Tous  droLK  (le  liaihution  cl  (le  repiocluctimi  réservés. 


A  MONSIEUR  PALjL  CAUWES 


l' It  f>  F /:  s  s  i:  U  li     .1     LA     FACULTli     l)i:    DROIT    l)i:    r'MllS 


Hommage  de  respect  et  cralJ'eclion . 


\ 


l,i 


\ 


Pl.ANCHK    I 


AVAM-PROPOS 


M.  Edouard  Dolléans,  connu  déjà  du  public 
|)ar  d'excellents  ouvrages  spéciaux  [l' Accapare- 
ment, la  Police  des  Mœurs,  la  Monnaie  et  les 
Prix)  dont  je  ne  serais  point  un  juge  sufli- 
samnient  compétent,  mais  qui  ont  recueilli  les 
suffrages  du  public,  spécial  aussi,  auquel  ils 
étaient  destmés,  commence  avec  le  présent 
volume  une  étude  qu  il  compte  faire  du  Socia- 
lisme en  ses  principaux  développements  jusqu  à 
nos  jours. 

C'est  par  Owen  qu'il  débute  et  c'est  par 
Owen  qu'il  devait  débuter.  Que  Ion  adopte 
pour  caractériser  et  décrire  l'évolution  du  So- 
cialisme la  classification  adoptée  par  M.  Dol- 


VI  AVANT-PROPOS 

léans  :  i"  Socialisme  sentimental,  2"  Socia- 
lisme scientifique,  3"  Socialisme  juritlique  ; 
ou  que  l'on  en  adopte  une  autre  (|uelle  qu'elle 
soit,  il  restera  toujours  que  Robert  Owen  est 
le  fondateur  du  Socialisme  moderne.  On  sait 
qu'il  a  même  donné  son  nom  au  Socialisme 
pendant  un  assez  long  temps  et  qu  avant  que 
le  mot  Socialisme  eut  été  créé  par  Pierre  Le- 
roux, le  Socialisme  existait  sous  1  unique  nom 
d'Owcnisme  et  préoccupait  extrêmement  Saint- 
Simon,  les  premiers  Saint-Simonienset,  même 
en  dehors  de  ce  cénacle,  les  principaux  pen- 
seurs français  entre  les  dates  de  1820  et 
i83o. 

Porté  vers  lidée  d'une  grande  et  radicale 
réforme  économic|ue  par  la  grande  bonté  de 
son  cœur  et  par  le  souvenir  de  ses  misères  et 
souflVances  de  jeunesse,  Owen  ne  pouvait  pas 
être  taxé  ou  incriminé  d'incompétence  puisque 
il  était  grand  industriel,  génie  créateur,  même, 
en  industrie  et  puisqu'il  s  était  acquis  dans 
linduslrie  une  colossale  fortune. 

Ses  idées,  qui  pour  moi  sont  toutes  fausses, 


AVANT-PROPOS  Ml 

sont  cxtrèmcinciil  Inlércssaiiles,  curieuses  à 
analyser  et  à  tliseulcr  ;  ses  tenlalives  pratiques 
—  car  11  a  lait  le  seul  essai  vraiment  sérieux 
(le  ((  cité  collectiviste  »  que  je  coiniaisse  — 
ont  1" intérêt  puissant  d'un  roman  qui  serait 
vrai  et  d  un  roman  (|ui  laisse  cette  idée  que  le 
dénouement  aurait  pu  en  être  heureux  quoi- 
cfu'il  ait  été  un  désastre  ;  sa  personnalité  en- 
lin,  nK'Iange  ires  curieux  de  ténacité  anglo- 
saxonne,  d'audace  américaine  et  même  de 
jactance  méridionale,  est  mlinmient  divertis- 
sante et  passionnante  pour  le  psychologue. 

Cet  aholitioniste  de  la  propriété,  de  la  reli- 
gion et  du  mariage,  qui  a  été  un  homme  très 
pur.  très  vertueux  et  très  dévoué  à  ses  sem- 
blables et  très  capable  de  sacrifice,  est  une  des 
plus  curieuses  figures  que  1  on  puisse  étu- 
dier. 

M.  Edouard  Dolléaiis,  qui  du  reste  n'est  pas 
plus  oivénisfc  que  moi,  l'a  étudiée  sous  tous 
ses  aspects  avec  une  grande  richesse  d'informa- 
tions, un  grand  labeur,  une  intelligence  très 
aiguisée  des  questions  économiques  et  sociales 


Mil  AVANT-l'HOPOS 

et  une  très  remarquable  ])éiiél ration  psvcliolo- 
gique.  Son  ouvrage  est  en  soi  excellent  et  iJ 
est  la  promesse  de  plusieurs  autres,  où  l'his- 
tou'e  (lu  Socialisme  au  xiV  siècle  sera  suivie 
et  exposée  avec  méthode,  avec  sûreté  et  avec 
rinslrument  critique  le  plus  solide  et  le  plus 
fin.  Je  souhaite  grand  succès  à  ce  volume  et  ?i 
ceux  qui  doivent  venu-  après  lui. 

Emile   Faguet. 


INTRODUCTION 


Édouap.d  Dollûans. 


«  f-a  rialuro  liuiiiainc  n'est  pas  uuo 
inarhiiic  (pi'oii  puisse  construire  iV»- 
près  un  luotlMc  pour  en  lairc  exac- 
lenient  un  ouvrajçe  désigné,  (j'est  un 
arbre  «pi!  veut  croître  et  se  déve- 
lopper de  tous  côtés,  suivant  la  ten- 
dance de  ses  forces  intérieures  qui 
en  tait  une  chose   vivante.    » 

Sti  ART  Mii.L,  De  la  liberté,  p,  31 'i. 


Il  est  aujourd'lmi  de  mode  d'être  socialiste 
comme  il  était  de  mode  au  xviii''  siècle  d'être 
homme  sensible.  Mais  le  mot  socialisme  est  une 
expression  imprécise  sous  laquelle  se  heurtent  des 
conceptions  très  variées  et  souvent  même  contra- 
dictoires. Lorsqu'on  interroge  ceux  qui  se  disent 
socialistes  comme  lorsqu'on  étudie  les  ouvrages 
traitant  du  socialisme,  on  est  étonné  de  se  trouver 
non  en  présence  d'une  doctrine  aux  contours  net- 
tement arrêtés,  mais  en  face  d'un  arc-en-ciel  très 
nuancé  de  théories  et  d'affirmations  divergentes. 
Les  uns  parlent  d'un  socialisme  d'Etat  faisant  ap- 
pel à  l'autorité  du  pouvoir  central  ;  les  autres 
d'un  socialisme  libertaire,  faisant  appel  à  la  liberté 
ouvrière  ;  les  uns  se  disent  socialistes  réformistes 


4  INTRODUCTION 

et  les  autres  socialistes  révolutionnaires.  Il  y  a  un 
socialisme  de  lutte  de  classes,  comme  il  y  a  un 
socialisme  de  paix  sociale,  un  socialisme  petit 
bourgeois  comme  un  socialisme  ouvrier  :  on  pro- 
nonce même  le  nom  de  socialisme  libéral  et,  aux 
élections,  tel  candidat  Ji'a  pas  craint  de  se  pré- 
senter avec  l'étiquette  «  socialiste  individualiste  », 
sans  croire  le  moins  du  monde  que  ces  deux 
mots  juraient  d'être  réunis  fraternellement. 

Tout  est  dans  tout,  a  dit  Jules  Laforgue,  et  tout 
est  dans  le  socialisme.  Si  les  dilTérents  mots  dont 
on  complète  l'expression  de  socialiste  évoquent 
des  idées  très  différentes,  la  psychologie  de  ceux 
qui  font  profession  de  foi  socialiste  nous  découvre 
des  tempéraments  qui  ne  sont  pas  moins  dis- 
semblables :  le  socialisme  comprend  dans  ses 
rangs  tout  à  la  fois  des  dominateurs,  des  égali- 
taires  et  des  mystiques. 

Les  dominateurs,  ce  sont  ceux  dont  l'ambition, 
le  besoin  d'activité,  le  désir  de  conduire  et  de 
commander  se  trouvent  à  l'étroit  dans  une  démo- 
cratie. Dans  une  société  militaire,  théocratique 
ou  aristocratique,  ils  auraientété  des  conquérants, 
des  prêtres,  des  cliefs.  L'influence  que  leur  donne 
leur  personnalité,  leur  valeur  ou  leur  astuce,  ils 
l'exercent  non  plus  au  gouvernement  de  la  cité, 
mais  à  l'organisation  des  groupes  qu'ils  dirigent 
et  dont  la  pression    fait  trembler  les  gouverne- 


INTRODUCTION  5 

meiils.  Les  dominateurs,  en  i83o,  c'étaient  les 
Saint-Siinoniens  qui  aspiraient  à  être  les  prelres 
d  une  théocratie  nouvelle  :  aujourd'hui  ce  sont, 
parmi  les  socialistes  réformistes,  les  légistes, 
parmi  les  révolutionnaires,  les  agitateurs,  — 
légistes  et  agitateurs  dont  l'esprit  d'autorité  et  de 
commandement  se  dépense  en  action  parlemen- 
taire ou  en  action  directe. 

A  côté  d'eux,  il  y  a  le  socialisme  de  l'envie 
qui  est  celui  des  égalitaires,  des  impuissants  dont 
la  médiocrité  est  jalouse  de  toute  supériorité  plus 
que  de  toute  égalité. 

Mais,  plus  nombreux  que  les  dominateurs  et 
les  égalitaires,  il  y  a  les  mystiques  du  socialisme, 
les  âmes  qui  ont  besoin  d'une  foi,  d'un  Credo, 
les  esprits  qui  croient  posséder  la  Vérité  sociale 
comme  à  une  autre  époque  ils  auraient  cru  possé- 
der la    Vérité  religieuse'.    Le   socialisme   est  la 


I.  «  Le  sentiment  reli{jieux  a  des  caractéristiques  très  simples: 
adoration  d'un  être  supposé  supérieur,  crainte  de  la  puissance  ma- 
gique qu'on  lui  suppose,  soumission  aveugle  à  ses  commandements, 
impossibilité  de  discuter  ses  dogmes,  désir  de  les  répandre,  ten- 
dance à  considérer  comme  ennemis  tous  ceux  qui  ne  les  admettent 
pas...  (Ju'un  tel  sentiment  s'applique  à  un  dieu  invisible,  à  une 
idole  de  pierre  et  de  bois,  à  un  héros  ou  à  une  idée  politique,  du 
moment  qu'il  présente  les  caractéristiques  précédentes,  il  reste 
toujours  d'essence  religieuse.  Le  surnaturel  et  le  miraculeux  s'y 
retrouvent  au  même  degré.  Inconsciemment  les  foules  revêtent 
d'une  puissance  religieuse  la  formule  politique  ou  le  chef  victorieux 
qui  pour  le  moment  les  fanatise.   On  n'est  pas  religieux  seulement 


6  INTRODUCTION 

forme  qu'à  prise  au  kix*  siècle  la  religiosité 
latente  en  la  Jiatureliumaine,  laformesous  laquelle 
se  manifeste  aujourd'hui  le  mysticisme  de  certains 
tempéraments.  Le  socialisme,  c  est  la  foi  nouvelle 
qui  groupe  autour  délie  les  âmes  insatisfaites  et 
assoiffées  d'idéal.  C'est  justement  parce  que  le 
socialisme  est  avant  tout  une  aspiration  senti- 
mentale que,  sous  cette  appellation,  se  réunissent 
toutes  les  idées  diverses  et  divergentes  que  nous 
énumérions  tout  à  l'heure.  Lorsque  l'on  veut 
ramener  à  l'unité  les  variantes  du  socialisme,  on 
peut  dire  qu  elles  présentent  avant  tout  un  carac- 
tère religieux. 

Mais  n'est-il  pas  paradoxal  de  parler  du  carac- 
tère religieux  du  socialisme  ?  Cette  doctrine 
aime  à  se  parer  d'anticléricalisme  ;  ses  adeptes 
voient  dans  la  religiosité  la  marque  d'un  état 
d'âme  quelque  peu  arriéré  et  dans  tout  Credo  un 
préjugé  indigne  de  libres  esprits.  Cependant, 
malgré  celte   attitude,    l'hostilité    qui   oppose   le 


quand  on  adore  une  divinité,  mais  quand  on  met  toutes  les  res- 
sources de  )'es|)i-it,  toutes  les  soumissions  de  la  volonté,  toutes  les 
ardeurs  du  fanatisme  au  servii-e  d'une  cause  ou  d'un  être  qui 
tlevient  le  but  et  le  {juide  des  |)eiisées  et  des  actions.  L'intolérance 
et  le  l'analisme  CDUStitiieiil  raccompajjnement  nécessaire  d'un  sen- 
timent religieux.  Ils  sont  inévitables  ciiez  ceux  qui  ci'oient  possé- 
der le  secret  du  l)iHiiieur  terrestre  ou  éternel.  »  Lebon,  Psycliolorjie 
des  fmiles.  ]>.  ()i  ''Alcan). 


INTRODUCTION  7 

socialisme  anticlérical  au  chrislianisme  social 
vient  peut-être  moins  d'un  antagonisme  réel  que 
d'une  secrète  et  inconsciente  concurrence  entre 
deux  conceptions  qui  aspirent  à  l'hégémonie, 
entre  deux  Credos  qui  se  disputent  des  fidèles.  Il 
existe  une  étroite  jiarenté  et  comme  une  commu- 
nauté d'essence  entre  les  modernes  formes  du 
socialisme  et  le  socialisme  avant  la  lettre  des 
premiers  chrétiens,  des  Pères  de  l'Eglise  et  des 
canonistes  du  moyen  âge.  Ces  doctrines  repo- 
sent, les  unes  et  les  autres,  sur  une  conception 
idéaliste  et  statique  de  l'ordre  social  le  plus  favo- 
rable au  genre  humain,  ordre  auquel  doit  se 
(conformer  l'humanité  pour  obéir  à  la  volonté  de 
Dieu  ou  aux  lois  de  la  nature  humaine  et  pour 
atteindre  à  la  a  ertu  et  au  bonheur.  Il  importe  peu 
(|ue  cet  ordre  social  soit,  pour  les  uns,  voulu  par 
Dieu,  pour  les  autres,  par  la.  Justice  qu'incarne 
la  raison  illuminée  des  bons  pasteurs  du  peuple 
ou  la  volonté  collective  du  prolétariat.  Le  contenu 
de  la  doctrine  peut  être  sensiblement  différent, 
sa  forme  reste  identique  ;  et,  sous  son  apparente 
originalité,  le  socialisme  n'est  qu'une  résurrec- 
tion de  formes  anciennes  de  philosophie  et  d'art 
sociaux. 

Si  l'on  se  place  au  point  de  vue  strictement 
économique,  le  socialisme  et  le  catholicisme 
social  impliquent  la  confusion  de  l'éthique  et  de 


8  INTHODUCTIOM 

l  économie  politique,  coiiime  ils  iinpliqueul  uit 
credo  et  un  acte  de  loi.  Malgré  les  sens  divers  que 
prend  l'expression  de  socialisme  et  les  définitions 
souvent  opposées  qu'on  donne  de  ce  mot,  les  doc- 
trines socialistes  ont  une  unité  réelle  :  elles  sont 
toutes  essentiellement  a  une  éthique  sociale  illus- 
trée de  considérations  économiques  '  »  ;  et,  si  l'on 
prélere  des  formules  qui  mettent  plus  nettement 
en  relief  le  caractère  religieux  du  socialisme,  on 
peut  dire  de  cette  doctrine  qu'elle  est  la  religion 
de  l'humanité  ou  encore  la  religion  du  prolétariat 
déifié  ^ 

Lorsqu'on  soumet  à  l'analyse  les  idées  des 
penseurs  socialistes,  on  rencontre,  comme  élé- 
ment fondamental  de  leurs  théories,  une  double 
croyance  qu'on  peut  résumer  en  quelques  lignes. 
Les  institutions  sociales  sont  seules  responsables 
de  la  malfaçon  des  caractères  humains,  car,  si  la 
société  est  mauvaise,  l'homme  est  bon.  Comme 
les  lois  sont  la  cause  des  vices,  des  misères  et  des 
souffrances  de  l'individu,    il  est  facile  de  mettre 


I.  Dans  un  compte  rendu  critique  de  la  Revue  sociaUstc,  enjuiK 
let  1905,  .M.  Fournlère  a  reconnu  l'exactitude  de  cette  forniule  : 
«  L'owenisme,  dit  DoUéans  dans  sa  conclusion,  est  moins  une 
doctrine  économique  qu'une  éthique  sociale,  illustrée  de  considé- 
rations économiques.  Soit  :  mais,  fondamenlaJement,  le  socialisme 
est-il  autre  chose  ?  » 

3.  Ces  deux  définitions  sont  empruntées  à  Pierre  Leroux  et  à 
M.  (leorjjes  Clemenceau. 


INTRODUCTION  !> 

un  terme  à  ceux-ci  en  cliangeant  celles-là.  Il 
suffit  d'une  rélection  de  la  machine  sociale  pour 
rendre  les  hommes  meilleurs,  plus  heureux  et 
plus  justes.  C'est  qu'en  effet  la  nature  humaine 
est  une  matière  première  malléable,  aisée  a  façon- 
ner pour  les  fabricants  de  bonheur  social  '.  Cette 
croyance  à  la  transformation  possible  et  facile  de 
la  nature  humaine  sous  l'influence  d'une  organi- 
sation sociale  nouvelle  charme  notre  imagination 
et  notre  sensibilité.  Comme  toute  doctrine  reli- 
gieuse, le  socialisme  fait  plus  appel  au  cœur  qu'à 
la  raison  et  la  puissance  du  socialisme  est  juste- 
ment dans  cette  séduction  du  cœur,  dans  celle 
croyance  à  un  avenir  meilleur. 

On  prétend  souvent  que  ce  caractère  senti- 
mental et  religeux  n'appartient  qu'au  socialisme, 
tel  qu  il  se  révéla  tout  d'abord  à  des  hommes 
comme  Robert  Owen  et  Pierre  Leroux,  qui 
étaient  des  chrétiens  sans  le  savoir,  ou  comme  les 
Saint-Simoniens,  ces  pieux  ajusteurs  de  l'Eglise 
catholique  aux  besoins  de  la  philosophie  nouvelle. 

1.    llelvetiiis,  De  l'esprit,  eliHp.  xvii,  discours  21  :   «  La  science 

de  \a  morale  n'est  autre  chose  que  la  science  de  la  législation 

La  léjjlslation  est  un  art  dont  les  |)rincipes  sont  aussi  certains  que 
ceux  de  la  géométrie.  »  C'est  llelvetius  qui  a  donné  les  formules 
les  plus  rigoureuses  de  la  philosophie  socialiste,  les  Ibrmules  qu'on 
rencontre  chez  les  premiers  socialistes,  chez  Godwin  et  Owen 
par  exemple,  comme  on  les  retrouve  encore  aujourd'hui  chez  les 
socialistes  modernes. 


10  INTKODUCTION 

Le  socialisme  senlimenlaldcs  premières  heures 
ne  diffère  pas  essentiellement,  selon  nous,  du 
socialisme  le  plus  moderne,  soit  qu'il  se  présente 
sous  forme  de  socialisme  aimable  à  la  Fournière 
ou  de  socialisme  pompeux  à  la  Jaurès  ou  de  so- 
cialisme renfrogné  à  la  Guesde,  soit  qu'il  revête 
son  idéal  d'une  armature  scientifique  ou  fasse 
appel  aux  plus  savantes  constructions  juridiques. 

Pour  mettre  en  relief  l'unité  des  doctrines 
socialistes,  il  ne  suffit  pas  de  dire  que  toutes  elles 
présentent  un  caractère  religieux  et  qu'elles  sont 
une  éthique  sociale  illustrée  de  considérations 
économiques  :  il  en  faut  encore  tracer  la  physio- 
nomie générale  par  des  caractères  jdIus  précis  ;  il 
faut  les  rapprocher  des  doctrines  sociales  chré- 
tiennes el  les  opposer  à  1  individualisme  (jui 
forme  une  antithèse  avec  les  différentes  variétés 
de  socialisme. 

On  peut  ramener  à  deux  ces  caractères  distinc- 
lifs  :  le  socialisme  est  tout  à  la  fois  une  doctrine 
idéaliste  et  statique  et  une  doctrine  égalitaire  et 
autoritaire. 

La  doctrine  socialiste  est  idéaliste  :  elle  oppose 
à  la  société  présente  d'injustice  et  de  misère  une 
société  idéale  de  justice  et  de  bonheur  —  elle 
oppose  l'homme  tel  qu'il  est  dans  notre  société  à 
l'homme  tel  qu'il  serait  dans  une  société  plus 
juste    et  plus  harmonieusement  construite;    elle 


s 


INTRODUCTION  il 

est  idéaliste  aussi  parce  qu'elle  croit  à  la  transfor- 
mation certaine  de  la  société  mauvaise  en  une 
^ociété  meilleure  et  à  la  métamorphose  de  l'homme 
mauvais  en  homme  hon  —  parce  qu'elle  conçoit 
l'humanité  future  sous  des  traits  sensihlement 
différents  de  ceux  que  celle-ci  présente  aujour- 
d'hui —  parce  qu'elle  croit  enfin  h  Texistence 
possible  d'une  humanité  sublimisée  ayant  perdu 
toute  l'âcreté  de  ses  vices  et  avant  conservé  toute 
la  douceur  de  ses  vertus. 

Et.  parce  qu'idéaliste,  le  socialisme  est  aussi 
une  doctrine  statique.  Le  seul  fait  de  concevoir 
un  idéal  social  rigoureusement  déterminé  et  les 
moyens  précis  de  le  réaliser  limitent  le  mouve- 
ment de  la  société  au  terme  oii  sera  atteint  le 
millénaire  laïque  rêvé.  Malgré  l'idée  du  progrès 
indéfini  dont  le  socialisme  se  revendique,  on 
peut,  en  adaptant  les  paroles  de  Stuart  Mill,  dire 
que,  par  une  inévitable  nécessité,  le  fleuve  du 
progrès  humain,  s'il  suit  le  cours  que  lui  assigne 
le  socialisme,  aboutira  à  une  mer  stagnante.  Une 
fois  conquis,  l'état  idéal  que  se  représentent  les 
réformateurs  sociaux  sera  comme  un  état  station- 
naire  où  les  pouvoirs  publics  mettront  à  la  raison 
ceux  qui  montreront  quelque  mécontentement 
du  paradis  retrouvé'. 

I.   Owcn,   Tlic  Heroliillnii,    rN'|i).  i>.   fi--!!?)-.    «  Tous  les   indi- 


12  INTRODUCTION 

Le  caractère  idéaliste  et  statique  du  socialisme 
en  fait  une  conception  généralisatrice  et  biocarde. 
Les  socialistes  se  refusent  à  voir  l'irréductible 
complexité  de  la  réalité  et  veulent  unifier  celle-ci 
sur  lin  modèle  préconçu.  Ils  pensent  que  la  réa- 
lité se  laissera  aisément  simplifier  et  ramener  à  la 
formule  de  leur  idéal  social.  Ils  convient  toutes 
les  personnalités  à  se  fondre  dans  VUnité  socia- 
liste :  tout  comme  Fourier  avait  mis  au  sommet 
de  la  hiérarchie  harmonique  un  Empereur  d'Unité, 
rOmniarque,  les  socialistes  français  ont  mis  à  la 
tête  de  leur  parti  un  Conseil  d'Unité,  le  conseil 
national  dont  les  ordres  doivent  être  obéis  sous 
peine  d'excommunication. 

Le  socialisme  tend  à  réduire  la  société  à  l'unité 
non  seulement  au  point  de  vue  matériel  de  l'or- 
ganisation de  la  production,  mais  au  point  de  vue 
spirituel  de  la  formation  des  consciences  et  des 
impersonnalités.    L'UnUé  morale   est  la    fin    der- 


vidus  élevés  coiiforinément  aux  loisdela  nature  doivent  nécessaire- 
ment à  tout  moment  sentir,  penser  et  ag-ir  rationnellement,  à 
moins  qu'ils  ne  deviennent  physiquement,  moralement  ou  intel- 
lectuellement des  malades.  En  ce  cas,  le  Conseil  général  aura-lc 
droit  de  les  interner  dans  un  hôpital  destiné  à  recevoir  les  inva- 
lides de  corps,  d'esprit  ou  d'âme  jusqu'à   ce  qu'ils    soient   rétablis. 

La  meilleure  façon  de  mettre  fin    aux  innomhrables  maladies 

physiques,  mentales  et  morales  créées  par  les  lois  irrationnelles 
sera  de  {jouverner  ou  plutôt  de  traiter  toute  la  société  comme 
les  médecins  les  plus  éclairés  traitent  leurs  malades  dans*les  mai- 
sons d'aliénés  les  mieux  orjfanisées.  m 


l^TR()DUGTIO^'  i;} 

nièrc  que  se  2)roposcnt  les  réformateurs  sociaux. 
Les  théories  socialistes,  pour  arriver  à  une  coor- 
dination exacte  des  activités  matérielles,  à  une 
organisation  rationnelle  du  travail,  sont  condui- 
tes à  1  unification  des  activités  spirituelles',  elles 
tendent  logi([ucment  à  supprimer  le  centre  de 
résistance  de  l'individualisme,  la  famille,  à  don- 
ner aux  enfants  une  éducation  commune.  L'Etat 
n'est  pas  seulement  un  fabricant  de  produits, 
mais  c'est  aussi  un  fabricant  de  caractères".  Pour 
inspirer  la  production  d'une  âme  collective,  ne 
faut-il  pas,  comme  le  dit  M.  Jaurès,  «  insuffler  à 
l'argile  humaine  une  âme  communiste»!* 

Cette  recherche  de  l'unité  morale,  cette  préoc- 
cupation de  façonner  les  existences  humaines  dès 
leur  plus  tendre  enfance  suivant  le  moule  de  pen- 
sée nécessaire  au  fonctionnement  régulier  de  la 
machine  sociale,  nous  fait  découvrir  le  principe 
sur  lequel  reposent  les  organisations  socialistes  : 
le  principe  auquel  doivent  faire  appel,  consciem- 
ment ou  non,  tous  les  systèmes  est  l'automatisme 
social  et  l'organisation  de  l'action  réflexe  :  «  Il 
faut  prévenir  le  mal  et  non  le  réprimer.  Pour  le 
prévenir,  il  faut  organiser  une  machine  dans  la- 


1.  Comme  l'a  démontré  Proudlion,    Conlradiclioiis   économiques, 
/jii,ss(//ï  et  principalement  II,  p.  208,  275,  280. 

2.  Owen  dit  textuellement  manufacture  characlers. 


14  INTRODUCTION 

quelle  chaque  individu  sera  engrené  et,  sans  s'en 
rendre  comj^te,  i'era  1  œuvre  qu'il  doit  faire.  Cette 
conception  n'est  pas  neuve.  Tous  les  organisateurs 
de  religions  ont  soumis  leurs  fidèles  au  dogme  et 
au  rite.  Par  la  foi,  ils  détruisent  la  pensée  indi- 
viduelle ;  par  le  rite,. ils  les  soumettent  à  certaines 
pratiques  mécaniques.  La  répétition  des  impres- 
sions emmagasine  telle  ou  telle  sensation  dans 
telle  ou  telle  série  de  cellules  cérébrales.  Elle  pro- 
voque tel  ou  tel  accomplissement  de  tel  ou  tel 
acte  déterminé.  Les  cultes,  l'enseignement  auto- 
ritaire, la  discipline  militaire  n'ont  été  et  ne  sont 
que  l'organisation  plus  ou  moins  systématique  de 
ce  phénomène  que  l'on  appelle  en  physiologie 
l'action  réflexe'.  »  Le  socialisme,  lui  aussi,  ne  se- 
rait qu'une  organisation  plus  complète,  plus  sys- 
tématique encore  de  l'action  réflexe  :  la  discipline 
de  l'école  d'abord,  celle  de  l'atelier  ensuite  seraient 
destinées  à  adapter  la  nature  humaine  et  le  carac- 
tère des  individus  aux  fins  de  la  société,  à  faire 
des  êtres  obéissant  automatiquement  aux  mouve- 
ments de  la  mécanique  sociale  dans  laquelle  ils 
seraient  engrenés. 

Parce  qu'il  faut  vaincre  et  briser  les  résistances 
des  personnalités  rétives  dont  l'individualisme 
pourrait  déranger  le  jeu  harmonieux  delautoma- 

I.    \ves  Giiyol,  Le  Siècle,  Chronique  éconoiuique  du  (3  juin  igoô. 


INTRODUCTION  15 

lisme  social,  les  docirines  socialistes,  doclrines 
unitaires,  sont  des  doctrines  d'autorité.  Elles  le 
sont  aussi  parce  qu "elles  visent  non  seulement  à 
l'unilé,  mais  à  l'égalité.  Certaines  d'entre  elles 
prétendent-elles  faire  appel  à  la  liberté  ?  Leur 
ell'ort  est  vain  et  elles  sont  amenées  par  leur  logi- 
f[ue  naturelle  à  un  autoritarisme  conscient  ou  in- 
conscient. C  est  sans  succès  que  l'on  tente  de 
concilier  l'antinomie  qui  existe  entre  l'égalité  etla 
liberté.  Proudhon,  qui  voulait  réaliser  l'égalité  par 
la  liberté,  a  été  conduit  à  des  contradictions  inso- 
lubles. On  a  pu  démontrer  fortement  que  sa  con- 
ception égalitaire  était  inconciliable  avec  l'indivi- 
dualisme économique  qu'il  voulait  sauvegarder'  . 
Et,  vers  la  fin  de  sa  vie,  son  individualisme  om- 
brageux l'a  conduit  à  sacrifier  l'égalité  à  la  li- 
berté 


2 


1.  L.  Polier,  L'idée  du  juste  salaire.  Ginrd  et  Brière,  igoS,  ch. 
vin,  p.  2/1 1  et  suiv. 

3.  P.-J.  Proudhon,  Théorie  de  la  propriété,  p.  i/i't-iS^,  iSGfi  : 
«  La  propriété  moderne  peut  être  considérée  comme  le  triomphe 
de  la  liberté.  C'est  la  liberté  qui  l'a  faite  non  pas  comme  il  sem- 
ble au  premier  abord  contre  le  droit,  mais  par  une  intelligence  bien 

supérieure    du    dioit L'Etat  constitué   de    la    manière  la   plus 

rationnelle  et  la  plus  libérale,  animé  des  intentions  les  plus  justes 
n'en  est  pas  moins  une  puissance  capable  de  tout  écraser  autour 
d'elle  si  on  ne  lui  donne  un  contrepoids.  Où  trouver  une  puissance 
capable  de  contrebalancer  cette  puissance  formidable  de  l'Etat? 
Il  n'y  en  a  pas  d'autre  que  la  propriété.  La  liberté  telle  est  la 
vraie  loi,  l'abus  de  la  propiiélé  est  le  prix  dont  vous  payez  ses  in- 
ventions et   ses  efforts.  Avec  le  temps  elle    se  corrigera.    Laissez: 


16  INTRODUCTION 

Ce  caractère  égalitaire  paraît  distinguer  très 
nettement  les  doctrines  socialistes  des  doctrines 
sociales  chrétiennes.  On  a  pu  dire  que  la  société 
chrétienne  idéale  était  a  un  a  aste  système  statique 
bâti  sur  l'inégalité  des  classes'  ».  La  société  socia- 
liste, elle  aussi,  est  un  vaste  système  statique, 
mais  bâti  sur  l'égalité  des  individus.  Sans  doute, 
dans  la  société  chrétienne,  l'égalité  des  individus 
existe  en  principe  ;  mais  celte  égalité  ne  doit  se 
réaliser  que  dans  le  ciel  et  non  jias  sur  cette  terre. 
Idéalistes  toutes  deux,  ces  doctrines  s'opposent 
par  la  nature  de  leur  idéal  ;  l'une,  soucieuse  de 
sauvegarder  la  hiérarchie  sociale  ici-bas  par  la 
promesse  d'une  égalité  future  dans  le  ciel  ;  l'autre, 
préoccupée  d'assurer  la  satisfaction  immédiate 
des  appétits  par  la  promesse  d'un  paradis  terres- 
tre. Au  point  de  vue  de  l'égalité,  ces  deux  doc- 
trines se  distiguent  par  le  moment  elle  lieu  de 
réalisation  de  cette  égalité. 

On  peut  saisir  ici  la  différence  radicale  qui 
sépare  les  deux  doctrines.  Sans  doute,  elles  im- 
pliquent toutes  deux  un  acte  de  foi,  le  môme  en- 
thousiasme et  le  même  esprit  sectaire  de  la  part 
de  leurs  fidèles;  mais,  tandis  que  le  socialisme, 

fiiire La    propriété    rompt  le  faisceau  de    la  souveraineté  col- 
lective :    elle   rem|)lit   une  fonction  d'équilibre  nécessaire   sous  un 

réjjime  démocratique » 

I.    Léon  l^olier,  op.  cit.,  p.  69. 


INTHUUUCTIU.N  17 

issu  de  la  philosophie  sensualisto  du  xviii''  siècle, 
repose  sur  le  droit  au  honheur,  il  n'est  rien  de 
plus  étranger  à  la  philosophie  chilienne,  toute 
imbue  de  1  idée  de  sacrifice,  que  ce  même  droit 
au  bonheur.  Les  doctrines  sociales  chrétiennes 
sont  sans  doute  préoccupées  d'organiser  en  ce 
monde  les  activités  matérielles,  mais  cette  orga- 
nisation a  pourbutd'assurer  plus  rortement  la  préé- 
minence delà  vie  spirituelle:  les  préoccupations 
matérielles  et  économiques  ne  sont  placées  qu'au 
second  plan  et  subordonnées  aux  intérêts  spiri- 
tuels'. 

Après  avoir  marqué  ce  point  d'opposition  entre 
les  deux  conceptions,  il  est  nécessaire  d'insister 
sur  leur  parenté  pour  montrer  que  celle-ci  est  plus 
étroite  encore  qu'on  ne  l'imagine.  L  idéedejustice 
sociale  qui  est  1  âme  du  socialisme,  la  philo- 
sophie du  xviii'"  siècle  l'avait  empruntée  aux  théo- 
ries chrétiennes.  L'essence  de  la  conception  socia- 
liste est  dans  l'opposition  entre  la  société  actuelle 
d'anarchie  et  de  misère  et  une  société  plus  juste 
et  plus   heureuse.    Par  une  piquante  ironie,  les 


I.  On  peut  dire  que  cette  subordination  des  intérêts  matériels 
aux  intérêts  spirituels  de  l'iuimanité  existe  aussi,  sous  une  autre 
l'orme,  dans  le  socialisme  :  les  soci.ilistes  se  préoccupent  peu  du 
ralentissement  de  la  production  qui  pouirait  suivi-e  la  révolation 
sociale  et  ils  ont  ])his  de  souci  «l'une  répartition  juste  que  d'une 
production  abondante. 

Edouard  Dolléans.  2 


18  INTRODUCTION 

origines  de  celte  philosophie  sociale  sont  chic- 
tiennes  :  rani(jue  originaUté  des  penseurs  malé- 
riahstes  du  \\  m'  siècle  a  été  de  laïciser  la  conception 
chrétienne  et  de  reporter  du  passé  dans  l'avenir 
l'idée  de  l'état  de  nature  antérieur  au  péché  ',  état 
de  perfection,  de  justice,  d'égalité  et  de  honheur, 
dont  parlait  la  philosophie  chrétienne.  Le  rêve  de 
bonheur  social  fondé  sur  l'égalité  est  du  pur  chris- 
tianisme dont  le  socialisme  n'esl  que  le  prolonge- 
ment et  les  socialistes  sont,  par  un  amusant  paro- 
doxe,  des  chrétiens  sans  le  savoir. 

En  effet  la  condamnation  des  richesses  et  le 
rappel  d'un  état  de  perfection  oi^i  les  biens  étaient 
communs  entre  tous  avait  fait  partie  de  l'ensei- 
gnement traditionnel  de  l'Eglise.  C  est  le  péché 
qui  a  introduit  dans  le  monde  et  dans  la  société  ci- 
vile la  propriété  privée  et  l'inégalité  des  condi- 
tions. La  richesse  est  coupable  et  le  riche  est  mau- 
dit par  l'Evangile.  Chercher  à  s'enrichir  est  en 
soi-même  un  péché,  c'est  une  tentative  pour  se 
procurer  une  part  inégale  de  ce  que  Dieu  a  des- 
tiné à  l'usage  commun.  La  propriété  n'apparaît 
aux  Pères  de  l'Eglise  que  comme  un  mal  devenu 
nécessaire.  Le  dogme  chrétien  de  l'état  de  nature 
et  de  l'égalité  primitive    avait  été    enseigné    au 


1.  Espinas,  La  philosophie  sociale  au  xviii''  si'erlr  m  France  cl  la 
Ih'volulion.  Félix  Alcan,  1898,  p.  87,  88. 


INTHODUCTIUN  19 

xA'ii"  et  au  wui'  siècles  par  les  prédicateurs  ;  on 
en  retrouve  la  transposition  laïque  dans  les  ouvra- 
ges de  Rousseau,  de  Morelly  el  de  Mably. 
M.  Espinas  '  a  parfaitement  montré  que  cette  trans- 
position avait  été  facilitée  par  la  philosophie  car- 
tésienne :  a  Les  esprits  imbus  de  la  pliilosophie 
cartésienne  et  platonicienne  voient  dans  l'état  de 
nature  un  état  dérivé  de  l'essence  des  choses  el 
conforme  à  l'éternelle  raison  :  en  sorte  qu'il  dé- 
pend de  nous  de  nous  en  rapprocher.  Le  rêve 
rétrospectif  d'une  société  égalitaire  devient  en  se 
laïcisant  un  idéal  pour  l'avenir;  la  conception 
cesse  d'être  théologique  pour  relever  de  la  raison 
et  de  la  philosophie .  » 

Ainsi  le  noyau  des  doctrines  socialistes  est  une 
conception  chrétienne  laïcisée  :  les  socialistes  sont 
des  chrétiens  sans  le  savoir,  des  chréliens  qui 
sans  doute  ont  perdu  la  douceur  évangélique, 
mais  n  ont  rien  oublié  de  l'intolérance  de  1  Eglise, 
ils  ont  cru  renverser  définitivement  les  idoles; 
mais,  sous  les  noms  de  Raison,  de  Science,  de 
Vérité,  ils  adorent  des  dieux  plus  impitoyables 
encore  que  les  dieux  bibliques,  des  dieux  aux- 
quels il  n'est  plus  permis  de  refuser  son  adora- 
tion. 

On  définit  une  doclrine  non  seulement  en  énu- 

I.    Espinas,  op.  cit.,  p.  87  et  suiv. 


20  INTRODUCTION 

mérant  ses  caractères  et  en  la  rapprochant  des 
doctrines  semblables,  mais  en  l'opposant  à  celles 
qui  forment  antithèse  avec  elle.  Aussi,  pour  bien 
définir  le  socialisme,  est-il  nécessaire  d'indiquer  en 
raccourci  les  traits  principaux  de  l'individualisme. 
Tandis  que  le  socialisme  est  une  doctrine  idéaliste 
et  statisqne,  l'individualisme  est  une  conception 
réaliste  et  une  doctrine  de  mouvement  —  concep- 
tion réaliste  parce  qu'il  a  son  point  de  départ  dans 
la  psychologie  de  l'individu  tel  qu'il  est  et  qu'il 
ne  se  fonde  point  sur  l'espérance  d'une  transfigu- 
ration radicale  et  incertaine  delà  nature  humaine 
—  doctrine  de  mouvement  parce  que,  n'ayant 
point  un  idéal  préconçu  de  société,  n'étant  point 
dominé  par  une  conception  unitaire,  il  attend  du 
libre  jeu  des  activités  individuelles,  de  l'associa- 
tion comme  de  l'antagonisme  des  différentes  for- 
ces, la  formation  d'organisations  sociales  sans 
cesse  variables.  Tandis  que  les  réformateurs  socia- 
listes conçoivent  la  société  à  l'état  de  repos  et  que 
leurs  regards  sont  fixés  sur  un  état  stationnaire 
idéal,  les  individualistes  imaginent  la  société  à 
1  état  incessamment  mobile. 

Le  principe  interne  du  socialisme  est  l'auto- 
matisme social  et  l'organisation  de  l'action  ré- 
llexe  :  celui  de  1  individualisme  :  la  spontanéité 
sociale  et  l'organisation  de  l'initiative  individuelle. 
Tandis  que  les  doctrines  socialistes  sont  autori- 


INTHUDUCTION  al 

liilres,  les  doctrines  individualistes  sont  libcr- 
laircs'  parce  qu'elles  croient  qu'une  organisation 
autoritaire  de  la  production  paralyserait  la  pro- 
ductivité sociale  surexcitée  par  le  heurt  comme 
[)ar  l'association  des  iritérets  individuels  ;  elles 
sont  libertaires,  aussi  parce  qu'elles  pensent 
qu'une  organisation  autoritaire  de  l'éducation 
étoufferait  la  personnalité,  source  de  toute  origi- 
nalité artistique  comme  de  toute  énergie  produc- 
tive. Enfin  les  doctrines  individualistes  sont 
inégalitaires  parce  qu'elles  pensent  que  tout 
essai  d'égalisation  se  ferait  au  détriment  des  forts 
et  sans  avantage  pour  les  faibles  et  que  le  socia- 
lisme ne  réaliserait  l'unité  qu'à  la  manière  de 
Tarquin  le  Superbe  abattant  avec  sa  baguette  dans 
un  champ  de  pavots  ceux  qui  s'élevaient  au-des- 
sus des  autres  ". 


1.  Le  mot.  libertaire  est  employé  ici  non  dans  le  sens  aiiar- 
cliiste,  mais  dans  celui  de  libéral  (mot  aujourd'hui  détourné  de 
son  acception  normale  et  étymologique)  et  par  opposition  à  auto- 
lilaire. 

2.  Stuart  Mill  déclare  que  l'égalité  se  réaliserait  non  en  élevant 
les  vallées,  mais  en  nivelant  les  collines.  M.  Albert  Scbatz  dit  :  «  Si 
l'on  tente  de  maintenir  des  coureurs  sur  une  même  ligne,  on  ne 
pourra  le  l'aire  qu'en  modérant  les  plus  agiles  et  non  pas  en  accélé- 
rant l'allure  des  plus  faibles.  »  L'œuvre  économique  de  David  Hume, 
p.  107.  Rousseau,  1902.  —  Les  articles  de  Stuart  Mill  sur  le  so- 
<ialisme  (parus  en  1879  dans  la  Revue  philosophique)  mettent  evoel- 
lerament  en  relief  les  dangers  du  socialisme  au  double  point  de 
vue  de  la  productivité  sociale  et  de  la  personnalité  individuelle. 


22  INTRODUCTION 


* 

»     # 


Les  caractères  qui  définissent  le  socialisme  se 
rencontrent  aux  trois  étapes  f[u'il  a  parcourues 
en  son  évolution.  Cette  doctrine  s'est  présentée 
successivement  sous  forme  de  socialisme  senti-- 
mental  et  utopique  :  puis,  sous  forme  de  socia- 
lisme scientifique  ;  enfin,  à  l'heure  présente,  sous 
forme  de  socialisme  juridique. 

A  sa  première  étape,  le  socialisme  se  fonde  sur 
la  critique  des  injustices  sociales  et  fait  appel 
tant  à  la  pitié  qu'à  l'instinct  de  justice  pour  sub- 
stituer à  la  vieille  société  individualiste  d'injus- 
tice et  de  concurrence  un  monde  nouveau.  C'est 
l'Association  universelle  Saint-Simonienne  par  et 
pour  l'amélioration  toujours  progressive  de  la 
condition  morale,  physique  et  intellectuelle  du 
genre  humain  ;  c'est  le  Nouveau  Monde  indus- 
triel et  sociétaire  dont  Fourier  nous  dit  que  «  s'il 
nous  était  donné  de  l'entrevoir  seulement  dans 
toute  sa  gloire,  il  est  hors  de  doute  que  beaucoup 
de  personnes  tomberaient  frappées  de  mort  par  la 
violence  de  leur  extase  et  beaucoup  d'autres  tom- 
beraient malades  de  saisissement  et  de  regret  en 
voyant  subitement  tout  le  bonheur  dont  elles  au- 
raient pu  jouir  et  dont  elles  n'ont  pas  joui  »  : 
c'est  encore  le  Nouveau  Monde  moral  de  Robert 


INTRODUCTION  23 

Owen  :  «  Un  monde  où  le  mensonge  sous  au- 
cune forme  n'aura  plus  de  raison  d'être,  un 
monde  où  l'argent  n'aura  plus  aucune  influence, 
où  la  pauvreté  et  l'inhumanité  seront  inconnues  ; 
un  monde  où  tous  les  biens  seront  produits  en 
abondance  et  où  tous  pourront  jouir  de  cette 
abondance  ;  un  monde  où  l'esclavage  et  la  servi- 
tude n'existeront  plus,  mais  où  la  plus  grande 
liberté  se  conciliera  avec  l'union  la  plus  étroite, 
union  tissée  par  les  liens  puissants  de  l'intérêt  et 
les  fils  de   soie  de  l'amour.  )> 

Cette  première  forme  sentimentale  du  socia- 
lisme est  celle  des  inventeurs  de  systèmes  :  un 
bon  patron,  Robert  Gavcu  ;  un  employé  de  com- 
merce, Foùrier  :  des  savants,  des  intellectuels,  les 
Saint-Simoniens  ;  un  doux  illuminé,  Pierre  Le- 
roux, éclairés  par  la  raison,  ont  découvert  la 
A  érité  Sociale  qu'ils  prétendent  communiquer 
de  gré  ou  de  force  au  monde  pour  le  rendre 
plus  juste.  La  \érité  devrait  s'imposer  d'elle- 
même  à  l'humanité,  sans  faire  appel  à  l'autorité 
un  peu  rude  de  la  contrainte.  Sans  doute,  si  les 
hommes  étaient  raisonnables,  il  faudrait  s'adres- 
ser à  leur  raison  ;  mais  l'état  irrationnel  de  la 
société  les  a  rendus  déraisonnables,  aussi  faut-il 
faire  leur  bonheur  malgré  eux  :  à  cette  fin,  les 
réformateurs  sociaux  font  appel  au  grand  distri- 
buteur de    bonheur,   à    l'Etal,    seule    puissance 


2i  INTRODUCTION 

capable  de  réaliser  inlégralement  leurs  systèmes  '. 

Il  n'est  pas  d'iioinme  qui  représente  mieux  celle 
forme  de  socialisme  attendri  que  Pierre  Leroux, 
ce  délicieux  innocent,  comme  l'appelle  M.  Faguet. 
Il  n'est  personne  qui  montre  mieux  le  mysticisme 
humanitaire  du  socialisme  et  sa  filiation  chré- 
tienne. Ecoutez  plutôt  ses  paroles  : 

«  ...  Nous  devons,  par  les  efforts  de  notre  pen- 
sée et  l'énergie  de  notre  âme,  transformer  la  terre 
de  telle  sorte  que  la  justice  du  ciel  y  règne,  afin  de 
trouver  un  jour  ce  ciel  si  promis  à  nos  vœux.  Par 
le  christianisme  a  été  élaborée  et  prêchée  à  tous 
les  hommes  l'idée  d'un  monde  meilleur  que  celui 
qui  existait  alors,  d'un  monde  sans  despotes  et 
sans  esclaves.  Le  chiistianisme  a  relevé  riiuma- 
nité  par  l'espérance  ;  il  lui  a  annoncé  mystique- 
ment sa  destinée  :  il  a  relié  aux  souvenirs  de  son 
berceau,  à  sa  liberté  primitive  et  naturelle,  à  ses 
traditions  d'un  âge  d'or  passé,  de  TEdeneldu  Pa- 

I.  Cela  est  vrai  mc'nie  de  Fourier  et  son  système  n'est  libéral 
qu'en  apparence.  M.  Andler,  dans  un  article  du  Mouvement  socia- 
liste, a  parlé  de  l'anarchie  de  l'^ourier,  et,  sans  aller  si  loin,  M.  Gide 

dit  que  «  nul  n'est  plus  libéral  que  ce  socialiste-là »  (Fonrier, 

Petite  Collection  Gtiillaumin.)  Oc  nest  pas  de  r.uiiucliie  de  I''ourier 
qu'il  convient  de  ()arlcr,  mais  de  son  oiniiiarrhic,  c'est-à-dire  d'un 
régime  où  l'autoiùlé  est  partout.  Non  seulement  dans  la  phase  tran- 
sitoire du  ijnrantisine  Fouiier  fait  appel  à  des  mesures  coercitives; 
mais  l'organisation  harmonique  elle-mèiiie  ne  pourrait  subsister  que 
par  un  constant  appel  à  la  contrainte  :  en  réalité,  sous  les  pre- 
niières  apparences  d'un  régime  où  tout  est  liberté,  on  se  trouve  eu 
présence  d'un  régime  où  tout  est  autorité. 


INTIJODUCTIOX  25 

radis  natal  le  sentiment  ferme  et  assuré  d'un  âge 
d'or  à  venir,  d'un  Paradis  sur  la  Icrre,  où  le  bien 
régnerait  après  la  défaite  du  mal  et  où  l'homme 
racheté  par  la  parole  divine,  retrouverait  le 
honhour  et  jouiiait  d'une  inaltérable  félicité... 
«  ...  La  terre  est  donc  promise  à  la  justice  et  à 
l'égalité'...  » 

«  Celui  qui  continue  vraiment  le  Christ  ne 
dit  pas  :  Le  royaume  de  Dieu  n'est  pas  sur  la 
terre  ;  Jésus  ne  dit  pas  :  «  Mon  royaume  n'est 
((  pas  de  ce  monde  w,  mais  littéralement  :  ((  Ma 
«  royauté  n'est  pas  encore  de  ce  temps  »,  et, 
comme  sa  royauté,  ainsi  qu'il  l'explique,  est  le 
règne  de  la    justice  et  de  la  vérité,  il  ajoute  que 

cette  royauté  viendra  sur  la  terre Il  n'y  a  pas 

do  paradis,  il  n'y  a  pas  de  purgatoire,  il  n'y  a  pas 
d  enfer  hors  du  monde,  hors  de  la  nature,  hors  de 
la  vie  :  il  n'y  a  pas  de  dualisme  entre  le  ciel  et  la 
terre.  Le  ciel,  c'est  la  terre  de  demain.  Dieu  n'est 
pas  hors  du  monde  et  la  terre  n'est  pas  hors  du 
ciel.  Le  ciel  existe  doublement.  Invisible,  il  est 
l'infini,  il  est  Dieu.  Visible,  il  est  le  fini,  il  est  la 
vie  par  Dieu  au  sein  de  chaque  créature.  H  y  a 
donc  deux  ciels  :  un  ciel  permanent,  embrassant  le 
monde  tout  entier  et  dans  le  sein  duquel  tout  vit, 
et  un  ciel  progressif,  qui  est  la  manifestation  du 

I.    Pierre  Leroux,  De  l'individualisme  cl  </«  socialisme,  (ïluvres, 
t.  I,   i83i,  !>.  3-0. 


26  INTRODUCTION 

premier  dans  le  temps  et  dans  l'espace  \  »  C'est 
Pierre  Leroux  qui  a,  en  France",  mis  à  la  mode  le 
mot  de  socialisme  et  c'est  lui  qui  a  donné  du  socia- 
lisme une  des  meilleures  définitions  en  l'appelant 
la  religion  de  1  humanité  et  la  religion  de  l'égalité. 
Déjà  les  Saint-Simoniens  avaient  essayé  de  pré- 
senter la  réalisation  de  leur  système  comme  la  ré- 
sultante nécessaire  de  l'évolution  sociale  ;  mais  il 
était  donné  à  un  puissant  penseur  de  fonder  une 
forme  nouvelle  de  socialisme  sur  cette  idée  que  la 
société  socialiste  devait  être  le  jJioduit  naturel  du 
développement  des  conditions  économiques  et  his- 
toriques de  la  société  actuelle.  Marx  a  cherché  à 
dépouiller  le  socialisme  de  toutappareil  sentimen- 
tal et  à  lui  donner  un  fondement  scientifique.  Une 
analyse  pénétrante  des  relations  liistoriques  des 
classes  sociales  et  de  l'évolution  du  régime  capita- 
liste l'a  conduit  à  affirmer  que,  par  un  processus 
logique  et  les  lois  mêmes  de  son  développement 
inteine.  la  société  capitaliste  enfanterait  la  société 
socialiste  :  la  concentration  et  la  prolétarisation 
croissantes,  des    crises  économiques    de  plus  en 

1.  Pierre  Leroux,  De  l'hnmainlé,  t.  I,  p.  i8i  (i''''  édit.    i8'(o). 
M.  Faguet  a  pu  dire  «  ce  que  le  christianisme  a   voli^  d'idées  à 

Pierre  Leroux,  c'est  inimag-inable  ». 

2.  En  i834,  dans  un  article  delà  Revue  cncyrJopcdifjur  intitule  : 
<(  De  l'individualisme  et  du  socialisme.  »  En  iS33,  en  Anyleterre, 
dans  le  Neir  Moral  World,  le  mot  socialisnie  apparaît  pour  la  pre- 
mière fois  comme  svnnnxuio  d'Owenisme. 


INTRODUCTION  27 

plus  violcnles.  amèneraient  le  régime  capitaliste  à 
une  catastrophe  finale,  tandis  que,  à  l'intérieur 
des  institutions  actuelles,  se  formeraient  tous  les 
éléments  nécessaires  à  l'édification  d'un  régime 
nouveau'.  Dans  cette  nouvelle  conception,  le  rôle 
assigné,  pendant  la  période  sentimentale  du  socia- 
lisme, aux  inventeurs  de  système  et  aux  directeurs 
de  conscience  sociale  est  rempli  par  le  détermi- 
nisme économique  :  l'idée  de  justice  parait  rempla- 
cée par  le  processus  logique  des  rapports  de  pro- 
duction. Pour  quelque  dilTérente  qu'en  soit  la 
tcchni([ue,  le  socialisme  dit  scientifique  se  rap- 
proche, malgré  ses  apparences,  du  socialisme  sen- 
timental :  il  oppose  et  sépare  par  une  solution  de 
continuité  —  la  catastrophe  finale  —  la  société 
capitaliste,  que  Marx  condamne  par  un  jugement 
tacite  d'injustice,  et  la  société  socialiste  vers 
laquelle,  malgré  son  refus  de  la  définir,  le  même 
penseur  tourne  les  regards  comme  vers  un  repous- 
soir pour  juger  et  comhattre  le  régime  actuel". 

I.  Les  néoinar\istes  prétendent  que  c'est  là  une  interprétation 
inexiicte  et  incomplète  de  la  pensée  de  Marx  et  qu'à  côté  de  l'élé- 
ment (léterininisle,  Marx  considérait  comme  l'élément  essentiel  de 
la  révolution  sociale,  élément  de  liberté,  la  volonté  et  la  conscience 
collectives  de  la  classe  ouvrière. 

3.  M.  Benedetto  Croce  (Matérialisme  histori<]iic  et  économie 
marxiste,  p.  226)  a  montré  que  la  difficulté  de  l'œuvre  de  Marx, 
c'est  le  parallèle  fait  constamment  entre  deux  types  différents  de 
société,  l'un  idéal  et  l'autre  réel,  la  société  capitaliste,  pour  ex- 
pliquer   cette    dernière  :    k  Le    système   idéal    envisagé    par    Marx 


28  1NTU(M)L;CT1()N 

Mais  la  crllique  du  marxisme,  entreprise  et 
par  des  socialistes  et  par  des  penseurs  indépen- 
dants, a  montré  que  les  lois  d'évolution  affirmées 
par  Marx  étaient  contredites  par  les  faits;  des 
cendres  du  socialisme  scientifique  est  née  une 
nouvelle  forme  de  socialisme  :  le  socialisme  juri- 
dique. Tout  comme  le  marxisme,  le  socialisme 
juridique  se  dit  scientifique  et  cache  son  essence 
sentimentale  et  religieuse  sous  l'apparence  de 
raisonnements  savamment  construits  et  de  reven- 
dications rigoureusement  déduites.  Il  n'entre- 
prend pas  seulement  la  critique  de  la  société 
actuelle  en  partant  de  formules  juridiques  ;  il 
prétend  élaborer,  d'une  manière  rationnelle,  une 
déclaration  des  droits  socialiste  et  le  code  de  la 
cité  luture.  Le  socialisme  juridique  a  déjà  ses 
légistes  et  même  ses  casuistes'  qui  cherchent  à 
donner  une  entorse  aux  formes  actuelles  du  droit 
afin  d'interpréter  dans  un  sens  nouveau  des  for- 

|);iraît  être  précisément  celui  de  la  société  coiniiiuniste  idéale.  Et, 
dès  lors,  il  y  a  bien  là  une  idée  latente  de  justice  puisque  la  con- 
dition du  travail  dans  la  société  capitaliste  est  dénoucée  comnic 
injuste  par  rapport  à  cette  société  idéale  conçue  comme  plus  jusio 

et  comme  plus  désirable l'ourquoi  Mar.v  s'efForçait-il  de  hâter 

la  révolution  qui  devait  faire  passer  de  la  société  capitaliste  à  la 
société  communiste,  si  celle-ci  ne  lui  paraissait  pas  devoir  mieux 
satisfaire  la  soif  de  justice  qui  tourmente  les  hommes  :*  «  Léon 
l'olier,  op.  cit.,   p.  874. 

I.  M.  Mater.  Revue  aorinUtttr,  igo.'i,  i<jo4,  <9o5  et  Hcvur  (Vcm- 
iiilc  politique.  KjoS. 


INTHÔDUCTION  -20 

mules  anciennes,  afin  de  faire  sortir  du  contenu 
l)()urgeois  de  ces  formules  des  décisions  el  des 
sentences  socialistes,  afin  d'amener  ainsi,  insen- 
siblement, les  institutions  bourgeoises  à  muor  en 
institutions  socialistes. 

Malgré  tous  ses  elForls  pour  se  dilîérencier  du 
socialisme  sentimental,  le  socialisme  juridique 
paraît  être  un  retour  au  vieux  socialisme  fran- 
çais. Il  présente  l'exemple  d'un  effort  considéra- 
ble, fait  par  des  théoriciens  distingués,  pour 
n'aboutir  qu'à  un  retour  au  droit  naturel.  En 
acceptant  la  critique  du  fondement  économique 
que  Marx  avait  donné  au  socialisme,  les  juristes 
socialistes  ne  s'aperçoivent  pas  que  le  socialisme 
a  perdu  toute  assise  scientifique.  Remplacer  sa 
base  économique  par  une  base  juridique,  c'est 
enlever  au  socialisme  son  fondement.  Les  con- 
structions juridiques  ne  sont  qu'un  moyen,  elles 
ne  peuvent  servir  de  base  au  socialisme.  Le  socia- 
lisme juridique  n'a  eu  pour  résultat  que  de  res- 
susciter l'idée  du  droit  naturel  et  de  mettre  en 
relief  le  caractère  sentimental  de  la  doctrine.  Au 
lieu  d'élaborer  une  déclaration  des  droits,  on 
pourrait  plus  justement  rédiger  un  catéchisme 
socialiste  comme  celui  du  Nouveau  monde  Moral 
de  Robert  0^^en  '.  Lorsqu'on  a  le  courage  de  sup- 

I.    Tlie  Colechism   of  The  Xew  Moral  World.  M;inc-liester,  Loii- 
tlon,   i838,  dont  nous  donnons  en  annexe  la  traduction. 


■M  INTRODUCTION 

porter  la  monotonie  du  style  et  les  répétitions  du 
réformateur  anglais,  le  catéchisme  du  Nouveau 
Monde  moral  est  une  lecture  intéressante,  non 
seulement  parce  qu'il  contient  les  idées  essentielles 
de  la  philosopliie  socialiste,  mais  parce  que  sa 
forme  même  est  une  imitation  curieuse  des  for- 
mulaires de  la  pensée  religieuse.  Le  catéchisme 
du  Nouveau  Monde  moral  pourrait  être  écrit 
aujourd'hui  par  un  des  littérateurs  du  socialisme, 
par  M.  Jaurès,  en  langage  plus  fastueux  sans 
doute,  mais  sans  modifications  sensihlesdefond'. 


* 
*   # 


Une  idée  de  justice  sociale,  une  croyance  à  la 
transfiguration  de  la  nature  humaine  dans  un 
monde  nouveau,  tel  est  le  résidu  que  découvre 
l'analyse  des  doctrines  socialistes.  L'illusion  sen- 
timentale  qui  vous  avait  pris  tout  d'abord  et  con- 
quis à  ces  doctrines  disparaît  peu  à  peu  :  si  le  so- 
cialisme séduit  le  cœur,  il  laisse  l'esprit  insatisfait. 

Le  vice  fondamental  des  doctrines  socialistes 
est  de  reposer  sur  une  psychologie  erronée  de  la. 


I.  C'est  ainsi  que,  comme  le  Cathéchisme  du  Nouveau  Monde 
moral,  le  discours  de  AI.  .laurès  î»  la  Chambre,  le  i4  juin 
ir)o6,  a  pour  base  unique,  mais  fragile,  réternelle  opposition 
entre  le  A  ieux  Monde  qu'il  coiivieiit  d'abolir  et  le  Nouveau  Monde 
qu'il  convient  d'instaurer. 


INTRODUCTION  31 

nature  Inimaine  ;  pour  léaliscr  leurs  promesses, 
les  syslèmes  socialistes  iinpli(|uent  une  humanité 
très  diflerentedecequelle  est'.  La  transformation 
radicale  de  la  nature  humaine,  l'existence  d'une 
humanité  sublimisée  à  laquelle  la  révolution 
sociale  aurait  communiqué  une  vertu  inconnue 
de  nous  est  un  postulat  indémontré  et  indémon- 
trable. Ce  postulat  fait  l'infirmité  des  doctrines 
socialistes,  infirmité  que,  malgré  leurs  efforts 
d'ingéniosité  et  leur  souplesse  d'esprit  casuiste,  les 
réformateurs  sociauv  n  ont  pu  éliminer  de  leur 
systèmes. 

En  présence  de  cette  faiblesse  théorique  du 
socialisme,  comment  s'expliquent  le  rayonne- 
ment de  ses  doctrines,  la  force  du  mouvement 
qu'il  a  fait  naître  ? 

L'expression  «  socialisme  »  recouvre  une  con- 
fusion de  mots.  On  l'emploie  pour  désigner  des 
choses  essentiellement  distinctes  :  un  mouvement 
idéologique  issu  de  toutes  pièces  de  la  philosophie 
sociale  du  xviii"  siècle,  un  mouvement  ouvrier  né 
des  transformations  économiques  et  de  la  misère 
qui  ont  accompagné  la  révolution  industrielle  de 
la  fin  du  même  siècle. 


I.  Toul  aiicontraire,  l'iiidividiialisme  a,  pour  point  de  départ,  la 
psychologie  de  l'individu  réel  et,  pour  fin  dernière,  la  défense  de 
l'individualité  :  ces  deux  raisons  justifient  le  mot  individualisme, 
plus  expressif  et  plus  précis  que  celui  de  libéralisme. 


32  INTRODUCTION 

Aussi  voit-on  dans  le  socialisme  le  produit  de 
deux  causes  :  un  état  de  fait  et  un  état  de  pensée, 
une  révolution  industrielle  et  une  philosophie 
sociale.  Mais  c  est  abusivement  que  l'on  confond 
ces  deux  phénomènes  et  les  deux  mouvements 
auxquels  ils  ont  donné  naissance  :  en  réalité  le 
socialisme  est  un  mouvement  idéologique  qui 
s'est  appuyé  sur  un  mouvement  économique,  le 
mouvement  ouvrier,  et  a  emprunté  à  celui-ci  sa 
puissance.  Bien  qu'ils  se  mêlent,  ces  deux 
mouvements  sont  nettement  distincts  et  même 
opposés  en  certains  points.  Les  séparer  est  non 
seulement  nécessaire  à  la  rigueur  de  l'analyse 
scientifique,  mais  utile  aux  conclusions  de  l'art 
social. 

La  philosophie,  mère  du  socialisme,  est  née 
avant  que  se  soit  accomplie  la  révolution  indus- 
trielle qui  a  été  marquée  par  la  décadence  du 
petit  mçtier  indépendant,  le  développement  du 
machinisme  et  de  la  grande  industrie.  Les  idées 
qu'on  retrouve  dans  toutes  les  doctrines  socia- 
listes, bonté  et  malléabilité  de  la  nature  humaine, 
croyance  à  la  transformation  facile  de  Thomme 
par  le  changement  des  institutions,  opposition 
enfin  entre  la  société  présente  d'injustice  el  la  so- 
ciété future  de  bonheur,  toutes  ces  conceptions 
sont  antérieures  à  la  contemplation  de  la  misère 
ouvrière  et  des  transformations  économiques  qui 


INTRODUCTION  33 

sont  venues  depuis  illustrer  les  rêves  des  pen- 
seurs socialistes.  Empruntée  à  la  doctrine  chré- 
tienne, l'éthique  sociale  a  précédé  les  faits  éco- 
nomiques qui  devait  lui  servir  d'illustrations,  les 
taits  destinés  à  frapper  l'imagination  comme  les 
promesses  d'une  harmonie  future  l'étaient  à  sé- 
duire le  cœur. 

Le  socialisme  est  une  conception  qui  eût  pu 
rester  à  l'état  de  doctrine,  limitée  dans  son  in- 
tluence  à  un  petit  nombre  d  adeptes.  Mais  il  s'est 
su[)erposé  à  un  mouvement  de  révolte  spontanée 
et  collective  contre  les  conditions  économiques  et 
la  misère  ;  il  est  devenu  le  parasite  du  mouve- 
ment de  croissance  d'une  classe  nouvelle  :  c'est 
ce  qui  explique  sa  force  de  rayonnement. 

La  révolution  industrielle  qui  a  marqué  la  fin 
du  xvni*  siècle  avait  substitué  dans  de  nombreuses 
industries  à  l'atelier  de  famille  la  manufacture, 
à  l'atelier  domestique  le  grand  atelier  collectif  ; 
elle  avait  remplacé  l'ancien  antagonisme  des 
maîtres  et  des  compagnons  par  l'antagonisme 
des  capitalistes  et  des  travailleurs,  des  prolétaires 
et  des  bourgeois.  En  concentrant  sur  un  espace 
limité  et  dans  les  villes  manufacturières  un  grand 
nombre    de    familles    ouvrières,    elle    avait    fait 

I.  P;iiil  M:inUiux,  Ln  révolution  induslrielle  au  .wrii^  siècle: 
Hssiii  sur  Il's  comutenccmcnls  de  la  ijraiiJe  iiiJuslrie  moderne  en  Angle- 
terre. Cornely,   1906. 

Edouard  Dolléans.  3 


34  INTRODUCTION 

naître,  dans  les  masses  travailleuses,  autrefois 
amorphes  et  inorganisées,  l'éveil  d'une  conscience 
collective,  d  une  «  conscience  de  classe  ». 

Sans  doute  auparavant,  à  l'intérieur  des  mé- 
tiers, les  conditions  du  travail  n'étaient  pas  excel- 
lentes :  il  ne  faut  pas  croire  que  l'enfer  social 
qu'on  se  figura  d'après  les  enquêtes,  oit  été  créé 
par  ces  transformations  industrielles  et  précédé 
d'une  vie  idyllique  dans  l'atelier  familial  :  le  sur- 
travail existait  déjà  dans  le  métier  et  les  parents 
exploitaient  leurs  enfants,  comme  ils  s'exploi- 
taient eux-mêmes,  en  les  faisant  travailler  et  en 
travaillant  jusqu'à  i6  et  17  heures  par  jour  V 
Lorsque  la  grande  industrie  s'est  développée,  ce 
n'est  pas  dans  les  grandes  filatures,  mais  dans  les 
petits  métiers  des  tisseurs  que  se  rencontrent  les 
pires  conditions  de  travail.  Mais  on  peut  dire  que 
la  révolution  industrielle  et  le  développement  de 
la  grande  industrie  ont  mis  comme  à  nu  les 
plaies  du  travail  et  ont  présenté  en  un  relief  sai- 
sissant la  misère  des  classes  laborieuses.  Son 
agglomération  dans  les  villes  et  dans  les  districts 
industriels  a  donné  à  la  classe  ouvrière  conscience 
des  conditions  misérables  de  son  existence  et  lui 
a  inspiré  un  sentiment  de  révolte  collective  en 
élargissant,  comme  on  l'a  dit,  la  misère  de  l'in- 

I.    V.  clinp.   II,  •2'^  partie,  et  MHntoux,  op.  cit..  5i   et  suiv. 


INTRODUCTION  35 

(lividu  jusqu  à  être  la  soufTrance  d'une  classe. 
Des  misères,  qui  eussent  été  supportées  sans  mot 
(lire  si  elles  étaient  restées  individuelles,  appa- 
rurent un  mal  intolérable,  mal  collectif,  appelant 
une  intervention  de  la  collectivité  ;  les  ouvriers 
furent  amenés  à  prêter  l'oreille  aux  aspirations 
des  théoriciens  et  à  la  nouvelle  chanson  destinée 
non  plus  à  bercer,  mais  à  réveiller  la  misère 
humaine.  C'est  ainsi  que  les  socialistes  prirent  la 
direction  du  mouvement  ouvrier  et  que  celui-ci, 
incapable  encore  de  se  donner  une  ligne  de  con- 
duite propre,  emprunta  un  programme  tout  for- 
mulé aux  hommes  qui  se  présentaient  comme 
des  directeurs  de  conscience  sociale.  L'idéal  d'une 
société  égalitaire,  prêché  jiar  le  socialisme,  a 
trouvé,  dans  les  conditions  économiques  et  les 
sentiments  de  révolte  que  ces  conditions  engen- 
draient, un  terrain  de  culture  tout  préparé. 

Ainsi  les  réformateurs  sociaux  ont  trouvé  dans 
les  masses  ouvrières  des  troupes  sans  lesquelles 
ils  eussent  été  des  chefs  sans  armée.  La  notoriété 
et  la  vogue  dont  ils  ont  joui  Aient  de  là  beaucoup 
plus  que  de  leur  talent.  Fourier  est  souvent  illi- 
sible. Owen  inlassablement  ennuyeux  par  ses 
répétitions  ;  deux  ou  trois  idées  reviennent  sans 
cesse  sous  sa  plume  et  dans  ses  discours,  deux  ou 
trois  idées  qui,  leit  niotw  invariable,  reparaissent 
sans  môme  changer  de   forme.   Marx   lui-même, 


36  INTRODUCTION 

penseur  profond  et  analyste  subtil,  expose  ses 
idées  d'une  façon  abstruse  et  compacte  '. 

Mais  les  critiques  de  l'ordre  social  et  les  prédic- 
tions d'avenir  des  socialistes  répondaient  aux  sen- 
timents et  aux  aspirations  des  classes  laborieuses. 
Celles-ci  crurent  y  voir  l'expression  consciente  de 
l'obscur  instinct  de  révolte  qui  les  animait  et  c'est 
pourquoi  en  Angleterre  les  ouvriers  furent  à  un 
moment  Owenistes  ou  Ghartistcs  ;  pourquoi,  en 
France  et  en  Allemagne,  ils  furent  mutuellistes  ou 
marxistes  ^  Ainsi,  tandis  que  le  caractère  prati- 
que du  mouvement  ouvrier  donnait  aux  doctrines 
socialistes  une  force  de  rayonnement  qu'elles  n'an- 
raient  pas  eue  sans  lui,  les  théories  socialistes  of- 
fraient au  mouvement  ouvrier  une  idéologie 
toute  prête  et  un  programme  qui  paraissait  vou- 
loir orienter  ce  mouvement  vers  des  directions 
socialistes. 

Du  fait  que  les  doctrines  socialistes  et  le  mou- 
vement ouvrier  se  sont  mêlés  et  se  sont  fait  des 
emprunts  réciproques,  doit-on  confondre  le  mou- 
vement socialiste  et  le  mouvement  ouvrier,  le 
mouvement  idéologique  et   le  mouvement  d'ac- 

I.  Nous  ne  parlons  pas  de  Proudhon,  qui  est,  selon  nous,  un 
individualiste  hanté  par  l'idée  de  l'ég-alité,  mais  qui  se  refuse  obsti- 
nément à  sacrifier  à  celle-ci  la  liberté. 

3.  Marxistes,  mais  d'un  marxisme  singulièrement  simpliste  et 
sim|)lifié. 


INTRODUCTION  37 

lion  pratique  ?  Nous  ne  le  pensons  pas  et  nous 
croyons  même  qu  il  y  a  danger  à  considérer 
comme  indissoluble  l'union  des  deux  mouvements 
et  comnic  définitive  la  mise  de  la  force  ouvrière 
au  service  des  idées  socialistes. 

Cependant  cette  confusion  existe  et  elle  expli- 
que l'incertitude  que  l'acception  du  mot  socia- 
lisme prend  dans  les  esprits  de  ceux  qui,  se  pré- 
tendant socialistes,  sont  à  des  pôles  opposés  de  la 
pensée.  C  est  elle  qui  explique,  par  exemple,  la 
coexistence  des  socialistes  réformistes  et  des  so- 
cialistes révolutionnaires. 

De  cette  confusion,  nous  ne  voulons  donner 
ici  que  deux  exemples  qui  la  mettront  mieux  en 
relief:  l'un  est  emprunté  à  l'Angleterre  et  l'autre 
à  la  France.  Ce  sont  deux  moments  tout  à  la  fois 
de  l'histoire  de  la  classe  ouvrière  et  de  l'évolution 
des  doctrines  socialistes  :  le  Chartisme  qui  se  dé- 
veloppe en  Angleterre  entre  i832  et  i848  et  le 
Syndicalisme  révolutionnaire  qui  s'oppose  au- 
jourd'hui en  France  au  parti  socialiste  comme  un 
mouvement  ouvrier  à  un  mouvement  idéologique. 

Le  chartisme  fut  un  mouvement  à  la  fois  théo- 
rique et  pratique.  Il  est  né  au  moment  de  la  ré- 
forme de  i8S'2  qui  sanctionna  en  Angleterre  la 
défaite  de  l'aristocratie  foncière  et  le  triomphe  de 
la  bourgeoisie  industrielle  et  commerciale.  Cette 
réforme  fut  suivie  de  quelques  années  de  misère 


38  INTRODUCTION 

profonde  qui  provoquèrent  dans  la  classe  ouvrière 
une  révolte  instinctive  et  spontanée  contre  les 
conditions  économiques.  Cette  révolte  fut  mise 
à  profit  par  des  agitateurs  et  des  théoriciens  qui  la 
transformèrent  en  un  mouvement  systématique 
de  lutte  de  classe  et  de  revendications  politiques 
et  sociales.  Les  initiateurs  du  chartisme  étaient 
des  disciples  dissidents  d'Owen  qui,  tout  en  ac- 
ceptant ses  idées  de  communisme  agraire  et  d'or- 
ganisation de  banques  d'échange  de  travail,  con- 
sidéraient l'action  politique  comme  indispensable 
à  la  réalisation  du  communisme  oweniste.  Aussi 
réclamaient-ils  la  promulgation  de  la  Charte  du 
peuple  '  reposant  sur  le  principe  du  suffrage  uni- 
versel et  destinée  à  substituer  au  parlement  bour- 
geois un  parlement  vraiment  populaire.  Ce  pro- 
gramme politique  ne  doit  pas  faire  illusion  ni 
masquer  les  fins  sociahstes  du  mouvement  qui 
apparaissent  dès  qu'on  lit  les  discours  et  publica- 
tions chartistes".  Le  théoricien  du  chartisme  fut 
un  penseur  peu  original,  Bronterre  O'Brien,  qui 
mêlait  aux  théories  owenistes  les  idées  de  Ro- 
bespierre et  de  Babeuf.  Au  point  de  vue  doctrinal, 


I.    Peoples'  Charter  :  d'où  le  nom  de  mouvetiient  chartiste. 

a.  Un  séjour,  fait  en  Angleterre,  grâce  à  une  bourse  des  Amis 
de  l'Université,  nous  a  permis  d'étudier,  d'ai>rès  les  doeunients 
authentiques,  le  chartisme  dont  l'analyse  historique  fera  l'objet 
d'un  travail  ultérieur. 


INTRODUCTION  39 

le  mouvement  n  avait  point  d'originalité  :  il  em- 
pruntait aux  socialistes  anglais  et  aux  révolution- 
naires français  leuis  déclamations  et  leurs  reven- 
dications. Mais  au  point  de  vue  pratique,  en  tant 
que  mouvement  ouvrier,  le  cliartisme  présente  un 
grand  intérêt.  Il  marque  non  seulement  l'éveil  et 
la  croissance  de  la  classe  ouvrière  anglaise,  mais 
aussi  un  essai  d'application  de  la  tactique  révo- 
lutionnaire ',  qui  se  transforme  aux  environs  de 
1848  en  tactique  réformiste.  Apres  l'échec  de  l'ac- 
tion directe,  le  cliartisme  se  fond  dans  le  mouve- 
ment trade  unioniste  et  coopératif;  la  classe  ou- 
vrière anglaise  cesse  pour  longtemps  de  se  donner 
des  fins  communistes  et  de  confondre  ses  desti- 
nées avec  celles  du  socialisme. 

En  France,  le  syndicalisme  révolutionnaire 
aime  à  s'opposer  au  socialisme  l'éformiste  et  pré- 
tend représenter  le  mouvement  purement  et  pro- 
prement ouvrier.  Il  a  ses  théoriciens  qui  décla- 
rent s'inspirer  à  la  fois  de  Marx  et  de  Proudhon"; 
ses  organes  d'action  pratique,  la  «  Confédération 
du  travail  »,  les  bourses  du  travail  et  les  syndicats 
à   tendances    révolutionnaires.    Le    syndicalisme 


1.  C'est  en  1882  qu'apparaît  pour  la  première  fois,  dans  une 
brochure  du  cabarctier  Benbow,  l'idée  de  grè\e  générale,  idée 
qu'on  retrouve  plus  d'une    fois  au  cours  du   mouvement  chartiste. 

2.  Georges  Sorel,    Hubert  Lagardelle,    Edouard    Berth.    V.    la 

revue  Le  Mouvement  socialislc. 


40  INTRODUCTION 

présente  un  essai  d'adaptation  du   marxisme  aux 
conceptions  obscures  et  aux  mouvements  spasmo- 
dicpies  de  la  classe  ouvrière  :  c  est   là  ce  (pii  fait 
son  originalité  etle  distingue  des  monotones  répé- 
titions et  variantes  du  socialisme  éternel,  toujours 
ancien  sous  les  formes  nouvelles  qu'il  revêt  sans 
cesse  afin  de  se  rajeunir.  Malgré  son  elTort  pour 
se  différencier  du  socialisme  traditionnel  et  rester 
un  mouvement  purement  ouvrier,  le  syndicalisme 
révolutionnaire  nous  paraît  un  excellent  exemple 
delà  confusion  qui  recouvre  le  mot  de  socialisme. 
Sans  doute  lesyndicalisme  révolutionnaire  pré- 
tend   n'être  que   représentatif,  il  se   donne  pour 
1  expression  consciente  des  besoins  de  la  classe  ou- 
vrière ;  par  là,  il  peut  apparaître  comme  réaliste, 
comme  s'appuyant  sur  les  faits,  sur  le  mouvement 
de  croissance  des  classes  nouvelles.  Sans  doute  le 
syndicalisme  se   déclare  anti-étatisle.  d    prétend 
rejeter  toutes  les  vieilles  conceptions  autoritaires 
et  ne  faire  appel   (ju'à  la  liberté  ouvrière,  et,  par 
là,  il   se   rapproclie  des   doctrines   libérales  et  se 
présente  comme  une  sorte  de  libéralisme  ouvrier. 
Le   syndicalisme   révolutionnaire  voit  dans  la  li- 
berté le  moyen  le   plus  favorable   à  la  classe  ou- 
vrière pour  se   développer  et   s'organiser    d'une 
façon  spontanée  et  autonome  :  selon  lui  le  prolé- 
tariat prétend  ne  demander  son  concours  ni  à  la 
philantliropie    bourgeoise  ni    à    la    puissance  de 


INTHOnUCÏlON  41 

l'Êlal  pour  créer,  au  sein  de  la  société  actuelle, 
des  institutions  et  des  organisations  proprement 
ouvrières  qui  n'empruntent  rien  aux  formes  so- 
ciales du  passé. 

Le  syndicat,  représentant  naturel  de  la  classe 
ouvrière,  est  tout  d'abord  un  organe  de  résis- 
tance. Il  dirige  le  prolétariat  dans  son  combat 
contre  la  société  capitaliste  et,  dans  cette  lutte,  il 
substitue  l'action  directe  de  la  classe  ouvrière  à 
l'action  parlementaire  des  politiciens.  Mais  le  syn- 
dicat ne  remplit  pas  seulement  une  fonction  de 
destruction  :  il  est  aussi  une  école  d'apprentis- 
sage, il  est  une  institution  d'éducation  ouvrière  ; 
il  apprend  à  la  classe  ouvrière  que  son  émancipa- 
lion  doit  être  son  œuvre  personnelle.  C'est  à  l'in- 
térieur des  syndicats  que  se  prépare  l'organisa- 
lion  matérielle  et  morale  du  prolétariat;  carie 
syndicat  accomplit  une  œuvre  de  création  :  il  est 
le  creuset  dans  lequel  se  forment  les  conceptions 
et  les  institutions  nouvelles.  Le  syndicat  a  un  rôle 
juridique  et  politique  ;  grâce  à  lui  s'élaborent  les 
principes  d'un  droit  ouvrier  nouveau.  Dans  le 
domaine  politique,  le  principe  syndicaliste  est  la 
substitution  des  groupements  professionnels  nou- 
veaux aux  groupements  politiques  anciens'.   Le 


I.    G.  Sorel,    L'avenir  socialiste   des  Syndicats.    Jacques,    édit., 
1901,  p.  46. 


4-2  INTRODUCTION 

syndicat  entre  en  lutte  contre  l'Etat  :  il  entreprend 
la  destruction  des  rapports  actuels  de  l'organisa- 
tion politique  :  il  tend  à  arracher  à  l'Etat  et  à  la 
commune,  une  à  une,  toutes  leurs  attributions 
pour  en  enrichir  les  organismes  prolétariens  en 
voie  de  formation.  Au  principe  des  socialistes  ré- 
formistes qui  prétendent  infuser  les  procédés  de  la 
politique  dans  l'organisation  du  travail  et  instal- 
ler la  démocratie  à  l'atelier,  les  révolutionnaires 
opposent  la  prééminence  de  l'organisation  profes- 
sionnelle et  l'absorption  de  l'Etat  par  les  syndi- 
cats :  ((  Les  syndicats  arriveront  ainsi  à  enlevei" 
aux  formes  antiques,  conservées  par  les  démocra- 
tes, tout  ce  qu'elles  ont  de  vie  et  ne  leur  laisse- 
ront que  les  fonctions  rebutantes  de  guet  et  de  ré- 
pression. Alors  une  société  nouvelle  aura  été  créée 
avec  des  éléments  complètement  nouveaux,  avec 
des  principes  purement  prolétariens...  La  lutte 
définitive  pour  les  pouvoirs  politiques  n'est  pas 
une  lutte  pour  prendre  les  positions  occupées  par 
les  bourgeois  et  s'affubler  de  leurs  dépouilles  : 
c'est  une  lutte  pour  vider  l'organisme  politique 
de  toute  vie  et  faire  passer  tout  ce  qu'il  contenait 
d'utile  dans  un  organisme  politique  prolétarien, 
créé  au  fur  et  à  mesure  du  développement  du  pro- 
létariat'. )) 

I.    G.  Sorel,  op.  rit.,  p.  5o. 


INTHODI'CTION  43 

Malgré  leurs  tendances  réalistes  et  libérales, 
les  doctrines  du  syndicalisme  révolutionnaire  n'en 
restent  pas  moins  idéalistes  et  socialistes.  On  ne 
doit  pas  considérer  le  syndicalisme  comme  une 
doctrine  simple,  mais  comme  une  doctrine  mixte 
impliquant  une  contradiction  interne,  participant 
à  la  fois  du  libéralisme  et  du  socialisme. 

Tout  d'abord  le  syndicalisme  révolutionnaire 
demeure  une  conception  religieuse  comme  le  sont 
toutes  les  doctrines  socialistes  ;  ses  théories  ont 
pour  point  de  départ  la  foi  en  la  vertu  du  prolé- 
tariat révolutionnaire  poiu"  régénérer  la  société  : 
«  Le  prolétariat  est  en  état  de  grâce  révolution- 
naire '.  ))  Ici  ce  n'est  plus  sur  l'influence  d  insti- 
tutions que  l'on  compte,  comme  dans  le  socialisme 
traditionnel,  pour  métamorphoser  la  société,  mais 
sur  la  toute-puissance  créatrice  et  régénératrice 
d'une  classe  supérieure  aux  autres  classes  socia- 
les. Cette  supériorité  lui  vient  de  sa  pauvreté,  si 
l'on  considère  que  la  richesse  n'a  pas  encore 
énervé  la  moralité  ni  les  forces  de  rénovation  de 
cette  classe  nouvelle,  et  de  sa  situation  de  classe 
productrice,  la  fonction  de  production  des  utilités 
matérielles  donnant  à  la  classe  ouvrière  l'émi- 
nente  dignité  dans  la  société  nouvelle. 

L'acte  de  foi  qui  est  la  base  du  syndicalisme  ré- 

I.   Lagardelle  à  son  cours  du  Collège  des  sciences  sociales  sur 
les  théories  politiques  du  Marxisiue  (nidô). 


44  INTRODUCTION 

volutionnaire  suppose  la  croyance  non  plus  on  la 
bonté  foncière  de  F  homme  en  général,  mais  en  la 
vertu  particulière  d'une  classe,  la  croyance  en  la 
toute-puissance  que  possède  cette  classe  pour  régé- 
nérer la  société. 

Au  miracle  religieux  les  socialistes  ont  substi- 
tué le  miracle  social  :  la  métamorphose  de  la 
nature  humaine  et  de  la  société  à  la  suite  de  la 
révolution  sociale.  L'antithèse  du  monde  ancien 
et  du  monde  nouveau,  antithèse  qui  est  la  trame 
visible  ou  invisible  des  variations  socialistes,  im- 
plique l'idée  d'une  rupture  entre  le  passé  et  le 
futur,  l'idée  d'une  révolution  sociale.  Cetle  idée 
peut  se  présenter  sous  deux  aspects  qu'elle  a  suc- 
cessivement revêtus.  Tout  d'abord,  chez  les  pre- 
miers socialistes,  le  passage  du  monde  ancien  au 
monde  nouveau  apparaissait,  malgié  l'abîme  qui 
séparait  la  société  présente  de  la  société  future, 
comme  essentiellement  pacifique.  La  révolution 
sociale  était  avant  tout  une  révolution  morale  : 
elle  devait  résulter  de  l'adhésion  aux  idées  des  ré- 
formateurs de  la  presqu'unanimité  du  genre 
liumain  frappé  un  jour  par  la  lumière  et  l'évi- 
dence de  la  Vérité  sociale.  Mais  aussi  la  révolution 
sociale  peut  prendre  1  aspect  d'une  révolution 
((  physique  »,  comme  disaient  en  i838  les  Cliar- 
tistes  anglais  :  la  rupture  violente  entre  le  passé  et 
le  futur  peut  se  réaliser  en  faisant  appel  à  la  force 


INTRODUCTION  fô 

physique.  Chez  les  Blaiiqiiistes,  tout  inihus 
eiicorede  la  tradiliondesrévohitionnaircs  de  1793 
et  de  1790,  c'est  un  coup  de  force  à  main  armée 
qui  doit  mettre  à  la  disposition  de  la  minorité 
révolulionnairc  le  pouvoir  central  et  l'autorité 
nécessaire  pour  assurer  les  destinées  socialistes  de 
la  nation.  Pour  Marx,  des  crises  économiques  de 
plus  en  plus  violentes, produites  par  la  logique  in- 
terne (lu  régime  capitaliste,  doivent  conduire 
celui-ci  à  la  catastrophe  fmale  dans  laquelle  il 
doit  s'effondrer  pour  Jaire  place  à  la  société  socia- 
liste. 

L'idée  révolutionnaire  et  l'idée  catastrophique 
apparaissent  sous  une  forme  nouvelle  chez  les  syn- 
dicalistes «qui  concentrent  tout  le  socialisme  dans 
le  drame  de  la  grève  générale'  ».  L'idée  de  grève 
générale  met  en  relief  le  caractère  religieux  qu'a 
conservé  le  syndicalisme  révolutionnaire.  Les 
syndicalistes  croient  à  la  grève  générale,  comme 
les  premiers  chrétiens  croyaient  au  retour  du 
Christ,  comme  les  chrétiens  du  moyen  âge 
croyaient  à  l'an  Mil.  Ce  n'est  pas  le  fait  même  de 
la  grève  générale  qui  nous  paraît  un  miracle  irréa- 
lisable ;  la  grève  générale  n'est  pas  un  fait  impos- 
sible :  mais  cette  idée  prend  un  caractère  religieux 


I.   Georfjps  Sorol,    Mouvement  socialisle    dn    1 5  in;irs  1906  :  I.a 
grève  générale  prolétarienne. 


46  INTRODUCTION 

dans  Tesprit  des  syndicalistes  :  ceux-ci  l'acceptent 
sans  esprit  critique  et  comme  un  article  de  foi,  ils 
en  attendent  comme  le  remède  universel  aux  maux 
delasociété  et  auxmisères  delà  natureliumaine.Les 
lendemains  de  la  grève  générale,  tels  qu  ils  se 
peignent  de  couleurs  irréelles  dans  la  pensée  des 
syndicalistes,  nous  semblent  empreints  d'un  opti- 
misme vraiment  mystique.  Sans  doute,  contraire- 
ment aux  inventeurs  de  systèmes  sociaux  qui  les 
ont  précédés,  les  socialistes  syndicalistes  se  refu- 
sent à  décrire  l'organisation  matérielle  de  la 
société  après  la  grève  générale.  Mais,  (et  c'est  en 
ce  point  que  leur  conception  demeure  idéaliste  et 
socialiste),  ils  ont  la  ferme  croyance  que  la  grève 
générale  sera  suivie  d  une  rénovation  morale  et 
sociale.  On  est  en  droit  dépenser  toutau contraire 
que,  malgré  leurs  espérances  et  leur  croyance  à 
un  au  delà  terrestre  et  socialiste,  ils  se  trouveraient 
au  lendemain  de  la  grève  générale  en  présence  des 
mêmes  égoïsmes.des  mêmes  appétits,  des  mêmes 
rivalités  et  peut-être  même  de  haines  plus  âpres 
encore  que  celles  d'aujourd'hui  :  il  n  y  aurait  que 
déplacement  des  antagonismes,  comme  l'a  admira- 
blement montré  Stuarl  Mill'.  Kn  effet,  quelque 

I.  Sluart  Mill,  Fraymeuts  inédits  sur  le  socialisme.  Revue  phi- 
losophique, 1879,  p.  871  :  «  L'institution  coniniuniste  a  des  mesures 
«lestinées  à  empêcher  les  querelles  à  propos  des  intérêts  matériels. 
Mais  il  est  d'autres  relations  d'où    nulle    mesure   arrêtée    (l'avance 


INTRODUCTION  47 

profondes  que  soient  les  transformations  inaléiiol- 
les  et  juridiques  de  la  société,  la  nature  humaine 
demeure  identique  à  elle-même  et  conserve  les 
mêmes  tendances,  les  mêmes  instincts,  —  ten- 
dances et  instincts  qui  seulement  modifient  les 
formes  de  leurs  manifestations.  On  peut  dire 
([ne,  si  le  fait  de  la  grève  générale  peut  se  réaliser 
avec  ses  conséquences  matérielles,  les  conséquen- 
ces morales  qu'en  escomptent  les  syndicalistes 
sont  essentiellement  chimériques  :  il  s'opère,  dans 
la  pensée  des  apôtres  de  la  grève  générale,  une 
cristallisation  assez  semblable  à  celle  que  Sten- 
dhal nous  décrit  pour  le  phénomène  de  1  amour'. 

lie  les  élimine  ;  il  y  aura  encore  des  rivalités  entre  les  personnes 
pour  la  réputation  et  le  pouvoir.  Lorsque  l'ambition  personnelle 
se  trouve  exclue  d'un  domaine  où,  chez  la  plupart  des  hommes, 
elle  trouve  à  s'exercer,  celui  de  la  richesse  et  des  intérêts  pécu- 
niaires, elle  se  jette  avec  plus  d'ardeur  sur  celui  qui  lui  est  ouvert. 
On  peut  s'attendre  à  voir  les  luttes  pour  la  prééminence  et  pour 
l'influence  dans  la  direction  des  affaires  devenir  bien  plus  âpres, 
lorsque  les  passions  qui  ont  la  personne  pour  objet,  détournées  de 
leur  cours  ordinaire,  ne  trouveront  plus  leur  principale  satisfaction 
que  dans  cette  autre  voie.  Pour  ces  diverses  raisons,  il  est  pro- 
bable qu'une  association  communiste  ne  nous  offrirait  pas  souvent 
l'attrayant  tableau  de  l'amour  mutuel  et  de  l'unité  de  volonté  et 
de  sentiments  que  les  communistes  se  promettent  h  ce  qu'ils 
disent.  » 

I.  Stendhal,  De  Vamour,  p.  5  :  «  Aux  mines  de  Salzbourff,  on 
jette  dans  les  profondeurs  abandonnées  de  la  mine  un  rameau 
d'arbre  effeuillé  par  l'hiver  ;  deux  ou  trois  mois  après,  on  le  retire 
couvert  de  cristallisations  brillantes  :  les  plus  petites  branches, 
celles  qui  ne  sont  pas  plus  grosses  que  la  patte  d'une  mésanjife, 
sont  garnies  d'une  infinité  de   diamants    mobiles    et  éblouissants  ; 


48  INTRODUCTION 

Cette  interprétation  de  la  conception  «  grève 
généraliste  »  est  confirmée  par  ce  que  dit  de 
celle-ci  l'un  des  théoriciens  du  socialisme  ouvrier, 
M.  George  Sorel.  Selon  lui,  la  grève  générale  est 
un  mythe,  c'est-à-dire  «  une  conception  destinée 
à  donner  un  aspect  de  réalité  à  des  espoirs  sur 
lesquels  s'appuie  la  conduite  présente  de  la  classe 
ouvrière...  Les  premiers  chrétiens  attendaient  le 
retour  du  Christ  et  la  ruine  totale  du  monde 
païen  avec  l'instauration  du  royaume  des  Saints 
pour  la  fin  de  la  première  génération.  La  catas- 
trophe ne  se  produisit  pas,  mais  la  pensée  chré- 
tienne tira  un  tel  j^arti  du  mythe  apocalyptique 
que  certains  savants  contemporains  voudraient 
que  toute  la  prédication  de  Jésus  eût  porté  sur 
ce  sujet  unique  *  ». 

L'élément  religieux  et  l'élément  socialiste   du 

011  ne  peut  plus  reconniiître  le  rameau  primitif Ce  que  j'appelle 

cristallisation,  c'est  l'opération  de  l'esprit  qui  tire  de  tout  ce  qui 
se  présente  la  découverte  que  l'objet  aimé  a  de  nouvelles  perfec- 
tions. »  Le  même  phénomène  se  produit  dans  l'âme  des  mystiques 
du  syndicalisme  qui,  tout  en  considérant  les  hommes  comme  indi- 
viduellement égoïstes,  parent  dans  leur  pensée  la  classe  ouvrière 
de  toutes  les  vertus  et  la  croient  capable  de  réjjénérer  l'Iiumanité 
mauvaise.  Ainsi  en  paroles  agissent  les  démag-ogues  qui,  aujour- 
d'hui comme  au  temps  d'Aristophane,  flattent  le  bonhomme  Démos 
toujours  ]U'èt  à  se  laisser  duper  ;  mais  ce  qui  les  différencie  des 
syndicalistes,  c'est  que  ceux-ci  sont  parfaitement  sincères  et  agis- 
sent non  par  intérêt,  mais  par  illusion  mystique  :  en  quoi  ils  se 
montrent  profondément  religieux. 
I.  G.  Sorel,  op.  cit.,  p.  a63. 


INTRODUCTION  49 

syndicalisme  conduiseii  t  cette  doctrine  à  des  contra- 
dictions pratiques  certaines.  Les  syndicalistes  révo- 
lutionnaires font  sans  doute  appel  à  la  liberté  ;  ils  ne 
veulent  attendre  la  tiansformation  de  la  société 
que  de  la  croissance  et  du  développement  de  la 
(dasse  ouvri(3re  ;  ils  ne  demandent  qu  à  la  sponta- 
néité du  prolétariat  de  créer  des  institutions  pro- 
prement ouvrières,  des  institutions  originales, 
non  façonnées  comme  celles  des  systèmes  socia- 
listes antérieurs  sur  des  imaginations  individuelles, 
mais  adaptées  aux  besoins  de  la  classe  ouvrière  et 
aux  nécessités  de  la  production.  D'autre  part,  les 
syndicalistes  révolutionnaires  croient  à  la  trans- 
formation radicale  et  générale  de  la  société,  ils 
croient  à  la  révolution  sociale  et  ils  pensent  que 
cette  révolution  se  fera  dans  un  sens  socialiste, 
c'est-à-dire  par  une  socialisation  de  la  propriété 
privée,  par  une  substitution  de  l'intérêt  collectif 
à  l'intérêt  individuel  comme  àme  de  la  produc- 
tion. Par  le  fait  même  de  leur  conception  géné- 
rale et  unificatrice,  ils  ne  peuvent  admettre  les 
formes  variées  de  production  sociale,  les  diffé- 
renciations et  les  inégalités  que  présente  la  réalité 
quand  elle  n'est  pas  violentée  par  le  législateur  et 
qui,  malgré  les  ordres  de  celui-ci,  réapparaîtront 
toujours.  De  libertaire  qu'elle  apparaissait  tout 
d  abord,  la  doctrine  syndicaliste  devient  auto- 
ritaire  :    à    moins  de  penser  qu'une    révolution 

Edouard  Dolléans.  4 


SO  INTRODUCTION 

mentale  accompagnera  la  révolution  sociale  et 
amènera  tous  les  hommes  à  accepter  volontai- 
rement le  même  idéal,  les  syndicalistes  devront 
faire  appel  à  la  contrainte.  Autoritaire  parce 
qu'idéaliste  et  révolutionnaire,  cette  conception 
l'est  aussi,  parce  qu  égalitaire  ;  leur  idéal  socia- 
liste, par  une  logique  toute  naturelle,  mène  les 
révolutionnaires  à  ressusciter,  sous  une  autre 
forme  ou  sous  un  autre  nom,  la  puissance  de 
l'Etat  qu'ils  veulent  détruire. 

Dans  cette  doctrine,  le  syndicat  est  non  seule- 
ment un  organe  de  résistance  et  de  lutte,  mais 
un  organe  d  éducation  ouvrière  et  de  création 
sociale  ;  le  syndicat  doit  absorber  peu  à  peu  en 
lui  des  fonctions  variées  appartenant  aujour- 
d'hui soit  à  l'Etat,  soit  aux  pouvoirs  locaux  ;  il 
doit  devenir  enfin  l'organe  de  production,  car 
la  tendance  syndicaliste  aboutit  à  remettre  la 
production  entre  les  mains  des  syndicats.  Mais, 
dans  une  organisation  syndicaliste  de  la  produc- 
tion, les  inégalités  naturelles  du  sol,  des  empla- 
cements, les  risques  et  les  circonstances  tendront 
à  recréer  la  rente  et  le  profit  sous  une  forme  col- 
lective en  faveur  de  certains  syndicats  ou  de  cer- 
taines industries  :  il  faudra  qu'une  autorité  cen- 
trale rétablisse  l'équilibre  rompu  par  la  nature  et 
s'élève  centralisatrice  au-dessus  des  organes, 
spontanément  créés  parle  prolétariat,  pour  main- 


INTRODUCTION  ol 

icilir  entre   ces    organes    légalité.    A    l'intérieur 
môme  des  difTérents  organismes,  il  sera  nécessaire 
de  faire  appel  à  la  contrainte  pour  supprimer  ou 
plutôt  pour  neutraliser  (car  on  ne  saurait  les  sup- 
primer en  fait)   les  inégalités    naturelles  existant 
non  plus  entre  les  choses,  mais  entre  les  individus. 
Les  syndicalistes  révolutionnaires  qui  s'inspi- 
rent de  Proudhon  pourraient  méditer    la   leçon 
donnée  par  l'évolution  de  la  pensée  proudhon- 
nienne  qui,  partie  de  l'idée  d'égalité,   mais  éprise 
aussi  de  liberté  finit,  après  avoir  cherché  en  vain 
leur  conciliation,  par  sacrifier  l'égalité  à  la  liberté. 
(]  est  exactement  le   contraire   qui    se   produirait 
l^our  le  syndicalisme  révolutionnaire,  qui  devrait 
finir  par  sacrifier  la  liberté  à  l'égalité  et  à  l'idéal 
socialiste  qu'il  veut  lier  aux  destinées  du  mouve- 
ment ouvrier.  Ne  peut-on  pas  concevoir  un  déve- 
loppement de  la  classe  ouvrière  indépendant  du 
socialisme.'^  Pourquoi  vouloir  réaliser  une  unifica- 
lion  sociale  P  Pourquoi  ne  pas  admettre  la  coexis- 
lence  de  formes  de  production  comme  de  formes 
de  répartition  différentes  et  même  opposées.»*  La 
vie    sociale   complexe  repose  sur    l'antagonisme 
tout  autant  que    sur  l'association  des  forces,  sur 
l'opposition  tout  autant  que  sur  la  conciliation  des 
intérêts.  Dès  maintenant   des   organisations  coo- 
])ératives  existent  à  côté  des  sociétés  capitalistes  et 
des  entreprises  privées.  Dans  certaines  coopérati- 


52  INTRODUCTION 

ves  s'appliquent  des  jirincipes  de  réparlilion  éga- 
lilaire.  Pourquoi  les  orgauisalions  coopératives, 
capitalistes,  syndicalistes  ne  vivraient-elles  pas  les 
unes  à  côté  des  autres?  Pourquoi  vouloir  violen- 
ter la  vie  et  imposer  l'unité  partout,  alors  que  la 
nature  nous  offre  partout  le  spectacle  de  la  diver- 
sité et  même  de  l'opposition  ? 

C'est  une  illusion  des  socialistes  de  croire  que 
leurs  doctrines  et  leurs  svsièmes  feraient  naître 
1  harmonie  des  intérêts  et  runilication  des  forces. 
L  unité  créée  par  le  socialisme  ne  serait  qu'une 
unité  purement  artificielle  et  factice  masquant  le 
heurt  des  intérêts  et  le  conflit  des  forces  plus  vio- 
lents encore  que  dans  la  société  actuelle.  Les  so- 
cialistes accusent  la  société  individualiste  de  créer, 
par  sa  forme  même  et  par  ses  institutions,  les  an- 
tagonismes sociaux.  L'erreur  de  certains  théori- 
ciens du  libéralisme,  comme  Bastiat.  a  été  de  pen- 
ser que,  pour  répondre  aux  critiques  des  socialistes, 
il  était  nécessaire  de  montrer  que  1  harmonie  des 
intérêts  est  dès  à  présent  réalisée,  car  elle  ne  l'est 
pas.  Pourquoi  ne  pas  accepter  les  prémisses  des 
socialistes  ?  Du  fait  que  des  antagonismes  existent 
dans  la  société  actuelle,  il  ne  résulte  pas  que  la 
société  puisse  être  réformée  en  ce  point  et  que, 
par  des  organisations  artificielles,  on  puisse  met- 
tre un  terme  à  la  naturelle  opposition  des  forces, 
qu'on  puisse    rendre    les    intérêls  harmoniques. 


INTRODUCTION  53 

L'antagonisme  des  intérêts  et  1  opposition  des 
lorces  peuvent  être  les  lois  de  la  vie  en  société; 
ils  paraissent  être  aussi  une  condition  du  mou- 
vement et  du  progrès  tout  comme  1  inégalité,  lait 
naturel  irréductible,  est  la  condition  même  du 
développement  des  puissances  de  l'individu  comme 
de  la  société.  Légalité  sociale  ne  peut  être  réali- 
sée qu'aux  dépens  de  la  productivité  matérielle  et 
artistique  comme  à  ceux  de  la  spontanéité  sociale 
et  de  la  liberté  individuelle.  Malgré  les  apparences 
lil)érales  que  veulent  se  donner  les  systèmes  éga- 
litaires  et  socialistes,  malgré  le  respect  qu  ils  pré- 
tendent avoir  de  l'individualité  bumaine,  ces  sys- 
tèmes sont  contraints,  pour  être  fidèles  à  leurs 
principes,  de  créer,  par  un  mécanisme  impitoya- 
blement autoritaire,  une  société  d  automates  dont 
on  pourrait  dire  ce  que  Proudbon  disait  de 
ricarie  de  Cabet  :  «  On  ne  conçoit  pas  pourquoi 
en  Icarie  il  existerait  plus  d'unbomme,  plus  d'un 
couple,  le  bonhomme  Icare  ou  M.  Cabet  et  sa 
femme.  A  quoi  bon  tout  ce  peuple.^  A  quoi  bon 
cette  répétition  interminable  de  marionnettes  tail- 
lées et  habillées  de  la  même  manière.»^  La  nature 
ne  tire  pas  ses  exemplaires  à  la  façon  des  impri- 
meurs et,  en  se  répétant,  ne  fait  jamais  deux  fois 
la  même  chose...  '» 

1.    Proudlion,  Conlruilirlions  économiques,  II,  p.  3oi. 


PREMIERE  PARTIE 

L'HOMME 


CHAPITRE    PREMIER 

LllOMME.    —   SA    FORMATION    PRATIQUE 

(1771-1800) 

Robert  Owen  n'est  pas  une  figure  banale. 
Grand  capitaliste,  il  devient  un  grand  réforma- 
teur socialiste  :  inventeur  de  système,  il  ne 
reste  pas  un  théoricien  de  cabinet,  mais  n'hésite 
pas  à  risquer  sa  fortune  pour  mettre  ses  idées  en 
pratique. 

Parti  de  chez  lui  à  lage  de  dix  ans  avec 
/(G  shillings  en  poche,  il  dirige  à  19  ans  5oo 
ouvriers  et  la  première  filature  de  coton  fin  du 
Royaume-Uni  ;  pendant  plus  de  soixante  ans  il 
est  l'un  des  industriels  les  plus  habiles  du  monde 
cotonnier  et  l'un  des  plus  justement  renommés 
pour  ses  qualités  commerciales. 

Robert  Owen  n'est  pas  seulement  un  puissant 
capitaine  d'industrie  ;  il  est  aussi  le  patron  phi- 
lanthrope qui,  après  avoir  le  premier  cherché  a 


S8  L'HOMME 

améliorer  les  conditions  de  vie  de  son  person- 
nel ouvrier,  devient  le  promoteur  de  la  Légis- 
lation protectrice  du  travail.  Les  sentiments  de 
son  cœur  généreux  le  mènent  au  communisme  : 
Owen  place  son  argent  en  des  entreprises  com- 
munistes ou  en  d'équitables  banques  d'échanges 
de  travail,  et  sa  vie  est  une  série  d'expériences 
sociales.  Il  exerce  sur  le  mouvement  social 
de  son  temps  une  influence  considérable  :  lors- 
qu'apparaît  en  Angleterre  le  mot  de  socialisme, 
il  est  longtemps  synonyme  d'owenisme  :  les 
premiers  socialistes  anglais  sont  ses  disciples. 
L'influence  d'Owen  ne  se  limite  pas  à  son  temps  : 
elle  se  prolonge  dans  les  institutions  coopéra- 
tives comme  dans  toute  la  série  des  lois  pro- 
tectrices du  travail  dont  il  a  été  l'initiateur  : 
sa  pensée,  rectifiée  par  des  disciples  plus  réa- 
listes et  plus  modestes  dans  leurs  ambitions, 
inspire  la  moderne  coopération.  Enfin  les  con- 
ceptions d'Owen  que,  sous  le  nom  de  socialisme 
utopique,  on  oppose  aujourd'hui  au  socialisme 
dit  scientifique,  demeurent  la  trame  sur  laquelle 
les  socialistes  contemporains  se  livrent  au  travail 
de  Pénélope. 

L  intérêt  le  plus  puissant  qui  s'attache  au  récit 
de  sa  vie  est  dans  le  contraste  qui  donne  tant 
d'originalité  à  sa  physionomie  et  qui  fait  de  Robert 
Owen  le  type  de  Ihomme  d'action  au  service  de 


L'HOMME.  —  SA  FORMATION  PRATIQUE  o9 

l  utopie.  Il  y  a  autant  de  sens  pratique  dans  ses 
actes  que  de  chimère  dans  les  créations  de  sa  pen- 
sée. Son  caractère  est  à  la  fois  très  moderne  et  très 
archaïque;  il  a  été  le  premier  à  comprendre  la 
force  de  rayonnement  que  la  publicité  donne  à 
lapostolat,  car  ce  commerçant  expert  est  un 
apôtre,  il  a  l'àme  dun  des  premiers  chrétiens. 
Sa  formation  pratique  et  sa  formation  intellec- 
tuelle, les  tendances  qui  lui  viennent  du  milieu, 
du  moment  ou  de  la  profession  et  celles  qu'il 
doit  à  son  tempérament  expliquent  ce  contraste  : 
aussi  cette  première  partie  sera-t-elle  consacrée 
à  l'analyse  de  cette  double  formation,  à  l'exposé 
des  traits  distinctifs  de  son  caractère  et  de  sa 
doctrine. 

Robert  Owen  est  né,  le  i4  mai  1771,  dans  le 
nord  du  Pays  de  Galles',  à  Newtown,  petite  ville 
d'un  millier  d'habitants  située  sur  les  bords  de 
la  Severn.  Son  père  exerçait  les  métiers  de  sel- 
lier, de  forgeron  et  de  maître  de  poste  ;  sa  mère, 
fille  d'un  fermier  des  environs,  était,  nous  dit 
Owen   dans   son  autobiographie',   une  personne 


1 .  Peut-être  Owen  doit-il  son  tempérament  mystique  à  son 
pays  d'orig-ine,  qui  voit  n;iJtre  tant  d'annonciateurs  de  Religions 
nouvelles,  de  prophètes  ayant  découvert  la  Vérité  relijjieuse. 

2.  The  Life  of  Robert  Owen  ivritten  by  himsclf  with  sélections 
from  liis  writinjjs  and  correspondenee.  London,  Effinjjlian  Wilson, 
1857,  2  vol.  Le  vol.  I  contient  une  autobiographie   qui  va  jusqu'à 


60  L'HOMME 

fort  distinguée  pour  sa  condition.  Envoyé  à 
1  école  à  luge  de  quatre  ans  et  demi,  Owen  y 
reçoit  les  rudiments  d'instruction  qu'on  donne 
alors  dans  ces  petites  villes  ;  il  apprend  à  lire  cou- 
ramment, à  écrire  d'une  façon  lisible,  il  s'initie 
aux  premières  règles  de  l'arithmétique.  A  sept  ans, 
le  maître  d'école  demande  à  son  père  l'autorisa- 
tion de  le  garder  auprès  de  lui  comme  assistant. 
Owen  a  la  passion  de  la  lecture,  mais  pour  y 
satisfaire  il  ne  possède  que  les  bibliothèques 
du  pasteur,  du  médecin  et  du  magistrat  ;  il  leur 
emprunte  les  ouvrages  les  plus  divers,  depuis 
Robinson  Crusoé  et  le  Paradis  Perdu  de  Milton, 
jusqu'aux  Pensées  nocturnes  de  \oung  et  aux 
romans  de  Richardson,  depuis  les  voyages  de  cir- 
cum-navigation  jusqu  à  l'Histoire  ancienne  de 
liollin  :  il  lit  avec  ardeur  toutes  les  vies  des 
hommes  et  philosophes  illustres. 

A  l'âge  de  huit  ans,  trois  demoiselles  métho- 
distes se  prennent  d'affection  pour  lui  et,  dési- 
rant le  convertir  à  leurs  idées,  lui  prêtent  des 
ouvrages  religieux  :  «  Mais  à  mesure  que  je  lisais 
et  étudiais  les  livres  de  toutes  les  sectes  reli- 
gieuses, je  m'aperçus  avec  surprise  de  l'anta- 
gonisme qui  opposait  entre  elles  les   différentes 

1820  ;  aucun  <^crit  tl'Owen  ne  fait  mieux  ressortir  le  caractère  de 
l'homme,  sa  naïveté  charmante,  son  optimisme  inaltérable,  sa 
lovauté  et  sa  bonté  envers  tous. 


L'HOMME.  —  Sx\  FORMATION  PRATIQUE  01 

confessions  chrétiennes,  des  haines  morlelles  qui 
existaient  entre  les  juifs,  les  chrétiens,  les  nialio- 
niétans,  les  Indous,  les  Chinois,  etc.,  et  entre 
ceux-ci  et  ceux  qu'ils  appellent  païens  et  infi- 
dèles. Ces  croyances  combattives  et  les  haines 
(pTelles  inspiraient  me  firent  douter  de  leur 
vérité.  Je  rélléchissais  et  étudiais  avec  ardeur  ces 
(piestions  :  j'écrivis  même  trois  sermons  qui  me 
firent  appeler  le  Petit  Pasteur.  Ces  lectures  m'a- 
menèrent à  penser,  dès  l'âge  de  dix  ans,  qu'il 
devait  exister  au  fond  de  toutes  les  religions  quel- 
que erreur  fondamentale'.  » 

La  lecture  n'absorbe  pas  le  jeune  Owen  qui 
ne  méprise  ni  le  mouvement,  ni  l'effort  physique  : 
il  joue  comme  les  autres  enfants  et  excelle  dans 
tous  les  exercices  du  corps.  Il  est  le  meilleur 
danseur  de  l'école,  le  premier  à  la  course  et  au 
saut.  Un  jour  dété,  au  temps  de  la  fenaison. 
Owen  se  promène  avec  son  ami  préféré,  son 
cousin  Richard  :  a  Trop  couverts  et  anéantis  par 
la  chaleur,  nous  allions  flânant  le  long  d'un  large 
champ  où  de  nombreux  faneurs  travaillaient  ac- 
tivement. Nous  les  trouvions  frais  et  dispos, 
nous  qui  n'avions  rien  fait  et  qui  cependant  étions 
accablés  par  la  chaleur.  Je  dis  à  mon  cousin  : 
u  Richard,  comment  expliquer  ce   phénomène.^ 

I.   Aulobiofjrapliie,  p.  3. 


€2  L'HOMME 

((  Ces  ouvriers  actifs  jouissent  d'une  2:)laisanie  fraî- 
((  cheur  et  ne  soulTrent  pas  comme  nous  de  la  cha- 
((  leur.  Il  doit  y  avoir  à  ce  fait  quelque  raison 
((  secrète.  Tachons  donc  de  la  découvrir.  Faisons 
«  exactement  ce  qu'ils  font  et  travaillons  comme 
((  eux.  ))  Mon  cousin  accepte  ma  proposition  de  bon 
cœur.  J'avais  alors  entre  9  et  10  ans,  et  lui  entre 
8  et  9.  Observant  que  tous  ces  hommes  avaient 
retiré  leurs  vestes  et  gilets  et  avaient  ouvert 
leurs  chemises,  nous  adoptons  cette  manière  de 
faire,  nous  nous  procurons  les  fourches  et  les 
râteaux  les  plus  légers  et,  débarrassés  de  nos 
lourds  vêtements,  nous  nous  mettons  à  l'ou- 
vrage pendant  plusieurs  heures,  plus  frais  et 
moins  fatigués  que  lorsque  nous  étions  oisifs. 
Cette  expérience  nous  fut  par  la  suite  une  bonne 
leçon,  car  nous  nous  sentions  bien  plus  dispos, 
occupés  à  un  travail  actif,  que  désœuvrés  à  ne 
rien  faire".  » 

Tout  à  la  fois  charmant  et  sérieux,  Owen  est  l'en- 
ffintgatéde  cette  petite  ville.  Dans  sa  famille  il  est 
le  préféré  :  pendant  les  deux  dernières  années  de 
son  séjour  à  la  maison,  ses  parents  le  consultent 
toutes  les  fois  qu'il  s'agit  de  prendre  une  décision 
dans  une  circonstance  imjiortante.  Tandis  que  ses 
frères  et  sœurs  reçoivent  le    fonet,  Robert  Owen 

I.   Autobiographie,  p.  6. 


I/IIOMME.  —  SA   FOHMATIOX  l'HATIQUR  63 

évite  les  punitions  en  devançant  les  désirs  de  son 
père  et  de  sa  mère,  en  se  montrant  toujours  prêt 
à  faire  tout  ce  qu'on  lui  demande.  Une  seule  fois 
il  attire  contre  lui  la  colère  de  ses  parents  ; 
l'histoire  de  cette  unique  correction  mérite  d'être 
racontée,  elle  révèle  l'irréductible  ténacité  d'Owen . 
((  Un  jour,  nous  dit-il,  ma  mère  me  posa  une 
(juestion  à  laquelle  il  me  semblait  que  je  devais 
répondre  non.  Et  je  répondis  non  selon  mon  ha- 
bitude, supposant  que  telle  était  la  réponse  atten- 
due par  elle.  Ne  comprenant  pas  mon  intention 
de  lui  plaire  et  croyant  que  je  refusais  de  faire  ce 
qu'elle  me  demandait,  elle  me  dit  aussitôt  et  sur 
un  ton  plus  vif  que  de  coutume  (car  elle  avait 
pour  habitude  de  me  parler  avec  bonté):  «  Quoi, 
<(  tu  ne  veux  pasm'obéir  !  »  Ma  première  réponse 
ayant  été  non,  je  pensai  que,  si  je  disais  oui,  je 
me  contredirais  et  ferais  un  mensonge  ;  aussi  ré- 
pondis-je  de  nouveau  :  non.  Si  ma  mère  avait 
cherché  à  découvrir  avec  patience  et  calme  quels 
étaient  mes  pensées  et  mes  sentiments,  elle  aurait 
compris  ce  qui  en  était  et  tout  se  serait  passé 
comme  à  l'ordinaire.  Mais  ma  mère,  ne  compre- 
nant pas  mes  sentiments  et  mes  pensées,  me  parla 
avec  plus  de  vivacité  encore  et  même  avec  colère, 
car  jusqu'alors  je  ne  lui  avais  jamais  désobéi  et 
elle  était  surprise  et  ennuyée  de  mon  refus  répété. 
Ma  mère  appela  mon  père  et  lui  dit  ce  qui  s'était 


64  L'HOMME 

passé.  On  me  demanda  si  je  voulais  faire  ce  que 
ma  mère  me  demandait,  el  je  répondis  avec  fer- 
meté :  non.  Alors  on  me  donna  le  fouet  el  je  ré- 
pondis non,  et.  chaque  fois  qu'interrogé  de  nou- 
veau je  fis  la  même  réponse,  on  recommença.  A  la 
fin  je  dis  avec  calme,  mais  avec  fermeté:  «  Vous 
((  pouvez  me  tuer,  je  ne  le  ferai  pas.  »  Ces  paroles 
mirent  fin  à  la  contestation.  On  n'essaya  plus  par 
la  suite  de  me  corriger  :  et,  après  une  prompte  ré- 
conciliation, je  continuai  à  être  le  favori  que  j'avais 
toujours  été.  Mes  propres  sentiments  d'enfant  dont 
je  me  souviens  bien  m'ont  souvent  convaincu  que 
les  punitions  ne  sont  pas  seulement  inutiles,  mais 
véritablement  nuisibles,  et  font  du  tort  à  celui  qui 
les  donne  comme  à  celui  qui  les  reçoit  ' .  » 

A  9  ans,  Owen  quitte  l'école  et  passe  un  an 
encore  à  NewtoAvn  chez  M.  Moore,  épicier  et 
mercier;  mais  il  commence  déjà  à  se  sentir  trop 
à  l'étroit  dans  cette  jjetite  ville  campagnarde  dont 
les  mœurs  ne  plaisent  pas  à  ses  habiludes  de  ré- 
flexion et  d'extrême  tempérance.  A  lo  ans,  il 
quitte  la  maison  paternelle  avec  [\o  shillings  dans 
sa  poche,  les  frais  de  diligence  payés,  et  rejoint 
à  Londres  son  frère  aîné  William  qui  avait  pris 
la  suite  d'un  sellier  et  épousé  sa  veuve.  Un  ami 
de  son   frère  lui  procura  une   place  chez  James 

I.   Autobiographie,  p.   ii. 


L'HOMME.  —  SA  FORMATION  PRATIQUE  tifî 

McGufibg,  marchand  à  Stamford  (Lincolnshire): 
il  devait  cire  nourri,  logé,  blanchi  et  recevoir 
l'année  suivante  un  salaire  de  f  8.  Depuis  celte 
époque,  dès  1  âge  de  lO  ans,  il  s'est  toujours  sufTi 
à  lui-mcnie  sans  jamais  faire  appel  à  l'aide  des 
siens. 

Dans  son  autobiographie,  Ouen  se  félicite 
d'avoir  fait  son  premier  apprentissage  de  la  vie 
active  chez  ce  GufTog,  Ecossais  foncièrement  hon- 
nête et  excellent  commerçant,  méthodique,  bon, 
libéral  et  très  respecté,  pour  sa  ponctualité  et 
son  bon  sens,  de  ses  clients,  de  ses  voisins  et  de 
ses  vendeurs.  N'était-ce  pas  un  a  professeur  d'éner- 
gie ))  pour  Owen  que  ce  Gufibg,  qui  avait  com- 
mencé sa  fortune  avec  une  pièce  de  4o  sous, 
et  qui,  après  avoir  été  successivement  pédestre 
colporteur,  puis  marchand  ambulant,  avait  ouvert 
sur  les  instances  de  sa  clientèle  de  haute  respec- 
tabilité, la  noblesse  et  les  principales  familles 
des  environs  de  Stamfort,  une  boutique  des 
articles  les  plus  fins  de  la  toilette  féminine? 
Me  Gufibg  initie  Owen  à  la  routine  des  affaires, 
l'habitue  à  l'ordre,  à  une  attention  minutieuse. 
Owen  se  familiarise  avec  les  plus  délicats  produits 
d'un  grand  nombre  de  manufactures  :  beaucoup 
d'entre  eux  demandent,  pour  ne  point  se  dété- 
riorer, à  être  maniés  avec  une  extrême  délicatesse 
et  conservés  avec  soin.  Le  magasin  de  Me  Guffog, 

Edouard  Dolléans.  5 


66  -  L'HOMME 

rendez-vous  de  la  plus  haute  noblesse  du  royaume, 
jDermet  à  Gaa^u  d'étudier  les  mœurs  de  cette 
classe  de  la  société  :  «  Ces  circonstances  de  ma 
vie,  pour  quelque  vulgaires  quelles  apparaissent, 
me  rendirent  de  grands  services  quand  j^lus  tard 
je  devins  grand  industriel  et  commerçant,  car 
elles  me  préparaient  dans  une  certaine  mesure 
aux  relations  que  j'eus  dans  la  suite  avec  ce  qu'on 
appelle  le  grand  monde  ' .  » 

Owen  use  librement  de  la  bibliothèque  de 
Me  Guflbg,  lisant  cinq  heures  par  jour,  transcri- 
vant certains  principes  de  morale  de  Sénèque 
sur  un  petit  livre  qu'il  porte  toujours  dans  sa 
poche.  Il  s'efforce  de  découvrir  la  véritable  reli- 
gion :  grandement  embarrassé  en  voyant  toutes 
les  sectes  réclamer  pour  elles  le  monopole  de  la 
vérité  et  comparant  soigneusement  les  religions 
entre  elles,  «  car  j'avais,  nous  dit-il,  des  inclina- 
tions religieuses...  »  Owen  se  voit  contraint  de 
rejeter  toutes  les  religions  en  bloc  :  car  il  avait 
découvert  «  qu'elles  étaient  toutes  fondées  sur 
la  même  croyance  absurde  que  chacun  de  nous 
est  l'auteur  de  ses  projjres  qualités,  détermine  à 
son  gré  ses  pensées,  sa  volonté  et  ses  actes  et 
est  responsable  de  ce  libre  choix  envers  Dieu 
et  envers  ses  semblables  ».  Si  l'on  en  croit  son 

I.   Autobiographie,  p.  i3. 


L'HOMME.  -    SA  FOHMATION  PRATIQUE  (i7 

aalobiogiîipliie,  c'est  dès  cette  époque  que  se 
seraient  formées  clans  son  esprit  ses  idées  sur  l'ir- 
responsabilité humaine  et  sa  théorie  des  circon- 
stances :  ((  Mes  réilexions,  dit-il,  m'amenaient  à 
des  conclusions  loutes  dilTérentes  :  ma  raison 
m'apprenait  que  je  ne  pouvais  être  l'auteur  d'au- 
cune de  mes  qualités,  que  la  nature  me  les  avait 
données,  que  la  société  m'imposait  mon  langage, 
ma  religion,  mes  habitudes,  que  j'étais  entière- 
ment l'enfant  de  la  nature  et  de  la  société...  Mais 
mes  sentiments  religieux  furent  immédiatement 
remplacés  par  un  espiit  d'universelle  charité  pour 
toute  la  race  humaine  et  par  un  désir  ardent  de 
lui  faire  du  bien.  »  Cet  aveu  est  à  retenir  :  Owen 
enfant  a  une  âme  profondément  religieuse,  et, 
lorsque  les  haines  et  antagonismes  entretenus  par 
les  différentes  confessions  l'ont  désabusé  des  sec- 
tes religieuses,  ses  tendances  mystiques  se  con- 
vertissent en  sentiments  d'amour  et  de  charité. 
Cependant,  quoi  qu'en  dise  Owen  dans  son 
autobiographie,  il  ne  faut  pas  croire  qu'à  cette  épo- 
que ses  croyances  philosophiques  et  religieuses 
fussent  aussi  précises.  Quelques  lignes  plus  loin 
il  écrit  qu'il  n'en  était  pas  moins  chrétien  :  très 
scandalisé  de  ce  qu'à  Stamford  on  ne  respectait 
pas  le  dimanche,  il  lui  vint  même  à  l'esprit,  à 
l'âge  de  12  ou  i3  ans,  d'écrire  au  premier  minis- 
tre Pitt  pour  lui  demander  de  prendre  des  mesu- 


08  L'HOMME 

res  pour  faire  respecter  le  jour  du  sabbat.  A  quel- 
que temps  de  là,  Me  Guffog,  à  qui  il  avait  dit 
l'envoi  de  cette  lettre,  lui  apporta  un  journal  de 
Londres  en  s'écriant:  Voilà  la  réponse  de  M.  Pitt. 
((  Je  n'attendais  pas  de  réponse,  et  tout  surpris  je 
demandai  en  rougissant  quelle  elle  était  ;  et 
Mo  GuITog  de  répondre  que  c'était  une  longue  pro- 
clamation du  gouvernement  recommandant  à 
tous  de  respecter  plus  strictement  le  jour  du  sab- 
bat. ))  Cette  anecdote  ne  prouve  pas  seulement 
qu'à  cette  époque  Owen  était  encore  plus  croyant 
qu'il  ne  le  prétend  ;  sa  lettre  à  Pitt  commence  la 
série  des  discours  et  de  pétitions  qu'il  adressa 
toute  sa  vie  à  tous  les  souverains  et  ministres  de 
l'Europe. 

Désirant  acquérir  une  connaissance  plus  com- 
plète des  alTaires,  R.  Owen  quitte  Me  Guffog  et 
retourne  à  Londres,  oii  il  entre  chez  Flint  and 
Palmer,  une  vieille  maison  de  London  Bridje  qui 
fut  la  première  à  vendre  au  comptant  et  à  petit 
bénéfice.  Logé  et  nourri,  il  reçoit  £  25  par  an. 
Ici  c'est  une  toute  autre  clientèle,  une  clientèle 
populaire  ;  un  prix  peu  élevé  est  marqué  sur  cha- 
que article,  on  ne  perd  pas  de  temps  à  mar- 
chander. Le  magasin  ne  désemplit  pas  du  matin 
au  soir  :  l'article  demandé  est  offert,  pris  et  payé 
en  un  instant,  tout  cela  en  grande  hâte,  car  les 
clients  se  succèdent  rapidement.  Dès  8  heures  du 


L'HOMME.  —  SA  FORMATION  PRATIQUE  69 

malin,  les  employés  doivenl  cHre  au  travail,  les 
cheveux  poudres,  pommadés  et  frisés  ;  ils  doi- 
vent prendre  leurs  repas  à  la  hâte,  chacun  à  tour 
de  rôle.  Après  le  départ  du  dernier  acheteur,  vers 
lo  heures  du  soir,  une  nouvelle  tache  commence: 
il  faut  ranger  les  innomhrables  articles  de  merce- 
rie présentés  aux  acheteurs  et  qui  sont  dans  le 
plus  grand  désordre.  Ce  n'est  souvent  qu'à 
2  heures  du  malin,  lorsque  tout  est  prêt  pour  le 
lendemain,  qu'Owen  peut  dormir  quelques  heu- 
res :  «  Dans  cette  situation,  dit-il',  jacquis  des 
habitudes  de  rapidité  et  de  diligence  que  je  con- 
servai, et  j  eus  connaissance  dune  autre  classe  de 
la  société  et  dune  autre  façon  de  comprendre  les 
affaires  que  cliez  iNIc  Guffog.  » 

Owen  va  ensuite  à  Mancliester,  chez  M.  Sat- 
lerfield,  maison  de  commerce  de  gros  et  de  détail, 
où  il  est  logé,  nourri  et  blanchi  et  reçoit  £  lio  par 
an.  Owen  reste  là  jusqu'à  i8  ans.  Parmi  les  arti- 
cles vendus,  se  trouvent  des  fils  métalliques  pour 
les  chapeaux  de  femmes  ;  celui  qui  les  fabrique 
est  un  artisan  du  nom  de  Jones,  qui  parle  à 
Owen  des  inventions  extraordinaires  c|u'on 
commence  à  introduire  à  Manchester  dans  la 
filature  du  coton,  il  lui  parle  de  cette  nouvelle 
et  curieuse   machine  qu'est  la    mule-jenny.    Un 

I.   AuldhiocjraitJdc,  [>.    if). 


70  L'HOMME 

jour,  Jones  dit  à  Oweii  qu'il  a  réussi  à  voir 
travailler  ces  machines  et  qu'il  est  sûr  de  pou- 
voir les  fabriquer,  mais  qu'il  ne  peut  commencer 
sans  un  capital  de  £  loo  ;  si  Owen  consent  à 
le  lui  avancer,  il  aura  la  moitié  des  gros  béné- 
fices qui  résulteront  de  leur  association.  Owen 
écrit  à  Londres  à  son  frère  William,  qui  lui 
envoie  immédiatement  les  t'  lOO.  Bientôt  les 
deux  associés  ont  sous  leurs  ordres  /40  ouvriers 
et  ils  se  procurent  à  crédit  le  bois,  le  fer  et  le 
laiton  nécessaires  à  la  construction  des  métiers. 
Owen  s'aperçoit  bientôt  que  Jones  n'est  qu'un 
manœuvre  incapable  de  diriger  des  ouvriers  et 
de  mener  à  bien  leur  entreprise.  «  Je  n'avais 
pas,  dit  Owen',  la  moindre  idée  de  ces  métiers, 
ne  les  ayant  jamais  vus  à  l'œuvre  ;  mais,  ayant 
engagé  des  ouvriers,  je  savais  qu'il  fallait  les 
payer  et  que,  si  on  ne  les  surveillait  pas  bien, 
nous  ferions  bientôt  faillite.  » 

Owen,  se  trouvant  associé  à  un  homme  qui  ne 
savait  rien,  entreprend  de  tout  faire  par  lui-même  ; 
il  doit  tenir  les  comptes  ;  il  est  le  premier  et  le 
dernier  à  l'atelier,  surveillant  les  hommes  et 
les  différents  travaux,  «  bien  qu'en  réalité,  dit- 
il,  je  n'y  entendisse  pas  le  moindre  mot  »  ;  mais 
il  observe  tout  avec   une    extrême    attention   et 

I.   Aulobioq rapide,  p.  33-23. 


L'FIOMME.  —  SA  FORMATION  PRATIQUE  71 

Tait  régner  dans  l'élahlissement  Tordre  et  la 
régularité.  Owcn  ral)ric[ue  ainsi  des  métiers  à 
liler  qu  il  vend.  Les  alTaires  marchent  si  bien 
qu'un  capitaliste,  ignorant  qu'Owen  est  l'âme 
de  l'entreprise,  propose  à  Jones  d'augmenter  son 
capital  et  de  désintéresser  son  associé.  Heureux 
de  se  séparer  d'un  associé  incapable,  Owen 
accepte  leur  proposition  et  reçoit  pour  sa  part 
dans  l'association  six  métiers,  un  dévidoir  et 
une  machine  à  empaqueter  les  échevaux  de  lils 
tout  prêts  pour  la  vente.  Owen  a  19  ans  :  il 
engage  trois  ouvriers  et  commence  à  travailler 
pour  son  propre  compte  avec  trois  métiers 
(1790).  Comme  il  n'a  pas  de  machine  pour  faire 
le  boudinage,  Owen  paye  12  shellings  la  livre 
de  matière  première,  il  fabrique  des  paquets  de 
poignées  d'écheveaux  de  5  livres  et  les  revend  au 
représentant  d'une  maison  de  Glasgow  22  shil- 
lings la  livre.  Avec  ses  trois  métiers,  son  profit 
moyen  par  semaine  est  de  i'  0  ;  son  logement 
ne  lui  coûte  rien,  car  il  a  sous-loué  à  d'autres 
personnes,  pour  un  loyer  égal  à  celui  qu'il  doit 
payer,  les  parties  de  la  maison  dont  il  ne  fait 
pas  usage. 

Depuis  l'invention  par  Arkwright  du  nouveau 
métier  à  liler,  les  bénéfices  élevés  de  la  filature 
du  coton  attiraient  les  capitaux.  Un  riche  manu- 
facturier de  Manchester,    Drinkwater,    avait  fait 


72  L'HOMME 

consliuiie  et  avait  placé  sous  la  direction  d'un 
homme  jouissant  d'une  réputation  scientifique 
considérable,  George  Lee,  un  établissement  modèle 
pour  la  fabrication  des  filés  les  plus  fins.  George 
Lee  ayant  donné  sa  démission,  Owen  apprend 
par  les  annonces  que  Drinkwater  a  besoin  d'un 
nouveau  directeur  et  va  postuler  cette  situation  *  : 
((  M.  Drinkwater  me  dit  immédiatement  :  Vous 
êtes  trop  jeune.  —  C'est  là  une  objection  qu'on 
pouvait  me  faire  il  y  a  quatre  ou  cinq  ans,  mai& 
je  ne  m'attendais  pas  à  me  la  voir  faire  aujour- 
d'hui. —  Quel  âge  avez- vous  ?  —  Vingt  ans  en 
mai  prochain.  —  Combien  de  fois  vous  enivrez- 
vous  par  semaine!*  (C'était  là  un  défaut  général 
à  xManchester  et  en  Lancashire  ii  cette  époque)  — 
Je  n'ai  jamais  été  ivre  de  ma  vie,  répondis-je  en 
rougissant  à  cette  question  inattendue.  Ma 
réponse  et  la  façon  dont  je  la  fis  impressionnè- 
rent favorablement  mon  interlocuteur,  car  il 
me  demanda  ensuite  :  «  Quel  traitement  voulez- 
vous  ?  —  Trois  cents  livres  par  an.  —  Quoi,  dit 
M.  Drinkwater  avec  quelque  suprise,  trois 
cents  livres  !  J'ai  reçu  ce  matin  je  ne  sais  com- 
bien de  postulants  et  je  ne  crois  pas  que  toutes 
leurs  prétentions  réunies  s'élèvent  au  chiffre 
que  vous  réclamez  !  —  Je  ne   puis  prendre  pour 

I.   Aiitobiofjrapjùp,  p.  'x~. 


L'HOiMMK.  —  SA  FORMATION  l'HATIOUE  73 

règle  les  prétentions  des  autres  et  je  né  puis 
rien  rabattre  sur  les  miennes,  car  à  l'heure 
actuelle  c'est  exactement  ce  que  je  gagne  — 
Pouvez-vous  me  le  prouver?  —  Oui,  je  veux 
vous  montrer  mon  établissement  et  mes  livres. 
—  Eh  bien,  je  vais  avec  vous  de  ce  pas  pour 
m'en  rendre  compte.  »  Owen  fait  la  preuve  de 
ce  qu'il  a  avancé,  donne  comme  références 
ses  anciens  patrons,  et,  après  renseignements 
pris,  il  entre  chez  M.  Drinkwater. 

ÛAven  n'a  pas  encore  vingt  ans  et,  le  voilà  à  la 
tète  de  cinq  cents  ouvriers  et  d  une  fabrique  consi- 
dérée comme  lune  des  merveilles  du  monde  indus- 
triel, Il  se  trouve  en  face  d  une  lourde  tâche,  sans 
direction  ni  indication  aucunes,  très  défiant  de 
lui-memp  et  se  rendant  compte  de  1  éducation 
imparfaite  qu'il  a  reçue,  très  timide  et  ne  pou- 
vant parler  à  un  étranger  sans  rougir.  «  Si j  avais 
réiléchi  un  instant  à  la  tâche  que  j'entreprenais 
et  qui  m  était  presque  entièrement  nouvelle,  si 
j  avais  seulement  vu  l'établissement  auparavant, 
je  ne  me  serais  jamais  jeté  dans  une  entreprise 
aussi  présomptueuse'.  »  Il  doit  acheter  la  ma- 
tière première,  fabriquer  les  machines,  filer  le 
coton,  s'occuper  de  la  vente,  tenir  les  comptes, 
payer  les  salaires  et,  en  un  mot,  supporter  toute 

I.    Àiilobiixjrnijkic,   ji.   38. 


74  L'HOMME 

la  responsaJHlito  dans  la  première  fabrique  de  filés 
de  coton  fins,  ((  une  fabrique  installée  par  l'un 
des  hommes  les  plus  savants  de  lépoque,  par  un 
homme  d'une  grande  culture  et  un  mathémati- 
cien de  premier  ordre  ».  Owen  examine  tous  les 
détails  de  l'établissement  ;  le  premier  levé  et  le 
dernier  couché,  il  se  met  avec  un  soin  extrême 
au  courant  de  tout,  et  peu  à  peu  apporte  même 
des  améliorations.  Son  prédécesseur  avait  atteint 
un  degré  de  finesse  qu'on  considérait  comme  extra- 
ordinaire en  produisant  120  poignées  par  livre. 
Bientôt  Owen  perfectionne  la  qualité  de  la  fabri- 
cation. Il  écoule  peu  à  peu,  mais  difficilement,  le 
stock  des  marchandises  fabriquées  par  G.  Lee,  car 
la  clientèle  préfère  les  nouveaux  produits  aux  an- 
ciens. La  population  ouvrière  est  bien  disciplinée 
et  satisfaite  de  la  nouvelle  direction  :  l'influence 
qu'Owen  exercera  sur  les  hommes  apparaît  dès  la 
première  occasion  qui  lui  est  donnée  de  faire 
usage  de  ses  qualités  d'autorité  et  de  bonté  ' .  Notre 

1.  Autobiographie,  p.  3o-3i.  Owen  prétend  que  l'influence  qu'il 
exerçait  sur  les  autres  tient  à  la  connaissance  qu'il  a  de  la  nature 
humaine  et  à  l'absence  de  préjugés  religieux  :  «  Délivré  de  pré- 
jugés religieux,  je  considérais  les  hommes  et  la  nature  humaine 
avec  une  chanté  illimitée,  les  hommes  ne  m'apparaissaient  plus 
comme  responsables  de  leurs  actes...,  la  façon  dont  je  traitais  les 
gens  était  si  naturelle  que  je  gagnais  généralement  leur  confiance 
et  ne  développait  vis-à-vis  de  moi  que  leurs  bonnes  qualités... 
Cette  puissance  inconsciente  que  j'exerçais  avait  produit  de  tels 
effets  sur  les  ouvriers  de  la  fabrique  que,  dès  les  premiers  six  mois 


L'HO.MMK.  —  SA  FOH.MATION  PRATIQUE  75 

rrrormalcur  commence  à  Manchester  à  remplir  la 
mission  du  bon  patron  conscient  et  soucieux  de  ses 
devoirs,  mission  (juil  ne  pourra  porter  au  point 
de  perfection  qu  il  ambitionne  que  lorsqu'il  sera 
le  maître  à  New-Lanark. 

Owen  est  entré  chez  M.  DrinkAvater  en  1790  : 
au  bout  d'un  an.  il  tiouve  le  moyen  d'augmenter 
encore  la  (inesse  du  fil  en  portant  de  120  à  3oo  le 
nombre  de  poignées  par  livre.  La  qualité  du  fil 
(ju'il  fabrique  est  d'une  telle  supériorité  qu'elle 
est  payée  comptant  5o  "/„  au-dessus  de  la  liste 
des  prix  moyens.  Payant  5  shillings  la  livre  de 
coton  qu'il  transforme  en  fil  fin  pour  les  tis- 
seurs de  mousseline,  il  arrive,  au  commencement 
de  1792,  à  vendre  la  livret'  9.  i8\  6''.  Owen 
apporte  une  attention  extrême  au  choix  de  la 
matière  première  et  il  est  considéré  par  les  cour- 
tiers en  coton  comme  l  un  des  meilleurs  juges  de 
la  qualité.  En  1791  l  un  de  ces  courtiers,  Robert 
Spear,  est  chargé  de  trouver  un  filateur  compé- 
tent pour  faire  l'essai  des  deux  premières  balles 
de  coton  américain  et  donner  son  appréciation 
sur  leur  valeur  ;  il  s'adresse  à  Owen  qui  fait  le 
premier  l'expérience   du    coton   envoyé    par    les 

de  mon  administration,  je  possédais  sur  eux  la  plus  complète  in- 
fluence ;  leur  bon  ordre  et  leur  discipline  n'existaient  nulle  part  au 
même  degré  dans  aucun  autre  établissement  de  Manchester,  et  mes 
ouvriers  étaient  un  exemple  étonnant  de  sobriété  et  d'obéissance.  » 


76  L'HOMME 

Etats-Unis'.  Dès  cette  époque,  Owen  passe  pour 
le  premier  fîlateur  en  coton  fin  du  monde.  Son 
nom  a  une  notoriété  publique.  Les  produits  qui 
portent  sa  marque  se  vendent  4o  "/o  au-dessus 
de  ceux  des  meilleurs  fabricants.  Et  pendant  qua- 
rante ans,  Owen,  qui  a  pris  une  part  active  au 
développement  de  l'industrie  cotonnière,  va  rester 
l'un  des  plus  grands  industriels  anglais,  toujours 
le  premier  à  rechercher  et  à  introduire  de  nou- 
veaux perfectionnements  techniques,  économi- 
ques et  sociaux. 

Malgré  les  rares  loisirs  que  lui  laisse  la  direc- 
tion de  l'usine  Drinkwater,  Oven  aime  ù  prendre 
part  aux  causeries  intimes  qui  réunissent  au  Man- 
chester Collège  le  D'  Dalton,  Coleridge  et  quel- 
ques autres.  Dans  ces  réunions,  où  l'on  discute  les 
questions  de  science ,  de  morale  et  de  religion ,  Owen 
critique  déjà  toutes  les  religions  du  monde  ;  on  lui 
donne  le  surnom  de  «  thereasoning  machine  ^y^arce 
que,  dit-on,  il  fait  de  l'homme  un  automate  vivant, 
aune  simple  machine  àraisonner,crééeàcette  seule 
fin  par  la  nature  et  la  société  "  ».  Bien  que  ses  opi- 
nions soient  loin  d'être  orthodoxes,  on   sollicite 


1.  Comparé  au  coton  fin  d'Orléans,  il  donna  nn  meilleur  pro- 
duit, mais  de  couleur  moins  blancjie.  Los  fabricants  de  mousseline 
le  préférèrent  cependant,  car  il  suffisait  de  le  faire  blanchir  pour 
le  préférer  au  coton  employé  jusque-là. 

2.  Autobuxjrdjiliie.  p.  .'-iO. 


L'HOMME.  -  SA  FORMATION  PRATIQUE  77 

l'adhésion  d'Owcn  à  la  Société  littéraire  et  philo- 
sophique de  Manchester.  Il  devient  même  mem- 
bre du  comité,  et  c'est  dans  une  de  ces  réunions 
qu'il  prend  pour  la  première  fois  la  parole  en  pu- 
hlic.  On  traitait  la  question  cotonnière;  sur  la  de- 
mande du  président  qui  le  prie  de  faire  profiter 
l'assemblée  de  sa  compétence  en  cette  matière, 
Owen.  ému  et  rougissant,  prononce  quelques 
phrases  incohérentes,  tout  honteux,  dit-il  ',  défaire 
apparaître  ainsi  son  ignorance  et  sa  gaucherie. 
((  Sanscetincident,ilestprobablequejeneme  serais 
jamais  hasardé  à  parler  en  public.  »  Peu  à  peu  il 
acquiert  des  qualités  de  conférencier  qui  furent 
un  de  ses  moyens  les  plus  puissants  de  séduction 
et  d'action.  Du  reste,  même  dans  ce  milieu  d'hom- 
mes dont  la  culture  et  la  capacité  impressionnent 
sa  modestie,  Owen  n'en  développe  pas  moins, 
malgré  sa  timidité,  ses  conceplions  personnelles 
et  ses  opinions  subversives.  Un  jour  que  la  dis- 
cussion porte  sur  les  découvertes  deLavoisier  etde 
Chaptal,  il  déclare  que  l'univers  lui  apparaît  comme 
un  vaste  laboratoire,  que  l'homme  n'est  selon  lui 
qu'un  composé  chimique  plus  compliqué  que  les 
autres.  A  partir  de  ce  moment,  on  ne  l'appelle 
plus  que  ((  The  philosopher  loJio  intended  to  make 
men  hy  chemistry  ». 

I.    Aiiloiiographie,  p.  07. 


78  L'HOMME 

Six  mois  après  son  entrée  chez  M.  Drinkwater, 
OAven  avait  vu  son  patron  élever  son  traitement 
et  lui  proposer  de  l'associer.  Mais,  M.  Drinkwater 
lui  ayant  demandé  de  renoncer  à  cette  proposi- 
tion, Owen  déchire  l'acte  d'association  et  reprend 
en  1794  sa  liberté.  Il  s'associe  avec  deux  riches  et 
très  anciennes  maisons  de  Londres  et  de  Man- 
chester, MM.  Borrodale  et  Alkinson  et  M.  Bartons 
pour  former  la  «  Ghorlton  Twist  C°  ».  Sous  sa 
direction,  la  société  devient  bientôt  prospère  et  ac- 
quiert une  excellente  réputation  commerciale  : 
elle  a  en  Ecosse  une  nombreuse  clientèle  qui  né- 
cessite de  la  part  de  son  directeur  des  voyages  à 
Glascow.  C'est  au  cours  d'un  de  ces  voyages 
qu'Owen  rencontre  miss  Dale,  la  fdle  d'un  riche 
propriétaire  de  filatures,  grand  industriel,  com- 
merçant, banquier  etprédicateur  écossais.  Ils  ébau- 
chent ensemble  un  petit  roman  '  qui,  après  les  quel- 
ques difficultés  obligatoires,  finit  bien,  car  Owen 
obtient  de  M.  Dale  la  main  de  sa  fille,  et,  avec  le 
concours  de  ses  associés,  lui  achète  pour 
£  60000  les  établissements  de  NcAv-Lanark.  Le 
10  janvier  1800,  à  2g  ans,  ÛAven  prend  la  direc- 
tion de  ces  importantes  filatures. 

Exercé  depuis  1  ûge  de  dix  ans  à  la  pratique  des 
affaires,  Owen  a   acquis   une  grande  expérience 

I.   Autobiographie,  p.  45-55. 


L'HOMME.  —  SA  FORMATION  PRATIQUE  79 

commerciale.  Filateur,  il  a  vécu  en  quelque  sorte, 
en  y  participant,  la  révolution  industrielle  qui  a 
marqué  la  fin  du  wiif  siècle:  en  ellet,  la  filature 
était  alors  le  domaine  exclusif  de  la  grande  indus- 
trie. Vivement  frappé  du  développement  du 
machinisme  et  de  la  productivité  qui  suivit  les 
inventions  d'Arkwriglit  et  de  Watt,  Owen  a 
compris  les  conséquences  sociales  qui  en  devaient 
résulter.  La  première  empreinte  un  peu  forte 
qu'à  reçue  sa  pensée  est  cette  leçon  de  choses 
donnée  par  les  faits,  cette  culture  industrielle  et 
pratique  qui,  en  se  joignant  à  son  tempérament 
sentimental  et  chrétien  et  au  tour  d'esprit  ratio- 
naliste de  son  temps,  formera  son  caractère  et  sa 
doctrine. 


CHAPITRE    11 

L'HOMME.  —  SA  FORMATION  INTELLECTUELLE 


On  a  dit  dOwen  qu'il  n'avait  jamais  eu  qu'une 
idée  ;  lui-même  reconnaît  dans  son  autobiogra- 
phie qu  il  était  l'homme  d'un  principe  fonda- 
mental appliqué  dans  toutes  ses  conséquences. 
Et,  en  effet,  si  l'on  consulte  l'un  quelconque  de 
ses  ouvrages,  ses  brochures,  ses  discours,  ses 
rapports  ou  les  journaux  publiés  sous  son  ins- 
piration, on  peut  être  sûr  d'y  rencontrer,  leit 
motiv  invariable,  sa  fameuse  théorie  de  la  for- 
mation du  caractère  par  les  circonstances  exté- 
rieures. La  même  phrase  revient  éternellement 
sur  ses  lèvres  ou  sous  sa  plume  :  «  Le  caractère 
de  l'homme  est  un  produit  dont  il  n'est  que  la 
matière  première.  »  Toute  sa  vie,  sous  des 
formes  diverses  et  le  plus  souvent  sous  la  môme 
forme,  Robert  Owen  a  inlassablement  répété  la 
même  pensée  qui  était  l'idée  centrale  de  sa  phi- 
losophie morale    et  sociale,   on  peut  même  dire 

Edouard   Dolliîans.  6 


82  L'HOMME 

son  idée  fixe.  Dès  son  arrivée  à  New-Lanark, 
en  1800,  la  théorie  des  circonstances  va  être  le 
principe  directeur  de  sa  conduite  vis-à-vis  de 
son  personnel,  et,  en  1857,  dans  son  autobio- 
graphie il  s'écrie*  :  «  Une  fois  pour  toutes, 
maintenant  que  j'approche  de  mes  cjuatre-vingt- 
six  ans,  après  avoir  acquis  une  grande  et  extra- 
ordinaire expérience,  après  une  vie  passée  dans 
de  nombreux  pays,  au  milieu  de  toutes  les  classes 
de  la  société,  de  tous  les  credos  et  parmi  des 
hommes  de  toutes  les  couleurs,  je  veux  encore 
affirmer  cette  conviction,  fortement  imprimée 
dans  mon  esprit  :  en  dehors  d'une  transforma- 
tion radicale  dans  les  principes  et  dans  la  pra- 
tique de  la  race  humaine,  tous  les  pauvres  petits 
projets  de  réforme  des  différents  partis  politiques 
et  religieux  ne  sont  pas  seulement  sans  valeur, 
mais  font  obstacle  à  la  réalisation  immédiate  de 
la  bonté,  de  la  sagesse  et  du  bonheur  dans  l'uni- 
vers. )) 

Pendant  près  de  60  ans,  Owen  s'est  donné 
pour  mission  de  combattre  une  erreur  qu'il  dé- 
nonce comme  l'erreur  fondamentale  :  la  croyance 
à  la  liberté  et  à  la  responsabilité  humaines. 
Gomme  il  l'a  dit^  la  grande  affaire  de  sa  vie  fut 

1.   Autobiographie,  p.  77. 

•j.    Autobiographie,  p.  ^5  :  «  Ce  devint  la  grande  affaire  de  ma 
vie  que  d'entreprendre  de  convaincre  tous  ceux  avec  qui  j'entrais 


I/HOM.ME.  —  SA  FORMATION  INTELLPXÏUELI.E         83 

de  détruire,  dans  l'esprit  de  tous  ceux  qu'il  ren- 
contrait, la  conviction  que  les  hommes  sont 
maîtres  de  leurs  vertus  et  de  leurs  vices  et  par 
conséquent  responsables  de  leurs  actions  et  de 
leurs  caractères  devant  Dieu  et  devant  les  hommes. 
C'est  selon  lui  de  cette  erreur  fondamentale  que 
sont  nés  tous  les  maux  dont  souffre  l'espèce 
humaine. 

La  nature  humaine  subit  passivement  l'in- 
lluence  toute-puissante  des  circonstances  exté- 
rieures :  les  caractères  sont  le  produit  de  la  nature 
et  de  la  société  ;  la  nature  est  bonne  et  la  société 
est  mauA  aise  ;  le  mal  est  dans  les  institutions  et  non 
dans  l'homme  ;  toutes  les  misères  et  souffrances 
sociales  viennent  de  la  façon  dont  Ihomme  se 
gouverne  et  dont  il  est  gouverné. 

Puisque  les  caractères  sont  le  produit  du 
milieu  social,  c'est  le  milieu  social  qu'il  faut 
modifier  si  l'on  veut  améliorer  l'existence  hu- 
maine. La  société  est  mal  faite  et  repose  sur 
des  fondements  irrationnels,  contraires  aux  lois 
de  nature  ;    mais    il  serait  aisé    pour  un    habile 

eu  relations  des  conséquences  désastreuses  de  cette  erreur  fatale 
à  l'espèce  humaine,  et  de  leur  montrer  que  c'était  elle  qui  avait 
créé  le  crime  et  la  misère,  tandis  que  sans  elle  l'ignorance,  le 
crime  et  la  misère  seraient  inconnus  dans  le  monde.  Les  maux 
dont  cette  erreur  est  la  cause  étaient  toujours  présents  à  mon 
esprit  et  je  pris  l'habitude  de  la  combattre  toujours  et  partout, 
sous  toutes  ses  formes  et  dans  tous  ses  mauvais  effets.  » 


84  L'HOMME 

architecte  de  la  reconstruire  selon  le  j)lan  tracé 
par  la  nature  et  dicté  par  la  raison.  Au  système 
irrationnel  existant,  il  faut  substituer  un  système 
radicalement  nouveau,  le  Système  rationnel  de 
société  :  a  La  nature,  dit  OAven,  nous  avait 
donné  un  sol  capable  de  produire  en  abon- 
dance tout  ce  que  Tliomme  désire  le  plus  ; 
dans  notre  ignorance  nous  avons  planté  l'épine 
au  lieu  de  la  vigne  ' .  »  La  nature  humaine 
est  une  pâte  malléable  façonnée  par  les  circon- 
stances extérieures  ;  les  institutions  sont  res- 
ponsables de  la  malfaçon  des  caractères  ;  il  suffît 
donc  d'agir  sur  les  circonstances  extérieures 
et  sur  les  institutions  pour  faire  de  l'homme  un 
être  bon,  sage,  heureux,  utile  à  ses  semblables, 
et  de  la  vie  sociale  un  paradis  terrestre  ^  :  «  Le 
contrôle  des  circonstances  extérieures  peut 
amener  les  hommes  à  produire  dans  le  monde 
facilement  et  sûrement  un  bien  ou  un  mal 
universel^.  »  De  toutes  les  circonstances  exté- 
rieures qui  forment  l'homme  la  plus  puissante  est 
l'éducation  :  «  Des  principes  aussi  certains  que 
ceux  des    mathématiques    peuvent  être  appliqués 


1.  Happorl  au  comté  de  Lanark,  1820.  Siipplénicnt  au  i'"''  volume 
<le  l;i  vie  de  R.  Owen.  —  Volume  I.  A.  Londres,  i858.  Appen- 
dice S,  p.  3o8. 

2.  The  Book  of  The  j\rw  moral  WorlJ,  p.  v.   Introduction. 

3.  Rapport  cité,  p.  298  et  397. 


LHOMME.  —  SA  FORMATION  INTELLECTUELLE         8:i 

à  la  formation  générale  de  n'importe  quel 
caractère'.  i^  Aussi  l'éducation  est-elle  pour 
Owen  la  plus  importante  des  institutions  socia- 
les et  un  système  rationnel  d  éducation,  appliqué 
à  tous  les  individus,  est-il  le  premier  des  services 
publics.  L'éducation  rationnelle  n'est  du  reste 
qu'une  des  pièces  du  système  social.  A  n'envi- 
sager que  les  lignes  générales  de  la  con- 
ception oweniste,  la  réforme  sociale  peut  déjà 
se  définir  :  la  création  artificielle  d'un  milieu 
extérieur  qui  détermine  l'homme  ù  la  vertu  et 
au  bonheur. 

Ce  simple  exposé  montre  immédiatement  la 
source  à  laquelle  Owen  avait  puisé  ses  idées  :  ses 
théories  sociales  apparaissent  comme  une  déduc- 
tion logique  de  la  philosophie  du  xvni*  siècle. 
Cet  appel  à  la  raison  et  ce  retour  aux  lois  de  na- 
ture, cette  croyance  à  la  possibilité  d'une  transfor- 
mation immédiate  et  de  toutes  pièces  de  la  nature 
humaine  et  de  la  société  par  l'application  quasi 
automatique  d'un  système  sont  bien  les  traits  qui 
caractérisent  la  pensée  du  temps.  La  même  idée 
d'une  simple  réfection  de  la  machine  sociale,  ré- 
fection suffisante  pour  réaliser  le  paradis  sur  la 
terre,  se  retrouve  chez  tous  les  entrepreneurs  de 
reconstruction  sociale,  chez  tous  les  philosophes 

I.    Rapport  cité,  p.  398  et  397. 


86  L'HOMME 

sociaux  de  celte  époque.  L'origine  de  tous  les  ro- 
mans sociaux,  imaginés  par  des  hommes  qui  se 
piquaient  d'athéisme  et  de  matérialisme,  est  dans 
une  conception  chrétienne  qui  s'est  laïcisée  :  l'état 
de  nature  antérieur  au  péché  reporté  du  passé  dans 
l'avenir. 

C'est  à  la  philosophie  sociale  du  xviii*  siècle 
qu'en  Angleterre,  comme  en  France,  les  premiers 
socialistes  ont  emprunté  l'esprit  et  les  principes 
essentiels  de  leurs  systèmes.  Il  convient  de  rap- 
procher ici  le  nom  de  Fourier  de  celui  d'OAven. 
Sous  des  apparences  très  diiïerentes,  leurs  concep- 
tions sont  très  semblables,  non  seulement  dans 
leur  inspiration  générale,  mais  aussi  dans  leurs 
détails.  Sans  doute  Owen,  dont  le  système  plus 
simpliste  manque  de  variété  et  est  d'une  exposi- 
tion souvent  monotone,  n'a  pas  l'imagination  exu- 
bérante de  Fourier  qui  se  complaît  k  décrire  par 
le  menu  le  jeu  et  les  effets  du  mécanisme  compli- 
qué dont  il  est  l'inventeur.  Mais  les  deux  repré- 
sentants-types du  socialisme  utopique  n'ont  donné 
que  les  variantes,  française  et  anglaise,  du 
même  système,  d'un  système  qui  a  pour  fonde- 
ment les  lois  de  nature  et  la  croyance  en  la  bonté 
des  passions  humaines,  d'un  système  qui  s'inspire 
du  même  automatisme  social  et  conduit  au  même 
autoritarisme  inconscient.  La  similitude  de  leurs 
deux     doctrines     n'a    pas    échappé    à    Fourier. 


L'HOMME.  -  SA  FORMATION  INTELLPXTUELLE         87 

qui  a  accusé  Owen  de  plagiat',  après  avoir  espéré 
trouver  en  lui  le  bailleur  de  fonds  de  l'expérience 
phalanstérienne.  Elle  s'explique  par  le  milieu  et  le 
moment  où  ils  ont  vécu  ;  tous  deux  nés  presque 
la  même  année,  l'un  en  1771  et  l'autre  en  1772, 
tous  deux  mêlés  à  la  vie  pratique,  l'un  grand  in- 
dustriel et  l'autre  employé  de  commerce,  ils  ont 
emprunté  au  milieu  intellectuel  les  mêmes  ten- 
dances d'esprit  rationalistes  et  au  milieu  économi- 
que les  problèmes  posés  par  la  révolution  indus- 
trielle et  commerciale  qu'ils  avaient  sous  les  yeux. 
Produits  du  même  état  d'esprit  général,  leurs 
doctrines  se  distinguent  de  celles  des  saints  simo- 
niens  et  des  socialistes  plus  récents  par  le  même 
caractère  agraire.  Au  delà  de  la  même  préoccu- 
pation immédiate  d'une  expérience  d'initiative 
privée,  elles  tendent  au  même  interventionnisme 

I.  Pièges  et  cliarlatanisnie  des  deux  sectes  Saint-Simon  et  Owen 
(jai  promettent  ['association  et  le  progrès.  Paris,  i83i.  —  Les  lettres 
à  Muiron  du  8  avril  et  du  20  avril  1824  nous  renseignent  sur  les 
démarches  faites  par  Foiirier  auprès  d'Owen  :  le  8  a^ril  182^  : 
«  D'après  l'annonce  du  Bulletin,  j'ai  adressé  2  exemplaires  du 
Traité  de  l'Association  domestique-agricole  (paru  en  1822)  à  M.  Owen 
en  l'avertissant  de  la  prochaine  publication  de  l'abrégé  et  lui  disant 
que,  s'il  peut  fonder  une  compagnie  pour  l'essai  de  l'association, 
je  lui  offre  de  servir  aux  appointements  du  dernier  commis  de  sou 
établissement...  »  ...  et  le  20  avril  «  J'ai  reçu  une  longue  lettre 
du  secrétaire  de  NL  Owen.  Il  loue  beaucoup  mon  ouvrage  et  m'ap- 
prend que  ^L  Owen  va  fonder  un  nouvel  établissement...  si  j'étais 
engagé  là,  je  pourrais  au  printemps  prochain  faire  le  coup  de 
partir...   » 


88  L'HOMME 

déguisé  sous  des  apparences  de  libre  obéissance  à 
la  raison  et  aux  lois  de  la  nature.  La  seule  diffé- 
rence qui  existe  entre  eux,  c'est  qu'OAven  était  un 
capitaliste  et  que  Fourier  a  dû  en  chercher  un 
toute  sa  vie. 

Né  au  xviii*  siècle,  Owen  en  a  respiré  l'atmo- 
sphère intellectuelle  et  ceci  suffirait  à  expliquer 
que  ses  théories  portent  cette  empreinte.  Mais  on 
ne  peut  se  demander  si,  en  dehors  de  cette  in- 
fluence générale  qu'exerce  sur  chacun  de  nous 
l'esprit  de  son  temps,  Owen  n'a  pas  subi  une  in- 
fluence plus  directe  due  à  ses  lectures.  Dans  les 
écrits  d'Owen  on  ne  trouve  jamais  de  renvoi  à 
aucun  auteur,  car  il  avait  le  plus  profond  mépris 
pour  les  livres  et  la  prétention  d'être  un  pur  réa- 
liste uniquement  intéressé  parles  faits.  Du  reste, 
son  existence  active,  la  nécessité  où  il  avait  été 
de  très  bonne  heure  de  gagner  sa  vie,  ses  occu- 
pations personnelles,  auxquelles  vint  s'ajouter 
bientôt  la  charge  de  sa  carrière  publique  et  phi- 
lantropique,  ne  paraissent  pas  lui  avoir  laissé 
beaucoup  de  temps  pour  d'autres  lectures  que 
celles  des  journaux.  Cette  impression  première  est 
confirmée  par  le  passage  suivant  de  Robert  Dale- 
Owen,  qui,  dans  un  livre  charmant  4  travers  ma 
vie,  donne  de  précieux  détails  sur  le  caractère  et 
les  habitudes  de  son  père  :  «  Mon  plus  lointain 
souvenir  de  lui  me  le  rappelle  lisant  beaucoup, 


L'HOMMK.  —  SA  F(3R.MATI0\  INTELLECTUELLE    89 

mais  surtout  un  ou  deux  quotidiens  de  Londres 
et  autres  périodiques.  Ce  n'était  point  dans  le 
vrai  sens  du  mot  un  liomme  d'étude  et  il  n'en 
pouvait  guère  être  autrement  de  l'homme  qui,  de- 
puis l'âge  de  di\  ans,  avait  fait  son  chemin  dans 
la  vie  sans  un  dollar.  Je  nai  jamais  trouvé  dans 
sa  vaste  bibliothèque  un  livre  avec  un  note  de  lui 
en  marge  ou  un  trait  de  crayon  sur  une  seule 
page.  Il  avait  l'habitude  de  parcourir  les  livres  sans 
en  dégager  la  substantielle  moelle.  Souvent  il  les 
abandonnait  en  faisant  une  brève  remarque  comme 
celle-ci  :  les  erreurs  radicales  que  partagent  tous 
les  hommes  font  que  les  livres  ont  relativement 
peu  de  valeur.  A  l'exception  des  ouvrages  statis- 
tiques et  surtout  de  son  livre  favori  :  les  Ressour- 
ces de  l'Empire  britannique  par  Colquhoun,je  ne 
me  rappelle  pas  l'avoir  jamais  vu  prendre  des 
notes  dans  aucun  livre  '.  » 

Si,  en  général,  O^ven  faisait  peu  de  cas  des  li- 
vres, il  n'en  résulte  pas  qu'il  n'ait  pas  subi,  sans 
s'en  rendre  compte,  l'influence  de  penseurs  con- 
temporains :  celle  de  William  GodAvin  n'est  pas 
douteuse  et  les  Recherches  sur  la  Justice  politique^, 

1.  Threading  iny  ivay,  twenty  scvcn  years  oj  Aulobiograpliy,  par 
Robert  Dale-Ovven.  Londres,  Trubner  et  C"^',  1874,  p-  G7. 

2.  Enquiry  concerning  PoUlical  Justice  and  ils  influence  on  Morals 
and  Happiness.  Londres,  Robinson,  S'' éd.,  1798.  Robert  Dale- 
Owen  nous  apprend  dans  Au  cours  de  ma  vieÇp.  180)  que  son  père 
était  en  relations  avec  (îodwin. 


no  L'HOMME 

parues  en  1798  et  rééditées  en  1796-98,  ont  dû 
exercer  sur  sa  pensée  une  action  très  forte,  bien 
qu'inconciente.  A  notre  avis,  c'est  par  Godwin 
qu'Owen  a  reçu  lempreinte  précise  du  xvui'^  siè- 

Godwin  lui-même  s'inspirait  d'Helvétius  :  celui-ci  nous  appa- 
l'iiît  comme  le  grand  théoricien  de  la  pliilosophie  socialiste,  celui 
qui  le  premier  eu  a  donné  les  formules.  Dans  ses  ouvrages  De 
l'esprit  (1758)  et  De  l'homme,  il  expose  la  théorie  des  circonstances, 
la  théorie  de  la  toute-puissance  de  l'éducation  et  des  lois  pour 
fabriquer  des  hommes  bons,  justes  et  heureux.  \  oir  notamment  : 
De  l'homme,  de  ses  facultés  intellectuelles  et  de  son  éducation.  — 
Section  II,  ch.  xix  :  «  Que  les  mots  une  fois  définis,  les  proposi- 
tions de  morale,  de  politique  et  de  métaphysique  deviendront 
aussi  démontrables  que  les  vérités  géométriques;  que  les  hommes 
adoptant  alors  les  mêmes  principes  parviendront  aux  mêmes  con- 
séquences...   » 

Section  IV  :  Les  hommes  communément  bien  organisés  sout  tous 
susceptibles  du  même  degré  de  passion  :  leur  force  inégale  est  tou- 
jours en  eux  VejJeC  de  la  différence  des  positions  oh  le  hasard  les 
place  ;  le  caractère  original  de  chaque  homme  n'est  que  le  produit 
de  ses  premières  habitudes. 

Ch.  XXIV  :  L'inégalité  des  esprits  n'est  qu'un  pur  effet  de  la 
différencede  leur  éducation  (dans  laquelle  différence  je  comprends 
celle  des  positions  où  le  hasard  les  place). 

Section  VIII,  ch.  m  :  Des  causes  du  malheur  de  presque  toutes 
les  nations  :  que  le  défaut  des  bonnes  lois,  que  le  partage  trop 
inégal  des  richesses  nationales  sont  les  causes  de  ce  malheur  pres- 
que universel... 

Enfin  section  X,  ch.  vu  :  Des  obstacles  qui  s'opposent  à  la  per- 
fection de  l'éducation  morale  de  l'homme. 

Ch.  VIII  :   De  l'intérêt  du  prêtre,  premier  obstacle. 

Ch.  IX  :  Imperfection  de  la  plupart  des  gouvernements,  second 
obstacle  à  la  perfection  de  l'éducation  morale  de  l'homme. 

Ch.  X  :  Toute  réforme  importante  dans  la  partie  morale  de  l'édu- 
cation en  suppose  une  dans  les  lois  et  dans  la  forme  du  gouvernc- 
menl. 


L'HOMME.  —  SA  FORMATION  INTELLECTUELLE    91 

cle  et  la  théorie  des  circonstances  est  empruntée 
de  toutes  pièces  au  livre  de  la  Justice  politique. 
Cette  influence,  qui  se  révèle  par  l'emploi  des 
mêmes  expressions,  apparaît  nettement,  si,  lais- 
sant de  côté  les  conclusions  d'art  auxquelles  leur 
théories  les  conduit,  on  rapproche  des  idées 
d'Owen  les  idées  générales  du  livre  de  Godwin, 
Le  chapitre  iv  du  livre  I  qui  a  pour  titre  :  «  Les 
caractères  des  hommes  sont  le  produit  des  circon- 
stances extérieures  »  est  la  source  même  de  toute 
la  concejDtion  d'OAven.  Selon  Godwin,  les  actions 
et  dispositions  de  l'espèce  humaine  sont  le  produit 
des  circonstances  et  des  événements*;  car  des 
différents  ordres  de  faits  qui,  en  dehors  des  cir- 
constances extérieures,  peuvent  affecter  l'esprit 
humain, principes  innés,  instincts,  différences  ori- 
ginelles de  structure,  les  uns  sont  très  discuta- 
bles, les  autres  n  ont  sur  la  formation  de  l'homme 
qu'une  influence  négligeable.  God^vin  déclare 
que,  si  les  différences  originelles  qui  existent  entre 
les  hommes  à  leur  naissance  doivent,  en  stricte 
arithmétique,  entrer  en  ligne  de  compte,  elles  peu- 
vent être  considérées  comme  n'ayant  presqu'au- 
cune  importance  ;  les  caractères  sont  déterminés 
parl'éducation  et  leurs  défauts  peuvent  être  corrigés 
par  l'éducation.    GodAvin  prend  le  mot  éducation 

I.    Godwin,  op.  cit.,  p.   26,  ^3,  AS,  4'i,  ^5. 


92  L'HOMME 

dans  un  sens  très  large  et  distingue  difierents 
modes  déducation  parmi  lesquels  ce  qu'il  appelle 
l'éducation  politique  —  c'est-à-dire  les  modifica- 
tions que  nos  idées  reçoivent  de  la  forme  du  gou- 
vernement sous  lequel  nous  vivons. 

Dès  le  début  de  son  livre,  Godwin  pose  la 
théorie  des  circonstances  et  affirme  la  toute- 
puissance  de  l'éducation  et  des  institutions 
politiques  sur  la  formation  des  caractères.  Mais 
est-il  possible  d'améliorer  les  institutions  so- 
ciales ?  Oui,  si  l'on  cherche  à  agir  sur  les  opi- 
nions des  hommes  en  faisant  appel  à  la  raison. 
Les  actions  volontaires  des  hommes  procèdent 
de  leurs  opinions  et  la  raison  doit  régler  les 
actes  de  l'espèce  humaine'.  Après  avoir  établi 
que  les  actions  volontaires  des  hommes  sont 
conformes  aux  déductions  de  leur  intelligence, 
Godwin  tire  de  cette  proposition  fondamentale 
les  cinq  corollaires  suivants  :  i"  Un  raisonne- 
ment sain  peut  communiquer  la  vérité  et  la 
faire  triompher  de  l'erreur.  Cette  proposition, 
dit-il,  est  évidente,  car  on  ne  peut  imaginer 
qu'entre  un  raisonnement  sain  et  un  sophisme 
la  victoire  puisse  être  douteuse.  2"  Il  est  pos- 
sible de  communiquer   auv  autres  la  saine   rai- 


I.   Cliap.  V  intitulé  :  «  Les  iiclions  volontaires  des  lioinmes  pro- 
cèdent de  leurs  opinions  »,  p.  53,  85,  86. 


L'HOMME.  —  SA  FORMATION  INTELLECTUELLE        O.? 

son  et  la  vérité  :  si  le  champion  de  la  vérité  est 
sulllsaniment  maître  de  son  sujet,  il  doit  réussir 
inunédiatement  dans  son  entreprise.  3"  La  vérité 
est  toute-puissante.  4"  Les  infirmités  morales 
de  l'homme  ne  sont  pas  invincibles,  parce  qu'elles 
sont  fondées  sur  l'ignorance  et  Terreur  :  la  vérité 
peut  les  faire  disparaître  et  les  remplacer  par  des 
principes  plus  nobles  et  plus  bienfaisants.  5"  La 
dernière  proposition  résulte  de  toutes  les  autres, 
c'est  l'affirmation  de  la  perfectibilité  humaine  : 
l'homme  est  susceptible  d'un  progrès  indéfini. 
Ainsi  les  principes  essentiels  de  la  doctrine  d'Owcii 
se  trouvent  déjà  chez  God^vin,  la  théorie  des  cir- 
constances comme  la  croyance  à  la  jDerfecti- 
bilité  humaine  sous  l'influence  toute-puissante 
de  la  raison,  comme  aussi  la  doctrine  de  la  né- 
cessité morale  et  de  l'irresponsabilité'.  Si  nous 
avons  quelque  peu  insisté  sur  les  idées  de 
Godwin,  c'est  justement  parce  qu'elles  souli- 
gnent et  précisent  le  caractère  mécanique  et 
rationaliste  des  conceptions  d'Owen. 

Robert  Owen  aurait  pu  se  donner  comme  l'il- 
lustration de  sa  doctrine  de  circonstances  :  ses 
théories  ne  sont  pas  seulement  le  produit  de  la 
philosophie  de  son  temps,  mais  aussi  des  événe- 
ments de  sa  vie  active   et  professionnelle.  Tout 

I.  Chap.  M,  livre  IV,  p.  363,  38i,  SgS. 


n  L'HOMME 

d'abord,  sous  les  yeux  même  d'Owen,  le  déve- 
loppement du  machinisme  et  de  la  grande  indus- 
trie et  les  souflrances  qui  en  sont  résultées  po- 
saient d'une  façon  vivante  la  question  sociale, 
et,  en  révoltant  son  cœur,  ont  amené  le  patron 
philanthrope  à  réfléchir  au  problème  de  la  mi- 
sère et  à  en  chercher  le  remède.  En  un  autre 
sens  encore,  l'expérience  industrielle  a  agi  sur 
ses  conceptions  et,  par  une  coïncidence  curieuse, 
a  imprimé  à  sa  doctrine  la  même  direction  que 
celle  qu'elle  recevait  d'autre  part  des  idées  ré- 
gnantes. Les  habitudes  d'esprit  acquises  comme 
chef  d'atelier,  le  spectacle  des  opérations  méca- 
niques de  la  fabrique,  où  l'homme  n'était  plus 
qu'une  partie  de  la  machine  et  semblait  agir 
automatiquement,  ont  renforcé  dans  l'esprit 
d'Owen  la  tendance  de  son  siècle  à  l'automatisme 
social.  Le  moment  où  Ovven  a  vécu,  sa  formation 
pratique  et  sa  formation  intellectuelle  déterminent 
et  expliquent  les  traits  distinctifs  de  son  socia- 
lisme. Ce  socialisme,  qui  inspire  encore,  bien 
qu'à  leur  insu  peut-être,  la  pensée  de  nombreux 
réformateurs,  a  un  triple  caractère  :  il  est  méca- 
nique, rationaliste  et  agraire  ;  et,  par  ce  dernier 
caractère  seulement,  il  s'oppose  au  socialisme 
moderne'.  Mais  le  principe  du  socialisme  demeure 

I.    Malgré  ses  prétentions   au    réalisme,  le  socialisme  moderne, 


L'HOMME.  —  SA  FORMATION  INTELLECTUELLE    9o 

le  même.  Quelque  dilVérentes  qu'apparaissent  les 
formes  qu'il  a  successivement  revêtues,  il  repose 
toujours  sur  l'automatisme  social. 

La  conception  d'Owen  est  une  conception 
mécanique  :  Owen  considère  la  société  comme 
un  produit  manufacturé  et  le  système  des  in- 
stitutions comme  un  organisme  mécanique  dont 
les  rouages  sont  transformables  à  volonté.  Le  Sys- 
tème  social  est  applicable  comme  une  invention, 
une  machine  nouvelle  qui  doit  donner  un  plus 
grand  rendement  de  bonheur.  L'influence  de  la  vie 
industrielle  sur  l'esprit  d'Owen  est  sensible  jus- 
que dans  les  expressions  dont  il  se  sert  :  à  propos 
du  Système  social,  il  parle  de  la  «  new  machinery  », 
et,   h  propos   de   l'éducation,   il  emploie   le  mot 


comme  nous  l'avons  montré  dans  l'Introduction,  demeure  essen- 
tiellement sentimental  et  utopique. 

Le  marxisme  lui-même,  dit  socialisme  scientifique,  repose  sur 
une  idée  latente  de  justice  plus  encore  qu'il  ne  s'appuie  sur  le 
matérialisme  historique  ;  lorsqu'on  parle  du  marxisme,  il  faut  se 
^farder  de  confondre  les  deux  éléments  dont  il  se  compose  et  il 
convient  de  distinguer  soigneusement  : 

1°  L'élément  d'analyse  historique  qui  fait  la  valeur  de  l'œuvre 
de  Marx  ; 

3'^  L'élément  déductif  et  a  priori,  d'origine  ricardienne,  la  mé- 
taphysique de  la  valeur  travail,  qui  se  joint  à  l'aspiration  senti- 
mentale non  avouée  par  Marx,  à  l'idée  latente  de  justice  sociale, 
pour  donner  naissance  aux  formules  rigides  d'orthodoxie  socialiste, 
aux  condamnations  hâtives  de  l'orjfanisation  de  la  société  indivi- 
dualiste, aux  prédictions  simplistes  d'évolution  et  de  révolution 
sociale. 


96  .  L'HOMME 

((  manufacture  characters^  ».  C'est  qu'en  efl'et 
dans  sa  pensée  on  fabrique  des  caractères  comme 
on  fabrique  des  produits.  Les  institutions  sont 
seules  responsables  de  la  malfaçon  des  caractères  ; 
la  nature  humaine  est  une  matière  première 
façonnable  au  gré  des  fabricants  de  bonheur 
social.  Le  milieu  externe  domine  tellement  la 
formation  de  l'homme  que  la  forme  des  bâtiments 
en  parallélogramme  n'y  est  pas  indifférente.  Cette 
conception  mécanique  du  système  social,  cette 
idée  de  la  passiveté  et  de  la  malléabilité  de  la  na- 
ture humaine  donnent  au  socialisme  d'Owen* 
son  caractère  artificiel  et  conduisent  tout  naturel- 
lement à  l'étatisme  :  L'Etat  n'est-il  pas  la  seule 
puissance  capable  de  généraliser  l'application 
du  nouveau  machinisme  social  qui  doit  donner 
un  plus  grand  rendement  de  bonheur  .^^  n'est-il 
pas  tout  désigné  pour  imprimer  à  tous  les  ca- 
ractères, par  une  éducation  uniforme,    la  même 

1 .  The  Hevohition  in  Oie  Mind  and  Practice  of  The  Hiinian  Race 
or  The  comlny  change  from  IrralionalUv  lo  RalionalUy,  p.  7^,  p.  76, 
p.  78. 

2.  Owen  n'est  du  reste  que  le  représentant  le  plus  typique  de 
cette  forme  de  socialisme  qui  a  été  très  générale  de  son  temps  et 
qui  n'a  point  disparu.  L'exagfération  à  laquelle  son  esprit  simpliste 
et  absolu  le  conduisait  ne  doit  pas  faire  oublier  son  caractère  repré- 
sentatif de  toute  une  mentalité,  mentalité  qui  est  aujourd'hui 
celle  des  socialistes  unifiés  et  dont  les  socialistes  indépendants  ne 
se  dég-agent  que  dans  la  mesure  où  ils  deviennent  infidèles  aux 
principes  socialistes. 


L'IIO.M.MK.  —  SA  FOli.MATlflN  IN'PELLKGÏUKLLE         97 

marque  de  rabrujiic  el  pour  créer  l'unité  morale 
qui  réalisera  1  harmonie  P  Le  système  social  s'ap- 
plique sans  iniervention  de  la  spontanéité  indi- 
viduelle. 

La  conception  d'Owen  n'est  pas  seulement 
mécanique,  elle  est  rationaliste  ;  avant  tout  elle 
fait  appel  à  la  Uaison,  et  par  là  elle  paraît  tout 
d  abord  échapper  à  cet  étatisme  qui  semblait 
être  la  conséquence  logique  de  son  caractère 
mécanique.  Le  Syslème  social  est  le  système 
rationnel  de  société  conforme  aux  lois  de  na- 
ture ;  il  est  vrai  d'une  vérité  absolue  et  univer- 
selle. Dans  son  livre  du  Nouveau  Monde 
moraV ,  Robert  Owen  trace  la  constitution  géné- 
rale du  gouvernement  et  le  code  universel  des 
lois,  et,  dans  la  Révolution  universelle  de  la 
race  humaine',  parue  en  18^9,  il  reprend  ces 
règles  du  gouvernement  permanent  et  univer- 
sel et  énumère  les  lois  de  la  constitution  et 
du  code  universels.  Ces  lois  universelles,  dont 
l'application  doit  transformer  la  condition  hu- 
maine   et    faire    disparaître    toutes    les    misères 

I.  The  Book  of  ihe  ïVe)v  moral  World  (6<^  partie,  p.  i88)  ren- 
fermant le  système  rationnel  de  société  et  exposant  la  constitution 
et  les  lois  de  la  nature  humaine  et  de  la  société  ;  la  t"'^  édition 
américaine,  publiée  à  Ne\v-\ork  en  i845,  contient,  réunies  en  un 
volume,  les  sept  parties  publiées  successivement  à  Londres. 

i.    The  Révolution,  cli.  iv,  p.  56.   Londres,   Effingham  Wilson, 

Edouard  Dolléaks.  7 


98  L'HOMME 

sociales,  ce  sont  les  lois  de  nature  dont  la 
raison  démontre  l'évidence.  Aussi  semble-t- 
il  qu'il  suffit  de  faire  appel  à  la  raison  des 
hommes,  et,  par  des  expériences  d'initiative 
privée,  de  leur  faire  comprendre  la  bien- 
faisance du  système  social  qu'on  préconise. 
Mais,  si  des  applications  partielles  du  système 
sont  indispensables,  s  il  est  nécessaire  par  des 
expérimentations  particulières  de  faire  la  preuve 
de  son  efficacité,  c'est  afin  surtout  déclairer  la 
religion  des  autorités  et  puissances  sociales.  Il 
s'agit  moins  de  convaincre  les  individus,  dont 
le  système  irrationnel  de  société  et  d'éduca- 
tion a  déformé  le  caractère,  que  de  montrer 
le  chemin  aux  gouvernements,  comme  le  dira 
Owen.  En  dernière  instance,  c'est  en  l'autorité 
des  gouvernements  éclairés  par  la  raison  d'une 
élite  qu'Owen  met  son  suprême  espoir  de  réa- 
lisation intégrale  du  bonheur  humain  ;  sans 
doute  l'intervention  n'est  destinée  qu'à  renfor- 
cer la  voix  mal  écoutée  de  la  raison  :  ainsi 
se  concilie  chez  Gavcu  la  crovance  à  la  toute- 
puissance  de  la  vérité  sur  l'esprit  humain  et  le 
fétichisme  de  l'Etat.  Le  second  caractère  de  la 
doctrine  s'unit  au  premier  pour  conduire  à  la 
même  conséquence  :  une  intervention  étatiste 
forcée.  A  la  base  même  de  la  doctrine  d'Owen 
se     rencontre     un     autoritarisme     initial,     né- 


L'HOMME.  —  SA  FORMATION  INTELLECTUELLE    99 

cessaire  el  bienfaisant,  autoritarisme  qui  s'ex- 
plique aisément  si  l'on  rappelle  la  théorie  des 
circonstances  :  puisque  le  contrôle  des  cir- 
constances peut  produire  un  bien  ou  un  mal 
universel,  n'est-il  pas  tout  naturel  de  mettre 
au  service  de  la  vérité  et  du  système  rationnel 
l'instrument  le  plus  fort  de  réalisation  ?  Qu'im- 
porte du  reste  la  contrainte  imposée  aux  indi- 
vidus, s  ils  ne  veulent  pas  se  plier  aux  comman- 
dements de  la  raison  :  les  hommes  ne  sont-ils 
pas  matière  amorphe  et  n'a-t-on  pas  le  droit  de 
les  rendre  heureux  malgré  eux  *  ? 

Enfin,  comme  toutes  les  conceptions  socialis- 
tes issues  directement  du  xviu"  siècle,  celle 
d'Owen    a   un  caractère    agraire.    C'était     là    la 


I.  Le  despotisme  cl'0\A"en  apparaît  bien  dans  cette  anecdote  de 
Lowett  (T/ie  Life  and  stniycjles  of  William  Lovelt  in  his  pursuil  of 
bread,  Knowledge  and  Jreedom.  London,  Triibner,  1876,  p.  /19). 
A  une  réunion  où  l'on  discutait  la  rédaction  d'une  circulaire, 
Owen  propose  un  amendement  qui  est  repoussé  par  le  Comité. 
Malg-ré  cette  décision  et  à  l'insu  des  membres  du  Comité,  Oweu 
introduit  cet  amendement  dans  la  circulaire.  Apprenant  ce  fait,  le 
Comité  envoie  une  délég-ation  pour  se  plaindre  à  Owen.  Comme 
les  délég-ués  lui  demandaient  s'il  ne  pensait  pas  que  sa  conduite, 
avait  été  très  despotique,  Owen  leur  répond  sans  se  déconcerter 
qu'en  effet  c'était  là  un  acte  de  despotisme,  mais  que,  comme  ni 
aucun  d'eux,  ni  le  Comité  qui  les  avait  envoyés  ne  savaient  ses 
projets  et  ses  fins,  ils  devaient  consentira  se  laisser  g-ouverner  par 
des  despotes  jusqu'au  moment  où  ils  auraient  acquis  une  science 
suffisante  pour  se  gfouverner  eux-mêmes. 


100  L'HOMME 

tradition  du  communisme  depuis  Platon  '  et 
Owen  y  reste  fidèle.  Tout  comme  le  phalan- 
stère de  Fourier,  les  petites  communautés  qui 
étaient  les  cellules  sociales  du  système  devaient 
avoir  jiour  occupation  première  les  travaux 
agricoles.  Les  travaux  industriels  ne  devaient 
intervenir  que  dune  façon  très  accessoire  et 
seulement  comme  annexes  de  l'établissement 
agricole.  Cette  prépondérance  de  l'agriculture 
s'explique  par  des  raisons  économiques  et  des 
raisons  sentimentales.  La  terre  apparaît  comme 
le  phénomène  fondamental  de  l'économie,  la 
source  de  toutes  les  richesses.  Owen  est  agro- 
centriste, malgré  sa  vie  de  grand  industriel  ou 
plutôt  justement  parce  qu'il  est  tout  ému  des  maux 
que  la  grande  industrie  développe  sous  ses 
yeux.  Les  préoccupations  de  vertu  et  de  moralité 
qui  dominent  sa  doctrine  contribuent  à  cette 
prédilection  pour  la  vie  agricole.  Le  retour  à  la 
nature  et  à  la  vie  champêtre  avait  été  une  des 
modes  intellectuelles  du  xvin"  siècle  et  les  ro- 
mans sociaux  avaient  pris  forme  d'idylles  et  de 
pastorales.  Par  une  confusion  curieuse  entre 
les  deux  sens  du  même  mot,  il  semblait  que 
l'homme  devenait  meilleur  au  contact  de  la 
nature,     et    qu'en    s'adonnant    aux    occupations 

I.   A.  Souchon,   Les   théories  économiques    de    la  Grèce   antique, 
p.  iSg-iGô. 


L'HOMME.  —  SA  FORMATION  I INTELLECTUELLE       101 

agricoles  il  se  rapprochait  des  lois  de  nature.  La 
culture  de  la  vertu  se  fait  mieux  aux  champs  qu'à 
la  ville.  Dans  l'imagination  des  philosophes 
sociaux,  la  représentation  physique  et  morale  de 
cet  état  de  nature  d'origine  chrétienne  se  modèle 
sur  le  jardin  du  paradis  terrestre  et  l'innocence 
des  premiers  jours  de   la  création. 


Quelles  qualités,  quel  caractère  Owen  allait-il 
mettre  au  service  des  conceptions  sociales  aux- 
quelles sa  formation  pratique  et  intellectuelle 
1  avait  logiquement  conduit  ?  Quelle  était  sa 
physionomie  au  physique  et  au  moral  .*^  G.  J. 
liolyoake  nous  dit  que  ses  portraits  populaires 
le  représentaient  avec  une  ligure  «  osseuse  et 
anguleuse  totalement  dépourvue  de  cette  ex- 
pression qui  faisait  deviner  en  lui  l'apôtre  ». 
Le  médaillon,  reproduit  ici,  donne  quelque  idée 
de  son  air  inspiré,  de  sa  foi  enthousiaste,  de  son 
énergie  indomptable  :  le  portrait  en  couleurs,  qui 
se  trouve  à  la  National  Gallery  ' ,  le  complète  et 

•  I.  Peint  par  Brooke,  i834.  La  National  Gallery  possédait  aussi 
un  dessin  signé  S.  B.  (i85i)  reproduit  en  tète  de  cette  étude.  Le 
portrait  le  plus  agréable  d'Owen,  qui  n'est  peut-être  pas  le  plus 
ressemblant,  est  celui  dePickersgill(iS26)  qui  appartient  à  M.  Tebb. 
(le  portrait,  ainsi  que  celui  de  Farqueliar  (i856),  a  été  reproduit 
par  G.  J.  liolyoake  dans  sa  brochure  :  Robert  Owen,  the  precursor 
of  social  Progress  (The  Coopérative  Union,  Manchester) . 


102  L'HOMME 

VOUS  révèle  la  boiilo  obstinée  de  ses  yeux  bleu 
foncé  qui  veulent  vous  inculquer,  de  gré  ou  de 
force,  la  conviction  qui  les  éclaire  :  on  comprend 
la  puissance  qu'il  exerçait  autour  de  lui.  J'ai  eu, 
en  avril  190/i,  l'occasion  de  voir  Mrs.  Templeton, 
petite-fille  d'Owen  et  qui  passe  pour  lui  ressem- 
bler étrangement  ;  j'ai  retrouvé  en  elle  l'impres- 
sion que  m'avait  laissée  le  portrait  de  la  National 
Gallery  :  ce  sont  les  mêmes  yeux  bleus  qui  vous 
pénètrent  et  ne  semblent  vous  regarder  que  pour 
vous  convaincre,  la  face  vivante  et  comme  illu- 
minée par  la  foi  intérieure,  le  front  large,  la  bou- 
che forte  et  tenace,  et  ce  nez  qui  était  une  des 
caractéristiques  de  la  famille  Owen*. 

Le  caractère  moral  d'Owen  ne  dément  pas  les 
indices  de  sa  physionomie  physique.  Les  deux 
sentiments  qui  dominent  son  caractère  comme  sa 
conduite  sont  un  amour  universel  et  un  optimisme 
inébranlable. 

L'amour  qu'Owen  portait  à  tous  les  êtres  hu- 

I.  A  propos  de  ce  nez,  voici  l'anecdote  que  Mrs.  Templeton  m'a 
racontée:  Voyageant  un  jour  en  Indiana,  elle  se  trouve  arrêtée' 
en  un  mauvais  chemin,  sa  voiture  embourbée  ne  pouvant  plus 
avancer,  lorsque  vient  à  passer  un  fermier  qui  avait  connu  son 
grand-père.  En  apercevant  Mrs.  Templeton,  il  s'approche  et  la 
regardant,  bien  en  face,  il  lui  dit  :  »  Vous,  vous  êtes  une  Owen  ; 
vous  .avez  le  nez  des  Owen  »,  et,  s'empressant,  il  attache  ses  che- 
vaux à  la  voiture,  afin  de  la  tirer  d'embarras...  Et  c'est  ainsi,  me 
dit  Mrs.  T...  dans  une  phrase  dont  l'humour  est  intraduisible  en 
français,  que  «  je  lus  tirée  de  la  boue  par  mon  nez  ». 


II^^^H 

^^^^^H 

'^"^^j^^^H 

^^■^^     '^^MicSw'' 

HPHpy              Il^^^^^I 

:^^^l^H 

^^^^^^^^^^^^^^^^^^^HP^  '^' 

J| 

II 


L'HOMME.  -  SA  FORMATION  INÏELLEGïUP:LLE       103 

ïiiains  était  tel  que,  lorsqu'il  se  trouvait  dans 
une  réunion,  il  ne  pouvait  s'empêcher  d'em- 
brasser toutes  les  personnes  présentes  ;  voyant  les 
liens  d'alTectueuse  tendresse  qui  existaient  entre 
Owen  et  les  enfants  des  écoles  de  New-Lanark,  sa 
femme  avait  coutume  de  lui  dire  en  plaisantant  : 
ù  Tu  les  aimes  mieux  que  tes  propres  enfants  !  » 
Cette  puissance  d'amour  a  été  sans  doute  sa  plus 
grande  force  de  séduction  ;  sa  sympathie  spon- 
tanée pour  tous  ceux  qu'il  approchait  attirait  leur 
sympathie  et  il  gagnait  les  cœurs  en  offrant  le 
sien.  Mrs.  Templeton  m'a  dit  avoir  connu  des 
gens  qui,  plus  de  trente  ans  après  sa  mort,  pleu- 
raient encore  en  parlant  de  lui  ou  qui,  pour  l'avoir 
entendu  une  seule  fois,  avaient  vu  leur  vie  com- 
plètement transformée.  Un  jour  que  la  petite-fille 
d'Owen  faisait  une  conférence,  elle  fut  reconnue 
par  un  admirateur  de  son  grand-père  qui,  ne  pou- 
vant maîtriser  sa  joie  et  l'émotion  du  souvenir, 
accompagna  ses  paroles,  pendant  toute  la  durée 
de  la  conférence,  des  mots  inlassablement  répétés 
de  ((  Dieu  vous  bénisse  ! . . .  »  Le  charme  d'OAven 
venait  sans  doute  de  ce  que  cet  homme,  a  ce 
grand  prêtre  de  la  raison  '  »  qui  ne  voulait  faire 

I.  Oweu  iiiiiKiit  il  Pire  nommé  le  yriind  prêtre  de  la  raison.  Le 
D''  Macnal)  nous  rapporte  ces  propos  du  major  Torrcns  :  Il  tlisait 
qu'  «  Oweii  était  un  liorarae  surprenant,  persévérant  dans  ses 
efforts  et  trouvant  dans  l'obstacle  une   source  nouvelle   d'ardeur  ; 


104  L'HOMME 

appel  qu'à  la  seule  raison,  n'obéissait  jamais 
qu'aux  seules  impulsions  de  sa  sensibilité  ;  il  re- 
connaît lui-même,  clans  son  autobiograpliie,  qu'il 
n'était  pas  le  maître  de  cette  sensibilité  et  qu'il 
agissait  toujours  par  sentiment,  même  lorsqu'il 
savait  agir  contrairement  au  bon  sens  et  à  la  rai- 
son. Son  cœur  devait  du  reste  être  bien  rarement 
contredit  par  sa  raison,  car  le  second  trait  domi- 
nant de  son  caractère  était  un  optimisme  iné- 
branlable' qu'on  retrouve  à  tous  les  moments  de 
sa  vie. 

Jamais,  durant  sa  longue  carrière  et  inalgré 
ses  échecs  successifs,  Owen  n'apparaît  découragé 
un  seul  instant  :  la  réalité  et  la  vie  ont  beau  infli- 
ger à  ses  conceptions  des  démentis  cruels,  jamais 
il  ne  met  en  doute  la  valeur  de  son  système 
et  il  attribue  toujours  ses  insuccès  à  des  circon- 

qu'il  fût  dans  le  vrai  ou  dans  le  faux,  quand  on  réfléchissait  à  la 
philanthropie  de  ses  desseins,  on  pouvait  excuser  l'enthousiasme 
vertueux  qui  le  faisait  se  flatter  d'être  le  grand  prêtre  de  la  rai- 
son ». 

I.  Cet  optimisme  a  été  sans  doute  aussi  une  des  raisons  de  son 
influence  :  une  conviction  foi-te  qui  ne  doute  point  d'elle-même, 
s'impose  souvent  à  la  volonté  des  autres  et  l'optimisme  agit  comme 
stimulant. 

Cette  faculté  de  toujours  considérer  le  bon  côté  des  choses 
était  une  qualité  de  famille.  Mrs.  T...  m'a  raconté  que  son  père, 
Robert  Dale  Ow^en,  trompé  par  un  ami  très  cher  et  à  moitié  ruiné 
par  lui,  au  lieu  de  se  désespérer,  se  frottait  les  mains  avec  satis- 
faction en  s'écriant  :  Quel  bonheur  qne  nous  n'ayons  pas  de  dettes! 


L'HOMME.  —  SA  FORMATION  INTELLECTUELLE       10?; 

stances  secondaires  ou  à  une  ignorance  temporaire 
de  la  vérité.  Au  commencement  comme  à  la  fin 
de  chaque  nouvelle  entreprise,  avant  comme 
après  l'expérience  de  New  Harmony,  avant  comme 
après  celle  de  l'Equitable  Banque  d'Echange  de 
Travail,  il  annonce  l'avènement  d'une  ère  nou- 
velle pour  l'humanité  régénérée.  Après  la  dispa- 
rition du  journal  la  Crisls,  le  premier  numéro  du 
New  moral  World  proclame  la  Venue  du  Nouveau 
Monde  moral,  ((  un  monde  oii  le  mensonge  sous 
aucune  forme  n'aura  plus  de  raison  d'être,  un 
monde  où  l'argent  n'aura  plus  aucune  influence, 
où  la  pauvreté  et  l'inhumanité  seront  inconnues: 
un  monde  où  tous  les  biens  seront  produits  en 
abondance  et  où  tous  pourront  jouir  de  cette 
abondance  ;  un  monde  où  l'esclavage  et  la  servi- 
tude n'existeront  plus,  mais  où  la  plus  grande  li- 
berté se  conciliera  avec  l'union  la  plus  étroite, 
union  tissée  par  les  liens  puissants  de  l'intérêt  et 
les  fds  de  soie  de  lamour;  un  monde  où  de  l'a- 
mour naîtra  un  bonheur  exquis  que  n'assombrira 
aucune  misère;  un  monde  où  lamour  et  la  rai- 
son présideront  avec  sagesse  aux  destinées  de  la 
race  humaine;  un  monde  où  le  travail  pénible  ne 
sera  plus  nécessaire,  et  où  la  production  de  la  ri- 
chesse sera  une  source  perpétuelle  de  plaisir  et  de 
joie  ;  un  monde  dont  seront  bannies  les  mauvai- 
ses passions  :  un  monde  où  l'on  n'entendra  plus 


106  L'HOMME 

ni  louanges  ni  blâmes  ;  où  personne  ne  désirera 
plus  se  distinguer  des  autres  que  par  la  plus 
grande  somme  de  bonheur  général  que,  par  ses 
forces  Jiaturelles,  il  pourra  donner  à  la  grande  fa- 
mille humaine  :  un  monde,  en  un  mot,  où  dès  la 
seconde  génération  il  n'existera  plus  ni  ignorance, 
ni  pauvreté,  ni  charité  ;  où  la  maladie  et  la  misère 
n'auront  presque  plus  de  place,  où  la  guerre 
n'aura  plus  de  nom,  et  où  la  religion,  l'amour  ou 
l'argent  ne  sépareront  plus  l'homme  de  l'homme 
et  ne  créeront  plus  d'antagonismes  dans  aucune 
portion  de  l'humanité'...  »  A  l'âge  de  77  ans,  en 
i8/i8,  il  envoie,  le  27  février,  aux  hommes  et  aux 
femmes  de  France  une  adresse  dans  laquelle  il 
dit  :•((  Amis,  une  grande  responsabilité  vient  de 
peser  soudain  sur  vous...  Vous  pouvez  désormais 
établir  un  nouveau  gouvernement  basé  seulement 
sur  la  vérité,  gouvernement  qui  pourra  servir 
d'exemple  au  monde  et  devenir  un  bienfait  pour 
l'humanité.  ^  ous  êtes  aujourd'hui  dans  les  meil- 
leures conditions,  qui  se  soient  jamais  jirésentées 
dans  les  annales  des  nations,  pour  établir  en 
France  la    charité,  la  paix,  la   bienveillance,    au 

I.  The  New  moral  World,  i"''  novembre  i834,  Collection  du 
Brilish  Muséum.  Le  7  janvier  i836,  Friincis  Place  écrit  :  Aujour- 
cl'luii  M.  Owen  m'a  assuré,  en  présence  de  plus  de  3o  personnes, 
que  dans  l'espace  de  six  mois  tout  l'édifice  social  sera  coniplète- 
inent  transformé,  rïraliiim  ^^^lllas,  V'ic  de  Place,  LoiijpiKins  fircen 
an  C",  98,  p,  0'|. 


L'HOMME.  —  SA  FORMATION  INTELLECTUELLE   107 

milieu  d'une  augmentation  annuelle  de  biens  et  de 
savoir  ' . . .  » 


I.  Nous  donnons  en  iinncxe  cette  .ulresse,  publiée  clans  La  \olx 
des  fcimnes,  a5  mars  i8'|8.  (Jwen  vient  à  Paris  où  il  est  présenté 
au  clnb  du  citoyen  (labet.  C'est  à  la  suite  de  ce  séjour  à  Paris 
qu'il  publie  The  Révolution  in  Ihe  Mind  and  Practice  of  human  race 
(iS^i))-  La  présentation  d'Owen  au  club  de  Cabet  est  racontée 
comme  suit  par  la   Voix  des  femmes  du  G  avril  i848  : 

Le  Ci.ub  du  citoyen   Cabet. 

Le  club  du  citoyen  Cabet  est  le  seul  qui,  jusqu'à  présent,  ait  été 
ouvert  aux  femmes  comme  aux  hommes,  comprenant  dans  la  même 
fraternité  les  deux  moitiés  du  j];'enre  humain.  Plus  de  quatre  mille 
personnes  des  deux  sexes  se  sont  réunies  lundi  soir,  à  l'heure  in- 
diquée, et  le  silence  le  plus  profond  s'est  établi  dans  la  vaste 
assemblée  à  la  voix  grave  et  persuasive  du  chef  des  Icaricits.  Il  a 
d'abord  présenté  à  son  auditoire  ému  le  vénérable  Robert  Owen, 
ce  vieillard  qui,  pendant  cinquante  ans,  a  eu  pour  unique  but  le 
bonheur  des  travailleurs,  et  qui,  maintenant  âg'é  de  soixante-dix 
ans,  vient  à  Paris,  ce  foyer  d'actions  vivifiantes,  pour  y  prendre  sa 
part  d'émotion  ;  ce  célèbre  septuagénaire  prouve  bien  que  le  cœur 
de  l'homme  généreux  ne  vieillit  pas,  même  sous  les  cheveux  blancs  ! 
Robert  Owen,  ne  pouvant  point  s'exprimer  dans  la  langue  fran- 
çaise, a  promis  de  répondre  par  écrit  à  l'enthousiaste  accueil  que 
l'assemblée  lui  a  fait. 

Le  citoyen  Cabet  a  parlé  du  journal  la  Voix  des  Femmes  ;  il  a 
manifesté  hautement  sa  sympathie  pour  cette  œuvre  toute  de  pro- 
grès ;  il  la  soutiendra  de  tous  ses  efforts,  et  les  femmes  trouveront 
en  lui  leur  plus  ferme  défenseur;  plusieurs  séances  leur  seront 
spécialement  consacrées,  pendant  lesquelles  leurs  droits,  fondés 
sur  des  bases  inébranlables,  seront  proclamés,  développés  et  ap- 
puyés par  l'habile  et  courageux  chef  des  socialistes. 

Après  avoir  traité  divers  sujets  et  parlé  de  la  candidature  des 
membres  du  gouvernement  à  l'Assemblée  nationale,  candidature 
accueillie  à  la  presque  unanimité,    le    citoyen    Cabet   a    blâmé    en 


108  L'HOMME 

Cet  amour  universel  et  cet  optimisme  inlassa- 
ble justifient  le  nom  de  socialisme  sentimental 
donné  à  des  doctrines  comme  celles  d'Owen.  Au 
service  de  ses  idées,  O^ven  a  mis  une  ténacité 
qu'expliquent  son  caractère  entêté  et  sa  réussite 
dans  la  vie  pratique.  Les  succès  si  rapides  de  sa 
carrière  industrielle  ont  certainement  renforcé  la 
confiance  que  ce  selj  made  man  avait  en  lui- 
même  et  en  la  vérité  de  ses  idées. 

Owen  a  consacré  à  une  série  d'expériences  so- 
ciales sa  vie,  son  activité  et  sa  fortune,  et  on  a  pu 
dire  de  lui  qu'il  semblait  mettre  son  point  dlion- 
neur  à  payer  la  note  de  toutes  les  expériences 
communistes  sans  succès.  A  travers  toutes  ces 
expériences,  Owen  a  poursuivi  la  réalisation 
d'une  conception  systématique,  lapplication 
de  ses  principes  de  pliilosopliie  sociale  et  du 
système  rationnel  de  société.  La  vie  d  Owen  a  été 

termes  énerg'iques  le  renvoi    des  ouvriers  étranfiers,  cette  mesure 
iintifraternelle  ! 

A  ce  sujet,  nous  avons  entendu  de  belles  et  touchantes  paroles 
sorties  du  cœur  plus  encore  que  de  la  bouche  desimpies  ouvriers  : 
«  Il  n'y  a  point  d'étrangers  pour  nous  !  »  disait  l'un; —  «  Les  l'roiî^ 
tières  ont  été  faites  par  les  rois  et  pour  les  i:ois  »,  disait  l'autre  ; 
pensée  sublime  !  qui  prouve  que  toutes  les  barrières  de  l'ég-oïsme  et 
de  l'orgueil  sont  déjà  renversées  aux  yeux  du  peuple,  et  que  pour  le 
peuple  désormais  la  fraternité  n'est  pas  un  mot  vide  de  sens,  mais 
une  vérité  sacrée  qui  fait  de  toutes  les  nations  éparses  sur  le  globe 
la  vaste  famille  humaine,  la  ruche  sociale,  travaillant,  active  et 
joyeuse,  sous  le  soleil  de  Dieu  ! 

G.   S. 


L'HOMME.  —  SA  FOBMATION  INTELLECTUELLE   109 

dominée  par    la    logique   d'un  principe  et   d'un 
système. 

Durant  toute  létendue  d'une  existence  de  87 
ans,  les  conceptions  d'Oven  ont  conservé  une 
unité  majestueuse,  ses  efforts  ont  toujours  eu  la 
même  fin,  mais  non  point  le  même  caractère  ni 
la  même  direction.  Les  étapes  successives  de  son 
activité  marquent  la  division  toute  naturelle  de 
cette  étude.  Dans  une  première  période  de  1800 
à  1819,  Owen  s'adonne  tout  entier  à  l'améliora- 
tion des  conditions  d'existence  de  son  personnel 
ouvrier.  Mais  l'accueil  que  ses  idées  philanthro- 
piques reçoivent  des  patrons  l'amène  à  faire  appel 
à  l'Etat  pour  vaincre  leur  mauvaise  volonté  et  il 
devient  l'initiateur  de  la  législation  protectrice  du 
Travail.  De  1819  a  i83o,  devant  le  spectacle  de  la 
misère  sociale,  Owen  trouve  insuffisante  cette 
première  forme  d'interventionnisme  :  un  projet 
d'assistance  parle  travail  le  conduit  à  exposer  ses 
idées  d'organisation  communiste,  et,  pour  prou- 
ver la  vertu  des  petites  communautés  agricoles 
dont  il  rêve  de  faire  la  cellule  sociale,  il  tente  l'ex- 
périence de  New  Harmony.  La  dernière  partie  de 
sa  vie  (i83o-i858)  commence  par  une  tentative 
pour  introduire  un  plus  juste  étalon  de  la  valeur 
et  substituer  la  monnaie  de  travail  à  la  monnaie 
métallique  comme  intermédiaire  des  échanges. 
Bientôt,    abandonnant   l'Equitable  Banque    d'E- 


110  L'HOMME 

change  de  Travail  qu'il  sent  destinée  à  un  échec 
fatal,  Owen  s'elTorce  dans  la  Grande  Union  Con- 
solidée des  métiers  de  réaliser  l'union  des  classes 
productrices  contre  les  classes  stériles.  Cette  par- 
ticipation active  d'Owen  au  mouvement  trade- 
unioniste  et  à  l'agitation  gréviste  ont  fait  croire  à 
un  changement  dans  les  conceptions  d'Owen  dont 
le  socialisme  serait  devenu  plus  réaliste  et  plus 
ouvrier.  Il  n'en  est  rien  et,  jusqu'à  la  fin,  comme 
le  montrent  ses  dernières  publications,  sa  doc- 
trine est  demeurée  la  même.  Owen  consacre  les 
25  dernières  années  de  sa  vie  presque  exclusive- 
ment à  décrire  le  nouveau  monde  moral  et  à  pro- 
clamer la  venue  d'un  prochain  millénaire. 


DEUXIÈME  PARTIE 

PHILANTHROPISME    PATRONAL 
ET  SOCIALISME  D'ÉTAT 


(1800-1819) 


CHAPITRE  PREMIER 

ROBEUT  OWEN,  LE  BON  PATRON  DE 
NEW-LANARK 


En  arrivant  à  New-Lanark  (1800)  Robert  Owen 
se  proposait  un  double  objet  :  il  voulait  faire 
des  fabriques,  dont  il  prenait  la  direction,  un 
établissement  modèle  au  point  de  vue  indus- 
triel comme  au  point  de  vue  social.  Chef  d'en- 
treprise choisi  pour  ses  qualités  commerciales, 
il  devait  réaliser  les  bénéfices  qu'en  outre  de 
l'intérêt  de  leur  capital,  ses  associés  attendaient 
de  l'afTaire.  Bon  patron  et  philanthrope  à  système, 
il  allait  pouvoir  faire  à  New-Lanark  l'application 
de  ses  principes  et  tenter  une  expérience  so- 
ciale qui  put  servir  d'exemple  '. 


I.  Autobiographie,  p.  56.  —  «  Je  pris  eu  main  le  gouvernement 
de  New-Lanark,  je  dis  le  gouvernement,  car  mon  intention  n'était 
pas  d'être  un  simple  directeur  d'établissement  cotonnier  et  d'ad- 
ministrer la  fabrique  selon  les  errements  coutumiers,  mais  d'inlro- 

Edocard  Dolléans.  8 


114  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

Les  deux  fins  économique  et  sociale  qu'allait 
poursuivre  Ovven  étaient  étroitement  liées  dans 
sa  pensée.  Les  profits  industriels  devaient  permet- 
tre de  réaliser  les  transformations  qu'il  avait  en 
vue  :  amélioration  du  logement  et  de  l'alimenta- 
tion de  son  personnel,  projets  de  diminution  du 
temps  de  travail,  de  hausse  des  salaires  et  d'édu- 
cation ;  d'autre  part,  en  élevant  la  valeur  et  la 
force  productive  du  matériel  vivant  de  rétablisse- 
ment, les  améliorations  sociales  et  techniques 
devaient  avoir  pour  résultat  un  accroissement  de 
bénéfices.  Ainsi  il  existait  une  étroite  solidarité 
entre  les  profits  et  le  bien-être  social  des  ouvriers  : 
Owen  considérait  même  que  la  prospérité  de  l'éta- 
blissement dépendait  de  son  paternalisme  et 
de  sa  politique  des  hauts  salaires  :  a  Pendant 
les  huit  premières  années,  dit-il',  je  me  consa- 
crai entièrement  à  faire  l'éducation  de  la  popu- 
lation, améliorant  le  village  et  le  machinisme. 
Du  matin  au  soir,  mon  temps  et  mon  esprit 
étaient  uniquement  occupés  à  inventer  et  à 
exécuter  des   mesures  destinées   à  améliorer  les 

duire  dans  la  conduite  du  personnel  les  principes  que  j'avais  coni- 
meacé  à  appliquer  avec  succès  à  la  fabrique  de  M.  Drinkwater... 
et  p.  61  :  L'expérience  de  New-Lanark  était  un  premier  coninien- 
cement  de  mesures  pratiques  qui  avaient  pour  objet  de  transformer 
le  principe  fondamental  sur  lequel,  depuis  son  origine,  repose  la 
société.  » 

I.   Aiitobiograpliie,  p.  81. 


ROBERT  OWEN  LE  BON  PATRON  DE  NEW-LANARK     115 

conditions  de  vie  de  la  population,  et  en  même 
temps  à  perfectionner  le  travail  et  le  machinisme 
de  l'établissement  industriel.  » 

On  doit  rendre  à  Owen  cet  hommage  qu'il  a 
réalisé  la  doul)le  fin  qu'il  s'était  proposée.  C'est 
même  la  seule  fois  où  ses  jDrojets  ont  eu  un  plein 
et  entier  succès  ;  mais  les  résultats  qu'il  obtint 
à  NcAv-Lanark  suffiraient  à  lui  assurer  une  place  à 
part  dans  l'histoire  du  mouvement  industriel  et 
social.  A  une  époque  où  la  patronat  ne  se  préoccu- 
pait que  de  l'outillage  et  des  moyens  mécaniques 
de  développer  la  force  de  production,  Owen  le 
premier  comprit  que  la  productivité  dépendait 
tout  "autant  de  ce  qu'il  appelle  l'outillage  vivant 
que  des  machines  inanimées.  Le  premier,  il  a 
préconisé  la  politique  des  hauts  salaires,  de  la 
saine  et  substantielle  alimentation  et  de  l'hy- 
giène domestique  comme  propre  à  dégager  en 
l'ouvrier  toute  la  puissance  productrice.  Owen  ne 
s'est  pas  placé  seulement  au  point  de  vue  du 
rendement  industriel  qui  conduit  déjà  à  respecter 
linstrument  humain  au  même  titre  que  la  machine 
qui  doit  être  entretenue  en  bon  état.  Par  un  sen- 
timent philanthropique,  qui  à  cette  époque  était 
rare  chez  les  chefs  de  la  grande  industrie,  il  a 
considéré  en  l'ouvrier  non  pas  seulement  l'instru- 
ment de  production,  mais  l'être  humain  :  il  a 
reconnu  que  le  patron  avait  le  devoir  d'assurer  au 


116  PHILAMHROPISME  PATRONAL 

travailleur  qu'il  emploie  une  part  de  bien-être  et 
même  de  joie. 

Sans  vouloir  insister   longtemps   sur  le    côté 


o' 


ips 


purement  industriel  de  l'œuvre  entreprise  par 
Owen,  il  est  cependant  nécessaire,  avant  d'abor- 
der les  détails  de  sa  politique  sociale,  de  donner 
quelque  idée  de  la  valeur  commerciale  qu'avaient 
acquise  entre  les  mains  d'Owen  les  fabriques  de 
NeAv-Lanark 

Acheté  à  M.  Dale  x  60000,  l'établissement 
est  estimé,  en  i8i3,  H  iS/iooo.  soit  une  plus- 
value  de  plus  de  100  "/o.  Non  seulement  chaque 
année  Owen  assure  à  ses  associés  5  "/„  d'inté- 
rêts sur  leur  capital,  mais  les  profits  de  l'établis- 
sement (i 800-1 809)  sont  de  t'  60000  et,  dans 
l'espace  des  quatre  années  suivantes  (1809- 
i8i3),  ils  s'élèvent  à  i*  160000.  Ces  chifTres 
semblent  prouver  que  les  réformes  sociales 
d'Owen  ont  été  loin  de  nuire  à  la  prospérité  de 
l'établissement  ;  celui-ci  put,  sans  en  souffrir, 
traverser  la  crise  industrielle  qui  suivit  la  fin  de 
la  guerre  avec  la  France.  Owen  apportait  à  son 
établissement  les  derniers  perfectionnements 
techniques  :  il  améliora  peu  à  peu  et  transforma 
entièrement  le  machinisme  ;  il  porta,  nous  dit  le 
D'  Mac-Nab,  la  division  du  travail  à  un  haut 
degré  de  perfection  :  «  Je  regrette  que  les 
limites  de   cet  ouvrage  ne    me    permettent   pa& 


ROBERT  OWEN  LE  «ON  PATRON  DE  NEW-LANARK     117 

<l"indi(jiier  en  détail  les  difréreiites  applications 
(le  la  division  du  travail  qui  existent  à  New-Lanark, 
depuis  l'achat  de  la  matière  première  jusqu'à  sa 
vente  à  l'état  de  produit  manufacturé.  La  division 
du  travail  atteint  un  degré  de  perfection  tel  qu'il 
est  impossible  d'y  apporter  aucune  critique.  » 
Le  D'  Mac-Nab  insiste  sur  les  pratiques  commer- 
ciales d'Owen,  pratiques  grâce  auxquelles  il  assu- 
rait à  l'établissement  une  demande  régulière  '  : 
((  L'agent  chargé  de  la  correspondance  commer- 
ciale doit  obéir  aux  deux  règles  suivantes  :  tout 
d'abord  toutes  les  fois  qu'il  reçoit  des  commandes 
et  sauf  au  cas  où  l'époque  de  la  livraison  est  la 
condition  principale  du  contrat,  l'agent,  s'il  a 
de  bonnes  raisons  de  croire  à  la  baisse  probable 
du  prix  de  l'article,  doit  suspendre  l'exécution 
de  la  commande,  écrire  immédiatement  au  client 
et  attendre  sa  réponse  définitive.  Au  contraire, 
au  cas  d'une  hausse  probable  et  importante, 
l  agent  reçoit  l'ordre  d "écrire  aux  principaux 
clients  de  la  compagnie  pour  les  avertir  d'ache- 
ter sans  retard.  Grâce  à  ces  procédés,  OAAen  a 
créé  entre  lui  et  sa  clientèle  une  confiance  mu- 


I.  Ce  passade  du  D''  H.  Grey  Mac-Nab  et  les  extraits  cités  plus 
loin  des  «  New  \  iews  of  Mr  Oiren  of  New-Lanark  iinparliaUy  con- 
.s(V/ererf  (1819)  forment  l'appendice  B  de  la  5"^  partie  de  The  new 
Existence  of  man  upon  the  earth  wilh  an  appendix  conlaining  a  col- 
lection of  évidence  repecting  New-Lanark,  i854. 


118  PHILANTIIROPISME  PATRONAL 

luelle  et  assure  à  l'établissement  une  demande 
régulière,  ce  qui  vérifie  la  vieille  et  excellente 
maxime  que  l'honnêteté  est  la  meilleure  des 
politiques.  Owen  a  ainsi  une  clientèle  choisie  et 
des  relations  commerciales  de  toute  sécurité  et 
solvabilité,  condition  à  l'heure  actuelle  essentielle 
au  succès.  Owen  est  garanti  contre  les  pertes  des 
faillites,  et  une  population  bien  portante  et  heu- 
reuse lui  assure  un  travail  régulier  et  productif.  » 
Et  le  D'  Mac-Nab  ajoute  qu'il  souscrit  à  cette 
déclaration  d'OAven  que  le  succès  de  l'établis- 
sement tient  aux  réformes  accomplies  à  New- 
Lanark. 


I 


L'œuvre  d'amélioration  sociale  accomplie  à 
New-Lanark  n'a  pas  été  chose  aisée.  Les  projets 
philanthropiques  d'Owen  ont  rencontré  d'autres 
obstacles  que  la  nécessité  de  tirer  de  l'établisse- 
ment des  profits  élevés.  Il  fallait  transformer  coni- 
plètement  une  population  misérable  qu'Owert 
nous  dépeint  en  ces  termes  :  «  La  population  vi- 
vait adonnée  à  la  paresse,  à  la  pauvreté  et  à  toute 
espèce  de  crimes,  par  suite  endettée,  épuisée   et 

I.   Mac-Nab,  op.  cit. 


ROBERT  OWEN  LE  BON  PATRON  DE  NEW-LANARK    11» 

misérable...  On  peut  dire  en  vérité  qu'à  cette 
époque  ils  (les  habitants  de  N.L.)  possédaient  pres- 
que tous  les  vices  et  presque  aucune  des  vertus 
d'une  communauté  sociale.  Le  vol  et  le  recel  des 
produits  volés  était  leur  commerce,  la  paresse  et 
l'ivro^merie  leurs  habitudes,  le  mensonge  et  la 
tromperie  leurs  mœurs,  des  querelles  privées  et 
religieuses  leurs  pratiques  journalières.  Le  seul 
lien  qui  les  unît  était  leur  opposition  zélée  et  sys- 
tématique à  leurs  employeurs  '.  » 

A  cette  époque',  la  population  de  New-Lanark 
se  composait  de  i  3oo  personnes,  établies  dans 
le  village,  et  de  4  ou  5oo  enfants  pauvres  fournis 
par  les  établissements  de  charité  d'Edimbourg. 
Nourris,  logés,  habillés,  ces  enfants  devaient  tra- 
vailler, été  comme  hiver,  de  6  heures  du  matin  à 
6  heures  du  soir;  après  leur  longue  journée  de 
travail,  on  essayait  de  leur  apprendre  à  lire  et  à 


1 .  A  New  View  of  Society  or  Essays  on  Ihe  Principe  of  the  For- 
mation of  thc  Human  characler,  p.  ^---279.  Appendice  B  au  vol.  I 
de  Life  oF  Robert  Owen. 

2.  Autobiographie,  p.  60.  New  View,  p.  276.  Les  paysans  écos- 
sais étaient  peu  disposés  au  travail  de  la  fabrique  ;  aussi  lorsqu'en 
1784  M.  Dale  avait  fondé  sa  filature,  il  avait  eu  grand'peine  à 
attirer  la  main-d'œuvre  nécessaire.  C'est  pourquoi  il  avait  fait 
construire  un  larjje  bâtiment  pour  y  recevoir  les  enfants  pauvres 
que  lui  procuraient  les  établissements  de  charité  d'Edimbourg  et 
de  Glasgovv-,  enfants  de  5  à  10  ans.  Voir  aussi  la  déposition 
d'Owen,  p.  20  du  Rapport  sur  l'état  des  enfants  employés  dans 
les  manufactures,  cité  au  chapitre  suivant. 


120  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

écrire,  mais  les  forces  de  ces  enfants  étaient  épui- 
sées et  cette  tâche  supplémentaire  ne  faisait  que  les 
tourmenter  sans  leur  servir  à  rien.  Le  premier 
acte  d  Owen  à  son  arrivée  à  New-Lanark  fut  de 
mettre  fin  aux  conventions  passées  entre  son  beau- 
père  et  les  paroisses  et  de  décider  que  désormais 
on  n'emploierait  plus  à  la  fabrique  aucun  enfant 
des  établissements  de  charité;  de  nouvelles 
maisons  devaient  être  construites  dans  le  village 
pour  recevoir  le  surplus  de  main-d'œuvre  néces- 
saire. 

OAven  n'avait  pas  seulement  à  lutter  contre  les 
habitudes  misérables  de  la  population  ouvrière, 
abêtie  par  les  longues  journées  de  travail  et  épui- 
sée par  une  mauvaise,  bien  que  coûteuse,  alimen- 
tation ;  il  avait  à  vaincre  l'hostilité  même  de  cette 
population.  Anglais,  parlant  un  langage  différent 
du  leur,  il  était  considéré  par  ces  travailleurs 
écossais  comme  un  étranger  qui  venait  prendre  la 
direction  de  l'établissement  dans  l'unique  inten- 
tion de  tirer  d'eux  du  surtravail  pour  un  salaire 
de  famine.  Enfin  la  population  ouvrière  était 
d  instinct  opposée  aux  transformations  qu'Owen 
voulait  accomplir  et  qui  allaient  déranger  ses  ha- 
bitudes. 

Le  premier  soin  de  notie  réformateur  est  de 
choisir  quelques  individus,  plus  intelligents  et 
moinsprévcnus  contre  lui  que  les  autres,  et  jouis- 


HOHKirr  (»\VEN  LE  HDN   PATHO.N   1)K  NKW-LANAHK'     li'l 

sant  d'une  certaine  inllucnce  sur  leurs  camarades. 
Owen  s'efforce  de  leur  expliquer  ses  intentions, 
il  essaie  de  leur  faire  comprendre  que  les  rélormes 
qu  il  a  en  vue  leur  procureront,  ainsi  qu'à  leurs 
enfants,  de  grands  et  durables  avantages.  Il  leur 
demande  s'ils  veulent  bien  l'aider  à  instruire  leurs 
camarades  et  aies  préparer  à  ces  transformations. 
Ainsi,  peu  à  peu,  la  confiance  des  plus  raisonna- 
bles d'entre  les  ouvriers  est  gagnée,  mais  lamajo- 
l'ité  conserve  pendant  longtemps  contre  lui  un 
esprit   soupçonneux. 

Il  faut  admirer,  avec  le  D'  Mac-Nab,  le  sens 
pratique  avec  lequel  Owen  a  gouverné  les  habi- 
tants de  NeAv-Lanark  ;  il  faut  admirer  le  soin  avec 
lequel  il  savait  choisir  et  former  ses  aides  et  ses 
agents.  Ecoutons  ce  que  dit  de  ceux-ci  le  D"^  Mac- 
.\ab  qui  a  visité  New-Lanark  en  1819  :  «  Les 
directeurs  et  agents  subalternes,  employés  dans 
les  six  importants  départements  de  cet  immense 
établissement,  ont  tous  été  régulièrement  et  gra- 
duellement dressés  par  leur  maître...  Owen, 
comme  réformateur  pratique,  a  une  habileté  sans 
égale  qui  apparaît  d'une  façon  vivante  aux  yeux 
des  étrangers  qui  causent  avec  ses  agents  ;  la  plu- 
part, avant  leur  nomination  à  une  place  impor- 
tante, ont  été  formés  pendant  de  nombreuses 
années  :  leurs  salaires  s'élèvent  d'une  façon  gra- 
duelle et  modérée  jusqu'à  ce  qu'ils  soient  consi- 


122  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

dérés  (ce  qui  est  le  plus  clicr  de  leurs  désirs) 
comme  qualifiés  pour  mériter  la  confiance  de 
leur  maître  et  la  responsabilité  du  département 
qui  leur  est  assigné.  Le  directeur  actuel  de  la  fa- 
brique de  coton  est  un  highlander  qui  gagnait 
seulement  un  salaire  hebdomadaire  de  quelques 
shillings  la  première  année  de  son  séjour  à  New- 

Lanark  :  son  salaire  est  de  à  35o  par  an Ces 

agents  sont  tous  sans  exception  des  hommes 
d'un  caractère  élevé  et  paraissent  prendre  un  ar- 
dent intérêt  au  succès  des  idées  d'O^ven.  Ces 
hommes  sont  actuellement  dans  la  colonie  les 
maîtres  de  morale  des  heureux  habitants  de  New- 
Lanark.  »  Les  agents  d'Ovven  remplissent  à 
l'égard  des  ouvriers  la  tâche  importante  d'éduca- 
teurs moraux. 

Owen  ne  se  contente  pas  d'encadrer  son  per- 
sonnel d'agents  dévoués,  intelligents,  façonnés 
par  lui  et  pénétrés  de  son  esprit,  agents  destinés 
à  maintenir  la  discipline  et  à  faire  l'éducation 
morale  de  celte  population  ;  il  cherche  à  amélio- 
rer la  condition  matérielle  de  ses  ouvriers,  à  les 
entourer,  selon  sa  théorie,  des  circonstances  les 
plus  favorables  à  leur  développement  et  à  leur 
bien-être  physique. 

Les  premières  mesures,  que  prend  Owen  pour 
faire  des  habitants  de  New-Lanark  une  popula- 
tion saine  et  bien  portante,  ont  trait  à  leur  loge- 


ROBERT  OWKN  LE  BON  PATRON  DE  NEW-LANARK     12;i 

ment  et  à  leur  alimentation.  Le  village  avait 
été  construit  d'une  façon  hâtive  et  économique, 
lorsqu'en  lyS/i.par  l'atliait  d'un  loyer  peu  élevé, 
M.  Dale  avait  voulu  s'assurer  une  main-d'œuvre 
à  bon  marché  ;  les  habitations  étaient  sales  et 
misérables.  Un  ancien  maître  d'école  de  Ne^v- 
Lanark  '  nous  fait  de  la  transformation  opérée  par 
Owen  dans  le  village  la  peinture  suivante  : 
((  Ceux  qui  ont  visité  NcAv-Lanark  ne  peuvent  se 
faire  une  idée  de  l'aspect  que  présentait  le  village 
au  moment  de  l'arrivée  de  M.  Owen.  Les  mai- 
sons n'avaient  à  cette  époque  qu'une  chambre: 
peu  avaient  plus  d'un  seul  étage  ;  et  le  tas  de 
fumier  devant  la  porte  était  considéré  par  les  ha- 
bitants comme  l'annexe  nécessaire  à  leur  humble 
habitation...  Considérant  que  l'homme  est  la 
créature  des  circonstances  qui  l'entourent  et  qui 
forment  son  caractère,  M.  Owen  tirait  de  ce 
principe  la  conclusion  que,  pour  faire  de  ses  ou- 
vriers d'honnêtes  gens,  il  fallait  toutd'abord  com- 
mencer par  rendre  les  conditions  extérieures  de 
leur  vie  confortables.  Aussitôt  son  arrivée  il  réu- 

I.  Un  ancien  maître  d'école  à  New-Lanark  :  Robert  Owen  à 
New-Lanark,  série  d'anecdotes  intéressantes,  bref  et  authentique 
exposé  du  caractère  et  de  la  conduite  do  M.  Owen  à  New-Lanark, 
avec  une  réfutation  complète  des  assertions  absurdes  et  mensonçjères 
qu'on  a  si  habilement  fait  circuler  sur  son  compte  et  sur  ses  actes. 
Manchester,  prlnted  by  Cave  and  Sever.  Pool  Told,  intéressante 
brochure  de  iG  pajjes,  iSSg. 


124  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

nit  maçons  et  charpentiers,  et  bientôt,  peut-on 
dire  avec  emphase,  un  Nouveau  Lanaik  s'éleva  sur 
les  ruines  de  l'ancien.  —  Etjepuis  affi  r  mer,  contrai- 
rement à  beaucoup  d'assertions  erronées, que,  pour 
ce  qui  regarde  le  confort  et  les  commodités,  il 
n'y  a  ni  en  Angleterre  ni  en  Ecosse  aucune  autre 
localité  du  même  genre  dépassant  New-Lanark. 
—  Grâce  à  la  bonté  de  leur  employeur,  les  habi- 
tants de  New-Lanark  possédaient  des  maisons  con- 
venables et  confortables.  Les  rues  et  les  places 
pour  déposer  les  ordures  étaient  chaque  jour  ba- 
layées et  proprement  tenues  par  des  hommes 
nommés  et  payés  par  Owen  à  cet  effet.  Mais  les 
habitudes  de  propreté  domestique  étaient  totale- 
ment inconnues.  Il  fallait  une  énergie  peu  ordi- 
naire pour  essayer  de  remédier  à  cet  état  de 
choses.  Les  pauvres  gens  ont  l'orgueil  de  penser 
que,  du  moment  qu  ils  paient  leur  loyer,  leur 
maison  est  à  eux  et,  si  quelqu'un  a  la  prétention 
d'intervenir  dans  leur  intérieur,  il  attire  sur  sa 
tête  la  colère  de  la  ménagère.  M.  O^ven  n'échappa 
pas  à  cet  écueil.  Tout  d'abord,  par  ses  recomman- 
dations et  d'occasionnelles  conférences  sur  les 
bienfaits  de  la  propreté,  il  tenta  d  amener  les 
habitants  de  Neu-Lanarkà  observer  attentivement 
ce  devoir;  mais,  bien  que  considérée  comme  une 
vertu  chrétienne,  elle  était,  comme  beaucoup 
d  autres    vertus,    mise    fort    peu    en    pratique. 


ROBERT  OWEN  LE  BON  PATRON  DE  NEW-LANARK     [i:> 

M.  Oweii  résolut  alors  d'essayer  de  mesures  plus 
elîicaces.  Il  réunit  un  meeting  public  et  conseilla 
de  nommer  un  comité  pris  dans  son  sein  et 
chargé  chaque  semaine  de  faire  l'inspection  des 
maisons  du  village  ;  dans  un  livre  qu'il  leur  don- 
nerait à  cet  effet,  les  visiteurs  inscriraient  un  rap- 
port fidèle  de  1  état  dans  lequel  ils  auraient  trouvé 
chaque  maison.  Cette  recommandation  fut  ac- 
cueillie avec  assez  de  cordialité  par  la  partie  mas- 
culine de  la  population,  mais  je  me  rappelle 
qu'elle  rencontra  l'opposition  des  femmes  et  dé- 
chaîna leur  fureur.  Elles  décidèrent  presque  à 
l'unanimité  de  fermer  leur  porte  aux  nez  des  visi- 
teurs :  elles  les  appelaient  chercheurs  de  punaises, 
et  M.  Owen  n'échappa  pas  à  la  fureur  générale: 
malgré  cette  opposition,  on  passa  outre  et,  sur  l'or- 
dre formel  d  Owen,  on  agit  d'une  façon  si  conci- 
liante que  bientôt  toute  hostilité  cessa'.  » 

L'alimentation  des  ouvriers  était  peut-être  en- 
core plus  déplorable  que  leur  logement  :  pour  se 
procurer  très  cher  et  à  crédit  des  produits  plus 
que  médiocres,  les  ouvriers  devaient  s'adresser 
aux  cabaretiers  et  débitants  de  boissons  alcooli- 
ques. Ceux-ci  achetaient  à  des  prix  très  élevés  des 
articles  de  qualité  très  inférieure  qu'ils  reven- 
daient aux  ouvriers  à  des  taux  extraordinaires  :  la 

I.   Un  ancien  maître  d'école,  op.  cit.,  p.  4  et  5. 


1-26  FHILANTHROPISME  PATRONAL 

viande  n'était  guère  que  de  la  peau  et  des  os,  et 
le  reste  à  l'avenant.  Owen  décida  de  faire  ouvrir 
par  la  compagnie  un  large  magasin  qui  pût  four- 
nir aux  ouvriers  toutes  les  nécessités  de  la  vie 
bien  au-dessous  du  prix  des  cabarets  et  marchands 
au  détail.  Il  achetait  au  comptant  sur  les  meil- 
leurs marchés,  et  même  pour  certains  articles, 
comme  le  combustible  et  le  lait,  il  passait  des 
contrats  importants.  Le  magasin  de  la  compagnie 
offrait  au  prix  coûtant  des  articles  de  première 
qualité.  Cette  réforme  eut  bientôt  d'excellents 
effets  sur  la  santé  des  ouvriers,  leur  habillement 
et  le  confort  général  de  leurs  maisons  :  elle  leur 
permettait  de  faire  sur  leurs  dépenses  une  écono- 
mie de  35  pour  loo  '.  Les  soins  paternels  d'Owen 
ne  s'arrêtèrent  pas  là  :  il  ne  suffisait  pas,  en  leur 
procurant  des  produits  de  bonne  qualité,  d'amé- 

1.  Autobiographie,  p.  C3.  D;ins  le  rapport  de  la  députation  de 
Leeds,  cité  par  Mac-Nab,  on  lit  :  «  Dans  une  de  nos  promenades, 
nous  rencontrâmes  une  femme  avec  un  morceau  de  bœuf  de  choix 
aClieté  à  r<hablissement.  Elle  nous  dit  qu'elle  l'avait  payé  seule- 
ment 7  pences  la  livre  et  qu'elle  n'aurait  pas  pu  se  le  procurer  sur 
le  marché  de  Glasgow  à  moins  de  lO  pences.  »  —  Dans  VAuto- 
biographie,  p.  i55  :  «  Quelques-unes  des  plus  larges  familles  qui 
gagnaient  i*  2  par  semaine  me  dirent  que  la  nouvelle  façon  dont 
je  fournissais  à  leurs  besoins  leur  économisait  lo  schillings  par 
semaine.  II  faut  faire  entrer  aussi  en  ligne  de  compte  la  grande 
différence  entre  des  articles  détériorés  et  de  qualité  inférieure  et 
les  meilleurs  articles  naturels  non  falsifiés.  Les  épiceries  et  cabii- 
rets  disparurent  et  bientôt  la  population  fut  allégée  du  poids  des 
dettes  précédemment  contractées  vis-à-vis  d'eux.  » 


ROBERT  OWEN  LE  BON  PATRON  DE  NEW-LANARK     127 

liorer  la  santé  et  le  bien-être  des  ouvriers,  il  fallait 
encore  les  amener  à  ne  pas  contredire,  par  l'usage 
des  boissons  alcooliques,  les  bons  elTets  d'une  ali- 
mentation saine.  Or  l'ivrognerie  était  un  vice  fort 
répandu  parmi  les  habitants  de  New-Lanark.  Mais 
Owen  ne  veut  pas  procéder  par  interdiction  et, 
pour  atteindre  ses  fins  anti-alcooliques,  il  se  garde 
bien,  comme  le  dit  le  D'  Mac-Nab,  d'em- 
ployer cette  mauvaise  politique  qui  consiste  à  vou- 
loir rendre  les  gens  sobres  malgré  eux.  Il  recom- 
mande aux  chefs  de  service  de  désapprouver  en 
toute  occasion  l'ivrognerie  ;  dans  les  périodes  de 
sobriété  oii  l'ouvrier  souffre  des  suites  de  ses 
excès  antérieurs,  ses  camarades  plus  sages  lui 
énumèrent  les  effets  pernicieux  et  destructeurs 
de  l'ivresse.  Peu  à  peu  on  éloigne  les  cabarets  du 
voisinage  immédiat  des  habitants,  et  les  ouvriers 
connaissent  le  bien-être  et  la  santé  qui  accompa- 
gnent la  tempérance.  Graduellement  l'ivrognerie 
disparut  et  le  plus  grand  nombre  de  ceux  qui 
sacrifiaient  habituellement  à  Bacchus  se  firent 
remarquer  par  leur  sobriété  inébranlable'. 

Malgré  toutes  ces  mesures  paternelles,  beau- 
coup d'ouvriers  conservaient  quelque  défiance 
envers  leur  nouveau  patron,  lorsqu'un  événe- 
ment permit  à  Owen  de  détruire  leurs  derniers 

I.    New  View,  p.   280. 


128  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

jDréjugés  et  de  gagner  leur  entière  confiance.  On 
était  en  1806.  A  la  suite  d'un  différent  diploma- 
tique, les  Etats-Unis,  qui  étaient  devenus  le  grand 
fournisseur  de  coton  de  l'Angleterre,  frappèrent 
d'embargo  leurs  propres  ports  ;  aucune  balle  de 
coton  ne  pouvait  être  exportée  et  on  ne  savait  pas 
combien  de  temps  l'embargo  pouvait  se  prolon- 
ger. La  liausse  rapide  du  coton  plaçait  les  fda- 
teurs  dans  l'alternative  d'arrêter  leurs  métiers  et 
de  congédier  leurs  ouvriers  ou  de  continuer  à 
travailler  et  de  courir  le  risque  d'une  baisse  de 
prix  soudaine  et  considérable  au  cas  011  l'embargo 
serait  levé.  C'est  à  la  première  solution  que  se 
décidèrent  les  patrons  filateurs.  Owen  ne  pouvait 
se  résigner  à  perdre  le  bénéfice  de  ses  longs 
efforts  pour  former  son  personnel,  il  trouvait 
injuste  et  cruel  d'imposer  à  ses  ouvriers  de  terri- 
bles privations.  Aussi  résolut-il  d'arrêter  les  mé- 
tiers, mais  de  ne  pas  renvoyer  ses  ouvriers  et  de 
continuer  à  leur  payer  le  même  salaire  pour  net- 
toyer les  machines  et  les  conserver  en  bon  état'. 
Pendant  les  quatre  mois  que  dura  l'embargo  la 
population  de  New-Lanark  reçut  son  salaire  habi- 
tuel, et  c'est  ainsi  qu'Owen  conquit  définiti-. 
vement  le  cœur  de  ses  ouvriers. 


I.    Autobiographie,   p.  63:    £  7000  soit    170000    francs    pour 
quatre  mois. 


ROBKRT  OWEN  LK  BON  PATRON  DE  NEW-LANARK     liO 

Sûr  désormais  de  posséder  l'entière  confiance 
de  son  personnel,  Ovven  poursuivit  son  œuvre 
plus  activement  encore.  Convaincu  que  l'homme 
€st  irresponsable,  il  considérait  les  pemes  non 
seulement  comme  injustes,  mais  comme  nuisi- 
bles. Son  précepte  était  :  prévenir  et  non  punir. 
A  cette  fin  il  s  elTorce  d'entourer  ses  ouvriers  de 
circonstances  qui  les  amènent  mécaniquement  à 
bien  penser  et  à  bien  agir.  Les  vols  étaient  très 
fréquents  à  la  fabrique  ;  ils  étaient  encouragés  par 
les  nombreux  tisseurs  de  coton  qui  se  trouvaient 
dans  le  voisinage.  Pour  prévenir  le  vol,  Owen 
avait  trouvé  le  moyen  de  découvrir  la  perte  d'une 
simple  bobine  et,  fidèle  à  ses  principes,  jamais  il 
n'inlligeait  aucune  punition,  pas  même,  dit-il, 
un  emprisonnement  d'une  heure.  Les  agents 
(pi'Owen  avaient  formés  se  contentaient  de  mon- 
trer aux  voleurs  les  bénéfices  immédiats  qu'ils 
retireraient  d'une  conduite  différente  :  ils  leur  indi- 
quaient comment  par  leur  travail  ils  pourraient 
se  procurer  un  gain  bien  supérieur  à  celui  qu'ils 
retiraient  auparavant  de  leurs  pratiques  malhon- 
nêtes. 

On  agissait  dans  le  même  esprit  à  l'égard  des 
disputes  qui  s'élevaient  entre  les  ouvriers.  Lors- 
qu'on ne  parvenait  pas  à  obtenir  des  parties  un 
accord  amiable,  on  en  référait  au  directeur.  Dans 
la   plupart  des  cas,  les  deux  adversaires  étaient 

Edouard  Dolléans.  9 


130  PHILAKTIIROPISME  PATRONAL  " 

plus  OU  moins  dans  leur  lort  :  on  leur  expliquait 
ces  torts  réciproques,  on  leur  conseillait  un  cor- 
dial oubli  et  on  leur  faisait  pour  l'avenir  quelques 
simples  recommandations  bien  senties,  à  peu  près 
en  ces  termes  :  «  Désormais  employez-vous  k 
faire,  pour  vous  rendre  heureux  et  satisfaits  les 
uns  des  autres,  les  mêmes  efforts  que  vous  avez 
faits  jusqu'à  présent  pour  vous  rendre  malheu- 
reux ;  conservez  dans  votre  esprit  ce  court  pré- 
cepte et  faites-en  l'application  en  toute  occasion  ; 
grâce  à  lui,  vous  transformerez  en  un  Paradis  un 
lieu  dont,  en  agissant  d'après  un  principe  erroné, 
vous  avez  fait  un  séjour  d'allliction  \  » 

Pour  remplacer  les  punitions,  Oavcu  invente 
le  moniteur  silencieux,  appelé  par  les  ouvriers  le 
télégraphe".  C'est  un  morceau  de  bois  à  quatre 
faces  (noire,  bleue,  jaune  et  blanche)  et  suspendu 
en  évidence  près  de  chaque  ouvrier.  La  couleur 
de  la  face  placée  en  relief  indique  la  conduite  de 
l'individu  pendant  le  jour  précédent.  Le  n"  /j, 
noir,  est  l'indice  d'une  mauvaise  conduite,  le  n"  3, 
bleu,  d'une  conduite  indifférente,  le  n"  2,  jaune, 
d'une  bonne  et  le  n"  i,  blanc,  d'une  excellente 
conduite.  Le  nom  de  chaque  ouvrier  est  inscrit 
dans  un  livre  où  l'on  chiffre  jour  par  jour  sa  con- 


1.  New  View,  p.  280,  2''  csshï. 

2.  Aulobiocjraphic.  p.  80,  187,  i38. 


ROBEHT  0\VEx\  LE  BON  PATRON  DE  NEW-LANARK     131 

duite.  Les  livres,  changés  tous  les  six  mois,  sont 
conservés  à  la  fabrique  el  Owen  possède  le  ré- 
sumé de  la  conduite  journalière  de  tous  ses  ou- 
vriers. Lorsqu'il  est  à  New-Lanark,  il  passe 
chaque  jour  à  travers  les  ateliers  ;  d'un  coup  d'œil, 
en  regardant  simplement  la  personne  et  ensuite 
seulement  la  couleur  du  moniteur,  et  sans  jamais 
prononcer  un  mot  de  blâme,  il  se  rend  compte 
des  progrès  accomplis  par  ses  ouvriers.  C'est  le 
surveillant  qui,  dans  chaque  service,  est  chargé 
de  placer  les  moniteurs  silencieux.  Si  quelqu'un 
pense  qu'il  "n'a  pas  agi  avec  justice,  il  a  le  droit 
de  se  plaindre  à  Owen  ou,  en  son  absence,  au 
directeur  de  la  fabrique  ;  mais  cela  arrive  rare- 
ment. Le  moniteur  silencieux  paraît  avoir  eu 
d'excellents  effets  :  graduellement,  les  noirs  se 
changeaient  en  bleus,  les  bleus  en  jaunes  et  les 
jaunes  en  blancs  :  «  Bientôt  après  l'adoption  de  ce 
télégraphe,  dit  Owen',  je  pouvais  voir  immédia- 
tement par  l'expression  de  la  physionomie  quelle 
était  la  couleur  du  moniteur  de  chacun  :  comme 
il  y  avait  quatre  couleurs,  il  y  avait  aussi  quatre 
expressions  différentes  qui  me  dispensaient  pres- 
que de  regarder  aux  moniteurs  lorsque  je  passais 
à  travers  les  ateliers.  »  Durant  ses  absences, 
Owen  recevait  chaque  jour  un  rapport  chiffré  sur 

I.   Autobiographie,  p.  i38. 


432  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

son  personnel  et  consultait  «  le  livre  des  carac- 
tères ))  à  son  retour. 

Le  rapport  de  la  députation  de  Leeds  '  nous 
apprend  qu'Owen  ne  s'intéressait  pas  seulement 
au  sort  de  ses  propres  ouvriers,  mais  h  celui  de 
tous  les  misérables  :  «  Dans  deux  occasions 
M.  Owen  a  tenté  de  rendre  les  idiots  capables  de 
gagner  leur  vie  et  il  a  réussi  les  deux  fois  :  Ces 
malheureux  sont  maintenant  employés  à  la 
fabrique...  Un  magistrat  du  voisinage  a  envoyé  à 
l'établissement  cinq  criminels  pour  voir  s'ils  ne 
pouvaient  être  ramenés  au  bien  :  deux  d'entre 
eux  s'enfuirent  immédiatement,  les  trois  autres 
sont  maintenant  aussi  rangés  dans  leur  conduite 
que  n'importe  quel  autre  ouvrier  de  la  fabrique  et 
ont  acquis  des  habitudes  de  travail  régulier.  » 

Owen  comprend  que  le  prolongement  excessif 
de  la  journée  de  travail  est  aussi  néfaste  pour  la 
santé  et  la  productivité  de  l'ouvrier  que  les  salaires 
de  famine  et  les  conditions  de  vie  anti-hygié- 
niques. La  journée  de  travail  de  ses  ouvriers  est 
de  lo  heures  1/2  :  ils  commencent  le  matin  à 
6  heures,  ont  à  9  heures  une  heure  pour  déjeuner 
et  à  2  heures  une  heure  pour  dîner  ;  ils  quittent 
le  travail  à  6  heures  i  /2  ^  On  ne  voit  plus  comme 

I.   Dans  le  volume  I.  A.  de  LifeofR.  O.,  appendice  II,  p.  25 1. 

a.    Le   I"'''  janvier  1816,  il   abaisse  d'une   heure   la  journée  de 

travail  qui  était  jusqu'en  1S16  de  11   heures  trois  quarts.    En  mai 


ROBERT  OWEN  LE  BON  PATRON  DE  NEW-LANARK     133 

autrefois  à  la  fabrique  des  enfants  de  six,  sept  et 
huit  ans  :  les  parents  ne  peuvent  les  y  envoyer 
avant  l'âge  de  dix  ans.  C'est  sur  une  question  de 
diminution  do  la  journée  de  travail  qu'Owen  fait 
voter  la  première  loi  de  Législation  ouvrière. 

Si  l'on  veut  illustrer  d'un  exemple  les  résul- 
tats obtenus  par  la  politique  sociale  d'O^ven ,  on 
peut  citer  le  passage  suivant  du  rapport  de  la  dé- 
putation  de  Leeds  :  a  Nous  questionnons  l'homme 
qui  nous  accompagne  jusqu'à  notre  demeure.  Il 
est  depuis  vingt  ans  chez  Owen  ;  il  est  marié  et 
père  de  onze  enfants  dont  les  deux  aînés  em- 
ployés à  la  fabrique  gagnent  32'*'  par  mois,  les 
deux  suivants  2  4'"'  et  le  cinquième  8"'',  les  six 
autres  n'ont  pas  dix  ans  (et  sont  par  conséquent 
à  l'école).  Malgré  ses  lourdes  charges,  cet  homme 
vit  confortablement,  est  heureux  et  ne  craint  pas 
les  suites  même  d'un  accroissement  de  famille. 
Ses  enfants  sont  bien  élevés,  reçoivent  une  in- 
struction religieuse  et  ont  une  bonne  éducation  et 
de  bonnes  façons.  Il  vit  dans  une  maison  confor- 
table et  bien  meublée  qu'il  nous  invite  à  visiter. 
Pendant  la  maladie  d'un  de  ses  enfants,  maladie 

i8i6,  devant  le  comité  d'enquête  sur  la  situation  des  enfants  em- 
])loY<^s  dans  les  manufactures,  il  expose  les  heureux  résultats  de 
cette  diminution  du  temps  de  travail.  Voir  rapport,  p.  20,  etc.,  et 
p.  90.  Les  chiffres  indiqués  ci-dessus  sont  empruntés  au  rapport 
de  la  députalion  de  Leeds  (1819)  :  entre  1816  et  1819,  il  y  aurait 
donc  eu  encore  diminution  d'un  quart  d'heure  de  travail. 


13i  PHILANTIIROPISME  PATRONAL 

qui  dura  quatre  mois,  il  reçut  gratuitement  les 
services  d'un  excellent  médecin  ainsi  que  les  mé- 
dicaments. L'instruction  de  ses  enfants  lui  coûte 
seulement  trois  pences  par  mois  y  compris  les 
livres,  crayons,  ardoises...  » 

En  faisant  appel  à  la  confiance  de  ses  ouvriers, 
mais  plus  encore  peut-être  en  créant  autour  d'eux 
des  institutions  qui  devaient  les  amener  mécani- 
quement à  certains  actes,  Owen  était  parvenu  à 
faire  rén:ner  à  NcAV-Lanark  un  ordre  et  une  disci- 
pline  quasi-mécaniques,  destinés  à  se  rapprocher 
de  plus  en  plus  de  l'exacte  régularité  du  machi- 
nisme de  la  fahrique.  Son  idéal  était  de  faire  de 
ses  ouvriers,  comme  de  tous  les  êtres  humains, 
des  machines  à  penser  et  à  agir  logiquement  et 
rationnellement.  Il  n'est  pas  exagéré  de  dire  que 
I  idéal  d'Owen  est  l'automatisme  du  bien  :  il  com- 
pare lui-même  l'établissement  de  New-Lanark  et 
l'institution  pour  la  formation  du  caractère  à  un 
chronomètre  bien  construit,  disant  que  les  mai- 
sons du  village  faisaient  partie  intégrante  de  l'éta- 
blissement et  formaient  avec  les  ateliers  comme 
une  immense  machine  travaillant  avec  la  régula- 
rité d'une  horlogerie'.  Ce  n'est  pas  sans  raison 
que  le  D'  Mac-Nab  compare  la  discipline  de  New- 
Lanark  à  une  discipline  militaire  et  Owen  à  un 

I.   Autobiographie,  p.   i35,   ii5. 


ROBEUT  U\\  KN  LE  IJON  l'AÏRON  DE  NEW-LANARK     135 

général:  «  La  discipline  employée  par  M.  Owen 
ressemble  jusqu'à  un  certain  point  à  celle  du  com- 
mandant en  chef  dune  armée,  avec  cette  diffé- 
rence qu'au  lieu  d'employer  ces  moyens  de  cor- 
rection antisociaux  que  sont  les  menaces  et  les 
punitions,  il  fait  appel  aux  sentiments  sociaux  de 
ses  ouvriers. ..  11  a  aussi  peu  de  rapports  directs 
avec  les  habitants  de  sa  colonie  qu'un  général 
avec  ses  soldats.  Ses  agents  sont  les  canaux  à  tra- 
vers lesquels  il  réalise  le  perfectionnement  et  le 
bonheur  de  ses  gens,  le  résultat  étant  un  système 
pratique  très  séduisant  d'ordre,  de  travail,  de  sim- 
plicité dans  les  mœurs,  de  bien-être,  de  conten- 
tement individuel  et  général  \  » 

Jusqu'en  1809,  Owen  est  absorbé  par  son  œu- 
vre de  régénération  physique  et  morale  de  la  po- 
pulation de  New-Lanark.  Cependant,  il  n'oublie 
pas  ses  projets  d'éducation  qui  sont  la  consé- 
quence immédiate  de  sa  théorie  des  circonstances. 
Seulement  de  nombreux  obstacles  s'opposent  à 
la  réalisation  du  désir  qu'il  a  d'établir  à  New- 
Lanark  la  première  institution  pour  la  formation 
rationnelle  du  caractère.  Il  lui  faut  triompher  des 

I.  Mac-Nab,  op.  cit.  Nous  avons  déjà  parlé  de  l'esprit  despo- 
tique d'Owen.  Owen  a  pour  Napoléon  la  grande  admiration  que 
Fourierporte  à  Francia,  dictateur  du  Paraguay  ;  ils  aiment  tous 
deux  les  exercices  militaires,  et  le  système  rationnel,  comme  le 
système  de  l'attraction  passionnée,  conduit  à  introduire  dans  la 
vie  civile  une  discipline  toute  militaire. 


i;{6  HIILANTHROPISMK  PATRONAL 

préjugés  des  parents  qui  ne  veulent  pas  envoyer 
leurs  enfants  à  l'école  dès  l'âge  le  plus  tendre  ;  il 
a  à  lutter  contre  l'opposition  que  lui  fait  le  minis- 
tre de  la  paroisse  ;  enfin  et  surtout,  il  craint  ajuste 
titre  l'hostilité  de  ses  associés  que  les  dépenses 
nécessaires  à  l'érection  du  bâtiment  (£  5  ooo) 
peuvent  mécontenter,  et  c'est  pourquoi  il  est 
obligé  «  d'aller  à  pas  de  tortue  ».  Il  lui  faut  at- 
tendre jusqu'au  i"  janvier  1816  pour  mettre  à 
exécution  des  projets  que  les  essais  du  D'  Bell  et 
de  Joseph  Lancaster  avaient  fait  naître  dans  son 
esprit  dès  son  séjour  à  Manchester'. 

Cependant,  dès  1809,  Owen,  qui  voudrait  aussi 
développer  la  puissance  de  production  de  la  fa- 
brique, expose  à  ses  associés  les  transformations 
qu'il  désire  réaliser  tant  au  point  de  vue  techni- 
que qu'au  pointde  vue  de  l'éducation  des  enfants. 
Effrayés  de  ces  projets,  ceux-ci  viennent  visiter 
l'établissement.  O^ven  leur  développe  ses  idées  et 
provoque  la  réponse  suivante  :  «  Chacune  de  vos 
propositions  nous  paraît  vraie  individuellement, 
mais,  comme,  prises  toutes  ensembles,  elles  con- 
duisent à  des  conclusions  contraires  à  notre  édu- 
cation, à  nos  habitudes  et  à  notre  façon  d'agir, 
elles  doivent,  au   total,  être  erronées,  et  nous  ne 

I.  A idobiog rapide,  p.  83,  8/|  et  suivantes  ;  j);ir  des  souscriptions. 
de  £  I  ooo  et  de  £  5of),  il  avait  encourag-é  à  Mancliester  les  pre- 
mières tentatives  du  D''  Bell  et  de  J.  Lancaster. 


ROBERT  OWKiN  LE  BON  I'ATI{ON  DE  i\E\V-I.ANARK     137 

pouvons  admettre  vos  principes  nouveaux  de  gou- 
vernement et  vos  projets  d'extension  des  affaires. » 
Owen  leur  offre  de  lui  abandonner  l'établissement 
pour  £'  8/iooo,  et,  sous  le  nom  deNew-Lanark  C", 
recommence  une  nouvelle  association  avec 
MM.  Dennistown,  Alexandre  et  Colin  Campbell, 
et  John  Atkinson.  Espérant  que  ses  nouveaux 
associés  lui  laisseront  un  peu  plus  de  liberté, 
Owen  commence  la  construction  des  nouvelles 
écoles.  Mais  il  rencontre  une  nouvelle  opposition 
de  la  part  des  deux  Campbell  qui  lui  déclarent 
qu'étant  fdateurs  et  hommes  d'affaires  à  la  pour- 
suite d'un  profit,  ils  n'ont  pas  à  s'occuper  de  l'é- 
ducation des  enfants.  Ils  font  plus,  ils  critiquent 
les  mesures  prises  par  Owen  pour  améliorer  les 
conditions  de  vie  de  la  population  ouvrière,  et 
surtout  sa  politique  des  hauts  salaires.  Avec  sa  té- 
nacité coutumière,  notre  réformateur  ne  se  dépar- 
tit pas  de  la  ligne  de  conduite  qu'il  s'était  tracée. 
Alors  ses  associés  lui  signifient  d'arrêter  la  con- 
struction des  écoles.  Ligués  contre  lui  et  décidés 
à  le  ruiner,  ils  refusent  de  lui  avancer  les  sommes 
nécessaires  à  ses  dépenses  journalières,  bien  que 
sa  part  dans  l'établissement  fût  de  £  70  000  ; 
Owen  est  obligé  d'emprunter  pour  ses  dépenses 
domestiques.  La  fabrique  de  New-Lanark  est  mise 
en  vente  ;  les  associés  d'Owen  répandent  en 
Ecosse,  à  Londres  et  dans  les  grandes  villes  de 


138  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

1  Angleterre,  les  bruits  les  plus  divers  pour  dépré- 
cier l'établissement  et  lavoir  au-dessous  de  sa  va- 
leur ;  ils  disent  qu'Owen  est  un  visionnaire  :  ils 
déclarent  qu'ils  ont  payé  £  84  ooo  un  établisse- 
ment qui  maintenant  n'en  vaut  pas  la  moitié  ;  ils 
reconnaissent  néanmoins  qu'ils  n'ont  contre  l'ad- 
ministration d'Owen  d'autre  grief  que  sa  politique 
de  liants  salaires  et  ses  projets  d'éducation \ 

((  Fatigué  de  ces  associés  qui  ne  savaient  qu'a- 
clieter  bon  marché  et  vendre  cher  »,  Owen  en 
cherche  d'autres  assez  désintéressés  pour  ne  pas 
vouloir  tirer  de  leurs  ouvriers  un  sur-travail  pour 
un  salaire  de  famine  et  pour  comprendre  et  se- 
conder ses  projets.  Cette  fois,  il  écrit  une  bro- 
chure qu'il  fait  circuler  dans  les  milieux  de  riches 
et  bienveillants  philanthropes  désireux  d'amé- 
liorer le  sort  des  pauvres  et  des  travailleurs  ;  cette 
brochure  est  destinée  à  renseigner  sur  ses  prin- 
cipes d'administration  ceux  qui  auraient  l'inten- 
tion de  devenir  ses  associés.  La  nouvelle  associa- 
tion, qui  va  lui  permettre  de  disputer  New-Lanark 
à  ses  adversaires,  comprend  des  mennbres  de  la 
Société  des  amis,  John  Walker,  Joseph  Foster,  et 
William  Allen,  Joseph  Fox,  Michael  Gibbs  et 
enfin  le  philosophe  utilitaire  Jeremy  Bentham^ 

I.   Autobiographie,  p.  87,  88. 

■i.   Opiniou    d'Owen    sur    Bentliiiin     ÇXutobiofjraphie ,     p.     ()5)  : 
«  Uentliara  consacra  une  longue  existence  à    la    réforme   des  lois, 


ROBERT  OWEN  LE  BOx\  PATItON  DE  NEW-I.ANAHK     139 

Grâce  à  l'aide  financière  de  ces  nouveaux  asso- 
ciés, OAven  obtient  rétablissement  de  New-La- 
nark  pour  1'  i  i/^ooo  et  l'un  de  ses  anciens  parte- 
naires reconnaît  qu'il  l'a  acheté  £'  20000  trop 
bon  marché.  Avant  la  vente,  la  population  ou- 
vrière craignait  de  voir  le  bon  patron  vaincu  par 
ses  associés  et  obligé  de  quitter  New-Lanark.  Rien 
ne  montre  mieux  l'attachement  des  ouvriers  pour 
Owen  que  le  récit  d'un  témoin  de  leur  anxiété  et 
de  leur  joie  —  :  «  Du  jour  où  la  mise  en  vente  de 
la  fabrique  fut  publiée,  commença,  je  me  le  rap- 
pelle bien,  pour  les  habitants  de  New-Lanarkune 
époque  d'incertitude  et  de  craintives  prévisions. 
Les  ouvriers  étaient  si  mécontents  des  associés  de 
M.  Owen  qu'ils  étaient  résolus,  si  l'établissement 
tombait  de  nouveau  entre  leurs  mains,  de  l'aban- 
donner tous  en  corps.  Mais,  si  au  contraire 
M.  Owen  réussissait,  seul  ou  avec  de  nouveaux 


toutes  fondées  sur  une  erreur  fondamentale,  sans  découvrir  cette 
erreur;  c'est  pourquoi  il  passa  une  vie,  remplie  par  untra\ail  bien 
intentionné  et  sans  relâche,  à  remédier  aux  maux  des  lois  parti- 
culières sans  jamais  tenter  de  pénétrer  jusqu'aux  fondements  même 
de  toutes  les  lois  et  de  reconnaître  ainsi  la  cause  de  leurs  erreurs 
et  des  misères  qu'elles  créent.  Il  ne  connaissait  le  monde  qu'à 
travers  les  livres  et  quelques  esprits  libéraux,  bommes  et  femmes 
admis  en  son  amitié,  formaient  tout  son  univers.  »  Contre-opinion 
de  Bentliam  sur  Owen  (E.  Halévy,  Radicalisme  philosolihiqiic,  t.  II)  : 
Son  esprit  est  un  dédale  de  confusion  ;  il  n'est  que  vapeur  et 
fumée.  —  Leurs  relations  n'en  étaient  pas  moins  amicales.  (\  oir 
Robert  Dale,  op.  cit.,  p.  17Ô.) 


110  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

associés,  ù  obtenir  la  fabrique,  ils  étaient  décidés 
à  rester,  espérant  fermement  de  nouveaux  jours 

de  bien-être  et  de    bonheur Jamais,  j'ose  le 

dire,  les  habitants  de  New-Lanark  n'oublieront 
laprès-midi  du  jour  où  eut  lieu  la  vente  des  usi- 
nes. Celles-ci  tombèrent  aux  mains  de  M.  Owen. 
Il  envoya  immédiatement  et  en  toute  hâte  un 
homme  à  cheval  prévenir  de  ce  résultat  Mrs  Owen 
et  les  ouvriers.  Il  fut  alors  impossible  de  contenir 
la  joie  des  travailleurs.  Les  directeurs  le  virent 
bien  et  ils  partagèrent  cette  joie.  Les  habitants 
étaient  unanimement  résolus  à  témoigner  leurs 
sentiments  par  des  actes  de  réjouissancepublique  : 
des  bandes  de  musiciens  parcouraient  le  village  ; 
les  fenêtres  étaient  illuminées  comme  si  un  grand 
triomphe  national  venait  d'être  remporté.  Le  jour 
suivant,  les  ouvriers,  avec  des  centaines  de  per- 
sonnes venues  de  la  ville  et  des  environs,  se  por- 
tent à  la  rencontre  d'Owen  et  de  ses  nouveaux 
associés.  A  trois  milles  de  NcAv-Lanark,  sur  le 
chemin  de  Glasgow,  ayant  détaché  les  chevaux  de 
la  voiture',  musique  en  tête  et  au  milieu  des  ac- 
clamations, ils  portent  triomphalement  leur  bien- 
faiteur à  Braxficld.  Ce  serait  dépasser  les  limites 
que  je  me  suis  imposées  que  de  raconter  en  détail 

I.  Entre  parentlièse  :  ce  contre  quoi  M.  Owen  protesta  vigou- 
reusement, en  déclarant  que  les  hommes  de  la  classe  ouvrière 
depuis  trop  longtemps  di^jà  étaient  traités  connue  des  bctes. 


ROBERT  OWEN  LE  HON  PATRON  DE  NEW-LANARK     141 

le  long  et  impressionnant  discours  que  M.  Owen 
fit  devant  sa  maison  à  la  foule  heureuse  qui  l'avait 
accueilli  avec  tant  d'enthousiasme.  Il  me  sufTira 
de  dire  qu'après  avoir  fait  servir  des  rafraîchisse- 
ments pour  tous  et  leur  avoir  recommandé  d'avoir 
les  uns  pour  les  autres  bonne  volonté  et  amour 
fraternel,  il  entra  dans  sa  maison  pour  partager 
l'accueil  familial  si  cher  au  cœur  de  l'homme 
de  bien'.  » 


II 


On  était  alors  en  i8i3.  Owen  venait  de  publier 
Une  vue  nouvelle  sur  la  société  ou  Essais  sur 
la  formation  du  caractère,  sa  première  œuvre  ; 
c'est  un  ouvrage  médiocre  moins  important  par 
sa  valeur  intrinsèque  que  par  son  succès  et  par  la 
réputation  quasi  universelle  quil  valut  à  Owen". 


1.  Un  ancien  maître  d'école  de  iV.  L.,  op.  cit. 

2.  Owen  avait  invité  Joseph  Lancaster  à  venir  en  Ecosse,  et, 
en  i8i3,  un  grand  dîner  public  lui  ayant  été  offert,  Lancaster 
avait  prié  Owen  d'être  son  président  ;  notre  auteur  fut  amené  à 
prendre  la  parole  et  à  exposer  pour  la  première  fois  en  public  ses 
idées  sur  le  rôle  des  circonstances  et  de  l'éducation.  «  L'approba- 
tion spontanée  (que  reçut  son  discours)  et  la  réception  de  Joseph 
Lancaster  nie  conduisirent  à  écrire  mes  quatre  essais.  »  Les  deux 
premiers  sont  de  la  fin  de  1812,  les  deux  derniers  du  commence- 
ment de  l8i3.  Owen  apporta  le  manuscrit  à  Francis  Place  qui  le 
lut  et  le  corrigea.  (Voir  Graliain,  Walias,  Life  of  Pince,    p.  t)3.) 


142  PIIILANTHROPISME  PATRONAL 

Il  ne  convient  pas  de  s'arrêter  longuement  aux 
Vues  nouvelles  qui  ne  font  que  répéter  de  façon 
peu  didactique  des  idées  et  des  faits  déjà  connus  ; 
il  faut  cependant  donner  le  sommaire  et  indiquer 
l'esprit  de  ces  essais  qu'un  auteur  a  appelés  le 
point  de  départ  du  socialisme  moderne  '. 

Dans  le  premier  essai  Owen  déclare  que  le 
caractère  des  classes  pauvres  est  le  produit  des 
circonstances  qui  les  adonnent  au  vice  et  à  la 
misère.  Les  puissants  de  ce  monde  sont  respon- 
sables de  cette  situation  malheureuse,  car  ils 
ont  entre  les  mains  le  moyen  de  former  des  carac- 
tères socialement  utiles  et  individuellement  heu- 
reux. La  réforme  sociale  viendra  donc  d'en  haut. 
Pour  leur  apprendre  à  devenir  dès  leur  jeune 
âge  les  agents  du  bonheur  universel,  on  devrait 
donner  à  tous  les  enfants  sans  exception  une 
éducation  rationnelle  qui  respecterait  les  instincts 
de  la  nature  et  ferait  comprendre  l'harmonie 
existant  entre  le  bonheur  individuel  et  le  bonheur 
collectif ^  Voilà  «  le  devoir  présent  »  qui  s'im- 
pose aux  gouA'ernements  de  tous  les  pays.  On 
dépense  des  millions  pour  punir  les  crimes  et  on 


I.  G.  W allas,  op.  cit.,  p.  63. 

3.  New  View,  p.  270.  «  Avec  une  précision  mathématique, 
l'homme  peut  être  entouré  des  circonstances  qui  doivent  aujj- 
inenter  graduellement  son  honlieur  et  supprimer  facilement  la 
misère.  » 


ROHKUT  ONVEN  LE  BON  PAÏHON  DE  NEW-LAXAKIv     iW 

ne  fait  rien  pour  les  prévenir.  Du  reste  les  mesu- 
res proposées  par  Owen  sont  des  mesures  de  paix 
sociale,  destinées  à  augmenter  le  bien-être  géné- 
ral au  profit  de  toutes   les  classes  de   la  société  : 
ft  La  sagesse  des   classes  privilégiées,   dit  Owen. 
sera  d'apporter  leur  concours  sincère  et  cordial  à 
ceux  qui  ne  veulent  pas  toucher  un  iota  des  avan- 
tages qu'elles  sont  censées  posséder  aujourdliul, 
à  ceux  dont  le  premier  et  dernier  désir  est  d'aug- 
menter le  bonheur  particulier  de  ces  classes  aussi 
bien  que  le  bonheur  de  la  société.  Il  suffira  de 
quelque  réflexion  de  la  part  des  privilégiés  pour 
leur  dicter  cette  ligne   de  conduite.   Ainsi   sans 
révolution,  sans  guerre,  sans  sang  versé,  qui  plus 
est  sans  même  déranger  prématurément  rien  de 
ce  qui  existe,   le  monde  sera  préparé  à  accepter 
les  seuls  principes  capables  de  servir  de  base  à  un 
système  de  bonheur  et  de  détruire  les  sentiments 
d'irritation  qui  n'ont  si  longtemps  affligé  la  so- 
ciété   que  parce   que  jusqu'à   présent  la   société 
a  ignoré  la    manière   de  former  des    caractères 
utiles  à  la  communauté.  »  L'expérience  de  New- 
Lanark  a  prouvé  que  ce  n'était  point  là  de  la  pure 
théorie,  mais  que  ces  principes  pouvaient  recevoir 
une  application  pratique  :   c'est  pourquoi  Owen 
consacre  le  deuxième  et  le  troisième  de  ses  essais 
à  raconter  ce  qu'il  a  fait  et  ce  qu'il  veut  encore 
faire  à  New-Lanark.    Dans    le    quatrième    essai 


144  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

Owen  indique  les  mesures  législatives  qui  s'impo- 
sent dès  à  présent  aux  gouvernements.  Les  unes 
sont  négatives  :  suppression  des  lois  qui  encou- 
ragent la  consommation  des  boissons  alcooliques 
(licences  accordées  aux  débitants,  etc.),  —  des 
lois  qui  sanctionnent  et  légalisent  le  jeu  sous  le 
nom  de  loterie  d'Etat,  —  des  poor  laws,  — 
suppression  enfin  de  lois  pénales,  inutiles  puis- 
qu'il s'agit  de  prévenir  et  non  de  punir,  et  qu'un 
système  général  d'éducation  rationnelle  détruira 
dès  l'enfance  toute  inclination  au  mal.  Les 
mesures  positives  dont  Owen  préconise  l'adoption 
immédiate  sont  au  nombre  de  deux  :  un  système 
national  d'éducation  et  un  système  d'assistance 
par  le  travail.  L'Etat  n'a  pas  seulement  pour 
devoir  de  donner  à  tous  sans  exception  une  édu- 
cation rationnelle,  mais  aussi  d'employer  les 
ouvriers  en  cliômage  à  des  travaux  publics,  con- 
struction et  réfection  des  routes,  canaux  et  docks, 
travaux  de  construction  maritime,  etc..  L'Etat 
doit  assurer  du  travail  aux  cliômeurs  involon- 
taires à  un  taux  légèrement  inférieur  au  salaire 
moyen  de  l'industrie  privée.  On  trouve  ainsi  dans 
les  Vues  nouvelles  la  première  indication  d'un 
projet  d'assistance  par  le  travail  qui,  en  1817, 
amènera  Owen  à  tracer  le  plan  des  villages 
d'Harmonie  et  de  Coopération  mutuelle. 

En  écrivant  les  Vues  nouvelles,  Owen  a  surtout 


ROBERT  OWKN  LE  BON  FAl'RON  DE  NEW-LANARK     145 

pour  objet  de  gagner  à  ses  idées  «  les  membres 
les  plus  liaut  placés  de  l'Etat  et  de  l'Eglise'  ». 
Aussi,  avant  de  les  publier,  Owen  communique- 
t-il  au  gouvernement  les  quatre  essais  afin  de 
leur  faire  donner  l'estampille  officielle.  Le  premier 
ministre  est  lord  Liverpool  et  le  secrétaire  de 
l'intérieur  lord  Sidmoutli.  Après  en  avoir  pris 
connaissance,  le  gouvernement  déclare  qu'il  n'a 
aucune  objection  à  laire  aux  essais  ;  lord  Liver- 
pool exprime  à  Owen  sa  haute  approbation  et 
lord  Simoutb  lui  demande  quelles  sont  ses  inten- 
tions :  Owen  lui  offre  deux  mille  exemplaires 
reliés  et  interfoliés  et  le  prie  de  les  adresser  aux 
principaux  gouvernements  d'Europe  et  d'Améri- 
que, auxplus  célèbres  professeurs  des  Universités, 
avec  prière  de  les  renvoyer,  après  lecture,  en 
indiquant  leurs  objections  sur  les  feuilles  blanches. 
Lord  Sidmouth  accède  à  son  désir,  et  l'envoi  des 
Vues  nouvelles  aux  autorités  sociales  se  fait  sous 
les  auspices  du  gouvernement  anglais.  Avant  de 
faire  subir  aux  essais  l'épreuve  de  l'opinion  publi- 
que, Owen  redemande  au  gouvernement  s'il  ne 
voit  aucune  objection  à  cette  publication  et  lui 
offre  de  nouveau  un  certain  nombre  d'exemplaii  es 
destinés  aux  évoques.  L'ambassadeur  des  Etals- 
Unis  propose  à  Owen  de  faire  parvenir  son  livre 

I.    Autobiographie,  p.   io8. 

Edouaud   Dolléans.  .        lO 


146  PHlLANTimOPlSME  PATRONAL 

aux  gouverneurs  des  Etats  américains  avec  une 
recommandation  personnelle.  Les  essais  sur  la 
formation  du  caractère  n'ont  pas  seulement  un 
succès  officiel,  ils  se  vendent  aussi  beaucoup  dans 
le  public  et  les  quatre  premières  éditions  sont 
rapidement  enlevées. 

Toujours  préoccupé  de  devenir  le  conseiller 
des  rois  et  des  gouvernements,  Owen  fait  relier 
richement  par  les  plus  habiles  ouvriers  quarante 
exemplaires  des  Vues  nouvelles,  et  il  persuade  au 
gouvernement  anglais  de  les  envoyer  à  tous  les 
souverains  et  premiers  ministres  d'Europe.  Owen 
aime,  à  ce  propos,  à  raconter  une  anecdote  qui 
laisserait  à  supposer  que  les  Vues  nouvelles 
auraient  converti  Napoléon  I"  au  système.  Owen 
était  d  autant  jdIus  sensible  à  l'idée  flatteuse  de 
cette  conversion  que,  sans  se  l'avouer,  il  avait 
pour  Napoléon  la  prédilection  que  tout  inventeur 
de  système  a  pour  le  bon  despote.  Il  menait  de 
quitter  Londres;  Francis  Place  avait  reçu  la  garde 
des  exemplaires  destinés  aux  monarques  d'Europe, 
lorsqu  un  officier  supérieur  vint  faire  visite  au 
dépositaire  et  lui  demanda  un  exemplaire  pour  le 
porter  à  Napoléon.  Quelques  années  plus  tard 
Owen  rencontre  dans  un  dîner  Sir  Niel  Campbell  : 
celui-ci  lui  raconte  qu'à  l'île  d'Elbè  le  général 
Bertrand  serait  venu  à  lui,  un  exemplaire  des 
Vues  nouvelles  à  la  main,   pour  lui  demander   de 


R01U':nT  OWK\  LK  I^ON  I'AÏKON  \)K  M:\V-LANARK     147 

la  part  de  Napoléon  s'il  savait  quel  en  était  l'au- 
teur :  «  J'ai  su  par  la  suite,  ajoute  On  en,  que 
Bonaparte  avait  lu  et  étudié  mon  livre  avec 
la  plus  grande  attention  et  qu'à  son  retour  au 
pouvoir,  si  les  souverains  d'Europe  lui  avaient 
permis  de  rester  tranquillement  en  F'rance,  il 
était  décidé  à  employer  en  faveur  de  la  paix  et  du 
progrès  toute  l'activité  qu'il  avait  dépensée  aupa- 
ravant dans  des  vues  guerrières  :  ainsi  s'expli- 
que la  lettre  qu'à  son  retour  il  adressa  aux  souve- 
rains et  qui  contient  des  propositions  de  paix  et 
non  de  guerre.  Mais  ceux-ci  ne  crurent  pas  à  la 
sincérité  de  cette  déclaration.  Le  résultat  de  leur 
refus  est  aujourd'hui  un  fait  accompli  et  il  est 
inutile  de  spéculer  à  perte  de  vue  sur  ce  qu'aurait 
fait  cet  homme  extraordinaire  s'il  lui  avait  été 
permis  de  régner.  » 

A  cette  époque  ÛAven  est  à  la  mode  dans  le 
monde  officiel  et  il  met  quelque  complaisance  à 
rappeler  ses  illustres  amitiés.  Il  nous  raconte  qu'il 
était  l'ami  des  ambassadeurs  de  Prusse  et  d'Autri- 
che. Le  baron  Jacobi,  ambassadeur  de  Prusse, 
ayant  communiqué  les  essais  à  son  souverain, 
celui-ci  avait  adressé  à  Owen  une  lettre  autogra- 
phe dans  laquelle  il  lui  exprimait  sa  haute  appro- 
bation et  lui  déclarait  avoir  recommandé  au  mi- 
nistre de  l'Intérieur  d'adopter  ses  idées  sur  l'édu- 
cation nationale  dans  la  mesure  où  les  conditions 


148  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

politiques  et  locales  de  la  Prusse  lepermettraieiit'. 
Le  baron  Jacobi  avait  présenté  à  Owen  le  prince 
Esterhazy,  ambassadeur  d'Aulricbc  à  Londres, 
qui,  au  cours  d'une  longue  conversation  avec  l'au- 
teur des  Vues  nouvelles,  lui  demanda  quel  résul- 
tat il  comptait  atteindre  :  «  La  formation  intégrale 
au  physique  et  au  moral  d'hommes  et  de  femmes 
qui  toujours  penseront  et  agiront  rationnelle- 
ment. » 


III 


En  1816  l'institution  pour  la  formation  du  ca- 
ractère est  ouverte.  La  réputation  des  écoles  de 
New-Lanark  est  telle  que,  chaque  année,  de  toutes 
les  parties  de  l'Angleterre  et  de  tous  les  pays  de 
l'Europe,  de  nombreux  visiteurs  viennent  voir 
((  les  merveilles  de  New-Lanark  y>.  La  moyenne 
annuelle  est  de  deux  mille  visiteurs  et  Owen  pré- 
tend avoir  vu,  un  jour,  76  étrangers  assister  aux 
exercices  des  enfants  de  l'école.  Au  premier  rang 
des  hôtes  illustres  dont  Robert  Owen  se  flatte 
d'avoir  reçu  la  visite,  on  doit  citer  le  grand-duc 
Nicolas  de  Russie  qui  resta  deux  jours  à  New-La- 


I.    Auiobiocjraphie ,    \>.     i'il\-    L'iinnée    .suivante    (1817),    njoute 
Owen,  le  vœu  du  souverain  Cul  «•('■alisC' (?). 


l'i  ^\rlll      III 


nOHERT  OWK'S  LK  BON  PATRON  DE  NEW-LANARK     149 

luirk'  cl  qui,  faisant  allusion  aux  alarmantes  théo- 
ries de  Maltlius,  fit  au  réformateur  la  jjroposition 
suivante  :  ((  Puiscjue  votre  pays  est  surpeuplé  et 
que  les  souffrances  sociales  viennent  de  l'excès  de 
population,  voulez-vous  me  suivre  avec  deux  mil- 
lions d'hommes?  Je  mettrai  à  votre  disposition 
tous  ce  dont  vous  aurez  hesoin  pour  créer  de  peti- 
tes sociétés  industrielles  semblables  à  celle  de  New- 
Lanark.  »  Après  le  départ  de  ce  futur  empereur, 
New-Lanark  est  visité  par  les  princes  Jean  et 
Maximilien  d'Autriche,  par  des  ambassadeurs,  par 
toute  la  noblesse  du  royaume,  par  les  hommes 
éclairés  de  toutes  professions  et  de  tous  pays.  En 
1819,  après  une  conférence  d'Owen,  la  munici- 
jialité  de  Leeds,  qui  voit  ses  pauvres  augmenter 
dans  des  proportions  inquiétantes,  envoie  trois  dé- 
légués àNew-Lanarkpour  y  faire  une  enquête.  La 
même  année- le  duc  de  Kent",  qui  apprécie  le  ca- 
ractère d'Owen  et  ses  Vues  nouvelles,  fait  visiter 
New-Lanark  par  son  ami  et  médecin  le  D"^  Henry 
Gray  Mac-Nab  :  sur  le  rapport  enthousiaste 
de  celui-ci,  le  duc  était  même  décidé  à  y  venir  en 
personne  avec  sa  femme  et  la  petite  princesse 
Victoria, lorsqu'il  fut  surpris  par  la  mort  (iSiq). 

I.   Autobiographie,  p.   i43-i45. 

3.  Owen  prétend  même  que  le  duc  de  Kent  était  entièrement 
converti  à  ses  idées.  (Voir,  p.  196  de  \' Autobiographie,  les  paroles 
([n'aurait  prononcées  le  duc  de  Kent.) 


loO  PHILANTHHOPISME  PATRONAL 

Le  récit  de  la  visite  du  D'  Mac-Nab  et  le  rap- 
port de  la  dépiitation  de  Leeds  sont  de  précieux 
documents  qui  permettent  de  se  faire  une  idée  de 
rimjJressionfaileparNcw-Lanark  sur  ceuxquile  vi- 
sitaient. Nous  ne  pouvons  nous  arrêter  longtemps 
à  la  description  des  écoles  de  New-Lanark  et  du 
système  d  éducation  qui  y  était  appliqué  '  ;  mais 
il  est  nécessaire  de  résumer  brièvement  la  méthode 
d'éducation  suivie  et  les  résultats  obtenus. 

L'institution  de  New-Lanark"  comportait  trois 
divisions;  au  i"  mai  1816,  elle  avait  -y 59  élèves 
de  trois  à  vingt-cinq  ans.  La  classe  préparatoire 
ou  enfantine  comprenait  les  enfants  de  deux  à  six 
ans  ;  c'est  vers  ces  tout  petits  que  se  portait  sur- 
tout la  sollicitude  dOwen.  Son  premier  soin  avait 
été  le  choix  de  maîtres  capables  de  comprendre 
l'esprit  dans  lequel  ces  tout  petits  devaient  être 
élevés.  Or, pour  OAven, il  était  vain  dechercherqucl- 


1.  Robert  Dale-Owen  a  écrit  un  opuscule  intéressant  sur  les 
écoles  de  New-Lanark  :  c'est  peut-être  le  meilleur  exposé  systé- 
matique qui  en  ait  été  fait,  et  c'est  l'une  des  rares  publications 
owenistes  qui  se  trouvent  à  la  Bibliothèque  nationale,  R.  45,  546. 
Esquisse  d'un  système  d'éducation  dans  les  écoles  de  Neio-Lanark, 
traduction  Desfontaines.  Paris,  Lugan,   1825. 

2.  Autobiofjr(i[>lde,  p.  i34,  i45.  On  peut  dire  que  l'instruction 
y  était  gratuite  :  afin  qu'elles  ne  fussent  pas  considérées  comme 
des  écoles  de  charité,  Owen  faisait  payer  aux  parents  3  pence  par 
mois  ou  3  sh.  par  an  ;  les  dépenses  réelles  s'élevaient  à  2  jB  par 
an  et  par  enfant.  Mais,  dit  Owen,  la  différence  était  largement 
compensée  par  l'amélioration  du  caractère  de  toute  la  population. 


HOBliRT  OWKN  LE  BON  PATRON  DE  NEW-LANARK     loi 

{[u'un  parmi  les  maîtres  d'écoles  imbus  de  ce  qu'il 
appelait  «  l'ancien  système  d'instruction  par  les 
livres  »,  système  qui  s'accompagne  de  menaces  et 
de  punitions.  Les  deux  principes  fondamentaux 
du  nouveau  système  appliqué  à  New-Lanark  de- 
vaient être  tout  opposés  à  ceux  des  errements  pé- 
dagogiques habituels  :  l'instruction  devait  être 
donnée  à  l'aide  de  signes  sensibles  et  de  conver- 
sations familières,  et  l'éducation  ne  jamais  faire 
appel  à  la  crainte  ni  aux  punitions. 

C'est  dans  la  population  ouvrière  qu'O^ven cher- 
che ((  deux  personnes  ayant  un  grand  amour  et 
une  patience  illimitée  pour  les  enfants,  deux  per- 
sonnes entièrement  maniables  et  prêtes  à  servir  sans 
réserve  ses  intentions.  A  mon  avis,  dit-il,  l'homme 
le  meilleur  à  tous  les  points  de  vue  que  je  pouvais 
trou  ver  dans  la  population  du  village  était  un  pauvre 
tisseur  au  cœur  simple  du  nom  de  James  Bucha- 
nan  qui  avait  été  dressé  par  sa  femme  à  une  sou- 
mission parfaite  à  toutes  ses  volontés  et  à  qui  son 
misérable  métier  de  tisserand  à  la  main  n'assu- 
rait qu'une  vie  médiocre.  Mais  par  nature  il  avait 
un  grand  amour  des  enfants  et  sa  patience  envers 
eux  était  inépuisable.  Joignez-y  le  désir  de  s'in- 
struire. J'avais  en  lui  les  qualités  nécessaires  au 
maître  de  la  première  école  enfantine  rationnelle 
qui  ait  jamais  été  imaginée  par  aucun  parti  dans 
aucun  pays...  Ainsi,  grâce  à  la  simplicité  de  son 


i".2  piiilanthropismh:  patronal 

esprit  et  à  la  bonté  de  son  cœur,  James  Bucha- 
nan,  qui  tout  d'abord  savait  à  peine  écrire  et  épe- 
ler,  devint  mon  premier  maître  d'école.  Mais  des 
enfants  si  jeunes  demandaientaussiles  soins  d'une 
femme  rpii  assistât  le  maître  et  possédât  les  mêmes 
qualités  naturelles  ï).  Owen  trouve  parmi  les  jeunes 
femmes  employées  à  la  fabrique  une  jeune  fille  de 
dix-sept  ans  connue  familièrement  parmi  les  habi- 
tants de  New-Lanark  sous  le  nom  de  MoUy  \oung. 
Le  premier  principe  qu'OAven  enseigne  à  ces 
maîtres  improvisés  est  de  ne  jamais,  sous  aucun 
prétexte,  battre  les  enfants,  de  ne  les  jamais 
menacer,  mais  de  toujours  leur  parler  d'un  air 
aimable  et  bon  et  d'une  voix  douce.  Leur  tâche 
principale  devait  consister  à  apprendre  aux  en- 
fants à  se  rendre  heureux  les  uns  les  autres,  les 
plus  âgés,  ceux  de  quatre  à  six  ans,  devant  aider 
leur  maître  dans  cette  tâche  et  prendre  un  soin 
particulier  des  plus  jeunes.  Les  maîtres  ne  de- 
vaient pas  ennuyer  les  enfants  avec  des  livres, 
mais  par  des  conversations  familières  éveiller  leur 
curiosité  et  susciter  leurs  questions  à  propos  des 
objets  usuels  qui  les  entouraient  ;  ces  causeries 
instructives  avaient  lieu  dans  une  pièce  de  1 6  pieds 
de  haut,  ornée  de  reproductions  d'animaux,  de 
cartes  et  souvent  même  de  produits  naturels  des  jar- 
dins, des  champs  et  des  bois  :  tous  ces  objets 
étaient  l'occasion    d'entretiens    animés  entre   les 


ROMKirr  OWKN  I,K  IU)N  PATUON  DE  NEW-LAXAMK     im 

ciifanis  ol  les  maîtres  «  (jui  eux-mêmes  acqué- 
raient de  nouvelles  connaissances  en  essayant 
d'instruire  leurs  jeunes  amis'  ».  Owen  avait  ap- 
pris à  ses  maîtres  à  considérer  et  traiter  leurs  élè- 
ves en  petits  amis.  Il  avait  montré  à  James  Bucha- 
nan  la  façon  dont  il  pouvait  instruire  les  enfants 
en  les  amusant ,  car  selon  lui  toute  instruction  de- 
vait tendre  à  être  pour  les  enfants  un  amusement. 
Ainsi,  sans  faire  usage  d'aucun  livre,  les  enfants 
de  New-Lanark  acquéraient  des  connaissances 
utiles  et  concrètes  qui  formaient  leur  jugement 
mieux  que  les  idées  et  les  raisonnements  abs- 
traits ". 

Dès  l'âge  de  deux  ans,  les  enfants  suivaient 
les  leçons  de  danse,  et  à  quatre  ans  les  leçons  de 
chant;  filles  et  garçons  étaient  aussi  entraînés  aux 
exercices  militaires  et  formaient  de  petits  pelo- 
tons conduits  par  des  jeunes  tambours  et  des  fi- 
fres. La  danse,  le  chant  et  la  discipline  militaire 
étaient,  en  effet,  pour  Owen  «  les  conditions  es- 

1.  Autobiographie,  p.  i3g-i4o.  —  Voir  aussi  Robert  Dale 
Owen,  op.  cit.,  p.  67. 

2.  Owen  va  même  jusqu'il  dire  :  Quand  on  connaîtra  le  meil- 
leur moyen  d'instruire  et  de  former  les  caractères,  je  ne  pense  pas 
qu'on  emploie  jamais  les  livres  avant  l'àg-e  de  dix  ans.  Et  cepen- 
dant les  enfants,  ainsi  formés  sans  aucun  livre,  auront  <i  10  ans 
un  caractère  supérieur  et  posséderont  une  connaissance  d'eux- 
mêmes  et  de  la  société  très  supérieure  à  celle  que  possèdent  au- 
jourd'hui les  gens  instruits  à  leur  majorité  ou  n'importe  quel  indi- 
vidu h  n'importe  quel  âge... 


lo4  PHILAiNTHROPISME  PATRONAL 

sentielles  à  la  fornialion  d'un  bon  et  heureux 
caractère  dans  un  système  rationnel  :  ces  exerci- 
ces donnent  au  corps  la  santé  et  une  grâce  sans 
affectation,  ils  apprennent  l'obéissance  et  l'ordre 
d'une  façon  imperceptible  et  agréable,  et  donnent 
à  l'esprit  la  paix  et  la  joie  tout  en  le  préparant  de 
la  meilleure  façon  à  faire  des  progrès  dans  le  do- 
maine intellectuel...  Toujours  traités  avec  bonté 
et  confiance  et  en  même  temps  sans  crainte,  les 
enfants  montraient  une  grâce  sans  affectation  et 
une  politesse  naturelle  qui  étonnaient  de  la  part 
d'enfants  de  pauvres  fîlateurs  ».  La  facilité  avec 
laquelle  ces  petits  écoliers  exécutaient  toutes  les 
danses  européennes,  la  précision  avec  laquelle 
fdles  et  garçons  exécutaient  les  exercices  mili- 
taires, la  simplicité  et  la  sincérité  avec  lesquelles 
ils  chantaient  les  vieux  chants  populaires  d'Ecosse 
surprenaient  et  émerveillaient  les  visiteurs  étran- 
gers \  Un  jour  même,  une  dame  de  haute  noblesse, 
après  avoir  vu  ces  enfants,  aurait  dit  àOAven,  les 
larmes  aux  yeux  :  «  M.  0\ven,je  donnerais  n'im- 


I.  Autobiographin,  p.  i/^i.  Fii  ire  apprendre  aux  enfants  la  danse, 
la  musique  et  les  exercices  militaires  était  une  abomination  poul- 
ies associés  d'Owen,  membres  de  la  Société  des  Amis.  Cependant 
Owen  raconte  que,  pendant  leur  séjour  à  j\ew-Lanark,  il  surprit 
souvent  J.  Foster  et  W.  Allen  prenant  plaisir  à  regarder  ces 
scènes  joyeuses  toutes  nouvelles  pour  eux  et  dont,  en  qualité  de 
quakers,  ils  Ti'avaieut  jamais  été  témoins. 


ROBERT  OWEN  LE  BON  PATRON  DE  NEW-LANARK    1.5 
porte  quoi  pour  que  mes  enfants  ressemblassent 


à  ceux-ci  ' .  » 


Voici  comment  les  délégués  de  Leeds  et  le 
D""  Mac-Nab  expriment  leurs  sentiments  à  la  suite 
de  leur  séjour  :  rien  ne  saurait  mieux  faire  com- 
prendre l'impression  ressentie  par  les  visiteurs 
de  NcAV-Lanark  :  «  La  jolie  physionomie  des  en- 
fants resjjlendissait  de  l'éclat  que  donnent  la  santé 
et  les  innocents  plaisirs  d'une  liberté  franche- 
ment enfantine.  Ce  touchant  spectacle  me  lit  un 
plaisir  qui  me  récompensa  des  fatigues  du 
voyage...  Nous  visitons  ensuite  la  cour  de  récréa- 
tion des  enfants.  Que  Dieu  bénisse  leurs  petits 
visages:  je  les  vois  encore,  les  uns  jouant  au  cer- 
ceau, d'autres  battant  du  tambour,  tous  occu- 
pés à  quelqu  amusement  enfantin  ;  pas  une  larme, 
pas  une  dispute  ;  une  paisible  innocence  règne 
dans  tout  ce  petit  groupe.  Dès  qu  ils  nous  voient, 
ils  nous  accueillent  par  des  saints  et  des  révé- 
rences :  M.  Owen  paraît  transporté  au  milieu  de 
la  société  régénérée  qu'il  imagine. ..  Son  cœur 
s'épanouit  de  plaisir  quand  il  se  mêle  à  ces  pre- 
miers germes  de  la  future  humanité...  Puis  nous 
pénétrons  dans  une  large  pièce  destinée  aux  jeux 
et  amusements  des  enfants  lorsque  le  temps  ne 
leur  permet  pas  de  les  prendre  en  plein  air  :  ici 

I.    Anlobio(jraphic,  p.   i48. 


^m  PHILANTHROPJSME  PATRONAL 

la  liberté  la  plus  complète  leur  est  laissée  pour 
faire  du  bruit  et  pour  s'amuser.  Nous  entrons 
dans  la  salle  de  danse  et  de  chant  :  sous  nos  yeux, 
un  professeur  d'Edimbourg  apprend  à  quatre  fil- 
les et  à  quatre  garçons  nu-pieds  les  différents 
pas,  saints,  révérences  et  danses;  il  est  vraiment 
charmant  de  voir  avec  quelle  grâce  et  quelle  ai- 
sance ces  garçons  et  ces  filles  rustiques  savent 
faire  la  révérence  ou  marcher  sur  le  bout  du  pied 
avec  une  légèreté  et  une  agilité  extraordinaires  . . 
Nous  entendons  des  enfants  de  quatre  ans  lire 
couramment  le  Vieux  Testament,  d'autres  des 
morceaux  détachés  de  différents  historiens.  D'au- 
tres sont  laborieusement  occupés  à  écrire  et  à 
compter  et  écrivent  en  bon  style  ;  et  les  dames 
qui  nous  accompagnent  nous  affirment  que  leur 
façon  de  coudre  et  de  marquer  est  excellente  '... 
...  ((  Les  enfants  et  la  jeunesse  de  cette  charmante 
colonie  ont  une  conduite  et  un  caractère  très  su- 
jîérieurs  à  ceux  de  tous  les  enfants  que  j'ai  jamais 
vus.  La  maxime  de  notre  poète  que  la  nature 
sans  ornement  est  le  plus  bel  ornement  me  vient 
à  l'esprit  quand  je  me  trouve  au  milieu  de  ces 
enfants  pleins  de  promesses,  candidats  à  l'honneur 
et  au  bonheur.  Je  n'essaierai  pas  de  donner  une 


I.    Cette  yjrcmière  partie  est  des  dél('"g'iiés  de  Leeds,    la   fin  très 
dithyrambique  du  1)'   Mac-Nab,  op.  cit. 


ROUEUT  OWEN  LE  HON  PATRON  DE  NEW-LANAHK     V,7 

description  fidèle  de  ces  beaux  fruits,  des  senti- 
ments sociaux  répandus  sur  les  jeunes,  inno- 
centes et  séduisantes  figures  de  ces  heureux 
enfants  et  jeunes  gens.  La  plume  de  Milton  et  le 
pinceau  de  Rubens  ne  pourraient  rendre  un  tel 
spectacle  :  tout  ce  que  je  dirai,  c'est  que  les  deux 
premiers  jours  que  je  passai  à  New-Lanark  furent 
des  heures  de  pure  joie.  L'effet  produit  sur  mon 
esprit  fut  tel  que,  pendant  les  premières  heures, 
je  fus  positivement  incapable  d'examiner  avec 
froideur  les  véritables  objets  de  ma  visite... 
A  ceux  qui  ne  me  croiraient  pas,  je  ne  puis 
rien  dire  de  mieux  que  de  leur  présenter  l'invi- 
tation que  M.  Owen  adressa  aux  adversaires 
de  ses  idées  :  «  Venez  et  voyez  de  vos  propres 
veux.  )) 


CHAPITRE   11 

ROBERT  OWEN  INITIATEUR  DE  LA  LKGISLATION 
PROTECTRICE  DU  TRAVAIL 

(1815-1819) 

Le  troisième  essai  sur  la  formation  du  carac- 
tère est  précédé  d'un  appel  aux  directeurs  de 
manufactures  et  chefs  d'ateliers.  Owen  leur 
demande  pourquoi  ils  se  préoccupent  tant  deleui- 
outillage  et  si  peu  de  leur  personnel.  Leur  expé- 
rience industrielle,  qui  leur  a  appris  les  avantages 
d'un  machinisme  perfectionné  et  en  hon  état, 
aurait  dû  leur  enseigner  les  avantages  qu'ils  devaient 
attendre  de  leurs  machines  animées  «  bien  plus 
étonnamment  construites  M)  :  «  Oand  vous  aurez 
acquis  la  connaissance  de  leur  réelle  valeur,  vous 
serez  amenés  à  penser  un  peu  plus  à  vos  machines 
vivantes  et  vous  verrez  que  vous  pouvez  en  tirer 

I.   LifrofU.  Owen,  vol.   i,  j).  2j(j. 


160  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

facilement  un  bien  plus  grand  bénéfice...  » 
Owen  essaie  de  persuader  aux  patrons  de  la 
grande  industrie  que  leur  capital  ne  peut  être 
plus  avantageusement  employé  qu'à  l'amélioration 
de  ce  qu'il  appelle  leurs  machines  animées  :  pour 
les  tenter  il  leur  afiirme  que  son  expérience  de 
New-Lanark  Ini  permet  de  leur  faire  espérer  un 
bénéfice  de  5,  lo  ou  i5  pour  loo,  souvent 
même  de  5o  pour  too  et  de  loopour  lOO. 

Owen  pensait,  en  faisant  appel  à  leur  intérêt, 
amener  les  industriels  à  imiter  les  mesures 
prises  par  lui  en  faveur  de  son  personnel.  En 
mettant  en  relief  le  lien  qui  unissait  la  politique 
sociale  suivie  à  New-Lanark  à  la  productivité  du 
travail  et  à  la  prospérité  commerciale  d'un  éta- 
blissement, il  espérait  généraliser,  en  les  faisant 
adopter  par  les  grands  patrons,  des  conditions  de 
travail  normales.  C'est  à  cette  fin  qu'en  i8i5  il 
réunit  à  Glasgow  les  principaux  manufacturiers 
écossais.  Il  veut  les  amener  à  présenter  au  gou- 
vernement une  pétition  ayant  un  double  objet  : 
la  remise  des  droits  payés  à  l'importation  du  coton, 
l'amélioration  de  la  situation  des  jeunes  enfants 
et  ouvriers  employés  dans  les  industries  textiles. 
Les  principaux  industriels  du  pays  sont  présents 
et  Owen  leur  expose  les  raisons  pour  lesquelles  il 
les  a  réunis.  Sa  proposition  de  remise  des  droits 
est    acceptée    par  acclamation  ;    mais,    lorsqu'il 


OWEN  INITIATEUR  DE  LA  LE(ilSLATION  DU  TRAVAIL     101 

demande  d'énergiques  résolutions  à  rcHet  d'adou- 
cir le  sort  des  ouvriers  employés  dans  les  manu- 
factures, un  profond  silence  accueille  ses  paroles. 
Voyant  qu'il  n'a  pas  à  compter  sur  la  bonne 
volonté  de  ses  collègues,  Owen  déclare  qu'il 
agira  sans  eux.  Décidé  désormais  à  faire  direc- 
tement appel  au  gouvernement  pour  combattre 
((  l'esclavage  blanc'  »,  il  adresse  son  discours 
de  Glasgow  aux  deux  Chambres  du  Parlement 
et  devient  le  promoteur  de  la  législation  protec- 
trice du  travail  en  Angleterre. 

Owen,  dira-t-on,  peut-il  être  nommé  l'initia- 
teur de  la  législation  protectrice  du  travail  .►^  Il 
n'a  pas  été  le  premier  à  réclamer  des  mesures 
protectrices,  et  un  act  de  1802,  qui  limitait  le 
temps  de  travail,  a  précédé  Tact  de  181 9  inspiré 
par  lui.  Sans  doute,  avant  Gavcu,  on  s'était  préoc- 
cupé, dès  la  fin  du  xvni''  siècle,  de  la  situation 
des    enfants    employés    dans    les    manufactures. 

I.  Autobiographie,  p.  112  et  suiv.  «  En  i8i5,  dit-il,  j'avais  une 
expérience  de  25  ans  dans  l'industrie  du  coton,  ayant  été  le  pre- 
mier filateur  de  coton  fin.  J'avais  visité  par  tout  le  royaume  de 
nombreuses  manufactures,  ce  qui  m'avait  permis  de  me  former  un 
jugement  exact  sur  la  situation  des  enfants  et  ouvriers  qui  y  tra- 
vaillaient et  étaient  devenus  les  esclaves  des  nouvelles  puissances 
mécaniques.  L'esclavag-e  blanc  dans  les  manufactures  était,  à  cette 
époque  de  complète  liberté,  mille  fois  pire  que  les  maisons  d'es- 
claves que  je  vis  aux  Indes  et  aux  Etats-Unis  :  pour  ce  qui  a  trait 
à  la  santé,  à  l'alimentation,  aux  vêtements,  ces  dernières  valaient 
mieux  que  les  manufactures  anglaises...  » 

Edouard  Dolléans.  h 


162  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

Mais  OAven  a  été  le  premier  homme  de  son  temps 
h  comprendre  l'esprit  moderne  de  la  législation  du 
travail"  et  à  avoir  nettement  conscience  des  rai- 
sons qui  la  justifient  ;  il  a  été  le  premier  industriel 
à  faire  l'expérience  de  conditions  de  travail  plus 
normales,  avant  toute  mesure  législative  et  pour 
donner  à  celle  qu'il  réclamait  un  précédent  dans 
les  faits.  Enfin l'act  de  1802  n'a  pas  du  tout  le  carac- 
tère d'une  mesure  prolectrice  du  travail  :  on  s'en 
rend  compte  lorsqu'on  connaît  ses  précédents,  sa 
portée  et  ses  résultats, 

L'act  de.  1802  se  rattache  étroitement  à  la 
législation  des  pauvres  dont  il  n'est  qu'une 
pousse  tardive.  La  Poor  LaAV  d'Elisabeth,  en 
1601,  avait  déclaré  que  les  enfants  pauvres  et 
orphelins  seraient  mis  par  les  paroisses  en  ap- 
prentissage dans  quelque  métier.  Les  paroisses  en 
profilaient  pour  se  débarrasser  des  enfants  le  plus 
tôt  possible  et  elles  ne  mettaient  aucune  condition 
aux  contrats  d'apprentissage  qu'elles  passaient 
avec  les  maîtres,  si  bien  que  les  petits  apprentis 

I.  Il  n'y  il  aucune  analog'ie  entre  la  lég'islation  du  travail  ac- 
tuelle et  les  statuts  du  moyen  àjje  et  règ-lenients  de  métier  :  la 
journée  de  travail  prescrite  par  les  statuts  d'Elisabeth  imposait  une 
oblijfation  et  non  une  limitation  de  travail.  L'intcT'diclion  du  tiavai' 
de  nuit  paraît  inspirée  par  le  désir  de  maintenir  la  qualité  du 
produit  qui  aurait  pu  être  compromise  par  ce  genre  de  travail. 

Ilutcliins  et  Harrison,  A  Hislory  of  Factory  Lc(jisl(itlon.  ^^'est- 
minster,  Kinjj  and  Son,  Orcliard  House,   igo3. 


OWKX  INITIATKUU  1)1::  LA  LEGISLATION  DU  ÏRAVAIL     10:^ 

étaienl  livrés  sans  protection  aux  exactions,  mau- 
vais traitements  et  surtravail  que  leur  infligeaient 
leurs  maîlres'.  Du  reste  ces  enfants  pauvres  mis 
en  apprentissage  par  les  paroisses  n'étaient  pas 
les  seuls  à  souH'rir  du  surtravail  ;  l'exploitation 
des  enfants  était  une  condition  générale  qu'on 
retrouvait  [)resque  partout  au  xvni"  siècle  :  les 
tisseurs  et  les  filateurs  à  la  main  avaient  lliabi- 
tude  de  faire  travailler,  dès  leur  plus  jeune  âge, 
leurs  enfants  le  même  nombre  d'heures  de  travail 
qu'eux-mêmes.  «  Le  système  manufacturier  et  le 
développement  du  machinisme  n'ont  fait  que 
s'emparer  des  conditions  du  travail  qu'ils  trou- 
vèrent :  le  mépris  qu'on  avait  de  la  vie  des  enfants, 
l'avidité  avec  laquelle  on  abusait  de  leur  travail, 
la  mauvaise  administration  de  la  loi  des  pauvres 
avaient  préparé,  pendant  le  xvni"'  siècle  et  proba- 
blement bien  avant,  les  matériaux  humains  qui 
allaient  être  exploités  sans  merci '.  » 

L'exploitation  du  travail  des  enfants  existait 
déjà  dans  les  métiers,  elle  n'a  pas  été  introduite 
par  le  machinisme  et  la  grande  industrie  ;  et  après 
la  révolution  industrielle  qui  caractérise  la  fin  du 
xvHi"  siècle,  comme  aujourd'hui,  les  pires  condi- 
tions de  travail  se  rencontraient  dans  l'industrie  à 


I.    Ilutcliins  et  ILirrison,  op.  cit.,  pp.  2  à  5. 
3.    Hulcliins  et  llarrison,  op.  cit.,  p.    i3. 


164  PHlLANÏiïROPISME  l'ATRONAL 

domicile  et  non  dans  les  fabriques,  dans  le  tis- 
sage à  la  main  et  non  dans  la  grande  filature'. 
Le  bon  marché  de  la  main-d'œuvre  enfantine  était 
la  cause  de  cette  exploitation  :  l'économie  réalisa- 
ble était  une  tentation  irrésistible  pour  les  parents 
travaillant  à  domicile  comme  pour  les  maîtres  des 
petits  métiers  ou  les  patrons  de  la  grande  industrie. 
La  fin  du  xviii"  siècle  est  marquée  par  un 
commencement  de  réaction  contre  les  condi- 
tions de  travail  anti-hygiéniques  et  les  mauvais 
traitements  infligés  aux  enfants.  En  178/i,  les 
magistrats  de  Manchester  prennent  une  résolu- 
tion qui  paraît  la  première  tentative  faite  par  une 
autorité  pour  limiter  les  heures  de  travail  des 
enfants  :  à  la  suite  d'un  rapport  du  D'  Per- 
cival  sur  une  fièvre  contagieuse  qui  s'était  décla- 
rée dans  les  filatures  de  coton  de  Uadcliffe,  il  fut 
décidé  qu'on  interdirait  de  passer  aucun  contrat 
d'apprentissage  avec  les  propriétaires  des  fabriques 
de  coton  011  les  enfants  seraient  obligés  de  travail- 
ler la  nuit  ou  plus  de  10  heures  par  jour.  En 
i'y'93,  un  act  autorise  les  juges  de  paix  à  infliger 
une    amende   de  quarante  shillings  aux   maîtres 

I.  Report  of  the  minutes  of  Evidence  on  tlie  State  of  Cliildreu 
employed  in  manufactories,  25  april-i8  june  1816,  ordered  l)y 
House  of  Cominons  to  be  printed,  28  niai-ig  june  181G,  383  p. 
Doc.  auquel  nous  renverrons  souvent.  —  Passim,  par  ex.,  déposi- 
tion Buclianan,  p.    19,  et  Joseph  Mayer,  p.  5/1,  50,  etc. 


OWEN  INITIATEUR  DE  LA  LÉGISLATION  DU  TRAVAIL     105 

convaincus  d'avoir  maltraité  un  apprenti.  En 
1795,  le  D'  Percival  forme  avec  quelques  amis 
«  le  Manchester  Board  of  Health  ))  qui,  dans  sa 
séance  du  26  janvier  179G,  adopte  une  résolution 
réclamant  l'intervention  législative  pour  régle- 
menter les  conditions  du  travail  dans  les  fabriques 
de  coton  et  limiter  les  heures  de  travail',  Des 
écrivains  philanthropes,  comme  William  Sabatier 
et  T.  Gisborne  ",  se  préoccupent  de  la  situation 
des  enfants  et  réclament  aussi  l'intervention  du 
législateur.  Enhn,  en  1801,  une  sentence  dujugo 
Justice  Grose  condamne  à  12  mois  dehard  labour 
un  employeur  qui  a  fait  travailler  60  enfants, 
apprentis  de  paroisses,  dans  des  conditions  telles 
qu'ils  resteront  déformés  et  invalides  pour  la  vie  '. 
Le  juge  censure  sévèrement  les  administrateurs 
(le  paroisse  assez  négligents  pour  ne  point  se  sou- 
cier des  conditions  dans  lesquelles  les  enfants 
étaient  mis  en  apprentissage  et  dit  :  «  Si  les 
employeurs  déclarent  qu'ils  ne  peuvent,  sans  le 
travail  de  ces  enfants,  mènera  bien  leurs  affaires, 
il  faut  leur  déclarer  qu'on  ne  doit  pas  continuer 

1.  Report  cit.  Déposition  de  Robert  Peel,  p.  iSg. 

2.  Hutehins  et  Harrison,  p.  9  à  11.  W.  Sabatier,  Trealise  ou, 
Poverty,  1797-  T.  Gisborne,  Enquiry  inlo  the  duties  ofman,  I794- 

3.  Id.,  p.  i5.  Cet  employeur  qui  appartenait  à  une  industrie 
non  influencée  par  le  nouveau  inacbinisme  rouait  les  enfants  de 
coups,  nég'ligeait  de  leur  donner  des  vêtements  et  les  faisait  tant 
jeûner  et  travailler  qu'ils  en  étaient  tout  décharnés. 


!(•(•>  PHILANTHHOPISME  PATRONAL 

le  métier  par  soif  de  gain,  mais  qu'il  faut  l'aban- 
donner immédiatement  dans  l'intérêt  même  de  la 
société.  » 

C'est  à  la  suite  de  cette  sentence  que  Robert 
Peel  fait  voter  en  1802  Tact  connu  sous  le  nom 
de  loi  sur  la  santé  et  la  moralité  des  apprentis. 
Uobert  Peel  justifie  sa  proposition  de  loi  en  di- 
sant que,  convaincu  des  nombreux  abus  existant 
dans  ses  propres  fabriques  et  n'ayant  pas  le  temps 
d'y  mettre  ordre  lui-même,  il  demande  au  Par- 
lement une  loi  jDOur  y  apporter  remède  à  sa  place. 
Le  litre  même  de  Tact  précise  son  objet  et  limite 
sa  portée  :  il  ne  s  applique  qu'aux  enfants  pauvres 
mis  en  apprentissage  par  les  paroisses  '.  La  durée 
du  travail  des  apprentis  est  fixée  à  12  iieures,  le 
travail  de  nuit  est  interdit  ;  l'employeur  doit 
chaque  année  babiller  ses  apprentis  complètement 
à  neuf,  leur  faire  apprendre  à  lire  et  à  écrire,  et 
les  mener  à  l'église  au  moins  une  fois  par  mois  ; 
les  fabriques  doivent  être  blanchies  à  la  chaux 
deux  fois  l'an  et  en  tout  temps  convenablement 
aérées  ;  les  apprentis  des  deux  sexes  doivent  dor- 


I.  llutcliins  et  Harrisou,  |i.  lO,  op.  cil.  «  En  réalité,  ce  n'était 
pas  une  loi  de  protection  du  travail,  mais  simplement  une  extension 
de  la  Poor  Law  d'Elisabeth,  relative  aux  apprentis  des  paroisses. 
Le  {"ouvcrnement,  ayant  pris  la  responsabilité  «l'élever  et  de  placer 
des  enfants,  se  trouvait  obligé  d'essayer  de  régulariser  les  condi- 
tions de  leur  travail.   » 


OWEN  INITIATKUH  DK  LA  LK(;iSLATION  DU  TRAVAIL     lti7 

inir  dans  des  dortoirs  sépares  cl  pas  plus  de  deux 
par  lit.  Les  juges  de  paix  sont  chargés  de  nom- 
mer deux  inspecteurs  pour  visiter  les  fabriques 
et  assurer  l'exécution  de  Tact,  et,  en  cas  d'infrac- 
tion, ils  ont  le  droit  d'inlliger  des  amendes  de  i'  2 
à  ii  5.  La  discussion  parlementaire  montre  la  por- 
tée restreinte  de  Tact  de  1802.  On  souleva  la 
question  de  savoir,  si  l'act  serait  applicable  à 
toutes  les  fabriques  ou  seulement  à  celles  qui 
employaient  les  apprentis  des  paroisses.  Dans 
le  préambule  on  déclara  Tact  applicable  aux  fabri- 
(jues  de  coton  et  de  laine  occupant  plus  de  20 
ouvriers.  Mais  la  clause  limitative  des  heures  de 
travail  ne  concernait  que  les  seuls  apprentis'. 
M.  Newton  voulant  rendre  les  clauses  de  l'acte 
applicables  à  toutes  les  personnes  employées 
dans  les  manufactures,  on  lui  objecta  qu'il  était 
absurde  de  vouloir  étendre  un  actqui  n'avaitpour 
objet  que  l'apprentissage  :  cette  réponse  prouve 
bien  que  l'act  n  était  regardé  que  comme  un 
chapitre  de  la  Législation  des  Pauvres.  L'act  de 
1802  resta  sans  effet  pour  une  double  raison.  On 
avait  abandonné  l'inspection  aux  Justices  de  paix 
qui,  sauf  de  rares   exceptions,   négligèrent  d'as- 


I.    Hutcliins,  op.  (•('/.,  p.    i~.  Au  contraire,  les  clauses  relatives 
à   l'aération   et   au    nettoyajye  étalent  applicables  à   toutes  les  fa- 
briques. 


168  PHILANTIIROPISME  PATRONAL 

surer  l'application  de  Tact.  Les  patrons  du 
reste  préféraient  employer  des  enfants  «  libres  »  : 
ceux-ci  ne  leur  imposaient  point  les  mêmes  char- 
ges ni  la  même  responsabilité  que  les  apprentis 
qu'ils  devaient  habiller,  loger  et  nourrir.  La  ques- 
tion des  apprentis  cessa  ainsi  bientôt  d'avoir  la 
même  importance  :  ce  fut  la  seconde  cause  de 
l'échec  de  Tact  de  1802  '. 

Au  lieu  de  réclamer,  comme  Robert  Peel,  un 
act  au  Parlement  pour  réglementer  sa  propre 
fabrique,  Owen  commença  par  réaliser  chez  lui  les 
conditions  du  travail  qu'il  voulait  offrir  en  exem- 
ple aux  autres  et  par  faire  de  la  fabrique  qu'il 
dirigeait  un  établissement  modèle.  Tous  les  argu- 
ments qu'il  va  développer  devant  la  commission 
d'enquête  sont  tirés  de  l'expérience  personnelle 
qu'il  a  faite  à  New-Lanark  d'une  réduction  gra- 
duelle de  la  durée  du  travail.  Ce  n'est  pas  seule- 
ment cet  effort  personnel  et  cette  réforme  d'ini- 
tiative privée  qui  justifient  le  nom  donné  par  nous 
à  Robert  Owen  ;  mais  plus  encore  peut-être,  la 
conception   générale  qu'il    a  de  la  législation  du 

I.  Robert  Peel,  Déposition,  Report  cité,  p.  i4i-  —  Les  manu- 
factures s'étaient  déplacées,  et,  au  lieu  de  s'établir  dans  des  vallées 
solitaires  où  le  besoin  de  main-d'œuvre  leur  faisait  rechercher  et 
apprécier  les  apprentis  des  paroisses,  elles  s'installaient  maintenant 
près  des  centres  populeux,  où  l'on  pouvait  se  procurer  sans  res- 
ponsabilité aucune  une  main-d'œuvre  enfantine,  abondante  et 
bon  marché. 


OWEN  INITIATEUR  DE  LA  LÉGISLATION  DU  TRAVAIL     Kiy 

travail  et  des  raisons  qui  la  légitiment.  Son  projet 
primitif  interdit  l'emploi  des  enfants -avant  l'âge 
de  lo  ans,  limite  à  lo  heures  1/2,  entre  10  et  18 
ans,  le  temps  de  travail  dans  les  fabriques  occu- 
pant plus  de  20  ouvriers  et  assure  la  nomination 
d'inspecteurs  capables  et  appointés  pour  faire 
appliquer  l'act'. 

Les  raisons,  apportées  par  Owen  en  faveur 
de  ces  prescriptions,  montrent  qu'il  était  peut- 
être  le  seul  à  avoir  compris  l'influence  de  la 
réduction  du  temps  de  travail  sur  la  productivité. 
Owen  a  vu  nettement  le  double  motif  qui  sert  de 
fondement  à  la  législation  moderne  du  travail  :  la 
raison  sociale,  le  loisir  dû  à  l'ouvrier  ;  la  raison 
économique,  le  lien  entre  la  durée  du  travail  et 
saproductivité.  Owen  considère  en  l'ouvrier — et 
l'instrument  de  travail  qui  donne  un  rendement 
proportionné  aux  soins  dont  on  l'entoure,  et 
l'homme  qui  a  droit  au  repos  non  seulement 
pour  réparer  ses  forces  physiques,  mais  pour 
développer  ses  facultés  mentales. 

Après  avoir  adressé  aux  Chambres  du  Parle- 
ment son  discours  de  Glasgow,  Owen  rend  visite 
aux  membres  les  plus  influents  des  deux  Cham- 

I.  Life  of  Robert  Oiren  V.  I.  A.  AppendixG,  p.  20.  M.  Oweii's 
bill  for  Regulatiiigf  tlie  Ilours  of  work  in  niills  and  factories,  as 
originally  proposed  in  i8i5  and  finally  spoilt  witli  observations  of 
opponents  and  tlie  act  passed  in  1819. 


170  PHILANTHHOPISME  PATRONAL 

bres  afin  d'essayer  de  les  intéresser  à  son  projet. 
On  lui  conseille  de  faire  présenter  ce  projet  par 
Robert  Peel  qui  a  fait  passer  Tact  de  1802.  Ro- 
bert Peel  accepte  ;  mais  Robert  Peel  est  lui-même 
un  industriel,  il  n'est  pas  insensible  aux  intérêts 
et  aux  sollicitations  des  manufacturiers.  Sous  l'in- 
fluence de  ses  collègues  industriels,  il  fait  traîner 
le  projet  pendant  quatre  sessions  et  y  apporte  de 
tels  amendements  qu'il  en  amoindrit  singulière- 
ment la  portée. 

Pendant  ces  quatre  années,  presque  seul,  en 
butte  à  toutes  les  attaques,  Owen  défend  son 
projet  ;  par  tous  les  moyens  les  grands  patrons 
s'efforcent  de  le  décourager,  d'affaiblir  son  auto- 
rité afin  de  faire  échouer  le  bill  de  limita- 
tion \  Deux  objections  préalables  avaient  été 
faites  :  on  invoquait  la  liberté  patronale  pour 
affirmer  que  l'Etat  n'a  pas  le  droit  d'intervenir 
dans  l'administration  de  l'industrie  privée.  On 
prétendait  de  plus  qu'il  n'y  avait  aucun  dan- 
ger pour  la    santé    des    enfants   à    les   faire    tra- 


I.  Autobiograp}nfi,  p.  ii4,  Ii6,  121,  126,  22.^,  226.  «  J'ig^no- 
rais,  dit  Owen,  la  l'aoon  dont  on  mène  les  affaires  du  pays  dans  le 
Parlement;  mais  l'expérience  que  j'ai  acquise  m'a  ouvert  les  yeux 
sur  la  conduite  des  hommes  politiques  et  sur  l'égoïsme  ignorant 
et  vulgaire  des  commerçants  et  industriels  qui  ne  regardent  pas 
aux  moyens  pour  atteindre  leur  but  :  ils  n'épargnèrent  rien  pour 
combattre  et  ruiner  l'objet  de  mon  projet.  » 


OWEN  INITIATKUR  DK  LA  LÉGISLATION  DU  TRAVAIL     171 

vailler  i5  et  16  heures  par  jour  dans  une  atmo- 
sphère surcliaulTéc  et  emphe  de  duvet  de  coton. 
Iioherl  Peel  consentit  à  la  nomination  d'une 
commission  d'enquête.  Grâce  à  ces  délais  favo- 
rables, les  grands  manufacturiers  purent  agir  et 
faire,  dès  le  début,  écarter  du  projet  les  indus- 
tries de  la  laine,  de  la  soie  et  du  lin. 

Sauf  quelques  patrons  éclairés,  les  Arkwright, 
Struttset  Fieldens,  Owen  avait  soulevé  contre  son 
projet  tous  les  grands  industriels  qui  cherchèrent 
àdiminuei"  son  autorité  par  des  procédés  déloyaux 
dont  voici  un  exemple  qui  tourna  à  leur  confu- 
sion. Un  filaleur  de  Glasgow,  HouldsAVorth, 
avait  été  chargé  par  ses  confrères  d'une  mission 
de  confiance  :  il  devait  rechercher  un  gros  scan- 
dale qui  put  discréditer  Owen.  Ayant  appris  que 
le  ministre  de  Old-Lanark  était  un  ennemi  du 
bon  patron'.  HouldsAvorth  s'adresse  à  lui  et  lui 
demande  s'il  connaît  un  fait  quelconque  qui 
puisse  détruire  l'autorité  d'Owen  :  a  J'ai  votre 
all'aire,  répond  le  ministre.  Le  premier  janvier  de 
■cette  année,  à  l'ouverture  de  la  nouvelle  institu- 
tion pour  la  formation  du  caractère,  il  a  prononcé 

I.  Autobiographie,  p.  1 18,  119.  «Il  avait,  dit  Owen,  prêché 
jiendant  20  ans  h  Lanark,  sans  qu'on  put  s'apercevoir  que  ses 
paroissiens  en  fussent  devenus  meilleurs,  tandis  qu'en  16  ans 
j'avais  opéré  un  grand  changement  dans  leurs  mœurs  :  d'où  sa 
jalousie.  »  Ceci  se  passait  en   1816. 


172  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

lin  discours  de  trahison  contre  l'Etat  et  l'Eglise. 

—  Y  assistiez-vous  ?  —  Non,  mais  M""^  Menzies 
et  ma  famille  y  étaient  et  M"*  Menzies  m'a  répété 
fidèlement  toutes  ses  paroles.  »  Sur  quoi  les  ad- 
versaires d'Owen  emmènent  notre  ministre  à 
Londres  et  lui  paient  les  frais  du  voyage.  Ils  de- 
mandent audience  à  lord  Sidmouth  :  «  Nous 
venons,  lui  disent-ils,  pour  accuser  M.  Owen.  — 
Quel  crime  a-t-il  donc  commis  l!  Je  connais  Owen 
très  bien.  —  Voici  M.  Menzies,  ministre  de  la 
paroisse  de  Lanark,  qui  va  vous  le  dire  —  Eh 
bien,  M.  Menzies,  de  quoi  accusez- vous  Owen  '')  — 
J'ai  à  décla^rer  que  le  i*' janvier  dernier,  à  l'ou- 
verture de  ce  qu'il  appelle  la  Nouvelle  institution 
pour  la  formation  du  caractère,  ouverture  à  la- 
(juelle  assistait  tout  son  personnel  et  toute  la 
haute  bourgeoisie  du  pays,  M.  Owen  a  prononcé 
le  discours  le  plus  extraordinaire  qui  ait  jamais 
été  entendu  en  Ecosse,  un  discours  incendiaire, 
un  discours  de  trahison.  —  Etiez- vous  présent  et 
avez-vous  écouté  attentivement  tout  ce  qu'il  a  dit  "^ 

—  Non,  Monseigneur,  je  n'étais  point  présent, 
mais  ma  femme  était  là  ainsi  que  ma  famille,  de 
nombreux  ministres  des  environs  et  la  bour- 
geoisie du  pays.  —  Et  vous  savez  tout  ce  que  con- 
tenait ce  discours.»^  —  Je  sais,  d'après  ce  que 
m'en  ont  rapporté  ma  femme  et  d'autres  audi- 
teurs, que  c'était  un  discours  incendiaire,  un  dis- 


OWEN  INITIATKLIU  DE  LA  LÉGISLATION  DU  TRAVAIL     17:$ 

cours  de  trahison.  »  Là-dessus  lord  Sidmoulli 
demande  aux  membres  de  la  députation  s'ils  ont 
à  lui  faire  part  de  quelque  autre  accusation  contre 
Owen.  ((  C'est  tout  ce  que  nous  avons  à  dire  — 
Eh  bien  donc  je  vous  congédie  et  vous  renvoie 
des  fms  de  votre  plainte  qui  est  au  suprême  degré 
futile  et  injustifiée  :  il  y  a  six  mois  que  le  gOTi- 
vernement  a  entre  les  mains  un  exemplaire  de  ce 
discours  qui  vous  eût  fait  honneur  si  vous  aviez 
été  capables  de  le  prononcer.  » 

Dégoûté  de  la  campagne  déloyale  entreprise 
contre  lui  et  des  mutilations  que  son  projet  subis- 
sait, Owen,  à  partir  de  1817,  laissa  à  Nathanicl 
Gould  et  à  Richard  Oastler  le  soin  de  défendre 
ses  idées  devant  la  commission  d'enquête.  Pen- 
dant deux  sessions  il  avait  assisté  à  toutes  les 
séances  de  cette  commission  '  et  il  y  avait  rempli 
une  lourde  tâche.  Presque  seul  il  avait  dû  dé- 
fendre son  projet  ;  il  avait  dû  démontrer  les  abus 
qui  résultaient  de  l'âge  et  de  la  longueur  du  tra- 
vail des  enfants  employés  dans  les  manufactures, 
combattre  les  arguments  qu'on  opposait  à  l'inter- 
vention législative,  exposer  l'expérience  de  New- 
Lanark,  développer  enfin  les  raisons  qui  mili- 
taient en  faveur  de  la  réduction  et  les  heureux 
effets  qu'elle  pouvait  avoir. 

I.   Iliip[)ort  cité.    Déposition  d'Owen,    p.  20,    36,  6G,  88,  Ii3. 


174  PHILANTIIROPISME  PATRONAL 

DcA^ant  la  commission,  Owen  s'efforce  d'abord 
d'établir  quelle  est  en  fait  la  situation.  Il  lui  faut 
démontrer  qu'il  est  de  pratique  courante  à  Leeds, 
à  Stockport  et  dans  tous  les  districts  manufactu- 
riers, d'employer  des  enfants  de  quatre  et  cinq 
ans.  A  Stockport,  où  il  a  fait  personnellement  une 
enquête,  il  est  fréquent  de  voir  travailler  des  en- 
fants de  quatre  ans  et  il  cite  même  le  cas  d'une 
petite  fille  de  trois  ans.  Ces  tout  petits  enfants 
sont  employés  à  ramasser  sur  le  sol  les  déchets 
de  coton  et  à  se  glisser  sous  les  machines'.  Un 
fabricant  de  soie,  Peter  Noaille,  déclare  que,  plus 
les  enfants  commencent  jeunes,  mieux  ils  acquiè- 
rent l'habitude  de  manier  la  soie".  Ces  enfants 
travaillent  aussi  longtemps  que  les  adultes.  La 
journée  de  travail  normale  est  de  i4  à  i5  heures. 
Robert  Peel  déclare  que  dans  ses  fabriques  on 
travaille  i5  heures  :  «  Mon  sentiment,  dit-il, 
c'est  qu'il  est  devenu  très  général  dans  les  fabri- 
ques de  travailler  i/i  et  i5  heures  ».  George  Gould 
pense  que  la  journée  de  i6  heures  n'est  pas  rare^ 
et  Robert  Owen  confirme  cette  opinion  '  :  «  C'est 
devenu  une  pratique  habituelle  dans  l'industrie 


1.  Rapport  citt';,  p.  38,  86,  89. 

2.  Rapport  cité,  p.  78. 

3.  Rapport  cité,    Robert   Peel,    p.    i3ô,    13-.    George  Gould, 
p.  96. 

!\.    Rapport,  cité,  p.  8g,  contredit,  p.   129. 


OWEN  INITIATEUR  DE  LA  LÉGISLATION  DU  TRAVAIL     l7o 

(le  la  laine  de  travailler  iC  heures  par  jour.  » 
Oweii  cite  la  fabrique  Gott  à  Leeds  et  la  filature 
de  lin  Marslial  où  la  journée  de  i6  heures  est  la 
journée  normale  des  bonnes  saisons  ;  à  Stockport, 
en  i8i5-i8i6,  la  journée  a  été  de  i8  heures  :  on 
commençait  le  travail  à  3  et  [\  heures  du  matin, 
pour  le  finir  à  9  heures  du  soir  (témoignage  de 
Robert  Major,  ancien  ouvrier  fdeur,  maître 
d'école). 

On  peut  imaginer,  dit  Ovven,  les  eifets  de  ces 
longues  journées  de  travail  sur  la  santé  des  ou- 
vriers en  général  et  surtout  sur  celle  des  enfants. 
Le  surtravail  a  pour  effet  de  déformer  les  mem- 
bres des  enfants  et  d'arrêter  leur  croissance  V  Le 
temps  de  travail  normal,  pour  les  adultes  comme 
pour  les  enfants,  doit  être  de  10  heures.  Les  en- 
fants ne  devraient  être  admis  à  la  fabrique  qu'à 
douze  ans.  Pour  le  moment,  Owen  se  contente 
de  l'âge  de  dix  ans  et  de  la  journée  de  travail  de 
10  heures  et  demie  et  déclare  à  la  Commission 
que  tout  le  monde  profitera  de  la  réglementation, 
les  enfants,  les  propriétaires  de  manufactures  et 
le  pays.  Mais  le  parti  des  industriels  oppose  à  la 
réglementation  du  travail  de  nombreuses  objec- 
tions :  elle  n'est  pas  seulement  une  atteinte  à  la 
liberté  patronale,  mais  aux  droits  des  parents  sur 

I.    Rapport  cité,  p.  20,  21. 


176  PHILANTIIROPJSME  PATRONAL 

leurs  enfants  ;  elle  réduira  la  famille  ouvrière  à  la 
misère  ;  elle  aura  aussi  pour  effet  de  faire  des  en- 
fants des  paresseux,  de  futurs  criminels  ;  enfin 
elle  est  contraire  aux  intérêts  de  l'industrie,  inca- 
pable de  supporter  dans  la  concurrence  interna- 
tionale les  charges  nouvelles  qui  en  résulteront. 

Interdire  ou  limiter  le  travail  des  enfants,  c'est 
porter  atteinte  au  droit  des  parents  :  W.  Sidwick, 
fdateur,  déclare  que  les  parents  considéreront 
cette  réglementation  comme  une  violation  de  la 
puissance  paternelle*.  Ce  n'est  pas  seulement  agir 
contrairement  aux  droits  des  parents,  mais  à  leurs 
intérêts  les  plus  pressants.  Les  industriels  jiréten- 
dent  que,  s'ils  emploient  de  si  jeunes  enfants, 
c'estpour  satisfaire  les  parents  et  sur  leur  demande 
instante".  En  effet,  interdire  le  travail  des  en- 
fants, c'est  les  condamner  à  mourir  de  faim  et, 
par  suite  de  la  diminution  du  salaire  familial,  ré- 
duire la  famille  à  la  misère  ;  tel  est  l'argument  in- 
lassablement répété  devant  la  commission  d'en- 
quête par  les  industriels  :  les  promoteurs  du  bill 
n'ont  à  opter  qu'entre  le  sur  travail  et  la  faim. 
Sauf  Robert  Owen  et  un  magistrat,  Thomas  Price, 
personne  ne  paraît  s'être  rendu  compte  que  l'em- 
ploi des  enfants  avait  un  effet  déj^ressif  sur  le  sa- 

1.  Rapport  cité,  p.    I20. 

2.  Rapport  cité  par  ex.,    p.    56  Joseph    Maycr   et    p.    74  Jolin 
Sliarrez  Ward. 


OWEN  INITIATEUR  DE  LA  LEGISLATION  DU  TRAVAIL     177 

liiire  des  parents  et  que  rinterdiclloii  du  travail 
des  enfants  pouvait  avoir  pour  résultat  une  éléva- 
tion du  salaire  des  adultes,  élévation  qui  pourrait 
compenser  la  perte  des  18  pences  par  semaine  ga- 
gnés  par  les  enfants'.  Robert  Owen  déclare  qu'il 
ne  pense  pas  que  les  parents  auraient  à  souffrir  de 
l  interdiction  du  travail  des  enfants;  et,  comme 
on  lui  demande  quels  sont  les  fondements  de  son 
opinion,  il  répond  :  «  Toute  l'expérience  de  ma 
vie  m'a  appris  que,  là  oij  les  enfants  n'étaient  pas 
astreints  au  travail  dès  leur  plus  jeune  âge,  les  la- 
milles  étaient  dans  une  situation  plus  confortable 
et  plus  respectable  ;  je  crois  même  que  les  ou- 
vriers tireraient  un  grand  bénéfice  de  cette  inter- 
diction. »  De  son  côté,  Th.  Priée,  magistrat  du 
comté  de  Warwick,  précise  la  pensée  de  Robert 
Owen  lorsqu'il  dit:  «  Je  pense  que,  si  les  pa- 
rents ne  pouvaient  tirer  profit  de  leurs  enfants  en 
bas-âge,  ils  perdraient  moins  de  temps,  ils  tra- 
vailleraient mieux  et  obtiendraient  de  meilleurs 
salaires  pour  un  meilleur  travail  '.  » 

Il  n'est  pas  bon,  disent  les  industriels,  de  lais- 
ser trop  de  loisirs  aux  ouvriers  ;  ils  ne  sauraient 
en  faire  qu'un  mauvais  usage.  Joseph  Mayer,  fila- 
teur,  déclare  que,  si  les  ouvriers  avaient  plus  de 


I.   Rapport,  p.  ^7,  déposition  de  Robert  Owen. 
■j.   Rapport  cité,  p.   121,  ia2,  laS. 

Edouard  Dolljéans.  12 


178  l'HILANTHROPISME  PATRONAL 

temps,  ils  s  "abandonneraient  à  livrognerie  et  que 
l'ordre  serait  troublé'.  De  même  l'interdiction  du 
travail  des  enfants  est  destinée  à  en  faire  des  vau- 
riens et  des  paresseux.  Il  y  a  danger,  si  on  laisse 
les  enfants  dans  l'oisiveté,  à  les  voir  contracter 
des  habitudes  vicieuses.  Mais  Robert  Owen  pro- 
leste contre  cette  conception  de  l'interdiction  : 
dans  sa  pensée,  le  temps  laissé  libre  ne  doit  pas 
rester  inoccupé,  il  doit  être  consacré  à  l'instruc- 
tion des  enfants^  :  ((  Je  pense,  dit-il,  que  dansles 
villes  les  plus  populeuses  il  y  a  suffisamment  d'é- 
coles ouvertes  oii  pourraient  aller  les  enfants.  » 
Gomme  on  lui  demande  s'il  croit  que  les  parents 
seront  disposés  à  faire  les  dépenses  nécessaires  et 
si  l'on  peut  espérer  qu'ils  enverront  leurs  enfants 
à  l'école,  il  déclare  qu'il  convient  de  ne  pas  ad- 
mettre les  enfants  à  la  fabrique  tant  qu'ils  ne  sau- 
ront pas  couramment  lire,  écrire,  compter  et  cou- 
dre ;  il  cite  l'exemple  de  New-Lanark  oii,  malgré 
la  réduction  des  heures  de  travail,  l'établissement 
peut  donner  aux  enfants  cette  instruction,  sans 
aucune  perte  pour  les  propriétaires  et  même  en 
leur  assurant  un  profit  raisonnable. 

Le  droit  des  parents,  la  moralité  des  enfants  et 
l'ordre  public  ne  sont  pas  les  seules  raisons  invo- 


I.    Rapport  cité,  p.  56. 
3.    Rapport  cité,   p.   aS. 


OWEN  INITIATEUR  DE  LA  LEGISLATION  DU  TRAVAIL     170 

quées  en  faveur  de  la  liberté  du  travail.  Les  in- 
dustriels opposent  l'industrie  à  domicile  aux  fa- 
briques. Les  tisseurs  qui  travaillaient  chez  eux 
ont  des  conditions  de  travail  et  une  moralité  très 
inférieures  à  celles  des  fileurs  en  fabrique  ;  étant 
leurs  maîtres,  ils  perdent  souvent  la  première  par- 
tie de  la  semaine  dans  l'ivrognerie  et  la  paresse  et 
ensuite  travaillent  jour  et  nuit  ;  les  maisons  de  tis- 
seurs sont  des  caves  souterraines,  beaucoup  plus 
basses  de  plafond,  plus  étroites,  moins  bien  aé- 
rées et  plus  humides  que  les  ateliers  des  fabriques; 
la  condition  des  enfants  qui  tissent  chez  leurs  pa- 
rents est  bien  pire  que  celle  des  ouvriers  de  fabri- 
que :  lorsque  le  père  est  ivre,  la  mère  les  fait 
travailler  i6  à  i  7  heures  par  jour'.  Pounpioi  donc 
réglementer  les  grandes  fabriques,  alors  que  jus- 
tement elles  ]3résentent  le  spectacle  des  meilleu- 
res conditions  de  travail.^  Les  intérêts  de  l'indus- 
trie s'opposent  absolument  à  cette  réglementation 
qui  aurait  pour  effet  une  élévation  désastreuse  du 
coût  de  production.  L'industrie  manufacturière 
n'est  pas  en  état  de  supporter  les  charges  addi- 
tionnelles qui  lui  seraient  imposées  de  ce  chef  et 
qui  lui  seraient  fatales  dans  la  concurrence  inter- 
nationale. A  celte  objection  qui  apparaît  comme 
dominante,  Owen  répond  que  l'élévation  du  coût 

I.    RfippoFt  cité,  par  ex.,  déposition  de  Josepli  Mayer,  p.  54,  56. 


180  PHILANTHROPJSME  PATRONAL 

de  production  serait  si  faible  qu'elle  ne  peut  en- 
trer en  ligne  de  compte,  quand  on  considère  les 
grands  avantages  qui  la  compenseraient  :  ((  J'ai  la 
plus  ferme  conviction,  dit-il,  que  les  articles  se- 
raient produits  aussi  bon  marché  après  qu'avant 
la  limitation  de  temps  et  d'âge  '.  » 

Après  avoir  indiqué  les  réponses  d'ÛAven  aux 
arguments  contre  la  limitation,  il  faut  reprendre 
les  grandes  lignes  de  sa  justification  positive  qui 
repose  sur  l'expérience  faite  à  NcAv-Lanark.  Dans 
son  établissement  de  NcAv-Lanark,  il  a  opéré  des 
réductions  graduelles  de  la  journée  de  travail  qu'il 
a  abaissée  de  il\a  12  heures.  La  dernière  réduc- 
tion date  du  1"' janvier  1816^  :  c'est  sur  elle  que 
porte  l'expérience.  Une  diminution  d'une  heure  a 
porté  la  journée  de  travail  de  1 1  heures  3/4  à 
10  heures  3/li  (sans  compter  i  heure  i/h  pour  les 
repas)  :  la  perte  qui  en  est  résultée  est  seulement  de 
un  farthing  par  yard,  soit  2  centimes  par  franc  : 
«  L'accroissement  progressif  en  quantité  qui  a 
suivi  cette  réforme  me  donne  tout  lieu  d'espérer 
qu'avant  la  fin  de  l'année  le  fd  sera  manufacturé 
à  aussi  bon  marché  en  10  heures  3//|  qu'en  11 
heures  3//i  ''.  » 

I.  M.,  p.  38. 

■2.   Rapport  cit»',  p.    20  ù    3y.    Dépositions  des  26  et   29   avril 
181G. 

3.    Rapport  cité,  p.  90.    Déposition  du  7  mai   181O. 


OWEN  INITIATKUR  DE  LA  LÉC.ISLAÏION  DU  TRAVAIL     ISl 

Ainsi  et  c'est  là  rargument  central  de  la  justi- 
fication que  cherche  à  faire  Ovven,  la  perte  qui 
résulte  de  la  réduction  du  temps  de  travail  doit 
être  rapidement  compensée  par  un  accroissement 
de  productivité'.  Le  fait  qu'avançait  Owen  était 
trop  significatif  et  trop  favorable  au  projet  pour 
que  ses  adversaires  ne  portassent  pas  tous  leurs 
efforts  sur  ce  point.  On  le  presse  de  questions, 
on  essaie  de  le  faire  se  contredire,  on  cherche  à 
lui  faire  reconnaître  d'autres  causes  à  1  accroisse- 
ment de  productivité  que  la  réduction  du  travail. 

Il  est  intéressant  de  rapporter  ici  fidèlement 
<[uelques-unesdeces(juestions  qui  n'eurent  d'autre 
résultat  que  de  l'amener  à  préciser  sa  pensée.  Le 
7  mai  1816,  on  lui  demande  sur  quoi  il  se  fonde 
pour  dire  que,  d'ici  à  la  fin  de  l'année,  la  perle 
de  2  centimes  par  franc  aura  disparu":  «  Sur 
l'accroissement  de  force  et  d'activité,  l'améliora- 
tion des  sentiments  des  individus,  qui  résulte- 
ront d'un  emploi  moins  long. — ^Avez-vous  trouvé 
que  cette  cause  d'accroissement  de  productivité 
ait  déjà  agi  et  diminué  la  perte  qui  a  suivi  la  ré- 


1.  Id.,  p.  Sg.  Ce  n'est  du  reste  pas  le  seul  eFFet  avantag^eux 
sur  lequel  insiste  Owen  :  «  Lorsque  les  heures  de  travail  étaient 
de  II  heures  3/4,  il  y  avait  une  moyenne  de  lOO  enfants  à  l'école 
du  soir,  moyenne  qui  s'est  élevée,  depuis  la  réforme,  à  35o,  36o, 
370  et  390.  » 

2.  Rapport  cité,  p.  91. 


182  PIIILANTUKOPIS.ME  PATRONAL 

duction  des  heures  de  travail?  —  Oui,  régulière- 
ment chaque  mois  depuis  le  i"  janvier  dernier.» 
Voulant  l'amener  à  expliquer  par  d'autres  causes 
cette  productivité  accrue,  on  lui  demande  à  quoi 
tient  la  rapidité  des  machines  :  «  —  La  rapidité 
des  machines,  répond-il,  dépend  d'une  infinité 
de  circonstances,  de  la  qualité  du  coton,  des  ma- 
chines elles-mêmes,  de  la  rapidité  des  mains,  de 
la  bonne  volonté  et  capacité  des  ouvriers  à  rem- 
plir leur  devoir.  —  L'accroissement  de  la  quan- 
tité produite  n'est  donc  pas  attribuable  exclusive- 
ment à  la  seule  diminution  des  heures  de  travail? 
—  Je  pense  qu'à  l'heure  actuelle  elle  doit  être  at- 
tribuée à  la  dilTérence  des  heures  de  travail,  car 
il  n'y  a  pas  eu  à  ma  connaissance  le  moindre 
changement  dans  aucune  des  autres  circonstan- 
ces :  on  emploie  le  même  machinisme,  la  même 
qualité  de  matière  première.  —  Mais  la  qualité 
du  coton  américain  n'est-elle  pas  particulièrement 
bonne  cette  saison  ?  —  Je  ne  le  pense  pas  ' .  — 
Comment  avez-vDus  pu  déterminer  qu'une  plus 
large  quantité  avait  été  produite.^ —  Une  plus 
large  quantité  a  été  produite,  grâce  à  une  plus 
grande  attention,  à  une  plus  grande  agilité  des 
mains  pendant  que  la  machine  est  en  mouve- 
ment ;   l'ouvrier  prévient  la  rupture  du  fil  et  ne 

I.    Rapport  cité,  p.  gS. 


OWEN  INITIATEUR  DE  LA  LÉ(.1SLATI0N  DU  TRAVAIL     18;j 

perd  pas  de  temps  en  se  mettant  au  travail  ni  à  la 
fin  de  la  journée.  Cette  productivité  accrue  s'ex- 
plique par  le  grand  désir  qu'ont  les  ouvriers  de 
remplir  leur  devoir  avec  conscience  et  de  parer 
à  toute  perte  supposée  dont  les  propriétaires 
pourraient  soufirir  par  suite  des  améliorations 
apportées  à  la  situation  de  leur  personnel  :  une 
telle  conduite  vis-à-vis  des  ouvriers  a  pour  effet 
de  les  rendre  plus  consciencieux  et  d'en  obtenir 
plus  qu'auparavant.  »  Cependant  on  insiste  en- 
core pour  le  mettre  en  contradiction  avec  lui- 
même:  ((  Si  la  rapidité  de  la  machine  n"a  pas  été 
augmentée,  comment  pouvez-vous  estimer  que 
le  produit  par  broche  diffère  de  la  proportion  qui 
devrait  résulter  de  la  différence  des  heures  de 
travail  .►*  —  J'ai  déjà  essayé  d'en  expliquer  les 
raisons.  En  outre  je  puis  vous  donner  un  état 
comparatif  de  la  quantité  produite  et  du  prix  do 
revient,  état  que  j'ai  fait  dresser  par  un  commis 
depuis  longtemps  accoutumé  à  ces  sortes  de  cal- 
culs. D'après  le  compte  rendu  de  l'état  journa- 
lier des  quantités  produites,  il  résulte  que  la 
moyenne  hebdomadaire  a  toujours  été  à  peu  près 
la  même  sauf  un  accroissement  graduel  depuis 
le  premier  jusqu'au   dernier'.  —  Vos  ouvriers, 


I.    Rapport  cité,  p.  94  et  95  :  «  Vous  filez  à  l'heure  actuelle  la 
même  quantité  de   fil  qu'auparavant  ?  —  Oui. —  ^'ous  voulez  dire 


184  PHILANTHROIMSME  PATRONAL 

qui  travaillent  aux  pièces,  ont  subi  une  diminu- 
tion de  salaire?  —  Ceux  qui  travaillent  aux  pièces 
supportent  une  légère  diminution,  mais  infé- 
rieure à  la  diminution  du  temps  de  travail  ;  car 
leur  production  actuelle  dépasse  leur  productivité 
antérieure...  Ils  sont  si  satisfaits  de  la  réforme, 
malgré  la  diminution  de  salaire,  qu'ils  ont  adressé 
à  la  Chambre  des  communes  une  pétition  deman- 
dant que  leurs  camarades  puissent  profiter  des 
mêmes  avantages.  » 

Malgré  les  efforts  d'Owen,  le  bill  qui  passe  en 
1819  est  très  différent  du  projet  primitif.  Celui- 
ci  interdisait  lemploi  des  enfants  au-dessous  de 
dix  ans  et  assurait  le  respect  de  cette  prescription 
en  imposant  la  preuve  de  l'âge  par  le  registre  de 
baptême  ou  autrement*.  L'act  de  1819  fixe 
simplement  la  limite  d'âge  à  neuf  ans.  Entre  dix 
el  dix-huit  ans,  OAven  limitait  à  10  heures  1/2 
par  jour  la  journée  de  travail  maximum  tandis 
que  le  bill  l'élève  à  1 2  heures  "  et  abaisse  à  seize 
ans  la  limite  d'âge.  D'après  le  projet  d'Owen  des 
inspecteurs   spéciaux  devaient    être    nommés    et 


que  vous  avez  fabriqué  à  peu  près  la  même  quantité  en  un  nombre 
d'heures  de  travail  moindre  qu'aup;iravant  ?  —  J'ai  dit:  non  que 
la  quantité  est  égale,  mais  qu'elle  est  bien  supérieure  à  celle  qui 
devrait  résulter  de  la  différence  de  temps,  n 

i.    M.  Owen's  Bill,  etc.,  cit.  p.   aS. 

J..   Douze  heures  sans  compter  les  repas. 


OWEN  INlTlATEUa  l)K  LA  LEGISLATION  DU  THAVAIL     185 

payés  à  l'elTel  d'assurer  rexécutioii  de  la  loi  ;  Tact 
au  contraire,  malgré  l'expérionce  antérieure, 
laisse  ce  soin  aux  justices  de  paix.  Enfin,  tandis 
qu'Owen  avait  voulu  soumettre  à  la  loi  toutes  les 
fabriques  occupant  plus  de  20  personnes,  Tact  de 
18 19  ne  prend  en  considération  que  les  fabriques 
de  coton.  Malgré  cet  échec  partiel,  Owen  était 
parvenu  le  premier  à  faire  inscrire  dans  la  légis- 
lation anglaise  le  principe  de  la  limitation  des 
heures  de  travail.  Ses  efforts  dans  cette  voie  ne 
devaient  pas  se  borner  là  ;  il  devait  prendre  une 
part  active  au  mouvement  de  10  heures  qui  abou- 
tit à  Tact  de  1847. 

L'activité  dOwen  durant  cette  période  n'a  pas 
été  absorbée  par  les  discussions  de  la  commission 
d'enquête  sur  la  situation  des  enfants  employés 
dans  les  manufactures.  Pendant  les  années  1816, 
181 7,  1818,  sa  vie  a  été  marquée  par  d'autres 
événements  importants  :  sa  participation  aux  tra- 
vaux de  la  commission  d'enquête  sur  la  situation 
économique  (1816-1817),  sa  déclaration  d'indé- 
pendance religieuse  (1817),  son  voyage  en  Eu- 
rope et  son  mémoire  aux  souverains  d'Aix-la- 
Chapelle  (1818).  Il  est  nécessaire  de  résumer 
brièvement  ces  événements  qui  manifestent  la 
confiance  d'Owen  en  la  toute-puissance  de  la 
vérité  et  de  la  raison  et  sa  foi  en  la  vertu  réforma- 
trice des  gouvernements. 


186  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

Une  crise  économique,  accompagnée  de  ses 
signes  habituels,  baisse  des  prix,  surproduction, 
arrêt  du  travail  et  chômage  de  nombreux  ouvriers, 
avait  suivi  la  paix  avec  la  France.  Dans  le  but  de 
rechercher  les  causes  de  la  crise  et  les  remèdes 
qu'on  pouvait  y  apporter,  une  commission  d'en- 
quête s'était  formée  qui  comprenait  des  hommes 
politiques,  des  économistes  et  des  hommes  d'af- 
faires. Dès  la  première  réunion,  l'archevêque  de 
Gantorbéry,  qui  présidait,  pria  Owen  d'apporter 
à  la  commission  le  concours  de  son  expérience. 
Le  bon  patron  de  New-Lanark  fut  amené  ainsi  à 
prendre  la  parole  pour  exposer  les  deux  causes 
principales  qui  selon  lui  expliquaient  la  situation 
économique.  La  guerre  avait  créé  une  demande 
et  une  hausse  de  prix  artificielles,  bientôt  suivies 
d'une  crise  de  surproduction  et  de  sous-consom- 
mation :  le  développement  du  machinisme,  qui 
avait  marqué  le  dernier  quart  de  siècle,  avait  eu 
pour  résultat  une  diminution  dans  la  demande  et 
la  valeur  du  travail'.  A  la  suite  de  ce  discours,  la 
commission  chargea  Owen  de  rédiger  un  rapport 
sur  les  remèdes  à  apporter  à  la  crise  économique. 
Ce  rapport  au  Comité  de  l'association  pour  le  sou- 

I.  Aulobioijraphie,  p.  I3(i,  125.  Owen  évalue  que  la  puissance 
productive  du  nouveau  machinisme  est  égale,  dans  la  seule  fila- 
ture de  coton,  au  travail  de  8o  millions  d'hommes  et,  dans  les 
industries   textiles,    à  celui  de  200  millions. 


OWEN  INITIATKUR  DK  LA  LEGISLATION  DU  THAVAIL     187 

lagemcnt  des  ouvriers  des  manufactures  et  tra- 
vailleurs pauvres  (mars  1817)  fut  adressé  à  la 
commission  des  lois  des  pauvres  de  la  Chambre 
des  communes  qui  refusa  de  le  prendre  en  con- 
sidération. Ce  rapport  se  rattache  au  chapitre  sui- 
vant et  à  l'exposé  des  idées  d'Owen  sur  la  réforme 
sociale. 

Un  autre  événement  mérite  d'être  mentionné 
ici  :  la  déclaration  solennelle  d'indépendance  reli- 
gieuse qu'Owen  ht  en  août  1(817.  Dans  son  auto- 
biographie '  Owen  annonce  avec  emphase  le  récit 
de  cette  déclaration  publique  qu'il  considère 
comme  l'acte  le  plus  important  de  sa  vie  :  «  J'ai 
maintenant,  dit-il,  à  raconter  certains  actes  de 
ma  vie  publique,  qui  attirèrent  laltention  du 
monde  civilisé,  alarmèrent  les  gouvernements, 
étonnèrent  les  sectes  religieuses  de  toutes  déno- 
minations et  créèrent  dans  toutes  les  classes  de  la 
société  une  agitation  quasi-révolutionnaire.  Un 
filateur  dune  culture  moyenne  annonçait  publi- 
quement au  monde  un  système  de  société  nou- 
veau et  inconnu.  C  était  là  un  événement  sans 
précédent  dans  les  annales  de  l'histoire,  événe- 
ment qui  a  eu  pour  résultat  de  jeter  dans  la  société 
un  ferment  nouveau  destiné  à  régénérer  l'esprit 
humain,  à  lui  donner  une  vie  nouvelle,  à  changer 

1.   Autobiufjraphie,  p.   i5/(    h  i64- 


188  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

complètement  la  société  à  travers  le  monde  dans 
son  esprit,  dans  ses  principes  et  dans  ses  prati- 
ques, à  transformer  le  milieu  social  de  telle  sorte 
qu'il  ne  restera  plus  du  vieux  monde  pierre  sur 
pierre.  Cette  première  annonciation  à  l'univers 
du  seul  vrai  système  rationnel  de  société  pour 
l'espèce  humaine,  l'annonciation  d'une  nouvelle 
existence  pour  FliomiTie  sur  la  terre  occupa  et 
surexcita  au  plus  haut  point  l'attention  du  monde 
civilisé  pendant  lété  et  l'automne  de  1817,  » 
Dans  de  grandes  réunions  publiques  qu'il  entoure 
d'une  formidable  publicité,  Owen  expose  à  Lon- 
dres ses  vues  morales  et  sociales;  du  3o  juillet  au 
10  septembre,  les  colonnes  du  Times  et  des  autres 
journaux  sont  remplies  par  le  compte  rendu  de 
ces  réunions;  Owen  achète  3oooo  exemplaires  de 
ces  journaux,  qui  donnent  une  reproduction  in 
extensode  ses  discours,  et  les  envoie  aux  ministres 
des  paroisses,  aux  membres  du  Parlement  et  à  tou- 
tes les  autorités  sociales.  Il  fait  tirera  [^o  000  exem- 
plaires le  compte  rendu  de  ces  meetings.  En  deux 
mois  cette  publicité  ne  lui  coûte  pas  moins  de  cent 
mille  francs'.  Owen  dit  dans  son  autobiographie 


I.  Autobiographie,  p.  i56,  167,  i58,  159.  Après  la  réunion  «In 
i5  août,  l'envoi  par  Owen  d'un  nombre  extraordinaire  de  pros- 
pectus et  de  journaux,  met  les  malle-postes  en  retard  de  vinjft 
minutes...  Owen  prétend  que  ces  événements  qui  avaient  fait  de 
lui  l'homme  le  plus  populaire  du  jour  alarmèrent  le  {jouveruement, 


OWEN  INITIATEUR  DE  LA  LEGISLATION  DU  TRAVAIL     180 

qu'il  était  décidé  h  dénoncer  «  les  puissances  des 
ténèbres  )),  quelles  qu'en  pussent  être  les  consé- 
(juences,  fut-ce  même  au  péril  de  sa  vie'.  Les 
puissances  des  ténèbres,  c'étaient  «  les  religions 
aux  mille  formes  et  la  prêtraille  qui  maintien neiil 
l'âme  humaine  dans  l'erreur  et  enchaînent 
1  homme  à  un  système  de  société  artificiel  ». 
«  J'avais  découvert,  dit  Owen,  que  le  grand  ob- 
stacle à  tout  progrès  réel  et  durable  et  à  toute 
amélioration  humaine  se  trouvait  dans  les  reli- 
gions qui  font  de  l'homme  l'esclave  d'une  igno- 
rance grossière  et  enfantine  ^  » 

C'est  à  la  réunion  du  21  août  qu'Owen  veut 
porter  un  coup  mortel  à  toutes  les  fausses  reli- 
gions du  monde  ;  avec  son  optimisme  habituel  il 
déclare  qu'il  était  :  «  le  seul  individu  vivant  qui 
eut  quelque  chance  d'accomplir  une  pareille 
tache  )).  Owen  commence  son  discours  au  milieu 
d'une  salle  comble  et  il  prépare  peu  à  peu  l  assem- 

et  que,  dans  une  entrevue,  lord  Liverpool  lui  demanda  :  M.  Owen 
quel  est  votre  désir  ?  en  ayant  l'air  de  lui  dire  que  ce  qu'il  deman- 
derait lui  serait  accordé  «  car  il  était  évident  qu'ils  sentaient  qu'ils 
étaient  entre  mes  mains.  »  Mais  Owen  ne  song'eait  à  aucun  avan- 
tage personnel  :  il  désirait  seulement  être  autorisé  à  mettre  les 
noms  de  lord  Liverpool  et  des  membres  de  son  cabinet  sur  la  liste 
d'un  comité.  Sans  révoquer  en  doute  la  véracité  du  récit  d'Owen, 
on  peut  se  demander  jusqu'à  quel  point  son  optimisme  ne  l'a  pas 
illusionné  sur  les  craintes  qu'il  inspirait  au  gouvernement. 

I.   Autobioijraphie ,  p.  i55. 

3.    Autobiographie,  p.  i58. 


190  PHILANÏHROPISME  PATRONAL 

blée  à  la  révélation  sensationnelle  ;  il  déclare 
enfin  avec  solennité  :  «  Quelles  qu'en  puissent 
être  jamais  les  conséquences,  je  veux  maintenant 
remplir  mon  devoir  envers  vous  et  envers  l'uni- 
vers ;  et,  fût-ce  même  le  dernier  acte  de  ma  vie, 
je  serais  satisfait  parce  que  je  saurais  que  mon 
existence  aura  eu  son  utilité.  Ainsi  donc,  mes 
amis,  je  veux  vous  dire  que  jusqu'à  présent  on 
vous  a  empêchés  de  connaître  le  véritable 
bonheur,  uniquement  à  cause  des  erreurs  gros- 
sières... ))  Sur  ce  dernier  mot  Owen  s'arrête  et 
fait  une  pause,  puis  il  dénonce  toutes  les  religions 
du  monde.  Les  paroles  de  notre  réformateur, 
qui  s'attendait  à  soulever  l'indignation  générale, 
sont  accueillies  seulement  par  un  grand  silence 
et  les  coups  de  sifflet  de  quelques  clergymens. 
Son  discours  se  termine  au  milieu  des  applau- 
dissements. Se  retournant  alors  vers  un  de  ses 
amis,  Owen  lui  dit  :  «  La  victoire  est  gagnée,  la 
vérité  déclarée  ouvertement  est  toute-puissante.  » 
La  déclaration  d'indépendance  religieuse  avait 
pris  iine  forme  théâtrale  qui  peut  paraître  pom-  . 
pense  aux  amis  de  la  simplicité.  Il  faut  com- 
prendre pourquoi  Owen  donnait  à  ses  actes  celle 
solennité  ;  croyant  en  la  toute-puissance  de  la 
vérité  et  de  la  raison,  il  voulait,  par  des  manifes- 
tations et  professions  de  foi  publiques,  impres- 
sionner ropinion   ol   communiquer  à  ses  paroles 


OWEN  INITIATEUR  DE  LÀ  LÉGISLATION  DU  TRAVAIL    lit! 

un  retentissement  considérable  :  ainsi  la  vérité 
pouvait  toucher  de  sa  grâce  un  plus  grand  nombre 
de  cœurs  à  la  fois.  Si  Owcn  était  un  chimérique 
de  pensée,  il  avait,  quand  il  agissait,  un  sens 
pratique  qui  lui  avait  révélé  la  force  de  la  mo- 
derne publicité  ;  aussi  son  apostolat  désintéressé 
ne  négligeait  pas  la  réclame  et  prenait  à  certains 
moments  des  allures  de  campagne  électorale.  En 
cette  circonstance,  il  avait  fallu  àOwen  un  certain 
courage  pour  faire  sa  déclaration  d'indépendance 
religieuse  ;  sans  doute  il  ne  risquait  pas  sa  vie 
comme  il  le  croyait,  mais  son  influence  quasi- 
officielle  dans  les  hautes  sphères  de  la  société. 
Cette  déclaration  lui  créa  toute  une  classe  d'en- 
nemis qui  ne  lui  pardonnèrent  jamais,  et  elle 
commença  sa  rupture  avec  les  autorités  politiques 
et  sociales,  rupture  qui  peu  à  peu  le  rejeta,  bien 
nial2;ré  lui,  vers  la  classe  ouvrière  et  les  œuvres 
d  initiative  privée. 

Cependant  Owen  ne  désespère  pas  de  faire  des 
gouvernements  les  agents  de  la  réforme  sociale. 
Il  profite  d'un  voyage  qu'il  fait  sur  le  continent 
en    1818  '    pour  adresser  aux    souverains    alliés 


I .  Voyag-e  avec  le  P''  Pictet,  de  Genève.  A ulobmj rapide,  p.  166  : 
A  Paris,  sa  première  visite  est  pour  le  due  d'Orléans  (p.  ifi7)  ; 
entretiens  avec  Cuvier,  Laplace,  A.  Iluinljoldt  (p.  1O8);  séjour  à 
Genève  (p.  170);  rencontre  avec  M™"^  de  Staël  et  Sisniondi 
(p.  173)  ;  visite  des  écoles  de  Frère  Oberlin  à  l'^'iboui-jf  ;  de  Pesta- 


192  PHILANTHROPISME  PATRONAL 

réunis  au  congrès  d'Aix-la-Chapelle  deux  mé- 
moires sur  l'état  présent  et  les  perspectives 
d'avenir  de  la  société'.  Owen  est  toujours  hanlé 
par  l'idée  d'être  le  conseiller  éclairé  des  rois  pour 
le  bien  des  peuples.  A  son  retour  à  Paris  on  lui 
apprend  confidentiellement  que  les  membres  du 
Congrès  avaient  considéré  ses  deux  mémoires 
comme  les  plus  importants  documents  qui  leur 
aient  été  présentés.  Aussi  Owen  ne  doute-t-il  pas 
de  son  autorité  auprès  des  gouvernements  :  «  J'ai 
su,  dit-il,  que  ces  deux  mémoires  avaient  fait  la 
plus  extraordinaire  impression  sur  l'esprit  des 
souverains  présents  et  les  représentants  des  autres 
gouvernements  ^  »  Mais  à  son  retour  à  Londres, 
il  s'aperçoit  des  effets  de  sa  déclaration  d'indé- 
pendance :  «  Je  me  rendis  compte  de  l'opposi- 


lozzi  à  Yverdun,  et  de   Fallenberg  à  Holwyl,   p.   l'jli,   179.   C'est 
alors  qu'il  arrive  à  Francfort  où  il  prépare  ses  deux  mémoires. 

1.  Autobiographie,  p.  182,  188 —  p.  i85.  Il  présente  lui-même 
ses  mémoires  à  l'empereur  de  Russie,  mais  celui-ci  n'a  pas  de 
poche  où  les  mettre  ;  sur  un  ton  un  peu  rude,  il  demande  à  Owen 
qui  il  est  et  lui  fixe  une  audience  ;  Owen,  froissé,  ne  se  rend  pas. 
à  l'invitation  de  l'empereur,  mais  ensuite  le  regrette  :  «  Je  le  re- 
jjrettai  parla  suite...  j'aurais  bien  pu  avoir  de  l'influence  sur  lui 
pour  le  bien  public,  car  mon  influence  sur  les  gouvernements  d'Eu- 
rope était  bien  supérieure  à  celle  que  je  croyais  avoir.  »  Owen 
déclare  aussi  que,  dans  toutes  ses  relations  avec  les  ministres,  il 
les  trouva  toujours  uniformément  disposés  à  introduire  en  pratique 
le  nouveau  système  de  société  ! 

2.  Autobiographie,  p.  188. 


OWEN  INITIATEUR  DE  LA  LÉGISLATION  DU  TRAVAIL     193 

tion  que  mes  déclarations  publiques  compro- 
mettantes avaient  soulevée  contre  moi.  Cette 
opposition  s'est  prolongée,  sans  arrêt,  pendant 
plus  de  trente  années  et  m'a  poursuivi  pas  à  pas 
•dans  toutes  mes  étapes  :  on  s'est  servi  de  tous  les 
moyens  déloyaux,  des  autorités  établies  comme 
des  préjugés,  pour  faire  échouer  toutes  les  œuvres 
que  je  tentais  dans  l'intérêt  de  l'humanité  pauvre, 
exploitée  et  souffrante...  Le  Rubicon  était 
passé'.  » 

t.   Autobiographie,  f.   191. 


Edouard  Dolléans.  i3 


TROISIÈME    PARTIE 


COMMUNISME  AGRAIRE 
ET  EXPÉRIENCES  ARTIFICIELLES 


(i8i9-i83o) 


CHAPITRE  PREMIER 

DE  L'ASSISTANCE  PAR  LE  TRAVAIL  AU 

COMMUNISME  AGRAIRE, 

AUTORITAIRE  ET  COMMUNAL 

Dans  le  quatrième  essai  sur  la  formation  du 
caractère,  le  système  d'éducation  nationale 
([u'Owen  recommandait  aux  gouvernements  se 
complétait  d'un  système,  à  peine  esquissé,  d'as- 
sistance par  le  travail.  Ce  système  d'assistance 
par  le  travail  est  repris  et  précisé  par  Owen 
dans  le  rapport  de  1817.  De  ce  projet  il  n'est  rien 
qui,  sous  une  forme  plaisante,  donne  un  résumé 
plus  exact  que  l'analyse  satirique  parue  dans  le 
Nain-Noir  \  du  20  avril  181 7,  sous  le  titre  de 
«  Plan  de  M.  ÛAven  en  vue  de  développer  le  pau- 
périsme ))  :  ((  En  présence  de  la  misère  grandis- 
sante, les  réformateurs  à  la  mode  de  Spence  ont 

1.  The  Black  Dwarf,  a  London  Weekly  publication  by  T.-J. 
Wooler  2"^,  p.  465,  507,  vol.  I,  1817  :  M.  Owen's  plan  for  the 
growth  of  paupers. 


198  COiMMUNISME  ACiRAIRE 

eu  l'honneur  de  suggérer  un  nouveau  remède 
pour  mettre  fin  à  cette  désastreuse  situation. 
Jusqu'à  l'heure  de  sa  mort,  Spence  avait  été  per- 
sécuté à  cause  de  ses  doctrines  spencéiennes. 
Voyez  les  vicissitudes  de  la  fortune  :  voici  le  plan 
spencéien  de  M.  Owen,  affiché,  proclamé,  puhlié 
à  travers  le  pays.  M.  Owen  réunit  un  meeting 
public  pour  discuter  ce  projet  et  met  les  noms 
des  ministres  en  tête  du  Comité  chargé  de  sa 
mise  en  pratique.. .  De  M.  Owen  nous  ne  vou- 
drions rien  dire  d'irrespectueux.  Sa  philanthro- 
pie active  et  enthousiaste  mérite  les  éloges.  Il  a 
eu  le  mérite  de  présenter  au  public  un  aperçu 
terrifiant  de  la  détresse  qui  sévit  et  de  faire  appel 
à  ce  même  public  afin  d'y  apporter  un  soulage- 
ment immédiat.  Il  est  possible  qu'il  croie  à  l'effi- 
cacité de  son  projet  ;  mais,  s'il  est  capable  de  la 
moindre  réflexion,  il  ne  peut  s'imaginer  que  ses 
patrons  et  ses  amis  actuels  pensent  comme  lui. 
Le  motif  qui  les  a  amenés  (les  ministres)  à  lui 
apjDorter  leur  assistance  est  toute  autre  :  il  faut 
quelque  chose  pour  distraire,  détourner  ou  éloi- 
gner l'attention  publique  des  grandes  questions 
de  réforme  et  de  la  réduction  des  impôts.  Peu 
importe  à  quel  prix  on  atteindra  ce  but  :  que  ce 
soit  le  droit  de  pétitionner  ou  celui  de  mendier, 
que  ce  soit  l'établissement  de  banques  d'épargne 
pour  les  malheureux  qui  n'ont  même  pas  de  quoi 


I)K  L'ASSISTANCK  PAU  I.K  TRAVAIL  AU  COMMUNISME     199 

subsister,  ou  celui  de  casernes  de  pauvres  en  vue 
de  développer  le  paupérisme  sous  prétexte  de  le 
diminuer,  que  ce  soit  le  duc  d'York,  l'archevêque 
de  Cantorbéry  ou  M.  Ovven,  peu  importe,  du 
moment  qu'on  aveugle  1  opinion  politique...  Le 
projet  de  M.  Owen  consiste  en  une  neurserie 
d'hommes'  (si  tant  est  qu'on  puisse  encore  leur 
donner  ce  nom)  si  complètement  sous  le  contrôle 
des  autorités  existantes,  qu'ils  ne  se  distingue- 
raient des  militaires  qu'en  un  seul  point  :  les  sol- 
dats restent  généralement  dans  l'oisiveté  tandis 
(|ue  les  soldats  des  casernes  de  pauvres  devront 
se  suffire  à  eux-mêmes  en  s  adonnant  à  des  tra- 
vaux principalement  agricoles...  Imaginez  un 
théoricien  en  chambre  proposant  d'interner  les 
sans-travail  dans  des  casernements  de  i  200  per- 
sonnes et  établissant  entre  eux  une  espèce  de 
communauté  spencéienne  dans  laquelle  ils  seront 
réduits  à  n'être  plus  que  desimpies  automates,  oii 
tous  leurs  sentiments,  actions,  opinions  seront 
soumis  à  certaines  règles  édictées  par  M.  Owen, 
la  divinité  tutélaire  de  ces  nouveaux  élysées  :  ils 
devront  travailler  en  commun,  vivre  en  com- 
mun et  mettront  tout  en  commun,  sauf  leurs 
femmes.  Les  enfants  à  l'âge  de  trois  ans  seront 
séparés  de    leurs   parents    et    élevés    ensemble. 

I .   Nursery  of  meu. 


200  COMMUNISME  AGRAIRE 

M.  Owen  suppose  que  toutes  les  mauvaises  pas- 
sions seront  détruites  radicalement,  que,  vêtus  et 
nourris,  les  pauvres  n'aspireront  à  rien  au  delà...  » 
Avec  M.  ÛAven  il  serait  vain  de  discuter  :  défen- 
dre son  système  est  au-dessus  de  ses  moyens.  Il 
agit  sagement  en  évitant  de  répondre  et  en  se 
contentant  de  répéter  :  «  Mon  projet  est  le  meil- 
leur et  le  plus  admirable  qui  soit  jamais  sorti 
.d'un  cerveau  humain.  Cela  est,  parce  que  cela 
est.  Voyez,  dit-il,  quel  joli  plan  j'ai  tracé  sur  le 
papier  *  !  A  quelles  distances  égales  j'ai  placé 
telles  et  telles  constructions  !  Quelle  uniformité 
elles  présentent  !  Ici  sont  les  communs,  là  les 
écoles  et  les  salles  de  lecture,  ici  les  salles  de  réu- 
nion, là  les  brasseries,  les  ateliers,  les  greniers. 
Ici  on  installera  les  femmes,  ici  les  hommes,  et  là 
les  enfants.  On  les  réunira  pour  dîner  chaque 
jour  à  heure  fixe  et  on  les  habillera  et  on  les 
instruira  et  on  ne  les  fera  pas  trop  travailler.  Oh  ! 
combien  ils  devront  être  heureux  !  Il  n'y  aura 
plus  d'obstacles  au  bonheur.  Toutes  les  mauvaises 
passions  seront  déracinées  et  je  voudrais  bien 
moi-même  vivre  de  cette  vie-là.  Qui  me  comprend 
ne  peut  rien  objecter  :  il  y  aura  une  chapelle  oii 
la  vérité  seule  sera  enseignée  et  des  écoles  où  l'on 


I.    Allusion  au  plan  des  villages  d'harmonie   et  de  coopération 
mutuelle  qui  se  trouve  h  la  suite  du  Reporl  on  Ihc  Poor,  p.  64. 


IJE  L'ASSISTANCE  PAU  LE  TRAVAIL  AU  COMMUNISME    201 

n'apprendra  que  des  connaissances  utiles.  »  C'est 
ainsi  que  raisonne  M.  Owen  :  sans  doute  s  il 
fabriquait  lui-même  les  êtres  qui  doivent  habiter 
ses  petits  paradis,  comme  il  fait  les  lois  qui  doivent 
les  gouverner,  tout  serait  parfaitement  organisé... 
En  politique,  en  morale,  en  philosophie,  M.  Owen 
prononce  des  arrêts  avec  une  égale  autorité  et 
ses  raisonnements  peuvent  se  ramènera  ceci  :  «  Je 
suis  moi,  et  je  suis  dans  la  vérité.  Vous  êtes  vous, 
et  vous  êtes  dans  le  faux.  Je  ne  répondrai  pas  à 
vos  arguments  :  il  sont  futiles  et  viennent  de  votre 
ignorance.  Lisez  mes  brochures,  et  vous  serez 
convaincus  \  » 

En  présenlant  l'inventeur  des  villages  d'har- 
monie et  de  coopération  mutuelle  comme  un  sim- 
ple disciple  de  Spence,  \e  Nain-Noir  avait  marqué 
l'un  des  caractères  essentiels  de  l'owenisme,  qui 
est  une  doctrine  agraire.  Owen  est  fidèle  à  la  tra- 
dition du  communisme  ",  qui,  depuis  ses  origines, 
avait  été  presque  exclusivement  préocupé  du  pro- 
blème de  la  terre  et  de  la  projDriété  foncière  ;  il  est 

1.  Sous  une  forme  satirique,  c'est  une  très  fidèle  imag'e  des 
argumentations  d'Owen  et  des  réponses  qu'il  faisait  aux  objections. 
Voir  Lovett,  p.  48-49- 

2.  La  Crisis  porte  en  tète  d'un  certain  nombre  de  ses  numéros 
et  sur  la  couverture  de  l'année  iSSa  le  plan  d'un  village  d'har- 
monie avec  cette  inscription  :  Communauté  de  2  ooo  personnes, 
fondée  sur  le  principe  recommandé  par  Platon,  lord  Bacon,  T. 
Morus  et  R.  Owen. 


202  GOMMUNIS.ME  AGRAIRE 

fidèle  aussi  à  la  tradition  anglaise,  car,  peut-êlre 
sans  le  savoir  et  sans  connaître  leurs  œuvres,  il  est 
disciple  des  Winstanley,  des  Ogilvie,  des  Spence 
et  des  Paine.  Bien  qu'ayant  assisté  et  ayant  pris 
part  au  développement  de  la  grande  industrie, 
Owen  a  refusé  d'admettre  la  nécessité  de  l'évolu- 
tion industrielle  ;  entraîné  inconsciemment  par  les 
origines  chrétiennes  de  sa  conception  du  retour 
à  l'état  de  nature,  il  a  porté  avec  amour  ses  re- 
gards vers  le  passé,  il  a  rêvé  de  rendre  à  l'agri- 
culture, source  de  toute  richesse  et  de  toute 
Acrtu,  une  place  prépondérante  dans  les  travaux 
des  hommes,  afin  de  rapprocher  ceux-ci  et  de  la 
nature  et  de  la  vertu.  Oavcii  a  voulu  absorber  et 
dissoudre  en  quelque  sorte  l'industrie  dans  l'agri- 
culture en  faisant  des  établissements  industriels 
plus  rares  une  simple  annexe  des  services  agrico- 
les. La  cellule  sociale,  selon  lui,  doit  être  l'asso- 
ciation de  cultivateurs,  la  commune  rurale,  —  et 
le  moyen  de  réaliser  cette  transformation,  c'est  la 
nationalisation  progressive  ou  plutôt  la  commu- 
nalisation  du  sol  et  la  création  de  gros  villages 
agricoles. 

Pour  atteindre  cet  idéal  social,  Owen  prétend 
faire  surtout  appel  à  la  raison  de  tous  éclairés  par 
quelques-uns,  mais  en  réalité  sa  doctrine  est  au- 
toritaire, et,  pour  renforcer  la  voix  mal  écoutée 
de  la  raison  il  fait  appel  aux  gouvernements.  Cet 


I)K  LASSISTANCK  l'Ali   LK  THAVAIL  AL'  GOM.MUNIS.MK     2o:{ 

iiitervcnlioniiisme,  latent  ou  manifeste,  se  retrouve 
à  toutes  les  époques  de  la  vie  (VOwen  et  dans  les 
trois  œuvres  qui  marquent  les  trois  étapes  du  dé- 
veloppement de  sa  doctrine,  le  rapport  de  1817, 
le  rapport  au  comté  de  Lanark  (1820)  et  VUniver- 
selle  Révolution  publiée  en  18/19'.  ^^  1817 
comme  en  18^9,  la  puissance  publique  est 
l'agent  de  la  réforme  sociale,  et,  en  1820,  elle  ne 
reste  pas  étrangère  à  la  création  des  villages  agri- 
coles. 

Dans  le  rapport  de  1817,  Owen  n'exposait  qu'un 
système  d'assistance  par  le  travail  :  il  affirmait  le 
droit  au  travail  et  donnait  sa  formule  de  mise  en 
pratique  de  ce  droit  ;  mais  les  établissements  de 
pauvres  dont  il  proposait  la  création  suggéraient 
déjà  l'idée  d'une  nouvelle  organisation  du  travail 
destinée  à  se  généraliser.  Le  rapport  au  comté  de 
Lanark  est  la  transition  entre  le  plan  d'assistance 
par  le  travail  de  181 7  et  le  communisme  agraire, 
autoritaire  et  communal  qui  apparaît  comme  la 
doctrine  définitive  d'Owen  dans  l'Universelle  Ré- 
volution de  18/19.  Bien  que  ce  dernier  ouvrage  ne 
fasse  sur  beaucoup  de  points  que  préciser  et  gé- 
néraliser   les  conceptions    de    1820,    il   convient 

I.  The  RevuhiUuii  in  the  Mind  ami  Praclice  oj  llœ  Huiiian  Race 
or  the  comimj  change  froin  irrationalily  to  Ralionalily.  Londres, 
i8/i9,  et  A  supplemenl  to  Ihe  Révolution,  publié  séparément,  mais 
la  même  année. 


2()4  COMMUNISME  AGRAIRE 

d'étudier  et  d'analyser  successivement  le  rapport 
de  1820,  complété  par  celui  de  1817,  et  VUni- 
verselle  Révohifion  de  18/19.  ^^  1820,  Owen  fait 
encore  à  l'initiative  privée  une  part  qui,  après  les 
échecs  de  ses  tentatives  personnelles,  disparaît  en 
i8/i9. 

Les  deux  rapports  de  181 7  et  de  1820  ont  pour 
objet  l'étude  des  causes  de  la  misère  des  classes 
pauvres  et  des  remèdes  à  y  apporter.  Owen  expli- 
que la  misère  des  classes  des  travailleurs  par  le 
développement  du  macliinisme  et  de  la  puissance 
de  production  qui  a  suivi  les  découvertes  de  Watt 
et  d'Arkwright  :  «  La  misère  actuelle  a  pour 
cause  immédiate  la  dépréciation  de  la  main-d'œu- 
vre ;  cette  dernière  résulte  de  l'emploi  général 
des  machines  dans  les  manufactures  d'Europe  et 
d'Amérique,  mais  principalement  dans  les  manu- 
factures anglaises  où  ce  changement  a  été  rendu 
très  rapide  par  les  inventions  d'Arlovright  et  de 
Watt^..    L'absence  de  travail  et  la  misère  publi- 


I.  Report  on  ihe  Poor.  Life  of  R.  Owen.  Vol.  1,  A,  p.  54- 
1^6  même  Report  to  Countj  of  Lanark,  p.  27/1  :  «  Les  machines  ;^ 
vapeur  et  les  machines  à  tisser  ainsi  que  les  innombrables  inven- 
tions mécaniques  auxquelles  elles  ont  donné  lieu  ont  infligé  à  la 
société  des  maux  qui  conlre-balancent  les  avantages  qu'elle  en 
retire.  Elles  ont  accumulé  la  richesse  aux  mains  d'un  petit  nombre 
qui,  grâce  h  elles,  continuent  à  absorber  la  richesse  produite  par 
le  plus  grand  nombre.  En  sorte  que  la  masse  de  la  population  est 
devenue  l'esclave  de  l'ignoi'ancc  et  du  caprice  des  accapareurs  et 


DE  L'ASSISTANCE  PAR  LE  TRAVAIL  AU  COMMUNISME    20.i 

que  qui  en  résulte  sont  dus  au  développement  rapide 
(le  cette  puissance  de  production'...  Le  dévelop- 
pement du  machinisme  a  eu  pour  eHet  la  dépré- 
ciation do  la  main-d'œuvre;  le  manque  de  travail 
don  tsoulTre  actuellement  la  classe  ouvrière  estcausé 
parla  surabondance  des  produits  de  toute  esjDèce  qui 
ne  trouve  pas  de  débouchés.  »  La  surabondance  de 
production  résulte  donc  à  la  fois  du  développe- 
ment du  machinisme  et  de  la  consommation  in- 
suffisante :  ((  Elle  tient  à  l'absence  d'un  débouché 
proportionné  aux  moyens  de  production  ^  ^)  Le 
développement  du  machinisme  explique  la  sur- 
production destinée  à  se  perpétuer  par  suite  de  la 
sous-consommation  des  classes  ouvrières.  Que 
faire  en  face  de  cette  situation.^  Ce  sont  les  ma- 
chines qui  enlèvent  à  l'homme  son  travail  et  sa 
subsistance.  Va-t-on  donc  réduire  l'emploi  des 
machines  ou  sacrifier  des  millions  de  vies  humai- 
nes? Ni  1  un  ni  l'autre.  Il  faut  procurer  aux  sans- 
travail  des  occupations  rémunératrices  :  la  machine 
doit  aider  l'homme  et  non  le  remplacer.  Le  pro- 
blème est  double  et  il  y  a  deux  remèdes  à  trou- 
ver :  il  ne  suffît  pas  de  procurer  des  emplois  aux 


qu'elle  est  infiniment  plus  im])uissante  et  plus  mist'Table  qu'à 
l'époque  où  les  noms  de  \V  att  et  trArkwriglil  n'étaient  pas  con- 
nus...  » 

I.   Report  lo  Country  of  Lanark,  p.  26^1. 

3.   liepoii  lo  C.  of  L.,  p.  265-2G6. 


206  GOiMMUNISME  Af.HAIRE 

sans-travail,  il  faut  encore  ouvrir  des  débouchés 
aux  produits.  La  substitution  de  la  mesure  natu- 
relle de  la  valeur  à  la  mesure  artificielle  créera 
des  débouchés  illimités  ;  la  création  d'une  nouvelle 
organisation  du  travail  et  de  villages  agricoles 
assurera  aux  travailleurs  des  occupations  agréables 
et  une  vie  facile. 

Il  faut  trouver  des  débouchés  aux  produits.  Le 
travail  manuel  source  de  toute  richesse,  est  la 
mesure  naturelle  de  la  valeur.  Les  métaux  pré- 
cieux, au  contraire,  sont  une  mesure  artificielle  : 
leur  introduction  comme  mesure  de  la  valeur  a 
transformé  la  valeur  intrinsèque  de  toutes  choses 
en  valeur  artificielle  et  a  retardé  le  progrès  géné- 
ral de  la  société  :  c'est  bien  en  ce  sens  qu'ont  peut 
dire  que  l'argent  est  la  racine  de  tous  les  maux. 
((  L'accroissement  rapide  de  la  richesse,  déterminé 
en  Angleterre  avant  1797  par  les  découvertes 
scientifiques,  a  obligé  le  pouvoir  législatif  à  faire 
à  cette  date,  par  act  du  Parlement,  l'étonnante 
déclaration  que  l'or  cessait  d'être  la  mesure  an- 
glaise de  la  valeur.  L'expérience  avait  jDrouvé  que 
l'or  et  l'argent  ne  pouvaient  représenter  plus 
longtemps  en  fait  l'accroissement  de  richesse  pro- 
duit par  l'industrie  anglaise  grâce  aux  inventions 
scientifiques.  On  adopta  une  mesure  temporaire, 
et  le  papier  de  la  banque  d'Angleterre  devint  poiu- 
ce  pays  la  mesure   légale  de    la  valeur.  »  Dans 


DE  L'ASSISTANCE  FAH  LE  TRAVAIL  AU  COMMUNISME    £07 

Tact   de    1797,  Oweii    voit  «  la  preuAC  convaiii- 
caiiite  que  la  société  peut  faire  de  tiimporle  quelle 
substance,  possédant  une  valeur  intrinsèque  ou 
non,  la  mesure  légale  de  la  valeur  ».  Owen  pro- 
teste contre  toute  tentative  pour  rétablir  les  paie- 
ments en  espèces  «  tentative  ainsi  vaine  que  d'es- 
sayerde  faire  tenir  un  oiseau  complètement  formé 
dans  la   coquille  011  il  a  été  couvé  ou  un   géant 
dans  les   vêtements  dun  enfant'  ».  Si  l'on  veut 
qu'un  équilibre  existe  entre  la  production  et  la 
consommation,  il  faut  avant  tout  autre  réforme 
adopter  la  mesure  naturelle  de  la  valeur  ;  le  tra- 
vail :  on    déterminera   la  valeur  exacte  de  l'unité 
ou  de  la  journée  de  travail  et  on  fixera  la  valeur 
d'échange  de  tout  produit  d  après  la  quantité  de 
travail  qu'il  contiendra  ;   les  objets  s'échangeront 
d'après  les  quantités  de  travail  incorporées  en  eux. 
Ce  changement  dans  la  mesure  de  la  valeur  ou- 
vrirait immédiatement  à  la  production  des  débou- 
chés illimités  :  «  Les  débouchés  du  monde  entier 
dépendent  uniquement  delà  rémunération  accor- 
dée au  travail  des  classes  ouvrières,  et  leur  impor- 
tance  est   proportionnée   à    cette   rémunération. 
Mais  la  société  actuelle  ne  permet  pas  que  l'ou- 
vrier reçoive  la  juste  rémunération  de  son  travail, 
et    il   en    résulte  une    absence    de    débouchés... 

I.   Report  to  C.  of  L.,  p.  ^6^-268. 


i08  COMMUNISME  AGRAIRE 

Grâce  à  l'adoption  de  la  mesure  naturelle  de  la 
valeur,  l'échange  des  produits  du  travail  se  fera 
sans  obstacles  et  sans  limites  jusqu'à  ce  que  la  ri- 
chesse soit  devenue  si  abondante  que  son  aug- 
mentation, désormais  inutile,  ne  soit  plus  dési- 
rée \  ))  On  verra  dans  un  prochain  chapitre 
comment  Owen  tenta  de  mettre  en  pratique  ses 
idées  sur  la  valeur,  dans  l'équitable  banque 
d'échange  de  travail. 

Il  ne  suffit  pas  d'ouvrir  des  débouchés  aux  pro- 
duits, il  faut  encore  offrir  des  emplois  aux  travail- 
leurs. A  cette  fin,  Owen  propose  de  substituer, 
dans  la  culture  de  la  terre,  la  bêche  à  la  charrue 
et  de  créer  des  communautés  agricoles  destinées 
à  expérimenter  un  nouveau  mode  d'organisation 
du  travail.  La  première  de  ces  mesures  marque 
bien  le  caractère  rural  et  archaïque  des  préoccu- 
pations d'Owen.  La  culture  par  la  bêche  serait 
pour  les  sans-travail  «  une  source  d'occupations 
certaines  et  durables  ».  «  Nous  avons  ainsi,  dit 
Owen,  les  moyens  de  procurer  un  travail  fruc- 
tueux et  durable  aux  ouvriers  pauvres,  quel  que 
soit  leur  nombre  et  pendant  des  siècles.  Le  sys- 
tème de  culture  par  la  bêche  s'impose  comme  un 
moyen  de  soulager  la  misère  des  classes  pauvres.  » 
Owen   calcule  que  le   système  actuel    de   culture 

I.   Report  lo  C.  of  L.,  p.  268,  278,  271. 


DE  LASSISTANCK  l'AU  LK  TI{.\V\1I.  AU  COMMUNISME    200 

[)ar  la  charrue  fait  vivre,  par  le  travail  de  deuv 
millions  d'hommes,  huit  millions  d'individus.  Le 
système  de  culture  par  la  bêche  assurerait  l'em- 
ploi de  60  millions  de  laboureurs  et  «  ferait  lar- 
gement vivre  une  population  bien  supérieure  à 
cent  millions  d'amos'  ». 

La  seconde  réforme  à  accomplir  est  empreinte 
du  même  caractère  rural  et  du  même  archaïsme. 
Owen  veut  modifier  l'organisation  existante  du 
travail  ;  il  reproche  au  système  industriel  la  divi- 
sion du  travail  qui  a  détaché  l'industrie  de  l'agri- 
culture et  a  donné  à  celle-là  une  prépondérance 
([ui  va  grandissant.  Ses  préférences  s'expliquent 
par  deux  raisons.  L'industrie,  devenue  indépen- 
dante de  l'agriculture,  a  éloigné  l'homme  de  la 
nature  (raison  morale  et  sentimentale)  et  séparé 
l'ouvrier  de  sa  subsistance  (raison  économique)  : 
((  Les  hommes  s'occupant  d'agriculture  avec  les 
industries  qui  en  dépendent  feraient  vivre,  dans 
un  district  donné,  une  population  bien  supérieure 
et  dans  des  conditions  bien  plus  avantageuses  que 
le  même  district  si  sa  population  agricole  était 
séparée   de  sa  population    industrielle  ^  »  Owen 


1.  Report  to  C.  of  L.,  p.  276-276. 

2.  Report  cit.,  p.  282  :  «  La  socidti^,  éternellement  induite  en 
erreur  par  des  théoriciens  de  cabinet,  a  commis  en  pratique  toutes 
les  fautes  possibles,  mais  elle  n'en  a  peut-être  pas  commis  de  plus 
grave  que  lorsqu'elle  a  séparé  l'ouvi-ier   de   sa    subsistance    et    Fait 

Edoliard   Dolléaks.  i4 


210  GOMMUNISiME  AGRAIRE 

veut  ramener  l'Iiumanité  à  la  vie  rurale,  mais 
comment  inspirer  à  l'Iiomme  1  amour  de  la  cam- 
pagne? Sa  foi  en  la  toute-puissance  de  la  raison 
et  en  l'évidence  de  la  vérité  devait  lui  faire  penser 
que,  pour  toucher  l'esprit  des  hommes  ignorants, 
il  sulTisait  d'une  expérience  heureuse  :  la  création 
d'associations  de  cultivateurs  et  de  villages  agri- 
coles modèles,  voilà  l'idéal  qu'il  convenait  de 
donner  en  exemple  et  de  proposer  à  l'imitation. 
Une  étroite  parenté  existe  entre  la  conception 
d'Owen  et  celle  de  Fourier.  Comme  Owen,  Fou- 
rier  installe  la  phalange  d'essai  à  la  campagne  et 
donne  aux  travaux  des  champs  la  première  place; 
comme  Owen,  Fourier  considère  une  expérience 
heureuse  comme  suffisante  pour  donner  aux  hom- 
mes le  désir  d'adopter  une  organisation  qui  assure 
tant  de  bonheur  :  a  II  ne  se  formera  pas,  dit  Owen, 
une  seule  de  ces  associations  sans  qu'elle  n'inspir(^ 
à  la  société  le  désir  d'en  former  d'autres  ;  elles  se 
multiplieront  rapidement...  Le  caractère,  la  con- 
duite des  individus  formés  d'après  le  nouveau  sys- 
tème seront  bientôt  la  preuve  vivante  de  la  supé- 

dépendre  cette  subsistance  du  travail  et  de  la  production  incer- 
taine des  autres,  ainsi  que  cela  se  passe  dans  le  système  industriel. .. 
Des  villagfes  ainsi  composés,  entourés  d'autres  villag^es  semblables 
situés  k  des  distances  convenables,  présenteront  tous  les  avantages 
que  les  logements  des  villes  et  des  campagnes  peuvent  offrir  a 
l'heure  actuelle  sans  aucun  des  inconvénients  qui  y  sont  nécessai- 
rement attachés.  » 


DE  L'ASSISTANCE  PAR  LE  TRAVAIL  AU  COMMUNISME    21i 

riorité  de  cet  état  de  choses  nouveau  sur  l'état  de 
clioses  ancien,  et  l'ancienne  société  ne  tardera  pas 
à  disparaître'.  » 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  son  inspiration  gé- 
nérale, mais  aussi  dans  ses  détails,  que  la  concep- 
tion d'Owen  se  rapproche  de  celle  de  Fourier  et 
le  village  d'harmonie  et  de  coopération  mutuelle 
de  l'Association  domestique-agricole.  Pour  Owen, 
comme  pour  Fourier,  il  existe  des  proportions 
fatidiques  selon  lesquelles  les  cultivateurs  doivent 
être  associés  pour  former  la  cellule  sociale  ^  Tan- 
dis que  Fourier  propose  le  chiffre  de  i  800  per- 
sonnes, Owen  déclare  que  le  ((  chiffre  maximum 
est  de  2  000  et  le  chiffre  minimum  de  3oo  per- 
sonnes; le  chiffre  le  plus  avantageux  pour  la  for- 
mation de  ces  villages  agricoles  varie  entre  800 
et  I  200  personnes  ».  L'étendue  du  domaine  agri- 
cole, comme  le  nombre  des  habitants,  est  fixée 
par  Owen  :    «  On  donnerai  ces  cultivateurs  un 


1.  Report  cit.,  p.  3o3,  28g. 

2.  Report  cit.,  p.  280-281.  «  Le  premier  soin  de  l'économiste 
devra  donc  être  de  rechercher  dans  quelles  proportions  les  indi- 
vidus devront  être  associés  pour  former  le  premier  noyau  ou  pre- 
mière division  de  la  société.  Tous  les  arrang-ements  à  venir  dépen- 
dront de  la  décision  qu'il  aura  prise  à  cet  égard.  C'est  l'un  des 
problèmes  les  plus  difficiles  de  l'écoiiomie  politique.  Cette  décision 
aura  une  influence  essentielle  sur  le  caractère  futur  des  individus 
et  sur  la  marche  {jénérale  de  l'humanité  :  c'est  en  fait  la  pierre 
angulaire  de  tout  l'édifice  social.  » 


212  COMMUNISME  AGRAIRE 

leiraiii  suffisant  pour  leur  permettre  de  récolter 
des  vivres  abondants  et  toutes  les  choses  néces- 
saires à  leur  existence  ainsi  que  les  produits  agri- 
coles supplémentaires  que  les  besoins  publics 
pourraient  réclamer.  »  Owen  compte,  par  mem- 
bre de  l'association  rurale,  une  demi-acre  à  une 
acre  et  demie,  soit  pour  douze  cents  personnes 
600  à  I  800  acres.  La  forme  des  bâtiments  est 
aussi  soigneusement  déterminée.  Les  bâtiments 
devront  former  un  carré  et  être  situés  au  centre 
du  domaine  agricole.  ((  Comme  les  cours,  allées, 
rues  et  ruelles  entraînent  des  inconvénients  inu- 
tiles, sont  malsaines  et  nuisent  au  confort  »,  elles 
seront  supprimées.  A  l'intérieur  du  carré  de  con- 
structions se  trouvent  les  bâtiments  publics  qui  le 
divisent  en  parallélogrammes  ;  le  bâtiment  cen- 
tral comprend  une  cuisine  publique,  des  réfectoi- 
res et  ((  toutes  les  dispositions  nécessaires  pour 
confectionner  des  repas  d'une  manière  économi- 
que et  les  prendre  dune  manière  confortable  ». 
A  droite  de  ce  bâtiment  central  se  trouve  un  au- 
tre bâtiment  dont  le  rez-de-chaussée  servira  de 
salle  d'école  enfantine  et  l'autre  étage  de  salle  de 
lecture  et  de  salle  pour  le  culte.  Le  bâtiment  situé 
à  gauche  comprend,  au  rez-de-chaussée,  l'école 
pour  les  enfanls  plus  âgés  et  la  salle  des  comités; 
au-dessus  se  trouvent  la  bibliothèque  et  la  salle 
pour  les  adultes.  Trois  des  côtés  du  carré  sont  oc- 


DE  L'ASSISTANCE  1»AR  LE  TRAVAIL  AU  COMMUNISME    2i:{ 

€upés  par  des  logements  pour  les  ouvriers  mariés: 
cliacun  d'eux  comprend  quatre  cîhambres  assez 
grandes  pour  loger  un  ménage  et  deux  enfants. 
Le  quatrième  côté  comprend  le  dortoir  destiné 
aux  enfants  de  toute  famille  qui  en  comptera  plus 
de  deux  et  aux  enfants  âgés  de  plus  de  trois  ans. 
Au  centre  de  ce  quatrième  côté  sont  des  apparte- 
ments pour  les  surveillants  des  dortoirs  ;  à  l'une 
des  extrémités  se  trouve  l'infirmerie  et,  à  l'autre, 
un  logement  pour  les  étrangers.  Derrière  les  bâti- 
ments, tout  autour  du  carré,  s'étendent  des  jai- 
dins  et,  immédiatement  derrière  ces  jardins,  les 
ateliers  ;  plus  loin  encore  quelques  fermes  avec 
des  installations  pour  fabriquer  la  bière,  le  pain, 
etc...  :  tout  autour  sont  des  enclos  cultivés,  des 
pâturages  dont  les  haies  sont  faites  d'arbres  frui- 
tiers. En  annexe  et  d'une  façon  accessoire  seule- 
ment apparaissent  quelques  rares  établissements 
industriels  ^ 

Owen  prévoit  tout  et  il  attache  à  la  forme  des 
bâtiments  la  plus  grande  importance.  Il  n'est  pas 
seulement  préoccupé  de  l'influence  du  milieu  ex- 
terne sur  la  formation  du  caractère,  mais  de  celle 
de  1  éducation  qui  permettra  de  donner  aux  hom- 
mes des  âmes  vertueuses  et  raisonnables  :  dans 


I.   Report  on  the  Poor,  p.  58,   et  Report    to  C.  of  L.,    p.    283- 
284. 


214  COMMUNISME  AGRAIRE 

les  villages  d'harmonie  les  enfants  seront  élevés 
en  commun,  a  comme  s'ils  faisaient  partie  réelle- 
ment delà  même  famille  ».  C'est  par  réducation 
des  tout  jeunes  enfants  qu'Owen  comptait  pétrir 
des  âmes  nouvelles  et  former  des  caractères  qui 
agissent,  pensent  et  sentent  rationnellement'. 

Owen  ne  se  désintéresse  pas  des  voies  et 
moyens  de  réaliser  ces  associations  de  cultiva- 
teurs. Il  dresse  le  bilan  d'un  village  agricole  : 
pour  I  200  personnes,  les  dépenses  s'élèveront 
࣠ 96000,  soit  un  capital  de  £  80  à  avancer  par 
tête  ou  à  5  Vo)  £  ^  par  an"  Mais  qui  avancera  ces 
fonds,  qui  prendra  l'initiative  del'expérience  des- 
tinée à  transformer  le  monde  ?  Ow^cn  fait-il  appel 
à  l'initiative  privée  ou  a  l'intervention  gouverne- 
mentale .►*  A  l'une  et  k  l'autre.  Il  est  inexacte  de 
donner  à  sa  doctrine  le  nom  de  socialisme  socié- 
taire et  de  dire  qu'Owen  veut  fonder  la  société 
nouvelle  par  la  libre  association  et  par  une  simple 
transformation  d'un  contrat  de  droit  privé  ^  ;  car 
déjà,  en  181 7  et  1820,  Owen  ne  fait  intervenir 
l'initiative  privée  qu'à  titre  d'amorce,  pourrait-on- 
dire,  et  seulement  pour  montrer  le  chemin  aux 


1.  Report  to  C.  of  L.,  p.  294  et  392. 

2.  Report  on  the  Poor,  p.  60. 

3.  Comme  Menger,  L'État  socialiste,  p.  168.  —  On  n'a  pas  non 
plus  marqué  tout  l'interventionnisme  et  l'autoritarisme  que  recèle 
la  conception  de  Fourier. 


DE  L'ASSISTANCE  FAR  LE  TRAVAIL  AU  COMMUNISME    215 

nouvernoments  '  :  c'est  à  eux  qu'en  dcfinilive  le- 
vient  le  devoir  d'apporter  leurs  puissants  moyens 
d'action  à  la  réalisation  de  la  réforme  et  à  sa  gé- 
néralisation. Sans  doute,  dans  le  rapport  au 
comté  de  Lanark,  Owen  fait  appel  à  la  bonne  vo- 
lonté des  propriétaires  fonciers  et  des  capitalistes, 
à  celle  des  sociétés  de  bienfaisance  et  à  celle  des 
associations  de  la  classe  moyenne  et  de  la  classe 
ouvrière,  associations  de  fermiers,  de  petits  com- 
merçants, d'artisans  et  de  travailleurs  manuels  ; 
mais  aussi  à  l'intervention  des  comtés  et  parois- 
ses qui  sont  des  établissements  publics".  Sans  doute 
plus  tard,  dans  le  New  moral  WorlcP,  il  conseillera 
aux  Trades-Unions  de  consacrer  leurs  fonds  à  la 
création  de  communautés  agricoles,  au  lieu  de 
les  employer  aux  grèves  et  à  la  lutte  de  classe  ;mais 
il  déclare,  dès  les  premières  lignes  du  rapport  au 
comté  de  Lanark,  que  «  rien  ne  saurait  être  tenté 
utilement  sans  l'intervention  du  Gouvernement 
et  du  pouvoir  législatif»  et,  dans  le  rapport  de 
1817,  il  avait  dit  déjà  que  «  l'Etat  effectuerait  plus 
efficacement  la  transformation  proposée  dans  l'in- 
térêt des  ouvriers  pauvres  et  des  sans-travail  que 
linitiative  privée  S).  C'est  pour  cette  raison  qu'il 

1.  Comme  le  dit  Owen   avant  l'expérience   de.  New-Harmony. 

2.  Report  to  C.  of  L.,  p.   399. 

3.  Nos  des  i'^-24  mars  et  7  avril  i838. 

4.  P.  62.    «  En  réalité,    on   ne   retirera    de  ce    projet   tous    les 


216  COMMUNISME  AGRAIRE 

convie  le  gouvernement  à  une  nationalisation  par- 
tielle du  sol  :  «  On  choisirait  dans  le  pays  les 
emplacements  les  plus  lavorables  à  ces  établisse- 
ments mi-agricoles,  mi-industriels.  On  ferait  l'es- 
timation des  terrains  d'une  acquisition  facile  sui' 
les  différents  points  du  royaume;  lEtat  les  achète- 
rait ou  les  louerait  à  perpétuité on  soulagerait 

ainsi  les  ouvriers  pauvres  des  champs  et  des  ma- 
nufactures sans  entrer  en  conflit  violemment  ou 
prématurément  avec  la  société  actuelle.  » 

Les  résultats  qu'Owen  attend  de  la  généralisa- 
tion progressive  des  petites  communautés  agricoles 
doivent  nous  arrêter  un  moment,  parce  qu'ils 
marquent  bien  le  caractère  ulopique  de  sa  concep- 
tion. Grâce  à  lorganisation  nouvelle  du  travail, 
il  serait  possible  de  faire  vivre  dans  l'aisance  une 
population  quadruple  à  celle  d'aujourd'liui.  Owen 
ne  s'effraie  pas  de  l'accroissement  de  la  popula- 
tion, car  il  croit  à  la  possibilité  de  multiplier  les 
subsistances  dans  des  proportions  beaucoup  plus 
considérables  ' . 


bénéfices  qu'il  peut  donner,  que  lorsqu'il  sera  devenu  national. 
L'arguent  nécessaire  à  la  fondation  d'établissements  conformes  au 
])lan  projeté  pourra  être  obtenu  par  la  consolidation  des  fonds  des 
œuvres  d'assistance  publique,  par  la  conclusion  d'emprunts  gagés 
sur  la  taxe  des  pauvres. . .  » 

I.  De  même  Godwin,  Essay  on  Avarice  and  Profusion,  dans  The 
Enquirer,  1797-  Ou  pourrait  dire  que,  pour  Godwin  comme  pour 
Ovvea,  les  proportions  de  Mallluis  sont  renversées. 


DE  L'ASSISTANCE  l'AH  l,K  TMAVAIL  AU  COMMUNISME    217 

Celte  question  de  la  population  est  Importante  ; 
il  est  nécessaire  d'y  insister  ici  :  les  organisations 
socialistes  stimulent  le  développement  de  la  popu- 
lation ei  suppriment,  sans  les  remplacer  par  un 
IVein  compensateur,  les  obstacles  que  ce  dévelop- 
pement rencontre  dans  la  société  individualiste. 
Malthus  avait  parfaitement  compris  qu'il  y  avait 
là  une  infirmité  de  doctrines  socialistes  :  la  pre- 
mière ébauche  de  son  livre  sur  la  population 
(1798)'  avait  été  justement,  comme  le  montre 
son  litre,  une  réfutation  des  systèmes  d  égalité 
(Condorcct,Godwin,  etc.)  et  tout  le  (Tort  de  Mal- 
thus avait  porté  sur  cette  faiblesse  radicale  des  sys- 
tèmes socialistes.  Aussi  peut-on  s'étonner  de  voir 
Malthus  si  aisément  sacrifié  et  jeté  par-dessus 
bords  par  les  économistes  de  l'Ecole  libérale  mo- 
derne, alors  que  tout  au  contraire  il  nous  paraît 
avoir  mis  en  lumière  un  des  vices  essentiels  du 
socialisme  et  avoir  apporté  à  la  critique  de  ces 
doctrines  un  argument  d'une  grande  valeur. 

C'est  en  s'inspirant  de  Godwin  et  en  s' abandon- 
nant aux  espérances  illimitées  de  son  optimisme 
naturel  qu'Owen  répond  à  Malthus  dans  le  4*  essai 
sur  la  formation  du  caractère"^  :  «  Malthus  a  raison 


I.  An  Essay  on  the  Principlc  of  Population  as  il  ajjecls  the 
Future  Iniprovenent  of  Society  unth  remarks  on  the  spéculations  of 
Mr.  Godwin,  Mr.  Condorcet  and  otfœr  Writers  (aiionvme). 

3.   P.  327,  328. 


218  COMMUNISME  AGRAIRE 

quand  il  dit  qu'une  adaptation  se  fait  entre  la  po- 
pulation du  monde  et  les  subsistances.  Mais  il  ne 
nous  dit  pas  combien  plus  un  peuple  intelligent 
et  travailleur  peut  tirer  du  même  sol  qu'un  peu- 
ple vivant  dans  l'ignorance  et  sous  un  mauvais 
gouvernement...  L'homme  ne  connaît  point  de 
limites  à  son  pouvoir  de  créer  des  subsistances.  » 
Dans  la  nouvelle  organisation,  il  sera  possible  de 
se  procurer  les  choses  nécessaires  à  l'existence  en 
si  peu  de  temps  et  si  aisément  que  le  travail  sem- 
blera une  récréation,  un  exercice  destiné  à 
préparer  le  corps  et  l'esprit  à  jouir  de  la  vie  de 
façon  rationnelle  :  «  La  richesse  nouvelle  que  les 
dispositions  proposées  permettront  à  un  individu 
de  produire  par  un  travail  modéré  est  vraiment 
incalculable.  Cet  individu  acquerra  une  force  de 
géant  comparée  à  celle  que  possède  actuellement 
la  classe  ouvrière  ou  toute  autre  classe.  On  ne 
verra  plus  ces  machines  animées,  qui  ne  peuvent 
que  suivre  une  charrue,  retourner  l'herbe  ou 
accomplir  quelque  détail  insignifiant  dune  insi- 
gnifiante fabrication  ou  quelque  objet  dont  il . 
vaudrait  mieux  que  la  société  se  passât.  Au  lieu 
du  maladif  aiguiseur  d'épingle,  du  perceur  d'ai- 
guille ou  du  rustre  qui  regarde  stupidement  le  sol 
autour  de  lui  sans  pensées  ni  réflexions,  il  jaillira 
une  classe  ouvrière  pleine  d'activité  et  de  savoir 
utile,   douée   d'habitudes,  de   connaissances,    de 


DE  L'ASSISTANCE  PAR  LE  TRAVAIL  AU  COMMUNISME    219 

mœurs  et  de  sentiments  qui  placeront  le  dernier 
des  travailleurs  bien  au-dessus  du  meilleur  repré- 
sentant de  quelque  classe  que  ce  soit  dans  n'im- 
porte quelle  société  présente  ou  passée  '.  » 

L'égoïsme  disparaîtra  avec  les  motifs  qui  en 
étaient  la  cause  "  :  a  Tous  seront  si  bien  convain- 
cus qu'il  est  facile  de  créer  la  seule  richesse  esti- 
mable, dans  des  proportions  dépassant  les  besoins, 
qu'ils  perdront  tout  désir  d'accumulation  parti- 
culière. L'accumulation  de  la  richesse  leur  paraî- 
tra aussi  irrationnelle  que  de  mettre  de  l'eau  dans* 
une  bouteille  ou  d'en  faire  provision  lorsqu'il  y 
en  a  plus  qu'il  n'est  nécessaire  pour  la  consom- 
mation générale.»  Au  milieu  d'une  telle  abondance 
de  biens,  comme  la  production  dépassera  sans 
cesse  les  besoins,  chacun  aura  le  droit  de  prendre 
au  magasin  de  la  communauté  tout  ce  qu'il  dési- 
rera, et  le  soin  de  gouverner  deviendra  une  sim- 
ple récréation  \  C'est  sans  doute  pour  cette 
raison  que  dans  le  rapport  au  comté  de  Lanark 
Owennenous  donne  que  peu  de  détails  sur  l'orga- 
nisation intérieure  de  la  communauté  et  sur  les 
principesdesa  repartition.  A  ce  sujet  il  se  contente 
de  dire  :  «  Des  dispositions  seront  prises  pour  ré- 
partir cette  richesse  entre  les  membres  de  l'asso- 

1.  Report  to  C.  of  L.,  p.  298. 

2.  Report  to  C.  of  L.,  p.  3o2. 

3.  Report  to  C.  0/  L.,  p.  3o3  et  3oi. 


220  COMMUNISME  AGRAIRE 

ciation  qui  l'ont  créée  et  pour  échanger  le  surplus 
avec  celui  d'autres  communautés.  Des  règlements 
rendront  ces  transactions  très  simples  et  très  fa- 
ciles... Dans  chacun  de  ces  étahlissements,  le 
travail  sera  la  mesure  de  la  valeur  et,  comme  la 
somme  de  travail  manuel,  intellectuel  et  scienti- 
fique augmentera  toujours,  si  nous  admettons  que 
la  population  augmente,  la  demande  ira  se  déve- 
loppant toujours  et  le  débouché  sera  proportionné 
à  toute  la  production,  quelle  qu'elle  puisse  être. 
Un  billet  représentatif  de  la  valeur  du  travail, 
fabriqué  d  après  les  principes  des  nouveaux  h\U 
lets  delà  Banque  d'Angleterre,  servira  à  toutes  les 
transactions  de  ce  commerce  domestique  ou 
échange  et  ne  sera  émis  que  contre  sa  Aaleur  en 
marchandises    livrées    et    emmagasinées'.  » 

Les  lacunes  que  présente  le  rapport  au  comté  de 
Lanarkne  sont  pas  attribuables  seulement  au  man- 
que de  précision  de  l'esprit  d'Owen,  mais  au 
mode  de  création  des  communautés  agricoles. 
Dans  le  rapport  au  comté  de  Lanark,  ÛAven  fait 
appela  l'initiative  des  établissements  publics,  des 
particuliers  et  des  associations  privées  :  il  est  donc 
conduit  à  laisser  à  ces  initiatives  de  divers  ordres 
une  certaine  liberté  dans  la  réalisation.   Au  con- 

I.  Report  to  C  of  L.,  p.  3o3,  oo^.  Contradiction,  scnible-t-ll, 
avec  le  principe  indiqué  plus  haut  de  la  ri';partition  selon  les 
besoins. 


IJE  L'ASSISTANCE  PAH  EE  TUAVAIL  AU  CO.MML'iNISME    Hil 

traire,  l'Universelle  Révolaiion  de  18/19  *^  «'^dresse 
presque  exclusivement  à  la  puissance  publi(pie  : 
elle  généralise  et  systématise  la  conception  et  ofTre 
aux  gouvernements  un  plan  plus  précis  et  plus 
détaillé  de  la  réformesociale  qui  doit  commencer 
par  une  nationalisation  progressive  du  sol  et  une 
division  territoriale. 

\^' Universelle  Révolution  '  est  l'expression  ache- 
\ée  de  l'owenisme  :  l'exposé  dogmatique  d'un 
communisme  agraire,  autoritaire  et  communal, 
précédé  et  préparé  par  l'action  des  gouvernements. 
C'est  sous  forme  de  préceptes  brefs  et  d'articles 
d'un  code  universel  de  lois,  la  mise  en  axiomes 
delà  révolution  qui  doit  conduire  à  la  République 
universelle.  La  réalisation  de  cette  révolution  est 
marquée  par  quatre  étapes  :  d'abord,  des  mesures 
transitoires  dont  Owen  laisse  le  soin  aux  gouver- 
nements éclairés  par  quelques  hommes  d'élite  ; 
puis  la  nationalisation  progressive  du  sol  et  sa 
division  territoriale  en  communes  rurales  d'équi- 
valentes dimensions:  ensuite  la  fojniation  d'un 
communisme  partiel  ;  enfin  la  diffusion  du  com- 
munalisme  agraire  à  travers  le  monde,  les  fédéra- 


I.  Ecrite  à  la  suite  du  séjour  d'Owen  à  Paris  en  i8't8.  Le 
Supplément  est  précédé  d'une  note  qui  présente  V  Universelle  Révo- 
lution comme  une  réponse  anticipée  au  discours  de  Thiers  sur  le 
socialisme,  discours  dans  lequel  ce  dernier  avait  défié  les  socia- 
listes de  donner  le  plan  de  la  mise  en  pratique  de  leur  système. 


222  COMMUNISME  AGRAIRE 

lions  de  communes  rurales,  et  la  disparition  des 
gouvernements.  Reprenons,  une  à  une,  chacune 
de  ces  étapes. 

Owen  commence  par  affirmer  sa  foi  inébran- 
lable en  la  toute-puissance  des  gouvernements. 
Son  Universelle  Révolution  est  précédée  d'un 
double  appel  aux  républicains  rouges,  socialistes 
et  communistes  d'Europe,  et  à  la  reine  d'Angle- 
terre. Aux  républicains  rouges,  il  prêche  la  paix 
sociale  ;  à  la  reine  d'Angleterre,  il  dit  :  «  Vous 
avez  la  jDuissancc,  en  adoptant  les  mesures  com- 
mandées par  le  simple  bon  sens,  de  clianger  tout 
ce  qui  est  maintenant  mauvais  dans  la  société  et 
graduellement,  pacifiquement,  de  le  remplacer 
par  tout  ce  qui  est  bien.  On  ne  peut  pas  cacher  plus 
longtemps  au  peuple  que  vous  tenez  entre  vos 
mains  le  pouvoir  de  l'adversité  comme  de  la 
prospérité  ^  »  Quelles  sont  donc  ces  mesures  que 
le  simple  bon  sens  recommande  .►*  Ce  sont  d'abord 
des  mesures  de  transition  :  «  Pour  que  ces  me- 
sures transitoires  soient  prises  pacifiquement  et 
rationnellement,  elles  doivent  émaner  des  gou- 
vernements existants,  quelle  que  puisse  être  leur 
forme  actuelle.  On  doit  conserver  les  gouverne- 
ments  comme    on    conserve    les    vieilles    routes 

I.  Préface,  p.  xvii.  De  même  dans  le  Supplément,  p.  3,  4,  5, 
iG.  Il  y  a  un  triple  appel  à  la  race  humaine,  aux  peuples  et  aux 
gouvernements  d'Europe. 


DE  L'ASSISTANCE  l'AH  I.K  TI<A\  AIL  AU  COMMUNISME    22;{ 

pendant  la  construction  des  chemins  de  fer  qui 
doivent  les  remplacer.  »  Owen  demande  que  les 
gouvernements  forment  un  comité  ((  d'hommes 
de  pratique  »,  choisis  parmi  les  plus  intelligents  ; 
ce  comité  commencera  la  transformation  sociale 
en  enrôlant  tous  les  sans-travail  dans  une  armée 
civile  ((  destinée  à  être  entraînée  à  la  discipline  de 
la  nouvelle  organisation  '  ».  Cette  armée  civile 
sera  dressée,  disciplinée  et~  militairement  con- 
duite, afin  de  préparer  la  réorganisation  de  la 
société  sur  les  vrais  principes.  Ensuite  les  gou- 
Aernements  procéderont  à  la  nationalisation  du 
soP.  Il  est  plus  juste  de  parler  ici  de  communa- 
lisation  du  sol,  car  la  propriété  des  territoires 
rachetés  sera  remise  aux  nouvelles  communes 
rurales.  Une  division  territoriale  assurera  à  cha- 
<pie  commune  un  nombre  d'acres  de  terre  équi- 
valent eu  égard  à  la  qualité  :  «  Chacune  de  ces 
divisions  formera  un  village  indépendant  n'ayant 
pas  plus  de  3  ooo  habitants  :  le  nombre  le  plus 
avantageux  pour  réaliser  une  bonne  organisation 
du  travail,  un  bon   gouvernement  et  une  bonne 


1.  Tlie  Révolution,  p.  Ijy,  70. 

2.  The  Révolution,  p.  lii,  li'i.  «  Les  youveruements  devront 
graduellement  acheter  la  terre  ;\  son  prix  courant  pour  en  faire 
une  propriété  publique  et  en  tirer  tout  le  revenu  public.  La  terre 
ainsi  achetée  devra  être  parta^jée  de  telle  façon  qu'il  en  résulte  le 
meilleur  gouvernement  pour  tous.   » 


224  COMMUNISME  AGRAIRE 

éducation  est  probablement  de  2  000.  »  De  petites 
communes  rurales,  indépendantes  et  se  suffisant 
à  elles-mêmes  ' ,  tel  est  l'idéal  social  et  économique 
d'Owen.  Tous  les  villages  agricoles  seront  unis 
par  les  liens  d'une  fédération  qui  deviendra 
universelle  :  n'est-ce  pas  là  cependant  un  re- 
tour archaïque  à  1  autonomie  de  la  commune 
lurale  ? 

Dans  ces  petites  économies  fermées,  quels 
seront  les  principes  de  gouvernement  et  de  répar- 
tition ?  La  première  loi  de  la  constitution  univer- 
selle et  du  code  de  lois  rationnel  que  trace  Owen 
confie  à  l'autorité  communale  le  gouvernement 
des  choses  et  des  êtres,  des  corps  et  des  âmes  : 
«  La  commune  devient  la  mère  de  toutes  les  per- 
sonnes qui  sont  sous  sa  juridiction,  elle  est 
l'agent  immédiat  de  Dieu  pour  appliquer  les  lois 
de  l'universelle  puissance  de  création  dans  le  but 
de  mettre  la  société  en  harmonie  avec  la  nature.  » 
Une  absolue  égalité  est  le  principe  qui  doit  diri- 
ger tous  les  actes  de  l'autorité  communale.  La 
commune  ne   doit  former  qu'une  seule  et  même 

I.  The  Révolution,  \>.  f\'i.  «  Clicicun  de  ces  villages  agricoles 
sera  destiné  à  assurer  par  lui-même  sa  propre  subsistance,  sa  propre 
organisation  du  travail,  son  propre  gouvernement  et  sa  propre 
éducation.  (jC  ne  sera  pas  seulement  le  mode  le  plus  économi([ue 
pour  conduire  la  société,  mais  aussi  le  moy(;n  le  plus  parfait  pour 
réaliser  un  bien-être  et  un  bonheur  permanent  par  tous  les  mem- 
bres du  village.  » 


DE  L'ASSISÏANCK  PAK  I.E  TRAVAIL  AU  COMMUNISME    223 

famille  '  ;  à  aucun  point  de  vue  il  ne  doit  exister 
dans  la  commune   rurale   d'autre  dilTérence   que 
celle  de  l'âge.  L'autorité  publique  répartira  entre 
ses  membres    les  produits  avec  égalité,   c'est-à- 
dire  selon  les  besoins,  et  le  travail  d'après  l'inté- 
rêt général,  c'est-à-dire  selon  les  talents  :  a  Elle 
donnera,  ditOwen,  an    travail  et  aux  talents  de 
chaque  individu  la  meilleure  direction  connue.  » 
La  répartition  sera  donc  autoritaire  et  égalitaire. 
Les  affaires  intérieures  de  ces  petites  sociétés 
sont  dirigées  par  un  conseil  général,  composé  de 
tous  les  membres  de  la  communauté  entre  3o  et 
liO  ans,  et  les  affaires  extérieures  par  un  conseil 
général  comprenant  les  membres  de  lio  à  60  ans'. 
La  direction  de  chaque  département  est  confiée  à 
un    comité    composé     de    membres    du    conseil 
choisis  d  après  un  certain  ordre.  Les  fonctions  du 
conseil  général  de  l'intérieur  sont  des  plus  larges  : 
contrôle    et     gouvernement    des    circonstances, 
organisation  de  la  production,  de  la  distribution 
et  de  l'éducation.  Le  c(jnseil  général  de  l'extérieur 
reçoit  les    visiteurs    et   les   délégués    des    autres 


1.  The  Revolulion,  ]>.  56,  61,  72  (Raisons  qui  justifient  les  lois). 
<c  La  Mère,  sachant  que  l'union  donne  la  force  et  la  sagesse,  unit 
les  enfants  en  un  seul  intérêt,  d'après  un  juste  et  absolu  principe 
d'égalité,  sachant  que,  sans  une  honnête  et  parfaite  égalité,  il  ne 
peut  y  avoir  une  union  permanente  et  complète  des  cœurs.  » 

2.  The  Révolution,  p.  06,  section  V. 

Edouard  Dolléans.  i5 


226  COMMUNISME  AGRAIRE 

communes  agricoles  ;  il  est  chargé  des  relations 
intercommunales.  Un  certain  nombre  de  ses 
membres  doivent  voyager  a  travers  les  autres 
communes  afin  de  s'entendre  avec  celles-ci  pour 
organiser  les  grandes  voies  de  communication  et 
réchange  des  excédents  de  production.  Le  conseil 
de  l'extérieur  doit  aussi  être  en  quête  des  der- 
jiières  découvertes  scientifiques,  inventions  et 
améliorations  sociales  ;  il  doit  concourir  à  la 
fondation  de  nouvelles  communes  destinées  à 
recevoir  le  surcroît  delà  population.  Les  conseils 
généraux  ont  pleins  pouvoirs  pour  diriger  les 
affaires  qui  les  concernent  «  aussi  longtemps,  dit 
Owen,  qu'ils  agissent  en  harmonie  avec  les  lois  de 
la  nature  humaine,  lois  qui  doivent  être  leur  seul 
guide  en  toute  occasion  '  ».  Du  reste,  le  gouver- 
nement sera  chose  facile,  grâce  à  l'éducation 
commune  que  recevront  tous  les  enfants  et  qui 
permettra  de  leur  insuffler  uneame  communiste  : 
((  Tous  les  individus  élevés  conformément  aux 
lois  de  la  nature  doivent  nécessairement  à  tout 
moment  sentir,  penser  et  agir  rationnellement,  à 
moins  qu'ils  ne  deviennent  physiquement,  mo- 
ralement ou  intellectuellement  des  malades.  » 
En  ce  cas,  le  Conseil  aura  le  droit  de  les  interner 
dans  un   hôpital  destiné  à  recevoir  les  invalides 

I.    The  Révolution,  p.  t)",  loi  82. 


DE  L'ASSISTANCE  PAR  LK  TRAVAIL  AL'  COMMUNISME     -227 

de   corps,    d'esprit  ou   d'âme,    jusqu'à   ce   qu'ils 
soient  rélablis  '. 

Les  avantages  extraordinaires  que  présenteront 
les  premières  communes  rurales  frapperont  bien- 
tôt le  public  ((  qui  désirera  posséder  ces  avantages 
sans  délai'  ».  Les  individus,  placés  dans  ces  con- 
ditions d'existence  rationnelle,  deviendront  si 
raisonnables  que  toujours  ils  agiront,  penseront 
et  sentiront  rationnellement  \  Tandis  que  dans 
l'organisation  religieuse,  politique,  commerciale 
et  domestique  actuelle,  en  Angleterre,  deux  cent 
cinquante  individus  ne  peuvent  vivre  conforta- 
blement sur  un  mille  carré  de  terre,  dans 
le   nouveau   système   de   société,    avec  beaucoup 

1.  The  Révolution,  p.  67,  loi  33,  et  explication  p.  ii3,  iiâ. 
«  La  meilleure  façon,  dit  Owen,  de  mettre  fin  aux  innombrables 
maladies  physiques,  mentales  et  morales,  créées  par  les  lois  irration- 
nelles, sera  de  gouverner  ou  plutôt  de  traiter  toute  la  société 
comme  les  médecins  les  plus  éclairés  traitent  leurs  malades  dans 
les  maisons  d'aliénés  les  mieux  organisées. 

«  Afin  de  conserver  d'une  façon  permanente  les  lois  de  Dieu 
dans  toute  leur  pureté,  la  loi  35  ordonne  que,  le  premier  jour  de 
l'année,  on  réunisse  en  assemblée  les  vieillards  qui  ont  passé  par 
les  Conseils  et  les  jeunes  gens  de  18  à  3o  ans  pour  leur  lire  un 
rapport  officiel  préparé  par  les  Conseils  et  contenant  le  compte 
rendu  de  tous  leurs  actes  pendant  l'année  précédente.  Un  comité 
composé  des  trois  membres  les  plus  âgés  parmi  les  jeunes  gens  cl 
des  trois  plus  jeunes  vieillards  examineront  si  les  lois  de  Dieu  (int 
été  respectées...  » 

2.  The  Révolution,  p.  52. 

3.  W.,  p.  5i. 


2-28  COMMUNISME  AGRAIRE 

moins  de  travail  et  de  capital,  Son  personnes 
pourront  vivre  immédiatement  dans  l'abondance  ; 
bientôt  après  i  ooo,  i  5oo  et  probablement,  grâce 
aux  nouvelles  découvertes,  2000  personnes  vi- 
vront facilement  et  agréablement  sur  un  mille 
carré  de  terre  de  qualité  moyenne  ' . 


I.    Tlie  Révolution,  p.  5 


/• 


CHAPITRE    II 

L'EXPÉRIENCE  DE    NEW-HARMONY 


Le  rapport  au  comté  de  Lanark  donne  nais- 
sance, en  Angleterre  et  en  Amérique,  à  des  expé- 
riences communistes  tentées  soit  par  Owen 
lui-même,  soit  par  ses  disciples  et  sous  son  inspi- 
ration, soit  indépendamment  de  notre  réforma- 
teur. Dès  la  fin  de  1820,  une  souscription  est 
ouverte  afin  de  réunir  les  fonds  nécessaires  à  la 
création  d'une  petite  communauté  sur  le  modèle 
proposé  par  Owen  :  5oooo  livres  sont  souscrites 
et  Mother^vell,  non  loin  de  New-Lanark,  est  le 
lieu  d'élection  choisi  pour  l'installation  d'un  vil- 


I.  Le  document  essentiel  et  la  principale  source  d'informations 
pour  l'histoire  de  New  Harmony  est  The  New-Harmony  Gazelle 
(3  vol.,  du  ic'-  octobre  iSaS  au  22  octobre  1828),  qui  a  été  mise 
il  notre  disposition  par  M.  Podinore,  de  Londres.  —  On  trouve 
aussi  de  précieux  renseignements  dans  Lockwood,  The  New-Har- 
rnony  Communilies.  Indiana,  1902,  et  dans  Robert  Dale  Owen 
Threading  My  Way,  dont  deux  chapitres  (p.  209-267)  sont  con- 
sacrés à  New-Harmony. 


2;îii  communisme  agraire 

lage  d'iiarmonie  el  de  coopération  mutuelle. 
Mais,  au  moment  oii  le  projet  va  être  mis  à  exé- 
cution par  Abraham  Combe  à  Orbiston',  Owen, 
après  un  voyage  en  Irlande  et  de  retentissantes 
discussions  publiques  à  Dublin  (1828),  part  pour 
l'Amérique  (automne  182/i).  Il  a  reçu,  pendant 
l'été  de  182/i,  la  visite  du  fondé  de  pouvoirs  d'une 
petite  colonie  communiste,  Richard  Flower,  qui 
est  venu  lui  proposer  d'acheter  aux  Rappistes  le 
domaine  d'Harmony,  en  Indiana.  Espérant  trou- 
ver en  Amérique  un  plus  vaste  théâtre  pour  expé- 
rimenter ses  projets  de  réforme,  Owen  saisit  l'oc- 
casion qui  lui  est  offerte  de  tenter  cette  expérience 
dans  un  pays  neuf,  sur  une  terre  de  liberté  et 
d'indépendance  politique  et  dans  des  conditions 
excellentes  :  un  village  tout  construit,  un  domaine 
fertile  et  en  plein  rapport,  l'iieureux  présage  d'une 
réussite  antérieure",  autant  de  circonstances  favo- 
rables pour  recommander  l'entreprise  humani- 
taire et  lancer  le  remède  souverain  au  mal  social. 


1.  La  conimuii;int(5  d'Orbistoii  dura  de  fin  1824  <•  1828.  Coin- 
inniiilj  Expcrinu'iils,  dans  Benj.  Jones,  Coojo.  Production,  I,  iv,  56. 

2.  Robert  Dale,  jj.  209,  210,  211,  nous  dit  que  l'expérience 
des  Rappistes  avait  été  un  succès  financier,  car  la  valeur  de  leur 
propi'iété  avait  passé,  en  21  ans,  de  25  à  2000  dollars  par  tête  ; 
mais  Georg-e  Rapp,  directeur  spirituel  el  souverain  absolu  auteni- 
l)0rel,  désirait  vendre  justement  parce  qu'à  Harmony  la  vie, 
devenue  trop  facile,  rendait  moins  aisé  le  maintien  de  l'ordre  et 
àc  son  autorité. 


L'KXPKHIKNCE  DK  XKW-II.VHMOiNY  231 

L'expérience  de  Nen-Harmony  est  la  seule  des 
expériences  owenistes  dont  on  s'occupera  ici,  non 
seulement  parce  qu'elle  est  la  plus  importante  et 
la  plus  intéressante  et  qu'à  ce  titre  elle  a  une 
vertu  représentative,  mais  parce  que  l'étude  dé- 
taillée d'une  tentative  sera  plus  instructive  que 
l'escpiisse  superficielle  de  plusieurs. 

Le  25  février  et  le  7  mars  1826,  devant  une  as- 
semblée composée  des  personnalités  les  plus  im- 
portantes du  monde  politique  américain,  Robert 
Owen  prononce,  à  la  Chambre  des  représentants 
de  Washington,  deux  discours  dans  lesquels  il  ex- 
pose ses  plans  pour  la  régénération  de  l'espèce 
humaine.  A  New-Harmony,  va  s'ouvrir  pour 
l'humanité  une  ère  de  paix  et  de  bonne  volonté. 
Grâce  aux  circonstances  nouvelles  qui  entoure- 
ront sa  formation  physique  et  mentale,  grâce  aux 
principes  nouveaux  qui  dirigeront  sa  conduite, 
l'homme  pourra  atteindre  un  état  de  force,  de 
vertu,  d'intelligence  et  de  bonheur  supérieur  à 
toute  imagination.  Du  reste,  Robert  Owen  affirme 
qu'il  n'a  pas  d'autre  prétention  que  de  montrer  la 
voie  au  gouvernement  :  New-Harmony  est  une 
expérience  qui  doit  convaincre  les  esprits  éclairés 
de  la  vertu  du  système  et  amener  les  gouverne- 
ments à  en  généraliser  l'application  ;  en  peu  de 
temps  il  n'y  aura  plus  dans  le  monde  une  per- 
sonne qui  consentira  à  vivi-e    malheureuse  dans 


232  COMMUiNlSME  AGRAIRE 

les  cadres  anciens  de  la  vieille  société  individua- 
liste, de  cette  société  de  concurrence  et  d'anta- 
gonisme, en  présence  du  bonheuretde  l'harmonie 
qui  régneront  au  sein  des  villages  de  coopéra- 
tion mutuelle.  Grâce  à  leur  travail  et  à  leur  disci- 
pline, les  Rappistes  sont  arrivés  à  une  situation 
prospère,  et  Robert  Owen  espère  qu  ils  ne  quit- 
teront pas  immédiatement  leur  ancien  domaine: 
il  compte  sur  eux  pour  en  faire  les  maîtres  d'école 
en  communisme  de  la  population  qui  va  s'installer 
à  New-Harmony.  Leur  expérience,  leurs  habitu- 
des de  vie  ne  seront  pas  seulement  un  exemple 
vivant  de  l'idéal  à  atteindre,  elles  permettront  de 
donner  aux  nouveaux  venus  un  apprentissage 
grâce  auquel  O^ven  pourra  séparer  le  bon  grain 
d'avec  le  mauvais.  Cette  première  société  d'essai 
ne  sera  qu'une  société  préliminaire,  et,  parmi  les 
aspirants  à  la  vie  communiste.  Owen  pourra 
choisir  et  grouper  ceux  qui  seront  appelés  à  for- 
mer la  communauté  d'Egalité  parfaite. 

Le  discours  de  Washington  fut  suivi  d'un  ma- 
nifeste dans  lequel  Owen  faisait  appel  à  toutes  les 
bonnes  volontés*.  L'expérience  qui  allait  être  ten- 
tée à  New-Harmony  excitait  au  plus  haut  point 
l'intérêt  public  :  dans  les  milieux  scientitiques 
comme  dans  les  milieux  sociaux,  les  esprits  les 
plus  distingués  s'apprêtaient  à  suivre  les  vicissi- 
tudes de  lentreprise  avec  une  attention  bienveil- 


L'EXPÉRIENCE  DE  NEW-HARMONY  233 

lante  et  exempte  de  scepticisme.  L'expérience 
était  sympathique,  et  par  elle-même,  et  par  les 
conditions  qui  l'accompagnaient?  Comment  les 
conceptions  dOwen  n'eussent-elles  pas  trouvé  bon 
accueil  auprès  d'intelligences  toutes  pénétrées  en- 
core des  idées  philoso[)liiques  du  xviii"  siècle  ?  Les 
circonstances  favorables  dans  lesquelles  se  présen- 
tait l'expérience  permettaient  d'en  escompter  le 
succès.  Le  fondateur  de  l'entreprise  n'était-il  pas 
un  des  plus  habiles  manufacturiers  anglais  ?  Dans 
la  direction  de  ses  affaires,  n'avait-il  pas  faitpreuve 
de  qualités  de  premier  ordre  qui  devaient  faire 
présager  la  réussite  .►^  Même  en  matière  sociale,  il 
n'en  était  pas  à  son  premier  essai  et,  dans  son 
établissement  de  New-Lanark,  il  avait  montre 
comment  un  patron  philanthrope  peut  élever  le 
niveau  de  vie  et  de  moralité  d'une  importante  po 
pulalion  ouvrière.  Les  écoles  deNew-Lanark  jouis- 
saient d'une  réputation  universelle  et  donnaient  à 
penser  qu'à  New-Harmony,  sous  l'influence 
d'Owen,  se  formerait  une  génération  nouvelle 
douée  de  toutes  les  vertus  nécessaires  au  fonction- 
nement du  Nouveau  Monde  moral.  Les  conditions 
matérielles  de  l'entreprise  étaient  excellentes  :  si- 
tué près  d  une  rivière,  le  domaine  de  New-Har- 
mony comprenait  plusieurs  milliers  d'arpents  de 
terres  fertiles,  cultivées  avec  soin  par  les  Rappis- 
tes  :  les  maisons  confortables,  élevées  par  ceux-ci, 


231  GOAiMUNISME  AGRAIRE 

assuraient  aux  nouveaux  arrivants  un  abri  ;  les 
champs,  les  vergers  et  les  vignobles  ofTraienl  la 
certitude  de  leurs  récoltes  et  la  sécurité  des  pre- 
miers jours.  Enfin,  les  Rappistes  étaient  une  popu- 
lation laborieuse,  mais  rude  et  sans  cultui-e  ;  les 
membres  de  la  nouvelle  communauté,  au  con- 
traire, allaient  sans  doute  posséder  un  degré  su- 
périeur d'intelligence  et  d'habileté  profession- 
nelle. 

Le  succès  du  manifeste  empêcha  malheureuse- 
ment OAven  de  choisir  les  membres  de  la  com- 
munauté. A  son  arrivée  à  New-Harmony,  l'inven- 
teur des  villages  de  coopération  mutuelle  trouva 
déjà  réunies  plus  de  huit  cents  personnes  venues 
un  peu  de  partout,  aussi  bien  des  différents  Etats 
de  l'EurojDe  que  des  différents  Etats  de  l'Union 
américaine.  Ces  individus  n'étaient  unis  par  au- 
cun lien  d'intérêt  ni  de  sympathie,  par  aucune 
habitude  commune.  Dans  cette  population  hétéro- 
gène il  y  avait  un  élément  de  premier  ordre:  l'é- 
lément scientifique.  Robert  Owen  s'était  assuré 
le  concours  d'un  homme  qui  était  à  la  fois  un  sa- 
vant distingué  et  un  riche  philanthrope,  William 
Maclure,  le  fondateur  de  l'académie  des  sciences 
naturelles  de  Philadelphie,  surnommé  le  père  de 
la  géologie  américaine.  Partisan  enthousiaste  du 
système  de  Pestalozzi,  William  Maclure  possédait 
une  grosse  fortune  qui  lui  permettait  de  satisfaire 


LEXPÉKIENCE  UE  NEW-llAHMONV  2.T) 

à  ses  fantaisies  philantliio[)i{|ucs.  Coinptanl  faire 
(le  New-Harmony  le  centre  de  la  réforme  de  l'é- 
ducation en  Amérique,  il  avait  consenti  à  mettre 
i5oooo  dollars  dans  l'entreprise  et  à  venir  lui- 
même  s'installer  en  Indiana.  Tout  un  groupe  de 
savants  et  d'éducateurs  l'avait  suivi  :  c'étaient 
le  célèbre  zoologiste  Thomas  Say,  un  Français, 
Charles- Alexandre  Lesueur,  chargé  de  mission  du 
Jardin  des  Plantes,  le  naturaliste  Constantin- 
Samuel  Uafînesque,  le  géologiste  hollandais 
Gérard  Troost,  des  maîtres  comme  le  P"^  Jo- 
seph Neef,  M""'  Marie  Frotageot  et  Phiquepal 
d'Arusmont'.  A  côté  de  cet  élément  scientifique, 
la  population  comprenait  des  âmes  inquiètes  as- 
pirant à  un  idéal  social,  des  âmes  ardentes  révol- 
tées contre  les  injustices  ou  assoiCTées  de  réformes 
comme  Francis  ^\'right,  femme  remarqual)le,  une 
féministe  de  la  première  heure  qui  combattait 
[)our  les  droits  de  la  femme  et  contre  Tesclava- 
gisme.  Les  idées  d'Owen  sur  la  religion  avaient 
alliré  à  NcAV-Harmony,  à  côté  des  esprits  amis  du 
progrès,  les  esprits  libres  de  toute  préoccupation 
religieuse,  qui  espéraient  trouver  dans  la  colonie 
nouvelle  a  le  foyer  de  l'athéisme  éclairé  ».  Ce 
groupe  de  savants  et  de  réformateurs  formait  l'é- 
lite de  la  population  bigarrée  qui  avait  répondu  à 

I.   Lockwood,  op.  cil,,  93  el  suiv. 


236  COMMUNISME  AGRAIRE 

l'appel  (rOwen.  On  rencontrait  aussi  des  curieux 
venus  pour  suivre  de  plus  près,  en  la  vivant, une 
expérience  dont  la  nouveauté  plaisait  à  leur  dilet- 
lantisme.  Il  y  avait  des  toqués  aux  imaginations 
bizarres,  des  constructeurs  de  systèmes,  des  fa- 
bricants de  remèdes  sociaux  et  de  projets  fantai- 
sistes ;  cet  arcbitecte,  par  exemple,  qui  passait  son 
lemps  à  dresser  sur  le  papier  le  plan  de  la  Cité  fu- 
ture et  qui  avait  inventé  une  nouvelle  façon  de 
désigner  les  villes  :  grâce  à  la  substitution  de  let- 
tres aux  chiffres  pour  exprimer  le  degré  de  longi- 
tude et  de  latitude,  le  nom  de  chaque  ville  pour- 
rait faire  connaître  sa  situation  géographique  ^  11 
y  avait  là  des  gens  attirés  par  la  perspective  d'une 
vie  sans  travail,  ces  paresseux  et  ces  incompris 
qui,  selon  le  joli  mot  de  Holyoake,  a  se  trouvant 
mal  à  leur  place  dans  le  monde  tel  qu  il  est,  en 
concluent  qu'ils  sont  parfaitement  faits  pour  le 
monde  tel  qu'il  devrait  être  ».  Enfin,  et  c'était  là 
un  élément  plus  dangereux  encore,  il  y  avait  aussi 
des  aigrefins  et  des  chevaliers  d'industrie  qui  es- 
péraient, à  l'abri  de  cette  expérience  communiste, 
devenir  propriétaires  et  tirer  de  beaux  bénéfices 
(le   leurs   proclamations   de   foi    socialistes.  Avec 

I.  New-Harmony  Gazelle:  New  Nomenclature  siiggesled  for 
communities,  vol.  I,  p.  326,  12  avril  1826.  Sigrié  StecJman  Whil- 
wel).  Ex.  Présent  nom  :  Nevv-Harniony,  lat.  38, 11  N,  long.  87,55 
W,  Nom  représentant  position  géog-rapliique  :  Ipba-Veinul. 


i.'exim':i{ien(:e  de  new-harmony  237 

des  éléments  si  divers,  avec  ces  chances  de  réus- 
site et  d'insuccès,  qu'allait  devenir  l'expérience 
de  New-IIarmony  ? 


I 


Robert  Owen  considérait  New-Harmony  comme 
une  étape  à  mi-chemin  entre  le  vieux  monde  et 
le  monde  nouveau.  La  communauté  d'Egalité- 
parfaite  qu'il  rêvait  devait  être  précédée  d'une 
société  d'apprentissage  communiste,  qui  permet- 
trait de  mettre  à  l'épreuve  les  bonnes  volontés, 
de  rapprocher  et  d'unir  les  éléments  si  divers  de 
la  population,  de  les  initier  peu  à  peu  aux  senti- 
ments et  aux  mœurs  communistes. 

Le  1"  mai  1826,  la  société  d'essai  ou  société 
préliminaire  est  formée  et  la  Constitution,  propo- 
sée par  Owen.  adoptée.  Cette  Constitution  pro- 
clame que  l'objet  de  la  société  est,  en  général,  le 
bonheur  universel  et,  en  particulier,  l'améliora- 
tion du  caractère  de  ses  membres,  leur  préparation 
à  l'association  communiste.  Un  comité  est  chargé 
d'administrer  les  affaires  de  la  communauté.  Le 
fondateur  de  la  société  se  réserve,  pour  le  mo- 
ment, le  droit  de  nommer  ce  comité  ;  mais,  la 
seconde  année,  trois  membres  du  comité  seront 
nommés  à  l'élection,  et.  dès  la  troisième,  la  com- 


238  COMMUNISME  AGRAIRE 

munauté  d'Egalité-Parfaite  pourra  être  établie. 
Les  membres  de  la  société  ont  pour  devoir  géné- 
ral de  mettre  leur  meilleure  volonté  à  rendre  à  la 
communauté  les  services  que  leur  permettront 
leur  âge,  leur  expérience  et  leurs  capacités.  Ils 
doivent  agir  envers  tous  selon  la  justice  et  la 
bonté  et  montrer  le  bon  exemple.  Chacun  a  le 
libre  choix  de  sa  nourriture  et  de  son  habillement, 
dans  les  limites  d'une  certaine  somme  fixée  par 
le  comité.  Celui-ci  ouvre,  en  elTet,  à  chaque 
membre  un  compte-courant  où  sont  portées,  à 
son  crédit,  la  valeur  de  ses  services  estimée  par  le 
comité  et,  à  son  débit,  la  valeur  de  ses  consom- 
mations de  toutes  sortes. 

On  se  trouve  donc  ici  en  face  d'une  forme 
de  collectivisme  autoritaire  dans  laquelle  l'auto- 
rité répartit  entre  les  individus  les  travaux  à  faire 
et  fixe  à  chacun  sa  faculté  de  consommation, 
non  d'après  le  degré  de  ses  besoins,  mais  d'après 
la  valeur  de  ses  services.  C'est  par  ce  dernier 
trait  surtout  que  la  société  préliminaire  se  dis- 
tingue de  la  communauté  d'Egalité-Parfaite.  II. 
faut  ajouter  que  la  pratique  n'était  pas  conforme 
à  la  théorie  :  jamais  dans  la  réalité  ces  règles 
ne  furent  appliquées  d'une  façon  rigide  ;  peut- 
(Hre  même,  les  rédacteurs  de  la  Constitution 
u'avaient-ils  pas  nettement  conscience  des  prin- 
cipes abstraits  de   répartition  que  celle-ci  impli- 


L'EXPERIENCE  DE  NEW-HARMONV  2:W 

quait.  Comme  on  va  le  voir,  la  colonie  Now- 
lîarniony  offrait  en  fait  le  spectacle,  non  d'une 
communauté  autoritairement  organisée,  mais 
d  une  société  où  régnait  l'anarchie  la  plus  com- 
plète, d'une  société  où  chacun  vivait  à  sa  guise, 
où  aucun  ordre  général  ne  présidait  à  la  réparti- 
tion du  travail,  où  la  production  était  abandonnée 
à  l'arbitraire  des  bonnes  volontés  individuelles, 
où  enfin  la  satisfaction  immédiate  des  besoins 
n'obligeait  pas  les  individus  au  travail,  puisqu'elle 
était  assurée,  au  jour  le  jour  et  sans  souci  de 
l'avenir,  par  les  récoltes  pendantes  et  les  provi- 
sions accumulées. 

Robert  Owen  était  parti  pour  l'Europe  dès 
après  la  proclamation  de  la  Constitution.  De  son 
départ  à  l'automne  de  1826  on  n'a  aucun  rensei- 
gnement bien  précis  sur  la  situation  de  la  com- 
munauté. Mais  en  octobre  la  New-Hannony 
(Gazelle  '  commence  à  paraître.  C'est  le  Moniteur 
officiel  de  la  petite  colonie,  mais  un  moniteur 
dont  le  libéralisme  et  le  souci  de  la  vérité  sont 
remarquables  ;  aussi  ce  journal  constitue-t-il  une 
source  jirécieuse  d'informations  et  permet  de 
suivre,  jour  par  jour,  les  vicissitudes  de  l'expé- 
rience. La  New-Harmony  Gazette  insère  toutes  les 
critiques  qui  sont  adressées  à  l'administration  de 

« 

I.    Son  principal  rédacteur  est  Robert  Dale  Owen. 


240  COMMUNISME  AGRAIRE 

la  communauté  ou  aux  idées  de  son  fondateur  ; 
elle  enregistre  les  échecs  successifs  avec  une 
grande  bonne  foi.  Dès  ses  premiers  numéros', 
elle  donne,  dans  une  série  d'articles  signés  R..., 
un  résumé  des  travaux  accomplis  pendant  les  six 
premiers  mois  et  reconnaît  que  les  résultats 
sont  plutôt  négatifs.  L'organisation  du  travail  est 
inexistante.  Les  industries  laissées  par  les  Rap- 
pistes  sont  dans  un  état  déplorable  ;  la  main- 
d'œuvre  et  la  direction  font  défaut.  La  population 
de  New-Harmony  a  été  réunie  sans  qu'on  ait  eu 
égard  aux  qualités  techniques  des  aspirants  à  la 
vie  communiste.  On  manque  d'ouvriers  fileurs  ; 
la  teinturerie  ne  marche  pas  faute  d'une  personne 
capable  d'en  prendre  la  direction  ;  sans  doute  la 
fabrique  de  savons  et  de  bougies  est  en  activité, 
celle  de  chapeaux  emploie  8  ouvriers,  et  celle  de 
chaussures  17  ;  'mais  la  poterie  ne  fait  rien,  faute 
de  bras.  La  colonie  possède  36  fermiers  et  ou- 
vriers agricoles,  4  tanneurs,  2  jardiniers,  2  bou- 
chers, 2  boulangers,  2  ouvriers  distillateurs,  2 
horlogers,  4  forgerons,  i  ouvrier  mécanicien,  -2 
tourneurs,  4  tonneliers,  9  charpentiers,  3  typo- 
graphes, 7  tailleurs,  3  scieurs  de  long,  4  maçons, 
A  charrons,  2   tailleurs  de  pierre  ;  mais  il  n'y  a 

I.»  View  of  New-Harmony  série  d'articles  signés  R.  (N»  i, 
!«■■  octobre  1825  ;  n"  2,  p.  M;  no  3,  p.  22;  n"  !i,i>.  3o  ;  n»  5, 
29  octobre,  p.  38.) 


LEXPÉHIENCh:  DE  iMiW-llAHMONY  m 

ni  sellier,  ni  bourrelier,  ni  mégissier,  ni  chau- 
dronnier, ni  peinlrc,  ni  hrossier,  ni  peignier,  ni 
vitrier,  ni  relieur'.  La  pliarniacie  est  admirable- 
ment pourvue  de  toutes  espèces  de  médicaments, 
mais  le  moulin  et  la  scierie  sont  arrêtés.  Du  reste 
la  New-Harmony  Gazelle  ne  paraît  pas  s'inquiéter 
outre  mesure  de  cet  état  de  choses,  Robert 
Owen  va  revenir  bientôt,  et,  grâce  à  son  expé- 
rience et  sous  sa  direction,  les  fabriques  et  ateliers 
vont  se  remettre  en  mouvement. 

Si  l'organisation  du  travail  laisse  à  désirer,  il 
n'en  est  pas  de  même  de  l'organisation  du  plaisir 
ni  de  celle  de  la  libre  discussion  dont  les  habi- 
tants de  New-Haruiony  paraissent  surtout  préoc- 
cupés. Les  mardis  soir  sont  consacrés  à  des  bals, 
les  vendredis  soir  à  des  concerts  et  les  mercredis 
soir  à  des  meetings  publics  où  Ion  discute  libre- 
ment de  tous  les  sujets  intéressant  le  bien-être 
social.  La  New-Harmony  Gazelle  nous  annonce, 
le  1 2  novembre,  la  formation  de  la  première 
société  maçonnique  et  du  premier  club  de 
femmes. 

II 

Lorsque    Owen    revient   à  la    fm  de    1826,  il 

I.  New-Harmony  Gazette,  aa  octobre,  p.  3c). 

Edouard  Dolléans.  i6 


2i2  COMMUNISME  AGRAIRE 

trouve,  avec  son  optimisme  accoutumé,  que  tout 
va  pour  le  mieux  à  Ncw-Harmony  ;  il  s'étonne 
môme  des  progrès  accomplis  pendant  son  absence 
et  décide  de  remplacer  anticipativement  la  Société 
préliminaire  par  une  communauté  d'Egalité- 
Parfaite.  Une  Convention  est  nommée  qui,  le  5 
février  1826,  adopte  une  Constitution.  Cette  Con- 
stitution est  naturellement  précédée  d'une  décla- 
ration de  principes  au  premier  rang  desquels 
figurent  la  propriété  commune,  légalité  des 
droits  et  l'égalité  des  devoirs,  la  sincérité  et  la 
bonté  dans  toutes  les  actions,  l'obéissance  aux  lois 
du  pays,  l'irresponsabilité  et  son  corollaire  :  la 
suppression  des  peines  et  des  récompenses. 

L'assemblée,  composée  de  tous  les  membres  de 
la  communauté  au-dessus  de  21  ans,  a  le  pouvoir 
législatif  ;  le  pouvoir  exécutif  appartient  à  un 
Conseil  composé  des  fonctionnaires  supérieurs  de 
la  communauté  :  secrétaire,  trésorier,  commis- 
saire' et  surintendants.  Les  affaires  générales  de 
la  communauté  sont  réparties  en  six  départe- 
ments ;  chaque  département,  divisé  en  services, 
est  dirigé  par  un  surintendant  et,  à  la  tète  de 
chaque  service,  se  trouve  un  intendant.  Les 
intendants  sont  élus  par  toutes  les  personnes  atta- 
chées à  leur  service  et  âgées  de  plus  de  16  ans  ; 

I.   Tous  trois  élus  par  l'assemblée. 


L'EXPI^UIEXGE  DR  NEW-HARMONY  243 

ils  nomment  leur  surintendant  sous  réserve  de 
la  ratification  de  l'assemblée  générale. 

Le  Conseil  exécutif  dirige  les  alDiires  de  la 
communauté  conformément  aux  volontés  expri- 
mées par  la  majorité  de  l'assemblée.  Chaque 
semaine,  des  rapports  sont  soumis  à  l'assemblée 
par  le  Conseil  exécutif  qui  exprime  son  opinion 
sur  le  caractère  des  intendants  ;  de  leur  coté,  les 
intendants  doivent  donner  leur  opinion  journa- 
lière sur  les  différentes  personnes  qu'ils  dirigent. 
Enfin,  chaque  semaine,  les  résultats  de  la  balance 
des  comptes  de  la  communauté  doivent  être 
communiqués  à  l'assemblée. 

La  communauté  d'Egalité-Parfaite  repose  sur 
l'égalité  des  privilèges  :  «  Tous  les  membres  de 
la  communauté  sont  considérés  comme  une 
seule  et  même  famille.  Tous  ont  droit  à  la  même 
nourriture,  au  même  habillement,  au  même 
logement  et  à  la  même  éducation.  »  Désormais 
les  services  des  membres  de  la  communauté 
n'entrent  plus  eu  ligne  de  compte  dans  l'évalua- 
tion du  crédit  qui  leur  est  ouvert;  quelle  que  soit 
la  valeur  de  ces  services,  tous  ont  droit  aux 
mêmes  avantages  ;  on  ne  se  préoccupe  plus  du 
travail  fourni,  mais  seulement  des  besoins  et  de 
l'égalité  des  droits  :  par  15,  la  communauté  d'Ega- 
lité-Parfaite se  différencie  théoriquement  de  la 
Société  préliminaire. 


244  COMMUNISME  AGRAIRE 

L'établissement  de  la  communauté  d  Egalité - 
Parfaite  a  pour  premier  résultat  une  scission  :  un 
certain  nombre  de  membres  de  la  Société  préli- 
minaire se  refuse  à  signer  la  Constitution  et  deux 
petites  communautés  se  forment  à  côté  de  la  pre- 
mière :  Macluria  et  Feiba-Peveli.  Les  raisons  de 
cette  scission  semblent  avoir  été  des  motifs 
d'ordre  religieux  et  surtout  l'amour-propre  blessé 
d'un  homme,  le  capitaine  Macdonald.  dont  le& 
vues  n'avaient  pas  prévalu  à  la  Convention  con- 
stitutionnelle. Du  reste,  les  deux  nouvelles  com- 
munautés adoptent  des  constitutions  identiques  à 
celle  de  la  communauté-mère,  à  cette  différence 
près  qu'elles  refusent  aux  femmes  le  droit  de 
vote. 

La  mise  en  application  de  la  nouvelle  Consti- 
tution amène  un  désordre  et  une  anarchie'  tels 
que,  le  même  mois,  le  Conseil  exécutif  demande 
à  Owen  de  prendre  en  main,  pour  quelque  temps, 
la  direction  de  la  communauté.  La  Constitution 
continue  à  subsister  théoriquement,  mais,  en  fait, 
elle  est  comme  suspendue  par  la  dictature 
d'Owen. 

Dès  le  22  mars  1826,  la  New-Harmony  Gazette 
avoue  le  mal  profond  dont  souffre  la  commu- 
nauté :  «  Nous  avons  passé  notre  temps  à  discu- 
ter des  principes  abstraits  ;  nos  activités  se  sont 
dépensées  en  vains  efforts,  chacun  s'efforçant  de 


L'EXPERIENCE  DE  NEW-HARMO-NV  24S 

•convaincre  les  autres  qu'il  possédait  seul  le  pou- 
voir (le  leur  procurer  le  bonheur  social'.  »  La 
New-IIannony  Gazette  ajoute  que  les  assemblées 
ne  sont  que  ((  des  arènes  d'orateurs  combaltifs  » 
et  que- les  rues  présentent  le  spectacle  habituel  de 
<.^roiq)CS  de  causeurs  paresseux.  En  effet,  à  New- 
Harmony,  on  parle,  on  discute,  on  ne  travaille 
pas.  On  se  trouve  en  présence,  non  d  ouvriers 
laborieux,  mais  d'inventeurs  de  systèmes;  on  est 
préoccupé,  non  de  la  production  des  objets  né- 
cessaires aux  besoins,  mais  de  la  reclierche  d'une 
Constitution  idéale. 

Les  renseignements,  fournis  au  jour  le  jour 
par  la  New-Harmony  Gazette,  révèlent  les  diffi- 
cultés incessantes  que  rencontre  l'administration. 
Au  commencement  d'avril',  la  Gazette  déclare 
qu"  ((  une  communauté  ne  devrait  pas  au  début 
comprendre  plus  de  20  à  3o  personnes,  parce 
que,  si  le  nombre  des  associés  est  supérieur,  il  y 
a  plus  de  chances  qu'ils  ne  s'entendent  pas  ». 
L'administration  publie  des  considérations  et 
recommandations  très  suggestives  sur  ce  qui  se 
passait  à  New-Harmony^  :  «  On  doit  éviter  les 
injures,  les  murmures  et  les  conversations 
bruyantes  ;  on  ne  doit  pas  critiquer  ni  blâmer  le 

1.  New-Harmony  Gazelle,  vol.  1,  p.  207. 

2.  New-Harmony  Gazette,  vol.  I,  p.  a3o,  12  avril. 

3.  Id.,  p.    238,    19  avril. 


246  COMMUNISME  AGRAIRE 

travail  des  autres  ;  on  ne  doit  pas  maltraiter  les 
intempérants;  on  doit  traiter  avec  une  extrême 
patience  les  membres  atteints  de  la  maladie  de 
paresse  ;  ceux  qui  se  dérobent  au  travail  méritent 
la  pitié.  On  ne  doit  pas  ressentir  de  colère  à 
l'égard  des  femmes  à  cause  de  leur  aversion  pour 
le  travail  en  commun  ou  lorsqu'elles  brail- 
lent {sic),  se  querellent  ou  causent  bruyam- 
ment. )) 

A  NcAV-Harmony,  il  semble  que  bon  nombre 
de  conuTiunistes  soient  atteints  de  la  maladie  de 
paresse.  Un  correspondant  de  la  Gazette^  met  le 
doigt  sur  le  vice  du  système,  lorsqu'il  se  demande 
s'il  est  possible,  dans  le  nouveau  système  social, 
d'éveiller  la  conscience  de  l'individu  de  façon  à 
lui  laire  sentir  sa  responsabilité  ;  il  faut  un  motif 
déterminant  pour  exciter  l'homme  au  travail 
physique  :  ce  motif  existe-t-il  à  New-Harmony  ? 
Ne  faudrait-il  pas  que  chacun  ait  l'obligation 
d'exécuter  une  certaine  somme  de  travail  et  que 
personne  n'ait  le  droit  de  se  mettre  à  table  avant 
que  cette  tâche  soit  terminée  .»*  Or,  à  New-llar- 
mony,  on  est  libre  de  ne  pas  travailler,  puisque 
les  besoins  peuvent  être  satisfaits  indépendam- 
ment de  l'effort  accompli  :  la  paresse  de  beaucoup 
profite  de  cette  liberté.  Les  uns  travaillent  et  les 

I.   Neu'-IIarmony  Gazette,   19  aviil   1826,  p.  287. 


L'KXFKRIENGK  DE  NEW-llAHMONY  2V7 

autres  ne  font  rien.  En  mai  1826,  un  arlicle 
signé  M.  se  plaint  de  ce  que  les  laborieux  ont  à 
faire  une  I  ciste  expérience  :  travailler  pour  ceux 
qui  sont  inc^apables  ou  qui  ne  veuleni  rien  faire. 
Pour  contraindre  indirectement  les  paresseux  au 
travail,  l'administration  imagine  de  publier  offi- 
ciellement '  le  nombre  dlieures  de  travail  de 
chacun  ;  mais  cette  tentative  de  contrainte  morale 
n'a  aucun  effet. 

En  avril  1826,  le  duc  Bernard  de  Saxe-Weimar 
fait  à  New-Harmony  une  visite  dont  le  récit  est 
un  aperçu  intéressant  sur  la  situation  matérielle 
et  morale  de  la  colonie.  La  première  personne 
que  le  duc  rencontre  à  son  arrivée  est  un  homme, 
d'une  cinquantaine  d'années,  simplement  vêtu, 
(|ui  lui  dit  le  désordre  dans  lequel  il  va  tout 
trouver  à  NcAV-Harmony  ;  quand  le  duc  demande 
son  nom  à  cet  inconnu,  il  apprend  qu'il  est  en 
présence  de  Robert  Owen.  Du  récit  du  duc  de 
Saxe-Weimar  se  dégage  l'impression  que  rien 
n'est  organisé  à  New-Harmony  que  le  plaisir. 
Durant  tout  le  séjour  du  duc,  ce  ne  sont  que 
danses  et  concerts.  La  musique,  nous  dit-il,  est 
excellente  et  les  cotillons  très  gais  :  on  a  même 

I.  New-Harmony  Gazette,  p.  268,  17  mal  18265  l'article  sifjné 
M...  dit  que  la  chose  la  plus  particulièrement  désirée  est  de  pro- 
téger les  membres  laborieux  et  honnêtes  contre  la  sensation  désa- 
gréable de  travailler  pour  les  autres. 


248  COMMUNISME  AGRAIRE 

inventé  une  figure  qu'on  appelle  le  nouveau  sys- 
Irine  social.  Des  stances  de  Lord  Byron  alternent 
avec  les  chants  gracieux  de  voix  mélodieuses. 
La  soirée  qui  précède  le  départ  du  royal  visiteur 
se  termine  par  une  promenade  en  bateau  au  clair 
do  lune.  Par  contre,  la  vie  est  très  frugale  ;  pour 
lout  menu,  parfois,  le  repas  se  compose  d'un 
unique  dindon:  aussi  le  duc  déclare-t-il  que  du- 
rant tout  son  séjour  il  n'a  pas  eu  à  se  plaindre 
d  un  seul  mal  de  tête.  Malgré  les  professions  de 
foi  égalitaires,  le  duc  de  Saxe-Weimar  remarque, 
et  il  insiste  sur  ce  fait,  que  les  communistes  souf- 
frent de  l'égalité,  les  femmes  surtout.  Il  rapporte 
les  confidences  que  plusieurs  d'entre  elles  lui 
firent  à  ce  sujet  :  l'égalité  n'est  point  de  leur  goût. 
Le  plus  souvent,  du  reste,  ceux  qui  ont  reçu  une 
éducation  plus  raffinée  font  bande  à  part,  se 
groupent  entre  eux  sans  faire  attention  aux  autres. 
Dans  les  bals,  bien  rarement  les  travailleurs  ma- 
nuels se  mêlent  aux  danses  :  ils  restent  assis  près 
des  tables,  lisant  les  journaux.  Une  anecdote  que 
le  duc  de  Saxe-Weimar  rapporte  est  significative  : 
une  jolie  jeune  fille  du  nom  de  Virginie,  venue  à 
]New-Harmony  à  la  suite  d'une  déception  senti- 
mentale, est  au  piano  lorsqu  on  vient  lui  dire 
qu'il  est  l'heure  de  traire  les  vaches  ;  tout  en 
pleurs,  M""  Virginie  doit  interrompre  son  chant 
pour  la  besogne  ingrate  et  matérielle  qui  lui  fait 


L'KXI'KHIKNCK  l)K  N'KW-HARMONY  249 

maudire  légalité  et  le  nouveau  système  social  V 
La  petite  colonie  ne  soulTiait  pas  seulement  de 
ces  mouvements  de  révolte  mal  réprimés,  de  ces 
impatiences  individuelles,  mais  de  la  campagne 
systématique  que  menaient  publi(|uement  les  dis- 
sidents. Ceux-ci  discutaient  tous  les  actes  de 
l'administration  et  tournaient  en  ridicule  Owen 
et  son  système.  Ils  assiégeaient  la  Gazette  de 
questions  indiscrètes  ^  auxquelles  Robert  Owen 
était  prié  de  répondre  :  les  uns,  par  exemple,  lui 
demandaient  pourquoi,  dans  le  modèle  qu'il  pré- 
sentait des  bâtiments  de  la  cité  communiste,  la 
forme  du  parallélogramme  était  préférable  à  celle 
du  triangle  ;  d'autres  se  plaignaient  d'avoir  dé- 
pensé 20  000  dollars  pour  venir  constater  à  New- 
Harmony  que  le  communisme  était  impraticable. 
Malgré  toutes  ces  critiques,  qui  auraient  dû  lui 
démontrer  combien  on  était  loin  de  l'iiarmonie 
nécessaire  au  fonctionnement  du  système  social, 
Owen  conservait  sa  foi  inébranlable  ;  son  opti- 
misme s'affirmait  encore  le  k  juillet  1826,  joui- 
anniversaire  de  l'Indépendance  américaine,  dans 
sa  déclaration  de  l'Indépendance  mentale  '^  :  après 


î.   Lockwood,  op.  cil.,  p.   i^i  et  suiv. 

2.  Neiv-Harmony  Gazelle,  i^jiiin  1826,  p.  3oi  et  2  i  juin  1826, 
p.  809. 

3.  Neiu-Harmony  Gazelle,   12  juillet  182G,  p.  Sag.   A  partir  de 
ce  moment,    la    Nctr-IIarmony   Gazelle  est    datée    de    la  première 


-2oO  COMMUNISME  AGRAIRE 

avoir  dénoncé  la  propriété,  la  religion  et  le  ma- 
riage, cette  trinité  de  maux  dont  l'homme  était 
l'esclave,  il  s'écriait  :  «  Nos  principes  s'étendront 
de  communauté  à  communauté,  d'état  à  état,  de 
continent  à  continent,  jusqu'à  ce  que  le  système 
et  ses  principes  soient  répandus  par  tout  l'univers, 
faisant  naître  j)Our  toute  la  race  humaine  le 
ravissement  et  l'ahondance,  l'intelligence  et  le 
bonheur.  » 

Cependant  chaque  jour  amène  à  NeAv-lfarmony 
de  nouvelles  scissions,  de  nouveaux  dissenti- 
ments. Au  sein  de  la  communauté  se  forment  de 
petites  sociétés  qui  se  disputent  entre  elles  :  c'est, 
en  juillet  1826,  la  «  New-Harmony  Agricultural 
and  Pastoral  Society  »,  c'est  la  c(  School  Society  », 
c'est  la  ((  Society  of  Mechanics  ».  Ces  ditTérentes 
sociétés  ne  s'entendent  pas  du  tout  entre  elles  ; 
il  y  a  antagonisme  entre  les  ouvriers  des  champs 
et  les  ouvriers  des  fahriques.  Successivement  les 
fermiers,  puis  les  artisans  retirent  leurs  enfants 
de  l'école  :  ceux-ci  sont  grossiers,  turbulents, 
querelleurs  ;  Owen  est  obligé  d'ouvrir,  dans  la 
fabrique  de  chaussures,  une  nouvelle  école  et  de 
devenir  instituteur.  Paul  Brown,  l'un  des  plus 
Apres  dissidents  et  qui  a  laissé  de  son  séjour  à 
New-Harmony  un  récit  pittoresque,  raconte  que 

année  de  l'Indépendance  mentale.  Oration,  containin<j  a  Déclaration 
of  Mental  Indépendance,  delivcrcd  in  tfie  publir  hall. 


LKXI'KRIENCK  DE  NEW-IIAHMONY  2oI 

ces  potilcs  sociétés  consacrent  leur  temps  et  Jour 
énergie  à  se  disputer  entre  elles  ;  les  droits  de 
deux  sociétés  au  sujet  de  quelques  récoltes  n'ayant 
pas  été  tranchés,  un  vaste  champ  de  choux  est 
perdu  par  négligence'.  Les  résultats  de  ces  dis- 
sensions nilcslinos,  ce  sont  :  les  champs  et  les 
jardins  entièrement  ahandonnés,  des  ouvertures 
pratiquées  dans  les  enclos  cultivés,  «  ouvertures 
qui  deviennent  de  plus  en  plus  larges  et  laissent 
passer  à  plaisir  porcs,  vaches  et  chevaux  "  »  ; 
l'esprit  de  vol  se  répand  et,  à  l'occasion  d'une 
controverse  religieuse,  la  communauté  de  Maclu- 
ria,  elle  aussi,  se  scinde  en  deux. 

A  la  fin  de  182G,  quelques  membres  sont  ex- 
pulsés pour  incapacité,  cl  la  Gazette  est  obligée 
de  reconnaître  que  l'esprit  de  communauté 
n'existe  pas.  Bien  au  contraire  :  «  Il  existe  parmi 
les  membres  un  esprit  général  de  spéculation  qui 
fait  que  chacun  s'cITorce  d'exploiter  son  prochain 
le  plus  possible.  Il  ne  peut  donc  exister  aucune 
confiance  et  il  règne  partout  un  esprit  de  défiance 
exagéré  ".  » 

1.  Twelve  Months  in  New-Harmoiiy,  Paul  lîiowii,  1827.  «  Deux 
(lames  de  la  maison  n°  4  se  sont  battues  à  coups  de  poings...  I^es 
enfants  deviennent  littéralement  fous...  » 

2.  Id.,  ibid. 

3.  New-Ilaniiony  Gazelle,  vol.  11,  |).  46,  8  novembre  1826,  et 
le  2g  novembre,  p.  70  :  «  Quelques  personnes  soupçonnent  cer- 
tains membres  de  la  Communauté  de   n'être   ni  aussi  soigneux,  ni 


<9m 


COMMUNISME  AGHAIKE 


III 


Au  début  de  1897,  la  communauté  d'Egalité- 
Parfaite  n'a  pas  un  an  d'existence  et  déjà  la  plu- 
pari  des  communistes  n'aspirent  plus  qu'au  retour 
à  la  propriété  indiAiduelle  :  «  Les  souffrances, 
résultant  des  privations  et  embarras  causés  par 
les  changements  continuels  d'organisation  et  par 
la  limitation  des  moyens  de  subsistance,  affai- 
blissaient la  sympathie  des  âmes  généreuses.  L'ar- 
gent était  plus  estimé  que  dans  n'importe  quelle 
autre  ville  ;  il  devint  presque  l'objet  d'un  culte. 
Les  sexes  se  battaient  comme  chiens  et  chats  à 
propos  du  mariage  individuel;  il  n'y  avait  aucune 
politesse  entre  les  célibataires  des  deux  sexes, 
mais  des  rapports  maussades,  glacés,  soupçon- 
neux, et  des  allusions  constantes,  intolérables,  à 
la  propriété  individuelle  comme  mesure  de  la  va- 
leur personnelle.  Les  hommes  célibataires  étaient 
obligés  de  faire  eux-mêmes  leur  lit,  de  porter  leur 
linge  à  laver  et  de  tâcher  de  le  reprendre  quand 
ils  le  pouvaient'.  »  Ainsi  la  règle  du  chacun  pour 

aussi  laborieux  qu'ils  pourraient  l'être,  et  il   est  probable    qu'il   y 
a  quelque  vérité  clans  ces   soupçons.    Rien    néanmoins    ne    saurait 
faire  plus  de  mal  que  l'esprit  de  méfiance.  » 
I.   Brown,  op.  cil. 


L'EXPÉRIENCE  DE  NEW-HARMONY  -2'i;3 

sol  régnait  plus  fortement  dans  la  petite  colonie 
communiste  que  dans  aucune  société  individua- 
liste, et  la  mise  en  application  du  système  social 
n'avait  eu  pour  effet  que  d'exaspérer  le  sentiment 
propriétaire  et  l'amour  de  l'argent.  Au  lieu  de 
crééer  un  état  d'âme  communiste,  le  fonctionne- 
ment de  la  Constitution  dEgalité-Parfaite  avait 
fait  sentir  davantage  le  désir  d'appropriation  indi- 
viduelle et  réveillé  les  instincts  d'un  égoïsme  sau- 
vage. 

Le  système  social  n'inspirait  plus  à  la  plupart 
des  habitants  de  New-Harmony  que  de  la  colère 
ou  de  l'ironie,  et  un  certain  nombre  d'entre  eux 
avaient  même  projeté  d'en  célébrer  les  funérailles. 
Ils  s'étaient  procuré  un  cerceuil  avec  lequel  ils 
comptaient  conduire  l'enterrement  du  Nouveau 
Monde  moral;  leur  projet  fut  déjoué,  mais,  bien 
qu'on  n'en  eût  pas  célébré  les  funérailles,  le  sys- 
tème social  n'en  était  jias  moins  mort.  On  avait 
été  obligé  d'interrompre  les  réuniohs,  faute  de 
moyens  de  chauffer  le  hall'  :  le  ^renier,  le  réfec- 
toire  public,  la  salle  des  réunions, les  salons  sont 
abandon  nés.  Des  enseignes  paraissent  aux  maisons. 
etlevillagedeNew-Harmonyperdchaquejour  plus 
complètement  l'aspect  d'une  cité  communiste.  Un 
spectacle  de  marionnettes  et  de  figures  de  cire  est 

I.  New-Harmony  Gazelle,  3i    janvier  1827,  p.   1^3. 


:2o4  COMMUNISME  AGRAIRE 

installé  aune  extrémité  de  la  maison  d'éducation. 
Un  aventurier,  William  Taylor,  qui,  par  ses  pro- 
testations socialistes,  avait  capté  la  confiance 
d'Owen,  se  fait  céder  i  5oo  acres  de  terre  :  con- 
trairement aux  volontés  du  réformateur  qui  avait 
tout  fait  pour  combattre  l'alcoolisme,  il  établit  une 
distillerie  sur  ce  domaine  usurpé,  primitivement 
destiné  à  des  fins  altruistes. 

Deux  nouvelles  communautés  se  forment  et, 
le  21  mars  1827,  quatre-vingts  personnes  quit- 
tent New-Harmony.  Le  28,  la  Gazette  publie  un 
article  des  deux  fils  d'Owen,  qui  avouent  la  fail- 
lite de  l'entreprise  *  :  «  C'était,  disent-ils,  un 
essai  hardi,  mais  prématuré  »,  et  ils  se  deman- 
dent si  le  caractère  d'un  individu  élevé  au  milieu 
de  tout  l'appareil  du  Monde  Ancien  peut  être  ra- 
dicalement transformé.  Ce  n'est  pas  seulement  au 
point  de  vue  moral,  mais  aussi  au  point  de  vue 
matériel  que  l'entreprise  a  fait  faillite.  L'expé- 
rience a  montré  que  le  système  social  était  aussi 
impuissant  à  métamorphoser  les  caractères  qu'à 
assurer  par  le  travail  la  satisfaction  des  besoins. 
La  production  de  la  petite  colonie  est  largement 
en  déficit  :  la  Gazette  constate  le  fait  et  cherche  à 
en  expliquer  les  causes  :  a  II  est  certain  que 
rétablissement  ne  paie  pas  ses  dépenses  ;  l'insuffi- 

I.    New-Harmony  Gazette,  vol.  II,  28  mars  1827,    p.   206. 


L'EXI'KHIKNC-K  DE  NE\V-1IAH.\I0NY  2o."J 

sance  de  la  production  peut  être  attribuée  à  lin- 
souciance  Je  beaucoup  de  membres  de  la  com- 
munauté à  l'égard  de  la  propriété  commune,  au 
manque  absolu  d'intérêt  que  ceux-ci  portent  à 
l'expérience  elle-même  (seul  stimulant  au  travail 
en  commun)  et  à  leurs  habitudes  discordantes.  » 
Ainsi  le  seul  molifd  incitation  au  travail  en  com- 
mun, Fcsprif  coinmanlste,  manquait  :  loin  de  dé- 
velopper la  production  au  delà  des  besoins, 
comme  l'espérait  Owen,  le  travail  en  commun 
avait  été  incapable  de  les  satisfaire.  La  Gazette 
indique  la  situation  nouvelle  de  New-Harmony  où 
le  sentiment  des  responsabilités  n'a  pas  été  effec- 
tif  parce  qu'il  n'était  pas  assez  restreint  :  a  Pour 
ceux  qui  restaient  dans  la  ville,  le  seul  remède  a 
été  de  circonscrire  leurs  intérêts  et  leurs  respon- 
sal)ilités;  les  travaux  de  la  communauté  ont  été 
divisés,  et  chaque  métier  est  devenu  responsable 
de  ses  seules  opérations.  A^oilà  qu'elle  est  actuel- 
lement la  situation  à  NcAv-Harmony.  Chaque  mé- 
tier doit  équilibrer  son  budget  et  payer  cha(|U(' 
semaine  un  tant  pour  cent  des  dépenses  géné- 
rales de  la  ville.  Chaque  profession  dirige  ses 
propres  affaires,  détermine  ses  règlements  inté- 
rieurs et  distribue  ses  propres  produits'.  »  New- 
Harmony  n'est  plus  une  communauté,  mais  un 

I.    Ni'iv-Unrmony  Gazelle,  vol.   II,  p.   3o6,  28  mars  1%2-j. 


256  COMMUNISME  AGRAIRE 

village  central  autour  duquel  se  sont  formées  de 
petites  communautés  dont  les  opérations  surtout 
agricoles  sont  très  limitées.  Le  village  a  déjà  fait 
retour  à  un  système'  d'individualisme  corporatif, 
et  c'est  seulement  sur  les  territoirest environnants 
que  les  principes  communistes  sont  mis  en  appli- 
cation. 

Une  question  de  propriété  individuelle  divise 
les  deux  fondateurs  de  la  colonie  eux-mêmes.  Une 
querelle  publique  '  éclate  entre  Owen  et  Maclure 
qui  refuse  de  payer  une  partie  des  dettes  de  la 
communauté  pour  obliger  son  associé  à  lui  re- 
connaître la  libre  propriété  d'une  part  du  domaine. 
Malgré  tout,  l'optimisme  de  Robert  Owen  persiste 
et,  dans  son  discours  d'adieu  du  26  mai  1827,  il 
attribue  l'échec  partiel  de  l'expérience  à  des  rai- 
sons purement  contingentes":  «  Le  système  social 
est  maintenant  solidement  établi  ;  nos  expériences 
passées  ont  développé  des  moyens  faciles  et  naturels 

1.  Lockwood,  op.  cit.,  p.  2o3. 

2.  Neii'-Harmony  Gazelle,  3o  mai   1827,  p.  278-^79. 

La  principale  difficulté,  selon  Owen,  venait  de  la  différence- 
d'opinions  entre  les  professeurs  et  instituteurs,  amenés  par  M.  Ma- 
clure, au  sujet  de  l'éducation  des  enfants  et  de  la  perte  de  temps 
qu'entraînait  l'application  de  leurs  différents  systèmes  :  «  Par  cette 
erreur  de  pratique,  le  but  que  j'avais  le  plus  h  cœur  fut  manqué  : 
les  enfants  furent  élevés  de  manière  à  contracter  des  habitudes, 
des  dispositions  et  des  sentiments  différents,  alors  que  j'avais  le 
plus  yiand  désir  qu'ils  fussent  élevés  absolument  comme  les  mem- 
bres d'une  vaste  famille,  sans  un  seul  sentiment  discordant.  » 


L'EXPÉRIENCK  DK  XKW-IIAUMOiNY  -2:i7 

de  former  des  communautés  :  huit  communautés 
indépendantes  ont  déjà  été  constituées  à  New-Har- 
mony,  et  des  personnes  étrangères  demandent 
chaque  jour  à  s'étabhr  de  la  même  manière.  » 

La  forte  personnahté,  l^enthousiasme  et  les  ca- 
pitaux d'Owen  ont  seuls,  jusqu'à  présent,  con- 
servé à  la  colonie  des  apparences  communistes. 
A  peine  Owen  est-il  parti  que  même  le  men- 
songe des  mots  disparaît  :  c'est  le  retour  de  la 
propriété  individuelle.  Des  dissensions  intes- 
tines désorganisent  les  communautés  qui  se  divi- 
sent peu  à  peu  en  petites  propriétés  particulières. 
Owen  a  donné  des  terres  à  bail,  sous  condition 
qu'elles  serviraient  à  des  fins  communistes.  Lors- 
qu'en  avril  1828  il  revint  à  New-Harmony,  des 
monopoles  ont  été  établis,  des  cabarets  ouverts, 
et  il  s'aperçoit  que  les  concessions  de  terre  qu'il 
a  faites  n'ont  servi  qu'à  des  spéculations  indivi- 
duelles ;  les  domaines  ont  été  vendus,  morceau 
par  morceau,  au  bénéfice  de  quelques-uns. 
L'entreprise  a  coûté  à  Robert  Owen  200  000  dol- 
lars. Dans  son  discours  du  i3  avril  ',  il  reconnaît 
que  l'expérience  était  prématurée  et  que,  pour 
réussir  une  communauté  doit  se  composer  de  per- 
sonnes libres  de  préjugés  et  douées  de  sentiments 
moraux  conformes  aux  lois  de  nature. 

I.  New-Harmony  Gazette,  vol.  III,  p.  2o4,  28  avril  1828. 
Edouard  Dolléans.  i'j 


258  COMMUNISME  AGRAIKE 

Cependant  sa  foi  dans  le  système  social,  son 
irréductible  espoir  en  la  réalisation  du  bonheur 
universel  n'ont  pas  été  atteints.  Quelques  mois 
après,  dès  l'été  de  1828,  il  accepte  la  proposition 
qui  lui  est  faite  de  tenter  une  nouvelle  expérience 
du  système  au  Texas  et,  après  avoir  adressé  un 
mémoire  au  gouvernement  mexicain,  il  part  le 
22  novembre  1828  pour  1  Amérique  du  Sud'. 
Mais,  malgré  la  réception  et  les  promesses  qui  lui 
sont  faites,  Owen  n'obtient  pas  de  concession  de 
terre,  et  il  retourne  aux  Etats-Unis  pour  s'y  livrer 
à  une  joule  oratoire  avec  le  révérend  Alexandre 
Campbell,  célèbre  prédicateur  anabaptiste  (avril 
1829).  Avant  de  retourner  en  Europe,  il  passe  à 
Washington  avec  le  désir  de  rapprocher  les  Etats- 
Unis  et  l'Angleterre  et  d'établir  entre  ces  deux 
nations  une  entente  cordiale  '.  Cette  même  année 
1829  rompt  le  dernier  lien  entre  Owen  et  New- 
Lanark  et  clôt  la  période  des  expériences  com- 
munistes '  ;  mais  de  nouveaux  objets  vont  s'offrir 

I.  Notes  autobiographiques  parues  dans  The  Loiulon  iiivcstirjator, 
i856,  p.  280,  244,  265,  etc..  Owen  raconte  son  voyage  au 
Mexique  avec  quelques  détails. 

•J.  The  London  Invcstigalor,  p.  29/* •  Quelques  années  plus  tard, 
en  1840,  pour  apaiser  un  différend  qui  s'était  élevé  entre  le  gou- 
vernement anglais  et  les  Etats-Unis  et  pour  maintenir  la  paix  entre 
ces  deux  nations,  Owen  fait  quatre  fois  la  traversée  de  l'Atlantique 
en  moins  de  cinq  mois. 

3.  Sans  doute  la  création  de  communautés  sera  l'idéal  du  mou- 
vement oweniste,  mais  en   fait   Owen    ne   consent    plus    qu'à    une 


L'KXFKHIKNCE  DE  NEW-HARMONY  259 

à  rinlussaljle  activilc  d  Oa\oii  :  noire  réroniiuleur 
va  clierchcr  à  inlioduire  ceilaincs  pièces  du  sys- 
tème social  dans  l  armature  de  la  société  actuelle 
et  à  applKjuer  dans  vme  banque  privée  d'éciiangc 
le  principe  du  travail,  source  et  mesure  de  la 
valeur. 

exp/'rienco  et  bien  iiiiiljiré  lui,  ;'i  Ihirnioiiv  lliill  ('ll;iin|isliii(',  i8.'î(j). 
Londoii  Inui'sti(jator.  p.  aqO. 


QUATRIÈME    PARTIE 


LES  TEMPS  SONT   PROCHES 

(i83o-i858). 


CHAPTTRE    PREMIER 

LE  TRAVAIL  SOURCE  ET  MESURE  DE  LA  VALEUR 

(i83o-i83/l) 

Dans  son  rapport  au  comté  de  Lanark,  Owen 
avait  déclaré  que  le  travail  était  la  source  de  toute 
richesse  et  la  mesure  naturelle  de  la  valeur.  Cette 
proposition  comportait  un  double  corollaire  :  la 
substitution  de  la  monnaie  de  travail  à  la  monnaie 
métallique  comme  mesure  de  la  valeur  ;  la  reven- 
dication, pour  les  classes  productrices,  du  droit 
au  produit  intégral  du  travail. 

Pendant  la  courte  période  qui  s'étend  entre 
i83o  et  i834,  Owen  abandonne  pour  un  instant 
l'idée  d'une  réalisation  intégrale  du  Nouveau  Sys- 
tème social.  Il  ne  prétend  plus  immédiatement 
refondre  le  caractère  de  l'humanité  grâce  à  un 
système  rationnel  d'éducation  ;  il  semble  se  bor- 
ner à  des  fins  exclusivement  économiques  pour 
lesquelles  il  ne  cherche  pas  à  créer  de  nouveaux 
rouages,  mais  fait  appel  à  des  organisations  exis- 


264  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

lantes,  coopératives  et  trades-unions  :  sa  con- 
cejDlion  paraît  moins  rationaliste  et  plus  réaliste, 
et  cependant  elle  ne  perd  pas  son  caractère  utopi- 
que.Owen  croit  pouvoir  transformer,  tout  l'appa- 
reil circulatoire  et  l'organisation  de  la  répartition 
en  introduisant  dans  le  mécanisme  économique  et 
faisant  fonctionner  dans  le  milieu  de  la  société 
actuelle  le  principe  du  travail,  source  et  mesure 
delà  valeur.  Cette  préoccupation  dicte  son  attitude 
vis-à-vis  du  mouvement  coopératif  comme  du 
mouvement  syndical  et  inspire  l'EquitableBanque 
d'Echange  comme  le  projet  de  socialisme  corpora- 
tif qu'il  donne  pour  programme  à  la  Grande  Union 
consolidée  des  métiers. 


On  a  fait  d'Owen  le  père  du  mouvement  coopé- 
ratif moderne  :  celui-ci,  créé  par  ses  disciples, 
a  eu  des  fins  très  différentes  de  celles  que  notre 
réformateur  lui  proposait  à  l'origine.  Par  coopé- 
ration, Owen,  lorsqu'il  opposait  le  système 
individualiste  de  concurrence  au  système  de 
coopération  mutuelle,  entendait  parler  de  com- 
munisme ',  Les  premières  sociétés  coopératives, 

I .  La  société  coopérative  stricto  sensu  se  distingue  de  la  société 
communiste  :  i"  par  Pallocation  d'un  intérêt  fixe  au  capital  ; 
2"  par  le  principe  de  répartition  :    tandis  que  dans  la  coopérative 


LE  TRAVAIL  SOURCE  ET  MESURE  DE  LA  VALEUR  265 

qui  réunissent  ses  disciples,  sont  des  associations 
dont  les  membres  versent  une  cotisation  hebdo- 
madaire dans  l'unique  dessein  d'accumuler  un 
capital  destiné  à  la  fondation  de  villages  commu- 
nistes. La  coopérative  de  production  communiste 
est  la  préoccupation  essentielle  des  premiers 
congrès  coopératifs  de  Manchester  (mai  i83i), 
de  Birmingham  (octobre  i83i)  et  de  Londres 
(avril  1832).  La  coopérative  deconsommation 
n'apparaît  que  comme  un  moyen  de  grossir  le 
fonds  des  souscriptions  grâce  aux  profit  com- 
mercial et  de  hâter  ainsi  l'accumulation  du  ca- 
pital nécessaire  aux  expériences  communistes  \  Il 
y  eut  bientôt  4  ou  000  coopératives  ou  Trading 
associations  comme  on  les  nommait  alors  ^  Lors- 
qu'Owen  revint  d'Amérique  il  regarda  ces  ((  tra- 
ding associations  »  avec  dédain  et  il  déclara  que 

hi  répartition  des  bénéfices  se  fait  au  prorata  des  opérations  effec- 
tuées par  chacun  des  membres  comme  coopérateurs,  dans  la  société 
communiste,  la  répartition  se  fait  suivant  les  besoins  sans  considé- 
ration des  apports  ni  du  travail  fourni. 

I.  Tout  d'abord  à  Brig^hton  avec  le  D"'  King  (1828),  Brighlon 
Cooperator  :  «  Grâce  aux  versements  hebdomadaires,  on  achètera 
des  produits  pour  les  revendre  aux  membres  de  l'Association  ; 
d'où  deux  sources  d'accumulation  du  capital  :  la  souscription  heb- 
domadaire et  le  profit.  Ensuite  la  société  pourra  tirer  parti  du 
travail  de  quelques-uns  de  ses  membres  :  ce  travail  fournira  un 
produit  qui  sera  propriété  commune  ;  puis,  à  mesure  que  le  capital 
s'accumulera,  la  société  pourra  acheter  le  terrain  sur  lequel  elle 
vivra,  travaillera  et  satisfera  à  tous  ses  besoins.  » 

3.    Lovett,  op.  cit.,  p.  4o. 


266  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

ces  simples  boutiques  de  vente  et  d'achat  n'avaient 
rien  à  voiravec  son  grand  plan  coopératif;  mais, 
lorsqu'il  s'aperçut  que  la  plupart  d'entre  elles 
étaient  disposées  à  accueillir  ses  vues,  il  les  con- 
sidéra plus  favorablement  et  prit  une  part  active 
à  ce  mouvement  '.  Ces  petites  coopératives  avaient 
de  grandes  difficultés  à  écouler  leurs  produits  ; 
ce  fut  la  nécessité  de  leur  ouvrir  un  débouché  qui 
donna  à  Owen  l'occasion  de  mettre  en  pratique 
ses  idées  sur  le  travail  et  la  mesure  de  la  va- 
leur. 

L'Equitable  Labour  Exchange,  où  les  produits 
des  travailleurs  devaient  s'échanger  contre  des 
bons  de  travail,  fut  une  tentative  «pour  introduire 
la  monnaie  du  travail  dans  le  milieu  actuel  de  la 
concurrence  et  réaliser  ainsi  dans  tous  les  échanges 
la  valeur  normale,  la  valeur  constitué  par  le  seul 
temps  de  travail,  sans  abolir  en  même  temps  la 
production  libre,  les  échanges  privés  et  la  concur- 
rence' )).  Dans  la  société  actuelle  où,  aucune  au- 
torité centrale  ne  règle  la  production,  les  lluctua- 
tions  de  prix,  qui  dépendent  des  variations  du 
besoin,  peuvent  seules  maintenir  l'équilibre  entre 
l'offre  et  la  demande.  Essayer  d'introduire  dans 
la  société  capitaliste  le  système  de  la  valeur-tra- 

1.  Lovett,  op.  cil.,  p.  43. 

2.  Boui'guin,  Les  systèmes  socialistes  et   l'évolution  économique. 
Colin,  1904,  jj-   1 71. 


LE  TRAVAIL  SOURCE  ET  MESURE  DE  LA  VALEUR    267 

\ail,  c'ost-à-dire  le  principe  de  la  rémunération 
(la  producteur  d'après  la  quantité  de  travail  in- 
corporée dans  le  produit,  n'était-ce  pas  enlever  à 
la  production  son  régulateur  et  son  frein  ?  n'étail- 
ce  pas  tenter  une  entreprise  chimérique  et  desti- 
née à  se  heurter  à  un  double  obstacle  :  le  conflit 
entre  les  deux  systèmes  concurrent  de  valeui-  ' 
et  le  désaccord  de  la  production  avec  les  be- 
soins?- 

Incompatible  avec  la  production  libre,  le  sys- 
tème de  la  valeur-travail  peut  se  concevoir  dans 
une  société  où  une  seule  et  même  autorité  évalue 
travaux  et  produits  et  débite  les  objets  de  consom- 
sommation  :  une  autorité  centrale,  s'eflbrçant  de 
régler  la  production  d'après  la  statistique  des  be- 
soins, pourrait  essayer  de  maintenir  l'équilibre 
entre  l'olTre  et  la  demande  des  produits.  Owen  ne 
s'est  jamais  rendu  compte  des  difTicultés  que  sou- 
lève l'application  du  principe  de  la  valeur-travail; 
:  il  ne  s'est  même  pas  posé  la  question  de  la  réduc- 
tion du  travail  complexe  en  travail  simple  ;  il  n'a 
surtout  jamais  eu  l'idée  d'une  société  autoritaire- 
ment organisée  où  les  pouvoirs  publics  coteraient 
et  répartiraient  travaux  et  produits.  Il  ne  faut 
chercher  dans  aucune  de  ses  publications  ni  une 

I.  Bourgiiin,  op,  cit.,  p.  96,  97.  «  On  éliiit  obligé  de  main- 
tenir une  relation  entre  le  bon  d'une  iieure  et  la  monnaie  métal- 
lique sans  avoir  le  moyen  d'en  maintenir  la  fixité.  » 


2(>8  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

esquisse  du  «  pur  collectivisme  '  ».  ni  une  des- 
ci'iption  quelconque  d'une  société  oii  la  posses- 
sion collective  des  instruments  de  travail  permet- 
trait une  organisation  autoritaire  et  centralisée  de 
toute  la  production.  Cependant  Owen  compre- 
nait que  le  système  de  la  valeur-travail  impliquait 
une  certaine  organisation  de  la  production  ;  mais 
dans  sa  pensée  cette  organisation  devait  être  l'œu- 
vre d'associations  libres,  l'œuvre  des  coopératives 
et  des  Trades-Unions  fédérées.  Du  reste,  les  jDas- 
sages  d'Owen,  relatifs  à  cette  organisation  de  la 
production,  sont  rares  et  très  brefs  :  lorsqu'il  est 
convaincu  de  la  vérité  d'un  principe,  Owen  se 
préoccupait  moins  de  décrire  dans  le  détail  le  fonc- 
tionnement de  ce  principe  que  d'y  préparer  les 
esprits  et  d'incliner  les  volontés  vers  sa  mise  en 
application  immédiate. 

Au    début    de    l'Equitable    Labor    Excbange, 
Owen  compte  sur  la  fédération  des  sociétés  coo- 

I.  Bourguin,  p.  ir.  «  La  société  collectiviste  suppose  une  orgii- 
nisation  méthodique  de  la  production  nationale...  l'autorité  pu- 
blique, éclairée  par  des  statistiques  sur  les  besoins  de  la  consom- 
mation, dirige  et  réglemente  toute  la  production,  le  transport, 
l'emmagasinage  et  le  débit  des  produits.  Elle  rétribue  les  travail- 
leurs en  unités  de  valeur  sociale,  d'après  le  temps  de  travail  de 
qualité  moyenne  qu'ils  ont  consacré  à  la  production  ;  elle  tarifie 
de  même  les  produits  d'après  le  temps  de  travail  moyen  qu'ils  ont 
coûté.  Les  travailleurs  peuvent  donc  se  procurer  les  produits  aux 
magasins  publics  en  échange  des  bons  de  travail  ou  certificats 
d'unités  de  valeur  qu'ils  ont  acquis  par  leur  travail.  » 


LE  TRAVAIL  SOURCK  KT  MESURK  DE  LA  VALEUR    20t> 

pératives  pour  réaliser  peu  à  peu,  dans  la  société 
anarchiquc  de  concurrence,  l'adaptation  de  la 
production  aux  besoins,  adaj)tali()n  nécessaire  k 
la  généralisation  du  système  de  la  valeur-travail  : 
((  Le  système  n'est  pas  seulement  applicable  aux 
individus,  mais  aux  sociétés.  Il  existe  à  l'heure 
actuelle  (x  à  5oo  sociétés  coopératives.  Beaucoup 
d'entre  elles  ont  en  excédent  certaines  marchan- 
dises eu  égard  au  district  dans  lequel  elles  sont 
établies  et  seraient  très  disposées  à  échanger  leurs 
produits  avec  d'autres  sociétés  qui  se  trouvent 
dans  les  mêmes  conditions.  Afin  que  ces  sociétés 
pussent  connaître  leurs  besoins  réciproques,  lo 
Royaume-Uni  pourrait  être  divisé  en  districtsdonl 
chacun  aurait  son  conseil  d'administration  en 
communication  avec  toutes  les  sociétés  situées 
dans  les  districts  respectifs  et  désireuses  de  se 
joindre  à  l'Union  générale.  Chaque  mois  ou  à  tout 
autre  intervalle  de  temps  qui  semblerait  préféra- 
ble, on  établirait  l'état  des  excédents  que  ces  so- 
ciétés auraient  en  stock  et  l'état  des  articles  dont 
elles  auraient  besoin.  Ces  informations,  concen- 
trées au  chef-lieu  de  district  seraient  transmises  à 
Londres  et  de  là  communiquées  aux  différentes 
sociétés,  en  tenant  compte  des  besoins  de  cha- 
cune de  celles-ci  et  du  lieu  d'approvisionnement 
le  plus  proche...  Ainsi  les  besoins  de  millions 
d'individus  seraient  mis  en  contact  et  la  production 


270  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

dirigée  vers  leur  satisfaction'.  »  En  i833-3/i,  ce 
ne  sont  plus  les  sociétés  coopératives  en  décrois- 
sance, mais  les  Trades-Unions  fédérées  dont  Owen 
veut  faire  les  agents  de  l'équilibre  économique  : 
la  Grande  Union  consolidée  des  métiers  doit  être 
l'organisme  directeur  de  la  production. 

Il  faut  être  juste  envers  Owen  et  reconnaître 
qu'il  fut  entraîné  par  des  disciples  impatients  à 
une  expérience  qu'il  considérait  comme  prématu- 
rée. L'établissement  de  banques  d'échange  de  tra- 
vail présupposait  dans  sa  pensée,  non  pas  sans 
doute  le  travail  socialisé,  mais  une  vaste  associa- 
tion de  toutes  les  industries  et  de  tous  les  j)roduc- 
teurs.  Cette  Union  des  classes  productrices  aurait 
permis  aux  membres  des  «  Labor  Exclianges  » 
de  former  un  cercle  complet  d'opérations  et  d'é- 
changes qui  n'aurait  rien  eu  à  emprunter  au  mi- 
lieu ambiant.  A  la  production  anarchique,  Owen 
voulait  subsister  la  production  organisée  par  des 
corporations  nationales,  unies  par  un  lien  de 
fédéralisme  économique  et  échangeant  entre  elles 
leurs  produits  d'après  la  quantité  de  travail  incor- 
porée. Le  système    de    la    valeur-travail,    conçu 


I.  Crisis,  3o  juin  i832.  La  Crisis,  éditée  par  R.  Owen  et 
Robert  Dale  Owen.  Londres,  f\  vol.,  i832-34,  publiée  par  Ea- 
monson.  Gray's  ïnn  Road  commence  à  paraître  le  i^  avril  i832. 
(lit.  d'après  un  exemplaire  appartenant  à  l'auteur.  La  Crisis, 
recueil  rare,  peut  ètic  consultée  au  Britisli  Muséum. 


LE  TRAVAIL  SOURCE  ET  MESURE  DE  LA  VALEUR    271 

comme  généralisé  et  exclusif  dans  mie  certaine 
mesure  de  la  production  libre,  cessait  d'être  irra- 
tionnel. Il  faut  donc  distinguer  la  conception 
théorique  d'Owen  pour  une  société  idéale  ou 
l'heure  de  travail  servirait  d'étalon  de  la  valeur 
et  l'essai  d'application  partielle  qu'à  été  l'Equi- 
lable  Banque  d'Echange.  Mais  il  faut  se  hâter 
d'ajouter  qu'au  point  de  vue  théorique  sa  concep- 
tion de  la  valeur-travail  était  très  embryonnaire 
et  ses  projets  d'organisation  de  la  production  peu 
précis  :  il  serait  impossible  de  trouver  dans  ses 
publications  les  éléments  d'un  exposé  théorique 
consistant.  Aussi  devons-nous,  après  ces  considé- 
rations préliminaires,  nous  borner  à  faire  l'his- 
toire de  l'Equitable  Banque  d'Echange  en  indi- 
quant successivement  le  but  de  l'institution  et  les 
causes  de  son  échec. 

La  Crisis  des  1 6  et  22  juin  i832  expose  le  dou- 
ille objet  que  se  proposait  Owen  en  fondant  une 
Banque  d'Echange  de  Travail.  Notre  réformateur 
\oulait  atteindre  la  monnaie  métallique,  inesure 
artificielle  de  la  valeur  et  agent  imparfait  des 
échanges,  dans  sa  fonction  d'étalon  ou  de  mesure 
des  prix  et  dans  sa  fonction  de  circulation  :  il 
voulait,  par  l'échange  du  travail  contre  le  travail, 
établir  un  plus  juste  et  plus  parfait  étalon  de  la 
valeur,  et,  par  la  création  de  rapports  directs  entre 
les  producteurs,  supprimer  le  profit  de  l'intermé- 


272  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

diaire  et  la  nécessité  du  capitaliste.  De  cette 
double  réforme,  Owen  n'attendait  pas  moins 
que  la  disparition  des  crises  économiques  et  la 
solution  du  problème  du  chômage  et  de  la  mi- 
sère. 

La  substitution  à  la  monnaie  métallique  du  bon 
de  travail  représentant  la  valeur  intrinsèque, 
c'est-à-dire  la  quantité  de  travail  incorporée  dans 
le  produit,  aurait  pour  effet  d'introduire  un  plus 
parfait  intermédiaire  des  échanges  et  de  supprimer 
les  crises  économiques.  La  monnaie  métallique, 
produite  en  quantité  limitée  et  monopolisée  en 
quelques  mains,  est  incapable  de  suivre  les  pro- 
grès de  la  productivité,  surtout  depuis  que  les 
inventions  scientifiques  ont  multiplié  les  puis- 
sances de  production.  Les  crises  économiques 
sont  le  résultat  des  inflations  et  contractions  de 
l'instrument  monétaire  :  la  monnaie  métallique 
ne  peut  être  accrue  ni  diminuée  proportionnel- 
lement aux  fluctuations  de  la  richesse  ;  le  nouvel 
intermédiaire  des  échanges  au  contraire  possé- 
derait une  faculté  d'adaptation  spontanée  et  une 
valeur  invariable'.   Grâce  à  celte  stabilité  de  la 


I.  Crisis,  vol.  I,  p.  5o,  i6Juin  1882  :  «  C'est  aux  imperfections 
de  l'intermédiaire  des  échanjjes  que  l'on  peut  attribuer  la  pau- 
vreté qui  rèçne  aujourd'hui  dans  la  société  et  les  crises  tempo- 
raires qui  traversent  le  monde  des  affaires.  Les  forces  productives 
sont  capables  aujourd'hui   de    créer   toute  la  richesse   qu'on  peut 


LE  TRAVAIL  SOURCE  ET  MESURE  DE  LA  VALEUR     i",-} 

valeur,  grâce  à  ses  qualités  d'expansion  et  de 
contraction,  la  monnaie  de  travail  réaliserait  une 
adaptation  parfaite  de  la  masse  monétaire  au 
mouvement  des  transactions  et  des  richesses. 

Les  crises  économicpies  ne  sont  pas  des  crises 
exclusivement  monétaires  ;  le  désaccord  actuel 
entre  le  prix  et  la  valeur  du  travail  ne  résulte  pas 
seulement,  pour  Owen,  du  défaut  d'équilibre 
entre  l'agent  de  circulation  et  les  marcliandises 
produites,  mais  aussi  des  prélèvements  capita- 
listes. La  monnaie  de  travail  remplacerait  avanta- 
geusement la  monnaie  métallique  dans*  sa  fonc- 
tion d'étalon  ou  de  mesure  des  prix  comme  dans 
sa  fonction  de  circulation.  Dans  la  société  actuelle, 
le  travail  ne  donne  pas  au  producteur  le  pouvoir 
de  commander  directement  à  la  richesse,  puisque 
les  producteurs  dépendent  du  capitaliste  et  de 
l'intermédiaire  détenteur  des  métaux  précieux  : 
((  Chaque  jour  des  milliers  d'individus  dans  les 
différentes  industries  se  lèvent  le  matin  sans  sa- 
voir où  ils  pourront  se  procurer  un  emploi.  Cha- 
cun d'eux  cependant  peut  produire  plus  qu'il  n'a 
besoin  pour  lui-même  et  chacun  d'eux  a  besoin 
de  l'excédent  que  produit  autrui.  Ils  ne  peuvent 
ordinairement  se  procurer  le  produit  des  autres 

désirer,  mais  il  n'existe  pas  de  moyens  de  cirnilation  capables 
d'assurer  ractioii  bienfaisante  des  puissances  manuelles  et  scienti- 
fiques. » 

Edouard  Dolléans.  i^ 


274  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

qu'en  transformant  leurs  marchandises  en  argent, 
en  les  livrant  au  capitaliste  oii  à  l'intermédiaire... 
Mais,  si  la  monnaie  est  rare,  si  l'intermédiaire 
n'est  pas  disposé  à  prendre  le  produit  offert,  le 
producteur  doit  faire  un  sacrifice  considérable... 
11  n'est  pas  nécessaire  qu'il  existe  un  intermé- 
diaire et  les  producteurs  peuvent  s'en  passer.  Les 
producteurs  n'ont  besoin  que  d'être  mis  en  con- 
tact les  uns  avec  les  autres  et  ils  peuvent  échanger 
leurs  produits  respectifs  à  leur  mutuel  bénéfice  et 
au  bénéfice  du  consommateur  générale  »  Grâce 
à  l'établissement  de  relations  directes  entre  pro- 
ducteurs et  à  l'échange  équitable  du  travail  contre 
le  travail,  on  verra  disparaître  la  contradiction 
inhérente  à  la  société  actuelle,  le  spectacle  des 
créateurs  de  la  richesse  impuissants,  au  luilieu 
de  la  surproduction  et  de  l'abondance,  à  satisfaire 
leurs  propres  besoins  :  toutes  les  énergies  endor- 

I.  Crisis,  vol.  I,  3o  juin  1882,  p.  5g.  Owen  croit  que,  si  le 
producteur  subit  un  sacrifice  dans  l'échangée,  c'est  parce  que  la 
monnaie  est  rare  ;  mais  alors  elle  a  une  puissance  d'achat  plus 
grande  et  le  producteur  ne  subit  plus  un  sacrifice  s'il  en  reçoit 
moins.  La  vraie  source  du  sacrifice  pour  le  travailleur,  c'est  le 
prélèvement  capitaliste  et  aussi,  à  l'occasion,  quand  il  produit 
pour  sou  compte,  l'avilissement  résultant  de  la  surproduction. 
Owen  devrait  considérer  que  le  remède  se  trouve  dans  l'orga- 
nisation centralisée  de  la  production  ;  l'abolition  de  l'argent  est 
secondaire  et  n'est  qu'une  conséquence,  l'argent  se  transfor- 
mant en  jetons  ou  contre-marques  du  temps  de  travail  (Bour- 
guin). 


LE  TRAVAIL  SOURCE  ET  MESURE  DE  LA  VALEUR    27^i 

mies  de  la  production  seront  éveillées',  et  des 
débouchés  nouveaux  s'ouvriront  qui  donneront 
des  emplois  à  tous  les  ouvriers  en  chômage  : 
((  Au  lieu  qu'une  personne,  comme  c'est  le  cas 
aujourd'hui,  attende  qu'elle  puisse  obtenir  un 
emploi  pour  satisfaire  à  ses  besoins,  elle  n'aura 
plus  qu'à  se  mettre  au  travail,  à  déposer  ses  pro- 
duits, et  elle  pourra  immédiatement  se  procurer 
les  articles  dont  elle  a  besoin.  Ainsi  sera  ouvert 
un  nouveau  débouché  d'une  large  envergure  qui 
permettra  d'occuper  tous  les  sans-travail  en  fai- 
sant des  millions  de  consommateurs  de  ceux  qui 
auparavant  n'étaient  à  peine  rien  plus  que  des 
producteurs".  » 

Le  travail  n'est  plus  seulement  l'instrument  de 
production,  mais  l'instrument  d'échange  ;  grâce 
à  la  monétisation  du  travail,  chacun  dispose  du 
moyen  d'échange  :  pour  consommer,  il  n'a  qu'à 
produire,  et  il  peut  produire  d'une  façon  illimitée, 
car  à  tout  acte  de  production,  suivi  d'un  dépôt 
dans  le  magasin  de  la  Banque,  correspond  la  pos- 
sibilité d'un  acte  de  consommation,  d'une  de- 
mande de  produits  au  même  magasin.  Le  sys- 
tème est  destiné  à  faire  de  tout  déposant  un 
consommateur  :  le  bon  de  travail  donné  en  paie- 


I.    Cris'is,  voL  I,  33  juin,  p.  07. 
a.   Crisis,  vol.  I,  p.  Sg. 


27()  LES  TP:MPS  SONT  PROCHES 

ment  par  la  Banque  peut  être  remis  instantané- 
ment à  celle-ci  contre  un  achat  immédiat  dans  le 
même  magasin.  Owen  espérait  non  seulement 
équilibrer  production  et  consommation  et  éviter 
les  crises,  mais  développer  indéfiniment  la  pro- 
duction et  la  consommation  en  assurant  un 
emploi  permanent  aux  travailleurs  et  un  débou- 
ché illimité  aux  produits  '. 

Ces  perspectives  paraissent  étrangement  ambi- 
tieuses, surtout  si  l'on  en  rapproche  la  tenta- 
tive qui  devait  permettre  de  les  réaliser.  Dès 
la  première  heure,  Owen  sacrifie  le  principe 
qui  devait  faire  l'originalité  de  l'institution,  et 
l'Equitable  Banque  d'Echange,  même  dans  son 
j)rogramme  initial,  ne  peut  être  considérée  comme 
un  essai  d'application  du  système  de  la  valeur- 
travail. 

OAven  a  la  prétention  d'établir,  pour  la  valeur, 
un  étalon  présentant  exactement  les  mêmes  carac- 
tères que  l'unité  de  longueur  ou  l'unité  de  poids. 


I.  H.  Denis,  Annales  de  rinslilal  des  Sciences  sociales  (iSgS). 
—  «  Owen  voulait  assurer  l'indépendance  des  travailleurs  vis-à-vis 
des  détenteurs  de  la  puissance  acquisitive  de  toute  richesse  en 
donnant  aux  produits  du  travail  cette  puissance  acquisitive  antici- 
pativement  à  l'échange.  Owen  cherchait  à  dégager  directement 
la  valeur  acquisitive  du  travail,  indépendamment  de  tout  échange, 
anticipativenient  à  tout  échange,  tandis  que  l^roudhon  n'attribue 
un  pouvoir  acquisitif  et  illimité  qu'aux  seules  valeurs  constituées 
par  l'échange  opéré  entre  les  individus.  » 


VI 


LE  TRAVAIL  SOURCE  ET  MESURE  DE  LA  VALEUR    277 

une  uuilé  monétaire  en  tous  points  comparable 
au  mille,  à  la  livre,  au  gallon'.  L'étalon  choisi 
est  l'heure  de  travail  ;  mais  encore  faut-il  définir 
la  réalité  concrète  qui  se  cache  derrière  le  mot 
abstrait.  Pour  la  détermination  de  l'étalon,  Owen 
emprunte  à  la  société  actuelle  les  éléments  d  éva- 
luation de  l'heure  de  travail  :  «  Il  serait  haute- 
ment désirable,  dil-il,  de  faire  que  cet  étalon  de 
la  valeur  soit  le  même  à  travers  tout  le  royaume, 
mais  pour  le  moment  c'est  impossible.  Les  salaires 
dans  les  différentes  industries  diffèrent  de  lo  sh. 
à  I  sh.  par  jour  :  la  moyenne  peut  être  fixée  à 
5  sh,  par  jour  (la  plus  grande  partie  des  indus- 
tries étant  seulement  un  peu  au-dessus  ou  au- 
dessous).  La  durée  du  travail  est  aussi  très  variée  ; 
il  est  désirable  de  réduire  ces  variétés  à  un  étalon 
et,  à  cette  fin,  on  propose  que  la  journée  de  tra- 
vail soit  de  lo  heures.  L  étalon  sera  l'heure  de 
travail  à  six  pence.  La  difïïculté  est  de  savoir  si 
ceux  qui  reçoivent  des  salaires  plus  élevés  tra- 
vailleront aux  mêmes  conditions  que  ceux  qui 
reçoivent  moins  ;  mais  s'ils  considèrent  que  les 
services  des  ouvriers  moins  payés  sont  aussi  né- 
cessaires que  les  leurs  pour  former  une  union 
complète  des  métiers,  un  cercle  entier  d'occupa- 

I.  Crisis,  vol.  I,  p.  60.  —  Bourguin,  Mesure  de  la  valeur. 
Larose,  1896,  p.  fi  k  30,  montre  la  différence  entre  la  mesure  de 
la  valeur  et  celle  de  la  longueur  et  du  poids. 


278  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

lions,  ils  ne  feront  point  d'objection  '.  »  Jusqu'à 
ce  que  l'organisation  de  toutes  les  industries  per- 
mette d'établir  l'échange  des  produits  d'après  les 
quantités  de  travail  incorporées  en  eux,  il  convien- 
dra de  convertir  les  différents  taux  de  salaire, 
payés  actuellement,  en  prix  fixés  d'après  l'éta- 
lon, la  journée  de  travail  de  lo  heures  à  5  sh. 
Par  exemple,  la  valeur  du  travail  d'une  per- 
sonne qui  est  payée  2  sli.  6  d,  jDar  journée  de 
1  o  heures  est  égale  à  5  heures  de  travail  de  celui 
qui  reçoit  5  sh.  ;  les  salaires  de  7  sh.  6  d.  par 
jour  sont  égaux  à  i5  heures  de  travail  à  5  sh.  par 

joui'-  .... 

On  voit  que  les  bons  de  travail  de  l'Equitable 

Labor  Exchange  n'avaient  rien  de  commun  avec 
les  bons  d'une  société  oii  le  travail  serait  la  seule 
mesure  de  la  valeur.  Sans  doute  l'heure  de  travail 
à  6  pence  n'était  qu'un  étalon  provisoire.  Il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  ces  bons  de  travail  n'étaient 
pas  en  réalité  autre  chose  que  des  jetons  repré- 
sentatifs de  monnaie,  semblables  à  ceux  de  no& 
coopératives  actuelles,  jetons  servant  à  l'usage, 
exclusif  des  membres,  après  évaluation  des  ser- 
vices et  des  marchandises  en  monnaie  métallique 
suivant  les  conditions  de  la  concurrence. 

Ce  n'est  pas  là  la  seule  atteinte  portée  aux  prin- 

I.   Crisis,  vol.  I,  p.  60. 


LE  TRAVAIL  SOURCE  ET  MESURE  DE  LA  VALEUR     27!) 

cipes,    la   seule  concession  faite   aux  conditions 
économiques  de  la  société  actuelle.  Comme  il  n'est 
pas  facile  de  déterminer  immédiatement  en  heures 
de  travail  le  coût  des  matières  premières,  le  temps 
de  travail  qui  sest  incorporé  au  produit  au  fur  et 
à  mesure  des  opérations  industrielles,  on  conver- 
tira en  heures  de   travail  à  6  pence  le  coût  des 
matières  premières  évalué  en  argent.  Après  avoir 
interrogé  le  déposant  sur  le  temps  de  travail  con- 
sacré à  la  production  d'un  article,  le  garde-maga- 
sin, préposé  à  la  réception  et  à  la  livraison  des 
produits,    évalue    ((   la  valeur   intrinsèque   »    de 
chaque   article,   c'est-à-dire  le  coût  des  matières 
premières  converti  en  heures  de  travail  et  le  temps 
de  travail  incorporé  au  produit  par  le  déposant. 
Conforme  ou  non  à  la  déclaration  du  producteur, 
l'évaluation  est  nécessairement  arbitraire  et  des- 
tmée  à  tourner  au  préjudice  de  la  Banque,    Si 
1  administrateur  chargé  de  l'évaluation  enregistre 
purement   et  simplement  la  déclaration  instinc- 
tivement exagérée  du  déposant,  il  a  chance   de 
sur-coter  les  produits.  Au  contraire,  s'il  considère 
les  risques  de  la  Banque  et  la  concurrence  du 
marché  extérieur,  il  a  tendance  à  sous-coter  les 
produits  et  à  éloigner  ainsi  les  déposants.    Les 
produits  sur-cotés  sont  destinés  à  rester  en  maga- 
sin :  les  produits  sous-cotés  à  mécontenter  la  clien- 
tèle et  à  aller  contre  l'objet  même  que  se  propose 


280  LES  TEiMPS  SONT  PROCHES 

1  institution  :  absorber  progressivement  tous   les 
travailleurs  dans  l'organisme  nouveau. 

L'évaluation  faite,  le  garde-magasin  remet  au 
déposant  des  bons  de  travail  dune  valeur  égale  à 
celle  du  produit  au  taux  de  i  heure  pour  six 
pence'  :  si  le  produit  est  éAalué  9  sli.  6  d.,  le 
j)roducteur  reçoit  19  heures  de  bons.  Le  montant 
des  bons  en  circulation  devant  toujours  représen- 
ter le  montant  des  marchandises  déposées,  toute 
surémission  est  impossible  :  il  y  a  égalité  entre  la 
monnaie  en  circulation  et  la  richesse  en  stock, 
puisqu'à  mesure  que  les  produits  sont  pris  les 
bons  reviennent  en  quantité  égale  au  magasin ^ 
On  ne  reçoit  point  de  monnaie  métallique  ;  mais 
on  peut  échangei-  la  monnaie  métallique  contre 
des  bons  ;  «  L'argent  ne  sera  reçu  que  comme  un 
simple  article  de  commerce,  les  personnes  qui  en 
déposeront  recevront  des  bons  de  travail  au  taux 
de  I  heure  pour  six  pence  \..  Les  maçons,  pein- 
tres, plombiers,  charpentiers,  etc.,  pourront 
échanger    leurs   services   contre  les  services   qui 

1.  On  prélevait  pour  coiiviir  les  dépenses  de  l'établissement 
1/3  d.  par  shilling-  pour  les  membres  de  la  société  et  I  d.  pour  les 
■dépositaires  étrangers. 

2.  Crisis,  vol.  I,  p.  (ii,  (ia. 

3.  Owen  espérait  que  bientôt  les  bons  feraient  prime.  Crisis, 
i5  et  22  septembre  iSSa,  p.  112,  Ii3:  Bons  de  travail  échangés 
contre  Pargent  au  taux  de  ly  sh.  6  d.  contre  20  sh.  en  argent  et 
19  sh.  9  d.  contre  le  souverain  en  or. 


LE  TRAVAIL  SOUFKîE  ET  MESUHE  I)K  t.A  VALEUR    281 

s'incorporenl  dans  un  prodiiil  :  leurs  noms  se- 
ront indiqués  aux  personnes  qui  pourront  avoir 
besoin  d'eux,  mais  la  société  ne  doit  pas  courir 
le  risque  de  garantir  le  travail  qui  pourra  èlrc 
lait.  )) 


II 


L'idée  de  remédier  aux  vices  de  la  société  ac- 
luelle  par  une  organisation  de  l'échange  indépen- 
dante de  toute  organisation  de  la  production 
n'est  pas  une  idée  qui  soit  particulière  à  Robert 
Ow^en.  Cette  idée  a  donné  naissance  aux  systèmes 
de  ceux  qu'on  pourrait  appeler  les  socialistes  de 
rechange.  La  raison  consciente  ou  non  qu'ont 
ceux-ci  de  limiter  leur  ambition  réformatrice 
à  l'échange  est  le  désir,  en  laissant  la  produc- 
tion libre,  de  préserver  l'individu  de  la  tyran- 
nie collective.  Mais  ils  rencontrent  l'opposition 
des  piartisans  du  socialisme  intégral  qui  embras- 
sent dans  leurs  critiques  et  dans  leurs  projets  de 
réforme  non  pas  un  moment  de  l'organisation 
économique,  la  circulation  des  produits,  mais 
l'organisation  tout  entière.  Les  adeptes  du  socia- 
lisme intégral  pensent  que  l'organisation  de  la 
production  est  le  commencement  et  la  fin  de  la 
Uévolution    sociale,    la    condition   sine    rjua  non 


282  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

de  la  disparition  de  toute  injustice  et  de  toute  mi- 
sère :  ils  accusent  d'illogisme  les  socialistes  de 
l'échange.  L'échec  de  tentatives  comme  celles 
d'Owen  semble  bien  leur  donner  raison  et  mon- 
trer que  toute  organisation  de  l'échange  présup- 
pose une  organisation  autoritaire  de  la  production 
ou  y  conduit. 

De  tous  les  socialistes  de  l'échange,  le  plus  ori- 
ginal est  Proudhon  et  il  nous  paraît  intéressant 
d'esquisser  '  ici  un  rapprochement  entre  les  idées 
et  tentatives  d'Owen  et  celles  de  Proudhon. 

Les  idées  de  Proudhon  sur  l'organisation  de 
l'échange  ont  fait  l'objet  de  deux  projets,  l'un  de 
1848-/19  (projet  de  constitution  d'une  Banque 
d'Echange  et  acte  de  fondation  de  la  Banque  du 
Peuple),  l'autre  de  i855  (projet  de  Société  de  1  Ex- 
position perpétuelle  adressé  au  prince  Napoléon  ^). 
Gomme  ces  deux  projets  se  différencient  très  nette 
ment,  il  est  nécessaire  de  les  analyser  séparément. 

Owen  veut  atteindre  la  monnaie  métallique, 
mesure  artificielle  de  la  valeur  et  agent  imparfait 
des  échanges,  dans  sa  fonction   d'étalon  et  dans 

1.  M.  Aucuy  consacre  sa  tlièse  de  doctorat  à  l'analyse  de  ces 
Systèmes  socialistes  d'échange  et  nous  renvoyons  à  son  étude  très 
approfondie  et  très  pénétrante  des  conceptions  de  Proudhon. 

2.  Le  prince  Napoléon  était  président  de  la  Commission  de 
l'Exposition  universelle  de  Paris  et  chargé  par  l'empereur  de 
trouver  pour  le  Palais  de  l'Industrie  une  affectation  d'utilité 
publique.  Voir  Théorie  de  la  propriété,  p.  247- 


LE  TRAVAIL  SOURCE  ET  MESURE  DE  LA  VALEUR    283 

sa  fonction  de  circulation.  Or,  dans  le  projet  de 
Banque  d'Echange  (i8/i8)  et  de  Banque  du  Peuple 
(18/19),  Proudhon  se  borne  à  la  seconde  de  ces 
deux  réformes  :  il  prétend  supprimer  la  monnaie 
métallique  comme  instrument  de  circulation  et 
non  substituer  à  celle-ci  le  travail  comme  mesure 
des  valeurs.  Dans  ce  premier  système,  en  effet, 
on  ne  trouve  ni  magasin  de  vente  dans  lequel  se 
fasse  le  dépôt  et  l'évaluation  des  produits,  ni  la 
moindre  préoccupation  de  rémunérer  l'ouvrier 
en  temps  de  travail.  La  Banque  de  Proudlion 
reçoit  non  les  marchandises  elles-mêmes,  mais 
les  litres  qui  les  représentent  et  elle  les  reçoit 
pour  la  valeur  certaine  qHi  leur  a  été  attribuée  au 
cours  de  l'échange  par  le  libre  accord  des  con- 
tractants. 

La  Banque  d  Echange  a  pour  but  de  constater, 
d'enregistrer  les  valeurs  faites,  en  éliminant  seu- 
lement ce  qui,  dans  l'échange,  vient  fausser  les 
rapports  qui  s'établissent  entre  les  choses.  Là  est 
l'analogie  avec  O^A'^en  :  Proudhon  veut  supprimer 
l'usage  delà  monnaie.  L'obligation  pour  tout  ven- 
deur de  transformer  son  produit  en  argent  pour 
pouvoir  se  procurer  ce  dont  il  a  besoin  est  l'ori- 
gine d'un  prélèvement  capitaliste  et  la  source  de 
toutes  les  crises.  «  L'or,  dit  Proudhon,  qu'on  se 
ligure  comme  la  clef  du  commerce  n'en  est  que  le 
verrou.  C'est  une  sentinelle  placée  à  l'entrée  du 


284  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

débouché  qui  dit  :  On  ne  passe  pas  ' .  »  Comme 
Owen,  Proudhon  attendait  de  la  suppression  de 
1  intermédiaire  monétaire  la  disparition  des  crises, 
et,  par  l'extension  du  débouché,  la  possibilité  d'é- 
lendre  indéfiniment  la  production. 

Lorsqu'une  marchandise  a  trouvé  son  débou- 
ché et  qu'elle  s'est  échangée  avec  une  autre, 
son  acquéreur  reçoit  un  titre  de  crédit  représen- 
tant cette  marchandise.  La  Banque  d'Echange" 
a  pour  objet  de  donner  à  ce  titre  de  crédit  le 
caractère  d'vme  monnaie  :  elle  remplace  ce  titre 
par  un  bon  d'échange,  analogue  à  notre  billet  de 
banque  sans  la  garantie  métallique,  «  titre  ano- 
nyme, échangeable  à  perpétuité  et  remboursable 
à  vue,  mais  seulement  contre  des  marchandises 
et  des  services  ''  ». 

A  la  base  de  l'émission  d'un  bon  d'échange, 
il  y  a  donc  placement  d'une  marchandise  :  la 
Banque  n'intervient  qu'ultérieurement  à  l'opéra- 
tion d'échange  ;  elle  n'a  ni  à  évaluer  la  mar- 
chandise, ni  à  se  préoccuper  de  lui  trouver  un 
débouché  et,  par  là,  la  tentative  de  Proudhon  de- 
vait se  diflcrencier  de  celle  d'OAven,puisqu'aucune 
difficulté  n'existait  j)our  adapter  la  production  à 

1.  Organisation  du  crédit  et  de  la  circulation,  p.   laS. 

2.  Organisation  centrale  d'un  groupe  de  producteurs  et  de  con- 
sommateurs liés  par  un  pacte. 

o.    Le  titulaire  de  ce  nouveau  titre  pouvait  se  procurer  chez  les 
adhérents  à  la  Société  les  produits  dont  il  avait  besoin. 


LE  TRAVAIL  SOURCE  ET  MESURE  DE  LA  VALEUR  2s:i 

la  consommation.  Le  système  de  Banque  d'I^]- 
cliange  d'Owen  était  subordonné,  comme  nous 
le  verrons,  dans  son  fonctionnement  à  une  orga- 
nisation autoritaire  de  la  production,  tandis  que 
celui  de  Proudhon  laissait  subsister  la  liberté  du 
producteur. 

Cependant,  malgré  cette  apparente  supériorité, 
la  Banque  du  Peuple  de  Proudbon  se  serait  hein- 
tée  à  deux  obstacles  qui  l'auraient  conduite  à  une 
ruine  aussi  certaine  que  celle  de  l'Equitable  Ban- 
que d'Echange  d'Owen,  Sans  doute  on  n'avait 
plus  à  redouter  une  accumulation  de  produits  in- 
vendus et  invendables.  On  devait  craindre  non 
plus  une  surproduction,  mais  une  surémis- 
sion :  l'accumulation  des  titres  représentant  les 
marchandises  devait  avoir  pour  résultat  une  dé- 
préciation fatale  ;  car  les  livraisons  à  faire  dans 
l'avenir,  les  marchandises  acceptées,  mais  peut- 
être  non  encore  produites,  donnaient  lieu  à  l'émis- 
sion de  titres  dotés  d'un  pouvoir  d'acquisition 
immédiat.  D'autre  part,  l'infirmité  du  système 
tenait  aussi  aux  fraudes  auxquelles  il  pouvait  don- 
ner lieu  :  l'émission  de  lettres  de  change  pouA  ait 
ne  correspondre  à  aucune  marchandise  réelle- 
ment produite.  Que  devait-il  arriver  si,  au  mo- 
ment de  s'acquitter,  l'adhérent  n'avait  pas  de  pro- 
duit à  fournir,  bien  qu'il  eût  vécu  sur  la  promesse 
d'en  fournir  un? 


286  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

Par  certains  côtés,  le  projet  de  i855  se  rappro- 
che davantage  de  l'Equitable  Banque  d'Echange 
de  Robert  Owen  :  Proudhon  proposait  que  le 
palais  de  l'Industrie  fût  concédé  gratuitement  à 
une  Société  de  producteurs  qui  y  feront  une  expo- 
sition permanente  de  leurs  produits.  C'était  là  un 
moyen  de  mettre  les  producteurs  en  relation 
directe  avec  les  consommateurs  et  de  supprimer 
les  intermédiaires.  Mais  cette  Société  qui  expose 
des  marchandises  et  qui  les  vend  pour  le  compte 
des  producteurs  n'est  pas  une  simple  coopérative 
de  vente.  Grâce  à  un  capital  social  constitué 
par  les  producteurs  adhérents  à  la  Société,  elle 
fera  des  opérations  d'escompte,  des  avances 
et  des  prêts.  Ici  les  marchandises  elles-mêmes, 
avant  toute  vente,  sur  simple  expertise,  seront 
dotées  par  l'escompte  d'un  pouvoir  immédiat  d'ac- 
quisition. En  admettant  cette  évaluation  antérieure 
à  l'échange,  évaluation  aléatoire  et  incertaine,  le 
projet  de  i855  diffère  des  projets  antérieurs  et 
rappelle  les  errements  de  la  Banque  d'Echange 
d'Owen. 

Un  second  trait  rend  plus  frappante  encore  la 
ressen^blance  entre  le  projet  théorique  de  Prou- 
dhon et  la  tentative  oweniste  :  la  Société  devra 
bientôt  agir  pour  son  compte,  acheter  et  revendre, 
et  dans  cette  opération,  elle  aura  pour  objet  non 
la  poursuite  d'un  gain,  mais  «  la  compensation 


LE  TRAVAIL  SOURCE  ET  MESURE  l>E  I.A  VALEUR     287 

<les  cours  perpétuelle  et  quotidienne  »,  c'est-à- 
dire  la  compensation  de  la  perte  faite  sur  la  vente 
(le  certaines  marchandises  par  le  bénéfice  réalisé 
sur  d'autres  ;  ce  bénéfice  doit  se  bornera  être  pro- 
portionnel à  la  perle  ^  Dans  cette  nouvelle  phase 
(lèses  opérations,  la  Société  paie  les  marchandises 
en  bons  d'échange  et  les  évalue  en  travail  :  le  tra- 
vail remplace  la  monnaie  métallique  comme  com- 
mune mesure  des  valeurs  et  l'on  crédite  les  pro- 
ducteurs en  journées  de  travail. 

Dans  le  projet  de  l'Exposition  perpétuelle,  la 
pensée  de  Proudhon  rejoint  celle  d'Owen  et  l'on 
se  trouve  en  présence  de  la  seule  application  pra- 
tique que  Proudhon  nous  ait  laissée  de  sa  théorie 
de  la  valeur  constituée,  théorie  qui  n'apparais- 
sait ni  dans  sa  Banque  d'Echange,  ni  dans  sa  Ban- 
(fue  du  Peuple. 

Dans  ses  premiers  essais  d'organisation  du 
crédit  gratuit.  Proudhon  se  contente  d'attein- 
(Ire  la  monnaie  métallique  dans  sa  fonction 
de  circulation  :  dans  le  projet  de  i855,  il  veut 
lui  substituer,  comme  étalon  et  commune  mesure 
des  valeurs,  la  journée  de  travail,  la  journée 
moyenne  entre  tous  les  travaux  et  services  possi- 
bles, cherchant  à  réaliser  ainsi  le  double  objet 
qu'Owen   avait    primitivement   donné   à    l'Equi- 

I.    Théorie  de  la  propriété,  p.  376. 


288  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

table  Banque  d'Echange  de  Travail  qui  s'ouvre  à 
Londres  le  3  septembre  i832. 


III. 


Dans  un  local  offert  par  Bromley  à  Gray's  Inn 
Road,  la  Banque  s'installe  ;  les  dépôts  de  produits 
commencent  le  3  septembre  i832  ^  et  les  échanges 
le  17  du  même  mois.  Le  8  décembre,  une  suc- 
cursale est  ouverte  à  Blackfriars  et  une  autre  s'ou- 
vriraàBirminghanaucommencementd'aoûti833. 
Dans  les  premiers  temps,  la  multiplication  des 
dépôts  est  telle  que,  quinze  jours  après  l'ouver- 
ture, on  est  obligé  de  fermer  les  portes  du  mer- 
credi soir  au  lundi  matin.  Bientôt  après  on  an- 
nonce dans  la  Crisis  que,  comme  la  multiplicité 
des  tout  petit  dépôts  est  un  obstacle  aux  affai- 
res, on  a  décidé  de  ne  plus  recevoir  aucun  lot  de 
produits  d'une  valeur  réelle  inférieure  à  4o  heu- 
res ou  d'une  valeur  nominale  monétaire  de  20  sh". 
Au  3i  décembre  i832,  les  dépôts  hebdomadaires 
qui,  dans  les  premières  semaines,  n'étaient  en 
moyenne  que  de  20000  heures,  s'élèvent  à  36  et 
à  38  000  heures  ^  et  l'état  publié  par  la  Crisis  le 

I.    Crisis,  8  septembre,  p.  io5,  106.    Rèjjlement  de  la  Banque. 
3.    Crisis,  22  septembre,  p.  ii3,  et  i3  octobre,  p.    128. 
3.    Crisis,  vol.  I,  5  janvier  i833,  p.    1"^. 


LE  THA\  AIL  SdUlUlK  I:T  MESUHK  DK  LA  VALKUH     289 

1  îî  janvier  i833  eiirej^nslre,  du  3  septembre  au 
29  décembre,  pour  les  quatre  premiers  mois, 
/j/i5  5oi  heures  de  dépôts  et  376  16G  heures  d'é- 
changes. A  la  succursale  de  Blacklïiars,  du  8  dé- 
cembre au  5  janvier,  il  y  a  eu  32  769  heures  de 
dépôts  et  iGGai  heures  d'échanges'.  A  la  fin  de 
décembre  i832,  la  Banque  d'Echange  a  atteini 
son  apogée  et  son  secrétaire  paraît  en  droit  de 
puljlier  dans  la  Crisis  un  résumé  optimiste  de  la 
situation  :  ((  Les  affaires  de  la  Banque  progres- 
sent d'une  façon  constante  ;  chaque  jour,  les  bons 
émis  deviennent  plus  appréciés,  le  mode  d'échange 
mieux  compris  et  par  suite  la  circulation  des  bons 
s'étend  plus  rapidement.  Comme  signe  de  la  su- 
périorité du  système  d'échange,  nous  pouvons 
citer  le  fait  suivant  qui  est  arrivé  la  semaine  der- 
nière :  un  ouvrier  ébéniste  sans  travail  offrit  à  un 
respectable  boulanger  une  boîte  à  thé,  demandant 
du  pain  en  échange.  Le  boulanger, qui  n'avait  pas 
besoin  de  cet  article,  dit  à  l'homme  de  le  porter 
à  la  Banque  de  Gray's  Inn  Lane  ;  ce  que  fit  notre 
ouvrier  qui  déposa  son  produit  et  le  déclara  pour 
une  valeur  de  25  sh.  L'évaluation  ne  s'éleva  qu'à 
23  sh.  ;  contre  quoi  l'ouvrier  tout  d'abord  pro- 
testa, puis  ayant  regardé  dans  le  magasin,  il 
trouva  des   feuilles  à  plaquer  et  d'autres   objets 

I.   Crisis,  vol.  II,  p.  7. 

Edouard  Dolllaxs.  iq 


290  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

dont  il  avait  besoin.  Le  prix  de  ces  articles  était 
si  bas  que  l'avantage  que  lui  procura  son  échange 
équivalait  au  prix  qu'il  avait  demandé  pour  sa 
boîte  à  thé.  Ainsi  cet  homme  s'en  alla  parfaite- 
ment satisfait  et  déclara  qu'il  était  décidé  à  conti- 
nuer de  travailler  pour  la  Banque  \  »  Déjà  cepen- 
dant, dès  les  premiers  mois  de  son  existence,  la 
Banque  s'était  trouvée  entravée  dans  son  fonc- 
tionnement par  les  vices  inhérents  au  système  : 
difficulté  d'approvisionner  ses  membres  de  subsis- 
tances et  de  matières  premières  ;  difficulté 
d'évaluer  les  prix  et  d'équilibrer  l'offre  et  la 
demande. 

La  Banque  d'Echange  se  trouvait  dans  l'impos- 
sibilité d'équilibrer  l'offre  et  la  demande.  Un  cor- 
respondant de  la  Crisis  l'avait  bien  compris  lors- 
(|u"il  déclarait  inéluctable  la  nécessité  de  tenir 
compte  du  besoin  public  dans  l'évaluation  des 
produits  :  «  Si  vous  payez,  disait-il,  en  propor- 
tion, non  de  la  demande  des  produits,  mais  du 
travail  incorporé  en  eux,  l'établissement  sera 
bientôt  encombré  de  produits  inutiles  dont  il  iie 
pourra  pas  trouver  le  débouché.  »  Il  montrait  que, 
pour  vivre,  la  Banque  était  dans  l'obligalion  de 
faire  échec  à  son  principe,  dans  l'obligation  de 
refuser  certains  produits  et  d'en  payer  certains 

I.    Crisis,  \o\.  I,  p.   i\\),  'ik  novembre  i83'2. 


LK  TRAVAIL  SOURCE  ET  MESURE  UE  LA  VALEUR  2'.)1 

autres  pour  inoiiis  (|uc  la  quantité  de  travail  (]ui 
s'y  trouvait  incorporée,  «  non  parce  que  ces 
produits  sont  de  façon  ou  de  qualité  inférieures, 
mais  parce  qu'ils  ne  sont  plus  de  mode,  comme 
les  l)outons  de  métal  remplacés  par  les  boutons 
recouverts  d'étoile '  ».  C'est  ce  qui  se  produisit 
à  la  Banque  d'Echange.  Des  gens  apportaient 
des  produits  invendables  sur  le  marché,  les  trans- 
formaient en  bons  de  travail  et  reliraient  des 
articles  utiles.  Des  marchands  ou  des  spécu- 
lateurs déposaient  des  produits  défectueux  et 
choisissaient  en  échange  les  produits  qu'ils  povi- 
vaient  revendre  avec  profit.  Même  si  tous  les  ai- 
licles  apportés  avaient  été  de  bonne  qualité,  qu'est- 
ce  qui  assurerait  leur  écoulement?  qu'est-ce  qui 
assurerait  l'équilibre  entre  l'olfre  et  la  demande 
pour  chacun  des  produits  déposés .^*  La  Banque 
était  conduite  ou  à  violer  son  principe  fondamen- 
tal en  sous-cotant  et  en  refusant  les  articles  démo- 
dés ou  invendables,  ou  à  grossir  indéfiniment  un 
stock  destiné  à  rester  sans  débouché.  Dès  le 
commencement  d'octodre  1 882 , un  pauvre  tailleur 
écrit  au  Times  pour  se  plaindre  du  mode  d'éva- 
luation de  la  Banque  :  «  Sur  le  conseil  de  partisans 
du  système  de  M,  Owen,  j'empruntai  ^  2  à  un  de 
mes  amis,  avec  quoi  j'achetai  l'étoffe   nécessaiic; 

I.   Crisis,  vol.  II,  28  et  3o  mars  i833,  p..  89  et  (jo. 


292  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

pour  faire  un  habit,  une  garniture  de  vêle- 
ment, etc.  J'en  eus  au  total  pour  36  sh.  ;  je  fis 
l'habit  et  le  portai  au  bazar  mardi  dernier.  Je  ne 
reçus  pas  de  réponse  avant  vendredi  et,  quand 
je  me  présentai,  on  évalua  mon  habit  32  sh.  en 
bons  de  travail.  Je  voudrais  bien  savoir  si  c'est  là  ce 
que  M.  Owen  appelle  une  juste  rémunération  du 
travail.  Ainsi  je  travaille  trois  jours  on  me  fait 
attendre  deux  jours  encore,  et  je  reçois  une 
somme  inférieure  au  prix  coûtant  de  la  matière 
première  \  »  En  réponse  à  cette  critique,  Gavcii 
fait  la  déclaration  suivante  :  a  Ce  qui  règle  notre 
réelle  évaluation  des  articles  est  le  plus  bas  prix 
courant.  Chacun  achète  au  meilleur  marché  ;  per- 
sonne ne  viendra  à  nous  si  nous  ne  sommes  pas 
aussi  bon  marché  que  les  autres,  et,  si  personne  ne 
vient  nous  acheter  les  produits,  il  n'y  aura  aucun 
intérêt  pour  les  déposants  à  nous  les  apporter. 
Notre  échelle  d'évaluation  est  destinée  à  assurer 
les  échanges  et,  comme  nous  plaçons  tous  les 
échangistes  dans  des  conditions  d'égalité  au  point 
de  vue  du  taux  d'évaluation,  il  est  parfaitement 
indifférent  aux  producteurs  de  déposer  leurs  pro- 
duits à  un  prix  plus  ou  moins  élevé,  puisqu'un 
même  taux  d'évaluation  s'applique  aux  produits 
qu'ils  peuvent  prendre  en  échange  :  si  on  élevait 

I.   Crises,  vol.  I,  p.  ia3(6  octobre  iSSa). 


I.K  ThAVAII.  SOrUCK  KT  MKSUHK  1)K  LA  VALEUR     293 

le  taux  dévalualion,  ils  seraient  obligés  do  payer 
[)lus  cher  les  produits  qu'ils  achètent'.  »  Ainsi 
Owen  reconnaît  qu  à  la  Ban(jue  la  notion  de  valeur- 
travail  est  parement  nominale  et  que  ce  qui  règle 
1  évaluation,  c'est  à  la  Banque  d'Echange,  comme 
ailleurs,  le  prix  du  marché.  Tous  les  clients  delà 
Banque  sont  du  reste  loin  de  se  plaindre,  et  un 
autre  tailleur  déclare  qu'ayant  apporté  un  habit 
et  un  pantalon  d'une  valeur  respective  de  56  sh. 
et  22  sh.,  il  reçut  à  son  entière  satisfaction  le  prix 
du  pantalon,  mais  que  sur  le  prix  de  l'habit  on  lui 
défalqua  2  sh.  parce  que  cet  habit  était  hors  de 
taille  '.  L'exemple  du  premier  tailleur  prouAC 
que,  dans  certains  cas,  l'évaluation  pouvait  se  faire 
au  détriment  du  dépositaire,  et  l'exemple  du  se- 
cond, que  bien  souvent  aussi,  même  lorsque  la 
Banque  n'enregistrait  pas  les  prétentions  du  pro- 
ducteur, son  évaluation  avait  pour  résultat  d'em- 
combrerses  magasins  d'objets  invendables  comme 
cet  habit  démesuré. 

Il  aurait  fallu,  pour  que  la  Banque  pût  vivre, 
que  les  administrateurs   veillassent  avec  rigueur 

I.  Il  Les  gens  out  été  habitués  à  la  luomiaie  et  des  expressions 
monétaires  sont  nécessaires  pour  les  aider  dans  leurs  calculs.  Il  en 
serait  exactement  de  même  dans  un  système  de  transactions  où 
l'on  se  passerait  entièrement  de  monnaie,  si  ce  système  s'étendait 
il  tous  les  articles.  La  valeur-travail  est  purement  nominale,  des- 
tinée à  aider  aux  calculs.  » 

3.    Crisis,  vol.  I,  p.  i33,  27  octobre  i83a. 


20i  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

aux  proportions  du  stock  et  se  montrassent  plus 
sévères  encore  pour  l'acceptation  que  pour  l'éva- 
luation des  produits.  Il  aurait  fallu  aussi  mettre 
à  la  disposition  des  membres  de  l'association  des 
objets  d'alimentation,  afin  que  les  bons  de  travail 
ne  fussent  pas  accaparés  par  les  marchands  du 
voisinage  qui  ne  les  acceptaient  que  pour  les  dé- 
précier. 

Pour  participer  au  mouvement  d'échanges 
de  la  Banque,  le  producteur  devait  être  pos- 
sesseur d'instruments  de  travail  :  la  Banque  aurait 
dû  procurer  à  sa  clientèle  des  vivres  et  des  ma- 
tières premières.  Plusieurs  essais  furent  tentés  à 
Gray's  Inn  Road,  mais  ils  échouèrent  faute  d'un 
local  assez  grand  et  surtout  faute  de  capitaux, 
montrant  la  difficulté  qu'il  y  avait  à  adapter  la 
nouvelle  institution  au  milieu  économique  et  à 
combiner  les  deux  systèmes  de  valeur.  Le  1 7 
novembre  i832,  La  Crisis  annonce  qu'  «  un  con- 
trat a  été  passé  avec  un  excellent  boulanger  qui 
désormais  (à  partir  de  lundi  prochain)  nous  four- 
nira régulièrement  le  pain  moitié  contre  argent 
comptant,  moitié  contre  bons  de  travail  :  la  Ban- 
que offrira  à  ses  membres  le  pain  dans  ces  mêmes 
conditions.  Nous  nous  proposons  de  passer  des 
conventions  semblables  avec  d'autres  marchands 
de  comestibles.  »  Et  de  nouveau  le  premier  dé- 
cembre :  ((  Nous  avons  la  satisfaction  d'informer 


LE  TRA\  Ail.  SOUHCJ';  ET  MESURE  DE  LA  VALEUR  :293 

les  amis  de  notre  Banque  d'Echange  que  nous 
tenons  à  leur  disposition  une  ample  provision  de 
denrées  payables  moitié  en  argent,  moitié  en  bons, 
par  exemple  de  la  viande  fraîche  d'excellente  qua- 
lité à  G  pence  la  livre  ' .  »  Mais  il  est  probable 
que  ces  conventions  ne  furent  que  très  tempo- 
raires et  ce  fut  là  l'une  des  causes  de  dépréciation 
des  bons  :  leurs  possesseurs,  ne  pouvant  trouver 
au  magasin  de  la  Banque  les  produits  dont  ils 
avaient  besoin,  étaient  obligés  de  revendre  ces 
bons  à  des  marchands  qui  s'en  servaient  pour 
ruiner  l'établissement. 

Le  fait  qui  précipita  la  faillite  de  l'entreprise 
fut  la  reprise  du  local  de  Gray  s  Inn  Road  par  son 
propriétaire,  Bromley,  qui,  au  commencement 
de  i833,  expulsa  ses  locataires  par  la  force.  La 
Banque  fut  transférée  à  Blackfriars,  puis  à  Char- 
lotte Street,  Tilzroi  Square,  et  le  mouvement  des 
affaires  commença  à  diminuer  :  de  3o  ooo  heures 
par  semaine  en  décembre,  les  dépôts  et  les  échan- 
ges tombent  eh  février  i833  respectivement  à 
1 3  568  et  à  1 3  1 1 8 ,  en  mars  à95i8etài22i2. 
Un  an  après,  le  2  4  avril  i834,  ils  n'étaient  plus, 
pour  les  deux  mois  de  février  et  de  mars,  que  de 
19  223  et  de  25  i/i8,  c'est-à-dire  à  peine  de  2  5oo 
et  de  3  000  par  semaine.  Enfin,  le  7  juin  i834, 

I.    Crisis.  vol.  I,  p.  i4G,  i^'j  et  i55.  —  Id.    pour   le   charbon. 


296  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

l'éditorial  de  la  Crisis  annonçait  la  disparition  de 
la  Banque  d'Ecliange  de  TraA^ail  '. 

Lorsqu'en  juin  i83/4  la  Banque  cesse  de  fonc- 
tionner, il  y  a  déjà  longtemps  qu'elle  n'était  plus 
sous  la  direction  d'Owen  ^  Mais,  pour  s'être  dé- 
sintéressé de  l'Equitable  Banque  d'Echange  de 
Charlotte  Street  notre  réformateur  n'a  pas  aban- 
donné son  dessein  de  réaliser  l'application  du 
principe  de  l'échange  égal  du  travail  contre  le 
travail.  Tout  au  contraire,  Owen  veut  tenter  à 
nouveau  l'entreprise,  mais  cette  fois  avec  l'enver- 
gure que  seule  la  hâte  de  ses  amis  l'avait  empêché 
de  lui  donner.  Au  lieu  de  commencer  par  établir 
une  Banque  d'Echange  dans  un  milieu  inorganisé, 
il  est  nécessaire  de  commencer  par  organiser  le 
milieu  et  la  production  ;  il  faut  profiter  à  cette  fin 
du  mouvement  qui  entraîne  les  Trades-Unions  vers 
une  union  générale  de  toute  la  classe  ouvrière. 
Une  fois  tous  les  métiers  groupés  en  une  hiérar- 
chie de  syndicats,  une  fois  toutes  les  industries 
formant  un  vaste  organisme,  l'échange  équitable 
du  travail  contre  le  travail  pourra  devenir  une 
réalité.  C'est  à  cette  union  des  classes  produc- 

1.  Crisis,  a  février  i833,  vol.  II,  p.  25,  p.  Sg  et  66  ;  vol.  IV, 
p.  24  et  68. 

2.  Depuis  les  premiers  mois  de  i833.  Cependant,  en  août  i833, 
Owen  avait  été  nommé  gouverneur  de  la  Banque  d'Echange  de 
Birmingham. 


LE  TRAVAIL  SOURCE  ET  MESURE  DE  LA  VALEUR     297 

(rices   que,   pendant   les   années    t833   et    i83/i, 
Owen  consacre  tous  ses  elTorls. 

Dès  le  27  avril  i833,  la  Crisis  prend  pour 
sous-titre  :  «  Journal  des  Coopératives,  de  VE(jm- 
fable  Banque  d'Echange  et  des  Trades-V nions.  » 
Owen  dépense  son  infatigable  activité  à  parcourir 
les  districts  industriels,  à  conférencier  à  toutes  les 
réunions  et  congrès  syndicaux,  un  jour  à  Birmin- 
gham, le  lendemain  à  Worcester,  puis  à  Manches- 
ter, un  autre  jour  à  Sheffîeld,  puis  à  Leeds,  à 
Iluddersfield.  à  Derby,  etc...' En  septembre  i833, 
l'inlassable  propagandiste  assiste  au  congrès  de 
l'union  du  bâtiment  à  Manchester  avec  270  délé- 
gués représentant  3o  000  ouvriers.  De  retour  à 
Londres,  le  6  octobre  1 833,  à  l'institution  de  Char- 
lotte streett",  O^ven  expose  le  programme  de  la 
classe  ouvrière  organisée  :  <(  Les  classes  produc- 
trices et  utiles  ont  décidé  que  la  vérité  et  la  justice 
prendraient  enfin  la  place  de  l'erreur  et  de  l'injus- 
tice et  que  la  société  serait  réorganisée  sur  un  prin- 
cipe qui  assurerait  à  chacun  le  produit  de  son 
travail.  Je  viens  justement  de  visiter  quelques- 
unes  des  parties  les  plus  populeuses  du  pays  oii 
règne  une  grande  agitation...  une  agitation  haute- 

1.  Crisis,  vol.  III  et  IV.  Voir  pour  plus  de  diHails  les  letlres 
d'Oweii  cl  la  Crisis  dui;mt  ses  tournées,  par  exemple  en  décembre 
i833.  Crisis  du  28  décembre  i833  et  du  4  janvier  i834. 

2.  (Crisis,  vol.  III,  p.  42,   12  octobre  i833. 


298  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

ment  morale  menée  par  des  hommes  sobres,  tra- 
vailleurs et  intelligents  qui,  indignés  de  l'injustice 
que  présente  l'organisation  actuelle  de  la  société, 
sont  déterminés  à  revendiquer  les  droits  justes  et 
naturels  de  ceux  à  qui  la  société  doit  tout  son  bien- 
être  et  toutes  ses  jouissances.  Je  veux  donner  une 
courte  exquisse  des  transformations  qui  sont 
proches  et  qui  arriveront  soudainement  dans  la 
société  comme  un  voleur  dans  la  nuit.  »  Toute  la 
classe  ouvrière  doit  être  comprise  dans  une  grande 
organisation  qui  mette  fin  à  la  concurrence  indivi- 
dualiste :  toutes  les  industries  doivent  être  gérées 
par  des  Compagnies  nationales  :  «  Nous  aurons 
conservé  tous  les  avantages  à  la  fois  de  la  division  du 
travail  et  de  l'union.  Chaque  industrie  formera  une 
association  de  loges  ;  dans  chaque  profession,  tous 
les  individus  deviendront  membres  de  la  loge 
communale. . .  Les  loges  communales  se  réuniront 
chaque  semaine  et  choisiront  des  délégués  pour 
former  les  loges  de  comté  qui  auront  des  réunions 
mensuelles  et  nommeront  des  délégués  aux  loges 
provinciales.  Celles-ci  enverront  des  délégués  aux 
grands  congrès  nationaux  siégeant  probablement 
à  Londres.  Les  petits  métiers  seront  groupés  en 
organisations  semblables,  par  exemple  tous  les 
ouvriers  du  vêtement  s'uniront,  pour  former  une 
compagnie,  aux  tailleurs,  cordonniers,  chape- 
liers,  modistes  et  couturiers.  »  Il  n'y  aura  plus 


LE  TKAVAIL  SOURCE  ET  MESURE  DE  LA  VALEUR    299 

aucun  secret  industriel  ;  tous  les  renseignements, 
relatifs  au  coût  et  au  profit,  seront  communiqués 
au  public  par  la  Gazette  de  la  Grande  Union  des 
classes  productrices,  et,  le  0  octobre,  Owen  ter- 
mine son  discours  par  cette   déclaration  :  «  Les 
temps  sont  proches  où  il  sera  considéré  comme 
honteux  de  ne  pas  appartenir  à  l'une  ou  à  l'autre 
des  classes  productrices,  et  la  génération  qui  va 
naître  n'aura  pas  de  plus  haute  ambition  que  de  pro- 
duire quelque  chose  d'utile  à  la  société  :  il  n'y  aura 
bientôt  plus  que  les  fous  qui  combattront  une  trans- 
formation si  favorable  aux  intérêts  de  l'humanité.  » 
Le  9  octobre,  Owen  complétait  cet  exposé   du 
socialisme  corporatif  en  disant  :     «  Les  Trades- 
Unions   seront   bientôt,    grâce   à  leur   influence, 
la    toute-puissance   réelle    du    pays...    Elles   ont 
compris  que  la  concurrence  était  la  cause    prin- 
cipale et  immédiate  de  la  pauvreté  et  de  la  mi- 
sère... C'est  pourquoi  elles  sont  prêles  à  former 
des  compagnies  nationales  de  production  :  chaque 
industrie  constituera  une  grande  compagnie,  com- 
prenant tous  les  individus  occupés  dans  la  profes- 
sion, sera  unie  à  toutes  les  autres  compagnies  par 
un  lien  général  d'intérêt  et  échangera  avec  elles  ses 
produits  daprès  l'équitable  principe  de  léchange 
du  travail  contre  une  égale  valeur  de  travail  '.  )) 

I.    Oisii.  vol.  m,   p.  63,     ii|   (Klol)re   iSSIi,    discours  prononcé 


300  LES  TEiMFS  SONT  PROCHES 

Au  commencement  de  i83/4,  la  Grande  Union 
nationale  consolidée  des  métiers  existe  et  voilà 
Owen  un  moment  presque  entraîné  à  faire  du  socia- 
lisme de  lutte  de  classe.  L  agitation  syndicaliste, 
({ui  accompagne  cette  gigantesque  mais  fragile 
création,  pénètre  jusque  dans  les  milieux  agri- 
coles, éveille  le  prolétariat  rural  et  groupe  même 
un  certain  nombre  de  loges  de  femmes.  De  nom- 
breuses grèves  éclatent,  rigoureusement  répri- 
mées, et  la  condamnation  des  six  journaliers  agri- 
coles de-  Dorchester  (mars  i834)  donne  à  la 
Grande  Union  consolidée  des  métiers  roccasion 
d'organiser,  dernière  manifestation  de  sa  puis- 
sance éphémère,  une  procession  qui  comprend  de 
3o  ooo  à  looooo  personnes  (21  octobre  iSS/j). 
Ce  grand  effort  prématuré  de  concentration  syn- 
dicale était  destiné  à  échouer  et  déjà,  dès  le  mois 
d'août  i83/i,  l'esprit  delà  Grande  Union  conso- 
lidée des  métiers  s'était  transformé  ;  celle-ci  ces- 
sait d'être  une  organisation  de  combat  et  chan- 
geait son  nom  en  celui  d'Association  consolidée 
anglaise  et  étrangère  de  f Industrie,  de  VUmnanilé 
et  de  la  Science.  On  proposait  à  la  nouvelle  asso- 
ciation, non  plus  des  fins  de  lutte  de  classe,  mais 

au  Congrès  général  des  délégués  des  coopératives  et  Trades-Unions 
au  local  de  l'Equitable  Banque  d'Echange.  Du  reste,  la  Grande 
Union  nationale  paraît  avoir  été  exclusivement  une  organisation  tie 
lutte  sans  essai  tians  le  sens  d'une  organisation   <le  la  production. 


LE  TRAVAIL  SdURCK  ET  MESURE  DE  LA  VALEUR    301 

des  fins  de  paix  sociale  :  «  Les  employeurs  et  em- 
ployés ayant  piécisément  le  même  intérêt,  il  con- 
vient de  prendre  des  mesures  destinées  à  créer 
des  rapports  amicaux  entre  propriétaires  et  culti- 
vateurs du  sol.  entre  industriels  et  artisans  de 
toute  sorte  ;  de  réconcilier  patrons  et  ouvriers  ;  de 
leur  faire  comprendre  leurs  intérêts  communs  et 
de  remplacer  le  principe  de  concurrence  indivi- 
dualiste par  celui  d'union  et  d'assistance  mu- 
tuelle'. »  Le  même  numéro  du  20  août  i83/i 
annonçait  la  fin  de  la  Crisis,  la  publication  du 
journal  77ie  New  moral  World  et  l'avènement 
d'un  Nouveau  Monde  moral. 

I.    Crisis,  23  août  i83'j,  voL  IV,  p.  i53. 


CHAPITRE   11 
LE  NOUVEAU  MQNDE  MORAL 

(i83/,-i858) 


((  Les  temps  sont  proches,  déclare  Robert 
Owen  dans  le  dernier  numéro  de  la  Crisis,  les 
temps  sont  proches  où  le  système  maudit  du 
Vieux  Monde  d'ignorance,  de  pauvreté,  d'oppres- 
sion, de  cruauté,  de  crime  et  de  misère  disparaî- 
tra... Hommes  de  toutes  les  nations  et  de  toutes 
les  couleurs,  réjouissez-vous  avec  nous  de  ce 
grand  événement  qui  est  tout  près  de  se  pro- 
duire ;  les  temps  sont  proches  où  l'humanité  sera 
délivrée  de  toutes  ses  faiblesses  et  de  toutes  ses 
folies.  Ne  regrettez  pas  que  In  Crisis  expire,  car 
elle  ne  meurt  que  pour  être  remplacée  par  le 
Nouveau  Monde  moral  dans  lequel  vérité,  travail 
et  science  régneront  à  jamais...  »  Le  premier 
numéro  du  A^eto  moral  World  (i"  novemhre 
183/4),  journal  hebdomadaire  destiné  à  exposer 


304  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

en  détail  les  principes  de  système  rationnel  de 
société,  annonce  la  venue  d'un  Nouveau  Monde 
moral  «  où  le  mensonge  n'aura  plus  de  place, 
où  la  pauvreté  et  l'inhumanité  seront  inconnues, 
où  l'esclavage  et  la  servitude  n'existeront  plus, 
un  monde  où  de  l'amour  naîtra  un  bonheur 
exquis  que  n'assombrira  aucune  misère,  un 
monde  où  tous  les  biens  seront  produits  en 
abondance  et  où  tous  jouiront  de  cette  abon- 
dance ;  un  monde  dont  seront  bannies  les  mau- 
vaises passions  et  où  l'Amour  et  la  Raison  prési- 
deront avec  sagesse  aux  destinées  de  la  race 
humaine  ». 

Le  Nouveau  Monde  moral,  il  n'est  point  d  ex- 
pression qui  caractérise  mieux  le  quart  de  siècle 
d'apostolat  moral  et  social  auquel  est  consacrée  la 
vie  d'Owen  entre  i834  et  i858.  Pendant  ces  25 
dernières  années  de  sa  vie,  dans  les  colonnes  du 
Nouveau  Monde  moral,  dans  le  Livre  du  Nouveau 
Monde  moraV,  et  dans  la  Nouvelle  existence  de 
l'Homme  sur  la  Terre^,  dans  la  Revue  trimestrielle 
de  la  Raison  ^  le  Journal  de  Robert  Owen  '*  et  la 
Gazette  Millénaire  '',  dans  ses  innombrables  bro- 


1.  i836-i842-i844. 

2.  i85/i-i855. 

3.  i853. 

4.  i85i-i852. 

5.  i85G-i858.  Ajouter  aussi  deux    séries   de  brochures  sur  la 


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l'i  *\' m:    \  II 


LE  NOUVEAU  MONDE  MORAL  305 

chures,  discours  et  conférences,  apparaît  l'inspi- 
ration clnétiennc  qui  anime  l'homme  et  la  doc- 
Irinc.  Onen  annonce  le  règne  de  Dieu  sur  la 
terre,  l'avènement  d'une  ère  de  vertu  et  de 
bonheur,  un  millénaire  laïque  tout  imprégné  de 
christianisme. 


I 


Cette  dernière  partie  de  la  vie  d'Owen  est  mar- 
quée par  l'apparition  du  socialisme  en  Angleterre 
sous  une  double  forme  :  le  socialisme  de  paix  so- 
ciale et  le  socialisme  de  lutte  de  classe,  lowe- 
nisme  et  le  chartisme. 

Le  mot  de  socialisme  date,  en  France,  de 
i834  :  il  est  ((  inventé  »  par  Pierre  Leroux  qui 
l'emploie,  dans  un  article  de  la  Revue  Encyclopé- 
dique, intitulé  ((  de  1  Individualisme  et  du  Socia- 
lisme ))  pour  désigner  les  doctrines  saint-simo- 
nicnnes.  Il  n'est  pas  sans  intérêt  de  rappeler  ici 
les  termes  mêmes  de  la  défmition  que  Pierre 
Leroux  donne  de  l'individualisme  et  du  socia- 
lisme. L'expression  d'individualisme  était  déjà  de 
langage  courant  :  mais  il  est  curieux  de  connaître 

venue    du    Millénaire,    celle    sur    l'iuauj|uration    du    Millénaire, 
publiées  en  i855  (^  oir  Bibliographie). 

Edouard  Dolléans.  20 


;306  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

avec  précision  le  sens  ou  plutôt  les  deux  sens 
successifs  que  son  inventeur  français  attribuait 
au  mot  socialisme  et  qu'on  pourra  rapprocher 
ainsi  de  la  signification  anglaise  :  «  Nous  sommes 
aujourd'hui,  dit  Pierre  Leroux,  la  proie  de  ces 
deux  systèmes  exclusifs  de  l'individualisme  et  du 
socialisme... 

((  Les  uns  ont  posé  en  principe  que  tout  gouver- 
nement devait  un  jour  disparaître  et  en  ont  conclu 
que  tout  gouvernement  devait,  dès  à  présent,  être 
restreint  aux  plus  étroites  dimensions  ;  ils  ont 
fait  du  gouvernement  un  simple  gendarme  chargé 
d'obéir  aux  réclamations  des  citoyens.  Du  reste, 
ils  ont  déclaré  la  loi  athée  de  toute  manière,  et 
l'ont  bornée  à  régler  les  différends  des  individus, 
quant  aux  choses  matérielles  et  à  la  distribution 
des  biens  d'après  la  constitution  actuelle  de  la 
propriété  et  de  l'héritage.  La  propriété  ainsi  faite 
est  devenue  la  base  de  ce  qui  est  resté  de  société 
entre  les  hommes.  Chacun  retiré  sur  sa  motte  de 
terre  devenait  souverain  absolu  et  indépendant  ; 
et  toute  l'action  sociale  se  réduisait  à  faire  que 
chacun  restât  maître  de  la  motte  de  terre  que 
l'héritage,  le  travail,  le  hasard  ou  le  crime  lui 
avait  procurée  :  Chacun  chez  soi,  chacun  pour  soi. 
Malheureusement,  le  résultat  d'un  tel  abandon  de 
toute  providence  sociale  est  que  chacun  n'a  pas  sa 
motte  de  terre,  et  que  la  part  des  uns  tend  toujours 


LK  NOUVEAU  MONDE  MORAL  307 

à  augmenter,  celle  des  autres  à  diminuer;  le  résul- 
tat bien  démontre  est  resclavage  absurde  et  hon- 
teux de  25  millions  d'hommes  sur  trente. 

((  Les  autres,  au  retour,  voyant  le  mal  ont  voulu 
le  guérir  par  un  procédé  tout  différent.  Le  gou- 
vernement, ce  nain  imperceptible  dans  le  premier 
système,  devient  dans  celui-ci  une  hydre  géante 
qui  embrasse  de  ses  replis  la  société  tout  entière. 
L'individu,  au  contraire,  ce  souverain  absolu  et 
sans  contrôle  des  premiers,  n'est  plus  qu'un 
sujet  humble  et  soumis  :  il  était  indépendant 
tout  à  l'heure,  il  pouvait  penser  et  vivre  selon  les 
aspirations  de  sa  nature  ;  le  voilà  devenu  fonc- 
tionnaire et  uniquement  fonctionnaire  ;  il  est 
enrégimenté,  il  a  une  doctrine  officielle  à  croire  et 
l'inquisition  à  sa  porte.  L'homme  n'est  plus  un 
être  libre  et  spontané,  c  est  un  instrument  qui 
obéit  malgré  lui  ou  qui,  fasciné,  répond  mécani- 
quement à  l'action  sociale,  comme  l'ombre  suit 
le  corps. 

((  Tandis  que  les  partisans  de  l'individualisme  se 
réjouissent  ou  se  consolent  sur  les  ruines  de  la 
société,  les  partisans  du  socialisme,  marchant 
bravement  à  ce  qu'ils  nomment  une  époque  orga- 
nique, s'évertuent  à  trouver  comment  ils  enterre- 
ront toute  liberté,  toute  spontanéité  sous  ce  qu'ils 
nomment  1  organisation. 

«  Les  uns,  tout  entiers  au  présent  et  sans  avenir, 


308  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

sont  arrivés  aussi  à  n'avoir  aucune  tradition, 
aucun  passé.  Pour  eux,  la  vie  antérieure  de 
l'Humanité  n'est  qu'un  rêve  sans  conséquence. 
Les  autres,  transportant  dans  l'étude  du  passé 
leurs  idées  d'avenir,  ont  repris  avec  orgueil  la 
ligne  de  l'orthodoxie  catholique  du  moyen  âge  et 
ils  ont  dit  anathème  à  toute  l'ère  moderne,  au 
protestantisme  et  à  la  philosophie.  » 

On  le  voit,  c'est  aux  Saint-Simoniens  que  Pierre 
Leroux  pensait  en  inventant  l'expression  socia- 
hsme,  comme  il  le  dit  du  reste  dans  une  note  de 
18/I7: 

((  Il  est  évident  que,  dans  tout  cet  écrit,  il  faut 
entendre  ^ar  Socialisme,  le  socialisme  tel  que  nous 
le  définissons  dans  cet  écrit  même,  c'est-à-dire 
l'exagération  de  l'idée  d'association  ou  de  société. 
Depuis  quelques  années,  on  s'est  hahitué  à  appe- 
ler socialistes  tous  les  penseurs  qui  s'occupent  de 
réformes  sociales,  tous  ceux  qui  critiquent  et 
réprouvent  l'individualisme,  toux  ceux  qui  par- 
lent sous  des  termes  différents  de  la  providence 
sociale  et  de  la  solidarité  qui  unit  ensemble  non 
seulement  les  membres  d'un  état,  mais  1  Espèce 
humaine  tout  entière  ;  et,  à  ce  titre  nous-mê- 
mes, qui  avons  toujours  combattu  le  socialisme 
absolu,  nous  sommes  aujourd'hui  désigné  comme 
socialiste.  Nous  sommes  socialiste  sans  doute,  si 
l'on  veut  entendre  par  socialisme  la  doctrine  qui 


LE  NOUVEAU  MONDE  MORAL  309 

ne   sacrifie    aucun    des    Icrmes   de   la   formule  : 
Liberté,   Fraternité,  Egalité,   Unité,   mais  qui  les 
conciliera  tous  (18/17).  —  Je  ne  puis  que  répéter 
ici,  (ajoute-t-il  en    i85o),    à  propos  de  l'emploi 
du  mot  Socialisme  dans  tout  ce  morceau,  que  ce 
(pic    j'ai    dit    précédemment  (p.    121  et  lOo  de 
ce  volume).  Quand  j'inventai  le  terme  de  Socia- 
lisme pour  l'opposer  au  terme  Individualisme,  je 
ne  m'attendais  pas  que,   vingt  ans  plus  tard,   ce 
terme  serait  employé  pour  exprimer,  d'une  façon 
générale,  la  doctrine  religieuse.   Ge  que  j'atta- 
quais sous  ce  nom,  c'étaient   les  faux   systèmes 
mis  en  avant  par  de  prétendus  disciples  de  Saint- 
Simon  et  par  de  prétendus  disciples  de  Rousseau 
égarés   à  la   suite  de   Robespierre  et  de  Babeuf, 
sans    parler     de    ceux    qui    amalgamaient    à    la 
fois     Saint-Simon     et     Robespierre,     avec     de 
Maistre  et  Bonald.  Je  renvoie  le  lecteur  à  VHis- 
loire  du  Socialisme   (qu'il  trouvera  dans  un  des 
volumes  suivants  de  cette  édition),  me  contentant 
de  protester  contre  ceux  qui  ont  pris  occasion  de 
là  pour  me  trouver  en    contradiction  avec  moi- 


même'.  )) 


Un   an  auparavant,  en  Angleterre,  le  mol  de 
socialisme  apparaît  pour  la  première  fois  dans  un 


I.    OEiivres  coniplcles  de  Pierre  Lernii.r.  i.  l.  Louis  Métré,  i85i, 
p.  376. 


310  LES  TEMPS  SONT  PHdGMES 

article  du  Poor  Mans  Guardian^  signé  a  un  so- 
cialiste ».  Le  mol  reparaît  ensuite  dans  le  New 
moral  World  et,  à  partir  de  i836.  les  partisans 
d'Owen  sont  connus  sous  le  nom  de  socialistes. 
En  Angleterre  le  socialisme  naissant  c'est  l'owe- 
nisme  ;  la  conception  socialiste  repose  toute  sur 
l'antithèse  entre  le  Vieux  Monde  d'ignorance  et  de 
pauvreté  et  le  Nouveau  Monde  moral,  entre  le 
système  irrationnel  de  société  et  le  système  ra- 
tionnel ;  au  système  individualiste  où  régnent  la 
concurrence  et  l'argent,  va  se  substituer  le  sys- 
tème d'harmonie  et  de  coopération  mutuelle 
qu'Owen  appelle  le  «  Social  System  "»  :  c'est  de  ce 
mot  qu'est  né  celui  de  socialisme. 

Socialisme  et  owenisme  se  confondent  si  étroite- 
ment'dans  l'opinion  publique  qu'en  i84o,  lorsque 
l'évêque  d'Exeter  dénonce  à  la  Chambre  des  lords 

1.  Poor  Mun's  Guardian,  a/j  août  i833,  publié  par  II.  Hetlie- 
rington,  puis  Bronterre  O'Brien,  afin  de  donner  au  peuple  des 
inPormations  politiques  à  bon  marebé  ;  c'est  le  mouvement  de  la 
presse  sans  timbre  (Lovett,  op,  cit.,  p.  69).  Ce  périodique  dura  du 
20  décembre  i83o  au  20  décembre  i835.  —  Il  est  peu  probable 
qu'il  y  ait  entre  les  deux  mots  ang-lais  et  français  un  lien  de  filia- 
tion. Ce  sont   deux  créations  indépendantes. 

2.  The  New  moral  World,  20  février  i836.  L'éditorial  dit  que 
les  socialistes  du  New  moral  World  ne  sont  pas  des  liommes  de 
parti,  mais  des  liommes  à  la  rechercbe  de  la  vérité...  et  un  article 
signé  «  un  socialiste  »  reproduit  les  idées  d'Owen  sur  l'irrespon- 
sabilité et  les  peines. 

3.  Dans  l'index  du  tome  I\  de  la  collection  du  New  moral 
World,  le  mot  socialisme  est  suivi  de  :    alias  owenisme. 


M-:  NOIIVKAU  MONDK  .M(»I{AI.  311 

les  progrès  cl  les  (langcis  du  socialisme,  c  est  la 
seule  docLiuiccrOwen qu'il  criliquc  et  c'est  Oweii 
qu'il  accuse  des  maux  menaçant  la  société  ' . 
Owen  est  amené  à  défendre  le  socialisme  contre 
ceux  qui  l'attaquent,  et  il  le  définit  dans  des  dis- 
cours prononcés  en  18/I0-/41  et  réunis  en  bro- 
chures. Le  titre  de  la  première  publication  est 
significatif  :  le  socialisme  ou  le  système  rationnel 
de  société  (trois  conférences  faites  à  l'Institut  des 
Artisans  de  Londres  en  réponse  aux  fausses  défi- 
nitions qui  ont  été  données  dans  les  deux  Cham- 
bres du  Parlement,  i8/io).  Dans  la  seconde  : 
((  Qu'est-ce  que  le  socialisme  ?  Quels  seront  ses 
ejjets  sur  la  société  ^  ?  »  Owen  dit  :  «  A  cette 
question  :  qu'est-ce  que  le  socialisme,  je  réponds  : 
C'est  le  système  social  ou,  comme  je  l'ai  toujours 
appelé,  le  système  rationnel  de  Société  fondé  sur 
la  Nature.  » 

Pour  dessinei'  la  physionomie  du  socialisme 
à  son  origine,  il  n'est  pas  nécessaire  de  re- 
prendre en  détail  tous  les  caractères  de  la  doc- 
trine   oweniste,    mais  il  est    utile,   à  l'aide    des 

i.  Parliamenlary  Speeches  duriiKj  Ihe  session  i84o.  London, 
William  Edward  Paniser-Strand  (p.  O1-77,  2^  janvier-4  février 
i8,',o). 

1.  What  is  socialism  et  What  would  be  ils  practical  effects  apon 
Society  ?  Reproduisant  la  discussion  publique  qui  eut  lieu  à  Bristol 
entre  Robert  Owen  et  John  Brindiev,  les  5,  0  et  7  janvier  i8'|i. 
London,  Home  Colonisation  Societv,   18''. 


312  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

publications  owenistes  de  l'époque,  de  résumer 
les  traits  essentiels  de  ce  qu'on  appelait  alors  le 
socialisme.  Cette  esquisse  permettra  de  rappro- 
cher et  d'opposer  Towenisme  et  le  chartisme  :  ces 
deux  formes  contemporaines  de  socialisme  se 
différencient  par  leur  conception  de  l'action 
politique  et  de  l'action  économique. 

Tandis  que  l'action  politique  est  au  premier 
rang  des  préoccupations  chartistes,  Owen  et  ses 
disciples  les  plus  fidèles  méprisent  l'action  politi- 
que :  dans  leurs  écrits,  ils  séparent  nettement  dé- 
mocratie et  socialisme  et  tiennent  les  réformes 
politiques  pour  inefficaces  et  illusoires.  Dans  de 
nombreux  articles  The  New  moral  WorlcV  cher- 
che à  poser  la  ligne  de  démarcation  entre  le  socia- 
lisme économique  et  le  radicalisme  politique  : 
<(  C'est  une  vérité  évidente  que  le  bonheur  d'un 
peuple  dépend  autant  de  son  organisation  sociale 
([ue  de  ses  institutions  politiques,  et,  aussi  long- 
temps que  nos  efforts  ne  visent  uniquement  qu'au 
perfectionnement  de  ces  dernières  seules,  ils  sont 
nécessairement  défectueux  et  incapables  d'attein- 
dre le  but  de  toute  transformation  raisonnable. 
Nous  concédons  volontiers  que  l'affranchissement 

I.  New  moral  World,  t.  T,  p.  896.  Radicah  prlnciples  contrasied 
v;ilh  those  of  the  social  System,  vol.  IV.  Radicals  and  Sociallsls, 
p.  38i  et  1 1  août  i838,  p.  829:  Is  the  universal  suffrage  neces- 
sary  ta  the  establisment  or  perpetuity  of  communities? 


LE  NOUVEAU  MONDE  MORAL  313 

des  masses,  avec  tous  les  privilèges  politiques 
pour  lesquels  luttent  les  réformateurs  politiques, 
est  une  revendication  également  juste  et  raison- 
nable, mais  il  ne  s'ensuit  pas  que  la  condition 
matérielle  du  peuple  en  sera  pour  cela  améliorée. 
On  a  prétendu  que  les  privilèges  politiques  im- 
pliquent l'amélioration  et  la  régénération  de  notre 
organisation  sociale,  mais  nous  ne  pouvons  l'ad- 
mettre. Contre  la  vérité  de  cette  affirmation  nous 
avons  à  opposer  la  saisissante  anomalie  que  pré- 
sente l'Amérique  oii  une  constitution  politique, 
fondée  sur  les  principes  du  radicalisme  politique, 
coexiste  avec  des  crises  économiques,  avec  une 
classe  ouvrière  misérable,  avec  une  lutte  conti- 
nuelle entre  les  classes  riches  et  les  pauvres.  Au 
contraire,  en  Allemagne,  des  institutions  politi- 
ques, bien  moins  démocratiques,  s'unissent  à  une 
organisation  sociale  et  à  une  éducation  destinées 
à  assurer  dans  une  large  mesure  le  bien-être  phy- 
sique, la  culture  intellectuelle  et  l'élévation  mo- 
rale du  peuple.  Le  mot  de  radicalisme  serait  bien 

plus  justement  applicable  à  un  système  qui 

concentrerait  toutes  les  puissances  de  production, 
de  consommation,  de  distribution  et  d'éducation 
de  manière  à  assurer  à  tous  une  félicité  perma- 
nente. Le  parti  des  réformistes  objecte  que  l'ob- 
tention du  suffrage  universel  doit  précéder  l'éta- 
blissement   de   communautés,    qu'autrement  les 


314  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

membres  de  ces  communautés  n'auraient  aucune 
sécurité,  ni  quant  au  respect  de  la  propriété  com- 
mune créé  par  eux  ni  quant  à  la  perpétuité  de 
leur  entreprise  :  ils  resteraient  sous  le  joug  de  la 
classe  capitaliste  qui,  ayant  le  pouvoir  de  faire  les 
lois,  fondrait,  comme  un  oiseau  de  proie,  sur  ces 
communautés  pour  les  détruire.  Tout  ceci  n'est 
(|ue  pure  supposition  ;  nous  nions  que  la  forma- 
tion de  communautés  de  travail  dépende  le  moins 
du  monde  de  la  conquête  du  suffrage  ou  d'autres 

droits   politiques Les    radicaux   commettent 

une  autre  erreur  quand  ils  supposent  que  la  classe 
capitaliste  aurait  le  pouvoir  de  mettre  en  danger 
l'existence  de  ces  petites  sociétés  :  car  la  posses- 
sion de  la  propriété  par  la  communauté  de  travail 
conférera  à  ses  membres  toute  la  puissance  poli- 
tique et  économique  que  donne  aujourd'hui  aux 
autres  individus  la  propriété.  Elle  les  placera  sur 
le  même  pied  que  les  autres  possesseurs  de  la 
richesse'.  »  Le  suffrage  universel  et  les  droits  po- 
litiques sont  inutiles  à  la  fondation  de  villages 
communistes  :  Owen  engage  ses  disciples  à  ne 
pas  se  mêler  à  l'agitation  politique.  Cependant 
tous  les  partisans  des  idées  sociales  d'Owen  ne 
partageaient  pas  son  mépris  pour  l'action  politi- 


I.    Neiij  moral  Worlil.  t.  IV,  p.  87,  a 5  novembre  1887,  Polilical 
Reformer  s. 


LE  NOUVEAU  MONDE  MORAL  Mh 

(jue,  et,  avant  de  se  mêler  au  mouvement  chaiiiste 
dont  quelques-uns  furent  même  les  initiateurs, 
ces  owenistes  dissidents  avaient  mené,  en  i83i-32, 
une  vigoureuse  campagne  en  faveur  du  suffrage 
universel  ' . 

La  grève  est,  dans  le  chartisme,  un  grand  ins- 
trument d'agitation  économique  et  politique  ;  elle 
se  prolonge  même  en  insurrection  à  main  armée  ; 
la  lutte  de  classe  paraît  être  un  des  caractères  de 
ce  mouvement  complexe,  qui  présente  des  aspects 
si  variés  :  les  cliarlistes  font  appel  à  la  force.  Au 
contraire,  après  avoir  pendant  deux  ans  pris  une 
part  active  à  la  violente  lutte  économique  menée 
par  les  Trades-Unions,  OAAen  revient  à  son  idéal 
de  paix  sociale,  et  aux  éphémères  victoires  de  la 
force  il  oppose  les  conquêtes  durables  de  la  raison. 

Tout  comme  les  réformes  politiques,  la  grève  est 
un  leurre  dangereux  pour  la  classe  ouvrière  ; 
Owen  cherche  à  en  dissuader  les  Trades-Unions 
et  propose  d'autres  objets  à  leur  activité  :  celles-ci 
doivent  employer  leur  influence  et  leurs  fonds  à 
la    fondation   de    villages   communistes  "    :  «   Les 


',.  Wallas,  0[j.  cit.,  p.  269-270.  L'analyse  des  liens  qui  ratta- 
client  les  origines  du  cliartisnie  à  l'owenisnie  sera  reprise  avec  plus 
de  détail  dans  une  étude,  où  nous  essaierons  de  marquer,  après  le 
caractère  reliijieux  du  socialisme,  sou  caractère  militarislc. 

■->..  Neiv  moral  World,  17  mars  i838.  Trades-Unions,  2 4  mars 
et  7  avril. 


316  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

Trades-Uiiions  onl  eu  recours  aux  grèves  comme 
à  la  méthode  la  plus  efficace  pour  l'accomplisse- 
ment  de  leurs  fins.  Mais  c'est  là  un  remède  illu- 
soire, car  la  source  de  tous  les  maux  est  la  sur- 
abondance de  main-d'œuvre  par  rapport  au  travail 
dont  la  société  actuelle  a  besoin.  Les  Trades- 
Unions  doivent  changer  leur  tactique.  Loin  d'avoir 
aucune  efficacité,  les  grèves  ne  font  qu'aggraver 
les  maux  dont  les  Unions  se  plaignent,  car  elles 
excitent  le  capitaliste  à  avoir  recours  aux  nouvelles 
machines  afin  de  pouvoir  se  passer  entièrement 
de  travail  manuel.  La  main-d'œuvre  en  excédent 
n'en  reste  pas  moins  sur  le  marché  et  la  néces- 
sité pour  les  travailleurs  de  boire,  de  manger  et 
de  se  A  êtir,  les  amène  peu  après  à  accepter  de  plus 
bas  salaires  que  ceux  qui  ont  pris  leur  place. 
C'est  jouer  là  un  jeu  ruineux.  »  Parlant,  la  se- 
maine suivante,  de  «  l'emploi  rationnel  et  efficace 
de  leurs  fonds  »,  le  New  moral  \\orld  recom- 
mande aux  Trades-Unions  l'émigration  et  les 
villages  communistes  ;  il  cite  à  l'appui  de  cette 
politique  des  extraits  d'un  rapport  des  délégués 
des  ouvriers  unis  de  Grande-Bretagne  :  «  Nous 
avons  vu  que  c'est  la  surabondance  de  main-d'œu- 
vre comparée  à  la  demande  de  travail  qui  est  la 
cause  de  la  baisse  des  salaires.  Le  véritable  et  seul 
objet  des  Trades-Unions  est  de  neutraliser  et  de 
détruire  les  souffrances  qui  naissent  de  là  et  elles 


LE  NOUVEAU  MONDE  MORAL  MT 

ne  peuvent  y  parvenir  quen  réduisant  le  nombre 
des  traA'ailleurs  sur  le  marché.  »  Les  Trades- 
Unions  consacreront  leurs  fonds  à  l'achat  de  mai- 
sons et  de  terres  sur  lesquelles  travailleront  les 
ouvriers  en  chômage  ;  à  la  description  de  ces 
petites  sociétés  qui  devront  se  suffire  à  elles- 
mêmes  et  pourvoir  à  tous  leurs  besoins,  on  recon- 
naît facilement  les  villages  communistes  qu'Owen. 
dès  iSi'y,  proposait  comme  solution  au  problème 
du  chômage.  Grâce  à  ces  communautés  de  tra- 
vail, on  préviendra  les  grèves,  car  on  maintiendra 
sur  le  marché  l'égalité  entre  l'ofire  et  la  demande 
de  main-d'œuvre  et,  par  ces  exercices  commu- 
nistes, la  classe  ouvrière  s'acheminera  peu  à  peu 
vers  la  communauté  d'égalité  parfaite. 

C'esten  effet  vers  des  fins  communistes  qu'Owen 
et  ses  disciples,  les  premiers  socialistes  de  nom, 
tendent  tous  leurs  efforts  et  Aeulenl  diriger  les 
associations  ouvrières.  Le  8  janvier  iSSy,  âVAs- 
sociation  ouvrière  en  vue  du  progrès  politique, 
moral  et  social  des  classes  productrices  on  discute 
cette  question  :  le  libre-échange  aura-t-il  pour 
effet  de  réduire  les  salaires  ?  Owen  répond  par  ces 
mots  :  ((  Nous  perdons  notre  temps  à  discuter  de 
pareilles  questions.  Le  problème  qui  se  pose  est 
celui  de  savoir  si  la  classe  ouvrière  possède  une 
science  suffisante  pour  mettre  fin  à  toutes  nos 
institutions  ;  jusque-là  l'égalité  ne  peut  être  éta- 


318  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

hlie.  l'égalité  est  plus  aisée  que  toute  autre  ré- 
forme ' .  ))  La  fondation  d'une  communauté  modèle 
à  donner  en  exemple  au  monde  entier  est  la  prin- 
cipale préoccupation  des  jDremiers  congrès  socia- 
listes, l'objet  de  pétitions  adressées  au  Parlement^. 
Aussi  ces  premiers  socialistes  auraient-ils  été  bien 
plus  justement  dénommés  communistes  :  c'est 
pour  cette  raison  que  nous  avons  appelé  la  doc- 
trine d'Owen  communisme  agraire  et  non  socia- 
lisme. Dans  la  pétition  adressée  en  mai  i838  au 
Parlement,  les  socialistes  font  appel  au  gouver- 
nement :  ((  Les  pétitionnaires  sont  convaincus 
qu'au  lieu  de  laisser  la  société  se  former  au 
hasard,  sans  prévoyance  aucune  et  abandonnée  à 
toute  espèce  de  désordres,  le  gouvernement  de- 
vrait prendre  les  mesures  nécessaires  pour  placer 
tout  individu  au  milieu  des  circonstances  les 
mieux  adaptées  au  développement  de  ses  puis- 
sances et  facultés.  G  race  à  une  nouvelle  organisa- 
tion, on  devrait  trouver  moyen,  dans  chaque  dé- 
partement de  la  société,  de  substituer  l'ordre  au 
présent  désordre  qui  règne  universellement  dans 
tous  les  actes  de  l'existence.  Chaque  cellule  sociale 
devrait  être  dotée  du  quantum  de  travail  et  de 
capital  le    mieux  adapté  à  la  production   de  la 


I.    Wallas,  op.  cit.,  36o  en  note. 

s.    New  moral  World,   lo  mars  et  16  juin  i833. 


LE  NOUVEAU  MONDE  MORAL  319 

richesse,  à  sa  distribution,  aux  nécessités  de  police 
et  de  gouvernement  local.  L'œuvre  de  réforme 
sociale  doit  commencer  par  la  création  d'établis- 
sements où  les  travailleurs  en  chômage  seraient 
occupés  aux  travaux  de  l'agriculture.  »  A  cette 
fin,  les  pétitionnaires  demandent  l'appui  financier 
du  Gouvernement,  l'afiectation  aux  villages  com- 
munistes de  fonds  réunis  au  moyen  de  bons  du 
Trésor  et  gérés  sous  le  contrôle  de  commissaires 
nommés  parle  gouvernement. 

C  est  encore  là  un  trait  qui  différencie  les  deux 
premières  formes  sous  lesquelles  le  socialisme  est 
apparu  en  Angleterre  :  le  socialisme  oweniste  sol- 
licite le  Gouvernement  de  prêter  son  appui  à  la 
Raison,  tandis  que  le  cliartisme  fait  appel  au 
peuple  organisé  pour  la  résistance  et  la  conquête 
des  droits  politiques  et  économiques. 

Mais  il  ne  faut  pas  exagérer  l'opposition  entre 
l'owenisme  et  le  chartisme,  et,  si  nous  avons 
marqué  les  points  par  où  se  séparent  ce  socia- 
lisme de  paix  sociale  et  ce  socialisme  de  lutte  de 
classe,  il  ne  faut  pas  croire  qu'il  y  ait  entre  les 
deux  mouvements  une  ligne  de  démarcation  bien 
tranchée.  Tout  au  contraire,  les  points  de  contact 
sont  nombreux,  et  les  chartistes  «  de  la  force 
morale  »,  disciples  dissidents  d'Owen  et  partisans 
de  l'action  politique,  forment  comme  un  trait 
d'union   entre  les   purs  disciples  d'Owen   et  les 


320  LES  TEMPS  S(»x\T  PROCHES 

chartistes  de  la  «  force  physique  ».  Sans  doute, 
personnellement,  Owen  s'est  toujours  tenu  à 
l'écart  du  chartisme  dont  les  aspirations  politiques 
et  démocratiques  et  lappel  à  la  force  n'étaient 
pas  pour  lui  plaire  :  voici  comment  il  s  exprime 
sur  FeargusO  Gonnor  :  «  Je  rencontrai,  au  cours 
de  ma  prédication  socialiste  en  Angleterre,  l'oppo- 
sition du  chefde  la  fraction  de  démocratie  violente 
de  la  classe  ouvrière,  Feargus  O'Connor.  cœur 
chaud  et  bien  intentionné,  volonté  énergique,  mais 
esprit  faux.  Il  travaillait  à  donner  à  la  classe  ouvrière 
la  puissance,  sans  le  savoir  nécessaire  pour  en  user 
sagement,  et  je  désirais  lui  donner  lapuissance  par 
la  science  afin  qu'elle  pût  en  faire  un  bon  usage  ^ .  » 
Cependant,  inconsciemment,  Owen  a  participé 
au  mouvement  chartiste  ;  par  la  critique  qu'il 
avË^t  faite  des  maux  de  la  société  actuelle,  par  la 
violence  qu'il  avait  mise  à  dénoncer  la  misère  et 
l'injustice  des  classes  stériles,  par  son  adhésion 
au  mouvement  gréviste  de  i833-3/i  et  au  projet 
de  grève  générale  pour  la  journée  de  dix  heures, 
Owen  avait  préparé  les  esprits  à  l'agitation  char- 
tiste et  aux  discours  enflammés  de  Feargus  O'Con- 
nor. Bon  nombre  de  socialistes  prirent  part  au 
mouvement.  Il  est  vrai  que   c'est  surtout  parmi 


I.   London  Investigalor,  juillel   i856,  p.  2^8.   Notes  autobiojjra- 
phiques. 


LE  NOUVEAU  MONDE  MOKAL  .'dl 

les  chartistes  de  la  force  morale  (|u'()ii  retrouve 
les  noms  de  disciples  plus  ou  moins  immédials 
dOwen  :  ^Villi^In  Lovelt,  James  \\alsoii,  Jolm 
Cleave,  Henry  llcllieringlon,  etc...,  membies  du 
comité  dont  sortit  la  ((  Peoplc's  Cliarter  »,  ceux- 
là  même  qui,  dès  i83(j,  avaient  uni  aux  aspira- 
lions  sociales  et  économiques  d'Oncn  des  visées 
de  réforme  politique  '.  Ce  ne  sont  pas  les  partisans 
d'Owen,  les  socialistes,  qui  firent  du  cliartisme 
un  socialisme  de  lutte  de  classe  ',  mais  les  char- 
listes  de  la  force  physique  dont  les  leaders  furent 
Bronterre  O'Brien  et  Feargus  O  Connor  :  de  ces 
deux  hommes,  le  plus  remarquable  était  Bron- 
terre O'Brien,  un  marxiste  avant  la  lettre,  que 
Feargus  O'Connor  appelait  «  le  maîti'c  d'école  » 
du  cliartisme  :  il  a  été,  si  l'on  peut  dire,  le  tliéori- 
cien  du  mouvement  social  le  moins  systématique 
et  le  moins  doctrinal  qui  n  ait  peut-être  jamais 
existé.  Le  socialiste  oweniste,  malgré  son  anti- 
l'éalisme  utopiquc  et  sa  dédaigneuse  devise  du 
tout  ou  rien,  et  le  socialisme  cliartiste,  malgré 
ses  aspirations  confuses  et  son  agitation  stérile, 
n'ont  pas  été  sans  fruits  :  de  ces  deux  mouvements 

1 .  \V  ;ill;is,  p.   '2-2,  HCk). 

2.  lJ\oil  Jones  (p.  oli),  3jo)  prétend  inriiia  que  les  Sdciiilistes 
aie  se  sont  mêlés  ;iu  mouvement  cluirtiste  ([ue  poui-  l'iissajjii'  et 
montrer  au  peuple  en  insurrection  les  danjfei'S  qu'il  courait  en 
s'abandonnant  aux  conseils  des  chartistes  de  l;i  force  physique. 

Edouard  Doi.i.i'ans.  21 


322  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

est  née  la  coopération  de  consommation  dont  les 
fondateurs,  les  équitables  pionniers  de  Kochdale, 
furent  des  chartistes  et  des  owenistes. 


II 


Dans  sa  déclaration  d'indépendance  mentale  à 
New-Harmony,  Owen  avait  déclaré  que  l'homme 
était  l'esclave  dune  trinité  de  maux  :  la  propriété 
privée,  le  mariage  et  la  religion.  Un  exposé  de 
l'owenisme  ne  serait  pas  complet  s'il  ne  résumait 
pas  les  idées  d'O^ven  sur  le  mariage  et  sur  la 
religion. 

Lovett  raconte  que  quelques  disciples  d'Owen, 
désireux  de  fonder  une  communauté  sur  le  plan 
proposé  par  William  Thompson,  allèrent  trouver 
l'inventeur  des  villages  d'harmonie  pour  lui  de- 
mander ses  conseils  :  O^ven  leur  déclara  qu'avant 
tout  ils  devaient  se  résoudre  à  rompre  leurs  liens 
matrimoniaux  et  à  entrer  dans  la  communauté 
en  simples  célibataires'.  Cette  anecdote  de  Lovett 
donnerait  à  penser  qu'Owen  était  un  partisan  de 
r amour  libre  :  c'est  là  l'idée  que  ses  contempo- 
rains se  faisaient  de  sa  conception  des  relations 
intersexuelles. 

I.   Lovett,  0/;.  cit.,  p.  5o. 


LE  NOUVEAU  MONDE  MOHAL  323 

Les  idées  dOwcn  à  ce  sujet  soiil  développées 
dans  les  conférences  qu'il  fit  en  i835  «  sur  les 
mariages  consacrés  par  les  prêtres  du  Vieux 
Monde  immoral,  conférences  suivies  du  système 
de  mariage  du  Nouveau  Monde  moral'  ».  O^ven 
commence  par  cette  déclaration  :  «  Maintenant 
je  vous  déclare,  et  par  vous  je  le  déclare  à  toutes 
les  nations  de  la  terre,  que  les  mariages  actuels, 
préparés  et  conclus  sous  un  régime  immoral,  sont 
Tunique  cause  de  la  prostitution,  de  tous  les 
maux  innombrables  qui  en  découlent  et  de  la 
majeure  partie  des  crimes  les  plus  dégradants  que 
connaisse  la  société.  Je  vous  déclare  que,  tant  que 
vous  n'aurez  pas  pour  toujours  éloigné  de  vous 
et  de  vos  enfants  cette  cliose  maudite,  vous  ne 
serez  jamais  capables  ni  de  devenir  chastes  et  ver- 
tueux dans  vos  cœurs  et  dans  vos  pensées,  ni  de 
connaître  le  véritable  bonheur...  :  car  maintenant 
presque  tous  ceux  qui  sont  mariés  commettent 
journellement  et  à  toute  heure  le  mensonge  le 
plus  grave  et  vivent  dans  le  plus  grossier  état  de 
prostitution  physique  et  morale.  » 

Le  mariage  est  contraire  à  la  nature  :  «  Oui, 
vous  tous,  pères,  mères,  frères,  sœurs,  maris, 
femmes  et  enfants,    vous  souffrez  gravement  de 

I.  LecUircs  on  tlio  Marriacjes  of  llie  Pricsthood  of  tite  Old  Im- 
moral Worhl,  wUh  appcndix  conlainiiig  llir  Marr'uuje  System  of  the 
New  moral  11  or/c/.  Leeds,  Hobson,  4"  édit.,  i8/jO. 


324  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

cette  contradiction  avec  la  nature,  de  cette  igno- 
rance de  votre  propre  organisme,  de  ce  crime 
contre  nature.  C'est  un  fait  reconnu  maintenant 
(jue  vous  n'avez  pas  été  organisés  de  manière  à 
éprouver  des  sentiments  où  à  n'en  pas  éprouver 
à  votre  gré.  Vous  commettez  donc  un  crime 
contre  les  lois  éternelles  de  votre  nature  lorsque 
vous  dites  que  «  vous  aimerez  et  que  vous  chéri- 
a  rez  »  ce  que  votre  organisation  peut  vous  forcer 
à  haïr  et  à  détester  dans  l'intervalle  de  quelques 
heures...  Ces  institutions  sont  contre  nature  au- 
tant qu'absurbes  et  burlesques,  puisqu'elles  amè- 
nent deux  personnes  de  sexe  différent  à  prendre 
l'engagement  solennel  de  vivre  ensemble  et  de 
s'aimer  toute  leur  vie  sans  tenir  conq^te  des  chan- 
gements physiques,  intellectuels  et  moraux  qui 
peuvent  modifier  les  sentiments  réciproques  des 
époux.  )) 

Le  mariage  est  contraire  au  bonheur  des  indi- 
vidus puisqu'il  est  fondé  non  sur  des  penchants 
naturels  et  des  sympathies  réciproques,  mais  sur 
des  intérêts  de  famille  et  de  fortune.  Le  mariage 
a  des  fins  exclusivement  économiques.  Il  est 
contraire  à  l'intérêt  général  et  à  l'intérêt  des  en- 
fants :  à  l'intérêt  général  parce  qu'il  est  créateur 
d'antagonismes  et  met  en  contlit  les  ambitions 
opposées  des  familles  individualistes  ;  à  l'intérêt 
des  enfants  parce  que  a  les  parents  sont  généra- 


LE  NOUVEAU  MONDE  MORAL  32," 

lemciit  les  oducaleurs  les  moins  compétents  par 
suite  de  l'excès  d'attachement  ignorant,  égoïste  et 
animal  qu'ils  portent  à  leurs  enfants '.  La  famille 
développe  le  sentiment  de  l'égoïsme  au  cœur  des 
enfants.  La  constitution  de  la  famille  isolée  s'op- 
pose à  la  formation  de  caractères  tels  qu'on  peut 
le  souhaiter  pour  les  enfants  ;  les  mariages  don- 
nent à  la  société,  qui  est  le  principal  instrument 
de  formation  de  tout  caractère  individuel,  une 
matière  inférieure  à  travailler  ». 

Enfin  le  mariage  est  contraire  à  la  réalisation 
de  l'égalité.  11  est  «  l'une  des  causes  principales 
de  la  grande  inégalité  de  condition  et  de  fortune 
qui  existe  entre  les  individus.  L'union  artificielle 
entre  les  sexes,  telle  qu'elle  est  faite  par  les  prêtres, 
est  directement  calculée  pour  servir  de  fondement 
à  cette  olTensante  inégalité  et  pour  l'accroître  per- 
pétuellement. Ces  unions  faites  par  les  prêtres 
procurent  à  la  richesse  le  moyen  de  s'unir  en 
mariage  avec  la  richesse  ». 

Le  mariage  a  des  effets  aussi  déplorables  au 
point  de  vue  de  la  moralité  de  l'homme  et  de  la 

r.  Lfctiirrx,  de...  «  Les  parents  sont  incapables  de  leur  rendre 
le  service  de  former  leur  caractère  de  manière  à  en  faire  des 
hommes  et  des  femmes  ayant  quelque  valeur.  On  apprend  aux 
enfants  à  considérer  leur  propre  famille  comme  un  petit  monde  à 
eux  où  l'on  répète  :  ma  maison,  ma  femme,  mon  domaine,  mes 
enfants  ou  mon  mari,  et  où  l'on  se  croit  en  droit  d'accroître  par 
tous  les  moyens  la  richesse  et  les  privilèges  de  la  maison.  » 


326  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

femme  qu'au  point  de  vue  de  leur  bonheur.  «  La 
loi  humaine,  qui  lie  un  homme  à  la  même  femme 
ou  une  femme  au  même  homme  pour  la  vie, 
qu'ils  gardent  ou  non  de  l'airection  l'un  pour 
l'autre,  a  engendré  entre  eux  plus  de  haine  et  dé- 
truit plus  d'amour  que  tout  autre  état  de  choses 
ne  l'aurait  peut-être  fait.  Il  s'en  est  suiAi  une 
pratique  générale  du  plus  grossier  comme  du  plus 
raffiné  mensonge  et  une  dissimulation  absolue 
entre  les  époux  et  la  société.  Du  mariage  sont 
nées  la  jalousie  la  plus  exaspérée  et  la  vengeance. 
Le  mariage  a  séparé  pour  toujours  l'un  de  laulre 
ceux  que  leur  nature  contraignait  à  entretenir 
l'un  pour  l'autre  la  plus  forte  et  la  plus  sincère 
affection.  »  Le  mariage,  loin  de  rapprocher 
l'homme  et  la  femme,  les  a  séparés  plus  profon- 
dément :  il  a  créé  entre  les  sexes  le  mensonge 
alors  que  l'homme  et  la  femme  ne  seront  heu- 
reux que  ((  lorsqu'ils  pourront  en  toute  occasion 
se  parler  le  seul  langage  innocent,  celui  de  la 
vérité  )). 

La  nature  doit  être  le  seul  guide  des  relations 
entre  les  sexes  :  ((  N'est-il  pas  plus  conforme  au 
sens  commun  de  laisser  la  nature  agir  et  décider 
par  elle-même  ?  Les  autres  espèces  animales  ont- 
elles  connaissance  d'un  seul  jiéché  sexuel  ?  Y  a-t- 
il  dans  aucune  espèce  animale  une  différence  entre 
manger,  boire,  dormir  et  perpétuer  par  les  mêmes 


LE  NOUVEAU  MONDE  MORAL  327 

lois  naturelles  l'existence  de  l'espèce  ?  La  nature 
n'a-t-ellc  pas  réglé  chez  les  animaux  ce  dernier 
penchant  aussi  sagement  que  les  autres  ?  N'est-il 
pas  probahle  que.  si  elle  n'était  pas  contrariée  par 
1  homme  ignorant  et  présomptueux,  elle  réglerait 
et  dirigerait  sagement  ce  penchant  chez  l'espèce 
humaine  pour  son  plus  grand  bien  comme  elle  le 
fait  pour  toutes  les  autres  espèces  animales?... 
La  conduite  des  sexes  sera  guidée  par  la  seule 
nature  et  non  par  les  lois  et  inventions  irration- 
nelles des  prêtres...  La  chasteté  de  la  nature  ou 
vraie  chasteté,  cette  chasteté  qui  seule  est  ver- 
tueuse, consiste  dans  les  rapports  des  sexes  quand 
il  y  a  entre  eux  une  sympathie  pure  et  spontanée 
ou  une  sincère  alTection  ;  quand  les  qualités  phy- 
siques et  intellectuelles  de  l'un  sont  en  accord 
parfait  avec  celles  de  l'autre  ;  quand,  en  fait, 
leurs  natures  se  complètent  si  heureusement  qu'ils 
forment  un  tout  harmonieux  :  quand,  unis  de 
corps  et  d'âme,  ils  deviennent  un  seul  être  dont 
les  sentiments  et  les  intérêts  s'identifient  ;  quand 
ils  sont  ainsi  rendus  capables  de  joindre  leurs 
sympathies  et  leurs  aflections  aussi  longtemps  que 
la  nature  les  a  destinés  à  rester  unis.  )) 

Aux  mariages  artificiels  du  Vieux  Monde  im- 
moral, Owen  oppose  les  unions  naturelles  du 
Nouveau  Monde  moral,  unions  fondées  sur  la 
sympathie  mutuelle,  la  sincérité  réciproque  et  la 


328  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

connaissance  de  la  nature.  Les  sexes  ne  doivent 
pas  èlre  des  étrangers  éternellement  ignorants 
l'un  de  l'autre  :  «  L'homme  et  la  femme  ne  sont 
que  les  parties  intégrantes  d'un  tout  ;  par  la  com- 
binaison des  sexes,  la  race  humaine  a  atteint 
l'adaptation  la  plus  parfaite  aux  fins  de  l'huma- 
nité. L'homme  et  la  femme  complètent  tous  deux 
la  nature  humaine  par  leur  union  ;  séparés  et 
isolés,  ils  n'en  sont  que  la  moitié  ;  tous  deux,  dès 
leur  enfance,  doivent  apprendre  à  se  connaître 
exactement'...  »  Owen  réclame  pour  les  deux 
sexes  des  droits  égaux  et  une  éducation  commune 
destinée  à  les  rapprocher.  C'est  sur  cette  égalité 
des  sexes,  sur  la  vérité  et  sur  des  sympathies 
conscientes  que  seront  fondées  les  unions  sexuel- 
les dans  le  Nouveau  Monde  moral  :  «  L'homme 
et  la  femme  ne  s  associeront  sans  crime  que  lors- 
qu'ils auront  unealTeclion  réelle  l'un  pour  l'autre, 
et  cette  affection  sera  forte  et  durable  en  propor- 

I.  Lectures,  etc..  «  Cette  ig-norance  de  leur  propre  nature  est 
le  fondement  de  tous  les  sentiments  artificiels  et  de  toutes  les- 
erreurs  qui  finissent  par  exister  entre  les  deux  sexes.  Les  jeunes 
personnes  sont  remplies  de  fausse  honte  en  ce  qui  concerne  les 
sympatliies  les  meilleures  et  les  plus  précieuses.  Il  s'ensuit  qu& 
chaque  sexe  trompe  l'autre  continuellement.  Les  sympathies  et 
sentiments  sexuels  sont  aussi  innocents  que  tous  les  autres  senti- 
ments créés  par  la  vue,  l'ouïe,  le  {joùt,  l'odorat  ou  les  sensations 
éveillées  par  n'importe  quel  objet  de  la  nature  :  il  est  aussi  néces- 
saire de  dire  la  véi'ité  relativement  aux  premiers  que  relativement 
aux  derniers.  » 


LE  NOUVEAU  MONDE  MOHAL  32» 

tioii  des  qualités  bonnes  et  supérieures  qui  auront 
été  cultivées  cliez  chacun  des  deux  dès  l'enfance.  » 
Dans  le  Nouveau  Monde  moral,  les  personnes 
désireuses  de  contracter  une  union  annoncent 
cette  intention  piil)li(|nement  à  l'assemblée  du  di- 
manche. Si  elles  persistent  dans  celte  intention, 
au  bout  de  trois  mois  elles  font  une  seconde  dé- 
claration publique  qui  est  inscrite  sur  les  registres 
de  la  société.  Les  mariages  sont  uniquemejit  for- 
més pour  le  bonheur  des  sexes,  et,  si  cet  objet 
n'est  pas  atteint,  le  but  de  l'union  est  détruit.  Si: 
les  parties,  après  un  intervalle  de  12  mois  au 
moins,  découvrent  que  leurs  dispositions  et  leurs 
habitudes  ne  s'accordent  pas  et  qu'il  n'y  a  pas 
])our  elles  la  moindre  perspective  de  bonheur 
dans  leur  union,  elles  doivent  faire  à  cet  effet  une 
déclaration  publique.  Après  quoi  elles  s'en  retour- 
nent chez  elles  et,  viventencore  ensemble  pendant 
six  mois  ;  si  elles  trouvent  de  nouveau  que  leurs 
(qualités  ne  s'harmonisent  pas  et  si  toutes  deux 
sont  du  même  avis,  elles  font  une  seconde  décla- 
ration.  Les  deux  déclarations  enregistrées  et  ap- 
puyées par  des  témoins  constituent  la  séparation 
légale.  Quand  une  seule  des  parties  désire  se 
séparer,  si  l'autre  s'oppose  à  la  séparation,  on  leur 
demandera  de  vivre  encore  ensemble  pendant  six 
mois  pour  s  assurer  que  leurs  sentiments  et  leurs 
habitudes    ne    peuvent    pas    s'accorder    de    ma- 


330  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

nière  à  leur  donner  le  bonheur.  Mais,  si  à  la 
fin  du  second  semestre,  la  personne  désirant  la 
séparation  persiste  dans  le  même  esprit,  la  sépa- 
ration devient  définitive.  Les  personnes  séparées 
pourront,  sans  en  être  moins  estimées,  contracter 
de  nouvelles  unions  mieux  adaptées  à  leur  ca- 
r-actère.  Comme  tous  les  enfants  dans  ce  Monde 
nouveau  seront  élevés  et  instruits  sous  la  surveil- 
lance et  par  les  soins  de  l'Etat,  la  séparation  des 
parents  n'entraînera  aucun  changement  dans  la 
situation  des  membres  de  la  irénération  nouvelle. 


III 


La  philosophie  du  wni'^  siècle,  qui  avait  inspiré 
à  ÛAven  ses  principes,  reposait  sur  l'idée  d'un 
état  de  perfection  ou  état  de  nature,  idée  emprun- 
tée au  christianisme,  idée  d  un  paradis  terrestre 
reporté  du  passé  dans  l'avenir.  A  ces  origines 
d'une  philosophie  athéistique,  l'owenisme  devait 
d'être  tout  imprégné  d'un  christianisme  incon- 
scient. Qui  plus  est,  d'instinct,  Robert  Owen  avait 
l'âme  d'un  chrétien  de  l'agc  apostolique.  Il  ne 
faut  oublier  ni  cette  inspiration  originelle  ni  ces 
tendances  instinctives  si  l'on  veut  comprendre 
les  idées  d'Owen  sur  la  religion,  l'esprit  de  toute 


LE  NOUVEAU  MONDE  M015AL  331 

>;i  doctrine  elles  liens  qui  existententre  le  socia- 
ilisnie  et  le  christianisme. 

Les  idées  d'OAven  sur  la  religion^  peuvent  se 
résumer  en  une  triple  croyance  et  en  un  précepte 
daction  pratique  ;  une  triple  croyance  :  i"  en 
l'existence  d'une  cause  toute-puissante  de  créa- 
tion, cause  incompréliensiblc  pour  la  raison  hu- 
maine :  2"  en  Tirresponsabilité  de  la  nature  hu- 
maine et  en  sa  transformatioii  possible  grâce  au 
contrôle  des  circonstances  ;  3"  en  la  venue  pro- 
chaine d'un  paradis  terrestre  :  un  seul  principe  de 
conduite  pratique,  la  charité  et  l'amour.  La  reli- 
gion rationnelle  que  prêche  Owen,  c'est  le  chris- 
tianisme dépouillé  de  ses  dogmes  et  revenu  à  la 
pure  tradition  évangélique.  Ecoutez  plutôt  ces 
paroles  qui  sont  celles  d'un  chrétien  sans  le  sa- 
voir :  (.(  De  même  qu'il  est  impossible  de  deman- 
der à  la  race  humaine  de  voler  si  on  ne  lui  donne 
des  ailes,  ainsi  sans  charité  il  ne  peut  y  avoir  ni 
vertu  ni  raison...  Une  charité  pure,  spontanée  et 
universelle  est  la  seule  puissance  capable  d  assu- 

I.  The  Bevolulion  in  Ihc  Mind  and  Practicc  of  thc  Hiiman  Race. 
p.  Oi',-64  (Principles  and  I^ractice  of  Rational  I\eligfion,  Laws  I2- 
22  and  Reasons  for  tlie  Laws,  p.  90-110).  —  The  Bool:  of  ihc 
j\cw  moral  World,  explanatory  ofTlie  Uational  Religion,  4'' P'H'tio- 
London,  Watson,  i84/i-  —  The  Calechism  of  Ihc  New  moral 
World.  Manchester  and  London,  i''  (sans  date).  —  Social  Bible. 
London,  Iletherington.  —  Et  Social  Hymns,  autorised  version 
■{second  ed).  Leeds,  18/I0. 


332  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

ler  le  bonheur  de  lexistence  terrestre...  Les  pra- 
tiques et  le  culte  de  la  religion  rationnelle  consis- 
tent à  favoriser,  dans  toute  l'étendue  de  nos 
ibrces,  le  bonheur  et  le  bien-être  de  tout  homme, 
femme,  enfant,  sans   considération  de  classe,  de 

secte,  de  parti,  de  nationalité  ni   de  couleur 

Les  temps  sont  proches  oi^i  les  antagonismes  in- 
sensés qui  existent  disparaîtront,  où  tous  les 
hommes  seront  unis  par  les  liens  de  la  charité  et 
par  un  seul  intérêt  qui  en  fera  ce  qu'ils  sont  en 
réalité,  les  membres  d'une  même  famille  ne  par- 
lant qu'un  seul  langage,  n'ayant  qu'un  cœur  ar- 
demment désireux  du  bonheur  et  de  la  perfection 
de  tous.  ))  La  religion  rationnelle  a  pour  objet 
immédiat  la  charité  et  pour  fin  dernière  la  réali- 
sation du  bonheur  humain,  le  règne  de  Dieu  sur 
la  terre.  Comme  le  christianisme  primitif,  la 
religion  rationnelle  présente  ce  double  caractère  : 
un  mystique  élan  d'amour  universel,  une  attente 
plus  matérielle  d  un  très  prochain  millénaire. 

La  morale  évangélique,  le  précepte  d'amour  et 
de  charité,  est  l'essence  même,  non  seulement  de 
la  religion  rationnelle,  mais  de  toute  la  doctrine 
d'OAven  qui  s'éclaire  d'un  jour  nouveau  si  on  la 
regarde  comme  la  manifestation  d'un  christianisme 
social  ignorant  de  ses  origines.  L  influence  du 
sentiment  éthique  en  économie  politique  est  sou- 
vent  dominante,  tout    particulièrement  dans  les 


LE  NOUVEAU  MONDE  MORAL  3;W 

docti'iiios  (les  réformateurs  sociaux  cl  dans  celle 
d'Owen.  L'owenisme  est  moins  une  doctrine  éco- 
nomique (|u'une  éthique  sociale,  dlustrée  de  con- 
sidérations économiques,  dans  laquelle  les  préoc- 
cupations de  vertu  et  de  moralité  et  les  aspirations 
sentimentales  l'emportent  sur  les  nécessités  de  la 
production  et  les  lois  de  la  circulation  des  ri- 
chesses. 

En  apôtre  Oa\  en  a  vécu  ;  en  apôtre  il  meurt. 
Agé  de  près  de  88  ans,  malade  et  affaihli,  il  veut 
néanmoins,  en  octobre  i858,  aller  à  Liverpool 
assisterau  congrès  pour  ravancenient  de  la  science 
iiociale.  On  le  porte  jusque  sur  la  plate-forme,  et 
il  prend  la  parole  pour  proclamer  une  dernière 
lois  les  principes  auxquels  il  a  consacré  sa  vie  : 
mais  bientôt  la  faiblesse  l'empcclie  de  continuer, 
il  défaille  et  s'affaise  dans  les  bras  de  son  vieil 
ami  Lord  Brougbam.  On  le  transporte  à  l'hôtel 
où  il  reste  quelque  temps  évanoui  sur  son  lit.  A 
peine  revient-il  à  la  conscience  qu'il  se  fait  répé- 
ter les  paroles  qu'il  a  prononcées.  Quelques  jours 
après,  se  sentant  plus  fort,  Owen  désire  revoir  les 
lieux  de  son  enfance.  Il  reste  quelques  jours  à 
NeAvtoAvn,  puis  repart  pour  liiAcrpool.  Il  revient 
enfin  dans  son  pays  natal  oh  il  veut  reposer  et  où 
une  bronchite  lui  enlève  ses  dernières  forces.  Le 
ministre  protestant  vient  à  son  chevet  et  lui  de- 
mande s'il  ne  regrette  pas  sa  vie  follement  dépen- 


334  LES  TEMPS  SONT  PROCHES 

sée  en  projets  inlVuctueux  et  en  vains  clïorts. 
—  ((  Non,  monsieur,  répond  Owen,  ma  vie  n'a 
pas  été  inutile  :  j  ai  proclamé  des  vérités  im])or- 
tantes,  et,  si  le  monde  n'a  pas  voulu  les  accueillir, 
c'est  qu'il  ne  les  a  pas  comprises  :  puis-je  l'en 
blâmer?  Je  suis  en  avance  sur  mon  temps.  »  Le 
17  novembre  1808,  à  sept  heures  moins  le 
quart  du  matin,  Robert  O^ven  pénétra  tout 
doucement  dans  la  mort  en  murmurant:  «Le 
repos  est  venu.  » 


ANNEXES 


ANNEXE  I 


LE  CATÉCIIlS.Mi:  1)1    NOUVEAU  MONDE  MORAL  ' 


«  Consiuré  à  la  \  érité  sans  Mystère, 

sans  Mélansfe  d'Erreur  ou  Cmiiiti;  humaine.   » 


Demande.  —  Qu'est-ce  que  l'homme? 

Réponse.  —  Un  être  organisé  ou  un  animal  qui  possède 
certains  pouvoirs  et  certaines  facultés  physiques,  intellec- 
tuelles et  morales,  ainsi  que  des  prédispositions  cjui  lui 
donnent  de  l'attrait  ou  de  la  répulsion  pour  certains 
ohjets. 

D.  —  En  quoi  dilTèrc-t-11  des  animaux  et  autres  êtres 
organisés  ? 

/?.  —  En  ce  qu'il  est  doué  de  facultés  intellectuelles  et 
morales  supérieures  à  celles  de  tous  les  autres  animaux  : 
facultés  qui  lui  ont  permis  d'établir  sur  eux  son  empire. 
Il  est  par  consé([uent  le  maître  des  animaux. 

D.  —  Comment  l'homme  a-t-il  été  créé? 

H.  —  Il  n'existe  pas  encore  d'être  humain  en  état  de 
répondre  à  cette  question  d'une  façon  rationnelle  ou  satis- 

I.    The  Catechisin  of  The  Xen'  moral  World,  by   RoI)ert   Owen. 
Mancliester,  Abel  HeyAvood.  Lmidon,  H.  Hetlierington.  Priée  one 
Penny  :  sans  date.  Une  édition  de  Leeds  porte  la  date  de  i838. 
Edouard  Doli.lans.  22 


338  ANNEXES 

faisante.  Tout  ce  qu'on  peut  afTîrmer  avec  vérité  sur  cette 
question  qui  n'a  pas  d'Intérêt  actuel,  c'est  que  l'iionime  a 
été  créé  par  une  puissance  Inconnue  de  lui,  d'une  manière 
analogue  à  celle  dont  toutes  les  autres  substances  organi- 
ques ont  été  créées.  Chacune  de  ces  substances  organiques 
ont  leurs  prédispositions  particulières,  leurs  tendances 
caraclérlsllques,  leurs  lois  d'attraction  et  de  répulsion  qui 
sont  les  lois  de  leur  nature  ou  lois  naturelles  de  chaque  es- 
pèce; aucune  n'échappe  aux  lois  générales  et  aux  lois 
individuelles  de  son  espèce. 

D.  —  Quelles  sont  donc  les  lois  d'attraction  de  la  nature 
humaine? 

R.  —  D'une  manière  générale,  les  inclinations  de  la 
nature  humaine  se  résument  en  un  certain  nombre  de 
désirs  :  l'homme  a  le  désir  de  sensations  agréables,  le  désir 
d'être  nourri,  celui  de  prouver  son  attachement  à  ceux  qui 
satisfont  à  sa  faim  et  à  sa  soif;  le  désir  de  sommeil  et 
de  repog  quand  il  est  fatigué  de  corps  ou  d'esprit;  le  dé- 
sir de  perpétuer  son  espèce  conformément  aux  lois  de  sa 
nature;  le  désir  d'exercer  convenablement  toutes  ses  facul- 
tés et  de  déployer  toutes  ses  puissances  physiques,  intellec- 
tuelles et  morales  (seul  moyen  de  lui  assurer  santé  et 
bonheur)  ;  le  désir  de  dire  toujours  la  vérité  ou  d'expri- 
mer sans  déguisement  toutes  ses  sensations  ;  le  désir  de 
faire  partager  à  ses  frères  et  d'étendre  à  ses  frères  le  bon- 
heur ou  les  sensations  agréables  dont  il  jouit  lui-même  ; 
le  désir  d'éprouver  toujours  des  sensations  agi'éables  et  par 
suite  de  changer  une  sensation  par  une  autre  aussitôt  que 
la  preuiière  cesse  de  lui  procurer  du  plaisir;  enlln  le 
désir  d'une  pleine  liberté  d'action. 

D.  —  Quelles  sont  les  lois  de  répulsion  de  la  nature 
humaine  ? 

/?.  —  D'une  manière  générale,  l'homme  a  de  l'aversion 
pour  tout  ce  qui  cause  à  son  individu  une  soudVance  phy- 
sique,   ntellectuelle  ou  inorale;  plus  particulièrement  il  a 


LE  CATÉCHISME  DU  NOUVEAU  MONDE  MORAL   339 

de  l'aversion  pour  tout  ce  qui  s'oppose  à  la  satisfaclion  de 
son  instinct,  lorsqu'il  a  faim  ou  soif;  pour  tout  ce  qui 
rcmpèclie  de  i^oùlcr  son  repos  ou  de  dormir  cou  for  moment 
à  sa  nature;  pour  tout  ce  qui  l'empêche  tle  satisfaire  le 
désir  de  perpétuer  son  espèce  lorsqu'il  y  est  conduit  par  les 
sollicitations  naturelles  de  son  organisme  :  pour  tout  ce  qui 
s'oppose  au  libre  jeu  de  ses  forces  et  de  ses  puissances 
physiques,  intellectuelles  et  morales  lorsque  son  organisme 
le  pousse  à  les  exercer  ;  pour  tout  ce  qui  l'empêche  d'ex- 
primer librement  les  convictions  que  sa  nature  l'oblige  à 
adopter  ou  d'éprouver  les  sentiments  que  sa  nature  l'oblige 
à  ressentir  ;  pour  tout  ce  qui  l'empêche  de  recevoir  des 
sensations  agréables  et  d'en  jouir;  pour  .tout  ce  qui  cause 
une  peine  à  ceux  qui  ne  lui  ont  point  fait  de  mal  ou  qui 
les  empêche  de  jouir  de  sensations  agréables;  enfin  pour 
tout  ce  qui  met  obstacle  à  sa  liberté  d'action  conformément 
aux  impulsions  naturelles  de  son  organisme. 

D.  —  L'homme  est-il  l'auteur  de  tous  ces  penchants  ou 
de  quelqu'un  d'entre  eux  ? 

R.  —  Non  l'homme  est  incapable  de  contribuer  en  quoi 
que  ce  soit  à  la  formation  de  ses  inclinations. 

D.  —  Est-il  juste  ou  utile  de  le  louer  ou  de  le  blâmer, 
de  le  récompenser  ou  de  le  punir,  enfui  de  le  rendre  vis- 
à-vis  des  hommes  ou  de  quelque  autre  être  responsable  de 
la  formation  de  l'un  de  ces  penchants,  de  l'une  de  ces  qua- 
lités ou  capacités  particulières  ? 

/?.  —  ÎNon  :  l'idée  de  responsabilité  est  parmi  les 
plus  absurdes  et  en  fait  elle  a  été  cause  de  beaucoup  de 
anal. 

D.  —  Ces  prédispositions  de  la  nature  hvunaine  sont- 
olles  bonnes  ou  mauvaises  ? 

R.  —  Elles  sont  bonnes  au  plus  haut  degré  ;  toutes  sont 
nécessaires  à  la  formation  d'un  être  intelligent,  raison- 
nable et  heureux  ;  elles  sont  nécessaires  aussi  à  la  conser- 
vation de  l'espèce. 


3iO  ANNEXES 

D.  —  En  quoi  consiste  le  bonheur  de  l'homme  ? 

li.  —  11  consiste  en  sensations  agréables  et  réside  dans 
la  satisfaction  de  tous  les  besoins  de  la  nature  dans  les 
limites  de  la  tempérance. 

D.  —  Quelles  sont  les  institutions  qui  pourraient  assurer 
pratiquement  et  pendant  toute  leur  existence  à  tous  les 
membres  de  la  race  humaine  les  sensations  agréables  les  plus 
nombreuses,  les  plus  innocentes  et  les  plus  saines  ? 

R.  —  Des  institutions  destinées  à  mettre  en  activité 
d'une  façon  saine  et  innocente,  au  moment  convenable, 
toutes  les  forces  et  facultés  physiques,  intellectuelles  et 
inorales  de  la  nature  humaine;  des  institutions  destinées 
à  assurer,  conformément  à  l'organisme  et  à  la  constitution 
de  chaque  individu,  l'exercice  régulier  et  modéré  de  ces 
forces  et  facultés.  Ces  institutions  devront  maintenir  en 
équilibre  le  mécanisme  des  désirs,  parce  que  c'est  ainsi 
seulement  qu'on  peut  élever  le  l)onheur  de  l'homme  à  sou 
plus  haut  degré  et  le  rendre  durable. 

D.  —  En  quoi  consiste  le  malheur  de  l'homme  ? 

/?.  —  Le  malheur  consiste  pour  l'homme  en  sensations 
pénibles  et  réside  dans  la  non-satisfaction  des  besoins  de 
ses  facultés  physiques.  Intellectuelles  ou  morales. 

D.  —  Dans  quelle  condition  l'homme  devient-il  un  être 
bon  et  raisonnable  ? 

R.  —  Lorsque  tous  les  besoins  de  son  organisme  sont 
régulièrement  satisfaits  dans  les  limites  de  la  tempérance. 

D.  —  Quand  l'homme  devient-il  un  être  mauvais  et 
déraisonnable  ;* 

R.  —  Lorsque  les  besoins  de  la  nature  et  de  son  orga- 
nisme restent  insatisfaits. 

D.  —  Dans  quelles  circonstances  l'iiomme  est-il  le  plus 
facile  à  gouverner  ? 

R.  —  Lorsqu'il  est  soumis  à  des  institutions  qui  lui  per- 
mettent en  tout  temps  de  contenter  et  de  satisfaire  les. 
besoins  de  sa  nature  dans  les  limites  de  la  tempérance. 


LE  CAT-ECllIS.ME  Di:  .NULVEAU  .NKJNDI'.  .MOliAE        3il 

/).  —  ()uancl  riiomino  est-il  le  \A\\s  dillicile  à  gou- 
verner ? 

H.  —  Lorsfjue  les  besoins  de  son  organisation  physique, 
intellectuelle  et  morale  sont  le  moins  satisfaits. 

D.  —  Connnent  tous  les  besoirus  de  la  nature  lumiaine 
peuvent-ils  être  satisfaits  dans  les  limites  de  la  tempé- 
rance, à  l'avantage  commun  de  l'iiidnitlu  et  de  la  société? 

R.  —  Par  les  gouvernants,  par  les  fabricants  de  bon- 
heur social,  édictanl  une  léiiislation  générale  destinée  à 
atteindre  ce  résultat. 

D.  —  Ce  grand  desideratum  des  alTaircs  humaines  peut- 
il  être  réalisé  aujourd'hui  dans  la  pratique  [)ar  des  mesures 
que  puissent  prendre  les  gouvernements  des  pays  les  plus 
civilisés  du  monde? 

R.  —  Oui  et  ceux-ci  agiraient  pour  le  plus  grand  bien 
de  tous  :  le  bonheur  restera  inconnu  à  riiommc  jusqu'à 
ce  que  ce  grand  résultat  ait  été  obtenu. 

1).  —  V  a-l-il  jamais  eu  dans  un  pavs  un  gouvernement 
qui  ail  placé  l'homme  au  milieu  des  circonstances  qui 
permettent  à  tous  les  besoins  de  la  nature  de  se  satisfaire 
régulièrement  dans  les  limites  de  la  tempérance? 

R.  —  Non.  jamais,  (^n  ne  s'est  jamais  rapproché  à 
aucun  degré  d'une  pareille  constitution  rationnelle  de  la 
société. 

/).  —  Est-il  possible  aujourd'hui  de  placer  l'homme  au 
ïuilieu  des  circonstances  qui  réaliseraient  son  plus  grand 
avantage  à  la  fois  comme  individu  et  comme  membre  de 
la  société,  et  qui  lui  permettraient  de  satisfaire  tous  les 
besoins  de  sa  nature  dans  les  limites  de  la  tempérance? 

R.  —  Oui,  car  il  existe  la  plus  grande  abondance  de 
moyens  et  de  matériaux  propres  à  mettre  l'homme  en  si- 
tuation d'atteindre  cet  heureux  état.  L'assentiment  de 
l'opinion  publique  est  maintenant  la  seule  chose  néces- 
saire pour  amener  tous  les  gouvernements,  quelqu'en  soit 
la  forme,  à  entreprendre  tout  de  bon  la  réalisation  de  cette 


342  ANNEXES 

Iransforinalioii  d'une  manière  pacifique  et  rationnelle poui- 
le  plus  grand  bien  de  tous  les  individus  et  de  tous  les  États. 

D.  —  Quels  sont  les  obstacles  qui  s'opposent  à  la  réali- 
sation immédiate  de  ce  changement  dans  l'opinion  publi- 
que, changement  ([ue  a'ous  dites  pouvoir  accomplir  si 
promptemcnt  celte  grande  et  glorieuse  émancipation  do 
l'homme  libéré  de  l'ignorance,  du  péché  et  de  la  misère  ? 

R.  —  Les  obstacles  les  plus  formidables  sont  les  erreurs 
fondamentales  à  l'aide  desquelles  on  a  jusqu'ici  façonné 
l'opinion  pvd^lique. 

D.  —  Ouelles  sont  ces  erreurs  fondamentales  qui  dres- 
sent un  si  pernicieux  obstacle  sur  la  voie  du  progrès  et  du 
bonheur  universels  ? 

R.  —  Les  erreurs  londamentales  dont  tout  le  mal  moral 
est  né  et  sur  lesquelles  les  institutions  de  tous  les  pays  ont 
été  et  sont  encore  basées. 

D.  —  Quelles  sont  ces  erreurs  et  ces  institutions? 

R.  —  Les  erreurs  et  les  institutions  dont  les  soutiens 
sont  la  prêtraille  et  les  gouvernements  de  tous  les  pavs  où 
il  existe  des  prêtres  et  des  gouvernants. 

D.  —  Les  prêtres  et  les  gouvernants  retirent-ils  un 
bénéfice  de  ces  erreurs  et  de  ces  institutions  ? 

R. —  Non,  tout  avi  contraire;  car,  en  tant  cjue  hommes, 
ils  perdent  tous  les  avantages  supérieurs  de  leur  nature. 
Mais,  depuis  leur  enlance,  ils  ont  été  dressés  par  la  société 
à  croire  qu'ils  retirent  individuellement  de  ces  erreurs  un 
grand  bénéfice  et  cjue  sans  elles  la  société  ne  pourrait  être" 
dirigée  pacifiquement  et  n'existerait  que  dans  la  plus  pro- 
fonde discorde  et  le  plus  grave  désordre. 

D.  —  La  société  a  donc  le  choix  entre  :  dresser  le 
peuple  à  admettre  comme  vérités  de  grossières  erreurs  ou 
bien  lui  incvdquer  dès  lenfance  la  seule  A  éritéP 

R.  —  Oui  et  elle  peut  foi'cer  le  peuple  à  recevoir  et  à 
garder  toute  la  vie  l'empreinte  profonde  de  l'erreur  ou  de 
la  vérité;   mais  il  serait  bien  plus  facile  de  lui   insuffler 


LE  CATKClllSME  DU  NOUVEAU  MONDE  MORAL        ;}43 

l'amour  de  1<t  vrritô  plutôt  que  celui  de  l'erreur  si  le 
clergé  ne  dirigeai l  pas  l'éducation  et  ne  formait  pas  le 
caractère  du  peuple. 

D.  —  Qu'est-ce  donc  cjue  cette  société  dont  l'opinion 
est  toute-puissante  pour  le  bien  comme  pour  le  mal  P 

/?.  —  C'est  un  certain  nombre  d'individus  des  deux 
sexes  révmis  en  association  pour  leur  entrelien  et  bien-être 
mutuels  et  dont  les  sentiments  généraux  iqui  constituent 
l'opinion  publique  peuvent  réaliser,  mèni<î  instantanément, 
la  plus  profonde  révolution. 

D.  —  Quand  l'bomme  est-il  le  plus  puissant  pour  le 
bien  et  pour  le  mal  ?  Quand  il  agit  individuellement  et 
sans  l'appui  de  ses  semblables  ou  quand  il  s'associe  à  eux  ? 

H.  —  Quand  il  fait  partie  d'une  société.  En  effet,  en 
ce  cas,  les  forces  de  cliaque  membre  sont  considérablement 
multipliées,  tandis  cjue  ses  actions  peuvent  être  eiïicace- 
ment  contrôlées  et  dirigées  par  la  société  de  manière  à 
produire  ou  beaucoup  plus  de  bien  ou  beaucoup  plus  de 
mal. 

D.  —  (}uand  l'individu  peut-il  faire  plus  pour  déve- 
lopper le  bonbeur  de  la  race  bumaine-'  lorsque  son  propre 
intérêt  est  mis  en  contradiction  avec  celui  de  la  société 
ou  lorsc[ue  tous  ses  intérêts  sont  unis  et  identifiés  à  ceux  de 
la  société  '•) 

R.  —  Lorsque  tous  les  intérêts  de  l'individu  et  de  la 
société  sont  identifiés  comme  le  sont  ceux  d'une  même  la- 
mille  dont  les  forces,  les  facultés,  les  biens  et  les  propriétés 
sont  directement  employés  à  développer  le  bien-être  et  le 
bonbeur  de  cbaque  individu,  sans  aucune  partialité,  con- 
formément à  la  constitution  particulière  de  cbaque  mem- 
bre de  cette  grande  famille. 

D.  —  L'bumanité  a-t-elle  fait  preuve  de  sagesse  en 
adoptant  et  en  mettant  à  la  base  de  ses  institutions  des 
idées  qui  opposent  directement  l'intérêt  de  l'individu  à 
celui  de  la  société  ? 


;{14  ANNEXES 

R.  —  Non.  car  ces  idées  et  toutes  les  institutions  (ju'on 
a  iondées  sur  ces  prétendues  vérités  tendent  à  perpétuer 
l'ignorance,  la  pauvreté  et  le  désordre  et  à  développer 
les  sentiments  les  plus  bas  et  les  pires  passions  dont 
la  nature  est  capable.  Ces  idées  erronées  et  ces  insti- 
tutions doivent,  par  suite,  produire  beaucoup  plus  de  mal 
(pie  de  bien  et  procurer  à  l'ensemble  de  l'iiumanité  beau- 
coup plus  de  sensations  pénibles  c{ue  de  sensations  agréa- 
bles. Elles  font  de  la  terre  un  Pandémonium  alors  qu'il 
serait  très  facile  maintenant  d'en  faire  un  Paradis. 

D.  —  Ainsi  de  toutes  ces  erreurs  proviennent  les  lois, 
les  institutions  et  les  praticpies  cjui  en  découlent,  qui  divi- 
sent les  intérêts  de  l'Humanité  et  mettent  l'intérêt  appa- 
rent de  l'individu  en  opposition  avec  le  véritable  intérêt 
général  de  la  race  buniaine.  Toutes  ces  erreurs  sont  com- 
binées de  telle  sorte  qu'elles  procurent  plus  de  i)eine  que 
de  plaisir  à  tout  individu  du  sexe  masculin  ou  féminin, 
quelque  soit  son  rang,  sa  place  ou  sa  condition? 

/?.  —  Très  certainement.  Il  n'y  a  pas  de  loi  de  nature  plus 
lixe  et  plus  immuable  que  la  loi  qui  assure  aux  intérêts 
unis  la  supériorité  sur  les  intérêts  individuels  afin  d'éta- 
blir d'une  manière  permanente  la  baute  prépondérance 
de  la  race  humaine  sur  tous  les  autres  êtres  de  la  terre. 

D.  —  L'Humanité  fait-elle  preuve  évidente  de  vraie 
sagesse  et  de  raison  en  adoptant,  pour  les  mettre  a  la  base 
de  ses  instilulions,  des  idées  destinées  à  ne  donner  que  des 
sensations  agréables  ou  avi  contraire  en  adoptant  des  idées" 
destinées  a  imposer  à  tous  les  êtres  humains  une  existence 
lissée  de  sensations  pénibles} 

/('.  —  Il  est  sage  et  raisonnable  d'adopter,  pour  en  faire 
le  fondement  des  institutions,  les  principes  capables  d'as- 
surer des  sensations  agréables  à  tous  les  individus  pendant 
toute  leur  vie.  Et  il  esl  tout  à  fait  insensé  et  irrationnel 
de  donner  pour  fondement  aux  institutions  des  notions 
imaginaires  qui  sont  en  contradiction  avec  les  faits  et  qui 


LE  CATECHISME  DU  NOUVEAU  MONDE  MORAL   aW 

doivent  nécessairement  produire,  durant  la  vie  de  cliaquc 
individu,  une  somme  incalculablement  plus  grande  de 
sensations  pénibles  que  de  sensations  agréables. 

D.  —  Quelles  sont  les  inslitnlions,  fondées  sur  des  idées 
erronées,  qui  causent  le  plus  de  sonllrance  à  la  race 
bumaine  ? 

/?.  —  Les  institutions  qui  doivent  le  jour  et  servent  de 
soutien  aux  idées,  aux  imaginations  suivantes  :  l'iiominc 
né  mauvais;  l'homino  capable  de  se  former  ses  convictions 
et  ses  sentiments,  à  son  gré,  même  s'ils  sont  en  opposi- 
Tion  avec  les  lois  immuables  de  son  organisme,  c'est-à- 
<lire  les  lois  de  la  nature  qui  l'obligent,  sans  considéra- 
lion  pour  sa  volonté  ou  son  désir  du  contraire,  à  st; 
soumettre  aux  croyances  qui  s'imposent  le  plus  fortement 
à  son  esprit,  aux  sentiments  que  sa  nature  propre  lui  ins- 
pire. 

D.  —  Pouvez-vous  cxpli([uer  plus  complètement  c|uelles 
sont  CCS  institutions? 

R.  —  Oui  :  ce  sont  celles  qui  ont  été  imaginées  et  dont 
on  entretient  l'existence  pour  inculc^uer  au  peuple  les 
idées  erronées  exposées  précédemment  et  celles  qui  ont 
été  inventées  pour  fortiller,  par  ce  qu'on  appelle  la  Loi, 
toutes  les  pratiques  malfaisantes,  injustes  et  irrationnelles 
qui  découlent  nécessairement  de  ces  conceptions  barbares 
et  absurdes. 

D.  —  Exposez  plus  spécialement  ce  que  sont  les  insti- 
tutions qui  découlent  de  ces  imaginations? 

/?.  —  Toutes  les  institutions  qui  entretiennent  dans  le 
monde  le  clergé  et  les  temples  ;  toutes  celles  qui  entre- 
tiennent dans  le  monde  les  liommes  de  loi,  les  juges  et 
les  magistrats  avec  leurs  tribunaux;  toutes  les  vastes  insti- 
tutions qui  perpétuent  dans  le  monde  le  système  mer- 
cantile de  poursuite  de  l'argent,  de  l'argent  cjui  ne  repré- 
sente pas  directement  et  bonnèlement  les  biens  réels,  de 
l'argent  dont  la  valeur  est  cbangeante  quand  on  l'estime. 


346  ANNEXES 

])ar  rapport  à  une  somme  immuable  en  quantité  et  qua- 
lité d'objets  de  première  nécessité.  11  en  est  do  même 
de  toutes  les  institutions  qui  divisent  les  intérêts  et  les- 
sentiments  des  individus  ;  de  toutes  celles  qui  tendent  à 
partager  l'humanité  en  familles  isolées,  en  classes,  en. 
sectes  ou  en  partis  et  en  ces  départements  sectionnés  qu'on 
appelle  des  nations  ;  de  toutes  celles  qui  tendent  à  mettre 
en  opposition  les  intérêts  apparents  des  individus  et  les 
intérêts  apparents  de  la  société,  alors  que  les  intérêts  réels 
des  uns  et  de  l'autre  sont  éternellement  une  seule  et  même 
chose. 

D.  —  Y  a-t-il  encore  d'autres  institutions  qui  soient  la 
la  cause  de  plus  de  souffrances  que  de  plaisir  ? 

R.  —  Oui,  il  en  existe  encore  une  quantité  innombrable  ; 
mais  toutes  découlent  directement  ou  indirectement  de 
quelqu'une  des  [)récédcntes,  c'est-à-dire  de  ce  qu'on  appelle 
religion,  loi,  inariage  et  propriété  individuelle,  tovites 
institutions  fondées  en  contradiction  avec  les  lois  de  la 
nature. 

D.  —  Comment  les  prêtres  ont-ils  été  cause  dans  le 
monde  de  plus  de  souffrance  que  de  bonheur  ? 

R.  —  Par  leur  effort  constant  pour  mettre  obstacle  aux 
inclinations  de  la  nature  humaine  en  les  appelant  par 
ignorance  des  vices  et  pour  encourager,  par  suite  de  la 
même  ignorance,  ses  prédispositions  répulsives  en  les  appe- 
lant des  vertus.  Ils  forcent  ainsi  l'homme  à  devenir  un 
être'déraisonnable  et  méchant. 

D.  —  Est-il  sage,  alors,  de  conserver  plus  longtemps  le 
clergé  et  ses  diverses  institutions? 

R.  —  Non.  Pour  les  raisons  qui  viennent  d'être  expo- 
sées, c'est  la  plus  giande  de  toutes  les  erreurs  d'en  con- 
server la  moindre  parcelle  ou  la  moindre  parcelle  des 
institutions  collatérales  qui  lui  servent  aujourd'hui  d'ap- 
is"'- ,  •         .         .     .  . 

D.  —  Comment  les  codes  de  lois  qui  dirigent  le  monde 


LE  CATECHISME  DU  NOUVEAU  MONDE  MORAL   347 

ont-ils  été  conibiiics  de  niauK'i'o  à  causer  plus  de  soul- 
Irance  que  de  bonheur  ? 

/?.  —  De  la  niènic  uianière  générale  ;  car  ils  ont  été 
laits  aussi  pour  cnipèclier  et  prévenir  l'action  des  inclina- 
tions de  la  nature  liuniaineel  encourager  les  pi'édispositions 
répulsives,  c'est-à-dire  pour  contredire  les  lois  de  la  nature 
physique,  intellectuelle  et  morale  de  l'homme.  Or,  les  in- 
clinations de  la  nature  humaine  sont  toutes  bonnes  el 
nécessaires  potir  assurer  santé  et  Ijouheur.  Les  codes  de 
lois  inventés  et  appliqués  en  contradiction  avec  ces  pen- 
chants sont  bien  combinés  pour  rendre  l'homme  déraison- 
nable et  méchant  el  sont  sûrs  d'atteindre  leur  but. 

D.  —  Est-il  sage,  alors,  de  conserver  ces  codes  de  lois 
et  ces  institutions  cl  tie  contribuer  à  leur  maintien? 

R.  —  Non.  l*our  les  raisons  déjà  exposées,  il  est  tout  à 
lait  insensé  de  les  conserver  et  de  leur  donner  plus  long- 
temps le  moindre  soutien. 

D.  —  Pourquoi  les  institutions  de  l'armée  et  de  la 
marine  sont-elles  combinées  de  manière  à  produire  plus 
lie  soullrance  que  de  bonheur  ? 

R.  —  Parce  quelles  ont  été  inventées  et  employées  pour 
obliger  l'homme,  par  la  l'orce  brutale,  à  agir  et  à  parler 
contrairement  à  ses  convictions  et  en  opposition  avec  les 
sentiments  et  les  penchants  de  sa  nature  et  pour  le  con- 
traindre, par  conséquent,  contre  sa  nature,  à  devenir  dé- 
raisonnable et  méchant. 

D.  —  Est-il  sage  de  maintenir  les  armées  permanentes 
de  terre  et  de  mer  ? 

R.  —  Non,  cela  est  tout  à  fait  insensé;  car  tant  qu'il 
leur  sera  permis  d'exister,  la  race  humaine  restera  fatale- 
ment dans  un  ('tat  d'esclavage  et  de  misère.  Et  ces  insti- 
tutions sont  aujourd'hui  inutiles,  car  il  n'est  pas  néces- 
saire d'employer  la  force  brutale  pour  déterminer  l'homme 
à  agir  en  harmonie  avec  ses  penchants  naturels. 

D.  —  Poui-quoi  l'achat  et  la  vente  des  objets  nécessaires 


348  ANNEXES 

à  la  vie  et  rechange  d'une  monnaie  conventionnelle,  soit 
de  métal,  soit  de  papier,  en  vue  d'un  profit  pécuniaire, 
«onl-il  combinés  de  façon  à  causer  plus  de  soulfrance  que 
de  bonheur  ? 

/?.  —  En  raison  des  effets  extrêmement  funestes  que  la 
poursuite  d'un  profit  pécuniaire  dans  les  affaires  produit 
sur  les  dispositions,  l'esprit  et  la  conduite  de  tout  individu 
qui  s'y  consacre.  Cette  praticjue  tend,  plus  puissamment 
que  toute  autre,  à  avilir  le  caractère,  à  faire  des  acheteurs 
et  des  vendeurs  des  hypocrites  et  à  engendrer  ainsi  dans 
toute  la  race  humaine  un  perpétuel  conllit  de  convoitises; 
chacun  cherche  à  tirer  profit  de  l'ignorance  ou  de  la  fai- 
blesse des  autres  ;  tous  les  avantages  de  l'existence  vont 
aux  oisifs  et  aux  indignes,  tandis  que  les  producteurs  labo- 
rieux en  sont  dépouillés  dans  une  pins  large  proportion. 
•Celte  pratique  fait  obstacle  au  développement  de  la  richesse 
qui  a  le  plus  de  valeur,  parce  qu'elle  en  limite  l'accrois- 
sement au  montant  de  l'instrument  artificiel  de  circula- 
tion dont  peuvent  disposer  les  producteurs  de  cette 
richesse. 

D.  —  Pourcjuoi  le  système  individualiste  de  la  concur- 
rence et  les  institufions  que  la  société  a  organisées  pour 
■entretenir  cette  concurrence  produisent-ils  plus  de  bien 
que  de  mal? 

R.  —  Parce  que  aujourd'lnii,  quel  fpi'ait  été  autrefois 
leur  elTet,  ces  institutions  sont  parfaitement  combinées 
|:)0ur  retarder  l'accélération  du  progrès  dont  fextensiôn 
peut  être  incalculable  ;  pour  propager  dans  toutes  les 
branches  de  la  société  le  découragement  et  les  mauvaises 
passions.  Elles  multiplient  à  l'infini  les  fatigues  de  l'exis- 
tence humaine  et  le  labeur  de  l'homme  ;  elles  font  de 
lui  un  fripon  qui  s'imagine  être  rusé,  tandis  qu'en  même 
temps  il  se  dupe  lui-même  ;  elles  diminuent  considérable- 
ment ses  moyens  de  jouissance;  elles  dégradent  ses  qualités 
intellectuelles  et   morales  cl  impriment  une  fausse  direc- 


LK  CArKCIIISMI';  hl'  NOL'VK.Vr  MONDK  MOIJAI,        3ir> 

lion  à  cliacime  dos  [xilssaiiccs  de  sa  nature,  (le  svsU'inc  csL 
donc  bien  organisé  pour  drosser  l'homme,  dès  l'onfancc, 
à  devenir  à  la  Ibis  insensé  et  fourbe  et  pour  le  mettre  au 
rang  des  animaux  les  plus  dénués  de  raison.  Ce  système 
ost,  en  fait,  étant  donnés  les  éléments  qui  existent  aujour- 
tlhui  pour  assurer  le  boidieur  de  la  race  humaine,  un  dos 
plus  grand  lléaux  du  monde  ;  car  ce  système  est  le  gi-and 
dissipateur  et  le  grand  destructeur  de  la  richesse,  le  grand 
obstacle  à  l'accroissement  de  la  production  et  le  grand 
ompéchemcnt  aux  jouissances  que  cet  accroissement  pour- 
rait procurer. 

D.  —  ()iie  devraient  faire  les  peuples  et  les  gouverne- 
ments du  monde  pour  faire  disparaître  maintenant  les 
causes  de  souffrance  et  de  mal  et  pour  assurer  à  travers  les 
siècles  futurs  un  progrès  continu  et  sans  recul  vers  le 
bonheur  et  la  vertu  ? 

R.  —  Renoncer  à  toutes  les  erreurs  fondamentales  qui 
produisent  le  mal  moral,  source  do  toute  soulTrance,  et 
adopter  les  principes  fondamentaux  du  bien  moral,  source 
i\c  tout  bonheur  ;  non  pas  faire  mourir  d'une  mort  violente, 
mais  laisser  mourir  d'une  mort  lente  et  naturelle  les  insti- 
tutions établies  pour  entretenir  dans  le  monde  la  soulTrance 
ou  le  mal  moral,  et  établir  immédiatement  de  nouvelles 
institutions  inépuisables  sources  de  bonheur  ou  de  bien 
moral.  J'entends  par  là  la  promulgation  de  dispositions  telles 
que  par  elles  tous  les  hommes  professent  et  mettent  en 
pratique,  sans  cesse  et  en  toute  sincérité,  les  principes 
de  paix  et  de  vérité  et  qu'ils  cessent  tous  de  professer  et 
de  mettre  on  pratique  les  principes  de  violence  et  de  fau- 
seté. 

D.  —  Est-il  possible  d'elTecluer  une  si  admirable  trans- 
formation clans  les  affaires  humaines  sans  précipiter  la 
société  tout  entière  dans  une  confusion  et  un  désordre 
sans  fin  ? 

R.  —  Il  est  parfaitement  simple  et  facile  d'opérer  cette 


330  ANNEXES 

transformation.  Tous  les  éléments  nécessaires  à  sa  réalisa- 
tion la  plus  complète  et  la  plus  rapide  sont  aujourd'hui  à 
la  disposition  des  gouvernements  d'Europe  et  d'Amérique 
comme  h  celle  des  gouvernements  des  parties  de  la  terre 
les  plus  éloignées. 

D.  —  Les  gouvernements  souflViront-ils  quelque  dom- 
inage  en  mettant  en  œuvre  ces  éléments  ') 

R.  —  Non,  tout  au  contraire  :  les  gouvernants  en  reti- 
reraient, comme  individus,  un  profit  bien  plus  considé- 
rable qvie  celui  que  leur  procurerait  le  complet  succès  de 
tous  les  plans  qu'ils  ont  imaginés  jusqu'ici  ou  qu'ils  pro- 
jettent, sous  l'empire  du  mal  moral. 

D.  —  Pourquoi  donc  les  gouvernants  nadoptent-ils  pas 
immédiatement  les  mesures  qui  leur  permettront  d'cl- 
fectuer  sans  retard  cette  transformation  ;' 

R.  —  Parce  qu'ils  ne  possèdent  pas  suIUsammcnt  la 
science  des  principes  et  encore  moins  leur  mise  en  prati- 
que qui  peuvent  seules  opérer  celte  transformation,  l'opi- 
nion publique  qui  gouverne  le  monde  n'a  pas  été  assez 
éclairée  pour  leur  permettre,  en  opposition  avec  l'état  de 
■choses  actuel,  d'entreprendre  une  si  profonde  transforma- 
tion dans  les  alTaires  humaines. 

D.  —  Alors  la  date  de  cette  grande  révolution  dépend 
<le  l'opinion  publique? 

R.  —  De  l'opinion  publique  seule. 

D.  —  Il  est  évident  alors  que  l'œuvre  la  plus  impor- 
tante à  laquelle  un  homme  puisse  prendre  part  est  d'aider 
à  la  création  d'une  nouvelle  opinion  publique,  en  faveur 
<ie  la  Vérité  et  contre  le  Mensonge  ? 

R.  —  Certainement,  aujourd'hui  la  plus  grande  œuvre 
qu'vm  homme  ait  à  accomplir  est  de  détruire  la  cause  de 
tout  mal  et  d'instaurer  un  bonheur  durable  pour  la  race 
Jiumaine. 

D.  —  Comment  peut-il  créer  cette  nouvelle  opinion 
joublique  ? 


M-:  CATKCIIISMK  DU  NOUVEAU  MONDE  MORAI>        ;îol 

IL  l'Aie  sera  crrôo  |)ar  les  amis  do    la  V(''rlt('  ([ui  ont 

assez  de  courage  moral  pour  comballre  les  erreurs  popu- 
laires et  les  grands  préjugés,  en  se  mettant  en  avant  pour 
organiser  des  réunions  publi((ues,  des  lectures  ])ub]iques, 
des  discussions  publi([ues  et  des  publications  à  bon  marché 
en  faveur  de  la  cause;  de  la  Vérité  contre  l'Errour  et  en 
devenant  membres  d'une  Association  récemment  formée 
pour  propager  dans  le  monde  entier  la  \  érité  sans  mé- 
lange d'erreur. 

D.  —  Comment  ces  démarches  publi([ues  peuvent-elles 
être  encouragées  et  poussées  avec  une  énergie  et  une  per- 
sévérance sullisantes  pour  elfectuer  dans  un  espace  de 
temps  raisonnable  le  grand  objet  qu'il  faut  atteindre  ? 

R.  —  Elles  le  seront  par  les  mesures  elTicaces,  actives, 
énergiques,  rélléchies  de  1'  \ssociation  dont  il  a  été  fait 
mention  dans  la  réponse  précédente. 

D.  —  Quel  nom  lui  a-t-on  donné  ? 

R.  —  «  L'Association  de  toutes  les  classes,  de  toutes  les 
nations,  pour  la  formation  d'un  Nouveau  Monde  moral.  » 

D.  —  Connnent  cette  Association  assurera-t-elle  la  trans- 
formation de  l'opinion  publique  ? 

R.  —  En  convoquant  des  réunions  publiques  ;  en  aidant 
à  propager  des  lectures  et  des  discussions  publiques  à 
Londres  et  à  proclamer  ces  \  érités  ;  en  fondant  des  grou- 
pes d'Associations  similaires  dans  toutes  les  parties  du 
royaume  et  aussi  chez  les  autres  nations  juscju'à  ce  qu'elles 
s'étendent  dans  le  monde  entier.  Ces  Associations  se  garan- 
tiront elles-mêmes  contre  le  manque  d'argent  et  contre 
tous  les  maux  artillciels  de  la  vie  qui  découlent  du  svstème 
actuel  de  mal  moral  :  en  d'autres  termes,  elles  produiront 
pour  elles-mêmes  tout  ce  qui  leur  sera  nécessaire  pour 
assurer  leur  bonheur  durable. 


ANNEXE  II 

ADRESSE  DE  ROBERT  OWEN  AUX  HOMMES 
ET  AUX  FEMMES  DE  FRXNCE. 

(i8Z,8) 

Amis, 

Une  grande  responsabilité  vient  de  peser  soudain  sur 
vous. 

En  conséquence,  l'esprit  public  de  l'Europe,  qui  main- 
tenant va  se  tourner  de  votre  côté  dans  l'espoir  d'v  trouver 
un  digne  et  haut  exemple  d'invitation  générale,  exige  de 
vous  une  grande  prévoyance,  une  grande  sagesse,  une 
grande  patience  et  une  grande  charité. 

L'occasion  que  vous  avez  sagement  saisie  est  glorieuse 
■et  au-dessus  de  tout  ce  qui  s'est  fait. 

On  a  dit  avec  raison  :  «  Laissez  les  sots  discuter  les 
formes  de  gouvernements;  celui  qui  administre  le  mieu.x 
■est  le  meilleur.  » 

Tout  gouvernement  basé  sur  de  faux  principes  a  besoin 
■d'être  soutenu  par  la  force  et  la  déloyauté,  et  il  n'en- 
gendrera jamais  que  le  mal. 

Tous  les  gouvernements  ont  été,  jusqu'à  présent,  basés 
sur  de  faux  principes,  et  nécessairement  soutenus  par  la 
force  et  la  déloyauté. 

Edouard  Dolléaxs.  2.3 


3o4  ANNEXES 

\ous  pouvez  désormais  établir  un  nouveau  gouverne- 
ment basé  seulement  sur  la  vérité,  gouvernement  qui 
pourra  servir  d'exemple  au  monde  et  devenir  un  bienfait 
pour  l'humanité. 

Les  résultats  d'un  semblable  gouvernement  devront  être 
d'établir  : 

«  1°  Une  situation  avantageuse,  continuelle,  physique 
et  morale,  dont  puisse  jouir  tout  individu  selon  son  âge, 
son  talent  et  sa  forme  corporelle  ; 

«  2°  Une  éducation  générale  depuis  la  plus  tendre  en- 
fance, de  manière  à  développer  et  à  cultiver  le  plus  pos- 
sible les  facidtés  phvsiqucs,  intellectuelles  et  morales  de 
chaque  individu,  conformément  à  ses  penchants  et  à  son 
organisation  ; 

«  3"  Comme  toutes  les  religions  et  les  choses  idéales 
ne  sont  chez  les  peuples  cjue  la  conséquence  naturelle  des 
diirérences  des  degrés  de  latitude  et  de  longitude  sur  le 
globe,  toutes  les  croyances  religieuses  devraient  être  égale- 
ment libres,  sans  que  le  pouvoir  légal  accordât  à  l'une 
plus  de  privilèges  qu'à  l'autre.  Ce  n'est  que  de  cette  ma- 
nière que  l'erreur  disparaîtra  insensiblement  et  naturel- 
lement pour  faire  place  à  la  vérité  qui  alors  se  fera  jour 
et  régnera  triomphante  ; 

«  4°  Liberté  générale  de  parler,  d'écrire  et  d'agir,  au- 
tant que  cela  ne  pourra  nuire  au  bonheur  de  tous,  à  l'in- 

telliaence  et  à  la  morale  ; 

o 

«  5°  Egalité  d'instruction,  d'éducation  et  de  condition 
selon  les  forces  et  les  capacités  de  chacun  ; 

«  6°  Aucune  taxe,  à  moins  que  ce  soit  une  taxe  graduée 
sur  la  propriété,  jusqu'à  ce  que  la  fortune  soit  annuelle- 
ment appelée  à  devenir  surabondante  pour  tous  ; 

«  7"  Comme  l'homme,  selon  les  lois  de  sa  nature,  est 
l'enfant  des  circonstances  où  le  place  la  folie  ou  la  sagesse 
de  la  société,  et  comme  la  sagesse  nous  dit  :  —  Remplacez 
tout  ce  qui  est  inférieur  par  ce  qui  est  supérieur,  —  la 


l 


ADRESSE  DE  ROBERT  O^VE^'  3.w 

pratique  de  ce  principe  devrait  avoir  lieu  immédiatement; 

«  8°  Comme  les  hommes  isolés  et  désunis  ne  peuvent 
réaliser  ce  changement  de  choses  inférieures  en  choses 
supérieures,  des  idées  d'unité  et  d'association  raisonnables 
devraient  être  mises  à  exécution,  en  tenant  compte  des 
habitudes  d'isolement  dans  lesquelles  se  trouvent  les  indi- 
^idus  élevés  au  milieu  de  la  génération  actuelle  ; 

«  9"  Un  gouvernement  local  sera  établi  ;  chaque  divi- 
sion d'hommes  et  de  femmes  qu'il  renfermera  sera  basée 
sur  des  principes  préalablement  statues  :  chacune  de  ces 
divisions  n'excédera  pas  le  nombre  d'individus  reconnu  le 
plus  avantageux  pour  un  établisseinent  rationnel  de  la 
société,  afin  de  mettre  tout  le  monde  à  même  d'être 
employé  pour  trouver  le  bien-être  et  le  distribuer  le  plus 
avantageusement  possible,  afin  que  tous  soient  dès  leur 
enfance  instruits,  enseignés  et  bien  gouvernés  localement  ; 

«  On  devrait  faire  comprendre  à  tous  que  ces  résultats 
no  peuvent  être  atteints  (jue  lorsque  les  individus  seront 
en  étal  de  réaliser  ces  importants  objets. 

«  Pour  être  on  élat,  il  l'aut  qu'ils  soient  formés  par  des 
institutions  nouvelles  qui  les  maintiendront  dans  leur 
dignité,  par  leur  propre  industrie  bien  dirigée,  sans  qu'ils 
puissent  craindre  de  retomber  dans  le  monde,  qui  est  pour 
bien  des  gens  une  source  journalière  d'horreur  et  de 
misère  ; 

«  II"  Le  gouvernement  américain,  en  prime,  et  sauf 
(piolques  modifications  essentielles,  pourra,  pour  com- 
mencer, servir  de  modèle  ; 

«  12°  La  non-intervention  d'aucune  puissance  étran- 
gère, si  ce  n'est  comme  médiatrice,  pour  empêcher  les 
hostilités  ;  cependant  il  sera  sage  de  la  part  des  nations 
de  se  maintenir  en  paix  et  sans  une  entente  cordiale  avec 
vous  ; 

«  i3°  Enfin  être  une  nation  armée  pour  la  défense, 
mais  non  pour  l'attaque. 


:io6  ANNEXES 

«  Le  poinl  essentiel  est  donc  d'acquérir  des  connais- 
sances pour  mettre  en  pratique  la  manière  dont  il  faut 
diviser  et  exécuter  des  dispositions  qui  permettent  gra- 
iluellement  de  placer  les  individus  dans  des  conditions 
propres  à  créer  et  à  distribuer  la  richesse  de  la  meilleure 
manière  possible,  et  d'acquérir  un  caractère  supérieur 
conlormément  à  leurs  qualités  naturelles,  de  manière  à 
être  iiénéralement  et  localement  bien  t;ouvernés. 

«  Telle  est  la  nouvelle  transformation  sociale,  com- 
préhensible et  exigée  par  le  monde,  avec  un  grand  et  nou- 
veau pouvoir  scientifique,  productif,  à  la  disposition  de 
la  société  pour  le  bien  de  toutes  les  nations  et  de  tous  les 
peuples.  Celte  nouvelle  manière  d'employer  la  population 
de  tous  les  pays  peut  être  pacifiquement  effectuée  et 
avec  avantage. 

«  Vous  êtes  aujourd'hui  dans  les  meilleures  conditions 
qui  se  soient  jamais  présentées  dans  les  annales  des  nations 
pour  accomplir  ce  grand  et  glorieux  changement  social, 
pour  établir  en  France  la  charité,  la  paix,  la  bienveil- 
lance, au  milieu  d'une  augmentation  annuelle  de  biens 
et  de  savoir.  Vous  serviriez  bientôt  d'exemple  à  toutes  les 
nations  et  à  tous  les  peuples. 

«  Soyez  modérés,  soyez  cléments  envers  vos  ennemis, 
soyez  justes  envers  tout  le  monde  et  votre  triomphe  sera 
non  seulement  grand  et  glorieux,  mais  durable. 

«   Votre  ami, 

«   Robert  OwEN.    » 
Londres,   27   février   i848. 

La   Voix  des  Femmes,   2 5  mars   i8li8. 


BIULIOGPiAPIIlE 


A.  —  OElvues  de  Rodert  Owen'. 

A  statcnaent  Hcirardinir  the  New  Lanark  Establlshinent 
(Published  anoiiviiiouslv).  Ediitlnirgh,  1812. 

*A  New  View  ol  Society  :  or,  Essays  011  the  Principle 
of  the   Formation    of  the  Ilumaii   Character,  and   the 

Application  of   the  l*rinciple  to  Praclicc By  one  of 

llis    Majesty's    Justices    oi"   the   Pcacc    for   the  County 
of  Lanark.  First  Fssay.  London,  i8i3. 

*A  New  View  of  Society  :  or,  Essays  on  ihe  Principle  of 
the  Formation  of  the  lluman  Character  and  tlie  Appli- 
cation of  the  Principle  to  Praclicc.  Second  Essay.  By 
Jlobert  Owen  of  New  Lanark.  London,   1810. 

*A  Nbav  \iew  of  Society  :  or,  Essays  on  the  Principle  of 
the  Formation  of  the  Human  Character,  and  ihe  Appli- 
cation of  the  Prin(i[)le  to  Praclicc.  Tliird  Essay.  By 
Robert  Owen  of  New  Lanark...  Not  published.  London, 
1814. 

*A  NcAv  Aiew  of  Society  ;  or,  Essays  on  the  Principle  of 
the  Formation  oflluman  Character,  and  thcApplication 
of  the  Principle  to  Praclicc.  Eourlk  Essay.  B\  Robert 
Owen  of  New  Lanark Not  published.  London,  iSiZj. 

Observations  on  the  Ell'ecl  of  the  Manufacturine;  System  : 

I.    Les  ouvrag-es  les  pins  Iniportarits  sont  inarqurs  d'un  nstérlsque 


:V6S  BIBLIOGRAPHIE 

Avilh  Hints  for  ihc  Improvcment  of  ihoso  Paris  of  it 
^vhich  aro  most  Injurions  to  lleallli  and  Morals.  Dcdi- 
catcd  most  rcspocU'ally  Uio  llie  lirilish  Logislalurc.  By 
Robert  Owcn  ol  :\e\v  Lanark.  London,  i8i5. 
An  Adress  delivered  to  the  Inhabitants  of  New  Lanark, 
on  January  I,  iSiG,  at  Ihc  openiny  of  tlic  Institution 
establishcd  (or  ihc  Formation  of  Human  Character. 
London,  i8[(i. 
Pcace  on  Earth-Good  Will  towards  ^len.  Development  of 
the  plan  for  the  relief  of  the  poor  and  ihc  émancipa- 
tion of  mankind.  London  (i8t7). 
N°  I.  —  NcAv  View  of  Society.  Extraclcd  from  the  London 
daily  newspapers  of  July  3o  and  August  9  and  11,  1817. 
AVitli  référence  lo  a  Public  Meeting  held  at  Ihc  «  City 
of  London  Tavcrn  »  on  Thursdav,  August  i4,  1817, 
for  the  considération  of  a  Plan  to  Kelievc  the  Covmtry 
from  ils  Présent  Distress,  1817. 
*N°  II.  —  NeAv  View  of  Society.  Mr  Owen's  Report  to  the 
Commiltce  of  the  Association  for  tlie  Relief  of  the 
Manufacturing  and  Labouring  Poor,  laid  bcfore  the 
Commiltce  of  the  Ilouse  of  Commons  on  liic  Poor  Law, 
in  ihc  Session  of  18 17;  accompanied  by  bis  address 
delivered  in  the  «  City  of  London  Tavern  »  on  Thursday, 
August  i4,  1817...,  Wilh  a lettcr  from  Mr  Owen,  1817. 
N°  III.  —  New  State  of  Society.  Mr  Owon's  Second 
Address,  delivered  at  the  «  City  of  London  Tavern  »  on 
Thursday,   August  21,   18 17,  at  the   adjourned  Public 

Meeting to  which  is  added  a  further  Development  of 

the  Plan  1817. 
Observations  on  the  Efl'cct  of  the  Manufacluring  System  : 
with  llints  for  the  Improvcment  of  thosc  Parts  of  it 
which  are  most  Injurious  to  Health  and  Morals.  Dedi- 
cated  most  respectfuUy  tho  the  British  Législature.  By 
Robert  Owen.  The  Third  Edition.  Tho  which  arc  added 
Iwo  Ictters  on   the  employmcnt  of  children   in   manu- 


HlHLlOr.HAl'IllE  :î.">'.i 

factoiies.  and  a  leller  on  tlio  nnion  ol'  chnrchos  and 
scliools.  London,    1818. 

New  View  of  Society.  Tracts  relative  to  tliissubject,  viz. 
Proposai  for  raising  a  Colledge  of  Industry  of  ail  useful 
Trades  and  llusbandrv.  ]5\  John  Ikllers  (Reprintcd 
Irom  tlie  original,  publishod  in  llie  ycar  169G).  — 
Report  to  tlie  Coninilttee  of  tlic  Association  for  the 
Relief  of  the  Alanufacturing  and  Laboui-ing  Poor.  — 
A  Brief  Sketch  of  the  Religions  Society  of  peoplc  cal- 
led  Shakers.  —  With  on  accouiit  of  ihe  Pnblic  Pro- 
ceedings  connectcd  -with  the  subject,  ^\hich  took  place 
in  London  in  Julv  and  August,  18 17.  London,  1818. 

Two  Memorials  on  ikhalf  of  the  Working  , Classes  :  The 
First  presented  to  the  Governments  of  Europe  and 
America,  the  Second  to  tlie  AUied  Powcrs  asscmbled  in 
Congrcss  at  Aix-la-Chapelle.  London,   1818. 

'^  Report  to  the  County  of  Lanark  of  a  plan  for  relieving 
public  distress,  and  removing  discontenl,  by  giving 
permanent,  productive  employment  to  the  poor  and 
working  classes,  undcr  arrangements  whlch  will  essen- 
tiallv  improve  their  character  and  ameliorate  tlieir 
condition,  diminish  the  expcnses  of  production  and 
consumption,  and  create  markets  co-extensive  with  pro- 
duction. Glasgow,  182  i. 

Report  of  the  Proccedings  at  the  sevcral  Public  Meetings 
held  in  Dublin  by  Robert  Owen,  Esq.,  on  ^larch  18, 
April  12,  April  ig,  and  May  3;  preceded  by  an  intro- 
ductory  statement  of  bis  opinions  and  arrangements  at 
-New  Lanark,  cxtracted  from  bis  Essays  on  the  Formation 
of  Ilunian  Character.  Dublin,   1828. 

An  explanation  of  the  cause  of  the  Distress  which  pcr- 
vades  the  Civilized  parts  of  the  World,  and  of  the 
Means  whereby   it    may  be  Removed.    London,    1823. 

Owen's  American  Discourses.  Two  Disconrses  on  a  ?Se\v 
System  of  Society  ;  as  dclivei'ed  in  the  Hall  of  Repre- 


300  HIBLIUGUAPIIIE 

senlalivcs  al  ^A  asliinglon  In  tlic  présence  of  tlic  Prési- 
dent ol'  tlie  Lnilcd  Slades,  tlie  Presidcnt-Elcct,  lleads- 
of  Departmcnls,  Membres  of  Congress,  etc.,  etc.  Tlie 
First  on  February  20,  tbe  Second  on  March  7,  1820. 
Lomlon,  1825. 
An  addrcss  to  llio  \griculturisls,  Mccbanics,  and  Manu- 
facturers,  bolh  Maslers  and  Operalivcs,  of  Great  Ikitain. 
Published  in  ihe  Sphynx  ne\Yspaper.  Septeinber,  1827. 
Address  delivercd  by  Robert  Owen,  at  a  Public  Meeting 
held  at  tlie  Franklin  Inslitute  in  llic  City  of  Philadel- 
pliia,  on  Monday  niorning,  June  20,  1827.  ïo  which  is. 
âdded  an  exposition  of  thc  pecuniary  transactions- 
bctween  thaï  gentleman  and  William  Maclure.  Takcn 
in  shortliand  by  M.  Y.  C.  Gould,  stenographer.  Phila- 
delphia,  1827. 

Mémorial...  to  thc  Mexican  Republic  and  to  the  Govern- 
ment... of  Coaliuila  and  Texas,  1828. 

Debate  on  the  Evidences  of  Christianity  :  containing  an 
Examination  of  the  «  Social  System  »,  and  of  ail  the 
Systems  of  Scepticism  of  Ancient  and  Modem  Times.. 
Ileld  in  thc  city  of  Cincinnati,  Ohio,  l'rom  April  10  to  2  1 , 
1829,  between  Robert  Owen,  of  ?Sew  Lanark,  Scotland,, 
and  Alexander  Campbell,  of  Belhanv,  Virginia.  Reported 
bv  Charles  H.  Sims,  stenographer.  With  an  appendix. 
AN  ritten  bv  the  parties,  2  vols.  Bethany,   Va.,  i82(). 

Lectures  on  an  Entire  Aew  State  of  Society  :  comprehcn- 
ding  an  Analysis  of  lîristish  Society,  relative  to  the 
Production  and  Distribution  of  ^^  ealtli  ;  the  Formation 
of  Charactcr  ;  and  Government,  Domestic  and  Foreign. 
London  [i83o]. 

The  Addresses  of  Robert  Owen  (as  published  in  the  London 
journals),  preparatory  to  the  Development  of  a  Pratical 
Plan  for  the  Relief  of  ail  Classes,  without  injury  to  any. 
London,  i83o. 

The  New   Reliiïioii  ;  or   Religion  founded   on  the  Immu- 


IUliLIOGHAl'IllK  3GH 

lablc  Laws  ofllio  Univrrso,  coiiliasted  willi  ail  I\oliqions. 

roviiitlcJ  on  Iluman  Tcstiinony,  as  dcvclopcd  in  a  Public 

Lecture...   at  tlic    a  London  Tavern  ».    Oclober,    i83o. 
Second  Lecture  on  The  New  Religion...  at  tlie  «  Freema- 

sons'  Hall  ».  Decembcr  i5,  i83o. 
Outline  ol' ihe  Jlalional  System  ol'Socielv,  i83o. 

The  Address  of  Iloherl  Owen,  delivered  at  Uie  "reat  Public 

o 

Meeting  held  attlie  National  Equitable  Labour  Excbange. 

Charlotte   Street,  Fitzroy  Square,  on  May  I  i833,  de- 

nouncini;  (lie  Old  SysIcui  ofthe^^orld,  and  announcini» 

the  coniniencenient  ol'  ihe  New,  i833. 
Lectures  on  Charity  ;  as  delivered  by  Uobert  Owen  at  the 

Institution  of  New  Lanark.  Nos,    i -6  (complète),   i833. 
[The  first  numbcr  was  publishcd  Seplember  7,  i833]. 
*Tlie  Hookof  the  New  Moral  World,  conlalninirtherationat 

System    of    Society,    founded    on    demonstrable    facts, 

developlng  the  constitution  and  law  s  of  Iluman  Nature 

and  of  Society.   Part  1.  Bv  Robert  Owen.  London,   i83G. 
*The  P,ook  of  the  New  Moral  World'(Parts  11-111,    18/ia  : 

IV- VIL    1844). 
Manual  of  «  The  Association  of  ail  Classes  of  ail  Nations.  » 

Founded  May  I,  i835.  N»  2,  i83(j. 
Six    Lectures  delivered  in    Manchester   previouslv  to  the 

discussion    between    Mr    Robert    Owen    and  the    Rev. 

.L  IL  Roebuck  and  an  Address  delivered  at  the  annual 

Congress    of    the    «    Association   of  ail    Classes   of   ail 

Nations  »  after  the  close  of  the  discussion.  Manchester- 

[i837]._ 
Public    Discussion    between    Robert   Owen,  late    of    New 

Lanark,  and  the  Rev.   J.  H.   Roebuck,  of  Manchester. 

Revised  and  authorised  by  the  speakers.  Second  Edition  : 

Manchester,  183-. 
A  Development  of  the  Origin  and  Effects  of  Moral  Evil. 

and    of  the   Principles  and    Pracliccs    of    Moral    Good. 

Manchester,   i838. 


362  HIBLIOGRAPIIIE 

A  Dialogue  in  threc  paris,  between  tlie  foundei'  of  «  The 
Association  olall  Classes  of  ail  Nations  »  and  a  stranger 
désirons  of  being  accurately  informed  respecting  ils 
origin  and  objects.    B\  Robert  O^en.  Manchester,  i838. 

Synopsis  af  a  (ïourse  of  Four  Lectures  [to  be  dellvercd  al 
Sunderland]...  explanatorv  of  tbe  Errors  and  Evils  of. .. 
Society,  etc.  [4  pp.].  Birmingham.  i8.38. 

*The  Catechisni  of  tbe  New  Moral  World.  Manchester, 
[i838]. 

Social  Tracts,  pubHsbed  by  tbe  National  Conimunily 
Friendly  Society  (sans  date,  vers  i838). 

N"  I.  —  Observations  upon  Political  and  Social  Reforni, 
Avith  a  sketch  of  the  various  and  conflicling  théories  of 
Modei'n  Political  Economists. 

N°  3.  —  A  Calculai  ion  of  tbe  Resuit  of  ibc  Industry  of 
5oo  persons  of  tbe  A\  orking  Classes. 

\°  3.  —  The  Pull  Ail  Together. 

N°  Z|.  — ■  Man  tbe  Créature  of  Circumstances. 

\°  5.  —  Human  Nature;  or,  tbe  Moral  Science  of  Maii. 

N°  6.  —  Tbe  Religion  of  the  New  Moral  World. 

N°  7:  —  Outline  of  tbe  Ralional  System  of  Society, 
founded  on  demonstrable  facts,  developing  the  Consti- 
tution and  Laws  of  Iluman  Nature. 

Lectures  I-VL  Delivercd  at  the  Inslilullon  of  NewLanark. 
upon  the  i3  tli  Cbapler  of  tbe  ist  Epistle  to  tbe  Corin- 
thians,  i838(?). 

*Tbe  Marriage  System  of  tbe  New  Moral  World  :  with  a 
Faint  Outline  of  tbe  présent  very  Irrational  System,  as 
developed  in  a  Course   of  Ton  Lectures.    Leeds,    i838. 

Report  of  the  Discussion  between  Robert  Owen,  esq.  and 
the  Rev.  Wm.  Legg,  RA,  which  look  place  in  the  ToAvn 
Hall,  Reading,  Mardi  f)  and  G.  1839,  on  Mr  Owen's 
New  Views  of  Society,  1839. 

*  Lectures  on  tbe  Alarriages  of  tbe  Priesthood  of  the  Old 
Immoral  Woild,  delivcred  in  tbe  vear  i83j,  before  tbe 


BIBLIOGKAI'IIIK  a(K5 

Passino:  of  thc  New  Marria^o  \c[.  Fourtli  Edition. 
With  an  Ajipendix,  containing  ilie  Mai'riage  System  ol' 
the  New  Aloral  ^Norld.  Leeds,  iS^o. 
Oulline  ol'  tlie  Ualional  System  of  Society,  Ibundcd  on 
dcmonslrable  Cacts,  dcveloping  tlic  constitution  and 
laws  ol'  Iluman  Nature  ;  helng  the  only  ell'eclual  remcdy 
for  tlie  cvils  experienced  ljy  the  population  of  the  world  : 
the  adoption  of  Avhicli  would  tranquiUisc  the  présent 
agitated  stalc  of  Society,  and  relievc  it  from  moral  and 
phvsical  evils  bv  rcmovlng  the  causes  whicli  produce 
ihem.  By  Robert Owen.  Authorised édition.  Sixth Edition, 
revised  and  amended.  Leeds,    i8'40. 

A  Pevelopment  of  thc  Principles  and  Plans  on  whicli  to 
cstablish  Sclf-supporting  Home  Colonies,  as  a  most 
secure  and  profitable  Investmcnt  for  Capital,  i84i- 

\n  Address  to  the  Socialists  on  the  présent  Position  ol 
the  Rational  System  of  Socictv  and  the  measures 
required  to  direct  the  opérations  ofthe  «  L  niversal  Com- 
munity  Society  of  Rational  Religionists  ;  »  being  the 
substance  of  ïwo  Lectures  delivered...  in  May  i84i.  — 
Home  Colonisniion  Society.  Loiidon,   iS'ii. 

Lectures  on  the  rational  System  of  Society,  derived  solely 
from  Nature  and  Expérience,  as  propounded  by  Robert 
Owen,  versus  Socialism,  derived  from  Misrepresentation, 
as  explained  bv  the  Lord  lîishop  of  Exeter  and  othei's  ; 
and  versus  the  Présent  System  of  Society,  i84i- 

A  Lecture  delivered  in  the  Mechanics'  Institute,  London, 
on  Mardi  3o,  i84o,  bv  Robert  Owen,  in  reply  to  ihc 
errors  and  misrepresentations  made  on  the  subject  of 
the  Rational  System  of  Society,  in  botli  Houses  of  Par- 
liament,  by  the  London  City  Mission,  by  a  large  portion 
of  the  dailv  and  weekly  press,  and  in  the  sermons  and 
lectures  delivered  and  published  by  the  clergy  and 
ministers  throudiout  tlie  kin^lom.  Second  Edition. 
Home  Coloiiisalioii  Society.  London,   iS4i. 


:Wi  HIHLIOGRAPIIIE 

The  Signs  of  llic  Times;  or,  llic  Âpproacli  of  llic  Millen- 
nium. An  Addiess...  Second  Edition,  iS'ir. 

*  Public    discussion  bchveen    John    Brindlev    and    Robert 

Owen,  on  ihc  questions,  «  What  is  Socialism  ?  And 
wliat  Avould  bc  its  Pratical  EfTects  upon  Society?  »  held 
in  thc  Amphithéâtre,  Bristol,  on  tlie  evenings  of  Ja- 
nuary  5,  G,  and  7,  18A1.  Moderator,  John  Scandrelt 
Harford,  Esq.  Ihinted  without  correction  by  either 
party,  from  thc  Verbatim  report  of  the  shorthand  writers 
cngaged  expressly  l'or  tiie  purpose  ;  ^vith  an  Appendix,. 
containing  an  Addrcss  l'rom  the  moderator,  the  chairmau 
of"  the  Commiltec  ol' management  and  l'rom  Mr  Brindlev. 
Birmingham  (  1 8  'j  i  )  • 

*  What  is  Social ism  ?  \nd  a\  bat  Avould  be  its  Pratical  EfFecls 

upon  Society  ;*  A  correct  report  of  the  public  discussion 
between  Robert  Owen  and  Mr  Jolm  Brindley,  lield  in 
Bristol,  on  Januarv  5,  G,  and  7  iS/ji,  beforc  an  audience 
of  more  than  5  000  persons,  J.-S.  Ilarford,  Esq.,  of 
Blaize  Castle,  in  the  chair.  \\  ith  the  preliminary  corres- 
pondence  between  Mr  ÛAven  and  Mr  Brindley's  Com- 
niittee;  and  an  Appendix,  containing  a  distinct  décla- 
ration of  Principles.  Loiidon,...  i84i- 

Manifesto...  addressed  to  ail  Goverments  and  Peoplcs 
who  désire  to  becomc  Civilised,  and  to  improve  perma- 
nently  the  Condition  of  ail  Classes  in  ail  Countries. 
Washington,  iS/iV 

Dialogue  sur  le  Système  Social  de  Robert  Owen.  Dialogue 
entre  la  France,  le  Monde  et  Robert  Owen,  sur  la  néces- 
sité d'un  changement  total  dans  nos  Systèmes  d'Edu- 
cation et  de  Gouvernement.  Paris,   t848. 

Deuxième  Dialogue  sur  le  Système  social,  par  Robert  Owen. 
Dialogue  entre  les  membres  de  la  Commission  Execu- 
tive, les  Ambassadeurs  d'Angleterre,  de  Russie,  d'Au- 
triche, de  Prusse,  de  Hollande,  des  Etats-Unis,  et  Roberl 
ÛAven.  Paris,  i8/j8. 


IUI5L10GRAPI11E  36:i 

"■  ThcRovolulionln  lIioMind  and  Pi'adice  of'HumanKacc; 
or,  thcCoiniiig  Change  l'roni  Irralionallty  to  Ralionality. 
London,  1SZ19. 

A  Supplément  to  ihe  Révolution  in  ^lind  and  Practicc  ol" 
tlie  Iluman  Race;  shewing  tlie  Necessity  (or,  and  the  Ad- 
\anta2;es  of,  this  Universal  Chanire.  ]\y  Robert  Owen. 
Also  a  copy  of  tlie  Original  Mémorial  (in  English, 
French  and  German)  whicli  -was  présentée!  to  the  Sove- 
reigns  assemblée!  in  Congress  at  Aix-la-Chapelle,  in  1S18, 

,  bv  the  late  Lord  Castlereagh,  from  ihe  author  of  this 
Avork,  shcw  ing  the  correcfness  of  bis  anticipations,  as 
proved  by  subséquent  evenls.  To  ubich  is  added  a  dis- 
course  dclivered  to  the  Socialists  of  London  on  October 
25,  1849-  London,  i8l\g. 

Letters  on  Education,  as  it  Is  and  as  it  Ouglit  to  be, 
addressed  to  the  Teacliers  of  tlie  Iluman  Race  in  al! 
Countries.  London,  i85i. 

Robert  Owen's  Tracts  for  the  AVorld's  Fair.  Six  Leaflels 
prinled  for  distribution  at  the  Exhibition  of  i85i. 

The  Future  of  the  Iliunan  Race  ;  or,  a  great,  glorious, 
and  peaceful  révolution,  near  at  liand,  to  be  effected 
through  the  agency  of  departed  spirits  of  good  and 
superior  men  and  women.  London,  i853. 

Robert  Owen's  Address  to  the  Human  Race  on  bis  Eighty- 
fourth  lîirthday,  May  i/|,   i85/j  ;  uith  bis  Last  Legacy 
to  the  Governors  and  Governed  of  AU  dations.  London, 
iS'ôh. 
The  iNcAv  Existence  of  Man  upon  Eartli  : 

Part  I.  of  the  New  Existence  of  Man  upon  llic  Earth. 
To  wliiclî  are  added  on  outline  of  Mr  Owen's  early  life, 
and  on  Appendix,  contalning  lus  Addresses,  etc.,  pu- 
blished  in  i8i5  and  18 17.  London,  186/4. 

Part  II.  of  the  New  Existence  of  Man  upon  the  Eartli. 
In  wliich  is  continued  the  outline  of  Mr  Owen's  life. 
^^  itli  an  Appendix  containing  llie  Address  on  opening 


* 


366  BIBLIOGRAPHIE 

the  original  Infant  Scliool,  in  1816  ;  Memorials  to  llie 
Congress  at  Aix-la-Chapelle,  in  1818  ;  and  Essays  on 
the  Formation  ol' Gharacter,  first  published  in  i8i2-i3. 
London,  i85/|. 

Part  m.  ol"  the  New  Existence  of  Man  upon  the  Eartli. 
In  which  is  continued  the  outline  of  Mr  Owen's  lifc. 
With  an  Appendix  containing  a  Report  to  the  Countv 
of  Lanark  ;  The  Report  of  a  Committee  of  the  Count\ 
upon  it  ;  and  Détails  of  Experiments  in  Spade  Husban- 
dry,  first  published  in  1820.  London,  i85Z|. 

Part  IV.  of  The  New  Existence  of  Man  upon  the  Earth. 
In  Avhich  is  continued  the  outline  of  M'  Owen's  life. 
With  an  Appendix  containing  Report  of  Proceedings  in 
Dublin  in  1828.  London,  180/4. 

Part  V.  of  The  ?Sew  Existence  of  Man  upon  the  Earth. 
In  which  is  continued  the  outline  of  Mr  Owen's  life. 
With  an  Appendix  containing  a  collection  of  évidence 
respecting  New  Lanark,  froni  original  correspondence 
and  documents,  and  l'roin  the  published  testimony  of 
eye-witnesses,  etc  ;  and  a  postscript.  London,  i854. 

Part  VI.  of  The  New  Existence  of  Man  upon  ihe  Earth. 
With  an  Appendix  containing  a  record  of  spiritual 
communications  fromFebruary  i85/|,  to  February  i855. 
London,  i855. 

Part  VII.  of  The  New  Existence  of  Man  upon  the  Earth, 
including  on  outline  of  the  principles  and  governmenl 
of  the  mlllennial  World.  Witli  an  Appendix  containing 
correspondencc  and  spiritual  communications.  London, 
i855. 

Part  VIII.  of  The  Existence  of  Man  upon  the  Earth. 
Containing  a  proposcd  trcaty  of  a  holy  alliance  ol 
governments  for  the  people  of  the  civilised  world,  etc. 
London,  i855. 

Robert  Owen's  Address  delivcred  at  the  meeting  in  St  Martln's 
Hall,  Long  Acre,  Londonon  January  i,  i855. —  i855. 


l!lHl.I()(il{.\l'llll':  367 

lloporl  of  ihc  General  Prclirninarv  Mcollng  on  tLe  Corning 
^lillrnninni  on  Janiiarv  i,    18")"),  —   i855. 

Tracts  on  llie  Coining  Milleniiuun  (January,  i853).  Two 
séries,   i  f/[eacli  séries],  i853. 

Inauguration  of  tlie  Milloriiuin  (Mav   i855).  —  i8ô5. 

\dclrcss  on  Spiritual  Manifestations  (July  i855).  — •  i855. 

Tlic  .Millennium  in  Praolicc  (August  i855).  —  i855. 

llcport  of  llie  Meetings  of  tlie  Congress  of  the  Advanced 
Minds  of  Ihe  A\  orld,  convened  bv  Robert  Owen.  London, 

*Tlie  Life  of  Robert  Owen.  Writlenbv  liimself.  Witli  sélec- 
tions from  his  wiilings  and  correspondence.  ^  ol.  1. 
London,  1807. 

*  V  Supplenientary  Appendix  fo  the  First  Volume  of  the 
Life  of  Robert  Owen.  Containing  a  séries  of  reports, 
addresses,  meniorials  and  other  documents  referred  to 
in    that  volume,    180J-1820.   Vol.  I  A.  London,    i858. 

The  Reporter's  Report  of  Robert  Owen's  May  Meetings 
in  London  for  [858.  The  Past,  Présent  and  Future 
explained  by  Robert  Owen.  London,  i858. 

M.  —  Journaux  et   Revues  publiés  par  Robert   Owen. 

The  Economist  :  a  Periodical  Paper  explanatory  of  the 
\e\v  System  of  Society  projccled  bv  Robert  Owen,  Esq., 
and  of  a  Plan  ot  Association  for  Improving  the  Condition 
ot  the  ^\  orklng  Classes,  during  their  Continuance  at 
thcir  présent  Employments.  N"  1,  Jan.  27,  182 1.  N"  52, 
Mardi  9,  1822. 

*The  New  Ilarmonv  Gazette.  Ediled  bv  AV  illiam  Owen, 
R.  D.  Owen,  R.  L.  Jennings,  Frances  Wright  and 
others.  \ew  Harmony,  Indiana.  Oct.  i,  1820.  Oct.  22, 
1828. 

The  Co-operative  ^lagazine  and  Monthly  Héi'ald.  Vols  I 
and  IL  Jan.  182O.  Dec.   1827. 


::{68  BIBLIOGRAPHIE 

The  Co-operative  Magazine.  Vol.  III.  \"  i,  Jan.  1828. 
N°  10.  Oct.   iSaç). 

The  London  Co-opcialive  Magazine.  Vol.  IV.  N"'  :  Jan.  i. 
Mar.  I.,   i83o. 

*TheCrisis:  or,  The  Change  from  Errorand^Iiscry  to  Tralh 
and  Ilappiness.  Edlled  hy  Robert  Owen  and  Robert 
DaleOwen.  4  Vols...  April  r4,  1802.  August  28,  i834- 

'*The  New  Moral  World,  a  London  Wceklv  Publication, 
Developing  the  Principles  ol"  the  Rational  System  of 
Society.  Conducted  by  Robert  Owen  and  his  Disciples. 
i3  Vols.  Nov.  I,  i834-  —  Jan.  10,  iS/iG.  Published  at 
diiïerent  times  at  London,  Manchester,  Birmingham, 
and  Leeds. 

The  Moral  World,  the  Advocate  of  the  Rational  System 
of  Society  as  Founded  and  Devcloped  by  l\obert  Owen. 
Lo/k/o/i,  1845.  N'J  1-1:  Aug.  3o,  1845.  —  Nov.  8,  i845. 

Weekly  Letters  to  the  lluman  Race.  By  Robert  Owen. 
N""  1-17,  18Ô0. 

Hobert  Owen's  Journal.  Explanatory  of  the  ^leans  to  well 
place,  Aveel-employ,  and  well-educate  the  Population  ol' 
the  World.  Vols  1-lV,  \ov.  2,  i85[.  Oct.  23,  18J2. 

Robert  Owen's  Rational  Quartcrly  Review  and  Journal. 
Vol.  I,  contalning  the  First  Four  Parts,  published 
in  i853.  —  i853. 

Millennial  Gazette  :  Explanatory  of  the  Principles  and 
Practices  by  which,  in  Peace,  with  Truth,  llonesty,  and 
Simplicity,  the  New  Existence  of  Man  upon  the  Eartli 
may  be  easily  and  specdily  commcnced.  By  Robert 
Owen.  N°  i,  March  i,  1850.  —  \°  lO,  July  i,  i858. 

C.   —  Etudes  sur  Robert  Owen 

(Publiées  après  sa  mort.) 
W.-L.  Sargant.  —  Robert   Owen   and    his  Social    Phllo- 
sophy,  1860. 


HIliLKKilLM'IllK  369 

—  [F. -A.  l\ickard|  Lifo  of  llobeil  Owcn.  riiiladelpliio, 
i80(5. 

\.-.l.  lîooTii. —  Uohoil  Owcn  llio  l'oundcr  of  Socialisni  in 
l'^ngland.    i8(m). 

(l.-ll.  IIor.YOAKE.  —  Lilo  and  l.ast  Days  ol  llobcrt  Owcn 
of  New  Lanark,  1871. 

Li.oYD  Joncs.  —  The  Lilo,  Times  and  Laboiu\s  ol'  Kohcrl 
Owcn,  ■>.  vol.  1889-181)0  (Volnnic  II  cditcd  bv  ^^'lliianl 
C.  Jones). 

l.ocKwooD.  —  Tlic  New  Harmony  Communllies.  Indlana. 
1902.-— Voir  aussi  sur  Ncw-llarmony  le  chapitre  v  des 
^  ovales  (lu  Xaluralisle  Charles- Alexandre  Lesueur, 
dans  1  Amérique  du  ^ord,  publiés  par  le  D'  llamy  dans 
le  Journal  de  la  Société  des  Américanistcs.  Paris,  1904. 

Edouard  Doi.léans.  —  Robert  Owcn.  190.)  (la  présente 
édition  est  revue  et  augmentée). 

l'iiVNCK  PoDMORE.  —  Robcrt  Owcu  :  a  Hiographv,  3  vol, 
1906.  (London.  Hutchinson  and  C")  (lieuvre  la  plus 
complète  sur  U.  0.,  au  point  de  vue  de  la  docunienta- 
liou  et  du  détail  des  laits.  M.  Podmore  est  peut-être 
l'homme  qui  connaît  le  mieux  Owcn.) 


Edouard  Doluîans.  i'\ 


INDEX   DES  GRAVURES 


Portrait (l'Oweii,  dessin  de  Bonliouro  d'après  S.  D.,  i83i.    En  tète 

Uoljcrt  Owen.  Médaillon  de  miss  Beeeii 

Itobert  Oweii.  Dessin  Ae  Smart,   i-Sj! 

Uobert  Owen.  Porira//  de  Brooke,   iN.I'i 

r^e  (c  Philandiropist  »  surrOliiu  ',  de;-,in  de  -Nourv  d'après 

Lesiieur,  iSal) 

lîuii  d'éclianjie  de  rE([ui(al)ie  Banque  d'Échanfre,    1882. 
liobert  Owen    lisant  le  Xouvchii  Monde  mural,    iS'io. 


I.  D"  llaniy,  l  oya>jcs  de  C.  A.  Lesiienr.  p.  lôo  :  «  Le  27  novem- 
bre 1820  \in  quille -b'Ml,  qui  portait  le  heau  nom  de  Philanlhropisl, 
s'éloij;nait  de  Piltslnirp;  et  descendait  r()liio,  avec  27  passaj^ers  et 
10  hommes  d'équipage.  C'étaient  d'al>ord  W  .  Maelure  et  R.  Owen, 
ce  dernier  accompagné  de  l'un  de  ses  Mis,  —  puis  Tliumas  Sav 
et  C.  A.  Lesueur,  —  puis  encore  2  instituteurs  recrutés  à  Paris, 
W  .  Pliiquepal  et  Madame  Frotageot,  un  certain  M.  Priée,  sa 
lemme  et  ses  trois  enfants;  les  sieurs  Smith,  Dupalais,  Bill  et  sa 
tille,  Miss  Haie,  5  autres  femmes  et  six  jeunes  enfants.  » 

Le  voyage  dura  jusqu'à  fîn  janvier  1826  :  le  dessin  à  la  plume 
<le  \l.  -\oury  a  été  fait  d'après  une  esipiisse  à  la  mine  de  plomb 
<le  C.  A.  Lesueur  du  10  janvier  i^ali  (  Manuscrits  et  dessins  con- 
servés au  Muséum  d'IIisl.  Nat.  du  lia  vie). 


TABLE    DES   MATIERES 


l'agcs. 

Avant-Propos v 

Introdlction 3 


i'rii:M[i:RK  partie 

L'homme. 

(^HAPiTFîE  I.    —    l/lii>iimie.  Sa    formation    j)rati([ue  (177 1- 

1800) r)7 

(!hapitke  II. —  L'homme.  Sa  formation  intellectuelle.     .  i^i 

l)i:i  \IÈME  PARTIE 

Philanthropisme   patronal  et  socialisme  d'État 
(1800-1819). 

Chapitke    I.    —   Rolieit    ()\\en,    le    bon    pati'on   tic   ^^(;u- 

Lanark I  I  ."> 

Chapitre  II.    —    llohert  ()nen,  initiateur  de  la    l(''gi.slation 

protectrice  (lu  travail  (iNi."i-i<Si(j).      .         lâi^ 

TROISIÈME  l'VRTIl-: 

Communisme  agraire  et  expériences  artificielles 
(1819-1830). 

(liiAPiTKiî  I.   —  De  l'assistance  par  le  travail   au  commu- 
nisme ag'raire,  autoritaireet  communal.         i((7 
Chapitre   II.  —   I/eT[)érience  de  Nen -Ilarmony.     .      .      .        2:^(> 


374  TABLE  DES  MATIERES 


QUATRIEME  PARTIE 

Les  temps  sont  proches...  (1830-1858). 

Chapitre  I.  —  Le  travail,  source  et  mesure  de  la  valeur 

(i83o-i83/i) 2G3 

Chapitre  IL  —  Le  Nouveau    Monde  Moral  Ci834-i858).        oo.'i 

ANNEXES 

Annexe  I.   —  Le   catéchisme  du  Nouveau    Moude  Moral 

(i«38) 33- 

Annexe  II.  —  Adresse  de  Robert  Ûx\  eu    aux   homuies    et 

aux  femmes  de  France  (18^8).       .      .        353 


BIBLIOGRAPHIE 35 


Index  des  gravures.. 071 


IMPBIMfRlK    DL'KA>n,     RLE    FULBERT. 


Félix  ALCAN,  Editeur 


ANTOINE  (Ch.).  professeur  à  TUniversité  catholique  d'Angers.  Cours 
d'économie   sociale.    3*   édition   revue    et    augmentée.    1  vol.    in-8. 

9  fr.      » 

ARNAUNÉ  (A.),  directeur  de  l'Administration  des  monnaies  et  médailles. 
La  monnaie,  le  crédit  et  le  change.  3*  édition.  1  vol.  in-8.      8  fr.      » 

BAUDRILLART  (H.),  de  l'Institut.  La  liberté  du  travail,  l'associa- 
lion  et  la  démocratie.  1  vol.  in-18 3  fr.  50 

BLOCK  îM.),  de  l'Institut.  L'État  et  la  société,  le  socialisme  et  l'in- 
dividualisme. 1  vol.  in-S 2  fr.      » 

BOILLEY  (P.),  Les  trois  socialismes  :  anarchisme,  collectivisme, 
réformisme 3  fr.  50 

BUREAU,  professeur  â  la  Faculté  libre  de  droit  de  Paris.  Le  Contrat 
de  travail.  Le  rôle  des  syndicats  professionnels.  1  vol.  in-8. 

COURCELLE-SENEUIL  (J.-G.),  de  l'Institut.  La  société  moderne, 
études  morales  et  politiques.  1  vol.  in-18 5  fr.      » 

—  Les  opérations  de  Banque.  9*  édition  revue  par  M.  Liesse.  1  vol. 
in-8 8  fr.      » 

EICHTHAL I E.  d'),  de  l'Institut.  Socialisme,  communisme  et  collecti- 
visme. Aperçu  de  l'histoire  et  des  doctrines  Jusqu'à  nos  jours.  2'  édition, 
revue  et  augmentée.  1  vol.  in-18 3  fr.  50 

—  La  formation  des  richesses  et  les  conditions  sociales  actuelles. 
Notes  d'économie  politique.  1  vol.  in-8 •    .     .      7  fr.  50 

ESPINAS  (A.),  professeur  à  la  Sorbonne.  La  philosophie  sociale  au 

XIX*  Siècle  et  la  révolution  Irançaise.  1  vol.  in-8.  .  .  7  fr.  50 
HOWELL.  Le  passé  et  l'avenir  des  trade  unions.  Questions  sociales 

d'aujourd'hui.  Traduction  et  préface  de  M.  Le  Cour  Grandmaison. 

1  vol.  in-8,  broché 5  fr.  50 

KIDD.  L'évolution  sociale.  Traduit  par  M.  P.  Le  Monnier.  1  vol. 

in-8,  broché 7  fr.  50 

LEROY-BEAULIEU  (P.),   de  l'Institut.   Le  collectivisme,  examen 

critique  du   nouveau  socialisme.  4°  édition,  revue  et  augmentée. 

1  vol.  in-8 9  fr.       » 

LIESSE  (A.),  professeur  au  Conservatoire  national  des  arts  et  métiers. 

Le  travail  aux  points  de  vue  scientifique,  industriel  et  social.  1  vol.  in-8. 

7  fr.  «O 

—  La  statistique.  Ses  difficultés.  Ses  procédés.  Ses  résultats.  1  vol.  in-16. 

2  fr.  50 

MÉTIN   (Albert),   professeur  à   l'École   Coloniale.   Le   socialisme   en 

Angleterre.  1  vol.  in-16 3  fr.  50 

—  La  transformation  de  l'Egypte.  1  vol.  in-16 3  fr.  50 

—  Le  socialisme  sans  doctrines.  1  vol.  in-8,  cart.     ...      G  fr.      » 
MORLEY  (John).   La  vie  de  Richard  Cobhen,  traduit  par  Sophie 

Raffalovich.  1  vol.  in-8 8  fr.      » 

NITTI.  Le  socialisme  catholique.  1  vol.  in-8,  broché.  .    .      7  fr.  50 
SCHULZE  GAVERNITZ.  La  grande  industrie.   Traduit  de  l'alle- 
mand. Préface  de  M.  G.  Guéroult.  1  vol.  in-8,  broché.  .       7  fr.  50 
SMITH  (L.).  Les  coalitions  et  les  grèves,  d'après  Thistoire  et  l'écono- 
mie politique.  1  vo\.  in-S  (Couronné par  l'Institut) 6  fr.       » 

THOROLD  ROGERS.  Histoire  du  travail  et  des  salaires  en  Angle- 
terre depuis  la   fin  du   XIIl*  siècle.  Traduction  avec  Notes  par 

E.  Castelot.   1  vol.  in-S,  broché 7  fr.  50 

VILLEY  (Ed.),  doyen  de  la  Faculté  de  droit  de   Caen.  Le  socialisme 
t    contemporain.  1  vol.  in-8  (Couronné  par  l'Institut).     ...      4  fr.       » 

—  Le  socialisme  contemporain.  Broché  in-S 1  fr.      » 


CBÀBTHES.      IMPBIMKEIE      DURAND,      RUE     FULBERT. 


PUEASE  00  NOT  «^^f  ^ 
CARDSORSUPS^BO^^ 


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KobertOvien,  1^^ 


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