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Full text of "Résurrection"

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RESURRECTION 


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Œuvres  du  Comte    LÉON    TOLSTOÏ 

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Katia.   Traduit    par  le  comte    d'Hauterive,  13*   édition.    1    vol. 

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COMTE  LÉON  TOLSTOÏ 


Résurrection 


PREMIERE  ET  DEUXIEME  PARTIES 

TRADUIT  DU   RUSSE 
PAR 

TBODOR  DE   WYZBWA 


Alors  Pierre,  s*avançant  rert  Jésus, 
lui  dit  :  Maître,  combien  de  fois  devrai- 
je  pardonner  à  mon  frère  qui  m'aura  of- 
fensé? Devrai-je  lui  pardonner  jusqu'à 
sept  fois? 

Et  Jésus  lui  répondit  :  Je  ne  te  dis 
pas  jusqu'à  sept  fois,  mais  jusqu'à  sep- 
tante fois  sept  fois! 

Evaug.yS. Mathieu, Tiyiii^  2z,  22. 

Que  celui  de  vous  qui  est  sans  péclié 
lui  jette  la  première  pierre  ! 

Evang.y  s.  Jean^  viii,  7. 


INTERNA^Jgygf  Pj(  club  I 

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■yt»l  ^      LONDON,  W.0.2.  | 


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PARIS 

LIBRAIRIE     ACADÉMIQUE     OIOIER 

PERRIN    ET    G'%    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

3î>,  QUAI  DES  GRANDS-AUGUSTINS,  35 

1900 

Tous  droits  réservés 


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Résurrection 


PREAlIÈRE     PARTIE 


CHAPITRE  I 


En  vain  quelques  centaines  de  milliers  d'hommes, 
entassés  dans  un  petit  espace,  s'efforçaient  de  mutiler  la 
terre  sur  laquelle  ils  vivaient  ;  en  vain  ils  en  écrasaient 
le  sol  sous  des  pierres,  afin  que  rien  ne  pût  y  germer  ; 
en  vain  ils  arrachaient  jusqu'au  moindre  brin  d'herbe  ; 
en  vain  ils  enfumaient  l'air  de  pétrole  et  de  houille  ;  en 
vain  ils  taillaient  les  arbres  ;  en  vain  ils  chassaient  les 
bêtes  et  les  oiseaux  :  le  printemps,  même  dans  la  ville, 
était  toujours  encore  le  printemps.  Le  soleil  rayonnait  ; 
l'herbe,  ravivée,  se  reprenait  à  pousser,  non  seulement 
sur  les  pelouses  des  boulevards,  mais  entre  les  pavés  des 
rues;  les  bouleaux,  les  peupliers,  les  merisiers  dé- 
ployaient leurs  feuilles  humides  et  odorantes  ;  les  tilleuls 
gonflaient  leurs  bourgeons  déjà  prêts  à  percer;  les 
choucas,  les  moineaux,  les  pigeons,  gaiement,  travail- 
laient à  leurs  nids  ;  les  abeilles  et  les  mouches  l30urdon- 
naient  sur  les  murs,  ravies  d'avoir  retrouvé  la  bonne 
chaleur  du  soleil.  Tout  était  joyeux,  les  plantes,  les 
oiseaux,  les  insectes,  les  enfants.  Seuls,  les  hommes 
continuaient  à  tromper  et  à  tourmenter  eux-mêmes  et  les 
autres.  Seuls  les  hommes  estimaient  que  ce  qui  était 
important  et  sacré,  ce  n'était  point  cette  matinée  de 
printemps,  ce  n'était  point  cette  beauté  divine  du  monde, 
créée  pour  la  joie  de  tous  les  êtres  vivants,  et  les  dispo- 
sant tous  à  la  paix,  à  l'union,  et  à  la  tendresse  ;  mais  que 
ce  qui  était  important  et  sacré,  c'était  ce  qu'ils  avaient 

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î  RÉSURRECTION 

eux-mêmes  imaginé  pour  se  tromper  et  se  tourmenter 
les  uns  les  autres. 

Et  ainsi,  dans  le  bureau  de  la  prison  du  gouvernement, 
ce  qui  était  considéré  comme  important  et  sacré,  ce 
n'était  point  que  la  grâce  et  la  délice  du  printemps 
vinssent  d'être  accordées  aux  hommes  et  aux  choses  : 
c'était  que,  la  veille,  les  employés  de  ce  bureau  avaient 
reçu  une  feuille  ornée  d'un  sceau,  de  nombreux  en-têtes, 
et  d'un  numéro,  et  les  avisant  que,  ce  même  matin  du 
28  avril,  à  neuf  heures,  trois  prévenus,  un  homme  et 
deux  femmes,  auraient  à  être  conduits,  chacun  séparé- 
ment, au  Palais  de  Justice  pour  y  être  jugés.  Et  voici 
que,  conformément  à  cet  avis,  le  28  avril,  à  huit  heures 
du  matin,  dans  le  sombre  et  puant  corridor  de  la  divi- 
sion des  femmes  pénétra  un  vieux  gardien.  Aussitôt,  de 
l'autre  extrémité  du  corridor,  la  surveillante  de  la  divi- 
sion s'avança  à  sa  rencontre,  une  créature  d'aspect 
maladif,  vêtue  d'une  camisole  grise  et  d'un  jupon  noir. 

—  Vous  venez  chercher  la  Maslova  ?  —  dit-elle. 

Et  aussitôt  elle  s'approcha,  avec  le  gardien,  de  l'une 
des  nombreuses  portes  donnant  sur  le  corridor. 

Le  gardien,  avec  un  bruit  de  ferraille,  introduisit  une 
grosse  clé  dans  la  serrure  de  cette  porte,  qui,  en  s'entre- 
bâillant,  laissa  échapper  une  puanteur  plus  affreuse 
encore  que  celle  du  corridor.  Puis  il  cria  : 

—  Maslova  !  Au  Palais  de  Justice  ! 

Et  il  referma  la  porte  et  se  tint  immobile,  attendant  la 
femme  qu'il  avait  appelée. 

A  quelques  pas  de  là,  dans  la  cour  de  la  prison,  on 
pouvait  respirer  un  air  pur  et  vivifiant,  apporté  des 
champs  par  la  brise  printanière.  Mais  dans  le  corridor 
de  la  prison  l'air  était  accablant  et  malsain,  un  air 
infecté  de  fiente,  d'humidité,  et  de  pourriture,  un  air  que 
personne  ne  pouvait  respirer  sans  être  aussitôt  envahi 
d'une  morne  tristesse.  C'est  ce  que  sentait,  tout  habituée 
qu'elle  fût  à  cet  air  empesté,  la  surveillante  de  la  divi- 
sion. Elle  venait  de  la  cour,  et,  à  peine  entrée  dans  le 
corridor,  elle  éprouvait  un  mélange  pénible  de  nausée  et 
de  somnolence. 

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RÉSURRECTION  3 

Derrière  la  porte,  dans  la  chambre  des  prisonnières, 
l'agitation  était  grande  :  on  entendait  des  voix,  des  rires, 
des  pas  de  pieds  nus. 

—  Allons,  presse-toi  !  —  cria  le  vieux  gardien,  entr'ou- 
vrant  de  nouveau  la  porte. 

Quelques  instants  après,  une  femme  sortit  vivement 
de  la  chambre,  une  jeune  femme,  petite,  mais  de  taille 
bien  prise.  Elle  avait  endossé  un  sarrau  gris  sur  sa 
camisole  et  sa  jupe  blanches.  Ses  pieds,  couverts  de  bas 
de  toile,  étaient  chaussés  des  gros  souliers  des  détenues. 
Un  fichu  blanc  enserrait  sa  tête,  laissant  dépasser 
quelques  boucles  de  cheveux  noirs  soigneusement 
frisées.  Et  sur  tout  le  visage  de  la  femme  se  voyait 
cette  pâleur  d'un  genre  particulier  qui  ne  se  voit  que 
sur  le  visage  de  personnes  ayant  depuis  longtemps 
séjourné  dans  un  lieu  clos.  Mais  d'autant  plus  ressortait, 
en  contraste  avec  cette  pâleur  mate  de  la  peau,  Féclat 
de  deux  grands  yeux  noirs,  dont  l'un  louchait  quelque 
peu  ;  et  l'ensemble  avait  une  expression  très  spéciale  de 
grâce  caressante.  La  jeune  femme  se  tenait  très  droite, 
tendant  son  ample  poitrine. 

Arrivée  dans  le  corridor,  elle  inclina  légèrement  la 
tête,  puis  fixa,  droit  dans  les  yeux,  le  vieux  gardien  ;  et 
puis  elle  se  tint  prête  à  faire  tout  ce  qu'on  lui  comman- 
derait. Le  gardien,  cependant,  s'apprêtait  à  refermer  la 
porte,  lorsque  celle-ci  s'entrebâilla  une  fois  de  plus  ;  et 
Ton  en  vit  sortir  le  sombre  visage  d'une  vieille  femme 
aux  cheveux  blancs,  tête  nue.  Cette  vieille  se  mit  à  par- 
ler tout  bas  à  la  Maslova  :  mais  le  gardien  la  repoussa 
vivement  à  l'intérieur  de  la  chambre,  et  referma  la  porte. 
La  Maslova,  alors,  s'approcha  d'un  judas  pratique  dans 
la  porte  ;  et  le  visage  de  la  vieille  femme  se  montra  aussi- 
tôt, de  l'autre  côté.  On  entendit,  à  travers  la  porte,  une 
voix  éraillée  : 

—  Fais  attention,  et  surtout  n'aie  pas  peur!  Et  nie 
tout,  tiens  bon,  voilà  tout  ! 

—  Bah  !  —  répondit  la  Maslova,  en  secouant  la  tête,  — ^ 
une  chose  ou  l'autre,  c'est  tout  un  !  Il  ne  peut  toujours 
rien  m'arriver  de  pire  que  ce  que  j'ai  à  présent  ! 

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4  RÉSURRECTION 

—  Bien  sûr  que  c'est  tout  un,  et  non  pas  tout  deux  !  — 
fît  le  vieux  gardien,  fier  de  son  trait  d'esprit.  —  Allons, 
suis-moi,  et  en  route  ! 

La  tête  de  la  vieille  femme  disparut  du  judas,  et  la 
Maslova  s'avança  dans  le  corridor,  marchant  de  son  pas 
léger,  derrière  le  vieux  gardien.  Ils  descendirent  Tes- 
calier  de  pierre,  ils  longèrent  les  salles  fétides  et 
bruyantes  de  la  division  dés  hommes,  où  des  yeux 
curieux  épiaient  leur  passage  à  travers  les  lucarnes  des 
portes,  et  ils  arrivèrent  enfin  dans  le  bureau  de  la  pri- 
son. Deux  soldats  s'y  trouvaient  déjà,  le  fusil  au  bras, 
attendant  la  détenue  pour  la  conduire  au  Palais  de  Jus- 
tice. Le  greffier  inscrivit  quelque  chose,  et  remit  à  l'un 
des  soldats  une  feuille  de  papier  tout  imprégnée  d'odeur 
de  tabac.  Le  soldat  glissa  la  feuille  dans  le  revers  de  la 
manche  de  sa  capote,  puis,  après  avoir  malicieusement 
cligné  de  l'œil  à  son  compagnon  en  lui  désignant  la 
Maslova,  il  se  plaça  à  la  droite  de  celle-ci,  tandis  que 
l'autre  soldat  se  plaçait  à  sa  gauche.  C'est  dans  cet 
ordre  qu'ils  sortirent  du  bureau,  traversèrent  la  cour 
extérieure  de  la  prison,  franchirent  la  grille,  et  se  trou- 
vèrent bientôt  sur  le  pavé  des  rues  de  la  ville. 

Les  cochers,  les  boutiquiers,  les  cuisinières,  les  ma- 
nœuvres, les  employés  s'arrêtaient  au  passage  du  cor- 
tège et  considéraient  la  prisonnière  avec  curiosité.  Plu- 
sieurs songeaient,  en  secouant  la  tête  :  «  Voilà  où  mène 
une  mauvaise  conduite,  au  contraire  de  la  nôtre  qui 
nous  profite  si  bien  !  »  Les  enfants  s'arrêtaient  aussi, 
mais  leur  curiosité  était  mêlée  de  terreur;  et  c'est  à 
peine  s'ils  se  rassuraient  à  la  pensée  que  la  criminelle 
avait  maintenant  des  soldats  pour  la  garder,  ce  qui  la 
mettait  hors  d'état  de  nuire.  Un  paysan  qui  vendait  du 
charbon  dans  la  rue  s'avança,  fit  le  signe  de  la  croix,  et 
voulut  donner  un  kopeck  à  la  femme  :  les  soldats  l'en 
empêchèrent,  faute  de  savoir  si  la  chose  était  auto- 
risée. 

La  Maslova  s'efforçait  d'aller  aussi  vite  que  le  lui 
permettaient  ses  pieds,  déshabitués  de  la  marche,  et 
alourdis  encore  par  leurs  gros  souliers  de  prison.  Sans 

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RÉSURRECTION  5 

remuer  la  lôte,  elle  observait  ceux  qui  la  regardaient  au 
passage,  heureuse  de  se  voir  l'objet  de  tant  d'attention  ; 
elle  jouissait  aussi  de  la  douceur  de  Fair  printanier,  au 
sortir  de  l'atmosphère  malsaine  d'où  elle  venait.  En 
passant  devant  un  magasin  de  farine,  devant  lequel  se 
promenaient  quelques  pigeons,  elle  frôla  du  pied  un 
ramier  bleu.  L'oiseau  s'envola,  fila  tout  contre  le  visage 
de  la  jeune  femme,  qui  sentit  sur  sa  joue  le  vent  de  ses 
ailes.  Elle  sourit;  mais  aussitôt  après  elle  poussa  un 
soupir,  ramenée  soudain  à  la  pénible  conscience  de  sa 
situation. 


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CHAPITRE  II 


L'histoire  de  la  Maslova  était  des  plus  banaies. 

Elle  était  l'enfant  naturelle  d*une  paysanne  qui  aidait 
sa  mère  à  soigner  les  vaches,  dans  un  château.  La  pay- 
sanne, non  mariée,  accouchait  tous  les  ans  d'un  enfant  ; 
et,  ainsi  que  cela  arrive  souvent  en  pareil  cas,  les  en- 
fants, aussitôt  nés,  étaient  baptisés;  après  quoi  leur 
mère  ne  les  nourrissait  pas,  attendu  qu'ils  étaient  venus 
sans  qu'elle  les  demandât,  qu'elle  n'avait  pas  besoin 
d'eux,  et  qu'ils  la  gênaient  dans  son  travail  :  de  sorte 
que  les  pauvres  petits  ne  tardaient  pas  à  mourir  de 
faim. 

Cinq  enfants,  déjà,  s'en  étaient  allés  de  cette  façon. 
Tous  avaient  été  baptisés,  aussitôt  nés,  puis  la  mère  ne 
les  avait  pas  nourris,  et  ils  étaient  morts.  Le  sixième 
enfant,  conçu  d'un  bohémien  qui  passait,  se  trouva  être 
une  fille  :  ce  qui,  d'ailleurs,  ne  l'aurait  pas  empêchée 
d'avoir  le  même  sort  que  les  cinq  aînés,  si  le  hasard 
n'avait  fait  qu'une  des  deux  vieilles  demoiselles  à  qui 
appartenait  le  château  entrât  un  instant  dans  la  vache- 
rie pour  gronder  ses  servantes,  au  sujet  de  certaine 
crème  qui  sentait  la  vache.  Dans  la  vacherie  l'accou- 
chée était  étendue  par  terre,  ayant  auprès  d'elle  un  bel 
enfant  plein  de  vie  et  de  santé.  La  dame  gronda  ses  ser- 
vantes et  d'avoir  mal  préparé  la  crème  et  d'avoir  recueilli 
dans  leur  vacherie  une  femme  en  couches;  mais,  en 
apercevant  l'enfant,  elle  se  radoucit,  s'offrit  même  à  être 
marraine.  Puis,  prenant  pitié  de  sa  filleule,  elle  fît  don- 
ner à  la  mère  du  lait  et  un  peu  d'argent,  afin  que  1^ 


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RÉSURRECTION  7 

petite  put  être  nourrie;  et  ainsi  l'enfant  resta  en  vie. 
Aussi  bien  les  deux  vieilles  dames  Tappelaient-elles  «  la 
sauvée  »• 

L'enfant  avait  trois  ans  quand  sa  mère  tomba  malade 
et  mourut.  Et  comme  la  vachère,  son  aïeule,  ne  savait 
que  faire  d'elle,  les  deux  vieilles  dames  la  prirent  au 
château.  Avec  ses  grands  yeux  noirs,  c'était  une  fillette 
extraordinairement  vive  et  gentille  :  les  deux  vieilles 
s'amusaient  à  la  voir.  La  plus  jeune  des  deux,  la  plus 
indulgente  aussi,  s'appelait  Sophie  Ivanovna  :  c'était 
la  marraine  de  l'enfant.  L'aînée,  Marie  Ivanovna,  avait 
plus  de  penchant  à  être  sévère.  Sophie  Ivanovna  parait 
la  petite,  lui  apprenait  à  lire,  rêvait  d'en  faire  une  gou- 
vernante. Marie  Ivanovna,  au  contraire,  disait  qu'il  fal- 
lait en  faire  une  servante,  une  jolie  femme  de  chambre  : 
en  conséquence  de  quoi  elle  se  montrait  exigeante,  don- 
nait  des  ordres  à  l'enfant,  et  parfois  la  battait,  dans  ses 
moments  de  mauvaise  humeur.  Ainsi,  sous  l'effet  de  cette 
double  influence,  la  petite,  en  grandissant,  se  trouva 
être  à  demi  une  femme  de  chambre,  à  demi  une  demoi- 
selle. Le  nom  même  qu'on  lui  donnait  correspondait 
à  cet  état  intermédiaire;  on  ne  la  nommait  ni  Katia 
ni  Katenka,  mais  Katucha.  Elle  cousait,  mettait  les 
chambres  en  ordre,  nettoyait  à  la  craie  l'image  sainte, 
servait  le  café,  préparait  les  petites  lessives,  et  quelque- 
fois était  admise  à  tenir  compagnie  à  ses  maîtresses  et 
à  leur  faire  la  lecture. 

On  Tavait,  à  plusieurs  reprises,  demandée  en  mariage, 
mais  elle  avait  toujours  refusé  :  elle  sentait  que  la  vie  lui 
serait  difficile  avec  un  ouvrier  ou  un  domestique,  gâtée 
comme  elle  l'était  par  la  douceur  de  la  vie  des  maîtres. 

C'est  de  cette  manière  qu'elle  avait  vécu  jusqu'à  dix- 
huit  ans.  Elle  entrait  dans  sa  dix-neuvième  année  lors- 
qu' arriva  au  château  un  neveu  des  deux  dames,  qui,  pré- 
cédemment déjà,  avait  passé  tout  un  été  chez  ses  tantes, 
et  dont  la  jeune  fille  s'était  alors  follement  éprise.  Il 
était  officier,  et  venait  se  reposer  quelques  jours,  en  pas- 
sant, avant  d'aller  avec  son  régiment  se  battre  contre 
les  Turcs,  Le  troisième  jour,  à  la  veille  de  son  départ, 

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8  RÉSURRECTION 

il  séduisit  Katucha;  et  le  lendemain  il  partit,  après  lui 
avoir  glissé  un  billet  de  cent  roubles.  Trois  mois  après 
le  départ  du  jeune  homme,  elle  reconnut,  sans  erreur 
possible,  qu'elle  était  enceinte. 

Depuis  ce  moment,  tout  lui  parut  à  charge  ;  elle  ne 
songeait  qu'aux  moyens  d'échapper  à  la  honte  qui  l'at- 
tendait ;  elle  servait  ses  maîtreôses  à  contre-cœur  et  avec 
négligence. 

Les  deux  vieilles  dames  ne  furent  pas  longtemps  sans 
le  remarquer.  Marie  Ivanovna  la  gronda  une  ou  deux 
fois;  mais  à  la  fin,  comme  elles  disaient  toutes  deux, 
elles  se  virent  contraintes  à  «  se  séparer  d'elle  »,  ce  qui 
signifie  qu'elles  la  jetèrent  dehors.  Au  sortir  de  chez 
elles  elle  entra,  en  qualité  de  femme  de  chambre,  chez 
un  stanovoï  ;  mais  elle  ne  put  y  rester  plus  de  trois  mois, 
parce  que  le  stanovoï,  un  vieil  homme  de  plus  de  cin- 
quante ans,  se  mit,  dès  le  second  mois,  à  lui  faire  la 
cour.  Un  jour  qu'il  se  montrait  particulièrement  pres- 
sant, elle  le  traita  de  brute  et  de  vieux  diable,  et  fut 
renvoyée  pour  impertinence.  A  chercher  une  autre  place, 
elle  ne  pouvait  plus  songer,  le  terme  de  sa  grossesse 
étant  prochain.  Elle  entra  en  pension  chez  une  de  ses 
tantes,  une  veuve,  qui,  tout  en  tenant  un  cabaret,  était 
aussi,  vaguement,  sage-femme.  Ses  couches  eurent  lieu 
sans  trop  de  souffrances.  Mais  la  sage-femme,  étant 
allée  dans  le  village  auprès  d'une  paysanne  malade, 
rapporta  à  Katucha  la  fièvre  puerpérale.  Et  l'enfant,  un 
petit  garçon,  malade  aussi,  fut  expédié  dans  un  asile, 
où  il  mourut  aussitôt,  sous  les  yeux  même  de  la  femme 
qui  l'avait  amené. 

Pour  toute  fortune,  Katucha  possédait  cent  vingt-sept 
roubles  :  vingt-sept  qu'elle  avait  gagnés,  et  les  cent 
roubles  que  lui  avait  donnés  son  séducteur.  Quand  elle 
sortit  de  chez  la  sage-femme,  il  lui  restait  six  roubles. 
La  sage-femme  lui  avait  pris  quarante  roubles  pour  sa 
pension  pendant  deux  mois  ;  vingt-cinq  roubles  avaient 
servi  à  payer  Fenvoi  de  l'enfant  à  l'asile  ;  et  la  sage- 
ferr  ne  avait  encore  soutiré  quarante  roubles,  en  manière 
d'emprunt,  pour  s'acheter  une  vache  ;  quant  aux  vingt 

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RÉSURRECTION  9 

roubles  qui  restaient,  Katucha  les  avait  dépensés  elle 
ne  savait  comment,  en  achats  inutiles,  en  cadeaux  :  de 
sorte  que,  lorsqu'elle  fut  guérie,  elle  se  trouva  sans 
argent  et  forcée  de  chercher  une  place.  Elle  se  plaça 
chez  un  garde  forestier.  Ce  garde  forestier  était  marié  ; 
mais  dès  le  premier  jour,  comme  le  stanovoï,  il  se  mit 
à  faire  la  cour  à  la  jeune  servante.  Celle-ci,  d'abord, 
essaya  d'échapper  à  ses  poursuites,  car  elle  tenait  à 
garder  sa  place.  Mais  il  avait  plus  d'expérience  et  plus 
de  ruse  qu'elle,  et  surtout  il  était  son  maître,  pouvant 
lui  commander  ce  qui  lui  plaisait  :  et  ainsi,  ayant  enfin 
guetté  la  minute  propice,  il  se  jeta  sur  elle  et  la  posséda. 
Sa  femme  ne  tarda  pas  à  en  être  informée.  Un  jour, 
surprenant  son  mari  seul  dans  une  chambre  avec  Katucha, 
elle  frappa  celle-ci  au  visage  jusqu'à  la  faire  saigner, 
et  la  congédia  sans  lui  payer  ses  gages. 

Katucha  se  rendit  alors  à  la  ville  chez  une  cousine, 
dont  le  mari  était  relieur;  ce  mari  avait  eu  autrefois 
une  bonne  situation,  mais  il  avait  perdu  sa  clientèle  et 
était  devenu  ivrogne,  dépensant  au  cabaret  tout  l'argent 
qui  lui  tombait  sous  la  main.  Sa  femme  tenait  un  petit 
fonds  de  blanchisseuse  dont  les  maigres  bénéfices  lui 
servaient  à  nourrir  ses  enfants  et  à  entretenir  son  ivrogne 
de  mari.  Elle  proposa  à  Katucha  de  lui  apprendre  son 
métier.  Mais,  en  voyant  la  pénible  existence  des  ouvrières 
blanchisseuses  qui  travaillaient  chez  sa  cousine,  la  jeune 
femme  hésita,  et  s'adressa  de  préférence  à  un  bureau  de 
placement  pour  demander  un  emploi  de  servante.  Elle 
trouva  un  emploi,  en  effet,  chez  une  dame  veuve  qui 
vivait  avec  ses  deux  jeunes  fils  ;  et,  une  semaine  en- 
viron après  qu'elle  fut  entrée  dans  cette  maison,  l'aîné 
des  fils,  un  collégien  de  la  sixième  classe,  aux  moustaches 
naissantes,  négligea  ses  études  pour  faire  la  cour  à  la 
jolie  bonne.  La  mère  rejeta  toute  la  faute  sur  celle-ci,  et 
la  renvoya. 

Aucune  place  nouvelle  ne  s'offrait  ;  et  un  jour,  étant 
venue  au  bureau  de  placement,  Katucha  y  rencontra  une 
dame  dont  les  mains  nues  étaient  chargées  de  bagues  et 
de  bracelets.  Cette  dame,  dès  qu'elle  sut  la  situation  de 

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40  RÉSURRECTION 

la  jeune  femme,  lui  donna  son  adresse  et  l'invita  à  venir 
la  voir.  Et  la  Maslova  y  alla.  La  dame  lui  fît  un  accueil 
des  plus  aimables,  la  régala  de  gâteaux  et  de  vin  sucré, 
la  retint  jusqu'au  soir.  Le  soir,  Katucha  vit  entrer  dans 
la  chambre  un  homme  de  haute  taille,  avec  de  longs 
cheveux  gris  et  une  barbe  grise,  qui,  aussitôt,  s'assit 
près  d'elle  et,  les  yeux  luisants  et  le  sourire  aux  lèvres, 
se  mit  à  l'examiner  et  à  plaisanter  avec  elle.  La  dame  le 
prit  à  part  un  moment,  dans  la  chambre  voisine.  Katucha 
put  entendre  les  mots  :  «  Toute  fraîche,  venant  droit  de 
la  campagne.  »  Puis  ce  fut  elle-même  que  la  dame  appela  : 
elle  lui  dit  que  le  vieux  monsieur  était  un  écrivain,  qu'il 
avait  beaucoup  d'argent,  et  qu'il  lui  donnerait  tout  ce 
qu'elle  voudrait  si  seulement  elle  savait  lui  plaire. 
Effectivement  elle  lui  plut,  et  l'écrivain  lui  donna  vingt- 
cinq  roubles,  en  lui  promettant  de  la  revoir  souvent.  Cet 
argent  fut  d'ailleurs  vite  dépensé  :  Katucha  en  remit  une 
partie  à  sa  cousine  en  paiement  de  sa  pension  ;  avec  le 
reste,  elle  s'acheta  une  robe,  un  chapeau,  et  des  rubans. 
Quelques  jours  après,  l'écrivain  lui  fixa  de  nouveau  un 
rendez-vous;  elle  y  vint;  il  lui  donna  de  nouveau  vingt- 
cinq  roubles,  et  l'engagea  à  s'installer  en  chambre 
garnie. 

Dans  la  chambre  que  l'écrivain  avait  louée  pour  elle, 
la  Maslova  fit  connaissance  avec  un  commis  de  boutique, 
un  joyeux  garçon,  qui  demeurait  dans  la  même  cour.  Elle 
s'éprit  de  lui,  avoua  la  chose  à  l'écrivain,  qui,  aussitôt, 
la  quitta;  et  le  commis,  après  lui  avoir  promis  de 
l'épouser,  ne  tarda  pas  à  la  quitter  à  son  tour.  La  jeune 
femme  aurait  volontiers  continué  à  vivre  seule  en  garni, 
mais  cela  lui  fut  défendu  :  on  lui  apprit  qu'elle  pouvait 
bien,  en  vérité,  vivre  de  cette  façon,  mais  seulement  à 
la  condition  de  prendre,  au  bureau  de  police,  une  carte 
rouge,  et  de  se  soumettre  à  l'examen  médical. 

Alors  Katucha  revint  chez  sa  cousine.  Celle-ci, 
la  voyant  vêtue  d'une  robe  à  la  mode,  avec  un  beau 
chapeau  et  un  manteau  de  fourrure,  l'accueillit  avec 
respect,  et  n'osa  plus  lui  proposer  d'entrer  dans  son 
çiteîier;  elle  la  jugeait  désormais  promue  à  une  classe 

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RÉSCRRECTION  i  1 

supérieure  de  la  société.  Pour  la  Maslova  elle-même, 
d'ailleurs,  il  ne  pouvait  plus  être  question  d'entrer  dans 
un  atelier  de  blanchisseuse.  C'est  tout  au  plus  si  elle 
se  résignait  à  séjourner  provisoirement  dans  la  chambre 
de  sa  cousine  :  elle  considérait  avec  une  pitié  mêlée  de 
mépris  la  vie  de  travaux  forcés  que  menaient,  dans 
Tatelier,  les  blanchisseuses,  s'épuisant  à  frotter  et  à 
repasser,  par  trente  degrés  de  chaleur,  avec  la  fenêtre 
ouverte  hiver  comme  été.  Et  c'est  à  cette  époque  que, 
tandis  que  la  Maslova  se  trouvait  dans  un  dénuement 
extrême,  ne  parvenant  pas  à  rencontrer  un  seul  protec- 
teur, elle  fut  rejointe  par  une  entremetteuse  qui  racolait 
Ses  filles  pour  les  maisons  de  tolérance. 

La  Maslova  avait  pris  depuis  longtemps  déjà  l'habitude 
de  fumer  ;  et,  dans  les  derniers  temps  de  ses  rapports 
avec  le  commis,  elle  s'était  de  plus  en  plus  entraînée  à 
boire.  Le  vin  l'attirait  non  seulement  parce  qu'il  lui 
paraissait  agréable  au  goût,  mais  surtout  parce  qu'il 
lui  procurait  une  distraction,  et  faisait  taire  en  elle  la 
voix  de  sa  conscience  ;  car,  à  jeun,  elle  s'ennuyait,  et 
souvent  avait  honte.  Aussi  l'entremetteuse  eut-elle  soin 
de  l'inviter  à  un  repas;  puis,  l'ayant  grisée,  elle  lui 
proposa  de  la  faire  entrer  dans  une  belle  maison,  la 
meilleure  de  la  ville,  étalant  devant  elle  toutes  les  com- 
modités et  tous  les  privilèges  de  la  vie  qu'elle  y  mène- 
rait. La  Maslova  avait  à  choisir  :  d'une  part,  un  emploi 
humiliant  de  servante,  dans  lequel,  suivant  toute  proba- 
bilité, elle  aurait  à  subir  les  instances  des  hommes,  (  t 
devrait  se  livrer  à  une  prostitution  secrète  et  précaire  ; 
d'autre  part,  une  position  assurée  et  tranquille,  une 
prostitution  avouée,  protégée  par  la  loi,  grassement 
rétribuée. 

Elle  choisit  naturellement  le  second  parti.  Elle  avait, 
en  outre,  l'impression  de  se  venger  ainsi  du  prince  qui 
l'avait  séduite,  et  du  commis,  et  de  tous  les  hommes 
dont  elle  avait  eu  à  se  plaindre.  Mais  ce  qui  la  tenta 
surtout,  et  qui  fut  la  cause  principale  de  sa  détermina- 
tion, c'est  que  l'entremetteuse  lui  dit  qu'elle  pourrait  se 
commander  touteç  les  robes  qu'elle  voudrait,  en  velours, 

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42  RÉSURRECTION 

en  faille,  en  soie,  et  des  robes  de  bal  découvrant  les 
épaules  et  les  bras.  Lorsque  la  Maslova  se  vit,  en  imagi- 
nation, vêtue  d'une  robe  de  soie  jaune  clair,  décolletée, 
avec  des  revers  de  velours  noir,  elle  n'y  tint  plus  et 
signa  l'engagement  :  sur  quoi  T entremetteuse  fit  aussitôt 
venir  un  fiacre,  et  la  conduisit  dans  une  maison  connue 
et  estimée  de  la  ville  entière,  la  maison  de  Caroline 
Albertovna  Rosanov. 

De  ce  jour  commença  pour  la  Maslova  cette  vie  de 
violation  continue  des  lois  divines  et  humaines  que  des 
centaines  de  milliers  de  femmes  mènent  aujourd'hui, 
non  seulement  avec  l'autorisation,  mais  sous  la  protec- 
tion effective  d'un  pouvoir  légal  soucieux  du  bien-être 
de  ses  subordonnés  :  cette  vie  dégradante  et  monstrueuse 
qui  aboutit,  neuf  fois  '  sur  dix,  après  d'horribles  souf- 
frances, à  une  décrépitude  et  à  une  mort  prématurées. 

Le  matin  et  durant  la  plus  grande  partie  de  la  journée, 
un  lourd  sommeil,  après  les  fatigues  de  la  nuit.  Entre 
trois  et  quatre  heures,  un  réveil  las,  dans  les  draps 
souillés  ;  des  gorgées  d'eau  de  seltz,  de  café,  des  flâne- 
ries à  travers  la  chambre,  en  chemise,  en  peignoir,  en 
camisole,  des  coups  d'œil  dans  la  rue  par  les  fenêtres 
aux  persiennes  fermées,  d'indolentes  querelles  entre 
femmes;  puis  des  lavages,  des  maquillages,  Tétouffe- 
ment  du  corps  dans  un  corset  trop  serré,  le  choix  d'une 
robe,  des  disputes  à  ce  sujet  avec  la  patronne,  des  études 
de  poses  devant  la  glace,  des  applications  de  fard  sur 
les  joues  et  de  khôl  sur  les  cils,  des  mets  gras  et  sucrés  ; 
puis  l'endossement  d'une  robe  de  soie  claire,  laissant  à 
nu  la  moitié  du  corps  ;  puis  la  descente  dans  un  salon 
trop  orné,  éclairé  d'une  lumière  trop  crue,  et  alors  la 
réception  des  clients  :  de  la  musique,  des  danses,  des 
gâteaux,  du  vin,  du  tabac;  et  un  commerce  galant  avec 
des  jeunes  gens,  des  hommes  mûrs,  des  adolescents,  des 
vieillards  tombant  en  ruine,  avec  des  célibataires,  des 
hommes  mariés,  des  marchands,  des  commis,  des  Armé- 
niens, des  Juifs,  des  Tartares,  avec  des  riches  et  des 
pauvres,  des  bien  portants  et  des  malades*  avec  des 
ivrognes  et  des  hommes  à  jeun,  avec  des  brutes  et  des 

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RÉSURRECTION  13 

hommes  du  monde,  avec  dés  militaires,  des  fonction- 
naires, des  étudiants,  des  collégiens,  avec  des  gens  de 
toutes  les  conditions,  de  tous  les  âges,  et  de  tous  les 
caractères.  Et  des  cris  et  des  moqueries,  et  des  rires  et 
de  la  musique,  et  du  tabac  et  du  vin,  et  du  vin  et  du 
tabac,  et  de  la  musique  depuis  le  soir  jusqu'à  Faube.  Et, 
\\e  matin  seulement,  la  liberté  et  le  lourd  sommeil.  Et  de 
même  tous  les  jours,  d*un  bout  à  Tautre  de  la  semaine. 
Et  à  la  fin  de  chaque  semaine,  la  visite  légale,  au  bureau 
de  police  :  une  vraie  loterie,  où  les  fonctionnaires  et 
médecins  présents  au  bureau  tantôt  se  montrent  sérieux 
et  sévères,  tantôt  s'amusent  joyeusement  à  humilier  ce 
sens  de  la  pudeur  donné  par  la  nature,  comme  une  sau- 
vegarde, non  seulement  à  l'espèce  humaine  mais  aux 
bêtes  elles-mêmes.  On  passe  en  revue  les  femmes,  après 
quoi  on  leur  donne  une  patente  les  autorisant  à  pour- 
suivre la  même  vie  pendant  la  semaine  qui  suit.  Et  de 
nouveau  la  même  vie,  pendant  cette  semaine.  Et  cela 
indéfiniment,  en  hiver  comme  en  été,  les  jours  de  grandes 
fêtes  comme  les  jours  ouvrables. 

La  Maslova  vécut  cette  vie.  durant  plus  de  six  ans.  Deux 
fois  elle  changea  de  maison,  et  une  fois  elle  dut  faire  un 
séjour  à  rhôpital.  La  septième  année,  —  elle  avait  alors 
vingt-six  ans,  —  se  produisit  Tévénement  qui  lui  valut 
d'être  arrêtée,  et  qui  lui  valait  maintenant  d'être  menée 
devant  la  cour  d'assises,  après  un  emprisonnement  pré- 
ventif de  plusieurs  mois  en  compagnie  de  créatures  ayant 
pour  métier  le.  vol  et  l'assassinat. 


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CHAPITRE  III 


Au  moment  où  la  Maslova,  assise  sur  un  Dan^i,  dam 
une  cellule  du  Palais  de  Justice,  était  occupée  à  d^ScIiau^- 
ser  ses  pieds,  que  le  frottement  des  souliers  avait  meur- 
tris pendant  le  trajet  à  travers  la  ville,  ce  même  piiucft 
Dimitri  Ivanovitch  Nekhludov  qui,  jadis,  l'avait  séduite, 
se  réveillait,  dans  son  grand  lit  à  ressorts,  couvert  a  en 
mol  édredon  de  duvet.  Vêtu  d'une  chemise  de  nait  en  toile 
de  Hollande  élégamment  plissée  sur  la  poitrine ,  il  s'yccou- 
dait  avec  nonchalance  et,  allumant  une  cigaieite.  il  son- 
geait à  ce  qu'il  avait  fait  la  veille  et  à  ce  qu'il  ferait  ce 
jour-là.  Le  souvenir  lui  revint  de  sa  soiréf  de  la  veille, 
passée  chez  les  Korchaguine.  C'était  un  couple  très  riche 
et  très  considéré,  et  dont,  de  l'avis  de  tous,  i'  devait 
épouser  la  fille.  Ce  souvenir  le  fit  soupirer;  après  quoi, 
jetant  sa  cigarette,  il  étendit  la  main  vers  un  étui  d'ar- 
gent pour  en  prendre  une  seconde,  mais  aussitôt  se 
ravisa,  souleva  courageusement  son  corps  alourdi,  et, 
mi  .aiit  hors  du  lit  ses  pieds  blancs  s-^més  de  poils,  il 
les  chaussa  de  ^...*  v^uHes.  Puis  il  couvrit  ses  larges 
épaules  d'une  robe  de  chambre  de  soie,  et,  d'un  pas 
lourd  mais  vif,  il  alla  dans  un  cabinet  de  toilette  voisin 
de  la  chambre  à  coucher. 

Là,  il  commença  par  brosser  soigneusement,  avec  une 
poudre  spéciale,  ses  dents,  plombées  en  plusieurs 
endroits  ;  puis  il  les  rinça  avec  un  élixir  parfumé  ;  puis  il 
s'approcha  du  lavabo  de  marbre,  et,  av^c  un  savon  par- 
fumé, se  lava  les  mains,  employant  ensuite  un  zèle  tout 
particulier  à  nettoyer  et  à  brosser  ses  ongles,  qu'il  gar- 


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RÉSURRECTION  i5 

Jait  très  longs.  Cela  fait,  il  ouvrit  tout  large  le  robinet 
da  lavabo  et  se  lava  le  visage,  les  oreilles,  et  le  cou.  Il 
passa  alors  dans  une  troisième  chambre,  où  était  installé 
un  appareil  de  douches  :  le  jet  d'eau  froide  rafraîchit 
son  corps  musculeux,  déjà  tout  chargé  de  graisse. 
'^    and  il  se  fut  essuyé  avec  des  serviettes -éponges,  il 

-ingea  de  chemise,  chaussa  ses  bottines,  luisantes 
Comme  un  miroir,  s'assit  devant  une  glace,  et,  à  Faide  de 
deux  jeux  de  brosses,  se  mit  à  peigner  d'abord  sa  barbe 
noire,  puis  ses  cheveux,  très  rares  déjà  sur  le  sommet 
de  la  été.  Tous  les  objets  qu'il  employait  à  sa  toilette, 
le  linge,  les  vêtements,  la  chaussure,  les  cravates,  les 
épingles,  les  boutons  de  manchettes,  tout  cela  était  de 
première  qualité,  très  simple,  très  peu  voyant,  très  solide 
et  très  cher. 

Sans  se  hâter,  Nekhludov  acheva  de  se  vêtir  ;  il  se 
rendit  ensuite  dans  sa  salle  à  manger,  une  longue  pièce, 
dont  trois  hommes  de  peine  avaient,  la  veille,  ciré  le  par- 
quet. Dans  cette  salle  à  manger  se  trouvaient  un  énorme 
buiFet  de  chêne  et  une  table  non  moins  énorme,  une 
table  à  rallonges,  en  chêne  aussi,  et  qui  avait  quelque 
chose  de  solennel,  avec  ses  quatre  pieds  sculptés,  large- 
ment étendus,  imitant  la  forme  de  pattes  de  lion.  Sur 
cette  table,  couverte  d'une  nappe  mince  et  bien  ami- 
donnée, avec  de  grands  nœuds  aux  angles,  on  avait  placé 
une  cafetière  d'argent  pleine  d'odorant  café,  un  sucrier 
d'argent,  un  pot  à  crème,  et  une  corbeille  contenar  ♦  les 
petits  pains  frais,  des  rôties  et  dp°  ^  *  -^uits.  Enfin,  a  côté 
du  couvert,  on  avait  mis  le  courrier  du  matin  :  des  lettres, 
des  journaux,  une  livraison  de  la  Revue  des  Deux  Mondes, 

Nekhludov  s'apprêtait  à  décacheter  les  lettres  lorsque, 
par  la  porte  qui  donnait  sur  l'antichambre,  entra  dans  la 
salle  à  manger  une  grosse  femme  d'un  certain  âge, 
toute  vêtue  de  noir,  avec  un  bonnet  de  dentelles  sur  la 
tête.  C'était  Agrippine  Pétrovna,  la  femme  de  chambre 
de  la  vieille  princesse,  mère  de  Nekhludov,  qui  était 
morte  quelque  temps  auparavant  dans  cette  même  mai- 
son. La  femme  de  chambre  de  la  mère  était  restée 
auprès  du  fils,  en  qualité  d'économe. 

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16  RÉSURRECTION 

Agrippine  Pétrovna  avait,  à  diverses  reprises,  fait  de 
longs  séjours  à  l'étranger  avec  la  mère  de  Nekhludov  : 
elle  avait  la  tenue  et  les  manières  d'une  dame.  Elle 
demeurait  dans  la  maison  des  Nekhludov  depuis  l'en- 
fance, et  avait  connu  Dimitri  Ivanovitch  quand  il  n'était 
encore  que  «  Mitenka  ». 

—  Bonjour,  Dimitri  Ivanovitcu  i 

—  Bonjour,  Agrippine  Pétrovna  !  Qu'y  a-t-il  ?  —  de- 
manda Nekhludov. 

—  C'est  une  lettre  pour  vous.  La  femme  de  chambre 
des  Korchaguine  l'a  apportée  depuis  longtemps  déjà  : 
elle  attend  chez  moi,  —  dit  Agrippine  Pétrovna,  tendant 
une  lettre,  et  souriant  d'un  sourire  significatif. 

—  C'est  bien,  tout  de  suite!  —  dit  Nekhludov  en  pre- 
nant la  lettre.  Mais  il  vit  le  sourire  d'Agrippine  Pétrovna, 
et  se  rembrunit. 

Le  sourire  d'Agrippine  Pétrovna  signifiait  qu'elle 
savait  que  la  lettre  venait  de  la  jeune  princesse  Korcha- 
guine, avec  laquelle  Agrippine  Pétrovna  supposait  que 
son  maître  allait  se  marier.  Or  cette  supposition  déplai- 
sait à  Nekhludov. 

—  Dites  à  la  femme  de  chambre   d'attendre  encore  ! 
Et  Agrippine  se  poussa  hors  de  la  chambre,  non  sans 

avoir  d'abord  saisi  une  brosse  de  table  qu'on  av^t 
déplacée,  et  qu'elle  remit  à  la  place  où  elle  devait  être. 
Nekhludov  décacheta  l'enveloppe  parfumée  que  venait 
de  lui  donner  Agrippine  Pétrovna,  et  ouvrit  la  lettre, 
écrite  sur  un  épais  papier  gris,  avec  des  lignes  inégales, 
d'une  écriture  anglaise  aux  lettres  pointues  : 

«  Remplissant  la  charge  que  j'ai  prise  sur  moi  d'être 
votre  mémoire,  lut-il  dans  cette  lettre,  je  vous  rappelle 
que,  aujourd'hui,  le  28  avril,  vous  devez  faire  partie  du 
jury  à  la  cour  d'assises,  et  que,  par  conséquent,  il  vous 
sera  tout  à  fait  impossible  d'aller  avec  nous  et  Kolossov 
voir  la  galerie  des  Z...,  comme  vous  nous  l'aviez  pro- 
mis hier  avec  votre  légèreté  habituelle,  à  moins  que 
vous  ne  soyez  disposé  à  payer  à  la  cour  d'assises  les 
300  roubles  que  vous  vous  refusez  pour  votre  cheval. 

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RÉSURRECTION  17 

Je  me  suis  souvenue  de  cela  hier,  dès  que  vous  étiez 
parti.  Ainsi,  ne  l'oubliez  pas  ! 

«  Princesse  M.  Korchaguine.  » 

Sur  l'autre  page  était  écrit  : 

a  Maman  vous  fait  dire  que  votre  couvert  vous  atten- 
dra jusqu'à  la  nuit.  Venez  absolument,  à  quelque  heure 
que  ce  soit! 

«  M.  K.  » 

Nekhludov  fronça  les  sourcils.  Ce  billet  était  une 
continuation  de  la  campagne  entreprise  autour  de  lui, 
depuis  deux  mois  déjà,  par  la  princesse  Korchaguine,  à 
l'effet  de  l'enserrer  dans  des  liens  sans  cesse  plus  diffi- 
ciles à  rompre.  Et,  d'autre  part,  outre  cette  hésitation 
qu'éprouvent  toujours,  devant  hj  mariage,  des  hommes 
d'âge  mûr,  habitués  au  célibat,  et,  avec  cela,  médiocre- 
ment amoureux,  il  y  avait  encore  un  autre  motif  pour 
lequel,  même  s'il  s'était  décidé  à  ce  mariage,  il  n'aurait 
pas  pu  se  déclarer  à  ce  moment.  Ce  motif  n'avait  natu- 
rellement rien  à  voir  avec  le  fait  que,  huit  ans  aupara- 
vant, Nekhludov  avait  séduit  Katucha  et  l'avait  aban- 
donnée :  à  cela  il  n'aimait  pas  à  penser,  et  l'idée  ne  lui 
serait  pas  venue  d'y  trouver  un  obstacle  à  son  mariage 
avec  la  jeune  princesse.  Ce  motif,  c'était  que  Nekhludov 
entretenait  des  relations  secrètes  avec  une  femme 
mariée,  relations  que,  en  vérité,  il  s'était  récemment 
décidé  à  rompre,  mais  que  sa  maîtresse,  elle,  ne  recon- 
naissait nullement  comme  rompues. 

Nekhludov  était  très  timide  avec  les  femmes.  Et  c'est 
cette  timidité  qui  avait  suggéré  à  Marie  Vassilievna,  la 
femme  d'un  maréchal  de  la  noblesse,  le  désir  de  le  sub- 
juguer. Elle  l'avait,  en  effet,  entraîné  dans  une  liaison 
qui  tous  les  jours  devenait  pour  Nekhludov  plus  absor- 
bante, et  qui  tous  les  jours  lui  paraissait  plus  pénible. 
Mais,  d'abord,  il  n'avait  pu  résister  à  la  séduction,  et, 
plus  tard,  se  sentant  coupable  vis-à-vis  de  sa  maîtresse, 
il  ne  pouvait  se  résoudre  à  briser  ses  liens  sans  qu'elle  y 

9 

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18  RÉSURRECTION 

consentît.  Et  elle,  loin  d'y  consentir,  elle  lui  disait  que, 
s'il  Fabandonnait  après  qu'elle  lui  avait  tout  sacrifié, 
elle  ne  manquerait  pas  de  se  tuer  aussitôt. 

Il  y  avait  précisément  dans  le  courrier  de  Nekhludov, 
ce  matin-là,  une  lettre  du  mari  de  sa  maîtresse  ;  le  prince 
reconnut  l'écriture  et  le  cachet.  Il  rougit  et  éprouva  cette 
sorte  de  sursaut  d'énergie  qu'il  éprouvait  toujours  à 
l'approche  du  danger.  Mais  son  émotion  s'apaisa  dès 
qu'il  eut  ouvert  la  lettre.  Le  mari  de  Marie  Vassilievna, 
maréchal  de  la  noblesse  du  district  où  se  trouvaient  les 
principaux  domaines  de  la  famille  de  Nekhludov,  écri- 
vait au  prince  pour  lui  annoncer  qu'une  session  extraor- 
dinaire du  conseil  qu'il  présidait  s'ouvrirait  à  la  fin  de 
mai  et  pour  le  prier  de  venir,  sans  faute,  y  assister  et  lui 
donner  un  «  coup  d'épaule  »  ;  car  on  allait  discuter  deux 
questions  des  plus  graves,  la  question  des  écoles  et  la 
question  des  chemins  vicinaux,  et  sur  toutes  les  deux  on 
pouvait  s'attendre  à  une  vive  opposition  du  parti  réac- 
tionnaire. 

Ce  maréchal  de  la  noblesse  était,  en  effet,  un  libéral  : 
avec  quelques  autres  libéraux  de  la  même  nuance,  il  lut- 
tait contre  la  réaction,  qui  tendait  à  se  renforcer  ;  et  cette 
lutte  l'accaparait  tout  entier,  de  sorte  qu'il  n'avait 
même  pas  le  temps  de  s'apercevoir  que  sa  femme  le 
trompait. 

Nekhludov  se  rappela  les  angoisses  qu'il  avait  eu  à 
subir  si  souvent  déjà;  il  se  rappela  comment,  un  jour, 
ayant  imaginé  que  le  mari  avait  tout  découvert,  il  s'était 
préparé  à  un  duel  avec  lui,  où  il  avait  eu  Tintention  de 
tirer  en  l'air;  il  revit  la  terrible  scène  qu'il  avait  eue  avec 
sa  maîtresse,  lejour  où  celle-ci,  désespérée,  s'était  élancée 
dans  le  jardin  et  avait  couru  vers  l'étang  pour  se  noyer. 

^  Je  ne  puis  y  aller  en  ce  moment,  ni  rien  entreprendre 
avant  qu'elle  m'ait  répondu  »,  songeait-il.  Huit  jours 
auparavant,  il  avait  écrit  à  sa  maîtresse  une  lettre  déci- 
sive, où  il  se  reconnaissait  coupable,  se  déclarait  prêt  à 
tout  pour  racheter  sa  faute,  mais  terminait  en  disant 
que,  pour  le  bien  de  la  jeune  femme,  leurs  relations 
devaient  cesser  à  jamais.  C'est  à  cette  lettre  qu'il  atten- 

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RÉSURRECTION  19 

dait  une  réponse  qui  ne  venait  pas.  L'absence  de  réponse, 
d'ailleurs,  lui  paraissait  d'un  bon  signe.  Si  sa  maîtresse 
n'avait  pas  consenti  à  la  rupture,  elle  aurait  écrit  depuis 
longtemps,  ou  bien  elle  serait  arrivée  elle-même,  comme 
elle  l'avait  déjà  fait  une  autre  fois.  Nekhludov  avait 
entendu  parler  d'un  certain  officier  qui  faisait  la  cour 
à  Marie  Vassilievna  ;  et  la  pensée  de  ce  rival  le  faisait 
souffrir  de  jalousie,  mais  en  même  temps  le  réjouissait, 
en  lui  donnant  l'espoir  qu'il  pourrait  enfin  s'affranchir 
d'un  mensonge  qui  lui  pesait. 

Une  autre  lettre  que  Nekhludov  trouva  dans  son  cour- 
rier lui  venait  de  l'intendant  principal  des  biens  de  sa 
mère,  qui  maintenant  étaient  ses  biens.  Cet  intendant 
écrivait  que  Nekhludov  devait  absolument  se  rendre 
dans  son  domaine  pour  recevoir  la  confirmation  de  ses 
droits  de  succession,  comme  aussi  pour  trancher  la  ques- 
tion de  la  façon  dont  ses  biens  seraient  gérés  à  l'avenir. 
La  question  consistait  à  savoir  si  ces  biens  continue- 
raient à  être  gérés  de  la  même  façon  qu'ils  l'étaient  du 
vivant  de  la  défunte  princesse,  ou  si,  comme  l'intendant 
l'avait  conseillé  à  celle-ci,  et  comme  il  le  conseillait 
maintenant  au  jeune  prince,  on  ne  ferait  pas  mieux  de 
rompre  les  contrats  et  de  reprendre  aux  paysans  toutes 
les  terres  qu'on  leur  avait  louées.  L'intendant  affirmait 
que  l'exploitation  directe  de  ces  terres  serait  infini- 
ment plus  fructueuse.  Il  s'excusait  ensuite  d'avoir  un 
peu  retardé  l'envoi  de  la  rente  de  3.000  roubles  qui 
revenait  au  prince  :  cette  somme  lui  serait  expédiée  par 
le  prochain  courrier  ;  et  le  retard  provenait  de  ce  que 
l'intendant  avait  eu  toutes  les  peines  du  monde  à  rece- 
voir cet  argent  des  paysans,  qui  poussaient  si  loin  leur 
manque  de  conscience  qu'on  avait  dû  recourir  à  la  force 
pour  les  faire  payer. 

Cette  lettre  fut  à  la  fois  agréable  et  désagréable  à 
Nekhludov.  Il  trouvait  agréable  de  se  sentir  maître 
d'une  fortune  plus  grande  que  celle  qu'il  avait  eue 
jusqu'alors.  Mais,  d'autre  part,  il  se  rappelait  que,  dans 
sa  première  jeunesse,  avec  la  générosité  et  la  résolution 
de  son  âge,  s'étant  enthousiasmé  pour  les  théories  socio- 

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20  ;      RÉSURRECTION 

logiques  de  Spencer  et  d'Henry  George,  non  seulement 
il  avait  pensé,  proclamé  et  écrit  que  la  terre  ne  pouvait 
pas  être  un  objet  de  propriété  individuelle,  mais  qu'il 
avait  même  donné  aux  paysans  un  petit  bien  qui  lui 
venait  de  son  père,  afin  de  conformer  ses  actes  à  ses 
principes.  Et,  maintenant  que  la  mort  de  sa  mère  avait 
fait  de  lui  un  grand  propriétaire,  il  avait  à  choisir  entre 
deux  partis  :  ou  bien  il  pouvait  renoncer  à  tous  ses 
domaines,  comme  il  avait  fait  dix  ans  auparavant  pour 
les  deux  cents  hectares  qui  lui  venaient  de  son  père  ;  ou 
bien,  en  prenant  possession  de  ses  domaines,  il  pouvait, 
d'une  façon  tacite  mais  formelle,  reconnaître  pour  faux 
et  mensongers  les  principes  qu'il  avait  autrefois  soutenus. 

Le  premier  de  ces  deux  partis  était,  pour  lui,  impos- 
sible en  fait,  car  ses  tiomaines  constituaient  toute  sa 
fortune.  De  reprendre  du  service,  il  n'en  avait  pas  le 
courage  ;  et  il  était  trop  accoutumé  à  sa  vie  d'oisiveté  et 
de  luxe  pour  pouvoir  songer  à  y  renoncer.  Et  puis,  le 
sacrifice  aurait  été  inutile,  car  Nekhludov  ne  se  sentait 
plus  ni  la  force  de  conviction  ni  la  résolution  qu'il  avait 
eues  dans  sa  jeunesse. 

Mais  le  second  parti,  celui  qui  consistait  à  renier  for- 
mellement des  principes  désintéressés,  généreux,  dont 
il  s'était  souvent  enorgueilli,  ce  parti  lui  était  désa- 
gréable. 

Et  c'est  pour  cela  que  la  lettre  de  son  intendant  lui 
était  désagréable. 


II 


Quand  il  eut  achevé  son  déjeuner,  Nekhludov  passa 
dans  son  cabinet.  Il  voulait  voir,  dans  la  lettre  d'avis 
officielle,[à  quelle  heure  il  devrait  être  au  Palais  de  Justice, 
et  il  avait  aussi  à  répondre  à  la  princesse  Korchaguine. 
Il  traversa,  pour  se  rendre  dans  son  cabinet,  son  atelier, 
où  se  dressait  sur  un  chevalet  un  tableau  commencé,  et 
où  des  études  diverses  pendaient  aux  murs.  La  vue  de 


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RÉSURRECTION  21 

ce  tableau,  auquel  il  travaillait  depuis  deux  ans  sans 
pouvoir  ràchever,  la  vue  de  ces  études  et  de  tout  Tate- 
îier  raviva  en  lui  le  sentiment  sans  cesse  plus  fort  de 
son  impuissance  à  faire  des  progrès  en  peinture,  et  la 
conscience  de  son  manque  de  talent.  Il  attribuait,  en 
vérité,  ce  sentiment  à  l'excès  de  délicatesse  de  son  goût 
artistique;  mais  il  ne  pouvait  s'empêcher  de  songer  que, 
cinq  ans  auparavant,  il  avait  quitté  l'armée  parce  qu'il 
avait  cru  se  découvrir  un  talent  de  peintre.  Et  c'est 
avec  une  disposition  d'esprit  assez  mélancolique  qu'il 
entra  dans  son  énorme  cabinet  de  travail,  pourvu  de 
toute  sorte  d'ornements  et  de  commodités.  S'approchant 
d'un  grand  bureau  plein  de  tiroirs  étiquetés,  il  ouvrit  le 
tiroir  qui  portait  l'étiquette  Convocations^  et  y  trouva 
aussitôt  l'avis  qu'il  cherchait.  Cet  avis  l'informait  qu'il 
eût  à  être  au  Palais  de  Justice  à  onze  heures.  Nekhludov 
referma  le  tiroir,  s'assit,  et  commença  une  lettre  où  il 
voulait  dire  à  la  princesse  qu'il  la  remerciait  de  son 
invitation,  et  qu'il  espérait  pouvoir  venir  dîner  dans  l'a- 
près-mijli.  Mais,  après  avoir  écrit  sa  lettre,  il  la  déchira  : 
elle  était  trop  intime.  La  seconde  qu'il  écrivit  était  trop 
froide,  presque  impolie  :  il  la  déchira  encore.  11  sonna, 
et  un  laquais  entra  dans  la  chambre,  un  homme  âgé,  de 
mine  grave,  à  la  face  rasée  ;  il  portait  un  tablier  de 
calicot  gris. 

—  Faites-moi  venir  un  fiacre  ! 

—  Tout  de  suite,  Votre  Excellence. 

—  Et  dites  à  la  personne  qui  attend  que  c'est  bien, 
que  je  remercie,  que  je  tâcherai  de  venir. 

«  Ce  n'est  pas  très  convenable,  songea  Nekhludov, 
mais  je  n'arrive  pas  à  écrire!  De  toute  façon,  je  la  verrai 
aujourd'hui.  » 

11  s'habilla  et  sortit  sur  le  perron.  La  voiture  qu'il 
prenait  d'ordinaire,  une  élégante  voiture  aux  roues 
caoutchoutées,  était  déjà  là,  qui  l'attendait. 

—  Hier  soir,  —  lui  dit  le  cocher  en  se  tournant  à  demi 
vers  lui,  —  vous  veniez  à  peine  de  sortir  de  chez  le  prince 
Korchaguine  quand  je  suis  arrivé.  Le  valet  de  pied  m'a 
dit  :  «  Il  vient  de  partir.  » 

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22  RÉSURRECTION 

«  Les  cochers  eux-mêmes  connaissent  mes  relations 
avec  les  Korchaguine  I  »  pensa  Nekhludov,  et  de  nou- 
veau se  présenta  devant  lui  la  question  de  savoir  s'il 
devait  ou  non  se  marier  avec  la  jeune  princesse.  Et  il  ne 
parvenait  toujours  pas  à  trancher  cette  question  dans  un 
sens  ni  dans  l'autre. 

Deux  arguments  plaidaient  en  faveur  du  mariage  en 
général.  D'abord  le  mariage,  en  plus  du  repos  du  foyer 
domestique,  lui  assurait  la  possibilité  d'une  vie  honnête 
et  morale  ;  en  second  lieu  et  surtout,  Nekhludov  espérait 
qu'une  famille,  des  enfants,  donneraient  un  but  à  sa  vie, 
maintenant  sans  objet.  Contre  le  mariage  en  général, 
d'autre  part,  il  y  avait  le  sentiment  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  cette  sorte  de  crainte  qu'inspire  aux  célibataires 
d'un  certain  âge  la  perspective  de  perdre  leur  liberté  ; 
et  il  y  avait  aussi  une  peur  inconsciente  du  mystère  que 
renferme  toujours  une  nature  de  femme. 

En  faveur  du  mariage  avec  Missy,  en  particulier 
(Missy  était  le  surnom  que  portait,  dans  l'intimité,  la 
jeune  princesse  Korchaguine,  dont  le  vrai  prénom  était 
Marie),  le  premier  argument  en  faveur  de  ce  mariage 
était  que  la  jeune  fille  était  de  bonne  famille  et  que,  en 
toutes  choses,  depuis  ses  toilettes  jusqu'à  sa  manière 
de  parler,  de  marcher,  de  rire,  elle  différait  des  femmes 
du  commun  non  point  par  quelque  chose  d'exceptionnel, 
mais  par  sa  «  distinction  ».  Il  ne  trouvait  pas  d'autre 
mot  pour  désigner  cette  qualité,  qu'il  prisait  extrême- 
ment. Le  second  argument  était  que  la  jeune  princesse 
l'appréciait  mieux  que  personne,  le  comprenait  mieux  ; 
et  dans  ce  fait  qu'elle  le  comprenait,  c'est-à-dire  qu'elle 
reconnaissait  ses  hautes  qualités,  Nekhludov  trouvait  la 
preuve  de  son  intelligence  et  de  la  sûreté  de  son  juge- 
ment. Mais  il  y  avait  aussi  des  arguments  très  sérieux 
contre  le  mariage  avec  Missy  en  particulier  :  le  premier 
était  que,  suivant  toute  vraisemblance,  Nekhludov  aurait 
pu  trouver  une  jeune  fille  encore  plus  «distinguée»  que 
Missy  ;  en  second  lieu,  que  celle-ci  avait  déjà  vingt-sept 
ans,  que  probablement  elle  avait  aimé  d'autres  hommes  : 
^i  cette  pensée  était  un  tourment  pour  Nekhludov.  Sa 

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RÉSURRECTION  23 

vanité  ne  pouvait  admettre  que,  même  dans  le  passé,  la 
jeune  fille  eût  aimé  quelqu'un  qui  n'était  pas  lui.  Sans 
doute,  il  ne  pouvait  exiger  qu'elle  eût  su  d'avance  qu'elle 
le  rencontrerait  un  jour  dans  la  vie  ;  mais  la  seule  idée 
qu'elle  avait  pu  aimer  un  autre  homme,  avant  lui,  était 
pour  lui  une  humiliation.  Ainsi  les  arguments  pour  et 
contre  se  trouvaient  être  en  nombre  égal;  et  Nekhludov, 
riant  de  lui-même,  se  comparait  volontiers  à  l'âne  de 
Buridan.  Mais  il  n'en  continuait  pas  moins  à  faire 
comme  l'âne,  ne  sachant  vers  laquelle  des  deux  bottes 
de  foin  il  devait  se  tourner. 

«  Au  surplus,  aussi  longtemps  que  je  n'aurai  pas 
reçu  de  réponse  de  Marie  Vassilievna,  et  que  cette  affaire 
ne  sera  pas  terminée,  il  m'est  impossible  de  prendre 
aucun  engagement  »,  songea-t-il. 

Et  ce  sentiment  de  la  nécessité  d'ajourner  sa  décision 
lui  fit  plaisir.  «  Et  puis  je  penserai  à  tout  cela  plus  tard,  — 
se  dit-il  encore,  tandis  que  sa  voiture  roulait  sans  bruit 
sur  l'asphalte  de  la  cour  du  Palais  de  Justice.  —  Il  s'agit 
maintenant  pour  moi  de  remplir  un  devoir  social,  avec 
le  soin  que  j'apporte  à  tout  ce  que  je  fais.  Sans  compter 
que  ces  séances  sont  souvent  très  intéressantes.  » 


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CHAPITRE  IV 


Quand  Nckhludov  entra  au  Palais  de  Justice,  les  cor- 
ridors étaient  déjà  fort  animés.  Des  gardiens  couraient, 
portant  des  papiers  ;  d'autres  marchaient  d'un  pas  grave 
et  lent,  les  mains  derrière  le  dos.  Les  huissiers,  les  avo- 
cats, les  avoués  se  promenaient  de  long  en  large  ;  les 
demandeurs  et  les  prévenus  libres  s'effaçaient  hum- 
blement contre  les  murs,  ou  restaient  assis  sur  les 
bancs,,  attendant. 

—  Le  tribunal  du  district  ?  —  demanda  Nekhludov  à 
l'un  des  gardiens. 

—  Quel  tribunal  ?  Criminel,  ou  civil? 

—  Je  suis  juré. 

—  Alors  c'est  la  cour  d'assises  !  Il  fallait  le  dire  tout 
de  suite!  Vous  prendrez  à  droite,  puis  à  gauche,  la 
deuxième  porte  ! 

Nekhludov  s'avança  dans  les  corridors. 

Devant  la  porte  que  le  gardien  lui  avait  désignée, 
deux  hommes  se  tenaient  debout,  en  conversation.  L'un 
était  un  gros  marchand  qui,  pour  se  préparer  à  remplir 
sa  tâche,  avait  sans  doute  bu  et  mangé  copieusement, 
car  il  paraissait  être  dans  une  disposition  d'esprit  des 
plus  gaies;  l'autre  était  un  commis,  d'origine  juive.  Les 
deux  hommes  s'entretenaient  du  cours  des  laines,  lorsque 
Nekhludov,  s' approchant  d'eux,  leur  demanda  si  c'était 
bien  là  que  se  réunissaient  les  jurés. 

—  C'est  ici,  Monsieur,  c'est  parfaitement  ici.  Un  juré 
aussi,  sans  doute,  un  de  nos  confrères  ?  —  ajouta  le 
brave  marchand  en  souriant  et  en  clignant  de  l'œil. 

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RÉSURRECTION  25 

—  Eh  bien  !  nous  allons  travailler  ensemble  !  —  pour- 
suivit-il après  la  réponse  affirmative  de  Nekhludov. 
—  Baklachov,  de  la  deuxième  guilde  !  —  ajouta-t-il  en 
tendant  au  prince  sa  large  main.  —  Et  à  qui  ai-je  Tlion- 
neur  de  parler  ? 

Nekhludov  se  nomma,  et  entra  dans  la  salle  de  jury. 

—  C'est  celui  dont  le  père  a  été  attaché  à  la  personne 
de  l'empereur  !  —  murmura  le  juif. 

—  Et  il  a  de  la  fortune?  —  demanda  le  marchand. 

—  Un  richard  ! 

Dans  la  petite  salle  du  jury,  une  dizaine  d'hommes  de 
toute  condition  étaient  réunis.  Tous  venaient  d'arriver; 
les  uns  étaient  assis,  les  autres  marchaient  de  long  en 
large.  On  s'examinait  et  on  faisait  connaissance.  Il  y  avait 
là  un  colonel  retraité,  en  uniforme  ;  d'autres  jurés  étaient 
en  redingote,  en  jaquette  ;  un  seul  avait  mis  son  hal)it. 
Plusieurs  d'entre  eux  avaient  dii  renoncer  à  s'occuper 
de  leurs  affaires  pour  remplir  les  fonctions  de  jurés,  et 
ils  ne  se  faisaient  pas  faute  de  s'en  plaindre^  mais  avec 
tout  cela  on  lisait  sur  leurs  visages  une  satisfaction 
mêlée  d'orgueil,  et  la  conscience  d'accomplir  un  grand 
devoir  social. 

Le  premier  examen  achevé,  on  s'était  simplement 
groupé,  sans  se  lier  plus  à  fond.  On  s'entretenait  du 
temps  qu'il  faisait,  de  la  venue  précoce  du  printemps, 
des  affaires  inscrites  au  rôle.  Un  grand  nombre  de 
jurés  s'empressaient  de  faire  connaissance  avec  le 
prince  Nekhludov,  jugeant  évidemment  que  c'était  là, 
pour  eux,  un  honneur  exceptionnel.  Et  Nekhludov  trou- 
vait cela  naturel  et  légitime,  comme  il  faisait  toujours  en 
pareille  circonstance.  Si  on  lui  avait  demandé  pourquoi 
il  se  considérait  comme  supérieur  à  la  majorité  des 
hommes,  il  aurait  été  incapable  de  répondre,  car  sa  vie, 
surtout  pendant  les  derniers  temps,  n'avait  guère  rien 
eu  de  bien  méritoire.  Il  savait,  en  vérité,  parler  cou- 
ramment l'anglais,  le  français  et  l'allemand  ;  son  linge, 
ses  vêtements,  ses  cravates,  ses  boutons  de  manchettes 
venaient  toujours  des  premiers  magasins,  et  étaient 
toujours  les   plus  chers  qu'il  y  eût;    mais   lui-même 

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26  RÉSURRECTION  , 

ne  prétendait  pas  que  ce  fût  là  un  titre  suffisant  pour        1- 
faire  de  lui  un  être  supérieur.  Et  cependant  il  avait  une 
conscience  très  profonde  de  sa  supériorité  ;  et  il  consi- 
dérait comme  lui  étant  dus  tous  les  hommages  qu'il 
recevait,   et  l'absence   de    ces   hommages  le   blessait       4 
comme  un  affront. 

Un  affront  de  ce  genre  l'attendait  précisément  dans  la 
salle  du  jury.  Parmi  les  jurés  se  trouvait  un  homme 
qu'il  connaissait,  un  certain  Pierre  Gérassimovitch,  — 
jamais  Nekhludov  n'avait  su  son  nom  de  famille,  —  qui 
avait  été  précepteur  des  enfants  de  sa  sœur.  Ce  Pierre 
Gérassimovitch  avait,  depuis,  terminé  ses  études  et  était 
maintenant  professeur  au  gymnase.  Nekhludov  l'avait 
toujours  trouvé  insupportable  pour  sa  familiarité,  son 
rire  suffisant,  et  ses  mauvaises  manières. 

—  Ah  !  le  sort  vous  a  désigné  aussi  ?  —  dit-il  à  Nekhlu- 
dov en  s'avançant  vers  lui  avec  un  gros  rire.  —  Et  vous 
ne  vous  êtes  pas  fait  dispenser? 

—  Jamais  je  n'ai  eu  l'idée  de  me  faire  dispenser,  — 
répondit  sèchement  Nekhludov. 

—  Hé  bien  !  voilà  un  beau  trait  de  courage  civique  ! 
Vous  allez  voir  comme  vous  souffrirez  de  la  faim  !  Et  pas 
moyen  de  dormir,  ni  de  boire  I  —  poursuivit  le  professeur 

en  riant  encore  plus  haut.  ' 

«  Ce  fils  de  pope  va  bientôt  se  mettre  à  me  tutoyer!  » 
songea  Nekhludov  ;  et,  donnant  à  sa  figure  une  expres- 
sion aussi  morne  que  s'il  venait  d'apprendre  la  mort 
d'un  de  ses  parents,  il  tourna  le  dos  à  Pierre  Gérassi- 
movitch pour  s'approcher  d'un  groupe  formé  autour  d'un 
personnage  de  haute  taille,  rasé,  éminemment  représen- 
tatif, et  qui  paraissait  raconter  quelque  chose.  Ce  per- 
sonnage parlait  d'un  procès  qu'on  était  en  train  de 
juger  au  tribunal  civil;  il  en  parlait  en  homme  qui 
connaissait  à  fond  toute  l'affaire,  nommant  par  leurs 
prénoms  les  juges  et  les  avocats.  Il  ne  tarissait  pas  sur 
le  tour  merveilleux  qu'avait  su  donner  à  l'affaire  un 
fameux  avocat  de  Pétersbourg,  et  grâce  auquel  une 
vieille  dame,  tout  en  ayant  absolument  raison,  était  ^ 
assurée  désormais  de  perdre  sa  cause.  j 

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RÉSURRECTION  27 

—  Un  homme  de  génie  !  —  proclamait-il  en  parlant 
de  Tavocat. 

On  récoutait  avec  attention  ;  et  quelques-uns  des  jurés 
essayaient  de  placer  leur  mot,  mais  il  les  interrompait 
aussitôt,  comme  si  lui  seul  savait  au  juste  ce  qui  en  était. 

Nekhludov,  qui  cependant  était  arrivé  en  retard  au 
Palais  de  Justice,  eut  encore  à  rester  très  longtemps  dans 
la  salle  des  jurés.  Un  des  membres  du  tribunal  n'était 
pas  arrivé,  et  on  l'attendait  pour  ouvrir  la  séance. 


II 


Le  président  de  la  cour  d'assises,  au  contraire,  était 
arrivé  au  Palais  de  très  bonne  heure.  Ce  président  était  un 
homme  grand  et  gros  avec  de  longs  favoris  grisonnants. 
Il  était  marié,  mais  menait  une  vie  très  dissipée,  et  sa 
femme  faisait  comme  lui  :  ils  avaient  pour  principe  de 
ne  pas  se  gôner  Fun  l'autre.  Le  matin  même  de  ce  jour- 
là,  le  président  avait  reçu  un  billet  d'une  gouvernante 
suisse  qui  avait  autrefois  demeuré  chez  lui,  et  qui, 
passant  par  la  ville  pour  se  rendre  à  Pétersbourg,  lui 
écrivait  qu'elle  l'attendrait,  entre  trois  et  six  heures,  à 
l'Hôtel  d'Italie.  Aussi  avait-il  hâte  de  commencer  et  de 
finir  le  plus  vite  possible  la  séance  du  jour,  afin  de 
pouvoir  rejoindre  à  six  heures  cette  rousse  Clara,  avec 
qui  il  avait  entamé  un  roman  l'été  précédent. 

Etant  entré  dans  son  cabinet,  il  ferma  la  porte  au 
verrou,  prit  dans  le  tiroir  inférieur  d'une  armoire  deux 
haltères,  et  exécuta  vingt  mouvements  en  avant,  en 
arrière,  sur  le  côté,  en  haut  et  en  bas  ;  après  quoi,  trois 
fois  de  suite,  il  ploya  légèrement  les  genoux  en  élevant 
les  haltères  au-dessus  de  sa  tête. 

«  Rien  ne  donne  du  ressort  comme  l'hydrothérapie  et 
la  gymnastique  »,  songeait-il  en  pinçant  de  sa  main 
gauche,  où  brillait  un  anneau  d'or,  le  biceps  saillant  de 
son  bras  droit.  11  s'apprêtait  à  faire  encore  le  moulinet, — 

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28  RÉSURRECTION 

ayant  toujours  Fliabitude  de  faire  ces  deux  exercices  avant 
les  séances  un  peu  longues,  —  quand  la  porte  remua. 
Quelqu'un  essayait  de  Touvrir.  Le  président  se  hâta  de 
cacher  ses  haltères  et  ouvrit  la  porte. 

—  Excusez-moi!  —  dit-il. 

Un  des  juges  du  tribunal  entra  dans  la  chambre,  un 
petit  homme  aux  épaules  anguleuses  et  au  visage  triste, 
portant  des  lunettes  d'or  sur  le  nez. 

—  Eh  bien  !  il  est  temps  !  —  dit-il  d'une  voix  aigre. 

—  Je  suis  prêt,  —  répondit  le  président  en  revêtant 
son  uniforme.  —  Mais  Mathieu  Nikititch  n'arrive  tou- 
jours pas  ! 

—  Il  pousse  vraiment  trop  loin  le  manque  de 
conscience!  —  dit  le  juge.  Et,  s'asseyant  avec  mauvaise 
humeur,  il  alluma  une  cigarette. 

Ce  juge,  homme  extrêmement  ponctuel,  avait  eu  dans 
la  matinée  une  scène  des  plus  désagréables  avec  sa 
femme,  parce  que  celle-ci  avait  dépensé  trop  vite 
l'argent  qu'il  lui  avait  donné  pour  le  mois.  Elle  avait 
demandé  une  avance,  il  avait  refusé  :  d'où  la  scène.  La 
femme  avait  déclaré  que,  dans  ces  conditions,  il  n'y 
aurait  pas  de  dîner,  et  l'avait  prévenu  de  ne  pas  s'at- 
tendre à  dîner  chez  lui.  C'est  là-dessus  qu'il  était  parti; 
et  il  craignait  qu'elle  n'accomplît  sa  menace,  car  il  la 
savait  capable  de  tout.  «  Allez  donc  vivre  d'une  vie 
honnête  et  irréprochable  !  »  se  disait-il  en  regardant  le 
président,  ce  gros  homme  tout  rayonnant  de  santé  et 
de  bonne  humeur,  qui,  les  coudes  étendus,  lissait  de  ses 
belles  mains  blanches  les  poils  épais  et  soyeux  dé  ses 
longs  favoris,  pour  les  disposer  sur  les  deux  côtés  de 
son  collet  galonné.  «  Lui,  il  est  toujours  gai  et  satisfait, 
tandis  que,  moi,  je  n'ai  que  des  ennuis  !  » 

A  ce  moment  entra  le  greffier  du  tribunal,  apportant 
des  pièces  que  lui  avait  demandées  le  président. 

—  Je  vous  remercie,  —  dit  le  président  en  allumant, 
lui  aussi,  une  cigarette.  —  Eh  bien  !  par  quelle  affaire 
allons-nous  commencer? 

—  Mais,  par  l'empoisonnement,  à  moins  que  vous  ne 
préfériez  changer  Tordre,  —  répondit  le  greffier. 

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RÉSURRECTION  29 

—  Allons,  soit,  va  pour  l'empoisonnement!  —  fit  le 
président,  supputant  que  c'était  là  une  affaire  assez 
simple,  qu'elle  pourrait  être  finie  vers  quatre  heures,  et 
qu'ensuite  il  serait  libre  d'aller  rejoindre  sa  Suissesse. 

—  Et  Breuer  est-il  arrivé  ?  —  demanda-t-il  encore  au 
greffier  qui  s'apprêtait  à  sortir. 

—  Oui,  je  crois. 

—  Alors  dites-lui,  si  vous  le  rencontrez,  que  nous 
commençons  par  l'empoisonnement. 

Breuer  était  le  substitut  qui  devait  soutenir  l'accusa- 
tion, à  cette  session  des  assises. 

Et,  de  fait,  le  greffier  le  rencontra  dans  le  corridor. 
La  tête  penchée  en  avant,  la  redingote  déboutonnée, 
portant  son  portefeuille  sous  l'aisselle,  il  marchait  à 
grands  pas,  courait  presque,  frappant  des  talons,  et  agi- 
tant le  bras  d'un  mouvement  fiévreux. 

—  Michel  Petrovitch  demande  si  vous  êtes  prêt  ?  — 
lui  dit  le  greffier  en  l'accostant. 

—  Naturellement!  Je  suis  toujours  prêt.  Par  quelle 
affaire  commence-t-on  ? 

—  Par  Tempoisonnement. 

—  C'est  parfait  !  —  répondit  le  substitut. 

Mais,  en  réalité,  il  ne  trouvait  pas  le  moins  du  monde 
que  ce  fût  parfait  :  il  avait  passé  toute  la  nuit  à  jouer 
aux  cartes  dans  un  café,  avec  d'autres  jeunes  gens  ;  ils 
avaient  reconduit  un  camarade,  on  avait  beaucoup  bu, 
joué  jusqu'à  cinq  heures  du  matin,  et  puis  on  était  allé 
voir  des  femmes,  dans  cette  même  maison  où,  six  mois 
auparavant,  vivait  la  Maslova,  de  sorte  que  le  jeune 
substitut  n'avait  pas  eu  le  temps  de  jeter  même  un  coup 
d'œil  sur  le  dossier  de  l'affaire  d'empoisonnement  qu'on 
allait  juger.  Et  le  greffier  le  savait,  et  c'est  à  dessein 
qu'il  avait  soufflé  au  président  de  commencer  par  cette 
affaire,  que  le  substitut  n'avait  pas  eu  le  temps  d'étudier. 
Ce  greffier  était,  en  effet,  un  libéral,  pour  ne  pas  dire 
un  radical,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  servir  dans  la 
magistrature  avec  une  pension  de  1.200  roubles,  et 
d'aspirer  même  à  une  place  de  substitut.  Breuer,  au 
contraire,  était  conservateur,  et  tout  particulièrement 

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30  RÉSURRECTION 

zélé  dans  Torthodoxie,  comme  la  plupart  des  Allemands 
qui  sont  fonctionnaires  en  Russie  ;  de  telle  façon  que  le 
greffier,  sans  compter  qu'il  guettait  sa  place,  avait 
encore  contre  lui  une  antipathie  personnelle, 

—  Et  l'affaire  des  Skoptsp?  —  demanda  le  greffier. 

—  J'ai  déclaré  que  c'était  impossible  en  l'absence 
de  témoins,  —  répondit  le  substitut.  —  Je  le  répéterai  au 
tribunal. 

—  Qu'est-ce  que  cela  fait? 

—  Impossible  !  —  dit  encore  le  substitut.  Et,  agitant 
le  bras,  il  courut  à  son  cabinet. 

Il  ajournait  cette  affaire  des  Skoptsy^  non  point  à  cause 
de  l'absence  de  quelques  témoins  insignifiants,  mais 
parce  que  cette  affaire,  si  on  la  jugeait  dans  une  grande 
ville,  où  la  plupart  des  jurés  appartenaient  aux  classes 
instruites,  risquait  de  se  terminer  par  un  acquittement  ; 
aussi  s'était-il  entendu  avec  le  président  pour  que  l'affaire 
fût  déférée  aux  assises  d'une  petite  ville,  où  le  jury 
serait  en  majorité  formé  de  paysans,  et  où,  par  suite,  la 
condamnation  serait  plus  facile  à  obtenir. 

Cependant  le  mouvement  dans  le  corridor  avait  encore 
grandi  La  foule  s'amassait  surtout  devant  la  salle  du 
tribunal  civil,  où  s'était  jugée  une  de  ces  affaires  dont  on 
a  coutume  de  dire  qu'elles  sont  «  iptéressantes  »,  celle-là 
même  dont  parlait  avec  tant  de  compétence,  dans  la 
salle  des  jurés,  le  personnage  représentatif.  Sans  ombre 
de  raison  ni  de  droit  moral,  mais  d'une  façon  strictement 
légale,  un  homme  de  loi  avisé  s'était  emparé  de  toute  la 
fortune  d'une  vieille  dame.  La  plainte  de  la  vieille  dame 
était  absolument  juste.  Les  juges  le  savaient,  et  plus 
encolle  le  savaient  l'homme  de  loi  et  son  avocat  :  mais 
cet  avocat  avait  imaginé  une  procédure  si  adroite  que  la 
vieille  femme  devait  fatalement  perdre  son  procès. 

Au  moment  où  le  greffier  allait  entrer  dans  le  bureau 
de  la  chancellerie,  il  vit  précisément  passer  devant  lui, 
dans  le  corridor,  la  vieille  dame  qui  venait  d'être,  en 
bonne  forme,  dépouillée  de  sa  fortune.  C'était  une  grosse 
femme,  avec  d'énormes  fleurs  sur  son  chapeau.  Elle 
sortait  de  la  salle  d'audience  et,  étendant  puis  ramenant 

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RÉSURRECTION  31 

vers  elle  ses  mains  courtes  et  grasses,  elle  ne  cessait  de 
répéter  :  «  Qu'est-ce  que  tout  cela  va  donner?  Qu'est-ce 
que  tout  cela  va  donner  ?  »  Elle  s  assit  sur  un  banc  où 
son  avocat  ne  tarda  pas  à  la  rejoindre.  Et,  aussitôt,  elle 
se  mit  à  lui  raconter  quelque  chose  de  très  compliqué, 
qui  n'avait  absolument  aucun  rapport  avec  son  affaire. 
L'avocat  considérait  les  fleurs  de  son  chapeau,  l'approu- 
vait de  la  tête,  et,  évidemment,  ne  l'écoutait  pas. 

Soudain  une  petite  porte  s'ouvrit  et,  tout  rayonnant, 
étalant  son  plastron  empesé  sur  son  gilet  grand  ouvert, 
la  mine  satisfaite,  sortit  d'un  pas  rapide  ce  môme  avocat 
fameux  qui  avait  fait  en  sorte  que  la  vieille  femme  aux 
fleurs  restât  sans  ressources,  et  que  l'homme  de  loi, 
moyennant  dix  mille  roubles  qu'il  lui  avait  donnés  pour 
sa  plaidoirie,  en  obtînt  cent  mille  où  il  n'avait  aucun 
droit.  Il  passa  devant  la  vieille  dame.  Tous  les  yeux, 
sur-le-champ,  se  tournèrent  respectueusement  vers  lui  ; 
et,  lui,  il  s'en  rendait  bien  compte,  mais  toute  sa  per- 
sonne semblait  dire  :  «  Par  pitié,  Messieurs,  ménagez- 
moi  les  marques  de  votre  admiration  !  » 


III 


Enfin  Mathieu  Nikitich,  le  juge  qu'on  attendait, 
arriva.  Aussitôt  les  jurés  virent  entrer,  dans  la  salle  où 
ils  étaient  réunis,  l'huissier  du  tribunal,  un  petit  homme 
maigre,  avec  un  cou  trop  long  et  une  démarche  inégale. 
Cet  huissier  était  d'ailleurs  un  brave  homme,  et  qui 
avait  fait  toutes  ses  études  à  l'université;  mais  il  ne 
pouvait  rester  en  place  nulle  part,  parce  qu'il  buvait. 
Trois  mois  auparavant,  une  certaine  comtesse,  qui  s'inté- 
ressait à  sa  femme,  lui  avait  procuré  cet  emploi  d'huissier 
au  Palais  de  Justice,  et  il  avait  pu  s'y  maintenir  jusque- 
là,  ce  dont  il  se  réjouissait  comme  d'un  miracle. 

—  Eh  bien!  Messieurs,  tout  le  monde  est-il  là? 
—  demanda-t-il  en  mettant  son  pince-nez  et  en  regar- 
dant les  jurés. 


y  Google 


32  RÉSURRECTION 

—  Mais  oui,  à  ce  qui  me  semble  !  —  répondit  le  mar- 
chand jovial. 

—  Nous  allons  vérifier,  —  dit  Fhuissier. 

Il  tira  une  liste  de  sa  poche  et  se  mit  à  appeler  les 
noms,  regardant  au  fur  et  à  mesure  les  jurés,  tantôt  à 
travers  son  pince-nez,  tantôt  par  dessus  : 

—  Le  conseiller  d'Etat  I.  M.  Nikiforov? 

—  C'est  moi  !  —  répondit  le  personnage  représentatif 
qui  connaissait  le  fond  de  tous  les  procès. 

—  Le  colonel  retraité  Ivan  Semenovitch  Ivanov? 

—  Voici  !  —  répondit  Thomme  en  uniforme. 

—  Le  marchand  de  la  deuxième  guilde  Pierre  Bakla- 
chov? 

—  Présent!  — fit  le  marchand  jovial,  en  promenant  un 
sourire  épanoui  sur  toute  la  compagnie.  —  Je  suis  prêt  ! 

—  Le  capitaine  de  la  garde,  prince  Dimitri  Nekhludov  ? 

—  C'est  moi  !  —  dit  Nekhludov. 

T/huissier  s'inclina  avec  un  mélange  de  déférence  et 
d'amabilité,  comme  s'il  voulait  parla  distinguer  Nekhlu- 
dov du  reste  des  jurés.  Puis  il  poursuivit  l'énumération  : 

—  Le  capitaine  Georges  Dimitrievitch  Danchenko? 
le  marchand  Grégoire  Efimovitch  Koulechov?  etc.,  etc. 

Tous  les  jurés  étaient  présents,  excepté  deux. 

—  Et  maintenant.  Messieurs,  prenez  la  peine  de 
passer  dans  la  salle  des  assises!  —  dit  Thuissier  en 
montrant  la  porte  d'un  geste  engageant. 

Tous  se  mirent  en  mouvement  et  sortirent  de  la 
salle,  chacun  s'écartant  poliment,  devant  la  porte,  pour 
laisser  passer  son  collègue. 

La  cour  d'assises  était  une  grande  salle  de  forme 
allongée,  au  fond  de  laquelle  se  dressait  une  estrade 
précédée  de  trois  marches.  Au  milieu  de  l'estrade  était 
placée  une  table  recouverte  d'un  drap  vert,  avec  des 
franges  d'un  vert  plus  sombre  ;  derrière  la  table  se  voyaient 
trois  fauteuils,  avec  de  hauts  dossiers  de  chêne  sculpté; 
et  derrière  ces  fauteuils  pendait  au  mur,  dans  un 
cadre  doré,  un  portrait  aux  couleurs  criardes,  repré- 
sentant l'empereur  en  uniforme,  le  grand  cordon  au 
cou,  les  jambes  écartées,  et  une  main  sur  la  garde  de 

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RÉSURRECTION  33 

son  épée.  Dans  le  coin  droit,  un  rétable  contenait  une 
image  du  Christ  couronné  d'épines,  avec  un  pupitre  sur 
le  devant  ;  et  c'est  aussi  à  droite  de  l'estrade  que  se 
trouvait  la  petite  chaire  destinée  au  procureur  impé- 
rial. A  gauche,  dans  le  fond,  était  située  la  table  du 
greffier  ;  et  sur  le  devant,  plus  près  du  public,  une  bar- 
rière de  boie  entourait  le  banc  des  prévenus,  vide  encore, 
comme  le  reste  de  l'estrade.  Sur  le  côté  droit  de  celle- 
ci,  en  face  du  banc  des  prévenus,  une  série  de  sièges  à 
hauts  dossiers  attendaient  les  jurés,  et  au-dessous  d'eux 
étaient  disposées  des  tables  pour  les  avocats.  Quant  à 
l'autre  partie  de  la  salle,  séparée  de  l'estrade  par  une 
grille,  elle  était  formée  de  bancs  en  gradins  qui  s'éle- 
vaient jusqu'au  mur  du  fond.  Dans  les  premières  ran- 
gées de  ces  bancs  quatre  femmes  étaient  assises,  vêtues 
comme  des  ouvrières  ou  des  servantes,  et  accompagnées 
de  deux  hommes  qui  devaient,  eux  aussi,  être  des 
ouvriers.  Ce  petit  groupe  était  évidemment  très  impres- 
sionné par  la  grandeur  de  la  décoration  de  l'es- 
trade, car  il  ne  s'entretenait  qu'à  voix  basse,  timi- 
dement. 

Dès  qu'il  eut  introduit  et  placé  les  jurés,  l'huissier 
s'avança  au  milieu  de  l'estrade,  et,  d'une  voix  très  haute, 
destinée  à  intimider  encore  l'assistance,  il  annonça  : 

—  Le  tribunal  ! 

Tout  le  monde  se  leva,  et  les  juges  parurent  sur 
l'estrade.  D'abord  le  président  aux  beaux  favoris.  Nekhlu- 
dov  le  reconnut  aussitôt  :  il  l'avait  rencontré  deux  ans 
auparavant,  à  la  campagne,  dans  un  bal  où  ce  président 
avait  conduit  le  cotillon  et  dansé  toute  la  nuit,  avec 
beaucoup  de  charme  et  d'entrain. 

Derrière  lui  venait  le  juge  à  la  mine  morose  ;  sa  mine 
était  devenue,  plus  morose  encore  depuis  que,  au  mo- 
ment d'entrer  en  séance,  il  avait  rencontré  son  beau- 
frère,  et  que  celui-ci  lui  avait  dit  que  sa  sœur  venait  de 
lui  apprendre  qu'il  n'y  aurait  pas  de  dîner  à  la  maison 
ce  soir-là. 

—  Que  voulez-vous?  nous  serons  forcés  d'aller  dîner 
au  cabaret,  —  avait  ajouté  le  beau-frère  en  riant. 


yGoog!' 


e 


34  RÉSURRECTION 

—  Je  ne  vois  pas  ce  qu'il  y  a  de  risible  dans  tout 
cela!  —  avait  répondu  le  juge  morose;  et  il  était 
devenu  encore  plus  morose. 

L'autre  juge,  celui  qui  arrivait  toujours  en  retard, 
était  un  homme  à  grande  barbe,  avec  des  bons  gros 
yeux  ronds,  aux  poches  gonflées.  Ce  juge  souffrait  d'un 
catarrhe  de  Testomac,  et,  ce  matin-là  même,  son  méde- 
cin lui  avait  fait  commencer  un  nouveau  régime  qui 
l'obligeait  à  rester  chez  lui  plus  tard  encore  que  de  cou- 
tume. Il  s'avançait  sur  l'estrade  avec  un  air  absorbé  ; 
et  en  effet  il  était  très  préoccupé.  Il  avait  l'habitude  de 
deviner,  par  toute  sorte  de  moyens  de  hasard,  des  ré- 
ponses à  des  questions  qu'il  se  posait  intérieurement. 
Il  s'était  dit  cette  fois  que,  si  le  nombre  des  pas  qu'il 
aurait  à  faire  pour  aller  de  la  porte  de  son  cabinet 
jusqu'à  son  siège,  si  ce  nombre  se  trouvait  être  divisible 
par  trois,  c'est  que  son  nouveau  régime  le  guérirait  de 
son  catarrhe;  si  non,  non.  Or  il  n'y  avait  en  tout  que 
vingt-six  pas  ;  mais,  au  dernier  moment,  le  juge  tricha 
un  peu,  fit  un  petit  pas  de  plus,  et  arriva  à  son  siège 
en  comptant  le  vingt-septième  pas. 

Les  figures  du  président  et  des  deux  juges,  se  dressant 
sur  l'estrade  avec  leurs  uniformes  aux  collets  cousus 
d'or,  présentaient  un  spectacle  des  plus  imposants.  Les 
juges  eux-mêmes,  du  reste,  en  avaient  le  sentiment  ;  et 
tous  trois,  comme  s'ils  étaient  confus  de  leur  grandeur, 
se  hâtèrent  de  s'asseoir,  en  baissant  modestement  les 
yeux,  devant  la  grande  table  verte,  sur  laquelle  on 
avait  posé  un  instrument  triangulaire  surmonté  de  l'aigle 
impériale,  des  encriers,  des  plumes,  des  feuilles  de 
papier  blanc,  et  une  énorme  quantité  de  crayons  de 
dimensions  diverses,  fraîchement  taillés. 

Derrière  les  juges  entra  le  substitut  du  procu- 
reur. Il  s'avança,  lui  aussi,  le  plus  vite  qu'il  put  vers  son 
siège,  tenant  toujours  sa  serviette  sous  l'aisselle  et  agi- 
tant  le  bras.  Aussitôt  assis,  il  se  plongea  dans  la  lecture 
du  dossier,  profitant  des  moindres  minutes  pour  prépa- 
rer son  réquisitoire.  Nous  devons  ajouter,  en  effet,  que 
Breuer  avait  été  tout  récemment  nommé  substitut,  et  que 

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RÉSURRECTION  35 

c'était  la  quatrième  fois  seulement  qu'il  requérait  en 
assises.  11  était  fort  ambitieux,  rêvait  de  faire  une  belle 
carrière,  et  jugeait  indispensable,  pour  y  réussir,  d'obte- 
nir des  condamnations  dans  tous  les  procès  ou  il  prenait 
part.  Ilavait  déjà  combiné  le  plan  général  du  réquisitoire 
qu'il  prononcerait  dans  l'affaire  de  l'empoisonnement  ; 
mais  il  avait  encore  à  prendre  connaissance  des  faits 
mêmes  de  l'affaire,  pour  appuyer  et  étoffer  son  argu- 
mentation. 

Enfin  le  greffier,  assis  à  l'extrémité  opposée  de  l'es- 
trade, et  ayant  disposé  devant  lui  toutes  les  pièces  qu'il 
aurait  à  lire,  parcourait  un  article  d'un  journal  prohibé, 
qu'il  avait  reçu  la  veille  et  lu  déjà  une  première  fois.  Il 
voulait  parler  de  cet  article  avec  le  juge  à  la  grande 
barbe,  qu'il  savait  être  de  même  opinion  que  lui  en 
politique  :  et,  avant  d'en  parler,  il  désirait  le  connaître  à 
fond. 


IV 


Le  président,  après  avoir  consulté  des  papiers,  fit 
quelques  questions  à  l'huissier  et  au  greffier;  puis, 
ayant  reçu  d'eux  des  réponses  affirmatives,  il  donna 
ordre  d'introduire  les  prévenus. 

Aussitôt  une  porte  s'ouvrit,  dans  le  fond,  et  deux  gen- 
darmes entrèrent,  le  bonnet  de  poil  sur  la  tête,  le  sabre 
hors  du  fourreau.  Derrière  eux  apparurent  les  trois  pré- 
venus :  d'abord  un  homme,  un  roux  au  visage  couvert  de 
taches  de  rousseur,  puis  deux  femmes.  L'homme  était 
vêtu  d'un  costume  de  prison,  trop  long  et  trop  large  pour 
lui.  Il  tenait  ses  bras  serrés  contre  son  corps,  pour 
retenir  les  manches,  qui,  sans  cela,  eussent  caché  ses 
mains.  Il  semblait  ne  voir  ni  les  juges  ni  le  public,  et 
gardait  ses  yeux  obstinément  fixés  sur  le  banc  auprès 
duquel  il  passait.  Quand  il  en  eut  fait  le  tour,  il  s'assit 
et,  levant  les  yeux  sur  le  président,  il  se  mit  à  agiter  les 
lèvres  comme  s'il  murmurait  quelque  chose. 

La  femme  qui  venait  ensuite,  également  vêtue  d'un 


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36  RÉSURRECTION 

costume  de  détenue,  pouvait  avoir  une  cinquantaine 
d'années.  Elle  avait  autour  de  la  tête  un  fichu  de  pri- 
son. Et  son  visage,  d'une  pâleur  grise,  n'aurait  eu  rien 
que  de  très  ordinaire  si  l'on  n'y  avait  remarqué  une 
absence  complète  de  sourcils  et  de  cils.  Elle  paraissait, 
d'ailleurs,  absolument  calme.  En  arrivant  à  sa  place, 
comme  sa  robe  s'était  accrochée  à  un  clou,  elle  la  tira 
avec  soin,  sans  hâte,  la  rajusta,  et  s'assit. 

L'autre  femme  était  la  Maslova. 

Dès  qu'elle  entra,  les  yeux  de  tous  les  hommes  pré- 
sents dans  la  salle  se  tournèrent  vers  elle  et  considé- 
rèrent longtemps  son  doux  visage,  sa  taille  fine,  son 
ample  poitrine  saillante  sous  son  sarrau.  Le  gendarme 
lui-même,  devant  qui  elle  devait  passer,  la  regarda  sans 
la  quitter  des  yeux  jusqu'à  ce  qu'elle  se  fût  assise; 
après  quoi,  comme  s'il  s'était  senti  en  faute,  il  se  pressa 
de  détourner  le  visage,  et,  s'étant  secoué,  fixa  la  fenêtre, 
en  face  de  lui. 

Le  président  attendit  que  les  prévenus  se  fussent 
assis.  Puis  il  se  tourna  vers  le  greffier.  Et  la  procédure 
ordinaire  commença  :  l'appel  des  jurés,  des  suppléants, 
le  jugement  de  ceux  qui  manquaient,  leur  condamnation 
à  l'amende,  l'examen  des  excuses  de  ceux  qui  s'étaient 
excusés,  le  remplacement  des  jurés  absents  par  des  sup- 
pléants. Puis  le  président  demanda  au  pope  de  faire 
prêter  serment  aux  jurés. 

Ce  pope  était  un  gros  vieillard  chauve,  au  visage 
rouge,  avec  quelques  cheveux  blancs  et  une  barbe 
blanche  mal  fournie.  Il  était  vêtu  d'une  soutane  de  soie 
cannelle,  avec  une  croix  d'or,  attachée  à  une  chaîne,  et 
qu'il  ne  cessait  de  retourner  sur  sa  poitrine,  de  ses 
doigts  enflés.  Il  portait  aussi  une  petite  décoration  cou- 
sue sur  le  côté.  Il  était  dans  les  ordres  depuis  quarante- 
neuf  ans,  et  s'apprêtait  à  célébrer,  l'année  suivante,  son 
jubilé,  comme  avait  fait  tout  récemment  Tarchiprêtre 
de  la  cathédrale.  Il  était  attaché  au  tribunal  depuis  la 
construction  du  Palais  de  Justice;  il  s'enorgueillissait 
fort  d'avoir  fait  prêter  serment  à  plusieurs  dizaines  de 
milliers  de  personnes,  et  de  continuer,  dans  sa  vieillesse, 

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RÉSURRECTION  37 

à  travailler  pour  le  bien  de  l'Eglise,  de  la  patrie,  et  aussi 
de  sa  famille,  à  qui  il  comptait  laisser,  en  plus  de  sa  mai- 
son, un  capital  d'au  moins  trente  mille  roubles  en  bonnes 
obligations.  L'idée  ne  lui  était  jamais  venue  qu'il  pût 
mal  agir  en  faisant  prêter  serment  sur  l'Evangile  devant 
un  tribunal  ;  loin  d'en  être  embarrassé,  il  aimait  cette 
occupation,  qui,  souvent,  lui  fournissait  l'occasion  de 
faire  connaissance  avec  des  personnages  distingués. 
C'est  ainsi  qu'il  avait  été  très  heureux,  ce  jour-là,  de 
faire  connaissance  avec  le  fameux  avocat  de  Pétersbourg, 
pour  qui  sa  considération  avait  encore  doublé  quand  il 
avait  su  qu'un  seul  procès  lui  avait  rapporté  dix  mille 
roubles. 

Dès  que  le  président  l'eut  autorisé  à  faire  prêter  ser- 
ment aux  jurés,  le  vieux  pope,  soulevant  avec  lenteur 
ses  pieds  enflés,  se  mit  en  marche  vers  le  pupitre  dressé 
devant  l'image  sainte.  Les  jurés  se  levèrent,  et,  en  troupe 
pressée,  le  suivirent. 

—  Un  instant  !  —  dit  le  pope,  taquinant  sa  croix  de  sa 
main  droite,  et  attendant  que  tous  les  jurés  ^e  fussent 
approchés. 

Quand  tous  furent  arrivés  auprès  de  l'image,  le  pope, 
penchant  sur  le  côté  sa  tête  blanche,  la  passa  dans  le 
trou  graisseux  de  son  étole,  puis,  ayant  remis  en  ordre 
ses  cheveux  clairsemés,  se  tourna  vers  les  jurés  . 
«  Vous  lèverez  la  main  droite  et  vous  disposerez  vos 
doigts  comme  ceci  !  »  dit-il,  en  même  temps  qu'il  sou- 
levait sa  grosse  main,  les  doigts  plies  comme  pour 
prendre  une  prise.  «  Et  maintenant,  répétez  avec  moi  : 
Je  jure  devant  le  Saint  Evangile  et  la  croix  vivifiante  de 
Notre-Seigneur  que,  dans  l'affaire  dans  laquelle...  Ne 
baissez  pas  la  main  !  »  dit-il,  s'interrompant  et  s'adres- 
sant  à  un  jeune  homme  qui  faisait  mine  de  détendre  le 
bras.  Puis  il  reprit  lentement,  avec  des  arrêts  après 
chaque  membre  de  phrase  :  «  que  dans  l'affaire...  dans 
laquelle...  ». 

Le  personnage  représentatif  aux  beaux  favoris,  le  colo- 
nel retraité,  le  marchand,  et  d'autres  jurés  tenaient  le 
bras  levé  et  les  doigts  plies  exactement  comme  le  vou- 

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38  RÉSCRRECTiON 

lait  le  pope  ;  certains  autres,  au  contraire,  semblaient 
procéder  sans  entrain  et  d'une  façon  indécise.  Les  uns 
répétaient  très  haut  la  formule  du  serment,  avec  expres- 
sion et  passion  ;  d'autres  la  murmuraient  tout  bas,  res- 
taient en  retard  sur  les  paroles  du  pope,  puis,  comme 
effrayés,  se  hâtaient  de  le  rattraper.  Mais  tous  éprou- 
vaient une  impression  de  gêne,  à  l'exception  du  vieux 
pope,  qui  gardait  la  conviction  sereine  d'accomplir  un 
acte  éminemment  important  et  utile. 

Après  le  serment,  le  président  enjoignit  aux  jurés  de 
se  choisir  un  président  du  jury.  Aussitôt  les  jurés  se 
levèrent  de  nouveau  et  se  rendirent  dans  leur  salle  de 
délibération,  où  presque  tous,  immédiatement,  prirent 
des  cigarettes  et  se  mirent  à  fumer.  Quelqu'un  proposa 
d'élire  pour  président  le  personnage  représentatif,  ce  à 
quoi  tous  se  hâtèrent  de  consentir.  Puis,  après  avoir 
jeté  leurs  cigarettes,  les  jurés  rentrèrent  dans  la  salle. 
Le  personnage  représentatif  déclara  au  président  que 
c'était  lui  qu'on  avait  élu,  et  tous  se  rassirent  sur  leurs 
sièges  aux  hauts  dossiers. 

Tout  marcha  sans  accident,  mais  non  pas  sans  solen- 
nité; et  cette  solennité,  cette  légalité,  ces  formalités 
confirmaient  encore  magistrats  et  jurés  dans  leur  senti- 
ment de  remplir  un  devoir  social  grave  et  sérieux.  Nekhlu- 
dov,  lui  aussi,  partageait  ce  sentiment. 

Quand  les  jurés  se  furent  assis,  le  président  du  tribu- 
nal leur  adressa  une  allocution  pour  leur  exposer  leurs 
droits,  leurs  obligations,  et  leur  responsabilité.  En  par- 
lant, il  ne  cessait  de  changer  de  pose  :  tantôt  il  se  tour- 
nait à  droite,  tantôt  à  gauche,  tantôt  il  s'adossait  dans 
son  fauteuil,  ou  se  penchait  en  avant,  tantôt  il  égalisait 
les  feuilles  de  papier  sur  la  table,  tantôt  il  soulevait  le 
coupe-papier,  tantôt  il  jouait  avec  un  des  crayons. 

Les  droits  des  jurés,  d'après  ce  qu'il  leur  dit,  consis- 
taient en  ce  qu'ils  pourraient  poser  des  questions  aux 
prévenus  par  l'intermédiaire  du  président,  et  en  ce  qu'ils 
pourraient  examiner  et  toucher  les  pièces  à  conviction. 
Leurs  obligations  consistaient  en  ce  qu'ils  devaient  juger 
non  pas  suivant  l'injustice,  mais  suivant  la  justice*  Enfin 

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RÉSURRECTION  -^^ 

leur  responsabilité  consistait  en  ce  que,  s'ils  ne  gardaient 
pas  le  secret  sur  leurs  délibérations,  ou  s'ils  communi- 
quaient avec  des  étrangers,  dans  l'exercice  de  leur  fonc- 
tion de  jurés,  ils  s'exposeraient  aux  sévérités  de  la  loi. 
Les  jurés  écoutèrent  tout  cela  avec  une  attention 
recueillie.  Le  marchand,  répandant  autour  de  lui  une 
forte  odeur  d'eau-de-vie,  approuvait  chaque  phrase  d'un 
hochement  de  tête. 


Son  allocution  finie,  le  président  se  tourna  vers  les 
prévenus  : 

—  Simon  Kartymkine,  levez-vous  ! 

Simon  fît  un  bond  nerveux  ;  ses  lèvres  se  mirent  à 
remuer  plus  vite. 

—  Votre  nom  ? 

—  Simon  Pétrovitch  Kartymkine,  —  répondit  tout 
d'un  trait,  d'une  voix  claquante,  le  prévenu,  qui  évi- 
demment avait  préparé  d'avance  ses  réponses. 

—  Votre  condition  ? 

—  Nous  sommes  paysan. 

—  Quel  gouvernement  ?  Quel  district? 

—  Du  gouvernement  de  Toula,  district  de  Krapivo, 
commune  de  Koupianskoïe,  village  de  Borki. 

—  Quel  âge? 

—  Trente-quatre  ans,  né  en  mil  huit  cent... 

—  Quelle  religion? 

—  Nous  sommes  de  la  religion  russe  orthodoxe. 

—  Marié? 

—  Nous  ne  nous  sommes  jamais  marié. 

—  Queljnétier  faisiez-vous? 

—  Nous  travaillions  dans  les  corridors  de  l'Hôtel  de 
Mauritanie. 

—  Avez-vous  déjà  passé  en  justice  ? 

—  Jamais  nous  n'avons  passé  en  justice,  parce  que, 
comme  nous  vivions,  avant... 

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40  RÉSURRECTION 

—  Vous  n'avez  jamais  passé  en  justice? 

—  Aussi  vrai  qu'il  y  a  un  Dieu,  jamais  F 

—  Avez-vous  reçu  une  copie  de  l'acte  d'accusation  ? 

—  Nous  Tavons  reçue. 

—  Asseyez- vous  !  Euphémie  Ivanovna  Botchkov!  — 
poursuivit  le  président  en  s'adressant  à  Tune  des  deux 
femmes. 

Mais  Simon  continuait  à  rester  debout  et  cachait  la 
Botchkova. 

—  Kartymkine,  asseyez-vous  ! 

Kartymkine  restait  toujours  debout.  Il  ne  s'assit  que 
quand  l'huissier,  inclinant  la  tête  et  ouvrant  de  grands 
yeux  sévères,  lui  intima,  d'une  voix  tragique,  l'ordre  de 
s'asseoir. 

Le  prévenu  s'assit  alors  avec  la  même  précipitation 
avec  laquelle  il  s'était  levé,  et,  s'enveloppant  dans  son 
manteau,  se  remit  à  agiter  les  lèvres. 

—  Votre  nom  ? 

Avec  un  soupir  de  fatigue,  en  homme  impatienté  d'avoir 
toujours  à  répéter  la  même  chose,  le  président  se  tourna 
vers  l'aînée  des  deux  femmes,  sans  même  lever  les  yeux 
sur  elle  et  sans  cesser  de  consulter  un  papier  qu'il  tenait 
en  main.  Cette  procédure  lui  était  devenue  si  familière 
que,  pour  aller  plus  vite,  il  pouvait  parfaitement  s'oc- 
cuper de  deux  choses  à  la  fois. 

La  Botchkova  avait  quarante-trois  ans.  Condition, 
bourgeoise.  Métier,  femme  de  chambre  dans  le  même 
Hôtel  de  Mauritanie.  Elle  n'avait  jamais  passé  en  juge- 
ment. Elle  avait  reçu  la  copie  de  l'acte  d'accusation.  Elle 
répondait  aux  questions  du  président  avec  une  hardiesse 
provocante,  comme  si  elle  disait  :  «  Eh  bien,  oui,  je  suis 
Euphémie  Botchkov,  et  j'ai  reçu  la  copie,  et  je  m'en 
vante,  et  je  ne  permets  à  personne  d'en  rire  !  »  Elle 
n'attendit  pas  qu'on  lui  dît  de  s'asseoir,  et  s'assit  dès 
que  l'interrogatoire  fut  fini. 

—  Votre  nom  ?  —  dit  le  président  en  s'adressant  avec 
une  douceur  toute  particulière  à  l'autre  prévenue.  —  Il 
faut  vous  lever  !  —  ajouta-t-il  d'un  ton  affable,  en  remar- 
quant que  la  Maslova  restait  assise. 

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RÉSURRECTION  4i 

La  Masbvase  dressa  dribout  et,  la  tète  droite,  k  poi- 
trine tendue  en  avant,  sans  répondre,  elle  fixa  résoluincul 
le  président  de  ses  yeux  noirs  ingénus  et  charmeurs. 

—  Comment  vous  appelle-t-on  ? 

Elle  murmura  quelque  chose  d'indistinct. 

—  Parlez  plus  haut  !  —  dit  le  président. 

—  On  m'appelait  la  Lubova,  —  répondit- elle. 

Cependant  Nekhludov,  ayant  mis  son  pince-nez,  consi- 
dérait les  prévenus  à  mesure  qu'on  les  interrogeait. 
«  C'est  impossible  !  songeait-il,  les  yeux  attachés  sur  le 
visage  de  la  prévenue.  Elle  s'appelle  Lubova,  ce  n'est 
pas  le  même  nom!  Mais  quelle  ressemblance  prodi- 
gieuse !  » 

Le  président  voulait  passer  à  une  autre  question  ;  mais 
le  juge  en  lunettes  lui  dit  tout  bas  quelques  mots  qui 
parurent  le  frapper.  Et,  se  tournant  vers  la  prévenue  : 

—  Comment  !  Lubova?  —  demanda-t-il.  —  Mais  vous 
êtes  inscrite  sous  un  autre  nom  ! 

La  prévenue  se  taisait. 

—  Je  vous  demande  quel  est  votre  vrai  nom  ? 

—  Votre  nom  de  baptême  ?  —  suggéra  le  juge  en 
lunettes. 

Elle  murmura  quelque  chose,  sans  cesser  de  fixer  le 
président. 

—  Parlez  plus  haut  ! 

—  Autrefois,  on  m'appelait  Catherine. 

«  C'est  impossible  !  »  se  disait  encore  Nekhludov  ; 
mais  déjà  il  ne  doutait  plus,  il  était  certain  que  c'était 
elle,  la  pupille-femme  de  chambre  Katucha,  qu'il  avait 
autrefois  aimée,  vraiment  aimée,  et  qu'il  avait  plus 
tard  séduite,  dans  un  moment  de  folie,  puis  aban- 
donnée, et  à  qui  il  avait  toujours,  depuis  lors,  évité  do 
songer,  parce  que  son  Souvenir  lui  était  trop  pénible, 
l'humiliait  .trop,  en  lui  montrant  que  lui,  si  fier  de  sa 
droiture,  il  s'était  conduit  lâchement,  bassement,  envers 
cette  femme. 

Oui,  c'était  bien  elle!  Il  distinguait  clairement  à  pré- 
sent, sur  son  visage,  cette  particularité  mystérieuse 
qu'il  y  a  dans  chaque  visage,  et  qui  le  rend  différent  de 

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42  RÉSURRECTION 

tous  les  autres,  en  fait  une  chose  unique,  spéciale,  sans 
équivalent. 

Malgré  la  pâleur  maladive  et  Tamaigrissement,  il 
retrouvait  celte  particularité  dans  tous  les  traits  du 
visage,  dans  la  bouche,  dans  les  yeux  qui  louchaient  un 
peu,  dans  la  voix,  mais  surtout  dans  le  regard  ingénu  et 
charmeur,  dans  Texpression  avenante  non  seulement  de 
la  face,  mais  de  la  personne  tout  entière. 

—  Vous  auriez  dû  répondre  cela  tout  de  suite  !  —  dit 
le  président,  toujours  avec  le  même  ton  de  douceur,  tant 
était  irrésistible  l'attrait  qu'elle  exerçait.  —  Et  votre 
nom  patronymique  ? 

—  Je  suis  fille  naturelle,  —  répondit  la  Maslova. 

—  Cela  ne  fait  rien  ;  du  nom  de  votre  parrain,  com- 
ment vous  a-t-on  appelée  ? 

—  Mikaïlonva. 

«  Mais  quel  crime  peut-elle  bien  avoir  commis  ?  »  se 
demandait  Nekhludov,  tout  haletant. 

—  Et  votre  nom  de  famille,  votre  surnom  ?  —  pour- 
suivait le  président. 

—  On  m'appelait  la  «  Sauvée  ». 

—  Comment? 

—  La  «  Sauvée  »,  —  répondit-elle,  avec  un  léger 
sourire.  —  On  m'appelait  aussi  du  nom  de  ma  mère, 
Maslova. 

—  Votre  condition? 

—  Bourgeoise. 

—  De  la  religion  orthodoxe  ? 

—  Orthodoxe. 

—  Profession  ?  Quel  métier  faisiez-vous  ? 
La  Maslova  se  taisait. 

—  Quel  métier  faisiez-vous?  —  répéta  le  président. 

—  J'étais  dans  une  maison  !  —  dit-elle. 

—  Dans  quelle  maison?  —  demanda  avec  sévérité  le 
juge  en  lunettes. 

—  Vous  savez  bien  vous-même  dans  quelle  maison 
j'étais  !  — répondit  la  Maslova,  et,  après  avoir  un  instant 
détourné  les  yeux,  elle  se  remit  à  fixer  le  président. 
Une  rougeur  lui  monta  au  visage. 

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RÉSURRECTION  43 

Il  y  avait  quelque  chose  de  si  extraordinaire  dans 
l'expression  de  son  visage,  de  si  terrible  et  de  si  navrant 
dans  ses  paroles  et  dans  le  regard  rapide  dont  elle  avait 
enveloppé  l'assistance,  que  le  président  baissa  la  tète  et 
qu'un  silence  général  régna  uù  instant  dans  la  salle.  Ce 
silence  fut  coupé  par  un  rire,  venu  du  fond  de  la  salle, 
où  se  tenait  le  public.  L'huissier  siffla,  pour  commander 
le  silence.  Le  président  releva  la  tête  et  poursuivit  son 
interrogatoire. 

—  Vous  n'avez  jamais  passé  en  jugement  ? 

—  Jamais,  —  fit  à  voix  basse  la  Maslova  avec  un 
soupir. 

—  Vous  avez  reçu  la  copie  de  l'acte  d'accusation  ? 

—  Oui,  —  répondit-elle. 

—  Asseyez-vous! 

La  prévenue  souleva  le  bas  de  sa  jupe,  du  geste  dont 
les  femmes  en  grande  toilette  relèvent  la  queue  de  leur 
robe,  s'assit,  plongea  ses  mains  dans  les  manches  de  son 
sarrau,  sans  quitter  des  yeux  le  président.  Son  visage 
avait  repris  son  calme  et  sa  pâleur. 

On  procéda  ensuite  à  Ténumération  des  témoins,  on 
fit  sortir  les  témoins,  on  s'occupa  du  médecin  expert,  que 
Ton  envoya  rejoindre  les  témoins  dans  la  salle  où  ils 
devaient  attendre  qu'on  les  rappelât. 

Puis  le  greffier  se  leva,  et  commença  la  lecture  de  l'acte 
d'accusation.  Il  lisait  d'une  voix  haute  et  distincte,  mais 
si  vite  que  ses  paroles  ne  formaient  qu'un  bruit  sourd, 
continu  et  endormant. 

Les  juges  se  tournaient  d'un  côté  et  de  l'autre  sur 
leurs  sièges,  visiblement  impatients  de  voir  la  lecture 
finie.  Un  des  gendarmes  eut  fort  à  faire  pour  dissimuler 
un  bâillement  nerveux. 

Au  banc  des  prévenus,  Kartymkine  ne  cessait  pas 
d'agiter  les  lèvres  ;  la  Botchkova  se  tenait  assise  d'un 
air  parfaitement  calme,  refoulant  du  doigt,  par  inter- 
valles, ses  cheveux  sous  le  fichu  ;  la  Maslova  continuait 
à  rester  immobile,  les  yeux  fixés  sur  le  greffier  ;  deux 
ou  trois  fois  elle  poussa  un  soupir  et  changea  la  pose 
de  ses  mains. 

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44  RÉSURRECTION 

Et  Nekhludov,  assis  au  premier  rang  des  jurés,  sur 
son  haut  siège,  continuait  à  considérer  la  Maslova  :  et 
dans  son  âme  s'accomplissait  un  profond  et  douloureux 
travail. 


VI 


L'acte  d'accusation  commençait  ainsi  : 

«  Le  17  octobre  488...,  avis  fut  donné  par  le  gérant 
de  l'Hôtel  de  Mauritanie,  sis  en  cette  ville,  de  la  mort 
subite  d  un  des  locataires  demeurant  dans  le  susdit 
hôtel,  le  marchand  sibérien  Férapont  Smielkov,  de  la 
deuxième  guilde.  Le  certificat  du  médecin  de  la  qua- 
trième division  attestait  que  la  mort  de  Smielkov  était 
due  à  un  arrêt  du  cœur,  causé  par  l'abus  des  boissons 
spiritueuses  ;  et  le  corps  de  Smielkov  fut  régulièrement 
inhumé,  le  troisième  jour  après  le  décès.  Cependant,  le 
quatrième  jour  après  le  décès  de  Smielkov,  un  compa- 
triote et  confrère  de  celui-ci,  le  marchand  sibérien  Timo- 
chine,  arrivant  de  Saint-Pétersbourg,  et  s'étant  ren- 
seigné sur  les  circonstances  du  décès  de  Smielkov,  émit 
le  soupçon  que  cette  mort  n'avait  pas  été  naturelle, 
mais  que  le  défunt  avait  été  empoisonné  par  des  malfai- 
teurs qui  s'étaient  ensuite  emparés  d'une  bague  en  bril- 
lants et  d'une  forte  somme  d'argent,  somme  que  Smiel- 
kov avait  en  sa  possession,  et  qui  ne  se  trouvait  pas 
mentionnée  dans  l'inventaire  fait  après  son  décès. 

«  Une  enquête  fut  en  conséquence  ordonnée,  qui  mit 
au  jour  ce  qui  suit  : 

«  1^  Qu'au  su  du  gérant  de  l'Hôtel  de  Mauritanie,  et 
aussi  du  commis  principal  du  marchand  Starikov,  avec 
qui  Smielkov,  en  arrivant  dans  la  ville,  avait  eu  affaire, 
le  susdit  Smielkov  devait  avoir  en  sa  possession  une 
somme  de  3.800  roubles,  touchée  par  lui  dans  une 
banque  de  la  ville,  tandis  que,  d'autre  part,  on  n'a  trouvé 
après  sa  mort,  dans  sa  valise  et  son  portefeuille,  qu'une 
somme  de  312  roubles  16  kopecks; 


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RÉSURRECTION!  45 

«  2*  Que,  la  veille  de  sa  mort,  Smielkov  a  passé  toute 
sa  journée  avec  la  fille  Lubka,  qui  est  venue  deux  fois 
dans  sa  chambre  ; 

«  3**  Que  ladite  fille  Lubka  a  cédé  à  la  maîtresse  de 
la  maison  où  elle  vivait  une  bague  en  brillants  ayant 
appartenu  au  marchand  Smielkov  ; 

«  4°  Que  la  femme  de  chambre  de  Thôtel,  Euphémie 
Botchkov,  le  lendemain  de  la  mort  du  marchand  Smiel- 
kov, a  déposé,  à  la  Banque  du  Commerce,  en  compte 
courant,  une  somme  de  1.800  roubles  ; 

«  5°  Que,  au  dire  de  la  fille  Lubka,  le  valet  de  chambre 
de  Thôtel,  Simon  Kartymkine,  lui  a  remis  certaines 
poudres,  en  lui  conseillant  de  les  verser  dans  Teau-de- 
vie  que  boirait  le  marchand  Smielkov,  ce  que  la  fille 
Lubka,  de  son  propre  aveu,  a  fait. 

«  Interrogée  par  le  magistrat  instructeur  en  qualité 
de  prévenue,  la  fille  galante  surnommée  Lubka  a  déclaré 
que,  pendant  que  le  marchand  Smielkov  se  trouvait  dans 
la  maison  de  tolérance  où,  suivant  son  expression,  elle 
travaillait,  elle  avait  été  envoyée  par  le  susdit  marchand 
Smielkov  dans  la  chambre  qu'il  occupait  à  T Hôtel  de 
Mauritanie  pour  y  prendre  de  l'argent,  et  que,  après 
avoir  ouvert  la  valise  du  marchand  avec  la  clé  qu'il  lui 
avait  donnée,  elle  y  avait  pris  40  roubles,  comme  il  le  lui 
avait  ordonné.  Elle  a  déclaré  qu'elle  n'avait  pas  pris 
d'autre  argent,  ce  dont  pourraient  témoigner  Simon 
Kartymkine  et  Euphémie  Botchkov,  en  présence  des- 
quels elle  avait  ouvert  et  refermé  la  valise. 

«  En  ce  qui  concerne  l'empoisonnement  de  Smielkov, 
la  fille  Lubka  a  déclaré  que,  étant  revenue  une  seconde 
fois  dans  la  chambre  du  marchand  Smielkov,  elle  avait 
en  effet  versé,  dans  un  verre  de  cognac  que  celui-ci  allait 
boire,  une  poudre  que  lui  avait  donnée  Simon  Kartym- 
kine, mais  qu'elle  croyait  que  cette  poudre  était  simple- 
ment un  soporifique,  et  qu'elle  l'avait  versée  pour  que  lo 
marchand  s'endormît  et  la  laissât  plus  vite  s'en  aller.  Elle 
a  ajouté  qu'elle  n'avait  point  pris  d'argent,  et  que  c'éta- 1 
Smielkov  lui-même  qui  lui  avait  donné  la  bague,  après 
l'avoir  d'abord  battue,  et  pour  l'empôcher  de  s'en  aller. 

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46  RÉSURRECTION 

«  Interrogés  par  le  magistrat  instructeur  en  qualité 
de  prévenus,  Euphémie  Botchkov  et  Simon  Kartymkine 
ont  déclaré  ce  qui  suit  : 

(c  Euphémie  Botchkov  a  déclaré  qu'elle  ne  savait  abso- 
lument rien  de  la  disparition  de  Targent,  qu'elle  n'était 
pas  entrée  dans  la  chambre  du  marchand,  et  que,  seule,  la 
Lubka  y  était  entrée.  Elle  a  affirmé  que,  si  une  somme 
d'argent  avait  été  prise  chez  le  marchand,  elle  avait 
dû  être  prise  par  la  Lubka,  lorsque  celle-ci  était  venue 
dans  la  chambre  avec  la  clé  de  la  valise.  (A  cet  endroit 
de  la  lecture  de  l'acte  d'accusation,  la  Maslova  sursauta 
et,  entr'ouvrant  la  bouche  comme  pour  pousser  un  cri, 
se  retourna  vers  la  Botchkova.)  Interrogée  sur  la  prove- 
nance des  1.800  roubles  déposés  par  elle  à  la  Banque, 
elle  a  déclaré  que  cet  argent  avait  été  gagné,  au  cours 
des  douze  années  passées,  par  elle  et  par  Simon,  avec 
qui  elle  était  sur  le  point  de  se  marier. 

«  Simon  Kartymkine,  interrogé,  a  d'abord  avoué  que, 
de  complicité  avec  la  Botchkova  et  à  l'instigation  de  la 
Maslova,  à  qui  le  marchand  avait  donné  la  clé  de  sa 
valise,  il  avait  pris  une  grosse  somme  d'argent,  qu'on 
avait  partagée  entre  la  Maslova,  lia  Botchkova  et  lui  ;  il 
a  aussi  avoué  qu'il  avait  donné  à  la  Maslova  une  poudre 
pour  endormir  le  marchand.  Mais,  dans  son  second 
interrogatoire,  il  a  nié  toute  participation  au  vol  de 
l'argent  comme  à  la  remise  de  la  poudre,  rejetant  toute 
la  faute  sur  la  Maslova.  Interrogé  sur  l'argent  placé  en 
banque  par  la  Botchkova,  il  a  répondu,  lui  aussi,  que 
cet  argent  avait  été  gagné  par  eux  en  commun  pendant 
douze  ans  de  service,  et  qu'il  était  le  produit  des 
pourboires  à  eux  donnés  par  les  locataires. 

«  L'autopsie  du  corps  du  marchand  Smielkov,  prati- 
ti(iuée  conformément  à  la  loi,  a  révélé  la  présence  dans 
les  intestins  d'une  certaine  quantité  de  poison...  » 

Suivaient,  dans  l'acte  d'accusation,  le  récit  des  con- 
frontations, les  dépositions  des  témoins,  etc.  Et  l'acte  se 
terminait  ainsi: 

«  En  conséquence  de  quoi  Simon  Kartymkine, 
paysan,  âgé  de  trente-quatre  ans  ;  Euphémie  Ivanovna 

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RÉSURRECTION  47 

Botchkov,  bourgeoise,  âgée  de  quarante-trois  ans,  et 
Catherine  Mikaïlovna  Maslov,  âgée  de  vingt-sept  ans, 
sont  accusés  d'avoir,  le  16  octobre  188...,  dérobé  en 
commun  au  marchand  Smielkov  une  somme  de 
2.500  roubles,  et  d'avoir  ensuite,  afin  de  cacher  les 
traces  de  leur  vol,  attenté  délibérément  à  la  vie  du  sus- 
dit Smielkov  en  lui  faisant  avaler  du  poison,  d'où  est 
résultée  sa  mort. 

a  Ces  délits  sont  prévus  par  Farticle  1455  du  Code 
Pénal  :  en  conséquence  de  quoi  Simon  Kartymkine, 
paysan,  et  Euphémie  Botchkov  et  Catherine  Maslov, 
bourgeoises,  sont  déférés  au  jugement  du  tribunal  du 
district,  siégeant  en  cour  d'assises  avec  la  collaboration 
des  jurés.  » 

Ayant  terminé  sa  lecture,  le  greffier  rangea  les 
feuilles  de  l'acte  qu'il  venait  de  lire,  s'assit  et  lissa  de 
ses  deux  mains  ses  longs  cheveux  noirs.  Toute  l'assis- 
tance poussa  un  soupir  de  soulagement  ;  et  chacun  eut 
l'agréable  impression  que  l'enquête  était  désormais 
ouverte,  que  tout  allait  aussitôt  s'éclaircir,  et  que  la 
justice  allait  être  satisfaite.  Seul  Nekhludov  n'éprouva 
point  ce  sentiment  :  il  continuait  à  songer  avec  épou- 
vante au  crime  qu'avait  pu  commettre  cette  Maslova, 
qu'il  avait  connue  pleine  d'innocence  dix  ans  auparavant. 


VII 


Quand  la  lecture  de  l'acte  d'accusation  fut  terminée,  le 
président,  après  avoir  pris  l'avis  de  ses  assesseurs,  se 
tourna  vers  Kartymkine  avec  une  expression  qui  signi- 
flait  :  «  A  présent,  nous  allons  tout  savoir  de  la  façon  la 
plus  certaine,  jusqu'aux  moindres  détails.  » 

—  Simon  Kartymkine!  —  fit*il  en  se  penchant  à 
gauche. 

Simon  Kartymkine  se  leva,  releva  les  manches  de  son 
manteau  et  s'avança  de  tout  son  corps  sans  cesser 
d'agiter  les  lèvres. 


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48  RÉSURRECTION 

—  Vous  êtes  accusé  d'avoir,  le  16  octobre  188...,  de 
connivence  avec  Euphémie  Botchkov  et  Catherine  Maslov, 
dérobé  dans  la  valise  du  marchand  Smielkov  une  somme 
d'argent  lui  appartenant,  puis  de  vous  être  procuré  de 
Tarsenic,  et  d'avoir  engagé  Catherine  Maslov  à  le  verser* 
dans  la  boisson  du  marchand  Smielkov,  ce  qu'elle  a  fait, 
et  qui  a  eu  pour  conséquence  la  mort  de  Smielkov. 

—  Vous  reconnaissez-vous  coupable  ?  —  conclut  le 
président  en  se  penchant  à  droite. 

—  C'est  impossible,  parce  que  notre  métier... 

—  Vous  direz  cela  plus  tard.  Vous  reconnaissez- vous 
coupable  ? 

—  C'est  impossible...  J'ai  seulement... 

—  Vous  nous  direz  cela  plus  tard  !  Vous  reconnaissez- 
vous  coupable  !  —  répéta  le  président  d'une  voix  calme, 
mais  sévère. 

—  C'est  impossible,  parce  que... 

De  nouveau  l'huissier  se  tourna  brusquement  vers 
Simon  Kartymkine  et  l'arrêta  d'un  «  chuti  »  tragique. 

Le  président,  avec  une  expression  qui  signifiait  que 
cette  partie  de  l'affaire  était  terminée,  changea  son 
coude  de  place,  et  s' adressant  à  Euphémie  Botchkov  : 

—  Euphémie  Botchkov,  vous  êtes  accusée  d'avoir,  le 
16  octobre  188...,  de  connivence  avec  Simon  Kartymkine 
et  Catherine  Maslov,  dérobé  dans  la  valise  du  marchand 
Smielkov  une  somme  d'argent  et  une  bague,  puis, 
ayant  partagé  entre  vous  trois  le  produit  du  vol,  d'avoir 
fait  avaler  au  marchand  Smielkov  de  l'arsenic,  dont  il 
est  mort.  Vous  reconnaissez-vous  coupable  ? 

' —  Je  ne  suis  coupable  de  rien  !  — répondit  la  prévenue 
d'une  voix  dure  et  hardie.  —  Je  ne  suis  même  pas  entrée 
dans  la  chambre...  et  puisque  cette  ordure  y  est  entrée, 
c'est  elle,  bien  sûr,  qui  a  tout  fait. 

—  Vous  nous  direz  cela  plus  tard,  —  fit  de  nouveau  le 
président  de  sa  voix  tranquille  et  ferme.  —  Ainsi  vous  ne 
vous  reconnaissez  pas  coupable? 

—  Je  n'ai  pas  pris  d'argent,  je  n'ai  pas  donné  de 
poison,  je  ne  suis  pas  entrée  dans  la  chambre  î  Si  j'y 
étais  entrée,  j'aurais  jeté  dehors  cette  salope! 

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RÉSURRECTION  40 

—  Vous  ne  vous  reconnaissez  pas  coupable  ? 

—  Pas  du  tout  ! 

—  Fort  bien! 

—  Catherine  Maslov,  —  dit  ensuite  le  président 
s'adressant  à  Tautre  prévenue,  —  vous  êtes  accusée 
d'avoir,  étant  venue  dans  une  chambre  de  THôtel  de  Mau- 
ritanie avec  la  clé  de  la  valise  du  marchand  Smielkov, 
dérobé  dans  cette  valise  de  l'argent  et  une  bague... 

Le  président  s'interrompit  dans  sa  phrase  pour  écou- 
ter ce  que  lui  disait  à  l'oreille  le  juge  de  gauche,  qui  lui 
faisait  remarquer  qu'une  des  pièces  à  conviction  notées 
sur  la  liste,  un  flacon,  manquait  sur  la  table.  «  Nous 
allons  voir  cela  tout  à  l'heure  !  »  murmura  en  réponse  le 
président;  puis,  continuant  sa  phrase  comme  une  leçon 
apprise  par  cœur  : 

— ...  Dérobé  dans  cette  valise  de  l'argent  et  une  bague, 
d'avoir  partagé  le  produit  du  vol  avec  vos  deux  com- 
plices, puis,  étant  revenue  dans  l'hôtel  avec  le  marchand 
Smielkov,  de  lui  avoir  donné  à  boire  de  l'eau-de-vie 
empoisonnée.  Vous  reconnaissez-vous  coupable? 

—  Je  ne  suis  coupable  de  rien!  —  répondit  aussitôt 
l'accusée.  —  Comme  je  l'ai  dit  depuis  le  commencement,  je 
le  dis  encore  :  je  n'ai  rien  pris,  rien  pris,  rien  pris,  rien 
du  tout  !  Et  la  bague,  c'est  lui-même  qui  me  l'a  donnée  ! 

—  Vous  ne  vous  reconnaissez  pas  coupable  d'avoir 
pris  les  2.600  roubles?  —  demanda  le  président. 

—  Je  n'ai  rien  pris,  rien  que  les  40  roubles  ! 

—  Et  d'avoir  versé  la  poudre  dans  le  verre  du  mar- 
chand Smielkov,  de  cela  vous  reconnaissez-vous  cou- 
pable? 

—  Cela,  je  l'avoue.  Mais  je  pensais,  comme  on  me 
Tavait  dit,  que  cette  poudre  était  pour  endormir,  qu'il 
n'en  sortirait  aucun  mal.  Est-ce  que  j'aurais  été  capable 
d'empoisonner  quelqu'un?  —  ajouta-t-elle  en  fronçant 
les  sourcils. 

—  Ainsi  vous  ne  vous  reconnaissez  pas  coupable 
d'avoir  dérobé  l'argent  et  la  bague  du  marchand  Smiel- 
kov; mais,  d'autre  part,  vous  avouez  que  vous  avez  versé 
la  poudre  ? 

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50  RÉSURRECTION 

—  Je  Tavoue,  seulement  je  croyais  que  c'était  une 
poudre  pour  endormir.  Je  l'ai  donnée  seulement  pour 
qu'il  s'endormît.  Et  voilà  que... 

—  Fort  bien!  —  interrompit  le  président,  évidem- 
ment satisfait  des  résultats  obtenus.  —  Racontez-nous 
maintenant  comment  la  chose  s'est  passée  !  —  pour- 
suivit-il en  se  renversant  dans  le  fond  du  fauteuil  et  en 
mettant  les  deux  mains  sur  la  table.  —  Racontez-nous 
tout  ce  que  vous  savez  !  Un  aveu  sincère  pourra  adoucir 
votre  position. 

La  Maslova  continuait  à  fixer  le  président  ;  mais  elle 
se  taisait  et  rougissait,  et  Ton  voyait  qu'elle  s'efforçait 
de  vaincre  sa  timidité. 

—  Allons  !  racontez-nous  comment  les  choses  se  sont 
passées  ! 

—  Comment  elles  se  sont  passées  ?  —  fît  brusquement 
la  Maslova.  — Eh  bien!  le  marchand  est  venu  un  soir 
dans  la  maison  où  je  travaillais  ;  il  s'est  assis  près  de 
moi,  m'a  offert  du  vin... 

Elle  se  tut  de  nouveau,  comme  si  elle  avait  perdu  le  fil 
de  son  récit,  ou  qu'un  autre  souvenir  lui  fût  revenu  en 
mémoire. 

—  Eh  bien  !  ensuite  ? 

—  Quoi,  ensuite  ?  Eh  bien  !  il  est  resté,  et  puis  il  est 
reparti. 

A  ce  moment  le  substitut  du  procureur  se  souleva  à 
demi,  s' appuyant  avec  affectation  sur  un  de  ses  coudes. 

—  Vous  désirez  poser  une  question  ?  —r  demanda  le 
président. 

Et,  sur  la  réponse  affirmative  du  substitut,  il  lui  donna 
à  entendre,  d'un  geste,  qu'il  pouvait  parler. 

—  La  question  que  je  voudrais  poser  est  celle-ci  :  la 
prévenue  connaissait-elle  antérieurement  Simon  Kartym- 
kine  ?  —  demanda  solennellement  le  substitut,  sans  tour- 
ner les  yeux  vers  la  Maslova.  Puis,  la  question  posée,  il 
serra  les  lèvres  et  fronça  les  sourcils.  Le  président  répéta 
la  question.  La  Maslova  jetait  des  regards  épouvantés 
sur  le  substitut. 

—  Simon  ?  Oui,  je  le  connaissais,  —  dit-elle. 

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RÉSURRECTION  51 

—  Je  voudrais  savoir  encore  en  quoi  consistaient  les 
relations  de  la  prévenue  avec  Kartymkine.  Se  voyaient- 
ils  souvent? 

—  En  quoi  consistaient  nos  relations?  Il  me  recom- 
mandait aux  étrangers  dePhôtel,  mais  ce  n'étaient  pas  des 
relations  !  —  répondit  la  Maslova,  promenant  un  regard 
inquiet  du  substitut  sur  le  président,  et  inversement. 

—  Je  voudrais  savoir  pourquoi  Kartymkine  ne  recom- 
mandait aux  étrangers  que  la  Maslova,  et  non  pas  d'autres 
filles!  —  dit  le  substitut  avec  un  sourire  rusé,  et  de  l'air 
d'un  homme  qui  tendrait  un  piège  longuement  préparé. 

—  Je  ne  sais  pas!  Comment  le  saurais-je? —  répondit 
la  Maslova,  regardant  autour  d'elle  avec  épouvante.  — 
n  recommandait  celles  qu'il  voulait. 

«  M'aurait-elle  reconnu  ?  »  songeait  Nekhludov,  sur  qui 
les  yeux  de  la  prévenue  s'étaient  arrêtés  une  seconde;  et 
tout  son  sang  lui  affluait  au  visage.  Mais  la  Maslova  ne 
lavait  pas  distingué  des  autres  jurés,  et  avait  vite  rejeté 
ses  regards  terrifiés  sur  le  substitut. 

—  Ainsi  la  prévenue  nie  qu'elle  ait  eu  aucune  relation 
intime  avec  Kartymkine  ?  C'est  parfait.  Je  n'ai  rien  de 
plus  à  demander. 

Et  le  substitut,  retirant  aussitôt  son  coude  de  la  table, 
se  mit  à  écrire  quelque  chose.  En  réalité,  il  n'écrivait 
rien  du  tout,  se  bornant  à  faire  repasser  sa  plume  sur 
les  lettres  de  l'acte  d'accusation  ;  mais  il  avait  vu  que  les 
procureurs  et  les  avocats,  après  chaque  question  posée 
par  eux,  notaient  toujours  dans  leurs  discours  des 
remarques  destinées  ensuite  à  écraser  leur  adversaire. 

Le  président  qui,  pendant  ce  temps,  s'était  entretenu 
tout  bas  avec  le  juge  en  lunettes,  se  retourna  aussitôt  vers 
la  prévenue. 

—  Et  que  s'est-il  passé  ensuite?  —  demanda-t-il, 
poursuivant  son  interrogatoire. 

—  C'était  la  nuit,  —  déclara  la  Maslova,  reprenant 
courage  à  la  pensée  qu'elle  n'avait  plus  affaire  qu'au 
seul  président.  —  J'étais  remontée  dans  ma  chambre  et 
j'allais  me  coucher,  quand  la  femme  de  chambre  Berthe 
vint  me  dire  :  «  Descends,  voilà  ton  marchand  qui  est 

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52  RÉSURRECTION 

revenu  !  »  Et,  moi,  je  ne  voulais  pas  descendre,  mais 
Madame  me  Ta  ordonné.  Et  le  défunt  était  là,  au  salon, 
en  train  de  faire  boire  toutes  les  dames  ;  et  puis  il  vou- 
lait commander  encore  du  vin,  et  voilà  qu'il  n'avait 
plus  d'argent  î  Madame  n'a  pas  voulu  lui  faire  crédit. 
Alors  il  m'a  envoyée  dans  sa  chambre,  à  l'hôtel.  Il  m'a 
dit  où  était  son  argent,  et  combien  je  devais  prendre. 
Et  je  suis  partie. 

Le  président  continuait  à  parler  tout  bas  avec  son 
voisin  et  n'avait  pas  écouté  ce  que  venait  de  dire  la  Mas- 
lova;  mais,  pour  prouver  qu'il  avait  cependant  tout 
entendu,  il  crut  devoir  répéter  ses  dernières  paroles  : 

—  Vous  êtes  partie  !  Et  ensuite  ? 

—  Je  suis  arrivée  à  l'hôtel  et  j'ai  tout  fait  comme  le 
marchand  me  l'avait  ordonné;  j*ai  pris  quatre  billets 
rouges  de  dix  roubles,  —  dit  la  Maslova  ;  et  de  nouveau  elle 
s'interrompit,  comme  si  une  crainte  subite  l'avait  envahie  ; 
puis,  reprenant  :  —  Je  ne  suis  pas  allée  seule  dans  la 
chambre,  poursuivit-elle,  j'ai  appelé  Simon  Mikaïlovitch, 
et  elle  aussi,  ajouta-t-elle  en  désignant  la  Botchkova. 

—  Elle  ment!  Pour  entrer,  je  ne  suis  pas  entrée!... 
—  commença  la  Botchkova,  mais  l'huissier  l'arrêta. 

—  C'est  en  leur  présence  que  j'ai  pris  les  quatre 
billets  rouges. 

—  Je  voudrais  savoir  si  l'accusée,  en  prenant  ces 
quarante  roubles,  a  vu  combien  il  y  avait  d'argent  dans 
la  valise  ?  —  demanda  de  nouveau  le  substitut. 

—  Je  n'ai  pas  compté,  j'ai  vu  qu'il  n'y  avait  que  des 
billets  de  cent  roubles. 

—  Ainsi  la  prévenue  a  vu  des  billets  de  cent  roubles  ! 
Je  n'ai  rien  de  plus  à  demander. 

—  Et  alors  vous  avez  rapporté  l'argent?  — poursuivit 
le  président  en  consultant  sa  montre. 

—  Je  l'ai  rapporté. 

—  Et  ensuite  ? 

—  Ensuite  le  marchand  m'a  de  nouveau  fait  venir  dans 
sa  chambre,  —  dit  la  Maslova. 

—  Hé  bien  !  et  comment  lui  avez-vous  donné  la  poudre? 
—  demanda  le  président. 

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RÉSURRECTION  53 

—  Je  l'ai  versée  dans  un  verre,  et  puis  il  Ta  bue. 

—  Et  pourquoi  la  lui  avez-vous  donnée  ? 

—  Mais  pour  me  délivrer!  —  dit-elle  avec  un  sourire 
gêné. 

—  Comment!  Pour  vous  délivrer?  —  fit  le  président, 
souriant  aussi. 

—  Eh  bien,  pour  me  délivrer  !  Il  ne  voulait  pas  me 
lâcher.  Alors  je  suis  sortie  dans  le  corridor  et  j'ai  dit  à 
Simon  Mikaïlovitch  :  «  S'il  pouvait  me  laisser  partir  !  » 

La  Maslova  s'arrêta  un  instant.  Puis  elle  reprit  : 

—  Et  Simon  Mikaïlovitch  m'a  dit  :  «  Nous  aussi,  il 
nous  ennuie.  Donnons-lui  une  poudre  pour  s'endormir. 
et  vous  pourrez  vous  en  aller  !  »  Et,  moi,  j'ai  cru  que 
c'était  une  poudre  qui  ne  faisait  pas  de  mal.  Je  l'ai  prise 
pour  la  verser  dans  son  verre.  Quand  je  suis  rentrée, 
le  marchand  était  couché  dans  l'alcôve,  et  tout  de  suite 
il  m'a  commandé  de  lui  apporter  du  cognac.  Alors  j'ai 
pris  sur  la  table  la  bouteille  de  fine  Champagne,  j'ai 
rempli  deux  verres,  pour  moi  et  pour  lui,  et  dans  son 
verre  j'ai  versé  la  poudre,  et  je  la  lui  ai  apportée.  Et^moi, 
je  croyais  que  c'était  de  la  poudre  pour  dormir,  et  qu'il 
allait  s'endormir  ;  mais  à  aucun  prix  je  ne  lui  en  aurais 
donné  si  j'avais  su..., 

—  Eh  bien  !  comment  êtes-vous  entrée  en  possession 
de  la  bague  ?  —  demanda  le  président.  —  Quand  vous 
l'a-t-il  donnée  ? 

—  Quand  je  suis  arrivée  dans  sa  chambre,  je  voulais 
m'en  aller,  alors  il  m'a  frappée  sur  la  tête,  il  m'a  cassé 
mon  peigne.  Je  me  suis  mise  à  pleurer  ;  et  lui,  il  a  retiré 
sa  bague  de  son  doigt  et  m'en  a  fait  cadeau  pour  que  je 
ne  m'en  aille  pas. 

A  cet  instant,  le  substitut  se  souleva  de  nouveau  et  de- 
manda la  permission  de  poser  encore  quelques  questions. 

—  Je  voudrais  savoir,  —  dit-il  d'abord,  —  combien 
de  temps  la  prévenue  est  restée  dans  la  chambre  du 
marchand  Smielkov? 

De  nouveau  une  terreur  subite  s'empara  de  la  Maslova. 
Promenant  son  regard  inquiet  du  substitut  sur  le  pré- 
sident, elle  répondit, très  vite  : 

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54  RÉSURRECTION 

—  Je  ne  me  rappelle  pas.  Un  certain  temps. 

—  Ah!  et  la  prévenue  a-t-elle  également  oublié  si,  en 
sortant  de  chez  le  marchand  Smielkov,  elle  est  entrée 
quelque  autre  part,  dans  Fhôtel  ? 

La  Maslova  réfléchit  un  moment. 

—  Dans  la  chambre  voisine,  qui  était  vide,  j'y  suis 
entrée!  — répondit-elle. 

—  Et  pourquoi  donc  y  êtes-vous  entrée?  —  demanda 
le  substitut,  se  retournant  tout  d'un  coup  et  s' adressant 
directement  à  elle. 

—  C'était  pour  me  rajuster  et  pour  attendre  le 
fiacre. 

—  Kartymkine  est-il  entré  aussi  dans  la  chambre 
avec  la  prévenue,  oui  ou  non? 

—  Il  y  est  entré  aussi. 

—  Et  pourquoi  y  est-il  entré  ? 

—  Il  y  avait  encore  de  la  fine  Champagne  dans  la 
bouteille,  nous  l'avons  bue  ensemble. 

—  Et  la  prévenue  a-t-elle  parlé  de  quelque  chose  avec 
Simon? 

—  Je  n'ai  parlé  de  rien.  Tout  ce  qu'il  y  a  eu,  je  l'ai  dit! 
—  déclara-t-elle. 

—  Je  n'ai  rien  de  plus  à  demander,  —  dit  le  substitut 
au  président  ;  après  quoi  il  se  mit  à  inscrire  précipitam- 
ment, dans  l'esquisse  de  son  discours,  que  la  prévenue 
avait  avoué  elle-même  être  entrée  dans  une  chambre  vide 
avec  son  complice. 

Un  silence  suivit. 

—  Vous  n'avez  rien  de  plus  à  dire  ? 

—  Tout  ce  qu'il  y  avait,  je  l'ai  dit,  —  répéta  la  Maslova. 
Puis  elle  soupira  et  se  rassit. 

Alors  le  président  nota  quelque  chose  sur  ses  papiers, 
écouta  une  communication  que  lui  faisait  à  l'oreille 
un  des  assesseurs,  déclaraqueîa  séance  serait  suspendue 
pendant  vingt  minutes,  se  leva  en  hâte,  et  sortit  de  la 
salle. 

L'assesseur  qui  lui  avait  parlé  était  le  juge  à  la  grande 
barbt ,  avec  de  bons  gros  yeux  :  ce  magistrat  se  sentait 
Vestomac  légèrement  dérangé,  et   il  avait  exprimé  le 

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RÉSURRECTION  55 

désir  de  prendre  un  cordial.  C'est  à  cet  effet  que  le 
président  avait  suspendu  la  séance. 

Tout  de  suite  après  le  président  et  les  juges,  les  jurés 
se  levèrent  également,  et  se  retirèrent  dans  leur  chambre 
de  délibérations,  avec  l'agréable  impression  d'avoir 
déjà  accompli  une  bonne  partie  de  l'œuvre  sacrée  dont 
la  société  les  avait  chargés. 

Nekhludov,  aussitôt  entré  dans  la  chambre  du  jury, 
s'assit  devant  la  fenêtre  et  se  mit  à  rêver. 


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CHAPITRE  V 


Oui,  c'était  bien  Katucha! 

Et  Nekhludov  se  rappela  les  circonstances  où  il  Tavait 
ccnnue. 

Quand  il  l'avait  vue  pour  la  première  fois,  il  venait  de 
finir  sa  troisième  année  d'université,  et  s'était  installé  chez 
ses  tantes  pour  préparer  à  loisir  sa  thèse.  Il  passait 
d'ordinaire  ses  étés  avec  sa  mère  et  sa  sœur  dans  le 
château  que  possédait  sa  mère  aux  environs  de  Moscou. 
Mais,  cette  année-là,  sa  sœur  s'était  mariée,  et  sa  mère 
était  allée  prendre  les  eaux  à  l'étranger.  Nekhludov  n'avait 
pu  l'accompagner,  ayant  à  écrire  sa  thèse  ;  et  c'est  ainsi 
qu'il  s'était  décidé  à  passer  l'été  chez  ses  tantes.  Il  savait 
que,  dans  leur  retraite,  il  trouverait  le  calme  nécessaire 
pour  son  travail,  sans  que  rien  vînt  l'en  distraire  ;  il 
savait  aussi  que  ses  tantes  l'aimaient  beaucoup,  et  lui- 
même  il  les  aimait,  il  aimait  la  simplicité  de  leur  vie  à 
l'ancienne  mode. 

Il  était  alors  dans  la  disposition  enthousiaste  d'un 
jeune  homme  qui,  pour  la  première  fois,  reconnaît  de 
ses  propres  yeux  toute  la  beauté  et  toute  l'importance  de 
la  vie;  qui,  tout  en  se  rendant  compte  de  la  gravité  de 
l'œuvre  imposée  à  l'homme  dans  cette  vie,  conçoit  la 
possibilité  pour  lui  de  travailler  immédiatement  à  sa  réali- 
sation, et  qui  se  voue  à  cette  réalisation  non  seulement 
avec  l'espoir,  mais  avec  la  certitude  d'atteindre  au  plus 
haut  degré  de  la  perfection  telle  qu'il  l'imagine.  Il  avait 
lu,  peu  de  temps  auparavant,  les  écrits  sociologiques 
de  Spencer  et  de  Henry  George,  et  l'impression  qu'il  en 

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r 


RÉSURRECTION  57 

avait  reçue  avait  été  d'autant  plus  forte  que  les  questions 
au'il  y  voyait  traitées  le  touchaient  directement,  sa  mère 
étant  propriétaire  d'un  domaine  considérable.  Son  père, 
en  vérité,  n'avait  pas  eu  de  fortune,  mais  sa  mère  avait 
apporté  en  dot  environ  dix  mille  arpents  de  terre,  dont 
la  plus  grande  partie,  un  jour,  devait  lui  revenir.  Et 
voici  que,  pour  la  première  fois,  il  découvrait  tout  ce 
qu'avait  de  cruel  et  d'injuste  le  régime  de  la  propriété 
territoriale  particulière  ! 

Et  comme,  par  nature,  il  était  de  ceux  pour  qui  le 
sacrifice  accompli  au  nom  d'un  besoin  moral  constitue 
une  vraie  jouissance,'  il  avait  aussitôt  décidé  de  renoncer 
pour  sa  part  au  droit  de  propriété  territoriale,  et  de 
donner  aux  paysans  tout  ce  que,  dès  lors,  il  possédait, 
c'est-à-dire  le  petit  domaine  qu'il  avait  hérité  de  son 
père.  C'était  d'ailleurs  dans  le  même  esprit  qu'était 
conçue  sa  thèse  :  il  y  avait  pris  pour  sujet  la  Propriété 
foncière. 

La  vie  qu'il  menait,  à  la  campagne,  chez  ses  tantes, 
était  des  plus  régulières.  Il  se  levait  très  tôt,  parfois 
dès  cinq  heures  du  matin,  il  allait  se  baigner  dans  la 
petite  rivière  qui  coulait  au  pied  des  collines,  puis  il 
revenait  vers  la  vieille  maison,  à  travers  les  prés  encore 
tout  mouillés  de  rosée.  Après  son  déjeuner,  tantôt  il 
travaillait  à  sa  thèse,  tantôt,  au  lieu  de  lire  ou  d'écrire, 
il  sortait  de  nouveau  et  errait  par  les  champs  jusque 
vers  onze  heures.  Avant  le  dîner,  il  faisait  un  somme 
dans  un  coin  du  jardin;  pendant  le  dîner,  il  amusait 
et  charmait  ses  tantes  par  son  intarissable  gaieté  ;  puis 
il  montait  à  cheval  ou  se  promenait  en  barque;  et,  le 
soir,  ou  bien  il  se  remettait  à  lire,  ou  bien  il  restait 
dans  le  salon  avec  ses  tantes  et  apprenait  d'elles  à  faire 
(les  réussites.  Et  souvent,  la  nuit,  surtout  dans  les  nuits 
(le  lune,  il  ne  pouvait  pas  dormir,  tenu  en  éveil  par  la 
juvénile  joie  de  vivre  qui  était  enlui  ;  il  marchait  alors  dans 
le  jardin,  jusqu'à  l'aube,  laissant  libre  cours  à  sa  rêverie. 

Telle  avait  été,  calme  et  heureuse,  sa  vie  durant  le 
premier  mois  de  son  séjour  chez  ses  tantes  ;  et  pas  une 
fois,  durant  tout  ce  mois,  il  n'avait  même  fait  attention 

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58  RÉSURRECTION 

à  la  jeune  fille  qui  vivait  auprès  de  lui,  à  demi  pupille 
de  ses  tantes,  à  demi  femme  de  chambre,  à  cette  souple, 
légère,  Katuclia,  avec  ses  yeux  noirs.  Elevé  sous  Taile 
de  sa  mère,  il  gardait  encore,  à  dix-neuf  ans,  rinnocente 
ingénuité  d'un  enfant.  11  ne  rêvait  des  femmes  qu'au 
point  de  vue  du  mariage  ;  et  toutes  celles  qui,  suivant 
lui,  ne  pouvaient  pas  se  marier  avec  lui,  n*étaient  pas 
pour  lui  des  femmes,  mais  simplement  des  «  gens  ». 

Or,  dans  ce  même  été,  la  veille  de  TAscension,  une 
dame  du  voisinage,  vint  en  visite  chez  les  deux  vieilles 
demoiselles,  accompagnée  de  ses  enfants  et  d'un  jeune 
peintre  de  race  paysanne,  un  ami  de  son  fils.  Après  le 
thé,  les  jeunes  gens  organisèrent  une  partie  de  courses 
sur  un  pré  qui  s'étendait  devant  la  maison,  et  dont 
rherbe  avait  été  récemment  fauchée.  Katucha  fut  invi- 
tée à  prendre  part  au  jeu,  et  un  moment  arriva  où 
Nekhludov  eut  à  courir  avec  elle.  Elle  était  charmante, 
et,  comme  tout  le  monde,  il  avait  plaisir  à  la  voir  ;  mais 
ridée  ne  lui  venait  pas  qu'entre  elle  et  lui  pût  s'établir 
aucune  relation  plus  intime. 

Ils  devaient  courir  en  se  tenant  par  la  main,  suivant 
la  règle  du  jeu  :  et  c'était  le  jeune  peintre  qui  devait 
essayer  de  les  rattraper.  «  Oh  !  pensa  celui-ci,  j'aurai  de 
la  peine  à  rejoindre  ces  deux-là  !  »  Il  courait  cependant 
fort  bien,  sur  ses  jambes  de  moujik,  courtes  et  un  peu 
tordues,  mais  solidement  musclées. 

—  Une  !  Deux  !  Trois  !  — 11  donna  le  signal  en  frappant 
trois  fois  ses  mains  l'une  contre  l'autre.  Katucha,  sou- 
riante, se  rapprocha  de  Nekhludov,  lui  prit  la  main, 
dim  robuste  mouvement  de  sa  petite  main,  et  s'élança 
légèrement  sur  la  gauche;  on  entendait  le  froufrou  de 
S)  M  jupon  empesé. 

Nekhludov,  lui  aussi,  était  bon  coureur.  Et  comme  il 
tenait,  lui  aussi,  à  ne  pas  se  laisser  attraper  par  le 
peintre,  il  eut  vite  fait  de  devancer  Katucha  et  de  se 
trouver  au  bout  du  pré.  Arrivé  là,  il  se  retourna  et  vit 
que  le  peintre  poursuivait  Katucha  ;  mais  elle,  jouant 
des  jambes,  lui  échappait  et  s'éloignait  toujours  davan- 
tage vers  la  gauche.  Il  y  avait  là  un  bouquet  4e  sureaux 

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!  RÉSURRECTION  59 

derrière  lequel  on  avait  convenu  qu'on  ne  courrait  pas  ; 
maisKatuchay  courut,  pour  ne  pas  être  prise,  et  Nekhlu- 
dov,  son  partenaire,  se  mit  en  devoir  de  Vy  aller  rejoindre. 

Il  avait  oublié  que,  tout  contre  le  bouquet  de  sureaux, 
88  trouvait  un  fossé  recouvert  d'orties.  Il  trébucha,  se 
piqua  les  mains,  s'humecta  de  la  rosée  qui  déjà  avait 
paru  sur  les  feuilles,  à  l'approche  du  soir,  et  il  tomba 
dans  le  fossé  ;  mais  aussitôt  il  se  releva  en  riant,  et, 
d'un  saut,  se  trouva  derrière  les  sureaux. 

Katucha,  sans  cesser  de  sourire  de  ses  grands  yeux 
noirs,  s'élança  au-devant  de  lui.  Ils  se  rencontrèrent  et 
66  tendirent  la  main. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  donc  ?  Vous  avez  buté  ?  —  lui 
demanda-t-elle  en  fixant  sur  lui  ses  grands  yeux  sou- 
riants, tandis  que,  d'une  main,  elle  rajustait  les  mèches 
de  cheveux  qui  s'étaient  échappées  de  sa  natte. 

—  J'avais  tout  à  fait  oublié  ce  fossé  !  —  répondit  Nekh- 
ludov.  Il  souriait  aussi  et  continuait  à  la  tenir  par  la  main. 
Et  comme  elle  se  rapprochait  de  lui,  soudain,  sans  qu'il 
sût  comment,  il  lui  serra  fortement  la  main  et  la  baisa 
sur  la  bouche. 

D'un  mouvement  rapide,  la  jeune  fille  dégagea  sa  main 
et  fit  quelques  pas  en  arrière.  Elle  cueillit  deux  branches 
de  sureau,  les  appuya  contre  ses  joues  brûlantes 
pour  les  rafraîchir  et,  agitant  les  bras,  courut  rejoindre 
les  autres  joueurs. 

Dès  ce  moment,  les  relations  entre  Nekhludov  et 
Katucha  changèrent.  Les  deux  jeunes  gens  se  trou- 
vèrent désormais  dans  la  situation  où  se  trouvent  un 
jeune  garçon  et  une  jeune  fille,  également  naïfs,  inno- 
cents, et  qui  se  sentent  attirés  l'un  vers  l'autre. 

Aussitôt  que  Katucha  entrait  dans  la  chambre  où  était 
Nekhludov,  aussitôt  que  de  loin  il  apercevait  sa  robe  rose 
et  son  tablier  blanc,  c'est  comme  si  tout  pour  lui,  aussi- 
tôt, s'ensoleillait  :  tout  lui  paraissait  intéressant,  gai, 
important;  la  vie  lui  devenait  une  joie.  Et  elle,  de  son 
côté,  elle  éprouvait  la  même  impression.  Et  ce  n'était  pas 
seulement  la  présence,  l'approche  de  Katucha  qui  agis- 
sait ainsi  sur  Nekhludov  :  la  pensée  même  de  l'existence 

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60  RÉSURRECTION 

de  Katucha  le  remplissait  de  bonheur;  et  elle,  de  son 
côté,  elle  rayonnait  de  bonheur  à  la  pensée  qu'il  exis- 
tait. Et  si,  par  hasard,  Nekhludov  avait  reçu  de  sa  mère 
une  lettre  qui  l'avait  chagriné  ;  si  son  travail  ne  mar- 
chait pas  bien,  s'il  ressentait  un  accès  de  ces  tristesses 
vagues  que  connaissent  tous  les  jeunes  gens,  il  song'eait 
à  Katucha,  et  toute  sa  peine  aussitôt  s'enfuyait. 

Katucha  avait  beaucoup  à  faire  dans  la  maison,  mais 
elle  travaillait  vite  ;  et,  dans  ses  instants  de  loisir,  elle 
aimait  à  lire.  Nekhludov  lui  prêta  des  romans  de  Dos- 
toïevsky  et  de  Tourguenef  ;  VAntchar^  de  Tourguenef, 
surtout,  l'enchanta. 

Plusieurs  fois  par  jour,  ils  échangeaient  quelques  pa- 
roles en  se  rencontrant  dans  le  corridor,  sur  le  perron, 
et  dans  la  cour;  et  parfois  ils  se  rejoignaient  à  Toffice, 
en  compagnie  de  la  vieille  gouvernante  des  deux  demoi- 
selles, Matrena  Pavlovna  :  Nekhludov  y  venait  goûter 
et  prendre  le  thé.  Et  ces  entretiens,  en  présence  de  Ma- 
trena Pavlovna,  leur  étaient  à  tous  deux  d'une  exquise 
douceur.  Mais  quand,  au  contraire,  ils  étaient  seuls  dans 
la  salle,  la  conversation  n'allait  pas  aussi  bien.  Tout  de 
suite  leurs  yeux  se  mettaient  à  parler  de  choses  tout 
autres,  et  infiniment  plus  intéressantes  pour  eux,  que  ce 
que  disaient  leurs  lèvres  ;  et  leurs  lèvres  se  taisaient,  et 
un  sentiment  de  gêne  les  envahissait,  et  ils  se  hâtaient 
de  se  séparer. 

Ces  relations  nouvelles  se  prolongèrent  entre  eux 
tout  le  temps  que  Nekhludov  resta  chez  ses  tantes.  Et 
les  tantes  s'aperçurent  de  ces  relations  :  elles  s'en  in- 
([uiétèrent  et  crurent  même  devoir  en  informer,  dans 
une  de  leurs  lettres,  leur  belle-sœur,  la  mère  du  jeune 
homme.  La  tante  Marie  Ivanovna  craignait  que  Dimitri 
n'eût  une  liaison  galante  avec  Katucha  :  crainte  bien 
vaine,  car  Nekhludov  n'avait  aucune  idée  d'une  liaison 
de  ce  genre.  Il  aimait  Katucha,  mais  d'un  amour  abso- 
lument ingénu  ;  et  cet  amour  même  aurait  suffi  à  le 
préserver  d'une  chute,  aussi  bien  qu'elle.  Non  seulement 
il  ne  désirait  point  la  posséder,  mais  il  n'en  eût  pas 
admis  la  possibilité. 

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RÉSURRECTION  61 

La  seconde  tante,  Sophie  Ivanovna,  d'un  tour  d'esprit 
plus  poétique,  craignait  que  Dimitri,  avec  son  caractère 
entier  et  résolu,  n'eût  un  jour  la  pensée  d'épouser  la 
jeune  fille,  malgré  ses  origines  et  sa  condition.  Et  cette 
crainte  était,  en  fait,  beaucoup  plus  fondée  que  celle  de 
l'autre  tante.  Car,  lorsque  Marie  Ivanovna,  ayant  mandé 
son  neveu  près  d'elle,  se  mit  à  lui  faire  entendre,  avec 
mille  précautions,  que  ses  relations  avec  Katucha  lui 
déplaisaient,  et  quand  elle  eut  ajouté,  par  manière  d'ar- 
gument, que  c'était  mal  agir  de  rendre  amoureuse  de 
soi  une  jeune  fille  avec  laquelle  on  ne  pouvait  pas  se 
marier,  il  répondit,  d'un  ton  décidé  : 

—  Et  pourquoi  donc  ne  pourrais-je  pas  me  marier 
avec  Katucha  ? 

En  réalité,  jamais  il  n'avait  songé  à  la  possibilité  de  ce 
mariage.  Il  était  tout  imprégné  de  ce  sentiment  d'exclu- 
sivisme aristocratique  qui  défend  aux  hommes  de  sa 
condition  de  prendre  pour  femmes  des  jeunes  filles  telles 
que  Katucha.  Mais,  à  la  suite  de  son  entretien  avec  sa 
tante,  il  s'avisa  que,  en  somme,  on  pouvait  se  marier 
avec  Katucha.  Et  cette  pensée  fut  même  bien  près  de  lui 
plaire.  Avec  l'élan  de  sa  jeunesse,  il  aimait  les  opinions 
radicales.  Il  avait  plaisir  à  se  dire  :  «  Après  tout,  Katu- 
cha est  une  femme  comme  les  autres.  Si  je  l'aime,  pour- 
quoi ne  l'épouserais-je  pas?  » 

Il  ne  s'arrêta  pas,  cependant,  à  cette  pensée,  car,  tout 
en  sentant  qu'il  aimait  Katucha,  il  avait  la  certitude 
qu'il  trouverait  plus  tard,  dans  la  vie,  une  autre  femme 
qui  lui  était  destinée,  une  femme  qu'il  aimerait  plus 
encore,  et  dont  il  serait  plus  aimé.  Et  il  était  convaincu 
que  ce  qu'il  éprouvait  pour  Katucha  n'était  qu'une 
image  réduite  de  ce  qu'il  éprouverait  plus  tard,  quand 
il  aurait  rencontré  cette  femme  extraordinaire,  —  résumé 
de  toute  perfection,  —  que  l'avenir  ne  pouvait  manquer 
de  lui  tenir  en  réserve. 

Mais  le  jour  de  son  départ,  lorsqu'il  vit  Katucha 
debout  sur  le  perron  à  côté  de  ses  tantes,  lorsqu'il  vit 
fixés  tendrement  sur  lui  les  grands  yeux  noirs  de  la 
jeune  fille,  tout  remplis  de  larmes,  il  eut  l'impression 

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6â  nÈSDRRECtION 

nette  que,  ce  jour-là,  s'achevait  pour  lui  quelque  chose  de 
très  beau,  de  très  précieux,  et  qui  jamais  ne  se  renou- 
vellerait plus.  Et  il  se  sentit  pris  d'une  profonde  tris- 
tesse. 

—  Adieu,  Katucha,  et  naerci  pour  tout  !  —  lui  dit-il 
tout  bas,  derrière  le  dos  de  ses  tantes,  avant  de  monter 
dans  la  voiture  qui  devait  Temmener. 

—  Adieu,  Dimitri  Ivanovitch  !  —  dit-elle  de  sa  voix 
chantante.  Après  quoi,  faisant  effort  pour  retenir  les  larmes 
qui  commençaient  à  couler  de  ses  yeux,  elle  s'enfuit  dans 
Tantichambre  afin  de  pouvoir  pleurer  à  son  aise. 


II 


Trois  années  se  passèrent  sans  que  Nekhludov  revît 
Katucha.  Et  quand,  après  ces  trois  années,  il  la  revit, 
pendant  un  arrêt  qu'il  fit  chez  ses  tantes  en  allant 
rejoindre  son  régiment,  —  car  il  venait  d'être  nommé 
officier  dans  la  garde,  —  c'était  désormais  un  homme 
tout  autre  que  celui  qui  naguère  avait  eu  avec  la  jeune 
fille  ces  naïves  relations  d'amour. 

Naguère  il  était  un  jeune  homme  loyal  et  désintéressé, 
toujours  prêt  à  s'abandonner  tout  entier  à  ce  qu'il  croyait 
être  le  bien  ;  à  présent,  il  n'était  plus  qu'un  égoïste  et  un 
débauché,  ne  se  préoccupant  que  de  son  plaisir  personnel. 
Naguère,  le  monde  lui  apparaissait  comme  une  énigme 
qu'il  s'efforçait  de  déchiffrer  avec  un  enthousiasme 
joyeux;  à  présent,  tout,  dans  le  monde,  était  pour  lui 
simple  et  clair  ;  tout  lui  semblait  subordonné  aux  condi- 
tions de  sa  vie  personnelle.  Naguère,  il  tenait  pour 
important  et  nécessaire  de  communier  avec  la  nature  et 
avec  les  hommes  qui  avaient  vécu,  pensé  et  senti  avant 
lui,  les  philosophes  et  les  poètes  du  passé;  à  présent,  il 
tenait  pour  important  et  nécessaire  d'être  en  communion 
avec  ses  camarades  et  de  se  conformer  aux  habitudes 
mondaines  de  sa  caste. 

Naguère,  il  voyait  dans  la  femme  une  créature  mysté- 

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RÉSURRECTION  63 

rieuse  et  charmante,  dont  le  charme  venait  de  son  mys- 
tère môme;  à  présent,  la  femme,  toute  femme,  — à 
l'exception  de  ses  parentes  et  des  femmes  de  ses  amis,  — 
avait  à  ses  yeux  un  sens  très  précis  et  très  défini  : 
elle  n'était  pour  lui  que  l'instrument  d'une  jouissance 
que  déjà  il  connaissait,  et  qui  lui  plaisait  entre  toutes. 
Naguère,  il  n'avait  nul  besoin  d'argent  ;  il  dépensait  à 
peine  la  troisième  partie  de  la  pension  que  lui  donnait 
sa  mère;  il  pouvait  renoncer  à  l'héritage  paternel  et 
le  donner  aux  paysans  :  à  présent,  il  n'avait  plus  assez 
des  1.500  roubles  par  mois  que  sa  mère  lui  donnait; 
et  déjà  des  explications  désagréables  s'étaient  plus 
d'une  fois  produites,  entre  sa  mère  et  lui,  pour  des 
questions  d'argent. 

Et  cette  transformation  si  profonde,  qui  s'était  accom- 
plie en  lui,  venait  simplement  de  ce  qu'il  avait  cessé  de 
croire  en  lui-même  et  s'était  mis  à  croire  dans  les  autres. 
Et  s'il  avait  cessé  de  croire  en  lui-même  pour  se  mettre 
à  ne  plus  croire  que  dans  les  autres,  la  cause  en  était 
dans  ce  que  vivre  en  croyant  en  soi-même  lui  paraissait 
trop  difficile  :  pour  vivre  en  croyant  en  soi-même,  en 
effet,  il  lui  fallait  se  décider  non  pas  au  profit  de  sa 
personne  égoïste,  uniquement  préoccupée  du  plaisir, 
mais  au  contraire  presque  toujours  contre  les  intérêts  de 
cette  personne  ;  tandis  que,  à  vivre  en  croyant  dans  les 
autres,  il  n'avait  besoin  de  rien  décider,  tout  se  trouvant 
décidé  d'avance  et  toujours  décidé  au  profit  de  sa  per- 
sonne. Bien  plus,  en  croyant  en  soi,  il  s'exposait  sans 
cesse  à  la  désapprobation  des  hommes  ;  tandis  qu'en 
croyant  dans  les  autres  il  était  certain  de  s'attirer  l'éloge 
du  monde  qui  l'entourait. 

Ainsi,  quand  Nekhludov  se  préoccupait  de  la  vérité, 
de  la  destinée  de  l'homme,  de  la  richesse  et  de  la  pau- 
vreté, tous  ceux  qui  l'entouraient  jugeaient  ces  préoccu- 
pations déraisonnables  et  souvent  ridicules;  sa  mère, 
ses  tantes,  l'appelaient,  avec  une  douce  ironie,  «  notre 
cher  philosophe  »  ;  et  quand,  au  contraire,  il  lisait  des 
romans,  quand  il  racontait  des  anecdotes  scabreuses, 
quand  il  rapportait  des  détails  sur  le  vaudeville  que 

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64  RÉSURRECTION 

venait  de  jouer  le  Théâtre-Français,  tout  le  monde  l'ap- 
prouvait et  le  trouvait  charmant.  Quand,  croyant  de  son 
devoir  de  modérer  ses  besoins,  il  portait  un  veston  de 
Tannée  précédente,  ou  s'abstenait  de  boire  du  vin,  tout 
le  monde  Taccusait  de  se  singulariser,  de  chercher,  par 
vanité,  à  paraître  original  ;  mais  quand,  au  contraire,  il 
dépensait  pour  ses  plaisirs  plus  d'argent  qu'il  n'en  avait, 
quand  il  chassait,  quand  il  offrait  des  dîners  fins,  tout 
le  monde  l'approuvait  ;  et  comme  il  s'était  mis  en  tête 
d'orner  son  cabinet  avec  un  luxe  particulier,  chacun 
s'était  empressé  de  lui  donner  des  objets  de  prix.  Quand 
il  était  chaste,  et  exprimait  le  désir  de  le  rester  jusqu'à 
son  mariage,  toute  sa  famille  tremblait  pour  sa  santé  ; 
et  sa  mère,  que  la  seule  pensée  qu'il  pût  se  marier  avec 
Katucha  remplissait  de  terreur,  sa  mère,  loin  de  s'at- 
trister, s'était  presque  réjouie  en  apprenant  qu'il  venait 
de  ravir  une  certaine  dame  française  à  un  de  ses 
camarades.  Enfin,  quand  Nekhludov  avait  donné  aux 
paysans  le  petit  bien  qui  lui  venait  de  son  père,  et  cela 
parce  qu'il  considérait  comme  injuste  de  posséder  de  la 
terre,  sa  décision  avait  terrifié  sa  famille  et  lui  avait 
valu,  de  la  part  de  son  entourage,  des  reproches  et  des 
railleries  sans  fin.  On  n'avait  pas  cessé  de  lui  répéter 
que  le  don  qu'il  avait  fait  aux  paysans,  au  lieu  de  les 
enrichir,  les  avait  appauvris,  qu'ils  avaient  établi  dans 
leur  village  trois  cabarets,  et  avaient  complètement 
renoncé  au  travail.  Mais  quand,  au  contraire,  Nekhludov, 
étant  entré  dans  la  garde  et  se  trouvant  admis  dans  la 
société  la  plus  aristocratique,  avait  commencé  à  dépen- 
ser tant  d'argent  que  sa  mère  avait  dû  prendre  une 
avance  sur  son  capital,  la  vieille  princesse  s'était  bien 
un  peu  fâchée,  mais  au  fond  de  son  cœur  elle  s'était 
réjouie,  trouvant  naturel  et  bon  que  la  jeunesse  jetât  sa 
gourme,  sans  parler  du  plaisir  qu'elle  avait  à  voir  son 
fils  se  dissiper  en  si  brillante  compagnie. 

Dans  les  premiers  temps,  Nekhludov  avait  lutté  contre 
cette  nouvelle  manière  de  vivre  ;  mais  la  lutte  lui  était 
très  difficile  parce  que  tout  ce  qu'il  tenait  pour  bon, 
quand  il  croyait  en  soi-même,  était  considéré  par  les 

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RÉSURRFXTION  65 

autres  comme  mauvais  et  déraisonnable,  tandis  que, 
inversement,  tout  ce  qui  lui  semblait  mauvais  passait 
pour  excellent  aux  yeux  de  son  entourage.  De  telle  sorte 
que  Nekhludov  avait  fini  par  céder  :  il  avait  cessé  de 
croire  en  lui-même  et  s'était  mis  à  croire  dans  les  autres. 
Et  d'abord  ce  renoncement  à  soi-même  lui  avait  coûté  ; 
mais  cette  première  impression  n'avait  pas  duré  ;  il  avait 
commencé  à  fumer,  à  boire  du  vin,  et  il  avait  même  fini 
par  ressentir  un  vrai  soulagement  à  la  pensée  qu'il 
n'avait  plus  désormais  à  s'inquiéter  que  du  jugement 
des  autres. 

Et  dès  lors  Nekhludov,  avec  sa  nature  passionnée, 
s'était  livré  tout  entier  à  cette  vie  nouvelle,  que  menait 
tout  son  entourage  ;  et  il  avait  complètement  étouffé  en 
lui  la  voix  qui  réclamait  quelque  chose  de  différent.  Ce 
changement  avait  commencé  en  lui  quand  il  était  arrivé 
à  Saint-Pétersbourg  :  il  s'était  achevé  lors  de  son  entrée 
dans  le  corps  de  la  garde. 

—  Nous  sommes  prêts  à  sacrifier  notre  vie;  et,  par 
suite,  la  vie  que  nous  menons,  cette  vie  insouciante  et 
gaie,  non  seulement  est  excusable,  mais  est  encore 
indispensable  pour  nous.  Aussi  serions-nous  insensés 
d'en  mener  une  autre  ! 

Ainsi  raisonnait  inconsciemment  Nekhludov,  durant 
cette  période  de  sa  vie;  et  il  jouissait  de  se  sentir 
affranchi  de  toutes  les  contraintes  morales  qu'il  s'était 
imposées  dans  sa  jeunesse  ;  et  il  ne  cessait  point  de  s'en- 
tretenir dans  un  véritable  état  de  folie  égoïste. 

C'est  dans  cet  état  qu'il  se  trouvait  lorsque,  trois  ans 
après  sa  première  rencontre  avec  Katucha,  et  au  mo- 
ment où  il  allait  partir  pour  la  guerre  contre  les  Turcs, 
il  revint  de  nouveau  dans  la  maison  de  ses  tantes. 


III 


Nekhludov  avait  plusieurs  motifs  pour  s*arrêter  che2 
ses  tantes.  D'abord  leur  domaine  se  trouvait  sur  la  routé 

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66  RÉSURRECTION 

qu'il  devait  suivre  pour  rejoindre  son  régiment;  puis 
les  deux  vieilles  demoiselles  lui  avaient  instamment 
demandé  de  venir  les  voir  en  passant  ;  mais  surtout  il 
avait  lui-même  tenu  à  revoir  Katucha.  Peut-être  avait-il 
d'avance,  au  fond  de  son  âme,  un  mauvais  dessein  à 
l'égard  de  la  jeune  fille,  un  dessein  que  lui  dictait 
l'homme  nouveau  qui  était  né  en  lui  ;  mais  en  tout  cas  il 
ne  se  l'avouait  pas,  et  l'unique  dessein  qu'il  s'avouait 
était  de  se  retrouver  dans  les  lieux  où  il  avait  été  si 
heureux  avec  elle,  et  de  la  revoir,  et  de  revoir  ses 
tantes,  personnes  un  peu  ridicules,  mais  bonnes  et 
aimables,  et  qui  l'avaient  toujours  entouré  d'une  atmos- 
phère de  tendresse  et  d'admiration. 

11  arriva  dans  les  derniers  jours  de  mars,  un  matin  de 
vendredi  saint,  en  plein  dégel,  sous  une  pluie  battante, 
de  sorte  qu'en  approchant  de  la  maison  il  se  sentait 
mouillé  et  transi,  mais  vaillant  et  très  en  train,  comme 
il  était  toujours  à  cette  époque  de  sa  vie. 

«  Pourvu  qu'elle  y  soit  encore  !  »  —  pensait-il  en  péné- 
trant dans  la  cour,  toute  remplie  de  neige  fondue,  et  en 
apercevant  la  vieille  maison  de  briques  qu'il  connaissait 
si  bien.  —  «  Si  je  pouvais  la  voir  apparaître,  là,  sur  le 
seuil,  pour  me  recevoir  !  » 

Sur  le  seuil  apparurent  deux  servantes,  pieds  nus,  les 
jupes  retroussées,  portant  des  seaux,  et  évidemment 
occupées  à  laver  le  plancher.  Mais  de  Katucha  nulle 
trace  ;  et  Nekhludov  vit  seulement  s'avancer  au-devant 
de  lui  le  vieux  Tikhon,  le  valet  de  chambre,  en  tablier 
lui  aussi,  qui  venait,  sans  doute,  de  s'interrompre  de 
quelque  nettoyage.  Dans  le  salon,  il  fut  reçu  par  Sophie 
Ivanovna,  vêtue  d'un  manteau  jaune  et  coiffée  d'un 
bonnet. 

—  Ah  I  comme  c'est  gentil  à  toi  d'être  venu  !  —  dit 
Sophie  Ivanovna  en  l'embrassant.  —  Marie  est  un  peu 
souffrante;  elle  s'est  fatiguée,  ce  matin,  à  Téglise.  Nous 
nous  sommes  confessées. 

—  Bonjour,  tante  Sonia,  —  dit  Nekhludov  en  lui  bai- 
sant la  main.  —  Excusez-moi,  je  vous  ai  mouillée  ! 

—  Va  vite  te  changer  dans  ta  chambre  !  Tu  es  tout 

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RÉSURRECTION  67 

trempé.    Et  voilà  que  tu   as  déjà  des  moustaches!... 
Katucha!  Katucha!  vite,  qu'on  lui  prépare  du  café! 

—  Tout  de  suite  1  —  répondit,  au  corridor,  une  voix 
chantante.  Et  le  cœur  de  Nekhludov  battit  joyeusement. 
C'était  elle!  Elle  était  encore  là!  Et,  au  même  instant, 
le  soleil  se  montra  entre  les  nuages. 

Gaîment  Nekhludov  suivit  Tikhon,  qui  le  conduisit 
dans  la  même  chambre  où  il  avait  autrefois  logé.  11 
aurait  bien  voulu  questionner  le  vieux  valet  sur  Katucha, 
lui  demander  comment  elle  allait,  ce  qu'elle  devenait,  si 
elle  était  fiancée.  Mais  Tikhon  était  à  la  fois  si  respec- 
tueux et  si  digne,  il  insistait  si  fort  pour  verser  lui- 
même  l'eau  de  l'aiguière  sur  les  mains  de  Nekhludov, 
que  celui-ci  n'osa  point  le  questionner  sur  la  jeune  fille, 
et  se  borna  à  lui  demander  des  nouvelles  de  ses  petits- 
enfants,  du  vieux  cheval,  du  chien  de  garde  Polkan. 
Tout  le  monde  était  en  vie,  tout  le  monde  allait  bien,  à 
l'exception  de  Polkan,  qui  avait  pris  la  rage  Tannée  pré- 
cédente. 

Nekhludov  était  en  train  de  changer  de  vêtements, 
lorsqu'il  entendit  un  pas  léger  dans  le  corridor;  et  l'on 
frappa  à  la  porte.  Nekhludov  reconnut  et  le  pas  et  la 
manière  de  frapper;  elle  seule  marchait,  elle  seule  frap- 
pait de  cette  façon  !  11  se  hâta  de  jeter  sur  ses  épaules 
son  manteau  tout  trempé  ;  puis  il  cria  :  «  Entrez  !  » 

C'était  elle,  Katucha,  toujours  la  même,  mais  plus 
jolie  encore,  plus  charmante  qu'autrefois.  Comme  autre- 
fois, ses  yeux  noirs  brillaient  avec  un  sourire  ingénu  ; 
et,  comme  autrefois,  elle  avait  un  tablier  blanc  d'une 
propreté  exquise.  Elle  venait  lui  apporter,  de  la  part  de 
ses  tantes,  un  savon  parfumé  dont  on  avait  à  l'instant 
décacheté  l'enveloppe,  et  aussi  deux  serviettes,  une 
grande  de  toile  fine,  et  une  autre  de  coton  rugueux  pour 
les  mains.  Et  le  savon,  à  peine  sorti  de  son  enveloppe, 
et  les  serviettes,  et  Katucha  elle-même,  tout  cela  était 
également  propre,  frais,  intact,  charmant. 

—  Heureuse  arrivée  à  vous,  Dimitri  Ivanovitch!  — 
dit-elle,  non  sans  effort;  et  une  rougeur  envahit  son 
visage. 

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68  RÉSURRECTION 

—  Je  te  salue!...  Je  vous  salue!...  —  Il  ne  savait  s'il 
devait  lui  dire  «  tu  »  ou  «  vous  »  ;  et  lui  aussi  il  se  sentit 
rougir.  —  Vous  allez  bien? 

—  Mais  oui,  Dieu  merci  !  Ce  sont  vos  tantes  qui  vous 
envoient  votre  savon  préféré,  à  la  rose,  —  reprit-elle,  en 
déposant  le  savon  sur  la  table,  et  en  étalant  les  serviettes 
sur  le  dossier  d'une  chaise. 

—  Dimitri  Ivanovitch  a  apporté  le  sien  !  —  fit  remar- 
quer Tikhon,  d'un  ton  solennel,  en  désignant  du  doîîjt 
à  la  jeune  fille  le  grand  nécessaire  aux  fermoirs  d'argent 
que  Nekhludov  avait  ouvert  sur  la  table,  et  qui  était 
rempli  d'une  foule  de  flacons,  de  brosses,  de  poudres, 
de  parfums  et  d'instruments  de  toilette. 

—  Dites  bien  à  mes  tantes  que  je  les  remercie.  Et 
comme  je  suis  heureux  d*être  venu  !  —  ajouta  Nekhludov, 
sentant  que,  dans  son  âme,  tout  était  soudain  redevenu 
doux  et  clair  comme  autrefois. 

Pour  toute  réponse,  elle  sourit,  et  elle  sortit  de  la 
chambre. 

Les  deux  tantes,  qui  avaient  toujours  adoré  Nekhludov, 
l'accueillirent  cette  fois  avec  plus  d'empressement  encore 
que  de  coutume.  Dimitri  allait  à  la  guerre  :  il  pouvait 
être  blessé,  tué  !  Cela  bouleversait  les  deux  vieilles 
demoiselles. 

Nekhludov  n'avait  eu  d'abord  l'intention  que  de  res- 
ter durant  une  journée  ;  mais,  dès  qu'il  revit  Katucha,  il 
décida  de  passer  encore  près  d'elle  le  jour  de  Pâques, 
et  il  télégraphia  à  son  camarade  Chembok,  à  qui  il  avait 
donné  rendez-vous  à  Odessa,  pour  le  prier  de  venir 
plutôt  le  rejoindre  chez  ses  tantes. 

Dès  le  premier  instant  où  il  avait  revu  Katucha, 
Nekhludov  avait  senti  se  réveiller  en  lui  ses  impressions 
d'autrefois.  Comme  autrefois,  il  ne  pouvait  sans  émo- 
tion voir  le  tablier  blanc  de  la  jeune  fille;  il  ne  pouvait 
entendre  sans  plaisir  sa  voix,  son  rire,  le  bruit  de  ses 
pas;  il  ne  pouvait  subir  de  sang-froid  le  regard  de 
ses  yeux  noirs,  surtout  quand  elle  souriait;  comme 
autrefois,  il  ne  pouvait,  sans  être  troublé,  voir  com- 
ment elle  rougissait  en  sa  présence.  De  nouveau,  il  se 

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RÉSURRECTION  69 

sentait  amoureux,  mais  non  plus  de  la  même  façon 
qu'autrefois,  où  son  amour  était  pour  lui  un  mystère, 
où  il  n'osait  pas  s'avouer  à  lui-même  qu'il  était  amou- 
reux, où  il  était  convaincu  qu'on  ne  pouvait  aimer  qu'une 
fois  ;  maintenant  il  savait  qu'il  était  amoureux,  et  il  s'en 
réjouissait,  et  il  savait  aussi,  tout  en  essayant  de  n'y 
point  penser,  en  quoi  consistait  cet  amour  et  ce  qui  en 
pouvait  résulter. 

En  Nekhludov,  comme  en  tout  homme,  il  y  avait  deux 
hommes.  Il  y  avait  l'homme  moral,  disposé  à  ne  cher- 
cher son  bien  que  dans  le  bien  des  autres  ;  et  il  y  avait 
l'homme  animal,  ne  cherchant  que  son  bien  individuel 
et  prêt  à  sacrifier  pour  lui  le  bien  du  monde  entier.  Et 
dans  l'état  de  folie  égoïste  où  il  se  trouvait  à  ce  moment 
de  sa  vie,  l'homme  animal  avait  pris  le  dessus  en  lui,  au 
point  d'étouffer  complètement  Tautre  homme.  Mais 
quand  il  eut  revu  Katucha,  et  que  ses  anciens  senti- 
ments pour  elle  se  furent  de  nouveau  éveillés  en  lui, 
rhomme  moral  releva  la  tête  et  réclama  ses  droits.  De 
sorte  que,  durant  toute  cette  journée  et  la  suivante, 
une  lutte  incessante  se  livra  au-dedans  de  lui.  Il  savait, 
dans  le  secret  de  son  âme,  que  son  devoir  était  de 
partir  ;  il  savait  qu'il  faisait  mal  de  prolonger  son  séjour 
chez  ses  tantes  ;  il  savait  que  rien  de  bon  ne  pourrait  en 
résulter  ;  mais  il  éprouvait  tant  de  plaisir  et  de  bonheur 
qu'il  refusait  d'entendre  la  voix  de  sa  conscience,  et 
qu'il  restait. 

Le  samedi  soir,  veille  de  Pâques,  le  prêtre,  avec  le 
diacre  et  le  sacristain,  vint  bénir  les  pains,  suivant 
l'usage;  ils  avaient  eu  grand'peine,  racontaient-ils,  à 
traverser  en  traîneau  les  mares  produites  par  le  dégel, 
le  long  des  trois  verstes  qui  séparaient  l'église  de  la 
maison  des  vieilles  demoiselles.  Nekhludov  pssista  à  la 
cérémonie,  avec  ses  tantes  et  tous  les  domestiques.  Il  ne 
cessait  pas  de  considérer  Katucha,  qui  se  tenait  près  de 
la  porte,  le  vase  d'encens  en  main.  Et,  ayant  échangé  trois 
baisers,  suivant  la  coutume,  avec  le  prêtre,  puis  avec  ses 
tantes,  il  était  sur  le  point  de  rentrer  dans  sa  chambre, 
lorsqu'il  entendit  dans  le  corridor  la  voix  de  Matréna 

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70  RÉSURRECTION 

Parlovna,  la  vieille  gouvernante,  disant  qu'elle  se  pré- 
parait à  se  rendre  à  Téglise  avec  Katncha,  pour  assister 
à  la  messe  de  nuit  et  à  la  bénédiction  des  pains.  — 
«  J'irai,  moi  aussi!  »  se  dit  Nekhludov. 

Impossible  de  songer  à  faire  le  trajet  en  voiture,  ni 
en  traîneau.  Nekhludov  fît  seller  le  vieux  cheval  qui, 
jadis,  lui  servait  pour  ses  promenades;  il  revêtit  son 
brillant  uniforme,  endossa  son  manteau  d'officier  ;  et, 
sur  la  vieille  bête  trop  nourrie,  alourdie,  et  qui  ne  c^3s- 
sait  pas  de  hennir,  dans  la  nuit,  à  travers  la  neige  et  la 
boue,  il  se  rendit  à  Téglise  du  village. 


IV 


Celte  messe  de  nuit  devait  rester  toujours,  pour 
Nekhludov,  un  des  plus  doux  et  des  plus  forts  souve- 
nirs de  sa  vie. 

Quand,  après  une  longue  course  dans  les  ténèbres 
qu'éclairait  seulement,  par  places,  la  blancheur  de  la 
neige,  il  pénétra  enfin  dans  la  cour  de  l'église,  le  service 
était  déjà  commencé. 

Les  paysans,  reconnaissant  dans  le  cavalier  le  neveu 
de  Marie  Ivanovna,  le  conduisirent  dans  un  endroit  sec 
où  il  pût  descendre,  emmenèrent  son  cheval,  et  lui 
ouvrirent  la  porte  de  l'église.  L'église  était  déjà  pleine 
de  monde. 

Sur  la  droite  se  tenaient  les  hommes.  Les  vieux,  en 
vestes  qu'eux-mêmes  avaient  cousues,  les  jambes  entou- 
rées de  bandes  de  toile  blanche  ;  les  jeunes,  en  vestes  de 
drap  neuves,  une  écharpe  claire  autour  des  reins,  de 
grandes  bottes  aux  pieds.  Sur  la  gauche  se  tenaient  les 
femmes,  la  tête  couverte  de  fichus  de  soie,  vêtues  de 
camisoles  de  velours,  avec  des  manches  rouge  vif  et  des 
jupes  bleues,  vertes,  rouges,  les  pieds  chaussés  de  sou- 
liers ferrés.  Les  plus  vieilles  s'étaient  placées  dans  le 
fond,  modestement^  avec  leurs  fichus  blancs  et  leurs 

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RÉSURRECTION  71 

Testes  grises.  Et  entre  elles  et  les  femmes  plus  jeunes 
s'étaient  rangés  les  enfants,  en  grande  toilette. 

Les  hommes  faisaient  des  signes  de  croix  ;  les  femmes, 
surtout  les  vieilles,  les  yeux  obstinément  fixés  sur  Ficône 
entourée  de  cierges,  appuyaient  tour  à  tour,  d'une  pres- 
sion vigoureuse,  leurs  doigts  repliés  sur  leur  front, 
leurs  deux  épaules,  et  leur  ventre,  tandis  que  leurs  lèvres 
ne  cessaient  de  murmurer  des  prières.  Les  enfants,  imi- 
tant les  grandes  personnes,  priaient  avec  zèle,  surtout 
quand  ils  sentaient  les  regards  de  leurs  parents  arrêtés 
sur  eux.  L'iconostase  d'or  étincolait  de  lumière,  ayant 
autour  d'elle  de  grands  cierges  enveloppés  d'or.  Le  can- 
délabre, lui  aussi,  était  tout  garni  de  cierges.  Et  des 
deux  chceurs  s'élevaient  les  chants  joyeux  des  chanteurs 
de  bonne  volonté  ;  le  mugissement  des  basses  s'alliait 
au  soprano  aigu  des  enfants. 

Nekhludov  s'avança  dans  l'église.  Au  milieu  se  tenait 
1  aristocratie.  Il  y  avait  là  un  propriétaire  avec  sa  femme 
et  son  fils,  ce  dernier  habillé  en  matelot;  il  y  avait  le 
stanovoï,  le  télégraphiste,  un  marchand  chaussé  de 
bottes  à  hautes  tiges,  la  staroste  avec  sa  médaille,  et,  à 
droite  de  l'ambon,  derrière  la  femme  du  propriétaire, 
se  tenait  Matrena  Pavlovna,  vêtue  d'une  robe  de  couleurs 
changeantes,  les  épaules  recouvertes  d'un  châle  rayé. 
Katucha  était  près  d'elle.  Elle  était  en  robe  blanche 
avec  un  corsage  plissé.  Une  ceinture  bleue  entourait  sa 
taille,  et  Nekhludov  vit  qu'elle  avait  mis  un  nœud  rouge 
dans  ses  cheveux  noirs. 

Tout  avait  un  air  de  fête  ;  tout  était  solennel,  gai  et 
beau  :  et  le  prêtre  avec  sa  chasuble  d'argent  traversée 
dhme  croix  d'or,  et  le  diacre  et  le  sacristain  avec  leurs 
étoles  brodées  d'or  et  d'argent,  et  les  chants  joyeux  des 
chantres  amateurs,  et  la  façon  dont,  à  tout  instant,  le 
prêtre  levait  un  cierge  pour  bénir  l'assistance,  et  la  façon 
dont  tout  le  monde  répétait,  d'instant  en  instant  :  «  Christ 
est  ressuscité  !  Christ  est  ressuscité  !  »  Tout  cela  était 
beau,  mais  plus  belle  que  tout  cela  était  Katucha,  avec 
sa  robe  blanche  et  sa  ceinture  bleue,  et  son  nœud  rouge 
dans  ses  cheveux  noirs. 

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72  RÉSURRECTION 

Nekhludov  sentait  que,  sans  se  retourner,  elle  le 
voyait.  Il  passa  près  d'elle  pour  aller  vers  l'autel.  Il 
n'avait  rien  à  lui  dire,  mais  il  imagina  pourtant  de  lui 
dire,  en  passant  près  d'elle  : 

—  Ma  tante  vous  prévient  qu'on  ne  soupera  qu'après 
la  seconde  messe. 

Le  jeune  sang  de  Katucha,  comme  toujours  quand 
elle  apercevait  Nekhludov,  se  répandit  sur  son  visage, 
et  ses  yeux  noirs  s'arrêtèrent  sur  lui,  souriants  et  heu- 
reux. 

—  Oui,  je  sais,  —  répondit-elle. 

Dans  cet  instant,  le  sacristain,  qui  traversait  la  foule 
pour  faire  la  quête,  passa  près  de  Katucha  et,  sans  la 
voir,  la  frôla  de  son  étole.  11  avait  voulu,  par  déférence, 
s'écarter  devant  Nekhludov,  et  c'est  ainsi  qu'il  avait  frôlé 
Katucha.  Mais  Nekhludov  fut  stupéfait  de  voir  que  ce 
sacristain  ne  comprenait  pas  que  tout  ce  qui  se  faisait 
dans  l'église,  tout  ce  qui  se  faisait  dans  le  monde,  ne  se 
faisait  que  pour  Katucha,  et  qu'elle  seule  ne  pouvait 
pas  rester  inaperçue,  puisqu'elle  était  le  centre  de  l'uni- 
vers entier.  C'est  pour  elle  que  brillait  de  l'or  de  l'iconos- 
tase, pour  elle  que  brûlaient  les  cierges  du  candélabre  ; 
c'est  pour  elle  que  s'élevaient  tous  ces  chants  joyeux  : 
«  La  Pâque  du  Seigneur  !  hommes,  réjouissez-vous  !  »  Et 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  bon  et  de  beau  sur  la  terre  n'était 
que  pour  elle.  Et  Katucha,  sans  doute,  devait  com- 
prendre que  tout  cela  était  pour  elle.  C'est  ce  que  sen- 
tait Nekhludov  quand  il  voyait  les  formes  gracieuses  de 
la  jeune  fille,  dessinées  par  la  robe  blanche,  et  ce  visage 
plein  d'une  joie  recueillie,  dont  l'expression  lui  disait 
que  tout  ce  qui  chantait  en  lui  devait  chanter  aussi  en 
elle. 

Dans  l'intervalle  qui  séparait  la  première  messe  de 
la  seconde,  Nekhludov  sortit  de  l'église.  La  foule  s'écar- 
tait devant  lui  et  le  saluait.  Les  uns  le  reconnaissaient, 
d'autres  demandaient  :  «  Qui  est-ce  ?  »  Sur  le  parvis  il 
s'arrêta.  Les  mendiants  l'entourèrent  :  il  leur  distribua 
toute  la  petite  monnaie  qu'il  put  trouver  dans  ses  poches, 
et  il  se  mit  à  descendre  Tescalier  de  la  cour. 

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RÉSURRECTION  TS 

Déjà  la  nuit  était  devenue  plus  claire,  mais  le  soleil  ne 
paraissait  pas  encore.  La  foule,  sortant  de  l'église, 
envahissait  le  parvis  et  la  cour;  mais  Katucha  ne  se 
montrait  toujours  pas,  et  Nekhludov  revint  en  arrière, 
pour  Tattendre. 

La  foule  continuait  à  sortir;  les  dalles  résonnaient 
sous  les  clous  des  chaussures.  Un  vieillard  à  la  tête 
branlante,  Tancien  cuisinier  de  Marie  Ivanovna,  arrêta 
Nekhludov,  l'embrassa  trois  fois;  puis  sa  femme,  une 
petite  vieille  toute  ridée,  lui  tendit  un  œuf  peint  en 
jaune  safran  ^  Derrière  eux  s'approcha  en  souriant  un 
jeune  et  musculeux  moujik,  vêtu  d'une  veste  neuve  avec 
une  ceinture  verte. 

—  Christ  est  ressuscité  !  —  dit-il  avec  un  bon  sourire 
dans  ses  yeux  ;  et,  passant  ses  bras  au  cou  de  Nekhlu- 
dov, il  le  baisa  trois  fois  en  pleine  bouche,  lui  chatouil- 
lant le  visage  de  sa  petite  barbe  frisée,  en  même  temps 
qu'il  l'imprégnait  de  son  odeur  de  moujik. 

Pendant  que  Nekhludov,  après  s'être  laissé  embrasser 
par  le  moujik,  recevait  de  lui  un  œuf  peint  en  couleur 
cannelle,  il  vit  sortir  de  l'église  la  robe  changeante 
de  Matrena  Pavlovna,  et  puis  la  chère  petite  tête  noire 
avec  le  nœud  rouge. 

Katucha  l'aperçut  tout  de  suite,  à  travers  la  foule  qui 
les  séparait  ;  et  il  vit  que,  de  nouveau,  elle  rougissait. 

Arrivée  sur  le  parvis,  elle  s'arrêta  pour  donner  des 
sous  aux  mendiants.  Un  des  mendiants,  un  malheureux 
qui  avait  une  grande  plaie  rouge  à  la  place  du  nez, 
s'approcha  d'elle.  Elle  prit  quelque  chose  dans  sa  robe  ; 
puis,  s'avançant  vers  lui,  sans  aucun  signe  de  répulsion, 
trois  fois  elle  l'embrassa.  Et  tandis  qu'elle  embrassait 
le  mendiant,  ses  yeux  rencontrèrent  ceux  de  Nekhludov. 
C'était  comme  s'ils  lui  eussent  demandé  :  «  Est-ce  bien 
ce  que  je  fais  là?  —  Mais  oui,  bien-aimée,  tout  est  bien, 
tout  est  beau,  je  t'aime!  » 

Les  deux  femmes  descendirent  les  marches,  et  Nekhlu- 

i.  C'est  rusage,  dans  le  peuple  russe,  d'échanger  des  œufs  le 
Jour  de  Pâques  en  se  baisant  trois  fois  sur  la  bouche. 

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74  RÉSURRECTION 

dov  alla  au-devant  d'elles.  Il  n'avait  pa»  Tintention  de 
leur  souhaiter  la  Pâque,  mais  il  ne  pouvait  s'empêcher 
d'approcher  de  Katucha. 

—  Christ  est  ressuscité  !  —  dit  Matrena  Paviovna  avec 
un  signe  de  tête,  et  un  sourire,  et  une  voix  qui  donnaient 
à  entendre  que,  ce  jour-là,  tous  étaient  égaux;  après 
quoi,  s'étant  essuyé  la  bouche  avec  son  mouchoir,  elle 
la  tendit  au  jeune  homme. 

—  En  vérité,  il  est  ressuscité  !  —  répondit  Nekhludov, 
et  il  l'embrassa. 

Il  jeta  un  regard  sur  Katucha  ;  elle  rougit  de  nouveau, 
et  s'avança  tout  contre  lui. 

—  Christ  est  ressuscité,  Dimitri  Ivanovitchî 

—  En  vérité,  il  est  ressuscité!  —  dit-il.  —  Ils  s'em- 
brassèrent deux  fois  et  s'arrêtèrent,  comme  pour  se 
demander  s'il  fallait  continuer;  puis  aussitôt,  comme 
s'ils  avaient  décidé  qu'il  le  fallait,  ils  s'embrassèrent 
une  troisième  fois  ;  et  tous  deux  sourirent. 

—  Vous  n'allez  pas  chez  le  prêtre?  —  demanda 
Nekhludov. 

—  Non,  nous  allons  attendre  ici,  Dimitri  Ivanovitch, 
—  dit-elle,  parlant  avec  effort. 

Sa  poitrine  se  soulevait  fiévreusement  ;  et  sans  cesse 
elle  le  regardait  dans  les  yeux,  de  ses  yeux  timides, 
innocents,  et  tendres. 

Dans  l'amour  entre  l'homme  et  la  femme,  il  y  a  tou- 
jours une  minute  où  cet  amour  atteint  son  plus  haut 
degré,  où  il  n'a  plus  rien  de  réfléchi  ni  rien  de  sen- 
suel, où  il  est  l'entière  union  de  deux  êtres  en  un  seul. 
C'est  cette  minute  que  Nekhludov  avait  connue,  dans 
cette  nuit  de  Pâques.  Lorsque  maintenant,  assis  dans  la 
salle  du  jury,  il  essayait  de  se  rappeler  toutes  les  cir- 
constances où  il  avait  vu  Katucha,  c'est  cette  minute 
qui  ressuscitait  devant  lui,  effaçant  tout  le  reste  :  la 
petite  tête  noire  soigneusement  peignée,  avec  son  nœud 
rouge,  la  robe  blanche  au  corsage  plissé,  la  taille  mince 
et  la  poitrine  encore  à  peine  formée,  et  cette  rougeur, 
et  ces  yeux  noirs  brillants,  et,  dans  toute  la  personne  de 
Katucha,  l'expression  manifeste  de  la  pureté,  comme 

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RÉSURRECTION  75 

aussi  d'un  amoar  innocent  et  profond  non  seulement 
pour  lui,  Nekhludov,  mais  pour  tout  ce  qu'il  y  avait  de 
beau  au  monde,  et  non  seulement  pour  ce  qu'il  y  avait 
de  beau,  mais  pour  tout  ce  qui  existait,  pour  ce  men- 
diant défiguré  qu'elle  venait  d'embrasser.  Cet  amour,  il 
le  sentait  en  elle,  cette  nuit-là,  parce  qu'il  le  sentait  en 
lui-même  ;  et  il  sentait  que  cet  amour  les  fondait  tous 
deux  en  un  seul  être. 

Ah  !  s'il  avait  pu  en  rester  à  ce  sentiment,  éprouvé  la 
ûuit  de  Pâques! 

—  Oui,  tout  ce  qui  s'est  passé  d'affreux  entre  nous 
n'est  venu  qu'après  cette  nuit  de  Pâques  !  —  songeait-il, 
assis  devant  la  fenêtre  dans  la  salle  du  jury. 


En  revenant  de  l'église,  Nekhludov  soupa  avec  ses 
tantes.  Pour  se  remettre  de  sa  fatigue,  suivant  une 
habitude  prise  au  régiment,  il  but  plusieurs  verres  de 
vin  et  d'eau-de-vie.  Puis,  rentré  dans  sa  chambre,  il 
s'étendit  sur  son  lit,  sans  se  dévêtir,  et  s'endormit 
aussitôt.  Un  coup  frappé  à  la  porte  le  réveilla.  A  la 
façon  de  frapper,  il  reconnut  que  c'était  elle.  Il  sauta  à 
bas  de  son  lit  en  se  frottant  les  yeux  : 

—  Katucba,  est-ce  toi?  Entre!  —  dit-il. 
Elle  entr'ouvrit  la  porte. 

—  On  voua  appelle  pour  le  déjeuner,  —  dit-elle. 
Elle   portait    la  même  robe   blanche,  mais   sans  le 

nœud  dans  les  cheveux.  Elle  le  regardait  dans  les  yeux, 
et  son  visage  rayonnait,  comme  si  elle  lui  avait  annoncé 
quelque  chose  d'extraordinairement  joyeux. 

—  Tout  de  suite,  j'y  vais,  —  répondit-il. 

Elle  resta  une  minute  encore,  sans  rien  dire.  Et  brus- 
quement, Nekhludov  s'élança  vers  elle.  Mais  au  même 
instant  elle  se  retourna,  d'un  mouvement  léger,  et  s'en- 
fuit dans  le  corridor. 

—  Quel  sot  je  suis  de  ne  pas  l'avoir  retenue  !  —  se 

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76  RÉSURRECTION 

dit    Nekhludov.  Et    il  sortit  de  sa  chambre  pour  la 
rattraper. 

Ce  qu'il  voulait  d'elle,  lui-même  ne  le  savait  pas.  Mais 
il  avait  Timpression  que,  quand  elle  était  entrée  dans 
sa  chambre,  il  aurait  dû  faire  ce  que  tout  le  monde 
faisait  en  pareille  circonstance,  et  qu'il  ne  l'avait  pas 
fait. 

—  Katucha,  arrête-toi  !  —  lui  dit-il. 
Elle  se  retourna. 

—  Qu'y  a-t-il?  —  demanda-t-elle  en  cessant  de 
courir. 

—  Il  n'y  arien;  seulement... 

Et,  faisant  effort  sur  lui-même,  et  se  rappelant  com- 
ment se  comportaient  tous  les  hommes  de  sa  classe, 
il  lui  passa  le  bras  autour  de  la  taille. 

Elle  s'arrêta  tout  à  fait,  et  le  fixa  dans  les  yeux. 

—  Ce  n'est  pas  bien,  Dimitri  Ivanovitch,  ce  n'est  pas 
bien  î  —  dit-elle,  devenant  toute  rouge  et  prête  à  pleurer. 
Pais,  de  sa  petite  main  robuste,  elle  écarta  le  bras  qui 
l'avait  enlacée. 

Nekhludov  la  lâcha.  Il  sentit  tout  à  coup  une  impres- 
sion non  seulement  de  malaise  et  de  honte,  mais  de 
répugnance  pour  lui-même.  Il  aurait  dû  croire  en  lui- 
même,  à  cet  instant  décisif;  mais  il  ne  comprit  pas 
que  cette  honte  et  cette  répugnance  étaient  l'expression 
du  fond  de  son  âme  ;  et,  au  contraire,  il  se  figura  que 
c'était  sa  sottise  qui  parlait  en  lui,  et  que  son  devoir 
était  de  faire  comme  tout  le  monde. 

Do  nouveau,  il  poursuivit  Katucha  ;  de  nouveau,  il  la 
prit  par  la  taille;  et  il  lui  glissa  un  baiser  dans  le  cou. 

Ce  baiser  n'avait  plus  rien  de  commun  avec  ceux 
qu'il  lui  avait  donnés  les  deux  fois  précédentes  :  une 
première  fois  derrière  le  bouquet  de  sureaux,  la  seconde 
fois  à  l'église,  le  matin  même  de  ce  jour.  Son  baiser 
d'à  présent  avait  quelque  chose  de  terrible;  et  elle  le 
sentit. 

—  Que  faites-vous?  —  s'écria-t-elle  d'une  voix 
effrayée.  Puis,  prenant  son  élan,  elle  s'enfuit  à  toutes 
jambes. 

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RÉSURRECTION  77 

Nekhludov  se  rendit  dans  la  salle  à  manger.  Ses 
tantes,  en  grande  toilette,  le  médecin,  et  une  voisine 
étaient  déjà  à  table.  Tout  se  passait  comme  à  l'ordi- 
naire, mais  dans  Pâme  de  Nekhludov  la  tempête  gron- 
dait. II  ne  comprenait  rien  de  ce  qu'on  lui  disait, 
répondait  de  travers,  et  ne  pensait  toujours  qu'à  Katu- 
cha,  se  rappelant  la  sensation  de  ce  baiser  qu'il  lui  avait 
pris.  Soudain  il  entendit  son  pas  dans  le  corridor  ;  et 
dès  ce  moment  il  n'entendit  plus  rien  d'autre.  Quand 
elle  entra  dans  la  salle,  il  ne  leva  pas  les  yeux  sur  elle, 
mais  de  tout  son  être  il  sentait,  aspirait  sa  présence. 

Après  le  dîner,  il  rentra  aussitôt  dans  sa  chambre. 
Secoué  d'émotion,  longtemps  il  marcha  de  long  en 
large,  prêtant  l'oreille  à  tous  les  bruits  de  la  maison, 
dans  l'attente  du  pas  de  Katucha.  L'animal,  qui  vivait  en 
lui,  à  présent  non  seulement  avait  relevé  la  tête,  mais 
avait  complètement  foulé  aux  pieds  l'être  aimant  et  loyal 
qu'avait  été  Nekhludov  durant  son  premier  séjour,  qu'il 
avait  été  encore  le  matin  de  ce  même  jour,  à  l'église. 
Seul,  désormais,  l'animal  régnait  dans  son  âme. 

Mais,  bien  qu'il  ne  cessât  point  d'épier  la  jeune  fille, 
pas  une  fois,  de  toute  la  journée,  il  ne  put  se  trouver 
seul  avec  elle.  Evidemment,  elle  l'évitait.  Vers  le  soir, 
cependant,  elle  fut  obligée  d'entrer  dans  une  chambre 
voisine  de  celle  qu'il  occupait.  Le  médecin  avait  con- 
senti à  rester  jusqu'au  lendemain,  et  Katucha  avait  reçu 
l'ordre  de  lui  préparer  une  chambre  pour  la  nuit.  Quand 
il  entendit  ses  pas,  Nekhludov,  marchant  sans  bruit  et 
retenant  son  souffle,  comme  s'il  se  préparait  à  commettre 
un  crime,  se  glissa  dans  la  chambre  où  elle  était  entrée. 

Katucha  avait  passé  ses  deux  mains  dans  une  taie 
d'oreiller  et  s'apprêtait  à  y  introduire  l'oreiller,  lors- 
qu'elle entendit  la  porte  s'ouvrir.  Elle  se  retourna  vers 
Nekhludov  et  lui  sourit  ;  mais  ce  n'était  plus  son  sourire 
confiant  et  joyeux  d'auparavant  :  c'était  un  sourire  plain- 
tif, épouvanté.  Il  semblait  dire  à  Nekhludov  que  ce  qu'il 
faisait  là  était  mal,  qu'il  ne  devrait  pas  le  faire.  Et  en 
vérité,  pendant  une  minute,  Nekhludov  s'arrêta;  la  lutte 
des  deux  hommes  en  lui  faillit  s'engager  de  nouveau. 

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78  RÉSURRECTION 

Une  dernière  fois,  et  faiblement,  il  entendit  la  voix  de  son 
véritable  amour  pour  elle,  qui  lui  parlait  d'elle^  de  ses 
sentiments  à  elle^  de  sa  vie  à  elle.  Mais  une  autre  voix  lui 
dit  aussitôt  :  «  Prends  garde,  tu  vas  laisser  échapper  ton 
plaisir!  »  Et  cette  autre  voix  étouffa  la  première.  D'un 
pas  résolu  il  marcha  vers  la  jeune  fille.  Et  un  sentiment 
bestial,  irrésistible,  s'empara  de  lui. 

La  tenant  embrassée  d'une  étreinte  nerveuse,  il  l'assit 
sur  le  lit  et  s'assit  près  d'elle. 

—  Dimitri  Ivanovitch,  mon  chéri,  par  grâce,  laissez- 
moi  !  —  dit-elle  d'une  voix  suppliante.  —  Voici  Matréna 
Pavlovna  qui  vient!  —  ajouta-t-elle  en  se  dégageant 
brusquement. 

Et  en  effet  quelqu'un  venait. 

—  Ecoute!  j'irai  te  rejoindre  la  nuit,  —  lui  murmura 
Nekhludov.  —  Tu  seras  seule,  n'est-ce  pas? 

—  Qu*  avez -vous  ?  Pourquoi?  Non,  non,  ce  n'est  pas 
bien!  —  dit-elle.  Mais  c'étaient  seulement  ses  lèvres  qui 
disaient  cela  ;  et  toute  sa  personne  émue,  soulevée,  dé- 
mentait ses  lèvres. 

Matréna  Pavlovna  entra  dans  la  chambre.  Elle  appor- 
tait des  serviettes,  pour  le  médecin.  Elle  jeta  un  regard 
de  reproche  à  Nekhludov  et  gronda  Katucha,  qui  avait 
oublié  de  prendre  les  serviettes. 

Nekhludov  se  hâta  de  sortir.  Mais  il  n'éprouvait  plus 
aucune  honte.  Il  avait  bien  vu,  au  regard  de  Matréna 
Pavlovna,  qu'elle  le  soupçonnait,  et  il  savait  qu'elle  avait 
raison  de  le  soupçonner;  il  savait  aussi  que  ce  qu'il 
faisait  était  mal;  mais  l'instinct  bestial,  qui  avait  pris 
en  lui  la  place  de  son  ancien  amour  pour  Katucha,  dé- 
sormais le  dominait,  régnait  seul  en  lui.  Et,  sentant  qu'il 
devait  satisfaire  cet  instinct,  il  ne  songeait  plus  qu'aux 
moyens  de  le  satisfaire. 

De  toute  la  soirée  il  ne  put  tenir  en  place,  tantôt 
entrant  chez  ses  tantes,  tantôt  revenant  dans  sa  chambre 
ou  sortant  sur  le  perron.  Et  il  n'avait  qu'une  seule 
pensée,  qui  était  de  revoir  Katucha.  Mais  Katucha 
l'évitait,  et  Matréna  Pavlovna  s'efforçait  de  ne  pas  la 
perdre  de  vue.  » 

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BÉSURRECÏION  70 


VI 


Ainsi  se  passa  toute  la  soirée,  et  la  nuit  arriva.  Le 
médecin  alla  se  coucher,  les  tantes  rentrèrent  dans  leurs 
chambres.  Nekhludov  savait  que  Matréna  Pavlovna,  à 
ce  moment,  était  auprès  de  ses  tantes  qu'elle  aidait  à  se 
déshabiller.  Katucha  devait  être  seule,  à  Toffice. 

De  nouveau,  Nekhludov  sortit  sur  le  perron.  La  nuit 
était  sombre,  humide,  chaude,  et  tout  l'air  était  rempli 
de  ce  brouillard  blanc  que  produit,  au  printemps,  la 
fonte  des  neiges.  De  la  rivière,  à  cent  pas  de  la  maison, 
on  entendait  venir  un  bruit  étrange  :  c'était  la  glace  qui 
craquait. 

Nekhludov  descendit  du  perron,  et,  barbotant  dans 
des  mares  de  neige  fondue,  il  s'avança  jusqu'à  la 
fenêtre  de  l'office.  Son  cœur  battait  si  fort  dans  sa  poi- 
trine qu'il  en  entendait  les  battements  ;  sa  respiration 
tantôt  s'arrêtait,  tantôt  s'exhalait  en  un  souffle  lourd. 

L'office  était  éclairé  de  la  lueur  tremblante  d'une  petite 
lampe.  Katucha  y  était  seule.  Elle  était  assise  près  de 
la  table,  les  yeux  fixés  dans  le  vide,  devant  elle,  d'un 
air  pensif.  Et  longtemps  Nekhludov  resta  à  la  consi- 
dérer, curieux  de  savoir  ce  qu'elle  ferait  ensuite.  Elle  se 
tint  dans  la  même  pose  pendant  quelques  minutes,  puis 
leva  les  yeux,  sourit,  fit  un  signe  de  tête  comme  si  elle 
se  parlait  à  elle*mcme  ;  après  quoi,  d'un  geste  saccadé, 
elle  mit  ses  deux  mains  sur  la  table  ;  et  de  nouveau  elle 
commença  à  regarder  devant  elle. 

Il  restait  là  à  la  considérer,  écoutant  malgré  lui  et  les 
battements  de  son  cœur  et  le  bruit  étrange  qui  venait  de 
la  rivière.  Là-bas,  en  effet,  sur  la  rivière,  le  même  tra- 
vail se  poursuivait  sans  interruption,  dans  le  brouillard  : 
tantôt  quelque  chose  ronflait,  tantôt  craquait,  tantôt 
s'éboulait,  tantôt  résonnait  comme  un  verre  qui  se 
brise. 
Nekhludov  restait  devant  la   fenêtre,   épiant  sur  le 

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80  RÉSURRECTION 

visage  fatigué  et  pensif  de  Katucha  les  traces  de  cet 
autre  travail  qui  se  poursuivait  en  elle  ;  et  il  avait  pitié 
d'elle,  mais,  chose  singulière,  cette  pitié  ne  faisait  que 
le  renforcer  dans  son  désir  de  la  posséder.  Ce  désir,  dès 
cet  instant,  l'avait  envahi  tout  entier. 

11  frappa  à  la  fenêtre.  Comme  sous  l'effet  d'un  choc 
électrique,  elle  frémit  de  tout  son  corps,  et  la  terreur 
se  peignit  sur  ses  traits.  Puis  elle  se  leva  en  sursaut, 
s'élança  vers  la  fenêtre,  et  colla  son  visage  à  la  vitre. 
L'expression  de  terreur  ne  disparut  pas  lorsque,  s'étant 
mis  les  deux  mains  au-dessus  des  yeux  pour  mieux  voir, 
elle  reconnut  Nekhludov.  Son  visage  avait  une  mine 
sérieuse  que  jamais  encore  le  jeune  homme  ne  lui  avait 
connue.  Elle  ne  sourit  que  quand  il  lui  eut  souri  ;  et  elle 
ne  sourit  que  par  soumission  pour  lui,  car  il  vit  bien 
que,  dans  son  âme,  il  n'y  avait  point  de  sourire,  mais  au 
contraire  la  seule  épouvante. 

Il  lui  fit  signe  de  la  main  pour  l'engager  à  venir  le 
rejoindre  dans  la  cour.  Elle  secoua  la  tête  :  non,  elle  ne 
sortirait  pas  !  et  elle  resta  devant  la  fenêtre.  Une  fois  de 
plus  il  colla  son  visage  contre  la  vitre,  voulant  lui  crier 
de  sortir;  mais,  au  même  instant,  elle  se  retourna  vers  la 
porte.  Quelqu'un,  évidemment,  l'avait  appelée. 

Nekhludov  s'éloigna  de  la  fenêtre.  Le  brouillard  était 
devenu  si  épais  que,  à  cinq  pas  de  la  maison,  on  ne 
voyait  pas  les  fenêtres,  ni  rien  qu'une  grande  masse 
sombre,  d'où  jaillissait  la  lueur  rouge  d'une  lampe.  Sur 
la  rivière,  c'était  toujours  le  même  ronflement,  le  même 
frottement,  le  même  craquement,  le  même  tintement  de 
la  glace.  A  travers  le  brouillard,  soudain,  un  coq  chanta  ; 
d'autres  lui  répondirent  dans  la  cour  ;  d'autres,  plus  loin, 
dans  la  campagne,  firent  entendre  leurs  appels  alternés, 
qui  finirent  par  se  fondre  dans  un  même  grand  bruit. 
Alentour,  tout  était  silencieux  :  la  rivière  seule  conti- 
nuait son  fracas. 

Après  avoir  fait  quelques  pas  en  long  et  en  large, 
devant  la  maison,  Nekhludov  de  nouveau  se  rapprocha 
de  la  fenêtre  de  l'office.  A  la  lumière  de  la  lampe,  il  vit 
de  nouveau  Katucha  assise  près  de  la  table.  Mais  à  peine 

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RÉSURRECTION  81 

s*était-il  approché  qu'elle  leva  les  yeux  vers  la  fenêtre, 
n  frappa.  Et  aussitôt,  sans  même  regarder  qui  frappait, 
elle  sortit  de  Toffice  ;  et  il  entendit  la  porte  grincer  en 
s'ouvrant,  puis  se  refermer.  Il  courut  l'attendre  devant 
le  perron,  et  tout  de  suite,  sans  lui  dire  un  mot,  il 
l'enlaça  de  ses  bras.  Elle  se  serra  contre  lui,  leva  la  tête, 
et  offrit  ses  lèvres  à  son  baiser.  Et  ils  se  tinrent  debout, 
devant  le  coin  de  la  maison,  dans  un  endroit  qui  se  trou- 
vait sec  ;  et  toujours  Nekhludov  sentait  grandir  en  lui 
l'irrésistible  désir  de  la  posséder.  Mais  soudain  ils  enten- 
dirent une  fois  de  plus  grincer  la  porte  ;  et  la  voix  irri- 
tée de  Matréna  Pavlovna  cria,  dans  la  nuit  :  «  Katucha  !  » 
Elle  s'arracha  de  ses  bras  et  courut  à  l'office.  Il  entendit 
se  fermer  le  verrou.  Puis  tout  redevint  silencieux  ;  la  lueur 
rouge  de  la  lampe  s'éteignit.  Plus  rien  que  le  brouillard 
et  le  bruit  de  la  rivière. 

Nekhludov  s'approcha  de  la  fenêtre  :  il  ne  put  rien  voir. 
Il  frappa  :  personne  ne  répondit.  Il  rentra  dans  la 
maison  par  le  grand  perron,  revint  dans  sa  chambre  : 
mais  il  ne  se  coucha  point.  Une  demi-heure  après,  il  ôta 
ses  bottes  et  s'avança,  dans  le  corridor,  jusqu'à  la 
chambre  où  couchait  Katucha.  En  passant  devant  la 
chambre  de  Matréna  Pavlovna,  il  entendit  que  la  vieille 
gouvernante  ronflait  tranquillement.  Déjà  il  s'apprêtait 
à  poursuivre  son  chemin,  lorsque  soudain  Matréna  Pav- 
lovna se  mit  à  tousser  et  se  retourna  sur  son  lit.  11  fît 
le  mort,  et  cinq  minutes  s'écoulèrent  ainsi.  Lorsque  de 
nouveau  tout  se  tut  et  qu'il  entendit  de  nouveau  le  ron- 
flement de  la  vieille,  Nekhludov  poursuivit  son  chemin, 
s'çfforçant  d'éviter  de  faire  craquer  le  plancher.  Il  se 
trouva  enfin  devant  la  porte  de  Katucha.  Aucun  bruit  de 
souffle,  à  l'intérieur  :  évidemment  elle  ne  dormait  pas. 
Mais  à  peine  eut-il  murmuré  :  «  Katucha  î  »  qu'elle 
s'élança  vers  la  porte,  et,  d'un  ton  fâché,  à  ce  qui  lui 
sembla,  elle  lui  dit  de  s'en  aller. 

—  A  quoi  pensez-vous?  est-ce  possible?  Vos  tantes 
vont  se  réveiller!  —  disaient  ses  lèvres.  Mais  toute  sa 
personne  disait  :  «  Je  suis  à  toi  tout  entière  !  »  et  c'est 
cela  seulement  qu'entendit  Nekhludov, 

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82  HÉSURRECTION 

—  Je  l'en  prie,  ouvre-moi  pour  une  minute  seulement, 
je  t'en  supplie  !  —  Il  parlait  sans  songer  à  ce  qu'il  disait. 

Il  y  eut  un  silence  ;  puis  Nekhludov  entendit  le  frotte- 
ment d'une  main  qui,  dans  les  ténèbres,  cherchait  à 
tâtons  le  verrou.  Le  verrou  s'ouvrit,  et  Nekhludov  entra 
dans  la  chambre.  Il  saisit  dans  ses  bras  la  jeune  fille, 
couverte  seulement  d'une  chemise  de  grosse  toile,  la 
souleva,  et  la  porta  sur  le  lit. 

—  Ah  !  que  faites-vous?  —  murmurait-elle. 

Mais  lui,  sans  écouter  ses  paroles,  il  la  serrait  contre 
lui. 

—  Ah  1  c'est  mal,  laissez-moi  !  —  disait-elle,  et  elle- 
même  se  serrait  contre  lui. 

Quand  ill'eut  quittée,  toute  tremblante  et  blême,  et  ne 
répondant  rien  à  ses  paroles,  il  sortit  sur  le  perron  et  y 
resta  debout,  s'eiîorçant  de  saisir  la  signification  de  ce 
qui  venait  de  se  passer. 

Au  dehors,  la  nuit  était  devenue  plus  claire.  Dans  le 
lointain,  le  fracas  du  dégel  avait  encore  augmenté  :  au 
craquement,  au  ronflement,  au  tintement  de  la  glace 
s'ajoutait  maintenant  le  murmure  de  l'eau.  Le  brouillard 
commençait  à  descendre,  et  derrière  le  brouillard  trans- 
paraissait, vaguement,  le  croissant  de  la  lune. 

—  Qu'est-ce  que  tout  cela  ?  est-ce  un  grand  bonheur 
ou  un  grand  malheur  qui  m'est  arrivé?  —  se  demandait 
Nekhludov. 

—  Bah!  c'est  toujours  ainsi,  tout  le  monde  fait  ainsi! 
—  se  dit-il. 

Sur  quoi,  rassuré,  il  entra  dans  sa  chambre,  se  coucha, 
et  s'endormit. 


VII 


Le  lendemain,  jour  de  Pâques,  l'ami  de  Nekhludov, 
Chembok,  vint  le  rejoindre  chez  ses  tantes.  Beau, 
brillant,  gai,  il  ravit    littéralement   les  deux    vieilles 


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RÉSURRECTION  83 

demoiselles  par  son  éloquence,  sa  politesse,  sa  muni- 
ficence, et  par  Taffeotion  qu'il  témoignait  à  Dimitri.  Sa 
munificence,  pourtant,  tout  en  leur  plaisant  beaucoup, 
ne  laissa  pas  de  leur  paraître  un  peu  exagérée.  Elles 
furent  étonnées  quand  elles  le  virent  donner  un  rouble  à 
un  mendiant  aveugle,  distribuer,  d'un  seul  coup,  quinze 
roubles  de  pourboire  aux  domestiques,  et  quand  elles  le 
virent  déchirer  sans  hésitation  un  mouchoir  de  batiste 
brodé,  valant  au  moins  quinze  roubles,  pour  bander  le 
pied  d'une  servante  qui,  en  sa  présence,  s'était  blessée 
jusqu'au  sang.  Les  dignes  tantes  n'avaient  encore 
jamais  rien  vu  de  pareil  ;  et  elles  ignoraient,  en  outre, 
que  ce  Chembok  avait  200.000  roubles  de  dettes  qu'il 
était  bien  résolu  à  ne  jamais  payer,  de  telle  sorte  que 
vingt-cinq  roubles  de  plus  ou  de  moins  n'avaient  guère 
d'importance  pour  lui. 

Chembok  ne  passa  d'ailleurs  qu'une  journée  chez  les 
tantes,  et,  dès  le  soir,  il  repartit  avec  Nekhludov.  Ils 
ne  pouvaient  prolonger  leur  séjour  plus  longtemps,  étant 
parvenus  à  l'extrême  limite  du  délai  dont  ils  dispo- 
saient. 

L'âme  de  Nekhludov,  durant  cette  première  journée, 
était  tout  entière  au  souvenir  de  la  nuit  précédente.  Deux 
sentiments  contraires  y  étaient  en  lutte  :  d'une  part,  le 
jeune  homme  se  plaisait  à  l'évocation  sensuelle  de  la 
jouissance  éprouvée,*  - —  jouissance  bien  inférieure,  pour- 
tant, à  ce  qu'il  avait  espéré,  —  et  il  s'enorgueillissait 
aussi  d'avoir  heureusement  atteint  son  but  ;  d'autre  part, 
il  avait  l'impression  d'avoir  commis  une  sottise,  et  une 
sottise  qu'il  devait  réparer,  et  cela  non  point  dans  l'inté- 
rêt de  Katucha,  mais  dans  son  propre  intérêt. 

Car,  dans  l'état  de  folie  égoïste  où  il  se  trouvait  alors, 
Nekhludov  ne  pouvait  penser  qu'à  lui.  Il  se  demandait  ce 
cpie  l'on  dirait  de  lui  si  l'on  apprenait  la  façon  dont  il 
s'était  conduit  à  l'égard  de  la  jeune  fille  :  et  il  ne  songeait 
nullement  à  ce  que  celle-ci  pouvait  ressentir,  ni  à  ce  qui 
risouait  de  lui  arriver. 

Il  était  très  anxieux,  par  exemple,  de  savoir  si  Chem- 
boV  devinait  ses  relations  avec  Katucha. 

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84  RÉSURRECTION 

—  Voilà  donc  pourquoi  tu  t'es  subitement  pris  d'une 
telle  affection  pour  tes  tantes  !  —  lui  dit  Chembok  dès 
qu'il  eut  aperçu  la  jeune  fille.  —  Ma  foi,  je  crois  bien  qu'à 
ta  place  j'aurais  aussi  prolongé  mon  séjour!  Une  vraie 
beauté! 

Et  Nekhludov  pensait  encore  que,  si  pénible  que  fût 
pour  lui  de  devoir  partir  avant  d'avoir  pu  rassasier  ses 
désirs,  l'obligation  où  il  était  de  partir  avait  toutefois 
un  grand  avantage  :  elle  avait  l'avantage  de  rompre,  d'un 
seul  coup,  des  relations  qui  eussent  été  difficiles  à  main- 
tenir. Et  il  pensait  encore  qu'il  avait  le  devoir  de  donner 
à  Katucha  de  l'argent,  non  point  pour  elle,  non  point 
pour  lui  venir  en  aide,  mais  parce  que  c'est  ainsi  que 
faisait  tout  homme  d'honneur  en  pareille  circonstance. 
Et,  en  effet,  il  résolut  do  lui  donner  de  l'argent,  une 
somme  en  rapport  avec  leur  situation  à  l'un  et  à  l'autre. 

Après  le  dîner,  il  l'attendit  dans  le  corridor.  En  le 
voyant,  elle  devint  toute  rouge  et  voulut  s'enfuir,  lui 
désignant,  d'un  coup  d'œil,  la  porte  de  la  chambre  de 
Matréna,  qui  était  entr'ouverte.  Mais  il  la  retint  par  le 
bras. 

—  Je  tiens  à  te  demander  pardon,  —  lui  dit-il  en 
essayant  de  lui  glisser  dans  la  main  une  enveloppe  où  il 
avait  mis  un  billet  de  cent  roubles.  —  Tiens... 

Elle  regarda  l'enveloppe,  fronça  les  sourcils,  secoua  la 
tête,  et  repoussa  la  main  tendue  du  Jeune  homme. 

—  Allons,  prends!  —  murmura-t-il.  Il  lui  enfonça 
l'enveloppe  dans  l'ouverture  de  son  corsage.  Puis,  fron- 
çant à  son  tour  les  sourcils,  et  soupirant,  comme  s'il  s'était 
blessé,  il  courut  s'enfermer  dans  sa  chambre.  Et  long- 
temps ensuite  il  marcha  de  long  en  large,  et  il  soupira, 
et  le  souvenir  de  cette  scène  le  tortura  comme  eût  fait 
une  vraie  blessure.  Mais  que  faire?  Tout  le  monde 
n'agissait-il  pas  de  [même  ?  N'est-ce  pas  ainsi  qu'avait 
agi  Chembok  à  l'égard  de  la  gouvernante  qu'il  avait 
séduite?  n'est-ce  pas  ainsi  qu'avait  agi  son  oncle 
Grégoire?  n'est-ce  pas  d'une  façon  analogue  qu'avait  agi 
son  propre  père,  quand  il  avait  eu  d'une  paysanne,  à  la 
campagne,  ce  fils  naturel  qui  vivait  encore?  Et  puisque 

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RÉSURRECTION  8a 

tout  le  monde  agissait  de  cette  façon,  c'est  donc  de  cette 
façon  qu'on  devait  agir  !  Et  par  de  telles  raisons  il 
essayait  de  se  rassurer,  mais  sans  jamais  y  parvenir  tout 
à  fait.  Le  souvenir  de  sa  dernière  entrevue  avec  Katucha 
brûlait  sa  conscience. 

Dans  le  fond,  dans  le  coin  le  plus  profond  de  son  cœur, 
il  sentait  qu'il  avait  agi  d'une  façon  si  vilaine,  si  basse, 
si  cruelle,  qu'il  avait  désormais  perdu  le  droit  non  seule- 
ment de  juger  personne,  mais  même  de  regarder  per- 
sonne en  face.  Et  cependant  il  était  forcé  de  se  consi- 
dérer soi-même  comme  un  homme  plein  de  noblesse, 
d'honneur  et  de  générosité  :  ce  n'était  qu'à  ce  prix  qu'il 
pouvait  continuer  à  vivre  la  vie  qu'il  vivait.  Et  pour  cela 
il  n'y  avait  qu'un  seul  moyen  :  ne  point  penser  à  ce  qu'il 
venait  de  faire.  Aussi  s'entraîna-t-il  à  n'y  point  penser. 

L'existence  nouvelle  qui  s'ouvrait  devant  lui,  le 
voyage,  les  camarades,  la  guerre,  autant  de  circons- 
tances qui  lui  rendaient  la  chose  plus  facile.  Et,  à  mesure 
que  le  temps  coulait,  il  oubliait  davantage,  de  telle  sorte 
qu'il  avait  vraiment  fini  par  oublier  tout  à  fait. 

Il  avait  eu  cependant  un  serrement  de  cœur  lorsque, 
plusieurs  mois  après  son  retour  de  la  guerre,  étant  venu 
chez  ses  tantes,  il  avait  appris  que  Katucha  n'était  plus 
chez  elles,  qu'elle  avait  quitté  la  maison  peu  de  temps 
après  son  départ,  qu'elle  avait  eu  un  enfant,  et  que,  au 
dire  des  deux  vieilles  demoiselles,  elle  était  tombée  au 
degré  le  plus  bas  de  la  corruption.  A  en  juger  par  les 
dates,  l'enfant  qu'elle  avait  mis  au  monde  pouvait  être 
de  lui  :  mais  il  pouvait  aussi  ne  pas  être  de  lui.  Les 
tantes,  en  lui  racontant  cela,  avaient  ajouté  que  d'ailleurs 
Katucha,  même  avant  de  les  quitter,  s'était  complète- 
ment pervertie  :  c'était  une  nature  vicieuse  et  mauvaise, 
comme  sa  mère. 

Ce  jugement  porté  par  les  deux  tantes  plaisait  à 
Nekhludov  :  il  s'en  trouvait,  en  quelque  sorte,  justifié  et 
absous.  Il  eut  d'abord,  toutefois,  l'intention  de  rechercher 
Katucha  et  l'enfant;  mais  comme,  au  fond  de  son  cœur, 
le  souvenir  de  sa  conduite  continuait  à  lui  être  pénible 
et  à  lui  faire  honte,  il  ne  tenta,  en  fait,  aucune  des 

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86  BÉ8URRECTI0N 

démai»ches  qu'il  avait  projetées  ;  et  il  oublia  sa  faute 
plus  profondément  encore,  et  il  cessa  tout  à  fait  d'y 
penser. 

Et  voici  maintenant  qu'un  hasard  extraordinaire  venait 
lui  remettre  tout  en  mémoire,  et  le  forçait  à  reprendre 
conscience  de  Tégoïsme,  de  la  cruauté,  de  la  bassesse 
qui  lui  avaient  permis,  durant  ces  neuf  ans,  de  vivre  tran- 
quillement avec  une  telle  faute  sur  le  cœur  !  Mais  il  était 
loin  encore  de  consentir  à  avouer  franchement  cette 
conscience  de  son  indignité;  et,  dans  ce  moment,  il  ne 
pensait  qu'aux  moyens  d'éviter  que  tout  ne  fût  décou- 
vert, et  que  Katucha  ou  son  avocat,  en  révélant  tout, 
ne  le  montrassent  aux  yeux  de  tous  tel  qu'il  avait  été. 


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CHAPITRE  VI 


C'est  dans  cette  disposition  d'esprit  que  se  trouvait 
Nekhludov  pendant  que,  dans  la  salle  du  jury,  il  atten- 
dait la  reprise  de  la  séance.  Assis  près  de  la  fenêtre,  il 
entendait  bruire  autour  de  lui  les  conversations  de  ses 
collègues,  et,  sans  arrêt,  il  fumait  des  cigarettes. 

Le  marchand  jovial,  évidemment,  sympathisait  de 
toute  son  âme  avec  son  confrère,  le  défunt  Smielkov,  et 
goûtait  fort  sa  manière  de  se  divertir. 

—  Hé  l  il  s'amusait  solidement,  à  la  sibérienne  !  Et 
pas  bête,  le  gaillard  !  Il  avait,  ma  foi,  choisi  un  beau 
brin  de  fille  ! 

Le  président  du  jury  exposait  des  considérations  d'où 
l'on  pouvait  conclure  que  tout  le  nœud  de  l'affaire  allait 
consister  dans  les  expertises.  Pierre  Gérassimovitch 
plaisantait  avec  le  commis  juif,  et  tous  deux  riaient  aux 
éclats. 

Quand  l'huissier  du  tribunal,  avec  sa  démarche  sau- 
tillante, entra  dans  la  salle  pour  rappeler  les  jurés, 
Nekhludov  éprouva  un  sentiment  de  terreur,  comme  si 
ce  n'était  pas  lui  qui  allait  juger,  mais  qu'on  l'emmenât 
pour  être  jugé.  Dans  le  fond  de  son  cœur,  il  se  rendait 
compte,  dès  lors,  qu'il  était  un  misérable,  indigne  de 
regarder  les  autres  hommes  en  face  ;  et  cependant  telle 
était  en  lui  la  force  de  l'habitude  que  c'est  du  pas  le 
plus  assuré  qu'il  remonta  sur  l'estrade  et  regagna  son 
siège,  au  premier  rang,  tout  près  de  celui  du  président  ; 
après  quoi  il  croisa  tranquillement  ses  jambes  et  se  mit 
à  jouer  avec  son  pince-nez.  Les  prévenus,  eux  aussi, 

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88  RÉSURRECTION 

avaient  été  emmenés  hors  de  la  salle  :  on  les  y  ramenait 
dans  ce  même  moment. 

De  nouvelles  figures  avaient  été  introduites  sur  Tes- 
trade.  C'étaient  les  témoins.  Nekhludov  observa  que 
Katucha  jetait  de  fréquents  coups  d'œil  sur  une  grosse 
dame  très  somptueusement  vêtue  de  soie  et  de  velours, 
coiffée  d'un  immense  chapeau  aux  rubans  démesurés,  et 
ayant  les  bras  nus  jusqu'au  coude.  Assise  au  premier 
rang  des  témoins,  cette  dame  tenait  en  main  un  ridicule 
des  plus  élégants.  C'était  —  Nekhludov  ne  tarda  pas  à 
l'apprendre  —  la  maîtresse  de  la  maison  où  avait,  en 
dernier  lieu,  «  travaillé  »  la  Maslova. 

On  procéda  aussitôt  à  l'audition  des  témoins.  On  leur 
demanda  leurs  noms,  prénoms,  leur  religion,  etc.  Et 
quand  ensuite  on  leur  eut  demandé  s'ils  voulaient  être 
interrogés  sous  la  foi  du  serment  ou  non,  de  nouveau 
apparut  sur  l'estrade,  traînant  péniblement  ses  pieds,  le 
vieux  pope;  et  de  nouveau  le  vieillard,  taquinant  la  croix 
d*or  qui  pendait  sur  sa  poitrine,  se  dirigea  vers  le  cruci- 
fix, où  il  fit  prêter  serment  aux  témoins  et  à  Texpert, 
toujours  avec  la  même  sérénité,  avec  la  même  conscience 
de  remplir  une  fonction  éminemment  grave  et  utile. 

Cette  cérémonie  achevée,  le  président  fit  sortir  tous 
les  témoins,  à  Texception  d'un  seul,  qui  se  trouva  être 
la  grosse  dame,  M™®  Kitaiev,  directrice  de  la  maison 
de  tolérance.  M"®  Kitaiev  fut  invitée  à  dire  ce  qu'elle 
savait  concernant  l'affaire  de  l'empoisonnement.  Avec 
un  sourire  affecté,  plongeant  sa  tête  dans  son  chapeau  à 
chacune  de  ses  phrases  et  parlant  avec  un  accent  alle- 
mand très  marqué,  la  dame  exposa,  minutieusement  et 
méthodiquement,  tout  ce  qu'elle  savait.  Elle  raconta 
comment  le  riche  marchand  sibérien  Smielkov  était 
venu  une  première  fois  dans  sa  maison,  comment  il  y 
était  revenu  une  seconde  fois,  —  «  en  extase  »,  ajoutâ- 
t-elle avec  un  léger  sourire,  —  comment  il  avait  conti- 
nué à  boire  et  à  régaler  toutes  les  femmes,  et  comment 
enfin,  n'ayant  pas  assez  d'argent  sur  lui,  il  avait  envoyé 
à  l'hôtel  où  il  demeurait  cette  même  Lubka,  «  pour  qui 
il  s'était  pris  d'une  vraie  prédilection  »,  dit-elle  en  sou- 

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RÉSURRECTION  89 

riant  de  nouveau  et  en  tournant  ses  regards  vers  la  pré- 
venue. 

Nekhludov  crut  voir  que  la  Maslova,  en  entendant  ces 
paroles,  avait  souri  aussi  ;  et  ce  sourire  fit  naître  en  lui 
une  impression  de  dégoût.  Un  mélange  singulier  de 
répulsion  et  de  souffrance  s'empara  de  lui. 

—  Le  témoin  voudrait-il  nous  dire  son  opinion  sur  la 
Maslova  ?  —  demanda  à  M"®  Kitaiev  Tavocat  de  la  Maslova, 
un  jeune  homme  qui  se  préparait  à  entrer  dans  la  magis- 
trature, et  que  le  tribunal  avait  désigné  d'office  pour 
défendre  la  prévenue. 

—  Mon  opinion  sur  elle  est  aussi  bonne  que  possible  ! 
—  répondit  M"*®  Kitaiev.  —  C'est  une  jeune  personne 
d'excellentes  manières,  et  pleine  de  chic.  Elle  a  été  éle- 
vée dans  une  famille  noble  :  elle  sait  même  le  français  ! 
Peut-être  lui  est-il  arrivé  autrefois  de  boire  un  peu 
trop  :  mais  jamais  je  ne  l'ai  vue  s'oublier  une  seule  mi- 
nute. Une  jeune  personne  tout  à  fait  gentille  ! 

Katucha  avait  tenu  les  yeux  fixés  sur  M™®  Kitaiev; 
elle  les  transporta  ensuite  sur  les  jurés,  et  notamment 
sur  Nekhludov,  qui  observa  qu'au  même  instant  son 
visage  prenait  une  expression  grave  et  presque  sévère. 
Longtemps  ces  deux  yeux,  avec  leur  étrange  regard, 
restèrent  fixés  sur  Nekhludov;  et  lui,  malgré  son  épou- 
vante, il  ne  pouvait  détacher  ses  yeux  de  ces  prunelles 
noires  qui  pesaient  sur  lui.  Il  se  rappelait  la  nuit  déci- 
sive, le  craquement  de  la  glace  sur  la  rivière,  le  brouil- 
lard, et  cette  lune  échancrée,  renversée,  qui  s'était  levée, 
vers  le  matin,  éclairant  quelque  chose  de  sombre  et  de 
terrible.  Ces  deux  yeux  noirs,  fixés  sur  lui,  lui  rappe- 
laient, malgré  lui,  quelque  chose  de  sombre  et  de  ter- 
rible. «  Elle  m'a  reconnu  !  »  songeait-il.  Et,  machinale- 
ment, il  se  soulevait  sur  son  siège,  attendant  l'arrêt. 

Mais  la  vérité  est  que,  cette  fois  encore,  elle  ne  l'avait 
nullement  reconnu.  Elle  poussa  un  petit  soupir,  et  de 
nouveau  tourna  ses  yeux  vers  le  président.  Et  Nekhludov 
soupira  aussi  :  «  Ah  !  —  songea-t-il  —  mieux  eût  valu 
qu'elle  m'eût  reconnu  tout  de  suite  !  » 

Il  éprouvait  une   impression   pareille   à   celle   qu'il 

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90  RÉSURRECTION 

avait  maintes  fois  éprouvée  à  la  chasse,  lorsqu'il  avait  à 
achever  un  oiseau  blessé  :  une  impression  mêlée  de 
pitié  et  de  chagrin.  L'oiseau  blessé  se  débat  dans  la  car- 
nassière; et  on  le  plaint,  et  on  hésite,  et  en  même  temps 
on  souhaite  de  l'achever  au  plus  tôt. 

C'était  un  mélange  de  sentiments  du  même  genre  qui 
remph'ssait  à  cette  heure  l'âme  de  Nekhludov,  pendant 
qu'il  écoutait  les  dépositions  des  témoins. 


II 


Or  l'affaire,  comme  par  un  fait  exprès,  traînait  en 
longueur.  Après  qu'on  eut  interrogé  un  à  un  les  témoins 
et  l'expert,  après  que,  suivant  l'habitude,  le  substitut 
du  procureur  et  les  avocats  eurent  posé,  de  l'air  le  plus 
important,  une  foule  de  questions  inutiles,  le  président 
invita  les  jurés  à  prendre  connaissance  des  pièces  à 
conviction,  qui  consistaient  en  une  dizaine  de  bocaux, 
en  un  filtre  qui  avait  servi  à  l'analyse  du  poison,  et  en 
une  énorme  bague  avec  une  rose  de  brillants,  une  bag^e 
si  énorme  qu'elle  avait  dû  orner  un  index  d'une  grosseur 
inaccoutumée.  Tous  ces  objets  étaient  revêtus  d'un 
sceau  et  accompagnés  d'une  étiquette. 

Les  jurés  s'apprêtaient  à  se  lever  de  leurs  sièges  pour 
aller  examiner  ces  objets,  lorsque  le  substitut  du  pro- 
cureur, se  redressant,  demanda  qu'avant  de  montrer 
les  pièces  à  conviction  on  donnât  lecture  des  résultats 
de  l'enquête  médicale  pratiquée  sur  le  cadavre  du  défunt 
Smielkov. 

Le  président,  qui  pressait  l'affaire  autant  qu'il  pouvait 
afin  de  rejoindre  au  plus  vite  sa  Suissesse,  savait  en 
outre  fort  bien  que  la  lecture  de  ces  documents  ne 
pourrait  avoir  d'autre  effet  que  d'ennuyer  tout  le  monde. 
Il  savait  que  le  substitut  du  procureur  en  exigeait  la 
lecture  uniquement  parce  qu'il  avait  le  droit  de  l'exi- 
ger. Mais  le  président  savait  aussi  qu'il  ne  pouvait  pas 
s'y  opposer,  et  force  lui  fut  d'ordonner  la  lecture.  Le 


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RÉSURRECTION  91 

greffier  prit  des  papiers,  et,  de  sa  voix  grasseyante, 
lugubrement,  il  se  mit  à  lire. 

De  Texamen  extérieur  du  cadavre  résultait  la  conclu- 
sion que  : 

1"  La  taille  de  Féraponte  Smielkov  était  de  2  archines 
12  verchoks  («  Un  rude  gaillard,  tout  de  même  !  »  — 
murmura  le  marchand  à  Toreille  de  Nekhludov)  ; 

2°  L'âge,  autant  qu'un  examen  extérieur  permettait 
d'en  juger,  devait  être  d'environ  quarante  ans  ; 

3*  Le  cadavre,  au  moment  de  l'examen,  était  très  gonflé  ; 

4°  Les  veines  étaient  d'une  couleur  verdâtre,  par- 
semées de  taches  noires  ; 

5<*  La  peau  était  soulevée  sur  toute  la  surface  du  corps, 
et  pendante  en  plusieurs  endroits  ; 

6*  Les  cheveux,  d'un  roux  sombre  et  très  épais,  se 
détachaient  de  la  peau  au  moindre  contact  du  doigt  ; 

1^  Les  yeux  sortaient  de  l'orbite  et  la  cornée  était 
ternie  ; 

8*  Des  narines,  des  deux  oreilles  et  de  la  bouche 
entr'ouverte,  découlait  un  pus  mousseux  et  fétide  ; 

9®  Le  cadavre  n'avait  presque  pas  de  cou,  par  suite  du 
gonflement  de  la  face  et  du  buste  ; 

l(y»Etc.,  etc.. 

Sur  quatre  pages  s'étalait  ainsi,  en  vingt-sept  points, 
la  description  de  tous  les  détails  notés  au  sujet  du 
cadavre  gonflé  du  joyeux  Smielkov,  qui  avait  profité  de 
son  séjour  dans  la  ville  pour  s'amuser  tout  son  soûl.  Et 
l'invincible  sentiment  de  dégoût  qu'éprouvait  Nekhludov 
s'accrut  encore  sous  l'effet  de  cette  lecture  macabre. 
La  vie  de  Katucha,  et  le  pus  découlant  des  narines  jdu 
marchand,  et  ces  yeux  sortis  de  leurs  orbites,  et  la 
façon  dont  lui-même  jadis  s'était  conduit  envers  la  jeune 
fille,  tout  cela  lui  paraissait  former  un  ensemble  ignoble 
et  écœurant. 

Quand  enfin  la  lecture  de  l'examen  extérieur  fut 
achevée,  le  président  poussa  un  soupir  de  soulagement 
et  releva  la  tête  ;  mais  aussitôt  le  greffier  se  mit  à  lire 
un  second  document,  le  procès-verbal  de  l'examen  inté- 
rieur du  cadavre 

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92  RÉSURRECTION 

Le  président  laissa  de  nouveau  retomber  sa  tête  et, 
s'accoudant  sur  la  table,  plaça  ses  mains  devant  ses 
yeux.  Le  marchand  jovial,  assis  près  de  Nekhludov, 
faisait  de  vigoureux  efforts  pour  échapper  au  sommeil, 
et,  de  temps  à  autre,  baissait  la  tête  en  avant,  d'un  mouve- 
ment brusque;  les  prévenus  effx-mêmes  et  les  gendarmes 
qui  les  gardaient  se  tenaient  immobiles,  envahis  d'une 
somnolence. 

L'examen  intérieur  du  cadavre  avait  montré  que  : 

1°  La  peau  de  l'enveloppe  du  crâne  était  légèrement 
séparée  des  os,  sans  qu'il  y  eût  aucune  trace  d'hémor- 
ragie ; 

2**  Les  os  du  crâne  étaient  de  dimension  normale,  et 
intacts  ; 

3°  Sur  l'enveloppe^  du  cerveau  se  voyaient  deux 
petites  taches,  d'environ  quatre  pouces,  etc.,  etc..  Il  y 
avait   encore  treize    autres  points   du  même  genre. 

Suivaient  les  noms  des  témoins  de  l'enquête,  leurs 
signatures,  et  enfin  les  conclusions  du  médecin-expert, 
déclarant  que,  des  changements  produits  dans  Tèsto- 
mac,  les  intestins,  et  les  reins  du  marchand  Smielkov, 
on  pouvait  inférer,  suivant  toute  vraisemblance,  que 
Smielkov  était  mort  de  l'absorption  d'un  poison,  avalé 
par  lui  en  même  temps  que  de  l'eau-de-vie.  Quant  à  dire 
exactement  le  nom  du  poison,  cela  était  impossible  ;  et, 
quant  à  l'hypothèse  que  le  poison  avait  été  absorbé  en 
même  temps  que  l'eau-de-vie,  cette  hypothèse  se  fondait 
sur  la  grande  quantité  d'eau-de-vie  contenue  dans  l'esto- 
mac du  marchand. 

—  Hé  !  on  voit  qu'il  buvait  ferme  !  —  murmura  de  nou- 
veau à  l'oreille  de  Nekhludov  son  voisin  le  marchand,  sou- 
dain réveillé. 

La  lecture  de  ces  procès-verbaux  avait  duré  près 
d'une  heure  ;  mais  le  substitut  du  procureur  était  insa- 
tiable. Quand  le  greffier  eut  fini  de  lire  les  conclusions 
du  médecin-expert,  le  président  dit,  en  se  tournant  vers 
le  substitut  : 

—  Je  crois  qu'il  n'y  a  pas  d'utilité  à  lire  les  résultats 
de  l'analyse  des  viscères! 

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RÉSURRECTION  93 

—  Pardon,  je  demande  que  lecture  en  soit  faite  !  —  dit, 
d'un  ton  sévère,  sans  regarder  le  président,  le  repré- 
sentant du  ministère  publie,  en  même  temps  qu'il  se 
penchait  légèrement  sur  le  côté  ;  et  son  ton  de  voix 
donnait  à  entendre  que  c'était  son  droit  d'exiger  cette 
lecture,  et  qu'il  ne  renoncerait  à  son  droit  pour  rien  au 
monde,  et  que  le  refus  de  cette  lecture  serait  un  motif 
de  cassation  du  procès. 

Le  juge  à  la  grande  barbe  se  sentait  de  nouveau 
dérangé  par  son  catarrhe  d'estoni^. 

—  Pourquoi  cette  lecture  ?  —  demanda-t-il  au  prési- 
dent. Cela  ne  servira  qu'à  nous  faire  perdre  du  temps  ! 

Le  juge  aux  lunettes  dorées,  lui,  ne  disait  rien.  Il 
regardait  devant  lui,  d'un  air  sombre  et  décidé,  en 
homme  qui  n'attendait  rien  de  bon  ni  de  sa  femme  en 
particulier,  ni  de  la  vie  en  général. 

Et  la  lecture  de  l'acte  commença  : 

«  Le  15  décembre  188...,  nous,  soussigné,  sur  l'ordre 
de  l'inspection  médicale,  et  en  vertu  de  l'article...,  —  le 
greffier  s'était  remis  à  lire  d'un  ton  résolu,  élevant  le 
diapason  de  sa  voix,  comme  pour  vaincre  sa  propre 
somnolence  et  celle  de  la  salle  entière,  —  en  présence 
du  délégué  de  la  susdite  inspection  médicale,  avons 
procédé  à  l'analyse  des  objets  dénommés  ci-dessous  : 

«  1**  Du  poumon  droit  et  du  cœur  (enfermés  dans  un 
bocal  de  verre  de  six  livres)  ; 

«  2*  Du  contenu  de  l'estomac  (enfermé  dans  un  bocal 
de  verre  de  six  livres)  ; 

«  3**  De  l'estomac  (enfermé  dans  un  bocal  de  verre  de 
six  livres)  ; 

«  4**  Du  foie,  de  la  rate  et  des  reins  (enfermés  dans  un 
bocal  de  verre  de  trois  livres)  ; 

«  5°  Des  intestins  (enfermés  dans  un  bocal  de  verre 
de  six  livres)...  » 

A  cet  endroit  de  la  lecture,  le  président  murmura 
quelque  chose  dans  l'oreille  de  l'un,  puis  de  l'autre  de 
ses  deux  assesseurs.  Ayant  reçu  de  tous  les  deux  une 
réponse  affirmative,  il  fit  signe  au  greffier  de  cesser  de 
lire. 

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94  RÉSURRECTION 

—  Le  tribunal  estime  cette  lecture  inutile,  —  déclara- 
t-il. 

Aussitôt  le  greffier  se  tut  et  se  mit  à  réunir  les  feuil- 
lets du  procès-verbal,  tandis  que  le  substitut  du  procu- 
reur griffonnait  une  note,  d'un  air  irrité. 

—  Messieurs  les  jurés  peuvent,  dès  maintenant,  prendre 
connaissance  des  pièces  à  conviction,  —  dit  le  président. 

Bon  nombre  de  jurés  se  levèrent  ;  et,  manifestement 
préoccupés  de  la  façon  dont  ils  devaient  tenir  leurs 
mains  durant  l'inspection,  ils  s'approchèrent  de  la  table, 
où,  l'un  après  l'autre,  ils  considérèrent  la  bague,  les 
bocaux  et  le  filtre.  Le  marchand  se  risqua  à  passer  la 
bague  à  un  de  ses  doigts. 

—  Eh  bien!  —  dit-il  à  Nekhludov  en  regagnant  sa 
place,  —  eh  bien  !  voilà  un  doigt!  Gros  comme  un  gros 
concombre  !  —  ajouta-t-il. 


III 


Quand  les  jurés  eurent  examiné  les  pièces  à  convic- 
tion, le  président  déclara  l'enquête  judiciaire  terminée  ; 
et,  sans  interruption,  pressé  comme  il  était  d'expédier 
l'affaire,  il  donna  la  parole  au  substitut  du  procureur.  Il 
se  disait  que  le  substitut,  lui  aussi,  était  homme,  que, 
sans  doute,  lui  aussi  avait  hâte  de  fumer,  de  manger, 
et  qu'il  aurait  pitié  de  l'assistance.  Mais  le  substitut  du 
procureur  n'eut  pitié  ni  de  lui-même  ni  des  autres.  Ce 
magistrat,  naturellement  sot,  avait,  en  outre,  le  malheur 
d'être  sorti  du  gymnase  avec  une  médaille  d'or,  et  plus 
tard,  à  l'Université,  d'avoir  remporté  un  prix  pour  sa 
thèse  sur  les  Servitudes  dans  le  droit  romain;  de  telle 
sorte  qu'il  était,  au  plus  haut  degré,  vaniteux,  satisfait 
de  soi,  —  ce  à  quoi  avaient  encore  contribué  ses  succès 
auprès  des  femmes  ;  —  et  la  conséquence  de  tout  cela 
était  que  sa  sottise  naturelle  avait  pris  des  proportions 
extraordinaires. 

Lorsque  le  président  lui  eut  donné  la  parole,  il  se  leva 


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RÉSURRECTION  95 

lentement,  guindant  ses  formes  élégantes  dans  son  uni- 
forme brodé;  et,  ayant  posé  ses  deux  mains  sur  son 
pupitre,  ayant  incliné  la  tète,  ayant  promené  un  large 
regard  [sur  toute  [l'assistance,  à  l'exception  des  préve- 
nus, il  commença  son  discours,  qu'il  avait  eu  le  temps 
de  préparer  pendant  la  lecture  des  procès-verbaux  : 

«  L'affaire  qui  est  soumise  à  votre  jugement,  Messieurs 
les  jurés,  constitue,  si  je  puis  employer  cette  expression, 
un  fait  de  criminalité  essentiellement  caractéristique.  » 

Le  réquisitoire  du  substitut  du  procureur  devait  avoir, 
dans  sa  pensée,  une  portée  générale,  et  ressembler  ainsi 
aux  discours  fameux  qui  avaient  fondé  la  gloire  des 
grands  avocats.  Son  auditoire  de  ce  jour-là  n'était,  en 
vérité,  formé  que  de  couturières,  de  cuisinières,  de 
cochers  et  de  portefaix,  mais  ce  n'était  pas  une  considé- 
ration qui  pût  l'arrêter.  Les  maîtres  du  barreau,  eux 
aussi,  avaient  débuté  devant  des  auditoires  du  même 
genre.  Et  le  substitut  s'était  donné  pour  principe  de 
s'élever  toujours,  comme  il  disait,  «  jusqu'au  sommet 
des  questions  »,  en  dégageant  la  signification  psycho- 
logique de  chaque  délit,  et  en  mettant  à  nu  la  plaie 
sociale  dont  ce  délit  était  l'expression. 

tt  Vous  voyez  devant  vous,  Messieurs  les  jurés,  un 
crime  absolument  typique  de  notre  fin  de  siècle,  un 
crime  qui  porte  en  lui,  pour  ainsi  parler,  tous  les  traits 
spécifiques  de  ce  processus  particulier  de  décomposition 
morale  qui  atteint  aujourd'hui  de  nombreux  éléments  de 
notre  société...  » 

Le  substitut  du  procureur  parla  très  longtemps  sur 
ce  ton.  11  avait  surtout  deux  choses  en  vue,  pendant 
qu'il  prononçait  son  réquisitoire  :  il  s'efforçait,  d'abord, 
de  faire  mention  de  chacun  des  faits  relatifs  à  l'affaire, 
grands  ou  petits  ;  et  d'autre  part,  et  surtout,  il  tenait  à 
ne  pas  s'arrêter  une  seule  minute,  à  faire  en  sorte  que 
son  discours  coulât  sans  interruption  pendant  une  durée 
d'au  moins  une  heure  et  quart.  Une  fois,  cependant,  il 
dut  s'arrêter,  ayant  perdu  le  fil  de  son  argumentation  ; 
mais  dès  l'instant  d'après  il  reprit  son  élan,  et  parvint 
môme  à  racheter  ce  trouble  momentané  par  un  supplé- 

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96  RÉSURRECTION 

ment  d'éloquence.  Il  parlait  tantôt  d'une  voix  basse  et 
insinuante,  en  se  balançant  d'un  pied  sur  l'autre  et  en 
fixant  les  jurés,  tantôt  d'un  ton  posé  et  naturel,  en  con- 
sultant ses  dossiers,  et  tantôt  encore  d'une  voix  tonnante 
et  inspirée,  en  se  tournant  vers  le  public  et  les  avocats. 
Seuls  les  prévenus,  qui  tous  trois  avaient  les  yeux  rivés 
sur  lui,  n'obtinrent  pas  de  lui  l'honneur  d'un  coup  d'œil. 
Son  réquisitoire  était  tout  rempli  des  formules  les  plus 
nouvelles,  de  ces  formules  qui  étaient  alors  de  mode 
dans  son  cercle,  et  qui  passaient  alors,  et  qui  passent 
aujourd'hui  encore,  pour  le  dernier  mot  de  la  science.  Il 
y  était  question  d'hérédité,  de  criminalité  innée,  et  de 
Lombroso,  et  de  Tarde,  et  d'évolution,  et  de  lutte  pour 
la  vie,  et  de  Charcot,  et  de  dégénérescence. 

Le  marchand  Smielkov,  d'après  la  définition  du  subs- 
titut du  procureur,  était  le  type  du  Russe  naturel  et 
foncier,  qui,  par  l'effet  de  sa  confiance  et  de  sa  généro- 
sité, était  devenu  la  proie  d'êtres  profondément  pervers, 
au  pouvoir  desquels  il  était  tombé.  Simon  Kartymkine 
était  un  produit  atavique  de  l'ancien  servage,  un  homme 
incomplet,  sans  instruction,  sans  principes,  sans  reli- 
gion. Euphémie  Botchkov,  sa  maîtresse,  était  une 
victime  de  l'hérédité  :  son  apparence  physique  et  son 
caractère  moral  présentaient  tous  les  stigmates  de  la 
dégénérescence.  Mais  l'agent  principal  du  crime  était  la 
Maslova,  qui  représentait,  sous  sa  forme  la  plus  basse, 
le  type  de  la  décadence  sociale  contemporaine. 

«  Cette  créature,  —  poursuivait  le  substitut,  toujours 
sans  tourner  les  yeux  vers  elle,  —  au  contraire  de  ses 
complices,  a  été  admise  à  jouir  du  bienfait  de  l'instruc- 
tion. Nous  venons  d'entendre  tout  à  l'heure  la  déposition 
de  la  directrice  de  la  maison  où  elle  était  :  elle  nous  a 
dit  que  la  prévenue  sait  non  seulement  lire  et  écrire, 
mais  qu'elle  comprend  et  parle  le  français.  Fille  natu- 
relle, marquée  sans  doute  d'une  tare  atavique,  la  Mas- 
lova a  été  élevée  dans  une  famille  noble  des  plus  distiur 
guées;  elle  aurait  pu  parfaitement  vivre  d'un  travail 
honorable  ;  mais  elle  a  abandonné  ses  bienfaiteurs  pour 
se  livrer  tout  entière  à  ses  mauvais  instincts  ;  et  c'est 

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RÉSURRECTION  97 

pour  pouvoir  mieux  les  satisfaire  qu'elle  est  entrée  dans 
une  maison  de  tolérance,  où  sa  supériorité  intellectuelle 
lui  a  permis,  —  comme  vous  venez  de  l'entendre  affirmer. 
Messieurs  les  jurés,  —  d'exercer  sur  ses  adorateurs  cette 
influence  mystérieuse  dont  la  science  s'est  tant  occupée 
ces  temps  derniers,  et  que  l'école  de  Charcot,  en  parti- 
culier, a  si  heureusement  définie  la  suggestion  mentale. 
C'est  ce  pouvoir  de  suggestion  qu'elle  a  exercé  sur 
rhonnête  et  naïf  géant  russe  qui  lui  est  tombé  entre  les 
mains,  et  de  la  confiance  de  qui  elle  a  usé  pour  le 
dépouiller  d'abord  de  son  argent,  puis  de  sa  vie!  » 

—  Ma  parole  d'honneur,  il  divague!  —  dit  avec  un 
sourire  le  président,  en  se  penchant  vers  le  j  ige  sévère, 

—  Un  terrible  imbécile  !  —  répondit  le  juge  sévère. 
«  Messieurs  les  jurés,  —  poursuivait  pendant  ce  temps 

le  substitut  du  procureur,  avec  une  inclinaison  de  tête 
pleine  de  déférence,  —  c'est  entre  vos  mains  qu'est 
désormais  le  sort  de  ces  trois  criminels  ;  et  c'est  aussi 
entre  vos  mains  qu'est,  en  partie,  le  sort  de  la  société, 
car  votre  jugement  a  toute  l'importance  d'un  grand  acte 
social.  Vous  pénétrerez  jusqu'au  fond  de  la  signification 
de  ce  crime  ;  vous  vous  convaincrez  du  danger  que  cons- 
tituent, pour  la  société,  des  éléments  dégénérés,  des 
phénomènes  pathologiques,  dirais-je,  tels  que  la  Mas- 
lova  ;  et  vous  préserverez  la  société  de  la  contagion  de 
ces  phénomènes,  vous  empêcherez  les  éléments  sains  et 
robustes  de  la  société  d'être  contaminés  au  contact  de 
ces  éléments  morbides  !  » 

Et,  comme  s'il  était  lui-même  écrasé  de  l'importance 
sociale  du  verdict  à  venir,  le  substitut  du  procureur, 
ravi  de  son  discours,  se  laissa  retomber  sur  son  siège. 
Le  sens  positif  de  son  réquisitoire,  sous  l'amoncellement 
de  fleurs  d'éloquence  dont  il  Tavait  recouvert,  consistait 
à  soutenir  que  la  Maslova  avait  hypnotisé  le  marchand, 
qu'elle  s'était  em'parée  de  toute  sa  confiance,  qu'elle 
avait  voulu  le  dépouiller  de  son  argent,  et  que,  son 
projet  ayant  été  découvert  par  Simon  et  Euphémie,  elle 
s'était  vue  forcée  de  partager  avec  eux.  Puis,  pour 
cacher  la  trace  de  son  vol,  elle  avait  contraint  le  mar- 

1 

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98  RÉSURRECTION 

chand  à  revenir  avec  elle  à  l'hôtel,  où  elle  l'avait  em- 
poisonné. 

Aussitôt  que  le  réquisitoire  fut  terminé,  on  vit  se 
lever,  au  banc  des  avocats,  un  petit  homme  d'âge  moyen, 
en  habit,  avec  un  vaste  plastron  fortement  empesé  ;  et 
aussitôt  ce  petit  homme  commença  un  vigoureux  discours 
pour  défendre  Karlymkine  et  la  Botchkova.  C'était  un 
agent  d'affaires  assermenté,  et  les  deux  prévenus  lui 
avaient  d'avance  donné  300  roubles  pour  sa  plaidoirie. 
Aussi  ne  négligea-t-il  rien  pour  les  innocenter  l'un  et 
l'autre  en  rejetant  toute  la  faute  sur  la  Maslova. 

Il  s'attacha  en  particulier  à  réfuter  l'affirmation  de  la 
Maslova,  qui  avait  dit  que  Simon  et  Euphémie  se  trou- 
vaient dans  la  chambre  au  moment  où  elle  avait  pris 
l'argent.  L'affirmation,  —  déclarait  l'agent  d'affaires,  — 
ne  pouvait  avoir  aucune  valeur,  venant  de  la  part  d'une 
personne  convaincue  du  crime  d'empoisonnement.  Les 
1.800  roubles  déposés  en  banque  par  Simon  pouvaient 
parfaitement  être  le  produit  des  gains  de  deux  domes- 
tiques laborieux  et  honnêtes,  qui,  de  l'aveu  du  directeur 
de  riiôtel,  recevaient  chaque  jour  de  trois  à  cinq  roubles 
de  pourboire.  Quant  à  l'argent  du  marchand,  il  avait 
été  incontestablement  volé  par  la  Maslova,  qui,  ou  bien 
l'avait  donné  à  quelqu'un,  ou  bien  l'avait  perdu,  l'en- 
quête ayant  prouvé  qu'elle  était,  cette  nuit-là,  en  état 
d'ivresse.  Et  sur  le  fait  même  de  l'empoisonnement,  le 
doute  était  moins  possible  encore  :  la  Maslova  recon- 
naissait, elle-même,  que  c'était  elle  qui  avait  versé  le 
poison. 

En  conséquence,  l'agent  d'affaires  priait  les  jurés  de 
déclarer  Kartymkine  et  la  Botchkova  innocents  du  vol 
de  l'argent,  ajoutant  que,  si  même  les  jurés  les  recon- 
naissaient coupables  du  vol  de  l'argent,  il  les  priait  de 
les  déclarer  innocents  de  l'empoisonnement,  ou,  en  tout 
cas,  d'écarter  l'hypothèse  de  la  préméditation. 

Pour  conclure,  le  défenseur  de  Simon  et  d'Euphémie 
fît  remarquer  que  «  les  brillantes  considérations  de 
M.  le  substitut  du  procureur  sur  l'atavisme  »,  de 
quelque  importance  qu'elles  pussent  être  au  point  de  vue 

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RÉSURRECTION  99 

scientifique,  se  trouvaient  inapplicables  dans  Tespèce, 
la  Botchkova  étant  née  de  père  et  mère  inconnus. 

Le  substitut  du  procureur  prit  une  mine  fàclice,  ins- 
crivit en  hâte  quelque  chose  sur  un  papier,  et  haussa  les 
épaules  d'un  geste  dédaigneux. 

Quand  le  premier  avocat  se  fut  rassis,  le  défenseur  do 
la  Maslova  se  leva,  et,  d'un  ton  timide,  en  bégayant,  il 
se  déchargea  de  sa  plaidoirie. 

Sans  nier  que  la  Maslova  eût  pris  part  au  vol  de  l'ar- 
gent, il  se  borna  à  soutenir  qu'elle  n'avait  pas  eu  l'in- 
tention d'empoisonner  Smielkov  et  ne  lui  avait  donné  la 
poudre  que  pour  l'endormir.  Il  voulut  ensuite  se  lancer 
à  son  tour  dans  l'éloquence,  en  faisant  un  tableau  de  la 
façon  dont  sa  cliente  avait  été  poussée  au  vice  par  un 
homme  qui  l'avait  séduite  et  qui  était  resté  impuni, 
tandis  qu'elle-même  avait  dû  porter  tout  le  poids  de  sa 
faute  ;  mais  cette  excursion  dans  le  domaine  de  la  psy- 
chologie pathétique  ne  lui  réussit  pas,  et  chacun  eut  le 
sentiment  qu'elle  était  manquée.  Au  moment  où  il 
s'étendait  sur  la  cruauté  des  hommes  et  l'infériorité 
sociale  et  légale  de  la  condition  des  femmes,  le  prési- 
dent, pour  le  tirer  d'embarras,  l'invita  à  rentrer  dans  la 
discussion  des  faits. 

L'avocat  se  hâta  de  terminer  sa  plaidoirie.  Après  lui, 
le  substitut  du  procureur  prit  de  nouveau  la  parole.  Il 
tenait  à  défendre  ses  vues  sur  l'atavisme  et  à  répondre 
aux  critiques  dirigées  contre  elles  par  l'agent  d'affaires. 
Il  déclara  que,  si  même  la  Botchkova  était  fille  de 
parents  inconnus,  la  valeur  scientifique  de  la  théorie  de 
l'atavisme  n'en  était  nullement  diminuée  :  «  Cette  théorie, 
dit-il,  est  si  solidement  établie  par  la  science  que  nous 
pouvons  désormais  non  seulement,  de  l'atavisme,  déduire 
le  crime  mais   aussi,   du  crime,    induire  l'atavisme.  » 

Quant  à  la  supposition  émise  par  le  second  avocat, 
et  suivant  laquelle  la  Maslova  aurait  été  pervertie  par 
un  séducteur  plus  ou  moins  imaginaire  (le  substitut 
insista  d'une  façon  particulièrement  ironique  sur  le 
mot  «  imaginaire  »),  toutes  les  données  portaient  plutôt 
à  croire  que  c'était  elle  qui  avait  toujours  été  la  séduc- 

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iOO  IIÉSUKKECTION 

trice  des  innombrables  victimes  que  le  hasard  avait 
mises  à  portée  de  sa  main.  Cela  dit,  le  substitut  se 
rassit  d'un  air  victorieux. 

Le  président  demanda  alors  aux  prévenus  ce  qu'ils 
avaient  à  ajouter  pour  leur  défense. 

Euphémie  Botchkov  répéta,  une  dernière  lois,  qu'elle 
ne  savait  rien,  n'avait  rien  fait,  et  que  seule  la  Maslova 
était  coupable  de  tout. 

Simon  se  borna  à  redire  : 

—  Qu'il  en  soit  comme  vous  voudrez,  mais  je  suis 
innocent  ! 

Quand  vint  le  tour  de  la  Maslova,  elle  ne  dit  rien. 
Le  président  lui  ayant  demandé  ce  qu'elle  avait  à 
ajouter  pour  sa  défense,  elle  leva  simplement  les  yeux 
sur  lui,  puis  les  promena  sur  toute  la  salle,  comme  une 
bête  traquée  ;  et  puis  elle  les  baissa  de  nouveau  et  se 
mit  à  pleurer  avec  de  grands  sanglots. 

—  Qu'avez-vous  ?  —  demanda  le  marchand  à  son 
voisin  Nekhludov,  qui  venait  de  faire  entendre  brusque- 
ment un  cri  singulier.  Ce  cri  était,  en  réalité,  un  san- 
glot. Mais  Nekhludov  ne  se  rendait  toujours  pas  compte 
de  sa  situation  nouvelle,  et  c'est  à  la  tension  de  ses 
nerfs  qu'il  attribua  ce  sanglot  imprévu,  comme  aussi  les 
larmes  dont  ses  yeux  étaient  inondés. 

La  crainte  de  l'opprobre  dont  il  ne  manquerait  pas 
d'être  couvert  si  tout  le  monde,  là,  dans  la  salle  du  tri- 
bunal, apprenait  sa  conduite  à  l'égard  de  la  Maslova, 
cette  crainte  l'empêchait  d'avoir  conscience  du  travail 
intérieur  qui,  peu  à  peu,  se  faisait  en  lui. 


IV 


Quand  les  prévenus  eurent  achevé  de  dire  «  ce 
qu'ils  avaient  à  dire  pour  leur  défense  »,  on  s'occupa  de 
rédiger  les  questions  qui  seraient  posées  aux  jurés.  Et, 
aussitôt  après,  le  président  commença  son  résumé  des 
débats. 


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RÉSURRECTION  101 

Avant  d'aborder  Taffaire  elle-même,  il  expliqua  très 
longuement    aux  jurés,   avec    des    intonations  protec- 
trices, que  le  vol  simple  ne  devait  pas  être  confondu 
avec  le  vol  par  effraction,  et  que  le  fait  de  dérober  quel- 
que chose  dans  un  endroit  clos  devait  être   soigneuse- 
ment distingué  du  fait  de  dérober  quelque  chose  dans 
un  endroit  ouvert.  En  expliquant  tout  cela,  il  arrêtait 
de  préférence     ses  regards    sur    Nekhludov,   comme 
si  c'eût   été    tout    particulièrement  à  lui   que  fussent 
destinées  les   explications,    afin  que    lui-même   à  son 
tour,  les    ayant   comprises,  se   chargeât   de    les  con- 
firmer à  ses  compagnons  du  jury.  Puis,  lorsqu'il  eut 
jugé  son  auditoire  suffisamment  imprégné  de  ces  impor- 
tantes vérités,  il  passa  à  des   vérités  d'un  autre   ordre. 
Il  exposa  que  le  meurtre  signifiait  un  acte  d'où  résultait 
la  mort  d'un  homme,  et  que,  par   suite,  Tempoisonne- 
ment  constituait  bien  un  meurtre .  Et,  quand  cette  vérité- 
là,  elle  aussi,  lui  parut  suffisamment  établie,  il  expliqua 
aux  jurés  que,  dans  le  cas  où  le  vol  et  le  meurtre  se 
trouvaient  réunis,  il  y  avait  ce  qu'on  appelait  un  meurtre 
accompagné  de  vol. 

Le  président,  cependant,  n'oubliait  pas  qu'il  avait 
hâte  de  terminer  l'affaire  au  plus  vite,  afin  de  rejoindre 
sa  Suissesse,  qui  l'attendait.  Mais  il  était  tellement 
accoutumé  à  son  métier  que,  dès  qu'il  commençait  à 
parler,  il  ne  pouvait  plus  s'arrêter.  Aussi  expliqua-t-il 
longuement  aux  jurés  que,  si  les  prévenus  leur  parais- 
saient coupables,  ils  avaient  le  droit  de  les  déclarer 
coupables,  et  que,  s'ils  leur  paraissaient  innocents,  ils 
avaient  le  droit  de  les  déclarer  innocents  ;  que,  s'ils  les 
reconnaissaient  coupables  sur  l'un  des  chefs  de  l'accu- 
sation et  innocents  sur  l'autre,  ils  avaient  le  droit  de 
les  déclarer  coupables  sur  l'un,  innocents  sur  l'autre. 
11  leur  dit  ensuite  que,  bien  que  ce  droit  leur  fût  départi 
en  toute  plénitude,  ils  avaient  le  devoir  d'en  faire  un 
usage  raisonnable.  Mais,  au  moment  où  il  allait  leur 
expliquer  encore  que,  s'ils  faisaient  une  réponse  affir- 
mative aux  questions  posées,  leur  réponse  s'appliquerait 
à  l'ensemble  de  la  question,  et  que,  s'ils  voulaient  que 

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102  RÉSURRECTION 

leur  réponse  portât  seulement  sur  une  partie  de  telle 
ou  telle  question,  ils  devaient  avoir  soin  de  le  spéci- 
fier; au  moment  où  il  allait  se  lancer  dans  cette  nou- 
velle explication,  qui  lui  aurait  pris  encore  un  bon 
quart  d'heure,  il  eut  Tidée  de  regarder  sa  montre  et 
s'aperçut  avec  épouvante  qu'il  était  déjà  trois  heures 
moins  cinq  minutes.  Aussi  se  hâta-t-il  d'aborder  le  fond 
de  l'affaire . 

—  Voici  quel  est  le  fond  de  l'affaire  qui  vous  est  sou- 
mise, —  commença-t-il,  et  il  se  mit  à  répéter  tout  ce 
qui  avait  été  dit  déjà  un  grand  nombre  de  fois  et  par  les 
avocats,  et  par  le  substitut  du  procureur,  et  par  les 
témoins. 

Le  président  parlait,  et,  à  ses  deux  côtés,  les  deux 
assesseurs  écoutaient  d'un  air  pénétré,  en  regardant  à 
la  dérobée  leur  montre,  et  en  trouvant  que  le  discours 
était  un  peu  long,  mais  d'ailleurs  excellent,  c'est-à-dire 
tel  qu'il  devait  être.  C'était  aussi  le  sentiment  du  sub- 
stitut du  procureur,  et  de  tout  le  personnel  du  tribunal, 
et  de  la  salle  entière. 

Le  résumé  fini,  tout  ce  qu'il  y  avait  à  dire  semblait  dit. 
Mais  le  président  ne  pouvait  se  décider  à  cesser  de  parler, 
tant  il  avait  de  plaisir  à  écouter  les  intonations  cares- 
santes de  sa  voix  :  de  sorte  qu'il  jugea  à  propos  de  dire 
encore  aux  jurés  quelques  mots  sur  Fimportancedu  droit 
que  la  loi  leur  conférait,  etsurlasagesse  et  sur  la  circons- 
pection avec  lesquelles  ils  devaient  user  de  ce  droit,  — 
en  user,  non  en  abuser,  —  et  sur  ce  que  leur  serment  les 
liait.  [1  leur  dit  qu'ils  étaient  la  conscience  de  la  société, 
et  que  le  secret  de  leurs  délibérations  devait  être 
sacré,  etc.,  etc. 

Dès  l'instant  où  le  président  avait  commencé  à  parler, 
la  Masiova  avait  fixé  les  yeux  sur  lui,  comme  si  elle  eût 
craint  de  perdre  un  seul  mot  de  ce  qu'il  disait.  Aussi 
Nekhludov  put-il  la  considérer  longuement,  sans  avoir 
à  redouter  de  rencontrer  son  regard.  Et  il  sentit  se  pas- 
ser en  lui  ce  qui  se  passe  d'ordinaire  en  chacun  de 
nous,  quand  nous  revoyons,  après  des  années,  un 
visage  qui   autrefois  nous  a  été  familier.  Il  avait  été 

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RÉSURRECTION  103 

frappé  d'abord  des  changements  survenus  pendant  la 
séparation  ;  mais  peu  à  peu  l'impression  de  ces  chan- 
gements s'effaçait,  et  le  visage  redevenait  pareil  à  ce 
qu'il  avait  été  dix  ans  auparavant.  Les  yeux  de  son 
âme,  reprenant  le  dessus  sur  ses  sens,  ne  lui  faisaient 
plus  voir  que  les  traits  essentiels,  ceux  qui  exprimaient 
rindividualité  de  la  jeune  femme,  ceux  que  nul  change- 
ment n'avait  pu  modifier. 

Oui,  malgré  la  tenue  de  prison,  malgré  tout  l'ensemble 
du  corps  devenu  plus  ample,  malgré  la  poitrine  forte- 
ment développée,  malgré  l'épaississement  du  bas  du 
visage,* malgré  les  rides  du  front  et  des  tempes,  malgré 
le  gonflement  des  paupières  et  malgré  l'expression 
pitoyable  et  impudente  à  la  fois  de  l'ensemble  du  visage, 
c'était  bien  la  même  Katucha  qui,  une  certaine  nuit  de 
Pâques,  avait  si  innocemment  levé  son  regard  sur  lui, 
qui  l'avait  regardé  de  ses  yeux  amoureux,  tout  souriants 
de  bonheur  et  tout  brillants  de  vie  ! 

«  Et  un  hasard  aussi  prodigieux  !  Que  cette  affaire  se 
trouve  jugée  précisément  dans  la  session  où  je  suis  juré, 
afin  que,  n'ayant  jamais  rencontré  Katucha  depuis  dix 
ans,  je  la  revoie  ici,  sur  le  banc  des  accusés  !  Et  com- 
ment tout  cela  finira-t-il?  Ah  !  si  cela  pouvait,  du  moins, 
se  hâter  de  finir  !  » 

Il  ne  cédait  toujours  pas  au  sentiment  de  repentir  qui, 
peu  à  peu,  se  formait  et  grandissait  en  lui.  Il  s'obstinait 
à  voir  là  un  simple  accident  qui  passerait  sans  troubler 
sa  vie.  Et  déjà  il  reconnaissait  la  bassesse  de  ce  qu'il 
avait  fait,  il  avait  l'impression  qu'une  main  puissante  le 
ramenait  de  force  en  présence  de  sa  faute  ;  mais  il  ne 
voulait  toujours  pas  voir  la  véritable  signification  de  ce 
qu'il  avait  fait,  ni  comprendre  ce  que  cette  main  qui  le 
poussait  exigeait  de  lui.  Il  se  refusait  à  croire  que  ce 
qu'il  avait  devant  lui  fût  son  œuvre.  Mais  la  main  invi- 
sible le  tenait,  le  serrait,  et  déjà  il  pressentait  qu'elle 
ne  le  lâcherait  plus. 

Il  s'efforçait  de  paraître  vaillant,  il  croisait  ses  jambes 
l'une  sur  l'autre  d'un  air  dégagé,  il  jouait  avec  son 
pince-nez,  il  gardait  une  pose  pleine  d'abandon  et  de 

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i04  RÉSURHECTION 

naturel,  assis  sur  son  siège  au  premier  rang  des  jurés. 
Et  pendant  ce  temps,  au  fond  de  son  âme,  il  se  rendait 
compte  déjà  de  toute  l'ignominie,  non  seulement  de  sa 
conduite  d'autrefois  à  l'égard  de  Katucha,  mais  de  toute 
cette  vie  inutile,  perverse,  méchante  et  misérable  qu'il 
menait  depuis  douze  ans.  Et  c'était  comme  si  le  rideau 
qui,  jusque-là,  lui  avait  caché  d'une  étrange  façon  et 
l'infamie  de  sa  conduite  envers  Katucha  et  toute  la 
vanité  de  sa  vie,  c'était  comme  si  ce  rideau  eût  com- 
mencé déjà  à  se  soulever  devant  lui,  lui  permettant 
d'entrevoir  ce  que,  jusqu'alors,  il  lui  avait  caché. 


Enfin  le  président  acheva  son  discours,  et,  agitant  en 
l'air,  d'un  geste  gracieux,  la  feuille  qui  contenait  la  liste 
des  questions,  il  la  remit  au  président  du  jury.  Les 
jurés  se  levèrent,  et,  mal  à  l'aise,  comme  s'ils  avaient 
honte  d'être  là  et  qu'ils  fussent  heureux  de  pouvoir 
quitter  leurs  sièges,  ils  passèrent,  l'un  derrière  l'autre, 
dans  leur  salle  de  délibérations.  Dès  que  la  porte  se  fût 
refermée  sur  eux,  un  gendarme  se  plaça  devant  cette 
porte,  tira  son  épée  du  fourreau,  la  mit  sur  son  épaule, 
et  resta  ainsi  en  faction.  Les  juges  se  levèrent  et  sor- 
tirent aussi  ;  et  l'on  emmena  aussi  les  prévenus. 

En  entrant  dans  leur  salle  de  délibérations,  les  jurés, 
cette  fois  comme  la  précédente,  commencèrent  par 
prendre  des  cigarettes  et  les  allumer.  La  conscience  de 
ce  qu'il  y  avait  d'artificiel  et  de  faux  dans  leur  position, 
cette  conscience  que  tous  avaient  éprouvée  plus  ou 
moins  nettement  pendant  qu'ils  étaient  assis  dans  la 
salle  du  tribunal,  s'effaça  entièrement  de  leurs  âmes  dès 
qu'ils  se  retrouvèrent  libres,  la  cigarette  en  bouche  :  de 
sorte  que,  soulagés  et  reprenant  leur  aise,  ils  s'instal- 
lèrent suivant  leur  fantaisie.  Et  aussitôt  commença  une 
discussion  des  plus  animées. 

—  La  petite  n'est  pas  coupable,  —  elle  s'est  laissée 

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RÉSURRECTION  105 

entortiller  !  —  déclara  le  brave  marchand.  II  faut  avoir 
pitié  d'elle  ! 

—  C'est  ce  que  nous  allons  examiner  !  —  répondit  le 
président.  —  Prenons  bien  garde  de  ne  pas  céder  à  nos 
impressions  personnelles  ! 

—  Le  président  des  assises  a  fait  un  bien  beau 
résumé  !  —  observa  le  colonel. 

—  Très  beau,  en  effet.  Mais  croiriez-vous  que  j'ai 
failli  m'endormir  ? 

—  Le  point  principal,  c'est  que  les  deux  domestiques 
n'auraient  pu  rien  savoir  de  l'argent  du  marchand  si  la 
Masiova  n'avait  pas  été  d'accord  avec  eux  !  —  dit  le  com- 
mis au  type  juif. 

—  Alors,  d'après  vous,  elle  aurait  volé  ?  —  demanda 
un  des  jurés. 

—  Jamais  on  ne  me  fera  croire  cela  !  —  s'écria  le  gros 
marchand.  C'est  cette  canaille  de  servante  aux  yeux 
sans  sourcils  qui  a  fait  tout  le  mal  ! 

—  Fort  bien,  —  interrompit  le  colonel,  —  mais  cette 
femme  affirme  qu'elle  n'est  pas  entrée  dans  la  chambre. 

—  Et  c'est  elle  que  vous  préférez  croire?  Moi,  de  ma 
vie,  je  ne  voudrais  me  fier  à  une  telle  charogne  ! 

—  Eh  bien  !  et  après  ?  —  fit  ironiquement  le  commis. 
^  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  c'est  la  Masiova  qui 
avait  la  clé  ! 

—  Qu'est-ce  que  cela  prouve?  —  cria  le  marchand. 

—  Et  la  bague  ? 

—  Mais  elle  nous  a  expliqué  toute  l'affaire  !  Le  Sibé- 
rien avait  la  tête  chaude,  et  puis  il  avait  bu  :  il  l'a 
battue.  Et  ensuite,  eh  bien  !  il  en  a  eu  pitié.  «  Tiens, 
voilà  pour  toi,  et  ne  pleure  plus  !  »  On  nous  a  bien  dit 
quel  homme  c'était  :  12  archines,  12  verschoks  de  taille, 
et  le  poids  en  proportion  ! 

—  La  question  n'est  pas  là,  —  fit  observer  Pierre 
Gérassimovitch.  —  La  question  est  de  savoir  si  c'est 
elle  qui  a  prémédité  et  accompli  toute  l'affaire,  ou  si  ce 
senties  deux  domestiques. 

—  Mais  les  deux  domestiques  ne  peuvent  pas  avoir  agi 
sans  elle  !  —  répéta  le  juif.  C'était  elle  qui  avait  la  clé  ! 

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106  RÉSURRECTION 

Ainsi  le  débat  se  poursuivit  assez  longtemps,  à  Taven- 
ture. 

—  Permettez,  Messieurs  !  —  dit  enfin  le  président  du 
jury,  asseyons-nous  autour  de  la  table,  et  délibérons  ! 

Sur  quoi,  donnant  l'exemple,  il  prit  place  dans  le 
grand  fauteuil  présidentiel. 

—  Quelles  rosses  que  ces  filles  !  —  déclara  alors  le 
commis. 

Et,  pour  réfuter  l'opinion  de  ceux  qui  prétendaient 
que  la  Maslova  n'avait  pas  volé,  il  raconta  comment  une 
créature  de  la  même  espèce,  sur  le  boulevard,  avait  un 
jour  volé  la  montre  d'un  de  ses  collègues.  Le  colonel, 
après  lui,  raconta  un  trait  plus  étrange  et  plus  probant 
encore  :  le  vol  d'un  samovar  d'argent. 

—  De  grâce,  Messieurs,  arrivons  aux  questions  !  —  fit 
le  président,  en  frappant  de  son  crayon  sur  la  table. 

Tous  se  turent,  et  le  président  commença  la  lecture 
des  questions  posées  au  jury. 
Ces  questions  étaient  rédigées  ainsi  : 

1°  Le  paysan  Simon  Petrovitch  Kartymkine,  du  village  de 
Borki,  district  de  Krapivo,  trente-quatre  ans,  est-il  coupable 
d'avoir,  le  16  octobre  188...,  volontairement  attenté  à  la  vie 
du  marchand  Smielkov,  dans  l'intention  de  le  voler  ?  et  est-il 
coupable  d'avoir  dérobé  au  susdit  marchand,  après  l'avoir 
empoisonné  avec  la  complicité  d'autres  personnes,  une 
somme  d'environ  2.500  roubles  et  une  bague  en  bril- 
lants? 

2^  Euphémie  Ivanovna  Botchkov,  bourgeoise,  âgée  de  qua- 
rante-trois ans,  est-elle  coupable  d'avoir  commis,  de  compli- 
cité avec  Simon  Petrovitch  Kartymkine,  les  actes  énumérés 
dans  la  première  question? 

3<^  Catherine  Mikaïlovna  Maslov,  âgée  de  vingt-sept  ans,  esf- 
elle  coupable  d'avoir,  de  complicité  avec  les  deux  autres  pré- 
venus, commis  les  actes  énumérés  dans  la  première  question? 

4°  Au  cas  où  Euphémie  Botchkov  ne  serait  pas  reconnue 
coupable  des  actes  énumérés  dans  la  première  question,  est- 
elle  coupable  d'avoir,  le  16  octobre  188...,  étant  domestique 
dans  l'Hôtel  de  Mauritanie,  pris  secrètement  dans  la  valise 
fermée  du  marchand  Smielkov  une  somme  d'environ 
2.500  roubles  ? 

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RÉSURRECTION  107 

Ayant  achevé  sa  lecture,  le  président  reprit  la  pre- 
mière question. 

—  Hé  bien  !  Messieurs,  comment  allons-nous  répondre 
sur  ce  premier  point  ? 

La  réponse  fut  vite  trouvée.  Tous  se  mirent  d'accord 
pour  l'affirmative,  tant  au  sujet  du  vol  que  de  l'empoi- 
sonnement. Un  seul  des  jurés  refusa  de  tenir  Kartym- 
kine  pour  coupable  :  un  vieil  artisan  qui,  sans  commen- 
taires, répondait  toujours  négativement  à  toutes  les 
questions. 

Le  président  se  figura  d'abord  que  ce  vieillard  ne 
comprenait  pas,  et  il  se  mit  en  devoir  de  lui  expliquer 
que,  sans  l'ombre  d'un  doute,  Kartymkine  et  la  Botch- 
kova  étaient  coupables  ;  mais  le  vieillard  répondit  qu'il 
comprenait  fort  bien,  et  que,  suivant  lui,  mieux  valait 
tout  pardonner.  «  Nous-mêmes,  dit-il,  ne  sommes  pas 
des  saints  !  »  Et  rien  ne  put  l'amener  à  changer  d'avis. 

Sur  la  seconde  question,  concernant  la  Botchkova, 
après  de  longs  débats  la  réponse  fut  :  «  Non,  elle  n'est 
pas  coupable.  »  On  estima,  en  effet,  que  les  preuves 
manquaient  de  sa  participation  à  l'empoisonnement  : 
c'était  d'ailleurs  sur  ce  point  qu'avait  particulièrement 
insisté  son  avocat. 

Le  marchand,  qui  cherchait  à  innocenter  la  Maslova, 
soutint  de  nouveau  que  la  Botchkova  était  l'agent  principal 
de  toute  l'affaire.  Et  plusieurs  des  jurés  furent  de  son 
avis,  jusqu'au  moment  où  le  président,  soucieux  de  se 
maintenir  sur  le  terrain  de  la  stricte  légalité,  fit  obser- 
ver que,  en  tout  cas,  sa  participation  à  l'empoisonne- 
ment n'était  établie  par  aucune  preuve  matérielle.  On 
discuta  longtemps  encore,  mais  l'avis  du  président  finit 
par  prévaloir. 

On  déclara  en  revanche,  sur  la  quatrième  question, 
que  la  Botchkova  était  coupable  d'avoir  pris  l'argent. 
A  la  demande  de  l'artisan,  on  ajouta  :  «  Avec  des  circons- 
tances atténuantes.  i> 

Enfin  vint  le  tour  de  la  troisième  question,  qu'on  avait 
réservée  pour  la  fin.  Elle  donna  lieu  à  une  discussion 
plus  vive  encore  que  les  trois  autres, 

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108  RÉSURRECTION 

Le  président  affirmait  que  la  Maslova  était  coupable. 
Le  marchand  soutenait  qu'elle  était  innocente,  et  le  colo- 
nel et  Tartisan  appuyaient  son  avis.  Le  reste  des  jurés 
hésitait,  mais  semblait  pencher  vers  Topinion  du  prési- 
dent; et  cela  tenait  surtout  à  ce  que  tous  les  jurés 
étaient  fatigués,  et  se  rangeaient  de  préférence  à  celle 
des  deux  opinions  qui,  en  mettant  plus  vite  tout  le 
monde  d'accord,  pourrait  plus  vite  leur  rendre  la  liberté. 

D'après  les  résultats  des  interrogatoires,  et  d'après 
ce  qu'il  savait  de  la  Maslova,  Nekhludov  avait  la  con- 
viction que  celle-ci  n'était  coupable  ni  de  vol  ni  de 
l'empoisonnement.  Il  avait  cru  d'abord  que  tout  le 
monde  serait  de  ce  même  avis  ;  mais  il  dut  reconnaître 
bientôt  qu'il  s'était  trompé,  et  que  la  majorité,  sur  la 
question,  penchait  plutôt  vers  l'affirmative,  un  peu  à 
cause  de  la  lassitude  générale,  un  peu  par  égard  pour 
le  président,  et  un  peu  parce  que  le  brave  marchand, 
qui  ne  cachait  pas  que  la  Maslova  lui  plaisait,  mettait 
vraiment  trop  de  maladresse  à  la  défendre.  Nekhludov, 
en  voyant  cela,  fut  tenté  de  prendre  la  parole;  mois 
une  peur  l'envahit  à  l'idée  d'intercéder  pour  Katucha, 
comme  s'il  eût  senti  que  tout  le  monde,  aussitôt,  devi- 
nerait les  relations  qu'il  avait  eues  avec  elle.  Et  cepen- 
dant il  se  disait  que  les  choses  ne  pouvaient  pas  se 
passer  d'une  telle  façon  et  qu'il  avait  absolument  le 
devoir  d'intervenir.  Il  rougissait  et  il  pâlissait;  et  il  allait 
enfin  se  décider  à  parler,  lorsque  Pierre  Gérassimovitch, 
évidemment  agacé  du  ton  autoritaire  du  président, 
intervint  dans  la  discussion  et  dit,  précisément,  ce  que 
lui-même  s'apprêtait  à  dire. 

—  Permettez,  —  disait  le  professeur,  — vous  affirmez 
qu'elle  est  coupable  du  vol  parce  que  c'était  elle  qui 
avait  la  clé  de  la  valise;  mais  est-ce  que  les  domes- 
tiques de  rhôtel  ne  pouvaient  pas  ouvrir  la  valise  avec 
une  autre  clé  ? 

—  C'est  cela,  c'est  cela  même  !  —  appuyait  le  mar- 
chand. 

—  En  réalité,  il  est  impossible  que  la  Maslova  ait  pris 
l'argent,  car,  dans  sa  situation,  elle  n'aurait  su  qu'en  faire. 

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RÉSURIIECÏION  109 

—  Parfaitement,  c'est  tout  juste  ce  que  je  dis  !  — 
ajoutait  encore  le  marchand. 

—  J'estime  plutôt  que  son  arrivée  à  Thôtel  avec  la 
clé  aura  suggéré  l'idée  du  vol  aux  deux  domestiques, 
qu'ils  auront  profité  de  Toccasion,  et,  ensuite,  tout  rejeté 
sur  la  Maslova. 

Pierre  Gérassimovitch  parlait  d'une  voix  agacée.  Et 
son  agacement  se  communiqua  au  président,  qui  insista 
de  plus  en  plus  fort  sur  son  opinion.  Mais  Pierre  Géras- 
simovitch parlait  avec  tant  d'assurance  que  la  majorité 
se  rangea  à  son  avis,  et  reconnut  que  la  Maslova  n'avait 
point  pris  de  part  au  vol  de  l'argent,  ni  de  la  bague, 
celle-ci  lui  ayant  été  donnée  en  cadeau  par  le  marchand. 

Restait  à  décider  si  elle  avait  été  coupable  de  l'em- 
poisonnement. De  nouveau  le  marchand,  ardent  défen- 
seur de  la  prévenue,  déclara  qu'on  avait  le  devoir  de  la 
proclamer  innocente  ;  mais  le  président  répliqua,  avec 
beaucoup  d'énergie,  qu'il  y  avait  impossibilité  maté- 
rielle à  la  proclamer  innocente  sur  ce  point,  attendu 
qu'elle-même  avouait  qu'elle  avait  versé  la  poudre  dans 
le  verre. 

—  Elle  a  versé  la  poudre,  oui,  mais  elle  croyait  que 
c'était  de  l'opium  !  —  fit  le  marchand. 

—  Mais  l'opium  lui-même  eçt  un  poison,  —  répondit 
le  colonel,  qui  aimait  les  digressions  ;  et  il  raconta,  à 
ce  propos,  l'aventure  de  la  femme  de  son  beau-frère, 
qui  avait  absorbé  de  l'opium  par  accident,  et  qui  serait 
morte  sans  l'habileté  miraculeuse  d'un  médecin  appelé 
en  hâte  auprès  d'elle.  Le  colonel  racontait  avec  tant  de 
complaisance  que  personne  n'avait  le  courage  de  l'inter- 
rompre. Seul,  le  commis  juif,  entraîné  par  Texemplc, 
s'enhardit  à  lui  couper  la  parole  : 

— •  On  peut  si  bien  s'accoutumer  au  poison,  dit-il, 
qu'on  finit  par  en  supporter,  sans  danger,  de  très  fortes 
doses;  et  la  femme  d'un  de  mes  parents... 

Mais  le  colonel  n'était  pas  homme  à  se  laisser  inter- 
rompre; il  continua  son  histoire,  et  tout  le  monde  con~ 
ï^ut  à  fond  le  rôle  qu'avait  joué  l'opium  dans  la  vie  de  la 
femme  de  son  beau-frère. 

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ilO  RÉSURRECTION 

—  Mon  Dieu!  Messieurs,  voici  qu'il  est  déjà  quatre 
heures  !  —  s'écria  un  juré. 

—  Eh  bien  !  —  Messieurs,  demanda  le  président,  — 
qu'allons-nous  répondre  ?  Voulez-vous  que  nous  répon- 
dions quelque  chose  comme  ceci  :  «  Oui,  elle  est  coupable 
d'avoir  versé  le  poison,  mais  sans  intention  de  voler?» 

Pierre  Gérassimovitch,  satisfait  du  succès  qu'il  venait 
d'obtenir  sur  la  question  précédente,  donna,  cette  fois, 
sa  pleine  approbation. 

—  Je  demande  qu'on  ajoute  :  «  Avec  circonstances 
atténuantes  !  »  —  s'écria  le  marchand. 

Tout  le  monde  y  consentit  aussitôt.  Seul  l'artisan 
insista  de  nouveau  pour  que  l'on  répondit  :  a  Non,  elle 
n'est  pas  coupable.  » 

—  Mais  la  réponse  que  j'ai  proposée  revient  à  dire 
cela  !  —  lui  expliqua  le  président.  —  «  Sans  intention  de 
voler  »,  c'est  comme  si  nous  disions  qu'elle  n'est  pas 
coupable. 

—  Oui,  mais  à  la  condition  d'ajouter  :  avec  circons- 
tances atténuantes^  pour  achever  d'absoudre  l'accusée! 
—  déclara  le  marchand,  tout  fier  de  son  invention. 

Et  tout  le  monde  était  si  fatig-ué,  et  ces  longues  dis- 
cussions avaient  tellement  brouillé  tous  les  esprits,  que 
personne  n'eut  l'idée  d'ajouter  à  la  réponse  :  «  Oui,  mais 
sans  intention  de  donner  la  mort.  »  Nekhludov  lui- 
même  n'en  eut  point  l'idée,  absorbé  comme  il  était  par  sa 
douleur  et  son  inquiétude.  Les  réponses  furent  écrites, 
sous  la  forme  adoptée  par  les  jurés,  et  c'est  sous  cette 
forme  qu'elles  furent  remises  au  tribunal. 

Rabelais  raconte  qu'un  juriste,  appelé  à  trancher  un 
procès,  après  avoir  énuméré  une  foule  d'articles  de  lois, 
et  après  avoir  lu  vingt  pages  de  fatras  incompréhensible, 
proposa  à  ses  collègues  de  tirer  au  sort  le  jugement.  Si 
les  dés  donnaient  un  nombre  pair,  c'était  l'accusateur  qui 
avait  raison  ;   si  le  nombre  était  impair,  c'était  l'accusé. 

De  même  il  en  fut  cette  fois  encore.  Les  réponses 
adoptées  par  le  jury  ne  le  furent  point  parce  que  tous  les 
jurés    étaient  du    môme  avis.   Elles   furent   adoptées, 

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RÉSURRECTION  111 

d'abord,  parce  que  le  président  du  tribunal,  s'étant 
laissé  entraîner  àuiitrop  long  discours,  avait  négligé  de 
dire  ce  qu'il  disait  d'ordinaire  en  pareil  cas,  à  savoir  que 
les  jurés  pouvaient  répondre  :  «  Oui,  mais  sans  intention 
de  donner  la  mort.  »  Les  réponses  furent  adoptées,  en 
second  lieu,  parce  que  le  colonel  avait  très  longuement 
raconté  l'histoire  de  la  femme  de  son  beau-frère,  ce  qui 
avait  ennuyé  et  fatigué  les  jurés  ;  en  troisième  lieu,  parce 
que  Nekhludov,  absorbé  par  ses  préoccupations  person- 
nelles, ne  s'était  pas  aperçu  de  ce  que  les  mots  :  «  sans 
intention  de  voler  »  auraient  dû  être  accompagnés  des 
mots  :  «  sans  intention  de  donner  la  mort  »  ;  en  quatrième 
lieu,  parce  que  Pierre  Géras simovitc.h,  enchanté  d'avoir 
une  première  fois  imposé  son  opinion  au  jury,  s'était  dé- 
sintéressé de  la  suite  du  débat  et  était  même  sorti  de  la 
sallependant  que  le  président  relisait  les  réponses.  Mais 
ces  réponses  furent  adoptées,  surtout,  parce  que  les  jurés 
étaient  las,  parce  qu'ils  avaient  hâte  de  se  retrouver 
libres  et  d'aller  dîner,  de  telle  sorte  qu'ils  s'étaient  jetés 
sur  le  premier  avis  qu'on  leur  avait  proposé . 

Quand  le  président  eut  achevé  de  relire  les  réponses, 
il  sonna.  I^e  gendarme,  qui  s'était  tenu  devant  la  porte 
avec  l'épée  au  clair,  remit  son  épée  dans  le  fourreau  et 
s'écarta.  Les  juges  revinrent  s'asseoir  sur  leurs  sièges, 
elles  jurés,  l'un  après  l'autre,  rentrèrent  dans  la  grande 
salle. 

Le  président  du  jtiry,  d'un  air  solennel,  portait  la 
feuille  contenant  les  réponses.  Il  s'avança  jusqu'à  la 
table  où  siégeait  le  tribunal  et  remit  la  feuille  au  pré- 
sident. 

Celui-ci,  l'ayant  lue  d'un  coup  d'œil,  parut  très  sur- 

fïris,  agita  les  bras,  et  se  tourna  vers  ses  collègues  pour 
eur  demander  leur  avis.  Il  était  stupéfait  de  voir  que  lo 
jury,  ayant  répondu  négativement  à  la  question  du  vol, 
eût  répondu  affirmativement  et  sans  réserves  à  celle  du 
meurtre.  De  cette  réponse  découlait  la  conclusion  que  la 
Maslova  n'avait  pas  pris  l'argent  ni  la  bague,  et  que, 
cependant,  en  l'absence  de  tout  motif,  elle  avait  empoi- 
sonné le  marchand. 

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112  RÉSURRECTION 

—  Voyez  donc  rineptie  qu'ils  ont  rapportée!  — dit  le 
président  à  son  voisin  de  gauche.  — Ce  sont  les  travaux 
forcés  pour  cette  fille,  et,  très  certainement  elle  est  in- 
nocente ! 

—  Et  pourquoi  serait-elle  innocente  ? 

—  Mais  cela  saute  aux  yeux  !  A  mon  avis,  il  y  a  lieu 
d'appliquer  l'article  817. 

L'article*  817  déclare  que  le  tribunal  a  le  droit  de  mo- 
difier la  décision  du  jury,  s'il  la  juge  mal  fondée. 

—  Et  vous,  qu'en  pensez- vous  ?  —  demanda  le  prési- 
dent à  son  autre  voisin. 

—  Peut-être  devrions-nous,  en  effet,  appliquer  l'ar- 
ticle 817  ?  —  dit  le  juge  aux  bons  yeux. 

—  Et  vous  ?  —  demanda  le  président  au  juge  gro- 
gnon. 

—  J'estime  que  pour  rien  au  monde  nous  ne  devons  le 
faire  !  —  répondit  ce  magistrat  d'un  ton  résolu.  —  On  se 
plaint  déjà  suffisamment  de  ce -que  les  jurés  acquittent 
les  coupables  :  que  dirait-on  si  le  tribunal  se  mettait 
à  renchérir  sur  eux?  Pour  rien  au  monde  je  ne  puis  y 
consentir  ! 

Le  président  tira  sa  montre. 

—  Je  suis  désolé,  mais  qu'y  faire  ?  —  songea-t-il  ; 
et  il  remit  les  réponses  au  président  du  jury,  afin  que 
celui-ci  en  donnât  lecture. 

Aussitôt  tous  les  jurés  se  levèrent  ;  et  leur  président, 
se  balançant  d'une  jambe  sur  l'autre,  lut  à  haute  voix  les 
questions  et  les  réponses.  Le  greffier,  les  avocats,  le 
procureur  lui-même  ne  purent  cacher  leur  stupéfaction. 
Seuls  les  prévenus  restaient  immobiles  sur  leur  banc, 
ne  comprenant  pas  le  sens  de  ces  réponses. 

Puis  les  jurés  se  rassirent.  Le  président,  se  tournant 
vers  le  substitut,  lui  demanda  quelles  peines  il  proposait 
d'appliquer  aux  prévenus. 

Le  substitut,  enchanté  de  la  sévérité  du  jury  à  l'égard 
de  la  Maslova,  qu'il  attribuait  uniquement  à  son  élo- 
quence, se  rengorgea,  fit  mine  de  réfléchir,  et  dit  : 

—  Pour  Simon  Kartymkine,  je  demande  l'application 
de  l'article  1452;  pour  Euphémie  Botchkov,  l'applica- 

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RÉSURRECTION  113 

tion  de  Tarticle...  ;  et  pour  Catherine  Maslov,  l'applica- 
tion de  Farticle...  paragraphe..» 

Les  peines  énoncées  par  ces  articles  étaient,  naturelle- 
ment, les  plus  dures  qu'on  pût  appliquer  dans  l'espèce. 

—  Le  tribunal  va  se  retirer  pour  délibérer  sur  l'ap- 
plication de  la  peine  !  —  dit  le  président  en  se  levant. 

Et  il  sortit  avec  les  deux  juges.  Sur  l'estrade,  chacun 
éprouvait  le  soulagement  que  donne  la  conscience  de  la 
besogne  achevée  ;  et  les  jurés,  notamment,  bavardaient 
à  leur  aise. 

—  Eh  bien  !  petit  père,  vous  avez  fait  du  bel  ouvrage  ! 

—  dit  Pierre  Gérassimovitch  en  s'approchant  de  Nekhlu- 
dov,  à  qui  le  président  du  jury  expliquait  quelque  chose. 

—  Voilà  que  vous  avez  envoyé  cette  malheureuse  aux 
travaux  forcés  ! 

L'émotion  de  Nekhludov  fut  telle,  en  entendant  ces 
paroles,  que  c'est  à  peine  s'il  songea  à  se  formaliser  de 
la  choquante  familiarité  de  l'ancien  employé  de  sa  sœur. 

—  Quoi  ?  que  dites-vous  ? 

—  Mais  sans  doute  !  —  répondit  Pierre  Gérassimo- 
vitch. Vous  avez  oublié  d'ajouter,  dans  votre  réponse  : 
mais  sans  intention  de  donner  la  mort.  Et  le  greffier 
vient  de  me  dire  que  le  procureur  demande  quinze  ans 
de  travaux  forcés. 

—  Mais  la  réponse  est  conforme  à  ce  que  nous  avons 
arrêté  en  commun  !  —  fit  le  président. 

Pierre  Gérassimovitch,  de  nouveau,  le  contredit,  dé- 
clarant que,  puisqu'on  avait  affirmé  que  la  Maslova 
n'avait  pas  pris  l'argent,  on  aurait  eu  le  devoir  d'ajouter 
qu'elle  n'avait  pas  eu  l'intention  de  donner  la  mort. 

—  Mais  j'ai  relu  les  réponses  avant  de  rentrer  en 
séance  I  —  se  justifiait  le  président.  —  Personne  n'a  ré- 
clamé ! 

—  J'ai  été  forcé  de  sortir  pour  un  instant,  durant 
cette  lecture,  —  dit  Pierre  Gérassimovitch.  —  Mais 
vous,  Dimitri  Ivanovitch,  comment  avez-vous  pu  laisser 
passer  cela  ? 

—  Je  ne  me  suis  aperçu  de  rien,  —  dit  Nekhludov. 

—  La  chose  était  pourtant  assez  facile  à  remarquer! 


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114  RÉSURRECTION 

—  Mais  on  peut  réparer  le  mal  !  —  fit  Nekhludov. 

—  Oh  !  non,  il  est  trop  tard!  maintenant  tout  est  fini. 
Nekhludov  jeta  les  yeux  eur  les  prévenus.  Pendant  que 

leur  destin  se  décidait,  ils  continuaient  à  rester  assis  sur 
leur  hanc,  entre  les  deux  soldats.  La  Maslova  souriait. 
Et  une  pensée  mauvaise  se  glissa  dans  Tâme  de  Neklilu- 
dov.  Tout  à  l'heure,  prévoyant  Tacquittement  de  la  Mas- 
lova et  sa  mise  en  liberté,  il  se  préoccupait  de  savoir 
comment  il  devrait  se  conduire  envers  elle.  Mais  main- 
tenant les  travaux  forcés  et  la  Sibérie  supprimaient  du 
coup,  pour  lui,  la  possibilité  de  toute  reprise  de  relations 
avec  elle.  L'oiseau  blessé  allait  bientôt  cesser  de  se  dé- 
battre, dans  la  carnassière. 


VI 


Les  choses  se  passèrent  comme  l'avait  prédit  Pierre 
Gérassimovitch. 

Après  une  courte  délibération,  les  trois  juges  ren- 
trèrent dans  la  salle,  et  le  président  donna  lecture  de 
Tarrêt,  qui  commençait  ainsi  : 

Le  28  avril  188...,  par  ordre  de  Sa  Majesté  Impériale,  la 
section  criminelle  du  tribunal  du  district  de  N...,  siégeant 
avec  la  collaboration  des  jurés,  en  vertu  des  articles  771,776 
et  777  du  Code  de  procédure  criminelle,  a  condamné  Simon 
Kartymkine,  paysan,  âgé  de  trente-quatre  ans,  et  Catherine 
Maslov,  bourgeoise,  âgée  de  vingt-sept  ans,  à  la  perte  de 
tous  leurs  droits  tant  civils  que  personnels,  et  a  ordonné  que 
tous  deux  seraient  envoyés  aux  travaux  forcés  :  Kartymkine 
pour  une  durée  de  huit  ans,  la  femme  Maslov  pour  une 
durée  de  quatre  ans,  conformément  à  Farticle  23  du  Code 
Pénal  ; 

A  condamné  Euphémie  Botchkov,  bourgeoise,  âgée  de 
quarante-quatre  ans,  à  la  perte  des  droits  personnels  et  à  un 
emprisonnement  de  trois  ans,  conformément  à  Farticle  48 
du  Code  Pénal; 

A  condamné,  en  outre,  les  trois  prévenus  à  payer,  conjoin- 
tement, tous  les  frais  du  procès,  en  décrétant  toutefois  que, 


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RÉSURRECTION  115 

dans  le  cas  où  les  trois  prévenus  seraient  insolvables,  les 
susdits  frais  retomberaient  à  la  charge  du  trésor... 

L'arrêt  spécifiait  ensuite  que  la  bague  aurait  à  être 
restituée  aux  héritiers  du  marchand  Smielkov,  «t  que  le 
reste  des  pièces  à  conviction  serait  vendu  ou  détruit. 

En  écoutant  cet  arrêt,  Simon  Kartymkiae  continuait 
à  s'agiter,  à  promener  ses  mains  le  long  des  coujtures  de 
son  pantalon,  et  à  remuer  les  lèvres.  La  Botchkova  gar- 
dait une  attitude  impassible.  Catherine  Maslov,  elle,  était 
brusquement  devenue  d'un  rouge  pourpre. 

—  Je  ne  suis  pas  coupable  !  Pas  coupable  !  —  s'écria- 
t-elle  dès  que  le  président  eut  fini  sa  lecture.  —  Je  le 
jure  !  Je  ne  suis  pas  coupable  !  Je  n'ai  pas  voulu  le  tuer, 
je  n'ai  pas  pensé  à  le  tuer  î  Je  dis  la  vérité  !  La  vérité 
vraie  ! 

Puis,  ayant  crié  ces  quelques  mots  avec  une  telle  force 
que  la  salle  entière  les  entendit,  elle  se  laissa  retomber 
sur  son  banc,  se  couvrit  le  visage  de  ses  deux  mains,  et 
éclata  en  bruyants  sanglots. 

Lorsqu^e  Simon  et  Euphémie  se  levèrent  pour  sortir, 
elle  resta  assise,  toujours  sanglotante;  imdes  gendarmes 
dut  la  seconer  paf  Je  bras  pour  la  forcer  à  se  lever. 

—  Non,  il  est  impossible  de  laisser  les  choses  se  passer 
ainsi  I  —  se  dit  Nekhludov,  oubliant  tout  à  fait  la  mau- 
vaise pensée  qu'il  avait  eue  quelques  instants  aupara- 
vant. Et,  sajtts  réfléchir,  poussé  par  une  impulsion  irré- 
sistible, il  s'élança  vers  le  corridor  afin  de  revoir,  une 
fois  encore,  la  jeune  femme  qu'on  venait  d'emmener. 

Devant  la  porte  se  pressait  la  foule  des  jurés  et  des 
avocats,  bavardant,  gesticulant,  de  sorte  que  Nekhludov 
dut  attendre  assez  longtemps  avant  de  pouvoir  sortir  de 
la  salle.  Quand  il  se  trouva  enfin  dans  le  corridor,  la 
Maslova  était  déjà  loin.  Il  courut  vers  elle,  indifférent  à 
Tattentiou  qu'il  provoquait,  et  il  ne  s'arrêta  que  quand 
il  l'eut  rejointe. 

Elle  ne  pleurait  plus,  mais  de  gros  sanglots  saccadés 
soulevaient  sa  poitrine,  par  instants,  pendant  qu'elle 
essuyait,  du  bout  de  son  fichu,  les  gouttes  de  sueur  qui 

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Ii6  RÉSURRECTION 

coulaient  sur  ses  joues.  Elle  passa  devant  Nekhludov 
sans  le  regarder.  Et,  lui  non  plus,  il  ne  fît  pas  un  geste 
pour  attirer  ses  regards.  Il  la  laissa  passer  devant  lui,  et, 
reprenant  sa  course  dans  le  corridor,  il  se  mit  à  la 
recherche  du  président  du  tribunal. 

Celui-ci,  lorsque  Nekhludov  parvint  à  le  rencontrer, 
était  déjà  dans  la  loge  du  portier,  s'apprêtant  à  partir. 
Il  endossait  un  élégant  pardessus  de  demi-saison,  et  le 
portier,  en  face  de  lui,  lui  tendait  respectueusement  sa 
canne  à  pommeau  d'argent. 

—  Monsieur  le  président,  —  lui  dit  Nekhludov,  — 
pourrais-je  vous  entretenir  un  moment?  C'est  au  sujet 
de  TafTaire  qui  vient  d'être  jugée.  Je  fais  partie  du  jury. 

—  Mais  comment  donc?  Le  prince  Nekhludov,  n'est-ce 
pas  ?  Trop  heureux  de  vous  retrouver  !  —  ajouta  le  prési- 
dent en  lui  serrant  la  main. 

Il  se  rappelait,  avec  une  vive  satisfaction,  le  bal  où  il 
l'avait  rencontré,  ce  bal  où  il  avait  dansé  avec  plus  de 
charme  et  d'entrain  que  tous  les  jeunes  gens. 

—  En  quoi  pourrai-je  vous  servir  ? 

—  Il  y  a  eu  un  malentendu  pour  notre  réponse  concer- 
nant la  fille  Maslov  !  Elle  est  innocente  de  l'empoisonne- 
ment, et  voilà  qu'elle  est  condamnée  aux  travaux  forcés  ! 
—  fit  Nekhludov,  dont  le  visage  s'était  subitement  assom- 
bri. 

—  Mais  c'est  sur  vos  réponses  que  nous  avons  établi 
l'arrêt  !  —  dit  le  président  en  s'avançant  vers  la  porte, — 
encore  que,  nous-mêmes,  nous  ayons  trouvé  ces  réponses 
assez  incohérentes. 

Le  président  se  souvint  tout  à  coup  que,  dans  son 
résumé,  il  avait  été  sur  le  point  d'expliquer  aux  jurés  la 
façon  dont  ils  devaient  formuler  leurs  réserves,  au  cas 
où  ils  auraient  des  réserves  à  faire  ;  et  il  se  souvint  que, 
pour  gagner  du  temps,  il  avait  renoncé  à  cette  partie  de 
son  explication.  Mais  il  n'eut  garde  d'en  rien  dire  à  son 
interlocuteur. 

—  11  y  a  eu  une  erreur,  —  poursuivit  Nekhludov.  — 
Est-ce  qu'on  ne  pourrait  pas  réparer  cette  erreur  ? 

—  Des  motifs  de  cassation  peuvent  toujours  se  trouver  ! 

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RÉSURRECTION  117 

Adressez-vous  à  un  avocat  !  —  dit  le  président  en  éti- 
rant ses  bras  dans  les  manches  de  son  pardessus,  et  en 
faisant,  de  nouveau,  un  pas  vers  la  porte. 

—  Mais  c'est  une  chose  affreuse  ! 

—  Voyez-vous,  il  n'y  avait  pour  nous  que  deux  solu- 
tions possibles... 

Le  président  était  évidemment  partagé  entre  son  désir 
d'être  agréable  à  Nekhludov  et  la  crainte  d'arriver  trop 
tard  à  son  rendez-vous.  Dès  qu'il  eut  achevé  d'étaler  ses 
favoris  sur  les  deux  revers  de  son  pardessus,  il  prit 
légèrement  le  coude  de  Nekhludov,  et,  l'entraînant  vers 
la  porte  : 

—  Voulez-vous  que  nous  sortions  d'ici?  —  lui  dit-il. 

—  Parfaitement  !  —  répondit  Nekhludov. 

Il  mit  en  hâte  son  manteau  et  sortit  avec  le  président. 
Au  dehors  un  gai  soleil  brillait,  les  rues  étaient  pleines 
de  bruit  et  de  mouvement.  Et  le  président  dut  élever  la 
voix,  à  cause  du  cahot  des  roues  sur  le  pavé. 

—  Voyez-vous,  —  reprit-il,  — la  situation  est  des  plus 
simples.  Comme  je  vous  le  disais,  il  n'y  avait  à  cette 
affaire  que  deux  solutions  possibles.  Ou  bien  cette  créa- 
ture, cette  Maslova,  pouvait  être,  pour  ainsi  dire, 
acquittée,  condamnée  simplement  à  quelques  mois  de 
prison,  et  sa  détention  préventive  pouvait  être  admise 
en  décompte,  ce  qui  achevait  de  rendre  la  peine  insigni- 
fiante; ou  bien  c'étaient  pour  elle  les  travaux  forcés. 
Nous  étions  dans  la  nécessité  d'adopter  l'une  ou  l'autre 
de  ces  deux  situations  :  et  notre  choix  était  subordonné 
à  votre  réponse. 

—  Je  n'ai  point  songé  à  faire  ajouter  la  restriction  qui 
aurait  traduit  notre  pensée  !  Je  suis  inexcusable  de  n'y 
avoir  pas  songé  !  —  dit  Nekhludov. 

—  Eh  bien  !  toute  l'affaire  est  là  !  —  répondit  le  prési- 
dent avec  un  sourire. 

n  tira  sa  montre  et  regarda  l'heure.  A  peine  s'il  avait 
trois  petits  quarts  d'heure  à  passer  avec  sa  Clara. 

—  Et  maintenant,  si  vous  le  voulez  bien,  adressez-vous 
à  un  avocat  !  Il  s'agit  de  trouver  un  motif  de  cassation.  Ce 
motif,  d'ailleurs,  se  trouve  toujours  !  —  répéta  le  président. 

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118  RÉSURRECTION 

—  Hôtel  d'Italie  !  —  cria-t-il  au  cacheï*  d'un  fiacre 
qui  passait.  —  Trente  kopeks  pour  la  course  !  C'est  le 
prix  que  je  donne  toujours. 

—  Que  Son  Excellence  daigne  monter  ! 

—  Toutes  *mes  amitiés,  —  dit  le  président  à  Nekhlu- 
dov  en  prenant  congé  de  lui.  — Et  si  je  puis  vous  servi? 
en  quoi  que  ce  soit  :  maison  Dvornikov,  rue  Dvorians- 
kaïa;  c'est  aisé  à  retetiir  !  ' 

Et  il  s'éloigna,  après  avoir,  une  dernière  fois,  salué 
Nekhiudov  d'un  léger  signe  de  tête. 


VII 


L'entretien  avec  le  président  du  tribunal,  et  aussi  l'air 
frais  du  dehors,  avaient  un  peu  calmé  Nekhiudov.  Il  se 
dit  que  Fémotion  extraordinaire  qu'il  venait  d'éprouver 
tenait  surtout  à  sa  fatigue,  et  que  les  circonstances  anor- 
males où  il  s'était  trouvé  depuis  le  matin  avaient  dû  con- 
tribuer encore  à  l'exagérer.  «  Mais,  tout  de  même,  son- 
gea-t-il,  quelle  stupéfiante  et  incroyable  reïicontre  !  Il 
faut  absolument  que  je  fasse  tout  mon  possible  pour 
adoucir  le  sort  de  cette  malheureuse,  et  cela  au  plus  vite! 
Et  dès  maintenant,  pendant  que  je  suis  ici,  je  vais  en 
profiter  pour  demander  l'adresse  de  Faïnitzin  ou  de 
Mikinin.»  C'étaient  deux  avocats  célèbres,  dont  le  nom 
lui  était  revenu  en  mémoire. 

Retournant  sur  ses  pas,  il  rentra  au  Palais  de  Justice, 
ôta  de  nouveau  son  pardessus,  et  monta  l'escalier.  Dans 
l'entrée  même  du  corridor,  il  rencontra  Faïnitzin.  Il 
l'aborda,  lui  dit  qu'il  avait  à  s'entretenir  avec  lui.  L'avo- 
cat, qui  le  connaissait  de  vue  et  savait  son  norti,  s'em- 
pressa de  lui  répondre  qu'il  serait  trop  heureux  de  pou- 
voir lui  être  agréable. 

—  Je  suis  malheureusement  un  peu  fatigué,  et  j'ai 
encore  à  faire;  mais  vous  pouvez  toujours  m'expliquer, 
en  deux  mots,  de  quoi  il  s'agit.  Voulçz^vous  que*  nous 
entrions  ici,  pour  un  instant? 

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RÉSURRECTION  419 

Et  il  fit  entrer  Nekhludov  dans  une  petite  pièce  qni 
se  trouvait  ouverte,  sans  doute  le  cabinet  de  quelque 
employé  du  tribunal.  Tous  deux  s'assirent  près  de  la 
table. 

—  Eh  bien  !  de  quoi  s'agit-il  ? 

—  Je  vous  demanderai  avant  tout,  —  dit  Nekhludov, 
—  de  faire  en  sorte  que  personne  ne  sache  la  part  que  je 
prends  dans  l'affaire  dont  j'ai  à  vous  parler. 

—  Mais  certainement,  cela  va  de  soi.  Et  alors?... 

—  J'ai  été  juré,  aujourd'hui,  et  nous  avons  condamné 
nne  femme  aux  travaux  forcés.  Or  cette  femme  n'est  pas 
coupable  !  Cela  me  tourmente. 

Malgré  lui,  Nekhludov  rougit  et  se  troubla.  Faïnitzin 
le  dévisagea  d'un  conp  d'œil  rapide  ;  après  quoi  il  baissa 
de  nouveau  les  yeux,  et  se  remit  à  considérer  le  tapis 
vert  de  la  table. 

—  Et  alors  ?  —  demanda-t-il. 

—  Nous  avons  condamné  une  innocente.  Et  je  voudrais 
faire  casser  le  jugement  et  transporter  l'affaire  devant 
une  juridiction  supérieure. 

—  Devant  le  Sénat,  —  précisa  l'avocat. 

—  Et  je  suis  venu  vous  demander  de  prendre  cette 
affaire  en  main. 

Nekhludov  avait  hâte  de  régler  un  point  qui  lui  était 
particulièrement  pénible  à  toucher  ;  de  sorte  qu'il  ajouta 
aussitôt,  sans  reprendre  haleine  : 

—  Vos  honoraires,  et  tous  les  frais  que  l'affaire  pourra 
occasionner,  si  élevés  qu'ils  soient,  je  me  charge  de 
tout  cela,  bien  entendu. 

Et,  pour  la  seconde  fois,  il  se  sentit  rougir. 

—  Oui,  oui,  nous  nous  arrangerons  ioujours!  — 
répondit  l'avocat  en  souriant  complaisamment  de  l'inex- 
périence de  son  aristocratique  client. 

Nekhludov  lui  raconta  brièvement  l'affaire. 

—  Voilà  !  Et  maintenant  je  voudrais  savoir  ce  qu'il  y 
a  à  faire,  —  conclut-il. 

—  Parfait  !  Dès  demain  je  vais  demander  le  dossier, 
et  rae  mettre  en  état  de  vous  renseigner.  Voyons  !  après- 
demain...  Non,  mettons  plutôt  jeudi...  Donc,  jeudi,  vers 

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420  BÉSURRFXTION 

six  heures  du  soir»  si  vous  voulez  bien  venir  chez  moi, 
je  vous  donnerai  une  réponse.  Convenu,  n'est-ce  pas? 
Ainsi,  à  jeudi.  Je  vous  prie  de  m'excuser,  mais  j'ai 
encore  diverses  choses  à  faire  au  Palais  avant  de  ren- 
trer. 

Nekhludov  prit  congé  de  l'avocat  et  sortit  du  Palais 
de  Justice. 

Ce  nouvel  entretien  l'avait  calmé  plus  encore  que  le 
précédent  ;  il  était  tout  heureux  à  la  pensée  d'avoir  déjà 
commencé  des  démarches  en  faveur  de  la  Maslova.  11 
jouissait  du  beau  temps,  il  respirait  avec  délice  le  souffle 
de  l'air  printanier.  Des  cochers  de  fiacre,  s'arrêtant 
devant  lui,  lui  offraient  leurs  services  :  mais  il  était  trop 
heureux  de  pouvoir  marcher.  Et  aussitôt  se  mit  à  bour- 
donner en  lui  tout  un  essaim  de  pensées  et  de  souvenirs 
sur  Katucha,  et  sur  la  façon  dont  il  s'était  conduit  envers 
elle.  «  Non,  non,  se  dit-il,  à  tout  cela  je  penserai  plus 
tard;  maintenant  je  dois,  avant  tout,  me  distraire  des 
pénibles  impressions  que  je  viens  de  traverser  !  » 

Il  se  rappela  alors  le  dîner  des  Korchaguine  et  regarda 
sa  montre.  Le  dîn^r  ne  devait  pas  être  encore  fini.  Nekhlu- 
dov courut  vers  une  station  de  fiacres  qu'il  savait  tout 
proche,  examina  les  chevaux,  choisit  la  meilleure  voi- 
ture, et,  dix  minutes  après,  il  se  trouva  devant  le  perron 
de  la  vaste  et  élégante  maison  des  Korchaguine. 


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CHAPITRE  VII 


—  Que  Votre  Excellence  daigne  entrer,  on  Tattend 
là-haut!  — dit  à  Nekhludov,  avec  un  sourire  complaisant, 
le  gros  portier  de  la  maison  des  Korchaguine,  en  s'avan- 
çant  vers  lui  jusque  sur  le  perron.  —  On  est  à  table. 
Onprie  Votre  Excellence  de  monter  à  la  salle  à  manger. 

Le  portier  fit  entrer  Nekhludov  dans  le  vestibule; 
puis,  allant  vers  Tescalier,  il  tira  le  cordon  d'une  son- 
nette. 

—  Est-ce  qu'il  y  a  du  monde  ?  —  demanda  Nekhludov 
tout  en  ôtant  son  pardessus. 

—  Il  y  a  M.  Kolossoff  et  puis  Michel  Sergueievitch  ; 
mais,  sauf  cela,  personne,  —  répondit  le  portier. 

Au  haut  de  Tescalier  se  montra  l'élégante  figure  d'un 
valet  de  chambre  en  habit,  des  gants  blancs  aux  mains. 

—  Que  Votre  Excellence  daigne  monter  !  On  la  prie 
d'entrer. 

Nekhludov  monta  l'escalier,  traversa  l'immense  et 
somptueuse  antichambre,  et  entra  dans  la  salle  à  manger. 
Autour  de  la  grande  table  était  assise  toute  la  famille 
des  Korchaguine,  à  l'exception  de  la  mère  de  Missy,  la 
princesse  Sophie  Vassilievna,  qui  prenait  toujours  ses 
repas  dans  sa  chambre.  Le  vieux  Korchaguine  occupait 
le  haut  de  la  table  :  il  avait  à  sa  droite  le  médecin  de  la 
maison,  à  sa  gauche  son  ami  Ivan  Ivanovitch  Kolossof, 
ancien  fonctionnaire,  à  présent  membre  du  conseil  d'ad- 
ministration d'une  banque.  Puis  venaient,  à  gauche, 
Miss  Redort,  l'institutrice  de  la  petite  sœur  de  Missy,  et 
cette  sœur  elle-même,  une  enfant  de  quatre  ans  ;  à  droite, 

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122  RÉSURRECTION 

en  face  d'elle,  le  frère  de  Missy,  Petia,  collégien  de  la 
septième  classe,  qui  se  préparait  à  passer  ses  examens, 
et  un  jeune  étudiant,  son  répétiteur.  Plus  loin,  vis-à-vis 
lun  de  l'autre,  étaient  assis  Michel  Sergueievitch  Télé- 
guine  ouMitia,  fils  d'un  premier  mariage  delà  princesse 
Korchaguine,  et  une  parente  pauvre,  Catherine  Alexievna, 
vieille  fille  et  slavophile  ;  et  enfin,  au  bas  de  la  table, 
Missy,  avec  une  place  vide  entre  elle  et  la  vieille  de- 
moiselle. 

—  Ha!  voilà  qui  est  bien!  Arrivez  vite,  nous  n'en 
sommes  encore  qu'au  poisson  !  —  dit  le  vieux  Korcha- 
guine en  levant  sur  Nekhludov  ses  yeux  injectés  de 
sang. 

—  Etienne  !  —  cria-t-il  ensuite  au  majestueux  n>aître 
d'hôtel  ;  et  il  lui  fît  signe  d'avoir  à  conduire  Nekhludov 
à  la  place  qui  lui  était  réservée. 

Nekhludov  connaissait  depuis  longtemps  le  vieux 
Korchaguine,  et  bien  souvent  déjà  il  l'avait  vu  à  table  : 
mais,  ce  soir-là,  son  visage  rouge  et  congestionné,  sa 
bouche  sensuelle,  son  gros  cou,  l'ensemble  de  sa  figure, 
et  jusqu'à  la  façon  dont  il  passait  un  coin  de  sa  serviette 
dans  le  revers  de  son  gilet,  tout  cela  le  frappa  désa- 
gréablement. Il  se  rappela  aussitôt,  malgré  lui,  tout  ce 
qu'on  lui  avait  dit  de  la  dureté  de  cet  homme,  qui,  dans 
le  temps  où  il  était  gouverneur  de  province,  avait  fait 
fusiller  une  foule  de  malheureux,  et  même  en  avait  fait 
pendre  un  bon  nombre. 

—  On  va  tout  de  suite  s'occuper  de  servir  Votre 
Excellence! — dit  Etienne  en  prenant  dans  un  des  tiroirs 
du  buffet  une  grande  cueiller  à  soupe,  pendant  que  l'élé- 
gant valet  de  chambre  se  plaçait  derrière  la  chaise  vide, 
et  que  Missy  rarrangeait,  sur  l'assiette  de  Nekhludov, 
un  des  plis  de  la  serviette  artistement  dressée  en  forme 
d'éventail. 

Mais  Nekhludov  dut  d'abord  faire  le  tour  de  la  table 
et  serrer  la  main  de  chacun  des  convives.  Chacun  se 
leva  de  sa  chaise  pour  lui  tendre  la  main,  à  l'exception 
des  dames  et  du  vieux  Korchaguine.  Et  cette  promenade 
autour  de  la  table,  et  ces  poignées  de  main  données  à 

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RÉSURRECTION  123 

des  personnes  à  quelques-unes  desquelles  il  n'avait 
même  jamais  adressé  la  parole,  tout  cela  lui  parut,  ce 
soir-là,  particulièrement  ridicule  et  désagréable. 

II  s'excusa  de  venir  si  tard  ;  et  déjà  il  s'apprêtait  à 
s'asseoir  à  sa  place,  entre  Missy  et  Catherine  Alexievna, 
quand  le  vieux  Korchaguihe  exigea  que,  à  défaut  d'un 
petit  verre  d'eau-de-vie,  il  prît  au  moins  des  hors- 
(l'œuvre.  Nekhludov  dut  s'approcher  de  la  petite  table 
où  étaient  les  hors-d'œuvre,  le  homard,  le  caviar,  le 
fromage,  les  anchois.  Il  s'imaginait  n'avoir  pas  faim; 
mais  le  fait  est  qu'ayant  goûté  au  caviar  il  se  mit  à  dé- 
vorer avec  avidité. 

—  Hé  bien  !  avez-vous  sapé  les  bases  ?  —  lui  demanda 
Kolossov,  reprenant  ironiquement  l'expression  employée 
peu  de  temps  auparavant  par  un  journal  réactionnaire, 
dans  un  article  destiné  à  montrer  les  dangers  de  l'insti- 
tution du  jury.  —  Vous  avez  acquitté  des  coupables, 
condamné  des  innocents,  hein,  n'est-ce  pas  ? 

—  Sapé  les  bases  !  Sapé  les  bases  î  —  répéta  le  vieux 
prince  en  se  tordant  de  rire,  11  éprouvait  une  confiance 
illimitée  dans  l'esprit  et  la  science  de  son  ami,  dont  il 
partageait  pleinement  les  opinions  libérales. 

Mais  Nekhludov,  au  risque  de  paraître  impoli,  ne  ré- 
pondit rien.  Il  s'assit  devant  son  assiette,  se  servit  du 
potage,  et  continua  de  manger  avec  un  extrême  appétit. 

—  Laissez-le  donc  se  rassasier!  —  dit  en  souriant 
Missy  avec  une  familiarité  qui  montrait  le  caractère  par- 
ticulièrement amical  de  leurs  relations. 

Kolossov,  d'ailleurs,  avait  déjà  oublié  sa  question. 
D'un  ton  violent  et  à  très  haute  Voix,  il  discutait  l'ar- 
ticle du  journal  réactionnaire  sur  l'institution  du  jury. 
Et  Michel  Sergueievitch,  lui  donnant  la  réplique,  signa- 
lait les  monstrueuses  erreurs  d'un  autre  article  récent, 
publié  dans  le  même  journal. 

Missy  était,  comme  toujours,  parfaitement  distinguée. 
Elle  avait  une  toilette  d'une  élégance  discrète  et  sobre, 
mais  irréprochable. 

—  Vous  devez  être  épuisé  de  faim  et  de  fatigue!  —  dit- 
elle  à  Nekhludov  quand  il  eut  achevé  d'avaler  son  potage. 

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i24  RÉSURRECTION 

—  Maïs  non,  pas  trop!  Et  vous?  Etes-vous  allée  voir 
ces  tableaux  ? 

—  Non,  nous  avons  remis  la  visite  à  plus  tard.  Nous 
sommes  allés  jouer  au  tennis  chez  les  Salomonov.  Et,  vous 
savez,  c'est  vrai  que  Mister Crooks joue  admirablement! 

Nekhludov  était  venu  chez  les  Korchaguine  pour  se 
distraire.  Ses  visites  chez  eux  lui  avaient,  du  reste,  tou- 
jours été  agréables,  tant  pour  le  ton  de  luxe  et  de  ri- 
chesse qui  régnait  dans  la  maison  et  qui  charmait  ses 
goûts  de  raffiné,  que  pour  l'atmosphère  de  caressante 
flatterie  dont,  inconsciemment,  il  s'y  sentait  entouré. 
Mais,  ce  soir-là,  par  un  hasard  singulier,  tout  dans  cette 
maison  se  trouva  lui  déplaire  :  tout,  depuis  le  portier, 
l'énorme  vestibule,  les  fleurs,  les  valets  de  chambre  en 
habit,  Tomementation  de  la  table,  jusqu'à  Missy  elle- 
même,  qu'il  ne  put  s'empêcher  de  juger  affectée  et  anti- 
pathique. Il  était  choqué  et  du  ton  suffisant  et  grossier 
de  Kolossov,  et  de  son  libéralisme,  et  de  la  figure  sen- 
suelle et  vicieuse  du  vieux  Korchaguine,  et  des  citations 
françaises  de  la  vieille  demoiselle  slavophile,  et  des 
mines  maussades  de  l'institutrice  et  du  précepteur  ;  et 
tout  spécialement  l'avait  choqué  la  façon  familière  dont 
Missy  avait  parlé  de  lui,  au  lieu  de  le  désigner  par  ses 
prénoms  comme  le  reste  des  convives. 

Nekhludov  était  toujours  ballotté  entre  deux  sentiments 
contraires  au  sujet  de  Missy.  Tantôt,  la  voyant,  pour  ainsi 
dire,  dans  une  pénombre,  il  découvrait  en  elle  toutes  les 
perfections  :  elle  lui  paraissait  franche,  et  belle ,  et  intel- 
ligente, et  pleine  de  naturel.  Et  tantôt,  comme  s'il  pas- 
sait tout  d*un  coup  de  la  pénombre  au  grand  jour,  il  était 
forcé  de  se  rendre  compte  de  ses  imperfections.  C'est 
dans  cette  dernière  disposition  qu'il  se  sentait  ce  soir- 
là.  Il  distinguait  toutes  les  rides  de  son  front,  il  distin- 
guait les  deux  fausses  dents  qu'elle  avait  dans  la  bouche, 
il  reconnaissait  la  trace  du  fer  à  friser  dans  les  boucles 
de  ses  cheveux,  il  voyait  saillir  les  os  de  ses  coudes  ;  et 
surtout  il  était  frappé  de  la  largeur  des  ongles  de  ses 
doigts,  qui  lui  rappelaient  les  doigts  épais  du  vieux  Kor- 
chaguine. 

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RÉSUBRECTION  12b 

—  Quel  jeu  assommant,  ce  tennis!  — dit  Kolossov.  — 
Le  jeu  de  paume,  de  notre  temps,  était  bien  plus  gai! 

—  Mais  non,  c'est  que  vous  ne  connaissez  pas  le  ten- 
nis! Il  n'y  a  rien  de  plus  follement  entraînant  !  — 
s  écria  Missy. 

Et  Nekhludov  eut  l'impression  qu'elle  avait  prononcé 
le  mot  «  follement  »  avec  une  affectation  insupportable. 

Un  débat  s'engagea  où  prirent  part  aussi  Michel  Ser- 
^ueievitch  et  la  vieille  demoiselle.  Seuls  le  répétiteur, 
l'institutrice  et  les  enfants  se  taisaient,  et,  manifeste- 
ment, s'ennuyaient. 

—  Allons,  disputez-vous  une  bonne  fois  !  —  dit  enfin, 
en  riant  aux  éclats,  le  prince  Korchaguine. 

Sur  quoi,  prenant  à  pleine  main  sa  serviette,  il  la 
posa  toute  fripée  sur  la  table,  et  se  leva,  tandis  qu'un 
valet  de  chambre  s'empressait  pour  reculer  sa  chaise. 
Tout  le  monde  se  leva  à  sa  suite  et  s'avança  vers  une 
petite  table  où  étaient  rangés  des  bols  et  des  verres  d'eau 
tiède  parfumée.  Les  convives  se  rincèrent  la  bouche, 
tout  en  poursuivant  leur  discussion  entre  deux  gor- 
gées. 

—  N'est-ce  pas  que  c'est  moi  qui  ai  raison? —  demanda 
Missy  à  Nekhludov,  après  avoir  affirmé  à  Michel  Ser- 
f^ieievitch  que  rien  ne  révélait  le  caractère  des  gens 
aussi  bien  que  le  jeu.  Elle  avait  tout  de  suite  reconnu 
sur  le  visage  de  son  ami  cette  expression  concentrée  et 
sévère  qui,  plusieurs  fois  déjà,  l'avait  inquiétée  chez 
lui;  et  elle  était  résolue  à  en  découvrir  la  cause. 

—  En  vérité,  je  n'en  sais  rien  :  jamais  encore  je  n'ai 
réfléchi  à  cette  question,  —  répondit  Nekhludov. 

—  Voulez-vous  que  nous  montions  chez  maman?  — 
dit  alors  la  jeune  fille. 

—  Mais  parfaitement,  très  volontiers!  —  répondit-il  en 
allumant  une  cigarette  ;  mais  le  ton  de  sa  réponse  signi- 
fiait clairement  qu'il  se  serait  fort  bien  dispensé  de  cette 
corvée. 

Elle  se  tut,  jeta  sur  lui  un  regard  interrogateur,  et 
son  inquiétude  s'accentua  encore. 
«  On  dirait  vraiment  que  je  ne  suis  venu  ici  que  pour 

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iiô  RÉSURRECTION 

y  répandre  Feiinui  !  »  se  disait  pendant  ce  temps  Nehklu- 
dov  ;  et,  s'efforçant  d'être  aimable,  il  se  mît  en  devoir 
d'ajouter  quelques  mots  sur  le  plaisir  qu'il  aurait  à  pré- 
senter ses  hommages  à  la  princesse,  si  toutefois  sa 
visite  ne  la  dérangeait  pas. 

—  Mais  non,  au  contraire,  maman  sera  enchantée.  Et 
vous  pourrez  fumer  chez  elle  aussi  bien  qu'ici.  Ivan  Iva- 
novitch  doit  déjà  y  être  monté. 

La  maîtresse  de  la  maison,  la  princesse  Sophie  Vassi- 
liovna,  passait  sa  vie  couchée  sur  sa  chaise-longue. 
Depuis  huit  ans  déjà  elle  ne  mangeait  plus  à  table.  Elle 
ne  se  plaisait  que  dans  sa  chambre,  parmi  les  velours,  les 
dorures,  les  bronzes,  les  laques,  et  les  fleurs.  Jamais  elle  ne 
sortait.  Et  elle  ne  voyait  absolument,  comme  elle  aimait 
à  le  répéter,  que  «  ses  amis  »,  c'est-à-dire  les  personcs 
qui,  pour  une  raison  ou  une  autre,  se  distinguaient  à  ses 
yeux  de  l'ordinaire  des  hommes.  Nekhludov  faisait  natu- 
rellement partie  du  nombre  de  ces  «  amis  »,  à  la  fois  parce 
qu'il  passait  pour  un  jeune  homme  intelligent,  et  parce 
que  sa  mère  avait  eu  des  relations  avec  l«s  Korchaguine, 
et  aussi,  et  surtout,  parce  que  Sophie  Vassilievna  désirait 
lui  faire  épouser  sa  fille. 

La  chambre  de  la  vieille  princesse  était  précédée  d'un 
grand  et  d'un  petit  salon.  Dans  le  grand  salon,  Missy, 
qui  marchait  devant  Nekhludov,  s'arrêta  brusquement, 
et,  empoignant  d'un  geste  nerveux  le  dossier  d'une  chaise, 
elle  leva  les  yeux  sur  le  jeune  homme. 

Missy  avait  le  plus  grand  désir  de  se  marier,  et  Nekhlu- 
dov était  pour  elle  un  beau  parti.  En  outre,  il  lui  plaisait; 
et  puis  elle  s'était  accoutumée  à  la  pensée  de  l'avoir  à  elle, 
—  non  pas  de  lui  appartenir,  mais  de  l'avoir  à  elle.  Et 
elle  poursuivait  ce  dessein  avec  une  ruse  inconsciente, 
mais  tenace.  Elle  dit  donc  à  Nekhludov,  à  brûle- pour- 
point, en  le  fixant  dans  les  yeux,  pour  l'obliger  à  s'expli- 
quer franchement  : 

—  Je  vois  que  quelque  chose  vous  est  arrivé.  Dites- 
moi  coque  c'est. 

Nekhludov  se  rappela  son  aventure  de  la  cour 
d'assises.  11  fronça  les  sourcils  et  rougit. 

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RÉSLRMECTXON  lât 

—  Oui,  quelque  chose  m'est  arrivé,  —  répondit-il,  ne 
voulant  pas  mentir,  —  quelque  chose  d'étrange,  d'im- 
prévu, et  de  grave. 

—  Qu'est-ce  que  c'est?  vous  ne  voulez  pas  me  le  dire? 

—  Je  ne  le  puis  pas  à  présent.  Excusez-moi  !  Il  m'est 
arrivé  une  chose  à  laquelle  j'ai  encore  besoin  de  réfléchir, 
—  ajouta-t-il  :  et  il  rougit  davantage. 

—  Ainsi,  vous  ne  voulez  pas  me  le  dire  ? 

Un  muscle  de  son  visage  tressaillit.  Elle  repoussa  le 
dossier  de  la  chaise  où  elle  s'appuyait. 

—  Non,  je  ne  le  puis  pas  1  —  répondit  Nekhludov,  tout 
en  sentaat  que,  par  cette  réponse,  il  accentuait  encore, 
vis-à-vis  de  lui-même,  l'extraordinaire  gravité  de  ce  qui 
venait  de  lui  arriver. 

—  Soit  !  Eh  bien,  allons  vite  chez  maman  ! 

Elle  secoua  la  tête,  comme  pour  chasser  une  pensée 
déplaisante,  et  reprit  sa  marche  d'un  pas  plus  rapide. 

Nekhlu-dov  crut  s'apercevoir  qu'elle  faisait  un  effort 
pour  ne  pas  pleurer.  11  eut  honte  et  se  reprocha  de  l'avoir 
chagrinée;  mais  il  savait  que  la  moindre  faiblesse  le 
perdrait,  c'est-à-dire  le  lierait  à  jamais,  et  c'est  de  quoi, 
ce  soir-là,  il  avait  peur  plus  que  tout  au  monde.  Il  con- 
tinua donc  de  se  taire,  et  parvint  ainsi,  avec  la  jeune  fille, 
jusqu'à  la  chambre  de  la  princesse  Korchaguine. 


II 


La  princesse  Sophie  Vassilievna  venait  d'achever  son 
dîner,  un  dîner  très  délicat  et  très  abondant,  qu'elle  man- 
geait toujours  seule,  afin  que  personne  ne  la  vit  dans 
cette  occupation  trop  prosaïque.  Près  de  sa  chaise-longue, 
sur  un  petit  guéridon,  le  café  était  servi  ;  elle  le  buvait 
par  légères  gorgées,  enfumant  des  cigarettes  parfumées. 

La  princesse  Sophie  Vassilievna  était  une  vieille  dame 
très  maigre,  très  langue,  avec  de  longues  dents  et  de 
grands  yeux  noirs.  Son  âge  ne  renipéchait  pas  de  se 
donner  encore  les  airs  d'une  jeune  femme. 


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128  RÉSURRECTION 

Toute  sorte  de  bruits  couraient  sur  ses  relations  avec 
son  médecin.  Et  Nekhludov,  qui  jamais  jusqu'alors 
n'avait  fait  attention  à  ces  racontars,  ne  put  se  défendre 
de  se  les  rappeler  lorsque,  en  entrant  dans  la  chambre, 
il  aperçut,  assis  tout  près  de  la  vieille  dame,  le  corpu- 
lent médecin,  avec  sa  barbe  huileuse  élégamment  taillée. 
Sa  vue  lui  causa  une  impression  de  dégoût. 

Au  pied  de  la  chaise-longue,  sur  un  tabouret,  était 
assis  Kolossov.  Il  s'occupait  à  mêler  son  sucre  dans  son 
café.  Un  petit  verre  de  liqueur  était  placé  devant  lui  sur 
le  guéridon. 

Missy,  qui  était  entrée  dans  la  chambre  avec  Nekhludov, 
n'y  resta  qu'un  instant. 

—  Quand  maman  sera  fatiguée  et  vous  mettra  dehors, 
vous  viendrez  me  rejoindre,  n'est-ce  pas?  —  dit-elle  à 
Kolossov  et  à  Nekhludov,  en  souriant  gaîment  à  ce  der- 
nier, comme  si  rien  d'anormal  ne  s'était  passé  entre  eux. 

Après  quoi  elle  sortit  de  la  chambre,  glissant  légère- 
ment sur  le  tapis  moelleux. 

—  Hé  !  bonjour,  cher  ami  !  Asseyez-vous  là  et  racontez  ! 
—  dit  la  princesse  Sophie  Vassilievna,  avec  son  sourire 
apprêté,  artificiel,  mais  imitant  à  merveille  le  sourire 
naturel.  Nous  parlions  précisément  de  vous.  Ces  mes- 
sieurs disaient  que  vous  étiez  revenu  de  la  cour  d'assises 
en  très  mauvaise  humeur.  De  telles  séances  doivent  être 
si  pénibles  pour  des  hommes  de  cœur  !  —  ajouta-t-elle  en 
français. 

—  Oui,  certainement,  —  répondit  Nekhludov.  — On  y 
sent  bien  souvent  sa  propre  inf...,  je  veux  dire  qu'on 
sent  qu'on  n'a  pas,  soi-même,  le  droit  de  juger  les  fautes 
des  autres... 

—  Comme  c'est  vrai  !  —  s'écria  la  vieille  dame  d'un  ton 
destiné  à  laisser  voir  que  la  justesse  de  la  réflexion 
de  Nekhludov  l'avait  émerveillée  ;  car  elle  avait  pour 
habitude  de  flatter  toujours  ses  interlocuteurs. 

—  Eh  bien  !  et  votre  tableau,  où  en  est-il  ?  —  repril- 
elle.  Vous  savez  qu'il  m'intéresse  énormément!  Si  j'étais 
plus  forte,  il  y  a  longtemps  déjà  que  je  serais  ailée  chez 
vous  pour  le  voir. 

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RÉSURRECTION  129 

—  Je  Tai  tout  à  fait  abandonné  !  —  lui  répondit  sèche- 
ment Nekhludov,  pour  qui  la  fausseté  de  ses  flatteries 
était  aussi  visible,  ce  soir-là,  que  sa  vieillesse,  soigneu- 
sement cachée.  Et  il  avait  beau  s'efforcer  d'être  aimable, 
tous  ses  efforts  restaient  inutiles. 

—  Mais  c'est  un  crime  !  Savez-vous  que  Répine  lui- 
même  m'a  dit  qu'il  y  avait  chez  notre  ami  un  vrai  talent? 
— dit-elle  en  se  tournant  vers  Kolossov  et  en  lui  désignant 
Nekhludov. 

«  Comment  n'a-t-elle  pas  honte  de  mentir  ainsi  !  » 
songeait  Nekhludov. 

Cependant  la  vieille  dame,  lorsqu'elle  eut  constaté  que 
Nekhludov  n'était  vraiment  pas  en  train,  et  qu'il  n'y  avait 
pas  à  espérer  de  pouvoir  causer  agréablement  avec  lui, 
se  rejeta  de  nouveau  sur  Kolossov.  Elle  lui  demanda  son 
opinion  sur  une  pièce  nouvelle  qu'on  venait  de  jouer. 
Elle  la  lui  demanda  d'un  ton  qui  semblait  dire  que  son 
opinion  trancherait  aussitôt  tous  les  doutes,  et  que  cha- 
cune de  ses  paroles  aurait  la  valeur  d'un  oracle. 

Kolossov  fut  très  dur  pour  la  pièce  nouvelle,  et  profita 
de  cette  occasion  pour  exposer  toutes  ses  idées  sur  l'art. 
La  princesse  Sophie  Vassilievna  se  montrait,  comme  tou- 
jours, effarée  de  la  justesse  de  ses  observations  ;  si 
parfois  elle  se  risquait  à  défendre  l'auteur  de  la  pièce, 
ce  n'était  que  pour  s'avouer  vaincue  dès  l'instant  sui- 
vant, ou  pour  trouver  un  juste  milieu.  Et  Nekhludov 
regardait  et  écoutait;  et  ce  qu'il  voyait  et  ce  qu'il  enten- 
dait différait  tout  à  fait  de  ce  qui  se  passait  devant  lui. 

Regardant  et  écoutant  tour  à  tour  la  vieille  dame  et 
Kolossov,  Nekhludov  constatait  d'abord  que  ces  deux 
personnes  n'avaient  rien  à  faire  avec  la  pièce  dont  elles 
parlaient,  qu'elles  n'avaient  rien  à  faire  l'une  avec  l'autre, 
et  que  leur  conversation  avait  simplement  pour  objet  de 
satisfaire  un  besoin  physique  :  le  besoin  d'activer  la  diges- 
tion en  remuant  les  muscles  de  la  langue  et  du  gosier. 
Il  constatait  ensuite  que  Kolossov,  ayant  bu  de  l'eau-de- 
vie,  du  vin,  du  café  et  de  la  liqueur,  était  un  peu  ivre  : 
ivre  non  pas  à  la  façon  des  gens  qui  n'ont  pas  l'habitude 
de  boire,  mais  à  la  façon  de  ceux  qui  boivent  régulière- 


y  Google 


130  RÉSURRECTION 

ment.  Kolossov  ne  divaguait  pas,  ne  disait  pas  de  sot- 
tises ;  mais  il  se  trouvait  dans  un  état  anorinal  d'excita- 
tion et  de  contentement  de  soi-même.  En  troisième  lieu, 
Nekhludov  constatait  que  la  vieille  dame,  au  plus  fort  de 
l'entretien,  ne  cessait  pas  de  jeter  des  regards  inquiets 
vers  la  fenêtre,  par  où  entrait  à  présent  un  rayon  oblique 
de  soleil  couchant,  qui  risquait  de  laisser  voir  trop  clai- 
rement les  rides  de  son  visage. 

—  Comme  vous  avez  raison  !  —  répondit-elle  à  une 
observation  de  Kolossov,  tout  en  pressant  le  timbre 
d'une  sonnerie  électrique. 

Un  moment  après,  le  médecin  se  leva,  et,  sans  rien 
dire,  en  familier  de  la  maison,  il  sortit  de  la  chambre.  Et 
Nekhludov  vit  que  Sophie  Vassilievna,  tout  en  continuant 
l'entretien,  le  suivait  des  yeux. 

—  Philippe,  ayez  la  bonté  de  baisser  ce  rideau  !  — 
dit-elle  au  beau  valet  de  chambre  qui  était  accouru  à  son 
coup  de  sonnette. 

—  Oui,  vous  avez  raison,  il  manque  de  mysticisme  ;  et 
sans  mysticisme  il  n'y  a  pas  de  poésie,  —  poursuivit-elle 
en  s'âdressant  à  Kolossov,  pendant  que  ses  yeux  noirs 
épiaient  les  mouvements  du  valet  de  chambre  occupé  à 
baisser  le  rideau. 

—  Le  mysticisme  et  la  poésie,  n'est-ce  pas  ?  sont  néces- 
saires l'un  à  l'autre.  Le  mysticisme  sans  poésie,  c'est 
de  la  superstition  ;  la  poésie  sans  mysticisme,  c'est  de  la 
prose! 

Mais  brusquement  elle  s'interrompit  dans  sa  disserta- 
lion  : 

—  Mais  non,  Philippe!  vous  voyez  bien  que  c'est 
l'autre  rideau  ! 

Et  elle  s'affaissa  sur  la  chaise4ongue,  comme  épuisée 
de  l'effort  que  lui  avaient  coûté  ces  paroles  ;  puis  aussi- 
tôt, pour  se  calmer,  portant  à  sa  bouche  sa  main  toute 
chargée  de  bagues,  elle  alluma  une  cigarette  parfumée. 

Le  robuste  et  élégant  valet  inclina  légèrement  la  téte< 
en  signe^  de  repentir.  Mais  Nekhludov  crut  apercevoir 
dans  ses  yeux  un  éclair  qui  ne  dura  qu'une  seconde,  et 
qui  signifiait  : 

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AÉSURRECTIOM  131 

—  Hél  que  le  diable  t'emporte,  vieille  folle,  avec  tes 
manières  ! 

Et  Philippe  se  mit  respectueusement  à  remplir  les 
ordres  de  la  fragile  et  éthérée  princesse  Sophie  Vassi- 
hevna. 

—  Quant  à  Darv^in,  —  reprit  alors  Kolossov  en  s'agitant 
sur  son  tabouret,  —  j'avoue  qu'il  y  a  beaucoup  de  vrai 
dans  sa  doctrine  ;  mais  parfois  il  va  trop  loin.  Parfai- 
tement ! 

—  Et  vous,  est-ce  que  vous  croyez  à  l'hérédité  ?  — 
demanda  la  princesse  à  Nekhludov,  dont  le  silence  lui 
était  pénible. 

— L'hérédité  ?  Non,  je  n'y  crois  pas  !  —  répondit-il  au 
hasard,  sans  pouvoir  se  détacher  des  étranges  images  que 
lui  présentait  son  imagination.  Et,  de  nouveau,  il  se  tut. 

Sophie  Vassilievna  lui  lança  un  regard  perçant. 

—  Mais  je  vous  retiens,  et  j'oublie  que  Missy  vous 
attend  !  —  dit-elle.  —  Allez  la  rejoindre  ;  elle  a  l'inten- 
tion de  vous  jouer  un  morceau  qu'elle  vient  d'apprendre, 
du  Schumann.  Vous  verrez,  c'est  très  intéressant  ! 

«Elle  n'a  l'intention  de  rien  me  jouer  du  tout!  Tout 
cela,  ce  sont  des  mensonges  qu'elle  invente  on  ne  sait 
pas  pourquoi  !  »  songea  Nekhludov  en  se  levant,  et  en 
déposant  ses  lèvres  sur  la  main  blanclie,  osseuse,  et  cou- 
verte de  bagues,  de  Sophie  Vassilievna. 

Dans  le  salon,  il  rencontra  Catherine  Alexievna,  la 
vieille  demoiselle,  qui  l'arrêta  au  passage  : 

—  C'est  égal,  je  vois  que  les  fonctions  de  juré  ont  sur 
vous  une  influence  déprimante  !  —  lui  dit-elle,  parlant 
en  français  comme  d'habitude. 

—  C'est  vrai  !  Excusez-moi  !  Je  ne  me  sens  pas  en 
train,  ce  soir,  et  je  n'ai  pas  le  droit  d'infliger  mon  ennui 
aux  autres,  —  répondit  Nekhludov. 

—  Et  pourquoi  donc  n'êtes-vous  pas  en  train  ? 

—  Cela,  je  vous  demanderai  la  permission  de  ne  pas 
vous  le  dire  ! 

—  Avez-vous  donc  oublié  que  vous  nous  avez  déclaré, 
l'autre  soir,  qu'il  fallait  toujours  dire  la  vérité,  et  que 
Vous  en  avez  même  profité  pour  nous  dire  à  tous  des 

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432  RÉSURRECTION 

vérités  cruelles  ?  Pourquoi  ne  voulez-vous  pas  dire  la 
vérité  aujourd'hui  ? 

—  Tu  te  souviens,  n'est-ce  pas,  Missy?  —  ajouta 
Catherine  Alexievna  en  se  tournant  vers  la  jeune  fille, 
qui  venait  d'entrer. 

—  C'est  que,  ce  soir-là,  nous  plaisantions,  —  répondit 
Nekhludov  d'un  ton  sérieux.  ^—  En  plaisantant,  la  chose 
est  possible.  Mais  dans  la  réalité  nous  sommes  si  misé- 
rables... ou,  du  moins,  je  suis  si  misérable...  qu'il  n'y  a 
pas  à  songer  pour  moi  à  dire  la  vérité. 

—  Vous  avez  tort  de  vous  reprendre  !  Dites  plutôt  que 
nous  tous  nous  sommes  desjmisérables,  —  reprit  gaîment 
Catherine  AJexievna,  sans  paraître  remarquer  le  sérieux 
de  Nekhludov. 

—  Rien  n'est  pire  que  de  s'avouer  qu'on  n'est  pas  en 
train,  —  interrompit  Missy.  —  Moi,  jamais  je  ne  me 
l'avoue  à  moi-même;  et  c'est  pour  cela  que  je  suis 
toujours  en  train.  Allons,  venez  avec  moi,  nous  allons 
essayer  de  dissiper  votre  mauvaise  humeur  ! 

Nekhludov  éprouva  un  sentiment  pareil  à  celui  que 
doivent  éprouver  les  chevaux  quand  on  s'apprête  à  leur 
mettre  le  mors  et  à  les  atteler.  Et  jamais  encore  il  n'avait 
eu  une  telle  peur  de  se  laisser  atteler. 

Il  finit  par  s'excuser,  en  disant  qu'il  avait  besoin  de 
rentrer  chez  lui. 

Missy,  quand  il  lui  tendit  la  main  pour  prendre  congé, 
retint  sa  main  plus  longtemps  qu'à  l'ordinaire. 

—  N'oubliez  pas  que  ce  qui  est  grave  pour  vous  l'est 
en  même  temps  pour  vos  amis  !  —  dit-elle.  —  Vous 
viendrez  demain  ? 

—  J'espère  pouvoir  venir,  —  répondit  Nekhludov. 

Il  se  sentait  honteux,  sans  savoir  si  c'était  pour  lui  ou 
pour  elle.  Et  il  s'empressa  de  sortir,  voulant  cacher  sa 
honte. 

—  Qu  est-ce  que^  cela  signifie  ?  Comme  cela  m'in- 
trigue !  —  dit  Catherine  Alexievna  quand  il  eut  quitté  le 
salon.  —  Il  est  tout  changé  !  Quelque  affaire  d'amour- 
propre  !  Notre  cher  Dimitri  est  si  susceptible  ! 

—  Bah!  nous   avons,    tous,  nos  bons  et  nos  mau* 

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RÉSURRECTION  i33 

vais  Jours!    —    répondit  Missy   d'un   ton  indifférent. 

Mais  son  visage  avait  une  expression  tout  autre  que 
celle  qu'elle  avait  fait  voir  à  Nekhludov.  Et,  au-dedans 
de  soi»  elle  se  disait  : 

—  Pourvu  que  celui-là  aussi  ne  se  dérobe  pas  !  Après 
tout  ce  qui  s'est  passé  entre  nous,  ce  serait  bien  mal  de 
sa  part  ! 

Si  Ton  avait  demandé  à  Missy  ce  qu'elle  entendait  par 
ces  mots  :  «  Tout  ce  qui  s'est  passé  entre  nous  !  »  elle 
n'aurait  pu  répondre  rien  de  précis.  Et  cependant  elle 
avait  l'impression  très  nette  que  Nekhludov  non  seule- 
ment avait  éveillé  en  elle  des  espérances,  mais  qu'il  lui 
avait  presque  promis  de  l'épouser.  Ce  qui  s'était  passé 
entre  eux,  ce  n'étaient  pas  des  paroles  précises,  mais  des 
regards,  des  sourires,  des  allusions,  des  silences.  Et 
cela  avait  suffi  pour  qu'elle  le  considérât  comme  lui 
appartenant  :  et  la  pensée  de  le  perdre  lui  était  très 
cruelle. 


III 


«  Honte  et  dégoût,  dégoût  et  honte!  »  se  disait  au 
même  instant  Nekhludov,  tandis  qu'il  revenait  chez  lui, 
à  pied,  refaisant  un  chemin  qu'il  avait  fait  bien  souvent. 
L'impression  pénible  qu'avait  éveillée  en  lui  son  entre- 
tien avec  Missy  ne  parvenait  toujours  pas  à  se  dissiper. 
Il  sentait  que,  matériellement,  il  était  libre  vis-à-vis  de 
la  jeune  fille,  ne  lui  ayant  jamais  fait  une  déclaration  for- 
melle, ne  lui  ayant  rien  dit  qui  pût  rengager,  mais  que, 
en  réalité,  il  ne  s'en  était  pas  moins  engagé  envers  elle. 
11  sentait  cela  ;  et  il  sentait  aussi,  de  toute  la  force  de 
son  être,  qu'il  lui  serait  impossible  de  se  marier  avec  elle. 

«  Honte  et  dégoût,  dégoût  et  honte  !  »  se  répétait-il, 
en  pensant  non  seulement  à  ses  relations  avec  Miâsy, 
mais  à  toute  sa  vie  et  à  celle  des  autres.  Ces  mots  reve- 
naient sans  cesse  dans  son  âme,  comme  un  refrain  ;  il  se 
les  répétait  encore  au  moment  où  il  rentra  chez  lui. 

—  Je  ne  souperai  pas  ce  soir,  —  dit-il   à  son  valet 

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134  RÉSURRECTION 

de  chambre  Kornéï,  qui  s'était  avancé  au-devant  de  hii, 
dans  la  salle  à  manger,  et  s'apprêtait  à  le  servir.  Allez- 
vous-en! 

■  —  A  vos  ordres  !  —  répondit  le  valet  de  chambre  ;  mais 
il  ne  s'en  alla  pas  et  se  mit  aussitôt  à  desservir  la  table. 
Et  Nekhludov  ne  put  s'empêcher  de  penser  qu'il  agissait 
ainsi  pour  le  contrarier.  Il  aurait  voulu  que  tout  le  monde 
le  laissât  en  paix,  et  voilà  que  tout  le  monde,  par  un 
fait  exprès,  s'obstinait  à  l'importuner  ! 

Enfin  le  valet  de  chambre  sortit.  Nekhludov  s'approcha 
du  samovar  pour  préparer  son  thé;  mais,  en  entendant 
dans  l'antichambre  les  pas  pesants  d'Agrîppine  Petrovna, 
il  s'enfuit  précipitamment,  par  peur  de  la  voir.  Il  passa 
dans  son  salon,  et  ferma  la  porte  à  clé  derrière  lui. 

C'est  dans  ce  salon  que,  cinq  mois  auparavant,  était 
morte  sa  mère.  Deux  lampes  à  réflecteurs  éclairaient  la 
vaste  pièce,  mettant  en  lumière  deux  grands  portraits  sus- 
pendus au  mur,  les  portraits  du  père  et  de  la  mère  de 
Nekhludov.  Et  celui-ci,  en  revoyant  ces  portraits,  se 
rappela  les  dernières  relations  qu'il  avait  eues  avec  sa 
mère.  Il  s'aperçut  que  celles-là  aussi  avaient  été  pleines  de 
fausseté.  Là  encore,  il  ne  trouvait  que  honte  et  dégoût. 
Il  se  rappelait  comment,  dans  les  derniers  temps  de  la 
maladie  de  sa  mère,  il  avait  presque  souhaité  sa  mort. 
Il  s'était  dit  qu'il  souhaitait  cette  mort  pour  voir  la  mal- 
heureuse délivrée  de  ses  souffrances  ;  mais  maintenant  il 
sentait  qu'il  l'avait  souhaitée  pour  être  délivré,  lui-même, 
de  la  vue  de  ces  souffrances. 

Voulant  échapper  à  l'obsession  de  ces  souvenirs,  il 
s'approcha  du  portrait,  œuvre  d'un  peintre  célèbre,  et 
qui  avait  jadis  été  payé  5.000  roubles.  La  princesse 
Nekhludov  y  était  représentée  en  robe  de  velours  noir, 
la  gorge  découverte.  On  voyait  que  l'artiste  avait  mis 
tout  son  soin  à  peindre  la  naissance  des  seins,  l'intervalle 
qui  les  séparait,  et  le  cou,  et  les  épaules,  que  la  dame 
avait  fort  belles.  Et  Nekhludov  eut  de  nouveau  une  im- 
pression de  dégoût  et  de  honte.  Il  fut  épouvanté  de  ce 
qu'il  y  avait  de  choquant  dans  cette  façon  de  représenter 
sa  mère  sous  l'aspect  d'une  beauté  à  demi  nue.  La  chose 

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RÉSURRECTION  135 

était  d'autant  phis  choquante  que,  cinq  mois  aupara- 
vant, dans  cette  même  chambre,  la  méma  femme 
s  était  étendue  sur  un  divan,  desséchée  comme  une 
momie,  et  répandant  une  odeur  dont  toute  la  fE^ison 
était  infectée.  Et  Nekhludov  se  souvint  que,  la  veille  de 
sa  mort,  elle  avait  pris  sa  main  dans  ses  pauvres  main» 
éécharnées,  Pavait  regardé  dans  les  yeux,  et  h»i  avait 
dit  :  «  Ne  me  juge  pas,  Mitia,  si  j'ai  péché!  »  et  que  de 
ses  yeux  épouvantés  avaient  jailli  des  larmes. 

—  Quelle  honte!  —  se  dit-il,  en  considérant  de  nou- 
veau le  portrait,  où  sa  mère  étalait  l'ampleur  de  sa  poi- 
trine avec  un  sourire  emprunté. 

Et  la  nudité  de  cette  poitrine  le  fit  songer  à  une  autre 
feçDmequ'il  avait  vue,  quelque  temps  aupv^ravant,  décolle- 
tée de  la  même  façon.  C'était  Missy  qui,  un  soir  de  bal, 
l'avait  invité  à  venir  la  voir  dans  une  nouvelle  robe. 
Et  Nekhludov  se  rappela  avec  une  véritable  répugnance 
le  plaisir  qu'il  avait  eu  à  considérer  les  jolies  épaules  et 
les  beaux  bras  de  la  jeune  fille  ;  il  se  rappela  que  les  pa- 
rents de  Missy  assistaient  à  sa  toilette  :  ce  père  grossier 
et  sensuel,  avec  son  passé  de  cruauté,  et  cette  mère,  de 
réputation  suspecte!  Tout  cela  était  répugnant,  à  la 
fois,  et  honteux.  Honte  et  dégoût,  dégoût  et  honte! 

—  Non,  non,  songea-t-il,  cela  ne  peut  pas  durer.  Il 
faut  que  je  me  délivre  !  Il  faut  que  je  rompe  toutes  ces  re- 
lations mensongères  et  avec  les  Korchaguine,  et  avec 
Marie  Vassilievna,  et  avec  les  autres!...  Oui,  m'enfuir, 
respirer  en  paix  !  M'en  aller  à  l'étranger,  à  Rome,  pour 
m'occuper  de  peinture  ! 

Le  souveair  lui  revint,  aussitôt,  de  ses  doutes  sur  son 
talent. 

—  Bah  !  qu'importe!  L'essentiel  est  que  je  respire  en 
paix.  J'irai  d'abord  à  Constantinople,  puis  à  Rome  S  Je 
partirai  dès  que  j'en  aurai  fini  avec  la  cour  d'assises  et 
que  j'aurai  réglé  cette  affaire  avec  l'avocat. 

De  nouveau  se  dressa  vivante,  devant  lui,  l'image  de  la 
prisonnière,  aveo  ses  yeux  poirs  qui  louchaient  un  peu. 
Comme  elle  avait  pleuré,  aux  dernières  paroles  qu'elle 
avait  dites!  Nekhludov,  d'un  mouvement  brusque,  jeta 

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136  RÉSURRECTION 

la  cigarette  qu'il  venait  d'allumer.  Il  en  alluma  une  autre 
et  se  mit  à  marcher  de  long  en  large  à  travers  le  salon. 
Et,  Tune  après  l'autre,  il  revit  en  imagination  les  minutes 
qu'il  avait  passées  avec  Katucha.  Il  revit  la  scène  de  la 
petite  chambre,  la  passion  sensuelle  qui  l'avait  entraîné, 
et  la  désillusion  qu'il  avait  éprouvée  quand  sa  passion 
s'était  assouvie.  Il  revit  la  robe  blanche  et  le  nœud  rouge, 
il  revit  la  messe  de  nuit. 

<c  Oui,  je  l'ai  aimée,  je  l'ai  vraiment  aimée  d'un  bel  et 
pur  amour,  cette  nuit-là;  et  je  l'ai  aimée  aussi  avant 
cette  nuit!  Combien  je  l'ai  aimée  pendant  que  je  demeu- 
rais chez  mes  tantes  pour  écrire  ma  thèse!  » 

Et  Nekhludov  se  revit  lui-même  tel  qu'il  était  alors.  Il 
se  sentit  inondé  d'un  parfum  de  fraîcheur,  de  jeunesse, 
de  vie  pleine  et  libre  ;  et  la  tristesse  qui  l'accablait  en  fut 
encore  aggravée. 

La  différence  entre  l'homme  qu'il  avait  été  alors  et 
celui  qu'il  était  maintenant,  cette  différence  lui  parut 
énorme  :  aussi  grande,  sinon  davantage,  que  celle  qui 
existait  entre  la  Katucha  de  l'église,  dans  la  nuit  de 
Pâques,  et  la  prostituée,  la  maîtresse  du  marchand  sibé- 
rien, qu'il  avait  eu  à  juger  tout  à  l'heure.  Alors  il  était 
un  homme  courageux  et  libre,  devant  qui  s'ouvraient 
des  possibilités  infinies  ;  maintenant  il  se  voyait  enve- 
loppé de  toutes  parts  dans  les  liens  d'une  vie  inutile  et 
stupide,  à  laquelle  il  n'apercevait  aucune  issue,  ou  plutôt 
de  laquelle  il  n'avait  plus  la  force  de  vouloir  sortir.  Il  se 
rappela  combien,  alors,  il  était  fier  de  sa  franchise, 
comment  il  s'était  donné  pour  principe  de  dire  toujours 
la  vérité,  et  comment,  en  effet,  il  la  disait,  tandis  que 
maintenant  il  était  tout  entier  plongé  dans  le  mensonge, 
dans  un  bizarre  et  malheureux  mensonge  que  le  monde 
qui  l'entourait  feignait  de  prendre  pour  la  vérité.  Et  à 
ce  mensonge  il  n'apercevait  aucune  issue.  11  s'y  était 
enfoncé,  il  s'était  accoutumé  à  lui,  il  s'en  était  imprégné. 

Comment  se  délivrer  de  ses  relations  avec  Marie  Vas- 
silievna?  comment  arriver  à  pouvoir  de  nouveau  regarder 
en  face  le  mari  de  cette  femme,  et  ses  enfants?  Com- 
ment rompre  son  engagement  avec  Missy  ?  Comment 

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RÉSURRECTION  137 

trancher  la  contradiction  qu'il  y  avait,  pour  lui,  entre  le 
fait  d'avoir  proclamé  l'injustice  de  la  propriété  territo- 
riale et  l'exploitation  par  lui  d'un  domaine  dont  il  savait 
que  le  revenu  lui  était  indispensable  pour  vivre?  Com- 
ment effacer  la  faute  commise  contre  Katucha?  Les 
dioses,  pourtant,  ne  pouvaient  pas  rester  où  elles  en 
étaient,  a  Je  ne  puis,  se  disait  Nekhludov,  abandonner 
une  femme  que  j'ai  aimée,  en  me  bornant  à  payer  un 
avocat  pour  l'arracher  aux  travaux  forcés,  à  ces  tra- 
vaux forcés  que,  d'ailleurs,  elle  n'a  pas  mérités  !  Vouloir 
effacer  ma  faute  par  de  l'argent,  c'est  recommencer  la 
faute  que  j'ai  commise  quand  j*ai  voulu  m'acquitter  envers 
Katucha  en  lui  donnant  cent  roubles  !  » 

Et  il  revit  aussitôt  la  minute  où,  dans  le  corridor 
de  la  maison  de  ses  tantes,  ayant  réussi  à  rejoindre 
Katucha,  il  lui  avait  glissé  l'argent  et  s'était  enfui. 
«  Ah  !  cet  argent  !  se  dit-il  avec  le  même  mélange  de 
terreur  et  de  honte  qu'il  avait  ressenti  durant  cette 
minute.  Aimer  une  femme,  se  faire  aimer  d'elle^  la 
séduire,  et  puis  l'abandonner  en  lui  laissant  un  billet  de 
cent  roubles  !  Mais  c'est  le  fait  d'un  misérable  !  Et  moi, 
j'aurais  été  ce  misérable!  —  se  dit-il  encore.  —  Serait-ce 
possible?  Serais-je  donc  vraiment  un  misérable  ?  » 

«  Mais,  sans  doute  !  —  lui  répondit  une  voix  au  dedans 
de  lui. — Tes  relations  avec  Marie  Vassilievna,  ton  amitié 
avec  son  mari,  tout  cela  n'est-il  pas  le  fait  d'un  misé- 
rable? Et  ton  attitude  à  l'égard  de  l'héritage  de  ta  mère? 
La  façon  dont  tu  profites  d'une  fortune  que  tu  as  toi- 
même  proclamée  immorale  ?  Et  toute  cette  vie  inutile  et 
malpropre?  Et,  par-dessus  tout,  ta  conduite  envers 
Katucha?  Un  misérable,  voilà  ce  que  tu  es  !  Peu  importe 
comment  les  autres  te  jugent;  tu  peux  tromper  les 
autres,  mais  non  te  tromper  toi-même  !  » 

Et  Nekhludov  comprit  que  l'aversion  qu'il  avait  cru 
ressentir,  depuis  quelque  temps,  —  et  ce  soir-là  en  par- 
ticulier,—  pour  les  hommes,  pour  le  vieux  prince,  pour 
Sophie  Vassilievna,  pour  Missy,  pour  sa  gouvernante  et 
son  valet  de  chambre,  que  c'était,  en  réalité,  pour  lui- 
même  qu'il  la  ressentait.  Et,  par  un  étrange  phénomène, 

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138  RÉSCRRECTION 

cet  aveu  de  sa  bassesse,  tout  ea  lui  étant  pénible,  eut 
pour  lui  quelque  chose  de  calmant  et  de  consolant. 

Plusieurs  fois  déjà,  dans  sa  vie,  il  avait  procédé  à  ce 
qu'il  appelait  des  «  nettoyages  de  conscience  ».  Il  app/e- 
lait  ainsi  de»  crises  morales  où,  sentant  comme  luei 
ralentissement  et  parfois  même  comme  un  arrêt  de  $a 
vie  intérieure,  il  se  décidait  à  balayer  les  ordures  qui 
obstruaient  son  âme. 

Au  sortir  de  ces  crises,  Nekhludov  ne  manquait  jamais 
de  s'imposer  des  règles,  qu'il  se  jurait  de  suivre  toujours 
désormais.  Il  écrivait  un  journal,  il  recommençait  une 
nouvelle  vie,  il  «  tournait  une  page»,  d'après  son  expres- 
sion. Mais,  toutes  les  fois,  le  contact  du  monde  l'avait 
entraîné,  et  insensiblement  il  était  retombé  au  même 
point,  ou  phis  bas  encore,  qu  il  n'avait  été  avant  la  crise. 

Il  avait  procédé  pour  la  première  fois  à  un  tel  «  net- 
toyage »  1  été  où  il  était  venu  passer  ses  vacances  chea 
ses  tantes.  La  crise  avait  été  alors  très  vive,  une  crise 
d'exaltation  juvénile  ;  et  ses  suites  avaient  duré  assez 
longtemps.  La  seconde  crise  avait  eu  lieu  lorsque,  au 
moment  de  la  guerre  contre  les  Turcs,  il  avait  rêvé  de 
sacrifier  sa  vie  et  s'était  fait  envoyer  sur  le  théâtre  de 
la  guerre.  Mais,  cette  fois-là,  les  suites  de  la  crise 
s'étaient  effacées  très  vite.  Enfin  la  dernière  crise  avait 
eu  lieu  lorsqu'il  avait  quitté  l'armée  pour  se  livrer  tout 
entier  à  la  peinture. 

Jamais,  depuis  lors,  il  n'avait  «  nettoyé  »  sa  oons^ 
cienee  :  et  de  là  venait  que  jamais  encore  la  difîérence 
n'avait  été  aussi  grande  entre  ce  que  sa  conscience  lui 
ordonnait  d'être  et  la  vie  qu'il  menait.  H  sentit  cela  et 
en  fut  épouvanté.  L'abîme  était  si  grand  qu'il  lui  parut 
d'abord  impossible  à  combler. 

«  Tu  as  déjà  plus  d'une  fois  essayé  de  te  corriger  et 
de  devenir  meilleur,  et  tu  y  as  échoué  !  —  disait  en  lui 
une  voix  secrète.  —  A  quoi  bon  recommencer  une  nou- 
velle tentative?  Et,  d'ailleurs,  tu  n'es  point  seul  dan»  ce 
cas,  tout  le  monde  est  comme  toi!  » 

Mais  l'être  moral,  l'être  libre,  actif,  vivant,  le  seul 
être  véritable  qui  soit  en  chacup  de  nous,  cet  être  s'était, 

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RÉSURRECTION  i39 

dès  ce  moment,  révélé  en  lui.  Et  il  récoutait^  il  ne  pou- 
vait se  défendre  de  Técouter  et  de  croire  en  lui.  Si 
énorme  que  fût  la  différence  entre  ce  qu'il  était  et  ce 
qu'il  aurait  voulu  dev^r,  cet  être  intérieur  lui  affirmait 
qae  tout  lui  était  encore  possible. 

«  Je  romprai  les  liens  du  mensonge  où  je  suis  plongé, 
qnoi  qu'il  puisse  m'en  coûter,  et  j'avouerai  tout,  et  je 
dirai  et  ferai  la  vérité  !  décida-t-il.  Je  dirai  la  vérité  à 
Missy  :  je  lui  dirai  que  je  suis  un  débauché,  que  je  ne  puis 
me  marier  avec  elle,  et  que  je  lui  demande  pardon  de 
l'avoir  troublée!  Je  dirai  à  Marie  Yassilievna..,  Ou  plu- 
tôt, non,  je  ne  lui  dirai  rien,  mais  je  dirai  à  son  mari 
que  je  suis  un  misérable,  indigne  de  son  amitié.  Et  à 
elle,  à  Katucha,  je  dirai  aussi  que  je  suis  un  misérable, 
que  j'ai  péché  contre  eUe.  Et  je  ferai  tout  pour  adoucir 
son  sort.  Oui,  je  la  reverrai,  et  je  lui  demanderai  de  me 
pardonner...  Je  lui  demanderai  pardon  comme  font  les 
enfants...  » 

11  s'arrêta  un  instant  et  reprit  :  «  Je  me  marierai  avec 
elle,  s'il  le  faut  !  » 

Il  s'arrêta  de  nouveau.  Son  exaltation  intérieure  gran- 
dissait de  minute  en  minute.  Soudain,  il  joignit  les 
mains,  comme  il  faisait  dans  son  enfance  ;  il  leva  les  yeux 
et  dit: 

—  Seigneur,  viens  à  mon  aide,  instruis-moi,  pénètre 
en  moi  pour  me  purifier  ! 

Nekhludov  priait.  Il  demandait  à  Dieu  de  pénétrer  en 
loi  pour  le  purifier  :  et  cependant  le  miracle  qu'il  deman- 
dait dans  sa  prière  s'était  déjà  accompli.  Dieu,  qui  vivait 
en  lui,  avait  repris  possession  de  sa  conscience.  Et  Nekh- 
ludov non  seulement  sentait  la  liberté,  la  bonté,  la  joie 
de  la  vie  ;  il  sentait  encore  que  tout  était  possible  au 
bien.  Tout  le  bien  qu'un  homme  pouvait  faire,  il  se  sen- 
^it  en  état  de  le  faire. 

Et  des  larmes  apparaissaient  dans  ses  yeux,  des 
Wmesà  la  fois  bonnes  et  mauvaises:  bonnes,  parce  que 
c  étaient  des  larmes  de  bonheur,  provoquées  par  l'éveil 
<lccet  être  intérieur  qui,  durant  des  années,  avait  dormi 
^^  lui  ;  mais  mauvaises  aussi,  parce  que  c'étaient  des 

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440  RÉSURRECTION 

larmes  d'orgueil,  d'admiration  pour  lui-même  et  pour  sa 
grandeur  d'âme. 

Il  étouffait.  Il  s'avança  vers  la  fenêtre  et  l'ouvrit.  La 
fenêtre  donnait  sur  le  jardin.  La  nuit  était  fraîche,  claire, 
silencieuse.  Un  bruit  de  roues  résonna  au  loin,  puis  tout 
redevint  muet.  Sous  la  fenêtre,  l'ombre  d'un  grand 
peuplier  dénudé  se  dessinait  sur  le  sable  de  l'allée  et 
sur  le  gazon.  A  gauche»  le  toit  de  la  remise  paraissait 
tout  blanc  sous  les  rayons  de  la  lune.  Et  Nekhludov 
considérait  le  jardin,  rempli  d'une  douce  lumière  argen- 
tée, et  la  remise,  et  l'ombre  du  peuplier;  il  aspirait  le 
souffle  vivifiant  de  la  nuit. 

—  Comme  il  fait  beau,  mon  Dieu  !  comme  il  fait  beau! 
—  disait-il. 

Mais  c'était  dans  son  âme,  surtout,  qu'il  faisait  beau. 


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CHAPITRE  Vin 


La  Maslova  ne  fut  ramenée  dans  la  prison  que  vers 
six  heures.  Elle  se  sentait  complètement  épuisée.  La 
sévérité  imprévue  de  l'arrêt  porté  contre  elle  l'avait 
comme  assommée  ;  et  le  long  trajet  qu'elle  avait  dû  faire 
ensuite  à  travers  les  rues  mal  pavées  de  la  ville  avait 
achevé  de  l'anéantir. 

Et  puis  elle  mourait  de  faim.  Pendant  une  des  sus- 
pensions d'audience,  ses  gardiens  avaient  dtné,  sous  ses 
yeux,  avec  du  pain  et  des  œufs  durs  :  sa  bouche  s'était 
aussitôt  remplie  de  salive,  et  elle  s'était  aperçue  qu'elle 
avait  faim  ;  mais  elle  n'avait  rien  voulu  demander  aux 
gardiens,  par  dignité.  Et  l'audience  avait  recommencé, 
avait  duré  plus  de  trois  heures  encore  :  de  sorte  que  la 
Maslova  avait  fini  par  ne  plus  Sentir  sa  faim,  à  force  de 
fatigue  et  d'abrutissement.  C'est  dans  cette  disposition 
qu'elle  avait  entendu  la  lecture  de  l'arrêt. 

En  l'entendant,  elle  avait  d'abord  cru  qu'elle  rêvait. 
Elle  n'avait  pu  se  faire  tout  de  suite  à  l'idée  des  travaux 
forcés.  Cela  lui  semblait  un  cauchemar,  et  dont  elle 
allait  se  réveiller  d'un  instant  à  l'autre.  Mais  à  la  façon 
toute  naturelle  dont  magistrats,  avocats,  témoins,  dont 
la  salle  entière  avait  accueilli  la  lecture  de  sa  condamna- 
tion, elle  s'était  bientôt  rendu  compte  que  celle-ci  était 
bien  réelle.  Un  élan  de  passion,  alors,  l'avait  saisie,  et 
elle  avait  crié,  de  toutes  ses  forces,  qu'elle  était  inno- 
cente. Puis  elle  avait  vu  que  son  cri,  lui  aussi,  était 
accueilli  comme  une  chose  naturelle,  attendue,  inca- 
pable dé  rien  changer  à  sa  situation.  Et  elle  avait  fondu 

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1 


142  RÉSURRECTION 

en  larmes,  pleinement  résignée  dès  lors  à  subir  jusqu'au 
bout  l'étrange  et  cruelle  injustice  que  sa  mauvaise 
chance  faisait  peser  sur  elle. 

Une  chose  l'étonnait  surtout  :  c'était  qu'une  sentence 
aussi  dure  eût  pu  être  portée  contre  elle  par  des  hommes, 
—  et  des  hommes  dans  la  force  de  l'âge,  non  des  vieil- 
lards; des  hommes  qui,  tout  le  temps  du  procès, 
l'avaient  dévisagée  avec  des  yeux  complaisants.  Car,  à 
l'exception  du  substitut  du  procureur,  dont  les  regards 
lui  avaient  tout  le  temps  paru  pleins  de  malveillance,  il 
n'y  avait  personne  qui  n'eût  pris  plaisir  à  la  voir.  Et 
voilà  que  ces  mêmes  hommes  qui  lui  avaient  jeté  des 
coups  d'œil  aimables,  voilà  qu'ils  avaient  imaginé  de  la 
condamner  aux  travaux  forcés,  bien  qu'elle  fût  innocente 
du  crime  qu'on  lui  reprochait  !  Et  elle  avait  pleuré  toutes 
les  larmes  de  son  corps.  Mais  à  la  fin  ses  larme»  avaient 
cessé  de  couler  ;  et,  quand,  après  le  procès,  on  l'avait 
enfermée  dans  une  cellule  du  Palais  de  Justice,  en  atten- 
dant de  la  faire  reconduire  dans  la  prison,  elle  n'avait 
plus  pensé  qu'à  deux  choses  :  à  fumer  et  à  boire. 

Elle  était  seule  depuis  quelque  temps  déjà  dams  la 
cellule,  lorsque  le  gendarme  chargé  de  la  surveiller, 
entr 'ouvrant    la  porte,   lui  avait  rems  trois   roidïles. 

—  Tiens,  prends  ça  !  c'est  une  dame  qui  te  l'envoie  ! 

—  Quelle  dame  ? 

—  Allons  !  prends,  je  n'ai  pas  à  faire  la  conversation 
avec  toi. 

L'argent  était  envoyé  à  la  Maslova  par  M"*®  Kitaïev,  la 
directrice  de  la  maison  de  tolérance. 

En  sortant  de  l'audience,  cette  dame  avait  demandé  à 
l'huissier  si  elle  pouvait  donner  un  peu  d'argent  à  la 
condamnée.  Sur  la  réponse  affirmative  de  l'huissier, 
ôtant  avec  précaution  le  gant  à  trois  boutons  qui  recon- 
vrait  sa  main  gauche,  elle  avait  pris,  dans  la  poche  de 
derrière  de  sa  jupe  de  soie,  une  bourse  remplie  de  bil- 
lets et  de  menue  monnaie,  et  elle  avait  remis  à  l'huissier 
un  billet  de  deux  roubles  cinquante,  en  y  joignant  cin- 
quante kopecks  de  cuivre,  somme  que  l'huissier,  sous 
ses  yeux,  avait  aussitôt  transmise  au  gendarme. 

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RÉSURRECTION  143 

—  Mais,  vous  savez,  il  ne  faudra  pas  manquer  de  tout 
Itti  donner,  et  tout  de  suite!  —  avait  ajouté  M"^®  Kitaïev. 

Le  gendarme  s'était  offensé  d'une  telle  recommanda- 
tion :  d'où  sa  mauvaise  humeur  contre  la  Maslova. 

Mais  celle-ci  n'en  avait  pas  moins  été  ravie  à  la  vue 
de  cet  argent,  qui  allait  lui  permettre  de  réaliser  son 
double  désir. 

—  Pourvu  seulement  que  Je  puisse  me  procurer  vite 
de  Teau-de-vie  et  des  cigarettes!  —  se  disait-elle;  et 
toutes  ses  pensées  étaient  concentrées  dans  cet  unique 
souhait.  Elle  avait  tellement  envie  de  boire  de  Feau-de- 
vieque  l'idée  même  d'en  boire  lui  en  faisait  venir  le  goût 
à  la  bouche.  Et  elle  aspirait  avec  Jme  l'odeur  de  tabac 
qui,  par  bouffées,  entrait  dans  sa  cellule. 

Eile  «lut,  c^^efiâ*nt,  attendre  longtemps  encore  la 
réaHsation  de  son  désir.  Le  greffier,  qui  devait  s'occu- 
per de  la  faire  reconduire  à  la  prison,  l'avait  en  effet 
oubliée,  et  s'était  attardé  à  parler  politique  avec  le  gros 
juge  et  un  avocat.  Mais  enfin,  vers  cinq  heures,  après 
(p'on  eut  fait  partir  Kartymkine  et  la  Botchkova,  on 
était  venu  la  chercher  pour  la  remettre  entre  les  mains 
des  deux  soldats  qui  l'avaient  amenée  le  matin.  Et  tout 
de  suite,  en  sortant  du  Palais  de  Justice,  elle  avait  donné 
à  l'un  des  soldats  les  cinquante  kopecks,  en  le  priant 
d'aller  lui  acheter  des  cigarettes,  deux  petits  pains,  et 
une  demi-bouteille  d'eau-de-vie. 

Le  soldat  s'était  mis  à  rire. 

—  Allons  !  tu  vas  t'en  payer  !  —  avait-il  dit. 

Et  effectivement  il  était  allé  acheter  les  cigarettes  et 
les  petits  pains  ;  mais,  pour  l'eau-de-vie  il  avait  refusé 
d'en  acheter.  La  Maslova  avait,  du  moins,  mangé  l'un 
des  pains,  tout  en  marchant;  mais  c'était  comme  s'il 
n'eût  servi  qu'à  la  creuser  davantage. 

Elle  n'était  arrivée  à  la  prison  qu'après  le  coucher  du 
soleil.  Et  elle  avait  dû  attendre  longtemps  encore  dans 
le  vestibule,  parce  que,  au  même  moment,  des  gardiens 
venaient  d'amener  un  convoi  de  cent  prisonniers  expé- 
diés d'une  ville  voisine. 

n  y  avait  là  des  hommes  barbus  et  d'autres  rasés,  des 

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144  RÉSURRECTION 

vieux  et  des  jeunes,  des  Russes  et  des  étrangers. 
Quelques-uns  avaient  la  moitié  de  la  tête  rasée  et  por- 
taient des  fers  aux  pieds.  Et  tous,  en  passant  près  de 
la  Maslova,  l'avaient  considérée  avec  convoitise;  et 
plusieurs,  le  visage  tout  allumé  de  désir,  lui  avaient 
souri,  s'étaient  approchés  d'elle,  lui  avaient  pincé  la 
taille. 

—  Hé  !  hé  !  la  jolie  fille  !  Une  garce  de  Moscou,  bien 
sûr  !  —  avait  dit  Tun. 

—  Mademoiselle,  tous  mes  hommages  !  —  avait  dit  un 
autre  en  clignant  des  yeux. 

Et  l'un  d'eux,  un  brun,  avec  le  dessus  de  la  tête  rasé 
et  d'énormes  moustaches,  avait  poussé  la  familiarité 
jusqu'à  l'embrasser. 

—  Allons  !  allons  !  pas  tant  de  manières  !  —  lui  avait-il 
dit  quand  elle  l'avait  repoussé. 

—  Eh  bien,  cochon,  qu'est-ce  que  tu  fais  là?  —  s'était 
écrié  un  gardien,  sortant  tout  à  coup  du  bureau  de  la 
prison. 

Le  forçat  aussitôt  s'était  retiré,  tremblant  de  tous  ses 
membres.  Alors  le  gardien  s'était  tourné  du  côté  de  la 
Maslova  : 

—  Et  toi,  qu'est-ce  que  tu  viens  faire  ici? 

La  Maslova  avait  voulu  répondre  qu'elle  revenait  de 
la  cour  d'assises  ;  mais  elle  était  si  fatiguée  que  la  force 
de  parler  lui  avait  manqué. 

—  Elle  arrive  du  tribunal,  Monsieur  le  surveillant, 
—  avait  répondu  l'un  des  deux  soldats,  en  portant  la  main 
à  «on  bonnet. 

—  Il  faut  la  conduire  au  gardien-chef!  allons  et  plus 
vite  que  ça  ! 

Le  gardien-chef  avait  pris  livraison  de  la  prisonnière, 
l'avait  secouée  par  le  bras  pour  la  réveiller,  et  avait  dai- 
gné la  conduire  lui-même,  à  travers  les  longs  corridors, 
jusqu'à  la  salle  d'où  elle  était  partie  le  matin. 


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RÉSURRECTION  145 


II 


La  salle  où  Ton  ramenait  la  Maslova  était  une  grande 
pièce  de  neuf  archines  de  long  sur  sept  de  large»  avec 
deux  fenêtres  ;  elle  n'était  meublée  que  d'un  vieux  poêle 
tout  déblanchi  et  d'une  vingtaine  de  lits  de  planches 
mal  jointes,  qui  occupaient  les  deux  tiers  de  son  étendue. 
Sur  le  mur,  en  face  de  la  porte,  était  fixée  une  icône  noire 
de  crasse,  devant  laquelle  brûlait  une  bougie,  et  sous 
laquelle  pendait  un  vieux  bouquet  d'immortelles.  Derrière 
la  porte,  à  gauche,  se  dressait  le  eu  veau  à  ordures. 

On  venait  de  faire  l'appel  du  soir,  dans  cette  salle,  et 
d'enfermer  les  prisonnières  pour  la  nuit. 

La  salle  était  habitée  par  quinze  personnes  :  douze 
femmes  et  trois  enfants. 

On  voyait  clair  encore  :  et  deux  femmes  seulement 
étaient  couchées.  L'une,  qui  dormait,  la  tête  couverte 
de  son  manteau,  était  une  idiote,  incarcérée  pour  cause 
de  vagabondage  :  celle-là  dormait  toute  la  journée. 
L'autre,  condamnée  pour  vol,  était  phtisique.  Elle  ne 
dormait  pas,  mais  restait  étendue,  les  yeux  grands  ou- 
verts, la  tête  soulevée  sur  son  manteau,  qu'elle  avait  plié 
en  forme  d'oreiller.  Pour  ne  pas  tousser,  elle  retenait 
avec  peine,  dans  sa  gorge,  un  jet  de  salive  qui  suintait 
sur  ses  lèvres. 

Quant  aux  autres  femmes,  dont  la  plupart  étaient 
vêtues  seulement  de  chemises  de  grosse  toile,  sept 
d'entre  elles  se  tenaient  debout  devant  les  fenêtres, 
partagées  en  deux  groupes,  et  regardaient  passer 
dans  la  cour  le  convoi  des  prisonniers.  Devant  l'une 
des  fenêtres,  dans  un  groupe  de  trois  femmes,  était 
la  vieille  qui,  le  matin,  avait  parlé  à  la  Maslova  par  le 
judas  de  la  porte.  On  l'appelait  la  Korableva.  C'était 
une  créature  de  mine  renfrognée,  avec  d'épais  sourcils 
froncés,  des  replis  de  peau  qui  lui  pendaient  sous  le 
menton,  de   rares    cheveux   roux    grisonnant  sur  les 

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146  RÉSURRECTION 

tempes,  et  une  verrue,  toute  couverte  de  poils,  au  milieu 
de  la  joue;  d'ailleurs,  grande,  robuste,  et  solidement 
bâtie.  Cette  vieille  avait  été  condamnée  à  la  prison  pour 
avoir  tué  son  mari,  qu'elle  avait  un  jour  trouvé  débau- 
chant sa  fille.  Elle  était  la  doyenne  de  la  salle,  et  c'était 
elle  qui  avait  le  privilège  de  vendre  de  Teau-de-vie.  En  ce 
moment,  elle  cousait,  près  de  la  fenêtre,  tenant  l'aiguille  à 
la  façon  paysanne,  avec  trois  doigts  de  sa  forte  main  noire. 

A  côté  d'elle  se  trouvait,  également  occupée  à  coudre, 
une  petite  femme  noire,  au  nez  camus,  avec  de  bons 
petits  yeux  noirs  toujours  en  mouvement.  Celle-ci  était 
une  garde-barrière  du  chemin  de  fer.  On  l'avait  con- 
damnée à  trois  niois  de  prison  parce  qu'elle  avait,  une 
nuit,  négligé  d'agiter  son  drapeau  au  passage  d'un  train, 
et  avait  été  ainsi  cause  d'un  accident. 

Enfin  la  troisième  femme  était  Fédosia,  —  ou  Fénit- 
chka,  comme  l'appelaient  ses  compagnes,  —  toute  jeune, 
toute  blanche,  toute  rose,  avec  de  clairs  yeux  d'enfant 
et  deux  longues  nattes  de  cheveux  blonds  enroulées 
autour  de  sa  petite  tête.  Elle  était  en  prison  pour  avoir 
essayé  d'empoisonner  son  mari.  Et,  en  effet,  elle  avait 
essayé  de  l'empoisonner,  le  soir  même  de  ses  noces, 
sans  trop  savoir  pourquoi.  Elle  avait  alors  à  peine  seize 
ans;  et  l'homme  avec  qui  on  l'avait  mariée  lui  était 
odieux.  Mais,  pendant  les  huit  mois  qui  avaient  pré- 
cédé sa  condamnation,  non  seulement  elle  s'était  récon- 
ciliée avec  son  mari,  elle  avait  même  fini  par  en  devenir 
amoureuse,  de  sorte  que,  au  moment  où  on  l'avait 
jugée,  elle  lui  appartenait  de  toute  son  âme  et  de  tout 
son  corps,  ce  qui  n'avait  pas  empêché  le  tribunal  de 
la  condamner,  malgré  les  supplications  de  son  mari 
et  de  ses  beaux-parents,  qui,  durant  ces  huit  mois, 
s'étaient  pris  pour  elle  d'une  vraie  tendresse.  Bonne, 
gaie,  toujours  prête  à  sourire,  cette  Fédosia  s'était  trou- 
vée la  voisine  de  lit  de  la  Maslova;  elle  n'avait  pas  tardé 
à  s'attacher  à  elle,  et  il  n'y  avait  pas  de  soins  ni  d'égards 
dont  elle  ne  la  comblât. 

Deux  autres  femmes  étaient  assises  non  loin  de  là, 
sur  un  lit.  L'une,  âgée  d'une  quarantaine  d'années,  était 

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RÉSURRECTION  i47 

maigre  et  p&le,  gardant  toutefois  encore  quelques  traces 
d'une  ancienne  beauté.  Elle  tenait  dans  ses  bras  un  petit 
enfant  à  qui  elle  donnait  le  sein.  C'était  une  paysanne 
qui  avait  été  mise  en  prison  pour  crime  de  rébellion 
contre  Fautorité.  Un  jour  que  la  police  était  venue  dans 
son  village  pour  prendre  et  conduire  au  régiment  un 
de  ses  neveux,  les  paysans,  considérant  la  mesure  comme 
illégale,  s'étaient  emparés  du  stanovoï  et  avaient  délivré 
le  jeune  homme,  et  c*était  cette  femme  qui,  la  première, 
s^était  jetée  à  la  tète  du  cheval  sur  lequel  on  avait  fait 
monter  son  neveu.  L'autre  femme,  assise  près  d'elle, 
était  une  petite  vieille,  bossue,  aux  cheveux  déjà  gris. 
Elle  faisait  semblant  de  vouloir  attraper  un  gros  garçon 
de  quatre  ans,  rose  et  joufflu,  qui  courait  autour  d'elle  en 
éclatant  de  rire.  Et  Tenfant,  en  chemise,  courait,  courait 
autour  d'elle,  ne  s'interrompant  de  rire  que  pour  répé- 
ter :  a  Kiss,  kiss,  m'attrapera  pas  !  » 

Cette  vieille  femme  avait  été  déclarée  complice  de  son 
fils,  condamné  pour  tentative  d'incendie.  Elle  supportait 
son  emprisonnement  avec  une  résignation  parfaite.  Elle 
ne  s'inquiétait  que  de  son  fils,  et  surtout  de  son  mari, 
qui,  en  son  absence,  ne  devait  avoir  personne  pour  le 
nettoyer  et  lui  ôter  ses  poux. 

Quatre  autres  femmes  se  tenaient  debout  devant  la 
seconde  fenêtre,  la  tête  appuyée  contre  les  barreaux  de 
fer;  elles  parlaient  avec  des  prisonniers  qui  passaient 
dans  la  cour,  ces  mêmes  prisonniers  que  la  Maslova 
avait  rencontrés,  un  instant  auparavant,  dans  le  couloir 
d'entrée  de  la  prison.  Une  de  ces  femmes,  —  condamnée 
pour  vol,  —  était  une  grande  rousse  au  corps  flasque, 
avec  un  visage  jaune  tout  couvert  de  taches  de  rousseur. 
D'une  voix  enrouée,  elle  criait,  par  la  fenêtre,  toute 
sorte  de  mots  orduriers.  Près  d'elle  se  tenait  une  petite 
femme  brune,  qui  avait  l'air  d'une  fillette  de  dix  ans,  avec 
sa  longue  taille  et  ses  jambes  courtes.  Son  visage  était 
rouge  et  plein  de  taches,  avec  de  grands  yeux  noirs  et 
de  grosses  lèvres  retroussées,  qui  découvraient  une 
rangée  de  dents  blanches  saillantes.  Elle  riait,  par 
accès,  en  écoutant  le  dialogue  engagé  entre  sa  voisine 

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148  RÉSURRECTION 

et  les  prisonniers  de  la  cour.  On  l'appelait  la  Beauté,  à 
cause  de  sa  laideur.  Derrière  elle,  une  autre  femme, 
maigre  et  osseuse  et  de  mine  pitoyable,  une  malheu- 
reuse condamnée  pour  recel  d'objets  volés,  restait 
debout,  sans  rien  dire,  se  bornant  parfois  à  sourire  d'un 
air  approbateur  aux  grossièretés  qu'elle  entendait.  Et 
il  y  avait  là  encore  une  quatrième  détenue,  condamnée 
pour  vente  frauduleuse  d'eau-de-vie.  C'était  elle  qui  était 
la  mèriB  du  petit  garçon  qui  jouait  avec  la  bossue,  et  aussi 
d'une  petite  fille  de  sept  ans,  qu'on  avait  autorisée  égale- 
ment à  vivre  dans  la  prison  avec  sa  mère,  faute  de  savoir 
à  qui  la  confier.  La  petite  fille  se  tenait  près  de  sa  mère, 
et  prêtait  une  attention  recueillie  aux  propos  obscènes 
qui  s'échangeaient  par  la  fenêtre.  Elle  était  délicate  et  fine, 
avec  des  yeux  bleus  charmants,  et  deux  nattes  de  che- 
veux presque  blancs  tombant  sur  son  dos. 

Enfin,  la  douzième  des  prisonnières  était  une  fille  de 
diacre,  coupable  d'avoir  noyé  dans  un  puits  son  enfant 
nouveau-né. C'était  une  grande  et  forte  fille,  blonde, avec 
des  cheveux  en  désordre  et  des  yeux  ronds  au  regard 
immobile.  Celle-là  ne  cessait  pas  de  marcher  de  long  en 
large,  dans  l'espace  libre  entre  les  lits,  ne  voyant  per- 
sonne, ne  parlant  à  personne,  et  se  bornant  à  pousser 
une  sorte  de  grognement  inarticulé  chaque  fois  qu'elle 
arrivait  auprès  du  mur  et  se  retournait. 


III 


Quand  la  porte  s'ouvrit  pour  donner  passage  à  la 
Maslova,  la  fille  du  diacre  interrompit,  pour  une  minute, 
sa  promenade  à  travers  la  salle,  et,  relevant  les  s^purcils, 
considéra  la  nouvelle  venue  ;  après  quoi,  sans  rien  dire, 
elle  se  remit  à  marcher  de  son  pas  décidé.  La  Korableva 
piqua  son  aiguille  dans  le  sac  qu'elle  cousait,  et,  regar- 
dant la  Maslova  par-dessus  ses  lunettes,  d'un  air  inter- 
rogateur : 

—  La  voilà  !  —  s'écria-t-elle  de  sa  voix  de  basse.  — 


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RÉSURRECTION  i49 

Elle  est  revenue  !  Et  moi  qui  croyais  toujours  qu'on  allait 
l'acquitter  I 

Elle  ôta  ses  lunettes,  les  déposa  sur  son  lit  avec  son 
ouvrage. 

—  Et  nous  qui,  avec  la  petite  tante,  étions  justement 
en  train  de  dire  qu'on  l'avait  peut-être  tout  de  suite 
mise  en  liberté  !  Cela  arrive,  à  ce  qu'il  parait  !  On  vous 
donne  même  de  l'argent,  des  fois  !  —  reprit  la  garde- 
barrière  d'une  voix  chantante. 

—  Et  alors,  ils  t'ont  condamnée  ?  —  demanda  Fenit- 
chka,  en  levant  timidement  sur  la  Maslova  ses  clairs 
yeux  enfantins. 

Et  son  jeune  et  gai  visage  s'obscurcit,  tout  prêt  à 
pleurer. 

Mais  la  Maslova  ne  répondit  rien.  Elle  s'approcha  de 
son  lit,  voisin  de  celui  de  la  Korableva,  et  s'assit. 

—  Jamais  je  ne  me  serais  attendue  à  cela  !  —  dit  Fenit- 
chka  en  s'asseyant  près  d'elle. 

La  Maslova,  après  être  restée  quelques  instants 
immobile,  se  releva,  posa  sur  le  rebord  du  mur  le  pain 
qui  lui  restait,  ôta  son  sarrau,  blanc  de  poussière,  défît 
le  fichu  qui  couvrait  ses  cheveux  noirs  bouclés,  et  se 
laissa  de  nouveau  retomber  sur  le  lit. 

La  vieille  bossue,  qui  jouait  avec  le  petit  garçon  à 
l'autre  extrémité  de  la  salle,  s'approcha  à  son  tour  : 

—  Mon  Dieu  I  mon  Dieu  !  —  fit-elle  d'un  ton  plaintif 
en  secouant  la  tête. 

Le  petit  garçon  accourut  derrière  elle.  La  bouche 
ouverte,  les  yeux  tout  grands,  il  resta  en  arrêt  devant  le 
pain  que  la  Maslova  avait  apporté. 

Celle-ci,  en  voyant  tous  ces  visages  pleins  de  soUici* 
tude,  avait  eu  tout  de  suite  envie  de  pleurer.  Elle  était 
parvenue,  pourtant,  à  se  contenir  jusqu'au  moment  où 
la  vieille  et  le  petit  garçon  étaient  venus  près  d'elle. 
Mais  quand  elle  entendit  le  cri  désolé  de  la  vieille,  et 
surtout  quand  ses  yeux  rencontrèrent  ceux  de  l'enfant, 
dont  le  regard  sérieux  s'était  reporté  sur  elle,  elle  ne  put 
se  contenir  davantage.  Tous  ses  traits  frémirent,  et  elle 
fondit  en  larmes. 

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150  RÉSURRECTION 

—  Je  te  TôVais  toujours  dit  :  choisis*toi  un  avocat 
habile  !  —  reprit  la  Korableva. 

—  Et  alors,  quoi?  La  Sibérie?  —  ajouta- t-elle. 

La  Maslova  voulut  répondre,  mais  ses  larmes  l'en 
empêchèrent.  Elle  prit  sous  sa  chemise  et  tendit  à  la 
Korableva  un  petit  paquet  de  cigarettes,  sur  Tenveloppe 
duquel  était  représentée  une  dame  toute  rose,  avec  un 
haut  chignon  et  les  seins  découverts.  La  Korableva 
regarda  Timage,  hocha  la  tête  d'un  air  de  désapproba- 
tion, comme  pour  reprocher  à  la  Maslova  d'avoir  si 
sottement  dépensé  son  argent  ;  puis,  tirant  une  cigarette 
du  paquet,  elle  l'alluma  à  la  bougie  de  l'icône,  en 
aspira  une  bouffée,  et  la  rendit  à  la  Maslova,  qui,  sans 
s'interrompre  de  pleurer,  se  mit  à  fumer  avec  avidité. 

—  Les  travaux  forcés  !  —  dit-elle  enfin  entre  deux 
sanglots. 

—  Ils  ne  craignent  donc  pas  Dieu,  ces  bourreaux 
maudits  !  —  s'écria  la  Korableva.  —  Elle  n'avait  rien  fait  I 
Pourquoi  la  condamner? 

Au  même  instant,  les  quatre  femmes  qui  se  trouvaient 
devant  Tautre  fenêtre  partirent  d'un  gros  rire.  La  fillette 
riait  aussi  :  on  entendait  son  petit  rire  frais  mêlé  aux 
rudes  éclats  de  ses  compagnes.  Un  des  prisonniers,  sans 
doute,  venait  de  faire  un  geste  qui  avait  provoqué  ce 
redoublement  de  gaieté  ordurière. 

—  Hein  !  Le  chien  rasé  !  Avea-vous  vu  ce  qu'il  a  fait  ? 
—  dit  là  femme  rousse  avec  un  frémissement  de  tout  son 
gros  corps  flasque. 

—  En  voilà  une  peau  de  tambour  !  Il  y  a  bien  de  quoi 
rire  !  —  fît  la  Korableva  en  désignant  la  femme  rousse. 
Puis,  se  retournant  vers  la  Maslova  : 

—  Et  pour  combien  d'années? 

—  Pour  quatre  ans  !  —  répondit  la  Maslova,  avec  un 
surcroît  de  larmes  si  abondant  que  la  garde-barrière 
crut  devoir  de  nouveau  intervenir  pour  la  consoler. 

—  Aussi  vrai  que  je  le  dis,  ce  sont  des  brigands  !  Et 
nous  qui  étions  sûres  qu'on  allait  te  mettre  en  liberté  ! 
La  petite  tante  disait  :  «  On  va  la  mettre  en  liberté  I  » 
Et  moi,  je  répondais  :  «  Mais,  ma  petite  tante,  croyez- 

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RÉSURRECTION  15J 

moi,  ils  rattraperont  !  »  Et  voilà  que  j'avais  raison  !  — 
reprit-elle  de  sa  voix  chantante,  s'écoutant  parler  avec 
complaisance. 

Pendant  qu'elle  poursuivait  ses  lamentations,  les  pri- 
sonniers avaient  fini  de  traverser  la  cour.  Aussitôt  qu'ils 
furent  partis,  les  quatre  femmes  qui  avaient  échangé  des 
gros  mots  avec  eux  s'écartèrent  de  la  fenêtre,  et  s'ap- 
prochèrent, elles  aussi,  de  la  Maslova. 

—  Eh  bien  !  ils  t'ont  condamnée  ?  —  demanda  la  caba- 
retière  en  tenant  sa  fille  par  le  bras. 

—  Ils  l'ont  condamnée  parce  qu'elle  n'avait  pas 
d'argent  !  —  répondit  la  Korableva.  —  Si  elle  avait  eu  de 
Targent,  elle  aurait  loué  un  avocat  habile,  un  malin,  qui 
l'aurait  fait  acquitter.  Il  y  en  a  un,  —  je  ne  sais  plus 
comment  on  l'appelle,  —  un  renard  qui  n'a  pas  son 
pareil  :  celui-là,  aussi  vrai  que  je  le  dis,  il  vous  retirerait 
du  fond  de  l'eau,  et  sans  vous  mouiller  !  C'était  celui-là 
qu'il  fallait  prendre  ! 

—  Sans  doute  que  c'est  la  destinée  qui  a  voulu  que 
cela  fût  ainsi  !  —  interrompit  la  bonne  vieille,  condamnée 
pour  complicité  d'incendie.  —  Croyez-vous,  par  exemple, 
que  ce  ne  soit  pas  terrible  de  séparer  un  vieillard  de  sa 
femme  et  de  son  fils,  de  le  laisser  sans  personne  pour  le 
nettoyer;  et  moi,  qu'on  m'a  mise  ici,  dans  la  vieillesse 
de  mes  ans  ! 

Et,  pour  la  centième  fois,  elle  reprit  le  récit  de  ce  qui 
lui  était  arrivé. 

—  Personne  n'échappe  à  sa  destinée  î  —  répétait-elle 
en  hochant  la  tête. 

La  cabaretière  s'était  assise  sur  son  lit,  en  face  de  la 
Maslova  ;  elle  avait  pris  son  petit  garçon  sur  ses  ge- 
noux, et  tout  en  s'occupant  de  faire  la  chasse  à  ses 
poux: 

—  C'est  toujours  comme  ça  que  ça  se  passe  avec  ces 
maudits  juges  !  —  disait-elle.  —  «  Pourquoi  as-tu  fait 
commerce  d'eau-de-vie?»  —  Et  avec  quoi  aurais-je 
nourri  mon  enfant  ? 

Ces  mots  rappelèrent  la  Maslova  au  sentiment  de  la 
réalité. 

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152  RÉSURRECTIOiN 

—  Je  voudrais  bien  boire  un  verre!  — 'dit-elle  à  la 
Korableva,  en  essuyant  ses  larmes  avec  la  manche  de 
sa  chemise. 

Sa  grande  émotion  s'était  apaisée  :  et  ce  n*est  plus 
que  de  temps  à  autre  qu'on  l'entendait  sangloter. 

—  Tu  veux  de  Teau-de-vie  ?  —  répondit  la  Korableva. 
—  Allons  !  donne  ton  argent,  tu  vas  te  régaler  ! 


IV 


La  Maslova  prit,  dans  la  poche  de  son  sarrau,  le  billet 
que  lui  avait  fait  remettre  M"*"  Kitaïev  et  le  tendit  à  la 
Korableva.  Celle-ci,  bien  qu'elle  ne  s^t  pas  lire,  recon- 
nut cependant,  à  l'image,  que  c'était  un  billet  de  deux 
roubles  cinquante  ;  mais,  pour  plus  de  sûreté,  elle 
le  montra  à  la  Beauté,  qui  avait  la  réputation  de  tout 
savoir;  après  quoi  elle  se  traîna  jusqu'au  poêle,  ouvrit 
la  bouche  de  chaleur,  et  en  tira  une  bouteille  qui  y  était 
cachée,  La  Maslova,  en  attendant  l'eau-de-vie,  se  releva, 
secoua  la  poussière  de  son  sarrau  et  de  son  fichu,  et  se 
mit  à  manger  son  pain. 

—  Je  t'avais  préparé  du  thé,  mais  à  présent  il  est  froid, 
—  lui  dit  Fenitchka. 

Et  la  jeune  femme  alla  prendre,  sur  une  planche  clouée 
au-dessus  de  son  lit,  une  théière  et  un  gobelet  de  fer 
blanc,  enroulés  dans  une  paire  de  bas. 

Le  thé  était  entièrement  froid,  en  effet,  et  avait  un  goût 
de  fer-blanc  plutôt  que*  de  thé.  Mais  la  Maslova  n'en  con- 
tinua pas  moins  aie  boire,  en  y  trempant  son  pain. 

—  Fédia,  tiens,  c'est  pour  toi  !  —  cria-t-elle  au  petit 
garçon  ;  et,  cassant  le  pain  en  deux,  elle  lui  en  donna 
la  moitié. 

Pendant  ce  temps,  les  femmes  dont  les  lits  étaient  de 
l'autre  côté  de  la  salle  s'étaient  éloignées.  La  Maslova, 
dès  qu'elle  eut  en  main  la  bouteille,  se  versa  une  rasade, 
la  but,  puis  offrit  à  boire  à  la  Korableva  et  à  la  Beauté, 


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RÉStRRECTION  153 

qui  constituaient,  avec  elle,  rarislocratie  de  Tendroit, 
étant  les  seules  qui  eussent  parfois  de  Targent. 

Quelques  minutes  après,  la  Maslova  se  sentait  déjà 
toute  ragaillardie,  et  c'est  avec  beaucoup  d'entrain 
qu'elle  raconta  à  ses  deux  compagnes  tout  ce  qui  lui 
était  arrivé  depuis  le  matin,  imitant  tour  à  tour  la  voix 
et  les  gestes  du  président,  du  substitut,  et  des  avocats. 
Elle  dit  combien  elle  avait  été  frappée  de  Tempresse- 
ment  qu'avaient  mis  les  hommes,  toute  la  journée,  à  «  lui 
courir  après  ».  Au  tribunal,  tout  le  monde  l'avait  lor- 
gnée, et  on  était  encore  venu  la  regarder,  après  le  juge- 
ment, dans  la  cellule  où  elle  était  enfermée. 

Elle  racontait  cela  en  souriant,  avec  un  mélange 
d'étonnement  et  de  vanité. 

—  C'est  que  c'est  comme  ça  !  —  déclara  la  garde-bar- 
rière qui  s'était  approchée  de  nouveau  ;  et  elle  recom- 
mença à  discourir,  de  sa  voix  chantante.  Les  hommes, 
suivant  elle,  se  pressaient  autour  des  femmes  «  comme 
les  mouches  autour  du  sucre  ». 

—  Ici  encore,  —  l'interrompit  en  souriant  la  Maslova, 
—  ici  encore  la  même  chose  m'est  arrivée.  Au  moment 
où  je  rentrais  dans  la  prison,  voilà  qu'une  troupe  de  pri- 
sonniers, arrivant  de  la  gare,  me  barrent  le  passage.  Et 
les  voilà  qui  se  mettent  à  me  poursuivre  avec  tant  d'in- 
sistance que  je  ne  sais  que  devenir.  Heureusement  qu'un 
gardien  est  venu  me  délivrer  !  11  y  en  avait  un  surtout 
qui  était  enragé  :  j'ai  dû  le  frapper  pour  m'ep  délivrer  ! 

—  Et  comment  était-il  ?  —  demanda  la  Beauté. 

—  Tout  noir,  la  tête  rasée,  avec  de  grandes  mous- 
taches. 

—  Bien  sûr  que  ce  sera  lui  ! 

—  Qui  ça? 

—  Eh  bien,  Cheglov  !  11  vient  de  passer  dans  la  cour. 

—  Quel  Cheglov? 

—  Comment  !  tu  ne  connais  pas  Cheglov  ?  Il  s'est  enfui 
deux  fois  déjà  des  travaux  forcés.  Et  maintenant  on  l'a 
rattrapé,  mais  il  se  sauvera  encore.  Les  gardiens  eux- 
mêmes  ont  peur  de  lui  !  —  ajouta  la  Beauté,  qui,  ayant 
souvent  à  faire  des  écritures  pour  le  bureau,  était  au 

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154  RÉSURRECTION 

courant  des  moindres  bruits  de  la  prison.  —  Pour  sûr,  il 
se  sauvera  de  nouveau  ! 

—  11  se  sauvera  peut-être  !  mais,  pour  sûr,  il  ne  nous 
prendra  pas  avec  lui  !  —  dit  la  Korableva.  —  Ecoute,  — • 
poursuivit-elle  en  se  retournant  vers  la  Maslova,  — 
raconte-nous  plutôt  ce  que  t'a  dit  ton  avocat  au  sujet  de 
ton  pourvoi.  C'est  maintenant  qu'il  faut  que  tu  le  signes  ! 

La  Maslova  répondit  qu'elle  n'en  avait  point  entendu 
parler  au  Palais  de  Justice.  A  ce  moment  la  femme  rousse, 
plongeant  dans  son  épaisse  toison. ses  bras  tout  couverts 
de  taches  de  rousseur,  et  se  grattant  la  tête  de  toute  la 
force  de  ses  ongles,  s'approcha  des  trois  femmes  qui 
continuaient  à  siroter  leur  eau-de-vie. 

—  Je  vais  te  dire  ce  qu'il  faut  faire,  moi,  Catherine  I  — 
dit-elle  à  la  Maslova.  —  Il  faut  que  tu  adresses  d'abord 
une  supplique  aux  juges,  et  puis  ensuite  au  procureur. 

—  Qu'est-ce  que  tu  viens  nous  raconter  là  ?  —  lui 
demanda  la  Korableva  d'une  voix  irritée.  —  Voyez-vous 
cette  espèce  !  Elle  a  flairé  l'eau-de-vie,  et  la  voilà  qui 
vient  nous  apprendre  des  choses  qu'elle  ne  sait  pas  elle- 
même  !  On  sait  mieux  que  toi  ce  qu'il  y  a  à  faire  ;  va-t'en 
d'ici,  on  n'a  pas  besoin  de  toi  ! 

—  On  ne  te  parle  pas,  à  toi  !  De  quoi  te  méles-tu  ? 

—  C'est  l'eau-de-vie  qui  t'a  tentée,  hein  ?  Mais  elle 
n'est  pas  pour  ta  belle  bouche  I 

—  Allons  !  verse-lui  un  verre,  —  dit  la  Maslova,  tou- 
jours prête  à  distribuer  tout  ce  qu'elle  avait. 

—  Attends  un  peu  !  Tu  vas  voir  ce  que  je  vais  lui  ver- 
ser, si  elle  ne  veut  pas  nous  laisser  tranquilles  î 

—  Quoi  !  quoi  !  je  n'ai  pas  peur  de  toi  !  —  répondit  la 
femme  rousse  en  s'avançant  encore  vers  la  Korableva. 

—  Voyez-vous  ça,  cette  tripe  molle  ! 

—  Moi,  une  tripe  molle  !  Tu  as  le  front  de  m'injurier, 
toi,  sale  gibier  de  bagne  !  —  s'écria  la  femme  rousse 

—  Allons  !  va-t'en,  je  te  dis  !  —  répondit  la  Korableva  ; 
et,  comme  la  femme  rousse,  au  contraire,  faisait  un  nou- 
veau pas  en  avant,  elle  la  frappa  du  poing  sur  sa  poi- 
trine nue, 

La  femme  rousse,  comme  si  elle  n'avait  attendu  que 

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RÉSCBRECTION  1S5 

cette  provocation,  abattit  brusquement  un  de  ses  poings 
sur  les  côtes  de  son  adversaire,  tandis  que,  de  Tautre 
main,  elle  essayait  de  l'atteindre  au  visage.  La  Meslova 
et  la  Beauté  s'efforcèrent  de  la  retenir,  mais  elk  avait 
si  fortement  empoigné  les  cheveux  de  la  vieille  qu'il  n'y 
eut  pas  moyen  de  les  lui  faire  lâcher.  La  Korableva,  la 
tête  penchée,  tapait  au  hasard  sur  le  corps  de  son 
ennemie,  et  essayait  de  la  mordre  au  bras.  Toutes  les 
autres  femmes  de  la  salle,  amassées  autour  d'elles,  s'agi- 
taient et  criaient.  La  phtisique  elle-même  s'était  levée 
pour  voir  la  bataille,  mêlant  aux  cris  de  ses  compagnes 
Taboiemenl  de  sa  toux.  Les  enfants  pleuraient,  en  se  ser- 
rant l'un  contre  l'autre.  Et  tel  était  le  vacarme,  que  la  sur- 
veillante de  la  section  des  femmes  ne  tarda  pas  à  accourir. 
On  sépara  les  deux  femmes.  La  Korableva  dénoua  sa 
natte  grise  pour  secouer  les  poignées  de  cheveux  que 
son  adversaire  lui  avait  arrachées.  Celle-ci,  de  son  côté, 
ramena  sur  sa  poitrine  jaune  les  morceaux  de  sa  che- 
mise déchirée.  Et  toutes  deux  se  mirent  à  crier,  hurlant 
des  plaintes  et  des  explications. 

—  Oui,  oui,  je  sais,  —  dit  la  surveillante  ;  —  tout  cela, 
c'est  l'effet  de  l'eau^de-vie.  Demain  matin,  je  le  dirai  au 
directeur  :  vous  verrez  comme  il  vous  fera  votre  affaire. 
Allons  !  qu'on  se  couche  tout  de  suite  !  ou,  sans  cela, 
gare  à  vous  I  Tout  le  monde  à  sa  place,  et  silence  ! 

Mais  le  silence  n'était  pas  si  facile  à  obtenir.  Long- 
temps encore  les  femmes  se  querellèrent  entre  elles, 
chacune  racontant  à  sa  façon  comment  le  s  choses  avaient 
commencé.  Enfin  la  surveillante  sortit,  et  les  femmes 
s'apprêtèrent  à  se  coucher  pour  la  nuit.  La  vieille  bossue 
vint  se  placer  devant  l'icône  et  se  mit  à  réciter  des 
prières. 

—  Hein!  croyez-vous!  ces  deux  gibiers  du  bagne  qui 
voudraient  nous  faire  la  leçon  !  —  dit  tout  à  coup,  de  son 
lit  la  femme  rousse,  en  élevant  la  voix  pour  être 
entendue  de  la  Maslova  et  de  la  Korableva,  dont  les  lits 
étaient  à  l'autre  extrémité  de  la  salle. 

—  Toi,  prends  garde  que  je  ne  t'éborgne  dès  ce  soir  ! 
•^  répondit  la  Korableva. 

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456  RÉSURRECTION 

Et  de  nouveau  toutes  deux  se  turent.  Mais  d'instant  en   i 
instant  un  court  échange  de  menaces  et  d'injures  reve- 
nait entrecouper  le  silence  de  la  salle  endormie. 

Toutes  les  prisonnières  étaient  couchées,  quelques- 
unes  ronflaient  déjà.  Seules  la  vieille  bossue  et  la  fille  du 
diacre  restaient  sur  leurs  pieds.  La  vieille,  qui  priait 
toujours  très  longtemps,  continuait  à  faire  des  saluta- 
tions devant  Ticône;  la  fille  du  diacre,  aussitôt  après  le 
départ  de  la  surveillante,  s'était  relevée  de  son  lit  et  avait 
repris  sa  marche  de  long  en  large,  à  travers  la  pièce. 

La  Maslova  ne  pouvait  pas  s'endormir.  Elle  pensait 
sans  cesse  à  ce  fait,  qu'elle  était  maintenant  un  «  gibier 
de  bagne  ».  Deux  fois  déjà,  depuis  quelques  heures,  on 
l'avait  appelée  de  ce  nom  :  la  BotchkoVa,  au  Palais  de 
Justice,  et,  tantôt,  la  femme  rousse!  Elle  ne  parvenait 
pas  à  se  faire  à  cette  pensée. 

Le  Korableva,  qui  d'abord  lui  avait  tourné  le  dos 
pour  dormir,  se  retourna  brusquement. 

—  Et  moi  qui  n'ai  rien  faitl  —  dit  tout  bas  la  Maslova. 
—  Les  autres  font  le  mal  et  on  ne  leur  dit  rien  ;  et  moi, 
il  faut  que  je  sois  perdue  sans  avoir  rien  fait  ! 

—  Ne  te  tourmente  pas,  ma  fille  !  En  Sibérie  aussi 
on  vit  !  Tu  n'y  périras  pas  !  —  lui  répondit  la  Korableva 
pour  la  consoler. 

—  Je  sais  bien  que  je  n'y  périrai  pas  ;  mais  c'est  la 
honte  qu'il  y  a  I  Ce  n'est  pas  à  cette  destinée-là  que  je 
m'étais  attendue  l  Et  moi  qui  étais  habituée  à  vivre 
dans  le  luxe  ! 

—  Contre  Dieu,  personne  ne  peut  aller,  —  reprit  la 
Korableva  avec  un  soupir.  —  Contre  lui,  personne  ne  peut 
aller. 

—  Je  le  sais,  petite  tante,  mais  tout  de  même  c'est 
dur! 

Elles  se  turent. 

La  femme  rousse,  non  plus,  ne  dormait  pas. 

—  Ecoute!  C'est  cette  ordure!  —  reprit  après  un  ins- 
tant la  Korableva,  en  signalant  à  sa  voisine  un  bruit 
étrange,  qui  venait  jusqu'à  elles  de  l'autre  extrémité  de 
la  salle. 

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RÉSURRECTION  151 

C'était,  en  effet,  la  femme  rousse  qui  pleurait  dans 
son  lit.  Elle  pleurait  parce  qu'on  Tavait  injuriée, 
frappée,  parce  qu'on  lui  avait  refusé  cette  eau-de-vie 
qu'elle  désirait  tant!  Elle  pleurait  aussi  à  la  pensée  que, 
toute  sa  vie,  elle  n'avait  trouvé  autour  d'elle  qu'injures, 
railleries,  humiliations  et  coups.  Pour  se  consoler,  elle 
avait  voulu  se  rappeler  son  premier  amour,  les  rela- 
tions qu'elle  avait  eues  jadis  avec  un  jeune  ouvrier; 
mais,  en  même  temps  que  les  débuts  de  cet  amour,  elle 
s'était  rappelée  la  manière  dont  il  avait  fini.  Elle  avait 
revu  la  terrible  nuit  où  «on  amant,  après  boire,  lui 
avait  lancé  du  vitriol  par  plaisanterie,  et  s'était  ensuite 
amusé  avec  des  camarades  à  la  regarder  se  tordre  de 
souffrance.  Et  une  grande  tristesse  l'avait  envahie  ;  et, 
croyant  que  personne  ne  l'entendrait,  elle  s'était  mise  à 
pleurer.  Elle  pleurait  comme  les  enfants,  en  reniflant  et 
en  avalant  ses  larmes  salées. 

—  Elle  souffre  !  —  dit  la  Maslova. 

—  A  chacun  sa  peine  !  —  répliqua  la  vieille  femme. 
Et,  de  nouveau,  elle  se  retourna  pour  dormir. 


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CHAPITRE  IX 


En  se  réveillant,  le  lendemain  matin,  Nekbludov  eut 
tout  de  suite  vaguement  conscience  que  quelque  chose 
lui  était  arrivé  la  veille,  quelque  chose  de  très  beau  et 
de  très  important.  Puis  ses  souvenirs  se  précisèrent. 
«  Katucha,  la  cour  d'assises!  »  Oui,  et  la  résolution 
prise  de  cesser  de  mentir,  et  de  dire  désormais  toute  la 
vérité  ! 

Et  voici  que,  par  une  coïncidence  étonnante,  il  trouva 
dans  son  courrier,  en  se  levant,  la  lettre,  si  longtemps 
attendue,  de  Marie  Vassilievna,  la  femme  mariée  dont  il 
avait  été  l'amant.  Elle  lui  rendait  sa  liberté,  ajoutant 
qu'elle  faisait  des  vœux  de  bonheur  pour  son  prochain 
mariage. 

—  Mon  mariage  !  —  se  dit-il  avec  un  sourire,  — 
comme  cela  est  loin! 

Et  il  se  rappela  le  projet  qu'il  avait  fait,  la  veille,  de 
tout  dire  au  mari  de  sa  maîtresse,  de  lui  demander  par- 
don, et  de  se  mettre  à  sa  disposition  pour  telle  répara- 
tion qu'il  exigerait  de  lui.  Mais  ce  beau  projet  ne  lui 
parut  plus,  le  matin,  aussi  facile  à  exécuter  que  la  veille. 
Et  puis,  pourquoi  rendre  un  homme  malheureux  en  lui 
révélant  une  vérité  qui  ne  pouvait  manquer  de  le  faire 
souffrir  ?  «  S'il  me  demande  ce  qui  en  est,  je  le  lui  dirai. 
Mais  aller  moi-même  le  lui  dire,  non,  cela  n'est  pas 
nécessaire  !  » 

Non  moins  irréalisable  lui  parut,  à  la  réflexion,  son 
projet  de  dire  toute  la  vérité  à  Missy.  Là  encore,  il  n'y 
avait  nul  besoin  de  parler  :  c'était  s'humilier   inutile- 

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RÉSURRECTION  159 

ment.  Mieux  valait,  avec  elle,  s'en  tenir  à  des  sous- 
entendus.  Et  Nekhludov  décida,  en  fin  de  compte,  ce 
matin-là,  qu'il  n'irait  plus  chez  les  Korchaguine,  sauf  à 
leur  en  expliquer  le  motif,  s'ils  désiraient  le  savoir. 

Pour  ce  qui  était  de  ses  relations  avec  Katucha,  en 
revanche,  il  jugea  qu'il  n'y  avait  lieu  là  à  rien  sous- 
entendre.  «  J'irai  la  voir  dans  sa  prison,  je  lui  dirai 
tout,  je  lui  demanderai  de  me  pardonner.  Et,  s'il  le 
faut,...  eh  bien!  s'il  le  faut,  je  me  marierai  avec  elle  !  » 

L'idée  de  tout  sacrifier  pour  la  satisfaction  de  sa 
conscience,  et  de  se  marier  au  besoin  avec  Katucha, 
cette  idée  continuait  à  lui  sourire  autant  que  la  veille. 

Enfin,  quant  à  la  question  d'argent,  il  résolut  de 
conformer  décidément  sa  conduite  aux  principes  pro-^ 
clamés  par  lui  sur  l'injustice  de  la  propriété  foncière. 
Que  s'il  n'avait  pas  la  force  de  se  priver  de  toute  sa 
fortune,  il  se  promit  au  moins  de  n'en  garder  qu'une 
partie,  et  de  faire  tout  son  possible  pour  être  sincère 
vis-à-vis  de  lui-même  et  des  autres. 

Depuis  longtemps  il  n'avait  commencé  une  journée 
avec  autant  d'énergie.  Agrippine  Petrovna  étant  venue 
prendre  ses  ordres,  dans  la  salle  à  manger,  il  lui 
déclara  aussitôt,  avec  une  fermeté  dont  il  fut  lui-même 
surpris,  qu'il  allait  changer  de  logement  et  se  voyait 
forcé  de  renoncer  à  ses  services.  Jamais  encore,  depuis 
la  mort  de  sa  mère,  il  ne  s'était  expliqué  avec  la  gou- 
vernante sur  ce  qu'il  comptait  faire  de  sa  maison,  trop 
grande  et  trop  luxueuse  pour  un  célibataire  :  mais  c'était 
chose  convenue,  par  une  entente  tacite,  qu'il  continue- 
rait à  l'habiter,  étant  sur  le  point  de  se  marier.  Son 
projet  de  quitter  la  maison  avait  donc  un  sens  particu- 
lier, qu'Agrippine  Petrovna  comprit  tout  de  suite.  Elle 
jeta  sur  Nekhludov  un  regard  étonné. 

—  Je  vous  suis  très  reconnaissant  de  votre  sollicitude 
pour  moi  :  mais  je  n'ai  plus  besoin  désormais  d'un 
logement  aussi  grand,  ni  d'un  service  aussi  nombreux. 
Si  donc  vous  voulez  bien  encore  me  venir  en  aide,  je 
vous  demanderai  d'avoir  la  bonté  de  tout  préparer 
pour  mon  déménagement,   et,  en   attendant,   do  faire 

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i60  RÉSURRECTION 

emballer  tous  les  meubles    inutiles.    Quand  ma  sœur 
viendra,  elle  verra  ce  qu'il  convient  d'en  faire. 
Agrippine  Petrovna  secoua  la  tête. 

—  Comment  ?  Ce  qu'il  convient  d'en  faire  ?  Mais  vous 
aurez  besoin  de  tout  cela  plus  tard!  —  dit-elle. 

—  Non,  je  n'en  aurai  pas  besoin,  Agrippine  Petrovna, 
eu  vérité,  je  n'en  aurai  pas  besoin!  —  fit  Nekhludov, 
répondant  à  l'intention  qu'il  devinait  sous  les  paroles 
et  le  ton  de  la  gouvernante.  —  Et  puis,  s'il  vous  plaît, 
ayez  la  bonté  de  dire  à  Korneï  que  je  lui  paierai  deux 
mois  d'avance,  et  que  dès  aujourd'hui  il  peut  chercher  à 
se  placer  ailleurs. 

—  Vous  avez  tort  d'agir  ainsi,  Dimitri  Ivanovitch  ! 
Même  si  vous  avez  l'intention  d'aller  à  l'étranger, 
il  vous  faudra  toujours  un  local  pour  mettre  vos 
meubles. 

—  Ce  n'est  pas  cela  que  vous  pensezi,  Agrippine 
Petrovna  !  —  répliqua  Nekhludov  avec  un  sourire.  — 
Mais  d'ailleurs  je  ne  vais  pas  à  l'étranger,  ou,  si  je  vais 
quelque  part^  c'est  pour  un  tout  autre  voyage  que  celui 
que  vous  pourriez  supposer  ! 

A  ces  mots  une  rougeur  subite  envahit  ses  joues. 
«  Allons,  il  faut  tout  lui  dire  !  —  songea-t-il  ;  —  je  n'ai 
ici  aucune  raison  pour  me  taire,  et  c'est  tout  de  suite 
que  je  dois  commencer  à  dire  la  vérité  !  » 

—  J'ai  eu  hier  une  aventure  très  étrange  et  très  grave, 
—  reprit-il.  —  Vous  souvenez-vous  de  Katucha,  qui 
servait  chez  ma  tante  Marie  Ivanovna? 

—  Parfaitement  !  c'est  moi  qui  lui  ai  appris  à  coudre. 

—  Eh  bien,  voilà!  On  l'a  condamnée  hier  en  cour 
d'assises,  où  j'étais  juré. 

—  Ah  !  Seigneur,  quelle  pitié  !  —  dit  Agrippine 
Petrovna.  —  Et  pour  quel  crime l'a-t-on  condamnée? 

—  Pour  meurtre  !...  Et  c'est  moi  qui  ai  tout  fait  ! 

—  Voilà,  en  effet,  qui  est  bien  étrange.  Comment 
est-ce  possible  que  vous  ayez  tout  fait? 

—  Oui,  c'est  moi  qui  suis  cause  de  tout  !  Et  cet  événe- 
ment a  bouleversé  tous  mes  plans. 

—  Que  dites-vous  là  ? 

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RÉSURRECTION  161 

—  Mais  sans  doute  !  Puisque  c'est  moi  qui  suis  cause 
qu'elle  a  pris  ce  chemin,  c'est  à  moi  de  faire  tout  pour 
lui  porter  secours! 

—  Je  reconnais  bien  là  votre  bon  cœur,  Dimitri  Ivano- 
vitch!  Mais  de  votre  faute,  dans  tout  cela,  il  n'en  est  pas 
question.  La  même  aventure  arrive  à  tout  le  monde  :  et 
quand  une  personne  a  du  jugement,  tout  s'arrange,  tout 
s'oublie,  et  la  vie  continue.  Croyez-moi,  ce  serait  folie  à 
vous  de  vous  en  rendre  responsable  !  On  m'a  dit  depuis 
longtemps  que  cette  créature  était  sortie  du  droit 
chemin  :  c'est  elle  qui  l'aura  voulu,  allez  !  et  la  faute 
n'en  est  qu'à  elle  ! 

—  Non,  non,  la  faute  en  est  à  moi  !  Et  c'est  à  moi  de 
la  réparer. 

—  Comment  la  réparer? 

—  Je  verrai  bien  à  le  faire,  cela  me  regarde.  Mais,  si 
vous  êtes  en  peine  pour  vous-même,  Agrippine  Petrovna, 
je  m'empresse  de  vous  dilre  que  ce  que  ma  mère  a  décidé 
dans  son  testament... 

—  Oh  !  non,  pour  moi  je  ne  suis  pas  en  peine  !  La 
défunte  m'a  tellement  comblée  de  ses  bienfaits  que  je 
n'ai  plus  besoin  de  rien.  J'ai  une  parente  qui  m'invite  à 
venir  auprès  d'elle  :  j'irai,  quand  je  serai  tout  à  fait  cer- 
taine de  ne  pouvoir  plus  vous  servir.  Mais  je  dois  yous 
avertir  que  vous  avez  tort  de  vous  mettre  cette  affaire 
sur  le  cœur;  il  n'y  a  personne  à  qui  de  pareilles  choses 
ne  soient  arrivées  ! 

—  Que  voulez-vous  ?  Je  ne  pense  pas  comme  vous  sur 
ce  sujet-là  !  Et  je  vous  prie  encore  de  vouloir  bien  tout 
préparer  pour  mon  départ  d'ici.  Et  ne  soyez  pas  fâchée 
contre  moi  I  Je  vous  suis  très  reconnaissant  de  tout  ce 
que  vous  avez  fait,  Agrippine  Petrovna  ! 

Chose  surprenante,  dès  l'instant  où  Nekhludov  avait 
compris  qu'il  était  lui-même  un  sot  et  un  misérable,  il 
avait  cessé  de  mépriser  et  de  haïr  les  autres.  Tout  au 
contraire,  il  éprouvait  les  sentiments  les  plus  affectueux 
pour  Agrippine  Petrovna  et  pour  Korneï,  son  valet 
de  chambre.  Et  un  désir  le  prit  de  s'humilier  devant 
Korneï,  comme  il  venait  de  le  faire  devant  la  gouver- 

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162  RÉSURRECTION 

nante;  mais  Korneï  était  d'une  servilité  si  plate  que, 
au  dernier  moment,  Nekhludov  ne  se  sentit  pas  le  cou- 
rage de  s'humilier  devant  lui. 

Pour  se  rendre  au  Palais  de  Justice,  où  il  avait  de  nou- 
veau à  être  juré,  il  prit  la  même  voiture  qu'il  avait  prise 
la  veille,  et  le  cocher  le  fît  passer  par  les  mêmes  rues  :  ce  qui 
l'amena  à  s'étonner  de  l'énorme  changement  acompli  en 
lui,  durant  ces  vingt-quatre  heures.  Il  s'aperçut  qu'il 
était  vraiment  devenu  un  autre  homme. 

Son  mariage  avec  Missy,  qui,  la  veille,  lui  avait  paru  si 
proche,  lui  semblait  maintenant  tout  à  fait  impossible. 
La  veille,  il  était  convaincu  qu'il  ferait  le  bonheur  de  la 
jeune  fille  en  se  mariant  avec  elle  :  maintenant  il  se  jugeait 
indigne  non  seulement  de  se  marier  avec  elle,  mais 
même  de  la  fréquenter.  «  Si  elle  savait  qui  je  suis,  pour 
rien  au  monde  elle  ne  consentirait  à  me  recevoir!  Et  moi 
qui  poussais  l'inconscience  jusqu'à  lui  reprocher  ses 
coquetteries  avecRomanoy  I  Et  puis,  même  si  je  m'étais 
marié  avec  elle,  est-ce  que  je  pourrais  avoir  un  instant 
de  bonheur,  ou  simplement  de  repos,  en  sachant  que 
l'autre,  la  malheureuse,  est  en  prison,  et  que  demain  ou 
après-demain  elle  partira,  par  étapes,  pour  les  travaux 
forcés?  Cela  pendant  que  moi,  ici,  j'aurais  reçu  des  féli- 
citations, ou  fait  des  visites  de  noces  avec  ma  jeune 
femme!  Ou  bien  pendant  que,  siégeant  à  côté  d'un  ami 
que  j'ai  indignement  trompé,  dans  l'assemblée  de  la 
noblesse,  j'aurais  compté  les  votes  sur  la  nouvelle  loi 
scolaire,  après  quoi  je  serais  allé  rejoindre  en  secret  la 
femme  de  ce  même  ami  !  Ou  bien  encore  pendant  que 
j'aurais  continué  à  m'escrimer  contre  mon  tableau,  ce 
maudit  tableau  que  jamais  je  n'achèverai,  car  je  vois  bien 
que  l'entreprise  est  au-dessus  de  mes  forces  !  —  Non, 
rien  de  tout  cela  désormais  ne  m'est  plus  possible  !  » 
se  disait  Nekhludov  ;  et  il  ne  cessait  point  de  se 
réjouir  du  changement  intérieur  qui  s'était  fait  en  lui. 

—  Avant  tout,  —  se  disait-il  encore,  —  revoir  Tavocat, 
connaître  le  résultat  de  son  enquête;  et  puis,  après 
cela...  après  cela,  aller  la  voir,  et  tout  lui  dire  ! 

Et  toutes  les  fois  qu'en  imagination  il  se  représentait 

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RÉSURRECTION  163 

la  façon  dont  il  Taborderait,  dont  il  lui  dirait  tout,  dont 
il  étalerait  devant  elle  Taveu  de  sa  faute,  dont  il  lui 
déclarerait  que  c'était  lui  seul  qui  avait  tout  fait,  — 
toutes  les  fois  il  s'attendrissait  sur  son  héroïque  bonté, 
et  des  larmes  lui  montaient  aux  yeux. 


II 


Dans  le  corridor  du  Palais  de  Justice,  Nekhludov  ren- 
contra l'huissier  de  la  cour  d'assises.  Il  lui  demanda  où 
Ton  mettait  les  condamnés,  après  le  jugement,  et  puis 
aussi  à  qui  on  devait  s'adresser  pour  obtenir  l'autorisa- 
tion de  les  voir.  L'huissier  répondit  que  les  condamnés 
étaient  répartis  en  divers  endroits,  et  que  c'était  le  pro- 
cureur qui,  seul,  pouvait  donner  l'autorisation  de  les 
voir. 

' —  D'ailleurs,  — ajouta-t-il,  — je  viendrai  vous  prendre, 
après  la  séance,  et  je  vous  conduirai  moi-même  chez  le 
procureur.  Mais,  maintenant,  je  vous  prie  d'aller  au  plus 
vite  dans  la  salle  du  jury.  L'audience  va  commencer. 

Nekhludov  remercia  l'huissier,  et  courut  vers  la  salle 
du  jury. 

Au  moment  où  il  y  entrait,  les  jurés  s'apprêtaient  déjà 
à  passer  dans  la  salle  d'audience.  Le  marchand  était 
d'humeur  joviale,  comme  la  veille,  et  l'on  voyait  que,  de 
nouveau,  il  avait  mangé  et  bu  solidement  avant  de  venir. 
11  accueillit  Nekhludov  comme  un  vieil  ami.  Et  Pierre 
Gérassimovitch  lui-môme,  malgré  sa  familiarité,  ne  fît 
plus  du  tout  au  jeune  homme  l'impression  désagréable 
qu'il  lui  avait  faite  jusque-là. 

Nekhludov  se  demanda  s'il  devait  révéler  aux  jurés  les 
relations  qu'il  avait  eues  avec  la  femme  qu'ils  avaient 
condamnée  le  jour  précédent.  «  Dès  hier,  —  songeait-il, 
—  j'aurais  dû  me  lever,  au  moment  du  verdict,  et  faire 
publiquement  l'aveu  de  ma  faute!  »  Mais,  lorsqu'il  entra 
dans  la  salle  d'audience,  et  qu'il  vit  se  renouveler  la 
procédure  de  la  veille,  —  l'arrivée  sur  l'estrade  des  juges 


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164  RÉSURRECnOIf 

en  uniforme,  le  silence,  Fappel  des  jurés,  les  gendarmes, 
le  portrait,  le  vieux  prêtre,  —  il  eut  le  sentiment  que, 
même  avec  la  meilleure  volonté,  il  n'aurait  pas  trouvé 
la  force,  la  veille,  de  déranger  un  ensemble  aussi  solennel. 

Les  préparatifs  du  jugement  furent  pareils  à  ceux 
de  la  première  séance,  à  cela  près  qu'on  ne  fit  point 
prêter  sermentauxjurésetque  le  président  leur  épargna 
sa  petite  allocution  préliminaire. 

L'affaire  jugée  ce  jour-là  se  trouvait  être  un  vol  avec 
effraction.  L'accusé  était  un  garçon  de  vingt  ans,  étroit 
d'épaules,  maigre,  jaune,  et  vêtu  d'un  sarrau  gris.  Il 
restait  assis  sur  le  banc  des  prévenus,  entre  deux  gen- 
darmes, et  il  toussait  sans  interruption.  Ce  garçon  avait, 
avec  un  camarade,  forcé  la  porte  d'une  remise,  et  s'était 
emparé  d'un  paquet  de  balais,  valant  ensemble  trois  rou- 
bles et  demi.  L'acte  d'accusation  racontait  que  les  deux 
coupables  avaient  été  arrêtés  par  un  agent  au  moment 
où  ils  s'enfuyaient,  portant  les  balais  sur  leur  dos.  Tous 
deux  avaient  fait  aussitôtles  aveux  les  plus  complets,  et  on 
les  avait  tous  deux  gardés  en  prison.  L'un  d'eux  était  mort 
dans  la  prison  ;  et  c'est  ainsi  que  l'autre  comparaissait 
seul  devant  le  jury.  Les  balais  figuraient  sur  la  table  des 
pièces  à  conviction. 

Le  procès  suivit  le  même  cours  que  celui  de  la  Mas- 
lova,  avec  le  même  appareil  d'interrogatoires,  de  témoi- 
gnages, d'expertises  et  de  contre-expertises.  L'agent  qui 
avait  arrêté  l'accusé  répondait  à  toutes  les  questions  du 
président,  du  substitut,  de  l'avocat  :  «  Parfaitement  !  » 
ou  :  «  Je  ne  sais  pas.  »  Mais,  sous  ces  réponses  machinales, 
et  sous  son  respect  de  la  discipline,  on  devinait  qu'il 
plaignait  l'accusé  et  n'était  pas  très  fier  de  sa  capture. 

Un  second  témoin,  un  vieillard  à  la  mine  souffrante, 
était  le  propriétaire  de  la  maison  où  s'était  commis  le  vol. 
Quand  on  lui  demanda  s'il  reconnaissait  ses  balais,  il 
mit  une  mauvaise  volonté  évidente  à  les  reconnaître.  Et 
quand  le  substitut  lui  demanda  si  les  balais  lui  étaient 
d'un  grand  usage,  il  répondit  d'un  ton  irrité  :  «  Que  le 
diable  les  emporte,  ces  maudits  balais  !  Ils  ne  me  ser- 
vaient de  rien.  Je  donnerais  bien  le  double  de  ce  qu'ils 

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RÉSURRECTION  16^ 

valent  pour  n'avoir  pas  les  soucis  que  cette  affaire  m'a 
causés!  Rien  qu'en  fiacres,  j'ai  dépensé  le  double  de  ce 
qu'ils  valent  !  Et  moi,  je  suis  malade  !  Il  y  a  sept  ans  que 
j'ai  la  goutte  !  » 

Ainsi  parlèrent  les  témoins.  Quant  à  l'accusé,  il 
avouait  tout,  racontait  la  chose  telle  qu'elle  s'était  pas- 
sée; il  parlait  d'une  voix  sans  cesse  interrompue  par  des 
accès  de  toux,  et  il  tournait  la  tête  dans  tous  les  sens,  le 
regard  égaré  comme  une  bête  prise  au  piège. 

Mais  le  substitut  du  procureur,  de  même  que  la 
veille,  s'ingéniait  à  lui  poser  des  questions  subtiles,  des- 
tinées à  déjouer  sa  ruse  et  à  la  confondre. 

Dans  son  réquisitoire,  il  établit  que  le  vol  avait 
été  commis  avec  préméditation,  qu'il  avait  été  accompa- 
gné d'effraction,  et  que,  par  suite,  l'accusé  devait  être 
frappé  des  peines  les  plus  sévères. 

Au  contraire  l'avocat,  désigné  d'office  parle  tribunal, 
établit  que  le  vol  avait  été  commis  sans  préméditation, 
qu'il  n'avait  pas  été  accompagné  d'effraction,  et  que, 
malgré  la  gravité  de  sa  faute,  l'accusé  n'était  pas  aussi 
dangereux  pour  la  société  que  l'avait  affirmé  le  substitut 
du  procureur. 

Enfin  le  président,  avec  le  même  effort  d'impartialité 
que  la  veille,  expliqua  en  détail  aux  jurés  ce  qu'ils 
savaient  de  l'affaire,  ce  qu'ils  n'avaient  pas  le  droit  de  ne 
pas  en  savoir.  Comme  la  veille,  il  y  eut  des  suspensions 
d'audience,  les  jurés  fumèrent  des  cigarettes,  l'huissier 
annonça  :  «  Le  tribunal!  »  Comme  la  veille,  les  gen- 
darmes qui  gardaient  le  prévenu,  sabre  au  clair,  firent 
de  leur  mieux  pour  ne  pas  s'endormir. 

Les  débats  révélèrent  que  l'accusé,  à  quinze  ans,  avait 
été  placé  par  son  père  dans  une  fabrique  de  tabac,  qu'il 
y  était  resté  cinq  ans,  et  qu'au  mois  de  janvier  il  avait 
été  congédié,  à  la  suite  d'une  querelle  qui  s'était  pro- 
duite entre  le  directeur  de  la  fabrique  et  ses  ouvriers.  11 
s'était  alors  trouvé  sans  travail.  Errant  au  hasard  dans 
les  rues,  il  avait  lié  connaissance  avec  un  ouvrier  serru- 
rier qui  avait,  lui  aussi,  perdu  sa  place,  et  qui  buvait. 
Ensemble,  une  nuit  qu'ils  étaient  ivres  tous  deux,  ils 

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l6é  RÉSURRECTION 

avaient  enfoncé  la  porte  d'une  remise  et  y  avaient  pris 
le  premier  objet  qui  leur  était  tombé  sous  la  main.  Le 
serrurier  était  mort  en  prison  ;  et  voici  que  son  complice 
était  déféré  au  jury  comme  un  être  dangereux,  devant 
être  mis  hors  d'état  de  nuire  davantage  à  la  société. 

—  Un  être  aussi  dangereux  que  la  condamnée  d'hier! 
songeait  Nekhludoven  voyant  se  dérouler  devant  lui  les 
détails  du  procès.  Tous  deux  sont  des  êtres  dangereux! 
Soit  !  Mais  nous,  nous  tous  qui  les  jugeons  ?  Moi,  par 
exemple,  moi,  le  débauché,  le  menteur,  l'imposteur? 
Ainsi  nous,  nous  ne  sommes  pas  dangereux?...  Et  puis, 
en  admettant  même  que  ce  malheureux  enfant  soit  le 
seul  être  dangereux  qui  se  trouve  dans  cette  salle,  que 
devons-nous  faire  de  lui,  maintenant  qu'il  s'est  laissé 
prendre  ? 

«  C'est  chose  bien  évidente  que  ce  garçon  n'est  pas 
un  criminel  de  profession,  un  malfaiteur  extraordinaire, 
mais  qu'il  appartient,  au  contraire,  à  l'espèce  la  plus 
ordinaire.  Cela,  tout  le  monde  le  sait  et  le  sent,  comme 
aussi  que,  s'il  est  devenu  ce  qu'il  est,  c'est  parce  qu'il 
s'est  trouvé  dans  des  conditions  qui,  fatalement,  devaient 
l'amener  à  le  devenir.  C'est  donc  chose  non  moins  évi- 
dente, aux  yeux  de  tout  homme  de  bon  sens,  que,  pour 
empêcher  de  tels  êtres  de  se  perdre,  il  faut,  avant  tout, 
s'efforcer  de  détruire  les  conditions  qui  ont  pour  effet 
inévitable  de  les  conduire  à  leur  perte. 

«  Or,  que  faisons-nous  ?  Nous  empoignons,  au  hasard, 
un  de  ces  pauvres  diables,  tout  en  sachant  fort  bien  que 
des  milliers  d'autres  restent  en  liberté,  nous  le  mettons 
en  prison,  nous  le  condamnons  à  une  oisiveté  complète, 
ou  encore  à  un  travail  malsain  et  stupide,  en  compagnie 
d'autres  pauvres  diables  de  son  espèce,  et  nous  le  fai- 
sons ensuite  transporter,  aux  frais  de  l'Etat,  du  gouver- 
nement de  A...  dans  le  gouvernement  d'Irkoutsk,  cette 
fois  en  compagnie  des  pires  criminels. 

«  Mais  pour  détruire  les  conditions  qui  produisent  de 
tels  êtres,  pour  cela  nous  ne  faisons  rien.  Que  dis-je? 
Nous  faisons  tout  pour  les  développer,  en  multipliant 
les  fabriques,  les  usines,  les  ateliers,  les  cabarets,  les 

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RÉSURRECTION  161 

maisons  de  tolérance.  Non  seulement  nous  ne  détruisons 
pas  ces  conditions,  mais  nous  les  tenons  pour  néces- 
saires, nous  les  encourageons,  nous  leur  donnons  Tappui 
de  la  loi. 

«  Nous  formons  ainsi  non  pas  un  malfaiteur,  mais 
des  milliers  de  malfaiteurs  ;  et  après  cela  nous  en  empoi- 
gnons un,  au  hasard,  et  nous  nous  figurons  avoir  sauvé 
la  société  et  avoir  rempli  tout  notre  devoir,  quand  nous 
avons  obtenu  que  le  pauvre  diable  soit  transporté  du 
gouvernement  de  A...  dans  celui  d'Irkoutsk  !  » 

Ainsi  songeait  Nekhludov,  pendant  que,  assis  sur  son 
siège  au  haut  dossier,  à  côté  du  président  du  jury,  il 
écoutait  les  voix  diverses  du  substitut,  de  Tavocat,  et  du 
président. 

«  Et  quand  je  pense,  —  poursuivit-il  en  considérant 
le  pâle  visage  de  Taccusé,  —  quand  je  pense  qu'il  aurait 
suffi  que  quelqu'un  se  rencontrât  qui  eût  pitié  de  ce 
misérable,  au  moment  où  son  père,  sous  la  pression  du 
besoin,  l'envoyait  à  la  ville  pour  y  être  ouvrier,  ou  plus 
tard,  au  moment  oii,  après  douze  heures  de  travail,  l'in- 
fortuné allait  avec  ses  camarades  chercher  un  peu  de 
distraction  dans  les  cabarets!  Si  à  ce  moment  un  homme 
s'était  rencontré  qui  eût  pitié  de  lui  et  qui  lui  dît  :  «  Ne 
va  pas  là,  Vania,  ce  n'est  pas  bien  !  »  l'enfant  n'y  serait 
pas  allé,  il  ne  se  serait  pas  perverti,  il  n'aurait  pas  fait 
le  mal  qu'il  a  fait  ! 

«  Mais  pas  un  seul  homme  ne  s'est  rencontré  qui  eût 
pitié  de  lui  durant  tout  le  temps  qu'il  a  passé  à  vivre 
comme  un  petit  animal,  dans  sa  fabrique.  Et,  au  con- 
traire, tout  le  monde,  contremaîtres  et  camarades,  tout  le 
monde  lui  a  appris,  durant  ces  cinq  ans,  que  la  sagesse 
consistait,  pour  un  garçon  de  son  âge,  à  mentir,  à  boire, 
à  dire  des  gros  mots,  à  donner  des  coups,  à  courir  les 
Mes. 

<t  Et  quand  ensuite,  épuisé  et  dépravé  par  un  travail 
malsain,  par  l'ivresse  et  la  basse  débauche,  quand,  après 
avoir  erré,  sans  but,  au  long  des  rues,  il  se  laisse 
entraîner  à  pénétrer  dans  une  remise  et  à  y  dérober 
quelques  vieux  balais  hors  d'usage,  alors  nous,  qui  ne 

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168  RÉSURRECTION 

manquons  de  rien,  nous,  hommes  riches  et  instruits, 
nous  nous  assemblons  dans  une  salle  pleine  de  solen- 
nité, et  nous  jugeons  ce  malheureux,  qui  est  notre  frère, 
et  que  nous  avons  contribué  à  perdre  !  » 

Ainsi  songeait  Nekhludov,  sans  plus  faire  attention  à 
ce  qui  se  passait  autour  de  lui.  Et  il  se  demandait  com- 
ment il  avait  pu  ne  pas  s'apercevoir  plus  tôt  de  tout 
cela,  comment  les  autres  pouvaient  ne  pas  s'en  être 
encore  aperçus. 


III 


Quand,  après  le  résumé  du  président,  le  jury  se  retira 
dans  sa  salle  de  délibération  pour  répondre  aux  ques- 
tions posées,  Nekhludov,  au  lieu  de  suivre  ses  collègues, 
se  faufila  dans  le  corridor,  ayant  pris  tout  d'un  coup  la 
résolution  de  se  désintéresser  de  la  suite  du  procès. 
«  Qu'ils  fassent  ce  qu'ils  voudront  de  ce  malheureux  î  — 
se  dit-il  ;  — je  ne  puis,  quant  à  moi,  prendre  plus  long- 
temps ma  part  d'une  telle  comédie  !  »  • 

Il  demanda  à  un  gardien  de  lui  indiquer  le  cabinet  du 
procureur  et  s'y  rendit  aussitôt.  Là,  le  suisse  refusa 
d'abord  de  le  laisser  entrer,  affirmant  que  le  procureur 
était  occupé  ;  mais  Nekhludov,  sans  l'écouter,  ouvrit  la 
porte  de  l'antichambre,  aborda  l'employé  qui  s'y  tenait 
assis,  et  le  pria  de  dire  tout  de  suite  au  procureur  qu'un 
juré  désirait  l'entretenir  d'un  sujet  très  urgent.  Son 
titre  de  prince  et  l'élégance  de  sa  mise  en  imposèrent  à 
l'employé,  qui  insista  auprès  du  procureur,  et  obtint  que 
Nekhludov  fût  aussitôt  admis. 

Le  procureur  le  reçut  debout,  visiblement  mécontent 
de  son  insistance. 

—  En  quoi  puis-je  vous  servir  ?  —  demanda-t-il  d'un 
ton  sévère. 

—  Je  suis  juré,  je  m'appelle  Nekhludov,  et  j'ai  abso- 
lument besoin  de  voir  une  femme  qui  est  en  prison,  la 


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RÉSURRECTION  169 

Ma^fova,  —  répondit  tout  d'un  trait  Nekhludov  en  rou- 
gissant. 

Il  sentait  qu'il  faisait  là  une  démarche  qui  aurait  une 
influence  décisive  sur  toute  sa  vie. 

Le  procureur  était  un  petit  homme  maigre  et  sec,  avec 
des  cheveux  courts  grisonnants,  des  yeux  très  vifs,  et 
une  barbiche  en  pointe  sur  un  menton  saillant. 

—  La  Maslova?  Oui,  je  la  connais!  Accusée  d'empoi- 
sonnement, n'est-ce  pas?  Pourquoi  donc  avez-vous 
besoin  de  la  voir  ? 

Puis,  d'un  ton  plus  aimable  : 

—  Excusez  ma  question,  mais  il  m'est  impossible  de 
vous  accorder  l'autorisation  que  vous  demandez  sans  con- 
naître d'abord  le  motif  qui  vous  porte  à  la  demander. 

—  J'ai  besoin  de  voir  cette  femme  ;  c'est  une  chose  de 
la  plus  haute  importance  pour  moi  !  —  dit  Nekhludov 
rougissant  de  nouveau. 

—  Ah  !  vraiment  !  —  fit  le  procureur  ;  et,  levant  les 
yeux,  il  fixa  sur  Nekhludov  un  regard  pénétrant.  — 
Cette  femme  a  été  jugée  hier,  n'est-ce  pas? 

—  Elle  a  été  condamnée  à  quatre  ans  de  travaux  forcés. 
Elle  a  été  condamnée  injustement  !  Elle  est  innocente  ! 

—  Hier?  —  reprit  le  procureur,  sans  prêter  la  moindre 
attention  à  ce  que  disait  Nekhludov  sur  l'innocence  do 
la  Maslova.  —  Comme  elle  n'a  été  jugée  qu'hier,  elle 
doit  se  trouver  encore  dans  la  maison  de  détention  pré- 
ventive. On  ne  peut  y  voir  les  détenus  qu'à  de  certains 
jours.  Je  vous  engage  à  vous  adresser  là. 

—  C'est  que  j'ai  besoin  de  la  voir  tout  de  suite,  — 
dit  Nekhludov. 

Ses  lèvres  tremblaient.  Il  sentait  l'approche  de  la 
minute  décisive. 

—  Mais  pourquoi  donc  avez-vous  besoin  de  la.  voir  ? 
—  demanda  le  procureur,  fronçant  les  sourcils  d'un  air 
quelque  peu  inquiet. 

—  J'ai  besoin  de  la  voir  parce  qu'elle  est  innocente  et 
qu'on  l'a  condamnée  aux  travaux  forcés.  C'est  moi  qui 
suis  coupable,  et  non  pas  elle!  —  ajouta  Nekhludov 
d'une  voix  frémissante. 

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i70  «ÉSDRRECTIOW 

—  Et  comment  cela? 

—  C'est  moi  qui  Tai  séduite,  et  mise  dans  l'état  où 
elle  se  trouve  !  Si  je  ne  Tavais  pas  mise  dans  cet  état, 
elle  n'aurait  pas  été  exposée  à  Taccusation  portée  contre 
elle  hier  ! 

—  Tout  cela  ne  me  dit  pas  votre  motif  pour  désirer 
la  voir. 

—  Mon  motif,  c'est  que  je  veux  réparer  ma  faute  et.,, 
me  marier  avec  elle  !  —  déclara  Nekhludov. 

Et,  tandis  qu'il  prononçait  ces  mots,  des  larmes  d'at- 
tendrissement et  d'admiration  pour  lui-même  lui  mouil- 
laient les  yeux. 

—  En  vérité  !  —  fit  le  procureur.  —  Voilà  en  effet  un 
cas  assez  curieux.  C'est  bien  vous,  n'est-ce  pas,  qui  avez 
été  membre  du  Zemslvo  de  Krasnopersk?  —  ajouta-t-il, 
comme  s'il  s'était  enfin  rappelé  à  quelle  occasion  il  avait 
entendu  parler  déjà,  précédemment,  de  ce  Nekhludov 
qui  venait  de  lui  faire  part  d'une  résolution  aussi  imprévue. 

—  Parfaitement!  Mais,  pardonnez-moi,  je  ne  crois  pas 
que  cela  ait  le  moindre  rapport  avec  ma  demande  !  — 
répliqua  Nekhludov  d'un  ton  piqué. 

—  Non  sans  doute,  —  répondit  le  procureur  avec  un 
sourire  légèrement  ironique  ;  —  mais  le  projet  que  vous 
m'annoncez  est  si  bizarre  et  si  éloigné  des  formes  ordi- 
naires... 

—  Mais  enfin,  puis-je  obtenir  cette  autorisation? 

—  L'autorisation  ?  Oui,  certainement.  Je  vais  vous  la 
délivrer  tout  de  suite.  Prenez  la  peine  de  vous  asseoir. 

Il  alla  vers  son  bureau,  s'assit  et  se  mit  à  écrire. 

—  Asseyez-vous,  je  vous  en  prie  ! 
Nekhludov  resta  debout. 

Quand  le  procureur  eut  fini  d'écrire,  il  se  leva  et  ten- 
dit un  papier  à  Nekhludov  en  l'observant  avec  curiosité. 

—  11  y  a  encore  une  chose  que  je  dois  vous  dire,  — 
reprit  celui-ci,  —  c'est  qu'il  me  sera  désormais  impos- 
sible de  prendre  part  aux  délibérations  du  jury. 

—  Vous  aurez,  comme  vous  savez,  à  vous  en  faire  dis- 
penser par  le  tribunal,  après  lui  avoir  présenté  vos  rai- 
sons. 

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RÉSURRECTION  171 

—  La  raison  est  que  je  tiens  tous  ses  jugements 
pour  inutiles  et  pour  immoraux. 

—  Bah  !  —  s'écria  le  procureur  avec  le  même  sourire 
ironique,  signifiant  que  de  tels  principes  lui  étaient 
connus,  et  que  ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'il  s'en 
amusait.  —  Vous  comprendrez  sans  peine,  n'est-ce  pas? 
que,  en  ma  qualité  de  procureur,  je  ne  puisse  pas  partager 
votre  avis  sur  ce  point.  Mais  allez  expliquer  tout  cela  au 
tribunal  !  Le  tribunal  appréciera  vos  explications,  les 
déclarera  recevables  ou  non  recevables,  et,  dans  ce  der- 
nier cas,  vous  infligera  une  amende.  Adressez-vous  au 
tribunal  ! 

—  Comme  je  vous  l'ai  dit,  je  suis  résolu  à  n'y  pas 
retourner  !  —  déclara  sèchement  Nekhludov. 

—  Mes  salutations!  —  fit  alors  le  magistrat,  manifes- 
tement impatient  de  se  débarrasser  de  son  étrange  visi- 
teur. 

—  Qui  est-ce  donc  que  vous  venez  de  recevoir? 
—  demanda  au  procureur,  quelques  instants  après,  un 
juge  qui  venait  id'entrer  dans  son  cabinet  au  moment  où 
Nekhludov  en  sortait. 

—  C'est  Nekhludov,  vous  savez  bien,  celui  qui  déjà 
autrefois,  dans  le  Zenistvo  de  Krasnopersk,  s'était  fait 
remarquer  par  toute  sorte  de  propositions  excentriques  ! 
Figurez-vous  que,  étant  juré,  il  a  retrouvé  sur  le  banc 
des  prévenus  une  fille  publique  qui,  à  ce  qu'il  prétend, 
a  été  séduite  par  lui.  Et  le  voilà  qui,  maintenant,  veut  se 
marier  avec  elle  ! 

—  Est-ce  possible  ? 

—  C'est  ce  qu'il  vient  de  me  dire  !  Et  si  vous  saviez 
avec  quelle  exaltation  extravagante  ! 

—  On  dirait  vraiment  que  quelque  chose  d'anormal 
se  passe  dans  le  cerveau  des  jeunes  gens  d'à  présent  ! 

—  Mais  c'est  que  celui-là  n'a  plus  l'air  tout  jeune!... 
Dites  donc,  en  a-t-il  raconté,  hein?  votre  fameux 
Ivaclienkov  ?  Cet  animal-là  a  juré  de  nous  faire  mourir  ! 
11  parle,  parle  à  l'infini  ! 

—  On  devrait  simplement  lui  retirer  la  parole  !  A  ce 
degré-là,  cela  devient  de  l'obstructionnisme  ! 

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172  RÉSURRECTION 


IV 


En  sortant  de  chez  le  procureur,  Nekhludov  se  rendit 
tout  droit  à  la  maison  de  détention  préventive.  Mais  il 
n'y  trouva  point  la  Maslova.  A  la  suite  d'une  efferves- 
cence politique  qui  s'était  produite  quatre  mois  aupara- 
vant, on  avait  dirigé  vers  d'autres  prisons  la  plupart  des 
détenus  que  contenait  cet  établissement,  pour  y  installer 
à  leur  place  une  foule  d'étudiants,  d'étudiantes,  d'em- 
ployés et  d'artisans.  La  Maslova  avait  été  transférée 
dans  la  vieille  prison  du  gouvernement.  Nekhludov  s'y 
fit  aussitôt  conduire. 

Mais  la  vieille  prison  était  située  à  l'autre  extrémité 
de  la  ville,  de  sorte  que  Nekhludov  n'y  arriva  qu'à  la 
nuit  tombante.  Devant  la  porte,  au  moment  où  il  s'ap- 
prêtait à  entrer,  un  factionnaire  l'arrêta.  Le  factionnaire 
sonna,  la  porte  s'ouvrit,  et  un  gardien  sortit  au-devant 
de  Nekhludov.  Il  lut  d'un  bout  à  l'autre,  très  lentement, 
le  papier  que  Nekhludov  lui  tendait,  le  relut,  et  finit  par 
déclarer  que,  sans  l'autorisation  du  directeur,  il  ne  pou- 
vait rien  faire. 

Nekhludov  obtint  du  moins  la  permission  de  se  rendre 
chez  le  directeur.  Dans  l'escalier  qui  conduisait  à  l'ap- 
partement de  ce  fonctionnaire,  il  entendit  les  sons 
étouffés  d'un  morceau  de  musique,  joué  sur  un  piano.  Et, 
dès  qu'une  servante  à  la  mine  hargneuse,  avec  un  ban- 
deau sur  un  œil,  lui  eut  ouvert  la  porte  de  l'appartement, 
ce  fut  comme  si  les  sons  du  piano,  s'échappant  d'une 
chambre  voisine,  se  fussent  brusquement  rués  sur  ses 
oreilles.  C'était  la  plus  rebattue  des  Rapsodies  de  Liszt, 
et  fort  bien  jouée,  mais  avec  cette  singularité  que  la 
personne  qui  l'exécutait  n'allait  jamais  que  jusqu'à  un 
certain  endroit.  Arrivée  à  cet  endroit  du  morceau^  elle 
s'arrêtait  net  et  reprenait  aussitôt  le  commencement, 
pour  le  jouer,  de  nouveau,  jusqu'au  même  endroit. 


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'  RÉSURRECTION  173 

Nekhludov  demanda  à  la  servante  borgne  si  le  direc- 
teur était  chez  lui  : 

—  Non,  il  n'y  est  pas. 

—  Et  quand  reviendra-t-il? 

—  Je  vais  aller  demander  ! 

Et  la  servante  rentra  dans  l'appartement,  laissant 
NekMudov  debout  dans  Tantichambre. 

Un  instant  après,  la  Rapsodie  s'arrêta,  sans  être  par- 
venue, cette  fois,  jusqu'à  l'endroit  magique.  Et  Neldilu- 
dov  entendit  une  voix  de  femme,  dans  la  pièce  voisine, 
qui  disait  : 

—  Répondez  que  papa  est  sorti,  qu'il  dîne  en  ville. 
Impossible  de  le  voir  aujourd'hui  !  Qu'on  revienne  une 
autre  fois  ! 

Et  de  nouveau  la  Rapsodie  recommença;  mais  elle 
s'interrompit  après  quelques  mesures,  et  Nekhludov 
entendit  le  bruit  d'une  chaise  qu'on  remuait.  Evidem- 
ment la  pianiste  s'était  décidée  à  venir  en  personne 
congédier  l'importun  qui  prenait  la  liberté  de  la  déranger. 

—  Papa  est  sorti  !  —  déclara-t-elle  en  effet,  d'un  ton 
fâché,  en  entr'ouvrant  la  porte  qui  donnait  sur  l'anti- 
chambre. C'était  une  jeune  fille  pâle,  avec  des  cheveux 
jaunes  en  désordre  et  de  larges  cercles  bleus  sous  les 
yeux. 

En  apercevant  un  jeune  homme,  et  de  mise  élégante, 
elle  changea  de  ton. 

—  Prenez  la  peine  d'entrer  ! . . .  Vous  auriez  quelque 
chose  à  demander  à  mon  père?... 

—  Je  voudrais  voir  une  femme  qui  est  détenue  ici. 

—  Dans  la  section  des  détenus  politiques,  sans 
doute? 

—  Non,  pas  dans  cette  section-là.  J'ai  l'autorisation 
écrite  du  procureur. 

—  Je  suis  désolée!  Mon  père  est  sorti,  je  ne  puis  rien 
sans  lui. 

—  Mais  entrez,  je  vous  en  prie,  asseyez-vous  un  mo- 
ment! —  reprit-elle. 

Et  comme  Nekhludov  faisait  mine  de  sortir  : 

—  Vous  pouvez  vous  adresser  au  sous-directeur.  Il 

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174  RÉSURRECTION 

doit  être  au  bureau.  Il  vous  dira  ce  qui  en  est. . .  Comment 
vous  appelez- vous  ? 

—  Je  vous  remercie  beaucoup,  —  dit  Nekhludov  sans 
répondre  à  sa  question. 

Et  il  redescendit  l'escalier,  tandis  que  retentissaient 
de  nouveau  derrière  lui  les  sons  bruyants  de  la  Rapsodie, 
aussi  peu  en  harmonie  avec  le  lieu  où  ils  se  faisaient 
entendre  qu'avec  Taspect  pitoyable  de  la  créature  qui 
les  produisait. 

Dans  la  cour,  Nekhludov  rencontra  un  jeune  officier 
aux  moustaches  en  croc  et  lui  demanda  où  il  pourrait 
trouver  le  sous-directeur.  Ce  jeune  officier  était  précisé- 
ment le  sous-directeur.  Il  prit  le  permis,  y  jeta  les  yeux, 
et  déclara  que,  le  permis  ne  faisant  mention  que  de  la 
maison  de  détention  préventive,  il  ne  pouvait  prendre 
sur  lui  de  le  considérer  comme  valable  pour  la  prison  du 
gouvernement.  De  toute  façon,  au  reste,  Theure  était 
trop  avancée  :  l'appel  du  soir  avait  déjà  été  fait. 

—  Revenez  demain!  C'est  demain  dimanche  :  dès  dix 
heures  du  matin,  tout  le  monde  est  admis  à  faire  visite 
aux  détenus.  Le  directeur  sera  là.  Vous  pourrez  voir  la 
femme  Maslov  dans  le  parloir  des  femmes,  ou  peut-être, 
si  le  directeur  y  consent,  dans  le  bureau. 

Déçu  ainsi  de  son  espérance  de  voir  Katucha  ce  jour- 
là,  Nekhludov  reprit  le  chemin  de  sa  maison.  Tout  fré- 
missant d'émotion,  il  courait  le  long  des  rues  ;  et  sans 
cesse  lui  revenaient  en  mémoire  des  détails  de  sa  jour- 
née. Il  se  répétait  qu'il  avait  cherché  à  revoir  Katucha, 
qu'il  l'avait  demandée  dans  deux  prisons,  qu'il  avait 
parlé  au  procureur  de  son  projet  de  s'humilier  devant 
elle.  Et  le  sentiment  d'avoir  fait  tout  cela  redoublait 
encore  son  exaltation. 

En  rentrant  chez  lui,  il  alla  aussitôt  prendre  dans  un 
tiroir  le  cahier  où,  autrefois,  il  écrivait  le  journal  de 
ses  actes  et  de  ses  pensées.  Il  en  relut  quelques  pas- 
sages, et,  fiévreusement,  il  y  ajouta  les  lignes  suivantes: 

«  Il  y  a  deux  ans  déjà  que  je  n'ai  plus  rien  écrit, dans 
ce  cahier,  et  je  croyais  bien  que  jamais  plus  je  ne  me 
livrerais  à  cet  enfantillage.  Mais  en  réalité  ce  n'était  nul- 

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■  f  ■     ■  Ji-f*  S^.^' 


RÉSURRECTION  175 

lement  un  enfantillage.  C'était  au  contraire  un  entretien 
avec  moi-même,  avec  mon  moi  véritable  et  sacré.  Depuis 
ces  deux  ans,  ce  moi  s'était  endormi  au  fond  de  mon 
cœur,  de  sorte  que  je  n'avais  personne  avec  qui  m'entre- 
tenir.  Mais  il  s'est  brusquement  réveillé,  hier,  le 
28  avril,  à  la  suite  d'un  événement  extraordinaire  qui 
s'est  passé  à  la  cour  d'assises,  où  j'étais  juré.  Sur  le  banc 
des  accusés,  j'ai  retrouvé  cette  Katucha  que  j'ai  autre- 
fois séduite  et  abandonnée.  Un  malentendu  singulier, 
que  j'aurais  eu  le  devoir  d'empêcher,  a  eu  pour  consé- 
quence la  condamnation  de  la  malheureuse  aux  travaux 
forcés.  Je  suis  allé  aujourd'hui  chez  le  procureur  et  à  la 
prison  où  elle  est  détenue.  Je  n'ai  pu  être  admis  auprès 
d'elle,  mais  j'ai  pris  la  ferme  résolution  de  tout  faire 
pour  la  voir,  de  lui  demander  pardon,  et  de  réparer  ma 
faute,  dussé-je  pour  cela  me  marier  avec  elle.  Seigneur, 
prête-moi  ton  aide  !  Jamais  je  n'ai  eu  plus  de  repos  ni 
plus  de  joie  dans  le  cœur.  » 


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CHAPITRE  X 


La  nuit  qui  avait  suivi  sa  condamnation,  la  Maslova, 
brisée  de  fatigue,  avait  dormi  d'un  sommeil  de  plomb; 
mais  la  seconde  nuit,  au  contraire,  elle  ne  put  dormir. 
Seule  éveillée  dans  toute  la  salle,  elle  restait  étendue  sur 
son  lit,  les  yeux  grands  ouverts,  et  songeant. 

Elle  songeait  que,  pour  rien  au  monde,  elle  ne  con- 
sentirait à  se  marier  avec  un  forçat  quand  elle  serait  dans 
rîle  de  Sakhaline,  où  on  lui  avait  dit  qu'elle  serait  sans 
doute  transportée.  A  tout  prix  elle  s'arrangerait  pour 
empêcher  cela.  Elle  essaierait  de  se  marier  avec  un  ins- 
pecteur, ou  un  greffier,  fût-ce  même  avec  un  gardien. 
«  Tous  ces  gens-là  sont  faciles  à  séduire  !  —  se  disait- 
elle.  —  Pourvu  seulement  que  je  ne  maigrisse  pas  trop, 
car  alors  je  serais  perdue  !  » 

Elle  se  rappelait  la  façon  dont  l'avaient  regardée  les 
avocats,  le  président,  les  jurés,  et  comment,  sur  son 
passage  à  travers  la  ville,  tous  les  hommes  avaient  eu 
pour  elle  des  yeux  pleins  de  désir.  Elle  se  rappelait  que 
son  amie  Claire,  étant  venue  la  voir  en  prison,  lui  avait 
raconté  qu'un  étudiant,  son  client  préféré,  avait  été 
désolé  de  ne  plus  la  retrouver  chez  M™*  Kitaïev.  Elle 
pensait  à  tous  les  hommes  qui  l'avaient  ajpiée,  à  tous, 
sauf  à  Nekhludov. 

A  son  enfance  et  à  sa  jeunesse,  mais  surtout  à  son 
amour  pour  Nekhludov,  jamais  elle  ne  pensait.  C'étaient 
pour  elle  des  souvenirs  trop  pénibles,  qu'elle  avait 
enfouis  quelque  part  au  fond  de  son  cœur,  pour  n'y  plus 

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RÉSURRECTION  177 

toucher.  Même  en  rêve,  jamais  elle  ne  revoyait  Nekhlu- 
dov.  Si  elle  ne  l'avait  pas  reconnu  à  la  cour  d'assises, 
ce  n'était  pas  seulement  parce  que  l'âge  l'avait  changé, 
parce  qu'il  portait  une  barbe,  parce  que  ses  moustaches 
avaient  poussé,  et  parce  que  ses  cheveux  étaient  devenus 
plus  rares  :  elle  l'aurait  reconnu  malgré  tout  cela,  si 
elle  n'avait  pas  pris  l'habitude  de  ne  jamais  penser  à  lui. 
Et  cette  habitude  avait  commencé  dès  la  sombre  et  ter- 
rible nuit  où  Nekhludov,  revenant  de  la  guerre,  avait 
passé  tout  près  de  la  maison  de  ses  tantes  sans  s'y  arrêter. 

Katucha  savait  déjà,  à  ce  moment,  qu'elle  était 
enceinte.  Mais  aussi  longtemps  qu'elle  avait  espéré 
revoir  Nekhludov,  non  seulement  la  pensée  de  l'enfant 
qui  allait  naître  ne  la  chagrinait  pas,  elle  en  était  par- 
fois toute  joyeuse  et  toute  attendrie. 

Les  deux  vieilles  tantes,  sachant  que  Nekhludov  allait 
passer  près  de  leur  maison,  l'avaient  prié  de  s'arrêter 
chez  elles  :  mais  il  avait  répondu,  par  dépêche,  qu'il  ne 
pourrait  s'arrêter,  ayant  besoin  d'être  au  plus  vile  à 
Saint-Pétersbourg.  Aussitôt  Katucha  avait  formé  le 
projet  d'aller  à  la  gare  pour  le  revoir  au  passage. 

Le  train  passait  en  gare  la  nuit,  à  deux  heures  du 
matin.  Katucha,  après  avoir  aidé  ses  maîtresses  à  se 
mettre  au  lit,  avait  chaussé  de  grosses  bottines,  s'était 
couvert  la  tête  d'un  fichu,  et  était  partie  en  compagnie 
d'une  fillette  de  dix  ans,  la  fille  de  la  cuisinière. 

.  La  nuit  était  noire  et  froide.  La  pluie  tantôt  commen- 
çait à  tomber  en  gouttes  pressées,  et  tantôt  s'interrom- 
pait. A  travers  les  champs,  on  pouvait  encore  distinguer 
le  sentier  devant  soi,  mais  dans  le  bois  l'obscurité  était 
complète,  de  sorte  que  Katucha,  tout  en  connaissant 
très  bien  le  chemin,  avait  failli  s'égarer,  et  n'était  arrivée 
à  la  petite  station  que  lorsque  le  train  y  était  déjà. 

S'élançant^  sur  le  quai,  elle  avait  aussitôt  reconnu 
Nekhludov,  assis  près  de  la  fenêtre  d'un  wagon  de  pre- 
mière classe.  Le  wagon  était  vivement  éclairé.  Installés 
fsa  face  l'un  de  l'autre  sur  les  banquettes  de  velours, 
&UX  officiers  jouaient  aux  cartes;  g*  lui,  tcmffté  vers 
tiiix,  il  les  regardait  en  souriant. 

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178  RÉSCREECTION 

Dès  qu'elle  l'avait  aperçu,  la  jeune  femme  avait  voulu 
grimper  sur  la  plate-forme  du  wagon,  pour  Tappeler. 
Mais  au  même  instant  la  machine  avait  sifflé,  et  les 
wagons,  lentement,  s'étaient  ébranlés.  Le  conducteur  du 
train  avait  fait  descendre  Katucha  avant  de  remonter 
lui-même  dans  le  wagon;  et  la  jeune  femme  s'était 
retrouvée  sur  le  quai,  tandis  que  déjà  le  wagon  de  pre- 
mière classe  l'avait  dépassée.  Elle  s'était  mise  à  courir 
pour  le  rattraper.  Mais  le  train  courait  plus  vite,  elle 
voyait  passer  les  wagons  de  seconde  classe,  puis  ceux 
de  troisième,  enfin  le  dernier  wagon  avec  sa  lanterne 
rouge.  Arrivée  au  bout  du  quai,  elle  avait  continué  à 
courir  le  long  de  la  voie  ;  le  vent,  qui  soufflait  par 
rafales,  avait  fait  tomber  le  fichu  qu'elle  portait  sur  la 
tête  ;  et  elle  courait,  les  cheveux  en  désordre,  s'enfcHiçant 
à  chaque  pas  dans  des  flaques  de  boue. 

—  Petite  tante  Katucha  !  —  lui  avait  crié  la  petite 
fille  en  accourant  derrière  elle,  —  votre  fidiu  est 
tombé  ! 

Réveillée  par  ce  cri,  Katucha  s'était  enfin  arrêtée. 
Et  aussitôt  elle  avait  senti  un  vide  terrible  se  creuser 
en  elle. 

«  Ainsi  il  est  là,  dans  ce  wagon  bien  chaud,  assis 
dans  un  fauteuil  de  velours,  et  il  sourit,  et  il  s'amuse, 
—  s'était-elle  dit,  —  et  moi  je  suis  seule  ici  dans  la 
nuit,  sous  la  pluie  et  le  vent  !  »  Elle  s'était  assise  à  terre 
et  avait  éclaté  en  des  sanglots  si  forts  que  la  petite 
fille,  épouvantée,  n'avait  su  que  lui  dire  pour  la  consoler. 

—  Petite  tante  !  —  suppliait  la  petite,  —  allons-nous-en, 
rentrons  bien  vite  ! 

Mais  Katucha  restait  assise,  sous  la  pluie  et  le  vent. 
«  Un  train  va  passer  :  m'étendre  sur  les  rails,  et  tout  sera 
fini!  »  Elle  s'apprêtait  déjà  à  exécuter  ce  projet,  lorsque 
soudain  l'enfant  qui  était  en  elle  avait  tressailli;  et 
aussitôt  son  désespoir  s'était  apaisé.  Tout  ce  qui,  l'ins- 
tant d'auparavant,  l'avait  remplie  d'angoisses,  le  senti- 
ment de  l'impossibilité  pour  elle  de  vivre,  sa  haine  pour 
Nekhludov,  son  désir  de  se  venger  de  lui  en  se  tuant, 
toutes  ces  mauvaises  pensées   s'étaient  effacées.  Elle 

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BÉSUBREGTIOM  479 

s*était  levée,  avait  remis  son  fichu  sur  sa  tête,  et  s'en 
était  retournée. 

C'est  cette  nuit-là  que  s'était  fait  le  bouleversement 
complet  de  son  âme,  et  qu'elle  avait  commencé  à  devenir 
ce  qu'elle  était  désormais  devenue.  C'est  cette  nuit-là 
qu'elle  avait  cessé  de  croire  en  Dieu.  Jusqu'alors  elle 
avait  cru  en  Dieu,  et  elle  avait  cru  que  les  autres  y 
croyaient;  mais,  cette  nuit-là,  elle  s'était  dit  qu'il  n'y 
avait  pas  de  Dieu,  que  personne  n'y  croyait,  et  que  tous 
ceux  qui  parlaient  de  Dieu  et  de  ses  lois  n'avaient 
d'autre  objet  que  de  la  tromper.  Cet  homme  qu'elle 
aimait,  et  qui  Pavait  aimée  aussi,  et  qui  l'avait  séduite  et 
abandonnée,  elle  savait  qu'il  était  le  meilleur  de  tous. 
Les  autres  étaient  pires  encore  !  Et  tout  ce  qui  était 
arrivé  dans  la  suite  à  Katucha  avait  fortifié  en  elle  cette 
conviction.  Les  tantes  de  NekUludov,  ces  vieilles  dames 
confites  en  dévotion,  l'avaient  chassée  le  jour  où  elle 
n'avait  plus  été  en  état  de  travailler  autant  que  par  le 
passé.  Des  personnes  diverses  à  qui  elle  avait  eu  affaire 
ensuite,  les  unes,  — les  femmes  surtout,  —  n'avaient  vu 
en  elle  que  de  l'argent  à  gagner,  les  autres,  —  les 
hommes,  depuis  le  stanovoï  jusqu'aux  gardiens  de  la 
prison,  —  n'avaient  vu  en  elle  que  la  satisfaction  de  leurs 
instincts  sensuels.  Il  n'y  avait  personne  au  monde  qui 
s'inquiétât  d'autre  chose  que  de  satisfaire  ses  instincts. 
C'est  ce  qu'avait  achevé  de  faire  comprendre  à  Katucha 
le  vieil  homme  de  letta*es  dont  elle  avait  été  autrefois  la 
maîtresse  :  celui-là  lui  avait  ouvertement  déclaré  que  la 
satisfaction  des  instincts  sensuels  était  l'unique  sagesse, 
l'unique  beauté  de  la  vie. 

Personne  au  monde  ne  vivait  que  pour  soi,  et  tout  ce 
qu'on  disait  de  Dieu  et  du  bien  n'était  que  duperie! 
Voilà  ce  que  pensait  la  Maslova  ;  et  quand,  par  aventure, 
la  question  se  présentait  à  elle  de  savoir  pourquoi  tout, 
dans  le  monde,  était  si  mal  arrangé  et  pourquoi  les 
hommes  ne  faisaient  que  se  tourmenter  les  uns  les 
autres  au  lieu  de  jouir  en  paix  de  la  vie,  elle  se  hâtait 
de  repousser  cette  question  importune.  Une  cigarette,  un 
verre  d'eau-de-vie,  et  de  nouveau  elle  se  sentait  rassurée. 

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180  RÉSURRECTION 


II 


1 


Le  jour  suivant  était  un  dimanche.  A  cinq  heures  du 
matin,  aussitôt  qu'eut  retenti  dans  le  corridor  de  la 
prison  le  coup  de  sifflet  du  garde,  la  Korableva  éveilla 
sa  voisine,  qui  n'avait  pu  s'endormir  qu'à  l'aube. 

«  Travaux  forcés  »,  se  dit  avec  épouvante  la  Maslova 
en  se  frottant  les  yeux  et  en  aspirant,  malgré  elle, 
l'infecte  puanteur  de  la  salle.  Elle  eut  envie  de  se  ren- 
dormir, pour  se  réfugier  de  nouveau  dans  l'inconscience  ; 
mais  l'habitude  et  la  peur  avaient  chassé  le  sommeil,  de 
sorte  qu'elle  se  souleva,  s'assit  sur  son  lit,  les  jambes 
pendantes,  et  se  mit  à  regarder  autour  d'elle. 

Toutes  les  femmes  étaient  déjà  éveillées  :  seuls  le  petit 
garçon  et  la  fillette  dormaient  encore.  Leur  mère  tirait 
avec  précaution  son  sarrau,  sur  lequel  ils  étaient  cou- 
chés. La  femme  condamnée  pour  révolte  étendait,  devant 
le  poêle,  des  torchons  qui  servaient  de  langes  au  nou- 
veau-né, pendant  que  celui-ci,  sur  les  bras  de  Fenitchka, 
s'agitait,  pleurait,  poussait  des  cris  que  les  paroles 
caressantes  de  la  jeune  femme  ne  parvenaient  pas  à 
calmer.  La  phtisique,  le  visage  tout  injecté  de  sang,  et 
tenant  sa  poitrine  de  ses  deux  mains,  toussait  sa  quinte 
du  matin,  et,  dans  les  intervalles  de  sa  toux,  exhalait  de 
profonds  soupirs  pareils  à  des  sanglots.  La  Rousse 
restait  étendue  sur  le  dos,  étalant  sur  le  lit  ses  grosses 
jambes  nues  :  elle  racontait,  d'une  voix  haute  et  gaie, 
un  rêve  compliqué  qu'elle  venait  d'avoir.  La  vieille 
femme,  —  la  bossue,  —  debout  devant  l'icône,  répé- 
tait infatigablement  les  mêmes  paroles,  faisait  des  signes 
de  croix  et  des  salutations.  La  fille  du  diacre  s'était 
assise  sur  son  lit  et  fixait  devant  elle  ses  grands  yeux, 
épuisés  d'insomnie.  La  Beauté  frisait  sur  ses  doigts  ses 
cheveux  noirs  graisseux. 

De  lourds  pas  d'hommes  se  firent  entendre  dans  le 
corridor,  la  porte  s'ouvrit,  et  deux  prisonniers  entrèrent, 

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RÉSDRRECTION  181 

deux  hommes  de  mine  maussade  et  hargneuse,  vêtus  de 
vestes  de  toile  grise  et  de  pantalons  gris  relevés  jus- 
qu'au-dessus des  genoux.  Ils  soulevèrent  le  cuveau 
empesté,  remportèrent  sur  leurs  épaules.  Les  femmes, 
l'une  après  l'autre,  sortirent  dans  le  corridor  pour  aller 
se  laver  au  robinet.  La  femme  rousse,  en  attendant 
son  tour,  eut  une  dispute  avec  une  autre  femme,  sortie 
d'une  salle  voisine.  De  nouveau  s'échangèrent  des 
injures,  des  cris,  des  réclamations. 

—  Vous  avez  donc  juré  d'aller  au  cachot  !  —  s'écria 
le  gardien  ;  après  quoi,  s'approchant  de  la  Rousse,  il  lui 
appliqua  sur  le  dos  un  coup  si  violent  qu'on  l'entendit 
résonner  dans  tout  le  corridor. 

—  Allons,  que  je  n'entende  plus  ta  voix  !  —  reprit-il  en 
s'éloignant. 

—  Vrai  !  le  vieux  a  le  poing  solide  !  —  dit  la  Rousse 
sans  se  fâcher  d'une  caresse  aussi  rude. 

—  Et  qu'on  se  hâte  !  —  reprit  le  gardien.  Il  est  temps 
pour  la  messe  ! 

La  Maslova  n'avait  pas  achevé  de  se  coiffer  lorsqu'ar- 
riva  le  sous-directeur  avec  un  registre  en  main. 

—  En  place  pour  l'appel!  —  cria  le  gardien. 

Des  autres  salles  sortirent  d'autres  femmes  ;  et  toutes 
les  prisonnières  se  placèrent  sur  deux  rangs,  le  long  du 
corridor,  celles  du  second  rang  ayant  à  tenir  les  deux 
mains  sur  les  épaules  des  femmes  placées  devant  elles. 
L'officier  les  compta,  fit  l'appel  de  leurs  noms  et  s'éloi- 
gna avec  son  registre. 

Quelques  instants  après,  se  montra  la  surveillante 
chargée  de  conduire  les  prisonnières  à  la  messe.  La 
Maslova  et  Fenitchka  se  trouvèrent  placées  au  milieu 
de  la  colonne,  formée  de  plus  de  cent  femmes  qui, 
toutes,  portaient  le  costume  blanc  de  la  prison  avec  des 
fichus  blancs  sur  leurs  têtes.  De  loin  en  loin  seule 
ment  on  voyait  quelques  paysannes  vêtues  à  la  mode 
de  leurs  villages  :  c'étaient  des  femmes  de  condamnés 
aux  travaux  forcés,  admises  à  partager  le  sort  de  leurs 
maris. 

La   longue    colonne   remplissait  tout  l'escalier.   On 

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>482  RÉStRRECTION 

entendait  le  bruit  des  souliers  sur  les  dalles,  un  mur- 
mure de  voix,  et,  par  instants,  des  rires.  A  un  tournant, 
la  Maslova  aperçut  la  méchante  figure  de  son  ennemie 
la  Botchkova,  qui  marchait  en  tête  de  la  colonne  :  elle 
la  montra  à  Fenitchka. 

Au  bas  des  marches,  toutes  les  femmes  firent  silence, 
et,  avec  des  signes  de  croix  et  des  salutations,  entrèrent 
deux  par  deux  dans  la  chapelle,  encore  vide,  mais  déjà 
étincelante  de  lumières.  Elles  allèrent  se  placer  à  droite 
et  s'assirent  sur  une  rangée  de  bancs,  en  troupe  serrée. 
Aussitôt  après,  ce  fut  le  tour  des  hommes,  qui,  tous 
vêtus  de  gris,  vinrent  s'installer  sur  la  gauche  et  au 
centre  de  la  chapelle.  Quelques-uns  furent  conduits  par 
un  petit  escalier  à  l'orgue,  placé  dans  le  haut  de  la 
nef. 

La  chapelle  de  la  prison  avait  été  récemment  restau- 
rée et  remise  à  neuf  par  les  soins  d'un  riche  marchand, 
qui  avait  dépensé,  à  cet  effet,  plusieurs  dizaines  de 
milliers  de  roubles.  Elle  brillait  de  dorures  et  de  cou- 
leurs vives. 

Pendant  quelque  temps,  la  chapelle  resta  silencieuse: 
on  n'entendait  que  des  bruits  de  nez  qui  se  mouchaient, 
des  toux,  des  cris  d'enfants,  et,  parfois,  le  son  des 
chaînes  remuées.  Mais,  bientôt,  les  prisonniers  qui  se 
tenaient  au  centre  s'écartèrent  pour  laisser  un  passage 
libre,  et  par  ce  passage  s'avança  jusqu'au  premier  rang, 
solennellement,  le  directeur  de  la  prison. 

Aussitôt  commença  le  service  divin. 

Debout  au  milieu  de  la  foule  des  prisonnières,  la  Mas- 
lova ne  pouvait  rien  voir  que  le  dos  des  femmes  qui 
étaient  devant  elle  ;  mais,  quand  tout  le  monde  se  mit  en 
mouvement  pour  aller  baiser  la  croix  et  la  main  du  prêtre, 
elle  eut  une  grande  distraction  à  voir  les  assistants,  le 
directeur,  les  gardiens,  et  à  reconnaître  derrière  eux  un 
homme  à  la  barbiche  et  aux  cheveux  blonds,  le  mari  de 
Fenitckha,  tenant  ses  yeux  tendrement  fixés  sur  sa 
femme. 

—  La  Maslova  I  au  parloir  !  dit  un  gardien,  au 
moment  où  les  femmes  sortaient  de  la  chapelle, 

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RÉSURRECTION  183 

—  Oh  !  quelle  chance  !  —  se  dit  la  Maslova,  ravie  de 
la  distraction  nouvelle  qui  lui  arrivait. 

Elle  songea  que  c'était  sans  doute  Berthe,  ou  plutôt 
encore  son  amie  Claire,  qui  venait  la  voir.  Et,  d'un  pas 
tout  joyeux,  elle  suivit,  le  long  des  corridors,  celles  de 
ses  compagnes  qu'on  venait,  également,  d'appeler  au 
parloir. 


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CHAPITRE  XI 


Nekhludov,  lui  aussi,  s'était  levé  de  bonne  heure. 
Quand  il  sortit  de  chez  lui  pour  se  rendre  à  la  prison, 
tout  le  monde  dans  la  ville  semblait  encore  dormir.  Seul 
un  paysan  allait  de  porte  en  porte  avec  sa  charrette,  en 
criant  d'une  voix  sourde  :  «  Du  lait  !  Du  lait  !  Du  lait  !  » 

La  première  pluie  chaude  du  printemps  était  tombée 
dans  la  nuit.  Partout  où  les  pavés  ne  l'écrasaient  pas, 
l'herbe  verdissait.  Les  bouleaux,  dans  les  jardins,  s'étaient 
ornés  d'un  duvet  vert;  les  merisiers  et  les  peupliers 
étiraient  leurs  longues  feuilles  odorantes.  Dans  les  rues, 
les  portes  s'ouvraient  paresseusement.  Mais  sur  le 
marché  de  friperie,  que  Nekhludov  eut  à  traverser,  il  y 
avait  foule  déjà.  Hommes  et  femmes,  des  bottes  aux  pieds, 
se  pressaient  auprès  des  tentes  disposées  par  rangées, 
tàtant,  mesurant,  marchandant  les  vestes,  les  gilets,  et 
les  pantalons. 

Dans  les  cabarets  aussi,  il  y  avait  foule  déjà.  On  y 
voyait  entrer  des  ouvriers  en  vestes  propres  et  en  bpttes 
luisantes,  enchantés  de  pouvoir  échapper  pour  un  jour 
aux  fatigues  de  Tusine  ;  et  plusieurs  étaient  accompagnés 
de  leurs  femmes,  avec  des  fichus  de  soie  voyante  sur  la 
tête  et  des  vestes  ornées  de  verroteries.  Des  sergents  de 
ville  en  grande  tenue,  avec  des  pistolets  attachés  à  leur 
ceinture  par  des  cordons  jaunes,  se  tenaient  immobiles 
aux  coins  des  rues,  attendant  quelque  désordre  qui  vînt 
un  peu  les  distraire  de  leur  ennui.  Dans  les  allées  des 
boulevards  et  sur  le  gazon  encore  humide  des  pelouses, 
enfants  et  chiens  couraient,  jouaient,  pendant  que  les 

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RÉSURRECTION  185 

nourrices,  assises  en  groupes  sur  les  bancs,  bavardaient 
en  riant  aux  éclats.  Et  de  toutes  parts  dans  les  rues,  se 
mêlant  au  bruit  des  charrettes  sur  le  pavé,  retentissaient 
le  son  et  Técho  des  cloches,  convoquant  la  foule  à 
assister  à  un  service  divin  tout  pareil  à  celui  qui  se 
célébrait  dans  la  chapelle  de  la  prison.  Et  de  rares 
passants,  endimanchés,  prenaient  le  chemin  de  l'église 
de  leur  paroisse. 

La  prison,  quand  Nekhludov  y  arriva,  était  encore 
fermée. 

Sur  une  petite  place,  à  une  centaine  de  pas  de  la  porte, 
se  tenait  un  groupe  d'hommes  et  de  femmes,  la  plupart 
portant  des  paquets  à  la  main.  A  droite  de  la  place 
s'étendait  une  construction  basse  en  bois,  à  gauche  se 
dressait  un  édifice  à  deux  étages,  avec  une  enseigne.  Au 
fond  se  voyait  l'énorme  entrée  de  pierre  de  la  prison, 
dont  un  soldat,  le  fusil  sur  l'épaule,  défendait  l'approche. 

Devant  le  guichet  de  la  baraque  en  bois,  un  gardien 
était  assis,  vêtu  d'un  uniforme  galonné,  et  tenant  un 
registre  sur  ses  genoux.  C'est  à  lui  que  s'adressaient  les 
visiteurs  pour  faire  inscrire  les  noms  des  prisonniers 
qu'ils  désiraient  voir. 

Nekhludov.  s'approcha  de  lui  et  nomma  :  «  La  femme 
Catherine  Maslov.  » 

—  Pourquoi  ne  laisse-t-on  pas  entrer  ? — demanda-t-il. 

—  On  est  en  train  de  dire  la  messe,  —  répondit  le 
gardien.  —  Aussitôt  la  messe  finie,  vous  pourrez  entrer. 

Nekhludov  se  rapprocha  du  groupe  des  visiteurs.  Au 
même  instant  se  détacha  de  ce  groupe  et  se  glissa 
jusqu'à  la  porte  de  la  prison  un  homme  vêtu  de  haillons, 
les  pieds  nus,  avec  tout  le  visage  rayé  de  sillons  rouges. 

—  Dis  donc,  toi,  où  vas-tu  ?  —  lui  cria  le  soldat  en 
portant  la  main  à  son  fusil. 

—  Et  toi,  qu'est-ce  que  tu  as  à  brailler  comme  ça? 
—  répondit  l'homme  en  revenant  lentement  sur  ses  pas, 
sans  s'émouvoir  le  moins  du  monde  du  cri  du  soldat.  — 
Tu  ne  veux  pas  me  laisser  entrer  ?  C'est  bon,  j'attendrai  ! 
Mais  a-t-on  vu  brailler  comme  ça,  comme  si  monsieur 
était  un  général  ! 

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i86  RÉSDRBECTION 

Un  rire  approbateur  accueillit  cette  plaisanterie.  Les 
visiteurs  étaient  en  grande  partie  de  pauvres  gens, 
maigrement  vêtus,  et  quelques-uns  tout  à  fait  dégue- 
nillés ;  mais  il  y  en  avait  aussi  quelques-uns,  des  hommes 
et  des  femmes,  d'une  mise  plus  élégante.  Près  de 
Nekhludov  se  tenait  un  homme  en  redingote,  soigneuse- 
ment rasé,  gras  et  rose,  portant  dans  la  main  un  lourd 
paquet  qui  paraissait  contenir  du  linge.  Nekhludov  lui 
demanda  si  c'était  la  première  fois  qu'il  venait  à  la 
prison.  Non,  l'homme  au  paquet  y  était  déjà  venu  bien 
souvent,  il  y  venait  chaque  dimanche.  Il  raconta  à 
Nekhludov  toute  son  histoire.  Il  était  portier  dans  une 
banque,  et  le  prisonnier  qu'il  venait  voir  était  son  frère, 
condamné  pour  faux. 

Au  moment  6ù  le  brave  portier,  ayant  tout  dit  sur  lui- 
même,  s'apprêtait  à  interroger  Nekhludov,  leur  attention 
fut  attirée  par  l'arrivée  d'une  calèche  de  louage,  d'où 
sortirent  un  jeune  étudiant  et  une  dame  en  robe  claire. 
L'étudiant  tenait  en  main  un  gros  paquet.  Il  s'avança 
vers  Nekhludov  et  lui  demanda  s'il  croyait  qu'on  lui 
permettrait  de  donner  aux  prisonniers  une  ration  de 
pain  blanc,  que  contenait  son  paquet. 

—  C'est  ma  fiancée  qui  a  eu  cette  idée.  Cette  jeune 
femme  est  ma  fiancée.  Ses  parents  nous  ont  autorisés  à 
apporter  cela  aux  prisonniers. 

—  C'est  la  première  fois  que  je  viens  ici  moi-même,  et 
j'ignore  les  usages  de  l'endroit,  mais  je  crois  que  vous 
feriez  bien  de  vous  adresser  là  !  —  répondit  Nekhludov 
en  désignant  du  doigt  le  gardien  galonné,  assis  devant 
son  registre. 

Soudain  la  porte  de  fer  de  la  prison  s'ouvrit,  et  Ton 
en  vit  sortir  un  officier  en  grand  uniforme,  accompagné 
d'un  gardien  qui,  après  avoir  échangé  tout  bas  quelques 
mots  avec  son  chef,  déclara  que  les  visiteurs  étaient 
admis  à  entrer. 

Le  factionnaire  se  rangea  sur  le  côté,  et  tout  le  monde 
se  pressa  vers  la  porte  de  la  prison,  comme  si  l'on  crai- 
gnait d'arriver  en  retard. 

Perrière  la  porte  se  tenait  un  gardien  qui,  à  mesure 

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RÉSURRECTION  187 

que  les  visiteurs  passaient  devant  Ini,  les  comptait  à 
haute  voii.  Et,  quelques  pas  plus  loin,  au  fond  du  pre- 
mier corridor,  il  y  avait  encore  un  autre  gardien  qui, 
touchant  au  bras  toutes  les  personnes  qui  passaient, 
avant  de  leur  laisser  franchir  une  petite  porte,  les  comp- 
tait de  nouveau,  afin  que,  à  la  sortie,  on  pût  s'assurer 
que  pas  un  seul  des  visiteurs  ne  restait  dans  la  prison, 
et  que  pas  un  seul  des  prisonniers  n'en  était  sorti.  Ce 
gardien,  trop  occupé  de  son  calcul  pour  voir  les  figures 
à  qui  il  avait  affaire,  secoua  vivement  au  passage  Tépaule 
de  Nekhludov,  ce  dont  celui-ci,  malgré  ses  excellentes 
intentions,  ne  laissa  pas  de  se  sentir  quelque  peu  irrité. 
La  petite  porte  donnait  sur  une  grande  pièce  voûtée, 
avec  des  barreaux  de  fer  aux  fenêtres.  Nekhludov  la 
traversa  d'un  pas  lent,  laissant  passer  devant  lui  le  flot 
pressé  des  visiteurs.  Il  éprouvait  à  la  fois  un  sentiment 
de  répugnance  pour  les  malfaiteurs  enfermés  dans  cette 
prison,  un  sentiment  de  compassion  pour  les  innocents 
qui,  comme  l'accusé  de  la  veille  et  comme  Katucha,  y 
étaient  enfermés  en  leur  compagnie,  et  un  sentiment  de 
joie  et  d'orgueil  à  la  pensée  de  l'acte  héroïque  qu'il  allait 
accomplir. 

A  Vautre  extrémité  de  la  grande  salle,  un  gardien 
disait  quelque  chose  aux  visiteurs  qui  défilaient  devant 
lui.  Mais  Nekhludov,  plongé  dans  ses  réflexions,  ne  l'en- 
tendit pas  et  continua  à  suivre  le  groupe  qui  marchait 
devant  lui.  Il  se  trouva  ainsi  amené  au  parloir  des 
hommes,  tandis  que  c'était  au  parloir  des  femmes  qu'il 
aurait  dû  se  rendre. 

Quand  il  entra,  le  dernier  de  tous,  dans  le  parloir,  il 
fut  tout  d'abord  frappé  d'un  bruit  assourdissant,  formé 
du  mélange  d'un  grand  nombre  de  voix  qui  criaient  en 
même  temps.  Il  ne  comprit  la  cause  de  ce  bruit  que  lors- 
qu'il fut  parvenu  au  milieu  de  la  salle,  où  la  foule  des 
visiteurs  se  tenait  debout*  devant  un  grillage,  pareille  à 
Vin  essaim  de  mouches  sur  un  morceau  de  sucre. 

La  salle  était  divisée  en  deux  moitiés  par  un  double 
grillage,  qui  allait  du  plafond  jusqu'à  terre.  Entre  les 
deux  grillages  s'étendait  un  espace  d'environ  trois  ar- 

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188  RÉSURRECTION 

chines,  où  des  soldats  se  promenaient  de  long  en  large. 
Et,  d'un  côté,  se  tenaient  les  prisonniers;  de  Fautre, 
les  visiteurs.  Ils  étaient  séparés  par  deux  grillages  et 
par  un  espace  vide  de  trois  archines,  de  telle  sorte  que 
non  seulement  c'était  chose  impossible  aux  visiteurs  de 
rien  donner  aux  prisonniers,  mais  qu'il  leur  était  même 
difficile  de  les  voir.  Et  non  moins  difficile  était  de  parler 
d'un  groupe  à  l'autre  :  on  était  obligé  de  crier  de  toutes 
ses  forces  pour  se  faire  entendre.  Et  comme  chacun  vou- 
lait se  faire  entendre,  et  que  les  voix  se  couvraient  l'une 
l'autre,  chacun  se  trouvait  bientôt  contraint  à  essayer  de 
crier  plus  fort  que  les  autres.  De  là  provenait  l'extraor- 
dinaire clameur  qui  avait  frappé  Nekhludov  en  entrant 
dans  la  salle. 

A  distinguer  ce  qui  se  disait,  on  n'y  pouvait  songer. 
On  pouvait  seulement,  par  les  visages,  deviner  les  sujets 
dont  il  était  question,  et  les  relations  qui  existaient  entre 
les  prisonniers  et  leurs  visiteurs. 

Tout  près  de  Nekhludov  était  une  petite  vieille,  un 
mouchoir  sur  la  tête,  qui,  collée  contre  la  grille,  criait 
quelque  chose  à  un  jeune  homme,  un  forçat,  avec  la 
moitié  de  la  tête  rasée  :  et  le  jeune  homme,  fronçant  les 
sourcils,  paraissait  l'écouter  avec  une  extrême  attention. 
Venait  ensuite  l'homme  en  haillons  qui,  tout  à  l'heure, 
avait  tant  amusé  la  foule,  devant  la  porte  ;  il  causait 
avec  un  ami,  faisait  de  grands  gestes^  criait  et  riait.  Et, 
près  de  lui,  Nekhludov  vit,  assise  à  terre,  une  jeune 
femme  proprement  vêtue  qui,  tenant  un  enfant  sur  les 
bras,  pleurait  et  sanglotait,  sans  même  avoir  la  force 
de  lever  les  yeux  sur  le  forçat  qui  se  tenait  en  face 
d'elle,  de  l'autre  côté  de  la  grille,  la  tête  rasée,  les  fers 
aux  pieds. 

Quand  Nekhludov  comprit  que  lui  aussi  aurait  à  s'en- 
tretenir avec  Katucha  dans  les  mêmes  conditions,  une 
haine  le  saisit  contre  les  hommes  qui  avaient  pu  inventer 
et  autoriser  un  tel  supplice.  Il  fut  stupéfait  de  penser 
qu'une  institution  aussi  affreuse,  un  affront  aussi  cruel 
aux  sentiment  les  plus  sacrés,  que  cela  n'eût,  avant  lui, 
indigné  personne.  Et  il  fut  scandalisé  de  voir  que  les  sol- 

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Q ^^ 

RÉSURRECTION  189 

dats  et  le  gardien,  et  les  prisonniers  eux-mêmes,  s'ac- 
commodaient de  cette  façon  de  s'entretenir  comme  d'une 
chose  naturelle  et  inévitable. 

Nekhludov  resta  ainsi  immobile,  durant  plusieurs 
minutes,  accablé  d'une  étrange  impression  de  mélancolie, 
où  se  mêlaient  un  dégoût  de  toutes  choses  et  la  cons- 
cience de  sa  propre  faiblesse. 


II 


—  Tout  de  même,  se  dit  Nekhludov,  il  faut  faire  ce 
pour  quoi  je  suis  venu  !  Mais  à  qui  m'adresser? 

n  chercha  des  yeux  le  surveillant  de  la  salle  et  finit 
par  le  découvrir,  mêlé  a  la  foule.  C'était  un  petit  homme 
sec,  avec  des  épaulettes  d'officier  à  son  uniforme.  Nekhlu- 
dov s'avança  vers  lui  : 

—  Pardon,  monsieur,  —  lui  dit-il  avec  une  déférence 
contrainte,  —  ne  pourriez-vous  pas  m'indiquer  où  se 
trouve  la  section  des  femmes,  et  où  l'on  peut  s'adresser 
pour  les  voir  ? 

—  C'est  au  parloir  des  femmes  que  vous  vouliez  aller? 

—  Oui.  Je  désirerais  voir  une  femme  qui  est  empri- 
sonnée ici. 

—  Pourquoi  ne  l'avez-vous  pas  dit  tout  à  l'heure, 
dans  la  première  salle,  quand  on  vous  l'a  demandé? 

Puis  se  radoucissant  : 

—  Et  qui  est-ce  que  vous  désirez  voir? 

—  La  femme  Catherine  Maslov. 

—  Une  détenue  politique  ? 

—  Non,  elle  est  simplement... 

—  Mais  enfin  quoi?  une  prévenue?  une  condamnée? 

—  Oui,  condamnée  depuis  avant-hier,  —  répondit 
doucement  Nekhludov,  craignant  de  détruire,  par  une 
parole  trop  vive,  la  bonne,  disposition  qu'il  croyait  dis- 
tinguer chez  le  surveillant. 

Et  le  fait  est  que  sa  douceur  parut  toucher  le  terrible 
homme. 


yGoDgle 


iOO  RÉSURHECTION 

—  Je  vais  vous  faire  conduire  au  parloir  des  femmes, 
bien  qu  il  me  soit  défendu  de  laisser  sortir  personne  d'ici 
avant  le  signal.  Mais,  une  autre  fois,  ne  vous  trompez  plus  ! 

—  Sidorov  !  —  cria-t-il  à  un  gardien  tout  couvert  de 
médailles,  arrive  ici  et  conduis  monsieur  au  parloir  des 
femmes! 

Le  gardien  ouvrit  la  porte,  qui  était  fermée  à  double 
tour,  fit  sortir  Nekhludov  dans  le  corridor,  le  ramena 
dans  la  grande  salle  voûtée,  puis,  par  un  autre  corridor, 
le  conduisit  au  parloir  des  femmes. 

Ce  parloir,  comme  l'autre,  était  divisé  en  trois  parties 
par  deux  grillages  ;  et,  bien  qu'il  fût  sensiblement  plus 
petit,  et  que  le  nombre  des  visiteurs  y  fût  moindre,  les 
cris  y  étaient  peut-être  plus  assourdissants  encore.  Là 
aussi,  entre  les  deux  grillages  se  tenait  l'autorité,  mais 
représentée  cette  fois  par  une  surveillante  également  en 
uniforme,  avec  des  galons  sur  les  manches,  des  revers 
bleus  et  une  ceinture  de  la  même  couleur.  Et,  tout  comme 
dans  l'autre  parloir,  d'un  côté  se  cramponnaient  au  gril- 
lage des  visiteurs  libres,  vêtus  des  façons  les  plus  di- 
verses ;  de  l'autre,  se  tenaient  les  prisonnières,  la  plupart 
en  costume  blanc,  avec  des  fichus  blancs  sur  leurs  têtes. 
Pas  une  place  libre  sur  toute  la  largeur  du  grillage.  Et, 
du  côté  des  visiteurs,  l'encombrement  était  tel  que  plu- 
sieurs femmes  étaient  forcées  de  se  dresser  sur  la  pointe 
des  pieds  pour  crier  par-dessus  la  tête  des  personnes 
qui  se  trouvaient  devant  elles. 

Lorsque  Nekhludov  se  fut  un  peu  accoutumé  au 
vacarme  de  la  salle,  son  attention  fut  attirée  par  la 
haute  et  maigre  figure  d'une  bohémienne  qui,  au  centre 
du  grillage,  du  côté  des  prisonnières,  expliquait  quelque 
chose,  avec  des  gestes  rapides  et  d'une  voix  criarde 
à  un  visiteur  en  veste  bleue,  un  bohémien  aussi,  debout 
de  l'autre  côté.  Près  de  ce  bohémien  se  tenait  un  jeune 
paysan  à  la  barbiche  blonde,  qui,  rougissant,  semblait 
faire  effort  pour  retenir  ses  larmes.  11  écoutait  ce  que  lui 
disait  une  jolie  prisonnière  en  face  de  lui,  et  celle-ci, 
tout  en  parlant,  le  considérait  tendrement  de  ses  grands 
yeux  bleus.  C'était  Fenitchka  avec  son  mari* 

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RÉSURRECTION  191 

Nekhludov  examina,  l'un  après  l'autre,  les  visages 
des  prisonnières  appuyées  contre  la  grille  :  la  Maslova 
n'était  point  dans  le  nombre.  Mais,  cachée  derrière  la 
rangée  du  premier  plan,  une  femme  se  tenait  debout,  et 
Nekhludov  devina  que  c'était  elle.  Aussitôt  il  sentit  son 
souffle  s'arrêter  et  redoubler  les  battements  de  son 
cœur.  La  minute  décisive  approchait. 

11  s'avança  jusqu'au  grillage,  parvint  péniblement  à 
se  frayer  une  place,  et  fixa  son  regard  sur  la  Maslova. 

Elle  s'était  placée  derrière  la  paysanne  aux  yeux  bleus 
et  paraissait  écouter,  en  souriant,  son  entretien  avec 
son  mari.  Au  lieu  du  sarrau  gris  qu'elle  portait  l'avant- 
veille,  elle  était  toute  vêtue  de  blanc.  Sous  son  fichu 
apparaissaient  les  boucles  charmantes  de  ses  cheveux 
noirs. 

—  Allons  !  il  faut  prendre  parti  !  —  songea  Nekhlu- 
dov. —  Mais  comment  l'appeler?  Si  elle  pouvait  me 
voir  et  venir  d'elle-même  ! 

Elle,  cependant,  n'en  eut  point  l'idée.  Elle  s'attendait 
toujours  à  voir  arriver  Berthe  ou  Claire,  et  ne  soup- 
çonnait pas  que  cet  élégant  visiteur  pût  être  là  pour  elle. 

—  Qui  désirez-vous  voir?  —  demanda  à  Nekhludov 
la  surveillante,  s'arrétant  devant  lui. 

—  Catherine  Maslov!  —  répondit  Nekhludov,  parlant 
à  grand'peine. 

—  Hé  !  la  Maslova  !  —  cria  la  surveillante,  —  du  monde 
pour  toi  ! 


III 


La  Maslova  se  retourna  brusquement,  et,  levant  la 
tcte,  la  poitrine  droite,  avec  cette  expression  d'empfes- 
sement  que  lui  avait  autrefois  connue  Nekhludov,  elle 
s'approcha  de  la  grillé,  après  s'être  glissée  entre  deux 
prisonnières.  Et  elle  se  mit  à  regarder  Nekhludov  avec 
un  mélange  de  surprise  et  d'interrogation.  Elle  ne  le 
reconnaissait  toujours  pas.  Mais  elle  eut  vite  fait   de 


y  Google 


192  RÉSURRECTION 

deviner  en  lui,  à  sa  mise,  un  homme  riche.  Etelleluisourit. 

—  Vous  êtes  venu  pour  moi?  —  demaiida-t-elle, 
collant  contre  le  grillage  ses  yeux  souriants,  qui  lou- 
chaient un  peu. 

—  Oui,  j'ai  voulu... 

Nekhludov  s'arrêta,  ne  sachant  pas  s'il  devait  lui  dire 
if  vous  »  ou  la  tutoyer.  Il  se  décida  à  employer  le 
«  vous  ». 

—  J'ai  voulu  vous  voir...  je... 

—  Tu  m'embêtes  avec  tes  histoires  !  —  criait,  près  de 
lui,  un  visiteur  en  guenilles.  —  L'as-tu  pris,  oui  ou  non? 

—  Tous  les  jours  plus  malade  !  elle  se  meurt  !  — 
criait-on  de  l'autre  côté. 

La  Maslova  ne  put  rien  distinguer  de  ce  que  lui^ 
disait  Nekhludov.  Mais,  à  l'expression  de  son  visage, 
pendant  qu'il  parlait,  elle  le  reconnut.  Ou  plutôt  elle 
crut  le  reconnaître,  car  dans  l'instant  d'après  elle  se  dit 
qu'elle  s'était  trompée.  Le  sourire  n'en  disparut  pas' 
moins  de  ses  lèvres,  et  son  front  resta  serré  d'un  pli  de 
souffrance. 

—  On  n'entend  pas  ce  que  vous  dites  !  —  crià-t-elle 
en  clignant  des  yeux,  tandis  que  son  front  se  plissait 
de  plus  en  plus. 

—  Je  suis  venu... 

«  Oui,  je  fais  mon  devoir,  j'expie!  »  songeait 
Nekhludov. 

Et  à  peine  cette  pensée  lui  fut-elle  venue  que  des 
larmes  lui  remplirent  les  yeux  et  la  gorge,  et  que,  s'ac- 
crochant  des  doigts  à  la  grille,  il  se  tut.  Il  sentait  quau 
premier  mot  il  éclaterait  en  sanglots. 

—  Aussi  vrai  que  Dieu  m'entend,  je  n'en  sais  rien! 
—  criait  une  prisonnière  du  fond  de  la  salle. 

L'émotion  avait  donné  au  visage  de  Nekhludov  une 
expression  que  la  Maslova  reconnut  aussitôt.  Tô«s  ses 
doutes  s'effacèrent. 

—  Je  ne  suis  pas  bien  sûre  de  vous  reconnaître,  — 
crut-elle  cependant  devoir  dire,  sans  lever  les  yeux 
sur  lui.  Et  une  rougeur  soudaine  inonda  ses  joues,  et 
l'expression  de  ses  traits  s'assombrit  encore. 


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RÉSURRECTION  193 

—  Je  suis  venu  te  demander  pardon  !  —  dît  alors 
Nekhludpv. 

II  dit'  cela  aussi  haut  qu'il  put,  d'une  voix  monotone, 
comme  une  leçon  apprise. 

Et  quand  il  eut  dit  cela,  une  honte  le  prit,  et  il  regarda 
autour  de  lui.  Mais  il  songea  que  cette  honte  étaitbonne, 
et  que  c'était  son  devoir  de  s'exposer  à  la  honte.  Et, 
aussi  haut  qu'il  put,  il  cria  : 

—  Pardonne-moi!  Je  suis  lourdement  coupable  envers... 
Elle   se  tenait   immobile,  derrière  la  grille,  et  ne  le 

quittait  pas  des  yeux. 

II  n'eut  pas  la  force  d'achever  sa  phrase,  et  s'éloigna  de 
la  grille,  faisant  effort  pour  retenir  les  sanglots  qui  lui 
secouaient  la  poitrine. 

•  Le  gardien  qui  l'avait  amené  était  resté  dans  la  salle  ; 
et,  sans  doute,  il  avait  suivi  des  yeux  les  détails  de  la 
scène.  En  voyant  Nekhludov  s'écarter  du  grillage,  il 
s'avança  vers  lui,  lui  demanda  pourquoi  il  ne  continuait 
pas  à  s'entretenir  avec  la  femme  avec  qui  il  avait  affaire. 
Nekhludov  se  moucha,  fît  de  son  mieux  pour  reprendre 
contenance,  et  répondit  : 

—  II  n'y  a  pas  moyen  de  parler  à  travers  ce  grillage  ! 
on  ne  s'entend  pas  ! 

Le  gardien  réfléchit  un  instant. 

—  Ecoutez,  —  reprit- il,  —  je  crois  que,  pour  vous, 
on  pourrait  peut-être  faire  venir  la  prisonnière  ici! 
Mais  une  minute  seulement  ! 

—  Maria  Karlovna! —  cria-t-ilàla  surveillante, — faites 
venir  ici  la  Maslova  !  C'est  pour  une  affaire  très  grave  ! 

Eh  bientôt,  par  une  porte  de  côté,  entra  la  Maslova. 
S  approchant  doucement  de  Nekhludov,  elle  le  regardait 
en  dessous  sans  lever  la  tête.  Son  visage  malsain,  enflé, 
exsangue,  pourtant  toujours  agréable  à  voir,  semblait 
parfaitement  calme  ;  mais  les  yeux  noirs,  sous  les  pau- 
pières gonflées,  brillaient  d'un  éclat  inaccoutumé. 

—  Vous  pouvez  vous  entretenir  ici,  une  minute  ou 
deux!  —  dit  le  gardien;  après  quoi,  d'une  mine  discrète, 
il  s'écarta. 

Nekhludov  s'était  assis  sur  un  banc  fixé  dans  le  mur. 

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194  RÉSURRECTION 

La  Maslova  s'arrêta  d'abord  devant  le  gardien,  d'un 
air  respectueux,  mais,  quand  il  se  fut  écarté,  elle  se  décida 
à  rejoindre  Nekhludov,  et  s'assit  près  de  lui  sur  le  banc, 
en  relevant  sa  jupe. 

—  Je  sais  qu'il  vous  est  difficile  de  me  pardonner,  — 
commença  Nekhludov.  Il  s'arrêta  de  nouveau,  comme 
pour  reprendre  courage,  et  poursuivit  : 

—  Mais  si  ce  n'est  plus  chose  possible  de  réparer 
le  passé,  du  moins  je  suis  résolu  à  faire  maintenant 
tout  ce  que  je  pourrai.  Dites-moi... 

—  Comment  avez-vous  fait  pour  me  trouver?  — 
demanda-t-elle,  sans  répondre  à  sa  question.  Et  tantôt 
elle  fixait  sur  lui,  tantôt  elle  ramenait  vers  le  sol  le 
regard  de  ses  yeux  brillants. 

«  Mon  Dieu!  viens  à  mon  aide!  Enseigne-moi  ce  que  je 
dois  faire  !  »  se  disait  intérieurement  Nekhludov,  épou- 
vanté de  l'expression  vicieuse  et  basse  qu'il  lisait  sur  ce 
visage  blême. 

—  C'est  avant-hier,  à  la  cour  d'assises,  —  dit-il,  — 
quand  on  vous  a  jugée...  J'étais  juré...  Vous  ne  m'avez 
pas  reconnu? 

—  Non,  pas  du  tout  !  Comment  aurais-je  pensé  à  vous 
reconnaître?  D'ailleurs,  je  n'ai  regardé  personne!  — 
ajouta-t-elle. 

—  Ainsi,  il  y  a  eu  un  enfant?  —  demanda  Nekhludov; 
et  il  se  sentit  rougir. 

—  Il  est  mort  tout  de  suite,  Dieu  merci  !  —  répondit  la 
Maslova  d'une  voix  brève  et  méchante^  en  détournant  les 
yeux. 

—  Et  de  quoi?  Et  comment? 

—  J'étais  malade  moi-même,  j'ai  failli  mourir!  — Elle 
continuait  à  parler  sans  lever  les  yeux. 

—  Et  mes  tantes,  elles  vous  ont  renvoyée  ? 

—  Est-ce  qu'on  garde  une  femme  de  chambre  qui  va 
avoir  un  enfant?  Dès  qu'elles  se  sont  aperçues  que 
j'étais  enceinte,  elles  m*ont  congédiée...  Mais,  d'ailleurs, 
à  quoi  bon  parler  de  tout  cela  ?  Je  ne  me  souviens  plus 
de  rien,  j'ai  tout  oublié!  Tout  cela  est  bien  fini. 

—  Non,  cela  n'est  pas  finil  Je  ne  puis  admettre  que 

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RÉSURRECTION  19^ 

cela  soit  fini!   Je  veux   à  présent  racheter  ma  faute. 

—  Il  n'y  a  rien  à  racheter  :  ce  qui  est  fait  est  fait,  et 
tout  cela  est  fini  I  —  reprit-elle. 

Et  de  nouveau  elle  leva  les  yeux  sur  Nekhludov,  avec 
un  vilain  sourire  plaintif  et  caressant. 

La  Maslova  ne  s'était  pas  attendue  à  revoir  jamais 
Nekhludov,  ni  surtout  à  le  revoir  à  ce  moment  et  dans 
cet  endroit.  De  là  venait  que,  d'abord,  sa  vue  Favait 
blessée  et  lui  avait  remis  en  mémoire  des  choses  aux- 
quelles elle  avait  résolu  de  ne  jamais  songer.  Elle  s'était 
d'abord  rappelé,  en  revoyant  Nekhludov,  le  monde  mer- 
veilleux de  sentiments  et  de  rêves  que  lui  avait  jadis 
révélé  son  premier  amour  ;  elle  s'était  rappelé  comment 
elle  avait  aimé  cet  homme,  et  comment  il  l'avait  aimée, 
et  puis  aussi  elle  s'était  rappelé  la  cruauté  de  son  aban- 
don, et  la  longue  série  d'humiliations  et  de  souffrances 
qui  avait  suivi  ces  instants  de  bonheur.  Et  tous  ces  sou- 
venirs lui  avaient  fait  peine.  Mais,  n'ayant  pas  la  force 
de  s'y  appesantir,  elle  avait  eu  recours,  une  fois  de  plus, 
à  son  procédé  habituel  :  elle  avait  refoulé  ces  souvenirs 
douloureux  dans  les  ténèbres  de  son  âme. 

En  revoyant  Nekhludov,  elle  l'avait  d'abord  identifié 
avec  le  jeune  homme  qu'elle  avait  jadis  aimé  ;  mais,  dès 
l'instant  d'après,  la  chose  lui  étant  pénible,  elle  y 
avait  renoncé.  Et,  dès  lors,  ce  monsieur  élégamment 
vêtu,  avec  sa  belle  barbe  bien  taillée,  n'avait  plus  été 
pour  elle  qu'un  de  ces  «  clients  »  qui,  lorsqu'ils  en  avaient 
besoin,  se  servaient  de  créatures  comme  elle,  et  dont  les 
créatures  comme  elle  avaient  le  devoir  de  se  servir 
autant  qu^elles  pouvaient.  De  là  venait  que  maintenant 
elle  le  regardait  avec  ce  sourire  caressant. 

Elle  se  taisait,  réfléchissant  à  la  manière  dont  elle 
pourrait  le  mieux  se  servir  de  lui. 

—  Oui,  —  dit-elle,  —  tout  cela  est  fini.  Et  voici  qu'on 
m'a  condamnée  aux  travaux  forcés  ! 

Ses  lèvres  frémirent,  quand  elle  eut  à  prononcer  ces 
terribles  mots. 

—  Je  savais,  j'étais  certain  que  vous  n'étiez  pas  cou- 
pable !  —  dit  Nekhludov^ 

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196  RÉSURRECTION 

—  Bien  sûr,  je  n'étais  pas  coupable  I  Est-ce  que  je  suis 
une  voleuse  ou  une  empoisonneuse  ? 

Elle  se  tut  de  nouveau  un  instant,  puis  reprit  : 

—  On  dit  ici  que  tout  est  la  faute  de  Tavocat.  On  dit 
qu'il  faut  signer  un  pourvoi.  Mais  on  dit  que  cela  coûte 
très  cher.  .  pour  les  frais...  Tavocat... 

—  Oui,  sans  doute,  —  dit  Nekhludov.  —  Je  me  suis 
déjà  adressé  à  un  avocat. 

—  Mais  il  faut  en  prendre  un  bon...,  un  cher... 

—  Je  ferai  tout  ce  qui  sera  possible. 

De  nouveau,  un  silence.  Le  sourire  de  la  Maslova 
devenait  de  plus  en  plus  caressant. 

—  Je  voudrais  vous  demander...  si  cela  ne  vous  gêne 
pas...  un  peu  d'argent.  Pas  beaucoup...  dix  roubles! 
Mais  seulement  si  cela  ne  vous  gêne  pas  !  Je  n'ai  pas 
besoin  de  plus  ! 

—  Sans  doute,  sans  doute,  —  répondit  Nekhludov, 
tout  confus  ;  et  il  tira  son  portefeuille. 

La  Maslova  jeta  un  coup  d'œil  rapide  sur  le  gardien 
qui  se  promenait  de  long  en  large  dans  le  fond  de  la  salle. 

—  Attendez  qu'il  ait  le  dos  tourné,  sans  quoi  on  me 
prendrait  l'argent  ! 

Nekhludov  prit  dans  son  portefeuille  un  billet  de 
dix  roubles,  mais,  au  moment  où  il  allait  le  donner,  le 
gardien  se  retourna.  Il  cacha  le  billet  dans  la  paume  de 
sa  main. 

«  Mais  c'est  là  une  créature  morte  î  »  songeait  Nekhlu- 
dov, en  considérant  ce  visage  blême  et  gonflé,  qui,  de 
ses  yeux  trop  brillants,  épiait  tour  à  tour  les  mouve- 
ments du  gardien  et  les  gestes  de  la  main  tenant  les 
dix  roubles.  Et  le  malheureux  eut  un  instant  de  décou- 
ragement . 

Le  tentateur  qui  lui  avait  parlé  dans  la  nuit  de  Tavant- 
veille  de  nouveau  éleva  la  voix  au  dedans  de  lui,  pour 
le  détourner  de  penser  à  ce  qu'il  devait  faire,  et  pour  le 
faire  penser  plutôt  aux  conséquences  de  ce  qu'il  voulait 
faire. 

«  Jamais  tu  ne  feras  rien  de  cette  femme  !  »  disait  le 
tentateur  ;  «  tu  ne  réussiras  qu'à  t' attacher  au  cou  une 

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RÉSURRECTION  197 

pierre  qui  te  noiera  et  t'empêchera  de  te  rendre  utile 
aux  autres  !  Lui  donner  de  l'argent,  voilà  ce  qui  est  bien  ! 
Tout  l'argent  que  tu  as  dans  ton  portefeuille  !  Et  puis  lui 
dire  adieu,  et  en  finir  avec  elle  !  » 

Mais  aussitôt  Nekhludov  sentit  que,  dans  cette  minute 
même,  une  crise  décisive  s'accomplissait  en  lui,  et  que 
son  âme  se  trouvait  comme  à  la  rencontre  de  deux 
routes,  et  que,  ayant  choisi  l'une,  jamais  plus  elle  ne 
pourrait  revenir  à  l'autre.  Il  sentit  que  c'était  dans  cet 
instant  même  qu'il  devait  faire  l'effort  d'où  dépendrait 
toute  sa  vie.  Et  il  fit  cet  effort,  après  avoir  invoqué  à  son 
aide  ce  Dieu  dont  il  avait,  Favant-veille,  si  clairement 
constaté  la  présence  dans  son  cœur. 

Il  résolut  de  tout  dire  à  la  Maslova,  et,  sur-le-champ  : 

—  Katucha  !  Je  suis  venu  vers  toi  pour  te  demander 
pardon!  Et  toi,  tu  ne  m'as  pas  répondu,  tu  ne  m'as  pas 
dit  si  tu  me  pardonnais,  si  jamais  tu  me  pardonnerais  l 
.  Mais  elle  ne  l'écoutait  même  pas,  continuant  à  épier 
tour  à  tour  les  dix  roubles  et  le  gardien.  Et,  à  un  moment 
où  le  gardien  se  retournait,  d'un  geste  rapide  elle  éten- 
dit la  main,  saisit  le  billet,  et  le  cacha  dans  sa  ceinture. 

—  C'est  bien  étrange,  ce  que  vous  me  dites!  — 
reprit-elle  avec  un  sourire  dont  Nekhludov  fut  tout 
écœuré. 

Il  eut  l'impression  qu'il  y  avait  en  elle,  sous  ce  sourire, 
quelque  chose  comme  de  la  haine  pour  lui,  qui  l'empê- 
cherait toujours  de  pénétrer  plus  à  fond  dans  son  âme. 

Et  cette  impression,  sans  qu'il  sût  comment,  non  seu- 
lement ne  le  détournait  plus  de  la  Maslova,  mais  le  liait 
plus  étroitement  à  elle.  Il  sentait  qu'il  avait  le  devoir  de 
parvenir,  malgré  tout,  à  réveiller  cette  âme,  que  la  tâche 
était  affreusement  difficile,  mais  que  cette  difficulté  même 
l'attirait  encore.  Il  éprouvait  à  l'égard  de  la  Maslova  un 
sentiment  que.  jamais  jusqu'alors  il  n'avait  éprouvé  à 
l'égard  de  personne  ;  il  ne  désirait  d'elle  rien  pour  lui- 
même,  il  désirait  uniquement  qu'elle  cessât  d'être  telle 
qu'elle  était  à  présent  pour  redevenir  telle  qu'elle  avait 
été  autrefois* 

—  Katucha,  pourquoi   me  parles-tu  ainsi?  Tu  sais 

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198  RÉSURRECTION 

pourtant  que  je  te  connais,  que  je  me  souviens  de  ce  que 
tu  étais  autrefois,  à  Panofka... 

—  Ce  qui  est  vieux  s'efface  !  —  répondit-elle  sèche- 
ment. 

—  Je  me  souviens  de  tout  cela  pour  réparer,  pour 
racheter  ma  faute  !  —  reprit  Nekhludov. 

Et  il  allait  lui  dire  qu'il  était  prêt  à  se  marier  avec 
elle  :  mais  il  leva  les  yeux  sur  elle,  et  il  lut  dans  ses  yeux 
quelque  chose  de  si  grossier  et  de  si  repoussant  qu'il 
ne  trouva  pas  la  force  de  poursuivre  son  aveu. 

En  cet  instant,  on  donna  le  signal  du  départ.  Le  gar- 
dien, s'approchant  de  Nekhludov,  lui  dit  que  le  moment 
cl  ait  venu  de  finir  Tentretien.  La  Maslova  se  leva,  consi- 
dérant Nekhludov  d'un  regard  caressant,  mais,  au  fond, 
ravie  d'en  être  débarrassée. 

—  Au  revoir,  j'ai  encore  bien  des  choses  à  vous  dire, 
fit  Nekhludov  en  lui  tendant  la  main. 

La  Maslova  toucha  sa  main,  mais  sans  la  serrer, 

—  Je  viendrai  encore  vous  voir,  et  alors  je  vous  dirai 
des  choses  très  importantes  qu'il  faut  que  je  vous  dise  ! 
—  ajouta  Nekhludov. 

—  C'est  cela  !  venez  !  vous  me  ferez  plaisir  !  —  répon- 
dit-elle, retrouvant  pour  lui  le  sourire  qu'elle  accordait  à 
ses  <(  clients  »  en  pareille  occasion. 

—  Vous  êtes  plus  proche  de  moi  qu'une  sœur!  — 
dit  encore  Nekhludov. 

—  Que  dites-vous  là  ?  —  fît-elle,  sans  s'étonner  autre- 
ment ;  et,  avec  un  dernier  sourire,  elle  courut  ver»  la  porte. 


IV 


Nekhludov  s'était  figuré  que  Katucha,  en  le  revoyant, 
en  déconvrant  son  repentir  et  son  intention  de  lui  venir 
en  aide,  se  réjouirait,  et  s'attendrirait,  et  redeviendrait 
aussitôt  l'ancienne  Katucha.  Il  dut  constater  que  Katu- 
cha n'ecistait  plus  et  que  seule  désormais  existait  la 
^laslovfr.  Et  cette  constatation  le  remplit  d'étonnement. 


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RÉSURRECTION  199 

Et  ce  qui  Fétonnait  surtout,  c^était  que  la  Katucha 
non  seulement  n'eût  pas  honte  de  son  état  —  de  son  état 
de  prostituée,  car  elle  avait  bien  suffisamment  honte, 
au  contraire,  de  son  état  de  prisonnière,  —  que  non  seu» 
lement  elle  n'eût  pas  honte  d'être  une  prostituée,  mai^ 
qu'elle  en  parût  même  heureuse  et  presque  fière. 

Or,  la  chose,  en  réalité,  n'avait  rien  d'étonnant.  Tous 
en  effet,  pour  pouvoir  agir,  nous  avons  besoin  de  con- 
sidérer notre  mode  d'activité  comme  important  et  beau  : 
d'où  résulte  que,  quelle  que  soit  la  condition  d'un  être 
humain,  cet  être  se  fait  nécessairement  de  la  vie  une 
conception  dans  laquelle  son  mode  particulier  d'activité 
apparaît  comme  important  et  beau. 

On  s'imagine  volontiers  que  le  voleur,  le  traître,  l'assas- 
sin, la  prostituée  rougissent  de  leur  métier,  ou,  tout  au 
moins,  le  tiennent  pour  mauvais.  En  réalité,  rien  de  teL 
Les  hommes  que  leur  destinée  et  leurs  fautes  ont  placés 
dans  une  situation  déterminée,  si  immorale  qu'elle  soit, 
s'arrangent  toujours  pour  se  faire  une  conception  géné- 
rale de  la  vie  où  leur  situation  particulière  puisse  leur 
apparaître  comme  légitime  et  considérable.  Et,  pour 
confirmer  en  eux  cette  exception,  ils  s'appuient  instinc- 
tivement sur  d'autres  hommes  qui  se  trouvent  dans  la 
même  situation  qu'eux,  et  qui  conçoivent  de  la  même 
façon  qu'eux  la  vie  en  général  et  leur  place  dans  cette 
vre  en  particulier. 

Nous  sommes  étonnés  de  voir  des  voleurs  s'enorgueil- 
lissant  de  leur  adresse,  des  prostituées  de  leur  corrup- 
tion, des  meurtriers  de  leur  insensibilité.  Mais  nous 
nous  en  étonnons  seulement  parce  que  l'espèce  de  ces  per- 
sonnes est  très  restreinte,  et  parce  que  leur  cercle,  leur 
atmosphère  se  trouvent  en  dehors  des  nôtres.  Et  nous  ne 
sommes  pas  surpris,  par  exemple,  de  voir  des  riches 
s'enorgueillissant  de  leur  richesse,  —  c'est-à-dire  de 
leur  vol  ou  de  leur  recel,  —  ou  encore  de  voir  des  puis- 
sants s'enorgueillissant  de  leur  puissance,  c'est-à-dire 
de  leur  violence  et  de  leur  cruauté.  Nous  ne  nous  aper- 
cevons pas  de  la  façon  dont  ces  personnes  déforment  et 
pervertissent  leur  conception  naturelle  de  la  vie,  leur 

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2)0  RÉSURRECTION 

sens  primitif  du  bien  et  du  mal,  afin  de  justifier  leur 
situation  à  leurs  propres  yeux.  Nous  ne  nous  en  aperce- 
vons pas,  nous  ne  pensons  pas  à  nous  en  étonner  :  et 
cela  simplement  parce  que  le  cercle  des  personnes  ayant 
cette  conception  pervertie  est  grand,  et  parce  que  nous- 
mêmes  en  faisons  partie. 

C*est  une  conception  de  ce  genre  que  s'était  faîte  la 
Maslova  et  de  la  vie  en  général,  et  de  son  propre  rôle 
en  particulier.  Prostituée  du  plus  bas  degré,  condamnée 
aux  travaux  forcés,  elle  ne  s'en  faisait  pas  moins  un€ 
conception  de  la  vie  qui  lui  permettait  de  justifier  sa 
conduite,  et  même  de  s'enorgueillir  devant  autrui  de  sa 
condition. 

Cette  conception  reposait  sur  l'idée  que  le  principal 
bonheur  de  tous  les  hommes,  —  tous  sans  exception,  vieux 
et  jeunes,  riches  et  pauvres,  instruits  et  illettrés,  — 
était  la  possession  corporelle  de  la  femme.  La  Maslova 
admettait  comme  une  chose  certaine  que  tous  les  hommes, 
malgré  les  autres  pensées  qu'ils  prétendaient  avoir  en 
tête,  n'avaient  en  réalité  que  cette  pensée-là.  Et  comme 
elle  se  savait  une  femme  agréable,  pouvant  satisfaire  ou 
non,  à  son  gré,  ce  désir  des  hommes,  elle  se  tenait  en 
même  temps  pour  un  personnage  infiniment  important 
et  nécessaire. 

Telle  était  sa  conception  de  la  vie  ;  et  en  effet  toute  son 
expérience  personnelle,  passée  et  présente,  était  pleine- 
ment faite  pour  la  confirmer. 

Depuis  dix  ans,  partout  où  elle  avait  été,  elle  avait  vu 
tous  les  hommes  remplis  du  désir  de  la  posséder.  Peut- 
être  y  avait-il  eu,  sur  son  chemin,  des  hommes  qui 
n'avaient  pas  éprouvé  ce  désir  :  mais  ceux-là,  elle  ne 
s'était  jamais  avisée  de  les  remarquer.  Et  ainsi  le 
monde  entier  lui  apparaissait  comme  une  réunion 
d'hommes  épris  de  son  corps,  infatigables  à  le  dési- 
rer, et  s'efforçant  de  le  posséder  par  quelque  moyen 
que  ce  fût,  par  la  séduction,  la  violence,  la  ruse,  ou  à 
prix  d'argent. 

Et  à  cette  conception  de  la  vie  la  Maslova  fe'était 
d'autant  plus  attachée  qu'elle  sentait  bien  qu'en  la  per- 

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y  1  ■    V 


RÉSURRECTION  201 

dant  elle  aurait  perdu,  à  ses  propres  yeux,  Timportance 
qu'elle  s'attribuait.  Et  c'est  pour  ne  pas  perdre  cette 
conception  de  la  vie  qu'instinctivement  elle  s'accrochait 
au  cercle  des  personnes  qui  concevaient  la  vie  delà  même 
façon.  De  là  venait  aussi  le  soin  qu'elle  mettait  à  chas- 
ser de  j3on  cœur  les  souvenirs  de  sa  première  jeunesse, 
qui  ne  concordaient  pas  avec  sa  conception  présente  de 
la  vie;  et  sans  doute  elle  n'était  point  parvenue  à  les 
chasser  tout  à  fait  :  mais,  dans  le  recoin  de  son  cœur  où 
elle  les  avait  refoulés,  elle  les  avait  effacés,  murés  de 
de  son  mieux,  comme  les  abeilles  bouchent  l'entrée  des 
nids  de  certains  insectes  qu'elles  savent  capables  de 
détruire  leur  ruche.  Et  c'est  pour  cela  qu'en  Nekhludov, 
dès  qu'elle  l'avait  revu,  elle  s'était  refusée  à  voir  l'homme 
jadis  aimé  par  elle  d'un  amour  innocent  et  chaste;  et  c'est 
pour  cela  qu'elle  n'avait  voulu  voir  en  lui  qu'un  «  client  » 
riche,  un  homme  dont  elle  avait  le  droit  et  le  devoir  de 
tirer  profit,  et  avec  lequel  elle  avait  à  entretenir  des 
relations  du  même  genre  qu'avec  les  autres  hommes  de 
sa  «clientèle  ». 

«  Non,  je  n'ai  pas  pu  lui  dire  aujourd'hui  ce  que 
j'avais  à  lui  dire  de  plus  important!  Je  n'ai  rien  pu 
lui  dire  I  »  songeait  Nekhludov  en  sortant  du  parloir 
avec  la  foule  des  visiteurs.  «  Mais,  la  prochaine  fois,  je 
lui  dirai  tout!  » 

Dans  la  grande  salle,  les  deux  gardiens  comptaient 
de  nouveau  les  passants,  afin  que  pas  un  prisonnier  ne 
sortît  et  que  pas  un  visiteur  ne  restât  dans  la  prison.  Et 
de  nouveau  on  rudoya  Nekhludov,  on  le  frappa  sur 
Tépaule  ;  mais  il  ne  pensa  même  pas  à  s'en  apercevoir. 


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CHAPITRE  XII 


Dès  le  lendemain  du  jour  où  il  avait  retrouvé  Katucha 
sur  les  bancs  de  la  cour  d'assises,  Nekhludov  avait  formé 
le  projet  de  changer  sa  manière  de  vivre  :  il  avait  résolu 
de  sous-louer  sa  maison,  de  renvoyer  ses  domestiques  et 
d'aller   vivre   en   chambre  garnie  comme  un  étudiant. 

Mais  Agrippine  Petrovna  lui  démontra  que  c'eût  été 
folie  pour  lui  de  changer  son  train  de  vie  avant  l'hiver; 
car  personne  ne  voudrait,  l'été,  louer  la  maison,  ni  ache- 
ter les  meubles,  et  force  était,  jusqu'à  l'hiver,  de  mettre 
ceux-ci  quelque  part.  Ainsi  les  efforts  de  Nekhludov  sur 
ce  point  et  ses  belles  résolutions  se  trouvèrent  sans  effet. 

Et  non  seulement  tout,  dans  sa  maison,  continua  à 
aller  comme  par  le  passé,  mais  on  s'y  mit  en  devoir 
de  décrocher,  d'inventorier  et  d'épouster  les  meubles, 
les  fourrures,  les  vêtements  et  la  literie  :  travail  où 
prirent  part  le  portier  et  son  aide,  et  la  cuisinière,  et  le 
valet  Korneï.  Nekhludov  vit  tirer  des  armoires  et  pendre 
sur  des  cordes  une  foule  d'habits,  de  pantalons  d'uni- 
forme, de  pelisses,  dont  personne  désormais  ne  pouvait 
faire  usage  ;  il  vit  déclouer  les  tapis,  transporter  les 
meubles  d'une  pièce  dans  une  autre  ;  il  assista  à  d'in- 
nombrables nettoyages;  il  dut  subir  l'odeur  de  naph- 
taline qui  s'était  répandue  à  travers  toutes  les  chambres. 
Et  il  s'étonna  de  découvrir  quelle  énorme  quantité  de 
choses  inutiles  il  avait  gardées,  jusque-là,  dans  sa 
maison.  «  L'unique  raison  d'être  et  destination  de  tout 
cela,  songeait-il,  était  sans  doute  de  fournir  à  Agrippine 
Petrovna,  à  Korneï,  au  portier,  à  son  aide  et  à  la  cuisi- 
nière, une  occasion  de  tuer  leur  temps  !  » 

«  Mais  au  reste,  —  se  disait-U  encore,  —  c'est  vrai 


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RÉSURRECTION  203 

qne  je  ne  puis  penser  à  changer  mon  train  de  vie  aussi 
longtemps  que  le  sort  de  la  Maslova  ne  sera  pas  décidé. 
Tout  va  dépendre  de  ce  qu*on  fera  d'elle,  suivant  qu'on 
lui  rendra  la  liberté  ou  qu'on  l'enverra  en  Sibérie  : 
car,  dans  ce  cas,  j'irai  avec  elle  !  » 

Au  jour  fixé,  Nekhludov  se  rendit  chez  l'avocat  Faï- 
nitzin.  Ce  personnage  habitait  une  grande  et  somptueuse 
maison,  ornée  de  plantes  rares,  avec  de  magnifiques 
rideaux  aux  fenêtres,  et  tout  un  ameublement  cher  et  de 
mauvais  goût,  un  de  ces  ameublements  qu'on  ne  voit 
que  chez  les  gens  enrichis  trop  vite,  sans  effort,  et  par 
de  bas  moyens.  Dans  le  salon  d'attente,  Nekhludov  trouva 
une  dizaine  de  clients  qui  attendaient  leur  tour,  comme 
chez  un  dentiste,  tristement  assis  autour  des  tables, 
et  contraints  à  chercher  quelque  consolation  dans  la 
lecture  de  vieux  journaux  illustrés.  Mais  le  secrétaire  de 
l'avocat,  qui  siégeait  au  fond  du  salon  devant  un  imposant 
bureau,  reconnut  aussitôt  Nekhludov,  s'avança  vers  lui, 
et  lui  dit  qu'il  allait  informer  son  chef  de  son  arrivée. 

Au  môme  instant,  la  porte  du  cabinet  de  Faïnitzin 
s'ouvrit,  et  l'on  en  vit  sortir  l'avocat  lui-même,  pour- 
suivant ua  entretien  des  plus  animés  avec  un  jeune 
bomme  trapu,  au  visage  rubicond,  vêtu  d'un  beau  cos- 
tume neuf.  Ses  traits  et  ceux  de  Faïnitzin  avaient  celte 
expression  particulière  qu'on  voit  sur  les  traits  d'hommes 
qui  viennent  de  terminer  une  excellente  affaire,  pas  très 
propre,  mais  tout  à  fait  excellente. 

-—  C'est  votre  faute,  petit  père  !  —  disait  en  souriant 
Faïnitzin. 

—  Je  voudrais  bien  aller  au  ciel,  mais  mes  péchés  ne 
veulent  pas  me  lâcher  ! 

—  C'est  boû,  c'est  bon,  vieux  farceur  ;  on  sait  ce  qui 
en  est  ! 

Et  tous  deux  se  mirent  à  rire,  d'un  air  affecté. 

—  Ahl  prince,  donnez-vous  la  peine  d'entrer!...  dit 
Faïnitzin  en  apercevant  Nekhludov;  et  il  l'introduisit 
dans  son  cabinet  de  travail,  qui,  au  contraire  du  salon, 
(tUkii  d'une  décoration  éminemment  austère. 

—  Ne  vous  gênez  pas,  je  vous  en  prie,  fumez  à  votre 

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1 


204  RÉSURRECTION 

aise  !  —  poursuivit-il  en  s'asseyant  en  face  de  Nekhlu- 
dov  et  en  faisant  effort  pour  cacher  le  sourire  que  pro- 
voquait en  lui  la  pensée  de  l'excellente  affaire  qu'il 
venait  de  conclure. 

—  Merci!  —  répondit  Nekhludov;  —  je  suis  venu 
pour  cette  affaire  de  la  Maslova... 

—  Oui,  oui,  parfaitement!  Hein!  quelle  canaille  que 
ces  gros  bourgeois  !  Vous  avez  vu,  tout  à  l'heure,  le 
gaillard  qui  est  sorti  d'ici  ?  Figurez-vous  qu'il  a  douze 
millions  de  capital  !  Et  s'il  peut  seulement  vous  sous- 
traire un  billet  de  vingt-cinq  roubles,  il  vous  l'arrachera 
avec  les  dents  plutôt  que  de  vous  le  laisser  ! 

L'avocat  débitait  cela  d'un  ton  familier  et  plaisant, 
comme  pour  rappeler  à  Nekhludov  qu'avec  lui,  Nekh- 
ludov, il  était  du  même  bord,  tandis  qu'il  n'avait  rien 
de  commun  avec  son  précédent  visiteur,  ni  avec  ceux 
qui  se  morfondaient  à  l'attendre  dans  le  salon. 

—  Je  vous  demande  pardon,  mais  vraiment  le  misérable 
m'a  trop  agacé  !  J'avais  besoin  de  m'épancher  un  peu  ! 
—  reprit-il  comme  pour  s'excuser  de  sa  digression.  —  Et 
maintenant  arrivons  à  notre  affaire  !  J'ai  soigneusement 
étudié  le  dossier.  Ce  maudit  avocaillon  a  été  au-dessous  de 
tout!  11  a  laissé  échapper  tous  les  motifs  de  cassation. 

—  Et  alors,  que  décidez-vous? 

—  Je  suis  à  vous,  dans  une  minute.  — Dites-lui,  déclara- 
t-il  à  son  secrétaire,  qui  venait  d'entrer  et  de  lui  remettre 
ime  carte,  —  dites-lui  que  ce  sera  comme  j'ai  dit  !  s'il  a 
le  moyen,  c'est  bien;  sinon,  rien  de  fait! 

—  Mais  il  prétend  qu'il  ne  peut  pas  accepter  vos  con- 
ditions ! 

—  Alors,  rien  de  fait  !  —  répliqua  Faïnitzin  ;  et  son 
visage,  de  joyeux  et  aimable  qu'il  était,  devint,  pour  un 
moment,  sombre  et.  malveillant. 

—  On  dit  que  les  avocats  gagnent  de  l'argent  sans  rien 
faire  !  —  reprit-il  en  se  tournant  de  nouveau  vers  Nekh- 
ludov avec  un  sourire  empressé.  —  Imaginez-vous  que  je 
suis  parvenu  à  tirer  un  débiteur  malhonnête  d'un  procès 
qu'il  avait  toutes  les  chances  de  perdre,  et  voilà  que 
maintenant  tous   ses  pareils  s'adressent  à  moi  !  Et  si 

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RÉSURRECTION  205 

VOUS  saviez  la  peine  que  cela  me  donne  I  II  faut  pourtant 
que  je  gagne  de  quoi  manger! 

—  Pour  en  revenir  à  votre  affaire,  ou  plutôt  à  l'affaire 
qui  vous  intéresse,  elle  a  été  menée,  comme  je  vous  le 
disais,  en  dépit  du  sens  commun^  De  bons  motifs  de 
cassation,  je  n'en  ai  guère  trouvé  ;  mais  enfin,  on  peut 
toujours  essayer  d'en  découvrir  quelques-uns.  Tenez, 
voici  un  projet  de  pourvoi  que  j'ai  préparé  pour  vous. 

Il  prit  sur  sa  table  un  papier  et  se  mit  à  lire  tout 
haut,  en  passant  très  vite  sur  les  formules  (Je  procédure, 
et  en  insistant,  au  contraire,  sur  d'autres  endroits  : 

<t  Pourvoi  devant  la  chambre  de  cassation  criminelle 
du  Sénat,  etc.,  etc.,  contre  le  verdict  de  la  cour  d'as- 
sises, etc.,  condamnant  la  femme  Catherine  Maslovà  la 
peine  de,  etc.,  etc.,  travaux  forcés,  pour  meurtre  com- 
mis sur  la  personne  de,  etc.,  en  vertu  des  articles,  etc.  » 

loi  l'avocat  s'arrêta  et  leva  les  yeux  sur  Nekhludov. 
Evidemment,  malgré  sa  longue  habitude,  il  se  plaisait  à 
écouter  le  beau  document  qu'il  venait  de  produire. 

«  Ce  verdict,  —  reprit-il, —  nous  paraît  avoir  été  pré- 
cédé d'illégalités  de  procédure  et  d'erreurs  si  graves 
qu'il  ne  saurait  être  maintenu.  En  premier  lieu,  la  lec- 
ture du  procès-verbal  d'autopsie  du  marchand  Smielkov 
a  été  interrompue  par  le  président  avant  la  fin.  » 

—  Mais  c'était  le  ministère  public  qui  réclamait  cette 
lecture  !  —  dit  Nekhludov  tout  surpris. 

—  Oh  !  cela  ne  fait  rien  !  La  défense  pouvait  aussi 
avoir  à  s'appuyer  sur  cette  pièce. 

—  Mais  cette  pièce  ne  pouvait  être  d'aucun  usage 
pour  personne  I 

—  Qu'importe  I  c'est  toujours  un  motif  de  cassation  ! 
Continuons  :  «  En  second  lieu,  le  défenseur  de  la  femme 
Masiov a  été  arrêté  parle  président  au  moment  où,danssa 
plaidoirie,  voulant  caractériser  la  personnalité  de  la  préve- 
ntie,  il  exposait  les  raisons  intimes  de  sa  chute,  ce  que  le 
président  a  déclaré  être  sans  rapport  avec  l'affaire  :  or, 
dans  les  causes  criminelles,  ainsi  que  le  Sénat  l'a  cons- 
taté tout  récemment  encore,  la  définition  psychologique 
du  caractère   est  d'une  importance   considérable  pour 

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206  RÉSURRECTION 

révalualion  du  degré  de  la  criminalité.  »  Et  de  deux  ! 
—  dit  l'avocat  en  levant  de  nouveau  les  yeux  sur  Nekhlu- 
dov. 

—  C'est  que  cet  avocat  parlait  très  mal,  —  observa 
celui-ci  ;  —  on  ne  pouvait  rien  comprendre  à  ce  qu'il 
disait. 

—  Je  m*en  doute  bien  !  c*est  un  petit  serin  qui  ne 
pouvait  dire  que  des  sottises.  Mais  enfin,  on  peut  toujours 
trouver  là  un  motif  de  cassation.  Et  maintenant,  écoutez 
la  suite  :  «  En  troisième  lieu,  le  président,  dans  son 
résumé,  contrairement  aux  articles. . .  du  Code  de  pro- 
cédure criminelle,  n'a  pas  expliqué  aux  jurés  qu'ils  pou- 
vaient déclarer  que  la  femme  Maslov,  en  versant  le  poi- 
son au  marchand  Smielkov,  n'avait  pas  eu  Tintention  de 
lui  donner  la  mort.  D'où  a  pu  résulter  le  verdict  des 
jurés,  tandis  que,  si  le  président  les  avait  avertis  de  la 
possibilité  d'une  telle  restriction,  l'acte  commis  par  la 
femme  Maslov  aurait  eu  des  chances  d'être  traité  non 
comme  un  meurtre,  mais  comme  un  homicide  par  im- 
prudence. »  Ceci  est  très  important! 

—  Mais,  cela,  nous  aurions  bien  pu  le  comprendre 
nous-mêmes,  sans  avoir  besoin  qu'on  nous  l'expliquât! 
C'est  nous  seuls  qui  sommes  responsables  de  Terreur 
commise  ! 

—  «  Enfin,  en  quatrième  lieu,  la  réponse  des  jurés 
est  rédigée  sous  une  forme  qui  implique  une  contradic- 
tion. Les  jurés  ont  reconnu  la  femme  Maslov  non  cou- 
pable d'avoir  voulu  s'approprier  les  biens  du  marchand, 
tandis  que,  d'autre  part,  ils  la  déclaraient  coupable  de 
l'avoir  empoisonné  :  d'où  résulte  que,  dans  leur  pensée 
la  prévenue  a  en  effet  donné  la  mort  au  marchand  Smiel- 
kov, mais  sans  intention  de  la  lui  donner,  le  désir  du 
vol  pouvant  seul  expliquer,  chez  elle,  une  telle  inten- 
tion. En  conséquence  de  quoi  cette  réponse  du  jury 
tombait  sous  le  coup  de  l'article  817,  etc.,  et  le  prési- 
dent aurait  eu  le  devoir  de  signaler  aux  jurés  l'erreur 
commise  et  de  les  renvoyer  dans  leur  salle  de  délibéra- 
tion pour  obtenir  d'eux  une  nouvelle  réponse.  » 

—  Mais  pourquoi  le  président  n'a-t-il  pas  fait  cela  ? 

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RÉSURRECTION  207 

—  Ah!  ça,  par  exemple,  c'est  son  affaire  !  —  répondit 
gaîment  Faïnitzin. 

—  Et  croyez-vous  que  le  Sénat  réparera  Terreur  ? 

—  Cela  dépendra  des  sénateurs  entre  les  mains 
desquels  tombera  le  pourvoi.  Et  maintenant,  la  conclu- 
sion ! 

Et  Tavocat  lut  encore  à  Nekhludov  un  long  passage 
où,  en  s'appuyant  sur  de  nombreux  articles  du  Code  et 
sur  divers  précédents,  il  demandait  que  le  jugement 
fût  cassé,  et  l'affaire  renvoyée  devant  un  nouveau  tri- 
bunal. 

—  Voilà  !  —  dit  en  terminant  l'avocat.  —  Tout  ce  que 
Ton  pouvait  faire,  je  l'ai  fait.  Mais  je  vais  vous  dire  fran- 
chement ma  pensée  :  nous  n'avons  guère  de  chances  de 
réussir.  D'ailleurs,  tout  dépendra  des  sénateurs  qui 
siègent  à  la  chambre  de  cassation.  Si  vous  en  avez  le 
moyen,  voyez  à  chauffer  l'affaire  de  ce  côté-là  ! 

—  Oui,  j'ai  quelques  relations  au  Sénat. 

—  Et  hâtez-vous,  car  ces  vénérables  magistrats  ne 
vont  pas  tarder  à  aller  soigner  leurs  hémorroïdes,  et 
alors  il  vous  faudra  attendre  trois  mois.  Et  puis,  en  cas 
d'insuccès,  nous  aurons  la  ressource  d'un  recours  en 
grâce.  C'est  là  que  tout  dépendra  d'un  travail  dans  la 
coulisse  1  Et  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que,  dans 
ce  cas  encore,  je  suis  prêt  à  vous  servir,  aussi  bien 
pour  manœuvrer  dans  la  coulisse  que  pour  rédiger  la 
requête. 

—  Je  vous  remercie  infiniment...  Et  pour  les  hono- 
raires. . . 

—  Mon  secrétaire  vous  donnera  une  copie  de  l'acte 
avec  toutes  les  indications  sur  les  démarches  à  faire . 

—  Il  y  a  encore  une  chose  que  je  voulais  vous  deman- 
der. Le  procureur  m'a  donné  une  permission  écrite  de 
voir  la  condamnée  dans  sa  prison  ;  mais  je  désirerais 
pouvoir  m' entretenir  avec  elle  en  dehors  des  jours  de 
visites,  et  ailleurs  que  dans  le  parloir  commun.  A  qui 
dois-je  m'adresser  pour  en  obtenir  l'autorisation  ? 

—  Au  gouverneur  !  Mais  il  est  absent  pour  le  moment, 
et  c'est  le  vice-gouverneu;p  qui  le  remplace.  Un  idiot  sans 

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208  RÉSURRECTION 

pareil  :  je  doute  que  vous  obteniez  quelque  chose  de  lui! 

—  Maslinnikov,  n'est-ce  pas  ?  je  le  connais  beaucoup, 

—  dit  Nekhludov. 

Et  il,  se  leva  pour  prendre  congé. 

Pendant  Tentretien  de  Nekhludov  avec  l'avocat,  dans 
le  salon  d'attente  était  entrée,  d'un  pas  rapide,  une  petite 
femme  affreusement  laide,  toute  jaune,  toute  osseuse, 
avec  un  nez  camard.  C'était  la  femme  de  Faïnitzin.  Sans 
se  laisser  décourager  par  sa  laideur,  elle  était  mise  avec 
un  luie  extraordinaire.  Elle  avait  sur  elle  et  de  la  soie,  et 
du  velours,  et  des  dentelles  ;  et  ses  cheveux  clairsemés 
étaient  entortillés  de  la  façon  la  plus  prétentieuse.  Elle 
s'était  élancée  dans  le  salon,  où  s'était  aussitôt  précipité 
vers  elle  un  homme  grand  et  maigre,  de  teint  terreux, 
vêtu  d'une  redingote  à  revers  de  soie.  C'était  un  écri- 
vain :  Nekhludov  le  connaissait  de  vue. 

—  Anatole!  — ditladameàsonmarienentr'ouvrantla 
porte  de  son  cabinet,  —  voici  Sémen  Ivanovitch  !  Nous 
allons  t'attendre  dans  le  petit  salon.  Il  apporte  son  poème, 
et  toi,  tu  vas  venir  nous  lire  ton  essai  sur  Garchine  ! 

Nekhludov  voulut  prendre  congé  ;  mais  la  dame,  se 
tournant  vers  lui  : 

—  Le  prince  Nekhludov,  n'est-ce  pas  ?  Je  vous  connais 
depuis  longtemps  de  réputation.  Faites-nous  le  plaisir 
d'assister  à  notre  matinée  littéraire  !  Ce  sera  très  inté- 
ressant !  Anatole  lit  dans  la  perfection. 

—  Vous  voyez  combien  mes  occupations  sont  diverses  ! 

—  dit  Anatole  en  souriant  et  en  désignant  sa  femme  d'un 
geste  qui  signifiait  qu'on  ne  pouvait  rien  refuser  à  une 
personne  aussi  séduisante. 

Mais  Nekhludov,  très  poliment,  bien  que  d'un  visage 
un  peu  froid,  remercia  M°'  Faïnitzin  de  l'honneur 
qu'elle  lui  faisait,  et  dit  qu'à  son  grand  regret  il  ne 
pouvait  accepter. 

—  Quel  grimacier!  —  dit  de  lui  la  dame  dès  qu'il  fut 
sorti. 

Dans  le  salon,  le  secrétaire  remit  à  Nekhludov  une 
copie  du  pourvoi  en  cassation  ;  et  à  sa  demande  touchant 
les  honoraires  il  répondit  qu'Anatole  Petrovitch  les  avait 

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RÉSURRECTION 


209 


fixés  à  mille  roubles,  s'empressant  d'ajouter,  en  manière 
d'explication,  qu'Anatole  Petrovitch  ne  se  chargeait 
jamais  d'affaires  de  ce  genre,  et  n'avait  consenti  à  se 
charger  de  celle-là  que  par  pure  complaisance. 

—  Et  qui  devra  signer  ce  papier?  —  demanda 
Nekhludov. 

—  La  condamnée  pourra  le  signer  elle-même,  si  elle 
est  en  état  de  le  faire  ;  sinon,  Anatole  Petrovitch  signera 
pour  elle. 

—  Non,  non,  je  vais  porter  le  papier  à  la  condamnée, 
et  je  le  lui  ferai  signer!  —  s'écria  Nekhludov,  trop 
heureux  d'avoir  un  prétexte  pour  aller,  dès  le  lendemain 
malin,  s'expliquer  de  nouveau  avec  Katucha. 


y^ogle 


CHAPITRE  XIII 


.  A  rheure  habituelle,  dans  les  corridors  de  la  prison, 
résonnèrent  les  sifflets  des  gardiens  ;  les  portes  de  fer  des 
salles  s'ouvrirent,  des  bruits  de  pas  se  firent  entendre, 
les  corridors  furent  remplis  de  la  puanteur  des 
cuveaux  portés  à  Tégout  :  prisonniers  et  prisonnières 
se  vêtirent,  furent  passés  en  revue  et,  après  la  revue, 
s'assirent  sur  leurs  lits  pour  boire  leur  thé. 

Dans  toutes  les  salles,  ce  jour-là,  les  conversations 
furent  particulièrement  animées  :  elles  roulaient  sur 
Févénement  du  jour,  la  bastonnade  qui  devait  être  don- 
née à  deux  prisonniers. 

L*un  de  ces  prisonniers  était  un  jeune  homme  intelli- 
gent et  instruit,  un  commis,  nommé  Vassiliev,  condamné 
pour  avoir  tué  sa  maîtresse  dans  un  accès  de  jalousie. 
Tous  ses  camarades  de  chambrée  Taimaient  pour  sa 
gaîté,  sa  libéralité,  et  pour  la  façon  dont  il  savait  tenir 
tête  aux  gardiens  :  car  il  connaissait  à  fond  le  règlement 
et  n'admettait  pas  qu'on  y  manquât  jamais.  Aussi  les 
gardiens  et  les  surveillants,  au  contraire,  ne  pouvaient- 
ils  pas  le  souffrir. 

Trois  semaines  auparavant,  un  gardien  avait  frappé 
un  des  prisonniers  qui,  en  passant,  avait  renversé  de  la 
soupe  sur  son  uniforme  neuf.  Vassiliev  était  intervenu 
pour  son  camarade,  disant  que  le  règlement  défendait 
de  frapper  les  prisonniers.  «  Le  règlement?  Je  vais  te 
l'apprendre,  moi,  le  règlement  !  »  avait  répondu  le  gar- 
dien; et  il  s'était  mis  à  injurier  Vassiliev.  Celui-ci  avait 
répliqué  sur  le  même  ton,  le  gardien  avait  voulu  le  frap- 
per, mais  Vassiliev  lui  avait  pris  les  deux  mains,  l'avait 
tenu  ainsi  quelques  instants,  puis  l'avait  repoussé  hors 

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J 


RÉSURRECTION  311 

de  la  galle.  Le  gardien  s'était  plaint,  et  Tinspecteur  avait 
condamné  Vassiliev  au  cachot. 

Les  cachots  étaient  une  rangée  de  cellules  noires, 
fermées  du  dehors  à  double  verrou.  Dans  ces  noires  et 
froides  cellules,  il  n'y  avait  ni  lit,  ni  table,  ni  chaise,  de 
sorte  que  le  prisonnier  devait  s'asseoir  et  coucher  sur  la 
plancher  sale,  où,  tout  autour  oe  lui,  et  même  sur  lui, 
couraient  des  rats  si  nombreux  et  si  hardis  que  le  pri« 
sonnier  ne.  pouvait  pas  garder  un  morceau  de  pain  sans 
qu'ils  vinssent  le  lui  dérober  des  mains. 

Vassiliev  avait  déclaré  qu'il  n'irait  pas  au  cachot, 
n'étant  pas  coupable.  On  l'avait  emmené  de  force.  Il 
s'était  débattu,  et  deux  de  ses  camarades  l'avaient  aidé 
à  s'échapper  des  mains  des  gardiens.  Ceux-ci  avaient 
alors  demandé  du  renfort,  et  appelé  notamment  un  cer- 
tain Petrov,  renommé  pour  sa  force.  Les  trois  prison- 
niers rebelles  avaient  été  repris  et  remis  au  cachot.  Un 
rapport  avait  été  aussitôt  adressé  au  gouverneur,  où 
l'affaire  était  présentée  comme  un  commencement  de 
révolte.  En  réponse,  était  venu  du  palais  du  gouverneur 
un  ordre  condamnant  les  deux  principaux  coupables, 
Vassiliev  et  un  rôdeur  nommé  Népomniak,  à  recevoir  cha- 
cun trente  coups  de  verge.  La  bastonnade  devait  avoir 
lieu  ce  matin-là  même,  dans  le  parloir  des  femmes. 

Depuis  la  veille,  toute  la  prison  savait  la  nouvelle;  et 
dans  les  diverses  salles,  à  l'heure  du  thé,  il  n'était  pas 
question  d'autre  chose 

La  Korableva,  la  Beauté,  Fenitchka  et  la  M aslova 
étaient  assises  dans  leur  coin  favori  et  bavardaient, 
toutes  quatre  rouges  et  animées,  ayant  déjà  bu  de  l'eau- 
de-vie  qui,  à  présent,  grâce  à  l'argent  de  la  Maslova,  ne 
cessait  plus  de  couler  pour  elles.  Elles  buvaient  leur  thé 
et  s'entretenaient  de  la  bastonnade. 

—  Comme  s'il  is'était  révolté  !  —  disait  la  Korableva, 
mordillant  de  ses  fortes  dents  un  morceau  de  sucre. 
—  Il  n'a  fait  que  prendre  la  défense  d'un  camarade. 
On  n'a  plus  le  droit  aujourd'hui  de  frapper  pour  cela  ! 
'  —  On  dit  qu'il  est  jeune,  et  très  brave,  —  ajouta 
f  eflitchka,  tout  en  continuant  de  surveiller  lathéiôré;  / 

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212  RÉSURRECTION 

—  Tu  devrais  lui  parler  du  pauvre  garçon,  Mikhaï- 
lovna  !  —  dit  à  la  Maslovâ  la  garde-barrière. 

Par  le  mot  lui^  elle  entendait  Nekhludov. 

—  Bien  sûr  que  je  lui  en  parlerai.  Il  est  prêt  à  tout 
faire  pour  moi  !  —  répondit  la  Maslova  avec  un  sourire 
vaniteux. 

—  Mais  Dieu  sait  quand  il  viendra,  et  on  dit  qu'on  est 
déjà  allé  chercher  Vassiliev,  —  dit  Fenitchka.  —  C'est 
affreux  I  —  reprit-elle  en  soupirant. 

—  Moi,  un  jour,  j'ai  vu  battre  un  homme,  au  bailliage. 
On  m'avait  envoyée  chez  le  beau-père  du  chef  de  gare, 
et  voilà  qu'en  arrivant  au  bailliage... 

Et  la  garde-barrière  entama  une  longue  histoire. 

Mais  son  histoire  fut  brusquement  interrompue  par 
des  bruits  de  pas  et  de  voix,  dans  le  corridor  de  l'étage 
supérieur. 

Les  femmes  se  turent,  tendirent  l'oreille. 

—  Ils  l'ont  emmené,  les  diables  !  —  déclara  la  Beauté. 
—  Us  vont  le  tuer,  maintenant  !  Avec  ça  que  les  gar- 
diens sont  furieux  contre  lui,  parce  qu'il  les  empêche 
d'agir  à  leur  tête  ! 

Au-dessus,  tout  redevint  silencieux.  La  garde-bar- 
rière reprit  son  histoire,  racontant  comment,  devant  elle, 
sous  un  hangar,  on  avait  fouetté  à  mort  un  moujik,  et 
comment,  à  cette  vue,  ses  entrailles  avaient  sauté  dans 
son  ventre.  La  Beauté  raconta  comment  on  avait  battu 
Chéglov  sans  qu'il  fît  entendre  une  plainte.  Puiis  Fenitchka 
desservit  le  thé  ;  la  Korableva  et  la  garde-barrière  re- 
prirent leur  couture  ;  et  la  Maslova  s'étendit  sur  son  lit, 
les  genoux  relevés.  Elle  s'apprêtait  à  faire  un  somme, 
pour  se  désennuyer,  lorsque  la  surveillante  vint  lui  dire 
d'avoir  à  se  rendre  au  bureau,  où  îl  y  avait  une  visite 
pour  elle. 

—  Ne  manque  pas  de  lui  parler  de  nous  !  —  dit  la 
vieille  dévote  à  la  Maslova,  pendant  que  celle-ci  arran- 
geait ses  cheveux  devant  une  glace  à  demi  dépolie.  — 
Tu  lui  diras  que  ce  n'est  pas  nous  qui  avons  mis  le  feu, 
mais  le  cabaretier  lui-même,  ce  brigand  ;  qu'un  ouvrier  l'a 
vu!  Tu  lui  diras  qu'il  fasse  appeler  Mitri  !  Mitri  lui  expli- 

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RÉSURRECTION  213 

quera  tout,  clair  comme  la  paume  de  la  main.  Que  nous, 
on  nous  a  mis  en  prison,  qui  n'avons  rien  fait,  tandis 
que  lui,  le  brigand,  il  fait  le  tsar  dans  son  cabaret  avec 
la  femme  d'autrui,  et  que  mon  vieux  n'a  personne  pour 
lui  nettoyer  ses  poux  ! 

—  Je  le  lui  dirai,  sans  faute  je  le  lui  dirai  !  —  répon- 
dit la  Maslova. 

—  Allons!  —  ajouta-t-elle,  — buvons  encore  un  coup 
pour  nous  donner  de  l'aplonib  ! 

La  Korableva  lui  versa  un  verre  d'eau-de-vie.  La  Mas- 
lova le  vida  d'un  trait,  s'essuya  la  bouche,  et,  avec  le 
même  sourire  joyeux  avec  lequel  elle  avait  demandé  à 
boire  «  pour  se  donner  de  Taplomb  »,  elle  rejoignit  la 
surveillante,  qui  l'attendait  dans  le  corridor. 


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CHAPITRE  XIV 

1 

Nekhludov  était  déjà  depuis  longtemps  dans  la  prison* 
Arrivé  de  très  bonne  heure,  il  avait  montré  au  faction- 
naire, puis  à  un  gardien,  l'autorisation  du  procureur. 

—  Impossible  en  ce  moment  !  —  déclara  le  gardien,  — 
le  directeur  est  occupé. 

—  Au  bureau  ?  —  demanda  Nekhludov. 

—  Non,  ici,  au  parloir  !  —  répondit  le  gardien  avec 
un  certain  embarras. 

—  Est-ce  que  c'est  jour  de  visite  ? 

—  Oh  !  non,  c'est  pour  une  autre  affaire  ! 

—  Et  comment  ferai-je  pour  voir  le  directeur? 

—  Vous  n'avez  qu'à  l'attendre  ici.  Tout  à  l'heure, 
quand  il  passera,  vous  le  verrez  ! 

Quelques  minutes  après,  Nekhludov  vit  entrer,  dans 
la  salle  où  il  se  trouvait,  un  jeune  sous-officier  aux 
galons  étincelants,  tout  fringant  et  la  moustache  relevée, 
qui,  en  l'apercevant,  se  tourna  sévèrement  vers  le  gardien. 

—  Pourquoi  avez-vous  laissé  entrer  du  monde  ici  ?  Il 
fallait  envoyer  au  bureau. 

—  On  m'a  dit  que  le  directeur  allait  passer  par  ici  : 
j'ai  à  lui  parler  !  —  dit  Nekhludov,  surpris  de  découvrir 
sur  le  visage  du  sous-officier  la  même  expression  embar- 
rassée qui  l'avait  frappé  déjà  chez  le  gardien. 

A  cet  instant,  la  porte  par  laquelle  était  entré  le  sous- 
officier  s'ouvrit  de  nouveau,  et  un  gardien  entra,  un 
colosse,  tout  échauffé,  le  visage  en  sueur.  C'était  le 
fameux  Petrov. 

—  Il  se  la  rappellera,  celle-là!  —  déclara-t-il  en 
s'adressant  au  sous-officier. 

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RÉSURRECTION  215 

Mais  celui-ci  lui  fit  remarquer,  d'un  signe  de  tête,  la 
présence  d'un  étranger,  et  Petrov,  sans  ajouter  un  mot, 
sortit  par  une  autre  porte. 

«  Qui  est-ce  qui  va  se  rappeler  quelque  chose  ?  Et 
pourquoi  ont-ils  tous  Tair  si  gêné  ?»  se  demandait 
Nekhludov. 

—  On  n'attend  pas  ici  !  Veuillez  aller  au  bureau  !  — 
lui  dit  le  sous-officier. 

Et  déjà  Nekhludov  se  préparait  à  sortir,  lorsqu'il  vit 
entrer,  par  la  même  porte  que  les  deux  autres,  le  direc- 
teur de  la  prison.  Celui-là  semblait  plus  gêné  encore  que 
ses  subordonnés.  11  avait  le  visage  décomposé  d'émotion. 

Nekhludov  l'aborda,  lui  montra  le  permis  du  procureur. 

—  Fédotov!  —  cria  aussitôt  le  directeur  à  un  des 
gardiens,  —  allez  tout  de  suite  chercher  la  Maslova, 
cinquième  salle  des  femmes  I  Qu'on  la  conduise  au 
parloir  des  avocats  I 

Puis  se  tournant  vers  Nekhludov  : 

—  Voulez- vous  me  permettre  de  vous  accompagner? 
Ils  montèrent  un  escalier  tournant,  et  pénétrèrent  dans 

une  petite  pièce  meublée  d'une  table  et  de  quelques 
chaises. 
Le  directeur  s'assit. 

—  Quel  dur  métier  !  quel  dur  métier  !  —  dit-il,  avec 
un  soupir,  pendant  qu'il  tirait  de  son  étui  une  grosse  ci- 
garette. 

—  Vous  paraisses  fatigué  ?  —  demanda  Nekhludov. 

—  Je  suis  fatigué  de  tout  mon  service.  Ce  sont,  vrai- 
ment, des  obligations  trop  dures  !  On  voudrait  adoucir 
le  sort  de  ces  misérables,  et  tout  ce  qu'on  fait  tourne  à 
plus  mal  encore.  Si,  du  moins,  je  voyais  un  moyen  de 
m'en  aller  d'ici  !  Dur,  dur  métier  I 

Nekhludov  ignorait  en  quoi  consistaient  les  difficultés 
de  la  tâche  du  directeur  ;  mais,  sans  le  connaître,  il  crut 
sentir  en  lui,  ce  jour-là,  une  souffrance  exceptionnelle, 
une  disposition  particulièrement  triste  et  découragée. 

—  Oui,  je  n'ai  pas  de  peine  à  croire  que  c'est  un  dur 
métier,  —  lui  dit-il.  —  Mais,  s'il  vous  met  dans  un  tel 
état,  pourquoi  n'y  renoncez-vous  pas  ? 

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216  RÉSURRECTION 

—  Le  manque  de  fortune,  la  famille... 
Il  s'arrêta  un  instant,  puis  reprit  : 

— ^  Et  ce  n'est  pas  tout.  Car  enfin,  dans  la  mesure  de 
mes  forces,  je  fais  tout  de  môme  ce  que  je  peux  pour 
adoucir  le  sort  des  prisonniers,  et  sur  certains  points  j'y 
parviens;  tandis  qu'un  autre,  à  ma  place,  aurait  une 
tout  autre  façon  de  les  traiter.  Croyez-vous  que  ce  soit  peu 
de  chose  d'avoir  à  diriger  près  de  deux  mille  personnes, 
et  des  personnes  de  cette  espèce?  Il  faut  savoir  comment 
les  prendre.  Ce  sont  des  hommes,  on  ne  peut  s'empêcher 
de  les  plaindre.  Mais  si  on  les  gâte,  tout  est  perdu. 

Et  le  directeur  se  mit  à  raconter  une  aventure  récente  : 
une  lutte  entre  deux  prisonniers,  qui  avait  fini  par  la 
mort  de  l'un  d'eux. 

Son  récit  fut  interrompu  par  l'entrée  de  la  Maslova, 
en  compagnie  d'un  gardien. 

Nekhludov  la  vit  dès  le  seuil,  avant  qu'elle-même 
s'aperçût  de  la  présence  du  directeur.  Son  visage  était 
rouge  et  enflammé.  Elle  marchait  vivement  derrière 
le  gardien,  sans  cesser  de  sourire  et  de  secouer  la  tête. 
En  apercevant  le  directeur,  elle  s'arrêta  un  instant  devant 
lui,  d'un  air  effrayé,  mais,  aussitôt  après,  elle  se  tourna 
gaîment  vers  Nekhludov  : 

—  Bonjour  !  —  lui  dit-elle  toute  souriante  ;  et,  au  lieu 
de  toucher  simplement  sa  main,  comme  l'autre  fois,  elle 
la  lui  serra  avec  force. 

—  Je  vous  ai  apporté  à  signer  votre  pourvoi  en  cassa- 
tion! —  dit  Nekhludov,  étonné  delà  voir  si  animée.  — 
C'est  Tavocat  qui  a  rédigé  le  pourvoi  :  vous  n'avez  qu'aie 
signer,  et  nous  l'enverrons  à  Pétersbourg. 

—  Eh  bien  !  nous  allons  signer  cela  !  Rien  déplus  simple. 
Elle  continuait  à  sourire,  et  un  de  ses  yeux  louchait 

plus  qu'à  l'ordinaire. 

Nekhludov  tira  de  sa  poche  la  feuille  de  papier  et 
s'approcha  de  la  table. 

—  Est-ce  qu'on  peut  signer  cela  ici?  — r  demanda-t-il 
au  directeur. 

—  Allons,  assieds-toi  là  !  —  dit  le  directeur  à  la  Mas- 
lova. —  Voici  une  plume  et  de  l'encre.  Sais-tu  écrire  t 

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RÉSURRECTION  217 

—  Je  l'ai  su  autrefois  !  —  répondit-elle  avec  un  sou- 
rire à  l'adresse  de  Nekhludov. 

Puis  après  avoir  relevé  sa  jupe  et  retroussé  ses  manches, 
elle  s'assit  devant  la  table,  prit  énergiquement  la  plume, 
de  sa  petite  main,  et,  se  retournant  vers  Nekhludov  avec 
un  nouveau  sourire,  elle  lui  demanda  ce  qu'elle  devait 
faire. 

11  lui  expliqua  où  et  en  quels  termes  elle  devait  signer. 

—  Et  c'est  tout  ?  —  demanda-t-elle  quand  elle  eut 
fini,  en  regardant  tour  à  tour  Nekhludov  et  le  directeur. 

—  J'ai  encore  quelque  chose  à  vous  dire  !  —  répondit 
Nekhludov  en  lui  ôtant  la  plume  de  la  main. 

—  Eh  bien,  dites  ! 

Et  soudain  son  visage  redevint  sérieux,  comme  si  une 
rêverie  lui  était  passée  par  l'esprit,  ou  encore  comme  si 
elle  s'était  sentie  prise  d'une  somnolence. 

Le  directeur  se  leva  et  sortit  de  la  chambre.  Nekhludov 
resta  en  tète-à-tôte  avec  la  Maslova. 


II 


L'instant  décisif  était  enfin  venu  pour  Nekhludov;  Il 
n'avait  pas  cessé  de  se  reprocher  que,  dès  sa  première 
entrevue  avec  la  Maslova,  il  n'eût  pas  osé  lui  dire  la 
chose  principale,  qui  était  son  intention  d'expier  sa  faute 
en  l'épousant.  Mais  cette  fois,  quoi  qui  pût  arriver,  il 
lui  dirait  tout  ! 

Il  en  prit  une  fois  de  plus  la  résolution,  en  s'asseyant 
en  face  de  la  prisonnière,  de  l'autre  côté  de  la  table. 

La  pièce  où  ils  se  trouvaient  était  claire  ;  et  Nekhludov 
put  observer  à  loisir  le  visage  de  la  Maslova  :  il  vit  les 
rides  autour  des  yeux  et  de  la  bouche,  le  gonflement  des 
paupières,  l'aspect  général  d'usure  précoce  et  de  dégra- 
dation. Et  il  se  sentit  plus  pénétré  encore  de  tristesse,  et 
sa  pitié  pour  elle  s'accrut  encore. 

Se  plaçant  devant  la  table  de  façon  à  ne  pas  être  vu 
ni  entendu  du  gardien  qui  avait  amené  la  Maslova,  et 


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218  RÉSURRECTION 

qui  restait  assis  dans  le  recoin  de  la  fenêtre,  à  Tautre 
extrémité  de  la  pièce,  Nekhludov  se  pencha  vers  la 
Maslova  et  lui  dit  : 

—  Si  le  pourvoi  en  cassation  ne  réussit  pas,  nous 
adresserons  un  récours  en  grâce  à  l'empereur.  Nous 
ferons  tout  ce  qui  sera  possible. 

—  Quel  malheur  que  vous  ne  m'ayez  pas  retrouvée 
plus  tôt  !  vous  m'auriez  procuré  un  bon  avocat  !  Tandis 
que  celui  que  j'ai  eu,  l'imbécile,  est  cause  de  tout  !  Tout 
le  monde  me  fait  des  compliments  à  votre  sujet,  — 
ajouta-t-elle,  et  elle  se  mit  à  rire.  —  Ah  1  si  on  avait  su, 
le  jour  du  jugement,  que  vous  me  connaissiez,  la  chose 
aurait  tourné  tout  autrement.  Tandis  que  sans  cela...  Eh 
bien,  se  sont-ils  dit,  ce  n'est  rien  qu'une  voleuse  ! 

«  Comme  elle  est  étrange,  aujourd'hui  !  »  songea 
Nekhludov.  Il  allait  cependant  aborder  le  grand  sujet, 
lorsque,  de  nouveau,  elle  prit  la  parole  : 

—  Ecoutez  un  peu  ce  que  j'ai  à  vous  dire...  Il  y  a 
dans  notre  salle  une  vieille  femme,  que  personne  ne  peut 
la  voir  sans  en  être  émerveillé.  Une  petite  vieille  extra- 
ordinaire, comme  vous  n'en  verrez  pas  deux  !  Et  voilà 
qu'on  l'a  condamnée,  Dieu  sait  pourquoi,  avec  son  fils; 
et  tout  le  monde  sait  qu'ils  sont  innocents  ;  et  voilà  qu'on 
les  a  accusés  d'avoir  mis  le  feu  I  Alors  voilà  qu'elle  a 
entendu  dire  que  je  vous  connaissais,  et  alors  voilà 
qu'elle  me  dit  :  «  Dis-lui,  ma  colombe,  de  parler  à  mon 
fils  ;  il  lui  expliquera  tout  !  »  Menchov,  c'est  leur  nom  de 
famille.  Si  vous  saviez,  une  petite  vieille  si  extraordi- 
naire !  On  voit  bien  tout  de  suite  qu'elle  n'est  pas  cou- 
pable. N'est-ce  pas,  mon  chéri,  que  vous  vous  en  occu- 
perez? —  dit-elle,  en  le  regardant  au  fond  des  yeux 
avec  un  sourire  familier. 

—  Fort  bien  î  je  m'en  occuperai,  je  m'informerai  ! 
—  répondit  Nekhludov,  de  plus  en  plus  surpris  de  la 
trouver  si  expansive.  —  Mais  je  voudrais  m'entretenir 
avec  vous  d'une  affaire  personnelle.  Vous  rappelez-vous 
ce  que  je  vous  ai  dit,  l'autre  jour? 

—  Vous  m'avez  dit  tant  de  choses,  l'autre  jour! 
Qu'est-ce  que  vous  m'avez  dit?  —  demanda-t-elle. 

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RÉSURRECTION  219 

Elle  ne  cessait  pôs  de  lui  sourire,  et  penchait  la  tête 
tantôt  d*un  côté,  tantôt  de  l'autre. 

—  Je  vous  ai  dit  que  j'étais  venu  vous  prier  de  me 
pardonner,  -^  dit-il. 

—  Mais  ouï,  c'est  parfait.  Il  n'y  a  rien  à  pardonner  ! 
Vous  feriez  mieux ... 

—  J'ai  encore  à  vous  dire,  —  poursuivit  Nekhludov^ 
—  que  je  veux  réparer  ma  faute,  et  la  réparer  non  par 

des  paroles,  mais  par  des  actes Je  suis  résolu  à  me 

marier  avec  vous! 

A  ces  mots,  le  visage  de  la  Maslova  prit  de  nouveau  une 
expression  de  frayeur.  Ses  yeux  cessèrent  de  loucher 
et  se  fixèrent  avec  sévérité  sur  ceux  de  Nekhludov. 

—  Il  ne  manquait  plus  que  cela  !  —  dit-elle  d'un  ton 
mauvais. 

—  J'ai  le  sentiment  que,  devant  Dieu,  je  dois  le  faire! 

—  Et  le  voilà  encore  qui  parle  de  Dieu,  par-dessus  le 
marché!  Dieu?  Quel  Dieu?  Vous  auriez  mieux  fait  de 
penser  à  Dieu  autrefois,  le  jour  où... 

Et  elle  s'arrêta,  la  bouche  ouverte. 

Nekhludov  sentit  alors,  pour  la  première  fois,  la  forte 
odeur  d'eau-de-vie  qui  s'exhalait  de  sa  bouche;  et  il 
comprit  la  cause  de  son  animation. 

—  Calme-toi  !  —  dit-il. 

—  Je  n'ai  pas  besoin  de  me  calmer  !  Tu  crois  que  je 
suis  ivre  ?  Eh  bien  !  oui,  je  suis  ivre,  mais  je  sais  ce  que 
e  dis  !  —  répliqua-t-elle  d'un  seul  trait,  et  tout  son  sang 

lui  monta  au  visage.  —  Moi,  je  suis  une  fille  publique, 
une  condamnée  au  bagne,  et  vous  un  seigneur,  un 
prince.  Vous  n'avez  rien  à  faire  avec  moi.  Va-t'en 
rejoindre  tes  princesses  ! 

—  Si  cruellement  que  tu  me  parles,  tes  paroles  ne 
sont  rien  auprès  de  ce  que  je  sens  moi-même,  — 
répondit  tout  bas  Nekhludov,  en  tremblant;  —  tu  ne 
peux  pas  te  figurer  à  quel  point  j'ai  conscience  de  ma 
faute  envers  toi  ! 

—  Conscience  de  ta  faute  !  —  reprit-elle  avec  un  rire 
méchant.  —  Tu  n'en  avais  pas  conscience,  quand  tu  m'as 
glissé  ces  cent  roubles  ! 

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} 


220  RÉSURRECTION 

—  Je  sais,  je  sais  ;  mais,  à  présent,  que  faire  ?  A  pré- 
sent, je  me  suis  juré  de  ne  pas  t'abandonner.  Et  ce  que 
j'ai  dit,  je  le  ferai. 

—  Et  moi  je  te  dis  que  tu  ne  le  feras  pas! 

—  Katucha!  —  fît  Nekhludov  en  essayant  de  lui 
prendre  la  main. 

—  Ne  me  touche  pas!  Je  suis  une  condamnée  au 
bagne,  toi  tu  es  un  prince  :  tu  n'as  rien  à  faire  ici! 

—  cria-t-elle,  folle  de  colère,  en  retirant  sa  main. 

—  Va-t'en  d'ici  !  —  reprit-elle.  —  Je  te  déteste  ;  tout 
de  toi  me  dégoûte,  et  ton  lorgnon,  et  toute  ta  sale  figure 
pleine  de  graisse  !  Va-t'en  !  Va-t'en  d'ici  ! 

Et,  d'un  mouvement  rapide,  elle  sauta  sur  ses  pieds. 
Le  gardien  s'approcha  d'elle. 

—  Qu'est-ce  que  tu  as  à  faire  du  scandale? 

—  Laissez-la,  je  vous  prie  !  —  dit  Nekhludov. 

—  Je  t'apprendrai,  moi,  à  t'oublier  comme  ça!  - 
reprit  le  gardien. 

—  Je  vous  en  prie,  attendez  une  minute  encore  ! 

Le  gardien  s'éloigna,  et  alla  de  nouveau  s'asseoir  près 
de  la  fenêtre. 

La  Maslova  se  rassit.  Elle  baissa  les  yeux,  et  se  mita 
jouer  fiévreusement  avec  les  doigts  repliés  de  ses  petites 
mains. 

Nekhludov  se  tenait  debout  près  d'elle,  ne  sachant 
que  faire. 

—  Tu  ne  me  crois  pas  ?  —  demanda-t-il. 

—  Qu'est-ce  que  je  ne  crois  pas?  Que  vous  voulez 
vous  marier  avec  moi?  Non,  non,  jamais  cela  n'arrivera! 
J'aimerais  mieux  me  pendre  !  Voilà  pour  vous  ! 

—  N'importe,  je  n'en  continuerai  pas  moins  à  te  servir  ! 

—  Ça,  c'est  votre  affaire.  Seulement,  je  n'ai  aucun 
besoin  de  vous.  Aussi  vrai  que  je  vous  le  dis  ! 

—  Pourquoi  ne  suis-je  pas  morte  dans  ce  temps-là! 

—  ajouta- t-elle; 

Et  elle  fondit  en  larmes. 

Nekhludov  voulut  lui  parler,  mais  il  ne  put.  La  vue  de 
ces  larmes  lui  déchirait  le  cœur. 
Au  bout  d'un  instant,  elle  releva  les  yeux,  jeta  un 

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RÉSURRECTION  221 

coup  d'œil  sur  lui,  comme  étonnée,  et  se  mit  à  essuyer 
avec  son  fichu  les  larmes  qui  coulaient  sur  ses  joues. 

Le  gardien,  s'approchant  de  nouveau,  déclara  que  le 
moment  était  venu  de  la  reconduire. 

—  Vous  êtes  aujourd'hui  tout  agitée.  Demain,  si 
c'est  possible,  je  reviendrai.  Et  vous,  en  attendant,  vous 
réfléchirez  !  —  dit  Nekhludov. 

Elle  ne  répondit  rien  ;  et,  sans  le  regarder,  elle  sortit 
avec  le  gardien. 

—  Oh  !  bien,  ma  petite,  tu  vas  être  tirée  d'affaire 
maintenant  !  —  dit  la  Korableva  à  la  Maslova,  lorsque 
celle-ci  entra  dans  la  salle.  —  Il  saura  bien  te  faire  sortir 
d'ici  !  Aux  gens  riches,  tout  est  possible  ! 

—  Ça,  c'est  t'on  vrai  !  —  reprit  de  sa  voix  chantante 
la  garde-barrière.  —  L'homme  riche,  il  n'a  qu'à  désirer 
une  chose,  tout  arrive  comme  il  le  veut.  11  y  en  avait  un 
chez  nous... 

—  Lui  avez-vous  parlé  de  moi  ?  —  demanda  la  petite 
vieille. 

Mais  la  Maslova,  sans  répondre  à  personne,  s'étendit 
8UP  son  lit,  et,  les  yeux  fixés  devant  elle,  resta  étendue 
jusqu'au  soir. 

Ce  que  lui  avait  dit  Nekhludov  avait  réveillé  en  elle 
la  vision  d'un  monde  où  elle  avait  souffert  et  dont  elle 
était  sortie,  et  qu'elle  s'était  mise  à  haïr,  et  qu'elle 
croyait  avoir  oublié  à  jamais.  Maintenant  cet  oubli  où 
elle  avait  vécu  s'était  dissipé  ;  mais,  d'autre  part,  le  clair 
souvenir  du  passé  lui  était  insupportable.  Vers  le  soir, 
elle  acheta  de  nouveau  une  demi-bouteille  d'eau-de-vie 
et  la  vida  avec  ses  compagnes. 


III 


«  Voilà  donc  ce  qui  en  est  !  »  se  disait  machinale- 
ment Nekhludov,  en  suivant  les  longs  corridors  de  la 
prison. 


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222  RÉSURRECTION 

C'était  maintenant  seulement  que,  pour  la  première 
fois^  il  se  rendait  compte  de  Fétendue  de  sa  faute.  S'il 
n'avait  pas  essayé  de  racheter  sa  faute,  de  la  réparer, 
jamais  il  n'en  aurait  senti  toute  l'étendue  ;  et  elle  non 
plus,  Katucha,  jamais  elle  n'aurait  senti  l'immensité  du 
mal  qu'il  lui  avait  fait!  Pour  la  première  fois  tout  cela 
venait  au  jour,  dans  son  horreur. 

Jusque-là,  Nekhludov  s'était  amusé  à  s'attendrir  sur 
lui-même  ;  son  expiation  lui  était  apparue  comme  un  jeu; 
mais  à  présent  il  éprouvait  une  véritable  épouvante. 
Abandonner  cette  femme,  c'était  désormais  pour  lui 
chose  impossible;  mais  ce  qui  pourrait  sortir  de  ses 
relations  avec  elle,  il  ne  parvenait  pas  à  l'imaginer. 

Devant  la  porte  de  la  prison,  il  vit  s'approcher  de  lui 
un  gardien,  un  homme  de  mine  souiltioise  et  déplai- 
sante, avec  un  type  juif  très  marqué.  Mystérieusement, 
le  gardien  lui  glissa  un  papier  dans  la  main. 

—  Voici  pour  Votre  Excellence  !  —  murmura-t-il.  — 
C'est  une  lettre  d'une  certaine  personne*.* 

—  De  quelle  personne  ? 

—  Que  Votre  Excellence  prenne  la  peine  de  lire,  elle 
verra  !  Une  prisonnière  de  la  section  de  politique.  C'est 
moi  qui  les  garde.  Alors  voilà,  elle  m'a  prié...  c'est  dé- 
fendu, mais  par  humanité...  ajouta  le  gardien  d'un  ton 
hypocrite. 

Un  peu  surpris  de  voir  un  gardien  se  charger  d'une 
pareille  commission,  Nekhludov  mit  le  papier  dans  sa 
poche  et,  dès  qu'il  fut  sorti  de  la  prison,  il  s'empressa 
de  le  lire.  On  y  avait  écrit  au  crayon,  à  la  hâte,  les  mots 
suivants  : 

«  Ayant  appris  que  vous  venez  dans  la  prison  et^  que 
vous  portez  intérêt  à  une  détenue  de  la  section  criminelle, 
je  désirerais  vivement  m'entre  tenir  avec  vous.  Demandez 
l'autorisation  de  me  voir.  On  vous  l'accordera,  et  je  vous 
dirai  bien  des  choses  importantes  et  pour  votre  protégée 
et  pour  notre  groupe.  Votre  reconnaissante  :  Véra  Bogo- 

DOUCHOVSKA.  » 

«  Bogodouchovska  I  Où  ai-je  déjà  entendu  ce  nom-là!» 
se  demanda  Nekhludov,  encore  tout  remué  du  souvenir 

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RÉSURRECTION  223 

de  son  entretien  avec  Katucha.  —  Ah  I  oui,  je  me  rap- 
pelle 1  La  fille  du  diacre,  pendant  la  chasse  à  Tours  !  » 

Véra  Bogodouchovska  était  institutrice  dans  un  vil- 
lage du  gouvernement  de  Novgorod  lorsque  Nekhlu- 
dov  était  venu  dans  ce  village,  avec  des  amis,  pour 
une  chasse  à  Tours.  L'institutrice  avait  demandé  au 
jeune  homme  de  lui  donner  de  Targent  pour  qu'elle  pût 
quitter  Bon  école  et  aller  étudier  à  TUniversité.  Nekhlu- 
dov  lui  avait  donné  la  somme  qu'elle  voulait,  et  jamais, 
depuis  lors,  il  n'en  avait  plus  entendu  parler.  Voici 
maintenant  que  cette  personne  lui  réapparaissait  sous  la 
forme  d'une  détenue  politique,  et  qu'elle  lui  promettait 
de  lui  révéler  des  choses  intéressantes  sur  la  Maslova  ! 

Comme  tout  était  simple  et  léger,  alors,  et  comme 
maintenant  tout  était  lourd  et  compliqué!  Nekhludov 
eut  un  vrai  soulagement  à  se  rappeler  le  jour  où  il  avait 
rencontré  la  Bogodouchovska. 

C'était  la  veille  du  carnaval,  dans  un  village  perdu,  à 
soixante  verstes  du  chemin  de  fer.  La  chasse  avait  été 
très  heureuse.  On  avait  tué  deux  ours,  on  avait  parfai- 
tement dîné,  et  Ton  s'apprêtait  à  repartir,  lorsque  le 
patron  de  la  petite  auberge  était  venu  dire  que  la  fille  du 
diacre  demandait  à  voir  le  prince  Nekhludov. 

—  .Tolie  ?  —  avait  demandé  Tun  des  chasseurs. 

—  C'est  ce  que  nous  allons  voir, —  avait  répondu  Ne- 
khludov. Puis,  reprenant  sa  mine  la  plus  sérieuse,  il 
s'était  levé  de  table,  s'était  essuyé  la  bouche,  et  était 
sprti,  n'imaginant  pas  ce  que  pouvait  lui  vouloir  une 
fille  de  diacre. 

Dans  la  chambre  voisine  se  tenait,  vêtue  d'une  gros- 
sière pelisse  de  paysanne,  mais  la  tête  coiffée  d'un  cha- 
peau de  feutre,  une  jeune  fîUe  maigre  et  osseuse,  avec 
un  long  visage  sans  grâce,  où  seuls  les  yeux  avaient 
quelque  beauté. 

—  Voici  le  prince,  Véra  Efremovna!  —  avait  dit 
Taubergiste. 

Et  il  les  avait  laissés  seuls  dans  la  chambre. 

—  En  quoi  puis-je  vous  servir?  —  avait  demandé 
Nekhludov. 

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224  RÉSURRECTION 

—  Je...  Ji^...  Voyez-vous,  vous  êtes  riche,  vous  dé- 
pensez votre  argent  à  vous  amuser,  à  chasser  !  Je  sais 
cela,  avait  repris  la  jeune  fille  avec  un  peu  d'embarras, 
et  moi  je  ne  désire  qu'une  chose,  je  ne  désire  que  me 
rendre  utile  aux  autres.  Et  je  ne  peux  rien,  parce  que  je 
ne  sais  rien  ! 

Ses  yeux  étaient  pleins  de  franchise;  et  tout  son 
visage  exprimait  un  tel  mélange  de  résolution  et  de 
timidité  que  Nekhludov,  comme  cela  lui  arrivait  souvent, 
s'était  tout  de  suite  mis  à  sa  place,  Tavait  comprise,  et  en 
avait  eu  pitié. 

—  Eh  bien!  que  puis-je  faire  pour  vous? 

—  Je  suis  institutrice  ici  ;  je  voudrais  aller  à  FUni- 
versité,  et  on  ne  me  laisse  pas  y  aller.  Ou  plutôt  ce  n'est 
pas  qu'on  ne  me  laisse  pas  y  aller,  mais  il  faut  de  l'ar- 
gent. Donnez-moi  de  l'argent  !  Quand  j'aurai  fini  mes 
cours,  je  vous  le  rendrai  !  Je  me  dis  :  «  Les  gens  riches 
tuent  des  ours,  enivrent  des  moujiks,  et  tout  cela  est  ' 
mal;  pourquoi  ne  feraient-ils  pas  aussi  un  peu  de  bien?» 
Je  n'ai  besoin  que  de  80  roubles.  Si  vous  ne  voulez  pas, 
peu  importe!... 

—  Mais,  au  contraire,  je  vous  suis  reconnaissant  de 
l'occasion  que  vous  m'offrez.  Tout  de  suite  je  vais  vous 
apporter  l'argent  ! 

Nekhludov  était  rentré  dans  la  salle  à  manger.  Sans 
répondre  aux  plaisanteries  de  ses  camarades,  il  était 
allé  prendre  son  sac,  en  avait  retiré  quatre  billets  de 
vingt  roubles,  et  les  avait  portés  à  l'institutrice. 

—  Je  vous  en  prie,  —  lui  avait-il  encore  répété, — ne 
me  remerciez  pas;  c'est  moi  seul  qui  vous  dois  des  re- 
merciements ! 

Nekhludov  avait  maintenant  grand  plaisir  à  se  rap- 
peler tout  cela.  Il  avait  grand  plaisir  à  se  rappeler  com- 
ment il  avait  failli  se  prendre  de  querelle  avec  un  de  ses 
camarades  qui  avait. voulu  tourner  l'aventure  en  plaisan- 
terie, comment  un  autre  de  ses  camarades  l'avait  ap- 
prouvé, et  comment  toute  la  chasse  avait  été  heureuse 
et  gaie,  et  comment  il  s'était  senti  joyeux,  la  nuit,  en 
revenant  du  village  à  la  station  du  chemin  de  fer.  Les 

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RÉSURRECTION  225 

tratneaux  glissaient  par  paires,  sans  bruit,  le  long  de  la 
route,  entre  les  sapins  tout  couverts  de  neige.  Dans 
l'obscurité  brillaient,  d'une  jolie  lumière  rouge,  les  ciga- 
rettes allumées.  Le  garde-chasse  Ossip  courait  d'un 
traîneau  à  l'autre,  s'enfonçant  dans  la  neige  jusqu'aux 
genoux  ;  il  parlait  aux  chasseurs  des  clans  qui,  dans  cette 
saison,  erraient  dans  le  bois,  se  nourrissant  de  l'écorce 
des  trembles;  et  il  leur  parlait  aussi  des  ours  qui,  à 
cette  heure,  se  reposaient  au  chaud  dans  leurs  profondes 
tanières. 

Nekhludov  se  rappelait  tout  cela,  mais  surtout  il  se 
rappelait  la  délicieuse  impression  qui  lui  venait  alors  de 
la  conscience  de  sa  santé,  de  sa  force,  et  de  son  insou- 
ciance. 

«  Une  légère  pelisse,  un  air  froid  et  sec,  la  neige 
fouettant  le  visage.  Chaud  au  corps,  frais  au  visage,  et 
dans  l'âme  ni  soucis,  ni  remords,  ni  craintes,  ni  désirs  ! 
Comme  c'était  bon  !  Et  maintenant  !  Dieu  !  comme  tout 
maintenant  est  difficile  et  pénible  !  » 

Evidemment  Véra  Efremovna  était  devenue  une  révo- 
lutionnaire et  s'était  fait  mettre  en  prison  pour  ses  opi- 
nions. Nekhludov  décida  qu'il  demanderait  à  la  voir. 
Peut-être  lui  dirait-elle,  en  effet,  quelque  chose  d'inté- 
ressant sur  les  moyens  d'adoucir  le  sort  de  la  Maslova. 


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CHAPITRE  XV 


A  son  réveil,  le  lendemain  matin,  Nekhludov  revit  d'un 
seul  coup  tout  ce  qui  lui  était  arrivé  le  jour  précédent; 
et,  de  nouveau,  l'épouvante  s'empara  de  lui. 

Mais  il  avait  beau  être  épouvanté  :  il  se  sentait  plus 
résolu  que  jamais  à  poursuivre  l'œuvre  entreprise,  quelles 
qu'en  fussent  les  conséquences. 

C'est  dans  cette  disposition  que,  vers  neuf  heures,  il 
sortit  de  chez  lui  pour  se  rendre  chez  le  vice-gouverneur 
Masiinnikov.  11  voulait  lui  demander  l'autorisation  de 
s'entretenir,  dans  la  prison,  non  seulement  avec  la  Mas- 
lova,  mais  aussi  avec  le  fils  de  cette  vieille  dont  la  Mas- 
lova  lui  avait  parlé.  Et  puis,  il  y  avait  encore  la  créature 
qui  lui  avait  écrit  la  veille,  la  Bogodouchovska  :  celle-là 
aussi,  il  essaierait  d'obtenir  l'autorisation  de  la  voir. 

Nekhludov  connaissait  depuis  longtemps  Masiinnikov. 
Il  l'avait  connu  au  régiment,  où  le  futur  vice-gouverneur 
était  trésorier-payeur.  C'était  alors  un  honnête  et  cons- 
ciencieux officier,  ne  voyant  et  ne  voulant  voir  rien 
d'autre  au  monde  que  son  régiment  et  la  famille  impé- 
riale. Il  avait  ensuite  quitté  l'armée  pour  l'administra- 
tion, sur  les  instances  de  sa  femme,  personne  très  riche 
et  très  adroite,  qui  rêvait  pour  lui,  dans  le  service  civil, 
un  avancement  plus  brillant. 

Cette  femme  se  moquait  de  son  mari  et  le  cajolait,  le 
traitant  comme  un  petit  chien  apprivoisé.  Nekhludov 
était  allé  lui  faire  visite  l'hiver  précédent  ;  mais  il  l'avait 
jugée  si  dénuée  d'intérêt  que  jamais,  depuis,  il  n'était 
retourné  chez  elle. 

11  retrouva  Masiinnikov  exactement  pareil  à  ce  qu'il 

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RÉSURRECTION  227 

l'avait  toujours  connu.  C'était  toujours  le  même  visage 
gras  et  vide,  la  même  corpulence,  la  même  mise  d'une 
élégance  exagérée.  Au  régiment,  Maslinnikov  portait 
un  uniforme  militaire  d'une  propreté  irréprochable, 
coupé  à  la* dernière  mode  et  lui  sanglant  le  dos  et  la 
poitrine  :  il  portait  maintenant  un  uniforme  civil  d'une 
propreté  irréprochable,  coupé  à  la  dernière  mode,  ser- 
rant son  gros  corps  et  faisant  saillir  sa  large  poitrine. 
La  vue  de  Nekhludov  le  remplit  de  joie. 

—  A  la  bonne  heure  !  voilà  qui  est  gentil  à  toi,  d'être 
venu  !  Je  vais  te  conduire  chez  ma  femme.  Cela  se  trouve 
à  merveille,  j'ai  précisément  dix  minutes  à  moi  avant  la 
séance.  Mon  chef  est  absent.  C'est  moi  qui  fais  fonction 
de  gouverneur!  —  dit-il  en  se  rengorgeant,  avec  une 
satisfaction  qu'il  ne  parvenait  pas  à  cacher. 

—  C'est  que...  je  suis  venu  te  voir  pour  affaire. 

—  Hein  ?  — fit  Maslinnikov,  en  prenant  tout  d'un  coup 
une  mine  et  un  ton  de  voix  plus  sévères. 

—  Eh  bien  !  voici.  Dans  la  vieille  prison  du  gouver- 
nement il  y  a  une  personne  à  qui  je  m'intéresse  beau- 
coup {au  mot  de  «  prison  »  le  visage  de  Maslinnikov 
se  fit  encore  plus  sévère);  et' je  voudrais  bien  avoir  l'au- 
torisation de  m'entretenir  avec  elle  ailleurs  qu'au  parloir 
commun,  et  en  dehors  des  heures  de  visite.  On  m'a  dit 
que  cela  dépendait  de  toi. 

—  Naturellement,  et  il  va  sans  dire,  mon  cher,  que  je 
n'ai  rien  à  te  refuser!  —  répondit  le  gros  homme  en 
appuyant  ses  deux  mains  sur  les  genoux  de  Nekhludov, 
comme  pour  lui  montrer  sa  condescendance.  —  Et  ce 
que  tu  demandes  n'a  pour  moi  rien  d'impossible,  car, 
vois-tu  ?  je  suis  calife,  pour  l'instant  ! 

—  Ainsi,  tu  peux  me  donner  un  papier  qui  me  per- 
mette de  la  voir  à  toute  heure  ? 

—  C'est  une  femme? 

—  Oui. 

—  Et  qui  est-elle  ? 

—  Condamnée  aux  travaux  forcés.  Mais  elle  a  été 
condamnée  injustement. 

—  Ah  l   voilà    bien    les   Jurés^    ils   n'en    font    pas 

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228  RÉSURRECTION 

cT autres  M  —  dit  Maslinnikov,  se  mettant  tout  d'un  coup» 
sans  Fombre  d'un  motif,  à  parler  français. 

—  Je  sais,  —  reprit-il,  —  que  nous  ne  sommes  pas 
d'accord  sur  ce  sujet  :  mais  que  faire,  c^est  mon  opinion 
bien  arrêtée!  Tandis  que  toi,  sans  doute,  tu  es  toujours 
libéral  ? 

Nekhludov  se  demanda,  une  fois  de  plus,  quel  rapport 
pouvait  exister  entre  une  opinion  politique,  comme  le 
libéralisme,  et  le  fait  d'exiger,  pour  un  accusé,  le  droit 
de  se  défendre,  ou  le  fait  de  ne  pas  admettre  qu'on  ait  le 
droit  de  tourmenter  et  de  battre  même  les  pires  crimi- 
nels, ou  encore  le  fait  de  préférer  tel  mode  de  jugement 
à  tel  autre. 

—  Je  ne  sais  pas  si  je  suis  libéral  ou  non,  —  répon- 
dit-il à  Maslinnikov,  —  mais  je  sais  que  notre  justice 
d'à  présent,  avec  tous  ses  défauts,  vaut  encore  mieux 
que  celle  d'autrefois. 

—  T'es-tu  adressé  à  un  avocat? 

—  Oui,  à  Faïnitzin  ! 

A  ce  nom,  Maslinnikov  fit  une  grimace. 

—  Quelle  fâcheuse  idée  de  t'adresser  à  celui-là  ! 

Le  vice-gouverneur  ne  pouvait  pas  oublier  que  Faï- 
nitzin, l'année  précédente,  l'avait  forcé  à  comparaître 
dans  un  procès,  en  qualité  de  témoin,  et  que,  durant 
une  demi-heure,  il  avait  très  poliment  amusé  la  salle  à 
ses  dépens. 

—  Je  ne  t'aurais  pas  conseillé  d'avoir  affaire  à  lui  ! 
C'est  un  homme  taré! 

—  J'ai  encore  quelque  chose  à  te  demander,  —  dit 
Nekhludov  sans  paraître  l'entendre.  —  J'ai  connu  autre- 
fois une  jeune  fille,  une  institutrice...  La  malheureuse 
se  trouve,  aujourd'hui,  elle  aussi,  en  prison,  et  m'a  fait 
savoir  qu'elle  voudrait  me  parler.  Peux-tu  me  donner 
également  une  autorisation  pour  elle? 

Maslinnikov  pencha  légèrement  la  tête  sur  le  côté  et 
réfléchit  un  instant. 

—  Dans  quelle  section,  ton  institutrice  ? 

1.  Les  mots  en  italiques  sont  en  français  dans  le  texte. 

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I 


RÉSURRECTION  229 

—  On  m'a  dit  qu'elle  était  dans  la  section  politique. 

—  C'est  que,  vois-tu,  le  droit  de  faire  visite  aux 
détenus  politiques  n'est  accordé  qu'aux  parents!  Mais 
écoute  !  Je  vais  te  donner  une  autorisation  générale.  Je 
sais  que  tu  n'en  abuseras  pas. . .  Et  comment  est-elle,  ta 
protégée  ?  Jolie  ? 

—  Affreuse- 

Maslinnikov  secoua  la  tête  d'un  air  de  désapprobation  ; 
puis  il  se  retourna  vers  son  bureau,  prit  une  feuille  à 
en-tête  imprimé,  et  se  mit  à  écrire. 

—  Tu  verras  le  bel  ordre  qui  règne  dans  la  prison! 
Et  ce  n'est  pas  chose  commode  d'y  maintenir  l'ordre, 
surtout  maintenant  où  les  salles  sont  encombrées,  et  où 
nous  avons  beaucoup  de  forçats  !  Mais  je  veille  sévère- 
ment à  tout;  cela  m'intéresse  beaucoup.  Tu  verras 
comme  tout  est  bien  arrangé,  et  comme  tout  le  monde 
est  content  !  L'essentiel,  avec  ces  gens-là,  est  de  savoir 
les  prendre.  Ainsi,  ces  temps  derniers,  il  y  a  eu  un 
petit  désagrément  :  un  cas  d'insoumission.  Tout  autre, 
à  ma  place,  aurait  considéré  cela  comme  une  révolte,  et 
aurait  fait  du  malheur.  Tandis  qu'avec  moi  tout  s'est 
fort  bien  passé. 

—  Ce  qu'il  faut,  —  reprit-il  en  allongeant  hors  de  sa 
manchette  aux  boutons  dorés  sa  grosse  main,  où  brillait 
l'énorme  chaton  bleu  d'une  bague,  —  ce  qu'il  faut,  c'est 
d'avoir  à  la  fois  de  l'indulgence  et  de  l'autorité  !  Oui, 
l'indulgence  et  l'autorité,  tout  est  là  ! 

—  Je  ne  me  connais  guère  à  tout  cela  !  —  répondit 
Nekhludov.  —  Je  ne  suis  allé  que  deux  fois  dans  la 
prison,  et  j'avoue  que  j'y  ai  eu  une  impression  tout  à  fait 
lamentable. 

—  Sais- tu  quoi?  Tu  devrais  aller  voir  la  comtesse 
Passek.  Vouo  vous  entendriez  à  merveille.  Elle  s'est 
vouée  tout  entière  à  ce  genre  d'œuvres.  Elle  fait  beau- 
coup de  bien.  Grâce  à  elle,  —  et  aussi  grâce  à  moi,  je 
peux  l'avouer  sans  fausse  modestie,  —  tout  le  régime 
de  nos  prisons  a  été  transformé.  Rien  n'y  subsiste  plus 
des  horreurs  du  régime  ancien;  et  les  prisonniers, 
désormais,  sont  vraiment  très  heureux.  Tu  verras  cela... 

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230  RÉSURRECTION 

Mais  quelle  idée  de  t'adresser  à  ce  Faïnitzin  !  Je  ne  le 
connais  pas  personnellement  ;  nos  situations  sociales,  à 
lui  et  à  moi,  ne  sont  pas  faites  pour  nous  mettre  en  rap- 
port ;  mais  je  sais  de  source  sûre  que  c'est  un  sot.  Sans 
compter  qu'il  se  permet  de  dire,  en  plein  tribunal,  des 
choses... 

—  Je  te  remercie  infiniment  de  ton  obligeance!  — 
fit  Nekhludov  en  prenant  la  feuille  que  venait  d'écrire  le 
vice-gouverneur. 

Et  il  se  leva  pour  sortir. 

—  Et  maintenant,  allons  chez  ma  femme  ! 

—  Hélas  !  Excuse-moi  près  d'elle,  impossible  aujour- 
d'hui ! 

—  Elle  ne  me  pardonnerait  pas  de  t'avoir  laissé  par- 
tir !  —  répondit  Maslinnikov,  en  reconduisant  son  ancien 
camarade  jusqu'aux  marches  de  l'escalier,  honneur  qu'il 
faisait  non  pas  en  vérité  à  ses  visiteurs  de  première 
importance  (car,  pour  ceux-là,  il  descendait  jusqu'au 
bas  des  marches),  mais  à  ceux  qui  venaient,  au  point 
de  vue  de  l'importance,  immédiatement  après  les  pre- 
miers. —  Allons,  un  bon  mouvement!  Rien  que  pour 
une  minute  ! 

Mais  Nekhludov  resta  inflexible.  Et  quand  Maslinni- 
kov le  vit  parvenu  au  bas  de  Tescalier,  où  deux  valets 
s'empressaient  autour  de  lui,  lui  présentant  son  man- 
teau et  sa  canne,  il  lui  cria,  familièrement  : 

—  Hé  !  bien,  alors,  viens  sans  faute  jeudi  !  C'est  le 
jour  de  ma  femme  ;  je  lui  annoncerai  ta  visite  ! 

Et  il  rentra  dans  son  cabinet. 


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CHAPITRE  XVI 


Au  sortir  de  chez  Maslinnikov,  Nekhludov  se  fit  con- 
duire tout  droit  à  la  prison.  Il  dit  aux  gardiens  qu'il 
voulait  parler  au  directeur  ;  et  en  effet,  aussitôt  entré,  il 
se  dirigea  vers  l'appartement  de  ce  fonctionnaire. 
.  De  nouveau,  comme  la  première  fois  qu'il  était  venu 
dans  la  prison,  il  entendit,  en  s'approchant,  les  sons  d'un 
mauvais  piano.  Au  lieu  de  la  Rapsodie  de  Liszt,  on  jouait 
à  présent  une  Etude  de  Clementi  ;  mais  c'était  toujours 
le  même  excès  de  vigueur,  la  même  précision  mécanique, 
la  même  rapidité. 

La  servante  qui  vint  ouvrir  à  Nekhludov  dit  que  «  le 
capitaine  »  était  chez  lui,  et  l'introduisit  dans  un  petit 
salon  meublé  d'un  divan,  d'une  table,  de  trois  chaises, 
et  d'une  énorme  lampe  avec  un  abat-jour  de  carton  rose. 
Un  instant  après,  le  directeur  lui-même  entra,  avec  son 
visage  fatiguié  et  chagrin. 

—  Tous  mes  respects,  prince.  En  quoi  puis-je  vous 
servir  ?  —  demanda-t-il  en  achevant  de  boutonner  son 
uniforme. 

—  Je  suis  allé  chez  le  vice-gouverneur,  et  voici  l'au- 
torisation qu'il  m'a  donnée  !  —  répondit  Nekhludov.  —  Je 
voudrais  voir  la  Maslova. 

—  La  Markova?  —  demanda  le  directeur,  que  la 
musique  avait  empêché  de  bien  entendre  le  nom. 

—  La  Maslova. 

—  Ab  !  oui,  je  sais  ! 

Le  directeur  se  leva  et  s'avança  vers  là  porte,  d'où 
venaient  les  roulades  <Je  Clementi. 

—  Par  pitié,  Maroussia,  arrête-toi  au  moins  une  mi- 

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â32  RÉSURRECTION 

nute  !  —  dit-il  d'un  ton  qui  signifiait  assez  clairement 
que  cette  musique  était  la  croix  de  sa  vie.  —  On  ne  s'en- 
tend pas  ! 

Le  piano  se  tut,  des  chaises  furent  remuées  d'un  mou- 
vement de  mauvaise  humeur,  et  quelqu'un  entr'ouvrit  la 
porte  pour  jeter  un  coup  d'œil  dans  le  salon. 

Visiblement  soulagé  par  l'arrêt  de  la  musique,  le  direc- 
teur tira  d'un  étui  une  grosse  cigarette,  et  en  offrit  une 
à  Nekhludov. 

—  Puis-je  voir  la  Maslova  ? 

—  Qu'est-ce  que  tu  viens  faire  ici,  toi  ?  —  demanda  le 
directeur  à  une  fillette  de  cinq  ou  six  ans  qui  s'était  glissée 
dans  le  salon,  et  qui,  sans  quitter  des  yeux  Nekhludov, 
s'efforçait  de  grimper  sur  les  genoux  de  son  père.  *— 
Prends  garde,  tu  vas  tomber  !  —  poursuivit-il,  avec  un 
sourire  indulgent  pour  la  manœuvre  de  l'enfant. 

—  Eh  bien  !  si  c'est  possible,  je  vous  demanderai  de 
me  faire  amener  la  Maslova  !  —  répéta  Nekhludov. 

—  La  Maslova!  C'est  que,  malheureusement,  vous  ne 
pourrez  pas  la  voir  aujourd'hui  ! 

—  Et  pourquoi  ? 

—  Ecoutez,  c'est  bien  sa  faute  !  —  répondit  le  direc- 
teur avec  un  léger  sourire.  —  Prince,  croyez-moi,  ne  lui 
donnez  plus  d'argent  !  Si  vous  voulez,  remettez-moi  de 
l'argent  pour  elle,  tout  ce  que  vous  me  remettrez  sera  à 
elle...  Mais  voilà  ce  que  c'est  :  hier,  sans  doute,  vous  lui 
avez  donné  de  l'argent,  et  voilà  qu'elle  s'est  procuré  de 
r eau-de-vie,  —  jamais  vous  ne  déracinerez  ce  mal-là  !  — 
et  aujourd'hui  elle  s'est  trouvée  tout  à  fait  ivre,  de  sorte 
qu'elle  a  fait  du  tapage  ! 

—  Et  alors? 

—  Alors  on  a  été  forcé  de  la  punir  :  on  Ta  transportée 
dans  une  autre  salle.  C'est  d'ailleurs,  en  temps  ordi^ 
naire,  une  détenue  tranquille;  mais,  je  vous  en  prie,  ne 
lui  donnez  plus  d'argent  en  main  !  Si  vous  connaissiez 
comme  moi  cette  espèce  ! 

Nekhludov  revit  en  souvenir  la  scène  de  la  veille,  et 
toute  son  épouvante  lui  revint  de  nouveau. 

—  Et  la  Bogodouchovska,  de  la  section  des  politiques, 

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RÉSURRECTION  233 

est-ce  que  je  pourrais  la  voir  ?  —  demanda-t-il  après 
un  silence. 

—  Parfaitement! 

Le  directeur  prit  par  les  bras  sa  petite  fille,  qui  conti- 
nuait à  dévisager  Nekhludov,  la  fit  doucement  sortir 
d'entre  ses  genoux,  et  se  leva  pour  conduire  Nekhludov 
vers  la  prison. 

Il  n'avait  pas  encore  achevé  de  revêtir  son  man- 
teau, dans  l'antichambre,  lorsque  de  nouveau  se  firent 
entendre,  sèchement  rythmées,  les  roulades  de  Clementi. 

—  Elle  était  au  Conservatoire  ;  mais  il  y  a  eu  des 
désordres,  on  a  congédié  les  élèves  !  —  dit  le  directeur 
en  descendant  l'escalier.  —  Elle  a  des  dispositions  !  Elle 
voudrait  jouer  dans  les  concerts  ! 

Nekhludov  et  le  directeur  se  dirigèrent  vers  le  bureau. 
Toutes  les  portes,  en  un  clin  d'œil,  s'ouvrirent  sur  leur 
passage.  Dans  le  corridor,  quatre  forçats,  qui  portaient 
des  seaux,  les  rencontrèrent  ;  et  Nekhludov  les  vit  trem- 
bler en  apercevant  le  directeur.  L'un  d'eux,  en  particu- 
lier, baissa  la  tête  et  prit  un  air  méchant,  et  ses  yeux 
noirs  s'allumèrent  soudain. 

—  Evidemment  le  talent  doit  être  encouragé,  on  n'a 
pas  le  droit  de  l'entraver  ;  mais,  dans  un  petit  apparte- 
ment comme  le  nôtre,  voyez-vous,  ce  piano  qui  n'arrête 
pas,  c'est  souvent  pénible  !  —  poursuivit  le  directeur 
sans  faire  aucune  attention  à  ses  prisonniers. 

Et,  traînant  ses  jambes  lasses,  il  conduisit  Nekhludov 
dans  la  grande  salle. 

—  Comment  s'appelle  la  détenue  que  vous  voulez  voir? 
—  demanda-t-il. 

—  Bogodouchovska! 

—  Elle  est  dans  l'autre  bâtiment,  avec  les  politiques. 
Il  faudra  que  vous  ayez  l'obligeance  d'attendre  un  peu. 
Je  vais  l'envoyer  chercher. 

—  Ne  pourrais-je  pas,  en  attendant,  voir  le  prisonnier 
Menchov,  condamné  pour  iucendie  ? 

—  Celui-là  est  en  cellule.  Voulez-vous  aller  le  voir 
dans  sa  cellule  ? 

—  Mais  oui,  cela  m'intéressera  1 

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234  RÉSURRECTION 

—  Oh!  VOUS  verrez,  il  n'y  a  là  rien  de  bien  intéressant! 
Au  môme  instant  entra  dans  la  salle  Télégant  sous- 
directeur. 

—  Conduisez  le  prince  dans  la  cellule  de  Menchov  ! 
lui  dit  son  chef,  — puis  vous  le  ramènerez  au  bureau.  Et 
moi,  pendant  ce  temps,  je  vais  faire  appeler  la  Bogo- 
douchovska. 

—  Voudriez-vous  avoir  la  bonté  de  me  suivre  ?  —  dit  le 
sous-directeur  à  Nekhludov,  avec  un  sourire  aimable.  — 
Vous  vous  intéressez  à  notre  établissement? 

—  Oui,  mais  je  m'intéresse  surtout  à  ce  Menchov, 
qui,  à  ce  qu'on  m'a  dit,  est  innocent  du  criiùe  qu'on  lui 
a  reproché. 

Le  jeune  blondin  haussa  les  épaules. 

—  Cela  arrive  !  —  dit-il  tranquillement  après  s'être 
arrêté,  par  politesse,  pour  laisser  Nekhludov  entrer  le 
premier  dans  un  large  corridor,  d'une  puanteur  infecte. 
—  Mais  souvent  aussi  ils  mentent Après  vous  ! 

Les  portes  des  chambres  étaient  ouvertes,  et  plusieurs 
détenus  se  tenaient  dans  le  corridor.  Le  sous-directeur, 
en  passant,  répondait  distraitement  au  salut  des  gar- 
diens et  ne  prenait  pas  même  la  peine  de  répondre  à 
celui  des  détenus,  dont  quelques-uns,  du  reste,  en  le 
voyant,  se  glissaient  dans  leurs  chambres,  tandis  que 
d'autres  s'arrêtaient  et  restaient  immobiles,  respectueu- 
sement, les  mains  à  la  couture  du  pantalon. 

Le  sous-directeur  fit  traverser  à  Nekhludov  tout  le 
grand  corridor,  et,  par  une  porte  de  fer,  l'introduisit 
dans  un  second  corridor,  plus  étroit,  plus  sombre,  et 
d'une  puanteur  encore  plus  affreuse. 

Sur  ce  corridor  donnaient,  des  deuxxîôtés,  des  portes 
fermées  à  clé  et  percées  de  petits  judas.  Ce  second  cor- 
ridor était  vide  ;  seul  un  gardien  s'y  promenait  de  long 
en  large,  un  vieux  gardien  au  visage  triste  et  hargneux. 

—  Menchov?  Dans  quelle  cellule? 

—  La  huitième  à  gauche. 

—  Et  toutes  ces  cellules-ci  sont  occupées  ?  —  demanda 
Nekhludov. 

—  Toutes,  excepté  une  seule  ! 

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RÉSURRECTION  235 


II 


Nekhludov  s'approcha  de  Tune  des  portes. 

— Puis-je  regarder?  —  demanda-t-il  à  son  compagnon. 

—  A  votre  aise  !  —  répondit  celui-ci  avec  son  sourire 
aimable;  et  il  se  mit  à  causer  avec  le  gardien. 

Nekhludov  tira  le  couvercle  du  judas  et  colla  son  œil 
contre  la  petite  lucarne.  Dans  la  cellule  était  enfermé 
un  jeune  homme  de  haute  taille.  Il  marchait  à  travers 
la  pièce,  d'un  pas  rapide,  vêtu  seulement  d'une  che- 
mise. En  entendant  du  bruit,  il  leva  la  tête,  jeta  un 
coup  d'œil  sur  la  porte,  fronça  les  sourcils  ;  puis  il 
reprit  sa  marche. 

Nekhludov  s'arrêta  devant  une  autre  cellule.  Son 
regard  rencontra  le  regard  étrange  et  inquiétant  d'un 
grand  œil  noir  collé  au  judas,  de  l'autre  côté.  11  se  hâta 
de  refermer  le  couvercle.  Dans  une  troisième  cellule,  il 
vit  un  petit  homme  qui  dormait  sur  un  lit,  les  jambes 
repliées,  la  tête  recouverte.  Dans  la  cellule  suivante,  un 
prisonnier  était  assis,  la  tète  baissée,  les  coudes  appuyés 
sur  les  genoux.  En  entendant  le  judas  s'ouvrir,  cet 
homme  releva  la  tête  et  la  tourna  machinalement  vers 
la  porte  ;  mais  tout  son  pâle  visage,  et  en  particulier  ses 
yeux  caves,  montrait  clairement  que  peu  lui  importait  de 
savoir  qui  venait  regarder  dans  sa  cellule.  Qui  que  ce 
fût  qui  regardât  le  malheureux,  évidemment  celui-ci 
n'attendait  plus  aucun  bien  de  personne. 

La  vue  de  ce  visage  désespéré  fit  peur  à  Nekhludov. 
Il  n'eut  plus  le  courage  de  regarder  dans  les  autres  cel- 
lules, et  alla  tout  droit  à  celle  de  Menchov. 

Le  gardien  ouvrit  la  porte,  fermée  à  double  tour.  Nekh- 
ludov aperçut  un  jeune  homme  musculeux,  avec  un  long 
cou,  une  petite  barbiche,  et  de  bons  yeux  ronds,  qui, 
debout,  près  de  sa  couchette,  s'empressait  de  revêtir  sa 
veste  d'un  air  effrayé.  Ses  bons  yeux  ronds,  avec  up 
mélange  d'étonnement  et  d'inquiétude,  couraient,  san^i 

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236  RÉSURRECTION 

s'arrêter,   de  Nekhludov  au  sous-directeur  et  inverse- 
ment. 

—  Voici  UQ  Monsieur  qui  veut  te  questionner  sur  ton 
affaire  ! 

—  Oui,  on  m'a  parlé  de  vous!  —  dit  Nekiiludov, 
s'avançant  au  fond  de  la  chambre  et  se  plaçant  près 
de  la  fenêtre  grillée.  —  Je  voudrais  entendre  de  votre 
bouche  le  récit  de  ce  qui  vous  est  arrivé.  '^ 

Menchov  s'approcha,  lui  aussi,  de  la  fenêtre,  et 
commença  aussitôt  son  récit.  11  parlait  d'abord  avec 
timidité,  en  lançant  des  regards  inquiets  sur  le  sous- 
directeur;  mais  peu  à  peu  il  s'enhardit,  et  quand  le 
sous-directeur  sortit  de  la  cellule  pour  rejoindre  le  gar- 
dien dans  le  corridor,  sa  timidité  disparut  tout  à  fait. 

Il  avait  le  langage  et  les  manières  d'un  honnête  et 
simple  paysan,  et  Nekhludov  éprouvait  une  impression 
-singulière  à  trouver  ce  brave  petit  moujik  sous  un  cos- 
tume de  prison,  dans  une  sombre  cellule.  Tout  en 
l'écoutant,  il  considérait  le  lit  de  toile  avec  son  matelas 
de  paille,  la  fenêtre  sale  avec  son  lourd  grillage  de  fer, 
les  murs  tachés  d'humidité,  et  le  misérable  visage  et 
les  formes  amaigries  de  cet  homme,  si  évidemment  né 
pour  une  libre  vie  de  travail  au  plein  air  des  champs;  et 
sans  cesse  il  se  sentait  plus  triste,  et  il  se  refusait  à 
croire  que  ce  que  lui  racontait  le  malheureux  fût  vrai, 
tant  il  avait  d'horreur  à  penser  qu'on  eût  pu  vraiment 
arracher  un  homme,  sans  motif,  à  sa  vie  normale,  l'ac- 
coutrer d'une  veste  de  prisonnier,  et  l'enfermer  dans  ce 
sinistre  endroit.  Mais,  d'autre  part,  il  avait  plus  d'hor- 
reur encore  à  penser  que  ce  naïf  récit,  fait  de  cette  voix 
simple  et  franche,  avec  ce  bon  regard,  pût  être  une 
invention  et  une  tromperie. 

Le  prisonnier  disait  que,  tout  de  suite  après  son 
mariage,  le  cabaretier  de  son  village  lui  avait  enlevé  sa 
femme.  11  s'était  adressé  partout  pour  obtenir  justice; 
mais  partout  le  cabaretier  avait  soudoyé  les  autorités 
et  avait  été  renvoyé  indemne.  Un  jour,  Menchov  avait 
ramené  sa  femme  chez  lui,  de  force  :  dès  le  lendemain 
elle  s'était  enfuie.  Alors  il  était  retourné  chez  le  cabare- 

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RÉSURRECTION  237 

tier,  il  avait  réclamé  sa  femme.  Le  cabaretier  lui  avait 
répondu  que  sa  femme  n'était  pas  chez  lui,  après  quoi 
il  lui  avait  ordonné  de  sortir.  Il  n'était  pas  sorti.  Le 
cabaret'er,  avec  Taide  d'un  ouvrier,  Tavait  battu  jus- 
qu'au sang.  Le  lendemain  la  grange  du  cabaretier  avait 
pris  feu.  On  avait  accusé  Menchov  et  sa  mère.  Mais 
Menchov  n'avait  pas  mis  le  feu  :  il  était,  ce  jour-là,  chez 
un  ami. 

—  Et  c'est  vrai,  bien  vrai,  que  tu  n'as  pas  mis  le  feu? 

—  Je  n'y  ai  pas  même  pensé,  Excellence,  pas  même 
pensé  !  C'est  lui,  le  brigand,  bien  sûr,  qui  a  mis  le  feu 
lui-même  !  On  a  dit  qu'il  venait  de  faire  assurer  sa 
grange.  Et  nous,  ma  mère  et  moi,  voilà  qu'on  nous  a 
accusés  de  l'avoir  menacé  de  l'incendie.  Et  c'est  vrai 
que,  ce  jour-là,  quand  je  suis  allé  lui  réclamer  ma  femme, 
je  l'ai  injurié  et  menacé  :  mon  cœur  n'y  tenait  plus. 
Mais  pour  mettre  le  feu,  non,  je  n'ai  pas  mis  le  feu  I  Je 
n'étais  pas  là  quand  le  feu  a  pris  !  C'est  lui  qui  a  mis  le 
feu  exprès,  et  qui  ensuite  nous  a  accusés  ! 

—  C'est  bien  vrai  ? 

—  Aussi  vrai  que  je  parle  devant  Dieu,  Excellence  ! 
Soyez  mon  père  !  —  poursuivit-il  en  s'efforçant  de  s'age- 
nouiller devant  Nekhludov,  —  ayez  pitié  de  moi,  empê- 
chez que  je  périsse  sans  motif  ! 

Et  de  nouveau  ses  lèvres  tremblèrent,  et  il  se  mit  à 
pleurer,  et,  retroussant  sa  veste,  il  essuya  ses  yeux  avec 
la  manche  de  sa  chemise  sale. 

—  Vous  avez  fini  ?  —  demanda  le  sous-directeur. 

—  Ouil  —  répondit  Nekhludov.  Puis,  se  tournant 
vers  Menchov,  avant  de  sortir  : 

—  Allons  !  ne  te  décourage  pas,  nous  ferons  tout  ce 
qui  sera  possible  ! 

Menchov  se  tenait  près  de  l'entrée,  de  sorte  que  le 
gardien,  en  refermant  la  porte,  le  repoussa  à  l'intérieur. 
Mais,  jusqu'à  ce  que  la  porte  fût  entièrement  fermée,  le 
malheureux  s'obstina  à  regarder  par  la  fente. 


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238  RÉSURRECTION 


III 


Le  sous-directeur  fît  de  nouveau  passer  Nekhludov 
par  le  grand  corridor.  C'était  l'heure  du  dîner,  et  toutes 
les  portes  des  salles  étaient  ouvertes.  En  voyant  autour 
de  lui  cette  foule  d'hommes,  tous  vêtus  de  la  même  façon, 
et  qui  tous  le  dévisageaient  avec  curiosité,  Nekhludov 
éprouva  un  bizarre  mélange  de  compassion  pour  ces 
prisonniers,  et  d'étonnement  et  d'horreur  pour  les 
hommes  qui  les  tenaient  ainsi  enfermés,  et  de  honte 
pour  lui-même  qui  assistait  à  tout  cela  d'un  regard  tran- 
quille. De  Tune  des  salles,  sur  son  passage,  plusieurs 
prisonniers  sortirent  et  vinrent  se  placer  devant  lui,  avec 
de  profonds  saluts. 

—  Nous  vous  en  supplions.  Excellence,  daigncB  faire 
en  sorte  qu'on  décide  quelque  chose  à  notre  égard  ! 

—  Je  ne  suis  pas  de  l'administration,  vous  vous  trom- 
pez, je  ne  puis  rien  pour  vous. 

—  N'importe  !  —  reprit  une  voix  mécontente.  — Vous 
pouvez  parler  de  nous  à  quelqu'un  de  l'administration. 
Nous  n'avons  rien  fait,  et  voilà  deux  mois  qu'on  nous 
garde  ici  î 

—  Comment?  Pourquoi?  —  demanda  Nekhludov. 

—  Eh  bien  !  voilà  !  on  nous  a  fourrés  en  prison  !  Il  y 
a  deux  mois  que  nous  sommes  ici,  et  nous-mêmes  ne 
savons  pas  pourquoi  ! 

—  C'est  vrai,  mais  la  chose  est  purement  accidentelle, 
—  dit  le  sous-directeur.  —  On  a  arrêté  tous  ces  gens- 
là  pour  manque  de  passeports,  et  on  devait  les  expédier 
dans  leur  gouvernement;  mais,  dans  leur  gouvernement, 
la  prison  a  brûlé,  de  sorte  qu'on  nous  a  demandé  de  ne 
pas  les  expédier.  Tous  ceux  des  autres  gouvernements 
ont  été  renvoyés,  mais  ceux-là  nous  sommes  forcés  de 
les  garder. 

—  Est-ce  possible?  —  demanda  Nekhludov. 

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RÉSURRECTION  239 

Il  s'approcha  de  la  porte  et  jeta  un  coup  d'œil  dans  la 
salle. 

Un  groupe  d'une  quarantaine  d'hommes,  tous  en 
tenue  de  prison,  entourèrent  Nekhludov  et  le  sous- 
directeur.  Plusieurs  élevèrent  la  voix  en  même  temps. 
Enfin,  Fun  d'eux,  un  robuste  paysan  déjà  grisonnant, 
prit  sur  lui  de  parler  au  nom  de  ses  compagnons.  Il 
expliqua  qu'on  les  avait  mis  en  prison  parce  qu'ils 
n'avaient  pas  de  passeports.  En  réalité,  cependant, 
ils  avaient  des  passeports,  mais  qui  se  trouvaient  péri- 
més depuis  quinze  jours.  Cela  arrivait  tous  les  ans, 
d'avoir  ainsi  des  passeports  périmés,  et  jamais  on  ne 
disait  rien,  tandis  que  cette  fois  on  les  avait  tous  arrê- 
tés, et  depuis  deux  mois  on  les  tenait  en  prison  comme 
des  criminels  ! 

—  Nous  sommes  tous  carrier^,  et  de  la  même  équipe. 
Nous  sommes  venus  tous  ensemble  travailler  par  ici.  On 
dit  que,  dans  notre  gouvernement,  la  prison  a  brûlé.  Mais 
nous  n'en  sommes  pas  cause,  ce  n'est  pas  nous  qui 
l'avons  brûlée.  Pour  l'amour  de  Dieu,  faites  quelque 
chose  pour  nous  ! 

Nekhludov  écoutait  ce  discours  un  peu  distraitement, 
car  son  attention  était  attirée,  malgré  lui,  par  la  vue 
d'un  énorme  pou  gris  qui,  sorti  des  cheveux  du  brave 
carrier,  lui  courait  sur  la  joue. 

—  Est-ce  possible  ?  —  demanda  de  nouveau  Nekhludov 
au  sous-directeur,  en  se  détournant. 

—  Hé  !  que  voulez-vous  ?  La  loi  ordonne  de  les 
réexpédier  dans  leur  gouvernement  pour  y  être  jugés  ! 

Le  sous-directeur  avait  à  peine  fini  de  parler  quand 
un  petit  homme,  se  détachant  du  groupe,  prit  à  son  tour 
la  parole  pour  se  plaindre  de  la  façon  dont  les  gardiens 
les  tourmentaient  sans  motifs. 

—  On  nous  traite  plus  mal  que  des  chiens!...  —  dé- 
dara-t-il.        ^ 

—  Allons  !  allons  !  il  ne  faut  pas  non  plus  abuser  de 
notre  indulgence  !  —  dit  le  sous-directeur.  —  Tais-toi, 
ou,  sans  cela,  tu  sais... 

—  Qu'est-ce  que  j'ai  à  savoir  ?  —  répliqua  le  petit 

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240  RÉSURRECTION 

homme  d*un  accent  désespéré.  —  Est-ce  que  nous  ayoBs 
mérité  d'être  ici  ? 

—  Silence  !  cria  un  gardien.  .    ] 
Et  le  pe*it  homme  se  tut. 

—  Est-ce  possible  ?  —  continuait  à  se  demander  à  lui- 
même  Nekhludov,en  poursuivant  son  chemin  le  içng  du; 
corridor,  pendant  que  des  centaines  d'yeux  répiaient  sur 
son  passage.  ;  ; 

—  Mais  cela  ne  devrait  pas  être  permis  de^  gapder 
ainsi  en  prison  des  innocents  !  —  dit-il  à  son  compagnon 
quand  ils  furent  sortis  du  corridor.  .    i     • 

—  Que  voulez-vous  faire?  Et  puis,  vous  sayez,  ce» 
gens-là  mentent  beaucoup  !  A  les  entendre,  ils  sont  tdms 
innocents! 

—  Mais  enfin,  ceux-là,  ils  sont  vraiment  innocents? 

—  Oui,  admettons-le  pour  ceux-là.  Mais  c'est  \xjne 
espèce  extrêmement  dépravée  ;  sans  sévérité,  on.  n'en 
ferait  rien.  C'est  que  nous  en  avons,  ici,  des  vauriens 
terribles,  qui  ne  demanderaient  qu'à  se  jeter  sur  nous  ! 
Ainsi,  hier,  on  a  été  obligé  d'en  punir  deux. 

—  Comment,  de  les  punir  ? 

—  En  les  fouettant  de  verges,  par  ordre  supérieur  ! 

—  Je  croyais  que  les  punitions  corporelles  étaient 
défendues  ! 

—  Pas  pour  les  prisonniers  privés  de  leurs  droits! 
Pour  ceux-là,  on  n'a  pas  pu  les  supprimer. 

Nekhludov  se  rappela  alors  la  scène  à  laquelle  il  avait 
assisté  la  veille,  dans  la  grande  salle.  11  comprit  que, 
pendant  qu'il  attendait  l'inspecteur,  on* avait  procédé  à. 
la  «  punition  » .  Et  il  éprouva  plus  vivement  encore  qu'il 
n'avait  fait  jusque-là  ce  mélange  de  curiosité,  de  tris- 
tesse, d'étonnement,  de  honte,  et  d'une  répugnance  qui 
allait  presque  jusqu'à  la  nausée. 

Sans  écouter  le  sous-directeur  et  sans  regarder  autour 
de  lui,  il  courut  vers  le  bureau.  Le  directeur  s'y  trouvait; 
mais  il  avait  été  si  occupé  qu'il  avait  oublié  de  faire 
appeler  la  Bogodouchovska. 

Il  ne  se  souvint  de  sa  promesse  qu'en  voyant  entrer, 
Nekhludov.  ,   ^J 

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'      _  RÉSURRECTION  241 

^ — /Mille  excuses  !  -^lui  dit-il.  Je  vais  immédiatement 
faire  .appeler  la  détenue.  —  Prenez  la  peine  de  vous 
asseoir  en  attendant  ! 


(  IV 

i 

•^  Le  b^^eau  était  formé  de  deux  pièces.  Dans  la  pre- 
mière, éclairée  de  deux  fenêtres  sales,  et  ornée  d'un 
poêle  tout  couvert  de  crasse,  on  voyait,  sur  Tun  des 
murs,  une  règle  noire  servant  à  mesurer  la  taille  des 
prisonniers,  et  sur  l'autre  mur  un  grand  Christ  en  croix, 
—  comme  si,  par  dérision  pour  la  doctrine  du  Sauveur, 
on, se  fût  amusé  à  mettre  son  image  dans  tous  les  lieux  de 
torture  !  Cette  première  salle  était  presque  vide  :  seuls, 
quelques  gardiens  s'y  trouvaient. 

La  seconde  pièce,  plus  grande,  contenait  une  ving- 
taine de  personnes  des  deux  sexes,  assises  par  groupes 
séparés,  sur  des  bancs  le  long  du  mur,  et  qui  s'entre- 
tenaient à  voix  basse.  Près  de  l'une  des  deux  fenêtres, 
dans  un  coin,  était  placée  une  table. 

C'est  devant  cette  table  qu'était  assis  le  directeur 
lorsque  Nekhludov  entra  dans  le  bureau.  Il  le  fit  asseoir 
près  de  la  table  et  se  rendit  un  instant  dans  l'autre  pièce, 
pour  donner  l'ordre  d*appeler  la  Bogodouchovska.Nekhlu- 
dov,  de  son  coin,  eut  tout  le  loisir  d'observer  ce  qui  se 
passait  autour  de  lui. 

Son  attention  fut  tout  d'abord  attirée  par  la  vue  d'un 
jeune  homme  en  jaquette  qui  se  tenait  debout  devant 
deux  personnes  assises,  une  jeune  fille  et  un  détenu,  et 
leur  racontait  quelque  chose,  avec  une  mimique  des  plus 
animées. 

Plus  loin,  Nekhludov  vit  un  vieillard  en  lunettes  bjeues 
qui,  tenant  par  la  main  une  jeune  détenue,  écoutait  avi- 
dement ce  qu'elle  lui  disait.  Un  petit  garçon  au  visage 
réfléchi  et  craintif,  debout  près  du  vieillard,  ne  le  quittait 
pas  des  yeux. 

-Dans  un  coin,  derrière  eux,  un  couple   d'amoureux 

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242  RÉSURRECTION 

chuchotait  gaiement.  La  jeune  femma,  élégamment  vêtue, 
était  une  jolie  blonde,  de  tournure  distinguée;  son  amou- 
reux, un  détenu,  avait  un  beau  visage  aux  contours 
arrêtés. 

A  quelques  pas  de  la  table,  le  long  d'un  autre  mur, 
Nekhludov  aperçut  une  femme  en  cheveux  gris,  habillée 
de  noir,  évidemment  une  mère  :  elle  regardait  de  tous 
ses  yeux  un  jeune  phtisique,  vêtu  d'une  veste  de  caout- 
chouc, et  essayait  de  lui  parler,  mais  ne  pouvait  y 
réussir,  étranglée  par  ses  larmes  ;  elle  commençait  un 
mot,  et  de  nouveau  s'arrêtait.  Le  jeune  homme,  gêné, 
pliait  et  froissait  machinalement  un  papier  qu'il  tenait 
en  main.  Et  Nekhludov  vit,  à  côté  d'eux,  une  charmante 
jeune  fille  en  robe  grise,  avec  une  pèlerine  sur  les 
épaules.  Assise  tout  contre  la  mère  qui  pleurait,  elle 
s'efforçait  de  la  consoler  en  la  caressant  doucement  sur 
le  bras.  Tout  était  beau  dans  cette  jeune  filje,  et  ses 
longues  mains  blanches,  et  ses  cheveux  ondulés,  coupés 
court,  et  son  nez  droit,  et  sa  petite  bouche  ;  mais  le  prin- 
cipal charme  de  son  beau  visage  lui  venait  de  ses  grands 
yeux  bruns  saillants,  des  yeux  pleins  de  douceur,  de 
franchise,  et  de  bonté. 

Pendant  que  Nekhludov,  assis  près  du  directeur, 
considérait  ces  groupes  divers  avec  curiosité,  le  petit 
garçon  s'approcha  de  lui  et,  d'une  voix  toute  menue,  lui 
demanda  : 

—  Et  vous,  qui  attendez-vous  ? 

Nekhludov  fut  d'abord  stupéfait  de  la  question;  mais 
le  visage  réfléchi  de  l'enfant,  avec  ses  yeux  vivants  et 
mobiles,  le  toucha,  et  c'est  le  plus  sérieusement  du 
monde  qu'il  lui  répondit  qu'il  attendait  une  dame. 

—  C'est  votre  sœur  ?  —  demanda  le  petit. 

—  Non,  ce  n'est  pas  ma  sœur.  Mais  toi,  avec  qui  es- 
tu  ici  ? 

—  Moi,  avec  maman  !  Elle  est  de  la  section  des  poli- 
tiques !  —  répondit  l'enfant  avec  une  visible  fierté. 

—  Maria  Pavlovna,  appelez  Kolia  !  —  dit  le  directeur, 
qui  jugeait  sans  doute  illégal  l'entretien  de  Nekhludov 
avec  le  petit  garçon. 

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RÉSURRECTION  243 

Maria  Pavlovna,  la  belle  jeune  fille  qui  était  assise  à 
deux  pas  de  Nekhludov,  se  leva  et  s'avança  vers  eux. 

—  Il  vous  demande,  bien  sûr,  qui  vous  êtes  ?  —  dit-elle 
à  Nekhludov  avec  un  léger  sourire  de  sa  jolie  bouche,  en 
le  regardant  bien  en  face  de  ses  yeux  saillants.  Et  son 
sourire,  et  son  regard,  et  son  accent  étaient  si  simples, 
qu'on  voyait  tout  de  suite  que  toujours,  avec  tous,  elle 
se  sentait  à  Taise,  n'ayant  elle-même  pour  tous  que  des 
sentiments  affectueux  et  frateraels. 

—  Il  est  ainsi  !  Il  a  toujours  besoin  de  tout  savoir  !  — 
reprit-elle  ;  et  elle  sourit  à  Tenfant  d'un  sourire  si  doux 
et  si  tendre  que  Tenfant,  et  Nekhludov  lui-même,  tous 
deux  involontairement,  lui  sourirent  en  réponse. 

—  Oui,  il  me  demandait  pour  qui  j'étais  venu. 

—  Maria  Pavlovna,  vous  n'avez  pas  le  droit  de  parler 
à  des  étrangers.  Vous  le  savez  bien,  pourtant  !  —  dit 
le  directeur. 

—  Bofnl  bon  !  —  fit-elle  ;  —  et,  prenant  dans  sa  longue 
main  blanche  la  petite  main  de  Kolia,  elle  revint  près  de 
la  mère  du  jeune  phtisique. 

—  De  qui  est-il  le  fils  ?  —  demanda  Nekhludov  au 
directeur. 

—  D'une  déftenue  politique.  Figurez-vous  qu'il  est  né 
en  iwrison. 

—  Vraiment! 

—  Oui,  et  maintenant  il  va  en  Sibérie  avec  sa  mère. 

—  Et  cette  jeune  fille  ? 

—  Pardonnez-moi,  mais  je  n'ai  pas  le  droit  de  vous 
répondre  sur  tout  cela!  Et,  d'ailleurs,  voici  la  Bogo- 
douchovska ! 


Nekhludov  vit  en  effet  entrer,  de  son  pas  agile,  dans  la 
pièce,  la  petite,  maigre,  jaune,  Vera  Bogodouchovska, 
ouvrant  devant  elle  ses  énormes  yeux  sans  malice. 

—  Ah  !  comme  c'est  bien  que  vous  soyez  venu  !  —  dit- 

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244  RÉSURRECTION 

elle  en  tendant  la  main  à  Nekhludov.  —  Vous  souvenez- 
vous  encore  de  moi?  Asseyez- vous! 

—  Je  ne  m'attendais  pas  à  vous  revoir  ici  ! 

—  Oh  !  moi,  je  m'y  trouve  bien,  si  bien  que  je  ne 
saurais  rien  souhaiter  de  mieux  !  —  dit  Vera  Efremovna. 

Les  années  ne  l'avaient  pas  changée.  Elle  fixait  sur 
Nekhludov  le  regard  de  ses  yeux  ronds,  et  ne  cessait 
point,  tout  en  parlant,  de  tourner  en  tous  sens  son  lonp^ 
cou,  maigre  et  jaune,  sortant  du  collet  sale  et  chiffonné 
de  sa  veste. 

Nekhludov  lui  ayant  demandé  pourquoi  on  l'avait 
mise  en  prison,  elle  commença,  avec  beaucoup  d'anima- 
tion, un  récit  des  plus  détaillés,  où  ses  propres  aven- 
tures tenaient  infiniment  moins  de  place  que  l'organisa- 
tion et  les  entreprises  de  son  «  parti  ».  Son  récit  était 
d'ailleurs  tout  parsemé  de  mots  étrangers  ;  elle  parlait 
de  propagande^  A^ organisation^  de  groupes^  de  sections^ 
de  sous-sections^  et  d'autres  divisions  révolutionnaires 
qu'elle  était  évidemment  convaincue  que  tout  le  monde 
connaissait,  mais  dont  Nekhludov,  pour  sa  part,  enten- 
dait le  nom  pour  la  première  fois. 

Elle  lui  racontait  tout  cela  avec  la  certitude  qu'il 
aurait  le  plus  vif  plaisir,  et  un  intérêt  extrême,  à  con- 
naître cette  organisation  dans  tous  ses  détails.  Et  Nekhlu- 
dov, considérant  son  maigre  cou,  ses  cheveux  rares  et 
mal  peignés,  et  ses  grands  yeux  ronds,  se  demandait 
pourquoi  elle  lui  racontait  tout  cela,  pourquoi  elle-même 
s'intéressait  à  tout  cela.  Et  il  la  plaignait,  mais  d'une 
tout  autre  façon  qu'il  plaignait  le  moujik  Menchov,  avec 
son  visage  et  ses  mains  blêmes,  enfermé  sans  aucun 
motif  dans  sa  cellule  empestée.  Il  ne  la  plaignait  point 
du  sort  qu'elle  s'était  attiré,  mais  de  l'évidente  confu- 
sion qui  régnait  dans  sa  tête.  La  malheureuse,  —  c'était 
clair,  —  se  croyait  une  héroïne,  elle  se  posait  devant 
lui  en  héroïne,  et  c'était  de  cela  qu'il  la  plaignait  le  plus. 

L'illusion  lamentable  qu'il  découvrait  chez  elle,  il  la 
retrouvait  aussi  sur  le  visage  de  plusieurs  des  autres 
personnes  qui  étaient  dans  la  salle.  Il  sentait  que  son 
arrivée  avait  attiré  leur  attention  et  qu'elles  n'auraient 

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RÉSURRECTION  245 

pas  eu  les  mêmes  gestes,  ni  les  mêmes  attitudes,  s'il 
n'avait  pas  été  là  pour  en  être  témoin.  Il  sentait  cela 
dans  les  attitudes  et  les  gestes  de  la  jeune  femme  en 
tenue  de  prison,  et  dans  ceux  même  des  deux  amou- 
reux. Il  le  sentait,  en  vérité,  dans  les  attitudes  et  les 
gestes  de  tous,  autour  de  lui,  sauf  dans  ceux  du  vieil- 
lard, du  phtisique,  et  de  la  belle  jeune  fille  aux  yeux 
bruns  saillants. 

L'affaire  dont  Vera  Efremovna  voulait  entretenir 
Nekhludov  ne  laissait  pas  d'être  assez  compliquée.  Une 
camarade  de  la  jeune  femme,  nommée  Choustov,  avait 
été,  cinq  mois  auparavant,  arrêtée  avec  elle  et  empri- 
sonnée, bien  qu'elle  ne  fît  partie  d'aucune  sous-section. 
On  avait  seulement  trouvé  chez  elle  des  papiers  et  des 
livres,  que  ses  camarades  avaient  mis  en  dépôt  dans  sa 
chambre.  Et  Vera  Efremovna,  se  considérant  comme  res- 
ponsable en  partie  de  cet  emprisonnement,  désirait  prier 
Nekhludov,  «  qui  avait  des  relations  »,  de  faire  tout  son 
possible  pour  obtenir  la  mise  en  liberté  de  la  Choustova. 

Quant  à  sa  propre  histoire,  elle  raconta  à  Nekhludov 
que,  après  avoir  achevé  se?  études  de  sage-femme,  elle 
s'était  affiliée  à  une  section  de  «  libérateurs  du  peuple  », 
avait  lu  le  Capital  de  Karl  Marx,  et  avait  pris  la  résolu- 
tion de  se  consacrer  tout  entière  au  progrès  de  la  «  révo- 
lution». Au  début,  tout  avait  parfaitement  marché.  On 
avait  écrit  des  proclamations,  fait  de  la  propagande  dans 
les  mines  ;  mais  un  jour  un  des  membres  de  la  section 
avait  été  arrêté,  la  police  avait  saisi  chez  lui  des  papiers, 
et  toute  la  section  était  en  prison. 

Nekhludov  lui  demanda  qui  était  la  belle  jeune  fille. 
C'était  la  fille  d'un  général.  Affiliée  depuis  longtemps 
déjà  au  parti  révolutionnaire,  elle  s'était  déclarée  coupable 
d'un  coup  de  revolver  tiré  sur  un  gendarme.  Lorsque  la 
police  s'était  présentée  devant  l'apparteiuci^  qui  servait 
aux  délibérations  du  parti,  les  membres  qui  se  trouvaient 
là  avaient  barricadé  les  portes,  de  façon  à  avoir  le  temps 
de  brûler  ou  de  cacher  les  pièces  compromettantes.  Mais 
la  police  avait  forcé  les  barricades  et  s'apprêtait  à  saisir 
les  conspirateurs,  lorsque  l'un  d'eux  avait  tiré  un  coup 

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246  RÉSURRECTION 

de  revolver  qni  avait  mortellement  blessé  un  gendarme. 
On  avait  aussitôt  fait  une  enquête  pour  découvrir  le 
meurtrier,  et  la  jeune  fille  avait  pris  la  faute  sur  elle; 
bien  qu'elle  n'eût  jamais  tenu  un  revolver  en  main,  on 
avait  dû  admettre  son  aveu  pour  valable.  Et  maintenant, 
condamnée  aux  travaux  forcés,  elle  était  sur  le  point  de 
partir  pour  la  Sibérie. 

—  Une  personnalité  très  intéressante,  éminemment 
altruiste  !  —  dit  Vera  Efremovna  en  achevant  son  récit. 

Elle  avait  manifestement  plaisir  à  s'écouter  parler, 
peut-être  aussi  à  faire  étalage  de  sa  science  et  de  son 
éloquence.  Nekhludov  se  contentait  de  lui  poser,  de 
temps  à  autre,  une  question  ;  elle  repartait  et  ne  s'ar- 
rêtait plus.  H  trouva  cependant  le  moyen  de  lui  dire 
que,  pour  Taffaire  de  la  Choustova,  il  craignait  bien  de 
n'y  rien  pouvoir,  n'ayant  point  l'influence  que  l'imagina- 
tion de  la  jeune  révolutionnaire  s'était  empressée  de  lui 
attribuer. 

Restait  à  savoir  ce  que  Vera  Efremovna  avait  à  lui 
apprendre  touchant  la  Maslova.  Il  se  hasarda  enfin  à  le 
lui  demander.  La  jeune  femme,  comme  toute  la  prison, 
connaissait  l'histoire  de  la  Maslova,  et  était  déjà  an  cou- 
rant de  l'intérêt  que  lui  portait  Nekhludov.  Elle  voulait 
donc  conseiller  à  celui-ci  d'obtenir  que  sa  protégée  fût 
transférée  au  service  de  l'infirmerie,  où  l'on  avait  besoin 
d'aides  supplémentaires.  Au  point  de  vue  moral  comme 
à  tous  les  points  de  vue,  elle  y  serait  beaucoup  mieux 
que  dans  sa  section. 


VI 


L'entretien  fut  interrompu  par  le  directeur  qui,  se 
levant,  déclara  que  l'heure  accordée  pour  les  visites 
était  écoulée,  et  que  les  visiteurs  devaient  s'en  aller. 
Nekhludov  prit  congé  de  Vera  Efremovna  et  se  prépara 
à  sortir  :  mais  sur  le  seuil  de  la  pièce  il  s'arrêta,  curieux 
d'assister  aux  adieux  des  autres  visiteurs. 

L'avertissement   du  directeur   n'avait  eu  pour   effet 

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RÉSURRECTION  247 

que  de  rendre  les  conversations  plus  rapides  et  plus 
animées,  sans  que  personne  fît  mine  de  vouloir  s'en 
aller.  Deux  ou  trois  groupes  seulement  s'étaient  levés 
et  causaient  debout.  Mais  bientôt  commencèrent  les 
adieux,  et  les  sanglots,  et  les  larmes.  La  mère  du  jeune 
phtisique,  surtout,  semblait  bouleversée.  Son  fils  conti- 
nuait à  chiffonner  entre  ses  doigts  la  feuille  de  papier  ; 
et  Nekhludov  vit  que  son  visage  prenait  une  expression 
presque  méchante,  dans  le  grand  effort  qu'il  faisait  pour 
résister  à  la  contagion  du  désespoir  de  sa  mère.  Celle- 
ci,  la  tête  appuyée  sur  l'épaule  du  jeune  homme,  fondait 
en  larmes,  comme  un  petit  enfant. 

La  belle  jeune  fille,  —  le  regard  de  Nekhludov,  involon- 
tairement, revenait  toujours  à  elle,  —  se  tenait  debout 
devant  la  mère  éplorée  et  ne  cessait  point  de  lui  parler 
pour  la  consoler.  Le  vieillard  aux  lunettes  bleues  con- 
tinuait à  garder  dans  ses  deux  mains  la  main  de  sa  fille, 
en  hochant  la  tête  à  ce  qu'elle  lui  disait.  Les  deux  amou- 
reux s'étaient  levés  et  restaient  immobiles  en  face  l'un 
de  l'autre,  sans  rien  se  dire,  les  yeux  dans  les  yeux. 

—  En  voilà,  au  moins,  qui  sont  heureux!  —  dit  a 
Nekhludov,  en  les  lui  désignant  du  doigt,  le  jeune 
homme  en  jaquette  qui,  lui  aussi,  s'était  arrêté  sur  le 
seuil  et  assistait  à  la  scène. 

—  Ils  se  marient  la  semaine  prochaine,  ici,  dans  la 
prison,  et  dans  un  mois  elle  part  avec  lui  pour  la  Sibérie  ! 
—  reprit  le  jeune  homme  en  jaquette. 

—  Et  lui,  qui  est-il? 

—  Condamné  aux  travaux  forcés!  Eux,  du  moins,  ils 
sont  gais  :  mais  ceci  est  trop  affreux  à  entendre  !  —  ajouta 
le  jeune  homme,  en  signalant  à  Nekhludov  les  forts  san- 
glots qui,  maintenant,  sortaient  de  la  gorge  du  vieillard 
aux  lunettes  bleues. 

—  Allons,  Messieurs,  je  vous  en  prie,  ne  me  forcez 
pas  à  sévir  !  —  s'écria  le  directeur,  répétant  deux  fois 
chacune  de  ses  phrases.  —  Allons!  allons!  —  pour- 
suivit-il d'un  ton  faible  et  irrésolu.  —  Qu'est-ce  que 
cela  signifie  ?  L'heure  est  passée  depuis  longtemps  l 
Qu'est-ce  que  cela  signifie  ? 

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248  RÉSURRECTION 

—  Je  VOUS  le  dis  pour  la  dernière  fois  î  —  fit-il  après  un 
instant. 

Il  se  levait,  se  rasseyait,  tirait  une  bouffée  de  sa 
cigarette,  la  laissait  s'éteindre,  la  rallumait  de  nou- 
veau. 

On  sentait  que,  si  invétérés  que  fussent  en  lui  les 
arguments  spécieux  qui  permettent  à  un  homme  de  faire 
souffrir  d'autres  hommes  sans  se  croire  responsable  de 
cette  souffrance,  le  directeur  ne  pouvait  cependant  s'em- 
pêcher d'avoir  conscience  qu'il  était  un  des  auteurs  de 
l'épouvantable  angoisse  qui  se  trouvait  répandue  dans 
cette  salle.  Et  l'on  sentait  que,  lui  aussi,  il  souffrait, 
et  qu'un  poids  douloureux  pesait  sur  son  cœur. 

Enfin  prisonniers  et  visiteurs  commencèrent  à  se 
séparer  :  les  uns  se  dirigeant  vers  la  porte  de  derrière, 
les  autres  vers  la  grande  porte  qui  donnait  sur  la  pièce 
voisine.  Par  la  porte  de  derrière,  Nekhludov  vit  sortir 
le  phtisique,  et  la  fille  du  vieillard  aux  lunettes  bleues," 
et  la  jolie  Marie  Pavlovna,  tenant  par  la  main  l'enfant  qui 
était  né  en  prison.  Puis  ce  fut  le  tour  dés  visiteurs  :  et 
Nekhludov  sortit  avec  eux. 

—  Oui,  ce  sont  là  des  séances  bien  extraordinaires  1 
—  lui  dit  dans  l'escalier  le  jeune  homme  en  jaquette,  qui, 
évidemment,  aimait  à  causer.  Heureusement  encore  que 
le  «  capitaine  »  est  un  brave  homme,  et  qui  ne  s'en 
tient  pas  au  règlement  des  prisons  !  Ailleurs,  c'est  un 
vrai  martyre  !  Tout  le  monde  le  dit. 

—  Est-ce  que,  dans  les  autres  prisons,  ces  visites  ne 
se  font  pas  de  la  même  façon  ? 

—  Bah  !  rien  de  pareil  !  Tout  au  plus  si  on  peut  voir 
les  détenus  politiques  à  travers  deux  grillages,  comme 
les  forçats  de  droit  commun  ! 

Au  bas  de  l'escalier,  Nekhludov  se  vit  séparé  de  son 
compagnon  par  le  directeur  qui,  l'ayant  rejoint,  le  prit 
à  part  pour  lui  dire,  de  sa  voix  fatiguée  : 

—  Ainsi,  prince,  vous  pourrez  voir  la  Maslova 
demain,  si  vous  voulez  î 

On  devinait  qu'il  avait  particulièrement  à  cœur  d'être 
aimable  pour  Nekhludov. 

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RÉSURRECTION  249 

—  Merci  beaucoup  !  —  répondit  celui-ci  ;  et  il  se  hâta 
de  sortir.  Il  éprouvait  une  impression  de  répugnance  et 
d'effroi  plus  forte  encore  que  celle  qu'il  avait  éprouvée  le 
dimanche  précédent,  en  pénétrant  pour  la  première  fois 
dans  les  corridors  de  la  prison. 

Effroyables  lui  paraissaient  les  souffrances  de  Men- 
chfov,  injustement  condamné,  —  et  non  seulement  ses 
souffrances  physiques,  mais  ce  doute,  cette  défiance  à 
regard  de  Dieu  et  du  bien»  que  ne  pouvait  manquer  de 
ressentir  le  malheureux  moujik  en  voyant  la  cruauté 
d'hommes  qui,  sans  motif,  s'acharnaient  à  le  tourmenter. 
Effroyables,  la  contrainte  et  la  torture  infligées  à  ces 
carriers  qui  n'avaient  commis  aucune  faute,  et  qu'on 
gardait  en  prison,  simplement,  parce  que  leurs  papiers 
n'étaient  pas  en  règle.  Effroyable,  la  folie  de  ces  gar- 
diens qui,  uniquement  occupés  de  faire  souffrir  d'autres 
hommes,  leurs  frères,  s'imaginaient  accomplir  une 
œuvre  utile  et  bonne.  Mais  plus  effroyable  encore,  et 
plus  répugnant,  et  plus  pitoyable,  apparaissait  à 
Nekhludov  le  rôle  de  ce  vieux  directeur  qui  avait  à 
séparer  une  mère  de  son  fils,  un  frère  de  sa  sœur,  à 
martyriser  des  êtres  semblabes  à  lui-même  et  à  ses 
enfants,  et  qui  se  résignait  à  le  faire,  malgré  sa  fatigue, 
sa  vieillesse,  et  malgré  la  bonté  naturelle  de  son  cœur  ! 

—  Pourquoi  tout  cela?  —  se  demandait  Nekhludov,  Et 
il  ne  parvenait  toujours  pas  à  comprendre  pourquoi. 


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CHAPITRE  XVII 


Le  lendemain  matin,  Nekhludov  se  rendit  chez 
l'avocat  Faïnitzin,  lui  exposa  la  situation  de  Menchov  et 
le  pria  de  vouloir  bien  prendre  l'affaire  en  main.  L*avocat 
lui  répondit  qu'il  allait  examiner  le  dossier  et  que,  si  les 
choses  s'étaient  vraiment  passées  de  la  façon  que 
disait  Menchov,  non  seulement  il  consentirait  sans 
doute  à  prendre  l'affaire  en  main,  mais  s'en  chargerait 
encore  gratuitement,  trop  heureux  d'une  aussi  belle 
occasion  d'ennuyer  la  magistrature. 

Nekhludov  lui  parla  ensuite  des  cent  trente  malheu- 
reux carriers  qu'on  retenait  en  prison  pour  une  erreur 
de  passeport.  Il  voulait  savoir  de  qui  la  chose  dépendait, 
à  qui  en  revenait  la  responsabilité.  Faïnitzin  réfléchit 
un  instant,  visiblement  en  peine  de  trouver  une  réponse 
précise. 

—  A  qui  revient  la  responsabilité  ?  —  dit-il  enfin.  — 
A  personne.  Adressez-vous  au  procureur  :  il  mettra 
tout  sur  le  compte  du  gouverneur.  Interrogez  le  gouver- 
neur, il  vous  affirmera  que  c'est  le  procureur  qui  est 
seul  responsable.  Au  total,  personne  ne  sera  en  faute! 

—  J'irai  aujourd'hui  même  chez  Maslinnikov,  pour  le 
mettre  au  courant. 

—  Bah  !  vous  perdrez  votre  temps  !  C'est,  —  mais, 
pardon  !  il  n'est  ni  votre  parent  ni  votre  ami,  n'est-ce 
pas?  —  c'est  —  passez-moi  le  mot  —  un  tel  crétin,  et 
avec  cela  une  telle  canaille!... 

Nekhludov  se  rappela  en  quels  termes  Maslinnikov 
lui  avait  parlé  de  l'avocat.  Il  ne  répondit  rien,  et  prit  congé. 

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RÉSURRECTION  251 

L'après-midi,  il  se  fit  conduire  chez  le  vice-gouverneur, 
n  avait  deux  choses  à  lui  demander  :  d'abord  la  permis- 
sion pour  la  Maslova  d'être  transférée  au  service  de 
l'infirmerie,  puis,  si  c'était  possible,  la  mise  en  liberté 
des  cent  trente  carriers  emprisonnés  sans  motif. 
Quelque  répugnance  qu'il  eût  à  solliciter  un  homme 
qu'il  méprisait,  il  se  disait  que  c'était  pour  lui  le  seul 
moyen  d'atteindre  son  but. 

En  approchant  de  la  maison  de  Maslinnikov,  il  vit  que 
la  cour  était  pleine  d'équipages,  coupés,  calèches, 
carrosses,  et  il  se  rappela  avec  épouvante  que  c'était  le 
jour  de  M"*®  Maslinnikov,  ce  jour  où  le  mari  de  la 
dame  l'avait  si  instamment  invité  à  venir  lui  faire  visite. 
D'un  carrosse  arrêté  devant  le  perron,  un  magnifique 
valet  de  pied  en  pèlerine  de  fourrure,  la  cocarde  au 
chapeau,  aidait  à  descendre  une  dame  qui,  relevant  la 
queue  de  sa  robe,  montrait  un  maigre  mollet  recouvert 
d'un  bas  de  soie  noire.  Et,  parmi  les  voitures  qui  atten- 
daient dans  la  cour,  Nekludov  reconnut  le  landau 
des  Korchaguine.  Le  vieux  cocher,  gras  et  rouge,  en 
l'apercevant,  ôta  son  chapeau  et  lui  sourit,  avec  un  mé- 
lange de  déférence  et  de  familiarité. 

Nekhludov  avait  à  peine  fini  de  demander  au  portier  si 
Michel  Ivanovitch  était  chez  lui,  lorsque  celui-ci  apparut 
en  personne  au  haut  de  l'escalier.  Il  reconduisait  un 
hôte  qui  devait  être  un  personnage  d'une  importance 
considérable,  car  il  lui  faisait  l'honneur  de  l'accompagner 
jusqu'au  bas  des  marches. 

Nekhludov  reconnut,  en  effet,  un  des  plus  hauts  fonc- 
tionnaires du  gouvernement.  S'entretenant  en  français 
avec  Maslinnikov,  tandis  qu'il  descendait  l'escalier,  il 
parlait  de  tableaux  vivants  qu'on  avait  projeté  d'orga- 
niser au  b4néfice  d'une  œuvre  charitable.  Il  exprimait 
l'avis  que  c'était  là,  pour  les  dames,  une  excellente 
occupation.  «  Elles  s'amusent,  et  l'argent  pleut.  » 

—  Tiens!  voilà  ce  brave  Nekhludov! —  s'écria-t-il, 
interrompant  tout  d'un  coup  la  série  de  ses  réflexions 
morales.  —  Comme  il  y  a  longtemps  qu'on  ne  vous  a  vu  ! 
Allez  vite  présenter  vos  devoirs  à  ces  dames!  Les  Korcba- 

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252  RÉSURRECTION 

guine  sont  déjà  là-haut  !  Et  Nadine  Bucksheydèn  aussi! 
Toutes  les  jolies  femmes  de  la  ville  vous  attendent  ^  heu- 
reux gaillard!  ■ —  ajouta-t-il  en  tendant  son  large  dos 
au  valet  galonné  qui,  respectueusement,  lui  remettait 
son  manteau.  —  A  revoir,  mon  cher  ! 
11  serra  une  dernière  fois  la  main  de  Maslinnikov. 

—  Montons  vite  au  salon  !  Comme  je  suis  ravi  de  te 
voir  î  —  dit  celui-ci  à  Nekhludov  d*un  air  tout  surexcité. 
Puis  l'ayant  empoigné  par  le  bras,  et  courant  avec 
l'agilité  d'un  jeune  homme,  malgré  sa  corpulence,  il 
l'entraîna  le  long  de  l'escalier.  Sa  joyeuse  surexcita- 
tion —  Nekhludov  le  vit  bien  —  avait  pour  cause  princi- 
pale la  satisfaction  qu'il  avait  eue  des  égards  à  lui 
témoignés  par  le  haut  fonctionnaire.  La  bienveillance 
avec  laquelle  celui-ci  l'avait  traité  avait  fait  naître  en  lui 
un  enthousiasme  du  même  genre  que  celui  qu'on 
remarque  chez  les  petits  chiens  d'appartement,  lorsque 
leur  maître  les  a  caressés,  secoués,  leur  a  tiré  les 
oreilles.  Les  petits  chiens  re^nuent  la  queue,  se  tortillent 
ou  se  mettent  à  courir  en  rond,  sans  l'ombre  d'un  mo- 
tif :  tout  cela,  Maslinnikov  était  prêt  h  le  faire.  Il  ne 
remarquait  pas  l'expression  sérieuse  du  visage  de 
Nekhludov,  ne  l'écoutait  pas,  et,  joyeusement,  l'entraî- 
nait vers  le  salon.  Impossible  de  lui  résister  ni  de 
s'excuser.  Nekhludov  dut  le  suivre. 

—  Nous  parlerons  d'affaires  tout  à  l'heure  I  Et  puis, 
tu  sais,  tout  ce  que  tu  voudras,  je  le  ferai  !  —  dit  Mas- 
linnikov en  conduisant  à  travers  l'antichambre  ce  visiteur 
malgré  lui. 

—  Prévenez  la  générale  que  le  prince  Nekhludov  est 
là,  —  dit-il  à  un  valet,  sur  le  seuil  du  salon.  Après  quoi, 
se  retournant  vers  Nekhludov  : 

—  Vous  rC aurez  qu'à  commander,  je  vous  obéirai  ! 
Mais  que  tu  voies  d'abord  ma  femme,  cela  est  indispen- 
sable. J'ai  déjà  eu  suffisamment  sur  les  doigts,  l'autre 
jour,  pour  t'avoir  laissé  partir  sans  que  tu  l'aies  vue  ! 

Quand  ils  entrèrent  dans  le  salon,  Anna  Ignatievna,  la 
femme  du  vice-gouverneur,  la  <c  générale  »,  comme  on 
l'appelait,  fit  à  Nekhludov  un  petit  signe  d'yeux  des 

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RÉSURRECTION  253 

plus  aimables,  par-dessus  le  cercle  de  têtes  qui  entou- 
rait son  divan.  A  l'autre  extrémité  du  salon,  autour  de 
la  table  à  thé,  des  dames  étaient  assises,  causant  avec 
des  hommes  debout  devant  elles,  et  Ton  entendait  un 
boardonnement  ininterrompu  de  voix  graves  ou  flûtées. 

—  Enfin!  Vous  ne  voulez  donc  plus  nous  connaître? 
Etes-vous  fâché?  Qu'est-ce  que  nous  vous  avons  fait? 

C'est  par  ces  mots,  donnant  à  supposer  entre  elle  et 
Nekhludov  une  intimité  qui  jamais  n'avait  existé,  c'est 
par  ces  mots  qu'Anna  Ignatievna  accueillit  le  nouveau 
venu. 

—  Vous  vous  connaissez,  n'est-ce  pas?  Madame  Bie- 
lavskaïa,  Michel  Ivanovitch  Chernov...  Allons!  asseyez- 
vous  là,  tout  près  de  moi  ! 

—  Missy,  venez  donc  à  notre  table!  On  vous  appor- 
tera votre  thé  !  —  reprit-elle  en  élevant  la  voix  et  en 
s'adressant  à  l'autre  groupe.  —  Et  vous,  prince,  un  peu 
de  thé? 

—  Jamais  vous  n'arriverez  à  me  le  faire  croire  !  Elle 
ne  l'aimait  pas,  voilà  tout  !  —  dit  une  voix  de  femme. 

—  C'est  excellent,  ces  gaufrettes,  et  si  léger  !  —  dit 
une  autre  voix.  —  Donnez-m'en  donc  encore  une. 

—  Et  vous  partez  déjà  pour  la  campagne? 

—  Oui,  demain.  C'est  pour  cela  que  nous  sommes 
venues  aujourd'hui.  Un  si  beau  printemps!  Il  doit  faire 
si  bon,  sous  les  arbres  ! 

Coiffée  d'un  petit  chapeau  de  velours,  vêtue  d'une 
robe  rayée  qui  dessinait  merveilleusement  sa  taille  fine, 
Missy  était  très  belle.  Elle  rougit  eia  apercevant 
Nekhludov. 

—  Je  vous  croyais  parti  !  —  dit-elle. 

—  Je  suis  sur  le  point  de  partir,  —  répondit  Nekhlu- 
dov. Les  affaires  me  prennent  tout  mon  temps.  Et  je  ne 
suis  venu  ici  que  pour  affaire. 

—  Je  vous  en  prie,  venez  voir  maman  avant  de  partir. 
Elle  a  absolument  besoin  de  vous  voir  ! 

Elle  sentit  qu'elle  mentait  et  qu'il  le  sentait  aussi,  et 
elle  devint  encore  plus  rouge. 

—  Je  crains   de  n'avoir  pas  le  temps  !  —  répliqua 

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254  RÉSURRECTION 

Nekhludov,  d'un  ton  qu'il  essayait  de  rendre  indifférent. 
Missy  fronça  les  sourcils,  haussa  légèrement  les 
épaules,  et  se  retourna  vers  l'élégant  officier  avec  qui 
elle  causait  au  moment  où  Nekhludov  était  entré,  et  qui, 
cognant  son  sabre  aux  chaises,  s'était  précipité  vers  elle 
pour  lui  reprendre  des  mains  sa  tasse  vide. 

—  Vous  aussi,  vous  devez  vous  sacrifier  pour  notre 
refuge  ! 

—  Mais  je  ne  m'y  refuse  pas!  Je  veux  seulement  gar- 
der tous  mes  moyens  pour  les  tableaux  vivants  !  Vous 
verrez  comme  j'y  suis  remarquable! 

Lejou7^  d'Anna  Ignatievna  était  des  plus  brillants,  et 
la  dame  était  dans  le  ravissement. 

—  Mika  m'a  dit  que  vous  vous  intéressiez  à  nos  pri- 
sons, —  dit-elle  à  Nekhludov.  —  Comme  je  comprends 
cela!  Mika  (c'était  son  gros  mari,  Masliimikov)  peut 
avoir  ses  défauts,  mais  vous  savez  combien  il  est  bon! 
Tous  ces  malheureux  prisonniers,  ce  sont  ses  enfants. 
Toujours  il  me  le  dit  lui-même.  11  est  d'une  bonté... 

Elle  s'arrêta,  faute  de  trouver  un  mot  assez  expressif 
pour  définir  la  «  bonté  »  de  son  mari  ;  et  soudain,  avec 
un  sourire,  elle  se  tuurna  vers  une  vieille  dame  au  visage 
renfrogné,  une  dame  toute  en  rubans  lilas,  qui  venait 
d'entrer. 

Après  être  resté  assis  quelques  instants  et  avoir 
échangé  quelques  paroles  insignifiantes,  telles  qu'il  les 
fallait  pour  ne  pas  troubler  le  charme  de  cette  causerie, 
Nekhludov  se  leva  et  rejoignit  Maslinnikov. 

—  Eh  bien  !  peux-tu  m'accorder  un  instant? 

—  Mais  parfaitement.  Qu'y  a-t-il  ? 

—  Ne  pourrions-nous  pas  nous  asseoir  dans  quelque 
autre  pièce  ? 

Maslinnikov  le  fit  passer  dans  un  petit  cabinet  japo- 
nais attenant  au  salon.  Tous  deux  s'assirent  près  de  la 
fenêtre. 


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RÉSURRECTION  255 


II 


—  Et  maintenant,  je  suis  à  toi  !  Veux-tu  fumer?  Mais 
attends  une  seconde,  je  vais  aller  chercher  un  cendrier, 
kutile  de  salir  le  tapis,  n'est-ce  pas  ? 

Maslinnikov  se  mit  à  la  recherche  d'un  cendrier,  puis, 
se  rasseyant  en  face  de  Nekhludov  : 

—  Je  t'écoute! 

—  Eh  bien^  voilà  !  Je  suis  venu  pour  affaire.  J'ai  à  te 
parler  de  deux  choses. 

—  Va,  je  t'écoute  ! 

Le  visage  de  Maslinnikov,  au  mot  A' affaires^  se  rem- 
brunit. Aucune  trace  n'y  resta  plus  de  la  joyeuse  ani- 
mation du  petit  chien  à  qui  son  maître  a  fait  la  faveur  de 
le  caresser. 

Du  salon  arrivaient  des  bruits  de  voix.  Une  voix  de 
femme  disait  :  «  Jamais,  jamais  vous  ne  me  le  ferez 
croire!  »  Une  voix  d'homme,  plus  loin,  racontait  une 
histoire  où  revenaient  sans  cesse  les  noms  de  «  la  com- 
tesse Voronzov  »  et  de  «  Victor  Apraxine  ».  Tout  cela 
accompagné  de  murmures  confus  et  d'éclats  de  rire.  Et 
Maslinnikov,  écoutant  d'une  oreille  ce  qui  se  disait  dans 
le  salon,  prétait  distraitement  son  autre  oreille  aux  expli- 
cations de  Nekhludov. 

—  D'abord,  —  dit  celui-ci,  —  j'ai  de  nouveau  à  te 
demander  quelque  chose  pour  cette  femme  dont... 

—  Ah!  oui,  celle  qui  a  été  condamnée  injustement!  Je 
sais,  je  sais  ! 

—  Je  voudrais  te  prier  de  la  faire  transférer  au  ser- 
vice de  l'infirmerie.  On  m'a  dit  que  c'était  possible. 

Maslinnikov  serra  les  lèvres  et  réfléchit  un  moment. 

—  Je  ne  sais  pas  trop  si  c'est  possible  !  —  répondit-il 
d'un  air  important.  —  D'ailleurs,  je  vais  m'informer. 
Demain  je  te  télégraphierai  ce  qui  en  est. 

—  On  m'a  dit  qu'il  y  avait  beaucoup  de  malades,  et 
qu'on  avait  besoin  de  gardes  supplémentaires. 

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256  RÉSURRECTION 

—  Nous  verrons  cela,  nous  verrons  cela!  De  toute 
façon  je  te  télégraphierai  la  réponse. 

—  Je  t'en  serai  bien  reconnaissant!  —  dit  Nekhludov. 
Du  salon,  soudain,  s'éleva  un  grand  rire. 

—  Je  parie  que  c'est  encore  ce  farceur  de  Victor!  — 
dit  Maslinnikov  avec  un  sourire.  Tu  ne  peux  pas  te 
figurer  comme  il  est  drôle,  une  fois  en  train  ! 

—  Quant  à  l'autre  chose  dont  j'ai  à  te  parler,  — reprit 
Nekhludov,  —  voici  ce  que  c'est  !  Il  y  a  en  ce  moment 
dans  la  prison  du  gouvernement  une  équipe  de  cent 
trente  ouvriers  qu'on  tient  sous  clé,  simplement,  parce 
que  leurs  passeports  se  sont  trouvés  périmés.  Ils  sont 
là  depuis  plus  d'un  mois. 

Et  il  exposa  le  détail  de  l'affaire. 

—  Comment  donc  as-tu  appris  cela?  —  demanda  Mas- 
linnikov. —  Son  visage,  tout  d'un  coup,  avait  pris  une 
expression  d'inquiétude  et  de  mécontentement. 

—  J'allais  voir  un  condamné  ;  et,  comme  je  passais  dans 
le  corridor,  ces  malheureux  m'ont  arrêté  pour  me  prier... 

—  Et  qui  était  ce  condamné  que  tu  allais  voir? 

—  Un  paysan  faussement  accusé  d'incendie,  et  à  qui 
je  me  suis  occupé  de  trouver  un  défenseur.  Mais  cela  n'a 
rien  à  faire  avec  l'objet  de  ma  visite.  Ce  que  je  veux 
savoir  de  toi,  c'est  si,  effectivement,  ces  cent  trente 
ouvriers  n'ont  pas  commis  d'autre  faute  que  de  n'avoir 
pas  leurs  passeports  en  règle,  et,  dans  ce  cas... 

—  Cela  regarde  le  procureur!  —  interrompit  Mas- 
linnikov d'un  ton  dépité.  —  Ah  !  ces  magistrats,  tu  peux 
en  parler!  C'est  au  procureur  de  visiter  les  prisons  et 
de  voir  si  les  détentions  sont  légales.  On  le  paie  pour 
cela!  Et  lui,  il  ne  fait  rien,  il  joue  au  whist] 

—  De  sorte  que  tu  ne  peux  rien  y  faire  ?  —  demanda 
Nekhludov,  se  rappelant  que  l'avocat  l'avait  prévenu  que 
gouverneur  et  procureur  se  rejetteraient  l'un  sur  l'autre 
toutes  les  responsabilités. 

—  Comment  !  si  je  ne  peux  rien  y  faire  ?  Mais  si,  par- 
faitement !  Je  vais  aussitôt  commencer  une  enquête  ! 

—  Tant  pis  pour  elle  !  C'est  un  souffre-douleur  !  — 
s'écria  une  voix  de  femme,  dans  le  salon. 

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RÉSURRECTION  2^)7 

Et,  de  nouveau,  il  y  eut  un  rire  général. 

—  C'est  entendu,  mon  cher,  je  ferai  ce  qu'il  y  aura  à 
faire!  —  reprit  Maslinnikov  en  éteignant  sa  cigarette 
entre  les  gros  doigts  de  sa  main.  —  Et  maintenant, 
hein  ?  si  nous  retournions  auprès  de  ces  dames  ? 

.  Mais  Nekhludov  l'arrêta  sur  le  seuil  du  salon  : 

—  On  m'a  dit  que,  l'autre  jour,  dans  la  prison,  deux 
détenus  ont  été  punis  du  fouet.  Est-ce  vrai  ? 

Maslinnikov  devint  tout  rouge. 

—  Ahî  on  t'a  dit  cela?  Non,  mon  cher,  décidément, 
il  ne  faut  plus  qu'on  te  laisse  ainsi  fourrer  ton  nez 
partout  !  Tout  cela,  vois-tu,  ce  ne  sont  pas  tes  affaires. 
Allons,  viens,  Annette  nous  appelle,  —  dit-il. 

Et,  le  prenant  par  le  bras,  il  l'entraîna  dans  le  salon. 

Mais  Nekhludov  se  dégagea  de  son  étreinte;  sans 
parler  à  personne,  sans  paraître  voir  personne,  il  tra- 
versa le  salon  et  descendit  l'escalier. 

—  Qu'est-ce  qu'il  a  ?  —  demanda  Annette  à  son  mari. 

—  Bah  !  c'est  un  original,  il  a  toujours  été  comme  ça  ! 
Quelqu'un  se  leva  pour  sortir,  quelqu'un  entra,  et  les 

papotages  reprirent  leurs  cours.  Tout  le  monde  était 
ravi  du  sujet  de  conversation  que  venait  de  fournir,  si  à 
propos,  la  visite  de  Nekhludov.  Grâce  à  elle,  le  jour  de 
Mme  Maslinnikov  s'acheva  brillamment. 


Le  lendemain,  Nekhludov  reçut  du  vice-gouverneur 
une  lettre,  écrite  sur  une  épaisse  feuille  de  papier  glacé, 
avec  un  superbe  en-tête  armorié.  Maslinnikov  s'était 
informé  de  la  possibilité,  pour  la  femme  Maslov,  d'être 
transférée  au  service  de  l'infirmerie  :  suivant  toute  vrai- 
semblance, la  chose  pouvait  se  faire.  Au-dessuâ  de^la 
signature,  ornée  d'un  paraphe  des  plus  compliqués, 
Maslinnikov  avait  mis  :  «  Ton  vieux  camarade,  qui  t'aime 
bien  quand  même.  » 

Œ  Quel  sot  1  »  ne  put  s'empêcher  de  se  dire  Nekhludov, 
écœuré  du  ton  de  condescendance  de  ce  fâcheux  «  cama^ 
rade  ». 


yGO0^-€ 


CHAPITRE  XVIII 


Un  des  préjugés  les  plus  enracinés  et  les  plus  répandus 
consiste  à  croire  que  tout  homme  a  en  propre  certaines 
qualités  définies,  qu'il  est  bon  ou  méchant,  intelligent 
ou  sot,  énergique  ou  apathique,  et  ainsi  de  suite.  Rien 
de  tel,  en  réalité.  Nous  pouvons  dire  d'un  homme  qu'il 
est  plus  souvent  bon  que  méchant,  plus  souvent  intelli- 
gent que  sot,  plus  souvent  énergique  qu'apathique,  ou 
inversement  :  mais  dire  d'un  homme,  comme  nous  le 
faisons  tous,  les  jours,  qu'il  est  bon  ou  intelligent,  d'un 
autre  qu'il  est  méchant  ou  sot,  c'est  méconnaître  le  vrai 
caractère  de  la  nature  humaine.  Les  hommes  sont  pareils 
aux  rivières  qui,  toutes,  sont  faites  de  la  même  eau,  mais 
dont  chacune  est  tantôt  large,  tantôt  resserrée,  tantôt 
lente  et  tantôt  rapide,  tantôt  tiède  et  tantôt  glacée.  Les 
hommes,  eux  aussi,  portent  en  eux  le  germe  de  toutes 
les  qualités  humaines,  et  tantôt  ils  en  manifestent  une, 
tantôt  une  autre,  se  montrant  souvent  différents  d'eux- 
mêmes,  c'est-à-dire  de  ce  qu'ils  ont  l'habitude  de  paraître. 
Mais  chez  certains  hommes  ces  changements  sont  plus 
rares,  et  mettent  plus  de  temps  à  se  préparer,  tandis 
que  chez  d'autres  ils  sont  plus  rapides  et  se  succèdent 
avec  plus  de  fréquence. 

A  cette  seconde  classe  d'hommes  appartenait  Nekhlu- 
dov.  Sans  cesse,  sous  l'influence  de  causes  diverses, 
physiqiies  ou  morales,  de  brusques  et  complets  change- 
ments se  produisaient  chez  lui.  Et  c'était  un  de  ces 
changements  qui  venait  de  s'y  produire. 

L'impression  de  joyeux  enthousiasme,  la  conscience 

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RÉSURRECTION  259 

comme  d'un  rajeunissement  de  tout  son  être,  tous  les 
sentiments  qu'il  avait  éprouvés  à  la  suite  de  la  séance 
de  la  cour  d'assises  et  de  son  premier  entretien  avec 
Katucha,  tout  cela  avait  désormais  disparu,  et  son  der- 
nier entretien  avec  la  jeune  femme  avait  changé  tout  cela 
en  une  profonde  épouvante,  où  se  mêlait,  de  plus  en 
plus,  une  répugnance  cruelle.  Il  avait  cependant  résolu 
de  ne  pas  abandonner  son  ancienne  maîtresse,  et  il  conti- 
nuait à  se  dire  qu'au  besoin  il  se  marierait  avec  elle,  si, 
revenant  sur  son  premier  mouvement,  elle  y  consentait  : 
mais  cette  perspective  ne  lui  apparaissait  plus  que 
comme  un  dur  et  douloureux  sacrifice. 

Le  lendemain  de  sa  visite  à  Maslinnikov,  il  retourna  à 
la  prison  pour  revoir  Katucha. 

Le  directeur  lui  accorda  l'autorisation  de  la  voir,  mais 
dans  le  parloir  des  femmes,  et  non  plus  au  bureau,  ni 
dans  la  petite  salle  des  avocats  où  avait  eu  lieu  leur  der- 
nière entrevue.  Malgré  toute  sa  bonté  naturelle,  le  direc- 
teur avait,  ce  jour-là,  vis-à-vis  de  Nekhludov,  un  ton  et 
des  manières  tout  autres  que  les  jours  précédents  : 
évidemment  la- visite  de  N-ekhludov  à  Maslinnikov  avait 
eu  pour  conséquence  de  faire  prescrire  au  personnel  de 
la  prison  une  attitude  plus  réservée  à  l'endroit  d'un 
visiteur  aussi  indiscret. 

—  Oui,  vous  pourrez  la  voir  un  instant,  —  dit  le  di- 
recteur, —  mais,  n'est-ce  pas?  pour  l'argent,  vous  vous 
rappellerez  ce  dont  je  vous  ai  prié  ?. . .  Quant  à  son  trans- 
fert au  service  de  l'infirmerie,  —  Son  Excellence  le  vice- 
gouverneur  m'a  fait  l'honneur  de  m'écrire  à  ce  sujet,  — 
eh  bien  !  la  chose  est  possible,  et  le  médecin  y  consent. 
Mais  c'est  elle-même  qui  n'y  consent  pas  !  Elle  dit  qu'elle 
«  n'a  pas  besoin  d'aller  vider  les  pots  de  chambre  des 
galeux  ».  Ah  !  prince,  on  voit  bien  que  vous  ne  connaissez 
pas  cette  engeance-là  ! 

Nekhludov  ne  répondit  rien,  et  se  dirigea  vers  le 
parloir  des  femmes.  Le  directeur  donna  ordre  à  un 
gardien  d'aller  chercher  la  Maslova. 

Le  parloir  était  vide  quand  Nekhludov  y  entra.  Mais  à 
peine  y  était-il  depuis  quelques  minutes  que  la  porte 

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260  RESURRECTION 

du  fond  s'ouvrit  et  que  la  Maslova  s'avança  vers  lui, 
silencieuse  et  timide.  Elle  lui  serra  la  main,  s'assit  près 
de  lui  ;  et,  sans  le  regarder,  elle  dit,  presque  tout  bas  : 

—  Pardonnez-moi,  Dimitri  Ivanovitch  !  Je  vous  ai  mal 
parlé  il  y  a  trois  jours. 

—  Ce  n'est  pas  à  moi  de  vous  pardonner...  —  com- 
mença Nekhludov. 

—  N'importe,  mais  tout  de  même  il  faut  que  vous  me 
quittiez  !  —  reprit-elle. 

Et  dans  ses  yeux,  plus  louches  qu'à  l'ordinaire,  Nekhlu- 
dov lut  dé  nouveau  une  expression  hostile. 

—  Et  pourquoi  dois-je  vous  quitter? 

—  11  le  faut,  voilà  tout  ! 

—  Comment  !  voilà  tout  ? 

Elle  ne  répondit  rien  et  leva  encore  sur  lui  un  regard 
méchant. 

—  Eh  bien,  — dit-elle  enfin,  — voilà  ce  qui  en  est!  11 
faut  que  vous  cessiez  de  vous  occuper  de  moi,  je  vous 
le  dis  comme  je  le  pense  !  Je  ne  puis  le  supporter  !  Vous 
cesserez  de  vous  occuper  de  moi  !  —  répéta-t-elie,  les 
lèvres  tremblantes.  —  C'est  la  vérité  vraie  !  J'aimerai» 
mieux  me  pendre  ! 

Nekhludov  sentait  que  dans  cette  défense  entrait  une 
part  de  haine  pour  lui,  d'impossibilité  de  lui  pardonner 
l'inoubliable  offense  ;  mais  il  sentait  qu'ai,  tre  chose 
encore  y  entrait,  quelque  chose  de  noble  et  de  beau.  Et 
la  façon  assurée  et  tranquille  dont  la  jeune  femme  lui 
renouvelait  sa  défense  de  s'occuper  d'elle  eut  aussitôt 
pour  effet  de  détruire  tous  ses  doutes,  et  de  le  remettre 
dans  la  disposition  enthousiaste  où  il  s'était  trouvé  trois 
jours  auparavant. 

—  Katucha,  ce  que  je  t'ai  dit,  je  le  maintiens  !  — dit-il 
d'un  ton  grave  et  ferme.  —  Je  te  prie  de  consentir  à  te 
marier  avec  moi  !  Et,  si  tu  t'y  refuses,  aussi  longtemps 
que  tu  t'y  refuseras  je  resterai  près  de  toi,  je  te  suivrai, 
j'irai  avec  toi  où  l'on  te  conduira! 

—  Cela,  c'est  votre  affaire,  je  ne  dirai  pas  un  mot  de 
plus  !  —  répondit- elle. 

Et,  de  nouveau,  ses  lèvres  tremblèrent. 

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RÉSURREGTieN  261 

Il  se  taisait,  lui  aussi.  Il  ne  se  sentait  pas  la  force  de 
parler.  Enfin,  s' enhardissant  : 

—  Katucha,  —  lui  dit-il,  — je  vais  maintenant  aller  à 
la  campagne  pour  régler  certaines  affaires;  et  ensuite 
j'irai  à  Saint-Pétersbourg,  où  je  m'occuperai  de  votre 
pourvoi;  et,  si  Dieu  le  veut,  je  ferai  casser  votre  con- 
damnation. 

—  Qu'on  la  casse  ou  non,  tout  m'est  égal  I  Qu'une  chose 
m'arrive  ou  une  autre,  le  résultat  sera  toujours  le  même  ! . . . 

Elle  s'arrêta,  et  Nekhludov  crut  voir  qu'elle  avait  peine 
à  retenir  ses  larmes. 

—  Eh  bien  !  —  dit-elle  après  un  assez  long  silence, 
parlant  très  vite  comme  pour  cacher  son  émoi,  —  eh 
bien  !  avez-vous  vu  Menchov?  N'est-ce  pas  que  ces  gens- 
là  sont  innocents  ?  N'est-ce  pas?  C'est  évident  !  J'en  met- 
trais ma  main  au  feu  I 

—  Oui,  je  crois  bien  qu'ils  sont  innocents  ! 

—  Si  vous  saviez  quelle  admirable  vieille  femme  ! 

Il  lui  raconta  en  détail  tout  ce  qu'il  avait  appris  au 
s«jet  de  Menchov.  Puis,  revenant  à  elle,  il  lui  demanda 
si  elle  n'avait  besoin  de  rien.  —  Non  de  rien,  absolument  ! 

Il  y  eut,  de  nouveau,  un  silence... 

—  Ah!  et  pour  ce  qui  est  de  l'infirmerie,  —  reprit- 
elle  en  lui  lançant  un  regard  de  ses  yeux  qui  louchaient, 
—  eh  bien!  si  vous  le  désirez,  j'irai!  Et  pour  l'eau-de- 
vie  aussi,  eh  bien  !  j'essaierai  de  ne  plus  en  boire  !... 

Nekhludov,  sans  rien  dire,  la  regarda  dans  les  yeux. 
Il  vit  que  ses  yeux  souriaient. 

—  Cela  est  bien,  très  bien  ! 

Une  trouva  la  force  de  rien  dire  de  plus. 

«  Oui,  oui,  elle  pourra  changer!  »  songeait-il.  Après 
les  doutes  des  journées  précédentes,  il  éprouvait  à  pré- 
sent un  sentiment  tout  nouveau  pour  lui,  un  sentiment 
de  foi  dans  la  toute-puissance  de  l'amour. 


i 


En  rentrant  dans  la  chambrée  puante,  au  retour  de 
cette  visite,  la  Maslova  ôta  sa  veste  et  s'assit  sur  son 
lit,  les  mains  appuyées  sur  les  genoux. 


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2C2  RÉSURRECTION 

La  chambrée  était  presque  vide.  Seules  s'y  trouvaient 
la  phtisique,  la  mère  allaitant  son  enfant,  la  vieille 
Menchova  et  la  garde-barrière.  La  fille  du  diacre  avait 
été,  la  veille,  reconnue  folle  et  transportée  à  l'iaûrmerie. 
Les  autres  {emums  étaient  au  lavoir. 

La  vieille  dormait,  étendue  sur  son  lit  ;  les  enfaots 
jouaient  dans  le  corridor;  on  entendait  leurs  rires  et 
leurs  éclats  de  voix.  La  garde-barrière,  sans  s'inter- 
rompre de  tricoter  le  bas  qu'elle  tenait  en  main,  s'avança 
vers  la  Maslova. 

—  Eh!  bien,  tu  l'as  vu?  —  demanda-t-elle. 

La  Maslova  ne  répondit  rien.  Assise  sur  son  lit,  elle 
remuait  machinalement  ses  jambes  pendantes. 

—  Allons,  allons,  ne  pleurniche  pas!  —  reprit  la 
garde-barrière.  —  L'essentiel  est  de  ne  pas  se  décou- 
rager. Eh!  Katiouchka,  allons! 

La  Maslova  continuait  à  ne  pas  répondre. 

—  Les  autres  sont  allées  au  lavoir.  On  dit  que  la 
quantité  de  linge  à  laver  est  énorme,  aujourd'hui. 

Au  même  instant  on  entendit  dans  le  corridor  un 
grand  bruit  de  pas  et  de  voix,  et  les  habitantes  de  la 
chambrée  se  montrèrent  sur  le  seuil,  les  pieds  nus, 
chacune  portant  un  pain  sous  le  bras. 

Fédosia  accourut  auprès  de  la  Maslova. 

—  Eh  bien!  quoi,  quelque  chose  de  mauvais?  — 
demanda-t-elle,  en  levant  sur  son  amie  ses  clairs  yeux 
bleus  d'enfant.  —  Attends,  je  vais  te  préparer  ton  thé! 

—  Et  alors,  —  dit  la  Korableva  —  il  a  changé  d'avis? 
Il  ne  veut  plus  se  marier  ? 

—  Non,  il  n'a  pas  changé  d'avis  !  C'est  moi  qui  ne 
veux  pas  !  Je  lui  ai  déclaré  que  je  ne  voulais  pas  1 

—  En  voilà  une  sotte  !  —  déclara  la  Korableva,  de  sa 
voix  de  basse. 

—  Elle  a  bien  raison  !  —  dit  Fédosia  —  Quand  on  ne 
peut  pas  vivre  ensemble,  à  quoi  bon  se  marier? 

—  Mais  toi-même,  ton  mari  ne  va-t-il  pas  au  bagne 
avec  toi  ?  —  demanda  la  garde-barrière. 

—  Mon  mari,  c'est  autre  chose.  Nous  étions  ma- 
riés quand  on  m'a  prise,  la  loi  nous  unit.  Tandis  que 

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RÉSURRECTIOÏS  263 

lui,  à  quoi  bon  se  marier,  s'il  ne  vit  pas  avec  elle? 

—  Tais-toi,  idiote!  A  quoi  bon?  Mais,  s'il  se  mariait 
nvec  elle,  il  la  couvrirait  d'or  ! 

—  11  m'a  dit  :  «  Où  l'on  t'enverra,  j'irai  avec  toi  !  »  — 
dit  la  Maslova.  Il  ira,  bien  sûr  !  Mais  qu'il  vienne,  qu'il 
ne  vienne  pas,  peu  m'importe.  Ce  n'est  pas  moi,  en  tout 
cas,  qui  le  lui  aurai  demandé  ! 

—  Il  part  à  présent  pour  Saint-Pétersbourg,  —  reprit- 
elle  après  un  silence.  —  Il  va  s'occuper  de  mes  affaires. 
11  est  parent,  là-bas,  avec  tous  les  ministres. 

Puis  se  ravisant  encore  : 

—  Mais  tout  de  même  je  n'ai  pas  besoin  de  lui!  Il 
ferait  mieux  de  me  laisser  tranquille  ! 

—  Voilà  une  drôle  d'histoire  !  —  dit  la  Korableva  d'un 
ton  distrait.  —  Et  maintenant,  hein  !  un  peu  d'eau-de- 
vie? 

—  Non,  merci  !  répondit  la  Maslova.  —  Mais  vous, 
buvez-en,  c'est  moi  qui  paierai! 


Fin  de  la  première  partie 


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DEUXIÈME    PARTIE 

CHAPITRE  I 


Ayant  appris  que  le  pourvoi  en  cassation  de  la  Mas- 
lova  serait  sans  doute  examiné  au  Sénat  dans  une  quin- 
zaine de  jours,  Nekhludov  avait  formé  le  projet  d'aller, 
vers'  ce  moment,  à  Saint-Pétersbourg,  pour  y  faire  les 
démarches  nécessaires,  et  aussi,  en  cas  de  rejet  du 
pourvoi,  pour  s'occuper  de  présenter  le  recours  en 
grâce,  ainsi  que  le  lui  avait  recommandé  l'avocat.  Mais 
celui-ci  lui  avait  encore  répété  que  le  succès  de  ce 
double  recours  lui  paraissait  des  plus  improbables, 
vu  le  peu  de  valeur  des  motifs  invoqués,  de  sorte  que 
très  vraisemblablement  la  Maslova  serait  comprise, 
dans  un  convoi  de  forçats  qui  devait  quitter  la  prison 
dès  les  premiers  jours  de  juin.  Et  comme  Nekhludov 
persistait  toujours  dans  son  intention  de  la  suivre  par- 
tout, fût-ce  en  Sibérie,  il  avait  résolu  d'employer  ces 
quinze  jours  d'attente  à  visiter  Tune  après  l'autre  ses 
diverses  propriétés,  pour  mettre  ordre,  une  bonne  fois, 
à  toutes  ses  affaires. 

Il  se  rendit  d'abord  à  Kouzminskoïe.  C'était,  de  toutes 
ses  propriétés,  la  plus  voisine,  et  aussi  la  plus  grande, 
celle  dont  il  tirait  le  plus  gros  revenu.  11  y  avait  vécu 
dans  sa  jeunesse,  et  à  maintes  reprises,  plus  tard,  il  y 
était  retourné.  Il  y  avait  un  jour,  à  la  demande  de  sa 
mère,  amené  lui-même  l'économe  allemand  qui  mainte- 


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266  RÉSURRECTION 

nant  encore  y  était  son  gérant,  et  il  avait  fait  avec  lui       î 
l'inventaire  de  la  propriété  :  si  bien  qu'il  connaissait  à 
fond  la  situation  de  celle-ci  et  les  rapports  qu'y  avaient 
les^'paysans  avec  «  le  bureau  »,  c'est-à-dire  avec  les  pro- 
priétaires et  leurs  représentants,  —  rapports  qui  cons- 
tituaient, au  total,  une  dépendance  absolue  des  paysans 
vis-à-vis  du  «  bureau  ».  Nekhludov  connaissait  tout  cela, 
durant  son  séjour  à  T Université,  dans  le  temps  où  il 
professait  et  proclamait  la  doctrine  d'Henri  George;  et 
c'était  précisément  sa  connaissance  de  l'état  des  choses 
à  Kouzminskoï^  qui  l'avait  déterminé  à  faire  don  aux 
paysans  du  petit  bien  de  son  père,  la  seule  propriété 
qu'alors  il  possédât.  Plus  tard,  en  vérité,  quand,  au  sor- 
tir de  l'armée,  il  s'était  mis  à  dépenser  20.000  roubles 
par  an,  cette  connaissance  de  l'origine  de  sa  richesse  lui 
était  devenue  importune,  et  il  avait  fait  de  son  mieux 
non  seulement  pour  n'y  plus  penser,  mais  pour  l'oublier. 
Il  prenait  l'argent  et  le  dépensait,  sans  s'inquiéter  de 
savoir  d'où  il  le  tenait.  Mais  la  mort  de  sa  mère,  le  règle- 
ment de  sa  succession,  la  nécessité  d'adopter  un  régime 
nouveau  pour  la  gestion  de  ses  biens,  tout  cela  avait 
réveillé  en  lui  la  question  de  ses  droits  et  devoirs  de 
propriétaire.  Depuis  un  mois  déjà,  il  s'en  préoccupait, 
s'avouant  d'ailleurs,  en  manière  de  conclusion,  que  jamais 
il  n'aurait  la  force  de  changer  l'ordre  des  choses  établi, 
puisque  aussi  bien  ce  n'était  pas  lui  qui  gérait  ses  pro- 
priétés, puisqu'il  vivait  hors  de  ses  terres,  et  n'avait  qu'à 
en  toucher  tranquillement  les  rentes. 

Cependant,  sur  ce  point  comme  sur  beaucoup  d'autres, 
la  rencontre  qu'il  avait  faite  de  la  Maslova  l'avait  soudain 
converti  à  des  sentiments  nouveaux.  11  ne  se  dissimulait 
pas  que,  s'il  accompagnait  la  Maslova  en  Sibérie,  il 
aurait  à  entretenir  des  relations  compliquées  et  difficiles 
avec  tout  un  monde  de  fonctionnaires,  vis-à-vis  desquels 
ce  serait  chose  précieuse  pour  lui  de  garder  une  haute 
position  sociale,  et,  surtout,  d'avoir  de  l'argent.  Mais  il 
n'en  avait  pas  moins  conscience  de  l'impossibilité  où  il 
était,  vis-à-vis  de  lui-même,  de  se  résigner  au  maintien 
d'une  situation   qu'il  jugeait  immorale.  Et  c'est   ainsi 

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RÉSURRECTION  267 

qu'il  s*était  arrêté  à  une  sorte  de  compromis.  Il  avait 
résolu  de  se  défaire  de  ses  biens,  non  pas  en  les  donnant 
aux  paysans,  mais  en  les  leur  louant  à  bas  prix.  Ce 
n'était  point,  sans  doute,  la  solution  qu'en  théorie  il 
voyait  au  problème  :  mais  c'était  du  moins  un  pas  vers 
cette  solution  :  c'était  le  passage  d'une  forme  d'oppres- 
sion plus  grossière  à  une  forme  plus  douce.  Et  c'était, 
en  tout  cas,  la  seule  mesure  que  les  circonstances  lui 
permissent  de  prendre. 

Il  arriva  à  Kouzminskoïe  vers  midi.  Sa  conception 
générale  de  la  vie  s'était,  à  son  insu,  si  profondément 
simplifiée  qu'il  n'avait  pas  même  eu  la  pensée  de  télé- 
graphier à  son  gérant  pour  lui  annoncer  sa  visite.  En 
descendant  du  wagon,  il  avait  loué  une  carriole  et  s'était 
fait  conduire  à  sa  propriété.  Le  cocher,  un  jeune  paysan, 
vêtu  d'une  camisole  de  nankin,  se  tenait  assis  de  côté 
sur  son  siège,  ce  qui  lui  rendait  encore  plus  facile  de 
causer  avec  le  barine  :  et  il  causait  d'autant  plus  volon- 
tiers que  ses  chevaux,  deux  bêtes  vigoureuses  et  pleines 
de  santé,  couraient  le  long  de  la  route  avec  un  entrain 
endiablé,  sans  qu'il  eût  besoin  de  les  stimuler. 

Le  cocher  parlait  du  gérant  de  Kouzminskoïe.  Il  en 
parlait  librement,  ne  se  doutant  pas  qu'il  avait  affaire  au 
seigneur  du  village. 

— '  11  se  met  bien,  le  rusé  Allemand!  —  disait-il,  en  se 
retournant  sur  son  siège  et  en  jouant  avec  son  long 
fouet.  —  Il  vient  de  se  payer  une  troïka  avec  des  chevaux 
superbes  ;  et  il  va  se  promener  avec  sa  bourgeoise,  où 
bon  lui  semble  !  L'hiver,  pour  la  Noël,  il  y  avait  chez  lui 
un  bel  arbre,  orné  comme  vous  n'en  trouverez  pas  d'autre 
dans  tout  le  gouvernement  !  Ah  !  il  en  a  ramassé  de  l'ar- 
gent, le  gaillard  !  Et  pourquoi  pas  ?  Il  peut  tout  faire  ! 
On  dit  qu'il  vient  d'acheter  une  propriété  ! 

Nekhludov  tenait  pour  indifférent  de  savoir  comment 
son  gérant  administrait  son  bien  ;  mais  le  récit  du  cocher 
ne  lui  en  fit  pas  moins  une  impression  désagréable.  Il 
jouissait  de  la  beauté  du  jour,  du  mouvement  des  nuages 
gris  qui  par  instants  recouvraient  le  soleil  et  puis  le 
découvraient  de  nouveau  ;  il  jouissait  du  spectacle  des 

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268  RÉSURRECTION 

champs,  au-dessus  desquels  s'élevaient  des  troupes 
d'alouettes,  et  du  spectacle  des  bois,  que  déjà  revêtait, 
du  haut  en  bas,  une  fraîche  verdure,  et  du  spectacle  des 
prairies,  où  Ton  venait  de  lâcher  les  chevaux  et  les 
bœufs  ;  mais  il  ne  jouissait  pas  de  tout  cela  aussi  pleine- 
ment qu'il  aurait  voulu.  Quelque  chose  le  gênait.  Et 
quand  il  se  demandait  ce  que  c'était,  les  paroles  du 
cocher  lui  revenaient  en  mémoire,  sur  la  façon  dont  son 
gérant  administrait  son  bien. 

Cette  impression  ne  s'effaça  que  lorsque,  arrivé  à 
Kouzminskoïe,  il  se  mit  à  s'occuper  du  règlement  de  ses 
affaires. 

L'examen  des  registres  du  «  bureau  »  et  les  explications 
d'un  commis  qui,  naïvement,  exposait  les  avantages  qui 
résultaient,  pour  la  propriété,  de  ce  que  les  paysans 
avaient  fort  peu  de  terres  à  eux,  et  enclavées  dans  les 
terres  seigneuriales,  tout  cela  ne  fit  que  confirmer 
davantage  Nekhludov  dans  sa  résolution  de  renoncer  à 
exploiter  son  bien  pour  son  propre  compte  et  de  céder 
toutes  ses  terres  aux  paysans.  Cet  examen  des  registres 
et  les  explications  du  commis  kii  prouvèrent,  en  effet, 
que,  comme  par  le  passé,  les  deux  tiers  de  ses  champs 
étaient  cultivés  par  ses  garçons  de  ferme  avec  des  appa- 
reils perfectionnés,  tandis  que  le  troisième  tiers  était 
cultivé  par  les  paysans,  à  qui  l'on  donnait  cinq  roubles 
par  arpent.  En  d'autres  termes,  moyennant  cinq  roubles, 
le  paysan  s'engageait  à  labourer  et  à  semer  un  arpent, 
puis  à  faucher,  à  lier,  à  battre,  à  transporter  dans  les 
greniers,  c'est-à-dire  à  faire  un  travail  pour  lequel  un 
ouvrier  demanderait,  au  plus  bas  prix,  dix  roubles  par 
arpent.  On  faisait,  en  outre,  payer  aux  paysans  tout  ce 
que  leur  fournissait  le  bureau,  et  en  leur  comptant  tout 
à  un  prix  fort  élevé.  Ils  travaillaient  pour  payer  le  four- 
rage, le  bois,  les  pommes  de  terre  ;  et  tout  ce  dont  ils 
avaient  besoin  pour  vivre,  ils  l'achetaient  au  bureau  : 
de  sorte  que  ce  n'était  pas  deux  fois,  mais  environ  quatre 
fois  trop  peu  qu'ils  étaient  payés. 

Rien  de  tout  cela  n'était  nouveau  pour  Nekhludov; 
mais  tout  lui  semblait  nouveau,  et  il  s'étonnait  d'être 

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RÉSURRECTION  260 

resté  si  longtemps  sans  comprendre  ce  qu'il  y  avait 
d'anormal  dans  un  tel  état  de  choses.  Le  gérant,  de  son 
côté,  lui  démontrait  complaisamment  les  inconvénients 
et  les  dangers  du  projet  qu'ii  avait  formé.  Il  lui  disait 
qu'on  serait  forcé  de  donner  pour  rien  tout  le  matériel 
de  la  ferme,  dont  personne  n'offrirait  le  quart  de  sa 
valeur  ;  il  lui  affirmait  que  les  paysans  gâcheraient  la 
terre,  sans  profit  pour  eux-mêmes  ni  pour  les  autres. 
Mais  Nekhludov  n'en  restait  que  plus  convaincu  de  la 
beauté  de  l'acte  qu'il  allait  accomplir  en  cédant  ses  terres 
aux  paysans  et  en  se  privant  de  la  plus  grande  partie  de 
son  revenu.  Aussi  décida-t-il  de  terminer  l'affaire  immé- 
diatement, avant  de  repartir.  De  la  vente  des  semailles, 
des  bêtes  et  de  tout  le  matériel,  il  en  chargea  le  gérant, 
qui  eut  ordre  de  l'informer  au  fur  et  à  mesure.  Mais  il 
pria  le  gérant  de  rassembler  tout  de  suite,  dès  le  len- 
demain, les  paysans  de  Kouzminskoïe  et  des  villages 
voisins,  afin  qu'il  pût  leur  faire  part  lui-même  de 
sa  résolution,  et  s'entendre  avec  eux  sur  le  prix  du 
bail. 

Enchanté  de  l'énergie  avec  laquelle  il  avait  résisté 
aux  arguments  du  gérant,  et  de  l'abnégation  qu'il  met- 
tait à  son  sacrifice  en  faveur  des  paysans,  Nekhludov 
sortit  du  bureau  et  alla  se  promener  autour  de  la  mai- 
son. Il  longea  les  parterres  où  l'on  avait  cessé  d'entre- 
tenir des  fleurs;  il  traversa  le  tennis^  envahi  par  les 
ronces  et  la  chicorée  sauvage  ;  il  s'enfonça  dans  l'allée 
de  tilleuls  où,  jadis,  il  avait  l'habitude  d'aller  fumer  son 
cigare,  et  où,  trois  ans  auparavant,  il  avait  eu  un  petit 
roman  de  coquetterie  avec  la  jolie  M™®  Kirimov,  en 
visite  chez  sa  mère.  Ainsi  se  passèrent  les  dernières 
heures  du  jour.  Quand  il  eut  arrêté  le  plan  du  discours 
qu'il  se  proposait  d'adresser  le  lendemain  aux  paysans, 
il  rentra,  prit  le  thé  avec  le  gérant,  acheva  de  régler 
avec  lui  les  apprêts  de  la  liquidation  de  sa  propriété  et 
enfin,  tout  à  fait  tranquille,  satisfait,  et  fier  de  lui-même, 
il  monta,  pour  la  nuit,  dans  la  chambre  à  coucher  qu'on 
lui  avait  destinée,  une  chambre  toujours  réservée  aux 
hôtes  de  passage. 

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270  RÉSURRECTION 

C'était  une  petite  pièce  d'une  propreté  admirable.  Aux 
murs  étaient  pendues  des  vues  de  Venise  ;  une  glace  so 
dressait  entre  les  deux  fenêtres  ;  et,  dans  un  coin,  près 
du  lit  à  ressorts,  on  avait  mis  sur  une  table  une  carafe 
d'eau  avec  son  verre,  une  bougie,  et  une  paire  de  mou- 
chettes.  Sur  la  grande  table,  devant  la  glace,  s'étalait  la 
valise  de  Nekhludov,  dont  une  des  poches  contenait, 
avec  le  nécessaire  de  toilette,  une  demi-douzaine  de 
volumes  :  des  ouvrages  de  droit  et  de  criminologie 
russes,  allemands,  italiens,  et  un  roman  anglais.  Nekhlu- 
dov s'était  promis  de  lire  ces  volumes  dans  les  instants» 
de  loisir  que  lui  laisserait  l'examen  de  ses  propriétés. 
Mais  quand  il  les  vit,  en  entrant  dans  la  chambre,  il  sen- 
tit qu'il  était  à  mille  lieues  d'eux  et  des  questions  qu'ils 
traitaient.  C'était  tout  autre  chose  qu'il  avait  en  tête. 

Au  pied  du  lit  était  une  vieille  chaise  de  bois  rouge, 
avec  des  incrustations.  Cette  chaise  avait  été  autrefois 
dans  la  chambre  de  la  mère  de  Nekhludov  :  sa  vue  éveilla 
dans  l'âme  du  jeune  homme  un  sentiment  des  plus 
inattendus.  11  se  surprit  à  regretter  cette  maison,  qu'on 
allait  démolir,  et  ce  jardin,  qu'on  ne  planterait  plus,  et 
ces  bois,  qu'on  couperait,  et  toutes  ces  dépendances,  ces 
écuries,  ces  étables,  ces  greniers,  ces  chevaux,  ces 
vaches,  qui,  bien  qu'il  n'eût  jamais  l'occasion  de  s'en  ser- 
vir lui-même,  avaient  coûté  tant  d'efforts  et  constituaient 
tant  de  vie.  L'instant  d'auparavant  encore,  il  croyait 
facile  et  léger  de  renoncer  à  tout  cela  ;  mais  à  présent  il 
le  regrettait,  et  il  regrettait  aussi  les  terres,  et  ce  revenu 
qui  aurait  pu  bientôt  lui  être  si  précieux.  Et  peu  à  peu 
s'élevèrent  en  lui  toutes  sortes  d'arguments  dont  la  con- 
séquence était  que  ce  serait  pour  lui  une  folie  sans  profit 
de  céder  ses  terres  aux  paysans,  et  d'abandonner  la 
gestion  de  ses  biens. 

«  Ces  terres,  —  disait  une  voix  en  lui,  —  je  ne  puis  les 
cultiver  moi-même;  et,  ne  pouvant  les  cultiver  moi- 
même,  je  ne  puis  continuer  à  les  exploiter  comme  je  fais. 
Et  puis,  je  vais  sans  .doute  devoir  aller  en  Sibérie,  de 
sorte  que  je  n'ai  besoin  ni  d'une  maison,  ni  de  terres.  » 
—  «  Tout  cela  est  bel  et  bon,  —  répondait  une  autre 

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RÉSURRECTION  2*1 

voix,  —  mais,  d'abord,  tu  ne  vas  point  passer  toute  la  vie 
en  Sibérie.  Si  tu  te  maries,  il  peut  te  venir  des  enfants. 
Tu  as  reçu  tes  propriétés  en  bon  ordre  ;  tu  dois  les  lais- 
ser de  même.  On  a  des  obligations  envers  la  terre.  De 
céder,  de  détruire  tout  cela  est  très  facile  ;  mais  de  fon- 
der, cela  est  très  difficile.  Mais  surtout  tu  dois  bien 
réfléchir  à  tout  l'avenir  de  ta  vie,  décider  ce  que  tu  feras 
de  toi,  et  régler  en  conséquence  la  question  de  tes  biens. 
Et  il  y  a  encore  autre  chose  que  tu  dois  te  demander. 
Tu  dois  te  demander  si  c'est  vraiment  pour  la  satisfac- 
tion de  ta  conscience  que  tu  agis  comme  tu  agis,  ou  si 
ce  n'est  pas  plutôt  pour  les  autres  hommes,  pour  pouvoir 
te  vanter  devant  eux  et  te  croire  supérieur  à  eux.  » 

Et  Nekhludov  se  demandait  cela  ;  et  il  était  contraint 
de  s'avouer  que  l'opinion  des  autres,  la  pensée  de  ce 
que  les  autres  diraient  de  lui,  avaient  une  grande  influence 
sur  ses  résolutions.  Et  plus  il  réfléchissait,  plus  s'aug- 
mentait le  nombre  des  questions  qui  s'offraient  à  lui  ;  et 
plus  il  avait  de  peine  aussi  à  y  trouver  des  réponses. 

Pour  échapper  à  ses  pensées,  il  se  coucha  entre  les 
draps  frais  et  essaya  de  s'endormir,  se  disant  que  le  lon- 
demain,  à  tête  reposée,  il  résoudrait  ces  problèmes  dont 
maintenant  il  ne  parvenait  pas  à  sortir.  Mais  il  resta 
très  longtemps  à  attendre  le  sommeil.  Par  les  fenêtres 
entr 'ouvertes,  avec  l'air  vif  de  la  nuit  et  les  r  yons  de 
la  lune,  parvenait  jusqu'à  lui  le  croassement  des  gre- 
nouilles, mêlé  au  chant  plaintif  des  rossignols,  au  loin 
dans  le  parc  ;  il  y  avait  même  un  rossignol  qui  chantait 
tout  près  de  lui,  sous  ses  fenêtres,  dans  un  bouquet  de 
sureaux.  Et  le  chant  de  cet  oiseau  le  fit  penser  à  la  mu- 
sique de  la  fille  du  directeur  ;  et  il  se  rappela  ensuite  le 
directeur  lui-même,  et  ensuite  la  Maslova.  Il  revit  la 
façon  dont  ses  livres  tremblaient,  pendant  qu'elle  lui 
disait  :  «  Il  faut  que  vous  me  quittiez  !  »  Soudain  il  eut 
l'impression  que  l'Allemand,  son  gérant,  tombait  dans 
la  mare  aux  grenouilles.  Il  sentait  qu'il  avait  le  devoir 
de  le  repêcher;  mais,  au  lieu  de  cela,  il  était  tout  d'un 
coup  devenu  la  Maslova,  et  il  criait  :  «  Je  suis  une  con- 
damnée aux  travaux  forcés,  et  toi  tu  es  un  prince  !  » 

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272  RÉSURRECTION 

Il  se  secoua,  releva  la  tête  :  «  Non,  se  dit-il,  je  ne 
céderai  pas  !  »  Puis  il  se  demanda  :  «  Est-ce  bien  ou 
mal,  ce  que  je  fais?  Bah!  je  le  saurai  demain!  »  Et 
c'est  là-dessus  qu'enfin  il  s'endormit. 


II 


Le  lendemain  matin,  Nekhiudov  ne  se  réveilla  qu'à 
neuf  heures.  Le  jeune  commis  chargé  de  le  servir,  dès 
qu'il  l'entendit  remuer,  lui  apporta  ses  bottines,  plus 
luisantes  qu'elles  n'avaient  jamais  été,  posa  près  de  son 
lit  une  cruche  d'eau  de  source,  fraîche  et  limpide,  et  lui 
annonça  que  les  paysans  commençaient  à  se  réunir. 

Nekhiudov  sauta  en  bas  de  son  lit,  et  le  souvenir  lui 
revint  des  événements  de  la  veille.  Ses  sentiments  de 
regret  à  la  pensée  de  céder  ses  terres  avaient  de  nouveau 
disparu  sans  laisser  de  trace.  Il  se  trouva  même  tout 
surpris  d'avoir  pu  éprouver  de  tels  sentiments.  Tout  en 
s'habillant,  il  se  réjouissait  de  l'acte  qu'il  allait  accom- 
plir, et  à  sa  joie  se  mêlait,  malgré  lui,  une  certaine 
fierté. 

Il  voyait,  de  sa  fenêtre,  la  pelouse  du  tennis  envahie 
par  les  chicorées  sauvages,  sur  laquelle  se  rassemblaient 
les  paysans.  Ce  n'était  pas  en  vain  que  les  grenouilles 
avaient  croassé  la  veille  :  car  le  temps  avait  changé 
dans  la  nuit.  Une  petite  pluie  fine  et  tiède,  sans  ombre 
de  vent,  tombait  depuis  le  matin,  accrochant  ses  gout:es 
aux  feuilles  et  aux  herbes.  L'air  qui  pénétrait  dans  la 
chambre  était  imprégné  à  la  fois  de  l'odeur  des  verdures 
et  de  celle  de  la  terre  détrempée  par  la  pluie.  Nekhiudov 
regardait  venir  les  paysans  sur  la  pelouse.  L'un  après 
l'autre  ils  arrivaient,  se  saluaient,  se  plaçaient  en  cercle, 
et  causaient,  appuyés  sur  leurs  bâtons. 

Le  gérant,  un  gros  homme  trapu,  vêtu  d'une  redin- 
gote courte  avec  un  collet  vert  et  d'énormes  boutons, 
entra  dans  la  chambre.  Il  dit  à  Nekhiudov  que  tout  le 
monde  était  réuni,  mais  qu'on  pouvait  attendre;  et  il  lui 

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RÉSURRECTION  273 

demanda  s'il  préférait  prendre,  pour  son  déjeuueii,'  du 
café  ou  du  thé. 

—  Non,  merci,  allons  plutôt  arranger  l'affaire  !  — 
répondit  Nekhludov.  Il  éprouvait  un  sentiment ,  plus 
imprévu  encore  pour  lui  que  celui  qu'il  avait  éprouvé  le 
soir  précédent  :  un  sentiment  de  timidité  et  do  honte 
devant  la  perspective  de  son  entretien  avec  les  paysans. 

Il  se  préparait  à  réaliser  le  désir  le  plus  cher  ûes 
paysans,  un  désir  dont  ils  n'osaient  pas  même  rêver  la 
réalisation.  Il  se  préparait  à  leur  céder  à  bas  prix 
toutes  les  terres  du  village,  à  leur  offrir  ce  précieux 
bienfait.  Et  cependant,  saps  qu'il  sût  pourquoi,  il  se  sen- 
tait gêné.  Quand  il  se  fut  .approché  des  paysans,  et  qu'il 
les  vit  tous  se  découvrir  devant  lui,  mettant  à  nu  leurs 
tètes  blondes,  noires,  grises,  et  frisées,  et  chauves,  son 
trouble  devint  tel  que  longtemps  il  ne  put  parler.  La  petite 
pluie  continuait  à  tomber,  mouillant  doucement  les  che- 
veux, les  barbes,  les  poils  des  caftans.  Mais  les  paysans, 
sans  même  y  prendre  garde,  tenaient  les  yeux  fixés  sur  le 
barine^  attendant  ce  qu'il  allait  leur  dire  ;  et  lui,  il  res- 
tait immobile  au  milieux  d'eux,  embarrassé,  ne  pouvant 
parler. 

Le  pénible  silence  fut  enfin  rompu  par  le  gérant,  type 
d'Allemand  placide  et  sûr  de  lui-même,  qui,  d'ailleurs, 
parlait  fort  bien  le  russe  et  se  considérait  comme  un 
parfait  connaisseur  du  paysan  russe.  Ce  gros  homme 
bien  nourri,  et  Nekhludov,  debout  près  de  lui,  formaient 
un  contraste  saisissant  avec  les  visages  ridés  et  les 
maigres  corps  du  reste  de  l'assemblée. 

—  Ecoutez,  —  dit  le  gérant,  —  voici  que  le  prince 
veut  vous  faire  du  bien  !  Il  veut  vous  céder  les  terres, 
quoique  vous  ne  les  méritiez  pas  ! 

—  Comment  ne  le  méritons-nous  pas,  Basile  Car- 
litch?  Est-ce  que  nous  ne  travaillons  pas  pour  toi?  —  ré- 
pondit un  petit  paysan  roux,  beau  parleur.  —  Nous 
tHions  très  contents  de  la  princesse  défunte,  —  que  le 
Seigneur  lui  donne  le  royaume  des  cieux!  —  et  le  jeune 
prince,  à  ce  que  nous  voyons,  daigne  aussi  ne  pas  nous 
abandonner  ! 


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274  RÉSURRECTION 

—  Nous  sommes  pleins  de  respect  pour  les  maîtres  ; 
seulement  la  vie  est  dure,  —  reprit  un  autre  paysan,  un 
homme  au  visage  épaté,  avec  une  grande  barbe. 

—  Je  vous  ai  convoqués  pour  vous  faire  savoir  que, 
si  vous  le  voulez,  je  vous  cède  toutes  mes  terres  !  — 
déclara  Nekhludov. 

Les  paysans  restèrent  muets  comme  s'ils  ne  compre- 
naient pas  les  paroles  du  barine^  ou  ne  pouvaient  se  déci- 
der à  y  croire.  Enfin  l'un  d'eux  s'enhardit  à  demander  : 

—  Et  de  quelle  façon,  s'il  vous  plaît,  nous  céder  les  terres? 

—  Je  voudrais  vous  les  louer,  pour  que  vous  puissiez 
les  avoir  à  bon  marché  et  en  tirer  profit. 

—  Bonne  affaire  !  —  dit  un  vieux. 

—  Pourvu  seulement  que  le  prix  soit  dans  nos  moyens  I 

—  dit  un  autre. 

—  Et  pourquoi  n'accepterions-nous  pas  la  terre? 

—  C'est  notre  métier  !  c'est  la  terre  qui  nous  nourrit  ! 

—  Tout  cela  est  commode  à  dire  !  Mais  encore  nous 
faudrait-il  de  l'argent  pour  payer  !  —  fit  une  voix. 

—  C'est  votre  faute  si  vous  n'en  avez  pas  !  —  déclara 
l'Allemand.  —  Vous  n'aviez  qu'à  travailler  et  à  garder 
votre  argent. 

—  Vous  n'avez  pas  à  nous  accuser,  Basile  Carlitch! 

—  répondit  un  maigre  paysan  au  nez  pointu.  —  Vous 
nous  demandez  pourquoi  ?  «  Pourquoi  as-tu  lâché  ton 
cheval  dans  le  blé?  »  Et  nous,  nous  travaillons,  ou  bien 
nous  sommeillons  après  l'ouvrage,  et  le  cheval  se  sauve 
dans  le  blé,  et  toi  tu  nous  mets  à  l'amende,  tu  nous 
arraches  la  peau  ! 

—  C'est  à  vous  d'avoir  plus  d'ordre. 

—  Cela  vous  est  facile  à  dire,  de  l'ordre  !  Mais  nous 
ne  pouvons  pas  faire  plus  que  nous  ne  pouvons. 

—  Mais,  je  vous  le  dis  toujours,  mettez  des  barrières  à 
vos  champs  ! 

—  Et  vous,  donnez-nous  du  bois!  —  dit  un  petit 
homme  sec  qui  se  cachait  derrière  un  groupe  ;  —  l'été 
passé,  j'ai  voulu  faire  une  barrière,  j'ai  coupé  un  arbre, 
et  vous  m'avez  envoyé,  pendant  trois  mois,  nourrir  mes 
poux  en  prison!  Les  voilà  vos  barrières  ! 

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RÉSURRECTION  275 

—  Que  dit-il?  —  demanda  Nekhludov. 

—  Le  premier  voleur  du  village  !  —  lui  répondit,  en 
allemand,  le  gérant.  —  Tous  les  ans  il  abat  nos  arbres  ! 

Puis  se  tournant  vers  le  paysan  : 

—  Cela  t'apprendra  à  respecter  le  bien  d'autrui  ! 

—  Avec  ça  que  nous  ne  vous  respectons  pas  !  —  fit  un 
vieillard.  —  Nous  sommes  bien  forcés  de  vous  respecter, 
parce  que  nous  sommes  dans  vos  mains,  vous  nous  tirez 
les  boyaux! 

—  Allons,  frère,  on  ne  t'insulte  pas,  n'insulte  pas  non 
plus  ! 

—  Comment  !  il  ne  m'insulte  pas  ?  Il  m'a  cassé  la 
gueule,  l'autre  année,  et  la  chose  en  est  restée  là  !  Au 
riche  on  ne  fait  pas  de  procès,  c'est  connu  ! 

—  Tu  n'as  qu'à  vivre  selon  la  loi  ! 

Ainsi  se  poursuivait  un  tournoi  de  paroles,  imprévu  et 
inutile,  où  chacun  parlait  sans  but,  et  sans  même  savoir 
pourquoi  il  parlait.  Nekhludov,  impatienté,  essaya  de 
ramener  l'entretien  sur  le  sujet  qu'il  avait  à  cœur  : 

—  Eh  bien!  que  décidez-vous  pour  cette  cession  de 
mes  terres?  Y  consentez-vous?  Et  quel  prix  m'offrez- 
vous  pour  la  location  ? 

—  C'est  vous  quiètes  le  marchand  :  à  vous  de  fixer  le 
prix! 

Nekhludov  indiqua  un  prix.  Ce  prix  était  infiniment 
inférieur  à  celui  qui  se  payait  d'ordinaire  ;  mais  les  pay- 
sans, naturellement,  ne  s'en  mirent  pas  moins  à  mar- 
chander et  à  le  trouver  trop  élevé.  Nekhludov  s'était 
attendu  à  ce  que  sa  proposition  fût  accueillie  avec  enthou- 
siasme :  mais  il  s'était  trompé,  et  la  satisfaction  des  pay- 
sans, si  elle  existait,  ne  se  laissait  pas  voir.  Elle  devait 
exister,  cependant,  et  Nekhludov  put  reconnaître,  à  un 
signe  certain,  que  sa  proposition  était  pour  les  paysans 
une  excellente  aubaine,  car,  lorsque  la  discussion  s'en- 
gagea sur  la  question  de  savoir  qui  louerait  les  terres,  si 
c'était  la  collectivité  entière  des  paysans  ou  seulement 
une  société,  très  peu  s'en  fallut  qu'on  ne  se  battît.  Les 
uns  voulaient  exclure  de  l'affaire  les  paysans  indigents, 
pour  être  moins  nombreux  à  se  partager  les  profits  ;  les 

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276  RÉSURRECTION 

autres,  ceux  qu'on  voulait  exclure,  protestaient  et  se 
débattaient.  Enfin,  grâce  à  Tintervention  du  gérant,  le 
prix  fut  arrêté  ;  on  convint  des  dates  du  paiement  ;  les 
paysans  se  dispersèrent  avec  force  cris  et  gestes^et 
Nekhludov  revint  au  bureau,  pour  rédiger  avec  le  gérant 
le  projet  de  contrat. 

Tout  se  trouvait  donc  arrangé  comme  Tavait  désiré  et 
espéré  Nekhludov.  Les  paysans  avaient  la  terre  à  trente 
pour  cent  de  moins  qu'on  ne  la  leur  faisait  payer  habi- 
tuellement, et,  si  le  revenu  de  Nekhludov  était  réduit  de 
moitié,  il  restait  encore  assez  considérable,  surtout  avec 
le  supplément  qu'allait  rapporter  la  vente  des  bois,  de  la 
ferme  et  du  matériel  de  culture.  Ainsi  tout  semblait  par- 
fait, et  cependant  Nekhludov  éprouvait,  de  plus  en  plus, 
un  sentiment  d'ennui,  de  tristesse  et  de  gêne.  Il  avait  cru 
voir  que  les  paysans,  en  dépit  des  remerciements  que 
quelques-uns  d'entre  eux  lui  avaient  adressés,  n'étaient 
pas  aussi  satisfaits  qu'il  l'avait  espéré  :  c'était  comme 
s'ils  eussent  attendu  quelque  chose  de  plus.  Et  il  se  disait 
que,  en  fin  de  compte,  il  s'était  privé  d'un  grancl  profit 
sans  avoir  fait  aux  paysans  un  bien  équivalent. 

Le  lendemain  matin,  après  avoir  tout  réglé  avec  le 
gérant,  Nekhludov  repartit  vers  la  gare,  dans  la  troïka 
dont  lui  avait  parlé,  en  termes  si  émus,  son  cocher  de 
l'avant-veille.  Les  paysans  qu'il  rencontrait  continuaient 
à  discuter,  à  se  quereller,  à  hocher  la  tête  d'un  air 
mécontent.  Et  il  était,  lui  aussi,  mécontent  de  lui-même. 
Il  était  mécontent  sans  savoir  pourquoi  ;  il  avait  l'im- 
pression d'avoir  échoué  dans  son  entreprise,  où  il  avait 
pourtant  pleinement  réussi  ;  et  malgré  lui  il  se  sentait 
triste,  et  un  peu  honteux. 


III 


De  Kouzminskoïe,  Nekhludov  se  rendit  dans  la  pro- 
priété qui  lui  venait  de  ses  tantes,  celle-là  même  où, 
jadis,  il  avait  connu  Katucha.  Là  aussi,  comme  à  Kouz- 


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RÉSURRECTION  277 

minskoïe,  il  voulait  s'entendre  avec  les  paysans  pour  la 
cession  de  ses  terres  :  et  il  comptait,  par  la  même  occa- 
sion, recueillir  tous  les  renseignements  qu'il  pourrait 
trouver  au  sujet  de  Katucha  et  de  son  enfant.  Ce  dernier 
était-a  vraiment  mort,  ou  sa  mère  ne  Tavait-elle  pas 
abandonné  ? 

Il  arriva  d'assez  bonne  heure  au  village  où  était  la  pro- 
priété. 11  fut  d'abord  frappé  de  voir,  en  entrant  dans 
la  cour,  l'état  de  délabrement  de  toutes  les  constructions, 
et  en  particulier  de  la  vieille  maison  seigneuriale.  Le  toit 
de  fer,  autrefois  peint  en  vert,  avait  rougi  sous  la  rouille, 
et  en  plusieurs  endroits  le  vent  l'avait  soulevé.  Les 
planches  qui  recouvraient  les  murs  avaient  été  dérobées 
sur  beaucoup  de  points,  évidemment  dans  les  parties  où 
elles  étaient  les  plus  faciles  à  enlever;  et  Ton  voyait 
sortir  du  mur  des  gros  clous  tout  rouilles.  Les  marches 
de  bois  et  les  auvents  des  deux  perrons  avaient  pourri 
et  s'étaient  brisés;  un  grand  nombre  de  vitres,  aux 
fenêtres,  avaient  été  remplacées  par  des  planches; 
et  tout,  à  l'intérieur,  était  sale  et  humide,  depuis 
l'aile  où  demeurait  l'économe  jusqu'aux  cuisines  et 
aux  écuries.  Seul  le  jardin  non  seulement  ne  s'était 
pas  délabré,  mais  au  contraire  avait  poussé  librement  ; 
il  était  tout  en  fleurs.  Derrière  la  clôture,  comme  de 
grands  nuages  blancs,  Nekhludov  voyait  s'étaler  les 
branches  fleuries  des  cerisiers,  des  pommiers  et  des 
pruniers.  Le  bouquet  de  sureaux  était  en  fleurs  aussi, 
de  la  même  façon  qu'il  l'était  quatorze  ans  auparavant, 
lorsque  Nekhludov,  jouant  aux  courses  avec  la  jeune 
Katucha  devant  ce  bouquet,  était  tombé  et  s'était 
piqué  aux  orties  du  fossé.  Un  mélèze,  planté  près  de  la 
maison  par  Sophie  Ivanovna,  et  que  Nekhludov  avait  vu 
pousser,  était  maintenant  devenu  un  grand  arbre  et  avait 
pris  un  air  ancien,  tapissé  du  haut  en  bas  d'une  mousse 
verte  et  jaune.  La  rivière  coulait  librement,  écumant 
avec  bruit  à  l'écluse  du  moulin.  Et  dans  la  prairie,  sur 
l'autre  rive,  paissait  le  troupeau  commun  du  village. 

L'économe,  un  séminariste  manqué,  s'avança  en  souriant 
au-devant  de  Nekhludov;  en  souriant,  il  Tinvita  à  entrer, 

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278  RÉSURRECTION 

et  c'est  en  souriant  qu'il  le  fît  s'asseoir  dans  le  bureau, 
comme  sî,  par  son  sourire,  il  voulait  exprimer  quelque 
chose  de  particulier. 

Le  cocher  qui  avait  amené  Nekhludov  repartit,  après 
avoir  reçu  son  pourboire.  Un  grand  silence  se  répandit 
autour  de  la  maison.  Rapidement  passa  devant  la  fenêtre, 
en  courant,  une  jeune  fille  aux  pieds  nus,  vêtue  d'une 
chemise  brodée  ;  et  derrière  elle  passa,  courant  aussi,  un 
paysan  chaussé  de  grosses  boites. 

Nekhludov  s'assit  près  de  la  fenêtre.  Le  souffle  frais 
du  printemps,  soulevant  ses  cheveux  sur  son  front  en 
sueur,  lui  apportait  une  bonne  odeur  de  terre  nouvellement 
remuée.  De  la  rivière  venait  à  lui,  mêlé  aux  fracas  de 
l'eau  dans  l'écluse,  le  bruit  régulier  des  battoirs  frappant 
le  linge.  Et  Nekhludov  se  rappelait  comment,  autrefois, 
quand  il  n'était  encore  qu'un  jeune  garçon  innocent  et 
naïf,  il  aimait  à  entendre  ce  bruit  de  battoirs  sur  le 
linge  mouillé,  et  ce  fracas  de  l'écluse,  et  comment  le 
souffle  printanier  venait  soulever  ses  cheveux  sur  son 
front  ;  et  non  seulement  il  revoyait  en  pensée  le  jeune 
garçon  qu'il  avait  été,  mais  il  se  sentait  redevenir  ce  jeune 
garçon,  avec  toute  la  fraîcheur,  toute  la  pureté,  tout  le 
généreux  enthousiasme  de  ses  dix-huit  ans  ;  et  en  même 
temps,  comme  cela  arrive  dans  les  rêves,  il  savait  que 
c'était  une  illusion,  il  sentait  (|ue  ce  jeune  garçon  n'exis- 
tait plus,  et  une  profonde  tristesse  lui  montait  au  cœur. 

—  A  quelle  heure  ordonnez-vous  qu'on  vous  serve  le 
dîner?  —  demanda  l'économe  avec  un  sourire. 

—  Quand  vous  voudrez!  Je  n'ai  pas  faim.  Je  vais 
maintenant  aller  faire  un  tour  au  village. 

—  Ne  voudriez-vous  pas  entrer  d'abord  chez  moi? 
Tout  y  est  en  ordre.  Vous  m'excuserez,  n'est-ce  pas,  si 
à  l'extérieur... 

—  Plus  tard,  pas  maintenant.  Mais  dites-moi,  savez- 
vous  s'il  y  a  ici  une  femme  du  nom  de  Matrena  Clia- 
rina? 

C'était  le  nom  de  la  tante  de  Katucha,  chez  qui  celle-ci 
avait  accouché. 

—  La  Charina?  Mais  oui,  elle  est  ici,  dans  le  village. 

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RÉSURRECTION  279 

Ah  !  que  d'ennuis  elle  me  donne  !  C'est  elle  qui  tient  le 
cabaret.  Je  la  gronde,  je  la  menace  de  la  renvoyer  si 
elle  ne  me  paie  pas  ;  mais,  au  dernier  moment,  c'est  plus 
fort  que  moi,  j'ai  pitié  d'elle.  La  pauvre  vieille  !  Et  puis 
elle  a  de  la  marmaille  avec  elle!  —  dit  l'économe, 
souriant  de  cet  éternel  sourire  qui  exprimait  à  la  fois 
son  désir  d'être  aimable  envers  son  maître  et  sa  certitude 
que  celui-ci  devait,  sur  toute  chose,  être  de  son  avis. 

—  Et  où   demeure-t-elle  ?  Je  voudrais  aller  la  voir. 

—  Au  bout  du  village,  de  l'autre  côté,  la  troisième 
maison  avant  la  dernière.  A  votre  gauche  vous  verrez  une 
maison  de  briques  ;  tout  de  suite  après,  c'est  son  cabaret. 
Mais,  du  reste,  si  vous  voulez,  je  vais  vous  conduire  ! 

—  Non,  merci,  je  trouverai  bien!  Et  vous,  pendant 
ce  temps,  je  vous  prierai  de  rassembler  les  paysans 
devant  la  maison,  parce  que  j'ai  à  m'entendre  avec  eux  au 
sujet  des  terres. 


IV 


Dans  le  sentier  qui  traversait  la  prairie,  Nekhludov 
rencontra  la  même  jeune  paysanne  qu'il  avait  vue,  tout  à 
l'heure,  passer  en  courant  devant  la  maison.  Elle  reve- 
nait du  village  et  continuait  à  courir,  remuant  très  vite 
ses  gros  pieds  nus.  Sa  main  gauche,  pendante,  rythmait 
sa  course;  de  sa  main  droite,  elle  tenait  étroitement 
serré'  contre  sa  poitrine  im  petit  coq  rouge  qui, 
balançant  sa  crête  pourpre,  et  gardant  une  parfaite 
apparence  de  tranquillité,  s'amusait  tantôt  à  étendre, 
tantôt  à  ramener  vers  lui  une  de  ses  pattes  noires.  En 
s'approchant  du  barine,  la  jeune  fille  ralentit  son  pas  ; 
quand  il  passa  près  d'elle,  elle  s'arrêta,  le  salua  res- 
pectueusement; et  puis  elle  reprit  sa  course  en  com- 
pagnie de  son  coq. 

Près  du  puits,  Nekhludov  dépassa  une  vieille  femme 
qui  marchait,  toute  courbée,  portant  un  énorme  seau 
d'eau.  La  vieille,  dès  qu'elle  le  vit,  déposa  son  seau  et 
lui  fît,  elle  aussi,  un  profond  salut. 


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280  RÉSURRECTION 

Derrière  le  puits  commençait  le  village.  La  journée 
était  claire  et  chaude,  trop  chaude  même  pour  la  sai- 
son ;  les  nuages  s'amassaient  et,  par  moments,  couvraient 
le  soleil.  La  longue  rue  montante  qui  formait  le  village 
était  toute  remplie  d'une  aigre,  piquante,  mais  non 
déplaisante  odeur  de  fumier,  se  dégageant  à  la  fois  et 
des  chariots  qui  grimpaient  le  long  de  la  rue,  et  des  tas 
de  fumier  amassés  dans  les  cours,  dont  les  portes  étaient 
grandes  ouvertes.  Les  paysans  qui  marchaient  derrière 
les  chariots,  pieds  nus,  avec  des  taches  de  fumier  sur 
leurs  chemises  et  leurs  pantalons,  considéraient  d'un 
œil  curieux  le  grand  et  robuste  hàrine^  en  costume  de 
drap  gris  doublé  de  soie,  se  promenant  dans  le  village 
avec  sa  belle  canne  au  pommeau  d'argent.  Les  femmes, 
pour  le  regarder,  sortaient  de  leurs  maisons  ;  se  le  dési- 
gnant l'une  à  l'autre,  elles  le  suivaient  des  yeux.  Devant 
une  des  portes,  Nekhludov  fut  arrêté,  au  passage,  par 
un  grand  chariot  qui  sortait  d'une  cour,  chargé  jusqu'en 
haut  de  fumier  entassé.  Un  jeune  paysan  chaussé  de 
laptis,  et  très  haut  sur  jambes,  s'occupait  de  faire  sortir 
les  chevaux  dans  la  rue.  Un  poulain  gris  bleu,  déjà, 
franchissait  la  porte,  lorsque,  s'effrayant  de  Nekhludov, 
il  se  rejeta  sur  sa  mère,  qui  fit  un  mouvement  d'inquié- 
tude et  hennit  un  instant.  Tout  cela  sous  les  yeux  d'un 
vieux  paysan  maigre  et  sec,  nu-pieds  lui  aussi,  vêtu 
d'un  pantalon  à  raies  et  d'une  longue  blouse  où  se  dessi- 
naient, par  derrière,  les  os  pointus  de  son  épine  dorsale. 

Quand  enfin  le  chariot  se  trouva  dans  la  rue,  le  vieil- 
lard s'avança  sur  la  porte  et  s'inclina  devant  Nekhludov. 

—  Le  parent  de  nos  deux  dames  défuntes,  peut- 
être  ? 

—  Oui,  parfaitement. 

—  Heureuse  arrivée!  Eh  bien!  on  est  venu  nous 
voir  ?  —  poursuivit  le  paysan,  qui  aimait  à  parler. 

—  Oui...  Et  vous,  comment  vivez-vous?  —  demanda 
Nekliludov,  ne  sachant  que  dire. 

—  Comment  nous  vivons  ?  Hélas  I  tout  à  fait  misé- 
rable, notre  vie  ! — répondit  le  vieux,  visiblement  enchante 
de  cette  occasion  de  causer. 

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RÉSURRECTION  281 

—  Misérable!  Et  pourquoi?  —  fît  Nekhludov  en 
B'approchant  de  la  porte. 

—  Ah!  une  triste  vie  ! 

Le  vieillard,  tout  en  parlant,  refoulait  Nekhludov  à 
rintérieur  de  la  cour. 

—  Vois-tu,  j'ai  douze  personnes  dans  ma  maison  !  — 
poursuivait-il.  Et  il  montrait  du  doigt  deux  femmes  qui, 
les  manches  de  leurs  chemises  retroussées,  les  jupes 
relevéesjusqu'au-dessus  des  genoux,  se  tenaient  debout, 
des  fourches  en  main,  sur  ce  qui  restait  du  tas  de 
fumier. 

—  Tous  les  mois,  il  me  faut  acheter  six  livres  de 
farine  :  et  où  les  prendre  ? 

—  Mais  n'as-tu  pas  ta  farine  à  toi? 

—  Ma  farine  à  moi?  —  s'écria  le  vieillard  avec  un 
sourire  dédaigneux.  —  Ce  que  j'ai  de  terre  suffit  tout 
juste  pour  trois  personnes  !  A  Noël,  toute  la  provision 
est  épuisée  ! 

—  Mais  alors,  comment  faites-vous  ? 

—  Il  faut  bien  s'arranger  !  Voilà  :  un  de  mes  fils  est 
en  service  ;  et  puis  nous  empruntons  chez  Votre  Excel- 
lence. Si  au  moins  on  avait  de  quoi  payer  les  impôts  ! 

—  Combien,  les  impôts  ? 

—  Dix-sept  roubles,  rien  que  pour  nous  seuls  !  Ah  ! 
mon  Dieu,  je  me  demande  comment  je  m'en  tirerai  ! 

—  Ne  pourrais-je  pas  entrer  dans  ta  maison  ?  — 
demanda  Nekhludov  en  s'avançant  dans  la  cour,  le  long 
du  tas  de  fumier  dont  la  forte  odeur  lui  remplissait  les 
narines. 

—  Mais  sans  doute  !  —  répondit  le  vieillard. 

Puis,  d'un  mouvement  rapide  de  ses  pieds  nus,  il 
devança  Nekhludov  et  lui  ouvrit  la  porte  de  la  maison. 

Les  deux  femmes,  tout  en  rajustant  leurs  fichus  sur  leurs 
têtes  et  en  abaissant  leurs  jupes,  regardaient  avec  une 
certaine  frayeur  cet  élégant  barine,  si  propre,  avec  ses 
boutons  de  manchettes  dorés,  et  qui  faisait  mine  de  vou- 
loir entrer  dans  leur  maison  I 

Dans  la  maison,  Nekhludov  traversa  un  petit  corridor 
et  arriva  à  Yisba^  étroite   et  sombre,  imprégnée  d'une 

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282  RÉSURRECTION 

forle  odeur  de  mauvaise  cuisine.  Près  du  poêle  se  tenait 
une  vieille  femme  dont  les  manches  retroussées  met- 
taient à  nu  les  bras  maigres  et  les  mains  noires  aux 
veines  saillantes. 

—  C'est  notre  barine,  qui  est  entré  nous  faire  visite 
en  passant  !  —  lui  dit  le  vieux. 

—  Mon  humble  salut!  —  Et  la  vieille  femme,  en 
s'inclinant,  ramenait  sur  ses  bras  les  manches  de  sa 
chemise. 

—  J'ai  voulu  voir  un  peu  comment  vous  viviez  !  —  dit 
Nekhiudov. 

—  Eh  bien  !  tu  peux  le  voir,  comment  nous  vivons  ! 
—  répondit  hardiment  la  vieille  femme,  en  secouant  la 
tête  d'un  geste  expressif.  —  Vtsba  menace  de  s'écrouler  : 
bien  sûr,  elle  tuera  quelqu'un.  Mais  le  vieux  trouve  que 
c'est  bien  ainsi!  Et  alors  nous  vivons,  nous  menons 
grand  train!  Tu  vois,  je  m*occupe  à  faire  le  dîner. 
Toute  la  maison,  c'est  moi  qui  la  nourris  ! 

—  Et  qu'est-ce  que  vous  allez  manger  pour  dîner  ? 

—  Ce  que  nous  allons  manger  ?  Oh  !  nous  allons  nous 
en  payer  !  Premier  plat:  du  pain  et  du  kvass;  deuxième 
plat,  du  kvass  et  du  pain  ! 

Et  la  vieille  se  mit  à  rire,  ouvrant  toute  grande  sa 
Louche  édentée. 

—  Non,  mais,  sans  plaisanterie,  montrez-moi  ce  que 
vous  allez  manger  aujourd'hui  ! 

—  Eh  bien!  la  mère,  —  dit  le  vieux,  —  montre-le-lui  ! 
Sa  femme  secoua  de  nouveau  la  tête. 

—  Ha!  ha  !  on  a  eu  l'idée  de  venir  voir  notre  nourriture 
de  moujiks  !  Ah  !  tu  es  un  drôle  de  barine,  je  n'en 
ai  jamais  vu  comme  toi  !  Tout,  il  veut  tout  connaître.  Eh 
bien  !  nous  allons  avoir  du  pain  et  du  kvass,  et  puis  de 
la  soupe  aux  choux,  et  puis  encore  des  pommes  de 
terre. 

—  Et  c'est  tout? 

—  Qu'est-ce  que  tu  voudrais  encore  de  plus  ?  — 
répondit  la  vieille  femme  en  souriant  d'un  air  fin,  les 
yeux  tournés  vers  la  porte. 

Par  la  porte,  restée  ouverte,  Nekhiudov  vit  que  le  cor- 

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RÉSURRECTION  283 

ridor  était  plein  de  mondé.  Il  y  avait  là  des  enfants,  des 
jeunes  filles,  des  femmes  avec  des  nouveau-nés  sur  leur 
sein;  et  toute  cette  foule,  se  pressant  devant  la  porte, 
considérait  le  singulier  barine  qui  venait  s'informer  de 
]a  nourriture  des  moujiks.  De  là  venait,  sans  doute,  le 
sourire  malin  de  la  vieille  femme,  évidemment  très  fière 
(le  la  façon  dont  elle  savait  se  comporter  avec  un  barine. 

—  Oui,  une  bien  triste  vie  que  la  nôtre,  on  peut  le 
dire  !  —  reprit  le  vieux.  —  Hé  !  dites  donc,  qu'est-ce  que 
vous  voulez  ici?  —  s*écria-t-il,  se  tournant  vers  les 
curieux  qui  faisaient  mine  d'entrer. 

—  Et  maintenant,  adieu,  je  vous  remercie!  —  dit 
Nekliludov  éprouvant  un  mélange  de  malaise  et  de  honte 
dont  il  préférait  no  pas  approfondir  la  cause. 

—  Merci  humblement  d'être  venu  nous  voir  !  —  dit 
le  vieux. 

Dans  le  corridor,  la  foule,  s'écartant  vivement  devant 
Nckhludov,  le  laissa  passer,  bouchées  béantes.  Mais 
dans  la  rue,  tandis  qu'il  se  préparait  à  poursuivre  sa 
promenade,  il  aperçut  deux  petits  garçons  nu-pieds  qui 
marchaient  derrière  lui.  L'un,  l'aîné,  portait  une  che=: 
mise  sale,  mais  qu'on  devinait  avoir  été  blanche  ;  l'autre 
avait  une  chemise  rose  toute  rapiécée.  Nckhludov  se 
retourna  vers  eux. 

—  Et  maintenant  où  vas-tu  ?  —  lui  demanda  le  petit 
à  la  chemise  blanche. 

—  Je  vais  chez  Matrena  Charina  !  —  répondit  Nckh- 
ludov. —  La  connaissez-vous? 

Le  plus  petit  des  deux  garçons  se  mit  à  rire.  L'autre 
répondit  très  sérieusement  : 

—  Quelle  Matrena?  Elle  est  vieille  ? 

—  Oui,  une  vieille  ! 

—  Alors,  ça  sera,  bien  sûr,  la  Séménicha!  C'est  à 
Vautre  bout  du  village  !  Nous  allons  t'y  conduire.  N'est-ce 
pas,  Fédka,  que  nous  allons  le  conduire? 

—  Et  les  chevaux? 

—  Bah  !  ça  ne  fait  rien  ! 

Fédka  en  convint;  et  tous  trois  ils  montèrent  la  longue 
rue  du  village. 

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284  RÉSURRECTION 


Nekhludov  se  sentait  très  à  Taise  avec  les  deux  gamins 
qui,  d'ailleurs,  tout  le  long  de  la  route,  le  divertissaient 
de  leur  bavardage.  Le  plus  petit,  Tenfant  en  chemise 
rose,  ne  riait  plus,  et  parlait  avec  autant  d'intelligence 
et  de  sérieux  que  son  compagnon. 

—  Eh  bien  !  et  qui  est-ce  qui  est  le  plus  pauvre,  dans 
le  village  ?  —  demanda  Nekhludov. 

—  Le  plus  pauvre  ?  Mikail  est  pauvre,  et  puis  Sémène 
Makarov,  mais  c'est  encore  Marthe  qui  est  la  plus 
pauvre  ! 

—  Et  Anissia,  celle-là  est  encore  plus  pauvre  !  Anis- 
sia  n'a  pas  même  de  vache  !  Elle  mendie  ! 

—  C'est  vrai  qu'elle  n'a  pas  de  vache,  —  dit  l'aîné 
des  deux  gamins,  —  mais  chez  elle  ils  ne  sont  que  trois, 
et  chez  Marthe  ils  sont  cinq  ! 

—  Oui,  mais  Anissia  est  veuve  ! 

—  Tu  dis  qu' Anissia  est  veuve;  mais  Marthe,  c'est 
comme  si  elle  était  veuve  aussi  !  Elle  n'a  tout  de  même 
pas  son  mari  ! 

—  Et  où  est-il,  son  mari  ?  —  demanda  Nekhludov . 

—  Il  nourrit  ses  poux  en  prison!  —  répondit  l'aîné 
des  enfants. 

—  L'année  passée,  —  interrompit  le  plus  petit,  —  il 
avait  coupé  deux  bouleaux  :  alors  on  l'a  mis  en  prison. 
Il  y  a  plus  de  six  mois  de  ça;  alors  sa  femme  mendie. 
Elle  a  trois  enfants,  et  puis  sa  mère  qu'elle  nourrit  ! 

—  Et  où  demeure-t-elle  ? 

—  Tiens,  voilà  sa  maison  !  —  dit  le  gamin  en  désignant 
du  doigt  une  maison  devant  laquelle  se  traînait  avec 
elïort,  sur  deux  jambes  arquées,  un  tout  petit  garçon  à 
la  tête  blanche. 

—  Vasska,  méchant  polisson,  veux-tu  rentrer  bien 
vite  !  —  cria,  de  la  maison,  une  femme  encore  jeune, 

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RÉSURRECTION  285 

vctue  d'une  chemise  et  d'une  jupe  si  sales  qu'on  les 
aurait  dites  toutes  couvertes  de  cendres. 

Et  s'élançant  dans  la  rue  d'un  air  épouvanté,  sans  oser 
lever  les  yeux  sur  Nekhludov,  elle  saisit  son  enfant  et 
l'emporta  dans  la  maison. 

C'était  cette  même  femme  dont  le  mari  était  en  prison, 
depuis  six  mois,  pour  avoir  coupé  deux  bouleaux  dans 
les  bois  de  Nekhludov. 

—  Eh  bien  !  et  Matrena,  est-ce  qu'elle  est  pauvre 
aussi  ?  —  demanda  Nekhludov,  comme  ils  approchaient 
de  l'extrémité  du  village. 

—  Comment  serait-elle  pauvre  ?  elle  vend  à  boire  ! 
—  répliqua  d'un  ton  décidé  le  petit  garçon  à  la  chemise 
rose. 

Devant  la  porte  de  Matrena,  Nekhludov  prit  congé  de 
ses  deux  compagnons.  La  maison  de  la  vieille  femme 
était  petite  et  ne  contenait  qu'une  seule  pièce.  Lorsque 
Nekhludov  y  pénétra,  Matrena  était  en  train  de  tout 
mettre  en  ordre,  avec  l'aide  de  l'aînée  de  ses  petites- 
filles.  Deux  autres  enfants  sortirent  d'un  coin  en  aperce- 
vant le  nouveau  venu,  et  vinrent  se  placer  devant  la 
porte,  en  s'appuyant  au  linteau  d'un  air  à  la  fois  effrayé 
et  curieux. 

—  Qu'est-ce  qu'il  vous  faut  ?  —  demanda,  d'une  voix 
aigre,  la  vieille  femme,  ennuyée  d'être  dérangée  dans 
son  travail,  et  qui,  de  plus,  comme  cabaretière,  était 
tenue  à  se  méfier  des  figures  inconnues. 

—  Je  suis...  de  la  ville...  je  veux  vous  parler. 

La  vieille,  sans  répondre,  l'examinait  de  ses  petits 
yeux.  Soudain  l'expression  de  son  visage  se  transfigura, 

—  Ah  !  c'est  toi,  mon  agneau  !  Et  moi,  vieille  bête, 
qui  ne  te  reconnaissais  pas!  Et  je  me  disais  :  C'est, 
bien  sûr,  un  passant  qui  va  me  demander  quelque  chose  ! 
Pardonne-moi,  au  nom  du  Christ  ! 

Elle  parlait  d'une  voix  caressante  et  flûtée. 

—  Ne  pourrais-je  pas  vous  dire  quelques  mots  en  par- 
ticulier? —  demanda  Nekhludov,  en  désignant  des  yeux 
la  porte,  restée  ouverte,  où  se  tenaient  les  enfants,  et  où 
venait  d'apparaître  une  maigre  jeune  femme,  portant  sur 

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286  RÉSURRECTION 

son  bras  un  enfant  vêtu  de  chiffons  rapiécés,  un  malheu- 
reux petit  être  blême  et  souffreteux,  mais  qui  n'en  gar- 
dait pas  moins  un  sourire  aux  lèvres . 

—  Qu'est-ce  que  vous  avez  à  voir  ici  ?  Attendez  un  peu 
que  je  prenne  mon  bâton  !  —  cria  Matrena,  se  tournant 
vers  la  porte.  —  Filez  bien  vite  et  fermez  la  porte  ! 

Les  trois  enfants  s'enfuirent.  La  jeune  femme  s'éloigna 
aussi,  fermant  la  porte  derrière  elle. 

—  Et  moi  qui  me  demandais  qui  était  là  î  Et  c'était 
mon  jeune  burine  lui-même,  mon  oiseau  d'or,  mon  bijou 
qu'on  ne  se  lasse  pas  de  voir!  Assieds-toi,  Votre  Excel- 
lence, assieds-toi  là  sur  le  banc  !  —  poursuivit-elle,  après 
avoir  soigneusement  essuyé  le  banc  qu'elle  lui  indiquait. 
—  Et  moi  qui  pensais  que  c'était  le  diable  qui  venait 
me  tourmenter,  et  voilà  que  c'était  mon  burine^  mon 
bienfaiteur,  mon  nourricier  !  Pardonne-moi,  c'est  l'âge 
qui  me  rend  aveugle  ! 

Nekhludov  s'assit.  La  vieille  resta  debout  devant  lui, 
tenant  son  menton  dans  sa  main  droite,  et  supportant  de 
la  main  gauche  le  coude  de  son  bras  droit.  Et  elle  pour- 
suivit, de  sa  voix  flùtée  : 

—  Et  voilà  les  années  qui  passent.  Votre  Excellence! 
Mais  beau  tu  étais,  et  tu  es  devenu  encore  plus  beau!... 

—  Voici  ce  que  c'est  !  Je  suis  venu  vous  demander  un 
renseignement.  Vous  souvenez-vous  encore  de  Katucha? 

—  Catherine,  qui  était  au  château?  —  Comment  ne 
m'en  souviendrais-je  pas?  Elle  était  ma  nièce!  Com- 
ment ne  m'en  souviendrais-je  pas  ?  Ah  !  elle  m'en  a  fait  ver- 
ser deslarmes,  celle-là  !  C'est  que,  voyez-vous,  je  sais  tout 
ce  qui  s'est  passé.  Hé  !  petit  père,  qui  est-ce  qui  n'a  pas 
péché  contre  Dieu  et  contre  le  tsar?  C'est  la  jeunesse 
qui  est  cause  de  tout  !  Que  faire  ?  Et  puis  il  y  en  a  bien 
d'autres  qui,  à  ta  place,  l'auraient  abandonnée,  tandis 
que  toi,  comme  tu  l'as  récompensée  !  Cent  roubles,  que 
tu  lui  as  donnés!  Et  elle,  qu'est-ce  qu'elle  a  fait?  Impos- 
sible de  lui  faire  entendre  raison  !  Ah  !  si  elle  m'avait 
écoutée,  elle  serait  si  heureuse  !  Elle  a  beau  être  ma 
parente,  vois-tu,  je  suis  bien  forcée  d'avouer  qu'elle  n'a 
pas  de  tête  !  Elle  aurait  si  bien  pu  rester  dans  une  bonne 

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RÉSURRECTION  287 

place  que  je  lui  avais  moi-même  procurée  !  Mais  non, 
elle  n'a  pas  voulu  s'humilier,  elle  a  insulté  son  maître  ! 
Est-ce  que  nous  avons  le  droit  d'insulter  nos  maîtres? 
Et  alors  on  l'a  renvoyée  !  Et  dans  une  autre  place,  qu  elle 
a  eue  ensuite,  chez  un  forestier,  une  belle  place  aussi, 
là  non  plus  elle  n'a  pas  voulu  rester. 

—  Je  voulais  vous  demander  si  vous  aviez  entendu 
parler  de  son  enfant. 

—  Si  j'en  ai  entendu  parler?  Mais  c'est  ici  qu'il  est 
né  !  Un  beau  petit  garçon  que  c'était  !  Mais  très  difficile  ! 
Il  ne  laissait  pas  à  sa  mère  un  moment  de  repos  !  Alors 
je  l'ai  fait  baptiser,  comme  de  juste;  et  puis,  je  l'ai  envoyé 
dans  un  asile.  lié  !  quoi  !  le  petit  ange,  que  serait-il 
devenu  si  sa  mère  était  morte  ?  D'autres  font  autrement  : 
ils  gardent  l'enfant,  ne  le  nourrissent  pas,  et  Dieu  le 
reprend.  Mais  moi  je  me  suis  dit  :  Non,  mieux  vaut  qu'il 
vive  !  Alors,  comme  on  avait  de  l'argent,  je  l'ai  fait  con- 
duire à  l'asile. 

—  Et  savez-vous  le  numéro  sous  lequel  on  l'a  inscrit  ? 

—  Oui,  il  y  avait  bien  un  numéro.  Mais  le  pauvre 
petit  ange  est  mort  tout  de  suite  en  arrivant.  Elle  me  l'a 
bien  dit  :  «  J'étais  à  peine  arrivée  à  l'asile  qu'il  est  mort  !  » 

—  Qui  ça,  elle? 

—  Mais  la  femme  qui  a  porté  l'enfant  !  Elle  demeurait 
à  Skorodno.  C'était  une  femme  qui  faisait  toute  sorte 
de  commissions  de  ce  genre.  On  l'appelait  Mélanie.  Elle 
est  morte  à  présent.  Une  femme  bien  intelligente  !  Voici 
comment  elle  faisait.  Quand  on  lui  apportait  un  enfant, 
au  lieu  de  le  conduire  tout  de  suite  à  l'asile,  elle  le  gar- 
dait chez  elle.  Et  puis  elle  le  nourrissait;  et,  quand  on 
lui  en  apportait  un  autre,  elle  le  gardait  aussi.  Elle  atten- 
dait d'en  avoir  trois  ou  quatre,  pour  les  conduire  tous 
ensemble  à  l'asile.  Mais  l'enfant  de  Catherine,  elle  ne 
l'a  pps  gardé  plus  de  huit  jours. 

—  Et  comment  était-il?  Un  bel  enfant?  —  demanda 
Nekhludov  d'une  voix  tremblante. 

—  Oh!  un  enfant  trop  beau!  Il  ne  pouvait  pas  vivre. 
C'était  tout  ton  portrait  !  —  ajouta  la  vieille  avec  un 
clignement  de  ses  petits  yeux. 

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288  RÉSURRECTION 

—  Et  de  quoi  est-il  mort?  Sans  doute  on  Taura  mal 
nourri  ? 

—  Hé  !  petit  père,  comment  Taurait-on  bien  nourri? 
Bien  sûr,  ce  n'était  pas  son  enfant,  à  cette  Mélanie.  Le 
tout  était  de  le  conduire  en  vie  jusqu'à  l'asile.  Et  puis, 
tu  sais,  elle  a  rapporté  des  certificats  !  Tout  était  bien 
en  règle.  Voilà  une  femme  qui  en  avait,  de  la  tête  ! 

A  cela  se  borna  tout  ce  que  Nekhludov  put  apprendre 
de  son  enfant. 


VI 


Quand  Nekhludov,  après  avoir  dit  adieu  à  la  vieille 
Matrena,  sortit  de  chez  elle,  il  aperçut  les  deux  gamins, 
le  blanc  et  le  rose,  qui  l'attendaient  dans  la  rue.  D'autres 
enfants  étaient  venus  se  joindre  à  eux,  et  aussi  quelques 
femmes,  parmi  lesquelles  il  reconnut  la  malheureuse 
créature  qui  portait  sur  son  bras  le  petit  garçon  blême 
vêtu  de  loques  rapiécées. 

Le  petit  continuait  à  sourire,  d'un  étrange  sourire  de 
ses  traits  vieillots. 

Nekhludov  demanda  qui  était  cette  femme. 

—  C'est  Anissia,  celle  dont  je  t'ai  parlé  !  —  dit  un  des 
gamins.  —  J'ai  été  la  chercher  pour  que  tu  la  voies. 

Nekhludov  se  tourna  vers  Anissia. 

—  Comment  vivez-vous?  De  quoi  ?  —  demanda-t-il. 

—  De  quoi  je  vis?  De  ce  qu'on  me  donne,  —  répondit 
Anissia. 

Et  elle  se  mit  à  pleurer. 

L'enfant  vieillot  continuait  à  sourire,  en  remuant  ses 
petites  jambes,  maigres  comme  des  bâtons. 

Nekhludov  tira  son  portefeuille  de  sa  poche  et  donna 
dix  roubles  à  la  mère.   Il  n'avait  pas  fait   deux  pas 

rsque  vint  l'aborder  une  autre  femme  avec  un  enfant 
an  sein,*  puis  une  vieille,  puis  encore  une  autre.  Toutes 
parlaient  de  leur  misère  et  demandaient  un  secours. 
Nekhludov  distribua  entre  elles  une  cinquantaine  de 
roubles  qu'il  avait  sur  lui  ;  et  c'est  avec  un  profond  sen- 


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RÉSURRECTION  289 

timent  de  tristesse  qu'il  s'en  retourna  vers  le  bureau  de 
Téconome. 

Celui-ci,  venant  à  sa  rencontre  avec  son  éternel  sou- 
rire, lui  annonça  que  les  paysans  se  rassembleraient  à 
la  tombée  du  soir.  Nekhludov,  en  attendant,  alla  se  pro- 
mener dans  le  jardin,  par  les  vieux  sentiers  que  Therbe 
avait  envahis,  et  que  jonchaient  les  fleurs  blanches  et 
roses  des  pommiers.  Il  marchait,  et  toujours  reparais- 
sait devant  lui  le  souvenir  de  ce  qu'il  avait  vu.  Et  il  son- 
geait, tristement  : 

«  Ces  malheureux  périssent,  faute  d'avoir  de  la  terre 
qui  puisse  les  nourrir,  cette  terre  sans  laquelle  personne 
ne  peut  vivre,  cette  terre  qu'eux-mêmes  cultivent  pour 
que  d'autres  en  vendent  le  produit  à  l'étranger  et 
s'achètent,  en  échange,  des  pelisses,  des  cannes,  des 
calèches,  des  bronzes,  etc.  Quand  des  chevaux,  enfer- 
més dans  un  pré,  ont  mangé  toute  l'herbe  qui  s'y  trou- 
vait, ils  maigrissent,  et  ils  meurent  de  faim  si  on  ne 
leur  donne  pas  la  possibilité  de  profiter  de  l'herbe  qui  se 
trouve  dans  le  pré  voisin  :  de  même  il  en  est  de  ces 
malheureux.  Et  ils  meurent  sans  même  s'en  apercevoir, 
accoutumés  qu'ils  sont  à  une  organisation  qui  a  précisé- 
ment pour  objet  de  les  faire  mourir  :  une  organisation 
qui  compte  parmi  ses  principaux  éléments  le  meurtre 
des  enfants,  le  surmenage  des  femmes,  l'insuffisance  de 
nourriture  pour  les  jeunes  et  les  vieux.  Ainsi,  peu  à  peu, 
ils  en  viennent  à  perdre  tout  à  fait  de  vue  le  mal  qui 
pèse  sur  eux.  Et  alors  nous,  les  auteurs  de  ce  mal,  nous 
en  venons  à  le  considérer  comme  naturel  et  nécessaire  : 
de  sorte  que,  dans  nos  facultés,  dans  nos  administra- 
tions, et  dans  nos  journaux,  nous  dissertons  à  loisir  sur 
les  causes  de  la  misère  des  paysans  et  sur  les  divers 
moyens  d'y  remédier,  tandis  que  nous  laissons  subsis- 
ter, sans  y  faire  jamais  la  moindre  allusion,  l'unique 
cause  de  cette  misère,  en  continuant  à  priver  les  pay- 
sans de  la  terre  dont  ils  ont  besoin.  » 

Tout  cela  était  maintenant  si  clair  pour  Nekhludov 
que,  de  plus  en  plus,  il  s'étonnait  d'avoir  pu  longtemps 
ne  pas  le  comprerdre.  Il  comprenait  avec  une  évidence 


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290  RÉSURRECTION 

parfaite  que  le  seul  remède  à  la  misère  des  paysan»  était 
de  leur  rendre  la  terre,  pour  qu'ils  s'en  nourrissent.  Il 
comprenait  que  les  enfants,  en  particulier,  mouraient 
parce  qu'ils  manquaient  de  lait,  et  qu'ils  manquaient  de 
lait  parce  que  leurs  parents  n'avaient  point  de  prés  pour 
faire  paître  leurs  vaches. 

Et  il  se  rappela  tout  à  coup  les  théories  d'Henry 
George  et  l'enthousiasme  qu'il  avait  eu  pour  elles  ;  et  il 
s'étonna  d'avoir  pu  oublier  tout  cela,  a  La  terre  ne  satu- 
rait être  un  objet  de  propriété  particulière  ;  elle  ne  sau- 
rait être  un  objet  de  vente  et  d'achnt,  pas  plus  que  l'eau, 
pas  plus  que  l'air,  pas  plus  que  les  rayons  du  soleil. 
Tous  les  hommes  ont  un  droit  égal  à  la  terre,  et  à  tous 
les  biens  qu'elle  produit,  p 

Et  Nekhludov  comprit  alors  d'où  lui  venait  la  honte 
qu'il  éprouvait  au  souvenir  de  ses  arrangements  à  Kou?* 
•minskoïe.  C'est  qu'il  avait  voulu  se  duper  soi'-même. 
Sachant  que  l'homme  n'a  aucun  droit  de  posséder  la  terre, 
il  s'était  cependant  reconnu  ce  droit,  et  il  avait  fait  remise 
aux  paysans  d'une  partie  d'un  bien  que,  dans  le  fond 
de  son  âme,  il  savait  qu'il  n'avait  pas  le  droit  de  pos» 
séder. 

«  Aujourd'hui  du  moins  je  ferai  autrement,  et  je  déferai 
ensuite  ce  que  j'ai  fait  à  Kouzminskoïe  !  »  Et  il  arrêta 
aussitôt,  dans  sa  pensée,  un  nouveau  projet,  qui  con- 
sistait à  louer  ses  terres  aux  paysans,  mais  de  telle 
façon  que  le  prix  qu'ils  paieraient  pour  la  location  ne 
serait  point  pour  lui,  mais  pour  eux-mêmes,  et  leur  ser- 
virait à  payer  leurs  impôts,  comme  aussi  à  défrayer 
d'autres  dépenses  d'utilité  générale.  Ce  n'était  pas 
encore  l'idéal  qu'il  avait  rêvé  ;  mais  il  ne  voyait,  dans 
les  circonstances  présentes,  aucune  autre  combinaison 
qui  s'en  approchât  davantage.  Et  puis  l'essentiel  était 
qu'il  renonçât,  pour  sa  part,  à  user  de  son  droit  légal  de 
possession  de  la  terre. 

Quand  il  revint  au  logement  de  l'économe,  celui-ci 
avec  un  sourire  particulièrement  empressé,  lui  annonça 
que  le  dîner  était  prêt,  ajoutant  qu'il  craignait  seulement 
qu'il  ne  fût  un  peu  brûlé,  malgré  tous  les  soins  qu'avait 

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RÉSURRECTION  29i 

apportés  à  aa  préparation  sa  femmes  avec  Taide  de  la 
jeune  fille  qui  faisait  leur  ménage. 

La  table  étàitoouverted'une  nappe  grossière;  et  sur  la 
table,  dans  une  soupière  en  vieux  Saxe  aux  anses  bri- 
sées (dernier  vestige  de  l'ancien  luxe  du  château), 
fumait  une  soupe  de  pommes  de  terre,  faite  avec  la 
viande  do  ce  même  coq  que  Nekhludov  avait  vu, 
quelques  heures  auparavant,  étendant  tantôt  Tune,  tan- 
tôt Tautre  de  ses  pattes  noires.  Maintenant  le  coq  était 
dépecé,  et  Nekhludov  voyait  ces  mêmes  pattes  nager 
dans  la  soupe.  Et  après  la  soupe,  ce  fut  encore  le  coq  qui 
reparut  sur  la  table,  entouré  d'une  sauce  au  beurre  et 
0u  sucre.  Et,  pour  médiocre  que  fût  tout  cela,  Nekhlur 
dov  mangeait  avec  appétit  ;  à  peine  s'il  faisait  attention 
à  ce  qu'il  mangeait,  tout  entier  à  la  pensée  du  nouveau 
projet  qu'il  avait  formé  et  qui,  aussitôt,  avait  dissipé  son 
ennui  et  sa  mauvaise  humeur. 

La  femme  de  l'économe,  par  la  porte  entre-bâillée, 
suivait  des  yeux  la  façon  dont  la  jeune  fille  servait 
Nekhludov.  L'économe,  fier  des  talents  culinaires  de 
sa  femme,  souriait  d'un  sourire  de  plus  en  plus  épa- 
noui. 

Après  le  dîner,  Nekhludov  força  l'économe  à  s'asseoir 
à  la  table.  11  éprouvait  le  besoin  de  parler,  de  faire 
part  à  quelqu'un,  à  n'importe  qui,  des  grandes  pensées 
qui  agitaient  son  cœur.  Et  il  exposa  à  l'économe  sou 
projet  d'abandonner  ses  terres  aux  paysans  ;  après  quoi 
il  lui  demanda  ce  qu'il  en  pensait.  L'économe  sourit 
d'un  sourire  qui  signifiait  que  lui-même,  depuis  long- 
temps, pensait  tout  cela,  et  qu'il  était  bien  aise  de  l'en- 
tendre dire  ;  mais,  en  réalité,  il  n'avait  absolument  rien 
compris.  Et  ce  n'était  point  que  Nekhludov  se  fût  mal 
exprimé  ;  mais  le  projet  de  Nekhludov  partait  d'un  désir 
de  renoncer  à  son  intérêt  personnel  pour  l'intérêt  des 
autres;  et,  d'autre  part,  l'économe  était  profondément 
convaincu  de  l'impossibilité  qu'il  y  avait,  pour  tout 
homme,  à  s'occuper  d'autre  chose  que  de  son  propre 
intérêt.  De  telle  sorte  qu'il  s'iinaginait  n'avoir  pas  bien 
entendu,  en  entendant  Nekhludov  lui  dire  sa  résolution 

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292  RÉSURRECTION 

de  consacrer  tout  le  revenu  de  ses  terres  à  constituer  un 
capital  commun  pour  les  paysans. 

—  Cest  parfait  !  —  répondit-iL  —  Ainsi,  vous  voulez 
louer  vos  terres  et  en  toucher  la  rente? 

~  Mais  pas  du  tout!  Comprenez-moi  bien.  Je  veux 
leur  faire  complètement  don  de  mes  terres  ! 

—  Mais  alors,  —  s'écria  l'économe,  cessant  de  sou- 
rire, —  mais  alors  vous  ne  toucherez  pas  de  revenu  ? 

—  Eh  bien  !  non  !  J'y  renonce  ! 

L'économe  soupira  profondément  ;  mais  dès  l'instant 
d'après  il  se  remit  à  sourire.  Maintenant  il  avait  compris. 
Il  avait  compris  que  Nekhludov  était  un  peu  fou;  et  aussi- 
tôt il  n'avait  plus  songé,  dans  son  projet,  qu'aux  moyens 
qu'il  y  aurait  pour  lui  d'en  tirer  quelque  profit.  Désormais 
le  projet  de  Nekhludov  était  pour  lui  une  chose  admise, 
une  excentricité  dont  il  ne  pensait  plus  même  à  s'étonner  ; 
et  il  s'ingéniait  à  chercher  les  profits  qu'il  en  pourrait  tirer. 

Mais  quand  il  découvrit,  au  bout  d'un  moment,  que 
le  projet  de  Nekhludov  ne  pourrait  lui  être  d'aucun  pro- 
fit, il  se  sentit  de  nouveau  plein  de  malveillance.  Il  con- 
tinua cependant  à  sourire,  pour  être  agréable  à  Nekhlu- 
dov, qui  était  son  maître. 

Nekhludov,  voyant  que  l'économe  ne  le  comprenait 
pas,  le  laissa,  et  alla  dans  le  bureau,  où,  sur  une  table 
ancienne  toute  tachée  d'encre  et  tout  entaillée  de  coups 
de  canif,  il  écrivit  le  plan  de  sa  combinaison. 

Cependant  le  soleil  s'était  couché,  tandis  que  la  lune 
venait  d'apparaître.  Une  nuée  de  cousins  avait  envahi 
la  chambre  et  tournait,  bourdonnante,  autour  du  jeune 
liomme*  Celui-ci,  tout  en  écrivant,  entendait  par  la 
fenêtre  le  bruit  des  troupeaux  qui  rentraient,  le  grin- 
cement des  portes  qui  s'ouvraient  dans  les  cours,  les 
voix  de  paysans  qui  se  rendaient  au  bureau.  Il  se  hâta 
d'achever  d'écrire  et,  appelant  l'économe,  il  lui  déclara 
qu'il  ne  voulait  pas  que  les  paysans  vinssent  au  bureau, 
mais  que  lui-même  irait  leur  parler  dans  le  village,  en 
tel  ou  tel  endroit  qui  leur  conviendrait;  après  quoi, 
ayant  avalé  au  galop  le  verre  de  thé  que  venait  de  lui 
servir  l'économe,  il  prit  de  nouveau  le  chemin  du  village. 

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RÉSURRECTION  Î^Ô3 


VII 


Réunis  en  foule  dans  la  cour  du  slaroste,  les  paysans 
s'entretenaient  bruyamment;  mais,  dès  qu'ils  aperçurent 
Nekhludov,  ils  firent  silence,  et,  comme  ceux  de  Kouz- 
minskoïe,  les  uns  après  les  autres  ils  ôtèrent  leurs  cas- 
quettes. Ces  paysans  étaient  beaucoup  moins  civilisés 
que  ceux  de  Kouzminskoïe  ;  presque  tous  étaient  vêtus 
de  caftans  cousus  par  leurs  femmes,  et  portaient  des 
laptis  aux  pieds.  Quelques-uns  étaient  même  pieds  nus; 
d'autres  étaient  en  bras  de  chemise,  tels  qu'ils  venaient 
de  rentrer  des  champs. 

Faisant  un  effort  sur  lui-même  pour  vaincre  sa 
timidité,  Nekhludov,  dès  le  début  de  son  discours,  leur 
annonça  qu'il  avait  formé  le  projet  de  leur  abandonner 
ses  terres.  Les  paysans  écoutaient  en  silence,  et  sans 
que  leur  visage  manifestât  aucune  émotion. 

—  J'estime  en  effet,  —  poursuivit  Nekhludov  en  rou- 
gissant, —  que  tout  homme  a  le  droit  de  profiter  de  la 
terre  ! 

—  Cela"  est  vrai  !  Cela  est  tout  à  fait  vrai  l  —  firent 
quelques  voix. 

Continuant  son  discours,  Nekhludov  leur  dit  que  le 
revenu  de  la  terre  devait  être  partagé  entre  tous,  et 
que,  par  conséquent,  il  se  proposait  de  leur  céder  ses 
terres  moyennant  une  rente  qu'ils  fixeraient  eux-mêmes, 
et  qui  servirait  à  leur  constituer  un  capital  social,  des- 
tiné à  leur  usage  commun. 

De  nouveau  s'élevèrent  quelques  paroles  d'approba- 
tion ;  mais  les  visages  sérieux  des  paysans  devenaient 
de  plus  en  plus  sérieux,  et  leurs  regards,  d'abord  fixés 
sur  leur  barine,  se  baissaient  vers  le  sol,  comme  s'ils 
eussent  craint  de  faire  honte  à  Nekhludov  en  lui  laissant 
voir  qu'ils  avaient  pénétré  sa  ruse  et  que  personne 
d'entre  eux  ne  serait  sa  dupe. 

Nekhludov  parlait  cependant  aussi  clairement  qu'il 


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â94  RÉSURRECTION 

pouvait,  et  les  paysans  étaient  loin  d'être  inintelligents  ; 
mais  ils  ne  le  comprenaient  pas,  ni  ne  pouvaient  le 
comprendre;  et  cela  pour  la  même  raison  qui  avait 
longtemps  empêché  Téconome  de  le  comprendre.  Ils 
étaient  profondément  convaincus  que  tout  homme  avait 
pour  unique  souci  de  chercher  son  propre  avantage. 
Pour  ce  qui  était  des  économes,  en  particulier,  les  pay- 
san» savaient  par  expérience,  depuis  plusieurs  généra- 
tions, que  tout  économe  cherchait  toujours  son  avan- 
tage propre  aux  dépens  du  leur  :  et,  en  conséquence, 
lorsque  l'économe  les  rassemblait  et  leur  soumettait 
quelque  proposition  nouvelle,  ils  savaient  d'avance  que 
ce  devait  être,  uniquement,  pour  les  entortiller  dans 
quelque  nouvelle  ruse. 

—  Eh  bieuf  quel  prix  offrez-vous  pour  la  terre? 
—  demanda  Nekhludov. 

—  Comment  offririons-nous  un  prix?  Cela  nous  est 
impossible  !  La  terre  est  à  vous,  c'est  vous  qui  pouvez 
tout  !  —  répondirent  des  voix  dans  la  foule. 

—  Mais  puisque  je  vous  dis  que  c'est  vous-mêmes  qfui 
profiterez  de  cet  argent  pour  vos  besoins  communs  1 

—  Nous  ne  pouvons  pas  faire  cela  ! 

—  Tâchez  donc  de  comprendre  1  —  s'écria  Téconome 
qui  était  venu  derrière  Nekhludov,  et  qui  croyait  devoir 
s'entremettre  pour  aplanir  l'affaire.  —  Vous  n'entendez 
donc  pas  que  le  prince  vous  propose  de  louer  la  terre 
pour  de  l'argent,  mais  pour  que  cet  argent  vous  appar- 
tienne, pour  qu'il  vous  constitue  un  capital  dont  vous 
profitiez  tous? 

—  Nous  comprenons  parfaitement  le  prince!  —  dit, 
sans  relever  les  yeux,  un  petit  vieillard  édenté,  à  la  mine 
hargneuse.  —  C'est  comme  si  cet  argent  était  mis  dans 
une  banque,  quoi!  Mais  nous,  en  attendant,  m)us devrons 
payer  à  l'échéance  !  Et  c'est  ce  que  nous  ne  voulons  pas  ! 
Nous  avons  déjà  assez  de  peine  à  nous  tirer  d'affaire  sans 
cela  1  Ce  serait,  pour  le  coup,  notre  ruine  complète  ! 

—  Il  a  raison  !  C'est  bien  certain  !  Nous  aimons  mieux 
rester  comme  par  le  passé!  —  s'écrièrent  des  voix 
mécontentes,  voire  même  fâchées. 

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RÉSURRECTION  ^OS 

Mais  le  mécontentement  s'accrut  encore,  et  la  résis- 
tance, lorsque  Nekhludov  dit  qu'il  laisserait,  dans  le  bu- 
reau de  l'économe,  un  contrat  signé  par  lui,  et  que  les 
paysans  devraient  signer  aussi. 

—  Signer!  Pourquoi  irions-nous  signer?  Comme 
nous  travaillons  maintenant,  nous  continuerons  à  tra- 
vailler! A  quoi  bon  tout  cela?  Nous  ne  sommes  pas  des 
greffiers,  nous  sommes  ignorants! 

—  Nous  ne  pouvons  pas  consentir  à  cela,  parce  que 
nous  n^avons  pas  l'habitude  de  ces  sortes  d'affaires! 
Que  les  choses  restent  plutôt  comme  elles  étaient! 
Voilà  ce  que  nous  demandons!  Qu'on  nous  change  seu- 
lement les  semences  I  —  criaient  des  voix. 

«t  Changer  les  semences  »  signifiait  que,  jusque-là, 
c'étaient  les  paysans  eux-mêmes  qui  devaient  fournir 
le  grain  dans  les  champs  où  ils  travaillaient,  et  qu'ils 
demandaient  maintenant  que  le  grain  leur  fût  fourni  par 
le  propriétaire. 

—  Ainsi,  vous  refuseï?  Vous  ne  voulez  pas  que  je 
vo«s  abaiidonne  mes  terres?  —  demanda  Nekhludov, 
s'adressant  à  une  jeune  paysan  à  la  figure  luisante,  vêtu 
d'un  caftan  rapiécé,  et  pieds  nus,  qui  tenait  dans  sa 
main  gauche  sa  casquette  déchirée,  avec  le  geste  parti- 
culier 4es  «oldats  quand  leurs  chefs  leur  commandent  de 
se  découvrir. 

—  Parfaitement,  Excellence!  —  répondit  le  paysan, 
non  déshabitué  encore  de  la  discipline  militaire. 

—  C'est  donCque  vous  avez  assez  de  terre  ?  —  reprit 
Nekhludov. 

—  Quelle  terre?  Nous  n'avons  pas  de  terre!  — 
répliqua  l'ancien  soldat  d'un  ton  d'amabilité  contrainte. 

—  N'importe?  Vous  réfléchiree  à  ce  que  je  vous  ai 
dit  !  —  déclara  Nekhludov,  stupéfait. 

Et  il  leur  répéta,  une  fois  de  plus,  sa  proposition. 

—  C'est  tout  réfléchi  !  11  en  sera  comme  nous  l'avons 
dit!  —  répondit  le  vieillard  édenté,  la  mine  toujours 
hargneuse. 

—  Je  resterai  ici  jusqu'à  demain.  Si  vous  changez 
d'avis,  vous  viendrez  me  le  dire  ! 

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296  RÉSURRECTION 

Les  paysans  ne  répondirent  pas. 
S'étant  convaincu  qu'il  ne  pourrait  en  rien  tirer  ce 
soir-là,  Nekhludov  revint  tristement  au  château. 

—  Voyez-vous,  prijice,  —  lui  dit  Pcconome  avec  son 
sourire  empressé,  —  jamais  vous  n'arriverez  à  vous 
entendre  avec  eux  :  cette  espèce-là  est  têtue  comme  des 
mulets.  Quand  elle  s'est  mis  quelque  chose  en  tête,  rien 
au  monde  ne  la  fera  changer.  Et  puis  ils  ont  toujours 
peur  de  tout.  Et  pourtant  ils  ne  sont  pas  bêtes  !  11  y  en 
a  même  là-dedans  qui,  pour  des  moujiks,  sont  très 
intelligents,  par  exemple  ce  vieux  qui  criait  si  fort,  le 
plus  enragé  de  tous  pour  repousser  vos  offres  !  Quand 
il  vient  au  bureau,  et  que  je  l'invite  à  prendre  du  thé, 
il  comprend  tout,  il  parle  de  tout  ;  c'est  un  plaisir  de 
causer  avec  lui.  Mais,  en  assemblée,  vous  l'avez  vu,  il 
devient  un  autre  homme  !  Impossible  de  lui  faire  entrer 
une  idée  dans  la  cervelle. 

—  Mais  alors  ne  pourrait-on  pas  faire  venir  ici  quelques- 
uns  d'entre  eux,  les  plus  intelligents?  —  demanda 
Nekhludov.  —  Je  leur  expliquerais  l'affaire  en  détail. 

>—  Oui,  cela  se  peut  fort  bien!  —  répondit  l'économe. 

—  Eh  bien!  s'il  vous  plaît,  faites-les  venir  demain 
matin. 

—  Rien  de  plus  facile  !  Demain  matin  ils  seront  ici. 


VIII 

Au  sortir  du  bureau,  Nekhludov  se  rendit  dans  la 
chambre  qu'on  lui  avait  préparée  pour  la  nuit.  Il  y 
trouva  un  grand  lit  très  haut,  avec  un  édredon,  deux 
oreillers,  et  une  belle  couverture  de  soie  rouge  piquée, 
évidemment  prêtée  par  la  femme  de  l'économe.  Celui-ci, 
après  avoir  conduit  Nekhludov  dans  la  chambre,  lui 
demanda  s'il  ne  voudrait  pas,  avant  de  se  coucher,  finir 
ce  qui  restait  du  dîner.  Nekhludov  le  remercia  ;  et  l'éco- 
nome le  laissa  seul,  non  sans  s'être  encore  excusé  de  la 
pauvre  façon  dont  il  l'avait  reçu. 

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RÉSURRECTION  297 

Le  refus  opposé  par  les  paysans,  qui  avait  un  instant 
attristé  Nekhludov,  ne  l'attristait  plus.  Au  contraire,  et 
bien  que,  à  Kouzminskoïe,  les  paysans  l'eussent  en  fin 
de  compte  remercié,  tandis  qu'ici  ils  lui  avaient  montré 
du  mécontentement  et  même  de  l'hostilité,  il  se  sentait 
étraiigement  tranquille  et  joyeux. 

Trouvant  étouffante  l'atmosphère  de  la  chambre,  il 
sortit  dans  la  cour  avec  l'intention  d'aller  vers  le  jardin; 
mais  il  se  souvint  dé  la  terrible  nuit,  de  la  fenêtre 
éclairée  de  l'office,  du  perron  de  derrière  la  maison,  et 
il  ne  se  sentit  pas  le  courage  de  revoir  des  lieux  qui 
étaient  pour  lui  trop  pleins  de  ces  souvenirs.  Il  s'assit 
sur  le  perron  de  devant  ;  et,  aspirant  le  fort  parfum  des 
jeunes  pousses  de  bouleaux  dont  l'air  tiède  de  la  nuit 
était  imprégné,  longtemps  il  regarda  les  taches  sombres 
des  arbres,  écouta  le  bruit  du  moulin  et  le  chant  d'un 
oiseau  qui  sifflait,  tout  près,  dans  un  buisson.  La 
lumière  s'éteignit  aux  fenêtres  de  l'appartement  de  l'éco- 
nome; le  croissant  de  la  lune  caché  sous  les  nuages 
reparut,  à  l'ouest,  derrière  les  granges  ;  et  d'instant  en 
instant  des  éclairs  de  chaleur  vinrent  illuminer  le  jardin 
fleuri.  Puis  se  fit  entendre  un  tonnerre  lointain  ;  et  une 
masse  sombre,  peu  à  peu,  envahit  tout  un  coin  du  ciel. 
L'oiseau  qui  sifflait  se  tut.  Au  bruit  de  l'eau  écumant 
dans  l'écluse  se  mêla  le  cri  effaré  des  oies  ;  et  bientôt, 
dans  le  village  et  dans  la  basse-cour,  retentit  le  chant 
des  coqs,  ce  chant  qu'ils  ont  l'habitude  de  faire  entendre 
bien  avant  Taube,  dans  les  nuits  d'orage. 

Un  proverbe  dit  que  les  coqs  chantent  de  bonne  heure 
dans  les  nuits  joyeuses  ;  eteneffet  cette  nuit  était  joyeuse 
pour  Nekhludov  :  ou  plutôt  elle  était  mieux  que  joyeuse, 
pleine  de  bonheur  et  de  ravissement.  Son  imagination 
faisait  renaître  en  lui  les  impressions  éprouvées  jadis, 
durant  cet  été  adorable  que,  jeune  et  innocent,  il  avait 
passé  dans  ce  même  endroit  ;  et  il  se  sentait  redevenu 
pareil  à  ce  qu'alors  il  avait  été.  Il  se  sentait  redevenu 
pareil  à  ce  qu'il  avait  été  pendant  toute  la  partie  heu- 
reuse et  belle  de  sa  vie,  quand,  à  quatorze  ans,  il  priait 
pour  que  Dieu  lui  découvrît  la  vérité,  ou  quand,  pleu- 

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298  RÉStJRftÊCTION 

rant  ftur  le»  genoux  de  sft  mère,  il  lui  jurait  d'être  tou- 
jours bon  et  de  ne  jamais  lui  faire  de  peine.  Il  se  sentait 
redevenu  pareil  à  ce  qu'il  avait  été  quand,  avec  son 
ami  Nicolas  Irtenev,  ils  avaient  résolu  de  se  prêter  tou- 
jours assistance  l'un  à  l'autre  dans  la  voie  du  bien,  et 
de  consacrer  toute  leur  vie  au  bonheur  des  hommes. 

Il  se  rappela  ensuite  comment,  à  Kouzminskoïe,  une 
mauvaise  tentation  lui  était  venue,  qui  l'avait  porté  à 
regretter  sa  maison,  et  ses  bois,  et  sa  ferme  et  ses  terres. 
Et  il  se  demanda  si,  dans  le  secret  de  soft  cœur,  il  con- 
servait encore  quelque  regret  de  tout  cela.  Non  seule- 
ment il  n'en  conservait  plus,  mais  il  ne  comprenait  plus 
qu'il  eût  pu  en  avoir.  Et  il  revit  aussitôt  ce  qu'il  avait 
vu  dans  le  village,  en  allant  chez  Matrena.  Il  revit  la 
jeune  mère  sans  mari,  dont  le  mari  était  en  prison  pour 
avoir  coupé  un  arbre  dans  son  bois,  à  lui  Nekhludov  ;  il 
revit  l'affreuse  Matrena»  qui  avait  été  jusqu^à  lui  dire 
que  c'était  le  devoir  des  jeunes  filles  de  sa  classe  de  se 
prêter  aux  amours  de  leurs  mattres.  11  se  rappela  ce  que 
la  vieille  lui  avait  dit  de  la  façon  dont  les  enfants  étaient 
conduits  à  l'asile,  et  devant  ses  yeux  reparut  l'effrayanl 
enfant  vieillot,  avec  son  sourire  et  ses  maigres  jambes.  Et 
de  cet  enfant  sa  pensée  se  transporta  vers  la  prison,  les 
têtes  rasées,  les  cellules,  la  puanteur  des  corridors,  les 
chaînes  ;  et  en  regard  de  toutes  ces  misères  il  vit  le  luxe 
stupide  de  sa  propre  vie,  de  la  vie  des  villes. 

Le  croissant  de  la  lune,  cependant,  s'était  de  nouveau 
dégagé,  derrière  les  granges,  et  des  ombres  noires 
s'allongeaient  dans  la  cour,  et  le  fer  des  toits  brillait 
doucement. 

Et,  comme  s'il  n'avait  pu  se  résigner  à  ne  pas  saluer 
cette  lumière,  Toiseau  dans  le  buisson  siffla  de  nouveau, 
avec  un  petit  claquement  de  son  bec. 

Nekhludov  se  rappela  comment,  à  Kouzminskoïe,  il 
s'était  mis  en  peine  do  réfléchir  sur  sa  vie,  de  penser  à 
ce  qu'il  ferait  et  à  ce  qu'il  deviendrait.  Il  s'était  posé 
des  questions  qu'il  n'avait  pu  résoudre,  tant  il  voyait  de 
motifs  pour  et  contre,  tant  la  vie  lui  paraissait  compli- 
quée et  difficile.  Il  se  posa  de  nouveau  les  mêmes  ques- 

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RÉSURRECTION  299 

tions  et  s*étonna  de  les  trouver  fort  simples.  Or  elles 
étaient  simples  pour  lui,  maintenant,  parce  qu'il  avait 
cessé  de  penser  à  ce  qui  lui  arriverait,  ou  même  de  s'y 
intéresser,  pour  penser  seulement  à  ce  qu'il  devait 
faire.  Et,  chose  surprenante,  autant  il  avait  eu  de  peine 
à  décider  ce  qu'il  devait  faire  pour  lui-même,  autant  il 
voyait  clairement  ce  qu'il  devait  faire  pour  les  autres.  Il 
voyait  clairement  qu'il  devait  donner  ses  terres  aux  pay- 
sans, parce  que  les  paysans  en  avaient  besoin,  et  parce 
que  lui-même  n'avait  pas  le  droit  de  les  posséSer.  Il 
voyait  clairement  qu'il  devait  ne  pas  abandonner  Katu- 
cha,  mais  au  contraire  l'aider  à  persévérer  dans  les  dis- 
positions où  il  l'âVait  trouvée  la  dernière  fois:  car  il  avait 
commis  envers  elle  une  faute  qu'il  devait  racheter. 
Quant  à  ce  qui  sortirait  de  tout  cela,  il  l'ignorait  ;  mais 
il  savait  qu'il  avait  absolument  le  devoir  d'agir  ainsi.  Et 
cette  conviction  profonde  le  remplissait  de  joie. 

La  masse  noire,  soudain,  avait  envahi  tout  le  ciel  ;  aux 
éclairs  de  chaleur  avaient  succédé  de  vrais  éclairs,  illumi- 
nant la  cour  et  la  maison  dévastée  ;  et  un  fort  éclat 
de  tonnerre  retentit  au-dessus  du  jardin.  Les  oiseaux 
s'étaient  tus  ;  mais;  en  revanche,  les  feuilles  des  arbres 
avaient  commencé  à  bruire,  et  un  vent  frais  s'était  élevé 
qui  venait  agiter  les  cheveux  de  Nekhludov.  Une  goutte, 
une  seconde  tambourinèrent  sur  le  fer  du  toit  ;  le  vent 
s'arrêta  brusquement,  un  grand  silence  se  fit,  et  Nekh- 
ludov entendit,  au-dessus  de  sa  tête,  le  roulement 
prolongé  d'un  nouvel  éclat  de  tonnerre. 

Il  rentra  dans  la  maison,  le  cœur  toujours  joyeux. 

«  Oui,  oui,  —  songeait-il,  —  cela  est  ainsi  !  L'utilité  de 
ma  vie,  le  sens  profond  de  cette  vie,  le  but  supérieur  en 
vue  duquel  nous  sommes  dans  ce  monde,  je  ne  les  com- 
prends pas  ni  ne  puis  les  comprendre.  Pourquoi  ont 
existé  mes  tantes  ?  Pourquoi  Nicolas  Irtenev  est-il  mort, 
et  moi  suis-je  en  vie?  Pourquoi ai-je  rencontré  Katucha? 
Pourquoi  ai-je  été  fou  et  aveugle  si  longtemps?  De  tout 
cela  je  ne  puis  rien  savoir  :  comprendre  l'œuvre  du 
Maître  n'est  pas  en  ma  puissance.  Mais  accomplir  sa 
volonté,  telle  qu'elle  est  écrite  dans  mon  cœur,  cela  est 

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300  RÉSURRECTION 

dans  ma  puissance,  et  je  sais  que  je  le  dois.  Et  il  n'y 
aura  de  repos  pour  moi  que  quand  je  l'aurai  accomplie.  » 

La  pluie  tombait  à  verse,  battant  le  toit,  gouttant  sur 
les  vitres  ;  de  minute  en  minute,  des  éclairs  illuminaient 
la  cour.  Nekbludov  rentra  dans  sa  chambre,  se  déshabilla 
et  se  mit  au  lit,  non  sans  inquiétude  au  sujet  des 
punaises,  car  le  papier  des  murs,  sale  et  déchiré,  lui  en 
avait  fait,  dès  le  premier  coup  d'œil,  soupçonner  la  pré- 
sence. 

«  Oui,  me  sentir  non  pas  maître,  mais  serviteur!  » 
songeait-il  :  et  cette  pensée  le  remplissait  de  joie. 

Ses  inquiétudes,  cependant,  n'étaient  que  trop  fon- 
dées. A  peine  eut-il  éteint  la  chandelle  que  déjà  des  bêtes 
lui  couraient  sur  le  corps. 

«  Donner  mes  terrres,  aller  en  Sibérie,  —  les  puces, 
les  punaises,  la  saleté!  Soit;  puisqu'il  faut  supporter  tout 
cela,  je  le  supporterai.  » 

Mais,  en  dépit  de  ses  belles  résolutions,  il  ne  le  sup- 
porta pas,  cette  nuit-là.  11  se  leva,  s'assit  près  de  la 
fenêtre  ouverte,  et  très  longtemps  il  s'attarda  à  consi- 
dérer les  nuages  noirs  qui  se  dissipaient,  et  le  croissant 
de  la  lune  qui  émergeait  de  nouveau. 


IX 


Nekhludov  ne  s'endormit  que  vers  le  matin,  de  sorte 
que,  le  lendemain,  il  se  réveilla  très  tard. 

A  midi,  les  sept  paysans  choisis  par  l'économe  arri- 
vèrent dans  le  verger,  où,  sous  les  pommiers,  se  trou- 
vaient une  table  et  deux  bancs  faits  de  planches  posées 
sur  des  pieux.  Nekhludov  eut  fort  à  faire  pour  décider 
les  sept  délégués  à  remettre  leurs  casquettes  et  à 
s'asseoir  sur  les  bancs. 

L'ancien  soldat,  surtout,  s'obstinait  à  rester  debout, 
tenant  devant  lui  sa  casquette  rapiécée,  avec  le  geste 
particulier  des  soldats  pendant  un  enterrement. 

Mais  quand  le  plus  âgé  de  la  troupe,  un  large  vieillard 


y  Google 


RÉSURRECTION  301 

d'aspect  vénérable,  avec  une  grande  barbe  grise  frisée, 
dans  le  genre  de  celle  du  Moïse  de  Michel- Ange,  et 
d'épais  cheveux  gris  couronnant  un  front  jaune  tout 
brûlé  de  soleil,  quand  celui-là  remit  son  ample  casquette, 
et,  après  avoir  boutonné  son  cafetan  neuf,  entra  dans  un 
des  bancs  et  s'assit,  personne  n'hésita  plus  à  suivre  son 
exemple. 

Cette  formalité  achevée,  Nekhludov  s'assit  en  face  des 
paysans,  sur  l'autre  banc,  et,  prenant  en  main  le  papier 
où  il  avait  écrit  son  projet,  il  commença  à  le  lire  et  à 
l'expliquer. 

Soit  parce  que  le  nombre  de  ses  auditeurs  était 
moindre,  ou  parce  que  la  pensée  de  son  entreprise  l'em- 
pêchait de  penser  à  lui-même,  Nekhludov,  cette  fois-là, 
n'éprouvait  plus  aucun  embarras.  Et,  involontairement, 
il  s'adressait  de  préférence  au  vieillaçd  à  la  barbe 
enroulée,  comme  s'il  eût  attendu  de  lui,  plus  que  des 
autres,  l'approbation  ou  le  blâme.  Mais  la  haute  idée  qu'il 
se  faisait  de  lui  était,  malheureusement,  une  illusion.  Le 
vénérable  vieillard,  en  vérité,  tantôt  baissait,  d'un  air 
approbateur,  sa  belle  tête  de  patriarche,  tantôt  la 
secouait  en  signe  de  méfiance,  lorsqu'il  voyait  ses  voi- 
sins se  comporter  de  même;  au  fond  il  avait  une  peine 
extrême  à  comprendre  non  seulement  la  pensée  de  Nekh- 
ludov, mais  jusqu'au  sens  des  mots  qu'il  disait. 

Son  voisin  comprenait  beaucoup  mieux  les  paroles  de 
Nekhludov.  C'était  un  petit  vieillard  borgne  et  boiteux, 
vêtu  d'une  camisole  de  nankin  reprisée,  et  ayant  aux 
pieds  de  vieilles  bottes.  Il  était  poêlier  de  son  métier,  il 
le  dit  à  Nekhludov  au  cours  de  l'entretien.  Ce  petit  vieux 
remuait  constamment  les  sourcils,  comme  s'il  se  fût 
efforcé  de  bien  comprendre  ;  et,  au  fur  et  à  mesure,  il 
traduisait  à  sa  manière,  tout  haut,  ce  qu'il  entendait. 

Près  de  lui  était  assis  un  autre  petit  vieillard,  mus- 
culeux  et  trapu,  avec  une  barbe  blanche  et  des  yeux 
brillants  :  celui-là  profitait  de  toutes  les  occasions  pour 
placer  des  observations  ironiques  ou  plaisantes  :  c'était 
évidemment  le  bel  esprit  du  village. 

L'ancien  soldat,   lui  aussi,   semblait  comprendre  de 

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302  RÉSURRECTION 

quoi  il  s'agissait  :  mais  ses  réflexions  se  bornaient  i 
quelques  formules  banales,  sans  doute  rapportées  d« 
son  service  militaire.  L'auditeur  le  plus  sérieux  dA 
groupe  était,  à  beaucoup  près,  un  grand  paysan  avec  ni 
long  nez  et  une  petite  barbe,  vêtu  d'une  veste  propre  e| 
ayant  aux  pieds  des  laptis  neufs.  Il  comprenait  tout  e 
ne  parlait  que  quand  il  avait  quelque  chose  à  dire. 

Quant  aux  deux  autres  assistants,  Tun  d'eux  était  ca 
petit  vieux  sans  dents  qui,  la  veille,  s'était  montré  I9 
plus  opposé  à  toutes  les  propositions  de  Nekhludov} 
l'autre  était  un  homme  de  haute  taille,  tout  blanc,  aveu 
de  bons  yeux.  Tous  deux,  ce  jourJà,  se  taisaiepti  sa 
contentant  d'écouter  avec  grande  attention. 

Nekhludov  commença  par  exposer  ses  idé^s  sur  1^ 
propriété  territoriale. 

—  Je  suis  d'avis,  ^-  dit-il,  —  qu'on  n'a  le  droit  ni  de 
vendre  ni  d'acheter  la  terre,  parce  que,  si  on  en  avait  le 
droit,  ceux  qui  ont  de  l'argent  achèteraient  toutes  lest 
terres  et  enlèveraient  ainsi  aux  autres  h  moyen  d'en 
profiter. 

—  Cela  est  bien  vrai  I  --  dit,  de  sa  profonde  voix  de 
basse,  l'homme  au  long  nez. 

—  Parfaitement  î  —  déclara  l'ancien  soldat, 

—  Ma  vieille  a  pris  un  peu  d'herbe  pour  nos  vaches  : 
on  l'a  empoignée,  et  ouste  I  en  prison  !  -«-  dit  le  bel 
esprit  à  la  barbe  blanche, 

—  La  terre  qu'on  a  est  grande  comme  ce  jardin  ;  et 
d'en  louer  d'autre,  impossible  !  ---  poursuivit-il.  On  a 
élevé  les  prix  de  telle  façon  qu'il  n'y  a  pas  à  pepsor  à 
regagner  son  argent, 

—  Oui  !  —  s'écria  un  autre,  —  on  nous  écorehe  comme 
on  veut.  C'est  bien  pis  que  du  temps  des  défunte?  de- 
moiselles ! 

—  Je  pense  comme  vous  sur  tout  cela!  •—  dit  Nekhlu- 
dov; et  je  considère  comme  un  péché  de  posséder  la 
terre.  Et  c'est  pour  cela  que  j'ai  résolu  de  me  défaire 
de  mes  terres  ! 

—  Si  la  chose  est  possible,  nous  ne  disons  pas  non  ! 
—  fit  le  vieillard  à  la  barbe  frisée,  qui,  évidemment, 

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RÉSURRECTION  303 

avait  compris  quo  Nekhludov  voulait  leur  louer  ses  terres. 

—  Oui,  c'est  pour  cela  que  je  suis  venu.  Je  ne  veux 
plus  profiter  de  mes  terres.  Mais  encore  devons-nous 
nous.entendre  sur  la  façon  dont  je  pourrai  vous  en  faire 
profiter. 

—  Tu  n*a»  qu'à  donner  les  terres  aux  paysans,  et 
voilà  tout!  — s'écria  tout  à  coup  le  petit  vieillard  édenté. 

Nekhludov,  en  l'entendant,  eut  un  moment  de  trouble  ; 
car  il  sentait  dans  ses  paroles  un  soupçon  sur  la  loyauté 
de  ses  intentions.  Mais  aussitôt  il  redevint  maître  de  lui, 
se  rappelant  sa  résolution  de  dire  jusqu'au  bout  ce  qu'il 
avait  à  dire. 

—  Je  vous  donnerais  bien  mes  terres,  •--.  reprit-il,  — 
mais  à  qui  et  comment  ? 

Personne  ne  répondit.  Seul  l'ancien  soldat  fit  entendre 
un  :  «  Parfaitement  !  » 

—  Eeoutez-moi  !  —  poursuivit  Nekhludov.  —  Si  vous 
étiez  à  ma  place,  comment  feriez-vous  ? 

—  Comment  nous  ferions?  C'est  bien  simple!  Nous 
partagerions  tout  entre  les  paysans. 

—  Mais  c'est  certain  !  Nous  partagerions  tout  entre  les 
paysans  !  —  répéta  le  bon  vieillard  à  la  barbe  blanche. 

Et  tous,  l'un  après  l'autre,  donnèrent  leur  approbation 
à  cette  réponse,  qui  leur  parut  pleinement  satisfaisante. 

—  Mais  comment  faire  ce  partage  ?  -^  demanda  Nekh- 
ludov. —  Aux  domestiques,  à  ceux  qui  ne  cultivent 
pas,  faudra-t-il  aussi  donner  de  la  terre  ? 

—  Ah!  non,  bien  sûr!  —  déclara  l'esprit  fort. 

Mais  le  grand  paysan  au  long  nez  ne  fut  pas  de  son 
avis: 

—  Il  faut  partager  également  entre  tous  !  —  déclara- 
l-il  de  sa  voix  de  basse,  après  avoir  réfléchi  un  moment. 

—  Non  I  cela  n'est  pas  possible  !  —  reprit  Nekhludov. 
Si  je  partageais  également  entre  tous,  tous  ceux  qui  ne 
travaillent  pas  pour  eux-mêmes,  qui  ne  cultivent  pas, 
ceux*là  prendraient  leur  lot  et  le  vendraient  aux  riches. 
Et  de  nouveau  la  terre  s'accumulerait  chez  les  riches. 
Et  quant  à  ceux  qui  cultivent,  de  nouveau  leur  famille 
se  multiplierait,  et  leur  terre  serait  morcelée.  De  nou- 

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304  RÉSURRECTION 

veau  les  riches  reprendraient  leur  pouvoir  sur  ceux  qui 
ont  besoin  de  la  terre  pour  vivre. 

—  Parfaitement!  —  s'empressa  de  déclarer  Tancien 
soldat. 

—  Défendre  que  personne  ne  vende  la  terre  !  Obliger 
chacun  à  la  cultiver  lui-même  !  —  fît  le  poélier  en  lan- 
çant devant  lui  un  regard  irrité. 

Mais  Nekhludov  avait  prévu  aussi  cette  objection-là. 
Il  répondit  que  c'était  chose  impossible  à  vérifier  si 
quelqu'un  cultivait  pour  son  propre  compte  ou  pour  le 
compte  d'autrui.  Et,  d'ailleurs,  le  partage  égal  était 
impossible. 

—  L'un  de  vous  aurait  de  la  bonne  terre,  un  autre  de 
l'argile  ou  du  sable.  Tous  vous  voudriez  avoir  la  bonne 
terre. 

Alors  le  grand  moujik  au  long  nez,  le  plus  intelligent 
des  sept,  proposa  de  faire  en  sorte  que  tous  eussent  à 
cultiver  en  commun. 

—  Et  celui  qui  cultivera  aura  sa  part.  Et  celui  qui  ne 
cultivera  pas,  celui-là  n'aura  rien  !  —  déclara-t-il  de  sa 
voix  de  basse  nette  et  résolue. 

Nekhludov  répondit  qu'à  cela  aussi  il  avait  pensé, 
mais  que,  pour  que  ce  projet  fût  exécutable,  tout  le 
monde  devrait  avoir  les  mêmes  charrues  et  les  mêmes 
chevaux,  ou  bien  encore  que  chevaux,  charrues,  fléaux, 
et  tout  ce  qu'ils  avaient,  devrait  être  commun.  Et  il 
ajouta  que,  pour  que  cela  se  fît,  il  y  avait  nécessité  à  ce 
que  tous  se  missent  d'accord. 

—  Jamais  les  gens  de  chez  nous  ne  se  mettront  d'accord 
là-dessus,  —  déclara  le  petit  vieux  à  la  mine  hargneuse. 

—  C'est  du  coup  qu'il  y  aurait  une  bataille!  — dit  le 
vieillard  à  la  barbe  blanche,  avec  un  rire  dans  ses  yeux. 
—  Les  femmes  elles-mêmes  se  flanqueraient  des  coups. 

—  Vous  voyez  bien  que  la  chose  n'est  pas  aussi  simple 
qu'elle  paraît  d'abord  !  —  dit  Nekhludov.  —  Et  nous  ne 
sommes  pas  les  seuls  pour  réfléchir  à  ces  questions.  Ainsi, 
il  y  a  un  Américain,  un  nommé  George.  Eh  bien!  voici 
ce  qu'il  a  inventé,  et  moi  je  pense,  là-dessus,  comme  lui. 

—  Tu  es  le  maître,  tu  peux  faire  à  ta  guise!  Nous 

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RÉSURRECTION  30^ 

serons  bien  forcés  d'en  passer  par  où  tu  voudras  !  —  dit 
le  vieillard  édenté. 

Cette  interruption  fit  peine  à  Nekhludov.  Mais  il  dé- 
couvrit, à  son  grand  contentement,  qu'il  n'était  pas  le 
seul  à  la  déplorer. 

—  Pardou,  oncle  Sémène,  laisse-le  d'abord  nous 
expliquer  ses  idées  !  —  dit  de  sa  voix  de  basse  le  paysan 
au  long  nez,  qui  était  décidément  le  sage  de  la   troupe. 

Nekhludov,  rasséréné,  commença  à  leur  expliquer  la 
doctrine  d'Henry  George. 

—  La  terre  n'est  à  personne.  Elle  n'est  qu'à  Dieu  ! 

-fit-a. 

—  C'est  bien  cela!  Parfaitement!  Voilà  qui  est  bien 
dit!  —  déclarèrent  plusieurs  voix. 

—  Toute  la  terre  doit  être  possédée  en  commun.  Tous 
ont  sur  elle  un  droit  égal.  Mais  il  y  a  de  bonne  terre  et 
de  moins  bonne.  Et  chacun  voudrait  avoir  de  la  bonne. 
Comment  faire  pour  égaliser  les  parts?  11  faut  que 
celui  qui  exploite  une  bonne  terre  partage  son  surplus 
avec  celui  qui  en  exploite  une  moins  bonne.  Et  comme 
c'est  chose  difficile  de  déterminer  ceux  qui  doivent  payer 
et  à  qui  ils  doivent  payer,  et  comme,  dans  notre  vie  de 
maintenant,  l'argent  est  indispensable,  le  parti  le  plus 
sage  est  de  décider  que  tout  homme  qui  exploite  une 
terre  paiera  à  la  communauté,  pour  les  besoins  communs, 
en  proportion  de  ce  que  vaut  sa  terre.  De  cette  façon 
l'égalité  se  trouvera  obtenue.  Si  quelqu'un  veut  exploi- 
ter une  terre,  il  paiera  plus  pour  une  bonne  terre,  moins 
pour  une  moins  bonne.  Et  s'il  ne  veut  pas  exploiter  de 
terre,  il  ne  paiera  rien;  et  ce  sont  ceux  qui  exploitent 
la  terre  qui  paieront  pour  lui  l'impôt  nécessaire  aux 
besoins  communs. 

—  En  voilà  une  forte  tête,  ce  Georgeât  !  —  s'écria  le 
vieillard  représentatif  à  la  barbe  enroulée. 

—  Voilà  qui  est  suivant  la  justice  I  —  déclara  le  poé- 
lier  en  remuant  les  sourcils.  —  Celui  qui  a  la  meilleure 
terre,  c'est  lui  qui  paie  le  plus  ! 

—  Pourvu  seulement  que  le  prix  soit  dans  nos 
ngioyens  !  —  dit  l'homme  au  long  nez. 

20 

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306  RÉSURRECTION 

—  Quant  au  prix,  il  doit  être  calculé  de  façon  à  n'être 
ni  trop  haut  ni  trop  bas.  S'il  est  trop  kaut,  on  ne  le  paie 
pas,  et  des  vides  se  produisent  ;  s'il  est  trop  bas,  chacun 
se  met  à  acheter  de  la  terre  aux  autres,  et  de  nouveau  on 
recommence  à  trafiquer  de  la  terre.  Voilà  ce  que  dit  ce 
George  ;  et  c'est  sur  ces  principes  que  je  voudrais  m'ar- 
ranger  avec  vous. 

—  Parfaitement!  C'est  très  juste!  Nous  le  voulons 
aussi  !  —  répondirent  les  paysans. 

—  Voilà  une  tête  !  —  répéta  le  vieillard  qiii  ressènr- 
blaitau  Moïse.  —  Georgeât!  Et  de  penser  qu'il  a  inventé 
tout  cela! 

—  Et  si,  moi,  je  veux  prendre  aus«i  de  la  terre? 

—  demanda,  en  souriant,  l'économe. 

—  La  participation  est  libre  :  prenez  et  travaillez! 

—  répondit  Nekhludov. 

—  Quel  besoin  as-tu  d'avoir  de  la  terre  ?  Tu  es  déjà 
assez  repu  comme  ça  !  -^  dit  le  bel  esprit. 

Ainsi  se  termina  la  discussion. 

Nekhludov  répéta  une  fois  encore  l'exposé  de  son  pro- 
jet, en  ajoutant  qu'il  ne  demandait  pas  de  réponse  immé- 
diate, mais  qu'il  conseillait  aux  délégués  de  s'entendre 
avec  les  autres  paysans  et  de  venir  ensuite  lui  rapporter 
la  réponse. 

Tous  les  sept  en  prirent  l'engagement ,  après  quoi,  se 
levant  du  banc,  ils  s'en  retournèrent  au  village.  Long- 
temps Nekhludov  entendit,  sur  la  route,  le  son  de  leurs 
voix  animées  et  vibrantes.  Et,  jusqu'au  soir,  des  échos 
lointains  de  cris  et  de  discussions  parvinrent  jusqu'à  lui, 
mêlés  au  fracas  monotone  de  l'écluse  du  moulin. 


Le  lendemain,  les  paysans  chômèrent  t  on  passa  la 
journée  à  délibérer  sur  la  proposition  du  barine.  Mais 
les  délibérations  restèrent  sans  résultat,  la  communauté 
étant  partagée  en  deux  camps  :  les  uns  tenaient  les  pro- 
positions du  barine  pour  avantageuses  et  sans  danger  ; 


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RÉSURRECTION  307 

les  autres  s'obstinaient  à  y  voir  une  ruse  dont  ils  ne 
pouvaient  d'ailleurs  pénétrer  l'objet,  mais  qui  ne  leur  en 
semblait  que  plus  dangereuse. 

Cependant,  le  surlendemain,  tous  se  mirent  enfin 
d'accord  pour  accepter  les  conditions  de  Nekhludov;  et 
les  sept  délégués  revinrent  faire  part  à  celui-ci  de  cette 
décision  de  la  communauté.  Ce  qu'ils  ne  dirent  pas  à 
NekMudov,  c'est  que  c'est  eux-mêmes  qui  avaient  amené 
l'accord  des  paysans  et  avaient  achevé  de  leur  ôter  toute 
crainte  d'une  ruse  :  ces  braves  gens  avaient  cru  deviner, 
et  ne  s'étaient  pas  fait  ftiute  de  proclamer,  que  le  barine 
agissait  ainsi  pour  le  salut  de  son  âme,  s'étant  mis  en 
tète  d'expier  ses  péchés. 

Cette  e:îplication  fut  d'autant  plus  volontiers  admise 
que  les  paysans,  depuis  l'a^rrivée  de  Nekhludov,  étaient 
témoins  des  grandes  charités  qu'il  faisait  à  tout  venant. 
Nekhludov,  &ù.  effet,  distribuait  beaucoup  d'argent. 
C'était  la  première  fois  qu'il  avait  l'occasion  de  voir  de 
près  la  misère  des  paysans,  et  l'extrême  difficulté  qu'ils 
avaient  à  vivre,  dans  les  conditions  nouvelles  où  ils  se 
tro^V^ient.  Et,  tout  ©n  sachant  qu'il  y  avait  imprudence 
pour  lui  à  se  dessaisir  de  son  argent,  il  ne  pouvait 
s'^npècher  de  le  donner,  ayant  précisément  touché  à 
Kouzi»iinsko¥e  une  somme  assez  forte,  pour  la  vente  d'un 
bois  M  l'arriéré  de  son  revenu. 

Et  dès  qu'on  avait  dit  que  le  barine  donnait  de  l'ar- 
gent à  tous  ceux  qui  lui  en  demandaient,  une  foule  de 
pauvres  gens,  surtout  des  femmes,  avaient  commencé  à 
venir  le  trouver,  de  toute  la  région,  pour  le  supplier 
de  les  secourir.  Nekhludov  était  fort  en  peine,  craignant 
de  ne  pouvoir  donner  indéfiniment,  et,  d'autre  part, 
n'ayant  aucun  moyen  de  décider  à  qui  il  devait  donner, 
et  à  qui  refuser.  Il  ne  se  sentait  pas  la  force  de  refuser  de 
l'argent  à  des  gens  qui  lui  en  demandaient,  et  qui,  tout 
au  moins,  lui  paraissaient  en  avoir  tous  également 
besoin.  Et  son  argent  s'épuisait,  et  les  mendiants  conti- 
nuaient d'affluer.  Un  seul  moyen  s'offrait  à  lui  pour  sor- 
tir de  cette  situation  :  c'était  de  partir.  Aussi  résolut-il 
de  le  faire  le  plus  vite  possible. 

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308  RÉSURRECTION 

Le  dernier  jour  de  son  séjour,  il  monta  dans  les  appar- 
tements de  ses  tantes  défuntes,  pour  passer  en  revue  les 
objets  qui  y  restaient.  Dans  le  tiroir  inférieur  d'un  chif- 
fonnier en  bois  de  rose,  orné  d'appliques  et  d'entrées  de 
serrures  en  bronze  ciselé,  il  découvrit  un  paquet  de 
vieilles  lettres,  et,  mêlée  à  elles,  une  photographie,  où 
était  représenté  un  groupe  debout  devant  la  maison  :  il  y 
avait  là  Sophie  Ivanovna,  Marie  Ivanovna,  Nekhiudov  en 
tenue  d'étudiant,  et  Katucha. 

De  tous  les  objets  que  contenait  la  maison,  Nekhiudov 
ne  prit  que  les  lettres  et  cette  photographie.  Le  reste, 
meubles,  tableaux,  tentures  et  tapis,  il  le  céda  au  meu- 
nier, qui  avait  des  goûts  de  luxe,  et  qui  avait  promis  à 
l'économe  une  forte  commission  s'il  parvenait  à  lui  faire 
avoir  tout  cela  à  très  bon  marché.  Il  l'eut  à  meilleur 
marché  encore  qu'il  ne  l'avait  espéré. 

Et  Nekhiudov,  se  rappelant  de  nouveau  le  sentiment 
de  regret  qu'il  avait  éprouvé,  à  Kouzminskoïe,  devant  la 
pensée  de  devoir  renoncer  à  ses  propriétés,  de  nouveau 
se  demanda  avec  stupeur  comment  il  avait  pu  éprouver 
un  pareil  sentiment.  Il  n'éprouvait  plus  maintenant 
qu'une  délicieuse  impression  de  délivrance,  où  se  joignait 
pour  lui  le  charme  de  la  nouveauté;  une  impression 
semblable  à  celle  que  doit  éprouver  l'explorateur  lorsque, 
au  sortir  de  cruelles  épreuves,  il  entrevoit  enfin  une 
terre  nouvelle  ! 


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i^r-P" 


CHAPITRE    II 


Lorsque  Nekhludov  revint  de  la  campagne,  la  ville  lui 
fit  une  impression  particulièrement  déplaisante.  Il  y 
arriva  le  soir,  et  se  rendit  aussitôt  dans  sa  maison. 
Toutes  les  chambres  étaient  imprégnées  d'une  forte 
odeur  de  naphtaline,  et  Agrippine  Petrovna  et  Korneï, 
tous  deux,  paraissaient  à  la  fois  fatigués  et  mécontents  ; 
ils  s'étaient  même  querellés,  dans  Taprès-midi,  au  sujet 
de  leur  travail  qui,  du  reste,  consistait  simplement  à 
étendre,  à  faire  sécher,  et  à  serrer  de  nouveau  les  tapis 
et  les  vêtements. 

La  chambre  à  coucher  de  Nekhludov  n'était  pas,  rela- 
tivement, trop  en  désordre  ;  mais  on  avait  négligé  de  la 
mettre  en  état  pour  la  nuit,  et  des  coffres  se  trouvaient 
placés  devant  la  porte,  qui  gênaient  le  passage.  Evi- 
demment, Nekhludov,  en  revenant  à  Timproviste,  avait 
dérangé  la  grande  entreprise  de  nettoyage  qui,  depuis 
des  semaines,  se  poursuivait  dans  la  maison  avec  une 
lenteur  extraordinaire. 

Et  tout  cela  parut  à  Nekhludov  si  stupide  et  si  ridicule, 
en  comparaison  de  la  misère  qu'il  venait  de  voir  chez 
les  paysans,  qu'il  résolut  de  quitter  la  maison  dès  le 
lendemain  matin  pour  s'installer  à  l'hôtel,  laissant 
Agrippine  Petrovna  procéder  à  ses  arrangements  comme 
bon  lui  semblerait. 

En  effet,  le  lendemain,  il  sortit  de  bonne  heure,  se 
choisit  deux  petites  chambres  meublées,  de  l'aspect  le 
plus  modeste,  dans  la  première  auberge  qu'il  trouva  sur 
le  chemin  de  la  prison  ;  et,  après  avoir  donné  Tordre  d'y 

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310  RÉSURRECTION 

faire  transporter  une  malle  qu'il  avait  préparée  dès  la 
veille,  il  se  mit  en  route  pour  aller  chez  Tavocat. 

La  matinée  était  très  froide.  Aux  orages  et  aux  pluies 
avaient  succédé  les  gelées  qui,  d'ordinaire,  surviennent 
au  début  du  printemps.  La  température  était  si  fraîche 
et  le  vent  si  pénétrant  que  Nekhludov,  vêtu  d'un 
pardessus  trop  léger,  grelottait,  et  pressait  le  pas  pour 
se  réchauffer. 

Sa  mémoire  était  hantée  de  ce  qu'il  avait  vu  au  vil- 
lage :  il  revoyait  ces  femmes,  ces  enfants,  ces  vieillards, 
cette  misère  et  cette  fatigue  qu'il  venait  de  découvrir 
pour  la  première  fois  ;  il  revoyait,  en  particulier,  le 
misérable  enfant  vieillot  qui,  sur  les  bras  de  sa  mère, 
lui  avait  souri  d'un  lamentable  sourire,  en  agitant  sans 
cesse  ses  jambes  décharnées;  et,  involontairement,  il 
comparait  à  ces  souvenirs  ce  qu'il  voyait  autour  de  lui. 
Passant  devant  les  boutiques  des  épiciers,  des  bouchers, 
des  marchands  de  poisson  et  des  marchands  de  confec- 
tions, il  était  frappé  de  la  mine  repue  de  la  plupajrt  de 
ces  petits  bourgeois,  et  de  la  différence  de  cette  mine 
avec  celle  des  paysans.  Egalement  repus  lui  paraissaient 
les  cochers  dos  voitures  de  maître,  avec  leurs  éiM)rmes 
cuisses  où  s'étalaient  d'énormes  boutons  dorés,  le«  por^ 
tiers  en  livrée  galonnée,  les  femmes  de  chambre  en 
tabliers  blancs  et  en  cheveux  bouclés,  et  jusqu'aux 
cochers  de  fiacre  de  première  classe,  étalés  sur  les  cous- 
sins de  leurs  voitures,  et  occupés  à  dévisager  distraite- 
ment les  passants.  Mais,  sous  cette  mine  repue,  Nekh- 
ludov reconnaissait  à  présent  en  eux  la  même  espèce 
d'hommes  qu'il  venait  de  voir  à  la  campagne.  Chassés 
de  leur  village  par  le  manque  de  terre,  ceux-là  avaient 
su  s'adapter  aux  conditions  de  la  vie  des  villes;  ils 
étaient  devenus  des  dourgeois,  et  jouissaient  et  s'enor- 
gueillissaient de  leur  situation  ;  mais  combien  d'autres  il 
y  en  avait  qui,  chassés  pareillement  de  leur  village  par 
le  manque  de  terre,  avaient  eu  moins  de  chance  et  se 
trouvaient  dans  une  condition  infiniment  plus  misérable 
que  celle  qu'ils  n'avaient  pu  supporter  chea  eux  !  Tels, 
par  exemple,  ces   cordonniers    que   Nekbludov  voyait 

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RÉSURRECTION  311 

occupés  à  battre  le  cuir  devant  les  fenêtres  d'un  sous- 
sol;  telles  ces  maigres  et  pâles  blanchisseuses,  aux 
cheveux  en  désordre,  occupées  à  repasser  le  linge 
devant  des  fenêtres  ouvertes  d'où  se  dégageait  une 
asphyxiante  vapeur  d'eau  de  savon;  tels  encore  deux 
peintres  en  bâtiment  que  Nekhludov  croisa  dans  la  rue, 
marchant  pieds  nus,  et  barbouillés  de  couleur  de  la  tête 
aux  talons.  Les  manches  relevées  jusqu'au-dessus  des 
coudes,  ils  portaient  un  grand  seau  tout  rempli  de  cou- 
leur et  ne  cessaient  pas  de  se  crier  des  injures.  Leurs 
visages  exprimaient  un  mélange  de  lassitude  et  de 
mauvaise  humeur.  Et  la  même  expression  se  lisait  sur 
les  visages  des  cochers  de  fiacre  de  deuxième  classe, 
tremblant  de  froid  sur  leurs  sièges  ;  la  même  expression 
se  lisait  sur  les  visages  des  hommes,  des  femmes  et  des 
enfants  déguenillés  qui,  debout  au  coin  des  rues,  deman- 
daient l'aumône.  Mais,  nulle  part,  cette  expression 
n'était  aussi  frappante  que  sur  les  visages  qu'apercevait 
Nekhludov  aux  fenêtres  des  cabarets  devant  lesquels  il 
passait.  Autour  des  tables  sales,  encombrées  de  bou- 
teilles et  de  verres,  des  groupes  d'hommes  étaient  assis 
qui  criaient  ou  chantaient,  la  face  mouillée  de  sueur,  les 
pommettes  enflammées.  Devant  une  fenêtre,  Nekhludov 
vit  un  de  ces  malheureux  qui,  les  sourcils  relevés  et  la 
bouche  ouverte,  regardait  fixement  devant  lui,  comme 
s'il  se  fût  efforcé  de  se  rappeler  quelque  chose. 

«  Mais  pourquoi  sont-ils  tous  venus  se  réunir  dans  la 
ville?  »  —  se  demandait  Nekhludov,  tandis  qu'il  aspirait, 
malgré  lui,  avec  la  fraîcheur  du  vent,  une  écœurante 
odeur  de  badigeon  à  l'huile,  se  dégageant  de  maisons 
qu'on  venait  de  bâtir. 

Dans  une  rue,  il  rencontra  des  charretiers  qui  con- 
duisaient des  barres  de  fer  et  qui  faisaient  trembler  le 
pavé  d'un  bruit  de  ferraille.  Ce  bruit  assourdissant  lui 
donna  mal  à  la  tête.  11  courait  pour  dépasser  le  camion 
des  charretiers,  quand,  soudain,  il  entendit  son  nom, 
mêlé  au  fracas  des  barres  de  fer. 

Il  s'arrêta  et  aperçut  devant  lui  up  gros  homme  élé- 
gamment vêtu,  au  visage  luisant  et  aux  moustaches  en 

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3!  2  RÉSURRECTION 

pointe,  qui,  assis  dans  un  fiacre  de  première  classe,  lui 
faisait  amicalement  signe  de  la   main  et  lui  souriait, 
découvrant  des  dents  d'une  blancheur  anormale, 
c  —  Nekhiudov!  C'est  toi? 

La  première  impression  de  Nekhiudov  fut  toute  de 
plaisir. 

—  Tiens  !  Chembok  !  —  s'écria-t-il  joyeusement. 
Mais,  dès  l'instant  d'après,  il  comprit  qu'il  n'y  avait 

là  pour  lui  aucun  motif  de  se  tant  réjouir. 

C'était  ce  même  Chembok  qui  était  venu  le  rejoindre 
chez  ses  tantes,  le  lendemain  du  jour  où  il  avait  séduit 
Katucha.  Nekhiudov  l'avait  perdu  de  vue  depuis  long- 
temps; mais  on  lui  avait  dit  que  Chembok,  lui  aussi, 
avait  quitté  le  régiment,  et  que,  malgré  son  manque  de 
fortune  et  ses  dettes,  il  continuait,  on  ne  savait  com- 
ment, à  vivre  dans  la  société  des  gens  riches.  L'élé- 
gance de  sa  mise  et  l'expression  satisfaite  de  ses  traits 
prouvèrent  à  Nekhiudov  qu'on  ne  l'avait  pas  trompé. 

—  En  voilà  une  chance,  de  t'avoir  rencontré!  Ma 
parole,  il  n'y  a  plus  personne  en  ville  I  Eh  !  mon  cher,  tu 
as  vieilli  !  —  dit  l'ancien  officier,  descendant  du  fiacre  et 
déployant  ses  épaules.  Figure-toi  que  je  ne  t'ai  reconnu 
qu'à  ta  démarche  !  Nous  dînons  ensemble,  n'est-ce  pas  ? 
Où  peut-on  manger  convenaiblement,  dans  ce  pays? 

—  Je  crains  de  ne  pouvoir  pas  accepter  !  —  répondit 
Nekhiudov  qui  pensait  seulement  à  trouver  quelque 
moyen  de  prendre  congé  de  son  compagnon  sans  le 
fâcher.  —  Et  toi,  que  fais-tu  ici?  —  reprit-il. 

—  Moi,  mon  cher,  j'y  suis  pour  affaire  !  Pour  l'affaire 
de  ma  tutelle.  Car  tu  sais  que  je  suis  tuteur?  Je  gère  les 
biens  de  Samanov.  Tu  le  connais,  Samanov,  le  richard  ? 
Figure-toi  qu'il  est  ramolli  !  Et  cinquante-quatre  mille 
déciatines  de  terre  !  —  ajouta  Chembok  avec  une  fierté 
toute  particulière.  —  Tout  cela  était  dans  un  désordre 
lamentable  I  Les  paysans  s'étaient  approprié  les  terres. 
Ils  ne  payaient  pas,  le  déficit  était  énorme.  Eh  bien!  moi, 
en  un  an  de  tutelle,  j'ai  tout  remis  en  état  et  fait  rappor- 
ter aux  terres  70  0/0  de  plus.  Hein  !  qu'en  dis-tu  ?  — 
demanda-t-il  avec  une  fierté  encore  plus  marquée. 

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RÉSURRECTION  313 

Nekhludov  se  rappela  qu'on  lui  avait  en  effet  raconté 
cette  histoire.  Chembok,  précisément  parce  qu'il  avait 
mangé  toute  sa  fortune  et  se  trouvait  plongé  dans  les 
dettes  jusqu'au  cou,  avait  été  désigné  pour  gérer,  en 
qualité  de  tuteur,  la  fortune  d'un  vieux  millionnaire 
devenu  gâteux. 

«  Comment  prendre  congé  de  lui  sans  l'offenser  ?»  — 
songeait  Nekhludov,  en  considérant  ce  visage  luisant  et 
bouffi,  où  s'étalaient  de  superbes  moustaches  brillantes 
de  cosmétique. 

—  Eh  bien  !  où  allons-nous  dîner? 

—  Impossible  aujourd'hui,  vraiment,  —  dit  Nekhludov 
en  tirant  sa  montre. 

—  C'est  bien  vrai  ?  Alors,  écoute  !  Il  y  a  des  courses, 
ce  soir.  Tu  viendras  ? 

—  Non,  impossible  !  f 

—  Mais  si,  mais  si,  il  faut  que  tu  viennes  !  Je  n'ai 
plus  de  chevaux  à  moi,  mais  Grichine  me  prête  un  des 
siens.  Sais-tu  qu'il  y  a  une  écurie  superbe  !  Ainsi,  c'est 
convenu,  tu  viendras,  et  nous  souperons  ensemble! 

—  Cela  non  plus,  je  ne  puis  te  le  promettre  !  — 
répondit  Nekhludov  avec  un  sourire. 

—  Allons  !  ce  sera  pour  une  autre  fois  !  Et  où  vas-tu 
maintenant?  Veux-tu  que  je  te  conduise  ? 

—  Merci  !  Je  vais  chez  un  avocat,  tout  près  d'ici. 

—  Ah  !  oui,  tu  passes  à  présent  ta  vie  dans  les  pri- 
sons !  Tu  fais  des  commissions  pour  les  prisonniers  ! 
Oui,  je  sais,  les  Korchaguine  m'ont  dit  cela,  —  fit  Chem- 
bok en  éclatant  de  rire.  —  Tu  sais  qu'ils  sont  déjà  partis? 
Allons  !  raconte-moi  cette  affaire-là  ! 

^  Oui,  oui,  tout  cela  est  vrai  !  —  répondit  Nekhludov. 
—  Mais  c'est  une  affaire  assez  compliquée  et  qui  ne  se 
raconte  pas  comme  ça  dans  la  rue  ! 

—  Ah  !  mon  vieux,  tu  resteras  donc  toujours  un  original? 
Mais  n'importe,  je  t'attends  ce  soir,  après  les  courses  ! 

—  Impossible,  vraiment  impossible  !  Tu  ne  vas  pas 
m'en  vouloir,  au  moins? 

—  Quelle  idée  !  Et  voilà  le  temps  qui  s'est  mis  au 
froid,  n'est-ce  pas  ? 

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314  RÉSURRECTION 

—  Oui,  oui  ! 

—  Allons  !  puisque  c'est  ainsi,  au  plaisir  de  te  revoir  ! 
J'ai  été  bien  aise  de  te  rencontrer  !  —  dit  Chembok. 

Après  quoi,  ayant  vigoureusement  serré  la  main  de 
Nekhludov,  il  sauta  dans  sa  voiture  d'où  il  agita  avec 
affectation  sa  large  main  gantée  de  blanc,  tandis  qu'un 
sourire  amical  découvrait  de  nouveau  ses  longues  dents 
trop  blanches. 

«  Ai-je  donc  été  ainsi?  »  —  se  demandait  Nekbludov, 
en  poursuivant  son  chemin  vers  la  maison  de  Tavocai. 
—  «  Hélas  !  c'est  pis  encore  :  car  jamais  je  ne  suis  par- 
venu à  être  ainsi,  et  j'ai  rêvé  d'y  parvenir,  et  je  me  suis 
imaginé  que  je  passerais  ma  vie  entière  de  cette  même 
façon.  » 


II 


L'avocat  était  chez  lui  ;  et,  bien  que  ce  ne  fût  point  jour 
de  consultation,  il  s'empressa  de  recevoir  Nekhludov. 

Il  lui  parla  d'abord  de  l'affaire  des  Menchov.  Il  avait 
étudié  le  dossier  :  effectivement  l'accusation  n'était  guère 
fondée. 

—  L'affaire  n'en  est  pas  moins  assez  compliquée  !  — 
ajouta-t-il.  —  Suivant  toute  probabilité,  c'est  le  cabaretier 
lui-même  qui  aura  mis  le  feu  à  sa  grange,  afin  de  toucher 
sa  prime  d'assurance.  Le  fait  est  qu'il  n'y  a  pas  l'ombre 
de  preuves  matérielles.  La  condamnation  résulte  simple- 
ment de  l'excès  de  zèle  du  juge  d'instruction,  et  de  la 
négligence  du  substitut  du  procureur.  Mais  voilà,  le  mal 
est  fait,  la  chose  sera  difficile  à  changer  !  N'importe  !  Si 
l'on  peut  seulement  obtenir  que  l'affaire  soit  jugée  à  nou- 
veau, et  ici,  je  suis  tout  à  fait  sûr  de  la  gagner  :  et  je 
plaiderai  sans  demander  d'honoraires.  Je  me  suis  occupé 
aussi  de  cette  Fédosia  Vergoumov,  dont  vous  m'avez 
parlé.  Tenez,  voici  son  recours  en  grâce  ;  si  vous  allez 
à  Pétersbourg  pour  la  Maslova,  vous  pourrez  emporter 
ce  recours  et  vous  occuper  vous-même  4e  le  recom- 
mander. Faute  de  quoi,  si  nous  nous  en  remettons  à 


y  Google 


RÉSURRECTION  315 

Tadministration,  la  pièce  restera  enfouie  dans  les  bu- 
reaux et  nous  aurons  perdu  notre  temps.  Faites  votre 
possible,  puisque  Taffaire  vous  tient  si  à  cœur,  pour 
trouver  accès  auprès  de  personnes  ayant  de  l'influence 
dans  la  commission  des  grâces.  Et  voilà  !  Puis-je  vous 
servir  en  quelque  autre  chose  ? 

—  Eh  bien!  oui.  On  m'a  raconté... 

—  Ha  I  ha  !  à  ce  que  je  vois,  vous  êtes  devenu  le  porte- 
voix  par  lequel  s'expriment  les  réclamations  de  la  pri- 
son !  -^  dit  l'avocat  avec  un  gros  rire.  —  Mais  je  vous 
en  préviens,  jamais  vous  ne  parviendrez  à  les  recueillir 
toutes  :  il  y  en  a  trop  ! 

—  Non,  mais  vraiment  c'est  une  affaire  monstrueuse! 
—  reprit  Nekhludov  ;  et  il  répéta  à  l'avocat  un  récit  qu'on 
lui  avait  fait  l'avant-veille,  au  village. 

Un  paysan  instruit  s'était  mis  à  lire  tout  haut  l'Évan- 
gile et  à  l'expliquer  à  ses  camarades.  Le  pope  avait  vu 
là  un  délit,  et  l'avait  dénoncé.  D'où  était  résultée  une 
enquête  :  et  le  substitut  du  procureur  avait  rédigé  un 
acte  d'accusation  que  le  trihuneJ  correctionnel  avait  con- 
firmé. 

—  N'est"<5e  pas  affreux  ?  —  demanda  Nekhludov.  -^ 
N'est-ce  pas  monstrueux  ? 

—  Et  qu'y  a-t-il  là  qui  vous  étonne  si  fort  ? 

—  Mais,  tout  !  Ou  plutôt  non  :  je  comprends  la  con- 
duite du  pope,  et  celle  de»  employés  de  la  police  ;  ceux-là 
n'ont  fait  que  ce  qui  leur  était  ordonné.  Mais  ce  substi- 
tut qui  a  i^igé  l'acte  d'accusation,  celui-là  était  libre 
(le  conclure  autrement;  et  puis,  enfin,  c'est  un  homme 
cultivé  ! 

—  Bah  !  on  voit  bien  que  vous  ne  le  connaissez  pas  ! 
On  s'imagine  couramment  que  les  procureurs,  les  sub- 
stituts et  touç  les  magistrats  en  général  sont  des  hommes 
d'esprit  cultivé  et  de  sentiments  libéraux.  Oui,  ils  étaient 
cela  autrefois  ;  mais  maintenant  les  choses  ont  bien 
changé.  Les  magistrats,  désormais,  ne  sont  plus  que  des 
fonctionnaires,  uniquement  préoccupés  de  leur  avance- 
ment. Ils  touchent  leur  paie,  ils  en  désirent  une  plus 
forte  :  et  voilà  à  quoi  se  bornent  leurs  principes  !  Après 

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316  RÉSURRECTION 

cela,  ils  sont  prêts  à  accuser,  à  juger,  à  condamner  qui 
vous  voudrez  ! 

—  Mais,  enfin,  il  y  a  des  lois  !  ils  n'ont  pas  le  droit 
de  déporter  un  homme  simplement  parce  qu'il  lit 
TEvangile  avec  ses  amis? 

—  Ils  ont  le  droit,  non  seulement,  de  le  déporter, 
mais  de  Tenvoyer  aux  travaux  forcés,  pour  peu  que  la 
fantaisie  leur  vienne  de  déclarer  que  cet  homme,  en 
commentant  TEvangile,  s'est  éloigné  de  Texplication  qui 
lui  était  imposée,  et,  par  là,  a  publiquement  offensé 
l'Eglise.  Outrage  à  la  foi  orthodoxe,  —  les  travaux 
forcés  ! 

—  Est-ce  possible? 

—  C'est  comme  je  vous  l'affirme  !  Je  dis  toujours  aux 
magistrats,  —  poursuivit  l'avocat,  —  que  je  ne  puis  les 
voir  sans  me  sentir  le  cœur  plein  de  reconnaissance 
pour  eux,  attendu  que,  si  je  ne  suis  pas  en  prison,  et 
vous  aussi,  et  tout  le  monde,  c'est  par  un  pur  effet  de 
leur  complaisance. 

—  Mais  si  tout  dépend  du  caprice  du  procureur  et 
d'autres  personnes  pouvant,  comme  lui,  suivre  la  loi  ou 
ne  pas  la  suivre,  en  quoi  donc  consiste  l'autorité  de  la 
justice  ? 

L'avocat  accueillit  cette  question  par  un  joyeux  éclat 
de  rire  : 

—  Voilà  bien  des  problèmes  dignes  de  vous!  Mais, 
cher  Monsieur,  tout  cela,  c'est  de  la  philosophie  !  Savez- 
vous  ?  venez  passer  la  soirée  avec  nous  un  samedi  !  Vous 
rencontrerez  chez  nous  des  savants,  des  hommes  de 
lettres,  des  artistes.  Alors  nous  pourrons  discuter  à 
notre  aise  ces  questions  générales.  Venez  sans  faute!  Ma 
femme  sera  enchantée  de  vous  revoir! 

—  Certainement,  je  ferai  mon  possible...  —  répondit 
Nekhludov,  tout  en  sentant  qu'il  mentait,  et  qu'il  ferait 
au  contraire  son  possible  pour  ne  jamais  venir  aux  sa- 
medis de  l'avocat,  et  pour  ne  jamais  se  trouver  dans  ce 
cercle  de  savants,  d'hommes  de  lettres,  et  d'artistes. 

Le  rire  de  Faïnitzine,  en  réponse  à  sa  demande,  et  le 
ton  ironique  avec  lequel  il  avait  prononcé  les  mots  de 

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RÉSURRECTION  317 

«  questions  générales  »,  achevèrent  de  faire  comprendre 
à  Nekhludov  combien  sa  manière  de  penser  et  de  sentir 
différait  de  celle  de  Tavocat,  et  sans  doute  aussi  de  celle 
de  ses  amis.  Malgré  le  changement  qui  s'était  opéré  en 
lui,  il  avait  l'impression  que  Chembok  lui  restait,  lui 
resterait  toujours  moins  profondément  étranger  que  ce 
Faïnitzîn,  et  tous  les  «  intellectuels  »  de  son  entourage. 


III 


En  apercevant  les  murs  de  la  prison,  Nekhludov  eut 
un  serrement  de  cœur.  11  se  demandait  avec  effroi  dans 
quelle  disposition  îl  allait  trouver  la  Maslova;  mais 
davantage  encore  Teffrayait  le  mystère  qu'il  sentait  en 
elle,  le  mystère  dont  la  prison  tout  entière  lui  semblait 
remplie. 

Il  sonna  à  la  porte  principale  ;  et,  lorsqu'un  gardien 
vint  au-devant  de  lui,  il  lui  demanda  à  voir  la  Maslova. 
Le  gardien,  qui  Tavait  reconnu,  s'empressa  de  le  laisser 
entrer  :  il  lui  dit  que  la  Maslova  avait  été  transférée  au 
service  de  rinfîrmerie. 

C'est  donc  du  côté  de  l'infirmerie  que  se  dirigea 
Nekhludov.  Il  trouva  là  un  bon  vieux  gardien  qui,  aus- 
sitôt, le  fit  entrer,  et  le  conduisit  lui-même  à  la  section 
des  enfants,  où  la  Maslova  était  employée. 

Un  jeune  interne,  exhalant  une  forte  odeur  d'acide 
carbonique,  vint  à  la  rencontre  de  Nekhludov,  dans  le 
corridor,  et  lui  demanda,  d'un  ton  sévère,  l'objet  de  sa 
visite.  Ce  jeune  interne  avait  toutes  sortes  de  complai- 
sances pour  les  malades,  ce  qui  l'exposait  sans  cesse  à 
des  explications  désagréables  avec  les  employés  de  la 
prison  et  avec  son  chef  lui-môme,  le  médecin  principal. 
Craignant  que  Nekhludov  sollicitât  de  lui  quelque  faveur 
illégale  et,  peut-être,  désirant  montrer  qu'il  ne  faisait 
d'exception  pour  personne,  il  se  contraignit  à  prendre 
son  air  le  plus  sévère. 


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dis  RÉSURRECTION 

—  Il  n'y  a  pas  de  femmes  ici  ;  c'est  la  section  des 
enfants  !  —  déclara-t^il. 

—  Je  sais  :  mais  on  m'a  dit  qu'il  y  avait  ici  une  détenue 
nouvellement  transférée  en  qualité  d'infirmière. 

—  Nous  avons,  en  effet,  deux  infirmières.  Que  leur 
voulez-vous  ? 

—  Je  suis  en  rapports  avec  l'une  d'elles,  la  femme 
Masiov,  —  dit  Nekhludov,  —  et  c'est  elle  que  je  voudrais 
voir.  Je  pars  dès  demain  pour  Pétersbourg,  où  je  vais 
m'occuper  de  faire  casser  son  jugement.  Et  puis  je 
serais  heureux  de  pouvoir  lui  remettre  ceci  :  ce  n'est 
qu'une  photographie!  —  ajouta-t-il,  en  tirant  de  sa 
poche  une  enveloppe  blanche. 

—  Soit!  je  vais  l'appeler!  —  fit  l'interne,  déjà 
radouci. 

Puis,  se  tournant  vers  une  vieille  infirmière  en  tablier 
blanc,  il  lui  dit  de  faire  venir  la  femme  Masiov. 

—  Ne  voulez-vous  pas  vous  asseoir?  ou  bien  passer 
dans  le  parloir  de  l'infirmerie  ? 

—  Merci  !  —  répondit  Nekhludov. 

Et,  profitant  du  changement  qu'il  constatait  dans 
l'accueil  de  l'interne,  il  lui  demanda  s'il  était  satisfait  du 
travail  de  la  Maslova. 

—  Mais  oui  !  elle  ne  travaille  pas  trop  mal,  surtout 
si  l'on  songe  à  l'endroit  d'où  elle  sort!  — ^  répondit 
l'interne.  —  Mais,  d'ailleurs,  la  voici  ! 

La  Maslova  venait,  en  effet,  d'entrer  dans  le  corridor, 
amenée  par  la  vieille  infirmière.  Elle  portait,  elle  aussi, 
un  tablier  blanc  sur  sa  robe  de  toile  rayée,  elle  avait  sur 
la  tête  un  fichu  qui  cachait  ses  cheveux.  En  apercevant 
Nekhludov,  elle  rougit,  s'arrêta  un  instant^  comme  si 
elle  hésitait,  puis  fronça  les  sourcils,  baissa  les  yeux  et, 
d'un  pas  rapide,  s'avança  vers  lui.  Elle  ne  voulut  point, 
d'abord,  lui  tendre  la  main  ;  elle  finit  par  la  lui  tendre, 
et  elle  rougit  plus  vivement  encore. 

Nekhludov  ne  l'avait  plus  revue  depuis  le  jour  où  elle 
s'était  excusée  de  son  emportement  contre  lui  :  il  espé- 
rait la  retrouver  dans  les  mêmes  sentiments.  Mais  elle 
était,  cette  fois,  dans  des  sentiments  tout  autres,  réser- 

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RÉSURRECTION  3i0 

vée,  renfermée,  et,  à   oe  que   crut  deviner  Nekhludov, 
hostile  à  son  égard. 

Il  lui  répéta  ce  qu'il  venait  de  dire  à  l'interne  :  qu'il  par- 
tait pour  Pétersbourg,  qu'il  avait  tenu  à  la  revoir  avant  son 
départ,  et  qu'il  avait  apporté  quelque  chose  pour  elle. 

—  Tenez,  —  poursuivit-il,  —  j'ai  découvert  ceci,  dans 
la  maison  de  mes  tantes  :  c'est  une  vieille  photographie. 
Peut-être  aurez-vous  plaisir  à  la  revoir.  Prenez-la  ! 

Elle  releva  ses  sourcils,  noirs,  et  ses  yeux  un  peu 
louches  se  fixèrent  sur  Nekhludov  avec  une  expression 
de  surprise,  comme  si  elle  se  demandait  :  «  Pourquoi 
me  donne-t-il  cela  ?  »  Puis,  sans  dire  un  mot,  elle  prit 
l'enveloppe  et  la  cacha  sous  son  tablier. 

—  J'ai  aussi  vu  votre  tante,  au  village  !  —  ajouta 
Nekhludov. 

—  Ah  !  —  fit-elle  d'une  voix  indifférente. 

—  Et  comment  vous  trouvez- vous  ici  ? 

—  Très  bien,  je  n'ai  pas  à  me  plaindre  ! 

—  Le  travail  n'est  pas  trop  dur  ? 

—  Mais  non,  pas  trop  !  Je  ne  suis  pas  encore  habituée, 
voilà  tout  ! 

—  Cela  vaut  toujours  mieux,  —  n'est-ce  pas?  —  que 
votre  vie  de  là-bas  ? 

—  D'où  cela,  de  là-has?  —  s'écria-t-elle,  et  un  flot  de 
sang  inonda  ses  joues. 

—  Je  veux  dire  là-bas,  dans  la  prison  !  —  s'empressa 
de  dire  Nekhludov. 

—  Et  pourquoi  cela  vaut-il  mieux  ? 

—  J'imagine  que  les  gens,  ici,  sont  meilleurs.  Ce  ne 
sont  point  les  mêmes  gens  que  là-bas  ! 

—  Là-bas  aussi,  il  y  a  beaucoup  de  braves  gens  !  — 
reprit-elle  sèchement. 

—  A  propos,  je  me  suis  occupé  de  l'affaire  des  Men-= 
chov  I  J'ai  l'espoir  qu'on  les  relâchera. 

—  Dieu  le  veuille  !  c'est  une  vieille  femme  si  extra- 
ordinaire !  —  dit-elle,  répétant  sa  définition  de  la  vieille 
détenue  ;  et  son  visage  s'éclaira  d'un  léger  sourire. 

—  J'espère  aussi  qu'à  Pétersbourg  votre  affaire  Sera 
examinée  bientôt,  et  que  le  jugement  sera  cassé. . 

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320  RÉSURRECTION 

—  Qu'il  le  soit,  qu'il  ne  le  soit  pas,  à  présentr  tout 
m'est  égal  !  ' 

—  Pourquoi  dites-vous  «  à  présent  »?  :  M 

—  Pour  rien!  —  répondit-elle.  -  :[,  \  :^ 
Et  il  crut  lire  dans  ses  yeux  une  interrogation.  j 
Nekhludov  s'imagina  qu'elle  voulait  savoir  s'il  persis- 
tait dans  ses  résolutions,  ou  s'il  avait  admis  le'  refus 
qu'elle  lui  avait  signifié. 

—  Pourquoi  cela  vous  est  égal,  —  dit-il,  —  je  ne  le  sais 
pas  :  mais  pour  moi,  effectivement,  cela  ne  changera 
rien  à  ce  que  je  compte  faire.  Quoi  qu'il  vous  arrive,  je 
serai  toujours  prêt  à  tenir  ce  que  je  vous  ai  promis  !  i . 

Elle  leva  de  nouveau  sur  lui  ses  yeux  noirs  qui  lou- 
chaient :  et,  malgré  elle,  une  joie  profonde  s'y  lisait 
clairement.  Mais  seuls  ses  yeux  exprimaient  cette  joie. 

—  Vousperdezvotretempsàme parler  ainsi! — dit-elle. 

—  Je  vous  parle  ainsi  pour  que  vous  sachiez  ce  qui  est.    • 

—  Ce  qui  a  été  dit  a  été  dit,  je  n'ajouterai  rien  de  plus  ! 
—  déclara-t-elie  avec  des  traces  d'un  effort  dans  sa  voix. 

A  ce  moment,  un  bruit  se  fit  entendre  dans  la  pièce  - 
voisine,  suivi  d'un  cri  d'enfant. 

—  On  m'appelle!  —  dit  la  Maslova  en  jetant  autour 
d'elle  un  regard  inquiet. 

—  Eh  bien,  adieu! 

Elle  feignit  de  ne  pas  voir  la  main  qu'il  lui  tendait  et, 
sans  se  retourner,  elle  s'enfuit  en  essayant  de  contenir 
la  joie  profonde  qui  débordait  de  son  cœur. 

«  Que  se  passe-t-il  en  elle?  Que  pense-t-elie?.Q»[^ 
sent-elle  ?  Veut-elle  seulement  m'éprouver  ?  Ou  bien.ne 
peut-elle  pas,  en  effet,  parvenir  à  me  pardonner?  Né  peut-  -  '\ 
elle  pas  me  dire  ce  qu'elle  pense  et  sent,  ou  bien  ne  le  ^  ; 
veut-elle  pas  ?  Est-elle  mieux  disposée  pour  moi,  ou  plus  ,i^ 
mal,  que  la  dernière  fois?  »  —  se  demandait  Nekhludov; . 
et  en  vain  il  s'efforçait  de  répondre  à  ces  questions.îllAe;^' 
seule  chose  lui  apparaissait  clairement  :  c'est  qu!unj[* 
grand  changement  s'opérait  en  elle,  et  que,  par  ce  chan-' 
gement,  lui-même  se  trouvait  rapproché  et  d'elle  et  de 
Celui  au  nom  de  qui  il  avait  agi.  Et  la  pensée  de  çe.rap- 
prochement  le  remplissait  d'un  tendre  plaisir. 

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RÉSURRECTION  321 


IV 


Cependant  la  Maslova  était  rentrée  dans  la  salle  où  elle 
travaillait,  une  petite  salle  avec  huit  lits  d'enfants.  Sur 
Tordre  de  la  religieuse,  elle  s'était  mise  à  faire  les  lits. 
Tout  à  coup,  ayant  trop  levé  les  bras  et  s'étant  trop  pen- 
cliéç  en.  arrière,  elle  fît  un  faux  pas  et  faillit  tomber.  Un 
.  petit  garçop  convalescent,  assis  sur  l'un  des  lits,  avec  la 
tête  bandée,  remarqua  son  mouvement  et  éclata  de  rire  : 
sur  quoi  la  Maslova,  impuissante  à  se  retenir  davan- 
tage, partit,  elle  aussi,  d'un  éclat  de  rire,  et  si  joyeux,  si 
^  contagieux,  que  tous  les  autres  enfants  y  joignirent  le 

leur.  La  religieuse  crut  devoir  se  fâcher. 
'       —  Qu'as-tu  à  rire  ainsi  ?  —  dit-elle  à  la  Maslova.  — 
Te  crois-tu  encore  là-bas,  d'où  tu  viens?  Va  à  la  cuisine 
chercher  les  portions  ! 

La  Maslova  cessa  de  rire,  et  alla  où  on  l'envoyait.  Mais 
les  dures  paroles  de  l'infirmière   n'avaient   pu,    elles- 
mêmes,  réprimer  l'élan  de  sa  joie.  Plusieurs  fois  dans 
la  suite  de  la  journée,  se  trouvant  seule,  elle  tira  de  l'en- 
veloppe la  photographie  que  lui  avait  apportée  Nekhludov 
c^yjeta  un  rapide  coup  d'œil.  Et  quand  enfin,  le  soir, 
après  l'appel,  elle  put  rentrer  dans  la  petite  chambre  où 
dîô/îcouchait  avec  une  autre  détenue,  elle  saisit  la  pho- 
^    tfiigijaphie   et  la  considéra  longuement,  s'arrêtant  aux 
L^  Hnoindres  détails  des  visages,  des  vêtements,  des  marches 
r  .  ^  'pprron.  Elle  trouvait  à  cette  photographie  fanée  et 
p,  '^jinie  un  charme  extraordinaire  :  mais  en  particulier  elle 
*'§e  plaisait  à  y  voir  sa  propre  image,  l'image  de  sa  jeune 
gbfeaîche  figure  d'alors,  avec  des  boucles  de  ses  che- 
K8UX,  flottant  sur  son  front.  Elle  était  si  profondément 
plongée  dans  sa  contemplation,  qu'elle  ne  s'aperçut  pas 
même  du  moment   où   sa   compagne    entra    dans*  la 
chaaobre. 
;  —  Qu'est-ce  que  tu  regardes  là  ?  C'est  lui  qui  t'a  donné 

Si 

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322  RÉSURRECTION 

cela  ?  —  lui  demanda  la  grosse  fille  qui  venait  d'entrer, 
se  penchant  par-dessus  son  épaule.  —  Tiens,  on  dirait 
ton  portrait  ! 

—  Vraiment,  on  me  reconnaît  encore?  —  fit  la  Mas- 
lova,  souriant  de  plaisir. 

—  Et  ça,  c'est  lui?  Et  ça,  c'est  sa  mère? 

—  Non,  c'est  sa  tante  !  Mais,  vraiment,  est-ce  qu'on 
me  reconnaît  encore  ! 

—  Le  fait  est  que  tu  es  bien  changée  !  Tu  n'as  plus  du 
tout  la  même  figure.  On  voit  bien  qu'il  s'est  passé  bien 
des  années,  depuis  ce  temps-là! 

—  Ce  n'est  point  les  années  qui  m'ont  changée,  c'est 
autre  chose  !  —  répondit  la  Maslova  ;  et  du  même  coup 
son  animation  joyeuse  s'éteignit  tout  à  fait.  Son  visage 
s'assombrit,  et  une  ride  parut  sur  son  front. 

—  Quelle  autre  chose?  Ta  vie  n'a  pourtant  pas  été 
bien  dure  ! 

—  Non,  pas  bien  dure,  —  répondit  la  Maslova  en 
détournant  la  tête.  —  Mais,  tout  de  même,  le  bagne  vaut 
encore  mieux. 

—  Que  dis-tu  là? 

—  C'est  ainsi  !  Depuis  huit  heures  du  soir  jusqu'à 
quatre  heures  du  matin  !  Et  cela  tous  les  jours  ! 

—  Tu  n'avais  qu'à  t'en  aller! 

—  Je  l'ai  voulu  plus  d'une  fois,  jamais  je  n'ai  pu.  Mais 
à  quoi  bon  parler? —  s'écria  la  Maslova. 

Elle  se  releva  en  sursaut,  cacha  la  photographie  au 
fond  d'un  tiroir,  et  sortit  de  la  chambre,  s'efforçant  de 
retenir  des  larmes  de  colère. 

En  considérant  la  photographie,  elle  s'était  crue  rede- 
venue telle  qu'elle  avait  été  autrefois  :  elle  pensait  à  tout 
le  bonheur  qu'elle  avait  eu  et  à  celui  qu'elle  aurait  pu 
avoir  encore.  Et  voilà  que  les  paroles  de  sa  compagne 
lui  avaient  rappelé  ce  qu'elle  était  maintenant!  Voilà 
qu'elle  revoyait  toute  l'horreur  de  cette  vie  dont  elle 
avait  toujours  éprouvé  une  honte  vague,  sans  vouloir  se 
l'avouer  à  elle-même  ! 

Le  souvenir  d'une  nuit,  en  particulier,  se  dressa  vivant 
devant  elle.  C'était  une  nuit  de  carnaval.  La  Maslova,     i 

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RÉSURRECTIOM  323 

▼étne  (l*une  robe  de  soie  rotiçetrès  ouverte  et  toute  salie 
de  taches  de  vin,  avec  tin  ruban  rouge  dans  ses  cheveux 
défrisés,  fatiguée,  abrutie,  à  demi  ivre,  à  deux  heure» 
du  matin,  après  avoir  reconduit  un  visiteur,  et  avant  de 
se  remettre  à  danser,  était  venue  s'asseoir  un  instant 
auprès  de  la  pianiste,  une  maigre  et  osseuse  créature 
couverte  de  boutons.  Et  la,  Maslova,  tout  d'un  coup, 
s'était  senti  un  gros  poids  sur  le  cœur  :  elle  avait  avoué 
à  la  pianiste  que  la  vie  qu'elle  menait  lui  était  pénible, 
qu'elle  n'avait  plus  la  force  de  la  supporter  davantage 
La  pianiste  avait  répondu  qu'elle  aussi  était  lasse  de  la 
vie  qu'elle  menait  ;  et  comme  Claire,  s'étant  approchée, 
avait  joint  ses  doléances  à  celles  des  deux  femmes, 
toutes  trois  décidèrent  de  s'en  aller  et  de  changer  de 
vie  dès  qu'elles  le  pourraient.  La  Maslova,  renonçant  à 
la  danse,  allait  sortir  du  salon  et  remonter  dans  sa 
chambre,  lorsque  de  nouveau  s'étaient  fait  entendre, 
dans  le  corridor,  des  voix  avinées  de  clients.  Le  violo- 
niste avait  entamé  une  ritournelle,  la  pianiste  s'était 
hâtée  de  l'accompagner  :  un  petit  homme  ivre,  en  habit 
noir  et  cravate  blanche,  avait  empoigné  la  Maslova  par 
la  taille  ;  un  gros  homme  barbu  avait  empoigné  Claire, 
et  longtemps  on  avait  tourné,  chanté,  bu,  criél  Ainsi 
s'était  passée  une  année,  puis  une  autre  !  Comment  chan- 
ger de  vie? 

Et  de  tout  cela  l'unique  cause  était  lui^  Nekhludovl 
Plus  forte  que  jamais,  elle  sentait  s'éveiller  sa  haine 
pour  lui.  Elle  aurait  voulu  pouvoir  l'insulter,  le  frapper. 
Elle  regretta  d'avoir,  ce  jour-là,  laissé  échapper  l'occa- 
sion de  lui  signifier  de  nouveau  qu'elle  le  connaissait 
bien,  qu'elle  ne  lui  céderait  pas,  qu'elle  ne  lui  permettrait 
pas  d'abuser  d'elle  une  seconde  fois  ! 

Et  sa  passion  était  si  vive,  elle  se  sentait  si  exaspérée 
de  douleur  et  de  colère,  qu'un  désir  la  saisit  de  boire  de 
l'eau-de-vie  pour  se  calmer  et  pour  oublier.  Malgré  le 
serment  qu'elle  s'était  fait  de  n'en  plus  boire,  sûrement 
elle  en  aurait  bu,  si  elle  avait  eu  le  moyen  de  s'en  pro- 
curer. Mais  l'eau-de-vie  était  sous  la  garde  de  l'inlir- 
mier-chef  :  et  de  l'infirmier-chef  la  Maslova  avait  peur, 

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324  RÉSURRECTION 

parce  qu'elle  savait  qu'il  avait  envie  de  la  posséder. 
De  sorte  qu'elle  resta  assise  sur  un  banc,  dans  le 
corridor;  après  quoi,  elle  rentra  dans  sa  chambre  et, 
sans  répondre  aux  paroles  de  sa  compagne,  longtemps 
elle  pleura  sur  sa  vie  perdue. 


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CHAPITRE  III 


Outre  le  pourvoi  en  cassation  de  la  Maslova,  qui  était 
Tobjet  principal  de  son  voyage  à  Saint-Pétersbourg, 
Nekhludov  avait  encore  à  s'y  occuper  de  trois  autres 
affaires,  dont  deux  lui  avaient  été  signalées  par  Vera 
Bogodouchovska.  Il  devait  tenter  de  faire  admettre  par 
la  commission  des  grâces  le  recours  en  grâce  de 
Fédosia,  la  jeune  prisonnière  condamnée  pour  avoir 
voulu  tuer  son  mari,  et  à  qui  son  mari  avait  pardonné  ; 
au  directeur  de  la  gendarmerie,  il  devait  demander  la 
mise  en  liberté  de  l'étudiante  Choustova  ;  et  il  voulait 
obtenir  aussi  la  permission,  pour  la  mère  d'un  détenu 
politique,  de  voir  son  fils,  gardé  au  secret. 

Depuis  sa  dernière  visite  à  Maslinnikov  et  son  sé- 
jour à  la  campagne,  il  se  sentait  pénétré  d'une  répu- 
gnance profonde  pour  la  société  dont  il  avait  fait 
partie  jusqu'alors  :  il  ne  pouvait  s'empêcher  de  penser 
que,  pour  le  bien-être  et  le  divertissement  de  cette 
société,  des  millions  d'êtres  humains  souffraient,  et  que 
leur  souffrance  passait  inaperçue  aux  yeux  de  cette  société 
qui,  du  même  coup,  évitait  de  se  rendre  compte  de  tout 
ce  qu'il  y  avait,  dans  sa  propre  vie,  de  misérable  et  de 
criminel.  Mais  c'est  parmi  cette  société  qu'il  avait  ses 
habitudes  ;  parmi  elle  se  trouvaient  ses  parents  et  ses 
amis  ;  et  puis  surtout  il  songeait  que,  pour  venir  en  aide 
à  la  Maslova  et  aux  autres  malheureux  dont  il  avait 
entrepris  de  défendre  la  cause,  force  lui  était  de 
demander  l'appui  et  les  services  de  personnes  de  cette 

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326  RÉSDRRECTION 

société,   quelque   aversion  qu'il  éprouvât  pour  elle  en 
général  et  pour  ces  personnes-là  en  particulier. 

Ce  fut  cette  dernière  considération  qui  le  décida,  en 
arrivant  à  Pétersbourg,  à  aller  demeurer  chez  sa  tante, 
la  princesse  Tcharska,  femme  d'un  ancien  ministre.  Il 
savait  qu'il  s'y  retrouverait  plongé  au  centre  même  de 
ce  monde  aristocratique  qui  lui  était  devenu  si  cruelle- 
ment étranger  :  et  cette  pensée  le  désolait;  mais  il 
n'ignorait  pas  non  plus  qu'il  aurait  offensé  sa  tante  en 
n'allant  pas  demeurer  chez  elle,  et  qu'il  se  serait  ainsi 
privé,  pour  ses  entreprises,  d'un  concours  qui  pouvait 
lui  être  extrêmement  précieux. 

—  Eh  bien  !  qu'egt-ce  qu'on  m'a  raconté  de  toi?  —lui 
demanda  la  comtesse  Catberiae  Ivanovna,  le  matin  môme 
de  son  arrivée,  tout  en  s'occupant  de  lui  faire  boire  son 
café  au  lait.  -—  Te  voilà  devenu  un  original  !  Monsieur 
pose  pour  le  philanthrope  !  Il  secourt  les  criminels  ! 
Il  visite  les  prisonniers  !  Ainsi  tu  fais  des  enquêtes? 

—  Ma  foi  non,  je  n'y  songe  pas! 

—  Âhl  tant  mieux  1  Mais  alors,  ce  sera  quelque 
aventure  romanesque  ?  Allons,  raconte  ! 

Nekhludov  raconta  ses  relations  avec  la  Maslova, 
telles  exactement  qu'elles  avaient  été. 

—  Oui,  oui,  je  me  rappelle  1  Ta  pauvre  mère  m'a 
vaguement  parlé  de  tout  cela,  après  ton  séjour  chex  les 
vieilles  demoiselles  :  elles  avaient  imaginé  —  n'est-ce 
pas  ?  —  de  te  marier  avec  leur  pupille  1  Comment  donc 
s'appelait-elle  ?  Et  elle  est  encore  jolie? 

La  comtesse  Catherine  Ivanovna  Tcharska  était  une 
femme  d'une  soixantaine  d'années,  bien  portante,  gaie, 
énergique,  bavarde.  De  haute  taille  et  très  corpulente, 
elle  avait  une  petite  moustache  noire  nettement  dessinée 
sur  sa  lèvre  supérieure.  Nekhludov  l'aimait  beaucoup. 
Depuis  l'enfance,  il  s'était  habitué  à  venir  chercher 
auprès  d'elle  de  l'énergie  et  de  la  gaieté. 

—  Non,  ma  tante,  tout  cela  est  fini!  Je  désire  seulement 
lui  venir  en  aide,  parce  qu'elle  a  été  condamnée  injuste- 
ment, et  que  c'est  moi  qui  suis  coupable  de  toute  sa  mi- 
sère Je  me  sens  tenu  de  faire  pour  elle  tout  ce  que  je  puis* 

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RÉSURRECTION  327 

—  Figure-toi  qu'on  m'a  dit  que  tu  voudrais  te  marier 
avec  elle? 

—  Oui,  je  Fai  voulu,  je  le  veux  encore,  et  c'est  elle 
qui  ne  le  veut  pas  ! 

Catherine  Ivanovna,  qui  considérait  son  neveu  d'un 
air  désolé,  à  ces  derniers  mots  ôe  rasséréna  et  reprit 
son  sourire. 

—  Eh  bien!  elle  est  plus  sage  que  toi!  Ah!  mon 
pauvre  enfant,  quel  nigaud  tu  fais  !  Et  tu  te  marierais 
vraiment  avec  elle  ? 

—  Sans  aucun  doute  ! 

—  Après  tout  ce  qu'elle  a  été? 

—  Surtout  après  cela!  N'est-ce  pas  moi  qui  en  suis 
cause? 

—  Ecoute,  tu  es  un  vrai  nigaud  !  —  déclara  la  tante  en 
continuant  de  sourire,  —  un  vrai  nigaud,  mais  c'est 
pour  cela  que  je  t'aime,  parce  que  tu  es  un  vrai  nigaud! 
—  Elle  répétait  le  mot  avec  insistance,  enchantée  sans 
doute  d'avoir  trouvé  un  terme  qui  définît  si  parfaitement 
l'idée  qu'elle  se  faisait  de  son  neveu. — Mais,  au  fait,  cela 
tombe  à  merveille  !  Justement  Aline  a  ouvert  un  asile 
de  Madeleines  repenties  !  J'y  suis  allée,  un  jour.  Quelle 
horreur!  J'ai  dû  prendre  un  bain  en  rentrant  de  ma 
visite!  Mais  Aline  s'est  dévouée  à  son  asile,  corps  et 
âme!  Nous  la  lui  confierons,  ta  protégée  !  Si  quelqu'un 
au  monde  peut  la  ramener  au  bien,  c'est  certainement 
Aline. 

—  Mais  c'est  que,  —  voyez-vous,  —  cette  malheu- 
reuse est  en  prison,  en  attendant  de  partir  pour  le  bagne  ! 
Et  précisément  je  suis  venu  ici  pour  essayer  de  faire 
casser  sa  condamnation.  C'est  une  des  nombreuses 
affaires  où  j'aurai  besoin  de  votre  concours. 

—  De  qui  cela  dépend-il,  son  affaire  ? 

—  Du  Sénat  ! 

—  Du  Sénat?  Mais  mon  cher  cousin  Léon  y  est,  au 
Sénat!  Au  fait,  j'oubliais  qu'il  est  dans  la  section  héral- 
dique. Et,  sauf  lui,  je  ne  connais  personne  au  Sénat.  On 
n'y  trouve  que  des  gens  qui  viennent  Dieu  sait  d'où,  — 
ou   bien  encore  des   Allemands.  Des  gens  de  l'autre 

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328  RÉSURRECTION 

monde,  quoi  !  Mais  n'importe,  j'en  parlerai  à  mon  mari. 
Lui,  il  les  connaît  tous.  Il  connaît  tout  le  monde.  Je  lui 
en  parlerai.  Mais  il  faudra  que  tu  lui  expliques  raffaire 
toi-même  ;  moi,  jamais  il  ne  me  comprend.  Quoi  que  je 
lui  dise,  il  me  répond  qu'il  ne  comprend  pas  !  C'est  un 
parti-pris,  mais  qu'y  puis-je  faire  ? 

La  comtesse  fut  interrompue  dans  ses  confidences  par 
rentrée  d'un  valet  de  chambre  en  livrée^  qui  vînt  appor- 
ter une  lettre  sur  un  plateau  d'argent. 

—  Comme  cela  se  trouve!  une  lettre  d'Aline!  Tu 
entendras  aussi  Kiesewetter  ! 

—  Qui  est-ce,  Kiesewetter  ? 

—  Kiesewetter  !  Viens  chez  nous  ce  soir,  tu  verras  qui 
c'est  !  Il  parle  si  bien  que  les  criminels  les  plus  pervertis 
se  jettent  à  ses  genoux,  et  pleurent,  et  se  repentent.  Ah  ! 
si  ta  Madeleine  pouvait  l'entendre,  elle  se  convertirait 
aussitôt  !  Mais  toi,  viens  sans  faute  ce  soir,  tu  l'enten- 
dras! C'est  un  homme  étonnant! 

—  C'est  que,  ma  tante,  ces  choses-là  ne  m'intéressent 
pas  beaucoup. 

—  Mais  si,  je  te  dis  que  cela  t'intéressera  !  Et  tu 
viendras,  je  le  veux,  entends-tu?  Et  maintenant  dis 
encore  ce  que  tu  désires  de  moi  !  Allons,  vide  ton  sac  ! 

—  J'ai  aussi  à  m'occuper  de  l'affaire  d'un  jeune 
homme  enfermé  à  la  forteresse  ! 

—  A  la  forteresse  !  Oh  !  là,  je  puis  te  donner  une  lettre 
pour  le  baron  Kriegsmuth.  C'est  un  très  brave  homme! 
D'ailleurs  tu  le  connais  bien  !  Il  a  été  camarade  de  ton 
père.  Il  averse  dans  le  spiritisme  ;  mais,  tout  de  môme, 
c'est  un  brave  homme  !  Que  veux-tu  demander  ? 

—  Je  veux  demander  qu'on  permette  à  la  mère  de  ce 
jeune  homme  de  voir  son  fils.  Et  j'ai  aussi  à  présenter 
une  requête  à  Cherviansky,  ce  qui  m'ennuie  fort. 

—  Cherviansky  ?  Ah  !  le  vilain  homme  !  Mais  c'est  le 
mari  de  Mariette.  Je  puis  toujours  m'adresser  à  elle. 
Elle  fera  tout  pour  moi.  Elle  est  si  gentille  ! 

—  J'ai  à  réclamer  la  mise  en  liberté  d'une  jeune  fille, 
une  étudiante,  qui  est  en  prison  depuis  plusieurs  mois 
sans  que  personne  sache  pourquoi. 

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RÉSURBECTION  329 

— ^  Oh  !  elle-même  doit  bien  le  savoir,  pourquoi  !  Ces 
cheveux  courts,  c'est  pain  bénit  quand  elles  sont  sous  clé  ! 

—  Je  ne  sais  pas  si  c'est  vraiment  pain  bénit  :  mais  je 
sais  qu'elles  souffrent,  comme  nous  souffririons  à  leur 
place.  Comment  vous,  chrétienne,  vous  qui  croyez  dans 
l'Evangile,  comment  pouvez-vous  être  ainsi  sans  pitié? 

—  Que  dis-tu  là  ?  Cela  n'a  aucun  sens  I  L'Evangile 
est  l'Evangile,  et  ce  qui  est  mauvais  est  mauvais.  Vou- 
drais-tu donc  que  je  fasse  profession  d'aimer  les  nihi- 
listes, et  surtout  les  femmes  nihilistes,  avec  leurs  cheveux 
courts,  quand  en  réalité  je  ne  puis  les  souffrir? 

—  Et  pourquoi  ne  pouvez-vous  pas  les  souffrir  ? 

—  Quel  besoin  ont-elles  de  se  mêler  de  ce  qui  n*est 
point  leur  affaire  ? 

—  Mais  voici,  par  exemple,  Mariette  :  vous  admettez, 
vous-même,  qu'elle  ait  le  droit  de  s'occuper  des  affaires 
de  son  mari  ! 

—  Mariette,  c'est  autre  chose.  Mais  qu'une  Dieu  sait 
quoi,  une  fille  de  pope  quelconque,  veuille  nous  faire  la 
leçon  à  tous  ! 

—  Non  pas  nous  faire  la  leçon,  mais  secourir  le 
peuple  ! 

—  On  n'a  pas  besoin  d'elles  pour  savoir  les  besoins 
du  peuple  ! 

—  Hé  bien  !  ma  tante,  vous  vous  trompez  !  Les 
besoins  du  peuple  augmentent,  et  la  vérité  est  que  nous 
ne  les  connaissons  pas.  J'ai  pu  m'en  rendre  compte  par 
moi-même,  car  je  reviens  de  la  campagne.  Trouvez-vous 
cela  juste,  que  les  paysans  peinent  jusqu'au-delà  de  leurs 
forces  et  n'aient  pas  de  quoi  se  nourrir  à  leur  faim, 
tandis  que  nous  vivons  dans  l'oisiveté  et  le  luxe?  — 
poursuivit  Nekhludov,  que  la  bienveillance  de  sa  tante 
entraînait  peu  à  peu  à  vouloir  lui  faire  part  de  toutes  ses 
pensées. 

—  Que  souhaites-tu  donc?  Souhaites-tu  que  je  tra- 
vaille et  me  prive  de  manger  ?  Mon  cher,  tu  finiras 
mal! 

—  Et  pourquoi? 

Cependant  un  haut  et  robuste  vieillard  venait  d'entrer 

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330  RÉSURRECTION 

dans  la  salle  à  manger.  C'était  le  mari  de  la  comtesse 
Tcharska,  l'ancien  ministre. 
Il  baisa  galamment  la  main  de  sa  femme. 

—  Ah  !  Dimitri,  bonjour  !  —  dit  le  vieux  général  en 
tendant  à  Nekhludov  sa  joue  fraîchement  rasée.  —  Depuis 
quand  es-tu  arrivé? 

—  Non,  il  est  impayable  !  —  dit  à  son  mari  la  vieille 
comtesse.  —  11  veut  que  j'aille  à  la  rivière  battre  mon 
linge,  et  que  je  ne  me  nourrisse  que  de  pommes  de  terre  ! 
Tu  n'imagines  pas  quel  nigaud  il  est  devenu  I  Mais  tu 
feras  bien,  tout  de  même,  de  faire  tout  ce  qu'il  te  deman- 
dera. A  propos,  on  dit  que  M"®  Kamenska  est  si  déses- 
pérée qu'on  craint  pour  sa  vie  :  tu  devrais  aller  lui  faire 
une  visite  ! 

—  Oui,  c'est  affreux  !  —  répondit  le  mari. 

—  Et  maintenant,  allez  causer  de  vos  affaires  dans  le 
fumoir.  Moi,  j'ai  à  écrire  des  lettres. 

A  peine  Nekhludov  était-il  sorti  de  la  salle  à  manger 
qu'elle  lui  cria  d'y  revenir  auprès  d'elle. 

—  Et  à  Mariette,  veux-tu  que  je  lui  écrive? 

—  Oui,  s'il  vous  plaît,  ma  tante! 

—  Mais  je  laisserai  en  blanc  l'explication  de  ce  que 
tu  as  à  demander  à  son  mari  au  sujet  de  ta  nihiliste.  Et 
elle  ordonnera  à  son  mari  de  faire  ce  que  tu  lui  deman- 
deras, et  il  le  fera.  Mais,  tu  sais,  ne  crois  pas  que  je  sois 
sans  pitié!  Elles  sont  toutes  des  monstres,  tes  proté- 
gées :  mais  je  ne  leur  veux  pas  de  mal.  Que  Dieu  les 
garde  !  Et  maintenant,  à  ce  soir.  Ce  soir,  sans  faute,  tu 
viendras  !  Tu  entendras  Kiesewetter!  Et  puis,  tu  prieras 
avec  nous  !  Cela  te  fera  beaucoup  de  bien.  A  ce  soir, 
n'est-ce  pas  ? 


II 


Le  comte  Ivan  Mikaïlovîtch  Tcharsky,  l'ancien  ministre, 
était  un  homme  de  convictions  rigoureuses. 
Ses  convictions  avaient  consisté,  dès  la  jeunesse,  en 


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RÉSURRECTION  331 

ceci  :  il  était  convaincu  que,  de  même  que  Toiseau  se 
nourrit  de  vers,  est  vêtu  de  plumes,^  et  vole  dans  l'es- 
pace, de  même  lui,  naturellement,  il  devait  se  nourrir 
des  mets  les  plus  raffinés,  être  vêtu  de  la  façon  la  plus 
élégante,  rouler  dans  les  calèches  les  plus  chères  et 
attelées  des  chevaux  les  plus  rapides.  Tout  cela,  le  comte 
Ivan  Mikaïlovitch  le  considérait  comme  lui  étant  dû  et 
comme  devant  toujours  être  prêt  pour  lui.  Et  il  avait 
encore  une  autre  conviction  :  il  était  convaincu  que, 
plus  il  toucherait  d'argent  au  Trésor  public,  plus  il 
aurait  de  décorations  et  de  titres,  plus  il  serait  admis 
dans  la  familiarité  de  personnes  d'un  rang  supérieur  au 
sien,  et  mieux  cela  vaudrait  pour  lui  et  pour  l'univers 
entier. 

En  comparaison  de  ces  dogmes  fondamentaux,  tout  le 
reste  apparaissait  au  comte  Ivan  Mikaïlovitch  comme 
nul  et  sans  intérêt.  Que  le  reste  allât  d'une  façon  ou  de 
l'autre,  cela  lui  importait  peu.  Et  c'est  en  se  confor- 
mant à  ces  convictions  que  le  comte  Ivan  Mikaïlovitch 
avait  véeu  à  Pétersbourg  pendant  quarante  ans,  au  bout 
desquels  il  avait  été  placé  à  la  tête  d'un  ministère. 

Il  avait  dû  cet  honneur  aux  qualités  que  voici  : 
d'abord  il  savait  comprendre  le  sens  des  règlements  et 
autres  actes  officiels,  et  il  savait  aussi  rédiger  lui-môme 
de  tels  actes,  sans  y  mettre  en  vérité  de  pensée  ni  de 
style,  mais  sans  y  mettre  non  plus  de  fautes  d'ortho- 
graphe; en  second  lieu,  il  était  éminemment  représen- 
tatif, pouvant  à  la  fois,  suivant  les  circonstances,  donner 
l'impression  de  la  dignité,  de  la  hauteur  et  de  l'inacces- 
sibilité,  ou  celle  de  la  bienveillance  et  de  l'humilité  ;  en 
troisième  lieu,  il  avait  l'avantage  d'être  absolument 
affranchi  de  tous  principes  étrangers  à  ses  fonctions, 
tant  moraux  que  politiques,  ce  qui  lui  permettait  de  tout 
approuver  lorsque  cela  était  convenable,  et,  lorsque  cela 
était  convenable,  de  tout  désapprouver.  Encore  devons- 
nous  ajouter  que,  en  changeant  d'opinion  d'après  le 
cours  des  convenances,  il  savait  s'arranger  de  façon  à 
ne  pas  se  mettre  en  contradiction  trop  manifeste  avec  lui- 
même,  et  cela  parce  que,  dans  toutes  ses  opinions,  il  se 

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332  RÉSURRECTION    . 

préoccupait  uniquement  du  bon  plaisir  de  ses  supérieurs, 
sans  jamais  s'inquiéter  de  ses  conséquences  pour  le  bien 
de  la  Russie  ou  de  l'humanité. 

Quand  il  avait  été  placé  à  la  tête  d'un  ministère,  tous 
ses  subordonnés,  et  la  plupart  des  autres  personnes  qui 
le  connaissaient,  et  lui-même  plus  encore,  avaient  eu  la 
certitude  qu'il  se  montrerait  un  homme  politique  tout  à 
fait  remarquable.  Mais  lorsque,  après  un  certain  temps, 
on  dut  constater  qu'il  n'avait  rien  changé,  rien  amélioré, 
et  lorsque,  d'après  les  lois  de  la  lutte  pour  la  vie,  d'autres 
hommes  tels  que  lui,  sachant  comprendre  et  rédiger  des 
actes  officiels,  lui  marchèrent  sur  les  talons  et  se  trou- 
vèrent prêts  à  le  remplacer,  on  fut  unanime  à  s'apercevoir 
que,  loin  d'être  un  homme  d'une  intelligence  exception- 
nelle, c'était  au  contraire  un  homme  des  plus  bornés,  en 
dépit  de  sa  vanité.  On  s'aperçut  qu'il  n'y  avait  rien  en 
lui  qui  le  distinguât  des  autres  médiocrités  vaniteuses  et 
bornées  qui  aspiraient  à  le  remplacer.  Mais  lui,  après 
comme  avant  son  ministère,  il  garda  toujours  la  convic- 
tion qu'il  avait  le  droit  de  toucher,  d'année  en  année,  un 
traitement  plus  fort,  de  recevoir  plus  de  titres  et  de  dé- 
corations, et  de  voir  s'élever  sa  situation  sociale.  Cette 
conviction  était  en  lui  si  profonde,  que  personne  n'avait 
le  courage  de  la  contrarier  ;  et  le  fait  est  que,  d'année  en 
année,  le  comte  Ivan  Mikaïlovitch  touchait  un  traitement 
plus  fort,  sous  prétexte  de  faire  partie  de  conseils,  com- 
missions, comités,  comme  aussi  à  titre  de  récompense 
pour  ses  services  passés;  d'année  en  année,  il  avait  le 
droit  de  faire  coudre  à  ses  habits  de  nouveaux  galons,  et 
d'y  attacher  de  nouvelles  croix  ou  étoiles  d'émail  ;  et  per- 
sonne peut-être,  à  Pétersbourg,  n'avait  des  relations 
aussi  étendues. 

11  écouta  les  explications  de  Nekhludov  avec  la  même 
gravité  et  la  même  attention  qu'il  mettait  autrefois  à 
écouter  les  rapports  de  ses  chefs  de  bureau.  Les  expli- 
cations entendues,  il  dit  à  son  neveu  qu'il  allait  lui 
donner  deux  lettres  de  recommandation.  Une  de  ces 
lettres  serait  pour  le  sénateur  WolfT,  de  la  section  de 
cassation.  «  On  dit  bien  des  choses  sur  son  compte,  -— 

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RÉSURRECTION  333 

ajouta  Ivan  Mikaïlovitch,  —  mais,  dans  tous  les  cas, 
c'est  un  homme  très  comme  il  faut.  Il  m'a  de  l'obligation 
et  fera  ce  qu'il  pourra.  »  La  seconde  lettre  serait  pour 
un  membre  influent  de  la  commission  des  grâces,  devant 
laquelle  allait  être  présenté  le  recours  de  Fédosia.  L'his- 
toire de  cette  dernière,  telle  que  la  raconta  Nehklu- 
dov,  parut  intéresser  très  vivement  l'ancien  ministre. 
«  Si  Sa  Majesté  me  fait  l'honneur  de  m'inviter  à  une  de 
ses  prochaines  petites  réunions  du  jeudi,  déclara-t-il, 
peut-être  trouverai-je  l'occasion  de  glisser  un  mot  sur 
cette  affaire.  » 

Ayant  reçu  de  son  oncle  ces  deux  lettres,  et  de  sa 
tante  un  billet  pour  Mariette  Chervianska,  Nekhludov 
se  mit  aussitôt  en  route  pour  commencer  ses  démarches. 

Il  se  rendit  toutd'abord  chez  Mariette.  Il  l'avait  connue 
jeune  fille,  et  savait  que,  après  une  enfance  assez  pauvre, 
elle  s'était  mariée  avec  un  fonctionnaire  très  actif  et  très 
ambitieux,  qui  avait  su  se  créer  déjà  une  haute  situation. 
Il  savait  en  outre  que  ce  mari  de  Mariette  avait  une  répu- 
tation des  plus  suspectes  ;  et  son  embarras  était  extrême 
à  la  pensée  de  devoir  solliciter  l'appui  d'un  homme  qu'il 
méprisait.  Cet  embarras  se  doublait  encore,  pour  lui, 
d'un  sentiment  plus  personnel.  Il  craignait  que,  au  con- 
tact de  ce  monde  dont  il  avait  résolu  de  sortir,  le  goût, 
ou  tout  au  moins  l'habitude  ne  lui  revînt  d'une  vie  facile 
et  superficielle.  Il  avait  éprouvé  ce  sentiment,  déjà,  en 
arrivant  chez  sa  tante.  Il  se  rappelait  comment,  dans  son 
entretien  avec  elle,  il  s'était  laissé  aller  à  traiter  les 
questions  les  plus  graves  sur  un  ton  ironique  et.  badin. 

D'une  façon  générale,  au  reste,  Pétersbourg  faisait  de 
nouveau  sur  lui  l'impression  amollissante  et  grisante 
qu'il  en  avait  ressentie  autrefois.  Tout  y  était  si  propre, 
si  commode,  on  y  sentait  une  telle  absence  de  scrupules 
intellectuels  et  moraux,  que  la  vie  y  semblait  plus  légère 
que  partout  ailleurs. 

Un  cocher  d'une  propreté  admirable  le  conduisit,  dans 
une  voiture  d'une  propreté  admirable,  sur  un  pavé 
propre  et  poli,  à  travers  des  rues  élégantes  et  propres, 
jusqu'à  la  maison  où  demeurait  Mariette. 

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334  RÊSURRBCnOM 

Deyant  le  perron,  il  vit  une  paire  de  chevatix  anglais 
attelés  à  un  landau  sur  le  siège  duquel  était  assis,  d'un 
air  digne  et  grave,  un  cocher  qui  ressemblait  à  un 
Anglais,  avec  des  favoris  sur  la  moitié  des  joues. 

Un  portier  vêtu  d'une  livrée  éclatante  ouvrit  la  porte 
du  corridor;  Nekhludov  aperçut,  debout,  au  pied  de 
Tescalier,  un  valet  de  pied  également  en  somptueuse 
livrée,  avec  des  favoris  soigneusement  peignés.  Ce  valet 
resta  immobile,  sans  paraître  remarquer  Farrivée  de 
Nekhludov;  mais  un  valet  de  chambre  s^avança  et  dit, 
d'une  voix  solennelle  : 

—  Le  général  ne  reçoit  pas.  La  générale  ne  reçoit 
pas  non  plus.  La  générale  vient  de  donner  des  ordres 
pour  sortir. 

Nekhludov,  tirant  de  son  portefeuille  une  carte  de 
visite,  s'était  approché  d*une  petite  table,  dans  Tanti- 
chambre,  et  s'apprêtait  à  écrire  quelques  mots  au  crayon, 
lorsque  soudain  le  valet  de  pied  fit  un  mouvement,  le 
suisse  se  précipita  vers  le  perron  en  criant  :  «  Avancez!  » 
et  le  valet  de  chambre,  se  redressant,  les  mains  à  '  la 
couture  de  son  pantalon,  suivit  des  yeux  une  jeune 
femme,  mince  et  de  petite  taille,  qui  descendait  l'escalier 
d'un  pas  rapide,  sans  paraître  se  préoccuper  beaucoup 
des  exigences  de  sa  dignité. 

Mariette  était  coiffée  d'un  grand  chapeau  orné  d'une 
plume  noire  ;  elle  portait  une  pèlerine  noire  sur  une  robe 
noire,  et,  tout  en  marchant,  achevait  de  boutonner  une 
paire  de  gants  noirs.  Son  visage  était  caché  sous  une 
voilette. 

En  apercevant  Nekhludov,  elle  souleva  sa  voilette, 
découvrant  un  très  joli  visage  avec  de  grands  yeux 
brillants.  Et,  après  avoir  un  instant  considéré  le  visiteur  : 

—  Ah!  le  prince  Dimitri  Ivanovitch!  —  s'écria-t-elle 
d'une  voix  familière  et  gaie. 

—  Comment!  vous  vous  souvenez  encore  de  mon 
nom  ? 

—  Et  vous,  avez-vous  donc  oublié  que  ma  s<Bur  et 
moi  nous  avons  été  amoureuses  de  vous  pendant  toat  un 
été  ?  —  répondit-elle  en  riant*  —  Mais  comme  vous  êtes 

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RÉSURRECTION  335 

changé  !  Quel  dommage  que  je  sois  obligée  de  sortir  ! 
Du  reste,  nous  pouvons  toujours  entrer  un  moment  dans 
le  petit  salon...  fit-elle  d'un  ton  hésitant. 
Elle  leva  les  yeux  sur  Thorloge  de  Tantichambre. 

—  Hélas!  non.  c'est  impossible!  Je  vais  chez  les 
Kamensky,  pour  le  service  funèbre.  Quelle  horrible 
chose,  n'est-ce  pas? 

—  Qu'est-il  doac  arrivé  à  ces  Kamensky? 

—  Comment!  vous  ne  savez  pas?  Leur  fils  vient 
d'être  tué  en  duel.  Une  dispute  avec  Posen.  Leur  fils 
unique  I  C'est  affreux  !  La  mère  est  folle  de  désespoir. 
Non,  impossible  de  rester  ici  :  mais  venez  demain,  ou 
ce  soir  !  —  reprit-elle  ;  et,  de  son  pas  léger,  elle  se  diri- 
gea vers  la  porte. 

—  Ce  soir,  malheureusement,  je  ne  pourrai  pas  !  Mais 
voilà,  je  venais  vous  voir  pour  une  affaire  !  —  dit  Nekh- 
ludov  en  s'avançant  avec  elle  sur  le  perron. 

—  Pour  une  affaire  ?  Et  laquelle  ? 

—  Voici  une  lettre  de  ma  tante  à  ce  sujet  ! 

Et  Nekhludov  lui  tendit  la  petite  enveloppe,  cachetée 
d'un  énorme  sceau. 

—  Oui,  je  sais,  la  comtesse  Catherine  Ivanovna 
s'imagine  que  j'ai  de  l'influence  sur  mon  mari  !  Comme 
elle  se  trompe  !  Je  ne  puis  rien  sur  lui  et  ne  veux  pas 
me  mêler  de  ses  affaires.  Mais,  naturellement,  pour  la 
comtesse  et  pour  vous,  je  suis  prête  à  me  départir  de 
mes  principes.  Eh  bien!  de  quoi  s'agit-il? 

—  D'une  jeune  fille  enfermée  à  la  forteresse  !  Elle  est 
malade,  et  on  l'a  arrêtée  par  erreur. 

—  Comment  s'appelle-t-elle  ? 

—  Choustov,  Lydie  Choustov.  Vous  trouverez  tous 
les  renseignements  dans  la  note  que  j'ai  jointe  à  la 
lettre. 

—  Allons  !  je  vais  essayer  de  m'en  occuper  !  —  dit 
Mariette,  pendant  qu'elle  mettait  le  pied  sur  le  marche- 
pied de  l'élégante  voiture  neuve,  dont  le  vernis  étincelait 
au  soleil.  Elle  s'assit,  ouvrit  son  parasol.  Le  valet  de  pied 
monta  sur  le  siège  et  fit  signe  au  cocher  qu'on  était  prêt. 
La  voiture  s'ébranla;  mais  au  même  instant,  Mariette, 

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336  UÉSURRECTION 

de  la  pointe  de  son  parasol  brusquement  refermé,  toucha 
le  dos  du  cocher  ;  les  chevaux,  après  avoir  redressé  la 
tête  sous  la  pression  du  mors,  s'arrêtèrent,  soulevant 
sur  place  leurs  jambes  fines. 

—  Mais  vous  reviendrez  me  voir,  et,  cette  fois,  d'une 
façon  désintéressée?  —  dit-elle,  en  souriant  d'un  sourire 
dont  elle  connaissait  la  puissance.  Après  quoi,  comme  si 
elle  jugeait  la  représentation  terminée,  elle  rouvrit  son 
parasol,  abaissa  la  voilette,  et  de  nouveau  fit  un  signe 
au  cocher. 

Nekhludov  ôta  poliment  son  chapeau  pour  prendre 
congé.  Les  chevaux  frappèrent  le  pavé  de  leurs  sabots 
nerveux  ;  et  la  voiture  s'éloigna  d'un  pas  rapide,  glissant 
légèrement  sur  ses  roues  silencieuses. 


III 


Se  rappelant  le  sourire  qu'il  venait  d'échanger  avec 
Mariette,  Nekhludov  faisait  toute  sorte  de  réflexions 
intérieures  :  «  Tu  n'auras  pas  encore  tourné  la  tête,  se 
disait-il,  que  déjà  cette  vie  t'aura  repris  tout  entier!  » 
Et  il  songeait  de  nouveau  aux  difficultés  et  aux  dangers 
qu'offraient  pour  lui  ses  démarches  auprès  de  personnes 
d'un  monde  qui,  désormais,  ne  pouvait  plus  être  le  sien. 

Au  sortir  de  chez  Mariette,  il  se  rendit  d'abord  au 
Sénat.  On  l'introduisit  dans  une  grande  pièce  où  se 
tenaient  une  foule  d'employés,  tous  extrêmement  propres 
et  polis.  Ces  employés  lui  apprirent  que  le  recours  de  la 
Maslova  avait  été  envoyé,  pour  être  examiné,  à  ce  même 
sénateur  Wolffpour  qui  il  avait  une  lettre  de  son  oncle. 

—  11  y  aura  séance  du  Sénat  cette  semaine,  mercredi 
prochain,  —  lui  dit-on;  —  mais  l'ordre  du  jour  est  si 
chargé  que  l'affaire  de  la  Maslova  sera  sans  doute  remise 
à  une  séance  suivante.  Cependant  vous  pouvez  toujours 
demander  qu'on  en  avance  la  discussion. 

Dans  ce  bureau  du  Sénat,  pendant  que  Nekhludov 
attendait  quelques  renseignements^  il  entendit  parler,  de 


y  Google 


RÉSURRECTION  337 

nouveau,  du  malheureux  duel  où  avait  succombé  le  jeune 
Kamensky.  Ce  fut  là  que,  pour  la  première  fois,  il  con- 
nut les  détails  d'une  histoire  qui  faisait  alors  Foccupa- 
tion  de  toute  la  ville.  La  chose  avait  pris  naissance  dans 
un  restaurant  où  les  officiers  mangeaient  des  huîtres  et, 
suivant  leur  habitude,  buvaient  beaucoup.  L'un  d'eux 
s'étant  permis  quelques  appréciations  blessantes  sur  le 
régiment  où  servait  Kamensky,  celui-ci  l'avait  traité  de 
menteur  :  l'officier  ainsi  traité  l'avait  souffleté;  et,  le 
lendemain,  le  duel  avait  eu  lieu.  Kampnsky  avait  reçu 
une  balle  dans  le  ventre  ;  il  était  mort  deux  heures  après. 
Son  adversaire  et  les  témoins  avaient  été  arrêtés,  et  mis 
en  prison  pour  plusieurs  semaines. 

Du  Sénat,  Nekhludov  se  fit  conduire  à  la  commission 
des  grâces,  où  il  espérait  voir  un  haut  fonctionnaire,  le 
baron  Vorobiev,  pour  qui  son  oncle  lui  avait  donné  une 
lettre.  Mais  le  portier  lui  fit  savoir,  d'un  ton  sévère, 
qu'on  ne  pouvait  voir  le  baron  qu'à  de  certains  jours. 
Nekhludov  laissa  la  lettre  qu'il  avait  pour  lui,  et  se  rendit 
chez  le  sénateur  Wolff. 

Celui-ci  venait  de  finir  son  déjeuner.  Suivant  sa  cou- 
tume, il  stimulait  sa  digestion  en  fumant  des  cigares  et 
en  marchant  de  long  en  large  dans  son  cabinet.  Nekhlu- 
dov le  trouva  occupé  à  ces  deux  exercices.  Vladimir 
Efimovitch  Wolff  était  effectivement  un  homme  «  très 
comme  il  faut  »  ;  il  mettait  cette  qualité  au-dessus  de 
toutes  les  autres,  et  rien  n'était  plus  légitime  de  sa  part, 
car  c'est  uniquement  à  cette  qualité  qu'il  devait  sa  bril- 
lante carrière  et  l'accomplissement  de  ses  ambitions. 
C'était  elle  qui  lui  avait  permis  de  faire  un  riche  mariage, 
lequel  lui  avait  valu,  à  son  tour,  le  titre  de  sénateur,  et 
un  emploi  de  dix-huit  mille  roubles.  Cependant,  non 
content  d'être  un  homme  «  très  comme  il  faut  »,  il  se 
considérait  aussi  comme  un  type  de  droiture  chevale- 
resque. Mais  cette  droiture  ne  consistait  pas,  suivant  lui, 
à  ne  pas  rançonner  en  secret  les  particuliers.  Il  ne 
croyait  nullement  déroger  à  sa  droiture  en  recevant,  et 
en  sollicitant  au  besoin,  toute  sorte  de  cadeaux,  de  com- 
missions et  de  pots-de-vin.  11  ne  croyait  pas  non  plus 

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338  RÉSURRECTION 

déroger  à  sa  droiture  en  trompant  la  femme  qu'il  avait 
épousée  pour  son  argent,  et  qu'il  savait  amoureuse  de 
lui.  Personne,  au  contraire,  n'était  plus  fier  de  la  sage 
organisation  de  sa  vie  de  famille.  La  famille  de  Wolff 
était  formée  de  sa  femme,  de  la  sœur  de  celle-ci,  dont  il 
s'était  approprié  la  fortune,  sous  prétexte  d'en  devenir 
l'administrateur,  et  d'une  fille,  personne  peu  jolie, 
timide,  douce,  menant  une  vie  isolée  et  triste,  et  dont 
les  seules  distractions  étaient  d'assister  à  des  réunions 
pieuses  chez  Aline  et  chez  la  vieille  comtesse  Tcharska. 

Le  sénateur  Wolff  avait  aussi  un  fils,  un  fort  garçon 
qui,  à  quinze  ans,  avait  déjà  de  la  barbe  comme  un 
homn^e,  et  qui,  vers  le  même  âge,  avait  commencé  à 
boire  et  à  courir  les  filles.  A  vingt  ans,  son  père  l'avait 
chassé  de  chez  lui  parce  qu'il  n'arrivait  pas  à  terminer 
ses  études  et  parce  que  le  bruit  de  son  inconduite  deve- 
nait compromettant.  Plus  tard,  il  avait  payé  pour  son  fils 
une  dette  de  230  roubles  ;  et  il  en  avait  encore  payé  une 
de  600  roubles,  mais,  cette  fois,  en  lui  déclarant  que  ce 
serait  la  dernière.  Le  fils,  loin  de  s'amender,  avait  fait 
de  nouveau  une  dette  de  mille  roubles  :  son  père  lui 
avait  alors  fait  savoir  qu'il  cessait  tout  à  fait  de  le 
considérer  comme  son  fils.  Et  depuis  ce  moment  il 
vivait  comme  s'il  n'avait  pas  eu  de  fils;  et  personne, 
chez  lui,  n'osait  lui  parler  de  son  fils.  Et  cela  ne  l'empô* 
chait  pas  d'être  pleinement  convaincu  que  personne  ne 
savait  comme  lui  s'organiser  une  vie  de  famille. 

Wolff  reçut  Nekhludov  avec  le  sourire  aimable  et  un 
peu  moqueur  qui  était  sa  façon  habituelle  d'exprimer 
ses  sentiments  d'homme  «  comme  il  faut  »  à  l'égard  du 
reste  de  l'humanité. 

—  Je  vous  en  prie,  —  dit-il  après  avoir  lu  la  lettre 
du  comte  Ivan  Mikaïlovitch,  —  prenez  la  peine  de  vous 
asseoir.  Quant  à  moi,  je  vous  demanderai  la  permission 
de  continuer  à  marcher.  Trop  heureux  de  faire  connais- 
sance avec  vous,  et,  naturellement,  aussi  de  pouvoir 
être  agréable  au  comte  Ivan  Mikaïlovitch,  —  poursuivit- 
il  après  avoir  exhalé  une  épaisse  colonne  de  fumée 
bleue,  et  tout  en  ayant  soin  de  bien  t^nir  son  cigare, 

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RÉSDRRECTION  339 

pour  empêcher   la    cendre  de   tomber  sur  le   tapis. 

—  Je  voudrais  vous  prier  seulement  de  faire  hâter 
Texamen  du  pourvoi,  —  dit  Nekhludov,  —  pour  que,  si 
la  femme  Maslov  doit  aller  en  Sibérie,  son  départ  puisse 
se  faire  le  plus  tôt  possible. 

—  Oui,  oui,  par  les  premiers  paquebots  de  Nijni- 
Novgorod,  oui,  je  sais  !  —  déclara  Wolff  avec  son  éter- 
nel sourire,  en  homme  sachant  toujours  d'avance  ce 
dont  on  voulait  lui  parler.  —  Vous  dites  que  la  con- 
damnée s'appelle...? 

—  Catherine  Maslov. 

Wolff  s'approcha  de  son  bureau  et  ouvrit  un  carton 
plein  de  papiers. 

—  La  Maslova,  c'est  bien  cela  !  Parfaitement,  j'en  par- 
lerai à  mes  collègues.  Nous  discuterons  l'affaire  mercredi, 

—  Puis-je  le  télégraphier  à  mon  avocat? 

—  Comment  !  vous  avez  un  avocat  pour  cette  affaire  ? 
C'est  bien  inutile  !  Mais  enfin,  oui,  vous  pouvez  lui  télé- 
graphier. 

—  Je  crains  que  les  motifs  de  cassation  ne  soient 
insuffisants  —  dit  Nekhludov  ;  —  mais  le  procès-verbal 
même  des  débats  prouve  assez  que  la  condamnation  est 
le  résultat  d'un  malentendu. 

—  Oui,  oui,  cela  est  possible;  mais  le  Sénat  n'a  pas 
à  s'occuper  du  fond  de  l'affaire,  —  répondit  sévèrement 
Wolff,  en  surveillant  la  cendre  de  son  cigare.  —  Le 
Sénat  doit  se  borner  à  examiner  la  légalité  de  la  procé- 
dure. 

—  Mais  ici  le  cas  est,  me semble-t-il,  si  exceptionnel... 

—  Sans  doute,  sans  doute  !  Tous  les  cas  sont  excep- 
tionnels. Enfin,  nous  ferons  ce  qu'il  y  aura  à  faire. 
Voilà  tout  ! 

La  cendre  tenait  toujours,  mais  commençait  à  trem- 
bler au  bout  du  cigare. 

—  Et  vous  ne  venez  que  rarement  à  Pétersbourg?  — 
poursuivit  Wolff  en  allant  déposer  la  cendre  dans  le 
cendrier.  —  Quelle  horrible  chose  que  cette  mort  du 
jeune  Kamensky,  un  garçon  charmant!  Fils  unique!  La 
mère  egt   folle  de  désespoir,    —   ajouta-t-il,   répétant 

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340  RÉSURRECTION 

presque  mot  pour  mot  ce  que  disait  alors  la  ville  entière. 

Nekhludov  se  leva  pour  prendre  congé. 

—  Si  cela  vous  convient,  venez  déjeuner  avec  moi 
un  de  ces  jours)  —  lui  dit  Wolff  en  lui  tendant  la  main. 

L'heure  était  déjà  si  avancée  que  Nekhludov,  remet- 
tant au  lendemain  la  suite  de  ses  démarches,  rentra 
chez  lui,  c'est-à-dire  chez  sa  tante» 


IV 


Il  y  avait,  ce  soir-là,  six  personnes  à  table  chez  la 
comtesse  Catherine  Ivanovna  :  le  comte,  la  comtesse, 
leur  fils,  —  un  jeune  officier  de  la  garde,  maussade, 
hargneux,  et  qui  mangeait  avec  les  coudes  sur  la  table, 
—  Nekhludov,  la  lectrice  française,  et  l'intendant  du 
comte. 

La  conversation,  naturellement,  tomba  tout  de  suite 
sur  la  mort  du  jeune  Kamensky.  Tout  le  monde  excusait 
Posen,  qui  avait  défendu  l'honneur  de  l'uniforme.  Seule, 
la  comtesse  Catherine  Ivanovna,  avec  sa  façon  de  parler 
libre  et  irréfléchie,  se  montra  sévère  pour  le  meurtrier. 

—  S'enivrer,  et  puis  tuer  de  charmants  jeunes  gens, 
jamais  je  n'excuserai  cela  !  —  déclara-t-elle. 

—  Je  ne  comprends  pas  ce  que  vous  voulez  dire  I  —  fit 
son  mari. 

—  Oui,  je  sais  !  Toi,  jamais  ^tu  ne  comprends  ce  que 
je  veux  dire  !  —  répondit  la  comtesse,  se  tournant  vers 
Nekhludov  comme  pour  le  prendre  à  témoin.  —  Tout  le 
monde  me  comprend,  excepté  mon  mari.  Je  dis  que  je 
plains  la  mère  de  celui  qu'il  a  tué,  et  que  je  ne  puis 
admettre  que,  ayant  tué  Kamensky,  cet  homme  ne 
tire  de  là,  par  la  suite,  que  des  agréments. 

A  ce  moment  le  fils  de  la  comtesse,  qui  jusqu'alors 
n'avait  rien  dit,  intervint  pour  prendre  la  défense  de 
Posen.  Assez  grossièrement,  il  s'attaqua  aux  paroles  de 
sa  mère,  et  se  mit  en  devoir  de  lui  démontrer  qu'un  offi- 
cier était  tenu  d'agir  comme  avait  agi  Posen,  ajoutant 


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RÉSURRECTION  34i 

que,  s'il  eût  agi  d'une  autre  façon,  le  conseil  des  officiers 
l'aurait  exclu  du  régiment. 

Nekhludov,  sans  prendre  part  à  Tentretien,  écoutait 
ces  divers  propos.  En  sa  qualité  d'ancien  officier,  il  com- 
prenait —  et  trouvait  plus  naturelles  qu'il  n'osait  se 
l'avouer  —  les  affirmations  du  jeune  Tcharsky;  mais, 
d'autre  part,  il  ne  pouvait  se  défendre,  devant  le  cas  de 
cet  officier  ayant  tué  un  de  ses  camarades,  de  songer  à 
celui  d'un  jeune  homme  qu'il  avait  vu  dans  la  prison,  et 
qui  était  condamné  aux  travaux  forcés  pour  un  meurtre 
commis  au  cours  d'une  querelle. 

Dans  les  deux  cas,  la  cause  première  du  crime  avait 
été  l'ivresse.  Le  jeune  paysan  avait  tué  sous  l'effet  d'une 
surexcitation  anormale  :  et  pour  l'en  punir,  on  l'avait 
séparé  de  sa  femme  et  de  ses  enfants,  on  lui  avait  mis 
les  fers  aux  pieds,  on  lui  avait  rasé  la  moite  de  la  tête, 
on  s'apprêtait  à  l'envoyer  aux  travaux  forcés  ;  tandis  que 
l'officier  qui,  dans  des  conditions  analogues,  avait  com- 
mis le  même  crime,  celui-là  était  aux  arrêts  dans  une 
jolie  chambre,  mangeait  de  bons  dîners,  buvait  de  bons 
vins,  lisait  librement  tous  les  livres  qu'il  voulait  lire,  et 
très  prochainement  serait  mis  en  liberté  et  reprendrait 
son  ancienne  vie,  où  il  avait  chance  de  rencontrer  désor- 
mais plus  d'égards  que  par  le  passé. 

Nekhludov  ne  résista  pas  à  dire  tout  ce  qu'il  pensait. 
La  comtesse  Catherine  Ivanovna,  d'abord,  fit  mine  de 
l'approuver  ;  mais  au  bout  d'un  instant  elle  se  tut,  comme 
les  autres  convives  ;  et  Nekhludov  eut  l'impression  que, 
en  parlant  comme  il  avait  parlé,  il  avait  fait  quelque 
chose  comme  une  inconvenance. 

Après  le  dîner,  les  convives  passèrent  dans  le  grand 
salon,  à  qui  l'on  avait,  pour  la  circonstance,  donné  l'as- 
pect d'une  salle  d'école.  On  y  avait  placé  des  rangées  de 
bancs  et  de  chaises  ;  au  fond  de  la  salle,  sur  une  petite 
estrade,  on  avait  mis  une  chaise  et  une  table  destinées 
•  au  conférencier.  Et  déjà  les  invités  arrivaient  en  grand 
nombre,  ravis  de  pouvoir  entendre  le  fameux  Kiesewetter. 

La  rue,  devant  la  maison,  se  remplissait  d'équipages 
somptueux.  Dans  le  salon,  richement  orné,  des  dames 

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342  BÉSURREGTIOM 

entraîent,  vêtues  de  soie,  de  velours,  de  dentelles,  avec 
des  coiffures^  apprêtées  et  des  tailles  artificiellement 
amincies.  Avec  elles  arrivaient  quelques  hommes,  mili- 
taires et  civils,  en  grande  tenue  ;  et  Nekhludov  vit  avec 
stupeur,  parmi  cette  brillante  assistance,  cinq  hommes  du 
peuple  :  deux  domestiques,  un  boutiquier,  un  artisan  et 
un  cocher. 

Kiesewetter,  un  petit  homme  trapu  et  grisonnant, 
monta  sur  Testrade  et  commença  son  discours.  Il 
parlait  en  allemand,  et  une  jeune  fille  maigre,  avec  un 
lorgnon  sur  le  nez, traduisait  ses  paroles  au  fur  et  à  mesure. 

Il  disait  que  nos  péchés  sont  si  grands,  et  que  le  châ- 
timent en  est  si  grand  et  si  inévitable,  que  c'est  pour 
nous  chose  impossible  de  vivre  tranquilles  dans  Tattente 
de  ce  châtiment. 

«  Chères  sœurs  et  chers  frères,  pensons  un  moment  à 
nous-mêmes,  à  notre  vie,  à  la  façon  dont  nous  agissons, 
à  la  façon  dont  nous  irritons  la  colère  de  Dieu,  dont 
nous  ajoutons  à  la  souffrance  du  Christ  :  et  nous  com- 
prendrons qu'il  n'y  a  pas  pour  nous  de  pardon,  pas 
d'issue,  pas  de  salut,  que  nous  sommes  infailliblement 
perdus.  La  perdition  la  plus  terrible,  des  tourments  éter- 
nels nous  sont  réservés,  —  ajoutait-il  d'une  voix  trem- 
blante. —  Comment  nous  sauver  ?  Mes  frères,  comment 
nous  sauver  de  cet  incendie  effroyable  ?  Il  a  déjà  embrasé 
notre  maison,  et  toute  issue  nous  manque  !  » 

Il  se  tut,  et  de  véritables  larmes  coulèrent  le  long  de 
ses  joues.  Depuis  huit  ans  déjà,  invariablement,  toutes 
les  fois  qu'il  arrivait  à  ce  passage  de  celui  de  ses  dis- 
cours qui  lui  plaisait  le  plus,  il  éprouvait  un  spasme 
dans  la  gorge,  et  des  larmes  i^oulaient  sur  ses  joues. 
Dans  la  salle,  des  sanglots  se  firent  entendre.  Les 
grasses  épaules  nues  de  la  comtesse  Catherine  Ivanovna 
étaient  secouées  d'un  frisson  saccadé.  Le  cocher  consi- 
dérait l'orateur  avec  un  mélange  d'étonnement  et  d'épou- 
vante, comme  il  aurait  considéré  un  homme  que  ses 
chevaux  auraient,  par  accident,  écrasé.  La  fille  de  Wolff, 
vêtue  avec  un  luxe  voyant,  s'était  précipitée  à  genoux  et 
se  cachait  le  visage  dans  les  mains. 

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RÉSURRECTION  343 

Cependant  Torateur  releva  la  tête  et  fit  apparaître  sur 
ses  lèvres  un  sourire  pareil  à  ceux  qui  servent  aux 
acteurs  pour  exprimer  le  retour  de  l'espérance.  Et,  d'une 
voix  humble  et  douce,  il  reprit  : 

«  Mais  le  salut  existe.  Il  est  à  notre  portée,  sûr,  léger, 
joyeux.  Ce  salut,  c'est  le  sang  du  Fils  de  Dieu  répandu 
pour  nous.  Son  martyre,  son  sang  répandu  nous  sauvent 
de  la  perdition.  Mes  frères  et  mes  sœurs,  remercions 
Dieu  qui  a  daigné  sacrifier  son  fils  unique  à  la  rédemp- 
tion des  péchés  de  l'homme  !  Son  sang  trois  fois  béni...  » 

Pendant  ce  discours  la  gêne  de  Nekhludov  était 
devenue  si  intolérable  que»  à  ce  moment,  profitant  de 
l'émotion  générale,  il  sortit  sur  la  pointe  des  pieds  et 
remonta  dans  sa  chambre. 


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CHAPITRE  IV 


Le  lendemain  matin,  Nekhludov  achevait  à  peine  de 
s*habiller,  quand  le  valet  de  chambre  lui  apporta  la 
carte  de  l'avocat  Faïnitzine.  Celui-ci  s'était  mis  en  route 
aussitôt  après  avoir  reçu  son  télégramme.  Il  demanda  à 
Nekhludov  le  nom  des  sénateurs  devant  lesquels  l'affaire 
serait  portée, 

—  On  dirait  vraiment  qu'on  les  a  choisis  exprès 
pour  représenter  les  types  différents  du  sénateur  !  — 
s'écria-t-il.  —  Wolff,  c'est  le  fonctionnaire  pétersbour- 
geois;  Skovorodnikov,  c'est  le  juriste  savant;  et  Bé, 
c'est  le  juriste  pratique.  C'est  sur  lui  que  nous  pouvons 
le  plus  compter.  Eh!  bien,  et  à  la  commission  des  grâces? 

—  Je  vais  précisément,  de  ce  pas,  chez  le  baron  Voro- 
biev.  Hier,  je  n'ai  pas  pu  réussir  à  être  reçu. 

—  Savez-vous  pourquoi  ce  Vorobiev  est  baron  ?  —  de- 
manda l'avocat,  en  réponse  à  l'intonation  ironique  avec 
laquelle  Nekhludov  avait  prononcé  ce  titre  étranger 
de  «baron  »,  accouplé  à  un  nom  de  famille  aussi  fonciè- 
rement russe.  —  C'est  l'empereur  Paul  qui  a  donné  ce 
titre  à  son  grand-père,  qui  le  servait  comme  valet  de 
chambre.  Ce  valet  lui  ayant  rendu  quelques  petits  ser- 
vices d'ordre  intime,  l'empereur  l'a  nommé  baron,  faute 
d'oser  lui  donner  un  titre  russe,  ce  qui  aurait  risqué  de 
faire  crier.  Et  depuis  lors  nous  avons  des  barons  Voro- 
biev !  Et  il  faut  voir  comme  le  gaillard  est  fier  de  son 
titre  !  D'ailleurs  un  aigrefin  sans  pareil.  J'ai  une  voi- 
ture à  la  porte  :  voulez-vous  que  je  vous  conduise  ? 

Sur  le  perron,  le  portier  remit  à  Nekhludov  un  billet 

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RÉSURRECTION  345 

qu'un  valet  de  chambre  venait  d'apporter  pour  lui.  Le 
billet  était  de  Mariette,  qui  écrivait  ceci  : 

«  Pour  vous  faire  plaisir,  j'ai  agi  tout  à  fait  contre 
mes  principes  :  j'ai  intercédé  auprès  de  mon  mari 
pour  votre  protégée.  Il  se  trouve  que  cette  personne 
peut  être  relâchée  immédiatement.  Mon  mari  a  écrit  au 
commandant.  Venez  donc  maintenant  me  faire  une  visite 
désintéressée.  Je  vous  attends.  —  M.  » 

—  Comment  ?  s'écria  Nekhludov,  —  voilà  une  femme 
qu'ils  tiennent  enfermée  au  secret  depuis  sept  mois  ;  et 
ils  découvrent  à  présent  qu'elle  n'a  rien  fait!  Et  il  a 
suffi  d'un  mot  pour  la  faire  mettre  en  liberté  ! 

—  Mais  il  n'y  a  pas  là  de  quoi  vous  étonner  !  —  dit 
en  souriant  l'avocat.  —  Vous  devriez  plutôt  vous  réjouir 
d'avoir  déjà  réussi  dans  cette  démarche  ! 

—  Eh  bien  !  non,  j'ai  beau  faire,  ce  succès  me  rem- 
plit d'amertume.  Est-ce  possible  que  les  choses  se 
passent  ainsi  ?  Pourquoi  la  tenait-on  en  prison  ? 

—  Si  vous  vous  mettez  à  approfondir  les  choses,  vous 
ne  parviendrez  qu'à  vous  faire  souffrir. 

Le  baron  Vorobiev,  cette  fois,  recevait.  Dans  la  pre- 
mière pièce  où  entra  Nekhludov,  se  tenait  un  jeune 
employé  en  petite  tenue,  avec  un  cou  d'une  longueur 
excessive  et  une  pomme  d'Adam  très  saillante. 

—  Votre  nom  ?  —  demanda-t-il  à  Nekhludov. 
Nekhludov  se  nomma. 

—  Ah  !  parfaitement  !  Le  baron  vient  de  parler  do 
vous.  Vous  allez  être  reçu  aussitôt. 

L'employé  entra  dans  la  pièce  du  fond  et  en  sortit  au 
bout  d'un  instant,  en  compagnie  d'une  vieille  dame  toute 
vêtue  de  noir,  qui  pleurait  sans  pouvoir  s'arrêter. 

—  Prenez  la  peine  d'entrer  !  —  dit  le  jeune  employé 
à  Nekhludov  en  lui  désignant  la  porte  du  cabinet  du  baron. 

Celui-ci  était  un  homme  de  taille  moyenne,  maigre  et 
musculeux,  les  cheveux  blancs  coupés  court.  Assis  dans 
son  fauteuil  devant  un  énorme  bureau,  il  regardait 
devant  lui  d'un  air  satisfait.  Son  visage  rouge  s'éclaira 
d'un  sourire  bienveillant  en  apercevant  Nekhludov. 

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346  RÉftUIitlBGTION 

—  Ravi  de  vous  voir  !  Votre  mère  et  moi  avons  été 
d'excellents  amis.  Je  vous  ai  vu  tout  enfant,  et,  plus 
tard,  officier.  Allons,  asseyez-vous,  dites-moi  en  quoi  je 
puis  vous  servir  ! 

Nekhludov  lui  raconta  l'histoire  de  Fédossia. 

—  Fort  bien,  fort  bien  !  Je  vois  ce  que  c'est!  —  dit  le 
vieillard.— C'est  en  effet  bien  touchant.  Aveï-votts  rédigé 
un  recours  en  grâce  ? 

—  Oui,  j'en  ai  préparé  un  !  —  répondit  Nekhludov  en 
tirant  le  papier  de  sa  poche.  —  Mais  j*ai  voulu  vous  voir 
pour  vous  prier  d'accorder  à  cette  affaire  une  attention 
spéciale. 

—  Et  vous  avez  fort  bien  fait!  Je  m'occuperai  de 
l'affaire  moi-même.  L'histoire  est  vraiment  très  tou- 
chante, — poursuivit  le  baron  en  gardant  sa  mine  la  plus 
épanouie.  —  Je  vois  la  chose.  Cette  malheureuse  était 
une  enfant,  son  mari  l'aura  affolée  par  sa  grossièreté;  et 
puis  tous  les  deux  se  seront  repentis  et  pris  d'amour 
l'un  pour  l'autre.  Oui,  je  m'occuperai  moi-même  de 
l'affaire. 

—  Le  comte  Ivan  Mikaïlovitch  m'a  d'ailleurs  promis 
que,  de  son  côté,  il  demanderait... 

Mais  à  peine  Nekhludov  eut-il  prononcé  ces  mots  que 
le  visage  du  baron  changea  d'expression* 

—  Au  reste,  —  déclara-t-il  froidement  à  Nekhludov, 
—  déposez  votre  recours  dans  les  bureaux,  et  je  ferai  ce 
que  je  pourrai! 

Nekhludov  sortit  et  se  rendit  dans  les  bureaux,  pour 
déposer  la  requête.  Là  encore,  comme  au  Sénat,  il  vit 
une  foule  de  fonctionnaires,  d'employés,  de  gardiens, 
tous  remarquablement  propres  et  polis. 

«  Combien  il  y  en  a,  et  comme  ils  ont  l'air  bien 
nourris,  et  comme  ils  sont  luisants,  et  cirés,  et  vernis  ! 
Mais  à  quoi  peuvent-ils  bien  servir  ?»  —  se  demandait 
Nekhludov  en  les  considérant 


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RÉSURRECTION  34T 


II 


L*homme  entre  les  mains  duquel  était  placé  le  sort  des 
prisonniers  détenus  à  la  forteresse  était  un  vieux  général 
qu'on  disait  un  peu  abruti,  mais  qui  n'en  avait  pas  moins 
derrière  lui  des  états  de  service  des  plus  brillants  :  il 
possédait  une  quantité  innombrable  de  décorations, 
dont  il  dédaignait  d'ailleurs  de  porter  les  insignes,  à 
l'exception  d'une  petite  croix  blanche  attachée  à  sa  bou- 
tonnière. Il  avait  gagné  cette  croix  au  Caucase,  pour  avoir 
forcé  de  jeunes  paysans  russes,  placés  sous  ses  ordres, 
à  tuer  des  milliers  de  gens  du  pays,  qui  défendaient 
leurs  libertés,  leurs  maisons,  et  leurs  familles.  Il  avait 
ensuite  servi  en  Pologne,  où  il  avait  de  nouveau  forcé 
de  jeunes  paysans  russes  à  commettre  les  mêmes  actes, 
ce  qui  lui  avait  valu  de  nouveaux  honneurs  ;  et  puis  il 
avait  encore  servi  quelque  part  ailleurs,  où  il  s'était  dis- 
tingué de  la  même  façon.  Maintenant,  vieux  et  fatigué,  il 
occupait  cet  emploi  d'inspecteur  de  la  forteresse.  Il  rem- 
plissait les  devoirs  de  sa  charge  avec  une  rigueur 
inflexible,  les  considérant  comme  la  chose  la  plus  sacrée 
qu'il  y  eût  au  monde. 

Les  devoirs  de  sa  charge  consistaient  à  maintenir  au 
secret,  dans  de  sombres  cellules,  des  détenus  politiques 
des  deux  sexes,  et  à  les  y  maintenir  de  telle  façon  que, 
dans  l'espace  de  dix  ans,  la  moitié  d'entre  eux  mou- 
raient infailliblement  :  quelques-uns  perdaient  la  raison, 
d'autres  devenaient  phtisiques,  et  un  grand  nombre  se 
tuaient,  en  se  laissant  mourir  de  faim,  ou  en  s'ouvrant 
les  veines  avec  un  morceau  de  verre,  ou  bien  en  se 
pendant  aux  barreaux  d'une  fenêtre. 

Le  vieux  général  savait  tout  cela,  et  tout  cela  se  pas- 
sait sous  ses  yeux;  mais  tous  ces  accidents  ne  l'émou- 
vaient pas  plus  que  ceux  que  produisaient  la  foudre, 
les  inondations,  etc.  La  seule  chose  qui  l'intéressât  était 
d'obéir  au  règlement  qui  lui  était  imposé.  Ce  règlement 
devait,  avant  tout,  être  exécuté  :  peu  importaient,  dès 


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348  RÉSURRECTION 

lors,  les  conséquences  qui  en  résultaient.  Une  fois  par 
semaine,  pour  se  conformer  au  règlement,  le  vieux 
général  faisait  le  tour  de  toutes  les  cellules,  et  deaian 
dait  aux  prisonniers  s'ils  n'avaient  pas  quelque  requête 
à  lui  présenter.  Les  prisonniers,  souvent,  lui  présentaient 
des  requêtes  :  il  les  écoutait  tranquillement,  sans  rien 
répondre  ;  et  jamais  il  n'en  tenait  aucun  compte,  sachant 
d'avance  que  toutes  ces  requêtes  demandaient  des  choses 
qui  n'étaient  pas  d'accord  avec  le  règlement. 

Au  moment  où  Nekhludov  se  présenta  chez  le  vieux 
général,  celui-ci  était  assis  dans  un  petit  salon  dont  toutes 
les  fenêtres  avaient  leurs  rideaux  baissés,  de  façon  qu'on 
s'y  trouvait  en  pleine  obscurité.  Il  était  occupé  à  faire 
tourner  un  guéridon,  en  compagnie  d'un  jeune  peintre, 
frère  d'un  de  ses  subordonnés.  Les  doigts  minces  et 
frêles  du  jeune  artiste  s'entremêlaient  aux  doigts  épais, 
ridés,  en  partie  ossifiés,  du  vieux  général.  Le  guéridon 
était  en  train  de  répondre  à  une  question  posée  par  le 
général,  et  qui  consistait  à  savoir  si  les  âmes  se  recon- 
naissaient l'une  l'autre,  après  la  mort. 

C'était  l'âme  de  Jeanne  d'Arc  qui  parlait,  ce  jour-là, 
par  l'intermédiaire  du  guéridon.  Elle  venait  déjà  de  dire  : 
«  Les  âmes  se  reconnaissent  » ,  et  elle  avait  commencé  à 
dicter  le  mot  suivant  lorsque,  soudain,  elle  s'était  arrê- 
tée. Elle  avait  dicté,  du  mot  suivant,  les  trois  premières 
lettres,  un  J9,  un  o,  et  un  s.  Et  elle  s'était  arrêtée,  en 
réalité,  parce  que  le  général  aurait  voulu  que  la  lettre 
suivante  fût  un  l,  tandis  que  l'artiste  désirait  que  ce  fût 
un  w.  Le  général  voulait  que  Jeanne  d'Arc  dît  que  les 
âmes  se  reconnaissaient  après  {posl)  leur  purification  ; 
l'artiste  désirait  faire  dire  par  Jeanne  d'Arc  que  les  âmes 
se  reconnaissaient  d'après  la  lumière  [po  smtu)  qui  se 
dégageait  d'elles. 

Le  général,  fronçant  d'un  air  maussade  ses  énormes 
sourcils  blancs,  considérait  fixement  ses  mains,  espé- 
rant toujours  que  le  guéridon  allait  se  décider  à  écrire 
un  l;  l'artiste,  le  visage  tourné  vers  le  coin  de  la  pièce 
imprimait  machinalement  à  ses  lèvres  le  mouvement 
nécessaire  pour  prononcer  la  lettre  v.  C'est  sur  ces  entre- 

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RÉSURRECTION  349 

faites  qu'un  soldat,  servant  de  valet  de  chambre  au  vieux 
général,  vînt  remettre  à  celui-ci  la  carte  de  Nekhludov. 
Le  général  fronça  encore  davantage  les  sourcils,  fort 
ennuyé  d'être  dérangé;  puis,  après  une  minute  de 
sQence,  il  mit  son  lorgnon  sur  son  nez,  lut  la  carte  en  la 
tenant  au  bout  de  son  bras  étendu,  se  leva  avec  un  dou- 
loureux effort,  et  se  frotta  lentement  les  reins  et  les 
jambes. 

—  Fais  entrer  dans  mon  cabinet  ! 

—  Que  Votre  Excellence  ne  s'inquiète  pas  !  Je  finirai, 
seul!  —  dit  Tartiste.  —  Je  sens  que  le  fluide  revient  ! 

—  C'est  cela,  finissez  seul  !  —  répondit  le  général,  de 
son  ton  sévère  ;  et  il  passa  dans  son  cabinet,  traînant  avec 
peine  ses  vieilles  jambes  enflées. 

—  Heureux  de  vous  voirl  —  dit-il  à  Nekhludov  en  lui 
désignant  une  chaise  près  de  son  bureau.  ^-  Il  y  a  long- 
temps que  vous  êtes  à  Pétersbourg  ? 

Nekhludov  répondit  qu'il  venait  d'arriver. 

—  Et  la  princesse,  votre  mère,  va  toujours  bien? 

—  Ma  mère  est  morte,  Votre  Excellence. 

—  Pardonnez-moi!  J'en  suis  bien  désolé!  Savez- 
vous  que  j'ai  servi  avec  votre  défunt  père?  Nous  avons 
été  des  amis,  des  frères.  Et  vous,  êtes-vous  au  service  ? 

—  Non,  pas  en  ce  moment  ! 

Le  général  hocha  la  tète  en  signe  de  désapprobation. 

—  J'ai  une  prière  à  vous  adresser,  général,  —  reprit 
Nekhludov. 

—  Ah  !  très  bien  !  En  quoi  puis-je  vous  servir  ? 

—  Si  ma  prière  ne  vous  paraît  pas  recevable,  je  vous 
demanderai  de  m'excuser.  Mais  je  me  crois  tenu  à  vous 
la  présenter. 

—  Hé  bien  !  qu'est-ce  que  vous  désirez  ? 

—  Parmi  les  détenus  confiés  à  votre  garde,  se  trouve 
un  certain  Gourkevitch  :  or  sa  mère  demande  l'autorisa- 
tion de  le  voir  ;  et,  si  cela  est  impossible,  elle  demande 
tout  au  moins  l'autorisation  de  lui  envoyer  des  livres. 

Le  général  avait  écouté  cette  requête  sans  donner  le 
moindre  signe  de  satisfaction  ni  de  mécontentement  :  il 
s'était  borné  à  pencher  la  tète,  et  à  prendre  l'attitude 

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350  RÉSURRECTION  ' 

de  la  rétlexion.  En  réalité,  cependant,  il  ne  réfléchissait 
pas  le  moins  du  monde  et  ne  s'intéressait  nullement  aux 
paroles  duNekhludov,  sachant  d'avance  que  le  règlement 
lui  défendait  d'en  tenir  aucun  compte.  Il  n'écoutait  que 
par  politesse. 

—  C'est  que  tout  cela,  voyez-vous,  ne  dépend  pas  de 
moi!  —  répondit-il.  -^  Pour  ce  qui  est  des  visites,  un 
décret  impérial  en  règle  les  conditions.  Et  pour  ce  qui 
est  des  livres,  nous  avons  ici  une  bibliothèque,  et  les 
prisonniers  ont  le  droit  d'être  autorisés,  s'il  y  a  lieu,  à  y 
prendre  des  livres. 

—  Oui,  mais  ce  Gourkevitch  voudrait  avoir  des  ou- 
vrages scientifiques  :  il  voudrait  s'occuper. 

—  Ne  croyez  pas  cela!  Ce  n'est  pas  du  tout  pour 
s'occuper!  C'est  par  insubordination,  voilà  tout! 

—  Mais  cependant  ces  malheureux  doivent  désirer 
s'occuper,  dans  leur  triste  situation...,  —  fit  Nekhludov. 

—  Us  se  plaignent  toujours  !  —  répondit  le  général. 
—  C'est  que  nous  les  connaissons  bien,  allez  ! 

11  parlait  toujours  d'eux  comme  d'une  race  d'hommes 
tout  à  fait  spéciale. 

—  Et  la  vérité  est  qu'ils  ont  ici  des  commodités  que 
vous  chercheriez  vainement  dans  d'autres  forteresses,  — 
poursuivit-il. 

Sur  quoi  il  se  mit  à  décrire  en  détail  ces  «  commo- 
dités »  ;  on  aurait  pu  croire,  à  l'entendre,  que  le  principal 
objet  de  la  détention  des  prisonniers  dans  la  forteresse 
était  de  leur  procurer  un  séjour  agréable. 

—  Autrefois,  c'est  vrai,  on  les  traitait  d'une  façon 
assez  rigoureuse  :  mais  à  présent  ils  sont  traités  aussi 
bien  que  possible.  Ils  ont  à  manger  de  trois  plats,  et 
toujours  un  plat  de  viande  :  des  côtelettes  ou  du  hachis. 
Le  dimanche,  nous  leur  donnons  encore  un  plat  de  plus  : 
un  entremets.  Fasse  Dieu  qu'Un  jour  toute  la  Russie 
puisse  se  nourrir  comme  eux  ! 

Suivant  l'habitude  des  vieillards,  le  général,  une  fois 
lancé  sur  son  sujet,  ne  s'arrêta  plus  avant  d'avoir  répété 
jusqu'au  bout  ce  qu'il  répétait  sans  cesse. 

—  Quant  aux  livres,  —  disait-il,  —  nous  mettons  à 

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RÉSURRECTION  351 

leur  disposition  des  ouvrages  religieux,  et  puis  aussi  de 
vieux  journaux.  Nous  avons  une  nibliothèque  fort  bien 
fournie.  Mais  ils  ne  lisent  que  rarement.  D'abord, 
souvent,  ils  font  mine  de  s'intéresser  à  la  lecture  :  mais 
au  bout  de  peu  de  temps  ils  rendent  les  livres  sans  y 
avoir  touché.  Ecrire,  aussi,  ils  le  peuvent.  Nous  leur 
donnons  des  ardoises  pour  qu'ils  puissent  s'amuser  à 
écrire  dessus.  Ils  peuvent  écrire,  effacer,  et  écrire  de 
nouveau.  Mais  cela  non  plus,  ils  ne  le  font  pas.  Non,  ce 
n'est  que  dans  les  premiers  temps  qu'ils  rêvent  de 
<'  s'occuper  »  ;  plus  tard  ils  engraissent  et  deviennent  de 
plus  en  plus  inertes. 

Nekhludov  écoutait  cette  voix  éraillée,  considérait  ces 
membres  engourdis,  ces  yeux  aux  paupières  enflées  sous 
les  énormes  sourcils,  ce  crâne  dégarni,  cette  petite  croix 
blanche  à  la  boutonnière  ;  et  sans  cesse  il  comprenait 
davantage  l'inutilité  de  rien  expliquer  à  un  tel  homme. 

Il  se  leva,  ayant  grand'peine  à  cacher  le  mélange 
de  répulsion  et  de  pitié  que  lui  inspirait  cet  affreux 
vieillard.  Et  celui-ci,  de  son  côté,  n'était  pas  fâché 
de  pouvoir  faire  un  peu  la  leçon  au  fils  de  son  ancien 
camarade. 

—  Adieu,  mon  enfant  !  —  poursuivit-il.  —  Ne  prenez 
pas  ce  que  je  vous  dis  en  mauvaise  part,  je  ne  vous  le 
dis  que  par  pure  amitié  :  mais  ne  vous  mêlez  pas  des 
affaires  de  nos  prisonniers  I  Ne  vous  imaginez  pas  qu'il  y 
en  ait,  parmi  eux,  d'innocents  I  Tous,  les  uns  comme  les 
autres,  ce  sont  des  misérables  ;  et  nous  les  connaissons 
bien,  nous  savons  ce  qu'ils  valent...  Et  puis,  croyez-moi, 
reprenez  du  service  !  L'empereur  a  besoin  de  tous  les 
hommes  de  valeur...  la  patrie  aussi.  Songez  un  peu  à 
ce  qui  arriverait  si  moi,  si  tous  les  hommes  de  notre 
espèce,  nous  ne  servions  pas  ? 

Nekhludov  poussa  un  soupir,  s'inclina  très  bas,  serra 
la  grosse  main  ossifiée  du  vieillard,  et  sortit  de  la 
chambre. 

Le  général,  resté  seul,  se  frotta  longuement  les  reins 
et  se  traîna  dans  le  petit  salon  où,  pendant  son  absence, 
le  jeune  artiste  avait  écrit  la  réponse  dictée  par  l'esprit 

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352  RÉSURRECTION 

de  Jeanne  d'Arc.  Le  général  lut,  à  travers  son  lorgnon  : 
«  se  reconnaissent  l'une  l'autre  d'après  la  lumière  qui 
se  dégage  de  leur  corps  astral  ». 

—  Hâ  !  —  s'écria  le  général,  clignant  des  yeux  avec 
satisfaction.  Mais  soudain  un  doute  le  saisit. 

—  Cette  lumière  n'est  donc  pas  la  même  pour  tous? 
—  demanda-t-il^,  et,  de  nouveau,  entremêlant  ses  doigts 
avec  ceux  de  l'artiste,  il  s'installa  auprès  du  guéridon. 


Devant  le  perron,  en  sortant,  Nekhludov  appela  son 
cocher. 

—  Ah  !  patron,  ce  qu'on  s'ennuie  ici  !  —  dit  le  cocher. 
—  Pour  un  peu  je  serais  parti  sans  vous  attendre. 

—  Oui,  vraiment,  on  s'y  ennuie  !  —  répondit  Nekhlu- 
dov en  soupirant.  Après  quoi,  assis  dans  la  voiture, 
il  essaya  de  se  distraire  en  observant  le  jeu  des  nuages 
gris,  sur  le  ciel,  et  les  eaux  étincelantes  de  la  Neva, 
sillonnée  de  barques  et  de  bateaux  à  vapeur. 


III 


Le  lendemain,  mercredi,  était  le  jour  où  devait  être 
examinée  l'affaire  de  la  Maslova.  Nekhludov  arriva  de 
bonne  heure  au  Sénat.  Devant  l'entrée,  il  se  rencon- 
tra avec  l'avocat,  qui  venait  également  d'arriver.  Ils 
montèrent  ensemble  l'énorme  et  solennel  escalier  jus- 
qu'au second  étage.  Dans  la  première  pièce  où  ils 
entrèrent,  un  suisse,  tout  en  les  débarrassant  de  leurs 
cannes  et  de  leurs  manteaux,  leur  dit  que  les  quatre 
sénateurs  étaient  déjà  là  :  le  dernier  était  arrivé  une 
minute  avant  eux.  Faïnitzine,  —  qui  s'était  mis  en  habit 
et  en  cravate  blanche,  —  fit  passer  Nekhludov  dans  une 
pièce  voisiné,  contre  les  murs  de  laquelle  étaient  ran- 
gées de  grandes  armoires  d'une  forme  quelque  peu 
extraordinaire.  Un  vieillard  d'aspect  patriarcal  se  trou- 
vait là  à  ce  moment,  un  grand  vieillard  aux  longs  che- 


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RÉSURRECTION  353 

veux  blancs  :  deux  valets,  respectueusement,  Taidaient 
à  se  défaire  de  son  manteau  et  à  se  diriger  vers  Tune 
des  armoires,  où,  soudain,  Nekhludov  le  vit  s*engouffrer. 

Faïnitzine,cependant,ayant  aperçu  un  de  ses  collègues, 
également  en  habit  et  en  cravate  blanche,  courut  à  lui, 
laissant  à  Nekhludov  tout  le  loisir  d'examiner  les  autres 
personnes  qui  remplissaient  la  salle.  Il  y  avait  là  une 
quinzaine  d'hommes,  et  deux  dames,  dont  une  toute 
jeune,  avec  un  lorgnon,  l'autre  déjà  grisonnante.  On 
devait  examiner,  ce  jour-là,  une  affaire  de  diffamation 
par  voie  de  la  presse  :  de  là  venait  cette  afQuence  d'un 
public  qui,  d'ordinaire,  ne  se  dérangeait  guère  pour 
assister  aux  séances  de  la  section  de  cassation. 

L'huissier,  un  bel  homme  rubicond,  vêtu  d'un  impo- 
sant uniforme,  s'approcha  de  Faïnitzine  pour  lui  deman- 
der dans  quelle  affaire  il  allait  plaider.  Pendant  qu'il 
notait  sur  un  papier  la  réponse  de  l'avocat,  la  porte  de 
l'armoire  s'ouvrit,  et  Nekhludov  en  vit  sortir  le  vieillard 
à  l'aspect  patriarcal,  mais  non  plus  en  veston  et  en  pan- 
talon gris,  comme  il  y  était  entré  :  il  avait  échangé  ses 
vêtements  habituels  contre  un  uniforme  bariolé  qui  lui 
donnait  l'air  d'un  gigantesque  oiseau. 

Lui-même,  d'ailleurs,  était  sans  doute  gêné  de  ce 
déguisement,  car  c'est  presque  en  courant  qu'il  sortit 
de  la  salle. 

—  C'est  Bé,  un  homme  respectable!  —  dit  l'avocat  à 
Nekhludov  en  le  rejoignant.  Et  il  se  mit  à  lui  expliquer 
l'affaire  cpi'on  allait  juger. 

Cependant  la  séance  ne  tarda  pas  à  s'ouvrir.  Avec  le 
peste  du  public,  Nekhludov,  pénétra  dans  la  salle  d'au- 
dience, une  salle  moins  grande  et  d'une  ornementation 
plus  simple  que  celle  de  la  cour  d'assises  où  avait  siégé 
Nekhludov,  mais  d'ailleurs  disposée  de  la  même  façon. 
Même  séparation  entre  le  public  et  les  juges;  mêmes 
tableaux  sur  les  murs;  et  quand  Thuissier  annonça: 
«  La  Cour  !  »  tous  se  levèrent  pour  saluer  les  sénateurs 
en  grand  uniforme,  qui,  s'asseyant  devant  la  table,  firent 
de  leur  mieux  pour  se  donner  une  mine  sérieuse  et 
solennelle. 

23 

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354  RÉSURRECTION 

Ces  sénateurs  étaient  au  nombre  de  quatre.  Il  y  avait 
d'abord  celui  qui  faisait  fonction  de  président,  Nikitine, 
un  grand  homme  glabre,  avec  un  visage  mince  et  des 
yeux  d'acier  ;  puis  Wolfï,  rasé  de  frais,  et  montrant  ses 
belles  mains  blanches;  puis  Skovorodnikov,  un  petit 
vieux  gros  et  lourd,  le  visage  tout  grêlé  de  petite  vérole  ; 
enfin  Bé,  le  vieillard  à  la  mine  patriarcale.  Derrière,  les 
sénateurs  entrèrent,  sur  l'estrade,  le  greffier  et  le  subs- 
titut du  procureur,  —  ce  dernier  un  homme  encore 
jeune,  maigre,  sec,  avec  un  teint  sombre  et  une  pro- 
fonde expression  de  tristesse  dans  les  yeux.  En  dépit  de 
l'étrange  costume  qu'il  portait,  Nekhludov  reconnut  en 
lui,  aussitôt,  un  de  ses  meilleurs  amis  de  l'Université. 

—  Ce  substitut  ne  s'appelle-t-il  pas  Sélénine?  — 
demanda-t-il  à  son  avocat,  qui  était  venu  s'asseoir  près 
de  lui  sur  les  bancs  du  public. 

—  Oui,  eh  bien? 

—  Je  le  connais  beaucoup,  c'est  un  homme  de  haute 
valeur. 

—  Et  un  substitut  extrêmement  remarquable,  très 
actif,  déjà  très  influent.  C'est  à  lui  que  vous  auriez  dû 
vous  adresser,  —  dit  l'avocat. 

—  Oh  !  celui-là  agira  toujours  uniquement  d'après  sa 
conscience!  — dit  Nekhludov,  se  rappelant  les  éminentes 
qualités  de  piété,  de  probité,  de  noblesse  de  son  ancien 
condisciple. 

—  D'ailleurs,  ce  serait  trop  tard,  maintenant!  — 
répondit  Faïnitzine  ;  après  quoi  il  se  remit  à  écouter  reli- 
gieusement la  discussion  de  l'affaire. 

Nekhludov  se  mit  à  l'écouter  aussi;  et  de  toutes  ses 
forces  il  essaya  de  comprendre  ce  qui  se  passait  devant 
lui.  Mais,  de  nouveau,  il  en  était  empêché  par  ce  fait 
que,  au  lieu  de  discuter  le  fonds  du  procès,  on  faisait 
porter  tout  le  débat  sur  des  incidents  acccessoires. 
Le  procès  avait  pour  cause  un  article  de  journal  dénon- 
çant les  escroqueries  du  président  d'une  société  d'ac- 
tionnaires. L'important,  en  bonne  justice,  eût  été  de 
savoir  si  vraiment  ce  président  volait  ses  mandataires, 
et,  dans  ce  cas,  comment  on  pouvait  mettre  fin  à  ses 

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RÉSURRECTION  355 

vols.  Mais  de  tout  cela,  dans  la  discussion,  pas  un  mot 
ne  fut  dit.  On  débattit  uniquement  la  question  de  savoir 
si,  d'après  un  certain  paragraphe  du  code,  le  directeur  du 
journal  avait  eu  le  droit  d'imprimer  l'article,  et  si,  n'en 
ayant  pas  le  droit,  il  avait  commis,  en  l'imprimant,  une 
diffamation,  ou  une  calomnie,  ou  encore  une  calomnie 
doublée  de  diffamation. 

Deux  choses  seulement  frappèrent  Nekhludov  :  il 
observa  d'abord  que  Wolff,  qui,  quelques  jours  aupara- 
vant, lui  avait  déclaré  que  le  Sénat  ne  s'occupait  jamais 
que  des  vices  de  procédure,  mettait  au  contraire  une 
grande  chaleur  à  invoquer  des  arguments  de  fonds  pour 
faire  casser  la  condamnation  du  directeur  du  journal  ;  et 
il  observa  aussi  que  Sélénine,  d'ordinaire  si  froid, 
mettait  une  égale  chaleur  à  soutenir  la  thèse  contraire. 
Il  crut  même  remarquer,  dans  cette  chaleur  du  substi- 
tut, comme  une  certaine  hostilité  à  Tégard  de  Wolff  qui, 
lui-même,  finit  sans  doute  par  éprouver  une  impression 
analogue,  car,  sur  une  réplique  de  Sélénine,  il  rougit, 
tressaillit,  fit  un  geste  de  dépit  et  n'ajouta  plus  rien. 

La  discussion  se  trouvant  ainsi  terminée,  les  séna- 
teurs se  retirèrent  pour  délibérer.  L'huissier  vint  préve- 
nir Faïnitzine  que  l'affaire  de  la  Maslova  allait  être  jugée 
dans  quelques  instants. 


IV 


Dès  que  les  quatre  sénateurs  se  furent  assis  dans  leur 
salle  de  délibérations,  Wolff,  avec  beaucoup  de  chaleur, 
se  mit  à  exposer  les  motifs  qui  devaient  faire  casser 
le  jugement  porté  contre  le  directeur  du  journal. 

Le  président,  homme  fort  peu  bienveillant  en  géné- 
ral, était  encore,  ce  jour-là,  particulièrement  mal  dis- 
posé. Déjà  pendant  que  l'affaire  était  discutée  en  séance 
publique,  il  avait  arrêté  son  opinion,  et  maintenant, 
sans  écouter  Wolff,  il  restait  plongé  dans  ses  pensées. 
Ses  pensées  tournaient  autour  du  fait  que,  la  veille,  il 
avait  raconté  dans  ses  mémoires  la  façon  dont  c'était 


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356  RÉSURRECTION 

Velianov,  et  non  pas  lui,  qui  avait  été  nommé  à  un 
poste  depuis  longtemps  convoité  par  lui.  Ce  président 
Nikitine  était  en  effet  très  profondément  convaincu  de 
ce  que  son  opinion  sur  les  divers  hauts  fonctionnaires 
qu*il  avait  eu  l'occasion  de  connaître  constituerait, 
pour  rhistoire,  un  document  des  plus  importants.  Dans 
le  chapitre  qu'il  avait  écrit  la  veille,  il  appréciait  avec 
une  extrême  sévérité  la  conduite  de  quelques-uns  de 
ces  hauts  fonctionnaires  qui  l'avaient,  suivant  son 
expression,  empêché  de  sauver  la  Russie  de  la  ruine, 
ce  qui  voulait  dire  simplement  qu'ils  l'avaient  empêché 
de  toucher  un  plus  gros  traitement;  et  il  se  demandait 
à  présent  s'il  s'était  assez  clairement  expliqué  pour  que 
la  postérité  pût  voir  tout  cela,  grâce  à  lui,  sous  un  jour 
tout  à  fait  nouveau. 

—  Sans  doute,  sans  doute  !  —  répondait-il  à  Wolff 
quand  celui-ci  avait  l'air  de  s'adresser  à  lui  :  mais  il 
n'entendait  pas  un  mot  de  ce  qu'il  disait. 

Bé,  non  plus,  n'entendait  rien  de  ce  que  disait  Wolff. 
La  mine  absorbée,  il  dessinait  des  armoiries  sur  un 
papier  placé  devant  lui.  Ce  Bé  était  un  libéral  de  la 
vieille  espèce.  Il  conservait  pieusement  les  traditions  de 
l'école  de  1860;  seules  ses  opinions  politiques  parve- 
naient à  le  faire  dévier  de  son  impartialité.  Et  c'est 
ainsi  que,  dans  l'affaire  de  diffamation,  il  refusait  de 
voir  autre  chose  qu'une  atteinte  à  la  liberté  de  la  presse. 
Quand  Wolff  eut  fini  de  parler,  le  vieillard  releva  un 
instant  la  tète,  développa  sa  manière  de  voir  en  quelques 
mots  très  nets,  et,  abaissant  de  nouveau  sa  tète  blanche, 
se  remit  à  dessiner  des  armoiries. 

Skovorodnikov,  assis  en  face  de  Wolff,  et  qui  pas- 
sait tout  son  temps  à  mettre  dans  sa  bouche  les  poils  de 
sa  moustache  et  de  sa  barbe,  s'interrompit  un  moment 
dans  cette  opération  pour  déclarer,  d'une  voix  haute  et 
grinçante,  que,  en  l'absence  de  tout  vice  de  procédure, 
le  jugement  ne  lui  paraissait  pas  pouvoir  être  cassé«  Le 
président  [se  rangea  du  même  avis  ;  et  le  jugement  fut 
proclamé  valable. 

Wolff  était  furieux,  d'autant  plus  furieux  qu'à  diverses 

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RÉSURRECTION  357 

allusions  il  avait  bien  senti,  chez  ses  collègues  comme 
chez  le  substitut,  des  doutes  sur  son  désintéressement. 
Mais,  en  homme  «comme  il  faut»,  il  sut  à  merveille 
cacher  sa  mauvaise  humeur,  et  prenant  tout  de  suite 
un  autre^ dossier,  il  se  mit  à  lire  les  pièces  de  l'affaire 
de  la  Masiova.  Ses  trois  collègues,  après  avoir  sonné 
pour  demander  du  thé,  engagèrent  la  conversation  sur 
un  événement  qui,  alors,  partageait  avec  le  duel  de 
Kamensky  l'attention  de  tout  Pétersbourg.  Un  fonction- 
naire des  plus  importants,  chef  de  section  dans  un  minis- 
tère, avait  été  arrêté  comme  coupable  d'attentats  à  la 
pudeur  particulièrement  monstrueux. 

—  Quelle  horreur  !  —  disait  Bé  d'un  ton  de  dégoût  ! 

—  Que  trouvez-vous  là  de  si  horrible  ?  —  demanda 
Skovorodnikov,  tout  en  mouillant  avec  sa  langue  le 
papier  d'une  cigarette  qu'il  venait  de  rouler.  —  Je  viens 
de  lire,  ces  jours-ci,  une  étude  d'un  auteur  allemand  qui 
demande  que  le  mariage  d'un  homme  avec  un  autre 
homme  puisse  être  considéré  comme  légal. 

—  Impossible  !  —  dit  Bé. 

—  Je  vous  apporterai  l'article  la  prochaine  fois  !  — 
répondit  Skovorodnikov;  et,  sans  broncher,  il  cita  des 
phrases  entières  de  l'article,  dont  il  indiqua  aussi  le  titre, 
la  date,  et  le  lieu  de  publication. 

—  On  dit  qu'il  va  être  envoyé,  en  qualité  de  gouver- 
neur, quelque  part  dans  le  fond  de  la  Sibérie  !  —  dit 
Nikitine. 

—  Ce  sera  parfait  !  Je  vois  déjà  l'archiprêtre  venant 
au-devant  de  lui  avec  tout  son  clergé  !  —  fît  Skovorod- 
nikov, qui,  après  avoir  tiré  quelques  bouffées  de  sa  ciga- 
rette, s'était  remis  à  mâcher  le  poil  de  sa  barbe  et  de 
sa  moustache. 

C'est  alors  que  l'huissier,  entrant  dans  la  salle  de 
délibérations,  vint  dire  aux  sénateurs  que  l'avocat  Faïnit- 
zine  désirait  assister  à  l'examen  du  pourvoi  de  la  Masiova. 

—  Voici  en  quoi  consiste  cette  affaire  de  la  Masiova, 
c'est  tout  un  roman!  —  dit  Wolff;  et  il  raconta  à  ses 
collègues  ce  qu'il  savait  des  relations  de  Nekhludov  avec 
la  Masiova. 

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358  RÉSURRECTION 

Les  sénateurs,  qui  avaient  hâte  de  s'en  aller,  auraient 
infiniment  préféré  régler  cette  affaire  entre  eux,  en  un 
tour  de  main.  Mais  la  demande  de  l'avocat  ne  pouvait 
pas,  décemment,  être  repoussée;  ils  se  résignèrent  donc 
à  quitter  leur  salle  de  délibérations  pour  revenir  en  séance 
publique. 

Ce  fut  encore  Wolff  qui,  de  sa  voix  fluette,  développa 
les  motifs  de  cassation  du  jugement  de  la  Maslova;  et 
de  nouveau  il  le  fit  avec  une  partialité  visible,  en  laissant 
voir  son  désir  que  le  jugement  fût  cassé. 

—  Avez-vous  quelque  chose  à  ajouter  ?  —  demanda  le 
président  en  se  tournant  vers  Faïnitzine. 

Faïnitzine  se  leva,  et,  après  avoir  redressé  le  plastron 
blanc  de  sa  chemise,  il  se  mit  à  prouver,  point  par  point, 
avec  une  précision  et  une  clarté  remarquables,  que  les 
débats  de  la  cour  d'assises  avaient  présenté  six  détails 
contraires  à  la  loi  ;  puis,  en  quelques  mots,  il  se  permit 
de  toucher  au  fonds  de  l'affaire,  pour  établir  l'incohérence 
et  l'injustice  manifestes  du  verdict  de  la  cour  d'assises. 
A  la  suite  de  ce  discours,  débité  d'un  ton  à  la  fois  res- 
pectueux et  ferme,  la  cassation  du  jugement  paraissait 
inévitable;  et  Nekhludov  fut  d'autant  plus  convaincu 
du  gain  de  sa  cause  que  l'avocat,  se  tournant  vers  lui 
pendant  qu'il  parlait,  lui  avait  adressé  un  sourire  de 
satisfaction.  Mais  un  coup  d'œil  jeté  ensuite  sur  le  visage 
des  sénateurs  lui  montra  que  Faïnitzine  était  seul  à  sou- 
rire et  à  être  enchanté.  Les  sénateurs  et  le  substitut,  en 
effet,  étaient  loin  de  sourire  et  d'être  enchantés  :  ils 
avaient  la  mine  ennuyée  d'hommes  qui  perdaient  leur 
temps,  et  tous  semblaient  dire  à  l'avocat  :  «  Parle  tou- 
jours !  Nous  en  avons  entendu  bien  d'autres  que  toi  !  » 

Aussitôt  que  Faïnitzine  eut  achevé  de  parler,  le  prési- 
dent donna  la  parole  au  substitut  du  procureur  :  mais 
celui-ci  se  borna  à  déclarer,  en  quelques  mots,  que  les 
divers  motifs  de  cassation  invoqués  n'étaient  pas 
sérieux,  et  que  le  jugement  devait  être  maintenu  :  sur 
quoi  les  sénateurs  se  levèrent  et  passèrent  dans  leur 
salle  de  délibérations . 

Là,  de  nouveau,  les  avis  se  partagèrent.  WoUT  insis- 

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RÉSURRECTION  350 

tait  pour  la  cassation  ;  Bé,  qui  seul  s'était  pleinement 
rendu  compte  de  la  nature  de  Taffaire,  insistait  dans  le 
même  sens,  présentant  à  ses  collègues  un  vivant  tableau 
de  rinintelligence  des  jurés  et  de  la  négligence  des 
magistrats.  Nikitine,  au  contraire,  toujours  partisan  de 
la  stricte  légalité,  était  opposé  à  la  cassation.  Tout 
dépendait  donc  de  la  voix  de  Skovorodnikov.  Or  celui-ci 
se  déclara  opposé  à  la  cassation,  et  cela,  simplement, 
parce  que  la  résolution  de  Nekhludov  de  se  marier,  par 
devoir,  avec  la  Maslova,  Tavait  choqué  au  plus  haut 
degré. 

Ce  Skovorodnikov  était  matérialiste,  darwiniste  ;  toute 
manifestation  du  sentiment  du  devoir,  et  plus  encore  du 
sentiment  religieux,  lui  faisait  l'effet  non  seulement 
d'une  absurdité  révoltante,  mais  aussi  de  quelque  chose 
comme  une  injure  personnelle.  Et  voilà  pourquoi,  sans 
même  s'interrompre  de  fourrer  sa  barbe  entre  ses  dents, 
il  déclara  ne  rien  voir  dans  l'affaire  que  la  légalité  du 
jugement,  et  l'insuffisance  des  motifs  invoqués  pour  la 
cassation. 

Le  pourvoi  de  la  Maslova  fut  donc  rejeté. 


—  Mais  c'est  horrible  !  —  s'écria  Nekhludov  en  s'avan- 
çant  vers  l'avocat,  après  la  lecture  de  l'arrêt.  Une  con- 
damnation d'une  injustice  évidente  !  Et  eux  qui  la  con- 
firment, sous  prétexte  qu'elle  ne  contient  pas  de  vice  de 
forme  ! 

—  C'est  un  parti-pris  chez  eux  !  —  répondit  l'avocat. 

—  Et  Sélénine  aussi,  opposé  à  la  cassation!  C'est 
horrible!  — répéta  Nekhludov.  —  Que  faire,  maintenant? 

—  Présenter  un  recours  en  grâce  !  Présentez-le  vous- 
même  pendant  que  vous  êtes  ici  !  Je  vais  vous  le  rédiger. 

A  ce  moment  le  sénateur  Wolff,  avec  toutes  ses  croix 
sur  son  uniforme,  entra  dans  la  salle  et  s'approcha  de 
Nekhludov  : 

—  Que  faire,  mon  cher  prince?  Les  motifs  de  cassa- 


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360  RÉSURRECTION 

tion  étaient  insuffisants  !  —  dit-il  en  soulevant  ses  étroites 
épaules.  Après  quoi  il  se  hâta  d'entrer  dans  une  des 
armoires,  pour  se  dévêtir. 

Derrière  Wolflf  arriva  Sélénine  :  il  reconnut  aussitôt 
son  ancien  ami. 

—  Je  ne  m'attendais  pas  à  te  rencontrer  ici  I  — lui  dit-il 
en  lui  souriant  des  lèvres,  tandis  que  ses  yeux  gardaient 
leur  expression  de  tristesse. 

—  Je  ne  savais  pas  que  tu  étais  procureur  général  ! 

—  Substitut  du  procureur,  —  rectifia  Sélénine.  Et  que 
fais-tu  ici  ? 

—  Ici  ?  J'y  suis  venu  dans  l'espoir  d'y  trouver  de  la 
justice  et  de  la  pitié  pour  une  malheureuse  fenune 
injustement  condamnée. 

—  Quelle  femme? 

—  Mais  celle  que  vous  venez  de  condamner  de  nou- 
veau! 

—  Ah  !  oui,  la  Maslova  !  —  se  rappela  Sélénine.  —  Son 
pourvoi  n'avait  aucun  fondement. 

—  Ce  n'était  pas  de  son  pourvoi  qu'il  s'agissait,  mais 
d'elle-même.  Elle  est  innocente,  et  on  la  punit  sans 
raison. 

Sélénine  soupira. 

—  Oui,  c'est  possible,  mais... 

—  Ce  n'est  pas  seulement  possible,  c'est  tout  à  fait 
certain  ! 

—  Comment  le  sais-tu  ? 

—  Je  faisais  partie  du  jury  qui  l'a  condamnée.  Je  sais 
que  nous  avons  commis  une  erreur  dans  notre  verdict. 

Sélénine  réfléchit  un  instant. 

—  Tu  aurais  dû  signaler  l'erreur  tout  de  suite  I  — 
reprit-il. 

—  Je  l'ai  signalée. 

—  On  aurait  dû  l'inscrire  dans  le  procès-verbal  !  C'eût 
été  un  motif  de  cassation. 

—  Mais  l'examen  de  l'affaire  elle-même  suffisait  pour 
montrer  que  le  verdict  du  jury  était  incohérent  !  — fit 
Nekhludov. 

—  Oh  !  le  Sénat  n'a  pas  à  s'occuper  de  cela  !  S'il  se 

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RÉSURRECTION  361 

permettait  de  casser  un  jugement  au  nom  de  la  justice, 
non  seulement  il  risquerait  bientôt  d'accroître  la  part 
de  rinjustice,  —  répondit  Sélénine,  en  songeant  à  Wolff 
et  à  l'affaire  jugée  précédemment,  —  mais  les  décisions 
des  jurés  perdraient  toute  leur  raison  d'être. 

—  Je  sais  seulement  que  cette  femme  est  innocente, 
et  qu'elle  vient  de  perdre  tout  espoir  d'échapper  à  son 
monstrueux  châtiment.  La  justice  suprême  a  confirmé 
rinjustice  ! 

—  Mais  non,  elle  ne  l'a  pas  confirmée,  puisqu'elle 
n'avait  pas  à  s'en  occuper  !  —  répéta  Sélénine  avec  une 
ombre  d'impatience  dans  la  voix.  Puis,  évidemment  dé- 
sireux de  changer  de  sujet  :  —  On  m'a  dit  hier  que  tu 
étais  ici.  La  comtesse  Catherine  Ivanovna  m'avait 
invité,  l'autre  soir,  à  venir  entendre  chez  elle  le  nou- 
veau prophète.  J'y  serais  allé  si  j'avais  pu  penser  que 
tu  y  serais  ! 

—  J'y  étais,  en  effet,  mais  j'en  suis  parti  écœuré  ! 

— »  Pourquoi  écœuré  ?  C'est,  en  tout  cas,  la  manifesta- 
tion d'un  sentiment  religieux,  si  étrange  et  si  pervertie 
qu'elle  soit  ! 

—  Allons  donc  I  Une  monstrueuse  folie  !  —  déclara 
Nekhludov. 

—  Mais  non,  mais  non!  La  seule  chose  bizarre  et 
fâcheuse,  c'est  que  nous  soyons  assez  ignorants  des 
enseignements  de  l'Eglise  pour  considérer  comme  une 
nouveauté  ce  qui  n'est  que  l'exposition  des  dogmes  fon- 
damentaux de  notre  foi  1  —  fit  Sélénine,  d'un  ton  embar- 
rassé, se  rappelant  qu'il  avait  jadis  émis  devant  Nekhlu- 
dov de  tout  autres  idées. 

Nekhludov  le  considéra  avec  une  attention  mêlée  de 
surprise.  Sélénine  soutint  son  regard.  Mais  Nekhludov 
crut  sentir,  au  fond  de  ses  yeux  tristes,  comme  une 
malveillance. 

—  D'ailleurs,  nous  reparlerons  de  tout  cela  1  —  ajouta 
Sélénine,  après  avoir  fait  signe  à  l'huissier  qu'il  allait 
avoir  à  lui  parler.  —  Car  nous  nous  reverrons,  il  le  faut 
absolument  !  Mais  où  te  rencontrer  ?  Moi,  tu  me  trouve- 
ras toujours  chez  moi  à  l'heure  du  dîner. 

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362  RÉSURRECTION 

Il  indiqua  son  adresse  à  Nekhludov  et  lui  serra  affec- 
tueusement la  main  : 

—  Hein  !  combien  d'eau  a  coulé  sous  les  ponts  depuis 
notre  dernier  entretien  !  —  ajouta-t-il  avant  de  s'éloi- 
gner. 

—  Oui,  je  viendrai  te  voir,  si  je  puis  !  —  répondit 
Nekhludov.  Mais  au  fond  de  son  cœur  il  sentait  que, 
de  Tun  des  hommes  qu'il  chérissait  et  estimait  le  plus 
au  monde,  cette  brève  rencontre  avait  fait  à  jamais  pour 
lui  un  étranger,  sinon  un  ennemi. 


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CHAPITRE  V 


En  sortant  du  Sénat,  Nekhludov  et  l'avocat  mar- 
chèrent ensemble  le  long  du  trottoir.  L'avocat  raconta 
à  Nekhludov  Faventure  de  ce  haut  fonctionnaire  dont 
avaient  parlé  entre  eux  les  sénateurs  ;  il  lui  dit  comment, 
au  lieu  d'être  envoyé  au  bagne,  comme  il  aurait  dû  l'être 
suivant  le  code,  ce  haut  fonctionnaire  allait  être  mis  à  la 
tête  d'un  gouvernement.  Puis,  en  passant  devant  une 
place,  il  expliqua  à  Nekhludov  qu'une  souscription  avait 
été  organisée  pour  élever,  sur  cette  place,  un  certain 
monument,  mais  que  le  monument  n'était  toujours  pas 
là,  et  que  les  éminents  personnages  qui  présidaient  à  la 
souscription  avaient  mis  dans  leurs  poches  tout  l'argent 
recueilli.  Il  ajouta,  à  propos  de  l'un  de  ces  personnages, 
que  sa  maîtresse  avait  perdu  des  millions  aux  courses. 
Tel  autre,  toujours  suivant  l'avocat,  aurait  vendu  sa 
femme  pour  une  forte  somme  ;  et  innombrables  auraient 
été  les  escroqueries  commises  par  telles  et  telles  per- 
sonnes, qui,  bien  loin  d'être  en  prison,  continuaient  à 
occuper  des  situations  très  en  vue.  Ces  récits,  —  dont  la 
source  était  évidemment  inépuisable,  —  semblaient  pro- 
curer à  l'avocat  une  satisfaction  personnelle  :  ils  lui  per- 
mettaient, en  effet,  de  croire  lui-même  et  de  faire  croire 
que  les  moyens  employés  par  lui  pour  gagner  de  l'ar- 
gent étaient  pleinement  légitimes  et  innocents,  en  com- 
paraison des  moyens  employés  par  les  plus  hauts  repré- 
sentants de  l'aristocratie  et  des  pouvoirs  publics.  Aussi 
sa  surprise  fut-elle  extrême  quand  il  vit  que  Nekhludov, 
sans  écouter  la  fin  d'une  de  ses  anecdotes,  prit  congé  de 

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364  RÉSURRECTION 

lui  et  sauta  dans  un  fiacre  pour  retourner  chez  sa  tante. 

Mais  c'est  que  Nekhludov  était  plein  de  tristesse.  Sa 
tristesse  venait,  avant  tout,  de  ce  que  la  décision  du 
Sénat  eût  confirmé  la  peine  monstrueuse  infligée  à  la 
Maslova.  Tristement  aussi  il  songeait  que  cette  décision 
du  Sénat  allait  rendre  plus  dure,  pour  lui,  la  réalisation 
de  son  projet  d'unir  sa  destinée  à  celle  de  la  Maslova*  Et 
toutes  ces  histoires  que  Tavocat  lui  débitait  si  complai- 
samment  achevaient  encore  de  le  désoler,  en  lui  mon- 
trant partout  le  triomphe  du  mal,  sans  compter  que, 
malgré  lui,  il  revoyait  toujours  le  froid  et  malveillant 
regard  de  ce  Sélénine,  jadis  si  franc,  si  affectueux,  et  si 
bon. 

Quand  il  arriva  chez  sa  tante,  le  portier  lui  remit  avec 
une  nuance  de  dédain  une  lettre  qu'une  «  femme  »,  — 
comme  disait  le  portier,  —  était  venue  apporter  pour  lui. 
Cette  lettre  était  de  la  mère  de  la  Choustova.  Cette  per- 
sonne remerciait  en  termes  émus  le  «bienfaiteur  »,  le 
«  sauveur  »  de  sa  fille,  et  elle  le  suppliait  de  ne  pas 
quitter  Pétersbourg  sans  venir  la  voir.  C'était,  ajoutait- 
elle,  dans  l'intérêt  de  Vera  Bogodouchovska. 

Après  toutes  les  déceptions  éprouvées  durant  son 
séjour  à  Pétersbourg,  Nekhludov  se  sentait  profondé- 
ment découragé.  Les  projets  qu'il  avait  formés  quelques 
jours  auparavant  lui  paraissaient  à  présent  aussi  irréali- 
sables que  ces  rêves  de  jeunesse  où,  jadis,  il  s'était  plu  à 
s'abandonner.  En  rentrant  dans  sa  chambre,  il  tira  des 
papiers  de  son  portefeuille  ;  et  il  était  en  train  de  dresser 
une  liste  de  ce  qui  lui  restait  à  faire  avant  de  repartir, 
lorsqu'un  valet  de  chambre  vint  lui  dire  que  la  com- 
tesse le  priait  de  descendre  au  salon  pour  prendre  le  thé. 

Nekhludov  replaça  ses  papiers  dans  son  portefeuille  et 
descendit  au  salon.  Par  la  fenêtre  de  l'escalier,  sur  son 
chemin,  il  aperçut  le  landau  de  Mariette,  arrêté  devant 
la  maison  :  et  soudain  il  eut  l'impression  que  son  cœur 
s'égayait.  Un  désir  le  prit  d'être  jeune,  et  de  SQurire. 

Mariette,  coiffée  cette  fois  d'un  chapeau  clair,  et  vêtue 
d'une  robe  claire,  était  assise  sur  une  chaise  près  du 
fauteuil  de  la  comtesse,  une  tasse  de  thé  en  main,  et 

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RÉSURRECTION  365 

parlait  à  demi-voix,  tout  illuminée  de  l'éclat  de  ses 
beaux  yeux  rieurs.  Au  moment  où  Nekhludov  entra  dans 
le  salon,  elle  venait  de  dire  quelque  chose  de  si  comique, 
et  d'un  comique  si  inconvenant,  —  Nekhludov  le  recon- 
nut à  la  nature  de  son  rire,  —  que  Texcellente  comtesse 
Catherine  Ivanovna  avait  été  prise  d'une  joit^  folle,  qui 
secouait  son  gros  corps  des  pieds  à  la  tête,  tandis  que 
Mariette,  avec  une  délicieuse  expression  de  malice,  la 
considérait,  penchant  un  peu  sur  le  côté  son  charmant 
visage  énergique  et  léger. 

—  Tu  me  feras  mourir  de  rire  !  —  s'écriait  la  vieille 
comtesse  entre  deux  éclats. 

Nekhludov,  après  les  avoir  saluées,  s'assit  près  d'elles. 
Et  aussitôt  Mariette,  ayant  remarqué  l'expression  sérieuse 
de  ses  traits,  et  désirant  lui  plaire,  —  ce  qu'elle  désirait, 
sans  trop  savoir  pourquoi,  depuis  le  premier  moment  où 
elle  l'avait  revu,  —  changea  tout  à  fait  non  seulement  son 
expression  extérieure,  mais  aussi  toute  sa  disposition 
intérieure.  Elle  devint  aussitôt  sérieuse,  mélancolique, 
mécontente  de  sa  vie,  pleine  d'aspirations  vagues,  et  tout 
cela  très  sincèrement,  sans  la  moindre  hypocrisie  comme 
sans  le  moindre  effort.  D'instinct,  pour  plaire  à  Nekhlu- 
dov, elle  se  mit  dans  une  disposition  intérieure  pareille 
à  celle  où,  d'instinct,  elle  sentait  que  Nekhludov  se  trou- 
vait à  ce  moment. 

Elle  l'interrogea  sur  le  succès  de  ses  démarches.  Il 
lui  dit  comment  ses  efforts  avaient  échoué  au  Sénat,  et 
mentionna,  à  ce  propos,  sa  rencontre  avec  Sélénine. 

—  Ah  I  quelle  âme  pure!  Voilà  vraiment  un  chevalier 
sans  peur  et  sans  reproche  !  Quelle  âme  pure  !  — 
s'écrièrent  les  deux  dames,  se  plaisant  à  employer  une 
épithète  que  toutPétersbourg,  évidemment,  avait  admise 
pour  désigner  le  jeune  substitut. 

-r-  Il  est  marié  :  comment  est  sa  femme  ?  —  demanda 
Nekhludov. 

—  Sa  femme?  Oh!  c'est...  mais  ne  jugeons  personne. 
Le  malheur  est  qu'elle  ne  comprend  pas  son  mari.  Et 
ainsi,  lui  aussi  a  été  pour  le  rejet  du  pourvoi  ?  —  pour- 
suivit Mariette  avec  une  sincère  compassion.  —  Mais 

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366  Rl^SDRRECTION 

c'est  affreux!  Comme  je  plains  cette  malheureuse! 
Et,  du  fond  de  son  cœur,  elle  poussa  un  soupir, 
Nekhludov,  ému  de  son  chagrin,  se  hâta  de  changer 
de  conversation.  Il  parla  à  Mariette  de  la  Choustova  qui, 
par  son  entremise,  venait  enfin  de  sortir  de  la  lorteresse. 
Après  ravoir  remerciée  de  cette  entremise,  il  s'apprêtait 
à  dire  combien  c'était  chose  horrible  de  penser  que  cette 
pauvre  fille  et  toute  sa  famille  eussent  souffert  si  long- 
temps, et  cela  simplement  parce  c[ue  personne  n'avait 
élevé  la  voix  pour  eux  :  mais  Mariette  ne  le  laissa  point 
poursuivre,  et  elle-même,  dans  des  termes  semblables 
à  ceux  dont  il  allait  se  servir,  elle  exprima  toute  son 
indignation. 

La  comtesse  Catherine  Ivanovna  vit  tout  de  suite  que 
Mariette  coquetait  avec  son  neveu,  ce  qui,  du  reste, 
l'amusa  fort. 

—  Sais-tu  quoi?  —  demanda-t-elle  à  Nekhludov.  — 
Viens  avec  nous  demain  soir,  chez  Aline  !  Kieswetter  y 
sera.  Et  toi,  ne  manque  pas  de  venir  aussi  l  —  ajoutâ- 
t-elle en  se  tournant  vers  Mariette. 

—  Figure-toi  que  Kieswetter  t'a  remarqué  !  —  pour- 
suivit-elle en  s'adressant  de  nouveau  à  Nekhludov.  — - 
Il  m'a  dit  que  toutes  les  idées  que  tu  m'avais  exposées, 
et  dont  je  lui  faisais  part,  étaient  à  ses  yeux  un  excellent 
signe,  et  que  certainement  tu  ne  tarderais  pas  à  venir 
au  Christ.  Je  compte  sur  toi  pour  demain  soir!  Mariette, 
dis-lui,  toi  aussi,  que  tu  viendras  et  que  tu  comptes 
sur  lui  ! 

—  C'est  que  d'abord,  chère  comtesse,  je  n'ai  aucun 
droit  de  donner  des  conseils  à  Dimitri  Ivanovitch,  — 
répondit  Mariette,  en  lançant  à  Nekhludov  un  regard  qui 
signifiait  qu'elle  était  pleinement  d'accord  avec  lui  sur  la 
manie  évangélique  de  la  bonne  vieille  dame.  —  Et  puis 
aussi  c'est  que,  vous  savez,  je  n'aime  pas  beaucoup... 

—  Oui,  je  sais  que  tu  es  toujours  différente  des  autres, 
et  que  tu  as  une  façon  à  toi  de  penser  sur  tout. 

—  Comment,  une  façon  à  moi?  Mais  j'ai  la  foi  la  plus 
simple  et  la  plus  banale,  la  foi  de  la  paysanne  la  plus 
ignorante!  —  fit-elle,  en  souriant.  —  Mais  surtout,  c'est 

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RÉSURRECTION  367 

que,  demain,  je  suis  forcée  d'aller  au  Théâtre-Français  ! 

—  Ah!  —  Et  toi,  à  propos,  la  connais-tu,  cette 
fameuse...  comment  donc?  —  demanda  la  comtesse  à 
Nekhludov. 

Mariette  lui  souffla  le  nom  d'une  célèbre  actrice  fran- 
çaise. 

—  11  faut  absolument  que  tu  ailles  la  voir.  Elle  est 
étonnante  ! 

—  Qui  dois-je  aller  voir  d'abord,  à  votre  avis  :  l'actrice, 
ouïe  prophète?  —  demanda  Nekhludov  avec  un  sourire. 

—  Tu  es  méchant  d'interpréter  si  mal  mes  paroles  ! 

—  Je  crois  que  mieux  vaut  aller  voir  d'abord  le  pro- 
phète, et  ensuite  l'actrice;  sans  quoi  on  risquerait  de 
perdre  toute  confiance  dans  les  prophéties  1  —  reprit 
Nekhludov. 

—  Riez,  moquez-vous  !  vous  ne  me  ferez  pas  changer 
de  sentiment.  Autre  chose  est  Kiesewetter,  autre  chose 
le  théâtre.  Point  n'est  besoin,  pour  faire  son  salut, 
d'avoir  la  mine  lugubre  et  de  pleurer  tout  le  temps.  Avoir 
la  foi,  cela  suffit  ;  et  Ton  n'en  est  que  plus  à  l'aise  pour 
jouir  de  la  vie. 

—  Mais,  ma  tante,  savez-vous  que  vous  prophétisez 
mieux  que  le  meilleur  prophète? 

—  Et  vous,  —  demanda  Mariette,  —  savez-vous  ce 
que  vous  devriez  faire  ?  Vous  devriez  venir  demain  soir 
me  voir  dans  ma  loge  ! 

—  Je  crains  bien  de  n'avoir  pas  le  temps... 

La  conversation  fut  interrompue  par  l'entrée  du  valet  de 
chambre,  annonçant  à  la  comtesse  la  visite  du  secrétaire 
d'une  œuvre  de  bienfaisance  dont  elle  était  présidente. 

—  Oh  !  c'est  le  plus  ennuyeux  des  hommes  !  Je  vais 
aller  le  recevoir  un  instant  dans  le  petit  salon,  et  je  re- 
viendrai aussitôt  bavarder  encore  avec  vous.  Et  toi,  Ma- 
riette, en  attendant,  bourre-le  de  thé  !  —  Sur  quoi,  de 
son  pas  viril,  la  comtesse  sortit  du  salon. 

Mariette  ôta  un  de  ses  gants,  mettant  à  nu  une  petite 
main  assez  plate,  mais  toute  chargée  de  bagues. 

—  Puis-je  vous  servir  ?  —  demanda-t-elle  à  Nekhludov 
en  mettant  la  main  sur  la  théière  d'argent. 

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368  RÉSURRECTION 

Son  visage  avait  pris  une  expression  encore  plus 
grave  et  plus  triste. 

—  Je  vais  vous  faire  un  aveu!  —  dit-elle.  —  Rien  au 
monde  ne  m'est  plus  pénible  que  de  penser  que  des 
personnes  à  l'estime  desquelles  je  tiens  me  confondent 
avec  la  position  où  je  suis  forcée  de  vivre. 

Peu  s'eft  fallut  qu'elle  ne  pleurât,  en  prononçant  ces 
mots.  Et  bien  que  ces  mots,  à  les  considérer  de  près, 
n'eussent  qu'une  signififcation  assez  vague,  ils  parurent 
à  Nekhludov  pleins  de  profondeur,  de  franchise,  et  de 
bonté,  —  tant  avait  d'empire  sur  lui  le  regard  qui  accom- 
pagnait les  paroles  de  la  fraîche,  jolie,  et  élégante  jeune 
femme  ! 

Nekhludov,  sans  lui  répondre,  la  regardait,  ne  pou- 
vant détacher  ses  yeux  de  son  visage. 

—  Vous  croyez  peut-être  que  je  ne  vous  comprends 
pas,  et  ce  qui  se  passe  en  vous?  Car,  naturellement,  je 
sais  ce  qui  vous  est  arrivé.  Tout  le  monde  le  sait  ici. 
Mais  personne  ne  vous  comprend,  et  moi  je  vous  com- 
prends, et  je  vous  approuve,  et  je  vous  admire  ! 

—  En  vérité,  il  n'y  a  pas  lieu  de  m'admirer  :  je  n'ai 
encore  rien  fait  ! 

—  N'importe!  Je  comprends  vos  sentiments  et  ceux 
de  cette  personne...  C'est  bien,  c'est  bien,  je  ne  vous 
en  parlerai  plus  !  —  interrompit-elle,  croyant  apercevoir 
un  léger  mécontentement  dans  les  traits  de  Nekhludov. 

—  Et  ce  que  je  comprends  aussi,  —  reprit-elle,  avec  la 
seule  pensée  de  se  conquérir  le  cœur  du  jeune  homme, 

—  c'est  que,  ayant  vu  toute  l'horreur  et  toutes  les  souf- 
frances de  la  vie  des  prisons,  vous  ayez  eu  le  désir  de 
venir  en  aide  à  ces  malheureux,  victimes  de  l'égoïsme  et 
de  l'indifférence  des  hommes...  Je  comprends  que  vous 
ayez  projeté  de  donner  votre  vie  pour  ces  malheureux. 
Moi-même,  j'aurais  volontiers  donné  la  mienne.  Mais  à 
chacun  sa  destinée! 

—  N'êtes-vous  donc  pas  satisfaite  de  votre  destinée? 

—  Moi?  —  s'écria-t-elle,  comme  stupéfaite  de  ce 
qu'on  pût  lui  faire  une  telle  question.  —  Oui,  j'ai  le 
devoir  d'en  être  satisfaite,  et  je  le  suis.  Mais  il  y  «  tou- 

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RÉSURRECTION  309' 

jours  en  moî  un  ver  rongeur,  et  je  suis  forcée  de  faire  un 
effort  pour  le  recouvrir  de  terre. 

—  Il  ne  faut  pas  le  recouvrir  !  Il  faut  croire  à  cette 
voix  qui  parle  en  vous  !  —  dit  Nekhludov,  complètement 
subjugué. 

Bien  souvent,  dans  la  suite,  Nekhludov  se  rappela 
avec  honte  tout  cet  entretien;  bien  souvent  il  souffrit 
en  revoyant  Tair  de  respectueuse  attention  avec  lequel 
Mariette  l'avait  écouté,  quand  il  lui  avait  ensuite  raconté 
ses  visites  dans  la  prison'^eU  ses  impressions  au  contact 
des  paysans.  *'    . 

Lorsque  la  comtesse  revint  au  salon,  Mariette  et 
Nekhludov  causaient  comme  des  amis  intimes,  seuls  à  se 
comprendre  Tun  Tautre  parmi  une  foule  étrangère  ou 
hostile. 

Ils  s'entretenaient  de  Tinjustice  des  puissants,  des 
souffrances  des  faibles,  de  la  misère  du  peuple;  mais,  en 
réalité,  leurs  yeux,  sous  le  murmure  des  paroles,  ne  ces- 
saient de  s'entretenir  d'un  tout  autre  sujet.  «  Pourras-tu 
m'aimer  ?  »  demandaient  les  yeux  de  Mariette.  «  Je  le 
pourrai  !  »  répondaient  les  yeux  du  jeune  homme.  Et, 
tout  au  long  des  nobles  pensées  qu'exprimaient  leurs 
lèvres,  le  désir  physique  les  attirait  l'un  vers  l'autre. 

Mariette,  avant  de  partir,  dit  encore  à  Nekhludov 
combien  elle  aurait  toujours  de  plaisir  à  le  servir  dans 
ses  projets  :  elle  lui  demanda  de  venir,  sans  faute,  la 
voir  dans  sa  loge  au  théâtre,  le  lendemain  soir,  lui 
assurant  qu'elle  aurait  à  lui  parler  «  d'une  affaire  des 
plus  importantes  ». 

—  Qui  sait,  ensuite,  quand  nous  nous  reverrons! 
—  dit-elle  en  soupirant,  et  en  baissant  les  yeux  sur  sa 
main  couverte  de  bagues.  —  C'est  entendu,  n'est-ce 
pas,  vous  viendrez  ? 

Nekhludov  promit  qu'il  viendrait. 

Cette  nuit-là,  Nekhludov  resta  très  longtemps  sur  son 
lit  sans  pouvoir  s'endormir.  Toutes  les  fois  qu'il  se 
rappelait  la  Maslova,  et  le  rejet  de  son  pourvoi,  et  son 
projet  de  la  suivre  partout,  et  la  façon  dont  il  avait 
renoncé  à  ses  terres,  il  voyait  se  dresser  devant  lui, 

24 

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370  RÉSURRECTION 

comme  une  réponse  à  ces  pensées,  la  fine  et  délicieuse 
figure  de  Mariette.  Il  l'entendait  lui  dire  en  soupirant  : 
«  Dieu  sait  quand  nous  nous  reverrons  !  »  Et  il  revoyait 
son  sourire,  il  le  revoyait  si  nettement,  si  vivement  que 
lui-même,  dans  la  nuit,  se  surprenait  à  sourire.  Et  il  se 
demandait,  malgré  lui,  s'il  avait  eu  raison  de  s'engager 
à  partir  pour  la  Sibérie,  s'il  avait  eu  raison  de  se  priver 
de  toute  sa  fortune. 

11  se  le  demandait;  et  les  réponses  qui  lui  venaient  à 
l'esprit,  dans  cette  claire  nuit  de  Pétersbourg,  étaient 
étrangement  vagues  et  confuses.  Tout  s'embrouillait 
dans  sa  tête.  Il  évoquait  ses  anciens  sentiments,  ressus- 
citait devant  lui  ses  anciennes  pensées  :  mais  ces  senti- 
ments, ces  pensées,  avaient  perdu  sur  lui  leur  ancien 
pouvoir. 

—  «  Je  me  suis  encore  forgé  là  des  rêves  avec  les- 
quels je  ne  pourrai  pas  vivre  !  »  —  songeait-il.  Et,  se 
sentant  pressé  de  questions  auxquelles  il  n'était  pas 
en  état  de  répondre,  il  éprouvait  une  impression  de 
tristesse  et  de  découragement  telle  que  depuis  longtemps 
il  n'en  avait  pas  éprouvé.  Et  quand,  à  l'aube,  il  put  enfin 
s'endormir,  ce  fut  de  ce  lourd  et  lugubre  sommeil  dont, 
jadis,  il  s'endormait  après  des  nuits  passées  à  jouer  aux 
certes* 


II 


Le  premier  sentiment  de  Nekhludov,  quand  il  se 
réveilla  le  lendemain  matin,  fut  une  vague  impression 
d'avoir,  la  veille,  commis  quelque  vilaine  action. 

11  rassembla  ses  souvenirs  :  non,  de  vilaine  action  il 
n'en  avait  point  commis,  mais  il  avait  eu  de  vilaines 
pensées,  ce  qui,  à  ses  yeux,  était  pire  encore.  Et  Nekhlu- 
dov se  demanda  avec  effroi  comment  il  avait  pu,  même 
pour  quelque^»  instants,  prêter  l'oreille  à  de  telles  pen- 
sées. Si  nouveau,  si  pénible  que  lui  fût  ce  qu'il  avait 
résolu  de  faire,  il  savait  que  la  vie  qui  en  résulterait 
était  désormais  la  seule  possible  pour  lui  ;  et  si  facile 


y  Google 


RÉSURRECTION  371 

que  lui  fût  de  revenir  à  son  ancienne  vie,  il  savait  que 
ce  serait,  pour  lui,  cesser  de  vivre.  Ses  hésitations  de  la 
veille  ne  lui  firent  plus  l'effet  que  de  ces  derniers  mouve- 
ments de  paresse  de  Thomme  cpii,  s'éveillant,  s'étire 
encore  dans  son  lit  et  se  renfonce  sous  les  couvertures, 
tout  en  sachant  que  le  moment  est  venu  où  il  doit  se 
lever  pour  une  affaire  très  importante  et  très  bonne. 

il  se  leva  en  hâte,  et  se  rendit  dans  le  faubourg 
qu'habitait  la  mère  de  la  Choustova. 

Le  logement  des  Choustov  était  au  second  étage. 
Suivant  les  indications  du  concierge,  Nekhludov  traversa 
de  sombres  couloirs,  grimpa  un  escalier  sombre  et  fati- 
gant, et  pénétra  dans  une  cuisine  trop  chauffée,  que 
remplissait  une  insupportable  odeur  de  mauvaise 
graisse.  Une  vieille  femme,  les  manches  retroussées,  en 
tablier  et  avec  des  lunettes  sur  le  nez,  se  tenait  debout 
près  du  fourneau  et  mêlait  quelque  chose  dans  une 
casserole. 

—  Que  désirez-vous?  —  demanda-t-elle  d'une  voix 
méfiante,  en  regardant  par-dessus  ses  lunettes. 

Mais  Nekhludov  n'avait  pas  fini  de  se  nommer  que 
déjà  le  visage  de  la  vieille  femme  avait  pris  une  expres- 
sion de  plaisir  un  peu  intimidé. 

—  Ah!  prince  !  —  s'écria-t-elle,  tandis  qu'elle  essuyait 
ses  mains  sur  son  tablier,  —  quelle  honte  de  vous  avoir 
fait  monter  ce  sombre  escalier  !  Vous,  notre  bienfaiteur  ! 
Je  suis  sa  mère  !  Vous  êtes  notre  sauveur  !  — poursuivit- 
elle,  s'efforçant  d'approcher  de  ses  lèvres  la  main  de 
Nekhludov,  qu'elle  avait  saisie  dans  les  siennes.  —  .Te  me 
suis  permis  d'aller  chez  vous  hier.  C'est  ma  sœur  qui  a 
insisté  pour  que  je  le  fasse.  Ma  fille  est  ici  !  Par  ici, 
daignez  prendre  la  peine  de  me  suivre  ! 

Elle  conduisit  Nekhludov,  par  une  porte  étroite,  dans 
un  petit  corridor  mal  éclairé,  et  sans  cesse  elle  essayait 
de  rajuster  ses  cheveux  dénoués,  ou  de  réparer  le  dé- 
sordre de  sa  mise. 

—  Ma  sœur^  la  Kornilova...,  —  disait-elle,  —  sans 
douté  vous  aurez  entendu  parler  d'elle.  Elle  a  été  impli- 
quée dans  une  affaire...  Une  personne  très  intelligente 

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372  RÉSURRECTION 

Ouvrant  une  porte  qui  donnait  sur  le  corridor,  la 
mère  de  la  Choustova  fit  entrer  Nekhludov  dans  une 
petite  chambre  où,  devant  une  table,  était  assise  sur  un 
divan  une  jeune  fille  courte  et  trapue,  vêtue  d'une  veste 
d'indienne  rayée,  avec  des  cheveux  blonds  légèrement 
bouclés  qui  entouraient  un  visage  rond,  d'une  pâleur 
extrême.  En  face  d'elle  était  assis  un  jeune  homme  à  la 
moustache  naissante,  vêtu  d'une  blouse  russe  aux  rebords 
brodés.  Le  jeune  homme,  plié  en  deux  sur  sa  chaise, 
parlait  avec  tant  d'animation  que  ni  lui  ni  la  jeune  fille 
ne  s'aperçurent  d'abord  de  l'arrivée  de  Nekhludov. 

—  Lydie  I  C'est  le  prince  Nekhludov,  qui  a  daigné- 
La  pâle  jeune  fille  eut  un  tressaillement  nerveux. 

Rejetant  derrière  son  oreille,  d'un  geste  machinal,  une 
boucle  de  ses  cheveux  blonds,  craintivement  elle  fixa  ses 
yeux  gris  sur  le  nouveau  venu. 

—  Enfin  vous  voici  libre  !  —  dit  Nekhludov,  en  lui 
souriant  et  en  lui  tendant  la  main. 

—  Oui,  enfin!  —  répondit  la  jeune  fille.  Et,  décou- 
vrant toute  une  rangée  de  dents  blanches,  sa  bouche 
s'ouvrit  en  un  bon  sourire  d'enfant.  —  C'est  ma  tante 
qui  a  désiré  vous  voir.  Petite  tante  !  —  s'écria-t-elle  en 
se  tournant  vers  une  porte. 

—  Vera  Efremovna  a  été  bien  tourmentée  de  votre 
arrestation  !  —  dit  Nekhludov. 

—  Ici,  asseyez-vous  plutôt  ici  !  —  interrompit  Lydie, 
en  désignant  du  doigt  la  chaise  de  paille  d'où  venait  de  se 
lever  le  jeune  homme.  Mon  frère  !  —  ajouta-t-elle,  en  ré- 
ponse au  regard  jeté  par  Nekhludov  sur  son  compagnon. 

Celui-ci  serra  la  main  du  nouveau  venu  avec  le  même 
bon  sourire  qui  avait  éclairé  le  visage  de  sa  sœur  ;  puis 
il  s'assit  près  de  la  fenêtre,  où  vint  le  rejoindre  un  collé- 
gien de  quinze  ou  seize  ans. 

—  Vera  Efremovna  est  très  amie  avec  ma  tante  ;  mais 
moi,  je  ne  la  connais  presque  pas!  —  dit  la  jeune  fille. 

En  cet  instant  sortit  de  la  chambre  voisine  une  femme 
d'une  quarantaine  d'années,  au  visage  agréable  et  intel- 
ligent. 

—  Comme  vous  êtes  bon  d'être  venu  !  —  s'écria-t-elle 

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RÉSURRECTION  373 

en  s'asseyant  sur  le  divan  près  de  sa  nièce.  —  Eh  !  bien, 
et  Verotchka?  Vous  l'avez  vue  ?  Comment  supporte-t-elle 
sa  situation  ? 

—  Elle  ne  se  plaint  pas,  —  répondit  Nekhludov. 

—  Ah  !  je  la  reconnais  bien  là  !  Quelle  grande  âme  ! 
Tout  pour  les  autres,  rien  pour  elle  ! 

—  Le  fait  est  qu'elle  ne  m'a  pîen  demandé  pour  elle  : 
elle  ne  s'est  occupée  que  de  votre  nièce.  Elle  s'affligeait 
surtout,  m'a-t-elle  dit,  de  l'injustice  monstrueuse  de 
cette  arrestation. 

—  Une  injustice  monstrueuse,  en  effet!  La  malheu- 
reuse a  souffert  pour  moi. 

—  Mais  pas  du  tout,  petite  tante  !  —  s'écria  Lydie. 
J'aurais  pris  ces  papiers  sans  vous  ! 

—  Permets-moi  de  savoir  mieux  que  toi  ce  qui  en  est  ! 

—  poursuivit  la  tante.  —  Voyez-vous,  —  dit-elle  à 
Nekhludov,  —  tout  cela  est  venu  de  ce  qu'une  certaine 
personne  m'a  priée  de  prendre  en  dépôt  ses  papiers,  et 
de  ce  que  moi,  n'ayant  pas  de  logement  à  moi,  je  les  ai 
laissés  à  ma  nièce.  Et  voilà  que,  cette  même  nuit,  la 
police  est  venue  ici,  a  pris  les  papiers,  l'a  prise  aussi; 
et  on  l'a  gardée  jusqu'à  maintenant,  parce  qu'elle  ne  vou- 
lait pas  dire  de  qui  elle  tenait  ces  papiers. 

—  Et  je  ne  l'ai  pas  dit  I  —  déclara  vivement  Lydie, 
portant  la  main  sur  une  boucle  de  ses  cheveux,  qui, 
pourtant,  ne  s'était  pas  dérangée. 

—  Mais  je  ne  dis  pas  que  tu  Taies  dit!  —  fit  la  tante. 

—  Si  on  à  pris  Mitine,  ce  n'est  pas  à  cause  de  moi  ! 

—  reprit  Lydie  en  rougissant  et  en  promenant  autour 
d'elle  un  regard  inquiet. 

—  Mais  tu  n'as  pas  besoin  de  nous  dire  cela,  Lydot- 
chka  !  —  dit  la  mère. 

—  Et  pourquoi?  Je  veux  en  parler,  au  contraire!  — 
déclara  Lydie.  Elle  ne  souriait  plus.  Elle  était  toute 
rouge  et  enroulait  ses  cheveux  autour  de  son  doigt,  tout 
en  continuant  à  lancer  de  divers  côtés  des  coups  d'œil 
inquiets. 

—  Je  ne  l'ai  pas  dit!  —  reprit-elle,  —  je  me  suis 
bornée  à  me  taire.  Quand  ils  m'ont  interrogée  sur  ma 

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374  RÉSURRECTION 

tante  et  sur  Mitine,  je  n'ai  rien  répondu,  et  j'ai  déclaré 
que  je  ne  répondrais  rien.  Alors  ce...  Kirilov... 

—  Kirilov,  c'est  un  gendarme,  —  fit  la  tante,  s'adres- 
sant  à  Nekhludov. 

—  Alors  ce  Kirilov,  —  reprit  Lydie  en  s'agitant  et  en 
soupirant,  —  se  mit  à  me  raisonner.  «  Tout  le  monde 
est  sûr  que  vous  parlerez  !  »  me  dit-il.  «  Et  cela  ne 
pourra  nuire  à  personne,  au  contraire.  Si  vous  parlez, 
vous  délivrerez  des  innocents  qui,  sans  cela,  risquent 
de  souffrir  injustement.  »  Mais  moi,  tout  de  même,  je 
n'ai  rien  dit.  Alors  il  m'a  dit  :  «  Eh  bien  !  soit,  ne  dites 
rien,  mais  au  moins  ne  niez  pas  ce  que  je  dirai  !  »  Et  il 
s'est  mis  à  citer  des  noms,  et  il  a  cité  le  nom  de  Mitine. 
Et  figurez-vous  que,  le  lendemain,  j'apprends  que  Mitine 
est  pris!  «  Voilà,  —  me  dis-je,  —  c'est  moi  qui  Tai 
livré  !  »  Et  cette  pensée  m'a  tellepient  torturée,  tellement 
torturée,  que  j'ai  bien  cru  que  je  deviendrais  folle. 

—  Mais  c'est  prouvé,  que  tu  n'es  pour  rien  dans  son 
arrestation  !  —  dit  la  tante. 

—  Oui,  mais  moi  je  ne  le  savais  pas.  Et  toujours  je 
pensais  :  je  l'ai  livré  !  J'allais  de  long  en  large,  dans  la 
cellule,  et  je  pensais  :  je  l'ai  livré  !  je  l'ai  livré!  Je  me 
couchais,  je  me  couvrais  la  tête,  et  une  voix  me  criait  à 
l'oreille  :  tu  l'as  livré  !  tu  as  livré  Mitine  !  Et  j'avais 
beau  savoir  que  c'était  de  l'imagination,  impossible  de  ne 
pas  écouter.  C'était  affreux!  —  s'écria  Lydie,  déplus  en 
plus  animée,  tout  en  continuant  à  enrouler  autour  de  son 
doigt  et  puis  à  dérouler  une  boucle  de  ses  cheveux  blonds. 

—  Lydotchka,  calme-toi  !  —  répétait  la  mère,  en  lui 
touchant  le  bras. 

Mais  Lydotchka  ne  parvenait  pas  à  se  calmer. 

—  Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  affreux... — commençâ- 
t-elle. 

Elle  poussa  un  soupir,  se  leva  du  divan  sans  achever 
sa  phrase,  et  s'enfuit  hors  de  la  chambre.  Sa  mère  la 
suivit. 

—  Pour  les  jeunes  gens,  cet  emprisonnement  cellu- 
laire est  une  chose  terrible,  —  dit  la  tante,  en  allumant 
une  cigarette. 

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RÉSURRECTION  375 

—  Pour  tout  le  inonde  ,  j'imagine?  —  répondit  Nekh- 
ludov. 

—  Non,  pas  pour  tout  le  monde  !  Pour  les  véritables 
révolutionnaires,  plusieurs  me  Font  dit,  c'est  au  con- 
traire UD  *epos,  une  sécurité.  Les  malheureux  vivent 
dans  Fangoisse,  dans  la  privation,  dans  la  crainte,  crai- 
gnant à  la  fois  et  pour  eux,  et  pour  les  autres,  et  pour 
l'œuvre.  Et  puis,  un  beau  jour,  on  les  prend,  et  tout  est 
fini,  toute  responsabilité  cesse,  ils  n*ont  plus  qu'à  rester 
étendus  et  à  se  reposer.  J'en  connais  qui,  en  se  voyant 
pris,  ont  éprouvé  une  joie  réelle.  Mais  pour  les  jeunes, 
comme  Lydotchka,  surtout  pour  les  innocents,  le  pre- 
mier choc  est  terrible.  La  suite,  en  comparaison,  n'est 
rien.  La  privation  de  la  liberté,  les  mauvais  traitements, 
le  manque  d'air  et  de  nourriture,  tout  cela  n'aurait 
aucune  importance  et  se  supporterait  facilement  s'il 
n'y  avait  pas  ce  choc  moral  qu'on  ressent  quand  on  se 
trouve  emprisonné  pour  la  première  fois. 

La  mère  de  Lydie,  revenant  près  de  Nekhiudov,  lui 
annonça  que  sa  fille  était  souffrante  et  avait  dû  se 
mettre  au  lit. 

—  Sans  motif  aucun,  ils  ont  perdu  cette  jeune  vie!  — 
dit  la  tante.  —  Et  je  souffre  plus  encore  à  la  pensée  que, 
malgré  moi,  j'ai  été  la  cause  de  cet  affreux  malheur. 

—  Mais  non,  rien  n'est  perdu  !  l'air  de  la  campagne 
la  remettra. 

—  Sans  vous,  en  tout  cas,  elle  aurait  certainement  péri  ! 
—  reprit  la  tante  en  se  tournant  vers  Nekhiudov.  — 
Mais,  au  fait,  j'oublie  de  vous  dire  une  des  raisons  pour 
lesquelles  je  désirais  vous  voir.  C'était  pour  vous  prier 
de  remettre  cette  lettre  à  Vera  Efremovna!  L'enveloppe 
n'est  pas  fermée,  vous  pourrez  lire  la  lettre,  et  la  déchi- 
rer si  vos  opinions  ne  vous  permettent  pas  d'en  approuver 
le  contenu.  Mais  je  n'y  ai  rien  écrit  de  compromettant. 

Nekhiudov  prit  la  lettre,  et,  ayant  dit  adieu  aux  deux 
dames,  il  sortit.  Dans  la  rue,  avant  de  serrer  la  lettre 
dans  son  portefeuille,  il  cacheta  l'enveloppe,  bien  résolu 
à  faire  la  commission  dont  l'avait  chargé  la  tante  de 
Lydie  Cboustova. 

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376  RÉSURRECTION 


III 


Nekhiudov  aurait  bien  volontiers  quitté  Pétersbourg 
ce  soir-là  :  mais  il  avait  promis  à  Mariette  d'aller  la 
voir  au  théâtre;  et,  bien  qu'il  se  rendit  compte  que  son 
devoir  était  de  ne  pas  y  aller,  il  résolut  d'y  aller,  se 
mentant  à  soi-même,  c'est-à-dire  se  disant  que  son 
devoir  était  de  tenir  la  promesse  donnée.  Et  il  se  disait 
encore  que,  une  dernière  fois,  il  aurait  là  l'occasion  de 
revoir  ce  monde  qui,  naguère,  avait  été  le  sien  et  qui 
désormais  lui  serait  étranger.  «  Je  veux  affronter  une 
dernière  fois  ses  séductions,  le  regarder  en  face  une 
dernière  fois!  »  songeait-il,  tout  en  sentant  que  cette 
pensée  n'était  pas  chez  lui  tout  à  fait  sincère. 

Se  levant  de  table  aussitôt  le  dîner  fini,  il  mit  son 
habit  et  se  rendit  au  théâtre,  où  il  arriva  longtemps 
après  le  lever  du  rideau.  On  jouait  Téternelle  Dame  aux 
Camélias,  où  la  fameuse  actrice  française  venait  mon- 
trer au  public,  une  fois  de  plus,  la  façon  dont  doivent 
mourir  les  femmes  poitrinaires. 

Les  contrôleurs,  à  la  porte  du  théâtre,  acctteillirent 
Nekhiudov  avec  des  égards  tout  particuliers  quand  ils 
surent  par  quelle  haute  personnalité  il  avait  été  invité, 
et  ils  s'empressèrent  de  le  faire  conduire  à  la  loge  de 
Mariette.  Le  valet  de  chambre  de  celle-ci,  debout  devant 
la  loge  en  livrée  de  gala,  salua  Nekhiudov  d'un  air  de 
connaissance  et  l'introduisit. 

Tous  les  yeux,  dans  la  salle,  étaient  fixés  sur  une 
actrice  osseuse,  laide,  et  déjà  âgée,  qui,  vêtue  de  soie  et 
de  dentelles,  déclamait  un  monologue  d'une  voix  heur- 
tée et  affectée.  Lorsque  Nekhiudov  entra  dans  la  loge,  et 
pendant  que  deux  souffles  d'air,  Tun  chaud,  l'autre  frais, 
le  frappaient  au  visage,  un  des  spectateurs  se  retourna 
vers  lui  et  fit  un  «  chut  »  indigné  pour  réclamer  contre 
le  bruit  de  la  porte,  qui  troublait  son  recueillement. 
Dans  la  loge,  Mariette  avait  près  d'elle  deux  hommes 
et  une  dame,  une  grosse  dame  en  robe  rouge  avec  un 


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RÉSURRECTION  377 

énorme  chignon.  Des  deux  hommes,  Tun  était  le  mari  de 
Mariette,  que  Nekhludov  voyait  pour  la  première  fois. 
Il  était  grand  et  bien  fait,  la  poitrine  bombée,  avec  un 
visage  froid  et  dur  au  grand  nez  busqué.  L'autre  homme 
était  un  petit  blondin  trapu,  avec  une  moustache  grise 
entre  deux  favoris.  Gracieuse,  fine,  élégante,  dans  un 
décolleté  qui  laissait  voir  très  bas  ses  solides  et  muscu- 
leuses  épaules,  Mariette  était  assise  sur  le  devant  de  la 
loge.  Elle  se  retourna,  elle  aussi,  au  bruit  de  la  porte,  et, 
désignant  à  Nekhludov  une  chaise  placée  derrière  elle, 
elle  lui  sourit  d'un  sourire  familier  qui  lui  parut  plein  de 
signification.  Son  mari,  avec  le  calme  qu'il  apportait  à 
toutes  ses  actions,  fit  au  nouveau  venu  un  léger  signe  de 
tête  :  après  quoi  il  jeta  sur  sa  femme  un  coup  d'œil  sa- 
tisfait, le  coup  d'œildu  possesseur  d'une  belle  et  élégante 
jeune  femme. 

Quand  le  monologue  s'acheva,  le  théâtre  s'ébranla 
sous  la  fureur  des  applaudissements.  Aussitôt  Mariette 
se  leva,  et,  retenant  d'une  main  sa  jupe  de  soie,  elle 
passa  dans  le  fond  de  la  loge  pour  présenter  Nekhludov 
à  son  mari.  Celui-ci,  sans  cesser  de  sourire  des  yeux  à 
sa  femme,  tendit  là  main  au  jeune  homme,  lui  dit  avec 
calme  qu'il  était  ravi  de  le  connaître  ;  et  ce  fut  la  fin  de 
leur  entretien. 

—  J'aurais  dû  partir  ce  soir;  et  sans  la  promesse  que 
je  vous  avais  faite  je  serais  parti  !  —  dit  Nekhludov  en 
se  tournant  vers  Mariette. 

—  Si  vous  n'avez  pas  de  plaisir  à  me  voir,  —  répon- 
dit celle-ci,  devinant  de  nouveau  sa  pensée,  —  vous 
aurez  du  moins  le  plaisir  de  voir  et  d'entendre  une  ac- 
trice sublime.  Comme  elle  était  belle,  n'est-ce  pas,  dans 
cette  dernière  scène?  —  demanda-t-elle  en  se  retournant 
vers  son  mari. 

—  Je  vous  avouerai  que  tout  cela  ne  m'émeut  pas 
beaucoup,  —  fit  Nekhludov  ;  —  j'ai  vu  aujourd'hui  tant 
de  vraie  misère  que... 

—  Allons,  asseyez-vous  là  et  racontez-moi  tout  ! 

Le  mari  écoutait  distraitement  la  conversation,  en  sou- 
riant d'un  sourire  de  plus  en  plus  ironique. 

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378  RÉSURRECTION 

—  Je  suis  allé  chez,  la  malheureuse  créature  qu'on  a 
enfin  mise  en  liberté,  après  Tavoir  si  longtemps  tenue 
en  prison.  Une  créature  à  jamais  anéantie  ! 

—  C'est  la  femme  dont  je  t'ai  parlé!  —  dit  Mariette  à 
son  mari. 

—  Ah  !  oui,  j'ai  été  bien  heureux  de  pouvoir  la  faire 
relâcher  !  —  répondit  le  mari,  tout  en  se  levant  pour 
aller  fumer  une  cigarette  au  foyer. 

Nekhludov  restait  assis,  attendant  toujours  que  Ma- 
riette lui  dît  ce  «  quelque  chose  «qu'elle  avait  à  lui  dire. 
Mais  elle  ne  lui  disait  rien,  ne  cherchait  pas  à  lui  rien 
dire,  et  elle  plaisantait,  elle  parlait  de  la  pièce  qui, 
croyait-elle,  devait  tout  particulièrement  intéresser 
Nekliludov. 

Et  celuiKîi  vit  bientôt  qu'en  réalité  elle  n'avait  eu  rien  à 
lui  dire,  mais  qu'elle  avait  simplement  désiré  se  montrer 
à  lui  dans  tout  l'éclat  de  sa  toilette  de  soirée,  avec  ses 
épaules  nues  et  le  grain  de  beauté  qu'elle  avait  sur  l'une 
d'elles.  Et  cette  découverte  lui  inspira  un  mélange  de 
plaisir  et  de  répugnance.  Le  plaisir  venait  du  charme 
extérieur  répandu  sur  tout  cela  ;  mais  Nekhludov  aper- 
cevait en  même  temps  ce  qui  se  trouvait  sous  ce  charme 
extérieur,  et  c'était  cela  qui  le  répugnait.  Il  jouissait  du 
spectacle  de  Mariette  ;  mais  en  même  temps  il  se  disait 
que  cette  jolie  femme  était  une  menteuse,  qu'elle  s'ac- 
commodait à  merveille  de  vivre  avec  son  coquin  de  mari, 
et  que  tout  ce  qu'elle  lui  avait  dit  la  veille  était  faux,  et 
que  tout  ce  qu'elle  voulait  était  de  le  forcer  à  s'éprendre 
d'elle.  Et  cela  même  lui  était  à  la  fois  odieux  et  agréable. 
A  plusieurs  reprises  il  se  leva  de  sa  chaise  pour 
prendre  congé,  et  se  rassit  de  nouveau.  Mais  quand  enfin 
le  mari  revint  dans  la  loge,  avec  une  forte  odeur  de 
tabac  dans  ses  épaisses  moustaches,  quand  il  jeta  sur 
Nekhludov  son  regard  ironique,  le  jeune  homme  n'y  tint 
plus,  et,  profilant  de  ce  que  la  porte  était  restée  ouverte, 
il  s'élança  dans  le  corridor. 

Comme  il  passait  par  la  Perspective  Newsky,  pour 
rentrer  chez  sa  tante,  il  aperçut  devant  lui  une  femme 
de  haute  taille,  très  bien  faite,  et  vêtue  avec  une  élé- 

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KÉSURRECTION  379 

famce  voyante.  Tous  ceux  qui  passaient  se  retournaient 
fers  elle  et  la  regardaient  :  Nekhludov,  pressant  le  pas, 
['atteig^nît  et  la  regarda  à  son  tour.  C'était  une  créature 
toute  fardée,  mais  avec  de  beaux  traits.  Elle  sourit  à 
Nekhludov,  et  ses  yeux  brillèrent.  Et  aussitôt,  irrésis- 
tiblement, Nekhludov  se  rappela  Mariette  :  la  vue  de 
cette  créature  lui  produisit  le  même  mélange  de  séduc- 
tion et  de  répulsion  qu'il  venait  d'éprouver  tout  à  Theure, 
dans  la  loge. 

Il  s'enfuit,  furieux  contre  lui-même,  et  courut  jusqu'à 
la  Morskaïa,  où,  sur  le  quai,  il  se  mit  à  marcher  de  long 
en  large,  au  grand  étonnement  des  sergents  de  ville. 

«  C'est  le  même  sourire  que  m'a  adressé  Mariette 
quand  je  suis  entré  dans  la  loge,  —  se  disait-il,  —  et  les 
deux  sourires  ont  la  même  signification.  La  seule 
différence  est  que  cette  femme-ci  parle  franchement  et 
ouvertement,  tandis  que  l'autre  feint  d'avoir  d'autres 
pensées,  d'éprouver  des  sentiments  supérieurs  et  plus 
raffinés.  Le  fond  est  le  même  :  mais  celle-ci  dit  vrai, 
tandis  que  l'autre  ment  !  » 

Nekhludov  se  rappela  ses  relations  avec  la  femme  de 
son  ami,  et  une  foule  de  souvenirs  honteux  s'offrirent  à 
lui.  «  Terrible,  se  dit-il,  cette  persistance  de  la  bête  dans 
l'homme  !  Mais  quand  elle  est  à  découvert,  et  que  tu  la 
reconnais  pour  ce  qu'elle  est,  tu  restes  le  même  que  tu 
étais  avant,  soit  que  tu  y  cèdes  ou  que  tu  y  résistes  ;  tandis 
que  quand  cette  animalité  se  cache  sous  des  dehors  soi- 
disant  poétiques,  quand,  au  lieu  de  t' apparaître  dans  sa 
bassesse,  elle  prétend  t'inspirer  du  respect,  c'en  est  fait 
de  toi  tout  entier!  La  bête,  en  toi,  supprime  l'homme,  et 
tu  cesses  de  pouvoir  distinguer  le  bien  du  mal.  Voilà  ce 
qui  est  plus  affreux  que  tout  le  reste  !  » 

Nekhludov,  à  présent,  voyait  cela  aussi  clairement 
qu'il  voyait,  devant  lui,  les  palais,  la  forteresse,  le  fleuve, 
les  bateaux,  les  fiacres.  Et  de  même  que,  cette  nuit-là, 
il  n'y  avait  point  de  ténèbres  sur  la  ville,  mais  que  tout 
y  était  éclairé  d'une  triste  et  confuse  lumière,  de  même 
Nekludov  avait  l'impression  que  toutes  les  ténèbres  de 
l'inconscience  s'étaient  dissipées  dans  son  âme,  cédant 

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380  RÉSURRECTION 

la  place  à  une  lumière  décolorée  et  triste.  Il  comprenai 
que  tout  ce  qui  passait  pour  important  et  pour  boi 
n'était  en  réalité,  que  néant  ou  que  honte,  et  que  tout  cd 
éclat,  tout  ce  luxe  de  la  vie  moderne  recouvrait  des  vicea 
vieux  comme  le  monde,  des  vices  qui  provenaient  du 
fonds  le  plus  bestial  de  la  nature  humaine. 

Nekhludov  aurait  voulu  oublier,  ne  plus  voir  cette 
découverte  :  mais  il  ne  le  pouvait  plus.  Et  un  étrange 
sentiment  naissait  en  lui,  où  la  joie  de  la  certitude 
s'accompagnait  d'une  crainte  douloureuse. 


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i  J 


CHAPITRE  VI 


Aussitôt  rentré  dans  la  ville  qu'il  habitait,  Nekhludov 
;e  rendit  à  la  prison  pour  annoncer  à  la  Maslova  que 
jon  pourvoi  avait  été  rejeté,  et  qu'elle  avait  à  se  pré- 
parer au  départ  pour  la  Sibérie.  Il  avait  dans  sa  poche  le 
recours  en  grâce  qu'il  s'apprêtait  à  lui  faire  signer. 
Hais  U  ne  comptait  guère  sur  cette  grâce,  et  même, 
—  chose  étrange  à  dire,  —  il  avait  cessé  de  la  dési- 
rer. Sa  pensée  s'était  déjà  accoutumée  à  l'idée  du  dé- 
part pour  la  Sibérie,  de  la  vie  parmi  les  forçats  et  les 
déportés  ;  et  il  avait  peine  à  se  représenter  ce  qu'il  ferait 
de  lui-même  et  de  la  Maslova  si  le  recours  en  grâce  se 
trouvait  adopté.  Il  se  rappelait  une  phrase  de  l'auteur 
américain  Thoreau  disant  que,  dans  un  pays  où  régnait 
l'esclavage,  le  seul  endroit  convenant  à  l'honnête  homme 
était  la  prison.  Tout  ce  qu'il  avait  vu  à  Pétersbourg  était 
bien  fait  pour  lui  remettre  cette  phrase  en  mémoire. 

Le  gardien  de  l'infirmerie,  l'ayant  aussitôt  reconnu, 
vmt  au-devant  et  lui  déclara  que  la  Maslova  ne  se 
trouvait  plus  là. 

—  Et  où  est-elle? 

—  De  nouveau  dans  la  section  de  femmes  ! 

—  Mais  pourquoi  l'y  a-t-on  ramenée? 

—  Bah!  vous  savez,  Excellence,  c'est  une  espèce 
comme  ça!  —  répondit  le  gardien  avec  un  sourire 
méprisant.  —  Elle  a  fait  des  siennes  avec  un  infirmier  ! 
Alors  le  médecin  chef  l'a  mise  à  la  porte  ! 

Jamais  Nekhludov  n'aurait  cru  que  la  Maslova,  et  ses 
propres  sentiments  pour  elle,  lui  tinssent  si  à  cœur.  Mais 
le  fait  est  que  les  paroles  du  gardien  furent  pour  lui 
comme  un  coup  de  massue.  U  éprouva  un  sentiment 
pareil  à  celui  qu'on  éprouve  en  recevant  la  nouvelle  d'un 


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382  BÉStRRECTION  1 

grand  malheur  survenu  àTimproviste.  Une  cruelle  souf- 
france Tenvahit,  qui  lui  ôta  d'abord  toute  réflexion. 

Lorsque,  peu  à  peu,  il  reprit  conscience,  il  s'aperçut 
que  ce  qui  dominait  en  lui  était  la  honte.  Il  rougit  de  ce 
qu'avait  eu  de  ridicule  sa  joie  à  la  pensée  d'un  soi-disant 
changement  dans  Tâme  de  la  Maslova.  Toutes  les  belles 
paroles  qu'elle  lui  avait  dites  pour  repousser  son  sacri- 
fice, ses  reproches,  ses  larmes,  tout  cela  n'avait  donc  été 
qu'une  comédie,  jouée  par  une  misérable  créature  pour 
l'abuser  et  se  faire  valoir  près  de  lui  !  Il  avait  mainte- 
nant l'impression  que,  déjà  dans  son  dernier  entretien 
avec  elle,  il  avait  aperçu  en  elle  le  signe  de  cette  perver- 
sité, dont,  désormais,  il  ne  pouvait  plus  douter.  Et  toutes 
ces  pensées  et  tous  ces  souvenirs  se  pressaient  en  Ini  pen- 
dant qu'il  s'éloignait  de  l'infirmerie. 

«  Mais  que  dois-je  faire  maintenant?  se  demandait-il. 
Suis-je  encore  lié  à  elle?  Ou  bien  plutôt  sa  conduite 
ne  m'a-t-elle  pas  délivré  de  tout  lien?  » 

Mais,  à  peine  s'était-il  posé  cette  question,  qu'il  comprit 
que,  en  abandonnant  de  nouveau  la  Maslova,  ce  n'était 
pas  elle,  c'était  lui-même  qu'il  punirait.  Et  cette  idée 
l'épouvanta. 

«  Non!  ce  qui  est  arrivé,  loin  de  pouvoir  modifier  ma 
résolution,  ne  peut  avoir  d'effet  que  de  la  renforcer. 
Cette  femme,  en  agissant  de  la  sorte,  s'est  conformée  au 
caractère  que  lui  ont  donné  les  circonstances  de  sa  vie. 
Qu'elle  ait  «  fait  des  siennes  »  avec  un  infirmier,  c'est 
affaire  à  elle  !  Mais  mon  affaire,  à  moi,  est  d'accomplir  ce 
qu'exige  de  moi  ma  conscience.  Et  ma  conscience  exige' 
que  je  sacrifie  ma  liberté  pour  racheter  mon  péché. 
Quoi  qu'il  arrive,  je  me  marierai  avec  elle,  et  je  la  suivrai 
partout  où  elle  ira  !»  11  se  répétait  cela  avec  une  obstina-) 
tion  mêlée  de  malveillance,  tout  en  marchant  à  grands 
pas  le  long  des  corridors. 

Parvenu  à  la  porte  de  la  grande  salle,  il  pria  le  gardien 
de  faction  de  dire  au  directeur  qu'il  désirait  voir  la 
Maslova.  Le  gardien,  qui  plusieurs  fois  déjà  lui  avait 
parlé,  lui  fît  part,  en  réponse,  d'une  grande  nouvelle  i 
le  «  capitaine  »  avait  été  mis  à  la  retraitei  et  venait  d'être] 

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ftÉSCRMECtlON  38S 

remplacé    par    un    autre    directeur,    infiniment    plus 
sévère. 

—  Ah!  la  vie  va  devenir  bien  plus  dure,  maintenant! 
—  ajouta  le  gardien.  Et  il  courut  prévenir  le  nouveau 
directeur. 

Celui-ci  ne  tarda  pas  à  rejoindre  Nekhludov.  C'était 
un  homme  grand  et  maigre,  avec  un  visage  maussade 
aux  pommettes  saillantes. 

—  On  ne  peut  pas  voir  les  détenus  en  dehors  des 
heures  de  visite  réglementaires  !  —  dit-il  à  Nekhludov 
sans  le  regarder. 

—  C'est  que  je  voudrais  faire  signer  un  recours  en 
grâce  ! 

—  Vous  n'avez  qu'à  me  le  remettre  ! 

—  J'ai  absolument  besoin  de  voir  un  instant  la 
détenue  Maslova.  On  me  laissait  toujours  la  voir,  jus- 
qu'ici ! 

—  Bien  des  choses  qui  se  sont  faites  jusqu'ici  ne  se 
feront  plus  !  —  dit  le  directeur,  en  levant  brusquement  les 
yeux  sur  Nekhludov. 

—  Mais  j'ai  une  autorisation  du  gouverneur  !  —  insista 
Nekhludov,  tirant  son  portefeuille. 

—  Permettez!  —  dit  alors  le  directeur.  Il  prit  la 
feuille  dans  ses  longues  mains  osseuses,  et  la  lut  lente- 
ment. 

—  Veuillez  passer  au  bureau  !  —  fit-il. 

Le  bureau  était  vide.  Le  directeur  s'assit  devant  une 
table  et  se  mit  à  feuilleter  des  papiers  qui  s'y  trouvaient  : 
évidemment,  il  se  proposait  d*assister  à  l'entretien. 
Nekhludov  lui  ayant  demandé  s'il  pourrait  voir  aussi  une 
détenue  politique^  la  Bogodouchovska,  le  directeur  répon- 
dit d'un  ton  bref  que  c'était  impossible.  «  Les  visites 
aux  détenus  politiques  sont  interdites  !  »  déclara-t-il  ;  et 
de  nouveau  il  se  plongea  dans  la  lecture  de  ses  papiers. 
Nekhludov,  qui  avait  dans  sa  poche  une  lettre  pour  la 
Bogodouchovska  se  sentit  dans  la  situation  d'un  suspect, 
pouvant  être  fouillé  et  retenu  en  prison. 

Lorsque  la  Maslova  entra  dans  le  bureau,  le  directeur 
releva  la  tète^  et,  sans  regarder  Nekhludov  ni  elle,  se 

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384  RÉSURRECTION 

borna  à  dire  :  «  Vous  pouvez  causer  !  »  Après  quoi  il  se 
rep  -^ngea  dans  ses  papiers. 

La'Maslova  était  vêtue  de  son  ancien  costume  de  pri- 
son, avec  sa  veste  blanche  et  son^  fichu  ^ur  la  tête.  En 
apercevant  l'expression  froide  'et  hostile  du  visage  de 
Nekhludov,  elle  rougit,  et,  saisissant  un  pli  de  sa  veste, 
elle  baissa  les  yeux.  Son  attitude  confirma,  pour  Nekhlu- 
dov, le  récit  du  gardien. 

n  voulait,  de  tout  son  cœur,  la  traiter  de  la  même 
façon  que  les  fois  précédentes.  Mais  quand  il  essaya  de 
lui  tendre  la  main,  la  chose  lui  fut  impossible,  tant  il 
avait,  désormais,  d'aversion  pour  elle. 

—  Je  vous  apporte  une  mauvaise  nouvelle  !  —  lui  dit- 
il  d'une  voix  calme,  mais  sans  la  regarder  ni  lui  tendre 
la  main.  —  Votre  pourvoi  est  rejeté. 

—  Je  le  savais  d'avance  !  —  répondit-elle  tout  bas. 
En  toute   autre  circonstance,  Nekhludov  lui   aurait 

demandé  pourquoi  elle  disait  cela  ;  mais  cette  fois  il  se 
borna  à  la  regarder.  Et  il  vit  que  ses  yeux  étaient  pleins 
de  larmes. 

Et,  loin  de  l'attendrir,  cette  vue  ne  fit  que  l'irriter 
contre  elle. 

Le  directeur  se  leva,  se  mit  à  marcher  de  long  en 
large. 

Nekhludov,  malgré  son  irritation, crut  devoir  exprimer 
à  la  Maslova  le  regret  que  lui  inspirait  le  rejet  du 
pourvoi. 

—  Ne  vous  désespérez  pas!  —  dit-il.  —  On  peut 
encore  compter  sur  le  recours  en  grâce,  et... 

—  Oh!  ce  n'est  pas  cela  qui...  —  répondit-elle,  en 
fixant  sur  lui,  plaintivement,  ses  yeux  mouillés  de 
larmes. 

—  Et  qu'est-ce  donc  ? 

—  Vous  êtes  allé  à  l'infirmerie,  et  on  vous  a  dit... 

—  Bah  !  cela  ne  regarde  que  vous  !  —  répliqua  Nekhlu- 
dov, d'un  ton  sec,  en  fronçant  les  sourcils.  La  mention 
qu'elle  venait  de  faire  de  l'infirmerie  avait  réveillé  en  lui 
le  misérable  sentiment  de  son  orgueil  offensé.  «  Moi,  un 
homme  du  monde,  avec  qui  la  jeune  fille  la  plus  aristo- 

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RÉSURRECTION  385 

cratique  aurait  été  heureuse  de  se  marier,  je  mejtjuis 
offert  à  épouser  cette  créature,  et  elle,  ne  pouvant 
attendre,  s'est  amusée  à  faire  des  siennes  avec  un  infir- 
mier !  »  II'  se  (lisait  cela^  et  il  la  regardait  avec  des  yeux 
méchants. 

—  Tenez,  il  faut  que  vous  signiez  ceci  !  —  fit-il,  en 
posant  sur  la  table  une  grande  feuille  de  papier  qu'il 
venait  de  tirer  de  son  portefeuille.  La  Maslova  essuya 
ses  larmes  avec  le  bout  de  son  fichu,  et,  s'asseyant  près 
de  la  table,  lui  demanda  où  elle  devait  signer. 

Il  lui  indiqua  l'endroit:  pendant  qu'elle  écrivait,  il 
se  tint  debout  devant  elle,  considérant  son  dos  penché 
sur  la  table,  et  que  secouaient  par  instants  des  sanglota 
contenus. 

Et  dans  son  âme  recommença  la  lutte  des  bons  et  des 
mauvais  sentiments,  de  son  orgueil  offensé  et  de  sa 
pitié  pour  elle,  qu'il  voyait  souffrir.  Et  ce  dernier  senti- 
ment finit  par  l'emporter. 

Songea-t-il  d'abord  à  la  plaindre,  ou  bien  se  rappela- 
t-il  d'abord  ses  propres  fautes,  et  notamment  des  fautes 
du  genre  de  celle  qu'il  reprochait  à  la  malheureuse? 
Le  fait  est  que,  à  la  fois,  il  se  sentit  coupable,  et  il  la 
plaignit. 

Elle  cependant,  ayant  achevé  d'écrire,  et  après  avoir 
frotté  sur  sa  jupe  ses  doigts  tachés  d'encre,  elle  se  leva 
et  le  regarda. 

—  Quoi  qu'il  vous  arrive  et  quoi  que  vous  fassiez,  rien 
ne  changera  ma  résolution  !  —  lui  dit  Nekhludov. 

La  pensée  qu'il  lui  pardonnait  renforçait  encore  en  lui 
sa  pitié  pour  elle  ;  et  il  éprouvait  un  impérieux  besoin  de 
la  consoler. 

—  Ce  que  j'ai  dit,  je  le  ferai!  Où  qu'on  vous  envoie^ 
j'irai  avec  vous  ! 

—  Inutile  !  —  Tinterrompit-elle  ;  et  elle  rougit  de 
nouveau. 

—  Et  pensez  bien  à  ce  dont  vous  aurez  besoin  pour 
la  route  ! 

—  Je  n'ai  besoin  de  rien.  Merci! 

Le    directeur    s'apppocha  d'eux.   Nekhludov,    sans 


yGocj^le 


3S6  RÈSDRRECtION 

attendre  son  observation,  prit  congé  de  la  Maslova  et 
sortit,  éprouvant  un  sentiment  que  jamais  encore  il 
n'avait  éprouvé,  un  sentiment  de  calme  profond  et  de 
profond  amour  pour  Thumanité.  «r  Je  le  vois  désormais, 
se  disait-il  fièrement,  rien  de  ce  que  fera  la  Maslova  ne 
pourra  changer  mon  attachement  pour  elle.  Qu'elle  fasse 
des  siennes  avec  les  infirmiers,  cela  est  son  affaire  :  la 
mienne  est  de  l'aimer,  et  non  pas  pour  moi-même,  mais 
pour  elle  et  pour  Dieu  !  » 


Or  voici  comment,  en  réalité,  la  Maslova  avait  «  fait 
des  siennes  »  avec  l'infirmier.  Un  jour  que  l'infirmière 
l'avait  envoyée  chercher  du  thé  pectoral  à  la  pharmacie, 
située  à  l'extrémité  d'un  corridor,  elle  avait  rencontré 
là  l'infirmier  Oustinov,  un  homme  de  haute  taille,  au 
visage  bourgeonné,  et  qui  depuis  longtemps  la  poursui- 
vait de  ses  galanteries.  Cet  homme  l'avait  empoignée  : 
elle  s'était  défendue  ;  et  elle  s'était  arrachée  à  lui  d'une 
façon  si  vive  qu'il  était  allé  se  cogner  contre  une  étagère, 
brisant  deux  des  bouteilles  qui  s'y  trouvaient.  Au  même 
instant  le  médecin  chef  passait  dans  le  corridor.  Enten- 
dant le  bruit  du  verre  brisé,  et  voyant  la  Maslova  qui 
s'enfuyait,  toute  rouge  et  les  cheveux  en  désordre  : 

—  Eh  bien  !  la  petite  mère,  si  tu  te  mets  à  faire  du 
tapage  ici,  j'aurai  vite  fait  de  te  faire  partir.  De  quoi  s'agit- 
il  ?  —  demanda-t-il  à  l'infirmier  en  le  regardant  sévère- 
ment par-dessus  ses  lunettes.  L'infirmier,  avec  un  sou- 
rire plat,  commença  un  long  récit,  où  il  rejetait  tous 
les  torts  sur  la  Maslova.  Le  médecin,  d'ailleurs,  ne  le  laissa 
pas  achever;  et  le  soir  môme,  sur  sa  demande,  la 
Maslova  fut  renvoyée  de  l'infirmerie. 

Le  fait  de  ce  renvoi  la  chagrinait  assez  peu  :  mais  la 
raison  alléguée  pour  la  renvoyer  l'agitait  au  contraire 
d'autant  plus  que,  désormais,  la  pensée  de  tout  ccmtact 
charnel  avec  un  homme  lui  faisait  horreur.  Rien  au 
monde  ne  l'humiliait  ni  ne  la  désolait  aussi  fort  que  de 
se  dire  que,  en  raison  de  son  passé,  tout  hïwmme  pou- 
vait se  croire  en   droit  de,  la  posséder,  Et  lorsqu'elle 


y  Google 


RÉSURRECTION  387 

s'était  approchée  de  Nekhludov,  dans  le  bureau,  elle 
avait  eu  le  ferme  dessein  de  se  justifier  devant  lui  de 
l'injuste  accusation  portée  contre  elle.  Mais,  dès  les  pre- 
miers mots  qu'elle  lui  avait  dits,  elle  avait  senti  qu'il 
ne  la  croirait  pas,  que  toutes  les  excuses  ne  serviraient 
qu'à  confirmer  ses  soupçons;  et  ses  larmes  lui  étaient 
descendues  dans  la  gorge,  et  elle  s'était  tue. 

La  Maslova  continuait  à  s'imaginer  que,  comme  elle 
l'avait  dit  à  Nekhludov  lors  de  sa  seconde  visite,  elle  ne 
lui  pardonnait  pas,  et  le  haïssait.  Mais  en  réalité,  et  dès 
cette  seconde  visite,  elle  s'était  remise  à  l'aimer.  Et  elle 
l'aimait  d'un  tel  amour  que,  inconsciemment,  elle  fai- 
sait tout  ce  qu'elle  devinait  qu'il  désirait  qu'elle  fit  :  elle 
avait  cessé  de  boire,  de  fumer,  de  penser  aux  hommes  ; 
et  c'était  encore  pour  plaire  à  Nekhludov  qu'elle  avait 
consenti  à  prendre  du  service  à  l'infirmerie.  Tout  ce  qu'elle 
faisait,  elle  le  faisait  uniquement  parce  qu'elle  devinait 
qu'il  le  désirait.  Et  si,  toutes  les  fois,  elle  lui  déclarait 
ne  pas  vouloir  de  son  sacrifice,  cela  provenait  d'abord 
de  ce  que,  ayant  été  très  fière  de  la  façon  dont  elle  avait 
repoussé  son  offre  la  première  fois,  elle  trouvait  un  plai- 
sir d'amour-propre  à  persévérer  dans  son  attitude  ;  mais 
cela  provenait  aussi,  cela  provenait  de  plus  en  plus  de 
ce  qu'elle  sentait  que  son  mariage  avec  Nekhludov  serait 
pour  celui-ci  une  source  de  souffrance.  Et  de  toutes  ses 
forces  elle  se  jurait  qu'elle  n'accepterait  pas  son  sacrifice; 
mais  en  même  temps  le  cœur  lui  saignait  à  la  pensée  qu'il 
la  méprisait,  qu'il  la  croyait  destinée  à  rester  toujours  telle 
qu'elle  avait  été,  et  que  jamais  il  ne  se  rendrait  compte  du 
changement  qui  s'était  fait  en  elle.  L'idée  que  Nekhludov 
la  soupçonnait  d'avoir  eu  des  rapports  avec  l'infirmier  la 
tourmentait  infiniment  davantage  que  la  nouvelle  du 
rejet  de  son  pourvoi,  ou  que  la  perspective  de  son  pro- 
chain départ  pour  la  Sibérie* 


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CHAPITRE  VII 


La  Maslova  pouvait  être  désignée  pour  faire  partie 
du  premier  convoi,  de  telle  sorte  que  Nekhludov  n'avait 
pas  de  temps  à  perdre  pour  régler  ses  affaires  avant  son 
départ.  Mais  les  affaires  qu'il  avait  à  régler  étaient  en 
si  grand  nombre  qu'il  sentait  bien  que,  quelque  temps 
qui  lui  restât  encore  pour  s'en  occuper,  jamais  il  ne 
pourrait  en  finir  avec  elles. 

Sa  situation,  à  ce  point  de  vue,  était  tout  autre  que 
par  le  passé.  Auparavant,  en  effet,  il  était  en  peine  de 
trouver  à  s'occuper  ;  et  toutes  ses  occupations  avaient 
toujours  un  seul  et  unique  objet,  qui  était  Dimitri 
Ivanovitch  Nekhludov  ;  ce  qui  n'empêchait  pas  toutes 
ses  occupations  de  lui  paraître  alors  mortellement 
ennuyeuses.  Maintenant,  au  contraire,  ses  occupations 
n'avaient  plus  pour  objet  lui-même,  mais  autrui;  et 
cependant  elles  l'intéressaient  et  le  passionnaient,  et  leur 
nombre  était  infini.  Les  affaires  qui  l'occupaient  à  ce 
moment  se  divisaient  en  quatre  catégories  :  c'était  lui- 
même,  avec  ses  habitudes  d'ordre  un  peu  pédantesques, 
qui  les  avait  ainsi  divisées,  et  qui,  en  conséquence,  avait 
classé  dans  quatre  portefeuilles  différents  les  papiers  qui 
s'y  rapportaient. 

La  première  catégorie  comprenait  toutes  les  affaires 
relatives  à  la  Maslova.  De  ce  côté,  Nekhludov  se  voyait 
provisoirement  dans  l'impossibilité  d'agir,  tout  étant 
subordonné  à  l'accueil  que  devait  recevoir  le  recours  en 
grâce. 

La  seconde  catégorie  comprenait  les  diverses  affaires 
relatives  à  la  fortune  de  Nekhludov.  Dans  le  village  qui 
lui  venait  de  ses  tantes,  et  dans  un  autre  village  plus 
petit,  Nekhludov  avait  fait  don  de  ses  terres  aux  oaysans, 


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RÉSURRECTION  389 

n'exigeant  d'eux,  en  échange,  que  le  paiement  d'une 
rente  destinée  à  leurs  propres  besoins  généraux.  Mais, 
à  Kouzminskoïe  il  avait  laissé  les  choses  dans  Tétat  où 
^les  étaient  quand  il  en  était  parti,  c'est-à-dire  que  la 
rente  de  la  terre  devait  y  être  payée  à  lui-même.  Restait 
seulement,  pour  lui,  à  fixer  les  termes  du  paiement  de 
cette  rente,  et  à  savoir  quelle  partie  de  la  somme  il  devait 
garder  pour  lui,  et  quelle  partie  il  devait  remettre  aux 
paysans.  Là  encore,  Nekhludov  se  voyait  forcé  d'at- 
tendre, ignorant  à  combien  de  frais  allait  l'entraîner  son 
voyage  en  Sibérie,  dont  l'hypothèse  lui  semblait  tous  les 
jours  plus  probable. 

La  troisième  catégorie  comprenait  les  secours  aux 
prisonniers  qui,  sans  cesse  en  plus  grand  nombre, 
s'adressaient  à  lui.  Le  nombre  de  ces  malheureux  était 
devenu  si  grand  que  Nekhludov  avait  une  difficulté 
extrême  à  pouvoir  s'occuper  de  chacun  d'eux  en  parti- 
culier, sans  compter  que  le  peu  de  succès  de  ses  pre- 
mières démarches  n'était  pas  pour  l'encourager  à  les 
continuer.  Et,  de  plus  en  plus,  il  se  trouvait  amené  à  se 
préoccuper  d'une  question  plus  générale  qui,  dès  son 
entrée  dans  la  prison,  avait  commencé  à  frapper  son 
esprit. 

Cette  question  était  de  savoir  pourquoi  et  comment 
avait  pu  être  créée  l'étonnante  institution  qu'on  appelait 
le  tribunal  criminel,  et  qui  avait  pour  conséquences  les 
prisons,  les  bagnes,  les  forteresses,  le  sacrifice  de.  mil- 
liers d'êtres  humains. 

De  ses  relations  personnelles  avec  les  prisonniers,  des 
renseignements  fournis  par  l'avocat  et  par  l'aumônier 
de  la  prison,  et  aussi  de  statistiques  judiciaires  patiem- 
ment consultées,  Nekhludov  avait  tiré  la  conclusion  que 
l'ensemble  des  détenus  appelés  «  criminels  »  pouvait  se 
répartir  en  cinq  espèces  d'hommes. 
.  A  la  première  espèce  appartenaient  des  détenus  tout  à 
fait  innocents,  victimes  d'erreurs  judiciaires  :  tel  le  faux 
incendiaire  Menchov,  telle  la  Maslova,  et  d'autres.  Au 
dire  de  l'aumônier,  le  nombre  de  ces  hommes  était 
assez  restreint,  environ  sept  pour  cent  ;  mais  leur  situa- 

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390  RÉSURRECTION 

tion  était,  en  revanche,  particulièrement  digne  d'intérêt. 

La  seconde  espèce  comprenait  des  hommes  condamnés 
pour  des  crimes  qu'ils  avaient  commis  dans  des  circons- 
tances exceptionnelles,  telles  que  la  fureur,  la  jalousil, 
rivresse,  etc.,  pour  des  crimes  que  les  juges  de  ces 
hommes,  très  vraisemblablement,  auraient  commis 
comme  eux  dans  les  mêmes  circonstances.  Ces  détenus- 
là  étaient,  en  proportion,  très  nombreux  :  la  moitié  envi- 
ron du  total  des  détenus,  d'après  ce  que  Nekhludov  avait 
pu  calculer. 

Dans  le  troisième  groupe  se  trouvaient  des  hommes 
condamnés  pour  avoir  accompli  des  actes  qui,  à  leurs 
yeux,  n'avaient  rien  de  coupable,  mais  qui  passaient  pour 
des  crimes  aux  yeux  des  hommes  chargés  de  rédiger  et 
d'appliquer  les  lois.  Tels  des  détenus  accusés  de  vente 
prohibée  d'eau-de-vie  de  contrebande,  de  vol  d'herbe  ou 
de  bois  dans  les  propriétés  privées  ou  publiques,  etc. 

La  quatrième  classe  de  criminels  comprenait  tous  ceux 
qui  avaient  été  condamnés,  simplement,  parce  qu'Ds 
étaient  d'une  valeur  morale  supérieure  à  la  moyenne  de 
la  société.  Tels  les  membres  de  diverses  sectes  reli- 
gieuses, tels  aussi  les  Polonais,  les  Tcherkesses,  con- 
damnés pour  avoir  défendu  leur  indépendance  ;  tels  les 
détenus  politiques,  condamnés  pour  insubordination  à 
l'autorité.  » 

Enfin  la  cinquième  espèce  d'hommes  était  faite  de 
malheureux  à  l'égard  desquels  la  société  était  infiniment 
plus  coupable  qu'ils  n'étaient  eux-mêmes  coupables  à 
l'égard  de  la  société.  C'étaient  des  hommes  que  la 
société  avait  abandonnés,  qu'avait  abrutis  une  incessante 
oppression,  des  hommes  du  genre  du  jeune  garçon  aux 
balais,  et  de  cent  autres  misérables  que  les  conditions 
de  leur  vie  avaient  conduits,  pour  ainsi  dire  systémati- 
quement, à  commettre  l'acte  considéré  comme  criminel. 
Il  y  avait  dans  la  prison  beaucoup  de  voleurs  et  de 
meurtriers  qui  appartenaient  à  cette  catégorie,  Nekhlu- 
dov rattachait  aussi  à  la  même  catégorie  ces  hommes 
foncièrement  et  naturellement  pervertis  qu'une  nouvelle 
école  nomme  les  «  criminels-nés  »,  et  dont  l'existencç 

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RÉSURRECTION  391 

constitue  le  plus  fort  argument  de  ceux  qui  soutiennent 
la  nécessité  des  codes  et  des  châtiments.  Ces  représen- 
tants du  soi-disant  «  type  criminel  »  étaient,  eux  aussi, 
pour  Nekhludov,  des  malheureux  envers  qui  la  société 
avait  plus  de  torts  qu'ils  n'en  avaient  envers  elle;  mais, 
au  lieu  d'être  coupable  envers  eux  seuls,  la  société 
r avait  été  aussi  envers  leurs  parents  et  leurs  grands- 
parents,  ce  qui  rendait  sa  responsabilité  envers  eux 
encore  plus  lourde. 

Nekhludov  eut,  par  exemple,  Toccasion  de  connaître, 
dans  la  prison,  un  voleur  récidiviste  nommé  Oehotin. 
Fils  naturel  d'une  prostituée,  élevé  dans  les  asiles  de 
jour  et  de  nuit,  etn'ayant  certainement  jamais  rencontré, 
jusqu'à  trente  ans,  aucun  homme  doué  de  sentiments 
moraux,  cet  Oehotin  avait  fini  par  s'affilier  à  une  bande 
de  voleurs,  et  le  vol  était  devenu  son  unique  métier. 
Mais  il  avait,  avec  cela,  une  sorte  de  génie  comique  qui 
lui  attirait  la  sympathie  de  tous  ceux  qui  le  rencontraient. 
Tout  en  demandant  des  secours  à  Nekhludov,  il  ne  pouvait 
s'empêcher  de  railler  et  lui-même,  et  ses  compagnons, 
et  les  juges,  et  toutes  les  lois  humaines  et  divines. 

Un  autre  détenu,  un  certain  Fédorov,  avait  tué  et 
enfoui  en  terre  un  vieillard,  pour  lui  voler  quelques 
roubles.  Celui-là  était  un  paysan  dont  le  père,  contre 
toute  justice,  avait  été  ruiné  par  un  riche  voisin.  Lui- 
même,  d'une  nature  ardente  et  passionnée,  toujours  avide 
de  jouissances,  pas  une  seule  fois  dans  sa  vie  il  n'avait 
vu  des  hommes  s'occupant  d'autre  chose  que  de  jouir, 
et  pas  une  fois  il  n'avait  entendu  dire  qu'il  y  eût,  pour 
l'homme,  un  autre  objet  au  monde  que  le  plaisir. 

Ces  deux  détenus  frappèrent  vivement  Nekhludov.  Il 
eut  l'impression  que  l'un  et  l'autre  auraient  pu  être  uti- 
lisés pour  le  bien,  et  que  leur  criminalité  provenait  sim- 
plement de  ce  que  la  société  avait  toujours  refusé  de 
s'occuper  d'eux.  Et  si  ceux-là,  ^vec  tous  leurs  vices,  lui 
étaient  sympathiques,  plusieurs  autres,  parmi  les  déte- 
nus, le  dégoûtaient  par  leur  abrutissement  ou  par  leur 
cruauté.  Mais  dans  ceux-là  non  plus  il  ne  parvenait  pas 
à  reconnaître  Iç  fs^meux  «  type  criminel  »  dont  parlait 

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392  RÉSURRECTION 

Técole  italienne;  il  ne  voyait  en  eux  que  des  êtres  qui 
lui  étaient  personnellement  antipathiques,  pareils  en 
cela  à  bien  d'autres  personnes  qu'il  avait  eu  Foccasion 
de  rencontrer  non  pas  dans  les  prisons,  mais  dans  les 
salons,  en  habit,  en  grand  uniforme,  ou  en  robe  de  den- 
telles. 

Telles  étaient  les  différentes  espèces  d'hommes  dont 
Tensemble  constituait  la  masse  des  criminels.  Et  la  qua- 
trième des  affaires  qui  préoccupaient  Nekhludov  était 
d'arriver  à  savoir  pourquoi  tous  ces  hommes  étaient  mis 
en  prison  et  torturés  en  toute  manière,  tandis  que 
d'autres  hommes  semblables  à  eux,  et  môme  très  infé- 
rieurs à  quelques-uns  d'entre  eux,  étaient  laissés  en 
liberté  et  chargés  de  les  juger  et  de  les^  condamner. 
Nekhludov  avait  eu  d'abord  l'espoir  de  trouver  une  réponse 
à  ces  questions  dans  les  livres;  et  il  s'était  empressé 
d'acheter  tous  les  ouvrages  qui  traitaient  du  sujet. 
Avec  la  plus  grande  attention,  il  avait  lu  les  écrits  de 
Lombroso,  de  Garofalo,  de  Ferri,  de  Maudsley,  de  Tarde, 
et  de  leurs  confrères  en  criminologie.  Mais  cette  lecture 
n'avait  été  pour  lui  qu'une  source  d'amères  déceptions^ 
La  même  chose  lui  était  arrivée  qui  arrive  d'ordinaire  à 
tout  homme  se  mettant  à  étudier  une  science  non  pas 
afin  de  jouer  un  rôle  parmi  les  savants,  non  pas  afin  de 
pouvoir  écrire,  discuter,  enseigner,  mais  afin  de  trouver 
une  réponse  à  certaines  questions  simples,  pratiques  et 
vitales  :  la  science  qu'il  s'était  mis  à  étudier  répondait 
à  mille  questions  diverses  extrêmement  subtiles  et 
savantes,  mais  à  la  question  qui  l'occupait  elle  ne  don- 
nait point  de  réponse.  Cette  question  était  cependant  la 
plus  simple  de  toutes.  Il  se  demandait  comment  et  de 
quel  droit  quelques  hommes  enfermaient,  torturaient, 
déportaient,  battaient,  tuaient  d'autres  hommes,  alors 
qu'ils  étaient  eux-mêmes  pareils  à  ces  hommes  qu'ils 
torturaient,  battaient  et  tuaient.  Mais  au  lieu  de  répondre 
à  cette  question,  les  savants  dont  il  consultait  les  ou- 
vrages se  demandaient,  les  uns,  si  la  volonté  humaine 
est  libre  ou  non,  d'autres,  si  un  homme  peut  être  déclaré 
criminel,  simplement,  sur  le  vu  de  la  forme  de  son  crâne, 

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RÉSURRECTION  393 

d'autres  si  l'instinct  de  l'imitation  ne  joue  pas  un  grand 
rôle  dans  la  criminalité.  Et  les  savants  se  demandaient 
encore  ce  que  c'était  que  la  moralité,  ce  que  c'était  que 
la  dégénérescence,  ce  que  c'était  que  le  tempérament, 
ce  que  c'était  que  la  société,  etc.  Et  ils  étudiaient  aussi 
l'influence  exercée  sur  la  criminalité  par  le  climat,  par 
Talimentation,  par  l'ignorance,  par  l'hypnotisme,  par  la 
passion,  etc. 

Tous  ces  ouvrages  rappelaient  à  Nekhludov  la  réponse 
que  lui  avait  faite,  autrefois,  un  petit  garçon  qui  reve- 
nait de  l'école.  Nekhludov  lui  avait  demandé  s'il  savait 
épeler  :  «  Parfaitement  !  avait  répondu  l'enfant.  —  Eh 
bien  !  épelle-moi  le  mot  museau  !  —  Mais  quel  museau  ? 
Un  museau  de  chien  ou  un  museau  de  bœuf  ?  »  s'était 
écrié  le  petit  garçon  d'un  air  entendu.  C'était  de  la 
même  façon  que  les  auteurs  consultés  par  Nekhludov 
répondaient  à  l'unique  question  qui  le  préoccupait. 

Il  continuait  à  les  lire,  mais  en  désespérant  de  plus 
en  plus  d'y  trouver  profit.  Il  n'attribuait  cependant 
encore  cette  absence  de  réponse  qu'au  caractère  super- 
ficiel de  la  science  criminologique  ;  et  il  s'interdisait, 
jusque-là,  ^d'admettre  pleinement  pour  son  compte  une 
réponse  plus  radicale,  qui  toutefois,  dans  les  derniers 
temps,  s'offrait  à  son  esprit  avec  plus  en  plus  d'évi- 
dence. 


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CHAPITRE  VIII 


Le  départ  du  convoi  de  forçats  dont  faisait  partie 
la  Maslova  ayant  été  définitivement  fixé  au  5  juillet, 
Nekhludov  résolut  de  partir  le  même  jour.  Il  en  avertit 
sa  sœur,  qui,  la  veille  du  départ  de  son  frère,  vint  en 
ville  avec  son  mari.  La  sœur  de  Nekhludov,  Nathalie 
Ivanovna  Ragojinska,  était  plus  âgée  que  lui  de  dix  ans 
et  avait  eu  une  grande  influence  sur  son  éducation. 
Enfant,  elle  l'avait  beaucoup  aimé;  et  plus  tard,  jus- 
qu'à son  mariage,  une  parfaite  égalité  de  sentiments 
et  d'idées  les  avait  encore  plus  fortement  liés  Fun  à 
l'autre.  La  jeune  fille  était  alors  amoureuse  de  Nicolas 
Irtenev,  l'ami  et  confident  favori  de  son  frère. 

Puis  le  frère  et  la  sœur  s'étaient  tous  deux  dépravés. 
Nekhludov  avait  été  dépravé  par  sa  vie  mondaine;  sa 
sœur  l'avait  été  par  son  mariage.  Elle  avait  épousé  un 
homme  qu'elle  aimait  d'un  amour  tout  sensuel,  mais  qui 
n'avait  aucun  goût  pour  ce  que  son  frère  et  elle  avaient 
jadis  considéré  comme  l'idéal  du  bien  et  du  beau.  Et  non 
seulement  son  mari  n'avait  aucun  goût  pour  cet  idéal, 
mais  il  était  même  incapable  de  le  comprendre.  Cette 
aspiration  vers  la  perfection  morale,  ce  désir  de  se  rendre 
utile  aux  hommes,  tout  ce  qui  avait  rempli  le  cœur  de 
Nathalie,  son  mari  interprétait  tout  cela  de  la  seule  façon 
qui  fût  à  sa  portée,  en  le  mettant  sur  le  compte  d'un 
raffinement  d'égoïsme  joint  à  un  désir  maladif  d'étonner 
et  de  se  faire  admirer. 

Ragojinski  était  un  homme  sans  fortune  et  de  petite 

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RÉSURRECTION  395 

naissance  ;  mais  sa  platitude  naturelle,  son  esprit  d'in- 
trigue, et  surtout  le  don  qu'il  avait  de  plaire  aux  femmes, 
lui  avaient  permis  de  faire,  dans  la  magistrature,  une 
assez  brillante  carrière.  Il  avait  déjà  près  de  quarante 
ans  lorsque,  à  l'étranger,  il  avait  fait  la  connaissance 
de  Nekhludov,  était  parvenue  se  faire  aimer  de  Nathalie, 
et  s'était  marié  avec  elle,  presque  contre  le  consentement 
de  la  mère,  qui  regardait  ce  mariage  comme  une  mésal- 
liance. 

Nekhludov,  bien  qu'il  essayât  de  se  dissimuler  à  soi- 
même  ce  sentiment,  détestait  son  beau-frère.  Il  le  détes- 
tait pour  la  vulgarité  de  son  âme,  pour  son  étroitesse 
d'esprit  et  sa  suffisance  ;  mais,  plus  encore,  il  détestait 
en  lui  le  fait  que  sa  sœur  eût  pu  se  prendre  d'un  amour 
aussi  égoïste  pour  cette  basse  nature,  et  que  cet  amour 
eût  pu  étouffer  tout  ce  qu'il  y  avait  en  elle  de  noble  et  de 
beau.  Jamais  Nekhludov  ne  pouvait  se  rappeler  sans 
souffrir  que  Natacha  était  devenue  la  femme  de  ce  gros 
homme  au  crâne  luisant.  Les  enfants  même  qu'elle  en 
avait  eus,  il  ne  pouvait  se  contraindre  à  les  aimer  tout  à 
fait.  Et  toutes  les  fois  qu'il  apprenait  que  de  nouveau 
elle  était  enceinte,  il  avait  malgré  lui  l'impression  que 
de  nouveau  elle  s'était  contaminée  de  quelque  vilaine 
maladie,  au  contact  de  cet  homme  qui  le  dégoûtait. 

Cette  fois-là,  les  Ragojinski  étaient  venus  en  ville 
sans  leurs  enfants.  Lorsqu'ils  se  furent  installés  dans 
les  meilleures  chambres  du  meilleur  hôtel,  Nathalie 
Ivanovna  sortit  et  se  fit  conduire  dans  l'ancienne  maison 
de  sa  mère;  puis,  n'y  ayant  pas  trouvé  Dimitri,  et  ayant 
appris  d'Agrippine  Petrovna  que  Dimitri  n'y  demeurait 
plus,  elle  se  rendit  aussitôt  à  l'auberge  où  il  s'était  logé. 
Mais  là  non  plus  elle  ne  put  le  trouver.  Un  domestique 
crasseux,  venant  au-devant  d'elle  dans  un  lugubre  cor- 
ridor, éclairé  au  gaz  toute  la  journée,  lui  déclara  que 
«  le  prince  »  n'était  pas  chez  lui. 

Nathalie  Ivanovna  dit  au  domestique  qu'elle  était  la 
sœur  de  Nekhludov  et  lui  demanda  de  la  laisser  entrer 
dans  l'appartenient  qu'il  occupait,  pour  lui  écrire  un 
piot, 

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396  RÉSURRECTION 

Avant  de  se  mettre  à  écrire,  cependant,  elle  ne  put 
s'empêcher  d'examiner  avec  curiosité  les  deux  petites 
pièces  habitées  par  son  frère.  Partout  elle  retrouvait  la 
propreté  et  Tordre  métictdeux  qu'elle  avait  jadis  connus 
chez  lui  :  mais  la  simplicité  de  l'installation  l'étonnait  et 
lui  faisait  peine.  Elle  fut  enchantée  de  revoir  du  moins 
sur  le  bureau,  surmontant  une  liasse  de  papiers,  le  vieux 
presse-papier  de  marbre  orné  d'un  chien  de  bronze  ;  et, 
d'un  gros  volume  à  couverture  verte  elle  eut  plaisir 
à  voir  sortir  les  deux  extrémités  d'un  coupe-papier 
d'ivoire  qu'elle-même,  jadis,  avait  donné  à  son  frère. 

L'inspection  achevée,  elle  écrivit  un  billet  à  Nekhlu- 
dov,  le  priant  de  venir  la  voir  le  plus  tôt  possible.  Après 
quoi,  elle  regagna  sa  voiture  et  se  fît  ramener  chez  elle. 

Deux  choses  intéressaient  particulièrement  Nathalie 
Ivanovna  au  sujet  de  son  frère.  Elle  voulait  savoir  ce 
que  c'était  au  juste  que  ce  mariage  avec  Katucha,  dont 
tout  le  monde  parlait  jusque  dans  la  petite  ville  où  elle 
demeurait.  Et  elle  voulait  aussi  avoir  des  renseignements 
exacts  sur  cet  abandon  de  terres  aux  paysans,  dont  on 
parlait  peut-être  plus  encore,  et  que,  volontiers,  on 
représentait  comme  ayant  un  caractère  politique  des 
plus  dangereux. 

Le  mariage  avec  Katucha,  par  certains  côtés,  plaisait 
assez  à  Nathalie.  Elle  goûtait  la  résolution  montrée  par 
son  frère  en  cette  circonstance,  le  retrouvant  là  tout 
entier  et  s'y  retrouvant  elle-même,  tels  qu'ils  avaient  été 
pendant  leur  jeunesse.  Mais,  d'autre  part,  elle  ne  pou- 
vait penser  sans  effroi  que  son  frère  allait  épouser  une 
créature  aussi  abominable  ;  et  ce  second  sentiment  avait 
même  fini  par  prendre  le  pas,  en  elle,  sur  le  premier, 
de  sorte  qu'elle  était  décidée  à  faire  tout  son  possible 
pour  détourner  son  frère  de  son  projet  de  mariage,  sans 
se  dissimuler  d'ailleurs  que  la  chose  serait  des  plus 
difficiles. 

Quant  à  la  seconde  affaire,  la  remise  des  terres  aux 
paysans,  celle-là  lui  était  au  fond  plus  indifférente  ;  mais 
son  mari,  au  contraire,  s'en  était  fort  ému,  et  avait  exigé 
qu'elle  insistât  auprès  de  Nekhludov  pour  le  faire  revenir 

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RÉSURRECTION  397 

sur  sa  décision.  Ignace  Nicéphorovitcli  Ragojinski  disait 
que  cette  décision  de  Nekhludov  était  le  comble  de  Tillé- 
galité,  de  la  légèreté,  et  aussi  de  la  vanité,  car  elle  ne 
pouvait  s'expliquer  que  par  une  véritable  manie  de  se 
singulariser  et  d'attirer  sur  soi  Tattention  du  monde. 

—  Quel  sens  y  a-t-il  à  donner  des  terres  aux  paysans 
en  les  forçant  à  payer  pour  eux-mêmes  ?  —  répétait- il. 
—  Si  Dimitri  tenait  absolument  à  se  débarrasser  de  ses 
terres,  il  pouvait  les  vendre  par  l'entremise  de  la  Banque 
des  Paysans.  Cela,  du  moins,  aurait  eu  un  sens  !  Mais, 
au  reste,  l'ensemble  de  sa  conduite  dénote  un  état  d'es- 
prit anormal  !  —  ajoutait  le  gros  finaud,  se  plaisant  déjà 
à  entrevoir  la  possibilité  d'une  interdiction,  qui  lui  aurait 
livré  la  tutelle  des  biens  de  son  beau-frère. 


II 


Ayant  trouvé  sur  sa  table  le  billet  de  sa  sœur,  Nekh- 
ludov s'empressa  de  se  rendre  chez  elle.  Elle  était  seule, 
dans  une  grande  pièce  servant  de  salon  ;  son  mari  faisait 
la  sieste  dans  la  chambre  à  coucher.  Nathalie  Ivanovna 
était  vêtue  d'une  robe  de  soie  noire  serrée  à  la  taille, 
avec  un  ruban  rouge  autour  du  col  ;  ses  cheveux  noirs, 
relevés,  étaient  coiffés  à  la  dernière  mode.  On  voyait 
qu'elle  faisait  tout  au  monde  pour  se  rajeunir  et  pour 
plaire  ainsi  à  son  mari. 

En  apercevant  son  frère,  elle  courut  à  sa  rencontre, 
d'un  pas  rapide  qui  faisait  siffler  sa  jupe  de  soie.  Le 
frère  et  la  sœur  s'embrassèrent,  puis,  en  souriant,  se 
regardèrent  dans  les  yeux.  Ce  mystérieux  échange  de 
regards  se  fit  entre  eux,  où  les  âmes  se  laissent  voir 
dans  toute  leur  vérité;  mais,  dès  l'instant  suivant,  à  cet 
échange  de  regards  succéda  un  échange  de  paroles,  où 
déjà  la  vérité  ne  se  retrouvait  plus. 

Nekhludov  n'avait  plus  revu  sa  sœur  depuis  la  mort 
de  sa  mère. 

—  Tu  as  engraissé  et  rajeuni  I  —  lui  dit-il. 


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398  RÉSURRECTION 

Les  lèvres  de  Nathalie  frémirent  de  plaisir. 

—  Et  toi,  tu  as  maigri  ! 

—  Ignace  Nicéphorovitch  n*est  pas  là?  —  demanda 
Nekhludov. 

—  11  se  repose  un  peu.  11  n'a  pas  dormi  cette  nuit... 
Tu  sais  que  je  suis  allée  chez  toi  ? 

—  Oui,  j*ai  trouvé  ta  lettre.  J'ai  été  forcé  de  quitter 
notre  maison.  C'était  trop  grand,  j'y  étais  trop  seul,  je 
m'ennuyais.  Tous  les  meubles,  tout  ce  qui  est  dans  la 
maison,  m'est  désormais  inutile  :  prends  tout  cela  pour 
toi,  tu  en  feras  ce  que  tu  voudras  ! 

—  Oui,  Agrippine  Petrovaa  m'en  a  déjà  parlé.  Je  te 
remercie  infiniment.  Mais... 

En  cet  instant,  le  valet  de  chambre  de  l'hôtel  apporta 
le  service  à  thé,  sur  un  plateau  d'argent.  Nekhludov  et  sa 
sœur  se  turent  jusqu'à  ce  qu'il  fût  reparti. 

—  Eh  bien  !  Dimitri,  je  sais  tout  !  —  reprit  Nathalie 
en  levant  brusquement  les  yeux  sur  son  frère. 

Nekhludov  ne  répondit  pas. 

—  Mais  est-ce  que  vraiment  tu  peux  avoir  l'espoir  de 
ramener  cette  créature  au  bien,  après  la  vie  qu'^e  a 
menée  ?  —  lui  demanda  sa  sœur. 

Il  ne  disait  toujours  rien,  songeant  à  la  façon  dont  il 
pourrait  lui  expliquer  sa  conduite  sans  la  mécootenter. 
11  se  sentait  l'âme  plus  remplie  que  jamais  d'une  joie 
tranquille,  et  d'un  désir  de  vivre  en  paix  avec  tous  les 
hommes. 

—  Je  n'ai  pas  à  la  ramener  au  bien,  mais  à  y  revenir 
moi-même  !  —  dit-il  enfin. 

Nathalie  Ivanovna  poussa  un  soupir. 

—  Mais  tu  as  pour  cela  d'autres  moyens  que  de  te 
marier  ! 

—  Sans  doute,  mais  je  crois  que  eelui-là  est  le  meilleur, 
sans  compter  qu'il  m'ouvre  l'accès  d'un  monde  où  je  puis 
me  rendre  utile. 

—  Je  suis  sûre  que  ce  mariage  fera  ton  malheur  !  — 
dit  Nathalie. 

—  Je  n'ai  pas  non  plus  à  m'occuper  de  mon  bonbeuTr 

—  Oui,  je  comprends  !  Mais  elle,  si  elle  a  du  cœur, 

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RÉSURKECTION  399 

un  tel  mariage  ne  peut  pas  la  rendre  heureuse  :  elle  ne 
peut  pas  le  souhaiter. 

—  Aussi,  ne  le  souhaite -t-elle  pas  ! 

—  Mais  enfin...  la  vie... 

—  Eh  bien? 

—  La  vie  exige  autre  chose. 

—  La  vie  n'exige  rien,  sinon  que  nous  fassions  notre 
devoir  I  —  répondit  Nekhludov,  en  considérant  le  beau 
visage  de  sa  sœur  où  les  années  commençaient  à  tracer 
des  rides  autour  des  yeux  et  de  la  bouche. 

—  Je  ne  te  comprends  pas  !  —  fit-elle. 

«  La  pauvre  chérie,  comme  elle  a  changé  !  »  songeait 
Nekhludov  ;  et  mille  souvenirs  d'enfance  lui  revenaient 
à  l'esprit,  et  un  grand  flot  de  tendresse  lui  inondait  le 
cœur. 

C'est  à  ce  moment  qu'il  vit  sortir  de  la  pièce  voisine, 
portant  comme  toujours  la  tête  haute  et  la  poitrine  en 
avant,  son  beau-frère  Ignace  Nicéphorovitch.  Le  'gros 
homme  souriait  complaisamment;  et  Nekhludov  voyait 
luire  à  la  fois  les  verres  de  son  lorgnon,  son  crâne 
chauve,  et  sa  barbe  noire.  —  Comme  je  suis  heureux  de 
vous  voir  !  —  s'écria-t-il  d'un  ton  affecté.  Il  avait  d'abord 
essayé  de  tutoyer  son  beaii-frère,  mais,  devant  le  peu  de 
succès  de  sa  tentative»  s'était  trouvé  forcé  de  revenir  au 
«  vous  » . 

Les  deux  hommes  se  serrèrent  la  main,  et  Ignace  Nicé- 
phorovitch se  laissa  doucement  tomber  sur  une  chaise. 

—  Je  n'interromps  pas  votre  entretien  ? 

—  Pas  du  tout  !  —  je  ne  cache  à  personne  ce  que  je 
dis  ni  ce  que  je  fais  ! 

Dès  que  Nekhludov  avait  revu  ce  visage  vulgaire,  ces 
mains  poilues,  dès  qu'il  avait  entendu  ce  ton  de  voix  suf- 
fisant et  protecteur,  son  sentiment  d'universelle  douceur 
s'en  était  allé  d'un  seul  coup. 

—  Oui,  nous  parlons  de  son  projet,  —  dit  Nathalie.  — 
Veux-tu  du  thé? 

—  Je  veux  bien,  avec  plaisir!  Et  de  quel  projet 
s'agit-il? 

—  De  mon  projet  d'aller  en  Sibérie,  en  compagnie 

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400  RÉSURRECTION 

d'une  femme  condamnée  aux  travaux  forcés  et  devant 
laquelle  je  suis  coupable  !  —  déclara  Nekhludov. 

—  J'ai  même  entendu  dire  que,  non  content  de  rac- 
compagner, vous  étiez  encore  décidé  à  faire  davantage 
pour  elle  ! 

—  Parfaitement  !  A  l'épouser,  si  seulement  elle  y 
consent  ! 

—  En  vérité  !  Eh  bien  !  je  vous  serais  fort  obligé  de 
m'expliquep  un  peu  les  motifs  de  votre  conduite.  J'avoue 
ne  pas  les  comprendre. 

—  Les  motifs,  c'est  que  cette  femme...  c'est  que  son 
premier  pas  dans  la  voie  du  vice... 

Nekhludov  ne  parvenait  pas  à  trouver  d'expression 
convenable  ;  et  il  n'en  était  que  plus  irrité. 

—  Le  motif  de  ma  conduite,  —  dit-il  enfin,  —  c'est 
que  je  suis  le  coupable,  et  que  c'est  elle  qui  est  con- 
damnée ! 

—  Oh  !  si  on  l'a  condamnée,  allez,  il  y  a  toute  proba- 
bilité qu'elle-même  n'est  pas  non  plus  innocente  ! 

—  Pardon  !  Elle  l'est,  et  complètement  ! 

Et  Nekhludov,  avec  une  agitation  inutile,  raconta 
toute  l'histoire  du  procès  de  la  Maslova. 

—  Oui,  je  vois  ce  que  c'est!  Tout  vient  de  la  négli- 
gence du  président  et  de  l'irréflexion  des  jurés.  Mais, 
pour  ce  genre  de  choses,  il  y  a  le  Sénat. 

—  Le  Sénat  a  rejeté  le  pourvoi. 

—  C'est,  alors,  que  les  motifs  de  cassation  n'étaient 
pas  suffisants  !  —  répondit  Ignace  Nicéphorovitch.  —  Le 
Sénat,  évidemment,  n'a  pas  à  examiner  les  affaires  au 
fond.  Mais  si  vraiment  il  y  a  eu  erreur  judiciaire,  on  aurait 
dû  présenter  un  recours  en  grâce. 

—  Nous  l'avons  présenté  déjà,  mais  sans  aucun  espoir 
de  succès.  On  fera  une  enquête  au  ministère,  le  minis- 
tère s'adressera  au  Sénat,  le  Sénat  répondra  par  un 
refus.  Et,  suivant  l'usage,  l'innocent  sera  condamné  ! 

—  Permettez  !  permettez  !  —  fit  Ignace  Nicéphorovitch 
avec  un  sourire  condescendant.  —  En  premier  lieu,  le 
ministère  ne  s'adressera  nullement  au  Sénat.  Il  deman^ 
dera  le  dossier  de  l'affaire,  et,  s'il  constate  une  erreur,  il 

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RÉSURRECTION  401 

donnera  ses  conclusions  en  conséquence.  Et  puis,  en 
second  lieu,  ce  n'est  nullement  Fusage  que  Finnocent 
soit  condamné.  Ce  sont  les  coupables  qui  sont  con- 
damnés, —  poursuivit  le  gros  homme  de  son  ton  tran- 
quille, avec  son  éternel  sourire  satisfait. 

—  Eh  bien!  moi,  je  me  suis  convaincu  du  contraire! 
—  affirma  Nekhludov,  de  plus  en  plus  malveillant  pour 
son  beau-frère.  Je  me  suis  convaincu  que  près  de  la 
moitié  des  gens  que  condamnent  les  tribunaux  sont 
innocents. 

—  Et  dans  quel  sens  entendez-vous  cela  ? 

—  Ils  sont  innocents  dans  le  sens  le  plus  ordinaire  du 
mot,  comme  cette  femme  est  innocente  d'avoir  empoi- 
sonné le  marchand  ;  comme  est  innocent  un  homme 
que  j'ai  vu  ces  jours-ci,  et  qui  est  condamné  pour  un 
meurtre  qu'il  n'a  pas  commis  ;  comme  sont  innocents  un 
fils  et  une  mère  accusés  d'un  incendie  dont  le  seul  auteur 
est  l'incendié  lui-même  ! 

—  Oui,  sans  doute,  il  y  a  toujours  eu  et  il  y  aura  tou- 
jours des  erreurs  judiciaires.  La  justice  humaine  ne 
saurait  prétendre  à  être  infaillible. 

—  Mais  la  grande  majorité  des  condamnés  sont  inno- 
cents parce  que,  ayant  été  élevés  dans  de  certains 
milieux,  ils  n'ont  pas  considéré  comme  criminels  les 
actes  qu'ils  ont  commis. 

—  Permettez  !  Tout  voleur  sait  que  le  vol  n'est  pas 
une  bonne  action,  qu'il  ne  doit  pas  voler,  que  c'est  chose 
immorale  de  voler  !  —  fit  Ignace  Nicéphorovitch,  avec  un 
sourire  légèrement  ironique  qui  acheva  d'exaspérer 
Nekhludov. 

—  Pas  du  tout,  il  ne  le  sait  pas  !  On  lui  dit  de  ne  pas 
voler  ;  mais  il  voit  que  son  patron  lui  vole  son  travail, 
que  les  fonctionnaires  lui  volent  son  argent... 

—  Savez-vous  que  ce  que  vous  dites  est  tout  simple- 
ment de  l'anarchisme  !  —  interrompit,  de  son  ton  le  plus 
calme,  Ignace  Nicéphorovitch. 

—  Peu  m'importe  comment  s'appelle  ce  que  je  dis, 
mais  je  dis  ce  qui  est  !  —  poursuivit  Nekhludov.  —  Cet 
homme  sait  que  les  fonctionnaires  le  volent  ;  il  sait  que 

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402  RÉSURRECTION 

nous,  les  propriétaires,  nous  le  volons  en  exploitant  pour 
notre  profit  ce  qui  devrait  être  la  propriété  commune.  Et 
quand,  ensuite,  cet  homme  prend  dans  nos  forêts  quelques 
branches  de  bois  mort  pour  allumer  son  feu,  nous  le 
mettons  en  prison  et  nous  lui  faisons  croire  qu'il  est  un 
voleur. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  ou  plutôt,  si  je  vous 
comprends,  j'ai  le  regret  de  ne  pouvoir  pas  être  d'accord 
avec  vous  !  La  terre  doit  forcément  appartenir  à  un 
maître.  Si  vous  la  partagez  aujourd'hui  en  parties 
égales,  demain  elle  reviendra  de  nouveau  aux  plus  labo- 
rieux et  aux  mieux  doués... 

—  Mais  aussi  personne  ne  vous  parle  de  partager  la 
terre  en  parties  égales!  La  terre  ne  doit  appartenir  à 
personne,  elle  ne  doit  pas  être  un  objet  de  vente  et 
d'achat. 

—  Le  droit  de  propriété  est  naturel  à  l'homme.  Sans  lui, 
personne  n'aurait  de  goût  à  cultiver  la  terre.  Supprimez 
le  droit  de  propriété,  et  nous  retournons  aussitôt  à  l'état 
sauvage  !  —  dit  avec  autorité  Ignace  Nicéphorovitch. 

—  C'est  absolument  le  contraire  qui  est  vrai!  Alors 
seulement  la  terre  cessera  d'être  inutile,  comme  elle  l'est 
maintenant. 

—  Ecoutez,  Dimitri  Ivanovitcli,  ce  que  vous  dites  est 
tout  à  fait  insensé.  Est-ce  que  c'est  chose  possible,  à 
notre  époque,  de  supprimer  le  droit  de  propriété?  Je 
sais  que,  depuis  très  longtemps,  vous  avez  ce  dadaî 
Mais,  permettez-moi  de  vous  le  dire  franchement... 

Le  visage  d'Ignace  Nicéphorovitch,  soudain,  avait 
puli,  et  sa  voix  s'était  mise  à  trembler.  Evidemment 
cette  question,  au  contraire  des  précédentes,  le  touchait 
de  près. 

—  Je  vous  conseillerais,  en  toute  sincérité,  de  réflé- 
chir encore  un  peu  à  cette  affaire  avant  de  mettre  en 
pratique  vos  idées  là-dessus  ! 

—  Vous  voulez  parler  de  mon  affaire  personnelle  ? 

—  Oui,  j'estime  que  nous  tous,  qui  occupons  une 
certaine  situation,  nous  devons  admettre  la  responsabi- 
lité qui  résulte  pour  nous  de  cette  situation.  Nous  devons 

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RÉSURKECTION  403 

maintenir  les  conditions  de  vie  où  nous  sommes  nés, 
que  nous  avons  reçues  de  nos  parents,  et  que  nous  avons 
le  devoir  de  transmettre  à  nos  descendants... 

—  Je  considère  comme  étant  de  mon  obligation... 

—  Permettez  !  —  fit  Ignace  Nicéphorovitch  sans  se 
laisser  interrompre.  Ni  mon  intérêt  ni  celui  de  mes 
enfants  n'entrent  pour  rien  dans  ce  que  je  vous  dis.  Le 
sort  de  mes  enfants  est  assuré,  et,  quant  à  moi,  j'espère 
bien  pouvoir  gagner  ma  vie  tant  que  je  vivrai.  C'est 
donc  sans  aucune  arrière-pensée  égoïste,  et  d'une  façon 
toute  théorique,  par  pure  conviction,  que  je  vous  engage 
à  réfléchir  encore,  à  lire,  par  exemple... 

—  De  grâce,  laissez-moi  donc  m'occuper  moi-même 
de  mes  affaires,  et  ne  vous  mêlez  pas  non  plus  de  m'indi- 
quer  ce  que  je  dois  lire  !  —  s'écria  Nekhludov,  pâlissant 
à  son  tour.  Il  sentit  que  ses  mains  devenaient  froides, 
qu'il  n'était  plus  du  tout  maître  de  lui.  Il  se  tut,  et  se  mit 
à  boire  sa  tasse  de  thé. 


—  Mais  où  sont  tes  enfants?  —  demanda  Nekhludov  à 
sa  sœur,  après  s'être  un  peu  calmé. 

Nathalie  répondit  que  les  enfants  étaient  restés  avec 
leur  grand'mère;  et,  ravie  de  voir  que  la  querelle  de 
Nekhludov  avec  son  mari  avait  tourné  court,  elle  se  mit 
à  raconter  comment  ses  enfants  jouaient  au  voyage,  avec 
leurs  poupées,  tout  à  fait  de  la  même  façon  que  Nekhlu- 
dov, dans  son  enfance,  avait  joué  avec  son  nègre  et  cette 
grande  poupée  qu'il  appelait  la  «  Française  ». 

—  Tu  te  souviens  encore  de  cela  ?  —  dit  Nekhludov 
avec  un  sourire. 

—  Oui,  et  figure-toi  qu'ils  jouent  tout  à  fait  de  la 
môme  façon  ! 

L'impression  pénible  s'était  effacée.  Nathalie,  rassurée, 
mais  ne  voulant  pas  parler,  devant  son  mari,  de  choses 
qu'elle  et  son  frère  étaient  seuls  à  comprendre,  trans- 
porta la  conversation  sur  le  grand  événement  de  Péters- 
bourg,  le  duel  où  avait  été  tué  lejeune  Kamensky. 

Ignace  Nicéphorovitch  désapprouva  très  vivement  le 


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404  RÉSURRECTION 

préjugé  qui  empêchait  de  traiter  le  duel  comme  un 
meurtre  ordinaire.  Cette  désapprobation  suffit,  de  nou- 
veau, pour  indigner  Nekhludov,  et  la  querelle  recom- 
mença sur  cet  autre  terrain. 

Ignace  Nicéphorovitch  sentait  que  Nekhludov  le  mé- 
prisait ;  et  il  avait  à  cœur  de  lui  prouver  l'injustice  de 
ce  mépris.  Nekhludov,  de  son  côté,  était  exaspéré  de  ce 
que  son  beau-frère  se  mêlât  de  ses  affaires,  tout  en 
reconnaissant,  du  reste,  au  fond  de  son  cœur,  qu'il  en 
avait  le  droit,  en  sa  qualité  dp  proche  parent.  Mais  sur- 
tout il  était  agacé  de  l'assurance  et  de  la  suffisance  avec 
lesquelles  son  beau-frère  admettait  comme  raisonnables 
des  principes  qui  lui  paraissaient  maintenant,  à  lui  Nekh- 
ludov, le  dernier  mot  de  l'absurdité. 

—  Alors,  qu'auriez-vous  voulu  que  Ton  fît? — demanda- 
t-il. 

—  Mais  que  Ton  condamnât  le  meurtrier  de  Kamensky 
aux  travaux  forcés,  comme  un  assassin  ordinaire  ! 

—  Et  quel  avantage  y  auriez-vous  trouvé? 

—  Cela  aurait  été  juste  ! 

—  Comme  si  l'organisation  judiciaire  d'à  présent  avait 
rien  à  voir  avec  la  justice  !  —  fit  Nekhludov. 

—  Et  quel  autre  objet  croyez-vous  qu'elle  ait? 

—  Elle  a  pour  unique  objet  de  maintenir  un  ordre  de 
choses  favorable  à  une  certaine  classe  sociale. 

—  Voilà  qui  est  nouveau  pour  moi!  —  répondit  en 
souriant  Ignace  Nicéphorovitch.  —  Ce  n'est  point  là  le 
rôle  qu'on  attribue  d'ordinaire  à  la  justice  ! 

—  En  théorie,  non  ;  mais  en  pratique  cela  est  ainsi, 
j'ai  pu  m'en  convaincre  par  moi-même.  Nos  tribunaux 
ne  servent  qu'à  maintenir  la  société  dans  son  état  pré- 
sent ;  et  de  là  vient  qu'ils  persécutent  et  punissent  éga- 
lement ceux  qui  sont  au-dessous  du  niveau  commun  et 
ceux  aussi  qui  sont  au-dessus,  et  qui  essaient  d'élever  la 
société  à  leur  niveau. 

—  Je  ne  puis  vous  laisser  dire  que  les  magistrats 
condamnent  des  hommes  supérieurs  au  niveau  commun  ! 
Les  hommes  que  nous  condamnons  sont,  pour  la  plupart, 
le  rebut  de  la  société  ! 


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RÉSURRECTION  405 

—  Et  moi,  je  connais  des  forçats  qui  sont  incompara- 
blement supérieurs  à  leurs  juges  ! 

Mais  Ignace  Nicéphorovitch,  en  homme  qui  n'avait 
pas  rhabitude  de  se  laisser  couper  la  parole,  continuait 
de  parler,  sans  écouter  Nekhludov,  à  la  grande  indigna- 
tion de  celui-ci. 

—  Et  puis  je  ne  peux  pas  non  plus  vous  laisser  dire,  — 

—  poursuivait-il,  —  que  les  tribunaux  aient  pour  objet 
de  maintenir  l'état  de  choses  présent.  Les  tribunaux  ont 
un  double  objet:  d'abord  de  corriger... 

—  Jolie,  la  correction  qui  résulte  du  régime  des  pri- 
sons! —  s'écria  Nekhludov. 

—  En  second  lieu,  de  mettre  hors  d'état  de  nuire  ces 
êtres  dépravés  et  abrutis  qui  sont  une  menace  pour  la  vie 
sociale. 

—  Et  je  vous  dis,  moi,  que  les  tribunaux  ne  rem- 
plissent ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  deux  objets  !  De  puni- 
lions  raisonnables,  il  n'y  en  a  que  deux,  les  deux  seules 
qu'on  employait  autrefois  :  le  fouet  et  la  mort  ! 

—  En  vérité,  voilà  ce  que  je  ne  me  serais  pas  attendu 
à  vous  entendre  dire  ! 

—  Mais  parfaitement!  De  faire  souffrir  un  homme 
pour  l'empêcher  de  recommencer  une  action  qui  lui  a 
valu  de  souffrir,  cela  est  raisonnable  ;  et  de  couper  la  tête 
à  un  homme  qui  est  dangereux  pour  les  autres  hommes, 
cela  aussi  a  un  sens.  Mais  quel  sens  y  a-t-il  à  s'emparer 
d'un  homme  déjà  dépravé  par  la  paresse  et  le  mauvais 
exemple,  pour  renfermer  dans  une  prison  où  la  paresse 
devient  pour  lui  une  obligation,  et  où  lès  mauvais  exemples 
l'entourent  de  toutes  parts  ?  Ou  bien  quel  sens  y  a-t-il  à 
le  transporter  aux  frais  de  l'Etat  —  on  m'a  dit  que  cela 
ne  coûtait  pas  moins  de  cinq  cents  roubles  par  homme, 

—  du  gouvernement  de  Toula  dans  celui  d'Irkoutsk,  ou 
de  celui  de  Koursk... 

—  N'empêche  que  les  hommes  redoutent  ces  voyages 
aux  frais  de  l'Etat,  et  que  sans  ces  voyages  et  sans  les 
prisons  nous  ne  serions  pas  tranquillement  assis  ici, 
comme  nous  le  faisons  aujourd'hui  ! 

—  N'empêche  que,  avec  vos  prisons,  vous  ne  sauriez 

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406  RÉSURRECTION 

prétendre  à  protéger  la  société  ;  car  ces  hommes  que 
vous  mettez  en  prison  en  sortent,  tôt  ou  tard  ;  et  le  régime 
auquel  vous  les  soumettez  n'a  pour  effet  que  de  les 
rendre  plus  dangereux. 

—  Vous  voulez  dire  que  notre  système  pénitentiaire  a 
besoin  d'élre  perfectionné  ? 

—  Mais  pas  du  tout!  ce  serait  peine  inutile.  A  vou- 
loir perfectionner  les  prisons,  on  perdrait  encore  plus 
d'argent  qu'on  en  perd  aujourd'hui  à  répandre  l'ins- 
truction publique,  et  ce  serait  encore  les  pauvres  gens  qui 
seraient  forces  de  payer. 

—  Mais  alors  que  voulez-vous  qu'on  fasse  ?  Qu'on  tue 
tout  le  monde  ?  Ou  bien  que,  comme  l'a  proposé  récem- 
ment un  homme  d'état  éminent,  on  crève  les  yeux  aux 
criminels  ?  —  demanda  Ignace  Nicépliorovitch  avec  un 
sourire  contraint. 

—  Ce  serait  cruel,  mais  au  moins  cela  aurait  un  sens  ! 
Tandis  que  ce  que  l'on  fait  à  présent  est  cruel  et  n'a 
aucun  sens. 

—  Mais  c'est  que  je  fais  partie  moi-même  de  ces  tri- 
bunaux dont  vous  parlez  ainsi  !  —  dit  en  pâlissant  Ignace 
Nicéphorovitch. 

—  Cela,  c'est  affaire  à  vous  !  Je  me  borne  à  signaler 
ce  que  je  ne  comprends  pas. 

—  11  y  a  bien  des  choses  que  vous  ne  comprenez  pas! 
—  fit  Ignace  Nicéphorovitch  d'une  voix  tremblante. 

—  J'ai  vu,  à  la  cour  d'assises,  comment  un  substitut 
s'est  évertué  à  faire  condamner  un  malheureux  garçon 
qui,  chez  tout  homme  un  peu  honnête,  n'aurait  provoqué 
que  de  la  pitié. 

—  Je  ne  ferais  pas  le  métier  que  je  fais,  si  je  n'étais 
pas  convaincu  de  sa  légitimité  !  —  répondit  Ignace  Nicé- 
phorovitch, et  il  se  leva. 

Nekhludov  crut  voir  que  quelque  chose  brillait  sous 
le  lorgnon  de  son  beau-frère.  «  Mon  Dieu,  j'espère  que 
ce  ne  oont  pas  des  larmes!  »  songea-t-il.  Or,^ effective- 
ment, c'étaient  des  larmes,  des  larmes  de  dépit  et  d'hu- 
miliation. S 'approchant  de  la  fenêtre,  Ignace  Nicéphoro- 
vitch tira  son  mouchoir,  essuya  son  lorgnon,  et,  du  même 

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RÉSURRECTION  407 

coup,  s*essuya  les  yeux.  Puis  il  s'assit  sur  le  divan, 
alluma  un  cigare,  et  ne  dit  plus  rien. 

Nekhludov  se  sentit  tout  triste  et  tout  honteux  à  la 
pensée  d'avoir,  à  ce  point,  blessé  son  beau-frère  et  sa 
sœur  ;  et  d'autant  plus,  que,  partant  le  lendemain,  il  savait 
qu'il  n'aurait  plus  l'occasion  de  les  revoir.  Il  prit  congé 
d'eux  après  quelques  paroles  banales  et  rentra  chez  lui, 

«  Ce  que  je  lui  ai  dit  est  peut-être  vrai,  —  se  dit-il  ; 
—  mais  en  tout  cas  je  n'aurais  pas  dû  lui  parler  ainsi. 
Décidément,  le  changement  qui  s'est  fait  en  moi  n'est 
pas  encore  bien  profond  pour  que  j'aie  pu  m'irriter  si 
fort,  et  humilier  à  ce  point  Ignace  Nicéphorovitch,  et 
faire  tant  de  peine  à  ma  pauvre  Natacha  !  »> 


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CHAPITRE  IX 


Le  convoi  des  déportés  devait  partir  de  la  gare  le  len- 
demain à  trois  heures.  Nekhludovse  promit  de  se  trouver 
devant  la  porte  de  la  prison  dès  midi,  pour  le  voir  sortir, 
et  pour  l'accompagner  jusqu'au  chemin  de  fer. 

En  rangeant  ses  papiers,  avant  de  se  coucher,  il  mit 
la  main  sur  son  journal,  et  ne  put  s'empêcher  d'en 
relire  les  dernières  phrases.  Au  moment  de  son  départ 
pour  Pétersbourg,  il  avait  écrit  :  «  Katucha  ne  veut  pas 
de  mon  sacrifice,  mais  s'obstine  dans  le  sien.  Elle  m'en- 
chante par  ce  changement  intérieur  qui  me  paraît  —  j'ai 
peur  de  trop  le  croire  —  s'accomplir  en  elle.  J'ai  peur  de 
le  croire,  mais  j'ai  l'impression  qu'elle  ressuscite.  »  Au- 
dessous,  la  fois  suivante,  Nekhludov  avait  écrit  :  «  J'ai  eu 
aujourd'hui  à  supporter  un  grand  coup  ;  j'ai  appris  que 
Katucha  s'était  mal  conduite  à  l'infirmerie.  Et  sur-le- 
champ  j'ai  ressenti  une  souffrance  terrible  ;  jamais  je 
n'aurais  pensé  que  la  chose  dût  me  faire  tant  souffrir. 
J'ai  traité  la  malheureuse  avec  haine  et  dégoût,  et 
puis  je  me  suis  rappelé  combien  de  fois  moi-même  avais 
commis,  fût-ce  en  pensée,  le  péché  pour  lequel  je  la 
haïssais;  et  dès  cet  instant  je  me  suis  haï  moi-même,  et 
je  l'ai  plainte,  et  j'ai  éprouvé  une  impression  de  bien- 
être.  »  Nekhludov  prit  sa  plume  et  ajouta,  à  la  date  du 
jour  :  «  J'ai  vu  Katucha  ce  matin,  et  de  nouveau,  par 
égoïsme,  j'ai  été  dur  et  méchant  pour  elle.  Pour  Nata- 
cha  aussi  j'ai  été  méchant  et  j'ai  parlé  à  son  mari 
comme  en  aucun  cas  je  n'aurais  dû  lui  parler.  De  tout 
cela  me  reste  un  grand  poids  sur  le  cœur.  Mais  que 

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RÉSURRECTION  409 

faire?  Demain  commence  pour  moi  une  vie  nouvelle. 
Adieu,  mon  ancienne  vie,  et  pour  toujours  !  » 

A  son  réveil,  le  lendemain  matin,  son  premier  senti- 
ment fut  un  vif  repentir  de  sa  conduite  à  Tégard  de  son 
beau-frère.  «  Impossible  de  laisser  les  choses  dans  cet 
état  !  —  se  dit-il  ;  —  je  vais  retourner  chez  lui,  et  lui 
faire  mes  excuses.  » 

Mais  il  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  qu'il  n'en  aurait 
pas  le  temps,  s'il  voulait  assister  à  la  sortie  du  convoi. 
Ayant  achevé,  en  grande  hâte,  d'emballer  ses  effets,  et 
les  ayant  fait  porter  à  la  gare  par  le  garçon  de  l'hôtel, 
il  sauta  dans  un  fiacre  pour  se  rendre  à  la  prison. 

On  était  au  plus  fort  des  chaleurs  de  juillet.  Les  pavés, 
les  pierres  des  maisons,  le  fer  des  toits,  n'ayant  pu  se 
refroidir  pendant  la  nuit  brûlante,  mêlaient  leur  rayon- 
nement à  l'éclat  du  soleil,  et  achevaient  de  rendre  Tair 
presque  irrespirable.  Aucun  souffle  de  vent,  sauf  par 
instants  de  soudaines  bouffées  qui  lançaient  dans 
les  yeux  des  nuages  de  poussière.  La  plupart  des  rues 
étaient  désertes;  çà  et  là  de  rares  passants  rasaient 
les  murs,  en  quête  d'un  peu  d'ombre.  Dans  une  rue, 
cependant,  Nekhludov  vit  un  groupe  d'ouvriers  pa- 
veurs assis  en  plein  soleil,  au  milieu  de  la  cliaussée,  et 
travaillant  à  enfoncer  des  pavés  dans  le  sable  chaud. 

Quand  Nekhludov  arriva  devant  la  prison,  il  en  trouva 
la  porte  encore  fermée.  A  l'intérieur,  depuis  quatre 
heures  du  matin,  on  s'occupait  de  compter  et  de  passer 
en  revue  les  déportés  qui  allaient  partir.  Il  y  avait  là 
623  hommes  et  64  femmes  qui  se  tenaient  debout,  rangés 
deux  par  deux,  et  non  pas  à  l'ombre,  mais  en  plein  soleil. 
Devant  la  porte,  comme  toujours,  un  factionnaire,  l'arme 
au  bras.  Sur  la  petite  place,  Nekhludov  vit  une  ving- 
taine de  chariots,  destinés  à  porter  les  eiïets  des  déte- 
nus, comme  aussi  à  conduire  à  la  gare  les  quelques 
détenus  infirmes  ou  malades.  Il  vit  encore,  dans  un  coin 
un  groupe  de  pauvres  gens,  des  parents  et  des  amis, 
attendant  la  sortie  des  déportés  pour  les  revoir  une  der- 
nière fois,  et,  si  possible,  leur  donner  des  vivres  ou  de 
l'argent. 

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410  RÉSURRECTION 

Nekhludov  se  joignit  à  ce  groupe  et  resta  devant  la 
porte  pendant  près  d'une  heure.  Enfin  il  entendit,  à  Fin- 
térieur  de  la  prison,  des  bruits  de  chaînes,  des  ordres 
donnés  à  voix  haute,  des  toussaillements,  et  le  murmure 
confus  d'une  foule  piétinant  sur  place.  Cela  dura  cinq 
minutes,  pendant  lesquelles  sans  cesse  des  gardiens  se 
montraient  sur  la  porte  et  rentraient  de  nouveau. 

Puis,  soudain,  les  deux  battants  de  la  porte  s'ou- 
vrirent, le  bruit  des  chaînes  devint  plus  fort,  et  un  déta- 
chement de  soldats,  vêtus  de  sarraux  blancs,  vint  former 
un  large  demi-cercle  des  deux  côtés  de  la  place.  Puis, 
sur  un  nouvel  ordre,  deux  par  deux,  commencèrent  à 
sortir  les  déportés.  D'abord,  ce  furent  les  condamnés 
aux  travaux  forcés,  tous  uniformément  vêtus  de  blouses 
grises,  coiffés  de  bonnets  pliirts  sur  leurs  têtes  rasées, 
chacun  avec  un  sac  sur  le  dos  :  ils  traînaient  leurs 
jambes  chargées  de  fers  et,  de  leur  seule  main  libre, 
tenaient  l'extrémité  du  sac  qui  pendait  sur  leur  dos.  Ils 
sortirent  en  agitant  le  bras,  d'un  pas  ferme  et  décidé, 
comme  s'ils  s'entraînaient  pour  une  longue  marche; 
mais,  après  avoir  fait  une  dizaine  de  pas,  ils  s'arrêtèrent 
et  doublèrent  leurs  rangs.  A  leur  suite  venaient  d'autres 
hommes  vêtus  de  blouses  pareilles  et  également  rasés, 
mais  n'ayant  pas  de  fers  aux  pieds,  et  retenus  par  une 
chaîne  qui  reliait  leurs  menottes.  C'étaient  les  condam- 
nés à  la  déportation.  Puis,  dans  le  même  ordre,  ve- 
naient les  femmes  :  d'abord  les  condamnées  aux  tra- 
vaux forcés,  en  blouses  grises  avec  des  fichus  sur  la 
tête  ;  en  second  lieu,  les  déportées  ;  et  enfin  les  femmes 
qui  partaient  de  leur  plein  gré,  pour  suivre  leurs  maris, 
—  celles-là  vêtues  de  leurs  robes  de  paysannes.  Plu- 
sieurs des  femmes  portaient  des  enfants  sur  leurs  bras. 

D'autres  enfants  marchaient  à  pied,  disséminés  entre 
les  rangs,  comme  de  jeunes  poulains  dans  un  troupeau 
de  chevaux.  Les  hommes  s'avançaient  en  silence,  échan- 
geant à  peine  une  parole  de  loin  en  loin.  Des  rangs  des 
femmes,  au  contraire,  s'élevait  un  bruit  de  voix  ininter- 
rompu. 

Nekhludov  crut    bien    reconnaître    la    Maslova,   au 

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RÉSURRECTION  411 

moment  où  elle  sortait  :  mais  il  ne  tarda  pas  à  la  perdre 
de  vue  de  nouveau  ;  il  ne  vit  rien  qu'une  masse  confuse 
de  créatures  vêtues  de  gris,  toutes  pareilles,  toutes  éga- 
lement privées  d'apparence  humaine. 

On  avait  déjà  compté  les  déportés  dans  la  cour  de  la 
prison  ;  mais  on  les  compta  une  seconde  fois  à  mesure 
qu'ils  sortaient  et  doublaient  leurs  rangs.  Quand  le 
recensement  fut  achevé,  l'officier  qui  dirigeait  le  convoi 
cria  un  ordre  :  et  un  certain  tumulte  se  produisit  dans 
la  foule.  Les  malades,  hommes  et  femmes,  sortirent  des 
rangs  et  se  précipitèrent  vers  les  chariots,  où  ils  s'ins- 
tallèrent à  côté  de  leurs  sacs.  Nekhludov  aperçut,  dans 
ces  chariots,  pêle-mêle,  des  mères  allaitant  leurs  enfants, 
des  petits  garçons  et  des  petites  filles,  et  quelques 
détenus  malades,  à  la  mine  hargneuse  et  sombre. 

Quelques  autres  détenus  vinrent,  tête  nue,  demander 
à  l'officier  du  convoi  la  permission  de  monter  dans  les 
chariots.  L'officier  fît  mine  d'abord  de  ne  pas  entendre; 
se  détournant,  il  s'occupait  de  rouler  une  cigarette; 
mais  soudain  Nekhludov  le  vit  se  retourner,  la  main 
levée,  vers  un  des  détenus  qui  s'approchaient  de  lui. 

—  Je  t'en  donnerai,  moi,  des  voitures  !  Tu  feras  la 
route  à  pied  !  —  cria  l'officier. 

Seul,  un  long  vieillard  tout  tremblant,  un  forçat,  fut 
admis  à  faire  la  route  en  voiture.  Il  ôta  son  bonnet,  fit 
le  signe  delà  croix,  déposa  son  sac  sur  l'un  des  chariots, 
et  longtemps  il  essaya  vainement  d'y  grimper  lui-même, 
ne  parvenant  pas  à  lever  assez  haut  ses  maigres  jambes 
chargées  de  fers,  jusqu'à  ce  qu'enfin  une  vieille  femme, 
du  chariot,  l'aida  à  monter  en  lui  prenant  les  bras. 

Quand  tous  les  chariots  furent  remplis,  l'officier  so 
découvrit,  essuya  avec  son  mouchoir  son  front,  son  crâne 
chauve  et  son  gros  cou  rouge,  et  fit  le  signe  de  la  croix. 

—  En  avant!  marche  !  —  cpmmanda-t-il. 

Les  soldats  mirent  le  fusil  sur  l'épaule  ;  les  détenus, 
ôtant  leurs  bonnets,  se  signèrent;  un  cri  s'éleva  des 
rangs  des  femmes  ;  et  le  cortège,  entouré  de  soldats  en" 
sarraux  blancs,  s'ébranla,  soulevant  la  poussière  à 
chaque  mouvement  des  jambes  enchaînées.   En  tête, 

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412  RÉSURRECTION 

derrière  les  soldats,  s'avançaient  les  condamnés  aux 
travaux  forcés,  puis  venaient  les  déportés,  puis  les 
femmes.  Et  derrière  le  cortège  des  piétons,  rangés 
quatre  à  quatre,  se  traînaient  lentement  les  chariots, 
sur  Tun  desquels  Nekhludov  vit  assise  une  femme  tout 
emmitouflée,  qui,  sans  arrêt,  hurlait  et  sanglotait. 


II 


Le  cortège  était  si  long  que,  quand  les  chariots  se 
mirent  en  mouvement,  les  premiers  rangs  avaient  déjà 
tourné  le  coin  de  la  rue.  Après  avoir  attendu  quelques 
instants  encore,  Nekhludov  remonta  dans  sa  voiture  et 
ordonna  au  cocher  d'avancer  lentement,  de  façon  à  pou- 
voir retrouver  la  Maslova  et  lui  demander  si  elle  avait 
reçu  les  effets  qu'il  lui  avait  envoyés.  La  chaleur  s'était 
encore  accrue.  Les  déportés  marchaient  d'un  pas  très 
rapide,  soulevant  un  nuage  de  poussière  qui  planait 
autour  d'eux.  En  arrivant  en  face  des  rangs  des  femmes, 
Nekhludov  reconnut  tout  de  suite  la  Maslova.  Elle  se 
trouvait  dans  la  seconde  rangée,  en  compagnie  de  la 
Beauté,  de  Fédosia  et  d'une  femme  enceinte  qui  semblait 
avancer  avec  beaucoup  de  peine.  La  Maslova,  elle, 
s'avançait  d'un  pas  alerte,  portant  son  sac  sur  son  dos, 
et  regardant  droit  devant  elle,  d'un  air  à  la  fois  calme  et 
résolu.  Nekhludov  descendit  du  fiacre  et  s'approcha  d'elle, 
pour  lui  parler;  mais  un  sous-officier,  qui  marchait  de 
ce  côté  du  convoi,  accourut  vers  lui  : 

—  Défense  de  s'approcher  des  prisonniers  !  —  cria- 
t-il. 

Puis,  en  reconnaissant  Nekhludov,  que  tout  le  monde 
connaissait  dans  la  prison,  le  sous-officier  porta  la  maio 
à  son  képi,  et,  d'un  ton  plus  respectueux  : 

—  Vraiment,  Excellence,  cela  nous  est  défendu  de  la 
façon  la  plus  formelle.  A  la  gare,  vous  pourrez  leur  parler, 
mais  ici  c'est  impossible  ! 

Nekhludov  s'écarta,  et,  après  avoir  ordonné  au  cocher 

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.  RÉSURRECTION  413 

de  le  suivre,  se  mit  à  marcher  sur  le  trottoir  en  vue  du 
convoi.  Partout,  sur  son  passage,  celui-ci  était  l'objet 
d'une  attention  mêlée  de  crainte  et  de  sympathie.  Des 
voitures,  les  têtes  se  penchaient  pour  considérer  curieu- 
sement les  déportés.  Les  passants  s'arrêtaient,  et  regar- 
daient de  tous  leurs  yeux  l'effrayant  spectacle.  Quelques- 
uns  s'approchaient  et  donnaient  des  aumônes,  que 
recevaient  les  gardiens  du  convoi.  D'autres,  comme 
hypnotisés,  suivaient  les  prisonniers  aussi  loin  qu'ils 
pouvaient. 

Nekhludov  marchait  du  même  pas  rapide  dont  mar- 
chaient les  détenus;  et,  bien  qu'il  fût  légèrement  vêtu, 
sans  cesse  la  chaleur  lui  devenait  plus  pénible.  Enfin  il 
n'y  tint  plus  ;  après  un  quart  d'heure  de  marche,  il 
rejoignit  sa  voiture,  y  monta  et  dit  au  cocher  d'aller  en 
avant.  Mais,  dans  la  voiture,  la  chaleur  lui  parut  plus 
insupportable  encore.  Il  s'efforça  de  penser  à  son  entre- 
tien de  la  veille  avec  son  beau-frère,  mais  ce  souvenir, 
qui  l'avait  tant  agité  quelques  heures  auparavant,  ne 
parvenait  même  plus  à  l'intéresser.  Toute  sa  pensée 
restait  sous  le  coup  du  terrible  spectacleauquelilvenr.it 
d'assister.  Et,  surtout,  il  étouffait  de  chaleur. 

Sur  une  petite  place,  à  l'ombre  des  arbres,  il  vit  deux 
collégiens  debout  auprès  d'un  marchand  de  glaces  ambu- 
lant :  l'un  d'eux,  ayant  déjà  vidé  son  verre,  léchait  avi- 
dement la  petite  cuiller  de  corne  ;  l'autre  épiait  les  mou- 
vements du  marchand,  occupé  à  remplir  de  glace  jaune 
le  verre  qu'il  tenait  en  main. 

—  Savez-vous  où  Ton  pourrait  boire  quelque  chose, 
près  d'ici?  —  demanda  Nekhludov  au  cocher,  se  sentant 
pris  soudain  d'une  soif  cruelle. 

—  A  deux  pas,  il  y  a  un  café,  un  beau  café  !  —  répon- 
dit le  cocher;  et,  tournant  le  coin  d'une  rue,  il  conduisit 
Nekhludov  devant  une  maison  ornée  d'une  grande 
enseigne. 

Le  patron  du  café,  debout  près  du  comptoir,  en  manches 
de  chemise,  et  deux  garçons  vêtus  de  blouses  sales, 
après  avoir  examiné  avec  curiosité   ce  client  inconnu, 

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414  RÉSURRECTION 

lui  offrirent  leurs  services.  Nekhludov  demanda  de  l'eau 
de  seltz  et  s'assit  dans  le  fond  de  la  salle,  devant  une 
petite  table  recouverte  d'une  nappe  graisseuse. 

Deux  hommes  étaient  assis  aune  table  voisine,  buvant 
du  thé.  L'un  d'eux  était  brun  et  trapu,  avec  une  nuque 
grasse  et  couverte  de  cheveux  noirs  qui  ressemblait  à 
celle  d'Ignace  Nicéphorovitch.  Cette  ressemblance  fit 
de  nouveau  songer  Nekhludov  à  son  entretien  de  la 
veille  et  à  son  désir  de  revoir  encore  son  beau-frère  et 
sa  sœur  avant  son  départ.  «  Si  j'y  allais  ?  —  se  dit-il.  — 
Mais  non,  je  manquerais  le  train.  Mieux  vaut  écrire 
une  lettre  !  »  Il  demanda  une  plume,  de  l'encre,  et  du 
papier,  et,  tout  en  buvant  à  petites  gorgées  l'eau  fraîche 
et  pétillante,  il  se  mit  à  penser  à  ce  qu'il  allait  écrire. 
Mais  ses  idées  se  brouillaient,  sans  qu'il  pût  arriver  à 
trouver  une  phrase. 

«  Chère  Natacha,  je  ne  puis  te  quitter  sous  la  pénible 
impression  de  mon  entretien  d'hier  avec  Ignace  Nicé- 
phorovitch... »  —  commença-t-il.  Mais  que  dire  ensuite? 
Demander  pardon  pour  ses  paroles  de  la  veille?  Mais 
ces  paroles  étaient  Texpression  de  sa  pensée,  et  son 
beau-frère  serait  capable  de  croire  qu'il  se  rétractait. 
Et  puis,  vraiment,  cette  façon  de  se  mêler  de  ses 
affaires  !  Non,  impossible  d'écrire  !  Et,  sentant  une 
fois  de  plus  se  raviver  sa  haine  pour  cet  étranger,  inca- 
pable de  le  comprendre,  Nekhludov  mit  dans  sa  poche 
la  lettre  commencée,  paya,  et  remonta  dans  le  fiacre 
pour  rejoindre  le  convoi. 

La  chaleur  était  si  atroce  que  les  pavés  et  les  murs 
des  maisons  semblaient  exhaler  un  souffle  torride.  En 
mettant  la  main  sur  le  rebord  verni  delà  voiture,  Nekhlu- 
dov ressentit  une  réelle  impression  de  brûlure. 

Le  cheval  se  traînait  d'un  pas  lourd  sur  le  pavé  pous- 
siéreux ;  le  cocher  somnolait  ;  et  Nekhludov  lui-même, 
assommé  par  la  chaleur,  regardait  devant  lui  sans  penser 
à  rien.  A  un  tournant  de  rue,  en  face  d'une  porte  cochère, 
il  aperçut  soudain  un  groupe  d'hommes  debout,  parmi 
lesquels  se  trouvait  un  des  soldats  du  convoi,  le  fusil  au 
bras.  Il  fit  signe  au  cocher  de  s'arrêter.  <s 

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RÉSURRECTION  415 

—  Qu'y  a-t-il  ?  —  demanda-t-il  au  portier  de  la  maison. 

—  C'est  un  des  prisonniers  ! 

Nekhludov  descendit  de  voiture  et  s'approcha  du 
groupe.  Sur  les  pierres  inégales  des  pavés,  tout  contre 
le  trottoir,  gisait,  la  tête  plus  bas  que  les  pieds,  un 
détenu,  un  petit  homme  au  visage  rouge  avec  une  barbe 
rousse.  Etendu  sur  le  dos,  les  paumes  des  mains  grandes 
ouvertes,  il  soulevait  par  saccades  sa  largo  poitrine, 
soupirait,  et  semblait  regarder  le  ciel  de  ses  yeux  immo- 
biles, tout  injectés  de  sang.  Autour  de  lui  se  tenaient  un 
sergent  de  ville  à  la  mine  soucieuse,  un  colporteur,  un 
postillon,  un  commis  de  boutique,  une  vieille  femme  avec 
une  ombrelle,  et  un  petit  garçon  portant  un  panier  vide. 

—  Ils  les  ont  affaiblis  en  les  tenant  emprisonnés,  et 
voilà  qu'ils  les  font  marcher  en  pleine  chaleur  !  —  dit 
le  commis,  en  se  tournant  vers  Nekhludov. 

—  Il  va  mourir,  bien  sûr!  —  disait  la  vieille  femme, 
d'une  voix  plaintive. 

—  Vite,  lui  découvrir  la  poitrine  !  —  criait  le  postillon. 
De  ses  gros  doigts  tremblants,  le  sergent  de  ville  se 

mit  en  devoir  de  dénouer  le  ruban  qui  fermait  la  chemise, 
de  façon  à  découvrir  le  cou  veineux  et  rouge  du  détenu. 
Il  était  évidemment  ému  et  attristé,  mais  il  n'en  jugea 
pas  moins  indispensable  de  gourmander  l'assistance. 

—  Allons,  circulez!  Qu'est-ce  que  vous  faites  là?  Vous 
empêchez  l'air  de  venir  jusqu'ici  ! 

—  Le  médecin  est  tenu  de  les  passer  tous  en  revue 
avant  le  départ  de  la  prison,  et  les  prisonniers  malades 
doivent  être  mis  en  voiture  !  Et  voilà  qu'ils  l'ont  forcé  à 
faire  la  route  à  pied  !  —  poursuivait  le  commis,  enchanté 
de  pouvoir  montrer  sa  connaissance  du  règlement. 

Le  sergent  de  ville,  ayant  achevé  de  découvrir  la  poi- 
trine du  détenu,  se  redressa  et  promena  les  yeux  autour 
de  lui. 

—  Allons,  je  vous  dis,  circulez  !  Ce  n'est  pas  votre 
affaire,  vous  n'y  pouvez  rien!  —  dit-il,  se  tournant  vers 
le  soldat,  comme  s'il  faisait  appel  à  son  approbation. 

Mais  le  soldat  restait  à  l'écart,  considérant  ses  bottes,  et 
paraissait  tout  àfait  indifférent  à  l'émoi  du  sergent  de  ville. 

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416  RÉSURRECTION 

—  Ceux  dont  c'est  Taffaire  ne  font  pas  leur  devoir! 
De  laisser  périr  les  gens,  est-ce  que  c'est  dans  la  loi? 

—  Un  détenu,  oui,  mais  c'est  toujours  un  homme  !  — 
disaient  des  voix  dans  le  groupe,  sans  cesse  plus  nom- 
breux. 

—  Relevez-lui  la  tête  et  donnez-lui  de  Teau!  —  dit 
Nekhludov. 

—  J'ai  déjà  envoyé  chercher  de  l'eau  !  —  répondit  le 
sergent  de  ville. 

Puis,  soulevant  le  détenu  par  les  bras,  il  parvint  avec 
effort  à  lui  mettre  la  tête  sur  le  rebord  du  trottoir. 

—  Qu'est-ce  que  cela  signifie?  — cria  tout  à  coup  une 
voix  impérieuse  et  rude.  Et  l'on  vit  accourir,  d'un  air 
irrité,  un  officier  de  paix,  vêtu  d'un  uniforme  tout  brillant, 
et  chaussé  de  hautes  bottes  plus  brillantes  encore.  — 
Qu'on  circule,  hein!  tout  de  suite!  —  reprit-il  en 
s'adressant  à  la  foule,  avant  même  de  voir  ce  qui  se 
passait. 

Quand  il  aperçut,  gisant  sur  les  pierres,  le  malheureux 
détenu,  il  fit  un  signe  de  tête  comme  pour  exprimer  qu'il 
en  avait  vu  bien  d'autres,  et,  s' adressant  au  sergent  de 
ville,  il  lui  demanda  comment  l'accident  était  arrivé. 

Le  sergent  de  ville  raconta  que,  au  passage  du  convoi, 
ce  détenu  était  tombé,  et  que  l'officier  avait  donné  l'ordre 
de  le  laisser  là. 

—  Hé  bien,  voilà  tout!  Il  faut  le  porter  au  poste! 
Qu'on  aille  chercher  un  fiacre  ! 

—  Tout  de  suite,  dès  que  le  portier  sera  revenu  !  — 
dit  le  sergent  de  ville  en  portant  la  main  à  son  képi. 

Cependant  le  commis  [avait  de  nouveau  commencé  à 
parler  de  la  chaleur... 

—  Est-ce  ton  affaire,  à  toi?  Passe  ton  chemin!  — 
déclara  l'officier  de  paix,  en  jetant  sur  lui  un  regard  si 
sévère  que  le  commis  se  tut  aussitôt. 

—  Il  faut  lui  faire  boire  de  l'eau  !  —  répéta  Nekhlu- 
dov. 

Sur  lui  aussi  l'officier  de  paix  jeta  un  regard  sévère; 
mais,  reconnaissant  un  homme  bien  mis,  il  n'osa  rien 
dire.  Lorsque  le  portier  revint  avec  un  seau  d'eau,  l'offi- 

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RÉSURRECTION  417 

cier  de  paix  ordonna  au  sergent  de  ville  de  faire  boire 
le  détenu.  Le  sergent  de  ville  releva  de  nouveau  la  têto 
du  malheureux  et  s'efforça  de  lui  verser  de  Feau  dans  la 
bouche;  mais  le  mourant  refusa  d'avâJer  Teau,  et  celle-ci 
se  répandit  sur  sa  barbe,  mouillant  sa  veste  et  sa  che- 
mise tout  imprégnée  de  poussière. 

—  Verse-lui  le  seau  sur  la  tête  !  —  ordonna  l'officier 
de  paix. 

Le  sergent  de  ville  ôta  au  détenu  son  bonnet  et 
renversa  Teau  du  seau  sur  son  crâne  chauve,  entouré 
d'épais  cheveux  roux. 

Les  yeux  du  malheureux  s'agrandirent,  comme  épou- 
vantés, mais  son  corps  demeura  immobile.  Le  long  de 
son  visage  l'eau  coulait,  mêlée  de  poussière  ;  mais  sa 
bouche  continuait  à  pousser  de  pénibles  soupirs,  et 
soudain  un  grand  frisson  le  secoua  des  pieds  à  la  tête. 

—  Voici  justement  un  fiacre!  Qu'on  l'y  mette I  — 
cria  l'officier  de  paix,  en  désignant  la  voiture  de  Nekh- 
ludov.  —  Allons,  toi,  hé  !  approche  ! 

—  Je  ne  suis  pas  libre  !  —  répondit  le  cocher. 

—  C'est  mon  fiacre,  —  dit  Nekhludov,  —  mais  vous 
pouvez  le  prendre.  Je  paierai  pour  le  tout  I  —  ajouta- 
t-il  en  s'adressant  au  cocher. 

—  Allons,  ouf!  et  plus  vite  quei  ça! 

Le  sergent  de  ville,  le  portier  et  le  soldat  soulevèrent 
le  mourant,  le  portèrent  dans  le  fiacre,  et  l'installèrent 
sur  les  coussins.  Mais  il  était  hors  d'état  de  se  tenir 
assis  :  sa  tête  se  renversa  en  arrière  et  tout  son  corps 
roula  sur  la  banquette. 

—  Qu'on  rétende!  —  ordonna  l'officier  de  paix. 

—  Soyez  tranquille,  Votre  Noblesse,  je  le  conduirai 
comme  ça!  —  déclara  le  sergent  de  ville.  Il  s^assît 
dans  la  voiture  et  empoigna  sous  les  bras  le  détenu, 
pendant  que  le  soldat  lui  allongeait  les  jambes. 

L'officier  de  paix  aperçut,  sur  le  pavé,  le  bonnet  du 
détenu  ;  il  le  ramassa  et  en  coiffa  la  tête  mouillée,  qui 
sans  cesse  retombait  d'une  épaule  sur  l'autre. 

—  Marche!  —  commanda-t-il. 

Le  cocher  fouetta  son  cheval  et,  en   compagnie  d*\ 

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ii8  RÉSURRECTION 

soldat,  rebroussa  chemin  dans  la  direction  du  poste  de 
police.  Le  sergent  de  ville,  dans  la  voiture,  essayait 
vainement  de  redresser  la  tête  du  détenu,  qui  retombait 
aussitôt  sur  Tune  des  épaules.  Nekhludov,  à  pied,  suivit 
la  voiture. 


III 


Dès  que  la  voiture  se  fut  arrêtée  devant  la  porte  du 
poste  de  police,  plusieurs  sergents  de  ville  Tentourèrent 
et  empoignèrent  par  les  bras  et  les  jambes  le  détenu,  cpii 
était  mort  durant  le  trajet.  Dix  minutes  après,  quand 
Nekhludov  arriva,  on  était  en  train  de  monter  le 
cadavre  à  Tinfirmerie. 

Celle-ci  était  une  petite  pièce  malpropre,  meublée 
de  quatre  lits,  sur  deux  desquels  des  malades  se  trou- 
vaient couchés  :  un  phtisique,  et  un  homme  qui  avait 
la  tête  et  le  cou  bandés.  Sur  l'un  des  deux  autres  lits  on 
déposa  le  mort.  Un  petit  homme,  avec  des  yeux  brillants, 
et  des  sourcils  sans  cesse  en  mouvement,  d'un  pas 
rapide  s'approcha  du  lit,  examina  le  mort,  puis  Nekhlu- 
dov, et  éclata  de  rire.  C'était  un  fou,  gardé  là  en  atten- 
dant d'être  transféré  dans  une  maison  de  santé. 

—  Ils  veulent  me  faire  peur!  —  dit-il.  —  Mais  non, 
ils  n'y  parviendront  pas  ! 

Après  un  instant,  Nekhludov  vit  entrer  uti  officier  de 
paix  et  un  infirmier. 

L'infirmier,  s'approchant  à  son  tour  dtt  Ht,  saisit  la 
main  jaune,  encore  tiède  et  molle,  du  mort,  la  souleva  et 
la  laissa  retomber. 

—  Il  a  SDn  compte  !  —  déclara-t-il  avec  un  signe  de 
tîête;  ce  qui  ne  l'empêcha  pas,  pour  se  conformer  au 
rèiglement,  de  mettre  à  nu  la poitrme,  encore  mouillée,  du 
mort  et  d'y  appliquer  scrupuleusement  son  oreille.  Tous 
se  taisaient.  L*infirmier  se  redres;5a,  fit  de  nouveau  un 
signe  de  tête  et,  l'une  après  l'autre,  ramena  les  doux  pau- 
pières sur  les  yeux  bleus  du  mort,  restés  grands  ouverts. 

—  Vous  ne  me  faites  pas  peuf ,  non,  vous  ne  me  faites 

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RÉSURRECTION  419 

r 

pas  peur  !  —  répétait  pendant  tout  ce  temps  le  fou,  en 
crachant  à  terre. 

—  Eh  bien  ?  —  demanda  Tofficier  de  paix. 

—  Eh  bien,  il  faut  le  conduire  dans  la  salle  des  morts  ! 
—  déclara  Tinfirmier. 

—  Qu'on  le  descende  à  la  salle  des  morts  !  —  ordonna 
Tofficier.  —  Et  toi,  viens  au  bureau  pour  faire  ton  rap- 
port !  —  dit'il  au  soldat  qui  n'avait  pas  cessé  de  se  tenir 
debout,  près  du  dépôt  confié  à  sa  garde. 

Quatre  sergents  de  ville  prirent  le  mort  et  le  redes- 
cendirent au  rez-de-chaussée.  Nekhludov  se  préparait  à 
les  suivre,  lorsque  le  fou  l'arrêta. 

—  Vous  n'êtes  pas  de  connivence  avec  eux,  n'est-ce 
pas?  Eh  bien  !  donnez-moi  une  cigarette  ! 

Nekhludov  lui  donna  une  cigarette.  Le  fou,  tout  en 
remuant  sans  cesse  les  sourcils,  se  mit  à  lui  raconter 
toutes  les  persécutions  qu'on  lui  faisait  subir. 

—  Ils  sont  tous  contre  moi,  et,  par  l'intermédiaire  de 
leurs  médiums,  ils  me  torturent  jour  et  nuit  ! 

—  Excusez-moi  !  —  dit  Nekhludov  et,  sans  attendre 
la  fin  du  récit,  il  sortit  de  la  chambre,  désirant  voir  ce 
que  l'on  faisait  du  mort. 

Les  sergents  de  ville  avaient  déjà  traversé  toute  la 
cour  et  s'étaient  arrêtés  devant  la  porte  d'une  cave, 
Nekhludov  voulut  les  rejoindre,  mais  l'officier  de  paix 
l'en  empêcha. 

—  Que  demandez-vous  ? 

—  Rien,  —  répondit  Nekhludov. 

—  Vous  ne  demandez  rien?  Eh  bien  !  allez-vous-en  ! 
Nekhludov  rebroussa  chemin  et  rejoignit  son  fiacre. 

Le  cocher  dormait  sur  le  siège  :  Nekhludov  le  réveilla  et 
lui  dit  d'allerSt  la  gare. 

Mais  il  n'avait  pas  fait  cent  pas  quand  il  rencontra, 
accompagnée  de  nouveau  par  un  soldat  du  convoi,  une 
télègue  sur  laquelle  était  entendu  un  autre  détenu,  déjà 
mort.  Le  détenu  gisait  sur  le  dos  :  Nekhludov  put  l'exa- 
miner à  loisir.  Autant  le  premier  mort  avait  une  figure 
insignifiante,  autant  celui-ci  était  beau  de  corps  et  de 
visnge.  C'était  un  homme   dans  toute  la  fleur  de   ses 

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420  RÉSURRECTION 

forces.  Sous  son  crâne,  rasé  par  moitié,  il  avait  un  petit 
front  énergique  qui  bombait  au-dessus  de  la  racine  du 
nez.  Ses  lèvres,  déjà  bleues,  souriaient  à  l'ombre  d'une 
fine  moustache,  et,  sur  le  côté  rasé  de  sa  tète,  apparais- 
sait une  oreille  d'un  dessin  très  pur.  L'expression  du 
visage  était  à  la  fois  calme,  austère,  et  bonne.  Et  non 
seulement  ce  visage  montrait  quelles  possibilités  de  vie 
morale  avaient  été  perdues  dans  cet  homme,  mais  les 
fines  attaches  de  ses  mains  et  de  ses  pieds  enchaînés, 
riiarmonie  générale  et  la  vigueur  des  membres,  tout 
cela  montrait  aussi  quelle  belle  et  forte  et  précieuse 
créature  humaine  il  avait  été.  Et  voilà  qu'on  l'avait  tué, 
et  non  seulement  personne  ne  le  regrettait  comme 
homme,  mais  personne  ne  regrettait  même  un  aussi 
admirable  instrument  de  travail,  vainement  perdu  !  Car 
Nekhludov  voyait  bien,  dans  les  yeux  des  sergents  de  ville 
qui  l'accompagnaient,  que  l'unique  sentiment  provoqué 
en  eux  par  cette  mort  était  l'ennui  de  la  fatigue  et  d'^  :. 
tracas  qu'elle  allait  leur  valoir. 

Il  poussa  un  grand  soupir,  et  poursuivit  tristeir  on 

chemin  vers  la  gare. 


IV 


Quand  Nekhludov  ,  tous  les  prison- 

niers étaient  déjà  insl  ,  wagons  aux  fenêtres 

grillées.  Sur  le  quai     '  .t  une  vingtaine  de  per- 

sonnes venues  por  eu  à  des  parents  ou  à  des 

amis;  elles  attendaie*.  >  on  leur  permît  de  s'approcher 
des  wagons. 

Les  gardiens  du  convoi  couraient  en  #>us  sens,  d'un 
air  préoccupé.  Dans  le  trajet  à  travers  la  ville,  cinq  pri- 
sonniers étaient  morts  de  chaleur  :  trois  avaient  suc- 
combé en  route,  et  les  deux  autres  étaient  morts  dans  la 
gare^  Mais  ce  qui  préoccupait  les  gardiens  du  convoi, 

1.  A  Moscou,  il  y  a  quelques  années,  cinq  prisonniers  sont  morts 
de  l'excès  de  la  chaleur,  dans  le  trajet  entre  leur  prison  et  la  Gare 
de  Novgorod.  (Ao^e  dt  Vauteur.) 


y  Google 


RÉSURRECTION  421 

ce  n'était  pas  que  ces  cinq  hommes  confiés  à  leurs 
soins  fussent  morts,  tandis  que  la  moindre  précaution 
aurait  suffi  pour  les  maintenir  en  vie.  De  cela,  ils  ne 
s'inquiétaient  point  :  ils  s'inquiétaient  d'avoir  à  rem- 
plir toutes  les  formalités  exigées  par  les  règlements 
en  pareille  circonstance,  d'avoir  à  déposer  ces  morts 
entre  les  mains  des  autorités  compétentes,  d'avoir  à 
mettre  de  côté  les  objets  qui  leur  appartenaient,  d'avoir 
à  rayer  leurs  noms  sur  la  liste  des  prisonniers  conduits 
à  Novgorod  ;  et  tout  cela  leur  causait  de  grands  em- 
barras, que  l'écrasante  chaleur  rendait  plus  pénibles 
encore. 

Ils  couraient  donc  de  droite  et  de  gauche,  l'air  préoc- 
cupé, et  ils  avaient  décidé  de  ne  laisser  personne 
s'approcher  des  wagons  avant  qu'ils  eussent  fini  de  tout 
mettre  en  règle.  Nekhludov  obtint  cependant  la  permis- 
sion de  s'approcher  :  il  l'obtint  en  donnant  un  rouble  à 
l'un  des  sous-officiers  du  convoi,  qui  lui  demanda  seule- 
ment de  ne  pas  rester  trop  longtemps,  de  façon  à  n'être 
pas  vu  par  l'officier  principal. 

Le  train  était  formé  de  dix-huit  wagons,  qui  tous,  à 
l'exception  du  wagon  réservé  aux  officiers,  étaient  abso- 
lument bondés  de  prisonniers.  En  passant  devant  les 
fenêtres  de  ces  wagons,  Nekhludov  entendit  partout  des 
bruits  déchaînes,  des  querelles,  des  conversations  mêlées 
de  gros  mots  ;  mais  nulle  part  on  ne  parlait  des  compa- 
gnons tombés  au  cours  du  trajet.  Les  conversations  et 
les  querelles  portaient  surtout  sur  les  sacs  des  prison- 
niers, sur  le  choix  des  places,  sur  la  possibilité  de 
trouver  à  boire. 

Nekhludov  eut  la  curiosité  de  jeter  un  coup  d'œil  à 
l'intérieur  d'un  des  wagons.  Il  vit  debout,  dans  le  passage 
central,  deux  gardiens  occupés  à  débarrasser  les  prison- 
niers de  leurs  menottes.  A  tour  de  rôle,  les  prisonniers 
tendaient  leurs  mains  ;  l'un  des  gardiens  ouvrait,  avec 
une  clé,  le  cadenas  qui  retenait  les  menottes,  l'autre 
ôtait  les  menottes  et  les  emportait. 

Après  les  wagons  réservés  aux  hommes,  Nekhludov 
arriva  devant  ceux  où  étaient  enfermées  les  femmes. 

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422  RÉSURRECTION 

Dans  le  premier  de  ces  wagons,  il  entendit  une  voîx 
éraillée  qui  gémissait,  sur  un  rythme  monotone  :  «  Oh  ! 
petit  père  !  Oh  !  petit  père  !  » 

Le  sous-officier  avait  dit  que  la  Maslova  devait  se 
trouver  dans  le  troisième  wagon.  A  peine  Nekhludov  se 
fut-il  approché  de  la  fenêtre  de  ce  wagon  qull  sentit 
venir  à  lui  une  épaisse  odeur  de  transpiration  qui 
Tobligea,  un  moment,  à  détourner  la  tête.  Le  wagon 
bourdonnait  de  voix  criardes  et  perçantes.  Sur  tous  les 
bancs,  des  femmes  étaient  assises,  les  cheveux  à  nu,  les 
vestes  déboutonnées,  le  visage  rouge  et  inondé  de  sueur: 
elles  bavardaient,  vociféraient,  avec  force  gestes.  L'ap- 
proche de  Nekhludov  eut  vite  fait,  cependant,  d'attirer 
leur  attention.  Celles  qui  étaient  assises  le  plus  près  de 
la  fenêtre  se  turent,  brusquement,  puis  appelèrent  la 
Maslova  qui  se  trouvait  placée  de  Fautre  côté  du  wagon, 
ayant  près  d'elle  la  blonde  et  souriante  Fédosia. 

Dès  qu'elle  eut  aperçu  Nekhludov,  la  Maslova  se 
leva,  replaça  sur  ses  cheveux  noirs  le  fichu  qu'elle 
venait  d'ôter,  et,  souriant  de  tout  son  visage  rouge  et 
animé,  elle  courut  à  la  fenôtre,  dont  elle  saisit  dans  ses 
mains  les  gros  barreaux  de  fer. 

—  Voilà  une  chaleur!  —  dit-elle  d'un  air  tout  joyeux. 

—  Avez-vous  reçu  les  effets  ? 

—  Oui,  je^  vous  remercie  ! 

—  Vous  n'avez  besoin  de  rien?  —  demanda  Nekh- 
ludov, à  demi  assommé  par  l'épouvantable  chaleur  qui 
venait  du  wagon. 

—  Non,  merci,  je  n'ai  besoin  de  rien! 

—  Demande  donc  si  on  ne  pourrait  pas  avoir  à  boire! 
^-  murmura  timidement  Fédosia. 

—  Ah  !  oui,  nous  boirions  volontiers  !  —  répéta  la 
Maslova, 

—  Est-ce  qu'on  ne  vous  a  pas  donné  d'eau? 

—  Si,  une   cruche  pleine,  mais  nous  avons  tout  bu  ! 

—  J'en  parlerai  tout  à  l'heure  au  gardien,  —  dit 
Nekhludov.  —  Et  maintenant  nous  ne  nous  reverrons 
plus  qu'à  Nijni-Novgorod  I 

—  Est-ce  que  vous  y  allez  aussi? —  s'écria  la  Maslova, 

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feignant  de  n*en  riett  Bavoir.  Et  ses  yeux  se  fixèrent  sur 
Nekhludov  avec  une  joie  profonde. 

—  Oui,  je  vais  partir  par  le  train  suivant! 

La  Maslova  ne  répondit  rien  ;  elle  soupira  et  baissa  les 
yeux. 

—  Est-ce  que  c'est  vrai,  barine,  que  douze  prisonniers 
sont  morts  en  chemin? —  demanda  une  des  détenues, 
une  vieille  paysanne  aux  traits  accentués. 

—  Je  n'ai  pas  entendu  dire  qu'il  y  en  eût  doute  ;  mais 
moi-même  j'en  ai  vu  emporter  deux,  —  répondit  Nekhlu- 
dov. 

—  Oui,  on  dit  qu'il  y  en  a  douze.  Est-ce  qu'on  ne  va 
rien  leur  faire,  à  ces  bourreaux  ? 

—  Et  parmi  les  femmes,  il  n'y  a  pas  eu  d'accident?  — 
demanda  Nekhludov. 

—  Nous  autres  femmes,  nous  avons  la  vie  plus  dure  !  — 
répondit  en  riant  une  autre  détenue.  —  Mais  voilà  qu'il 
y  a  une  femme  qui  a  imaginé  d'accoucher,  en  arrivant 
ici.  Tenez,  l'entendez-vous  gémir  ?  —  ajouta-t-elle  en 
désignant  du  doigt  le  wagon  voisin. 

—  Vous  m'avez  demandé  si  je  n'avais  besoin  de  rien,  — 
dit  la  Maslova  en  s'efforçant  de  contenir  son  sourire 
joyeux.  —  Eh  bien  !  ne  vous  occupez  pas  de  nous  faire 
avoir  de  quoi  boire;  mais  peut-être  pourriez-vous  dire 
aux  chefs  du  convoi  qu'on  transporte  cette  malheureuse 
à  l'hôpital,  car  elle  est  sûre  de  mourir  si  on  la  force  à 
continuer  la  route  ! 

—  Oui,  je  vais  en  parler  ! 

Et  Nekhludov  s'éloigna,  pour  céder  la  place  au  mari 
de  Fédosia,  qui  venait  enfin  d'être  admis  à  s'approcher 
du  wagon.  Mais  longtemps  il  dut  courir  sur  le  quai  sans 
trouver  personne  à  qui  s'adresser.  Les  gardiens  du  con- 
voi semblaient  plus  affairés  d'instant  en  instant.  Les  uns 
s'occupaient  de  placer  des  prisonniers,  d'autres  d'acheter 
des  provisions  pour  la  route  ou  d'installer  leurs  effets 
dans  les  wagons  ;  d'autres  encore  s'empressaient  auprès 
d'une  dame,  la  femme  d'un  officier,  qui  s'apprêtait  à 
partir  avec  son  mari.  Pas  un  n'avait  le  loisir  d'écouter 
Nekhludov. 

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424  RÉSURRECTION 

Le  second  coup  de  cloche  était  sonné  déjà  quand 
Nekhludov  aperçut  enfin  le  chef  du  convoi.  Le  gros 
officier,  essuyant  la  sueur  qui  lui  coulait  du  front,  donnait 
des  ordres  à  un  adjudant. 

—  Vous  avez  besoin  de  quelque  chose  ?  —  demanda- 
t-il  à  Nekhludov. 

—  Il  y  a  une  femme  qui  accouche,  dans  un  des 
wagons;  et  j'ai  pensé  que... 

—  Elle  accouche  ?  Fort  bien  I  laissez-la  faire  !  —  dit 
l'officier,  en  courant  rejoindre  son  wagon,  de  ses  grosses 
jambes  courtes. 

Au  même  instant  le  conducteur  du  train  mit  son  sifflet 
à  la  bouche.  Un  dernier  coup  de  cloche  suivit  le  coup  de 
sifflet,  et  Ton  entendit  de  grands  cris  d'adieu  s'élever  à 
la  fois  des  wagons  et  du  quai.  Nekhludov,  debout  sur  le 
quai,  vit  se  traîner  devant  lui,  l'un  après  Tautre,  les 
lourds  wagons,  aux  fenêtres  desquels  s'écrasaient  entre 
les  barreaux  les  crânes  rasés  des  prisonniers.  Puis 
apparut  le  premier  wagon  des  femmes,  puis  un  autre, 
puis  le  wagon  où  se  trouvait  la  Maslova.  La  jeune 
femme  était  encore  debout  devant  la  fenêtre.  Elle  jeta  à 
Nekhludov  un  dernier  regard,  accompagné  d'un  triste 
sourire  dont  il  fut  tout  remué. 


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CHAPITRE  X 


Nekhludov  avait  encore  deux  heures  à  attendre  jus- 
qu'au départ  du  train  qui  devait  le  conduire  à  Nijni- 
Novgorod.  La  pensée  lui  vint  tout  d'abord  de  profiter 
de  ce  temps  pour  aller  revoir  sa  sœur  ;  mais  les  impres- 
sions de  la  matinée  l'avaient  tant  ému  et  fatigué  qu'il  ne 
se  sentait  plus  la  force  de  bouger.  Il  entra  dans  la  salle 
d'attente,  s'assit  sur  un  canapé,  et  là,  au  bout  d'un 
instant,  il  s'endormit,  la  tête  appuyée  sur  un  coussin. 

Il  dormait  depuis  plus  d'une  heure  lorsqu'un  bruit  de 
chaises  le  réveilla  en  sursaut. 

11  se  redressa,  se  frotta  les  yeux,  se  rappela  où  il  était, 
et  revit  les  scènes  diverses  auxquelles  il  venait  d'assister. 
11  revit  le  convoi  des  déportés,  les  deux  hommes 
morts,  les  wagons  aux  fenêtres  grillées,  et  les  femmes 
enfermées  dans  ces  wagons,  et  le  triste  sourire  que  lui 
avait  adressé  Katucha  à  travers  les  barreaux.  Le  spec- 
tacle qu'il  avait  en  face  de  lui  était  bien  différent  de  ces 
souvenirs  :  une  table  chargée  de  bouteilles,  de  vases, 
de  ilambeaux  et  de  fleurs,  des  garçons  en  habit  som- 
meillant autour  de  la  table,  et,  dans  le  fond  de  la  salle, 
devant  un  comptoir  également  encombré  de  bouteilles  et 
de  vases,  des  dos  de  voyageurs  achetant  des  provisions. 
Quand  il  eut  achevé  de  reprendre  ses  sens,  Nekhludov 
observa  que  toutes  les  personnes  assises  dans  la  salle 
considéraient  avec  curiosité  quelque  chose  qui  était  en 
train  de  se  passer  devant  la  porte  d'entrée.  Tournant  les 
yeux  de  ce  côté,  il  vit  un  groupe  d'hommes  qui  portaient 
sur  une  chaise  une  dame  toute  couverte  de  châles. 

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426  RÉSURRECTION 

Le  premier  des  porteurs  était  un  valet  de  chambre: 
Nekhludov  se  souvint  aussitôt  de  Favoir  déjà  vu.  Et  il 
reconnut  également  Thomme  qui  marchait  derrière  la 
chaise,  un  portier  en  livrée,  avec  une  casquette  galon- 
née. Près  de  la  chaise  se  tenait  une  élégante  femme 
de  chambre  portant  un  sac  de  voyage,  un  certain 
objet  rond  dans  un  étui  de  cuir,  et  plusieurs  ombrelles. 
Et  Nekhludov  aperçut  de  l'autre  côté,  en  tenue  de 
voyage,  le  vieux  prince  Korehagaine,  avec  ses  lèvres 
épaisses  et  son  cou  d'apoplectique.  Missy  était  là  aussi,  et 
son  frère  Mitia,  et  un  jeune  diplomate  bien  connu  de 
Nekhludov,  le  comte  Osten,  possesseur  d'un  cou  inter- 
minable et  d'un  petit  visage  toujours  souriant.  Osten 
causait  avec  Missy,  qui  semblait  s'amuser  beaucoup  de 
ses  plaisanteries.  Et  Nekhludov  vit  aussi  le  médecin, 
fumant  sa  cigarette  avec  son  air  habituel  de  mauvaise 
humeur. 

Cet  imposant  cortège  ne  faisait  que  traverser  la 
grande  salle,  pour  se  rendre  dans  le  petit  salon  réservé 
aux  dames;  il  s'attira,  sur  son  passage,  une  curiosité 
mêlée  de  respect.  Mais,  dès  l'instant  suivant,  le  vieux 
prince  revint  dans  la  salle,  s'assit  devant  la  table,  appela 
un  garçon  et  lui  donna  des  ordres.  Puis  Missy  et  Osten 
arrivèrent  à  leur  tour,  et  tous  deux  allaient  également 
s'asseoir  près  de  la  table  lorsque  Missy  aperçut,  à 
l'entrée,  une  personne  de  connaissance  et  courut  à  sa 
rencontre. 

Cette  personne  était  Nathalie  Ivanovna,  la  sœur 
de  Nekhludov.  S'avançant  en  compagnie  d'Agrippine 
Petrovna,  elle  tournait  les  yeux  de  tous  côtés,  en  quête 
de  quelqu'un.  Elle  vit  en  même  temps  son  frère  et  Missy. 
Et,  comme  Nekhludov  s'était  approché  d'elle,  elle  lui 
dit,  après  avoir  serré  la  main  de  la  jeune  fille  : 

—  Enfin,  je  te  trouve  !  Je  commençais  à  me  découra- 
ger! 

Nekhludov  serra  les  mains  de  Missy  et  d'Osten^ 
embrassa  sa  sœur,  et  l'on  se  mit  à  causer.  Missy 
raconta  que  leur  maison  de  campagne  avait  brûlé,  ce 
qui  les  obligeait  à  aller  passer  quelques  semaines  chex 

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RÉSURRECTION  427 

ne  tante  qui  demeurait  sur  la  ligne  de  Nijni-Novgorod. 
)sten,  à  ce  propos,  raconta  gaiement  des  histoires  d'in- 
endies. 

Mais  Nekhludov,  sans  Técouter,  se  tourna  vers  sa 
œur: 

—  Comme  je  suis  heureux  que  tu  sois  venue  1 

—  Je  te  cherche  depuis  deux  heures,  —  dit-elle.  — 
k.vec  Agrippine  Petrovna,  nous  avons  exploré  toute  la 
ille  sans  pouvoir  mettre  la  main  sur  toi. 

Elle  désigna,  d'un  mouvement  de  tête,  la  grosse  gou- 
e mante  qui,  vêtue  d'un  waterproof  et  coiffée  d'un  cha- 
meau à  fleurs,  se  tenait  modestement  un  peu  à  l'écart, 
)our  ne  pas  gêner  la  conversation. 

—  Figure-toi  que  je  me  suis  endormi,  ici,  sur  un 
'.anapé  !  Comme  je  suis  heureux  que  tu  sois  venue  !  — 
épéta-t-il.  —  J'avais  précisément  commencé  une  lettre 
[)our  toi  ! 

—  Vraiment  ?  —  demanda-t-elle  d'un  air  inquiet.  — 
Et  que  m'écrivais-tu  ? 

Missy,  voyant  que  le  frère  et  la  sœur  commençaient 
m  entretien  intime,  crut  devoir  s'éloigner  avec  son 
cavalier.  Nekhludov  conduisit  sa  sœur  près  de  la 
fenêtre  ;  ils  s'assirent  sur  un  banc  de  velours  vert,  où 
se  trouvaient  déposés  une  valise,  un  plaid  et  un  carton 
à  chapeau. 

—  Eh  bien  !  oui,  hier,  en  sortant  de  chez  vous,  j'ai 
pensé  à  revenir  sur  mes  pas  pour  faire  des  excuses  à  ton 
mari,  —  dit  Nekhludov;  —  mais  j'ai  craint  qu'il  ne  prît 
mal  la  chose.  J'ai  été  méchant,  hier,  pour  ton  mari  ;  et 
cela  me  tourmente. 

—  Je  savais,  j'étais  sûre  que  tu  n'avais  pas  eu  de 
mauvaise  intention  !  —  répondit  Nathalie  Ivanovna.  — 
Tu  sais  que... 

Et  des  larmes  lui  montèrent  aux  yeux,  et  elle  étreignit 
fiévreusement  la  main  de  son  frère.  Nekhludov  comprit 
aussitôt  le  sens  de  la  phrase  qu'elle  n'avait  pas  achevée. 
Elle  voulait  dire  que,  tout  en  aimant  son  mari  plus  que  le 
monde  entier,  elle  l'aimait  bien  aussi,  lui,  son  frère,  et 
que  toute  division  entre  eux  la  faisait  cruellement  souffrir. 

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428  RÉSURRECTION 

—  Merci,  je  te  remercie!  Ah!  si  tu  savais  ce  que  j'< 
vu  aujourd'hui!  — reprit-il,  se  rappelant  soudain  1( 
deux  prisonniers  morts.  —  Deux  hommes  tués  ! 

—  Comment  cela,  tués? 

—  Tués,  oui,  certainement.  On  leur  a  fait  traverse 
toute  la  ville,  par  cette  chaleur,  et  deux  d'entre  eux  son 
morts  d'insolation. 

—  Impossible!    Comment?    Aujourd'hui?    Tout 
rheure  ? 

—  Oui,  tout  à  l'heure!  J'ai  vu  leiu»s  cadavres. 

—  Mais  pourquoi  les  a-t-on  tués?  Qui  les  a  tués?  - 
demanda  Nathalie  Ivanovna. 

—  Qui?  Ceux-là  qui  les  ont  fait  marcher  de  force,  sou 
ce  soleil!  —  répliqua  Nekhludov d'un  ton  agacé,  sentan 
que  sa  sœur  considérait  tout  cela  d'un  autre  œil  que  lui.i 

—  Seigneur  Dieu  !  est-ce  possible? — demanda  Agrip- 
pine  Petrovna,  qui  n'avait  pu  s'empêcher  d'écouter. 

—  Oui,  nous  n'avons  pas  la  moindre  idée  de  ce  que| 
l'on  fait  subir  à  ces  malheureux;  et  cependant  nous 
aurions  le  devoir  de  nous  en  informer!  —  poursuivit! 
Nekhludov  en  tournant  involontairement  les  yeux  sur  le 
vieux  prince  qui,  une  serviette  au  cou,  se  bourrait  de 
jambon  sans  penser  à  rien  d'autre.  Mais  soudain  le  vieil- 
lard releva  la  tête  et  aperçut  Nekhludov. 

—  Nekhludov!  —  cria-t-il.  —  Vous  ne  voulez  pas 
vous  rafraîchir?  Pour  le  voyage,  c'est  indispensable! 

Nekhludov  remercia  d'un  signe  de  tête. 

—  Eh  bien,  que  vas-tu  faire  ?  —  reprit  Nathalie  Iva- 
novna. 

—  Ce  que  je  pourrai  !  Je  sens  en  tout  cas  que  je  dois 
faire  quelque  chose.  Et  ce  que  je  pourrai,  je  le  ferai! 

—  Oui,  oui,  je  te  comprends.  Et  avec  eux,  —  dit-elle, 
en  désignant  Korchaguine,  —  est-ce  que  tout  est  fini? 

—  Tout,  et,  à  ce  que  j'imagine,  sans  regret  de  part  ni 
d'autre. 

—  C'est  dommage,  grand  dommage  !  J'aime  tant  Missy  ! 
Enfin,  je  n'ai  rien  à  dire  !  Mais  pourquoi  veux-tu  te  lier 
de  nouveau?  —  demanda-t-elle  timidement;  —  pourquoi 
pars-tu  ? 

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RÉSURRECTION  429 

•  Je  pars  parce  que  je  le  dois  !  —  répondit  Nekhludov 
'un  ton  sérieux  et  sec,  comme  sll  eût  voulu  couper 
[)urt  à  l'entretien. 

Mais  aussitôt  il.se  reprocha  cette  attitude  à  Tégard  de 
a  sœur.  «  Pourquoi  ne  pas  lui  dire  tout  ce  que  je  pense? 
songea-t-il.  —  Je  sais  bien  qu' Agrippine  Petrovna  nous 
;oate;  mais,  bah!  qu'elle  entende  aussi!  » 
•i—  Tu   me  parles   de   mon  projet  de  mariage  avec 
atucha!  —  s'écria-t-il  d'une  voix  frémissante.  —  Eh 
ien  !  c'est  vrai  que  j'ai  formé  ce  projet,  et  dès  le  pre- 
mier jour  où  je  l'ai  retrouvée  ;  mais  elle,  nettement  et 
résolument,  elle  a  refusé  de  se  marier  avec  moi  !  Elle  ne 
veut  pas  de  mon  sacrifice  !  Elle  préfère  se  sacrifier  elle- 
même  ;  car  son  mariage,  dans  la  situation  où  elle  est, 
aurait  pour  elle  bien  des  avantages.  Mais  moi,  je  ne 
puis  pas  admettre  qu'elle  se  sacrifie  !  Et  maintenant  je 
pars  avec  elle  ;  et  où  elle  ira,  j'irai  ;  et  de  toutes  mes  forces 
j'essaierai  de  l'aider,  d'adoucir  son  sort! 

Nathalie  Ivanovna  ne  répondit  rien.  La  vieille  gouver- 
nante, hochant  la  tête  d'un  air  désolé,  regardait  tour  à 
tour  Nekhludov  et  sa  sœur. 

En  cet  instant,  sur  la  porte  du  salon  des  dames,  se 
montra  de  nouveau  le  solennel  cortège.  Le  beau  valet  de 
chambre  Philippe  et  le  portier  à  la  casquette  galonnée 
emportaient  la  vieille  princesse  pour  la  mettre  dans  son 
wagon.  Parvenue  au  milieu  de  la  salle,  la  vieille  dame 
arrêta  les  porteurs,  fit  signe  à  Nekhludov  de  s'appro- 
cher d'elle,  et  lui  tendit  craintivement  sa  main  blanche 
chargée  de  bagues,  comme  pour  l'inviter  à  ne  la  serrer 
qu'avec  précaution. 

—  Quelle  épouvantable  chaleur  !  —  dit-elle.  —  C'est 
un  supplice  pour  moi!  ce  climat  me  tue. 

Quand  elle  eut  fini  de  se  plaindre  du  climat  et  de  sa 
santé,  elle  fit  signe  aux  porteurs  de  se  remettre  en  route. 

—  Vous  viendrez  nous  voir  à  la  campagne,  sans 
faute,  n'est-ce  pas  ?  —  dit-elle  encore  à  Nekhludov,  en 
retournant  vers  lui  son  long  visage,  avec  un  sourire  de 
ses  fausses  dents. 

Nekhludov  s'avança  sur  le  quai.  Le  cortège  de  la  prin- 

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1 

430  RÉSURRECTION  • 

cesse  se  dirigeait  à  droite,  vers  les  wagons  de  première  4 
classe.  Nekhludov  alla  de  Tautre  côté,  en  compagnie  de  j 
Tarass,  le  mari  de  Fédosia,  portant  son  sac  sur  Tépaule. 
Un  commissionnaire  les  suivait,  tenant  .en  main  le  bagag^e 
de  Nekhludov. 

—  Tiens,  voici  mon  compagnon  de  route!  —  dit 
Nekhludov  à  sa  sœur  en  lui  désignant  Tarass,  dont  il 
venait  de  lui  raconter  l'histoire. 

—  Comment?  Est-ce  qae  tu  vas  voyager  là-dedans  ? 
—  demanda  Nathalie  Ivanovna  en  voyant  son  frère  s'ar- 
rêter devant  une  voiture  de  troisième  classe,  et  faire 
signe  au  commissionnaire  d'y  monter  ses  valises. 

—  Mais  oui,  cela  m'est  plus  agréable,  et  puis  je  tiens 
à  être  avec  ce  brave  homme!  —  répondit-il.  —  Ecoute 
encore  ceci!  —  reprit- il  après  un  instant  de  silence.  —  1 
Mes  terres  de  Kouzminskoïe,  je  ne  les  ai  pas  données 
aux  paysans;  de  telle  sorte  que,  si  je  meurs,  elles 
reviendront  à  tes  enfants. 

—  Dimitri,  par  grâce,  ne  me  parle  pas  de  cela!  — 
dit  Nathalie  Ivanovna. 

—  Et  si  je  me  marie...  eh!  bien,  tout  de  même... 
comme  je  n'aurai  pas  d'enfants... 

—  Je  t'en  supplie,  ne  me  parle  pas  de  cela  !  —  répéta 
Nathalie  Ivanovna.  Mais  Nekhludov  vit  dans  ses  yeux 
que  ce  qu'il  venait  de  lui  dire  lui  avait  fait  plaisir. 

A  l'autre  extrémité  du  wagon,  un  groupe  de  curieux 
s'était  formé  devant  le  coupé  où  venait  d'entrer  la  prin- 
cesse Korchaguine.  Mais  presque  tous  les  voyageurs 
s'étaient  déjà  installés  à  leurs  places;  quelques  attardés 
couraient,  enjambaient  les  marches;  les  conducteurs 
fermaient  les  portières.  Nekhludov  entra  dans  le  wagon 
et  se  mit  à  la  fenêtre. 

Nathalie  Ivanovna  restait  debout  sur  le  quai,  en  com-  ^ 
pagnie  d'Agrippine  Petrovna.  Gênée  de  se  trouver  là 
avec  son  élégante  toilette  et  son  chapeau  à  la  dernière 
mode,  elle  cherchait  évidemment  un  sujet  de  conversa- 
tion, et  ne  le  trouvait  pas.  Elle  ne  pouvait  pas  demander 
à  son  frère  de  lui  écrire,  car  depuis  longtemps  déjà  ' 
toute  correspondance  régulière  avait  cessé  entre  eux. 

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RÉSURRECTION  43i 

Et  puis  c'était  comme  si  Tentretien  sur  la  question 
d'argent  et  d'héritage  avait  achevé  de  rompre  ce  qui 
restait  entre  eux  de  relations  fraternelles.  Ils  se  sen- 
taient désormais,  déflnitivement,  étrangers  l'un  à  l'autre. 

Et  ainsi  Nathalie  Ivanovna  fut  heureuse,  au  fond  de 
son  cœur,  quand  le  train  s'ébranla  et  qu'elle  put  dire 
à  son  frère,  avec  un  signe  de  tête  et  un  sourire  : 
«  Adieu,  adieu,  Dimitri  !  »  Et,  dès  que  le  train  se  fut 
éloigné,  elle  ne  pensa  plus  qu'à  la  façon  dont  elle 
raconterait  à  son  mari  tous  les  détails  de  sa  conversation. 

Nekhludov,  lui  aussi,  bien  qu'il  n'éprouvât  pour  sa 
sœur  que  de  bons  sentiments,  bien  qu'il  n'eût  absolument 
rien  à  lui  cacher,  s'était  senti  gêné  devant  elle  et  avait 
eu  hâte  d'en  être  séparé.  Il  avait  conscience  que  rien  ne 
subsistait  plus  de  cette  Natacha  qui  lui  avait  jadis  été 
proche.  Sa  sœur,  désormais,  ne  pouvait  plus  lui  appa- 
raître que  comme  l'esclave  d'un  gros  homme  noir  qui  le 
dégoûtait.  Il  avait  vu  trop  clairement  que  le  visage  de 
la  jeune  femme  ne  s'était  animé  et  illuminé  que  quand  il 
lui  avait  parlé  de  ce  qui  intéressait  son  mari,  de  la 
remise  de  ses  terres  aux  paysans,  de  sa  succession.  Et 
une  profonde  tristesse  lui  remplissait  le  cœur. 


II 


Dans  le  grand  wagon  de  troisième  classe,  plein  de 
voyageurs  et  exposé  au  soleil  depuis  le  matin,  la  chaleur 
était  si  insupportable  que  Nekhludov,  à  peine  assis,  dut 
se  relever  et  se  tenir  debout  sur  la  plate-forme  exté- 
rieure. Mais,  là  encore,  on  étouffait;  et  Nekhludov  ne 
put  respirer  librement  que  lorsque  le  train  eut  fini  de  se 
pousser  parmi  les  maisons  et  fut  parvenu  au  plein  air 
des  champs. 

—  Assassins!  assassins!  —  se  disait-il,  se  rappelant 
son  entretien  avec  sa  sœur  au  sujet  des  prisonniers.  Et, 
de  toutes  les  impressions  qu'il  avait  éprouvées  depuis  le 
matin,  une  seule  le  hantait  :  il  revoyait,  avec  une  pré- 


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432  RÉSURRECTION 

cision  et  une  intensité  extraordinaires,  le  beau  visage 
du  second  mort,  avec  ses  lèvres  souriantes,  son  front 
sévère,  et  sa  petite  oreille  finement  dessinée,  apparais- 
sant sous  le  crâne  rasé  d'un  côté. 

«  Mais  ce  qui  est  particulièrement  affreux,  —  se  dit- 
il,  —  c'est  que  ces  infortunés  ont  été  tués  sans  que  Ton 
puisse  savoir  qui  les  a  tués.  Ils  ont  été  conduits  à  la 
gare,  comme  tous  les  autres  prisonniers,  sur  un  ordre 
écrit  de  Maslinnikov.  Mais  Maslinnikov,  évidemment, 
s'est  borné  à  remplir  une  formalité  ;  on  lui  a  apporté  à 
signer  une  pièce  rédigée  dans  les  bureaux  ;  l'imbécile  y 
a  apposé  son  plus  beau  paraphe,  sans  même  s'inquiéter 
de  ce  qui  y  était  écrit;  et,  pour  rien  au  monde,  il  ne 
consentirait  à  se  croire  responsable  des  accidents  qui 
viennent  d'arriver.  Encore  moins  pourra-t-on  en  rendre 
responsable  le  médecin  de  la  prison,  qui  a  passé  en 
revue  les  déportés  avant  leur  départ.  Celui-là  a  ponc- 
tuellement rempli  ses  obligations  professionnelles  ;  il  a 
mis  à  part  et  fait  monter  en  voiture  les  prisonniers  ma- 
lades, et,  sans  doute,  il  n'a  point  prévu  qu'on  ferait  mar- 
cher le  convoi  en  plein  midi,  par  cette  chaleur,  en  foule 
compacte.  Le  directeur?  Le  directeur  n'a  fait,  lui  aussi, 
qu'exécuter  les  ordres  de  ses  chefs  ;  comme  ceux-ci  le  lui 
ordonnaient,  il  a  fait  partir,  à  la  date  fixée,  un  nombre 
déterminé   de   prisonniers  :  tant   d'hommes,   tant    de 
femmes.  Impossible,  également,  d'accuser  le  chef  du 
convoi  :  on  lui  a  ordonné  d'aller  chercher  des  prisonniers 
dans  un  certain  endroit  et  de  les  conduire  dans  un  cer- 
tain autre  :  c'est  ce  qu'il  a  fait,  du  mieux  qu'il  a  pu.  Il  a 
dirigé  le  convoi  aujourd'hui  comme  la  fois  dernière  ;  et 
lui  non  plus  ne  pouvait  guère  prévoir  que  des  hommes 
robustes  et  valides,  comme  les  deux  que  j'ai  vus,  ne  sup- 
porteraient pas  la  fatigue  et  mourraient  en  chemin.  Per- 
sonne n'est  coupable  ;  et  cependant  ces  infortunés  ont 
été  tués,  et  tués  par  ces  mêmes  hommes  qui  ne  sont 
point  coupables  de  leur  mort  ! 

«  Et  cela  provient,  —  se  dit  ensuite  Nekhludov,  —  de 
ce  que  tous  ces  hommes,  gouverneurs,  directeurs,  offi- 
ciers de  paix,  sergents  de  ville,  tous  ils  estiment  qu'il  y 

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RÉSURRECTION  433 

a  des  situations  dans  la  vie  où  la  relation  directe 
d'homme  à  homme  n'est  pas  obligatoire.  Car  tous  ces 
hommes,  depuis  Maslinnikov  jusqu'au  chef  du  convoi, 
s'ils  n'étaient  pas  fonctionnaires,  auraient  eu  vingt  fois 
ridée  que  ce  n'était  pas  chose  possible  de  faire  marcher 
un  convoi  par  une  telle  chaleur  ;  vingt  fois  en  chemin  ils 
auraient  arrêté  le  convoi;  et,  voyant  qu'un  prisonnier  se 
sent  mal,  perd  le  souffle,  ils  l'auraient  fait  sortir  des 
rangs,  l'auraient  conduit  à  l'ombre,  lui  auraient  donné 
de  l'eau  ;  et,  en  cas  d'accident,  ils  lui  auraient  témoigné 
de  la  compassion.  Mais  ils  n'ont  rien  fait  de  tout  cela, 
ils  n'ont  pas  même  permis  à  d'autres  de  le  faire  :  et  cela 
parce  qu'ils  ne  voyaient  pas  devant  eux  des  hommes,  et 
leurs  propres  obligations  d'hommes  à  leur  égard,  mais 
seulement  leur  service,  c'est-à-dire  des  obligations  qui, 
à  leurs  yeux,  les  dispensaient  de  tout  rapport  direct 
d'homme  à  homme.  />  ^ 

Nekhludov  était  si  plongé  dans  ses  réflexions  qu'il  ne 
s'était  pas  aperçu  que  le  temps  avait  changé  :  le  soleil 
s'était  couvert  d'épais  nuages  bas  ;  et  du  fond  de  l'hori- 
zon, à  l'ouest,  arrivait  peu  à  peu  une  nuée  grise  qui  déjà 
se  répandait,  sur  les  champs  et  les  bois,  en  une  pluie 
pressée.  Un  souffle  de  pluie,  déjà,  remplissait  l'air.  Par 
instants,  la  nuée  se  sillonnait  d'un  éclair,  et  au  fracas  des 
wagons  en  marche  se  mêlait  le  fracas  d'un  tonnerre 
lointain.  Et  sans  cesse  la  nuée  se  rapprochait,  et  de 
larges  gouttes  de  pluie,  chassées  par  le  vent,  venaient 
s'étaler  sur  le  veston  de  Nekhludov.  Il  passa  de  l'autre 
côté  de  la  plate-forme,  et,  aspirant  de  tous  ses  poumons 
la  fraîcheur  du  vent  et  l'odeur  bienfaisante  de  la  terre 
avide  de  pluie,  il  considéra  les  jardins,  les  bois,  les 
champs  de  seigle  jaunes,  les  champs  d'avoine  encore  verts, 
et  les  taches  noires  de  plants  de  pommes  de  terre.  Tout, 
subitement,  s'était  comme  garni  d'une  couche  de  laque, 
le  vert  était  devenu  plus  vert,  le  jaune  plus  jaune,  le 
noir  plus  noir. 

'—  Encore  !  encore  !  —  s'écriait  involontairement 
Nekhludov,  partageant  l'allégresse  des  champs  et  des 
jardins  au  contact  de  la  pluie.  28 

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434  RÉSURRECTION 

Et  en  effet  la  pluie  se  fît  plus  forte,  mais  elle  dura 
peu.  La  nuée  sombre,  après  s'être  en  partie  déversée,  se 
transporta  plus  loin.  Et  sur  le  sol  mouillé  ne  tombèrent 
plus  que  de  petites  gouttes  molles  et  espacées.  Le  soleil 
reparut,  tout  s'illumina  de  nouveau  ;  et  à  Thorizon,  du 
côté  de  Fouest,  se  montra  un  petit  arc-en-ciel  où  domi- 
naient les  teintes  violettes. 

«  A  quoi  donc  pensais-je  tout  à  l'heure  ?  —  se  dit  Nekhlu- 
dov,  quand  tous  ces  changements  eurent  pris  fin  et  que 
le  train  se  fut  enfoncé  dans  une  profonde  tranchée,  ne 
permettant  plus  de  contempler  les  champs.  —  Ah  !  oui, 
je  pensais  à  la  façon  dont  ce  directeur,  ce  chef  du 
convoi,  dont  tous  ces  fonctionnaires,  hommes  pour  la 
plupart  bons  ou  inoffensifs,  se  trouvaient  U'ansformés 
en  des  hommes  méchants  !  » 

Et  Nekhludov  se  rappela  Tindifférence  avec  laquelle 
Maslinnikov  avait  écojité  le  récit  de  ce  qui  se  passait 
dans  la  prison  ;  il  se  rappela  la  sévérité  du  directeur, 
la  dureté  du  chef  du  convoi,  qui  laissait  souffrir  sans 
assistance  une  femme  en  couches. 

«  Tous  ces  hommes  sont  évidemment  impénétrables 
au  sentiment  de  l'humanité,  comme  sont  impénétrables 
à  la  pluie  les  pierres  de  cette  tranchée,  —  songeait-il  en 
considérant  les  revêtements  de  pierre  le  long  desquels 
l'eau  gouttait  jusqu'aux  rails  du  wagon.  —  Et  peut-être 
est-ce  chose  indispensable  de  creuser  des  tranchées  et 
de  les  revêtir  de  pierres,  mais  on  souffre  à  voir  cette 
terre  privée  de  la  pluie  qu'elle  attend,  cette  terre  qui 
aurait  si  bien  pu,  elle  aussi,  produire  du  blé,  de  l'herbe, 
des  buissons  et  des  arbcies  !  Et  de  môme  il  en  est  avec 
les  hommes  !  Tout  le  mal  vient  de  ce  que  les  hommes 
croient  que  certaines  situations  existent  où  l'on  peut 
agir  sans  amour  envers  les  hommes,  tandis  que  de 
telles  .situations  n'existent  pas.  Envers  les  choses,  on 
peut  agir  sans  amour  :  on  peut,  sans  amour,  fendre  le 
bois,  battre  le  fer,  cuire  des  briques;  mais  dans  les  rap- 
ports d'homme  à  homme  l'amour  est  aussi  indispen- 
sable que  l'est  par  exemple  la  prudence  dans  les  rap- 
ports de   l'homme   avec  les  abeilles.  La  nature  le  veut 

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RÉSURRECTION  435 

ainsi,  c'est  une  nécessité  de  Tordre  des  choses.  Si  l'on 
voulait  laisser  de  côté .  la  prudence  quand  on  a  affaire 
aux  abeilles,  on  nuirait  aux  abeilles  et  on  se  nuirait  à 
soi-même.  Et  pareillement  il  n'y  a  pas  à  songer  à 
laisser  de  côté  l'amour  quand  on  a  affaire  aux  hommes. 
Et  cela  n'est  que  juste,  car  l'amour  réciproque  entre 
hommes  est  l'unique  fondement  possible  de  la  vie  de 
l'humanité.  Sans  doute  un  homme  ne  peut  pas  se  con- 
traindre à  aimer,  comme  il  peut  se  contraindre  à  tra- 
vailler; mais  de  là  ne  résulte  point  que  quelqu'un  puisse 
agir  envers  les  hommes  sans  amour,  surtout  si  lui-même 
a  besoin  des  autres  hommes.  L'homme  qui  ne  ne  sent 
pas  d'amour  pour  les  autres  hommes,  qu'un  tel  homme 
s'occupe  de  soi,  de  choses  inanimées,  de  tout  ce  qui  lui 
plaira,  excepté  des  hommes  !  De  même  que  l'on  se  sau- 
rait manger  sans  dommage  et  avec  profit  que  si  l'on 
éprouve  le  désir  de  manger,  de  même  on  ne  peut  agir 
envers  les  hommes  sans  dommage  et  avec  profit  si 
Ton  ne  commence  point  par  aimer  les  hommes.  Per- 
mets-toi seulement  d'agir  envers  les  hommes  sans  les 
aimer,  comme  tu  as  fait  hier  envers  ton  beau-frère,  et  il 
n'y  a  point  de  limite  à  ce  que  ta  dureté  pourra  faire  de 
mal.  Oui,  oui,  c'est  ainsi!  Oui,  cela  est  vrai!  »  —  se 
répétait  Nekhludov,  joyeux  à  la  fois  d'avoir  retrouvé 
un  peu  de  fraîcheur  après  l'épouvantable  chaleur  qui 
Tavait  accablé,  et  d'avoir  fait  un  pas  de  plus  vers  la 
solution  du  problème  moral  qui  le  préoccupait. 


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CHAPITRE  XI 


Le  wagon  où  se  trouvait  Nekhiudov  était  aux  trois 
quarts  rempli  de  voyageurs.  Il  y  avait  là  des  domes- 
tiques, des  artisans,  des  ouvriers  de  fabrique,  des 
bouchers,  des  juifs,  des  employés,  des  femmes  du  peuple  ; 
il  y  avait  aussi  un  soldat,  et  aussi  deux  dames,  une  mère 
et  sa  fille.  La  mère  portait  un  énorme  bracelet  à  chacun 
de  ses  poignets  nus  :  elle  était  accompagnée  d'un 
homme  au  visage  dur,  vêtu  comme  un  bourgeois  riche. 

Toute  cette  population,  après  s'être  fort  agitée,  au 
départ,  pour  se  placer  et  se  mettre  à  l'aise,  se  tenait 
maintenant  tranquillement  assise.  Les  uns  mangeaient, 
d'autres  fumaient,  et  des  conversations  animées  s'enga- 
geaient entre  voisins. 

Tarass,  le  mari  de  Fédosia,  était  assis  à  droite,  vers 
le  milieu  du  wagon,  gardant  en  face  de  lui  une  place 
pour  Nekhiudov.  Le  visage  rayonnant  de  bonheur,  il 
causait  avec  un  autre  paysan,  assis  sur  le  même  banc, 
un  homme,  vêtu  d^une  large  camisole  de  drap  et  qui 
était  —  Nekhiudov  l'apprit  ensuite  —  un  jardinier  reve- 
nant d*un  congé.  Nekhiudov  s'apprêtait  à  aller  reprendre 
sa  place,  lorsque,  dans  le  couloir  central,  ses  yeux 
tombèrent  sur  un  vieillard  à  barbe  blanche  qui  s'entre- 
tenait avec  une  jeune  femme  en  costume  de  paysanne. 
Cette  jeune  femme  avait  près  d'elle  une  petite  fille  de 
sept  ans,  vêtue  d'une  chemisette  neuve,  avec  deux  nattes 
de  cheveux'  presque  blancs,  et  qui,  en  balançant  ses 
jambes,  trop  courtes  pour  atteindre  jusqu'au  plancher,  ne 
cessait  pas  de  remuer  les  lèvres.  Involontairement  Nekh* 

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RÉSURRECTION  437 

ludov  s'arrêta  devant  ce  groupe,  et  aussitôt  le  vieillard, 
après  avoir  relevé  les  pans  de  sa  blouse,  qui  traînaient 
sur  le  banc,  lui  dit,  d'une  voix  engageante  : 

—  Je  vous  en  prie,  asseyez-vous  ! 

Nekhludov  le  remercia  et  s'assit  près  de  lui,  La  pay- 
sanne, après  s'être  tue  un  moment,  reprit  le  récit  qu'elle 
venait  d'interrompre.  Elle  racontait  la  façon  dont  elle 
avait  été  reçue,  en  ville,  par  son  mari,  à  qui  elle  était 
allée  tenir  compagnie  pendant  quelques  semaines. 

—  Je  suis  arrivée  le  samedi  saint,  et  maintenant  voici 
que  je  m'en  retourne  au  village  !  —  disait-elle,  —  A  la 
Noël,  si  Dieu  le  permet,  nous  nous  reverrons  de  nou- 
veau! 

—  Voilà  qui  est  heureux!  —  fit  le  vieillard  en  se 
retournant  vers  Nekhludov,  —  C'est  fort  heureux  qu'ils 
puissent  se  revoir  de  temps  à  autre,  car  sans  cela,  jeune 
comme  il  est  et  vivant  seul  en  ville,  le  mari  courrait  bien 
des  risques  de  se  débaucher. 

—  Oh  !  mon  petit  père,  mon  mari  n'est  pas  de  cette 
espèce-là  !  Ce  n'est  pas  lui  qui  fera  jamais  des  bêtises  ! 
Il  est  innocent  et  doux  comme  une  jeune  fille  !  Tout  son 
argent,  jusqu'au  dernier  sou,  il  l'envoie  au  pays.  Et  de 
voir  sa  fille,  ce  qu'il  en  a  eu  de  bonheur,  impossible  de 
vous  dire  ce  qu'il  en  a  eu  de  bonheur  ! 

La  petite  fille,  qui  écoutait  l'entretien  sans  cesser  de 
balancer  les  jambes  et  de  remuer  les  lèvres,  promena  sur 
le  vieillard  et  sur  Nekhludov  ses  calmes  yeux  bleus, 
comme  pour  confirmer  les  paroles  de  sa  mère. 

—  Il  est  sage,  et  Dieu  le  récompensera  !  —  reprit  le 
vieillard.  —  Et  cela  non  plus,  il  ne  l'aime  pas?  —  ajouta- 
t-il  en  désignant  des  yeux  un  couple  d'ouvriers  assis  de 
l'autre  côté  du  couloir.  Le  mari,  renversant  la  tête  en. 
arrière,  avait  approché  de  ses  lèvres  une  bouteille  d'eau- 
de-vie  et  buvait  à  grosses  gorgées,  pendant  que  sa  femme 
le  regardait  faire,  tenant  en  main  le  sac  d'où  elle  venait 
de  tirer  la  bouteille. 

—  Non,  mon  homme  ne  boit  jamais  !  —  répondit  la 
paysanne,  heureuse  d'avoir  une  nouvelle  occasion  de 
faire  l'éloge  de  son  mari.  —  Des  hommes  comme  lui, 

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438  RÉSURRECTION 

petit  père,  la  terre  n'en  produit  pas  beaucoup  !  Si  vous 
saviez  comme  il  est  bon  !  —  dit-elle  encore,  en  s'adres- 
sant  à  Nekhludov. 

—  Voilà  qui  est  parfait  !  —  répondit  le  vieillard,  mais 
sans  pouvoir  s'empêcber  d'accorder  toute  son  attention 
à  la  scène  qui  se  passait  de  l'autre  côté  du  couloir. 
L'ouvrier,  après  avoir  bu,  avait  passé  la  bouteille  à  sa 
femme  qui,  tout  heureuse,  s'était,  à  son  tour,  mise  à 
boire  de  l'eau-de-vie.  Et  soudain  le  mari,  voyant  fixée 
sur  lui  l'attention  de  Nekhludov  et  du  vieillard,  se 
tourna  vers  eux  : 

—  Eh  bien  !  quoi  !  messieurs  ?  C'est  parce  que  nous 
buvons?  Comment  nous  travaillons,  personne  ne  le 
voit  :  mais  quand  nous  buvons,  tout  le  monde  nous  voit! 
J'ai  travaillé  mon  compte,  et  maintenant  je  bois,  et  ma 
femme  fait  comme  moi.  Et  ce  que  pensent  les  autres  de 
cela,  je  ne  m'en  soucie  pas  ! 

—  Oui,  oui,  sans  doute,  —  disait  Nekhludov,  no 
sachant  que  répondre. 

—  C'est  comme  je  le  dis  !  Ma  femme  est  une  forte  tête  î 
Je  sttiis  content  d'elle,  et  elle  aussi  de  moi.  Est-ce  vrai, 
ce  que  je  dis,  Marie  ? 

—  Tiens,  reprends  la  bouteille,  j'ai  assez  bu!  — 
répliqua  la  M'emme.  —  Tu  es  encore  là  à  dire  des  sot- 
tises ! 

—  Voyez-vous  comment  elle  est?  —  reprit  l'ouvrier. 
—  Une  forte  tête,  mais  quand  elle  commence  à  geindre, 
elle  grince  comme  une  charrette  dont  on  a  oublié  de 
graisser  les  roues  !  Marie,  est-ce  vrai  ce  que  je  dis  ? 

La  femme  haussa  les  épaules,  avec  un  gros  rire. 

—  Tenez,  voilà  comment  elle  est  !  Une  tête  sans 
pareille  !  Mais  quand  une  puce  la  mord,  impossible  de 
la  retenir  !  C'est  vrai,  ce  que  je  dis  !  Vous,  monsieur, 
je  vois  bien  que  vous  me  prenez  pour  un  ivrogne  !  Eh 
bien  !  quoi  ?  —  j'ai  bu  un  coup  de  trop,  que  voulez-vous 
que  j'y  fasse  ? 

Sur  quoi  l'ouvrier  allongea  ses  jambes,  mit  sa  tête 
sur  l'épaule  de  sa  femme,  et  s'endormit. 
Nekhludov  resta  quelque  temps  encore  avec  le  vieil- 

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RÉSURRECTION  439 

lard,  qui  lui  raconta  sa  propre  histoire.  11  lui  dit  cpie, 
de  son  état,  il  était  poêlier,  qu'il  travaillait  depuis  cin- 
quante-trois ans,  qu'il  avait  réparé  une  quantité  innom- 
brable de  poêles,  et  que  maintenant  il  se  préparait  à 
prendre  un  peu  de  repos.  11  avait  laissé  ses  enfants  à 
l'ouvrage;  et  lui,  il  s'en  allait  au  pays  pour  revoir  ses 
frères. 

Quand  il  eut  fini  son  récit,  Nekhludov  se  leva  et  se 
dirigea  vers  la  place  que  le  mari  de  Fédossia  lui  avait 
gardée. 

—  Eh  bien!  barine,  vous  ne  voulez  donc  pas  vous 
asseoir?  Tenez,  nous  allons  retirer  ce  sac  pour  vous 
mettre  plus  à  l'aise  !  —  dît  le  jardinier  assis  en  face  de 
Tarass,  en  fixant  sur  Nekhludov  un  bon  regard  sou- 
riant. 

—  Pour  être  à  l'étroit,  on  n'en  est  que  plus  proche  ! 
—  reprit  Tarass  de  sa  voix  flûtée  ;  et,  soulevant  comme 
une  plume  son  énorme  sac,  il  le  posa  à  terre  entre  ses 
jambes. 

L'excellent  homme  aimait  à  dire  de  lui-même  que, 
quand  il  n'avait  pas  bu,  il  ne  savait  pas  parler,  mais 
que,  quand  il  avait  pris  un  verre,  il  trouvait  tout  de 
suite  un  flot  de  paroles.  Et  en  effet  Tarass  était  à  l'or- 
dinaire très  silencieux;  mais  dès  qu'il  avait  bu,  —  ce 
qui  ne  lui  arrivait  d'ailleurs  que  rarement,  —  il  deve- 
nait volontiers  bavard.  Il  parlait  alors  avec  facilité  et 
même  avec  élégance,  et  tout  ce  qu'il  disait  s'imprégnait 
de  cette  charmante  douceur  qu'exprimaient  aussi  ses 
bons  yeux  bleus  et  le  sourire  toujours  attaché  à  ses 
lèvres. 

Ce  jour-là,  ayant  un  peu  bu  avant  de  se  mettre  en 
route,  il  était  particulièrement  en  verve.  L'approche  de 
Nekhludov,  d'abord,  avait  interrompu  son  discours; 
mais,  après  qu'il  se  fût  bien  installé,  avec  le  sac  entre 
ses  jambes,  et  qu'il  eût  mis  ses  deux  grosses  mains  sur 
ses  genoux,  il  continua  de  raconter  au  jardinier  tous 
les  détails  de  l'histoire  de  sa  femme,  et  pourquoi  on 
l'avait  condamnée,  et  pourquoi  il  se  rendait  en  Sibc- 
riç. 

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440  RÉSURRECTION 

Son  récit  intéressait  vivement  Nekhludov,  qui  ne  con- 
naissait de  cette  histoire  que  ce  que  la  Maslova  lui  en 
avait 'rapporté.  Tarass,  malheureusement,  se  trouvait 
déjà  trop  loin  du  début  pour  que  Nekhludov  pût  décem- 
ment rinviter  à  recommencer.  Il  apprit  du  moins  de 
quelle  façon  les  choses  s'étaient  passées  après  l'empoi- 
sonnement, quand  les  parents  de  Tarass  avaient  décou- 
vert le  crime  de  Fédosia. 


II 


—  Toute  la  faute  vient  de  moi,  et  c'est  pour  mon 
châtiment  que  je  raconte  la  chose  !  —  dit  Tarass,  en  se 
tournant  vers  Nekhludov  d'un  air  repentant.  —  Le  mal- 
heur vient  d'avoir  trop  parlé  !  Donc,  mon  frère,  tout  s'est 
tout  de  suite  trouvé  découvert.  Alors  voilà  que  la  vieille 
dit  à  mon  père  :  a  Va,  —  qu'elle  lui  dit,  —  chez  le  chef 
de  police  !  »  Mais  mon  père,  Yoyez-Tous,  est  un  vieux 
qui  craint  Dieu.  «  Fais  plutôt  la  paix,  vieille  !  —  qu'il 
dit.  —  La  pauvre  femme  n'est  encore  qu'un  enfant.  Elle- 
même  n'a  pas  su  ce  qu'elle  faisait.  Avoir  pitié  d'elle, 
voilà  ce  qu'il  faut  faire  !  Peut-  être  qu'elle  se  repentira  !  » 
Mais,  bah  !  ma  mère  n'a  rien  voulu  entendre.  —  «  C'est 
cela,  —  qu'elle  a  dit,  —  tu  veux  que  nous  la  gardions 
ici  pour  qu'elle  nous  empoisonne,  nous  aussi,  comme 
des  araignées  !  »  Et  alors  elle  alla  s'habiller,  mon  frère, 
et  la  voilà  partie  pour  chez  le  chef  de  police.  Et  celui-là, 
tout  de  suite,  a  flairé  une  bonne  affaire!  Il  est  arrivé 
chez  nous  et  a  emmené  Fédosia! 

—  Eh  bien  !  —  Et  toi  ?  —  demanda  le  jardinier. 

—  Moi,  vois-tu,  j'étais  là  à  avoir  des  coliques,  et  à 
vomir  !  Tout  mon  ventre  était  sens  dessus  dessous, 
impossible  de  dire  un  seul  mot.  Et  tout  de  suite  on  a 
attelé  la  télègue,  pour  conduire  Fédosia  au  bureau  de 
police.  Et  elle,  mon  frère,  elle  a  aussitôt  tout  avoué! 
Elle  a  dit  et  où  elle  s'était  procuré  le  poison,  et  comment 
elle  avait  préparé  les  beignets.   «  Mais^  —   qu'on  lui 

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RÉSURRECTION  441 

dît,  —  pourquoi  as-tu  fait  cela?  —  Mais,  —  qu'elle 
répond,  —  pour  me  débarrasser  de  lui!  J'aime  mieux  la 
Sibérie  que  de  vivre  avec  lui  !  »  —  Elle  voulait  dire  : 
«  avec  moi  !  »  —  ajouta  le  paysan  avec  un  sourire.  — 
Enfin,  la  voilà  qui  s'accuse  de  tout.  L'affaire  était  claire: 
en  prison  !  Et  puis  voilà  qu'arrive  le  temps  de  la  moisson. 
Ma  mère  est  toute  seule  chez  nous,  et  puis  bien  vieille, 
à  peine  capable  de  faire  la  cuisine.  Alors,  voilà  que  mon 
père  s'en  va  chez  l'ispravnik  :  rien  à  faire  !  Il  va  chez  un 
autre  fonctionnaire,  il  va  en  trouver  cinq  l'un  après 
l'autre  :  tous  refusent  de  Técouter.  Nous  allions  déjà 
renoncer,  quand  nous  tombons  sur  un  employé,  un 
iînaud  sans  pareil.  «  Donnez-moi  cinq  roubles*!  — 
qu'il  nous  dit,  —  moi,  je  vous  la  ferai  sortir  de  prison  !  » 
Nous  nous  sommes  entendus  pour  trois  roubles.  Eh 
bien,  mon  frère,  il  a  fait  comme  il  le  disait  !  Je  commen- 
çais déjà  à  aller  mieux;  je  suis  parti  moi-même  la 
chercher  à  la  ville  ;  je  mets  les  chevaux  à  l'auberge,  je 
prends  le  papier,  je  cours  à  la  prison.  —  «  Qu'est-ce 
qu'il  te  faut? —  Voilà,  que  je  dis,  ma  femme  est  ici 
enfermée  chez  vous  !  —  As-tu  un  papier  ?»  —  qu'on  me 
dit.  Je  donne  le  papier.  On  le  regarde.  —  «  Allons,  qu'on 
me  dit,  entre  !»  —  Je  m'asseois  sur  un  banc.  Et  puis, 
voilà  qu'arrive  un  supérieur:  —  «  C'est  toi,  qu'il  me  dit, 
qui  t'appelle  Vergounov?  —  C'est  moi.  —  Eh  bien, 
attends  encore  un  peu  !  »  —  Au  bout  d'une  heure,  une 
porte  s'ouvre  ;  on  m'amène  Fédosia,  avec  ses  habits  dé 
chez  nous.  —  «  Eh  bien  !  que  je  lui  dis,  partons  !  —  Tu 
es  venu  à  pied  ?  —  Non,  les  chevaux  sont  à  l'auberge.  » 

—  Nous  retournons  à  l'auberge,  je  paie  pour  le  fourrage, 
je  mets  dans  la  voiture  l'avoine  qui  restait.  Elle  s'assied, 
tout  enveloppée  de  son  grand  fichu,  et  nous  voilà  en 
route.  Elle  ne  dit  rien,  je  ne  dis  rien  non  plus.  Mais,  en 
approchant  de  la  maison,  la  voilà  qui  me  dit  :  —  «  Et  ta 
mère,  est-elle  toujours  envie?  —  Oui  !  que  je  lui  réponds. 

—  Et  ton  père,  est-il  toujours  en  vie  ?  —  Oui  !  —  Tarass, 
qu'elle  me  dit  alors,  pardonne-moi  !  Je  n'ai  pas  su  moi- 
même  ce  que  je  faisais  !»  —  Et  moi  je  lui  réponds  :  — 
«  Il  n'y  a  pas  de  quoi  parler,  il  y  a  longtemps  que  j'ai 

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442  RÉSURRECTION 

tout  pardonné.  »  —  Et  puis  nous  ne  nous  sommes  plus 
rien  dit.  En  arrivant  à  la  maison,  la  voilà  qui  se  jette  aux 
pieds  de  ma  mère.  —  «  Dieu  te  pardonne  !  »  —  que  dit 
la  vieille.  Mon  père  Tembrasse  et  dit:  «  Ce  qui  est  passé 
est  passé.  Vis  maintenant  comme  tu  le  dois.  Tu  viens  à 
temps  pour  nous  aider.  Le  blé,  Dieu  merci,  a  bien 
poussé  !  mais  à  présent  il  faut  faire  la  moisson.  Demain 
matin,  avec  Tarass,  tu  iras  faucher!  »  Et  depuis  ce 
moment-là,  mon  frère,  elle  s'est  mise  au  travail.  Et  ce 
qu'elle  travaillait,  ce  n'est  pas  croyable!  Nous  avions 
alors  trois  arpents  de  terre  que  nous  louions.  Et  le  blé  et 
l'avoine,  grâce  à  Dieu,  avaient  poussé  en  abondance. 
Moi  je  fauche,  elle  fait  les  gerbes.  Et  la  voilà  qui  devient 
si  adroite  à  l'ouvrage  que  toute  la  maison  en  est  étonnée. 
Et  un  courage  !  Nous  rentrons  à  la  maison,  les  doigts 
sont  engourdis,  les  bras  sont  fatigués  ;  moi  je  pense  à 
respirer  :  mais  elle,  avant  la  soupe,  la  voilà  qui  court  à 
la  grange,  pour  faire  des  liens  pour  le  lendemain.  Tu 
l'aurais  vue,  que  tu  aurais  eu  de  la  peine  à  y  croire  ! 

—  Et  pour  toi,  est-ce  qu'elle  est  devenue  plus  douce? 
—  demanda  le  jardinier. 

—  Ne  m'en  parle  pas  !  Elle  s'est  tellement  attachée  à 
moi  que  nous  étions  tous  les  deux  comme  une  seule  âme. 
Tout  ce  que  je  pense,  elle  le  pense  aussi  !  La  vieille  mère 
elle-même,  qui  n'est  pourtant  pas  commode,  elle  dit 
aussi  :  «  Notre  Fédosia,  on  nous  l'a  changée,  ce  n'est 
plus  du  tout  la  même  femme  !  »  Un  jour,  en  allant  tous 
les  deux  chercher  les  gerbes,  je  lui  demande  :  a  Dis- 
moi,  Fédosia,  comment  une  telle  idée  a-t-elle  pu  te 
venir?  —  Eh  bien  !  voilà,  qu'elle  me  dit  :  je  m'étais  mis 
en  tête  que  je  ne  pourrais  pas  vivre  avec  toi.  Plutôt  mou- 
rir, que  je  me  disais!  —  Et  maintenant?  —  Maintenant, 
qu'elle  me  dit,  c'est  toi  qui  es  mon  cœur  !  » 

Tarass  s'arrêta  et  hocha  la  tête  avec  un  sourire  joyeux. 

—  Et  puis,  voilà  qu'un  jour,  —  reprit-il  en  soupirant, 
nous  revenons  des  champs,  je  trouve  l'ispravnik  qui  nous 
attend  devant  la  porte.  Il  vient  chercher  Fédosia  pour  le 
jugement.  Et  nous,  nous  ne  pensions  même  pas  qu'on 
allait  la  juger  ! 

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RÉSURRECTION  443 

—  Bien  sûr,  ce  sera  le  diable  qui  Taura  tentée!  —  fit 
le  jardinier.  —  L'homme,  à  lui  seul,  n'aurait  pas  Tidée 
de  perdre  ainsi  son  âme!  C'est  comme  chez  nous,  il  y  a 
un  garçon... 

Et  le  jardinier  commença  un  récit,  mais  au  même  ins- 
tant le  train  ralentit  sa  marche. 

—  On  s'arrête,  —  dit  le  jardinier,  —  Allons  nous 
rafraîchir  ! 

Ainsi  l'entretien  se  trouva  coupé.  Nekhludov,  suivant 
Tarass  et  le  jardinier,  sortit  du  wagon,  pour  se  promener 
de  long  en  large  sur  les  planches  mouillées  du  quai  de 
la  petite  gare. 


III 


Au  moment  où  il  descendait  du  wagon,  Nekhludov 
aperçut,  dans  la  cour  de  la  gare,  plusieurs  équipages  de 
luxe,  attelés  de  magnifiques  ehevaux;  et  quand  il  fut 
descendu  sur  le  quai,  il  vit  qu'un  rassemblement  s'était 
formé  devant  un  des  wagons  de  première  classe.  Au 
centre  du  rassemblement  apparaissait  une  haute  et  cor- 
pulente vieille  dame,  vêtue  d'un  wâterproof,  avec  un 
cliapeau  garni  d'énormes  plumes  ;  elle  était  accompagnée 
d'un  long  jeune  homme  aux  jambes  trop  maigres,  en 
costume  de  cycliste,  et  d'un  grand  chien  tenu  en  laisse. 
Autour  d'eux  s'empressaient  un  valet  de  pied  portant 
des  manteaux  sur  le  bras,  une  femme  de  chambre,  et  un 
cocher.  Tout  ce  groupe,  depuis  la  grosse  dame  jusqu'au 
cocher,  exprimait  un  mélange  extraordinaire  de  con- 
fiance en  soi  et  de  satisfaction.  On  sentait  aussitôt  des 
personnes  repues,  bien  portantes,  ravies  d'être  au  monde. 
Et  autour  du  groupe  n'avait  pas  tardé  à  s'amasser  un 
cercle  de  curieux,  respectueusement  attirés  par  le  spec- 
tacle de  la  richesse.  Il  y  avait  là  le  chef  de  gare  en  cas- 
quette rouge,  un  gendarme,  une  jeune  paysanne  qui 
vendait  des  petits  pains,  un  employé  du  télégraphe,  une 
dizaine  de  voyageurs  sortis  de  leurs  wagons. 


y  Google 


i'k^  RÉSURRECTION 

Dans  le  jeune  homme  en  costume  de  cycliste,  Nekhlu- 
dov  reconnut  le  plus  jeune  frère  de  Missy.  Et  la  grosse 
dame,  non  plus,  ne  lui  était  pas  inconnue  :  c'était  la 
tante  de  Missy,  chez  qui  les  Korchaguine  venaient  passer 
Tété.  Le  conducteur  du  train  ouvrit  la  porte  du  wagon 
et,  avec  mille  signes  de  déférence,  la  tint  ouverte 
jusqu'à  ce  que  le  valet  de  chambre  Philippe  et  un 
employé  de  la  gare  eussent  achevé  de  faire  descendre 
la  vieille  princesse,  dans  sa  chaise  de  malade.  Les  deux 
sœurs  s'embrassèrent;  Nekhludov  entendit  échanger 
plusieurs  phrases,  en  français,  sur  la  question  de  savoir 
si  Ton  ferait  monter  la  princesse  dans  la  calèche  ou 
dans  le  coupé  ;  et  le  cortège  se  mit  en  marche,  avec  les 
deux  dames  en  tète,  et,  en  queue,  les  deux  femmes  de 
chambre,  toutes  chargées  d'ombrelles,  de  châles,  et  de 
porte-manteaux. 

Effrayé  à  la  pensée  de  devoir  de  nouveau  rencontrer 
les  Korchaguine  et  de  nouveau  leur  faire  ses  adieux, 
Nekhludov  s'abrita  derrière  un  poteau  jusqu'à  ce  que  le 
cortège  fût  sorti  de  la  gare.  La  vieille  comtesse,  son  fils, 
Missy  et  le  médecin  allaient  maintenant  en  tête  ;  le 
prince  marchait  au  second  rang  avec  sa  belle-sœur.  Et, 
parmi  des  fragments  de  phrases  en  français,  qui  par- 
venaient aux  oreilles  de  Nekhludov,  il  y  en  eut  un  qui, 
ainsi  que  cela  arrive  souvent,  se  trouva  le  frapper  sans 
qu'il  sût  pourquoi,  et  longtemps  resta  fixé  dans  son  sou- 
venir, avec  l'intonation  de  voix  qui  l'accompagnait. 
C'était  une  phrase  du  prince  parlant  de  quelqu'un  à  sa 
belle-sœur  : 

—  Oh!  il  est  du  grand  monde,  du  vrai  grand  monde! 
—  disait  le  vieux  Korchaguine,  de  sa  voix  sonore  et 
pleine  de  suffisance,  au  moment  où  il  passait  devant  la 
porte  de  sortie,  respectueusement  salué  par  une  double 
rangée  d'employés  et  de  commissionnaires. 

Au  même  moment  apparut  sur  le  quai,  venant  de 
l'extrémité  opposée  de  la  gare,  un  groupe  d'ouvriers  en 
sabots,  avec  des  sacs  sur  le  dos.  D'un  pas  égal  et  décidé, 
les  ouvriers  s'avancèrent  vers  le  premier  wagon  qui  se 
trouva  devant  eux,  et  s'apprêtèrent  à  y  pénétrer  ;  mais 

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RÉSURRECTION  445 

aussitôt  un  conducteur  accourut  pour  les  en  empêcher. 
Les  ouvriers  reprirent  leur  marche  et,  non  sans  s'être 
cette  fois  un  peu  bousculés,  parvinrent,  à  monter  dans  le 
deuxième  wagon;  mais  là  encore,  sans  doute,  il  ny 
avait  point  de  place  pour  eux,  car  de  nouveau  le  conduc- 
teur leur  ordonna  de  descendre,  en  leur  distribuant 
toute  sorte  d'injures.  Alors  les  ouvriers  se  dirigèrent  sur 
un  troisième  wagon,  celui-là  même  où  se  trouvait  Nekh- 
ludov.  De  nouveau  le  conducteur  vint  leur  dire  qu'ils 
eussent  à  chercher  ailleurs  ;  mais  Nekhludov,  qui  avait 
assisté  à  la  scène,  leur  dit  qu'ils  trouveraient  parfaite- 
ment à  se  caser  dans  le  wagon.  Us  y  montèrent  donc,  et 
Nekhludov  y  monta  à  leur  suite. 

Dans  le  wagon,  les  ouvriers  s'avançaient  le  long  du 
couloir,  en  quête  de  places,  où  ils  pussent  s'installer, 
lorsque  le  bourgeois  et  les  deux  dames  qui  l'accompa- 
gnaient, considérant  sans  doute  l'entrée  de  ces  ouvriers 
comme  un  affront  personnel,  s'opposèrent  violemment  à 
leur  admisssion  et  leur  intimèrent  l'ordre  de  décamper 
au  plus  vite.  Aussitôt  les  ouvriers  se  remirent  en  marche 
le  long  du  couloir,  cognantleurs  sacs  aux  banquettes,  aux 
cloisons,  et  aux  portes.  On  voyait  que,  très  sincèrement, 
ils  se  sentaient  coupables,  et  qu'ils  étaient  prêts  à  errer 
ainsi  de  wagon  en  wagon  jusqu'au  bout  du  monde,  en 
quête  de  places  où  ils  pussent  s'installer.  Ils  étaient  au 
nombre  de  vingt  :  parmi  eux  se  trouvaient  des  vieillards 
et  des  adolescents  ;  mais  tous  avaient  le  même  visage 
desséché  et  tanné,  tous  portaient,  dans  le  regard  de 
leurs  yeux  creusés,  le  même  mélange  de  fatigue  et  de 
résignation. 

—  Où  courez-vous,  tas  de  crapule?  Vous  êtes  montés 
ici,  arrangez-vous  pour  y  rester  !  —  leur  cria  le  conduc- 
teur, s' avançant  à  leur  rencontre  de  l'autre  extrémité  du 
wagon. 

—  Voilà  eficore  des  nouvelles  !  —  dit  en  français  la 
jeune  dame,  bien  convaincue  que  son  élégant  français 
lui  vaudrait  l'attention  et  l'estime  de  Nekhludov.  Quant 
à  la  vieille  dame  aux  bracelets,  sa  mère,  celle-là  se  bor- 
nait à  renifler,  à  se  boucher  le  nez,  à  froncer  les  sour- 

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1 


446  RÈSURRECTÎON 

Cils,  et  à  émettre  de  rapides  exclamations  sur  le  désa- 
grément d'avoir  à  voyager  en  compagnie  d'affreux 
moujiks  qui  sentaient  mauvais. 

Cependant  les  ouvriers,  avec  le  soulagement  et  la 
joie  d'hommes  venant  de  sortir  sains  et  saufs  d'un  ter- 
rible danger,  s'étaient  décidément  arrêtés  dans  le  cou- 
loir et  commençaient  à  se  caser,  secouant  d'un  mouve- 
ment d'épaules,  pour  les  faire  tomber  sur  les  bancs,  leg 
lourds  sacs  qu'ils  portaient  sur  le  dos. 

Le  jardinier,  qui  venait  de  rencontrer  un  ami  dans  un 
autre  wagon,  avait  quitté  la  place  qu'il  occupait  d'abord 
en  face  de  Tarass,  de  sorte  que,  tant  à  côté  de  Tarass 
qu'en  face  de  lui,  trois  places  se  trouvaient  libres  dans 
le  compartiment.  Aussi  trois  des  ouvriers  se  hâtèrent-ils 
de  s'y  asseoir  ;  mais,  quand  Nekhludov  s'approcha  d'eux, 
la  vue  de  son  élégant  costume  les  troubla  si  fort  que 
tous  trois,  instinctivement,  se  levèrent  pour  chercher 
place  ailleurs.  Nekhludov  dut  insister  beaucoup  pour 
qu'ils  consentissent  à  se  rasseoir  :  lui-même  resta  debout, 
appuyé  au  rebord  de  l'une  des  banquettes. 


IV 


L'un  des  trois  ouvriers,  —  un  homme  grand  et  sec, 
âgé  d'une  cinquantaine  d'années,  —  après  s'être  rassis, 
échangea  un  regard  méfiant  avec  un  camarade  plus 
jeune,  assis  en  face  de  lui.  Tous  deux  étaient  évidemment 
surpris  et  quelque  peu  inquiets  de  ce  que  Nekhludov, 
au  lieu  de  les  insulter  et  de  les  chasser,  ainsi  que  cela 
convenait  à  un  barine,  leur  eût  cédé  sa  propre  place.  Us 
ne  parvenaient  pas  à  s'ôter  de  l'esprit  que  quelque  chose 
de  mauvais  allait  sans  doute  en  résulter  pour  eux. 

Mais  quand  ils  s'aperçurent  qu'il  n'y  avait  là  aucun 
dessein  de  leur  nuire,  et  que  Nekhludov  s'entretenait  le 
plus  simplement  du  monde  avec  Tarass,  ils  se  rassu- 
rèrent, et  celui  d'entre  eux  qui  était  assis  près  de  Tarass 
tint  absolument  à  se  transporter  sur  Tautre  banquette^ 


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RÉSURRECTION  447 

pour  permettre  à  Nekhludov  de  s'asseoir  aussi.  Et 
d'abord  le  vieil  ouvrier  parut  fort  embarrassé,  renfon- 
çant aussi  loin  qu'il  pouvait,  sous  la  banquette,  ses  pieds 
chaussés  de  sabots,  de  façon  à  ne  pas  gêner  le  barine; 
mais  bientôt  il  s'enhardit  et  se  mit  à  causer  si  familière- 
ment avec  Nekhludov  que  plusieurs  fois,  pour  marquer 
l'importance  de  ce  qu'il  disait,  il  lui  appuya  sur  le  genou 
sa  grosse  main  calleuse. 

Il  dit  à  Nekhludov  comment  il  s'appelait,  de  quel  vil- 
lage il  était  ;  il  lui  raconta  que  ses  compagnons  et  lui 
rentraient  chez  eux  après  avoir  travaillé  pendant  deux 
mois  et  demi  dans  une  tourbière.  Il  rapportait  une 
somme  de  dix  roubles  et  avait  déjà  touché  cinq  roubles 
le  mois  précédent.  Pour  ces  quinze  roubles,  il  avait  fait 
un  travail  qui  consistait  à  entrer  tous  les  jours  dans 
l'eau  jusqu'aux  genoux  et  à  y  rester,  sans  interruption, 
depuis  le  matin  jusqu'à  l'heure  du  repas. 

—  Ceux  qui  ne  sont  pas  habitués,  ceux-là  ont  d'abord 
quelque  peine  à  s'y  faire,  —  disait-il,  —  mais  une  fois 
que  tu  t'y  es  endurci,  fini  de  souffrir  !  Si  seulement  la 
nourriture  était  mangeable  !  Dans  les  premiers  temps, 
pas  moyen  de  rien  avaler  !  Mais  ensuite  les  gens  ont  eu 
pitié  de  nous,  et  la  nourriture  est  devenue  excellente,  et 
le  travail  alors  est  devenu  léger. 

Il  raconta  encore  qu'il  travaillait  ainsi  à  la  journée 
depuis  plus  de  vingt  ans,  et  que  toujours  il  avait  donné 
chez  lui  l'argent  qu'il  gagnait  :  d'abord  à  son  père,  puis 
à  son  frère  aîné  ;  maintenant,  il  le  donnait  à  un  cousin 
chargé  de  famille  et  qui  avait  beaucoup  de  peine  à 
se  tirer  d'affaire.  Cependant,  sur  les  soixante  roubles 
qu'il  gagnait  par  an,  il  s'en  réservait  deux  ou  trois,  pour 
«  s'amuser  »,  pour  acheter  du  tabac  et  des  allumettes. 

—  Et  puis,  vous  savez,  on  est  pécheur,  et  à  l'occasion 
on  ne  se  refuse  pas  un  petit  verre  d'eau-de-vie!  — 
ajouta-t-il  en  souriant  d'un  air  familier. 

L'ouvrier  parla  aussi  de  ses  compagnons  mariés,  dont 
les  femmes  restaient  au  village  et  vivaient  de  l'argent 
qu'ils  leur  envoyaient.  Il  dit  comment,  ce  jour-là,  avant 
de  les  congédier,  le  contremaître  leur  avait  à  tous  payé 

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/M» 

448  RÉSURRECTION 

la  goutte  ;  il  dit  qu'un  de  leurs  compagnons  était  mort 
et  qu'ils  en  ramenaient  un  autre  qui  était  très  malade. 

Le  malade  dont  il  parlait  était  assis  dans  le  comparti- 
ment voisin.  C'était  un  tout  jeune  homme,  maigre  et 
pâle,  avec  des  lèvres  bleues.  Evidemment  il  avait  pris 
les  fièvres  en  travaillant  dans  l'eau,  Nekhjudov  s'appro- 
cha de  lui  ;  mais  le  jeune  homme  leva  sur  lui  un  regard 
à- la  fois  si  sévère  et  si  plein  de  souffrance  que  Nekhludov, 
n'ayant  pas  le  courage  de  le  fatiguer  de  ses  questions, 
engagea  simplement  le  vieil  ouvrier  à  acheter,  pour  lui, 
un  peu  de  quinine.  Il  écrivit  sur  un  papier  le  nom  de 
ce  remède.  11  voulait  aussi  donner  de  l'argent  ;  mais 
l'ouvrier  s'y  refusa  avec  énergie. 

—  J'ai  vu  bien  des  barines,  —  dit-il  en  s'adressant 
à  Tarass,  pendant  que  Nekhludov  avait  le  dos  tourné,  — 
mais  un  barine  comme  celui-là,  je  n'en  ai  pas  encore  vu! 
Non  seulement  il  ne  cherche  pas  à  vous  tourmenter, 
mais  il  se  met  debout  pour  vous  céder  sa  place  !  Ça 
prouve  bien,  mon  frère,  que,  des  barines,  aussi,  il  y  en  a 
de  toutes  les  espèces  ! 

Et  Nekhludov,  pendant  ce  temps,  considérait  les 
membres  secs  et  musculeux  de  ces  hommes,  leurs  gros- 
siers vêtements,  leurs  visages  fatigués;  et  de  toutes  parts 
il  se  sentait  entouré  d'une  humanité  nouvelle,  ayant 
des  intérêts  sérieux,  des  joies  et  des  souffrances  sérieuses. 
Il  se  sentait  en  présence  d'une  vraie  vie  humaine. 

—  Le  voici,  le  grand  monde  ^  le  vrai  grand  monde  l  —  se 
disait-il,  en  se  rappelant  la-phrase  française  du  prince 
Korchaguine,  et  tout  le  misérable  monde  de  ces  Kor- 
chaguine,  avec  la  vanité  et  la  bassesse  de  leurs  intérêts. 

Et,  plus  profondément  que  jamais,  Nekhludov  éprou- 
vait le  sentiment  joyeux  du  voyageur  qui  vient  de  décou- 
vrir une  terre  nouvelle,  une  terre  fertile  en  fleurs  et  en 
fruits. 


FIN   DE   LA   DEUXIÈME   PARTIE 


H 


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II,    BUCKINQHAM    STREET 
ADELPHI  LONDON,  W:0.2. 


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COMTE  LÉON  TOLSTOÏ 


Résurrection 

TROISIÈME  ET  DERNIÈRE  PARTIE 

TRADUIT   DU    RUSSE 
PAR 

TBODOE  DE    WTZBWA 


Alors  Pierre,  s'avançant  vers  Jésus . 
lui  dit  :  Maître,  combien  de  fois  devrai- 
je  pardonner  à  mon  frère  qui  m'aura  of- 
fensé? Devrai-je  lui  pardonner  jusqu'à 
sept  fois? 

Et  Jésus  lui  répondit  :  Je  ne  te  dis 
pas  jusqu'à  sept  fois,  mais  jusqu'à  sep- 
tante fois  sept  fois! 

Evang.^s. Mathieu fXWUi^  2x,  22. 

Que  celui  de  vous  qui  est  sans  péché 
lui  jette  la  première  pierre! 

Evang.f  s.  yeati,  vin,  7. 


PARIS 

LianAinie   académique   didier 
PERRIN    ET    G'*,    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

35,  QUAI  DBS  ORANDS-AUOUSTINS,  35 

1900 

Tous  droits  réservéM 

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Résurrection 


TROISIÈME    PARTIE 


CHAPITRE  I 


Le  convoi  de  prisonniers  dont  faisait  partie  la  Masiova 
avait  traversé  plus  de  cinq  mille  verstes.  Jusqu'à  Perm, 
le  convoi  avait  voyagé  en  chemin  de  fer  et  en  bateau  à 
vapeur;  et  la  Masiova  était  restée  en  compagnie  des 
criminels  de  droit  commun.  Mais,  à  Perm,  Nekhludov 
avait  pu  obtenir  qu'elle  fût  admise  dans  la  section  des 
condamnés  politiques.  L'idée  de  ce  transfert  lui  avait  été 
suggérée  par  Véra  Bogodouchovska,  qui  faisait  partie 
du  même  convoi. 

Le  voyage,  jusqu'à  Perm,  avait  été  très  pénible  pour 
la  Masiova,  aussi  bien  au  point  de  vue  physique  qu'au 
point  de  vue  moral.  Physiquement,  elle  avait  eu  à 
souffrir  du  manque  d'air,  de  la  saleté,  de  la  puanteur, 
et  de  la  persécution  que  lui  avaient  fait  subir  toute  sorte 
de  répugnants  insectes,  acharnés  contre  elle;  morale- 
ment, elle  avait  souffert,  peut-être  plus  encore,  de  la 
persécution  que  lui  avaient  fait  subir  des  hommes  non 
moins  répugnants  que  ces  insectes,  et  non  moins 
acharnés  contre  elle.  A  toutes  les  étapes,  elle  avait  eu  à 
repousser  d'ignobles  instances  qui  ne  lui  avaient  pas 
laissé  un  moment  de  repos,  et  dont  le  souvenir  maintenant 
lui  soulevait  le  cœur.  Entre  les  prisonniers  et  les  pri- 
sonnières, et  les  gardiens  du  convoi,  et  même  les  chefs, 
s'étaient  établies,  suivant  l'usage,   des  relations  d'un 

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2  RÉSURRECTION 

cynisme  si  éhonté,  que  toute  femme,  en  particulier  toute 
jeune  femme,  avait  à  se  tenir  jour  et  nuit  sur  sesgardes, 
pour  peu  qu'elle  ne  fût  point  disposée  à  se  mettre  au  ton 
de  la  corruption  générale,  et  à  en  profiter. 

Rien  n'était  plus  fatigant  que  cet  état  continu 
d'alarme  et  de  résistance,  sans  compter  que  la  Maslova 
était  infiniment  plus  exposée  encore  que  ses  compagnes 
aux  propositions  galantes  des  prisonniers  et  des  gar- 
diens, tant  à  cause  du  charme  extérieur  de  toute  sa 
personne  qu'à  cause  de  ce  qu'on  savait  de  sa  vie  passée. 
Et  le  refus  obstiné  qu'elle  opposait  à  ces  propositions 
était  volontiers  considéré  comme  un  affront,  de  sorte  que, 
tous  les  jours,  elle  avait  senti  la  malveillance  grandir 
autour  d'elle.  Sa  situation  aurait  même  fini  par  devenir 
intolérable,  si  elle  n'avait  pas  eu,  pour  se  consoler,  la 
société  de  l'excellente  Fédosia,  et  aussi  celle  de  Tarass, 
le  mari  de  Fédosia,  qui,  en  apprenant  la  façon  dont  se 
trouvait  mise  à  l'épreuve  la  vertu  de  sa  femme,  pour 
pouvoir  la  mieux  protéger,  avait  renoncé  à  sa  liberté,  et^ 
depuis  Nijni-Novgorod,  s'était  fait  admettre  parmi  les 
prisonniers. 

La  situation  de  la  Maslova  s'était  heureusement  fort 
améliorée,  et  en  toute  façon,  lorsque  la  jeune  femme 
avait  obtenu  d'être  transférée  dans  la  section  des  con- 
damnés politiques.  Non  seulement,  en  effet,  les  condam- 
nés politiques  étaient  mieux  logés  et  mieux  nourris  que 
les  condamnés  de  droit  commun,  non  seulement  la 
Maslova  trouvait  chez  ses  nouveaux  compagnons  moins 
de  rudesse  et  de  grossièreté,  mais  son  transfert  parmi 
eux  l'avait  délivrée  de  toute  agression  galante,  et  lui  avait 
permis  de  recommencer  à  oublier  ce  passé  que  sans  cesse, 
jusque-là,  on  avait  pris  soin  de  lui  remettre  en  mémoire. 
Et  ce  n'était  pas  tout.  Son  transfert  avait  eu  encore  pour 
elle  un  autre  avantage  précieux  :  il  lui  avait  fourni  l'occa- 
sion de  faire  connaissance  avec  certaines  personnes  qui 
n'avaient  point  tardé  à  exercer  sur  elle  une  influence 
décisive. 

La  faveur  sollicitée  pour  elle  par  Nekhludov  consis- 
tait d'ailleurs  simplement  à  loger,  durant  les  étapes, 

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RÉSURRECTION  3 

avec  les  condamnés  politiques  ;  d'une  étape  à  Tautre,  elle 
continuait  à  faire  la  route  à  pied,  comme  le  reste  des 
condamnés  de  droit  commun.  Et  c'est  ainsi  que,  depuis 
Tomsk,  elle  avait  fait  toute  la  route  à  pied.  Avec  elle 
marchaient  deux  condamnés  politiques  :  Marie  Pavlovna 
Chétinin,  la  belle  jeune  fille  aux  yeux  bleus  que 
Nekhludov  avait  vue  dans  le  parloir  de  la  prison,  le 
jour  de  sa  visite  à  Véra  Bogodouchovska,  et  un  nommé 
Simonson,  un  petit  homme  noir,  avec  de  grands  yeux 
profondément  creusés.  Marie  Pavlovna  faisait  la  route 
à  pied  parce  qu'elle  avait  cédé  sa  place,  dans  la 
•voiture,  à  une  condamnée  de  droit  commun  qui  était 
enceinte;  Simonson  faisait  la  route  à  pied  parce  qu'il 
considérait  comme  injuste,  pour  lui,  de  profiter  d'un 
privilège  fondé  sur  la  distinction  des  castes  sociales. 
Ces  trois  prisonniers  avaient  à  se  lever  plus  tôt  que 
les  autres  condamnés  politiques  et,  sitôt  levés,  à  re- 
joindre le  cortège  des  condamnés  de  droit  commun. 
Ainsi  ils  étaient  arrivés  jusqu'à  une  étape  où  un  nouvel 
officier  de  police  avait  pris  la  direction  du  convoi. 

La  matinée  de  septembre  était  humide  et  sombre.  La 
neige  alternait  avec  la  pluie  ;  par  instants  soufflait  une 
bise  glacée.  Tous  les  prisonniers  du  convoi  qui  devaient 
marcher  à  pied,  quatre  cents  hommes  et  une  cinquan- 
taine de  femmes,  remplissaient  la  cour  de  l'étape.  Les 
uns  se  pressaient  autour  du  chef  du  convoi,  qui  leur 
distribuait  la  paye  de  la  journée;  les  autres  achetaient 
des  provisions  aux  marchandes  qu'on  avait  autorisées  à 
pénétrer  dans  la  cour.  Celle-ci  était  toute  bourdonnante 
du  bruit  des  voix;  les  prisonniers  comptaient  leur 
argent,  bavardaient,  se  querellaient  entre  eux  ou  avec 
les  marchandes. 

La  Maslova  et  Marie  Pavlovna,  —  toutes  deux  vêtues 
de  courtes  pelisses  et  chaussées  de  bottes,  avec  un 
fichu  sur  la  tête,  —  sortirent  de  la  pièce  où  elles  avaient 
passé  la  nuit  et  se  dirigèrent  vers  l'endroit  de  la  cour  où, 
à  l'abri  du  vent,  s'étaient  rangées  les  marchandes,  étalant 
devant  elles  leurs  diverses  denrées  :  des  pains  frais,  des 

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4  KÉSURRECTION 

poissons,  des  pâtés,  des  tranches  de  bœuf,  des  œufs, 
du  lait  ;  Tune  d'elles  avait  même  apporté  un  petit  porc 
rôti. 

Simonson,  vêtu  d'une  veste  de  caoutchouc  et  chaussé 
de  galoches,  —  car  il  était  végétarien  et  n'admettait 
point  qu'on  pût  utiliser  ni  la  chair  ni  le  cuir  des  ani- 
maux, —  était  dans  la  cour  de  l'étape,  lui  aussi,  atten- 
dant l'ordre  du  départ.  Debout  près  de  la  porte  de 
sortie,  il  inscrivait  sur  son  calepin  une  réflexion  qui  lui 
était  venue.  Voici  cette  réflexion  : 

«  Si  un  microbe  pouvait  observer  et  étudier  un  ongle 
humain,  il  en  tirerait  la  conclusion  que  cet  ongle  fait 
partie  d'un  ensemble  inorganique.  Et  de  même  nous 
raisonnons  quand,  après  avoir  étudié  l'écorce  extérieure 
du  globe,  nous  affirmons  que  la  terre  est  un  être  inor- 
ganique. » 

La  Maslova  s'occupait  à  caser  dans  son  sac  les 
œufs,  le  hareng  et  le  petit  pain  qu'elle  venait  d'acheter, 
et  Marie  Pavlovna  s'occupait  à  en  régler  le  paiement 
avec  la  marchande,  lorsqu'un  mouvement  soudain  se 
produisit  dans  la  cour.  Les  gardiens  venaient  de  se 
ranger  près  de  l'officier,  et  l'on  allait  procéder  aux  for- 
malités qui,  tous  les  matins,  précédaient  le  départ. 

Suivant  l'usage  quotidien,  les  prisonniers  furent 
comptés  ;  on  examina  l'état  de  leurs  chaînes,  on  mit  les 
menottes  à  ceux  qui  devaient  marcher  deux  par  deux. 
Mais,  tout  à  coup,  rompant  la  monotonie  habituelle  de 
ces  formalités,  un  cri  de  colère  se  fit  entendre,  poussé 
par  l'officier,  et  aussitôt  suivi  des  pleurs  d'un  enfant. 
Puis,  dans  toute  la  cour,  un  profond  silence;  et,  dès 
l'instant  suivant,  un  murmure  confus  se  répandait  à 
travers  la  foule.  La  Maslova  et  Marie  Pavlovna  cou- 
rurent s'informer  de  ce  qui  se  passait. 


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CHAPITRE  II 


Dès  qu'elles  se  furent  approchées  du  groupe  formé 
au  milieu  de  la  cour,  elles  virent  ceci  :  Tofficier, 
un  gros  homme  aux  longues  moustaches  blondes, 
essuyait  de  la  main  gauche  son  poing  droit,  tout  rouge 
de  sang  et,  la  mine  furieuse,  ne  cessait  pas  de  crier  des 
injures  à  un  prisonnier  qui,  debout  devant  lui,  cou- 
vrait, d'une  main,  son  visage  meurtri  et  sanglant,  tandis 
que  de  l'autre  main  il  serrait  contre  lui  une  petite  fille 
enveloppée  dans  un  châle,  et  pleurant  et  hurlant  de 
toutes  ses  forces.  Le  prisonnier  avait  la  moitié  de  la 
tête  rasée  :  c'était  un  homme  long  et  maigre,  vêtu  d'une 
veste  trop  courte  et  d'un  pantalon  qui  lui  découvrait 
les  chevilles. 

—  Je  l'apprendrai  à  raisonner!  —  disait  l'officier 
entremêlant  d'injures  chacun  de  ses  mots.  —  Allons  ! 
mets  l'enfant  par  terre  !  et  hâte-toi  de  reprendre  tes 
menottes  ! 

Ce  forçat  avait  obtenu  d'avoir  les  mains  libres,  les 
jours  précédents,  pour  pouvoir  porter  sa  petite  fille, 
dont  la  mère  était  morte  du  typhus  à  l'une  des  étapes. 
Mais  ce  jour-là  le  nouvel  officier,  qui  se  trouvait  être  de 
mauvaise  humeur,  avait  exigé  qu'on  lui  remît  les  me- 
nottes. Le  forçat  avait  protesté  :  l'officier,  agacé,  lui 
avait  asséné  un  coup  de  poing  sur  l'œil. 

De  l'autre  côté  de  l'officier  se  tenait  un  énorme  forçat 
à  barbe  noire,    qui,  avec  une  menotte  à  une  de   ses 

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6  RÉSURRECTION 

mains,  regardait  d'un  air  maussade  tour  à  tour  Tofficier 
et  son  malheureux  compagnon.  L'officier,  cependant, 
tout  en  continuant  à  vociférer  des  injures,  répétait 
aux  gardiens  Tordre  d'emmener  Tenfant  et  de  mettre 
les  menottes  au  père.  Dans  la  foule,  le  murmure  deve- 
nait sans  cesse  plus  fort. 

—  On  lui  a  laissé  les  mains  libres  depuis  Tomsk  !  — 
disait  une  voix  enrouée  aux  derniers  rangs.  —  Ce  n'est 
pas  un  petit  chien,  c'est  un  enfant. 

—  La  petite  fille  va  périr  !  —  disait  une  autre  voix. 
—  Ce  n'est  pas  dans  la  loi. 

—  Quoi  ?  Quoi  ?  —  cria  l'officier,  se  retournant 
comme  si  une  bête  l'avait  mordu.  —  Je  t'apprendrai, 
moi,  à  parler  de  la  loi.  Qui  a  parlé  ?  Est-ce  toi?  Est-ce 
toi? 

—  Tout  le  monde  a  parlé,  parce  que...  —  dit  un  pri- 
sonnier debout  au  premier  rang. 

—  Quoi?...  Alors  c'est  toi? 

Et  l'officier  se  mit  à  frapper  devant  lui,  au  hasard  des 
coups. 

—  Ah  !  vous  vous  révoltez?  Je  vais  vous  montrer,  moi, 
comment  on  se  révolte.  Je  vous  tuerai  comme  des  chiens, 
et  les  chefs  me  remercieront  d'avoir  réglé  votre  compte! 
Allons,  qu'on  emmène  l'enfant  ! 

La  foule  se  tut.  Un  des  gardiens  saisit  l'enfant,  qui 
hurlait  sans  interruption  ;  un  autre  mit  les  menottes  au 
prisonnier,  qui,  humblement,  tendait  sa  main. 

—  Qu'on  donne  cette  enfanta  garder  aux  femmes!  — 
dit  l'officier  au  gardien,  fort  embarrassé  de  l'encom- 
brant fardeau. 

La  petite  fille,  le  visage  tout  rouge  sous  ses  larmes, 
se  débattait  furieusement,  essayant  de  retirer  ses  mains 
du  châle  qui  l'enveloppait.  A  ce  moment,  Marie  Pavlovna 
traversa  la  foule  et  s'approcha  de  l'officier. 

—  Monsieur,  —  dit-elle,  —  si  vous  me  le  permettez, 
je  porterai  l'enfant. 

—  Qui  es-tu,  toi  ?  —  demanda  l'officier. 

—  Je  suis  de  la  section  des  condamnés  politiques. 

Le  joli  visage  de  Marie  Pavlovna,  avec  ses  yeux  bleus 

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RÉSURRECTipiS  7 

€t  ses  cheveux  noirs,  agit  évidemment  sur  Tofficier,  qui 
avait  déjà  remarqué  la  jeune  fille  Tinstant  d'auparavant. 
11  la  regarda  encore,  puis  baissa  les  yeux  d'un  air  gêné. 

—  Cela  m'est  égal,  portez-la  tant  que  vous  voudrez  ! 
Voxis  avez  beau  jeu,  vous  autres,  à  plaindre  ces  misé- 
rables. S'ils  se  sauvent,  ce  n'est  pas  vous  qui  aurez  à  en 
répondre  ! 

—  Comment  voulez-vous  qu'on  se  sauve,  avec  un 
enfant  dans  les  bras  ?  —  demanda  Marie  Pavlovna. 

—  Je  n'ai  pas  à  discuter  avec  vous  !  Prenez  l'enfant, 
si  vous  voulez,  et  en  route  ! 

—  Puis-je  donner  l'enfant  ?  —  demanda  le  gardien. 

—  Oui  !  et  plus  vite  que  ça  ! 

—  Viens  sur  mon  bras  !  —  dit  Marie  Pavlovna  à  l'en- 
fant, en  essayant  de  la  prendre  des  mains  du  gardien. 

Mais  la  petite  fille  ne  voulait  pas  aller  sur  d'autres 
bras  que  ceux  de  son  père.  Elle  continuait  à  se  débattre 
et  à  pousser  des  cris. 

—  Attendez,  Marie  Pavlovna  !  Moi,  elle  me  connaît, 
et  peut-être  consentira-t-elle  à  ce  que  je  la  prenne  !  — 
dit  la  Maslova,  en  tirant  de  son  sac  le  petit  pain  blanc. 

L'enfant,  en  effet,  connaissait  la  Maslova.  Dès  qu'elle 
l'aperçut,  elle  cessa  de  crier  et  se  laissa  prendre. 

Il  y  eut  de  nouveau  un  silence.  Les  portes  de  la  cour 
s'ouvrirent,  le  convoi  sortit  et,  devant  les  portes,  se 
mit  en  rangs.  On  compta,  une  seconde  fois,  les  prison- 
niers. La  Maslova,  tenant  l'enfant  sur  son  bras,  échangea 
quelques  mots  avec  Fédosia,  placée  à  quelques  rangs 
devant  elle. 

Soudain  Simonson,  qui  avait  assisté  sans  rien  dire  à 
toute  la  scène,  s'avança,  d'un  pas  décidé,  vers  l'officier, 
déjà  installé  dans  sa  voiture. 

—  Vous  avez  mal  agi.  Monsieur  l'officier  !  —  lui  dit 
Simonson. 

—  Rejoignez  votre  rang  !  Ce  n'est  pas  votre  affaire  ! 

—  Mon  affaire  est  de  vous  dire  ce  qui  est  ;  et  je  vous 
répète  que  vous  avez  mal  agi!  —  reprit  Simonson,  en 
regardant  fixement  l'officier  sous  ses  épais  sourcils  noirs 

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1 


8  RÉSURRECTION 

—  On  est  prêt  ?  En  avant,  marche  !  —  cria  rofficier, 
après  s'être  détourné  de  Simonson  avec  un  haussement 
d'épaules.  Le  convoi  s'ébranla  et  se  mit  en  marche,  le 
long  de  la  route  boueuse,  que  bordait  sur  les  deux  côiés 
un  fossé  rempli  d'eau. 


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CHAPITRE  III 


Après  la  vie  corrompue  et  honteuse  que  la  Maslova 
avait  menée  depuis  huit  ans,  d'abord  en  compagnie  des 
prostituées,  puis  en  compagnie  des  criminels,  la  vie 
qu'elle  menait  à  présent  en  compagnie  des  condamnés 
politiques  ne  pouvait  manquer  de  lui  paraître  agréable, 
malgré  tout  ce  qu'avaient  de  pénible  les  conditions 
spéciales  où  elle  se  trouvait.  Les  vingt  verstes  qu'elle 
faisait  à  pied  les  jours  de  marche,  les  fréquents  repos 
(car  le  convoi  avait  un  jour  de  repos  après  deux  jours 
de  marche),  la  bonne  nourriture,  la  possibilité  de  dormir 
dans  un  bon  lit,  tout  cela  lui  rendait  des  forces  et  la  rajeu- 
nissait, tandis  que,  d'autre  part,  la  société  de  ses  nou- 
veaux compagnons  lui  révélait  des  sources  d'intérêt  et  de 
plaisir  dont  elle  n'avait,  jusqu'alors,  jamais  soupçonné 
l'existence. 

Non  seulement,  en  effet,  elle  n'avait  point  connu 
jusque-là  de  personnes  aussi  «  extraordinaires  »  (suivant 
son  expression)  que  ces  révolutionnaires  dont  elle  par- 
tageait à  présent  la  vie,  mais  elle  ne  s'était  pas  même 
douté  qu'il  y  eût  au  monde  de  semblables  personnes. 
Et,  d'abord,  elle  avait  trouvé  étranges  les  motifs  qui 
faisaient  agir  ces  personnes;  mais  très  vite  elle  les 
avait  compris,  et,  avec  sa  nature  de  paysanne,  elle 
s'était  mise  de  tout  son  cœur  à  les  admirer.  Elle  avait 
senti,  tout  au  moins,  que  ces  personnes  avaient  pris 
le  parti  du  peuple  contre  l'autorité  ;  et,  comme  elle  savait 
que  ces  personnes  appartenaient  elles-mêmes  à  la  classe 
qui  constituait  l'autorité,  l'idée  qu'elles  avaient  sacrifié, 
pour  le  peuple,  leurs  privilèges,  leur  liberté,  et  leur 

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iO  RÉSURRECTION 

vie,  rendait  plus  vive  encore  son  admiration  pour  elles. 

Elle  admirait  tous  ses  nouveaux  compagnons.  Mais 
plus  que  tous  les  autres  elle  admirait  Marie  Pavlovna  ;  et 
non  seulement  elle  Tadmirait,  mais  elle  s'était  prise  pour 
elle  d  une  véritable  passion,  où  le  respect  se  mêlait  à 
Tenthousiasme.  Elle  avait  été  frappée,  dès  le  premier  jour, 
de  voir  comment  cette  belle  jeune  femme,  riche,  instruite, 
noble,  fille  d'un  général,  se  donnait  Tapparence  d'une 
simple  paysanne,  distribuant  à  d'autres  tout  Targent  et 
tous  les  effets  que  lui  envoyait  son  père,  et  s'habillant 
non  seulement  sans  aucun  luxe,  mais  d'une  façon  qui 
semblait  destinée  à  cacher  le  plus  possible  sa  beauté 
naturelle.  Et  plus  tard  encore,  lorsqu'il  n'y  avaitpas  une 
seule  des  qualités  de  Marie  Pavlovna  dontlaMaslova  ne 
fût  émerveillée,  aucune  de  ces  qualités  ne  l'émerveillait 
autant  que  l'absence  complète  de  toute  coquetterie.  Non 
que  Marie  Pavlovna  ne  se  rendît  pas  compte  de  sa  beauté  ; 
elle  s'en  rendait  compte,  et  la  Maslova  crut  même  deviner 
que  la  conscience  d'être  belle  lui  faisait  plaisir  ;  mais,  loin 
de  se  réjouir  de  l'impression  que  sa  beauté  faisait  sur  les 
hommes,*elle  la  redoutait,  éprouvant  une  véritable  répul- 
sion pour  tout  ce  qui,  de  près  ou  de  loin,  ressemblait 
à  de  l'amour. 

C'est  ce  que  savaient  ses  compagnons;  et  ceux 
môme  qui  se  sentaient  attirés  vers  elle  faisaient  en  sorte 
de  n'en  rien  laisser  voir;  la  coutume  était,  dans  le 
parti,  de  se  comporter  envers  elle  comme  si  elle  eût  été 
un  homme,  au  lieu  d'être  la  charmante  jeune  fille  qu'elle 
était;  mais,  en  dehors  de  son  parti,  maintes  fois  des 
hommes  l'avaient  poursuivie  de  leurs  galanteries,  et 
maintes  fois  elle  avait  dû  recourir  à  la  force  de  ses 
deux  poings  pour  se  mettre  à  l'abri  de  leur  insistance. 

—  Un  jour,  —  racontait-elle  en  riant  à  la  Maslova,  — 
voilà  qu'un  monsieur  m'aborde  dans  la  rue,  me  saisit 
parle  bras,  et  à  aucun  prix  ne  veut  me  lâcher.  Alors  je 
l'ai  secoué,  et  de  telle  façon  qu'il  a  eu  peur,  et  qu'il  s'est 
sauvé  de  toutes  ses  jambes  ! 

Elle  raconta  également  à  la  Maslova  comment  elle 
étaitdevenue  révolutionnaire.  Depuis  l'enfance,  elle  s'était 

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RÉSURRECTION  11 

senti  peu  de  goût  pour  la  vie  des  riches,  et  au  con- 
traire un  goût  très  fort  pour  la  vie  des  petites  gens; 
toujours  on  l'avait  grondée  parce  qu'elle  passait  ses 
journées  à  l'office,  à  la  cuisine,  à  Técurie,  au  lieu  de 
rester  au  salon. 

«  Et  moi,  je  m'amusais  avec  la  cuisinière,  et  avec  les 
dames  je  m'ennuyais  !  Et  tous  les  jours  je  découvrais 
davantage  combien  était  slupide  la  vie  qu'on  voulait  me 
faire  mener.  Ma  mère  était  morte  pendant  que  j'étais 
encore  toute  petite  ;  mon  père  ne  s'occupait  pas  de  moi. 
A  dix-neuf  ans  je  me  suis  enfuie  de  la  maison,  avec  une 
amie,  et  nous  nous  sommes  engagées  comme  ouvrières 
dans  une  fabrique.  » 

Elle  n'était  restée  dans  cette  fabrique,  d'ailleurs,  que 
quelques  semaines  ;  elle  était  allée  ensuite  demeurer  à 
la  campagne,  puis  était  revenue  en  ville,  s'était  occupée 
de  propagande,  et  avait  fini  par  être  arrêtée  et  condam- 
née aux  travaux  forcés.  Marie  Pavlovna  n'ajoutait  pas, 
maisla  Maslova  n'avait  pas  tardé  à  apprendre  d'autre  part 
qu'elle  avait  été  condamnée  aux  travaux  forcés  pour 
s'être  déclarée  l'auteur  d'un  meurtre  que,  en  réalité,  elle 
n'avait  point  commis. 

Où  qu'elle  fût,  dans  quelque  condition  qu'elle  se 
trouvât,  Marie  Pavlovna  ne  pensait  jamais  à  elle-même, 
et  jamais  ne  pensait  qu'aux  moyens  de  rendre  service  à 
autrui.  Un  des  révolutionnaires  qui  faisaient  partie  du 
convoi,  Novodvorov,  disait  d'elle,  en  plaisantant,  qu'elle 
s'était  consacrée  tout  entière  au  «  sport  de  la  bienfai- 
sance ».  Et  c'était  vrai.  De  même  que  l'unique  préoccu- 
pation du  chasseur  est  de  lever  du  gibier,  de  même 
l'unique  objet  de  la  vie  de  cette  jeune  fille  était  de  décou- 
vrir l'occasion  de  rendre  service.  Et  ce  «  sport  »  était 
devenu  pour  elle  une  habitude,  était  devenu  le  fond  de 
sa  nature.  Et  elle  le  pratiquait  si  simplement  que  tous 
ceux  qui  la  connaissaient  avaient  fini  par  ne  plus  s'en 
étonner,  et  par  en  profiter  comme  d'une  chose  toute 
simple. 

Quand  la  Maslova  s'était  jointe  au  groupe  des  con- 
damnés politiques,  Marie  Pavlovna  avait  d'abord  éprouvé 

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i2  RÉSURRECTION 

pour  elle  un  certain  dégoût.  Et  la  Maslova,  qui  s'en  était 
tout  de  suite  aperçue,  s'était  aussi  aperçue  que  la  jeune 
fille,  faisant  effort  sur  soi,  lui  témoignait  encore 
plus  d'égards  qu'aux  autres.  Ces  égards,  que  lui 
témoignait  une  créature  qui  lui  paraissait  supérieure 
non  seulement  à  elle-même,  mais  au  reste  des  hommes, 
ces  égards  avaient  si  profondément  touché  la  Maslova 
que  de  toute  son  âme  elle  s'était  livrée  à  la  jeune  fille, 
adoptant  aveuglément  toutes  ses  idées,  et  à  son  insu, 
ne  rêvant  plus  rien  que  de  lui  ressembler. 

Et  cette  affection  passionnée  avait  touché  Marie  Pav- 
lovna  ;  et  elle  aussi  s'était  prise  d'amitié  pour  la  Mas- 
lova. Elles  avaient,  au  reste,  pour  les  unir,  un  senti- 
ment commun  :  toutes  deux  éprouvaient  la  même 
aversion  pour  l'amour  sexuel.  La  seule  différence  était 
que  la  Maslova  éprouvait  cette  aversion  parce  qu'elle 
avait  mesuré  toute  l'horreur  de  l'amour  sexuel,  tandis 
que  Marie  Pavlovna  l'éprouvait  parce  que,  sans  con- 
naître l'amour  sexuel,  elle  le  considérait  comme  une 
chose  à  la  fois  incompréhensible  et  laide,  un  obstacle 
à  la  réalisation  du  haut  idéal  humain  qu'elle  s'était 
formé. 


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CHAPITRE  IV 


La  profonde  influence  exercée  par  Marie  Pavlovna 
sur  la  Maslova  provenait,  ainsi,  de  ce  que  la  Maslova 
aimait  Marie  Pavlovna.  Mais  une  autre  influence 
s'exerçait  en  même  temps  sur  la  jeune  femme,  l'influence 
de  Simonson.  Et  celle-là  provenait  de  ce  que  Simonson 
était  amoureux  de  la  Maslova. 


Tous  les  hommes  vivent  et  agissent  en  partie  d'après 
leurs  propres  idées,  en  partie  d'après  les  idées  d'autrui. 
Et  une  des  principales  différences  entre  les  hommes  con- 
siste dans  la  mesure  différente  où  ils  s'inspirent  de  leurs 
propres  idées  et  de  celles  d'autrui.  Les  uns  se  bornent, 
le  plus  souvent,  à  ne  se  servir  de  leurs  propres  pensées 
que  par  manière  de  jeu  ;  ils  emploient  leur  raison 
comme  on  fait  tourner  les  roues  d'une  machine, 
quand  on  a  ôté  la  courroie  qui  les  relie  l'une  à  l'autre; 
et  dans  les  circonstances  importantes  de  la  vie,  et 
même  dans  le  détail  de  leurs  actes  les  plus  ordinaires, 
ils  s'en  remettent  à  la  pensée  d'autrui,  qu'ils  nomment 
«l'usage»,  la  «tradition»,  les  «convenances»,  la 
«  loi  ».  D'autres,  au  contraire,  en  plus  petit  nombre, 
considèrent  leur  propre  pensée  comme  le  principal 
guide  de  leur  conduite  et  s'efforcent,  autant  qu'ils 
peuvent,  de  n'agir  que  d'après  les  avis  de  leur  raison 
à  eux.  C'est  à  cette  seconde  espèce  d'hommes  qu'ap- 
partenait Simonson.  Il  ne  prenait  jamais  conseil  que  de 

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14  RÉSURRECTION 

sa  propre  pensée  ;  et,  ce  qu'il  avait  décidé  qu  il  devait 
faire,  il  le  faisait. 

Sa  raison  lui  avait  affirmé,  pendant  qu'il  était  encore 
au  collège,  que  la  fortune  possédée  par  son  père,  riche 
magistrat,  était  acquise  injustement;  et  aussitôt  il 
avait  déclaré  à  son  père  que  cette  fortune  devait  être 
restituée  au  peuple.  Puis,  comme  son  père,  loin  de 
vouloir  l'écouter,  l'avait  grondé,  il  avait  quitté  la 
maison  paternelle  et  renoncé  à  jouir  jamais  d'aucun 
des  avantages  de  sa  condition. 

Il  avait  ensuite  décidé,  toujours  en  ne  s'inspirant  que 
de  sa  raison,  que  tout  le  mal  qui  existait  en  Russie 
avait  pour  unique  cause  l'ignorance  du  peuple  ;  et  en 
conséquence,  sitôt  sorti  de  l'Université,  il  s'était  fait 
nommer  maître  d'école  dans  un  village  et  s'était  mis  à 
expliquer,  aussi  bien  à  ses  élèves  qu'à  tous  les  paysans, 
ce  qu'il  estimait  qu'ils  devaient  savoir. 

Il  avait  été  arrêté  et  jugé. 

Au  moment  de  comparaître  devant  le  tribunal,  il 
avait  décidé  que  les  juges  n'avaient  pas  le  droit  de  le 
juger;  et  tout  de  suite  il  leur  avait  dit.  Et  comme  les 
juges,  sans  admettre  sa  thèse,  continuaient  à  vouloir  le 
juger,  il  avait  pris  le  parti  de  ne  pas  leur  répondre; 
en  effet  il  n'avait  plus  dit  un  mot  jusqu'à  la  fin  du  pro- 
cès. Reconnu  coupable,  il  avait  été  condamné  à  la 
déportation  dans  une  petite  ville  du  gouvernement 
d'Archangelsk. 

Là,  il  s'était  constitué  une  doctrine  religieuse,  qui 
depuis  lors,  le  dirigeait  dans  toute  sa  conduite.  Cette 
doctrine  consistait  à  admettre  que  tout,  dans  l'univers, 
était  vivant,  que  la  mort  n'existait  pas,  que  tous  les 
objets  qui  nous  paraissent  inanimés  n'étaient  que  des 
parties  d'un  grand  ensemble  organique;  et  que,  par 
suite,  le  devoir  de  l'homme  était  d'entretenir  la  vie  de 
ce  grand  organisme  dans  toutes  ses  parties. 

Il  en  concluait  que  c'était  chose  criminelle  d'attenter 
à  la  vie  sous  quelque  forme  que  ce  fût  :  il  n'admettait 
donc  ni  la  guerre,  ni  les  prisons,  ni  le  meurtre  des 
animaux. 

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1 


RÉSURRECTION  15 

Il  avait  aussi  une  théorie  à  lui  sur  le  mariage  et  les 
relations  sexuelles.  Il  considérait  ces  relations  comme 
inférieures,  et  disait  que  la  préoccupation  de  faire  des 
enfants  (l'amour,  pour  lui,  se  réduisait  à  cela)  avait 
pour  effet  de  nous  détourner  d'un  objet  autrement 
utile  et  digne  de  nos  soins,  qui  était  de  secourir  les 
êtres  déjà  vivants,  et  de  rendre  ainsi  plus  parfaite  la 
vie  de  l'univers.  Les  hommes  supérieurs,  d'après  lui, 
en  évitant  les  relations  sexuelles,  devenaient  pareils  à  . 
ces  globules  du  sang  dont  la  destination  est  de  venir 
en  aide  aux  parties  faibles,  malades  de  l'organisme.  Et, 
depuis  qu'il  s'était  avisé  de  cette  théorie,  il  y  conformait 
ses  actes,  après  avoir  agi  tout  autrement  durant  sa 
jeunesse. 

L'amour  qu'il  éprouvait  à  présent  pour  la  Maslova 
aurait  eu  de  quoi  le  mettre  en  désaccord  avec  ses  prin- 
cipes; mais  il  avait  décidé  que  ce  n'était  pas  là  un 
désaccord  véritable,  car  il  entendait  bien  n'aimer  jamais 
la  Maslova  que  d'un  amour  tout  fraternel  ;  et  il  se  disait 
même  qu'un  tel  amour,  loin  de  l'entraver  dans  sa  mis- 
sion de  bienfaiteur  de  l'humanité,  ne  pourrait,  au  con- 
traire, que  l'y  encourager. 

Et  non  seulement  il  ne  s'en  remettait  qu'à  sa  propre 
raison  pour  trancher  toutes  les  questions  théoriques, 
mais  en  pratique  aussi  il  ne  prenait  jamais  conseil  que 
de  lui-même.  Sur  tous  les  détails  de  la  vie  pratique,  il 
avait  des  théories  à  lui,  qu'il  suivait  obstinément  ;  il  en 
avait  sur  le  nombre  d'heures  qu'on  devait  consacrer  au 
travail  et  sur  le  nombre  d'heures,  qu'on  devait  consacrer 
au  repos,  et  sur  la  façon  dont  on  devait  se  nourrir,  et 
sur  la  façon  dont  on  devait  se  vêtir,  et  sur  le  meilleur 
mode  d'éclairage,  de  chauffage,  etc. 

Avec  tout  cela  ce  Simonson  était/par  nature,  d'une 
timidité  extrême.  Jamais  il  ne  cherchait  à  se  mettre  en 
vue,  à  se  faire  valoir,  à  imposer  ses  opinions  à  autrui. 
Mais,  quand  il  avait  décidé  qu'il  devait  faire  certaine 
chose,  personne  au  mopde  ne  prouvait  l'empêcher  de  la 
faire. 

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16  RÉSURRECTION 

Tel  était  rhomme  qui,  de  tout  son  cœur,  était  devenu 
amoureux  de  la  Maslova.  Celle-ci,  avec  son  flair  de 
femme,  avait  tout  de  suite  deviné  chez  lui  ce  senti- 
ment ;  et  ridée  qu'elle  avait  pu  inspirer  de  Tamour  à  un 
homme  aussi  «  extraordinaire  »  l'avait  rehaussée  à  ses 
propres  yeux.  Quand  Nekhludov  lui  avait  offert  de  se 
marier  avec  elle,  elle  avait  bien  compris  que  c'était  par 
grandeur  d'âme,  et  pour  réparer  sa  faute  passée  :  tandis 
que  Simonson  l'aimait  telle  qu'elle  était  maintenant,  et 
l'aimait  simplement  parce  qu'il  l'aimait. 

Et  elle  se  disait  que,  pour  l'aimer  ainsi,  Simonson 
devait  la  considérer  comme  une  femme  différente  des 
autres,  ayant  des  qualités  morales  que  les  autres 
n'avaient  pas.  Ce  qu'étaient  ces  qualités  morales  qu'il 
pouvait  lui  attribuer,  elle  ne  parvenait  pas  à  le  deviner  ; 
mais  afin  de  justifier  la  haute  opinion  qu'il  devait  avoir 
d'elle,  elle  s'efforçait,  par  tous  les  moyens,  de  faire  naître 
en  elle  les  sentiments  les  meilleurs  qu'elle  était  capable 
d'imaginer  :  de  sorte  que,  sous  l'influence  de  Simonson, 
elle  s'efforçait  de  devenir  aussi  parfaite  que  sa  nature  le 
lui  permettait. 

La  chose  avait  commencé  depuis  longtemps  déjà.  Dans 
la  cour  de  la  prison,  la  Maslova  avait  été  frappée  de 
l'insistance  avec  laquelle  la  fixaient  les  bons  et  naïfs 
yeux  bleus  de  ce  prisonnier  en  veste  de  caoutchouc.  Et 
dès  lors  elle  avait  compris  que  cet  homme,  qui  la  regar- 
dait d'une  façon  aussi  bizarre,  devait  être  lui-même  un 
personnage  bizarre  ;  et  elle  avait  remarqué  l'extraordi- 
naire contraste,  dans  un  même  visage,  de  l'austère  sévé- 
rité qu'exprimaient  les  sourcils  froncés  avec  la  dou- 
ceur enfantine  qui  se  lisait  dans  les  yeux. 

Plus  tard,  à  Tomsk,  quand  elle  avait  obtenu  d'être 
transférée  parmi  les  condamnés  politiques,  elle  avait 
revu  son  étrange  amoureux.  Et,  bien  que  pas  une  parole 
n'eût  été  échangée  entre  eux  à  ce  moment,  la  façon 
dont  ils  s'étaient  regardés  l'un  l'autre  avait  suffi  pour 
les  unir,  dès  lors,  d'une  amitié  spéciale.  Aussi  bien  n'y 
avait-il  pas  eu  entre  eux,  les  jours  suivants  non  plus, 
d'entretien  intime  ;  mais  la  Maslova  sentait  que»  lorsque 

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RÉSURRECTION  17 

Simonson  parlait  en  sa  présence,  ses  discours  s'adres- 
saient à  elle,  et  que  c'était  pour  elle  qu'il  s'efforçait  de 
parler  aussi  lentement,  aussi  clairement  que  possible. 
Et  elle  Técoutait  avec  joie  ;  et  lui,  il  ne  se  lassait  pas  de 
parler  pour  elle,  surtout  pendant  les  longues  marches 
qu'ils  faisaient  à  pied,  derrière  le  convoi  des  condamnés 
criminels. 


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CHAPITRE  V 


Dans  le  long  trajet  du  convoi  depuis  son  départ  de  la 
prison  jusqu'à  Perm,  Nekhludov  n'avait  pu  voir  la  Mas- 
lova  que  deux  fois  ;  il  l'avait  vue  d'abord  à  Nijni-Novgo- 
rod,  dans  le  parloir  de  la  prison,  à  travers  une  grille,  et 
une  seconde  fois  à  Perm,  également  dans  un  parloir  de 
prison.  Les  deux  fois,  il  l'avait  trouvée  silencieuse  et 
froide.  Quand  il  lui  avait  demandé  si  elle  n'avait  besoin 
de  rien,  elle  lui  avait  ré{)ondu  d'un  ton  sec  et  con- 
traint, qui  lui  avait  rappela  la  façon  malveillante  dont 
elle  l'avait  accueilli  naguère  dans  la  prison.  Et  il  s'était 
fort  affligé  de  cette  disposition  hostile,  ne  sachant  pas 
qu'elle  provenait  surtout  de  l'irritation  produite  chez  la 
Maslova  par  les  continuelles  instances  dont  elle  était 
l'objet  de  la  part  des  prisonniers  et  des  gardiens  du 
convoi.  Il  craignait  que,  sous  l'influence  des  conditions 
pénibles  et  immorales  où  elle  se  trouvait,  elle  ne  retombât 
dans  son  ancien  état  de  découragement,  comme  aussi  de 
haine  pour  elle-même  et  les  autres.  Il  craignait  que  de 
nouveau  elle  ne  se  remît  à  le  détester,  que  de  nouveau 
plie  ne  cherchât  l'oubli  dans  le  tabac  et  l'eau-de-vie.  Mais 
il  n'avait  rien  pu  faille  pour  lui  venir  en  aide,  les  chefs 
du  convoi  s'étant  strictement  opposés  à  ce  qu'il  la  vit. 
Et  c'est  seulement  lorsqu'il  avait  obtenu  le  transfert  de 
la  Maslova  dans  la  section  des  condamnés  politiques, 
alors  seulement  il  avait  pu  découvrir  combien  ses  craintes 
étaient  peu  fondées.  Car,  dès  la  première  entrevue  en 
tête  à  tête  qu'il  avait  eue  avec  elle,  à  Tomsk,  il  l'avait 

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RÉSURRECTION  i9 

retrouvée  telle  qu'elle  était  lors  de  ses  dernières  visites 
à  la  prison.  Loin  de  paraître  gênée  en  Tapercevant,  ou 
de  prendre  devant  lui  une  attitude  contrainte  et  sour- 
noise, elle  Tavait  accueilli  avec  une  joie  sincère,  le 
remerciant  avec  insistance  de  tout  ce  qu'il  avait  fait  et 
faisait  pour  elle.    . 

Nekhludov  avait  même  constaté  que  le  changement  qui 
s'était  produit  en  elle  commençait  à  se  refléter  jusque 
dans  son  apparence  extérieure.  Au  bout  de  deux  mois 
de  marche,  elle  avait  maigri,  sa  peau  s'était  hâlée,  les 
rides  sur  ses  tempes  et  autour  de  sa  bouche  s'étaient 
accentuées;  et  ni  dans  son  vêtement,  ni  dans  sa  coiffure, 
ni  dans  ses  attitudes,  aucune  trace  ne  restait  plus  de  son 
ancienne  coquetterie.  Et  la  vue  de  ce  changement  causait  à 
Nekhludov  un  plaisir  sans  cesse  plus  vif. 

Il  éprouvait  maintenant  pour  la  Maslova  un  sentiment 
que  jamais  encore  il  n'avait  éprouvé.  Ce  sentiment  n'avait 
rien  de  commun  avec  son  premier  enthousiasme  juvénile, 
ni  avec  le  grossier  désir  sensuel  qu'il  avait  ressenti  plus 
tard,  ni  non  plus  avec  le  sentiment  à  la  fois  noble  et 
égoïste  qu'il  avait  éprouvé  lorsque,  en  retrouvant  Katucha, 
il  avait  résolu  de  réparer  sa  faute  envers  elle  et  de  l'épou- 
ser. Ce  sentiment  était  le  même  mélange  de  pitié  et  de 
tendresse  que,  à  plusieurs  reprises,  il  avait  éprouvé  dans 
la  prison  :  mais  avec  cette  différence  que,  jusque-là,  il 
n'avait  éprouvé  ce  sentiment  que  par  intervalles,  et  en 
s'y  efforçant,  tandis  qu'à  présent'  il  l'éprouvait  d'une 
façon  naturelle  et  constante.  A  quoiqu'il  pensât  désor- 
mais, quoi  qu'il  fît,  son  cœur  était  rempli  de  ce  mélange 
de  tendresse  et  de  pitié  pour  la  Maslova. 

Et  ce  sentiment  nouveau,  comme  jadis  son  premier 
amour,  avait  ouvert  dans  l'âme  de  Nekhludov  les  sources 
de  pitié  et  de  tendresse  que  la  nature  y  avait  mises,  mais 
dont  l'issue  s'était  trouvée  fermée  pendant  de  longues 
années. 

Depuis  le  commencement  de  son  voyage  à  la  suite  du 
convoi,  en  effet,  Nekhludov  se  sentait  dans  un  état 
d'exaltation  sentimentale  qui  le  contraignait,  en  quelque 
sorte  malgré  lui,  à  s'intéresser  aux  pensées  et  aux  émo- 

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20  RÉSURRECTION 

tions  de  toutes  les  personnes  qu'il  voyait,  depuis  les 
cochers  et  les  gardiens  du  convoi  jusqu'aux  directeurs 
de  prisons  et  aux  officiers  de  police. 

Le  transfert  de  la  Maslova  dans  la  section  des  condam- 
nés politiques  avait  fourni  à  Nekhludov  Toccasion  de 
faire  connaissance  avec  bon  nombre  de  ces  condamnés, 
et  notamment  avec  les  cinq  hommes  et  les  quatre  femmes 
qui  faisaient  partie  de  la  même  chambrée  que  la  Maslova. 
Et  ces  relations  de  Nekhludov  avec  les  condamnés  poli- 
tiques avaient  complètement  modifié  son  opinion  sur 
eux,  comme  aussi  sur  le  parti  révolutionnaire  russe  pris 
en  général. 

Depuis  le  début  du  mouvement  révolutionnaire  en 
Russie,  Nekhludov  avait  éprouvé  pour  les  représentants 
de  ce  mouvement  un  sentiment  d'aversion  et  de  malveil- 
lance. 11  avait  détesté,  surtout,  la  cruauté  et  la  dissimu- 
lation des  moyens  employés  par  eux  dans  leur  lutte 
contre  l'autorité,  leurs  conspirations,  leurs  attentats  cri- 
minels ;  et  il  avait  été  indigné  aussi  de  la  suffisance,  du 
contentement  de  soi,  de  l'insupportable  vanité  qu'il  savait 
être  autant  de  traits  communs  à  la  plupart  des  révolu- 
tionnaires. Mais,  lorsqu'il  connut  ces  révolutionnaires  de 
plus  près,  lorsqu'il  apprit  la  façon  dont  ils  étaient  traités 
par  l'autorité,  il  comprit  que  ces  hommes  ne  pouvaient 
pas  être  différents  de  ce  qu'ils  étaient. 

Car  pour  affreuses  et  absurdes  que  fussent  les  tortures 
infligées  à  ceux  qu'on  est  convenu  d'appeler  les  crimi- 
nels de  droit  commun,  ces  tortures,  avant  et  après  le 
jugement,  gardaient  du  moins  une  apparence  de  léga- 
lité ;  tandis  que,  dans  la  façon  dont  on  traitait  les  détenus 
politiques,  cette  apparence  même  faisait  défaut.  Nekhlu- 
dov, au  reste,  l'avait  bien  vu  déjà  à  Pétersbourg,  dans 
l'aventure  de  la  Choustova;  mais  mieux  encore  il  le 
voyait  à  présent,  en  écoutant  les  récits  des  compagnons 
de  Katucha.  Il  voyait  que  la  façon  dont  on  traitait  ces 
malheureux  ressemblait  tout  à  fait  à  la  façon  dont  on 
pêche  le  poisson  dans  les  étangs;  après  avoir  tiré  le 
filet,  on  jette  sur  le  bord  tout  le  poisson  qu'on  a  pu 

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RÉSURRECTION  21 

attraper;  et  puis  on  garde  les  grosses  pièces,  sans  s'in- 
quiéter du  fretin,  qu'on  laisse  mourir  sur  le  sable.  De 
même  on  procédait  dans  la  pèche  aux  révolutionnaires; 
on  empoignait  au  hasard,  par  centaines,  des  personnes 
dont  beaucoup  étaient  manifestement  innocentes  et  hors 
d'état  de  nuire  à  l'autorité  ;  on  les  gardait,  souvent  pen- 
dant des  années,  dans  les  prisons,  où  elles  devenaient 
phtisiques,  ou  perdaient  la  raison,  ou  se  tuaient;  et  on 
les  gardait  ainsi,  simplement,  parce  qu'on  n'avait  pas 
de  motif  pour  les  relâcher,  ou  parce  qu'on  trouvait  plus 
commode  de  les  avoir  sous  la  main,  en  vue  de  certains 
témoignages  qu'elles  pouvaient  fournir.  Le  sort  de  ces 
personnes,  innocentes  même  au  point  de  vue  strictement 
légal,  dépendait  du  caprice,  du  loisir,  de  l'humeur  d'un 
officier  de  police,  ou  d'un  procureur,  ou  d'un  juge  d'ins- 
truction, ou  d'un  gouverneur,  ou  d'un  ministre.  Suivant 
qu'un  de  ces  fonctionnaires  voulait  «  faire  du  zèle  », 
ou  bien  préférait  vivre  tranquille,  il  arrêtait  en  masse 
les  jeunes  gens  suspects  de  s'occuper  de  politique,  ou 
bien  il  les  laissait  tous  libres  ;  et,  les  ayant  fait  arrêter, 
il  les  gardait  en  prison  ou  les  relâchait.  Et  pareillement, 
c'était  l'arbitraire  seul  des  gouverneurs  et  des  ministres 
qui  décidait  ce  qui  devait  advenir  ensuite  de  ces  détenus; 
pour  les  mêmes  délits,  les  uns  étaient  déportés  au  bout 
du  monde,  d'autres  tenus  en  cellule,  d'autres  envoyés 
aux  travaux  forcés,  d'autres  condamnés  à  mort,  et 
d'autres  encore  relâchés,  lorsqu'une  dame  élégante  leur 
faisait  la  grâce  de  s'occuper  d'eux. 

On  agissait  envers  ces  malheureux  comme  on  agit 
envers  des  ennemis,  en  temps  de  guerre;  et  eux,  de  leur 
côté,  ils  employaient  dans  leur  lutte  les  mômes  procédés 
qu'on  employait  contre  eux.  Et  de  même  que,  en  temps 
de  guerre,  officiers  et  soldats  se  sentent  autorisés  par 
l'opinion  générale  à  commettre  des  actes  qui,  en  temps 
de  paix,  sont  tenus  pour  criminels,  de  même  les  révolu- 
tionnaires, dans  leur  lutte,  se  regardaient  comme  cou- 
verts par  l'opinion  de  leur  cercle,  en  vertu  de  laquelle 
les  actes  de  cruauté  qu'ils  commettaient  étaient  nobles  et 
moraux,  étant  commis  par  eux  au  prix  de  leur  liberté, 

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22  RÉSURRECTION 

de  leur  vie,  de  tout  ce  qui  est  cher  à  la  plupart  des 
hommes.  Ainsi  s'expliquait,  pour  Nekhludov,  ce  phéno- 
mène extraordinaire  que  des  personnes  excellentes, 
incapables  non  seulement  de  causer  une  souffrance,  mais 
même  d'en  supporter  la  vue,  pussent  se  préparer  tran- 
quillement à  la  violence  et  au  meurtre,  et  professer  la 
sainteté  de  tels  actes,  considérés  comme  moyens  de 
défense,  ou  encore  comme  instrument  utile  à  la  réalisa- 
tion d'un  idéal  de  bonheur  pour  l'humanité.  Et  quant  à 
la  haute  idée  que  les  révolutionnaires  se  faisaient  de 
leur  œuvre,  et,  par  suite,  d'eux-mêmes,  cette  idée  décou- 
lait tout  naturellement  de  l'importance  que  leur  attri- 
buaient leurs  adversaires  et  de  la  cruauté  exceptionnelle 
qu'ils  apportaient  à  les  combattre  :  sans  compter  que 
les  malheureux  étaient  obligés  d'avoir  d'eux-mêmes  cette 
haute  idée,  et  qu'elle  contribuait  à  leur  donner  la  force 
de  supporter  la  vie  de  souffrance  qui  leur  était  faite. 

A  les  connaître  de  plus  près,  Nekhludov  s'était  con- 
vaincu qu'ils  n'étaient  ni  de  ténébreux  malfaiteurs, 
comme  le  croyaient  certaines  personnes,  ni  non  plus  de 
parfaits  héros,  comme  l'imaginaient  d'autres  personnes, 
mais  simplement  des  hommes  ordinaires,  parmi  lesquels 
se  trouvaient,  de  même  que  partout,  des  hommes 
bons,  d'autres  méchants,  et  une  majorité  d'hommes 
médiocres.  Des  hommes  se  trouvaient  parmi  eux  qui 
étaient  devenus  révolutionnaires  parce  que,  très  sin- 
cèrement, ils  se  regardaient  comme  tenus  de  lutter 
contre  le  mal  ;  d'autres  s'y  trouvaient  qui  étaient  devenus 
révolutionnaires  pour  des  motifs  égoïstes,  par  ambi- 
tion ou  par  vanité  ;  mais  la  plupart  étaient  devenus 
révolutionnaires  sous  l'effet  d'un  sentiment  que  Nekhlu- 
dov comprenait  bien  et  avait  lui-même  éprouvé,  pen- 
dant qu'il  faisait  la  guerre  contre  le  Turcs,  le  sentiment 
qui  pousse  les  jeunes  gens  à  désirer  le  danger,  à 
s'exposer  à  des  risques,  à  varier  de  la  fièvre  d'un  jeu 
la  monotonie  de  leur  vie. 

La  principale  différence  que  Nekhludov  découvrait 
entre  les  condamnés  politiques  et  l'ordinaire  des  hommes 
consistait  en  ce  que  l'obligation  morale,  telle  que  l'en- 

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RÉSURRECTION  23 

tendaient  ces  condamnés,  était  plus  haute  qu'elle  ne  Test 
pour  Tordinaire  des  hommes.  Pour  eux,  en  effet,  le  devoir 
n'impliquait  pas  seulement  la  résistance  aux  fatigues  et 
aux  privations,  et  la  franchise,  et  le  désintéressement, 
mais  aussi  le  sacrifice  de  tous  les  biens,  et  de  la  vie 
même,  au  profit  de  l'œuvre  commune.  De  là  venait  que, 
parmi  les  révolutionnaires,  ceux  qui  étaient  naturelle- 
ment supérieurs  au  niveau  moyen  représentaient  des 
types  très  remarquables  d'élévation  morale  ;  tandis  que, 
chez  ceux  d'entre  eux  qui  étaient  naturellement  infé- 
rieurs au  niveau  moyen,  cette  infériorité  s'accusait  avec 
un  relief  tout  particulier,  par  son  contraste  avec  l'idéal 
moral  que  ces  hommes  professaient.  Et  c'est  ainsi  que 
Nekhludov  s'était  pris  d'une  très  vive  affection  pour 
quelques-uns  des  déportés  qui  faisaient  route  avec  la 
Maslova,  tandis  que  pour  quelques  autres,  au  contraire, 
il  éprouvait  une  indifférence  mêlée  d'antipathie. 


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CHAPITRE     VI 


De  tous  les  condamnés  poliliques  qui  faisaient  partie 
de  la  même  chambrée  que  la  Maslova,  aucun  ne  plaisait 
autant  à  Nekhludov  qu'un  jeune  phtisique  nommé 
Kriltzov.  Nekhludov  avait  fait  connaissance  avec  lui 
dès  Ekatherinenbourg  ;  et  très  souvent,  depuis  lors,  il 
avait  eu  l'occasion  de  s'entretenir  avec  lui.  Un  jour 
même,  pendant  un  repos  du  convoi,  il  avait  passé  la 
journée  presque  tout  entière  en  sa  compagnie,  et 
Kriltzov,  mis  en  humeur  de  causer,  lui  avait  raconté 
toute  son  histoire. 

Son  histoire  était,  d'ailleurs,  fort  courte,  du  moins 
jusqu'au  moment  de  son  arrestation.  Il  avait  perdu  de 
très  bonne  heure  son  père,  riche  propriétaire  des  envi- 
rons de  Kiev,  et  avait  été  élevé  par  sa  mère,  dont  il  était 
l'unique  enfant.  Au  collège,  puis  à  l'université,  il  avait 
fait  de  brillantes  études  ;  il  avait  eu  le  premier  rang 
dans  tous  les  concours,  et  passait,  dès  Tâge  de  vingt  ans, 
pour  un  mathématicien  d'une  haute  valeur.  Ses  profes- 
seurs l'engageaient  à  aller  encore  suivre  des  cours  à 
l'étranger,  pour  devenir  professeur  d'université.  Mais 
Kriltzov  hésitait.  Il  aimait  une  jeune  fille,  voisine  de 
campagne  de  sa  mère.  Il  songeait  à  se  marier  avec  elle 
et  à  vivre  dans  ses  terres.  Or,  pendant  qu'il  se  demandait 
ainsi  ce  qu'il  devait  faire,  ses  camarades  de  l'université 
l'avaient  prié  de  leur  donner  de  l'argent  pour  ce  qu'ils 
appelaient  a  l'œuvre  commune  ».  Et  lui,  il  n'ignorait 
pas  que  «  cette  œuvre  commune  »  était  une  œuvre  révo- 

fc^  DigitizedbyV^OOQlv. 


RÉSURRECTION  25 

lutionnaire  ;  et  cette  œuvre  ne  Fintéressait  en  aucune 
façon  ;  maisil  n'en  avait  pas  moins  donné  l'argent,  par  un 
sentiment  de  camaraderie,  et  un  peu  aussi  par  fierté,  afin 
qu'on  ne  pût  pas  dire  qu'il  avait  eu  peur.  L'argent  avait 
été  saisi  par  la  police  ;  on  avait  trouvé  un  papier  indi- 
quant que  c'était  Kriltzov  qui  l'avait  donné  ;  et  celui-ci 
avait  été  arrêté  et  mis  en  prison. 

Il  racontait  tout  cela  à  Nekhludov,  assis  sur  sa  haute 
couchette,  une  couverture  sur  les  genoux,  fixant  dans  le 
vide,  devant  lui,  le  regard  fiévreux  de  ses  grands  yeux 
noirs. 

—  Dans  la  prison  où  l'on  m'avait  mis,  —  disait-il,  — 
le  régime  était  relativement  peu  sévère.  Non  seulement 
nous  pouvions  nous  faire  des  signaux,  mais  nous  pou- 
vions même  nous  rencontrer  dans  les  corridors,  bavar- 
der, partager  entre  nous  nos  provisions  et  notre  tabac, 
et,  le  soir,  chanter  en  chœur.  J'avais  une  belle  voix,  et 
ces  chants  du  soir  me  plaisaient  beaucoup.  Sans  la  pen- 
sée du  chagrin  de  ma  mère,  que  mon  arrestation  déses- 
pérait, j'aurais  été  parfaitement  heureux.  J'avais  fait 
connaissance  de  plusieurs  figures  très  intéressantes,  et 
notamment  du  célèbre  Petrov,  qui,  plus  tard,  s'est  tranché 
la  gorge  avec  un  morceau  de  verre.  Mais  je  n'étais  tou- 
jours pas  révolutionnaire,  et  ne  me  sentais  nullement 
disposé  à  le  devenir. 

«  Un  jour,  on  amena  dans  la  prison  et  Ton  me  donna 
pour  voisins  deux  jeunes  gens  qui,  envoyés  en  Sibérie 
pour  avoir  distribué  des  proclamations  polonaises,  avaient 
essayé  de  s'enfuir  durant  le  trajet  du  convoi.  L'un  d'eux 
était  un  Polonais,  Lozinski  ;  l'autre,  nommé  Rosenberg, 
était  d'origine  juive.  Ce  Rosenberg  n'était  encore  qu'un 
enfant.  Il  prétendait  avoir  dix-sept  ans,  mais  on  voyait 
bien  qu'il  en  avait  à  peine  quinze.  Petit,  maigre,  avec 
des  yeux  noirs  pleins  de  feu,  remuant,  bavard,  et,  comme 
tous  les  Juifs,  très  bon  musicien.  Sa  voix  n'avait  pas 
encore  mué,  et  c'était  un  bonheur  de  l'entendre  chanter. 

«  Tous  deux  passèrent  en  jugement  quelques  jours 
après  leur  arrivée  à  la  prison.  On  vint  les  prendre  le 

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26  RÉSURRECTION 

matin;  le  soir,  en  rentrant,  ils  nous  apprirent  qu'on  les 
avait  condamnés  à  mort.  Personne  ne  s'était  attendu  à 
cela.  Ils  avaient  bien  essayé  de  résister,  quand  on  les 
avait  rattrapés,  mais  ils  n'avaient  blessé  personne. 
Et  puis  jamais  Tidée  ne  nous  serait  venue  que  Ton 
pût  condamner  à  mort  un  enfant,  comme  était  ce 
Rosenberg.  Aussi  fûmes-nous  d'avis,  dans  toute  la 
prison,  que  la  condamnation  n'avait  eu  pour  objet  que  de 
les  effrayer  et  ne  recevrait  pas  son  exécution.  L'émotion 
que  nous  avait  causé  cet  événement  finit  donc  par  se 
calmer,  et  notre  vie  recommença  comme  par  le  passé. 

«  Mais  voilà  qu'un  soir  le  gardien  s'approche  de  moi 
et  m'annonce,  en  grand  mystère,  que  les  ouvriers  sont 
venus  préparer  la  potence.  Je  restai  d'abord  sans  com- 
prendre. La  potence?  Quelle  potence?  Et  le  vieux  gar- 
dien paraissait  si  ému  que,  en  relevant  les  yeux  sur  lui, 
je  compris  tout.  J'aurais  voulu  faire  des  signaux,  préve- 
nir mes  camarades,  mais  je  craignis  que  mes  deux  voi- 
sins ne  m'entendissent.  D'ailleurs  mes  camarades  devaient 
élre  prévenus,  eux  aussi,  car,  dans  les  corridors  et  les 
cellules,  un  silence  de  mort  s'était  fait  tout  à  coup.  Per- 
sonne n'eut  l'idée,  ce  soir-là,  de  chanter,  ni  même  de 
parler. 

«  Vers  dix  heures,  le  vieux  gardien  vint  de  nouveau 
à  moi  et  m'apprit  que  le  bourreau  allait  arriver  de 
Moscou.  Il  me  dit  cela,  et  s'éloigna.  Je  le  rappelais, 
pour  lui  demander  d'autres  renseignements,  lorsque 
j'entendis  Rosenberg  me  crier  de  sa  cellule  :  «  —  Qu'est- 
ce  que  c'est?  Pourquoi  l'appelez-vous ?  »  Je  lui  répondis 
que  c'était  pour  avoir  du  tabac;  mais  évidemment 
Rosenberg  se  doutait  de  quelque  chose,  car  il  me 
demanda  ensuite,  d'une  voix  agitée,  pourquoi  on  n'avait 
pas  chanté  et  pourquoi  on  ne  disait  rien.  Je  ne  me  rap- 
pelle plus  ce  que  je  lui  répondis,  mais  je  sais  que  je 
lis  semblant  de  m'endormir,  pour  couper  court  a  cet 
entretien. 

«  Je  ne  dormis  point,  cependant,  de  toute  la  nuit.  Une 
nuit  épouvantable  I  Jamais  je  ne  pourrai  en  oublier  l'hor- 
reur. Je  restai  immobile  sur  mon  lit,  guettant  le  moindre 

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RÉSURRECTION  27 

bruit,  tremblant  comme  si  c'était  moi-même  qui  dusse 
être  pendu.  Au  petit  jour,  j'entendis  s'ouvrir  les  portes 
du  corridor,  et  des  pas  nombreux  se  rapprocher  de  nous. 
Je  me  levai,  je  courus  au  judas  de  ma  cellule.  Le  corrri- 
dor  n'était  éclairé  que  d'une  petite  lampe.  Je  vis  passer, 
d'abord,  le  directeur  de  la  prison.  C'était  un  gros 
homme  toujours  content  de  lui,  et  portant  la  tête  haute  ; 
mais,  ce  jour-là,  il  était  pâle,  sombre,  et  marchait  les 
yeux  baissés.  Derrière  lui  venait  un  officier  de  police, 
suivi  de  deux  gendarmes.  Ces  quatre  personnes  pas- 
sèrent devant  ma  cellule,  pour  s'arrêter  quelques  pas 
plus  loin.  Et  j'entends  l'officier  qui  s'écrie,  d'une  voix 
singulière  :  «  Lozinski,  levez-vous,  mettez  une  chemise 
blanche  !  »  Puis,  un  grand  silence  ;  puis  j'entends  une 
porte  s'ouvrir,  j'entends  les  pas  de  Lozinski  sortant  de 
sa  cellule.  Par  mon  judas,  je  ne  pouvais  voir  que  le 
directeur.  Il  se  tenait  là,  pâle  et  défait,  tirant  ses  mous- 
taches sans  relever  la  tête.  Et  tout  d'un  coup  je  le  vois 
qui  recule,  comme  épouvanté.  C'était  Lozinski  qui  venait 
de  passer  devant  lui  pour  s'approcher  de  la  porte  de  ma 
cellule.  Un  beau  jeune  homme,  ce  Lozinski  !  Vous  savez, 
de  ce  charmant  type  polonais  :  un  front  large  et  droit, 
de  fins  cheveux  blonds  sortant  de  la  casquette,  et  de 
beaux  yeux  bleus  comme  des  yeux  d'enfant.  Un  garçon 
plein  de  santé  et  de  vie,  une  vraie  fleur  humaine!  Il 
s'était  arrêté  devant  mon  judas,  de  telle  sorte  que  je  pou- 
vais voir  son  visage  tout  entier.  Un  visage  terrible  à 
voir,  à  la  fois  souriant  et  sombre!  «  Kriltzov,  avez-vous 
une  cigarette?»  Je  voulais  lui  passer  une  cigarette, 
lorsque  le  directeur,  avec  un  empressement  fébrile, 
tira  son  étui  et  le  lui  présenta.  Lozinski  prit  une  ciga- 
rette, l'officier  lui  donna  du  feu  ;  et  il  se  mit  à  fumer, 
la  mine  pensive.  Et  soudain,  relevant  la  tête,  comme  s'il 
s'était  rappelé  quelque  chose  :  «  C'est  injuste  !  je  n'ai 
rien  fait  de  mal.  Je...  »  Un  frémissement  secoua  sa  jeune 
gorge  blanche,  de  laquelle  je  ne  pouvais  détacher  mes 
yeux  ;  et  il  se  tut. 

«  Au  même  instant,  j'entends  Rosenberg  qui,   dans 
sa  cellule,  se  mettait  à  crier  de  sa  voix  perçante  de  juif. 

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28  RÉSUBRECTlOiN 

Lozinski  jeta  sa  cigarette  et  s'écarta  de  ma  porte.  Et  ce 
futRosenberg  qui  se  plaça  devant  elle.  Son  visage  d'en- 
fant, avec  ses  petits  yeux  noirs,  était  rouge  et  couvert 
de  sueur.  Il  avait  revêtu,  lui  aussi,  une  chemise  propre. 
Son  pantalon  était  trop  large  :  il  ne  cessait  pas  de  le 
relever,  de  ses  deux  mains  :  et  tout  son  corps  ne  cessait 
pas  de  trembler. 

«  Il  approcha  de  mon  judas  son  visage  hagard  :  «  Ana- 
«  tôle  Petrovitch,  n'est-ce  pas  que  c'est  vrai,  que  le  méde- 
«  cin  m'a  ordonné  de  la  tisane  ?  Je  suis  malade,  je  veux 
«  encore  boire  de  la  tisane  !  »  Personne  ne  lui  répondait; 
et  lui,  il  jetait  des  regards  suppliants  tantôt  sur  moi, 
tantôt  sur  le  directeur.  Ce  qu'il  voulait  dire,  avec  sa  tisane, 
jamais  je  ne  l'ai  su. 

«  De  nouveau,  l'officier  éleva  la  voix,  cette  fois  d'un  ton 
sévère  :  «  Allons,  pas  de  plaisanteries  !  en  avant  !  »  Mais 
Rosenberg,  évidemment,  était  hors  d'état  de  comprendre 
ce  qu'on  voulait  de  lui.  Il  se  mit  d'abord  à  courir  dans  le 
corridor.  Puis  il  s'arrêta,  et  j'entendis  ses  supplications 
entremêlées  de  sanglots.  Puis  les  sons  devinrent  plus 
lointains,  toujours  plus  lointains  ;  la  porte  du  corridor 
se  referma,  et  je  n'entendis  plus  que,  par  instants,  les 
cris  de  détresse  du  petit  Rosenberg. 

«  Et  on  les  pendit.  Un  gardien,  qui  avait  assisté  à  la 
scène,  me  raconta  que  Lozinski  s'était  fort  bien  laissé 
faire,  mais  que  Rosenberg  s'était  longtemps  débattu,  de 
sorte  qu'on  avait  dû  le  porter  sur  l'échafaud  et  lui  mettre 
de  force  la  tête  dans  le  nœud  coulant.  Ce  gardien  était 
un  petit  homme,  abruti  par  la  boisson.  «  On  m'avait  dit 
«  que  c'était  terrible  à  voir,  barine  !  Eh  bien  !  pas  du  tout  ! 
«  Aussitôt  qu'ils  ont  eu  le  cou  dans  le  nœud,  ils  ont  fait 
«  deux  fois  un  mouvement  d'épaules.  Alors  le  bourreau  a 
s  w  resserré  le  nœud,  et  tout  a  été  fini  !  Rien  de  terrible,  je 
\      <(  vous  assure  !  » 

Longtemps  Kriltzov  resta  silencieux,  après  avoir 
achevé  ce  récit.  Nekhludov  voyait  que  ses  mains  trem- 
blaient, et  qu'il  faisait  effort  pour  retenir  ses  sanglots. 

—  C'est  depuis  ce  jour-là  que  je  suis  devenu  révo- 

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RESURRECTION  29 

lutionnaire  !  —  reprit-il  quand  il  se  fut  calmé.  Et  il 
raconta  en  quelques  mots  la  fin  de  son  histoire. 

11  s'était  affilié  au  parti  des  «  populistes  »,  et  était 
devenu  le  chef  d'un  groupe  qui  se  proposait  pour  objet 
de  terroriser  le  gouvernement,  de  façon  à  ce  que  celui-ci 
renonçât  au  pouvoir  et  fît  appel  au  peuple.  Au  nom  de 
son  groupe,  il  s'était  rendu  à  Pétersbourg,  avait  voyagé 
à  l'étranger,  était  revenu  à  Kiev,  puis  à  Odessa,  et  par- 
tout avait  pu  agir  sans  être  inquiété.  Un  homme  en  qui 
il  avait  toute  confiance  l'avait  dénoncé  ;  on  l'avait  arrêté, 
tenu  en  prison  pendant  deux  ans,  et  enfin  condamné  à 
mort  ;  mais  sa  peine  avait  été  commuée  en  celle  des 
travaux  forcés  à  perpétuité. 

Dans  la  prison,  il  était  devenu  phtisique.  Et  maintenant, 
dans  les  conditions  où  il  se  trouvait,  c'est  à  peine  s'il 
avait  encore  quelques  mois  à  vivre.  Il  le  savait,  et  n'en 
montrait  nul  chagrin.  Il  disait  à  Nekhludov  que,  si  on 
lui  avait  rendu  une  seconde  vie,  il  l'aurait  employée  de 
la  même  façon,  pour  travailler  à  renverser  un  ordre  de 
*  choses  qui  permettait  tant  d'injustice  et  de  cruauté. 

Et  l'histoire  de  ce  malheureux,  et  toute  sa  personne, 
avaient  achevé  d'expliquer  à  Nekhludov  bien  des  choses 
que,  jusque-là,  il  ne  comprenait  pas. 


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CHAPITRE  VII 


Le  matin  où,  dans  la  cour  de  Tétape,  avait  eu  lieu  la 
querelle  entre  Tofficier  de  police  et  le  père  de  la  petite 
fille,  Nekhludov,  qui  avait  couché  à  Tauberge,  s'était 
éveillé  moins  tôt  que  d'ordinaire  :  et  il  avait  eu  encore, 
sitôt  levé,  à  écrire  de  nombreuses  lettres,  de  sorte  qu'il 
était  parti  trop  tard  pour  pouvoir  rejoindre  le  convoi  en 
chemin,  comme  il  Tavaitfait  les  jours  précédents.  Quand 
il  était  arrivé  au  village  où  se  trouvait  Tétape  suivante 
du  convoi,  déjà  le  soir  commençait  à  tomber. 

Nekhludov  se  fit  d'abord  conduire  à  l'auberge  du  vil- 
lage. Après  avoir  changé  de  linge  et  de  vêtement,  —  car 
le  brouillard  l'avait  trempé  jusqu'aux  os,  —  il  s'assit  dans 
une  grande  salle  propre  et  avenante,  toute  décorée 
d'images  pieuses  et  de  portraits  de  la  famille  impériale. 
Il  but,  coup  sur  coup,  plusieurs  verres  de  thé,  subit 
sans  trop  d'impatience  le  bavardage  de  l'hôtesse,  une 
grosse  veuve  à  la  gorge  débordante,  et  se  prépara  à  sor- 
tir pour  aller  demander  à  l'officier  du  convoi  la  permis- 
sion de  s'entretenir  avec  la  Maslova. 

Pendant  les  six  derniers  jours,  cette  permission  lui 
avait  été  refusée.  Il  avait  pu  échanger  quelques  paroles 
avec  la  Maslova  et  ses  compagnons  sur  la  route,  mais 
pas  une  fois  on  ne  l'avait  laissé  entrer  dans  l'étape  Cette 
sévérité  provenait  de  ce  qu'on  attendait  la  visite  d'un 
haut  fonctionnaire,  un  inspecteur  des  prisons.  Mais  l'ins- 
pecteur était  enfin  venu,  ou  plutôt  il  avait  passé  près  du 

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RÉSURRECTION  31 

convoi,  sans  même  daigner  s'arrêter  au  passage.  Et 
Nekhludov  espérait  que  rofficier  qui  avait  pris  la  direc- 
tion du  convoi  ce  jour-là  l'autoriserait,  comme  ses  prédé- 
cesseurs, à  pénétrer  dans  la  chambrée  des  condamnés 
politiques. 

L'hôtesse  offrit  à  Nekhludov  de  le  faire  conduire  en 
voiture  jusqu'à  l'étape,  qui  était  située  à  l'autre  bout  du 
village  :  mais  Nekhludov  préféra  s'y  rendre  à  pied.  Un 
jeune  garçon  d'auberge  aux  larges  épaules,  chaussé 
d'énormes  bottes  fraîchement  goudronnées,  fut  chargé 
de  lui  tenir  compagnie  pour  lui  montrer  le  chemin.  Le 
brouillard  était  devenu  si  épais,  à  la  tombée  de  la  nuit, 
que  Nekhludov  ne  voyait  pas  son  guide,  qui  cependant 
marchait  à  deux  pas  de  lui  :  il  entendait  seulement  le 
clapotis  de  ses  grosses  bottes  s'enfonçant  dans  la  boue 
gluante  et  profonde.  Au  sortir  de  la  longue  rue  du  vil- 
lage, où  par  endroits  des  lumières  brillaient  aux  fenêtres, 
Tobscurité  se  fit  plus  complète  encore  :  mais  bientôt 
Nekhludov  aperçut,  devant  lui,  les  feux  des  lanternes 
attachées  à  la  porte  de  l'étape.  Et  les  deux  taches  rouges 
sans  cesse  se  rapprochèrent,  apparurent  plus  nettes,  jus- 
qu'à ce  qu'enfin  Nekhludov  pût  distinguer  les  poteaux 
qui  formaient  l'enceinte,  et  la  guérite  du"  factionnaire,  et 
la  sombre  figure  de  ce  factionnaire  lui-même,  debout 
près  de  la  porte,  le  fusil  au  bras. 

Le  factionnaire  lança  dans  les  ténèbres  son  réglemen- 
taire :  «  Qui  vive  ?  »  et,  en  découvrant  que  les  nouveaux 
venus  n'appartenaient  pas  au  convoi,  il  leur  cria,  d'un  ton 
sévère,  qu'aucun  étranger  n'était  admis  dans  l'étape,  ni 
même  n'avait  le  droit  de  s'arrêter  le  long  de  l'enceinte. 
Mais  le  guide  de  Nekhludov  ne  s'alarma  point  de  cette 
sévérité  : 

—  Eh  !  bien,  vrai,  en  voilà  un  ogre  !  —  dit-il.  — 
Fais  donc  signe  à  ton  caporal,  nous  allons  l'attendre 
ici! 

Le  soldat,  se  retournant  vers  la  porte,  appela  quel- 
qu'un ;  et  puis  il  se  remit  en  faction,  considérant  la  façon 
dont  le  jeune  garçon  d'auberge  essuyait,  avec  une  poi- 
gnée de  feuilles,  les  bottes  de  Nekhludov,  où  la  boue 

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32  RÉSURRECTION 

s*était  déposée  en  couches  épaisses.  Derrière  le  mur 
d'enceinte,  on  entendait  un  bourdonnement  confus  de 
voix  entremêlées  de  rires. 

Après  trois  minutes  d'attente,  Nekhludov  vit  un  gui- 
chet s'ouvrir  dans  la  porte  :  et  des  ténèbres  surgit,  plei- 
nement éclairé  par  le  reflet  des  lanternes,  un  vieux  sous- 
officier  en  uniforme,  qui  demanda  ce  qu'on  lui  voulait. 
Nekhludov  lui  remit  sa  carte  de  visite,  qu'il  tenait  en 
main,  et  le  pria  d'aller  dire  au  chef  de  convoi  qu'il  dési- 
rait lui  parler  pour  affaire  personnelle. 

Le  vieux  sous-officier  était  moins  sévère  que  son 
subordonné  ;  mais  il  était,  en  revanche,  extrêmement 
curieux.  Il  tint  à  savoir  pourquoi  Nekhludov  désirait 
parler  à  l'officier,  et  d'où  il  venait,  et  qui  il  était  :  encore 
que,  sans  doute,  il  flairât  simplement  la  possibilité  d'un 
pourboire,  en  échange  de  sa  complaisance.  Il  ne  se 
décida  à  aller  porter  la  carte  que  lorsque  Nekhludov  lui 
eût  promis  de  le  récompenser  s'il  parvenait  à  le  faire 
admettre  auprès  de  l'officier  de  convoi.  Alors  il  hocha  la 
tète,  et  partit  en  courant. 

Pendant  que  Nekhludov  et  son  guide  continuaient  à 
attendre,  devant  la  porte,  le  guichet  s'ouvrit  de  nouveau, 
pour  livrer  passage  à  toute  une  troupe  de  femmes  por- 
tant des  paniers,  des  sacs,  des  cruches  et  des  bouteilles. 
Elles  parlaient,  sans  arrêt,  et  très  vite,  avec  leur  sombre 
accent  sibérien.  Toutes  étaient  vêtues  de  pelisses  courtes, 
qui  leur  donnaient  un  air  de  petites  bourgeoises  de  la 
ville  plutôt  que  de  paysannes;  mais  elles  avaient  des 
fichus  sur  la  tête,  et  leurs  jupes  étaient  relevées  très 
haut,  découvrant  leurs  mollets  jusqu'au  niveau  des  ge- 
noux. A  la  lumière  des  lanternes,  elles  examinèrent  avec 
curiosité  Nekhludov  et  son  guide.  Et  l'une  d'elles,  visi- 
blement ravie  de  retrouver  là  le  garçon  d'auberge  aux 
larges  épaules,  se  mit  tout  de  suite  à  l'accabler  dinjui-es, 
par  manière  de  plaisanterie,  à  la  sibérienne. 

—  Hé  toi,  cochon,  qu'est-ce  que  tu  fais  là,  vilaine 
béte  !  r—  lui  dit-elle. 

—  Je  conduis  un  étranger  !  —  répondit  le  jeune 
homme.  —  Et  toi,  qu'est-ce  que  tu  es  venue  apporter! 

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KÉSIRRECTION  33 

—  Du  fromage  blanc.  Et  on  m'a  encore  dit  de  revenir 
demain  matin. 

—  Et  on  ne  t'a  pas  gard^^e  à  coucher!  —  demanda 
malicieusement  le  garçon  d'auberge. 

—  Qu'est-ce  qui  te  prend,  tête  de  porc  !  —  répondit 
en  riant  la  jeune  femme.  —  Allons,  rentre  au  village 
avec  nous,  tu  nous  tiendras  compagnie  î 

Le  garçon  dit  alors  quelque  chose  qui  fît  rire  non  seu- 
lement toutes  les  femmes,  mais  jusqu'au  solennel  fac- 
tionnaire lui-même.  Puis,  se  retournant  vers  Nekhludov  : 

—  Vous  croyez  que  vous  trouverez  votre  chemin  sans 
moi,  pour  revenir?  Vous  ne  vous  égarerez  pas? 

—  Mais  non,  mais  non,  sois  tranquille  ! 

—  Quand  vous  aurez  dépassé  Téglise,  la  troisième 
porte  à  droite  après  la  grande  maison  à  deux  étages  !  Et 
puis,  tenez,  voici  mon  fouet  ! 

Et  il  remit  à  Nekhludov  un  long  et  mince  bâton  qu'il 
tenait  en  main;  après  quoi,  il  s'enfonça  dans  les  ténèbres 
en  compagnie  des  femmes,  avec  un  bruyant  clapotis  de 
ses  énormes  bottes. 

Nekhludov  entendait  encore  les  rires  et  les  voix  des 
femmes,  lorsque  le  vieux  sous-offîcier,  avec  un  sourire 
caressant,  vint  lui  annoncer  que  l'officier  consentait  à  le 
recevoir. 


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CHAPITRE  VllI 


L'étape  était  disposée  comme  le  sont  presque  toutes 
les  étapes,  sur  le  chemin  de  la  Sibérie.  Au  centre  d'une 
cour  entourée  de  piquets,  se  dressaient  trois  bâtiments 
tout  en  rez-de-chaussée  ;  dans  Fun,  le  plus  grand,  —  avec 
des  fenêtres  grillées,  —  logeaient  les  prisonniers  ;  dans 
l'autre,  les  gardiens  ;  dans  le  troisième  étaient  installés 
les  bureaux,  et  c'est  lui  aussi  qui  servait  de  demeure  au 
chef  du  convoi. 

Les  fenêtres  des  trois  bâtiments  étaient,  ce  soir-là, 
vivement  éclairées  ;  et  ces  lumières,  vues  du  dehors, 
suggéraient  l'idée  qu'à  l'intérieur,  autour  d'elles,  devait 
régner  un  chaud  et  tranquille  bien-être.  Deux  lanternes 
étaient  en  outre  allumées  devant  chaque  perron  :  et  il 
y  avait  encore  cinq  lanternes  allumées  dans  la  cour. 

Le  sous-oflîcier  conduisit  Nekhludov,  par  un  sentier 
fait  de  planches  enfoncées  dans  la  boue,  jusqu'au 
perron  du  plus  petit  des  trois  bâtiments.  Là,  il  lui  fît 
monter  trois  marches,  et  entra  avec  lui  dans  une  anti- 
chambre toute  remplie  d'une  étouffante  odeur  de  charbon. 
Près  du  poêle,  un  soldat  en  chemise  de  grosse  toile, 
penché  en  deux,  soufflait  de  toutes  ses  forces  dans  un 
samovar.  En  apercevant  Nekhludov,  il  se  redressa  et 
courut  jusqu'à  la  porte  de  la  pièce  voisine. 

—  Le  voici.  Votre  Excellence  ! 

—  Eh  bien,  fais  entrer!  —  répondit  une  voix  irritée. 

—  Veuillez  prendre  la  peine  d'entrer  !  —  dit  le  soldat  à 

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RÉSURRECTION  35 

Nekhludov;  et,  tout  de  suite,  il  se  remit  à  souffler  dans 
le  samovar. 

Dans  la  pièce  où  entra  Nekhludov,  une  grande  salle  à 
manger  qu'éclairait  une  lampe  suspendue  au  plafond,  le 
chef  du  convoi  était  assis  devant  une  table  déjà  à  demi 
desservie.  C'était  le  même  gros  homme  rouge  à  la 
longue  moustache  blonde,  qui,  le  matin,  avait  démoli 
d'un  coup  de  poing  le  visage  du  forçat.  Pour  se 
mettre  à  Taise,  il  avait  déboutonné  sa  veste  à  brande- 
bourgs, et,  sous  sa  chemise  déboutonnée,  montrait  à  dé- 
couvert son  cou  et  sa  poitrine.  La  salle  à  manger,  trop 
chauJGfée,  était  remplie  d'une  insupportable  odeur  de  tabac 
et  d'eau-de-vie. 

En  apercevant  Nekhludov,  l'officier  se  souleva  de  sa 
chaise. 

—  Qu'y  a-t-il  à  votre  service  ?  —  demanda-t-il. 

Et,  sans  attendre  la  réponse,  il  cria  vers  l'antichambre: 

—  Bernov!  Eh!  bien,  et  ce  samovar,  est-ce  pour 
aujourd'hui  ? 

—  Tout  de  suite,  Votre  Excellence  ! 

—  Attends  unpeu,  je  t'en  donnerai,  moi,  des  tout  de  suite  ! 

—  Voici,  Votre  Excellence!  —  dit  humblement  le 
soldat  en  apportant  le  samovar. 

Quand  l'officier  eut  mis  le  thé  dans  le  samovar,  il  tira 
du  buffet  un  flacon  de  cognac  et  une  boîte  de  biscuits. 
Puis,  se  retournant  de  nouveau  vers  Nekhludov  : 

—  En  quoi  puis-je  vous  servir? 

—  Je  voudrais  vous  demander  l'autorisation  de  m'en- 
tretenir  avec  une  prisonnière,  —  dit  Nekhludov,  toujours 
debout. 

—  Une  «  politique  »?  C'est  défendu  par  la  loi!  — 
déclara  l'officier. 

—  Cette  femme  n'est  pas  une  condamnée  politique, 
—  dit  Nekhludov. 

—  Mais,  je  vous  en  prie,  asseyez-vous  donc  ! 
Nekhludov  s'assit. 

—  Elle  n'est  pas  une  condamnée  politique,  —  reprit- 
il  ;  —  mais,  sur  ma  demande,  l'autorité  supérieure  lui  a 
permis  de  loger  avec  les  «  politiques  ». 

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36  HÉSURKECTION 

—  Ah  !  oui,  je  sais  !  —  fit  rofficier.  —  Une  petite, 
brune  ?  Très  gentille,  ma  foi  !  Eh  !  bien,  soit,  vous  pour- 
rez lavoir.  Voulez-vous  fumer? 

II  tendit  à  Nekhludov  un  paquet  de  cigarettes  et  poussa 
vers  lui  un  verre  qu'il  remplit  de  thé  : 

—  Merci  !  Je  voudrais... 

—  La  soirée  est  longue,  vous  aurez  bien  le  temps  !  Je 
vais  la  faire  appeler. 

—  Est-ce  que,  au  lieu  de  la  faire  appeler,  je  ne  pour- 
rais pas  la  voir  dans  sa  chambrée?  —  demanda  Nekh- 
ludov. 

—  Dans  la  section  des  politiques?  C'est  défendu! 

—  On  m'a  déjà  plusieurs  fois  laissé  y  entrer.  Si  Ton 
craint  que  j'apporte  quelque  chose  d'interdit,  on  n'a  qu'à 
me  fouiller,  on  verra  que  je  n'ai  rien. 

—  C'est  bon,  c'est  bon,  je  m'en  fie  à  vous!  —  dit  l'offi- 
cier, tout  en  versant  du  cognac  dans  le  verre  de  Nekh- 
ludov. —  Vous  ne  voulez  pas  de  cognac?  A  votre  aise  ! 
Quand  on  vit  dans  cette  maudite  Sibérie,  c'est  un  vrai 
plaisir  de  rencontrer  un  homme  du  monde.  Notre  ser- 
vice, voyez-vous,  est  bien  dur.  Et  le  plus  malheureux, 
c'est  que,  pour  la  plupart  des  gens,  un  officier  de  police 
est  toujours  un  personnage  grossier,  mal  élevé,  igno- 
rant! On  ne  se  doute  pas  qu'il  y  a  parmi  nous  des  hommes 
d'une  toute  autre  espèce  ! 

Le  visage  rouge  de  l'officier,  son  haleine  d'ivrogne, 
rénorme  chaton  de  sa  bague,  et  surtout  son  mauvais  rire, 
causaient  à  Nekhludov  un  profond  dégoût.  Mais,  ce  soir- 
là,  comme  durant  tout  le  temps  de  son  voyage,  il  se  trou- 
vait dans  cette  situation  d'esprit  sérieuse  et  recueillie  où 
il  ne  se  permettait  point  de  juger  à  la  légère  qui  que  ce 
fût,  et  où  il  croyait  devoir  parler  à  chacun  de  ce  qu'il 
jugeait  qu'il  avait  à  lui  dire.  Quand  il  eut  fini  d'en- 
tendre les  doléances  de  l'officier,  il  lui  dit,  gravement  : 

—  J'estime  que,  dans  votre  service,  vous  pouvez 
trouver  une  consolation  en  travaillant  à  adoucir  les 
souffrances  des  prisonniers. 

—  Quelles  souffrances  ?  Ah  I  on  voit  bien  que  vous 
ne  connaissez  pas  cette  espèce-là  ! 

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RÉSURRECTION  37 

—  Est-ce  donc  une  espèce  différente  des  autres  ?  — 
demanda  Nekhludov.  —  Ce  sont  des  gens  pareils  à  nous. 
Et  quelques-uns,  parmi  eux,  sont  condamnés  injuste- 
ment. 

—  Sans  doute,  il  s'en  trouve  de  toutes  les  sortes.  Et 
je  les  plains  bien,  croyez-moi!  D'autres  ne  leur  passent 
rien,  tandis  que  moi,  je  fais  tout  mon  possible  pour 
adoucir  leur  sort.  Souvent  je  m'expose  à  souffrir  moi- 
même  pour  leur  épargner  une  souffrance.  Encore  du 
thé?  —  demanda-t-il,  en  s'en  versant  un  verre.  — 
Qu'est-ce  que  c'est,  au  juste,  cette  femme  que  vous 
voulez  voir? 

-r-  C'est  une  malheureuse  créature  !  On  l'a  condamnée 
injustement  pour  meurtre.  Une  femme  pleine  des  plus 
hautes  qualités  ! 

L'officier  secoua  la  tête. 

—  Oui,  il  y  en  a  de  très  gentilles.  A  Kazan,  laissez- 
moi  vous  raconter  ça,  j'en  ai  connu  une,  une  nommée 
Emma.  Elle  était  Hongroise  d'origine,  mais  elle  avait 
des  yeux  de  Persane,  —  poursuivit-il,  en  souriant  à  ce 
souvenir.  —  Et  du  chic,  comme  une  vraie  comtesse... 

Nekhludov  l'interrompit  pour  revenir  à  son  sujet. 

—  J'estime  que  vous  avez  le  pouvoir  d'améliorer  beau- 
coup la  situation  de  ces  malheureux.  Et  j'ai  la  convic- 
tion que  vous  trouveriez  une  grande  source  de  plaisir. . . 

L'officier  considérait  Nekhludov  de  ses  yeux  luisants. 
Il  attendait  avec  impatience  qu'il  eût  fini  son  sermon, 
pour  reprendre,  à  son  tour,  l'histoire  de  sa  Hongroise 
aux  yeux  de  Persane. 

—  Oui,  c'est  bien  vrai,  vous  avez  bien  raison,  —  inter- 
rompit-il. —  Et  je  ne  me  fais  pas  faute  de  les  plaindre, 
je  vous  assure.  Mais,  pour  en  revenir  à  cette  Emma, 
dont  je  vous  parlais,  savez-vous  ce  qu'elle  a  fait  ? 

—  Je  n'ai  aucune  envie  de  le  savoir  !  —  déclara 
Nekhludov  d'un  ton  cassant.  —  Et  je  vous  dirai,  en  toute 
franchise,  que,  après  avoir  jadis  mené  une  vie  fort 
immorale,  j'en  suis  arrivé  aujourd'hui  à  éprouver  une 
véritable  horreur  pour  ce  genre  d'aventures  galantes 
avec  des  femmes  ! 

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38  RÉSURRECTION 

L'officier  considéra  Nekhludov  avec  inquiétude. 

—  Alors,  vraiment,  vous  ne  voulez  plus  de  thé? 

—  Non,  merci  ! 

—  Bernov  !  —  cria  Tofficier,  —  conduis  ce  Monsieur  à 
Vakoulov,  et  dis-lui  de  le  laisser  entrer  dans  la  chambre 
des  «  politiques  ».  Il  pourra  y  rester  jusqu'au  couvre- 
feu  ! 


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CHAPITRE  IX 


Accompagné  par  le  soldat,  Nekhludov  se  retrouva 
de  nouveau  dans  la  sombre  cour,  où  luisaient,  de  place 
en  place,  les  feux  rouges  des  lanternes. 

—  Où  vas-tu  ?  —  demanda  un  gardien,  debout  sur  le 
perron  du  bâtiment  central. 

—  Dans  la  cinquième  salle,  —  répondit  le  soldat. 

—  On  ne  passe  pas  par  ici,  c'est  fermé!  Il  faut  faire 
le  tour. 

—  Et  pourquoi  est-ce  fermé  ? 

—  Le  gardien-chef  est  sorti  et  a  emporté  la  clef. 

—  Eh  !  bien,  faisons  le  tour  !  Venez  par  ici  ! 

Le  soldat  conduisit  Nekhludov  vers  un  autre  perron, 
à  travers  un  véritable  marécage  de  boue.  On  entendait 
toujours,  à  Tintérieur  du  bâtiment,  le  même  bruit  con- 
tinu de  voix  et  de  rires.  Et  à  peine  Nekhludov  fut-il 
entré  qu'à  ce  bruit  se  mêla  pour  lui  le  son  des  chaînes 
remuées,  en  même  temps  qu'une  lourde  puanteur  em- 
plissait ses  narines. 

Ces  deux  sensations,  le  son  des  chaînes  et  la  puan- 
teur, étaient  devenues  familières  à  Nekhludov  depuis 
qu'il  fréquentait  le  monde  des  détenus  ;  mais,  ce  soir-là 
comme  dès  le  premier  jour,  elles  agissaient  sur  lui 
d'une  façon  irrésistible,  lui  donnant  une  étrange  im- 
pression d'étouffement  à  la  fois  physique  et  moral. 

Dans  le  corridor  du  bâtiment  central,  le  premier 
spectacle  qui  s'offrit  aux  yeux  de  Nekhludov  fut  celui 
d'une  femme  qui,  les  jupes  relevées,  était  assise  sur  le 

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40  RÉSURRECTION 

cuveau  à  ordures.  Sans  la  moindre  gêne,  cette  créature 
s'entretenait  avec  un  homme  debout  devant  elle,  un 
forçat  à  tête  rasée,  une  chaîne  au  pied.  Le  forçat,  en 
apercevant  Nekhludov,  cligna  de  Fœil,  et  dît  : 

—  Le  tsar  lui-même  ne  peut  pas  s'empêcher  d'en  faire 
autant,  quand  lenvie  lui  vient  ! 

La  femme,  tranquillement,  se  redressa  et  rajusta  sa 
jupe. 

Sur  le  corridor  donnaient  les  portes  des  chambrées. 
D'abord  se  trouvait  la  chambre  des  condamnés  accom- 
pagnés de  leur  famille  ;  puis  c'était  la  chambre  des  céli- 
bataires ;  et,  à  l'extrémité  du  corridor,  deux  petites  salles 
servaient  de  logement  aux  condamnés  politiques.  Cette 
étape,  construite  pour  loger  cent  cinquante  personnes, 
en  contenait,  ce  soir-là,  près  de  quatre  cents.  Les  prison- 
niers y  étaient  si  à  l'étroit  qu'ils  encombraient  tout  le 
corridor.  Les  uns  étaient  assis  ou  couchés  par  terre  ; 
d'autres  marchaient  de  long  en  large,  tenant  en  main 
des  verres  de  thé. 

De  ce  nombre  était  Tarass,  le  mari  de  Fédosia.  Il 
viiit  au-devant  de  Nekhludov  et  le  salua  affectueusement. 
Son  bon  visage  était  tout  couvert  de  taches  bleues;  et 
un  bandeau  cachait  l'un  de  ses  yeux. 

—  Que  t'est-il  arrivé  ?  —  lui  demanda  Nekhludov. 

—  Eh  bien,  voilà!  j'ai  eu  une  affaire!  —  dit  Tarass 
en  souriant. 

—  Us  sont  tous  enragés  pour  se  battre  !  —  dit  le  gar- 
dien qui  accompagnait  Nekhludov. 

—  Et  tout  cela  pour  ces  rosses  de  femmes  !  —  ajouta 
UQ  prisonnier  qui  s'était  arrêté  au  passage.  —  Encore 
bienheureux  de  garder  un  œil,  le  mari  de  Èedka  ! 

—  Et  Fédosia  n'a  pas  eu  de  mal  ?  —  demanda 
Nekhludov. 

—  Oh  !  pas  du  tout,  elle  va  très  bien  !  C'est  pour  elle 
que  je  porte  ce  thé  !  —  dit  Tarass  ;  et  il  entra  dans  la 
salle. 

Nekhludov  jeta  un  coup  d'œil  dans  cette  salle  par  la 
porte  entr'ouverte.  Elle  était  pleine  d'hommes  et  de 
femmes,  couchés  sur  les  lits,  et  sur  le  plancher,  entre  les 

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RÉSURRECTION  41 

lits.  Mais  la  salle  suivante,  celle  des  célibataires,  était 
plus  remplie  encore,  au  point  que  les  prisonniers  s'y 
tenaient  couchés  à  plusieurs  sur  un  même  lit.  Au  milieu 
de  la  salle,  un  groupe  entourait  un  vieux  forçat,  qui 
paraissait  distribuer  quelque  chose  autour  do  lui.  Le 
gardien  expliqua  à  Nekhludov  que  c'était  l'ancien  du 
convoi,  qui  répartissait  entre  les  prisonniers  les  sommes 
gagnées  par  eux  aux  cartes.  Et,  en  effet,  à  peine  le 
groupe  eut-il  aperçu  le  gardien  que  toutes  les  voix  se 
turent,  toutes  les  mains  se  baissèrent,  tous  les  yeux 
prirent  une  expression  mêlée  de  crainte  et  de  malveil- 
lance. 

Nekhludov  reconnut,  dans  ce  groupe,  le  forçat  Fédo- 
rov,  qui  l'avait  autrefois  particulièrement  intéressé  dans 
la  prison  ;  le  forçat  avait  passé  son  bras  autour  du  cou 
d'un  jeune  prisonnier  blond,  imberbe,  et  comme  enflé, 
un  petit  être  vicieux  et  répugnant,  en  compagnie  duquel 
on  le  voyait  toujours.  Un  autre  forçat,  qui  se  tenait  là 
aussi,  chauve  et  sans  nez,  avait  été  présenté  à  Nekhludov 
comme  une  des  illustrations  du  convoi  ;  on  racontait  que, 
s'étant  enfui  du  bagne,  il  avait  tué  son  compagnon  pour 
le  manger.  Ce  misérable,  debout  à  l'entrée  du  corridor, 
regardait  Nekhludov  d'un  air  hardi  et  moqueur,  sans  le 
saluer,  comme  faisaient  la  plupart  des  autres  prison- 
niers. 

Si  familier  que  lui  fût  devenu  ce  spectacle,  depuis  plu- 
sieurs mois,  Nekhludov  ne  pouvait  jamais  se  trouver  en 
présence  de  cette  foule  des  condamnés  sans  éprouver, 
comme  ce  soir-là,  un  cruel  sentiment  de  honte  et  presque 
de  remords,  le  sentiment  de  sa  propre  culpabilité  à 
l'égard  de  ces  malheureux.  Et  cette  honte  et  ce  remords 
lui  étaient  d'autant  plus  cruels  qu'ils  s'accompagnaient, 
chez  lui,  d*un  sentiment  non  moins  invincible  d'horreur 
et  de  répulsion.  11  savait  que,  dans  les  conditions  où  ces 
malheureux  s'étaient  trouvés  placés  dès  l'enfance,  ils 
avaient  dû  fatalement  devenir  ce  qu'ils  étaient  ;  et  cepen- 
dant il  ne  pouvait  s'empêcher  de  les  mépriser  et  de  les 
haïr,  et  de  ressentir  pour  eux  un  dégoût  profond. 

—  En  voilà  un  dont  les  poches  seraient  bonnes  à 

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42  RÉSURRECTION 

fouiller  !  —  dit  une  voix  éraillée  derrière  Nekhludov,  au 
moment  où  celui-ci  s'approchait  déjà  de  la  porte  de  la 
salle  voisine. 
Et  la  foule  des  condamnés  éclata  de  rire. 


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CHAPITRE  X 


Devant  la  porte  des  chambres  réservées  aux  condam- 
nés politiques,  le  gardien  qui  avait  accompagné 
Nekhludov  le  quitta,  en  lui  promettant  de  venir  le  cher- 
cher au  moment  du  couvre-feu.  A  peine  s'était-il 
éloigné  que  Nekhludov  vit  accourir  vers  lui,  aussi  vite 
que  le  lui  permettait  la  chaîne  qu'il  traînait  au  pied,  un 
forçat  qui,  se  penchant  à  son  oreille,  lui  dit,  d'un  air 
mystérieux  : 

—  Il  faut  que  vous  interveniez,  barine  !  Ils  ont  tout  à 
fait  entortillé  le  petit.  Ils  l'ont  soûlé.  Aujourd'hui  déjà, 
à  rappel,  il  s'est  présenté  sous  le  nom  de  Karmanov. 
Vous  seul  pouvez  intervenir  !  Nous,  si  nous  essayions, 
ils  nous  tueraient! 

Et,  après  avoir  rapidement  murmuré  ces  paroles  en 
lançant  autour  de  lui  des  regards  effrayés,  le  forçat  s'en- 
fuit, se  perdit  dans  la  foule  qui  remplissait  le  corridor. 

L'affaire  dont  il  parlait  consistait  en  ceci  :  un  forçat 
nommé  Karmanov  avait  décidé  un  jeune  déporté,  qui  lui 
ressemblait  de  visage,  à  changer  de  nom  avec  lui,  de 
telle  sorte  que  c'était  le  forçat  qui  allait  subir  la  dépor- 
tation, et  seulement  pendant  deux  ans,  tandis  que  le 
jeune  garçon  le  remplacerait  au  bagne,  sa  vie  durant. 

Déjà,  la  semaine  précédente,  le  même  prisonnier  avait 
prévenu  Nekhludov  des  préparatifs  de  cette  substitution, 
en  lui  demandant  d'intervenir,  s'il  le  pouvait,  pour 
empêcher  un  crime   aussi  monstrueux.  Ce  prisonnier 

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44  RÉSURRECTION 

était  d'ailleurs,  pour  Nekhludov,  qui  l'avait  remarqué 
depuis  le  départ  de  Tomsk,  une  des  figures  les  plus 
curieuses  du  convoi.  C'était  un  paysan  d'une  trentaine 
d'années,  grand  et  robuste,  avec  un  nez  épaté  et  de 
petits  yeux  ;  il  était  condamné  aux  travaux  forcés  pour 
tentative  de  vol  et  d'assassinat.  11  s'appelait  Macaire 
Diévkin.  11  avait  raconté  à  Nekhludov  que  le  crime 
pour  lequel  il  était  condamné  était  bien  réel,  mais 
n'avait  pas  été  accompli  par  lui,  Macaire  :  le  crime 
avait  été  accompli  par  quelqu'un  qu'il  ne  désignait  que 
du  nom  de  Lui,  mais  qui  était  évidemment  le  diable  en 
personne. 

Un  jour,  certain  étranger  était  venu  chez  le  père  de 
Macaire  et  avait  loué,  moyennant  deux  roubles,  un 
traîneau  pour  se  rendre  à  un  village  situé  à  quarante 
verstes  de  là.  Le  père  avait  chargé  son  fils  de  conduire 
le  traîneau.  Et  Macaire  avait  attelé  son  cheval,  il  s'était 
habillé  et  s'était  mis  en  route.  On  s'était  arrêté  dans 
une  auberge,  à  mi-chemin,  pourboire  du  thé.  L'étranger 
avait  appris  à  Macaire  qu'il  allait  se  marier  avec  une 
jeune  lille  du  village  où  il  se  rendait,  et  qu'il  portait 
sur  lui,  dans  un  portefeuille,  cinq  cents  roubles,  toute 
sa  fortune.  Dès  qu'il  avait  appris  cela,  Macaire  était 
sorti  dans  la  cour  de  l'auberge,  avait  pris  une  hache  et 
l'avait  cachée  sous  la  paille,  au  fond  du  traîneau. 

«  Aussi  vrai  que  je  crois  en  Dieu,  barine,  —  racon- 
tait-il, —  je  ne  sais  pas  pourquoi  j'ai  pris  cette  hache. 
C'est  Lui  qui  m'a  dit  :  prends  la  h^iche  !  et  moi  je  l'ai 
prise.  On  remonte  en  traîneau,  on  repart;  rien  de  mau- 
vais !  A  la  hache,  je  n'y  pensais  plus.  Nous  approchons 
du  village  :  encore  six  verstes.  11  y  a  une  côte  à  monter, 
à  travers  un  bois  ;  je  descends,  pour  ne  pas  fatiguer  le 
cheval  ;  et  voilà  que  Lui,  il  me  murmure  de  nouveau  à 
l'oreille  :  «  Hé  bien,  à  quoi  penses-tu?  Au  haut  de  la 
«  côte,  une  fois  sorti  du  bois,  il  y  aura  du  monde  ;  c'est 
«  le  village  qui  commence.  Et  il  emportera  son  argent  ! 
«  Allons,  pas  de  temps  à  perdre,  c'est  le  moment!  »  Je 
me  penche  vers  le  traîneau,  comme  pour  arranger  la 
paille,  et  la  hache  me  saute,  d'elle-même,  dans  la  main. 

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KÉSUHRECTION  45 

Et  voilà  que  Thomme  se  retourne  :  «  Qu'est-ce  que  lu 
«  fais?  »  qu'il  me  dit.  Alors  je  lève  la  hache;  mais 
l'homme,  un  gaillard  solide,  s'élance  à  terre  et  me  sai- 
sit la  main,  u  Misérable,  qu'il  me  dit,  qu'est-ce  que 
«  tu  fais  là?  »  Et  il  me  jette  dans  la  neige;  et  moi,  je  ne 
résiste  pas,  je  me  laisse  faire.  Il  me  lie  les  mains  avec 
son  mouchoir,  me  met  dans  le  traîneau,  me  conduit  tout 
droit  chez  le  staroste.  On  me  fourre  en  prison.  On  me 
juge.  Tout  le  village  me  donne  un  certificat,  comme  quoi 
je  suis  un  honnête  homme,  et  qu'on  n'a  jamais  rien  eu 
à  me  reprocher.  Le  patron  chez  qui  je  servais  me 
donne,  lui  aussi,  un  bon  témoignage.  Mais  je  n'avais  pas 
les  moyens  de  m'ofîrir  un  avocat  ;  j'en  ai  eu  pour  quatre 
ans  de  travaux  forcés.  » 

Et  voici  que  ce  même  homme,  pour  sauver  un  de  ses 
compagnons,  venait,  à  deux  reprises,  de  révéler  à 
Nekhludov  un  secret  qui  lui  pesait  sur  la  conscience  : 
s'exposant  ainsi  à  perdre  la  vie,  car  il  savait  que  les 
prisonniers,  s'ils  découvraient  son  indiscrétion,  l'étran- 
gleraient infailliblement  ! 


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CHAPITRE  XI 


Les  condamnés  politiques  occupaient  deux  petites 
salles,  précédées  d'une  antichambre  qui  donnait  sur  le 
corridor.  Dans  cette  antichambre,  Nekhludov  trouva 
Simonson,  qui,  accroupi  près  du  poêle  avec  une  bûche 
de  sapin  dans  la  main,  paraissait  très  préoccupé  d'allu- 
mer le  feu. 

En  apercevant  Nekhludov,  il  déposa  un  instant  sa 
bûche  pour  lui  tendre  la  main,  sans  se  relever  de  sa 
position  accroupie. 

—  Je  suis  heureux  de  ce  que  vous  soyez  venu,  j'ai 
précisément  besoin  de  causer  avec  vous  !  —  dit-il,  avec 
sa  mine  sérieuse,  regardant  Nekhludov  droit  dans  les 
yeux. 

—  Qu'y  a-t-il  donc  ?  —  demanda  Nekhludov. 

—  Je  vous  le  dirai  plus  tard.  En  ce  moment,  je  suis 
occupé  ! 

Et  Simonson,  reprenant  sa  bûche,  se  remit  à  surveil- 
ler le  feu,  qu'il  s'était  chargé  d'allumer  d'après  une 
méthode  rationnelle  de  son  invention. 

Nekhludov  allait  entrer  dans  la  première  des  deux 
chambres,  lorsqu'il  vit  sortir,  de  l'autre  chambre,  la 
Maslova,  portant  dans  un  torchon  un  énorme  paquet 
d'ordures  et  de  poussière,  qu'elle  se  préparait  à  jeter 
dans  le  poêle.  Elle  avait  sa  veste  blanche,  et  des  sabots 
aux  pieds.  Sa  tête  était  couverte  d'un  fichu  blanc,  qui 
lui  cachait  la  moitié  du  visage  ;  et,  pour  balayer  plus  à 
Taise,   elle   s'était  retroussée  en  relevant  très  haut  les 


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RÉSURRECTION  47 

bords  de  sa  jupe.  Quand  elle  vit  Nekhludov,  elle  rougit; 
puis  aussitôt  elle  mit  à  terre  son  paquet,  s'essuya  les 
mains  en  les  frottant  à  sa  jupe,  et  s'avança  vers  Nekhlu- 
dov  d'un  air  très  animé. 

—  Vous  faites  le  ménage  ?  —  lui  dit  Nekhludov  en  lui 
serrant  la  main. 

—  Oui,  j'ai  repris  mon  ancien  métier,  —  répondit-elle 
avec  un  sourire.  —  Et  ce  qu'il  y  a  de  saleté,  ici,  vous  ne 
pouvez  pas  vous  en  faire  l'idée  !  Voilà  plus  d'une  heure 
que  nous  balayons  ! 

Elle  se  tourna  vers  Simonson. 

—  Eh  bien,  et  le  plaid,  est-il  sec  ? 

—  Presque  sec  !  —  répondit  Simonson,  en  jetant  sur 
la  Maslova  un  regard  qui  frappa  Nekhludov. 

—  Je  viendrai  le  chercher  dans  un  instant,  et  je  vous 
apporterai  encore  d'autres  choses  à  sécher,  —  lui  dit  la 
Maslova.  Puis,  s'adressant  à  Nekhludov  : 

—  Tout  le  monde  est  réuni  là  !  —  dit-elle,  en  lui  dési- 
gnant la  première  chambre. 

Nekhludov  ouvrit  la  porte  de  cette  chambre  et  entra. 

C'était  une  petite  pièce  oblongue,  éclairée  par  une 
lampe  de  métal.  Il  y  faisait  plutôt  froid,  au  contraire  des 
autres  salles;  mais  on  y  respirait  une  insupportable 
odeur  de  poussière,  de  tabac  et  d'humidité.  La  lampe 
éclairait  vivement  le  milieu  de  la  piè^ie,  laissant  dan^ 
l'ombre  les  couchettes  disposées  le  long  des  murs  ;  et  c'est 
à  peine  si  l'on  distinguait  les  figures  des  condamnés  assis 
sur  ces  couchettes. 

Dans  cette  chambre  se  trouvaient  réunis  tous  les  con- 
damnés politiques  du  convoi,  à  l'exception  de  Simonson 
et  de  deux  autres  hommes,  qui  avaient  la  charge  de  l'ap- 
provisionnement, et  qui  étaient  allés  chercher  le  souper. 

Il  y  avait  là  Véra  Efremovna  Bogodouchovska,  encore 
plus  maigre  et  plus  jaune  qu'elle  n'était  dans  la  prison, 
avec  ses  énormes  yeux  effrayés  et  sa  veine  gonflée  sur 
le  front.  Vêtue  d'une  veste  grise,  elle  était  assise  devant 
un  journal  déplié,  et  s'occupait  à  entonner  du  tabac  dans 
des  tubes  de  papier  à  cigarettes. 

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4H  RÉSLRRECTlOiN 

H  y  avait  là  une  autre  condamnée  politique  que 
Nekliludov  connaissait,  et  qu'il  aimait  beaucoup,  Emilie 
Rantzev.  Préposée  aux  soins  domestiques  de  la  cham- 
brée, elle  excellait  à  revêtir  celle-ci  d'un  charme  tout 
particulier  de  douceur  et  d'intimité,  même  dans  les  con- 
ditions les  plus  difficiles.  Assise,  sous  la  lampe,  les 
manches  relevées,  elle  travaillait,  de  ses  belles  mains 
fines  et  légères,  à  laver  et  à  essuyer  les  tasses  et  les 
soucoupes.  Jeune  encore,  mais  sans  être  jolie,  son 
visage  intelligent  et  bon  avait  le  privilège  de  se  trans- 
figurer complètement  quand  elle  souriait,  et  de  prendre 
alors  une  expression  joyeuse,  vaillante,  vraiment  belle. 
C'est  avec  un  de  ces  aimables  sourires  qu'elle  accueillit 
Nekhludov. 

—  Nous  vous  croyions  reparti  pour  la  Russie  !  —  lui 
dit-elle. 

Dans  un  coin,  Nekhludov  entrevit  Marie  Pavlovna, 
tenant  sur  ses  genoux  une  fillette  blonde  qui  ne  cessait 
point  de  marmotter  quelque  chose,  de  sa  douce  voix 
d'enfant. 

—  Comme  c'est  bien  que  vous  soyez  venu  !  Avez-vous 
vu  Katia?  —  demanda  la  jeune  fille  à  Nekhludov.  —  Voici 
que  notre  petite  famille  s'est  accrue  d'un  membre  nou- 
veau 1  —  ajouta-t-elle  en  montrant  la  fillette. 

Anatole  Kriltzov  était  là  aussi.  Maigre  et  pâle,  il  se 
tenait  assis  sur  sa  couchette,  les  jambes  repliées  sous 
lui,  les  mains  enfoncées  dans  les  manches  de  sa  pelisse. 
De  ses  grands  yeux  creusés  de  phtisique,  il  regardait 
Nekhludov.  Celui-ci  allait  s'approcher  de  lui,  lorsque, 
sur  son  chemin,  il  rencontra  un  jeune  homme  roux  et 
crépu,  qui,  tout  en  fouillant  dans  son  sac,  causait  avec 
une  jolie  jeune  femme  qui  lui  souriait  de  toutes  ses  dents. 
Nekhludov  s'empressa  d'aller,  d'abord,  serrer  la  main 
de  ce  jeune  homme  ;  non  point  qu'il  eût  pour  lui  une 
affection  spéciale,  mais  au  contraire  parce  que  c'était  le 
seul  des  condamnés  politiques  du  convoi  qui  lui  fût  pro- 
fondément et  invinciblement  antipathique  :  et  il  considé- 
rait la  nécessité  de  le  saluer  comme  un  devoir  pénible, 
dont  il  avait  toujours   hâte   de  se  délivrer.    Le  jeune 

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RÉSURRECTION  49 

homme,  Novodvorov,  leva  sur  lui  ses  petits  yeux,  qui 
brillaient  sous  les  verres  de  son  lorgnon,  et  lui  tendit  sa 
main  étroite  et  longue. 

—  Ehl  bien,  êtes-vous  toujours  content  de  votre 
voyage  ?  —  demanda-t-il  avec  une  nuance  visible  d'ironie. 

—  Mais  oui,  cela  m'intéresse  beaucoup  !  —  répondit 
Nekhludov,  affectant  de  n'avoir  pas  senti  Tintention  bles- 
sante que  révélait  la  question  de  Novodvorov.  Et  il  s'em- 
pressa de  rejoindre  Kriltzov. 

11  affectait  une  mine  indifférente  ;  mais  la  vérité  est 
que  les  paroles  de  Novodvorov,  et  son  évident  désir  de 
lui  être  désagréable,  avaient  brusquement  détruit  la 
disposition  optimiste  où  il  s'était  senti  depuis  plusieurs 
jours.  Il  éprouvait  maintenant  une  impression  de  gêne 
mêlée  de  tristesse  ;  et  peu  s'en  fallait  qu'il  ne  regrettât 
d'être  venu. 

—  Et  la  santé  ?  -^  demanda-t-il  à  Kriltzov,  en  serrant 
sa  main  glacée  et  tremblante  de  fièvre. 

—  Merci,  je  vais  assez  bien.  Mais  je  suis  tout  mouillé, 
et  pas  moyen  de  me  réchauffer  !  —  dit  Kriltzov,  s'em- 
pressant  de  cacher  sa  main  dans  la  manche  de  sa 
pelisse.  —  Sans  compter  que,  dans  cette  chambre,  il 
fait  un  froid  de  chien  !  Deux  carreaux  sont  cassés  ;  on 
aurait  bien  dû  prendre  la  peine  de  les  remplacer  ! 

Et  il  désignait  du  doigt  à  Nekhludov  deux  vitres  qui 
manquaient,  dans  la  fenêtre  grillée. 

—  Et  vous,  —  reprit-ii,  —  pourquoi  n'êtes-vous  pas 
venu,  tous  ces  jours  passés? 

—  On  ne  m'a  pas  laissé  entrer.  C'est  aujourd'hui 
seulement  que  le  nouvel  officier  s'est  montré  plus  trai- 
table. 

—  Traitable  ?  Ah  !  bien  oui,  vous  pouvez  en  parler  ! 
Demandez  donc  à  Mâcha  ce  qu'il  a  fait  ce  matin  ! 

Marie  Pavlovna,  sans  se  lever  de  sa  place,  à  l'autre 
extrémité  de  la  salle,  raconta  à  Nekhludov  la  scène  qui 
avait  eu  lieu  au  sujet  de  la  petite  fille. 

—  Je  suis  d'avis  que  nous  avons  le  devoir  de  signer 
une  protestation  collective,  —  s'écria,  de  sa  voix  tran- 
chante, Véra  Efremovna,  en  promenant  de  l'un  à  l'autre 


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tiO  RÉSURRECTION 

de  ses  compagnons  son  regard  effrayé.  —  Déjà  Vladi- 
mir Simonson  a  dit  son  fait  à  cette  brute,  mais  j'estime 
que  cela  ne  suffît  pas. 

—  A  quoi  bon  protester  ?  —  dit  Kriltzov,  avec  une  gri- 
mace ennuyée.  On  sentait  que,  depuis  longtemps  déjà,  le 
manqué  de  simplicité  de  Véra  Bogodouchovska  Fagaçait, 
lui  causait  une  véritable  souffrance  nerveuse. 

—  Vous  cherchez  Katia  ?  —  poursuivit-il  en  se  retour- 
nant vers  Nekhludov.  —  Elle  est  toujours  à  travailler  ! 
Elle  a  déjà  fini  de  nettoyer  nos  effets,  elle  brosse  main- 
tenant les  manteaux  des  femmes.  Il  n'y  a  que  les  puces 
dont  elle  n'arrivera  jamais  à  nous  débarrasser  :  les  sales 
bêtes  nous  mangent,  que  c'est  une  pitié!  Et  Mâcha, 
que  fait-elle  là-bas,  dans  son  coin?  —  demanda-t-il  en 
essayant  de  se  redresser  pour  regarder  du  côté  de  Marie 
Pavlovna. 

—  Elle  est  en  train  de  peigner  sa  fille  !  —  dit  Emilie 
Rantzev. 

—  Pourvu  au  moins  qu'elle  ne  répartisse  pas  entre 
nous  les  poux  qu'elle  lui  aura  enlevés  !  —  reprit  Kriltzov. 

—  Non,  non,  n'ayez  pas  peur,  je  fais  les  choses  cons- 
ciencieusement. D'ailleurs,  la  voici  tout  à  fait  propre  !  — 
dit  Marie  Pavlovna.  —  Tenez,  Emilie,  prenez-la  près 
de  vous  !  moi,  je  vais  aller  maintenant  aider  Katia. 

La  Rantzeva  prit  l'enfant,  l'attira  sur  ses  genoux  avec 
une  sollicitude  maternelle,  et  lui  donna  un  morceau  de 
sucre. 

Marie  Pavlovna  sortit;  et,  au  même  instant,  les  deux 
condamnés  qui  étaient  allés  chercher  le  souper  ren- 
trèrent dans  la  salle. 


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CHAPITRE  XII 


Un  des  deux  condamnés  qui  venaient  d'entrer  était  un 
homme  encore  jeune,  petit  et  sec,  avec  une  pelisse  courte 
et  de  hautes  bottes.  Il  marchait  d'un  pas  léger  et  rapide, 
portant  à  chaque  main  une  grande  théière  pleine  d'eau 
bouillante,  et  tenant  sous  chaque  bras  un  pain  enroulé 
dans  une  serviette. 

—  Ah  !  et  voici  que  notre  prince  lui-même  a  reparu  !  — 
dit-il  en  posant  les  théières  près  des  tasses  soigneuse- 
ment préparées  par  la  Rantzeva.  —  Nous  avons  acheté 
des  choses  extraordinaires! —  poursuivit-il,  après  avoir 
ôté  sa  pelisse  et  l'avoir  lancée,  par-dessus  les  têtes,  dans 
le  coin  de  la  pièce  où  était  son  lit.  —  Markel  vous  rap- 
porte du  lait  et  des  œufs.  Un  vrai  régal,  quoi  !  Et  Emilie 
va  nous  servir  tout  cela,  en  l'embellissant  encore  de  son 
esthétique  propreté!  —  ajouta-t-il  avec  un  sourire  à 
l'adresse  de  la  Rantzeva. 

Toute  l'apparence  extérieure  de  cet  homme,  ses  mou- 
vements, le  son  de  sa  voix,  ses  regards,  tout  chez  lui 
exprimait  un  mélange  de  courage  et  de  gaîté.  Et,  au  con- 
traire, son  compagnon  avait  un  aspect  sombre  et  triste. 
C'était,  lui  aussi,  un  homme  de  petite  taille,  mais  osseux, 
avec  un  visage  gris  aux  mâchoires  saillantes.  Il  était  vêtu 
d'un  vieux  manteau  ouaté  et  portait  des  galoches  par- 
dessus ses  bottes.  Quand  il  se  fut  débarrassé  du  panier 
et  du  pot  qu'il  tenait  en  main,  il  salua  froidement  Nekhlu- 
dov  d'un  signe  de  tète,  en  fixant  sur  lui  ses  larges  yeux 
verts. 

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52  RÉSURRECTION 

Tous  deux,  ces  condamnés  politiques,  étaient  sortis  du 
peuple.  Le  premier,  Nabatov,  était  un  paysan;  le  second, 
Markel,un  ouvrier  de  fabrique.  Mais,  tandis  que  Markel 
n'était  devenu  révolutionnaire  qu'à  trente-cinq  ans, 
Nabatov  Tétait  presque  depuis  son  enfance.  A  Técole 
de  son  village,  il  avait  montré  de  telles  dispositions 
qu'on  l'avait  envoyé  au  collège  ;  et  là  encore  il  avait  tou- 
jours occupé  les  premières  places.  Il  en  était  sorti  avec 
une  médaille  d'or;  mais,  au  lieu  d'entrer  ensuite  à  l'uni- 
versité, il  avait  résolu  de  revenir  dans  le  peuple,  esti- 
mant que  son  devoir  était  de  partager  avec  ses  frères  ce 
qu'il  avait  appris.  Il  s'était  fait  nommer  greffier  dans  un 
grand  village,  avait  prêté  aux  paysans  ou  leur  avait  lu 
toute  sorte  de  livres,  avait  organisé  chez  eux  une  so- 
ciété de  secours  mutuels,  et  n'avait  point  tardé  à  être 
arrêté.  On  l'avait  relâché,  après  huit  mois  de  prison, 
mais  dès  lors  la  police  avait  eu  l'œil  sur  lui.  Lui,  cepen- 
dant, à  peine  remis  en  liberté,  était  allé  dans  un  autre 
gouvernement,  s'était  fait  nommer  maître  d'école  dans  un 
village,  et  avait  recommencé  son  apostolat.  Arrêté  de 
nouveau,  condamné  à  deux  ans  de  prison,  il  n'avait  fait 
que  se  fortifier  dans  ses  convictions. 

Au  sortir  de  son  second  emprisonnement,  il  avait  été 
déporté  dans  le  gouvernement  de  Perm.  Il  y  était  resté 
sept  mois,  au  bout  desquels,  pour  avoir  refusé  de 
prêter  serment  au  nouvel  empereur,  il  avait  été  mis  en 
prison  de  nouveau,  et  condamné  à  la  déportation  dans  le 
gouvernement  de  Iakoutsk,  au  fond  de  la  Sibérie.  Ainsi 
il  avait  passé  la  moitié  de  sa  vie  dans  les  prisons  ou 
l'exil.  Mais  toutes  ces  épreuves,  loin  de  l'aigrir,  lui 
avaient  donné  sans  cesse  plus  d'entrain  et  plus  d'énergie. 

C'était  un  homme  d'une  résistance  extrême,  plein  de 
santé  physique  et  morale.  En  quelque  lieu  qu'il  se 
trouvât,  toujours  il  était  également  actif,  vaillant,  et 
gai.  Jamais  il  ne  regrettait  le  passé,  jamais  il  ne  cher- 
chait à  prévoir  l'avenir  :  toutes  les  forces  de  son  intel- 
ligence, de  son  habileté,  de  son  sens  pratique,  il  les 
appliquait  au  moment  présent.  Quand  il  était  en 
liberté,  il  s'employait  à  poursuivre  lobjet  qu'il  s'était 

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RÉSURRECTION  53 

proposé,  c*est-à-dire  rinstruction  des  paysans.  Quand 
sa  liberté  lui  était  enlevée,  il  s'employait  tout  entier  à 
améliorer,  dans  la  mesure  du  possible,  les  conditions  de 
la  vie,  aussi  bien  pour  lui  que  pour  son  entourage. 

Vivre  pour  autrui  était  d'ailleurs,  chez  lui,  une 
nécessité  naturelle.  N'ayant  pour  son  propre  compte 
aucun  besoin,  pouvant  parfaitement  se  passer  de 
manger  comme  de  dormir,  c'était  au  profit  des  autres 
qu'il  dépensait,  d'instinct,  son  activité  de  robuste 
paysan.  Et  en  toutes  choses  il  était  resté  un  vrai  paysan  : 
aisé,  adroit  de  ses  mains,  infatigable,  honnête  sans 
effort,  attentif  aux  sentiments  et  aux  pensées  de  chacun. 

Sa  vieille  mère,  paysanne  illettrée  et  superstitieuse, 
vivait  encore;  et  Nabatov,  toutes  les  fois  qu'il  était 
remis  en  liberté,  allait  la  voir.  Il  l'aidait  dans  tous  les 
soins  domestiques,  il  allait  au  cabaret  avec  ses  anciens 
condisciples  de  l'école  du  village,  il  les  accompagnait 
aux  champs,  il  fumait  avec  eux  des  cigarettes,  il  se 
battait  à  coups  de  poings  avec  eux,  sauf  à  leur  expliquer, 
entre  deux  parties,  comment  ils  étaient  dupes  de  leur 
ignorance  et  de  leur  faiblesse. 

Tout  en  rêvant  de  toute  son  âme  une  révolution  au 
profit  du  peuple,  il  n'admettait  point  que  cette  révolu- 
tion transformât  le  peuple  en  autre  chose  que  ce  qu'il 
était,  ni  même  qu'elle  modifiât  beaucoup  les  conditions 
de  sa  vie  :  il  espérait  simplement  que  la  révolution  ren- 
drait les  paysans  maîtres  du  sol,  qu'elle  les  débarras- 
serait des  propriétaires  et  des  fonctionnaires.  La  révolu- 
lion,  suivant  lui,  et  en  cela  il  différait  absolument  d'avis 
avec  Novodvorov,  —  la  révolution  ne  devait  point 
rompre  complètement  avec  le  passé,  renouveler  de 
fond  en  comble  les  mœurs  et  les  habitudes,  mais  seule- 
ment mieux  répartir  le  vénérable  et  précieux  trésor  des 
traditions  nationales. 

Paysan,  il  l'était  jusque  dans  son  attitude  à  l'égard 
de  la  religion.  Jamais  il  ne  s'inquiétait  des  problèmes 
métaphysiques,  des  principes  premiers,  de  la  vie  future. 
Il  répétait  volontiers  que  Dieu  était  pour  lui,  comme 
pour  Laplace,  une  hypothèse  dont  il  ne  voyait   pas 

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54  RÉSURRECTION 

la  nécessité.  Peu  lui  importait  de  savoir  de  quelle  façon 
l'univers  avait  commencé  ;  et  le  darwinisme,  que  la 
plupart  de  ses  compagnons  prenaient  fort  au  sérieux, 
n'était  à  ses  yeux  qu'une  fantaisie  aussi  gratuite  que  la 
création  du  monde  en  six  jours. 

Quant  à  la  vie  future,  jamais  non  plus  il  n'y  pensait  : 
mais  au  fond  de  son  cœur  il  portait  une  croyance 
qu'il  avait  héritée  de  ses  parents,  une  croyance  com- 
mune à  tous  les  hommes  qui  vivent  en  contact  avec 
la  terre.  Il  croyait  que  de  même  que,  dans  le  monde 
animal  et  végétal,  rien  ne  périt  et  tout  se  trans- 
forme, de  même  l'homme  ne  périt  point;  il  ne  fait  que 
changer  de  vie.  11  croyait  cela,  et  de  là  venait  qu'il 
regardait  toujours  la  mort  sans  crainte  ni  colère.  Mais 
il  n'aimait  pas  à  réfléchir  sur  cette  croyance,  et  moins 
encore  à  en  parler.  Il  n'aimait  qu'à  travailler  ;  et  tou- 
jours il  s'occupait  de  questions  pratiques,  et  s'efforçait 
d'amener  ses  compagnons  à  faire  comme  lui. 

D'une  toute  autre  espèce  était  son  compagnon,  l'ouvrier 
Markel.  Celui-là  était  entré  dans  une  usine  dès  Tàge  de 
quinze  ans  ;  et  dès  l'âge  de  quinze  ans  il  avait  commencé 
à  fumer  et  à  boire  pour  étouffer  le  sentiment  d'humilia- 
tion qui  était  en  lui.  Ce  sentiment  était  né  en  lui  certain 
soir  de  Noël,  où  la  femme  du  maître  de  l'usine  l'avait 
invité  à  une  fête  offerte  aux  enfants  de  ses  ouvriers. 
Markel  et  ses  camarades  avaient  eu,  en  cadeau,  qui  un 
sifflet,  qui  une  pomme,  qui  une  noix  dorée,  tandis  qu'on 
avait  donné  aux  enfants  du  maître  de  l'usine  des  jouets 
merveilleux,  qui  devaient  coûter  au  moins  cinquante 
roubles  chacun. 

Markel  avait  cependant  continué,  pendant  vingt  ans, 
à  mener  la  vie  ordinaire  de  l'ouvrier.  Il  avait  trente-cinq 
^ns  lorsqu'il  avait  fait  connaissance  avec  une  étudiante 
révolutionnaire,  qui  s'était  engagée  comme  ouvrière  pour 
se  livrer  à  la  propagande.  Cette  jeune  femme  lui  avait 
prêté  des  brochures  et  des  livres,  s'était  mise  à  discuter 
avec  lui,  lui  avait  ouvert  les  yeux  sur  sa  position,  et  sur  les 
causes  de  cette  position,  et  sur  les  moyens  de  l'améliorer. 

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KÉSURRECTION  55 

Quand  Markel  avait  vu  la  possibilité  de  s'affranchir 
lui-même  et  d'affranchir  les  autres  de  la  cruelle  oppres- 
sion dont  il  souffrait  depuis  Tenfance,  l'injustice  de  cette 
oppression  lui  était  apparue  encore  plus  vivement;  et,  à 
son  désir  d'affranchissement  s'était  joint  un  profond 
désir  de  vengeance  contre  ceux  qui  l'avaient  injustement 
opprimé. 

La  possibilité  de  l'affranchissement  pour  lui-même  et 
les  autres,  on  lui  avait  assuré  qu'elle  viendrait  de  la 
science.  Et  Markel  s'était  passionnément  évertué  à 
acquérir  la  science.  La  science  ne  lui  avait-elle  pas 
déjà  révélé  l'injustice  de  la  position  où  il  se  trouvait? 
Elle  seule,  évidemment,  lui  permettrait  maintenant  de 
faire  cesser  cette  injustice.  Et  la  science,  en  outre,  avait 
à  ses  yeux  pour  avantage  de  l'élever  au-dessus  des  autres 
hommes,  ce  qui  avait  toujours  été  sa  secrète  ambition. 
Aussi  avait-il  cessé  de  fumer  et  de  boire,  pour  consacrer 
à  l'étude  tous  ses  instants  de  loisir. 

La  lévolutionnaire  continuait  à  correspondre  avec 
lui  et  admirait  de  plus  en  plus  l'étonnante  ardeur  avec 
laquelle  il  se  repaissait  des  connaissances  les  plus 
diverses.  Et  le  fait  est  qu'en  deux  ans  Markel  avait 
appris  la  géométrie,  Talgèbre,  l'histoire,  avait  lu  toute 
sorte  d'ouvrages  de  critique  et  de  philosophie,  mais 
surtout  s'était  assimilé  toute  la  littérature  socialiste 
contemporaine. 

Là-dessus,  la  révolutionnaire  avait  été  arrêtée  :  on 
avait  troivé  chez  elle  des  lettres  de  Markel,  et  celui-ci, 
à  son  toir,  avait  été  arrêté.  Dans  le  gouvernement  de 
Vologda,  où  il  avait  été  déporté,  il  avait  fait  connais- 
sance aveî  Novodvorov,  avait  lu  encore  une  foule  de 
livres,  avat  appris  une  foule  de  choses,  qu'il  avait  ou- 
bliées au  fir  et  à  mesure,  et  était  devenu  sans  cesse  plus 
ardent  dais  son  socialisme.  Autorisé,  après  quelques 
mois,  à  revenir  dans  son  pays,  il  s'était  mis  à  la  têlc 
d'une  grè\e-  qui  avait  abouti  à  l'incendie  d'une  usine 
et  à  l'assafôinat  du  directeur.  De  nouveau  il  avait  été 
arrêté  ;  et  i  allait  maintenant  en  Sibérie,  condamné  à  la 
déportation  pour  le  reste  de  sa  vie. 

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56  RÉSURRECTION 

En  matière  de  religion,  il  se  montrait  aussi  radical 
qu'en  matière  d'économie  politique.  S'étant  convaincu  de 
la  fausseté  des  croyances  où  il  avait  été  élevé,  et  étant 
parvenu  à  s'en  affranchir,  d'abord  avec  crainte,  puis 
avec  enthousiasme,  il  éprouvait  comme  un  désir  de  se 
venger  de  tous  ceux  qui  l'avaient  tenu  dans  Terreur.  Il 
ne  cessait  point  de  parler  avec  haine  des  popes,  et  de 
railler  amèrement  les  dogmes  religieux. 

Il  avait  des  habitudes  d'ascète  ;  et,  comme  tous  ceax 
qui  ont  été  entraînés  au  travail  depuis  l'enfance,  il  éîait 
adroit  de  ses  mains  et  infatigable  aux  exercices  phy- 
siques ;  mais,  au  contraire  de  Nabalov,  il  méprisait  ces 
exercices,  et  le  travail  manuel  sous  toutes  ses  formes. 
A  l'étape  comme  en  prison,  il  cherchait  à  se  créer  le 
plus  de  loisirs  possible,  afin  de  pouvoir  continuer  à  s'ins- 
truire, ce  qui  lui  paraissait  sans  cesse  davantage  h  seule 
occupation  honorable  et  utile.  Il  était  en  train  d'étudier, 
en  ce  moment,  le  premier  tome  du  Capital  de  Marx  ;  il 
cachait  le  volume,  au  fond  de  son  sac,  et  veillait  sur  lui 
comme  sur  le  plus  précieux  des  trésors. 

Pour  ses  compagnons,  il  se  montrait  indiffèrent  et 
réservé,  sauf  pour  Novodvorov,  à  qui  il  s'était  Dassion- 
nément  attaché,  et  dont  il  tenait  toutes  les  opinbns,  sur 
tous  les  sujets,  comme  l'essence  même  de  la  vérité. 

La  femme  lui  apparaissait  comme  le  princpal  obs- 
tacle à  l'œuvre  d'émancipation  sociale,  et  au  litre  déve- 
loppement de  l'intelligence  :  aussi  éprouvait-il  pour  les 
femmes  un  mépris  absolu.  Il  faisait  cependant axception 
pour  la  Maslova,  en  qui  il  voyait  un  exemple  épique  de 
l'exploitation  des  classes  inférieures  par  les  sipérieures. 
Il  lui  témoignait,  en  toutes  circonstances,  beaucoup 
d'égards;  et  c'est  pour  le  même  motif  qu'il  ne  manquait 
pas  une  occasion  de  faire  voir  à  Nekhludov  toute  l'anti- 
pathie qu'il  avait  pour  lui. 


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CHAPITRE  Xni 


Le  poêle  avait  fini  par  s'allumer  tout  à  fait,  la  salle 
s'était  réchauffée,  le  thé  était  versé  dans  les  verres  et  les 
tasses,  et  Ton  avait  étalé,  près  du  thé,  toutes  les  frian- 
dises du  souper: du  pain  blanc  et  du  pain  de  seigle,  des 
œufs  durs,  du  beurre,  de  la  tête  de  veau  et  des  pieds  de 
veau.  Tout  le  monde  s'était  rapproché  de  la  couchette 
qui  servait  de  table,  et  Ton  buvait  et  Ton  mangeait,  et 
l'on  bavardait.  Assise  sur  un  coffre,  la  Rantzeva  remplis- 
sait son  emploi  de  dame  de  la  maison.  Seul  Kriltzov  ne 
s'était  point  mêlé  au  groupe  ;  il  avait  ôté  sa  pelisse 
mouillée  pour  s'envelopper  dans  un  plaid  qu'on  venait 
de  lui  faire  sécher;  et,  étendu  sur  sa  couchette,  il  causait 
amicalement  avec  Nekhludov. 

Après  le  froid  et  l'humidité  de  la  route,  après  la  saleté 
et  le  désordre  qu'on  avait  trouvés  en  arrivant  à  l'étape, 
après  la  peine  qu'on  avait  dû  se  donner  pour  tout  mettre 
en  ordre  et  pour  préparer  le  souper,  ce  souper,  et  le  thé 
chaud,  et  la  bonne  chaleur  de  la  salle  mettaient  tous  les 
condamnés  dans  une  disposition  d'esprit  joyeuse  et 
bienveillante. 

Les  cris,  les  injures,  le  grossier  vacarme  des  condam- 
nés de  droit  commun,  qu'ils  entendaient  de  l'autre  côté 
du  mur,  fortifiaient  encore  en  eux,  par  contraste,  cette 
agréable  sensation  de  bien-être  et  d'intimité.  Ils  avaient 
l'impression  d'être  comme  isolés  sur  une  île,  au  milieu 
de  l'océan  ;  et  cette  impression  les  exaltait,  leur  causait 
une  sorte  d'ivresse  intellectuelle,  où  ils  oubliaient  tout  à 

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58  RÉSURRECTION 

fait  rhorreur  de  leur  situation  pour  se  laisser  aller 
librement  à  leurs  rêves. 

Et  puis,  ainsi  que  cela  arrive  toujours  entre  de  jeunes 
hommes  et  de  jeunes  femmes,  surtout  quand  ils  se 
trouvent  forcés  de  vivre  en  commun,  toute  sorte  de 
liaisons  sentimentales  s'étaient  établies  entre  eux,  cons- 
cientes ou  inconscientes,  ouvertes  ou  cachées.  Tous,  ou 
du  moins  presque  tous,  ils  étaient  amoureux.  Novodvorov 
était  amoureux  de  la  jolie  et  souriante  Grabetz.  C'était 
une  jeune  étudiante,  d'humeur  fort  peu  réfléchie,  et  par- 
faitement indifférente  aux  problèmes  révolutionnaires. 
Mais  elle  avait  cédé  à  l'influence  de  son  temps,  s'était 
compromise  dans  certain  complot,  et  avait  été  condam- 
née à  la  déportation.  Et  de  même  que,  à  l'université,  sa 
principale  préoccupation  avait  été  de  se  faire  faire  la 
cour  par  les  étudiants,  de  même  elle  ne  s'était  point 
préoccupée  d'autre  chose  depuis  son  emprisonnement. 
A  présent  elle  était  toute  heureuse,  parce  que  Novodvorov 
s'était  épris  d'elle,  et  qu'elle  même  était  devenue  amou- 
reuse de  lui. 

Véra  Efremovna  Bogodouchovska,  très  sentimentale, 
et  qui  avait  passé  toute  sa  vie  à  aimer  sans  espoir,  sou- 
pirait secrètement  tantôt  pour  Nabatov,  tantôt  pour 
Novodvorov.  Et  c'était  aussi  quelque  chose  comme  de 
l'amour  qu'éprouvait  Kriltzov  à  l'égard  de  Marie  Pav- 
lovna  ;  ou  plutôt  il  l'aimait  très  réellement,  à  la  façon 
dont  les  hommes  aiment  les  femmes;  mais,  connaissant 
ses  opinions  au  sujet  de  l'amour,  il  s'ingéniait  à  cacher 
son  sentiment  sous  des  dehors  d'amitié  et  de  reconnais- 
sance. 

Nabatov,  lui  aussi,  était  amoureux.  Une  étrange 
liaison  s'était  formée  entre  lui  et  Emilie  Rantzev  :  une 
liaison  d'ailleurs  tout  innocente,  car,  de  même  que 
Marie  Pavlovna  était,  de  toute  son  âme,  une  véritable 
jeune  fille,  de  même  la  Rantzeva  était  le  type  de  la 
femme,  de  l'épouse  parfaite. 

A  seize  ans,  encore  en  pension,  elle  s'était  éprise  de 
Rantzev,  qui  était  alors  étudiant  à  l'université  de  Péters- 
bourg.  Trois  ans  après,  elle  s'était  mariée  avec  lui.  Puis 

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RÉSURRECTION  59 

Rantzev,  pour  avoir  pris  part  à  des  troubles  universi- 
taires, avait  été  déporté  ;  elle  avait  interrompu  ses  études 
de  médecine  pour  le  suivre  ;  et,  comme  il  était  devenu  révo- 
lutionnaire, elle  Tétait  tout  de  suite  devenue  aussi.  Si 
son  mari  n'avait  pas  été  à  ses  yeux  le  plus  beau,  le  plus 
intelligent  et  le  meilleur  de  tous  les  hommes,  elle  ne 
l'aurait  pas  aimé  et  ne  se  serait  pas  mariée  avec  lui. 
Mais  l'ayant  aimé  et  s'étant  mariée  avec  lui  parce  qu'il 
était,  à  ses  yeux,  le  plus  beau,  le  plus  intelligent  et  le 
meilleur  des  hommes,  elle  eût  jugd  monstrueux  de  con- 
cevoir la  vie  autrement  que  lui.  Et  lui,  d'abord,  il  avait 
conçu  la  vie  comme  devant  être  consacrée  à  l'étude  :  de 
sorte  que,  elle  aussi,  elle  avait  considéré  l'étude  comme 
l'occupation  idéale,  et  s'était  mise  à  étudier  la  médecine. 
Puis  son  mari  était  devenu  révolutionnaire  :  elle  était 
devenue  révolutionnaire.  Elle  était  aussi  capable  que 
chacun  de  ses  compagnons  d'expliquer  comment  le  régime 
social  actuel  était  injuste,  et  comment  tout  homme  avait 
le  devoir  de  lutter  contre  lui,  pour  le  remplacer  par  un 
régime  nouveau,  où  la  personnalité  humaine  pourrait  se 
développer  librement,  etc.  Et  elle  croyait  de  tout  son  cœur 
que  c'étaient  là  ses  propres  sentiments  et  pensées;  mais, 
en  réalité,  elle  pensait  seulement  que  ce  que  pensait 
son  mari  était  la  vérité  ;  et  son  unique  rêve,  son  unique 
plaisir,  était  de  s'unir  pleinement  à  l'âme  de  son  mari. 

A  la  suite  de  nouveaux  troubles  où  elle  avait  pris  part, 
on  l'avait  séparée  de  son  mari  et  de  son  enfant  ;  et  cette 
séparation  lui  avait  été  très  cruelle.  Mais  elle  la  suppor- 
tait avec  fermeté,  sachant  qu'elle  la  supportait  et  pour 
son  mari,  et  pour  cette  œuvre  qui  était  certainement 
digne  de  tous  les  sacrifices,  puisque  son  mari  se  sacri- 
fiait pour  elle.  En  pensée,  elle  restait  toujours  avec  son 
mari  ;  et  de  même  qu'elle  n'avait  aimé  personne  avant 
lui,  elle  ne  pouvait  aimer  désormais  personne  autre  que 
lui.  Mais  l'affection  pure  et  dévouée  de  Nabatov  la  tou- 
chait et  lui  faisait  plaisir.  Lui,  homme  essentiellement 
moral,  et  habitué  à  vaincre  ses  désirs,  il  s'efforçait  de 
traiter  Emilie  comme  une  sœur;  et  cependant,  dans 
ses    rapports   avec    elle,   transparaissait    par    instants 

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60  RÉSURRECTION 

quelque  chose  de  plus  que  raffection  d'un  frère  pour  une 
sœur  ;  et  ce  quelque  chose  les  inquiétait  tous  deux  et 
leur  faisait  secrètement  plaisir. 

Ainsi  personne,  dans  le  groupe,  n'était  affranchi  des 
préoccupations  amoureuses,  à  Texception  de  Marie 
Pavlovna  et  de  Touvrier  Markel. 


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CHAPITRE    XIV 


Attendant  le  moment  où,  après  le  souper,  il  pourrait 
s'entretenir  en  particulier  avec  Katucha,  comme  il  fai- 
sait toujours  quand  il  venait  passer  la  soirée  à  Fétape, 
Nekhludov  restait  assis  près  de  Kriltzov  et  causait  avec 
lui. 

Il  lui  raconta,  entre  autre  chose,  la  façon  dont  il  avait 
été  abordé  par  le  forçat  Macaire,  et  tout  ce  qu'il  savait 
de  rhistoire  de  ce  malheureux.  Kriltzov  Fécoutait  avec 
attention,  fixant  obstinément  sur  lui  ses  grands  yeux 
brillants. 

—  Oui,  c'est  ainsi!  —  dît-il  tout  à  coup.  — Je  pense 
souvent  à  ce  qu'il  y  a  d'étrange  dans  notre  situation. 
Nous  allons  en  Sibérie  avec  ces  gens-là  :  que  dis-je? 
c'est  pour  ces  gens-là  que  nous  y  allons.  Et  cependant 
non  seulement  nous  ne  les  connaissons  pas,  mais  nous 
ne  cherchons  même  pas  à  les  connaître.  Et  eux,  pour 
comble,  ils  nous  détestent  et  nous  considèrent  comme 
leurs  ennemis.  N'est-ce  pas  affreux? 

—  Il  n'y  a  là  rien  d'affreux  I  —  déclara  Novodvorov, 
qui  s'était  rapproché  du  lit  de  Kriltzov.  —  Les  masses  sont 
toujours  grossières  et  incultes,  elles  n'ont  jamais  de 
respect  que  pour  la  force  I  —  poursuivit-il  de  sa  voix 
sonore.  —  Aujourd'hui,  c'est  le  gouvernement  qui 
détient  la  force  :  ces  gens-là  respectent  le  gouvernement 
et  nous  détestent.  Demain,  si  c'est  nous  qui  prenons  le 
pouvoir,  ce  sera  nous  qu'ils  respecteront. .. 

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62  RÉSURRECTION 

Au  même  instant  on  entendit,  dans  la  salle  voisine, 
des  coups  frappés  sur  le  mur,  des  bruits  de  chaînes,  des 
cris  et  des  hurlements.  On  battait  quelqu'un,  qui  appe- 
lait au  secours. 

—  Les  entendez-vous,  ces  bêtes  féroces?  Quel  rap- 
port voudriez-vous  qu'il  y  eût  entre  elles  et  nous  ?  — 
dit  tranquillement  Novodvorov. 

—  Des  bêtes  féroces,  dis-tu  ?  —  Or,  voici  justement 
que  Nekhludov  vient  de  me  raconter  ce  qu'a  fait  un  de 
ces  hommes  ! 

Et  Kriltzov,  d'un  ton  irrité,  répéta  le  récit  de  Nekhlu- 
dov, disant  comment  le  forçat  Macaire  avait  risqué  sa 
vie  pour  sauver  un  de  ses  compagnons. 

—  Est-ce  là  le  fait  d'une  bête  féroce?  —  demanda- 
t-il? 

—  Sentimentalité!  —  fît  Novodvorov  avec  son  sou- 
rire ironique.  —  Comme  si  nous  pouvions  comprendre 
les  pensées  de  ces  gens-là  et  les  motifs  de  leurs  actes  ! 
Ce  que  tu  prends  pour  de  l'héroïsme,  c'est  peut-être 
simplement  de  la  haine  pour  un  autre  forçat  ! 

—  Et  toi,  jamais  tu  ne  veux  voir  rien  de  bien  chez 
les  autres  !  —  s'écria  Marie  Pavlovna,  qui  tutoyait  tous 
ses  compagnons. 

—  Pourquoi  verrais-je  ce  qui  n'existe  pas  ? 

—  Comment  ne  pas  admirer  un  homme  qui  s'expose 
volontairement  à  une  mort  affreuse  ? 

—  J'estime,  —  déclara  sèchement  Novodvorov,  —  que, 
si  nous  voulons  accomplir  notre  œuvre,  la  première  con- 
dition doit  être  de  ne  pas  rêver  et  de  voir  toujours  les 
choses  comme  elles  sont. 

Markel,  fermant  le  livre  qu'il  disait  sous  la  lampe, 
s'était  rapproché,  lui  aussi,  et  recueillait  pieusement 
toutes  les  paroles  de  l'homme  qu'il  avait  pris  pour  son 
maître.  Et  Novodvorov  poursuivait,  d'un  ton  résolu  et 
solennel,  comme  s'il  faisait  une  conférence. 

—  Notre  devoir,  —  disait-il,  —  est  de  tout  faire  pour 
le  peuple,  mais  de  ne  rien  attendre  de  lui.  Le  peuple 
doit  être  l'objet  de  nos  efforts,  mais  il  ne  saurait  colla- 
borer avec  nous,  aussi  longtemps  du  moins  qu'il  restera 

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RÉSURRECTION  63 

dans  son  état  présent  d'inertie.  Rien  ne  serait  plus  illu- 
soire que  d'espérer  du  peuple  le  moindre  concours,  jus- 
qu'au jour  où  s'accomplira  son  évolution  intellectuelle, 
l'évolution  à  laquelle  nous  le  préparons. 

—  Quelle  évolution?  —  demanda  Kriltzov,  se  rele- 
vant sur  sa  couchette.  —  Nous  faisons  profession  de  lut- 
ter contre  le  despotisme  ;  mais  est-ce  qu'une  telle  façoQ 
d'agir  n'est  pas  un  despotisme  aussi  révoltant  que  celui 
que  nous  prétendons  détruire? 

—  Où  vois-tu  là  du  despotisme  ?  —  répondit,  sans 
s'émouvoir,  Novodvorov.  —  Je  dis  seulement  que  je  con- 
nais la  voie  que  doit  suivre  le  peuple  pour  se  développer, 
et  que  je  puis  lui  indiquer  cette  voie. 

—  Mais  qui  te  permet  d'affirmer  que  cette  voie  que  tu 
lui  indiques  est  la  bonne  ?  —  N'est-ce  pas  au  nom  des 
mêmes  principes  qu'a  été  organisée  l'Inquisition  ?  N'est-ce 
pas  au  nom  des  mêmes  principes  que  la  Révolution 
Française  a  commis  ses  crimes  ?  Elle  aussi,  elle  croyait 
avoir  trouvé  dans  la  science  l'indication  de  la  seule  voie 
qui  fût  bonne  à  suivre. 

—  Le  fait  que  d'autres  se  sont  trompés  ne  prouve  pas 
nécessairement  que  je  doive  me  tromper  aussi.  Et  puis 
il  n'y  a  pas  d'analogie  à  établir  entre  les  niaiseries  des 
idéologues  et  les  données  positives  de  la  science  écono- 
mique... 

La  forte  voix  de  Novodvorov  remplissait  toute  la  salle. 
Personne  n'osait  l'interrompre. 

—  A  quoi  bon  toujours  se  quereller  ?  —  dit  Marie  Pav- 
lovna  quand  il  eut  fini. 

—  Et  vous»  quel  est  votre  avis  là-dessus  ?  —  demanda 
Nekhludov  à  la  jeune  fijle. 

—  Je  suis  d'avis  qu'Anatole  a  raison,  et  que  nous 
n'avons  pas  le  droit  d'imposer  nos  idées  au  peuple  ! 

—  Voilà  une  singulière  façon  de  comprendre  notre 
rôle  !  —  fit  Novodvorov.  Et,  allumant  une  cigarette,  il 
s'éloigna,  d'un  air  fâché. 


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64  RÉSURRECTION 

—  C'est  plus  fort  que  moi,  je  ne  puis  pas  causer  avec 
lui  sans  me  mettre  hors  de  moi  !  —  murmura  Kriltzov 
à  l'oreille  de  Nekhludov. 

EtNekhludovneput  se  défendre  dépenser  qu'il  éprou- 
vait, lui  aussi,  le  même  sentiment. 


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CHAPITRE    XV 


Malgré  la  considération  qu'avaient  pour  Novodvorov 
tous  ses  compagnons,  malgré  toute  sa  science  et  la  haute 
opinion  qu'il  avait  de  lui-même,  Nekhludov  le  regardait 
précisément  comme  le  type  de  ces  révolutionnaires  qui, 
étant  naturellement  au-dessous  du  niveau  moyen,  ne 
pouvaient  que  perdre  à  se  trouver  dans  le  milieu  où  ils 
se  trouvaient.  Il  reconnaissait  que,  au  point  de  vue  intel- 
lectuel, Novodvorov  était  bien  mieux  doué  que  la 
moyenne  des  révolutionnaires;  mais  il  sentait  que  sa 
vanité  et  son  égoïsme,  devenus  excessifs  sous  Teffet  des 
circonstances  de  sa  vie,  avaient  depuis  longtemps  stéri- 
lisé son  intelligence. 

Toute  l'activité  révolutionnaire  de  Novodvorov,  —  et 
bien  que  celui-ci  sût  toujours  la  justifier  éloquemment, 
en  lui  prêtant  les  motifs  les  plus  admirables,  —  apparais- 
sait à  Nekhludov  comme  uniquement  fondée  sur  l'ambi- 
tion, le  désir  de  dominer  et  de  se  faire  valoir.  Doué  d'une 
aptitude  extraordinaire  à  s'assimiler  et  à  exprimer  claire- 
ment les  idées  d'autrui,  Novodvorov,  d'abord,  s'était 
sans  peine  imposé  à  l'admiration  de  tous,  dans  les  milieux 
où  cette  aptitude  est  particulièrement  appréciée.  Au  col- 
lège, puis  à  l'université,  ses  maîtres  et  ses  condisciples 
avaient  rendu  hommage  à  sa  supériorité;  et  il  s'était 
senti  parfaitement  satisfait.  Mais  quand,  ses  études  ache- 
vées, cette  situation  avait  pris  fin,  il  n'avait  pu  se  rési- 
gner à  y  renoncer;  et  c'est  pour  dominer  de  nouveau. 


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66  RÉSURRECTION 

dans  une  autre  sphère,  qu'il  avait  brusquement  changé 
d'opinions  :  de  libéral  progressiste  qu'il  avait  été  jus- 
que-là, il  était  devenu  ardent  révolutionnaire. 

L'absence  complète,  en  lui,  des  qualités  morales  et 
esthétiques  qui  produisent  le  doute  et  l'hésitation  lui 
avait  permis  de  prendre  vite,  dans  le  parti  révolution- 
naire, cette  place  de  chef  qu'il  convoitait  par-dessus 
toute  chose.  Dès  qu'il  avait  arrêté  une  résolution,  jamais 
il  ne  doutait,  jamais  il  n'hésitait;  et,  par  suite,  il  avait 
toujours  la  certitude  de  ne  pas  se  tromper.  Tout  lui 
paraissait  simple,  clair,  incontestable.  Et,  avec  l'étroi- 
tesse  de  ses  vues,  le  fait  est  que  toutes  ses  idées  étaient 
simples  et  claires,  car,  comme  il  aimait  à  le  répéter,  on 
n'avait  qu'à  être  logique  pour  discerner  infailliblement 
le  vrai  du  faux. 

Sa  confiance  en  lui-même  était  si  grande  que  personne 
ne  pouvait  l'approcher  sans  subir  sa  domination  ou  sans 
être  forcé  de  lui  résister.  Et,  comme  il  avait  affaire  sur- 
tout à  des  jeunes  gens,  qui  prenaient  sa  confiance  en  lui- 
même  pour  de  la  profondeur  de  pensée,  la  plupart  de 
ses  compagnons  s'étaient  soumis  à  sa  domination,  de 
sorte  qu'il  n'avait  point  tardé  à  obtenir  une  énorme 
popularité  dans  les  cercles  révolutionnaires. 

Il  prêchait  la  nécessité  de  préparer  par  tous  les 
moyens  une  révolution  qui  devait  lui  permettre  de 
s'emparer  du  pouvoir  et  de  convoquer  une  Assemblée 
Constituante.  Il  avait  déjà  rédigé  le  programme  de 
réformes  qu'il  dicterait  à  cette  assemblée  ;  et  il  était  plei- 
nement convaincu  que  ce  programme  résoudrait  défini- 
tivement toutes  les  questions,  et  que  rien  ne  pourrait 
s'opposer  à  sa  réalisation. 

Ses  compagnons  le  craignaient,  ils  estimaient  sa  har- 
diesse et  sa  décision;  mais  ils  ne  l'aimaient  pas.  Et  lui, 
de  son  côté,  il  n'aimait  personne.  Tout  homme  qui  avait 
quelque  qualité  personnelle  lui  apparaissait  comme  un 
rival;  et  volontiers,  s'il  l'avait  pu,  il  aurait  ôté  aux  autres 
hommes  toutes  leurs  qualités,  simplement  pour  les  empê- 
cher de  détourner  de  son  propre  mérite  l'attention  pu- 
blique.  Il  n'avait  de  complaisance  que  pour  ceux   qui 

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RÉSURRECTION  67 

s'inclinaient  devant  lui.  C'est  ainsi  que,  dans  le  trajet  du 
convoi,  il  ne  faisait  bonne  mine  qu'à  l'ouvrier  Markel, 
qui  avait  aveuglément  adopté  toutes  ses  idées,  et  à  deux 
femmes  qu'il  devinait  éprises  de  lui,  Véra  Efremovna  et 
la  jolie  Grabetz. 

En  principe,  Novodvorov  était  partisan  de  l'émancipa- 
tion de  la  femme  ;  mais,  en  fait,  il  regardait  toutes  les 
femmes  comme  des  créatures  stupides  et  ridicules,  à 
l'exception  de  celles  dont  il  était  amoureux,  et  qu'il  tenait 
alors  pour  des  êtres  extraordinaires  dont  lui  seul  avait 
su  juger  la  perfection.  Il  avait  ainsi  aimé,  tour  à  tour, 
un  grand  nombre  de  femmes;  et  deux  fois  même  il 
avait  vécu  maritalement  avec  des  maîtresses  :  mais,  les 
deux  fois,  il  avait  quitté  ses  maîtresses,  ayant  constaté 
que  ce  qu'il  éprouvait  pour  elles  n'était  pas  le  véritable 
amour.  11  se  préparait,  maintenant,  à  contracter  une 
nouvelle  union  avec  la  Grabetz. 

Il  méprisait  Nekhludov,  parce  que  celui-ci,  suivant  son 
expression,  «  faisait  des  manières  »  avec  la  Maslova  ; 
mais,  en  réalité,  il  le  méprisait  et  le  haïssait  parce  que, 
loin  de  partager  ses  idées  sur  les  moyens  de  remédier 
aux  défauts  de  la  société,  Nekhludov  avait  sur  ce  point 
une  idée  à  lui,  traitant  les  questions  sociales  «  en 
prince  »,  c'est-à-dire  en  imbécile.  Et  Nekhludov  se  ren- 
dait compte  de  ces  sentiments  de  Novodvorov  à  son 
égard  ;  et  il  sentait,  à  son  grand  chagrin,  que,  malgré 
les  dispositions  bienveillantes  où  il  se  trouvait  pour  le 
moment,  rien  au  monde  ne  pouvait  l'empêcher  d'éprou- 
ver, lui  aussi,  à  l'égard  de  cet  homme,  un  mélange  de 
mépris  et  de  malveillance. 


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CHAPITRE  XVI 


On  avait  fini  de  souper  et  de  prendre  le  thé.  Nekhludov 
s'apprêtait  à  aborder  la  Maslova,  lorsqu'il  entendit,  dans 
la  salle  voisine,  la  voix  du  gardien-chef.  Puis  un  grand 
silence  se  fit,  dans  la  salle  et  dans  le  corridor.  La  porte 
s'ouvrit,  et  le  gardien-chef  entra  avec  deux  gardiens 
pour  procéder  àTappel  du  soir.  Il  compta,  un  à  un,  tous 
les  condamnéspolitiques,  lisant  leurs  noms  sur  une  liste, 
tandis  que  l'un  des  gardiens  les  touchait  du  doigt. 

L'appel  achevé,  le  gardien-chef  se  tourna  vers  Nekh- 
ludov et  lui  dit,  avec  un  mélange  de  respect  et  de  fami- 
liarité : 

—  Maintenant,  prince,  vous  devez  vous  en  aller.  On 
n'a  pas  le  droit  de  rester  ici  après  le  couvre-feu. 

Mais  Nekhludov,  qui  savait  ce  que  ces  paroles  signi- 
fiaient, s'approcha  du  vieillard  et  lui  glissa  dans  la 
main  un  billet  de  trois  roubles,  qu'il  tenait  tout  prêt. 

—  Allons,  je  ne  peux  pas  vous  forcer  !  Restez  encore 
un  moment  ! 

Le  gardien-chef  allait  sortir,  lorsque  entra  dans  la 
salle  un  autre  gardien,  en  compagnie  d'un  prisonnier, 
grand  et  maigre,  avec  une  large  tache  bleue  sur  l'œil. 

—  Je  viens  chercher  la  petite  !  —  dit  le  prisonnier. 

—  Ah  !  voilà  papa  !  —  s'écria  une  légère  voix  d'enfant, 
et  une  petite  tête  blonde  apparut  derrière  le  groupe 
formé  par  la  Rantzeva,  Marie  Pavlovna  et  Katucha,  qui 
toutes  trois  travaillaient  à  coudre  une  robe  neuve  pour 
la  fillette,  avec  Tétoffe  d'un  jupon  de  la  Rantzeva. 


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RÉSURRECTION  69 

—  Viens,  petite,  viens  te  coucher  !  —  disait  douce- 
ment le  forçat. 

—  Elle  se  trouve  bien  ici  !  —  répondit  Marie  Pavlovna, 
considérant  avec  pitié  le  visage  meurtri  du  pauvre 
homme.  —  Laissez-la-nous  ! 

—  La  dame  me  fait  une  robe  neuve,  une  belle  robe 
rouge,  papa!  —  fît  l'enfant,  en  montrant  à  son  père 
Touvrage  d'Emilie  Rantzev. 

—  Veux-tu  dormir  chez  nous  ?  —  lui  demanda  celle-ci 
en  la  caressant. 

—  Je  veux  bien.  Mais  je  veux  que  papa  dorme  aussi 
avec  moi. 

La  Rantzeva  sourit,  d'un  de  ces  bons  sourires  qui  la 
rendaient  belle. 

—  Ton  père  est  forcé  d'aller  dormir  dans  Tautre 
salle  !  Mais  il  nous  permettra  bien  de  te  garder  près  de 
nous,  n'est-ce  pas  ?  —  dit-elle  en  se  tournant  vers  le 
père. 

—  Arrangez-vous  comme  vous  voudrez  !  —  déclara  le 
gardien-chef;  et  il  sortit  avec  les  trois  gardiens. 

A  peine  les  gardiens  étaient-ils  sortis  que  Nabatov 
s'approcha  du  père  de  la  petite  fille  et  lui  dit,  en  lui 
posant  sa  forte  main  sur  l'épaule  : 

—  Dis  donc,  frère,  est-ce  vrai  que  Karmanov  veut 
changer  de  nom  avec  un  déporté  ? 

Le  tranquille  visage  du  forçat  prit  soudain  une  expres- 
sion sombre,  et  ses  yeux  s'abaissèrent. 

—  Nous  n'avons  entendu  parler  de  rien  !  Dieu  sait 
quels  mensonges  on  invente  !  —  répondit-il.  Puis,  sans 
relever  les  yeux  :  —  Eh  bien,  Aniutka,  reste  donc  à 
faire  la  princesse  avec  les  belles  dames  !  —  ajouta-t-il  ;  et 
il  sortit  précipitamment. 

—  Il  sait  tout  :  ce  que  vous  a  dit  ce  Macaire  est 
certainement  vrai!  —  dit  Nabatov  en  s'adressant  à 
Nekhludov. 

Et  là-dessus  tous  se  turent,  craignant  de  voir 
recommencer  les  querelles. 

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70  RÉSURRECTION 


Simonson,  qui  de  toute  la  soirée  n*avait  rien  dit  et 
était  resté  étendu  sur  sa  couchette,  se  leva  tout  à  coup, 
d'un  mouvement  décidé.  Se  frayant  un  chemin  à  travers 
les  groupes,  il  s'approcha  de  Nekhludov. 

—  Pouvez-vous,  maintenant,  m'accorder  un  instant 
d'entretien  ? 

—  Mais,  sans  doute  !  —  lui  répondit  Nekhludov  ;  et 
il  se  leva  pour  le  suivre. 

En  voyant  Nekhludov  se  lever,  la  Maslova  rougit. 
Brusquement  elle  détourna  la  tête. 

—  Voici  de  quelle  affaire  j'ai  à  vous  parler  !  —  com- 
mença Simonson,  après  avoir  conduit  Nekhludov  dans 
la  petite  antichambre.  Cette  antichambre  était,  à  ce 
moment,  toute  remplie  de  l'effrayant  vacarme  que  fai- 
saient les  condamnés  de  droit  commun,  dans  le  corridor 
et  dans  la  salle  voisine.  Nekhludov,  assourdi,  fronça  les 
sourcils  ;  mais  Simonson,  évidemment,  n'entendait  rien. 

—  Connaissant  vos  rapports  avec  Catherine  Mikaï- 
lovna,  —  poursuivit-il,  en  fixant  ses  bons  yeux  ronds 
droit  dans  les  yeux  de  Nekhludov,  — je  me  crois  tenu... 

Mais,  ayant  dit  cela,  il  dut  s'interrompre,  parce  qu'au 
même  moment,  tout  contre  la  porte,  deux  voix  se 
mirent  à  crier  ensemble,  se  disputant  : 

—  On  te  dit  que  ce  n'est  pas  moi,  cochon  !  —  criait 
l'une  d'elles. 

—  Retids-le  moi,  sale  bête  !  —  criait  l'autre. 

Tout  à  coup  Marie  Pavlovna  se  montra  dans  l'anti- 
chambre. 

—  Est-ce  que  cela  a  le  sens  commun,  de  venir  causer 
ici  ?  —  dit-elle.  —  Entrez  plutôt  dans  notre  chambre, 
je  crois  qu'elle  est  vide. 

Elle  introduisit  Simonson  et  Nekhludov  dans  la 
seconde  des  deux  salles,  une  petite  pièce  carrée,  où 
'touchaient  les  femmes  de  la  section.  La  pièce,  cepen- 

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RÉSURRECTION  71 

dant,  n'était  pas  vide  :  la  Bogodouchovska  s'y  trouvait, 
étendue  sur  son  lit,  la  tête  tournée  contre  le  mur. 

—  Elle  a  la  migraine  ;  elle  dort,  et  ne  vous  entendra 
pas  !  Moi,  je  m'en  vais,  —  dit  Marie  Pavlovna. 

—  Au  contraire,  tu  me  feras  plaisir  en  restant,  —  fit 
Simonson.  —  Je  n'ai  de  secrets  pour  personne,  mais 
surtout  je  n'en  ai  pas  pour  toi  ! 

—  Soit,  comme  tu  voudras,  —  fit  Marie  Pavlovna, 
Et,  s'asseyant  sur  un  des  lits,  avec  ses  mouvements  d'une 
grâce  enfantine,  elle  s'apprêta  à  écouter  l'entretien  des 
deux  hommes. 

—  Voici  en  quoi  consiste  l'affaire  dont  je  veux  vous 
parler,  —  répéta  Simonson.  —  Connaissant  vos  rap- 
ports avec  Catherine  Mikaïlovna,  je  me  crois  tenu  de 
vous  mettre  au  courant  de  mes  propres  rapports  avec 
elle. 

—  Qu'est-ce  à  dire  ?  —  demanda  Nekhludov,  saisi 
d'une  brusque  frayeur. 

—  Le  fait  est  que  je  voudrais  me  marier  avec  Cathe- 
rine Mikaïlovna... 

—  Vraiment?  —  s'écria  Marie  Pavlovna  en  levant 
sur  Simonson  ses  beaux  yeux  bleus. 

—  Et  j'ai  résolu  de  lui  demander  si  elle  consentirait 
à  devenir  ma  femme,  —  poursuivit  Simonson. 

—  Que  puis-je  y  faire?  Cela  ne  dépend  que  d'elle  !  — 
déclara  sèchement  Nekhludov. 

—  Oui,  mais  je  sais  qu'elle  ne  me  répondra  pas  sans 
votre  permission. 

—  Et  pourquoi  cela  ? 

—  Parce  que,  aussi  longtemps  que  ne  sera  pas  tran- 
chée la  question  de  vos  rapports  avec  elle,  Catherine 
Mikaïlovna  ne  voudra  prendre  aucun  parti. 

—  Pour  ce  qui  me  touche,  —  dit  Nekhludov,  —  la 
question  est  toute  tranchée.  J'ai  voulu  faire  ce  que  je 
croyais  mon  devoir  ;  et  puis  j'ai  essayé  aussi  d'adoucir 
autant  que  possible  la  situation  de  la  Maslova  ;  mais,  à 
aucun  prix,  je  ne  voudrais  m'imposer  à  elle,  ni  la  gêner 
dans  ses  décisions. 

—  Sans  doute,  mais  elle  ne  veut  pas  de  votre  sacrifice  ! 

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72  RÉSURRECTION 

—  11  n'y  a  là  nul  sacrifice  ! 

—  Je  sais  que  sa  résolution  sur  ce  point  est  inébran- 
lable ! 

—  Mais  alors,  à  quoi  bon  vouloir  vous  entretenir  avec 
moi  ?  —  demanda  Nekhludov. 

—  11  faut  que,  vous  aussi,  vous  reconnaissiez  que 
vous  renoncez  à  vous  occuper  d'elle  ! 

—  Comment  pourrais-je  reconnaître  que  je  ne  dois  pas 
faire  ce  que  j'estime  être  mon  devoir?  La  seule  chose 
que  je  puisse  lui  dire,  c'est  que,  bien  que  moi-même  je 
ne  sois  pas  libre  vis-à-vis  d'elle,  elle  est  tout  à  fait  libre, 
elle,  vis-à-vis  de  moi! 

Simonson  resta  quelques  minutes  sans  répondre, 
réfléchissant. 

—  Soit,  —  reprit-il  — je  lui  dirai  cela.  Mais,  au  moins, 
ne  croyez  pas  que  je  sois  amoureux  d'elle  !  Je  l'aime 
comme  j*aimerais  une  sœur,  une  amie  qui  aurait  beau- 
coup souffert  et  que  je  voudrais  consoler.  Je  ne  désire 
rien  d'elle,  rien  que  de  pouvoir  lui  venir  en  aide,  adoucir 
sa  posi... 

Malgré  l'émotion  qui  l'étreignait  lui-même,  Nekhludov 
ne  put  s'empêcher  de  sentir  que  la  voix  de  Simonson 
était  toute  tremblante. 

—  Adoucir  sa  position,  —  reprenait  Simonson.  —  Elle 
ne  veut  pas  accepter  votre  aide,  mais  peut-être  consen- 
tira-t-elle  à  accepter  la  mienne.  Si  elle  y  consent,  je 
demanderai  à  être  envoyé  dans  la  ville  ou  elle  fera  sa 
peine.  Quatre  ans,  c'est  vite  passé  !  Je  vivrai  près  d'elle, 
et  peut-être  parviendrai-je  à  lui  rendre  la  vie  moins 
dure... 

De  nouveau  il  s'arrêta,  tout  prêt  à  sangloter. 

—  Que  puis-je  vous  dire  ?  —  lit  Nekhludov.  — Je  suis 
heureux  qu'elle  ait  trouvé  un  protecteur  tel  que  vous... 

—  Ah  !  voilà  ce  que  je  voulais  savoir  !  —  s'écria 
Simonson.  —  Je  voulais  savoir  si,  connaissant  mes  sen- 
timents pour  Catherine  Mikaïlovna,  connaissant  à  quel 
point  je  souhaite  son  bien,  vous  regarderiez  comme  un 
bien  pour  elle  son  mariage  avec  moi  ? 

—  Ehbien,  oui  !  — répondit  Nekhludov  d'un  ton  résolu. 

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RÉSURRECTION  73 

—  C'est  à  elle  seule  que  je  pense  !  Je  désire  seulement 
que  cette  âme  souffrante  trouve  un  peu  de  repos  !  —  dit 
alors  Simonson,  en  regardant  Nekhludov  d'un  regard  si 
humble,  si  suppliant,  si  enfantin,  que  jamais  personne 
aurait  pu  s'attendre  à  trouver  un  tel  regard  chez  un 
homme  d'ordinaire  aussi  sombre  et  aussi  réservé. 

Puis,  soudain,  il  se  rapprocha  de  Nekhludov,  lui  saisit 
la  main,  lui  sourit  timidement,  et  le  baisa  sur  les  joues. 

—  Je  vais  lui  dire  tout  cela,  je  vais  lui  dire  tout  cela! 
—  lui  dit-il  ;  et  il  sortit  de  la  chambre. 


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CHAPITRE  XVII 


—  Hé  bien  !  —  dit  Marie  Pavlovna  quand  Simonson  fut 
sorti,  —  hé  bien  voilà!  Il  est  amoureux,  follement  amou- 
reux! Qui  se  serait  attendu  à  cela,  à  ce  que  Vladimir 
Simonson  devînt  amoureux,  tout  comme  le  plus  banal 
des  collégiens  ?  C'est  stupéfiant  !  Et  je  dois  même  dire 
que  j'en  suis  un  peu  fâchée!  —  ajouta-t-elle  à  demi 
sérieusement. 

—  Mais  elle,  Katia  ?  Que  croyez-vous  qu'elle  pense  de 
tout  cela  ?  —  demanda  Nekhludov. 

—  Elle? 

Et  Marie  Pavlovna  s'arrêta  pour  réfléchir  un  instant, 
comme  si  elle  cherchait  à  formuler  sa  réponse  le  plus 
clairement  possible. 

—  Elle?  Voyez-vous,  son  passé  ne  l'empêche  pas  de 
garder  une  des  natures  les  plus  droites  que  je  con- 
naisse... Elle  a  des  sentiments  plus  délicats  que  nous 
toutes...  Elle  vous  aime,  elle  vous  aime  beaucoup;  et 
elle  serait  très  heureuse  de  pouvoir  vous  rendre  au 
moins  un  service  négatif,  en  vous  empêchant  de  vous 
embarrasser  d'elle.  A  ses  yeux,  son  mariage  avec  vous 
serait  une  chute  affreuse,  pire  que  tout  son  passé  ;  et  je 
suis  convaincue  que,  par  suite,  jamais  elle  n'y  consen- 
tira. Votre  présence  ici  est  pour  elle  une  cause  continue 
d'épouvante. 

—  Mais  alors  que  me  conseillez-vous?  De  dispa- 
raître ?  —  demanda  Nekhludov. 

Marie  Pavlovna  sourit  de  son  doux  sourire. 

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RÉSURRECTION  7» 

—  Eh  bien,  oui,  en  partie  ! 

—  Et  comment  pourrais-je  disparaître  en  partie  ? 

—  Je  m'aperçois  que  je  n'ai  pas  répondu  à  votre  pre- 
mière question,  —  reprit-elle,  cherchant  évidemment  à 
détourner  l'entretien.  —  Je  voulais  vous  dire  que  Katia 
doit  certainement  s'être  rendu  compte  de  cet  amour 
exalté  que  Simonson  éprouve  pour  elle,  bien  que  lui, 
jamais,  ne  lui  en  ait  parlé.  Comme  vous  savez,  je  ne 
m'entends  pas  beaucoup  à  ces  questions-là  ;  mais  j'ai 
l'impression  que  ce  sentiment  n'est  rien  d'autre  que 
l'amour  le  plus  ordinaire,  malgré  tous  les  beaux  sem- 
blants dont  il  est  revêtu.  Vladimir  prétend  que  son 
amour  est  tout  platonique,  qu'il  a  pour  effet  de  relever 
en  lui  l'énergie,  au  lieu  de  la  rabaisser.  Mais,  moi,  je 
sens  bien  que,  au  fond,  ce  n'est  rien  de  tout  cela,  que 
c'est  simplement  un  désir  physique,  comme  celui  qui 
attire  Novodvorov  vers  Lubka  Grabetz... 

Et  Marie  Pavlovna  allait  s'étendre  sur  ce  thème,  qui 
lui  était  cher  ;  mais  Nekhludov  l'interrompit. 

—  Enfin,  que  me  conseillez-vous  de  faire  ?  — 
demanda-t-il. 

—  Je  crois  que  vous  devriez  tout  d'abord  parler  de 
tout  cela  avec  Katia.  S'expliquer  à  fond,  c'est  toujours 
la  meilleure  méthode.  Entendez-vous  avec  Katia  !  Vou- 
lez-vous que  je  vous  l'envoie  ici  ? 

—  Oui,  je  vous  en  prie  !  —  dit  Nekhludov. 
Et  Marie  Pavlovna  sortit. 


D'étranges  sentiments  agitaient  l'âme  de  Nekhludov, 
—  pendant  qu'il  restait  seul  dans  la  petite  chambre, 
entendant  près  de  lui  le  souffle  régulier  de  Véra  Efre- 
movna,  et,  plus  loin,  le  vacarme  incessant  des  con- 
damnés de  droit  commun.  Ce  que  venait  de  lui  dire 
Simonson  avait  pour  avantage  de  l'affranchir  de  l'obli- 
gation qu'il  avait  prise  sur  lui,  et  qui,  bien  souvent,  dans 
les  derniers  temps  encore,  lui  avait  semblé  effrayante 
et   lourde.    Et   cependant  ce   que   venait   de  lui   dire 


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76  RÉSURRECTION 

Simonson  non  seulement  lui  était  désagréable,  mais  le 
faisait  souffrir  comme  jamais  peut-être  il  n'avait  souffert. 

Et  sa  souffrance  provenait  de  mille  causes  diverses 
dont  lui-même  n'avait  que  vaguement  conscience.  Elle 
provenait,  par  exemple,  de  ce  que  la  proposition  de 
Simonson  avait  enlevé  à  sa  conduite  envers  Katucha  le 
caractère  exceptionnel  qu'elle  avait  eu  jusqu'alors  à 
ses  propres  yeux  et  aux  yeux  du  monde.  Car,  si  un  autre 
homme,  et  un  homme  tel  que  celui-là,  n'ayant  aucune 
obligation  vis-à-vis  de  la  jeune  femme,  consentait  à  unir 
sa  destinée  à  la  sienne,  c'était  donc  que  le  sacrifice  accom- 
pli par  lui,  Nekhludov,  n'avait  rien  eu  de  si  héroïque  !  Et 
la  souffrance  de  Nekhludov  avait  aussi  pour  cause  la 
simple  jalousie  :  il  s'était  tant  accoutumé  à  la  pensée 
d'être  aimé  de  Katucha  que  la  possibilité  qu'elle  aimât 
un  autre  homme  le  torturait  comme  une  déception. 
Et  Nekhludov  souffrait  aussi  de  voir  détruits  ses 
projets  et  ses  plans  :  il  avait  longuement  préparé 
la  façon  dont  il  vivrait  près  de  Katucha,  dont  il  lui  tien- 
drait compagnie  et  veillerait  sur  elle  jusqu'à  l'expira- 
tion de  sa  peine  ;  si  maintenant  elle  se  mariait  avec 
Simonson,  sa  présence  auprès  d'elle  deviendrait  inutile, 
et  il  aurait  à  donner  à  sa  vie  un  nouvel  objet.  Ainsi 
toute  sorte  de  tristes  pensées  se  pressaient  en  lui, 
lorsque  la  porte  s'ouvrit,  et  que  Katucha  entra  dans  la 
chambre.  Le  vacarme,  dans  la  salle  voisine,  devenait 
sans  cesse  plus  assourdissant  :  évidemment  quelque 
chose  d'anormal  devait  s'y  passer. 

D'un  pas  rapide,  sans  lever  les  yeux,  Katucha  s'avança 
près  de  Nekhludov. 

—  Marie  Pavlovna  m'a  dit  que  vous  aviez  à  me  parler  ! 
—  murmura-t-elle  d'un  air  embarrassé. 

—  Oui,  Katucha,  j'ai  à  te  parler  !  Assieds-toi  !  Vladi- 
mir Ivanovitch  vient  d'avoir  avec  moi  un  entretien  à  ton 
sujet. 

Elle  s'était  assise,  avait  posé  ses  mains  sur  ses 
genoux,  et  était  parvenue  à  se  donner  une  apparence  de 
calme  ;  mais  assitôt  que  Nekhludov  eut  nommé  Simon- 
son, elle  tressaillit,  et  devint  toute  rouge. 

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RÉSURRECTION  77 

—  Et  que  vous  a-t-il  dit  ?  —  demanda-t-elle. 

—  Il  m'a  dit  qu'il  voulait  se  marier  avec  toi. 

Le  visage  de  la  jeune  femme  se  contracta,  comme  sous 
Teffet  d'une  vive  souffrance.  Mais  elle  ne  dit  rien,  et  se 
contenta  de  baisser  de  nouveau  les  yeux. 

—  Il  me  demande  mon  consentement,  ou  tout  au 
moins  mon  avis,  —  reprit  Nekhludov.  —  Et  moi  je  lui  ai 
dit  que  tout  dépendait  de  toi,  que  toi  seule  devais 
décider. 

—  Eh  !  pourquoi  tout  cela  ?  —  s'écria-t-elle  en  fixant 
sur  Nekhludov  ce  pénétrant  regard  de  ses  yeux  un  peu 
louches,  qui,  de  tout  temps,  avait  fait  sur  lui  une  impres- 
sion profonde. 

Tous  deux  restèrent  ainsi,  une  courte  minute,  à  se 
regarder  dans  les  yeux.  Et  ce  regard  leur  apprit  plus  de 
choses  à  Tun  et  à  l'autre  que  bien  des  paroles. 

—  Cest  toi  seule  qui  dois  décider!  —  répéta 
Nekhludov. 

—  Qu'ai-je  à  décider?  — s'écria-t^elle.  —  Tout  est 
décidé  depuis  longtemps  ! 

—  Non  non,  Katucha,  tu  dois  décider  si  tu  acceptes 
la  proposition  de  Vladimir  Ivanovitch  ! 

—  Est-ce  que  je  puis  me  marier,  moi,  un  gibier  de 
bagne  ?  Pourquoi  irais-je  encore  perdre  la  vie  de  Vladimir 
Ivanovitch?  —  dit  la  jeune  femme  d'une  voix  frémissante. 

—  Mais,  si  tu  l'aimes  ?  —  fit  Nekhludov. 

—  Eh!  laissez-moi,  mieux  vaut  ne  pas  parler!  — 
répondit-elle  ;  sur  quoi,  se  levant,  elle  s'enfuit  hors  de  la 
chambre.  ♦ 


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CHAPITRE  XVIII 


Rentrant  dans  la  grande  salle,  après  son  entretien 
avec  Katucha,  Nekhludov  trouva  tout  le  monde  en  émoi. 
Nàbatov,  qui  allait  partout,  observait  tout,  s'informait 
de  tout,  venait  de  faire  une  découverte  extrêmement 
intéressante  pour  ses  compagnons.  Il  avait  découvert, 
sur  un  mur,  une  inscription  provenant  du  révolutionnaire 
Petline,  qui  avait  été  condamné,  deux  ans  auparavant, 
aux  travaux  forcés  à  perpétuité.  On  croyait  que  ce 
Petline  était  déjà  depuis  longtemps  en  Sibérie  ;  et  voici 
que  Tinscription  laissée  par  lui  sur  le  mur  prouvait  qu'il 
avait  fait  partie  d'un  convoi  tout  récent. 

L'inscription  était  rédigée  ainsi  : 

«  Je  suis  passé  par  ici  le  17  août  18...,  avec  un  convoi 
de  condamnés  de  droit  commun.  Nevierov  devait  partir 
avec  moi  ;  mais  il  s'est  pendu  à  Kasan,  dans  un  accès  de 
folie.  Moi,  je  vais  bien,  de  corps  et  d'esprit,  et  suis  plein 
d'espoir  dans  l'avenir  de  notre  cause.  —  Petline.  » 

On  échangeait  des  conjectures  sur  les  motifs  du  retard 
apporté  au  départ  de  Petline,  et  surtout  sur  les  motifs 
du  suicide  de  Nevierov.  Seul  Kriltzov  se  taisait,  avec 
une  mine  recueillie,  fixant  dans  le  vide,  devant  lui,  ses 
yeux  enfiévrés. 

—  Mon  mari  m'a  dit  que  déjà,  dans  la  forteresse, 
Nevierov  commençait  à  voir  des  fantômes!  —  dit  la 
llantzeva. 

—  Oui,  un  poète,  un  fantaisiste!  Ces  gens-là  ne  sup- 
portent pas  le  régime  de  la  solitude! —  déclara  Novodvorov 

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RÉSURRECTION  79 

d'un  ton  méprisant. — .Moi,  quand  on  m'a  mis  en  cellule, 
je  me  suis  sévèrement  interdit  de  laisser  travailler  mon 
imagination  !  Je  me  suis  fixé  un  emploi  du  temps,  que 
j'ai  suivi  avec  une  précision  ponctuelle.  Aussi  ai-je  très 
bien  supporté  la  cellule  ! 

—  Supporter  la  cellule?  La  chose  ne  vaut  même  pas 
qu'on  s'en  vante  !  Moi,  bien  souvent,  je  me  suis  senti 
heureux  quand  on  m'a  fourré  en  cellule  !  —  s'écria  Naba- 
tov  avec  un  bon  sourire,  s'efforçant  évidemment  de  faire 
diversion  et  de  chasser  le  souffle  de  tristesse  qu'il 
voyait  répandu  autour  de  lui.  —  En  liberté,  on  s'inquiète 
de  tout,  on  se  demande  si  on  ne  va  pas  se  faire  du  tort  à 
soi-même,  et  en  faire  aux  autres,  et  compromettre  le 
succès  de  l'œuvre  ;  tandis  que,  une  fois  en  cellule,  on  ne 
se  sent  plus  responsable  de  rien  :  on  peut  respirer 
librement.  On  n'a  plus  qu'à  rester  assis  et  à  fumer  des 
cigarettes. 

—  Tu  as  connu  intimement  Nevierov?  —  demanda 
Marie  Pavlovna  à  Kriltzov,  dont  le  visage  s'était  de  nou- 
veau contracté,  et  dont  les  mains  avaient  recommencé 
à  trembler,  depuis  les  paroles  de  Novodvorov. 

—  Nevierov,  un  fantaisiste?  —  fit  Kriltzov,  élevant 
autant  qu'il  pouvait  sa  voix  essoufflée.  —  Nevierov,  vois- 
tu,  c'était  un  de  ces  hommes  dont  on  dit  que  la  terre  en 
produit  peu  de  pareils  !  C'était  un  homme  admirable,  un 
homme  transparent  à  force  de  franchise  !  Incapable  non 
seulement  de  mentir,  mais  de  cacher  la  moindre  de  ses 
pensées.  Et  une  peau  si  fine  que  la  moindre  égratignure 
le  blessait  jusqu'à  l'âme.  Tous  les  nerfs  à  fleur  de  peau... 
Oui,  une  nature  délicate,  riche,  une  belle  nature.  Ah  ! 
celui-là  n'était  pas  comme...  Mais  à  quoi  bon  parler  ! 

Il  se  tut  un  moment,  mais  on  voyait  que  l'irritation 
grandissait  en  lui. 

—  Les  hommes  de  l'espèce  de  Nevierov,  —  reprit-il  sur 
un  ton  amer  et  malveillant,  —  se  demandent  avec  angoisse 
ce  qui  vaut  le  mieux,  si  mieux  vaut  instruire  d'abord  le 
peuple  et  ne  changer  qu'ensuite  les  formes  de  sa  vie,  ou 
si  mieux  vaut  changer  d'abord  les  formes  de  sa  vie  ;  ils 
se  demandent  par  quel  moyen  ils  doivent  lutter,  si  c'est 

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80  RÉSURRECTION 

par  la  propagande  pacifique  ou  par  le  terrorisme.  Et 
voilà  pourquoi  on  les  appelle  des  «  fantaisistes  »  !  Tandis 
que  ceux  qui  les  appellent  ainsi,  ceux-là  ne  se  demandent 
rien,  ils  ne  discutent  rien,  ils  ne  s'inquiètent  pas  de 
savoir  si  leur  action  ne  va  pas  coûter  la  vie  à  des 
dizaines,  des  centaines  d'hommes,  et  de  quels  hommes  ! 
Au  contraire,  que  les  meilleurs  périssent,  c'est  ce  qu'ils 
désirent!  Et  en  effet  les  meilleurs  périssent!  Herzen 
disait  que  la  proscription  des  Décabristes  avait  eu  pour 
effet  d'abaisser  le  niveau  social  de  la  Russie.  Et  ensuite 
on  a  proscrit  Herzen,  et  ceux  de  son  temps.  Maintenant 
ce  sont  les  Nevierov  qu'on  excommunie. 

—  On  ne  parviendra  pourtant  pas  à  supprimer  tout 
le  monde  !  —  dit  Nabatov.  —  Quelques-uns  se  trouveront 
toujours  encore  là,  pour  le  règlement  final  ! 

—  Non,  pas  un  seul  ne  restera  si  nous  laissons  faire 
ces  gens-là  !  —  s'écria  Kriltzov,  de  plus  en  plus  furieux. 

—  Emilie,  donne-moi  une  cigarette  ! 

— Tu  n'es  pas  bien,  ce  soir  !  —  lui  dit  Marie  Pavlovna. 
—  Je  t'en  prie,  retiens-toi  de  fumer  ! 

—  Laisse-moi  I  —  répliqua-t-il  avec  colère  ;  et  il 
alluma  une  cigarette.  Mais,  dès  la  première  bouffée,  il  se 
remit  à  tousser  et  à  étouffer.  Il  resta  quelques  instants 
à  reprendre  haleine,  puis,  s'animant  de  nouveau  : 

—  Ce  n'est  pas  ainsi,  non,  ce  n'est  pas  ainsi  que  nous 
avions  conçu  l'œuvre.  Nous  raisonnions,  nous  cherchions 
les  meilleures  méthodes,  tandis  que... 

—  Eux  aussi  sont  pourtant  des  hommes  !  —  risqua 
la  Rantzeva. 

—  Non,  ce  ne  sont  pas  des  hommes,  ceux  qui  peuvent 
agir  et  penser  de  cette  façon...  On  devrait  les  extermi- 
ner comme  des  punaises,  les  faire  sauter...  Oui,  voilà 
ce  qu'on  devrait...  parce  que... 

Il  commençait  une  nouvelle  phrase',  lorsque  soudain 
son  visage  devint  d'un  rouge  vif,  en  même  temps  qu'un 
terrible  accès  de  toux  le  renversa  sur  son  oreiller.  Et 
Ton  vit  couler  de  ses  lèvres  un  flot  de  sang. 

Nabatov  se  précipita  dans  le  corridor,  pour  demander 

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RÉSURRECTION  81 

de  la  neige.  Marie  Pavlovaa,  s'approcliant  de  Kriltzov, 
lui  présenta  un  flacon  de  gouttes  de  valériane  ;  mais  lui, 
les  yeux  fermés,  il  repoussa  le  flacon  de  sa  main  déchar- 
née ;  et,  longtemps  il  se  tint  immobile,  sans  parvenir  à 
rattrapper  son  souffle. 

Quand  enfin  la  neige  et  des  compresses  'd'eau  froide 
l'eurent  suffisamment  remis  pour  permettre  à  ses  com- 
pagnons de  le  dévêtir  et  de  le  coucher,  Nekhludov  prit 
congé  et  sortit  dans  le  corridor,  où  le  gardien-chef 
l'attendait  depuis  longtemps. 


Les  condamnés  de  droit  commun  avaient  à  présent 
fini  leur  vacarme,  et  la  plupart  dormaient.  Non  seule- 
ment ils  dormaient  sur  les  couchettes  et  sous  les  cou- 
chettes, et  sur  le  plancher,  et  devant  les  portes  ;  mais 
beaucoup  d'entre  eux,  n'ayant  point  trouvé  de  place  à 
l'intérieur  des  salles,  s'étaient  couchés  dans  le  corridor, 
nus,  avec  leurs  sacs  sous  leurs  têtes,  et  couverts  de  leurs 
vêtements  en  guise  de  couvertures. 

Les  salles  et  le  corridor  résonnaient  de  ronflements. 
Et  partout,  sur  le  sol,  s'étalaient  d'étranges  figures 
humaines,  à  demi  cachées  sous  les  grands  manteaux. 
Seuls  ne  dormaient  pas  quelques  forçats,  qui,  dans  un 
recoin  du  corridor,  jouaient  aux  cartes,  à  la  lueur  d'une 
chandelle.  Et  Nekhludov  vit  encore  un  autre  homme  qui 
ne  dormait  pas,  un  vieux  forçat,  qui,  assis  tout  nu  sous 
la  lampe,  cherchait  des  poux  dans  ses  vêtements.  En 
comparaison  de  la  puanteur  fétide  de  ce  corridor, 
Nekhludov  eut  l'impression  d'avoir  respiré  l'air  le  plus 
pur  dans  la  salle  réservée  aux  condamnés  politiques. 

11  finit  cependant  par  se  frayer  un  chemin  jusqu'à 
l'extrémité  du  corridor,  s'avançant  avec  précaution, 
pour  né  pas  écraser  les  dormeurs  qui  barraient  le  pas- 
sage. Trois  prisonniers,  qui  sans  doute  n'avaient  pu 
trouver  de  place  môme  dans  le  corridor,  s'étaient  cou- 

"  DigitizedbyGoègle 


88  RÉSURRECTION 

chés  devant  rentrée,  sous  le  cuveau  à  ordures.  L'un 
d'eux  était  un  idiot,  que  Nekhludov  avait  déjà  souvent 
rencontré  ;  un  autre  était  un  petit  garçon  de  dix  ans  ;  il 
dormait  comme  dorment  les  enfants,  les  deux  mains  à 
plat  sous  la  joue,  et,  du  cuveau  plein  d'excréments,  le 
liquide  empesté  suintait  sur  lui. 

Dans  la  cour  de  l'étape,  Nekhludov  s'arrêta,  et, 
déployant  sa  poitrine,  longtemps  il  aspira  avec  délice 
l'air  glacé  de  la  nuit. 


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CHAPITRE  XIX 


Le  ciel,  si  noir  deux  heures  auparavant,  s'était  main- 
tenant parsemé  d'étoiles;  les  flaques  de  boue  avaient 
gelé  en  beaucoup  d'endroits  :  et  ainsi  Nekhludov  n'eut 
pas  trop  de  peine  à  regagner  son  auberge.  Il  frappa 
à  la  fenêtre  :  le  garçon  aux  larges  épaules  vint  lui 
ouvrir  et  le  fît  entrer. 

A  droite,  dans  le  corridor,  Nekhludov  entendit  le 
ronflement  des  cochers,  dans  une  pièce  sans  lumière  ; 
devant  lui,  dans  la  cour,  il  entendit  le  bruit  continu, 
régulier,  d'une  troupe  de  chevaux  mangeant  de  l'avoine. 
A  gauche,  il  vit  ouverte  la  porte  de  la  grande  salle,  où 
une  lampe  brûlait  devant  l'image  sainte  ;  et  une  étrange 
odeur  s'exhalait  de  cette  salle,  une  odeur  d'eau-de-vie  et 
de  sueur  mélangées. 

Nekhludov  monta  dans  sa  chambre,  ôta  son  manteau, 
et  s'étendit  sur  un  divan,  avec  son  oreiller  de  peau 
sous  la  tête.  Et  là,  tout  enveloppé  dans  son  plaid  de 
voyage,  il  revit  en  imagination  les  spectacles  divers  où 
il  venait  d'assister.  Mais  surtout  il  revit,  avec  une 
intensité  extraordinaire,  le  spectacle  du  petit  garçon 
dormant  la  tête  posée  sur  les  mains,  près  du  cuveau  à 
ordures  qui  suintait  sur  lui. 

L'entretien  qu'il  venait  d'avoir  avec  Simonson  et  Ka- 
tucha  l'avait  bouleversé  :  il  sentait  qu'un  événement  s'était 
produit  dans  sa  vie,  un  événement  imprévu  et  d'une 
extrême  gravité.  Mais  il  sentait  aussi  que  cet  événement 
nouveau  était  trop  grave  et  trop  imprévu  pour  qu'il  pût 

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84  RÉSURRECTION 

encore  y  penser  de  sang- froid;  et,  par  tous  les  moyens, 
il  s'efforçait  de  n'y  point  penser,  chassant  aussitôt  tous 
les  souvenirs  qui  pouvaient  se  rapporter  à  sa  propre 
situation  et  à  celle  de  la  jeune  femme.  Et  avec  d'autant 
plus  d'intensité  il  se  représentait  le  sommeil  des  pri- 
sonniers dans  le  puant  corridor,  mais  surtout  l'innocent 
sommeil  du  petit  garçon,  étendu  entre  les  deux  forçats. 

Autre  chose  est  de  savoir  que  quelque  part,  très 
loin,  certains  hommes  s'occupent  à  en  torturer  d'autres, 
à  leur  infliger  toutes  les  variétés  de  la  souffrance  et  de 
l'humiliation,  et  autre  chose  est  d'assister,  durant  trois 
mois,  au  spectacle  de  cette  torture,  de  voir  journelle- 
ment infliger  ces  souffrances  et  ces  humiliations.  C'est 
ce  dont  se  rendait  compte  à  présent  Nekhludov.  Vingt 
fois,  au  cours  de  ces  trois  mois,  il  s'était  demandé  : 
«  Est-ce  moi  qui  suis  fou,  et  qui  vois  des  choses  que  les 
autres  ne  voient  pas  ;  ou  bien  est-ce  les  autres  qui  sont 
fous,  ceux  qui  font  ou  tolèrent  les  choses  que  je  vois  ?  » 
Or  les  autres  hommes  étaient  si  absolument  unanimes 
non  seulement  à  tolérer  ces  choses  qui  étonnaient 
Nekhludov,  mais  à  les  considérer  comme  importantes 
et  nécessaires,  qu'il  ne  pouvait  admettre  que  tous  ils 
fussent  fous  ;  et,  d'autre  part,  il  ne  pouvait  admettre 
qu'il  fût  fou  lui-même,  car  ses  idées  lui  semblaient 
tout  à  fait  claires  et  suivies.  De  sorte  qu'il  ne  savait 
toujours  pas  à  quelle  solution  il  devait  s'arrêter. 

Du  moins  se  représentait-il  sans  cesse  plus  nettement 
la  signification  générale  de  ce  qu'il  avait  vu,  durant  ces 
trois  mois.  Et  voici  sous  quelle  forme  il  se  la  représen- 
tait : 

Il  avait  l'impression,  d'abord,  que,  entre  tous  les 
hommes  qui  vivaient  en  liberté,  la  magistrature  et 
l'administration  choisissaient  les  plus  ardents,  les  plus 
éveillés,  en  un  mot  les  plus  vivants,  mais  aussi  les 
moins  prudents  et  les  moins  rusés  ;  et  que  ces  hommes, 
sans  être  plus  coupables  ni  plus  dangereux  que  ceux 
qui  restaient  en  liberté,  se  voyaient  enfermés  dans  des 
prisons,  des  étapes,  des  bagnes,  où  on  les  maintenait 

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RÉSURRECTION  85 

durant  des  années  dans  l'oisiveté,  loin  de  la  nature,  de 
la  famille,  du  travail,  c'est-à-dire  en  dehors  de  toutes 
les  conditions  normales  de  la  vie  humaine. 

En  second  lieu,  Nekhludov  avait  l'impression  que  ces 
hommes,  dans  les  prisons,  étapes,  etc.^  se  voyaient  sou- 
mis à  toute  une  série  d'humiliations,  —  chaînes,  aux 
pieds,  menottes,  tête  rasée,  costume  de  prison,  —  qui 
n'avaient  d'autre  objet  que  de  détruire  en  eux  ce 
qui  constitue  les  principaux  mobiles  de  la  vie  morale 
pour  la  grande  moyenne  des  hommes,  c'est-à-dire  le 
souci  du  respect  d'autrui,  la  honte,  le  sentiment  de  la 
dignité  humaine. 

En  troisième  lieu,  Nekhludov  avait  l'inipression  qu'en 
exposant  ces  hommes  à  un  danger  constant  de  maladie 
ou  de  mort  on  les  plaçait  dans  cette  disposition  d'esprit 
où  l'homme  le  meilleur  et  le  plus  moral  se  trouve  porté, 
par  l'instinct  de  conservation,  à  commettre  et  à  justifier 
les  actes  les  plus  cruels  et  les  plus  immoraux. 

En  quatrième  lieu,  Nekhludov  avait  l'impression 
qu'en  obligeant  ces  hommes  à  ne  subir  jour  et  nuit 
d'autre  compagnie  que  celle  d'êtres  foncièrement  dé- 
pravés, —  assassins,  voleurs,  incendiaires,  —  on  les  obli- 
geait à  subir  eux-mêmes  l'épidémie  de  cette  dépravation. 

Et  Nekhludov  se  disait  encore  que,  en  traitant  ces 
hommes  comme  on  le  faisait,  en  se  livrant  à  leur  égard 
à  toutes  sortes  de  mesures  monstrueuses,  en  séparant  les 
parents  des  enfants  et  les  maris  des  femmes,  en  offrant 
une  prime  à  la  dénonciation,  etc.,  c'était  comme  si  l'on 
eût  cherché  à  prouver  à  ces  hommes  que  toutes  les 
formes  de  la  violence,  de  la  cruauté,  de  la  bestialité, 
non  seulement  n'étaient  pas  défendues,  mais  étaient 
même  recommandées  par  la  loi,  quand  elles  rappor- 
taient un  profit  :  d'où  ressortait  la  conclusion  que  toutes 
ces  choses  étaient  tout  particulièrement  permises  à  des 
hommes  privés  de  leur  liberté,  et  se  trouvant  dans  le 
pire  dénûment. 

«  On  dirait,  en  vérité,  songeait  Nekhludov,  que  cet 
ensemble  de  mesures  a  été  inventé  à  dessein  pour  pro- 

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8ft  RÉSURRECTION 

pager  de  la  façon  la  plus  sûre,  chez  les  hommes  les  plus 
vivants  de  la  nation,  la  dépravation  et  le  vice;  et  cela  de 
manière  à  ce  que  la  dépravation  et  le  vice  se  répandissent 
ensuite  dans  la  nation  tout  entière.  Tous  les  ans,  des 
milliers  d'êtres  humains  se  trouvent  ainsi  pervertis, 
dépouillés  de  leurs  sentiments  naturels,  contraints  à  la 
pratique  des  actions  les  plus  monstrueuses;  et  quand 
on  a  achevé  de  les  pervertir,  on  les  relâche,  pour  qu  ils 
puissent  propager  dans  la  nation  entière  les  germes 
malfaisants  dont  on  les  a  imprégnés.  » 

Déjà  dans  la  prison  où  il  avait  retrouvé  Katucha,  et 
plus  tard  sur  tout  le  trajet  du  convoi,  à  Perm,  à  Eka- 
terinenbourg,  à  Tomsk,  à  toutes  les  étapes,  Nekhludov 
avait  vu  se  produire  les  effets  de  ce  qu'il  ne  pouvait  con- 
sidérer autrement  que  comme  un  vaste  plan  de  démo- 
ralisation nationale.  Il  avait  vu  des  natures  simples, 
moyennes,  pénétrées  des  traditionnelles  notions  morales 
du  paysan  et  du  chrétien,  il  les  avaient  vues  se  dépouil- 
ler par  degré  de  ces  notions,  pour  acquérir  en  échange 
d'autres  notions  qui  consistaient  surtout  à  admettre  la 
légitimité  de  toute  violence  et  de  tout  déshonneur.  Devant 
le  spectacle  des  traitements  infligés  aux  prisonniers,  ces 
natures  en  étaient  venues  à  tenir  pour  des  mensonges 
tous  les  principes  de  justice  et  de  charité  que  leur  reli- 
gion leur  avait  enseignés  ;  et  elles  en  avaient  conclu 
qu'elles-mêmes  pouvaient  se  dispenser  de  suivre  ces 
principes. 

Chez  un  grand  nombre  des  prisonniers  du  convoi, 
Nekhludov  avait  observé  des  exemples  de  cette  dépra- 
vation :  chez  Fédorov,  chez  Macaire,  et  même  chez 
Tarass,  qui,  après  deux  mois  de  cohabitation  avec  les 
forçats,  avait  fini  par  prendre  beaucoup  de  leurs  habi- 
tudes de  sentir  et  de  s'exprimer.  Nekhludov  l'avait 
entendu,  notamment,  parler  avec  admiration  du  vieux 
forçat  qui  se  vantait  d'avoir  tué  et  mangé  son  compagnon 
de  fuite.  Et  il  songeait  que,  sous  l'effet  de  ces  traite- 
ments infligés  aux  prisonniers,  le  paysan  russe  arri- 
vait, en  quelques  mois,  au  même  état  de  perversion 
où  se  trouvaient  amenés,    après  des  siècles  de  pourri- 

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RÉSURRECTION  8*7 

ture  morale,    les  intellectuels  qui  glorifiaient  et  prê- 
chaient les  doctrines  de  Nietzsche. 

Et  Nekhludov  lisait  bien,  dans  les  livres,  que  cet 
ensemble  de  mesures  dont  il  voyait  la  conséquence 
trouvait  sa  justification  dans  la  nécessité  où  Ton  était 
d'écarter  de  la  société  certains  membres  dangereux,  ou 
encore  de  les  effrayer,  ou  encore  de  les  corriger.  Mais 
rien  de  tout  cela  n'avait  aucun  rapport  avec  la  réalité. 
Au  lieu  d'écarter  de  la  société  les  membres  dangereux, 
on  ne  faisait  qu'y  propager  la  dépravation.  Au  lieu 
d'effrayer  ces  membres,  on  ne  faisait  que  les  encourager, 
en  leur  donnant  l'exemple  de  la  cruauté  et  de  l'immora- 
lité, et  d'ailleurs  en  leur  assurant  une  vie  de  paresse  et 
de  débauche  qui  leur  plaisait  assez  pour  qu'une  foule  de 
vagabonds  sollicitassent  comme  une  faveur  d'être  mis  en 
prison.  Au  lieu  de  corriger  ces  membres  dangereux, 
on  ne  faisait  que  les  contaminer,  systématiquement,  de 
tous  les  vices. 

«  Mais  alors,  pourquoi  fait-on  tout  cela  ?  »  se  deman- 
dait Nekhludov,  et  il  ne  trouvait  toujours  pas  de  réponse. 

Et  ce  qui  l'étonnait  le  plus,  c'est  que  tout  cela  ne  se 
faisait  point  d'une  manière  provisoire,  par  suite  d'un 
malentendu,  mais  se  faisait  d'une  manière  continue  et 
réfléchie,  et  depuis  de  longs  siècles,  avec  cette  seule 
différence  que,  jadis,  on  arrachait  les  narines  aux  pri- 
sonniers et  qu'on  les  conduisait  sur  des  radeaux,  tandis 
qu'à  présent  on  leur  mettait  des  menottes,  on  leur  crevait 
les  yeux  à  coups  de  poings,  et  on  les  faisait  voyager  en 
bateau  à  vapeur. 

Nekhludov  trouvait  aussi  des  auteurs  pour  lui  dire 
que  les  mesures  qui  l'indignaient  résultaient  simple- 
ment de  l'insuffisance  des  lieux  de  détention,  et  d'une 
mauvaise  organisation  qui  n'allait  point  tarder  à  être 
améliorée.  Mais  cette  réponse-là  non  plus  ne  le  satis- 
faisait point  :  car  il  sentait  trop  que  le  mal  qui  le 
révoltait  ne  dépendait  pas  seulement  de  l'insuffisance  du 
nombre  des  prisons,  ni  de  tel  ou  tel  défaut  d'organisation. 
L'expérience  lui  prouvait  que  ce  mal  grandissait  d'année 

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88  RÉSURRECTION 

en  année,  malgré  les  soi-disant  progrès  de  [la  civilisa- 
tion. Il  savait  que,  cinquante  ans  auparavant,  les  convois 
de  prisonniers  n'offraient  pas  au  même  degré  le  spectacle 
de  l'abrutissement  et  de  la  dépravation,  bien  qu'on  n'eût 
pas  alors  de  chemins  de  fer  ni  de  bateaux  à  vapeur  pour 
les  conduire  à  travers  la  Russie.  Et  il  ne  pouvait  lire  sans 
un  mélange  de  dégoût  et  d'inquiétude  ces  descripeions 
de  prisons  modèles,  rêvées  par  les  sociologues,  où  les 
condamnés  seraient  éclairés,  chauffés,  nourris,  foiettés 
et  exécutés  à  l'électricité. 

Et  Nekhludov  s'indignait  de  penser  que  des  juges  et 
des  fonctionnaires  touchaient  tous  les  ans  de  grosses 
sommes,  extorquées  au  peuple,  simplement  pour  lire, 
dans  des  livres  écrits  par  d'autres  juges  et  fonctionnaires 
comme  eux,  les  moyens  d'expédier  certains  hommes 
dans  des  endroits  lointains,  de  façon  à  en  être  débarras- 
sés pendant  quelque  temps,  mais  de  façon  aussi  à  ce 
que  ces  hommes  périssent  à  coup  sûr,  moralement,  sinon 
physiquement.  Et,  à  mesure  qu'il  étudiait  de  plus  près 
les  prisons  et  les  étapes,  Nekhludov  comprenait  que 
tous  les  vices  répandus  parmi  les  prisonniers,  l'ivrogne- 
rie, le  jeu,  la  violence,  l'impudicité,  que  tous  ces  vices 
n'étaient  nullement  la  manifestation  d'un  prétendu  «  type 
criminel»,  inventé  par  des  savants  au  service  de  l'auto- 
rité, mais  qu'ils  étaient  la  conséquence  directe  de 
l'aberration  monstrueuse  en  vertu  de  laquelle  certains 
hommes  s'étaient  arrogé  le  droit  de  juger  et  de  punir 
d'autres  hommes.  Nekhludov  comprenait  que  le  canni- 
balisme du  vieux  forçat  n'avait  pas  eu  son  origine  au 
bagne,  ni  dans  le  désert,  mais  bien  dans  les  minis- 
tères, les  commissions,  et  les  chancelleries.  Il  compre- 
nait que  ce  qui  se  passait  au  bagne  n'était  que  l'aboutis^ 
sèment  de  ce  qui  se  passait  dans  ces  sphères  supérieures, 
et  que  des  hommes  comme  son  beau-frère,  par  exemple, 
n'avaient  rien  à  faire  avec  la  justice  ni  avec  le  bien  de 
la  nation,  qu'ils  se  vantaient  de  servir,  mais  que  leur 
unique  préoccupation  était  d'acquérir  les  roubles  qu'on 
leur  payait  pour  accomplir  ces  basses  besognes,  d'où 
résultait  tant  de  souffrance  et  de  dépravation. 

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RÉSURRECTION  89 

«  Au  fait,  est-ce  que  tout  cela  ne  serait  pas  vraiment 
la  conséquence  d'un  malentendu  ?  Est-ce  qu'on  ne  pour- 
rait pas  s'arranger  pour  garantir  à  tous  ces  fonction- 
naires leurs  traitements  et  même  pour  leur  offrir  une 
prime,  à  la  condition  qu'ils  s'abstinssent  désormais  de 
ces  néfastes  besognes  que  les  malheureux  se  croient 
tenus  d'accomplir  pour  gagner  leur  argent?  »  Ainsi  son- 
geait Nekhludov;  et  c'est  au  milieu  de  ces  songeries  que 
le  sommeil  vint  enfin  le  prendre,  au  petit  jour,  en  dépit 
des  punaises  qui,  depuis  qu'il  s'était  couché,  couraient 
autour  de  lui  comme  des  fourmis  dans  une  four- 
milière. 


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CEIAPITRE     XX 


Le  lendemain  matin,  vers  neuf  heures,  quand  Nekhlu- 
dov  se  réveilla,  la  corpulente  hôtesse  lui  remit  une 
enveloppe  qu'avait  apportée  pour  lui,  depuis  deux  heures 
déjà,  un  des  soldats  attachés  à  Fétape.  C'était  un  billet 
écrit  par  Marie  Pavlovna. 

La  jeune  fille  annonçait  à  Nekhludov  que  Taccident 
arrivé  la  veille  à  Kriltzov  était  beaucoup  plus  sérieux 
qu'on  ne  l'avait  cru.  «  Nous  avons  eu  Tidée  de  le  faire 
rester  ici  un  jour  ou  deux  et  d'y  rester  avec  lui  ;  mais  on 
ne  nous  Fa  point  permis  ;  de  telle  sorte  que  nous  l'em- 
menons avec  nous  ;  mais  nous  avons  bien  peur.  Ne  pour- 
riez-vous  pas  obtenir  que,  si  son  état  le  force  à  rester 
à  S...  (c'était  l'étape  suivante  du  convoi),  un  de  nous 
soit  autorisé  à  rester  près  de  lui  ?  Si,  par  hasard,  cette 
autorisation  était  de  nouveau  refusée,  et  si  vous  jugiez 
que,  en  devenant  la  femme  de  Kriltzov,  je  pourrais 
avoir  la  permission  de  rester  près  de  lui,  je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  dire  que  je  consentirais  fort  bien  à  cette 
formalité.  » 

Nekhludov  fit  atteler  sa  voiture  et  se  hâta  de  préparer 
sa  valise.  Il  n'avait  pas  encore  fini  de  boire  son  second 
verre  de  thé  quand  il  entendit,  sur  le  sol  gelé  de  la 
route,  sonore  comme  le  pavé,  retentir  le  bruit  des  roues 
de  la  troïka  qui  venait  le  chercher.  Il  paya  sa  note, 
monta  dans  la  voiture,  et  dit  au  cocher  d'aller  aussi  vite 
que  possible,  afin  de  rejoindre  au  plus  tôt  le  convoi. 


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RÉSURRECTION  91 

Et  le  fait  est  qu'après  une  heure  de  bon  trot  il  vit 
devant  lui,  sur  la  route,  la  file  noire  des  voitures  qui 
emmenaient,  avec  les  bagages  de  tout  le  convoi,  les  pri- 
sonniers malades  et  les  condamnés  politiques.  L'officier, 
comme  la  veille,  était  parti  en  avant  pour  diriger  et 
surveiller  la  marche  des  piétons.  Derrière  les  voitures, 
et  tout  autour  d'elles,  sur  les  deux  côtés  de  la  route,  des 
soldats  marchaient  d'un  pas  vif  et  gai,  en  hommes  qui 
avaient  bu  un  bon  coup  avant  de  partir. 

Les  voitures  étaient  en  grand  nombre,  au  moins  une 
vingtaine.  Dans  les  dernières,  celles  que  Nekhludov 
rencontra  d'abord,  se  trouvaient  entassés,  six  par  six, 
les  condamnés  de  droit  commun  ;  dans  les  premières  se 
tenaient,  trois  par  trois,  les  condamnés  politiques. 
Novodvorov  voyageait  en  compagnie  de  Markel  et  de  la 
Grabetz  ;  Emilie  Rantzev  et  Nabatoy  avaient  près  d'eux 
la  femme  enceinte  à  qui  Marie  Pavlovna  avait  cédé  sa 
place.  Enfin,  dans  une  troisième  voiture,  Nekhludov  vit 
Kriltzov  étendu  sur  une  couche  de  paille,  avec  des  cous- 
sins sous  la  tête  ;  près  de  lui  était  assise,  sur  le  rebord 
de  la  voiture,  Marie  Pavlovna. 

Nekhludov  ordonna  à  son  cocher  de  s'arrêter,  descen- 
dit de  sa  voiture,  et  s'approcha  de  celle  où  était  Kriltzov. 
Les  soldats  qui  entouraient  la  voiture  lui  firent  signe 
d'avoir  à  s'écarter  ;  mais  il  était  accoutumé  déjà  à  ne 
tenir  aucun  compte  de  ce  genre  d'avertissements  ;  et  en 
effet  les  soldats,  après  leur  première  protestation,  le 
laissèrent  marcher  près  de  la  voiture  aussi  longtemps 
qu'il  voulut. 

Enveloppé  dans  sa  pelisse  et  coiffé  de  sa  casquette 
de  peau  d'agneau,  avec  un  mouchoir  noué  autour  de 
la  bouche,  Kriltzov  semblait  avoir  encore  maigri  et  pâli. 
Ses  yeux,  seuls  vivants  dans  tout  son  visage,  brillaient 
d'un  éclat  qui  les  faisait  paraître  agrandis  démesuré- 
ment. Sans  cesse  secoué  par  les  cahots  de  la  voiture,  il 
regardait  devant  lui  avec  une  expression  de  vive  souf- 
france; et  quand  Nekhludov  lui  demanda  comment  il  se 
sentait,  il  se  borna  à  fermer  un  instant  les  yeux,  puis 

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92  RÉSURRECTION 

tourna  la  tête  d'un  air  irrité.  Toutes  les  énergies  de 
son  être,  évidemment,  il  les  concentrait  à  supporter  les 
chocs  de  la  voiture. 

Marie  Pavlovna,  dès  qu'elle  avait  aperçu  Nekhludov, 
lui  avait  adressé  un  regard  où  il  avait  lu  clairement 
toute  son  inquiétude  ;  mais,  aussitôt  après,  elle  s'était 
mise  à  lui  parler  du  ton  le  plus  calme  et  le  plus  enjoué 
qu'elle  pouvait. 

—  Une  bonne  nouvelle!  —  s'était-elle  écriée,  assez 
haut  pour  dominer  le  bruit  des  roues.  —  Figurez-vous 
que  l'officier  aura  eu  honte  !  Il  a  fait  enlever  les  menottes 
au  père  de  la  petite  fille,  ce  matin,  et  l'a  autorisé  à  por- 
ter son  enfant.  Moi,  c'est  Véra  qui  a  consenti  à  me  céder 
sa  place  !  Et  voilà  comment  je  roule  en  voiture,  tandis 
qu'elle  marche  à  pied,  devant  nous,  avec  Simonson 
et  Katia. 

Puis  il  y  eut  plusieurs  minutes  de  silence  ;  et  tout  à 
coup  Kriltzov,  repoussant  le  mouchoir  qui  lui  couvrait 
la  bouche,  prononça  quelques  mots  que  ni  Marie  Pav- 
lovna, ni  Nekhludov  ne  parvinrent  à  entendre.  Le 
malade  les  regarda  alors  d'un  regard  impatienté,  et  de 
nouveau  ferma  les  yeux,  faisant  effort  sur  lui-même  pour 
ne  point  tousser.  Marie  Pavlovna  se  pencha  sur  lui,  ten- 
dit son  oreille  ;  et  Kriltzov,  se  redressant,  murmura  : 

—  Maintenant  je  me  sens  beaucoup  mieux!  Si  je  ne 
prends  pas  froid,  je  suis  tiré  d'affaire  ! 

Puis,  se  tournant  vers  Nekhludov  avec  un  pénible 
sourire  : 

—  Eh  !  bien,  et  où  en  est  le  problème  des  trois  corps? 
Avez-vous  trouvé  une  solution  ? 

Nekhludov  le  regardait  avec  anxiété,  ne  comprenant 
pas  ce  qu'il  voulait  dire;  mais  Marie  Pavlovna  lui 
expliqua  que  les  savants  appelaient  ainsi  un  problème 
concernant  les  relations  astronomiques  du  soleil,  de 
la  terre,  et  de  la  lune,  et  que  Kriltzov,  la  veille  déjà, 
avait  imaginé  par  plaisanterie  de  comparer  à  ce  pro- 
blème celui  des  relations  sentimentales  de  Nekhludov,  de 
Simonson  et  de  la  Maslova.  Kriltzov  fit  un  signe  de 
tète  pour  confirmer  l'explication  de  la  jeune  fille. 

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RÉSURRECTION  93 

—  La  solution  ne  dépend  pas  de  moi  !  —  dit  Nekh- 
ludov. 

—  Vous  avez  reçu  mon  billet  ?  Vous  ferez  ce  que  je 
vous  ai  demandé?  —  demanda  Marie  Pavlovna. 

—  Comptez  sur  moi  I  —  répondit  Nekhludov. 

Puis,  croyant  voir  que  le  visage  de  Kriltzov  se  con- 
tractait de  nouveau,  comme  si  cet  entretien  où  il  ne  pou- 
vait prendre  part  Teût  importuné,  Nekhludov  s'écarta  et 
regagna  sa  voiture.  L'allusion  de  Kriltzov  lui  avait 
remis  en  mémoire  sa  propre  situation,  qu'il  s'était, 
depuis  la  veille,  efforcé  d'oublier;  et  un  désir  lui  était 
venu  de  rejoindre  au  plus  vite  Katucha,  pour  avoir  avec 
elle  un  entretien  décisif.  De  nouveau  il  ordonna  au 
cocher  de  faire  trotter  ses  chevaux,  et  c'est  avec  un 
serrement  de  cœur  qu'il  aperçut  devant  lui,  après  deux  ou 
trois  verstes  de  course,  le  fichu  bleu  qui  couvrait  la  tête 
de  la  Maslova.  La  jeune  femme  marchait  à  l'arrière  du 
convoi,  en  compagnie  de  Véra  Efremovna  et  de  Simon- 
son,  qui  paraissait  en  train  d'expliquer  quelque  chose  à 
ses  deux  compagnes,  avec  force  gestes  de  ses  longs  bras 
maigres. 

Quand  Nekhludov  les  eut  rejoints,  les  deux  femmes  le 
saluèrent  en  souriant,  et  Simonson  ôta  sa  casquette  avec 
un  empressement  tout  particulier.  Mais  Nekhludov,  en 
les  voyant  ainsi  réunis,  ne  se  sentit  pas  le  courage  de 
leur  parler.  Au  moment  de  faire  arrêter  sa  voiture,  il  se 
ravisa  :  et  il  ne  tarda  pas  à  dépasser  le  convoi,  qui 
se  traînait  le  long  de  la  route  avec  son  accompagne- 
ment ordinaire  de  cris,  de  rires,  et  de  bruits  de  chaînes. 

La  route  que  suivait  sa  voiture  le  conduisit  dans  une 
sombre  forêt,  où  des  bouleaux  et  des  mélèzes  offrirent  à 
ses  yeux  les  mille  nuances  diverses  du  jaune  de  leurs 
feuilles.  Puis  la  forêt  disparut;  des  deux  côtés  de  la 
route  s'étendirent  d'immenses  champs  ;  et,  dans  le  loin- 
tain, Nekhludov  aperçut  les  coupoles  et  les  croix  dorées 
d'un  monastère. 

Cependant  le  jour  s'était  brusquement  égayé,  les 
nuages  s'étaient  dispersés,  le  soleil  avait  surgi  au-des- 

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94  RÉSURRECTION 

SUS  des  champs  ;  et  le  givre,  et  la  boue  gelée  de  la  route, 
et  les  coupoles  et  les  croix  brillaient  doucement  ;  et  cette 
lumière  faisait  paraître  plus  immense  encore  Fétendue 
des  plaines,  jusqu'à  la  ligne  bleue  des  montagnes  bar- 
raient r  horizon. 

Enfin  la  troïka  entra  dans  un  grand  village,  faubourg 
de  la  ville  où  se  rendait  Nekhludov.  La  rue  de  ce  vil- 
lage était  pleine  de  passants,  russes  et  étrangers,  mon- 
trant une  variété  extraordinaire  de  costumes  et  de 
coiffures.  Des  groupes  bavardaient,  se  querellaient, 
riaient,  devant  la  porte  des  boutiques,  des  hôtelleries 
et  des  cabarets.  Des  chariots  se  traînaient  lourdement, 
ou  se  tenaient  arrêtés  au  milieu  du  chemin.  Tout  faisait 
sentir  le  voisinage  de  la  ville. 

Après  s'être  redressé  sur  son  siège,  de  façon  à  se 
montrer  sous  Taspect  le  plus  avantageux,  le  cocher 
fouetta  ses  chevaux,  et  réussit  à  leur  faire  traverser  en 
courant  la  longue  rue  du  village,  malgré  cette  foule  qui 
la  remplissait.  La  troïka  ne  s'arrêta  que  sur  la  rive  d'un 
fleuve,  qui  séparait  le  village  de  la  ville,  et  que  Ton 
traversait  sur  un  large  bac. 

Le  bac  se  trouvait  alors  au  milieu  du  fleuve,  s'avançant 
vers  la  rive  où  était  Nekhludov.  Une  vingtaine  de  cha- 
riots étaient  là  qui  Tattendaient  ;  mais  les  deux  hommes 
qui  conduisaient  le  bac  firent  signe  au  cocher  de  Nekhlu- 
dov qu'il  pourrait  faire  entrer  sa  voiture  avant  toutes 
les  autres.  Et  quand  le  bac  fut  rempli,  ils  fermèrent  la 
barrière  qui  y  donnait  accès,  sans  s'inquiéter  des  pro- 
testations des  nombreux  charretiers  dont  les  voitures 
n'avaient  put  trouver  place. 

Et,  lentement,  le  bac  se  mit  à  glisser  à  la  surface  de 
l'eau,  sans  autre  bruit  que  celui  des  vagues  se  brisant 
sur  ses  bords,  et,  par  moments,  celui  des  sabots  de 
chevaux  frappant  le  plancher. 


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CHAPITRE  XXI 


Nekhludov  se  tenait  debout  au  bord  du  bac,  les  yeux 
fixés  sur  Feau  rapide  du  fleuve.  Son  imagination  lui 
représentait,  tour  à  tour,  deux  images  :  l'image  de 
Kriltzov,  agonisant  sur  la  paille  de  la  voiture  avec  son 
regard  irrité,  et  l'image  de  Katucha,  marchant  d'un  pas 
alerte  le  long  de  la  route,  en  compagnie  de  Wladimir 
Simonson. 

Et  Tune  de  ces  deux  images,  celle  de  Kriltzov  ne  se 
résignant  pas  à  la  mort,  était  effrayante  et  lamentable  ; 
l'autre  image,  celle  de  Katucha  ayant  trouvé  pour 
l'aimer  un  homme  tel  que  Simonson,  et  marchant  dans 
la  voie  du  bien  du  même  pas  alerte  dont  elle  marchait 
le  long  de  la  route,  cette  image-là  n'avait  en  soi  rien 
que  de  gai  et  de  réconfortant.  Et  cependant  les  deux 
images  étaient  pour  Nekhludov  également  cruelles,  et  il 
ne  parvenait  pas  à  les  chasser  de  son  esprit,  et  elles  s'y 
mêlaient,  pour  produire  une  impression  totale  de  lourde 
tristesse. 

De  la  ville,  le  vent  apporta  le  son  argentin  d'une 
cloche,  annonçant  quelque  office.  Le  cocher  de  Nekhlu- 
dov et  tous  les  autres  passagers  se  découvrirent  et 
firent  le  signe  de  la  croix.  Seul  un  petit  vieillard  en 
haillons  resta  couvert  et  se  tint  immobile,  les  mains 
derrière  le  dos. 

—  Eh  bien,  et  toi,  le  vieux,  tu  ne  pries  pas?  — 
demanda  le  cocher  de  Nekhludov  après  avoir  remis  sa 
casquette.  —  Tu  n'es  donc  pas  baptisé  ? 

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96  RÉSURKECTION 

—  Prier  ?  Et  qui  prierais-je  ?  —  fît  le  vieillard  loque- 
teux, en  s*avançant  vers  le  cocher  et  en  le  fixant  dans 
les  yeux. 

—  Voilà  une  question!  Et  Dieu,  tu  n'y  crois  donc 
pas? 

* —  Et  toi,  tu  le  connais?  Tu  sais  où  il  est? 
Il  y  avait  quelque  chose  de  si  sérieux  et  de  si  dur 
dans  l'expression  du  vieillard,  que  le  cocher,  évidem- 
ment, se  sentit  quelque  peu  intimidé.  Mais  un  cercle 
s'était  formé  autour  de  lui,  de  sorte  qu'il  poursuivit 
l'entretien,  afin  de  paraître  avoir  le  dernier  mot. 

—  Où  est  Dieu  ?  Imbécile,  tout  le  monde  sait  qu'il  est 
au  ciel  ! 

—  Tu  l'y  as  vu,  peut-être?  Tu  as  été  au  ciel  ? 

—  Pour  y  avoir  été,  je  n'y  ai  pas  été  !  Mais  tout  le 
monde  sait  qu'on  doit  prier  Dieu. 

—  Personne  n'a  jamais  vu  Dieu  !  C'est  son  Fils 
Unique,  siégeant  au  sein  du  Père,  qui  l'a  dit  !  —  reprit 
le  vieillard,  de  sa  voix  sévère,  en  fronçant  les  sourcils. 

—  Alors,  comme  ça,  tu  n'es  pas  chrétien  ?  Tu  es  un 
idolâtre  ?  —  demanda  Iç  cocher.  Il  se  détourna  et  cracha, 
en  signe  de  mépris. 

—  De  quelle  religion  es-tu,  petit  père  ?  —  demanda 
au  vieillard  un  charretier  qui  se  tenait  là,  à  côté  de  ses 
chevaux. 

—  De  religion,  je  n'en  ai  aucune.  Je  ne  crois  en  per- 
sonne qu'en  moi,  —  répondit  le  vieillard,  avec  son 
regard  courroucé. 

—  Et  comment  peut-on  croire  en  soi-même?  — 
demanda  Nekhludov,  de  plus  en  plus  intrigué  par 
l'étrange  personnage. 

—  C'est  la  seule  manière  de  ne  pas  se  tromper  1 

—  Mais  alors  d'où  vient  qu'il  y  ait  tant  de  religions' 
diverses. 

—  Cela  vient  de  ce  que  l'on  croit  dans  les  autres  !  Et 
moi  aussi,  j'ai  cru  dans  les  autres,  et  j'ai  erré  comme 
dans  une  forêt;  je  me  suis  tellement  embrouillé  que  j'ai 
cru  que  jamais  je  ne  retrouverais  mon  chemin.  Des 
vieux-croyants  et  des  nouveaux-croyants,  et  des  sabba- 

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RÉSURRECTION  97 

listes,  et  des  chlistes,  et  des  popovistes,  et  des  non- 
popovistes,  et  des  skoptzy  !  j'en  ai  vu,  et  de  toutes  les 
sortes.  Et  pas  une  religion  qui  ne  prétende  être  la  seule 
bonne  !  Des  religions,  il  y  en  a  beaucoup,  mais  TEsprit 
est  un.  Il  est  le  même  en  moi,  et  en  toi,  et  en  eux  !  Et 
cela  veut  dire  que  chacun  doit  croire  dans  TEsprit  qui 
est  en  lui,  et  qu'ainsi  tout  le  monde  pourra  se  trouver 
réuni  ! 

Le  vieillard  parlait  d'une  voix  sans  cesse  plus  haute, 
en  promenant  son  regard  autour  de  lui,  comme  s'il  vou- 
lait se  faire  entendre  du  plus  grand  nombre  possible 
de  personnes. 

—  Y  a-t-il  longtemps  que  vous  prêchez  ainsi  ?  —  lui 
demanda  Nekhludov. 

—  Moi  ?  Oh  !  très  longtemps  !  Voilà  vingt-trois  ans 
qu'on  me  persécute  ! 

—  Et  comment  cela? 

—  Oui,  comme  on  a  persécuté  le  Christ,  on  me  per- 
sécute! On  m'arrête,  on  me  traîne  devant  les  juges,  les 
prêtres,  les  scribes  et  les  pharisiens  ;  on  me  met  dans 
des  maisons  de  fous.  Mais  on  ne  peut  rien  me  faire, 
parce  que  je  suis  libre.  —  Comment  t'appelles-tu  ?  — 
qu'on  me  demande.  On  se  figure  que  je  porte  un  nom  ; 
mais  je  n'en  porte  aucun,  j'ai  renoncé  à  tout  ;  je  n'ai  ni 
nom,  ni  pays,  ni  patrie,  je  n'ai  rien,  je  n'ai  que  moi  ! 
—  Comment  on  m'appelle  ?  Un  Homme  !  —  Et  quel  âge 
as-t;i?  —  Moi,  que  je  réponds,  je  ne  compte  pas  mon 
âge,  et  d'ailleurs  je  n'ai  pas  d'âge,  parce  que  l'Esprit  qui 
est  en  moi  a  toujours  existé  et  existera  toujours.  —  Et 
ton  père  ?  qu'on  me  dit,  et  ta  mère?  —  Non,  non,  je  leur 
dis  :  chez  moi,  il  n'y  a  ni  père  ni  mère,  excepté  Dieu  et 
la  terre.  Dieu,  c'est  mon  père;  la  terre,  c'est  ma  mère. 
~  Et  le  tsar,  qu'on  me  dit,  tu  ne  le  reconnais  pas  ?  — 
Pourquoi  ne  le  reconnaîtrais-je  pas?  Il  règne  de  son 
côté  et  moi  du  mien  !  —  Tiens,  qu'on  me  dit,  impossible 
de  parler  avec  toi  !  —  Mais,  que  je  leur  réponds,  je  ne 
te  demande  pas  de  parler  avec  moi.  Et  alors  ils  se 
mettent  à  me  martyriser. 

—  Mais  maintenant,  où  vas-tu? — demanda  Nekhludov* 

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98  RÉSURRECTION 

—  Je  vais  où  Dieu  me  conduira.  Je  travaille  ;  et  quand 
je  ne  trouve  pas  à  travailler,  je  mendie  !  —  répondit  le 
vieillard,  en  même  temps  qu'il  promenait  autour  de  lui 
un  regard  de  triomphe. 

Déjà  le  bac  abordait  à  l'autre  rive.  Nekhludov-  tira  son 
porte-monnaie,  et  offrit  au  vieillard  une  pièce  d'argent. 
Mais  le  vieillard  refusa  de  la  prendre. 

—  De  ça,  je  n'en  reçois  pas  !  Je  ne  reçois  que  du 
pain  !  —  dit-il. 

—  Excuse-moi! 

—  Je  n'ai  pas  à  t'excuser.  Tu  ne  m'as  pas  offensé.  Et 
d'ailleurs  personne  ne  peut  m'offenser  !  —  dit  le  vieil- 
lard en  ramassant  son  sac  déposé  à  ses  pieds. 

La  foule,  sur  le  bac,  de  nouveau  s'agitait.  On  tirait  les 
voitures,  on  attelait  les  chevaux. 

—  Vous  avez  de  la  bonté  de  reste,  barine,  pour  aller 
faire  la  conversation  avec  des  gens  comme  ça  !  —  dit  à 
Nekhludov  le  cocher,  en  sortant  du  bac.  —  Si  on  devait 
les  écouter  tous,  ces  vagabonds  ! 


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CHAPITRE  XXII 


Quand  la  voiture  fut  arrivée  sur  le  quai,  le  cocher  se 
tourna  de  nouveau  vers  Nekhludov  : 

—  A  quel  hôtel  allez-vous  ? 

—  Je  ne  sais  pas.  Quel  est  le  meilleur  hôtel  ? 

—  Le  meilleur,  c'est  la  Sibérie,  Mais  chez  Dukov  on 
est  bien  aussi. 

—  Mène-moi  où  tu  voudras  ! 

Le  cocher  fouetta  ses  chevaux,  et  la  voiture  s'engagea 
dans  les  rues  de  la  ville.  Cette  ville  était  pareille  à  toutes 
les  villes  :  on  y  voyait  les  mêmes  maisons  aux  toits 
plats,  la  même  grande  église,  les  mêmes  boutiques,  — 
qui,  dans  la  rue  élégante,  devenaient  des  magasins,  — 
les  mêmes  passants  et  les  mêmes  sergents  de  ville.  La 
seule  différence  était  que  la  plupart  des  maisons  étaient 
construites  en  bois,  et  que  les  rues  n'étaient  point 
pavées. 

Dans  la  plus  animée  de  toutes  ces  rues,  le  cocher 
arrêta  sa  ^ro^Âa  devant  le  perron  d'un  hôtel  ;  mais  l'hôtel 
était  comble,  et  Ton  dut  se  remettre  en  route  pour  en 
chercher  un  autre. 

Enfin  Nekhludov  parvint  à  se  loger.  Pour  la  première 
fois  depuis  deux  mois,  il  retrouva  ses  anciennes  habi- 
tudes de  propreté  et  de  bien-être.  Non  que  la  chambre 
qu'il  loua  dans  l'hôtel  de  Dukov  fût  d'un  luxe  particu- 
lier, mais  du  moins  elle  était  habitable  ;  et  sa  vue  lui 
causa  un  vrai  soulagement,  au  sortir  de  chambres  d'au- 
berge qu'il  avait  habitées  les  nuits  précédentes.  Avant 

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iOO  RÉSURRECTION 

de  penser  à  toute  autre  chose,  il  avait  hâte  de  se  défaire 
de  ses  poux,  qui  Favaient  persécuté  avec  une  ténacité 
extraordinaire  durant  tout  son  voyage  d'étape  en  étape. 
Aussi,  lorsqu'il  eut  installé  ses  effets,  s'empressa-t-il  de 
se  faire  conduire  dans  une  maison  de  bains,  où  il  passa 
plus  d'une  heure  à  se  nettoyer.  Puis,  revenu  à  l'hôtel,  il 
revêtit  son  costume  de  ville,  une  chemise  empesée,  un 
pantalon  de  drap  gris,  une  redingote  et  un  pardessus, 
afin  de  se  rendre  chez  le  gouverneur.    - 

Un  fiacre,  attelé  d'un  vigoureux  petit  cheval  khirguize, 
le  mena  au  trot  jusque  dans  la  cour  d'une  grande  et 
belle  maison,  devant  laquelle  se  tenaient  deux  faction- 
naires et  des  sergents  de  ville.  La  maison  était  entourée 
d'un  jardin  où,  parmi  les  troncs  dénudés  des  bouleaux 
et  des  trembles,  apparaissait  la  sombre  verdure  des 
sapins. 

Le  gouverneur  était  souffrant,  et  ne  recevait  pas. 
Mais  Nekhludov  pria  le  valet  de  chambre  de  lui  porter 
sa  carte  ;  et  le  valet  revint,  avec  un  sourire  aimable,  lui 
annoncer  que  Son  Excellence  l'invitait  à  entrer. 

L'antichambre,  le  valet,  l'escalier,  le  salon  au  parquet 
ciré,  tout  cela  ressemblait  aux  maisons  de  Péter sbourg, 
mais  avec  plus  de  grandeur  et  moins  de  propreté. 
Nekhludov  n'eut  point,  d'ailleurs,  à  attendre  longtemps 
dans  l'énorme  salon  :  à  peine  s'y  était-il  assis  qu'on  le 
pria  de  passer  che»  le  gouverneur. 

Ce  fonctionnaire,  vêtu  d'une  robe  de  chambre  jaune, 
une  cigarette  en  main,  était  occupé  à  boire  du  thé  dans 
un  verre  garni  d'argent.  C'était  un  gros  homme  san- 
guin, chauve,  avec  un  nez  rouge,  et  des  veines  sail- 
lantes sur  le  front. 

—  Veuillez  m'excuser,  prince,  de  vous  recevoir  en 
robe  de  chambre  ;  mais  mieux  vaut  vous  recevoir  dans 
cette  tenue  que  de  ne  pas  vous  recevoir  du  tout  !  —  dit- 
il  en  souriant,  tandis  qu'il  se  renfonçait  dans  son  grand 
fauteuil.  —  Je  suis  souffrant,  et  forcé  de  garder  la 
chambre.  Et  qu'est-ce  qui  nous  vaut  le  plaisir  de  Vous 
voir  dans  notre  lointain  royaume  ? 

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RÉSURRECTION  401 

—  J'accompagne  un  convoi  de  prisonniers  où  se 
trouve  une  personne  qui  me  touche  de  près,  —  répondit 
Nekhludov  ;  —  et  c'est  précisément  à  cette  personne  que 
se  rapporte  une  des  deux  requêtes  que  je  voudrais  pré- 
senter à  Votre  Excellence. 

Le  gouverneur  étendit  les  jambes,  but  une  gorgée  de 
thé,  secoua  la  cendre  de  sa  cigarette  dans  un  cendrier 
de  malachite  ;  et,  fixant  sur  Nekhludov  ses  petits  yeux 
.  humides  et  brillants,  il  se  mit  à  l'écouter  avec  la  plus 
vive  attention.  Deux  fois  seulement  il  l'interrompit  pour 
lui  offrir  un  verre  de  thé  et  pour  l'inviter  à  fumer. 

Ce  général  appartenait  à  l'espèce  de  ces  fonctionnaires 
intelligents  qui,  par  nature,  sont  enclins  à  juger  pos- 
sible d'introduire  dans  leur  profession  une  part  d'hu- 
manité et  de  tolérance.  Mais,  comme  la  nature  lui  avait 
donné  aussi  un  grand  fonds  de  bonté  et  de  sagesse, 
et  il  n'avait  point  tardé  à  sentir  la  vanité  des  efforts 
qu'il  avait  faits  dans  ce  sens  ;  et,  pour  échapper  à  la 
conscience  de  la  contradiction  intérieure  où  il  se  trou- 
vait, il  s'était  adonné  sans  cesse  davantage  à  l'habitude 
de  boire  de  l'eau-de-vie.  Cette  habitude  était  devenue 
chez  lui  si  forte  qu'après  trente-cinq  ans  de  service  dans 
l'armée  et  dans  l'administration  il  était  devenu  ce  que 
les  médecins  appellent  un  «  alcoolique  ».  Il  était  tout 
imprégné  d'eau-de-vie,  au  point  qu'un  petit  verre  d'alcool 
ou  de  vin  suffisait  à  le  mettre  en  état  d'ivresse.  Mais, 
par  ailleurs,  il  ne  pouvait  s'empêcher  de  boire  ;  et 
ainsi,  tous  les  jours  de  sa  vie,  à  l'approche  du  soir,  il 
se  trouvait  absolument  ivre. 

Il  s'était  cependant  si  bien  adapté  à  cette  situation 
que  jamais  on  ne  le  voyait  tituber,  et  que  jamais  non 
plus  on  ne  Tentendait  dire  des  choses  incohérentes  : 
encore  que,  même  s'il  eût  dit  de  telles  choses,  la  haute 
position  qu'il  occupait  n'eût  permis  à  personne  de  s'en 
apercevoir.  Mais  c'était  seulement  le  matin,  à  l'heure  où 
Nekhludov  s'était  présenté  chez  lui,  c'était  alors  seule- 
ment qu'il  ressemblait  à  un  homme  sensé  et  était  capable 
de  bien  comprendre  ce  qu'on  lui  disait. 

Les  autorités  supérieures  dont  il  dépendait  n'igno- 

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102  RÉSURRECTION 

raient  point  ses  habitudes  d'intempérance.  Mais  eHes 
savaient  aussi  qu'il  était  plus  intelligent  que  la  plupart 
de  ses  collègues,  et  plus  cultivé,  bien  que  sa  culture  se 
fût  arrêtée  à  la  date  où  il  avait  été  envahi  par  Tivrogne- 
rie.  On  savait  qu'il  était  hardi,  adroit,  représentatif;  on 
savait  que,  même  ivre,  il  était  capable  de  garder  de  la 
tenue.  Et,  en  raison  de  tout  cela,  on  Tavait  laissé  avancer 
de  grade  en  grade,  jusqu'à  ce  poste  de  gouverneur  qu'il 
occupait  à  présent. 


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CHAPITRE  XXIII 


Nekhludov  raconta  au  gouverneur  comment  la  prison- 
nière qui  l'intéressait  avait  été  injustement  condamnée,  et 
comment  elle  avait  signé,  avant  de  partir  pour  la 
Sibérie,  un  recours  en  grâce  adressé  à  Tempereur. 

—  Parfait  !  —  fît  le  gouverneur,  après  l'avoir  soigneu- 
sement écouté.  —  Et  alors  ? 

—  On  m'a  promis  que  le  recours  en  grâce  serait  exa- 
miné le  plus  rapidement  possible,  et  que  la  décision 
impériale  nous  parviendrait  ici  même,  dans  le  courant 
de  ce  mois... 

Sans  cesser  de  tenir  les  yeux  fixés  sur  Nekhludov,  le 
gouverneur  étendit  vers  la  table  sa  grosse  main  aux 
doigts  courts,  pressa  un  timbre  et  se  remit  à  écouter 
en  silence. 

—  Alors,  je  voudrais  demander  à  Votre  Excellence, 
si  la  chose  est  possible,  de  faire  en  sorte  que  Ton  garde 
ici  cette  prisonnière  jusqu'au  moment  où  l'on  connaîtra 
la  réponse  à  son  recours  en  grâce... 

Nekhludov  fut  interrompu  par  l'entrée  d'un  valet  de 
chambre,  en  grande  tenue  militaire. 

—  Va  donc  demander  si  Anna  Vassilievna  est  levée  ! 
—  dit  le  gouverneur  au  valet  de  chambre,  —  et  apporte 
encore  du  thé  ! 

Puis,  se  retournant  vers  Nekhludov  : 

—  Et  ensuite  ? 

—  Ma  seconde  requête,  —  poursuivit  Nekhludov,  — 

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104  RÉSURRECTION 

concerne  un  condamné  politique  qui  fait  partie  du  même 
convoi. 

—  Ah  !  bah  !  —  dit  le  gouverneur,  avec  un  signe  de 
tète  aimablement  grondeur. 

—  Ce  malheureux  est  très  malade,  il  est  mourant.  On 
va  sans  doute  le  laisser  ici  à  Tinfirmerie.  Et  une  de  ses 
compagnes,  une  condamnée  politique,  voudrait  avoir  la 
permission  de  rester  près  de  lui. 

—  Elle  n'est  pas  sa  parente  ? 

—  Non,  mais  elle  est  prête  à  se  marier  avec  lui,  si 
elle  peut,  à  ce  prix,  obtenir  Tautorisation  de  lui  tenir 
compagnie. 

Le  Gouverneur,  sans  rien  dire,  continuait  à  considérer 
Nekhludov  de  ses  yeux  brillants,  comme  s'il  avait  cher- 
ché à  l'intimider  par  la  force  de  son  regard. 

Quand  Nekhludov  se  tut,  attendant  sa  réponse,  il  se 
leva  de  son  fauteuil,  alla  prendre  un  livre  dans  sa  biblio- 
thèque, le  feuilleta  rapidement,  et  passa  quelques  mi- 
nutes à  y  lire  un  passage  qu'il  suivait  du  doigt. 

—  Cette  femme,  à  quoi  est-elle  condamnée  ?  — 
demanda-t-il  enfin  en  relevant  les  yeux. 

—  Aux  travaux  forcés. 

—  Eh  !  bien,  la  situation  du  condamné  ne  serait  nulle- 
ment modifiée  par  l'effet  de  son  mariage. 

—  Mais,  c'est  que... 

—  Permettez  !  Si  même  cette  femme  se  mariait  avec 
un  homme  libre,  elle  devrait  continuer  à  subir  sa  peine. 
La  question  est  de  savoir  si  c'est  elle  ou  lui  qui  est  con- 
damné à  la  peine  la  plus  forte  ? 

—  Tous  deux  sont  condamnés  à  la  même  peine,  les 
travaux  forcés  à  perpétuité. 

—  Eh  bien,  voilà  une  affaire  réglée  !  — dit  en  souriant 
le  gouverneur.  —  Leur  mariage  ne  saurait  rien  changer, 
ni  pour  lui  ni  pour  elle.  Lui,  s'il  est  malade,  on  pourra  le 
garder  ici,  et,  naturellement,  on  fera  tout  ce  qui  sera  pos- 
sible pour  améliorer  son  état  ;  mais  elle,  si  même  elle  se 
mariait  avec  lui,  elle  serait  forcée  de  suivre  le  convoi... 

—  La  générale  est  levée  et  vient  de  descendre  pour 
le  déjeuner  I  —  annonça  le  valet  de  chambre. 

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RÉSURRECTION  105 

Le  gouverneur  hocha  la  tête  et  poursuivit  : 

—  Au  reste,  je  vais  encore  y  songer.  Comment 
s'appellent  ces  condamnés  ?  Tenez,  voudriez-vous  ins- 
crire leurs  noms,  là,  sur  ce  papier  ? 

Nekhludov  inscrivit  les  noms. 

—  Et  cela  non  plus,  je  ne  puis  pas  le  permettre  !  —  dit 
le  gouverneur  lorsque  Nekhludov  lui  eut]  demandé  pour 
lui-même  l'autorisation  de  voir  le  malade.  Ne  croyez 
pas,  au  moins,  que  je  vous  soupçonne  !  —  reprit-il,  — 
mais  je  vois  ce  qui  en  est.  Vous  vous  intéressez  à  ces 
gens-là,  vous  voulez  leur  rendre  service,  et  puis  vous 
avez  de  Targent.  Or,  ici,  chez  nous,  tout  est  à  vendre. 
On  me  dit  souvent  :  vous  devriez  essayer  de  déraciner 
la  vénalité!  Mais  comment  la  déracinerais-je,  quand, 
du  haut  en  bas,  tout  le  monde  se  vend?  Et  puis,  allez 
donc  surveiller  des  fonctionnaires  sur  une  étendue  de 
5.000  verstes  !  Chacun  d'eux  est  un  petit  tsar,  tout 
comme  moi  ici  !  —  ajouta  le  gouverneur  avec  un  gros 
rire.  —  Oui,  je  vois  ce  que  c'est!  sur  tout  votre  trajet, 
vous  avez  été  admis  à  voir  les  condamnés  politiques, 
vous  avez  donné  des  pourboires,  et  on  vous  a  laissé 
passer?  C'est  bien  ainsi,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  c'est  vrai  ! 

—  Je  comprends  que  vous  ayez  fait  cela  :  vous  avez 
fait  ce  que  vous  deviez  faire.  Vous  vouliez  voir  un  con- 
damné politique,  vous  employiez  les  moyens  nécessaires 
pour  le  voir.  Et  l'officier  de  police  ou  le  gardien  du  con- 
voi, lui,  vous  laissait  entrer  moyennant  un  pourboire, 
parce  que  sa  solde  ne  lui  permettait  pas  de  faire  vivre 
sa  famille  sans  de  petits  suppléments  du  genre  de 
ceux-là.  Il  avait  raison,  et  vous  aussi;  et  à  votre  place 
ou  à  la  sienne,  j'aurais  fait  la  même  chose.  Mais,  à  ma 
place  à  moi,  je  ne  puis  me  permettre  la  moindre  infrac- 
tion à  la  règle;  et  cela  d'autant  plus  que,  par  nature,  je 
serais  plus  tenté  de  me  montrer  indulgent.  Je  suis  chargé 
d'une  mission  que  l'on  m'a  confiée  sous  des  conditions 
déterminées  :  je  dois  justifier  cette  confiance.  Et  voilà, 
c'est  tout  ce  que  je  puis  vous  dire  sur  l'affaire  en  question  ! 
Mais,  maintenant,  à  votre  tour,  racontez-moi  un  peu  ce 

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106  RÉSURRECTION 

qui  se  passe  chez  vous,  dans  votre  Europe,  à  Péters- 
bourg,  à  Moscou? 

Et  le  gouverneur  pressa  Nekhludov  de  questions 
diverses,  moins  encore  pour  s'informer  vraiment  que 
pour  montrer  à  la  fois  son  importance  et  son  affabilité. 

—  Et  ici  ?  Où  logez-vous  ?  Chez  Dukov  ?  On  n'y  est 
pas  mal,  mais  cela  ne  vaut  pas  V Hôtel  de  Sibérie!  Mais, 
dites  donc,  —  ajouta  le  gouverneur  au  moment  où 
Nekhludov  allait  prendre  congé,  —  dites  donc,  vous  allez 
venir  dîner  avec  nous  !  A  cinq  heures  !  N'est-ce  pas  ? 
Vous  parlez  anglais  ? 

—  Oui,  je  parle  anglais. 

—  Hé  bien,  voilà  qui  s'arrange  à  merveille  !  Figurez- 
vous  que  nous  avons  en  ce  moment  ici  un  Anglais,  un 
voyageur.  Il  a  obtenu  l'autorisation,  à  Pétersbourg,  de 
visiter  nos  prisons  et  nos  étapes  sibériennes.  Et  préci- 
sément il  dîne  avec  nous  ce  soir.  Venez  sans  faute,  vous 
nous  obligerez  !  Et,  en  même  temps,  je  vous  rendrai 
réponse  au  sujet  de  cette  femme,  qui  attend  sa  grâce, 
et  puis  au  sujet  de  votre  malade.  Je  verrai  s'il  n'y  a  pas 
moyen  de  faire  quelque  chose  pour  eux  ! 


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CHAPITRE  XXIV 


Ayant  pris  congé  du  gouverneur,  Nekhludov  se  ren- 
dit à  la  poste.  Il  se  sentait  plus  en  veine  d'activité  qu'il 
ne  s'était  senti  depuis  bien  longtemps. 

Le  bureau  de  poste  occupait  une  grande  salle  voûtée, 
humide  et  sombre.  Derrière  des  grillages,  une  dizaine 
d'employés  étaient  assis,  la  plupart  bavardant  entre  eux, 
tandis  que,  dans  l'espace  réservé  au  public,  une  foule 
impatiente  se  pressait  et  se  bousculait.  Près  de  la  porte, 
un  vieil  employé  passait  tout  son  temps  à  frapper  d'un 
timbre  d'innombrables  enveloppes,  qu'un  de  ses  col- 
lègues lui  tendait  au  fur  et  à  mesure. 

Nekhludov  n'eut  pas  à  attendre  longtemps.  Dans  ce 
bureau  comme  presque  partout,  sa  tenue  de  harine  lui 
valut  un  tour  de  faveur,  et  un  des  employés  qui  bavar- 
daient lui  fît  aussitôt  signe  qu'il  pouvait  s'approcher. 
Nekhludov  donna  sa  carte;  l'employé,  respectueusement, 
lui  remit  le  volumineux  courrier  qui  se  trouvait,  pour 
lui,  à  la  poste  restante. 

Dans  ce  courrier  étaient  plusieurs  lettres  chargées, 
et  d'autres  lettres,  et  quelques  livres,  brochures,  et 
journaux.  Pour  jeter  au  moins  un  premier  coup  d'œil 
sur  tout  cela,  Nekhludov  s'assit  sur  un  banc  de  bois,  à 
côté  d'un  soldat  qui  restait  là  à  attendre,  un  registre  en 
main.  Parmi  les  enveloppes  des  lettres,  une  d'elles  sur- 
tout l'intrigua,  une  grande  enveloppe  avec  un  cachet 
rouge  des  plus  imposants.  Il  ouvrit  l'enveloppe,  regarda 
la  signature  de  la  lettre  ;  et  aussitôt  il  sentit  que  le  sang 

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108  RÉSURRECTION 

lui  affluait  au  visage  et  que  son  cœur  battait  à  se  rompre. 
La  lettre  portait  la  signature  de  Sélénine,  l'ancien  ami 
de  Nekhludov,  maintenant  procureur  au  Sénat  ;  et  à  la 
lettre  était  joint  un  papier  officiel.  C'était  la  réponse  au 
recours  en  grâce  de  la  Maslova. 

Quelle  était  cette  réponse  ?  Un  refus  ?  Nekhludov 
brûlait  de  le  savoir,  et  cependant  il  n'osait  se  décider  à 
lire  la  lettre  qui  allait  le  lui  apprendre.  Enfin  il  trouva 
la  force  de  déchiffrer  les  quelques  lignes  que  lui  écri- 
vait Sélénine  ;  et  il  poussa  un  soupir  de  soulagement.  La 
grâce  de  la  Maslova  était  accordée  ! 

«  Cher  ami,  —  écrivait  Sélénine,  —  notre  dernier 
entretien  m'a  laissé  une  impression  profonde.  Tu  avais 
raison,  au  sujet  de  la  Maslova.  J'ai  étudié  son  affaire  de 
près,  et  je  me  suis  aperçu  que  sa  condamnation  résultait 
d'une  erreur  évidente.  Impossible,  malheureusement,  de 
songer  à  faire  casser  l'arrêt  :  de  sorte  que  je  me  suis 
adressé  à  la  commission  des  grâces,  j'ai  appris  avec  joie 
que  la  requête  de  ta  protégée  s'y  trouvait  déjà.  Et  j'ai 
pu,  Dieu  merci,  obtenir  satisfaction.  Je  t'envoie  ci-jointe 
la  copie  du  décret;  je  te  l'envoie  à  l'adresse  que  vient 
de  me  donner  la  comtesse  Catherine  Ivanovna.  Quant 
au  décret  lui-même,  il  a  été  envoyé  à  la  Maslova  dans 
la  ville  où  a  été  prononcé  le  jugement  ;  mais  j'imagine 
qu'on  l'aura  fait  suivre,  et  qu'il  ne  tardera  pas  à  être 
remis  à  ta  protégée.  Je  m'empresse,  en  tout  cas,  de 
t'annoncer  cette  bonne  nouvelle,  et  je  te  serre  la  main 
affectueusement.  —  Ton  Sélénine.  » 

Le  décret  dont  Sélénine  envoyait  à  Nekhludov  la 
copie  était  rédigé  ainsi  : 

«  Chancellerie  de  Sa  Grandeur  Impériale.  Bureau  des 
grâces.  Sur  l'ordre  de  Sa  Grandeur  Impériale,  la  nom- 
mée Catherine  Maslov  est  informée  que  Sa  Grandeur 
Impériale,  ayant  pris  connaissance  de  sa  requête,  a 
daigné  changer  la  condamnation  à  quatre  ans  de  tra- 
vaux forcés,  encourue  par  elle,  en  celle  de  quatre  ans  de 
déportation  dans  un  gouvernement  quelconque  des 
frontières  de  la  Sibérie.  » 

Heureuse,  bienheureuse  nouvelle  !  Elle  réalisait  tout  ce 

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RÉSURRECTION  109 

que  Nekhludov  pouvait  souhaiter  pour  Katucha,  et  pour 
lui-même  aussi.  Mais  il  songea  ensuite  que  ce  change- 
ment dans  la  situation  de  Katucha  allait  modifier  les  con- 
ditions de  ses  rapports  avec  elle.  Aussi  longtemps  qu'elle 
restait  condamnée  aux  travaux  forcés,  le  mariage  qu'il 
se  proposait  de  contracter  avec  elle  était  une  union  toute 
fictive  et  n'avait  de  sens  qu'en  ce  qu'il  allégerait  le  sort 
de  la  condamnée.  Mais,  à  présent,  le  mariage  devenait 
une  chose  plus  sérieuse,  à  présent  rien  n'empêchait  plus 
Nekhludov  et  Katucha  de  mener  la  vie  commune,  ainsi 
que  doivent  le  faire  un  mari  et  une  femme.  Et  Nekhludov, 
à  cette  pensée,  se  sentait  ressaisi  de  son  ancienne  frayeur. 
Il  se  demandait  avec  angoisse  s'il  était  prêt  pour  cette 
vie  commune  ;  et  force  lui  était  de  se  répondre  qu'il  n'y 
était  point  prêt. 

Et  puis  le  souvenir  lui  revint  des  relations  de  Katucha 
avec  Simonson.  Les  paroles  qu'elle  lui  avait  dites  la 
veille,  que  signifiaient-elles  ?  Et  si  vraiment  elle  consen- 
tait à  se  marier  avec  Simonson,  ce  mariage  serait-il  un 
bien  pour  elle  ?  Serait-il  un  bien  pour  lui,  Nekhludov? 

Toutes  ces  questions  se  pressaient  en  lui,  et  il  ne 
savait  qu'y  répondre  :  de  sorte  qu'il  eut  recours,  une 
fois  de  plus,  à  son  procédé  ordinaire.  «  Je  déciderai  tout 
cela  plus  tard,  tout  à  l'heure  !  —  se  dit-il  ;  —  à  présent 
je  dois  avant  tout  chercher  à  revoir  Katucha,  à  lui 
communiquer  l'heureuse  nouvelle,  et  à  hâter  les  forma- 
lités de  sa  libération.  »  La  copie  que  venait  de  lui 
envoyer  Sélénine  y  suffirait,  sans  doute,  en  attendant  la 
notification  officielle  du  décret. 

Et  Nekhludov,  sortant  du  bureau  de  poste,  se  fit  con- 
duire à  la  prison  où  devaient  être  internés  les  prison- 
niers du  convoi. 


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CHAPITRE    XXV 


Bien  que  le  gouverneur  lui  eût  formellement  interdit 
rentrée  de  la  prison,  Nekhludov  savait  par  expérience 
que  ce  qu'on  ne  pouvait  pas  obtenir  des  autorités  supé- 
rieures s'obtenait,  au  contraire,  sans  trop  de  peine, 
des  autorités  inférieures.  Aussi  espérait-il  que  le  direc- 
teur de  la  prison  l'autoriserait  à  pénétrer  auprès  de  la 
Maslova,  pour  lui  annoncer  Tacceptation  de  son  recours 
en  grâce.  Et  il  espérait  pouvoir,  en  même  temps,  s'in- 
former de  la  santé  de  Kriltzov  et  lui  faire  part,  ainsi 
qu'à  Marie  Pavlovna,  du  résultat  de  son  entretien  avec 
le  gouverneur. 

Le  directeur  de  la  prison  était  un  homme  grand  et 
trapu,  de  ligure  imposante,  avec  de  longues  moustaches 
et  un  collier  de  barbe.  Il  fit  à  Nekhludov  un  accueil 
sévère,  et  lui  déclara  tout  de  suite  que  l'accès  de  per- 
sonnes étrangères  auprès  des  détenus  n'était  possible 
qu'avec  l'autorisation  du  gouverneur.  Et  comme  Nekhlu- 
dov lui  disait  que,  même  dans  les  grandes  villes,  sur  le 
parcours  du  convoi,  on  l'avait  laissé  entrer  chez  les 
prisonniers,  le  directeur  répondit  d'un  ton  sec  : 

—  Cela  est  fort  possible,  mais  moi,  je  ne  puis  pas 
vous  laisser  entrer  ! 

Et  son  ton  signifiait,  aussi  clairement  que  possible  : 

—  Vous  autres,  messieurs  de  la  capitale,  vous  vous 
figurez  que  vous  allez  nous  étonner  et  nous  embarrasser  ; 
mais  point  !  et  nous,  en  Sibérie,  nous  vous  ferons  voir 
que  nous  connaissons  assez  la  règle  pour  vous  en  remon- 
trer au  besoin  ! 


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RÉSURRECTION  111 

Nekhludov  lui  présenta  la  copie  du  décret  graciant  la 
Maslova  ;  mais  cela  non  plus  ne  fit  pas  le  moindre  effet 
sur  ce  terrible  homme.  Non  seulement  il  se  refusa  avec 
obstination  à  laisser  franchir  à  Nekhludov  les  portes  de 
la  prison,  mais  il  ne  voulut  pas  même  lui  dire  si  le  con- 
voi était  arrivé.  Et,  Nekhludov  lui  ayant  ingénument 
demandé  si  la  copie  qu'il  venait  de  recevoir  pourrait 
suffire  pour  la  mise  en  liberté  de  la  Maslova,  il  sourit  à 
cette  question  d'un  sourire  si  méprisant  que  Nekhludov 
eut  honte  lui-même  de  sa  naïveté.  Le  directeur  poussa 
cependant  la  condescendance  jusqu'à  lui  promettre  qu'il 
ferait  part  à  la  Maslova  de  Tacceptation  de  son  recours 
en  grâce,  ajoutant  même,  en  signe  d'une  faveur  toute 
spéciale,  qu'il  ne  la  retiendrait  pas,  fût-ce  pendant  une 
heure,  dès  que  ses  chefs  lui  auraient  transmis  l'ordre  de 
la  relâcher. 

Et  ainsi  Nekhludov,  sans  avoir  rien  pu  obtenir, 
remonta  dans  son  fiacre  et  regagna  son  hôtel. 

Il  apprit,  en  revanche,  de  la  bouche  même  du  cocher, 
que  le  convoi  était  arrivé  depuis  près  d'une  heure.  Et  il 
apprit  aussi,  de  la  même  source ,  le  motif  de  l'inflexible 
sévérité  du  directeur  de  la  prison.  Cette  sévérité  prove- 
nait de  ce  que,  dans  la  prison  encombrée,  s'était  décla- 
rée une  épidémie  de  typhus. 

—  Rien  d'étonnant  à  cela  !  —  déclarait  le  cocher  en 
se  retournant  sur  son  siège.  —  Il  y  a  deux  fois  plus 
de  prisonniers  que  la  prison  ne  devrait  en  contenir. 
Aussi  ça  chauffe-t-il,  tous  ces  jours-ci  !  Il  en  meurt  plus 
de  vingt  par  jour  ! 


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CHAPITRE  XXVI 


L'insuccès  de  la  démarche  de  Nekhludov  auprès  du 
directeur  de  la  prison  n'avait  pas  calmé  la  fièvre  d'activité 
qu'il  ressentait  ce  jour-là.  Au  lieu  de  remonter  dans  sa 
chambre,  comme  il  en  avait  eu  d'abord  l'intention,  il 
résolut  de  retourner  au  palais  du  gouverneur,  afin  de 
demander,  dans  les  bureaux,  si  Ton  n'avait  pas  encore 
reçu  avis  de  la  grâce  de  la  Maslova.  Il  fit  la  route  à  pied, 
trop  heureux  d'avoir  trouvé  un  nouveau  prétexte  pour 
se  distraire  de  la  pensée  qui  le  tourmentait  ;  et  quand 
il  apprit,  dans  les  bureaux,  qu'aucun  avis  n'était  encore 
venu,  il  fut  trop  heureux  de  pouvoir  passer  plus  d'une 
heure  à  écrire  des  lettres.  11  écrivit  à  Sélénine,  à  sa 
tante,  à  son  avocat,  leur  disant  son  inquiétude  d'un 
retard  qui  n'avait,  cependant,  rien  que  de  naturel. 

Les  lettres  finies,  il  regarda  sa  montre  et  fut  ravi  de 
découvrir  qu'il  avait  à  peine  le  temps  de  refaire  sa  toi- 
lette, s'il  ne  voulait  pas  arriver  en  retard  chez  le  gou- 
verneur. 

Mais  voici  que  de  nouveau,  dans  la  rue,  Timportune 
pensée  prit  posession  de  lui.  Comment  Katucha  accueil- 
lerait-elle sa  commutation  de  peine  ?  Où  se  fixerait-elle  ? 
Que  ferait  Simonson  ?  Et  que  pensait-elle  de  lui,  quels 
sentiments  éprouvait-elle  pour  lui  ? 

Nekhludov  se  rappela  le  changement  qui  s'était  pro- 
duit en  elle.  Il  se  rappela  ses  visites  à  la  prison,  le  sou- 
rire qu'elle  lui  avait  adressé  par  la  fenêtre  grillée  du 
wagon,  en  partant  avec  le  convoi. 


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RÉSCRRECTION  113 

«  Il  faut  oublier  tout  cela,  l'extirper  de  moi  !»  —  se 
dit-il  ;  et  de  nouveau  il  s'ingénia  à  ne  point  penser  à  la 
jeune  femme.  «  Bientôt  je  la  reverrai,  tout  se  décidera!  » 
Et  il  se  mit  à  combiner  la  façon  dont  il  pourrait  insister 
auprès  du  gouverneur  pour  obtenir  la  permission  d'en- 
trer dans  la  prison. 

Le  dîner  du  gouverneur,  organisé  avec  le  luxe  habi- 
tuel de  ce  genre  de  fêtes,  fît  ce  soir-là  un  plaisir  tout 
particulier  à  Nekhludov,  après  les  longs  mois  où  il  avait 
dû  se  priver  non  seulement  de  tout  luxe,  mais  des  com- 
modités les  plus  élémentaires. 

La  femme  du  gouverneur,  ancienne  demoiselle  d'hon- 
neur de  la  cour  de  Nicolas,  était  une  grande  dame 
pétersbourgeoise  de  la  vieille  école,  parlant  parfaitement 
le  français  et  ne  parlant  le  russe  qu'assez  imparfaite- 
ment. Elle  se  tenait  très  droite,  et,  dans  ses  mouve- 
ments, s'efforçait  de  ne  jamais  éloigner  ses  coudes  de  sa 
taille.  A  son  mari  elle  témoignait  une  considération 
tranquille  et  quelque  peu  méprisante;  mais  pour  ses 
hôtes  elle  était  d'une  amabilité  extrême,  sans  négliger 
toutefois  de  proportionner  ses  faveurs  au  degré  de  leur 
importance. 

Elle  reçut  Nekhludov  comme  un  homme  de  son 
monde,  l'entourant  de  ces  légers  et  insensibles  hommages 
qui  firent  que,  une  fois  de  plus,  il  eut  la  pleine  conscience 
de  ses  perfections  et  se  sentit  pleinement  satisfait.  Elle 
lui  donna  à  entendre,  très  discrètement,  qu'elle  connais- 
sait les  sentiments  un  peu  singuliers,  mais  d'autant  plus 
honorables,  qui  l'avaient  amené  en  Sibérie  ;  et  il  comprit 
qu'elle  le  tenait  pour  un  homme  exceptionnel.  Et  ces 
légers  hommages,  et  l'atmosphère  de  bien-être  et  de 
luxe  qui  remplissait  la  maison  du  gouverneur,  tout 
cela  eut  pour  conséquence  que  Nekhludov  s'abandonna 
tout  entier  au  plaisir  de  pouvoir  manger  un  excellent 
dîner,  en  compagnie  de  personnes  aimables  et  distinguées. 
Il  eut  l'impression  de  se  retrouver  dans  un  milieu  qui 
lui  était  familier,  dans  son  véritable  milieu,  comme  si 
tout  ce  qu'il  avait  vu  autour  de  lui  pendant  les  derniers 

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iU  RÉSURRECTION 

temps  n'eût  été  qu'un  rêve,  dont  il  venait  soudain  de  se 
réveiller. 

Outre  le  général,  sa  femme,  son  gendre  et  sa  fille,  il  y 
avait  à  table  un  riche  marchand  possesseur  de  mines  d'or, 
un  chef  de  bureau  retraité,  et  le  voyageur  anglais  dont  le 
gouverneur  avait  parlé,  le  matin,  à  Nekhludov.  Et  avec 
chacun  de  ces  trois  invités  Nekhludov  fut  ravi  de  faire 
connaissance. 

Le  voyageur  anglais  se  trouva  être  un  homme  roux  et 
plein  de  santé,  parlant  fort  mal  le  français,  mais  très 
éloquent  dès  qu'il  pouvait  librement  s'exprimer  en 
anglais.  Il  savait  beaucoup  de  choses,  il  avait  vu  beau- 
coup de  choses  :  il  intéressa  énormément  Nekhludov  en 
lui  parlant  de  ses  souvenirs  rapportés  d'Amérique,  de 
l'Inde,  du  Japon  et  de  la  Sibérie. 

Le  jeune  marchand  possesseur  de  mines  d'or,  fils  de 
paysans,  vêtu  d'un  habit  à  la  dernière  mode  avec  des 
boutons  de  brillants  sur  le  plastron  de  sa  chemise,  se 
trouva  être,  lui  aussi,  un  homme  charmant.  Il  avait  la 
passion  des  livres,  sacrifiait  de  grosses  sommes  pour 
des  œuvres  charitables,  et  se  tenait  soigneusement 
au  courant  de  tous  les  progès  de  l'opinion  libérale  en 
Europe.  Nekhludov  fut  ravi  de  le  connaître.  11  le  jugea 
intéressant  à  la  fois  parce  qu'il  causait  très  agréablement, 
et  parce  qu'il  représentait  un  phénomène  social  nouveau 
et  tout  à  fait  sympathique  :  le  phénomène  d'une  greffe 
heureuse  de  la  civilisation  européenne  sur  le  tronc  vigou- 
reux de  la  nature  russe. 

Le  chef  de  bureau  en  retraite  était  un  petit  homme  tout 
enflé,  avec  de  rares  cheveux  frisés  un  à  un,  des  yeux 
bleus  toujours  humides,  un  ventre  pointu  et  un  bon 
sourire.  11  parlait  peu  et  manquait  d'éclat,  mais  le  gou- 
verneur l'estimait  parce  qu'il  avait  montré  dans  ses  fonc- 
tions une  certaine  honnêteté  ;  et  davantage  encore  l'esti- 
mait la  femme  du  gouverneur,  pianiste  distinguée,  parce 
qu'il  était  excellent  musicien  et  jouait  avec  elle  des  mor- 
ceaux à  quatre  mains.  Et  si  bienveillante  était  la  disposi- 
tion d'esprit  où  se  sentait  Nekhludov,  qu'il  fut  ravi  de  faire 
connaissance  même  avec  ce  petit  chef  de  bureau  retraité. 

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RÉSURRECTION  H5 

Encore  aucun  de  ces  trois  convives  ne  produisit-il  à 
Nekhludov  une  impression  aussi  charmante  que  le  jeune 
et  aimable  couple  de  la  fille  du  gouverneur  et  de  son  mari. 
La  fille  du  gouverneur  n'était  pas  jolie,  mais  toute  sa 
figure  exprimait  une  douceur  ingénue.  Elle  n'avait  de 
pensée  au  monde  que  pour  ses  deux  enfants.  Son  mari, 
qu'elle  avait  épousé  par  amour,  et  un  peu  contre  le  gré 
de  ses  parents,  était  un  ancien  lauréat  de  l'Université  de 
Moscou.  Modeste,  timide,  et  ne  manquant  point  d'intel- 
ligence, il  se  délassait  de  la  monotonie  du  service  en 
s'occupant  de  statistique  :  personne  n'était  renseigné 
comme  lui  sur  le  mouvement  de  la  population  étrangère 
en  Sibérie. 

Tout  ce  petit  monde  accueillit  Nekhludov  avec  une 
politesse  et  des  prévenances  d'autant  plus  marquées  que 
très  sincèrement  ils  étaient  eux-mêmes  enchantés  de  le 
voir,  ayant  rarement  l'occasion  de  rencontrer  des  figures 
nouvelles.  Le  gouverneur,  qui  s'était  mis  en  grande  tenue 
militaire,  avec  une  croix  blanche  sur  la  poitrine,  s'en- 
tretint tout  de  suite  avec  lui  comme  avec  un  vieil  ami.  Il  lui 
demanda,  sitôt  assis,  ce  qu'il  avait  fait  depuis  le  matin. 
Mais  comme  Nekhludov,  profitant  de  l'occasion,  lui 
répondait  qu'il  avait  appris,  à  la  poste,  la  grâce  de  la  con- 
damnée à  qui  il  s'intéressait,  et  comme  de  nouveau  il 
insistait,  à  ce  propos,  pour  être  admis  à  la  voir  dans  la 
prison,  le  gouverneur  fronça  les  sourcils  et  fit  mine  de 
ne  pas  avoir  entendu.  Evidemment  il  n'aimait  pas  qu'on 
lui  parlât  affaires  pendant  qu'il  mangeait. 

—  Encore  un  peu  de  ce  vin  ?  —  dit-il,  en  français,  au 
voyageur  anglais. 

L'Anglais,  tendant  son  verre,  raconta  qu'il  avait  visité, 
dans  la  journée,  la  cathédrale  et  deux  fabriques  ;  il 
ajouta  qu'il  serait  heureux  de  pouvoir  visiter  la  grande 
prison  des  déportés. 

—  Hé  bien,  voilà  qui  se  trouve  à  merveille  !  —  s'écria 
le  gouverneur  en  se  tournant  vers  Nekhludov.  —  Vous 
irez  ensemble  I  Je  vais  vous  signer  un  laissez-passer. 

—  Ne  voudriez^vous  pas  visiter  la  prison  le  soir,  le 
soir  même  ?  —  demanda  NekhliidbV  au  voyageur» 

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116  RÉSURRECTION 

—  Oui,  je  voulais  précisément  vous  prier  de  m'auto- 
piser  à  visiter  la  prison  ce  soir  !  —  dit  l'Anglais  au  gou- 
verneur. —  Tous  les  déportés  sont  dans  leurs  chambres, 
je  pourrai  voir  leur  vie  telle  quelle  est  vraiment. 

—  Ha  !  ha,  le  gaillard,  il  veut  voir  la  fête  dans  toute 
sa  splendeur  !  —  fit  le  gouverneur,  qui,  jusque-là,  avait 
fort  bien  dissimulé  son  état  d'ivresse.  —  Ha  !  ha  !  Eh 
bien,  il  la  verra  !  J'ai  écrit  vingt  fois  à  Pétersbourg  pour 
réclamer  :  on  ne  m'a  pas  écouté.  Peut-être  se  décidera- 
t-on  à  agir,  quand  on  aura  lu  les  mêmes  réclamations 
dans  la  presse  étrangère  ! 

Puis  l'entretien  changea.  On  parla  de  l'Inde,  de  l'expé- 
dition du  Tonkin,  dont  les  journeaux  russes  s'occupaient 
alors  ;  on  parla  de  la  Sibérie,  et  le  gouverneur  cita 
quelques  exemples  extraordinaires  de  l'universelle  cor- 
ruption des  fonctionnaires  sibériens. 

Vers  la  fin  du  dîner,  la  conversation  s'alourdit,  ou  du 
moins  Nekhludov  trouva  qu'elle  s'alourdissait.  Mais, 
après  le  dîner,  lorsqu'on  fut  passé  au  salon  pour  prendre 
le  café,  la  maîtresse  de  la  maison  eut  l'idée  d'interroger 
le  voyageur  anglais  sur  Gladstone  ;  et  Nekhludov  eut 
l'impression  que  les  réponses  de  l'Anglais  étaient  pleines 
de  sens.  Après  le  bon  dîner,  après  le  bon  vin,  assis  dans 
un  bon  fauteuil,  en  compagnie  de  bonnes  gens  d'une 
éducation  parfaite,  Nekhludov  se  sentait  de  plus  en  plus 
à  l'aise.  Et,  lorsque  la  maîtresse  de  la  maison,  sur  la 
prière  de  l'Anglais,  s'assit  au  piano  avec  le  chef  de  bureau 
retraité  et  se  mit  à  jouer  la  Symphonie  en  ut  mineur  de 
Beethoven,  Nekhludov  éprouva  un  sentiment  de  satis- 
faction de  soi-même  que  depuis  bien  longtemps  il 
n'avait  plus  éprouvé.  C'était  comme  si,  soudain,  il  avait 
de  nouveau  reconnu  tout  ce  qu'il  valait. 

Le  piano  était  excellent  ;  et  Nekhludov,  qui  connaissait 
par  cœur  la  symphonie  de  Beethoven,  dut  s'avouer  que 
rarement  il  l'avait  entendue  aussi  bien  jouée.  Au  milieu 
de  l'admirable  andante,  il  eut  peine  à  se  retenir  de  pleu- 
rer. Il  s'attendrit  sur  lui-même,  sur  Katucha,  sur  sa 
sœur  Nathalie,  qui  l'avait  tant  aimé  ! 

Après  avoir  remercié  l'hôtesse  de  la  jouissance  artis- 

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RÉSURRECTION  117 

tique  qu'elle  lui  avait  procurée,  il  s'était  levé  pour  pendre 
congé,  lorsque  la  fille  du  gouverneur  s'approcha  de  lui 
et  lui  dit,  en  rougissant  : 

—  Vous  avez  eu  la  bonté  de  vous  intéresser  à  mes 
enfants;  voulez-vous  les  voir? 

—  Elle  s'imagine  que  c'est  un  grand  bonheur  pour 
tout  le  monde  de  voir  ses  enfants  !  —  dit  la  mère,  avec 
un  sourire  indulgent  pour  le  manque  de  tact  de  sa  fille. 
—  Le  prince  n'a  aucune  envie  de  les  voir. 

—  Mais  pardon!  au  contraire,  j'en  serai  très  heu- 
reux !  —  protesta  Nekhludov,  profondément  touché  de  ce 
rayonnement  d'amour  maternel.  —  Au  contraire,  je  vous 
supplie  de  me  les  laisser  voir  ! 

—  Elle  emmène  le  prince  pour  lui  faire  admirer  ses 
moutards  !  —  s'écria  en  riant  le  gouverneur,  du  fond  du 
salon,  où  il  était  occupé  à  jouer  au  whist  avec  son  gendre 
et  le  possesseur  de  mines  d'or.  —  Allons,  mon  ami, 
acquittez-vous  ^de  cette  corvée  ! 


Cependant  la  jeune  femme,  visiblement  émue  à  la  pen- 
sée qu'on  allait  porter  un  jugement  sur  ses  enfants, 
sortit  en  hâte  du  salon,  entraînant  Nekhludov  derrière 
elle.  Dans  une  grande  chambre  toute  tendue  de  blanc, 
et  éclairée  d'une  lampe  dont  un  abat-jour  sombre  adou- 
cissait la  lumière,  deux  petits  lits  d'enfant  étaient  dres- 
sés côte  à  côte  ;  et  près  d  eux  se  tenait  assise  une  nour- 
rice en  pèlerine  blanche,  avec  une  bonne  grosse  figure 
de  Sibérienne.  Elle  se  leva  pour  saluer  sa  maîtresse. 

La  jeune  mère,  aussitôt  entrée,  se  pencha  sur  l'un  des 
lits. 

—  Ceci,  c'est  ma  Katia!  —  dit-elle,  en  écartant  le 
rideau  pour  laisser  voir  le  charmant  visage  aux  longs 
cheveux  d'une  petite  fille  de  deux  ans,  qui  dormait 
tranquillement,  la  bouche  ouverte.  —  Elle  est  jolie, 
n'est-ce  pas  ?  Et  pensez  qu'elle  n'a  que  deux  ans! 

—  Délicieuse  ! 

—  Et  voici  Vaska,  comme  l'appelle  son  grand'père  ! 
Un  tout  autre  type  !  Un  vrai  Sibérien  !  n'est-ce  pas  ? 

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i48  RÉSURRECTION 

—  Oui,  un  garçon  superbe  !  —  dit  Nekhludov  en 
regardant  un  bébé  tout  joufflu  et  tout  rouge. 

La  mère,  debout  près  de  lui,  souriait  doucement. 

Et  soudain  Nekhludov  se  rappela  les  chaînes,  les  têtes 
rasées,  les  coups  de  poings  sur  les  yeux,  Kriltzov  mou- 
rant, Katucha.  Et  il  ressentit  une  affreuse  souffrance. 
Et  il  regretta  de  n'avoir  point,  lui  aussi,  un  bonheur 
comme  celui  qu'il  voyait,  si  calme  et  si  pur  ! 

Ayant  encore  loué  de  son  mieux  la  beauté  des  deux 
enfants,  il  revint  avec  la  mère  au  salon,  où  l'Anglais 
l'attendait  pour  se  rendre  avec  lui  à  la  prison,  comme 
c'était  convenu.  On  se  dit  adieu,  on  échangea  des 
souhaits  et  des  remerciements;  et  Nekhludov,  en  com- 
pagnie de  l'Anglais,  sortit  de  l'hospitalière  maison  du 
gouverneur. 

Le  temps  avait  changé.  Une  neige  serrée  tombait  par 
rafales  et  avait  couvert  déjà  le  pavé  de  la  cour,  les 
arbres  du  jardin,  les  marches  du  perron,  le  dessus  de 
la  voiture,  le  dos  des  chevaux.  Nekhludov  monta  dans 
la  voiture  avec  son  compagnon  et  ordonna  au  cocher  de 
se  rendre  à  la  prison. 


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CHAPITRE  XXVII 


La  neige  avait  eu  beau  orner  toutes  choses  d'un  joyeux 
voile  blanc,  elle  avait  eu  beau  en  orner  le  toit,  le  perron, 
la  cour  de  la  prison  :  celle-ci,  avec  ses  deux  lanternes 
rouges  et  son  factionnaire,  n'en  gardait  pas  moins  un 
aspect  sinistre. 

Le  directeur  à  la  mine  imposante  vint  lui-même  rece- 
voir les  visiteurs,  sur  le  pas  de  la  porte.  A  la  lumière 
des  lanternes,  il  lut  soigneusement  le  laisser-passer  que 
le  gouverneur  avait  remis  à  Nekhludov  au  sortir  de 
table  ;  puis,  se  bornant  à  hausser  les  épaules  en  signe  de 
résignation  au  caprice  de  son  chef,  il  invita  les  deux 
visiteurs  à  le  suivre  jusque  dans  son  bureau.  Arrivé  là, 
il  leur  demanda  ce  qu'ils  voulaient  voir. 

Nekhludov  lui  dit  que,  avant  toute  autre  chose,  il 
désirait  avoir  un  entretien  avec  la  Maslova,  ajoutant  que 
son  compagnon,  d'autre  part,  désirait  poser  quelques 
questions  sur  le  régime  de  la  prison,  de  manière  à  pou- 
voir, ensuite,  visiter  les  salles  avec  plus  de  profit. 

Le  directeur  ordonna  à  un  gardien  d'aller  chercher  la 
Maslova  et  de  l'amener  au  bureau. 

—  Combien  de  personnes  la  prison  peut-elle  contenir  ? 
—  demanda  l'Anglais,  par  l'intermédiaire  de  Nekhlu- 
dov. —  Combien  de  personnes  contient-elle  en  ce 
moment?  Combien  d'hommes?  Combien  de  femmes? 
Combien  d'enfants?  Combien  de  forçats,  de  déportés,  de 
suivants  libres  ?  Combien  de  malades  ? 

Nekhludov  traduisait,  au  fur  et  à  mesure,  les  questions 
de  l'Anglais  et  les  réponses  du  directeur  ;  mais  il  eût  été 
absolument  hors  d'état  de  dire  ce  que  signifiaient  ces 

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120  RÉSURRECTION 

questions  et  ces  réponses,  car  la  perspective  de  son 
entretien  avec  Katucha  Pavait  anéanti.  Et  quand,  au 
milieu  d'une  phrase  qu'il  traduisait,  quand  il  enten- 
dit un  bruit  de  pas  dans  le  corridor,  et  quand  la  porte 
s'ouvrit,  et  quand,  ainsi  que  cela  s'était  passé  bien  d'autres 
fois  depuis  trois  mois,  —  mais  cette  fois-ci,  sans  doute, 
serait  la  dernière,  —  quand  il  vit  entrer  un  gardien 
conduisant  derrière  lui,  vêtue  de  blanc,  avec  son  fichu 
sur  la  tête,  Katucha,  quand  il  vit  Katucha,  ce  fut  comme 
si  tout  le  sang  de  ses  veines  avait  brusquement  cessé  de 
couler. 

«  Je  veux  vivre,  je  veux  avoir  une  famille,  des  enfants, 
je  veux  prendre  une  part  de  bonheur!  »  murmura  à  ce 
moment  en  lui  une  voix  que  depuis  longtemps  il  n'avait 
plus  entendue. 

Il  se  leva,  il  fit  quelques  pas  au-devant  de  Katucha. 
Celle-ci  n'avait  encore  rien  dit;  mais  elle  était  toute 
rouge,  animée,  et  le  regardait  avec  une  expression  dont 
il  fut  froissé.  C'était  une  expression  qu'il  ne  lui  avait 
encore  jamais  vue,  un  mélange  de  résolution  froide  et 
d'ardente  passion.  Elle  rougissait  et  elle  pâlissait;  ses 
doigts  enroulaient  et  déroulaient  le  bord  de  sa  veste  ;  et 
tantôt  elle  le  regardait  bien  en  face,  tantôt  elle  baissait 
timidement  les  yeux. 

—  Tu  sais  la  nouvelle?  —  demanda  Nekhludov. 

—  Oui,  on  me  l'a  apprise.  Mais  voilà,  j'ai  maintenant 
décidé...  Je  vais  me  marier  avec  Vladimir  Ivanovitch... 

Elle  parlait  très  vite,  sans  s'arrêter.  Evidemment  elle 
avait  préparé  d'avance  les  phrases  qu'elle  disait. 

—  Comment  ?  avec  Vladimir  Ivanovitch  ?  —  commença 
Nekhludov. 

Mais  elle  l'interrompit  : 

—  Eh  !  bien,  quoi?  Puisqu'il  le  veut,  que  je  vive  avec 
lui... 

Elle  s'arrêta,  comme  épouvantée.  Puis,  se  reprenant  : 

—  Puisqu'il  veut  bien  que  je  vive  près  de  lui!  Que 
puis-je  souhaiter  de  mieux  ?  Peut-être  luiferai-je  plaisir? 
Peut-être  arriverai-je  à  me  rendre  utile?...  Que  puis-je... 

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RÉSURKECTION  121 

De  deux  choses  l'une  :  ou  bien  elle  s'était  prise 
d'amour  pour  ce  Simonson,  et  vraiment  elle  n'avait  plus 
besoin  du  sacrifice  de  Nekhludov  ;  ou  bien  elle  conti- 
nuait à  l'aimer,  lui,  Nekhludov,  et  c'était  pour  le  déga- 
ger de  son  fardeau  qu'elle  unissait  sa  vie  à  celle  de 
Simonson. 

Clairement,  Nekhludov  se  rendit  compte  de  cette  alter- 
native. Et  il  eut  honte.  Il  se  sentit  rougir. 

—  Si  tu  l'aimes...  dit-il. 

—  Moi,  voyez-vous?  jamais  je  n'ai  connu  des  hommes 
de  cette  espèce-là  !  Comment  ne  pas  les  aimer?  Et  puis, 
Vladimir  Ivanovitch,  il  est  si  différent  des  autres! 

—  Sans  doute  !  —  reprit  Nekhludov  d'une  voix  trem- 
blante. —  C'est  un  homme  excellent,  et  je  crois... 

Mais  elle  l'interrompit  de  nouveau,  comme  si  elle  eût 
craint  qu'il  dît  ce  qu'il  allait  dire.  Ou  peut-être  était-ce 
elle-même  qui  tenait  à  lui  dire  tout. 

—  Non,  non.  Il  faudra  que  vous  nous  pardonniez  de 
ne  pas  faire  ce  que  vous  voulez...,  —  murmura-t-elle.  — 
C'est  que  vous,  vous  avez  besoin  de  vivre  ! 

Ce  qu'il  venait  de  se  dire,  ce  qu'il  s'était  dit  déjà  dans 
la  chambre  des  enfants,  chez  le  gouverneur,  voici  que 
Katucha  le  lui  répétait  ! 

Mais  déjà  il  avait  cessé  de  se  dire  cela.  De  tout  cela 
nulle  trace  déjà  ne  restait  plus  en  lui  :  il  avait  de  nouveau 
d'autres  sentiments  et  d'autres  pensées.  Il  avait  honte, 
il  avait  peur,  l'angoisse  l'étreignait. 

—  Et  ainsi  tout  est  désormais  fini  entre  nous  ?  — 
demanda-t-il. 

—  Mais  oui,  c'est  à  croire  que  oui  !  —  répondit-elle 
avec  un  étrange  sourire. 

—  Je  serais  pourtant  bien  heureux  de  pouvoir  te  rendre 
service... 

—  Nous  n'avons  besoin  de  rien  !  (Elle  regarda  Nekhlu- 
dov dans  les  yeux,  en  prononçant  ce  nous,)  Je  vous  dois 
déjà  assez  comme  ça!  Sans  vous... 

Et  elle  voulut  ajouter  quelque  chose  ;  mais  soudain  sa 
voix  faiblit.  Elle  baissa  la  tête  et  ne  dit  plus  rien. 

—  Je  ne  sais  pas   qui  de   nous   deux  doit  le  plus  à 

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122  RÉSURRECTION 

Tautre.  Dieu  réglera  nos  comptes  !  —  reprit  Nekhludov. 

—  Oui,  oui,  c'est  cela,  Dieu  nous  voit  !  —  murmura- 
t-elle. 

—  Are  you  ready?  (Etes-vous  prêt?)  —  demanda 
rAnglais. 

—  Tout  de  suite  !  —  répondit  Nekhludov.  Puis,  s'effor- 
çant  de  contenir  son  angoisse,  il  interrogea  Katucha  sur 
la  santé  de  Kriltzov. 

Katucha,  elle  aussi,  s'était  ressaisie.  D'un  ton  presque 
tranquille,  elle  dit  ce  qu'elle  savait  :  que  Kriltzov  avait 
beaucoup  souffert  dans  le  trajet,  etque,  dès  l'arrivée,  il  avait 
été  envoyé  à  l'infirmerie.  Marie  Pavlovna  avait  demandé 
la  permission  de  le  soigner,  mais  on  lui  avait  répondu 
que  c'était  impossible. 

—  Et  maintenant  je  vais  retourner  là-bas  !  —  ajoutâ- 
t-elle, en  voyant  que  l'Anglais  s'impatientait. 

—  Ne  nous  disons  pas  encore  adieu,  je  vous  reverrai  I 
—  dit  Nekhludov  en  lui  tendant  la  main. 

—  Non,  adieu,  adieu  !  —  lui  répondit  Katucha  d'un 
ton  résolu. 

Et  alors  leurs  yeux  se  rencontrèrent  :  et  dans  le  regard 
des  yeux  un  peu  louches  de  Katucha,  dans  son  triste 
sourire,  dans  la  façon  dont  elle  dit  le  mot  adieu,  Nekhlu- 
dov comprit  clairement  que,  des  deux  explications  pos- 
sibles de  sa  conduite,  c'était  la  seconde  qui  seule  était 
vraie.  Il  comprit  qu'elle  l'aimait,  que  de  tout  son  cœur 
elle  l'aimait,  comme  le  soir  où  il  l'avait  embrassée  au 
sortir  de  l'église.  Et  il  comprit  qu'elle  s'était  dit  qu'en 
se  mariant  avec  lui  elle  lui  imposerait  un  sacrifice,  elle 
perdrait  sa  vie  :  tandis  qu'en  se  mariant  avec  Simonson 
elle  le  délivrait. 

Elle  serra  la  itiain  qu'il  lui  tendait,  se  retourna  brus- 
'  quement,  et  sortit. 

L'Anglais  aurait  voulu  procéder  de  suite  à  la  visite 
des  salles.  Mais  en  voyant  l'émotion  qui  faisait  trembler 
les  mains  de  Nekhludov,  il  eut  un  scrupule  et  fit  mine 
de  devoir  d'abord  noter  certains  détails  dans  son  carnet 
de  poche.  Nekhludov   s'assit  sur  un  banc  de  bois,  à 

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RÉSURRECTION  123 

l'écart.  Son  cœur  était  plein  de  honte  et  de  désespoir.  11 
se  tint  là  quelques  minutes,  sans  pensée. 

—  Eh  bien  !  Messieurs,  voulez-vous  que  maintenant 
nous  parcourions  les  chambres?  —  demanda  le  direc- 
teur. 

Nekhludov  se  leva  en  sursaut.  L'Anglais  referma  son 
carnet,  et  Ton  se  mit  en  marche. 


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CHAPITRE  XXVIII 


Après  avoir  traversé  un  sombre  et  puant  corridor, 
d'autant  plus  puant  que  des  ordures  s'y  étalaient  libre- 
ment sur  le  plancher,  Nekhludov  et  l'Anglais,  sous  la 
conduite  du  directeur,  pénétrèrent  dans  la  première  salle 
des  condamnés  aux  travaux  forcés.  Ils  y  virent  envi- 
ron soixante-dix  prisonniers,  dont  la  plupart  s'étaient 
déjà  couchés  pour  la  nuit.  On  avait  rapproché  tous  les 
lits,  l'un  contre  l'autre,  au  milieu  de  la  salle  :  de  sorte 
que  les  prisonniers  étaient  couchés  côte  à  côte. 

A  l'arrivée  des  visiteurs,  tous  se  relevèrent  brusque- 
ment avec  un  grand  bruit  de  chaînes  ;  et  Nekhludov  fut 
frappé  de  l'éclat  de  leurs  crânes,  nouvellement  rasés. 

Deux  d'entre  eux,  cependant,  ne  se  levèrent  pas.  L'un 
était  un  tout  jeune  homme,  rouge  et  tremblant  de  fièvre  ; 
l'autre,  plus  âgé,  ne  cessait  point  de  gémir. 

L'Anglais  demanda  si  le  jeune  prisonnier  était  malade 
depuis  longtemps  déjà.  Il  n'était  malade  que  depuis  le 
matin;  mais  l'autre  prisonnier  souffrait  depuis  long- 
temps d'une  maladie  d'estomac,  et  l'on  attendait  d'avoir 
une  place  libre  à  l'infirmerie  pour  l'y  envoyer. 

Puis  l'Anglais  pria  Nekhludov  de  vouloir  bien  traduire 
aux  prisonniers  quelques  mots  qu'il  avait  à  leur  dire;  et 
il  lui  apprit,  du  même  coup,  que,  tout  en  voyageant  sur- 
tout en  Sibérie  pour  y  étudier  le  régime  de  la  déporta- 
tion, il  s'était  aussi  chargé  de  répandre  parmi  les  déportés 
la  bonne  parole  évangélique. 

—  Je  voudrais  leur  dire  que    Christ  est   mort  pour 

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RÉSURRECTION  125 

les  sauver.  Qu'ils  croient  en  lui,  et  ils  seront  sauvés  !  Et 
voici  le  livre  où  cela  est  écrit  ! 

Il  pria  Nekhludov  de  traduire  ce  petit  discours  :  après 
quoi  il  tira  de  sa  poche  un  paquet  de  Nouveaux  Testa- 
ments, reliés  en  carton  de  diverses  couleurs.  Et  aussitôt 
une  foule  de  grosses  mains  aux  ongles  noirs  se  tendirent 
vers  lui,  se  repoussant  Tune  Tautre.  Il  distribua  entre 
elles  quelques  exemplaires  du  petit  livre,  et  sortit  pour 
passer  dans  une  autre  salle. 

Dans  la  seconde  salle,  même  scène.  Même  manque 
d'air,  même  puanteur.  Comme  dans  la  première  salle, 
une  image  pieuse  pendait  entre  les  fenêtres,  ayant  vis- 
à-vis  d'elle  le  cuveau  aux  ordures.  Comme  dans  la  pre- 
mière salle,  une  soixantaine  d'hommes  étaient  couchés 
côte  à  côte,  qui  se  levèrent  en  sursaut  à  l'approche  des 
visiteurs.  Mais,  cette  fois,  il  y  eut  trois  hommes  qui  ne 
purent  se  lever  :  deux  se  redressèrent  un  peu  sur  leur 
couchette  ;  le  troisième  ne  jeta  pas  même  un  coup  d'œil 
sur  les  nouveaux  venus.  L'Anglais  pria  Nekhludov  de 
répéter  son  discours  et  distribua  de  nouveau  quelques 
évangiles. 

Dans  la  salle  suivante,  il  y  avait  également  trois 
malades.  L'Anglais  demanda  au  directeur  pourquoi  on 
ne  réunissait  pas  tous  les  malades  dans  une  seule  pièce. 
Mais  le  directeur  répondit  que  c'étaient  les  malades  eux- 
mêmes  qui  ne  le  voulaient  pas.  Leur  maladie,  au  reste, 
n'était  pas  contagieuse  ;  et  l'infirmier  les  visitait  et  leur 
donnait  tous  ses  soins. 

—  Oui,  voilà  bien  deux  semaines  qu'on  n'a  pas  vu  le 
bout  de  son  nez!  —  murmura  une  voix. 

Sans  rien  répondre,  le  directeur  passa  dans  une  autre 
salle.  Et  dans  cette  salle,  et  dans  la  suivante,  et  dans 
toutes  les  salles,  le  même  spectacle  s'offrit  aux  visiteurs 
et  la  même  scène  eut  lieu.  Même  spectacle  et  même  scène 
dans  les  chambres  des  déportés,  dans  celles  des  condam- 
nés à  l'emprisonnement.  Partout  Nekhludov  et  son  com- 
pagnon virent  les  mêmes  hommes,  affamés,  inoccupés, 
malades,  plats,  sournois,  plus  pareils  à  des  bétes  qu'à  des 
créatures  humaines. 

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126  RÉSURRECTION 

Au  bout  d'environ  une  demi-heure,  l'Anglais,  qui 
d'ailleurs  avait  épuisé  sa  provision  d'évangiles,  renonça 
à  faire  traduire  par  Nekhludov  son  allocution.  Evidem- 
ment l'horreur  de  ce  qu'il  voyait  et  surtout  l'écrasante 
puanteur  avaient  eu  pour  effet  de  déprimer  toute  son 
énergie.  Et  il  passait  machinalement  de  chambre  en 
chambre,  se  contentant  de  répondre  !  AU  right  !  à  tous  les 
renseignements  que  lui  fournissait  le  directeur  sur  le 
nombre  des  prisonniers  et  la  qualité  de  leurs  peines. 

Et  Nekhludov,  lui,  allait  comme  dans  un  rêve,  sans 
rien  voir,  sans  rien  entendre,  sans  trouver  la  force  de 
partir  ni  de  rester  ;  et  de  minute  en  minute  il  se  sentait 
plus  honteux  et  plus  désespéré. 


II 


Dans  une  des  dernières  salles  qu'on  visita,  Nekhludov 
fit  cependant  une  rencontre  qui  le  secoua  de  sa  torpeur. 
Il  vit  là,  parmi  des  déportés,  le  même  étrange  petit 
vieillard  qu'il  avait  eu  pour  voisin,  le  matin,  sur  le 
bac. 

Ce  petit  vieillard,  vêtu  d'une  chemise  en  lambeaux  et 
d'un  pantalon  rapiécé,  pieds  nus,  se  tenait  assis  à  terre 
dans  un  coin  et  braquait  sur  les  visiteurs  un  regard 
sévère.  Son  visage  ridé  paraissait  plus  concentré  encore 
et  plus  animé  que  sur  le  bac.  Et,  tandis  que  tous  les  pri- 
sonniers de  la  salle,  à  l'entrée  du  directeur,  s'étaient 
redressés  d'un  seul  mouvement  et  avaient  sauté  sur  leurs 
pieds,  le  vieillard  continuait  à  rester  assis.  Ses  yeux  lui- 
saient, et  ses  sourcils  se  fronçaient  de  colère. 

—  Allons,  debout  !  —  lui  cria  le  directeur. 

Mais  le  vieillard  haussa  les  épaules  et  sourit  avec 
dédain. 

—  Ce  sont  tes  valets  qui  se  mettent  debout  devant 
toi  !  Mais  moi,  je  ne  suis  pas  ton  valet.  Tu  as  la  marque, 
là,  sur  ton  front!...  —  poursuivit  le  vieillard  d*une  voix 
exaltée. 


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RÉSURRECTION  127 

—  Qu'est-ce  que  c'est?  —  dit  le  directeur  sur  un  ton 
de  menace. 

—  Je  connais  cet  homme!  —  intervint  Nekhludov. 
C'est  un  original.  Pourquoi  est-il  en  prison  ? 

—  Hé  !  c'est  la  police  qui  vient  de  nous  l'envoyer  pour 
vagabondage!  Nous  la  supplions  de  ne  plus  envoyer 
personne,  mais  c'est  comme  si  on  chantait  !  —  fit  le 
directeur. 

—  Et  toi  aussi,  à  ce  que  je  vois,  tu  appartiens  à 
l'armée  de  l'Antéchrist!  —  dit  le  petit  vieux,  s'adressant 
à  Nekhludov. 

—  Non,  je  ne  suis  ici  qu'en  visiteur!  —  répondit 
Nekhludov. 

—  Ah  !  ah  !  Tu  es  venu  voir  comment  l'Antéchrist 
torture  les  hommes?  Eh  bien,  regarde,  vois!  Il  les  a 
pris,  il  les  a  enfermés  en  cage,  de  quoi  composer  toute 
une  armée  !  Le  devoir  des  hommes  est  de  gagner  leur 
pain  à  la  sueur  de  leur  front  :  et  lui,  l'Antéchrist,  il  les 
tient  enfermés,  il  les  nourrit  sans  travail,  comme  des 
porcs,  pour  en  faire  des  porcs  ! 

—  Que  dit-il  ?  —  demanda  l'Anglais. 
Nekhludov  lui  répondit   que  le  vieillard  accusait  le 

directeur  et  ses  pareils  de  tenir  enfermés  des  êtres 
humains  contre  toute  justice. 

—  Demandez-lui  donc  comment,  à  son  avis,  on  doit 
se  comporter  avec  ceux  qui  n'observent  pas  la  loi!  — 
dit  en  souriant  l'Anglais. 

Nekhludov  traduisit  la  question. 
Le  vieillard  se  mit  à  rire,  découvrant  quelques  dents, 
noires  et  cassées. 

—  La  loi!  —  s'écria-t-il  avec  mépris,  —  ah!  oui,  tu 
peux  en  parler  !  Il  a  commencé  par  s'emparer  de  la  terre, 
il  a  dépouillé  les  hommes  de  toutes  leurs  richesses,  il  a 
supprimé  tous  ceux  qui  lui  résistaient  ;  et  ensuite  il  a 
écrit  la  loi,  pour  dire  qu'on  ne  devait  ni  tuer  ni  voler  ! 
Je  te  certifie  bien  qu'il  ne  l'aurait  pas  écrite  avant,  sa 
loi! 

Quand  Nekhludov  lui  eut  traduit  cette  réponse  impré- 
vue, l'Anglais  sourit  de  nouveau. 

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128  RÉSURRECTION 

—  Mais  enfin,  —  dit-il,  demandez-lui  comment  on 
doit  se  comporter  aujourd'hui  à  Fégard  des  voleurs  et 
des  assassins  ! 

—  Tu  lui  répondras,  —  dit  le  vieillard  à  Nekhludov 
qui  lui  avait  transmis  la  question,  —  tu  lui  répondras 
qu'il  doit  commencer  d'abord  par  effacer  lui-même  de 
son  front  la  marque  de  TAntéchrist,  et  qu'il  aura  assez 
d'ouvrage,  s'il  le  fait,  pour  n'avoir  plus  le  temps  de 
s'occuper  des  voleurs  ni  des  assassins  !  Allons,  répète- 
lui  ça  dans  sa  langue  ! 

—  Il  est  bien  amusant  !  —  dit  l'Anglais  en  entendant 
cette  réponse.  Etil  sourit  encore,  et  sortit  de  la  chambre. 

Nekhludov  était  resté  en  arrière  ;  le  vieillard,  s'adres- 
sant  à  lui,  poursuivit  son  discours  : 

—  Fais  ton  affaire  à  toi,  et  ne  t'inquiète  pas  des 
autres.  C'est  Dieu  seul  qui  sait  qui  punir  et  qui  récom- 
penser. Nous,  nous  n'en  savons  rien  ! 

Puis,  comme  s'il  avait  renoncé  à  vouloir  convertir 
Nekhludov  : 

—  Mais  non,  —  lui  cria-t-il,  —  je  n'ai  rien  à  te  dire. 
Va-t'en,  passe  ton  chemin.  Tu  as  assez  vu  maintenant 
comment  les  esclaves  de  l'Antéchrist  donnent  des  créa- 
tures humaines  en  pâture  aux  poux.  Va-t'en  mainte- 
nant t'amuser  ailleurs  ! 


III 


Lorsque  Nekhludov  rejoignit  ses  compagnons  dans  le 
corridor,  l'Anglais  était  arrêté  devant  la  porte  entr'ou- 
verte  d'une  pièce  sombre,  et  demandait  au  directeur 
à  quoi  elle  servait.  Le  directeur  répondit  que  c'était 
l'endroit  où  l'on  déposait  les  morts. 

—  Oh!  vraiment!  —  fit  l'Anglais,  quand  Nekhludov 
lui  eut  traduit  cette  réponse.  Et  il  dit  qu'il  serait  bien 
heureux  de  pouvoir  entrer. 

Le  directeur  fît  apporter  une  lampe,  et  introduisit  les 
deux  visiteurs  dans  la  chambre  des  morts.  C'était  une 


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RÉSURRECTION  129 

grande  chambre  carrée,  toute  pareille  aux  autres.  Dans 
un  coin  étaient  entassés  des  sacs,  dans  un  autre  coin 
on  avait  rangé  une  pile  de  bûches;  au  milieu,  sur  des 
couchettes,  quatre  cadavres  gisaient. 

Le  premier  de  ces  cadavres,  vêtu  d'une  chemise  et 
d'un  pantalon,  avait  une  petite  barbe  pointue  et  la 
moitié  de  la  tête  rasée.  Le  froid  avait  déjà  engourdi  les 
membres  :  les  mains,  qui  évidemment  avaient  été  jointes 
sur  la  poitrine,  s'étaient  séparées  ;  et  pareillement  les 
pieds  nus,  disjoints,  s'écartaient  en  fourche.  Près  de  lui 
était  étendue  une  vieille  femme  en  veste  et  en  jupe 
blanches,  avec  une  toute  petite  natte  de  cheveux,  un 
visage  jaune  tout  ridé,  et  un  nez  camard.  Et,  près  de 
cette  vieille  femme,  on  avait  placé  le  cadavre  d'un  homme 
qui  portait  autour  du  cou  un  foulard  bleu.  Ce  foulard 
bleu  frappa  Nekhludov,  qui  eut  l'impression  de  l'avoir 
vu  quelque  part  déjà. 

Il  s'approcha,  examina  le  cadavre  de  près.  Une  bar- 
biche noire,  frisant  un  peu,  un  nez  droit  et  solide,  un 
grand  front  blanc,  des  cheveux  bouclés,  clairsemés  au 
sommet  de  la  tète.  Nekhludov  reconnaissait  tous  ces 
traits  bien  connus,  et  ne  parvenait  pas  en  croire  ses 
yeux.  La  veille  encore,  il  avait  vu  le  mêm^e  visage  tout 
animé  de  passion,  tout  contracté  de  souffrance  :  mainte- 
nant il  le  voyait  immobile  et  calme,  revêtu  d'une  beauté 
qui  lui  faisait  peur. 

Oui,  c'était  là  Kriltzov,  ou  du  moins  c'était  toute  la 
trace  qu'avait  laissée  sa  vie  corporelle  ! 

«  Pourquoi  a-t-il  souffert?  Pourquoi  a-t-il  vécu  ?  Est-il 
enfin  arrivé  maintenant  à  savoir  la  vérité  ?  —  se  demandait 
Nekhludov  en  considérant  le  cadavre.  Et  il  se  répondait 
aussitôt  qu'il  n'y  avait  point  de  vérité,  qu'il  n'y  avait 
rien,  rien  que  la  mort.  De  toute  son  âme,  il  enviait 
Kriltzov,  qui  ne  souffrait  plus. 

Sans  même  penser  à  prendre  congé  de  l'Anglais,  qui 
examinait  la  salle  funèbre  avec  un  intérêt  tout  parti- 
culier, Nekhludov  se  fit  conduire  hors  de  la  prison,  afin 
de  pouvoir  méditer  plus  à  l'aise,  dans  sa  cha.mbre,  sur 
tout  ce  qui  s'était  passé  durant  cette  soirée. 

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CHAPITRE  XXIX 


Arrivé  dans  sa  chambre,  Nekhludov  se  mit  à  marcher 
de  long  en  large,  fiévreusement.  Il  avait  Fimpression 
que  son  affaire  avec  Katucha  était  finie,  à  jamais  finie. 
A  jamais  il  avait  cessé  d'être  utile  à  Katucha.  Et  cette 
pensée  le  remplissait  de  tristesse  et  de  honte.  Mais  il 
avait  aussi  Timpression  que  cette  pensée  n'avait  plus  dé- 
sormais le  droit  de  l'occuper,  et  qu'il  avait  maintenant  à 
régler  une  autre  affaire  qui  non  seulement  n'était  pas 
finie,  mais  qui  s'imposait  à  lui  avec  une  force  impé- 
rieuse. 

Il  se  sentait  en  présence  de  quelque  chose  d'effroya- 
blement mauvais,  qu'il  avait  le  devoir  de  détruire,  et 
qu'il  ne  savait  pas  comment  il  pourrait  détruire.  C'était 
ce  quelque  chose  de  mauvais  qui  l'avait  jadis  perdu  lui- 
même,  qui  avait  perdu  Katucha,  et  qui  venait  mainte- 
nant de  perdre  le  cher  et  admirable  Kriltzov,  dormant, 
là-bas,  avec  son  foulard  bleu. 

Et  Nekhludov  revoyait  les  centaines  d'hommes  par- 
qués, dans  un  air  empesté,  par  d'indifférents  gouver- 
neurs, procureurs,  directeurs  de  prison.  Il  revoyait  les 
regards  irrités  du  petit  vieillard  bravant  «  les  valets  de 
l'Antéchrist  ».  Il  revoyait,  dans  la  chambre  des  morts, 
le  beau  visage  de  cire  de  Kriltzov.  Tout  cela,  toute  la 
vie  qui  l'entourait  lui  faisait  l'effet  d'un  horrible  cauche- 
mar. Et  de  nouveau  il  se  demandait  si  c'était  lui-même, 
Nekhludov,   qui  était  fou,   ou  bien   si  ceux-là    étaient 


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RÉSURRECTION  iijl 

fous  qui  se  tenaient  pour  sages  et  toléraient  une  telle  vie. 

Après  avoir  longtemps  marché,  il  se  jeta  sur  le 
divan;  et,  machinalement,  il  ouvrit  un  des  petits  évan- 
giles de  l'Anglais,  que  celui-ci  lui  avait  donné,  et  qu'il 
avait  déposé  sur  la  table  en  vidant  les  poches  de  sa 
pelisse. 

«  Il  y  a  des  gens  qui  prétendent  qu'on  peut  trouver 
là-dedans  une  réponse  à  tout  »,  songeait-il,  en  ouvrant 
le  petit  livre,  au  hasard  des  pages.  Et  il  lut.  Il  était 
tombé  sur  un  chapitre  de  l'évangile  de  saint  Mathieu, 
le  chapitre  xxiii. 

i .  En  ce  temps-là^  les  disciples  vinrent  à  Jésus  et  lui 
dirent:  «  Qui  est  le  plus  grand  dans  le  royaume  des 
deux?  » 

2.  Or  Jésus^  ayant  appelé  un  enfant,  le  mit  au  milieu 
d'eux,  et  dit  : 

3.  «  Je  vous  le  dis  en  vérité,  si  vous  ne  changez,  et  si 
vous  ne  devenez  petiis  comme  des  enfants,  vous  n'entrerez 
point  dans  le  royaume  des  deux, 

4.  «  Celui-là  donc  qui  se  fera  petit  comme  cet  enfant, 
celui-là  sera  le  plus  grand  dans  le  royaume  des  deux.  » 

—  Oui,  c'est  bien  ainsi  !  —  se  dit  Nekhludov  en  se 
rappelant  comment  lui-même  n'avait  goûté  la  paix  et  la 
joie  de  la  vie  que  dans  la  mesure  où  il  s'était  fait  petit, 
où  il  avait  été  pareil  à  un  enfant. 

Et  il  lut  ensuite  : 

5.  a  Et  celui  qui  recevra  un  tel  enfant  en  mon  nom, 
c'est  moi  quil  recevra, 

6.  a  Mais  si  quelqu'un  scandalise  un  de  ces  petits  qui 
croient  en  moi,  mieux  vaudrait  pour  lui  qu'on  lui  atta- 
chât au  cou  une  grosse  meule  et  qu'on  le  jetât  au  fond  de 
la  mer,  » 

Nekhludov  cessa  de  lire  :  «  Que  peut  bien  vouloir 
dire  celui  qui  recevra?  et  aussi  :  en  mon  nom?  ^^  se 
demanda-t-il,  sentant  que  ces  paroles  n'avaient  aucune 
signification  pour  lui.  «  Et  que  viennent  faire  ici  cette 
meule  au  cou,  et  ce  fond  de  la  mer?  Non,  tout  cela  n'est 
point  pour  moi!  Cela  n'est  pas  clair,  cela  n'a  pas  de 
sens!  » 

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132  RÉSCRRECTION 

Il  se  rappela  que  plusieurs  fois  déjà,  dans  sa  vie,  il 
avait  essayé  de. lire  les  évangiles  et  que  toujours  Fobs- 
curité  des  passages  de  ce  genre  Tavait  dérouté. 

Il  reprit  le  livre,  cependant,  et  lut  les  quatre  versets 
suivants.  Jésus  y  parlait  des  «  scandales  »,  de  la  con- 
damnation de  certains  hommes  «  à  la  géhenne  du  feu  », 
de  certains  anges  appartenant  à  certains  enfants  et  qui 
voient  «  la  face  du  Père  dans  les  cieux  ». 

«  Quel  dommage  que  tout  cela  soit  si  peu  clair  et  si 
mal  composé  !  —  songeait-il,  —  car  on  sent,  au  fond, 
quelque  chose  de  beau  qu'on  aimerait  à  entendre  mieux 
dit.  »  Et  il  se  remit  à  lire  : 

11.  «  Sachez  que  le  fils  de  V homme  est  venu  racheter 
et  sauver  ceux  qui  périssent  ! 

12.  «  Que  vous  en  semble  ?  Si  un  homme  a  cent  brebis 
et  que  Vune  cC elles  se  soit  égarée^  ne  laisse-t-il pas  les  quatre- 
vingt-dix-neuf  autres  dans  la  montagne  pour  s'' en  aller 
chercher  celle  qui  s  est  égarée? 

13.  «  El^  s'il  parvient  à  la  retrouver^  je  vous  le  disj  en 
vérité,  il  en  a  plus  de  joie  que  des  quatre-vingt-dix-neuf 
autres  qui  ne  se  sont  point  égarées, 

14.  «  Et  de  même^  ce  n'est  pas  la  volonté  de  votre  Père, 
qui  est  aux  cieux,  qu'aucun  de  ses  petits  périsse,  » 

—  Oui,  sans  doute,  ce  n'était  pas  la  volonté  du  Père 
qu'ils  périssent!  Mais  cela  ne  les  empêche  pas  de  périr 
par  centaines,  par  milliers  !  Et  nul  moyen  de  les  sauver  !  — 
pensa  Nekhludov. 

Il  lut  encore  quelques  versets. 

21.  Alors  Pierre,  s^ étant  approché,  lui  dit  :  «  Maître, 
combien  de  fois  devrai-je  pardonner  à  mon  frère  qui 
m'aura  offensé  ?  Devrai-je  lui  pardonner  jusqu'à  sept 
fois?  » 

22.  Et  Jésus  lui  répondit  :  «  Je  ne  te  dis  pas  jusqu'à 
sept  fois,  mais  jusqu'à  septante  fois  sept  fois  ! 

23.  «  Car  il  en  est  du  royaume  des  deux  comme  d*un  roi 
qui  voulut  faire  rendre  compte  à  ses  serviteurs  ! 

24.  «  Quand  il  eut  commencé  à  compter,  on  lui  en 
amena  un  qui  lui  devait  dix  mille  talents  ; 

'    25.  «  Et,  parce  qu'il  n^ avait  pas  de  quoi  payer,  son 

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RÉSUllUECTlON  133 

maître  ordonna  qu'il  fût  vendu,  lui^  su   femme  et  ses 
enfants^  et  tout  ce  qu'il  avait  afin  que  la  dette  fût  payée, 

26.  «  Et^  ce  serviteur,  tombant  à  ses  pieds^  se  proster- 
naît  devant  lui  et  lui  disait  :  —  Seigneur,  aie  patience 
envers  moi,  et  je  te  paierai  tout! 

27.  «  Alors  le  maître  de  ce  serviteur,  ému  de  pitié,  le 
laissa  aller  et  lui  remit  sa  dette, 

28.  «  Mais  ce  serviteur,  étant  sorti,  rencontra  un  de 
ses  compagnons  de  service  qui  lui  devait  cent  deniers  ;  et, 
rayant  saisi,  il  Vétranglait  en  disant  :  rends-moi  ce  que 
tu  me  dois! 

29.  «  Et  son  compagnon  de  service,  tombant  à  ses  pieds, 
le  supplia  en  disant  :  Aie  patience  envers  moi  et  je  te 
paierai  ! 

30.  «  Mais  le  serviteur  ne  voulut  pas  avoir  patience, 
et,  s'en  étant  allé,  il  fit  jeter  son  compagnon  en  prison 
jusqu'à  ce  quil  eût  payé  sa  dette, 

31.  «  Ses  autres  compagnons  de  service,  voyant  ce  qui 
s'était  passé,  en  furent  très  attristés  ;  et  ils  vi^irent  rappor- 
ter à  leur  maître  ce  qui  s'était  passé, 

32.  «  Alors  le  maître  fit  venir  le  serviteur  et  lui 
dit  :  —  Méchant  serviteur,  je  t'ai  remis  toute  ta  dette  par  ce 
que  tu  m'as  supplié. 

33.  «  Ne  devais-tu  pas,  toi  aussi,  avoir  pitié  de  ton  com- 
pagnon, comme  j'ai  eu  pitié  de  toi?  » 

—  Serait-ce  donc  cela?  —  s'écria  tout  à  coup  Nekh- 
ludov  après  avoir  lu  ces  paroles.  —  La  réponse  que  je 
cherche  serait  donc  là? 

Et  la  voix  intime  de  tout  son  être  lui  répondit  :  Oui, 
c'est  cela,  ce  n'est  rien  que  cela  ! 

Et  le  même  phénomène  se  produisit  chez  Nekhludov 
qui  se  produit  souvent  chez  les  personnes  accoutumées 
à  la  vie  spirituelle.  Une  pensée,  qui  d'abord  leur  a  paru 
étrange,  paradoxale,  fantaisiste,  soudain  s'éclaire  à  leurs 
yeux  des  résultats  de  toute  une  expérience  jusque-là 
inconsciente,  et  devient  aussitôt  pour  elles  une  simple, 
claire,  évidente  vérité.  Ainsi  s'éclaira  soudain,  aux  yeux 
de  Nekhludov,  la  pensée  que  l'unique  remède  possible 
au  mal  dont  souffraient  les  hommes  consistait  en   ce 


134  RÉSURRECTION 

que  les  hommes  se  reconnussent  toujours  comme  ayant 
une  dette  envers  Dieu,  et,  par  suite,  comme  n'ayant  nul 
droit  de  juger  ni  de  punir  les  autres  hommes.  Il  com- 
prit soudain  que  l'effroyable  mal  dont  il  avait  été  témoin 
dans  les  prisons  et  les  convois,  et  que  la  tranquille 
assurance  de  ceux  qui  produisaient  ce  mal  ou  qui  le 
toléraient,  que  tout  cela  provenait  uniquement  d'une 
cause  très  simple.  Tout  cela  provenait  de  ce  que  les 
hommes  avaient  entrepris  une  chose  impossible;  étant 
mauvais  eux-mêmes,  ils  avaient  entrepris  d^  corriger  le 
mal.  Des  hommes  vicieux  prétendaient  corriger  des 
hommes  vicieux.  Or,  étant  vicieux,  ils  ne  pouvaient  que 
propager  le  vice,  au  lieu  de  le  corriger;  étant  corrom- 
pus, ils  répandaient  autour  d'eux  leur  propre  corruption. 
La  réponse  que  Nekhludov  cherchait  avec  angoisse  sans 
pouvoir  la  trouver,  c'était  la  même  réponse  qu'avait  faite 
Jésus  à  Pierre  :  la  réponse  éfait  qu'on  devait  pardonner 
toujours,  non  pas  sept  fois,  mais  septante  fois  sept 
fois. 

—  Mais  non  !  Impossible  d'admettre  que  la  chose  soit 
aussi  simple  !  —  se  disait  Nekhludov.  Et  cependant  il 
savait,  dès  lors,  avec  une  évidence  absolue,  que  c'était  là 
l'unique  réponse,  et  non  seulement  au  point  de  vue  théo- 
rique, mais  au  point  de  vue  pralique  et  immédiat.  La 
chose  lui  semblait  encore  étrange  et  incroyable,  habitué 
comme  il  l'était  à  des  opinions  opposées,  mais  il  sentait, 
il  savait,  qu'elle  était  hors  de  doute. 

L'objection  ordinaire,  qui  consistait  à  demander  ce 
qu'on  devait  faire  des  voleurs  et  des  assassins,  n'avait 
plus  depuis  longtemps  aucun  sens  pour  lui.  Cette  objec- 
tion n'aurait  eu  de  sens,  en  effet,  que  si  les  châtiments 
avaient  fait  diminuer  le  nombre  des  crimes,  s'ils  avaient 
corrigé  les  criminels  ;  mais  l'expérience  avait  prouvé  à 
Nekhludov  que  c'était  le  contraire  qui  se  produisait. 
Depuis  tant  de  siècles  que  les  hommes  s'acharnaient  à 
punir  le  crime,  l'avaient-ils  supprimé,  l'avaient-ils  même 
atténué?  Loin  de  l'avoir  supprimé,  loin  de  l'avoir  même 
atténué,  ils  avaient  contribué  activement  à  le  dévelop- 
oer,  aussi  bien  en  dépravant  les  prisonnierspar  les  con- 

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RÉSUHRECTION  135 

damnations  qu'ils  leur  faisaient  subir  qu'en  ajoutant  à  la 
somme  des  crimes  de  ces  prisonniers,  —  aux  crimes  des 
voleurs  et  des  §issassins,  —  leurs  propres  crimes,  ceux 
de  ces  criminels  que  sont  les  conseillers  de  cours,  les 
procureurs,  les  bourreaux,  les  juges  d'instruction,  les 
policiers  et  les  garde-chiourme. 

Et  Nekliludov  comprit  soudain  que  cela  devait  être 
fatalement  ainsi.  Et  il  comprit  que,  si  la  société  et  Tordre 
social  continuaient  à  exister,  ce  n'était  point  grâce  aux 
magistrats  avec  leur  cruauté,  mais  au  contraire  malgré 
eux,  et  parce  que,  à  côté  d'eux,  les  hommes  continuaient 
à  avoir  pitié  Tun  de  l'autre  et  à  s'aimer  l'un  l'autre. 

L'Evangile  avait  enfin  parlé  au  cœur  de  Nekhludov, 
s'était  révélé  à  lui  comme  à  tout  homme  qui  consent  à  le 
lire.  Et  Nekhludov  résolut  d'en  lire  encore  quelques 
pages.  Il  prit  le  Discours  sur  la  Montagne,  qui,  de  tout 
temps,  l'avait  beaucoup  touché.  Mais,  cette  fois,  en  le 
lisant,  il  découvrit  que  ce  discours  n'était  pas  simple- 
ment un  recueil  de  nobles  pensées  et  d'images  émou- 
vantes, exposant  un  idéal  moral  à  peu  près  irréalisable. 
Il  s'aperçut  que  le  Discours  sur  la  Montagne  ne  conte- 
nait que  des  préceptes  tout  à  fait  clairs,  simples,  pra- 
tiques, faciles  à  appliquer,  et  dont  l'application  aurait» 
aussitôt  pour  conséquence  de  créer  une  société  humaine 
absolument  nouvelle,  supprimant  toute  violence  et  toute 
injustice,  et,  dans  la  mesure  permise  à  la  faiblesse 
humaine,  inaugurant  sur  la  terre  le  Royaume  des  Cieux. 

Ces  préceptes  étaient  au  nombre  de  cinq  : 


Le  premier  consistait  à  dire  que  l'homme  non  seule- 
ment ne  devait  pas  tuer  un  autre  homme,  son  frère, 
mais  ne  devait  pas  s'irriter  contre  lui,  ne  devait  pas 
l'accuser,  le  mépriser  ;  et  que,  s'il  s'était  querellé  avec 
un  autre  homme,  il  devait  se  réconcilier  avec  lui  avant 
d'offrir  aucun  don  à  Dieu,  c'est-à-dire  avant  de  s'unir  à 
Dieu  par  la  prière  du  cœur. 

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1 36  RÉSL'RRFXTiON 

Le  second  précepte  consistait  à  dire  que  Thomme  non 
seulement  ne  devait  point  s'abandonner  à  la  sensualité, 
ne  devait  point  profaner  la  beauté  de  la  femme  en  fai- 
sant d'elle  un  instrument  de  son  grossier  plaisir,  mais 
qu'il  devait,  s'étant  marié  avec  une  femme,  se  considérer 
comme  uni  à  elle  pour  toujours. 

Le  troisième  précepte  consistait  à  dire  que  Thomme 
ne  devait  rien  promettre  sous  serment,  n'étant  maître  ni 
de  lui-même,  ni  de  quoi  que  ce  fût. 

Le  quatrième  précepte  consistait  à  dire  que  l'homme 
non  seulement  ne  devait  point  exiger  œil  pour  œil,  mais 
qu'il  devait,  quand  on  l'avait  frappé  sur  une  joue,  tendre 
l'autre  joue;  qu'il  devait  pardonner  les  offenses,  les  sup- 
porter avec  résignation,  ne  rien  refuser  de  ce  que  les 
autres  hommes  exigeaient  de  lui. 

Et  le  cinquième  précepte  consistait  à  dire  que  l'homme 
non  seulement  ne  devait  point  haïr  ses  ennemis,  ni  lut- 
ter contre  eux,  mais  qu'il  devait  les  aimer,  les  aider,  les 
servir. 


Nekhludov  s'étendit  sur  le  divan  et  se  mit  à  rêver.  Se 
rappelant  toute  la  misère  et  toute  la  laideur  de  la  vie 
actuelle  des  hommes,  il  songea  à  ce  que  deviendrait  cette 
vie  si  les  hommes  consentaient  à  appliquer  les  préceptes 
qu'il  venait  de  lire.  Et  tout  son  découragement  disparut  : 
un  ilôt  d'enthousiasme  inonda  son  âme.  Il  sentit  qu'après 
toute  une  vie  de  souffrances  à  travers  les  ténèbres 
il  venait  d'apercevoir  soudain  la  douce,  la.  reposante, 
la  bienlaisante  lumière. 

Il  ne  dormit  point,  cette  nuit-là.  Tout  entier  à  la  joie 
de  la  découverte  qu'il  venait  de  faire,  il  lut  avidement  les 
Evangiles,  d'un  bout  à  l'autre.  Et,  ainsi  que  cela  arrive 

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RÉSURRECTION  137 

à  tous  ceux  à  qui  l'o  sens  général  des  Evangiles  s'est  enfin 
révélé,  il  s'étonna,  en  lisant,  de  comprendre  pleinement 
la  signification  de  paroles  que  maintes  fois  il  avait  lues 
comme  de  simples  images  et  sans  y  attacher  d'impor- 
tance. Comme  une  éponge,  dans  un  vase,  aspire  toute 
Feau  qu'elle  peut  contenir,  il  aspirait  tout  ce  qu'il  y  avait 
pour  lui  d'utile,  d'important,  de  grave,  de  joyeux  dans 
ce  livre.  Et  tout  ce  qu'il  y  lisait  lui  paraissait  lui  avoir 
été  depuis  longtemps  familier;  car  ce  qu'il  y  lisait  con- 
firmait, expliquait  des  choses  que  depuis  longtemps  il 
pressentait,  mais  qu'il  n'osait  pas  reconnaître  pour  vraies. 
Et  maintenant  il  les  reconnaissait  pour  vraies,  et  il  y 
croyait. 

Et  non  seulement  il  reconnaissait  et  croyait  qu'en  sui- 
vant les  préceptes  des  Evangiles  les  hommes  pourraient 
s'élever  au  plus  haut  degré  de  bonheur  dont  ils  sont 
capables  :  il  reconnaissait  et  croyait  aussi  que  mieux 
valait,  pour  un  homme,  ne  rien  faire  du  tout  que  de  ne 
pas  appliquer  ces  préceptes  ;  il  reconnaissait  et  croyait 
que  ces  préceptes  représentaient  l'unique  raison  d'être 
de  la  vie  humaine,  et  qu'en  y  manquant  l'homme  com- 
meltait  une  faute,  qui  entraînait  aussitôt  son  châtiment 
à  sa  suite. 

Cette  conclusion  résultait  pour  Nekhludov  de  tout  le 
livre;  mais,  avec  une  clarté  et  une  force  particulières,  il 
la  trouvait  exprimée  dans  la  parabole  des  vignerons. 
Les  vignerons  s'étaient  imaginés  que  le  jardin  qu'on 
leur  avait  donné  à  cultiver  n'appartenait  pas  à  leur 
maître,  mais  à  eux-mêmes  ;  que  tout  ce  qui  était  dans  ce 
jardin,  j^'était  pour  eux,  et  que  leur  seul  devoir  était  de 
faire  servir  ce  jardin  à  leur  propre  jouissance  :  oubliant 
leur  maître,  et  tuant  ceux  qui  venaient  leur  rappeler 
leurs  obligations  envers  lui. 

«  Ainsi  nous  faisons  tous  »,  —  songeait  Nekhludov.  — 
«  Nous  vivons  dans  la  croyance  que  nous  sommes  nous- 
mêmes  les  maîtres  de  notre  vie,  et  que  celle-ci  ne  nous 
a  été  donnée  que  pour  notre  plaisir.  Or  c'est  ime 
croyance  insensée,  évidemment  insensée.  L'homme  n'est 
pas  venu  au  monde  de  son  plein  gré  :  quelqu'un  doit  l'y 

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i  38  RÉSURRECTION 

avoir  envoyé,  et  pour  quelque  motif.  Mais  nous,  nous 
avons  décidé  d'oublier  cette  évidence  et  de  nous  ima- 
giner que  nous  n'avions  à  vivre  que  pour  notre  plaisir. 
Et  nous  nous  étonnons,  après  cela,  de  souffrir  et  de 
nous  sentir  mal  à  Taise,  comme  si  ce  n'était  point  la 
conséquence  fatale  de  notre  situation  d'ouvriers  se  refu- 
sant à  accomplir  la  volonté  de  leur  maître.  Et  la  volonté 
de  notre  maître,  elle  est  exprimée  dans  ce  petit  livre. 

«  Cherchez  le  Royaume  de  Dieu,  et  le  reste  vous  sera 
donné  par  surcroît.  Et  nous,  c'est  le  swxroîl  que  nous 
cherchons,  et  nous  nous  étonnons  de  ne  pouvoir  le 
trouver  ! 

a  Oui,  c'est  bien  cela  qu'a  été  ma  vie  !  Mais  désor- 
mais celte  vie  est  finie,  et  une  autre  commence  !  » 


Et  en  effet,  de  cette  nuit  commença  pour  Nekhludov 
une  vie  nouvelle  :  et  nouvelle  non  seulement  parce 
que,  cessant  de  penser  tout  à  fait  à  lui-même,  il  s'ef- 
força de  ne  plus  vivre  que  pour  servir  les  autres,  mais 
nouvelle,  surtout,  parce  que  tout  ce  qui  lui  arriva 
depuis  celte  nuit,  tout  ce  qu'il  vit,  tout  ce  qu'il  fit,  eut 
désormais  à  ses  yeux  une  autre  signification  que  par  le 
passé. 

Comment  se  terminera  cette  nouvelle  période  de  sa 
vie,  c'est  ce  que  l'avenir  montrera. 

12  décembre  1899. 


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