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a&rU
INDIVIDUALISME & SOCIALISME
Edouard Dolléaus
Robert O^en
ijji-i8s8
Avaîit-propos de M. Emile Fa guet
de l'Académie française.
Paris, FÉLIX ALCAK, éditeur, 1907.
ROBERT OWEN
DU MEME AUTEUR
L'Accaparement, ln-8", Larosc, 1902 (épuisé).
La Police des Mœurs. In-S", Larose et Tenin, 1908.
La Monnaie et les Prix {(Jaesllons monilaires contemporaines). Laroso
et Tenin, igo5.
Le Caractère religieux du Socialisme. Hr. — Larose cl Tenin, 190»).
La Protection légale des enfants occupés hors de llndustrie:
La Loi An<jlaisc. I5r. — Ft'lix Alcun, igotj.
INDIVIDUAUSME ET SOCIALISME
ROBERT OWEN
(1771-1858)
PAR
EDOUARD DOLLEANS
Avant-Propos île M. Emile FAGLET,
lie r Vcadémie Française
PARIS
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
LIBRAIRIES FÉLIX ALGAN ET GUILLAUMIN RÉUNIES
108, BOULEVAUD S AI.NT- GERMAIN (v I')
'907
Tous droLK (le liaihution cl (le repiocluctimi réservés.
A MONSIEUR PALjL CAUWES
l' It f> F /: s s i: U li .1 LA FACULTli l)i: DROIT l)i: r'MllS
Hommage de respect et cralJ'eclion .
\
l,i
\
Pl.ANCHK I
AVAM-PROPOS
M. Edouard Dolléans, connu déjà du public
|)ar d'excellents ouvrages spéciaux [l' Accapare-
ment, la Police des Mœurs, la Monnaie et les
Prix) dont je ne serais point un juge sufli-
samnient compétent, mais qui ont recueilli les
suffrages du public, spécial aussi, auquel ils
étaient destmés, commence avec le présent
volume une étude qu il compte faire du Socia-
lisme en ses principaux développements jusqu à
nos jours.
C'est par Owen qu'il débute et c'est par
Owen qu'il devait débuter. Que Ion adopte
pour caractériser et décrire l'évolution du So-
cialisme la classification adoptée par M. Dol-
VI AVANT-PROPOS
léans : i" Socialisme sentimental, 2" Socia-
lisme scientifique, 3" Socialisme juritlique ;
ou que l'on en adopte une autre (|uelle qu'elle
soit, il restera toujours que Robert Owen est
le fondateur du Socialisme moderne. On sait
qu'il a même donné son nom au Socialisme
pendant un assez long temps et qu avant que
le mot Socialisme eut été créé par Pierre Le-
roux, le Socialisme existait sous 1 unique nom
d'Owcnisme et préoccupait extrêmement Saint-
Simon, les premiers Saint-Simonienset, même
en dehors de ce cénacle, les principaux pen-
seurs français entre les dates de 1820 et
i83o.
Porté vers lidée d'une grande et radicale
réforme économic|ue par la grande bonté de
son cœur et par le souvenir de ses misères et
souflVances de jeunesse, Owen ne pouvait pas
être taxé ou incriminé d'incompétence puisque
il était grand industriel, génie créateur, même,
en industrie et puisqu'il s était acquis dans
linduslrie une colossale fortune.
Ses idées, qui pour moi sont toutes fausses,
AVANT-PROPOS Ml
sont cxtrèmcinciil Inlércssaiiles, curieuses à
analyser et à tliseulcr ; ses tenlalives pratiques
— car 11 a lait le seul essai vraiment sérieux
(le (( cité collectiviste » que je coiniaisse —
ont 1" intérêt puissant d'un roman qui serait
vrai et d un roman (|ui laisse cette idée que le
dénouement aurait pu en être heureux quoi-
cfu'il ait été un désastre ; sa personnalité en-
lin, nK'Iange ires curieux de ténacité anglo-
saxonne, d'audace américaine et même de
jactance méridionale, est mlinmient divertis-
sante et passionnante pour le psychologue.
Cet aholitioniste de la propriété, de la reli-
gion et du mariage, qui a été un homme très
pur. très vertueux et très dévoué à ses sem-
blables et très capable de sacrifice, est une des
plus curieuses figures que 1 on puisse étu-
dier.
M. Edouard Dolléaiis, qui du reste n'est pas
plus oivénisfc que moi, l'a étudiée sous tous
ses aspects avec une grande richesse d'informa-
tions, un grand labeur, une intelligence très
aiguisée des questions économiques et sociales
Mil AVANT-l'HOPOS
et une très remarquable ])éiiél ration psvcliolo-
gique. Son ouvrage est en soi excellent et iJ
est la promesse de plusieurs autres, où l'his-
tou'e (lu Socialisme au xiV siècle sera suivie
et exposée avec méthode, avec sûreté et avec
rinslrument critique le plus solide et le plus
fin. Je souhaite grand succès à ce volume et ?i
ceux qui doivent venu- après lui.
Emile Faguet.
INTRODUCTION
Édouap.d Dollûans.
« f-a rialuro liuiiiainc n'est pas uuo
inarhiiic (pi'oii puisse construire iV»-
près un luotlMc pour en lairc exac-
lenient un ouvrajçe désigné, (j'est un
arbre «pi! veut croître et se déve-
lopper de tous côtés, suivant la ten-
dance de ses forces intérieures qui
en tait une chose vivante. »
Sti ART Mii.L, De la liberté, p, 31 'i.
Il est aujourd'lmi de mode d'être socialiste
comme il était de mode au xviii'' siècle d'être
homme sensible. Mais le mot socialisme est une
expression imprécise sous laquelle se heurtent des
conceptions très variées et souvent même contra-
dictoires. Lorsqu'on interroge ceux qui se disent
socialistes comme lorsqu'on étudie les ouvrages
traitant du socialisme, on est étonné de se trouver
non en présence d'une doctrine aux contours net-
tement arrêtés, mais en face d'un arc-en-ciel très
nuancé de théories et d'affirmations divergentes.
Les uns parlent d'un socialisme d'Etat faisant ap-
pel à l'autorité du pouvoir central ; les autres
d'un socialisme libertaire, faisant appel à la liberté
ouvrière ; les uns se disent socialistes réformistes
4 INTRODUCTION
et les autres socialistes révolutionnaires. Il y a un
socialisme de lutte de classes, comme il y a un
socialisme de paix sociale, un socialisme petit
bourgeois comme un socialisme ouvrier : on pro-
nonce même le nom de socialisme libéral et, aux
élections, tel candidat Ji'a pas craint de se pré-
senter avec l'étiquette « socialiste individualiste »,
sans croire le moins du monde que ces deux
mots juraient d'être réunis fraternellement.
Tout est dans tout, a dit Jules Laforgue, et tout
est dans le socialisme. Si les dilTérents mots dont
on complète l'expression de socialiste évoquent
des idées très différentes, la psychologie de ceux
qui font profession de foi socialiste nous découvre
des tempéraments qui ne sont pas moins dis-
semblables : le socialisme comprend dans ses
rangs tout à la fois des dominateurs, des égali-
taires et des mystiques.
Les dominateurs, ce sont ceux dont l'ambition,
le besoin d'activité, le désir de conduire et de
commander se trouvent à l'étroit dans une démo-
cratie. Dans une société militaire, théocratique
ou aristocratique, ils auraientété des conquérants,
des prêtres, des cliefs. L'influence que leur donne
leur personnalité, leur valeur ou leur astuce, ils
l'exercent non plus au gouvernement de la cité,
mais à l'organisation des groupes qu'ils dirigent
et dont la pression fait trembler les gouverne-
INTRODUCTION 5
meiils. Les dominateurs, en i83o, c'étaient les
Saint-Siinoniens qui aspiraient à être les prelres
d une théocratie nouvelle : aujourd'hui ce sont,
parmi les socialistes réformistes, les légistes,
parmi les révolutionnaires, les agitateurs, —
légistes et agitateurs dont l'esprit d'autorité et de
commandement se dépense en action parlemen-
taire ou en action directe.
A côté d'eux, il y a le socialisme de l'envie
qui est celui des égalitaires, des impuissants dont
la médiocrité est jalouse de toute supériorité plus
que de toute égalité.
Mais, plus nombreux que les dominateurs et
les égalitaires, il y a les mystiques du socialisme,
les âmes qui ont besoin d'une foi, d'un Credo,
les esprits qui croient posséder la Vérité sociale
comme à une autre époque ils auraient cru possé-
der la Vérité religieuse'. Le socialisme est la
I. « Le sentiment reli{jieux a des caractéristiques très simples:
adoration d'un être supposé supérieur, crainte de la puissance ma-
gique qu'on lui suppose, soumission aveugle à ses commandements,
impossibilité de discuter ses dogmes, désir de les répandre, ten-
dance à considérer comme ennemis tous ceux qui ne les admettent
pas... (Ju'un tel sentiment s'applique à un dieu invisible, à une
idole de pierre et de bois, à un héros ou à une idée politique, du
moment qu'il présente les caractéristiques précédentes, il reste
toujours d'essence religieuse. Le surnaturel et le miraculeux s'y
retrouvent au même degré. Inconsciemment les foules revêtent
d'une puissance religieuse la formule politique ou le chef victorieux
qui pour le moment les fanatise. On n'est pas religieux seulement
6 INTRODUCTION
forme qu'à prise au kix* siècle la religiosité
latente en la Jiatureliumaine, laformesous laquelle
se manifeste aujourd'hui le mysticisme de certains
tempéraments. Le socialisme, c est la foi nouvelle
qui groupe autour délie les âmes insatisfaites et
assoiffées d'idéal. C'est justement parce que le
socialisme est avant tout une aspiration senti-
mentale que, sous cette appellation, se réunissent
toutes les idées diverses et divergentes que nous
énumérions tout à l'heure. Lorsque l'on veut
ramener à l'unité les variantes du socialisme, on
peut dire qu elles présentent avant tout un carac-
tère religieux.
Mais n'est-il pas paradoxal de parler du carac-
tère religieux du socialisme ? Cette doctrine
aime à se parer d'anticléricalisme ; ses adeptes
voient dans la religiosité la marque d'un état
d'âme quelque peu arriéré et dans tout Credo un
préjugé indigne de libres esprits. Cependant,
malgré celte attitude, l'hostilité qui oppose le
quand on adore une divinité, mais quand on met toutes les res-
sources de )'es|)i-it, toutes les soumissions de la volonté, toutes les
ardeurs du fanatisme au servii-e d'une cause ou d'un être qui
tlevient le but et le {juide des |)eiisées et des actions. L'intolérance
et le l'analisme CDUStitiieiil raccompajjnement nécessaire d'un sen-
timent religieux. Ils sont inévitables ciiez ceux qui ci'oient possé-
der le secret du l)iHiiieur terrestre ou éternel. » Lebon, Psycliolorjie
des fmiles. ]>. ()i ''Alcan).
INTRODUCTION 7
socialisme anticlérical au chrislianisme social
vient peut-être moins d'un antagonisme réel que
d'une secrète et inconsciente concurrence entre
deux conceptions qui aspirent à l'hégémonie,
entre deux Credos qui se disputent des fidèles. Il
existe une étroite jiarenté et comme une commu-
nauté d'essence entre les modernes formes du
socialisme et le socialisme avant la lettre des
premiers chrétiens, des Pères de l'Eglise et des
canonistes du moyen âge. Ces doctrines repo-
sent, les unes et les autres, sur une conception
idéaliste et statique de l'ordre social le plus favo-
rable au genre humain, ordre auquel doit se
(conformer l'humanité pour obéir à la volonté de
Dieu ou aux lois de la nature humaine et pour
atteindre à la a ertu et au bonheur. Il importe peu
(|ue cet ordre social soit, pour les uns, voulu par
Dieu, pour les autres, par la. Justice qu'incarne
la raison illuminée des bons pasteurs du peuple
ou la volonté collective du prolétariat. Le contenu
de la doctrine peut être sensiblement différent,
sa forme reste identique ; et, sous son apparente
originalité, le socialisme n'est qu'une résurrec-
tion de formes anciennes de philosophie et d'art
sociaux.
Si l'on se place au point de vue strictement
économique, le socialisme et le catholicisme
social impliquent la confusion de l'éthique et de
8 INTHODUCTIOM
l économie politique, coiiime ils iinpliqueul uit
credo et un acte de loi. Malgré les sens divers que
prend l'expression de socialisme et les définitions
souvent opposées qu'on donne de ce mot, les doc-
trines socialistes ont une unité réelle : elles sont
toutes essentiellement a une éthique sociale illus-
trée de considérations économiques ' » ; et, si l'on
prélere des formules qui mettent plus nettement
en relief le caractère religieux du socialisme, on
peut dire de cette doctrine qu'elle est la religion
de l'humanité ou encore la religion du prolétariat
déifié ^
Lorsqu'on soumet à l'analyse les idées des
penseurs socialistes, on rencontre, comme élé-
ment fondamental de leurs théories, une double
croyance qu'on peut résumer en quelques lignes.
Les institutions sociales sont seules responsables
de la malfaçon des caractères humains, car, si la
société est mauvaise, l'homme est bon. Comme
les lois sont la cause des vices, des misères et des
souffrances de l'individu, il est facile de mettre
I. Dans un compte rendu critique de la Revue sociaUstc, enjuiK
let 1905, .M. Fournlère a reconnu l'exactitude de cette forniule :
« L'owenisme, dit DoUéans dans sa conclusion, est moins une
doctrine économique qu'une éthique sociale, illustrée de considé-
rations économiques. Soit : mais, fondamenlaJement, le socialisme
est-il autre chose ? »
3. Ces deux définitions sont empruntées à Pierre Leroux et à
M. (leorjjes Clemenceau.
INTRODUCTION !>
un terme à ceux-ci en cliangeant celles-là. Il
suffit d'une rélection de la machine sociale pour
rendre les hommes meilleurs, plus heureux et
plus justes. C'est qu'en effet la nature humaine
est une matière première malléable, aisée a façon-
ner pour les fabricants de bonheur social '. Cette
croyance à la transformation possible et facile de
la nature humaine sous l'influence d'une organi-
sation sociale nouvelle charme notre imagination
et notre sensibilité. Comme toute doctrine reli-
gieuse, le socialisme fait plus appel au cœur qu'à
la raison et la puissance du socialisme est juste-
ment dans cette séduction du cœur, dans celle
croyance à un avenir meilleur.
On prétend souvent que ce caractère senti-
mental et religeux n'appartient qu'au socialisme,
tel qu il se révéla tout d'abord à des hommes
comme Robert Owen et Pierre Leroux, qui
étaient des chrétiens sans le savoir, ou comme les
Saint-Simoniens, ces pieux ajusteurs de l'Eglise
catholique aux besoins de la philosophie nouvelle.
1. llelvetiiis, De l'esprit, eliHp. xvii, discours 21 : « La science
de \a morale n'est autre chose que la science de la législation
La léjjlslation est un art dont les |)rincipes sont aussi certains que
ceux de la géométrie. » C'est llelvetius qui a donné les formules
les plus rigoureuses de la philosophie socialiste, les Ibrmules qu'on
rencontre chez les premiers socialistes, chez Godwin et Owen
par exemple, comme on les retrouve encore aujourd'hui chez les
socialistes modernes.
10 INTKODUCTION
Le socialisme senlimenlaldcs premières heures
ne diffère pas essentiellement, selon nous, du
socialisme le plus moderne, soit qu'il se présente
sous forme de socialisme aimable à la Fournière
ou de socialisme pompeux à la Jaurès ou de so-
cialisme renfrogné à la Guesde, soit qu'il revête
son idéal d'une armature scientifique ou fasse
appel aux plus savantes constructions juridiques.
Pour mettre en relief l'unité des doctrines
socialistes, il ne suffit pas de dire que toutes elles
présentent un caractère religieux et qu'elles sont
une éthique sociale illustrée de considérations
économiques : il en faut encore tracer la physio-
nomie générale par des caractères jdIus précis ; il
faut les rapprocher des doctrines sociales chré-
tiennes el les opposer à 1 individualisme (jui
forme une antithèse avec les différentes variétés
de socialisme.
On peut ramener à deux ces caractères distinc-
lifs : le socialisme est tout à la fois une doctrine
idéaliste et statique et une doctrine égalitaire et
autoritaire.
La doctrine socialiste est idéaliste : elle oppose
à la société présente d'injustice et de misère une
société idéale de justice et de bonheur — elle
oppose l'homme tel qu'il est dans notre société à
l'homme tel qu'il serait dans une société plus
juste et plus harmonieusement construite; elle
s
INTRODUCTION il
est idéaliste aussi parce qu'elle croit à la transfor-
mation certaine de la société mauvaise en une
^ociété meilleure et à la métamorphose de l'homme
mauvais en homme hon — parce qu'elle conçoit
l'humanité future sous des traits sensihlement
différents de ceux que celle-ci présente aujour-
d'hui — parce qu'elle croit enfin h Texistence
possible d'une humanité sublimisée ayant perdu
toute l'âcreté de ses vices et avant conservé toute
la douceur de ses vertus.
Et. parce qu'idéaliste, le socialisme est aussi
une doctrine statique. Le seul fait de concevoir
un idéal social rigoureusement déterminé et les
moyens précis de le réaliser limitent le mouve-
ment de la société au terme oii sera atteint le
millénaire laïque rêvé. Malgré l'idée du progrès
indéfini dont le socialisme se revendique, on
peut, en adaptant les paroles de Stuart Mill, dire
que, par une inévitable nécessité, le fleuve du
progrès humain, s'il suit le cours que lui assigne
le socialisme, aboutira à une mer stagnante. Une
fois conquis, l'état idéal que se représentent les
réformateurs sociaux sera comme un état station-
naire où les pouvoirs publics mettront à la raison
ceux qui montreront quelque mécontentement
du paradis retrouvé'.
I. Owcn, Tlic Heroliillnii, rN'|i). i>. fi--!!?)-. « Tous les indi-
12 INTRODUCTION
Le caractère idéaliste et statique du socialisme
en fait une conception généralisatrice et biocarde.
Les socialistes se refusent à voir l'irréductible
complexité de la réalité et veulent unifier celle-ci
sur lin modèle préconçu. Ils pensent que la réa-
lité se laissera aisément simplifier et ramener à la
formule de leur idéal social. Ils convient toutes
les personnalités à se fondre dans VUnité socia-
liste : tout comme Fourier avait mis au sommet
de la hiérarchie harmonique un Empereur d'Unité,
rOmniarque, les socialistes français ont mis à la
tête de leur parti un Conseil d'Unité, le conseil
national dont les ordres doivent être obéis sous
peine d'excommunication.
Le socialisme tend à réduire la société à l'unité
non seulement au point de vue matériel de l'or-
ganisation de la production, mais au point de vue
spirituel de la formation des consciences et des
impersonnalités. L'UnUé morale est la fin der-
vidus élevés coiiforinément aux loisdela nature doivent nécessaire-
ment à tout moment sentir, penser et ag-ir rationnellement, à
moins qu'ils ne deviennent physiquement, moralement ou intel-
lectuellement des malades. En ce cas, le Conseil général aura-lc
droit de les interner dans un hôpital destiné à recevoir les inva-
lides de corps, d'esprit ou d'âme jusqu'à ce qu'ils soient rétablis.
La meilleure façon de mettre fin aux innomhrables maladies
physiques, mentales et morales créées par les lois irrationnelles
sera de {jouverner ou plutôt de traiter toute la société comme
les médecins les plus éclairés traitent leurs malades dans*les mai-
sons d'aliénés les mieux orjfanisées. m
l^TR()DUGTIO^' i;}
nièrc que se 2)roposcnt les réformateurs sociaux.
Les théories socialistes, pour arriver à une coor-
dination exacte des activités matérielles, à une
organisation rationnelle du travail, sont condui-
tes à 1 unification des activités spirituelles', elles
tendent logi([ucment à supprimer le centre de
résistance de l'individualisme, la famille, à don-
ner aux enfants une éducation commune. L'Etat
n'est pas seulement un fabricant de produits,
mais c'est aussi un fabricant de caractères". Pour
inspirer la production d'une âme collective, ne
faut-il pas, comme le dit M. Jaurès, « insuffler à
l'argile humaine une âme communiste»!*
Cette recherche de l'unité morale, cette préoc-
cupation de façonner les existences humaines dès
leur plus tendre enfance suivant le moule de pen-
sée nécessaire au fonctionnement régulier de la
machine sociale, nous fait découvrir le principe
sur lequel reposent les organisations socialistes :
le principe auquel doivent faire appel, consciem-
ment ou non, tous les systèmes est l'automatisme
social et l'organisation de l'action réflexe : « Il
faut prévenir le mal et non le réprimer. Pour le
prévenir, il faut organiser une machine dans la-
1. Comme l'a démontré Proudlion, Conlradiclioiis économiques,
/jii,ss(//ï et principalement II, p. 208, 275, 280.
2. Owen dit textuellement manufacture characlers.
14 INTRODUCTION
quelle chaque individu sera engrené et, sans s'en
rendre comj^te, i'era 1 œuvre qu'il doit faire. Cette
conception n'est pas neuve. Tous les organisateurs
de religions ont soumis leurs fidèles au dogme et
au rite. Par la foi, ils détruisent la pensée indi-
viduelle ; par le rite,. ils les soumettent à certaines
pratiques mécaniques. La répétition des impres-
sions emmagasine telle ou telle sensation dans
telle ou telle série de cellules cérébrales. Elle pro-
voque tel ou tel accomplissement de tel ou tel
acte déterminé. Les cultes, l'enseignement auto-
ritaire, la discipline militaire n'ont été et ne sont
que l'organisation plus ou moins systématique de
ce phénomène que l'on appelle en physiologie
l'action réflexe'. » Le socialisme, lui aussi, ne se-
rait qu'une organisation plus complète, plus sys-
tématique encore de l'action réflexe : la discipline
de l'école d'abord, celle de l'atelier ensuite seraient
destinées à adapter la nature humaine et le carac-
tère des individus aux fins de la société, à faire
des êtres obéissant automatiquement aux mouve-
ments de la mécanique sociale dans laquelle ils
seraient engrenés.
Parce qu'il faut vaincre et briser les résistances
des personnalités rétives dont l'individualisme
pourrait déranger le jeu harmonieux delautoma-
I. \ves Giiyol, Le Siècle, Chronique éconoiuique du (3 juin igoô.
INTRODUCTION 15
lisme social, les docirines socialistes, doclrines
unitaires, sont des doctrines d'autorité. Elles le
sont aussi parce qu "elles visent non seulement à
l'unilé, mais à l'égalité. Certaines d'entre elles
prétendent-elles faire appel à la liberté ? Leur
ell'ort est vain et elles sont amenées par leur logi-
f[ue naturelle à un autoritarisme conscient ou in-
conscient. C est sans succès que l'on tente de
concilier l'antinomie qui existe entre l'égalité etla
liberté. Proudhon, qui voulait réaliser l'égalité par
la liberté, a été conduit à des contradictions inso-
lubles. On a pu démontrer fortement que sa con-
ception égalitaire était inconciliable avec l'indivi-
dualisme économique qu'il voulait sauvegarder' .
Et, vers la fin de sa vie, son individualisme om-
brageux l'a conduit à sacrifier l'égalité à la li-
berté
2
1. L. Polier, L'idée du juste salaire. Ginrd et Brière, igoS, ch.
vin, p. 2/1 1 et suiv.
3. P.-J. Proudhon, Théorie de la propriété, p. i/i't-iS^, iSGfi :
« La propriété moderne peut être considérée comme le triomphe
de la liberté. C'est la liberté qui l'a faite non pas comme il sem-
ble au premier abord contre le droit, mais par une intelligence bien
supérieure du dioit L'Etat constitué de la manière la plus
rationnelle et la plus libérale, animé des intentions les plus justes
n'en est pas moins une puissance capable de tout écraser autour
d'elle si on ne lui donne un contrepoids. Où trouver une puissance
capable de contrebalancer cette puissance formidable de l'Etat?
Il n'y en a pas d'autre que la propriété. La liberté telle est la
vraie loi, l'abus de la propiiélé est le prix dont vous payez ses in-
ventions et ses efforts. Avec le temps elle se corrigera. Laissez:
16 INTRODUCTION
Ce caractère égalitaire paraît distinguer très
nettement les doctrines socialistes des doctrines
sociales chrétiennes. On a pu dire que la société
chrétienne idéale était a un a aste système statique
bâti sur l'inégalité des classes' ». La société socia-
liste, elle aussi, est un vaste système statique,
mais bâti sur l'égalité des individus. Sans doute,
dans la société chrétienne, l'égalité des individus
existe en principe ; mais celte égalité ne doit se
réaliser que dans le ciel et non jias sur cette terre.
Idéalistes toutes deux, ces doctrines s'opposent
par la nature de leur idéal ; l'une, soucieuse de
sauvegarder la hiérarchie sociale ici-bas par la
promesse d'une égalité future dans le ciel ; l'autre,
préoccupée d'assurer la satisfaction immédiate
des appétits par la promesse d'un paradis terres-
tre. Au point de vue de l'égalité, ces deux doc-
trines se distiguent par le moment elle lieu de
réalisation de cette égalité.
On peut saisir ici la différence radicale qui
sépare les deux doctrines. Sans doute, elles im-
pliquent toutes deux un acte de foi, le môme en-
thousiasme et le même esprit sectaire de la part
de leurs fidèles; mais, tandis que le socialisme,
fiiire La propriété rompt le faisceau de la souveraineté col-
lective : elle rem|)lit une fonction d'équilibre nécessaire sous un
réjjime démocratique »
I. Léon l^olier, op. cit., p. 69.
INTHUUUCTIU.N 17
issu de la philosophie sensualisto du xviii'' siècle,
repose sur le droit au honheur, il n'est rien de
plus étranger à la philosophie chilienne, toute
imbue de 1 idée de sacrifice, que ce même droit
au bonheur. Les doctrines sociales chrétiennes
sont sans doute préoccupées d'organiser en ce
monde les activités matérielles, mais cette orga-
nisation a pourbutd'assurer plus rortement la préé-
minence delà vie spirituelle: les préoccupations
matérielles et économiques ne sont placées qu'au
second plan et subordonnées aux intérêts spiri-
tuels'.
Après avoir marqué ce point d'opposition entre
les deux conceptions, il est nécessaire d'insister
sur leur parenté pour montrer que celle-ci est plus
étroite encore qu'on ne l'imagine. L idéedejustice
sociale qui est 1 âme du socialisme, la philo-
sophie du xviii'" siècle l'avait empruntée aux théo-
ries chrétiennes. L'essence de la conception socia-
liste est dans l'opposition entre la société actuelle
d'anarchie et de misère et une société plus juste
et plus heureuse. Par une piquante ironie, les
I. On peut dire que cette subordination des intérêts matériels
aux intérêts spirituels de l'iuimanité existe aussi, sous une autre
l'orme, dans le socialisme : les soci.ilistes se préoccupent peu du
ralentissement de la production qui pouirait suivi-e la révolation
sociale et ils ont ])his de souci «l'une répartition juste que d'une
production abondante.
Edouard Dolléans. 2
18 INTRODUCTION
origines de celte philosophie sociale sont chic-
tiennes : rani(jue originaUté des penseurs malé-
riahstes du \\ m' siècle a été de laïciser la conception
chrétienne et de reporter du passé dans l'avenir
l'idée de l'état de nature antérieur au péché ', état
de perfection, de justice, d'égalité et de honheur,
dont parlait la philosophie chrétienne. Le rêve de
bonheur social fondé sur l'égalité est du pur chris-
tianisme dont le socialisme n'esl que le prolonge-
ment et les socialistes sont, par un amusant paro-
doxe, des chrétiens sans le savoir.
En effet la condamnation des richesses et le
rappel d'un état de perfection oi^i les biens étaient
communs entre tous avait fait partie de l'ensei-
gnement traditionnel de l'Eglise. C est le péché
qui a introduit dans le monde et dans la société ci-
vile la propriété privée et l'inégalité des condi-
tions. La richesse est coupable et le riche est mau-
dit par l'Evangile. Chercher à s'enrichir est en
soi-même un péché, c'est une tentative pour se
procurer une part inégale de ce que Dieu a des-
tiné à l'usage commun. La propriété n'apparaît
aux Pères de l'Eglise que comme un mal devenu
nécessaire. Le dogme chrétien de l'état de nature
et de l'égalité primitive avait été enseigné au
1. Espinas, La philosophie sociale au xviii'' si'erlr m France cl la
Ih'volulion. Félix Alcan, 1898, p. 87, 88.
INTHODUCTIUN 19
xA'ii" et au wui' siècles par les prédicateurs ; on
en retrouve la transposition laïque dans les ouvra-
ges de Rousseau, de Morelly el de Mably.
M. Espinas ' a parfaitement montré que cette trans-
position avait été facilitée par la philosophie car-
tésienne : a Les esprits imbus de la pliilosophie
cartésienne et platonicienne voient dans l'état de
nature un état dérivé de l'essence des choses el
conforme à l'éternelle raison : en sorte qu'il dé-
pend de nous de nous en rapprocher. Le rêve
rétrospectif d'une société égalitaire devient en se
laïcisant un idéal pour l'avenir; la conception
cesse d'être théologique pour relever de la raison
et de la philosophie . »
Ainsi le noyau des doctrines socialistes est une
conception chrétienne laïcisée : les socialistes sont
des chrétiens sans le savoir, des chréliens qui
sans doute ont perdu la douceur évangélique,
mais n ont rien oublié de l'intolérance de 1 Eglise,
ils ont cru renverser définitivement les idoles;
mais, sous les noms de Raison, de Science, de
Vérité, ils adorent des dieux plus impitoyables
encore que les dieux bibliques, des dieux aux-
quels il n'est plus permis de refuser son adora-
tion.
On définit une doclrine non seulement en énu-
I. Espinas, op. cit., p. 87 et suiv.
20 INTRODUCTION
mérant ses caractères et en la rapprochant des
doctrines semblables, mais en l'opposant à celles
qui forment antithèse avec elle. Aussi, pour bien
définir le socialisme, est-il nécessaire d'indiquer en
raccourci les traits principaux de l'individualisme.
Tandis que le socialisme est une doctrine idéaliste
et statisqne, l'individualisme est une conception
réaliste et une doctrine de mouvement — concep-
tion réaliste parce qu'il a son point de départ dans
la psychologie de l'individu tel qu'il est et qu'il
ne se fonde point sur l'espérance d'une transfigu-
ration radicale et incertaine delà nature humaine
— doctrine de mouvement parce que, n'ayant
point un idéal préconçu de société, n'étant point
dominé par une conception unitaire, il attend du
libre jeu des activités individuelles, de l'associa-
tion comme de l'antagonisme des différentes for-
ces, la formation d'organisations sociales sans
cesse variables. Tandis que les réformateurs socia-
listes conçoivent la société à l'état de repos et que
leurs regards sont fixés sur un état stationnaire
idéal, les individualistes imaginent la société à
1 état incessamment mobile.
Le principe interne du socialisme est l'auto-
matisme social et l'organisation de l'action ré-
llexe : celui de 1 individualisme : la spontanéité
sociale et l'organisation de l'initiative individuelle.
Tandis que les doctrines socialistes sont autori-
INTHUDUCTION al
liilres, les doctrines individualistes sont libcr-
laircs' parce qu'elles croient qu'une organisation
autoritaire de la production paralyserait la pro-
ductivité sociale surexcitée par le heurt comme
[)ar l'association des iritérets individuels ; elles
sont libertaires, aussi parce qu'elles pensent
qu'une organisation autoritaire de l'éducation
étoufferait la personnalité, source de toute origi-
nalité artistique comme de toute énergie produc-
tive. Enfin les doctrines individualistes sont
inégalitaires parce qu'elles pensent que tout
essai d'égalisation se ferait au détriment des forts
et sans avantage pour les faibles et que le socia-
lisme ne réaliserait l'unité qu'à la manière de
Tarquin le Superbe abattant avec sa baguette dans
un champ de pavots ceux qui s'élevaient au-des-
sus des autres ".
1. Le mot. libertaire est employé ici non dans le sens aiiar-
cliiste, mais dans celui de libéral (mot aujourd'hui détourné de
son acception normale et étymologique) et par opposition à auto-
lilaire.
2. Stuart Mill déclare que l'égalité se réaliserait non en élevant
les vallées, mais en nivelant les collines. M. Albert Scbatz dit : « Si
l'on tente de maintenir des coureurs sur une même ligne, on ne
pourra le l'aire qu'en modérant les plus agiles et non pas en accélé-
rant l'allure des plus faibles. » L'œuvre économique de David Hume,
p. 107. Rousseau, 1902. — Les articles de Stuart Mill sur le so-
<ialisme (parus en 1879 dans la Revue philosophique) mettent evoel-
lerament en relief les dangers du socialisme au double point de
vue de la productivité sociale et de la personnalité individuelle.
22 INTRODUCTION
*
» #
Les caractères qui définissent le socialisme se
rencontrent aux trois étapes f[u'il a parcourues
en son évolution. Cette doctrine s'est présentée
successivement sous forme de socialisme senti--
mental et utopique : puis, sous forme de socia-
lisme scientifique ; enfin, à l'heure présente, sous
forme de socialisme juridique.
A sa première étape, le socialisme se fonde sur
la critique des injustices sociales et fait appel
tant à la pitié qu'à l'instinct de justice pour sub-
stituer à la vieille société individualiste d'injus-
tice et de concurrence un monde nouveau. C'est
l'Association universelle Saint-Simonienne par et
pour l'amélioration toujours progressive de la
condition morale, physique et intellectuelle du
genre humain ; c'est le Nouveau Monde indus-
triel et sociétaire dont Fourier nous dit que « s'il
nous était donné de l'entrevoir seulement dans
toute sa gloire, il est hors de doute que beaucoup
de personnes tomberaient frappées de mort par la
violence de leur extase et beaucoup d'autres tom-
beraient malades de saisissement et de regret en
voyant subitement tout le bonheur dont elles au-
raient pu jouir et dont elles n'ont pas joui » :
c'est encore le Nouveau Monde moral de Robert
INTRODUCTION 23
Owen : « Un monde où le mensonge sous au-
cune forme n'aura plus de raison d'être, un
monde où l'argent n'aura plus aucune influence,
où la pauvreté et l'inhumanité seront inconnues ;
un monde où tous les biens seront produits en
abondance et où tous pourront jouir de cette
abondance ; un monde où l'esclavage et la servi-
tude n'existeront plus, mais où la plus grande
liberté se conciliera avec l'union la plus étroite,
union tissée par les liens puissants de l'intérêt et
les fils de soie de l'amour. )>
Cette première forme sentimentale du socia-
lisme est celle des inventeurs de systèmes : un
bon patron, Robert Gavcu ; un employé de com-
merce, Foùrier : des savants, des intellectuels, les
Saint-Simoniens ; un doux illuminé, Pierre Le-
roux, éclairés par la raison, ont découvert la
A érité Sociale qu'ils prétendent communiquer
de gré ou de force au monde pour le rendre
plus juste. La \érité devrait s'imposer d'elle-
même à l'humanité, sans faire appel à l'autorité
un peu rude de la contrainte. Sans doute, si les
hommes étaient raisonnables, il faudrait s'adres-
ser à leur raison ; mais l'état irrationnel de la
société les a rendus déraisonnables, aussi faut-il
faire leur bonheur malgré eux : à cette fin, les
réformateurs sociaux font appel au grand distri-
buteur de bonheur, à l'Etal, seule puissance
2i INTRODUCTION
capable de réaliser inlégralement leurs systèmes '.
Il n'est pas d'iioinme qui représente mieux celle
forme de socialisme attendri que Pierre Leroux,
ce délicieux innocent, comme l'appelle M. Faguet.
Il n'est personne qui montre mieux le mysticisme
humanitaire du socialisme et sa filiation chré-
tienne. Ecoutez plutôt ses paroles :
« ... Nous devons, par les efforts de notre pen-
sée et l'énergie de notre âme, transformer la terre
de telle sorte que la justice du ciel y règne, afin de
trouver un jour ce ciel si promis à nos vœux. Par
le christianisme a été élaborée et prêchée à tous
les hommes l'idée d'un monde meilleur que celui
qui existait alors, d'un monde sans despotes et
sans esclaves. Le chiistianisme a relevé riiuma-
nité par l'espérance ; il lui a annoncé mystique-
ment sa destinée : il a relié aux souvenirs de son
berceau, à sa liberté primitive et naturelle, à ses
traditions d'un âge d'or passé, de TEdeneldu Pa-
I. Cela est vrai mc'nie de Fourier et son système n'est libéral
qu'en apparence. M. Andler, dans un article du Mouvement socia-
liste, a parlé de l'anarchie de l'^ourier, et, sans aller si loin, M. Gide
dit que « nul n'est plus libéral que ce socialiste-là » (Fonrier,
Petite Collection Gtiillaumin.) Oc nest pas de r.uiiucliie de I''ourier
qu'il convient de ()arlcr, mais de son oiniiiarrhic, c'est-à-dire d'un
régime où l'autoiùlé est partout. Non seulement dans la phase tran-
sitoire du ijnrantisine Fouiier fait appel à des mesures coercitives;
mais l'organisation harmonique elle-mèiiie ne pourrait subsister que
par un constant appel à la contrainte : en réalité, sous les pre-
niières apparences d'un régime où tout est liberté, on se trouve eu
présence d'un régime où tout est autorité.
INTIJODUCTIOX 25
radis natal le sentiment ferme et assuré d'un âge
d'or à venir, d'un Paradis sur la Icrre, où le bien
régnerait après la défaite du mal et où l'homme
racheté par la parole divine, retrouverait le
honhour et jouiiait d'une inaltérable félicité...
« ... La terre est donc promise à la justice et à
l'égalité'... »
« Celui qui continue vraiment le Christ ne
dit pas : Le royaume de Dieu n'est pas sur la
terre ; Jésus ne dit pas : « Mon royaume n'est
(( pas de ce monde w, mais littéralement : (( Ma
« royauté n'est pas encore de ce temps », et,
comme sa royauté, ainsi qu'il l'explique, est le
règne de la justice et de la vérité, il ajoute que
cette royauté viendra sur la terre Il n'y a pas
do paradis, il n'y a pas de purgatoire, il n'y a pas
d enfer hors du monde, hors de la nature, hors de
la vie : il n'y a pas de dualisme entre le ciel et la
terre. Le ciel, c'est la terre de demain. Dieu n'est
pas hors du monde et la terre n'est pas hors du
ciel. Le ciel existe doublement. Invisible, il est
l'infini, il est Dieu. Visible, il est le fini, il est la
vie par Dieu au sein de chaque créature. H y a
donc deux ciels : un ciel permanent, embrassant le
monde tout entier et dans le sein duquel tout vit,
et un ciel progressif, qui est la manifestation du
I. Pierre Leroux, De l'individualisme cl </« socialisme, (ïluvres,
t. I, i83i, !>. 3-0.
26 INTRODUCTION
premier dans le temps et dans l'espace \ » C'est
Pierre Leroux qui a, en France", mis à la mode le
mot de socialisme et c'est lui qui a donné du socia-
lisme une des meilleures définitions en l'appelant
la religion de 1 humanité et la religion de l'égalité.
Déjà les Saint-Simoniens avaient essayé de pré-
senter la réalisation de leur système comme la ré-
sultante nécessaire de l'évolution sociale ; mais il
était donné à un puissant penseur de fonder une
forme nouvelle de socialisme sur cette idée que la
société socialiste devait être le jJioduit naturel du
développement des conditions économiques et his-
toriques de la société actuelle. Marx a cherché à
dépouiller le socialisme de toutappareil sentimen-
tal et à lui donner un fondement scientifique. Une
analyse pénétrante des relations liistoriques des
classes sociales et de l'évolution du régime capita-
liste l'a conduit à affirmer que, par un processus
logique et les lois mêmes de son développement
inteine. la société capitaliste enfanterait la société
socialiste : la concentration et la prolétarisation
croissantes, des crises économiques de plus en
1. Pierre Leroux, De l'hnmainlé, t. I, p. i8i (i'''' édit. i8'(o).
M. Faguet a pu dire « ce que le christianisme a voli^ d'idées à
Pierre Leroux, c'est inimag-inable ».
2. En i834, dans un article delà Revue cncyrJopcdifjur intitule :
<( De l'individualisme et du socialisme. » En iS33, en Anyleterre,
dans le Neir Moral World, le mot socialisnie apparaît pour la pre-
mière fois comme svnnnxuio d'Owenisme.
INTRODUCTION 27
plus violcnles. amèneraient le régime capitaliste à
une catastrophe finale, tandis que, à l'intérieur
des institutions actuelles, se formeraient tous les
éléments nécessaires à l'édification d'un régime
nouveau'. Dans cette nouvelle conception, le rôle
assigné, pendant la période sentimentale du socia-
lisme, aux inventeurs de système et aux directeurs
de conscience sociale est rempli par le détermi-
nisme économique : l'idée de justice parait rempla-
cée par le processus logique des rapports de pro-
duction. Pour quelque dilTérente qu'en soit la
tcchni([ue, le socialisme dit scientifique se rap-
proche, malgré ses apparences, du socialisme sen-
timental : il oppose et sépare par une solution de
continuité — la catastrophe finale — la société
capitaliste, que Marx condamne par un jugement
tacite d'injustice, et la société socialiste vers
laquelle, malgré son refus de la définir, le même
penseur tourne les regards comme vers un repous-
soir pour juger et comhattre le régime actuel".
I. Les néoinar\istes prétendent que c'est là une interprétation
inexiicte et incomplète de la pensée de Marx et qu'à côté de l'élé-
ment (léterininisle, Marx considérait comme l'élément essentiel de
la révolution sociale, élément de liberté, la volonté et la conscience
collectives de la classe ouvrière.
3. M. Benedetto Croce (Matérialisme histori<]iic et économie
marxiste, p. 226) a montré que la difficulté de l'œuvre de Marx,
c'est le parallèle fait constamment entre deux types différents de
société, l'un idéal et l'autre réel, la société capitaliste, pour ex-
pliquer cette dernière : k Le système idéal envisagé par Marx
28 1NTU(M)L;CT1()N
Mais la crllique du marxisme, entreprise et
par des socialistes et par des penseurs indépen-
dants, a montré que les lois d'évolution affirmées
par Marx étaient contredites par les faits; des
cendres du socialisme scientifique est née une
nouvelle forme de socialisme : le socialisme juri-
dique. Tout comme le marxisme, le socialisme
juridique se dit scientifique et cache son essence
sentimentale et religieuse sous l'apparence de
raisonnements savamment construits et de reven-
dications rigoureusement déduites. Il n'entre-
prend pas seulement la critique de la société
actuelle en partant de formules juridiques ; il
prétend élaborer, d'une manière rationnelle, une
déclaration des droits socialiste et le code de la
cité luture. Le socialisme juridique a déjà ses
légistes et même ses casuistes' qui cherchent à
donner une entorse aux formes actuelles du droit
afin d'interpréter dans un sens nouveau des for-
|);iraît être précisément celui de la société coiniiiuniste idéale. Et,
dès lors, il y a bien là une idée latente de justice puisque la con-
dition du travail dans la société capitaliste est dénoucée comnic
injuste par rapport à cette société idéale conçue comme plus jusio
et comme plus désirable l'ourquoi Mar.v s'efForçait-il de hâter
la révolution qui devait faire passer de la société capitaliste à la
société communiste, si celle-ci ne lui paraissait pas devoir mieux
satisfaire la soif de justice qui tourmente les hommes :* « Léon
l'olier, op. cit., p. 874.
I. M. Mater. Revue aorinUtttr, igo.'i, i<jo4, <9o5 et Hcvur (Vcm-
iiilc politique. KjoS.
INTHÔDUCTION -20
mules anciennes, afin de faire sortir du contenu
l)()urgeois de ces formules des décisions el des
sentences socialistes, afin d'amener ainsi, insen-
siblement, les institutions bourgeoises à muor en
institutions socialistes.
Malgré tous ses elForls pour se dilîérencier du
socialisme sentimental, le socialisme juridique
paraît être un retour au vieux socialisme fran-
çais. Il présente l'exemple d'un effort considéra-
ble, fait par des théoriciens distingués, pour
n'aboutir qu'à un retour au droit naturel. En
acceptant la critique du fondement économique
que Marx avait donné au socialisme, les juristes
socialistes ne s'aperçoivent pas que le socialisme
a perdu toute assise scientifique. Remplacer sa
base économique par une base juridique, c'est
enlever au socialisme son fondement. Les con-
structions juridiques ne sont qu'un moyen, elles
ne peuvent servir de base au socialisme. Le socia-
lisme juridique n'a eu pour résultat que de res-
susciter l'idée du droit naturel et de mettre en
relief le caractère sentimental de la doctrine. Au
lieu d'élaborer une déclaration des droits, on
pourrait plus justement rédiger un catéchisme
socialiste comme celui du Nouveau monde Moral
de Robert 0^^en '. Lorsqu'on a le courage de sup-
I. Tlie Colechism of The Xew Moral World. M;inc-liester, Loii-
tlon, i838, dont nous donnons en annexe la traduction.
■M INTRODUCTION
porter la monotonie du style et les répétitions du
réformateur anglais, le catéchisme du Nouveau
Monde moral est une lecture intéressante, non
seulement parce qu'il contient les idées essentielles
de la philosopliie socialiste, mais parce que sa
forme même est une imitation curieuse des for-
mulaires de la pensée religieuse. Le catéchisme
du Nouveau Monde moral pourrait être écrit
aujourd'hui par un des littérateurs du socialisme,
par M. Jaurès, en langage plus fastueux sans
doute, mais sans modifications sensihlesdefond'.
*
* #
Une idée de justice sociale, une croyance à la
transfiguration de la nature humaine dans un
monde nouveau, tel est le résidu que découvre
l'analyse des doctrines socialistes. L'illusion sen-
timentale qui vous avait pris tout d'abord et con-
quis à ces doctrines disparaît peu à peu : si le so-
cialisme séduit le cœur, il laisse l'esprit insatisfait.
Le vice fondamental des doctrines socialistes
est de reposer sur une psychologie erronée de la.
I. C'est ainsi que, comme le Cathéchisme du Nouveau Monde
moral, le discours de AI. .laurès î» la Chambre, le i4 juin
ir)o6, a pour base unique, mais fragile, réternelle opposition
entre le A ieux Monde qu'il coiivieiit d'abolir et le Nouveau Monde
qu'il convient d'instaurer.
INTRODUCTION 31
nature Inimaine ; pour léaliscr leurs promesses,
les syslèmes socialistes iinpli(|uent une humanité
très diflerentedecequelle est'. La transformation
radicale de la nature humaine, l'existence d'une
humanité sublimisée à laquelle la révolution
sociale aurait communiqué une vertu inconnue
de nous est un postulat indémontré et indémon-
trable. Ce postulat fait l'infirmité des doctrines
socialistes, infirmité que, malgré leurs efforts
d'ingéniosité et leur souplesse d'esprit casuiste, les
réformateurs sociauv n ont pu éliminer de leur
systèmes.
En présence de cette faiblesse théorique du
socialisme, comment s'expliquent le rayonne-
ment de ses doctrines, la force du mouvement
qu'il a fait naître ?
L'expression « socialisme » recouvre une con-
fusion de mots. On l'emploie pour désigner des
choses essentiellement distinctes : un mouvement
idéologique issu de toutes pièces de la philosophie
sociale du xviii" siècle, un mouvement ouvrier né
des transformations économiques et de la misère
qui ont accompagné la révolution industrielle de
la fin du même siècle.
I. Toul aiicontraire, l'iiidividiialisme a, pour point de départ, la
psychologie de l'individu réel et, pour fin dernière, la défense de
l'individualité : ces deux raisons justifient le mot individualisme,
plus expressif et plus précis que celui de libéralisme.
32 INTRODUCTION
Aussi voit-on dans le socialisme le produit de
deux causes : un état de fait et un état de pensée,
une révolution industrielle et une philosophie
sociale. Mais c est abusivement que l'on confond
ces deux phénomènes et les deux mouvements
auxquels ils ont donné naissance : en réalité le
socialisme est un mouvement idéologique qui
s'est appuyé sur un mouvement économique, le
mouvement ouvrier, et a emprunté à celui-ci sa
puissance. Bien qu'ils se mêlent, ces deux
mouvements sont nettement distincts et même
opposés en certains points. Les séparer est non
seulement nécessaire à la rigueur de l'analyse
scientifique, mais utile aux conclusions de l'art
social.
La philosophie, mère du socialisme, est née
avant que se soit accomplie la révolution indus-
trielle qui a été marquée par la décadence du
petit mçtier indépendant, le développement du
machinisme et de la grande industrie. Les idées
qu'on retrouve dans toutes les doctrines socia-
listes, bonté et malléabilité de la nature humaine,
croyance à la transformation facile de Thomme
par le changement des institutions, opposition
enfin entre la société présente d'injustice el la so-
ciété future de bonheur, toutes ces conceptions
sont antérieures à la contemplation de la misère
ouvrière et des transformations économiques qui
INTRODUCTION 33
sont venues depuis illustrer les rêves des pen-
seurs socialistes. Empruntée à la doctrine chré-
tienne, l'éthique sociale a précédé les faits éco-
nomiques qui devait lui servir d'illustrations, les
taits destinés à frapper l'imagination comme les
promesses d'une harmonie future l'étaient à sé-
duire le cœur.
Le socialisme est une conception qui eût pu
rester à l'état de doctrine, limitée dans son in-
tluence à un petit nombre d adeptes. Mais il s'est
su[)erposé à un mouvement de révolte spontanée
et collective contre les conditions économiques et
la misère ; il est devenu le parasite du mouve-
ment de croissance d'une classe nouvelle : c'est
ce qui explique sa force de rayonnement.
La révolution industrielle qui a marqué la fin
du xvni* siècle avait substitué dans de nombreuses
industries à l'atelier de famille la manufacture,
à l'atelier domestique le grand atelier collectif ;
elle avait remplacé l'ancien antagonisme des
maîtres et des compagnons par l'antagonisme
des capitalistes et des travailleurs, des prolétaires
et des bourgeois. En concentrant sur un espace
limité et dans les villes manufacturières un grand
nombre de familles ouvrières, elle avait fait
I. P;iiil M:inUiux, Ln révolution induslrielle au .wrii^ siècle:
Hssiii sur Il's comutenccmcnls de la ijraiiJe iiiJuslrie moderne en Angle-
terre. Cornely, 1906.
Edouard Dolléans. 3
34 INTRODUCTION
naître, dans les masses travailleuses, autrefois
amorphes et inorganisées, l'éveil d'une conscience
collective, d une « conscience de classe ».
Sans doute auparavant, à l'intérieur des mé-
tiers, les conditions du travail n'étaient pas excel-
lentes : il ne faut pas croire que l'enfer social
qu'on se figura d'après les enquêtes, oit été créé
par ces transformations industrielles et précédé
d'une vie idyllique dans l'atelier familial : le sur-
travail existait déjà dans le métier et les parents
exploitaient leurs enfants, comme ils s'exploi-
taient eux-mêmes, en les faisant travailler et en
travaillant jusqu'à i6 et 17 heures par jour V
Lorsque la grande industrie s'est développée, ce
n'est pas dans les grandes filatures, mais dans les
petits métiers des tisseurs que se rencontrent les
pires conditions de travail. Mais on peut dire que
la révolution industrielle et le développement de
la grande industrie ont mis comme à nu les
plaies du travail et ont présenté en un relief sai-
sissant la misère des classes laborieuses. Son
agglomération dans les villes et dans les districts
industriels a donné à la classe ouvrière conscience
des conditions misérables de son existence et lui
a inspiré un sentiment de révolte collective en
élargissant, comme on l'a dit, la misère de l'in-
I. V. clinp. II, •2'^ partie, et MHntoux, op. cit.. 5i et suiv.
INTRODUCTION 35
(lividu jusqu à être la soufTrance d'une classe.
Des misères, qui eussent été supportées sans mot
(lire si elles étaient restées individuelles, appa-
rurent un mal intolérable, mal collectif, appelant
une intervention de la collectivité ; les ouvriers
furent amenés à prêter l'oreille aux aspirations
des théoriciens et à la nouvelle chanson destinée
non plus à bercer, mais à réveiller la misère
humaine. C'est ainsi que les socialistes prirent la
direction du mouvement ouvrier et que celui-ci,
incapable encore de se donner une ligne de con-
duite propre, emprunta un programme tout for-
mulé aux hommes qui se présentaient comme
des directeurs de conscience sociale. L'idéal d'une
société égalitaire, prêché jiar le socialisme, a
trouvé, dans les conditions économiques et les
sentiments de révolte que ces conditions engen-
draient, un terrain de culture tout préparé.
Ainsi les réformateurs sociaux ont trouvé dans
les masses ouvrières des troupes sans lesquelles
ils eussent été des chefs sans armée. La notoriété
et la vogue dont ils ont joui Aient de là beaucoup
plus que de leur talent. Fourier est souvent illi-
sible. Owen inlassablement ennuyeux par ses
répétitions ; deux ou trois idées reviennent sans
cesse sous sa plume et dans ses discours, deux ou
trois idées qui, leit niotw invariable, reparaissent
sans môme changer de forme. Marx lui-même,
36 INTRODUCTION
penseur profond et analyste subtil, expose ses
idées d'une façon abstruse et compacte '.
Mais les critiques de l'ordre social et les prédic-
tions d'avenir des socialistes répondaient aux sen-
timents et aux aspirations des classes laborieuses.
Celles-ci crurent y voir l'expression consciente de
l'obscur instinct de révolte qui les animait et c'est
pourquoi en Angleterre les ouvriers furent à un
moment Owenistes ou Ghartistcs ; pourquoi, en
France et en Allemagne, ils furent mutuellistes ou
marxistes ^ Ainsi, tandis que le caractère prati-
que du mouvement ouvrier donnait aux doctrines
socialistes une force de rayonnement qu'elles n'an-
raient pas eue sans lui, les théories socialistes of-
fraient au mouvement ouvrier une idéologie
toute prête et un programme qui paraissait vou-
loir orienter ce mouvement vers des directions
socialistes.
Du fait que les doctrines socialistes et le mou-
vement ouvrier se sont mêlés et se sont fait des
emprunts réciproques, doit-on confondre le mou-
vement socialiste et le mouvement ouvrier, le
mouvement idéologique et le mouvement d'ac-
I. Nous ne parlons pas de Proudhon, qui est, selon nous, un
individualiste hanté par l'idée de l'ég-alité, mais qui se refuse obsti-
nément à sacrifier à celle-ci la liberté.
3. Marxistes, mais d'un marxisme singulièrement simpliste et
sim|)lifié.
INTRODUCTION 37
lion pratique ? Nous ne le pensons pas et nous
croyons même qu il y a danger à considérer
comme indissoluble l'union des deux mouvements
et comnic définitive la mise de la force ouvrière
au service des idées socialistes.
Cependant cette confusion existe et elle expli-
que l'incertitude que l'acception du mot socia-
lisme prend dans les esprits de ceux qui, se pré-
tendant socialistes, sont à des pôles opposés de la
pensée. C est elle qui explique, par exemple, la
coexistence des socialistes réformistes et des so-
cialistes révolutionnaires.
De cette confusion, nous ne voulons donner
ici que deux exemples qui la mettront mieux en
relief: l'un est emprunté à l'Angleterre et l'autre
à la France. Ce sont deux moments tout à la fois
de l'histoire de la classe ouvrière et de l'évolution
des doctrines socialistes : le Chartisme qui se dé-
veloppe en Angleterre entre i832 et i848 et le
Syndicalisme révolutionnaire qui s'oppose au-
jourd'hui en France au parti socialiste comme un
mouvement ouvrier à un mouvement idéologique.
Le chartisme fut un mouvement à la fois théo-
rique et pratique. Il est né au moment de la ré-
forme de i8S'2 qui sanctionna en Angleterre la
défaite de l'aristocratie foncière et le triomphe de
la bourgeoisie industrielle et commerciale. Cette
réforme fut suivie de quelques années de misère
38 INTRODUCTION
profonde qui provoquèrent dans la classe ouvrière
une révolte instinctive et spontanée contre les
conditions économiques. Cette révolte fut mise
à profit par des agitateurs et des théoriciens qui la
transformèrent en un mouvement systématique
de lutte de classe et de revendications politiques
et sociales. Les initiateurs du chartisme étaient
des disciples dissidents d'Owen qui, tout en ac-
ceptant ses idées de communisme agraire et d'or-
ganisation de banques d'échange de travail, con-
sidéraient l'action politique comme indispensable
à la réalisation du communisme oweniste. Aussi
réclamaient-ils la promulgation de la Charte du
peuple ' reposant sur le principe du suffrage uni-
versel et destinée à substituer au parlement bour-
geois un parlement vraiment populaire. Ce pro-
gramme politique ne doit pas faire illusion ni
masquer les fins sociahstes du mouvement qui
apparaissent dès qu'on lit les discours et publica-
tions chartistes". Le théoricien du chartisme fut
un penseur peu original, Bronterre O'Brien, qui
mêlait aux théories owenistes les idées de Ro-
bespierre et de Babeuf. Au point de vue doctrinal,
I. Peoples' Charter : d'où le nom de mouvetiient chartiste.
a. Un séjour, fait en Angleterre, grâce à une bourse des Amis
de l'Université, nous a permis d'étudier, d'ai>rès les doeunients
authentiques, le chartisme dont l'analyse historique fera l'objet
d'un travail ultérieur.
INTRODUCTION 39
le mouvement n avait point d'originalité : il em-
pruntait aux socialistes anglais et aux révolution-
naires français leuis déclamations et leurs reven-
dications. Mais au point de vue pratique, en tant
que mouvement ouvrier, le cliartisme présente un
grand intérêt. Il marque non seulement l'éveil et
la croissance de la classe ouvrière anglaise, mais
aussi un essai d'application de la tactique révo-
lutionnaire ', qui se transforme aux environs de
1848 en tactique réformiste. Apres l'échec de l'ac-
tion directe, le cliartisme se fond dans le mouve-
ment trade unioniste et coopératif; la classe ou-
vrière anglaise cesse pour longtemps de se donner
des fins communistes et de confondre ses desti-
nées avec celles du socialisme.
En France, le syndicalisme révolutionnaire
aime à s'opposer au socialisme l'éformiste et pré-
tend représenter le mouvement purement et pro-
prement ouvrier. Il a ses théoriciens qui décla-
rent s'inspirer à la fois de Marx et de Proudhon";
ses organes d'action pratique, la « Confédération
du travail », les bourses du travail et les syndicats
à tendances révolutionnaires. Le syndicalisme
1. C'est en 1882 qu'apparaît pour la première fois, dans une
brochure du cabarctier Benbow, l'idée de grè\e générale, idée
qu'on retrouve plus d'une fois au cours du mouvement chartiste.
2. Georges Sorel, Hubert Lagardelle, Edouard Berth. V. la
revue Le Mouvement socialislc.
40 INTRODUCTION
présente un essai d'adaptation du marxisme aux
conceptions obscures et aux mouvements spasmo-
dicpies de la classe ouvrière : c est là ce (pii fait
son originalité etle distingue des monotones répé-
titions et variantes du socialisme éternel, toujours
ancien sous les formes nouvelles qu'il revêt sans
cesse afin de se rajeunir. Malgré son elTort pour
se différencier du socialisme traditionnel et rester
un mouvement purement ouvrier, le syndicalisme
révolutionnaire nous paraît un excellent exemple
delà confusion qui recouvre le mot de socialisme.
Sans doute lesyndicalisme révolutionnaire pré-
tend n'être que représentatif, il se donne pour
1 expression consciente des besoins de la classe ou-
vrière ; par là, il peut apparaître comme réaliste,
comme s'appuyant sur les faits, sur le mouvement
de croissance des classes nouvelles. Sans doute le
syndicalisme se déclare anti-étatisle. d prétend
rejeter toutes les vieilles conceptions autoritaires
et ne faire appel (ju'à la liberté ouvrière, et, par
là, il se rapproclie des doctrines libérales et se
présente comme une sorte de libéralisme ouvrier.
Le syndicalisme révolutionnaire voit dans la li-
berté le moyen le plus favorable à la classe ou-
vrière pour se développer et s'organiser d'une
façon spontanée et autonome : selon lui le prolé-
tariat prétend ne demander son concours ni à la
philantliropie bourgeoise ni à la puissance de
INTHOnUCÏlON 41
l'Êlal pour créer, au sein de la société actuelle,
des institutions et des organisations proprement
ouvrières qui n'empruntent rien aux formes so-
ciales du passé.
Le syndicat, représentant naturel de la classe
ouvrière, est tout d'abord un organe de résis-
tance. Il dirige le prolétariat dans son combat
contre la société capitaliste et, dans cette lutte, il
substitue l'action directe de la classe ouvrière à
l'action parlementaire des politiciens. Mais le syn-
dicat ne remplit pas seulement une fonction de
destruction : il est aussi une école d'apprentis-
sage, il est une institution d'éducation ouvrière ;
il apprend à la classe ouvrière que son émancipa-
lion doit être son œuvre personnelle. C'est à l'in-
térieur des syndicats que se prépare l'organisa-
lion matérielle et morale du prolétariat; carie
syndicat accomplit une œuvre de création : il est
le creuset dans lequel se forment les conceptions
et les institutions nouvelles. Le syndicat a un rôle
juridique et politique ; grâce à lui s'élaborent les
principes d'un droit ouvrier nouveau. Dans le
domaine politique, le principe syndicaliste est la
substitution des groupements professionnels nou-
veaux aux groupements politiques anciens'. Le
I. G. Sorel, L'avenir socialiste des Syndicats. Jacques, édit.,
1901, p. 46.
4-2 INTRODUCTION
syndicat entre en lutte contre l'Etat : il entreprend
la destruction des rapports actuels de l'organisa-
tion politique : il tend à arracher à l'Etat et à la
commune, une à une, toutes leurs attributions
pour en enrichir les organismes prolétariens en
voie de formation. Au principe des socialistes ré-
formistes qui prétendent infuser les procédés de la
politique dans l'organisation du travail et instal-
ler la démocratie à l'atelier, les révolutionnaires
opposent la prééminence de l'organisation profes-
sionnelle et l'absorption de l'Etat par les syndi-
cats : (( Les syndicats arriveront ainsi à enlevei"
aux formes antiques, conservées par les démocra-
tes, tout ce qu'elles ont de vie et ne leur laisse-
ront que les fonctions rebutantes de guet et de ré-
pression. Alors une société nouvelle aura été créée
avec des éléments complètement nouveaux, avec
des principes purement prolétariens... La lutte
définitive pour les pouvoirs politiques n'est pas
une lutte pour prendre les positions occupées par
les bourgeois et s'affubler de leurs dépouilles :
c'est une lutte pour vider l'organisme politique
de toute vie et faire passer tout ce qu'il contenait
d'utile dans un organisme politique prolétarien,
créé au fur et à mesure du développement du pro-
létariat'. ))
I. G. Sorel, op. rit., p. 5o.
INTHODI'CTION 43
Malgré leurs tendances réalistes et libérales,
les doctrines du syndicalisme révolutionnaire n'en
restent pas moins idéalistes et socialistes. On ne
doit pas considérer le syndicalisme comme une
doctrine simple, mais comme une doctrine mixte
impliquant une contradiction interne, participant
à la fois du libéralisme et du socialisme.
Tout d'abord le syndicalisme révolutionnaire
demeure une conception religieuse comme le sont
toutes les doctrines socialistes ; ses théories ont
pour point de départ la foi en la vertu du prolé-
tariat révolutionnaire poiu" régénérer la société :
« Le prolétariat est en état de grâce révolution-
naire '. )) Ici ce n'est plus sur l'influence d insti-
tutions que l'on compte, comme dans le socialisme
traditionnel, pour métamorphoser la société, mais
sur la toute-puissance créatrice et régénératrice
d'une classe supérieure aux autres classes socia-
les. Cette supériorité lui vient de sa pauvreté, si
l'on considère que la richesse n'a pas encore
énervé la moralité ni les forces de rénovation de
cette classe nouvelle, et de sa situation de classe
productrice, la fonction de production des utilités
matérielles donnant à la classe ouvrière l'émi-
nente dignité dans la société nouvelle.
L'acte de foi qui est la base du syndicalisme ré-
I. Lagardelle à son cours du Collège des sciences sociales sur
les théories politiques du Marxisiue (nidô).
44 INTRODUCTION
volutionnaire suppose la croyance non plus on la
bonté foncière de F homme en général, mais en la
vertu particulière d'une classe, la croyance en la
toute-puissance que possède cette classe pour régé-
nérer la société.
Au miracle religieux les socialistes ont substi-
tué le miracle social : la métamorphose de la
nature humaine et de la société à la suite de la
révolution sociale. L'antithèse du monde ancien
et du monde nouveau, antithèse qui est la trame
visible ou invisible des variations socialistes, im-
plique l'idée d'une rupture entre le passé et le
futur, l'idée d'une révolution sociale. Cetle idée
peut se présenter sous deux aspects qu'elle a suc-
cessivement revêtus. Tout d'abord, chez les pre-
miers socialistes, le passage du monde ancien au
monde nouveau apparaissait, malgié l'abîme qui
séparait la société présente de la société future,
comme essentiellement pacifique. La révolution
sociale était avant tout une révolution morale :
elle devait résulter de l'adhésion aux idées des ré-
formateurs de la presqu'unanimité du genre
liumain frappé un jour par la lumière et l'évi-
dence de la Vérité sociale. Mais aussi la révolution
sociale peut prendre 1 aspect d'une révolution
(( physique », comme disaient en i838 les Cliar-
tistes anglais : la rupture violente entre le passé et
le futur peut se réaliser en faisant appel à la force
INTRODUCTION fô
physique. Chez les Blaiiqiiistes, tout inihus
eiicorede la tradiliondesrévohitionnaircs de 1793
et de 1790, c'est un coup de force à main armée
qui doit mettre à la disposition de la minorité
révolulionnairc le pouvoir central et l'autorité
nécessaire pour assurer les destinées socialistes de
la nation. Pour Marx, des crises économiques de
plus en plus violentes, produites par la logique in-
terne (lu régime capitaliste, doivent conduire
celui-ci à la catastrophe fmale dans laquelle il
doit s'effondrer pour Jaire place à la société socia-
liste.
L'idée révolutionnaire et l'idée catastrophique
apparaissent sous une forme nouvelle chez les syn-
dicalistes «qui concentrent tout le socialisme dans
le drame de la grève générale' ». L'idée de grève
générale met en relief le caractère religieux qu'a
conservé le syndicalisme révolutionnaire. Les
syndicalistes croient à la grève générale, comme
les premiers chrétiens croyaient au retour du
Christ, comme les chrétiens du moyen âge
croyaient à l'an Mil. Ce n'est pas le fait même de
la grève générale qui nous paraît un miracle irréa-
lisable ; la grève générale n'est pas un fait impos-
sible : mais cette idée prend un caractère religieux
I. Georfjps Sorol, Mouvement socialisle dn 1 5 in;irs 1906 : I.a
grève générale prolétarienne.
46 INTRODUCTION
dans Tesprit des syndicalistes : ceux-ci l'acceptent
sans esprit critique et comme un article de foi, ils
en attendent comme le remède universel aux maux
delasociété et auxmisères delà natureliumaine.Les
lendemains de la grève générale, tels qu ils se
peignent de couleurs irréelles dans la pensée des
syndicalistes, nous semblent empreints d'un opti-
misme vraiment mystique. Sans doute, contraire-
ment aux inventeurs de systèmes sociaux qui les
ont précédés, les socialistes syndicalistes se refu-
sent à décrire l'organisation matérielle de la
société après la grève générale. Mais, (et c'est en
ce point que leur conception demeure idéaliste et
socialiste), ils ont la ferme croyance que la grève
générale sera suivie d une rénovation morale et
sociale. On est en droit dépenser toutau contraire
que, malgré leurs espérances et leur croyance à
un au delà terrestre et socialiste, ils se trouveraient
au lendemain de la grève générale en présence des
mêmes égoïsmes.des mêmes appétits, des mêmes
rivalités et peut-être même de haines plus âpres
encore que celles d'aujourd'hui : il n y aurait que
déplacement des antagonismes, comme l'a admira-
blement montré Stuarl Mill'. Kn effet, quelque
I. Sluart Mill, Fraymeuts inédits sur le socialisme. Revue phi-
losophique, 1879, p. 871 : « L'institution coniniuniste a des mesures
«lestinées à empêcher les querelles à propos des intérêts matériels.
Mais il est d'autres relations d'où nulle mesure arrêtée (l'avance
INTRODUCTION 47
profondes que soient les transformations inaléiiol-
les et juridiques de la société, la nature humaine
demeure identique à elle-même et conserve les
mêmes tendances, les mêmes instincts, — ten-
dances et instincts qui seulement modifient les
formes de leurs manifestations. On peut dire
([ne, si le fait de la grève générale peut se réaliser
avec ses conséquences matérielles, les conséquen-
ces morales qu'en escomptent les syndicalistes
sont essentiellement chimériques : il s'opère, dans
la pensée des apôtres de la grève générale, une
cristallisation assez semblable à celle que Sten-
dhal nous décrit pour le phénomène de 1 amour'.
lie les élimine ; il y aura encore des rivalités entre les personnes
pour la réputation et le pouvoir. Lorsque l'ambition personnelle
se trouve exclue d'un domaine où, chez la plupart des hommes,
elle trouve à s'exercer, celui de la richesse et des intérêts pécu-
niaires, elle se jette avec plus d'ardeur sur celui qui lui est ouvert.
On peut s'attendre à voir les luttes pour la prééminence et pour
l'influence dans la direction des affaires devenir bien plus âpres,
lorsque les passions qui ont la personne pour objet, détournées de
leur cours ordinaire, ne trouveront plus leur principale satisfaction
que dans cette autre voie. Pour ces diverses raisons, il est pro-
bable qu'une association communiste ne nous offrirait pas souvent
l'attrayant tableau de l'amour mutuel et de l'unité de volonté et
de sentiments que les communistes se promettent h ce qu'ils
disent. »
I. Stendhal, De Vamour, p. 5 : « Aux mines de Salzbourff, on
jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau
d'arbre effeuillé par l'hiver ; deux ou trois mois après, on le retire
couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches,
celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d'une mésanjife,
sont garnies d'une infinité de diamants mobiles et éblouissants ;
48 INTRODUCTION
Cette interprétation de la conception « grève
généraliste » est confirmée par ce que dit de
celle-ci l'un des théoriciens du socialisme ouvrier,
M. George Sorel. Selon lui, la grève générale est
un mythe, c'est-à-dire « une conception destinée
à donner un aspect de réalité à des espoirs sur
lesquels s'appuie la conduite présente de la classe
ouvrière... Les premiers chrétiens attendaient le
retour du Christ et la ruine totale du monde
païen avec l'instauration du royaume des Saints
pour la fin de la première génération. La catas-
trophe ne se produisit pas, mais la pensée chré-
tienne tira un tel j^arti du mythe apocalyptique
que certains savants contemporains voudraient
que toute la prédication de Jésus eût porté sur
ce sujet unique * ».
L'élément religieux et l'élément socialiste du
011 ne peut plus reconniiître le rameau primitif Ce que j'appelle
cristallisation, c'est l'opération de l'esprit qui tire de tout ce qui
se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles perfec-
tions. » Le même phénomène se produit dans l'âme des mystiques
du syndicalisme qui, tout en considérant les hommes comme indi-
viduellement égoïstes, parent dans leur pensée la classe ouvrière
de toutes les vertus et la croient capable de réjjénérer l'Iiumanité
mauvaise. Ainsi en paroles agissent les démag-ogues qui, aujour-
d'hui comme au temps d'Aristophane, flattent le bonhomme Démos
toujours ]U'èt à se laisser duper ; mais ce qui les différencie des
syndicalistes, c'est que ceux-ci sont parfaitement sincères et agis-
sent non par intérêt, mais par illusion mystique : en quoi ils se
montrent profondément religieux.
I. G. Sorel, op. cit., p. a63.
INTRODUCTION 49
syndicalisme conduiseii t cette doctrine à des contra-
dictions pratiques certaines. Les syndicalistes révo-
lutionnaires font sans doute appel à la liberté ; ils ne
veulent attendre la tiansformation de la société
que de la croissance et du développement de la
(dasse ouvri(3re ; ils ne demandent qu à la sponta-
néité du prolétariat de créer des institutions pro-
prement ouvrières, des institutions originales,
non façonnées comme celles des systèmes socia-
listes antérieurs sur des imaginations individuelles,
mais adaptées aux besoins de la classe ouvrière et
aux nécessités de la production. D'autre part, les
syndicalistes révolutionnaires croient à la trans-
formation radicale et générale de la société, ils
croient à la révolution sociale et ils pensent que
cette révolution se fera dans un sens socialiste,
c'est-à-dire par une socialisation de la propriété
privée, par une substitution de l'intérêt collectif
à l'intérêt individuel comme àme de la produc-
tion. Par le fait même de leur conception géné-
rale et unificatrice, ils ne peuvent admettre les
formes variées de production sociale, les diffé-
renciations et les inégalités que présente la réalité
quand elle n'est pas violentée par le législateur et
qui, malgré les ordres de celui-ci, réapparaîtront
toujours. De libertaire qu'elle apparaissait tout
d abord, la doctrine syndicaliste devient auto-
ritaire : à moins de penser qu'une révolution
Edouard Dolléans. 4
SO INTRODUCTION
mentale accompagnera la révolution sociale et
amènera tous les hommes à accepter volontai-
rement le même idéal, les syndicalistes devront
faire appel à la contrainte. Autoritaire parce
qu'idéaliste et révolutionnaire, cette conception
l'est aussi, parce qu égalitaire ; leur idéal socia-
liste, par une logique toute naturelle, mène les
révolutionnaires à ressusciter, sous une autre
forme ou sous un autre nom, la puissance de
l'Etat qu'ils veulent détruire.
Dans cette doctrine, le syndicat est non seule-
ment un organe de résistance et de lutte, mais
un organe d éducation ouvrière et de création
sociale ; le syndicat doit absorber peu à peu en
lui des fonctions variées appartenant aujour-
d'hui soit à l'Etat, soit aux pouvoirs locaux ; il
doit devenir enfin l'organe de production, car
la tendance syndicaliste aboutit à remettre la
production entre les mains des syndicats. Mais,
dans une organisation syndicaliste de la produc-
tion, les inégalités naturelles du sol, des empla-
cements, les risques et les circonstances tendront
à recréer la rente et le profit sous une forme col-
lective en faveur de certains syndicats ou de cer-
taines industries : il faudra qu'une autorité cen-
trale rétablisse l'équilibre rompu par la nature et
s'élève centralisatrice au-dessus des organes,
spontanément créés parle prolétariat, pour main-
INTRODUCTION ol
icilir entre ces organes légalité. A l'intérieur
môme des difTérents organismes, il sera nécessaire
de faire appel à la contrainte pour supprimer ou
plutôt pour neutraliser (car on ne saurait les sup-
primer en fait) les inégalités naturelles existant
non plus entre les choses, mais entre les individus.
Les syndicalistes révolutionnaires qui s'inspi-
rent de Proudhon pourraient méditer la leçon
donnée par l'évolution de la pensée proudhon-
nienne qui, partie de l'idée d'égalité, mais éprise
aussi de liberté finit, après avoir cherché en vain
leur conciliation, par sacrifier l'égalité à la liberté.
(] est exactement le contraire qui se produirait
l^our le syndicalisme révolutionnaire, qui devrait
finir par sacrifier la liberté à l'égalité et à l'idéal
socialiste qu'il veut lier aux destinées du mouve-
ment ouvrier. Ne peut-on pas concevoir un déve-
loppement de la classe ouvrière indépendant du
socialisme.'^ Pourquoi vouloir réaliser une unifica-
lion sociale P Pourquoi ne pas admettre la coexis-
lence de formes de production comme de formes
de répartition différentes et même opposées.»* La
vie sociale complexe repose sur l'antagonisme
tout autant que sur l'association des forces, sur
l'opposition tout autant que sur la conciliation des
intérêts. Dès maintenant des organisations coo-
])ératives existent à côté des sociétés capitalistes et
des entreprises privées. Dans certaines coopérati-
52 INTRODUCTION
ves s'appliquent des jirincipes de réparlilion éga-
lilaire. Pourquoi les orgauisalions coopératives,
capitalistes, syndicalistes ne vivraient-elles pas les
unes à côté des autres? Pourquoi vouloir violen-
ter la vie et imposer l'unité partout, alors que la
nature nous offre partout le spectacle de la diver-
sité et même de l'opposition ?
C'est une illusion des socialistes de croire que
leurs doctrines et leurs svsièmes feraient naître
1 harmonie des intérêts et runilication des forces.
L unité créée par le socialisme ne serait qu'une
unité purement artificielle et factice masquant le
heurt des intérêts et le conflit des forces plus vio-
lents encore que dans la société actuelle. Les so-
cialistes accusent la société individualiste de créer,
par sa forme même et par ses institutions, les an-
tagonismes sociaux. L'erreur de certains théori-
ciens du libéralisme, comme Bastiat. a été de pen-
ser que, pour répondre aux critiques des socialistes,
il était nécessaire de montrer que 1 harmonie des
intérêts est dès à présent réalisée, car elle ne l'est
pas. Pourquoi ne pas accepter les prémisses des
socialistes ? Du fait que des antagonismes existent
dans la société actuelle, il ne résulte pas que la
société puisse être réformée en ce point et que,
par des organisations artificielles, on puisse met-
tre un terme à la naturelle opposition des forces,
qu'on puisse rendre les intérêls harmoniques.
INTRODUCTION 53
L'antagonisme des intérêts et 1 opposition des
lorces peuvent être les lois de la vie en société;
ils paraissent être aussi une condition du mou-
vement et du progrès tout comme 1 inégalité, lait
naturel irréductible, est la condition même du
développement des puissances de l'individu comme
de la société. Légalité sociale ne peut être réali-
sée qu'aux dépens de la productivité matérielle et
artistique comme à ceux de la spontanéité sociale
et de la liberté individuelle. Malgré les apparences
lil)érales que veulent se donner les systèmes éga-
litaires et socialistes, malgré le respect qu ils pré-
tendent avoir de l'individualité bumaine, ces sys-
tèmes sont contraints, pour être fidèles à leurs
principes, de créer, par un mécanisme impitoya-
blement autoritaire, une société d automates dont
on pourrait dire ce que Proudbon disait de
ricarie de Cabet : « On ne conçoit pas pourquoi
en Icarie il existerait plus d'unbomme, plus d'un
couple, le bonhomme Icare ou M. Cabet et sa
femme. A quoi bon tout ce peuple.^ A quoi bon
cette répétition interminable de marionnettes tail-
lées et habillées de la même manière.»^ La nature
ne tire pas ses exemplaires à la façon des impri-
meurs et, en se répétant, ne fait jamais deux fois
la même chose... '»
1. Proudlion, Conlruilirlions économiques, II, p. 3oi.
PREMIERE PARTIE
L'HOMME
CHAPITRE PREMIER
LllOMME. — SA FORMATION PRATIQUE
(1771-1800)
Robert Owen n'est pas une figure banale.
Grand capitaliste, il devient un grand réforma-
teur socialiste : inventeur de système, il ne
reste pas un théoricien de cabinet, mais n'hésite
pas à risquer sa fortune pour mettre ses idées en
pratique.
Parti de chez lui à lage de dix ans avec
/(G shillings en poche, il dirige à 19 ans 5oo
ouvriers et la première filature de coton fin du
Royaume-Uni ; pendant plus de soixante ans il
est l'un des industriels les plus habiles du monde
cotonnier et l'un des plus justement renommés
pour ses qualités commerciales.
Robert Owen n'est pas seulement un puissant
capitaine d'industrie ; il est aussi le patron phi-
lanthrope qui, après avoir le premier cherché a
S8 L'HOMME
améliorer les conditions de vie de son person-
nel ouvrier, devient le promoteur de la Légis-
lation protectrice du travail. Les sentiments de
son cœur généreux le mènent au communisme :
Owen place son argent en des entreprises com-
munistes ou en d'équitables banques d'échanges
de travail, et sa vie est une série d'expériences
sociales. Il exerce sur le mouvement social
de son temps une influence considérable : lors-
qu'apparaît en Angleterre le mot de socialisme,
il est longtemps synonyme d'owenisme : les
premiers socialistes anglais sont ses disciples.
L'influence d'Owen ne se limite pas à son temps :
elle se prolonge dans les institutions coopéra-
tives comme dans toute la série des lois pro-
tectrices du travail dont il a été l'initiateur :
sa pensée, rectifiée par des disciples plus réa-
listes et plus modestes dans leurs ambitions,
inspire la moderne coopération. Enfin les con-
ceptions d'Owen que, sous le nom de socialisme
utopique, on oppose aujourd'hui au socialisme
dit scientifique, demeurent la trame sur laquelle
les socialistes contemporains se livrent au travail
de Pénélope.
L intérêt le plus puissant qui s'attache au récit
de sa vie est dans le contraste qui donne tant
d'originalité à sa physionomie et qui fait de Robert
Owen le type de Ihomme d'action au service de
L'HOMME. — SA FORMATION PRATIQUE o9
l utopie. Il y a autant de sens pratique dans ses
actes que de chimère dans les créations de sa pen-
sée. Son caractère est à la fois très moderne et très
archaïque; il a été le premier à comprendre la
force de rayonnement que la publicité donne à
lapostolat, car ce commerçant expert est un
apôtre, il a l'àme dun des premiers chrétiens.
Sa formation pratique et sa formation intellec-
tuelle, les tendances qui lui viennent du milieu,
du moment ou de la profession et celles qu'il
doit à son tempérament expliquent ce contraste :
aussi cette première partie sera-t-elle consacrée
à l'analyse de cette double formation, à l'exposé
des traits distinctifs de son caractère et de sa
doctrine.
Robert Owen est né, le i4 mai 1771, dans le
nord du Pays de Galles', à Newtown, petite ville
d'un millier d'habitants située sur les bords de
la Severn. Son père exerçait les métiers de sel-
lier, de forgeron et de maître de poste ; sa mère,
fille d'un fermier des environs, était, nous dit
Owen dans son autobiographie', une personne
1 . Peut-être Owen doit-il son tempérament mystique à son
pays d'orig-ine, qui voit n;iJtre tant d'annonciateurs de Religions
nouvelles, de prophètes ayant découvert la Vérité relijjieuse.
2. The Life of Robert Owen ivritten by himsclf with sélections
from liis writinjjs and correspondenee. London, Effinjjlian Wilson,
1857, 2 vol. Le vol. I contient une autobiographie qui va jusqu'à
60 L'HOMME
fort distinguée pour sa condition. Envoyé à
1 école à luge de quatre ans et demi, Owen y
reçoit les rudiments d'instruction qu'on donne
alors dans ces petites villes ; il apprend à lire cou-
ramment, à écrire d'une façon lisible, il s'initie
aux premières règles de l'arithmétique. A sept ans,
le maître d'école demande à son père l'autorisa-
tion de le garder auprès de lui comme assistant.
Owen a la passion de la lecture, mais pour y
satisfaire il ne possède que les bibliothèques
du pasteur, du médecin et du magistrat ; il leur
emprunte les ouvrages les plus divers, depuis
Robinson Crusoé et le Paradis Perdu de Milton,
jusqu'aux Pensées nocturnes de \oung et aux
romans de Richardson, depuis les voyages de cir-
cum-navigation jusqu à l'Histoire ancienne de
liollin : il lit avec ardeur toutes les vies des
hommes et philosophes illustres.
A l'âge de huit ans, trois demoiselles métho-
distes se prennent d'affection pour lui et, dési-
rant le convertir à leurs idées, lui prêtent des
ouvrages religieux : « Mais à mesure que je lisais
et étudiais les livres de toutes les sectes reli-
gieuses, je m'aperçus avec surprise de l'anta-
gonisme qui opposait entre elles les différentes
1820 ; aucun <^crit tl'Owen ne fait mieux ressortir le caractère de
l'homme, sa naïveté charmante, son optimisme inaltérable, sa
lovauté et sa bonté envers tous.
L'HOMME. — Sx\ FORMATION PRATIQUE 01
confessions chrétiennes, des haines morlelles qui
existaient entre les juifs, les chrétiens, les nialio-
niétans, les Indous, les Chinois, etc., et entre
ceux-ci et ceux qu'ils appellent païens et infi-
dèles. Ces croyances combattives et les haines
(pTelles inspiraient me firent douter de leur
vérité. Je rélléchissais et étudiais avec ardeur ces
(piestions : j'écrivis même trois sermons qui me
firent appeler le Petit Pasteur. Ces lectures m'a-
menèrent à penser, dès l'âge de dix ans, qu'il
devait exister au fond de toutes les religions quel-
que erreur fondamentale'. »
La lecture n'absorbe pas le jeune Owen qui
ne méprise ni le mouvement, ni l'effort physique :
il joue comme les autres enfants et excelle dans
tous les exercices du corps. Il est le meilleur
danseur de l'école, le premier à la course et au
saut. Un jour dété, au temps de la fenaison.
Owen se promène avec son ami préféré, son
cousin Richard : a Trop couverts et anéantis par
la chaleur, nous allions flânant le long d'un large
champ où de nombreux faneurs travaillaient ac-
tivement. Nous les trouvions frais et dispos,
nous qui n'avions rien fait et qui cependant étions
accablés par la chaleur. Je dis à mon cousin :
u Richard, comment expliquer ce phénomène.^
I. Aulobiofjrapliie, p. 3.
€2 L'HOMME
(( Ces ouvriers actifs jouissent d'une 2:)laisanie fraî-
(( cheur et ne soulTrent pas comme nous de la cha-
(( leur. Il doit y avoir à ce fait quelque raison
(( secrète. Tachons donc de la découvrir. Faisons
« exactement ce qu'ils font et travaillons comme
(( eux. )) Mon cousin accepte ma proposition de bon
cœur. J'avais alors entre 9 et 10 ans, et lui entre
8 et 9. Observant que tous ces hommes avaient
retiré leurs vestes et gilets et avaient ouvert
leurs chemises, nous adoptons cette manière de
faire, nous nous procurons les fourches et les
râteaux les plus légers et, débarrassés de nos
lourds vêtements, nous nous mettons à l'ou-
vrage pendant plusieurs heures, plus frais et
moins fatigués que lorsque nous étions oisifs.
Cette expérience nous fut par la suite une bonne
leçon, car nous nous sentions bien plus dispos,
occupés à un travail actif, que désœuvrés à ne
rien faire". »
Tout à la fois charmant et sérieux, Owen est l'en-
ffintgatéde cette petite ville. Dans sa famille il est
le préféré : pendant les deux dernières années de
son séjour à la maison, ses parents le consultent
toutes les fois qu'il s'agit de prendre une décision
dans une circonstance imjiortante. Tandis que ses
frères et sœurs reçoivent le fonet, Robert Owen
I. Autobiographie, p. 6.
I/IIOMME. — SA FOHMATIOX l'HATIQUR 63
évite les punitions en devançant les désirs de son
père et de sa mère, en se montrant toujours prêt
à faire tout ce qu'on lui demande. Une seule fois
il attire contre lui la colère de ses parents ;
l'histoire de cette unique correction mérite d'être
racontée, elle révèle l'irréductible ténacité d'Owen .
(( Un jour, nous dit-il, ma mère me posa une
(juestion à laquelle il me semblait que je devais
répondre non. Et je répondis non selon mon ha-
bitude, supposant que telle était la réponse atten-
due par elle. Ne comprenant pas mon intention
de lui plaire et croyant que je refusais de faire ce
qu'elle me demandait, elle me dit aussitôt et sur
un ton plus vif que de coutume (car elle avait
pour habitude de me parler avec bonté): « Quoi,
<( tu ne veux pasm'obéir ! » Ma première réponse
ayant été non, je pensai que, si je disais oui, je
me contredirais et ferais un mensonge ; aussi ré-
pondis-je de nouveau : non. Si ma mère avait
cherché à découvrir avec patience et calme quels
étaient mes pensées et mes sentiments, elle aurait
compris ce qui en était et tout se serait passé
comme à l'ordinaire. Mais ma mère, ne compre-
nant pas mes sentiments et mes pensées, me parla
avec plus de vivacité encore et même avec colère,
car jusqu'alors je ne lui avais jamais désobéi et
elle était surprise et ennuyée de mon refus répété.
Ma mère appela mon père et lui dit ce qui s'était
64 L'HOMME
passé. On me demanda si je voulais faire ce que
ma mère me demandait, el je répondis avec fer-
meté : non. Alors on me donna le fouet el je ré-
pondis non, et. chaque fois qu'interrogé de nou-
veau je fis la même réponse, on recommença. A la
fin je dis avec calme, mais avec fermeté: « Vous
(( pouvez me tuer, je ne le ferai pas. » Ces paroles
mirent fin à la contestation. On n'essaya plus par
la suite de me corriger : et, après une prompte ré-
conciliation, je continuai à être le favori que j'avais
toujours été. Mes propres sentiments d'enfant dont
je me souviens bien m'ont souvent convaincu que
les punitions ne sont pas seulement inutiles, mais
véritablement nuisibles, et font du tort à celui qui
les donne comme à celui qui les reçoit ' . »
A 9 ans, Owen quitte l'école et passe un an
encore à NewtoAvn chez M. Moore, épicier et
mercier; mais il commence déjà à se sentir trop
à l'étroit dans cette jjetite ville campagnarde dont
les mœurs ne plaisent pas à ses habiludes de ré-
flexion et d'extrême tempérance. A lo ans, il
quitte la maison paternelle avec [\o shillings dans
sa poche, les frais de diligence payés, et rejoint
à Londres son frère aîné William qui avait pris
la suite d'un sellier et épousé sa veuve. Un ami
de son frère lui procura une place chez James
I. Autobiographie, p. ii.
L'HOMME. — SA FORMATION PRATIQUE tifî
McGufibg, marchand à Stamford (Lincolnshire):
il devait cire nourri, logé, blanchi et recevoir
l'année suivante un salaire de f 8. Depuis celte
époque, dès 1 âge de lO ans, il s'est toujours sufTi
à lui-mcnie sans jamais faire appel à l'aide des
siens.
Dans son autobiographie, Ouen se félicite
d'avoir fait son premier apprentissage de la vie
active chez ce GufTog, Ecossais foncièrement hon-
nête et excellent commerçant, méthodique, bon,
libéral et très respecté, pour sa ponctualité et
son bon sens, de ses clients, de ses voisins et de
ses vendeurs. N'était-ce pas un a professeur d'éner-
gie )) pour Owen que ce Gufibg, qui avait com-
mencé sa fortune avec une pièce de 4o sous,
et qui, après avoir été successivement pédestre
colporteur, puis marchand ambulant, avait ouvert
sur les instances de sa clientèle de haute respec-
tabilité, la noblesse et les principales familles
des environs de Stamfort, une boutique des
articles les plus fins de la toilette féminine?
Me Gufibg initie Owen à la routine des affaires,
l'habitue à l'ordre, à une attention minutieuse.
Owen se familiarise avec les plus délicats produits
d'un grand nombre de manufactures : beaucoup
d'entre eux demandent, pour ne point se dété-
riorer, à être maniés avec une extrême délicatesse
et conservés avec soin. Le magasin de Me Guffog,
Edouard Dolléans. 5
66 - L'HOMME
rendez-vous de la plus haute noblesse du royaume,
jDermet à Gaa^u d'étudier les mœurs de cette
classe de la société : « Ces circonstances de ma
vie, pour quelque vulgaires quelles apparaissent,
me rendirent de grands services quand j^lus tard
je devins grand industriel et commerçant, car
elles me préparaient dans une certaine mesure
aux relations que j'eus dans la suite avec ce qu'on
appelle le grand monde ' . »
Owen use librement de la bibliothèque de
Me Guflbg, lisant cinq heures par jour, transcri-
vant certains principes de morale de Sénèque
sur un petit livre qu'il porte toujours dans sa
poche. Il s'efforce de découvrir la véritable reli-
gion : grandement embarrassé en voyant toutes
les sectes réclamer pour elles le monopole de la
vérité et comparant soigneusement les religions
entre elles, « car j'avais, nous dit-il, des inclina-
tions religieuses... » Owen se voit contraint de
rejeter toutes les religions en bloc : car il avait
découvert « qu'elles étaient toutes fondées sur
la même croyance absurde que chacun de nous
est l'auteur de ses projjres qualités, détermine à
son gré ses pensées, sa volonté et ses actes et
est responsable de ce libre choix envers Dieu
et envers ses semblables ». Si l'on en croit son
I. Autobiographie, p. i3.
L'HOMME. - SA FOHMATION PRATIQUE (i7
aalobiogiîipliie, c'est dès cette époque que se
seraient formées clans son esprit ses idées sur l'ir-
responsabilité humaine et sa théorie des circon-
stances : (( Mes réilexions, dit-il, m'amenaient à
des conclusions loutes dilTérentes : ma raison
m'apprenait que je ne pouvais être l'auteur d'au-
cune de mes qualités, que la nature me les avait
données, que la société m'imposait mon langage,
ma religion, mes habitudes, que j'étais entière-
ment l'enfant de la nature et de la société... Mais
mes sentiments religieux furent immédiatement
remplacés par un espiit d'universelle charité pour
toute la race humaine et par un désir ardent de
lui faire du bien. » Cet aveu est à retenir : Owen
enfant a une âme profondément religieuse, et,
lorsque les haines et antagonismes entretenus par
les différentes confessions l'ont désabusé des sec-
tes religieuses, ses tendances mystiques se con-
vertissent en sentiments d'amour et de charité.
Cependant, quoi qu'en dise Owen dans son
autobiographie, il ne faut pas croire qu'à cette épo-
que ses croyances philosophiques et religieuses
fussent aussi précises. Quelques lignes plus loin
il écrit qu'il n'en était pas moins chrétien : très
scandalisé de ce qu'à Stamford on ne respectait
pas le dimanche, il lui vint même à l'esprit, à
l'âge de 12 ou i3 ans, d'écrire au premier minis-
tre Pitt pour lui demander de prendre des mesu-
08 L'HOMME
res pour faire respecter le jour du sabbat. A quel-
que temps de là, Me Guffog, à qui il avait dit
l'envoi de cette lettre, lui apporta un journal de
Londres en s'écriant: Voilà la réponse de M. Pitt.
(( Je n'attendais pas de réponse, et tout surpris je
demandai en rougissant quelle elle était ; et
Mo GuITog de répondre que c'était une longue pro-
clamation du gouvernement recommandant à
tous de respecter plus strictement le jour du sab-
bat. )) Cette anecdote ne prouve pas seulement
qu'à cette époque Owen était encore plus croyant
qu'il ne le prétend ; sa lettre à Pitt commence la
série des discours et de pétitions qu'il adressa
toute sa vie à tous les souverains et ministres de
l'Europe.
Désirant acquérir une connaissance plus com-
plète des alTaires, R. Owen quitte Me Guffog et
retourne à Londres, oii il entre chez Flint and
Palmer, une vieille maison de London Bridje qui
fut la première à vendre au comptant et à petit
bénéfice. Logé et nourri, il reçoit £ 25 par an.
Ici c'est une toute autre clientèle, une clientèle
populaire ; un prix peu élevé est marqué sur cha-
que article, on ne perd pas de temps à mar-
chander. Le magasin ne désemplit pas du matin
au soir : l'article demandé est offert, pris et payé
en un instant, tout cela en grande hâte, car les
clients se succèdent rapidement. Dès 8 heures du
L'HOMME. — SA FORMATION PRATIQUE 69
malin, les employés doivenl cHre au travail, les
cheveux poudres, pommadés et frisés ; ils doi-
vent prendre leurs repas à la hâte, chacun à tour
de rôle. Après le départ du dernier acheteur, vers
lo heures du soir, une nouvelle tache commence:
il faut ranger les innomhrables articles de merce-
rie présentés aux acheteurs et qui sont dans le
plus grand désordre. Ce n'est souvent qu'à
2 heures du malin, lorsque tout est prêt pour le
lendemain, qu'Owen peut dormir quelques heu-
res : « Dans cette situation, dit-il', jacquis des
habitudes de rapidité et de diligence que je con-
servai, et j eus connaissance dune autre classe de
la société et dune autre façon de comprendre les
affaires que cliez iNIc Guffog. »
Owen va ensuite à Mancliester, chez M. Sat-
lerfield, maison de commerce de gros et de détail,
où il est logé, nourri et blanchi et reçoit £ lio par
an. Owen reste là jusqu'à i8 ans. Parmi les arti-
cles vendus, se trouvent des fils métalliques pour
les chapeaux de femmes ; celui qui les fabrique
est un artisan du nom de Jones, qui parle à
Owen des inventions extraordinaires c|u'on
commence à introduire à Manchester dans la
filature du coton, il lui parle de cette nouvelle
et curieuse machine qu'est la mule-jenny. Un
I. AuldhiocjraitJdc, [>. if).
70 L'HOMME
jour, Jones dit à Oweii qu'il a réussi à voir
travailler ces machines et qu'il est sûr de pou-
voir les fabriquer, mais qu'il ne peut commencer
sans un capital de £ loo ; si Owen consent à
le lui avancer, il aura la moitié des gros béné-
fices qui résulteront de leur association. Owen
écrit à Londres à son frère William, qui lui
envoie immédiatement les t' lOO. Bientôt les
deux associés ont sous leurs ordres /40 ouvriers
et ils se procurent à crédit le bois, le fer et le
laiton nécessaires à la construction des métiers.
Owen s'aperçoit bientôt que Jones n'est qu'un
manœuvre incapable de diriger des ouvriers et
de mener à bien leur entreprise. « Je n'avais
pas, dit Owen', la moindre idée de ces métiers,
ne les ayant jamais vus à l'œuvre ; mais, ayant
engagé des ouvriers, je savais qu'il fallait les
payer et que, si on ne les surveillait pas bien,
nous ferions bientôt faillite. »
Owen, se trouvant associé à un homme qui ne
savait rien, entreprend de tout faire par lui-même ;
il doit tenir les comptes ; il est le premier et le
dernier à l'atelier, surveillant les hommes et
les différents travaux, « bien qu'en réalité, dit-
il, je n'y entendisse pas le moindre mot » ; mais
il observe tout avec une extrême attention et
I. Aulobioq rapide, p. 33-23.
L'FIOMME. — SA FORMATION PRATIQUE 71
Tait régner dans l'élahlissement Tordre et la
régularité. Owcn ral)ric[ue ainsi des métiers à
liler qu il vend. Les alTaires marchent si bien
qu'un capitaliste, ignorant qu'Owen est l'âme
de l'entreprise, propose à Jones d'augmenter son
capital et de désintéresser son associé. Heureux
de se séparer d'un associé incapable, Owen
accepte leur proposition et reçoit pour sa part
dans l'association six métiers, un dévidoir et
une machine à empaqueter les échevaux de lils
tout prêts pour la vente. Owen a 19 ans : il
engage trois ouvriers et commence à travailler
pour son propre compte avec trois métiers
(1790). Comme il n'a pas de machine pour faire
le boudinage, Owen paye 12 shellings la livre
de matière première, il fabrique des paquets de
poignées d'écheveaux de 5 livres et les revend au
représentant d'une maison de Glasgow 22 shil-
lings la livre. Avec ses trois métiers, son profit
moyen par semaine est de i' 0 ; son logement
ne lui coûte rien, car il a sous-loué à d'autres
personnes, pour un loyer égal à celui qu'il doit
payer, les parties de la maison dont il ne fait
pas usage.
Depuis l'invention par Arkwright du nouveau
métier à liler, les bénéfices élevés de la filature
du coton attiraient les capitaux. Un riche manu-
facturier de Manchester, Drinkwater, avait fait
72 L'HOMME
consliuiie et avait placé sous la direction d'un
homme jouissant d'une réputation scientifique
considérable, George Lee, un établissement modèle
pour la fabrication des filés les plus fins. George
Lee ayant donné sa démission, Owen apprend
par les annonces que Drinkwater a besoin d'un
nouveau directeur et va postuler cette situation * :
(( M. Drinkwater me dit immédiatement : Vous
êtes trop jeune. — C'est là une objection qu'on
pouvait me faire il y a quatre ou cinq ans, mai&
je ne m'attendais pas à me la voir faire aujour-
d'hui. — Quel âge avez- vous ? — Vingt ans en
mai prochain. — Combien de fois vous enivrez-
vous par semaine!* (C'était là un défaut général
à xManchester et en Lancashire ii cette époque) —
Je n'ai jamais été ivre de ma vie, répondis-je en
rougissant à cette question inattendue. Ma
réponse et la façon dont je la fis impressionnè-
rent favorablement mon interlocuteur, car il
me demanda ensuite : « Quel traitement voulez-
vous ? — Trois cents livres par an. — Quoi, dit
M. Drinkwater avec quelque suprise, trois
cents livres ! J'ai reçu ce matin je ne sais com-
bien de postulants et je ne crois pas que toutes
leurs prétentions réunies s'élèvent au chiffre
que vous réclamez ! — Je ne puis prendre pour
I. Aiitobiofjrapjùp, p. 'x~.
L'HOiMMK. — SA FORMATION l'HATIOUE 73
règle les prétentions des autres et je né puis
rien rabattre sur les miennes, car à l'heure
actuelle c'est exactement ce que je gagne —
Pouvez-vous me le prouver? — Oui, je veux
vous montrer mon établissement et mes livres.
— Eh bien, je vais avec vous de ce pas pour
m'en rendre compte. » Owen fait la preuve de
ce qu'il a avancé, donne comme références
ses anciens patrons, et, après renseignements
pris, il entre chez M. Drinkwater.
ÛAven n'a pas encore vingt ans et, le voilà à la
tète de cinq cents ouvriers et d une fabrique consi-
dérée comme lune des merveilles du monde indus-
triel, Il se trouve en face d une lourde tâche, sans
direction ni indication aucunes, très défiant de
lui-memp et se rendant compte de 1 éducation
imparfaite qu'il a reçue, très timide et ne pou-
vant parler à un étranger sans rougir. « Si j avais
réiléchi un instant à la tâche que j'entreprenais
et qui m était presque entièrement nouvelle, si
j avais seulement vu l'établissement auparavant,
je ne me serais jamais jeté dans une entreprise
aussi présomptueuse'. » Il doit acheter la ma-
tière première, fabriquer les machines, filer le
coton, s'occuper de la vente, tenir les comptes,
payer les salaires et, en un mot, supporter toute
I. Àiilobiixjrnijkic, ji. 38.
74 L'HOMME
la responsaJHlito dans la première fabrique de filés
de coton fins, (( une fabrique installée par l'un
des hommes les plus savants de lépoque, par un
homme d'une grande culture et un mathémati-
cien de premier ordre ». Owen examine tous les
détails de l'établissement ; le premier levé et le
dernier couché, il se met avec un soin extrême
au courant de tout, et peu à peu apporte même
des améliorations. Son prédécesseur avait atteint
un degré de finesse qu'on considérait comme extra-
ordinaire en produisant 120 poignées par livre.
Bientôt Owen perfectionne la qualité de la fabri-
cation. Il écoule peu à peu, mais difficilement, le
stock des marchandises fabriquées par G. Lee, car
la clientèle préfère les nouveaux produits aux an-
ciens. La population ouvrière est bien disciplinée
et satisfaite de la nouvelle direction : l'influence
qu'Owen exercera sur les hommes apparaît dès la
première occasion qui lui est donnée de faire
usage de ses qualités d'autorité et de bonté ' . Notre
1. Autobiographie, p. 3o-3i. Owen prétend que l'influence qu'il
exerçait sur les autres tient à la connaissance qu'il a de la nature
humaine et à l'absence de préjugés religieux : « Délivré de pré-
jugés religieux, je considérais les hommes et la nature humaine
avec une chanté illimitée, les hommes ne m'apparaissaient plus
comme responsables de leurs actes..., la façon dont je traitais les
gens était si naturelle que je gagnais généralement leur confiance
et ne développait vis-à-vis de moi que leurs bonnes qualités...
Cette puissance inconsciente que j'exerçais avait produit de tels
effets sur les ouvriers de la fabrique que, dès les premiers six mois
L'HO.MMK. — SA FOH.MATION PRATIQUE 75
rrrormalcur commence à Manchester à remplir la
mission du bon patron conscient et soucieux de ses
devoirs, mission (juil ne pourra porter au point
de perfection qu il ambitionne que lorsqu'il sera
le maître à New-Lanark.
Owen est entré chez M. DrinkAvater en 1790 :
au bout d'un an. il tiouve le moyen d'augmenter
encore la (inesse du fil en portant de 120 à 3oo le
nombre de poignées par livre. La qualité du fil
(ju'il fabrique est d'une telle supériorité qu'elle
est payée comptant 5o "/„ au-dessus de la liste
des prix moyens. Payant 5 shillings la livre de
coton qu'il transforme en fil fin pour les tis-
seurs de mousseline, il arrive, au commencement
de 1792, à vendre la livret' 9. i8\ 6''. Owen
apporte une attention extrême au choix de la
matière première et il est considéré par les cour-
tiers en coton comme l un des meilleurs juges de
la qualité. En 1791 l un de ces courtiers, Robert
Spear, est chargé de trouver un filateur compé-
tent pour faire l'essai des deux premières balles
de coton américain et donner son appréciation
sur leur valeur ; il s'adresse à Owen qui fait le
premier l'expérience du coton envoyé par les
de mon administration, je possédais sur eux la plus complète in-
fluence ; leur bon ordre et leur discipline n'existaient nulle part au
même degré dans aucun autre établissement de Manchester, et mes
ouvriers étaient un exemple étonnant de sobriété et d'obéissance. »
76 L'HOMME
Etats-Unis'. Dès cette époque, Owen passe pour
le premier fîlateur en coton fin du monde. Son
nom a une notoriété publique. Les produits qui
portent sa marque se vendent 4o "/o au-dessus
de ceux des meilleurs fabricants. Et pendant qua-
rante ans, Owen, qui a pris une part active au
développement de l'industrie cotonnière, va rester
l'un des plus grands industriels anglais, toujours
le premier à rechercher et à introduire de nou-
veaux perfectionnements techniques, économi-
ques et sociaux.
Malgré les rares loisirs que lui laisse la direc-
tion de l'usine Drinkwater, Oven aime ù prendre
part aux causeries intimes qui réunissent au Man-
chester Collège le D' Dalton, Coleridge et quel-
ques autres. Dans ces réunions, où l'on discute les
questions de science , de morale et de religion , Owen
critique déjà toutes les religions du monde ; on lui
donne le surnom de « thereasoning machine ^y^arce
que, dit-on, il fait de l'homme un automate vivant,
aune simple machine àraisonner,crééeàcette seule
fin par la nature et la société " ». Bien que ses opi-
nions soient loin d'être orthodoxes, on sollicite
1. Comparé au coton fin d'Orléans, il donna nn meilleur pro-
duit, mais de couleur moins blancjie. Los fabricants de mousseline
le préférèrent cependant, car il suffisait de le faire blanchir pour
le préférer au coton employé jusque-là.
2. Autobuxjrdjiliie. p. .'-iO.
L'HOMME. - SA FORMATION PRATIQUE 77
l'adhésion d'Owcn à la Société littéraire et philo-
sophique de Manchester. Il devient même mem-
bre du comité, et c'est dans une de ces réunions
qu'il prend pour la première fois la parole en pu-
hlic. On traitait la question cotonnière; sur la de-
mande du président qui le prie de faire profiter
l'assemblée de sa compétence en cette matière,
Owen. ému et rougissant, prononce quelques
phrases incohérentes, tout honteux, dit-il ', défaire
apparaître ainsi son ignorance et sa gaucherie.
(( Sanscetincident,ilestprobablequejeneme serais
jamais hasardé à parler en public. » Peu à peu il
acquiert des qualités de conférencier qui furent
un de ses moyens les plus puissants de séduction
et d'action. Du reste, même dans ce milieu d'hom-
mes dont la culture et la capacité impressionnent
sa modestie, Owen n'en développe pas moins,
malgré sa timidité, ses conceplions personnelles
et ses opinions subversives. Un jour que la dis-
cussion porte sur les découvertes deLavoisier etde
Chaptal, il déclare que l'univers lui apparaît comme
un vaste laboratoire, que l'homme n'est selon lui
qu'un composé chimique plus compliqué que les
autres. A partir de ce moment, on ne l'appelle
plus que (( The philosopher loJio intended to make
men hy chemistry ».
I. Aiiloiiographie, p. 07.
78 L'HOMME
Six mois après son entrée chez M. Drinkwater,
OAven avait vu son patron élever son traitement
et lui proposer de l'associer. Mais, M. Drinkwater
lui ayant demandé de renoncer à cette proposi-
tion, Owen déchire l'acte d'association et reprend
en 1794 sa liberté. Il s'associe avec deux riches et
très anciennes maisons de Londres et de Man-
chester, MM. Borrodale et Alkinson et M. Bartons
pour former la « Ghorlton Twist C° ». Sous sa
direction, la société devient bientôt prospère et ac-
quiert une excellente réputation commerciale :
elle a en Ecosse une nombreuse clientèle qui né-
cessite de la part de son directeur des voyages à
Glascow. C'est au cours d'un de ces voyages
qu'Owen rencontre miss Dale, la fdle d'un riche
propriétaire de filatures, grand industriel, com-
merçant, banquier etprédicateur écossais. Ils ébau-
chent ensemble un petit roman ' qui, après les quel-
ques difficultés obligatoires, finit bien, car Owen
obtient de M. Dale la main de sa fille, et, avec le
concours de ses associés, lui achète pour
£ 60000 les établissements de NcAv-Lanark. Le
10 janvier 1800, à 2g ans, ÛAven prend la direc-
tion de ces importantes filatures.
Exercé depuis 1 ûge de dix ans à la pratique des
affaires, Owen a acquis une grande expérience
I. Autobiographie, p. 45-55.
L'HOMME. — SA FORMATION PRATIQUE 79
commerciale. Filateur, il a vécu en quelque sorte,
en y participant, la révolution industrielle qui a
marqué la fin du wiif siècle: en ellet, la filature
était alors le domaine exclusif de la grande indus-
trie. Vivement frappé du développement du
machinisme et de la productivité qui suivit les
inventions d'Arkwriglit et de Watt, Owen a
compris les conséquences sociales qui en devaient
résulter. La première empreinte un peu forte
qu'à reçue sa pensée est cette leçon de choses
donnée par les faits, cette culture industrielle et
pratique qui, en se joignant à son tempérament
sentimental et chrétien et au tour d'esprit ratio-
naliste de son temps, formera son caractère et sa
doctrine.
CHAPITRE 11
L'HOMME. — SA FORMATION INTELLECTUELLE
On a dit dOwen qu'il n'avait jamais eu qu'une
idée ; lui-même reconnaît dans son autobiogra-
phie qu il était l'homme d'un principe fonda-
mental appliqué dans toutes ses conséquences.
Et, en effet, si l'on consulte l'un quelconque de
ses ouvrages, ses brochures, ses discours, ses
rapports ou les journaux publiés sous son ins-
piration, on peut être sûr d'y rencontrer, leit
motiv invariable, sa fameuse théorie de la for-
mation du caractère par les circonstances exté-
rieures. La même phrase revient éternellement
sur ses lèvres ou sous sa plume : « Le caractère
de l'homme est un produit dont il n'est que la
matière première. » Toute sa vie, sous des
formes diverses et le plus souvent sous la môme
forme, Robert Owen a inlassablement répété la
même pensée qui était l'idée centrale de sa phi-
losophie morale et sociale, on peut même dire
Edouard Dolliîans. 6
82 L'HOMME
son idée fixe. Dès son arrivée à New-Lanark,
en 1800, la théorie des circonstances va être le
principe directeur de sa conduite vis-à-vis de
son personnel, et, en 1857, dans son autobio-
graphie il s'écrie* : « Une fois pour toutes,
maintenant que j'approche de mes cjuatre-vingt-
six ans, après avoir acquis une grande et extra-
ordinaire expérience, après une vie passée dans
de nombreux pays, au milieu de toutes les classes
de la société, de tous les credos et parmi des
hommes de toutes les couleurs, je veux encore
affirmer cette conviction, fortement imprimée
dans mon esprit : en dehors d'une transforma-
tion radicale dans les principes et dans la pra-
tique de la race humaine, tous les pauvres petits
projets de réforme des différents partis politiques
et religieux ne sont pas seulement sans valeur,
mais font obstacle à la réalisation immédiate de
la bonté, de la sagesse et du bonheur dans l'uni-
vers. ))
Pendant près de 60 ans, Owen s'est donné
pour mission de combattre une erreur qu'il dé-
nonce comme l'erreur fondamentale : la croyance
à la liberté et à la responsabilité humaines.
Gomme il l'a dit^ la grande affaire de sa vie fut
1. Autobiographie, p. 77.
•j. Autobiographie, p. ^5 : « Ce devint la grande affaire de ma
vie que d'entreprendre de convaincre tous ceux avec qui j'entrais
I/HOM.ME. — SA FORMATION INTELLPXÏUELI.E 83
de détruire, dans l'esprit de tous ceux qu'il ren-
contrait, la conviction que les hommes sont
maîtres de leurs vertus et de leurs vices et par
conséquent responsables de leurs actions et de
leurs caractères devant Dieu et devant les hommes.
C'est selon lui de cette erreur fondamentale que
sont nés tous les maux dont souffre l'espèce
humaine.
La nature humaine subit passivement l'in-
lluence toute-puissante des circonstances exté-
rieures : les caractères sont le produit de la nature
et de la société ; la nature est bonne et la société
est mauA aise ; le mal est dans les institutions et non
dans l'homme ; toutes les misères et souffrances
sociales viennent de la façon dont Ihomme se
gouverne et dont il est gouverné.
Puisque les caractères sont le produit du
milieu social, c'est le milieu social qu'il faut
modifier si l'on veut améliorer l'existence hu-
maine. La société est mal faite et repose sur
des fondements irrationnels, contraires aux lois
de nature ; mais il serait aisé pour un habile
eu relations des conséquences désastreuses de cette erreur fatale
à l'espèce humaine, et de leur montrer que c'était elle qui avait
créé le crime et la misère, tandis que sans elle l'ignorance, le
crime et la misère seraient inconnus dans le monde. Les maux
dont cette erreur est la cause étaient toujours présents à mon
esprit et je pris l'habitude de la combattre toujours et partout,
sous toutes ses formes et dans tous ses mauvais effets. »
84 L'HOMME
architecte de la reconstruire selon le j)lan tracé
par la nature et dicté par la raison. Au système
irrationnel existant, il faut substituer un système
radicalement nouveau, le Système rationnel de
société : a La nature, dit OAven, nous avait
donné un sol capable de produire en abon-
dance tout ce que Tliomme désire le plus ;
dans notre ignorance nous avons planté l'épine
au lieu de la vigne ' . » La nature humaine
est une pâte malléable façonnée par les circon-
stances extérieures ; les institutions sont res-
ponsables de la malfaçon des caractères ; il suffît
donc d'agir sur les circonstances extérieures
et sur les institutions pour faire de l'homme un
être bon, sage, heureux, utile à ses semblables,
et de la vie sociale un paradis terrestre ^ : « Le
contrôle des circonstances extérieures peut
amener les hommes à produire dans le monde
facilement et sûrement un bien ou un mal
universel^. » De toutes les circonstances exté-
rieures qui forment l'homme la plus puissante est
l'éducation : « Des principes aussi certains que
ceux des mathématiques peuvent être appliqués
1. Happorl au comté de Lanark, 1820. Siipplénicnt au i'"'' volume
<le l;i vie de R. Owen. — Volume I. A. Londres, i858. Appen-
dice S, p. 3o8.
2. The Book of The j\rw moral WorlJ, p. v. Introduction.
3. Rapport cité, p. 298 et 397.
LHOMME. — SA FORMATION INTELLECTUELLE 8:i
à la formation générale de n'importe quel
caractère'. i^ Aussi l'éducation est-elle pour
Owen la plus importante des institutions socia-
les et un système rationnel d éducation, appliqué
à tous les individus, est-il le premier des services
publics. L'éducation rationnelle n'est du reste
qu'une des pièces du système social. A n'envi-
sager que les lignes générales de la con-
ception oweniste, la réforme sociale peut déjà
se définir : la création artificielle d'un milieu
extérieur qui détermine l'homme ù la vertu et
au bonheur.
Ce simple exposé montre immédiatement la
source à laquelle Owen avait puisé ses idées : ses
théories sociales apparaissent comme une déduc-
tion logique de la philosophie du xvni* siècle.
Cet appel à la raison et ce retour aux lois de na-
ture, cette croyance à la possibilité d'une transfor-
mation immédiate et de toutes pièces de la nature
humaine et de la société par l'application quasi
automatique d'un système sont bien les traits qui
caractérisent la pensée du temps. La même idée
d'une simple réfection de la machine sociale, ré-
fection suffisante pour réaliser le paradis sur la
terre, se retrouve chez tous les entrepreneurs de
reconstruction sociale, chez tous les philosophes
I. Rapport cité, p. 398 et 397.
86 L'HOMME
sociaux de celte époque. L'origine de tous les ro-
mans sociaux, imaginés par des hommes qui se
piquaient d'athéisme et de matérialisme, est dans
une conception chrétienne qui s'est laïcisée : l'état
de nature antérieur au péché reporté du passé dans
l'avenir.
C'est à la philosophie sociale du xviii* siècle
qu'en Angleterre, comme en France, les premiers
socialistes ont emprunté l'esprit et les principes
essentiels de leurs systèmes. Il convient de rap-
procher ici le nom de Fourier de celui d'OAven.
Sous des apparences très diiïerentes, leurs concep-
tions sont très semblables, non seulement dans
leur inspiration générale, mais aussi dans leurs
détails. Sans doute Owen, dont le système plus
simpliste manque de variété et est d'une exposi-
tion souvent monotone, n'a pas l'imagination exu-
bérante de Fourier qui se complaît k décrire par
le menu le jeu et les effets du mécanisme compli-
qué dont il est l'inventeur. Mais les deux repré-
sentants-types du socialisme utopique n'ont donné
que les variantes, française et anglaise, du
même système, d'un système qui a pour fonde-
ment les lois de nature et la croyance en la bonté
des passions humaines, d'un système qui s'inspire
du même automatisme social et conduit au même
autoritarisme inconscient. La similitude de leurs
deux doctrines n'a pas échappé à Fourier.
L'HOMME. - SA FORMATION INTELLPXTUELLE 87
qui a accusé Owen de plagiat', après avoir espéré
trouver en lui le bailleur de fonds de l'expérience
phalanstérienne. Elle s'explique par le milieu et le
moment où ils ont vécu ; tous deux nés presque
la même année, l'un en 1771 et l'autre en 1772,
tous deux mêlés à la vie pratique, l'un grand in-
dustriel et l'autre employé de commerce, ils ont
emprunté au milieu intellectuel les mêmes ten-
dances d'esprit rationalistes et au milieu économi-
que les problèmes posés par la révolution indus-
trielle et commerciale qu'ils avaient sous les yeux.
Produits du même état d'esprit général, leurs
doctrines se distinguent de celles des saints simo-
niens et des socialistes plus récents par le même
caractère agraire. Au delà de la même préoccu-
pation immédiate d'une expérience d'initiative
privée, elles tendent au même interventionnisme
I. Pièges et cliarlatanisnie des deux sectes Saint-Simon et Owen
(jai promettent ['association et le progrès. Paris, i83i. — Les lettres
à Muiron du 8 avril et du 20 avril 1824 nous renseignent sur les
démarches faites par Foiirier auprès d'Owen : le 8 a^ril 182^ :
« D'après l'annonce du Bulletin, j'ai adressé 2 exemplaires du
Traité de l'Association domestique-agricole (paru en 1822) à M. Owen
en l'avertissant de la prochaine publication de l'abrégé et lui disant
que, s'il peut fonder une compagnie pour l'essai de l'association,
je lui offre de servir aux appointements du dernier commis de sou
établissement... » ... et le 20 avril « J'ai reçu une longue lettre
du secrétaire de NL Owen. Il loue beaucoup mon ouvrage et m'ap-
prend que ^L Owen va fonder un nouvel établissement... si j'étais
engagé là, je pourrais au printemps prochain faire le coup de
partir... »
88 L'HOMME
déguisé sous des apparences de libre obéissance à
la raison et aux lois de la nature. La seule diffé-
rence qui existe entre eux, c'est qu'OAven était un
capitaliste et que Fourier a dû en chercher un
toute sa vie.
Né au xviii* siècle, Owen en a respiré l'atmo-
sphère intellectuelle et ceci suffirait à expliquer
que ses théories portent cette empreinte. Mais on
ne peut se demander si, en dehors de cette in-
fluence générale qu'exerce sur chacun de nous
l'esprit de son temps, Owen n'a pas subi une in-
fluence plus directe due à ses lectures. Dans les
écrits d'Owen on ne trouve jamais de renvoi à
aucun auteur, car il avait le plus profond mépris
pour les livres et la prétention d'être un pur réa-
liste uniquement intéressé parles faits. Du reste,
son existence active, la nécessité où il avait été
de très bonne heure de gagner sa vie, ses occu-
pations personnelles, auxquelles vint s'ajouter
bientôt la charge de sa carrière publique et phi-
lantropique, ne paraissent pas lui avoir laissé
beaucoup de temps pour d'autres lectures que
celles des journaux. Cette impression première est
confirmée par le passage suivant de Robert Dale-
Owen, qui, dans un livre charmant 4 travers ma
vie, donne de précieux détails sur le caractère et
les habitudes de son père : « Mon plus lointain
souvenir de lui me le rappelle lisant beaucoup,
L'HOMMK. — SA F(3R.MATI0\ INTELLECTUELLE 89
mais surtout un ou deux quotidiens de Londres
et autres périodiques. Ce n'était point dans le
vrai sens du mot un liomme d'étude et il n'en
pouvait guère être autrement de l'homme qui, de-
puis l'âge de di\ ans, avait fait son chemin dans
la vie sans un dollar. Je nai jamais trouvé dans
sa vaste bibliothèque un livre avec un note de lui
en marge ou un trait de crayon sur une seule
page. Il avait l'habitude de parcourir les livres sans
en dégager la substantielle moelle. Souvent il les
abandonnait en faisant une brève remarque comme
celle-ci : les erreurs radicales que partagent tous
les hommes font que les livres ont relativement
peu de valeur. A l'exception des ouvrages statis-
tiques et surtout de son livre favori : les Ressour-
ces de l'Empire britannique par Colquhoun,je ne
me rappelle pas l'avoir jamais vu prendre des
notes dans aucun livre '. »
Si, en général, O^ven faisait peu de cas des li-
vres, il n'en résulte pas qu'il n'ait pas subi, sans
s'en rendre compte, l'influence de penseurs con-
temporains : celle de William GodAvin n'est pas
douteuse et les Recherches sur la Justice politique^,
1. Threading iny ivay, twenty scvcn years oj Aulobiograpliy, par
Robert Dale-Ovven. Londres, Trubner et C"^', 1874, p- G7.
2. Enquiry concerning PoUlical Justice and ils influence on Morals
and Happiness. Londres, Robinson, S'' éd., 1798. Robert Dale-
Owen nous apprend dans Au cours de ma vieÇp. 180) que son père
était en relations avec (îodwin.
no L'HOMME
parues en 1798 et rééditées en 1796-98, ont dû
exercer sur sa pensée une action très forte, bien
qu'inconciente. A notre avis, c'est par Godwin
qu'Owen a reçu lempreinte précise du xvui'^ siè-
Godwin lui-même s'inspirait d'Helvétius : celui-ci nous appa-
l'iiît comme le grand théoricien de la pliilosophie socialiste, celui
qui le premier eu a donné les formules. Dans ses ouvrages De
l'esprit (1758) et De l'homme, il expose la théorie des circonstances,
la théorie de la toute-puissance de l'éducation et des lois pour
fabriquer des hommes bons, justes et heureux. \ oir notamment :
De l'homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation. —
Section II, ch. xix : « Que les mots une fois définis, les proposi-
tions de morale, de politique et de métaphysique deviendront
aussi démontrables que les vérités géométriques; que les hommes
adoptant alors les mêmes principes parviendront aux mêmes con-
séquences... »
Section IV : Les hommes communément bien organisés sout tous
susceptibles du même degré de passion : leur force inégale est tou-
jours en eux VejJeC de la différence des positions oh le hasard les
place ; le caractère original de chaque homme n'est que le produit
de ses premières habitudes.
Ch. XXIV : L'inégalité des esprits n'est qu'un pur effet de la
différencede leur éducation (dans laquelle différence je comprends
celle des positions où le hasard les place).
Section VIII, ch. m : Des causes du malheur de presque toutes
les nations : que le défaut des bonnes lois, que le partage trop
inégal des richesses nationales sont les causes de ce malheur pres-
que universel...
Enfin section X, ch. vu : Des obstacles qui s'opposent à la per-
fection de l'éducation morale de l'homme.
Ch. VIII : De l'intérêt du prêtre, premier obstacle.
Ch. IX : Imperfection de la plupart des gouvernements, second
obstacle à la perfection de l'éducation morale de l'homme.
Ch. X : Toute réforme importante dans la partie morale de l'édu-
cation en suppose une dans les lois et dans la forme du gouvernc-
menl.
L'HOMME. — SA FORMATION INTELLECTUELLE 91
cle et la théorie des circonstances est empruntée
de toutes pièces au livre de la Justice politique.
Cette influence, qui se révèle par l'emploi des
mêmes expressions, apparaît nettement, si, lais-
sant de côté les conclusions d'art auxquelles leur
théories les conduit, on rapproche des idées
d'Owen les idées générales du livre de Godwin,
Le chapitre iv du livre I qui a pour titre : « Les
caractères des hommes sont le produit des circon-
stances extérieures » est la source même de toute
la concejDtion d'OAven. Selon Godwin, les actions
et dispositions de l'espèce humaine sont le produit
des circonstances et des événements*; car des
différents ordres de faits qui, en dehors des cir-
constances extérieures, peuvent affecter l'esprit
humain, principes innés, instincts, différences ori-
ginelles de structure, les uns sont très discuta-
bles, les autres n ont sur la formation de l'homme
qu'une influence négligeable. God^vin déclare
que, si les différences originelles qui existent entre
les hommes à leur naissance doivent, en stricte
arithmétique, entrer en ligne de compte, elles peu-
vent être considérées comme n'ayant presqu'au-
cune importance ; les caractères sont déterminés
parl'éducation et leurs défauts peuvent être corrigés
par l'éducation. GodAvin prend le mot éducation
I. Godwin, op. cit., p. 26, ^3, AS, 4'i, ^5.
92 L'HOMME
dans un sens très large et distingue difierents
modes déducation parmi lesquels ce qu'il appelle
l'éducation politique — c'est-à-dire les modifica-
tions que nos idées reçoivent de la forme du gou-
vernement sous lequel nous vivons.
Dès le début de son livre, Godwin pose la
théorie des circonstances et affirme la toute-
puissance de l'éducation et des institutions
politiques sur la formation des caractères. Mais
est-il possible d'améliorer les institutions so-
ciales ? Oui, si l'on cherche à agir sur les opi-
nions des hommes en faisant appel à la raison.
Les actions volontaires des hommes procèdent
de leurs opinions et la raison doit régler les
actes de l'espèce humaine'. Après avoir établi
que les actions volontaires des hommes sont
conformes aux déductions de leur intelligence,
Godwin tire de cette proposition fondamentale
les cinq corollaires suivants : i" Un raisonne-
ment sain peut communiquer la vérité et la
faire triompher de l'erreur. Cette proposition,
dit-il, est évidente, car on ne peut imaginer
qu'entre un raisonnement sain et un sophisme
la victoire puisse être douteuse. 2" Il est pos-
sible de communiquer auv autres la saine rai-
I. Cliap. V intitulé : « Les iiclions volontaires des lioinmes pro-
cèdent de leurs opinions », p. 53, 85, 86.
L'HOMME. — SA FORMATION INTELLECTUELLE O.?
son et la vérité : si le champion de la vérité est
sulllsaniment maître de son sujet, il doit réussir
inunédiatement dans son entreprise. 3" La vérité
est toute-puissante. 4" Les infirmités morales
de l'homme ne sont pas invincibles, parce qu'elles
sont fondées sur l'ignorance et Terreur : la vérité
peut les faire disparaître et les remplacer par des
principes plus nobles et plus bienfaisants. 5" La
dernière proposition résulte de toutes les autres,
c'est l'affirmation de la perfectibilité humaine :
l'homme est susceptible d'un progrès indéfini.
Ainsi les principes essentiels de la doctrine d'Owcii
se trouvent déjà chez God^vin, la théorie des cir-
constances comme la croyance à la jDerfecti-
bilité humaine sous l'influence toute-puissante
de la raison, comme aussi la doctrine de la né-
cessité morale et de l'irresponsabilité'. Si nous
avons quelque peu insisté sur les idées de
Godwin, c'est justement parce qu'elles souli-
gnent et précisent le caractère mécanique et
rationaliste des conceptions d'Owen.
Robert Owen aurait pu se donner comme l'il-
lustration de sa doctrine de circonstances : ses
théories ne sont pas seulement le produit de la
philosophie de son temps, mais aussi des événe-
ments de sa vie active et professionnelle. Tout
I. Chap. M, livre IV, p. 363, 38i, SgS.
n L'HOMME
d'abord, sous les yeux même d'Owen, le déve-
loppement du machinisme et de la grande indus-
trie et les souflrances qui en sont résultées po-
saient d'une façon vivante la question sociale,
et, en révoltant son cœur, ont amené le patron
philanthrope à réfléchir au problème de la mi-
sère et à en chercher le remède. En un autre
sens encore, l'expérience industrielle a agi sur
ses conceptions et, par une coïncidence curieuse,
a imprimé à sa doctrine la même direction que
celle qu'elle recevait d'autre part des idées ré-
gnantes. Les habitudes d'esprit acquises comme
chef d'atelier, le spectacle des opérations méca-
niques de la fabrique, où l'homme n'était plus
qu'une partie de la machine et semblait agir
automatiquement, ont renforcé dans l'esprit
d'Owen la tendance de son siècle à l'automatisme
social. Le moment où Ovven a vécu, sa formation
pratique et sa formation intellectuelle déterminent
et expliquent les traits distinctifs de son socia-
lisme. Ce socialisme, qui inspire encore, bien
qu'à leur insu peut-être, la pensée de nombreux
réformateurs, a un triple caractère : il est méca-
nique, rationaliste et agraire ; et, par ce dernier
caractère seulement, il s'oppose au socialisme
moderne'. Mais le principe du socialisme demeure
I. Malgré ses prétentions au réalisme, le socialisme moderne,
L'HOMME. — SA FORMATION INTELLECTUELLE 9o
le même. Quelque dilVérentes qu'apparaissent les
formes qu'il a successivement revêtues, il repose
toujours sur l'automatisme social.
La conception d'Owen est une conception
mécanique : Owen considère la société comme
un produit manufacturé et le système des in-
stitutions comme un organisme mécanique dont
les rouages sont transformables à volonté. Le Sys-
tème social est applicable comme une invention,
une machine nouvelle qui doit donner un plus
grand rendement de bonheur. L'influence de la vie
industrielle sur l'esprit d'Owen est sensible jus-
que dans les expressions dont il se sert : à propos
du Système social, il parle de la « new machinery »,
et, h propos de l'éducation, il emploie le mot
comme nous l'avons montré dans l'Introduction, demeure essen-
tiellement sentimental et utopique.
Le marxisme lui-même, dit socialisme scientifique, repose sur
une idée latente de justice plus encore qu'il ne s'appuie sur le
matérialisme historique ; lorsqu'on parle du marxisme, il faut se
^farder de confondre les deux éléments dont il se compose et il
convient de distinguer soigneusement :
1° L'élément d'analyse historique qui fait la valeur de l'œuvre
de Marx ;
3'^ L'élément déductif et a priori, d'origine ricardienne, la mé-
taphysique de la valeur travail, qui se joint à l'aspiration senti-
mentale non avouée par Marx, à l'idée latente de justice sociale,
pour donner naissance aux formules rigides d'orthodoxie socialiste,
aux condamnations hâtives de l'orjfanisation de la société indivi-
dualiste, aux prédictions simplistes d'évolution et de révolution
sociale.
96 . L'HOMME
(( manufacture characters^ ». C'est qu'en efl'et
dans sa pensée on fabrique des caractères comme
on fabrique des produits. Les institutions sont
seules responsables de la malfaçon des caractères ;
la nature humaine est une matière première
façonnable au gré des fabricants de bonheur
social. Le milieu externe domine tellement la
formation de l'homme que la forme des bâtiments
en parallélogramme n'y est pas indifférente. Cette
conception mécanique du système social, cette
idée de la passiveté et de la malléabilité de la na-
ture humaine donnent au socialisme d'Owen*
son caractère artificiel et conduisent tout naturel-
lement à l'étatisme : L'Etat n'est-il pas la seule
puissance capable de généraliser l'application
du nouveau machinisme social qui doit donner
un plus grand rendement de bonheur .^^ n'est-il
pas tout désigné pour imprimer à tous les ca-
ractères, par une éducation uniforme, la même
1 . The Hevohition in Oie Mind and Practice of The Hiinian Race
or The comlny change from IrralionalUv lo RalionalUy, p. 7^, p. 76,
p. 78.
2. Owen n'est du reste que le représentant le plus typique de
cette forme de socialisme qui a été très générale de son temps et
qui n'a point disparu. L'exagfération à laquelle son esprit simpliste
et absolu le conduisait ne doit pas faire oublier son caractère repré-
sentatif de toute une mentalité, mentalité qui est aujourd'hui
celle des socialistes unifiés et dont les socialistes indépendants ne
se dég-agent que dans la mesure où ils deviennent infidèles aux
principes socialistes.
L'IIO.M.MK. — SA FOli.MATlflN IN'PELLKGÏUKLLE 97
marque de rabrujiic el pour créer l'unité morale
qui réalisera 1 harmonie P Le système social s'ap-
plique sans iniervention de la spontanéité indi-
viduelle.
La conception d'Owen n'est pas seulement
mécanique, elle est rationaliste ; avant tout elle
fait appel à la Uaison, et par là elle paraît tout
d abord échapper à cet étatisme qui semblait
être la conséquence logique de son caractère
mécanique. Le Syslème social est le système
rationnel de société conforme aux lois de na-
ture ; il est vrai d'une vérité absolue et univer-
selle. Dans son livre du Nouveau Monde
moraV , Robert Owen trace la constitution géné-
rale du gouvernement et le code universel des
lois, et, dans la Révolution universelle de la
race humaine', parue en 18^9, il reprend ces
règles du gouvernement permanent et univer-
sel et énumère les lois de la constitution et
du code universels. Ces lois universelles, dont
l'application doit transformer la condition hu-
maine et faire disparaître toutes les misères
I. The Book of ihe ïVe)v moral World (6<^ partie, p. i88) ren-
fermant le système rationnel de société et exposant la constitution
et les lois de la nature humaine et de la société ; la t"'^ édition
américaine, publiée à Ne\v-\ork en i845, contient, réunies en un
volume, les sept parties publiées successivement à Londres.
i. The Révolution, cli. iv, p. 56. Londres, Effingham Wilson,
Edouard Dolléaks. 7
98 L'HOMME
sociales, ce sont les lois de nature dont la
raison démontre l'évidence. Aussi semble-t-
il qu'il suffit de faire appel à la raison des
hommes, et, par des expériences d'initiative
privée, de leur faire comprendre la bien-
faisance du système social qu'on préconise.
Mais, si des applications partielles du système
sont indispensables, s il est nécessaire par des
expérimentations particulières de faire la preuve
de son efficacité, c'est afin surtout déclairer la
religion des autorités et puissances sociales. Il
s'agit moins de convaincre les individus, dont
le système irrationnel de société et d'éduca-
tion a déformé le caractère, que de montrer
le chemin aux gouvernements, comme le dira
Owen. En dernière instance, c'est en l'autorité
des gouvernements éclairés par la raison d'une
élite qu'Owen met son suprême espoir de réa-
lisation intégrale du bonheur humain ; sans
doute l'intervention n'est destinée qu'à renfor-
cer la voix mal écoutée de la raison : ainsi
se concilie chez Gavcu la crovance à la toute-
puissance de la vérité sur l'esprit humain et le
fétichisme de l'Etat. Le second caractère de la
doctrine s'unit au premier pour conduire à la
même conséquence : une intervention étatiste
forcée. A la base même de la doctrine d'Owen
se rencontre un autoritarisme initial, né-
L'HOMME. — SA FORMATION INTELLECTUELLE 99
cessaire el bienfaisant, autoritarisme qui s'ex-
plique aisément si l'on rappelle la théorie des
circonstances : puisque le contrôle des cir-
constances peut produire un bien ou un mal
universel, n'est-il pas tout naturel de mettre
au service de la vérité et du système rationnel
l'instrument le plus fort de réalisation ? Qu'im-
porte du reste la contrainte imposée aux indi-
vidus, s ils ne veulent pas se plier aux comman-
dements de la raison : les hommes ne sont-ils
pas matière amorphe et n'a-t-on pas le droit de
les rendre heureux malgré eux * ?
Enfin, comme toutes les conceptions socialis-
tes issues directement du xviu" siècle, celle
d'Owen a un caractère agraire. C'était là la
I. Le despotisme cl'0\A"en apparaît bien dans cette anecdote de
Lowett (T/ie Life and stniycjles of William Lovelt in his pursuil of
bread, Knowledge and Jreedom. London, Triibner, 1876, p. /19).
A une réunion où l'on discutait la rédaction d'une circulaire,
Owen propose un amendement qui est repoussé par le Comité.
Malg-ré cette décision et à l'insu des membres du Comité, Oweu
introduit cet amendement dans la circulaire. Apprenant ce fait, le
Comité envoie une délég-ation pour se plaindre à Owen. Comme
les délég-ués lui demandaient s'il ne pensait pas que sa conduite,
avait été très despotique, Owen leur répond sans se déconcerter
qu'en effet c'était là un acte de despotisme, mais que, comme ni
aucun d'eux, ni le Comité qui les avait envoyés ne savaient ses
projets et ses fins, ils devaient consentira se laisser g-ouverner par
des despotes jusqu'au moment où ils auraient acquis une science
suffisante pour se gfouverner eux-mêmes.
100 L'HOMME
tradition du communisme depuis Platon ' et
Owen y reste fidèle. Tout comme le phalan-
stère de Fourier, les petites communautés qui
étaient les cellules sociales du système devaient
avoir jiour occupation première les travaux
agricoles. Les travaux industriels ne devaient
intervenir que dune façon très accessoire et
seulement comme annexes de l'établissement
agricole. Cette prépondérance de l'agriculture
s'explique par des raisons économiques et des
raisons sentimentales. La terre apparaît comme
le phénomène fondamental de l'économie, la
source de toutes les richesses. Owen est agro-
centriste, malgré sa vie de grand industriel ou
plutôt justement parce qu'il est tout ému des maux
que la grande industrie développe sous ses
yeux. Les préoccupations de vertu et de moralité
qui dominent sa doctrine contribuent à cette
prédilection pour la vie agricole. Le retour à la
nature et à la vie champêtre avait été une des
modes intellectuelles du xvin" siècle et les ro-
mans sociaux avaient pris forme d'idylles et de
pastorales. Par une confusion curieuse entre
les deux sens du même mot, il semblait que
l'homme devenait meilleur au contact de la
nature, et qu'en s'adonnant aux occupations
I. A. Souchon, Les théories économiques de la Grèce antique,
p. iSg-iGô.
L'HOMME. — SA FORMATION I INTELLECTUELLE 101
agricoles il se rapprochait des lois de nature. La
culture de la vertu se fait mieux aux champs qu'à
la ville. Dans l'imagination des philosophes
sociaux, la représentation physique et morale de
cet état de nature d'origine chrétienne se modèle
sur le jardin du paradis terrestre et l'innocence
des premiers jours de la création.
Quelles qualités, quel caractère Owen allait-il
mettre au service des conceptions sociales aux-
quelles sa formation pratique et intellectuelle
1 avait logiquement conduit ? Quelle était sa
physionomie au physique et au moral .*^ G. J.
liolyoake nous dit que ses portraits populaires
le représentaient avec une ligure « osseuse et
anguleuse totalement dépourvue de cette ex-
pression qui faisait deviner en lui l'apôtre ».
Le médaillon, reproduit ici, donne quelque idée
de son air inspiré, de sa foi enthousiaste, de son
énergie indomptable : le portrait en couleurs, qui
se trouve à la National Gallery ' , le complète et
• I. Peint par Brooke, i834. La National Gallery possédait aussi
un dessin signé S. B. (i85i) reproduit en tète de cette étude. Le
portrait le plus agréable d'Owen, qui n'est peut-être pas le plus
ressemblant, est celui dePickersgill(iS26) qui appartient à M. Tebb.
(le portrait, ainsi que celui de Farqueliar (i856), a été reproduit
par G. J. liolyoake dans sa brochure : Robert Owen, the precursor
of social Progress (The Coopérative Union, Manchester) .
102 L'HOMME
VOUS révèle la boiilo obstinée de ses yeux bleu
foncé qui veulent vous inculquer, de gré ou de
force, la conviction qui les éclaire : on comprend
la puissance qu'il exerçait autour de lui. J'ai eu,
en avril 190/i, l'occasion de voir Mrs. Templeton,
petite-fille d'Owen et qui passe pour lui ressem-
bler étrangement ; j'ai retrouvé en elle l'impres-
sion que m'avait laissée le portrait de la National
Gallery : ce sont les mêmes yeux bleus qui vous
pénètrent et ne semblent vous regarder que pour
vous convaincre, la face vivante et comme illu-
minée par la foi intérieure, le front large, la bou-
che forte et tenace, et ce nez qui était une des
caractéristiques de la famille Owen*.
Le caractère moral d'Owen ne dément pas les
indices de sa physionomie physique. Les deux
sentiments qui dominent son caractère comme sa
conduite sont un amour universel et un optimisme
inébranlable.
L'amour qu'Owen portait à tous les êtres hu-
I. A propos de ce nez, voici l'anecdote que Mrs. Templeton m'a
racontée: Voyageant un jour en Indiana, elle se trouve arrêtée'
en un mauvais chemin, sa voiture embourbée ne pouvant plus
avancer, lorsque vient à passer un fermier qui avait connu son
grand-père. En apercevant Mrs. Templeton, il s'approche et la
regardant, bien en face, il lui dit : » Vous, vous êtes une Owen ;
vous .avez le nez des Owen », et, s'empressant, il attache ses che-
vaux à la voiture, afin de la tirer d'embarras... Et c'est ainsi, me
dit Mrs. T... dans une phrase dont l'humour est intraduisible en
français, que « je lus tirée de la boue par mon nez ».
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L'HOMME. - SA FORMATION INÏELLEGïUP:LLE 103
ïiiains était tel que, lorsqu'il se trouvait dans
une réunion, il ne pouvait s'empêcher d'em-
brasser toutes les personnes présentes ; voyant les
liens d'alTectueuse tendresse qui existaient entre
Owen et les enfants des écoles de New-Lanark, sa
femme avait coutume de lui dire en plaisantant :
ù Tu les aimes mieux que tes propres enfants ! »
Cette puissance d'amour a été sans doute sa plus
grande force de séduction ; sa sympathie spon-
tanée pour tous ceux qu'il approchait attirait leur
sympathie et il gagnait les cœurs en offrant le
sien. Mrs. Templeton m'a dit avoir connu des
gens qui, plus de trente ans après sa mort, pleu-
raient encore en parlant de lui ou qui, pour l'avoir
entendu une seule fois, avaient vu leur vie com-
plètement transformée. Un jour que la petite-fille
d'Owen faisait une conférence, elle fut reconnue
par un admirateur de son grand-père qui, ne pou-
vant maîtriser sa joie et l'émotion du souvenir,
accompagna ses paroles, pendant toute la durée
de la conférence, des mots inlassablement répétés
de (( Dieu vous bénisse ! . . . » Le charme d'OAven
venait sans doute de ce que cet homme, a ce
grand prêtre de la raison ' » qui ne voulait faire
I. Oweu iiiiiKiit il Pire nommé le yriind prêtre de la raison. Le
D'' Macnal) nous rapporte ces propos du major Torrcns : Il tlisait
qu' « Oweii était un liorarae surprenant, persévérant dans ses
efforts et trouvant dans l'obstacle une source nouvelle d'ardeur ;
104 L'HOMME
appel qu'à la seule raison, n'obéissait jamais
qu'aux seules impulsions de sa sensibilité ; il re-
connaît lui-même, clans son autobiograpliie, qu'il
n'était pas le maître de cette sensibilité et qu'il
agissait toujours par sentiment, même lorsqu'il
savait agir contrairement au bon sens et à la rai-
son. Son cœur devait du reste être bien rarement
contredit par sa raison, car le second trait domi-
nant de son caractère était un optimisme iné-
branlable' qu'on retrouve à tous les moments de
sa vie.
Jamais, durant sa longue carrière et inalgré
ses échecs successifs, Owen n'apparaît découragé
un seul instant : la réalité et la vie ont beau infli-
ger à ses conceptions des démentis cruels, jamais
il ne met en doute la valeur de son système
et il attribue toujours ses insuccès à des circon-
qu'il fût dans le vrai ou dans le faux, quand on réfléchissait à la
philanthropie de ses desseins, on pouvait excuser l'enthousiasme
vertueux qui le faisait se flatter d'être le grand prêtre de la rai-
son ».
I. Cet optimisme a été sans doute aussi une des raisons de son
influence : une conviction foi-te qui ne doute point d'elle-même,
s'impose souvent à la volonté des autres et l'optimisme agit comme
stimulant.
Cette faculté de toujours considérer le bon côté des choses
était une qualité de famille. Mrs. T... m'a raconté que son père,
Robert Dale Ow^en, trompé par un ami très cher et à moitié ruiné
par lui, au lieu de se désespérer, se frottait les mains avec satis-
faction en s'écriant : Quel bonheur qne nous n'ayons pas de dettes!
L'HOMME. — SA FORMATION INTELLECTUELLE 10?;
stances secondaires ou à une ignorance temporaire
de la vérité. Au commencement comme à la fin
de chaque nouvelle entreprise, avant comme
après l'expérience de New Harmony, avant comme
après celle de l'Equitable Banque d'Echange de
Travail, il annonce l'avènement d'une ère nou-
velle pour l'humanité régénérée. Après la dispa-
rition du journal la Crisls, le premier numéro du
New moral World proclame la Venue du Nouveau
Monde moral, (( un monde oii le mensonge sous
aucune forme n'aura plus de raison d'être, un
monde où l'argent n'aura plus aucune influence,
où la pauvreté et l'inhumanité seront inconnues:
un monde où tous les biens seront produits en
abondance et où tous pourront jouir de cette
abondance ; un monde où l'esclavage et la servi-
tude n'existeront plus, mais où la plus grande li-
berté se conciliera avec l'union la plus étroite,
union tissée par les liens puissants de l'intérêt et
les fds de soie de lamour; un monde où de l'a-
mour naîtra un bonheur exquis que n'assombrira
aucune misère; un monde où lamour et la rai-
son présideront avec sagesse aux destinées de la
race humaine; un monde où le travail pénible ne
sera plus nécessaire, et où la production de la ri-
chesse sera une source perpétuelle de plaisir et de
joie ; un monde dont seront bannies les mauvai-
ses passions : un monde où l'on n'entendra plus
106 L'HOMME
ni louanges ni blâmes ; où personne ne désirera
plus se distinguer des autres que par la plus
grande somme de bonheur général que, par ses
forces Jiaturelles, il pourra donner à la grande fa-
mille humaine : un monde, en un mot, où dès la
seconde génération il n'existera plus ni ignorance,
ni pauvreté, ni charité ; où la maladie et la misère
n'auront presque plus de place, où la guerre
n'aura plus de nom, et où la religion, l'amour ou
l'argent ne sépareront plus l'homme de l'homme
et ne créeront plus d'antagonismes dans aucune
portion de l'humanité'... » A l'âge de 77 ans, en
i8/i8, il envoie, le 27 février, aux hommes et aux
femmes de France une adresse dans laquelle il
dit :•(( Amis, une grande responsabilité vient de
peser soudain sur vous... Vous pouvez désormais
établir un nouveau gouvernement basé seulement
sur la vérité, gouvernement qui pourra servir
d'exemple au monde et devenir un bienfait pour
l'humanité. ^ ous êtes aujourd'hui dans les meil-
leures conditions, qui se soient jamais jirésentées
dans les annales des nations, pour établir en
France la charité, la paix, la bienveillance, au
I. The New moral World, i"'' novembre i834, Collection du
Brilish Muséum. Le 7 janvier i836, Friincis Place écrit : Aujour-
cl'luii M. Owen m'a assuré, en présence de plus de 3o personnes,
que dans l'espace de six mois tout l'édifice social sera coniplète-
inent transformé, rïraliiim ^^^lllas, V'ic de Place, LoiijpiKins fircen
an C", 98, p, 0'|.
L'HOMME. — SA FORMATION INTELLECTUELLE 107
milieu d'une augmentation annuelle de biens et de
savoir ' . . . »
I. Nous donnons en iinncxe cette .ulresse, publiée clans La \olx
des fcimnes, a5 mars i8'|8. (Jwen vient à Paris où il est présenté
au clnb du citoyen (labet. C'est à la suite de ce séjour à Paris
qu'il publie The Révolution in Ihe Mind and Practice of human race
(iS^i))- La présentation d'Owen au club de Cabet est racontée
comme suit par la Voix des femmes du G avril i848 :
Le Ci.ub du citoyen Cabet.
Le club du citoyen Cabet est le seul qui, jusqu'à présent, ait été
ouvert aux femmes comme aux hommes, comprenant dans la même
fraternité les deux moitiés du j];'enre humain. Plus de quatre mille
personnes des deux sexes se sont réunies lundi soir, à l'heure in-
diquée, et le silence le plus profond s'est établi dans la vaste
assemblée à la voix grave et persuasive du chef des Icaricits. Il a
d'abord présenté à son auditoire ému le vénérable Robert Owen,
ce vieillard qui, pendant cinquante ans, a eu pour unique but le
bonheur des travailleurs, et qui, maintenant âg'é de soixante-dix
ans, vient à Paris, ce foyer d'actions vivifiantes, pour y prendre sa
part d'émotion ; ce célèbre septuagénaire prouve bien que le cœur
de l'homme généreux ne vieillit pas, même sous les cheveux blancs !
Robert Owen, ne pouvant point s'exprimer dans la langue fran-
çaise, a promis de répondre par écrit à l'enthousiaste accueil que
l'assemblée lui a fait.
Le citoyen Cabet a parlé du journal la Voix des Femmes ; il a
manifesté hautement sa sympathie pour cette œuvre toute de pro-
grès ; il la soutiendra de tous ses efforts, et les femmes trouveront
en lui leur plus ferme défenseur; plusieurs séances leur seront
spécialement consacrées, pendant lesquelles leurs droits, fondés
sur des bases inébranlables, seront proclamés, développés et ap-
puyés par l'habile et courageux chef des socialistes.
Après avoir traité divers sujets et parlé de la candidature des
membres du gouvernement à l'Assemblée nationale, candidature
accueillie à la presque unanimité, le citoyen Cabet a blâmé en
108 L'HOMME
Cet amour universel et cet optimisme inlassa-
ble justifient le nom de socialisme sentimental
donné à des doctrines comme celles d'Owen. Au
service de ses idées, O^ven a mis une ténacité
qu'expliquent son caractère entêté et sa réussite
dans la vie pratique. Les succès si rapides de sa
carrière industrielle ont certainement renforcé la
confiance que ce selj made man avait en lui-
même et en la vérité de ses idées.
Owen a consacré à une série d'expériences so-
ciales sa vie, son activité et sa fortune, et on a pu
dire de lui qu'il semblait mettre son point dlion-
neur à payer la note de toutes les expériences
communistes sans succès. A travers toutes ces
expériences, Owen a poursuivi la réalisation
d'une conception systématique, lapplication
de ses principes de pliilosopliie sociale et du
système rationnel de société. La vie d Owen a été
termes énerg'iques le renvoi des ouvriers étranfiers, cette mesure
iintifraternelle !
A ce sujet, nous avons entendu de belles et touchantes paroles
sorties du cœur plus encore que de la bouche desimpies ouvriers :
« Il n'y a point d'étrangers pour nous ! » disait l'un; — « Les l'roiî^
tières ont été faites par les rois et pour les i:ois », disait l'autre ;
pensée sublime ! qui prouve que toutes les barrières de l'ég-oïsme et
de l'orgueil sont déjà renversées aux yeux du peuple, et que pour le
peuple désormais la fraternité n'est pas un mot vide de sens, mais
une vérité sacrée qui fait de toutes les nations éparses sur le globe
la vaste famille humaine, la ruche sociale, travaillant, active et
joyeuse, sous le soleil de Dieu !
G. S.
L'HOMME. — SA FOBMATION INTELLECTUELLE 109
dominée par la logique d'un principe et d'un
système.
Durant toute létendue d'une existence de 87
ans, les conceptions d'Oven ont conservé une
unité majestueuse, ses efforts ont toujours eu la
même fin, mais non point le même caractère ni
la même direction. Les étapes successives de son
activité marquent la division toute naturelle de
cette étude. Dans une première période de 1800
à 1819, Owen s'adonne tout entier à l'améliora-
tion des conditions d'existence de son personnel
ouvrier. Mais l'accueil que ses idées philanthro-
piques reçoivent des patrons l'amène à faire appel
à l'Etat pour vaincre leur mauvaise volonté et il
devient l'initiateur de la législation protectrice du
Travail. De 1819 a i83o, devant le spectacle de la
misère sociale, Owen trouve insuffisante cette
première forme d'interventionnisme : un projet
d'assistance parle travail le conduit à exposer ses
idées d'organisation communiste, et, pour prou-
ver la vertu des petites communautés agricoles
dont il rêve de faire la cellule sociale, il tente l'ex-
périence de New Harmony. La dernière partie de
sa vie (i83o-i858) commence par une tentative
pour introduire un plus juste étalon de la valeur
et substituer la monnaie de travail à la monnaie
métallique comme intermédiaire des échanges.
Bientôt, abandonnant l'Equitable Banque d'E-
110 L'HOMME
change de Travail qu'il sent destinée à un échec
fatal, Owen s'elTorce dans la Grande Union Con-
solidée des métiers de réaliser l'union des classes
productrices contre les classes stériles. Cette par-
ticipation active d'Owen au mouvement trade-
unioniste et à l'agitation gréviste ont fait croire à
un changement dans les conceptions d'Owen dont
le socialisme serait devenu plus réaliste et plus
ouvrier. Il n'en est rien et, jusqu'à la fin, comme
le montrent ses dernières publications, sa doc-
trine est demeurée la même. Owen consacre les
25 dernières années de sa vie presque exclusive-
ment à décrire le nouveau monde moral et à pro-
clamer la venue d'un prochain millénaire.
DEUXIÈME PARTIE
PHILANTHROPISME PATRONAL
ET SOCIALISME D'ÉTAT
(1800-1819)
CHAPITRE PREMIER
ROBEUT OWEN, LE BON PATRON DE
NEW-LANARK
En arrivant à New-Lanark (1800) Robert Owen
se proposait un double objet : il voulait faire
des fabriques, dont il prenait la direction, un
établissement modèle au point de vue indus-
triel comme au point de vue social. Chef d'en-
treprise choisi pour ses qualités commerciales,
il devait réaliser les bénéfices qu'en outre de
l'intérêt de leur capital, ses associés attendaient
de l'afTaire. Bon patron et philanthrope à système,
il allait pouvoir faire à New-Lanark l'application
de ses principes et tenter une expérience so-
ciale qui put servir d'exemple '.
I. Autobiographie, p. 56. — « Je pris eu main le gouvernement
de New-Lanark, je dis le gouvernement, car mon intention n'était
pas d'être un simple directeur d'établissement cotonnier et d'ad-
ministrer la fabrique selon les errements coutumiers, mais d'inlro-
Edocard Dolléans. 8
114 PHILANTHROPISME PATRONAL
Les deux fins économique et sociale qu'allait
poursuivre Ovven étaient étroitement liées dans
sa pensée. Les profits industriels devaient permet-
tre de réaliser les transformations qu'il avait en
vue : amélioration du logement et de l'alimenta-
tion de son personnel, projets de diminution du
temps de travail, de hausse des salaires et d'édu-
cation ; d'autre part, en élevant la valeur et la
force productive du matériel vivant de rétablisse-
ment, les améliorations sociales et techniques
devaient avoir pour résultat un accroissement de
bénéfices. Ainsi il existait une étroite solidarité
entre les profits et le bien-être social des ouvriers :
Owen considérait même que la prospérité de l'éta-
blissement dépendait de son paternalisme et
de sa politique des hauts salaires : a Pendant
les huit premières années, dit-il', je me consa-
crai entièrement à faire l'éducation de la popu-
lation, améliorant le village et le machinisme.
Du matin au soir, mon temps et mon esprit
étaient uniquement occupés à inventer et à
exécuter des mesures destinées à améliorer les
duire dans la conduite du personnel les principes que j'avais coni-
meacé à appliquer avec succès à la fabrique de M. Drinkwater...
et p. 61 : L'expérience de New-Lanark était un premier coninien-
cement de mesures pratiques qui avaient pour objet de transformer
le principe fondamental sur lequel, depuis son origine, repose la
société. »
I. Aiitobiograpliie, p. 81.
ROBERT OWEN LE BON PATRON DE NEW-LANARK 115
conditions de vie de la population, et en même
temps à perfectionner le travail et le machinisme
de l'établissement industriel. »
On doit rendre à Owen cet hommage qu'il a
réalisé la doul)le fin qu'il s'était proposée. C'est
même la seule fois où ses jDrojets ont eu un plein
et entier succès ; mais les résultats qu'il obtint
à NcAv-Lanark suffiraient à lui assurer une place à
part dans l'histoire du mouvement industriel et
social. A une époque où la patronat ne se préoccu-
pait que de l'outillage et des moyens mécaniques
de développer la force de production, Owen le
premier comprit que la productivité dépendait
tout "autant de ce qu'il appelle l'outillage vivant
que des machines inanimées. Le premier, il a
préconisé la politique des hauts salaires, de la
saine et substantielle alimentation et de l'hy-
giène domestique comme propre à dégager en
l'ouvrier toute la puissance productrice. Owen ne
s'est pas placé seulement au point de vue du
rendement industriel qui conduit déjà à respecter
linstrument humain au même titre que la machine
qui doit être entretenue en bon état. Par un sen-
timent philanthropique, qui à cette époque était
rare chez les chefs de la grande industrie, il a
considéré en l'ouvrier non pas seulement l'instru-
ment de production, mais l'être humain : il a
reconnu que le patron avait le devoir d'assurer au
116 PHILAMHROPISME PATRONAL
travailleur qu'il emploie une part de bien-être et
même de joie.
Sans vouloir insister longtemps sur le côté
o'
ips
purement industriel de l'œuvre entreprise par
Owen, il est cependant nécessaire, avant d'abor-
der les détails de sa politique sociale, de donner
quelque idée de la valeur commerciale qu'avaient
acquise entre les mains d'Owen les fabriques de
NeAv-Lanark
Acheté à M. Dale x 60000, l'établissement
est estimé, en i8i3, H iS/iooo. soit une plus-
value de plus de 100 "/o. Non seulement chaque
année Owen assure à ses associés 5 "/„ d'inté-
rêts sur leur capital, mais les profits de l'établis-
sement (i 800-1 809) sont de t' 60000 et, dans
l'espace des quatre années suivantes (1809-
i8i3), ils s'élèvent à i* 160000. Ces chifTres
semblent prouver que les réformes sociales
d'Owen ont été loin de nuire à la prospérité de
l'établissement ; celui-ci put, sans en souffrir,
traverser la crise industrielle qui suivit la fin de
la guerre avec la France. Owen apportait à son
établissement les derniers perfectionnements
techniques : il améliora peu à peu et transforma
entièrement le machinisme ; il porta, nous dit le
D' Mac-Nab, la division du travail à un haut
degré de perfection : « Je regrette que les
limites de cet ouvrage ne me permettent pa&
ROBERT OWEN LE «ON PATRON DE NEW-LANARK 117
<l"indi(jiier en détail les difréreiites applications
(le la division du travail qui existent à New-Lanark,
depuis l'achat de la matière première jusqu'à sa
vente à l'état de produit manufacturé. La division
du travail atteint un degré de perfection tel qu'il
est impossible d'y apporter aucune critique. »
Le D' Mac-Nab insiste sur les pratiques commer-
ciales d'Owen, pratiques grâce auxquelles il assu-
rait à l'établissement une demande régulière ' :
(( L'agent chargé de la correspondance commer-
ciale doit obéir aux deux règles suivantes : tout
d'abord toutes les fois qu'il reçoit des commandes
et sauf au cas où l'époque de la livraison est la
condition principale du contrat, l'agent, s'il a
de bonnes raisons de croire à la baisse probable
du prix de l'article, doit suspendre l'exécution
de la commande, écrire immédiatement au client
et attendre sa réponse définitive. Au contraire,
au cas d'une hausse probable et importante,
l agent reçoit l'ordre d "écrire aux principaux
clients de la compagnie pour les avertir d'ache-
ter sans retard. Grâce à ces procédés, OAAen a
créé entre lui et sa clientèle une confiance mu-
I. Ce passade du D'' H. Grey Mac-Nab et les extraits cités plus
loin des « New \ iews of Mr Oiren of New-Lanark iinparliaUy con-
.s(V/ererf (1819) forment l'appendice B de la 5"^ partie de The new
Existence of man upon the earth wilh an appendix conlaining a col-
lection of évidence repecting New-Lanark, i854.
118 PHILANTIIROPISME PATRONAL
luelle et assure à l'établissement une demande
régulière, ce qui vérifie la vieille et excellente
maxime que l'honnêteté est la meilleure des
politiques. Owen a ainsi une clientèle choisie et
des relations commerciales de toute sécurité et
solvabilité, condition à l'heure actuelle essentielle
au succès. Owen est garanti contre les pertes des
faillites, et une population bien portante et heu-
reuse lui assure un travail régulier et productif. »
Et le D' Mac-Nab ajoute qu'il souscrit à cette
déclaration d'OAven que le succès de l'établis-
sement tient aux réformes accomplies à New-
Lanark.
I
L'œuvre d'amélioration sociale accomplie à
New-Lanark n'a pas été chose aisée. Les projets
philanthropiques d'Owen ont rencontré d'autres
obstacles que la nécessité de tirer de l'établisse-
ment des profits élevés. Il fallait transformer coni-
plètement une population misérable qu'Owert
nous dépeint en ces termes : « La population vi-
vait adonnée à la paresse, à la pauvreté et à toute
espèce de crimes, par suite endettée, épuisée et
I. Mac-Nab, op. cit.
ROBERT OWEN LE BON PATRON DE NEW-LANARK 11»
misérable... On peut dire en vérité qu'à cette
époque ils (les habitants de N.L.) possédaient pres-
que tous les vices et presque aucune des vertus
d'une communauté sociale. Le vol et le recel des
produits volés était leur commerce, la paresse et
l'ivro^merie leurs habitudes, le mensonge et la
tromperie leurs mœurs, des querelles privées et
religieuses leurs pratiques journalières. Le seul
lien qui les unît était leur opposition zélée et sys-
tématique à leurs employeurs '. »
A cette époque', la population de New-Lanark
se composait de i 3oo personnes, établies dans
le village, et de 4 ou 5oo enfants pauvres fournis
par les établissements de charité d'Edimbourg.
Nourris, logés, habillés, ces enfants devaient tra-
vailler, été comme hiver, de 6 heures du matin à
6 heures du soir; après leur longue journée de
travail, on essayait de leur apprendre à lire et à
1 . A New View of Society or Essays on Ihe Principe of the For-
mation of thc Human characler, p. ^---279. Appendice B au vol. I
de Life oF Robert Owen.
2. Autobiographie, p. 60. New View, p. 276. Les paysans écos-
sais étaient peu disposés au travail de la fabrique ; aussi lorsqu'en
1784 M. Dale avait fondé sa filature, il avait eu grand'peine à
attirer la main-d'œuvre nécessaire. C'est pourquoi il avait fait
construire un larjje bâtiment pour y recevoir les enfants pauvres
que lui procuraient les établissements de charité d'Edimbourg et
de Glasgovv-, enfants de 5 à 10 ans. Voir aussi la déposition
d'Owen, p. 20 du Rapport sur l'état des enfants employés dans
les manufactures, cité au chapitre suivant.
120 PHILANTHROPISME PATRONAL
écrire, mais les forces de ces enfants étaient épui-
sées et cette tâche supplémentaire ne faisait que les
tourmenter sans leur servir à rien. Le premier
acte d Owen à son arrivée à New-Lanark fut de
mettre fin aux conventions passées entre son beau-
père et les paroisses et de décider que désormais
on n'emploierait plus à la fabrique aucun enfant
des établissements de charité; de nouvelles
maisons devaient être construites dans le village
pour recevoir le surplus de main-d'œuvre néces-
saire.
OAven n'avait pas seulement à lutter contre les
habitudes misérables de la population ouvrière,
abêtie par les longues journées de travail et épui-
sée par une mauvaise, bien que coûteuse, alimen-
tation ; il avait à vaincre l'hostilité même de cette
population. Anglais, parlant un langage différent
du leur, il était considéré par ces travailleurs
écossais comme un étranger qui venait prendre la
direction de l'établissement dans l'unique inten-
tion de tirer d'eux du surtravail pour un salaire
de famine. Enfin la population ouvrière était
d instinct opposée aux transformations qu'Owen
voulait accomplir et qui allaient déranger ses ha-
bitudes.
Le premier soin de notie réformateur est de
choisir quelques individus, plus intelligents et
moinsprévcnus contre lui que les autres, et jouis-
HOHKirr (»\VEN LE HDN PATHO.N 1)K NKW-LANAHK' li'l
sant d'une certaine inllucnce sur leurs camarades.
Owen s'efforce de leur expliquer ses intentions,
il essaie de leur faire comprendre que les rélormes
qu il a en vue leur procureront, ainsi qu'à leurs
enfants, de grands et durables avantages. Il leur
demande s'ils veulent bien l'aider à instruire leurs
camarades et aies préparer à ces transformations.
Ainsi, peu à peu, la confiance des plus raisonna-
bles d'entre les ouvriers est gagnée, mais lamajo-
l'ité conserve pendant longtemps contre lui un
esprit soupçonneux.
Il faut admirer, avec le D' Mac-Nab, le sens
pratique avec lequel Owen a gouverné les habi-
tants de NeAv-Lanark ; il faut admirer le soin avec
lequel il savait choisir et former ses aides et ses
agents. Ecoutons ce que dit de ceux-ci le D"^ Mac-
.\ab qui a visité New-Lanark en 1819 : « Les
directeurs et agents subalternes, employés dans
les six importants départements de cet immense
établissement, ont tous été régulièrement et gra-
duellement dressés par leur maître... Owen,
comme réformateur pratique, a une habileté sans
égale qui apparaît d'une façon vivante aux yeux
des étrangers qui causent avec ses agents ; la plu-
part, avant leur nomination à une place impor-
tante, ont été formés pendant de nombreuses
années : leurs salaires s'élèvent d'une façon gra-
duelle et modérée jusqu'à ce qu'ils soient consi-
122 PHILANTHROPISME PATRONAL
dérés (ce qui est le plus clicr de leurs désirs)
comme qualifiés pour mériter la confiance de
leur maître et la responsabilité du département
qui leur est assigné. Le directeur actuel de la fa-
brique de coton est un highlander qui gagnait
seulement un salaire hebdomadaire de quelques
shillings la première année de son séjour à New-
Lanark : son salaire est de à 35o par an Ces
agents sont tous sans exception des hommes
d'un caractère élevé et paraissent prendre un ar-
dent intérêt au succès des idées d'O^ven. Ces
hommes sont actuellement dans la colonie les
maîtres de morale des heureux habitants de New-
Lanark. » Les agents d'Ovven remplissent à
l'égard des ouvriers la tâche importante d'éduca-
teurs moraux.
Owen ne se contente pas d'encadrer son per-
sonnel d'agents dévoués, intelligents, façonnés
par lui et pénétrés de son esprit, agents destinés
à maintenir la discipline et à faire l'éducation
morale de celte population ; il cherche à amélio-
rer la condition matérielle de ses ouvriers, à les
entourer, selon sa théorie, des circonstances les
plus favorables à leur développement et à leur
bien-être physique.
Les premières mesures, que prend Owen pour
faire des habitants de New-Lanark une popula-
tion saine et bien portante, ont trait à leur loge-
ROBERT OWKN LE BON PATRON DE NEW-LANARK 12;i
ment et à leur alimentation. Le village avait
été construit d'une façon hâtive et économique,
lorsqu'en lyS/i.par l'atliait d'un loyer peu élevé,
M. Dale avait voulu s'assurer une main-d'œuvre
à bon marché ; les habitations étaient sales et
misérables. Un ancien maître d'école de Ne^v-
Lanark ' nous fait de la transformation opérée par
Owen dans le village la peinture suivante :
(( Ceux qui ont visité NcAv-Lanark ne peuvent se
faire une idée de l'aspect que présentait le village
au moment de l'arrivée de M. Owen. Les mai-
sons n'avaient à cette époque qu'une chambre:
peu avaient plus d'un seul étage ; et le tas de
fumier devant la porte était considéré par les ha-
bitants comme l'annexe nécessaire à leur humble
habitation... Considérant que l'homme est la
créature des circonstances qui l'entourent et qui
forment son caractère, M. Owen tirait de ce
principe la conclusion que, pour faire de ses ou-
vriers d'honnêtes gens, il fallait toutd'abord com-
mencer par rendre les conditions extérieures de
leur vie confortables. Aussitôt son arrivée il réu-
I. Un ancien maître d'école à New-Lanark : Robert Owen à
New-Lanark, série d'anecdotes intéressantes, bref et authentique
exposé du caractère et de la conduite do M. Owen à New-Lanark,
avec une réfutation complète des assertions absurdes et mensonçjères
qu'on a si habilement fait circuler sur son compte et sur ses actes.
Manchester, prlnted by Cave and Sever. Pool Told, intéressante
brochure de iG pajjes, iSSg.
124 PHILANTHROPISME PATRONAL
nit maçons et charpentiers, et bientôt, peut-on
dire avec emphase, un Nouveau Lanaik s'éleva sur
les ruines de l'ancien. — Etjepuis affi r mer, contrai-
rement à beaucoup d'assertions erronées, que, pour
ce qui regarde le confort et les commodités, il
n'y a ni en Angleterre ni en Ecosse aucune autre
localité du même genre dépassant New-Lanark.
— Grâce à la bonté de leur employeur, les habi-
tants de New-Lanark possédaient des maisons con-
venables et confortables. Les rues et les places
pour déposer les ordures étaient chaque jour ba-
layées et proprement tenues par des hommes
nommés et payés par Owen à cet effet. Mais les
habitudes de propreté domestique étaient totale-
ment inconnues. Il fallait une énergie peu ordi-
naire pour essayer de remédier à cet état de
choses. Les pauvres gens ont l'orgueil de penser
que, du moment qu ils paient leur loyer, leur
maison est à eux et, si quelqu'un a la prétention
d'intervenir dans leur intérieur, il attire sur sa
tête la colère de la ménagère. M. O^ven n'échappa
pas à cet écueil. Tout d'abord, par ses recomman-
dations et d'occasionnelles conférences sur les
bienfaits de la propreté, il tenta d amener les
habitants de Neu-Lanarkà observer attentivement
ce devoir; mais, bien que considérée comme une
vertu chrétienne, elle était, comme beaucoup
d autres vertus, mise fort peu en pratique.
ROBERT OWEN LE BON PATRON DE NEW-LANARK [i:>
M. Oweii résolut alors d'essayer de mesures plus
elîicaces. Il réunit un meeting public et conseilla
de nommer un comité pris dans son sein et
chargé chaque semaine de faire l'inspection des
maisons du village ; dans un livre qu'il leur don-
nerait à cet effet, les visiteurs inscriraient un rap-
port fidèle de 1 état dans lequel ils auraient trouvé
chaque maison. Cette recommandation fut ac-
cueillie avec assez de cordialité par la partie mas-
culine de la population, mais je me rappelle
qu'elle rencontra l'opposition des femmes et dé-
chaîna leur fureur. Elles décidèrent presque à
l'unanimité de fermer leur porte aux nez des visi-
teurs : elles les appelaient chercheurs de punaises,
et M. Owen n'échappa pas à la fureur générale:
malgré cette opposition, on passa outre et, sur l'or-
dre formel d Owen, on agit d'une façon si conci-
liante que bientôt toute hostilité cessa'. »
L'alimentation des ouvriers était peut-être en-
core plus déplorable que leur logement : pour se
procurer très cher et à crédit des produits plus
que médiocres, les ouvriers devaient s'adresser
aux cabaretiers et débitants de boissons alcooli-
ques. Ceux-ci achetaient à des prix très élevés des
articles de qualité très inférieure qu'ils reven-
daient aux ouvriers à des taux extraordinaires : la
I. Un ancien maître d'école, op. cit., p. 4 et 5.
1-26 FHILANTHROPISME PATRONAL
viande n'était guère que de la peau et des os, et
le reste à l'avenant. Owen décida de faire ouvrir
par la compagnie un large magasin qui pût four-
nir aux ouvriers toutes les nécessités de la vie
bien au-dessous du prix des cabarets et marchands
au détail. Il achetait au comptant sur les meil-
leurs marchés, et même pour certains articles,
comme le combustible et le lait, il passait des
contrats importants. Le magasin de la compagnie
offrait au prix coûtant des articles de première
qualité. Cette réforme eut bientôt d'excellents
effets sur la santé des ouvriers, leur habillement
et le confort général de leurs maisons : elle leur
permettait de faire sur leurs dépenses une écono-
mie de 35 pour loo '. Les soins paternels d'Owen
ne s'arrêtèrent pas là : il ne suffisait pas, en leur
procurant des produits de bonne qualité, d'amé-
1. Autobiographie, p. C3. D;ins le rapport de la députation de
Leeds, cité par Mac-Nab, on lit : « Dans une de nos promenades,
nous rencontrâmes une femme avec un morceau de bœuf de choix
aClieté à r<hablissement. Elle nous dit qu'elle l'avait payé seule-
ment 7 pences la livre et qu'elle n'aurait pas pu se le procurer sur
le marché de Glasgow à moins de lO pences. » — Dans VAuto-
biographie, p. i55 : « Quelques-unes des plus larges familles qui
gagnaient i* 2 par semaine me dirent que la nouvelle façon dont
je fournissais à leurs besoins leur économisait lo schillings par
semaine. II faut faire entrer aussi en ligne de compte la grande
différence entre des articles détériorés et de qualité inférieure et
les meilleurs articles naturels non falsifiés. Les épiceries et cabii-
rets disparurent et bientôt la population fut allégée du poids des
dettes précédemment contractées vis-à-vis d'eux. »
ROBERT OWEN LE BON PATRON DE NEW-LANARK 127
liorer la santé et le bien-être des ouvriers, il fallait
encore les amener à ne pas contredire, par l'usage
des boissons alcooliques, les bons elTets d'une ali-
mentation saine. Or l'ivrognerie était un vice fort
répandu parmi les habitants de New-Lanark. Mais
Owen ne veut pas procéder par interdiction et,
pour atteindre ses fins anti-alcooliques, il se garde
bien, comme le dit le D' Mac-Nab, d'em-
ployer cette mauvaise politique qui consiste à vou-
loir rendre les gens sobres malgré eux. Il recom-
mande aux chefs de service de désapprouver en
toute occasion l'ivrognerie ; dans les périodes de
sobriété oii l'ouvrier souffre des suites de ses
excès antérieurs, ses camarades plus sages lui
énumèrent les effets pernicieux et destructeurs
de l'ivresse. Peu à peu on éloigne les cabarets du
voisinage immédiat des habitants, et les ouvriers
connaissent le bien-être et la santé qui accompa-
gnent la tempérance. Graduellement l'ivrognerie
disparut et le plus grand nombre de ceux qui
sacrifiaient habituellement à Bacchus se firent
remarquer par leur sobriété inébranlable'.
Malgré toutes ces mesures paternelles, beau-
coup d'ouvriers conservaient quelque défiance
envers leur nouveau patron, lorsqu'un événe-
ment permit à Owen de détruire leurs derniers
I. New View, p. 280.
128 PHILANTHROPISME PATRONAL
jDréjugés et de gagner leur entière confiance. On
était en 1806. A la suite d'un différent diploma-
tique, les Etats-Unis, qui étaient devenus le grand
fournisseur de coton de l'Angleterre, frappèrent
d'embargo leurs propres ports ; aucune balle de
coton ne pouvait être exportée et on ne savait pas
combien de temps l'embargo pouvait se prolon-
ger. La liausse rapide du coton plaçait les fda-
teurs dans l'alternative d'arrêter leurs métiers et
de congédier leurs ouvriers ou de continuer à
travailler et de courir le risque d'une baisse de
prix soudaine et considérable au cas 011 l'embargo
serait levé. C'est à la première solution que se
décidèrent les patrons filateurs. Owen ne pouvait
se résigner à perdre le bénéfice de ses longs
efforts pour former son personnel, il trouvait
injuste et cruel d'imposer à ses ouvriers de terri-
bles privations. Aussi résolut-il d'arrêter les mé-
tiers, mais de ne pas renvoyer ses ouvriers et de
continuer à leur payer le même salaire pour net-
toyer les machines et les conserver en bon état'.
Pendant les quatre mois que dura l'embargo la
population de New-Lanark reçut son salaire habi-
tuel, et c'est ainsi qu'Owen conquit définiti-.
vement le cœur de ses ouvriers.
I. Autobiographie, p. 63: £ 7000 soit 170000 francs pour
quatre mois.
ROBKRT OWEN LK BON PATRON DE NEW-LANARK liO
Sûr désormais de posséder l'entière confiance
de son personnel, Ovven poursuivit son œuvre
plus activement encore. Convaincu que l'homme
€st irresponsable, il considérait les pemes non
seulement comme injustes, mais comme nuisi-
bles. Son précepte était : prévenir et non punir.
A cette fin il s elTorce d'entourer ses ouvriers de
circonstances qui les amènent mécaniquement à
bien penser et à bien agir. Les vols étaient très
fréquents à la fabrique ; ils étaient encouragés par
les nombreux tisseurs de coton qui se trouvaient
dans le voisinage. Pour prévenir le vol, Owen
avait trouvé le moyen de découvrir la perte d'une
simple bobine et, fidèle à ses principes, jamais il
n'inlligeait aucune punition, pas même, dit-il,
un emprisonnement d'une heure. Les agents
(pi'Owen avaient formés se contentaient de mon-
trer aux voleurs les bénéfices immédiats qu'ils
retireraient d'une conduite différente : ils leur indi-
quaient comment par leur travail ils pourraient
se procurer un gain bien supérieur à celui qu'ils
retiraient auparavant de leurs pratiques malhon-
nêtes.
On agissait dans le même esprit à l'égard des
disputes qui s'élevaient entre les ouvriers. Lors-
qu'on ne parvenait pas à obtenir des parties un
accord amiable, on en référait au directeur. Dans
la plupart des cas, les deux adversaires étaient
Edouard Dolléans. 9
130 PHILAKTIIROPISME PATRONAL "
plus OU moins dans leur lort : on leur expliquait
ces torts réciproques, on leur conseillait un cor-
dial oubli et on leur faisait pour l'avenir quelques
simples recommandations bien senties, à peu près
en ces termes : « Désormais employez-vous k
faire, pour vous rendre heureux et satisfaits les
uns des autres, les mêmes efforts que vous avez
faits jusqu'à présent pour vous rendre malheu-
reux ; conservez dans votre esprit ce court pré-
cepte et faites-en l'application en toute occasion ;
grâce à lui, vous transformerez en un Paradis un
lieu dont, en agissant d'après un principe erroné,
vous avez fait un séjour d'allliction \ »
Pour remplacer les punitions, Oavcu invente
le moniteur silencieux, appelé par les ouvriers le
télégraphe". C'est un morceau de bois à quatre
faces (noire, bleue, jaune et blanche) et suspendu
en évidence près de chaque ouvrier. La couleur
de la face placée en relief indique la conduite de
l'individu pendant le jour précédent. Le n" /j,
noir, est l'indice d'une mauvaise conduite, le n" 3,
bleu, d'une conduite indifférente, le n" 2, jaune,
d'une bonne et le n" i, blanc, d'une excellente
conduite. Le nom de chaque ouvrier est inscrit
dans un livre où l'on chiffre jour par jour sa con-
1. New View, p. 280, 2'' csshï.
2. Aulobiocjraphic. p. 80, 187, i38.
ROBEHT 0\VEx\ LE BON PATRON DE NEW-LANARK 131
duite. Les livres, changés tous les six mois, sont
conservés à la fabrique el Owen possède le ré-
sumé de la conduite journalière de tous ses ou-
vriers. Lorsqu'il est à New-Lanark, il passe
chaque jour à travers les ateliers ; d'un coup d'œil,
en regardant simplement la personne et ensuite
seulement la couleur du moniteur, et sans jamais
prononcer un mot de blâme, il se rend compte
des progrès accomplis par ses ouvriers. C'est le
surveillant qui, dans chaque service, est chargé
de placer les moniteurs silencieux. Si quelqu'un
pense qu'il "n'a pas agi avec justice, il a le droit
de se plaindre à Owen ou, en son absence, au
directeur de la fabrique ; mais cela arrive rare-
ment. Le moniteur silencieux paraît avoir eu
d'excellents effets : graduellement, les noirs se
changeaient en bleus, les bleus en jaunes et les
jaunes en blancs : « Bientôt après l'adoption de ce
télégraphe, dit Owen', je pouvais voir immédia-
tement par l'expression de la physionomie quelle
était la couleur du moniteur de chacun : comme
il y avait quatre couleurs, il y avait aussi quatre
expressions différentes qui me dispensaient pres-
que de regarder aux moniteurs lorsque je passais
à travers les ateliers. » Durant ses absences,
Owen recevait chaque jour un rapport chiffré sur
I. Autobiographie, p. i38.
432 PHILANTHROPISME PATRONAL
son personnel et consultait « le livre des carac-
tères )) à son retour.
Le rapport de la députation de Leeds ' nous
apprend qu'Owen ne s'intéressait pas seulement
au sort de ses propres ouvriers, mais h celui de
tous les misérables : « Dans deux occasions
M. Owen a tenté de rendre les idiots capables de
gagner leur vie et il a réussi les deux fois : Ces
malheureux sont maintenant employés à la
fabrique... Un magistrat du voisinage a envoyé à
l'établissement cinq criminels pour voir s'ils ne
pouvaient être ramenés au bien : deux d'entre
eux s'enfuirent immédiatement, les trois autres
sont maintenant aussi rangés dans leur conduite
que n'importe quel autre ouvrier de la fabrique et
ont acquis des habitudes de travail régulier. »
Owen comprend que le prolongement excessif
de la journée de travail est aussi néfaste pour la
santé et la productivité de l'ouvrier que les salaires
de famine et les conditions de vie anti-hygié-
niques. La journée de travail de ses ouvriers est
de lo heures 1/2 : ils commencent le matin à
6 heures, ont à 9 heures une heure pour déjeuner
et à 2 heures une heure pour dîner ; ils quittent
le travail à 6 heures i /2 ^ On ne voit plus comme
I. Dans le volume I. A. de LifeofR. O., appendice II, p. 25 1.
a. Le I"''' janvier 1816, il abaisse d'une heure la journée de
travail qui était jusqu'en 1S16 de 11 heures trois quarts. En mai
ROBERT OWEN LE BON PATRON DE NEW-LANARK 133
autrefois à la fabrique des enfants de six, sept et
huit ans : les parents ne peuvent les y envoyer
avant l'âge de dix ans. C'est sur une question de
diminution do la journée de travail qu'Owen fait
voter la première loi de Législation ouvrière.
Si l'on veut illustrer d'un exemple les résul-
tats obtenus par la politique sociale d'O^ven , on
peut citer le passage suivant du rapport de la dé-
putation de Leeds : a Nous questionnons l'homme
qui nous accompagne jusqu'à notre demeure. Il
est depuis vingt ans chez Owen ; il est marié et
père de onze enfants dont les deux aînés em-
ployés à la fabrique gagnent 32'*' par mois, les
deux suivants 2 4'"' et le cinquième 8"'', les six
autres n'ont pas dix ans (et sont par conséquent
à l'école). Malgré ses lourdes charges, cet homme
vit confortablement, est heureux et ne craint pas
les suites même d'un accroissement de famille.
Ses enfants sont bien élevés, reçoivent une in-
struction religieuse et ont une bonne éducation et
de bonnes façons. Il vit dans une maison confor-
table et bien meublée qu'il nous invite à visiter.
Pendant la maladie d'un de ses enfants, maladie
i8i6, devant le comité d'enquête sur la situation des enfants em-
])loY<^s dans les manufactures, il expose les heureux résultats de
cette diminution du temps de travail. Voir rapport, p. 20, etc., et
p. 90. Les chiffres indiqués ci-dessus sont empruntés au rapport
de la députalion de Leeds (1819) : entre 1816 et 1819, il y aurait
donc eu encore diminution d'un quart d'heure de travail.
13i PHILANTIIROPISME PATRONAL
qui dura quatre mois, il reçut gratuitement les
services d'un excellent médecin ainsi que les mé-
dicaments. L'instruction de ses enfants lui coûte
seulement trois pences par mois y compris les
livres, crayons, ardoises... »
En faisant appel à la confiance de ses ouvriers,
mais plus encore peut-être en créant autour d'eux
des institutions qui devaient les amener mécani-
quement à certains actes, Owen était parvenu à
faire rén:ner à NcAV-Lanark un ordre et une disci-
pline quasi-mécaniques, destinés à se rapprocher
de plus en plus de l'exacte régularité du machi-
nisme de la fahrique. Son idéal était de faire de
ses ouvriers, comme de tous les êtres humains,
des machines à penser et à agir logiquement et
rationnellement. Il n'est pas exagéré de dire que
I idéal d'Owen est l'automatisme du bien : il com-
pare lui-même l'établissement de New-Lanark et
l'institution pour la formation du caractère à un
chronomètre bien construit, disant que les mai-
sons du village faisaient partie intégrante de l'éta-
blissement et formaient avec les ateliers comme
une immense machine travaillant avec la régula-
rité d'une horlogerie'. Ce n'est pas sans raison
que le D' Mac-Nab compare la discipline de New-
Lanark à une discipline militaire et Owen à un
I. Autobiographie, p. i35, ii5.
ROBEUT U\\ KN LE IJON l'AÏRON DE NEW-LANARK 135
général: « La discipline employée par M. Owen
ressemble jusqu'à un certain point à celle du com-
mandant en chef dune armée, avec cette diffé-
rence qu'au lieu d'employer ces moyens de cor-
rection antisociaux que sont les menaces et les
punitions, il fait appel aux sentiments sociaux de
ses ouvriers. .. 11 a aussi peu de rapports directs
avec les habitants de sa colonie qu'un général
avec ses soldats. Ses agents sont les canaux à tra-
vers lesquels il réalise le perfectionnement et le
bonheur de ses gens, le résultat étant un système
pratique très séduisant d'ordre, de travail, de sim-
plicité dans les mœurs, de bien-être, de conten-
tement individuel et général \ »
Jusqu'en 1809, Owen est absorbé par son œu-
vre de régénération physique et morale de la po-
pulation de New-Lanark. Cependant, il n'oublie
pas ses projets d'éducation qui sont la consé-
quence immédiate de sa théorie des circonstances.
Seulement de nombreux obstacles s'opposent à
la réalisation du désir qu'il a d'établir à New-
Lanark la première institution pour la formation
rationnelle du caractère. Il lui faut triompher des
I. Mac-Nab, op. cit. Nous avons déjà parlé de l'esprit despo-
tique d'Owen. Owen a pour Napoléon la grande admiration que
Fourierporte à Francia, dictateur du Paraguay ; ils aiment tous
deux les exercices militaires, et le système rationnel, comme le
système de l'attraction passionnée, conduit à introduire dans la
vie civile une discipline toute militaire.
i;{6 HIILANTHROPISMK PATRONAL
préjugés des parents qui ne veulent pas envoyer
leurs enfants à l'école dès l'âge le plus tendre ; il
a à lutter contre l'opposition que lui fait le minis-
tre de la paroisse ; enfin et surtout, il craint ajuste
titre l'hostilité de ses associés que les dépenses
nécessaires à l'érection du bâtiment (£ 5 ooo)
peuvent mécontenter, et c'est pourquoi il est
obligé « d'aller à pas de tortue ». Il lui faut at-
tendre jusqu'au i" janvier 1816 pour mettre à
exécution des projets que les essais du D' Bell et
de Joseph Lancaster avaient fait naître dans son
esprit dès son séjour à Manchester'.
Cependant, dès 1809, Owen, qui voudrait aussi
développer la puissance de production de la fa-
brique, expose à ses associés les transformations
qu'il désire réaliser tant au point de vue techni-
que qu'au pointde vue de l'éducation des enfants.
Effrayés de ces projets, ceux-ci viennent visiter
l'établissement. O^ven leur développe ses idées et
provoque la réponse suivante : « Chacune de vos
propositions nous paraît vraie individuellement,
mais, comme, prises toutes ensembles, elles con-
duisent à des conclusions contraires à notre édu-
cation, à nos habitudes et à notre façon d'agir,
elles doivent, au total, être erronées, et nous ne
I. A idobiog rapide, p. 83, 8/| et suivantes ; j);ir des souscriptions.
de £ I ooo et de £ 5of), il avait encourag-é à Mancliester les pre-
mières tentatives du D'' Bell et de J. Lancaster.
ROBERT OWKiN LE BON I'ATI{ON DE i\E\V-I.ANARK 137
pouvons admettre vos principes nouveaux de gou-
vernement et vos projets d'extension des affaires. »
Owen leur offre de lui abandonner l'établissement
pour £' 8/iooo, et, sous le nom deNew-Lanark C",
recommence une nouvelle association avec
MM. Dennistown, Alexandre et Colin Campbell,
et John Atkinson. Espérant que ses nouveaux
associés lui laisseront un peu plus de liberté,
Owen commence la construction des nouvelles
écoles. Mais il rencontre une nouvelle opposition
de la part des deux Campbell qui lui déclarent
qu'étant fdateurs et hommes d'affaires à la pour-
suite d'un profit, ils n'ont pas à s'occuper de l'é-
ducation des enfants. Ils font plus, ils critiquent
les mesures prises par Owen pour améliorer les
conditions de vie de la population ouvrière, et
surtout sa politique des hauts salaires. Avec sa té-
nacité coutumière, notre réformateur ne se dépar-
tit pas de la ligne de conduite qu'il s'était tracée.
Alors ses associés lui signifient d'arrêter la con-
struction des écoles. Ligués contre lui et décidés
à le ruiner, ils refusent de lui avancer les sommes
nécessaires à ses dépenses journalières, bien que
sa part dans l'établissement fût de £ 70 000 ;
Owen est obligé d'emprunter pour ses dépenses
domestiques. La fabrique de New-Lanark est mise
en vente ; les associés d'Owen répandent en
Ecosse, à Londres et dans les grandes villes de
138 PHILANTHROPISME PATRONAL
1 Angleterre, les bruits les plus divers pour dépré-
cier l'établissement et lavoir au-dessous de sa va-
leur ; ils disent qu'Owen est un visionnaire : ils
déclarent qu'ils ont payé £ 84 ooo un établisse-
ment qui maintenant n'en vaut pas la moitié ; ils
reconnaissent néanmoins qu'ils n'ont contre l'ad-
ministration d'Owen d'autre grief que sa politique
de liants salaires et ses projets d'éducation \
(( Fatigué de ces associés qui ne savaient qu'a-
clieter bon marché et vendre cher », Owen en
cherche d'autres assez désintéressés pour ne pas
vouloir tirer de leurs ouvriers un sur-travail pour
un salaire de famine et pour comprendre et se-
conder ses projets. Cette fois, il écrit une bro-
chure qu'il fait circuler dans les milieux de riches
et bienveillants philanthropes désireux d'amé-
liorer le sort des pauvres et des travailleurs ; cette
brochure est destinée à renseigner sur ses prin-
cipes d'administration ceux qui auraient l'inten-
tion de devenir ses associés. La nouvelle associa-
tion, qui va lui permettre de disputer New-Lanark
à ses adversaires, comprend des mennbres de la
Société des amis, John Walker, Joseph Foster, et
William Allen, Joseph Fox, Michael Gibbs et
enfin le philosophe utilitaire Jeremy Bentham^
I. Autobiographie, p. 87, 88.
■i. Opiniou d'Owen sur Bentliiiin ÇXutobiofjraphie , p. ()5) :
« Uentliara consacra une longue existence à la réforme des lois,
ROBERT OWEN LE BOx\ PATItON DE NEW-I.ANAHK 139
Grâce à l'aide financière de ces nouveaux asso-
ciés, OAven obtient rétablissement de New-La-
nark pour 1' i i/^ooo et l'un de ses anciens parte-
naires reconnaît qu'il l'a acheté £' 20000 trop
bon marché. Avant la vente, la population ou-
vrière craignait de voir le bon patron vaincu par
ses associés et obligé de quitter New-Lanark. Rien
ne montre mieux l'attachement des ouvriers pour
Owen que le récit d'un témoin de leur anxiété et
de leur joie — : « Du jour où la mise en vente de
la fabrique fut publiée, commença, je me le rap-
pelle bien, pour les habitants de New-Lanarkune
époque d'incertitude et de craintives prévisions.
Les ouvriers étaient si mécontents des associés de
M. Owen qu'ils étaient résolus, si l'établissement
tombait de nouveau entre leurs mains, de l'aban-
donner tous en corps. Mais, si au contraire
M. Owen réussissait, seul ou avec de nouveaux
toutes fondées sur une erreur fondamentale, sans découvrir cette
erreur; c'est pourquoi il passa une vie, remplie par untra\ail bien
intentionné et sans relâche, à remédier aux maux des lois parti-
culières sans jamais tenter de pénétrer jusqu'aux fondements même
de toutes les lois et de reconnaître ainsi la cause de leurs erreurs
et des misères qu'elles créent. Il ne connaissait le monde qu'à
travers les livres et quelques esprits libéraux, bommes et femmes
admis en son amitié, formaient tout son univers. » Contre-opinion
de Bentliam sur Owen (E. Halévy, Radicalisme philosolihiqiic, t. II) :
Son esprit est un dédale de confusion ; il n'est que vapeur et
fumée. — Leurs relations n'en étaient pas moins amicales. (\ oir
Robert Dale, op. cit., p. 17Ô.)
110 PHILANTHROPISME PATRONAL
associés, ù obtenir la fabrique, ils étaient décidés
à rester, espérant fermement de nouveaux jours
de bien-être et de bonheur Jamais, j'ose le
dire, les habitants de New-Lanark n'oublieront
laprès-midi du jour où eut lieu la vente des usi-
nes. Celles-ci tombèrent aux mains de M. Owen.
Il envoya immédiatement et en toute hâte un
homme à cheval prévenir de ce résultat Mrs Owen
et les ouvriers. Il fut alors impossible de contenir
la joie des travailleurs. Les directeurs le virent
bien et ils partagèrent cette joie. Les habitants
étaient unanimement résolus à témoigner leurs
sentiments par des actes de réjouissancepublique :
des bandes de musiciens parcouraient le village ;
les fenêtres étaient illuminées comme si un grand
triomphe national venait d'être remporté. Le jour
suivant, les ouvriers, avec des centaines de per-
sonnes venues de la ville et des environs, se por-
tent à la rencontre d'Owen et de ses nouveaux
associés. A trois milles de NcAv-Lanark, sur le
chemin de Glasgow, ayant détaché les chevaux de
la voiture', musique en tête et au milieu des ac-
clamations, ils portent triomphalement leur bien-
faiteur à Braxficld. Ce serait dépasser les limites
que je me suis imposées que de raconter en détail
I. Entre parentlièse : ce contre quoi M. Owen protesta vigou-
reusement, en déclarant que les hommes de la classe ouvrière
depuis trop longtemps di^jà étaient traités connue des bctes.
ROBERT OWEN LE HON PATRON DE NEW-LANARK 141
le long et impressionnant discours que M. Owen
fit devant sa maison à la foule heureuse qui l'avait
accueilli avec tant d'enthousiasme. Il me sufTira
de dire qu'après avoir fait servir des rafraîchisse-
ments pour tous et leur avoir recommandé d'avoir
les uns pour les autres bonne volonté et amour
fraternel, il entra dans sa maison pour partager
l'accueil familial si cher au cœur de l'homme
de bien'. »
II
On était alors en i8i3. Owen venait de publier
Une vue nouvelle sur la société ou Essais sur
la formation du caractère, sa première œuvre ;
c'est un ouvrage médiocre moins important par
sa valeur intrinsèque que par son succès et par la
réputation quasi universelle quil valut à Owen".
1. Un ancien maître d'école de iV. L., op. cit.
2. Owen avait invité Joseph Lancaster à venir en Ecosse, et,
en i8i3, un grand dîner public lui ayant été offert, Lancaster
avait prié Owen d'être son président ; notre auteur fut amené à
prendre la parole et à exposer pour la première fois en public ses
idées sur le rôle des circonstances et de l'éducation. « L'approba-
tion spontanée (que reçut son discours) et la réception de Joseph
Lancaster nie conduisirent à écrire mes quatre essais. » Les deux
premiers sont de la fin de 1812, les deux derniers du commence-
ment de l8i3. Owen apporta le manuscrit à Francis Place qui le
lut et le corrigea. (Voir Graliain, Walias, Life of Pince, p. t)3.)
142 PIIILANTHROPISME PATRONAL
Il ne convient pas de s'arrêter longuement aux
Vues nouvelles qui ne font que répéter de façon
peu didactique des idées et des faits déjà connus ;
il faut cependant donner le sommaire et indiquer
l'esprit de ces essais qu'un auteur a appelés le
point de départ du socialisme moderne '.
Dans le premier essai Owen déclare que le
caractère des classes pauvres est le produit des
circonstances qui les adonnent au vice et à la
misère. Les puissants de ce monde sont respon-
sables de cette situation malheureuse, car ils
ont entre les mains le moyen de former des carac-
tères socialement utiles et individuellement heu-
reux. La réforme sociale viendra donc d'en haut.
Pour leur apprendre à devenir dès leur jeune
âge les agents du bonheur universel, on devrait
donner à tous les enfants sans exception une
éducation rationnelle qui respecterait les instincts
de la nature et ferait comprendre l'harmonie
existant entre le bonheur individuel et le bonheur
collectif ^ Voilà « le devoir présent » qui s'im-
pose aux gouA'ernements de tous les pays. On
dépense des millions pour punir les crimes et on
I. G. W allas, op. cit., p. 63.
3. New View, p. 270. « Avec une précision mathématique,
l'homme peut être entouré des circonstances qui doivent aujj-
inenter graduellement son honlieur et supprimer facilement la
misère. »
ROHKUT ONVEN LE BON PAÏHON DE NEW-LAXAKIv iW
ne fait rien pour les prévenir. Du reste les mesu-
res proposées par Owen sont des mesures de paix
sociale, destinées à augmenter le bien-être géné-
ral au profit de toutes les classes de la société :
ft La sagesse des classes privilégiées, dit Owen.
sera d'apporter leur concours sincère et cordial à
ceux qui ne veulent pas toucher un iota des avan-
tages qu'elles sont censées posséder aujourdliul,
à ceux dont le premier et dernier désir est d'aug-
menter le bonheur particulier de ces classes aussi
bien que le bonheur de la société. Il suffira de
quelque réflexion de la part des privilégiés pour
leur dicter cette ligne de conduite. Ainsi sans
révolution, sans guerre, sans sang versé, qui plus
est sans même déranger prématurément rien de
ce qui existe, le monde sera préparé à accepter
les seuls principes capables de servir de base à un
système de bonheur et de détruire les sentiments
d'irritation qui n'ont si longtemps affligé la so-
ciété que parce que jusqu'à présent la société
a ignoré la manière de former des caractères
utiles à la communauté. » L'expérience de New-
Lanark a prouvé que ce n'était point là de la pure
théorie, mais que ces principes pouvaient recevoir
une application pratique : c'est pourquoi Owen
consacre le deuxième et le troisième de ses essais
à raconter ce qu'il a fait et ce qu'il veut encore
faire à New-Lanark. Dans le quatrième essai
144 PHILANTHROPISME PATRONAL
Owen indique les mesures législatives qui s'impo-
sent dès à présent aux gouvernements. Les unes
sont négatives : suppression des lois qui encou-
ragent la consommation des boissons alcooliques
(licences accordées aux débitants, etc.), — des
lois qui sanctionnent et légalisent le jeu sous le
nom de loterie d'Etat, — des poor laws, —
suppression enfin de lois pénales, inutiles puis-
qu'il s'agit de prévenir et non de punir, et qu'un
système général d'éducation rationnelle détruira
dès l'enfance toute inclination au mal. Les
mesures positives dont Owen préconise l'adoption
immédiate sont au nombre de deux : un système
national d'éducation et un système d'assistance
par le travail. L'Etat n'a pas seulement pour
devoir de donner à tous sans exception une édu-
cation rationnelle, mais aussi d'employer les
ouvriers en cliômage à des travaux publics, con-
struction et réfection des routes, canaux et docks,
travaux de construction maritime, etc.. L'Etat
doit assurer du travail aux cliômeurs involon-
taires à un taux légèrement inférieur au salaire
moyen de l'industrie privée. On trouve ainsi dans
les Vues nouvelles la première indication d'un
projet d'assistance par le travail qui, en 1817,
amènera Owen à tracer le plan des villages
d'Harmonie et de Coopération mutuelle.
En écrivant les Vues nouvelles, Owen a surtout
ROBERT OWKN LE BON FAl'RON DE NEW-LANARK 145
pour objet de gagner à ses idées « les membres
les plus liaut placés de l'Etat et de l'Eglise' ».
Aussi, avant de les publier, Owen communique-
t-il au gouvernement les quatre essais afin de
leur faire donner l'estampille officielle. Le premier
ministre est lord Liverpool et le secrétaire de
l'intérieur lord Sidmoutli. Après en avoir pris
connaissance, le gouvernement déclare qu'il n'a
aucune objection à laire aux essais ; lord Liver-
pool exprime à Owen sa haute approbation et
lord Simoutb lui demande quelles sont ses inten-
tions : Owen lui offre deux mille exemplaires
reliés et interfoliés et le prie de les adresser aux
principaux gouvernements d'Europe et d'Améri-
que, auxplus célèbres professeurs des Universités,
avec prière de les renvoyer, après lecture, en
indiquant leurs objections sur les feuilles blanches.
Lord Sidmouth accède à son désir, et l'envoi des
Vues nouvelles aux autorités sociales se fait sous
les auspices du gouvernement anglais. Avant de
faire subir aux essais l'épreuve de l'opinion publi-
que, Owen redemande au gouvernement s'il ne
voit aucune objection à cette publication et lui
offre de nouveau un certain nombre d'exemplaii es
destinés aux évoques. L'ambassadeur des Etals-
Unis propose à Owen de faire parvenir son livre
I. Autobiographie, p. io8.
Edouaud Dolléans. . lO
146 PHlLANTimOPlSME PATRONAL
aux gouverneurs des Etats américains avec une
recommandation personnelle. Les essais sur la
formation du caractère n'ont pas seulement un
succès officiel, ils se vendent aussi beaucoup dans
le public et les quatre premières éditions sont
rapidement enlevées.
Toujours préoccupé de devenir le conseiller
des rois et des gouvernements, Owen fait relier
richement par les plus habiles ouvriers quarante
exemplaires des Vues nouvelles, et il persuade au
gouvernement anglais de les envoyer à tous les
souverains et premiers ministres d'Europe. Owen
aime, à ce propos, à raconter une anecdote qui
laisserait à supposer que les Vues nouvelles
auraient converti Napoléon I" au système. Owen
était d autant jdIus sensible à l'idée flatteuse de
cette conversion que, sans se l'avouer, il avait
pour Napoléon la prédilection que tout inventeur
de système a pour le bon despote. Il menait de
quitter Londres; Francis Place avait reçu la garde
des exemplaires destinés aux monarques d'Europe,
lorsqu un officier supérieur vint faire visite au
dépositaire et lui demanda un exemplaire pour le
porter à Napoléon. Quelques années plus tard
Owen rencontre dans un dîner Sir Niel Campbell :
celui-ci lui raconte qu'à l'île d'Elbè le général
Bertrand serait venu à lui, un exemplaire des
Vues nouvelles à la main, pour lui demander de
R01U':nT OWK\ LK I^ON I'AÏKON \)K M:\V-LANARK 147
la part de Napoléon s'il savait quel en était l'au-
teur : « J'ai su par la suite, ajoute On en, que
Bonaparte avait lu et étudié mon livre avec
la plus grande attention et qu'à son retour au
pouvoir, si les souverains d'Europe lui avaient
permis de rester tranquillement en F'rance, il
était décidé à employer en faveur de la paix et du
progrès toute l'activité qu'il avait dépensée aupa-
ravant dans des vues guerrières : ainsi s'expli-
que la lettre qu'à son retour il adressa aux souve-
rains et qui contient des propositions de paix et
non de guerre. Mais ceux-ci ne crurent pas à la
sincérité de cette déclaration. Le résultat de leur
refus est aujourd'hui un fait accompli et il est
inutile de spéculer à perte de vue sur ce qu'aurait
fait cet homme extraordinaire s'il lui avait été
permis de régner. »
A cette époque ÛAven est à la mode dans le
monde officiel et il met quelque complaisance à
rappeler ses illustres amitiés. Il nous raconte qu'il
était l'ami des ambassadeurs de Prusse et d'Autri-
che. Le baron Jacobi, ambassadeur de Prusse,
ayant communiqué les essais à son souverain,
celui-ci avait adressé à Owen une lettre autogra-
phe dans laquelle il lui exprimait sa haute appro-
bation et lui déclarait avoir recommandé au mi-
nistre de l'Intérieur d'adopter ses idées sur l'édu-
cation nationale dans la mesure où les conditions
148 PHILANTHROPISME PATRONAL
politiques et locales de la Prusse lepermettraieiit'.
Le baron Jacobi avait présenté à Owen le prince
Esterhazy, ambassadeur d'Aulricbc à Londres,
qui, au cours d'une longue conversation avec l'au-
teur des Vues nouvelles, lui demanda quel résul-
tat il comptait atteindre : « La formation intégrale
au physique et au moral d'hommes et de femmes
qui toujours penseront et agiront rationnelle-
ment. »
III
En 1816 l'institution pour la formation du ca-
ractère est ouverte. La réputation des écoles de
New-Lanark est telle que, chaque année, de toutes
les parties de l'Angleterre et de tous les pays de
l'Europe, de nombreux visiteurs viennent voir
(( les merveilles de New-Lanark y>. La moyenne
annuelle est de deux mille visiteurs et Owen pré-
tend avoir vu, un jour, 76 étrangers assister aux
exercices des enfants de l'école. Au premier rang
des hôtes illustres dont Robert Owen se flatte
d'avoir reçu la visite, on doit citer le grand-duc
Nicolas de Russie qui resta deux jours à New-La-
I. Auiobiocjraphie , \>. i'il\- L'iinnée .suivante (1817), njoute
Owen, le vœu du souverain Cul «•('■alisC' (?).
l'i ^\rlll III
nOHERT OWK'S LK BON PATRON DE NEW-LANARK 149
luirk' cl qui, faisant allusion aux alarmantes théo-
ries de Maltlius, fit au réformateur la jjroposition
suivante : (( Puiscjue votre pays est surpeuplé et
que les souffrances sociales viennent de l'excès de
population, voulez-vous me suivre avec deux mil-
lions d'hommes? Je mettrai à votre disposition
tous ce dont vous aurez hesoin pour créer de peti-
tes sociétés industrielles semblables à celle de New-
Lanark. » Après le départ de ce futur empereur,
New-Lanark est visité par les princes Jean et
Maximilien d'Autriche, par des ambassadeurs, par
toute la noblesse du royaume, par les hommes
éclairés de toutes professions et de tous pays. En
1819, après une conférence d'Owen, la munici-
jialité de Leeds, qui voit ses pauvres augmenter
dans des proportions inquiétantes, envoie trois dé-
légués àNew-Lanarkpour y faire une enquête. La
même année- le duc de Kent", qui apprécie le ca-
ractère d'Owen et ses Vues nouvelles, fait visiter
New-Lanark par son ami et médecin le D"^ Henry
Gray Mac-Nab : sur le rapport enthousiaste
de celui-ci, le duc était même décidé à y venir en
personne avec sa femme et la petite princesse
Victoria, lorsqu'il fut surpris par la mort (iSiq).
I. Autobiographie, p. i43-i45.
3. Owen prétend même que le duc de Kent était entièrement
converti à ses idées. (Voir, p. 196 de \' Autobiographie, les paroles
([n'aurait prononcées le duc de Kent.)
loO PHILANTHHOPISME PATRONAL
Le récit de la visite du D' Mac-Nab et le rap-
port de la dépiitation de Leeds sont de précieux
documents qui permettent de se faire une idée de
rimjJressionfaileparNcw-Lanark sur ceuxquile vi-
sitaient. Nous ne pouvons nous arrêter longtemps
à la description des écoles de New-Lanark et du
système d éducation qui y était appliqué ' ; mais
il est nécessaire de résumer brièvement la méthode
d'éducation suivie et les résultats obtenus.
L'institution de New-Lanark" comportait trois
divisions; au i" mai 1816, elle avait -y 59 élèves
de trois à vingt-cinq ans. La classe préparatoire
ou enfantine comprenait les enfants de deux à six
ans ; c'est vers ces tout petits que se portait sur-
tout la sollicitude dOwen. Son premier soin avait
été le choix de maîtres capables de comprendre
l'esprit dans lequel ces tout petits devaient être
élevés. Or, pour OAven, il était vain dechercherqucl-
1. Robert Dale-Owen a écrit un opuscule intéressant sur les
écoles de New-Lanark : c'est peut-être le meilleur exposé systé-
matique qui en ait été fait, et c'est l'une des rares publications
owenistes qui se trouvent à la Bibliothèque nationale, R. 45, 546.
Esquisse d'un système d'éducation dans les écoles de Neio-Lanark,
traduction Desfontaines. Paris, Lugan, 1825.
2. Autobiofjr(i[>lde, p. i34, i45. On peut dire que l'instruction
y était gratuite : afin qu'elles ne fussent pas considérées comme
des écoles de charité, Owen faisait payer aux parents 3 pence par
mois ou 3 sh. par an ; les dépenses réelles s'élevaient à 2 jB par
an et par enfant. Mais, dit Owen, la différence était largement
compensée par l'amélioration du caractère de toute la population.
HOBliRT OWKN LE BON PATRON DE NEW-LANARK loi
{[u'un parmi les maîtres d'écoles imbus de ce qu'il
appelait « l'ancien système d'instruction par les
livres », système qui s'accompagne de menaces et
de punitions. Les deux principes fondamentaux
du nouveau système appliqué à New-Lanark de-
vaient être tout opposés à ceux des errements pé-
dagogiques habituels : l'instruction devait être
donnée à l'aide de signes sensibles et de conver-
sations familières, et l'éducation ne jamais faire
appel à la crainte ni aux punitions.
C'est dans la population ouvrière qu'O^ven cher-
che (( deux personnes ayant un grand amour et
une patience illimitée pour les enfants, deux per-
sonnes entièrement maniables et prêtes à servir sans
réserve ses intentions. A mon avis, dit-il, l'homme
le meilleur à tous les points de vue que je pouvais
trou ver dans la population du village était un pauvre
tisseur au cœur simple du nom de James Bucha-
nan qui avait été dressé par sa femme à une sou-
mission parfaite à toutes ses volontés et à qui son
misérable métier de tisserand à la main n'assu-
rait qu'une vie médiocre. Mais par nature il avait
un grand amour des enfants et sa patience envers
eux était inépuisable. Joignez-y le désir de s'in-
struire. J'avais en lui les qualités nécessaires au
maître de la première école enfantine rationnelle
qui ait jamais été imaginée par aucun parti dans
aucun pays... Ainsi, grâce à la simplicité de son
i".2 piiilanthropismh: patronal
esprit et à la bonté de son cœur, James Bucha-
nan, qui tout d'abord savait à peine écrire et épe-
ler, devint mon premier maître d'école. Mais des
enfants si jeunes demandaientaussiles soins d'une
femme rpii assistât le maître et possédât les mêmes
qualités naturelles ï). Owen trouve parmi les jeunes
femmes employées à la fabrique une jeune fille de
dix-sept ans connue familièrement parmi les habi-
tants de New-Lanark sous le nom de MoUy \oung.
Le premier principe qu'OAven enseigne à ces
maîtres improvisés est de ne jamais, sous aucun
prétexte, battre les enfants, de ne les jamais
menacer, mais de toujours leur parler d'un air
aimable et bon et d'une voix douce. Leur tâche
principale devait consister à apprendre aux en-
fants à se rendre heureux les uns les autres, les
plus âgés, ceux de quatre à six ans, devant aider
leur maître dans cette tâche et prendre un soin
particulier des plus jeunes. Les maîtres ne de-
vaient pas ennuyer les enfants avec des livres,
mais par des conversations familières éveiller leur
curiosité et susciter leurs questions à propos des
objets usuels qui les entouraient ; ces causeries
instructives avaient lieu dans une pièce de 1 6 pieds
de haut, ornée de reproductions d'animaux, de
cartes et souvent même de produits naturels des jar-
dins, des champs et des bois : tous ces objets
étaient l'occasion d'entretiens animés entre les
ROMKirr OWKN I,K IU)N PATUON DE NEW-LAXAMK im
ciifanis ol les maîtres « (jui eux-mêmes acqué-
raient de nouvelles connaissances en essayant
d'instruire leurs jeunes amis' ». Owen avait ap-
pris à ses maîtres à considérer et traiter leurs élè-
ves en petits amis. Il avait montré à James Bucha-
nan la façon dont il pouvait instruire les enfants
en les amusant , car selon lui toute instruction de-
vait tendre à être pour les enfants un amusement.
Ainsi, sans faire usage d'aucun livre, les enfants
de New-Lanark acquéraient des connaissances
utiles et concrètes qui formaient leur jugement
mieux que les idées et les raisonnements abs-
traits ".
Dès l'âge de deux ans, les enfants suivaient
les leçons de danse, et à quatre ans les leçons de
chant; filles et garçons étaient aussi entraînés aux
exercices militaires et formaient de petits pelo-
tons conduits par des jeunes tambours et des fi-
fres. La danse, le chant et la discipline militaire
étaient, en effet, pour Owen « les conditions es-
1. Autobiographie, p. i3g-i4o. — Voir aussi Robert Dale
Owen, op. cit., p. 67.
2. Owen va même jusqu'il dire : Quand on connaîtra le meil-
leur moyen d'instruire et de former les caractères, je ne pense pas
qu'on emploie jamais les livres avant l'àg-e de dix ans. Et cepen-
dant les enfants, ainsi formés sans aucun livre, auront <i 10 ans
un caractère supérieur et posséderont une connaissance d'eux-
mêmes et de la société très supérieure à celle que possèdent au-
jourd'hui les gens instruits à leur majorité ou n'importe quel indi-
vidu h n'importe quel âge...
lo4 PHILAiNTHROPISME PATRONAL
sentielles à la fornialion d'un bon et heureux
caractère dans un système rationnel : ces exerci-
ces donnent au corps la santé et une grâce sans
affectation, ils apprennent l'obéissance et l'ordre
d'une façon imperceptible et agréable, et donnent
à l'esprit la paix et la joie tout en le préparant de
la meilleure façon à faire des progrès dans le do-
maine intellectuel... Toujours traités avec bonté
et confiance et en même temps sans crainte, les
enfants montraient une grâce sans affectation et
une politesse naturelle qui étonnaient de la part
d'enfants de pauvres fîlateurs ». La facilité avec
laquelle ces petits écoliers exécutaient toutes les
danses européennes, la précision avec laquelle
fdles et garçons exécutaient les exercices mili-
taires, la simplicité et la sincérité avec lesquelles
ils chantaient les vieux chants populaires d'Ecosse
surprenaient et émerveillaient les visiteurs étran-
gers \ Un jour même, une dame de haute noblesse,
après avoir vu ces enfants, aurait dit àOAven, les
larmes aux yeux : « M. 0\ven,je donnerais n'im-
I. Autobiographin, p. i/^i. Fii ire apprendre aux enfants la danse,
la musique et les exercices militaires était une abomination poul-
ies associés d'Owen, membres de la Société des Amis. Cependant
Owen raconte que, pendant leur séjour à j\ew-Lanark, il surprit
souvent J. Foster et W. Allen prenant plaisir à regarder ces
scènes joyeuses toutes nouvelles pour eux et dont, en qualité de
quakers, ils Ti'avaieut jamais été témoins.
ROBERT OWEN LE BON PATRON DE NEW-LANARK 1.5
porte quoi pour que mes enfants ressemblassent
à ceux-ci ' . »
Voici comment les délégués de Leeds et le
D"" Mac-Nab expriment leurs sentiments à la suite
de leur séjour : rien ne saurait mieux faire com-
prendre l'impression ressentie par les visiteurs
de NcAV-Lanark : « La jolie physionomie des en-
fants resjjlendissait de l'éclat que donnent la santé
et les innocents plaisirs d'une liberté franche-
ment enfantine. Ce touchant spectacle me lit un
plaisir qui me récompensa des fatigues du
voyage... Nous visitons ensuite la cour de récréa-
tion des enfants. Que Dieu bénisse leurs petits
visages: je les vois encore, les uns jouant au cer-
ceau, d'autres battant du tambour, tous occu-
pés à quelqu amusement enfantin ; pas une larme,
pas une dispute ; une paisible innocence règne
dans tout ce petit groupe. Dès qu ils nous voient,
ils nous accueillent par des saints et des révé-
rences : M. Owen paraît transporté au milieu de
la société régénérée qu'il imagine. .. Son cœur
s'épanouit de plaisir quand il se mêle à ces pre-
miers germes de la future humanité... Puis nous
pénétrons dans une large pièce destinée aux jeux
et amusements des enfants lorsque le temps ne
leur permet pas de les prendre en plein air : ici
I. Anlobio(jraphic, p. i48.
^m PHILANTHROPJSME PATRONAL
la liberté la plus complète leur est laissée pour
faire du bruit et pour s'amuser. Nous entrons
dans la salle de danse et de chant : sous nos yeux,
un professeur d'Edimbourg apprend à quatre fil-
les et à quatre garçons nu-pieds les différents
pas, saints, révérences et danses; il est vraiment
charmant de voir avec quelle grâce et quelle ai-
sance ces garçons et ces filles rustiques savent
faire la révérence ou marcher sur le bout du pied
avec une légèreté et une agilité extraordinaires . .
Nous entendons des enfants de quatre ans lire
couramment le Vieux Testament, d'autres des
morceaux détachés de différents historiens. D'au-
tres sont laborieusement occupés à écrire et à
compter et écrivent en bon style ; et les dames
qui nous accompagnent nous affirment que leur
façon de coudre et de marquer est excellente '...
... (( Les enfants et la jeunesse de cette charmante
colonie ont une conduite et un caractère très su-
jîérieurs à ceux de tous les enfants que j'ai jamais
vus. La maxime de notre poète que la nature
sans ornement est le plus bel ornement me vient
à l'esprit quand je me trouve au milieu de ces
enfants pleins de promesses, candidats à l'honneur
et au bonheur. Je n'essaierai pas de donner une
I. Cette yjrcmière partie est des dél('"g'iiés de Leeds, la fin très
dithyrambique du 1)' Mac-Nab, op. cit.
ROUEUT OWEN LE HON PATRON DE NEW-LANAHK V,7
description fidèle de ces beaux fruits, des senti-
ments sociaux répandus sur les jeunes, inno-
centes et séduisantes figures de ces heureux
enfants et jeunes gens. La plume de Milton et le
pinceau de Rubens ne pourraient rendre un tel
spectacle : tout ce que je dirai, c'est que les deux
premiers jours que je passai à New-Lanark furent
des heures de pure joie. L'effet produit sur mon
esprit fut tel que, pendant les premières heures,
je fus positivement incapable d'examiner avec
froideur les véritables objets de ma visite...
A ceux qui ne me croiraient pas, je ne puis
rien dire de mieux que de leur présenter l'invi-
tation que M. Owen adressa aux adversaires
de ses idées : « Venez et voyez de vos propres
veux. ))
CHAPITRE 11
ROBERT OWEN INITIATEUR DE LA LKGISLATION
PROTECTRICE DU TRAVAIL
(1815-1819)
Le troisième essai sur la formation du carac-
tère est précédé d'un appel aux directeurs de
manufactures et chefs d'ateliers. Owen leur
demande pourquoi ils se préoccupent tant deleui-
outillage et si peu de leur personnel. Leur expé-
rience industrielle, qui leur a appris les avantages
d'un machinisme perfectionné et en hon état,
aurait dû leur enseigner les avantages qu'ils devaient
attendre de leurs machines animées « bien plus
étonnamment construites M) : « Oand vous aurez
acquis la connaissance de leur réelle valeur, vous
serez amenés à penser un peu plus à vos machines
vivantes et vous verrez que vous pouvez en tirer
I. LifrofU. Owen, vol. i, j). 2j(j.
160 PHILANTHROPISME PATRONAL
facilement un bien plus grand bénéfice... »
Owen essaie de persuader aux patrons de la
grande industrie que leur capital ne peut être
plus avantageusement employé qu'à l'amélioration
de ce qu'il appelle leurs machines animées : pour
les tenter il leur afiirme que son expérience de
New-Lanark Ini permet de leur faire espérer un
bénéfice de 5, lo ou i5 pour loo, souvent
même de 5o pour too et de loopour lOO.
Owen pensait, en faisant appel à leur intérêt,
amener les industriels à imiter les mesures
prises par lui en faveur de son personnel. En
mettant en relief le lien qui unissait la politique
sociale suivie à New-Lanark à la productivité du
travail et à la prospérité commerciale d'un éta-
blissement, il espérait généraliser, en les faisant
adopter par les grands patrons, des conditions de
travail normales. C'est à cette fin qu'en i8i5 il
réunit à Glasgow les principaux manufacturiers
écossais. Il veut les amener à présenter au gou-
vernement une pétition ayant un double objet :
la remise des droits payés à l'importation du coton,
l'amélioration de la situation des jeunes enfants
et ouvriers employés dans les industries textiles.
Les principaux industriels du pays sont présents
et Owen leur expose les raisons pour lesquelles il
les a réunis. Sa proposition de remise des droits
est acceptée par acclamation ; mais, lorsqu'il
OWEN INITIATEUR DE LA LE(ilSLATION DU TRAVAIL 101
demande d'énergiques résolutions à rcHet d'adou-
cir le sort des ouvriers employés dans les manu-
factures, un profond silence accueille ses paroles.
Voyant qu'il n'a pas à compter sur la bonne
volonté de ses collègues, Owen déclare qu'il
agira sans eux. Décidé désormais à faire direc-
tement appel au gouvernement pour combattre
(( l'esclavage blanc' », il adresse son discours
de Glasgow aux deux Chambres du Parlement
et devient le promoteur de la législation protec-
trice du travail en Angleterre.
Owen, dira-t-on, peut-il être nommé l'initia-
teur de la législation protectrice du travail .►^ Il
n'a pas été le premier à réclamer des mesures
protectrices, et un act de 1802, qui limitait le
temps de travail, a précédé Tact de 181 9 inspiré
par lui. Sans doute, avant Gavcu, on s'était préoc-
cupé, dès la fin du xvni'' siècle, de la situation
des enfants employés dans les manufactures.
I. Autobiographie, p. 112 et suiv. « En i8i5, dit-il, j'avais une
expérience de 25 ans dans l'industrie du coton, ayant été le pre-
mier filateur de coton fin. J'avais visité par tout le royaume de
nombreuses manufactures, ce qui m'avait permis de me former un
jugement exact sur la situation des enfants et ouvriers qui y tra-
vaillaient et étaient devenus les esclaves des nouvelles puissances
mécaniques. L'esclavag-e blanc dans les manufactures était, à cette
époque de complète liberté, mille fois pire que les maisons d'es-
claves que je vis aux Indes et aux Etats-Unis : pour ce qui a trait
à la santé, à l'alimentation, aux vêtements, ces dernières valaient
mieux que les manufactures anglaises... »
Edouard Dolléans. h
162 PHILANTHROPISME PATRONAL
Mais OAven a été le premier homme de son temps
h comprendre l'esprit moderne de la législation du
travail" et à avoir nettement conscience des rai-
sons qui la justifient ; il a été le premier industriel
à faire l'expérience de conditions de travail plus
normales, avant toute mesure législative et pour
donner à celle qu'il réclamait un précédent dans
les faits. Enfin l'act de 1802 n'a pas du tout le carac-
tère d'une mesure prolectrice du travail : on s'en
rend compte lorsqu'on connaît ses précédents, sa
portée et ses résultats,
L'act de. 1802 se rattache étroitement à la
législation des pauvres dont il n'est qu'une
pousse tardive. La Poor LaAV d'Elisabeth, en
1601, avait déclaré que les enfants pauvres et
orphelins seraient mis par les paroisses en ap-
prentissage dans quelque métier. Les paroisses en
profilaient pour se débarrasser des enfants le plus
tôt possible et elles ne mettaient aucune condition
aux contrats d'apprentissage qu'elles passaient
avec les maîtres, si bien que les petits apprentis
I. Il n'y il aucune analog'ie entre la lég'islation du travail ac-
tuelle et les statuts du moyen àjje et règ-lenients de métier : la
journée de travail prescrite par les statuts d'Elisabeth imposait une
oblijfation et non une limitation de travail. L'intcT'diclion du tiavai'
de nuit paraît inspirée par le désir de maintenir la qualité du
produit qui aurait pu être compromise par ce genre de travail.
Ilutcliins et Harrison, A Hislory of Factory Lc(jisl(itlon. ^^'est-
minster, Kinjj and Son, Orcliard House, igo3.
OWKX INITIATKUU 1)1:: LA LEGISLATION DU ÏRAVAIL 10:^
étaienl livrés sans protection aux exactions, mau-
vais traitements et surtravail que leur infligeaient
leurs maîlres'. Du reste ces enfants pauvres mis
en apprentissage par les paroisses n'étaient pas
les seuls à souH'rir du surtravail ; l'exploitation
des enfants était une condition générale qu'on
retrouvait [)resque partout au xvni" siècle : les
tisseurs et les filateurs à la main avaient lliabi-
tude de faire travailler, dès leur plus jeune âge,
leurs enfants le même nombre d'heures de travail
qu'eux-mêmes. « Le système manufacturier et le
développement du machinisme n'ont fait que
s'emparer des conditions du travail qu'ils trou-
vèrent : le mépris qu'on avait de la vie des enfants,
l'avidité avec laquelle on abusait de leur travail,
la mauvaise administration de la loi des pauvres
avaient préparé, pendant le xvni"' siècle et proba-
blement bien avant, les matériaux humains qui
allaient être exploités sans merci '. »
L'exploitation du travail des enfants existait
déjà dans les métiers, elle n'a pas été introduite
par le machinisme et la grande industrie ; et après
la révolution industrielle qui caractérise la fin du
xvHi" siècle, comme aujourd'hui, les pires condi-
tions de travail se rencontraient dans l'industrie à
I. Ilutcliins et ILirrison, op. cit., pp. 2 à 5.
3. Hulcliins et llarrison, op. cit., p. i3.
164 PHlLANÏiïROPISME l'ATRONAL
domicile et non dans les fabriques, dans le tis-
sage à la main et non dans la grande filature'.
Le bon marché de la main-d'œuvre enfantine était
la cause de cette exploitation : l'économie réalisa-
ble était une tentation irrésistible pour les parents
travaillant à domicile comme pour les maîtres des
petits métiers ou les patrons de la grande industrie.
La fin du xviii" siècle est marquée par un
commencement de réaction contre les condi-
tions de travail anti-hygiéniques et les mauvais
traitements infligés aux enfants. En 178/i, les
magistrats de Manchester prennent une résolu-
tion qui paraît la première tentative faite par une
autorité pour limiter les heures de travail des
enfants : à la suite d'un rapport du D' Per-
cival sur une fièvre contagieuse qui s'était décla-
rée dans les filatures de coton de Uadcliffe, il fut
décidé qu'on interdirait de passer aucun contrat
d'apprentissage avec les propriétaires des fabriques
de coton 011 les enfants seraient obligés de travail-
ler la nuit ou plus de 10 heures par jour. En
i'y'93, un act autorise les juges de paix à infliger
une amende de quarante shillings aux maîtres
I. Report of the minutes of Evidence on tlie State of Cliildreu
employed in manufactories, 25 april-i8 june 1816, ordered l)y
House of Cominons to be printed, 28 niai-ig june 181G, 383 p.
Doc. auquel nous renverrons souvent. — Passim, par ex., déposi-
tion Buclianan, p. 19, et Joseph Mayer, p. 5/1, 50, etc.
OWEN INITIATEUR DE LA LÉGISLATION DU TRAVAIL 105
convaincus d'avoir maltraité un apprenti. En
1795, le D' Percival forme avec quelques amis
« le Manchester Board of Health )) qui, dans sa
séance du 26 janvier 179G, adopte une résolution
réclamant l'intervention législative pour régle-
menter les conditions du travail dans les fabriques
de coton et limiter les heures de travail', Des
écrivains philanthropes, comme William Sabatier
et T. Gisborne ", se préoccupent de la situation
des enfants et réclament aussi l'intervention du
législateur. Enhn, en 1801, une sentence dujugo
Justice Grose condamne à 12 mois dehard labour
un employeur qui a fait travailler 60 enfants,
apprentis de paroisses, dans des conditions telles
qu'ils resteront déformés et invalides pour la vie '.
Le juge censure sévèrement les administrateurs
(le paroisse assez négligents pour ne point se sou-
cier des conditions dans lesquelles les enfants
étaient mis en apprentissage et dit : « Si les
employeurs déclarent qu'ils ne peuvent, sans le
travail de ces enfants, mènera bien leurs affaires,
il faut leur déclarer qu'on ne doit pas continuer
1. Report cit. Déposition de Robert Peel, p. iSg.
2. Hutehins et Harrison, p. 9 à 11. W. Sabatier, Trealise ou,
Poverty, 1797- T. Gisborne, Enquiry inlo the duties ofman, I794-
3. Id., p. i5. Cet employeur qui appartenait à une industrie
non influencée par le nouveau inacbinisme rouait les enfants de
coups, nég'ligeait de leur donner des vêtements et les faisait tant
jeûner et travailler qu'ils en étaient tout décharnés.
!(•(•> PHILANTHHOPISME PATRONAL
le métier par soif de gain, mais qu'il faut l'aban-
donner immédiatement dans l'intérêt même de la
société. »
C'est à la suite de cette sentence que Robert
Peel fait voter en 1802 Tact connu sous le nom
de loi sur la santé et la moralité des apprentis.
Uobert Peel justifie sa proposition de loi en di-
sant que, convaincu des nombreux abus existant
dans ses propres fabriques et n'ayant pas le temps
d'y mettre ordre lui-même, il demande au Par-
lement une loi jDOur y apporter remède à sa place.
Le litre même de Tact précise son objet et limite
sa portée : il ne s applique qu'aux enfants pauvres
mis en apprentissage par les paroisses '. La durée
du travail des apprentis est fixée à 12 iieures, le
travail de nuit est interdit ; l'employeur doit
chaque année babiller ses apprentis complètement
à neuf, leur faire apprendre à lire et à écrire, et
les mener à l'église au moins une fois par mois ;
les fabriques doivent être blanchies à la chaux
deux fois l'an et en tout temps convenablement
aérées ; les apprentis des deux sexes doivent dor-
I. llutcliins et Harrisou, |i. lO, op. cil. « En réalité, ce n'était
pas une loi de protection du travail, mais simplement une extension
de la Poor Law d'Elisabeth, relative aux apprentis des paroisses.
Le {"ouvcrnement, ayant pris la responsabilité «l'élever et de placer
des enfants, se trouvait obligé d'essayer de régulariser les condi-
tions de leur travail. »
OWEN INITIATKUH DK LA LK(;iSLATION DU TRAVAIL lti7
inir dans des dortoirs sépares cl pas plus de deux
par lit. Les juges de paix sont chargés de nom-
mer deux inspecteurs pour visiter les fabriques
et assurer l'exécution de Tact, et, en cas d'infrac-
tion, ils ont le droit d'inlliger des amendes de i' 2
à ii 5. La discussion parlementaire montre la por-
tée restreinte de Tact de 1802. On souleva la
question de savoir, si l'act serait applicable à
toutes les fabriques ou seulement à celles qui
employaient les apprentis des paroisses. Dans
le préambule on déclara Tact applicable aux fabri-
(jues de coton et de laine occupant plus de 20
ouvriers. Mais la clause limitative des heures de
travail ne concernait que les seuls apprentis'.
M. Newton voulant rendre les clauses de l'acte
applicables à toutes les personnes employées
dans les manufactures, on lui objecta qu'il était
absurde de vouloir étendre un actqui n'avaitpour
objet que l'apprentissage : cette réponse prouve
bien que l'act n était regardé que comme un
chapitre de la Législation des Pauvres. L'act de
1802 resta sans effet pour une double raison. On
avait abandonné l'inspection aux Justices de paix
qui, sauf de rares exceptions, négligèrent d'as-
I. Hutcliins, op. (•('/., p. i~. Au contraire, les clauses relatives
à l'aération et au nettoyajye étalent applicables à toutes les fa-
briques.
168 PHILANTIIROPISME PATRONAL
surer l'application de Tact. Les patrons du
reste préféraient employer des enfants « libres » :
ceux-ci ne leur imposaient point les mêmes char-
ges ni la même responsabilité que les apprentis
qu'ils devaient habiller, loger et nourrir. La ques-
tion des apprentis cessa ainsi bientôt d'avoir la
même importance : ce fut la seconde cause de
l'échec de Tact de 1802 '.
Au lieu de réclamer, comme Robert Peel, un
act au Parlement pour réglementer sa propre
fabrique, Owen commença par réaliser chez lui les
conditions du travail qu'il voulait offrir en exem-
ple aux autres et par faire de la fabrique qu'il
dirigeait un établissement modèle. Tous les argu-
ments qu'il va développer devant la commission
d'enquête sont tirés de l'expérience personnelle
qu'il a faite à New-Lanark d'une réduction gra-
duelle de la durée du travail. Ce n'est pas seule-
ment cet effort personnel et cette réforme d'ini-
tiative privée qui justifient le nom donné par nous
à Robert Owen ; mais plus encore peut-être, la
conception générale qu'il a de la législation du
I. Robert Peel, Déposition, Report cité, p. i4i- — Les manu-
factures s'étaient déplacées, et, au lieu de s'établir dans des vallées
solitaires où le besoin de main-d'œuvre leur faisait rechercher et
apprécier les apprentis des paroisses, elles s'installaient maintenant
près des centres populeux, où l'on pouvait se procurer sans res-
ponsabilité aucune une main-d'œuvre enfantine, abondante et
bon marché.
OWEN INITIATEUR DE LA LÉGISLATION DU TRAVAIL Kiy
travail et des raisons qui la légitiment. Son projet
primitif interdit l'emploi des enfants -avant l'âge
de lo ans, limite à lo heures 1/2, entre 10 et 18
ans, le temps de travail dans les fabriques occu-
pant plus de 20 ouvriers et assure la nomination
d'inspecteurs capables et appointés pour faire
appliquer l'act'.
Les raisons, apportées par Owen en faveur
de ces prescriptions, montrent qu'il était peut-
être le seul à avoir compris l'influence de la
réduction du temps de travail sur la productivité.
Owen a vu nettement le double motif qui sert de
fondement à la législation moderne du travail : la
raison sociale, le loisir dû à l'ouvrier ; la raison
économique, le lien entre la durée du travail et
saproductivité. Owen considère en l'ouvrier — et
l'instrument de travail qui donne un rendement
proportionné aux soins dont on l'entoure, et
l'homme qui a droit au repos non seulement
pour réparer ses forces physiques, mais pour
développer ses facultés mentales.
Après avoir adressé aux Chambres du Parle-
ment son discours de Glasgow, Owen rend visite
aux membres les plus influents des deux Cham-
I. Life of Robert Oiren V. I. A. AppendixG, p. 20. M. Oweii's
bill for Regulatiiigf tlie Ilours of work in niills and factories, as
originally proposed in i8i5 and finally spoilt witli observations of
opponents and tlie act passed in 1819.
170 PHILANTHHOPISME PATRONAL
bres afin d'essayer de les intéresser à son projet.
On lui conseille de faire présenter ce projet par
Robert Peel qui a fait passer Tact de 1802. Ro-
bert Peel accepte ; mais Robert Peel est lui-même
un industriel, il n'est pas insensible aux intérêts
et aux sollicitations des manufacturiers. Sous l'in-
fluence de ses collègues industriels, il fait traîner
le projet pendant quatre sessions et y apporte de
tels amendements qu'il en amoindrit singulière-
ment la portée.
Pendant ces quatre années, presque seul, en
butte à toutes les attaques, Owen défend son
projet ; par tous les moyens les grands patrons
s'efforcent de le décourager, d'affaiblir son auto-
rité afin de faire échouer le bill de limita-
tion \ Deux objections préalables avaient été
faites : on invoquait la liberté patronale pour
affirmer que l'Etat n'a pas le droit d'intervenir
dans l'administration de l'industrie privée. On
prétendait de plus qu'il n'y avait aucun dan-
ger pour la santé des enfants à les faire tra-
I. Autobiograp}nfi, p. ii4, Ii6, 121, 126, 22.^, 226. « J'ig^no-
rais, dit Owen, la l'aoon dont on mène les affaires du pays dans le
Parlement; mais l'expérience que j'ai acquise m'a ouvert les yeux
sur la conduite des hommes politiques et sur l'égoïsme ignorant
et vulgaire des commerçants et industriels qui ne regardent pas
aux moyens pour atteindre leur but : ils n'épargnèrent rien pour
combattre et ruiner l'objet de mon projet. »
OWEN INITIATKUR DK LA LÉGISLATION DU TRAVAIL 171
vailler i5 et 16 heures par jour dans une atmo-
sphère surcliaulTéc et emphe de duvet de coton.
Iioherl Peel consentit à la nomination d'une
commission d'enquête. Grâce à ces délais favo-
rables, les grands manufacturiers purent agir et
faire, dès le début, écarter du projet les indus-
tries de la laine, de la soie et du lin.
Sauf quelques patrons éclairés, les Arkwright,
Struttset Fieldens, Owen avait soulevé contre son
projet tous les grands industriels qui cherchèrent
àdiminuei" son autorité par des procédés déloyaux
dont voici un exemple qui tourna à leur confu-
sion. Un filaleur de Glasgow, HouldsAVorth,
avait été chargé par ses confrères d'une mission
de confiance : il devait rechercher un gros scan-
dale qui put discréditer Owen. Ayant appris que
le ministre de Old-Lanark était un ennemi du
bon patron'. HouldsAvorth s'adresse à lui et lui
demande s'il connaît un fait quelconque qui
puisse détruire l'autorité d'Owen : a J'ai votre
all'aire, répond le ministre. Le premier janvier de
■cette année, à l'ouverture de la nouvelle institu-
tion pour la formation du caractère, il a prononcé
I. Autobiographie, p. 1 18, 119. «Il avait, dit Owen, prêché
jiendant 20 ans h Lanark, sans qu'on put s'apercevoir que ses
paroissiens en fussent devenus meilleurs, tandis qu'en 16 ans
j'avais opéré un grand changement dans leurs mœurs : d'où sa
jalousie. » Ceci se passait en 1816.
172 PHILANTHROPISME PATRONAL
lin discours de trahison contre l'Etat et l'Eglise.
— Y assistiez-vous ? — Non, mais M""^ Menzies
et ma famille y étaient et M"* Menzies m'a répété
fidèlement toutes ses paroles. » Sur quoi les ad-
versaires d'Owen emmènent notre ministre à
Londres et lui paient les frais du voyage. Ils de-
mandent audience à lord Sidmouth : « Nous
venons, lui disent-ils, pour accuser M. Owen. —
Quel crime a-t-il donc commis l! Je connais Owen
très bien. — Voici M. Menzies, ministre de la
paroisse de Lanark, qui va vous le dire — Eh
bien, M. Menzies, de quoi accusez- vous Owen '') —
J'ai à décla^rer que le i*' janvier dernier, à l'ou-
verture de ce qu'il appelle la Nouvelle institution
pour la formation du caractère, ouverture à la-
(juelle assistait tout son personnel et toute la
haute bourgeoisie du pays, M. Owen a prononcé
le discours le plus extraordinaire qui ait jamais
été entendu en Ecosse, un discours incendiaire,
un discours de trahison. — Etiez- vous présent et
avez-vous écouté attentivement tout ce qu'il a dit "^
— Non, Monseigneur, je n'étais point présent,
mais ma femme était là ainsi que ma famille, de
nombreux ministres des environs et la bour-
geoisie du pays. — Et vous savez tout ce que con-
tenait ce discours.»^ — Je sais, d'après ce que
m'en ont rapporté ma femme et d'autres audi-
teurs, que c'était un discours incendiaire, un dis-
OWEN INITIATKLIU DE LA LÉGISLATION DU TRAVAIL 17:$
cours de trahison. » Là-dessus lord Sidmoulli
demande aux membres de la députation s'ils ont
à lui faire part de quelque autre accusation contre
Owen. (( C'est tout ce que nous avons à dire —
Eh bien donc je vous congédie et vous renvoie
des fms de votre plainte qui est au suprême degré
futile et injustifiée : il y a six mois que le gOTi-
vernement a entre les mains un exemplaire de ce
discours qui vous eût fait honneur si vous aviez
été capables de le prononcer. »
Dégoûté de la campagne déloyale entreprise
contre lui et des mutilations que son projet subis-
sait, Owen, à partir de 1817, laissa à Nathanicl
Gould et à Richard Oastler le soin de défendre
ses idées devant la commission d'enquête. Pen-
dant deux sessions il avait assisté à toutes les
séances de cette commission ' et il y avait rempli
une lourde tâche. Presque seul il avait dû dé-
fendre son projet ; il avait dû démontrer les abus
qui résultaient de l'âge et de la longueur du tra-
vail des enfants employés dans les manufactures,
combattre les arguments qu'on opposait à l'inter-
vention législative, exposer l'expérience de New-
Lanark, développer enfin les raisons qui mili-
taient en faveur de la réduction et les heureux
effets qu'elle pouvait avoir.
I. Iliip[)ort cité. Déposition d'Owen, p. 20, 36, 6G, 88, Ii3.
174 PHILANTIIROPISME PATRONAL
DcA^ant la commission, Owen s'efforce d'abord
d'établir quelle est en fait la situation. Il lui faut
démontrer qu'il est de pratique courante à Leeds,
à Stockport et dans tous les districts manufactu-
riers, d'employer des enfants de quatre et cinq
ans. A Stockport, où il a fait personnellement une
enquête, il est fréquent de voir travailler des en-
fants de quatre ans et il cite même le cas d'une
petite fille de trois ans. Ces tout petits enfants
sont employés à ramasser sur le sol les déchets
de coton et à se glisser sous les machines'. Un
fabricant de soie, Peter Noaille, déclare que, plus
les enfants commencent jeunes, mieux ils acquiè-
rent l'habitude de manier la soie". Ces enfants
travaillent aussi longtemps que les adultes. La
journée de travail normale est de i4 à i5 heures.
Robert Peel déclare que dans ses fabriques on
travaille i5 heures : « Mon sentiment, dit-il,
c'est qu'il est devenu très général dans les fabri-
ques de travailler i/i et i5 heures ». George Gould
pense que la journée de i6 heures n'est pas rare^
et Robert Owen confirme cette opinion ' : « C'est
devenu une pratique habituelle dans l'industrie
1. Rapport citt';, p. 38, 86, 89.
2. Rapport cité, p. 78.
3. Rapport cité, Robert Peel, p. i3ô, 13-. George Gould,
p. 96.
!\. Rapport, cité, p. 8g, contredit, p. 129.
OWEN INITIATEUR DE LA LÉGISLATION DU TRAVAIL l7o
(le la laine de travailler iC heures par jour. »
Oweii cite la fabrique Gott à Leeds et la filature
de lin Marslial où la journée de i6 heures est la
journée normale des bonnes saisons ; à Stockport,
en i8i5-i8i6, la journée a été de i8 heures : on
commençait le travail à 3 et [\ heures du matin,
pour le finir à 9 heures du soir (témoignage de
Robert Major, ancien ouvrier fdeur, maître
d'école).
On peut imaginer, dit Ovven, les eifets de ces
longues journées de travail sur la santé des ou-
vriers en général et surtout sur celle des enfants.
Le surtravail a pour effet de déformer les mem-
bres des enfants et d'arrêter leur croissance V Le
temps de travail normal, pour les adultes comme
pour les enfants, doit être de 10 heures. Les en-
fants ne devraient être admis à la fabrique qu'à
douze ans. Pour le moment, Owen se contente
de l'âge de dix ans et de la journée de travail de
10 heures et demie et déclare à la Commission
que tout le monde profitera de la réglementation,
les enfants, les propriétaires de manufactures et
le pays. Mais le parti des industriels oppose à la
réglementation du travail de nombreuses objec-
tions : elle n'est pas seulement une atteinte à la
liberté patronale, mais aux droits des parents sur
I. Rapport cité, p. 20, 21.
176 PHILANTIIROPJSME PATRONAL
leurs enfants ; elle réduira la famille ouvrière à la
misère ; elle aura aussi pour effet de faire des en-
fants des paresseux, de futurs criminels ; enfin
elle est contraire aux intérêts de l'industrie, inca-
pable de supporter dans la concurrence interna-
tionale les charges nouvelles qui en résulteront.
Interdire ou limiter le travail des enfants, c'est
porter atteinte au droit des parents : W. Sidwick,
fdateur, déclare que les parents considéreront
cette réglementation comme une violation de la
puissance paternelle*. Ce n'est pas seulement agir
contrairement aux droits des parents, mais à leurs
intérêts les plus pressants. Les industriels jiréten-
dent que, s'ils emploient de si jeunes enfants,
c'estpour satisfaire les parents et sur leur demande
instante". En effet, interdire le travail des en-
fants, c'est les condamner à mourir de faim et,
par suite de la diminution du salaire familial, ré-
duire la famille à la misère ; tel est l'argument in-
lassablement répété devant la commission d'en-
quête par les industriels : les promoteurs du bill
n'ont à opter qu'entre le sur travail et la faim.
Sauf Robert Owen et un magistrat, Thomas Price,
personne ne paraît s'être rendu compte que l'em-
ploi des enfants avait un effet déj^ressif sur le sa-
1. Rapport cité, p. I20.
2. Rapport cité par ex., p. 56 Joseph Maycr et p. 74 Jolin
Sliarrez Ward.
OWEN INITIATEUR DE LA LEGISLATION DU TRAVAIL 177
liiire des parents et que rinterdiclloii du travail
des enfants pouvait avoir pour résultat une éléva-
tion du salaire des adultes, élévation qui pourrait
compenser la perte des 18 pences par semaine ga-
gnés par les enfants'. Robert Owen déclare qu'il
ne pense pas que les parents auraient à souffrir de
l interdiction du travail des enfants; et, comme
on lui demande quels sont les fondements de son
opinion, il répond : « Toute l'expérience de ma
vie m'a appris que, là oij les enfants n'étaient pas
astreints au travail dès leur plus jeune âge, les la-
milles étaient dans une situation plus confortable
et plus respectable ; je crois même que les ou-
vriers tireraient un grand bénéfice de cette inter-
diction. » De son côté, Th. Priée, magistrat du
comté de Warwick, précise la pensée de Robert
Owen lorsqu'il dit: « Je pense que, si les pa-
rents ne pouvaient tirer profit de leurs enfants en
bas-âge, ils perdraient moins de temps, ils tra-
vailleraient mieux et obtiendraient de meilleurs
salaires pour un meilleur travail '. »
Il n'est pas bon, disent les industriels, de lais-
ser trop de loisirs aux ouvriers ; ils ne sauraient
en faire qu'un mauvais usage. Joseph Mayer, fila-
teur, déclare que, si les ouvriers avaient plus de
I. Rapport, p. ^7, déposition de Robert Owen.
■j. Rapport cité, p. 121, ia2, laS.
Edouard Dolljéans. 12
178 l'HILANTHROPISME PATRONAL
temps, ils s "abandonneraient à livrognerie et que
l'ordre serait troublé'. De même l'interdiction du
travail des enfants est destinée à en faire des vau-
riens et des paresseux. Il y a danger, si on laisse
les enfants dans l'oisiveté, à les voir contracter
des habitudes vicieuses. Mais Robert Owen pro-
leste contre cette conception de l'interdiction :
dans sa pensée, le temps laissé libre ne doit pas
rester inoccupé, il doit être consacré à l'instruc-
tion des enfants^ : (( Je pense, dit-il, que dansles
villes les plus populeuses il y a suffisamment d'é-
coles ouvertes oii pourraient aller les enfants. »
Gomme on lui demande s'il croit que les parents
seront disposés à faire les dépenses nécessaires et
si l'on peut espérer qu'ils enverront leurs enfants
à l'école, il déclare qu'il convient de ne pas ad-
mettre les enfants à la fabrique tant qu'ils ne sau-
ront pas couramment lire, écrire, compter et cou-
dre ; il cite l'exemple de New-Lanark oii, malgré
la réduction des heures de travail, l'établissement
peut donner aux enfants cette instruction, sans
aucune perte pour les propriétaires et même en
leur assurant un profit raisonnable.
Le droit des parents, la moralité des enfants et
l'ordre public ne sont pas les seules raisons invo-
I. Rapport cité, p. 56.
3. Rapport cité, p. aS.
OWEN INITIATEUR DE LA LEGISLATION DU TRAVAIL 170
quées en faveur de la liberté du travail. Les in-
dustriels opposent l'industrie à domicile aux fa-
briques. Les tisseurs qui travaillaient chez eux
ont des conditions de travail et une moralité très
inférieures à celles des fileurs en fabrique ; étant
leurs maîtres, ils perdent souvent la première par-
tie de la semaine dans l'ivrognerie et la paresse et
ensuite travaillent jour et nuit ; les maisons de tis-
seurs sont des caves souterraines, beaucoup plus
basses de plafond, plus étroites, moins bien aé-
rées et plus humides que les ateliers des fabriques;
la condition des enfants qui tissent chez leurs pa-
rents est bien pire que celle des ouvriers de fabri-
que : lorsque le père est ivre, la mère les fait
travailler i6 à i 7 heures par jour'. Pounpioi donc
réglementer les grandes fabriques, alors que jus-
tement elles ]3résentent le spectacle des meilleu-
res conditions de travail.^ Les intérêts de l'indus-
trie s'opposent absolument à cette réglementation
qui aurait pour effet une élévation désastreuse du
coût de production. L'industrie manufacturière
n'est pas en état de supporter les charges addi-
tionnelles qui lui seraient imposées de ce chef et
qui lui seraient fatales dans la concurrence inter-
nationale. A celte objection qui apparaît comme
dominante, Owen répond que l'élévation du coût
I. RfippoFt cité, par ex., déposition de Josepli Mayer, p. 54, 56.
180 PHILANTHROPJSME PATRONAL
de production serait si faible qu'elle ne peut en-
trer en ligne de compte, quand on considère les
grands avantages qui la compenseraient : (( J'ai la
plus ferme conviction, dit-il, que les articles se-
raient produits aussi bon marché après qu'avant
la limitation de temps et d'âge '. »
Après avoir indiqué les réponses d'ÛAven aux
arguments contre la limitation, il faut reprendre
les grandes lignes de sa justification positive qui
repose sur l'expérience faite à NcAv-Lanark. Dans
son établissement de NcAv-Lanark, il a opéré des
réductions graduelles de la journée de travail qu'il
a abaissée de il\a 12 heures. La dernière réduc-
tion date du 1"' janvier 1816^ : c'est sur elle que
porte l'expérience. Une diminution d'une heure a
porté la journée de travail de 1 1 heures 3/4 à
10 heures 3/li (sans compter i heure i/h pour les
repas) : la perte qui en est résultée est seulement de
un farthing par yard, soit 2 centimes par franc :
« L'accroissement progressif en quantité qui a
suivi cette réforme me donne tout lieu d'espérer
qu'avant la fin de l'année le fd sera manufacturé
à aussi bon marché en 10 heures 3//| qu'en 11
heures 3//i ''. »
I. M., p. 38.
■2. Rapport cit»', p. 20 ù 3y. Dépositions des 26 et 29 avril
181G.
3. Rapport cité, p. 90. Déposition du 7 mai 181O.
OWEN INITIATKUR DE LA LÉC.ISLAÏION DU TRAVAIL ISl
Ainsi et c'est là rargument central de la justi-
fication que cherche à faire Ovven, la perte qui
résulte de la réduction du temps de travail doit
être rapidement compensée par un accroissement
de productivité'. Le fait qu'avançait Owen était
trop significatif et trop favorable au projet pour
que ses adversaires ne portassent pas tous leurs
efforts sur ce point. On le presse de questions,
on essaie de le faire se contredire, on cherche à
lui faire reconnaître d'autres causes à 1 accroisse-
ment de productivité que la réduction du travail.
Il est intéressant de rapporter ici fidèlement
<[uelques-unesdeces(juestions qui n'eurent d'autre
résultat que de l'amener à préciser sa pensée. Le
7 mai 1816, on lui demande sur quoi il se fonde
pour dire que, d'ici à la fin de l'année, la perle
de 2 centimes par franc aura disparu": « Sur
l'accroissement de force et d'activité, l'améliora-
tion des sentiments des individus, qui résulte-
ront d'un emploi moins long. — ^Avez-vous trouvé
que cette cause d'accroissement de productivité
ait déjà agi et diminué la perte qui a suivi la ré-
1. Id., p. Sg. Ce n'est du reste pas le seul eFFet avantag^eux
sur lequel insiste Owen : « Lorsque les heures de travail étaient
de II heures 3/4, il y avait une moyenne de lOO enfants à l'école
du soir, moyenne qui s'est élevée, depuis la réforme, à 35o, 36o,
370 et 390. »
2. Rapport cité, p. 91.
182 PIIILANTUKOPIS.ME PATRONAL
duction des heures de travail? — Oui, régulière-
ment chaque mois depuis le i" janvier dernier.»
Voulant l'amener à expliquer par d'autres causes
cette productivité accrue, on lui demande à quoi
tient la rapidité des machines : « — La rapidité
des machines, répond-il, dépend d'une infinité
de circonstances, de la qualité du coton, des ma-
chines elles-mêmes, de la rapidité des mains, de
la bonne volonté et capacité des ouvriers à rem-
plir leur devoir. — L'accroissement de la quan-
tité produite n'est donc pas attribuable exclusive-
ment à la seule diminution des heures de travail?
— Je pense qu'à l'heure actuelle elle doit être at-
tribuée à la dilTérence des heures de travail, car
il n'y a pas eu à ma connaissance le moindre
changement dans aucune des autres circonstan-
ces : on emploie le même machinisme, la même
qualité de matière première. — Mais la qualité
du coton américain n'est-elle pas particulièrement
bonne cette saison ? — Je ne le pense pas ' . —
Comment avez-vDus pu déterminer qu'une plus
large quantité avait été produite.^ — Une plus
large quantité a été produite, grâce à une plus
grande attention, à une plus grande agilité des
mains pendant que la machine est en mouve-
ment ; l'ouvrier prévient la rupture du fil et ne
I. Rapport cité, p. gS.
OWEN INITIATEUR DE LA LÉ(.1SLATI0N DU TRAVAIL 18;j
perd pas de temps en se mettant au travail ni à la
fin de la journée. Cette productivité accrue s'ex-
plique par le grand désir qu'ont les ouvriers de
remplir leur devoir avec conscience et de parer
à toute perte supposée dont les propriétaires
pourraient soufirir par suite des améliorations
apportées à la situation de leur personnel : une
telle conduite vis-à-vis des ouvriers a pour effet
de les rendre plus consciencieux et d'en obtenir
plus qu'auparavant. » Cependant on insiste en-
core pour le mettre en contradiction avec lui-
même: (( Si la rapidité de la machine n"a pas été
augmentée, comment pouvez-vous estimer que
le produit par broche diffère de la proportion qui
devrait résulter de la différence des heures de
travail .►* — J'ai déjà essayé d'en expliquer les
raisons. En outre je puis vous donner un état
comparatif de la quantité produite et du prix do
revient, état que j'ai fait dresser par un commis
depuis longtemps accoutumé à ces sortes de cal-
culs. D'après le compte rendu de l'état journa-
lier des quantités produites, il résulte que la
moyenne hebdomadaire a toujours été à peu près
la même sauf un accroissement graduel depuis
le premier jusqu'au dernier'. — Vos ouvriers,
I. Rapport cité, p. 94 et 95 : « Vous filez à l'heure actuelle la
même quantité de fil qu'auparavant ? — Oui. — ^'ous voulez dire
184 PHILANTHROIMSME PATRONAL
qui travaillent aux pièces, ont subi une diminu-
tion de salaire? — Ceux qui travaillent aux pièces
supportent une légère diminution, mais infé-
rieure à la diminution du temps de travail ; car
leur production actuelle dépasse leur productivité
antérieure... Ils sont si satisfaits de la réforme,
malgré la diminution de salaire, qu'ils ont adressé
à la Chambre des communes une pétition deman-
dant que leurs camarades puissent profiter des
mêmes avantages. »
Malgré les efforts d'Owen, le bill qui passe en
1819 est très différent du projet primitif. Celui-
ci interdisait lemploi des enfants au-dessous de
dix ans et assurait le respect de cette prescription
en imposant la preuve de l'âge par le registre de
baptême ou autrement*. L'act de 1819 fixe
simplement la limite d'âge à neuf ans. Entre dix
el dix-huit ans, OAven limitait à 10 heures 1/2
par jour la journée de travail maximum tandis
que le bill l'élève à 1 2 heures " et abaisse à seize
ans la limite d'âge. D'après le projet d'Owen des
inspecteurs spéciaux devaient être nommés et
que vous avez fabriqué à peu près la même quantité en un nombre
d'heures de travail moindre qu'aup;iravant ? — J'ai dit: non que
la quantité est égale, mais qu'elle est bien supérieure à celle qui
devrait résulter de la différence de temps, n
i. M. Owen's Bill, etc., cit. p. aS.
J.. Douze heures sans compter les repas.
OWEN INlTlATEUa l)K LA LEGISLATION DU THAVAIL 185
payés à l'elTel d'assurer rexécutioii de la loi ; Tact
au contraire, malgré l'expérionce antérieure,
laisse ce soin aux justices de paix. Enfin, tandis
qu'Owen avait voulu soumettre à la loi toutes les
fabriques occupant plus de 20 personnes, Tact de
18 19 ne prend en considération que les fabriques
de coton. Malgré cet échec partiel, Owen était
parvenu le premier à faire inscrire dans la légis-
lation anglaise le principe de la limitation des
heures de travail. Ses efforts dans cette voie ne
devaient pas se borner là ; il devait prendre une
part active au mouvement de 10 heures qui abou-
tit à Tact de 1847.
L'activité dOwen durant cette période n'a pas
été absorbée par les discussions de la commission
d'enquête sur la situation des enfants employés
dans les manufactures. Pendant les années 1816,
181 7, 1818, sa vie a été marquée par d'autres
événements importants : sa participation aux tra-
vaux de la commission d'enquête sur la situation
économique (1816-1817), sa déclaration d'indé-
pendance religieuse (1817), son voyage en Eu-
rope et son mémoire aux souverains d'Aix-la-
Chapelle (1818). Il est nécessaire de résumer
brièvement ces événements qui manifestent la
confiance d'Owen en la toute-puissance de la
vérité et de la raison et sa foi en la vertu réforma-
trice des gouvernements.
186 PHILANTHROPISME PATRONAL
Une crise économique, accompagnée de ses
signes habituels, baisse des prix, surproduction,
arrêt du travail et chômage de nombreux ouvriers,
avait suivi la paix avec la France. Dans le but de
rechercher les causes de la crise et les remèdes
qu'on pouvait y apporter, une commission d'en-
quête s'était formée qui comprenait des hommes
politiques, des économistes et des hommes d'af-
faires. Dès la première réunion, l'archevêque de
Gantorbéry, qui présidait, pria Owen d'apporter
à la commission le concours de son expérience.
Le bon patron de New-Lanark fut amené ainsi à
prendre la parole pour exposer les deux causes
principales qui selon lui expliquaient la situation
économique. La guerre avait créé une demande
et une hausse de prix artificielles, bientôt suivies
d'une crise de surproduction et de sous-consom-
mation : le développement du machinisme, qui
avait marqué le dernier quart de siècle, avait eu
pour résultat une diminution dans la demande et
la valeur du travail'. A la suite de ce discours, la
commission chargea Owen de rédiger un rapport
sur les remèdes à apporter à la crise économique.
Ce rapport au Comité de l'association pour le sou-
I. Aulobioijraphie, p. I3(i, 125. Owen évalue que la puissance
productive du nouveau machinisme est égale, dans la seule fila-
ture de coton, au travail de 8o millions d'hommes et, dans les
industries textiles, à celui de 200 millions.
OWEN INITIATKUR DK LA LEGISLATION DU THAVAIL 187
lagemcnt des ouvriers des manufactures et tra-
vailleurs pauvres (mars 1817) fut adressé à la
commission des lois des pauvres de la Chambre
des communes qui refusa de le prendre en con-
sidération. Ce rapport se rattache au chapitre sui-
vant et à l'exposé des idées d'Owen sur la réforme
sociale.
Un autre événement mérite d'être mentionné
ici : la déclaration solennelle d'indépendance reli-
gieuse qu'Owen ht en août 1(817. Dans son auto-
biographie ' Owen annonce avec emphase le récit
de cette déclaration publique qu'il considère
comme l'acte le plus important de sa vie : « J'ai
maintenant, dit-il, à raconter certains actes de
ma vie publique, qui attirèrent laltention du
monde civilisé, alarmèrent les gouvernements,
étonnèrent les sectes religieuses de toutes déno-
minations et créèrent dans toutes les classes de la
société une agitation quasi-révolutionnaire. Un
filateur dune culture moyenne annonçait publi-
quement au monde un système de société nou-
veau et inconnu. C était là un événement sans
précédent dans les annales de l'histoire, événe-
ment qui a eu pour résultat de jeter dans la société
un ferment nouveau destiné à régénérer l'esprit
humain, à lui donner une vie nouvelle, à changer
1. Autobiufjraphie, p. i5/( h i64-
188 PHILANTHROPISME PATRONAL
complètement la société à travers le monde dans
son esprit, dans ses principes et dans ses prati-
ques, à transformer le milieu social de telle sorte
qu'il ne restera plus du vieux monde pierre sur
pierre. Cette première annonciation à l'univers
du seul vrai système rationnel de société pour
l'espèce humaine, l'annonciation d'une nouvelle
existence pour FliomiTie sur la terre occupa et
surexcita au plus haut point l'attention du monde
civilisé pendant lété et l'automne de 1817, »
Dans de grandes réunions publiques qu'il entoure
d'une formidable publicité, Owen expose à Lon-
dres ses vues morales et sociales; du 3o juillet au
10 septembre, les colonnes du Times et des autres
journaux sont remplies par le compte rendu de
ces réunions; Owen achète 3oooo exemplaires de
ces journaux, qui donnent une reproduction in
extensode ses discours, et les envoie aux ministres
des paroisses, aux membres du Parlement et à tou-
tes les autorités sociales. Il fait tirera [^o 000 exem-
plaires le compte rendu de ces meetings. En deux
mois cette publicité ne lui coûte pas moins de cent
mille francs'. Owen dit dans son autobiographie
I. Autobiographie, p. i56, 167, i58, 159. Après la réunion «In
i5 août, l'envoi par Owen d'un nombre extraordinaire de pros-
pectus et de journaux, met les malle-postes en retard de vinjft
minutes... Owen prétend que ces événements qui avaient fait de
lui l'homme le plus populaire du jour alarmèrent le {jouveruement,
OWEN INITIATEUR DE LA LEGISLATION DU TRAVAIL 180
qu'il était décidé h dénoncer « les puissances des
ténèbres )), quelles qu'en pussent être les consé-
(juences, fut-ce même au péril de sa vie'. Les
puissances des ténèbres, c'étaient « les religions
aux mille formes et la prêtraille qui maintien neiil
l'âme humaine dans l'erreur et enchaînent
1 homme à un système de société artificiel ».
« J'avais découvert, dit Owen, que le grand ob-
stacle à tout progrès réel et durable et à toute
amélioration humaine se trouvait dans les reli-
gions qui font de l'homme l'esclave d'une igno-
rance grossière et enfantine ^ »
C'est à la réunion du 21 août qu'Owen veut
porter un coup mortel à toutes les fausses reli-
gions du monde ; avec son optimisme habituel il
déclare qu'il était : « le seul individu vivant qui
eut quelque chance d'accomplir une pareille
tache )). Owen commence son discours au milieu
d'une salle comble et il prépare peu à peu l assem-
et que, dans une entrevue, lord Liverpool lui demanda : M. Owen
quel est votre désir ? en ayant l'air de lui dire que ce qu'il deman-
derait lui serait accordé « car il était évident qu'ils sentaient qu'ils
étaient entre mes mains. » Mais Owen ne song'eait à aucun avan-
tage personnel : il désirait seulement être autorisé à mettre les
noms de lord Liverpool et des membres de son cabinet sur la liste
d'un comité. Sans révoquer en doute la véracité du récit d'Owen,
on peut se demander jusqu'à quel point son optimisme ne l'a pas
illusionné sur les craintes qu'il inspirait au gouvernement.
I. Autobioijraphie , p. i55.
3. Autobiographie, p. i58.
190 PHILANÏHROPISME PATRONAL
blée à la révélation sensationnelle ; il déclare
enfin avec solennité : « Quelles qu'en puissent
être jamais les conséquences, je veux maintenant
remplir mon devoir envers vous et envers l'uni-
vers ; et, fût-ce même le dernier acte de ma vie,
je serais satisfait parce que je saurais que mon
existence aura eu son utilité. Ainsi donc, mes
amis, je veux vous dire que jusqu'à présent on
vous a empêchés de connaître le véritable
bonheur, uniquement à cause des erreurs gros-
sières... )) Sur ce dernier mot Owen s'arrête et
fait une pause, puis il dénonce toutes les religions
du monde. Les paroles de notre réformateur,
qui s'attendait à soulever l'indignation générale,
sont accueillies seulement par un grand silence
et les coups de sifflet de quelques clergymens.
Son discours se termine au milieu des applau-
dissements. Se retournant alors vers un de ses
amis, Owen lui dit : « La victoire est gagnée, la
vérité déclarée ouvertement est toute-puissante. »
La déclaration d'indépendance religieuse avait
pris iine forme théâtrale qui peut paraître pom- .
pense aux amis de la simplicité. Il faut com-
prendre pourquoi Owen donnait à ses actes celle
solennité ; croyant en la toute-puissance de la
vérité et de la raison, il voulait, par des manifes-
tations et professions de foi publiques, impres-
sionner ropinion ol communiquer à ses paroles
OWEN INITIATEUR DE LÀ LÉGISLATION DU TRAVAIL lit!
un retentissement considérable : ainsi la vérité
pouvait toucher de sa grâce un plus grand nombre
de cœurs à la fois. Si Owcn était un chimérique
de pensée, il avait, quand il agissait, un sens
pratique qui lui avait révélé la force de la mo-
derne publicité ; aussi son apostolat désintéressé
ne négligeait pas la réclame et prenait à certains
moments des allures de campagne électorale. En
cette circonstance, il avait fallu àOwen un certain
courage pour faire sa déclaration d'indépendance
religieuse ; sans doute il ne risquait pas sa vie
comme il le croyait, mais son influence quasi-
officielle dans les hautes sphères de la société.
Cette déclaration lui créa toute une classe d'en-
nemis qui ne lui pardonnèrent jamais, et elle
commença sa rupture avec les autorités politiques
et sociales, rupture qui peu à peu le rejeta, bien
nial2;ré lui, vers la classe ouvrière et les œuvres
d initiative privée.
Cependant Owen ne désespère pas de faire des
gouvernements les agents de la réforme sociale.
Il profite d'un voyage qu'il fait sur le continent
en 1818 ' pour adresser aux souverains alliés
I . Voyag-e avec le P'' Pictet, de Genève. A ulobmj rapide, p. 166 :
A Paris, sa première visite est pour le due d'Orléans (p. ifi7) ;
entretiens avec Cuvier, Laplace, A. Iluinljoldt (p. 1O8); séjour à
Genève (p. 170); rencontre avec M™"^ de Staël et Sisniondi
(p. 173) ; visite des écoles de Frère Oberlin à l'^'iboui-jf ; de Pesta-
192 PHILANTHROPISME PATRONAL
réunis au congrès d'Aix-la-Chapelle deux mé-
moires sur l'état présent et les perspectives
d'avenir de la société'. Owen est toujours hanlé
par l'idée d'être le conseiller éclairé des rois pour
le bien des peuples. A son retour à Paris on lui
apprend confidentiellement que les membres du
Congrès avaient considéré ses deux mémoires
comme les plus importants documents qui leur
aient été présentés. Aussi Owen ne doute-t-il pas
de son autorité auprès des gouvernements : « J'ai
su, dit-il, que ces deux mémoires avaient fait la
plus extraordinaire impression sur l'esprit des
souverains présents et les représentants des autres
gouvernements ^ » Mais à son retour à Londres,
il s'aperçoit des effets de sa déclaration d'indé-
pendance : « Je me rendis compte de l'opposi-
lozzi à Yverdun, et de Fallenberg à Holwyl, p. l'jli, 179. C'est
alors qu'il arrive à Francfort où il prépare ses deux mémoires.
1. Autobiographie, p. 182, 188 — p. i85. Il présente lui-même
ses mémoires à l'empereur de Russie, mais celui-ci n'a pas de
poche où les mettre ; sur un ton un peu rude, il demande à Owen
qui il est et lui fixe une audience ; Owen, froissé, ne se rend pas.
à l'invitation de l'empereur, mais ensuite le regrette : « Je le re-
jjrettai parla suite... j'aurais bien pu avoir de l'influence sur lui
pour le bien public, car mon influence sur les gouvernements d'Eu-
rope était bien supérieure à celle que je croyais avoir. » Owen
déclare aussi que, dans toutes ses relations avec les ministres, il
les trouva toujours uniformément disposés à introduire en pratique
le nouveau système de société !
2. Autobiographie, p. 188.
OWEN INITIATEUR DE LA LÉGISLATION DU TRAVAIL 193
tion que mes déclarations publiques compro-
mettantes avaient soulevée contre moi. Cette
opposition s'est prolongée, sans arrêt, pendant
plus de trente années et m'a poursuivi pas à pas
•dans toutes mes étapes : on s'est servi de tous les
moyens déloyaux, des autorités établies comme
des préjugés, pour faire échouer toutes les œuvres
que je tentais dans l'intérêt de l'humanité pauvre,
exploitée et souffrante... Le Rubicon était
passé'. »
t. Autobiographie, f. 191.
Edouard Dolléans. i3
TROISIÈME PARTIE
COMMUNISME AGRAIRE
ET EXPÉRIENCES ARTIFICIELLES
(i8i9-i83o)
CHAPITRE PREMIER
DE L'ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL AU
COMMUNISME AGRAIRE,
AUTORITAIRE ET COMMUNAL
Dans le quatrième essai sur la formation du
caractère, le système d'éducation nationale
([u'Owen recommandait aux gouvernements se
complétait d'un système, à peine esquissé, d'as-
sistance par le travail. Ce système d'assistance
par le travail est repris et précisé par Owen
dans le rapport de 1817. De ce projet il n'est rien
qui, sous une forme plaisante, donne un résumé
plus exact que l'analyse satirique parue dans le
Nain-Noir \ du 20 avril 181 7, sous le titre de
« Plan de M. ÛAven en vue de développer le pau-
périsme )) : (( En présence de la misère grandis-
sante, les réformateurs à la mode de Spence ont
1. The Black Dwarf, a London Weekly publication by T.-J.
Wooler 2"^, p. 465, 507, vol. I, 1817 : M. Owen's plan for the
growth of paupers.
198 COiMMUNISME ACiRAIRE
eu l'honneur de suggérer un nouveau remède
pour mettre fin à cette désastreuse situation.
Jusqu'à l'heure de sa mort, Spence avait été per-
sécuté à cause de ses doctrines spencéiennes.
Voyez les vicissitudes de la fortune : voici le plan
spencéien de M. Owen, affiché, proclamé, puhlié
à travers le pays. M. Owen réunit un meeting
public pour discuter ce projet et met les noms
des ministres en tête du Comité chargé de sa
mise en pratique.. . De M. Owen nous ne vou-
drions rien dire d'irrespectueux. Sa philanthro-
pie active et enthousiaste mérite les éloges. Il a
eu le mérite de présenter au public un aperçu
terrifiant de la détresse qui sévit et de faire appel
à ce même public afin d'y apporter un soulage-
ment immédiat. Il est possible qu'il croie à l'effi-
cacité de son projet ; mais, s'il est capable de la
moindre réflexion, il ne peut s'imaginer que ses
patrons et ses amis actuels pensent comme lui.
Le motif qui les a amenés (les ministres) à lui
apjDorter leur assistance est toute autre : il faut
quelque chose pour distraire, détourner ou éloi-
gner l'attention publique des grandes questions
de réforme et de la réduction des impôts. Peu
importe à quel prix on atteindra ce but : que ce
soit le droit de pétitionner ou celui de mendier,
que ce soit l'établissement de banques d'épargne
pour les malheureux qui n'ont même pas de quoi
I)K L'ASSISTANCK PAU I.K TRAVAIL AU COMMUNISME 199
subsister, ou celui de casernes de pauvres en vue
de développer le paupérisme sous prétexte de le
diminuer, que ce soit le duc d'York, l'archevêque
de Cantorbéry ou M. Ovven, peu importe, du
moment qu'on aveugle 1 opinion politique... Le
projet de M. Owen consiste en une neurserie
d'hommes' (si tant est qu'on puisse encore leur
donner ce nom) si complètement sous le contrôle
des autorités existantes, qu'ils ne se distingue-
raient des militaires qu'en un seul point : les sol-
dats restent généralement dans l'oisiveté tandis
(|ue les soldats des casernes de pauvres devront
se suffire à eux-mêmes en s adonnant à des tra-
vaux principalement agricoles... Imaginez un
théoricien en chambre proposant d'interner les
sans-travail dans des casernements de i 200 per-
sonnes et établissant entre eux une espèce de
communauté spencéienne dans laquelle ils seront
réduits à n'être plus que desimpies automates, oii
tous leurs sentiments, actions, opinions seront
soumis à certaines règles édictées par M. Owen,
la divinité tutélaire de ces nouveaux élysées : ils
devront travailler en commun, vivre en com-
mun et mettront tout en commun, sauf leurs
femmes. Les enfants à l'âge de trois ans seront
séparés de leurs parents et élevés ensemble.
I . Nursery of meu.
200 COMMUNISME AGRAIRE
M. Owen suppose que toutes les mauvaises pas-
sions seront détruites radicalement, que, vêtus et
nourris, les pauvres n'aspireront à rien au delà... »
Avec M. ÛAven il serait vain de discuter : défen-
dre son système est au-dessus de ses moyens. Il
agit sagement en évitant de répondre et en se
contentant de répéter : « Mon projet est le meil-
leur et le plus admirable qui soit jamais sorti
.d'un cerveau humain. Cela est, parce que cela
est. Voyez, dit-il, quel joli plan j'ai tracé sur le
papier * ! A quelles distances égales j'ai placé
telles et telles constructions ! Quelle uniformité
elles présentent ! Ici sont les communs, là les
écoles et les salles de lecture, ici les salles de réu-
nion, là les brasseries, les ateliers, les greniers.
Ici on installera les femmes, ici les hommes, et là
les enfants. On les réunira pour dîner chaque
jour à heure fixe et on les habillera et on les
instruira et on ne les fera pas trop travailler. Oh !
combien ils devront être heureux ! Il n'y aura
plus d'obstacles au bonheur. Toutes les mauvaises
passions seront déracinées et je voudrais bien
moi-même vivre de cette vie-là. Qui me comprend
ne peut rien objecter : il y aura une chapelle oii
la vérité seule sera enseignée et des écoles où l'on
I. Allusion au plan des villages d'harmonie et de coopération
mutuelle qui se trouve h la suite du Reporl on Ihc Poor, p. 64.
IJE L'ASSISTANCE PAU LE TRAVAIL AU COMMUNISME 201
n'apprendra que des connaissances utiles. » C'est
ainsi que raisonne M. Owen : sans doute s il
fabriquait lui-même les êtres qui doivent habiter
ses petits paradis, comme il fait les lois qui doivent
les gouverner, tout serait parfaitement organisé...
En politique, en morale, en philosophie, M. Owen
prononce des arrêts avec une égale autorité et
ses raisonnements peuvent se ramènera ceci : « Je
suis moi, et je suis dans la vérité. Vous êtes vous,
et vous êtes dans le faux. Je ne répondrai pas à
vos arguments : il sont futiles et viennent de votre
ignorance. Lisez mes brochures, et vous serez
convaincus \ »
En présenlant l'inventeur des villages d'har-
monie et de coopération mutuelle comme un sim-
ple disciple de Spence, \e Nain-Noir avait marqué
l'un des caractères essentiels de l'owenisme, qui
est une doctrine agraire. Owen est fidèle à la tra-
dition du communisme ", qui, depuis ses origines,
avait été presque exclusivement préocupé du pro-
blème de la terre et de la projDriété foncière ; il est
1. Sous une forme satirique, c'est une très fidèle imag'e des
argumentations d'Owen et des réponses qu'il faisait aux objections.
Voir Lovett, p. 48-49-
2. La Crisis porte en tète d'un certain nombre de ses numéros
et sur la couverture de l'année iSSa le plan d'un village d'har-
monie avec cette inscription : Communauté de 2 ooo personnes,
fondée sur le principe recommandé par Platon, lord Bacon, T.
Morus et R. Owen.
202 GOMMUNIS.ME AGRAIRE
fidèle aussi à la tradition anglaise, car, peut-êlre
sans le savoir et sans connaître leurs œuvres, il est
disciple des Winstanley, des Ogilvie, des Spence
et des Paine. Bien qu'ayant assisté et ayant pris
part au développement de la grande industrie,
Owen a refusé d'admettre la nécessité de l'évolu-
tion industrielle ; entraîné inconsciemment par les
origines chrétiennes de sa conception du retour
à l'état de nature, il a porté avec amour ses re-
gards vers le passé, il a rêvé de rendre à l'agri-
culture, source de toute richesse et de toute
Acrtu, une place prépondérante dans les travaux
des hommes, afin de rapprocher ceux-ci et de la
nature et de la vertu. Oavcii a voulu absorber et
dissoudre en quelque sorte l'industrie dans l'agri-
culture en faisant des établissements industriels
plus rares une simple annexe des services agrico-
les. La cellule sociale, selon lui, doit être l'asso-
ciation de cultivateurs, la commune rurale, — et
le moyen de réaliser cette transformation, c'est la
nationalisation progressive ou plutôt la commu-
nalisation du sol et la création de gros villages
agricoles.
Pour atteindre cet idéal social, Owen prétend
faire surtout appel à la raison de tous éclairés par
quelques-uns, mais en réalité sa doctrine est au-
toritaire, et, pour renforcer la voix mal écoutée
de la raison il fait appel aux gouvernements. Cet
I)K LASSISTANCK l'Ali LK THAVAIL AL' GOM.MUNIS.MK 2o:{
iiitervcnlioniiisme, latent ou manifeste, se retrouve
à toutes les époques de la vie (VOwen et dans les
trois œuvres qui marquent les trois étapes du dé-
veloppement de sa doctrine, le rapport de 1817,
le rapport au comté de Lanark (1820) et VUniver-
selle Révolution publiée en 18/19'. ^^ 1817
comme en 18^9, la puissance publique est
l'agent de la réforme sociale, et, en 1820, elle ne
reste pas étrangère à la création des villages agri-
coles.
Dans le rapport de 1817, Owen n'exposait qu'un
système d'assistance par le travail : il affirmait le
droit au travail et donnait sa formule de mise en
pratique de ce droit ; mais les établissements de
pauvres dont il proposait la création suggéraient
déjà l'idée d'une nouvelle organisation du travail
destinée à se généraliser. Le rapport au comté de
Lanark est la transition entre le plan d'assistance
par le travail de 181 7 et le communisme agraire,
autoritaire et communal qui apparaît comme la
doctrine définitive d'Owen dans l'Universelle Ré-
volution de 18/19. Bien que ce dernier ouvrage ne
fasse sur beaucoup de points que préciser et gé-
néraliser les conceptions de 1820, il convient
I. The RevuhiUuii in the Mind ami Praclice oj llœ Huiiian Race
or the comimj change froin irrationalily to Ralionalily. Londres,
i8/i9, et A supplemenl to Ihe Révolution, publié séparément, mais
la même année.
2()4 COMMUNISME AGRAIRE
d'étudier et d'analyser successivement le rapport
de 1820, complété par celui de 1817, et VUni-
verselle Révohifion de 18/19. ^^ 1820, Owen fait
encore à l'initiative privée une part qui, après les
échecs de ses tentatives personnelles, disparaît en
i8/i9.
Les deux rapports de 181 7 et de 1820 ont pour
objet l'étude des causes de la misère des classes
pauvres et des remèdes à y apporter. Owen expli-
que la misère des classes des travailleurs par le
développement du macliinisme et de la puissance
de production qui a suivi les découvertes de Watt
et d'Arkwright : « La misère actuelle a pour
cause immédiate la dépréciation de la main-d'œu-
vre ; cette dernière résulte de l'emploi général
des machines dans les manufactures d'Europe et
d'Amérique, mais principalement dans les manu-
factures anglaises où ce changement a été rendu
très rapide par les inventions d'Arlovright et de
Watt^.. L'absence de travail et la misère publi-
I. Report on ihe Poor. Life of R. Owen. Vol. 1, A, p. 54-
1^6 même Report to Countj of Lanark, p. 27/1 : « Les machines ;^
vapeur et les machines à tisser ainsi que les innombrables inven-
tions mécaniques auxquelles elles ont donné lieu ont infligé à la
société des maux qui conlre-balancent les avantages qu'elle en
retire. Elles ont accumulé la richesse aux mains d'un petit nombre
qui, grâce h elles, continuent à absorber la richesse produite par
le plus grand nombre. En sorte que la masse de la population est
devenue l'esclave de l'ignoi'ancc et du caprice des accapareurs et
DE L'ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL AU COMMUNISME 20.i
que qui en résulte sont dus au développement rapide
(le cette puissance de production'... Le dévelop-
pement du machinisme a eu pour eHet la dépré-
ciation do la main-d'œuvre; le manque de travail
don tsoulTre actuellement la classe ouvrière estcausé
parla surabondance des produits de toute esjDèce qui
ne trouve pas de débouchés. » La surabondance de
production résulte donc à la fois du développe-
ment du machinisme et de la consommation in-
suffisante : (( Elle tient à l'absence d'un débouché
proportionné aux moyens de production ^ ^) Le
développement du machinisme explique la sur-
production destinée à se perpétuer par suite de la
sous-consommation des classes ouvrières. Que
faire en face de cette situation.^ Ce sont les ma-
chines qui enlèvent à l'homme son travail et sa
subsistance. Va-t-on donc réduire l'emploi des
machines ou sacrifier des millions de vies humai-
nes? Ni 1 un ni l'autre. Il faut procurer aux sans-
travail des occupations rémunératrices : la machine
doit aider l'homme et non le remplacer. Le pro-
blème est double et il y a deux remèdes à trou-
ver : il ne suffît pas de procurer des emplois aux
qu'elle est infiniment plus im])uissante et plus mist'Table qu'à
l'époque où les noms de \V att et trArkwriglil n'étaient pas con-
nus... »
I. Report lo Country of Lanark, p. 26^1.
3. liepoii lo C. of L., p. 265-2G6.
206 GOiMMUNISME Af.HAIRE
sans-travail, il faut encore ouvrir des débouchés
aux produits. La substitution de la mesure natu-
relle de la valeur à la mesure artificielle créera
des débouchés illimités ; la création d'une nouvelle
organisation du travail et de villages agricoles
assurera aux travailleurs des occupations agréables
et une vie facile.
Il faut trouver des débouchés aux produits. Le
travail manuel source de toute richesse, est la
mesure naturelle de la valeur. Les métaux pré-
cieux, au contraire, sont une mesure artificielle :
leur introduction comme mesure de la valeur a
transformé la valeur intrinsèque de toutes choses
en valeur artificielle et a retardé le progrès géné-
ral de la société : c'est bien en ce sens qu'ont peut
dire que l'argent est la racine de tous les maux.
(( L'accroissement rapide de la richesse, déterminé
en Angleterre avant 1797 par les découvertes
scientifiques, a obligé le pouvoir législatif à faire
à cette date, par act du Parlement, l'étonnante
déclaration que l'or cessait d'être la mesure an-
glaise de la valeur. L'expérience avait jDrouvé que
l'or et l'argent ne pouvaient représenter plus
longtemps en fait l'accroissement de richesse pro-
duit par l'industrie anglaise grâce aux inventions
scientifiques. On adopta une mesure temporaire,
et le papier de la banque d'Angleterre devint poiu-
ce pays la mesure légale de la valeur. » Dans
DE L'ASSISTANCE FAH LE TRAVAIL AU COMMUNISME £07
Tact de 1797, Oweii voit « la preuAC convaiii-
caiiite que la société peut faire de tiimporle quelle
substance, possédant une valeur intrinsèque ou
non, la mesure légale de la valeur ». Owen pro-
teste contre toute tentative pour rétablir les paie-
ments en espèces « tentative ainsi vaine que d'es-
sayerde faire tenir un oiseau complètement formé
dans la coquille 011 il a été couvé ou un géant
dans les vêtements dun enfant' ». Si l'on veut
qu'un équilibre existe entre la production et la
consommation, il faut avant tout autre réforme
adopter la mesure naturelle de la valeur ; le tra-
vail : on déterminera la valeur exacte de l'unité
ou de la journée de travail et on fixera la valeur
d'échange de tout produit d après la quantité de
travail qu'il contiendra ; les objets s'échangeront
d'après les quantités de travail incorporées en eux.
Ce changement dans la mesure de la valeur ou-
vrirait immédiatement à la production des débou-
chés illimités : « Les débouchés du monde entier
dépendent uniquement delà rémunération accor-
dée au travail des classes ouvrières, et leur impor-
tance est proportionnée à cette rémunération.
Mais la société actuelle ne permet pas que l'ou-
vrier reçoive la juste rémunération de son travail,
et il en résulte une absence de débouchés...
I. Report to C. of L., p. ^6^-268.
i08 COMMUNISME AGRAIRE
Grâce à l'adoption de la mesure naturelle de la
valeur, l'échange des produits du travail se fera
sans obstacles et sans limites jusqu'à ce que la ri-
chesse soit devenue si abondante que son aug-
mentation, désormais inutile, ne soit plus dési-
rée \ )) On verra dans un prochain chapitre
comment Owen tenta de mettre en pratique ses
idées sur la valeur, dans l'équitable banque
d'échange de travail.
Il ne suffit pas d'ouvrir des débouchés aux pro-
duits, il faut encore offrir des emplois aux travail-
leurs. A cette fin, Owen propose de substituer,
dans la culture de la terre, la bêche à la charrue
et de créer des communautés agricoles destinées
à expérimenter un nouveau mode d'organisation
du travail. La première de ces mesures marque
bien le caractère rural et archaïque des préoccu-
pations d'Owen. La culture par la bêche serait
pour les sans-travail « une source d'occupations
certaines et durables ». « Nous avons ainsi, dit
Owen, les moyens de procurer un travail fruc-
tueux et durable aux ouvriers pauvres, quel que
soit leur nombre et pendant des siècles. Le sys-
tème de culture par la bêche s'impose comme un
moyen de soulager la misère des classes pauvres. »
Owen calcule que le système actuel de culture
I. Report lo C. of L., p. 268, 278, 271.
DE LASSISTANCK l'AU LK TI{.\V\1I. AU COMMUNISME 200
[)ar la charrue fait vivre, par le travail de deuv
millions d'hommes, huit millions d'individus. Le
système de culture par la bêche assurerait l'em-
ploi de 60 millions de laboureurs et « ferait lar-
gement vivre une population bien supérieure à
cent millions d'amos' ».
La seconde réforme à accomplir est empreinte
du même caractère rural et du même archaïsme.
Owen veut modifier l'organisation existante du
travail ; il reproche au système industriel la divi-
sion du travail qui a détaché l'industrie de l'agri-
culture et a donné à celle-là une prépondérance
([ui va grandissant. Ses préférences s'expliquent
par deux raisons. L'industrie, devenue indépen-
dante de l'agriculture, a éloigné l'homme de la
nature (raison morale et sentimentale) et séparé
l'ouvrier de sa subsistance (raison économique) :
(( Les hommes s'occupant d'agriculture avec les
industries qui en dépendent feraient vivre, dans
un district donné, une population bien supérieure
et dans des conditions bien plus avantageuses que
le même district si sa population agricole était
séparée de sa population industrielle ^ » Owen
1. Report to C. of L., p. 276-276.
2. Report cit., p. 282 : « La socidti^, éternellement induite en
erreur par des théoriciens de cabinet, a commis en pratique toutes
les fautes possibles, mais elle n'en a peut-être pas commis de plus
grave que lorsqu'elle a séparé l'ouvi-ier de sa subsistance et Fait
Edoliard Dolléaks. i4
210 GOMMUNISiME AGRAIRE
veut ramener l'Iiumanité à la vie rurale, mais
comment inspirer à l'Iiomme 1 amour de la cam-
pagne? Sa foi en la toute-puissance de la raison
et en l'évidence de la vérité devait lui faire penser
que, pour toucher l'esprit des hommes ignorants,
il sulTisait d'une expérience heureuse : la création
d'associations de cultivateurs et de villages agri-
coles modèles, voilà l'idéal qu'il convenait de
donner en exemple et de proposer à l'imitation.
Une étroite parenté existe entre la conception
d'Owen et celle de Fourier. Comme Owen, Fou-
rier installe la phalange d'essai à la campagne et
donne aux travaux des champs la première place;
comme Owen, Fourier considère une expérience
heureuse comme suffisante pour donner aux hom-
mes le désir d'adopter une organisation qui assure
tant de bonheur : a II ne se formera pas, dit Owen,
une seule de ces associations sans qu'elle n'inspir(^
à la société le désir d'en former d'autres ; elles se
multiplieront rapidement... Le caractère, la con-
duite des individus formés d'après le nouveau sys-
tème seront bientôt la preuve vivante de la supé-
dépendre cette subsistance du travail et de la production incer-
taine des autres, ainsi que cela se passe dans le système industriel. ..
Des villagfes ainsi composés, entourés d'autres villag^es semblables
situés k des distances convenables, présenteront tous les avantages
que les logements des villes et des campagnes peuvent offrir a
l'heure actuelle sans aucun des inconvénients qui y sont nécessai-
rement attachés. »
DE L'ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL AU COMMUNISME 21i
riorité de cet état de choses nouveau sur l'état de
clioses ancien, et l'ancienne société ne tardera pas
à disparaître'. »
Ce n'est pas seulement dans son inspiration gé-
nérale, mais aussi dans ses détails, que la concep-
tion d'Owen se rapproche de celle de Fourier et
le village d'harmonie et de coopération mutuelle
de l'Association domestique-agricole. Pour Owen,
comme pour Fourier, il existe des proportions
fatidiques selon lesquelles les cultivateurs doivent
être associés pour former la cellule sociale ^ Tan-
dis que Fourier propose le chiffre de i 800 per-
sonnes, Owen déclare que le (( chiffre maximum
est de 2 000 et le chiffre minimum de 3oo per-
sonnes; le chiffre le plus avantageux pour la for-
mation de ces villages agricoles varie entre 800
et I 200 personnes ». L'étendue du domaine agri-
cole, comme le nombre des habitants, est fixée
par Owen : « On donnerai ces cultivateurs un
1. Report cit., p. 3o3, 28g.
2. Report cit., p. 280-281. « Le premier soin de l'économiste
devra donc être de rechercher dans quelles proportions les indi-
vidus devront être associés pour former le premier noyau ou pre-
mière division de la société. Tous les arrang-ements à venir dépen-
dront de la décision qu'il aura prise à cet égard. C'est l'un des
problèmes les plus difficiles de l'écoiiomie politique. Cette décision
aura une influence essentielle sur le caractère futur des individus
et sur la marche {jénérale de l'humanité : c'est en fait la pierre
angulaire de tout l'édifice social. »
212 COMMUNISME AGRAIRE
leiraiii suffisant pour leur permettre de récolter
des vivres abondants et toutes les choses néces-
saires à leur existence ainsi que les produits agri-
coles supplémentaires que les besoins publics
pourraient réclamer. » Owen compte, par mem-
bre de l'association rurale, une demi-acre à une
acre et demie, soit pour douze cents personnes
600 à I 800 acres. La forme des bâtiments est
aussi soigneusement déterminée. Les bâtiments
devront former un carré et être situés au centre
du domaine agricole. (( Comme les cours, allées,
rues et ruelles entraînent des inconvénients inu-
tiles, sont malsaines et nuisent au confort », elles
seront supprimées. A l'intérieur du carré de con-
structions se trouvent les bâtiments publics qui le
divisent en parallélogrammes ; le bâtiment cen-
tral comprend une cuisine publique, des réfectoi-
res et (( toutes les dispositions nécessaires pour
confectionner des repas d'une manière économi-
que et les prendre dune manière confortable ».
A droite de ce bâtiment central se trouve un au-
tre bâtiment dont le rez-de-chaussée servira de
salle d'école enfantine et l'autre étage de salle de
lecture et de salle pour le culte. Le bâtiment situé
à gauche comprend, au rez-de-chaussée, l'école
pour les enfanls plus âgés et la salle des comités;
au-dessus se trouvent la bibliothèque et la salle
pour les adultes. Trois des côtés du carré sont oc-
DE L'ASSISTANCE 1»AR LE TRAVAIL AU COMMUNISME 2i:{
€upés par des logements pour les ouvriers mariés:
cliacun d'eux comprend quatre cîhambres assez
grandes pour loger un ménage et deux enfants.
Le quatrième côté comprend le dortoir destiné
aux enfants de toute famille qui en comptera plus
de deux et aux enfants âgés de plus de trois ans.
Au centre de ce quatrième côté sont des apparte-
ments pour les surveillants des dortoirs ; à l'une
des extrémités se trouve l'infirmerie et, à l'autre,
un logement pour les étrangers. Derrière les bâti-
ments, tout autour du carré, s'étendent des jai-
dins et, immédiatement derrière ces jardins, les
ateliers ; plus loin encore quelques fermes avec
des installations pour fabriquer la bière, le pain,
etc... : tout autour sont des enclos cultivés, des
pâturages dont les haies sont faites d'arbres frui-
tiers. En annexe et d'une façon accessoire seule-
ment apparaissent quelques rares établissements
industriels ^
Owen prévoit tout et il attache à la forme des
bâtiments la plus grande importance. Il n'est pas
seulement préoccupé de l'influence du milieu ex-
terne sur la formation du caractère, mais de celle
de 1 éducation qui permettra de donner aux hom-
mes des âmes vertueuses et raisonnables : dans
I. Report on the Poor, p. 58, et Report to C. of L., p. 283-
284.
214 COMMUNISME AGRAIRE
les villages d'harmonie les enfants seront élevés
en commun, a comme s'ils faisaient partie réelle-
ment delà même famille ». C'est par réducation
des tout jeunes enfants qu'Owen comptait pétrir
des âmes nouvelles et former des caractères qui
agissent, pensent et sentent rationnellement'.
Owen ne se désintéresse pas des voies et
moyens de réaliser ces associations de cultiva-
teurs. Il dresse le bilan d'un village agricole :
pour I 200 personnes, les dépenses s'élèveront
࣠96000, soit un capital de £ 80 à avancer par
tête ou à 5 Vo) £ ^ par an" Mais qui avancera ces
fonds, qui prendra l'initiative del'expérience des-
tinée à transformer le monde ? Ow^cn fait-il appel
à l'initiative privée ou a l'intervention gouverne-
mentale .►* A l'une et k l'autre. Il est inexacte de
donner à sa doctrine le nom de socialisme socié-
taire et de dire qu'Owen veut fonder la société
nouvelle par la libre association et par une simple
transformation d'un contrat de droit privé ^ ; car
déjà, en 181 7 et 1820, Owen ne fait intervenir
l'initiative privée qu'à titre d'amorce, pourrait-on-
dire, et seulement pour montrer le chemin aux
1. Report to C. of L., p. 294 et 392.
2. Report on the Poor, p. 60.
3. Comme Menger, L'État socialiste, p. 168. — On n'a pas non
plus marqué tout l'interventionnisme et l'autoritarisme que recèle
la conception de Fourier.
DE L'ASSISTANCE FAR LE TRAVAIL AU COMMUNISME 215
nouvernoments ' : c'est à eux qu'en dcfinilive le-
vient le devoir d'apporter leurs puissants moyens
d'action à la réalisation de la réforme et à sa gé-
néralisation. Sans doute, dans le rapport au
comté de Lanark, Owen fait appel à la bonne vo-
lonté des propriétaires fonciers et des capitalistes,
à celle des sociétés de bienfaisance et à celle des
associations de la classe moyenne et de la classe
ouvrière, associations de fermiers, de petits com-
merçants, d'artisans et de travailleurs manuels ;
mais aussi à l'intervention des comtés et parois-
ses qui sont des établissements publics". Sans doute
plus tard, dans le New moral WorlcP, il conseillera
aux Trades-Unions de consacrer leurs fonds à la
création de communautés agricoles, au lieu de
les employer aux grèves et à la lutte de classe ;mais
il déclare, dès les premières lignes du rapport au
comté de Lanark, que « rien ne saurait être tenté
utilement sans l'intervention du Gouvernement
et du pouvoir législatif» et, dans le rapport de
1817, il avait dit déjà que « l'Etat effectuerait plus
efficacement la transformation proposée dans l'in-
térêt des ouvriers pauvres et des sans-travail que
linitiative privée S). C'est pour cette raison qu'il
1. Comme le dit Owen avant l'expérience de. New-Harmony.
2. Report to C. of L., p. 399.
3. Nos des i'^-24 mars et 7 avril i838.
4. P. 62. « En réalité, on ne retirera de ce projet tous les
216 COMMUNISME AGRAIRE
convie le gouvernement à une nationalisation par-
tielle du sol : « On choisirait dans le pays les
emplacements les plus lavorables à ces établisse-
ments mi-agricoles, mi-industriels. On ferait l'es-
timation des terrains d'une acquisition facile sui'
les différents points du royaume; lEtat les achète-
rait ou les louerait à perpétuité on soulagerait
ainsi les ouvriers pauvres des champs et des ma-
nufactures sans entrer en conflit violemment ou
prématurément avec la société actuelle. »
Les résultats qu'Owen attend de la généralisa-
tion progressive des petites communautés agricoles
doivent nous arrêter un moment, parce qu'ils
marquent bien le caractère ulopique de sa concep-
tion. Grâce à lorganisation nouvelle du travail,
il serait possible de faire vivre dans l'aisance une
population quadruple à celle d'aujourd'liui. Owen
ne s'effraie pas de l'accroissement de la popula-
tion, car il croit à la possibilité de multiplier les
subsistances dans des proportions beaucoup plus
considérables ' .
bénéfices qu'il peut donner, que lorsqu'il sera devenu national.
L'arguent nécessaire à la fondation d'établissements conformes au
])lan projeté pourra être obtenu par la consolidation des fonds des
œuvres d'assistance publique, par la conclusion d'emprunts gagés
sur la taxe des pauvres. . . »
I. De même Godwin, Essay on Avarice and Profusion, dans The
Enquirer, 1797- Ou pourrait dire que, pour Godwin comme pour
Ovvea, les proportions de Mallluis sont renversées.
DE L'ASSISTANCE l'AH l,K TMAVAIL AU COMMUNISME 217
Celte question de la population est Importante ;
il est nécessaire d'y insister ici : les organisations
socialistes stimulent le développement de la popu-
lation ei suppriment, sans les remplacer par un
IVein compensateur, les obstacles que ce dévelop-
pement rencontre dans la société individualiste.
Malthus avait parfaitement compris qu'il y avait
là une infirmité de doctrines socialistes : la pre-
mière ébauche de son livre sur la population
(1798)' avait été justement, comme le montre
son litre, une réfutation des systèmes d égalité
(Condorcct,Godwin, etc.) et tout le (Tort de Mal-
thus avait porté sur cette faiblesse radicale des sys-
tèmes socialistes. Aussi peut-on s'étonner de voir
Malthus si aisément sacrifié et jeté par-dessus
bords par les économistes de l'Ecole libérale mo-
derne, alors que tout au contraire il nous paraît
avoir mis en lumière un des vices essentiels du
socialisme et avoir apporté à la critique de ces
doctrines un argument d'une grande valeur.
C'est en s'inspirant de Godwin et en s' abandon-
nant aux espérances illimitées de son optimisme
naturel qu'Owen répond à Malthus dans le 4* essai
sur la formation du caractère"^ : « Malthus a raison
I. An Essay on the Principlc of Population as il ajjecls the
Future Iniprovenent of Society unth remarks on the spéculations of
Mr. Godwin, Mr. Condorcet and otfœr Writers (aiionvme).
3. P. 327, 328.
218 COMMUNISME AGRAIRE
quand il dit qu'une adaptation se fait entre la po-
pulation du monde et les subsistances. Mais il ne
nous dit pas combien plus un peuple intelligent
et travailleur peut tirer du même sol qu'un peu-
ple vivant dans l'ignorance et sous un mauvais
gouvernement... L'homme ne connaît point de
limites à son pouvoir de créer des subsistances. »
Dans la nouvelle organisation, il sera possible de
se procurer les choses nécessaires à l'existence en
si peu de temps et si aisément que le travail sem-
blera une récréation, un exercice destiné à
préparer le corps et l'esprit à jouir de la vie de
façon rationnelle : « La richesse nouvelle que les
dispositions proposées permettront à un individu
de produire par un travail modéré est vraiment
incalculable. Cet individu acquerra une force de
géant comparée à celle que possède actuellement
la classe ouvrière ou toute autre classe. On ne
verra plus ces machines animées, qui ne peuvent
que suivre une charrue, retourner l'herbe ou
accomplir quelque détail insignifiant dune insi-
gnifiante fabrication ou quelque objet dont il .
vaudrait mieux que la société se passât. Au lieu
du maladif aiguiseur d'épingle, du perceur d'ai-
guille ou du rustre qui regarde stupidement le sol
autour de lui sans pensées ni réflexions, il jaillira
une classe ouvrière pleine d'activité et de savoir
utile, douée d'habitudes, de connaissances, de
DE L'ASSISTANCE PAR LE TRAVAIL AU COMMUNISME 219
mœurs et de sentiments qui placeront le dernier
des travailleurs bien au-dessus du meilleur repré-
sentant de quelque classe que ce soit dans n'im-
porte quelle société présente ou passée '. »
L'égoïsme disparaîtra avec les motifs qui en
étaient la cause " : a Tous seront si bien convain-
cus qu'il est facile de créer la seule richesse esti-
mable, dans des proportions dépassant les besoins,
qu'ils perdront tout désir d'accumulation parti-
culière. L'accumulation de la richesse leur paraî-
tra aussi irrationnelle que de mettre de l'eau dans*
une bouteille ou d'en faire provision lorsqu'il y
en a plus qu'il n'est nécessaire pour la consom-
mation générale.» Au milieu d'une telle abondance
de biens, comme la production dépassera sans
cesse les besoins, chacun aura le droit de prendre
au magasin de la communauté tout ce qu'il dési-
rera, et le soin de gouverner deviendra une sim-
ple récréation \ C'est sans doute pour cette
raison que dans le rapport au comté de Lanark
Owennenous donne que peu de détails sur l'orga-
nisation intérieure de la communauté et sur les
principesdesa repartition. A ce sujet il se contente
de dire : « Des dispositions seront prises pour ré-
partir cette richesse entre les membres de l'asso-
1. Report to C. of L., p. 298.
2. Report to C. of L., p. 3o2.
3. Report to C. 0/ L., p. 3o3 et 3oi.
220 COMMUNISME AGRAIRE
ciation qui l'ont créée et pour échanger le surplus
avec celui d'autres communautés. Des règlements
rendront ces transactions très simples et très fa-
ciles... Dans chacun de ces étahlissements, le
travail sera la mesure de la valeur et, comme la
somme de travail manuel, intellectuel et scienti-
fique augmentera toujours, si nous admettons que
la population augmente, la demande ira se déve-
loppant toujours et le débouché sera proportionné
à toute la production, quelle qu'elle puisse être.
Un billet représentatif de la valeur du travail,
fabriqué d après les principes des nouveaux h\U
lets delà Banque d'Angleterre, servira à toutes les
transactions de ce commerce domestique ou
échange et ne sera émis que contre sa Aaleur en
marchandises livrées et emmagasinées'. »
Les lacunes que présente le rapport au comté de
Lanarkne sont pas attribuables seulement au man-
que de précision de l'esprit d'Owen, mais au
mode de création des communautés agricoles.
Dans le rapport au comté de Lanark, ÛAven fait
appela l'initiative des établissements publics, des
particuliers et des associations privées : il est donc
conduit à laisser à ces initiatives de divers ordres
une certaine liberté dans la réalisation. Au con-
I. Report to C of L., p. 3o3, oo^. Contradiction, scnible-t-ll,
avec le principe indiqué plus haut de la ri';partition selon les
besoins.
IJE L'ASSISTANCE PAH EE TUAVAIL AU CO.MML'iNISME Hil
traire, l'Universelle Révolaiion de 18/19 *^ «'^dresse
presque exclusivement à la puissance publi(pie :
elle généralise et systématise la conception et ofTre
aux gouvernements un plan plus précis et plus
détaillé de la réformesociale qui doit commencer
par une nationalisation progressive du sol et une
division territoriale.
\^' Universelle Révolution ' est l'expression ache-
\ée de l'owenisme : l'exposé dogmatique d'un
communisme agraire, autoritaire et communal,
précédé et préparé par l'action des gouvernements.
C'est sous forme de préceptes brefs et d'articles
d'un code universel de lois, la mise en axiomes
delà révolution qui doit conduire à la République
universelle. La réalisation de cette révolution est
marquée par quatre étapes : d'abord, des mesures
transitoires dont Owen laisse le soin aux gouver-
nements éclairés par quelques hommes d'élite ;
puis la nationalisation progressive du sol et sa
division territoriale en communes rurales d'équi-
valentes dimensions: ensuite la fojniation d'un
communisme partiel ; enfin la diffusion du com-
munalisme agraire à travers le monde, les fédéra-
I. Ecrite à la suite du séjour d'Owen à Paris en i8't8. Le
Supplément est précédé d'une note qui présente V Universelle Révo-
lution comme une réponse anticipée au discours de Thiers sur le
socialisme, discours dans lequel ce dernier avait défié les socia-
listes de donner le plan de la mise en pratique de leur système.
222 COMMUNISME AGRAIRE
lions de communes rurales, et la disparition des
gouvernements. Reprenons, une à une, chacune
de ces étapes.
Owen commence par affirmer sa foi inébran-
lable en la toute-puissance des gouvernements.
Son Universelle Révolution est précédée d'un
double appel aux républicains rouges, socialistes
et communistes d'Europe, et à la reine d'Angle-
terre. Aux républicains rouges, il prêche la paix
sociale ; à la reine d'Angleterre, il dit : « Vous
avez la jDuissancc, en adoptant les mesures com-
mandées par le simple bon sens, de clianger tout
ce qui est maintenant mauvais dans la société et
graduellement, pacifiquement, de le remplacer
par tout ce qui est bien. On ne peut pas cacher plus
longtemps au peuple que vous tenez entre vos
mains le pouvoir de l'adversité comme de la
prospérité ^ » Quelles sont donc ces mesures que
le simple bon sens recommande .►* Ce sont d'abord
des mesures de transition : « Pour que ces me-
sures transitoires soient prises pacifiquement et
rationnellement, elles doivent émaner des gou-
vernements existants, quelle que puisse être leur
forme actuelle. On doit conserver les gouverne-
ments comme on conserve les vieilles routes
I. Préface, p. xvii. De même dans le Supplément, p. 3, 4, 5,
iG. Il y a un triple appel à la race humaine, aux peuples et aux
gouvernements d'Europe.
DE L'ASSISTANCE l'AH I.K TI<A\ AIL AU COMMUNISME 22;{
pendant la construction des chemins de fer qui
doivent les remplacer. » Owen demande que les
gouvernements forment un comité (( d'hommes
de pratique », choisis parmi les plus intelligents ;
ce comité commencera la transformation sociale
en enrôlant tous les sans-travail dans une armée
civile (( destinée à être entraînée à la discipline de
la nouvelle organisation ' ». Cette armée civile
sera dressée, disciplinée et~ militairement con-
duite, afin de préparer la réorganisation de la
société sur les vrais principes. Ensuite les gou-
Aernements procéderont à la nationalisation du
soP. Il est plus juste de parler ici de communa-
lisation du sol, car la propriété des territoires
rachetés sera remise aux nouvelles communes
rurales. Une division territoriale assurera à cha-
<pie commune un nombre d'acres de terre équi-
valent eu égard à la qualité : « Chacune de ces
divisions formera un village indépendant n'ayant
pas plus de 3 ooo habitants : le nombre le plus
avantageux pour réaliser une bonne organisation
du travail, un bon gouvernement et une bonne
1. Tlie Révolution, p. Ijy, 70.
2. The Révolution, p. lii, li'i. « Les youveruements devront
graduellement acheter la terre ;\ son prix courant pour en faire
une propriété publique et en tirer tout le revenu public. La terre
ainsi achetée devra être parta^jée de telle façon qu'il en résulte le
meilleur gouvernement pour tous. »
224 COMMUNISME AGRAIRE
éducation est probablement de 2 000. » De petites
communes rurales, indépendantes et se suffisant
à elles-mêmes ' , tel est l'idéal social et économique
d'Owen. Tous les villages agricoles seront unis
par les liens d'une fédération qui deviendra
universelle : n'est-ce pas là cependant un re-
tour archaïque à 1 autonomie de la commune
lurale ?
Dans ces petites économies fermées, quels
seront les principes de gouvernement et de répar-
tition ? La première loi de la constitution univer-
selle et du code de lois rationnel que trace Owen
confie à l'autorité communale le gouvernement
des choses et des êtres, des corps et des âmes :
« La commune devient la mère de toutes les per-
sonnes qui sont sous sa juridiction, elle est
l'agent immédiat de Dieu pour appliquer les lois
de l'universelle puissance de création dans le but
de mettre la société en harmonie avec la nature. »
Une absolue égalité est le principe qui doit diri-
ger tous les actes de l'autorité communale. La
commune ne doit former qu'une seule et même
I. The Révolution, \>. f\'i. « Clicicun de ces villages agricoles
sera destiné à assurer par lui-même sa propre subsistance, sa propre
organisation du travail, son propre gouvernement et sa propre
éducation. (jC ne sera pas seulement le mode le plus économi([ue
pour conduire la société, mais aussi le moy(;n le plus parfait pour
réaliser un bien-être et un bonheur permanent par tous les mem-
bres du village. »
DE L'ASSISÏANCK PAK I.E TRAVAIL AU COMMUNISME 223
famille ' ; à aucun point de vue il ne doit exister
dans la commune rurale d'autre dilTérence que
celle de l'âge. L'autorité publique répartira entre
ses membres les produits avec égalité, c'est-à-
dire selon les besoins, et le travail d'après l'inté-
rêt général, c'est-à-dire selon les talents : a Elle
donnera, ditOwen, an travail et aux talents de
chaque individu la meilleure direction connue. »
La répartition sera donc autoritaire et égalitaire.
Les affaires intérieures de ces petites sociétés
sont dirigées par un conseil général, composé de
tous les membres de la communauté entre 3o et
liO ans, et les affaires extérieures par un conseil
général comprenant les membres de lio à 60 ans'.
La direction de chaque département est confiée à
un comité composé de membres du conseil
choisis d après un certain ordre. Les fonctions du
conseil général de l'intérieur sont des plus larges :
contrôle et gouvernement des circonstances,
organisation de la production, de la distribution
et de l'éducation. Le c(jnseil général de l'extérieur
reçoit les visiteurs et les délégués des autres
1. The Revolulion, ]>. 56, 61, 72 (Raisons qui justifient les lois).
<c La Mère, sachant que l'union donne la force et la sagesse, unit
les enfants en un seul intérêt, d'après un juste et absolu principe
d'égalité, sachant que, sans une honnête et parfaite égalité, il ne
peut y avoir une union permanente et complète des cœurs. »
2. The Révolution, p. 06, section V.
Edouard Dolléans. i5
226 COMMUNISME AGRAIRE
communes agricoles ; il est chargé des relations
intercommunales. Un certain nombre de ses
membres doivent voyager a travers les autres
communes afin de s'entendre avec celles-ci pour
organiser les grandes voies de communication et
réchange des excédents de production. Le conseil
de l'extérieur doit aussi être en quête des der-
jiières découvertes scientifiques, inventions et
améliorations sociales ; il doit concourir à la
fondation de nouvelles communes destinées à
recevoir le surcroît delà population. Les conseils
généraux ont pleins pouvoirs pour diriger les
affaires qui les concernent « aussi longtemps, dit
Owen, qu'ils agissent en harmonie avec les lois de
la nature humaine, lois qui doivent être leur seul
guide en toute occasion ' ». Du reste, le gouver-
nement sera chose facile, grâce à l'éducation
commune que recevront tous les enfants et qui
permettra de leur insuffler uneame communiste :
(( Tous les individus élevés conformément aux
lois de la nature doivent nécessairement à tout
moment sentir, penser et agir rationnellement, à
moins qu'ils ne deviennent physiquement, mo-
ralement ou intellectuellement des malades. »
En ce cas, le Conseil aura le droit de les interner
dans un hôpital destiné à recevoir les invalides
I. The Révolution, p. t)", loi 82.
DE L'ASSISTANCE PAR LK TRAVAIL AL' COMMUNISME -227
de corps, d'esprit ou d'âme, jusqu'à ce qu'ils
soient rélablis '.
Les avantages extraordinaires que présenteront
les premières communes rurales frapperont bien-
tôt le public (( qui désirera posséder ces avantages
sans délai' ». Les individus, placés dans ces con-
ditions d'existence rationnelle, deviendront si
raisonnables que toujours ils agiront, penseront
et sentiront rationnellement \ Tandis que dans
l'organisation religieuse, politique, commerciale
et domestique actuelle, en Angleterre, deux cent
cinquante individus ne peuvent vivre conforta-
blement sur un mille carré de terre, dans
le nouveau système de société, avec beaucoup
1. The Révolution, p. 67, loi 33, et explication p. ii3, iiâ.
« La meilleure façon, dit Owen, de mettre fin aux innombrables
maladies physiques, mentales et morales, créées par les lois irration-
nelles, sera de gouverner ou plutôt de traiter toute la société
comme les médecins les plus éclairés traitent leurs malades dans
les maisons d'aliénés les mieux organisées.
« Afin de conserver d'une façon permanente les lois de Dieu
dans toute leur pureté, la loi 35 ordonne que, le premier jour de
l'année, on réunisse en assemblée les vieillards qui ont passé par
les Conseils et les jeunes gens de 18 à 3o ans pour leur lire un
rapport officiel préparé par les Conseils et contenant le compte
rendu de tous leurs actes pendant l'année précédente. Un comité
composé des trois membres les plus âgés parmi les jeunes gens cl
des trois plus jeunes vieillards examineront si les lois de Dieu (int
été respectées... »
2. The Révolution, p. 52.
3. W., p. 5i.
2-28 COMMUNISME AGRAIRE
moins de travail et de capital, Son personnes
pourront vivre immédiatement dans l'abondance ;
bientôt après i ooo, i 5oo et probablement, grâce
aux nouvelles découvertes, 2000 personnes vi-
vront facilement et agréablement sur un mille
carré de terre de qualité moyenne ' .
I. Tlie Révolution, p. 5
/•
CHAPITRE II
L'EXPÉRIENCE DE NEW-HARMONY
Le rapport au comté de Lanark donne nais-
sance, en Angleterre et en Amérique, à des expé-
riences communistes tentées soit par Owen
lui-même, soit par ses disciples et sous son inspi-
ration, soit indépendamment de notre réforma-
teur. Dès la fin de 1820, une souscription est
ouverte afin de réunir les fonds nécessaires à la
création d'une petite communauté sur le modèle
proposé par Owen : 5oooo livres sont souscrites
et Mother^vell, non loin de New-Lanark, est le
lieu d'élection choisi pour l'installation d'un vil-
I. Le document essentiel et la principale source d'informations
pour l'histoire de New Harmony est The New-Harmony Gazelle
(3 vol., du ic'- octobre iSaS au 22 octobre 1828), qui a été mise
il notre disposition par M. Podinore, de Londres. — On trouve
aussi de précieux renseignements dans Lockwood, The New-Har-
rnony Communilies. Indiana, 1902, et dans Robert Dale Owen
Threading My Way, dont deux chapitres (p. 209-267) sont con-
sacrés à New-Harmony.
2;îii communisme agraire
lage d'iiarmonie el de coopération mutuelle.
Mais, au moment oii le projet va être mis à exé-
cution par Abraham Combe à Orbiston', Owen,
après un voyage en Irlande et de retentissantes
discussions publiques à Dublin (1828), part pour
l'Amérique (automne 182/i). Il a reçu, pendant
l'été de 182/i, la visite du fondé de pouvoirs d'une
petite colonie communiste, Richard Flower, qui
est venu lui proposer d'acheter aux Rappistes le
domaine d'Harmony, en Indiana. Espérant trou-
ver en Amérique un plus vaste théâtre pour expé-
rimenter ses projets de réforme, Owen saisit l'oc-
casion qui lui est offerte de tenter cette expérience
dans un pays neuf, sur une terre de liberté et
d'indépendance politique et dans des conditions
excellentes : un village tout construit, un domaine
fertile et en plein rapport, l'iieureux présage d'une
réussite antérieure", autant de circonstances favo-
rables pour recommander l'entreprise humani-
taire et lancer le remède souverain au mal social.
1. La conimuii;int(5 d'Orbistoii dura de fin 1824 <• 1828. Coin-
inniiilj Expcrinu'iils, dans Benj. Jones, Coojo. Production, I, iv, 56.
2. Robert Dale, jj. 209, 210, 211, nous dit que l'expérience
des Rappistes avait été un succès financier, car la valeur de leur
propi'iété avait passé, en 21 ans, de 25 à 2000 dollars par tête ;
mais Georg-e Rapp, directeur spirituel el souverain absolu auteni-
l)0rel, désirait vendre justement parce qu'à Harmony la vie,
devenue trop facile, rendait moins aisé le maintien de l'ordre et
àc son autorité.
L'KXPKHIKNCE DK XKW-II.VHMOiNY 231
L'expérience de Nen-Harmony est la seule des
expériences owenistes dont on s'occupera ici, non
seulement parce qu'elle est la plus importante et
la plus intéressante et qu'à ce titre elle a une
vertu représentative, mais parce que l'étude dé-
taillée d'une tentative sera plus instructive que
l'escpiisse superficielle de plusieurs.
Le 25 février et le 7 mars 1826, devant une as-
semblée composée des personnalités les plus im-
portantes du monde politique américain, Robert
Owen prononce, à la Chambre des représentants
de Washington, deux discours dans lesquels il ex-
pose ses plans pour la régénération de l'espèce
humaine. A New-Harmony, va s'ouvrir pour
l'humanité une ère de paix et de bonne volonté.
Grâce aux circonstances nouvelles qui entoure-
ront sa formation physique et mentale, grâce aux
principes nouveaux qui dirigeront sa conduite,
l'homme pourra atteindre un état de force, de
vertu, d'intelligence et de bonheur supérieur à
toute imagination. Du reste, Robert Owen affirme
qu'il n'a pas d'autre prétention que de montrer la
voie au gouvernement : New-Harmony est une
expérience qui doit convaincre les esprits éclairés
de la vertu du système et amener les gouverne-
ments à en généraliser l'application ; en peu de
temps il n'y aura plus dans le monde une per-
sonne qui consentira à vivi-e malheureuse dans
232 COMMUiNlSME AGRAIRE
les cadres anciens de la vieille société individua-
liste, de cette société de concurrence et d'anta-
gonisme, en présence du bonheuretde l'harmonie
qui régneront au sein des villages de coopéra-
tion mutuelle. Grâce à leur travail et à leur disci-
pline, les Rappistes sont arrivés à une situation
prospère, et Robert Owen espère qu ils ne quit-
teront pas immédiatement leur ancien domaine:
il compte sur eux pour en faire les maîtres d'école
en communisme de la population qui va s'installer
à New-Harmony. Leur expérience, leurs habitu-
des de vie ne seront pas seulement un exemple
vivant de l'idéal à atteindre, elles permettront de
donner aux nouveaux venus un apprentissage
grâce auquel O^ven pourra séparer le bon grain
d'avec le mauvais. Cette première société d'essai
ne sera qu'une société préliminaire, et, parmi les
aspirants à la vie communiste. Owen pourra
choisir et grouper ceux qui seront appelés à for-
mer la communauté d'Egalité parfaite.
Le discours de Washington fut suivi d'un ma-
nifeste dans lequel Owen faisait appel à toutes les
bonnes volontés*. L'expérience qui allait être ten-
tée à New-Harmony excitait au plus haut point
l'intérêt public : dans les milieux scientitiques
comme dans les milieux sociaux, les esprits les
plus distingués s'apprêtaient à suivre les vicissi-
tudes de lentreprise avec une attention bienveil-
L'EXPÉRIENCE DE NEW-HARMONY 233
lante et exempte de scepticisme. L'expérience
était sympathique, et par elle-même, et par les
conditions qui l'accompagnaient? Comment les
conceptions dOwen n'eussent-elles pas trouvé bon
accueil auprès d'intelligences toutes pénétrées en-
core des idées philoso[)liiques du xviii" siècle ? Les
circonstances favorables dans lesquelles se présen-
tait l'expérience permettaient d'en escompter le
succès. Le fondateur de l'entreprise n'était-il pas
un des plus habiles manufacturiers anglais ? Dans
la direction de ses affaires, n'avait-il pas faitpreuve
de qualités de premier ordre qui devaient faire
présager la réussite .►^ Même en matière sociale, il
n'en était pas à son premier essai et, dans son
établissement de New-Lanark, il avait montre
comment un patron philanthrope peut élever le
niveau de vie et de moralité d'une importante po
pulalion ouvrière. Les écoles deNew-Lanark jouis-
saient d'une réputation universelle et donnaient à
penser qu'à New-Harmony, sous l'influence
d'Owen, se formerait une génération nouvelle
douée de toutes les vertus nécessaires au fonction-
nement du Nouveau Monde moral. Les conditions
matérielles de l'entreprise étaient excellentes : si-
tué près d une rivière, le domaine de New-Har-
mony comprenait plusieurs milliers d'arpents de
terres fertiles, cultivées avec soin par les Rappis-
tes : les maisons confortables, élevées par ceux-ci,
231 GOAiMUNISME AGRAIRE
assuraient aux nouveaux arrivants un abri ; les
champs, les vergers et les vignobles ofTraienl la
certitude de leurs récoltes et la sécurité des pre-
miers jours. Enfin, les Rappistes étaient une popu-
lation laborieuse, mais rude et sans cultui-e ; les
membres de la nouvelle communauté, au con-
traire, allaient sans doute posséder un degré su-
périeur d'intelligence et d'habileté profession-
nelle.
Le succès du manifeste empêcha malheureuse-
ment OAven de choisir les membres de la com-
munauté. A son arrivée à New-Harmony, l'inven-
teur des villages de coopération mutuelle trouva
déjà réunies plus de huit cents personnes venues
un peu de partout, aussi bien des différents Etats
de l'EurojDe que des différents Etats de l'Union
américaine. Ces individus n'étaient unis par au-
cun lien d'intérêt ni de sympathie, par aucune
habitude commune. Dans cette population hétéro-
gène il y avait un élément de premier ordre: l'é-
lément scientifique. Robert Owen s'était assuré
le concours d'un homme qui était à la fois un sa-
vant distingué et un riche philanthrope, William
Maclure, le fondateur de l'académie des sciences
naturelles de Philadelphie, surnommé le père de
la géologie américaine. Partisan enthousiaste du
système de Pestalozzi, William Maclure possédait
une grosse fortune qui lui permettait de satisfaire
LEXPÉKIENCE UE NEW-llAHMONV 2.T)
à ses fantaisies philantliio[)i{|ucs. Coinptanl faire
(le New-Harmony le centre de la réforme de l'é-
ducation en Amérique, il avait consenti à mettre
i5oooo dollars dans l'entreprise et à venir lui-
même s'installer en Indiana. Tout un groupe de
savants et d'éducateurs l'avait suivi : c'étaient
le célèbre zoologiste Thomas Say, un Français,
Charles- Alexandre Lesueur, chargé de mission du
Jardin des Plantes, le naturaliste Constantin-
Samuel Uafînesque, le géologiste hollandais
Gérard Troost, des maîtres comme le P"^ Jo-
seph Neef, M""' Marie Frotageot et Phiquepal
d'Arusmont'. A côté de cet élément scientifique,
la population comprenait des âmes inquiètes as-
pirant à un idéal social, des âmes ardentes révol-
tées contre les injustices ou assoiCTées de réformes
comme Francis ^\'right, femme remarqual)le, une
féministe de la première heure qui combattait
[)our les droits de la femme et contre Tesclava-
gisme. Les idées d'Owen sur la religion avaient
alliré à NcAV-Harmony, à côté des esprits amis du
progrès, les esprits libres de toute préoccupation
religieuse, qui espéraient trouver dans la colonie
nouvelle a le foyer de l'athéisme éclairé ». Ce
groupe de savants et de réformateurs formait l'é-
lite de la population bigarrée qui avait répondu à
I. Lockwood, op. cil,, 93 el suiv.
236 COMMUNISME AGRAIRE
l'appel (rOwen. On rencontrait aussi des curieux
venus pour suivre de plus près, en la vivant, une
expérience dont la nouveauté plaisait à leur dilet-
lantisme. Il y avait des toqués aux imaginations
bizarres, des constructeurs de systèmes, des fa-
bricants de remèdes sociaux et de projets fantai-
sistes ; cet arcbitecte, par exemple, qui passait son
lemps à dresser sur le papier le plan de la Cité fu-
ture et qui avait inventé une nouvelle façon de
désigner les villes : grâce à la substitution de let-
tres aux chiffres pour exprimer le degré de longi-
tude et de latitude, le nom de chaque ville pour-
rait faire connaître sa situation géographique ^ 11
y avait là des gens attirés par la perspective d'une
vie sans travail, ces paresseux et ces incompris
qui, selon le joli mot de Holyoake, a se trouvant
mal à leur place dans le monde tel qu il est, en
concluent qu'ils sont parfaitement faits pour le
monde tel qu'il devrait être ». Enfin, et c'était là
un élément plus dangereux encore, il y avait aussi
des aigrefins et des chevaliers d'industrie qui es-
péraient, à l'abri de cette expérience communiste,
devenir propriétaires et tirer de beaux bénéfices
(le leurs proclamations de foi socialistes. Avec
I. New-Harmony Gazelle: New Nomenclature siiggesled for
communities, vol. I, p. 326, 12 avril 1826. Sigrié StecJman Whil-
wel). Ex. Présent nom : Nevv-Harniony, lat. 38, 11 N, long. 87,55
W, Nom représentant position géog-rapliique : Ipba-Veinul.
i.'exim':i{ien(:e de new-harmony 237
des éléments si divers, avec ces chances de réus-
site et d'insuccès, qu'allait devenir l'expérience
de New-IIarmony ?
I
Robert Owen considérait New-Harmony comme
une étape à mi-chemin entre le vieux monde et
le monde nouveau. La communauté d'Egalité-
parfaite qu'il rêvait devait être précédée d'une
société d'apprentissage communiste, qui permet-
trait de mettre à l'épreuve les bonnes volontés,
de rapprocher et d'unir les éléments si divers de
la population, de les initier peu à peu aux senti-
ments et aux mœurs communistes.
Le 1" mai 1826, la société d'essai ou société
préliminaire est formée et la Constitution, propo-
sée par Owen. adoptée. Cette Constitution pro-
clame que l'objet de la société est, en général, le
bonheur universel et, en particulier, l'améliora-
tion du caractère de ses membres, leur préparation
à l'association communiste. Un comité est chargé
d'administrer les affaires de la communauté. Le
fondateur de la société se réserve, pour le mo-
ment, le droit de nommer ce comité ; mais, la
seconde année, trois membres du comité seront
nommés à l'élection, et. dès la troisième, la com-
238 COMMUNISME AGRAIRE
munauté d'Egalité-Parfaite pourra être établie.
Les membres de la société ont pour devoir géné-
ral de mettre leur meilleure volonté à rendre à la
communauté les services que leur permettront
leur âge, leur expérience et leurs capacités. Ils
doivent agir envers tous selon la justice et la
bonté et montrer le bon exemple. Chacun a le
libre choix de sa nourriture et de son habillement,
dans les limites d'une certaine somme fixée par
le comité. Celui-ci ouvre, en elTet, à chaque
membre un compte-courant où sont portées, à
son crédit, la valeur de ses services estimée par le
comité et, à son débit, la valeur de ses consom-
mations de toutes sortes.
On se trouve donc ici en face d'une forme
de collectivisme autoritaire dans laquelle l'auto-
rité répartit entre les individus les travaux à faire
et fixe à chacun sa faculté de consommation,
non d'après le degré de ses besoins, mais d'après
la valeur de ses services. C'est par ce dernier
trait surtout que la société préliminaire se dis-
tingue de la communauté d'Egalité-Parfaite. II.
faut ajouter que la pratique n'était pas conforme
à la théorie : jamais dans la réalité ces règles
ne furent appliquées d'une façon rigide ; peut-
(Hre même, les rédacteurs de la Constitution
u'avaient-ils pas nettement conscience des prin-
cipes abstraits de répartition que celle-ci impli-
L'EXPERIENCE DE NEW-HARMONV 2:W
quait. Comme on va le voir, la colonie Now-
lîarniony offrait en fait le spectacle, non d'une
communauté autoritairement organisée, mais
d une société où régnait l'anarchie la plus com-
plète, d'une société où chacun vivait à sa guise,
où aucun ordre général ne présidait à la réparti-
tion du travail, où la production était abandonnée
à l'arbitraire des bonnes volontés individuelles,
où enfin la satisfaction immédiate des besoins
n'obligeait pas les individus au travail, puisqu'elle
était assurée, au jour le jour et sans souci de
l'avenir, par les récoltes pendantes et les provi-
sions accumulées.
Robert Owen était parti pour l'Europe dès
après la proclamation de la Constitution. De son
départ à l'automne de 1826 on n'a aucun rensei-
gnement bien précis sur la situation de la com-
munauté. Mais en octobre la New-Hannony
(Gazelle ' commence à paraître. C'est le Moniteur
officiel de la petite colonie, mais un moniteur
dont le libéralisme et le souci de la vérité sont
remarquables ; aussi ce journal constitue-t-il une
source jirécieuse d'informations et permet de
suivre, jour par jour, les vicissitudes de l'expé-
rience. La New-Harmony Gazette insère toutes les
critiques qui sont adressées à l'administration de
«
I. Son principal rédacteur est Robert Dale Owen.
240 COMMUNISME AGRAIRE
la communauté ou aux idées de son fondateur ;
elle enregistre les échecs successifs avec une
grande bonne foi. Dès ses premiers numéros',
elle donne, dans une série d'articles signés R...,
un résumé des travaux accomplis pendant les six
premiers mois et reconnaît que les résultats
sont plutôt négatifs. L'organisation du travail est
inexistante. Les industries laissées par les Rap-
pistes sont dans un état déplorable ; la main-
d'œuvre et la direction font défaut. La population
de New-Harmony a été réunie sans qu'on ait eu
égard aux qualités techniques des aspirants à la
vie communiste. On manque d'ouvriers fileurs ;
la teinturerie ne marche pas faute d'une personne
capable d'en prendre la direction ; sans doute la
fabrique de savons et de bougies est en activité,
celle de chapeaux emploie 8 ouvriers, et celle de
chaussures 17 ; 'mais la poterie ne fait rien, faute
de bras. La colonie possède 36 fermiers et ou-
vriers agricoles, 4 tanneurs, 2 jardiniers, 2 bou-
chers, 2 boulangers, 2 ouvriers distillateurs, 2
horlogers, 4 forgerons, i ouvrier mécanicien, -2
tourneurs, 4 tonneliers, 9 charpentiers, 3 typo-
graphes, 7 tailleurs, 3 scieurs de long, 4 maçons,
A charrons, 2 tailleurs de pierre ; mais il n'y a
I.» View of New-Harmony série d'articles signés R. (N» i,
!«■■ octobre 1825 ; n" 2, p. M; no 3, p. 22; n" !i,i>. 3o ; n» 5,
29 octobre, p. 38.)
LEXPÉHIENCh: DE iMiW-llAHMONY m
ni sellier, ni bourrelier, ni mégissier, ni chau-
dronnier, ni peinlrc, ni hrossier, ni peignier, ni
vitrier, ni relieur'. La pliarniacie est admirable-
ment pourvue de toutes espèces de médicaments,
mais le moulin et la scierie sont arrêtés. Du reste
la New-Harmony Gazelle ne paraît pas s'inquiéter
outre mesure de cet état de choses, Robert
Owen va revenir bientôt, et, grâce à son expé-
rience et sous sa direction, les fabriques et ateliers
vont se remettre en mouvement.
Si l'organisation du travail laisse à désirer, il
n'en est pas de même de l'organisation du plaisir
ni de celle de la libre discussion dont les habi-
tants de New-Haruiony paraissent surtout préoc-
cupés. Les mardis soir sont consacrés à des bals,
les vendredis soir à des concerts et les mercredis
soir à des meetings publics où Ion discute libre-
ment de tous les sujets intéressant le bien-être
social. La New-Harmony Gazelle nous annonce,
le 1 2 novembre, la formation de la première
société maçonnique et du premier club de
femmes.
II
Lorsque Owen revient à la fm de 1826, il
I. New-Harmony Gazette, aa octobre, p. 3c).
Edouard Dolléans. i6
2i2 COMMUNISME AGRAIRE
trouve, avec son optimisme accoutumé, que tout
va pour le mieux à Ncw-Harmony ; il s'étonne
môme des progrès accomplis pendant son absence
et décide de remplacer anticipativement la Société
préliminaire par une communauté d'Egalité-
Parfaite. Une Convention est nommée qui, le 5
février 1826, adopte une Constitution. Cette Con-
stitution est naturellement précédée d'une décla-
ration de principes au premier rang desquels
figurent la propriété commune, légalité des
droits et l'égalité des devoirs, la sincérité et la
bonté dans toutes les actions, l'obéissance aux lois
du pays, l'irresponsabilité et son corollaire : la
suppression des peines et des récompenses.
L'assemblée, composée de tous les membres de
la communauté au-dessus de 21 ans, a le pouvoir
législatif ; le pouvoir exécutif appartient à un
Conseil composé des fonctionnaires supérieurs de
la communauté : secrétaire, trésorier, commis-
saire' et surintendants. Les affaires générales de
la communauté sont réparties en six départe-
ments ; chaque département, divisé en services,
est dirigé par un surintendant et, à la tète de
chaque service, se trouve un intendant. Les
intendants sont élus par toutes les personnes atta-
chées à leur service et âgées de plus de 16 ans ;
I. Tous trois élus par l'assemblée.
L'EXPI^UIEXGE DR NEW-HARMONY 243
ils nomment leur surintendant sous réserve de
la ratification de l'assemblée générale.
Le Conseil exécutif dirige les alDiires de la
communauté conformément aux volontés expri-
mées par la majorité de l'assemblée. Chaque
semaine, des rapports sont soumis à l'assemblée
par le Conseil exécutif qui exprime son opinion
sur le caractère des intendants ; de leur coté, les
intendants doivent donner leur opinion journa-
lière sur les différentes personnes qu'ils dirigent.
Enfin, chaque semaine, les résultats de la balance
des comptes de la communauté doivent être
communiqués à l'assemblée.
La communauté d'Egalité-Parfaite repose sur
l'égalité des privilèges : « Tous les membres de
la communauté sont considérés comme une
seule et même famille. Tous ont droit à la même
nourriture, au même habillement, au même
logement et à la même éducation. » Désormais
les services des membres de la communauté
n'entrent plus eu ligne de compte dans l'évalua-
tion du crédit qui leur est ouvert; quelle que soit
la valeur de ces services, tous ont droit aux
mêmes avantages ; on ne se préoccupe plus du
travail fourni, mais seulement des besoins et de
l'égalité des droits : par 15, la communauté d'Ega-
lité-Parfaite se différencie théoriquement de la
Société préliminaire.
244 COMMUNISME AGRAIRE
L'établissement de la communauté d Egalité -
Parfaite a pour premier résultat une scission : un
certain nombre de membres de la Société préli-
minaire se refuse à signer la Constitution et deux
petites communautés se forment à côté de la pre-
mière : Macluria et Feiba-Peveli. Les raisons de
cette scission semblent avoir été des motifs
d'ordre religieux et surtout l'amour-propre blessé
d'un homme, le capitaine Macdonald. dont le&
vues n'avaient pas prévalu à la Convention con-
stitutionnelle. Du reste, les deux nouvelles com-
munautés adoptent des constitutions identiques à
celle de la communauté-mère, à cette différence
près qu'elles refusent aux femmes le droit de
vote.
La mise en application de la nouvelle Consti-
tution amène un désordre et une anarchie' tels
que, le même mois, le Conseil exécutif demande
à Owen de prendre en main, pour quelque temps,
la direction de la communauté. La Constitution
continue à subsister théoriquement, mais, en fait,
elle est comme suspendue par la dictature
d'Owen.
Dès le 22 mars 1826, la New-Harmony Gazette
avoue le mal profond dont souffre la commu-
nauté : « Nous avons passé notre temps à discu-
ter des principes abstraits ; nos activités se sont
dépensées en vains efforts, chacun s'efforçant de
L'EXPERIENCE DE NEW-HARMO-NV 24S
•convaincre les autres qu'il possédait seul le pou-
voir (le leur procurer le bonheur social'. » La
New-IIannony Gazette ajoute que les assemblées
ne sont que (( des arènes d'orateurs combaltifs »
et que- les rues présentent le spectacle habituel de
<.^roiq)CS de causeurs paresseux. En effet, à New-
Harmony, on parle, on discute, on ne travaille
pas. On se trouve en présence, non d ouvriers
laborieux, mais d'inventeurs de systèmes; on est
préoccupé, non de la production des objets né-
cessaires aux besoins, mais de la reclierche d'une
Constitution idéale.
Les renseignements, fournis au jour le jour
par la New-Harmony Gazette, révèlent les diffi-
cultés incessantes que rencontre l'administration.
Au commencement d'avril', la Gazette déclare
qu" (( une communauté ne devrait pas au début
comprendre plus de 20 à 3o personnes, parce
que, si le nombre des associés est supérieur, il y
a plus de chances qu'ils ne s'entendent pas ».
L'administration publie des considérations et
recommandations très suggestives sur ce qui se
passait à New-Harmony^ : « On doit éviter les
injures, les murmures et les conversations
bruyantes ; on ne doit pas critiquer ni blâmer le
1. New-Harmony Gazelle, vol. 1, p. 207.
2. New-Harmony Gazette, vol. I, p. a3o, 12 avril.
3. Id., p. 238, 19 avril.
246 COMMUNISME AGRAIRE
travail des autres ; on ne doit pas maltraiter les
intempérants; on doit traiter avec une extrême
patience les membres atteints de la maladie de
paresse ; ceux qui se dérobent au travail méritent
la pitié. On ne doit pas ressentir de colère à
l'égard des femmes à cause de leur aversion pour
le travail en commun ou lorsqu'elles brail-
lent {sic), se querellent ou causent bruyam-
ment. ))
A NcAV-Harmony, il semble que bon nombre
de conuTiunistes soient atteints de la maladie de
paresse. Un correspondant de la Gazette^ met le
doigt sur le vice du système, lorsqu'il se demande
s'il est possible, dans le nouveau système social,
d'éveiller la conscience de l'individu de façon à
lui laire sentir sa responsabilité ; il faut un motif
déterminant pour exciter l'homme au travail
physique : ce motif existe-t-il à New-Harmony ?
Ne faudrait-il pas que chacun ait l'obligation
d'exécuter une certaine somme de travail et que
personne n'ait le droit de se mettre à table avant
que cette tâche soit terminée .»* Or, à New-llar-
mony, on est libre de ne pas travailler, puisque
les besoins peuvent être satisfaits indépendam-
ment de l'effort accompli : la paresse de beaucoup
profite de cette liberté. Les uns travaillent et les
I. Neu'-IIarmony Gazette, 19 aviil 1826, p. 287.
L'KXFKRIENGK DE NEW-llAHMONY 2V7
autres ne font rien. En mai 1826, un arlicle
signé M. se plaint de ce que les laborieux ont à
faire une I ciste expérience : travailler pour ceux
qui sont inc^apables ou qui ne veuleni rien faire.
Pour contraindre indirectement les paresseux au
travail, l'administration imagine de publier offi-
ciellement ' le nombre dlieures de travail de
chacun ; mais cette tentative de contrainte morale
n'a aucun effet.
En avril 1826, le duc Bernard de Saxe-Weimar
fait à New-Harmony une visite dont le récit est
un aperçu intéressant sur la situation matérielle
et morale de la colonie. La première personne
que le duc rencontre à son arrivée est un homme,
d'une cinquantaine d'années, simplement vêtu,
(|ui lui dit le désordre dans lequel il va tout
trouver à NcAV-Harmony ; quand le duc demande
son nom à cet inconnu, il apprend qu'il est en
présence de Robert Owen. Du récit du duc de
Saxe-Weimar se dégage l'impression que rien
n'est organisé à New-Harmony que le plaisir.
Durant tout le séjour du duc, ce ne sont que
danses et concerts. La musique, nous dit-il, est
excellente et les cotillons très gais : on a même
I. New-Harmony Gazette, p. 268, 17 mal 18265 l'article sifjné
M... dit que la chose la plus particulièrement désirée est de pro-
téger les membres laborieux et honnêtes contre la sensation désa-
gréable de travailler pour les autres.
248 COMMUNISME AGRAIRE
inventé une figure qu'on appelle le nouveau sys-
Irine social. Des stances de Lord Byron alternent
avec les chants gracieux de voix mélodieuses.
La soirée qui précède le départ du royal visiteur
se termine par une promenade en bateau au clair
do lune. Par contre, la vie est très frugale ; pour
lout menu, parfois, le repas se compose d'un
unique dindon: aussi le duc déclare-t-il que du-
rant tout son séjour il n'a pas eu à se plaindre
d un seul mal de tête. Malgré les professions de
foi égalitaires, le duc de Saxe-Weimar remarque,
et il insiste sur ce fait, que les communistes souf-
frent de l'égalité, les femmes surtout. Il rapporte
les confidences que plusieurs d'entre elles lui
firent à ce sujet : l'égalité n'est point de leur goût.
Le plus souvent, du reste, ceux qui ont reçu une
éducation plus raffinée font bande à part, se
groupent entre eux sans faire attention aux autres.
Dans les bals, bien rarement les travailleurs ma-
nuels se mêlent aux danses : ils restent assis près
des tables, lisant les journaux. Une anecdote que
le duc de Saxe-Weimar rapporte est significative :
une jolie jeune fille du nom de Virginie, venue à
]New-Harmony à la suite d'une déception senti-
mentale, est au piano lorsqu on vient lui dire
qu'il est l'heure de traire les vaches ; tout en
pleurs, M"" Virginie doit interrompre son chant
pour la besogne ingrate et matérielle qui lui fait
L'KXI'KHIKNCK l)K N'KW-HARMONY 249
maudire légalité et le nouveau système social V
La petite colonie ne soulTiait pas seulement de
ces mouvements de révolte mal réprimés, de ces
impatiences individuelles, mais de la campagne
systématique que menaient publi(|uement les dis-
sidents. Ceux-ci discutaient tous les actes de
l'administration et tournaient en ridicule Owen
et son système. Ils assiégeaient la Gazette de
questions indiscrètes ^ auxquelles Robert Owen
était prié de répondre : les uns, par exemple, lui
demandaient pourquoi, dans le modèle qu'il pré-
sentait des bâtiments de la cité communiste, la
forme du parallélogramme était préférable à celle
du triangle ; d'autres se plaignaient d'avoir dé-
pensé 20 000 dollars pour venir constater à New-
Harmony que le communisme était impraticable.
Malgré toutes ces critiques, qui auraient dû lui
démontrer combien on était loin de l'iiarmonie
nécessaire au fonctionnement du système social,
Owen conservait sa foi inébranlable ; son opti-
misme s'affirmait encore le k juillet 1826, joui-
anniversaire de l'Indépendance américaine, dans
sa déclaration de l'Indépendance mentale '^ : après
î. Lockwood, op. cil., p. i^i et suiv.
2. Neiv-Harmony Gazelle, i^jiiin 1826, p. 3oi et 2 i juin 1826,
p. 809.
3. Neiu-Harmony Gazelle, 12 juillet 182G, p. Sag. A partir de
ce moment, la Nctr-IIarmony Gazelle est datée de la première
-2oO COMMUNISME AGRAIRE
avoir dénoncé la propriété, la religion et le ma-
riage, cette trinité de maux dont l'homme était
l'esclave, il s'écriait : « Nos principes s'étendront
de communauté à communauté, d'état à état, de
continent à continent, jusqu'à ce que le système
et ses principes soient répandus par tout l'univers,
faisant naître j)Our toute la race humaine le
ravissement et l'ahondance, l'intelligence et le
bonheur. »
Cependant chaque jour amène à NeAv-lfarmony
de nouvelles scissions, de nouveaux dissenti-
ments. Au sein de la communauté se forment de
petites sociétés qui se disputent entre elles : c'est,
en juillet 1826, la « New-Harmony Agricultural
and Pastoral Society », c'est la c( School Society »,
c'est la (( Society of Mechanics ». Ces ditTérentes
sociétés ne s'entendent pas du tout entre elles ;
il y a antagonisme entre les ouvriers des champs
et les ouvriers des fahriques. Successivement les
fermiers, puis les artisans retirent leurs enfants
de l'école : ceux-ci sont grossiers, turbulents,
querelleurs ; Owen est obligé d'ouvrir, dans la
fabrique de chaussures, une nouvelle école et de
devenir instituteur. Paul Brown, l'un des plus
Apres dissidents et qui a laissé de son séjour à
New-Harmony un récit pittoresque, raconte que
année de l'Indépendance mentale. Oration, containin<j a Déclaration
of Mental Indépendance, delivcrcd in tfie publir hall.
LKXI'KRIENCK DE NEW-IIAHMONY 2oI
ces potilcs sociétés consacrent leur temps et Jour
énergie à se disputer entre elles ; les droits de
deux sociétés au sujet de quelques récoltes n'ayant
pas été tranchés, un vaste champ de choux est
perdu par négligence'. Les résultats de ces dis-
sensions nilcslinos, ce sont : les champs et les
jardins entièrement ahandonnés, des ouvertures
pratiquées dans les enclos cultivés, « ouvertures
qui deviennent de plus en plus larges et laissent
passer à plaisir porcs, vaches et chevaux " » ;
l'esprit de vol se répand et, à l'occasion d'une
controverse religieuse, la communauté de Maclu-
ria, elle aussi, se scinde en deux.
A la fin de 182G, quelques membres sont ex-
pulsés pour incapacité, cl la Gazette est obligée
de reconnaître que l'esprit de communauté
n'existe pas. Bien au contraire : « Il existe parmi
les membres un esprit général de spéculation qui
fait que chacun s'cITorce d'exploiter son prochain
le plus possible. Il ne peut donc exister aucune
confiance et il règne partout un esprit de défiance
exagéré ". »
1. Twelve Months in New-Harmoiiy, Paul lîiowii, 1827. « Deux
(lames de la maison n° 4 se sont battues à coups de poings... I^es
enfants deviennent littéralement fous... »
2. Id., ibid.
3. New-Ilaniiony Gazelle, vol. 11, |). 46, 8 novembre 1826, et
le 2g novembre, p. 70 : « Quelques personnes soupçonnent cer-
tains membres de la Communauté de n'être ni aussi soigneux, ni
<9m
COMMUNISME AGHAIKE
III
Au début de 1897, la communauté d'Egalité-
Parfaite n'a pas un an d'existence et déjà la plu-
pari des communistes n'aspirent plus qu'au retour
à la propriété indiAiduelle : « Les souffrances,
résultant des privations et embarras causés par
les changements continuels d'organisation et par
la limitation des moyens de subsistance, affai-
blissaient la sympathie des âmes généreuses. L'ar-
gent était plus estimé que dans n'importe quelle
autre ville ; il devint presque l'objet d'un culte.
Les sexes se battaient comme chiens et chats à
propos du mariage individuel; il n'y avait aucune
politesse entre les célibataires des deux sexes,
mais des rapports maussades, glacés, soupçon-
neux, et des allusions constantes, intolérables, à
la propriété individuelle comme mesure de la va-
leur personnelle. Les hommes célibataires étaient
obligés de faire eux-mêmes leur lit, de porter leur
linge à laver et de tâcher de le reprendre quand
ils le pouvaient'. » Ainsi la règle du chacun pour
aussi laborieux qu'ils pourraient l'être, et il est probable qu'il y
a quelque vérité clans ces soupçons. Rien néanmoins ne saurait
faire plus de mal que l'esprit de méfiance. »
I. Brown, op. cil.
L'EXPÉRIENCE DE NEW-HARMONY -2'i;3
sol régnait plus fortement dans la petite colonie
communiste que dans aucune société individua-
liste, et la mise en application du système social
n'avait eu pour effet que d'exaspérer le sentiment
propriétaire et l'amour de l'argent. Au lieu de
crééer un état d'âme communiste, le fonctionne-
ment de la Constitution dEgalité-Parfaite avait
fait sentir davantage le désir d'appropriation indi-
viduelle et réveillé les instincts d'un égoïsme sau-
vage.
Le système social n'inspirait plus à la plupart
des habitants de New-Harmony que de la colère
ou de l'ironie, et un certain nombre d'entre eux
avaient même projeté d'en célébrer les funérailles.
Ils s'étaient procuré un cerceuil avec lequel ils
comptaient conduire l'enterrement du Nouveau
Monde moral; leur projet fut déjoué, mais, bien
qu'on n'en eût pas célébré les funérailles, le sys-
tème social n'en était jias moins mort. On avait
été obligé d'interrompre les réuniohs, faute de
moyens de chauffer le hall' : le ^renier, le réfec-
toire public, la salle des réunions, les salons sont
abandon nés. Des enseignes paraissent aux maisons.
etlevillagedeNew-Harmonyperdchaquejour plus
complètement l'aspect d'une cité communiste. Un
spectacle de marionnettes et de figures de cire est
I. New-Harmony Gazelle, 3i janvier 1827, p. 1^3.
:2o4 COMMUNISME AGRAIRE
installé aune extrémité de la maison d'éducation.
Un aventurier, William Taylor, qui, par ses pro-
testations socialistes, avait capté la confiance
d'Owen, se fait céder i 5oo acres de terre : con-
trairement aux volontés du réformateur qui avait
tout fait pour combattre l'alcoolisme, il établit une
distillerie sur ce domaine usurpé, primitivement
destiné à des fins altruistes.
Deux nouvelles communautés se forment et,
le 21 mars 1827, quatre-vingts personnes quit-
tent New-Harmony. Le 28, la Gazette publie un
article des deux fils d'Owen, qui avouent la fail-
lite de l'entreprise * : « C'était, disent-ils, un
essai hardi, mais prématuré », et ils se deman-
dent si le caractère d'un individu élevé au milieu
de tout l'appareil du Monde Ancien peut être ra-
dicalement transformé. Ce n'est pas seulement au
point de vue moral, mais aussi au point de vue
matériel que l'entreprise a fait faillite. L'expé-
rience a montré que le système social était aussi
impuissant à métamorphoser les caractères qu'à
assurer par le travail la satisfaction des besoins.
La production de la petite colonie est largement
en déficit : la Gazette constate le fait et cherche à
en expliquer les causes : a II est certain que
rétablissement ne paie pas ses dépenses ; l'insuffi-
I. New-Harmony Gazette, vol. II, 28 mars 1827, p. 206.
L'EXI'KHIKNC-K DE NE\V-1IAH.\I0NY 2o."J
sance de la production peut être attribuée à lin-
souciance Je beaucoup de membres de la com-
munauté à l'égard de la propriété commune, au
manque absolu d'intérêt que ceux-ci portent à
l'expérience elle-même (seul stimulant au travail
en commun) et à leurs habitudes discordantes. »
Ainsi le seul molifd incitation au travail en com-
mun, Fcsprif coinmanlste, manquait : loin de dé-
velopper la production au delà des besoins,
comme l'espérait Owen, le travail en commun
avait été incapable de les satisfaire. La Gazette
indique la situation nouvelle de New-Harmony où
le sentiment des responsabilités n'a pas été effec-
tif parce qu'il n'était pas assez restreint : a Pour
ceux qui restaient dans la ville, le seul remède a
été de circonscrire leurs intérêts et leurs respon-
sal)ilités; les travaux de la communauté ont été
divisés, et chaque métier est devenu responsable
de ses seules opérations. A^oilà qu'elle est actuel-
lement la situation à NcAv-Harmony. Chaque mé-
tier doit équilibrer son budget et payer cha(|U('
semaine un tant pour cent des dépenses géné-
rales de la ville. Chaque profession dirige ses
propres affaires, détermine ses règlements inté-
rieurs et distribue ses propres produits'. » New-
Harmony n'est plus une communauté, mais un
I. Ni'iv-Unrmony Gazelle, vol. II, p. 3o6, 28 mars 1%2-j.
256 COMMUNISME AGRAIRE
village central autour duquel se sont formées de
petites communautés dont les opérations surtout
agricoles sont très limitées. Le village a déjà fait
retour à un système' d'individualisme corporatif,
et c'est seulement sur les territoirest environnants
que les principes communistes sont mis en appli-
cation.
Une question de propriété individuelle divise
les deux fondateurs de la colonie eux-mêmes. Une
querelle publique ' éclate entre Owen et Maclure
qui refuse de payer une partie des dettes de la
communauté pour obliger son associé à lui re-
connaître la libre propriété d'une part du domaine.
Malgré tout, l'optimisme de Robert Owen persiste
et, dans son discours d'adieu du 26 mai 1827, il
attribue l'échec partiel de l'expérience à des rai-
sons purement contingentes": « Le système social
est maintenant solidement établi ; nos expériences
passées ont développé des moyens faciles et naturels
1. Lockwood, op. cit., p. 2o3.
2. Neii'-Harmony Gazelle, 3o mai 1827, p. 278-^79.
La principale difficulté, selon Owen, venait de la différence-
d'opinions entre les professeurs et instituteurs, amenés par M. Ma-
clure, au sujet de l'éducation des enfants et de la perte de temps
qu'entraînait l'application de leurs différents systèmes : « Par cette
erreur de pratique, le but que j'avais le plus h cœur fut manqué :
les enfants furent élevés de manière à contracter des habitudes,
des dispositions et des sentiments différents, alors que j'avais le
plus yiand désir qu'ils fussent élevés absolument comme les mem-
bres d'une vaste famille, sans un seul sentiment discordant. »
L'EXPÉRIENCK DK XKW-IIAUMOiNY -2:i7
de former des communautés : huit communautés
indépendantes ont déjà été constituées à New-Har-
mony, et des personnes étrangères demandent
chaque jour à s'étabhr de la même manière. »
La forte personnahté, l^enthousiasme et les ca-
pitaux d'Owen ont seuls, jusqu'à présent, con-
servé à la colonie des apparences communistes.
A peine Owen est-il parti que même le men-
songe des mots disparaît : c'est le retour de la
propriété individuelle. Des dissensions intes-
tines désorganisent les communautés qui se divi-
sent peu à peu en petites propriétés particulières.
Owen a donné des terres à bail, sous condition
qu'elles serviraient à des fins communistes. Lors-
qu'en avril 1828 il revint à New-Harmony, des
monopoles ont été établis, des cabarets ouverts,
et il s'aperçoit que les concessions de terre qu'il
a faites n'ont servi qu'à des spéculations indivi-
duelles ; les domaines ont été vendus, morceau
par morceau, au bénéfice de quelques-uns.
L'entreprise a coûté à Robert Owen 200 000 dol-
lars. Dans son discours du i3 avril ', il reconnaît
que l'expérience était prématurée et que, pour
réussir une communauté doit se composer de per-
sonnes libres de préjugés et douées de sentiments
moraux conformes aux lois de nature.
I. New-Harmony Gazette, vol. III, p. 2o4, 28 avril 1828.
Edouard Dolléans. i'j
258 COMMUNISME AGRAIKE
Cependant sa foi dans le système social, son
irréductible espoir en la réalisation du bonheur
universel n'ont pas été atteints. Quelques mois
après, dès l'été de 1828, il accepte la proposition
qui lui est faite de tenter une nouvelle expérience
du système au Texas et, après avoir adressé un
mémoire au gouvernement mexicain, il part le
22 novembre 1828 pour 1 Amérique du Sud'.
Mais, malgré la réception et les promesses qui lui
sont faites, Owen n'obtient pas de concession de
terre, et il retourne aux Etats-Unis pour s'y livrer
à une joule oratoire avec le révérend Alexandre
Campbell, célèbre prédicateur anabaptiste (avril
1829). Avant de retourner en Europe, il passe à
Washington avec le désir de rapprocher les Etats-
Unis et l'Angleterre et d'établir entre ces deux
nations une entente cordiale '. Cette même année
1829 rompt le dernier lien entre Owen et New-
Lanark et clôt la période des expériences com-
munistes ' ; mais de nouveaux objets vont s'offrir
I. Notes autobiographiques parues dans The Loiulon iiivcstirjator,
i856, p. 280, 244, 265, etc.. Owen raconte son voyage au
Mexique avec quelques détails.
•J. The London Invcstigalor, p. 29/* • Quelques années plus tard,
en 1840, pour apaiser un différend qui s'était élevé entre le gou-
vernement anglais et les Etats-Unis et pour maintenir la paix entre
ces deux nations, Owen fait quatre fois la traversée de l'Atlantique
en moins de cinq mois.
3. Sans doute la création de communautés sera l'idéal du mou-
vement oweniste, mais en fait Owen ne consent plus qu'à une
L'KXFKHIKNCE DE NEW-HARMONY 259
à rinlussaljle activilc d Oa\oii : noire réroniiuleur
va clierchcr à inlioduire ceilaincs pièces du sys-
tème social dans l armature de la société actuelle
et à applKjuer dans vme banque privée d'éciiangc
le principe du travail, source et mesure de la
valeur.
exp/'rienco et bien iiiiiljiré lui, ;'i Ihirnioiiv lliill ('ll;iin|isliii(', i8.'î(j).
Londoii Inui'sti(jator. p. aqO.
QUATRIÈME PARTIE
LES TEMPS SONT PROCHES
(i83o-i858).
CHAPTTRE PREMIER
LE TRAVAIL SOURCE ET MESURE DE LA VALEUR
(i83o-i83/l)
Dans son rapport au comté de Lanark, Owen
avait déclaré que le travail était la source de toute
richesse et la mesure naturelle de la valeur. Cette
proposition comportait un double corollaire : la
substitution de la monnaie de travail à la monnaie
métallique comme mesure de la valeur ; la reven-
dication, pour les classes productrices, du droit
au produit intégral du travail.
Pendant la courte période qui s'étend entre
i83o et i834, Owen abandonne pour un instant
l'idée d'une réalisation intégrale du Nouveau Sys-
tème social. Il ne prétend plus immédiatement
refondre le caractère de l'humanité grâce à un
système rationnel d'éducation ; il semble se bor-
ner à des fins exclusivement économiques pour
lesquelles il ne cherche pas à créer de nouveaux
rouages, mais fait appel à des organisations exis-
264 LES TEMPS SONT PROCHES
lantes, coopératives et trades-unions : sa con-
cejDlion paraît moins rationaliste et plus réaliste,
et cependant elle ne perd pas son caractère utopi-
que.Owen croit pouvoir transformer, tout l'appa-
reil circulatoire et l'organisation de la répartition
en introduisant dans le mécanisme économique et
faisant fonctionner dans le milieu de la société
actuelle le principe du travail, source et mesure
delà valeur. Cette préoccupation dicte son attitude
vis-à-vis du mouvement coopératif comme du
mouvement syndical et inspire l'EquitableBanque
d'Echange comme le projet de socialisme corpora-
tif qu'il donne pour programme à la Grande Union
consolidée des métiers.
On a fait d'Owen le père du mouvement coopé-
ratif moderne : celui-ci, créé par ses disciples,
a eu des fins très différentes de celles que notre
réformateur lui proposait à l'origine. Par coopé-
ration, Owen, lorsqu'il opposait le système
individualiste de concurrence au système de
coopération mutuelle, entendait parler de com-
munisme ', Les premières sociétés coopératives,
I . La société coopérative stricto sensu se distingue de la société
communiste : i" par Pallocation d'un intérêt fixe au capital ;
2" par le principe de répartition : tandis que dans la coopérative
LE TRAVAIL SOURCE ET MESURE DE LA VALEUR 265
qui réunissent ses disciples, sont des associations
dont les membres versent une cotisation hebdo-
madaire dans l'unique dessein d'accumuler un
capital destiné à la fondation de villages commu-
nistes. La coopérative de production communiste
est la préoccupation essentielle des premiers
congrès coopératifs de Manchester (mai i83i),
de Birmingham (octobre i83i) et de Londres
(avril 1832). La coopérative deconsommation
n'apparaît que comme un moyen de grossir le
fonds des souscriptions grâce aux profit com-
mercial et de hâter ainsi l'accumulation du ca-
pital nécessaire aux expériences communistes \ Il
y eut bientôt 4 ou 000 coopératives ou Trading
associations comme on les nommait alors ^ Lors-
qu'Owen revint d'Amérique il regarda ces (( tra-
ding associations » avec dédain et il déclara que
hi répartition des bénéfices se fait au prorata des opérations effec-
tuées par chacun des membres comme coopérateurs, dans la société
communiste, la répartition se fait suivant les besoins sans considé-
ration des apports ni du travail fourni.
I. Tout d'abord à Brig^hton avec le D"' King (1828), Brighlon
Cooperator : « Grâce aux versements hebdomadaires, on achètera
des produits pour les revendre aux membres de l'Association ;
d'où deux sources d'accumulation du capital : la souscription heb-
domadaire et le profit. Ensuite la société pourra tirer parti du
travail de quelques-uns de ses membres : ce travail fournira un
produit qui sera propriété commune ; puis, à mesure que le capital
s'accumulera, la société pourra acheter le terrain sur lequel elle
vivra, travaillera et satisfera à tous ses besoins. »
3. Lovett, op. cit., p. 4o.
266 LES TEMPS SONT PROCHES
ces simples boutiques de vente et d'achat n'avaient
rien à voiravec son grand plan coopératif; mais,
lorsqu'il s'aperçut que la plupart d'entre elles
étaient disposées à accueillir ses vues, il les con-
sidéra plus favorablement et prit une part active
à ce mouvement '. Ces petites coopératives avaient
de grandes difficultés à écouler leurs produits ;
ce fut la nécessité de leur ouvrir un débouché qui
donna à Owen l'occasion de mettre en pratique
ses idées sur le travail et la mesure de la va-
leur.
L'Equitable Labour Exchange, où les produits
des travailleurs devaient s'échanger contre des
bons de travail, fut une tentative «pour introduire
la monnaie du travail dans le milieu actuel de la
concurrence et réaliser ainsi dans tous les échanges
la valeur normale, la valeur constitué par le seul
temps de travail, sans abolir en même temps la
production libre, les échanges privés et la concur-
rence' )). Dans la société actuelle où, aucune au-
torité centrale ne règle la production, les lluctua-
tions de prix, qui dépendent des variations du
besoin, peuvent seules maintenir l'équilibre entre
l'offre et la demande. Essayer d'introduire dans
la société capitaliste le système de la valeur-tra-
1. Lovett, op. cil., p. 43.
2. Boui'guin, Les systèmes socialistes et l'évolution économique.
Colin, 1904, jj- 1 71.
LE TRAVAIL SOURCE ET MESURE DE LA VALEUR 267
\ail, c'ost-à-dire le principe de la rémunération
(la producteur d'après la quantité de travail in-
corporée dans le produit, n'était-ce pas enlever à
la production son régulateur et son frein ? n'étail-
ce pas tenter une entreprise chimérique et desti-
née à se heurter à un double obstacle : le conflit
entre les deux systèmes concurrent de valeui- '
et le désaccord de la production avec les be-
soins?-
Incompatible avec la production libre, le sys-
tème de la valeur-travail peut se concevoir dans
une société où une seule et même autorité évalue
travaux et produits et débite les objets de consom-
sommation : une autorité centrale, s'eflbrçant de
régler la production d'après la statistique des be-
soins, pourrait essayer de maintenir l'équilibre
entre l'olTre et la demande des produits. Owen ne
s'est jamais rendu compte des difTicultés que sou-
lève l'application du principe de la valeur-travail;
: il ne s'est même pas posé la question de la réduc-
tion du travail complexe en travail simple ; il n'a
surtout jamais eu l'idée d'une société autoritaire-
ment organisée où les pouvoirs publics coteraient
et répartiraient travaux et produits. Il ne faut
chercher dans aucune de ses publications ni une
I. Bourgiiin, op, cit., p. 96, 97. « On éliiit obligé de main-
tenir une relation entre le bon d'une iieure et la monnaie métal-
lique sans avoir le moyen d'en maintenir la fixité. »
2(>8 LES TEMPS SONT PROCHES
esquisse du « pur collectivisme ' ». ni une des-
ci'iption quelconque d'une société oii la posses-
sion collective des instruments de travail permet-
trait une organisation autoritaire et centralisée de
toute la production. Cependant Owen compre-
nait que le système de la valeur-travail impliquait
une certaine organisation de la production ; mais
dans sa pensée cette organisation devait être l'œu-
vre d'associations libres, l'œuvre des coopératives
et des Trades-Unions fédérées. Du reste, les jDas-
sages d'Owen, relatifs à cette organisation de la
production, sont rares et très brefs : lorsqu'il est
convaincu de la vérité d'un principe, Owen se
préoccupait moins de décrire dans le détail le fonc-
tionnement de ce principe que d'y préparer les
esprits et d'incliner les volontés vers sa mise en
application immédiate.
Au début de l'Equitable Labor Excbange,
Owen compte sur la fédération des sociétés coo-
I. Bourguin, p. ir. « La société collectiviste suppose une orgii-
nisation méthodique de la production nationale... l'autorité pu-
blique, éclairée par des statistiques sur les besoins de la consom-
mation, dirige et réglemente toute la production, le transport,
l'emmagasinage et le débit des produits. Elle rétribue les travail-
leurs en unités de valeur sociale, d'après le temps de travail de
qualité moyenne qu'ils ont consacré à la production ; elle tarifie
de même les produits d'après le temps de travail moyen qu'ils ont
coûté. Les travailleurs peuvent donc se procurer les produits aux
magasins publics en échange des bons de travail ou certificats
d'unités de valeur qu'ils ont acquis par leur travail. »
LE TRAVAIL SOURCK KT MESURK DE LA VALEUR 20t>
pératives pour réaliser peu à peu, dans la société
anarchiquc de concurrence, l'adaptation de la
production aux besoins, adaj)tali()n nécessaire k
la généralisation du système de la valeur-travail :
(( Le système n'est pas seulement applicable aux
individus, mais aux sociétés. Il existe à l'heure
actuelle (x à 5oo sociétés coopératives. Beaucoup
d'entre elles ont en excédent certaines marchan-
dises eu égard au district dans lequel elles sont
établies et seraient très disposées à échanger leurs
produits avec d'autres sociétés qui se trouvent
dans les mêmes conditions. Afin que ces sociétés
pussent connaître leurs besoins réciproques, lo
Royaume-Uni pourrait être divisé en districtsdonl
chacun aurait son conseil d'administration en
communication avec toutes les sociétés situées
dans les districts respectifs et désireuses de se
joindre à l'Union générale. Chaque mois ou à tout
autre intervalle de temps qui semblerait préféra-
ble, on établirait l'état des excédents que ces so-
ciétés auraient en stock et l'état des articles dont
elles auraient besoin. Ces informations, concen-
trées au chef-lieu de district seraient transmises à
Londres et de là communiquées aux différentes
sociétés, en tenant compte des besoins de cha-
cune de celles-ci et du lieu d'approvisionnement
le plus proche... Ainsi les besoins de millions
d'individus seraient mis en contact et la production
270 LES TEMPS SONT PROCHES
dirigée vers leur satisfaction'. » En i833-3/i, ce
ne sont plus les sociétés coopératives en décrois-
sance, mais les Trades-Unions fédérées dont Owen
veut faire les agents de l'équilibre économique :
la Grande Union consolidée des métiers doit être
l'organisme directeur de la production.
Il faut être juste envers Owen et reconnaître
qu'il fut entraîné par des disciples impatients à
une expérience qu'il considérait comme prématu-
rée. L'établissement de banques d'échange de tra-
vail présupposait dans sa pensée, non pas sans
doute le travail socialisé, mais une vaste associa-
tion de toutes les industries et de tous les j)roduc-
teurs. Cette Union des classes productrices aurait
permis aux membres des « Labor Exclianges »
de former un cercle complet d'opérations et d'é-
changes qui n'aurait rien eu à emprunter au mi-
lieu ambiant. A la production anarchique, Owen
voulait subsister la production organisée par des
corporations nationales, unies par un lien de
fédéralisme économique et échangeant entre elles
leurs produits d'après la quantité de travail incor-
porée. Le système de la valeur-travail, conçu
I. Crisis, 3o juin i832. La Crisis, éditée par R. Owen et
Robert Dale Owen. Londres, f\ vol., i832-34, publiée par Ea-
monson. Gray's ïnn Road commence à paraître le i^ avril i832.
(lit. d'après un exemplaire appartenant à l'auteur. La Crisis,
recueil rare, peut ètic consultée au Britisli Muséum.
LE TRAVAIL SOURCE ET MESURE DE LA VALEUR 271
comme généralisé et exclusif dans mie certaine
mesure de la production libre, cessait d'être irra-
tionnel. Il faut donc distinguer la conception
théorique d'Owen pour une société idéale ou
l'heure de travail servirait d'étalon de la valeur
et l'essai d'application partielle qu'à été l'Equi-
lable Banque d'Echange. Mais il faut se hâter
d'ajouter qu'au point de vue théorique sa concep-
tion de la valeur-travail était très embryonnaire
et ses projets d'organisation de la production peu
précis : il serait impossible de trouver dans ses
publications les éléments d'un exposé théorique
consistant. Aussi devons-nous, après ces considé-
rations préliminaires, nous borner à faire l'his-
toire de l'Equitable Banque d'Echange en indi-
quant successivement le but de l'institution et les
causes de son échec.
La Crisis des 1 6 et 22 juin i832 expose le dou-
ille objet que se proposait Owen en fondant une
Banque d'Echange de Travail. Notre réformateur
\oulait atteindre la monnaie métallique, inesure
artificielle de la valeur et agent imparfait des
échanges, dans sa fonction d'étalon ou de mesure
des prix et dans sa fonction de circulation : il
voulait, par l'échange du travail contre le travail,
établir un plus juste et plus parfait étalon de la
valeur, et, par la création de rapports directs entre
les producteurs, supprimer le profit de l'intermé-
272 LES TEMPS SONT PROCHES
diaire et la nécessité du capitaliste. De cette
double réforme, Owen n'attendait pas moins
que la disparition des crises économiques et la
solution du problème du chômage et de la mi-
sère.
La substitution à la monnaie métallique du bon
de travail représentant la valeur intrinsèque,
c'est-à-dire la quantité de travail incorporée dans
le produit, aurait pour effet d'introduire un plus
parfait intermédiaire des échanges et de supprimer
les crises économiques. La monnaie métallique,
produite en quantité limitée et monopolisée en
quelques mains, est incapable de suivre les pro-
grès de la productivité, surtout depuis que les
inventions scientifiques ont multiplié les puis-
sances de production. Les crises économiques
sont le résultat des inflations et contractions de
l'instrument monétaire : la monnaie métallique
ne peut être accrue ni diminuée proportionnel-
lement aux fluctuations de la richesse ; le nouvel
intermédiaire des échanges au contraire possé-
derait une faculté d'adaptation spontanée et une
valeur invariable'. Grâce à celte stabilité de la
I. Crisis, vol. I, p. 5o, i6Juin 1882 : « C'est aux imperfections
de l'intermédiaire des échanjjes que l'on peut attribuer la pau-
vreté qui rèçne aujourd'hui dans la société et les crises tempo-
raires qui traversent le monde des affaires. Les forces productives
sont capables aujourd'hui de créer toute la richesse qu'on peut
LE TRAVAIL SOURCE ET MESURE DE LA VALEUR i",-}
valeur, grâce à ses qualités d'expansion et de
contraction, la monnaie de travail réaliserait une
adaptation parfaite de la masse monétaire au
mouvement des transactions et des richesses.
Les crises économicpies ne sont pas des crises
exclusivement monétaires ; le désaccord actuel
entre le prix et la valeur du travail ne résulte pas
seulement, pour Owen, du défaut d'équilibre
entre l'agent de circulation et les marcliandises
produites, mais aussi des prélèvements capita-
listes. La monnaie de travail remplacerait avanta-
geusement la monnaie métallique dans* sa fonc-
tion d'étalon ou de mesure des prix comme dans
sa fonction de circulation. Dans la société actuelle,
le travail ne donne pas au producteur le pouvoir
de commander directement à la richesse, puisque
les producteurs dépendent du capitaliste et de
l'intermédiaire détenteur des métaux précieux :
(( Chaque jour des milliers d'individus dans les
différentes industries se lèvent le matin sans sa-
voir où ils pourront se procurer un emploi. Cha-
cun d'eux cependant peut produire plus qu'il n'a
besoin pour lui-même et chacun d'eux a besoin
de l'excédent que produit autrui. Ils ne peuvent
ordinairement se procurer le produit des autres
désirer, mais il n'existe pas de moyens de cirnilation capables
d'assurer ractioii bienfaisante des puissances manuelles et scienti-
fiques. »
Edouard Dolléans. i^
274 LES TEMPS SONT PROCHES
qu'en transformant leurs marchandises en argent,
en les livrant au capitaliste oii à l'intermédiaire...
Mais, si la monnaie est rare, si l'intermédiaire
n'est pas disposé à prendre le produit offert, le
producteur doit faire un sacrifice considérable...
11 n'est pas nécessaire qu'il existe un intermé-
diaire et les producteurs peuvent s'en passer. Les
producteurs n'ont besoin que d'être mis en con-
tact les uns avec les autres et ils peuvent échanger
leurs produits respectifs à leur mutuel bénéfice et
au bénéfice du consommateur générale » Grâce
à l'établissement de relations directes entre pro-
ducteurs et à l'échange équitable du travail contre
le travail, on verra disparaître la contradiction
inhérente à la société actuelle, le spectacle des
créateurs de la richesse impuissants, au luilieu
de la surproduction et de l'abondance, à satisfaire
leurs propres besoins : toutes les énergies endor-
I. Crisis, vol. I, 3o juin 1882, p. 5g. Owen croit que, si le
producteur subit un sacrifice dans l'échangée, c'est parce que la
monnaie est rare ; mais alors elle a une puissance d'achat plus
grande et le producteur ne subit plus un sacrifice s'il en reçoit
moins. La vraie source du sacrifice pour le travailleur, c'est le
prélèvement capitaliste et aussi, à l'occasion, quand il produit
pour sou compte, l'avilissement résultant de la surproduction.
Owen devrait considérer que le remède se trouve dans l'orga-
nisation centralisée de la production ; l'abolition de l'argent est
secondaire et n'est qu'une conséquence, l'argent se transfor-
mant en jetons ou contre-marques du temps de travail (Bour-
guin).
LE TRAVAIL SOURCE ET MESURE DE LA VALEUR 27^i
mies de la production seront éveillées', et des
débouchés nouveaux s'ouvriront qui donneront
des emplois à tous les ouvriers en chômage :
(( Au lieu qu'une personne, comme c'est le cas
aujourd'hui, attende qu'elle puisse obtenir un
emploi pour satisfaire à ses besoins, elle n'aura
plus qu'à se mettre au travail, à déposer ses pro-
duits, et elle pourra immédiatement se procurer
les articles dont elle a besoin. Ainsi sera ouvert
un nouveau débouché d'une large envergure qui
permettra d'occuper tous les sans-travail en fai-
sant des millions de consommateurs de ceux qui
auparavant n'étaient à peine rien plus que des
producteurs". »
Le travail n'est plus seulement l'instrument de
production, mais l'instrument d'échange ; grâce
à la monétisation du travail, chacun dispose du
moyen d'échange : pour consommer, il n'a qu'à
produire, et il peut produire d'une façon illimitée,
car à tout acte de production, suivi d'un dépôt
dans le magasin de la Banque, correspond la pos-
sibilité d'un acte de consommation, d'une de-
mande de produits au même magasin. Le sys-
tème est destiné à faire de tout déposant un
consommateur : le bon de travail donné en paie-
I. Cris'is, voL I, 33 juin, p. 07.
a. Crisis, vol. I, p. Sg.
27() LES TP:MPS SONT PROCHES
ment par la Banque peut être remis instantané-
ment à celle-ci contre un achat immédiat dans le
même magasin. Owen espérait non seulement
équilibrer production et consommation et éviter
les crises, mais développer indéfiniment la pro-
duction et la consommation en assurant un
emploi permanent aux travailleurs et un débou-
ché illimité aux produits '.
Ces perspectives paraissent étrangement ambi-
tieuses, surtout si l'on en rapproche la tenta-
tive qui devait permettre de les réaliser. Dès
la première heure, Owen sacrifie le principe
qui devait faire l'originalité de l'institution, et
l'Equitable Banque d'Echange, même dans son
j)rogramme initial, ne peut être considérée comme
un essai d'application du système de la valeur-
travail.
OAven a la prétention d'établir, pour la valeur,
un étalon présentant exactement les mêmes carac-
tères que l'unité de longueur ou l'unité de poids.
I. H. Denis, Annales de rinslilal des Sciences sociales (iSgS).
— « Owen voulait assurer l'indépendance des travailleurs vis-à-vis
des détenteurs de la puissance acquisitive de toute richesse en
donnant aux produits du travail cette puissance acquisitive antici-
pativement à l'échange. Owen cherchait à dégager directement
la valeur acquisitive du travail, indépendamment de tout échange,
anticipativenient à tout échange, tandis que l^roudhon n'attribue
un pouvoir acquisitif et illimité qu'aux seules valeurs constituées
par l'échange opéré entre les individus. »
VI
LE TRAVAIL SOURCE ET MESURE DE LA VALEUR 277
une uuilé monétaire en tous points comparable
au mille, à la livre, au gallon'. L'étalon choisi
est l'heure de travail ; mais encore faut-il définir
la réalité concrète qui se cache derrière le mot
abstrait. Pour la détermination de l'étalon, Owen
emprunte à la société actuelle les éléments d éva-
luation de l'heure de travail : « Il serait haute-
ment désirable, dil-il, de faire que cet étalon de
la valeur soit le même à travers tout le royaume,
mais pour le moment c'est impossible. Les salaires
dans les différentes industries diffèrent de lo sh.
à I sh. par jour : la moyenne peut être fixée à
5 sh, par jour (la plus grande partie des indus-
tries étant seulement un peu au-dessus ou au-
dessous). La durée du travail est aussi très variée ;
il est désirable de réduire ces variétés à un étalon
et, à cette fin, on propose que la journée de tra-
vail soit de lo heures. L étalon sera l'heure de
travail à six pence. La difïïculté est de savoir si
ceux qui reçoivent des salaires plus élevés tra-
vailleront aux mêmes conditions que ceux qui
reçoivent moins ; mais s'ils considèrent que les
services des ouvriers moins payés sont aussi né-
cessaires que les leurs pour former une union
complète des métiers, un cercle entier d'occupa-
I. Crisis, vol. I, p. 60. — Bourguin, Mesure de la valeur.
Larose, 1896, p. fi k 30, montre la différence entre la mesure de
la valeur et celle de la longueur et du poids.
278 LES TEMPS SONT PROCHES
lions, ils ne feront point d'objection '. » Jusqu'à
ce que l'organisation de toutes les industries per-
mette d'établir l'échange des produits d'après les
quantités de travail incorporées en eux, il convien-
dra de convertir les différents taux de salaire,
payés actuellement, en prix fixés d'après l'éta-
lon, la journée de travail de lo heures à 5 sh.
Par exemple, la valeur du travail d'une per-
sonne qui est payée 2 sli. 6 d, jDar journée de
1 o heures est égale à 5 heures de travail de celui
qui reçoit 5 sh. ; les salaires de 7 sh. 6 d. par
jour sont égaux à i5 heures de travail à 5 sh. par
joui'- ....
On voit que les bons de travail de l'Equitable
Labor Exchange n'avaient rien de commun avec
les bons d'une société oii le travail serait la seule
mesure de la valeur. Sans doute l'heure de travail
à 6 pence n'était qu'un étalon provisoire. Il n'en
est pas moins vrai que ces bons de travail n'étaient
pas en réalité autre chose que des jetons repré-
sentatifs de monnaie, semblables à ceux de no&
coopératives actuelles, jetons servant à l'usage,
exclusif des membres, après évaluation des ser-
vices et des marchandises en monnaie métallique
suivant les conditions de la concurrence.
Ce n'est pas là la seule atteinte portée aux prin-
I. Crisis, vol. I, p. 60.
LE TRAVAIL SOURCE ET MESURE DE LA VALEUR 27!)
cipes, la seule concession faite aux conditions
économiques de la société actuelle. Comme il n'est
pas facile de déterminer immédiatement en heures
de travail le coût des matières premières, le temps
de travail qui sest incorporé au produit au fur et
à mesure des opérations industrielles, on conver-
tira en heures de travail à 6 pence le coût des
matières premières évalué en argent. Après avoir
interrogé le déposant sur le temps de travail con-
sacré à la production d'un article, le garde-maga-
sin, préposé à la réception et à la livraison des
produits, évalue (( la valeur intrinsèque » de
chaque article, c'est-à-dire le coût des matières
premières converti en heures de travail et le temps
de travail incorporé au produit par le déposant.
Conforme ou non à la déclaration du producteur,
l'évaluation est nécessairement arbitraire et des-
tmée à tourner au préjudice de la Banque, Si
1 administrateur chargé de l'évaluation enregistre
purement et simplement la déclaration instinc-
tivement exagérée du déposant, il a chance de
sur-coter les produits. Au contraire, s'il considère
les risques de la Banque et la concurrence du
marché extérieur, il a tendance à sous-coter les
produits et à éloigner ainsi les déposants. Les
produits sur-cotés sont destinés à rester en maga-
sin : les produits sous-cotés à mécontenter la clien-
tèle et à aller contre l'objet même que se propose
280 LES TEiMPS SONT PROCHES
1 institution : absorber progressivement tous les
travailleurs dans l'organisme nouveau.
L'évaluation faite, le garde-magasin remet au
déposant des bons de travail dune valeur égale à
celle du produit au taux de i heure pour six
pence' : si le produit est éAalué 9 sli. 6 d., le
j)roducteur reçoit 19 heures de bons. Le montant
des bons en circulation devant toujours représen-
ter le montant des marchandises déposées, toute
surémission est impossible : il y a égalité entre la
monnaie en circulation et la richesse en stock,
puisqu'à mesure que les produits sont pris les
bons reviennent en quantité égale au magasin ^
On ne reçoit point de monnaie métallique ; mais
on peut échangei- la monnaie métallique contre
des bons ; « L'argent ne sera reçu que comme un
simple article de commerce, les personnes qui en
déposeront recevront des bons de travail au taux
de I heure pour six pence \.. Les maçons, pein-
tres, plombiers, charpentiers, etc., pourront
échanger leurs services contre les services qui
1. On prélevait pour coiiviir les dépenses de l'établissement
1/3 d. par shilling- pour les membres de la société et I d. pour les
■dépositaires étrangers.
2. Crisis, vol. I, p. (ii, (ia.
3. Owen espérait que bientôt les bons feraient prime. Crisis,
i5 et 22 septembre iSSa, p. 112, Ii3: Bons de travail échangés
contre Pargent au taux de ly sh. 6 d. contre 20 sh. en argent et
19 sh. 9 d. contre le souverain en or.
LE TRAVAIL SOUFKîE ET MESUHE I)K t.A VALEUR 281
s'incorporenl dans un prodiiil : leurs noms se-
ront indiqués aux personnes qui pourront avoir
besoin d'eux, mais la société ne doit pas courir
le risque de garantir le travail qui pourra èlrc
lait. ))
II
L'idée de remédier aux vices de la société ac-
luelle par une organisation de l'échange indépen-
dante de toute organisation de la production
n'est pas une idée qui soit particulière à Robert
Ow^en. Cette idée a donné naissance aux systèmes
de ceux qu'on pourrait appeler les socialistes de
rechange. La raison consciente ou non qu'ont
ceux-ci de limiter leur ambition réformatrice
à l'échange est le désir, en laissant la produc-
tion libre, de préserver l'individu de la tyran-
nie collective. Mais ils rencontrent l'opposition
des piartisans du socialisme intégral qui embras-
sent dans leurs critiques et dans leurs projets de
réforme non pas un moment de l'organisation
économique, la circulation des produits, mais
l'organisation tout entière. Les adeptes du socia-
lisme intégral pensent que l'organisation de la
production est le commencement et la fin de la
Uévolution sociale, la condition sine rjua non
282 LES TEMPS SONT PROCHES
de la disparition de toute injustice et de toute mi-
sère : ils accusent d'illogisme les socialistes de
l'échange. L'échec de tentatives comme celles
d'Owen semble bien leur donner raison et mon-
trer que toute organisation de l'échange présup-
pose une organisation autoritaire de la production
ou y conduit.
De tous les socialistes de l'échange, le plus ori-
ginal est Proudhon et il nous paraît intéressant
d'esquisser ' ici un rapprochement entre les idées
et tentatives d'Owen et celles de Proudhon.
Les idées de Proudhon sur l'organisation de
l'échange ont fait l'objet de deux projets, l'un de
1848-/19 (projet de constitution d'une Banque
d'Echange et acte de fondation de la Banque du
Peuple), l'autre de i855 (projet de Société de 1 Ex-
position perpétuelle adressé au prince Napoléon ^).
Gomme ces deux projets se différencient très nette
ment, il est nécessaire de les analyser séparément.
Owen veut atteindre la monnaie métallique,
mesure artificielle de la valeur et agent imparfait
des échanges, dans sa fonction d'étalon et dans
1. M. Aucuy consacre sa tlièse de doctorat à l'analyse de ces
Systèmes socialistes d'échange et nous renvoyons à son étude très
approfondie et très pénétrante des conceptions de Proudhon.
2. Le prince Napoléon était président de la Commission de
l'Exposition universelle de Paris et chargé par l'empereur de
trouver pour le Palais de l'Industrie une affectation d'utilité
publique. Voir Théorie de la propriété, p. 247-
LE TRAVAIL SOURCE ET MESURE DE LA VALEUR 283
sa fonction de circulation. Or, dans le projet de
Banque d'Echange (i8/i8) et de Banque du Peuple
(18/19), Proudhon se borne à la seconde de ces
deux réformes : il prétend supprimer la monnaie
métallique comme instrument de circulation et
non substituer à celle-ci le travail comme mesure
des valeurs. Dans ce premier système, en effet,
on ne trouve ni magasin de vente dans lequel se
fasse le dépôt et l'évaluation des produits, ni la
moindre préoccupation de rémunérer l'ouvrier
en temps de travail. La Banque de Proudlion
reçoit non les marchandises elles-mêmes, mais
les litres qui les représentent et elle les reçoit
pour la valeur certaine qHi leur a été attribuée au
cours de l'échange par le libre accord des con-
tractants.
La Banque d Echange a pour but de constater,
d'enregistrer les valeurs faites, en éliminant seu-
lement ce qui, dans l'échange, vient fausser les
rapports qui s'établissent entre les choses. Là est
l'analogie avec O^A'^en : Proudhon veut supprimer
l'usage delà monnaie. L'obligation pour tout ven-
deur de transformer son produit en argent pour
pouvoir se procurer ce dont il a besoin est l'ori-
gine d'un prélèvement capitaliste et la source de
toutes les crises. « L'or, dit Proudhon, qu'on se
ligure comme la clef du commerce n'en est que le
verrou. C'est une sentinelle placée à l'entrée du
284 LES TEMPS SONT PROCHES
débouché qui dit : On ne passe pas ' . » Comme
Owen, Proudhon attendait de la suppression de
1 intermédiaire monétaire la disparition des crises,
et, par l'extension du débouché, la possibilité d'é-
lendre indéfiniment la production.
Lorsqu'une marchandise a trouvé son débou-
ché et qu'elle s'est échangée avec une autre,
son acquéreur reçoit un titre de crédit représen-
tant cette marchandise. La Banque d'Echange"
a pour objet de donner à ce titre de crédit le
caractère d'vme monnaie : elle remplace ce titre
par un bon d'échange, analogue à notre billet de
banque sans la garantie métallique, « titre ano-
nyme, échangeable à perpétuité et remboursable
à vue, mais seulement contre des marchandises
et des services '' ».
A la base de l'émission d'un bon d'échange,
il y a donc placement d'une marchandise : la
Banque n'intervient qu'ultérieurement à l'opéra-
tion d'échange ; elle n'a ni à évaluer la mar-
chandise, ni à se préoccuper de lui trouver un
débouché et, par là, la tentative de Proudhon de-
vait se diflcrencier de celle d'OAven,puisqu'aucune
difficulté n'existait j)our adapter la production à
1. Organisation du crédit et de la circulation, p. laS.
2. Organisation centrale d'un groupe de producteurs et de con-
sommateurs liés par un pacte.
o. Le titulaire de ce nouveau titre pouvait se procurer chez les
adhérents à la Société les produits dont il avait besoin.
LE TRAVAIL SOURCE ET MESURE DE LA VALEUR 2s:i
la consommation. Le système de Banque d'I^]-
cliange d'Owen était subordonné, comme nous
le verrons, dans son fonctionnement à une orga-
nisation autoritaire de la production, tandis que
celui de Proudhon laissait subsister la liberté du
producteur.
Cependant, malgré cette apparente supériorité,
la Banque du Peuple de Proudbon se serait hein-
tée à deux obstacles qui l'auraient conduite à une
ruine aussi certaine que celle de l'Equitable Ban-
que d'Echange d'Owen, Sans doute on n'avait
plus à redouter une accumulation de produits in-
vendus et invendables. On devait craindre non
plus une surproduction, mais une surémis-
sion : l'accumulation des titres représentant les
marchandises devait avoir pour résultat une dé-
préciation fatale ; car les livraisons à faire dans
l'avenir, les marchandises acceptées, mais peut-
être non encore produites, donnaient lieu à l'émis-
sion de titres dotés d'un pouvoir d'acquisition
immédiat. D'autre part, l'infirmité du système
tenait aussi aux fraudes auxquelles il pouvait don-
ner lieu : l'émission de lettres de change pouA ait
ne correspondre à aucune marchandise réelle-
ment produite. Que devait-il arriver si, au mo-
ment de s'acquitter, l'adhérent n'avait pas de pro-
duit à fournir, bien qu'il eût vécu sur la promesse
d'en fournir un?
286 LES TEMPS SONT PROCHES
Par certains côtés, le projet de i855 se rappro-
che davantage de l'Equitable Banque d'Echange
de Robert Owen : Proudhon proposait que le
palais de l'Industrie fût concédé gratuitement à
une Société de producteurs qui y feront une expo-
sition permanente de leurs produits. C'était là un
moyen de mettre les producteurs en relation
directe avec les consommateurs et de supprimer
les intermédiaires. Mais cette Société qui expose
des marchandises et qui les vend pour le compte
des producteurs n'est pas une simple coopérative
de vente. Grâce à un capital social constitué
par les producteurs adhérents à la Société, elle
fera des opérations d'escompte, des avances
et des prêts. Ici les marchandises elles-mêmes,
avant toute vente, sur simple expertise, seront
dotées par l'escompte d'un pouvoir immédiat d'ac-
quisition. En admettant cette évaluation antérieure
à l'échange, évaluation aléatoire et incertaine, le
projet de i855 diffère des projets antérieurs et
rappelle les errements de la Banque d'Echange
d'Owen.
Un second trait rend plus frappante encore la
ressen^blance entre le projet théorique de Prou-
dhon et la tentative oweniste : la Société devra
bientôt agir pour son compte, acheter et revendre,
et dans cette opération, elle aura pour objet non
la poursuite d'un gain, mais « la compensation
LE TRAVAIL SOURCE ET MESURE l>E I.A VALEUR 287
<les cours perpétuelle et quotidienne », c'est-à-
dire la compensation de la perte faite sur la vente
(le certaines marchandises par le bénéfice réalisé
sur d'autres ; ce bénéfice doit se bornera être pro-
portionnel à la perle ^ Dans cette nouvelle phase
(lèses opérations, la Société paie les marchandises
en bons d'échange et les évalue en travail : le tra-
vail remplace la monnaie métallique comme com-
mune mesure des valeurs et l'on crédite les pro-
ducteurs en journées de travail.
Dans le projet de l'Exposition perpétuelle, la
pensée de Proudhon rejoint celle d'Owen et l'on
se trouve en présence de la seule application pra-
tique que Proudhon nous ait laissée de sa théorie
de la valeur constituée, théorie qui n'apparais-
sait ni dans sa Banque d'Echange, ni dans sa Ban-
(fue du Peuple.
Dans ses premiers essais d'organisation du
crédit gratuit. Proudhon se contente d'attein-
(Ire la monnaie métallique dans sa fonction
de circulation : dans le projet de i855, il veut
lui substituer, comme étalon et commune mesure
des valeurs, la journée de travail, la journée
moyenne entre tous les travaux et services possi-
bles, cherchant à réaliser ainsi le double objet
qu'Owen avait primitivement donné à l'Equi-
I. Théorie de la propriété, p. 376.
288 LES TEMPS SONT PROCHES
table Banque d'Echange de Travail qui s'ouvre à
Londres le 3 septembre i832.
III.
Dans un local offert par Bromley à Gray's Inn
Road, la Banque s'installe ; les dépôts de produits
commencent le 3 septembre i832 ^ et les échanges
le 17 du même mois. Le 8 décembre, une suc-
cursale est ouverte à Blackfriars et une autre s'ou-
vriraàBirminghanaucommencementd'aoûti833.
Dans les premiers temps, la multiplication des
dépôts est telle que, quinze jours après l'ouver-
ture, on est obligé de fermer les portes du mer-
credi soir au lundi matin. Bientôt après on an-
nonce dans la Crisis que, comme la multiplicité
des tout petit dépôts est un obstacle aux affai-
res, on a décidé de ne plus recevoir aucun lot de
produits d'une valeur réelle inférieure à 4o heu-
res ou d'une valeur nominale monétaire de 20 sh".
Au 3i décembre i832, les dépôts hebdomadaires
qui, dans les premières semaines, n'étaient en
moyenne que de 20000 heures, s'élèvent à 36 et
à 38 000 heures ^ et l'état publié par la Crisis le
I. Crisis, 8 septembre, p. io5, 106. Rèjjlement de la Banque.
3. Crisis, 22 septembre, p. ii3, et i3 octobre, p. 128.
3. Crisis, vol. I, 5 janvier i833, p. 1"^.
LE THA\ AIL SdUlUlK I:T MESUHK DK LA VALKUH 289
1 îî janvier i833 eiirej^nslre, du 3 septembre au
29 décembre, pour les quatre premiers mois,
/j/i5 5oi heures de dépôts et 376 16G heures d'é-
changes. A la succursale de Blacklïiars, du 8 dé-
cembre au 5 janvier, il y a eu 32 769 heures de
dépôts et iGGai heures d'échanges'. A la fin de
décembre i832, la Banque d'Echange a atteini
son apogée et son secrétaire paraît en droit de
puljlier dans la Crisis un résumé optimiste de la
situation : (( Les affaires de la Banque progres-
sent d'une façon constante ; chaque jour, les bons
émis deviennent plus appréciés, le mode d'échange
mieux compris et par suite la circulation des bons
s'étend plus rapidement. Comme signe de la su-
périorité du système d'échange, nous pouvons
citer le fait suivant qui est arrivé la semaine der-
nière : un ouvrier ébéniste sans travail offrit à un
respectable boulanger une boîte à thé, demandant
du pain en échange. Le boulanger, qui n'avait pas
besoin de cet article, dit à l'homme de le porter
à la Banque de Gray's Inn Lane ; ce que fit notre
ouvrier qui déposa son produit et le déclara pour
une valeur de 25 sh. L'évaluation ne s'éleva qu'à
23 sh. ; contre quoi l'ouvrier tout d'abord pro-
testa, puis ayant regardé dans le magasin, il
trouva des feuilles à plaquer et d'autres objets
I. Crisis, vol. II, p. 7.
Edouard Dolllaxs. iq
290 LES TEMPS SONT PROCHES
dont il avait besoin. Le prix de ces articles était
si bas que l'avantage que lui procura son échange
équivalait au prix qu'il avait demandé pour sa
boîte à thé. Ainsi cet homme s'en alla parfaite-
ment satisfait et déclara qu'il était décidé à conti-
nuer de travailler pour la Banque \ » Déjà cepen-
dant, dès les premiers mois de son existence, la
Banque s'était trouvée entravée dans son fonc-
tionnement par les vices inhérents au système :
difficulté d'approvisionner ses membres de subsis-
tances et de matières premières ; difficulté
d'évaluer les prix et d'équilibrer l'offre et la
demande.
La Banque d'Echange se trouvait dans l'impos-
sibilité d'équilibrer l'offre et la demande. Un cor-
respondant de la Crisis l'avait bien compris lors-
(|u"il déclarait inéluctable la nécessité de tenir
compte du besoin public dans l'évaluation des
produits : « Si vous payez, disait-il, en propor-
tion, non de la demande des produits, mais du
travail incorporé en eux, l'établissement sera
bientôt encombré de produits inutiles dont il iie
pourra pas trouver le débouché. » Il montrait que,
pour vivre, la Banque était dans l'obligalion de
faire échec à son principe, dans l'obligation de
refuser certains produits et d'en payer certains
I. Crisis, \o\. I, p. i\\), 'ik novembre i83'2.
LK TRAVAIL SOURCE ET MESURE UE LA VALEUR 2'.)1
autres pour inoiiis (|uc la quantité de travail (]ui
s'y trouvait incorporée, « non parce que ces
produits sont de façon ou de qualité inférieures,
mais parce qu'ils ne sont plus de mode, comme
les l)outons de métal remplacés par les boutons
recouverts d'étoile ' ». C'est ce qui se produisit
à la Banque d'Echange. Des gens apportaient
des produits invendables sur le marché, les trans-
formaient en bons de travail et reliraient des
articles utiles. Des marchands ou des spécu-
lateurs déposaient des produits défectueux et
choisissaient en échange les produits qu'ils povi-
vaient revendre avec profit. Même si tous les ai-
licles apportés avaient été de bonne qualité, qu'est-
ce qui assurerait leur écoulement? qu'est-ce qui
assurerait l'équilibre entre l'olfre et la demande
pour chacun des produits déposés .^* La Banque
était conduite ou à violer son principe fondamen-
tal en sous-cotant et en refusant les articles démo-
dés ou invendables, ou à grossir indéfiniment un
stock destiné à rester sans débouché. Dès le
commencement d'octodre 1 882 , un pauvre tailleur
écrit au Times pour se plaindre du mode d'éva-
luation de la Banque : « Sur le conseil de partisans
du système de M, Owen, j'empruntai ^ 2 à un de
mes amis, avec quoi j'achetai l'étoffe nécessaiic;
I. Crisis, vol. II, 28 et 3o mars i833, p.. 89 et (jo.
292 LES TEMPS SONT PROCHES
pour faire un habit, une garniture de vêle-
ment, etc. J'en eus au total pour 36 sh. ; je fis
l'habit et le portai au bazar mardi dernier. Je ne
reçus pas de réponse avant vendredi et, quand
je me présentai, on évalua mon habit 32 sh. en
bons de travail. Je voudrais bien savoir si c'est là ce
que M. Owen appelle une juste rémunération du
travail. Ainsi je travaille trois jours on me fait
attendre deux jours encore, et je reçois une
somme inférieure au prix coûtant de la matière
première \ » En réponse à cette critique, Gavcii
fait la déclaration suivante : a Ce qui règle notre
réelle évaluation des articles est le plus bas prix
courant. Chacun achète au meilleur marché ; per-
sonne ne viendra à nous si nous ne sommes pas
aussi bon marché que les autres, et, si personne ne
vient nous acheter les produits, il n'y aura aucun
intérêt pour les déposants à nous les apporter.
Notre échelle d'évaluation est destinée à assurer
les échanges et, comme nous plaçons tous les
échangistes dans des conditions d'égalité au point
de vue du taux d'évaluation, il est parfaitement
indifférent aux producteurs de déposer leurs pro-
duits à un prix plus ou moins élevé, puisqu'un
même taux d'évaluation s'applique aux produits
qu'ils peuvent prendre en échange : si on élevait
I. Crises, vol. I, p. ia3(6 octobre iSSa).
I.K ThAVAII. SOrUCK KT MKSUHK 1)K LA VALEUR 293
le taux dévalualion, ils seraient obligés do payer
[)lus cher les produits qu'ils achètent'. » Ainsi
Owen reconnaît qu à la Ban(jue la notion de valeur-
travail est parement nominale et que ce qui règle
1 évaluation, c'est à la Banque d'Echange, comme
ailleurs, le prix du marché. Tous les clients delà
Banque sont du reste loin de se plaindre, et un
autre tailleur déclare qu'ayant apporté un habit
et un pantalon d'une valeur respective de 56 sh.
et 22 sh., il reçut à son entière satisfaction le prix
du pantalon, mais que sur le prix de l'habit on lui
défalqua 2 sh. parce que cet habit était hors de
taille '. L'exemple du premier tailleur prouAC
que, dans certains cas, l'évaluation pouvait se faire
au détriment du dépositaire, et l'exemple du se-
cond, que bien souvent aussi, même lorsque la
Banque n'enregistrait pas les prétentions du pro-
ducteur, son évaluation avait pour résultat d'em-
combrerses magasins d'objets invendables comme
cet habit démesuré.
Il aurait fallu, pour que la Banque pût vivre,
que les administrateurs veillassent avec rigueur
I. Il Les gens out été habitués à la luomiaie et des expressions
monétaires sont nécessaires pour les aider dans leurs calculs. Il en
serait exactement de même dans un système de transactions où
l'on se passerait entièrement de monnaie, si ce système s'étendait
il tous les articles. La valeur-travail est purement nominale, des-
tinée à aider aux calculs. »
3. Crisis, vol. I, p. i33, 27 octobre i83a.
20i LES TEMPS SONT PROCHES
aux proportions du stock et se montrassent plus
sévères encore pour l'acceptation que pour l'éva-
luation des produits. Il aurait fallu aussi mettre
à la disposition des membres de l'association des
objets d'alimentation, afin que les bons de travail
ne fussent pas accaparés par les marchands du
voisinage qui ne les acceptaient que pour les dé-
précier.
Pour participer au mouvement d'échanges
de la Banque, le producteur devait être pos-
sesseur d'instruments de travail : la Banque aurait
dû procurer à sa clientèle des vivres et des ma-
tières premières. Plusieurs essais furent tentés à
Gray's Inn Road, mais ils échouèrent faute d'un
local assez grand et surtout faute de capitaux,
montrant la difficulté qu'il y avait à adapter la
nouvelle institution au milieu économique et à
combiner les deux systèmes de valeur. Le 1 7
novembre i832, La Crisis annonce qu' « un con-
trat a été passé avec un excellent boulanger qui
désormais (à partir de lundi prochain) nous four-
nira régulièrement le pain moitié contre argent
comptant, moitié contre bons de travail : la Ban-
que offrira à ses membres le pain dans ces mêmes
conditions. Nous nous proposons de passer des
conventions semblables avec d'autres marchands
de comestibles. » Et de nouveau le premier dé-
cembre : (( Nous avons la satisfaction d'informer
LE TRA\ Ail. SOUHCJ'; ET MESURE DE LA VALEUR :293
les amis de notre Banque d'Echange que nous
tenons à leur disposition une ample provision de
denrées payables moitié en argent, moitié en bons,
par exemple de la viande fraîche d'excellente qua-
lité à G pence la livre ' . » Mais il est probable
que ces conventions ne furent que très tempo-
raires et ce fut là l'une des causes de dépréciation
des bons : leurs possesseurs, ne pouvant trouver
au magasin de la Banque les produits dont ils
avaient besoin, étaient obligés de revendre ces
bons à des marchands qui s'en servaient pour
ruiner l'établissement.
Le fait qui précipita la faillite de l'entreprise
fut la reprise du local de Gray s Inn Road par son
propriétaire, Bromley, qui, au commencement
de i833, expulsa ses locataires par la force. La
Banque fut transférée à Blackfriars, puis à Char-
lotte Street, Tilzroi Square, et le mouvement des
affaires commença à diminuer : de 3o ooo heures
par semaine en décembre, les dépôts et les échan-
ges tombent eh février i833 respectivement à
1 3 568 et à 1 3 1 1 8 , en mars à95i8etài22i2.
Un an après, le 2 4 avril i834, ils n'étaient plus,
pour les deux mois de février et de mars, que de
19 223 et de 25 i/i8, c'est-à-dire à peine de 2 5oo
et de 3 000 par semaine. Enfin, le 7 juin i834,
I. Crisis. vol. I, p. i4G, i^'j et i55. — Id. pour le charbon.
296 LES TEMPS SONT PROCHES
l'éditorial de la Crisis annonçait la disparition de
la Banque d'Ecliange de TraA^ail '.
Lorsqu'en juin i83/4 la Banque cesse de fonc-
tionner, il y a déjà longtemps qu'elle n'était plus
sous la direction d'Owen ^ Mais, pour s'être dé-
sintéressé de l'Equitable Banque d'Echange de
Charlotte Street notre réformateur n'a pas aban-
donné son dessein de réaliser l'application du
principe de l'échange égal du travail contre le
travail. Tout au contraire, Owen veut tenter à
nouveau l'entreprise, mais cette fois avec l'enver-
gure que seule la hâte de ses amis l'avait empêché
de lui donner. Au lieu de commencer par établir
une Banque d'Echange dans un milieu inorganisé,
il est nécessaire de commencer par organiser le
milieu et la production ; il faut profiter à cette fin
du mouvement qui entraîne les Trades-Unions vers
une union générale de toute la classe ouvrière.
Une fois tous les métiers groupés en une hiérar-
chie de syndicats, une fois toutes les industries
formant un vaste organisme, l'échange équitable
du travail contre le travail pourra devenir une
réalité. C'est à cette union des classes produc-
1. Crisis, a février i833, vol. II, p. 25, p. Sg et 66 ; vol. IV,
p. 24 et 68.
2. Depuis les premiers mois de i833. Cependant, en août i833,
Owen avait été nommé gouverneur de la Banque d'Echange de
Birmingham.
LE TRAVAIL SOURCE ET MESURE DE LA VALEUR 297
(rices que, pendant les années t833 et i83/i,
Owen consacre tous ses elTorls.
Dès le 27 avril i833, la Crisis prend pour
sous-titre : « Journal des Coopératives, de VE(jm-
fable Banque d'Echange et des Trades-V nions. »
Owen dépense son infatigable activité à parcourir
les districts industriels, à conférencier à toutes les
réunions et congrès syndicaux, un jour à Birmin-
gham, le lendemain à Worcester, puis à Manches-
ter, un autre jour à Sheffîeld, puis à Leeds, à
Iluddersfield. à Derby, etc...' En septembre i833,
l'inlassable propagandiste assiste au congrès de
l'union du bâtiment à Manchester avec 270 délé-
gués représentant 3o 000 ouvriers. De retour à
Londres, le 6 octobre 1 833, à l'institution de Char-
lotte streett", O^ven expose le programme de la
classe ouvrière organisée : <( Les classes produc-
trices et utiles ont décidé que la vérité et la justice
prendraient enfin la place de l'erreur et de l'injus-
tice et que la société serait réorganisée sur un prin-
cipe qui assurerait à chacun le produit de son
travail. Je viens justement de visiter quelques-
unes des parties les plus populeuses du pays oii
règne une grande agitation... une agitation haute-
1. Crisis, vol. III et IV. Voir pour plus de diHails les letlres
d'Oweii cl la Crisis dui;mt ses tournées, par exemple en décembre
i833. Crisis du 28 décembre i833 et du 4 janvier i834.
2. (Crisis, vol. III, p. 42, 12 octobre i833.
298 LES TEMPS SONT PROCHES
ment morale menée par des hommes sobres, tra-
vailleurs et intelligents qui, indignés de l'injustice
que présente l'organisation actuelle de la société,
sont déterminés à revendiquer les droits justes et
naturels de ceux à qui la société doit tout son bien-
être et toutes ses jouissances. Je veux donner une
courte exquisse des transformations qui sont
proches et qui arriveront soudainement dans la
société comme un voleur dans la nuit. » Toute la
classe ouvrière doit être comprise dans une grande
organisation qui mette fin à la concurrence indivi-
dualiste : toutes les industries doivent être gérées
par des Compagnies nationales : « Nous aurons
conservé tous les avantages à la fois de la division du
travail et de l'union. Chaque industrie formera une
association de loges ; dans chaque profession, tous
les individus deviendront membres de la loge
communale. . . Les loges communales se réuniront
chaque semaine et choisiront des délégués pour
former les loges de comté qui auront des réunions
mensuelles et nommeront des délégués aux loges
provinciales. Celles-ci enverront des délégués aux
grands congrès nationaux siégeant probablement
à Londres. Les petits métiers seront groupés en
organisations semblables, par exemple tous les
ouvriers du vêtement s'uniront, pour former une
compagnie, aux tailleurs, cordonniers, chape-
liers, modistes et couturiers. » Il n'y aura plus
LE TKAVAIL SOURCE ET MESURE DE LA VALEUR 299
aucun secret industriel ; tous les renseignements,
relatifs au coût et au profit, seront communiqués
au public par la Gazette de la Grande Union des
classes productrices, et, le 0 octobre, Owen ter-
mine son discours par cette déclaration : « Les
temps sont proches où il sera considéré comme
honteux de ne pas appartenir à l'une ou à l'autre
des classes productrices, et la génération qui va
naître n'aura pas de plus haute ambition que de pro-
duire quelque chose d'utile à la société : il n'y aura
bientôt plus que les fous qui combattront une trans-
formation si favorable aux intérêts de l'humanité. »
Le 9 octobre, Owen complétait cet exposé du
socialisme corporatif en disant : « Les Trades-
Unions seront bientôt, grâce à leur influence,
la toute-puissance réelle du pays... Elles ont
compris que la concurrence était la cause prin-
cipale et immédiate de la pauvreté et de la mi-
sère... C'est pourquoi elles sont prêles à former
des compagnies nationales de production : chaque
industrie constituera une grande compagnie, com-
prenant tous les individus occupés dans la profes-
sion, sera unie à toutes les autres compagnies par
un lien général d'intérêt et échangera avec elles ses
produits daprès l'équitable principe de léchange
du travail contre une égale valeur de travail '. ))
I. Oisii. vol. m, p. 63, ii| (Klol)re iSSIi, discours prononcé
300 LES TEiMFS SONT PROCHES
Au commencement de i83/4, la Grande Union
nationale consolidée des métiers existe et voilà
Owen un moment presque entraîné à faire du socia-
lisme de lutte de classe. L agitation syndicaliste,
({ui accompagne cette gigantesque mais fragile
création, pénètre jusque dans les milieux agri-
coles, éveille le prolétariat rural et groupe même
un certain nombre de loges de femmes. De nom-
breuses grèves éclatent, rigoureusement répri-
mées, et la condamnation des six journaliers agri-
coles de- Dorchester (mars i834) donne à la
Grande Union consolidée des métiers roccasion
d'organiser, dernière manifestation de sa puis-
sance éphémère, une procession qui comprend de
3o ooo à looooo personnes (21 octobre iSS/j).
Ce grand effort prématuré de concentration syn-
dicale était destiné à échouer et déjà, dès le mois
d'août i83/i, l'esprit delà Grande Union conso-
lidée des métiers s'était transformé ; celle-ci ces-
sait d'être une organisation de combat et chan-
geait son nom en celui d'Association consolidée
anglaise et étrangère de f Industrie, de VUmnanilé
et de la Science. On proposait à la nouvelle asso-
ciation, non plus des fins de lutte de classe, mais
au Congrès général des délégués des coopératives et Trades-Unions
au local de l'Equitable Banque d'Echange. Du reste, la Grande
Union nationale paraît avoir été exclusivement une organisation tie
lutte sans essai tians le sens d'une organisation <le la production.
LE TRAVAIL SdURCK ET MESURE DE LA VALEUR 301
des fins de paix sociale : « Les employeurs et em-
ployés ayant piécisément le même intérêt, il con-
vient de prendre des mesures destinées à créer
des rapports amicaux entre propriétaires et culti-
vateurs du sol. entre industriels et artisans de
toute sorte ; de réconcilier patrons et ouvriers ; de
leur faire comprendre leurs intérêts communs et
de remplacer le principe de concurrence indivi-
dualiste par celui d'union et d'assistance mu-
tuelle'. » Le même numéro du 20 août i83/i
annonçait la fin de la Crisis, la publication du
journal 77ie New moral World et l'avènement
d'un Nouveau Monde moral.
I. Crisis, 23 août i83'j, voL IV, p. i53.
CHAPITRE 11
LE NOUVEAU MQNDE MORAL
(i83/,-i858)
(( Les temps sont proches, déclare Robert
Owen dans le dernier numéro de la Crisis, les
temps sont proches où le système maudit du
Vieux Monde d'ignorance, de pauvreté, d'oppres-
sion, de cruauté, de crime et de misère disparaî-
tra... Hommes de toutes les nations et de toutes
les couleurs, réjouissez-vous avec nous de ce
grand événement qui est tout près de se pro-
duire ; les temps sont proches où l'humanité sera
délivrée de toutes ses faiblesses et de toutes ses
folies. Ne regrettez pas que In Crisis expire, car
elle ne meurt que pour être remplacée par le
Nouveau Monde moral dans lequel vérité, travail
et science régneront à jamais... » Le premier
numéro du A^eto moral World (i" novemhre
183/4), journal hebdomadaire destiné à exposer
304 LES TEMPS SONT PROCHES
en détail les principes de système rationnel de
société, annonce la venue d'un Nouveau Monde
moral « où le mensonge n'aura plus de place,
où la pauvreté et l'inhumanité seront inconnues,
où l'esclavage et la servitude n'existeront plus,
un monde où de l'amour naîtra un bonheur
exquis que n'assombrira aucune misère, un
monde où tous les biens seront produits en
abondance et où tous jouiront de cette abon-
dance ; un monde dont seront bannies les mau-
vaises passions et où l'Amour et la Raison prési-
deront avec sagesse aux destinées de la race
humaine ».
Le Nouveau Monde moral, il n'est point d ex-
pression qui caractérise mieux le quart de siècle
d'apostolat moral et social auquel est consacrée la
vie d'Owen entre i834 et i858. Pendant ces 25
dernières années de sa vie, dans les colonnes du
Nouveau Monde moral, dans le Livre du Nouveau
Monde moraV, et dans la Nouvelle existence de
l'Homme sur la Terre^, dans la Revue trimestrielle
de la Raison ^ le Journal de Robert Owen '* et la
Gazette Millénaire '', dans ses innombrables bro-
1. i836-i842-i844.
2. i85/i-i855.
3. i853.
4. i85i-i852.
5. i85G-i858. Ajouter aussi deux séries de brochures sur la
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h '/À/'/y-^// " Y,' 1
l'i *\' m: \ II
LE NOUVEAU MONDE MORAL 305
chures, discours et conférences, apparaît l'inspi-
ration clnétiennc qui anime l'homme et la doc-
Irinc. Onen annonce le règne de Dieu sur la
terre, l'avènement d'une ère de vertu et de
bonheur, un millénaire laïque tout imprégné de
christianisme.
I
Cette dernière partie de la vie d'Owen est mar-
quée par l'apparition du socialisme en Angleterre
sous une double forme : le socialisme de paix so-
ciale et le socialisme de lutte de classe, lowe-
nisme et le chartisme.
Le mot de socialisme date, en France, de
i834 : il est (( inventé » par Pierre Leroux qui
l'emploie, dans un article de la Revue Encyclopé-
dique, intitulé (( de 1 Individualisme et du Socia-
lisme )) pour désigner les doctrines saint-simo-
nicnnes. Il n'est pas sans intérêt de rappeler ici
les termes mêmes de la défmition que Pierre
Leroux donne de l'individualisme et du socia-
lisme. L'expression d'individualisme était déjà de
langage courant : mais il est curieux de connaître
venue du Millénaire, celle sur l'iuauj|uration du Millénaire,
publiées en i855 (^ oir Bibliographie).
Edouard Dolléans. 20
;306 LES TEMPS SONT PROCHES
avec précision le sens ou plutôt les deux sens
successifs que son inventeur français attribuait
au mot socialisme et qu'on pourra rapprocher
ainsi de la signification anglaise : « Nous sommes
aujourd'hui, dit Pierre Leroux, la proie de ces
deux systèmes exclusifs de l'individualisme et du
socialisme...
(( Les uns ont posé en principe que tout gouver-
nement devait un jour disparaître et en ont conclu
que tout gouvernement devait, dès à présent, être
restreint aux plus étroites dimensions ; ils ont
fait du gouvernement un simple gendarme chargé
d'obéir aux réclamations des citoyens. Du reste,
ils ont déclaré la loi athée de toute manière, et
l'ont bornée à régler les différends des individus,
quant aux choses matérielles et à la distribution
des biens d'après la constitution actuelle de la
propriété et de l'héritage. La propriété ainsi faite
est devenue la base de ce qui est resté de société
entre les hommes. Chacun retiré sur sa motte de
terre devenait souverain absolu et indépendant ;
et toute l'action sociale se réduisait à faire que
chacun restât maître de la motte de terre que
l'héritage, le travail, le hasard ou le crime lui
avait procurée : Chacun chez soi, chacun pour soi.
Malheureusement, le résultat d'un tel abandon de
toute providence sociale est que chacun n'a pas sa
motte de terre, et que la part des uns tend toujours
LK NOUVEAU MONDE MORAL 307
à augmenter, celle des autres à diminuer; le résul-
tat bien démontre est resclavage absurde et hon-
teux de 25 millions d'hommes sur trente.
(( Les autres, au retour, voyant le mal ont voulu
le guérir par un procédé tout différent. Le gou-
vernement, ce nain imperceptible dans le premier
système, devient dans celui-ci une hydre géante
qui embrasse de ses replis la société tout entière.
L'individu, au contraire, ce souverain absolu et
sans contrôle des premiers, n'est plus qu'un
sujet humble et soumis : il était indépendant
tout à l'heure, il pouvait penser et vivre selon les
aspirations de sa nature ; le voilà devenu fonc-
tionnaire et uniquement fonctionnaire ; il est
enrégimenté, il a une doctrine officielle à croire et
l'inquisition à sa porte. L'homme n'est plus un
être libre et spontané, c est un instrument qui
obéit malgré lui ou qui, fasciné, répond mécani-
quement à l'action sociale, comme l'ombre suit
le corps.
(( Tandis que les partisans de l'individualisme se
réjouissent ou se consolent sur les ruines de la
société, les partisans du socialisme, marchant
bravement à ce qu'ils nomment une époque orga-
nique, s'évertuent à trouver comment ils enterre-
ront toute liberté, toute spontanéité sous ce qu'ils
nomment 1 organisation.
« Les uns, tout entiers au présent et sans avenir,
308 LES TEMPS SONT PROCHES
sont arrivés aussi à n'avoir aucune tradition,
aucun passé. Pour eux, la vie antérieure de
l'Humanité n'est qu'un rêve sans conséquence.
Les autres, transportant dans l'étude du passé
leurs idées d'avenir, ont repris avec orgueil la
ligne de l'orthodoxie catholique du moyen âge et
ils ont dit anathème à toute l'ère moderne, au
protestantisme et à la philosophie. »
On le voit, c'est aux Saint-Simoniens que Pierre
Leroux pensait en inventant l'expression socia-
hsme, comme il le dit du reste dans une note de
18/I7:
(( Il est évident que, dans tout cet écrit, il faut
entendre ^ar Socialisme, le socialisme tel que nous
le définissons dans cet écrit même, c'est-à-dire
l'exagération de l'idée d'association ou de société.
Depuis quelques années, on s'est hahitué à appe-
ler socialistes tous les penseurs qui s'occupent de
réformes sociales, tous ceux qui critiquent et
réprouvent l'individualisme, toux ceux qui par-
lent sous des termes différents de la providence
sociale et de la solidarité qui unit ensemble non
seulement les membres d'un état, mais 1 Espèce
humaine tout entière ; et, à ce titre nous-mê-
mes, qui avons toujours combattu le socialisme
absolu, nous sommes aujourd'hui désigné comme
socialiste. Nous sommes socialiste sans doute, si
l'on veut entendre par socialisme la doctrine qui
LE NOUVEAU MONDE MORAL 309
ne sacrifie aucun des Icrmes de la formule :
Liberté, Fraternité, Egalité, Unité, mais qui les
conciliera tous (18/17). — Je ne puis que répéter
ici, (ajoute-t-il en i85o), à propos de l'emploi
du mot Socialisme dans tout ce morceau, que ce
(pic j'ai dit précédemment (p. 121 et lOo de
ce volume). Quand j'inventai le terme de Socia-
lisme pour l'opposer au terme Individualisme, je
ne m'attendais pas que, vingt ans plus tard, ce
terme serait employé pour exprimer, d'une façon
générale, la doctrine religieuse. Ge que j'atta-
quais sous ce nom, c'étaient les faux systèmes
mis en avant par de prétendus disciples de Saint-
Simon et par de prétendus disciples de Rousseau
égarés à la suite de Robespierre et de Babeuf,
sans parler de ceux qui amalgamaient à la
fois Saint-Simon et Robespierre, avec de
Maistre et Bonald. Je renvoie le lecteur à VHis-
loire du Socialisme (qu'il trouvera dans un des
volumes suivants de cette édition), me contentant
de protester contre ceux qui ont pris occasion de
là pour me trouver en contradiction avec moi-
même'. ))
Un an auparavant, en Angleterre, le mol de
socialisme apparaît pour la première fois dans un
I. OEiivres coniplcles de Pierre Lernii.r. i. l. Louis Métré, i85i,
p. 376.
310 LES TEMPS SONT PHdGMES
article du Poor Mans Guardian^ signé a un so-
cialiste ». Le mol reparaît ensuite dans le New
moral World et, à partir de i836. les partisans
d'Owen sont connus sous le nom de socialistes.
En Angleterre le socialisme naissant c'est l'owe-
nisme ; la conception socialiste repose toute sur
l'antithèse entre le Vieux Monde d'ignorance et de
pauvreté et le Nouveau Monde moral, entre le
système irrationnel de société et le système ra-
tionnel ; au système individualiste où régnent la
concurrence et l'argent, va se substituer le sys-
tème d'harmonie et de coopération mutuelle
qu'Owen appelle le « Social System "» : c'est de ce
mot qu'est né celui de socialisme.
Socialisme et owenisme se confondent si étroite-
ment'dans l'opinion publique qu'en i84o, lorsque
l'évêque d'Exeter dénonce à la Chambre des lords
1. Poor Mun's Guardian, a/j août i833, publié par II. Hetlie-
rington, puis Bronterre O'Brien, afin de donner au peuple des
inPormations politiques à bon marebé ; c'est le mouvement de la
presse sans timbre (Lovett, op, cit., p. 69). Ce périodique dura du
20 décembre i83o au 20 décembre i835. — Il est peu probable
qu'il y ait entre les deux mots ang-lais et français un lien de filia-
tion. Ce sont deux créations indépendantes.
2. The New moral World, 20 février i836. L'éditorial dit que
les socialistes du New moral World ne sont pas des liommes de
parti, mais des liommes à la rechercbe de la vérité... et un article
signé « un socialiste » reproduit les idées d'Owen sur l'irrespon-
sabilité et les peines.
3. Dans l'index du tome I\ de la collection du New moral
World, le mot socialisme est suivi de : alias owenisme.
M-: NOIIVKAU MONDK .M(»I{AI. 311
les progrès cl les (langcis du socialisme, c est la
seule docLiuiccrOwen qu'il criliquc et c'est Oweii
qu'il accuse des maux menaçant la société ' .
Owen est amené à défendre le socialisme contre
ceux qui l'attaquent, et il le définit dans des dis-
cours prononcés en 18/I0-/41 et réunis en bro-
chures. Le titre de la première publication est
significatif : le socialisme ou le système rationnel
de société (trois conférences faites à l'Institut des
Artisans de Londres en réponse aux fausses défi-
nitions qui ont été données dans les deux Cham-
bres du Parlement, i8/io). Dans la seconde :
(( Qu'est-ce que le socialisme ? Quels seront ses
ejjets sur la société ^ ? » Owen dit : « A cette
question : qu'est-ce que le socialisme, je réponds :
C'est le système social ou, comme je l'ai toujours
appelé, le système rationnel de Société fondé sur
la Nature. »
Pour dessinei' la physionomie du socialisme
à son origine, il n'est pas nécessaire de re-
prendre en détail tous les caractères de la doc-
trine oweniste, mais il est utile, à l'aide des
i. Parliamenlary Speeches duriiKj Ihe session i84o. London,
William Edward Paniser-Strand (p. O1-77, 2^ janvier-4 février
i8,',o).
1. What is socialism et What would be ils practical effects apon
Society ? Reproduisant la discussion publique qui eut lieu à Bristol
entre Robert Owen et John Brindiev, les 5, 0 et 7 janvier i8'|i.
London, Home Colonisation Societv, 18''.
312 LES TEMPS SONT PROCHES
publications owenistes de l'époque, de résumer
les traits essentiels de ce qu'on appelait alors le
socialisme. Cette esquisse permettra de rappro-
cher et d'opposer Towenisme et le chartisme : ces
deux formes contemporaines de socialisme se
différencient par leur conception de l'action
politique et de l'action économique.
Tandis que l'action politique est au premier
rang des préoccupations chartistes, Owen et ses
disciples les plus fidèles méprisent l'action politi-
que : dans leurs écrits, ils séparent nettement dé-
mocratie et socialisme et tiennent les réformes
politiques pour inefficaces et illusoires. Dans de
nombreux articles The New moral WorlcV cher-
che à poser la ligne de démarcation entre le socia-
lisme économique et le radicalisme politique :
<( C'est une vérité évidente que le bonheur d'un
peuple dépend autant de son organisation sociale
([ue de ses institutions politiques, et, aussi long-
temps que nos efforts ne visent uniquement qu'au
perfectionnement de ces dernières seules, ils sont
nécessairement défectueux et incapables d'attein-
dre le but de toute transformation raisonnable.
Nous concédons volontiers que l'affranchissement
I. New moral World, t. T, p. 896. Radicah prlnciples contrasied
v;ilh those of the social System, vol. IV. Radicals and Sociallsls,
p. 38i et 1 1 août i838, p. 829: Is the universal suffrage neces-
sary ta the establisment or perpetuity of communities?
LE NOUVEAU MONDE MORAL 313
des masses, avec tous les privilèges politiques
pour lesquels luttent les réformateurs politiques,
est une revendication également juste et raison-
nable, mais il ne s'ensuit pas que la condition
matérielle du peuple en sera pour cela améliorée.
On a prétendu que les privilèges politiques im-
pliquent l'amélioration et la régénération de notre
organisation sociale, mais nous ne pouvons l'ad-
mettre. Contre la vérité de cette affirmation nous
avons à opposer la saisissante anomalie que pré-
sente l'Amérique oii une constitution politique,
fondée sur les principes du radicalisme politique,
coexiste avec des crises économiques, avec une
classe ouvrière misérable, avec une lutte conti-
nuelle entre les classes riches et les pauvres. Au
contraire, en Allemagne, des institutions politi-
ques, bien moins démocratiques, s'unissent à une
organisation sociale et à une éducation destinées
à assurer dans une large mesure le bien-être phy-
sique, la culture intellectuelle et l'élévation mo-
rale du peuple. Le mot de radicalisme serait bien
plus justement applicable à un système qui
concentrerait toutes les puissances de production,
de consommation, de distribution et d'éducation
de manière à assurer à tous une félicité perma-
nente. Le parti des réformistes objecte que l'ob-
tention du suffrage universel doit précéder l'éta-
blissement de communautés, qu'autrement les
314 LES TEMPS SONT PROCHES
membres de ces communautés n'auraient aucune
sécurité, ni quant au respect de la propriété com-
mune créé par eux ni quant à la perpétuité de
leur entreprise : ils resteraient sous le joug de la
classe capitaliste qui, ayant le pouvoir de faire les
lois, fondrait, comme un oiseau de proie, sur ces
communautés pour les détruire. Tout ceci n'est
(|ue pure supposition ; nous nions que la forma-
tion de communautés de travail dépende le moins
du monde de la conquête du suffrage ou d'autres
droits politiques Les radicaux commettent
une autre erreur quand ils supposent que la classe
capitaliste aurait le pouvoir de mettre en danger
l'existence de ces petites sociétés : car la posses-
sion de la propriété par la communauté de travail
conférera à ses membres toute la puissance poli-
tique et économique que donne aujourd'hui aux
autres individus la propriété. Elle les placera sur
le même pied que les autres possesseurs de la
richesse'. » Le suffrage universel et les droits po-
litiques sont inutiles à la fondation de villages
communistes : Owen engage ses disciples à ne
pas se mêler à l'agitation politique. Cependant
tous les partisans des idées sociales d'Owen ne
partageaient pas son mépris pour l'action politi-
I. Neiij moral Worlil. t. IV, p. 87, a 5 novembre 1887, Polilical
Reformer s.
LE NOUVEAU MONDE MORAL Mh
(jue, et, avant de se mêler au mouvement chaiiiste
dont quelques-uns furent même les initiateurs,
ces owenistes dissidents avaient mené, en i83i-32,
une vigoureuse campagne en faveur du suffrage
universel ' .
La grève est, dans le chartisme, un grand ins-
trument d'agitation économique et politique ; elle
se prolonge même en insurrection à main armée ;
la lutte de classe paraît être un des caractères de
ce mouvement complexe, qui présente des aspects
si variés : les cliarlistes font appel à la force. Au
contraire, après avoir pendant deux ans pris une
part active à la violente lutte économique menée
par les Trades-Unions, OAAen revient à son idéal
de paix sociale, et aux éphémères victoires de la
force il oppose les conquêtes durables de la raison.
Tout comme les réformes politiques, la grève est
un leurre dangereux pour la classe ouvrière ;
Owen cherche à en dissuader les Trades-Unions
et propose d'autres objets à leur activité : celles-ci
doivent employer leur influence et leurs fonds à
la fondation de villages communistes " : « Les
',. Wallas, 0[j. cit., p. 269-270. L'analyse des liens qui ratta-
client les origines du cliartisnie à l'owenisnie sera reprise avec plus
de détail dans une étude, où nous essaierons de marquer, après le
caractère reliijieux du socialisme, sou caractère militarislc.
■->.. Neiv moral World, 17 mars i838. Trades-Unions, 2 4 mars
et 7 avril.
316 LES TEMPS SONT PROCHES
Trades-Uiiions onl eu recours aux grèves comme
à la méthode la plus efficace pour l'accomplisse-
ment de leurs fins. Mais c'est là un remède illu-
soire, car la source de tous les maux est la sur-
abondance de main-d'œuvre par rapport au travail
dont la société actuelle a besoin. Les Trades-
Unions doivent changer leur tactique. Loin d'avoir
aucune efficacité, les grèves ne font qu'aggraver
les maux dont les Unions se plaignent, car elles
excitent le capitaliste à avoir recours aux nouvelles
machines afin de pouvoir se passer entièrement
de travail manuel. La main-d'œuvre en excédent
n'en reste pas moins sur le marché et la néces-
sité pour les travailleurs de boire, de manger et
de se A êtir, les amène peu après à accepter de plus
bas salaires que ceux qui ont pris leur place.
C'est jouer là un jeu ruineux. » Parlant, la se-
maine suivante, de « l'emploi rationnel et efficace
de leurs fonds », le New moral \\orld recom-
mande aux Trades-Unions l'émigration et les
villages communistes ; il cite à l'appui de cette
politique des extraits d'un rapport des délégués
des ouvriers unis de Grande-Bretagne : « Nous
avons vu que c'est la surabondance de main-d'œu-
vre comparée à la demande de travail qui est la
cause de la baisse des salaires. Le véritable et seul
objet des Trades-Unions est de neutraliser et de
détruire les souffrances qui naissent de là et elles
LE NOUVEAU MONDE MORAL MT
ne peuvent y parvenir quen réduisant le nombre
des traA'ailleurs sur le marché. » Les Trades-
Unions consacreront leurs fonds à l'achat de mai-
sons et de terres sur lesquelles travailleront les
ouvriers en chômage ; à la description de ces
petites sociétés qui devront se suffire à elles-
mêmes et pourvoir à tous leurs besoins, on recon-
naît facilement les villages communistes qu'Owen.
dès iSi'y, proposait comme solution au problème
du chômage. Grâce à ces communautés de tra-
vail, on préviendra les grèves, car on maintiendra
sur le marché l'égalité entre l'ofire et la demande
de main-d'œuvre et, par ces exercices commu-
nistes, la classe ouvrière s'acheminera peu à peu
vers la communauté d'égalité parfaite.
C'esten effet vers des fins communistes qu'Owen
et ses disciples, les premiers socialistes de nom,
tendent tous leurs efforts et Aeulenl diriger les
associations ouvrières. Le 8 janvier iSSy, âVAs-
sociation ouvrière en vue du progrès politique,
moral et social des classes productrices on discute
cette question : le libre-échange aura-t-il pour
effet de réduire les salaires ? Owen répond par ces
mots : (( Nous perdons notre temps à discuter de
pareilles questions. Le problème qui se pose est
celui de savoir si la classe ouvrière possède une
science suffisante pour mettre fin à toutes nos
institutions ; jusque-là l'égalité ne peut être éta-
318 LES TEMPS SONT PROCHES
hlie. l'égalité est plus aisée que toute autre ré-
forme ' . )) La fondation d'une communauté modèle
à donner en exemple au monde entier est la prin-
cipale préoccupation des jDremiers congrès socia-
listes, l'objet de pétitions adressées au Parlement^.
Aussi ces premiers socialistes auraient-ils été bien
plus justement dénommés communistes : c'est
pour cette raison que nous avons appelé la doc-
trine d'Owen communisme agraire et non socia-
lisme. Dans la pétition adressée en mai i838 au
Parlement, les socialistes font appel au gouver-
nement : (( Les pétitionnaires sont convaincus
qu'au lieu de laisser la société se former au
hasard, sans prévoyance aucune et abandonnée à
toute espèce de désordres, le gouvernement de-
vrait prendre les mesures nécessaires pour placer
tout individu au milieu des circonstances les
mieux adaptées au développement de ses puis-
sances et facultés. G race à une nouvelle organisa-
tion, on devrait trouver moyen, dans chaque dé-
partement de la société, de substituer l'ordre au
présent désordre qui règne universellement dans
tous les actes de l'existence. Chaque cellule sociale
devrait être dotée du quantum de travail et de
capital le mieux adapté à la production de la
I. Wallas, op. cit., 36o en note.
s. New moral World, lo mars et 16 juin i833.
LE NOUVEAU MONDE MORAL 319
richesse, à sa distribution, aux nécessités de police
et de gouvernement local. L'œuvre de réforme
sociale doit commencer par la création d'établis-
sements où les travailleurs en chômage seraient
occupés aux travaux de l'agriculture. » A cette
fin, les pétitionnaires demandent l'appui financier
du Gouvernement, l'afiectation aux villages com-
munistes de fonds réunis au moyen de bons du
Trésor et gérés sous le contrôle de commissaires
nommés parle gouvernement.
C est encore là un trait qui différencie les deux
premières formes sous lesquelles le socialisme est
apparu en Angleterre : le socialisme oweniste sol-
licite le Gouvernement de prêter son appui à la
Raison, tandis que le cliartisme fait appel au
peuple organisé pour la résistance et la conquête
des droits politiques et économiques.
Mais il ne faut pas exagérer l'opposition entre
l'owenisme et le chartisme, et, si nous avons
marqué les points par où se séparent ce socia-
lisme de paix sociale et ce socialisme de lutte de
classe, il ne faut pas croire qu'il y ait entre les
deux mouvements une ligne de démarcation bien
tranchée. Tout au contraire, les points de contact
sont nombreux, et les chartistes « de la force
morale », disciples dissidents d'Owen et partisans
de l'action politique, forment comme un trait
d'union entre les purs disciples d'Owen et les
320 LES TEMPS S(»x\T PROCHES
chartistes de la « force physique ». Sans doute,
personnellement, Owen s'est toujours tenu à
l'écart du chartisme dont les aspirations politiques
et démocratiques et lappel à la force n'étaient
pas pour lui plaire : voici comment il s exprime
sur FeargusO Gonnor : « Je rencontrai, au cours
de ma prédication socialiste en Angleterre, l'oppo-
sition du chefde la fraction de démocratie violente
de la classe ouvrière, Feargus O'Connor. cœur
chaud et bien intentionné, volonté énergique, mais
esprit faux. Il travaillait à donner à la classe ouvrière
la puissance, sans le savoir nécessaire pour en user
sagement, et je désirais lui donner lapuissance par
la science afin qu'elle pût en faire un bon usage ^ . »
Cependant, inconsciemment, Owen a participé
au mouvement chartiste ; par la critique qu'il
avË^t faite des maux de la société actuelle, par la
violence qu'il avait mise à dénoncer la misère et
l'injustice des classes stériles, par son adhésion
au mouvement gréviste de i833-3/i et au projet
de grève générale pour la journée de dix heures,
Owen avait préparé les esprits à l'agitation char-
tiste et aux discours enflammés de Feargus O'Con-
nor. Bon nombre de socialistes prirent part au
mouvement. Il est vrai que c'est surtout parmi
I. London Investigalor, juillel i856, p. 2^8. Notes autobiojjra-
phiques.
LE NOUVEAU MONDE MOKAL .'dl
les chartistes de la force morale (|u'()ii retrouve
les noms de disciples plus ou moins immédials
dOwen : ^Villi^In Lovelt, James \\alsoii, Jolm
Cleave, Henry llcllieringlon, etc..., membies du
comité dont sortit la (( Peoplc's Cliarter », ceux-
là même qui, dès i83(j, avaient uni aux aspira-
lions sociales et économiques d'Oncn des visées
de réforme politique '. Ce ne sont pas les partisans
d'Owen, les socialistes, qui firent du cliartisme
un socialisme de lutte de classe ', mais les char-
listes de la force physique dont les leaders furent
Bronterre O'Brien et Feargus O Connor : de ces
deux hommes, le plus remarquable était Bron-
terre O'Brien, un marxiste avant la lettre, que
Feargus O'Connor appelait « le maîti'c d'école »
du cliartisme : il a été, si l'on peut dire, le tliéori-
cien du mouvement social le moins systématique
et le moins doctrinal qui n ait peut-être jamais
existé. Le socialiste oweniste, malgré son anti-
l'éalisme utopiquc et sa dédaigneuse devise du
tout ou rien, et le socialisme cliartiste, malgré
ses aspirations confuses et son agitation stérile,
n'ont pas été sans fruits : de ces deux mouvements
1 . \V ;ill;is, p. '2-2, HCk).
2. lJ\oil Jones (p. oli), 3jo) prétend inriiia que les Sdciiilistes
aie se sont mêlés ;iu mouvement cluirtiste ([ue poui- l'iissajjii' et
montrer au peuple en insurrection les danjfei'S qu'il courait en
s'abandonnant aux conseils des chartistes de l;i force physique.
Edouard Doi.i.i'ans. 21
322 LES TEMPS SONT PROCHES
est née la coopération de consommation dont les
fondateurs, les équitables pionniers de Kochdale,
furent des chartistes et des owenistes.
II
Dans sa déclaration d'indépendance mentale à
New-Harmony, Owen avait déclaré que l'homme
était l'esclave dune trinité de maux : la propriété
privée, le mariage et la religion. Un exposé de
l'owenisme ne serait pas complet s'il ne résumait
pas les idées d'O^ven sur le mariage et sur la
religion.
Lovett raconte que quelques disciples d'Owen,
désireux de fonder une communauté sur le plan
proposé par William Thompson, allèrent trouver
l'inventeur des villages d'harmonie pour lui de-
mander ses conseils : O^ven leur déclara qu'avant
tout ils devaient se résoudre à rompre leurs liens
matrimoniaux et à entrer dans la communauté
en simples célibataires'. Cette anecdote de Lovett
donnerait à penser qu'Owen était un partisan de
r amour libre : c'est là l'idée que ses contempo-
rains se faisaient de sa conception des relations
intersexuelles.
I. Lovett, 0/;. cit., p. 5o.
LE NOUVEAU MONDE MOHAL 323
Les idées dOwcn à ce sujet soiil développées
dans les conférences qu'il fit en i835 « sur les
mariages consacrés par les prêtres du Vieux
Monde immoral, conférences suivies du système
de mariage du Nouveau Monde moral' ». O^ven
commence par cette déclaration : « Maintenant
je vous déclare, et par vous je le déclare à toutes
les nations de la terre, que les mariages actuels,
préparés et conclus sous un régime immoral, sont
Tunique cause de la prostitution, de tous les
maux innombrables qui en découlent et de la
majeure partie des crimes les plus dégradants que
connaisse la société. Je vous déclare que, tant que
vous n'aurez pas pour toujours éloigné de vous
et de vos enfants cette cliose maudite, vous ne
serez jamais capables ni de devenir chastes et ver-
tueux dans vos cœurs et dans vos pensées, ni de
connaître le véritable bonheur... : car maintenant
presque tous ceux qui sont mariés commettent
journellement et à toute heure le mensonge le
plus grave et vivent dans le plus grossier état de
prostitution physique et morale. »
Le mariage est contraire à la nature : « Oui,
vous tous, pères, mères, frères, sœurs, maris,
femmes et enfants, vous souffrez gravement de
I. LecUircs on tlio Marriacjes of llie Pricsthood of tite Old Im-
moral Worhl, wUh appcndix conlainiiig llir Marr'uuje System of the
New moral 11 or/c/. Leeds, Hobson, 4" édit., i8/jO.
324 LES TEMPS SONT PROCHES
cette contradiction avec la nature, de cette igno-
rance de votre propre organisme, de ce crime
contre nature. C'est un fait reconnu maintenant
(jue vous n'avez pas été organisés de manière à
éprouver des sentiments où à n'en pas éprouver
à votre gré. Vous commettez donc un crime
contre les lois éternelles de votre nature lorsque
vous dites que « vous aimerez et que vous chéri-
a rez » ce que votre organisation peut vous forcer
à haïr et à détester dans l'intervalle de quelques
heures... Ces institutions sont contre nature au-
tant qu'absurbes et burlesques, puisqu'elles amè-
nent deux personnes de sexe différent à prendre
l'engagement solennel de vivre ensemble et de
s'aimer toute leur vie sans tenir conq^te des chan-
gements physiques, intellectuels et moraux qui
peuvent modifier les sentiments réciproques des
époux. ))
Le mariage est contraire au bonheur des indi-
vidus puisqu'il est fondé non sur des penchants
naturels et des sympathies réciproques, mais sur
des intérêts de famille et de fortune. Le mariage
a des fins exclusivement économiques. Il est
contraire à l'intérêt général et à l'intérêt des en-
fants : à l'intérêt général parce qu'il est créateur
d'antagonismes et met en contlit les ambitions
opposées des familles individualistes ; à l'intérêt
des enfants parce que a les parents sont généra-
LE NOUVEAU MONDE MORAL 32,"
lemciit les oducaleurs les moins compétents par
suite de l'excès d'attachement ignorant, égoïste et
animal qu'ils portent à leurs enfants '. La famille
développe le sentiment de l'égoïsme au cœur des
enfants. La constitution de la famille isolée s'op-
pose à la formation de caractères tels qu'on peut
le souhaiter pour les enfants ; les mariages don-
nent à la société, qui est le principal instrument
de formation de tout caractère individuel, une
matière inférieure à travailler ».
Enfin le mariage est contraire à la réalisation
de l'égalité. 11 est « l'une des causes principales
de la grande inégalité de condition et de fortune
qui existe entre les individus. L'union artificielle
entre les sexes, telle qu'elle est faite par les prêtres,
est directement calculée pour servir de fondement
à cette olTensante inégalité et pour l'accroître per-
pétuellement. Ces unions faites par les prêtres
procurent à la richesse le moyen de s'unir en
mariage avec la richesse ».
Le mariage a des effets aussi déplorables au
point de vue de la moralité de l'homme et de la
r. Lfctiirrx, de... « Les parents sont incapables de leur rendre
le service de former leur caractère de manière à en faire des
hommes et des femmes ayant quelque valeur. On apprend aux
enfants à considérer leur propre famille comme un petit monde à
eux où l'on répète : ma maison, ma femme, mon domaine, mes
enfants ou mon mari, et où l'on se croit en droit d'accroître par
tous les moyens la richesse et les privilèges de la maison. »
326 LES TEMPS SONT PROCHES
femme qu'au point de vue de leur bonheur. « La
loi humaine, qui lie un homme à la même femme
ou une femme au même homme pour la vie,
qu'ils gardent ou non de l'airection l'un pour
l'autre, a engendré entre eux plus de haine et dé-
truit plus d'amour que tout autre état de choses
ne l'aurait peut-être fait. Il s'en est suiAi une
pratique générale du plus grossier comme du plus
raffiné mensonge et une dissimulation absolue
entre les époux et la société. Du mariage sont
nées la jalousie la plus exaspérée et la vengeance.
Le mariage a séparé pour toujours l'un de laulre
ceux que leur nature contraignait à entretenir
l'un pour l'autre la plus forte et la plus sincère
affection. » Le mariage, loin de rapprocher
l'homme et la femme, les a séparés plus profon-
dément : il a créé entre les sexes le mensonge
alors que l'homme et la femme ne seront heu-
reux que (( lorsqu'ils pourront en toute occasion
se parler le seul langage innocent, celui de la
vérité )).
La nature doit être le seul guide des relations
entre les sexes : (( N'est-il pas plus conforme au
sens commun de laisser la nature agir et décider
par elle-même ? Les autres espèces animales ont-
elles connaissance d'un seul jiéché sexuel ? Y a-t-
il dans aucune espèce animale une différence entre
manger, boire, dormir et perpétuer par les mêmes
LE NOUVEAU MONDE MORAL 327
lois naturelles l'existence de l'espèce ? La nature
n'a-t-ellc pas réglé chez les animaux ce dernier
penchant aussi sagement que les autres ? N'est-il
pas probahle que. si elle n'était pas contrariée par
1 homme ignorant et présomptueux, elle réglerait
et dirigerait sagement ce penchant chez l'espèce
humaine pour son plus grand bien comme elle le
fait pour toutes les autres espèces animales?...
La conduite des sexes sera guidée par la seule
nature et non par les lois et inventions irration-
nelles des prêtres... La chasteté de la nature ou
vraie chasteté, cette chasteté qui seule est ver-
tueuse, consiste dans les rapports des sexes quand
il y a entre eux une sympathie pure et spontanée
ou une sincère alTection ; quand les qualités phy-
siques et intellectuelles de l'un sont en accord
parfait avec celles de l'autre ; quand, en fait,
leurs natures se complètent si heureusement qu'ils
forment un tout harmonieux : quand, unis de
corps et d'âme, ils deviennent un seul être dont
les sentiments et les intérêts s'identifient ; quand
ils sont ainsi rendus capables de joindre leurs
sympathies et leurs aflections aussi longtemps que
la nature les a destinés à rester unis. ))
Aux mariages artificiels du Vieux Monde im-
moral, Owen oppose les unions naturelles du
Nouveau Monde moral, unions fondées sur la
sympathie mutuelle, la sincérité réciproque et la
328 LES TEMPS SONT PROCHES
connaissance de la nature. Les sexes ne doivent
pas èlre des étrangers éternellement ignorants
l'un de l'autre : « L'homme et la femme ne sont
que les parties intégrantes d'un tout ; par la com-
binaison des sexes, la race humaine a atteint
l'adaptation la plus parfaite aux fins de l'huma-
nité. L'homme et la femme complètent tous deux
la nature humaine par leur union ; séparés et
isolés, ils n'en sont que la moitié ; tous deux, dès
leur enfance, doivent apprendre à se connaître
exactement'... » Owen réclame pour les deux
sexes des droits égaux et une éducation commune
destinée à les rapprocher. C'est sur cette égalité
des sexes, sur la vérité et sur des sympathies
conscientes que seront fondées les unions sexuel-
les dans le Nouveau Monde moral : « L'homme
et la femme ne s associeront sans crime que lors-
qu'ils auront unealTeclion réelle l'un pour l'autre,
et cette affection sera forte et durable en propor-
I. Lectures, etc.. « Cette ig-norance de leur propre nature est
le fondement de tous les sentiments artificiels et de toutes les-
erreurs qui finissent par exister entre les deux sexes. Les jeunes
personnes sont remplies de fausse honte en ce qui concerne les
sympatliies les meilleures et les plus précieuses. Il s'ensuit qu&
chaque sexe trompe l'autre continuellement. Les sympathies et
sentiments sexuels sont aussi innocents que tous les autres senti-
ments créés par la vue, l'ouïe, le {joùt, l'odorat ou les sensations
éveillées par n'importe quel objet de la nature : il est aussi néces-
saire de dire la véi'ité relativement aux premiers que relativement
aux derniers. »
LE NOUVEAU MONDE MOHAL 32»
tioii des qualités bonnes et supérieures qui auront
été cultivées cliez chacun des deux dès l'enfance. »
Dans le Nouveau Monde moral, les personnes
désireuses de contracter une union annoncent
cette intention piil)li(|nement à l'assemblée du di-
manche. Si elles persistent dans celte intention,
au bout de trois mois elles font une seconde dé-
claration publique qui est inscrite sur les registres
de la société. Les mariages sont uniquemejit for-
més pour le bonheur des sexes, et, si cet objet
n'est pas atteint, le but de l'union est détruit. Si:
les parties, après un intervalle de 12 mois au
moins, découvrent que leurs dispositions et leurs
habitudes ne s'accordent pas et qu'il n'y a pas
])our elles la moindre perspective de bonheur
dans leur union, elles doivent faire à cet effet une
déclaration publique. Après quoi elles s'en retour-
nent chez elles et, viventencore ensemble pendant
six mois ; si elles trouvent de nouveau que leurs
(qualités ne s'harmonisent pas et si toutes deux
sont du même avis, elles font une seconde décla-
ration. Les deux déclarations enregistrées et ap-
puyées par des témoins constituent la séparation
légale. Quand une seule des parties désire se
séparer, si l'autre s'oppose à la séparation, on leur
demandera de vivre encore ensemble pendant six
mois pour s assurer que leurs sentiments et leurs
habitudes ne peuvent pas s'accorder de ma-
330 LES TEMPS SONT PROCHES
nière à leur donner le bonheur. Mais, si à la
fin du second semestre, la personne désirant la
séparation persiste dans le même esprit, la sépa-
ration devient définitive. Les personnes séparées
pourront, sans en être moins estimées, contracter
de nouvelles unions mieux adaptées à leur ca-
r-actère. Comme tous les enfants dans ce Monde
nouveau seront élevés et instruits sous la surveil-
lance et par les soins de l'Etat, la séparation des
parents n'entraînera aucun changement dans la
situation des membres de la irénération nouvelle.
III
La philosophie du wni'^ siècle, qui avait inspiré
à ÛAven ses principes, reposait sur l'idée d'un
état de perfection ou état de nature, idée emprun-
tée au christianisme, idée d un paradis terrestre
reporté du passé dans l'avenir. A ces origines
d'une philosophie athéistique, l'owenisme devait
d'être tout imprégné d'un christianisme incon-
scient. Qui plus est, d'instinct, Robert Owen avait
l'âme d'un chrétien de l'agc apostolique. Il ne
faut oublier ni cette inspiration originelle ni ces
tendances instinctives si l'on veut comprendre
les idées d'Owen sur la religion, l'esprit de toute
LE NOUVEAU MONDE M015AL 331
>;i doctrine elles liens qui existententre le socia-
ilisnie et le christianisme.
Les idées d'OAven sur la religion^ peuvent se
résumer en une triple croyance et en un précepte
daction pratique ; une triple croyance : i" en
l'existence d'une cause toute-puissante de créa-
tion, cause incompréliensiblc pour la raison hu-
maine : 2" en Tirresponsabilité de la nature hu-
maine et en sa transformatioii possible grâce au
contrôle des circonstances ; 3" en la venue pro-
chaine d'un paradis terrestre : un seul principe de
conduite pratique, la charité et l'amour. La reli-
gion rationnelle que prêche Owen, c'est le chris-
tianisme dépouillé de ses dogmes et revenu à la
pure tradition évangélique. Ecoutez plutôt ces
paroles qui sont celles d'un chrétien sans le sa-
voir : (.( De même qu'il est impossible de deman-
der à la race humaine de voler si on ne lui donne
des ailes, ainsi sans charité il ne peut y avoir ni
vertu ni raison... Une charité pure, spontanée et
universelle est la seule puissance capable d assu-
I. The Bevolulion in Ihc Mind and Practicc of thc Hiiman Race.
p. Oi',-64 (Principles and I^ractice of Rational I\eligfion, Laws I2-
22 and Reasons for tlie Laws, p. 90-110). — The Bool: of ihc
j\cw moral World, explanatory ofTlie Uational Religion, 4'' P'H'tio-
London, Watson, i84/i- — The Calechism of Ihc New moral
World. Manchester and London, i'' (sans date). — Social Bible.
London, Iletherington. — Et Social Hymns, autorised version
■{second ed). Leeds, 18/I0.
332 LES TEMPS SONT PROCHES
ler le bonheur de lexistence terrestre... Les pra-
tiques et le culte de la religion rationnelle consis-
tent à favoriser, dans toute l'étendue de nos
ibrces, le bonheur et le bien-être de tout homme,
femme, enfant, sans considération de classe, de
secte, de parti, de nationalité ni de couleur
Les temps sont proches oi^i les antagonismes in-
sensés qui existent disparaîtront, où tous les
hommes seront unis par les liens de la charité et
par un seul intérêt qui en fera ce qu'ils sont en
réalité, les membres d'une même famille ne par-
lant qu'un seul langage, n'ayant qu'un cœur ar-
demment désireux du bonheur et de la perfection
de tous. )) La religion rationnelle a pour objet
immédiat la charité et pour fin dernière la réali-
sation du bonheur humain, le règne de Dieu sur
la terre. Comme le christianisme primitif, la
religion rationnelle présente ce double caractère :
un mystique élan d'amour universel, une attente
plus matérielle d un très prochain millénaire.
La morale évangélique, le précepte d'amour et
de charité, est l'essence même, non seulement de
la religion rationnelle, mais de toute la doctrine
d'OAven qui s'éclaire d'un jour nouveau si on la
regarde comme la manifestation d'un christianisme
social ignorant de ses origines. L influence du
sentiment éthique en économie politique est sou-
vent dominante, tout particulièrement dans les
LE NOUVEAU MONDE MORAL 3;W
docti'iiios (les réformateurs sociaux cl dans celle
d'Owen. L'owenisme est moins une doctrine éco-
nomique (|u'une éthique sociale, dlustrée de con-
sidérations économiques, dans laquelle les préoc-
cupations de vertu et de moralité et les aspirations
sentimentales l'emportent sur les nécessités de la
production et les lois de la circulation des ri-
chesses.
En apôtre Oa\ en a vécu ; en apôtre il meurt.
Agé de près de 88 ans, malade et affaihli, il veut
néanmoins, en octobre i858, aller à Liverpool
assisterau congrès pour ravancenient de la science
iiociale. On le porte jusque sur la plate-forme, et
il prend la parole pour proclamer une dernière
lois les principes auxquels il a consacré sa vie :
mais bientôt la faiblesse l'empcclie de continuer,
il défaille et s'affaise dans les bras de son vieil
ami Lord Brougbam. On le transporte à l'hôtel
où il reste quelque temps évanoui sur son lit. A
peine revient-il à la conscience qu'il se fait répé-
ter les paroles qu'il a prononcées. Quelques jours
après, se sentant plus fort, Owen désire revoir les
lieux de son enfance. Il reste quelques jours à
NeAvtoAvn, puis repart pour liiAcrpool. Il revient
enfin dans son pays natal oh il veut reposer et où
une bronchite lui enlève ses dernières forces. Le
ministre protestant vient à son chevet et lui de-
mande s'il ne regrette pas sa vie follement dépen-
334 LES TEMPS SONT PROCHES
sée en projets inlVuctueux et en vains clïorts.
— (( Non, monsieur, répond Owen, ma vie n'a
pas été inutile : j ai proclamé des vérités im])or-
tantes, et, si le monde n'a pas voulu les accueillir,
c'est qu'il ne les a pas comprises : puis-je l'en
blâmer? Je suis en avance sur mon temps. » Le
17 novembre 1808, à sept heures moins le
quart du matin, Robert O^ven pénétra tout
doucement dans la mort en murmurant: «Le
repos est venu. »
ANNEXES
ANNEXE I
LE CATÉCIIlS.Mi: 1)1 NOUVEAU MONDE MORAL '
« Consiuré à la \ érité sans Mystère,
sans Mélansfe d'Erreur ou Cmiiiti; humaine. »
Demande. — Qu'est-ce que l'homme?
Réponse. — Un être organisé ou un animal qui possède
certains pouvoirs et certaines facultés physiques, intellec-
tuelles et morales, ainsi que des prédispositions cjui lui
donnent de l'attrait ou de la répulsion pour certains
ohjets.
D. — En quoi dilTèrc-t-11 des animaux et autres êtres
organisés ?
/?. — En ce qu'il est doué de facultés intellectuelles et
morales supérieures à celles de tous les autres animaux :
facultés qui lui ont permis d'établir sur eux son empire.
Il est par consé([uent le maître des animaux.
D. — Comment l'homme a-t-il été créé?
H. — Il n'existe pas encore d'être humain en état de
répondre à cette question d'une façon rationnelle ou satis-
I. The Catechisin of The Xen' moral World, by RoI)ert Owen.
Mancliester, Abel HeyAvood. Lmidon, H. Hetlierington. Priée one
Penny : sans date. Une édition de Leeds porte la date de i838.
Edouard Doli.lans. 22
338 ANNEXES
faisante. Tout ce qu'on peut afTîrmer avec vérité sur cette
question qui n'a pas d'Intérêt actuel, c'est que l'iionime a
été créé par une puissance Inconnue de lui, d'une manière
analogue à celle dont toutes les autres substances organi-
ques ont été créées. Chacune de ces substances organiques
ont leurs prédispositions particulières, leurs tendances
caraclérlsllques, leurs lois d'attraction et de répulsion qui
sont les lois de leur nature ou lois naturelles de chaque es-
pèce; aucune n'échappe aux lois générales et aux lois
individuelles de son espèce.
D. — Quelles sont donc les lois d'attraction de la nature
humaine?
R. — D'une manière générale, les inclinations de la
nature humaine se résument en un certain nombre de
désirs : l'homme a le désir de sensations agréables, le désir
d'être nourri, celui de prouver son attachement à ceux qui
satisfont à sa faim et à sa soif; le désir de sommeil et
de repog quand il est fatigué de corps ou d'esprit; le dé-
sir de perpétuer son espèce conformément aux lois de sa
nature; le désir d'exercer convenablement toutes ses facul-
tés et de déployer toutes ses puissances physiques, intellec-
tuelles et morales (seul moyen de lui assurer santé et
bonheur) ; le désir de dire toujours la vérité ou d'expri-
mer sans déguisement toutes ses sensations ; le désir de
faire partager à ses frères et d'étendre à ses frères le bon-
heur ou les sensations agréables dont il jouit lui-même ;
le désir d'éprouver toujours des sensations agi'éables et par
suite de changer une sensation par une autre aussitôt que
la preuiière cesse de lui procurer du plaisir; enlln le
désir d'une pleine liberté d'action.
D. — Quelles sont les lois de répulsion de la nature
humaine ?
/?. — D'une manière générale, l'homme a de l'aversion
pour tout ce qui cause à son individu une soudVance phy-
sique, ntellectuelle ou inorale; plus particulièrement il a
LE CATÉCHISME DU NOUVEAU MONDE MORAL 339
de l'aversion pour tout ce qui s'oppose à la satisfaclion de
son instinct, lorsqu'il a faim ou soif; pour tout ce qui
rcmpèclie de i^oùlcr son repos ou de dormir cou for moment
à sa nature; pour tout ce qui l'empêche tle satisfaire le
désir de perpétuer son espèce lorsqu'il y est conduit par les
sollicitations naturelles de son organisme : pour tout ce qui
s'oppose au libre jeu de ses forces et de ses puissances
physiques, intellectuelles et morales lorsque son organisme
le pousse à les exercer ; pour tout ce qui l'empêche d'ex-
primer librement les convictions que sa nature l'oblige à
adopter ou d'éprouver les sentiments que sa nature l'oblige
à ressentir ; pour tout ce qui l'empêche de recevoir des
sensations agréables et d'en jouir; pour .tout ce qui cause
une peine à ceux qui ne lui ont point fait de mal ou qui
les empêche de jouir de sensations agréables; enfin pour
tout ce qui met obstacle à sa liberté d'action conformément
aux impulsions naturelles de son organisme.
D. — L'homme est-il l'auteur de tous ces penchants ou
de quelqu'un d'entre eux ?
R. — Non l'homme est incapable de contribuer en quoi
que ce soit à la formation de ses inclinations.
D. — Est-il juste ou utile de le louer ou de le blâmer,
de le récompenser ou de le punir, enfui de le rendre vis-
à-vis des hommes ou de quelque autre être responsable de
la formation de l'un de ces penchants, de l'une de ces qua-
lités ou capacités particulières ?
/?. — ÎNon : l'idée de responsabilité est parmi les
plus absurdes et en fait elle a été cause de beaucoup de
anal.
D. — Ces prédispositions de la nature hvunaine sont-
olles bonnes ou mauvaises ?
R. — Elles sont bonnes au plus haut degré ; toutes sont
nécessaires à la formation d'un être intelligent, raison-
nable et heureux ; elles sont nécessaires aussi à la conser-
vation de l'espèce.
3iO ANNEXES
D. — En quoi consiste le bonheur de l'homme ?
li. — 11 consiste en sensations agréables et réside dans
la satisfaction de tous les besoins de la nature dans les
limites de la tempérance.
D. — Quelles sont les institutions qui pourraient assurer
pratiquement et pendant toute leur existence à tous les
membres de la race humaine les sensations agréables les plus
nombreuses, les plus innocentes et les plus saines ?
R. — Des institutions destinées à mettre en activité
d'une façon saine et innocente, au moment convenable,
toutes les forces et facultés physiques, intellectuelles et
inorales de la nature humaine; des institutions destinées
à assurer, conformément à l'organisme et à la constitution
de chaque individu, l'exercice régulier et modéré de ces
forces et facultés. Ces institutions devront maintenir en
équilibre le mécanisme des désirs, parce que c'est ainsi
seulement qu'on peut élever le l)onheur de l'homme à sou
plus haut degré et le rendre durable.
D. — En quoi consiste le malheur de l'homme ?
/?. — Le malheur consiste pour l'homme en sensations
pénibles et réside dans la non-satisfaction des besoins de
ses facultés physiques. Intellectuelles ou morales.
D. — Dans quelle condition l'homme devient-il un être
bon et raisonnable ?
R. — Lorsque tous les besoins de son organisme sont
régulièrement satisfaits dans les limites de la tempérance.
D. — Quand l'homme devient-il un être mauvais et
déraisonnable ;*
R. — Lorsque les besoins de la nature et de son orga-
nisme restent insatisfaits.
D. — Dans quelles circonstances l'iiomme est-il le plus
facile à gouverner ?
R. — Lorsqu'il est soumis à des institutions qui lui per-
mettent en tout temps de contenter et de satisfaire les.
besoins de sa nature dans les limites de la tempérance.
LE CAT-ECllIS.ME Di: .NULVEAU .NKJNDI'. .MOliAE 3il
/). — ()uancl riiomino est-il le \A\\s dillicile à gou-
verner ?
H. — Lorsfjue les besoins de son organisation physique,
intellectuelle et morale sont le moins satisfaits.
D. — Connnent tous les besoirus de la nature lumiaine
peuvent-ils être satisfaits dans les limites de la tempé-
rance, à l'avantage commun de l'iiidnitlu et de la société?
R. — Par les gouvernants, par les fabricants de bon-
heur social, édictanl une léiiislation générale destinée à
atteindre ce résultat.
D. — Ce grand desideratum des alTaircs humaines peut-
il être réalisé aujourd'hui dans la pratique [)ar des mesures
que puissent prendre les gouvernements des pays les plus
civilisés du monde?
R. — Oui et ceux-ci agiraient pour le plus grand bien
de tous : le bonheur restera inconnu à riiommc jusqu'à
ce que ce grand résultat ait été obtenu.
1). — V a-l-il jamais eu dans un pavs un gouvernement
qui ail placé l'homme au milieu des circonstances qui
permettent à tous les besoins de la nature de se satisfaire
régulièrement dans les limites de la tempérance?
R. — Non. jamais, (^n ne s'est jamais rapproché à
aucun degré d'une pareille constitution rationnelle de la
société.
/). — Est-il possible aujourd'hui de placer l'homme au
ïuilieu des circonstances qui réaliseraient son plus grand
avantage à la fois comme individu et comme membre de
la société, et qui lui permettraient de satisfaire tous les
besoins de sa nature dans les limites de la tempérance?
R. — Oui, car il existe la plus grande abondance de
moyens et de matériaux propres à mettre l'homme en si-
tuation d'atteindre cet heureux état. L'assentiment de
l'opinion publique est maintenant la seule chose néces-
saire pour amener tous les gouvernements, quelqu'en soit
la forme, à entreprendre tout de bon la réalisation de cette
342 ANNEXES
Iransforinalioii d'une manière pacifique et rationnelle poui-
le plus grand bien de tous les individus et de tous les États.
D. — Quels sont les obstacles qui s'opposent à la réali-
sation immédiate de ce changement dans l'opinion publi-
que, changement ([ue a'ous dites pouvoir accomplir si
promptemcnt celte grande et glorieuse émancipation do
l'homme libéré de l'ignorance, du péché et de la misère ?
R. — Les obstacles les plus formidables sont les erreurs
fondamentales à l'aide desquelles on a jusqu'ici façonné
l'opinion pvd^lique.
D. — Ouelles sont ces erreurs fondamentales qui dres-
sent un si pernicieux obstacle sur la voie du progrès et du
bonheur universels ?
R. — Les erreurs londamentales dont tout le mal moral
est né et sur lesquelles les institutions de tous les pays ont
été et sont encore basées.
D. — Quelles sont ces erreurs et ces institutions?
R. — Les erreurs et les institutions dont les soutiens
sont la prêtraille et les gouvernements de tous les pavs où
il existe des prêtres et des gouvernants.
D. — Les prêtres et les gouvernants retirent-ils un
bénéfice de ces erreurs et de ces institutions ?
R. — Non, tout avi contraire; car, en tant cjue hommes,
ils perdent tous les avantages supérieurs de leur nature.
Mais, depuis leur enlance, ils ont été dressés par la société
à croire qu'ils retirent individuellement de ces erreurs un
grand bénéfice et cjue sans elles la société ne pourrait être"
dirigée pacifiquement et n'existerait que dans la plus pro-
fonde discorde et le plus grave désordre.
D. — La société a donc le choix entre : dresser le
peuple à admettre comme vérités de grossières erreurs ou
bien lui incvdquer dès lenfance la seule A éritéP
R. — Oui et elle peut foi'cer le peuple à recevoir et à
garder toute la vie l'empreinte profonde de l'erreur ou de
la vérité; mais il serait bien plus facile de lui insuffler
LE CATKClllSME DU NOUVEAU MONDE MORAL ;}43
l'amour de 1<t vrritô plutôt que celui de l'erreur si le
clergé ne dirigeai l pas l'éducation et ne formait pas le
caractère du peuple.
D. — Qu'est-ce donc cjue cette société dont l'opinion
est toute-puissante pour le bien comme pour le mal P
/?. — C'est un certain nombre d'individus des deux
sexes révmis en association pour leur entrelien et bien-être
mutuels et dont les sentiments généraux iqui constituent
l'opinion publique peuvent réaliser, mèni<î instantanément,
la plus profonde révolution.
D. — Quand l'bomme est-il le plus puissant pour le
bien et pour le mal ? Quand il agit individuellement et
sans l'appui de ses semblables ou quand il s'associe à eux ?
H. — Quand il fait partie d'une société. En effet, en
ce cas, les forces de cliaque membre sont considérablement
multipliées, tandis cjue ses actions peuvent être eiïicace-
ment contrôlées et dirigées par la société de manière à
produire ou beaucoup plus de bien ou beaucoup plus de
mal.
D. — (}uand l'individu peut-il faire plus pour déve-
lopper le bonbeur de la race bumaine-' lorsque son propre
intérêt est mis en contradiction avec celui de la société
ou lorsc[ue tous ses intérêts sont unis et identifiés à ceux de
la société '•)
R. — Lorsque tous les intérêts de l'individu et de la
société sont identifiés comme le sont ceux d'une même la-
mille dont les forces, les facultés, les biens et les propriétés
sont directement employés à développer le bien-être et le
bonbeur de cbaque individu, sans aucune partialité, con-
formément à la constitution particulière de cbaque mem-
bre de cette grande famille.
D. — L'bumanité a-t-elle fait preuve de sagesse en
adoptant et en mettant à la base de ses institutions des
idées qui opposent directement l'intérêt de l'individu à
celui de la société ?
;{14 ANNEXES
R. — Non. car ces idées et toutes les institutions (ju'on
a iondées sur ces prétendues vérités tendent à perpétuer
l'ignorance, la pauvreté et le désordre et à développer
les sentiments les plus bas et les pires passions dont
la nature est capable. Ces idées erronées et ces insti-
tutions doivent, par suite, produire beaucoup plus de mal
(pie de bien et procurer à l'ensemble de l'iiumanité beau-
coup plus de sensations pénibles c{ue de sensations agréa-
bles. Elles font de la terre un Pandémonium alors qu'il
serait très facile maintenant d'en faire un Paradis.
D. — Ainsi de toutes ces erreurs proviennent les lois,
les institutions et les praticpies cjui en découlent, qui divi-
sent les intérêts de l'Humanité et mettent l'intérêt appa-
rent de l'individu en opposition avec le véritable intérêt
général de la race buniaine. Toutes ces erreurs sont com-
binées de telle sorte qu'elles procurent plus de i)eine que
de plaisir à tout individu du sexe masculin ou féminin,
quelque soit son rang, sa place ou sa condition?
/?. — Très certainement. Il n'y a pas de loi de nature plus
lixe et plus immuable que la loi qui assure aux intérêts
unis la supériorité sur les intérêts individuels afin d'éta-
blir d'une manière permanente la baute prépondérance
de la race humaine sur tous les autres êtres de la terre.
D. — L'Humanité fait-elle preuve évidente de vraie
sagesse et de raison en adoptant, pour les mettre a la base
de ses instilulions, des idées destinées à ne donner que des
sensations agréables ou avi contraire en adoptant des idées"
destinées a imposer à tous les êtres humains une existence
lissée de sensations pénibles}
/('. — Il est sage et raisonnable d'adopter, pour en faire
le fondement des institutions, les principes capables d'as-
surer des sensations agréables à tous les individus pendant
toute leur vie. Et il esl tout à fait insensé et irrationnel
de donner pour fondement aux institutions des notions
imaginaires qui sont en contradiction avec les faits et qui
LE CATECHISME DU NOUVEAU MONDE MORAL aW
doivent nécessairement produire, durant la vie de cliaquc
individu, une somme incalculablement plus grande de
sensations pénibles que de sensations agréables.
D. — Quelles sont les inslitnlions, fondées sur des idées
erronées, qui causent le plus de sonllrance à la race
bumaine ?
/?. — Les institutions qui doivent le jour et servent de
soutien aux idées, aux imaginations suivantes : l'iiominc
né mauvais; l'homino capable de se former ses convictions
et ses sentiments, à son gré, même s'ils sont en opposi-
Tion avec les lois immuables de son organisme, c'est-à-
<lire les lois de la nature qui l'obligent, sans considéra-
lion pour sa volonté ou son désir du contraire, à st;
soumettre aux croyances qui s'imposent le plus fortement
à son esprit, aux sentiments que sa nature propre lui ins-
pire.
D. — Pouvez-vous cxpli([uer plus complètement c|uelles
sont CCS institutions?
R. — Oui : ce sont celles qui ont été imaginées et dont
on entretient l'existence pour inculc^uer au peuple les
idées erronées exposées précédemment et celles qui ont
été inventées pour fortiller, par ce qu'on appelle la Loi,
toutes les pratiques malfaisantes, injustes et irrationnelles
qui découlent nécessairement de ces conceptions barbares
et absurdes.
D. — Exposez plus spécialement ce que sont les insti-
tutions qui découlent de ces imaginations?
/?. — Toutes les institutions qui entretiennent dans le
monde le clergé et les temples ; toutes celles qui entre-
tiennent dans le monde les liommes de loi, les juges et
les magistrats avec leurs tribunaux; toutes les vastes insti-
tutions qui perpétuent dans le monde le système mer-
cantile de poursuite de l'argent, de l'argent cjui ne repré-
sente pas directement et bonnèlement les biens réels, de
l'argent dont la valeur est cbangeante quand on l'estime.
346 ANNEXES
])ar rapport à une somme immuable en quantité et qua-
lité d'objets de première nécessité. 11 en est do même
de toutes les institutions qui divisent les intérêts et les-
sentiments des individus ; de toutes celles qui tendent à
partager l'humanité en familles isolées, en classes, en.
sectes ou en partis et en ces départements sectionnés qu'on
appelle des nations ; de toutes celles qui tendent à mettre
en opposition les intérêts apparents des individus et les
intérêts apparents de la société, alors que les intérêts réels
des uns et de l'autre sont éternellement une seule et même
chose.
D. — Y a-t-il encore d'autres institutions qui soient la
la cause de plus de souffrances que de plaisir ?
R. — Oui, il en existe encore une quantité innombrable ;
mais toutes découlent directement ou indirectement de
quelqu'une des [)récédcntes, c'est-à-dire de ce qu'on appelle
religion, loi, inariage et propriété individuelle, tovites
institutions fondées en contradiction avec les lois de la
nature.
D. — Comment les prêtres ont-ils été cause dans le
monde de plus de souffrance que de bonheur ?
R. — Par leur effort constant pour mettre obstacle aux
inclinations de la nature humaine en les appelant par
ignorance des vices et pour encourager, par suite de la
même ignorance, ses prédispositions répulsives en les appe-
lant des vertus. Ils forcent ainsi l'homme à devenir un
être'déraisonnable et méchant.
D. — Est-il sage, alors, de conserver plus longtemps le
clergé et ses diverses institutions?
R. — Non. Pour les raisons qui viennent d'être expo-
sées, c'est la plus giande de toutes les erreurs d'en con-
server la moindre parcelle ou la moindre parcelle des
institutions collatérales qui lui servent aujourd'hui d'ap-
is"'- , • . . . .
D. — Comment les codes de lois qui dirigent le monde
LE CATECHISME DU NOUVEAU MONDE MORAL 347
ont-ils été conibiiics de niauK'i'o à causer plus de soul-
Irance que de bonheur ?
/?. — De la niènic uianière générale ; car ils ont été
laits aussi pour cnipèclier et prévenir l'action des inclina-
tions de la nature liuniaineel encourager les pi'édispositions
répulsives, c'est-à-dire pour contredire les lois de la nature
physique, intellectuelle et morale de l'homme. Or, les in-
clinations de la nature humaine sont toutes bonnes el
nécessaires potir assurer santé et Ijouheur. Les codes de
lois inventés et appliqués en contradiction avec ces pen-
chants sont bien combinés pour rendre l'homme déraison-
nable et méchant el sont sûrs d'atteindre leur but.
D. — Est-il sage, alors, de conserver ces codes de lois
et ces institutions cl tie contribuer à leur maintien?
R. — Non. l*our les raisons déjà exposées, il est tout à
lait insensé de les conserver et de leur donner plus long-
temps le moindre soutien.
D. — Pourquoi les institutions de l'armée et de la
marine sont-elles combinées de manière à produire plus
lie soullrance que de bonheur ?
R. — Parce quelles ont été inventées et employées pour
obliger l'homme, par la l'orce brutale, à agir et à parler
contrairement à ses convictions et en opposition avec les
sentiments et les penchants de sa nature et pour le con-
traindre, par conséquent, contre sa nature, à devenir dé-
raisonnable et méchant.
D. — Est-il sage de maintenir les armées permanentes
de terre et de mer ?
R. — Non, cela est tout à fait insensé; car tant qu'il
leur sera permis d'exister, la race humaine restera fatale-
ment dans un ('tat d'esclavage et de misère. Et ces insti-
tutions sont aujourd'hui inutiles, car il n'est pas néces-
saire d'employer la force brutale pour déterminer l'homme
à agir en harmonie avec ses penchants naturels.
D. — Poui-quoi l'achat et la vente des objets nécessaires
348 ANNEXES
à la vie et rechange d'une monnaie conventionnelle, soit
de métal, soit de papier, en vue d'un profit pécuniaire,
«onl-il combinés de façon à causer plus de soulfrance que
de bonheur ?
/?. — En raison des effets extrêmement funestes que la
poursuite d'un profit pécuniaire dans les affaires produit
sur les dispositions, l'esprit et la conduite de tout individu
qui s'y consacre. Cette praticjue tend, plus puissamment
que toute autre, à avilir le caractère, à faire des acheteurs
et des vendeurs des hypocrites et à engendrer ainsi dans
toute la race humaine un perpétuel conllit de convoitises;
chacun cherche à tirer profit de l'ignorance ou de la fai-
blesse des autres ; tous les avantages de l'existence vont
aux oisifs et aux indignes, tandis que les producteurs labo-
rieux en sont dépouillés dans une pins large proportion.
•Celte pratique fait obstacle au développement de la richesse
qui a le plus de valeur, parce qu'elle en limite l'accrois-
sement au montant de l'instrument artificiel de circula-
tion dont peuvent disposer les producteurs de cette
richesse.
D. — Pourcjuoi le système individualiste de la concur-
rence et les institufions que la société a organisées pour
■entretenir cette concurrence produisent-ils plus de bien
que de mal?
R. — Parce que aujourd'lnii, quel fpi'ait été autrefois
leur elTet, ces institutions sont parfaitement combinées
|:)0ur retarder l'accélération du progrès dont fextensiôn
peut être incalculable ; pour propager dans toutes les
branches de la société le découragement et les mauvaises
passions. Elles multiplient à l'infini les fatigues de l'exis-
tence humaine et le labeur de l'homme ; elles font de
lui un fripon qui s'imagine être rusé, tandis qu'en même
temps il se dupe lui-même ; elles diminuent considérable-
ment ses moyens de jouissance; elles dégradent ses qualités
intellectuelles et morales cl impriment une fausse direc-
LK CArKCIIISMI'; hl' NOL'VK.Vr MONDK MOIJAI, 3ir>
lion à cliacime dos [xilssaiiccs de sa nature, (le svsU'inc csL
donc bien organisé pour drosser l'homme, dès l'onfancc,
à devenir à la Ibis insensé et fourbe et pour le mettre au
rang des animaux les plus dénués de raison. Ce système
ost, en fait, étant donnés les éléments qui existent aujour-
tlhui pour assurer le boidieur de la race humaine, un dos
plus grand lléaux du monde ; car ce système est le gi-and
dissipateur et le grand destructeur de la richesse, le grand
obstacle à l'accroissement de la production et le grand
ompéchemcnt aux jouissances que cet accroissement pour-
rait procurer.
D. — ()iie devraient faire les peuples et les gouverne-
ments du monde pour faire disparaître maintenant les
causes de souffrance et de mal et pour assurer à travers les
siècles futurs un progrès continu et sans recul vers le
bonheur et la vertu ?
R. — Renoncer à toutes les erreurs fondamentales qui
produisent le mal moral, source do toute soulTrance, et
adopter les principes fondamentaux du bien moral, source
i\c tout bonheur ; non pas faire mourir d'une mort violente,
mais laisser mourir d'une mort lente et naturelle les insti-
tutions établies pour entretenir dans le monde la soulTrance
ou le mal moral, et établir immédiatement de nouvelles
institutions inépuisables sources de bonheur ou de bien
moral. J'entends par là la promulgation de dispositions telles
que par elles tous les hommes professent et mettent en
pratique, sans cesse et en toute sincérité, les principes
de paix et de vérité et qu'ils cessent tous de professer et
de mettre on pratique les principes de violence et de fau-
seté.
D. — Est-il possible d'elTecluer une si admirable trans-
formation clans les affaires humaines sans précipiter la
société tout entière dans une confusion et un désordre
sans fin ?
R. — Il est parfaitement simple et facile d'opérer cette
330 ANNEXES
transformation. Tous les éléments nécessaires à sa réalisa-
tion la plus complète et la plus rapide sont aujourd'hui à
la disposition des gouvernements d'Europe et d'Amérique
comme h celle des gouvernements des parties de la terre
les plus éloignées.
D. — Les gouvernements souflViront-ils quelque dom-
inage en mettant en œuvre ces éléments ')
R. — Non, tout au contraire : les gouvernants en reti-
reraient, comme individus, un profit bien plus considé-
rable qvie celui que leur procurerait le complet succès de
tous les plans qu'ils ont imaginés jusqu'ici ou qu'ils pro-
jettent, sous l'empire du mal moral.
D. — Pourquoi donc les gouvernants nadoptent-ils pas
immédiatement les mesures qui leur permettront d'cl-
fectuer sans retard cette transformation ;'
R. — Parce qu'ils ne possèdent pas suIUsammcnt la
science des principes et encore moins leur mise en prati-
que qui peuvent seules opérer celte transformation, l'opi-
nion publique qui gouverne le monde n'a pas été assez
éclairée pour leur permettre, en opposition avec l'état de
■choses actuel, d'entreprendre une si profonde transforma-
tion dans les alTaires humaines.
D. — Alors la date de cette grande révolution dépend
<le l'opinion publique?
R. — De l'opinion publique seule.
D. — Il est évident alors que l'œuvre la plus impor-
tante à laquelle un homme puisse prendre part est d'aider
à la création d'une nouvelle opinion publique, en faveur
<ie la Vérité et contre le Mensonge ?
R. — Certainement, aujourd'hui la plus grande œuvre
qu'vm homme ait à accomplir est de détruire la cause de
tout mal et d'instaurer un bonheur durable pour la race
Jiumaine.
D. — Comment peut-il créer cette nouvelle opinion
joublique ?
M-: CATKCIIISMK DU NOUVEAU MONDE MORAI> ;îol
IL l'Aie sera crrôo |)ar les amis do la V(''rlt(' ([ui ont
assez de courage moral pour comballre les erreurs popu-
laires et les grands préjugés, en se mettant en avant pour
organiser des réunions publi((ues, des lectures ])ub]iques,
des discussions publi([ues et des publications à bon marché
en faveur de la cause; de la Vérité contre l'Errour et en
devenant membres d'une Association récemment formée
pour propager dans le monde entier la \ érité sans mé-
lange d'erreur.
D. — Comment ces démarches publi([ues peuvent-elles
être encouragées et poussées avec une énergie et une per-
sévérance sullisantes pour elfectuer dans un espace de
temps raisonnable le grand objet qu'il faut atteindre ?
R. — Elles le seront par les mesures elTicaces, actives,
énergiques, rélléchies de 1' \ssociation dont il a été fait
mention dans la réponse précédente.
D. — Quel nom lui a-t-on donné ?
R. — « L'Association de toutes les classes, de toutes les
nations, pour la formation d'un Nouveau Monde moral. »
D. — Connnent cette Association assurera-t-elle la trans-
formation de l'opinion publique ?
R. — En convoquant des réunions publiques ; en aidant
à propager des lectures et des discussions publiques à
Londres et à proclamer ces \ érités ; en fondant des grou-
pes d'Associations similaires dans toutes les parties du
royaume et aussi chez les autres nations juscju'à ce qu'elles
s'étendent dans le monde entier. Ces Associations se garan-
tiront elles-mêmes contre le manque d'argent et contre
tous les maux artillciels de la vie qui découlent du svstème
actuel de mal moral : en d'autres termes, elles produiront
pour elles-mêmes tout ce qui leur sera nécessaire pour
assurer leur bonheur durable.
ANNEXE II
ADRESSE DE ROBERT OWEN AUX HOMMES
ET AUX FEMMES DE FRXNCE.
(i8Z,8)
Amis,
Une grande responsabilité vient de peser soudain sur
vous.
En conséquence, l'esprit public de l'Europe, qui main-
tenant va se tourner de votre côté dans l'espoir d'v trouver
un digne et haut exemple d'invitation générale, exige de
vous une grande prévoyance, une grande sagesse, une
grande patience et une grande charité.
L'occasion que vous avez sagement saisie est glorieuse
■et au-dessus de tout ce qui s'est fait.
On a dit avec raison : « Laissez les sots discuter les
formes de gouvernements; celui qui administre le mieu.x
■est le meilleur. »
Tout gouvernement basé sur de faux principes a besoin
■d'être soutenu par la force et la déloyauté, et il n'en-
gendrera jamais que le mal.
Tous les gouvernements ont été, jusqu'à présent, basés
sur de faux principes, et nécessairement soutenus par la
force et la déloyauté.
Edouard Dolléaxs. 2.3
3o4 ANNEXES
\ous pouvez désormais établir un nouveau gouverne-
ment basé seulement sur la vérité, gouvernement qui
pourra servir d'exemple au monde et devenir un bienfait
pour l'humanité.
Les résultats d'un semblable gouvernement devront être
d'établir :
« 1° Une situation avantageuse, continuelle, physique
et morale, dont puisse jouir tout individu selon son âge,
son talent et sa forme corporelle ;
« 2° Une éducation générale depuis la plus tendre en-
fance, de manière à développer et à cultiver le plus pos-
sible les facidtés phvsiqucs, intellectuelles et morales de
chaque individu, conformément à ses penchants et à son
organisation ;
« 3" Comme toutes les religions et les choses idéales
ne sont chez les peuples cjue la conséquence naturelle des
diirérences des degrés de latitude et de longitude sur le
globe, toutes les croyances religieuses devraient être égale-
ment libres, sans que le pouvoir légal accordât à l'une
plus de privilèges qu'à l'autre. Ce n'est que de cette ma-
nière que l'erreur disparaîtra insensiblement et naturel-
lement pour faire place à la vérité qui alors se fera jour
et régnera triomphante ;
« 4° Liberté générale de parler, d'écrire et d'agir, au-
tant que cela ne pourra nuire au bonheur de tous, à l'in-
telliaence et à la morale ;
o
« 5° Egalité d'instruction, d'éducation et de condition
selon les forces et les capacités de chacun ;
« 6° Aucune taxe, à moins que ce soit une taxe graduée
sur la propriété, jusqu'à ce que la fortune soit annuelle-
ment appelée à devenir surabondante pour tous ;
« 7" Comme l'homme, selon les lois de sa nature, est
l'enfant des circonstances où le place la folie ou la sagesse
de la société, et comme la sagesse nous dit : — Remplacez
tout ce qui est inférieur par ce qui est supérieur, — la
l
ADRESSE DE ROBERT O^VE^' 3.w
pratique de ce principe devrait avoir lieu immédiatement;
« 8° Comme les hommes isolés et désunis ne peuvent
réaliser ce changement de choses inférieures en choses
supérieures, des idées d'unité et d'association raisonnables
devraient être mises à exécution, en tenant compte des
habitudes d'isolement dans lesquelles se trouvent les indi-
^idus élevés au milieu de la génération actuelle ;
« 9" Un gouvernement local sera établi ; chaque divi-
sion d'hommes et de femmes qu'il renfermera sera basée
sur des principes préalablement statues : chacune de ces
divisions n'excédera pas le nombre d'individus reconnu le
plus avantageux pour un établisseinent rationnel de la
société, afin de mettre tout le monde à même d'être
employé pour trouver le bien-être et le distribuer le plus
avantageusement possible, afin que tous soient dès leur
enfance instruits, enseignés et bien gouvernés localement ;
« On devrait faire comprendre à tous que ces résultats
no peuvent être atteints (jue lorsque les individus seront
en étal de réaliser ces importants objets.
« Pour être on élat, il l'aut qu'ils soient formés par des
institutions nouvelles qui les maintiendront dans leur
dignité, par leur propre industrie bien dirigée, sans qu'ils
puissent craindre de retomber dans le monde, qui est pour
bien des gens une source journalière d'horreur et de
misère ;
« II" Le gouvernement américain, en prime, et sauf
(piolques modifications essentielles, pourra, pour com-
mencer, servir de modèle ;
« 12° La non-intervention d'aucune puissance étran-
gère, si ce n'est comme médiatrice, pour empêcher les
hostilités ; cependant il sera sage de la part des nations
de se maintenir en paix et sans une entente cordiale avec
vous ;
« i3° Enfin être une nation armée pour la défense,
mais non pour l'attaque.
:io6 ANNEXES
« Le poinl essentiel est donc d'acquérir des connais-
sances pour mettre en pratique la manière dont il faut
diviser et exécuter des dispositions qui permettent gra-
iluellement de placer les individus dans des conditions
propres à créer et à distribuer la richesse de la meilleure
manière possible, et d'acquérir un caractère supérieur
conlormément à leurs qualités naturelles, de manière à
être iiénéralement et localement bien t;ouvernés.
« Telle est la nouvelle transformation sociale, com-
préhensible et exigée par le monde, avec un grand et nou-
veau pouvoir scientifique, productif, à la disposition de
la société pour le bien de toutes les nations et de tous les
peuples. Celte nouvelle manière d'employer la population
de tous les pays peut être pacifiquement effectuée et
avec avantage.
« Vous êtes aujourd'hui dans les meilleures conditions
qui se soient jamais présentées dans les annales des nations
pour accomplir ce grand et glorieux changement social,
pour établir en France la charité, la paix, la bienveil-
lance, au milieu d'une augmentation annuelle de biens
et de savoir. Vous serviriez bientôt d'exemple à toutes les
nations et à tous les peuples.
« Soyez modérés, soyez cléments envers vos ennemis,
soyez justes envers tout le monde et votre triomphe sera
non seulement grand et glorieux, mais durable.
« Votre ami,
« Robert OwEN. »
Londres, 27 février i848.
La Voix des Femmes, 2 5 mars i8li8.
BIULIOGPiAPIIlE
A. — OElvues de Rodert Owen'.
A statcnaent Hcirardinir the New Lanark Establlshinent
(Published anoiiviiiouslv). Ediitlnirgh, 1812.
*A New View ol Society : or, Essays 011 the Principle
of the Formation of the Ilumaii Character, and the
Application of the l*rinciple to Praclicc By one of
llis Majesty's Justices oi" the Pcacc for the County
of Lanark. First Fssay. London, i8i3.
*A New View of Society : or, Essays on ihe Principle of
the Formation of the lluman Character and tlie Appli-
cation of the Principle to Praclicc. Second Essay. By
Jlobert Owen of New Lanark. London, 1810.
*A Nbav \iew of Society : or, Essays on the Principle of
the Formation of the Human Character, and ihe Appli-
cation of the Prin(i[)le to Praclicc. Tliird Essay. By
Robert Owen of New Lanark... Not published. London,
1814.
*A NcAv Aiew of Society ; or, Essays on the Principle of
the Formation oflluman Character, and thcApplication
of the Principle to Praclicc. Eourlk Essay. B\ Robert
Owen of New Lanark Not published. London, iSiZj.
Observations on the Ell'ecl of the Manufacturine; System :
I. Les ouvrag-es les pins Iniportarits sont inarqurs d'un nstérlsque
:V6S BIBLIOGRAPHIE
Avilh Hints for ihc Improvcment of ihoso Paris of it
^vhich aro most Injurions to lleallli and Morals. Dcdi-
catcd most rcspocU'ally Uio llie lirilish Logislalurc. By
Robert Owcn ol :\e\v Lanark. London, i8i5.
An Adress delivered to the Inhabitants of New Lanark,
on January I, iSiG, at Ihc openiny of tlic Institution
establishcd (or ihc Formation of Human Character.
London, i8[(i.
Pcace on Earth-Good Will towards ^len. Development of
the plan for the relief of the poor and ihc émancipa-
tion of mankind. London (i8t7).
N° I. — NcAv View of Society. Extraclcd from the London
daily newspapers of July 3o and August 9 and 11, 1817.
AVitli référence lo a Public Meeting held at Ihc « City
of London Tavcrn » on Thursdav, August i4, 1817,
for the considération of a Plan to Kelievc the Covmtry
from ils Présent Distress, 1817.
*N° II. — NeAv View of Society. Mr Owen's Report to the
Commiltce of the Association for tlie Relief of the
Manufacturing and Labouring Poor, laid bcfore the
Commiltce of the Ilouse of Commons on liic Poor Law,
in ihc Session of 18 17; accompanied by bis address
delivered in the « City of London Tavern » on Thursday,
August i4, 1817..., Wilh a lettcr from Mr Owen, 1817.
N° III. — New State of Society. Mr Owon's Second
Address, delivered at the « City of London Tavern » on
Thursday, August 21, 18 17, at the adjourned Public
Meeting to which is added a further Development of
the Plan 1817.
Observations on the Efl'cct of the Manufacluring System :
with llints for the Improvcment of thosc Parts of it
which are most Injurious to Health and Morals. Dedi-
cated most respectfuUy tho the British Législature. By
Robert Owen. The Third Edition. Tho which arc added
Iwo Ictters on the employmcnt of children in manu-
HlHLlOr.HAl'IllE :î.">'.i
factoiies. and a leller on tlio nnion ol' chnrchos and
scliools. London, 1818.
New View of Society. Tracts relative to tliissubject, viz.
Proposai for raising a Colledge of Industry of ail useful
Trades and llusbandrv. ]5\ John Ikllers (Reprintcd
Irom tlie original, publishod in llie ycar 169G). —
Report to tlie Coninilttee of tlic Association for the
Relief of the Alanufacturing and Laboui-ing Poor. —
A Brief Sketch of the Religions Society of peoplc cal-
led Shakers. — With on accouiit of ihe Pnblic Pro-
ceedings connectcd -with the subject, ^\hich took place
in London in Julv and August, 18 17. London, 1818.
Two Memorials on ikhalf of the Working , Classes : The
First presented to the Governments of Europe and
America, the Second to tlie AUied Powcrs asscmbled in
Congrcss at Aix-la-Chapelle. London, 1818.
'^ Report to the County of Lanark of a plan for relieving
public distress, and removing discontenl, by giving
permanent, productive employment to the poor and
working classes, undcr arrangements whlch will essen-
tiallv improve their character and ameliorate tlieir
condition, diminish the expcnses of production and
consumption, and create markets co-extensive with pro-
duction. Glasgow, 182 i.
Report of the Proccedings at the sevcral Public Meetings
held in Dublin by Robert Owen, Esq., on ^larch 18,
April 12, April ig, and May 3; preceded by an intro-
ductory statement of bis opinions and arrangements at
-New Lanark, cxtracted from bis Essays on the Formation
of Ilunian Character. Dublin, 1828.
An explanation of the cause of the Distress which pcr-
vades the Civilized parts of the World, and of the
Means whereby it may be Removed. London, 1823.
Owen's American Discourses. Two Disconrses on a ?Se\v
System of Society ; as dclivei'ed in the Hall of Repre-
300 HIBLIUGUAPIIIE
senlalivcs al ^A asliinglon In tlic présence of tlic Prési-
dent ol' tlie Lnilcd Slades, tlie Presidcnt-Elcct, lleads-
of Departmcnls, Membres of Congress, etc., etc. Tlie
First on February 20, tbe Second on March 7, 1820.
Lomlon, 1825.
An addrcss to llio \griculturisls, Mccbanics, and Manu-
facturers, bolh Maslers and Operalivcs, of Great Ikitain.
Published in ihe Sphynx ne\Yspaper. Septeinber, 1827.
Address delivercd by Robert Owen, at a Public Meeting
held at tlie Franklin Inslitute in llic City of Philadel-
pliia, on Monday niorning, June 20, 1827. ïo which is.
âdded an exposition of thc pecuniary transactions-
bctween thaï gentleman and William Maclure. Takcn
in shortliand by M. Y. C. Gould, stenographer. Phila-
delphia, 1827.
Mémorial... to thc Mexican Republic and to the Govern-
ment... of Coaliuila and Texas, 1828.
Debate on the Evidences of Christianity : containing an
Examination of the « Social System », and of ail the
Systems of Scepticism of Ancient and Modem Times..
Ileld in thc city of Cincinnati, Ohio, l'rom April 10 to 2 1 ,
1829, between Robert Owen, of ?Sew Lanark, Scotland,,
and Alexander Campbell, of Belhanv, Virginia. Reported
bv Charles H. Sims, stenographer. With an appendix.
AN ritten bv the parties, 2 vols. Bethany, Va., i82().
Lectures on an Entire Aew State of Society : comprehcn-
ding an Analysis of lîristish Society, relative to the
Production and Distribution of ^^ ealtli ; the Formation
of Charactcr ; and Government, Domestic and Foreign.
London [i83o].
The Addresses of Robert Owen (as published in the London
journals), preparatory to the Development of a Pratical
Plan for the Relief of ail Classes, without injury to any.
London, i83o.
The New Reliiïioii ; or Religion founded on the Immu-
IUliLIOGHAl'IllK 3GH
lablc Laws ofllio Univrrso, coiiliasted willi ail I\oliqions.
roviiitlcJ on Iluman Tcstiinony, as dcvclopcd in a Public
Lecture... at tlic a London Tavern ». Oclober, i83o.
Second Lecture on The New Religion... at tlie « Freema-
sons' Hall ». Decembcr i5, i83o.
Outline ol' ihe Jlalional System ol'Socielv, i83o.
The Address of Iloherl Owen, delivered at Uie "reat Public
o
Meeting held attlie National Equitable Labour Excbange.
Charlotte Street, Fitzroy Square, on May I i833, de-
nouncini; (lie Old SysIcui ofthe^^orld, and announcini»
the coniniencenient ol' ihe New, i833.
Lectures on Charity ; as delivered by Uobert Owen at the
Institution of New Lanark. Nos, i -6 (complète), i833.
[The first numbcr was publishcd Seplember 7, i833].
*Tlie Hookof the New Moral World, conlalninirtherationat
System of Society, founded on demonstrable facts,
developlng the constitution and law s of Iluman Nature
and of Society. Part 1. Bv Robert Owen. London, i83G.
*The P,ook of the New Moral World'(Parts 11-111, 18/ia :
IV- VIL 1844).
Manual of « The Association of ail Classes of ail Nations. »
Founded May I, i835. N» 2, i83(j.
Six Lectures delivered in Manchester previouslv to the
discussion between Mr Robert Owen and the Rev.
.L IL Roebuck and an Address delivered at the annual
Congress of the « Association of ail Classes of ail
Nations » after the close of the discussion. Manchester-
[i837]._
Public Discussion between Robert Owen, late of New
Lanark, and the Rev. J. H. Roebuck, of Manchester.
Revised and authorised by the speakers. Second Edition :
Manchester, 183-.
A Development of the Origin and Effects of Moral Evil.
and of the Principles and Pracliccs of Moral Good.
Manchester, i838.
362 HIBLIOGRAPIIIE
A Dialogue in threc paris, between tlie foundei' of « The
Association olall Classes of ail Nations » and a stranger
désirons of being accurately informed respecting ils
origin and objects. B\ Robert O^en. Manchester, i838.
Synopsis af a (ïourse of Four Lectures [to be dellvercd al
Sunderland]... explanatorv of tbe Errors and Evils of. ..
Society, etc. [4 pp.]. Birmingham. i8.38.
*The Catechisni of tbe New Moral World. Manchester,
[i838].
Social Tracts, pubHsbed by tbe National Conimunily
Friendly Society (sans date, vers i838).
N" I. — Observations upon Political and Social Reforni,
Avith a sketch of the various and conflicling théories of
Modei'n Political Economists.
N° 3. — A Calculai ion of tbe Resuit of ibc Industry of
5oo persons of tbe A\ orking Classes.
\° 3. — The Pull Ail Together.
N° Z|. — ■ Man tbe Créature of Circumstances.
\° 5. — Human Nature; or, tbe Moral Science of Maii.
N° 6. — Tbe Religion of the New Moral World.
N° 7: — Outline of tbe Ralional System of Society,
founded on demonstrable facts, developing the Consti-
tution and Laws of Iluman Nature.
Lectures I-VL Delivercd at the Inslilullon of NewLanark.
upon the i3 tli Cbapler of tbe ist Epistle to tbe Corin-
thians, i838(?).
*Tbe Marriage System of tbe New Moral World : with a
Faint Outline of tbe présent very Irrational System, as
developed in a Course of Ton Lectures. Leeds, i838.
Report of the Discussion between Robert Owen, esq. and
the Rev. Wm. Legg, RA, which look place in the ToAvn
Hall, Reading, Mardi f) and G. 1839, on Mr Owen's
New Views of Society, 1839.
* Lectures on tbe Alarriages of tbe Priesthood of the Old
Immoral Woild, delivcred in tbe vear i83j, before tbe
BIBLIOGKAI'IIIK a(K5
Passino: of thc New Marria^o \c[. Fourtli Edition.
With an Ajipendix, containing ilie Mai'riage System ol'
the New Aloral ^Norld. Leeds, iS^o.
Oulline ol' tlie Ualional System of Society, Ibundcd on
dcmonslrable Cacts, dcveloping tlic constitution and
laws ol' Iluman Nature ; helng the only ell'eclual remcdy
for tlie cvils experienced ljy the population of the world :
the adoption of Avhicli would tranquiUisc the présent
agitated stalc of Society, and relievc it from moral and
phvsical evils bv rcmovlng the causes whicli produce
ihem. By Robert Owen. Authorised édition. Sixth Edition,
revised and amended. Leeds, i8'40.
A Pevelopment of thc Principles and Plans on whicli to
cstablish Sclf-supporting Home Colonies, as a most
secure and profitable Investmcnt for Capital, i84i-
\n Address to the Socialists on the présent Position ol
the Rational System of Socictv and the measures
required to direct the opérations ofthe « L niversal Com-
munity Society of Rational Religionists ; » being the
substance of ïwo Lectures delivered... in May i84i. —
Home Colonisniion Society. Loiidon, iS'ii.
Lectures on the rational System of Society, derived solely
from Nature and Expérience, as propounded by Robert
Owen, versus Socialism, derived from Misrepresentation,
as explained bv the Lord lîishop of Exeter and othei's ;
and versus the Présent System of Society, i84i-
A Lecture delivered in the Mechanics' Institute, London,
on Mardi 3o, i84o, bv Robert Owen, in reply to ihc
errors and misrepresentations made on the subject of
the Rational System of Society, in botli Houses of Par-
liament, by the London City Mission, by a large portion
of the dailv and weekly press, and in the sermons and
lectures delivered and published by the clergy and
ministers throudiout tlie kin^lom. Second Edition.
Home Coloiiisalioii Society. London, iS4i.
:Wi HIHLIOGRAPIIIE
The Signs of llic Times; or, llic Âpproacli of llic Millen-
nium. An Addiess... Second Edition, iS'ir.
* Public discussion bchveen John Brindlev and Robert
Owen, on ihc questions, « What is Socialism ? And
wliat Avould bc its Pratical EfTects upon Society? » held
in thc Amphithéâtre, Bristol, on tlie evenings of Ja-
nuary 5, G, and 7, 18A1. Moderator, John Scandrelt
Harford, Esq. Ihinted without correction by either
party, from thc Verbatim report of the shorthand writers
cngaged expressly l'or tiie purpose ; ^vith an Appendix,.
containing an Addrcss l'rom the moderator, the chairmau
of" the Commiltec ol' management and l'rom Mr Brindlev.
Birmingham ( 1 8 'j i ) •
* What is Social ism ? \nd a\ bat Avould be its Pratical EfFecls
upon Society ;* A correct report of the public discussion
between Robert Owen and Mr Jolm Brindley, lield in
Bristol, on Januarv 5, G, and 7 iS/ji, beforc an audience
of more than 5 000 persons, J.-S. Ilarford, Esq., of
Blaize Castle, in the chair. \\ ith the preliminary corres-
pondence between Mr ÛAven and Mr Brindley's Com-
niittee; and an Appendix, containing a distinct décla-
ration of Principles. Loiidon,... i84i-
Manifesto... addressed to ail Goverments and Peoplcs
who désire to becomc Civilised, and to improve perma-
nently the Condition of ail Classes in ail Countries.
Washington, iS/iV
Dialogue sur le Système Social de Robert Owen. Dialogue
entre la France, le Monde et Robert Owen, sur la néces-
sité d'un changement total dans nos Systèmes d'Edu-
cation et de Gouvernement. Paris, t848.
Deuxième Dialogue sur le Système social, par Robert Owen.
Dialogue entre les membres de la Commission Execu-
tive, les Ambassadeurs d'Angleterre, de Russie, d'Au-
triche, de Prusse, de Hollande, des Etats-Unis, et Roberl
ÛAven. Paris, i8/j8.
IUI5L10GRAPI11E 36:i
"■ ThcRovolulionln lIioMind and Pi'adice of'HumanKacc;
or, thcCoiniiig Change l'roni Irralionallty to Ralionality.
London, 1SZ19.
A Supplément to ihe Révolution in ^lind and Practicc ol"
tlie Iluman Race; shewing tlie Necessity (or, and the Ad-
\anta2;es of, this Universal Chanire. ]\y Robert Owen.
Also a copy of tlie Original Mémorial (in English,
French and German) whicli -was présentée! to the Sove-
reigns assemblée! in Congress at Aix-la-Chapelle, in 1S18,
, bv the late Lord Castlereagh, from ihe author of this
Avork, shcw ing the correcfness of bis anticipations, as
proved by subséquent evenls. To ubich is added a dis-
course dclivered to the Socialists of London on October
25, 1849- London, i8l\g.
Letters on Education, as it Is and as it Ouglit to be,
addressed to the Teacliers of tlie Iluman Race in al!
Countries. London, i85i.
Robert Owen's Tracts for the AVorld's Fair. Six Leaflels
prinled for distribution at the Exhibition of i85i.
The Future of the Iliunan Race ; or, a great, glorious,
and peaceful révolution, near at liand, to be effected
through the agency of departed spirits of good and
superior men and women. London, i853.
Robert Owen's Address to the Human Race on bis Eighty-
fourth lîirthday, May i/|, i85/j ; uith bis Last Legacy
to the Governors and Governed of AU dations. London,
iS'ôh.
The iNcAv Existence of Man upon Eartli :
Part I. of the New Existence of Man upon llic Earth.
To wliiclî are added on outline of Mr Owen's early life,
and on Appendix, contalning lus Addresses, etc., pu-
blished in i8i5 and 18 17. London, 186/4.
Part II. of the New Existence of Man upon the Eartli.
In wliich is continued the outline of Mr Owen's life.
^^ itli an Appendix containing llie Address on opening
*
366 BIBLIOGRAPHIE
the original Infant Scliool, in 1816 ; Memorials to llie
Congress at Aix-la-Chapelle, in 1818 ; and Essays on
the Formation ol' Gharacter, first published in i8i2-i3.
London, i85/|.
Part m. ol" the New Existence of Man upon the Eartli.
In which is continued the outline of Mr Owen's lifc.
With an Appendix containing a Report to the Countv
of Lanark ; The Report of a Committee of the Count\
upon it ; and Détails of Experiments in Spade Husban-
dry, first published in 1820. London, i85Z|.
Part IV. of The New Existence of Man upon the Earth.
In Avhich is continued the outline of M' Owen's life.
With an Appendix containing Report of Proceedings in
Dublin in 1828. London, 180/4.
Part V. of The ?Sew Existence of Man upon the Earth.
In which is continued the outline of Mr Owen's life.
With an Appendix containing a collection of évidence
respecting New Lanark, froni original correspondence
and documents, and l'roin the published testimony of
eye-witnesses, etc ; and a postscript. London, i854.
Part VI. of The New Existence of Man upon ihe Earth.
With an Appendix containing a record of spiritual
communications fromFebruary i85/|, to February i855.
London, i855.
Part VII. of The New Existence of Man upon the Earth,
including on outline of the principles and governmenl
of the mlllennial World. Witli an Appendix containing
correspondencc and spiritual communications. London,
i855.
Part VIII. of The Existence of Man upon the Earth.
Containing a proposcd trcaty of a holy alliance ol
governments for the people of the civilised world, etc.
London, i855.
Robert Owen's Address delivcred at the meeting in St Martln's
Hall, Long Acre, Londonon January i, i855. — i855.
l!lHl.I()(il{.\l'llll': 367
lloporl of ihc General Prclirninarv Mcollng on tLe Corning
^lillrnninni on Janiiarv i, 18")"), — i855.
Tracts on llie Coining Milleniiuun (January, i853). Two
séries, i f/[eacli séries], i853.
Inauguration of tlie Milloriiuin (Mav i855). — i8ô5.
\dclrcss on Spiritual Manifestations (July i855). — • i855.
Tlic .Millennium in Praolicc (August i855). — i855.
llcport of llie Meetings of tlie Congress of the Advanced
Minds of Ihe A\ orld, convened bv Robert Owen. London,
*Tlie Life of Robert Owen. Writlenbv liimself. Witli sélec-
tions from his wiilings and correspondence. ^ ol. 1.
London, 1807.
* V Supplenientary Appendix fo the First Volume of the
Life of Robert Owen. Containing a séries of reports,
addresses, meniorials and other documents referred to
in that volume, 180J-1820. Vol. I A. London, i858.
The Reporter's Report of Robert Owen's May Meetings
in London for [858. The Past, Présent and Future
explained by Robert Owen. London, i858.
M. — Journaux et Revues publiés par Robert Owen.
The Economist : a Periodical Paper explanatory of the
\e\v System of Society projccled bv Robert Owen, Esq.,
and of a Plan ot Association for Improving the Condition
ot the ^\ orklng Classes, during their Continuance at
thcir présent Employments. N" 1, Jan. 27, 182 1. N" 52,
Mardi 9, 1822.
*The New Ilarmonv Gazette. Ediled bv AV illiam Owen,
R. D. Owen, R. L. Jennings, Frances Wright and
others. \ew Harmony, Indiana. Oct. i, 1820. Oct. 22,
1828.
The Co-operative ^lagazine and Monthly Héi'ald. Vols I
and IL Jan. 182O. Dec. 1827.
::{68 BIBLIOGRAPHIE
The Co-operative Magazine. Vol. III. \" i, Jan. 1828.
N° 10. Oct. iSaç).
The London Co-opcialive Magazine. Vol. IV. N"' : Jan. i.
Mar. I., i83o.
*TheCrisis: or, The Change from Errorand^Iiscry to Tralh
and Ilappiness. Edlled hy Robert Owen and Robert
DaleOwen. 4 Vols... April r4, 1802. August 28, i834-
'*The New Moral World, a London Wceklv Publication,
Developing the Principles ol" the Rational System of
Society. Conducted by Robert Owen and his Disciples.
i3 Vols. Nov. I, i834- — Jan. 10, iS/iG. Published at
diiïerent times at London, Manchester, Birmingham,
and Leeds.
The Moral World, the Advocate of the Rational System
of Society as Founded and Devcloped by l\obert Owen.
Lo/k/o/i, 1845. N'J 1-1: Aug. 3o, 1845. — Nov. 8, i845.
Weekly Letters to the lluman Race. By Robert Owen.
N"" 1-17, 18Ô0.
Hobert Owen's Journal. Explanatory of the ^leans to well
place, Aveel-employ, and well-educate the Population ol'
the World. Vols 1-lV, \ov. 2, i85[. Oct. 23, 18J2.
Robert Owen's Rational Quartcrly Review and Journal.
Vol. I, contalning the First Four Parts, published
in i853. — i853.
Millennial Gazette : Explanatory of the Principles and
Practices by which, in Peace, with Truth, llonesty, and
Simplicity, the New Existence of Man upon the Eartli
may be easily and specdily commcnced. By Robert
Owen. N° i, March i, 1850. — \° lO, July i, i858.
C. — Etudes sur Robert Owen
(Publiées après sa mort.)
W.-L. Sargant. — Robert Owen and his Social Phllo-
sophy, 1860.
HIliLKKilLM'IllK 369
— [F. -A. l\ickard| Lifo of llobeil Owcn. riiiladelpliio,
i80(5.
\.-.l. lîooTii. — Uohoil Owcn llio l'oundcr of Socialisni in
l'^ngland. i8(m).
(l.-ll. IIor.YOAKE. — Lilo and l.ast Days ol llobcrt Owcn
of New Lanark, 1871.
Li.oYD Joncs. — The Lilo, Times and Laboiu\s ol' Kohcrl
Owcn, ■>. vol. 1889-181)0 (Volnnic II cditcd bv ^^'lliianl
C. Jones).
l.ocKwooD. — Tlic New Harmony Communllies. Indlana.
1902.-— Voir aussi sur Ncw-llarmony le chapitre v des
^ ovales (lu Xaluralisle Charles- Alexandre Lesueur,
dans 1 Amérique du ^ord, publiés par le D' llamy dans
le Journal de la Société des Américanistcs. Paris, 1904.
Edouard Doi.léans. — Robert Owcn. 190.) (la présente
édition est revue et augmentée).
l'iiVNCK PoDMORE. — Robcrt Owcu : a Hiographv, 3 vol,
1906. (London. Hutchinson and C") (lieuvre la plus
complète sur U. 0., au point de vue de la docunienta-
liou et du détail des laits. M. Podmore est peut-être
l'homme qui connaît le mieux Owcn.)
Edouard Doluîans. i'\
INDEX DES GRAVURES
Portrait (l'Oweii, dessin de Bonliouro d'après S. D., i83i. En tète
Uoljcrt Owen. Médaillon de miss Beeeii
Itobert Oweii. Dessin Ae Smart, i-Sj!
Uobert Owen. Porira// de Brooke, iN.I'i
r^e (c Philandiropist » surrOliiu ', de;-,in de -Nourv d'après
Lesiieur, iSal)
lîuii d'éclianjie de rE([ui(al)ie Banque d'Échanfre, 1882.
liobert Owen lisant le Xouvchii Monde mural, iS'io.
I. D" llaniy, l oya>jcs de C. A. Lesiienr. p. lôo : « Le 27 novem-
bre 1820 \in quille -b'Ml, qui portait le heau nom de Philanlhropisl,
s'éloij;nait de Piltslnirp; et descendait r()liio, avec 27 passaj^ers et
10 hommes d'équipage. C'étaient d'al>ord W . Maelure et R. Owen,
ce dernier accompagné de l'un de ses Mis, — puis Tliumas Sav
et C. A. Lesueur, — puis encore 2 instituteurs recrutés à Paris,
W . Pliiquepal et Madame Frotageot, un certain M. Priée, sa
lemme et ses trois enfants; les sieurs Smith, Dupalais, Bill et sa
tille, Miss Haie, 5 autres femmes et six jeunes enfants. »
Le voyage dura jusqu'à fîn janvier 1826 : le dessin à la plume
<le \l. -\oury a été fait d'après une esipiisse à la mine de plomb
<le C. A. Lesueur du 10 janvier i^ali ( Manuscrits et dessins con-
servés au Muséum d'IIisl. Nat. du lia vie).
TABLE DES MATIERES
l'agcs.
Avant-Propos v
Introdlction 3
i'rii:M[i:RK partie
L'homme.
(^HAPiTFîE I. — l/lii>iimie. Sa formation j)rati([ue (177 1-
1800) r)7
(!hapitke II. — L'homme. Sa formation intellectuelle. . i^i
l)i:i \IÈME PARTIE
Philanthropisme patronal et socialisme d'État
(1800-1819).
Chapitke I. — Rolieit ()\\en, le bon pati'on tic ^^(;u-
Lanark I I .">
Chapitre II. — llohert ()nen, initiateur de la l(''gi.slation
protectrice (lu travail (iNi."i-i<Si(j). . lâi^
TROISIÈME l'VRTIl-:
Communisme agraire et expériences artificielles
(1819-1830).
(liiAPiTKiî I. — De l'assistance par le travail au commu-
nisme ag'raire, autoritaireet communal. i((7
Chapitre II. — I/eT[)érience de Nen -Ilarmony. . . . 2:^(>
374 TABLE DES MATIERES
QUATRIEME PARTIE
Les temps sont proches... (1830-1858).
Chapitre I. — Le travail, source et mesure de la valeur
(i83o-i83/i) 2G3
Chapitre IL — Le Nouveau Monde Moral Ci834-i858). oo.'i
ANNEXES
Annexe I. — Le catéchisme du Nouveau Moude Moral
(i«38) 33-
Annexe II. — Adresse de Robert Ûx\ eu aux homuies et
aux femmes de France (18^8). . . 353
BIBLIOGRAPHIE 35
Index des gravures.. 071
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Notes d'économie politique. 1 vol. in-8 • . . 7 fr. 50
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mie politique. 1 vo\. in-S (Couronné par l'Institut) 6 fr. »
THOROLD ROGERS. Histoire du travail et des salaires en Angle-
terre depuis la fin du XIIl* siècle. Traduction avec Notes par
E. Castelot. 1 vol. in-S, broché 7 fr. 50
VILLEY (Ed.), doyen de la Faculté de droit de Caen. Le socialisme
t contemporain. 1 vol. in-8 (Couronné par l'Institut). ... 4 fr. »
— Le socialisme contemporain. Broché in-S 1 fr. »
CBÀBTHES. IMPBIMKEIE DURAND, RUE FULBERT.
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