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Œuvres du Comte LÉON TOLSTOÏ
A LA MÊME LIBRAIRIE
Katia. Traduit par le comte d'Hauterive, 13* édition. 1 vol.
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A LA Recherche du Bonheur. Traduit par E. Halpérine, 13» édition.
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COMTE LÉON TOLSTOÏ
Résurrection
PREMIERE ET DEUXIEME PARTIES
TRADUIT DU RUSSE
PAR
TBODOR DE WYZBWA
Alors Pierre, s*avançant rert Jésus,
lui dit : Maître, combien de fois devrai-
je pardonner à mon frère qui m'aura of-
fensé? Devrai-je lui pardonner jusqu'à
sept fois?
Et Jésus lui répondit : Je ne te dis
pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à sep-
tante fois sept fois!
Evaug.yS. Mathieu, Tiyiii^ 2z, 22.
Que celui de vous qui est sans péclié
lui jette la première pierre !
Evang.y s. Jean^ viii, 7.
INTERNA^Jgygf Pj( club I
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PARIS
LIBRAIRIE ACADÉMIQUE OIOIER
PERRIN ET G'% LIBRAIRES-ÉDITEURS
3î>, QUAI DES GRANDS-AUGUSTINS, 35
1900
Tous droits réservés
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Résurrection
PREAlIÈRE PARTIE
CHAPITRE I
En vain quelques centaines de milliers d'hommes,
entassés dans un petit espace, s'efforçaient de mutiler la
terre sur laquelle ils vivaient ; en vain ils en écrasaient
le sol sous des pierres, afin que rien ne pût y germer ;
en vain ils arrachaient jusqu'au moindre brin d'herbe ;
en vain ils enfumaient l'air de pétrole et de houille ; en
vain ils taillaient les arbres ; en vain ils chassaient les
bêtes et les oiseaux : le printemps, même dans la ville,
était toujours encore le printemps. Le soleil rayonnait ;
l'herbe, ravivée, se reprenait à pousser, non seulement
sur les pelouses des boulevards, mais entre les pavés des
rues; les bouleaux, les peupliers, les merisiers dé-
ployaient leurs feuilles humides et odorantes ; les tilleuls
gonflaient leurs bourgeons déjà prêts à percer; les
choucas, les moineaux, les pigeons, gaiement, travail-
laient à leurs nids ; les abeilles et les mouches l30urdon-
naient sur les murs, ravies d'avoir retrouvé la bonne
chaleur du soleil. Tout était joyeux, les plantes, les
oiseaux, les insectes, les enfants. Seuls, les hommes
continuaient à tromper et à tourmenter eux-mêmes et les
autres. Seuls les hommes estimaient que ce qui était
important et sacré, ce n'était point cette matinée de
printemps, ce n'était point cette beauté divine du monde,
créée pour la joie de tous les êtres vivants, et les dispo-
sant tous à la paix, à l'union, et à la tendresse ; mais que
ce qui était important et sacré, c'était ce qu'ils avaient
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î RÉSURRECTION
eux-mêmes imaginé pour se tromper et se tourmenter
les uns les autres.
Et ainsi, dans le bureau de la prison du gouvernement,
ce qui était considéré comme important et sacré, ce
n'était point que la grâce et la délice du printemps
vinssent d'être accordées aux hommes et aux choses :
c'était que, la veille, les employés de ce bureau avaient
reçu une feuille ornée d'un sceau, de nombreux en-têtes,
et d'un numéro, et les avisant que, ce même matin du
28 avril, à neuf heures, trois prévenus, un homme et
deux femmes, auraient à être conduits, chacun séparé-
ment, au Palais de Justice pour y être jugés. Et voici
que, conformément à cet avis, le 28 avril, à huit heures
du matin, dans le sombre et puant corridor de la divi-
sion des femmes pénétra un vieux gardien. Aussitôt, de
l'autre extrémité du corridor, la surveillante de la divi-
sion s'avança à sa rencontre, une créature d'aspect
maladif, vêtue d'une camisole grise et d'un jupon noir.
— Vous venez chercher la Maslova ? — dit-elle.
Et aussitôt elle s'approcha, avec le gardien, de l'une
des nombreuses portes donnant sur le corridor.
Le gardien, avec un bruit de ferraille, introduisit une
grosse clé dans la serrure de cette porte, qui, en s'entre-
bâillant, laissa échapper une puanteur plus affreuse
encore que celle du corridor. Puis il cria :
— Maslova ! Au Palais de Justice !
Et il referma la porte et se tint immobile, attendant la
femme qu'il avait appelée.
A quelques pas de là, dans la cour de la prison, on
pouvait respirer un air pur et vivifiant, apporté des
champs par la brise printanière. Mais dans le corridor
de la prison l'air était accablant et malsain, un air
infecté de fiente, d'humidité, et de pourriture, un air que
personne ne pouvait respirer sans être aussitôt envahi
d'une morne tristesse. C'est ce que sentait, tout habituée
qu'elle fût à cet air empesté, la surveillante de la divi-
sion. Elle venait de la cour, et, à peine entrée dans le
corridor, elle éprouvait un mélange pénible de nausée et
de somnolence.
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RÉSURRECTION 3
Derrière la porte, dans la chambre des prisonnières,
l'agitation était grande : on entendait des voix, des rires,
des pas de pieds nus.
— Allons, presse-toi ! — cria le vieux gardien, entr'ou-
vrant de nouveau la porte.
Quelques instants après, une femme sortit vivement
de la chambre, une jeune femme, petite, mais de taille
bien prise. Elle avait endossé un sarrau gris sur sa
camisole et sa jupe blanches. Ses pieds, couverts de bas
de toile, étaient chaussés des gros souliers des détenues.
Un fichu blanc enserrait sa tête, laissant dépasser
quelques boucles de cheveux noirs soigneusement
frisées. Et sur tout le visage de la femme se voyait
cette pâleur d'un genre particulier qui ne se voit que
sur le visage de personnes ayant depuis longtemps
séjourné dans un lieu clos. Mais d'autant plus ressortait,
en contraste avec cette pâleur mate de la peau, Féclat
de deux grands yeux noirs, dont l'un louchait quelque
peu ; et l'ensemble avait une expression très spéciale de
grâce caressante. La jeune femme se tenait très droite,
tendant son ample poitrine.
Arrivée dans le corridor, elle inclina légèrement la
tête, puis fixa, droit dans les yeux, le vieux gardien ; et
puis elle se tint prête à faire tout ce qu'on lui comman-
derait. Le gardien, cependant, s'apprêtait à refermer la
porte, lorsque celle-ci s'entrebâilla une fois de plus ; et
Ton en vit sortir le sombre visage d'une vieille femme
aux cheveux blancs, tête nue. Cette vieille se mit à par-
ler tout bas à la Maslova : mais le gardien la repoussa
vivement à l'intérieur de la chambre, et referma la porte.
La Maslova, alors, s'approcha d'un judas pratique dans
la porte ; et le visage de la vieille femme se montra aussi-
tôt, de l'autre côté. On entendit, à travers la porte, une
voix éraillée :
— Fais attention, et surtout n'aie pas peur! Et nie
tout, tiens bon, voilà tout !
— Bah ! — répondit la Maslova, en secouant la tête, — ^
une chose ou l'autre, c'est tout un ! Il ne peut toujours
rien m'arriver de pire que ce que j'ai à présent !
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4 RÉSURRECTION
— Bien sûr que c'est tout un, et non pas tout deux ! —
fît le vieux gardien, fier de son trait d'esprit. — Allons,
suis-moi, et en route !
La tête de la vieille femme disparut du judas, et la
Maslova s'avança dans le corridor, marchant de son pas
léger, derrière le vieux gardien. Ils descendirent Tes-
calier de pierre, ils longèrent les salles fétides et
bruyantes de la division dés hommes, où des yeux
curieux épiaient leur passage à travers les lucarnes des
portes, et ils arrivèrent enfin dans le bureau de la pri-
son. Deux soldats s'y trouvaient déjà, le fusil au bras,
attendant la détenue pour la conduire au Palais de Jus-
tice. Le greffier inscrivit quelque chose, et remit à l'un
des soldats une feuille de papier tout imprégnée d'odeur
de tabac. Le soldat glissa la feuille dans le revers de la
manche de sa capote, puis, après avoir malicieusement
cligné de l'œil à son compagnon en lui désignant la
Maslova, il se plaça à la droite de celle-ci, tandis que
l'autre soldat se plaçait à sa gauche. C'est dans cet
ordre qu'ils sortirent du bureau, traversèrent la cour
extérieure de la prison, franchirent la grille, et se trou-
vèrent bientôt sur le pavé des rues de la ville.
Les cochers, les boutiquiers, les cuisinières, les ma-
nœuvres, les employés s'arrêtaient au passage du cor-
tège et considéraient la prisonnière avec curiosité. Plu-
sieurs songeaient, en secouant la tête : « Voilà où mène
une mauvaise conduite, au contraire de la nôtre qui
nous profite si bien ! » Les enfants s'arrêtaient aussi,
mais leur curiosité était mêlée de terreur; et c'est à
peine s'ils se rassuraient à la pensée que la criminelle
avait maintenant des soldats pour la garder, ce qui la
mettait hors d'état de nuire. Un paysan qui vendait du
charbon dans la rue s'avança, fit le signe de la croix, et
voulut donner un kopeck à la femme : les soldats l'en
empêchèrent, faute de savoir si la chose était auto-
risée.
La Maslova s'efforçait d'aller aussi vite que le lui
permettaient ses pieds, déshabitués de la marche, et
alourdis encore par leurs gros souliers de prison. Sans
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RÉSURRECTION 5
remuer la lôte, elle observait ceux qui la regardaient au
passage, heureuse de se voir l'objet de tant d'attention ;
elle jouissait aussi de la douceur de Fair printanier, au
sortir de l'atmosphère malsaine d'où elle venait. En
passant devant un magasin de farine, devant lequel se
promenaient quelques pigeons, elle frôla du pied un
ramier bleu. L'oiseau s'envola, fila tout contre le visage
de la jeune femme, qui sentit sur sa joue le vent de ses
ailes. Elle sourit; mais aussitôt après elle poussa un
soupir, ramenée soudain à la pénible conscience de sa
situation.
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CHAPITRE II
L'histoire de la Maslova était des plus banaies.
Elle était l'enfant naturelle d*une paysanne qui aidait
sa mère à soigner les vaches, dans un château. La pay-
sanne, non mariée, accouchait tous les ans d'un enfant ;
et, ainsi que cela arrive souvent en pareil cas, les en-
fants, aussitôt nés, étaient baptisés; après quoi leur
mère ne les nourrissait pas, attendu qu'ils étaient venus
sans qu'elle les demandât, qu'elle n'avait pas besoin
d'eux, et qu'ils la gênaient dans son travail : de sorte
que les pauvres petits ne tardaient pas à mourir de
faim.
Cinq enfants, déjà, s'en étaient allés de cette façon.
Tous avaient été baptisés, aussitôt nés, puis la mère ne
les avait pas nourris, et ils étaient morts. Le sixième
enfant, conçu d'un bohémien qui passait, se trouva être
une fille : ce qui, d'ailleurs, ne l'aurait pas empêchée
d'avoir le même sort que les cinq aînés, si le hasard
n'avait fait qu'une des deux vieilles demoiselles à qui
appartenait le château entrât un instant dans la vache-
rie pour gronder ses servantes, au sujet de certaine
crème qui sentait la vache. Dans la vacherie l'accou-
chée était étendue par terre, ayant auprès d'elle un bel
enfant plein de vie et de santé. La dame gronda ses ser-
vantes et d'avoir mal préparé la crème et d'avoir recueilli
dans leur vacherie une femme en couches; mais, en
apercevant l'enfant, elle se radoucit, s'offrit même à être
marraine. Puis, prenant pitié de sa filleule, elle fît don-
ner à la mère du lait et un peu d'argent, afin que 1^
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RÉSURRECTION 7
petite put être nourrie; et ainsi l'enfant resta en vie.
Aussi bien les deux vieilles dames Tappelaient-elles « la
sauvée »•
L'enfant avait trois ans quand sa mère tomba malade
et mourut. Et comme la vachère, son aïeule, ne savait
que faire d'elle, les deux vieilles dames la prirent au
château. Avec ses grands yeux noirs, c'était une fillette
extraordinairement vive et gentille : les deux vieilles
s'amusaient à la voir. La plus jeune des deux, la plus
indulgente aussi, s'appelait Sophie Ivanovna : c'était
la marraine de l'enfant. L'aînée, Marie Ivanovna, avait
plus de penchant à être sévère. Sophie Ivanovna parait
la petite, lui apprenait à lire, rêvait d'en faire une gou-
vernante. Marie Ivanovna, au contraire, disait qu'il fal-
lait en faire une servante, une jolie femme de chambre :
en conséquence de quoi elle se montrait exigeante, don-
nait des ordres à l'enfant, et parfois la battait, dans ses
moments de mauvaise humeur. Ainsi, sous l'effet de cette
double influence, la petite, en grandissant, se trouva
être à demi une femme de chambre, à demi une demoi-
selle. Le nom même qu'on lui donnait correspondait
à cet état intermédiaire; on ne la nommait ni Katia
ni Katenka, mais Katucha. Elle cousait, mettait les
chambres en ordre, nettoyait à la craie l'image sainte,
servait le café, préparait les petites lessives, et quelque-
fois était admise à tenir compagnie à ses maîtresses et
à leur faire la lecture.
On Tavait, à plusieurs reprises, demandée en mariage,
mais elle avait toujours refusé : elle sentait que la vie lui
serait difficile avec un ouvrier ou un domestique, gâtée
comme elle l'était par la douceur de la vie des maîtres.
C'est de cette manière qu'elle avait vécu jusqu'à dix-
huit ans. Elle entrait dans sa dix-neuvième année lors-
qu' arriva au château un neveu des deux dames, qui, pré-
cédemment déjà, avait passé tout un été chez ses tantes,
et dont la jeune fille s'était alors follement éprise. Il
était officier, et venait se reposer quelques jours, en pas-
sant, avant d'aller avec son régiment se battre contre
les Turcs, Le troisième jour, à la veille de son départ,
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8 RÉSURRECTION
il séduisit Katucha; et le lendemain il partit, après lui
avoir glissé un billet de cent roubles. Trois mois après
le départ du jeune homme, elle reconnut, sans erreur
possible, qu'elle était enceinte.
Depuis ce moment, tout lui parut à charge ; elle ne
songeait qu'aux moyens d'échapper à la honte qui l'at-
tendait ; elle servait ses maîtreôses à contre-cœur et avec
négligence.
Les deux vieilles dames ne furent pas longtemps sans
le remarquer. Marie Ivanovna la gronda une ou deux
fois; mais à la fin, comme elles disaient toutes deux,
elles se virent contraintes à « se séparer d'elle », ce qui
signifie qu'elles la jetèrent dehors. Au sortir de chez
elles elle entra, en qualité de femme de chambre, chez
un stanovoï ; mais elle ne put y rester plus de trois mois,
parce que le stanovoï, un vieil homme de plus de cin-
quante ans, se mit, dès le second mois, à lui faire la
cour. Un jour qu'il se montrait particulièrement pres-
sant, elle le traita de brute et de vieux diable, et fut
renvoyée pour impertinence. A chercher une autre place,
elle ne pouvait plus songer, le terme de sa grossesse
étant prochain. Elle entra en pension chez une de ses
tantes, une veuve, qui, tout en tenant un cabaret, était
aussi, vaguement, sage-femme. Ses couches eurent lieu
sans trop de souffrances. Mais la sage-femme, étant
allée dans le village auprès d'une paysanne malade,
rapporta à Katucha la fièvre puerpérale. Et l'enfant, un
petit garçon, malade aussi, fut expédié dans un asile,
où il mourut aussitôt, sous les yeux même de la femme
qui l'avait amené.
Pour toute fortune, Katucha possédait cent vingt-sept
roubles : vingt-sept qu'elle avait gagnés, et les cent
roubles que lui avait donnés son séducteur. Quand elle
sortit de chez la sage-femme, il lui restait six roubles.
La sage-femme lui avait pris quarante roubles pour sa
pension pendant deux mois ; vingt-cinq roubles avaient
servi à payer Fenvoi de l'enfant à l'asile ; et la sage-
ferr ne avait encore soutiré quarante roubles, en manière
d'emprunt, pour s'acheter une vache ; quant aux vingt
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RÉSURRECTION 9
roubles qui restaient, Katucha les avait dépensés elle
ne savait comment, en achats inutiles, en cadeaux : de
sorte que, lorsqu'elle fut guérie, elle se trouva sans
argent et forcée de chercher une place. Elle se plaça
chez un garde forestier. Ce garde forestier était marié ;
mais dès le premier jour, comme le stanovoï, il se mit
à faire la cour à la jeune servante. Celle-ci, d'abord,
essaya d'échapper à ses poursuites, car elle tenait à
garder sa place. Mais il avait plus d'expérience et plus
de ruse qu'elle, et surtout il était son maître, pouvant
lui commander ce qui lui plaisait : et ainsi, ayant enfin
guetté la minute propice, il se jeta sur elle et la posséda.
Sa femme ne tarda pas à en être informée. Un jour,
surprenant son mari seul dans une chambre avec Katucha,
elle frappa celle-ci au visage jusqu'à la faire saigner,
et la congédia sans lui payer ses gages.
Katucha se rendit alors à la ville chez une cousine,
dont le mari était relieur; ce mari avait eu autrefois
une bonne situation, mais il avait perdu sa clientèle et
était devenu ivrogne, dépensant au cabaret tout l'argent
qui lui tombait sous la main. Sa femme tenait un petit
fonds de blanchisseuse dont les maigres bénéfices lui
servaient à nourrir ses enfants et à entretenir son ivrogne
de mari. Elle proposa à Katucha de lui apprendre son
métier. Mais, en voyant la pénible existence des ouvrières
blanchisseuses qui travaillaient chez sa cousine, la jeune
femme hésita, et s'adressa de préférence à un bureau de
placement pour demander un emploi de servante. Elle
trouva un emploi, en effet, chez une dame veuve qui
vivait avec ses deux jeunes fils ; et, une semaine en-
viron après qu'elle fut entrée dans cette maison, l'aîné
des fils, un collégien de la sixième classe, aux moustaches
naissantes, négligea ses études pour faire la cour à la
jolie bonne. La mère rejeta toute la faute sur celle-ci, et
la renvoya.
Aucune place nouvelle ne s'offrait ; et un jour, étant
venue au bureau de placement, Katucha y rencontra une
dame dont les mains nues étaient chargées de bagues et
de bracelets. Cette dame, dès qu'elle sut la situation de
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40 RÉSURRECTION
la jeune femme, lui donna son adresse et l'invita à venir
la voir. Et la Maslova y alla. La dame lui fît un accueil
des plus aimables, la régala de gâteaux et de vin sucré,
la retint jusqu'au soir. Le soir, Katucha vit entrer dans
la chambre un homme de haute taille, avec de longs
cheveux gris et une barbe grise, qui, aussitôt, s'assit
près d'elle et, les yeux luisants et le sourire aux lèvres,
se mit à l'examiner et à plaisanter avec elle. La dame le
prit à part un moment, dans la chambre voisine. Katucha
put entendre les mots : « Toute fraîche, venant droit de
la campagne. » Puis ce fut elle-même que la dame appela :
elle lui dit que le vieux monsieur était un écrivain, qu'il
avait beaucoup d'argent, et qu'il lui donnerait tout ce
qu'elle voudrait si seulement elle savait lui plaire.
Effectivement elle lui plut, et l'écrivain lui donna vingt-
cinq roubles, en lui promettant de la revoir souvent. Cet
argent fut d'ailleurs vite dépensé : Katucha en remit une
partie à sa cousine en paiement de sa pension ; avec le
reste, elle s'acheta une robe, un chapeau, et des rubans.
Quelques jours après, l'écrivain lui fixa de nouveau un
rendez-vous; elle y vint; il lui donna de nouveau vingt-
cinq roubles, et l'engagea à s'installer en chambre
garnie.
Dans la chambre que l'écrivain avait louée pour elle,
la Maslova fit connaissance avec un commis de boutique,
un joyeux garçon, qui demeurait dans la même cour. Elle
s'éprit de lui, avoua la chose à l'écrivain, qui, aussitôt,
la quitta; et le commis, après lui avoir promis de
l'épouser, ne tarda pas à la quitter à son tour. La jeune
femme aurait volontiers continué à vivre seule en garni,
mais cela lui fut défendu : on lui apprit qu'elle pouvait
bien, en vérité, vivre de cette façon, mais seulement à
la condition de prendre, au bureau de police, une carte
rouge, et de se soumettre à l'examen médical.
Alors Katucha revint chez sa cousine. Celle-ci,
la voyant vêtue d'une robe à la mode, avec un beau
chapeau et un manteau de fourrure, l'accueillit avec
respect, et n'osa plus lui proposer d'entrer dans son
çiteîier; elle la jugeait désormais promue à une classe
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RÉSCRRECTION i 1
supérieure de la société. Pour la Maslova elle-même,
d'ailleurs, il ne pouvait plus être question d'entrer dans
un atelier de blanchisseuse. C'est tout au plus si elle
se résignait à séjourner provisoirement dans la chambre
de sa cousine : elle considérait avec une pitié mêlée de
mépris la vie de travaux forcés que menaient, dans
Tatelier, les blanchisseuses, s'épuisant à frotter et à
repasser, par trente degrés de chaleur, avec la fenêtre
ouverte hiver comme été. Et c'est à cette époque que,
tandis que la Maslova se trouvait dans un dénuement
extrême, ne parvenant pas à rencontrer un seul protec-
teur, elle fut rejointe par une entremetteuse qui racolait
Ses filles pour les maisons de tolérance.
La Maslova avait pris depuis longtemps déjà l'habitude
de fumer ; et, dans les derniers temps de ses rapports
avec le commis, elle s'était de plus en plus entraînée à
boire. Le vin l'attirait non seulement parce qu'il lui
paraissait agréable au goût, mais surtout parce qu'il
lui procurait une distraction, et faisait taire en elle la
voix de sa conscience ; car, à jeun, elle s'ennuyait, et
souvent avait honte. Aussi l'entremetteuse eut-elle soin
de l'inviter à un repas; puis, l'ayant grisée, elle lui
proposa de la faire entrer dans une belle maison, la
meilleure de la ville, étalant devant elle toutes les com-
modités et tous les privilèges de la vie qu'elle y mène-
rait. La Maslova avait à choisir : d'une part, un emploi
humiliant de servante, dans lequel, suivant toute proba-
bilité, elle aurait à subir les instances des hommes, ( t
devrait se livrer à une prostitution secrète et précaire ;
d'autre part, une position assurée et tranquille, une
prostitution avouée, protégée par la loi, grassement
rétribuée.
Elle choisit naturellement le second parti. Elle avait,
en outre, l'impression de se venger ainsi du prince qui
l'avait séduite, et du commis, et de tous les hommes
dont elle avait eu à se plaindre. Mais ce qui la tenta
surtout, et qui fut la cause principale de sa détermina-
tion, c'est que l'entremetteuse lui dit qu'elle pourrait se
commander touteç les robes qu'elle voudrait, en velours,
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42 RÉSURRECTION
en faille, en soie, et des robes de bal découvrant les
épaules et les bras. Lorsque la Maslova se vit, en imagi-
nation, vêtue d'une robe de soie jaune clair, décolletée,
avec des revers de velours noir, elle n'y tint plus et
signa l'engagement : sur quoi T entremetteuse fit aussitôt
venir un fiacre, et la conduisit dans une maison connue
et estimée de la ville entière, la maison de Caroline
Albertovna Rosanov.
De ce jour commença pour la Maslova cette vie de
violation continue des lois divines et humaines que des
centaines de milliers de femmes mènent aujourd'hui,
non seulement avec l'autorisation, mais sous la protec-
tion effective d'un pouvoir légal soucieux du bien-être
de ses subordonnés : cette vie dégradante et monstrueuse
qui aboutit, neuf fois ' sur dix, après d'horribles souf-
frances, à une décrépitude et à une mort prématurées.
Le matin et durant la plus grande partie de la journée,
un lourd sommeil, après les fatigues de la nuit. Entre
trois et quatre heures, un réveil las, dans les draps
souillés ; des gorgées d'eau de seltz, de café, des flâne-
ries à travers la chambre, en chemise, en peignoir, en
camisole, des coups d'œil dans la rue par les fenêtres
aux persiennes fermées, d'indolentes querelles entre
femmes; puis des lavages, des maquillages, Tétouffe-
ment du corps dans un corset trop serré, le choix d'une
robe, des disputes à ce sujet avec la patronne, des études
de poses devant la glace, des applications de fard sur
les joues et de khôl sur les cils, des mets gras et sucrés ;
puis l'endossement d'une robe de soie claire, laissant à
nu la moitié du corps ; puis la descente dans un salon
trop orné, éclairé d'une lumière trop crue, et alors la
réception des clients : de la musique, des danses, des
gâteaux, du vin, du tabac; et un commerce galant avec
des jeunes gens, des hommes mûrs, des adolescents, des
vieillards tombant en ruine, avec des célibataires, des
hommes mariés, des marchands, des commis, des Armé-
niens, des Juifs, des Tartares, avec des riches et des
pauvres, des bien portants et des malades* avec des
ivrognes et des hommes à jeun, avec des brutes et des
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RÉSURRECTION 13
hommes du monde, avec dés militaires, des fonction-
naires, des étudiants, des collégiens, avec des gens de
toutes les conditions, de tous les âges, et de tous les
caractères. Et des cris et des moqueries, et des rires et
de la musique, et du tabac et du vin, et du vin et du
tabac, et de la musique depuis le soir jusqu'à Faube. Et,
\\e matin seulement, la liberté et le lourd sommeil. Et de
même tous les jours, d*un bout à Tautre de la semaine.
Et à la fin de chaque semaine, la visite légale, au bureau
de police : une vraie loterie, où les fonctionnaires et
médecins présents au bureau tantôt se montrent sérieux
et sévères, tantôt s'amusent joyeusement à humilier ce
sens de la pudeur donné par la nature, comme une sau-
vegarde, non seulement à l'espèce humaine mais aux
bêtes elles-mêmes. On passe en revue les femmes, après
quoi on leur donne une patente les autorisant à pour-
suivre la même vie pendant la semaine qui suit. Et de
nouveau la même vie, pendant cette semaine. Et cela
indéfiniment, en hiver comme en été, les jours de grandes
fêtes comme les jours ouvrables.
La Maslova vécut cette vie. durant plus de six ans. Deux
fois elle changea de maison, et une fois elle dut faire un
séjour à rhôpital. La septième année, — elle avait alors
vingt-six ans, — se produisit Tévénement qui lui valut
d'être arrêtée, et qui lui valait maintenant d'être menée
devant la cour d'assises, après un emprisonnement pré-
ventif de plusieurs mois en compagnie de créatures ayant
pour métier le. vol et l'assassinat.
y Google
CHAPITRE III
Au moment où la Maslova, assise sur un Dan^i, dam
une cellule du Palais de Justice, était occupée à d^ScIiau^-
ser ses pieds, que le frottement des souliers avait meur-
tris pendant le trajet à travers la ville, ce même piiucft
Dimitri Ivanovitch Nekhludov qui, jadis, l'avait séduite,
se réveillait, dans son grand lit à ressorts, couvert a en
mol édredon de duvet. Vêtu d'une chemise de nait en toile
de Hollande élégamment plissée sur la poitrine , il s'yccou-
dait avec nonchalance et, allumant une cigaieite. il son-
geait à ce qu'il avait fait la veille et à ce qu'il ferait ce
jour-là. Le souvenir lui revint de sa soiréf de la veille,
passée chez les Korchaguine. C'était un couple très riche
et très considéré, et dont, de l'avis de tous, i' devait
épouser la fille. Ce souvenir le fit soupirer; après quoi,
jetant sa cigarette, il étendit la main vers un étui d'ar-
gent pour en prendre une seconde, mais aussitôt se
ravisa, souleva courageusement son corps alourdi, et,
mi .aiit hors du lit ses pieds blancs s-^més de poils, il
les chaussa de ^...* v^uHes. Puis il couvrit ses larges
épaules d'une robe de chambre de soie, et, d'un pas
lourd mais vif, il alla dans un cabinet de toilette voisin
de la chambre à coucher.
Là, il commença par brosser soigneusement, avec une
poudre spéciale, ses dents, plombées en plusieurs
endroits ; puis il les rinça avec un élixir parfumé ; puis il
s'approcha du lavabo de marbre, et, av^c un savon par-
fumé, se lava les mains, employant ensuite un zèle tout
particulier à nettoyer et à brosser ses ongles, qu'il gar-
y Google
RÉSURRECTION i5
Jait très longs. Cela fait, il ouvrit tout large le robinet
da lavabo et se lava le visage, les oreilles, et le cou. Il
passa alors dans une troisième chambre, où était installé
un appareil de douches : le jet d'eau froide rafraîchit
son corps musculeux, déjà tout chargé de graisse.
'^ and il se fut essuyé avec des serviettes -éponges, il
-ingea de chemise, chaussa ses bottines, luisantes
Comme un miroir, s'assit devant une glace, et, à Faide de
deux jeux de brosses, se mit à peigner d'abord sa barbe
noire, puis ses cheveux, très rares déjà sur le sommet
de la été. Tous les objets qu'il employait à sa toilette,
le linge, les vêtements, la chaussure, les cravates, les
épingles, les boutons de manchettes, tout cela était de
première qualité, très simple, très peu voyant, très solide
et très cher.
Sans se hâter, Nekhludov acheva de se vêtir ; il se
rendit ensuite dans sa salle à manger, une longue pièce,
dont trois hommes de peine avaient, la veille, ciré le par-
quet. Dans cette salle à manger se trouvaient un énorme
buiFet de chêne et une table non moins énorme, une
table à rallonges, en chêne aussi, et qui avait quelque
chose de solennel, avec ses quatre pieds sculptés, large-
ment étendus, imitant la forme de pattes de lion. Sur
cette table, couverte d'une nappe mince et bien ami-
donnée, avec de grands nœuds aux angles, on avait placé
une cafetière d'argent pleine d'odorant café, un sucrier
d'argent, un pot à crème, et une corbeille contenar ♦ les
petits pains frais, des rôties et dp° ^ * -^uits. Enfin, a côté
du couvert, on avait mis le courrier du matin : des lettres,
des journaux, une livraison de la Revue des Deux Mondes,
Nekhludov s'apprêtait à décacheter les lettres lorsque,
par la porte qui donnait sur l'antichambre, entra dans la
salle à manger une grosse femme d'un certain âge,
toute vêtue de noir, avec un bonnet de dentelles sur la
tête. C'était Agrippine Pétrovna, la femme de chambre
de la vieille princesse, mère de Nekhludov, qui était
morte quelque temps auparavant dans cette même mai-
son. La femme de chambre de la mère était restée
auprès du fils, en qualité d'économe.
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16 RÉSURRECTION
Agrippine Pétrovna avait, à diverses reprises, fait de
longs séjours à l'étranger avec la mère de Nekhludov :
elle avait la tenue et les manières d'une dame. Elle
demeurait dans la maison des Nekhludov depuis l'en-
fance, et avait connu Dimitri Ivanovitch quand il n'était
encore que « Mitenka ».
— Bonjour, Dimitri Ivanovitcu i
— Bonjour, Agrippine Pétrovna ! Qu'y a-t-il ? — de-
manda Nekhludov.
— C'est une lettre pour vous. La femme de chambre
des Korchaguine l'a apportée depuis longtemps déjà :
elle attend chez moi, — dit Agrippine Pétrovna, tendant
une lettre, et souriant d'un sourire significatif.
— C'est bien, tout de suite! — dit Nekhludov en pre-
nant la lettre. Mais il vit le sourire d'Agrippine Pétrovna,
et se rembrunit.
Le sourire d'Agrippine Pétrovna signifiait qu'elle
savait que la lettre venait de la jeune princesse Korcha-
guine, avec laquelle Agrippine Pétrovna supposait que
son maître allait se marier. Or cette supposition déplai-
sait à Nekhludov.
— Dites à la femme de chambre d'attendre encore !
Et Agrippine se poussa hors de la chambre, non sans
avoir d'abord saisi une brosse de table qu'on av^t
déplacée, et qu'elle remit à la place où elle devait être.
Nekhludov décacheta l'enveloppe parfumée que venait
de lui donner Agrippine Pétrovna, et ouvrit la lettre,
écrite sur un épais papier gris, avec des lignes inégales,
d'une écriture anglaise aux lettres pointues :
« Remplissant la charge que j'ai prise sur moi d'être
votre mémoire, lut-il dans cette lettre, je vous rappelle
que, aujourd'hui, le 28 avril, vous devez faire partie du
jury à la cour d'assises, et que, par conséquent, il vous
sera tout à fait impossible d'aller avec nous et Kolossov
voir la galerie des Z..., comme vous nous l'aviez pro-
mis hier avec votre légèreté habituelle, à moins que
vous ne soyez disposé à payer à la cour d'assises les
300 roubles que vous vous refusez pour votre cheval.
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RÉSURRECTION 17
Je me suis souvenue de cela hier, dès que vous étiez
parti. Ainsi, ne l'oubliez pas !
« Princesse M. Korchaguine. »
Sur l'autre page était écrit :
a Maman vous fait dire que votre couvert vous atten-
dra jusqu'à la nuit. Venez absolument, à quelque heure
que ce soit!
« M. K. »
Nekhludov fronça les sourcils. Ce billet était une
continuation de la campagne entreprise autour de lui,
depuis deux mois déjà, par la princesse Korchaguine, à
l'effet de l'enserrer dans des liens sans cesse plus diffi-
ciles à rompre. Et, d'autre part, outre cette hésitation
qu'éprouvent toujours, devant hj mariage, des hommes
d'âge mûr, habitués au célibat, et, avec cela, médiocre-
ment amoureux, il y avait encore un autre motif pour
lequel, même s'il s'était décidé à ce mariage, il n'aurait
pas pu se déclarer à ce moment. Ce motif n'avait natu-
rellement rien à voir avec le fait que, huit ans aupara-
vant, Nekhludov avait séduit Katucha et l'avait aban-
donnée : à cela il n'aimait pas à penser, et l'idée ne lui
serait pas venue d'y trouver un obstacle à son mariage
avec la jeune princesse. Ce motif, c'était que Nekhludov
entretenait des relations secrètes avec une femme
mariée, relations que, en vérité, il s'était récemment
décidé à rompre, mais que sa maîtresse, elle, ne recon-
naissait nullement comme rompues.
Nekhludov était très timide avec les femmes. Et c'est
cette timidité qui avait suggéré à Marie Vassilievna, la
femme d'un maréchal de la noblesse, le désir de le sub-
juguer. Elle l'avait, en effet, entraîné dans une liaison
qui tous les jours devenait pour Nekhludov plus absor-
bante, et qui tous les jours lui paraissait plus pénible.
Mais, d'abord, il n'avait pu résister à la séduction, et,
plus tard, se sentant coupable vis-à-vis de sa maîtresse,
il ne pouvait se résoudre à briser ses liens sans qu'elle y
9
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18 RÉSURRECTION
consentît. Et elle, loin d'y consentir, elle lui disait que,
s'il Fabandonnait après qu'elle lui avait tout sacrifié,
elle ne manquerait pas de se tuer aussitôt.
Il y avait précisément dans le courrier de Nekhludov,
ce matin-là, une lettre du mari de sa maîtresse ; le prince
reconnut l'écriture et le cachet. Il rougit et éprouva cette
sorte de sursaut d'énergie qu'il éprouvait toujours à
l'approche du danger. Mais son émotion s'apaisa dès
qu'il eut ouvert la lettre. Le mari de Marie Vassilievna,
maréchal de la noblesse du district où se trouvaient les
principaux domaines de la famille de Nekhludov, écri-
vait au prince pour lui annoncer qu'une session extraor-
dinaire du conseil qu'il présidait s'ouvrirait à la fin de
mai et pour le prier de venir, sans faute, y assister et lui
donner un « coup d'épaule » ; car on allait discuter deux
questions des plus graves, la question des écoles et la
question des chemins vicinaux, et sur toutes les deux on
pouvait s'attendre à une vive opposition du parti réac-
tionnaire.
Ce maréchal de la noblesse était, en effet, un libéral :
avec quelques autres libéraux de la même nuance, il lut-
tait contre la réaction, qui tendait à se renforcer ; et cette
lutte l'accaparait tout entier, de sorte qu'il n'avait
même pas le temps de s'apercevoir que sa femme le
trompait.
Nekhludov se rappela les angoisses qu'il avait eu à
subir si souvent déjà; il se rappela comment, un jour,
ayant imaginé que le mari avait tout découvert, il s'était
préparé à un duel avec lui, où il avait eu Tintention de
tirer en l'air; il revit la terrible scène qu'il avait eue avec
sa maîtresse, lejour où celle-ci, désespérée, s'était élancée
dans le jardin et avait couru vers l'étang pour se noyer.
^ Je ne puis y aller en ce moment, ni rien entreprendre
avant qu'elle m'ait répondu », songeait-il. Huit jours
auparavant, il avait écrit à sa maîtresse une lettre déci-
sive, où il se reconnaissait coupable, se déclarait prêt à
tout pour racheter sa faute, mais terminait en disant
que, pour le bien de la jeune femme, leurs relations
devaient cesser à jamais. C'est à cette lettre qu'il atten-
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RÉSURRECTION 19
dait une réponse qui ne venait pas. L'absence de réponse,
d'ailleurs, lui paraissait d'un bon signe. Si sa maîtresse
n'avait pas consenti à la rupture, elle aurait écrit depuis
longtemps, ou bien elle serait arrivée elle-même, comme
elle l'avait déjà fait une autre fois. Nekhludov avait
entendu parler d'un certain officier qui faisait la cour
à Marie Vassilievna ; et la pensée de ce rival le faisait
souffrir de jalousie, mais en même temps le réjouissait,
en lui donnant l'espoir qu'il pourrait enfin s'affranchir
d'un mensonge qui lui pesait.
Une autre lettre que Nekhludov trouva dans son cour-
rier lui venait de l'intendant principal des biens de sa
mère, qui maintenant étaient ses biens. Cet intendant
écrivait que Nekhludov devait absolument se rendre
dans son domaine pour recevoir la confirmation de ses
droits de succession, comme aussi pour trancher la ques-
tion de la façon dont ses biens seraient gérés à l'avenir.
La question consistait à savoir si ces biens continue-
raient à être gérés de la même façon qu'ils l'étaient du
vivant de la défunte princesse, ou si, comme l'intendant
l'avait conseillé à celle-ci, et comme il le conseillait
maintenant au jeune prince, on ne ferait pas mieux de
rompre les contrats et de reprendre aux paysans toutes
les terres qu'on leur avait louées. L'intendant affirmait
que l'exploitation directe de ces terres serait infini-
ment plus fructueuse. Il s'excusait ensuite d'avoir un
peu retardé l'envoi de la rente de 3.000 roubles qui
revenait au prince : cette somme lui serait expédiée par
le prochain courrier ; et le retard provenait de ce que
l'intendant avait eu toutes les peines du monde à rece-
voir cet argent des paysans, qui poussaient si loin leur
manque de conscience qu'on avait dû recourir à la force
pour les faire payer.
Cette lettre fut à la fois agréable et désagréable à
Nekhludov. Il trouvait agréable de se sentir maître
d'une fortune plus grande que celle qu'il avait eue
jusqu'alors. Mais, d'autre part, il se rappelait que, dans
sa première jeunesse, avec la générosité et la résolution
de son âge, s'étant enthousiasmé pour les théories socio-
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20 ; RÉSURRECTION
logiques de Spencer et d'Henry George, non seulement
il avait pensé, proclamé et écrit que la terre ne pouvait
pas être un objet de propriété individuelle, mais qu'il
avait même donné aux paysans un petit bien qui lui
venait de son père, afin de conformer ses actes à ses
principes. Et, maintenant que la mort de sa mère avait
fait de lui un grand propriétaire, il avait à choisir entre
deux partis : ou bien il pouvait renoncer à tous ses
domaines, comme il avait fait dix ans auparavant pour
les deux cents hectares qui lui venaient de son père ; ou
bien, en prenant possession de ses domaines, il pouvait,
d'une façon tacite mais formelle, reconnaître pour faux
et mensongers les principes qu'il avait autrefois soutenus.
Le premier de ces deux partis était, pour lui, impos-
sible en fait, car ses tiomaines constituaient toute sa
fortune. De reprendre du service, il n'en avait pas le
courage ; et il était trop accoutumé à sa vie d'oisiveté et
de luxe pour pouvoir songer à y renoncer. Et puis, le
sacrifice aurait été inutile, car Nekhludov ne se sentait
plus ni la force de conviction ni la résolution qu'il avait
eues dans sa jeunesse.
Mais le second parti, celui qui consistait à renier for-
mellement des principes désintéressés, généreux, dont
il s'était souvent enorgueilli, ce parti lui était désa-
gréable.
Et c'est pour cela que la lettre de son intendant lui
était désagréable.
II
Quand il eut achevé son déjeuner, Nekhludov passa
dans son cabinet. Il voulait voir, dans la lettre d'avis
officielle,[à quelle heure il devrait être au Palais de Justice,
et il avait aussi à répondre à la princesse Korchaguine.
Il traversa, pour se rendre dans son cabinet, son atelier,
où se dressait sur un chevalet un tableau commencé, et
où des études diverses pendaient aux murs. La vue de
y Google
RÉSURRECTION 21
ce tableau, auquel il travaillait depuis deux ans sans
pouvoir ràchever, la vue de ces études et de tout Tate-
îier raviva en lui le sentiment sans cesse plus fort de
son impuissance à faire des progrès en peinture, et la
conscience de son manque de talent. Il attribuait, en
vérité, ce sentiment à l'excès de délicatesse de son goût
artistique; mais il ne pouvait s'empêcher de songer que,
cinq ans auparavant, il avait quitté l'armée parce qu'il
avait cru se découvrir un talent de peintre. Et c'est
avec une disposition d'esprit assez mélancolique qu'il
entra dans son énorme cabinet de travail, pourvu de
toute sorte d'ornements et de commodités. S'approchant
d'un grand bureau plein de tiroirs étiquetés, il ouvrit le
tiroir qui portait l'étiquette Convocations^ et y trouva
aussitôt l'avis qu'il cherchait. Cet avis l'informait qu'il
eût à être au Palais de Justice à onze heures. Nekhludov
referma le tiroir, s'assit, et commença une lettre où il
voulait dire à la princesse qu'il la remerciait de son
invitation, et qu'il espérait pouvoir venir dîner dans l'a-
près-mijli. Mais, après avoir écrit sa lettre, il la déchira :
elle était trop intime. La seconde qu'il écrivit était trop
froide, presque impolie : il la déchira encore. 11 sonna,
et un laquais entra dans la chambre, un homme âgé, de
mine grave, à la face rasée ; il portait un tablier de
calicot gris.
— Faites-moi venir un fiacre !
— Tout de suite, Votre Excellence.
— Et dites à la personne qui attend que c'est bien,
que je remercie, que je tâcherai de venir.
« Ce n'est pas très convenable, songea Nekhludov,
mais je n'arrive pas à écrire! De toute façon, je la verrai
aujourd'hui. »
11 s'habilla et sortit sur le perron. La voiture qu'il
prenait d'ordinaire, une élégante voiture aux roues
caoutchoutées, était déjà là, qui l'attendait.
— Hier soir, — lui dit le cocher en se tournant à demi
vers lui, — vous veniez à peine de sortir de chez le prince
Korchaguine quand je suis arrivé. Le valet de pied m'a
dit : « Il vient de partir. »
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22 RÉSURRECTION
« Les cochers eux-mêmes connaissent mes relations
avec les Korchaguine I » pensa Nekhludov, et de nou-
veau se présenta devant lui la question de savoir s'il
devait ou non se marier avec la jeune princesse. Et il ne
parvenait toujours pas à trancher cette question dans un
sens ni dans l'autre.
Deux arguments plaidaient en faveur du mariage en
général. D'abord le mariage, en plus du repos du foyer
domestique, lui assurait la possibilité d'une vie honnête
et morale ; en second lieu et surtout, Nekhludov espérait
qu'une famille, des enfants, donneraient un but à sa vie,
maintenant sans objet. Contre le mariage en général,
d'autre part, il y avait le sentiment dont nous avons déjà
parlé, cette sorte de crainte qu'inspire aux célibataires
d'un certain âge la perspective de perdre leur liberté ;
et il y avait aussi une peur inconsciente du mystère que
renferme toujours une nature de femme.
En faveur du mariage avec Missy, en particulier
(Missy était le surnom que portait, dans l'intimité, la
jeune princesse Korchaguine, dont le vrai prénom était
Marie), le premier argument en faveur de ce mariage
était que la jeune fille était de bonne famille et que, en
toutes choses, depuis ses toilettes jusqu'à sa manière
de parler, de marcher, de rire, elle différait des femmes
du commun non point par quelque chose d'exceptionnel,
mais par sa « distinction ». Il ne trouvait pas d'autre
mot pour désigner cette qualité, qu'il prisait extrême-
ment. Le second argument était que la jeune princesse
l'appréciait mieux que personne, le comprenait mieux ;
et dans ce fait qu'elle le comprenait, c'est-à-dire qu'elle
reconnaissait ses hautes qualités, Nekhludov trouvait la
preuve de son intelligence et de la sûreté de son juge-
ment. Mais il y avait aussi des arguments très sérieux
contre le mariage avec Missy en particulier : le premier
était que, suivant toute vraisemblance, Nekhludov aurait
pu trouver une jeune fille encore plus «distinguée» que
Missy ; en second lieu, que celle-ci avait déjà vingt-sept
ans, que probablement elle avait aimé d'autres hommes :
^i cette pensée était un tourment pour Nekhludov. Sa
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RÉSURRECTION 23
vanité ne pouvait admettre que, même dans le passé, la
jeune fille eût aimé quelqu'un qui n'était pas lui. Sans
doute, il ne pouvait exiger qu'elle eût su d'avance qu'elle
le rencontrerait un jour dans la vie ; mais la seule idée
qu'elle avait pu aimer un autre homme, avant lui, était
pour lui une humiliation. Ainsi les arguments pour et
contre se trouvaient être en nombre égal; et Nekhludov,
riant de lui-même, se comparait volontiers à l'âne de
Buridan. Mais il n'en continuait pas moins à faire
comme l'âne, ne sachant vers laquelle des deux bottes
de foin il devait se tourner.
« Au surplus, aussi longtemps que je n'aurai pas
reçu de réponse de Marie Vassilievna, et que cette affaire
ne sera pas terminée, il m'est impossible de prendre
aucun engagement », songea-t-il.
Et ce sentiment de la nécessité d'ajourner sa décision
lui fit plaisir. « Et puis je penserai à tout cela plus tard, —
se dit-il encore, tandis que sa voiture roulait sans bruit
sur l'asphalte de la cour du Palais de Justice. — Il s'agit
maintenant pour moi de remplir un devoir social, avec
le soin que j'apporte à tout ce que je fais. Sans compter
que ces séances sont souvent très intéressantes. »
y Google
CHAPITRE IV
Quand Nckhludov entra au Palais de Justice, les cor-
ridors étaient déjà fort animés. Des gardiens couraient,
portant des papiers ; d'autres marchaient d'un pas grave
et lent, les mains derrière le dos. Les huissiers, les avo-
cats, les avoués se promenaient de long en large ; les
demandeurs et les prévenus libres s'effaçaient hum-
blement contre les murs, ou restaient assis sur les
bancs,, attendant.
— Le tribunal du district ? — demanda Nekhludov à
l'un des gardiens.
— Quel tribunal ? Criminel, ou civil?
— Je suis juré.
— Alors c'est la cour d'assises ! Il fallait le dire tout
de suite! Vous prendrez à droite, puis à gauche, la
deuxième porte !
Nekhludov s'avança dans les corridors.
Devant la porte que le gardien lui avait désignée,
deux hommes se tenaient debout, en conversation. L'un
était un gros marchand qui, pour se préparer à remplir
sa tâche, avait sans doute bu et mangé copieusement,
car il paraissait être dans une disposition d'esprit des
plus gaies; l'autre était un commis, d'origine juive. Les
deux hommes s'entretenaient du cours des laines, lorsque
Nekhludov, s' approchant d'eux, leur demanda si c'était
bien là que se réunissaient les jurés.
— C'est ici, Monsieur, c'est parfaitement ici. Un juré
aussi, sans doute, un de nos confrères ? — ajouta le
brave marchand en souriant et en clignant de l'œil.
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RÉSURRECTION 25
— Eh bien ! nous allons travailler ensemble ! — pour-
suivit-il après la réponse affirmative de Nekhludov.
— Baklachov, de la deuxième guilde ! — ajouta-t-il en
tendant au prince sa large main. — Et à qui ai-je Tlion-
neur de parler ?
Nekhludov se nomma, et entra dans la salle de jury.
— C'est celui dont le père a été attaché à la personne
de l'empereur ! — murmura le juif.
— Et il a de la fortune? — demanda le marchand.
— Un richard !
Dans la petite salle du jury, une dizaine d'hommes de
toute condition étaient réunis. Tous venaient d'arriver;
les uns étaient assis, les autres marchaient de long en
large. On s'examinait et on faisait connaissance. Il y avait
là un colonel retraité, en uniforme ; d'autres jurés étaient
en redingote, en jaquette ; un seul avait mis son hal)it.
Plusieurs d'entre eux avaient dii renoncer à s'occuper
de leurs affaires pour remplir les fonctions de jurés, et
ils ne se faisaient pas faute de s'en plaindre^ mais avec
tout cela on lisait sur leurs visages une satisfaction
mêlée d'orgueil, et la conscience d'accomplir un grand
devoir social.
Le premier examen achevé, on s'était simplement
groupé, sans se lier plus à fond. On s'entretenait du
temps qu'il faisait, de la venue précoce du printemps,
des affaires inscrites au rôle. Un grand nombre de
jurés s'empressaient de faire connaissance avec le
prince Nekhludov, jugeant évidemment que c'était là,
pour eux, un honneur exceptionnel. Et Nekhludov trou-
vait cela naturel et légitime, comme il faisait toujours en
pareille circonstance. Si on lui avait demandé pourquoi
il se considérait comme supérieur à la majorité des
hommes, il aurait été incapable de répondre, car sa vie,
surtout pendant les derniers temps, n'avait guère rien
eu de bien méritoire. Il savait, en vérité, parler cou-
ramment l'anglais, le français et l'allemand ; son linge,
ses vêtements, ses cravates, ses boutons de manchettes
venaient toujours des premiers magasins, et étaient
toujours les plus chers qu'il y eût; mais lui-même
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26 RÉSURRECTION ,
ne prétendait pas que ce fût là un titre suffisant pour 1-
faire de lui un être supérieur. Et cependant il avait une
conscience très profonde de sa supériorité ; et il consi-
dérait comme lui étant dus tous les hommages qu'il
recevait, et l'absence de ces hommages le blessait 4
comme un affront.
Un affront de ce genre l'attendait précisément dans la
salle du jury. Parmi les jurés se trouvait un homme
qu'il connaissait, un certain Pierre Gérassimovitch, —
jamais Nekhludov n'avait su son nom de famille, — qui
avait été précepteur des enfants de sa sœur. Ce Pierre
Gérassimovitch avait, depuis, terminé ses études et était
maintenant professeur au gymnase. Nekhludov l'avait
toujours trouvé insupportable pour sa familiarité, son
rire suffisant, et ses mauvaises manières.
— Ah ! le sort vous a désigné aussi ? — dit-il à Nekhlu-
dov en s'avançant vers lui avec un gros rire. — Et vous
ne vous êtes pas fait dispenser?
— Jamais je n'ai eu l'idée de me faire dispenser, —
répondit sèchement Nekhludov.
— Hé bien ! voilà un beau trait de courage civique !
Vous allez voir comme vous souffrirez de la faim ! Et pas
moyen de dormir, ni de boire I — poursuivit le professeur
en riant encore plus haut. '
« Ce fils de pope va bientôt se mettre à me tutoyer! »
songea Nekhludov ; et, donnant à sa figure une expres-
sion aussi morne que s'il venait d'apprendre la mort
d'un de ses parents, il tourna le dos à Pierre Gérassi-
movitch pour s'approcher d'un groupe formé autour d'un
personnage de haute taille, rasé, éminemment représen-
tatif, et qui paraissait raconter quelque chose. Ce per-
sonnage parlait d'un procès qu'on était en train de
juger au tribunal civil; il en parlait en homme qui
connaissait à fond toute l'affaire, nommant par leurs
prénoms les juges et les avocats. Il ne tarissait pas sur
le tour merveilleux qu'avait su donner à l'affaire un
fameux avocat de Pétersbourg, et grâce auquel une
vieille dame, tout en ayant absolument raison, était ^
assurée désormais de perdre sa cause. j
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RÉSURRECTION 27
— Un homme de génie ! — proclamait-il en parlant
de Tavocat.
On récoutait avec attention ; et quelques-uns des jurés
essayaient de placer leur mot, mais il les interrompait
aussitôt, comme si lui seul savait au juste ce qui en était.
Nekhludov, qui cependant était arrivé en retard au
Palais de Justice, eut encore à rester très longtemps dans
la salle des jurés. Un des membres du tribunal n'était
pas arrivé, et on l'attendait pour ouvrir la séance.
II
Le président de la cour d'assises, au contraire, était
arrivé au Palais de très bonne heure. Ce président était un
homme grand et gros avec de longs favoris grisonnants.
Il était marié, mais menait une vie très dissipée, et sa
femme faisait comme lui : ils avaient pour principe de
ne pas se gôner Fun l'autre. Le matin même de ce jour-
là, le président avait reçu un billet d'une gouvernante
suisse qui avait autrefois demeuré chez lui, et qui,
passant par la ville pour se rendre à Pétersbourg, lui
écrivait qu'elle l'attendrait, entre trois et six heures, à
l'Hôtel d'Italie. Aussi avait-il hâte de commencer et de
finir le plus vite possible la séance du jour, afin de
pouvoir rejoindre à six heures cette rousse Clara, avec
qui il avait entamé un roman l'été précédent.
Etant entré dans son cabinet, il ferma la porte au
verrou, prit dans le tiroir inférieur d'une armoire deux
haltères, et exécuta vingt mouvements en avant, en
arrière, sur le côté, en haut et en bas ; après quoi, trois
fois de suite, il ploya légèrement les genoux en élevant
les haltères au-dessus de sa tête.
« Rien ne donne du ressort comme l'hydrothérapie et
la gymnastique », songeait-il en pinçant de sa main
gauche, où brillait un anneau d'or, le biceps saillant de
son bras droit. 11 s'apprêtait à faire encore le moulinet, —
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28 RÉSURRECTION
ayant toujours Fliabitude de faire ces deux exercices avant
les séances un peu longues, — quand la porte remua.
Quelqu'un essayait de Touvrir. Le président se hâta de
cacher ses haltères et ouvrit la porte.
— Excusez-moi! — dit-il.
Un des juges du tribunal entra dans la chambre, un
petit homme aux épaules anguleuses et au visage triste,
portant des lunettes d'or sur le nez.
— Eh bien ! il est temps ! — dit-il d'une voix aigre.
— Je suis prêt, — répondit le président en revêtant
son uniforme. — Mais Mathieu Nikititch n'arrive tou-
jours pas !
— Il pousse vraiment trop loin le manque de
conscience! — dit le juge. Et, s'asseyant avec mauvaise
humeur, il alluma une cigarette.
Ce juge, homme extrêmement ponctuel, avait eu dans
la matinée une scène des plus désagréables avec sa
femme, parce que celle-ci avait dépensé trop vite
l'argent qu'il lui avait donné pour le mois. Elle avait
demandé une avance, il avait refusé : d'où la scène. La
femme avait déclaré que, dans ces conditions, il n'y
aurait pas de dîner, et l'avait prévenu de ne pas s'at-
tendre à dîner chez lui. C'est là-dessus qu'il était parti;
et il craignait qu'elle n'accomplît sa menace, car il la
savait capable de tout. « Allez donc vivre d'une vie
honnête et irréprochable ! » se disait-il en regardant le
président, ce gros homme tout rayonnant de santé et
de bonne humeur, qui, les coudes étendus, lissait de ses
belles mains blanches les poils épais et soyeux dé ses
longs favoris, pour les disposer sur les deux côtés de
son collet galonné. « Lui, il est toujours gai et satisfait,
tandis que, moi, je n'ai que des ennuis ! »
A ce moment entra le greffier du tribunal, apportant
des pièces que lui avait demandées le président.
— Je vous remercie, — dit le président en allumant,
lui aussi, une cigarette. — Eh bien ! par quelle affaire
allons-nous commencer?
— Mais, par l'empoisonnement, à moins que vous ne
préfériez changer Tordre, — répondit le greffier.
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RÉSURRECTION 29
— Allons, soit, va pour l'empoisonnement! — fit le
président, supputant que c'était là une affaire assez
simple, qu'elle pourrait être finie vers quatre heures, et
qu'ensuite il serait libre d'aller rejoindre sa Suissesse.
— Et Breuer est-il arrivé ? — demanda-t-il encore au
greffier qui s'apprêtait à sortir.
— Oui, je crois.
— Alors dites-lui, si vous le rencontrez, que nous
commençons par l'empoisonnement.
Breuer était le substitut qui devait soutenir l'accusa-
tion, à cette session des assises.
Et, de fait, le greffier le rencontra dans le corridor.
La tête penchée en avant, la redingote déboutonnée,
portant son portefeuille sous l'aisselle, il marchait à
grands pas, courait presque, frappant des talons, et agi-
tant le bras d'un mouvement fiévreux.
— Michel Petrovitch demande si vous êtes prêt ? —
lui dit le greffier en l'accostant.
— Naturellement! Je suis toujours prêt. Par quelle
affaire commence-t-on ?
— Par Tempoisonnement.
— C'est parfait ! — répondit le substitut.
Mais, en réalité, il ne trouvait pas le moins du monde
que ce fût parfait : il avait passé toute la nuit à jouer
aux cartes dans un café, avec d'autres jeunes gens ; ils
avaient reconduit un camarade, on avait beaucoup bu,
joué jusqu'à cinq heures du matin, et puis on était allé
voir des femmes, dans cette même maison où, six mois
auparavant, vivait la Maslova, de sorte que le jeune
substitut n'avait pas eu le temps de jeter même un coup
d'œil sur le dossier de l'affaire d'empoisonnement qu'on
allait juger. Et le greffier le savait, et c'est à dessein
qu'il avait soufflé au président de commencer par cette
affaire, que le substitut n'avait pas eu le temps d'étudier.
Ce greffier était, en effet, un libéral, pour ne pas dire
un radical, ce qui ne l'empêchait pas de servir dans la
magistrature avec une pension de 1.200 roubles, et
d'aspirer même à une place de substitut. Breuer, au
contraire, était conservateur, et tout particulièrement
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30 RÉSURRECTION
zélé dans Torthodoxie, comme la plupart des Allemands
qui sont fonctionnaires en Russie ; de telle façon que le
greffier, sans compter qu'il guettait sa place, avait
encore contre lui une antipathie personnelle,
— Et l'affaire des Skoptsp? — demanda le greffier.
— J'ai déclaré que c'était impossible en l'absence
de témoins, — répondit le substitut. — Je le répéterai au
tribunal.
— Qu'est-ce que cela fait?
— Impossible ! — dit encore le substitut. Et, agitant
le bras, il courut à son cabinet.
Il ajournait cette affaire des Skoptsy^ non point à cause
de l'absence de quelques témoins insignifiants, mais
parce que cette affaire, si on la jugeait dans une grande
ville, où la plupart des jurés appartenaient aux classes
instruites, risquait de se terminer par un acquittement ;
aussi s'était-il entendu avec le président pour que l'affaire
fût déférée aux assises d'une petite ville, où le jury
serait en majorité formé de paysans, et où, par suite, la
condamnation serait plus facile à obtenir.
Cependant le mouvement dans le corridor avait encore
grandi La foule s'amassait surtout devant la salle du
tribunal civil, où s'était jugée une de ces affaires dont on
a coutume de dire qu'elles sont « iptéressantes », celle-là
même dont parlait avec tant de compétence, dans la
salle des jurés, le personnage représentatif. Sans ombre
de raison ni de droit moral, mais d'une façon strictement
légale, un homme de loi avisé s'était emparé de toute la
fortune d'une vieille dame. La plainte de la vieille dame
était absolument juste. Les juges le savaient, et plus
encolle le savaient l'homme de loi et son avocat : mais
cet avocat avait imaginé une procédure si adroite que la
vieille femme devait fatalement perdre son procès.
Au moment où le greffier allait entrer dans le bureau
de la chancellerie, il vit précisément passer devant lui,
dans le corridor, la vieille dame qui venait d'être, en
bonne forme, dépouillée de sa fortune. C'était une grosse
femme, avec d'énormes fleurs sur son chapeau. Elle
sortait de la salle d'audience et, étendant puis ramenant
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RÉSURRECTION 31
vers elle ses mains courtes et grasses, elle ne cessait de
répéter : « Qu'est-ce que tout cela va donner? Qu'est-ce
que tout cela va donner ? » Elle s assit sur un banc où
son avocat ne tarda pas à la rejoindre. Et, aussitôt, elle
se mit à lui raconter quelque chose de très compliqué,
qui n'avait absolument aucun rapport avec son affaire.
L'avocat considérait les fleurs de son chapeau, l'approu-
vait de la tête, et, évidemment, ne l'écoutait pas.
Soudain une petite porte s'ouvrit et, tout rayonnant,
étalant son plastron empesé sur son gilet grand ouvert,
la mine satisfaite, sortit d'un pas rapide ce môme avocat
fameux qui avait fait en sorte que la vieille femme aux
fleurs restât sans ressources, et que l'homme de loi,
moyennant dix mille roubles qu'il lui avait donnés pour
sa plaidoirie, en obtînt cent mille où il n'avait aucun
droit. Il passa devant la vieille dame. Tous les yeux,
sur-le-champ, se tournèrent respectueusement vers lui ;
et, lui, il s'en rendait bien compte, mais toute sa per-
sonne semblait dire : « Par pitié, Messieurs, ménagez-
moi les marques de votre admiration ! »
III
Enfin Mathieu Nikitich, le juge qu'on attendait,
arriva. Aussitôt les jurés virent entrer, dans la salle où
ils étaient réunis, l'huissier du tribunal, un petit homme
maigre, avec un cou trop long et une démarche inégale.
Cet huissier était d'ailleurs un brave homme, et qui
avait fait toutes ses études à l'université; mais il ne
pouvait rester en place nulle part, parce qu'il buvait.
Trois mois auparavant, une certaine comtesse, qui s'inté-
ressait à sa femme, lui avait procuré cet emploi d'huissier
au Palais de Justice, et il avait pu s'y maintenir jusque-
là, ce dont il se réjouissait comme d'un miracle.
— Eh bien! Messieurs, tout le monde est-il là?
— demanda-t-il en mettant son pince-nez et en regar-
dant les jurés.
y Google
32 RÉSURRECTION
— Mais oui, à ce qui me semble ! — répondit le mar-
chand jovial.
— Nous allons vérifier, — dit Fhuissier.
Il tira une liste de sa poche et se mit à appeler les
noms, regardant au fur et à mesure les jurés, tantôt à
travers son pince-nez, tantôt par dessus :
— Le conseiller d'Etat I. M. Nikiforov?
— C'est moi ! — répondit le personnage représentatif
qui connaissait le fond de tous les procès.
— Le colonel retraité Ivan Semenovitch Ivanov?
— Voici ! — répondit Thomme en uniforme.
— Le marchand de la deuxième guilde Pierre Bakla-
chov?
— Présent! — fit le marchand jovial, en promenant un
sourire épanoui sur toute la compagnie. — Je suis prêt !
— Le capitaine de la garde, prince Dimitri Nekhludov ?
— C'est moi ! — dit Nekhludov.
T/huissier s'inclina avec un mélange de déférence et
d'amabilité, comme s'il voulait parla distinguer Nekhlu-
dov du reste des jurés. Puis il poursuivit l'énumération :
— Le capitaine Georges Dimitrievitch Danchenko?
le marchand Grégoire Efimovitch Koulechov? etc., etc.
Tous les jurés étaient présents, excepté deux.
— Et maintenant. Messieurs, prenez la peine de
passer dans la salle des assises! — dit Thuissier en
montrant la porte d'un geste engageant.
Tous se mirent en mouvement et sortirent de la
salle, chacun s'écartant poliment, devant la porte, pour
laisser passer son collègue.
La cour d'assises était une grande salle de forme
allongée, au fond de laquelle se dressait une estrade
précédée de trois marches. Au milieu de l'estrade était
placée une table recouverte d'un drap vert, avec des
franges d'un vert plus sombre ; derrière la table se voyaient
trois fauteuils, avec de hauts dossiers de chêne sculpté;
et derrière ces fauteuils pendait au mur, dans un
cadre doré, un portrait aux couleurs criardes, repré-
sentant l'empereur en uniforme, le grand cordon au
cou, les jambes écartées, et une main sur la garde de
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RÉSURRECTION 33
son épée. Dans le coin droit, un rétable contenait une
image du Christ couronné d'épines, avec un pupitre sur
le devant ; et c'est aussi à droite de l'estrade que se
trouvait la petite chaire destinée au procureur impé-
rial. A gauche, dans le fond, était située la table du
greffier ; et sur le devant, plus près du public, une bar-
rière de boie entourait le banc des prévenus, vide encore,
comme le reste de l'estrade. Sur le côté droit de celle-
ci, en face du banc des prévenus, une série de sièges à
hauts dossiers attendaient les jurés, et au-dessous d'eux
étaient disposées des tables pour les avocats. Quant à
l'autre partie de la salle, séparée de l'estrade par une
grille, elle était formée de bancs en gradins qui s'éle-
vaient jusqu'au mur du fond. Dans les premières ran-
gées de ces bancs quatre femmes étaient assises, vêtues
comme des ouvrières ou des servantes, et accompagnées
de deux hommes qui devaient, eux aussi, être des
ouvriers. Ce petit groupe était évidemment très impres-
sionné par la grandeur de la décoration de l'es-
trade, car il ne s'entretenait qu'à voix basse, timi-
dement.
Dès qu'il eut introduit et placé les jurés, l'huissier
s'avança au milieu de l'estrade, et, d'une voix très haute,
destinée à intimider encore l'assistance, il annonça :
— Le tribunal !
Tout le monde se leva, et les juges parurent sur
l'estrade. D'abord le président aux beaux favoris. Nekhlu-
dov le reconnut aussitôt : il l'avait rencontré deux ans
auparavant, à la campagne, dans un bal où ce président
avait conduit le cotillon et dansé toute la nuit, avec
beaucoup de charme et d'entrain.
Derrière lui venait le juge à la mine morose ; sa mine
était devenue, plus morose encore depuis que, au mo-
ment d'entrer en séance, il avait rencontré son beau-
frère, et que celui-ci lui avait dit que sa sœur venait de
lui apprendre qu'il n'y aurait pas de dîner à la maison
ce soir-là.
— Que voulez-vous? nous serons forcés d'aller dîner
au cabaret, — avait ajouté le beau-frère en riant.
yGoog!'
e
34 RÉSURRECTION
— Je ne vois pas ce qu'il y a de risible dans tout
cela! — avait répondu le juge morose; et il était
devenu encore plus morose.
L'autre juge, celui qui arrivait toujours en retard,
était un homme à grande barbe, avec des bons gros
yeux ronds, aux poches gonflées. Ce juge souffrait d'un
catarrhe de Testomac, et, ce matin-là même, son méde-
cin lui avait fait commencer un nouveau régime qui
l'obligeait à rester chez lui plus tard encore que de cou-
tume. Il s'avançait sur l'estrade avec un air absorbé ;
et en effet il était très préoccupé. Il avait l'habitude de
deviner, par toute sorte de moyens de hasard, des ré-
ponses à des questions qu'il se posait intérieurement.
Il s'était dit cette fois que, si le nombre des pas qu'il
aurait à faire pour aller de la porte de son cabinet
jusqu'à son siège, si ce nombre se trouvait être divisible
par trois, c'est que son nouveau régime le guérirait de
son catarrhe; si non, non. Or il n'y avait en tout que
vingt-six pas ; mais, au dernier moment, le juge tricha
un peu, fit un petit pas de plus, et arriva à son siège
en comptant le vingt-septième pas.
Les figures du président et des deux juges, se dressant
sur l'estrade avec leurs uniformes aux collets cousus
d'or, présentaient un spectacle des plus imposants. Les
juges eux-mêmes, du reste, en avaient le sentiment ; et
tous trois, comme s'ils étaient confus de leur grandeur,
se hâtèrent de s'asseoir, en baissant modestement les
yeux, devant la grande table verte, sur laquelle on
avait posé un instrument triangulaire surmonté de l'aigle
impériale, des encriers, des plumes, des feuilles de
papier blanc, et une énorme quantité de crayons de
dimensions diverses, fraîchement taillés.
Derrière les juges entra le substitut du procu-
reur. Il s'avança, lui aussi, le plus vite qu'il put vers son
siège, tenant toujours sa serviette sous l'aisselle et agi-
tant le bras. Aussitôt assis, il se plongea dans la lecture
du dossier, profitant des moindres minutes pour prépa-
rer son réquisitoire. Nous devons ajouter, en effet, que
Breuer avait été tout récemment nommé substitut, et que
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RÉSURRECTION 35
c'était la quatrième fois seulement qu'il requérait en
assises. 11 était fort ambitieux, rêvait de faire une belle
carrière, et jugeait indispensable, pour y réussir, d'obte-
nir des condamnations dans tous les procès ou il prenait
part. Ilavait déjà combiné le plan général du réquisitoire
qu'il prononcerait dans l'affaire de l'empoisonnement ;
mais il avait encore à prendre connaissance des faits
mêmes de l'affaire, pour appuyer et étoffer son argu-
mentation.
Enfin le greffier, assis à l'extrémité opposée de l'es-
trade, et ayant disposé devant lui toutes les pièces qu'il
aurait à lire, parcourait un article d'un journal prohibé,
qu'il avait reçu la veille et lu déjà une première fois. Il
voulait parler de cet article avec le juge à la grande
barbe, qu'il savait être de même opinion que lui en
politique : et, avant d'en parler, il désirait le connaître à
fond.
IV
Le président, après avoir consulté des papiers, fit
quelques questions à l'huissier et au greffier; puis,
ayant reçu d'eux des réponses affirmatives, il donna
ordre d'introduire les prévenus.
Aussitôt une porte s'ouvrit, dans le fond, et deux gen-
darmes entrèrent, le bonnet de poil sur la tête, le sabre
hors du fourreau. Derrière eux apparurent les trois pré-
venus : d'abord un homme, un roux au visage couvert de
taches de rousseur, puis deux femmes. L'homme était
vêtu d'un costume de prison, trop long et trop large pour
lui. Il tenait ses bras serrés contre son corps, pour
retenir les manches, qui, sans cela, eussent caché ses
mains. Il semblait ne voir ni les juges ni le public, et
gardait ses yeux obstinément fixés sur le banc auprès
duquel il passait. Quand il en eut fait le tour, il s'assit
et, levant les yeux sur le président, il se mit à agiter les
lèvres comme s'il murmurait quelque chose.
La femme qui venait ensuite, également vêtue d'un
y Google
36 RÉSURRECTION
costume de détenue, pouvait avoir une cinquantaine
d'années. Elle avait autour de la tête un fichu de pri-
son. Et son visage, d'une pâleur grise, n'aurait eu rien
que de très ordinaire si l'on n'y avait remarqué une
absence complète de sourcils et de cils. Elle paraissait,
d'ailleurs, absolument calme. En arrivant à sa place,
comme sa robe s'était accrochée à un clou, elle la tira
avec soin, sans hâte, la rajusta, et s'assit.
L'autre femme était la Maslova.
Dès qu'elle entra, les yeux de tous les hommes pré-
sents dans la salle se tournèrent vers elle et considé-
rèrent longtemps son doux visage, sa taille fine, son
ample poitrine saillante sous son sarrau. Le gendarme
lui-même, devant qui elle devait passer, la regarda sans
la quitter des yeux jusqu'à ce qu'elle se fût assise;
après quoi, comme s'il s'était senti en faute, il se pressa
de détourner le visage, et, s'étant secoué, fixa la fenêtre,
en face de lui.
Le président attendit que les prévenus se fussent
assis. Puis il se tourna vers le greffier. Et la procédure
ordinaire commença : l'appel des jurés, des suppléants,
le jugement de ceux qui manquaient, leur condamnation
à l'amende, l'examen des excuses de ceux qui s'étaient
excusés, le remplacement des jurés absents par des sup-
pléants. Puis le président demanda au pope de faire
prêter serment aux jurés.
Ce pope était un gros vieillard chauve, au visage
rouge, avec quelques cheveux blancs et une barbe
blanche mal fournie. Il était vêtu d'une soutane de soie
cannelle, avec une croix d'or, attachée à une chaîne, et
qu'il ne cessait de retourner sur sa poitrine, de ses
doigts enflés. Il portait aussi une petite décoration cou-
sue sur le côté. Il était dans les ordres depuis quarante-
neuf ans, et s'apprêtait à célébrer, l'année suivante, son
jubilé, comme avait fait tout récemment Tarchiprêtre
de la cathédrale. Il était attaché au tribunal depuis la
construction du Palais de Justice; il s'enorgueillissait
fort d'avoir fait prêter serment à plusieurs dizaines de
milliers de personnes, et de continuer, dans sa vieillesse,
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RÉSURRECTION 37
à travailler pour le bien de l'Eglise, de la patrie, et aussi
de sa famille, à qui il comptait laisser, en plus de sa mai-
son, un capital d'au moins trente mille roubles en bonnes
obligations. L'idée ne lui était jamais venue qu'il pût
mal agir en faisant prêter serment sur l'Evangile devant
un tribunal ; loin d'en être embarrassé, il aimait cette
occupation, qui, souvent, lui fournissait l'occasion de
faire connaissance avec des personnages distingués.
C'est ainsi qu'il avait été très heureux, ce jour-là, de
faire connaissance avec le fameux avocat de Pétersbourg,
pour qui sa considération avait encore doublé quand il
avait su qu'un seul procès lui avait rapporté dix mille
roubles.
Dès que le président l'eut autorisé à faire prêter ser-
ment aux jurés, le vieux pope, soulevant avec lenteur
ses pieds enflés, se mit en marche vers le pupitre dressé
devant l'image sainte. Les jurés se levèrent, et, en troupe
pressée, le suivirent.
— Un instant ! — dit le pope, taquinant sa croix de sa
main droite, et attendant que tous les jurés ^e fussent
approchés.
Quand tous furent arrivés auprès de l'image, le pope,
penchant sur le côté sa tête blanche, la passa dans le
trou graisseux de son étole, puis, ayant remis en ordre
ses cheveux clairsemés, se tourna vers les jurés .
« Vous lèverez la main droite et vous disposerez vos
doigts comme ceci ! » dit-il, en même temps qu'il sou-
levait sa grosse main, les doigts plies comme pour
prendre une prise. « Et maintenant, répétez avec moi :
Je jure devant le Saint Evangile et la croix vivifiante de
Notre-Seigneur que, dans l'affaire dans laquelle... Ne
baissez pas la main ! » dit-il, s'interrompant et s'adres-
sant à un jeune homme qui faisait mine de détendre le
bras. Puis il reprit lentement, avec des arrêts après
chaque membre de phrase : « que dans l'affaire... dans
laquelle... ».
Le personnage représentatif aux beaux favoris, le colo-
nel retraité, le marchand, et d'autres jurés tenaient le
bras levé et les doigts plies exactement comme le vou-
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38 RÉSCRRECTiON
lait le pope ; certains autres, au contraire, semblaient
procéder sans entrain et d'une façon indécise. Les uns
répétaient très haut la formule du serment, avec expres-
sion et passion ; d'autres la murmuraient tout bas, res-
taient en retard sur les paroles du pope, puis, comme
effrayés, se hâtaient de le rattraper. Mais tous éprou-
vaient une impression de gêne, à l'exception du vieux
pope, qui gardait la conviction sereine d'accomplir un
acte éminemment important et utile.
Après le serment, le président enjoignit aux jurés de
se choisir un président du jury. Aussitôt les jurés se
levèrent de nouveau et se rendirent dans leur salle de
délibération, où presque tous, immédiatement, prirent
des cigarettes et se mirent à fumer. Quelqu'un proposa
d'élire pour président le personnage représentatif, ce à
quoi tous se hâtèrent de consentir. Puis, après avoir
jeté leurs cigarettes, les jurés rentrèrent dans la salle.
Le personnage représentatif déclara au président que
c'était lui qu'on avait élu, et tous se rassirent sur leurs
sièges aux hauts dossiers.
Tout marcha sans accident, mais non pas sans solen-
nité; et cette solennité, cette légalité, ces formalités
confirmaient encore magistrats et jurés dans leur senti-
ment de remplir un devoir social grave et sérieux. Nekhlu-
dov, lui aussi, partageait ce sentiment.
Quand les jurés se furent assis, le président du tribu-
nal leur adressa une allocution pour leur exposer leurs
droits, leurs obligations, et leur responsabilité. En par-
lant, il ne cessait de changer de pose : tantôt il se tour-
nait à droite, tantôt à gauche, tantôt il s'adossait dans
son fauteuil, ou se penchait en avant, tantôt il égalisait
les feuilles de papier sur la table, tantôt il soulevait le
coupe-papier, tantôt il jouait avec un des crayons.
Les droits des jurés, d'après ce qu'il leur dit, consis-
taient en ce qu'ils pourraient poser des questions aux
prévenus par l'intermédiaire du président, et en ce qu'ils
pourraient examiner et toucher les pièces à conviction.
Leurs obligations consistaient en ce qu'ils devaient juger
non pas suivant l'injustice, mais suivant la justice* Enfin
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RÉSURRECTION -^^
leur responsabilité consistait en ce que, s'ils ne gardaient
pas le secret sur leurs délibérations, ou s'ils communi-
quaient avec des étrangers, dans l'exercice de leur fonc-
tion de jurés, ils s'exposeraient aux sévérités de la loi.
Les jurés écoutèrent tout cela avec une attention
recueillie. Le marchand, répandant autour de lui une
forte odeur d'eau-de-vie, approuvait chaque phrase d'un
hochement de tête.
Son allocution finie, le président se tourna vers les
prévenus :
— Simon Kartymkine, levez-vous !
Simon fît un bond nerveux ; ses lèvres se mirent à
remuer plus vite.
— Votre nom ?
— Simon Pétrovitch Kartymkine, — répondit tout
d'un trait, d'une voix claquante, le prévenu, qui évi-
demment avait préparé d'avance ses réponses.
— Votre condition ?
— Nous sommes paysan.
— Quel gouvernement ? Quel district?
— Du gouvernement de Toula, district de Krapivo,
commune de Koupianskoïe, village de Borki.
— Quel âge?
— Trente-quatre ans, né en mil huit cent...
— Quelle religion?
— Nous sommes de la religion russe orthodoxe.
— Marié?
— Nous ne nous sommes jamais marié.
— Queljnétier faisiez-vous?
— Nous travaillions dans les corridors de l'Hôtel de
Mauritanie.
— Avez-vous déjà passé en justice ?
— Jamais nous n'avons passé en justice, parce que,
comme nous vivions, avant...
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40 RÉSURRECTION
— Vous n'avez jamais passé en justice?
— Aussi vrai qu'il y a un Dieu, jamais F
— Avez-vous reçu une copie de l'acte d'accusation ?
— Nous Tavons reçue.
— Asseyez- vous ! Euphémie Ivanovna Botchkov! —
poursuivit le président en s'adressant à Tune des deux
femmes.
Mais Simon continuait à rester debout et cachait la
Botchkova.
— Kartymkine, asseyez-vous !
Kartymkine restait toujours debout. Il ne s'assit que
quand l'huissier, inclinant la tête et ouvrant de grands
yeux sévères, lui intima, d'une voix tragique, l'ordre de
s'asseoir.
Le prévenu s'assit alors avec la même précipitation
avec laquelle il s'était levé, et, s'enveloppant dans son
manteau, se remit à agiter les lèvres.
— Votre nom ?
Avec un soupir de fatigue, en homme impatienté d'avoir
toujours à répéter la même chose, le président se tourna
vers l'aînée des deux femmes, sans même lever les yeux
sur elle et sans cesser de consulter un papier qu'il tenait
en main. Cette procédure lui était devenue si familière
que, pour aller plus vite, il pouvait parfaitement s'oc-
cuper de deux choses à la fois.
La Botchkova avait quarante-trois ans. Condition,
bourgeoise. Métier, femme de chambre dans le même
Hôtel de Mauritanie. Elle n'avait jamais passé en juge-
ment. Elle avait reçu la copie de l'acte d'accusation. Elle
répondait aux questions du président avec une hardiesse
provocante, comme si elle disait : « Eh bien, oui, je suis
Euphémie Botchkov, et j'ai reçu la copie, et je m'en
vante, et je ne permets à personne d'en rire ! » Elle
n'attendit pas qu'on lui dît de s'asseoir, et s'assit dès
que l'interrogatoire fut fini.
— Votre nom ? — dit le président en s'adressant avec
une douceur toute particulière à l'autre prévenue. — Il
faut vous lever ! — ajouta-t-il d'un ton affable, en remar-
quant que la Maslova restait assise.
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RÉSURRECTION 4i
La Masbvase dressa dribout et, la tète droite, k poi-
trine tendue en avant, sans répondre, elle fixa résoluincul
le président de ses yeux noirs ingénus et charmeurs.
— Comment vous appelle-t-on ?
Elle murmura quelque chose d'indistinct.
— Parlez plus haut ! — dit le président.
— On m'appelait la Lubova, — répondit- elle.
Cependant Nekhludov, ayant mis son pince-nez, consi-
dérait les prévenus à mesure qu'on les interrogeait.
« C'est impossible ! songeait-il, les yeux attachés sur le
visage de la prévenue. Elle s'appelle Lubova, ce n'est
pas le même nom! Mais quelle ressemblance prodi-
gieuse ! »
Le président voulait passer à une autre question ; mais
le juge en lunettes lui dit tout bas quelques mots qui
parurent le frapper. Et, se tournant vers la prévenue :
— Comment ! Lubova? — demanda-t-il. — Mais vous
êtes inscrite sous un autre nom !
La prévenue se taisait.
— Je vous demande quel est votre vrai nom ?
— Votre nom de baptême ? — suggéra le juge en
lunettes.
Elle murmura quelque chose, sans cesser de fixer le
président.
— Parlez plus haut !
— Autrefois, on m'appelait Catherine.
« C'est impossible ! » se disait encore Nekhludov ;
mais déjà il ne doutait plus, il était certain que c'était
elle, la pupille-femme de chambre Katucha, qu'il avait
autrefois aimée, vraiment aimée, et qu'il avait plus
tard séduite, dans un moment de folie, puis aban-
donnée, et à qui il avait toujours, depuis lors, évité do
songer, parce que son Souvenir lui était trop pénible,
l'humiliait .trop, en lui montrant que lui, si fier de sa
droiture, il s'était conduit lâchement, bassement, envers
cette femme.
Oui, c'était bien elle! Il distinguait clairement à pré-
sent, sur son visage, cette particularité mystérieuse
qu'il y a dans chaque visage, et qui le rend différent de
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42 RÉSURRECTION
tous les autres, en fait une chose unique, spéciale, sans
équivalent.
Malgré la pâleur maladive et Tamaigrissement, il
retrouvait celte particularité dans tous les traits du
visage, dans la bouche, dans les yeux qui louchaient un
peu, dans la voix, mais surtout dans le regard ingénu et
charmeur, dans Texpression avenante non seulement de
la face, mais de la personne tout entière.
— Vous auriez dû répondre cela tout de suite ! — dit
le président, toujours avec le même ton de douceur, tant
était irrésistible l'attrait qu'elle exerçait. — Et votre
nom patronymique ?
— Je suis fille naturelle, — répondit la Maslova.
— Cela ne fait rien ; du nom de votre parrain, com-
ment vous a-t-on appelée ?
— Mikaïlonva.
« Mais quel crime peut-elle bien avoir commis ? » se
demandait Nekhludov, tout haletant.
— Et votre nom de famille, votre surnom ? — pour-
suivait le président.
— On m'appelait la « Sauvée ».
— Comment?
— La « Sauvée », — répondit-elle, avec un léger
sourire. — On m'appelait aussi du nom de ma mère,
Maslova.
— Votre condition?
— Bourgeoise.
— De la religion orthodoxe ?
— Orthodoxe.
— Profession ? Quel métier faisiez-vous ?
La Maslova se taisait.
— Quel métier faisiez-vous? — répéta le président.
— J'étais dans une maison ! — dit-elle.
— Dans quelle maison? — demanda avec sévérité le
juge en lunettes.
— Vous savez bien vous-même dans quelle maison
j'étais ! — répondit la Maslova, et, après avoir un instant
détourné les yeux, elle se remit à fixer le président.
Une rougeur lui monta au visage.
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RÉSURRECTION 43
Il y avait quelque chose de si extraordinaire dans
l'expression de son visage, de si terrible et de si navrant
dans ses paroles et dans le regard rapide dont elle avait
enveloppé l'assistance, que le président baissa la tète et
qu'un silence général régna uù instant dans la salle. Ce
silence fut coupé par un rire, venu du fond de la salle,
où se tenait le public. L'huissier siffla, pour commander
le silence. Le président releva la tête et poursuivit son
interrogatoire.
— Vous n'avez jamais passé en jugement ?
— Jamais, — fit à voix basse la Maslova avec un
soupir.
— Vous avez reçu la copie de l'acte d'accusation ?
— Oui, — répondit-elle.
— Asseyez-vous!
La prévenue souleva le bas de sa jupe, du geste dont
les femmes en grande toilette relèvent la queue de leur
robe, s'assit, plongea ses mains dans les manches de son
sarrau, sans quitter des yeux le président. Son visage
avait repris son calme et sa pâleur.
On procéda ensuite à Ténumération des témoins, on
fit sortir les témoins, on s'occupa du médecin expert, que
Ton envoya rejoindre les témoins dans la salle où ils
devaient attendre qu'on les rappelât.
Puis le greffier se leva, et commença la lecture de l'acte
d'accusation. Il lisait d'une voix haute et distincte, mais
si vite que ses paroles ne formaient qu'un bruit sourd,
continu et endormant.
Les juges se tournaient d'un côté et de l'autre sur
leurs sièges, visiblement impatients de voir la lecture
finie. Un des gendarmes eut fort à faire pour dissimuler
un bâillement nerveux.
Au banc des prévenus, Kartymkine ne cessait pas
d'agiter les lèvres ; la Botchkova se tenait assise d'un
air parfaitement calme, refoulant du doigt, par inter-
valles, ses cheveux sous le fichu ; la Maslova continuait
à rester immobile, les yeux fixés sur le greffier ; deux
ou trois fois elle poussa un soupir et changea la pose
de ses mains.
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44 RÉSURRECTION
Et Nekhludov, assis au premier rang des jurés, sur
son haut siège, continuait à considérer la Maslova : et
dans son âme s'accomplissait un profond et douloureux
travail.
VI
L'acte d'accusation commençait ainsi :
« Le 17 octobre 488..., avis fut donné par le gérant
de l'Hôtel de Mauritanie, sis en cette ville, de la mort
subite d un des locataires demeurant dans le susdit
hôtel, le marchand sibérien Férapont Smielkov, de la
deuxième guilde. Le certificat du médecin de la qua-
trième division attestait que la mort de Smielkov était
due à un arrêt du cœur, causé par l'abus des boissons
spiritueuses ; et le corps de Smielkov fut régulièrement
inhumé, le troisième jour après le décès. Cependant, le
quatrième jour après le décès de Smielkov, un compa-
triote et confrère de celui-ci, le marchand sibérien Timo-
chine, arrivant de Saint-Pétersbourg, et s'étant ren-
seigné sur les circonstances du décès de Smielkov, émit
le soupçon que cette mort n'avait pas été naturelle,
mais que le défunt avait été empoisonné par des malfai-
teurs qui s'étaient ensuite emparés d'une bague en bril-
lants et d'une forte somme d'argent, somme que Smiel-
kov avait en sa possession, et qui ne se trouvait pas
mentionnée dans l'inventaire fait après son décès.
« Une enquête fut en conséquence ordonnée, qui mit
au jour ce qui suit :
« 1^ Qu'au su du gérant de l'Hôtel de Mauritanie, et
aussi du commis principal du marchand Starikov, avec
qui Smielkov, en arrivant dans la ville, avait eu affaire,
le susdit Smielkov devait avoir en sa possession une
somme de 3.800 roubles, touchée par lui dans une
banque de la ville, tandis que, d'autre part, on n'a trouvé
après sa mort, dans sa valise et son portefeuille, qu'une
somme de 312 roubles 16 kopecks;
y Google
RÉSURRECTION! 45
« 2* Que, la veille de sa mort, Smielkov a passé toute
sa journée avec la fille Lubka, qui est venue deux fois
dans sa chambre ;
« 3** Que ladite fille Lubka a cédé à la maîtresse de
la maison où elle vivait une bague en brillants ayant
appartenu au marchand Smielkov ;
« 4° Que la femme de chambre de Thôtel, Euphémie
Botchkov, le lendemain de la mort du marchand Smiel-
kov, a déposé, à la Banque du Commerce, en compte
courant, une somme de 1.800 roubles ;
« 5° Que, au dire de la fille Lubka, le valet de chambre
de Thôtel, Simon Kartymkine, lui a remis certaines
poudres, en lui conseillant de les verser dans Teau-de-
vie que boirait le marchand Smielkov, ce que la fille
Lubka, de son propre aveu, a fait.
« Interrogée par le magistrat instructeur en qualité
de prévenue, la fille galante surnommée Lubka a déclaré
que, pendant que le marchand Smielkov se trouvait dans
la maison de tolérance où, suivant son expression, elle
travaillait, elle avait été envoyée par le susdit marchand
Smielkov dans la chambre qu'il occupait à T Hôtel de
Mauritanie pour y prendre de l'argent, et que, après
avoir ouvert la valise du marchand avec la clé qu'il lui
avait donnée, elle y avait pris 40 roubles, comme il le lui
avait ordonné. Elle a déclaré qu'elle n'avait pas pris
d'autre argent, ce dont pourraient témoigner Simon
Kartymkine et Euphémie Botchkov, en présence des-
quels elle avait ouvert et refermé la valise.
« En ce qui concerne l'empoisonnement de Smielkov,
la fille Lubka a déclaré que, étant revenue une seconde
fois dans la chambre du marchand Smielkov, elle avait
en effet versé, dans un verre de cognac que celui-ci allait
boire, une poudre que lui avait donnée Simon Kartym-
kine, mais qu'elle croyait que cette poudre était simple-
ment un soporifique, et qu'elle l'avait versée pour que lo
marchand s'endormît et la laissât plus vite s'en aller. Elle
a ajouté qu'elle n'avait point pris d'argent, et que c'éta- 1
Smielkov lui-même qui lui avait donné la bague, après
l'avoir d'abord battue, et pour l'empôcher de s'en aller.
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46 RÉSURRECTION
« Interrogés par le magistrat instructeur en qualité
de prévenus, Euphémie Botchkov et Simon Kartymkine
ont déclaré ce qui suit :
(c Euphémie Botchkov a déclaré qu'elle ne savait abso-
lument rien de la disparition de Targent, qu'elle n'était
pas entrée dans la chambre du marchand, et que, seule, la
Lubka y était entrée. Elle a affirmé que, si une somme
d'argent avait été prise chez le marchand, elle avait
dû être prise par la Lubka, lorsque celle-ci était venue
dans la chambre avec la clé de la valise. (A cet endroit
de la lecture de l'acte d'accusation, la Maslova sursauta
et, entr'ouvrant la bouche comme pour pousser un cri,
se retourna vers la Botchkova.) Interrogée sur la prove-
nance des 1.800 roubles déposés par elle à la Banque,
elle a déclaré que cet argent avait été gagné, au cours
des douze années passées, par elle et par Simon, avec
qui elle était sur le point de se marier.
« Simon Kartymkine, interrogé, a d'abord avoué que,
de complicité avec la Botchkova et à l'instigation de la
Maslova, à qui le marchand avait donné la clé de sa
valise, il avait pris une grosse somme d'argent, qu'on
avait partagée entre la Maslova, lia Botchkova et lui ; il
a aussi avoué qu'il avait donné à la Maslova une poudre
pour endormir le marchand. Mais, dans son second
interrogatoire, il a nié toute participation au vol de
l'argent comme à la remise de la poudre, rejetant toute
la faute sur la Maslova. Interrogé sur l'argent placé en
banque par la Botchkova, il a répondu, lui aussi, que
cet argent avait été gagné par eux en commun pendant
douze ans de service, et qu'il était le produit des
pourboires à eux donnés par les locataires.
« L'autopsie du corps du marchand Smielkov, prati-
ti(iuée conformément à la loi, a révélé la présence dans
les intestins d'une certaine quantité de poison... »
Suivaient, dans l'acte d'accusation, le récit des con-
frontations, les dépositions des témoins, etc. Et l'acte se
terminait ainsi:
« En conséquence de quoi Simon Kartymkine,
paysan, âgé de trente-quatre ans ; Euphémie Ivanovna
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RÉSURRECTION 47
Botchkov, bourgeoise, âgée de quarante-trois ans, et
Catherine Mikaïlovna Maslov, âgée de vingt-sept ans,
sont accusés d'avoir, le 16 octobre 188..., dérobé en
commun au marchand Smielkov une somme de
2.500 roubles, et d'avoir ensuite, afin de cacher les
traces de leur vol, attenté délibérément à la vie du sus-
dit Smielkov en lui faisant avaler du poison, d'où est
résultée sa mort.
a Ces délits sont prévus par Farticle 1455 du Code
Pénal : en conséquence de quoi Simon Kartymkine,
paysan, et Euphémie Botchkov et Catherine Maslov,
bourgeoises, sont déférés au jugement du tribunal du
district, siégeant en cour d'assises avec la collaboration
des jurés. »
Ayant terminé sa lecture, le greffier rangea les
feuilles de l'acte qu'il venait de lire, s'assit et lissa de
ses deux mains ses longs cheveux noirs. Toute l'assis-
tance poussa un soupir de soulagement ; et chacun eut
l'agréable impression que l'enquête était désormais
ouverte, que tout allait aussitôt s'éclaircir, et que la
justice allait être satisfaite. Seul Nekhludov n'éprouva
point ce sentiment : il continuait à songer avec épou-
vante au crime qu'avait pu commettre cette Maslova,
qu'il avait connue pleine d'innocence dix ans auparavant.
VII
Quand la lecture de l'acte d'accusation fut terminée, le
président, après avoir pris l'avis de ses assesseurs, se
tourna vers Kartymkine avec une expression qui signi-
flait : « A présent, nous allons tout savoir de la façon la
plus certaine, jusqu'aux moindres détails. »
— Simon Kartymkine! — fit*il en se penchant à
gauche.
Simon Kartymkine se leva, releva les manches de son
manteau et s'avança de tout son corps sans cesser
d'agiter les lèvres.
y Google
48 RÉSURRECTION
— Vous êtes accusé d'avoir, le 16 octobre 188..., de
connivence avec Euphémie Botchkov et Catherine Maslov,
dérobé dans la valise du marchand Smielkov une somme
d'argent lui appartenant, puis de vous être procuré de
Tarsenic, et d'avoir engagé Catherine Maslov à le verser*
dans la boisson du marchand Smielkov, ce qu'elle a fait,
et qui a eu pour conséquence la mort de Smielkov.
— Vous reconnaissez-vous coupable ? — conclut le
président en se penchant à droite.
— C'est impossible, parce que notre métier...
— Vous direz cela plus tard. Vous reconnaissez- vous
coupable ?
— C'est impossible... J'ai seulement...
— Vous nous direz cela plus tard ! Vous reconnaissez-
vous coupable ! — répéta le président d'une voix calme,
mais sévère.
— C'est impossible, parce que...
De nouveau l'huissier se tourna brusquement vers
Simon Kartymkine et l'arrêta d'un « chuti » tragique.
Le président, avec une expression qui signifiait que
cette partie de l'affaire était terminée, changea son
coude de place, et s' adressant à Euphémie Botchkov :
— Euphémie Botchkov, vous êtes accusée d'avoir, le
16 octobre 188..., de connivence avec Simon Kartymkine
et Catherine Maslov, dérobé dans la valise du marchand
Smielkov une somme d'argent et une bague, puis,
ayant partagé entre vous trois le produit du vol, d'avoir
fait avaler au marchand Smielkov de l'arsenic, dont il
est mort. Vous reconnaissez-vous coupable ?
' — Je ne suis coupable de rien ! — répondit la prévenue
d'une voix dure et hardie. — Je ne suis même pas entrée
dans la chambre... et puisque cette ordure y est entrée,
c'est elle, bien sûr, qui a tout fait.
— Vous nous direz cela plus tard, — fit de nouveau le
président de sa voix tranquille et ferme. — Ainsi vous ne
vous reconnaissez pas coupable?
— Je n'ai pas pris d'argent, je n'ai pas donné de
poison, je ne suis pas entrée dans la chambre î Si j'y
étais entrée, j'aurais jeté dehors cette salope!
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RÉSURRECTION 40
— Vous ne vous reconnaissez pas coupable ?
— Pas du tout !
— Fort bien!
— Catherine Maslov, — dit ensuite le président
s'adressant à Tautre prévenue, — vous êtes accusée
d'avoir, étant venue dans une chambre de THôtel de Mau-
ritanie avec la clé de la valise du marchand Smielkov,
dérobé dans cette valise de l'argent et une bague...
Le président s'interrompit dans sa phrase pour écou-
ter ce que lui disait à l'oreille le juge de gauche, qui lui
faisait remarquer qu'une des pièces à conviction notées
sur la liste, un flacon, manquait sur la table. « Nous
allons voir cela tout à l'heure ! » murmura en réponse le
président; puis, continuant sa phrase comme une leçon
apprise par cœur :
— ... Dérobé dans cette valise de l'argent et une bague,
d'avoir partagé le produit du vol avec vos deux com-
plices, puis, étant revenue dans l'hôtel avec le marchand
Smielkov, de lui avoir donné à boire de l'eau-de-vie
empoisonnée. Vous reconnaissez-vous coupable?
— Je ne suis coupable de rien! — répondit aussitôt
l'accusée. — Comme je l'ai dit depuis le commencement, je
le dis encore : je n'ai rien pris, rien pris, rien pris, rien
du tout ! Et la bague, c'est lui-même qui me l'a donnée !
— Vous ne vous reconnaissez pas coupable d'avoir
pris les 2.600 roubles? — demanda le président.
— Je n'ai rien pris, rien que les 40 roubles !
— Et d'avoir versé la poudre dans le verre du mar-
chand Smielkov, de cela vous reconnaissez-vous cou-
pable?
— Cela, je l'avoue. Mais je pensais, comme on me
Tavait dit, que cette poudre était pour endormir, qu'il
n'en sortirait aucun mal. Est-ce que j'aurais été capable
d'empoisonner quelqu'un? — ajouta-t-elle en fronçant
les sourcils.
— Ainsi vous ne vous reconnaissez pas coupable
d'avoir dérobé l'argent et la bague du marchand Smiel-
kov; mais, d'autre part, vous avouez que vous avez versé
la poudre ?
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50 RÉSURRECTION
— Je Tavoue, seulement je croyais que c'était une
poudre pour endormir. Je l'ai donnée seulement pour
qu'il s'endormît. Et voilà que...
— Fort bien! — interrompit le président, évidem-
ment satisfait des résultats obtenus. — Racontez-nous
maintenant comment la chose s'est passée ! — pour-
suivit-il en se renversant dans le fond du fauteuil et en
mettant les deux mains sur la table. — Racontez-nous
tout ce que vous savez ! Un aveu sincère pourra adoucir
votre position.
La Maslova continuait à fixer le président ; mais elle
se taisait et rougissait, et Ton voyait qu'elle s'efforçait
de vaincre sa timidité.
— Allons ! racontez-nous comment les choses se sont
passées !
— Comment elles se sont passées ? — fît brusquement
la Maslova. — Eh bien! le marchand est venu un soir
dans la maison où je travaillais ; il s'est assis près de
moi, m'a offert du vin...
Elle se tut de nouveau, comme si elle avait perdu le fil
de son récit, ou qu'un autre souvenir lui fût revenu en
mémoire.
— Eh bien ! ensuite ?
— Quoi, ensuite ? Eh bien ! il est resté, et puis il est
reparti.
A ce moment le substitut du procureur se souleva à
demi, s' appuyant avec affectation sur un de ses coudes.
— Vous désirez poser une question ? —r demanda le
président.
Et, sur la réponse affirmative du substitut, il lui donna
à entendre, d'un geste, qu'il pouvait parler.
— La question que je voudrais poser est celle-ci : la
prévenue connaissait-elle antérieurement Simon Kartym-
kine ? — demanda solennellement le substitut, sans tour-
ner les yeux vers la Maslova. Puis, la question posée, il
serra les lèvres et fronça les sourcils. Le président répéta
la question. La Maslova jetait des regards épouvantés
sur le substitut.
— Simon ? Oui, je le connaissais, — dit-elle.
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RÉSURRECTION 51
— Je voudrais savoir encore en quoi consistaient les
relations de la prévenue avec Kartymkine. Se voyaient-
ils souvent?
— En quoi consistaient nos relations? Il me recom-
mandait aux étrangers dePhôtel, mais ce n'étaient pas des
relations ! — répondit la Maslova, promenant un regard
inquiet du substitut sur le président, et inversement.
— Je voudrais savoir pourquoi Kartymkine ne recom-
mandait aux étrangers que la Maslova, et non pas d'autres
filles! — dit le substitut avec un sourire rusé, et de l'air
d'un homme qui tendrait un piège longuement préparé.
— Je ne sais pas! Comment le saurais-je? — répondit
la Maslova, regardant autour d'elle avec épouvante. —
n recommandait celles qu'il voulait.
« M'aurait-elle reconnu ? » songeait Nekhludov, sur qui
les yeux de la prévenue s'étaient arrêtés une seconde; et
tout son sang lui affluait au visage. Mais la Maslova ne
lavait pas distingué des autres jurés, et avait vite rejeté
ses regards terrifiés sur le substitut.
— Ainsi la prévenue nie qu'elle ait eu aucune relation
intime avec Kartymkine ? C'est parfait. Je n'ai rien de
plus à demander.
Et le substitut, retirant aussitôt son coude de la table,
se mit à écrire quelque chose. En réalité, il n'écrivait
rien du tout, se bornant à faire repasser sa plume sur
les lettres de l'acte d'accusation ; mais il avait vu que les
procureurs et les avocats, après chaque question posée
par eux, notaient toujours dans leurs discours des
remarques destinées ensuite à écraser leur adversaire.
Le président qui, pendant ce temps, s'était entretenu
tout bas avec le juge en lunettes, se retourna aussitôt vers
la prévenue.
— Et que s'est-il passé ensuite? — demanda-t-il,
poursuivant son interrogatoire.
— C'était la nuit, — déclara la Maslova, reprenant
courage à la pensée qu'elle n'avait plus affaire qu'au
seul président. — J'étais remontée dans ma chambre et
j'allais me coucher, quand la femme de chambre Berthe
vint me dire : « Descends, voilà ton marchand qui est
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52 RÉSURRECTION
revenu ! » Et, moi, je ne voulais pas descendre, mais
Madame me Ta ordonné. Et le défunt était là, au salon,
en train de faire boire toutes les dames ; et puis il vou-
lait commander encore du vin, et voilà qu'il n'avait
plus d'argent î Madame n'a pas voulu lui faire crédit.
Alors il m'a envoyée dans sa chambre, à l'hôtel. Il m'a
dit où était son argent, et combien je devais prendre.
Et je suis partie.
Le président continuait à parler tout bas avec son
voisin et n'avait pas écouté ce que venait de dire la Mas-
lova; mais, pour prouver qu'il avait cependant tout
entendu, il crut devoir répéter ses dernières paroles :
— Vous êtes partie ! Et ensuite ?
— Je suis arrivée à l'hôtel et j'ai tout fait comme le
marchand me l'avait ordonné; j*ai pris quatre billets
rouges de dix roubles, — dit la Maslova ; et de nouveau elle
s'interrompit, comme si une crainte subite l'avait envahie ;
puis, reprenant : — Je ne suis pas allée seule dans la
chambre, poursuivit-elle, j'ai appelé Simon Mikaïlovitch,
et elle aussi, ajouta-t-elle en désignant la Botchkova.
— Elle ment! Pour entrer, je ne suis pas entrée!...
— commença la Botchkova, mais l'huissier l'arrêta.
— C'est en leur présence que j'ai pris les quatre
billets rouges.
— Je voudrais savoir si l'accusée, en prenant ces
quarante roubles, a vu combien il y avait d'argent dans
la valise ? — demanda de nouveau le substitut.
— Je n'ai pas compté, j'ai vu qu'il n'y avait que des
billets de cent roubles.
— Ainsi la prévenue a vu des billets de cent roubles !
Je n'ai rien de plus à demander.
— Et alors vous avez rapporté l'argent? — poursuivit
le président en consultant sa montre.
— Je l'ai rapporté.
— Et ensuite ?
— Ensuite le marchand m'a de nouveau fait venir dans
sa chambre, — dit la Maslova.
— Hé bien ! et comment lui avez-vous donné la poudre?
— demanda le président.
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RÉSURRECTION 53
— Je l'ai versée dans un verre, et puis il Ta bue.
— Et pourquoi la lui avez-vous donnée ?
— Mais pour me délivrer! — dit-elle avec un sourire
gêné.
— Comment! Pour vous délivrer? — fit le président,
souriant aussi.
— Eh bien, pour me délivrer ! Il ne voulait pas me
lâcher. Alors je suis sortie dans le corridor et j'ai dit à
Simon Mikaïlovitch : « S'il pouvait me laisser partir ! »
La Maslova s'arrêta un instant. Puis elle reprit :
— Et Simon Mikaïlovitch m'a dit : « Nous aussi, il
nous ennuie. Donnons-lui une poudre pour s'endormir.
et vous pourrez vous en aller ! » Et, moi, j'ai cru que
c'était une poudre qui ne faisait pas de mal. Je l'ai prise
pour la verser dans son verre. Quand je suis rentrée,
le marchand était couché dans l'alcôve, et tout de suite
il m'a commandé de lui apporter du cognac. Alors j'ai
pris sur la table la bouteille de fine Champagne, j'ai
rempli deux verres, pour moi et pour lui, et dans son
verre j'ai versé la poudre, et je la lui ai apportée. Et^moi,
je croyais que c'était de la poudre pour dormir, et qu'il
allait s'endormir ; mais à aucun prix je ne lui en aurais
donné si j'avais su...,
— Eh bien ! comment êtes-vous entrée en possession
de la bague ? — demanda le président. — Quand vous
l'a-t-il donnée ?
— Quand je suis arrivée dans sa chambre, je voulais
m'en aller, alors il m'a frappée sur la tête, il m'a cassé
mon peigne. Je me suis mise à pleurer ; et lui, il a retiré
sa bague de son doigt et m'en a fait cadeau pour que je
ne m'en aille pas.
A cet instant, le substitut se souleva de nouveau et de-
manda la permission de poser encore quelques questions.
— Je voudrais savoir, — dit-il d'abord, — combien
de temps la prévenue est restée dans la chambre du
marchand Smielkov?
De nouveau une terreur subite s'empara de la Maslova.
Promenant son regard inquiet du substitut sur le pré-
sident, elle répondit, très vite :
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54 RÉSURRECTION
— Je ne me rappelle pas. Un certain temps.
— Ah! et la prévenue a-t-elle également oublié si, en
sortant de chez le marchand Smielkov, elle est entrée
quelque autre part, dans Fhôtel ?
La Maslova réfléchit un moment.
— Dans la chambre voisine, qui était vide, j'y suis
entrée! — répondit-elle.
— Et pourquoi donc y êtes-vous entrée? — demanda
le substitut, se retournant tout d'un coup et s' adressant
directement à elle.
— C'était pour me rajuster et pour attendre le
fiacre.
— Kartymkine est-il entré aussi dans la chambre
avec la prévenue, oui ou non?
— Il y est entré aussi.
— Et pourquoi y est-il entré ?
— Il y avait encore de la fine Champagne dans la
bouteille, nous l'avons bue ensemble.
— Et la prévenue a-t-elle parlé de quelque chose avec
Simon?
— Je n'ai parlé de rien. Tout ce qu'il y a eu, je l'ai dit!
— déclara-t-elle.
— Je n'ai rien de plus à demander, — dit le substitut
au président ; après quoi il se mit à inscrire précipitam-
ment, dans l'esquisse de son discours, que la prévenue
avait avoué elle-même être entrée dans une chambre vide
avec son complice.
Un silence suivit.
— Vous n'avez rien de plus à dire ?
— Tout ce qu'il y avait, je l'ai dit, — répéta la Maslova.
Puis elle soupira et se rassit.
Alors le président nota quelque chose sur ses papiers,
écouta une communication que lui faisait à l'oreille
un des assesseurs, déclaraqueîa séance serait suspendue
pendant vingt minutes, se leva en hâte, et sortit de la
salle.
L'assesseur qui lui avait parlé était le juge à la grande
barbt , avec de bons gros yeux : ce magistrat se sentait
Vestomac légèrement dérangé, et il avait exprimé le
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RÉSURRECTION 55
désir de prendre un cordial. C'est à cet effet que le
président avait suspendu la séance.
Tout de suite après le président et les juges, les jurés
se levèrent également, et se retirèrent dans leur chambre
de délibérations, avec l'agréable impression d'avoir
déjà accompli une bonne partie de l'œuvre sacrée dont
la société les avait chargés.
Nekhludov, aussitôt entré dans la chambre du jury,
s'assit devant la fenêtre et se mit à rêver.
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CHAPITRE V
Oui, c'était bien Katucha!
Et Nekhludov se rappela les circonstances où il Tavait
ccnnue.
Quand il l'avait vue pour la première fois, il venait de
finir sa troisième année d'université, et s'était installé chez
ses tantes pour préparer à loisir sa thèse. Il passait
d'ordinaire ses étés avec sa mère et sa sœur dans le
château que possédait sa mère aux environs de Moscou.
Mais, cette année-là, sa sœur s'était mariée, et sa mère
était allée prendre les eaux à l'étranger. Nekhludov n'avait
pu l'accompagner, ayant à écrire sa thèse ; et c'est ainsi
qu'il s'était décidé à passer l'été chez ses tantes. Il savait
que, dans leur retraite, il trouverait le calme nécessaire
pour son travail, sans que rien vînt l'en distraire ; il
savait aussi que ses tantes l'aimaient beaucoup, et lui-
même il les aimait, il aimait la simplicité de leur vie à
l'ancienne mode.
Il était alors dans la disposition enthousiaste d'un
jeune homme qui, pour la première fois, reconnaît de
ses propres yeux toute la beauté et toute l'importance de
la vie; qui, tout en se rendant compte de la gravité de
l'œuvre imposée à l'homme dans cette vie, conçoit la
possibilité pour lui de travailler immédiatement à sa réali-
sation, et qui se voue à cette réalisation non seulement
avec l'espoir, mais avec la certitude d'atteindre au plus
haut degré de la perfection telle qu'il l'imagine. Il avait
lu, peu de temps auparavant, les écrits sociologiques
de Spencer et de Henry George, et l'impression qu'il en
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r
RÉSURRECTION 57
avait reçue avait été d'autant plus forte que les questions
au'il y voyait traitées le touchaient directement, sa mère
étant propriétaire d'un domaine considérable. Son père,
en vérité, n'avait pas eu de fortune, mais sa mère avait
apporté en dot environ dix mille arpents de terre, dont
la plus grande partie, un jour, devait lui revenir. Et
voici que, pour la première fois, il découvrait tout ce
qu'avait de cruel et d'injuste le régime de la propriété
territoriale particulière !
Et comme, par nature, il était de ceux pour qui le
sacrifice accompli au nom d'un besoin moral constitue
une vraie jouissance,' il avait aussitôt décidé de renoncer
pour sa part au droit de propriété territoriale, et de
donner aux paysans tout ce que, dès lors, il possédait,
c'est-à-dire le petit domaine qu'il avait hérité de son
père. C'était d'ailleurs dans le même esprit qu'était
conçue sa thèse : il y avait pris pour sujet la Propriété
foncière.
La vie qu'il menait, à la campagne, chez ses tantes,
était des plus régulières. Il se levait très tôt, parfois
dès cinq heures du matin, il allait se baigner dans la
petite rivière qui coulait au pied des collines, puis il
revenait vers la vieille maison, à travers les prés encore
tout mouillés de rosée. Après son déjeuner, tantôt il
travaillait à sa thèse, tantôt, au lieu de lire ou d'écrire,
il sortait de nouveau et errait par les champs jusque
vers onze heures. Avant le dîner, il faisait un somme
dans un coin du jardin; pendant le dîner, il amusait
et charmait ses tantes par son intarissable gaieté ; puis
il montait à cheval ou se promenait en barque; et, le
soir, ou bien il se remettait à lire, ou bien il restait
dans le salon avec ses tantes et apprenait d'elles à faire
(les réussites. Et souvent, la nuit, surtout dans les nuits
(le lune, il ne pouvait pas dormir, tenu en éveil par la
juvénile joie de vivre qui était enlui ; il marchait alors dans
le jardin, jusqu'à l'aube, laissant libre cours à sa rêverie.
Telle avait été, calme et heureuse, sa vie durant le
premier mois de son séjour chez ses tantes ; et pas une
fois, durant tout ce mois, il n'avait même fait attention
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58 RÉSURRECTION
à la jeune fille qui vivait auprès de lui, à demi pupille
de ses tantes, à demi femme de chambre, à cette souple,
légère, Katuclia, avec ses yeux noirs. Elevé sous Taile
de sa mère, il gardait encore, à dix-neuf ans, rinnocente
ingénuité d'un enfant. 11 ne rêvait des femmes qu'au
point de vue du mariage ; et toutes celles qui, suivant
lui, ne pouvaient pas se marier avec lui, n*étaient pas
pour lui des femmes, mais simplement des « gens ».
Or, dans ce même été, la veille de TAscension, une
dame du voisinage, vint en visite chez les deux vieilles
demoiselles, accompagnée de ses enfants et d'un jeune
peintre de race paysanne, un ami de son fils. Après le
thé, les jeunes gens organisèrent une partie de courses
sur un pré qui s'étendait devant la maison, et dont
rherbe avait été récemment fauchée. Katucha fut invi-
tée à prendre part au jeu, et un moment arriva où
Nekhludov eut à courir avec elle. Elle était charmante,
et, comme tout le monde, il avait plaisir à la voir ; mais
ridée ne lui venait pas qu'entre elle et lui pût s'établir
aucune relation plus intime.
Ils devaient courir en se tenant par la main, suivant
la règle du jeu : et c'était le jeune peintre qui devait
essayer de les rattraper. « Oh ! pensa celui-ci, j'aurai de
la peine à rejoindre ces deux-là ! » Il courait cependant
fort bien, sur ses jambes de moujik, courtes et un peu
tordues, mais solidement musclées.
— Une ! Deux ! Trois ! — 11 donna le signal en frappant
trois fois ses mains l'une contre l'autre. Katucha, sou-
riante, se rapprocha de Nekhludov, lui prit la main,
dim robuste mouvement de sa petite main, et s'élança
légèrement sur la gauche; on entendait le froufrou de
S) M jupon empesé.
Nekhludov, lui aussi, était bon coureur. Et comme il
tenait, lui aussi, à ne pas se laisser attraper par le
peintre, il eut vite fait de devancer Katucha et de se
trouver au bout du pré. Arrivé là, il se retourna et vit
que le peintre poursuivait Katucha ; mais elle, jouant
des jambes, lui échappait et s'éloignait toujours davan-
tage vers la gauche. Il y avait là un bouquet 4e sureaux
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! RÉSURRECTION 59
derrière lequel on avait convenu qu'on ne courrait pas ;
maisKatuchay courut, pour ne pas être prise, et Nekhlu-
dov, son partenaire, se mit en devoir de Vy aller rejoindre.
Il avait oublié que, tout contre le bouquet de sureaux,
88 trouvait un fossé recouvert d'orties. Il trébucha, se
piqua les mains, s'humecta de la rosée qui déjà avait
paru sur les feuilles, à l'approche du soir, et il tomba
dans le fossé ; mais aussitôt il se releva en riant, et,
d'un saut, se trouva derrière les sureaux.
Katucha, sans cesser de sourire de ses grands yeux
noirs, s'élança au-devant de lui. Ils se rencontrèrent et
66 tendirent la main.
— Qu'est-ce que c'est donc ? Vous avez buté ? — lui
demanda-t-elle en fixant sur lui ses grands yeux sou-
riants, tandis que, d'une main, elle rajustait les mèches
de cheveux qui s'étaient échappées de sa natte.
— J'avais tout à fait oublié ce fossé ! — répondit Nekh-
ludov. Il souriait aussi et continuait à la tenir par la main.
Et comme elle se rapprochait de lui, soudain, sans qu'il
sût comment, il lui serra fortement la main et la baisa
sur la bouche.
D'un mouvement rapide, la jeune fille dégagea sa main
et fit quelques pas en arrière. Elle cueillit deux branches
de sureau, les appuya contre ses joues brûlantes
pour les rafraîchir et, agitant les bras, courut rejoindre
les autres joueurs.
Dès ce moment, les relations entre Nekhludov et
Katucha changèrent. Les deux jeunes gens se trou-
vèrent désormais dans la situation où se trouvent un
jeune garçon et une jeune fille, également naïfs, inno-
cents, et qui se sentent attirés l'un vers l'autre.
Aussitôt que Katucha entrait dans la chambre où était
Nekhludov, aussitôt que de loin il apercevait sa robe rose
et son tablier blanc, c'est comme si tout pour lui, aussi-
tôt, s'ensoleillait : tout lui paraissait intéressant, gai,
important; la vie lui devenait une joie. Et elle, de son
côté, elle éprouvait la même impression. Et ce n'était pas
seulement la présence, l'approche de Katucha qui agis-
sait ainsi sur Nekhludov : la pensée même de l'existence
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60 RÉSURRECTION
de Katucha le remplissait de bonheur; et elle, de son
côté, elle rayonnait de bonheur à la pensée qu'il exis-
tait. Et si, par hasard, Nekhludov avait reçu de sa mère
une lettre qui l'avait chagriné ; si son travail ne mar-
chait pas bien, s'il ressentait un accès de ces tristesses
vagues que connaissent tous les jeunes gens, il song'eait
à Katucha, et toute sa peine aussitôt s'enfuyait.
Katucha avait beaucoup à faire dans la maison, mais
elle travaillait vite ; et, dans ses instants de loisir, elle
aimait à lire. Nekhludov lui prêta des romans de Dos-
toïevsky et de Tourguenef ; VAntchar^ de Tourguenef,
surtout, l'enchanta.
Plusieurs fois par jour, ils échangeaient quelques pa-
roles en se rencontrant dans le corridor, sur le perron,
et dans la cour; et parfois ils se rejoignaient à Toffice,
en compagnie de la vieille gouvernante des deux demoi-
selles, Matrena Pavlovna : Nekhludov y venait goûter
et prendre le thé. Et ces entretiens, en présence de Ma-
trena Pavlovna, leur étaient à tous deux d'une exquise
douceur. Mais quand, au contraire, ils étaient seuls dans
la salle, la conversation n'allait pas aussi bien. Tout de
suite leurs yeux se mettaient à parler de choses tout
autres, et infiniment plus intéressantes pour eux, que ce
que disaient leurs lèvres ; et leurs lèvres se taisaient, et
un sentiment de gêne les envahissait, et ils se hâtaient
de se séparer.
Ces relations nouvelles se prolongèrent entre eux
tout le temps que Nekhludov resta chez ses tantes. Et
les tantes s'aperçurent de ces relations : elles s'en in-
([uiétèrent et crurent même devoir en informer, dans
une de leurs lettres, leur belle-sœur, la mère du jeune
homme. La tante Marie Ivanovna craignait que Dimitri
n'eût une liaison galante avec Katucha : crainte bien
vaine, car Nekhludov n'avait aucune idée d'une liaison
de ce genre. Il aimait Katucha, mais d'un amour abso-
lument ingénu ; et cet amour même aurait suffi à le
préserver d'une chute, aussi bien qu'elle. Non seulement
il ne désirait point la posséder, mais il n'en eût pas
admis la possibilité.
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RÉSURRECTION 61
La seconde tante, Sophie Ivanovna, d'un tour d'esprit
plus poétique, craignait que Dimitri, avec son caractère
entier et résolu, n'eût un jour la pensée d'épouser la
jeune fille, malgré ses origines et sa condition. Et cette
crainte était, en fait, beaucoup plus fondée que celle de
l'autre tante. Car, lorsque Marie Ivanovna, ayant mandé
son neveu près d'elle, se mit à lui faire entendre, avec
mille précautions, que ses relations avec Katucha lui
déplaisaient, et quand elle eut ajouté, par manière d'ar-
gument, que c'était mal agir de rendre amoureuse de
soi une jeune fille avec laquelle on ne pouvait pas se
marier, il répondit, d'un ton décidé :
— Et pourquoi donc ne pourrais-je pas me marier
avec Katucha ?
En réalité, jamais il n'avait songé à la possibilité de ce
mariage. Il était tout imprégné de ce sentiment d'exclu-
sivisme aristocratique qui défend aux hommes de sa
condition de prendre pour femmes des jeunes filles telles
que Katucha. Mais, à la suite de son entretien avec sa
tante, il s'avisa que, en somme, on pouvait se marier
avec Katucha. Et cette pensée fut même bien près de lui
plaire. Avec l'élan de sa jeunesse, il aimait les opinions
radicales. Il avait plaisir à se dire : « Après tout, Katu-
cha est une femme comme les autres. Si je l'aime, pour-
quoi ne l'épouserais-je pas? »
Il ne s'arrêta pas, cependant, à cette pensée, car, tout
en sentant qu'il aimait Katucha, il avait la certitude
qu'il trouverait plus tard, dans la vie, une autre femme
qui lui était destinée, une femme qu'il aimerait plus
encore, et dont il serait plus aimé. Et il était convaincu
que ce qu'il éprouvait pour Katucha n'était qu'une
image réduite de ce qu'il éprouverait plus tard, quand
il aurait rencontré cette femme extraordinaire, — résumé
de toute perfection, — que l'avenir ne pouvait manquer
de lui tenir en réserve.
Mais le jour de son départ, lorsqu'il vit Katucha
debout sur le perron à côté de ses tantes, lorsqu'il vit
fixés tendrement sur lui les grands yeux noirs de la
jeune fille, tout remplis de larmes, il eut l'impression
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6â nÈSDRRECtION
nette que, ce jour-là, s'achevait pour lui quelque chose de
très beau, de très précieux, et qui jamais ne se renou-
vellerait plus. Et il se sentit pris d'une profonde tris-
tesse.
— Adieu, Katucha, et naerci pour tout ! — lui dit-il
tout bas, derrière le dos de ses tantes, avant de monter
dans la voiture qui devait Temmener.
— Adieu, Dimitri Ivanovitch ! — dit-elle de sa voix
chantante. Après quoi, faisant effort pour retenir les larmes
qui commençaient à couler de ses yeux, elle s'enfuit dans
Tantichambre afin de pouvoir pleurer à son aise.
II
Trois années se passèrent sans que Nekhludov revît
Katucha. Et quand, après ces trois années, il la revit,
pendant un arrêt qu'il fit chez ses tantes en allant
rejoindre son régiment, — car il venait d'être nommé
officier dans la garde, — c'était désormais un homme
tout autre que celui qui naguère avait eu avec la jeune
fille ces naïves relations d'amour.
Naguère il était un jeune homme loyal et désintéressé,
toujours prêt à s'abandonner tout entier à ce qu'il croyait
être le bien ; à présent, il n'était plus qu'un égoïste et un
débauché, ne se préoccupant que de son plaisir personnel.
Naguère, le monde lui apparaissait comme une énigme
qu'il s'efforçait de déchiffrer avec un enthousiasme
joyeux; à présent, tout, dans le monde, était pour lui
simple et clair ; tout lui semblait subordonné aux condi-
tions de sa vie personnelle. Naguère, il tenait pour
important et nécessaire de communier avec la nature et
avec les hommes qui avaient vécu, pensé et senti avant
lui, les philosophes et les poètes du passé; à présent, il
tenait pour important et nécessaire d'être en communion
avec ses camarades et de se conformer aux habitudes
mondaines de sa caste.
Naguère, il voyait dans la femme une créature mysté-
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RÉSURRECTION 63
rieuse et charmante, dont le charme venait de son mys-
tère môme; à présent, la femme, toute femme, — à
l'exception de ses parentes et des femmes de ses amis, —
avait à ses yeux un sens très précis et très défini :
elle n'était pour lui que l'instrument d'une jouissance
que déjà il connaissait, et qui lui plaisait entre toutes.
Naguère, il n'avait nul besoin d'argent ; il dépensait à
peine la troisième partie de la pension que lui donnait
sa mère; il pouvait renoncer à l'héritage paternel et
le donner aux paysans : à présent, il n'avait plus assez
des 1.500 roubles par mois que sa mère lui donnait;
et déjà des explications désagréables s'étaient plus
d'une fois produites, entre sa mère et lui, pour des
questions d'argent.
Et cette transformation si profonde, qui s'était accom-
plie en lui, venait simplement de ce qu'il avait cessé de
croire en lui-même et s'était mis à croire dans les autres.
Et s'il avait cessé de croire en lui-même pour se mettre
à ne plus croire que dans les autres, la cause en était
dans ce que vivre en croyant en soi-même lui paraissait
trop difficile : pour vivre en croyant en soi-même, en
effet, il lui fallait se décider non pas au profit de sa
personne égoïste, uniquement préoccupée du plaisir,
mais au contraire presque toujours contre les intérêts de
cette personne ; tandis que, à vivre en croyant dans les
autres, il n'avait besoin de rien décider, tout se trouvant
décidé d'avance et toujours décidé au profit de sa per-
sonne. Bien plus, en croyant en soi, il s'exposait sans
cesse à la désapprobation des hommes ; tandis qu'en
croyant dans les autres il était certain de s'attirer l'éloge
du monde qui l'entourait.
Ainsi, quand Nekhludov se préoccupait de la vérité,
de la destinée de l'homme, de la richesse et de la pau-
vreté, tous ceux qui l'entouraient jugeaient ces préoccu-
pations déraisonnables et souvent ridicules; sa mère,
ses tantes, l'appelaient, avec une douce ironie, « notre
cher philosophe » ; et quand, au contraire, il lisait des
romans, quand il racontait des anecdotes scabreuses,
quand il rapportait des détails sur le vaudeville que
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64 RÉSURRECTION
venait de jouer le Théâtre-Français, tout le monde l'ap-
prouvait et le trouvait charmant. Quand, croyant de son
devoir de modérer ses besoins, il portait un veston de
Tannée précédente, ou s'abstenait de boire du vin, tout
le monde Taccusait de se singulariser, de chercher, par
vanité, à paraître original ; mais quand, au contraire, il
dépensait pour ses plaisirs plus d'argent qu'il n'en avait,
quand il chassait, quand il offrait des dîners fins, tout
le monde l'approuvait ; et comme il s'était mis en tête
d'orner son cabinet avec un luxe particulier, chacun
s'était empressé de lui donner des objets de prix. Quand
il était chaste, et exprimait le désir de le rester jusqu'à
son mariage, toute sa famille tremblait pour sa santé ;
et sa mère, que la seule pensée qu'il pût se marier avec
Katucha remplissait de terreur, sa mère, loin de s'at-
trister, s'était presque réjouie en apprenant qu'il venait
de ravir une certaine dame française à un de ses
camarades. Enfin, quand Nekhludov avait donné aux
paysans le petit bien qui lui venait de son père, et cela
parce qu'il considérait comme injuste de posséder de la
terre, sa décision avait terrifié sa famille et lui avait
valu, de la part de son entourage, des reproches et des
railleries sans fin. On n'avait pas cessé de lui répéter
que le don qu'il avait fait aux paysans, au lieu de les
enrichir, les avait appauvris, qu'ils avaient établi dans
leur village trois cabarets, et avaient complètement
renoncé au travail. Mais quand, au contraire, Nekhludov,
étant entré dans la garde et se trouvant admis dans la
société la plus aristocratique, avait commencé à dépen-
ser tant d'argent que sa mère avait dû prendre une
avance sur son capital, la vieille princesse s'était bien
un peu fâchée, mais au fond de son cœur elle s'était
réjouie, trouvant naturel et bon que la jeunesse jetât sa
gourme, sans parler du plaisir qu'elle avait à voir son
fils se dissiper en si brillante compagnie.
Dans les premiers temps, Nekhludov avait lutté contre
cette nouvelle manière de vivre ; mais la lutte lui était
très difficile parce que tout ce qu'il tenait pour bon,
quand il croyait en soi-même, était considéré par les
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RÉSURRFXTION 65
autres comme mauvais et déraisonnable, tandis que,
inversement, tout ce qui lui semblait mauvais passait
pour excellent aux yeux de son entourage. De telle sorte
que Nekhludov avait fini par céder : il avait cessé de
croire en lui-même et s'était mis à croire dans les autres.
Et d'abord ce renoncement à soi-même lui avait coûté ;
mais cette première impression n'avait pas duré ; il avait
commencé à fumer, à boire du vin, et il avait même fini
par ressentir un vrai soulagement à la pensée qu'il
n'avait plus désormais à s'inquiéter que du jugement
des autres.
Et dès lors Nekhludov, avec sa nature passionnée,
s'était livré tout entier à cette vie nouvelle, que menait
tout son entourage ; et il avait complètement étouffé en
lui la voix qui réclamait quelque chose de différent. Ce
changement avait commencé en lui quand il était arrivé
à Saint-Pétersbourg : il s'était achevé lors de son entrée
dans le corps de la garde.
— Nous sommes prêts à sacrifier notre vie; et, par
suite, la vie que nous menons, cette vie insouciante et
gaie, non seulement est excusable, mais est encore
indispensable pour nous. Aussi serions-nous insensés
d'en mener une autre !
Ainsi raisonnait inconsciemment Nekhludov, durant
cette période de sa vie; et il jouissait de se sentir
affranchi de toutes les contraintes morales qu'il s'était
imposées dans sa jeunesse ; et il ne cessait point de s'en-
tretenir dans un véritable état de folie égoïste.
C'est dans cet état qu'il se trouvait lorsque, trois ans
après sa première rencontre avec Katucha, et au mo-
ment où il allait partir pour la guerre contre les Turcs,
il revint de nouveau dans la maison de ses tantes.
III
Nekhludov avait plusieurs motifs pour s*arrêter che2
ses tantes. D'abord leur domaine se trouvait sur la routé
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66 RÉSURRECTION
qu'il devait suivre pour rejoindre son régiment; puis
les deux vieilles demoiselles lui avaient instamment
demandé de venir les voir en passant ; mais surtout il
avait lui-même tenu à revoir Katucha. Peut-être avait-il
d'avance, au fond de son âme, un mauvais dessein à
l'égard de la jeune fille, un dessein que lui dictait
l'homme nouveau qui était né en lui ; mais en tout cas il
ne se l'avouait pas, et l'unique dessein qu'il s'avouait
était de se retrouver dans les lieux où il avait été si
heureux avec elle, et de la revoir, et de revoir ses
tantes, personnes un peu ridicules, mais bonnes et
aimables, et qui l'avaient toujours entouré d'une atmos-
phère de tendresse et d'admiration.
11 arriva dans les derniers jours de mars, un matin de
vendredi saint, en plein dégel, sous une pluie battante,
de sorte qu'en approchant de la maison il se sentait
mouillé et transi, mais vaillant et très en train, comme
il était toujours à cette époque de sa vie.
« Pourvu qu'elle y soit encore ! » — pensait-il en péné-
trant dans la cour, toute remplie de neige fondue, et en
apercevant la vieille maison de briques qu'il connaissait
si bien. — « Si je pouvais la voir apparaître, là, sur le
seuil, pour me recevoir ! »
Sur le seuil apparurent deux servantes, pieds nus, les
jupes retroussées, portant des seaux, et évidemment
occupées à laver le plancher. Mais de Katucha nulle
trace ; et Nekhludov vit seulement s'avancer au-devant
de lui le vieux Tikhon, le valet de chambre, en tablier
lui aussi, qui venait, sans doute, de s'interrompre de
quelque nettoyage. Dans le salon, il fut reçu par Sophie
Ivanovna, vêtue d'un manteau jaune et coiffée d'un
bonnet.
— Ah I comme c'est gentil à toi d'être venu ! — dit
Sophie Ivanovna en l'embrassant. — Marie est un peu
souffrante; elle s'est fatiguée, ce matin, à Téglise. Nous
nous sommes confessées.
— Bonjour, tante Sonia, — dit Nekhludov en lui bai-
sant la main. — Excusez-moi, je vous ai mouillée !
— Va vite te changer dans ta chambre ! Tu es tout
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RÉSURRECTION 67
trempé. Et voilà que tu as déjà des moustaches!...
Katucha! Katucha! vite, qu'on lui prépare du café!
— Tout de suite 1 — répondit, au corridor, une voix
chantante. Et le cœur de Nekhludov battit joyeusement.
C'était elle! Elle était encore là! Et, au même instant,
le soleil se montra entre les nuages.
Gaîment Nekhludov suivit Tikhon, qui le conduisit
dans la même chambre où il avait autrefois logé. 11
aurait bien voulu questionner le vieux valet sur Katucha,
lui demander comment elle allait, ce qu'elle devenait, si
elle était fiancée. Mais Tikhon était à la fois si respec-
tueux et si digne, il insistait si fort pour verser lui-
même l'eau de l'aiguière sur les mains de Nekhludov,
que celui-ci n'osa point le questionner sur la jeune fille,
et se borna à lui demander des nouvelles de ses petits-
enfants, du vieux cheval, du chien de garde Polkan.
Tout le monde était en vie, tout le monde allait bien, à
l'exception de Polkan, qui avait pris la rage Tannée pré-
cédente.
Nekhludov était en train de changer de vêtements,
lorsqu'il entendit un pas léger dans le corridor; et l'on
frappa à la porte. Nekhludov reconnut et le pas et la
manière de frapper; elle seule marchait, elle seule frap-
pait de cette façon ! 11 se hâta de jeter sur ses épaules
son manteau tout trempé ; puis il cria : « Entrez ! »
C'était elle, Katucha, toujours la même, mais plus
jolie encore, plus charmante qu'autrefois. Comme autre-
fois, ses yeux noirs brillaient avec un sourire ingénu ;
et, comme autrefois, elle avait un tablier blanc d'une
propreté exquise. Elle venait lui apporter, de la part de
ses tantes, un savon parfumé dont on avait à l'instant
décacheté l'enveloppe, et aussi deux serviettes, une
grande de toile fine, et une autre de coton rugueux pour
les mains. Et le savon, à peine sorti de son enveloppe,
et les serviettes, et Katucha elle-même, tout cela était
également propre, frais, intact, charmant.
— Heureuse arrivée à vous, Dimitri Ivanovitch! —
dit-elle, non sans effort; et une rougeur envahit son
visage.
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68 RÉSURRECTION
— Je te salue!... Je vous salue!... — Il ne savait s'il
devait lui dire « tu » ou « vous » ; et lui aussi il se sentit
rougir. — Vous allez bien?
— Mais oui, Dieu merci ! Ce sont vos tantes qui vous
envoient votre savon préféré, à la rose, — reprit-elle, en
déposant le savon sur la table, et en étalant les serviettes
sur le dossier d'une chaise.
— Dimitri Ivanovitch a apporté le sien ! — fit remar-
quer Tikhon, d'un ton solennel, en désignant du doîîjt
à la jeune fille le grand nécessaire aux fermoirs d'argent
que Nekhludov avait ouvert sur la table, et qui était
rempli d'une foule de flacons, de brosses, de poudres,
de parfums et d'instruments de toilette.
— Dites bien à mes tantes que je les remercie. Et
comme je suis heureux d*être venu ! — ajouta Nekhludov,
sentant que, dans son âme, tout était soudain redevenu
doux et clair comme autrefois.
Pour toute réponse, elle sourit, et elle sortit de la
chambre.
Les deux tantes, qui avaient toujours adoré Nekhludov,
l'accueillirent cette fois avec plus d'empressement encore
que de coutume. Dimitri allait à la guerre : il pouvait
être blessé, tué ! Cela bouleversait les deux vieilles
demoiselles.
Nekhludov n'avait eu d'abord l'intention que de res-
ter durant une journée ; mais, dès qu'il revit Katucha, il
décida de passer encore près d'elle le jour de Pâques,
et il télégraphia à son camarade Chembok, à qui il avait
donné rendez-vous à Odessa, pour le prier de venir
plutôt le rejoindre chez ses tantes.
Dès le premier instant où il avait revu Katucha,
Nekhludov avait senti se réveiller en lui ses impressions
d'autrefois. Comme autrefois, il ne pouvait sans émo-
tion voir le tablier blanc de la jeune fille; il ne pouvait
entendre sans plaisir sa voix, son rire, le bruit de ses
pas; il ne pouvait subir de sang-froid le regard de
ses yeux noirs, surtout quand elle souriait; comme
autrefois, il ne pouvait, sans être troublé, voir com-
ment elle rougissait en sa présence. De nouveau, il se
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RÉSURRECTION 69
sentait amoureux, mais non plus de la même façon
qu'autrefois, où son amour était pour lui un mystère,
où il n'osait pas s'avouer à lui-même qu'il était amou-
reux, où il était convaincu qu'on ne pouvait aimer qu'une
fois ; maintenant il savait qu'il était amoureux, et il s'en
réjouissait, et il savait aussi, tout en essayant de n'y
point penser, en quoi consistait cet amour et ce qui en
pouvait résulter.
En Nekhludov, comme en tout homme, il y avait deux
hommes. Il y avait l'homme moral, disposé à ne cher-
cher son bien que dans le bien des autres ; et il y avait
l'homme animal, ne cherchant que son bien individuel
et prêt à sacrifier pour lui le bien du monde entier. Et
dans l'état de folie égoïste où il se trouvait à ce moment
de sa vie, l'homme animal avait pris le dessus en lui, au
point d'étouffer complètement Tautre homme. Mais
quand il eut revu Katucha, et que ses anciens senti-
ments pour elle se furent de nouveau éveillés en lui,
rhomme moral releva la tête et réclama ses droits. De
sorte que, durant toute cette journée et la suivante,
une lutte incessante se livra au-dedans de lui. Il savait,
dans le secret de son âme, que son devoir était de
partir ; il savait qu'il faisait mal de prolonger son séjour
chez ses tantes ; il savait que rien de bon ne pourrait en
résulter ; mais il éprouvait tant de plaisir et de bonheur
qu'il refusait d'entendre la voix de sa conscience, et
qu'il restait.
Le samedi soir, veille de Pâques, le prêtre, avec le
diacre et le sacristain, vint bénir les pains, suivant
l'usage; ils avaient eu grand'peine, racontaient-ils, à
traverser en traîneau les mares produites par le dégel,
le long des trois verstes qui séparaient l'église de la
maison des vieilles demoiselles. Nekhludov pssista à la
cérémonie, avec ses tantes et tous les domestiques. Il ne
cessait pas de considérer Katucha, qui se tenait près de
la porte, le vase d'encens en main. Et, ayant échangé trois
baisers, suivant la coutume, avec le prêtre, puis avec ses
tantes, il était sur le point de rentrer dans sa chambre,
lorsqu'il entendit dans le corridor la voix de Matréna
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70 RÉSURRECTION
Parlovna, la vieille gouvernante, disant qu'elle se pré-
parait à se rendre à Téglise avec Katncha, pour assister
à la messe de nuit et à la bénédiction des pains. —
« J'irai, moi aussi! » se dit Nekhludov.
Impossible de songer à faire le trajet en voiture, ni
en traîneau. Nekhludov fît seller le vieux cheval qui,
jadis, lui servait pour ses promenades; il revêtit son
brillant uniforme, endossa son manteau d'officier ; et,
sur la vieille bête trop nourrie, alourdie, et qui ne c^3s-
sait pas de hennir, dans la nuit, à travers la neige et la
boue, il se rendit à Téglise du village.
IV
Celte messe de nuit devait rester toujours, pour
Nekhludov, un des plus doux et des plus forts souve-
nirs de sa vie.
Quand, après une longue course dans les ténèbres
qu'éclairait seulement, par places, la blancheur de la
neige, il pénétra enfin dans la cour de l'église, le service
était déjà commencé.
Les paysans, reconnaissant dans le cavalier le neveu
de Marie Ivanovna, le conduisirent dans un endroit sec
où il pût descendre, emmenèrent son cheval, et lui
ouvrirent la porte de l'église. L'église était déjà pleine
de monde.
Sur la droite se tenaient les hommes. Les vieux, en
vestes qu'eux-mêmes avaient cousues, les jambes entou-
rées de bandes de toile blanche ; les jeunes, en vestes de
drap neuves, une écharpe claire autour des reins, de
grandes bottes aux pieds. Sur la gauche se tenaient les
femmes, la tête couverte de fichus de soie, vêtues de
camisoles de velours, avec des manches rouge vif et des
jupes bleues, vertes, rouges, les pieds chaussés de sou-
liers ferrés. Les plus vieilles s'étaient placées dans le
fond, modestement^ avec leurs fichus blancs et leurs
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RÉSURRECTION 71
Testes grises. Et entre elles et les femmes plus jeunes
s'étaient rangés les enfants, en grande toilette.
Les hommes faisaient des signes de croix ; les femmes,
surtout les vieilles, les yeux obstinément fixés sur Ficône
entourée de cierges, appuyaient tour à tour, d'une pres-
sion vigoureuse, leurs doigts repliés sur leur front,
leurs deux épaules, et leur ventre, tandis que leurs lèvres
ne cessaient de murmurer des prières. Les enfants, imi-
tant les grandes personnes, priaient avec zèle, surtout
quand ils sentaient les regards de leurs parents arrêtés
sur eux. L'iconostase d'or étincolait de lumière, ayant
autour d'elle de grands cierges enveloppés d'or. Le can-
délabre, lui aussi, était tout garni de cierges. Et des
deux chceurs s'élevaient les chants joyeux des chanteurs
de bonne volonté ; le mugissement des basses s'alliait
au soprano aigu des enfants.
Nekhludov s'avança dans l'église. Au milieu se tenait
1 aristocratie. Il y avait là un propriétaire avec sa femme
et son fils, ce dernier habillé en matelot; il y avait le
stanovoï, le télégraphiste, un marchand chaussé de
bottes à hautes tiges, la staroste avec sa médaille, et, à
droite de l'ambon, derrière la femme du propriétaire,
se tenait Matrena Pavlovna, vêtue d'une robe de couleurs
changeantes, les épaules recouvertes d'un châle rayé.
Katucha était près d'elle. Elle était en robe blanche
avec un corsage plissé. Une ceinture bleue entourait sa
taille, et Nekhludov vit qu'elle avait mis un nœud rouge
dans ses cheveux noirs.
Tout avait un air de fête ; tout était solennel, gai et
beau : et le prêtre avec sa chasuble d'argent traversée
dhme croix d'or, et le diacre et le sacristain avec leurs
étoles brodées d'or et d'argent, et les chants joyeux des
chantres amateurs, et la façon dont, à tout instant, le
prêtre levait un cierge pour bénir l'assistance, et la façon
dont tout le monde répétait, d'instant en instant : « Christ
est ressuscité ! Christ est ressuscité ! » Tout cela était
beau, mais plus belle que tout cela était Katucha, avec
sa robe blanche et sa ceinture bleue, et son nœud rouge
dans ses cheveux noirs.
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72 RÉSURRECTION
Nekhludov sentait que, sans se retourner, elle le
voyait. Il passa près d'elle pour aller vers l'autel. Il
n'avait rien à lui dire, mais il imagina pourtant de lui
dire, en passant près d'elle :
— Ma tante vous prévient qu'on ne soupera qu'après
la seconde messe.
Le jeune sang de Katucha, comme toujours quand
elle apercevait Nekhludov, se répandit sur son visage,
et ses yeux noirs s'arrêtèrent sur lui, souriants et heu-
reux.
— Oui, je sais, — répondit-elle.
Dans cet instant, le sacristain, qui traversait la foule
pour faire la quête, passa près de Katucha et, sans la
voir, la frôla de son étole. 11 avait voulu, par déférence,
s'écarter devant Nekhludov, et c'est ainsi qu'il avait frôlé
Katucha. Mais Nekhludov fut stupéfait de voir que ce
sacristain ne comprenait pas que tout ce qui se faisait
dans l'église, tout ce qui se faisait dans le monde, ne se
faisait que pour Katucha, et qu'elle seule ne pouvait
pas rester inaperçue, puisqu'elle était le centre de l'uni-
vers entier. C'est pour elle que brillait de l'or de l'iconos-
tase, pour elle que brûlaient les cierges du candélabre ;
c'est pour elle que s'élevaient tous ces chants joyeux :
« La Pâque du Seigneur ! hommes, réjouissez-vous ! » Et
tout ce qu'il y avait de bon et de beau sur la terre n'était
que pour elle. Et Katucha, sans doute, devait com-
prendre que tout cela était pour elle. C'est ce que sen-
tait Nekhludov quand il voyait les formes gracieuses de
la jeune fille, dessinées par la robe blanche, et ce visage
plein d'une joie recueillie, dont l'expression lui disait
que tout ce qui chantait en lui devait chanter aussi en
elle.
Dans l'intervalle qui séparait la première messe de
la seconde, Nekhludov sortit de l'église. La foule s'écar-
tait devant lui et le saluait. Les uns le reconnaissaient,
d'autres demandaient : « Qui est-ce ? » Sur le parvis il
s'arrêta. Les mendiants l'entourèrent : il leur distribua
toute la petite monnaie qu'il put trouver dans ses poches,
et il se mit à descendre Tescalier de la cour.
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RÉSURRECTION TS
Déjà la nuit était devenue plus claire, mais le soleil ne
paraissait pas encore. La foule, sortant de l'église,
envahissait le parvis et la cour; mais Katucha ne se
montrait toujours pas, et Nekhludov revint en arrière,
pour Tattendre.
La foule continuait à sortir; les dalles résonnaient
sous les clous des chaussures. Un vieillard à la tête
branlante, Tancien cuisinier de Marie Ivanovna, arrêta
Nekhludov, l'embrassa trois fois; puis sa femme, une
petite vieille toute ridée, lui tendit un œuf peint en
jaune safran ^ Derrière eux s'approcha en souriant un
jeune et musculeux moujik, vêtu d'une veste neuve avec
une ceinture verte.
— Christ est ressuscité ! — dit-il avec un bon sourire
dans ses yeux ; et, passant ses bras au cou de Nekhlu-
dov, il le baisa trois fois en pleine bouche, lui chatouil-
lant le visage de sa petite barbe frisée, en même temps
qu'il l'imprégnait de son odeur de moujik.
Pendant que Nekhludov, après s'être laissé embrasser
par le moujik, recevait de lui un œuf peint en couleur
cannelle, il vit sortir de l'église la robe changeante
de Matrena Pavlovna, et puis la chère petite tête noire
avec le nœud rouge.
Katucha l'aperçut tout de suite, à travers la foule qui
les séparait ; et il vit que, de nouveau, elle rougissait.
Arrivée sur le parvis, elle s'arrêta pour donner des
sous aux mendiants. Un des mendiants, un malheureux
qui avait une grande plaie rouge à la place du nez,
s'approcha d'elle. Elle prit quelque chose dans sa robe ;
puis, s'avançant vers lui, sans aucun signe de répulsion,
trois fois elle l'embrassa. Et tandis qu'elle embrassait
le mendiant, ses yeux rencontrèrent ceux de Nekhludov.
C'était comme s'ils lui eussent demandé : « Est-ce bien
ce que je fais là? — Mais oui, bien-aimée, tout est bien,
tout est beau, je t'aime! »
Les deux femmes descendirent les marches, et Nekhlu-
i. C'est rusage, dans le peuple russe, d'échanger des œufs le
Jour de Pâques en se baisant trois fois sur la bouche.
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74 RÉSURRECTION
dov alla au-devant d'elles. Il n'avait pa» Tintention de
leur souhaiter la Pâque, mais il ne pouvait s'empêcher
d'approcher de Katucha.
— Christ est ressuscité ! — dit Matrena Paviovna avec
un signe de tête, et un sourire, et une voix qui donnaient
à entendre que, ce jour-là, tous étaient égaux; après
quoi, s'étant essuyé la bouche avec son mouchoir, elle
la tendit au jeune homme.
— En vérité, il est ressuscité ! — répondit Nekhludov,
et il l'embrassa.
Il jeta un regard sur Katucha ; elle rougit de nouveau,
et s'avança tout contre lui.
— Christ est ressuscité, Dimitri Ivanovitchî
— En vérité, il est ressuscité! — dit-il. — Ils s'em-
brassèrent deux fois et s'arrêtèrent, comme pour se
demander s'il fallait continuer; puis aussitôt, comme
s'ils avaient décidé qu'il le fallait, ils s'embrassèrent
une troisième fois ; et tous deux sourirent.
— Vous n'allez pas chez le prêtre? — demanda
Nekhludov.
— Non, nous allons attendre ici, Dimitri Ivanovitch,
— dit-elle, parlant avec effort.
Sa poitrine se soulevait fiévreusement ; et sans cesse
elle le regardait dans les yeux, de ses yeux timides,
innocents, et tendres.
Dans l'amour entre l'homme et la femme, il y a tou-
jours une minute où cet amour atteint son plus haut
degré, où il n'a plus rien de réfléchi ni rien de sen-
suel, où il est l'entière union de deux êtres en un seul.
C'est cette minute que Nekhludov avait connue, dans
cette nuit de Pâques. Lorsque maintenant, assis dans la
salle du jury, il essayait de se rappeler toutes les cir-
constances où il avait vu Katucha, c'est cette minute
qui ressuscitait devant lui, effaçant tout le reste : la
petite tête noire soigneusement peignée, avec son nœud
rouge, la robe blanche au corsage plissé, la taille mince
et la poitrine encore à peine formée, et cette rougeur,
et ces yeux noirs brillants, et, dans toute la personne de
Katucha, l'expression manifeste de la pureté, comme
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RÉSURRECTION 75
aussi d'un amoar innocent et profond non seulement
pour lui, Nekhludov, mais pour tout ce qu'il y avait de
beau au monde, et non seulement pour ce qu'il y avait
de beau, mais pour tout ce qui existait, pour ce men-
diant défiguré qu'elle venait d'embrasser. Cet amour, il
le sentait en elle, cette nuit-là, parce qu'il le sentait en
lui-même ; et il sentait que cet amour les fondait tous
deux en un seul être.
Ah ! s'il avait pu en rester à ce sentiment, éprouvé la
ûuit de Pâques!
— Oui, tout ce qui s'est passé d'affreux entre nous
n'est venu qu'après cette nuit de Pâques ! — songeait-il,
assis devant la fenêtre dans la salle du jury.
En revenant de l'église, Nekhludov soupa avec ses
tantes. Pour se remettre de sa fatigue, suivant une
habitude prise au régiment, il but plusieurs verres de
vin et d'eau-de-vie. Puis, rentré dans sa chambre, il
s'étendit sur son lit, sans se dévêtir, et s'endormit
aussitôt. Un coup frappé à la porte le réveilla. A la
façon de frapper, il reconnut que c'était elle. Il sauta à
bas de son lit en se frottant les yeux :
— Katucba, est-ce toi? Entre! — dit-il.
Elle entr'ouvrit la porte.
— On voua appelle pour le déjeuner, — dit-elle.
Elle portait la même robe blanche, mais sans le
nœud dans les cheveux. Elle le regardait dans les yeux,
et son visage rayonnait, comme si elle lui avait annoncé
quelque chose d'extraordinairement joyeux.
— Tout de suite, j'y vais, — répondit-il.
Elle resta une minute encore, sans rien dire. Et brus-
quement, Nekhludov s'élança vers elle. Mais au même
instant elle se retourna, d'un mouvement léger, et s'en-
fuit dans le corridor.
— Quel sot je suis de ne pas l'avoir retenue ! — se
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76 RÉSURRECTION
dit Nekhludov. Et il sortit de sa chambre pour la
rattraper.
Ce qu'il voulait d'elle, lui-même ne le savait pas. Mais
il avait Timpression que, quand elle était entrée dans
sa chambre, il aurait dû faire ce que tout le monde
faisait en pareille circonstance, et qu'il ne l'avait pas
fait.
— Katucha, arrête-toi ! — lui dit-il.
Elle se retourna.
— Qu'y a-t-il? — demanda-t-elle en cessant de
courir.
— Il n'y arien; seulement...
Et, faisant effort sur lui-même, et se rappelant com-
ment se comportaient tous les hommes de sa classe,
il lui passa le bras autour de la taille.
Elle s'arrêta tout à fait, et le fixa dans les yeux.
— Ce n'est pas bien, Dimitri Ivanovitch, ce n'est pas
bien î — dit-elle, devenant toute rouge et prête à pleurer.
Pais, de sa petite main robuste, elle écarta le bras qui
l'avait enlacée.
Nekhludov la lâcha. Il sentit tout à coup une impres-
sion non seulement de malaise et de honte, mais de
répugnance pour lui-même. Il aurait dû croire en lui-
même, à cet instant décisif; mais il ne comprit pas
que cette honte et cette répugnance étaient l'expression
du fond de son âme ; et, au contraire, il se figura que
c'était sa sottise qui parlait en lui, et que son devoir
était de faire comme tout le monde.
Do nouveau, il poursuivit Katucha ; de nouveau, il la
prit par la taille; et il lui glissa un baiser dans le cou.
Ce baiser n'avait plus rien de commun avec ceux
qu'il lui avait donnés les deux fois précédentes : une
première fois derrière le bouquet de sureaux, la seconde
fois à l'église, le matin même de ce jour. Son baiser
d'à présent avait quelque chose de terrible; et elle le
sentit.
— Que faites-vous? — s'écria-t-elle d'une voix
effrayée. Puis, prenant son élan, elle s'enfuit à toutes
jambes.
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RÉSURRECTION 77
Nekhludov se rendit dans la salle à manger. Ses
tantes, en grande toilette, le médecin, et une voisine
étaient déjà à table. Tout se passait comme à l'ordi-
naire, mais dans Pâme de Nekhludov la tempête gron-
dait. II ne comprenait rien de ce qu'on lui disait,
répondait de travers, et ne pensait toujours qu'à Katu-
cha, se rappelant la sensation de ce baiser qu'il lui avait
pris. Soudain il entendit son pas dans le corridor ; et
dès ce moment il n'entendit plus rien d'autre. Quand
elle entra dans la salle, il ne leva pas les yeux sur elle,
mais de tout son être il sentait, aspirait sa présence.
Après le dîner, il rentra aussitôt dans sa chambre.
Secoué d'émotion, longtemps il marcha de long en
large, prêtant l'oreille à tous les bruits de la maison,
dans l'attente du pas de Katucha. L'animal, qui vivait en
lui, à présent non seulement avait relevé la tête, mais
avait complètement foulé aux pieds l'être aimant et loyal
qu'avait été Nekhludov durant son premier séjour, qu'il
avait été encore le matin de ce même jour, à l'église.
Seul, désormais, l'animal régnait dans son âme.
Mais, bien qu'il ne cessât point d'épier la jeune fille,
pas une fois, de toute la journée, il ne put se trouver
seul avec elle. Evidemment, elle l'évitait. Vers le soir,
cependant, elle fut obligée d'entrer dans une chambre
voisine de celle qu'il occupait. Le médecin avait con-
senti à rester jusqu'au lendemain, et Katucha avait reçu
l'ordre de lui préparer une chambre pour la nuit. Quand
il entendit ses pas, Nekhludov, marchant sans bruit et
retenant son souffle, comme s'il se préparait à commettre
un crime, se glissa dans la chambre où elle était entrée.
Katucha avait passé ses deux mains dans une taie
d'oreiller et s'apprêtait à y introduire l'oreiller, lors-
qu'elle entendit la porte s'ouvrir. Elle se retourna vers
Nekhludov et lui sourit ; mais ce n'était plus son sourire
confiant et joyeux d'auparavant : c'était un sourire plain-
tif, épouvanté. Il semblait dire à Nekhludov que ce qu'il
faisait là était mal, qu'il ne devrait pas le faire. Et en
vérité, pendant une minute, Nekhludov s'arrêta; la lutte
des deux hommes en lui faillit s'engager de nouveau.
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78 RÉSURRECTION
Une dernière fois, et faiblement, il entendit la voix de son
véritable amour pour elle, qui lui parlait d'elle^ de ses
sentiments à elle^ de sa vie à elle. Mais une autre voix lui
dit aussitôt : « Prends garde, tu vas laisser échapper ton
plaisir! » Et cette autre voix étouffa la première. D'un
pas résolu il marcha vers la jeune fille. Et un sentiment
bestial, irrésistible, s'empara de lui.
La tenant embrassée d'une étreinte nerveuse, il l'assit
sur le lit et s'assit près d'elle.
— Dimitri Ivanovitch, mon chéri, par grâce, laissez-
moi ! — dit-elle d'une voix suppliante. — Voici Matréna
Pavlovna qui vient! — ajouta-t-elle en se dégageant
brusquement.
Et en effet quelqu'un venait.
— Ecoute! j'irai te rejoindre la nuit, — lui murmura
Nekhludov. — Tu seras seule, n'est-ce pas?
— Qu* avez -vous ? Pourquoi? Non, non, ce n'est pas
bien! — dit-elle. Mais c'étaient seulement ses lèvres qui
disaient cela ; et toute sa personne émue, soulevée, dé-
mentait ses lèvres.
Matréna Pavlovna entra dans la chambre. Elle appor-
tait des serviettes, pour le médecin. Elle jeta un regard
de reproche à Nekhludov et gronda Katucha, qui avait
oublié de prendre les serviettes.
Nekhludov se hâta de sortir. Mais il n'éprouvait plus
aucune honte. Il avait bien vu, au regard de Matréna
Pavlovna, qu'elle le soupçonnait, et il savait qu'elle avait
raison de le soupçonner; il savait aussi que ce qu'il
faisait était mal; mais l'instinct bestial, qui avait pris
en lui la place de son ancien amour pour Katucha, dé-
sormais le dominait, régnait seul en lui. Et, sentant qu'il
devait satisfaire cet instinct, il ne songeait plus qu'aux
moyens de le satisfaire.
De toute la soirée il ne put tenir en place, tantôt
entrant chez ses tantes, tantôt revenant dans sa chambre
ou sortant sur le perron. Et il n'avait qu'une seule
pensée, qui était de revoir Katucha. Mais Katucha
l'évitait, et Matréna Pavlovna s'efforçait de ne pas la
perdre de vue. »
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BÉSURRECÏION 70
VI
Ainsi se passa toute la soirée, et la nuit arriva. Le
médecin alla se coucher, les tantes rentrèrent dans leurs
chambres. Nekhludov savait que Matréna Pavlovna, à
ce moment, était auprès de ses tantes qu'elle aidait à se
déshabiller. Katucha devait être seule, à Toffice.
De nouveau, Nekhludov sortit sur le perron. La nuit
était sombre, humide, chaude, et tout l'air était rempli
de ce brouillard blanc que produit, au printemps, la
fonte des neiges. De la rivière, à cent pas de la maison,
on entendait venir un bruit étrange : c'était la glace qui
craquait.
Nekhludov descendit du perron, et, barbotant dans
des mares de neige fondue, il s'avança jusqu'à la
fenêtre de l'office. Son cœur battait si fort dans sa poi-
trine qu'il en entendait les battements ; sa respiration
tantôt s'arrêtait, tantôt s'exhalait en un souffle lourd.
L'office était éclairé de la lueur tremblante d'une petite
lampe. Katucha y était seule. Elle était assise près de
la table, les yeux fixés dans le vide, devant elle, d'un
air pensif. Et longtemps Nekhludov resta à la consi-
dérer, curieux de savoir ce qu'elle ferait ensuite. Elle se
tint dans la même pose pendant quelques minutes, puis
leva les yeux, sourit, fit un signe de tête comme si elle
se parlait à elle*mcme ; après quoi, d'un geste saccadé,
elle mit ses deux mains sur la table ; et de nouveau elle
commença à regarder devant elle.
Il restait là à la considérer, écoutant malgré lui et les
battements de son cœur et le bruit étrange qui venait de
la rivière. Là-bas, en effet, sur la rivière, le même tra-
vail se poursuivait sans interruption, dans le brouillard :
tantôt quelque chose ronflait, tantôt craquait, tantôt
s'éboulait, tantôt résonnait comme un verre qui se
brise.
Nekhludov restait devant la fenêtre, épiant sur le
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80 RÉSURRECTION
visage fatigué et pensif de Katucha les traces de cet
autre travail qui se poursuivait en elle ; et il avait pitié
d'elle, mais, chose singulière, cette pitié ne faisait que
le renforcer dans son désir de la posséder. Ce désir, dès
cet instant, l'avait envahi tout entier.
11 frappa à la fenêtre. Comme sous l'effet d'un choc
électrique, elle frémit de tout son corps, et la terreur
se peignit sur ses traits. Puis elle se leva en sursaut,
s'élança vers la fenêtre, et colla son visage à la vitre.
L'expression de terreur ne disparut pas lorsque, s'étant
mis les deux mains au-dessus des yeux pour mieux voir,
elle reconnut Nekhludov. Son visage avait une mine
sérieuse que jamais encore le jeune homme ne lui avait
connue. Elle ne sourit que quand il lui eut souri ; et elle
ne sourit que par soumission pour lui, car il vit bien
que, dans son âme, il n'y avait point de sourire, mais au
contraire la seule épouvante.
Il lui fit signe de la main pour l'engager à venir le
rejoindre dans la cour. Elle secoua la tête : non, elle ne
sortirait pas ! et elle resta devant la fenêtre. Une fois de
plus il colla son visage contre la vitre, voulant lui crier
de sortir; mais, au même instant, elle se retourna vers la
porte. Quelqu'un, évidemment, l'avait appelée.
Nekhludov s'éloigna de la fenêtre. Le brouillard était
devenu si épais que, à cinq pas de la maison, on ne
voyait pas les fenêtres, ni rien qu'une grande masse
sombre, d'où jaillissait la lueur rouge d'une lampe. Sur
la rivière, c'était toujours le même ronflement, le même
frottement, le même craquement, le même tintement de
la glace. A travers le brouillard, soudain, un coq chanta ;
d'autres lui répondirent dans la cour ; d'autres, plus loin,
dans la campagne, firent entendre leurs appels alternés,
qui finirent par se fondre dans un même grand bruit.
Alentour, tout était silencieux : la rivière seule conti-
nuait son fracas.
Après avoir fait quelques pas en long et en large,
devant la maison, Nekhludov de nouveau se rapprocha
de la fenêtre de l'office. A la lumière de la lampe, il vit
de nouveau Katucha assise près de la table. Mais à peine
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RÉSURRECTION 81
s*était-il approché qu'elle leva les yeux vers la fenêtre,
n frappa. Et aussitôt, sans même regarder qui frappait,
elle sortit de Toffice ; et il entendit la porte grincer en
s'ouvrant, puis se refermer. Il courut l'attendre devant
le perron, et tout de suite, sans lui dire un mot, il
l'enlaça de ses bras. Elle se serra contre lui, leva la tête,
et offrit ses lèvres à son baiser. Et ils se tinrent debout,
devant le coin de la maison, dans un endroit qui se trou-
vait sec ; et toujours Nekhludov sentait grandir en lui
l'irrésistible désir de la posséder. Mais soudain ils enten-
dirent une fois de plus grincer la porte ; et la voix irri-
tée de Matréna Pavlovna cria, dans la nuit : « Katucha ! »
Elle s'arracha de ses bras et courut à l'office. Il entendit
se fermer le verrou. Puis tout redevint silencieux ; la lueur
rouge de la lampe s'éteignit. Plus rien que le brouillard
et le bruit de la rivière.
Nekhludov s'approcha de la fenêtre : il ne put rien voir.
Il frappa : personne ne répondit. Il rentra dans la
maison par le grand perron, revint dans sa chambre :
mais il ne se coucha point. Une demi-heure après, il ôta
ses bottes et s'avança, dans le corridor, jusqu'à la
chambre où couchait Katucha. En passant devant la
chambre de Matréna Pavlovna, il entendit que la vieille
gouvernante ronflait tranquillement. Déjà il s'apprêtait
à poursuivre son chemin, lorsque soudain Matréna Pav-
lovna se mit à tousser et se retourna sur son lit. 11 fît
le mort, et cinq minutes s'écoulèrent ainsi. Lorsque de
nouveau tout se tut et qu'il entendit de nouveau le ron-
flement de la vieille, Nekhludov poursuivit son chemin,
s'çfforçant d'éviter de faire craquer le plancher. Il se
trouva enfin devant la porte de Katucha. Aucun bruit de
souffle, à l'intérieur : évidemment elle ne dormait pas.
Mais à peine eut-il murmuré : « Katucha î » qu'elle
s'élança vers la porte, et, d'un ton fâché, à ce qui lui
sembla, elle lui dit de s'en aller.
— A quoi pensez-vous? est-ce possible? Vos tantes
vont se réveiller! — disaient ses lèvres. Mais toute sa
personne disait : « Je suis à toi tout entière ! » et c'est
cela seulement qu'entendit Nekhludov,
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82 HÉSURRECTION
— Je l'en prie, ouvre-moi pour une minute seulement,
je t'en supplie ! — Il parlait sans songer à ce qu'il disait.
Il y eut un silence ; puis Nekhludov entendit le frotte-
ment d'une main qui, dans les ténèbres, cherchait à
tâtons le verrou. Le verrou s'ouvrit, et Nekhludov entra
dans la chambre. Il saisit dans ses bras la jeune fille,
couverte seulement d'une chemise de grosse toile, la
souleva, et la porta sur le lit.
— Ah ! que faites-vous? — murmurait-elle.
Mais lui, sans écouter ses paroles, il la serrait contre
lui.
— Ah 1 c'est mal, laissez-moi ! — disait-elle, et elle-
même se serrait contre lui.
Quand ill'eut quittée, toute tremblante et blême, et ne
répondant rien à ses paroles, il sortit sur le perron et y
resta debout, s'eiîorçant de saisir la signification de ce
qui venait de se passer.
Au dehors, la nuit était devenue plus claire. Dans le
lointain, le fracas du dégel avait encore augmenté : au
craquement, au ronflement, au tintement de la glace
s'ajoutait maintenant le murmure de l'eau. Le brouillard
commençait à descendre, et derrière le brouillard trans-
paraissait, vaguement, le croissant de la lune.
— Qu'est-ce que tout cela ? est-ce un grand bonheur
ou un grand malheur qui m'est arrivé? — se demandait
Nekhludov.
— Bah! c'est toujours ainsi, tout le monde fait ainsi!
— se dit-il.
Sur quoi, rassuré, il entra dans sa chambre, se coucha,
et s'endormit.
VII
Le lendemain, jour de Pâques, l'ami de Nekhludov,
Chembok, vint le rejoindre chez ses tantes. Beau,
brillant, gai, il ravit littéralement les deux vieilles
y Google
RÉSURRECTION 83
demoiselles par son éloquence, sa politesse, sa muni-
ficence, et par Taffeotion qu'il témoignait à Dimitri. Sa
munificence, pourtant, tout en leur plaisant beaucoup,
ne laissa pas de leur paraître un peu exagérée. Elles
furent étonnées quand elles le virent donner un rouble à
un mendiant aveugle, distribuer, d'un seul coup, quinze
roubles de pourboire aux domestiques, et quand elles le
virent déchirer sans hésitation un mouchoir de batiste
brodé, valant au moins quinze roubles, pour bander le
pied d'une servante qui, en sa présence, s'était blessée
jusqu'au sang. Les dignes tantes n'avaient encore
jamais rien vu de pareil ; et elles ignoraient, en outre,
que ce Chembok avait 200.000 roubles de dettes qu'il
était bien résolu à ne jamais payer, de telle sorte que
vingt-cinq roubles de plus ou de moins n'avaient guère
d'importance pour lui.
Chembok ne passa d'ailleurs qu'une journée chez les
tantes, et, dès le soir, il repartit avec Nekhludov. Ils
ne pouvaient prolonger leur séjour plus longtemps, étant
parvenus à l'extrême limite du délai dont ils dispo-
saient.
L'âme de Nekhludov, durant cette première journée,
était tout entière au souvenir de la nuit précédente. Deux
sentiments contraires y étaient en lutte : d'une part, le
jeune homme se plaisait à l'évocation sensuelle de la
jouissance éprouvée,* - — jouissance bien inférieure, pour-
tant, à ce qu'il avait espéré, — et il s'enorgueillissait
aussi d'avoir heureusement atteint son but ; d'autre part,
il avait l'impression d'avoir commis une sottise, et une
sottise qu'il devait réparer, et cela non point dans l'inté-
rêt de Katucha, mais dans son propre intérêt.
Car, dans l'état de folie égoïste où il se trouvait alors,
Nekhludov ne pouvait penser qu'à lui. Il se demandait ce
cpie l'on dirait de lui si l'on apprenait la façon dont il
s'était conduit à l'égard de la jeune fille : et il ne songeait
nullement à ce que celle-ci pouvait ressentir, ni à ce qui
risouait de lui arriver.
Il était très anxieux, par exemple, de savoir si Chem-
boV devinait ses relations avec Katucha.
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84 RÉSURRECTION
— Voilà donc pourquoi tu t'es subitement pris d'une
telle affection pour tes tantes ! — lui dit Chembok dès
qu'il eut aperçu la jeune fille. — Ma foi, je crois bien qu'à
ta place j'aurais aussi prolongé mon séjour! Une vraie
beauté!
Et Nekhludov pensait encore que, si pénible que fût
pour lui de devoir partir avant d'avoir pu rassasier ses
désirs, l'obligation où il était de partir avait toutefois
un grand avantage : elle avait l'avantage de rompre, d'un
seul coup, des relations qui eussent été difficiles à main-
tenir. Et il pensait encore qu'il avait le devoir de donner
à Katucha de l'argent, non point pour elle, non point
pour lui venir en aide, mais parce que c'est ainsi que
faisait tout homme d'honneur en pareille circonstance.
Et, en effet, il résolut do lui donner de l'argent, une
somme en rapport avec leur situation à l'un et à l'autre.
Après le dîner, il l'attendit dans le corridor. En le
voyant, elle devint toute rouge et voulut s'enfuir, lui
désignant, d'un coup d'œil, la porte de la chambre de
Matréna, qui était entr'ouverte. Mais il la retint par le
bras.
— Je tiens à te demander pardon, — lui dit-il en
essayant de lui glisser dans la main une enveloppe où il
avait mis un billet de cent roubles. — Tiens...
Elle regarda l'enveloppe, fronça les sourcils, secoua la
tête, et repoussa la main tendue du Jeune homme.
— Allons, prends! — murmura-t-il. Il lui enfonça
l'enveloppe dans l'ouverture de son corsage. Puis, fron-
çant à son tour les sourcils, et soupirant, comme s'il s'était
blessé, il courut s'enfermer dans sa chambre. Et long-
temps ensuite il marcha de long en large, et il soupira,
et le souvenir de cette scène le tortura comme eût fait
une vraie blessure. Mais que faire? Tout le monde
n'agissait-il pas de [même ? N'est-ce pas ainsi qu'avait
agi Chembok à l'égard de la gouvernante qu'il avait
séduite? n'est-ce pas ainsi qu'avait agi son oncle
Grégoire? n'est-ce pas d'une façon analogue qu'avait agi
son propre père, quand il avait eu d'une paysanne, à la
campagne, ce fils naturel qui vivait encore? Et puisque
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RÉSURRECTION 8a
tout le monde agissait de cette façon, c'est donc de cette
façon qu'on devait agir ! Et par de telles raisons il
essayait de se rassurer, mais sans jamais y parvenir tout
à fait. Le souvenir de sa dernière entrevue avec Katucha
brûlait sa conscience.
Dans le fond, dans le coin le plus profond de son cœur,
il sentait qu'il avait agi d'une façon si vilaine, si basse,
si cruelle, qu'il avait désormais perdu le droit non seule-
ment de juger personne, mais même de regarder per-
sonne en face. Et cependant il était forcé de se consi-
dérer soi-même comme un homme plein de noblesse,
d'honneur et de générosité : ce n'était qu'à ce prix qu'il
pouvait continuer à vivre la vie qu'il vivait. Et pour cela
il n'y avait qu'un seul moyen : ne point penser à ce qu'il
venait de faire. Aussi s'entraîna-t-il à n'y point penser.
L'existence nouvelle qui s'ouvrait devant lui, le
voyage, les camarades, la guerre, autant de circons-
tances qui lui rendaient la chose plus facile. Et, à mesure
que le temps coulait, il oubliait davantage, de telle sorte
qu'il avait vraiment fini par oublier tout à fait.
Il avait eu cependant un serrement de cœur lorsque,
plusieurs mois après son retour de la guerre, étant venu
chez ses tantes, il avait appris que Katucha n'était plus
chez elles, qu'elle avait quitté la maison peu de temps
après son départ, qu'elle avait eu un enfant, et que, au
dire des deux vieilles demoiselles, elle était tombée au
degré le plus bas de la corruption. A en juger par les
dates, l'enfant qu'elle avait mis au monde pouvait être
de lui : mais il pouvait aussi ne pas être de lui. Les
tantes, en lui racontant cela, avaient ajouté que d'ailleurs
Katucha, même avant de les quitter, s'était complète-
ment pervertie : c'était une nature vicieuse et mauvaise,
comme sa mère.
Ce jugement porté par les deux tantes plaisait à
Nekhludov : il s'en trouvait, en quelque sorte, justifié et
absous. Il eut d'abord, toutefois, l'intention de rechercher
Katucha et l'enfant; mais comme, au fond de son cœur,
le souvenir de sa conduite continuait à lui être pénible
et à lui faire honte, il ne tenta, en fait, aucune des
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86 BÉ8URRECTI0N
démai»ches qu'il avait projetées ; et il oublia sa faute
plus profondément encore, et il cessa tout à fait d'y
penser.
Et voici maintenant qu'un hasard extraordinaire venait
lui remettre tout en mémoire, et le forçait à reprendre
conscience de Tégoïsme, de la cruauté, de la bassesse
qui lui avaient permis, durant ces neuf ans, de vivre tran-
quillement avec une telle faute sur le cœur ! Mais il était
loin encore de consentir à avouer franchement cette
conscience de son indignité; et, dans ce moment, il ne
pensait qu'aux moyens d'éviter que tout ne fût décou-
vert, et que Katucha ou son avocat, en révélant tout,
ne le montrassent aux yeux de tous tel qu'il avait été.
y Google
CHAPITRE VI
C'est dans cette disposition d'esprit que se trouvait
Nekhludov pendant que, dans la salle du jury, il atten-
dait la reprise de la séance. Assis près de la fenêtre, il
entendait bruire autour de lui les conversations de ses
collègues, et, sans arrêt, il fumait des cigarettes.
Le marchand jovial, évidemment, sympathisait de
toute son âme avec son confrère, le défunt Smielkov, et
goûtait fort sa manière de se divertir.
— Hé l il s'amusait solidement, à la sibérienne ! Et
pas bête, le gaillard ! Il avait, ma foi, choisi un beau
brin de fille !
Le président du jury exposait des considérations d'où
l'on pouvait conclure que tout le nœud de l'affaire allait
consister dans les expertises. Pierre Gérassimovitch
plaisantait avec le commis juif, et tous deux riaient aux
éclats.
Quand l'huissier du tribunal, avec sa démarche sau-
tillante, entra dans la salle pour rappeler les jurés,
Nekhludov éprouva un sentiment de terreur, comme si
ce n'était pas lui qui allait juger, mais qu'on l'emmenât
pour être jugé. Dans le fond de son cœur, il se rendait
compte, dès lors, qu'il était un misérable, indigne de
regarder les autres hommes en face ; et cependant telle
était en lui la force de l'habitude que c'est du pas le
plus assuré qu'il remonta sur l'estrade et regagna son
siège, au premier rang, tout près de celui du président ;
après quoi il croisa tranquillement ses jambes et se mit
à jouer avec son pince-nez. Les prévenus, eux aussi,
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88 RÉSURRECTION
avaient été emmenés hors de la salle : on les y ramenait
dans ce même moment.
De nouvelles figures avaient été introduites sur Tes-
trade. C'étaient les témoins. Nekhludov observa que
Katucha jetait de fréquents coups d'œil sur une grosse
dame très somptueusement vêtue de soie et de velours,
coiffée d'un immense chapeau aux rubans démesurés, et
ayant les bras nus jusqu'au coude. Assise au premier
rang des témoins, cette dame tenait en main un ridicule
des plus élégants. C'était — Nekhludov ne tarda pas à
l'apprendre — la maîtresse de la maison où avait, en
dernier lieu, « travaillé » la Maslova.
On procéda aussitôt à l'audition des témoins. On leur
demanda leurs noms, prénoms, leur religion, etc. Et
quand ensuite on leur eut demandé s'ils voulaient être
interrogés sous la foi du serment ou non, de nouveau
apparut sur l'estrade, traînant péniblement ses pieds, le
vieux pope; et de nouveau le vieillard, taquinant la croix
d*or qui pendait sur sa poitrine, se dirigea vers le cruci-
fix, où il fit prêter serment aux témoins et à Texpert,
toujours avec la même sérénité, avec la même conscience
de remplir une fonction éminemment grave et utile.
Cette cérémonie achevée, le président fit sortir tous
les témoins, à Texception d'un seul, qui se trouva être
la grosse dame, M™® Kitaiev, directrice de la maison
de tolérance. M"® Kitaiev fut invitée à dire ce qu'elle
savait concernant l'affaire de l'empoisonnement. Avec
un sourire affecté, plongeant sa tête dans son chapeau à
chacune de ses phrases et parlant avec un accent alle-
mand très marqué, la dame exposa, minutieusement et
méthodiquement, tout ce qu'elle savait. Elle raconta
comment le riche marchand sibérien Smielkov était
venu une première fois dans sa maison, comment il y
était revenu une seconde fois, — « en extase », ajoutâ-
t-elle avec un léger sourire, — comment il avait conti-
nué à boire et à régaler toutes les femmes, et comment
enfin, n'ayant pas assez d'argent sur lui, il avait envoyé
à l'hôtel où il demeurait cette même Lubka, « pour qui
il s'était pris d'une vraie prédilection », dit-elle en sou-
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RÉSURRECTION 89
riant de nouveau et en tournant ses regards vers la pré-
venue.
Nekhludov crut voir que la Maslova, en entendant ces
paroles, avait souri aussi ; et ce sourire fit naître en lui
une impression de dégoût. Un mélange singulier de
répulsion et de souffrance s'empara de lui.
— Le témoin voudrait-il nous dire son opinion sur la
Maslova ? — demanda à M"® Kitaiev Tavocat de la Maslova,
un jeune homme qui se préparait à entrer dans la magis-
trature, et que le tribunal avait désigné d'office pour
défendre la prévenue.
— Mon opinion sur elle est aussi bonne que possible !
— répondit M"*® Kitaiev. — C'est une jeune personne
d'excellentes manières, et pleine de chic. Elle a été éle-
vée dans une famille noble : elle sait même le français !
Peut-être lui est-il arrivé autrefois de boire un peu
trop : mais jamais je ne l'ai vue s'oublier une seule mi-
nute. Une jeune personne tout à fait gentille !
Katucha avait tenu les yeux fixés sur M™® Kitaiev;
elle les transporta ensuite sur les jurés, et notamment
sur Nekhludov, qui observa qu'au même instant son
visage prenait une expression grave et presque sévère.
Longtemps ces deux yeux, avec leur étrange regard,
restèrent fixés sur Nekhludov; et lui, malgré son épou-
vante, il ne pouvait détacher ses yeux de ces prunelles
noires qui pesaient sur lui. Il se rappelait la nuit déci-
sive, le craquement de la glace sur la rivière, le brouil-
lard, et cette lune échancrée, renversée, qui s'était levée,
vers le matin, éclairant quelque chose de sombre et de
terrible. Ces deux yeux noirs, fixés sur lui, lui rappe-
laient, malgré lui, quelque chose de sombre et de ter-
rible. « Elle m'a reconnu ! » songeait-il. Et, machinale-
ment, il se soulevait sur son siège, attendant l'arrêt.
Mais la vérité est que, cette fois encore, elle ne l'avait
nullement reconnu. Elle poussa un petit soupir, et de
nouveau tourna ses yeux vers le président. Et Nekhludov
soupira aussi : « Ah ! — songea-t-il — mieux eût valu
qu'elle m'eût reconnu tout de suite ! »
Il éprouvait une impression pareille à celle qu'il
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90 RÉSURRECTION
avait maintes fois éprouvée à la chasse, lorsqu'il avait à
achever un oiseau blessé : une impression mêlée de
pitié et de chagrin. L'oiseau blessé se débat dans la car-
nassière; et on le plaint, et on hésite, et en même temps
on souhaite de l'achever au plus tôt.
C'était un mélange de sentiments du même genre qui
remph'ssait à cette heure l'âme de Nekhludov, pendant
qu'il écoutait les dépositions des témoins.
II
Or l'affaire, comme par un fait exprès, traînait en
longueur. Après qu'on eut interrogé un à un les témoins
et l'expert, après que, suivant l'habitude, le substitut
du procureur et les avocats eurent posé, de l'air le plus
important, une foule de questions inutiles, le président
invita les jurés à prendre connaissance des pièces à
conviction, qui consistaient en une dizaine de bocaux,
en un filtre qui avait servi à l'analyse du poison, et en
une énorme bague avec une rose de brillants, une bag^e
si énorme qu'elle avait dû orner un index d'une grosseur
inaccoutumée. Tous ces objets étaient revêtus d'un
sceau et accompagnés d'une étiquette.
Les jurés s'apprêtaient à se lever de leurs sièges pour
aller examiner ces objets, lorsque le substitut du pro-
cureur, se redressant, demanda qu'avant de montrer
les pièces à conviction on donnât lecture des résultats
de l'enquête médicale pratiquée sur le cadavre du défunt
Smielkov.
Le président, qui pressait l'affaire autant qu'il pouvait
afin de rejoindre au plus vite sa Suissesse, savait en
outre fort bien que la lecture de ces documents ne
pourrait avoir d'autre effet que d'ennuyer tout le monde.
Il savait que le substitut du procureur en exigeait la
lecture uniquement parce qu'il avait le droit de l'exi-
ger. Mais le président savait aussi qu'il ne pouvait pas
s'y opposer, et force lui fut d'ordonner la lecture. Le
y Google
RÉSURRECTION 91
greffier prit des papiers, et, de sa voix grasseyante,
lugubrement, il se mit à lire.
De Texamen extérieur du cadavre résultait la conclu-
sion que :
1" La taille de Féraponte Smielkov était de 2 archines
12 verchoks (« Un rude gaillard, tout de même ! » —
murmura le marchand à Toreille de Nekhludov) ;
2° L'âge, autant qu'un examen extérieur permettait
d'en juger, devait être d'environ quarante ans ;
3* Le cadavre, au moment de l'examen, était très gonflé ;
4° Les veines étaient d'une couleur verdâtre, par-
semées de taches noires ;
5<* La peau était soulevée sur toute la surface du corps,
et pendante en plusieurs endroits ;
6* Les cheveux, d'un roux sombre et très épais, se
détachaient de la peau au moindre contact du doigt ;
1^ Les yeux sortaient de l'orbite et la cornée était
ternie ;
8* Des narines, des deux oreilles et de la bouche
entr'ouverte, découlait un pus mousseux et fétide ;
9® Le cadavre n'avait presque pas de cou, par suite du
gonflement de la face et du buste ;
l(y»Etc., etc..
Sur quatre pages s'étalait ainsi, en vingt-sept points,
la description de tous les détails notés au sujet du
cadavre gonflé du joyeux Smielkov, qui avait profité de
son séjour dans la ville pour s'amuser tout son soûl. Et
l'invincible sentiment de dégoût qu'éprouvait Nekhludov
s'accrut encore sous l'effet de cette lecture macabre.
La vie de Katucha, et le pus découlant des narines jdu
marchand, et ces yeux sortis de leurs orbites, et la
façon dont lui-même jadis s'était conduit envers la jeune
fille, tout cela lui paraissait former un ensemble ignoble
et écœurant.
Quand enfin la lecture de l'examen extérieur fut
achevée, le président poussa un soupir de soulagement
et releva la tête ; mais aussitôt le greffier se mit à lire
un second document, le procès-verbal de l'examen inté-
rieur du cadavre
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92 RÉSURRECTION
Le président laissa de nouveau retomber sa tête et,
s'accoudant sur la table, plaça ses mains devant ses
yeux. Le marchand jovial, assis près de Nekhludov,
faisait de vigoureux efforts pour échapper au sommeil,
et, de temps à autre, baissait la tête en avant, d'un mouve-
ment brusque; les prévenus effx-mêmes et les gendarmes
qui les gardaient se tenaient immobiles, envahis d'une
somnolence.
L'examen intérieur du cadavre avait montré que :
1° La peau de l'enveloppe du crâne était légèrement
séparée des os, sans qu'il y eût aucune trace d'hémor-
ragie ;
2** Les os du crâne étaient de dimension normale, et
intacts ;
3° Sur l'enveloppe^ du cerveau se voyaient deux
petites taches, d'environ quatre pouces, etc., etc.. Il y
avait encore treize autres points du même genre.
Suivaient les noms des témoins de l'enquête, leurs
signatures, et enfin les conclusions du médecin-expert,
déclarant que, des changements produits dans Tèsto-
mac, les intestins, et les reins du marchand Smielkov,
on pouvait inférer, suivant toute vraisemblance, que
Smielkov était mort de l'absorption d'un poison, avalé
par lui en même temps que de l'eau-de-vie. Quant à dire
exactement le nom du poison, cela était impossible ; et,
quant à l'hypothèse que le poison avait été absorbé en
même temps que l'eau-de-vie, cette hypothèse se fondait
sur la grande quantité d'eau-de-vie contenue dans l'esto-
mac du marchand.
— Hé ! on voit qu'il buvait ferme ! — murmura de nou-
veau à l'oreille de Nekhludov son voisin le marchand, sou-
dain réveillé.
La lecture de ces procès-verbaux avait duré près
d'une heure ; mais le substitut du procureur était insa-
tiable. Quand le greffier eut fini de lire les conclusions
du médecin-expert, le président dit, en se tournant vers
le substitut :
— Je crois qu'il n'y a pas d'utilité à lire les résultats
de l'analyse des viscères!
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RÉSURRECTION 93
— Pardon, je demande que lecture en soit faite ! — dit,
d'un ton sévère, sans regarder le président, le repré-
sentant du ministère publie, en même temps qu'il se
penchait légèrement sur le côté ; et son ton de voix
donnait à entendre que c'était son droit d'exiger cette
lecture, et qu'il ne renoncerait à son droit pour rien au
monde, et que le refus de cette lecture serait un motif
de cassation du procès.
Le juge à la grande barbe se sentait de nouveau
dérangé par son catarrhe d'estoni^.
— Pourquoi cette lecture ? — demanda-t-il au prési-
dent. Cela ne servira qu'à nous faire perdre du temps !
Le juge aux lunettes dorées, lui, ne disait rien. Il
regardait devant lui, d'un air sombre et décidé, en
homme qui n'attendait rien de bon ni de sa femme en
particulier, ni de la vie en général.
Et la lecture de l'acte commença :
« Le 15 décembre 188..., nous, soussigné, sur l'ordre
de l'inspection médicale, et en vertu de l'article..., — le
greffier s'était remis à lire d'un ton résolu, élevant le
diapason de sa voix, comme pour vaincre sa propre
somnolence et celle de la salle entière, — en présence
du délégué de la susdite inspection médicale, avons
procédé à l'analyse des objets dénommés ci-dessous :
« 1** Du poumon droit et du cœur (enfermés dans un
bocal de verre de six livres) ;
« 2* Du contenu de l'estomac (enfermé dans un bocal
de verre de six livres) ;
« 3** De l'estomac (enfermé dans un bocal de verre de
six livres) ;
« 4** Du foie, de la rate et des reins (enfermés dans un
bocal de verre de trois livres) ;
« 5° Des intestins (enfermés dans un bocal de verre
de six livres)... »
A cet endroit de la lecture, le président murmura
quelque chose dans l'oreille de l'un, puis de l'autre de
ses deux assesseurs. Ayant reçu de tous les deux une
réponse affirmative, il fit signe au greffier de cesser de
lire.
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94 RÉSURRECTION
— Le tribunal estime cette lecture inutile, — déclara-
t-il.
Aussitôt le greffier se tut et se mit à réunir les feuil-
lets du procès-verbal, tandis que le substitut du procu-
reur griffonnait une note, d'un air irrité.
— Messieurs les jurés peuvent, dès maintenant, prendre
connaissance des pièces à conviction, — dit le président.
Bon nombre de jurés se levèrent ; et, manifestement
préoccupés de la façon dont ils devaient tenir leurs
mains durant l'inspection, ils s'approchèrent de la table,
où, l'un après l'autre, ils considérèrent la bague, les
bocaux et le filtre. Le marchand se risqua à passer la
bague à un de ses doigts.
— Eh bien! — dit-il à Nekhludov en regagnant sa
place, — eh bien ! voilà un doigt! Gros comme un gros
concombre ! — ajouta-t-il.
III
Quand les jurés eurent examiné les pièces à convic-
tion, le président déclara l'enquête judiciaire terminée ;
et, sans interruption, pressé comme il était d'expédier
l'affaire, il donna la parole au substitut du procureur. Il
se disait que le substitut, lui aussi, était homme, que,
sans doute, lui aussi avait hâte de fumer, de manger,
et qu'il aurait pitié de l'assistance. Mais le substitut du
procureur n'eut pitié ni de lui-même ni des autres. Ce
magistrat, naturellement sot, avait, en outre, le malheur
d'être sorti du gymnase avec une médaille d'or, et plus
tard, à l'Université, d'avoir remporté un prix pour sa
thèse sur les Servitudes dans le droit romain; de telle
sorte qu'il était, au plus haut degré, vaniteux, satisfait
de soi, — ce à quoi avaient encore contribué ses succès
auprès des femmes ; — et la conséquence de tout cela
était que sa sottise naturelle avait pris des proportions
extraordinaires.
Lorsque le président lui eut donné la parole, il se leva
y Google
RÉSURRECTION 95
lentement, guindant ses formes élégantes dans son uni-
forme brodé; et, ayant posé ses deux mains sur son
pupitre, ayant incliné la tète, ayant promené un large
regard [sur toute [l'assistance, à l'exception des préve-
nus, il commença son discours, qu'il avait eu le temps
de préparer pendant la lecture des procès-verbaux :
« L'affaire qui est soumise à votre jugement, Messieurs
les jurés, constitue, si je puis employer cette expression,
un fait de criminalité essentiellement caractéristique. »
Le réquisitoire du substitut du procureur devait avoir,
dans sa pensée, une portée générale, et ressembler ainsi
aux discours fameux qui avaient fondé la gloire des
grands avocats. Son auditoire de ce jour-là n'était, en
vérité, formé que de couturières, de cuisinières, de
cochers et de portefaix, mais ce n'était pas une considé-
ration qui pût l'arrêter. Les maîtres du barreau, eux
aussi, avaient débuté devant des auditoires du même
genre. Et le substitut s'était donné pour principe de
s'élever toujours, comme il disait, « jusqu'au sommet
des questions », en dégageant la signification psycho-
logique de chaque délit, et en mettant à nu la plaie
sociale dont ce délit était l'expression.
tt Vous voyez devant vous, Messieurs les jurés, un
crime absolument typique de notre fin de siècle, un
crime qui porte en lui, pour ainsi parler, tous les traits
spécifiques de ce processus particulier de décomposition
morale qui atteint aujourd'hui de nombreux éléments de
notre société... »
Le substitut du procureur parla très longtemps sur
ce ton. 11 avait surtout deux choses en vue, pendant
qu'il prononçait son réquisitoire : il s'efforçait, d'abord,
de faire mention de chacun des faits relatifs à l'affaire,
grands ou petits ; et d'autre part, et surtout, il tenait à
ne pas s'arrêter une seule minute, à faire en sorte que
son discours coulât sans interruption pendant une durée
d'au moins une heure et quart. Une fois, cependant, il
dut s'arrêter, ayant perdu le fil de son argumentation ;
mais dès l'instant d'après il reprit son élan, et parvint
môme à racheter ce trouble momentané par un supplé-
Digitized by LjOOQ IC
96 RÉSURRECTION
ment d'éloquence. Il parlait tantôt d'une voix basse et
insinuante, en se balançant d'un pied sur l'autre et en
fixant les jurés, tantôt d'un ton posé et naturel, en con-
sultant ses dossiers, et tantôt encore d'une voix tonnante
et inspirée, en se tournant vers le public et les avocats.
Seuls les prévenus, qui tous trois avaient les yeux rivés
sur lui, n'obtinrent pas de lui l'honneur d'un coup d'œil.
Son réquisitoire était tout rempli des formules les plus
nouvelles, de ces formules qui étaient alors de mode
dans son cercle, et qui passaient alors, et qui passent
aujourd'hui encore, pour le dernier mot de la science. Il
y était question d'hérédité, de criminalité innée, et de
Lombroso, et de Tarde, et d'évolution, et de lutte pour
la vie, et de Charcot, et de dégénérescence.
Le marchand Smielkov, d'après la définition du subs-
titut du procureur, était le type du Russe naturel et
foncier, qui, par l'effet de sa confiance et de sa généro-
sité, était devenu la proie d'êtres profondément pervers,
au pouvoir desquels il était tombé. Simon Kartymkine
était un produit atavique de l'ancien servage, un homme
incomplet, sans instruction, sans principes, sans reli-
gion. Euphémie Botchkov, sa maîtresse, était une
victime de l'hérédité : son apparence physique et son
caractère moral présentaient tous les stigmates de la
dégénérescence. Mais l'agent principal du crime était la
Maslova, qui représentait, sous sa forme la plus basse,
le type de la décadence sociale contemporaine.
« Cette créature, — poursuivait le substitut, toujours
sans tourner les yeux vers elle, — au contraire de ses
complices, a été admise à jouir du bienfait de l'instruc-
tion. Nous venons d'entendre tout à l'heure la déposition
de la directrice de la maison où elle était : elle nous a
dit que la prévenue sait non seulement lire et écrire,
mais qu'elle comprend et parle le français. Fille natu-
relle, marquée sans doute d'une tare atavique, la Mas-
lova a été élevée dans une famille noble des plus distiur
guées; elle aurait pu parfaitement vivre d'un travail
honorable ; mais elle a abandonné ses bienfaiteurs pour
se livrer tout entière à ses mauvais instincts ; et c'est
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RÉSURRECTION 97
pour pouvoir mieux les satisfaire qu'elle est entrée dans
une maison de tolérance, où sa supériorité intellectuelle
lui a permis, — comme vous venez de l'entendre affirmer.
Messieurs les jurés, — d'exercer sur ses adorateurs cette
influence mystérieuse dont la science s'est tant occupée
ces temps derniers, et que l'école de Charcot, en parti-
culier, a si heureusement définie la suggestion mentale.
C'est ce pouvoir de suggestion qu'elle a exercé sur
rhonnête et naïf géant russe qui lui est tombé entre les
mains, et de la confiance de qui elle a usé pour le
dépouiller d'abord de son argent, puis de sa vie! »
— Ma parole d'honneur, il divague! — dit avec un
sourire le président, en se penchant vers le j ige sévère,
— Un terrible imbécile ! — répondit le juge sévère.
« Messieurs les jurés, — poursuivait pendant ce temps
le substitut du procureur, avec une inclinaison de tête
pleine de déférence, — c'est entre vos mains qu'est
désormais le sort de ces trois criminels ; et c'est aussi
entre vos mains qu'est, en partie, le sort de la société,
car votre jugement a toute l'importance d'un grand acte
social. Vous pénétrerez jusqu'au fond de la signification
de ce crime ; vous vous convaincrez du danger que cons-
tituent, pour la société, des éléments dégénérés, des
phénomènes pathologiques, dirais-je, tels que la Mas-
lova ; et vous préserverez la société de la contagion de
ces phénomènes, vous empêcherez les éléments sains et
robustes de la société d'être contaminés au contact de
ces éléments morbides ! »
Et, comme s'il était lui-même écrasé de l'importance
sociale du verdict à venir, le substitut du procureur,
ravi de son discours, se laissa retomber sur son siège.
Le sens positif de son réquisitoire, sous l'amoncellement
de fleurs d'éloquence dont il Tavait recouvert, consistait
à soutenir que la Maslova avait hypnotisé le marchand,
qu'elle s'était em'parée de toute sa confiance, qu'elle
avait voulu le dépouiller de son argent, et que, son
projet ayant été découvert par Simon et Euphémie, elle
s'était vue forcée de partager avec eux. Puis, pour
cacher la trace de son vol, elle avait contraint le mar-
1
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98 RÉSURRECTION
chand à revenir avec elle à l'hôtel, où elle l'avait em-
poisonné.
Aussitôt que le réquisitoire fut terminé, on vit se
lever, au banc des avocats, un petit homme d'âge moyen,
en habit, avec un vaste plastron fortement empesé ; et
aussitôt ce petit homme commença un vigoureux discours
pour défendre Karlymkine et la Botchkova. C'était un
agent d'affaires assermenté, et les deux prévenus lui
avaient d'avance donné 300 roubles pour sa plaidoirie.
Aussi ne négligea-t-il rien pour les innocenter l'un et
l'autre en rejetant toute la faute sur la Maslova.
Il s'attacha en particulier à réfuter l'affirmation de la
Maslova, qui avait dit que Simon et Euphémie se trou-
vaient dans la chambre au moment où elle avait pris
l'argent. L'affirmation, — déclarait l'agent d'affaires, —
ne pouvait avoir aucune valeur, venant de la part d'une
personne convaincue du crime d'empoisonnement. Les
1.800 roubles déposés en banque par Simon pouvaient
parfaitement être le produit des gains de deux domes-
tiques laborieux et honnêtes, qui, de l'aveu du directeur
de riiôtel, recevaient chaque jour de trois à cinq roubles
de pourboire. Quant à l'argent du marchand, il avait
été incontestablement volé par la Maslova, qui, ou bien
l'avait donné à quelqu'un, ou bien l'avait perdu, l'en-
quête ayant prouvé qu'elle était, cette nuit-là, en état
d'ivresse. Et sur le fait même de l'empoisonnement, le
doute était moins possible encore : la Maslova recon-
naissait, elle-même, que c'était elle qui avait versé le
poison.
En conséquence, l'agent d'affaires priait les jurés de
déclarer Kartymkine et la Botchkova innocents du vol
de l'argent, ajoutant que, si même les jurés les recon-
naissaient coupables du vol de l'argent, il les priait de
les déclarer innocents de l'empoisonnement, ou, en tout
cas, d'écarter l'hypothèse de la préméditation.
Pour conclure, le défenseur de Simon et d'Euphémie
fît remarquer que « les brillantes considérations de
M. le substitut du procureur sur l'atavisme », de
quelque importance qu'elles pussent être au point de vue
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RÉSURRECTION 99
scientifique, se trouvaient inapplicables dans Tespèce,
la Botchkova étant née de père et mère inconnus.
Le substitut du procureur prit une mine fàclice, ins-
crivit en hâte quelque chose sur un papier, et haussa les
épaules d'un geste dédaigneux.
Quand le premier avocat se fut rassis, le défenseur do
la Maslova se leva, et, d'un ton timide, en bégayant, il
se déchargea de sa plaidoirie.
Sans nier que la Maslova eût pris part au vol de l'ar-
gent, il se borna à soutenir qu'elle n'avait pas eu l'in-
tention d'empoisonner Smielkov et ne lui avait donné la
poudre que pour l'endormir. Il voulut ensuite se lancer
à son tour dans l'éloquence, en faisant un tableau de la
façon dont sa cliente avait été poussée au vice par un
homme qui l'avait séduite et qui était resté impuni,
tandis qu'elle-même avait dû porter tout le poids de sa
faute ; mais cette excursion dans le domaine de la psy-
chologie pathétique ne lui réussit pas, et chacun eut le
sentiment qu'elle était manquée. Au moment où il
s'étendait sur la cruauté des hommes et l'infériorité
sociale et légale de la condition des femmes, le prési-
dent, pour le tirer d'embarras, l'invita à rentrer dans la
discussion des faits.
L'avocat se hâta de terminer sa plaidoirie. Après lui,
le substitut du procureur prit de nouveau la parole. Il
tenait à défendre ses vues sur l'atavisme et à répondre
aux critiques dirigées contre elles par l'agent d'affaires.
Il déclara que, si même la Botchkova était fille de
parents inconnus, la valeur scientifique de la théorie de
l'atavisme n'en était nullement diminuée : « Cette théorie,
dit-il, est si solidement établie par la science que nous
pouvons désormais non seulement, de l'atavisme, déduire
le crime mais aussi, du crime, induire l'atavisme. »
Quant à la supposition émise par le second avocat,
et suivant laquelle la Maslova aurait été pervertie par
un séducteur plus ou moins imaginaire (le substitut
insista d'une façon particulièrement ironique sur le
mot « imaginaire »), toutes les données portaient plutôt
à croire que c'était elle qui avait toujours été la séduc-
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iOO IIÉSUKKECTION
trice des innombrables victimes que le hasard avait
mises à portée de sa main. Cela dit, le substitut se
rassit d'un air victorieux.
Le président demanda alors aux prévenus ce qu'ils
avaient à ajouter pour leur défense.
Euphémie Botchkov répéta, une dernière lois, qu'elle
ne savait rien, n'avait rien fait, et que seule la Maslova
était coupable de tout.
Simon se borna à redire :
— Qu'il en soit comme vous voudrez, mais je suis
innocent !
Quand vint le tour de la Maslova, elle ne dit rien.
Le président lui ayant demandé ce qu'elle avait à
ajouter pour sa défense, elle leva simplement les yeux
sur lui, puis les promena sur toute la salle, comme une
bête traquée ; et puis elle les baissa de nouveau et se
mit à pleurer avec de grands sanglots.
— Qu'avez-vous ? — demanda le marchand à son
voisin Nekhludov, qui venait de faire entendre brusque-
ment un cri singulier. Ce cri était, en réalité, un san-
glot. Mais Nekhludov ne se rendait toujours pas compte
de sa situation nouvelle, et c'est à la tension de ses
nerfs qu'il attribua ce sanglot imprévu, comme aussi les
larmes dont ses yeux étaient inondés.
La crainte de l'opprobre dont il ne manquerait pas
d'être couvert si tout le monde, là, dans la salle du tri-
bunal, apprenait sa conduite à l'égard de la Maslova,
cette crainte l'empêchait d'avoir conscience du travail
intérieur qui, peu à peu, se faisait en lui.
IV
Quand les prévenus eurent achevé de dire « ce
qu'ils avaient à dire pour leur défense », on s'occupa de
rédiger les questions qui seraient posées aux jurés. Et,
aussitôt après, le président commença son résumé des
débats.
y Google
RÉSURRECTION 101
Avant d'aborder Taffaire elle-même, il expliqua très
longuement aux jurés, avec des intonations protec-
trices, que le vol simple ne devait pas être confondu
avec le vol par effraction, et que le fait de dérober quel-
que chose dans un endroit clos devait être soigneuse-
ment distingué du fait de dérober quelque chose dans
un endroit ouvert. En expliquant tout cela, il arrêtait
de préférence ses regards sur Nekhludov, comme
si c'eût été tout particulièrement à lui que fussent
destinées les explications, afin que lui-même à son
tour, les ayant comprises, se chargeât de les con-
firmer à ses compagnons du jury. Puis, lorsqu'il eut
jugé son auditoire suffisamment imprégné de ces impor-
tantes vérités, il passa à des vérités d'un autre ordre.
Il exposa que le meurtre signifiait un acte d'où résultait
la mort d'un homme, et que, par suite, Tempoisonne-
ment constituait bien un meurtre . Et, quand cette vérité-
là, elle aussi, lui parut suffisamment établie, il expliqua
aux jurés que, dans le cas où le vol et le meurtre se
trouvaient réunis, il y avait ce qu'on appelait un meurtre
accompagné de vol.
Le président, cependant, n'oubliait pas qu'il avait
hâte de terminer l'affaire au plus vite, afin de rejoindre
sa Suissesse, qui l'attendait. Mais il était tellement
accoutumé à son métier que, dès qu'il commençait à
parler, il ne pouvait plus s'arrêter. Aussi expliqua-t-il
longuement aux jurés que, si les prévenus leur parais-
saient coupables, ils avaient le droit de les déclarer
coupables, et que, s'ils leur paraissaient innocents, ils
avaient le droit de les déclarer innocents ; que, s'ils les
reconnaissaient coupables sur l'un des chefs de l'accu-
sation et innocents sur l'autre, ils avaient le droit de
les déclarer coupables sur l'un, innocents sur l'autre.
11 leur dit ensuite que, bien que ce droit leur fût départi
en toute plénitude, ils avaient le devoir d'en faire un
usage raisonnable. Mais, au moment où il allait leur
expliquer encore que, s'ils faisaient une réponse affir-
mative aux questions posées, leur réponse s'appliquerait
à l'ensemble de la question, et que, s'ils voulaient que
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102 RÉSURRECTION
leur réponse portât seulement sur une partie de telle
ou telle question, ils devaient avoir soin de le spéci-
fier; au moment où il allait se lancer dans cette nou-
velle explication, qui lui aurait pris encore un bon
quart d'heure, il eut Tidée de regarder sa montre et
s'aperçut avec épouvante qu'il était déjà trois heures
moins cinq minutes. Aussi se hâta-t-il d'aborder le fond
de l'affaire .
— Voici quel est le fond de l'affaire qui vous est sou-
mise, — commença-t-il, et il se mit à répéter tout ce
qui avait été dit déjà un grand nombre de fois et par les
avocats, et par le substitut du procureur, et par les
témoins.
Le président parlait, et, à ses deux côtés, les deux
assesseurs écoutaient d'un air pénétré, en regardant à
la dérobée leur montre, et en trouvant que le discours
était un peu long, mais d'ailleurs excellent, c'est-à-dire
tel qu'il devait être. C'était aussi le sentiment du sub-
stitut du procureur, et de tout le personnel du tribunal,
et de la salle entière.
Le résumé fini, tout ce qu'il y avait à dire semblait dit.
Mais le président ne pouvait se décider à cesser de parler,
tant il avait de plaisir à écouter les intonations cares-
santes de sa voix : de sorte qu'il jugea à propos de dire
encore aux jurés quelques mots sur Fimportancedu droit
que la loi leur conférait, etsurlasagesse et sur la circons-
pection avec lesquelles ils devaient user de ce droit, —
en user, non en abuser, — et sur ce que leur serment les
liait. [1 leur dit qu'ils étaient la conscience de la société,
et que le secret de leurs délibérations devait être
sacré, etc., etc.
Dès l'instant où le président avait commencé à parler,
la Masiova avait fixé les yeux sur lui, comme si elle eût
craint de perdre un seul mot de ce qu'il disait. Aussi
Nekhludov put-il la considérer longuement, sans avoir
à redouter de rencontrer son regard. Et il sentit se pas-
ser en lui ce qui se passe d'ordinaire en chacun de
nous, quand nous revoyons, après des années, un
visage qui autrefois nous a été familier. Il avait été
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RÉSURRECTION 103
frappé d'abord des changements survenus pendant la
séparation ; mais peu à peu l'impression de ces chan-
gements s'effaçait, et le visage redevenait pareil à ce
qu'il avait été dix ans auparavant. Les yeux de son
âme, reprenant le dessus sur ses sens, ne lui faisaient
plus voir que les traits essentiels, ceux qui exprimaient
rindividualité de la jeune femme, ceux que nul change-
ment n'avait pu modifier.
Oui, malgré la tenue de prison, malgré tout l'ensemble
du corps devenu plus ample, malgré la poitrine forte-
ment développée, malgré l'épaississement du bas du
visage,* malgré les rides du front et des tempes, malgré
le gonflement des paupières et malgré l'expression
pitoyable et impudente à la fois de l'ensemble du visage,
c'était bien la même Katucha qui, une certaine nuit de
Pâques, avait si innocemment levé son regard sur lui,
qui l'avait regardé de ses yeux amoureux, tout souriants
de bonheur et tout brillants de vie !
« Et un hasard aussi prodigieux ! Que cette affaire se
trouve jugée précisément dans la session où je suis juré,
afin que, n'ayant jamais rencontré Katucha depuis dix
ans, je la revoie ici, sur le banc des accusés ! Et com-
ment tout cela finira-t-il? Ah ! si cela pouvait, du moins,
se hâter de finir ! »
Il ne cédait toujours pas au sentiment de repentir qui,
peu à peu, se formait et grandissait en lui. Il s'obstinait
à voir là un simple accident qui passerait sans troubler
sa vie. Et déjà il reconnaissait la bassesse de ce qu'il
avait fait, il avait l'impression qu'une main puissante le
ramenait de force en présence de sa faute ; mais il ne
voulait toujours pas voir la véritable signification de ce
qu'il avait fait, ni comprendre ce que cette main qui le
poussait exigeait de lui. Il se refusait à croire que ce
qu'il avait devant lui fût son œuvre. Mais la main invi-
sible le tenait, le serrait, et déjà il pressentait qu'elle
ne le lâcherait plus.
Il s'efforçait de paraître vaillant, il croisait ses jambes
l'une sur l'autre d'un air dégagé, il jouait avec son
pince-nez, il gardait une pose pleine d'abandon et de
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i04 RÉSURHECTION
naturel, assis sur son siège au premier rang des jurés.
Et pendant ce temps, au fond de son âme, il se rendait
compte déjà de toute l'ignominie, non seulement de sa
conduite d'autrefois à l'égard de Katucha, mais de toute
cette vie inutile, perverse, méchante et misérable qu'il
menait depuis douze ans. Et c'était comme si le rideau
qui, jusque-là, lui avait caché d'une étrange façon et
l'infamie de sa conduite envers Katucha et toute la
vanité de sa vie, c'était comme si ce rideau eût com-
mencé déjà à se soulever devant lui, lui permettant
d'entrevoir ce que, jusqu'alors, il lui avait caché.
Enfin le président acheva son discours, et, agitant en
l'air, d'un geste gracieux, la feuille qui contenait la liste
des questions, il la remit au président du jury. Les
jurés se levèrent, et, mal à l'aise, comme s'ils avaient
honte d'être là et qu'ils fussent heureux de pouvoir
quitter leurs sièges, ils passèrent, l'un derrière l'autre,
dans leur salle de délibérations. Dès que la porte se fût
refermée sur eux, un gendarme se plaça devant cette
porte, tira son épée du fourreau, la mit sur son épaule,
et resta ainsi en faction. Les juges se levèrent et sor-
tirent aussi ; et l'on emmena aussi les prévenus.
En entrant dans leur salle de délibérations, les jurés,
cette fois comme la précédente, commencèrent par
prendre des cigarettes et les allumer. La conscience de
ce qu'il y avait d'artificiel et de faux dans leur position,
cette conscience que tous avaient éprouvée plus ou
moins nettement pendant qu'ils étaient assis dans la
salle du tribunal, s'effaça entièrement de leurs âmes dès
qu'ils se retrouvèrent libres, la cigarette en bouche : de
sorte que, soulagés et reprenant leur aise, ils s'instal-
lèrent suivant leur fantaisie. Et aussitôt commença une
discussion des plus animées.
— La petite n'est pas coupable, — elle s'est laissée
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RÉSURRECTION 105
entortiller ! — déclara le brave marchand. II faut avoir
pitié d'elle !
— C'est ce que nous allons examiner ! — répondit le
président. — Prenons bien garde de ne pas céder à nos
impressions personnelles !
— Le président des assises a fait un bien beau
résumé ! — observa le colonel.
— Très beau, en effet. Mais croiriez-vous que j'ai
failli m'endormir ?
— Le point principal, c'est que les deux domestiques
n'auraient pu rien savoir de l'argent du marchand si la
Masiova n'avait pas été d'accord avec eux ! — dit le com-
mis au type juif.
— Alors, d'après vous, elle aurait volé ? — demanda
un des jurés.
— Jamais on ne me fera croire cela ! — s'écria le gros
marchand. C'est cette canaille de servante aux yeux
sans sourcils qui a fait tout le mal !
— Fort bien, — interrompit le colonel, — mais cette
femme affirme qu'elle n'est pas entrée dans la chambre.
— Et c'est elle que vous préférez croire? Moi, de ma
vie, je ne voudrais me fier à une telle charogne !
— Eh bien ! et après ? — fit ironiquement le commis.
^ Il n'en est pas moins vrai que c'est la Masiova qui
avait la clé !
— Qu'est-ce que cela prouve? — cria le marchand.
— Et la bague ?
— Mais elle nous a expliqué toute l'affaire ! Le Sibé-
rien avait la tête chaude, et puis il avait bu : il l'a
battue. Et ensuite, eh bien ! il en a eu pitié. « Tiens,
voilà pour toi, et ne pleure plus ! » On nous a bien dit
quel homme c'était : 12 archines, 12 verschoks de taille,
et le poids en proportion !
— La question n'est pas là, — fit observer Pierre
Gérassimovitch. — La question est de savoir si c'est
elle qui a prémédité et accompli toute l'affaire, ou si ce
senties deux domestiques.
— Mais les deux domestiques ne peuvent pas avoir agi
sans elle ! — répéta le juif. C'était elle qui avait la clé !
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106 RÉSURRECTION
Ainsi le débat se poursuivit assez longtemps, à Taven-
ture.
— Permettez, Messieurs ! — dit enfin le président du
jury, asseyons-nous autour de la table, et délibérons !
Sur quoi, donnant l'exemple, il prit place dans le
grand fauteuil présidentiel.
— Quelles rosses que ces filles ! — déclara alors le
commis.
Et, pour réfuter l'opinion de ceux qui prétendaient
que la Maslova n'avait pas volé, il raconta comment une
créature de la même espèce, sur le boulevard, avait un
jour volé la montre d'un de ses collègues. Le colonel,
après lui, raconta un trait plus étrange et plus probant
encore : le vol d'un samovar d'argent.
— De grâce, Messieurs, arrivons aux questions ! — fit
le président, en frappant de son crayon sur la table.
Tous se turent, et le président commença la lecture
des questions posées au jury.
Ces questions étaient rédigées ainsi :
1° Le paysan Simon Petrovitch Kartymkine, du village de
Borki, district de Krapivo, trente-quatre ans, est-il coupable
d'avoir, le 16 octobre 188..., volontairement attenté à la vie
du marchand Smielkov, dans l'intention de le voler ? et est-il
coupable d'avoir dérobé au susdit marchand, après l'avoir
empoisonné avec la complicité d'autres personnes, une
somme d'environ 2.500 roubles et une bague en bril-
lants?
2^ Euphémie Ivanovna Botchkov, bourgeoise, âgée de qua-
rante-trois ans, est-elle coupable d'avoir commis, de compli-
cité avec Simon Petrovitch Kartymkine, les actes énumérés
dans la première question?
3<^ Catherine Mikaïlovna Maslov, âgée de vingt-sept ans, esf-
elle coupable d'avoir, de complicité avec les deux autres pré-
venus, commis les actes énumérés dans la première question?
4° Au cas où Euphémie Botchkov ne serait pas reconnue
coupable des actes énumérés dans la première question, est-
elle coupable d'avoir, le 16 octobre 188..., étant domestique
dans l'Hôtel de Mauritanie, pris secrètement dans la valise
fermée du marchand Smielkov une somme d'environ
2.500 roubles ?
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RÉSURRECTION 107
Ayant achevé sa lecture, le président reprit la pre-
mière question.
— Hé bien ! Messieurs, comment allons-nous répondre
sur ce premier point ?
La réponse fut vite trouvée. Tous se mirent d'accord
pour l'affirmative, tant au sujet du vol que de l'empoi-
sonnement. Un seul des jurés refusa de tenir Kartym-
kine pour coupable : un vieil artisan qui, sans commen-
taires, répondait toujours négativement à toutes les
questions.
Le président se figura d'abord que ce vieillard ne
comprenait pas, et il se mit en devoir de lui expliquer
que, sans l'ombre d'un doute, Kartymkine et la Botch-
kova étaient coupables ; mais le vieillard répondit qu'il
comprenait fort bien, et que, suivant lui, mieux valait
tout pardonner. « Nous-mêmes, dit-il, ne sommes pas
des saints ! » Et rien ne put l'amener à changer d'avis.
Sur la seconde question, concernant la Botchkova,
après de longs débats la réponse fut : « Non, elle n'est
pas coupable. » On estima, en effet, que les preuves
manquaient de sa participation à l'empoisonnement :
c'était d'ailleurs sur ce point qu'avait particulièrement
insisté son avocat.
Le marchand, qui cherchait à innocenter la Maslova,
soutint de nouveau que la Botchkova était l'agent principal
de toute l'affaire. Et plusieurs des jurés furent de son
avis, jusqu'au moment où le président, soucieux de se
maintenir sur le terrain de la stricte légalité, fit obser-
ver que, en tout cas, sa participation à l'empoisonne-
ment n'était établie par aucune preuve matérielle. On
discuta longtemps encore, mais l'avis du président finit
par prévaloir.
On déclara en revanche, sur la quatrième question,
que la Botchkova était coupable d'avoir pris l'argent.
A la demande de l'artisan, on ajouta : « Avec des circons-
tances atténuantes. i>
Enfin vint le tour de la troisième question, qu'on avait
réservée pour la fin. Elle donna lieu à une discussion
plus vive encore que les trois autres,
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108 RÉSURRECTION
Le président affirmait que la Maslova était coupable.
Le marchand soutenait qu'elle était innocente, et le colo-
nel et Tartisan appuyaient son avis. Le reste des jurés
hésitait, mais semblait pencher vers Topinion du prési-
dent; et cela tenait surtout à ce que tous les jurés
étaient fatigués, et se rangeaient de préférence à celle
des deux opinions qui, en mettant plus vite tout le
monde d'accord, pourrait plus vite leur rendre la liberté.
D'après les résultats des interrogatoires, et d'après
ce qu'il savait de la Maslova, Nekhludov avait la con-
viction que celle-ci n'était coupable ni de vol ni de
l'empoisonnement. Il avait cru d'abord que tout le
monde serait de ce même avis ; mais il dut reconnaître
bientôt qu'il s'était trompé, et que la majorité, sur la
question, penchait plutôt vers l'affirmative, un peu à
cause de la lassitude générale, un peu par égard pour
le président, et un peu parce que le brave marchand,
qui ne cachait pas que la Maslova lui plaisait, mettait
vraiment trop de maladresse à la défendre. Nekhludov,
en voyant cela, fut tenté de prendre la parole; mois
une peur l'envahit à l'idée d'intercéder pour Katucha,
comme s'il eût senti que tout le monde, aussitôt, devi-
nerait les relations qu'il avait eues avec elle. Et cepen-
dant il se disait que les choses ne pouvaient pas se
passer d'une telle façon et qu'il avait absolument le
devoir d'intervenir. Il rougissait et il pâlissait; et il allait
enfin se décider à parler, lorsque Pierre Gérassimovitch,
évidemment agacé du ton autoritaire du président,
intervint dans la discussion et dit, précisément, ce que
lui-même s'apprêtait à dire.
— Permettez, — disait le professeur, — vous affirmez
qu'elle est coupable du vol parce que c'était elle qui
avait la clé de la valise; mais est-ce que les domes-
tiques de rhôtel ne pouvaient pas ouvrir la valise avec
une autre clé ?
— C'est cela, c'est cela même ! — appuyait le mar-
chand.
— En réalité, il est impossible que la Maslova ait pris
l'argent, car, dans sa situation, elle n'aurait su qu'en faire.
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RÉSURIIECÏION 109
— Parfaitement, c'est tout juste ce que je dis ! —
ajoutait encore le marchand.
— J'estime plutôt que son arrivée à Thôtel avec la
clé aura suggéré l'idée du vol aux deux domestiques,
qu'ils auront profité de Toccasion, et, ensuite, tout rejeté
sur la Maslova.
Pierre Gérassimovitch parlait d'une voix agacée. Et
son agacement se communiqua au président, qui insista
de plus en plus fort sur son opinion. Mais Pierre Géras-
simovitch parlait avec tant d'assurance que la majorité
se rangea à son avis, et reconnut que la Maslova n'avait
point pris de part au vol de l'argent, ni de la bague,
celle-ci lui ayant été donnée en cadeau par le marchand.
Restait à décider si elle avait été coupable de l'em-
poisonnement. De nouveau le marchand, ardent défen-
seur de la prévenue, déclara qu'on avait le devoir de la
proclamer innocente ; mais le président répliqua, avec
beaucoup d'énergie, qu'il y avait impossibilité maté-
rielle à la proclamer innocente sur ce point, attendu
qu'elle-même avouait qu'elle avait versé la poudre dans
le verre.
— Elle a versé la poudre, oui, mais elle croyait que
c'était de l'opium ! — fit le marchand.
— Mais l'opium lui-même eçt un poison, — répondit
le colonel, qui aimait les digressions ; et il raconta, à
ce propos, l'aventure de la femme de son beau-frère,
qui avait absorbé de l'opium par accident, et qui serait
morte sans l'habileté miraculeuse d'un médecin appelé
en hâte auprès d'elle. Le colonel racontait avec tant de
complaisance que personne n'avait le courage de l'inter-
rompre. Seul, le commis juif, entraîné par Texemplc,
s'enhardit à lui couper la parole :
— • On peut si bien s'accoutumer au poison, dit-il,
qu'on finit par en supporter, sans danger, de très fortes
doses; et la femme d'un de mes parents...
Mais le colonel n'était pas homme à se laisser inter-
rompre; il continua son histoire, et tout le monde con~
ï^ut à fond le rôle qu'avait joué l'opium dans la vie de la
femme de son beau-frère.
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ilO RÉSURRECTION
— Mon Dieu! Messieurs, voici qu'il est déjà quatre
heures ! — s'écria un juré.
— Eh bien ! — Messieurs, demanda le président, —
qu'allons-nous répondre ? Voulez-vous que nous répon-
dions quelque chose comme ceci : « Oui, elle est coupable
d'avoir versé le poison, mais sans intention de voler?»
Pierre Gérassimovitch, satisfait du succès qu'il venait
d'obtenir sur la question précédente, donna, cette fois,
sa pleine approbation.
— Je demande qu'on ajoute : « Avec circonstances
atténuantes ! » — s'écria le marchand.
Tout le monde y consentit aussitôt. Seul l'artisan
insista de nouveau pour que l'on répondit : a Non, elle
n'est pas coupable. »
— Mais la réponse que j'ai proposée revient à dire
cela ! — lui expliqua le président. — « Sans intention de
voler », c'est comme si nous disions qu'elle n'est pas
coupable.
— Oui, mais à la condition d'ajouter : avec circons-
tances atténuantes^ pour achever d'absoudre l'accusée!
— déclara le marchand, tout fier de son invention.
Et tout le monde était si fatig-ué, et ces longues dis-
cussions avaient tellement brouillé tous les esprits, que
personne n'eut l'idée d'ajouter à la réponse : « Oui, mais
sans intention de donner la mort. » Nekhludov lui-
même n'en eut point l'idée, absorbé comme il était par sa
douleur et son inquiétude. Les réponses furent écrites,
sous la forme adoptée par les jurés, et c'est sous cette
forme qu'elles furent remises au tribunal.
Rabelais raconte qu'un juriste, appelé à trancher un
procès, après avoir énuméré une foule d'articles de lois,
et après avoir lu vingt pages de fatras incompréhensible,
proposa à ses collègues de tirer au sort le jugement. Si
les dés donnaient un nombre pair, c'était l'accusateur qui
avait raison ; si le nombre était impair, c'était l'accusé.
De même il en fut cette fois encore. Les réponses
adoptées par le jury ne le furent point parce que tous les
jurés étaient du môme avis. Elles furent adoptées,
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RÉSURRECTION 111
d'abord, parce que le président du tribunal, s'étant
laissé entraîner àuiitrop long discours, avait négligé de
dire ce qu'il disait d'ordinaire en pareil cas, à savoir que
les jurés pouvaient répondre : « Oui, mais sans intention
de donner la mort. » Les réponses furent adoptées, en
second lieu, parce que le colonel avait très longuement
raconté l'histoire de la femme de son beau-frère, ce qui
avait ennuyé et fatigué les jurés ; en troisième lieu, parce
que Nekhludov, absorbé par ses préoccupations person-
nelles, ne s'était pas aperçu de ce que les mots : « sans
intention de voler » auraient dû être accompagnés des
mots : « sans intention de donner la mort » ; en quatrième
lieu, parce que Pierre Géras simovitc.h, enchanté d'avoir
une première fois imposé son opinion au jury, s'était dé-
sintéressé de la suite du débat et était même sorti de la
sallependant que le président relisait les réponses. Mais
ces réponses furent adoptées, surtout, parce que les jurés
étaient las, parce qu'ils avaient hâte de se retrouver
libres et d'aller dîner, de telle sorte qu'ils s'étaient jetés
sur le premier avis qu'on leur avait proposé .
Quand le président eut achevé de relire les réponses,
il sonna. I^e gendarme, qui s'était tenu devant la porte
avec l'épée au clair, remit son épée dans le fourreau et
s'écarta. Les juges revinrent s'asseoir sur leurs sièges,
elles jurés, l'un après l'autre, rentrèrent dans la grande
salle.
Le président du jtiry, d'un air solennel, portait la
feuille contenant les réponses. Il s'avança jusqu'à la
table où siégeait le tribunal et remit la feuille au pré-
sident.
Celui-ci, l'ayant lue d'un coup d'œil, parut très sur-
fïris, agita les bras, et se tourna vers ses collègues pour
eur demander leur avis. Il était stupéfait de voir que lo
jury, ayant répondu négativement à la question du vol,
eût répondu affirmativement et sans réserves à celle du
meurtre. De cette réponse découlait la conclusion que la
Maslova n'avait pas pris l'argent ni la bague, et que,
cependant, en l'absence de tout motif, elle avait empoi-
sonné le marchand.
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112 RÉSURRECTION
— Voyez donc rineptie qu'ils ont rapportée! — dit le
président à son voisin de gauche. — Ce sont les travaux
forcés pour cette fille, et, très certainement elle est in-
nocente !
— Et pourquoi serait-elle innocente ?
— Mais cela saute aux yeux ! A mon avis, il y a lieu
d'appliquer l'article 817.
L'article* 817 déclare que le tribunal a le droit de mo-
difier la décision du jury, s'il la juge mal fondée.
— Et vous, qu'en pensez- vous ? — demanda le prési-
dent à son autre voisin.
— Peut-être devrions-nous, en effet, appliquer l'ar-
ticle 817 ? — dit le juge aux bons yeux.
— Et vous ? — demanda le président au juge gro-
gnon.
— J'estime que pour rien au monde nous ne devons le
faire ! — répondit ce magistrat d'un ton résolu. — On se
plaint déjà suffisamment de ce -que les jurés acquittent
les coupables : que dirait-on si le tribunal se mettait
à renchérir sur eux? Pour rien au monde je ne puis y
consentir !
Le président tira sa montre.
— Je suis désolé, mais qu'y faire ? — songea-t-il ;
et il remit les réponses au président du jury, afin que
celui-ci en donnât lecture.
Aussitôt tous les jurés se levèrent ; et leur président,
se balançant d'une jambe sur l'autre, lut à haute voix les
questions et les réponses. Le greffier, les avocats, le
procureur lui-même ne purent cacher leur stupéfaction.
Seuls les prévenus restaient immobiles sur leur banc,
ne comprenant pas le sens de ces réponses.
Puis les jurés se rassirent. Le président, se tournant
vers le substitut, lui demanda quelles peines il proposait
d'appliquer aux prévenus.
Le substitut, enchanté de la sévérité du jury à l'égard
de la Maslova, qu'il attribuait uniquement à son élo-
quence, se rengorgea, fit mine de réfléchir, et dit :
— Pour Simon Kartymkine, je demande l'application
de l'article 1452; pour Euphémie Botchkov, l'applica-
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RÉSURRECTION 113
tion de Tarticle... ; et pour Catherine Maslov, l'applica-
tion de Farticle... paragraphe..»
Les peines énoncées par ces articles étaient, naturelle-
ment, les plus dures qu'on pût appliquer dans l'espèce.
— Le tribunal va se retirer pour délibérer sur l'ap-
plication de la peine ! — dit le président en se levant.
Et il sortit avec les deux juges. Sur l'estrade, chacun
éprouvait le soulagement que donne la conscience de la
besogne achevée ; et les jurés, notamment, bavardaient
à leur aise.
— Eh bien ! petit père, vous avez fait du bel ouvrage !
— dit Pierre Gérassimovitch en s'approchant de Nekhlu-
dov, à qui le président du jury expliquait quelque chose.
— Voilà que vous avez envoyé cette malheureuse aux
travaux forcés !
L'émotion de Nekhludov fut telle, en entendant ces
paroles, que c'est à peine s'il songea à se formaliser de
la choquante familiarité de l'ancien employé de sa sœur.
— Quoi ? que dites-vous ?
— Mais sans doute ! — répondit Pierre Gérassimo-
vitch. Vous avez oublié d'ajouter, dans votre réponse :
mais sans intention de donner la mort. Et le greffier
vient de me dire que le procureur demande quinze ans
de travaux forcés.
— Mais la réponse est conforme à ce que nous avons
arrêté en commun ! — fit le président.
Pierre Gérassimovitch, de nouveau, le contredit, dé-
clarant que, puisqu'on avait affirmé que la Maslova
n'avait pas pris l'argent, on aurait eu le devoir d'ajouter
qu'elle n'avait pas eu l'intention de donner la mort.
— Mais j'ai relu les réponses avant de rentrer en
séance I — se justifiait le président. — Personne n'a ré-
clamé !
— J'ai été forcé de sortir pour un instant, durant
cette lecture, — dit Pierre Gérassimovitch. — Mais
vous, Dimitri Ivanovitch, comment avez-vous pu laisser
passer cela ?
— Je ne me suis aperçu de rien, — dit Nekhludov.
— La chose était pourtant assez facile à remarquer!
y Google
114 RÉSURRECTION
— Mais on peut réparer le mal ! — fit Nekhludov.
— Oh ! non, il est trop tard! maintenant tout est fini.
Nekhludov jeta les yeux eur les prévenus. Pendant que
leur destin se décidait, ils continuaient à rester assis sur
leur hanc, entre les deux soldats. La Maslova souriait.
Et une pensée mauvaise se glissa dans Tâme de Neklilu-
dov. Tout à l'heure, prévoyant Tacquittement de la Mas-
lova et sa mise en liberté, il se préoccupait de savoir
comment il devrait se conduire envers elle. Mais main-
tenant les travaux forcés et la Sibérie supprimaient du
coup, pour lui, la possibilité de toute reprise de relations
avec elle. L'oiseau blessé allait bientôt cesser de se dé-
battre, dans la carnassière.
VI
Les choses se passèrent comme l'avait prédit Pierre
Gérassimovitch.
Après une courte délibération, les trois juges ren-
trèrent dans la salle, et le président donna lecture de
Tarrêt, qui commençait ainsi :
Le 28 avril 188..., par ordre de Sa Majesté Impériale, la
section criminelle du tribunal du district de N..., siégeant
avec la collaboration des jurés, en vertu des articles 771,776
et 777 du Code de procédure criminelle, a condamné Simon
Kartymkine, paysan, âgé de trente-quatre ans, et Catherine
Maslov, bourgeoise, âgée de vingt-sept ans, à la perte de
tous leurs droits tant civils que personnels, et a ordonné que
tous deux seraient envoyés aux travaux forcés : Kartymkine
pour une durée de huit ans, la femme Maslov pour une
durée de quatre ans, conformément à Farticle 23 du Code
Pénal ;
A condamné Euphémie Botchkov, bourgeoise, âgée de
quarante-quatre ans, à la perte des droits personnels et à un
emprisonnement de trois ans, conformément à Farticle 48
du Code Pénal;
A condamné, en outre, les trois prévenus à payer, conjoin-
tement, tous les frais du procès, en décrétant toutefois que,
y Google
RÉSURRECTION 115
dans le cas où les trois prévenus seraient insolvables, les
susdits frais retomberaient à la charge du trésor...
L'arrêt spécifiait ensuite que la bague aurait à être
restituée aux héritiers du marchand Smielkov, «t que le
reste des pièces à conviction serait vendu ou détruit.
En écoutant cet arrêt, Simon Kartymkiae continuait
à s'agiter, à promener ses mains le long des coujtures de
son pantalon, et à remuer les lèvres. La Botchkova gar-
dait une attitude impassible. Catherine Maslov, elle, était
brusquement devenue d'un rouge pourpre.
— Je ne suis pas coupable ! Pas coupable ! — s'écria-
t-elle dès que le président eut fini sa lecture. — Je le
jure ! Je ne suis pas coupable ! Je n'ai pas voulu le tuer,
je n'ai pas pensé à le tuer î Je dis la vérité ! La vérité
vraie !
Puis, ayant crié ces quelques mots avec une telle force
que la salle entière les entendit, elle se laissa retomber
sur son banc, se couvrit le visage de ses deux mains, et
éclata en bruyants sanglots.
Lorsqu^e Simon et Euphémie se levèrent pour sortir,
elle resta assise, toujours sanglotante; imdes gendarmes
dut la seconer paf Je bras pour la forcer à se lever.
— Non, il est impossible de laisser les choses se passer
ainsi I — se dit Nekhludov, oubliant tout à fait la mau-
vaise pensée qu'il avait eue quelques instants aupara-
vant. Et, sajtts réfléchir, poussé par une impulsion irré-
sistible, il s'élança vers le corridor afin de revoir, une
fois encore, la jeune femme qu'on venait d'emmener.
Devant la porte se pressait la foule des jurés et des
avocats, bavardant, gesticulant, de sorte que Nekhludov
dut attendre assez longtemps avant de pouvoir sortir de
la salle. Quand il se trouva enfin dans le corridor, la
Maslova était déjà loin. Il courut vers elle, indifférent à
Tattentiou qu'il provoquait, et il ne s'arrêta que quand
il l'eut rejointe.
Elle ne pleurait plus, mais de gros sanglots saccadés
soulevaient sa poitrine, par instants, pendant qu'elle
essuyait, du bout de son fichu, les gouttes de sueur qui
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Ii6 RÉSURRECTION
coulaient sur ses joues. Elle passa devant Nekhludov
sans le regarder. Et, lui non plus, il ne fît pas un geste
pour attirer ses regards. Il la laissa passer devant lui, et,
reprenant sa course dans le corridor, il se mit à la
recherche du président du tribunal.
Celui-ci, lorsque Nekhludov parvint à le rencontrer,
était déjà dans la loge du portier, s'apprêtant à partir.
Il endossait un élégant pardessus de demi-saison, et le
portier, en face de lui, lui tendait respectueusement sa
canne à pommeau d'argent.
— Monsieur le président, — lui dit Nekhludov, —
pourrais-je vous entretenir un moment? C'est au sujet
de TafTaire qui vient d'être jugée. Je fais partie du jury.
— Mais comment donc? Le prince Nekhludov, n'est-ce
pas ? Trop heureux de vous retrouver ! — ajouta le prési-
dent en lui serrant la main.
Il se rappelait, avec une vive satisfaction, le bal où il
l'avait rencontré, ce bal où il avait dansé avec plus de
charme et d'entrain que tous les jeunes gens.
— En quoi pourrai-je vous servir ?
— Il y a eu un malentendu pour notre réponse concer-
nant la fille Maslov ! Elle est innocente de l'empoisonne-
ment, et voilà qu'elle est condamnée aux travaux forcés !
— fit Nekhludov, dont le visage s'était subitement assom-
bri.
— Mais c'est sur vos réponses que nous avons établi
l'arrêt ! — dit le président en s'avançant vers la porte, —
encore que, nous-mêmes, nous ayons trouvé ces réponses
assez incohérentes.
Le président se souvint tout à coup que, dans son
résumé, il avait été sur le point d'expliquer aux jurés la
façon dont ils devaient formuler leurs réserves, au cas
où ils auraient des réserves à faire ; et il se souvint que,
pour gagner du temps, il avait renoncé à cette partie de
son explication. Mais il n'eut garde d'en rien dire à son
interlocuteur.
— 11 y a eu une erreur, — poursuivit Nekhludov. —
Est-ce qu'on ne pourrait pas réparer cette erreur ?
— Des motifs de cassation peuvent toujours se trouver !
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RÉSURRECTION 117
Adressez-vous à un avocat ! — dit le président en éti-
rant ses bras dans les manches de son pardessus, et en
faisant, de nouveau, un pas vers la porte.
— Mais c'est une chose affreuse !
— Voyez-vous, il n'y avait pour nous que deux solu-
tions possibles...
Le président était évidemment partagé entre son désir
d'être agréable à Nekhludov et la crainte d'arriver trop
tard à son rendez-vous. Dès qu'il eut achevé d'étaler ses
favoris sur les deux revers de son pardessus, il prit
légèrement le coude de Nekhludov, et, l'entraînant vers
la porte :
— Voulez-vous que nous sortions d'ici? — lui dit-il.
— Parfaitement ! — répondit Nekhludov.
Il mit en hâte son manteau et sortit avec le président.
Au dehors un gai soleil brillait, les rues étaient pleines
de bruit et de mouvement. Et le président dut élever la
voix, à cause du cahot des roues sur le pavé.
— Voyez-vous, — reprit-il, — la situation est des plus
simples. Comme je vous le disais, il n'y avait à cette
affaire que deux solutions possibles. Ou bien cette créa-
ture, cette Maslova, pouvait être, pour ainsi dire,
acquittée, condamnée simplement à quelques mois de
prison, et sa détention préventive pouvait être admise
en décompte, ce qui achevait de rendre la peine insigni-
fiante; ou bien c'étaient pour elle les travaux forcés.
Nous étions dans la nécessité d'adopter l'une ou l'autre
de ces deux situations : et notre choix était subordonné
à votre réponse.
— Je n'ai point songé à faire ajouter la restriction qui
aurait traduit notre pensée ! Je suis inexcusable de n'y
avoir pas songé ! — dit Nekhludov.
— Eh bien ! toute l'affaire est là ! — répondit le prési-
dent avec un sourire.
n tira sa montre et regarda l'heure. A peine s'il avait
trois petits quarts d'heure à passer avec sa Clara.
— Et maintenant, si vous le voulez bien, adressez-vous
à un avocat ! Il s'agit de trouver un motif de cassation. Ce
motif, d'ailleurs, se trouve toujours ! — répéta le président.
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118 RÉSURRECTION
— Hôtel d'Italie ! — cria-t-il au cacheï* d'un fiacre
qui passait. — Trente kopeks pour la course ! C'est le
prix que je donne toujours.
— Que Son Excellence daigne monter !
— Toutes *mes amitiés, — dit le président à Nekhlu-
dov en prenant congé de lui. — Et si je puis vous servi?
en quoi que ce soit : maison Dvornikov, rue Dvorians-
kaïa; c'est aisé à retetiir ! '
Et il s'éloigna, après avoir, une dernière fois, salué
Nekhiudov d'un léger signe de tête.
VII
L'entretien avec le président du tribunal, et aussi l'air
frais du dehors, avaient un peu calmé Nekhiudov. Il se
dit que Fémotion extraordinaire qu'il venait d'éprouver
tenait surtout à sa fatigue, et que les circonstances anor-
males où il s'était trouvé depuis le matin avaient dû con-
tribuer encore à l'exagérer. « Mais, tout de même, son-
gea-t-il, quelle stupéfiante et incroyable reïicontre ! Il
faut absolument que je fasse tout mon possible pour
adoucir le sort de cette malheureuse, et cela au plus vite!
Et dès maintenant, pendant que je suis ici, je vais en
profiter pour demander l'adresse de Faïnitzin ou de
Mikinin.» C'étaient deux avocats célèbres, dont le nom
lui était revenu en mémoire.
Retournant sur ses pas, il rentra au Palais de Justice,
ôta de nouveau son pardessus, et monta l'escalier. Dans
l'entrée même du corridor, il rencontra Faïnitzin. Il
l'aborda, lui dit qu'il avait à s'entretenir avec lui. L'avo-
cat, qui le connaissait de vue et savait son norti, s'em-
pressa de lui répondre qu'il serait trop heureux de pou-
voir lui être agréable.
— Je suis malheureusement un peu fatigué, et j'ai
encore à faire; mais vous pouvez toujours m'expliquer,
en deux mots, de quoi il s'agit. Voulçz^vous que* nous
entrions ici, pour un instant?
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RÉSURRECTION 419
Et il fit entrer Nekhludov dans une petite pièce qni
se trouvait ouverte, sans doute le cabinet de quelque
employé du tribunal. Tous deux s'assirent près de la
table.
— Eh bien ! de quoi s'agit-il ?
— Je vous demanderai avant tout, — dit Nekhludov,
— de faire en sorte que personne ne sache la part que je
prends dans l'affaire dont j'ai à vous parler.
— Mais certainement, cela va de soi. Et alors?...
— J'ai été juré, aujourd'hui, et nous avons condamné
nne femme aux travaux forcés. Or cette femme n'est pas
coupable ! Cela me tourmente.
Malgré lui, Nekhludov rougit et se troubla. Faïnitzin
le dévisagea d'un conp d'œil rapide ; après quoi il baissa
de nouveau les yeux, et se remit à considérer le tapis
vert de la table.
— Et alors ? — demanda-t-il.
— Nous avons condamné une innocente. Et je voudrais
faire casser le jugement et transporter l'affaire devant
une juridiction supérieure.
— Devant le Sénat, — précisa l'avocat.
— Et je suis venu vous demander de prendre cette
affaire en main.
Nekhludov avait hâte de régler un point qui lui était
particulièrement pénible à toucher ; de sorte qu'il ajouta
aussitôt, sans reprendre haleine :
— Vos honoraires, et tous les frais que l'affaire pourra
occasionner, si élevés qu'ils soient, je me charge de
tout cela, bien entendu.
Et, pour la seconde fois, il se sentit rougir.
— Oui, oui, nous nous arrangerons ioujours! —
répondit l'avocat en souriant complaisamment de l'inex-
périence de son aristocratique client.
Nekhludov lui raconta brièvement l'affaire.
— Voilà ! Et maintenant je voudrais savoir ce qu'il y
a à faire, — conclut-il.
— Parfait ! Dès demain je vais demander le dossier,
et rae mettre en état de vous renseigner. Voyons ! après-
demain... Non, mettons plutôt jeudi... Donc, jeudi, vers
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420 BÉSURRFXTION
six heures du soir» si vous voulez bien venir chez moi,
je vous donnerai une réponse. Convenu, n'est-ce pas?
Ainsi, à jeudi. Je vous prie de m'excuser, mais j'ai
encore diverses choses à faire au Palais avant de ren-
trer.
Nekhludov prit congé de l'avocat et sortit du Palais
de Justice.
Ce nouvel entretien l'avait calmé plus encore que le
précédent ; il était tout heureux à la pensée d'avoir déjà
commencé des démarches en faveur de la Maslova. 11
jouissait du beau temps, il respirait avec délice le souffle
de l'air printanier. Des cochers de fiacre, s'arrêtant
devant lui, lui offraient leurs services : mais il était trop
heureux de pouvoir marcher. Et aussitôt se mit à bour-
donner en lui tout un essaim de pensées et de souvenirs
sur Katucha, et sur la façon dont il s'était conduit envers
elle. « Non, non, se dit-il, à tout cela je penserai plus
tard; maintenant je dois, avant tout, me distraire des
pénibles impressions que je viens de traverser ! »
Il se rappela alors le dîner des Korchaguine et regarda
sa montre. Le dîn^r ne devait pas être encore fini. Nekhlu-
dov courut vers une station de fiacres qu'il savait tout
proche, examina les chevaux, choisit la meilleure voi-
ture, et, dix minutes après, il se trouva devant le perron
de la vaste et élégante maison des Korchaguine.
y Google
CHAPITRE VII
— Que Votre Excellence daigne entrer, on Tattend
là-haut! — dit à Nekhludov, avec un sourire complaisant,
le gros portier de la maison des Korchaguine, en s'avan-
çant vers lui jusque sur le perron. — On est à table.
Onprie Votre Excellence de monter à la salle à manger.
Le portier fit entrer Nekhludov dans le vestibule;
puis, allant vers Tescalier, il tira le cordon d'une son-
nette.
— Est-ce qu'il y a du monde ? — demanda Nekhludov
tout en ôtant son pardessus.
— Il y a M. Kolossoff et puis Michel Sergueievitch ;
mais, sauf cela, personne, — répondit le portier.
Au haut de Tescalier se montra l'élégante figure d'un
valet de chambre en habit, des gants blancs aux mains.
— Que Votre Excellence daigne monter ! On la prie
d'entrer.
Nekhludov monta l'escalier, traversa l'immense et
somptueuse antichambre, et entra dans la salle à manger.
Autour de la grande table était assise toute la famille
des Korchaguine, à l'exception de la mère de Missy, la
princesse Sophie Vassilievna, qui prenait toujours ses
repas dans sa chambre. Le vieux Korchaguine occupait
le haut de la table : il avait à sa droite le médecin de la
maison, à sa gauche son ami Ivan Ivanovitch Kolossof,
ancien fonctionnaire, à présent membre du conseil d'ad-
ministration d'une banque. Puis venaient, à gauche,
Miss Redort, l'institutrice de la petite sœur de Missy, et
cette sœur elle-même, une enfant de quatre ans ; à droite,
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122 RÉSURRECTION
en face d'elle, le frère de Missy, Petia, collégien de la
septième classe, qui se préparait à passer ses examens,
et un jeune étudiant, son répétiteur. Plus loin, vis-à-vis
lun de l'autre, étaient assis Michel Sergueievitch Télé-
guine ouMitia, fils d'un premier mariage delà princesse
Korchaguine, et une parente pauvre, Catherine Alexievna,
vieille fille et slavophile ; et enfin, au bas de la table,
Missy, avec une place vide entre elle et la vieille de-
moiselle.
— Ha! voilà qui est bien! Arrivez vite, nous n'en
sommes encore qu'au poisson ! — dit le vieux Korcha-
guine en levant sur Nekhludov ses yeux injectés de
sang.
— Etienne ! — cria-t-il ensuite au majestueux n>aître
d'hôtel ; et il lui fît signe d'avoir à conduire Nekhludov
à la place qui lui était réservée.
Nekhludov connaissait depuis longtemps le vieux
Korchaguine, et bien souvent déjà il l'avait vu à table :
mais, ce soir-là, son visage rouge et congestionné, sa
bouche sensuelle, son gros cou, l'ensemble de sa figure,
et jusqu'à la façon dont il passait un coin de sa serviette
dans le revers de son gilet, tout cela le frappa désa-
gréablement. Il se rappela aussitôt, malgré lui, tout ce
qu'on lui avait dit de la dureté de cet homme, qui, dans
le temps où il était gouverneur de province, avait fait
fusiller une foule de malheureux, et même en avait fait
pendre un bon nombre.
— On va tout de suite s'occuper de servir Votre
Excellence! — dit Etienne en prenant dans un des tiroirs
du buffet une grande cueiller à soupe, pendant que l'élé-
gant valet de chambre se plaçait derrière la chaise vide,
et que Missy rarrangeait, sur l'assiette de Nekhludov,
un des plis de la serviette artistement dressée en forme
d'éventail.
Mais Nekhludov dut d'abord faire le tour de la table
et serrer la main de chacun des convives. Chacun se
leva de sa chaise pour lui tendre la main, à l'exception
des dames et du vieux Korchaguine. Et cette promenade
autour de la table, et ces poignées de main données à
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RÉSURRECTION 123
des personnes à quelques-unes desquelles il n'avait
même jamais adressé la parole, tout cela lui parut, ce
soir-là, particulièrement ridicule et désagréable.
II s'excusa de venir si tard ; et déjà il s'apprêtait à
s'asseoir à sa place, entre Missy et Catherine Alexievna,
quand le vieux Korchaguihe exigea que, à défaut d'un
petit verre d'eau-de-vie, il prît au moins des hors-
(l'œuvre. Nekhludov dut s'approcher de la petite table
où étaient les hors-d'œuvre, le homard, le caviar, le
fromage, les anchois. Il s'imaginait n'avoir pas faim;
mais le fait est qu'ayant goûté au caviar il se mit à dé-
vorer avec avidité.
— Hé bien ! avez-vous sapé les bases ? — lui demanda
Kolossov, reprenant ironiquement l'expression employée
peu de temps auparavant par un journal réactionnaire,
dans un article destiné à montrer les dangers de l'insti-
tution du jury. — Vous avez acquitté des coupables,
condamné des innocents, hein, n'est-ce pas ?
— Sapé les bases ! Sapé les bases î — répéta le vieux
prince en se tordant de rire, 11 éprouvait une confiance
illimitée dans l'esprit et la science de son ami, dont il
partageait pleinement les opinions libérales.
Mais Nekhludov, au risque de paraître impoli, ne ré-
pondit rien. Il s'assit devant son assiette, se servit du
potage, et continua de manger avec un extrême appétit.
— Laissez-le donc se rassasier! — dit en souriant
Missy avec une familiarité qui montrait le caractère par-
ticulièrement amical de leurs relations.
Kolossov, d'ailleurs, avait déjà oublié sa question.
D'un ton violent et à très haute Voix, il discutait l'ar-
ticle du journal réactionnaire sur l'institution du jury.
Et Michel Sergueievitch, lui donnant la réplique, signa-
lait les monstrueuses erreurs d'un autre article récent,
publié dans le même journal.
Missy était, comme toujours, parfaitement distinguée.
Elle avait une toilette d'une élégance discrète et sobre,
mais irréprochable.
— Vous devez être épuisé de faim et de fatigue! — dit-
elle à Nekhludov quand il eut achevé d'avaler son potage.
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i24 RÉSURRECTION
— Maïs non, pas trop! Et vous? Etes-vous allée voir
ces tableaux ?
— Non, nous avons remis la visite à plus tard. Nous
sommes allés jouer au tennis chez les Salomonov. Et, vous
savez, c'est vrai que Mister Crooks joue admirablement!
Nekhludov était venu chez les Korchaguine pour se
distraire. Ses visites chez eux lui avaient, du reste, tou-
jours été agréables, tant pour le ton de luxe et de ri-
chesse qui régnait dans la maison et qui charmait ses
goûts de raffiné, que pour l'atmosphère de caressante
flatterie dont, inconsciemment, il s'y sentait entouré.
Mais, ce soir-là, par un hasard singulier, tout dans cette
maison se trouva lui déplaire : tout, depuis le portier,
l'énorme vestibule, les fleurs, les valets de chambre en
habit, Tomementation de la table, jusqu'à Missy elle-
même, qu'il ne put s'empêcher de juger affectée et anti-
pathique. Il était choqué et du ton suffisant et grossier
de Kolossov, et de son libéralisme, et de la figure sen-
suelle et vicieuse du vieux Korchaguine, et des citations
françaises de la vieille demoiselle slavophile, et des
mines maussades de l'institutrice et du précepteur ; et
tout spécialement l'avait choqué la façon familière dont
Missy avait parlé de lui, au lieu de le désigner par ses
prénoms comme le reste des convives.
Nekhludov était toujours ballotté entre deux sentiments
contraires au sujet de Missy. Tantôt, la voyant, pour ainsi
dire, dans une pénombre, il découvrait en elle toutes les
perfections : elle lui paraissait franche, et belle , et intel-
ligente, et pleine de naturel. Et tantôt, comme s'il pas-
sait tout d*un coup de la pénombre au grand jour, il était
forcé de se rendre compte de ses imperfections. C'est
dans cette dernière disposition qu'il se sentait ce soir-
là. Il distinguait toutes les rides de son front, il distin-
guait les deux fausses dents qu'elle avait dans la bouche,
il reconnaissait la trace du fer à friser dans les boucles
de ses cheveux, il voyait saillir les os de ses coudes ; et
surtout il était frappé de la largeur des ongles de ses
doigts, qui lui rappelaient les doigts épais du vieux Kor-
chaguine.
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RÉSUBRECTION 12b
— Quel jeu assommant, ce tennis! — dit Kolossov. —
Le jeu de paume, de notre temps, était bien plus gai!
— Mais non, c'est que vous ne connaissez pas le ten-
nis! Il n'y a rien de plus follement entraînant ! —
s écria Missy.
Et Nekhludov eut l'impression qu'elle avait prononcé
le mot « follement » avec une affectation insupportable.
Un débat s'engagea où prirent part aussi Michel Ser-
^ueievitch et la vieille demoiselle. Seuls le répétiteur,
l'institutrice et les enfants se taisaient, et, manifeste-
ment, s'ennuyaient.
— Allons, disputez-vous une bonne fois ! — dit enfin,
en riant aux éclats, le prince Korchaguine.
Sur quoi, prenant à pleine main sa serviette, il la
posa toute fripée sur la table, et se leva, tandis qu'un
valet de chambre s'empressait pour reculer sa chaise.
Tout le monde se leva à sa suite et s'avança vers une
petite table où étaient rangés des bols et des verres d'eau
tiède parfumée. Les convives se rincèrent la bouche,
tout en poursuivant leur discussion entre deux gor-
gées.
— N'est-ce pas que c'est moi qui ai raison? — demanda
Missy à Nekhludov, après avoir affirmé à Michel Ser-
f^ieievitch que rien ne révélait le caractère des gens
aussi bien que le jeu. Elle avait tout de suite reconnu
sur le visage de son ami cette expression concentrée et
sévère qui, plusieurs fois déjà, l'avait inquiétée chez
lui; et elle était résolue à en découvrir la cause.
— En vérité, je n'en sais rien : jamais encore je n'ai
réfléchi à cette question, — répondit Nekhludov.
— Voulez-vous que nous montions chez maman? —
dit alors la jeune fille.
— Mais parfaitement, très volontiers! — répondit-il en
allumant une cigarette ; mais le ton de sa réponse signi-
fiait clairement qu'il se serait fort bien dispensé de cette
corvée.
Elle se tut, jeta sur lui un regard interrogateur, et
son inquiétude s'accentua encore.
« On dirait vraiment que je ne suis venu ici que pour
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iiô RÉSURRECTION
y répandre Feiinui ! » se disait pendant ce temps Nehklu-
dov ; et, s'efforçant d'être aimable, il se mît en devoir
d'ajouter quelques mots sur le plaisir qu'il aurait à pré-
senter ses hommages à la princesse, si toutefois sa
visite ne la dérangeait pas.
— Mais non, au contraire, maman sera enchantée. Et
vous pourrez fumer chez elle aussi bien qu'ici. Ivan Iva-
novitch doit déjà y être monté.
La maîtresse de la maison, la princesse Sophie Vassi-
liovna, passait sa vie couchée sur sa chaise-longue.
Depuis huit ans déjà elle ne mangeait plus à table. Elle
ne se plaisait que dans sa chambre, parmi les velours, les
dorures, les bronzes, les laques, et les fleurs. Jamais elle ne
sortait. Et elle ne voyait absolument, comme elle aimait
à le répéter, que « ses amis », c'est-à-dire les personcs
qui, pour une raison ou une autre, se distinguaient à ses
yeux de l'ordinaire des hommes. Nekhludov faisait natu-
rellement partie du nombre de ces « amis », à la fois parce
qu'il passait pour un jeune homme intelligent, et parce
que sa mère avait eu des relations avec l«s Korchaguine,
et aussi, et surtout, parce que Sophie Vassilievna désirait
lui faire épouser sa fille.
La chambre de la vieille princesse était précédée d'un
grand et d'un petit salon. Dans le grand salon, Missy,
qui marchait devant Nekhludov, s'arrêta brusquement,
et, empoignant d'un geste nerveux le dossier d'une chaise,
elle leva les yeux sur le jeune homme.
Missy avait le plus grand désir de se marier, et Nekhlu-
dov était pour elle un beau parti. En outre, il lui plaisait;
et puis elle s'était accoutumée à la pensée de l'avoir à elle,
— non pas de lui appartenir, mais de l'avoir à elle. Et
elle poursuivait ce dessein avec une ruse inconsciente,
mais tenace. Elle dit donc à Nekhludov, à brûle- pour-
point, en le fixant dans les yeux, pour l'obliger à s'expli-
quer franchement :
— Je vois que quelque chose vous est arrivé. Dites-
moi coque c'est.
Nekhludov se rappela son aventure de la cour
d'assises. 11 fronça les sourcils et rougit.
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RÉSLRMECTXON lât
— Oui, quelque chose m'est arrivé, — répondit-il, ne
voulant pas mentir, — quelque chose d'étrange, d'im-
prévu, et de grave.
— Qu'est-ce que c'est? vous ne voulez pas me le dire?
— Je ne le puis pas à présent. Excusez-moi ! Il m'est
arrivé une chose à laquelle j'ai encore besoin de réfléchir,
— ajouta-t-il : et il rougit davantage.
— Ainsi, vous ne voulez pas me le dire ?
Un muscle de son visage tressaillit. Elle repoussa le
dossier de la chaise où elle s'appuyait.
— Non, je ne le puis pas 1 — répondit Nekhludov, tout
en sentaat que, par cette réponse, il accentuait encore,
vis-à-vis de lui-même, l'extraordinaire gravité de ce qui
venait de lui arriver.
— Soit ! Eh bien, allons vite chez maman !
Elle secoua la tête, comme pour chasser une pensée
déplaisante, et reprit sa marche d'un pas plus rapide.
Nekhlu-dov crut s'apercevoir qu'elle faisait un effort
pour ne pas pleurer. 11 eut honte et se reprocha de l'avoir
chagrinée; mais il savait que la moindre faiblesse le
perdrait, c'est-à-dire le lierait à jamais, et c'est de quoi,
ce soir-là, il avait peur plus que tout au monde. Il con-
tinua donc de se taire, et parvint ainsi, avec la jeune fille,
jusqu'à la chambre de la princesse Korchaguine.
II
La princesse Sophie Vassilievna venait d'achever son
dîner, un dîner très délicat et très abondant, qu'elle man-
geait toujours seule, afin que personne ne la vit dans
cette occupation trop prosaïque. Près de sa chaise-longue,
sur un petit guéridon, le café était servi ; elle le buvait
par légères gorgées, enfumant des cigarettes parfumées.
La princesse Sophie Vassilievna était une vieille dame
très maigre, très langue, avec de longues dents et de
grands yeux noirs. Son âge ne renipéchait pas de se
donner encore les airs d'une jeune femme.
y Google
128 RÉSURRECTION
Toute sorte de bruits couraient sur ses relations avec
son médecin. Et Nekhludov, qui jamais jusqu'alors
n'avait fait attention à ces racontars, ne put se défendre
de se les rappeler lorsque, en entrant dans la chambre,
il aperçut, assis tout près de la vieille dame, le corpu-
lent médecin, avec sa barbe huileuse élégamment taillée.
Sa vue lui causa une impression de dégoût.
Au pied de la chaise-longue, sur un tabouret, était
assis Kolossov. Il s'occupait à mêler son sucre dans son
café. Un petit verre de liqueur était placé devant lui sur
le guéridon.
Missy, qui était entrée dans la chambre avec Nekhludov,
n'y resta qu'un instant.
— Quand maman sera fatiguée et vous mettra dehors,
vous viendrez me rejoindre, n'est-ce pas? — dit-elle à
Kolossov et à Nekhludov, en souriant gaîment à ce der-
nier, comme si rien d'anormal ne s'était passé entre eux.
Après quoi elle sortit de la chambre, glissant légère-
ment sur le tapis moelleux.
— Hé ! bonjour, cher ami ! Asseyez-vous là et racontez !
— dit la princesse Sophie Vassilievna, avec son sourire
apprêté, artificiel, mais imitant à merveille le sourire
naturel. Nous parlions précisément de vous. Ces mes-
sieurs disaient que vous étiez revenu de la cour d'assises
en très mauvaise humeur. De telles séances doivent être
si pénibles pour des hommes de cœur ! — ajouta-t-elle en
français.
— Oui, certainement, — répondit Nekhludov. — On y
sent bien souvent sa propre inf..., je veux dire qu'on
sent qu'on n'a pas, soi-même, le droit de juger les fautes
des autres...
— Comme c'est vrai ! — s'écria la vieille dame d'un ton
destiné à laisser voir que la justesse de la réflexion
de Nekhludov l'avait émerveillée ; car elle avait pour
habitude de flatter toujours ses interlocuteurs.
— Eh bien ! et votre tableau, où en est-il ? — repril-
elle. Vous savez qu'il m'intéresse énormément! Si j'étais
plus forte, il y a longtemps déjà que je serais ailée chez
vous pour le voir.
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RÉSURRECTION 129
— Je Tai tout à fait abandonné ! — lui répondit sèche-
ment Nekhludov, pour qui la fausseté de ses flatteries
était aussi visible, ce soir-là, que sa vieillesse, soigneu-
sement cachée. Et il avait beau s'efforcer d'être aimable,
tous ses efforts restaient inutiles.
— Mais c'est un crime ! Savez-vous que Répine lui-
même m'a dit qu'il y avait chez notre ami un vrai talent?
— dit-elle en se tournant vers Kolossov et en lui désignant
Nekhludov.
« Comment n'a-t-elle pas honte de mentir ainsi ! »
songeait Nekhludov.
Cependant la vieille dame, lorsqu'elle eut constaté que
Nekhludov n'était vraiment pas en train, et qu'il n'y avait
pas à espérer de pouvoir causer agréablement avec lui,
se rejeta de nouveau sur Kolossov. Elle lui demanda son
opinion sur une pièce nouvelle qu'on venait de jouer.
Elle la lui demanda d'un ton qui semblait dire que son
opinion trancherait aussitôt tous les doutes, et que cha-
cune de ses paroles aurait la valeur d'un oracle.
Kolossov fut très dur pour la pièce nouvelle, et profita
de cette occasion pour exposer toutes ses idées sur l'art.
La princesse Sophie Vassilievna se montrait, comme tou-
jours, effarée de la justesse de ses observations ; si
parfois elle se risquait à défendre l'auteur de la pièce,
ce n'était que pour s'avouer vaincue dès l'instant sui-
vant, ou pour trouver un juste milieu. Et Nekhludov
regardait et écoutait; et ce qu'il voyait et ce qu'il enten-
dait différait tout à fait de ce qui se passait devant lui.
Regardant et écoutant tour à tour la vieille dame et
Kolossov, Nekhludov constatait d'abord que ces deux
personnes n'avaient rien à faire avec la pièce dont elles
parlaient, qu'elles n'avaient rien à faire l'une avec l'autre,
et que leur conversation avait simplement pour objet de
satisfaire un besoin physique : le besoin d'activer la diges-
tion en remuant les muscles de la langue et du gosier.
Il constatait ensuite que Kolossov, ayant bu de l'eau-de-
vie, du vin, du café et de la liqueur, était un peu ivre :
ivre non pas à la façon des gens qui n'ont pas l'habitude
de boire, mais à la façon de ceux qui boivent régulière-
y Google
130 RÉSURRECTION
ment. Kolossov ne divaguait pas, ne disait pas de sot-
tises ; mais il se trouvait dans un état anorinal d'excita-
tion et de contentement de soi-même. En troisième lieu,
Nekhludov constatait que la vieille dame, au plus fort de
l'entretien, ne cessait pas de jeter des regards inquiets
vers la fenêtre, par où entrait à présent un rayon oblique
de soleil couchant, qui risquait de laisser voir trop clai-
rement les rides de son visage.
— Comme vous avez raison ! — répondit-elle à une
observation de Kolossov, tout en pressant le timbre
d'une sonnerie électrique.
Un moment après, le médecin se leva, et, sans rien
dire, en familier de la maison, il sortit de la chambre. Et
Nekhludov vit que Sophie Vassilievna, tout en continuant
l'entretien, le suivait des yeux.
— Philippe, ayez la bonté de baisser ce rideau ! —
dit-elle au beau valet de chambre qui était accouru à son
coup de sonnette.
— Oui, vous avez raison, il manque de mysticisme ; et
sans mysticisme il n'y a pas de poésie, — poursuivit-elle
en s'âdressant à Kolossov, pendant que ses yeux noirs
épiaient les mouvements du valet de chambre occupé à
baisser le rideau.
— Le mysticisme et la poésie, n'est-ce pas ? sont néces-
saires l'un à l'autre. Le mysticisme sans poésie, c'est
de la superstition ; la poésie sans mysticisme, c'est de la
prose!
Mais brusquement elle s'interrompit dans sa disserta-
lion :
— Mais non, Philippe! vous voyez bien que c'est
l'autre rideau !
Et elle s'affaissa sur la chaise4ongue, comme épuisée
de l'effort que lui avaient coûté ces paroles ; puis aussi-
tôt, pour se calmer, portant à sa bouche sa main toute
chargée de bagues, elle alluma une cigarette parfumée.
Le robuste et élégant valet inclina légèrement la téte<
en signe^ de repentir. Mais Nekhludov crut apercevoir
dans ses yeux un éclair qui ne dura qu'une seconde, et
qui signifiait :
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AÉSURRECTIOM 131
— Hél que le diable t'emporte, vieille folle, avec tes
manières !
Et Philippe se mit respectueusement à remplir les
ordres de la fragile et éthérée princesse Sophie Vassi-
hevna.
— Quant à Darv^in, — reprit alors Kolossov en s'agitant
sur son tabouret, — j'avoue qu'il y a beaucoup de vrai
dans sa doctrine ; mais parfois il va trop loin. Parfai-
tement !
— Et vous, est-ce que vous croyez à l'hérédité ? —
demanda la princesse à Nekhludov, dont le silence lui
était pénible.
— L'hérédité ? Non, je n'y crois pas ! — répondit-il au
hasard, sans pouvoir se détacher des étranges images que
lui présentait son imagination. Et, de nouveau, il se tut.
Sophie Vassilievna lui lança un regard perçant.
— Mais je vous retiens, et j'oublie que Missy vous
attend ! — dit-elle. — Allez la rejoindre ; elle a l'inten-
tion de vous jouer un morceau qu'elle vient d'apprendre,
du Schumann. Vous verrez, c'est très intéressant !
«Elle n'a l'intention de rien me jouer du tout! Tout
cela, ce sont des mensonges qu'elle invente on ne sait
pas pourquoi ! » songea Nekhludov en se levant, et en
déposant ses lèvres sur la main blanclie, osseuse, et cou-
verte de bagues, de Sophie Vassilievna.
Dans le salon, il rencontra Catherine Alexievna, la
vieille demoiselle, qui l'arrêta au passage :
— C'est égal, je vois que les fonctions de juré ont sur
vous une influence déprimante ! — lui dit-elle, parlant
en français comme d'habitude.
— C'est vrai ! Excusez-moi ! Je ne me sens pas en
train, ce soir, et je n'ai pas le droit d'infliger mon ennui
aux autres, — répondit Nekhludov.
— Et pourquoi donc n'êtes-vous pas en train ?
— Cela, je vous demanderai la permission de ne pas
vous le dire !
— Avez-vous donc oublié que vous nous avez déclaré,
l'autre soir, qu'il fallait toujours dire la vérité, et que
Vous en avez même profité pour nous dire à tous des
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432 RÉSURRECTION
vérités cruelles ? Pourquoi ne voulez-vous pas dire la
vérité aujourd'hui ?
— Tu te souviens, n'est-ce pas, Missy? — ajouta
Catherine Alexievna en se tournant vers la jeune fille,
qui venait d'entrer.
— C'est que, ce soir-là, nous plaisantions, — répondit
Nekhludov d'un ton sérieux. ^— En plaisantant, la chose
est possible. Mais dans la réalité nous sommes si misé-
rables... ou, du moins, je suis si misérable... qu'il n'y a
pas à songer pour moi à dire la vérité.
— Vous avez tort de vous reprendre ! Dites plutôt que
nous tous nous sommes desjmisérables, — reprit gaîment
Catherine AJexievna, sans paraître remarquer le sérieux
de Nekhludov.
— Rien n'est pire que de s'avouer qu'on n'est pas en
train, — interrompit Missy. — Moi, jamais je ne me
l'avoue à moi-même; et c'est pour cela que je suis
toujours en train. Allons, venez avec moi, nous allons
essayer de dissiper votre mauvaise humeur !
Nekhludov éprouva un sentiment pareil à celui que
doivent éprouver les chevaux quand on s'apprête à leur
mettre le mors et à les atteler. Et jamais encore il n'avait
eu une telle peur de se laisser atteler.
Il finit par s'excuser, en disant qu'il avait besoin de
rentrer chez lui.
Missy, quand il lui tendit la main pour prendre congé,
retint sa main plus longtemps qu'à l'ordinaire.
— N'oubliez pas que ce qui est grave pour vous l'est
en même temps pour vos amis ! — dit-elle. — Vous
viendrez demain ?
— J'espère pouvoir venir, — répondit Nekhludov.
Il se sentait honteux, sans savoir si c'était pour lui ou
pour elle. Et il s'empressa de sortir, voulant cacher sa
honte.
— Qu est-ce que^ cela signifie ? Comme cela m'in-
trigue ! — dit Catherine Alexievna quand il eut quitté le
salon. — Il est tout changé ! Quelque affaire d'amour-
propre ! Notre cher Dimitri est si susceptible !
— Bah! nous avons, tous, nos bons et nos mau*
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RÉSURRECTION i33
vais Jours! — répondit Missy d'un ton indifférent.
Mais son visage avait une expression tout autre que
celle qu'elle avait fait voir à Nekhludov. Et, au-dedans
de soi» elle se disait :
— Pourvu que celui-là aussi ne se dérobe pas ! Après
tout ce qui s'est passé entre nous, ce serait bien mal de
sa part !
Si Ton avait demandé à Missy ce qu'elle entendait par
ces mots : « Tout ce qui s'est passé entre nous ! » elle
n'aurait pu répondre rien de précis. Et cependant elle
avait l'impression très nette que Nekhludov non seule-
ment avait éveillé en elle des espérances, mais qu'il lui
avait presque promis de l'épouser. Ce qui s'était passé
entre eux, ce n'étaient pas des paroles précises, mais des
regards, des sourires, des allusions, des silences. Et
cela avait suffi pour qu'elle le considérât comme lui
appartenant : et la pensée de le perdre lui était très
cruelle.
III
« Honte et dégoût, dégoût et honte! » se disait au
même instant Nekhludov, tandis qu'il revenait chez lui,
à pied, refaisant un chemin qu'il avait fait bien souvent.
L'impression pénible qu'avait éveillée en lui son entre-
tien avec Missy ne parvenait toujours pas à se dissiper.
Il sentait que, matériellement, il était libre vis-à-vis de
la jeune fille, ne lui ayant jamais fait une déclaration for-
melle, ne lui ayant rien dit qui pût rengager, mais que,
en réalité, il ne s'en était pas moins engagé envers elle.
11 sentait cela ; et il sentait aussi, de toute la force de
son être, qu'il lui serait impossible de se marier avec elle.
« Honte et dégoût, dégoût et honte ! » se répétait-il,
en pensant non seulement à ses relations avec Miâsy,
mais à toute sa vie et à celle des autres. Ces mots reve-
naient sans cesse dans son âme, comme un refrain ; il se
les répétait encore au moment où il rentra chez lui.
— Je ne souperai pas ce soir, — dit-il à son valet
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134 RÉSURRECTION
de chambre Kornéï, qui s'était avancé au-devant de hii,
dans la salle à manger, et s'apprêtait à le servir. Allez-
vous-en!
■ — A vos ordres ! — répondit le valet de chambre ; mais
il ne s'en alla pas et se mit aussitôt à desservir la table.
Et Nekhludov ne put s'empêcher de penser qu'il agissait
ainsi pour le contrarier. Il aurait voulu que tout le monde
le laissât en paix, et voilà que tout le monde, par un
fait exprès, s'obstinait à l'importuner !
Enfin le valet de chambre sortit. Nekhludov s'approcha
du samovar pour préparer son thé; mais, en entendant
dans l'antichambre les pas pesants d'Agrîppine Petrovna,
il s'enfuit précipitamment, par peur de la voir. Il passa
dans son salon, et ferma la porte à clé derrière lui.
C'est dans ce salon que, cinq mois auparavant, était
morte sa mère. Deux lampes à réflecteurs éclairaient la
vaste pièce, mettant en lumière deux grands portraits sus-
pendus au mur, les portraits du père et de la mère de
Nekhludov. Et celui-ci, en revoyant ces portraits, se
rappela les dernières relations qu'il avait eues avec sa
mère. Il s'aperçut que celles-là aussi avaient été pleines de
fausseté. Là encore, il ne trouvait que honte et dégoût.
Il se rappelait comment, dans les derniers temps de la
maladie de sa mère, il avait presque souhaité sa mort.
Il s'était dit qu'il souhaitait cette mort pour voir la mal-
heureuse délivrée de ses souffrances ; mais maintenant il
sentait qu'il l'avait souhaitée pour être délivré, lui-même,
de la vue de ces souffrances.
Voulant échapper à l'obsession de ces souvenirs, il
s'approcha du portrait, œuvre d'un peintre célèbre, et
qui avait jadis été payé 5.000 roubles. La princesse
Nekhludov y était représentée en robe de velours noir,
la gorge découverte. On voyait que l'artiste avait mis
tout son soin à peindre la naissance des seins, l'intervalle
qui les séparait, et le cou, et les épaules, que la dame
avait fort belles. Et Nekhludov eut de nouveau une im-
pression de dégoût et de honte. Il fut épouvanté de ce
qu'il y avait de choquant dans cette façon de représenter
sa mère sous l'aspect d'une beauté à demi nue. La chose
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RÉSURRECTION 135
était d'autant phis choquante que, cinq mois aupara-
vant, dans cette même chambre, la méma femme
s était étendue sur un divan, desséchée comme une
momie, et répandant une odeur dont toute la fE^ison
était infectée. Et Nekhludov se souvint que, la veille de
sa mort, elle avait pris sa main dans ses pauvres main»
éécharnées, Pavait regardé dans les yeux, et h»i avait
dit : « Ne me juge pas, Mitia, si j'ai péché! » et que de
ses yeux épouvantés avaient jailli des larmes.
— Quelle honte! — se dit-il, en considérant de nou-
veau le portrait, où sa mère étalait l'ampleur de sa poi-
trine avec un sourire emprunté.
Et la nudité de cette poitrine le fit songer à une autre
feçDmequ'il avait vue, quelque temps aupv^ravant, décolle-
tée de la même façon. C'était Missy qui, un soir de bal,
l'avait invité à venir la voir dans une nouvelle robe.
Et Nekhludov se rappela avec une véritable répugnance
le plaisir qu'il avait eu à considérer les jolies épaules et
les beaux bras de la jeune fille ; il se rappela que les pa-
rents de Missy assistaient à sa toilette : ce père grossier
et sensuel, avec son passé de cruauté, et cette mère, de
réputation suspecte! Tout cela était répugnant, à la
fois, et honteux. Honte et dégoût, dégoût et honte!
— Non, non, songea-t-il, cela ne peut pas durer. Il
faut que je me délivre ! Il faut que je rompe toutes ces re-
lations mensongères et avec les Korchaguine, et avec
Marie Vassilievna, et avec les autres!... Oui, m'enfuir,
respirer en paix ! M'en aller à l'étranger, à Rome, pour
m'occuper de peinture !
Le souveair lui revint, aussitôt, de ses doutes sur son
talent.
— Bah ! qu'importe! L'essentiel est que je respire en
paix. J'irai d'abord à Constantinople, puis à Rome S Je
partirai dès que j'en aurai fini avec la cour d'assises et
que j'aurai réglé cette affaire avec l'avocat.
De nouveau se dressa vivante, devant lui, l'image de la
prisonnière, aveo ses yeux poirs qui louchaient un peu.
Comme elle avait pleuré, aux dernières paroles qu'elle
avait dites! Nekhludov, d'un mouvement brusque, jeta
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136 RÉSURRECTION
la cigarette qu'il venait d'allumer. Il en alluma une autre
et se mit à marcher de long en large à travers le salon.
Et, Tune après l'autre, il revit en imagination les minutes
qu'il avait passées avec Katucha. Il revit la scène de la
petite chambre, la passion sensuelle qui l'avait entraîné,
et la désillusion qu'il avait éprouvée quand sa passion
s'était assouvie. Il revit la robe blanche et le nœud rouge,
il revit la messe de nuit.
<c Oui, je l'ai aimée, je l'ai vraiment aimée d'un bel et
pur amour, cette nuit-là; et je l'ai aimée aussi avant
cette nuit! Combien je l'ai aimée pendant que je demeu-
rais chez mes tantes pour écrire ma thèse! »
Et Nekhludov se revit lui-même tel qu'il était alors. Il
se sentit inondé d'un parfum de fraîcheur, de jeunesse,
de vie pleine et libre ; et la tristesse qui l'accablait en fut
encore aggravée.
La différence entre l'homme qu'il avait été alors et
celui qu'il était maintenant, cette différence lui parut
énorme : aussi grande, sinon davantage, que celle qui
existait entre la Katucha de l'église, dans la nuit de
Pâques, et la prostituée, la maîtresse du marchand sibé-
rien, qu'il avait eu à juger tout à l'heure. Alors il était
un homme courageux et libre, devant qui s'ouvraient
des possibilités infinies ; maintenant il se voyait enve-
loppé de toutes parts dans les liens d'une vie inutile et
stupide, à laquelle il n'apercevait aucune issue, ou plutôt
de laquelle il n'avait plus la force de vouloir sortir. Il se
rappela combien, alors, il était fier de sa franchise,
comment il s'était donné pour principe de dire toujours
la vérité, et comment, en effet, il la disait, tandis que
maintenant il était tout entier plongé dans le mensonge,
dans un bizarre et malheureux mensonge que le monde
qui l'entourait feignait de prendre pour la vérité. Et à
ce mensonge il n'apercevait aucune issue. 11 s'y était
enfoncé, il s'était accoutumé à lui, il s'en était imprégné.
Comment se délivrer de ses relations avec Marie Vas-
silievna? comment arriver à pouvoir de nouveau regarder
en face le mari de cette femme, et ses enfants? Com-
ment rompre son engagement avec Missy ? Comment
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RÉSURRECTION 137
trancher la contradiction qu'il y avait, pour lui, entre le
fait d'avoir proclamé l'injustice de la propriété territo-
riale et l'exploitation par lui d'un domaine dont il savait
que le revenu lui était indispensable pour vivre? Com-
ment effacer la faute commise contre Katucha? Les
dioses, pourtant, ne pouvaient pas rester où elles en
étaient, a Je ne puis, se disait Nekhludov, abandonner
une femme que j'ai aimée, en me bornant à payer un
avocat pour l'arracher aux travaux forcés, à ces tra-
vaux forcés que, d'ailleurs, elle n'a pas mérités ! Vouloir
effacer ma faute par de l'argent, c'est recommencer la
faute que j'ai commise quand j*ai voulu m'acquitter envers
Katucha en lui donnant cent roubles ! »
Et il revit aussitôt la minute où, dans le corridor
de la maison de ses tantes, ayant réussi à rejoindre
Katucha, il lui avait glissé l'argent et s'était enfui.
« Ah ! cet argent ! se dit-il avec le même mélange de
terreur et de honte qu'il avait ressenti durant cette
minute. Aimer une femme, se faire aimer d'elle^ la
séduire, et puis l'abandonner en lui laissant un billet de
cent roubles ! Mais c'est le fait d'un misérable ! Et moi,
j'aurais été ce misérable! — se dit-il encore. — Serait-ce
possible? Serais-je donc vraiment un misérable ? »
« Mais, sans doute ! — lui répondit une voix au dedans
de lui. — Tes relations avec Marie Vassilievna, ton amitié
avec son mari, tout cela n'est-il pas le fait d'un misé-
rable? Et ton attitude à l'égard de l'héritage de ta mère?
La façon dont tu profites d'une fortune que tu as toi-
même proclamée immorale ? Et toute cette vie inutile et
malpropre? Et, par-dessus tout, ta conduite envers
Katucha? Un misérable, voilà ce que tu es ! Peu importe
comment les autres te jugent; tu peux tromper les
autres, mais non te tromper toi-même ! »
Et Nekhludov comprit que l'aversion qu'il avait cru
ressentir, depuis quelque temps, — et ce soir-là en par-
ticulier,— pour les hommes, pour le vieux prince, pour
Sophie Vassilievna, pour Missy, pour sa gouvernante et
son valet de chambre, que c'était, en réalité, pour lui-
même qu'il la ressentait. Et, par un étrange phénomène,
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138 RÉSCRRECTION
cet aveu de sa bassesse, tout ea lui étant pénible, eut
pour lui quelque chose de calmant et de consolant.
Plusieurs fois déjà, dans sa vie, il avait procédé à ce
qu'il appelait des « nettoyages de conscience ». Il app/e-
lait ainsi de» crises morales où, sentant comme luei
ralentissement et parfois même comme un arrêt de $a
vie intérieure, il se décidait à balayer les ordures qui
obstruaient son âme.
Au sortir de ces crises, Nekhludov ne manquait jamais
de s'imposer des règles, qu'il se jurait de suivre toujours
désormais. Il écrivait un journal, il recommençait une
nouvelle vie, il « tournait une page», d'après son expres-
sion. Mais, toutes les fois, le contact du monde l'avait
entraîné, et insensiblement il était retombé au même
point, ou phis bas encore, qu il n'avait été avant la crise.
Il avait procédé pour la première fois à un tel « net-
toyage » 1 été où il était venu passer ses vacances chea
ses tantes. La crise avait été alors très vive, une crise
d'exaltation juvénile ; et ses suites avaient duré assez
longtemps. La seconde crise avait eu lieu lorsque, au
moment de la guerre contre les Turcs, il avait rêvé de
sacrifier sa vie et s'était fait envoyer sur le théâtre de
la guerre. Mais, cette fois-là, les suites de la crise
s'étaient effacées très vite. Enfin la dernière crise avait
eu lieu lorsqu'il avait quitté l'armée pour se livrer tout
entier à la peinture.
Jamais, depuis lors, il n'avait « nettoyé » sa oons^
cienee : et de là venait que jamais encore la difîérence
n'avait été aussi grande entre ce que sa conscience lui
ordonnait d'être et la vie qu'il menait. H sentit cela et
en fut épouvanté. L'abîme était si grand qu'il lui parut
d'abord impossible à combler.
« Tu as déjà plus d'une fois essayé de te corriger et
de devenir meilleur, et tu y as échoué ! — disait en lui
une voix secrète. — A quoi bon recommencer une nou-
velle tentative? Et, d'ailleurs, tu n'es point seul dan» ce
cas, tout le monde est comme toi! »
Mais l'être moral, l'être libre, actif, vivant, le seul
être véritable qui soit en chacup de nous, cet être s'était,
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RÉSURRECTION i39
dès ce moment, révélé en lui. Et il récoutait^ il ne pou-
vait se défendre de Técouter et de croire en lui. Si
énorme que fût la différence entre ce qu'il était et ce
qu'il aurait voulu dev^r, cet être intérieur lui affirmait
qae tout lui était encore possible.
« Je romprai les liens du mensonge où je suis plongé,
qnoi qu'il puisse m'en coûter, et j'avouerai tout, et je
dirai et ferai la vérité ! décida-t-il. Je dirai la vérité à
Missy : je lui dirai que je suis un débauché, que je ne puis
me marier avec elle, et que je lui demande pardon de
l'avoir troublée! Je dirai à Marie Yassilievna.., Ou plu-
tôt, non, je ne lui dirai rien, mais je dirai à son mari
que je suis un misérable, indigne de son amitié. Et à
elle, à Katucha, je dirai aussi que je suis un misérable,
que j'ai péché contre eUe. Et je ferai tout pour adoucir
son sort. Oui, je la reverrai, et je lui demanderai de me
pardonner... Je lui demanderai pardon comme font les
enfants... »
11 s'arrêta un instant et reprit : « Je me marierai avec
elle, s'il le faut ! »
Il s'arrêta de nouveau. Son exaltation intérieure gran-
dissait de minute en minute. Soudain, il joignit les
mains, comme il faisait dans son enfance ; il leva les yeux
et dit:
— Seigneur, viens à mon aide, instruis-moi, pénètre
en moi pour me purifier !
Nekhludov priait. Il demandait à Dieu de pénétrer en
loi pour le purifier : et cependant le miracle qu'il deman-
dait dans sa prière s'était déjà accompli. Dieu, qui vivait
en lui, avait repris possession de sa conscience. Et Nekh-
ludov non seulement sentait la liberté, la bonté, la joie
de la vie ; il sentait encore que tout était possible au
bien. Tout le bien qu'un homme pouvait faire, il se sen-
^it en état de le faire.
Et des larmes apparaissaient dans ses yeux, des
Wmesà la fois bonnes et mauvaises: bonnes, parce que
c étaient des larmes de bonheur, provoquées par l'éveil
<lccet être intérieur qui, durant des années, avait dormi
^^ lui ; mais mauvaises aussi, parce que c'étaient des
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440 RÉSURRECTION
larmes d'orgueil, d'admiration pour lui-même et pour sa
grandeur d'âme.
Il étouffait. Il s'avança vers la fenêtre et l'ouvrit. La
fenêtre donnait sur le jardin. La nuit était fraîche, claire,
silencieuse. Un bruit de roues résonna au loin, puis tout
redevint muet. Sous la fenêtre, l'ombre d'un grand
peuplier dénudé se dessinait sur le sable de l'allée et
sur le gazon. A gauche» le toit de la remise paraissait
tout blanc sous les rayons de la lune. Et Nekhludov
considérait le jardin, rempli d'une douce lumière argen-
tée, et la remise, et l'ombre du peuplier; il aspirait le
souffle vivifiant de la nuit.
— Comme il fait beau, mon Dieu ! comme il fait beau!
— disait-il.
Mais c'était dans son âme, surtout, qu'il faisait beau.
y Google
CHAPITRE Vin
La Maslova ne fut ramenée dans la prison que vers
six heures. Elle se sentait complètement épuisée. La
sévérité imprévue de l'arrêt porté contre elle l'avait
comme assommée ; et le long trajet qu'elle avait dû faire
ensuite à travers les rues mal pavées de la ville avait
achevé de l'anéantir.
Et puis elle mourait de faim. Pendant une des sus-
pensions d'audience, ses gardiens avaient dtné, sous ses
yeux, avec du pain et des œufs durs : sa bouche s'était
aussitôt remplie de salive, et elle s'était aperçue qu'elle
avait faim ; mais elle n'avait rien voulu demander aux
gardiens, par dignité. Et l'audience avait recommencé,
avait duré plus de trois heures encore : de sorte que la
Maslova avait fini par ne plus Sentir sa faim, à force de
fatigue et d'abrutissement. C'est dans cette disposition
qu'elle avait entendu la lecture de l'arrêt.
En l'entendant, elle avait d'abord cru qu'elle rêvait.
Elle n'avait pu se faire tout de suite à l'idée des travaux
forcés. Cela lui semblait un cauchemar, et dont elle
allait se réveiller d'un instant à l'autre. Mais à la façon
toute naturelle dont magistrats, avocats, témoins, dont
la salle entière avait accueilli la lecture de sa condamna-
tion, elle s'était bientôt rendu compte que celle-ci était
bien réelle. Un élan de passion, alors, l'avait saisie, et
elle avait crié, de toutes ses forces, qu'elle était inno-
cente. Puis elle avait vu que son cri, lui aussi, était
accueilli comme une chose naturelle, attendue, inca-
pable dé rien changer à sa situation. Et elle avait fondu
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1
142 RÉSURRECTION
en larmes, pleinement résignée dès lors à subir jusqu'au
bout l'étrange et cruelle injustice que sa mauvaise
chance faisait peser sur elle.
Une chose l'étonnait surtout : c'était qu'une sentence
aussi dure eût pu être portée contre elle par des hommes,
— et des hommes dans la force de l'âge, non des vieil-
lards; des hommes qui, tout le temps du procès,
l'avaient dévisagée avec des yeux complaisants. Car, à
l'exception du substitut du procureur, dont les regards
lui avaient tout le temps paru pleins de malveillance, il
n'y avait personne qui n'eût pris plaisir à la voir. Et
voilà que ces mêmes hommes qui lui avaient jeté des
coups d'œil aimables, voilà qu'ils avaient imaginé de la
condamner aux travaux forcés, bien qu'elle fût innocente
du crime qu'on lui reprochait ! Et elle avait pleuré toutes
les larmes de son corps. Mais à la fin ses larme» avaient
cessé de couler ; et, quand, après le procès, on l'avait
enfermée dans une cellule du Palais de Justice, en atten-
dant de la faire reconduire dans la prison, elle n'avait
plus pensé qu'à deux choses : à fumer et à boire.
Elle était seule depuis quelque temps déjà dams la
cellule, lorsque le gendarme chargé de la surveiller,
entr 'ouvrant la porte, lui avait rems trois roidïles.
— Tiens, prends ça ! c'est une dame qui te l'envoie !
— Quelle dame ?
— Allons ! prends, je n'ai pas à faire la conversation
avec toi.
L'argent était envoyé à la Maslova par M"*® Kitaïev, la
directrice de la maison de tolérance.
En sortant de l'audience, cette dame avait demandé à
l'huissier si elle pouvait donner un peu d'argent à la
condamnée. Sur la réponse affirmative de l'huissier,
ôtant avec précaution le gant à trois boutons qui recon-
vrait sa main gauche, elle avait pris, dans la poche de
derrière de sa jupe de soie, une bourse remplie de bil-
lets et de menue monnaie, et elle avait remis à l'huissier
un billet de deux roubles cinquante, en y joignant cin-
quante kopecks de cuivre, somme que l'huissier, sous
ses yeux, avait aussitôt transmise au gendarme.
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RÉSURRECTION 143
— Mais, vous savez, il ne faudra pas manquer de tout
Itti donner, et tout de suite! — avait ajouté M"^® Kitaïev.
Le gendarme s'était offensé d'une telle recommanda-
tion : d'où sa mauvaise humeur contre la Maslova.
Mais celle-ci n'en avait pas moins été ravie à la vue
de cet argent, qui allait lui permettre de réaliser son
double désir.
— Pourvu seulement que Je puisse me procurer vite
de Teau-de-vie et des cigarettes! — se disait-elle; et
toutes ses pensées étaient concentrées dans cet unique
souhait. Elle avait tellement envie de boire de Feau-de-
vieque l'idée même d'en boire lui en faisait venir le goût
à la bouche. Et elle aspirait avec Jme l'odeur de tabac
qui, par bouffées, entrait dans sa cellule.
Eile «lut, c^^efiâ*nt, attendre longtemps encore la
réaHsation de son désir. Le greffier, qui devait s'occu-
per de la faire reconduire à la prison, l'avait en effet
oubliée, et s'était attardé à parler politique avec le gros
juge et un avocat. Mais enfin, vers cinq heures, après
(p'on eut fait partir Kartymkine et la Botchkova, on
était venu la chercher pour la remettre entre les mains
des deux soldats qui l'avaient amenée le matin. Et tout
de suite, en sortant du Palais de Justice, elle avait donné
à l'un des soldats les cinquante kopecks, en le priant
d'aller lui acheter des cigarettes, deux petits pains, et
une demi-bouteille d'eau-de-vie.
Le soldat s'était mis à rire.
— Allons ! tu vas t'en payer ! — avait-il dit.
Et effectivement il était allé acheter les cigarettes et
les petits pains ; mais, pour l'eau-de-vie il avait refusé
d'en acheter. La Maslova avait, du moins, mangé l'un
des pains, tout en marchant; mais c'était comme s'il
n'eût servi qu'à la creuser davantage.
Elle n'était arrivée à la prison qu'après le coucher du
soleil. Et elle avait dû attendre longtemps encore dans
le vestibule, parce que, au même moment, des gardiens
venaient d'amener un convoi de cent prisonniers expé-
diés d'une ville voisine.
n y avait là des hommes barbus et d'autres rasés, des
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144 RÉSURRECTION
vieux et des jeunes, des Russes et des étrangers.
Quelques-uns avaient la moitié de la tête rasée et por-
taient des fers aux pieds. Et tous, en passant près de
la Maslova, l'avaient considérée avec convoitise; et
plusieurs, le visage tout allumé de désir, lui avaient
souri, s'étaient approchés d'elle, lui avaient pincé la
taille.
— Hé ! hé ! la jolie fille ! Une garce de Moscou, bien
sûr ! — avait dit Tun.
— Mademoiselle, tous mes hommages ! — avait dit un
autre en clignant des yeux.
Et l'un d'eux, un brun, avec le dessus de la tête rasé
et d'énormes moustaches, avait poussé la familiarité
jusqu'à l'embrasser.
— Allons ! allons ! pas tant de manières ! — lui avait-il
dit quand elle l'avait repoussé.
— Eh bien, cochon, qu'est-ce que tu fais là? — s'était
écrié un gardien, sortant tout à coup du bureau de la
prison.
Le forçat aussitôt s'était retiré, tremblant de tous ses
membres. Alors le gardien s'était tourné du côté de la
Maslova :
— Et toi, qu'est-ce que tu viens faire ici?
La Maslova avait voulu répondre qu'elle revenait de
la cour d'assises ; mais elle était si fatiguée que la force
de parler lui avait manqué.
— Elle arrive du tribunal, Monsieur le surveillant,
— avait répondu l'un des deux soldats, en portant la main
à «on bonnet.
— Il faut la conduire au gardien-chef! allons et plus
vite que ça !
Le gardien-chef avait pris livraison de la prisonnière,
l'avait secouée par le bras pour la réveiller, et avait dai-
gné la conduire lui-même, à travers les longs corridors,
jusqu'à la salle d'où elle était partie le matin.
y Google
RÉSURRECTION 145
II
La salle où Ton ramenait la Maslova était une grande
pièce de neuf archines de long sur sept de large» avec
deux fenêtres ; elle n'était meublée que d'un vieux poêle
tout déblanchi et d'une vingtaine de lits de planches
mal jointes, qui occupaient les deux tiers de son étendue.
Sur le mur, en face de la porte, était fixée une icône noire
de crasse, devant laquelle brûlait une bougie, et sous
laquelle pendait un vieux bouquet d'immortelles. Derrière
la porte, à gauche, se dressait le eu veau à ordures.
On venait de faire l'appel du soir, dans cette salle, et
d'enfermer les prisonnières pour la nuit.
La salle était habitée par quinze personnes : douze
femmes et trois enfants.
On voyait clair encore : et deux femmes seulement
étaient couchées. L'une, qui dormait, la tête couverte
de son manteau, était une idiote, incarcérée pour cause
de vagabondage : celle-là dormait toute la journée.
L'autre, condamnée pour vol, était phtisique. Elle ne
dormait pas, mais restait étendue, les yeux grands ou-
verts, la tête soulevée sur son manteau, qu'elle avait plié
en forme d'oreiller. Pour ne pas tousser, elle retenait
avec peine, dans sa gorge, un jet de salive qui suintait
sur ses lèvres.
Quant aux autres femmes, dont la plupart étaient
vêtues seulement de chemises de grosse toile, sept
d'entre elles se tenaient debout devant les fenêtres,
partagées en deux groupes, et regardaient passer
dans la cour le convoi des prisonniers. Devant l'une
des fenêtres, dans un groupe de trois femmes, était
la vieille qui, le matin, avait parlé à la Maslova par le
judas de la porte. On l'appelait la Korableva. C'était
une créature de mine renfrognée, avec d'épais sourcils
froncés, des replis de peau qui lui pendaient sous le
menton, de rares cheveux roux grisonnant sur les
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146 RÉSURRECTION
tempes, et une verrue, toute couverte de poils, au milieu
de la joue; d'ailleurs, grande, robuste, et solidement
bâtie. Cette vieille avait été condamnée à la prison pour
avoir tué son mari, qu'elle avait un jour trouvé débau-
chant sa fille. Elle était la doyenne de la salle, et c'était
elle qui avait le privilège de vendre de Teau-de-vie. En ce
moment, elle cousait, près de la fenêtre, tenant l'aiguille à
la façon paysanne, avec trois doigts de sa forte main noire.
A côté d'elle se trouvait, également occupée à coudre,
une petite femme noire, au nez camus, avec de bons
petits yeux noirs toujours en mouvement. Celle-ci était
une garde-barrière du chemin de fer. On l'avait con-
damnée à trois niois de prison parce qu'elle avait, une
nuit, négligé d'agiter son drapeau au passage d'un train,
et avait été ainsi cause d'un accident.
Enfin la troisième femme était Fédosia, — ou Fénit-
chka, comme l'appelaient ses compagnes, — toute jeune,
toute blanche, toute rose, avec de clairs yeux d'enfant
et deux longues nattes de cheveux blonds enroulées
autour de sa petite tête. Elle était en prison pour avoir
essayé d'empoisonner son mari. Et, en effet, elle avait
essayé de l'empoisonner, le soir même de ses noces,
sans trop savoir pourquoi. Elle avait alors à peine seize
ans; et l'homme avec qui on l'avait mariée lui était
odieux. Mais, pendant les huit mois qui avaient pré-
cédé sa condamnation, non seulement elle s'était récon-
ciliée avec son mari, elle avait même fini par en devenir
amoureuse, de sorte que, au moment où on l'avait
jugée, elle lui appartenait de toute son âme et de tout
son corps, ce qui n'avait pas empêché le tribunal de
la condamner, malgré les supplications de son mari
et de ses beaux-parents, qui, durant ces huit mois,
s'étaient pris pour elle d'une vraie tendresse. Bonne,
gaie, toujours prête à sourire, cette Fédosia s'était trou-
vée la voisine de lit de la Maslova; elle n'avait pas tardé
à s'attacher à elle, et il n'y avait pas de soins ni d'égards
dont elle ne la comblât.
Deux autres femmes étaient assises non loin de là,
sur un lit. L'une, âgée d'une quarantaine d'années, était
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RÉSURRECTION i47
maigre et p&le, gardant toutefois encore quelques traces
d'une ancienne beauté. Elle tenait dans ses bras un petit
enfant à qui elle donnait le sein. C'était une paysanne
qui avait été mise en prison pour crime de rébellion
contre Fautorité. Un jour que la police était venue dans
son village pour prendre et conduire au régiment un
de ses neveux, les paysans, considérant la mesure comme
illégale, s'étaient emparés du stanovoï et avaient délivré
le jeune homme, et c*était cette femme qui, la première,
s^était jetée à la tète du cheval sur lequel on avait fait
monter son neveu. L'autre femme, assise près d'elle,
était une petite vieille, bossue, aux cheveux déjà gris.
Elle faisait semblant de vouloir attraper un gros garçon
de quatre ans, rose et joufflu, qui courait autour d'elle en
éclatant de rire. Et Tenfant, en chemise, courait, courait
autour d'elle, ne s'interrompant de rire que pour répé-
ter : a Kiss, kiss, m'attrapera pas ! »
Cette vieille femme avait été déclarée complice de son
fils, condamné pour tentative d'incendie. Elle supportait
son emprisonnement avec une résignation parfaite. Elle
ne s'inquiétait que de son fils, et surtout de son mari,
qui, en son absence, ne devait avoir personne pour le
nettoyer et lui ôter ses poux.
Quatre autres femmes se tenaient debout devant la
seconde fenêtre, la tête appuyée contre les barreaux de
fer; elles parlaient avec des prisonniers qui passaient
dans la cour, ces mêmes prisonniers que la Maslova
avait rencontrés, un instant auparavant, dans le couloir
d'entrée de la prison. Une de ces femmes, — condamnée
pour vol, — était une grande rousse au corps flasque,
avec un visage jaune tout couvert de taches de rousseur.
D'une voix enrouée, elle criait, par la fenêtre, toute
sorte de mots orduriers. Près d'elle se tenait une petite
femme brune, qui avait l'air d'une fillette de dix ans, avec
sa longue taille et ses jambes courtes. Son visage était
rouge et plein de taches, avec de grands yeux noirs et
de grosses lèvres retroussées, qui découvraient une
rangée de dents blanches saillantes. Elle riait, par
accès, en écoutant le dialogue engagé entre sa voisine
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148 RÉSURRECTION
et les prisonniers de la cour. On l'appelait la Beauté, à
cause de sa laideur. Derrière elle, une autre femme,
maigre et osseuse et de mine pitoyable, une malheu-
reuse condamnée pour recel d'objets volés, restait
debout, sans rien dire, se bornant parfois à sourire d'un
air approbateur aux grossièretés qu'elle entendait. Et
il y avait là encore une quatrième détenue, condamnée
pour vente frauduleuse d'eau-de-vie. C'était elle qui était
la mèriB du petit garçon qui jouait avec la bossue, et aussi
d'une petite fille de sept ans, qu'on avait autorisée égale-
ment à vivre dans la prison avec sa mère, faute de savoir
à qui la confier. La petite fille se tenait près de sa mère,
et prêtait une attention recueillie aux propos obscènes
qui s'échangeaient par la fenêtre. Elle était délicate et fine,
avec des yeux bleus charmants, et deux nattes de che-
veux presque blancs tombant sur son dos.
Enfin, la douzième des prisonnières était une fille de
diacre, coupable d'avoir noyé dans un puits son enfant
nouveau-né. C'était une grande et forte fille, blonde, avec
des cheveux en désordre et des yeux ronds au regard
immobile. Celle-là ne cessait pas de marcher de long en
large, dans l'espace libre entre les lits, ne voyant per-
sonne, ne parlant à personne, et se bornant à pousser
une sorte de grognement inarticulé chaque fois qu'elle
arrivait auprès du mur et se retournait.
III
Quand la porte s'ouvrit pour donner passage à la
Maslova, la fille du diacre interrompit, pour une minute,
sa promenade à travers la salle, et, relevant les s^purcils,
considéra la nouvelle venue ; après quoi, sans rien dire,
elle se remit à marcher de son pas décidé. La Korableva
piqua son aiguille dans le sac qu'elle cousait, et, regar-
dant la Maslova par-dessus ses lunettes, d'un air inter-
rogateur :
— La voilà ! — s'écria-t-elle de sa voix de basse. —
y Google
RÉSURRECTION i49
Elle est revenue ! Et moi qui croyais toujours qu'on allait
l'acquitter I
Elle ôta ses lunettes, les déposa sur son lit avec son
ouvrage.
— Et nous qui, avec la petite tante, étions justement
en train de dire qu'on l'avait peut-être tout de suite
mise en liberté ! Cela arrive, à ce qu'il parait ! On vous
donne même de l'argent, des fois ! — reprit la garde-
barrière d'une voix chantante.
— Et alors, ils t'ont condamnée ? — demanda Fenit-
chka, en levant timidement sur la Maslova ses clairs
yeux enfantins.
Et son jeune et gai visage s'obscurcit, tout prêt à
pleurer.
Mais la Maslova ne répondit rien. Elle s'approcha de
son lit, voisin de celui de la Korableva, et s'assit.
— Jamais je ne me serais attendue à cela ! — dit Fenit-
chka en s'asseyant près d'elle.
La Maslova, après être restée quelques instants
immobile, se releva, posa sur le rebord du mur le pain
qui lui restait, ôta son sarrau, blanc de poussière, défît
le fichu qui couvrait ses cheveux noirs bouclés, et se
laissa de nouveau retomber sur le lit.
La vieille bossue, qui jouait avec le petit garçon à
l'autre extrémité de la salle, s'approcha à son tour :
— Mon Dieu I mon Dieu ! — fit-elle d'un ton plaintif
en secouant la tête.
Le petit garçon accourut derrière elle. La bouche
ouverte, les yeux tout grands, il resta en arrêt devant le
pain que la Maslova avait apporté.
Celle-ci, en voyant tous ces visages pleins de soUici*
tude, avait eu tout de suite envie de pleurer. Elle était
parvenue, pourtant, à se contenir jusqu'au moment où
la vieille et le petit garçon étaient venus près d'elle.
Mais quand elle entendit le cri désolé de la vieille, et
surtout quand ses yeux rencontrèrent ceux de l'enfant,
dont le regard sérieux s'était reporté sur elle, elle ne put
se contenir davantage. Tous ses traits frémirent, et elle
fondit en larmes.
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150 RÉSURRECTION
— Je te TôVais toujours dit : choisis*toi un avocat
habile ! — reprit la Korableva.
— Et alors, quoi? La Sibérie? — ajouta- t-elle.
La Maslova voulut répondre, mais ses larmes l'en
empêchèrent. Elle prit sous sa chemise et tendit à la
Korableva un petit paquet de cigarettes, sur Tenveloppe
duquel était représentée une dame toute rose, avec un
haut chignon et les seins découverts. La Korableva
regarda Timage, hocha la tête d'un air de désapproba-
tion, comme pour reprocher à la Maslova d'avoir si
sottement dépensé son argent ; puis, tirant une cigarette
du paquet, elle l'alluma à la bougie de l'icône, en
aspira une bouffée, et la rendit à la Maslova, qui, sans
s'interrompre de pleurer, se mit à fumer avec avidité.
— Les travaux forcés ! — dit-elle enfin entre deux
sanglots.
— Ils ne craignent donc pas Dieu, ces bourreaux
maudits ! — s'écria la Korableva. — Elle n'avait rien fait I
Pourquoi la condamner?
Au même instant, les quatre femmes qui se trouvaient
devant Tautre fenêtre partirent d'un gros rire. La fillette
riait aussi : on entendait son petit rire frais mêlé aux
rudes éclats de ses compagnes. Un des prisonniers, sans
doute, venait de faire un geste qui avait provoqué ce
redoublement de gaieté ordurière.
— Hein ! Le chien rasé ! Avea-vous vu ce qu'il a fait ?
— dit là femme rousse avec un frémissement de tout son
gros corps flasque.
— En voilà une peau de tambour ! Il y a bien de quoi
rire ! — fît la Korableva en désignant la femme rousse.
Puis, se retournant vers la Maslova :
— Et pour combien d'années?
— Pour quatre ans ! — répondit la Maslova, avec un
surcroît de larmes si abondant que la garde-barrière
crut devoir de nouveau intervenir pour la consoler.
— Aussi vrai que je le dis, ce sont des brigands ! Et
nous qui étions sûres qu'on allait te mettre en liberté !
La petite tante disait : « On va la mettre en liberté I »
Et moi, je répondais : « Mais, ma petite tante, croyez-
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RÉSURRECTION 15J
moi, ils rattraperont ! » Et voilà que j'avais raison ! —
reprit-elle de sa voix chantante, s'écoutant parler avec
complaisance.
Pendant qu'elle poursuivait ses lamentations, les pri-
sonniers avaient fini de traverser la cour. Aussitôt qu'ils
furent partis, les quatre femmes qui avaient échangé des
gros mots avec eux s'écartèrent de la fenêtre, et s'ap-
prochèrent, elles aussi, de la Maslova.
— Eh bien ! ils t'ont condamnée ? — demanda la caba-
retière en tenant sa fille par le bras.
— Ils l'ont condamnée parce qu'elle n'avait pas
d'argent ! — répondit la Korableva. — Si elle avait eu de
Targent, elle aurait loué un avocat habile, un malin, qui
l'aurait fait acquitter. Il y en a un, — je ne sais plus
comment on l'appelle, — un renard qui n'a pas son
pareil : celui-là, aussi vrai que je le dis, il vous retirerait
du fond de l'eau, et sans vous mouiller ! C'était celui-là
qu'il fallait prendre !
— Sans doute que c'est la destinée qui a voulu que
cela fût ainsi ! — interrompit la bonne vieille, condamnée
pour complicité d'incendie. — Croyez-vous, par exemple,
que ce ne soit pas terrible de séparer un vieillard de sa
femme et de son fils, de le laisser sans personne pour le
nettoyer; et moi, qu'on m'a mise ici, dans la vieillesse
de mes ans !
Et, pour la centième fois, elle reprit le récit de ce qui
lui était arrivé.
— Personne n'échappe à sa destinée î — répétait-elle
en hochant la tête.
La cabaretière s'était assise sur son lit, en face de la
Maslova ; elle avait pris son petit garçon sur ses ge-
noux, et tout en s'occupant de faire la chasse à ses
poux:
— C'est toujours comme ça que ça se passe avec ces
maudits juges ! — disait-elle. — « Pourquoi as-tu fait
commerce d'eau-de-vie?» — Et avec quoi aurais-je
nourri mon enfant ?
Ces mots rappelèrent la Maslova au sentiment de la
réalité.
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152 RÉSURRECTIOiN
— Je voudrais bien boire un verre! — 'dit-elle à la
Korableva, en essuyant ses larmes avec la manche de
sa chemise.
Sa grande émotion s'était apaisée : et ce n*est plus
que de temps à autre qu'on l'entendait sangloter.
— Tu veux de Teau-de-vie ? — répondit la Korableva.
— Allons ! donne ton argent, tu vas te régaler !
IV
La Maslova prit, dans la poche de son sarrau, le billet
que lui avait fait remettre M"*" Kitaïev et le tendit à la
Korableva. Celle-ci, bien qu'elle ne s^t pas lire, recon-
nut cependant, à l'image, que c'était un billet de deux
roubles cinquante ; mais, pour plus de sûreté, elle
le montra à la Beauté, qui avait la réputation de tout
savoir; après quoi elle se traîna jusqu'au poêle, ouvrit
la bouche de chaleur, et en tira une bouteille qui y était
cachée, La Maslova, en attendant l'eau-de-vie, se releva,
secoua la poussière de son sarrau et de son fichu, et se
mit à manger son pain.
— Je t'avais préparé du thé, mais à présent il est froid,
— lui dit Fenitchka.
Et la jeune femme alla prendre, sur une planche clouée
au-dessus de son lit, une théière et un gobelet de fer
blanc, enroulés dans une paire de bas.
Le thé était entièrement froid, en effet, et avait un goût
de fer-blanc plutôt que* de thé. Mais la Maslova n'en con-
tinua pas moins aie boire, en y trempant son pain.
— Fédia, tiens, c'est pour toi ! — cria-t-elle au petit
garçon ; et, cassant le pain en deux, elle lui en donna
la moitié.
Pendant ce temps, les femmes dont les lits étaient de
l'autre côté de la salle s'étaient éloignées. La Maslova,
dès qu'elle eut en main la bouteille, se versa une rasade,
la but, puis offrit à boire à la Korableva et à la Beauté,
y Google
RÉStRRECTION 153
qui constituaient, avec elle, rarislocratie de Tendroit,
étant les seules qui eussent parfois de Targent.
Quelques minutes après, la Maslova se sentait déjà
toute ragaillardie, et c'est avec beaucoup d'entrain
qu'elle raconta à ses deux compagnes tout ce qui lui
était arrivé depuis le matin, imitant tour à tour la voix
et les gestes du président, du substitut, et des avocats.
Elle dit combien elle avait été frappée de Tempresse-
ment qu'avaient mis les hommes, toute la journée, à « lui
courir après ». Au tribunal, tout le monde l'avait lor-
gnée, et on était encore venu la regarder, après le juge-
ment, dans la cellule où elle était enfermée.
Elle racontait cela en souriant, avec un mélange
d'étonnement et de vanité.
— C'est que c'est comme ça ! — déclara la garde-bar-
rière qui s'était approchée de nouveau ; et elle recom-
mença à discourir, de sa voix chantante. Les hommes,
suivant elle, se pressaient autour des femmes « comme
les mouches autour du sucre ».
— Ici encore, — l'interrompit en souriant la Maslova,
— ici encore la même chose m'est arrivée. Au moment
où je rentrais dans la prison, voilà qu'une troupe de pri-
sonniers, arrivant de la gare, me barrent le passage. Et
les voilà qui se mettent à me poursuivre avec tant d'in-
sistance que je ne sais que devenir. Heureusement qu'un
gardien est venu me délivrer ! 11 y en avait un surtout
qui était enragé : j'ai dû le frapper pour m'ep délivrer !
— Et comment était-il ? — demanda la Beauté.
— Tout noir, la tête rasée, avec de grandes mous-
taches.
— Bien sûr que ce sera lui !
— Qui ça?
— Eh bien, Cheglov ! 11 vient de passer dans la cour.
— Quel Cheglov?
— Comment ! tu ne connais pas Cheglov ? Il s'est enfui
deux fois déjà des travaux forcés. Et maintenant on l'a
rattrapé, mais il se sauvera encore. Les gardiens eux-
mêmes ont peur de lui ! — ajouta la Beauté, qui, ayant
souvent à faire des écritures pour le bureau, était au
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154 RÉSURRECTION
courant des moindres bruits de la prison. — Pour sûr, il
se sauvera de nouveau !
— 11 se sauvera peut-être ! mais, pour sûr, il ne nous
prendra pas avec lui ! — dit la Korableva. — Ecoute, — •
poursuivit-elle en se retournant vers la Maslova, —
raconte-nous plutôt ce que t'a dit ton avocat au sujet de
ton pourvoi. C'est maintenant qu'il faut que tu le signes !
La Maslova répondit qu'elle n'en avait point entendu
parler au Palais de Justice. A ce moment la femme rousse,
plongeant dans son épaisse toison. ses bras tout couverts
de taches de rousseur, et se grattant la tête de toute la
force de ses ongles, s'approcha des trois femmes qui
continuaient à siroter leur eau-de-vie.
— Je vais te dire ce qu'il faut faire, moi, Catherine I —
dit-elle à la Maslova. — Il faut que tu adresses d'abord
une supplique aux juges, et puis ensuite au procureur.
— Qu'est-ce que tu viens nous raconter là ? — lui
demanda la Korableva d'une voix irritée. — Voyez-vous
cette espèce ! Elle a flairé l'eau-de-vie, et la voilà qui
vient nous apprendre des choses qu'elle ne sait pas elle-
même ! On sait mieux que toi ce qu'il y a à faire ; va-t'en
d'ici, on n'a pas besoin de toi !
— On ne te parle pas, à toi ! De quoi te méles-tu ?
— C'est l'eau-de-vie qui t'a tentée, hein ? Mais elle
n'est pas pour ta belle bouche I
— Allons ! verse-lui un verre, — dit la Maslova, tou-
jours prête à distribuer tout ce qu'elle avait.
— Attends un peu ! Tu vas voir ce que je vais lui ver-
ser, si elle ne veut pas nous laisser tranquilles î
— Quoi ! quoi ! je n'ai pas peur de toi ! — répondit la
femme rousse en s'avançant encore vers la Korableva.
— Voyez-vous ça, cette tripe molle !
— Moi, une tripe molle ! Tu as le front de m'injurier,
toi, sale gibier de bagne ! — s'écria la femme rousse
— Allons ! va-t'en, je te dis ! — répondit la Korableva ;
et, comme la femme rousse, au contraire, faisait un nou-
veau pas en avant, elle la frappa du poing sur sa poi-
trine nue,
La femme rousse, comme si elle n'avait attendu que
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RÉSCBRECTION 1S5
cette provocation, abattit brusquement un de ses poings
sur les côtes de son adversaire, tandis que, de Tautre
main, elle essayait de l'atteindre au visage. La Meslova
et la Beauté s'efforcèrent de la retenir, mais elk avait
si fortement empoigné les cheveux de la vieille qu'il n'y
eut pas moyen de les lui faire lâcher. La Korableva, la
tête penchée, tapait au hasard sur le corps de son
ennemie, et essayait de la mordre au bras. Toutes les
autres femmes de la salle, amassées autour d'elles, s'agi-
taient et criaient. La phtisique elle-même s'était levée
pour voir la bataille, mêlant aux cris de ses compagnes
Taboiemenl de sa toux. Les enfants pleuraient, en se ser-
rant l'un contre l'autre. Et tel était le vacarme, que la sur-
veillante de la section des femmes ne tarda pas à accourir.
On sépara les deux femmes. La Korableva dénoua sa
natte grise pour secouer les poignées de cheveux que
son adversaire lui avait arrachées. Celle-ci, de son côté,
ramena sur sa poitrine jaune les morceaux de sa che-
mise déchirée. Et toutes deux se mirent à crier, hurlant
des plaintes et des explications.
— Oui, oui, je sais, — dit la surveillante ; — tout cela,
c'est l'effet de l'eau^de-vie. Demain matin, je le dirai au
directeur : vous verrez comme il vous fera votre affaire.
Allons ! qu'on se couche tout de suite ! ou, sans cela,
gare à vous I Tout le monde à sa place, et silence !
Mais le silence n'était pas si facile à obtenir. Long-
temps encore les femmes se querellèrent entre elles,
chacune racontant à sa façon comment le s choses avaient
commencé. Enfin la surveillante sortit, et les femmes
s'apprêtèrent à se coucher pour la nuit. La vieille bossue
vint se placer devant l'icône et se mit à réciter des
prières.
— Hein! croyez-vous! ces deux gibiers du bagne qui
voudraient nous faire la leçon ! — dit tout à coup, de son
lit la femme rousse, en élevant la voix pour être
entendue de la Maslova et de la Korableva, dont les lits
étaient à l'autre extrémité de la salle.
— Toi, prends garde que je ne t'éborgne dès ce soir !
•^ répondit la Korableva.
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456 RÉSURRECTION
Et de nouveau toutes deux se turent. Mais d'instant en i
instant un court échange de menaces et d'injures reve-
nait entrecouper le silence de la salle endormie.
Toutes les prisonnières étaient couchées, quelques-
unes ronflaient déjà. Seules la vieille bossue et la fille du
diacre restaient sur leurs pieds. La vieille, qui priait
toujours très longtemps, continuait à faire des saluta-
tions devant Ticône; la fille du diacre, aussitôt après le
départ de la surveillante, s'était relevée de son lit et avait
repris sa marche de long en large, à travers la pièce.
La Maslova ne pouvait pas s'endormir. Elle pensait
sans cesse à ce fait, qu'elle était maintenant un « gibier
de bagne ». Deux fois déjà, depuis quelques heures, on
l'avait appelée de ce nom : la BotchkoVa, au Palais de
Justice, et, tantôt, la femme rousse! Elle ne parvenait
pas à se faire à cette pensée.
Le Korableva, qui d'abord lui avait tourné le dos
pour dormir, se retourna brusquement.
— Et moi qui n'ai rien faitl — dit tout bas la Maslova.
— Les autres font le mal et on ne leur dit rien ; et moi,
il faut que je sois perdue sans avoir rien fait !
— Ne te tourmente pas, ma fille ! En Sibérie aussi
on vit ! Tu n'y périras pas ! — lui répondit la Korableva
pour la consoler.
— Je sais bien que je n'y périrai pas ; mais c'est la
honte qu'il y a I Ce n'est pas à cette destinée-là que je
m'étais attendue l Et moi qui étais habituée à vivre
dans le luxe !
— Contre Dieu, personne ne peut aller, — reprit la
Korableva avec un soupir. — Contre lui, personne ne peut
aller.
— Je le sais, petite tante, mais tout de même c'est
dur!
Elles se turent.
La femme rousse, non plus, ne dormait pas.
— Ecoute! C'est cette ordure! — reprit après un ins-
tant la Korableva, en signalant à sa voisine un bruit
étrange, qui venait jusqu'à elles de l'autre extrémité de
la salle.
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RÉSURRECTION 151
C'était, en effet, la femme rousse qui pleurait dans
son lit. Elle pleurait parce qu'on Tavait injuriée,
frappée, parce qu'on lui avait refusé cette eau-de-vie
qu'elle désirait tant! Elle pleurait aussi à la pensée que,
toute sa vie, elle n'avait trouvé autour d'elle qu'injures,
railleries, humiliations et coups. Pour se consoler, elle
avait voulu se rappeler son premier amour, les rela-
tions qu'elle avait eues jadis avec un jeune ouvrier;
mais, en même temps que les débuts de cet amour, elle
s'était rappelée la manière dont il avait fini. Elle avait
revu la terrible nuit où «on amant, après boire, lui
avait lancé du vitriol par plaisanterie, et s'était ensuite
amusé avec des camarades à la regarder se tordre de
souffrance. Et une grande tristesse l'avait envahie ; et,
croyant que personne ne l'entendrait, elle s'était mise à
pleurer. Elle pleurait comme les enfants, en reniflant et
en avalant ses larmes salées.
— Elle souffre ! — dit la Maslova.
— A chacun sa peine ! — répliqua la vieille femme.
Et, de nouveau, elle se retourna pour dormir.
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CHAPITRE IX
En se réveillant, le lendemain matin, Nekbludov eut
tout de suite vaguement conscience que quelque chose
lui était arrivé la veille, quelque chose de très beau et
de très important. Puis ses souvenirs se précisèrent.
« Katucha, la cour d'assises! » Oui, et la résolution
prise de cesser de mentir, et de dire désormais toute la
vérité !
Et voici que, par une coïncidence étonnante, il trouva
dans son courrier, en se levant, la lettre, si longtemps
attendue, de Marie Vassilievna, la femme mariée dont il
avait été l'amant. Elle lui rendait sa liberté, ajoutant
qu'elle faisait des vœux de bonheur pour son prochain
mariage.
— Mon mariage ! — se dit-il avec un sourire, —
comme cela est loin!
Et il se rappela le projet qu'il avait fait, la veille, de
tout dire au mari de sa maîtresse, de lui demander par-
don, et de se mettre à sa disposition pour telle répara-
tion qu'il exigerait de lui. Mais ce beau projet ne lui
parut plus, le matin, aussi facile à exécuter que la veille.
Et puis, pourquoi rendre un homme malheureux en lui
révélant une vérité qui ne pouvait manquer de le faire
souffrir ? « S'il me demande ce qui en est, je le lui dirai.
Mais aller moi-même le lui dire, non, cela n'est pas
nécessaire ! »
Non moins irréalisable lui parut, à la réflexion, son
projet de dire toute la vérité à Missy. Là encore, il n'y
avait nul besoin de parler : c'était s'humilier inutile-
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RÉSURRECTION 159
ment. Mieux valait, avec elle, s'en tenir à des sous-
entendus. Et Nekhludov décida, en fin de compte, ce
matin-là, qu'il n'irait plus chez les Korchaguine, sauf à
leur en expliquer le motif, s'ils désiraient le savoir.
Pour ce qui était de ses relations avec Katucha, en
revanche, il jugea qu'il n'y avait lieu là à rien sous-
entendre. « J'irai la voir dans sa prison, je lui dirai
tout, je lui demanderai de me pardonner. Et, s'il le
faut,... eh bien! s'il le faut, je me marierai avec elle ! »
L'idée de tout sacrifier pour la satisfaction de sa
conscience, et de se marier au besoin avec Katucha,
cette idée continuait à lui sourire autant que la veille.
Enfin, quant à la question d'argent, il résolut de
conformer décidément sa conduite aux principes pro-^
clamés par lui sur l'injustice de la propriété foncière.
Que s'il n'avait pas la force de se priver de toute sa
fortune, il se promit au moins de n'en garder qu'une
partie, et de faire tout son possible pour être sincère
vis-à-vis de lui-même et des autres.
Depuis longtemps il n'avait commencé une journée
avec autant d'énergie. Agrippine Petrovna étant venue
prendre ses ordres, dans la salle à manger, il lui
déclara aussitôt, avec une fermeté dont il fut lui-même
surpris, qu'il allait changer de logement et se voyait
forcé de renoncer à ses services. Jamais encore, depuis
la mort de sa mère, il ne s'était expliqué avec la gou-
vernante sur ce qu'il comptait faire de sa maison, trop
grande et trop luxueuse pour un célibataire : mais c'était
chose convenue, par une entente tacite, qu'il continue-
rait à l'habiter, étant sur le point de se marier. Son
projet de quitter la maison avait donc un sens particu-
lier, qu'Agrippine Petrovna comprit tout de suite. Elle
jeta sur Nekhludov un regard étonné.
— Je vous suis très reconnaissant de votre sollicitude
pour moi : mais je n'ai plus besoin désormais d'un
logement aussi grand, ni d'un service aussi nombreux.
Si donc vous voulez bien encore me venir en aide, je
vous demanderai d'avoir la bonté de tout préparer
pour mon déménagement, et, en attendant, do faire
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i60 RÉSURRECTION
emballer tous les meubles inutiles. Quand ma sœur
viendra, elle verra ce qu'il convient d'en faire.
Agrippine Petrovna secoua la tête.
— Comment ? Ce qu'il convient d'en faire ? Mais vous
aurez besoin de tout cela plus tard! — dit-elle.
— Non, je n'en aurai pas besoin, Agrippine Petrovna,
eu vérité, je n'en aurai pas besoin! — fit Nekhludov,
répondant à l'intention qu'il devinait sous les paroles
et le ton de la gouvernante. — Et puis, s'il vous plaît,
ayez la bonté de dire à Korneï que je lui paierai deux
mois d'avance, et que dès aujourd'hui il peut chercher à
se placer ailleurs.
— Vous avez tort d'agir ainsi, Dimitri Ivanovitch !
Même si vous avez l'intention d'aller à l'étranger,
il vous faudra toujours un local pour mettre vos
meubles.
— Ce n'est pas cela que vous pensezi, Agrippine
Petrovna ! — répliqua Nekhludov avec un sourire. —
Mais d'ailleurs je ne vais pas à l'étranger, ou, si je vais
quelque part^ c'est pour un tout autre voyage que celui
que vous pourriez supposer !
A ces mots une rougeur subite envahit ses joues.
« Allons, il faut tout lui dire ! — songea-t-il ; — je n'ai
ici aucune raison pour me taire, et c'est tout de suite
que je dois commencer à dire la vérité ! »
— J'ai eu hier une aventure très étrange et très grave,
— reprit-il. — Vous souvenez-vous de Katucha, qui
servait chez ma tante Marie Ivanovna?
— Parfaitement ! c'est moi qui lui ai appris à coudre.
— Eh bien, voilà! On l'a condamnée hier en cour
d'assises, où j'étais juré.
— Ah ! Seigneur, quelle pitié ! — dit Agrippine
Petrovna. — Et pour quel crime l'a-t-on condamnée?
— Pour meurtre !... Et c'est moi qui ai tout fait !
— Voilà, en effet, qui est bien étrange. Comment
est-ce possible que vous ayez tout fait?
— Oui, c'est moi qui suis cause de tout ! Et cet événe-
ment a bouleversé tous mes plans.
— Que dites-vous là ?
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RÉSURRECTION 161
— Mais sans doute ! Puisque c'est moi qui suis cause
qu'elle a pris ce chemin, c'est à moi de faire tout pour
lui porter secours!
— Je reconnais bien là votre bon cœur, Dimitri Ivano-
vitch! Mais de votre faute, dans tout cela, il n'en est pas
question. La même aventure arrive à tout le monde : et
quand une personne a du jugement, tout s'arrange, tout
s'oublie, et la vie continue. Croyez-moi, ce serait folie à
vous de vous en rendre responsable ! On m'a dit depuis
longtemps que cette créature était sortie du droit
chemin : c'est elle qui l'aura voulu, allez ! et la faute
n'en est qu'à elle !
— Non, non, la faute en est à moi ! Et c'est à moi de
la réparer.
— Comment la réparer?
— Je verrai bien à le faire, cela me regarde. Mais, si
vous êtes en peine pour vous-même, Agrippine Petrovna,
je m'empresse de vous dilre que ce que ma mère a décidé
dans son testament...
— Oh ! non, pour moi je ne suis pas en peine ! La
défunte m'a tellement comblée de ses bienfaits que je
n'ai plus besoin de rien. J'ai une parente qui m'invite à
venir auprès d'elle : j'irai, quand je serai tout à fait cer-
taine de ne pouvoir plus vous servir. Mais je dois yous
avertir que vous avez tort de vous mettre cette affaire
sur le cœur; il n'y a personne à qui de pareilles choses
ne soient arrivées !
— Que voulez-vous ? Je ne pense pas comme vous sur
ce sujet-là ! Et je vous prie encore de vouloir bien tout
préparer pour mon départ d'ici. Et ne soyez pas fâchée
contre moi I Je vous suis très reconnaissant de tout ce
que vous avez fait, Agrippine Petrovna !
Chose surprenante, dès l'instant où Nekhludov avait
compris qu'il était lui-même un sot et un misérable, il
avait cessé de mépriser et de haïr les autres. Tout au
contraire, il éprouvait les sentiments les plus affectueux
pour Agrippine Petrovna et pour Korneï, son valet
de chambre. Et un désir le prit de s'humilier devant
Korneï, comme il venait de le faire devant la gouver-
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162 RÉSURRECTION
nante; mais Korneï était d'une servilité si plate que,
au dernier moment, Nekhludov ne se sentit pas le cou-
rage de s'humilier devant lui.
Pour se rendre au Palais de Justice, où il avait de nou-
veau à être juré, il prit la même voiture qu'il avait prise
la veille, et le cocher le fît passer par les mêmes rues : ce qui
l'amena à s'étonner de l'énorme changement acompli en
lui, durant ces vingt-quatre heures. Il s'aperçut qu'il
était vraiment devenu un autre homme.
Son mariage avec Missy, qui, la veille, lui avait paru si
proche, lui semblait maintenant tout à fait impossible.
La veille, il était convaincu qu'il ferait le bonheur de la
jeune fille en se mariant avec elle : maintenant il se jugeait
indigne non seulement de se marier avec elle, mais
même de la fréquenter. « Si elle savait qui je suis, pour
rien au monde elle ne consentirait à me recevoir! Et moi
qui poussais l'inconscience jusqu'à lui reprocher ses
coquetteries avecRomanoy I Et puis, même si je m'étais
marié avec elle, est-ce que je pourrais avoir un instant
de bonheur, ou simplement de repos, en sachant que
l'autre, la malheureuse, est en prison, et que demain ou
après-demain elle partira, par étapes, pour les travaux
forcés? Cela pendant que moi, ici, j'aurais reçu des féli-
citations, ou fait des visites de noces avec ma jeune
femme! Ou bien pendant que, siégeant à côté d'un ami
que j'ai indignement trompé, dans l'assemblée de la
noblesse, j'aurais compté les votes sur la nouvelle loi
scolaire, après quoi je serais allé rejoindre en secret la
femme de ce même ami ! Ou bien encore pendant que
j'aurais continué à m'escrimer contre mon tableau, ce
maudit tableau que jamais je n'achèverai, car je vois bien
que l'entreprise est au-dessus de mes forces ! — Non,
rien de tout cela désormais ne m'est plus possible ! »
se disait Nekhludov ; et il ne cessait point de se
réjouir du changement intérieur qui s'était fait en lui.
— Avant tout, — se disait-il encore, — revoir Tavocat,
connaître le résultat de son enquête; et puis, après
cela... après cela, aller la voir, et tout lui dire !
Et toutes les fois qu'en imagination il se représentait
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^^^
RÉSURRECTION 163
la façon dont il Taborderait, dont il lui dirait tout, dont
il étalerait devant elle Taveu de sa faute, dont il lui
déclarerait que c'était lui seul qui avait tout fait, —
toutes les fois il s'attendrissait sur son héroïque bonté,
et des larmes lui montaient aux yeux.
II
Dans le corridor du Palais de Justice, Nekhludov ren-
contra l'huissier de la cour d'assises. Il lui demanda où
Ton mettait les condamnés, après le jugement, et puis
aussi à qui on devait s'adresser pour obtenir l'autorisa-
tion de les voir. L'huissier répondit que les condamnés
étaient répartis en divers endroits, et que c'était le pro-
cureur qui, seul, pouvait donner l'autorisation de les
voir.
' — D'ailleurs, — ajouta-t-il, — je viendrai vous prendre,
après la séance, et je vous conduirai moi-même chez le
procureur. Mais, maintenant, je vous prie d'aller au plus
vite dans la salle du jury. L'audience va commencer.
Nekhludov remercia l'huissier, et courut vers la salle
du jury.
Au moment où il y entrait, les jurés s'apprêtaient déjà
à passer dans la salle d'audience. Le marchand était
d'humeur joviale, comme la veille, et l'on voyait que, de
nouveau, il avait mangé et bu solidement avant de venir.
11 accueillit Nekhludov comme un vieil ami. Et Pierre
Gérassimovitch lui-môme, malgré sa familiarité, ne fît
plus du tout au jeune homme l'impression désagréable
qu'il lui avait faite jusque-là.
Nekhludov se demanda s'il devait révéler aux jurés les
relations qu'il avait eues avec la femme qu'ils avaient
condamnée le jour précédent. « Dès hier, — songeait-il,
— j'aurais dû me lever, au moment du verdict, et faire
publiquement l'aveu de ma faute! » Mais, lorsqu'il entra
dans la salle d'audience, et qu'il vit se renouveler la
procédure de la veille, — l'arrivée sur l'estrade des juges
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164 RÉSURRECnOIf
en uniforme, le silence, Fappel des jurés, les gendarmes,
le portrait, le vieux prêtre, — il eut le sentiment que,
même avec la meilleure volonté, il n'aurait pas trouvé
la force, la veille, de déranger un ensemble aussi solennel.
Les préparatifs du jugement furent pareils à ceux
de la première séance, à cela près qu'on ne fit point
prêter sermentauxjurésetque le président leur épargna
sa petite allocution préliminaire.
L'affaire jugée ce jour-là se trouvait être un vol avec
effraction. L'accusé était un garçon de vingt ans, étroit
d'épaules, maigre, jaune, et vêtu d'un sarrau gris. Il
restait assis sur le banc des prévenus, entre deux gen-
darmes, et il toussait sans interruption. Ce garçon avait,
avec un camarade, forcé la porte d'une remise, et s'était
emparé d'un paquet de balais, valant ensemble trois rou-
bles et demi. L'acte d'accusation racontait que les deux
coupables avaient été arrêtés par un agent au moment
où ils s'enfuyaient, portant les balais sur leur dos. Tous
deux avaient fait aussitôtles aveux les plus complets, et on
les avait tous deux gardés en prison. L'un d'eux était mort
dans la prison ; et c'est ainsi que l'autre comparaissait
seul devant le jury. Les balais figuraient sur la table des
pièces à conviction.
Le procès suivit le même cours que celui de la Mas-
lova, avec le même appareil d'interrogatoires, de témoi-
gnages, d'expertises et de contre-expertises. L'agent qui
avait arrêté l'accusé répondait à toutes les questions du
président, du substitut, de l'avocat : « Parfaitement ! »
ou : « Je ne sais pas. » Mais, sous ces réponses machinales,
et sous son respect de la discipline, on devinait qu'il
plaignait l'accusé et n'était pas très fier de sa capture.
Un second témoin, un vieillard à la mine souffrante,
était le propriétaire de la maison où s'était commis le vol.
Quand on lui demanda s'il reconnaissait ses balais, il
mit une mauvaise volonté évidente à les reconnaître. Et
quand le substitut lui demanda si les balais lui étaient
d'un grand usage, il répondit d'un ton irrité : « Que le
diable les emporte, ces maudits balais ! Ils ne me ser-
vaient de rien. Je donnerais bien le double de ce qu'ils
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RÉSURRECTION 16^
valent pour n'avoir pas les soucis que cette affaire m'a
causés! Rien qu'en fiacres, j'ai dépensé le double de ce
qu'ils valent ! Et moi, je suis malade ! Il y a sept ans que
j'ai la goutte ! »
Ainsi parlèrent les témoins. Quant à l'accusé, il
avouait tout, racontait la chose telle qu'elle s'était pas-
sée; il parlait d'une voix sans cesse interrompue par des
accès de toux, et il tournait la tête dans tous les sens, le
regard égaré comme une bête prise au piège.
Mais le substitut du procureur, de même que la
veille, s'ingéniait à lui poser des questions subtiles, des-
tinées à déjouer sa ruse et à la confondre.
Dans son réquisitoire, il établit que le vol avait
été commis avec préméditation, qu'il avait été accompa-
gné d'effraction, et que, par suite, l'accusé devait être
frappé des peines les plus sévères.
Au contraire l'avocat, désigné d'office parle tribunal,
établit que le vol avait été commis sans préméditation,
qu'il n'avait pas été accompagné d'effraction, et que,
malgré la gravité de sa faute, l'accusé n'était pas aussi
dangereux pour la société que l'avait affirmé le substitut
du procureur.
Enfin le président, avec le même effort d'impartialité
que la veille, expliqua en détail aux jurés ce qu'ils
savaient de l'affaire, ce qu'ils n'avaient pas le droit de ne
pas en savoir. Comme la veille, il y eut des suspensions
d'audience, les jurés fumèrent des cigarettes, l'huissier
annonça : « Le tribunal! » Comme la veille, les gen-
darmes qui gardaient le prévenu, sabre au clair, firent
de leur mieux pour ne pas s'endormir.
Les débats révélèrent que l'accusé, à quinze ans, avait
été placé par son père dans une fabrique de tabac, qu'il
y était resté cinq ans, et qu'au mois de janvier il avait
été congédié, à la suite d'une querelle qui s'était pro-
duite entre le directeur de la fabrique et ses ouvriers. 11
s'était alors trouvé sans travail. Errant au hasard dans
les rues, il avait lié connaissance avec un ouvrier serru-
rier qui avait, lui aussi, perdu sa place, et qui buvait.
Ensemble, une nuit qu'ils étaient ivres tous deux, ils
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l6é RÉSURRECTION
avaient enfoncé la porte d'une remise et y avaient pris
le premier objet qui leur était tombé sous la main. Le
serrurier était mort en prison ; et voici que son complice
était déféré au jury comme un être dangereux, devant
être mis hors d'état de nuire davantage à la société.
— Un être aussi dangereux que la condamnée d'hier!
songeait Nekhludoven voyant se dérouler devant lui les
détails du procès. Tous deux sont des êtres dangereux!
Soit ! Mais nous, nous tous qui les jugeons ? Moi, par
exemple, moi, le débauché, le menteur, l'imposteur?
Ainsi nous, nous ne sommes pas dangereux?... Et puis,
en admettant même que ce malheureux enfant soit le
seul être dangereux qui se trouve dans cette salle, que
devons-nous faire de lui, maintenant qu'il s'est laissé
prendre ?
« C'est chose bien évidente que ce garçon n'est pas
un criminel de profession, un malfaiteur extraordinaire,
mais qu'il appartient, au contraire, à l'espèce la plus
ordinaire. Cela, tout le monde le sait et le sent, comme
aussi que, s'il est devenu ce qu'il est, c'est parce qu'il
s'est trouvé dans des conditions qui, fatalement, devaient
l'amener à le devenir. C'est donc chose non moins évi-
dente, aux yeux de tout homme de bon sens, que, pour
empêcher de tels êtres de se perdre, il faut, avant tout,
s'efforcer de détruire les conditions qui ont pour effet
inévitable de les conduire à leur perte.
« Or, que faisons-nous ? Nous empoignons, au hasard,
un de ces pauvres diables, tout en sachant fort bien que
des milliers d'autres restent en liberté, nous le mettons
en prison, nous le condamnons à une oisiveté complète,
ou encore à un travail malsain et stupide, en compagnie
d'autres pauvres diables de son espèce, et nous le fai-
sons ensuite transporter, aux frais de l'Etat, du gouver-
nement de A... dans le gouvernement d'Irkoutsk, cette
fois en compagnie des pires criminels.
« Mais pour détruire les conditions qui produisent de
tels êtres, pour cela nous ne faisons rien. Que dis-je?
Nous faisons tout pour les développer, en multipliant
les fabriques, les usines, les ateliers, les cabarets, les
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RÉSURRECTION 161
maisons de tolérance. Non seulement nous ne détruisons
pas ces conditions, mais nous les tenons pour néces-
saires, nous les encourageons, nous leur donnons Tappui
de la loi.
« Nous formons ainsi non pas un malfaiteur, mais
des milliers de malfaiteurs ; et après cela nous en empoi-
gnons un, au hasard, et nous nous figurons avoir sauvé
la société et avoir rempli tout notre devoir, quand nous
avons obtenu que le pauvre diable soit transporté du
gouvernement de A... dans celui d'Irkoutsk ! »
Ainsi songeait Nekhludov, pendant que, assis sur son
siège au haut dossier, à côté du président du jury, il
écoutait les voix diverses du substitut, de Tavocat, et du
président.
« Et quand je pense, — poursuivit-il en considérant
le pâle visage de Taccusé, — quand je pense qu'il aurait
suffi que quelqu'un se rencontrât qui eût pitié de ce
misérable, au moment où son père, sous la pression du
besoin, l'envoyait à la ville pour y être ouvrier, ou plus
tard, au moment oii, après douze heures de travail, l'in-
fortuné allait avec ses camarades chercher un peu de
distraction dans les cabarets! Si à ce moment un homme
s'était rencontré qui eût pitié de lui et qui lui dît : « Ne
va pas là, Vania, ce n'est pas bien ! » l'enfant n'y serait
pas allé, il ne se serait pas perverti, il n'aurait pas fait
le mal qu'il a fait !
« Mais pas un seul homme ne s'est rencontré qui eût
pitié de lui durant tout le temps qu'il a passé à vivre
comme un petit animal, dans sa fabrique. Et, au con-
traire, tout le monde, contremaîtres et camarades, tout le
monde lui a appris, durant ces cinq ans, que la sagesse
consistait, pour un garçon de son âge, à mentir, à boire,
à dire des gros mots, à donner des coups, à courir les
Mes.
<t Et quand ensuite, épuisé et dépravé par un travail
malsain, par l'ivresse et la basse débauche, quand, après
avoir erré, sans but, au long des rues, il se laisse
entraîner à pénétrer dans une remise et à y dérober
quelques vieux balais hors d'usage, alors nous, qui ne
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168 RÉSURRECTION
manquons de rien, nous, hommes riches et instruits,
nous nous assemblons dans une salle pleine de solen-
nité, et nous jugeons ce malheureux, qui est notre frère,
et que nous avons contribué à perdre ! »
Ainsi songeait Nekhludov, sans plus faire attention à
ce qui se passait autour de lui. Et il se demandait com-
ment il avait pu ne pas s'apercevoir plus tôt de tout
cela, comment les autres pouvaient ne pas s'en être
encore aperçus.
III
Quand, après le résumé du président, le jury se retira
dans sa salle de délibération pour répondre aux ques-
tions posées, Nekhludov, au lieu de suivre ses collègues,
se faufila dans le corridor, ayant pris tout d'un coup la
résolution de se désintéresser de la suite du procès.
« Qu'ils fassent ce qu'ils voudront de ce malheureux î —
se dit-il ; — je ne puis, quant à moi, prendre plus long-
temps ma part d'une telle comédie ! » •
Il demanda à un gardien de lui indiquer le cabinet du
procureur et s'y rendit aussitôt. Là, le suisse refusa
d'abord de le laisser entrer, affirmant que le procureur
était occupé ; mais Nekhludov, sans l'écouter, ouvrit la
porte de l'antichambre, aborda l'employé qui s'y tenait
assis, et le pria de dire tout de suite au procureur qu'un
juré désirait l'entretenir d'un sujet très urgent. Son
titre de prince et l'élégance de sa mise en imposèrent à
l'employé, qui insista auprès du procureur, et obtint que
Nekhludov fût aussitôt admis.
Le procureur le reçut debout, visiblement mécontent
de son insistance.
— En quoi puis-je vous servir ? — demanda-t-il d'un
ton sévère.
— Je suis juré, je m'appelle Nekhludov, et j'ai abso-
lument besoin de voir une femme qui est en prison, la
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RÉSURRECTION 169
Ma^fova, — répondit tout d'un trait Nekhludov en rou-
gissant.
Il sentait qu'il faisait là une démarche qui aurait une
influence décisive sur toute sa vie.
Le procureur était un petit homme maigre et sec, avec
des cheveux courts grisonnants, des yeux très vifs, et
une barbiche en pointe sur un menton saillant.
— La Maslova? Oui, je la connais! Accusée d'empoi-
sonnement, n'est-ce pas? Pourquoi donc avez-vous
besoin de la voir ?
Puis, d'un ton plus aimable :
— Excusez ma question, mais il m'est impossible de
vous accorder l'autorisation que vous demandez sans con-
naître d'abord le motif qui vous porte à la demander.
— J'ai besoin de voir cette femme ; c'est une chose de
la plus haute importance pour moi ! — dit Nekhludov
rougissant de nouveau.
— Ah ! vraiment ! — fit le procureur ; et, levant les
yeux, il fixa sur Nekhludov un regard pénétrant. —
Cette femme a été jugée hier, n'est-ce pas?
— Elle a été condamnée à quatre ans de travaux forcés.
Elle a été condamnée injustement ! Elle est innocente !
— Hier? — reprit le procureur, sans prêter la moindre
attention à ce que disait Nekhludov sur l'innocence do
la Maslova. — Comme elle n'a été jugée qu'hier, elle
doit se trouver encore dans la maison de détention pré-
ventive. On ne peut y voir les détenus qu'à de certains
jours. Je vous engage à vous adresser là.
— C'est que j'ai besoin de la voir tout de suite, —
dit Nekhludov.
Ses lèvres tremblaient. Il sentait l'approche de la
minute décisive.
— Mais pourquoi donc avez-vous besoin de la. voir ?
— demanda le procureur, fronçant les sourcils d'un air
quelque peu inquiet.
— J'ai besoin de la voir parce qu'elle est innocente et
qu'on l'a condamnée aux travaux forcés. C'est moi qui
suis coupable, et non pas elle! — ajouta Nekhludov
d'une voix frémissante.
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i70 «ÉSDRRECTIOW
— Et comment cela?
— C'est moi qui Tai séduite, et mise dans l'état où
elle se trouve ! Si je ne Tavais pas mise dans cet état,
elle n'aurait pas été exposée à Taccusation portée contre
elle hier !
— Tout cela ne me dit pas votre motif pour désirer
la voir.
— Mon motif, c'est que je veux réparer ma faute et.,,
me marier avec elle ! — déclara Nekhludov.
Et, tandis qu'il prononçait ces mots, des larmes d'at-
tendrissement et d'admiration pour lui-même lui mouil-
laient les yeux.
— En vérité ! — fit le procureur. — Voilà en effet un
cas assez curieux. C'est bien vous, n'est-ce pas, qui avez
été membre du Zemslvo de Krasnopersk? — ajouta-t-il,
comme s'il s'était enfin rappelé à quelle occasion il avait
entendu parler déjà, précédemment, de ce Nekhludov
qui venait de lui faire part d'une résolution aussi imprévue.
— Parfaitement! Mais, pardonnez-moi, je ne crois pas
que cela ait le moindre rapport avec ma demande ! —
répliqua Nekhludov d'un ton piqué.
— Non sans doute, — répondit le procureur avec un
sourire légèrement ironique ; — mais le projet que vous
m'annoncez est si bizarre et si éloigné des formes ordi-
naires...
— Mais enfin, puis-je obtenir cette autorisation?
— L'autorisation ? Oui, certainement. Je vais vous la
délivrer tout de suite. Prenez la peine de vous asseoir.
Il alla vers son bureau, s'assit et se mit à écrire.
— Asseyez-vous, je vous en prie !
Nekhludov resta debout.
Quand le procureur eut fini d'écrire, il se leva et ten-
dit un papier à Nekhludov en l'observant avec curiosité.
— 11 y a encore une chose que je dois vous dire, —
reprit celui-ci, — c'est qu'il me sera désormais impos-
sible de prendre part aux délibérations du jury.
— Vous aurez, comme vous savez, à vous en faire dis-
penser par le tribunal, après lui avoir présenté vos rai-
sons.
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RÉSURRECTION 171
— La raison est que je tiens tous ses jugements
pour inutiles et pour immoraux.
— Bah ! — s'écria le procureur avec le même sourire
ironique, signifiant que de tels principes lui étaient
connus, et que ce n'était pas la première fois qu'il s'en
amusait. — Vous comprendrez sans peine, n'est-ce pas?
que, en ma qualité de procureur, je ne puisse pas partager
votre avis sur ce point. Mais allez expliquer tout cela au
tribunal ! Le tribunal appréciera vos explications, les
déclarera recevables ou non recevables, et, dans ce der-
nier cas, vous infligera une amende. Adressez-vous au
tribunal !
— Comme je vous l'ai dit, je suis résolu à n'y pas
retourner ! — déclara sèchement Nekhludov.
— Mes salutations! — fit alors le magistrat, manifes-
tement impatient de se débarrasser de son étrange visi-
teur.
— Qui est-ce donc que vous venez de recevoir?
— demanda au procureur, quelques instants après, un
juge qui venait id'entrer dans son cabinet au moment où
Nekhludov en sortait.
— C'est Nekhludov, vous savez bien, celui qui déjà
autrefois, dans le Zenistvo de Krasnopersk, s'était fait
remarquer par toute sorte de propositions excentriques !
Figurez-vous que, étant juré, il a retrouvé sur le banc
des prévenus une fille publique qui, à ce qu'il prétend,
a été séduite par lui. Et le voilà qui, maintenant, veut se
marier avec elle !
— Est-ce possible ?
— C'est ce qu'il vient de me dire ! Et si vous saviez
avec quelle exaltation extravagante !
— On dirait vraiment que quelque chose d'anormal
se passe dans le cerveau des jeunes gens d'à présent !
— Mais c'est que celui-là n'a plus l'air tout jeune!...
Dites donc, en a-t-il raconté, hein? votre fameux
Ivaclienkov ? Cet animal-là a juré de nous faire mourir !
11 parle, parle à l'infini !
— On devrait simplement lui retirer la parole ! A ce
degré-là, cela devient de l'obstructionnisme !
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172 RÉSURRECTION
IV
En sortant de chez le procureur, Nekhludov se rendit
tout droit à la maison de détention préventive. Mais il
n'y trouva point la Maslova. A la suite d'une efferves-
cence politique qui s'était produite quatre mois aupara-
vant, on avait dirigé vers d'autres prisons la plupart des
détenus que contenait cet établissement, pour y installer
à leur place une foule d'étudiants, d'étudiantes, d'em-
ployés et d'artisans. La Maslova avait été transférée
dans la vieille prison du gouvernement. Nekhludov s'y
fit aussitôt conduire.
Mais la vieille prison était située à l'autre extrémité
de la ville, de sorte que Nekhludov n'y arriva qu'à la
nuit tombante. Devant la porte, au moment où il s'ap-
prêtait à entrer, un factionnaire l'arrêta. Le factionnaire
sonna, la porte s'ouvrit, et un gardien sortit au-devant
de Nekhludov. Il lut d'un bout à l'autre, très lentement,
le papier que Nekhludov lui tendait, le relut, et finit par
déclarer que, sans l'autorisation du directeur, il ne pou-
vait rien faire.
Nekhludov obtint du moins la permission de se rendre
chez le directeur. Dans l'escalier qui conduisait à l'ap-
partement de ce fonctionnaire, il entendit les sons
étouffés d'un morceau de musique, joué sur un piano. Et,
dès qu'une servante à la mine hargneuse, avec un ban-
deau sur un œil, lui eut ouvert la porte de l'appartement,
ce fut comme si les sons du piano, s'échappant d'une
chambre voisine, se fussent brusquement rués sur ses
oreilles. C'était la plus rebattue des Rapsodies de Liszt,
et fort bien jouée, mais avec cette singularité que la
personne qui l'exécutait n'allait jamais que jusqu'à un
certain endroit. Arrivée à cet endroit du morceau^ elle
s'arrêtait net et reprenait aussitôt le commencement,
pour le jouer, de nouveau, jusqu'au même endroit.
y Google
' RÉSURRECTION 173
Nekhludov demanda à la servante borgne si le direc-
teur était chez lui :
— Non, il n'y est pas.
— Et quand reviendra-t-il?
— Je vais aller demander !
Et la servante rentra dans l'appartement, laissant
NekMudov debout dans Tantichambre.
Un instant après, la Rapsodie s'arrêta, sans être par-
venue, cette fois, jusqu'à l'endroit magique. Et Neldilu-
dov entendit une voix de femme, dans la pièce voisine,
qui disait :
— Répondez que papa est sorti, qu'il dîne en ville.
Impossible de le voir aujourd'hui ! Qu'on revienne une
autre fois !
Et de nouveau la Rapsodie recommença; mais elle
s'interrompit après quelques mesures, et Nekhludov
entendit le bruit d'une chaise qu'on remuait. Evidem-
ment la pianiste s'était décidée à venir en personne
congédier l'importun qui prenait la liberté de la déranger.
— Papa est sorti ! — déclara-t-elle en effet, d'un ton
fâché, en entr'ouvrant la porte qui donnait sur l'anti-
chambre. C'était une jeune fille pâle, avec des cheveux
jaunes en désordre et de larges cercles bleus sous les
yeux.
En apercevant un jeune homme, et de mise élégante,
elle changea de ton.
— Prenez la peine d'entrer ! . . . Vous auriez quelque
chose à demander à mon père?...
— Je voudrais voir une femme qui est détenue ici.
— Dans la section des détenus politiques, sans
doute?
— Non, pas dans cette section-là. J'ai l'autorisation
écrite du procureur.
— Je suis désolée! Mon père est sorti, je ne puis rien
sans lui.
— Mais entrez, je vous en prie, asseyez-vous un mo-
ment! — reprit-elle.
Et comme Nekhludov faisait mine de sortir :
— Vous pouvez vous adresser au sous-directeur. Il
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174 RÉSURRECTION
doit être au bureau. Il vous dira ce qui en est. . . Comment
vous appelez- vous ?
— Je vous remercie beaucoup, — dit Nekhludov sans
répondre à sa question.
Et il redescendit l'escalier, tandis que retentissaient
de nouveau derrière lui les sons bruyants de la Rapsodie,
aussi peu en harmonie avec le lieu où ils se faisaient
entendre qu'avec Taspect pitoyable de la créature qui
les produisait.
Dans la cour, Nekhludov rencontra un jeune officier
aux moustaches en croc et lui demanda où il pourrait
trouver le sous-directeur. Ce jeune officier était précisé-
ment le sous-directeur. Il prit le permis, y jeta les yeux,
et déclara que, le permis ne faisant mention que de la
maison de détention préventive, il ne pouvait prendre
sur lui de le considérer comme valable pour la prison du
gouvernement. De toute façon, au reste, Theure était
trop avancée : l'appel du soir avait déjà été fait.
— Revenez demain! C'est demain dimanche : dès dix
heures du matin, tout le monde est admis à faire visite
aux détenus. Le directeur sera là. Vous pourrez voir la
femme Maslov dans le parloir des femmes, ou peut-être,
si le directeur y consent, dans le bureau.
Déçu ainsi de son espérance de voir Katucha ce jour-
là, Nekhludov reprit le chemin de sa maison. Tout fré-
missant d'émotion, il courait le long des rues ; et sans
cesse lui revenaient en mémoire des détails de sa jour-
née. Il se répétait qu'il avait cherché à revoir Katucha,
qu'il l'avait demandée dans deux prisons, qu'il avait
parlé au procureur de son projet de s'humilier devant
elle. Et le sentiment d'avoir fait tout cela redoublait
encore son exaltation.
En rentrant chez lui, il alla aussitôt prendre dans un
tiroir le cahier où, autrefois, il écrivait le journal de
ses actes et de ses pensées. Il en relut quelques pas-
sages, et, fiévreusement, il y ajouta les lignes suivantes:
« Il y a deux ans déjà que je n'ai plus rien écrit, dans
ce cahier, et je croyais bien que jamais plus je ne me
livrerais à cet enfantillage. Mais en réalité ce n'était nul-
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■ f ■ ■ Ji-f* S^.^'
RÉSURRECTION 175
lement un enfantillage. C'était au contraire un entretien
avec moi-même, avec mon moi véritable et sacré. Depuis
ces deux ans, ce moi s'était endormi au fond de mon
cœur, de sorte que je n'avais personne avec qui m'entre-
tenir. Mais il s'est brusquement réveillé, hier, le
28 avril, à la suite d'un événement extraordinaire qui
s'est passé à la cour d'assises, où j'étais juré. Sur le banc
des accusés, j'ai retrouvé cette Katucha que j'ai autre-
fois séduite et abandonnée. Un malentendu singulier,
que j'aurais eu le devoir d'empêcher, a eu pour consé-
quence la condamnation de la malheureuse aux travaux
forcés. Je suis allé aujourd'hui chez le procureur et à la
prison où elle est détenue. Je n'ai pu être admis auprès
d'elle, mais j'ai pris la ferme résolution de tout faire
pour la voir, de lui demander pardon, et de réparer ma
faute, dussé-je pour cela me marier avec elle. Seigneur,
prête-moi ton aide ! Jamais je n'ai eu plus de repos ni
plus de joie dans le cœur. »
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CHAPITRE X
La nuit qui avait suivi sa condamnation, la Maslova,
brisée de fatigue, avait dormi d'un sommeil de plomb;
mais la seconde nuit, au contraire, elle ne put dormir.
Seule éveillée dans toute la salle, elle restait étendue sur
son lit, les yeux grands ouverts, et songeant.
Elle songeait que, pour rien au monde, elle ne con-
sentirait à se marier avec un forçat quand elle serait dans
rîle de Sakhaline, où on lui avait dit qu'elle serait sans
doute transportée. A tout prix elle s'arrangerait pour
empêcher cela. Elle essaierait de se marier avec un ins-
pecteur, ou un greffier, fût-ce même avec un gardien.
« Tous ces gens-là sont faciles à séduire ! — se disait-
elle. — Pourvu seulement que je ne maigrisse pas trop,
car alors je serais perdue ! »
Elle se rappelait la façon dont l'avaient regardée les
avocats, le président, les jurés, et comment, sur son
passage à travers la ville, tous les hommes avaient eu
pour elle des yeux pleins de désir. Elle se rappelait que
son amie Claire, étant venue la voir en prison, lui avait
raconté qu'un étudiant, son client préféré, avait été
désolé de ne plus la retrouver chez M™* Kitaïev. Elle
pensait à tous les hommes qui l'avaient ajpiée, à tous,
sauf à Nekhludov.
A son enfance et à sa jeunesse, mais surtout à son
amour pour Nekhludov, jamais elle ne pensait. C'étaient
pour elle des souvenirs trop pénibles, qu'elle avait
enfouis quelque part au fond de son cœur, pour n'y plus
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RÉSURRECTION 177
toucher. Même en rêve, jamais elle ne revoyait Nekhlu-
dov. Si elle ne l'avait pas reconnu à la cour d'assises,
ce n'était pas seulement parce que l'âge l'avait changé,
parce qu'il portait une barbe, parce que ses moustaches
avaient poussé, et parce que ses cheveux étaient devenus
plus rares : elle l'aurait reconnu malgré tout cela, si
elle n'avait pas pris l'habitude de ne jamais penser à lui.
Et cette habitude avait commencé dès la sombre et ter-
rible nuit où Nekhludov, revenant de la guerre, avait
passé tout près de la maison de ses tantes sans s'y arrêter.
Katucha savait déjà, à ce moment, qu'elle était
enceinte. Mais aussi longtemps qu'elle avait espéré
revoir Nekhludov, non seulement la pensée de l'enfant
qui allait naître ne la chagrinait pas, elle en était par-
fois toute joyeuse et toute attendrie.
Les deux vieilles tantes, sachant que Nekhludov allait
passer près de leur maison, l'avaient prié de s'arrêter
chez elles : mais il avait répondu, par dépêche, qu'il ne
pourrait s'arrêter, ayant besoin d'être au plus vile à
Saint-Pétersbourg. Aussitôt Katucha avait formé le
projet d'aller à la gare pour le revoir au passage.
Le train passait en gare la nuit, à deux heures du
matin. Katucha, après avoir aidé ses maîtresses à se
mettre au lit, avait chaussé de grosses bottines, s'était
couvert la tête d'un fichu, et était partie en compagnie
d'une fillette de dix ans, la fille de la cuisinière.
. La nuit était noire et froide. La pluie tantôt commen-
çait à tomber en gouttes pressées, et tantôt s'interrom-
pait. A travers les champs, on pouvait encore distinguer
le sentier devant soi, mais dans le bois l'obscurité était
complète, de sorte que Katucha, tout en connaissant
très bien le chemin, avait failli s'égarer, et n'était arrivée
à la petite station que lorsque le train y était déjà.
S'élançant^ sur le quai, elle avait aussitôt reconnu
Nekhludov, assis près de la fenêtre d'un wagon de pre-
mière classe. Le wagon était vivement éclairé. Installés
fsa face l'un de l'autre sur les banquettes de velours,
&UX officiers jouaient aux cartes; g* lui, tcmffté vers
tiiix, il les regardait en souriant.
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178 RÉSCREECTION
Dès qu'elle l'avait aperçu, la jeune femme avait voulu
grimper sur la plate-forme du wagon, pour Tappeler.
Mais au même instant la machine avait sifflé, et les
wagons, lentement, s'étaient ébranlés. Le conducteur du
train avait fait descendre Katucha avant de remonter
lui-même dans le wagon; et la jeune femme s'était
retrouvée sur le quai, tandis que déjà le wagon de pre-
mière classe l'avait dépassée. Elle s'était mise à courir
pour le rattraper. Mais le train courait plus vite, elle
voyait passer les wagons de seconde classe, puis ceux
de troisième, enfin le dernier wagon avec sa lanterne
rouge. Arrivée au bout du quai, elle avait continué à
courir le long de la voie ; le vent, qui soufflait par
rafales, avait fait tomber le fichu qu'elle portait sur la
tête ; et elle courait, les cheveux en désordre, s'enfcHiçant
à chaque pas dans des flaques de boue.
— Petite tante Katucha ! — lui avait crié la petite
fille en accourant derrière elle, — votre fidiu est
tombé !
Réveillée par ce cri, Katucha s'était enfin arrêtée.
Et aussitôt elle avait senti un vide terrible se creuser
en elle.
« Ainsi il est là, dans ce wagon bien chaud, assis
dans un fauteuil de velours, et il sourit, et il s'amuse,
— s'était-elle dit, — et moi je suis seule ici dans la
nuit, sous la pluie et le vent ! » Elle s'était assise à terre
et avait éclaté en des sanglots si forts que la petite
fille, épouvantée, n'avait su que lui dire pour la consoler.
— Petite tante ! — suppliait la petite, — allons-nous-en,
rentrons bien vite !
Mais Katucha restait assise, sous la pluie et le vent.
« Un train va passer : m'étendre sur les rails, et tout sera
fini! » Elle s'apprêtait déjà à exécuter ce projet, lorsque
soudain l'enfant qui était en elle avait tressailli; et
aussitôt son désespoir s'était apaisé. Tout ce qui, l'ins-
tant d'auparavant, l'avait remplie d'angoisses, le senti-
ment de l'impossibilité pour elle de vivre, sa haine pour
Nekhludov, son désir de se venger de lui en se tuant,
toutes ces mauvaises pensées s'étaient effacées. Elle
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BÉSUBREGTIOM 479
s*était levée, avait remis son fichu sur sa tête, et s'en
était retournée.
C'est cette nuit-là que s'était fait le bouleversement
complet de son âme, et qu'elle avait commencé à devenir
ce qu'elle était désormais devenue. C'est cette nuit-là
qu'elle avait cessé de croire en Dieu. Jusqu'alors elle
avait cru en Dieu, et elle avait cru que les autres y
croyaient; mais, cette nuit-là, elle s'était dit qu'il n'y
avait pas de Dieu, que personne n'y croyait, et que tous
ceux qui parlaient de Dieu et de ses lois n'avaient
d'autre objet que de la tromper. Cet homme qu'elle
aimait, et qui Pavait aimée aussi, et qui l'avait séduite et
abandonnée, elle savait qu'il était le meilleur de tous.
Les autres étaient pires encore ! Et tout ce qui était
arrivé dans la suite à Katucha avait fortifié en elle cette
conviction. Les tantes de NekUludov, ces vieilles dames
confites en dévotion, l'avaient chassée le jour où elle
n'avait plus été en état de travailler autant que par le
passé. Des personnes diverses à qui elle avait eu affaire
ensuite, les unes, — les femmes surtout, — n'avaient vu
en elle que de l'argent à gagner, les autres, — les
hommes, depuis le stanovoï jusqu'aux gardiens de la
prison, — n'avaient vu en elle que la satisfaction de leurs
instincts sensuels. Il n'y avait personne au monde qui
s'inquiétât d'autre chose que de satisfaire ses instincts.
C'est ce qu'avait achevé de faire comprendre à Katucha
le vieil homme de letta*es dont elle avait été autrefois la
maîtresse : celui-là lui avait ouvertement déclaré que la
satisfaction des instincts sensuels était l'unique sagesse,
l'unique beauté de la vie.
Personne au monde ne vivait que pour soi, et tout ce
qu'on disait de Dieu et du bien n'était que duperie!
Voilà ce que pensait la Maslova ; et quand, par aventure,
la question se présentait à elle de savoir pourquoi tout,
dans le monde, était si mal arrangé et pourquoi les
hommes ne faisaient que se tourmenter les uns les
autres au lieu de jouir en paix de la vie, elle se hâtait
de repousser cette question importune. Une cigarette, un
verre d'eau-de-vie, et de nouveau elle se sentait rassurée.
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180 RÉSURRECTION
II
1
Le jour suivant était un dimanche. A cinq heures du
matin, aussitôt qu'eut retenti dans le corridor de la
prison le coup de sifflet du garde, la Korableva éveilla
sa voisine, qui n'avait pu s'endormir qu'à l'aube.
« Travaux forcés », se dit avec épouvante la Maslova
en se frottant les yeux et en aspirant, malgré elle,
l'infecte puanteur de la salle. Elle eut envie de se ren-
dormir, pour se réfugier de nouveau dans l'inconscience ;
mais l'habitude et la peur avaient chassé le sommeil, de
sorte qu'elle se souleva, s'assit sur son lit, les jambes
pendantes, et se mit à regarder autour d'elle.
Toutes les femmes étaient déjà éveillées : seuls le petit
garçon et la fillette dormaient encore. Leur mère tirait
avec précaution son sarrau, sur lequel ils étaient cou-
chés. La femme condamnée pour révolte étendait, devant
le poêle, des torchons qui servaient de langes au nou-
veau-né, pendant que celui-ci, sur les bras de Fenitchka,
s'agitait, pleurait, poussait des cris que les paroles
caressantes de la jeune femme ne parvenaient pas à
calmer. La phtisique, le visage tout injecté de sang, et
tenant sa poitrine de ses deux mains, toussait sa quinte
du matin, et, dans les intervalles de sa toux, exhalait de
profonds soupirs pareils à des sanglots. La Rousse
restait étendue sur le dos, étalant sur le lit ses grosses
jambes nues : elle racontait, d'une voix haute et gaie,
un rêve compliqué qu'elle venait d'avoir. La vieille
femme, — la bossue, — debout devant l'icône, répé-
tait infatigablement les mêmes paroles, faisait des signes
de croix et des salutations. La fille du diacre s'était
assise sur son lit et fixait devant elle ses grands yeux,
épuisés d'insomnie. La Beauté frisait sur ses doigts ses
cheveux noirs graisseux.
De lourds pas d'hommes se firent entendre dans le
corridor, la porte s'ouvrit, et deux prisonniers entrèrent,
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RÉSDRRECTION 181
deux hommes de mine maussade et hargneuse, vêtus de
vestes de toile grise et de pantalons gris relevés jus-
qu'au-dessus des genoux. Ils soulevèrent le cuveau
empesté, remportèrent sur leurs épaules. Les femmes,
l'une après l'autre, sortirent dans le corridor pour aller
se laver au robinet. La femme rousse, en attendant
son tour, eut une dispute avec une autre femme, sortie
d'une salle voisine. De nouveau s'échangèrent des
injures, des cris, des réclamations.
— Vous avez donc juré d'aller au cachot ! — s'écria
le gardien ; après quoi, s'approchant de la Rousse, il lui
appliqua sur le dos un coup si violent qu'on l'entendit
résonner dans tout le corridor.
— Allons, que je n'entende plus ta voix ! — reprit-il en
s'éloignant.
— Vrai ! le vieux a le poing solide ! — dit la Rousse
sans se fâcher d'une caresse aussi rude.
— Et qu'on se hâte ! — reprit le gardien. Il est temps
pour la messe !
La Maslova n'avait pas achevé de se coiffer lorsqu'ar-
riva le sous-directeur avec un registre en main.
— En place pour l'appel! — cria le gardien.
Des autres salles sortirent d'autres femmes ; et toutes
les prisonnières se placèrent sur deux rangs, le long du
corridor, celles du second rang ayant à tenir les deux
mains sur les épaules des femmes placées devant elles.
L'officier les compta, fit l'appel de leurs noms et s'éloi-
gna avec son registre.
Quelques instants après, se montra la surveillante
chargée de conduire les prisonnières à la messe. La
Maslova et Fenitchka se trouvèrent placées au milieu
de la colonne, formée de plus de cent femmes qui,
toutes, portaient le costume blanc de la prison avec des
fichus blancs sur leurs têtes. De loin en loin seule
ment on voyait quelques paysannes vêtues à la mode
de leurs villages : c'étaient des femmes de condamnés
aux travaux forcés, admises à partager le sort de leurs
maris.
La longue colonne remplissait tout l'escalier. On
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>482 RÉStRRECTION
entendait le bruit des souliers sur les dalles, un mur-
mure de voix, et, par instants, des rires. A un tournant,
la Maslova aperçut la méchante figure de son ennemie
la Botchkova, qui marchait en tête de la colonne : elle
la montra à Fenitchka.
Au bas des marches, toutes les femmes firent silence,
et, avec des signes de croix et des salutations, entrèrent
deux par deux dans la chapelle, encore vide, mais déjà
étincelante de lumières. Elles allèrent se placer à droite
et s'assirent sur une rangée de bancs, en troupe serrée.
Aussitôt après, ce fut le tour des hommes, qui, tous
vêtus de gris, vinrent s'installer sur la gauche et au
centre de la chapelle. Quelques-uns furent conduits par
un petit escalier à l'orgue, placé dans le haut de la
nef.
La chapelle de la prison avait été récemment restau-
rée et remise à neuf par les soins d'un riche marchand,
qui avait dépensé, à cet effet, plusieurs dizaines de
milliers de roubles. Elle brillait de dorures et de cou-
leurs vives.
Pendant quelque temps, la chapelle resta silencieuse:
on n'entendait que des bruits de nez qui se mouchaient,
des toux, des cris d'enfants, et, parfois, le son des
chaînes remuées. Mais, bientôt, les prisonniers qui se
tenaient au centre s'écartèrent pour laisser un passage
libre, et par ce passage s'avança jusqu'au premier rang,
solennellement, le directeur de la prison.
Aussitôt commença le service divin.
Debout au milieu de la foule des prisonnières, la Mas-
lova ne pouvait rien voir que le dos des femmes qui
étaient devant elle ; mais, quand tout le monde se mit en
mouvement pour aller baiser la croix et la main du prêtre,
elle eut une grande distraction à voir les assistants, le
directeur, les gardiens, et à reconnaître derrière eux un
homme à la barbiche et aux cheveux blonds, le mari de
Fenitckha, tenant ses yeux tendrement fixés sur sa
femme.
— La Maslova I au parloir ! dit un gardien, au
moment où les femmes sortaient de la chapelle,
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RÉSURRECTION 183
— Oh ! quelle chance ! — se dit la Maslova, ravie de
la distraction nouvelle qui lui arrivait.
Elle songea que c'était sans doute Berthe, ou plutôt
encore son amie Claire, qui venait la voir. Et, d'un pas
tout joyeux, elle suivit, le long des corridors, celles de
ses compagnes qu'on venait, également, d'appeler au
parloir.
y Google
CHAPITRE XI
Nekhludov, lui aussi, s'était levé de bonne heure.
Quand il sortit de chez lui pour se rendre à la prison,
tout le monde dans la ville semblait encore dormir. Seul
un paysan allait de porte en porte avec sa charrette, en
criant d'une voix sourde : « Du lait ! Du lait ! Du lait ! »
La première pluie chaude du printemps était tombée
dans la nuit. Partout où les pavés ne l'écrasaient pas,
l'herbe verdissait. Les bouleaux, dans les jardins, s'étaient
ornés d'un duvet vert; les merisiers et les peupliers
étiraient leurs longues feuilles odorantes. Dans les rues,
les portes s'ouvraient paresseusement. Mais sur le
marché de friperie, que Nekhludov eut à traverser, il y
avait foule déjà. Hommes et femmes, des bottes aux pieds,
se pressaient auprès des tentes disposées par rangées,
tàtant, mesurant, marchandant les vestes, les gilets, et
les pantalons.
Dans les cabarets aussi, il y avait foule déjà. On y
voyait entrer des ouvriers en vestes propres et en bpttes
luisantes, enchantés de pouvoir échapper pour un jour
aux fatigues de Tusine ; et plusieurs étaient accompagnés
de leurs femmes, avec des fichus de soie voyante sur la
tête et des vestes ornées de verroteries. Des sergents de
ville en grande tenue, avec des pistolets attachés à leur
ceinture par des cordons jaunes, se tenaient immobiles
aux coins des rues, attendant quelque désordre qui vînt
un peu les distraire de leur ennui. Dans les allées des
boulevards et sur le gazon encore humide des pelouses,
enfants et chiens couraient, jouaient, pendant que les
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RÉSURRECTION 185
nourrices, assises en groupes sur les bancs, bavardaient
en riant aux éclats. Et de toutes parts dans les rues, se
mêlant au bruit des charrettes sur le pavé, retentissaient
le son et Técho des cloches, convoquant la foule à
assister à un service divin tout pareil à celui qui se
célébrait dans la chapelle de la prison. Et de rares
passants, endimanchés, prenaient le chemin de l'église
de leur paroisse.
La prison, quand Nekhludov y arriva, était encore
fermée.
Sur une petite place, à une centaine de pas de la porte,
se tenait un groupe d'hommes et de femmes, la plupart
portant des paquets à la main. A droite de la place
s'étendait une construction basse en bois, à gauche se
dressait un édifice à deux étages, avec une enseigne. Au
fond se voyait l'énorme entrée de pierre de la prison,
dont un soldat, le fusil sur l'épaule, défendait l'approche.
Devant le guichet de la baraque en bois, un gardien
était assis, vêtu d'un uniforme galonné, et tenant un
registre sur ses genoux. C'est à lui que s'adressaient les
visiteurs pour faire inscrire les noms des prisonniers
qu'ils désiraient voir.
Nekhludov. s'approcha de lui et nomma : « La femme
Catherine Maslov. »
— Pourquoi ne laisse-t-on pas entrer ? — demanda-t-il.
— On est en train de dire la messe, — répondit le
gardien. — Aussitôt la messe finie, vous pourrez entrer.
Nekhludov se rapprocha du groupe des visiteurs. Au
même instant se détacha de ce groupe et se glissa
jusqu'à la porte de la prison un homme vêtu de haillons,
les pieds nus, avec tout le visage rayé de sillons rouges.
— Dis donc, toi, où vas-tu ? — lui cria le soldat en
portant la main à son fusil.
— Et toi, qu'est-ce que tu as à brailler comme ça?
— répondit l'homme en revenant lentement sur ses pas,
sans s'émouvoir le moins du monde du cri du soldat. —
Tu ne veux pas me laisser entrer ? C'est bon, j'attendrai !
Mais a-t-on vu brailler comme ça, comme si monsieur
était un général !
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i86 RÉSDRBECTION
Un rire approbateur accueillit cette plaisanterie. Les
visiteurs étaient en grande partie de pauvres gens,
maigrement vêtus, et quelques-uns tout à fait dégue-
nillés ; mais il y en avait aussi quelques-uns, des hommes
et des femmes, d'une mise plus élégante. Près de
Nekhludov se tenait un homme en redingote, soigneuse-
ment rasé, gras et rose, portant dans la main un lourd
paquet qui paraissait contenir du linge. Nekhludov lui
demanda si c'était la première fois qu'il venait à la
prison. Non, l'homme au paquet y était déjà venu bien
souvent, il y venait chaque dimanche. Il raconta à
Nekhludov toute son histoire. Il était portier dans une
banque, et le prisonnier qu'il venait voir était son frère,
condamné pour faux.
Au moment 6ù le brave portier, ayant tout dit sur lui-
même, s'apprêtait à interroger Nekhludov, leur attention
fut attirée par l'arrivée d'une calèche de louage, d'où
sortirent un jeune étudiant et une dame en robe claire.
L'étudiant tenait en main un gros paquet. Il s'avança
vers Nekhludov et lui demanda s'il croyait qu'on lui
permettrait de donner aux prisonniers une ration de
pain blanc, que contenait son paquet.
— C'est ma fiancée qui a eu cette idée. Cette jeune
femme est ma fiancée. Ses parents nous ont autorisés à
apporter cela aux prisonniers.
— C'est la première fois que je viens ici moi-même, et
j'ignore les usages de l'endroit, mais je crois que vous
feriez bien de vous adresser là ! — répondit Nekhludov
en désignant du doigt le gardien galonné, assis devant
son registre.
Soudain la porte de fer de la prison s'ouvrit, et Ton
en vit sortir un officier en grand uniforme, accompagné
d'un gardien qui, après avoir échangé tout bas quelques
mots avec son chef, déclara que les visiteurs étaient
admis à entrer.
Le factionnaire se rangea sur le côté, et tout le monde
se pressa vers la porte de la prison, comme si l'on crai-
gnait d'arriver en retard.
Perrière la porte se tenait un gardien qui, à mesure
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RÉSURRECTION 187
que les visiteurs passaient devant Ini, les comptait à
haute voii. Et, quelques pas plus loin, au fond du pre-
mier corridor, il y avait encore un autre gardien qui,
touchant au bras toutes les personnes qui passaient,
avant de leur laisser franchir une petite porte, les comp-
tait de nouveau, afin que, à la sortie, on pût s'assurer
que pas un seul des visiteurs ne restait dans la prison,
et que pas un seul des prisonniers n'en était sorti. Ce
gardien, trop occupé de son calcul pour voir les figures
à qui il avait affaire, secoua vivement au passage Tépaule
de Nekhludov, ce dont celui-ci, malgré ses excellentes
intentions, ne laissa pas de se sentir quelque peu irrité.
La petite porte donnait sur une grande pièce voûtée,
avec des barreaux de fer aux fenêtres. Nekhludov la
traversa d'un pas lent, laissant passer devant lui le flot
pressé des visiteurs. Il éprouvait à la fois un sentiment
de répugnance pour les malfaiteurs enfermés dans cette
prison, un sentiment de compassion pour les innocents
qui, comme l'accusé de la veille et comme Katucha, y
étaient enfermés en leur compagnie, et un sentiment de
joie et d'orgueil à la pensée de l'acte héroïque qu'il allait
accomplir.
A Vautre extrémité de la grande salle, un gardien
disait quelque chose aux visiteurs qui défilaient devant
lui. Mais Nekhludov, plongé dans ses réflexions, ne l'en-
tendit pas et continua à suivre le groupe qui marchait
devant lui. Il se trouva ainsi amené au parloir des
hommes, tandis que c'était au parloir des femmes qu'il
aurait dû se rendre.
Quand il entra, le dernier de tous, dans le parloir, il
fut tout d'abord frappé d'un bruit assourdissant, formé
du mélange d'un grand nombre de voix qui criaient en
même temps. Il ne comprit la cause de ce bruit que lors-
qu'il fut parvenu au milieu de la salle, où la foule des
visiteurs se tenait debout* devant un grillage, pareille à
Vin essaim de mouches sur un morceau de sucre.
La salle était divisée en deux moitiés par un double
grillage, qui allait du plafond jusqu'à terre. Entre les
deux grillages s'étendait un espace d'environ trois ar-
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188 RÉSURRECTION
chines, où des soldats se promenaient de long en large.
Et, d'un côté, se tenaient les prisonniers; de Fautre,
les visiteurs. Ils étaient séparés par deux grillages et
par un espace vide de trois archines, de telle sorte que
non seulement c'était chose impossible aux visiteurs de
rien donner aux prisonniers, mais qu'il leur était même
difficile de les voir. Et non moins difficile était de parler
d'un groupe à l'autre : on était obligé de crier de toutes
ses forces pour se faire entendre. Et comme chacun vou-
lait se faire entendre, et que les voix se couvraient l'une
l'autre, chacun se trouvait bientôt contraint à essayer de
crier plus fort que les autres. De là provenait l'extraor-
dinaire clameur qui avait frappé Nekhludov en entrant
dans la salle.
A distinguer ce qui se disait, on n'y pouvait songer.
On pouvait seulement, par les visages, deviner les sujets
dont il était question, et les relations qui existaient entre
les prisonniers et leurs visiteurs.
Tout près de Nekhludov était une petite vieille, un
mouchoir sur la tête, qui, collée contre la grille, criait
quelque chose à un jeune homme, un forçat, avec la
moitié de la tête rasée : et le jeune homme, fronçant les
sourcils, paraissait l'écouter avec une extrême attention.
Venait ensuite l'homme en haillons qui, tout à l'heure,
avait tant amusé la foule, devant la porte ; il causait
avec un ami, faisait de grands gestes^ criait et riait. Et,
près de lui, Nekhludov vit, assise à terre, une jeune
femme proprement vêtue qui, tenant un enfant sur les
bras, pleurait et sanglotait, sans même avoir la force
de lever les yeux sur le forçat qui se tenait en face
d'elle, de l'autre côté de la grille, la tête rasée, les fers
aux pieds.
Quand Nekhludov comprit que lui aussi aurait à s'en-
tretenir avec Katucha dans les mêmes conditions, une
haine le saisit contre les hommes qui avaient pu inventer
et autoriser un tel supplice. Il fut stupéfait de penser
qu'une institution aussi affreuse, un affront aussi cruel
aux sentiment les plus sacrés, que cela n'eût, avant lui,
indigné personne. Et il fut scandalisé de voir que les sol-
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Q ^^
RÉSURRECTION 189
dats et le gardien, et les prisonniers eux-mêmes, s'ac-
commodaient de cette façon de s'entretenir comme d'une
chose naturelle et inévitable.
Nekhludov resta ainsi immobile, durant plusieurs
minutes, accablé d'une étrange impression de mélancolie,
où se mêlaient un dégoût de toutes choses et la cons-
cience de sa propre faiblesse.
II
— Tout de même, se dit Nekhludov, il faut faire ce
pour quoi je suis venu ! Mais à qui m'adresser?
n chercha des yeux le surveillant de la salle et finit
par le découvrir, mêlé a la foule. C'était un petit homme
sec, avec des épaulettes d'officier à son uniforme. Nekhlu-
dov s'avança vers lui :
— Pardon, monsieur, — lui dit-il avec une déférence
contrainte, — ne pourriez-vous pas m'indiquer où se
trouve la section des femmes, et où l'on peut s'adresser
pour les voir ?
— C'est au parloir des femmes que vous vouliez aller?
— Oui. Je désirerais voir une femme qui est empri-
sonnée ici.
— Pourquoi ne l'avez-vous pas dit tout à l'heure,
dans la première salle, quand on vous l'a demandé?
Puis se radoucissant :
— Et qui est-ce que vous désirez voir?
— La femme Catherine Maslov.
— Une détenue politique ?
— Non, elle est simplement...
— Mais enfin quoi? une prévenue? une condamnée?
— Oui, condamnée depuis avant-hier, — répondit
doucement Nekhludov, craignant de détruire, par une
parole trop vive, la bonne, disposition qu'il croyait dis-
tinguer chez le surveillant.
Et le fait est que sa douceur parut toucher le terrible
homme.
yGoDgle
iOO RÉSURHECTION
— Je vais vous faire conduire au parloir des femmes,
bien qu il me soit défendu de laisser sortir personne d'ici
avant le signal. Mais, une autre fois, ne vous trompez plus !
— Sidorov ! — cria-t-il à un gardien tout couvert de
médailles, arrive ici et conduis monsieur au parloir des
femmes!
Le gardien ouvrit la porte, qui était fermée à double
tour, fit sortir Nekhludov dans le corridor, le ramena
dans la grande salle voûtée, puis, par un autre corridor,
le conduisit au parloir des femmes.
Ce parloir, comme l'autre, était divisé en trois parties
par deux grillages ; et, bien qu'il fût sensiblement plus
petit, et que le nombre des visiteurs y fût moindre, les
cris y étaient peut-être plus assourdissants encore. Là
aussi, entre les deux grillages se tenait l'autorité, mais
représentée cette fois par une surveillante également en
uniforme, avec des galons sur les manches, des revers
bleus et une ceinture de la même couleur. Et, tout comme
dans l'autre parloir, d'un côté se cramponnaient au gril-
lage des visiteurs libres, vêtus des façons les plus di-
verses ; de l'autre, se tenaient les prisonnières, la plupart
en costume blanc, avec des fichus blancs sur leurs têtes.
Pas une place libre sur toute la largeur du grillage. Et,
du côté des visiteurs, l'encombrement était tel que plu-
sieurs femmes étaient forcées de se dresser sur la pointe
des pieds pour crier par-dessus la tête des personnes
qui se trouvaient devant elles.
Lorsque Nekhludov se fut un peu accoutumé au
vacarme de la salle, son attention fut attirée par la
haute et maigre figure d'une bohémienne qui, au centre
du grillage, du côté des prisonnières, expliquait quelque
chose, avec des gestes rapides et d'une voix criarde
à un visiteur en veste bleue, un bohémien aussi, debout
de l'autre côté. Près de ce bohémien se tenait un jeune
paysan à la barbiche blonde, qui, rougissant, semblait
faire effort pour retenir ses larmes. 11 écoutait ce que lui
disait une jolie prisonnière en face de lui, et celle-ci,
tout en parlant, le considérait tendrement de ses grands
yeux bleus. C'était Fenitchka avec son mari*
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RÉSURRECTION 191
Nekhludov examina, l'un après l'autre, les visages
des prisonnières appuyées contre la grille : la Maslova
n'était point dans le nombre. Mais, cachée derrière la
rangée du premier plan, une femme se tenait debout, et
Nekhludov devina que c'était elle. Aussitôt il sentit son
souffle s'arrêter et redoubler les battements de son
cœur. La minute décisive approchait.
11 s'avança jusqu'au grillage, parvint péniblement à
se frayer une place, et fixa son regard sur la Maslova.
Elle s'était placée derrière la paysanne aux yeux bleus
et paraissait écouter, en souriant, son entretien avec
son mari. Au lieu du sarrau gris qu'elle portait l'avant-
veille, elle était toute vêtue de blanc. Sous son fichu
apparaissaient les boucles charmantes de ses cheveux
noirs.
— Allons ! il faut prendre parti ! — songea Nekhlu-
dov. — Mais comment l'appeler? Si elle pouvait me
voir et venir d'elle-même !
Elle, cependant, n'en eut point l'idée. Elle s'attendait
toujours à voir arriver Berthe ou Claire, et ne soup-
çonnait pas que cet élégant visiteur pût être là pour elle.
— Qui désirez-vous voir? — demanda à Nekhludov
la surveillante, s'arrétant devant lui.
— Catherine Maslov! — répondit Nekhludov, parlant
à grand'peine.
— Hé ! la Maslova ! — cria la surveillante, — du monde
pour toi !
III
La Maslova se retourna brusquement, et, levant la
tcte, la poitrine droite, avec cette expression d'empfes-
sement que lui avait autrefois connue Nekhludov, elle
s'approcha de la grillé, après s'être glissée entre deux
prisonnières. Et elle se mit à regarder Nekhludov avec
un mélange de surprise et d'interrogation. Elle ne le
reconnaissait toujours pas. Mais elle eut vite fait de
y Google
192 RÉSURRECTION
deviner en lui, à sa mise, un homme riche. Etelleluisourit.
— Vous êtes venu pour moi? — demaiida-t-elle,
collant contre le grillage ses yeux souriants, qui lou-
chaient un peu.
— Oui, j'ai voulu...
Nekhludov s'arrêta, ne sachant pas s'il devait lui dire
if vous » ou la tutoyer. Il se décida à employer le
« vous ».
— J'ai voulu vous voir... je...
— Tu m'embêtes avec tes histoires ! — criait, près de
lui, un visiteur en guenilles. — L'as-tu pris, oui ou non?
— Tous les jours plus malade ! elle se meurt ! —
criait-on de l'autre côté.
La Maslova ne put rien distinguer de ce que lui^
disait Nekhludov. Mais, à l'expression de son visage,
pendant qu'il parlait, elle le reconnut. Ou plutôt elle
crut le reconnaître, car dans l'instant d'après elle se dit
qu'elle s'était trompée. Le sourire n'en disparut pas'
moins de ses lèvres, et son front resta serré d'un pli de
souffrance.
— On n'entend pas ce que vous dites ! — crià-t-elle
en clignant des yeux, tandis que son front se plissait
de plus en plus.
— Je suis venu...
« Oui, je fais mon devoir, j'expie! » songeait
Nekhludov.
Et à peine cette pensée lui fut-elle venue que des
larmes lui remplirent les yeux et la gorge, et que, s'ac-
crochant des doigts à la grille, il se tut. Il sentait quau
premier mot il éclaterait en sanglots.
— Aussi vrai que Dieu m'entend, je n'en sais rien!
— criait une prisonnière du fond de la salle.
L'émotion avait donné au visage de Nekhludov une
expression que la Maslova reconnut aussitôt. Tô«s ses
doutes s'effacèrent.
— Je ne suis pas bien sûre de vous reconnaître, —
crut-elle cependant devoir dire, sans lever les yeux
sur lui. Et une rougeur soudaine inonda ses joues, et
l'expression de ses traits s'assombrit encore.
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RÉSURRECTION 193
— Je suis venu te demander pardon ! — dît alors
Nekhludpv.
II dit' cela aussi haut qu'il put, d'une voix monotone,
comme une leçon apprise.
Et quand il eut dit cela, une honte le prit, et il regarda
autour de lui. Mais il songea que cette honte étaitbonne,
et que c'était son devoir de s'exposer à la honte. Et,
aussi haut qu'il put, il cria :
— Pardonne-moi! Je suis lourdement coupable envers...
Elle se tenait immobile, derrière la grille, et ne le
quittait pas des yeux.
II n'eut pas la force d'achever sa phrase, et s'éloigna de
la grille, faisant effort pour retenir les sanglots qui lui
secouaient la poitrine.
• Le gardien qui l'avait amené était resté dans la salle ;
et, sans doute, il avait suivi des yeux les détails de la
scène. En voyant Nekhludov s'écarter du grillage, il
s'avança vers lui, lui demanda pourquoi il ne continuait
pas à s'entretenir avec la femme avec qui il avait affaire.
Nekhludov se moucha, fît de son mieux pour reprendre
contenance, et répondit :
— II n'y a pas moyen de parler à travers ce grillage !
on ne s'entend pas !
Le gardien réfléchit un instant.
— Ecoutez, — reprit- il, — je crois que, pour vous,
on pourrait peut-être faire venir la prisonnière ici!
Mais une minute seulement !
— Maria Karlovna! — cria-t-ilàla surveillante, — faites
venir ici la Maslova ! C'est pour une affaire très grave !
Eh bientôt, par une porte de côté, entra la Maslova.
S approchant doucement de Nekhludov, elle le regardait
en dessous sans lever la tête. Son visage malsain, enflé,
exsangue, pourtant toujours agréable à voir, semblait
parfaitement calme ; mais les yeux noirs, sous les pau-
pières gonflées, brillaient d'un éclat inaccoutumé.
— Vous pouvez vous entretenir ici, une minute ou
deux! — dit le gardien; après quoi, d'une mine discrète,
il s'écarta.
Nekhludov s'était assis sur un banc fixé dans le mur.
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194 RÉSURRECTION
La Maslova s'arrêta d'abord devant le gardien, d'un
air respectueux, mais, quand il se fut écarté, elle se décida
à rejoindre Nekhludov, et s'assit près de lui sur le banc,
en relevant sa jupe.
— Je sais qu'il vous est difficile de me pardonner, —
commença Nekhludov. Il s'arrêta de nouveau, comme
pour reprendre courage, et poursuivit :
— Mais si ce n'est plus chose possible de réparer
le passé, du moins je suis résolu à faire maintenant
tout ce que je pourrai. Dites-moi...
— Comment avez-vous fait pour me trouver? —
demanda-t-elle, sans répondre à sa question. Et tantôt
elle fixait sur lui, tantôt elle ramenait vers le sol le
regard de ses yeux brillants.
« Mon Dieu! viens à mon aide! Enseigne-moi ce que je
dois faire ! » se disait intérieurement Nekhludov, épou-
vanté de l'expression vicieuse et basse qu'il lisait sur ce
visage blême.
— C'est avant-hier, à la cour d'assises, — dit-il, —
quand on vous a jugée... J'étais juré... Vous ne m'avez
pas reconnu?
— Non, pas du tout ! Comment aurais-je pensé à vous
reconnaître? D'ailleurs, je n'ai regardé personne! —
ajouta-t-elle.
— Ainsi, il y a eu un enfant? — demanda Nekhludov;
et il se sentit rougir.
— Il est mort tout de suite, Dieu merci ! — répondit la
Maslova d'une voix brève et méchante^ en détournant les
yeux.
— Et de quoi? Et comment?
— J'étais malade moi-même, j'ai failli mourir! — Elle
continuait à parler sans lever les yeux.
— Et mes tantes, elles vous ont renvoyée ?
— Est-ce qu'on garde une femme de chambre qui va
avoir un enfant? Dès qu'elles se sont aperçues que
j'étais enceinte, elles m*ont congédiée... Mais, d'ailleurs,
à quoi bon parler de tout cela ? Je ne me souviens plus
de rien, j'ai tout oublié! Tout cela est bien fini.
— Non, cela n'est pas finil Je ne puis admettre que
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RÉSURRECTION 19^
cela soit fini! Je veux à présent racheter ma faute.
— Il n'y a rien à racheter : ce qui est fait est fait, et
tout cela est fini I — reprit-elle.
Et de nouveau elle leva les yeux sur Nekhludov, avec
un vilain sourire plaintif et caressant.
La Maslova ne s'était pas attendue à revoir jamais
Nekhludov, ni surtout à le revoir à ce moment et dans
cet endroit. De là venait que, d'abord, sa vue Favait
blessée et lui avait remis en mémoire des choses aux-
quelles elle avait résolu de ne jamais songer. Elle s'était
d'abord rappelé, en revoyant Nekhludov, le monde mer-
veilleux de sentiments et de rêves que lui avait jadis
révélé son premier amour ; elle s'était rappelé comment
elle avait aimé cet homme, et comment il l'avait aimée,
et puis aussi elle s'était rappelé la cruauté de son aban-
don, et la longue série d'humiliations et de souffrances
qui avait suivi ces instants de bonheur. Et tous ces sou-
venirs lui avaient fait peine. Mais, n'ayant pas la force
de s'y appesantir, elle avait eu recours, une fois de plus,
à son procédé habituel : elle avait refoulé ces souvenirs
douloureux dans les ténèbres de son âme.
En revoyant Nekhludov, elle l'avait d'abord identifié
avec le jeune homme qu'elle avait jadis aimé ; mais, dès
l'instant d'après, la chose lui étant pénible, elle y
avait renoncé. Et, dès lors, ce monsieur élégamment
vêtu, avec sa belle barbe bien taillée, n'avait plus été
pour elle qu'un de ces « clients » qui, lorsqu'ils en avaient
besoin, se servaient de créatures comme elle, et dont les
créatures comme elle avaient le devoir de se servir
autant qu^elles pouvaient. De là venait que maintenant
elle le regardait avec ce sourire caressant.
Elle se taisait, réfléchissant à la manière dont elle
pourrait le mieux se servir de lui.
— Oui, — dit-elle, — tout cela est fini. Et voici qu'on
m'a condamnée aux travaux forcés !
Ses lèvres frémirent, quand elle eut à prononcer ces
terribles mots.
— Je savais, j'étais certain que vous n'étiez pas cou-
pable ! — dit Nekhludov^
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196 RÉSURRECTION
— Bien sûr, je n'étais pas coupable I Est-ce que je suis
une voleuse ou une empoisonneuse ?
Elle se tut de nouveau un instant, puis reprit :
— On dit ici que tout est la faute de Tavocat. On dit
qu'il faut signer un pourvoi. Mais on dit que cela coûte
très cher. . pour les frais... Tavocat...
— Oui, sans doute, — dit Nekhludov. — Je me suis
déjà adressé à un avocat.
— Mais il faut en prendre un bon..., un cher...
— Je ferai tout ce qui sera possible.
De nouveau, un silence. Le sourire de la Maslova
devenait de plus en plus caressant.
— Je voudrais vous demander... si cela ne vous gêne
pas... un peu d'argent. Pas beaucoup... dix roubles!
Mais seulement si cela ne vous gêne pas ! Je n'ai pas
besoin de plus !
— Sans doute, sans doute, — répondit Nekhludov,
tout confus ; et il tira son portefeuille.
La Maslova jeta un coup d'œil rapide sur le gardien
qui se promenait de long en large dans le fond de la salle.
— Attendez qu'il ait le dos tourné, sans quoi on me
prendrait l'argent !
Nekhludov prit dans son portefeuille un billet de
dix roubles, mais, au moment où il allait le donner, le
gardien se retourna. Il cacha le billet dans la paume de
sa main.
« Mais c'est là une créature morte î » songeait Nekhlu-
dov, en considérant ce visage blême et gonflé, qui, de
ses yeux trop brillants, épiait tour à tour les mouve-
ments du gardien et les gestes de la main tenant les
dix roubles. Et le malheureux eut un instant de décou-
ragement .
Le tentateur qui lui avait parlé dans la nuit de Tavant-
veille de nouveau éleva la voix au dedans de lui, pour
le détourner de penser à ce qu'il devait faire, et pour le
faire penser plutôt aux conséquences de ce qu'il voulait
faire.
« Jamais tu ne feras rien de cette femme ! » disait le
tentateur ; « tu ne réussiras qu'à t' attacher au cou une
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l
RÉSURRECTION 197
pierre qui te noiera et t'empêchera de te rendre utile
aux autres ! Lui donner de l'argent, voilà ce qui est bien !
Tout l'argent que tu as dans ton portefeuille ! Et puis lui
dire adieu, et en finir avec elle ! »
Mais aussitôt Nekhludov sentit que, dans cette minute
même, une crise décisive s'accomplissait en lui, et que
son âme se trouvait comme à la rencontre de deux
routes, et que, ayant choisi l'une, jamais plus elle ne
pourrait revenir à l'autre. Il sentit que c'était dans cet
instant même qu'il devait faire l'effort d'où dépendrait
toute sa vie. Et il fit cet effort, après avoir invoqué à son
aide ce Dieu dont il avait, Favant-veille, si clairement
constaté la présence dans son cœur.
Il résolut de tout dire à la Maslova, et, sur-le-champ :
— Katucha ! Je suis venu vers toi pour te demander
pardon! Et toi, tu ne m'as pas répondu, tu ne m'as pas
dit si tu me pardonnais, si jamais tu me pardonnerais l
. Mais elle ne l'écoutait même pas, continuant à épier
tour à tour les dix roubles et le gardien. Et, à un moment
où le gardien se retournait, d'un geste rapide elle éten-
dit la main, saisit le billet, et le cacha dans sa ceinture.
— C'est bien étrange, ce que vous me dites! —
reprit-elle avec un sourire dont Nekhludov fut tout
écœuré.
Il eut l'impression qu'il y avait en elle, sous ce sourire,
quelque chose comme de la haine pour lui, qui l'empê-
cherait toujours de pénétrer plus à fond dans son âme.
Et cette impression, sans qu'il sût comment, non seu-
lement ne le détournait plus de la Maslova, mais le liait
plus étroitement à elle. Il sentait qu'il avait le devoir de
parvenir, malgré tout, à réveiller cette âme, que la tâche
était affreusement difficile, mais que cette difficulté même
l'attirait encore. Il éprouvait à l'égard de la Maslova un
sentiment que. jamais jusqu'alors il n'avait éprouvé à
l'égard de personne ; il ne désirait d'elle rien pour lui-
même, il désirait uniquement qu'elle cessât d'être telle
qu'elle était à présent pour redevenir telle qu'elle avait
été autrefois*
— Katucha, pourquoi me parles-tu ainsi? Tu sais
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198 RÉSURRECTION
pourtant que je te connais, que je me souviens de ce que
tu étais autrefois, à Panofka...
— Ce qui est vieux s'efface ! — répondit-elle sèche-
ment.
— Je me souviens de tout cela pour réparer, pour
racheter ma faute ! — reprit Nekhludov.
Et il allait lui dire qu'il était prêt à se marier avec
elle : mais il leva les yeux sur elle, et il lut dans ses yeux
quelque chose de si grossier et de si repoussant qu'il
ne trouva pas la force de poursuivre son aveu.
En cet instant, on donna le signal du départ. Le gar-
dien, s'approchant de Nekhludov, lui dit que le moment
cl ait venu de finir Tentretien. La Maslova se leva, consi-
dérant Nekhludov d'un regard caressant, mais, au fond,
ravie d'en être débarrassée.
— Au revoir, j'ai encore bien des choses à vous dire,
fit Nekhludov en lui tendant la main.
La Maslova toucha sa main, mais sans la serrer,
— Je viendrai encore vous voir, et alors je vous dirai
des choses très importantes qu'il faut que je vous dise !
— ajouta Nekhludov.
— C'est cela ! venez ! vous me ferez plaisir ! — répon-
dit-elle, retrouvant pour lui le sourire qu'elle accordait à
ses <( clients » en pareille occasion.
— Vous êtes plus proche de moi qu'une sœur! —
dit encore Nekhludov.
— Que dites-vous là ? — fît-elle, sans s'étonner autre-
ment ; et, avec un dernier sourire, elle courut ver» la porte.
IV
Nekhludov s'était figuré que Katucha, en le revoyant,
en déconvrant son repentir et son intention de lui venir
en aide, se réjouirait, et s'attendrirait, et redeviendrait
aussitôt l'ancienne Katucha. Il dut constater que Katu-
cha n'ecistait plus et que seule désormais existait la
^laslovfr. Et cette constatation le remplit d'étonnement.
,y Google
RÉSURRECTION 199
Et ce qui Fétonnait surtout, c^était que la Katucha
non seulement n'eût pas honte de son état — de son état
de prostituée, car elle avait bien suffisamment honte,
au contraire, de son état de prisonnière, — que non seu»
lement elle n'eût pas honte d'être une prostituée, mai^
qu'elle en parût même heureuse et presque fière.
Or, la chose, en réalité, n'avait rien d'étonnant. Tous
en effet, pour pouvoir agir, nous avons besoin de con-
sidérer notre mode d'activité comme important et beau :
d'où résulte que, quelle que soit la condition d'un être
humain, cet être se fait nécessairement de la vie une
conception dans laquelle son mode particulier d'activité
apparaît comme important et beau.
On s'imagine volontiers que le voleur, le traître, l'assas-
sin, la prostituée rougissent de leur métier, ou, tout au
moins, le tiennent pour mauvais. En réalité, rien de teL
Les hommes que leur destinée et leurs fautes ont placés
dans une situation déterminée, si immorale qu'elle soit,
s'arrangent toujours pour se faire une conception géné-
rale de la vie où leur situation particulière puisse leur
apparaître comme légitime et considérable. Et, pour
confirmer en eux cette exception, ils s'appuient instinc-
tivement sur d'autres hommes qui se trouvent dans la
même situation qu'eux, et qui conçoivent de la même
façon qu'eux la vie en général et leur place dans cette
vre en particulier.
Nous sommes étonnés de voir des voleurs s'enorgueil-
lissant de leur adresse, des prostituées de leur corrup-
tion, des meurtriers de leur insensibilité. Mais nous
nous en étonnons seulement parce que l'espèce de ces per-
sonnes est très restreinte, et parce que leur cercle, leur
atmosphère se trouvent en dehors des nôtres. Et nous ne
sommes pas surpris, par exemple, de voir des riches
s'enorgueillissant de leur richesse, — c'est-à-dire de
leur vol ou de leur recel, — ou encore de voir des puis-
sants s'enorgueillissant de leur puissance, c'est-à-dire
de leur violence et de leur cruauté. Nous ne nous aper-
cevons pas de la façon dont ces personnes déforment et
pervertissent leur conception naturelle de la vie, leur
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2)0 RÉSURRECTION
sens primitif du bien et du mal, afin de justifier leur
situation à leurs propres yeux. Nous ne nous en aperce-
vons pas, nous ne pensons pas à nous en étonner : et
cela simplement parce que le cercle des personnes ayant
cette conception pervertie est grand, et parce que nous-
mêmes en faisons partie.
C*est une conception de ce genre que s'était faîte la
Maslova et de la vie en général, et de son propre rôle
en particulier. Prostituée du plus bas degré, condamnée
aux travaux forcés, elle ne s'en faisait pas moins un€
conception de la vie qui lui permettait de justifier sa
conduite, et même de s'enorgueillir devant autrui de sa
condition.
Cette conception reposait sur l'idée que le principal
bonheur de tous les hommes, — tous sans exception, vieux
et jeunes, riches et pauvres, instruits et illettrés, —
était la possession corporelle de la femme. La Maslova
admettait comme une chose certaine que tous les hommes,
malgré les autres pensées qu'ils prétendaient avoir en
tête, n'avaient en réalité que cette pensée-là. Et comme
elle se savait une femme agréable, pouvant satisfaire ou
non, à son gré, ce désir des hommes, elle se tenait en
même temps pour un personnage infiniment important
et nécessaire.
Telle était sa conception de la vie ; et en effet toute son
expérience personnelle, passée et présente, était pleine-
ment faite pour la confirmer.
Depuis dix ans, partout où elle avait été, elle avait vu
tous les hommes remplis du désir de la posséder. Peut-
être y avait-il eu, sur son chemin, des hommes qui
n'avaient pas éprouvé ce désir : mais ceux-là, elle ne
s'était jamais avisée de les remarquer. Et ainsi le
monde entier lui apparaissait comme une réunion
d'hommes épris de son corps, infatigables à le dési-
rer, et s'efforçant de le posséder par quelque moyen
que ce fût, par la séduction, la violence, la ruse, ou à
prix d'argent.
Et à cette conception de la vie la Maslova fe'était
d'autant plus attachée qu'elle sentait bien qu'en la per-
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y 1 ■ V
RÉSURRECTION 201
dant elle aurait perdu, à ses propres yeux, Timportance
qu'elle s'attribuait. Et c'est pour ne pas perdre cette
conception de la vie qu'instinctivement elle s'accrochait
au cercle des personnes qui concevaient la vie delà même
façon. De là venait aussi le soin qu'elle mettait à chas-
ser de j3on cœur les souvenirs de sa première jeunesse,
qui ne concordaient pas avec sa conception présente de
la vie; et sans doute elle n'était point parvenue à les
chasser tout à fait : mais, dans le recoin de son cœur où
elle les avait refoulés, elle les avait effacés, murés de
de son mieux, comme les abeilles bouchent l'entrée des
nids de certains insectes qu'elles savent capables de
détruire leur ruche. Et c'est pour cela qu'en Nekhludov,
dès qu'elle l'avait revu, elle s'était refusée à voir l'homme
jadis aimé par elle d'un amour innocent et chaste; et c'est
pour cela qu'elle n'avait voulu voir en lui qu'un « client »
riche, un homme dont elle avait le droit et le devoir de
tirer profit, et avec lequel elle avait à entretenir des
relations du même genre qu'avec les autres hommes de
sa «clientèle ».
« Non, je n'ai pas pu lui dire aujourd'hui ce que
j'avais à lui dire de plus important! Je n'ai rien pu
lui dire I » songeait Nekhludov en sortant du parloir
avec la foule des visiteurs. « Mais, la prochaine fois, je
lui dirai tout! »
Dans la grande salle, les deux gardiens comptaient
de nouveau les passants, afin que pas un prisonnier ne
sortît et que pas un visiteur ne restât dans la prison. Et
de nouveau on rudoya Nekhludov, on le frappa sur
Tépaule ; mais il ne pensa même pas à s'en apercevoir.
y Google
CHAPITRE XII
Dès le lendemain du jour où il avait retrouvé Katucha
sur les bancs de la cour d'assises, Nekhludov avait formé
le projet de changer sa manière de vivre : il avait résolu
de sous-louer sa maison, de renvoyer ses domestiques et
d'aller vivre en chambre garnie comme un étudiant.
Mais Agrippine Petrovna lui démontra que c'eût été
folie pour lui de changer son train de vie avant l'hiver;
car personne ne voudrait, l'été, louer la maison, ni ache-
ter les meubles, et force était, jusqu'à l'hiver, de mettre
ceux-ci quelque part. Ainsi les efforts de Nekhludov sur
ce point et ses belles résolutions se trouvèrent sans effet.
Et non seulement tout, dans sa maison, continua à
aller comme par le passé, mais on s'y mit en devoir
de décrocher, d'inventorier et d'épouster les meubles,
les fourrures, les vêtements et la literie : travail où
prirent part le portier et son aide, et la cuisinière, et le
valet Korneï. Nekhludov vit tirer des armoires et pendre
sur des cordes une foule d'habits, de pantalons d'uni-
forme, de pelisses, dont personne désormais ne pouvait
faire usage ; il vit déclouer les tapis, transporter les
meubles d'une pièce dans une autre ; il assista à d'in-
nombrables nettoyages; il dut subir l'odeur de naph-
taline qui s'était répandue à travers toutes les chambres.
Et il s'étonna de découvrir quelle énorme quantité de
choses inutiles il avait gardées, jusque-là, dans sa
maison. « L'unique raison d'être et destination de tout
cela, songeait-il, était sans doute de fournir à Agrippine
Petrovna, à Korneï, au portier, à son aide et à la cuisi-
nière, une occasion de tuer leur temps ! »
« Mais au reste, — se disait-U encore, — c'est vrai
y Google
RÉSURRECTION 203
qne je ne puis penser à changer mon train de vie aussi
longtemps que le sort de la Maslova ne sera pas décidé.
Tout va dépendre de ce qu*on fera d'elle, suivant qu'on
lui rendra la liberté ou qu'on l'enverra en Sibérie :
car, dans ce cas, j'irai avec elle ! »
Au jour fixé, Nekhludov se rendit chez l'avocat Faï-
nitzin. Ce personnage habitait une grande et somptueuse
maison, ornée de plantes rares, avec de magnifiques
rideaux aux fenêtres, et tout un ameublement cher et de
mauvais goût, un de ces ameublements qu'on ne voit
que chez les gens enrichis trop vite, sans effort, et par
de bas moyens. Dans le salon d'attente, Nekhludov trouva
une dizaine de clients qui attendaient leur tour, comme
chez un dentiste, tristement assis autour des tables,
et contraints à chercher quelque consolation dans la
lecture de vieux journaux illustrés. Mais le secrétaire de
l'avocat, qui siégeait au fond du salon devant un imposant
bureau, reconnut aussitôt Nekhludov, s'avança vers lui,
et lui dit qu'il allait informer son chef de son arrivée.
Au môme instant, la porte du cabinet de Faïnitzin
s'ouvrit, et l'on en vit sortir l'avocat lui-même, pour-
suivant ua entretien des plus animés avec un jeune
bomme trapu, au visage rubicond, vêtu d'un beau cos-
tume neuf. Ses traits et ceux de Faïnitzin avaient celte
expression particulière qu'on voit sur les traits d'hommes
qui viennent de terminer une excellente affaire, pas très
propre, mais tout à fait excellente.
-— C'est votre faute, petit père ! — disait en souriant
Faïnitzin.
— Je voudrais bien aller au ciel, mais mes péchés ne
veulent pas me lâcher !
— C'est boû, c'est bon, vieux farceur ; on sait ce qui
en est !
Et tous deux se mirent à rire, d'un air affecté.
— Ahl prince, donnez-vous la peine d'entrer!... dit
Faïnitzin en apercevant Nekhludov; et il l'introduisit
dans son cabinet de travail, qui, au contraire du salon,
(tUkii d'une décoration éminemment austère.
— Ne vous gênez pas, je vous en prie, fumez à votre
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1
204 RÉSURRECTION
aise ! — poursuivit-il en s'asseyant en face de Nekhlu-
dov et en faisant effort pour cacher le sourire que pro-
voquait en lui la pensée de l'excellente affaire qu'il
venait de conclure.
— Merci! — répondit Nekhludov; — je suis venu
pour cette affaire de la Maslova...
— Oui, oui, parfaitement! Hein! quelle canaille que
ces gros bourgeois ! Vous avez vu, tout à l'heure, le
gaillard qui est sorti d'ici ? Figurez-vous qu'il a douze
millions de capital ! Et s'il peut seulement vous sous-
traire un billet de vingt-cinq roubles, il vous l'arrachera
avec les dents plutôt que de vous le laisser !
L'avocat débitait cela d'un ton familier et plaisant,
comme pour rappeler à Nekhludov qu'avec lui, Nekh-
ludov, il était du même bord, tandis qu'il n'avait rien
de commun avec son précédent visiteur, ni avec ceux
qui se morfondaient à l'attendre dans le salon.
— Je vous demande pardon, mais vraiment le misérable
m'a trop agacé ! J'avais besoin de m'épancher un peu !
— reprit-il comme pour s'excuser de sa digression. — Et
maintenant arrivons à notre affaire ! J'ai soigneusement
étudié le dossier. Ce maudit avocaillon a été au-dessous de
tout! 11 a laissé échapper tous les motifs de cassation.
— Et alors, que décidez-vous?
— Je suis à vous, dans une minute. — Dites-lui, déclara-
t-il à son secrétaire, qui venait d'entrer et de lui remettre
ime carte, — dites-lui que ce sera comme j'ai dit ! s'il a
le moyen, c'est bien; sinon, rien de fait!
— Mais il prétend qu'il ne peut pas accepter vos con-
ditions !
— Alors, rien de fait ! — répliqua Faïnitzin ; et son
visage, de joyeux et aimable qu'il était, devint, pour un
moment, sombre et. malveillant.
— On dit que les avocats gagnent de l'argent sans rien
faire ! — reprit-il en se tournant de nouveau vers Nekh-
ludov avec un sourire empressé. — Imaginez-vous que je
suis parvenu à tirer un débiteur malhonnête d'un procès
qu'il avait toutes les chances de perdre, et voilà que
maintenant tous ses pareils s'adressent à moi ! Et si
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RÉSURRECTION 205
VOUS saviez la peine que cela me donne I II faut pourtant
que je gagne de quoi manger!
— Pour en revenir à votre affaire, ou plutôt à l'affaire
qui vous intéresse, elle a été menée, comme je vous le
disais, en dépit du sens commun^ De bons motifs de
cassation, je n'en ai guère trouvé ; mais enfin, on peut
toujours essayer d'en découvrir quelques-uns. Tenez,
voici un projet de pourvoi que j'ai préparé pour vous.
Il prit sur sa table un papier et se mit à lire tout
haut, en passant très vite sur les formules (Je procédure,
et en insistant, au contraire, sur d'autres endroits :
<t Pourvoi devant la chambre de cassation criminelle
du Sénat, etc., etc., contre le verdict de la cour d'as-
sises, etc., condamnant la femme Catherine Maslovà la
peine de, etc., etc., travaux forcés, pour meurtre com-
mis sur la personne de, etc., en vertu des articles, etc. »
loi l'avocat s'arrêta et leva les yeux sur Nekhludov.
Evidemment, malgré sa longue habitude, il se plaisait à
écouter le beau document qu'il venait de produire.
« Ce verdict, — reprit-il, — nous paraît avoir été pré-
cédé d'illégalités de procédure et d'erreurs si graves
qu'il ne saurait être maintenu. En premier lieu, la lec-
ture du procès-verbal d'autopsie du marchand Smielkov
a été interrompue par le président avant la fin. »
— Mais c'était le ministère public qui réclamait cette
lecture ! — dit Nekhludov tout surpris.
— Oh ! cela ne fait rien ! La défense pouvait aussi
avoir à s'appuyer sur cette pièce.
— Mais cette pièce ne pouvait être d'aucun usage
pour personne I
— Qu'importe I c'est toujours un motif de cassation !
Continuons : « En second lieu, le défenseur de la femme
Masiov a été arrêté parle président au moment où,danssa
plaidoirie, voulant caractériser la personnalité de la préve-
ntie, il exposait les raisons intimes de sa chute, ce que le
président a déclaré être sans rapport avec l'affaire : or,
dans les causes criminelles, ainsi que le Sénat l'a cons-
taté tout récemment encore, la définition psychologique
du caractère est d'une importance considérable pour
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206 RÉSURRECTION
révalualion du degré de la criminalité. » Et de deux !
— dit l'avocat en levant de nouveau les yeux sur Nekhlu-
dov.
— C'est que cet avocat parlait très mal, — observa
celui-ci ; — on ne pouvait rien comprendre à ce qu'il
disait.
— Je m*en doute bien ! c*est un petit serin qui ne
pouvait dire que des sottises. Mais enfin, on peut toujours
trouver là un motif de cassation. Et maintenant, écoutez
la suite : « En troisième lieu, le président, dans son
résumé, contrairement aux articles. . . du Code de pro-
cédure criminelle, n'a pas expliqué aux jurés qu'ils pou-
vaient déclarer que la femme Maslov, en versant le poi-
son au marchand Smielkov, n'avait pas eu Tintention de
lui donner la mort. D'où a pu résulter le verdict des
jurés, tandis que, si le président les avait avertis de la
possibilité d'une telle restriction, l'acte commis par la
femme Maslov aurait eu des chances d'être traité non
comme un meurtre, mais comme un homicide par im-
prudence. » Ceci est très important!
— Mais, cela, nous aurions bien pu le comprendre
nous-mêmes, sans avoir besoin qu'on nous l'expliquât!
C'est nous seuls qui sommes responsables de Terreur
commise !
— « Enfin, en quatrième lieu, la réponse des jurés
est rédigée sous une forme qui implique une contradic-
tion. Les jurés ont reconnu la femme Maslov non cou-
pable d'avoir voulu s'approprier les biens du marchand,
tandis que, d'autre part, ils la déclaraient coupable de
l'avoir empoisonné : d'où résulte que, dans leur pensée
la prévenue a en effet donné la mort au marchand Smiel-
kov, mais sans intention de la lui donner, le désir du
vol pouvant seul expliquer, chez elle, une telle inten-
tion. En conséquence de quoi cette réponse du jury
tombait sous le coup de l'article 817, etc., et le prési-
dent aurait eu le devoir de signaler aux jurés l'erreur
commise et de les renvoyer dans leur salle de délibéra-
tion pour obtenir d'eux une nouvelle réponse. »
— Mais pourquoi le président n'a-t-il pas fait cela ?
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RÉSURRECTION 207
— Ah! ça, par exemple, c'est son affaire ! — répondit
gaîment Faïnitzin.
— Et croyez-vous que le Sénat réparera Terreur ?
— Cela dépendra des sénateurs entre les mains
desquels tombera le pourvoi. Et maintenant, la conclu-
sion !
Et Tavocat lut encore à Nekhludov un long passage
où, en s'appuyant sur de nombreux articles du Code et
sur divers précédents, il demandait que le jugement
fût cassé, et l'affaire renvoyée devant un nouveau tri-
bunal.
— Voilà ! — dit en terminant l'avocat. — Tout ce que
Ton pouvait faire, je l'ai fait. Mais je vais vous dire fran-
chement ma pensée : nous n'avons guère de chances de
réussir. D'ailleurs, tout dépendra des sénateurs qui
siègent à la chambre de cassation. Si vous en avez le
moyen, voyez à chauffer l'affaire de ce côté-là !
— Oui, j'ai quelques relations au Sénat.
— Et hâtez-vous, car ces vénérables magistrats ne
vont pas tarder à aller soigner leurs hémorroïdes, et
alors il vous faudra attendre trois mois. Et puis, en cas
d'insuccès, nous aurons la ressource d'un recours en
grâce. C'est là que tout dépendra d'un travail dans la
coulisse 1 Et je n'ai pas besoin de vous dire que, dans
ce cas encore, je suis prêt à vous servir, aussi bien
pour manœuvrer dans la coulisse que pour rédiger la
requête.
— Je vous remercie infiniment... Et pour les hono-
raires. . .
— Mon secrétaire vous donnera une copie de l'acte
avec toutes les indications sur les démarches à faire .
— Il y a encore une chose que je voulais vous deman-
der. Le procureur m'a donné une permission écrite de
voir la condamnée dans sa prison ; mais je désirerais
pouvoir m' entretenir avec elle en dehors des jours de
visites, et ailleurs que dans le parloir commun. A qui
dois-je m'adresser pour en obtenir l'autorisation ?
— Au gouverneur ! Mais il est absent pour le moment,
et c'est le vice-gouverneu;p qui le remplace. Un idiot sans
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208 RÉSURRECTION
pareil : je doute que vous obteniez quelque chose de lui!
— Maslinnikov, n'est-ce pas ? je le connais beaucoup,
— dit Nekhludov.
Et il, se leva pour prendre congé.
Pendant Tentretien de Nekhludov avec l'avocat, dans
le salon d'attente était entrée, d'un pas rapide, une petite
femme affreusement laide, toute jaune, toute osseuse,
avec un nez camard. C'était la femme de Faïnitzin. Sans
se laisser décourager par sa laideur, elle était mise avec
un luie extraordinaire. Elle avait sur elle et de la soie, et
du velours, et des dentelles ; et ses cheveux clairsemés
étaient entortillés de la façon la plus prétentieuse. Elle
s'était élancée dans le salon, où s'était aussitôt précipité
vers elle un homme grand et maigre, de teint terreux,
vêtu d'une redingote à revers de soie. C'était un écri-
vain : Nekhludov le connaissait de vue.
— Anatole! — ditladameàsonmarienentr'ouvrantla
porte de son cabinet, — voici Sémen Ivanovitch ! Nous
allons t'attendre dans le petit salon. Il apporte son poème,
et toi, tu vas venir nous lire ton essai sur Garchine !
Nekhludov voulut prendre congé ; mais la dame, se
tournant vers lui :
— Le prince Nekhludov, n'est-ce pas ? Je vous connais
depuis longtemps de réputation. Faites-nous le plaisir
d'assister à notre matinée littéraire ! Ce sera très inté-
ressant ! Anatole lit dans la perfection.
— Vous voyez combien mes occupations sont diverses !
— dit Anatole en souriant et en désignant sa femme d'un
geste qui signifiait qu'on ne pouvait rien refuser à une
personne aussi séduisante.
Mais Nekhludov, très poliment, bien que d'un visage
un peu froid, remercia M°' Faïnitzin de l'honneur
qu'elle lui faisait, et dit qu'à son grand regret il ne
pouvait accepter.
— Quel grimacier! — dit de lui la dame dès qu'il fut
sorti.
Dans le salon, le secrétaire remit à Nekhludov une
copie du pourvoi en cassation ; et à sa demande touchant
les honoraires il répondit qu'Anatole Petrovitch les avait
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RÉSURRECTION
209
fixés à mille roubles, s'empressant d'ajouter, en manière
d'explication, qu'Anatole Petrovitch ne se chargeait
jamais d'affaires de ce genre, et n'avait consenti à se
charger de celle-là que par pure complaisance.
— Et qui devra signer ce papier? — demanda
Nekhludov.
— La condamnée pourra le signer elle-même, si elle
est en état de le faire ; sinon, Anatole Petrovitch signera
pour elle.
— Non, non, je vais porter le papier à la condamnée,
et je le lui ferai signer! — s'écria Nekhludov, trop
heureux d'avoir un prétexte pour aller, dès le lendemain
malin, s'expliquer de nouveau avec Katucha.
y^ogle
CHAPITRE XIII
. A rheure habituelle, dans les corridors de la prison,
résonnèrent les sifflets des gardiens ; les portes de fer des
salles s'ouvrirent, des bruits de pas se firent entendre,
les corridors furent remplis de la puanteur des
cuveaux portés à Tégout : prisonniers et prisonnières
se vêtirent, furent passés en revue et, après la revue,
s'assirent sur leurs lits pour boire leur thé.
Dans toutes les salles, ce jour-là, les conversations
furent particulièrement animées : elles roulaient sur
Févénement du jour, la bastonnade qui devait être don-
née à deux prisonniers.
L*un de ces prisonniers était un jeune homme intelli-
gent et instruit, un commis, nommé Vassiliev, condamné
pour avoir tué sa maîtresse dans un accès de jalousie.
Tous ses camarades de chambrée Taimaient pour sa
gaîté, sa libéralité, et pour la façon dont il savait tenir
tête aux gardiens : car il connaissait à fond le règlement
et n'admettait pas qu'on y manquât jamais. Aussi les
gardiens et les surveillants, au contraire, ne pouvaient-
ils pas le souffrir.
Trois semaines auparavant, un gardien avait frappé
un des prisonniers qui, en passant, avait renversé de la
soupe sur son uniforme neuf. Vassiliev était intervenu
pour son camarade, disant que le règlement défendait
de frapper les prisonniers. « Le règlement? Je vais te
l'apprendre, moi, le règlement ! » avait répondu le gar-
dien; et il s'était mis à injurier Vassiliev. Celui-ci avait
répliqué sur le même ton, le gardien avait voulu le frap-
per, mais Vassiliev lui avait pris les deux mains, l'avait
tenu ainsi quelques instants, puis l'avait repoussé hors
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J
RÉSURRECTION 311
de la galle. Le gardien s'était plaint, et Tinspecteur avait
condamné Vassiliev au cachot.
Les cachots étaient une rangée de cellules noires,
fermées du dehors à double verrou. Dans ces noires et
froides cellules, il n'y avait ni lit, ni table, ni chaise, de
sorte que le prisonnier devait s'asseoir et coucher sur la
plancher sale, où, tout autour oe lui, et même sur lui,
couraient des rats si nombreux et si hardis que le pri«
sonnier ne. pouvait pas garder un morceau de pain sans
qu'ils vinssent le lui dérober des mains.
Vassiliev avait déclaré qu'il n'irait pas au cachot,
n'étant pas coupable. On l'avait emmené de force. Il
s'était débattu, et deux de ses camarades l'avaient aidé
à s'échapper des mains des gardiens. Ceux-ci avaient
alors demandé du renfort, et appelé notamment un cer-
tain Petrov, renommé pour sa force. Les trois prison-
niers rebelles avaient été repris et remis au cachot. Un
rapport avait été aussitôt adressé au gouverneur, où
l'affaire était présentée comme un commencement de
révolte. En réponse, était venu du palais du gouverneur
un ordre condamnant les deux principaux coupables,
Vassiliev et un rôdeur nommé Népomniak, à recevoir cha-
cun trente coups de verge. La bastonnade devait avoir
lieu ce matin-là même, dans le parloir des femmes.
Depuis la veille, toute la prison savait la nouvelle; et
dans les diverses salles, à l'heure du thé, il n'était pas
question d'autre chose
La Korableva, la Beauté, Fenitchka et la M aslova
étaient assises dans leur coin favori et bavardaient,
toutes quatre rouges et animées, ayant déjà bu de l'eau-
de-vie qui, à présent, grâce à l'argent de la Maslova, ne
cessait plus de couler pour elles. Elles buvaient leur thé
et s'entretenaient de la bastonnade.
— Comme s'il is'était révolté ! — disait la Korableva,
mordillant de ses fortes dents un morceau de sucre.
— Il n'a fait que prendre la défense d'un camarade.
On n'a plus le droit aujourd'hui de frapper pour cela !
' — On dit qu'il est jeune, et très brave, — ajouta
f eflitchka, tout en continuant de surveiller lathéiôré; /
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212 RÉSURRECTION
— Tu devrais lui parler du pauvre garçon, Mikhaï-
lovna ! — dit à la Maslovâ la garde-barrière.
Par le mot lui^ elle entendait Nekhludov.
— Bien sûr que je lui en parlerai. Il est prêt à tout
faire pour moi ! — répondit la Maslova avec un sourire
vaniteux.
— Mais Dieu sait quand il viendra, et on dit qu'on est
déjà allé chercher Vassiliev, — dit Fenitchka. — C'est
affreux I — reprit-elle en soupirant.
— Moi, un jour, j'ai vu battre un homme, au bailliage.
On m'avait envoyée chez le beau-père du chef de gare,
et voilà qu'en arrivant au bailliage...
Et la garde-barrière entama une longue histoire.
Mais son histoire fut brusquement interrompue par
des bruits de pas et de voix, dans le corridor de l'étage
supérieur.
Les femmes se turent, tendirent l'oreille.
— Ils l'ont emmené, les diables ! — déclara la Beauté.
— Us vont le tuer, maintenant ! Avec ça que les gar-
diens sont furieux contre lui, parce qu'il les empêche
d'agir à leur tête !
Au-dessus, tout redevint silencieux. La garde-bar-
rière reprit son histoire, racontant comment, devant elle,
sous un hangar, on avait fouetté à mort un moujik, et
comment, à cette vue, ses entrailles avaient sauté dans
son ventre. La Beauté raconta comment on avait battu
Chéglov sans qu'il fît entendre une plainte. Puiis Fenitchka
desservit le thé ; la Korableva et la garde-barrière re-
prirent leur couture ; et la Maslova s'étendit sur son lit,
les genoux relevés. Elle s'apprêtait à faire un somme,
pour se désennuyer, lorsque la surveillante vint lui dire
d'avoir à se rendre au bureau, où îl y avait une visite
pour elle.
— Ne manque pas de lui parler de nous ! — dit la
vieille dévote à la Maslova, pendant que celle-ci arran-
geait ses cheveux devant une glace à demi dépolie. —
Tu lui diras que ce n'est pas nous qui avons mis le feu,
mais le cabaretier lui-même, ce brigand ; qu'un ouvrier l'a
vu! Tu lui diras qu'il fasse appeler Mitri ! Mitri lui expli-
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RÉSURRECTION 213
quera tout, clair comme la paume de la main. Que nous,
on nous a mis en prison, qui n'avons rien fait, tandis
que lui, le brigand, il fait le tsar dans son cabaret avec
la femme d'autrui, et que mon vieux n'a personne pour
lui nettoyer ses poux !
— Je le lui dirai, sans faute je le lui dirai ! — répon-
dit la Maslova.
— Allons! — ajouta-t-elle, — buvons encore un coup
pour nous donner de l'aplonib !
La Korableva lui versa un verre d'eau-de-vie. La Mas-
lova le vida d'un trait, s'essuya la bouche, et, avec le
même sourire joyeux avec lequel elle avait demandé à
boire « pour se donner de Taplomb », elle rejoignit la
surveillante, qui l'attendait dans le corridor.
y Google
CHAPITRE XIV
1
Nekhludov était déjà depuis longtemps dans la prison*
Arrivé de très bonne heure, il avait montré au faction-
naire, puis à un gardien, l'autorisation du procureur.
— Impossible en ce moment ! — déclara le gardien, —
le directeur est occupé.
— Au bureau ? — demanda Nekhludov.
— Non, ici, au parloir ! — répondit le gardien avec
un certain embarras.
— Est-ce que c'est jour de visite ?
— Oh ! non, c'est pour une autre affaire !
— Et comment ferai-je pour voir le directeur?
— Vous n'avez qu'à l'attendre ici. Tout à l'heure,
quand il passera, vous le verrez !
Quelques minutes après, Nekhludov vit entrer, dans
la salle où il se trouvait, un jeune sous-officier aux
galons étincelants, tout fringant et la moustache relevée,
qui, en l'apercevant, se tourna sévèrement vers le gardien.
— Pourquoi avez-vous laissé entrer du monde ici ? Il
fallait envoyer au bureau.
— On m'a dit que le directeur allait passer par ici :
j'ai à lui parler ! — dit Nekhludov, surpris de découvrir
sur le visage du sous-officier la même expression embar-
rassée qui l'avait frappé déjà chez le gardien.
A cet instant, la porte par laquelle était entré le sous-
officier s'ouvrit de nouveau, et un gardien entra, un
colosse, tout échauffé, le visage en sueur. C'était le
fameux Petrov.
— Il se la rappellera, celle-là! — déclara-t-il en
s'adressant au sous-officier.
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RÉSURRECTION 215
Mais celui-ci lui fit remarquer, d'un signe de tête, la
présence d'un étranger, et Petrov, sans ajouter un mot,
sortit par une autre porte.
« Qui est-ce qui va se rappeler quelque chose ? Et
pourquoi ont-ils tous Tair si gêné ?» se demandait
Nekhludov.
— On n'attend pas ici ! Veuillez aller au bureau ! —
lui dit le sous-officier.
Et déjà Nekhludov se préparait à sortir, lorsqu'il vit
entrer, par la même porte que les deux autres, le direc-
teur de la prison. Celui-là semblait plus gêné encore que
ses subordonnés. 11 avait le visage décomposé d'émotion.
Nekhludov l'aborda, lui montra le permis du procureur.
— Fédotov! — cria aussitôt le directeur à un des
gardiens, — allez tout de suite chercher la Maslova,
cinquième salle des femmes I Qu'on la conduise au
parloir des avocats I
Puis se tournant vers Nekhludov :
— Voulez- vous me permettre de vous accompagner?
Ils montèrent un escalier tournant, et pénétrèrent dans
une petite pièce meublée d'une table et de quelques
chaises.
Le directeur s'assit.
— Quel dur métier ! quel dur métier ! — dit-il, avec
un soupir, pendant qu'il tirait de son étui une grosse ci-
garette.
— Vous paraisses fatigué ? — demanda Nekhludov.
— Je suis fatigué de tout mon service. Ce sont, vrai-
ment, des obligations trop dures ! On voudrait adoucir
le sort de ces misérables, et tout ce qu'on fait tourne à
plus mal encore. Si, du moins, je voyais un moyen de
m'en aller d'ici ! Dur, dur métier I
Nekhludov ignorait en quoi consistaient les difficultés
de la tâche du directeur ; mais, sans le connaître, il crut
sentir en lui, ce jour-là, une souffrance exceptionnelle,
une disposition particulièrement triste et découragée.
— Oui, je n'ai pas de peine à croire que c'est un dur
métier, — lui dit-il. — Mais, s'il vous met dans un tel
état, pourquoi n'y renoncez-vous pas ?
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216 RÉSURRECTION
— Le manque de fortune, la famille...
Il s'arrêta un instant, puis reprit :
— ^ Et ce n'est pas tout. Car enfin, dans la mesure de
mes forces, je fais tout de môme ce que je peux pour
adoucir le sort des prisonniers, et sur certains points j'y
parviens; tandis qu'un autre, à ma place, aurait une
tout autre façon de les traiter. Croyez-vous que ce soit peu
de chose d'avoir à diriger près de deux mille personnes,
et des personnes de cette espèce? Il faut savoir comment
les prendre. Ce sont des hommes, on ne peut s'empêcher
de les plaindre. Mais si on les gâte, tout est perdu.
Et le directeur se mit à raconter une aventure récente :
une lutte entre deux prisonniers, qui avait fini par la
mort de l'un d'eux.
Son récit fut interrompu par l'entrée de la Maslova,
en compagnie d'un gardien.
Nekhludov la vit dès le seuil, avant qu'elle-même
s'aperçût de la présence du directeur. Son visage était
rouge et enflammé. Elle marchait vivement derrière
le gardien, sans cesser de sourire et de secouer la tête.
En apercevant le directeur, elle s'arrêta un instant devant
lui, d'un air effrayé, mais, aussitôt après, elle se tourna
gaîment vers Nekhludov :
— Bonjour ! — lui dit-elle toute souriante ; et, au lieu
de toucher simplement sa main, comme l'autre fois, elle
la lui serra avec force.
— Je vous ai apporté à signer votre pourvoi en cassa-
tion! — dit Nekhludov, étonné delà voir si animée. —
C'est Tavocat qui a rédigé le pourvoi : vous n'avez qu'aie
signer, et nous l'enverrons à Pétersbourg.
— Eh bien ! nous allons signer cela ! Rien déplus simple.
Elle continuait à sourire, et un de ses yeux louchait
plus qu'à l'ordinaire.
Nekhludov tira de sa poche la feuille de papier et
s'approcha de la table.
— Est-ce qu'on peut signer cela ici? — r demanda-t-il
au directeur.
— Allons, assieds-toi là ! — dit le directeur à la Mas-
lova. — Voici une plume et de l'encre. Sais-tu écrire t
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RÉSURRECTION 217
— Je l'ai su autrefois ! — répondit-elle avec un sou-
rire à l'adresse de Nekhludov.
Puis après avoir relevé sa jupe et retroussé ses manches,
elle s'assit devant la table, prit énergiquement la plume,
de sa petite main, et, se retournant vers Nekhludov avec
un nouveau sourire, elle lui demanda ce qu'elle devait
faire.
11 lui expliqua où et en quels termes elle devait signer.
— Et c'est tout ? — demanda-t-elle quand elle eut
fini, en regardant tour à tour Nekhludov et le directeur.
— J'ai encore quelque chose à vous dire ! — répondit
Nekhludov en lui ôtant la plume de la main.
— Eh bien, dites !
Et soudain son visage redevint sérieux, comme si une
rêverie lui était passée par l'esprit, ou encore comme si
elle s'était sentie prise d'une somnolence.
Le directeur se leva et sortit de la chambre. Nekhludov
resta en tète-à-tôte avec la Maslova.
II
L'instant décisif était enfin venu pour Nekhludov; Il
n'avait pas cessé de se reprocher que, dès sa première
entrevue avec la Maslova, il n'eût pas osé lui dire la
chose principale, qui était son intention d'expier sa faute
en l'épousant. Mais cette fois, quoi qui pût arriver, il
lui dirait tout !
Il en prit une fois de plus la résolution, en s'asseyant
en face de la prisonnière, de l'autre côté de la table.
La pièce où ils se trouvaient était claire ; et Nekhludov
put observer à loisir le visage de la Maslova : il vit les
rides autour des yeux et de la bouche, le gonflement des
paupières, l'aspect général d'usure précoce et de dégra-
dation. Et il se sentit plus pénétré encore de tristesse, et
sa pitié pour elle s'accrut encore.
Se plaçant devant la table de façon à ne pas être vu
ni entendu du gardien qui avait amené la Maslova, et
y Google
218 RÉSURRECTION
qui restait assis dans le recoin de la fenêtre, à Tautre
extrémité de la pièce, Nekhludov se pencha vers la
Maslova et lui dit :
— Si le pourvoi en cassation ne réussit pas, nous
adresserons un récours en grâce à l'empereur. Nous
ferons tout ce qui sera possible.
— Quel malheur que vous ne m'ayez pas retrouvée
plus tôt ! vous m'auriez procuré un bon avocat ! Tandis
que celui que j'ai eu, l'imbécile, est cause de tout ! Tout
le monde me fait des compliments à votre sujet, —
ajouta-t-elle, et elle se mit à rire. — Ah 1 si on avait su,
le jour du jugement, que vous me connaissiez, la chose
aurait tourné tout autrement. Tandis que sans cela... Eh
bien, se sont-ils dit, ce n'est rien qu'une voleuse !
« Comme elle est étrange, aujourd'hui ! » songea
Nekhludov. Il allait cependant aborder le grand sujet,
lorsque, de nouveau, elle prit la parole :
— Ecoutez un peu ce que j'ai à vous dire... Il y a
dans notre salle une vieille femme, que personne ne peut
la voir sans en être émerveillé. Une petite vieille extra-
ordinaire, comme vous n'en verrez pas deux ! Et voilà
qu'on l'a condamnée, Dieu sait pourquoi, avec son fils;
et tout le monde sait qu'ils sont innocents ; et voilà qu'on
les a accusés d'avoir mis le feu I Alors voilà qu'elle a
entendu dire que je vous connaissais, et alors voilà
qu'elle me dit : « Dis-lui, ma colombe, de parler à mon
fils ; il lui expliquera tout ! » Menchov, c'est leur nom de
famille. Si vous saviez, une petite vieille si extraordi-
naire ! On voit bien tout de suite qu'elle n'est pas cou-
pable. N'est-ce pas, mon chéri, que vous vous en occu-
perez? — dit-elle, en le regardant au fond des yeux
avec un sourire familier.
— Fort bien î je m'en occuperai, je m'informerai !
— répondit Nekhludov, de plus en plus surpris de la
trouver si expansive. — Mais je voudrais m'entretenir
avec vous d'une affaire personnelle. Vous rappelez-vous
ce que je vous ai dit, l'autre jour?
— Vous m'avez dit tant de choses, l'autre jour!
Qu'est-ce que vous m'avez dit? — demanda-t-elle.
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r
RÉSURRECTION 219
Elle ne cessait pôs de lui sourire, et penchait la tête
tantôt d*un côté, tantôt de l'autre.
— Je vous ai dit que j'étais venu vous prier de me
pardonner, -^ dit-il.
— Mais ouï, c'est parfait. Il n'y a rien à pardonner !
Vous feriez mieux ...
— J'ai encore à vous dire, — poursuivit Nekhludov^
— que je veux réparer ma faute, et la réparer non par
des paroles, mais par des actes Je suis résolu à me
marier avec vous!
A ces mots, le visage de la Maslova prit de nouveau une
expression de frayeur. Ses yeux cessèrent de loucher
et se fixèrent avec sévérité sur ceux de Nekhludov.
— Il ne manquait plus que cela ! — dit-elle d'un ton
mauvais.
— J'ai le sentiment que, devant Dieu, je dois le faire!
— Et le voilà encore qui parle de Dieu, par-dessus le
marché! Dieu? Quel Dieu? Vous auriez mieux fait de
penser à Dieu autrefois, le jour où...
Et elle s'arrêta, la bouche ouverte.
Nekhludov sentit alors, pour la première fois, la forte
odeur d'eau-de-vie qui s'exhalait de sa bouche; et il
comprit la cause de son animation.
— Calme-toi ! — dit-il.
— Je n'ai pas besoin de me calmer ! Tu crois que je
suis ivre ? Eh bien ! oui, je suis ivre, mais je sais ce que
e dis ! — répliqua-t-elle d'un seul trait, et tout son sang
lui monta au visage. — Moi, je suis une fille publique,
une condamnée au bagne, et vous un seigneur, un
prince. Vous n'avez rien à faire avec moi. Va-t'en
rejoindre tes princesses !
— Si cruellement que tu me parles, tes paroles ne
sont rien auprès de ce que je sens moi-même, —
répondit tout bas Nekhludov, en tremblant; — tu ne
peux pas te figurer à quel point j'ai conscience de ma
faute envers toi !
— Conscience de ta faute ! — reprit-elle avec un rire
méchant. — Tu n'en avais pas conscience, quand tu m'as
glissé ces cent roubles !
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}
220 RÉSURRECTION
— Je sais, je sais ; mais, à présent, que faire ? A pré-
sent, je me suis juré de ne pas t'abandonner. Et ce que
j'ai dit, je le ferai.
— Et moi je te dis que tu ne le feras pas!
— Katucha! — fît Nekhludov en essayant de lui
prendre la main.
— Ne me touche pas! Je suis une condamnée au
bagne, toi tu es un prince : tu n'as rien à faire ici!
— cria-t-elle, folle de colère, en retirant sa main.
— Va-t'en d'ici ! — reprit-elle. — Je te déteste ; tout
de toi me dégoûte, et ton lorgnon, et toute ta sale figure
pleine de graisse ! Va-t'en ! Va-t'en d'ici !
Et, d'un mouvement rapide, elle sauta sur ses pieds.
Le gardien s'approcha d'elle.
— Qu'est-ce que tu as à faire du scandale?
— Laissez-la, je vous prie ! — dit Nekhludov.
— Je t'apprendrai, moi, à t'oublier comme ça! -
reprit le gardien.
— Je vous en prie, attendez une minute encore !
Le gardien s'éloigna, et alla de nouveau s'asseoir près
de la fenêtre.
La Maslova se rassit. Elle baissa les yeux, et se mita
jouer fiévreusement avec les doigts repliés de ses petites
mains.
Nekhludov se tenait debout près d'elle, ne sachant
que faire.
— Tu ne me crois pas ? — demanda-t-il.
— Qu'est-ce que je ne crois pas? Que vous voulez
vous marier avec moi? Non, non, jamais cela n'arrivera!
J'aimerais mieux me pendre ! Voilà pour vous !
— N'importe, je n'en continuerai pas moins à te servir !
— Ça, c'est votre affaire. Seulement, je n'ai aucun
besoin de vous. Aussi vrai que je vous le dis !
— Pourquoi ne suis-je pas morte dans ce temps-là!
— ajouta- t-elle;
Et elle fondit en larmes.
Nekhludov voulut lui parler, mais il ne put. La vue de
ces larmes lui déchirait le cœur.
Au bout d'un instant, elle releva les yeux, jeta un
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RÉSURRECTION 221
coup d'œil sur lui, comme étonnée, et se mit à essuyer
avec son fichu les larmes qui coulaient sur ses joues.
Le gardien, s'approchant de nouveau, déclara que le
moment était venu de la reconduire.
— Vous êtes aujourd'hui tout agitée. Demain, si
c'est possible, je reviendrai. Et vous, en attendant, vous
réfléchirez ! — dit Nekhludov.
Elle ne répondit rien ; et, sans le regarder, elle sortit
avec le gardien.
— Oh ! bien, ma petite, tu vas être tirée d'affaire
maintenant ! — dit la Korableva à la Maslova, lorsque
celle-ci entra dans la salle. — Il saura bien te faire sortir
d'ici ! Aux gens riches, tout est possible !
— Ça, c'est t'on vrai ! — reprit de sa voix chantante
la garde-barrière. — L'homme riche, il n'a qu'à désirer
une chose, tout arrive comme il le veut. 11 y en avait un
chez nous...
— Lui avez-vous parlé de moi ? — demanda la petite
vieille.
Mais la Maslova, sans répondre à personne, s'étendit
8UP son lit, et, les yeux fixés devant elle, resta étendue
jusqu'au soir.
Ce que lui avait dit Nekhludov avait réveillé en elle
la vision d'un monde où elle avait souffert et dont elle
était sortie, et qu'elle s'était mise à haïr, et qu'elle
croyait avoir oublié à jamais. Maintenant cet oubli où
elle avait vécu s'était dissipé ; mais, d'autre part, le clair
souvenir du passé lui était insupportable. Vers le soir,
elle acheta de nouveau une demi-bouteille d'eau-de-vie
et la vida avec ses compagnes.
III
« Voilà donc ce qui en est ! » se disait machinale-
ment Nekhludov, en suivant les longs corridors de la
prison.
y Google
222 RÉSURRECTION
C'était maintenant seulement que, pour la première
fois^ il se rendait compte de Fétendue de sa faute. S'il
n'avait pas essayé de racheter sa faute, de la réparer,
jamais il n'en aurait senti toute l'étendue ; et elle non
plus, Katucha, jamais elle n'aurait senti l'immensité du
mal qu'il lui avait fait! Pour la première fois tout cela
venait au jour, dans son horreur.
Jusque-là, Nekhludov s'était amusé à s'attendrir sur
lui-même ; son expiation lui était apparue comme un jeu;
mais à présent il éprouvait une véritable épouvante.
Abandonner cette femme, c'était désormais pour lui
chose impossible; mais ce qui pourrait sortir de ses
relations avec elle, il ne parvenait pas à l'imaginer.
Devant la porte de la prison, il vit s'approcher de lui
un gardien, un homme de mine souiltioise et déplai-
sante, avec un type juif très marqué. Mystérieusement,
le gardien lui glissa un papier dans la main.
— Voici pour Votre Excellence ! — murmura-t-il. —
C'est une lettre d'une certaine personne*.*
— De quelle personne ?
— Que Votre Excellence prenne la peine de lire, elle
verra ! Une prisonnière de la section de politique. C'est
moi qui les garde. Alors voilà, elle m'a prié... c'est dé-
fendu, mais par humanité... ajouta le gardien d'un ton
hypocrite.
Un peu surpris de voir un gardien se charger d'une
pareille commission, Nekhludov mit le papier dans sa
poche et, dès qu'il fut sorti de la prison, il s'empressa
de le lire. On y avait écrit au crayon, à la hâte, les mots
suivants :
« Ayant appris que vous venez dans la prison et^ que
vous portez intérêt à une détenue de la section criminelle,
je désirerais vivement m'entre tenir avec vous. Demandez
l'autorisation de me voir. On vous l'accordera, et je vous
dirai bien des choses importantes et pour votre protégée
et pour notre groupe. Votre reconnaissante : Véra Bogo-
DOUCHOVSKA. »
« Bogodouchovska I Où ai-je déjà entendu ce nom-là!»
se demanda Nekhludov, encore tout remué du souvenir
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RÉSURRECTION 223
de son entretien avec Katucha. — Ah I oui, je me rap-
pelle 1 La fille du diacre, pendant la chasse à Tours ! »
Véra Bogodouchovska était institutrice dans un vil-
lage du gouvernement de Novgorod lorsque Nekhlu-
dov était venu dans ce village, avec des amis, pour
une chasse à Tours. L'institutrice avait demandé au
jeune homme de lui donner de Targent pour qu'elle pût
quitter Bon école et aller étudier à TUniversité. Nekhlu-
dov lui avait donné la somme qu'elle voulait, et jamais,
depuis lors, il n'en avait plus entendu parler. Voici
maintenant que cette personne lui réapparaissait sous la
forme d'une détenue politique, et qu'elle lui promettait
de lui révéler des choses intéressantes sur la Maslova !
Comme tout était simple et léger, alors, et comme
maintenant tout était lourd et compliqué! Nekhludov
eut un vrai soulagement à se rappeler le jour où il avait
rencontré la Bogodouchovska.
C'était la veille du carnaval, dans un village perdu, à
soixante verstes du chemin de fer. La chasse avait été
très heureuse. On avait tué deux ours, on avait parfai-
tement dîné, et Ton s'apprêtait à repartir, lorsque le
patron de la petite auberge était venu dire que la fille du
diacre demandait à voir le prince Nekhludov.
— .Tolie ? — avait demandé Tun des chasseurs.
— C'est ce que nous allons voir, — avait répondu Ne-
khludov. Puis, reprenant sa mine la plus sérieuse, il
s'était levé de table, s'était essuyé la bouche, et était
sprti, n'imaginant pas ce que pouvait lui vouloir une
fille de diacre.
Dans la chambre voisine se tenait, vêtue d'une gros-
sière pelisse de paysanne, mais la tête coiffée d'un cha-
peau de feutre, une jeune fîUe maigre et osseuse, avec
un long visage sans grâce, où seuls les yeux avaient
quelque beauté.
— Voici le prince, Véra Efremovna! — avait dit
Taubergiste.
Et il les avait laissés seuls dans la chambre.
— En quoi puis-je vous servir? — avait demandé
Nekhludov.
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224 RÉSURRECTION
— Je... Ji^... Voyez-vous, vous êtes riche, vous dé-
pensez votre argent à vous amuser, à chasser ! Je sais
cela, avait repris la jeune fille avec un peu d'embarras,
et moi je ne désire qu'une chose, je ne désire que me
rendre utile aux autres. Et je ne peux rien, parce que je
ne sais rien !
Ses yeux étaient pleins de franchise; et tout son
visage exprimait un tel mélange de résolution et de
timidité que Nekhludov, comme cela lui arrivait souvent,
s'était tout de suite mis à sa place, Tavait comprise, et en
avait eu pitié.
— Eh bien! que puis-je faire pour vous?
— Je suis institutrice ici ; je voudrais aller à FUni-
versité, et on ne me laisse pas y aller. Ou plutôt ce n'est
pas qu'on ne me laisse pas y aller, mais il faut de l'ar-
gent. Donnez-moi de l'argent ! Quand j'aurai fini mes
cours, je vous le rendrai ! Je me dis : « Les gens riches
tuent des ours, enivrent des moujiks, et tout cela est '
mal; pourquoi ne feraient-ils pas aussi un peu de bien?»
Je n'ai besoin que de 80 roubles. Si vous ne voulez pas,
peu importe!...
— Mais, au contraire, je vous suis reconnaissant de
l'occasion que vous m'offrez. Tout de suite je vais vous
apporter l'argent !
Nekhludov était rentré dans la salle à manger. Sans
répondre aux plaisanteries de ses camarades, il était
allé prendre son sac, en avait retiré quatre billets de
vingt roubles, et les avait portés à l'institutrice.
— Je vous en prie, — lui avait-il encore répété, — ne
me remerciez pas; c'est moi seul qui vous dois des re-
merciements !
Nekhludov avait maintenant grand plaisir à se rap-
peler tout cela. Il avait grand plaisir à se rappeler com-
ment il avait failli se prendre de querelle avec un de ses
camarades qui avait. voulu tourner l'aventure en plaisan-
terie, comment un autre de ses camarades l'avait ap-
prouvé, et comment toute la chasse avait été heureuse
et gaie, et comment il s'était senti joyeux, la nuit, en
revenant du village à la station du chemin de fer. Les
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RÉSURRECTION 225
tratneaux glissaient par paires, sans bruit, le long de la
route, entre les sapins tout couverts de neige. Dans
l'obscurité brillaient, d'une jolie lumière rouge, les ciga-
rettes allumées. Le garde-chasse Ossip courait d'un
traîneau à l'autre, s'enfonçant dans la neige jusqu'aux
genoux ; il parlait aux chasseurs des clans qui, dans cette
saison, erraient dans le bois, se nourrissant de l'écorce
des trembles; et il leur parlait aussi des ours qui, à
cette heure, se reposaient au chaud dans leurs profondes
tanières.
Nekhludov se rappelait tout cela, mais surtout il se
rappelait la délicieuse impression qui lui venait alors de
la conscience de sa santé, de sa force, et de son insou-
ciance.
« Une légère pelisse, un air froid et sec, la neige
fouettant le visage. Chaud au corps, frais au visage, et
dans l'âme ni soucis, ni remords, ni craintes, ni désirs !
Comme c'était bon ! Et maintenant ! Dieu ! comme tout
maintenant est difficile et pénible ! »
Evidemment Véra Efremovna était devenue une révo-
lutionnaire et s'était fait mettre en prison pour ses opi-
nions. Nekhludov décida qu'il demanderait à la voir.
Peut-être lui dirait-elle, en effet, quelque chose d'inté-
ressant sur les moyens d'adoucir le sort de la Maslova.
yÔoogle
CHAPITRE XV
A son réveil, le lendemain matin, Nekhludov revit d'un
seul coup tout ce qui lui était arrivé le jour précédent;
et, de nouveau, l'épouvante s'empara de lui.
Mais il avait beau être épouvanté : il se sentait plus
résolu que jamais à poursuivre l'œuvre entreprise, quelles
qu'en fussent les conséquences.
C'est dans cette disposition que, vers neuf heures, il
sortit de chez lui pour se rendre chez le vice-gouverneur
Masiinnikov. 11 voulait lui demander l'autorisation de
s'entretenir, dans la prison, non seulement avec la Mas-
lova, mais aussi avec le fils de cette vieille dont la Mas-
lova lui avait parlé. Et puis, il y avait encore la créature
qui lui avait écrit la veille, la Bogodouchovska : celle-là
aussi, il essaierait d'obtenir l'autorisation de la voir.
Nekhludov connaissait depuis longtemps Masiinnikov.
Il l'avait connu au régiment, où le futur vice-gouverneur
était trésorier-payeur. C'était alors un honnête et cons-
ciencieux officier, ne voyant et ne voulant voir rien
d'autre au monde que son régiment et la famille impé-
riale. Il avait ensuite quitté l'armée pour l'administra-
tion, sur les instances de sa femme, personne très riche
et très adroite, qui rêvait pour lui, dans le service civil,
un avancement plus brillant.
Cette femme se moquait de son mari et le cajolait, le
traitant comme un petit chien apprivoisé. Nekhludov
était allé lui faire visite l'hiver précédent ; mais il l'avait
jugée si dénuée d'intérêt que jamais, depuis, il n'était
retourné chez elle.
11 retrouva Masiinnikov exactement pareil à ce qu'il
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RÉSURRECTION 227
l'avait toujours connu. C'était toujours le même visage
gras et vide, la même corpulence, la même mise d'une
élégance exagérée. Au régiment, Maslinnikov portait
un uniforme militaire d'une propreté irréprochable,
coupé à la* dernière mode et lui sanglant le dos et la
poitrine : il portait maintenant un uniforme civil d'une
propreté irréprochable, coupé à la dernière mode, ser-
rant son gros corps et faisant saillir sa large poitrine.
La vue de Nekhludov le remplit de joie.
— A la bonne heure ! voilà qui est gentil à toi, d'être
venu ! Je vais te conduire chez ma femme. Cela se trouve
à merveille, j'ai précisément dix minutes à moi avant la
séance. Mon chef est absent. C'est moi qui fais fonction
de gouverneur! — dit-il en se rengorgeant, avec une
satisfaction qu'il ne parvenait pas à cacher.
— C'est que... je suis venu te voir pour affaire.
— Hein ? — fit Maslinnikov, en prenant tout d'un coup
une mine et un ton de voix plus sévères.
— Eh bien ! voici. Dans la vieille prison du gouver-
nement il y a une personne à qui je m'intéresse beau-
coup {au mot de « prison » le visage de Maslinnikov
se fit encore plus sévère); et' je voudrais bien avoir l'au-
torisation de m'entretenir avec elle ailleurs qu'au parloir
commun, et en dehors des heures de visite. On m'a dit
que cela dépendait de toi.
— Naturellement, et il va sans dire, mon cher, que je
n'ai rien à te refuser! — répondit le gros homme en
appuyant ses deux mains sur les genoux de Nekhludov,
comme pour lui montrer sa condescendance. — Et ce
que tu demandes n'a pour moi rien d'impossible, car,
vois-tu ? je suis calife, pour l'instant !
— Ainsi, tu peux me donner un papier qui me per-
mette de la voir à toute heure ?
— C'est une femme?
— Oui.
— Et qui est-elle ?
— Condamnée aux travaux forcés. Mais elle a été
condamnée injustement.
— Ah l voilà bien les Jurés^ ils n'en font pas
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228 RÉSURRECTION
cT autres M — dit Maslinnikov, se mettant tout d'un coup»
sans Fombre d'un motif, à parler français.
— Je sais, — reprit-il, — que nous ne sommes pas
d'accord sur ce sujet : mais que faire, c^est mon opinion
bien arrêtée! Tandis que toi, sans doute, tu es toujours
libéral ?
Nekhludov se demanda, une fois de plus, quel rapport
pouvait exister entre une opinion politique, comme le
libéralisme, et le fait d'exiger, pour un accusé, le droit
de se défendre, ou le fait de ne pas admettre qu'on ait le
droit de tourmenter et de battre même les pires crimi-
nels, ou encore le fait de préférer tel mode de jugement
à tel autre.
— Je ne sais pas si je suis libéral ou non, — répon-
dit-il à Maslinnikov, — mais je sais que notre justice
d'à présent, avec tous ses défauts, vaut encore mieux
que celle d'autrefois.
— T'es-tu adressé à un avocat?
— Oui, à Faïnitzin !
A ce nom, Maslinnikov fit une grimace.
— Quelle fâcheuse idée de t'adresser à celui-là !
Le vice-gouverneur ne pouvait pas oublier que Faï-
nitzin, l'année précédente, l'avait forcé à comparaître
dans un procès, en qualité de témoin, et que, durant
une demi-heure, il avait très poliment amusé la salle à
ses dépens.
— Je ne t'aurais pas conseillé d'avoir affaire à lui !
C'est un homme taré!
— J'ai encore quelque chose à te demander, — dit
Nekhludov sans paraître l'entendre. — J'ai connu autre-
fois une jeune fille, une institutrice... La malheureuse
se trouve, aujourd'hui, elle aussi, en prison, et m'a fait
savoir qu'elle voudrait me parler. Peux-tu me donner
également une autorisation pour elle?
Maslinnikov pencha légèrement la tête sur le côté et
réfléchit un instant.
— Dans quelle section, ton institutrice ?
1. Les mots en italiques sont en français dans le texte.
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I
RÉSURRECTION 229
— On m'a dit qu'elle était dans la section politique.
— C'est que, vois-tu, le droit de faire visite aux
détenus politiques n'est accordé qu'aux parents! Mais
écoute ! Je vais te donner une autorisation générale. Je
sais que tu n'en abuseras pas. . . Et comment est-elle, ta
protégée ? Jolie ?
— Affreuse-
Maslinnikov secoua la tête d'un air de désapprobation ;
puis il se retourna vers son bureau, prit une feuille à
en-tête imprimé, et se mit à écrire.
— Tu verras le bel ordre qui règne dans la prison!
Et ce n'est pas chose commode d'y maintenir l'ordre,
surtout maintenant où les salles sont encombrées, et où
nous avons beaucoup de forçats ! Mais je veille sévère-
ment à tout; cela m'intéresse beaucoup. Tu verras
comme tout est bien arrangé, et comme tout le monde
est content ! L'essentiel, avec ces gens-là, est de savoir
les prendre. Ainsi, ces temps derniers, il y a eu un
petit désagrément : un cas d'insoumission. Tout autre,
à ma place, aurait considéré cela comme une révolte, et
aurait fait du malheur. Tandis qu'avec moi tout s'est
fort bien passé.
— Ce qu'il faut, — reprit-il en allongeant hors de sa
manchette aux boutons dorés sa grosse main, où brillait
l'énorme chaton bleu d'une bague, — ce qu'il faut, c'est
d'avoir à la fois de l'indulgence et de l'autorité ! Oui,
l'indulgence et l'autorité, tout est là !
— Je ne me connais guère à tout cela ! — répondit
Nekhludov. — Je ne suis allé que deux fois dans la
prison, et j'avoue que j'y ai eu une impression tout à fait
lamentable.
— Sais- tu quoi? Tu devrais aller voir la comtesse
Passek. Vouo vous entendriez à merveille. Elle s'est
vouée tout entière à ce genre d'œuvres. Elle fait beau-
coup de bien. Grâce à elle, — et aussi grâce à moi, je
peux l'avouer sans fausse modestie, — tout le régime
de nos prisons a été transformé. Rien n'y subsiste plus
des horreurs du régime ancien; et les prisonniers,
désormais, sont vraiment très heureux. Tu verras cela...
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230 RÉSURRECTION
Mais quelle idée de t'adresser à ce Faïnitzin ! Je ne le
connais pas personnellement ; nos situations sociales, à
lui et à moi, ne sont pas faites pour nous mettre en rap-
port ; mais je sais de source sûre que c'est un sot. Sans
compter qu'il se permet de dire, en plein tribunal, des
choses...
— Je te remercie infiniment de ton obligeance! —
fit Nekhludov en prenant la feuille que venait d'écrire le
vice-gouverneur.
Et il se leva pour sortir.
— Et maintenant, allons chez ma femme !
— Hélas ! Excuse-moi près d'elle, impossible aujour-
d'hui !
— Elle ne me pardonnerait pas de t'avoir laissé par-
tir ! — répondit Maslinnikov, en reconduisant son ancien
camarade jusqu'aux marches de l'escalier, honneur qu'il
faisait non pas en vérité à ses visiteurs de première
importance (car, pour ceux-là, il descendait jusqu'au
bas des marches), mais à ceux qui venaient, au point
de vue de l'importance, immédiatement après les pre-
miers. — Allons, un bon mouvement! Rien que pour
une minute !
Mais Nekhludov resta inflexible. Et quand Maslinni-
kov le vit parvenu au bas de Tescalier, où deux valets
s'empressaient autour de lui, lui présentant son man-
teau et sa canne, il lui cria, familièrement :
— Hé ! bien, alors, viens sans faute jeudi ! C'est le
jour de ma femme ; je lui annoncerai ta visite !
Et il rentra dans son cabinet.
y Google
CHAPITRE XVI
Au sortir de chez Maslinnikov, Nekhludov se fit con-
duire tout droit à la prison. Il dit aux gardiens qu'il
voulait parler au directeur ; et en effet, aussitôt entré, il
se dirigea vers l'appartement de ce fonctionnaire.
. De nouveau, comme la première fois qu'il était venu
dans la prison, il entendit, en s'approchant, les sons d'un
mauvais piano. Au lieu de la Rapsodie de Liszt, on jouait
à présent une Etude de Clementi ; mais c'était toujours
le même excès de vigueur, la même précision mécanique,
la même rapidité.
La servante qui vint ouvrir à Nekhludov dit que « le
capitaine » était chez lui, et l'introduisit dans un petit
salon meublé d'un divan, d'une table, de trois chaises,
et d'une énorme lampe avec un abat-jour de carton rose.
Un instant après, le directeur lui-même entra, avec son
visage fatiguié et chagrin.
— Tous mes respects, prince. En quoi puis-je vous
servir ? — demanda-t-il en achevant de boutonner son
uniforme.
— Je suis allé chez le vice-gouverneur, et voici l'au-
torisation qu'il m'a donnée ! — répondit Nekhludov. — Je
voudrais voir la Maslova.
— La Markova? — demanda le directeur, que la
musique avait empêché de bien entendre le nom.
— La Maslova.
— Ab ! oui, je sais !
Le directeur se leva et s'avança vers là porte, d'où
venaient les roulades <Je Clementi.
— Par pitié, Maroussia, arrête-toi au moins une mi-
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â32 RÉSURRECTION
nute ! — dit-il d'un ton qui signifiait assez clairement
que cette musique était la croix de sa vie. — On ne s'en-
tend pas !
Le piano se tut, des chaises furent remuées d'un mou-
vement de mauvaise humeur, et quelqu'un entr'ouvrit la
porte pour jeter un coup d'œil dans le salon.
Visiblement soulagé par l'arrêt de la musique, le direc-
teur tira d'un étui une grosse cigarette, et en offrit une
à Nekhludov.
— Puis-je voir la Maslova ?
— Qu'est-ce que tu viens faire ici, toi ? — demanda le
directeur à une fillette de cinq ou six ans qui s'était glissée
dans le salon, et qui, sans quitter des yeux Nekhludov,
s'efforçait de grimper sur les genoux de son père. *—
Prends garde, tu vas tomber ! — poursuivit-il, avec un
sourire indulgent pour la manœuvre de l'enfant.
— Eh bien ! si c'est possible, je vous demanderai de
me faire amener la Maslova ! — répéta Nekhludov.
— La Maslova! C'est que, malheureusement, vous ne
pourrez pas la voir aujourd'hui !
— Et pourquoi ?
— Ecoutez, c'est bien sa faute ! — répondit le direc-
teur avec un léger sourire. — Prince, croyez-moi, ne lui
donnez plus d'argent ! Si vous voulez, remettez-moi de
l'argent pour elle, tout ce que vous me remettrez sera à
elle... Mais voilà ce que c'est : hier, sans doute, vous lui
avez donné de l'argent, et voilà qu'elle s'est procuré de
r eau-de-vie, — jamais vous ne déracinerez ce mal-là ! —
et aujourd'hui elle s'est trouvée tout à fait ivre, de sorte
qu'elle a fait du tapage !
— Et alors?
— Alors on a été forcé de la punir : on Ta transportée
dans une autre salle. C'est d'ailleurs, en temps ordi^
naire, une détenue tranquille; mais, je vous en prie, ne
lui donnez plus d'argent en main ! Si vous connaissiez
comme moi cette espèce !
Nekhludov revit en souvenir la scène de la veille, et
toute son épouvante lui revint de nouveau.
— Et la Bogodouchovska, de la section des politiques,
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RÉSURRECTION 233
est-ce que je pourrais la voir ? — demanda-t-il après
un silence.
— Parfaitement!
Le directeur prit par les bras sa petite fille, qui conti-
nuait à dévisager Nekhludov, la fit doucement sortir
d'entre ses genoux, et se leva pour conduire Nekhludov
vers la prison.
Il n'avait pas encore achevé de revêtir son man-
teau, dans l'antichambre, lorsque de nouveau se firent
entendre, sèchement rythmées, les roulades de Clementi.
— Elle était au Conservatoire ; mais il y a eu des
désordres, on a congédié les élèves ! — dit le directeur
en descendant l'escalier. — Elle a des dispositions ! Elle
voudrait jouer dans les concerts !
Nekhludov et le directeur se dirigèrent vers le bureau.
Toutes les portes, en un clin d'œil, s'ouvrirent sur leur
passage. Dans le corridor, quatre forçats, qui portaient
des seaux, les rencontrèrent ; et Nekhludov les vit trem-
bler en apercevant le directeur. L'un d'eux, en particu-
lier, baissa la tête et prit un air méchant, et ses yeux
noirs s'allumèrent soudain.
— Evidemment le talent doit être encouragé, on n'a
pas le droit de l'entraver ; mais, dans un petit apparte-
ment comme le nôtre, voyez-vous, ce piano qui n'arrête
pas, c'est souvent pénible ! — poursuivit le directeur
sans faire aucune attention à ses prisonniers.
Et, traînant ses jambes lasses, il conduisit Nekhludov
dans la grande salle.
— Comment s'appelle la détenue que vous voulez voir?
— demanda-t-il.
— Bogodouchovska!
— Elle est dans l'autre bâtiment, avec les politiques.
Il faudra que vous ayez l'obligeance d'attendre un peu.
Je vais l'envoyer chercher.
— Ne pourrais-je pas, en attendant, voir le prisonnier
Menchov, condamné pour iucendie ?
— Celui-là est en cellule. Voulez-vous aller le voir
dans sa cellule ?
— Mais oui, cela m'intéressera 1
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234 RÉSURRECTION
— Oh! VOUS verrez, il n'y a là rien de bien intéressant!
Au môme instant entra dans la salle Télégant sous-
directeur.
— Conduisez le prince dans la cellule de Menchov !
lui dit son chef, — puis vous le ramènerez au bureau. Et
moi, pendant ce temps, je vais faire appeler la Bogo-
douchovska.
— Voudriez-vous avoir la bonté de me suivre ? — dit le
sous-directeur à Nekhludov, avec un sourire aimable. —
Vous vous intéressez à notre établissement?
— Oui, mais je m'intéresse surtout à ce Menchov,
qui, à ce qu'on m'a dit, est innocent du criiùe qu'on lui
a reproché.
Le jeune blondin haussa les épaules.
— Cela arrive ! — dit-il tranquillement après s'être
arrêté, par politesse, pour laisser Nekhludov entrer le
premier dans un large corridor, d'une puanteur infecte.
— Mais souvent aussi ils mentent Après vous !
Les portes des chambres étaient ouvertes, et plusieurs
détenus se tenaient dans le corridor. Le sous-directeur,
en passant, répondait distraitement au salut des gar-
diens et ne prenait pas même la peine de répondre à
celui des détenus, dont quelques-uns, du reste, en le
voyant, se glissaient dans leurs chambres, tandis que
d'autres s'arrêtaient et restaient immobiles, respectueu-
sement, les mains à la couture du pantalon.
Le sous-directeur fit traverser à Nekhludov tout le
grand corridor, et, par une porte de fer, l'introduisit
dans un second corridor, plus étroit, plus sombre, et
d'une puanteur encore plus affreuse.
Sur ce corridor donnaient, des deuxxîôtés, des portes
fermées à clé et percées de petits judas. Ce second cor-
ridor était vide ; seul un gardien s'y promenait de long
en large, un vieux gardien au visage triste et hargneux.
— Menchov? Dans quelle cellule?
— La huitième à gauche.
— Et toutes ces cellules-ci sont occupées ? — demanda
Nekhludov.
— Toutes, excepté une seule !
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RÉSURRECTION 235
II
Nekhludov s'approcha de Tune des portes.
— Puis-je regarder? — demanda-t-il à son compagnon.
— A votre aise ! — répondit celui-ci avec son sourire
aimable; et il se mit à causer avec le gardien.
Nekhludov tira le couvercle du judas et colla son œil
contre la petite lucarne. Dans la cellule était enfermé
un jeune homme de haute taille. Il marchait à travers
la pièce, d'un pas rapide, vêtu seulement d'une che-
mise. En entendant du bruit, il leva la tête, jeta un
coup d'œil sur la porte, fronça les sourcils ; puis il
reprit sa marche.
Nekhludov s'arrêta devant une autre cellule. Son
regard rencontra le regard étrange et inquiétant d'un
grand œil noir collé au judas, de l'autre côté. 11 se hâta
de refermer le couvercle. Dans une troisième cellule, il
vit un petit homme qui dormait sur un lit, les jambes
repliées, la tête recouverte. Dans la cellule suivante, un
prisonnier était assis, la tète baissée, les coudes appuyés
sur les genoux. En entendant le judas s'ouvrir, cet
homme releva la tête et la tourna machinalement vers
la porte ; mais tout son pâle visage, et en particulier ses
yeux caves, montrait clairement que peu lui importait de
savoir qui venait regarder dans sa cellule. Qui que ce
fût qui regardât le malheureux, évidemment celui-ci
n'attendait plus aucun bien de personne.
La vue de ce visage désespéré fit peur à Nekhludov.
Il n'eut plus le courage de regarder dans les autres cel-
lules, et alla tout droit à celle de Menchov.
Le gardien ouvrit la porte, fermée à double tour. Nekh-
ludov aperçut un jeune homme musculeux, avec un long
cou, une petite barbiche, et de bons yeux ronds, qui,
debout, près de sa couchette, s'empressait de revêtir sa
veste d'un air effrayé. Ses bons yeux ronds, avec up
mélange d'étonnement et d'inquiétude, couraient, san^i
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236 RÉSURRECTION
s'arrêter, de Nekhludov au sous-directeur et inverse-
ment.
— Voici UQ Monsieur qui veut te questionner sur ton
affaire !
— Oui, on m'a parlé de vous! — dit Nekiiludov,
s'avançant au fond de la chambre et se plaçant près
de la fenêtre grillée. — Je voudrais entendre de votre
bouche le récit de ce qui vous est arrivé. '^
Menchov s'approcha, lui aussi, de la fenêtre, et
commença aussitôt son récit. 11 parlait d'abord avec
timidité, en lançant des regards inquiets sur le sous-
directeur; mais peu à peu il s'enhardit, et quand le
sous-directeur sortit de la cellule pour rejoindre le gar-
dien dans le corridor, sa timidité disparut tout à fait.
Il avait le langage et les manières d'un honnête et
simple paysan, et Nekhludov éprouvait une impression
-singulière à trouver ce brave petit moujik sous un cos-
tume de prison, dans une sombre cellule. Tout en
l'écoutant, il considérait le lit de toile avec son matelas
de paille, la fenêtre sale avec son lourd grillage de fer,
les murs tachés d'humidité, et le misérable visage et
les formes amaigries de cet homme, si évidemment né
pour une libre vie de travail au plein air des champs; et
sans cesse il se sentait plus triste, et il se refusait à
croire que ce que lui racontait le malheureux fût vrai,
tant il avait d'horreur à penser qu'on eût pu vraiment
arracher un homme, sans motif, à sa vie normale, l'ac-
coutrer d'une veste de prisonnier, et l'enfermer dans ce
sinistre endroit. Mais, d'autre part, il avait plus d'hor-
reur encore à penser que ce naïf récit, fait de cette voix
simple et franche, avec ce bon regard, pût être une
invention et une tromperie.
Le prisonnier disait que, tout de suite après son
mariage, le cabaretier de son village lui avait enlevé sa
femme. 11 s'était adressé partout pour obtenir justice;
mais partout le cabaretier avait soudoyé les autorités
et avait été renvoyé indemne. Un jour, Menchov avait
ramené sa femme chez lui, de force : dès le lendemain
elle s'était enfuie. Alors il était retourné chez le cabare-
Digitized byV^OOQiv
RÉSURRECTION 237
tier, il avait réclamé sa femme. Le cabaretier lui avait
répondu que sa femme n'était pas chez lui, après quoi
il lui avait ordonné de sortir. Il n'était pas sorti. Le
cabaret'er, avec Taide d'un ouvrier, Tavait battu jus-
qu'au sang. Le lendemain la grange du cabaretier avait
pris feu. On avait accusé Menchov et sa mère. Mais
Menchov n'avait pas mis le feu : il était, ce jour-là, chez
un ami.
— Et c'est vrai, bien vrai, que tu n'as pas mis le feu?
— Je n'y ai pas même pensé, Excellence, pas même
pensé ! C'est lui, le brigand, bien sûr, qui a mis le feu
lui-même ! On a dit qu'il venait de faire assurer sa
grange. Et nous, ma mère et moi, voilà qu'on nous a
accusés de l'avoir menacé de l'incendie. Et c'est vrai
que, ce jour-là, quand je suis allé lui réclamer ma femme,
je l'ai injurié et menacé : mon cœur n'y tenait plus.
Mais pour mettre le feu, non, je n'ai pas mis le feu I Je
n'étais pas là quand le feu a pris ! C'est lui qui a mis le
feu exprès, et qui ensuite nous a accusés !
— C'est bien vrai ?
— Aussi vrai que je parle devant Dieu, Excellence !
Soyez mon père ! — poursuivit-il en s'efforçant de s'age-
nouiller devant Nekhludov, — ayez pitié de moi, empê-
chez que je périsse sans motif !
Et de nouveau ses lèvres tremblèrent, et il se mit à
pleurer, et, retroussant sa veste, il essuya ses yeux avec
la manche de sa chemise sale.
— Vous avez fini ? — demanda le sous-directeur.
— Ouil — répondit Nekhludov. Puis, se tournant
vers Menchov, avant de sortir :
— Allons ! ne te décourage pas, nous ferons tout ce
qui sera possible !
Menchov se tenait près de l'entrée, de sorte que le
gardien, en refermant la porte, le repoussa à l'intérieur.
Mais, jusqu'à ce que la porte fût entièrement fermée, le
malheureux s'obstina à regarder par la fente.
y Google
238 RÉSURRECTION
III
Le sous-directeur fît de nouveau passer Nekhludov
par le grand corridor. C'était l'heure du dîner, et toutes
les portes des salles étaient ouvertes. En voyant autour
de lui cette foule d'hommes, tous vêtus de la même façon,
et qui tous le dévisageaient avec curiosité, Nekhludov
éprouva un bizarre mélange de compassion pour ces
prisonniers, et d'étonnement et d'horreur pour les
hommes qui les tenaient ainsi enfermés, et de honte
pour lui-même qui assistait à tout cela d'un regard tran-
quille. De Tune des salles, sur son passage, plusieurs
prisonniers sortirent et vinrent se placer devant lui, avec
de profonds saluts.
— Nous vous en supplions. Excellence, daigncB faire
en sorte qu'on décide quelque chose à notre égard !
— Je ne suis pas de l'administration, vous vous trom-
pez, je ne puis rien pour vous.
— N'importe ! — reprit une voix mécontente. — Vous
pouvez parler de nous à quelqu'un de l'administration.
Nous n'avons rien fait, et voilà deux mois qu'on nous
garde ici î
— Comment? Pourquoi? — demanda Nekhludov.
— Eh bien ! voilà ! on nous a fourrés en prison ! Il y
a deux mois que nous sommes ici, et nous-mêmes ne
savons pas pourquoi !
— C'est vrai, mais la chose est purement accidentelle,
— dit le sous-directeur. — On a arrêté tous ces gens-
là pour manque de passeports, et on devait les expédier
dans leur gouvernement; mais, dans leur gouvernement,
la prison a brûlé, de sorte qu'on nous a demandé de ne
pas les expédier. Tous ceux des autres gouvernements
ont été renvoyés, mais ceux-là nous sommes forcés de
les garder.
— Est-ce possible? — demanda Nekhludov.
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RÉSURRECTION 239
Il s'approcha de la porte et jeta un coup d'œil dans la
salle.
Un groupe d'une quarantaine d'hommes, tous en
tenue de prison, entourèrent Nekhludov et le sous-
directeur. Plusieurs élevèrent la voix en même temps.
Enfin, Fun d'eux, un robuste paysan déjà grisonnant,
prit sur lui de parler au nom de ses compagnons. Il
expliqua qu'on les avait mis en prison parce qu'ils
n'avaient pas de passeports. En réalité, cependant,
ils avaient des passeports, mais qui se trouvaient péri-
més depuis quinze jours. Cela arrivait tous les ans,
d'avoir ainsi des passeports périmés, et jamais on ne
disait rien, tandis que cette fois on les avait tous arrê-
tés, et depuis deux mois on les tenait en prison comme
des criminels !
— Nous sommes tous carrier^, et de la même équipe.
Nous sommes venus tous ensemble travailler par ici. On
dit que, dans notre gouvernement, la prison a brûlé. Mais
nous n'en sommes pas cause, ce n'est pas nous qui
l'avons brûlée. Pour l'amour de Dieu, faites quelque
chose pour nous !
Nekhludov écoutait ce discours un peu distraitement,
car son attention était attirée, malgré lui, par la vue
d'un énorme pou gris qui, sorti des cheveux du brave
carrier, lui courait sur la joue.
— Est-ce possible ? — demanda de nouveau Nekhludov
au sous-directeur, en se détournant.
— Hé ! que voulez-vous ? La loi ordonne de les
réexpédier dans leur gouvernement pour y être jugés !
Le sous-directeur avait à peine fini de parler quand
un petit homme, se détachant du groupe, prit à son tour
la parole pour se plaindre de la façon dont les gardiens
les tourmentaient sans motifs.
— On nous traite plus mal que des chiens!... — dé-
dara-t-il. ^
— Allons ! allons ! il ne faut pas non plus abuser de
notre indulgence ! — dit le sous-directeur. — Tais-toi,
ou, sans cela, tu sais...
— Qu'est-ce que j'ai à savoir ? — répliqua le petit
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240 RÉSURRECTION
homme d*un accent désespéré. — Est-ce que nous ayoBs
mérité d'être ici ?
— Silence ! cria un gardien. . ]
Et le pe*it homme se tut.
— Est-ce possible ? — continuait à se demander à lui-
même Nekhludov,en poursuivant son chemin le içng du;
corridor, pendant que des centaines d'yeux répiaient sur
son passage. ; ;
— Mais cela ne devrait pas être permis de^ gapder
ainsi en prison des innocents ! — dit-il à son compagnon
quand ils furent sortis du corridor. . i •
— Que voulez-vous faire? Et puis, vous sayez, ce»
gens-là mentent beaucoup ! A les entendre, ils sont tdms
innocents!
— Mais enfin, ceux-là, ils sont vraiment innocents?
— Oui, admettons-le pour ceux-là. Mais c'est \xjne
espèce extrêmement dépravée ; sans sévérité, on. n'en
ferait rien. C'est que nous en avons, ici, des vauriens
terribles, qui ne demanderaient qu'à se jeter sur nous !
Ainsi, hier, on a été obligé d'en punir deux.
— Comment, de les punir ?
— En les fouettant de verges, par ordre supérieur !
— Je croyais que les punitions corporelles étaient
défendues !
— Pas pour les prisonniers privés de leurs droits!
Pour ceux-là, on n'a pas pu les supprimer.
Nekhludov se rappela alors la scène à laquelle il avait
assisté la veille, dans la grande salle. 11 comprit que,
pendant qu'il attendait l'inspecteur, on* avait procédé à.
la « punition » . Et il éprouva plus vivement encore qu'il
n'avait fait jusque-là ce mélange de curiosité, de tris-
tesse, d'étonnement, de honte, et d'une répugnance qui
allait presque jusqu'à la nausée.
Sans écouter le sous-directeur et sans regarder autour
de lui, il courut vers le bureau. Le directeur s'y trouvait;
mais il avait été si occupé qu'il avait oublié de faire
appeler la Bogodouchovska.
Il ne se souvint de sa promesse qu'en voyant entrer,
Nekhludov. , ^J
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' _ RÉSURRECTION 241
^ — /Mille excuses ! -^lui dit-il. Je vais immédiatement
faire .appeler la détenue. — Prenez la peine de vous
asseoir en attendant !
( IV
i
•^ Le b^^eau était formé de deux pièces. Dans la pre-
mière, éclairée de deux fenêtres sales, et ornée d'un
poêle tout couvert de crasse, on voyait, sur Tun des
murs, une règle noire servant à mesurer la taille des
prisonniers, et sur l'autre mur un grand Christ en croix,
— comme si, par dérision pour la doctrine du Sauveur,
on, se fût amusé à mettre son image dans tous les lieux de
torture ! Cette première salle était presque vide : seuls,
quelques gardiens s'y trouvaient.
La seconde pièce, plus grande, contenait une ving-
taine de personnes des deux sexes, assises par groupes
séparés, sur des bancs le long du mur, et qui s'entre-
tenaient à voix basse. Près de l'une des deux fenêtres,
dans un coin, était placée une table.
C'est devant cette table qu'était assis le directeur
lorsque Nekhludov entra dans le bureau. Il le fit asseoir
près de la table et se rendit un instant dans l'autre pièce,
pour donner l'ordre d*appeler la Bogodouchovska.Nekhlu-
dov, de son coin, eut tout le loisir d'observer ce qui se
passait autour de lui.
Son attention fut tout d'abord attirée par la vue d'un
jeune homme en jaquette qui se tenait debout devant
deux personnes assises, une jeune fille et un détenu, et
leur racontait quelque chose, avec une mimique des plus
animées.
Plus loin, Nekhludov vit un vieillard en lunettes bjeues
qui, tenant par la main une jeune détenue, écoutait avi-
dement ce qu'elle lui disait. Un petit garçon au visage
réfléchi et craintif, debout près du vieillard, ne le quittait
pas des yeux.
-Dans un coin, derrière eux, un couple d'amoureux
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242 RÉSURRECTION
chuchotait gaiement. La jeune femma, élégamment vêtue,
était une jolie blonde, de tournure distinguée; son amou-
reux, un détenu, avait un beau visage aux contours
arrêtés.
A quelques pas de la table, le long d'un autre mur,
Nekhludov aperçut une femme en cheveux gris, habillée
de noir, évidemment une mère : elle regardait de tous
ses yeux un jeune phtisique, vêtu d'une veste de caout-
chouc, et essayait de lui parler, mais ne pouvait y
réussir, étranglée par ses larmes ; elle commençait un
mot, et de nouveau s'arrêtait. Le jeune homme, gêné,
pliait et froissait machinalement un papier qu'il tenait
en main. Et Nekhludov vit, à côté d'eux, une charmante
jeune fille en robe grise, avec une pèlerine sur les
épaules. Assise tout contre la mère qui pleurait, elle
s'efforçait de la consoler en la caressant doucement sur
le bras. Tout était beau dans cette jeune filje, et ses
longues mains blanches, et ses cheveux ondulés, coupés
court, et son nez droit, et sa petite bouche ; mais le prin-
cipal charme de son beau visage lui venait de ses grands
yeux bruns saillants, des yeux pleins de douceur, de
franchise, et de bonté.
Pendant que Nekhludov, assis près du directeur,
considérait ces groupes divers avec curiosité, le petit
garçon s'approcha de lui et, d'une voix toute menue, lui
demanda :
— Et vous, qui attendez-vous ?
Nekhludov fut d'abord stupéfait de la question; mais
le visage réfléchi de l'enfant, avec ses yeux vivants et
mobiles, le toucha, et c'est le plus sérieusement du
monde qu'il lui répondit qu'il attendait une dame.
— C'est votre sœur ? — demanda le petit.
— Non, ce n'est pas ma sœur. Mais toi, avec qui es-
tu ici ?
— Moi, avec maman ! Elle est de la section des poli-
tiques ! — répondit l'enfant avec une visible fierté.
— Maria Pavlovna, appelez Kolia ! — dit le directeur,
qui jugeait sans doute illégal l'entretien de Nekhludov
avec le petit garçon.
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RÉSURRECTION 243
Maria Pavlovna, la belle jeune fille qui était assise à
deux pas de Nekhludov, se leva et s'avança vers eux.
— Il vous demande, bien sûr, qui vous êtes ? — dit-elle
à Nekhludov avec un léger sourire de sa jolie bouche, en
le regardant bien en face de ses yeux saillants. Et son
sourire, et son regard, et son accent étaient si simples,
qu'on voyait tout de suite que toujours, avec tous, elle
se sentait à Taise, n'ayant elle-même pour tous que des
sentiments affectueux et frateraels.
— Il est ainsi ! Il a toujours besoin de tout savoir ! —
reprit-elle ; et elle sourit à Tenfant d'un sourire si doux
et si tendre que Tenfant, et Nekhludov lui-même, tous
deux involontairement, lui sourirent en réponse.
— Oui, il me demandait pour qui j'étais venu.
— Maria Pavlovna, vous n'avez pas le droit de parler
à des étrangers. Vous le savez bien, pourtant ! — dit
le directeur.
— Bofnl bon ! — fit-elle ; — et, prenant dans sa longue
main blanche la petite main de Kolia, elle revint près de
la mère du jeune phtisique.
— De qui est-il le fils ? — demanda Nekhludov au
directeur.
— D'une déftenue politique. Figurez-vous qu'il est né
en iwrison.
— Vraiment!
— Oui, et maintenant il va en Sibérie avec sa mère.
— Et cette jeune fille ?
— Pardonnez-moi, mais je n'ai pas le droit de vous
répondre sur tout cela! Et, d'ailleurs, voici la Bogo-
douchovska !
Nekhludov vit en effet entrer, de son pas agile, dans la
pièce, la petite, maigre, jaune, Vera Bogodouchovska,
ouvrant devant elle ses énormes yeux sans malice.
— Ah ! comme c'est bien que vous soyez venu ! — dit-
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244 RÉSURRECTION
elle en tendant la main à Nekhludov. — Vous souvenez-
vous encore de moi? Asseyez- vous!
— Je ne m'attendais pas à vous revoir ici !
— Oh ! moi, je m'y trouve bien, si bien que je ne
saurais rien souhaiter de mieux ! — dit Vera Efremovna.
Les années ne l'avaient pas changée. Elle fixait sur
Nekhludov le regard de ses yeux ronds, et ne cessait
point, tout en parlant, de tourner en tous sens son lonp^
cou, maigre et jaune, sortant du collet sale et chiffonné
de sa veste.
Nekhludov lui ayant demandé pourquoi on l'avait
mise en prison, elle commença, avec beaucoup d'anima-
tion, un récit des plus détaillés, où ses propres aven-
tures tenaient infiniment moins de place que l'organisa-
tion et les entreprises de son « parti ». Son récit était
d'ailleurs tout parsemé de mots étrangers ; elle parlait
de propagande^ A^ organisation^ de groupes^ de sections^
de sous-sections^ et d'autres divisions révolutionnaires
qu'elle était évidemment convaincue que tout le monde
connaissait, mais dont Nekhludov, pour sa part, enten-
dait le nom pour la première fois.
Elle lui racontait tout cela avec la certitude qu'il
aurait le plus vif plaisir, et un intérêt extrême, à con-
naître cette organisation dans tous ses détails. Et Nekhlu-
dov, considérant son maigre cou, ses cheveux rares et
mal peignés, et ses grands yeux ronds, se demandait
pourquoi elle lui racontait tout cela, pourquoi elle-même
s'intéressait à tout cela. Et il la plaignait, mais d'une
tout autre façon qu'il plaignait le moujik Menchov, avec
son visage et ses mains blêmes, enfermé sans aucun
motif dans sa cellule empestée. Il ne la plaignait point
du sort qu'elle s'était attiré, mais de l'évidente confu-
sion qui régnait dans sa tête. La malheureuse, — c'était
clair, — se croyait une héroïne, elle se posait devant
lui en héroïne, et c'était de cela qu'il la plaignait le plus.
L'illusion lamentable qu'il découvrait chez elle, il la
retrouvait aussi sur le visage de plusieurs des autres
personnes qui étaient dans la salle. Il sentait que son
arrivée avait attiré leur attention et qu'elles n'auraient
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RÉSURRECTION 245
pas eu les mêmes gestes, ni les mêmes attitudes, s'il
n'avait pas été là pour en être témoin. Il sentait cela
dans les attitudes et les gestes de la jeune femme en
tenue de prison, et dans ceux même des deux amou-
reux. Il le sentait, en vérité, dans les attitudes et les
gestes de tous, autour de lui, sauf dans ceux du vieil-
lard, du phtisique, et de la belle jeune fille aux yeux
bruns saillants.
L'affaire dont Vera Efremovna voulait entretenir
Nekhludov ne laissait pas d'être assez compliquée. Une
camarade de la jeune femme, nommée Choustov, avait
été, cinq mois auparavant, arrêtée avec elle et empri-
sonnée, bien qu'elle ne fît partie d'aucune sous-section.
On avait seulement trouvé chez elle des papiers et des
livres, que ses camarades avaient mis en dépôt dans sa
chambre. Et Vera Efremovna, se considérant comme res-
ponsable en partie de cet emprisonnement, désirait prier
Nekhludov, « qui avait des relations », de faire tout son
possible pour obtenir la mise en liberté de la Choustova.
Quant à sa propre histoire, elle raconta à Nekhludov
que, après avoir achevé se? études de sage-femme, elle
s'était affiliée à une section de « libérateurs du peuple »,
avait lu le Capital de Karl Marx, et avait pris la résolu-
tion de se consacrer tout entière au progrès de la « révo-
lution». Au début, tout avait parfaitement marché. On
avait écrit des proclamations, fait de la propagande dans
les mines ; mais un jour un des membres de la section
avait été arrêté, la police avait saisi chez lui des papiers,
et toute la section était en prison.
Nekhludov lui demanda qui était la belle jeune fille.
C'était la fille d'un général. Affiliée depuis longtemps
déjà au parti révolutionnaire, elle s'était déclarée coupable
d'un coup de revolver tiré sur un gendarme. Lorsque la
police s'était présentée devant l'apparteiuci^ qui servait
aux délibérations du parti, les membres qui se trouvaient
là avaient barricadé les portes, de façon à avoir le temps
de brûler ou de cacher les pièces compromettantes. Mais
la police avait forcé les barricades et s'apprêtait à saisir
les conspirateurs, lorsque l'un d'eux avait tiré un coup
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246 RÉSURRECTION
de revolver qni avait mortellement blessé un gendarme.
On avait aussitôt fait une enquête pour découvrir le
meurtrier, et la jeune fille avait pris la faute sur elle;
bien qu'elle n'eût jamais tenu un revolver en main, on
avait dû admettre son aveu pour valable. Et maintenant,
condamnée aux travaux forcés, elle était sur le point de
partir pour la Sibérie.
— Une personnalité très intéressante, éminemment
altruiste ! — dit Vera Efremovna en achevant son récit.
Elle avait manifestement plaisir à s'écouter parler,
peut-être aussi à faire étalage de sa science et de son
éloquence. Nekhludov se contentait de lui poser, de
temps à autre, une question ; elle repartait et ne s'ar-
rêtait plus. H trouva cependant le moyen de lui dire
que, pour Taffaire de la Choustova, il craignait bien de
n'y rien pouvoir, n'ayant point l'influence que l'imagina-
tion de la jeune révolutionnaire s'était empressée de lui
attribuer.
Restait à savoir ce que Vera Efremovna avait à lui
apprendre touchant la Maslova. Il se hasarda enfin à le
lui demander. La jeune femme, comme toute la prison,
connaissait l'histoire de la Maslova, et était déjà an cou-
rant de l'intérêt que lui portait Nekhludov. Elle voulait
donc conseiller à celui-ci d'obtenir que sa protégée fût
transférée au service de l'infirmerie, où l'on avait besoin
d'aides supplémentaires. Au point de vue moral comme
à tous les points de vue, elle y serait beaucoup mieux
que dans sa section.
VI
L'entretien fut interrompu par le directeur qui, se
levant, déclara que l'heure accordée pour les visites
était écoulée, et que les visiteurs devaient s'en aller.
Nekhludov prit congé de Vera Efremovna et se prépara
à sortir : mais sur le seuil de la pièce il s'arrêta, curieux
d'assister aux adieux des autres visiteurs.
L'avertissement du directeur n'avait eu pour effet
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RÉSURRECTION 247
que de rendre les conversations plus rapides et plus
animées, sans que personne fît mine de vouloir s'en
aller. Deux ou trois groupes seulement s'étaient levés
et causaient debout. Mais bientôt commencèrent les
adieux, et les sanglots, et les larmes. La mère du jeune
phtisique, surtout, semblait bouleversée. Son fils conti-
nuait à chiffonner entre ses doigts la feuille de papier ;
et Nekhludov vit que son visage prenait une expression
presque méchante, dans le grand effort qu'il faisait pour
résister à la contagion du désespoir de sa mère. Celle-
ci, la tête appuyée sur l'épaule du jeune homme, fondait
en larmes, comme un petit enfant.
La belle jeune fille, — le regard de Nekhludov, involon-
tairement, revenait toujours à elle, — se tenait debout
devant la mère éplorée et ne cessait point de lui parler
pour la consoler. Le vieillard aux lunettes bleues con-
tinuait à garder dans ses deux mains la main de sa fille,
en hochant la tête à ce qu'elle lui disait. Les deux amou-
reux s'étaient levés et restaient immobiles en face l'un
de l'autre, sans rien se dire, les yeux dans les yeux.
— En voilà, au moins, qui sont heureux! — dit a
Nekhludov, en les lui désignant du doigt, le jeune
homme en jaquette qui, lui aussi, s'était arrêté sur le
seuil et assistait à la scène.
— Ils se marient la semaine prochaine, ici, dans la
prison, et dans un mois elle part avec lui pour la Sibérie !
— reprit le jeune homme en jaquette.
— Et lui, qui est-il?
— Condamné aux travaux forcés! Eux, du moins, ils
sont gais : mais ceci est trop affreux à entendre ! — ajouta
le jeune homme, en signalant à Nekhludov les forts san-
glots qui, maintenant, sortaient de la gorge du vieillard
aux lunettes bleues.
— Allons, Messieurs, je vous en prie, ne me forcez
pas à sévir ! — s'écria le directeur, répétant deux fois
chacune de ses phrases. — Allons! allons! — pour-
suivit-il d'un ton faible et irrésolu. — Qu'est-ce que
cela signifie ? L'heure est passée depuis longtemps l
Qu'est-ce que cela signifie ?
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248 RÉSURRECTION
— Je VOUS le dis pour la dernière fois î — fit-il après un
instant.
Il se levait, se rasseyait, tirait une bouffée de sa
cigarette, la laissait s'éteindre, la rallumait de nou-
veau.
On sentait que, si invétérés que fussent en lui les
arguments spécieux qui permettent à un homme de faire
souffrir d'autres hommes sans se croire responsable de
cette souffrance, le directeur ne pouvait cependant s'em-
pêcher d'avoir conscience qu'il était un des auteurs de
l'épouvantable angoisse qui se trouvait répandue dans
cette salle. Et l'on sentait que, lui aussi, il souffrait,
et qu'un poids douloureux pesait sur son cœur.
Enfin prisonniers et visiteurs commencèrent à se
séparer : les uns se dirigeant vers la porte de derrière,
les autres vers la grande porte qui donnait sur la pièce
voisine. Par la porte de derrière, Nekhludov vit sortir
le phtisique, et la fille du vieillard aux lunettes bleues,"
et la jolie Marie Pavlovna, tenant par la main l'enfant qui
était né en prison. Puis ce fut le tour dés visiteurs : et
Nekhludov sortit avec eux.
— Oui, ce sont là des séances bien extraordinaires 1
— lui dit dans l'escalier le jeune homme en jaquette, qui,
évidemment, aimait à causer. Heureusement encore que
le « capitaine » est un brave homme, et qui ne s'en
tient pas au règlement des prisons ! Ailleurs, c'est un
vrai martyre ! Tout le monde le dit.
— Est-ce que, dans les autres prisons, ces visites ne
se font pas de la même façon ?
— Bah ! rien de pareil ! Tout au plus si on peut voir
les détenus politiques à travers deux grillages, comme
les forçats de droit commun !
Au bas de l'escalier, Nekhludov se vit séparé de son
compagnon par le directeur qui, l'ayant rejoint, le prit
à part pour lui dire, de sa voix fatiguée :
— Ainsi, prince, vous pourrez voir la Maslova
demain, si vous voulez î
On devinait qu'il avait particulièrement à cœur d'être
aimable pour Nekhludov.
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RÉSURRECTION 249
— Merci beaucoup ! — répondit celui-ci ; et il se hâta
de sortir. Il éprouvait une impression de répugnance et
d'effroi plus forte encore que celle qu'il avait éprouvée le
dimanche précédent, en pénétrant pour la première fois
dans les corridors de la prison.
Effroyables lui paraissaient les souffrances de Men-
chfov, injustement condamné, — et non seulement ses
souffrances physiques, mais ce doute, cette défiance à
regard de Dieu et du bien» que ne pouvait manquer de
ressentir le malheureux moujik en voyant la cruauté
d'hommes qui, sans motif, s'acharnaient à le tourmenter.
Effroyables, la contrainte et la torture infligées à ces
carriers qui n'avaient commis aucune faute, et qu'on
gardait en prison, simplement, parce que leurs papiers
n'étaient pas en règle. Effroyable, la folie de ces gar-
diens qui, uniquement occupés de faire souffrir d'autres
hommes, leurs frères, s'imaginaient accomplir une
œuvre utile et bonne. Mais plus effroyable encore, et
plus répugnant, et plus pitoyable, apparaissait à
Nekhludov le rôle de ce vieux directeur qui avait à
séparer une mère de son fils, un frère de sa sœur, à
martyriser des êtres semblabes à lui-même et à ses
enfants, et qui se résignait à le faire, malgré sa fatigue,
sa vieillesse, et malgré la bonté naturelle de son cœur !
— Pourquoi tout cela? — se demandait Nekhludov, Et
il ne parvenait toujours pas à comprendre pourquoi.
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CHAPITRE XVII
Le lendemain matin, Nekhludov se rendit chez
l'avocat Faïnitzin, lui exposa la situation de Menchov et
le pria de vouloir bien prendre l'affaire en main. L*avocat
lui répondit qu'il allait examiner le dossier et que, si les
choses s'étaient vraiment passées de la façon que
disait Menchov, non seulement il consentirait sans
doute à prendre l'affaire en main, mais s'en chargerait
encore gratuitement, trop heureux d'une aussi belle
occasion d'ennuyer la magistrature.
Nekhludov lui parla ensuite des cent trente malheu-
reux carriers qu'on retenait en prison pour une erreur
de passeport. Il voulait savoir de qui la chose dépendait,
à qui en revenait la responsabilité. Faïnitzin réfléchit
un instant, visiblement en peine de trouver une réponse
précise.
— A qui revient la responsabilité ? — dit-il enfin. —
A personne. Adressez-vous au procureur : il mettra
tout sur le compte du gouverneur. Interrogez le gouver-
neur, il vous affirmera que c'est le procureur qui est
seul responsable. Au total, personne ne sera en faute!
— J'irai aujourd'hui même chez Maslinnikov, pour le
mettre au courant.
— Bah ! vous perdrez votre temps ! C'est, — mais,
pardon ! il n'est ni votre parent ni votre ami, n'est-ce
pas? — c'est — passez-moi le mot — un tel crétin, et
avec cela une telle canaille!...
Nekhludov se rappela en quels termes Maslinnikov
lui avait parlé de l'avocat. Il ne répondit rien, et prit congé.
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RÉSURRECTION 251
L'après-midi, il se fit conduire chez le vice-gouverneur,
n avait deux choses à lui demander : d'abord la permis-
sion pour la Maslova d'être transférée au service de
l'infirmerie, puis, si c'était possible, la mise en liberté
des cent trente carriers emprisonnés sans motif.
Quelque répugnance qu'il eût à solliciter un homme
qu'il méprisait, il se disait que c'était pour lui le seul
moyen d'atteindre son but.
En approchant de la maison de Maslinnikov, il vit que
la cour était pleine d'équipages, coupés, calèches,
carrosses, et il se rappela avec épouvante que c'était le
jour de M"*® Maslinnikov, ce jour où le mari de la
dame l'avait si instamment invité à venir lui faire visite.
D'un carrosse arrêté devant le perron, un magnifique
valet de pied en pèlerine de fourrure, la cocarde au
chapeau, aidait à descendre une dame qui, relevant la
queue de sa robe, montrait un maigre mollet recouvert
d'un bas de soie noire. Et, parmi les voitures qui atten-
daient dans la cour, Nekludov reconnut le landau
des Korchaguine. Le vieux cocher, gras et rouge, en
l'apercevant, ôta son chapeau et lui sourit, avec un mé-
lange de déférence et de familiarité.
Nekhludov avait à peine fini de demander au portier si
Michel Ivanovitch était chez lui, lorsque celui-ci apparut
en personne au haut de l'escalier. Il reconduisait un
hôte qui devait être un personnage d'une importance
considérable, car il lui faisait l'honneur de l'accompagner
jusqu'au bas des marches.
Nekhludov reconnut, en effet, un des plus hauts fonc-
tionnaires du gouvernement. S'entretenant en français
avec Maslinnikov, tandis qu'il descendait l'escalier, il
parlait de tableaux vivants qu'on avait projeté d'orga-
niser au b4néfice d'une œuvre charitable. Il exprimait
l'avis que c'était là, pour les dames, une excellente
occupation. « Elles s'amusent, et l'argent pleut. »
— Tiens! voilà ce brave Nekhludov! — s'écria-t-il,
interrompant tout d'un coup la série de ses réflexions
morales. — Comme il y a longtemps qu'on ne vous a vu !
Allez vite présenter vos devoirs à ces dames! Les Korcba-
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252 RÉSURRECTION
guine sont déjà là-haut ! Et Nadine Bucksheydèn aussi!
Toutes les jolies femmes de la ville vous attendent ^ heu-
reux gaillard! ■ — ajouta-t-il en tendant son large dos
au valet galonné qui, respectueusement, lui remettait
son manteau. — A revoir, mon cher !
11 serra une dernière fois la main de Maslinnikov.
— Montons vite au salon ! Comme je suis ravi de te
voir î — dit celui-ci à Nekhludov d*un air tout surexcité.
Puis l'ayant empoigné par le bras, et courant avec
l'agilité d'un jeune homme, malgré sa corpulence, il
l'entraîna le long de l'escalier. Sa joyeuse surexcita-
tion — Nekhludov le vit bien — avait pour cause princi-
pale la satisfaction qu'il avait eue des égards à lui
témoignés par le haut fonctionnaire. La bienveillance
avec laquelle celui-ci l'avait traité avait fait naître en lui
un enthousiasme du même genre que celui qu'on
remarque chez les petits chiens d'appartement, lorsque
leur maître les a caressés, secoués, leur a tiré les
oreilles. Les petits chiens re^nuent la queue, se tortillent
ou se mettent à courir en rond, sans l'ombre d'un mo-
tif : tout cela, Maslinnikov était prêt h le faire. Il ne
remarquait pas l'expression sérieuse du visage de
Nekhludov, ne l'écoutait pas, et, joyeusement, l'entraî-
nait vers le salon. Impossible de lui résister ni de
s'excuser. Nekhludov dut le suivre.
— Nous parlerons d'affaires tout à l'heure I Et puis,
tu sais, tout ce que tu voudras, je le ferai ! — dit Mas-
linnikov en conduisant à travers l'antichambre ce visiteur
malgré lui.
— Prévenez la générale que le prince Nekhludov est
là, — dit-il à un valet, sur le seuil du salon. Après quoi,
se retournant vers Nekhludov :
— Vous rC aurez qu'à commander, je vous obéirai !
Mais que tu voies d'abord ma femme, cela est indispen-
sable. J'ai déjà eu suffisamment sur les doigts, l'autre
jour, pour t'avoir laissé partir sans que tu l'aies vue !
Quand ils entrèrent dans le salon, Anna Ignatievna, la
femme du vice-gouverneur, la <c générale », comme on
l'appelait, fit à Nekhludov un petit signe d'yeux des
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RÉSURRECTION 253
plus aimables, par-dessus le cercle de têtes qui entou-
rait son divan. A l'autre extrémité du salon, autour de
la table à thé, des dames étaient assises, causant avec
des hommes debout devant elles, et Ton entendait un
boardonnement ininterrompu de voix graves ou flûtées.
— Enfin! Vous ne voulez donc plus nous connaître?
Etes-vous fâché? Qu'est-ce que nous vous avons fait?
C'est par ces mots, donnant à supposer entre elle et
Nekhludov une intimité qui jamais n'avait existé, c'est
par ces mots qu'Anna Ignatievna accueillit le nouveau
venu.
— Vous vous connaissez, n'est-ce pas? Madame Bie-
lavskaïa, Michel Ivanovitch Chernov... Allons! asseyez-
vous là, tout près de moi !
— Missy, venez donc à notre table! On vous appor-
tera votre thé ! — reprit-elle en élevant la voix et en
s'adressant à l'autre groupe. — Et vous, prince, un peu
de thé?
— Jamais vous n'arriverez à me le faire croire ! Elle
ne l'aimait pas, voilà tout ! — dit une voix de femme.
— C'est excellent, ces gaufrettes, et si léger ! — dit
une autre voix. — Donnez-m'en donc encore une.
— Et vous partez déjà pour la campagne?
— Oui, demain. C'est pour cela que nous sommes
venues aujourd'hui. Un si beau printemps! Il doit faire
si bon, sous les arbres !
Coiffée d'un petit chapeau de velours, vêtue d'une
robe rayée qui dessinait merveilleusement sa taille fine,
Missy était très belle. Elle rougit eia apercevant
Nekhludov.
— Je vous croyais parti ! — dit-elle.
— Je suis sur le point de partir, — répondit Nekhlu-
dov. Les affaires me prennent tout mon temps. Et je ne
suis venu ici que pour affaire.
— Je vous en prie, venez voir maman avant de partir.
Elle a absolument besoin de vous voir !
Elle sentit qu'elle mentait et qu'il le sentait aussi, et
elle devint encore plus rouge.
— Je crains de n'avoir pas le temps ! — répliqua
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254 RÉSURRECTION
Nekhludov, d'un ton qu'il essayait de rendre indifférent.
Missy fronça les sourcils, haussa légèrement les
épaules, et se retourna vers l'élégant officier avec qui
elle causait au moment où Nekhludov était entré, et qui,
cognant son sabre aux chaises, s'était précipité vers elle
pour lui reprendre des mains sa tasse vide.
— Vous aussi, vous devez vous sacrifier pour notre
refuge !
— Mais je ne m'y refuse pas! Je veux seulement gar-
der tous mes moyens pour les tableaux vivants ! Vous
verrez comme j'y suis remarquable!
Lejou7^ d'Anna Ignatievna était des plus brillants, et
la dame était dans le ravissement.
— Mika m'a dit que vous vous intéressiez à nos pri-
sons, — dit-elle à Nekhludov. — Comme je comprends
cela! Mika (c'était son gros mari, Masliimikov) peut
avoir ses défauts, mais vous savez combien il est bon!
Tous ces malheureux prisonniers, ce sont ses enfants.
Toujours il me le dit lui-même. 11 est d'une bonté...
Elle s'arrêta, faute de trouver un mot assez expressif
pour définir la « bonté » de son mari ; et soudain, avec
un sourire, elle se tuurna vers une vieille dame au visage
renfrogné, une dame toute en rubans lilas, qui venait
d'entrer.
Après être resté assis quelques instants et avoir
échangé quelques paroles insignifiantes, telles qu'il les
fallait pour ne pas troubler le charme de cette causerie,
Nekhludov se leva et rejoignit Maslinnikov.
— Eh bien ! peux-tu m'accorder un instant?
— Mais parfaitement. Qu'y a-t-il ?
— Ne pourrions-nous pas nous asseoir dans quelque
autre pièce ?
Maslinnikov le fit passer dans un petit cabinet japo-
nais attenant au salon. Tous deux s'assirent près de la
fenêtre.
y Google
RÉSURRECTION 255
II
— Et maintenant, je suis à toi ! Veux-tu fumer? Mais
attends une seconde, je vais aller chercher un cendrier,
kutile de salir le tapis, n'est-ce pas ?
Maslinnikov se mit à la recherche d'un cendrier, puis,
se rasseyant en face de Nekhludov :
— Je t'écoute!
— Eh bien^ voilà ! Je suis venu pour affaire. J'ai à te
parler de deux choses.
— Va, je t'écoute !
Le visage de Maslinnikov, au mot A' affaires^ se rem-
brunit. Aucune trace n'y resta plus de la joyeuse ani-
mation du petit chien à qui son maître a fait la faveur de
le caresser.
Du salon arrivaient des bruits de voix. Une voix de
femme disait : « Jamais, jamais vous ne me le ferez
croire! » Une voix d'homme, plus loin, racontait une
histoire où revenaient sans cesse les noms de « la com-
tesse Voronzov » et de « Victor Apraxine ». Tout cela
accompagné de murmures confus et d'éclats de rire. Et
Maslinnikov, écoutant d'une oreille ce qui se disait dans
le salon, prétait distraitement son autre oreille aux expli-
cations de Nekhludov.
— D'abord, — dit celui-ci, — j'ai de nouveau à te
demander quelque chose pour cette femme dont...
— Ah! oui, celle qui a été condamnée injustement! Je
sais, je sais !
— Je voudrais te prier de la faire transférer au ser-
vice de l'infirmerie. On m'a dit que c'était possible.
Maslinnikov serra les lèvres et réfléchit un moment.
— Je ne sais pas trop si c'est possible ! — répondit-il
d'un air important. — D'ailleurs, je vais m'informer.
Demain je te télégraphierai ce qui en est.
— On m'a dit qu'il y avait beaucoup de malades, et
qu'on avait besoin de gardes supplémentaires.
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256 RÉSURRECTION
— Nous verrons cela, nous verrons cela! De toute
façon je te télégraphierai la réponse.
— Je t'en serai bien reconnaissant! — dit Nekhludov.
Du salon, soudain, s'éleva un grand rire.
— Je parie que c'est encore ce farceur de Victor! —
dit Maslinnikov avec un sourire. Tu ne peux pas te
figurer comme il est drôle, une fois en train !
— Quant à l'autre chose dont j'ai à te parler, — reprit
Nekhludov, — voici ce que c'est ! Il y a en ce moment
dans la prison du gouvernement une équipe de cent
trente ouvriers qu'on tient sous clé, simplement, parce
que leurs passeports se sont trouvés périmés. Ils sont
là depuis plus d'un mois.
Et il exposa le détail de l'affaire.
— Comment donc as-tu appris cela? — demanda Mas-
linnikov. — Son visage, tout d'un coup, avait pris une
expression d'inquiétude et de mécontentement.
— J'allais voir un condamné ; et, comme je passais dans
le corridor, ces malheureux m'ont arrêté pour me prier...
— Et qui était ce condamné que tu allais voir?
— Un paysan faussement accusé d'incendie, et à qui
je me suis occupé de trouver un défenseur. Mais cela n'a
rien à faire avec l'objet de ma visite. Ce que je veux
savoir de toi, c'est si, effectivement, ces cent trente
ouvriers n'ont pas commis d'autre faute que de n'avoir
pas leurs passeports en règle, et, dans ce cas...
— Cela regarde le procureur! — interrompit Mas-
linnikov d'un ton dépité. — Ah ! ces magistrats, tu peux
en parler! C'est au procureur de visiter les prisons et
de voir si les détentions sont légales. On le paie pour
cela! Et lui, il ne fait rien, il joue au whist]
— De sorte que tu ne peux rien y faire ? — demanda
Nekhludov, se rappelant que l'avocat l'avait prévenu que
gouverneur et procureur se rejetteraient l'un sur l'autre
toutes les responsabilités.
— Comment ! si je ne peux rien y faire ? Mais si, par-
faitement ! Je vais aussitôt commencer une enquête !
— Tant pis pour elle ! C'est un souffre-douleur ! —
s'écria une voix de femme, dans le salon.
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RÉSURRECTION 2^)7
Et, de nouveau, il y eut un rire général.
— C'est entendu, mon cher, je ferai ce qu'il y aura à
faire! — reprit Maslinnikov en éteignant sa cigarette
entre les gros doigts de sa main. — Et maintenant,
hein ? si nous retournions auprès de ces dames ?
. Mais Nekhludov l'arrêta sur le seuil du salon :
— On m'a dit que, l'autre jour, dans la prison, deux
détenus ont été punis du fouet. Est-ce vrai ?
Maslinnikov devint tout rouge.
— Ahî on t'a dit cela? Non, mon cher, décidément,
il ne faut plus qu'on te laisse ainsi fourrer ton nez
partout ! Tout cela, vois-tu, ce ne sont pas tes affaires.
Allons, viens, Annette nous appelle, — dit-il.
Et, le prenant par le bras, il l'entraîna dans le salon.
Mais Nekhludov se dégagea de son étreinte; sans
parler à personne, sans paraître voir personne, il tra-
versa le salon et descendit l'escalier.
— Qu'est-ce qu'il a ? — demanda Annette à son mari.
— Bah ! c'est un original, il a toujours été comme ça !
Quelqu'un se leva pour sortir, quelqu'un entra, et les
papotages reprirent leurs cours. Tout le monde était
ravi du sujet de conversation que venait de fournir, si à
propos, la visite de Nekhludov. Grâce à elle, le jour de
Mme Maslinnikov s'acheva brillamment.
Le lendemain, Nekhludov reçut du vice-gouverneur
une lettre, écrite sur une épaisse feuille de papier glacé,
avec un superbe en-tête armorié. Maslinnikov s'était
informé de la possibilité, pour la femme Maslov, d'être
transférée au service de l'infirmerie : suivant toute vrai-
semblance, la chose pouvait se faire. Au-dessuâ de^la
signature, ornée d'un paraphe des plus compliqués,
Maslinnikov avait mis : « Ton vieux camarade, qui t'aime
bien quand même. »
Œ Quel sot 1 » ne put s'empêcher de se dire Nekhludov,
écœuré du ton de condescendance de ce fâcheux « cama^
rade ».
yGO0^-€
CHAPITRE XVIII
Un des préjugés les plus enracinés et les plus répandus
consiste à croire que tout homme a en propre certaines
qualités définies, qu'il est bon ou méchant, intelligent
ou sot, énergique ou apathique, et ainsi de suite. Rien
de tel, en réalité. Nous pouvons dire d'un homme qu'il
est plus souvent bon que méchant, plus souvent intelli-
gent que sot, plus souvent énergique qu'apathique, ou
inversement : mais dire d'un homme, comme nous le
faisons tous, les jours, qu'il est bon ou intelligent, d'un
autre qu'il est méchant ou sot, c'est méconnaître le vrai
caractère de la nature humaine. Les hommes sont pareils
aux rivières qui, toutes, sont faites de la même eau, mais
dont chacune est tantôt large, tantôt resserrée, tantôt
lente et tantôt rapide, tantôt tiède et tantôt glacée. Les
hommes, eux aussi, portent en eux le germe de toutes
les qualités humaines, et tantôt ils en manifestent une,
tantôt une autre, se montrant souvent différents d'eux-
mêmes, c'est-à-dire de ce qu'ils ont l'habitude de paraître.
Mais chez certains hommes ces changements sont plus
rares, et mettent plus de temps à se préparer, tandis
que chez d'autres ils sont plus rapides et se succèdent
avec plus de fréquence.
A cette seconde classe d'hommes appartenait Nekhlu-
dov. Sans cesse, sous l'influence de causes diverses,
physiqiies ou morales, de brusques et complets change-
ments se produisaient chez lui. Et c'était un de ces
changements qui venait de s'y produire.
L'impression de joyeux enthousiasme, la conscience
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RÉSURRECTION 259
comme d'un rajeunissement de tout son être, tous les
sentiments qu'il avait éprouvés à la suite de la séance
de la cour d'assises et de son premier entretien avec
Katucha, tout cela avait désormais disparu, et son der-
nier entretien avec la jeune femme avait changé tout cela
en une profonde épouvante, où se mêlait, de plus en
plus, une répugnance cruelle. Il avait cependant résolu
de ne pas abandonner son ancienne maîtresse, et il conti-
nuait à se dire qu'au besoin il se marierait avec elle, si,
revenant sur son premier mouvement, elle y consentait :
mais cette perspective ne lui apparaissait plus que
comme un dur et douloureux sacrifice.
Le lendemain de sa visite à Maslinnikov, il retourna à
la prison pour revoir Katucha.
Le directeur lui accorda l'autorisation de la voir, mais
dans le parloir des femmes, et non plus au bureau, ni
dans la petite salle des avocats où avait eu lieu leur der-
nière entrevue. Malgré toute sa bonté naturelle, le direc-
teur avait, ce jour-là, vis-à-vis de Nekhludov, un ton et
des manières tout autres que les jours précédents :
évidemment la- visite de N-ekhludov à Maslinnikov avait
eu pour conséquence de faire prescrire au personnel de
la prison une attitude plus réservée à l'endroit d'un
visiteur aussi indiscret.
— Oui, vous pourrez la voir un instant, — dit le di-
recteur, — mais, n'est-ce pas? pour l'argent, vous vous
rappellerez ce dont je vous ai prié ?. . . Quant à son trans-
fert au service de l'infirmerie, — Son Excellence le vice-
gouverneur m'a fait l'honneur de m'écrire à ce sujet, —
eh bien ! la chose est possible, et le médecin y consent.
Mais c'est elle-même qui n'y consent pas ! Elle dit qu'elle
« n'a pas besoin d'aller vider les pots de chambre des
galeux ». Ah ! prince, on voit bien que vous ne connaissez
pas cette engeance-là !
Nekhludov ne répondit rien, et se dirigea vers le
parloir des femmes. Le directeur donna ordre à un
gardien d'aller chercher la Maslova.
Le parloir était vide quand Nekhludov y entra. Mais à
peine y était-il depuis quelques minutes que la porte
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260 RESURRECTION
du fond s'ouvrit et que la Maslova s'avança vers lui,
silencieuse et timide. Elle lui serra la main, s'assit près
de lui ; et, sans le regarder, elle dit, presque tout bas :
— Pardonnez-moi, Dimitri Ivanovitch ! Je vous ai mal
parlé il y a trois jours.
— Ce n'est pas à moi de vous pardonner... — com-
mença Nekhludov.
— N'importe, mais tout de même il faut que vous me
quittiez ! — reprit-elle.
Et dans ses yeux, plus louches qu'à l'ordinaire, Nekhlu-
dov lut dé nouveau une expression hostile.
— Et pourquoi dois-je vous quitter?
— 11 le faut, voilà tout !
— Comment ! voilà tout ?
Elle ne répondit rien et leva encore sur lui un regard
méchant.
— Eh bien, — dit-elle enfin, — voilà ce qui en est! 11
faut que vous cessiez de vous occuper de moi, je vous
le dis comme je le pense ! Je ne puis le supporter ! Vous
cesserez de vous occuper de moi ! — répéta-t-elie, les
lèvres tremblantes. — C'est la vérité vraie ! J'aimerai»
mieux me pendre !
Nekhludov sentait que dans cette défense entrait une
part de haine pour lui, d'impossibilité de lui pardonner
l'inoubliable offense ; mais il sentait qu'ai, tre chose
encore y entrait, quelque chose de noble et de beau. Et
la façon assurée et tranquille dont la jeune femme lui
renouvelait sa défense de s'occuper d'elle eut aussitôt
pour effet de détruire tous ses doutes, et de le remettre
dans la disposition enthousiaste où il s'était trouvé trois
jours auparavant.
— Katucha, ce que je t'ai dit, je le maintiens ! — dit-il
d'un ton grave et ferme. — Je te prie de consentir à te
marier avec moi ! Et, si tu t'y refuses, aussi longtemps
que tu t'y refuseras je resterai près de toi, je te suivrai,
j'irai avec toi où l'on te conduira!
— Cela, c'est votre affaire, je ne dirai pas un mot de
plus ! — répondit- elle.
Et, de nouveau, ses lèvres tremblèrent.
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RÉSURREGTieN 261
Il se taisait, lui aussi. Il ne se sentait pas la force de
parler. Enfin, s' enhardissant :
— Katucha, — lui dit-il, — je vais maintenant aller à
la campagne pour régler certaines affaires; et ensuite
j'irai à Saint-Pétersbourg, où je m'occuperai de votre
pourvoi; et, si Dieu le veut, je ferai casser votre con-
damnation.
— Qu'on la casse ou non, tout m'est égal I Qu'une chose
m'arrive ou une autre, le résultat sera toujours le même ! . . .
Elle s'arrêta, et Nekhludov crut voir qu'elle avait peine
à retenir ses larmes.
— Eh bien ! — dit-elle après un assez long silence,
parlant très vite comme pour cacher son émoi, — eh
bien ! avez-vous vu Menchov? N'est-ce pas que ces gens-
là sont innocents ? N'est-ce pas? C'est évident ! J'en met-
trais ma main au feu I
— Oui, je crois bien qu'ils sont innocents !
— Si vous saviez quelle admirable vieille femme !
Il lui raconta en détail tout ce qu'il avait appris au
s«jet de Menchov. Puis, revenant à elle, il lui demanda
si elle n'avait besoin de rien. — Non de rien, absolument !
Il y eut, de nouveau, un silence...
— Ah! et pour ce qui est de l'infirmerie, — reprit-
elle en lui lançant un regard de ses yeux qui louchaient,
— eh bien! si vous le désirez, j'irai! Et pour l'eau-de-
vie aussi, eh bien ! j'essaierai de ne plus en boire !...
Nekhludov, sans rien dire, la regarda dans les yeux.
Il vit que ses yeux souriaient.
— Cela est bien, très bien !
Une trouva la force de rien dire de plus.
« Oui, oui, elle pourra changer! » songeait-il. Après
les doutes des journées précédentes, il éprouvait à pré-
sent un sentiment tout nouveau pour lui, un sentiment
de foi dans la toute-puissance de l'amour.
i
En rentrant dans la chambrée puante, au retour de
cette visite, la Maslova ôta sa veste et s'assit sur son
lit, les mains appuyées sur les genoux.
y Google
2C2 RÉSURRECTION
La chambrée était presque vide. Seules s'y trouvaient
la phtisique, la mère allaitant son enfant, la vieille
Menchova et la garde-barrière. La fille du diacre avait
été, la veille, reconnue folle et transportée à l'iaûrmerie.
Les autres {emums étaient au lavoir.
La vieille dormait, étendue sur son lit ; les enfaots
jouaient dans le corridor; on entendait leurs rires et
leurs éclats de voix. La garde-barrière, sans s'inter-
rompre de tricoter le bas qu'elle tenait en main, s'avança
vers la Maslova.
— Eh! bien, tu l'as vu? — demanda-t-elle.
La Maslova ne répondit rien. Assise sur son lit, elle
remuait machinalement ses jambes pendantes.
— Allons, allons, ne pleurniche pas! — reprit la
garde-barrière. — L'essentiel est de ne pas se décou-
rager. Eh! Katiouchka, allons!
La Maslova continuait à ne pas répondre.
— Les autres sont allées au lavoir. On dit que la
quantité de linge à laver est énorme, aujourd'hui.
Au même instant on entendit dans le corridor un
grand bruit de pas et de voix, et les habitantes de la
chambrée se montrèrent sur le seuil, les pieds nus,
chacune portant un pain sous le bras.
Fédosia accourut auprès de la Maslova.
— Eh bien! quoi, quelque chose de mauvais? —
demanda-t-elle, en levant sur son amie ses clairs yeux
bleus d'enfant. — Attends, je vais te préparer ton thé!
— Et alors, — dit la Korableva — il a changé d'avis?
Il ne veut plus se marier ?
— Non, il n'a pas changé d'avis ! C'est moi qui ne
veux pas ! Je lui ai déclaré que je ne voulais pas 1
— En voilà une sotte ! — déclara la Korableva, de sa
voix de basse.
— Elle a bien raison ! — dit Fédosia — Quand on ne
peut pas vivre ensemble, à quoi bon se marier?
— Mais toi-même, ton mari ne va-t-il pas au bagne
avec toi ? — demanda la garde-barrière.
— Mon mari, c'est autre chose. Nous étions ma-
riés quand on m'a prise, la loi nous unit. Tandis que
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RÉSURRECTIOÏS 263
lui, à quoi bon se marier, s'il ne vit pas avec elle?
— Tais-toi, idiote! A quoi bon? Mais, s'il se mariait
nvec elle, il la couvrirait d'or !
— 11 m'a dit : « Où l'on t'enverra, j'irai avec toi ! » —
dit la Maslova. Il ira, bien sûr ! Mais qu'il vienne, qu'il
ne vienne pas, peu m'importe. Ce n'est pas moi, en tout
cas, qui le lui aurai demandé !
— Il part à présent pour Saint-Pétersbourg, — reprit-
elle après un silence. — Il va s'occuper de mes affaires.
11 est parent, là-bas, avec tous les ministres.
Puis se ravisant encore :
— Mais tout de même je n'ai pas besoin de lui! Il
ferait mieux de me laisser tranquille !
— Voilà une drôle d'histoire ! — dit la Korableva d'un
ton distrait. — Et maintenant, hein ! un peu d'eau-de-
vie?
— Non, merci ! répondit la Maslova. — Mais vous,
buvez-en, c'est moi qui paierai!
Fin de la première partie
y Google
y Google
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE I
Ayant appris que le pourvoi en cassation de la Mas-
lova serait sans doute examiné au Sénat dans une quin-
zaine de jours, Nekhludov avait formé le projet d'aller,
vers' ce moment, à Saint-Pétersbourg, pour y faire les
démarches nécessaires, et aussi, en cas de rejet du
pourvoi, pour s'occuper de présenter le recours en
grâce, ainsi que le lui avait recommandé l'avocat. Mais
celui-ci lui avait encore répété que le succès de ce
double recours lui paraissait des plus improbables,
vu le peu de valeur des motifs invoqués, de sorte que
très vraisemblablement la Maslova serait comprise,
dans un convoi de forçats qui devait quitter la prison
dès les premiers jours de juin. Et comme Nekhludov
persistait toujours dans son intention de la suivre par-
tout, fût-ce en Sibérie, il avait résolu d'employer ces
quinze jours d'attente à visiter Tune après l'autre ses
diverses propriétés, pour mettre ordre, une bonne fois,
à toutes ses affaires.
Il se rendit d'abord à Kouzminskoïe. C'était, de toutes
ses propriétés, la plus voisine, et aussi la plus grande,
celle dont il tirait le plus gros revenu. 11 y avait vécu
dans sa jeunesse, et à maintes reprises, plus tard, il y
était retourné. Il y avait un jour, à la demande de sa
mère, amené lui-même l'économe allemand qui mainte-
y Google
266 RÉSURRECTION
nant encore y était son gérant, et il avait fait avec lui î
l'inventaire de la propriété : si bien qu'il connaissait à
fond la situation de celle-ci et les rapports qu'y avaient
les^'paysans avec « le bureau », c'est-à-dire avec les pro-
priétaires et leurs représentants, — rapports qui cons-
tituaient, au total, une dépendance absolue des paysans
vis-à-vis du « bureau ». Nekhludov connaissait tout cela,
durant son séjour à T Université, dans le temps où il
professait et proclamait la doctrine d'Henri George; et
c'était précisément sa connaissance de l'état des choses
à Kouzminskoï^ qui l'avait déterminé à faire don aux
paysans du petit bien de son père, la seule propriété
qu'alors il possédât. Plus tard, en vérité, quand, au sor-
tir de l'armée, il s'était mis à dépenser 20.000 roubles
par an, cette connaissance de l'origine de sa richesse lui
était devenue importune, et il avait fait de son mieux
non seulement pour n'y plus penser, mais pour l'oublier.
Il prenait l'argent et le dépensait, sans s'inquiéter de
savoir d'où il le tenait. Mais la mort de sa mère, le règle-
ment de sa succession, la nécessité d'adopter un régime
nouveau pour la gestion de ses biens, tout cela avait
réveillé en lui la question de ses droits et devoirs de
propriétaire. Depuis un mois déjà, il s'en préoccupait,
s'avouant d'ailleurs, en manière de conclusion, que jamais
il n'aurait la force de changer l'ordre des choses établi,
puisque aussi bien ce n'était pas lui qui gérait ses pro-
priétés, puisqu'il vivait hors de ses terres, et n'avait qu'à
en toucher tranquillement les rentes.
Cependant, sur ce point comme sur beaucoup d'autres,
la rencontre qu'il avait faite de la Maslova l'avait soudain
converti à des sentiments nouveaux. 11 ne se dissimulait
pas que, s'il accompagnait la Maslova en Sibérie, il
aurait à entretenir des relations compliquées et difficiles
avec tout un monde de fonctionnaires, vis-à-vis desquels
ce serait chose précieuse pour lui de garder une haute
position sociale, et, surtout, d'avoir de l'argent. Mais il
n'en avait pas moins conscience de l'impossibilité où il
était, vis-à-vis de lui-même, de se résigner au maintien
d'une situation qu'il jugeait immorale. Et c'est ainsi
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RÉSURRECTION 267
qu'il s*était arrêté à une sorte de compromis. Il avait
résolu de se défaire de ses biens, non pas en les donnant
aux paysans, mais en les leur louant à bas prix. Ce
n'était point, sans doute, la solution qu'en théorie il
voyait au problème : mais c'était du moins un pas vers
cette solution : c'était le passage d'une forme d'oppres-
sion plus grossière à une forme plus douce. Et c'était,
en tout cas, la seule mesure que les circonstances lui
permissent de prendre.
Il arriva à Kouzminskoïe vers midi. Sa conception
générale de la vie s'était, à son insu, si profondément
simplifiée qu'il n'avait pas même eu la pensée de télé-
graphier à son gérant pour lui annoncer sa visite. En
descendant du wagon, il avait loué une carriole et s'était
fait conduire à sa propriété. Le cocher, un jeune paysan,
vêtu d'une camisole de nankin, se tenait assis de côté
sur son siège, ce qui lui rendait encore plus facile de
causer avec le barine : et il causait d'autant plus volon-
tiers que ses chevaux, deux bêtes vigoureuses et pleines
de santé, couraient le long de la route avec un entrain
endiablé, sans qu'il eût besoin de les stimuler.
Le cocher parlait du gérant de Kouzminskoïe. Il en
parlait librement, ne se doutant pas qu'il avait affaire au
seigneur du village.
— ' 11 se met bien, le rusé Allemand! — disait-il, en se
retournant sur son siège et en jouant avec son long
fouet. — Il vient de se payer une troïka avec des chevaux
superbes ; et il va se promener avec sa bourgeoise, où
bon lui semble ! L'hiver, pour la Noël, il y avait chez lui
un bel arbre, orné comme vous n'en trouverez pas d'autre
dans tout le gouvernement ! Ah ! il en a ramassé de l'ar-
gent, le gaillard ! Et pourquoi pas ? Il peut tout faire !
On dit qu'il vient d'acheter une propriété !
Nekhludov tenait pour indifférent de savoir comment
son gérant administrait son bien ; mais le récit du cocher
ne lui en fit pas moins une impression désagréable. Il
jouissait de la beauté du jour, du mouvement des nuages
gris qui par instants recouvraient le soleil et puis le
découvraient de nouveau ; il jouissait du spectacle des
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268 RÉSURRECTION
champs, au-dessus desquels s'élevaient des troupes
d'alouettes, et du spectacle des bois, que déjà revêtait,
du haut en bas, une fraîche verdure, et du spectacle des
prairies, où Ton venait de lâcher les chevaux et les
bœufs ; mais il ne jouissait pas de tout cela aussi pleine-
ment qu'il aurait voulu. Quelque chose le gênait. Et
quand il se demandait ce que c'était, les paroles du
cocher lui revenaient en mémoire, sur la façon dont son
gérant administrait son bien.
Cette impression ne s'effaça que lorsque, arrivé à
Kouzminskoïe, il se mit à s'occuper du règlement de ses
affaires.
L'examen des registres du « bureau » et les explications
d'un commis qui, naïvement, exposait les avantages qui
résultaient, pour la propriété, de ce que les paysans
avaient fort peu de terres à eux, et enclavées dans les
terres seigneuriales, tout cela ne fit que confirmer
davantage Nekhludov dans sa résolution de renoncer à
exploiter son bien pour son propre compte et de céder
toutes ses terres aux paysans. Cet examen des registres
et les explications du commis kii prouvèrent, en effet,
que, comme par le passé, les deux tiers de ses champs
étaient cultivés par ses garçons de ferme avec des appa-
reils perfectionnés, tandis que le troisième tiers était
cultivé par les paysans, à qui l'on donnait cinq roubles
par arpent. En d'autres termes, moyennant cinq roubles,
le paysan s'engageait à labourer et à semer un arpent,
puis à faucher, à lier, à battre, à transporter dans les
greniers, c'est-à-dire à faire un travail pour lequel un
ouvrier demanderait, au plus bas prix, dix roubles par
arpent. On faisait, en outre, payer aux paysans tout ce
que leur fournissait le bureau, et en leur comptant tout
à un prix fort élevé. Ils travaillaient pour payer le four-
rage, le bois, les pommes de terre ; et tout ce dont ils
avaient besoin pour vivre, ils l'achetaient au bureau :
de sorte que ce n'était pas deux fois, mais environ quatre
fois trop peu qu'ils étaient payés.
Rien de tout cela n'était nouveau pour Nekhludov;
mais tout lui semblait nouveau, et il s'étonnait d'être
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RÉSURRECTION 260
resté si longtemps sans comprendre ce qu'il y avait
d'anormal dans un tel état de choses. Le gérant, de son
côté, lui démontrait complaisamment les inconvénients
et les dangers du projet qu'ii avait formé. Il lui disait
qu'on serait forcé de donner pour rien tout le matériel
de la ferme, dont personne n'offrirait le quart de sa
valeur ; il lui affirmait que les paysans gâcheraient la
terre, sans profit pour eux-mêmes ni pour les autres.
Mais Nekhludov n'en restait que plus convaincu de la
beauté de l'acte qu'il allait accomplir en cédant ses terres
aux paysans et en se privant de la plus grande partie de
son revenu. Aussi décida-t-il de terminer l'affaire immé-
diatement, avant de repartir. De la vente des semailles,
des bêtes et de tout le matériel, il en chargea le gérant,
qui eut ordre de l'informer au fur et à mesure. Mais il
pria le gérant de rassembler tout de suite, dès le len-
demain, les paysans de Kouzminskoïe et des villages
voisins, afin qu'il pût leur faire part lui-même de
sa résolution, et s'entendre avec eux sur le prix du
bail.
Enchanté de l'énergie avec laquelle il avait résisté
aux arguments du gérant, et de l'abnégation qu'il met-
tait à son sacrifice en faveur des paysans, Nekhludov
sortit du bureau et alla se promener autour de la mai-
son. Il longea les parterres où l'on avait cessé d'entre-
tenir des fleurs; il traversa le tennis^ envahi par les
ronces et la chicorée sauvage ; il s'enfonça dans l'allée
de tilleuls où, jadis, il avait l'habitude d'aller fumer son
cigare, et où, trois ans auparavant, il avait eu un petit
roman de coquetterie avec la jolie M™® Kirimov, en
visite chez sa mère. Ainsi se passèrent les dernières
heures du jour. Quand il eut arrêté le plan du discours
qu'il se proposait d'adresser le lendemain aux paysans,
il rentra, prit le thé avec le gérant, acheva de régler
avec lui les apprêts de la liquidation de sa propriété et
enfin, tout à fait tranquille, satisfait, et fier de lui-même,
il monta, pour la nuit, dans la chambre à coucher qu'on
lui avait destinée, une chambre toujours réservée aux
hôtes de passage.
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270 RÉSURRECTION
C'était une petite pièce d'une propreté admirable. Aux
murs étaient pendues des vues de Venise ; une glace so
dressait entre les deux fenêtres ; et, dans un coin, près
du lit à ressorts, on avait mis sur une table une carafe
d'eau avec son verre, une bougie, et une paire de mou-
chettes. Sur la grande table, devant la glace, s'étalait la
valise de Nekhludov, dont une des poches contenait,
avec le nécessaire de toilette, une demi-douzaine de
volumes : des ouvrages de droit et de criminologie
russes, allemands, italiens, et un roman anglais. Nekhlu-
dov s'était promis de lire ces volumes dans les instants»
de loisir que lui laisserait l'examen de ses propriétés.
Mais quand il les vit, en entrant dans la chambre, il sen-
tit qu'il était à mille lieues d'eux et des questions qu'ils
traitaient. C'était tout autre chose qu'il avait en tête.
Au pied du lit était une vieille chaise de bois rouge,
avec des incrustations. Cette chaise avait été autrefois
dans la chambre de la mère de Nekhludov : sa vue éveilla
dans l'âme du jeune homme un sentiment des plus
inattendus. 11 se surprit à regretter cette maison, qu'on
allait démolir, et ce jardin, qu'on ne planterait plus, et
ces bois, qu'on couperait, et toutes ces dépendances, ces
écuries, ces étables, ces greniers, ces chevaux, ces
vaches, qui, bien qu'il n'eût jamais l'occasion de s'en ser-
vir lui-même, avaient coûté tant d'efforts et constituaient
tant de vie. L'instant d'auparavant encore, il croyait
facile et léger de renoncer à tout cela ; mais à présent il
le regrettait, et il regrettait aussi les terres, et ce revenu
qui aurait pu bientôt lui être si précieux. Et peu à peu
s'élevèrent en lui toutes sortes d'arguments dont la con-
séquence était que ce serait pour lui une folie sans profit
de céder ses terres aux paysans, et d'abandonner la
gestion de ses biens.
« Ces terres, — disait une voix en lui, — je ne puis les
cultiver moi-même; et, ne pouvant les cultiver moi-
même, je ne puis continuer à les exploiter comme je fais.
Et puis, je vais sans .doute devoir aller en Sibérie, de
sorte que je n'ai besoin ni d'une maison, ni de terres. »
— « Tout cela est bel et bon, — répondait une autre
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RÉSURRECTION 2*1
voix, — mais, d'abord, tu ne vas point passer toute la vie
en Sibérie. Si tu te maries, il peut te venir des enfants.
Tu as reçu tes propriétés en bon ordre ; tu dois les lais-
ser de même. On a des obligations envers la terre. De
céder, de détruire tout cela est très facile ; mais de fon-
der, cela est très difficile. Mais surtout tu dois bien
réfléchir à tout l'avenir de ta vie, décider ce que tu feras
de toi, et régler en conséquence la question de tes biens.
Et il y a encore autre chose que tu dois te demander.
Tu dois te demander si c'est vraiment pour la satisfac-
tion de ta conscience que tu agis comme tu agis, ou si
ce n'est pas plutôt pour les autres hommes, pour pouvoir
te vanter devant eux et te croire supérieur à eux. »
Et Nekhludov se demandait cela ; et il était contraint
de s'avouer que l'opinion des autres, la pensée de ce
que les autres diraient de lui, avaient une grande influence
sur ses résolutions. Et plus il réfléchissait, plus s'aug-
mentait le nombre des questions qui s'offraient à lui ; et
plus il avait de peine aussi à y trouver des réponses.
Pour échapper à ses pensées, il se coucha entre les
draps frais et essaya de s'endormir, se disant que le lon-
demain, à tête reposée, il résoudrait ces problèmes dont
maintenant il ne parvenait pas à sortir. Mais il resta
très longtemps à attendre le sommeil. Par les fenêtres
entr 'ouvertes, avec l'air vif de la nuit et les r yons de
la lune, parvenait jusqu'à lui le croassement des gre-
nouilles, mêlé au chant plaintif des rossignols, au loin
dans le parc ; il y avait même un rossignol qui chantait
tout près de lui, sous ses fenêtres, dans un bouquet de
sureaux. Et le chant de cet oiseau le fit penser à la mu-
sique de la fille du directeur ; et il se rappela ensuite le
directeur lui-même, et ensuite la Maslova. Il revit la
façon dont ses livres tremblaient, pendant qu'elle lui
disait : « Il faut que vous me quittiez ! » Soudain il eut
l'impression que l'Allemand, son gérant, tombait dans
la mare aux grenouilles. Il sentait qu'il avait le devoir
de le repêcher; mais, au lieu de cela, il était tout d'un
coup devenu la Maslova, et il criait : « Je suis une con-
damnée aux travaux forcés, et toi tu es un prince ! »
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272 RÉSURRECTION
Il se secoua, releva la tête : « Non, se dit-il, je ne
céderai pas ! » Puis il se demanda : « Est-ce bien ou
mal, ce que je fais? Bah! je le saurai demain! » Et
c'est là-dessus qu'enfin il s'endormit.
II
Le lendemain matin, Nekhiudov ne se réveilla qu'à
neuf heures. Le jeune commis chargé de le servir, dès
qu'il l'entendit remuer, lui apporta ses bottines, plus
luisantes qu'elles n'avaient jamais été, posa près de son
lit une cruche d'eau de source, fraîche et limpide, et lui
annonça que les paysans commençaient à se réunir.
Nekhiudov sauta en bas de son lit, et le souvenir lui
revint des événements de la veille. Ses sentiments de
regret à la pensée de céder ses terres avaient de nouveau
disparu sans laisser de trace. Il se trouva même tout
surpris d'avoir pu éprouver de tels sentiments. Tout en
s'habillant, il se réjouissait de l'acte qu'il allait accom-
plir, et à sa joie se mêlait, malgré lui, une certaine
fierté.
Il voyait, de sa fenêtre, la pelouse du tennis envahie
par les chicorées sauvages, sur laquelle se rassemblaient
les paysans. Ce n'était pas en vain que les grenouilles
avaient croassé la veille : car le temps avait changé
dans la nuit. Une petite pluie fine et tiède, sans ombre
de vent, tombait depuis le matin, accrochant ses gout:es
aux feuilles et aux herbes. L'air qui pénétrait dans la
chambre était imprégné à la fois de l'odeur des verdures
et de celle de la terre détrempée par la pluie. Nekhiudov
regardait venir les paysans sur la pelouse. L'un après
l'autre ils arrivaient, se saluaient, se plaçaient en cercle,
et causaient, appuyés sur leurs bâtons.
Le gérant, un gros homme trapu, vêtu d'une redin-
gote courte avec un collet vert et d'énormes boutons,
entra dans la chambre. Il dit à Nekhiudov que tout le
monde était réuni, mais qu'on pouvait attendre; et il lui
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RÉSURRECTION 273
demanda s'il préférait prendre, pour son déjeuueii,' du
café ou du thé.
— Non, merci, allons plutôt arranger l'affaire ! —
répondit Nekhludov. Il éprouvait un sentiment , plus
imprévu encore pour lui que celui qu'il avait éprouvé le
soir précédent : un sentiment de timidité et do honte
devant la perspective de son entretien avec les paysans.
Il se préparait à réaliser le désir le plus cher ûes
paysans, un désir dont ils n'osaient pas même rêver la
réalisation. Il se préparait à leur céder à bas prix
toutes les terres du village, à leur offrir ce précieux
bienfait. Et cependant, saps qu'il sût pourquoi, il se sen-
tait gêné. Quand il se fut .approché des paysans, et qu'il
les vit tous se découvrir devant lui, mettant à nu leurs
tètes blondes, noires, grises, et frisées, et chauves, son
trouble devint tel que longtemps il ne put parler. La petite
pluie continuait à tomber, mouillant doucement les che-
veux, les barbes, les poils des caftans. Mais les paysans,
sans même y prendre garde, tenaient les yeux fixés sur le
barine^ attendant ce qu'il allait leur dire ; et lui, il res-
tait immobile au milieux d'eux, embarrassé, ne pouvant
parler.
Le pénible silence fut enfin rompu par le gérant, type
d'Allemand placide et sûr de lui-même, qui, d'ailleurs,
parlait fort bien le russe et se considérait comme un
parfait connaisseur du paysan russe. Ce gros homme
bien nourri, et Nekhludov, debout près de lui, formaient
un contraste saisissant avec les visages ridés et les
maigres corps du reste de l'assemblée.
— Ecoutez, — dit le gérant, — voici que le prince
veut vous faire du bien ! Il veut vous céder les terres,
quoique vous ne les méritiez pas !
— Comment ne le méritons-nous pas, Basile Car-
litch? Est-ce que nous ne travaillons pas pour toi? — ré-
pondit un petit paysan roux, beau parleur. — Nous
tHions très contents de la princesse défunte, — que le
Seigneur lui donne le royaume des cieux! — et le jeune
prince, à ce que nous voyons, daigne aussi ne pas nous
abandonner !
l
y Google
274 RÉSURRECTION
— Nous sommes pleins de respect pour les maîtres ;
seulement la vie est dure, — reprit un autre paysan, un
homme au visage épaté, avec une grande barbe.
— Je vous ai convoqués pour vous faire savoir que,
si vous le voulez, je vous cède toutes mes terres ! —
déclara Nekhludov.
Les paysans restèrent muets comme s'ils ne compre-
naient pas les paroles du barine^ ou ne pouvaient se déci-
der à y croire. Enfin l'un d'eux s'enhardit à demander :
— Et de quelle façon, s'il vous plaît, nous céder les terres?
— Je voudrais vous les louer, pour que vous puissiez
les avoir à bon marché et en tirer profit.
— Bonne affaire ! — dit un vieux.
— Pourvu seulement que le prix soit dans nos moyens I
— dit un autre.
— Et pourquoi n'accepterions-nous pas la terre?
— C'est notre métier ! c'est la terre qui nous nourrit !
— Tout cela est commode à dire ! Mais encore nous
faudrait-il de l'argent pour payer ! — fit une voix.
— C'est votre faute si vous n'en avez pas ! — déclara
l'Allemand. — Vous n'aviez qu'à travailler et à garder
votre argent.
— Vous n'avez pas à nous accuser, Basile Carlitch!
— répondit un maigre paysan au nez pointu. — Vous
nous demandez pourquoi ? « Pourquoi as-tu lâché ton
cheval dans le blé? » Et nous, nous travaillons, ou bien
nous sommeillons après l'ouvrage, et le cheval se sauve
dans le blé, et toi tu nous mets à l'amende, tu nous
arraches la peau !
— C'est à vous d'avoir plus d'ordre.
— Cela vous est facile à dire, de l'ordre ! Mais nous
ne pouvons pas faire plus que nous ne pouvons.
— Mais, je vous le dis toujours, mettez des barrières à
vos champs !
— Et vous, donnez-nous du bois! — dit un petit
homme sec qui se cachait derrière un groupe ; — l'été
passé, j'ai voulu faire une barrière, j'ai coupé un arbre,
et vous m'avez envoyé, pendant trois mois, nourrir mes
poux en prison! Les voilà vos barrières !
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RÉSURRECTION 275
— Que dit-il? — demanda Nekhludov.
— Le premier voleur du village ! — lui répondit, en
allemand, le gérant. — Tous les ans il abat nos arbres !
Puis se tournant vers le paysan :
— Cela t'apprendra à respecter le bien d'autrui !
— Avec ça que nous ne vous respectons pas ! — fit un
vieillard. — Nous sommes bien forcés de vous respecter,
parce que nous sommes dans vos mains, vous nous tirez
les boyaux!
— Allons, frère, on ne t'insulte pas, n'insulte pas non
plus !
— Comment ! il ne m'insulte pas ? Il m'a cassé la
gueule, l'autre année, et la chose en est restée là ! Au
riche on ne fait pas de procès, c'est connu !
— Tu n'as qu'à vivre selon la loi !
Ainsi se poursuivait un tournoi de paroles, imprévu et
inutile, où chacun parlait sans but, et sans même savoir
pourquoi il parlait. Nekhludov, impatienté, essaya de
ramener l'entretien sur le sujet qu'il avait à cœur :
— Eh bien! que décidez-vous pour cette cession de
mes terres? Y consentez-vous? Et quel prix m'offrez-
vous pour la location ?
— C'est vous quiètes le marchand : à vous de fixer le
prix!
Nekhludov indiqua un prix. Ce prix était infiniment
inférieur à celui qui se payait d'ordinaire ; mais les pay-
sans, naturellement, ne s'en mirent pas moins à mar-
chander et à le trouver trop élevé. Nekhludov s'était
attendu à ce que sa proposition fût accueillie avec enthou-
siasme : mais il s'était trompé, et la satisfaction des pay-
sans, si elle existait, ne se laissait pas voir. Elle devait
exister, cependant, et Nekhludov put reconnaître, à un
signe certain, que sa proposition était pour les paysans
une excellente aubaine, car, lorsque la discussion s'en-
gagea sur la question de savoir qui louerait les terres, si
c'était la collectivité entière des paysans ou seulement
une société, très peu s'en fallut qu'on ne se battît. Les
uns voulaient exclure de l'affaire les paysans indigents,
pour être moins nombreux à se partager les profits ; les
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276 RÉSURRECTION
autres, ceux qu'on voulait exclure, protestaient et se
débattaient. Enfin, grâce à Tintervention du gérant, le
prix fut arrêté ; on convint des dates du paiement ; les
paysans se dispersèrent avec force cris et gestes^et
Nekhludov revint au bureau, pour rédiger avec le gérant
le projet de contrat.
Tout se trouvait donc arrangé comme Tavait désiré et
espéré Nekhludov. Les paysans avaient la terre à trente
pour cent de moins qu'on ne la leur faisait payer habi-
tuellement, et, si le revenu de Nekhludov était réduit de
moitié, il restait encore assez considérable, surtout avec
le supplément qu'allait rapporter la vente des bois, de la
ferme et du matériel de culture. Ainsi tout semblait par-
fait, et cependant Nekhludov éprouvait, de plus en plus,
un sentiment d'ennui, de tristesse et de gêne. Il avait cru
voir que les paysans, en dépit des remerciements que
quelques-uns d'entre eux lui avaient adressés, n'étaient
pas aussi satisfaits qu'il l'avait espéré : c'était comme
s'ils eussent attendu quelque chose de plus. Et il se disait
que, en fin de compte, il s'était privé d'un grancl profit
sans avoir fait aux paysans un bien équivalent.
Le lendemain matin, après avoir tout réglé avec le
gérant, Nekhludov repartit vers la gare, dans la troïka
dont lui avait parlé, en termes si émus, son cocher de
l'avant-veille. Les paysans qu'il rencontrait continuaient
à discuter, à se quereller, à hocher la tête d'un air
mécontent. Et il était, lui aussi, mécontent de lui-même.
Il était mécontent sans savoir pourquoi ; il avait l'im-
pression d'avoir échoué dans son entreprise, où il avait
pourtant pleinement réussi ; et malgré lui il se sentait
triste, et un peu honteux.
III
De Kouzminskoïe, Nekhludov se rendit dans la pro-
priété qui lui venait de ses tantes, celle-là même où,
jadis, il avait connu Katucha. Là aussi, comme à Kouz-
y Google
RÉSURRECTION 277
minskoïe, il voulait s'entendre avec les paysans pour la
cession de ses terres : et il comptait, par la même occa-
sion, recueillir tous les renseignements qu'il pourrait
trouver au sujet de Katucha et de son enfant. Ce dernier
était-a vraiment mort, ou sa mère ne Tavait-elle pas
abandonné ?
Il arriva d'assez bonne heure au village où était la pro-
priété. 11 fut d'abord frappé de voir, en entrant dans
la cour, l'état de délabrement de toutes les constructions,
et en particulier de la vieille maison seigneuriale. Le toit
de fer, autrefois peint en vert, avait rougi sous la rouille,
et en plusieurs endroits le vent l'avait soulevé. Les
planches qui recouvraient les murs avaient été dérobées
sur beaucoup de points, évidemment dans les parties où
elles étaient les plus faciles à enlever; et Ton voyait
sortir du mur des gros clous tout rouilles. Les marches
de bois et les auvents des deux perrons avaient pourri
et s'étaient brisés; un grand nombre de vitres, aux
fenêtres, avaient été remplacées par des planches;
et tout, à l'intérieur, était sale et humide, depuis
l'aile où demeurait l'économe jusqu'aux cuisines et
aux écuries. Seul le jardin non seulement ne s'était
pas délabré, mais au contraire avait poussé librement ;
il était tout en fleurs. Derrière la clôture, comme de
grands nuages blancs, Nekhludov voyait s'étaler les
branches fleuries des cerisiers, des pommiers et des
pruniers. Le bouquet de sureaux était en fleurs aussi,
de la même façon qu'il l'était quatorze ans auparavant,
lorsque Nekhludov, jouant aux courses avec la jeune
Katucha devant ce bouquet, était tombé et s'était
piqué aux orties du fossé. Un mélèze, planté près de la
maison par Sophie Ivanovna, et que Nekhludov avait vu
pousser, était maintenant devenu un grand arbre et avait
pris un air ancien, tapissé du haut en bas d'une mousse
verte et jaune. La rivière coulait librement, écumant
avec bruit à l'écluse du moulin. Et dans la prairie, sur
l'autre rive, paissait le troupeau commun du village.
L'économe, un séminariste manqué, s'avança en souriant
au-devant de Nekhludov; en souriant, il Tinvita à entrer,
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278 RÉSURRECTION
et c'est en souriant qu'il le fît s'asseoir dans le bureau,
comme sî, par son sourire, il voulait exprimer quelque
chose de particulier.
Le cocher qui avait amené Nekhludov repartit, après
avoir reçu son pourboire. Un grand silence se répandit
autour de la maison. Rapidement passa devant la fenêtre,
en courant, une jeune fille aux pieds nus, vêtue d'une
chemise brodée ; et derrière elle passa, courant aussi, un
paysan chaussé de grosses boites.
Nekhludov s'assit près de la fenêtre. Le souffle frais
du printemps, soulevant ses cheveux sur son front en
sueur, lui apportait une bonne odeur de terre nouvellement
remuée. De la rivière venait à lui, mêlé aux fracas de
l'eau dans l'écluse, le bruit régulier des battoirs frappant
le linge. Et Nekhludov se rappelait comment, autrefois,
quand il n'était encore qu'un jeune garçon innocent et
naïf, il aimait à entendre ce bruit de battoirs sur le
linge mouillé, et ce fracas de l'écluse, et comment le
souffle printanier venait soulever ses cheveux sur son
front ; et non seulement il revoyait en pensée le jeune
garçon qu'il avait été, mais il se sentait redevenir ce jeune
garçon, avec toute la fraîcheur, toute la pureté, tout le
généreux enthousiasme de ses dix-huit ans ; et en même
temps, comme cela arrive dans les rêves, il savait que
c'était une illusion, il sentait (|ue ce jeune garçon n'exis-
tait plus, et une profonde tristesse lui montait au cœur.
— A quelle heure ordonnez-vous qu'on vous serve le
dîner? — demanda l'économe avec un sourire.
— Quand vous voudrez! Je n'ai pas faim. Je vais
maintenant aller faire un tour au village.
— Ne voudriez-vous pas entrer d'abord chez moi?
Tout y est en ordre. Vous m'excuserez, n'est-ce pas, si
à l'extérieur...
— Plus tard, pas maintenant. Mais dites-moi, savez-
vous s'il y a ici une femme du nom de Matrena Clia-
rina?
C'était le nom de la tante de Katucha, chez qui celle-ci
avait accouché.
— La Charina? Mais oui, elle est ici, dans le village.
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RÉSURRECTION 279
Ah ! que d'ennuis elle me donne ! C'est elle qui tient le
cabaret. Je la gronde, je la menace de la renvoyer si
elle ne me paie pas ; mais, au dernier moment, c'est plus
fort que moi, j'ai pitié d'elle. La pauvre vieille ! Et puis
elle a de la marmaille avec elle! — dit l'économe,
souriant de cet éternel sourire qui exprimait à la fois
son désir d'être aimable envers son maître et sa certitude
que celui-ci devait, sur toute chose, être de son avis.
— Et où demeure-t-elle ? Je voudrais aller la voir.
— Au bout du village, de l'autre côté, la troisième
maison avant la dernière. A votre gauche vous verrez une
maison de briques ; tout de suite après, c'est son cabaret.
Mais, du reste, si vous voulez, je vais vous conduire !
— Non, merci, je trouverai bien! Et vous, pendant
ce temps, je vous prierai de rassembler les paysans
devant la maison, parce que j'ai à m'entendre avec eux au
sujet des terres.
IV
Dans le sentier qui traversait la prairie, Nekhludov
rencontra la même jeune paysanne qu'il avait vue, tout à
l'heure, passer en courant devant la maison. Elle reve-
nait du village et continuait à courir, remuant très vite
ses gros pieds nus. Sa main gauche, pendante, rythmait
sa course; de sa main droite, elle tenait étroitement
serré' contre sa poitrine im petit coq rouge qui,
balançant sa crête pourpre, et gardant une parfaite
apparence de tranquillité, s'amusait tantôt à étendre,
tantôt à ramener vers lui une de ses pattes noires. En
s'approchant du barine, la jeune fille ralentit son pas ;
quand il passa près d'elle, elle s'arrêta, le salua res-
pectueusement; et puis elle reprit sa course en com-
pagnie de son coq.
Près du puits, Nekhludov dépassa une vieille femme
qui marchait, toute courbée, portant un énorme seau
d'eau. La vieille, dès qu'elle le vit, déposa son seau et
lui fît, elle aussi, un profond salut.
y Google
280 RÉSURRECTION
Derrière le puits commençait le village. La journée
était claire et chaude, trop chaude même pour la sai-
son ; les nuages s'amassaient et, par moments, couvraient
le soleil. La longue rue montante qui formait le village
était toute remplie d'une aigre, piquante, mais non
déplaisante odeur de fumier, se dégageant à la fois et
des chariots qui grimpaient le long de la rue, et des tas
de fumier amassés dans les cours, dont les portes étaient
grandes ouvertes. Les paysans qui marchaient derrière
les chariots, pieds nus, avec des taches de fumier sur
leurs chemises et leurs pantalons, considéraient d'un
œil curieux le grand et robuste hàrine^ en costume de
drap gris doublé de soie, se promenant dans le village
avec sa belle canne au pommeau d'argent. Les femmes,
pour le regarder, sortaient de leurs maisons ; se le dési-
gnant l'une à l'autre, elles le suivaient des yeux. Devant
une des portes, Nekhludov fut arrêté, au passage, par
un grand chariot qui sortait d'une cour, chargé jusqu'en
haut de fumier entassé. Un jeune paysan chaussé de
laptis, et très haut sur jambes, s'occupait de faire sortir
les chevaux dans la rue. Un poulain gris bleu, déjà,
franchissait la porte, lorsque, s'effrayant de Nekhludov,
il se rejeta sur sa mère, qui fit un mouvement d'inquié-
tude et hennit un instant. Tout cela sous les yeux d'un
vieux paysan maigre et sec, nu-pieds lui aussi, vêtu
d'un pantalon à raies et d'une longue blouse où se dessi-
naient, par derrière, les os pointus de son épine dorsale.
Quand enfin le chariot se trouva dans la rue, le vieil-
lard s'avança sur la porte et s'inclina devant Nekhludov.
— Le parent de nos deux dames défuntes, peut-
être ?
— Oui, parfaitement.
— Heureuse arrivée! Eh bien! on est venu nous
voir ? — poursuivit le paysan, qui aimait à parler.
— Oui... Et vous, comment vivez-vous? — demanda
Nekliludov, ne sachant que dire.
— Comment nous vivons ? Hélas I tout à fait misé-
rable, notre vie ! — répondit le vieux, visiblement enchante
de cette occasion de causer.
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RÉSURRECTION 281
— Misérable! Et pourquoi? — fît Nekhludov en
B'approchant de la porte.
— Ah! une triste vie !
Le vieillard, tout en parlant, refoulait Nekhludov à
rintérieur de la cour.
— Vois-tu, j'ai douze personnes dans ma maison ! —
poursuivait-il. Et il montrait du doigt deux femmes qui,
les manches de leurs chemises retroussées, les jupes
relevéesjusqu'au-dessus des genoux, se tenaient debout,
des fourches en main, sur ce qui restait du tas de
fumier.
— Tous les mois, il me faut acheter six livres de
farine : et où les prendre ?
— Mais n'as-tu pas ta farine à toi?
— Ma farine à moi? — s'écria le vieillard avec un
sourire dédaigneux. — Ce que j'ai de terre suffit tout
juste pour trois personnes ! A Noël, toute la provision
est épuisée !
— Mais alors, comment faites-vous ?
— Il faut bien s'arranger ! Voilà : un de mes fils est
en service ; et puis nous empruntons chez Votre Excel-
lence. Si au moins on avait de quoi payer les impôts !
— Combien, les impôts ?
— Dix-sept roubles, rien que pour nous seuls ! Ah !
mon Dieu, je me demande comment je m'en tirerai !
— Ne pourrais-je pas entrer dans ta maison ? —
demanda Nekhludov en s'avançant dans la cour, le long
du tas de fumier dont la forte odeur lui remplissait les
narines.
— Mais sans doute ! — répondit le vieillard.
Puis, d'un mouvement rapide de ses pieds nus, il
devança Nekhludov et lui ouvrit la porte de la maison.
Les deux femmes, tout en rajustant leurs fichus sur leurs
têtes et en abaissant leurs jupes, regardaient avec une
certaine frayeur cet élégant barine, si propre, avec ses
boutons de manchettes dorés, et qui faisait mine de vou-
loir entrer dans leur maison I
Dans la maison, Nekhludov traversa un petit corridor
et arriva à Yisba^ étroite et sombre, imprégnée d'une
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282 RÉSURRECTION
forle odeur de mauvaise cuisine. Près du poêle se tenait
une vieille femme dont les manches retroussées met-
taient à nu les bras maigres et les mains noires aux
veines saillantes.
— C'est notre barine, qui est entré nous faire visite
en passant ! — lui dit le vieux.
— Mon humble salut! — Et la vieille femme, en
s'inclinant, ramenait sur ses bras les manches de sa
chemise.
— J'ai voulu voir un peu comment vous viviez ! — dit
Nekhiudov.
— Eh bien ! tu peux le voir, comment nous vivons !
— répondit hardiment la vieille femme, en secouant la
tête d'un geste expressif. — Vtsba menace de s'écrouler :
bien sûr, elle tuera quelqu'un. Mais le vieux trouve que
c'est bien ainsi! Et alors nous vivons, nous menons
grand train! Tu vois, je m*occupe à faire le dîner.
Toute la maison, c'est moi qui la nourris !
— Et qu'est-ce que vous allez manger pour dîner ?
— Ce que nous allons manger ? Oh ! nous allons nous
en payer ! Premier plat: du pain et du kvass; deuxième
plat, du kvass et du pain !
Et la vieille se mit à rire, ouvrant toute grande sa
Louche édentée.
— Non, mais, sans plaisanterie, montrez-moi ce que
vous allez manger aujourd'hui !
— Eh bien! la mère, — dit le vieux, — montre-le-lui !
Sa femme secoua de nouveau la tête.
— Ha! ha ! on a eu l'idée de venir voir notre nourriture
de moujiks ! Ah ! tu es un drôle de barine, je n'en
ai jamais vu comme toi ! Tout, il veut tout connaître. Eh
bien ! nous allons avoir du pain et du kvass, et puis de
la soupe aux choux, et puis encore des pommes de
terre.
— Et c'est tout?
— Qu'est-ce que tu voudrais encore de plus ? —
répondit la vieille femme en souriant d'un air fin, les
yeux tournés vers la porte.
Par la porte, restée ouverte, Nekhiudov vit que le cor-
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RÉSURRECTION 283
ridor était plein de mondé. Il y avait là des enfants, des
jeunes filles, des femmes avec des nouveau-nés sur leur
sein; et toute cette foule, se pressant devant la porte,
considérait le singulier barine qui venait s'informer de
]a nourriture des moujiks. De là venait, sans doute, le
sourire malin de la vieille femme, évidemment très fière
(le la façon dont elle savait se comporter avec un barine.
— Oui, une bien triste vie que la nôtre, on peut le
dire ! — reprit le vieux. — Hé ! dites donc, qu'est-ce que
vous voulez ici? — s*écria-t-il, se tournant vers les
curieux qui faisaient mine d'entrer.
— Et maintenant, adieu, je vous remercie! — dit
Nekliludov éprouvant un mélange de malaise et de honte
dont il préférait no pas approfondir la cause.
— Merci humblement d'être venu nous voir ! — dit
le vieux.
Dans le corridor, la foule, s'écartant vivement devant
Nckhludov, le laissa passer, bouchées béantes. Mais
dans la rue, tandis qu'il se préparait à poursuivre sa
promenade, il aperçut deux petits garçons nu-pieds qui
marchaient derrière lui. L'un, l'aîné, portait une che=:
mise sale, mais qu'on devinait avoir été blanche ; l'autre
avait une chemise rose toute rapiécée. Nckhludov se
retourna vers eux.
— Et maintenant où vas-tu ? — lui demanda le petit
à la chemise blanche.
— Je vais chez Matrena Charina ! — répondit Nckh-
ludov. — La connaissez-vous?
Le plus petit des deux garçons se mit à rire. L'autre
répondit très sérieusement :
— Quelle Matrena? Elle est vieille ?
— Oui, une vieille !
— Alors, ça sera, bien sûr, la Séménicha! C'est à
Vautre bout du village ! Nous allons t'y conduire. N'est-ce
pas, Fédka, que nous allons le conduire?
— Et les chevaux?
— Bah ! ça ne fait rien !
Fédka en convint; et tous trois ils montèrent la longue
rue du village.
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284 RÉSURRECTION
Nekhludov se sentait très à Taise avec les deux gamins
qui, d'ailleurs, tout le long de la route, le divertissaient
de leur bavardage. Le plus petit, Tenfant en chemise
rose, ne riait plus, et parlait avec autant d'intelligence
et de sérieux que son compagnon.
— Eh bien ! et qui est-ce qui est le plus pauvre, dans
le village ? — demanda Nekhludov.
— Le plus pauvre ? Mikail est pauvre, et puis Sémène
Makarov, mais c'est encore Marthe qui est la plus
pauvre !
— Et Anissia, celle-là est encore plus pauvre ! Anis-
sia n'a pas même de vache ! Elle mendie !
— C'est vrai qu'elle n'a pas de vache, — dit l'aîné
des deux gamins, — mais chez elle ils ne sont que trois,
et chez Marthe ils sont cinq !
— Oui, mais Anissia est veuve !
— Tu dis qu' Anissia est veuve; mais Marthe, c'est
comme si elle était veuve aussi ! Elle n'a tout de même
pas son mari !
— Et où est-il, son mari ? — demanda Nekhludov .
— Il nourrit ses poux en prison! — répondit l'aîné
des enfants.
— L'année passée, — interrompit le plus petit, — il
avait coupé deux bouleaux : alors on l'a mis en prison.
Il y a plus de six mois de ça; alors sa femme mendie.
Elle a trois enfants, et puis sa mère qu'elle nourrit !
— Et où demeure-t-elle ?
— Tiens, voilà sa maison ! — dit le gamin en désignant
du doigt une maison devant laquelle se traînait avec
elïort, sur deux jambes arquées, un tout petit garçon à
la tête blanche.
— Vasska, méchant polisson, veux-tu rentrer bien
vite ! — cria, de la maison, une femme encore jeune,
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RÉSURRECTION 285
vctue d'une chemise et d'une jupe si sales qu'on les
aurait dites toutes couvertes de cendres.
Et s'élançant dans la rue d'un air épouvanté, sans oser
lever les yeux sur Nekhludov, elle saisit son enfant et
l'emporta dans la maison.
C'était cette même femme dont le mari était en prison,
depuis six mois, pour avoir coupé deux bouleaux dans
les bois de Nekhludov.
— Eh bien ! et Matrena, est-ce qu'elle est pauvre
aussi ? — demanda Nekhludov, comme ils approchaient
de l'extrémité du village.
— Comment serait-elle pauvre ? elle vend à boire !
— répliqua d'un ton décidé le petit garçon à la chemise
rose.
Devant la porte de Matrena, Nekhludov prit congé de
ses deux compagnons. La maison de la vieille femme
était petite et ne contenait qu'une seule pièce. Lorsque
Nekhludov y pénétra, Matrena était en train de tout
mettre en ordre, avec l'aide de l'aînée de ses petites-
filles. Deux autres enfants sortirent d'un coin en aperce-
vant le nouveau venu, et vinrent se placer devant la
porte, en s'appuyant au linteau d'un air à la fois effrayé
et curieux.
— Qu'est-ce qu'il vous faut ? — demanda, d'une voix
aigre, la vieille femme, ennuyée d'être dérangée dans
son travail, et qui, de plus, comme cabaretière, était
tenue à se méfier des figures inconnues.
— Je suis... de la ville... je veux vous parler.
La vieille, sans répondre, l'examinait de ses petits
yeux. Soudain l'expression de son visage se transfigura,
— Ah ! c'est toi, mon agneau ! Et moi, vieille bête,
qui ne te reconnaissais pas! Et je me disais : C'est,
bien sûr, un passant qui va me demander quelque chose !
Pardonne-moi, au nom du Christ !
Elle parlait d'une voix caressante et flûtée.
— Ne pourrais-je pas vous dire quelques mots en par-
ticulier? — demanda Nekhludov, en désignant des yeux
la porte, restée ouverte, où se tenaient les enfants, et où
venait d'apparaître une maigre jeune femme, portant sur
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286 RÉSURRECTION
son bras un enfant vêtu de chiffons rapiécés, un malheu-
reux petit être blême et souffreteux, mais qui n'en gar-
dait pas moins un sourire aux lèvres .
— Qu'est-ce que vous avez à voir ici ? Attendez un peu
que je prenne mon bâton ! — cria Matrena, se tournant
vers la porte. — Filez bien vite et fermez la porte !
Les trois enfants s'enfuirent. La jeune femme s'éloigna
aussi, fermant la porte derrière elle.
— Et moi qui me demandais qui était là î Et c'était
mon jeune burine lui-même, mon oiseau d'or, mon bijou
qu'on ne se lasse pas de voir! Assieds-toi, Votre Excel-
lence, assieds-toi là sur le banc ! — poursuivit-elle, après
avoir soigneusement essuyé le banc qu'elle lui indiquait.
— Et moi qui pensais que c'était le diable qui venait
me tourmenter, et voilà que c'était mon burine^ mon
bienfaiteur, mon nourricier ! Pardonne-moi, c'est l'âge
qui me rend aveugle !
Nekhludov s'assit. La vieille resta debout devant lui,
tenant son menton dans sa main droite, et supportant de
la main gauche le coude de son bras droit. Et elle pour-
suivit, de sa voix flùtée :
— Et voilà les années qui passent. Votre Excellence!
Mais beau tu étais, et tu es devenu encore plus beau!...
— Voici ce que c'est ! Je suis venu vous demander un
renseignement. Vous souvenez-vous encore de Katucha?
— Catherine, qui était au château? — Comment ne
m'en souviendrais-je pas? Elle était ma nièce! Com-
ment ne m'en souviendrais-je pas ? Ah ! elle m'en a fait ver-
ser deslarmes, celle-là ! C'est que, voyez-vous, je sais tout
ce qui s'est passé. Hé ! petit père, qui est-ce qui n'a pas
péché contre Dieu et contre le tsar? C'est la jeunesse
qui est cause de tout ! Que faire ? Et puis il y en a bien
d'autres qui, à ta place, l'auraient abandonnée, tandis
que toi, comme tu l'as récompensée ! Cent roubles, que
tu lui as donnés! Et elle, qu'est-ce qu'elle a fait? Impos-
sible de lui faire entendre raison ! Ah ! si elle m'avait
écoutée, elle serait si heureuse ! Elle a beau être ma
parente, vois-tu, je suis bien forcée d'avouer qu'elle n'a
pas de tête ! Elle aurait si bien pu rester dans une bonne
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RÉSURRECTION 287
place que je lui avais moi-même procurée ! Mais non,
elle n'a pas voulu s'humilier, elle a insulté son maître !
Est-ce que nous avons le droit d'insulter nos maîtres?
Et alors on l'a renvoyée ! Et dans une autre place, qu elle
a eue ensuite, chez un forestier, une belle place aussi,
là non plus elle n'a pas voulu rester.
— Je voulais vous demander si vous aviez entendu
parler de son enfant.
— Si j'en ai entendu parler? Mais c'est ici qu'il est
né ! Un beau petit garçon que c'était ! Mais très difficile !
Il ne laissait pas à sa mère un moment de repos ! Alors
je l'ai fait baptiser, comme de juste; et puis, je l'ai envoyé
dans un asile. lié ! quoi ! le petit ange, que serait-il
devenu si sa mère était morte ? D'autres font autrement :
ils gardent l'enfant, ne le nourrissent pas, et Dieu le
reprend. Mais moi je me suis dit : Non, mieux vaut qu'il
vive ! Alors, comme on avait de l'argent, je l'ai fait con-
duire à l'asile.
— Et savez-vous le numéro sous lequel on l'a inscrit ?
— Oui, il y avait bien un numéro. Mais le pauvre
petit ange est mort tout de suite en arrivant. Elle me l'a
bien dit : « J'étais à peine arrivée à l'asile qu'il est mort ! »
— Qui ça, elle?
— Mais la femme qui a porté l'enfant ! Elle demeurait
à Skorodno. C'était une femme qui faisait toute sorte
de commissions de ce genre. On l'appelait Mélanie. Elle
est morte à présent. Une femme bien intelligente ! Voici
comment elle faisait. Quand on lui apportait un enfant,
au lieu de le conduire tout de suite à l'asile, elle le gar-
dait chez elle. Et puis elle le nourrissait; et, quand on
lui en apportait un autre, elle le gardait aussi. Elle atten-
dait d'en avoir trois ou quatre, pour les conduire tous
ensemble à l'asile. Mais l'enfant de Catherine, elle ne
l'a pps gardé plus de huit jours.
— Et comment était-il? Un bel enfant? — demanda
Nekhludov d'une voix tremblante.
— Oh! un enfant trop beau! Il ne pouvait pas vivre.
C'était tout ton portrait ! — ajouta la vieille avec un
clignement de ses petits yeux.
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288 RÉSURRECTION
— Et de quoi est-il mort? Sans doute on Taura mal
nourri ?
— Hé ! petit père, comment Taurait-on bien nourri?
Bien sûr, ce n'était pas son enfant, à cette Mélanie. Le
tout était de le conduire en vie jusqu'à l'asile. Et puis,
tu sais, elle a rapporté des certificats ! Tout était bien
en règle. Voilà une femme qui en avait, de la tête !
A cela se borna tout ce que Nekhludov put apprendre
de son enfant.
VI
Quand Nekhludov, après avoir dit adieu à la vieille
Matrena, sortit de chez elle, il aperçut les deux gamins,
le blanc et le rose, qui l'attendaient dans la rue. D'autres
enfants étaient venus se joindre à eux, et aussi quelques
femmes, parmi lesquelles il reconnut la malheureuse
créature qui portait sur son bras le petit garçon blême
vêtu de loques rapiécées.
Le petit continuait à sourire, d'un étrange sourire de
ses traits vieillots.
Nekhludov demanda qui était cette femme.
— C'est Anissia, celle dont je t'ai parlé ! — dit un des
gamins. — J'ai été la chercher pour que tu la voies.
Nekhludov se tourna vers Anissia.
— Comment vivez-vous? De quoi ? — demanda-t-il.
— De quoi je vis? De ce qu'on me donne, — répondit
Anissia.
Et elle se mit à pleurer.
L'enfant vieillot continuait à sourire, en remuant ses
petites jambes, maigres comme des bâtons.
Nekhludov tira son portefeuille de sa poche et donna
dix roubles à la mère. Il n'avait pas fait deux pas
rsque vint l'aborder une autre femme avec un enfant
an sein,* puis une vieille, puis encore une autre. Toutes
parlaient de leur misère et demandaient un secours.
Nekhludov distribua entre elles une cinquantaine de
roubles qu'il avait sur lui ; et c'est avec un profond sen-
y Google
RÉSURRECTION 289
timent de tristesse qu'il s'en retourna vers le bureau de
Téconome.
Celui-ci, venant à sa rencontre avec son éternel sou-
rire, lui annonça que les paysans se rassembleraient à
la tombée du soir. Nekhludov, en attendant, alla se pro-
mener dans le jardin, par les vieux sentiers que Therbe
avait envahis, et que jonchaient les fleurs blanches et
roses des pommiers. Il marchait, et toujours reparais-
sait devant lui le souvenir de ce qu'il avait vu. Et il son-
geait, tristement :
« Ces malheureux périssent, faute d'avoir de la terre
qui puisse les nourrir, cette terre sans laquelle personne
ne peut vivre, cette terre qu'eux-mêmes cultivent pour
que d'autres en vendent le produit à l'étranger et
s'achètent, en échange, des pelisses, des cannes, des
calèches, des bronzes, etc. Quand des chevaux, enfer-
més dans un pré, ont mangé toute l'herbe qui s'y trou-
vait, ils maigrissent, et ils meurent de faim si on ne
leur donne pas la possibilité de profiter de l'herbe qui se
trouve dans le pré voisin : de même il en est de ces
malheureux. Et ils meurent sans même s'en apercevoir,
accoutumés qu'ils sont à une organisation qui a précisé-
ment pour objet de les faire mourir : une organisation
qui compte parmi ses principaux éléments le meurtre
des enfants, le surmenage des femmes, l'insuffisance de
nourriture pour les jeunes et les vieux. Ainsi, peu à peu,
ils en viennent à perdre tout à fait de vue le mal qui
pèse sur eux. Et alors nous, les auteurs de ce mal, nous
en venons à le considérer comme naturel et nécessaire :
de sorte que, dans nos facultés, dans nos administra-
tions, et dans nos journaux, nous dissertons à loisir sur
les causes de la misère des paysans et sur les divers
moyens d'y remédier, tandis que nous laissons subsis-
ter, sans y faire jamais la moindre allusion, l'unique
cause de cette misère, en continuant à priver les pay-
sans de la terre dont ils ont besoin. »
Tout cela était maintenant si clair pour Nekhludov
que, de plus en plus, il s'étonnait d'avoir pu longtemps
ne pas le comprerdre. Il comprenait avec une évidence
yGoo^f(
e
290 RÉSURRECTION
parfaite que le seul remède à la misère des paysan» était
de leur rendre la terre, pour qu'ils s'en nourrissent. Il
comprenait que les enfants, en particulier, mouraient
parce qu'ils manquaient de lait, et qu'ils manquaient de
lait parce que leurs parents n'avaient point de prés pour
faire paître leurs vaches.
Et il se rappela tout à coup les théories d'Henry
George et l'enthousiasme qu'il avait eu pour elles ; et il
s'étonna d'avoir pu oublier tout cela, a La terre ne satu-
rait être un objet de propriété particulière ; elle ne sau-
rait être un objet de vente et d'achnt, pas plus que l'eau,
pas plus que l'air, pas plus que les rayons du soleil.
Tous les hommes ont un droit égal à la terre, et à tous
les biens qu'elle produit, p
Et Nekhludov comprit alors d'où lui venait la honte
qu'il éprouvait au souvenir de ses arrangements à Kou?*
•minskoïe. C'est qu'il avait voulu se duper soi'-même.
Sachant que l'homme n'a aucun droit de posséder la terre,
il s'était cependant reconnu ce droit, et il avait fait remise
aux paysans d'une partie d'un bien que, dans le fond
de son âme, il savait qu'il n'avait pas le droit de pos»
séder.
« Aujourd'hui du moins je ferai autrement, et je déferai
ensuite ce que j'ai fait à Kouzminskoïe ! » Et il arrêta
aussitôt, dans sa pensée, un nouveau projet, qui con-
sistait à louer ses terres aux paysans, mais de telle
façon que le prix qu'ils paieraient pour la location ne
serait point pour lui, mais pour eux-mêmes, et leur ser-
virait à payer leurs impôts, comme aussi à défrayer
d'autres dépenses d'utilité générale. Ce n'était pas
encore l'idéal qu'il avait rêvé ; mais il ne voyait, dans
les circonstances présentes, aucune autre combinaison
qui s'en approchât davantage. Et puis l'essentiel était
qu'il renonçât, pour sa part, à user de son droit légal de
possession de la terre.
Quand il revint au logement de l'économe, celui-ci
avec un sourire particulièrement empressé, lui annonça
que le dîner était prêt, ajoutant qu'il craignait seulement
qu'il ne fût un peu brûlé, malgré tous les soins qu'avait
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RÉSURRECTION 29i
apportés à aa préparation sa femmes avec Taide de la
jeune fille qui faisait leur ménage.
La table étàitoouverted'une nappe grossière; et sur la
table, dans une soupière en vieux Saxe aux anses bri-
sées (dernier vestige de l'ancien luxe du château),
fumait une soupe de pommes de terre, faite avec la
viande do ce même coq que Nekhludov avait vu,
quelques heures auparavant, étendant tantôt Tune, tan-
tôt Tautre de ses pattes noires. Maintenant le coq était
dépecé, et Nekhludov voyait ces mêmes pattes nager
dans la soupe. Et après la soupe, ce fut encore le coq qui
reparut sur la table, entouré d'une sauce au beurre et
0u sucre. Et, pour médiocre que fût tout cela, Nekhlur
dov mangeait avec appétit ; à peine s'il faisait attention
à ce qu'il mangeait, tout entier à la pensée du nouveau
projet qu'il avait formé et qui, aussitôt, avait dissipé son
ennui et sa mauvaise humeur.
La femme de l'économe, par la porte entre-bâillée,
suivait des yeux la façon dont la jeune fille servait
Nekhludov. L'économe, fier des talents culinaires de
sa femme, souriait d'un sourire de plus en plus épa-
noui.
Après le dîner, Nekhludov força l'économe à s'asseoir
à la table. 11 éprouvait le besoin de parler, de faire
part à quelqu'un, à n'importe qui, des grandes pensées
qui agitaient son cœur. Et il exposa à l'économe sou
projet d'abandonner ses terres aux paysans ; après quoi
il lui demanda ce qu'il en pensait. L'économe sourit
d'un sourire qui signifiait que lui-même, depuis long-
temps, pensait tout cela, et qu'il était bien aise de l'en-
tendre dire ; mais, en réalité, il n'avait absolument rien
compris. Et ce n'était point que Nekhludov se fût mal
exprimé ; mais le projet de Nekhludov partait d'un désir
de renoncer à son intérêt personnel pour l'intérêt des
autres; et, d'autre part, l'économe était profondément
convaincu de l'impossibilité qu'il y avait, pour tout
homme, à s'occuper d'autre chose que de son propre
intérêt. De telle sorte qu'il s'iinaginait n'avoir pas bien
entendu, en entendant Nekhludov lui dire sa résolution
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292 RÉSURRECTION
de consacrer tout le revenu de ses terres à constituer un
capital commun pour les paysans.
— Cest parfait ! — répondit-iL — Ainsi, vous voulez
louer vos terres et en toucher la rente?
~ Mais pas du tout! Comprenez-moi bien. Je veux
leur faire complètement don de mes terres !
— Mais alors, — s'écria l'économe, cessant de sou-
rire, — mais alors vous ne toucherez pas de revenu ?
— Eh bien ! non ! J'y renonce !
L'économe soupira profondément ; mais dès l'instant
d'après il se remit à sourire. Maintenant il avait compris.
Il avait compris que Nekhludov était un peu fou; et aussi-
tôt il n'avait plus songé, dans son projet, qu'aux moyens
qu'il y aurait pour lui d'en tirer quelque profit. Désormais
le projet de Nekhludov était pour lui une chose admise,
une excentricité dont il ne pensait plus même à s'étonner ;
et il s'ingéniait à chercher les profits qu'il en pourrait tirer.
Mais quand il découvrit, au bout d'un moment, que
le projet de Nekhludov ne pourrait lui être d'aucun pro-
fit, il se sentit de nouveau plein de malveillance. Il con-
tinua cependant à sourire, pour être agréable à Nekhlu-
dov, qui était son maître.
Nekhludov, voyant que l'économe ne le comprenait
pas, le laissa, et alla dans le bureau, où, sur une table
ancienne toute tachée d'encre et tout entaillée de coups
de canif, il écrivit le plan de sa combinaison.
Cependant le soleil s'était couché, tandis que la lune
venait d'apparaître. Une nuée de cousins avait envahi
la chambre et tournait, bourdonnante, autour du jeune
liomme* Celui-ci, tout en écrivant, entendait par la
fenêtre le bruit des troupeaux qui rentraient, le grin-
cement des portes qui s'ouvraient dans les cours, les
voix de paysans qui se rendaient au bureau. Il se hâta
d'achever d'écrire et, appelant l'économe, il lui déclara
qu'il ne voulait pas que les paysans vinssent au bureau,
mais que lui-même irait leur parler dans le village, en
tel ou tel endroit qui leur conviendrait; après quoi,
ayant avalé au galop le verre de thé que venait de lui
servir l'économe, il prit de nouveau le chemin du village.
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RÉSURRECTION Î^Ô3
VII
Réunis en foule dans la cour du slaroste, les paysans
s'entretenaient bruyamment; mais, dès qu'ils aperçurent
Nekhludov, ils firent silence, et, comme ceux de Kouz-
minskoïe, les uns après les autres ils ôtèrent leurs cas-
quettes. Ces paysans étaient beaucoup moins civilisés
que ceux de Kouzminskoïe ; presque tous étaient vêtus
de caftans cousus par leurs femmes, et portaient des
laptis aux pieds. Quelques-uns étaient même pieds nus;
d'autres étaient en bras de chemise, tels qu'ils venaient
de rentrer des champs.
Faisant un effort sur lui-même pour vaincre sa
timidité, Nekhludov, dès le début de son discours, leur
annonça qu'il avait formé le projet de leur abandonner
ses terres. Les paysans écoutaient en silence, et sans
que leur visage manifestât aucune émotion.
— J'estime en effet, — poursuivit Nekhludov en rou-
gissant, — que tout homme a le droit de profiter de la
terre !
— Cela" est vrai ! Cela est tout à fait vrai l — firent
quelques voix.
Continuant son discours, Nekhludov leur dit que le
revenu de la terre devait être partagé entre tous, et
que, par conséquent, il se proposait de leur céder ses
terres moyennant une rente qu'ils fixeraient eux-mêmes,
et qui servirait à leur constituer un capital social, des-
tiné à leur usage commun.
De nouveau s'élevèrent quelques paroles d'approba-
tion ; mais les visages sérieux des paysans devenaient
de plus en plus sérieux, et leurs regards, d'abord fixés
sur leur barine, se baissaient vers le sol, comme s'ils
eussent craint de faire honte à Nekhludov en lui laissant
voir qu'ils avaient pénétré sa ruse et que personne
d'entre eux ne serait sa dupe.
Nekhludov parlait cependant aussi clairement qu'il
y Google
â94 RÉSURRECTION
pouvait, et les paysans étaient loin d'être inintelligents ;
mais ils ne le comprenaient pas, ni ne pouvaient le
comprendre; et cela pour la même raison qui avait
longtemps empêché Téconome de le comprendre. Ils
étaient profondément convaincus que tout homme avait
pour unique souci de chercher son propre avantage.
Pour ce qui était des économes, en particulier, les pay-
san» savaient par expérience, depuis plusieurs généra-
tions, que tout économe cherchait toujours son avan-
tage propre aux dépens du leur : et, en conséquence,
lorsque l'économe les rassemblait et leur soumettait
quelque proposition nouvelle, ils savaient d'avance que
ce devait être, uniquement, pour les entortiller dans
quelque nouvelle ruse.
— Eh bieuf quel prix offrez-vous pour la terre?
— demanda Nekhludov.
— Comment offririons-nous un prix? Cela nous est
impossible ! La terre est à vous, c'est vous qui pouvez
tout ! — répondirent des voix dans la foule.
— Mais puisque je vous dis que c'est vous-mêmes qfui
profiterez de cet argent pour vos besoins communs 1
— Nous ne pouvons pas faire cela !
— Tâchez donc de comprendre 1 — s'écria Téconome
qui était venu derrière Nekhludov, et qui croyait devoir
s'entremettre pour aplanir l'affaire. — Vous n'entendez
donc pas que le prince vous propose de louer la terre
pour de l'argent, mais pour que cet argent vous appar-
tienne, pour qu'il vous constitue un capital dont vous
profitiez tous?
— Nous comprenons parfaitement le prince! — dit,
sans relever les yeux, un petit vieillard édenté, à la mine
hargneuse. — C'est comme si cet argent était mis dans
une banque, quoi! Mais nous, en attendant, m)us devrons
payer à l'échéance ! Et c'est ce que nous ne voulons pas !
Nous avons déjà assez de peine à nous tirer d'affaire sans
cela 1 Ce serait, pour le coup, notre ruine complète !
— Il a raison ! C'est bien certain ! Nous aimons mieux
rester comme par le passé! — s'écrièrent des voix
mécontentes, voire même fâchées.
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RÉSURRECTION ^OS
Mais le mécontentement s'accrut encore, et la résis-
tance, lorsque Nekhludov dit qu'il laisserait, dans le bu-
reau de l'économe, un contrat signé par lui, et que les
paysans devraient signer aussi.
— Signer! Pourquoi irions-nous signer? Comme
nous travaillons maintenant, nous continuerons à tra-
vailler! A quoi bon tout cela? Nous ne sommes pas des
greffiers, nous sommes ignorants!
— Nous ne pouvons pas consentir à cela, parce que
nous n^avons pas l'habitude de ces sortes d'affaires!
Que les choses restent plutôt comme elles étaient!
Voilà ce que nous demandons! Qu'on nous change seu-
lement les semences I — criaient des voix.
«t Changer les semences » signifiait que, jusque-là,
c'étaient les paysans eux-mêmes qui devaient fournir
le grain dans les champs où ils travaillaient, et qu'ils
demandaient maintenant que le grain leur fût fourni par
le propriétaire.
— Ainsi, vous refuseï? Vous ne voulez pas que je
vo«s abaiidonne mes terres? — demanda Nekhludov,
s'adressant à une jeune paysan à la figure luisante, vêtu
d'un caftan rapiécé, et pieds nus, qui tenait dans sa
main gauche sa casquette déchirée, avec le geste parti-
culier 4es «oldats quand leurs chefs leur commandent de
se découvrir.
— Parfaitement, Excellence! — répondit le paysan,
non déshabitué encore de la discipline militaire.
— C'est donCque vous avez assez de terre ? — reprit
Nekhludov.
— Quelle terre? Nous n'avons pas de terre! —
répliqua l'ancien soldat d'un ton d'amabilité contrainte.
— N'importe? Vous réfléchiree à ce que je vous ai
dit ! — déclara Nekhludov, stupéfait.
Et il leur répéta, une fois de plus, sa proposition.
— C'est tout réfléchi ! 11 en sera comme nous l'avons
dit! — répondit le vieillard édenté, la mine toujours
hargneuse.
— Je resterai ici jusqu'à demain. Si vous changez
d'avis, vous viendrez me le dire !
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296 RÉSURRECTION
Les paysans ne répondirent pas.
S'étant convaincu qu'il ne pourrait en rien tirer ce
soir-là, Nekhludov revint tristement au château.
— Voyez-vous, prijice, — lui dit Pcconome avec son
sourire empressé, — jamais vous n'arriverez à vous
entendre avec eux : cette espèce-là est têtue comme des
mulets. Quand elle s'est mis quelque chose en tête, rien
au monde ne la fera changer. Et puis ils ont toujours
peur de tout. Et pourtant ils ne sont pas bêtes ! 11 y en
a même là-dedans qui, pour des moujiks, sont très
intelligents, par exemple ce vieux qui criait si fort, le
plus enragé de tous pour repousser vos offres ! Quand
il vient au bureau, et que je l'invite à prendre du thé,
il comprend tout, il parle de tout ; c'est un plaisir de
causer avec lui. Mais, en assemblée, vous l'avez vu, il
devient un autre homme ! Impossible de lui faire entrer
une idée dans la cervelle.
— Mais alors ne pourrait-on pas faire venir ici quelques-
uns d'entre eux, les plus intelligents? — demanda
Nekhludov. — Je leur expliquerais l'affaire en détail.
>— Oui, cela se peut fort bien! — répondit l'économe.
— Eh bien! s'il vous plaît, faites-les venir demain
matin.
— Rien de plus facile ! Demain matin ils seront ici.
VIII
Au sortir du bureau, Nekhludov se rendit dans la
chambre qu'on lui avait préparée pour la nuit. Il y
trouva un grand lit très haut, avec un édredon, deux
oreillers, et une belle couverture de soie rouge piquée,
évidemment prêtée par la femme de l'économe. Celui-ci,
après avoir conduit Nekhludov dans la chambre, lui
demanda s'il ne voudrait pas, avant de se coucher, finir
ce qui restait du dîner. Nekhludov le remercia ; et l'éco-
nome le laissa seul, non sans s'être encore excusé de la
pauvre façon dont il l'avait reçu.
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RÉSURRECTION 297
Le refus opposé par les paysans, qui avait un instant
attristé Nekhludov, ne l'attristait plus. Au contraire, et
bien que, à Kouzminskoïe, les paysans l'eussent en fin
de compte remercié, tandis qu'ici ils lui avaient montré
du mécontentement et même de l'hostilité, il se sentait
étraiigement tranquille et joyeux.
Trouvant étouffante l'atmosphère de la chambre, il
sortit dans la cour avec l'intention d'aller vers le jardin;
mais il se souvint dé la terrible nuit, de la fenêtre
éclairée de l'office, du perron de derrière la maison, et
il ne se sentit pas le courage de revoir des lieux qui
étaient pour lui trop pleins de ces souvenirs. Il s'assit
sur le perron de devant ; et, aspirant le fort parfum des
jeunes pousses de bouleaux dont l'air tiède de la nuit
était imprégné, longtemps il regarda les taches sombres
des arbres, écouta le bruit du moulin et le chant d'un
oiseau qui sifflait, tout près, dans un buisson. La
lumière s'éteignit aux fenêtres de l'appartement de l'éco-
nome; le croissant de la lune caché sous les nuages
reparut, à l'ouest, derrière les granges ; et d'instant en
instant des éclairs de chaleur vinrent illuminer le jardin
fleuri. Puis se fit entendre un tonnerre lointain ; et une
masse sombre, peu à peu, envahit tout un coin du ciel.
L'oiseau qui sifflait se tut. Au bruit de l'eau écumant
dans l'écluse se mêla le cri effaré des oies ; et bientôt,
dans le village et dans la basse-cour, retentit le chant
des coqs, ce chant qu'ils ont l'habitude de faire entendre
bien avant Taube, dans les nuits d'orage.
Un proverbe dit que les coqs chantent de bonne heure
dans les nuits joyeuses ; eteneffet cette nuit était joyeuse
pour Nekhludov : ou plutôt elle était mieux que joyeuse,
pleine de bonheur et de ravissement. Son imagination
faisait renaître en lui les impressions éprouvées jadis,
durant cet été adorable que, jeune et innocent, il avait
passé dans ce même endroit ; et il se sentait redevenu
pareil à ce qu'alors il avait été. Il se sentait redevenu
pareil à ce qu'il avait été pendant toute la partie heu-
reuse et belle de sa vie, quand, à quatorze ans, il priait
pour que Dieu lui découvrît la vérité, ou quand, pleu-
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298 RÉStJRftÊCTION
rant ftur le» genoux de sft mère, il lui jurait d'être tou-
jours bon et de ne jamais lui faire de peine. Il se sentait
redevenu pareil à ce qu'il avait été quand, avec son
ami Nicolas Irtenev, ils avaient résolu de se prêter tou-
jours assistance l'un à l'autre dans la voie du bien, et
de consacrer toute leur vie au bonheur des hommes.
Il se rappela ensuite comment, à Kouzminskoïe, une
mauvaise tentation lui était venue, qui l'avait porté à
regretter sa maison, et ses bois, et sa ferme et ses terres.
Et il se demanda si, dans le secret de soft cœur, il con-
servait encore quelque regret de tout cela. Non seule-
ment il n'en conservait plus, mais il ne comprenait plus
qu'il eût pu en avoir. Et il revit aussitôt ce qu'il avait
vu dans le village, en allant chez Matrena. Il revit la
jeune mère sans mari, dont le mari était en prison pour
avoir coupé un arbre dans son bois, à lui Nekhludov ; il
revit l'affreuse Matrena» qui avait été jusqu^à lui dire
que c'était le devoir des jeunes filles de sa classe de se
prêter aux amours de leurs mattres. 11 se rappela ce que
la vieille lui avait dit de la façon dont les enfants étaient
conduits à l'asile, et devant ses yeux reparut l'effrayanl
enfant vieillot, avec son sourire et ses maigres jambes. Et
de cet enfant sa pensée se transporta vers la prison, les
têtes rasées, les cellules, la puanteur des corridors, les
chaînes ; et en regard de toutes ces misères il vit le luxe
stupide de sa propre vie, de la vie des villes.
Le croissant de la lune, cependant, s'était de nouveau
dégagé, derrière les granges, et des ombres noires
s'allongeaient dans la cour, et le fer des toits brillait
doucement.
Et, comme s'il n'avait pu se résigner à ne pas saluer
cette lumière, Toiseau dans le buisson siffla de nouveau,
avec un petit claquement de son bec.
Nekhludov se rappela comment, à Kouzminskoïe, il
s'était mis en peine do réfléchir sur sa vie, de penser à
ce qu'il ferait et à ce qu'il deviendrait. Il s'était posé
des questions qu'il n'avait pu résoudre, tant il voyait de
motifs pour et contre, tant la vie lui paraissait compli-
quée et difficile. Il se posa de nouveau les mêmes ques-
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RÉSURRECTION 299
tions et s*étonna de les trouver fort simples. Or elles
étaient simples pour lui, maintenant, parce qu'il avait
cessé de penser à ce qui lui arriverait, ou même de s'y
intéresser, pour penser seulement à ce qu'il devait
faire. Et, chose surprenante, autant il avait eu de peine
à décider ce qu'il devait faire pour lui-même, autant il
voyait clairement ce qu'il devait faire pour les autres. Il
voyait clairement qu'il devait donner ses terres aux pay-
sans, parce que les paysans en avaient besoin, et parce
que lui-même n'avait pas le droit de les posséSer. Il
voyait clairement qu'il devait ne pas abandonner Katu-
cha, mais au contraire l'aider à persévérer dans les dis-
positions où il l'âVait trouvée la dernière fois: car il avait
commis envers elle une faute qu'il devait racheter.
Quant à ce qui sortirait de tout cela, il l'ignorait ; mais
il savait qu'il avait absolument le devoir d'agir ainsi. Et
cette conviction profonde le remplissait de joie.
La masse noire, soudain, avait envahi tout le ciel ; aux
éclairs de chaleur avaient succédé de vrais éclairs, illumi-
nant la cour et la maison dévastée ; et un fort éclat
de tonnerre retentit au-dessus du jardin. Les oiseaux
s'étaient tus ; mais; en revanche, les feuilles des arbres
avaient commencé à bruire, et un vent frais s'était élevé
qui venait agiter les cheveux de Nekhludov. Une goutte,
une seconde tambourinèrent sur le fer du toit ; le vent
s'arrêta brusquement, un grand silence se fit, et Nekh-
ludov entendit, au-dessus de sa tête, le roulement
prolongé d'un nouvel éclat de tonnerre.
Il rentra dans la maison, le cœur toujours joyeux.
« Oui, oui, — songeait-il, — cela est ainsi ! L'utilité de
ma vie, le sens profond de cette vie, le but supérieur en
vue duquel nous sommes dans ce monde, je ne les com-
prends pas ni ne puis les comprendre. Pourquoi ont
existé mes tantes ? Pourquoi Nicolas Irtenev est-il mort,
et moi suis-je en vie? Pourquoi ai-je rencontré Katucha?
Pourquoi ai-je été fou et aveugle si longtemps? De tout
cela je ne puis rien savoir : comprendre l'œuvre du
Maître n'est pas en ma puissance. Mais accomplir sa
volonté, telle qu'elle est écrite dans mon cœur, cela est
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300 RÉSURRECTION
dans ma puissance, et je sais que je le dois. Et il n'y
aura de repos pour moi que quand je l'aurai accomplie. »
La pluie tombait à verse, battant le toit, gouttant sur
les vitres ; de minute en minute, des éclairs illuminaient
la cour. Nekbludov rentra dans sa chambre, se déshabilla
et se mit au lit, non sans inquiétude au sujet des
punaises, car le papier des murs, sale et déchiré, lui en
avait fait, dès le premier coup d'œil, soupçonner la pré-
sence.
« Oui, me sentir non pas maître, mais serviteur! »
songeait-il : et cette pensée le remplissait de joie.
Ses inquiétudes, cependant, n'étaient que trop fon-
dées. A peine eut-il éteint la chandelle que déjà des bêtes
lui couraient sur le corps.
« Donner mes terrres, aller en Sibérie, — les puces,
les punaises, la saleté! Soit; puisqu'il faut supporter tout
cela, je le supporterai. »
Mais, en dépit de ses belles résolutions, il ne le sup-
porta pas, cette nuit-là. 11 se leva, s'assit près de la
fenêtre ouverte, et très longtemps il s'attarda à consi-
dérer les nuages noirs qui se dissipaient, et le croissant
de la lune qui émergeait de nouveau.
IX
Nekhludov ne s'endormit que vers le matin, de sorte
que, le lendemain, il se réveilla très tard.
A midi, les sept paysans choisis par l'économe arri-
vèrent dans le verger, où, sous les pommiers, se trou-
vaient une table et deux bancs faits de planches posées
sur des pieux. Nekhludov eut fort à faire pour décider
les sept délégués à remettre leurs casquettes et à
s'asseoir sur les bancs.
L'ancien soldat, surtout, s'obstinait à rester debout,
tenant devant lui sa casquette rapiécée, avec le geste
particulier des soldats pendant un enterrement.
Mais quand le plus âgé de la troupe, un large vieillard
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RÉSURRECTION 301
d'aspect vénérable, avec une grande barbe grise frisée,
dans le genre de celle du Moïse de Michel- Ange, et
d'épais cheveux gris couronnant un front jaune tout
brûlé de soleil, quand celui-là remit son ample casquette,
et, après avoir boutonné son cafetan neuf, entra dans un
des bancs et s'assit, personne n'hésita plus à suivre son
exemple.
Cette formalité achevée, Nekhludov s'assit en face des
paysans, sur l'autre banc, et, prenant en main le papier
où il avait écrit son projet, il commença à le lire et à
l'expliquer.
Soit parce que le nombre de ses auditeurs était
moindre, ou parce que la pensée de son entreprise l'em-
pêchait de penser à lui-même, Nekhludov, cette fois-là,
n'éprouvait plus aucun embarras. Et, involontairement,
il s'adressait de préférence au vieillaçd à la barbe
enroulée, comme s'il eût attendu de lui, plus que des
autres, l'approbation ou le blâme. Mais la haute idée qu'il
se faisait de lui était, malheureusement, une illusion. Le
vénérable vieillard, en vérité, tantôt baissait, d'un air
approbateur, sa belle tête de patriarche, tantôt la
secouait en signe de méfiance, lorsqu'il voyait ses voi-
sins se comporter de même; au fond il avait une peine
extrême à comprendre non seulement la pensée de Nekh-
ludov, mais jusqu'au sens des mots qu'il disait.
Son voisin comprenait beaucoup mieux les paroles de
Nekhludov. C'était un petit vieillard borgne et boiteux,
vêtu d'une camisole de nankin reprisée, et ayant aux
pieds de vieilles bottes. Il était poêlier de son métier, il
le dit à Nekhludov au cours de l'entretien. Ce petit vieux
remuait constamment les sourcils, comme s'il se fût
efforcé de bien comprendre ; et, au fur et à mesure, il
traduisait à sa manière, tout haut, ce qu'il entendait.
Près de lui était assis un autre petit vieillard, mus-
culeux et trapu, avec une barbe blanche et des yeux
brillants : celui-là profitait de toutes les occasions pour
placer des observations ironiques ou plaisantes : c'était
évidemment le bel esprit du village.
L'ancien soldat, lui aussi, semblait comprendre de
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302 RÉSURRECTION
quoi il s'agissait : mais ses réflexions se bornaient i
quelques formules banales, sans doute rapportées d«
son service militaire. L'auditeur le plus sérieux dA
groupe était, à beaucoup près, un grand paysan avec ni
long nez et une petite barbe, vêtu d'une veste propre e|
ayant aux pieds des laptis neufs. Il comprenait tout e
ne parlait que quand il avait quelque chose à dire.
Quant aux deux autres assistants, Tun d'eux était ca
petit vieux sans dents qui, la veille, s'était montré I9
plus opposé à toutes les propositions de Nekhludov}
l'autre était un homme de haute taille, tout blanc, aveu
de bons yeux. Tous deux, ce jourJà, se taisaiepti sa
contentant d'écouter avec grande attention.
Nekhludov commença par exposer ses idé^s sur 1^
propriété territoriale.
— Je suis d'avis, ^- dit-il, — qu'on n'a le droit ni de
vendre ni d'acheter la terre, parce que, si on en avait le
droit, ceux qui ont de l'argent achèteraient toutes lest
terres et enlèveraient ainsi aux autres h moyen d'en
profiter.
— Cela est bien vrai I -- dit, de sa profonde voix de
basse, l'homme au long nez.
— Parfaitement î — déclara l'ancien soldat,
— Ma vieille a pris un peu d'herbe pour nos vaches :
on l'a empoignée, et ouste I en prison ! -«- dit le bel
esprit à la barbe blanche,
— La terre qu'on a est grande comme ce jardin ; et
d'en louer d'autre, impossible ! --- poursuivit-il. On a
élevé les prix de telle façon qu'il n'y a pas à pepsor à
regagner son argent,
— Oui ! — s'écria un autre, — on nous écorehe comme
on veut. C'est bien pis que du temps des défunte? de-
moiselles !
— Je pense comme vous sur tout cela! •— dit Nekhlu-
dov; et je considère comme un péché de posséder la
terre. Et c'est pour cela que j'ai résolu de me défaire
de mes terres !
— Si la chose est possible, nous ne disons pas non !
— fit le vieillard à la barbe frisée, qui, évidemment,
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RÉSURRECTION 303
avait compris quo Nekhludov voulait leur louer ses terres.
— Oui, c'est pour cela que je suis venu. Je ne veux
plus profiter de mes terres. Mais encore devons-nous
nous.entendre sur la façon dont je pourrai vous en faire
profiter.
— Tu n*a» qu'à donner les terres aux paysans, et
voilà tout! — s'écria tout à coup le petit vieillard édenté.
Nekhludov, en l'entendant, eut un moment de trouble ;
car il sentait dans ses paroles un soupçon sur la loyauté
de ses intentions. Mais aussitôt il redevint maître de lui,
se rappelant sa résolution de dire jusqu'au bout ce qu'il
avait à dire.
— Je vous donnerais bien mes terres, •--. reprit-il, —
mais à qui et comment ?
Personne ne répondit. Seul l'ancien soldat fit entendre
un : « Parfaitement ! »
— Eeoutez-moi ! — poursuivit Nekhludov. — Si vous
étiez à ma place, comment feriez-vous ?
— Comment nous ferions? C'est bien simple! Nous
partagerions tout entre les paysans.
— Mais c'est certain ! Nous partagerions tout entre les
paysans ! — répéta le bon vieillard à la barbe blanche.
Et tous, l'un après l'autre, donnèrent leur approbation
à cette réponse, qui leur parut pleinement satisfaisante.
— Mais comment faire ce partage ? -^ demanda Nekh-
ludov. — Aux domestiques, à ceux qui ne cultivent
pas, faudra-t-il aussi donner de la terre ?
— Ah! non, bien sûr! — déclara l'esprit fort.
Mais le grand paysan au long nez ne fut pas de son
avis:
— Il faut partager également entre tous ! — déclara-
l-il de sa voix de basse, après avoir réfléchi un moment.
— Non I cela n'est pas possible ! — reprit Nekhludov.
Si je partageais également entre tous, tous ceux qui ne
travaillent pas pour eux-mêmes, qui ne cultivent pas,
ceux*là prendraient leur lot et le vendraient aux riches.
Et de nouveau la terre s'accumulerait chez les riches.
Et quant à ceux qui cultivent, de nouveau leur famille
se multiplierait, et leur terre serait morcelée. De nou-
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304 RÉSURRECTION
veau les riches reprendraient leur pouvoir sur ceux qui
ont besoin de la terre pour vivre.
— Parfaitement! — s'empressa de déclarer Tancien
soldat.
— Défendre que personne ne vende la terre ! Obliger
chacun à la cultiver lui-même ! — fît le poélier en lan-
çant devant lui un regard irrité.
Mais Nekhludov avait prévu aussi cette objection-là.
Il répondit que c'était chose impossible à vérifier si
quelqu'un cultivait pour son propre compte ou pour le
compte d'autrui. Et, d'ailleurs, le partage égal était
impossible.
— L'un de vous aurait de la bonne terre, un autre de
l'argile ou du sable. Tous vous voudriez avoir la bonne
terre.
Alors le grand moujik au long nez, le plus intelligent
des sept, proposa de faire en sorte que tous eussent à
cultiver en commun.
— Et celui qui cultivera aura sa part. Et celui qui ne
cultivera pas, celui-là n'aura rien ! — déclara-t-il de sa
voix de basse nette et résolue.
Nekhludov répondit qu'à cela aussi il avait pensé,
mais que, pour que ce projet fût exécutable, tout le
monde devrait avoir les mêmes charrues et les mêmes
chevaux, ou bien encore que chevaux, charrues, fléaux,
et tout ce qu'ils avaient, devrait être commun. Et il
ajouta que, pour que cela se fît, il y avait nécessité à ce
que tous se missent d'accord.
— Jamais les gens de chez nous ne se mettront d'accord
là-dessus, — déclara le petit vieux à la mine hargneuse.
— C'est du coup qu'il y aurait une bataille! — dit le
vieillard à la barbe blanche, avec un rire dans ses yeux.
— Les femmes elles-mêmes se flanqueraient des coups.
— Vous voyez bien que la chose n'est pas aussi simple
qu'elle paraît d'abord ! — dit Nekhludov. — Et nous ne
sommes pas les seuls pour réfléchir à ces questions. Ainsi,
il y a un Américain, un nommé George. Eh bien! voici
ce qu'il a inventé, et moi je pense, là-dessus, comme lui.
— Tu es le maître, tu peux faire à ta guise! Nous
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RÉSURRECTION 30^
serons bien forcés d'en passer par où tu voudras ! — dit
le vieillard édenté.
Cette interruption fit peine à Nekhludov. Mais il dé-
couvrit, à son grand contentement, qu'il n'était pas le
seul à la déplorer.
— Pardou, oncle Sémène, laisse-le d'abord nous
expliquer ses idées ! — dit de sa voix de basse le paysan
au long nez, qui était décidément le sage de la troupe.
Nekhludov, rasséréné, commença à leur expliquer la
doctrine d'Henry George.
— La terre n'est à personne. Elle n'est qu'à Dieu !
-fit-a.
— C'est bien cela! Parfaitement! Voilà qui est bien
dit! — déclarèrent plusieurs voix.
— Toute la terre doit être possédée en commun. Tous
ont sur elle un droit égal. Mais il y a de bonne terre et
de moins bonne. Et chacun voudrait avoir de la bonne.
Comment faire pour égaliser les parts? 11 faut que
celui qui exploite une bonne terre partage son surplus
avec celui qui en exploite une moins bonne. Et comme
c'est chose difficile de déterminer ceux qui doivent payer
et à qui ils doivent payer, et comme, dans notre vie de
maintenant, l'argent est indispensable, le parti le plus
sage est de décider que tout homme qui exploite une
terre paiera à la communauté, pour les besoins communs,
en proportion de ce que vaut sa terre. De cette façon
l'égalité se trouvera obtenue. Si quelqu'un veut exploi-
ter une terre, il paiera plus pour une bonne terre, moins
pour une moins bonne. Et s'il ne veut pas exploiter de
terre, il ne paiera rien; et ce sont ceux qui exploitent
la terre qui paieront pour lui l'impôt nécessaire aux
besoins communs.
— En voilà une forte tête, ce Georgeât ! — s'écria le
vieillard représentatif à la barbe enroulée.
— Voilà qui est suivant la justice I — déclara le poé-
lier en remuant les sourcils. — Celui qui a la meilleure
terre, c'est lui qui paie le plus !
— Pourvu seulement que le prix soit dans nos
ngioyens ! — dit l'homme au long nez.
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306 RÉSURRECTION
— Quant au prix, il doit être calculé de façon à n'être
ni trop haut ni trop bas. S'il est trop kaut, on ne le paie
pas, et des vides se produisent ; s'il est trop bas, chacun
se met à acheter de la terre aux autres, et de nouveau on
recommence à trafiquer de la terre. Voilà ce que dit ce
George ; et c'est sur ces principes que je voudrais m'ar-
ranger avec vous.
— Parfaitement! C'est très juste! Nous le voulons
aussi ! — répondirent les paysans.
— Voilà une tête ! — répéta le vieillard qiii ressènr-
blaitau Moïse. — Georgeât! Et de penser qu'il a inventé
tout cela!
— Et si, moi, je veux prendre aus«i de la terre?
— demanda, en souriant, l'économe.
— La participation est libre : prenez et travaillez!
— répondit Nekhludov.
— Quel besoin as-tu d'avoir de la terre ? Tu es déjà
assez repu comme ça ! -^ dit le bel esprit.
Ainsi se termina la discussion.
Nekhludov répéta une fois encore l'exposé de son pro-
jet, en ajoutant qu'il ne demandait pas de réponse immé-
diate, mais qu'il conseillait aux délégués de s'entendre
avec les autres paysans et de venir ensuite lui rapporter
la réponse.
Tous les sept en prirent l'engagement , après quoi, se
levant du banc, ils s'en retournèrent au village. Long-
temps Nekhludov entendit, sur la route, le son de leurs
voix animées et vibrantes. Et, jusqu'au soir, des échos
lointains de cris et de discussions parvinrent jusqu'à lui,
mêlés au fracas monotone de l'écluse du moulin.
Le lendemain, les paysans chômèrent t on passa la
journée à délibérer sur la proposition du barine. Mais
les délibérations restèrent sans résultat, la communauté
étant partagée en deux camps : les uns tenaient les pro-
positions du barine pour avantageuses et sans danger ;
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RÉSURRECTION 307
les autres s'obstinaient à y voir une ruse dont ils ne
pouvaient d'ailleurs pénétrer l'objet, mais qui ne leur en
semblait que plus dangereuse.
Cependant, le surlendemain, tous se mirent enfin
d'accord pour accepter les conditions de Nekhludov; et
les sept délégués revinrent faire part à celui-ci de cette
décision de la communauté. Ce qu'ils ne dirent pas à
NekMudov, c'est que c'est eux-mêmes qui avaient amené
l'accord des paysans et avaient achevé de leur ôter toute
crainte d'une ruse : ces braves gens avaient cru deviner,
et ne s'étaient pas fait ftiute de proclamer, que le barine
agissait ainsi pour le salut de son âme, s'étant mis en
tète d'expier ses péchés.
Cette e:îplication fut d'autant plus volontiers admise
que les paysans, depuis l'a^rrivée de Nekhludov, étaient
témoins des grandes charités qu'il faisait à tout venant.
Nekhludov, &ù. effet, distribuait beaucoup d'argent.
C'était la première fois qu'il avait l'occasion de voir de
près la misère des paysans, et l'extrême difficulté qu'ils
avaient à vivre, dans les conditions nouvelles où ils se
tro^V^ient. Et, tout ©n sachant qu'il y avait imprudence
pour lui à se dessaisir de son argent, il ne pouvait
s'^npècher de le donner, ayant précisément touché à
Kouzi»iinsko¥e une somme assez forte, pour la vente d'un
bois M l'arriéré de son revenu.
Et dès qu'on avait dit que le barine donnait de l'ar-
gent à tous ceux qui lui en demandaient, une foule de
pauvres gens, surtout des femmes, avaient commencé à
venir le trouver, de toute la région, pour le supplier
de les secourir. Nekhludov était fort en peine, craignant
de ne pouvoir donner indéfiniment, et, d'autre part,
n'ayant aucun moyen de décider à qui il devait donner,
et à qui refuser. Il ne se sentait pas la force de refuser de
l'argent à des gens qui lui en demandaient, et qui, tout
au moins, lui paraissaient en avoir tous également
besoin. Et son argent s'épuisait, et les mendiants conti-
nuaient d'affluer. Un seul moyen s'offrait à lui pour sor-
tir de cette situation : c'était de partir. Aussi résolut-il
de le faire le plus vite possible.
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308 RÉSURRECTION
Le dernier jour de son séjour, il monta dans les appar-
tements de ses tantes défuntes, pour passer en revue les
objets qui y restaient. Dans le tiroir inférieur d'un chif-
fonnier en bois de rose, orné d'appliques et d'entrées de
serrures en bronze ciselé, il découvrit un paquet de
vieilles lettres, et, mêlée à elles, une photographie, où
était représenté un groupe debout devant la maison : il y
avait là Sophie Ivanovna, Marie Ivanovna, Nekhiudov en
tenue d'étudiant, et Katucha.
De tous les objets que contenait la maison, Nekhiudov
ne prit que les lettres et cette photographie. Le reste,
meubles, tableaux, tentures et tapis, il le céda au meu-
nier, qui avait des goûts de luxe, et qui avait promis à
l'économe une forte commission s'il parvenait à lui faire
avoir tout cela à très bon marché. Il l'eut à meilleur
marché encore qu'il ne l'avait espéré.
Et Nekhiudov, se rappelant de nouveau le sentiment
de regret qu'il avait éprouvé, à Kouzminskoïe, devant la
pensée de devoir renoncer à ses propriétés, de nouveau
se demanda avec stupeur comment il avait pu éprouver
un pareil sentiment. Il n'éprouvait plus maintenant
qu'une délicieuse impression de délivrance, où se joignait
pour lui le charme de la nouveauté; une impression
semblable à celle que doit éprouver l'explorateur lorsque,
au sortir de cruelles épreuves, il entrevoit enfin une
terre nouvelle !
y Google
i^r-P"
CHAPITRE II
Lorsque Nekhludov revint de la campagne, la ville lui
fit une impression particulièrement déplaisante. Il y
arriva le soir, et se rendit aussitôt dans sa maison.
Toutes les chambres étaient imprégnées d'une forte
odeur de naphtaline, et Agrippine Petrovna et Korneï,
tous deux, paraissaient à la fois fatigués et mécontents ;
ils s'étaient même querellés, dans Taprès-midi, au sujet
de leur travail qui, du reste, consistait simplement à
étendre, à faire sécher, et à serrer de nouveau les tapis
et les vêtements.
La chambre à coucher de Nekhludov n'était pas, rela-
tivement, trop en désordre ; mais on avait négligé de la
mettre en état pour la nuit, et des coffres se trouvaient
placés devant la porte, qui gênaient le passage. Evi-
demment, Nekhludov, en revenant à Timproviste, avait
dérangé la grande entreprise de nettoyage qui, depuis
des semaines, se poursuivait dans la maison avec une
lenteur extraordinaire.
Et tout cela parut à Nekhludov si stupide et si ridicule,
en comparaison de la misère qu'il venait de voir chez
les paysans, qu'il résolut de quitter la maison dès le
lendemain matin pour s'installer à l'hôtel, laissant
Agrippine Petrovna procéder à ses arrangements comme
bon lui semblerait.
En effet, le lendemain, il sortit de bonne heure, se
choisit deux petites chambres meublées, de l'aspect le
plus modeste, dans la première auberge qu'il trouva sur
le chemin de la prison ; et, après avoir donné Tordre d'y
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310 RÉSURRECTION
faire transporter une malle qu'il avait préparée dès la
veille, il se mit en route pour aller chez Tavocat.
La matinée était très froide. Aux orages et aux pluies
avaient succédé les gelées qui, d'ordinaire, surviennent
au début du printemps. La température était si fraîche
et le vent si pénétrant que Nekhludov, vêtu d'un
pardessus trop léger, grelottait, et pressait le pas pour
se réchauffer.
Sa mémoire était hantée de ce qu'il avait vu au vil-
lage : il revoyait ces femmes, ces enfants, ces vieillards,
cette misère et cette fatigue qu'il venait de découvrir
pour la première fois ; il revoyait, en particulier, le
misérable enfant vieillot qui, sur les bras de sa mère,
lui avait souri d'un lamentable sourire, en agitant sans
cesse ses jambes décharnées; et, involontairement, il
comparait à ces souvenirs ce qu'il voyait autour de lui.
Passant devant les boutiques des épiciers, des bouchers,
des marchands de poisson et des marchands de confec-
tions, il était frappé de la mine repue de la plupajrt de
ces petits bourgeois, et de la différence de cette mine
avec celle des paysans. Egalement repus lui paraissaient
les cochers dos voitures de maître, avec leurs éiM)rmes
cuisses où s'étalaient d'énormes boutons dorés, le« por^
tiers en livrée galonnée, les femmes de chambre en
tabliers blancs et en cheveux bouclés, et jusqu'aux
cochers de fiacre de première classe, étalés sur les cous-
sins de leurs voitures, et occupés à dévisager distraite-
ment les passants. Mais, sous cette mine repue, Nekh-
ludov reconnaissait à présent en eux la même espèce
d'hommes qu'il venait de voir à la campagne. Chassés
de leur village par le manque de terre, ceux-là avaient
su s'adapter aux conditions de la vie des villes; ils
étaient devenus des dourgeois, et jouissaient et s'enor-
gueillissaient de leur situation ; mais combien d'autres il
y en avait qui, chassés pareillement de leur village par
le manque de terre, avaient eu moins de chance et se
trouvaient dans une condition infiniment plus misérable
que celle qu'ils n'avaient pu supporter chea eux ! Tels,
par exemple, ces cordonniers que Nekbludov voyait
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RÉSURRECTION 311
occupés à battre le cuir devant les fenêtres d'un sous-
sol; telles ces maigres et pâles blanchisseuses, aux
cheveux en désordre, occupées à repasser le linge
devant des fenêtres ouvertes d'où se dégageait une
asphyxiante vapeur d'eau de savon; tels encore deux
peintres en bâtiment que Nekhludov croisa dans la rue,
marchant pieds nus, et barbouillés de couleur de la tête
aux talons. Les manches relevées jusqu'au-dessus des
coudes, ils portaient un grand seau tout rempli de cou-
leur et ne cessaient pas de se crier des injures. Leurs
visages exprimaient un mélange de lassitude et de
mauvaise humeur. Et la même expression se lisait sur
les visages des cochers de fiacre de deuxième classe,
tremblant de froid sur leurs sièges ; la même expression
se lisait sur les visages des hommes, des femmes et des
enfants déguenillés qui, debout au coin des rues, deman-
daient l'aumône. Mais, nulle part, cette expression
n'était aussi frappante que sur les visages qu'apercevait
Nekhludov aux fenêtres des cabarets devant lesquels il
passait. Autour des tables sales, encombrées de bou-
teilles et de verres, des groupes d'hommes étaient assis
qui criaient ou chantaient, la face mouillée de sueur, les
pommettes enflammées. Devant une fenêtre, Nekhludov
vit un de ces malheureux qui, les sourcils relevés et la
bouche ouverte, regardait fixement devant lui, comme
s'il se fût efforcé de se rappeler quelque chose.
« Mais pourquoi sont-ils tous venus se réunir dans la
ville? » — se demandait Nekhludov, tandis qu'il aspirait,
malgré lui, avec la fraîcheur du vent, une écœurante
odeur de badigeon à l'huile, se dégageant de maisons
qu'on venait de bâtir.
Dans une rue, il rencontra des charretiers qui con-
duisaient des barres de fer et qui faisaient trembler le
pavé d'un bruit de ferraille. Ce bruit assourdissant lui
donna mal à la tête. 11 courait pour dépasser le camion
des charretiers, quand, soudain, il entendit son nom,
mêlé au fracas des barres de fer.
Il s'arrêta et aperçut devant lui up gros homme élé-
gamment vêtu, au visage luisant et aux moustaches en
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3! 2 RÉSURRECTION
pointe, qui, assis dans un fiacre de première classe, lui
faisait amicalement signe de la main et lui souriait,
découvrant des dents d'une blancheur anormale,
c — Nekhiudov! C'est toi?
La première impression de Nekhiudov fut toute de
plaisir.
— Tiens ! Chembok ! — s'écria-t-il joyeusement.
Mais, dès l'instant d'après, il comprit qu'il n'y avait
là pour lui aucun motif de se tant réjouir.
C'était ce même Chembok qui était venu le rejoindre
chez ses tantes, le lendemain du jour où il avait séduit
Katucha. Nekhiudov l'avait perdu de vue depuis long-
temps; mais on lui avait dit que Chembok, lui aussi,
avait quitté le régiment, et que, malgré son manque de
fortune et ses dettes, il continuait, on ne savait com-
ment, à vivre dans la société des gens riches. L'élé-
gance de sa mise et l'expression satisfaite de ses traits
prouvèrent à Nekhiudov qu'on ne l'avait pas trompé.
— En voilà une chance, de t'avoir rencontré! Ma
parole, il n'y a plus personne en ville I Eh ! mon cher, tu
as vieilli ! — dit l'ancien officier, descendant du fiacre et
déployant ses épaules. Figure-toi que je ne t'ai reconnu
qu'à ta démarche ! Nous dînons ensemble, n'est-ce pas ?
Où peut-on manger convenaiblement, dans ce pays?
— Je crains de ne pouvoir pas accepter ! — répondit
Nekhiudov qui pensait seulement à trouver quelque
moyen de prendre congé de son compagnon sans le
fâcher. — Et toi, que fais-tu ici? — reprit-il.
— Moi, mon cher, j'y suis pour affaire ! Pour l'affaire
de ma tutelle. Car tu sais que je suis tuteur? Je gère les
biens de Samanov. Tu le connais, Samanov, le richard ?
Figure-toi qu'il est ramolli ! Et cinquante-quatre mille
déciatines de terre ! — ajouta Chembok avec une fierté
toute particulière. — Tout cela était dans un désordre
lamentable I Les paysans s'étaient approprié les terres.
Ils ne payaient pas, le déficit était énorme. Eh bien! moi,
en un an de tutelle, j'ai tout remis en état et fait rappor-
ter aux terres 70 0/0 de plus. Hein ! qu'en dis-tu ? —
demanda-t-il avec une fierté encore plus marquée.
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RÉSURRECTION 313
Nekhludov se rappela qu'on lui avait en effet raconté
cette histoire. Chembok, précisément parce qu'il avait
mangé toute sa fortune et se trouvait plongé dans les
dettes jusqu'au cou, avait été désigné pour gérer, en
qualité de tuteur, la fortune d'un vieux millionnaire
devenu gâteux.
« Comment prendre congé de lui sans l'offenser ?» —
songeait Nekhludov, en considérant ce visage luisant et
bouffi, où s'étalaient de superbes moustaches brillantes
de cosmétique.
— Eh bien ! où allons-nous dîner?
— Impossible aujourd'hui, vraiment, — dit Nekhludov
en tirant sa montre.
— C'est bien vrai ? Alors, écoute ! Il y a des courses,
ce soir. Tu viendras ?
— Non, impossible ! f
— Mais si, mais si, il faut que tu viennes ! Je n'ai
plus de chevaux à moi, mais Grichine me prête un des
siens. Sais-tu qu'il y a une écurie superbe ! Ainsi, c'est
convenu, tu viendras, et nous souperons ensemble!
— Cela non plus, je ne puis te le promettre ! —
répondit Nekhludov avec un sourire.
— Allons ! ce sera pour une autre fois ! Et où vas-tu
maintenant? Veux-tu que je te conduise ?
— Merci ! Je vais chez un avocat, tout près d'ici.
— Ah ! oui, tu passes à présent ta vie dans les pri-
sons ! Tu fais des commissions pour les prisonniers !
Oui, je sais, les Korchaguine m'ont dit cela, — fit Chem-
bok en éclatant de rire. — Tu sais qu'ils sont déjà partis?
Allons ! raconte-moi cette affaire-là !
^ Oui, oui, tout cela est vrai ! — répondit Nekhludov.
— Mais c'est une affaire assez compliquée et qui ne se
raconte pas comme ça dans la rue !
— Ah ! mon vieux, tu resteras donc toujours un original?
Mais n'importe, je t'attends ce soir, après les courses !
— Impossible, vraiment impossible ! Tu ne vas pas
m'en vouloir, au moins?
— Quelle idée ! Et voilà le temps qui s'est mis au
froid, n'est-ce pas ?
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314 RÉSURRECTION
— Oui, oui !
— Allons ! puisque c'est ainsi, au plaisir de te revoir !
J'ai été bien aise de te rencontrer ! — dit Chembok.
Après quoi, ayant vigoureusement serré la main de
Nekhludov, il sauta dans sa voiture d'où il agita avec
affectation sa large main gantée de blanc, tandis qu'un
sourire amical découvrait de nouveau ses longues dents
trop blanches.
« Ai-je donc été ainsi? » — se demandait Nekbludov,
en poursuivant son chemin vers la maison de Tavocai.
— « Hélas ! c'est pis encore : car jamais je ne suis par-
venu à être ainsi, et j'ai rêvé d'y parvenir, et je me suis
imaginé que je passerais ma vie entière de cette même
façon. »
II
L'avocat était chez lui ; et, bien que ce ne fût point jour
de consultation, il s'empressa de recevoir Nekhludov.
Il lui parla d'abord de l'affaire des Menchov. Il avait
étudié le dossier : effectivement l'accusation n'était guère
fondée.
— L'affaire n'en est pas moins assez compliquée ! —
ajouta-t-il. — Suivant toute probabilité, c'est le cabaretier
lui-même qui aura mis le feu à sa grange, afin de toucher
sa prime d'assurance. Le fait est qu'il n'y a pas l'ombre
de preuves matérielles. La condamnation résulte simple-
ment de l'excès de zèle du juge d'instruction, et de la
négligence du substitut du procureur. Mais voilà, le mal
est fait, la chose sera difficile à changer ! N'importe ! Si
l'on peut seulement obtenir que l'affaire soit jugée à nou-
veau, et ici, je suis tout à fait sûr de la gagner : et je
plaiderai sans demander d'honoraires. Je me suis occupé
aussi de cette Fédosia Vergoumov, dont vous m'avez
parlé. Tenez, voici son recours en grâce ; si vous allez
à Pétersbourg pour la Maslova, vous pourrez emporter
ce recours et vous occuper vous-même 4e le recom-
mander. Faute de quoi, si nous nous en remettons à
y Google
RÉSURRECTION 315
Tadministration, la pièce restera enfouie dans les bu-
reaux et nous aurons perdu notre temps. Faites votre
possible, puisque Taffaire vous tient si à cœur, pour
trouver accès auprès de personnes ayant de l'influence
dans la commission des grâces. Et voilà ! Puis-je vous
servir en quelque autre chose ?
— Eh bien! oui. On m'a raconté...
— Ha I ha ! à ce que je vois, vous êtes devenu le porte-
voix par lequel s'expriment les réclamations de la pri-
son ! -^ dit l'avocat avec un gros rire. — Mais je vous
en préviens, jamais vous ne parviendrez à les recueillir
toutes : il y en a trop !
— Non, mais vraiment c'est une affaire monstrueuse!
— reprit Nekhludov ; et il répéta à l'avocat un récit qu'on
lui avait fait l'avant-veille, au village.
Un paysan instruit s'était mis à lire tout haut l'Évan-
gile et à l'expliquer à ses camarades. Le pope avait vu
là un délit, et l'avait dénoncé. D'où était résultée une
enquête : et le substitut du procureur avait rédigé un
acte d'accusation que le trihuneJ correctionnel avait con-
firmé.
— N'est"<5e pas affreux ? — demanda Nekhludov. -^
N'est-ce pas monstrueux ?
— Et qu'y a-t-il là qui vous étonne si fort ?
— Mais, tout ! Ou plutôt non : je comprends la con-
duite du pope, et celle de» employés de la police ; ceux-là
n'ont fait que ce qui leur était ordonné. Mais ce substi-
tut qui a i^igé l'acte d'accusation, celui-là était libre
(le conclure autrement; et puis, enfin, c'est un homme
cultivé !
— Bah ! on voit bien que vous ne le connaissez pas !
On s'imagine couramment que les procureurs, les sub-
stituts et touç les magistrats en général sont des hommes
d'esprit cultivé et de sentiments libéraux. Oui, ils étaient
cela autrefois ; mais maintenant les choses ont bien
changé. Les magistrats, désormais, ne sont plus que des
fonctionnaires, uniquement préoccupés de leur avance-
ment. Ils touchent leur paie, ils en désirent une plus
forte : et voilà à quoi se bornent leurs principes ! Après
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316 RÉSURRECTION
cela, ils sont prêts à accuser, à juger, à condamner qui
vous voudrez !
— Mais, enfin, il y a des lois ! ils n'ont pas le droit
de déporter un homme simplement parce qu'il lit
TEvangile avec ses amis?
— Ils ont le droit, non seulement, de le déporter,
mais de Tenvoyer aux travaux forcés, pour peu que la
fantaisie leur vienne de déclarer que cet homme, en
commentant TEvangile, s'est éloigné de Texplication qui
lui était imposée, et, par là, a publiquement offensé
l'Eglise. Outrage à la foi orthodoxe, — les travaux
forcés !
— Est-ce possible?
— C'est comme je vous l'affirme ! Je dis toujours aux
magistrats, — poursuivit l'avocat, — que je ne puis les
voir sans me sentir le cœur plein de reconnaissance
pour eux, attendu que, si je ne suis pas en prison, et
vous aussi, et tout le monde, c'est par un pur effet de
leur complaisance.
— Mais si tout dépend du caprice du procureur et
d'autres personnes pouvant, comme lui, suivre la loi ou
ne pas la suivre, en quoi donc consiste l'autorité de la
justice ?
L'avocat accueillit cette question par un joyeux éclat
de rire :
— Voilà bien des problèmes dignes de vous! Mais,
cher Monsieur, tout cela, c'est de la philosophie ! Savez-
vous ? venez passer la soirée avec nous un samedi ! Vous
rencontrerez chez nous des savants, des hommes de
lettres, des artistes. Alors nous pourrons discuter à
notre aise ces questions générales. Venez sans faute! Ma
femme sera enchantée de vous revoir!
— Certainement, je ferai mon possible... — répondit
Nekhludov, tout en sentant qu'il mentait, et qu'il ferait
au contraire son possible pour ne jamais venir aux sa-
medis de l'avocat, et pour ne jamais se trouver dans ce
cercle de savants, d'hommes de lettres, et d'artistes.
Le rire de Faïnitzine, en réponse à sa demande, et le
ton ironique avec lequel il avait prononcé les mots de
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RÉSURRECTION 317
« questions générales », achevèrent de faire comprendre
à Nekhludov combien sa manière de penser et de sentir
différait de celle de Tavocat, et sans doute aussi de celle
de ses amis. Malgré le changement qui s'était opéré en
lui, il avait l'impression que Chembok lui restait, lui
resterait toujours moins profondément étranger que ce
Faïnitzîn, et tous les « intellectuels » de son entourage.
III
En apercevant les murs de la prison, Nekhludov eut
un serrement de cœur. 11 se demandait avec effroi dans
quelle disposition îl allait trouver la Maslova; mais
davantage encore Teffrayait le mystère qu'il sentait en
elle, le mystère dont la prison tout entière lui semblait
remplie.
Il sonna à la porte principale ; et, lorsqu'un gardien
vint au-devant de lui, il lui demanda à voir la Maslova.
Le gardien, qui Tavait reconnu, s'empressa de le laisser
entrer : il lui dit que la Maslova avait été transférée au
service de rinfîrmerie.
C'est donc du côté de l'infirmerie que se dirigea
Nekhludov. Il trouva là un bon vieux gardien qui, aus-
sitôt, le fit entrer, et le conduisit lui-même à la section
des enfants, où la Maslova était employée.
Un jeune interne, exhalant une forte odeur d'acide
carbonique, vint à la rencontre de Nekhludov, dans le
corridor, et lui demanda, d'un ton sévère, l'objet de sa
visite. Ce jeune interne avait toutes sortes de complai-
sances pour les malades, ce qui l'exposait sans cesse à
des explications désagréables avec les employés de la
prison et avec son chef lui-môme, le médecin principal.
Craignant que Nekhludov sollicitât de lui quelque faveur
illégale et, peut-être, désirant montrer qu'il ne faisait
d'exception pour personne, il se contraignit à prendre
son air le plus sévère.
y Google
dis RÉSURRECTION
— Il n'y a pas de femmes ici ; c'est la section des
enfants ! — déclara-t^il.
— Je sais : mais on m'a dit qu'il y avait ici une détenue
nouvellement transférée en qualité d'infirmière.
— Nous avons, en effet, deux infirmières. Que leur
voulez-vous ?
— Je suis en rapports avec l'une d'elles, la femme
Masiov, — dit Nekhludov, — et c'est elle que je voudrais
voir. Je pars dès demain pour Pétersbourg, où je vais
m'occuper de faire casser son jugement. Et puis je
serais heureux de pouvoir lui remettre ceci : ce n'est
qu'une photographie! — ajouta-t-il, en tirant de sa
poche une enveloppe blanche.
— Soit! je vais l'appeler! — fit l'interne, déjà
radouci.
Puis, se tournant vers une vieille infirmière en tablier
blanc, il lui dit de faire venir la femme Masiov.
— Ne voulez-vous pas vous asseoir? ou bien passer
dans le parloir de l'infirmerie ?
— Merci ! — répondit Nekhludov.
Et, profitant du changement qu'il constatait dans
l'accueil de l'interne, il lui demanda s'il était satisfait du
travail de la Maslova.
— Mais oui ! elle ne travaille pas trop mal, surtout
si l'on songe à l'endroit d'où elle sort! — ^ répondit
l'interne. — Mais, d'ailleurs, la voici !
La Maslova venait, en effet, d'entrer dans le corridor,
amenée par la vieille infirmière. Elle portait, elle aussi,
un tablier blanc sur sa robe de toile rayée, elle avait sur
la tête un fichu qui cachait ses cheveux. En apercevant
Nekhludov, elle rougit, s'arrêta un instant^ comme si
elle hésitait, puis fronça les sourcils, baissa les yeux et,
d'un pas rapide, s'avança vers lui. Elle ne voulut point,
d'abord, lui tendre la main ; elle finit par la lui tendre,
et elle rougit plus vivement encore.
Nekhludov ne l'avait plus revue depuis le jour où elle
s'était excusée de son emportement contre lui : il espé-
rait la retrouver dans les mêmes sentiments. Mais elle
était, cette fois, dans des sentiments tout autres, réser-
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RÉSURRECTION 3i0
vée, renfermée, et, à oe que crut deviner Nekhludov,
hostile à son égard.
Il lui répéta ce qu'il venait de dire à l'interne : qu'il par-
tait pour Pétersbourg, qu'il avait tenu à la revoir avant son
départ, et qu'il avait apporté quelque chose pour elle.
— Tenez, — poursuivit-il, — j'ai découvert ceci, dans
la maison de mes tantes : c'est une vieille photographie.
Peut-être aurez-vous plaisir à la revoir. Prenez-la !
Elle releva ses sourcils, noirs, et ses yeux un peu
louches se fixèrent sur Nekhludov avec une expression
de surprise, comme si elle se demandait : « Pourquoi
me donne-t-il cela ? » Puis, sans dire un mot, elle prit
l'enveloppe et la cacha sous son tablier.
— J'ai aussi vu votre tante, au village ! — ajouta
Nekhludov.
— Ah ! — fit-elle d'une voix indifférente.
— Et comment vous trouvez- vous ici ?
— Très bien, je n'ai pas à me plaindre !
— Le travail n'est pas trop dur ?
— Mais non, pas trop ! Je ne suis pas encore habituée,
voilà tout !
— Cela vaut toujours mieux, — n'est-ce pas? — que
votre vie de là-bas ?
— D'où cela, de là-has? — s'écria-t-elle, et un flot de
sang inonda ses joues.
— Je veux dire là-bas, dans la prison ! — s'empressa
de dire Nekhludov.
— Et pourquoi cela vaut-il mieux ?
— J'imagine que les gens, ici, sont meilleurs. Ce ne
sont point les mêmes gens que là-bas !
— Là-bas aussi, il y a beaucoup de braves gens ! —
reprit-elle sèchement.
— A propos, je me suis occupé de l'affaire des Men-=
chov I J'ai l'espoir qu'on les relâchera.
— Dieu le veuille ! c'est une vieille femme si extra-
ordinaire ! — dit-elle, répétant sa définition de la vieille
détenue ; et son visage s'éclaira d'un léger sourire.
— J'espère aussi qu'à Pétersbourg votre affaire Sera
examinée bientôt, et que le jugement sera cassé. .
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320 RÉSURRECTION
— Qu'il le soit, qu'il ne le soit pas, à présentr tout
m'est égal ! '
— Pourquoi dites-vous « à présent »? : M
— Pour rien! — répondit-elle. - :[, \ :^
Et il crut lire dans ses yeux une interrogation. j
Nekhludov s'imagina qu'elle voulait savoir s'il persis-
tait dans ses résolutions, ou s'il avait admis le' refus
qu'elle lui avait signifié.
— Pourquoi cela vous est égal, — dit-il, — je ne le sais
pas : mais pour moi, effectivement, cela ne changera
rien à ce que je compte faire. Quoi qu'il vous arrive, je
serai toujours prêt à tenir ce que je vous ai promis ! i .
Elle leva de nouveau sur lui ses yeux noirs qui lou-
chaient : et, malgré elle, une joie profonde s'y lisait
clairement. Mais seuls ses yeux exprimaient cette joie.
— Vousperdezvotretempsàme parler ainsi! — dit-elle.
— Je vous parle ainsi pour que vous sachiez ce qui est. •
— Ce qui a été dit a été dit, je n'ajouterai rien de plus !
— déclara-t-elie avec des traces d'un effort dans sa voix.
A ce moment, un bruit se fit entendre dans la pièce -
voisine, suivi d'un cri d'enfant.
— On m'appelle! — dit la Maslova en jetant autour
d'elle un regard inquiet.
— Eh bien, adieu!
Elle feignit de ne pas voir la main qu'il lui tendait et,
sans se retourner, elle s'enfuit en essayant de contenir
la joie profonde qui débordait de son cœur.
« Que se passe-t-il en elle? Que pense-t-elie?.Q»[^
sent-elle ? Veut-elle seulement m'éprouver ? Ou bien.ne
peut-elle pas, en effet, parvenir à me pardonner? Né peut- - '\
elle pas me dire ce qu'elle pense et sent, ou bien ne le ^ ;
veut-elle pas ? Est-elle mieux disposée pour moi, ou plus ,i^
mal, que la dernière fois? » — se demandait Nekhludov; .
et en vain il s'efforçait de répondre à ces questions.îllAe;^'
seule chose lui apparaissait clairement : c'est qu!unj[*
grand changement s'opérait en elle, et que, par ce chan-'
gement, lui-même se trouvait rapproché et d'elle et de
Celui au nom de qui il avait agi. Et la pensée de çe.rap-
prochement le remplissait d'un tendre plaisir.
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RÉSURRECTION 321
IV
Cependant la Maslova était rentrée dans la salle où elle
travaillait, une petite salle avec huit lits d'enfants. Sur
Tordre de la religieuse, elle s'était mise à faire les lits.
Tout à coup, ayant trop levé les bras et s'étant trop pen-
cliéç en. arrière, elle fît un faux pas et faillit tomber. Un
. petit garçop convalescent, assis sur l'un des lits, avec la
tête bandée, remarqua son mouvement et éclata de rire :
sur quoi la Maslova, impuissante à se retenir davan-
tage, partit, elle aussi, d'un éclat de rire, et si joyeux, si
^ contagieux, que tous les autres enfants y joignirent le
leur. La religieuse crut devoir se fâcher.
' — Qu'as-tu à rire ainsi ? — dit-elle à la Maslova. —
Te crois-tu encore là-bas, d'où tu viens? Va à la cuisine
chercher les portions !
La Maslova cessa de rire, et alla où on l'envoyait. Mais
les dures paroles de l'infirmière n'avaient pu, elles-
mêmes, réprimer l'élan de sa joie. Plusieurs fois dans
la suite de la journée, se trouvant seule, elle tira de l'en-
veloppe la photographie que lui avait apportée Nekhludov
c^yjeta un rapide coup d'œil. Et quand enfin, le soir,
après l'appel, elle put rentrer dans la petite chambre où
dîô/îcouchait avec une autre détenue, elle saisit la pho-
^ tfiigijaphie et la considéra longuement, s'arrêtant aux
L^ Hnoindres détails des visages, des vêtements, des marches
r . ^ 'pprron. Elle trouvait à cette photographie fanée et
p, '^jinie un charme extraordinaire : mais en particulier elle
*'§e plaisait à y voir sa propre image, l'image de sa jeune
gbfeaîche figure d'alors, avec des boucles de ses che-
K8UX, flottant sur son front. Elle était si profondément
plongée dans sa contemplation, qu'elle ne s'aperçut pas
même du moment où sa compagne entra dans* la
chaaobre.
; — Qu'est-ce que tu regardes là ? C'est lui qui t'a donné
Si
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322 RÉSURRECTION
cela ? — lui demanda la grosse fille qui venait d'entrer,
se penchant par-dessus son épaule. — Tiens, on dirait
ton portrait !
— Vraiment, on me reconnaît encore? — fit la Mas-
lova, souriant de plaisir.
— Et ça, c'est lui? Et ça, c'est sa mère?
— Non, c'est sa tante ! Mais, vraiment, est-ce qu'on
me reconnaît encore !
— Le fait est que tu es bien changée ! Tu n'as plus du
tout la même figure. On voit bien qu'il s'est passé bien
des années, depuis ce temps-là!
— Ce n'est point les années qui m'ont changée, c'est
autre chose ! — répondit la Maslova ; et du même coup
son animation joyeuse s'éteignit tout à fait. Son visage
s'assombrit, et une ride parut sur son front.
— Quelle autre chose? Ta vie n'a pourtant pas été
bien dure !
— Non, pas bien dure, — répondit la Maslova en
détournant la tête. — Mais, tout de même, le bagne vaut
encore mieux.
— Que dis-tu là?
— C'est ainsi ! Depuis huit heures du soir jusqu'à
quatre heures du matin ! Et cela tous les jours !
— Tu n'avais qu'à t'en aller!
— Je l'ai voulu plus d'une fois, jamais je n'ai pu. Mais
à quoi bon parler? — s'écria la Maslova.
Elle se releva en sursaut, cacha la photographie au
fond d'un tiroir, et sortit de la chambre, s'efforçant de
retenir des larmes de colère.
En considérant la photographie, elle s'était crue rede-
venue telle qu'elle avait été autrefois : elle pensait à tout
le bonheur qu'elle avait eu et à celui qu'elle aurait pu
avoir encore. Et voilà que les paroles de sa compagne
lui avaient rappelé ce qu'elle était maintenant! Voilà
qu'elle revoyait toute l'horreur de cette vie dont elle
avait toujours éprouvé une honte vague, sans vouloir se
l'avouer à elle-même !
Le souvenir d'une nuit, en particulier, se dressa vivant
devant elle. C'était une nuit de carnaval. La Maslova, i
DigitizedbyLjOOQl iï
RÉSURRECTIOM 323
▼étne (l*une robe de soie rotiçetrès ouverte et toute salie
de taches de vin, avec tin ruban rouge dans ses cheveux
défrisés, fatiguée, abrutie, à demi ivre, à deux heure»
du matin, après avoir reconduit un visiteur, et avant de
se remettre à danser, était venue s'asseoir un instant
auprès de la pianiste, une maigre et osseuse créature
couverte de boutons. Et la, Maslova, tout d'un coup,
s'était senti un gros poids sur le cœur : elle avait avoué
à la pianiste que la vie qu'elle menait lui était pénible,
qu'elle n'avait plus la force de la supporter davantage
La pianiste avait répondu qu'elle aussi était lasse de la
vie qu'elle menait ; et comme Claire, s'étant approchée,
avait joint ses doléances à celles des deux femmes,
toutes trois décidèrent de s'en aller et de changer de
vie dès qu'elles le pourraient. La Maslova, renonçant à
la danse, allait sortir du salon et remonter dans sa
chambre, lorsque de nouveau s'étaient fait entendre,
dans le corridor, des voix avinées de clients. Le violo-
niste avait entamé une ritournelle, la pianiste s'était
hâtée de l'accompagner : un petit homme ivre, en habit
noir et cravate blanche, avait empoigné la Maslova par
la taille ; un gros homme barbu avait empoigné Claire,
et longtemps on avait tourné, chanté, bu, criél Ainsi
s'était passée une année, puis une autre ! Comment chan-
ger de vie?
Et de tout cela l'unique cause était lui^ Nekhludovl
Plus forte que jamais, elle sentait s'éveiller sa haine
pour lui. Elle aurait voulu pouvoir l'insulter, le frapper.
Elle regretta d'avoir, ce jour-là, laissé échapper l'occa-
sion de lui signifier de nouveau qu'elle le connaissait
bien, qu'elle ne lui céderait pas, qu'elle ne lui permettrait
pas d'abuser d'elle une seconde fois !
Et sa passion était si vive, elle se sentait si exaspérée
de douleur et de colère, qu'un désir la saisit de boire de
l'eau-de-vie pour se calmer et pour oublier. Malgré le
serment qu'elle s'était fait de n'en plus boire, sûrement
elle en aurait bu, si elle avait eu le moyen de s'en pro-
curer. Mais l'eau-de-vie était sous la garde de l'inlir-
mier-chef : et de l'infirmier-chef la Maslova avait peur,
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324 RÉSURRECTION
parce qu'elle savait qu'il avait envie de la posséder.
De sorte qu'elle resta assise sur un banc, dans le
corridor; après quoi, elle rentra dans sa chambre et,
sans répondre aux paroles de sa compagne, longtemps
elle pleura sur sa vie perdue.
y Google
CHAPITRE III
Outre le pourvoi en cassation de la Maslova, qui était
Tobjet principal de son voyage à Saint-Pétersbourg,
Nekhludov avait encore à s'y occuper de trois autres
affaires, dont deux lui avaient été signalées par Vera
Bogodouchovska. Il devait tenter de faire admettre par
la commission des grâces le recours en grâce de
Fédosia, la jeune prisonnière condamnée pour avoir
voulu tuer son mari, et à qui son mari avait pardonné ;
au directeur de la gendarmerie, il devait demander la
mise en liberté de l'étudiante Choustova ; et il voulait
obtenir aussi la permission, pour la mère d'un détenu
politique, de voir son fils, gardé au secret.
Depuis sa dernière visite à Maslinnikov et son sé-
jour à la campagne, il se sentait pénétré d'une répu-
gnance profonde pour la société dont il avait fait
partie jusqu'alors : il ne pouvait s'empêcher de penser
que, pour le bien-être et le divertissement de cette
société, des millions d'êtres humains souffraient, et que
leur souffrance passait inaperçue aux yeux de cette société
qui, du même coup, évitait de se rendre compte de tout
ce qu'il y avait, dans sa propre vie, de misérable et de
criminel. Mais c'est parmi cette société qu'il avait ses
habitudes ; parmi elle se trouvaient ses parents et ses
amis ; et puis surtout il songeait que, pour venir en aide
à la Maslova et aux autres malheureux dont il avait
entrepris de défendre la cause, force lui était de
demander l'appui et les services de personnes de cette
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326 RÉSDRRECTION
société, quelque aversion qu'il éprouvât pour elle en
général et pour ces personnes-là en particulier.
Ce fut cette dernière considération qui le décida, en
arrivant à Pétersbourg, à aller demeurer chez sa tante,
la princesse Tcharska, femme d'un ancien ministre. Il
savait qu'il s'y retrouverait plongé au centre même de
ce monde aristocratique qui lui était devenu si cruelle-
ment étranger : et cette pensée le désolait; mais il
n'ignorait pas non plus qu'il aurait offensé sa tante en
n'allant pas demeurer chez elle, et qu'il se serait ainsi
privé, pour ses entreprises, d'un concours qui pouvait
lui être extrêmement précieux.
— Eh bien ! qu'egt-ce qu'on m'a raconté de toi? —lui
demanda la comtesse Catberiae Ivanovna, le matin môme
de son arrivée, tout en s'occupant de lui faire boire son
café au lait. -— Te voilà devenu un original ! Monsieur
pose pour le philanthrope ! Il secourt les criminels !
Il visite les prisonniers ! Ainsi tu fais des enquêtes?
— Ma foi non, je n'y songe pas!
— Âhl tant mieux 1 Mais alors, ce sera quelque
aventure romanesque ? Allons, raconte !
Nekhludov raconta ses relations avec la Maslova,
telles exactement qu'elles avaient été.
— Oui, oui, je me rappelle 1 Ta pauvre mère m'a
vaguement parlé de tout cela, après ton séjour chex les
vieilles demoiselles : elles avaient imaginé — n'est-ce
pas ? — de te marier avec leur pupille 1 Comment donc
s'appelait-elle ? Et elle est encore jolie?
La comtesse Catherine Ivanovna Tcharska était une
femme d'une soixantaine d'années, bien portante, gaie,
énergique, bavarde. De haute taille et très corpulente,
elle avait une petite moustache noire nettement dessinée
sur sa lèvre supérieure. Nekhludov l'aimait beaucoup.
Depuis l'enfance, il s'était habitué à venir chercher
auprès d'elle de l'énergie et de la gaieté.
— Non, ma tante, tout cela est fini! Je désire seulement
lui venir en aide, parce qu'elle a été condamnée injuste-
ment, et que c'est moi qui suis coupable de toute sa mi-
sère Je me sens tenu de faire pour elle tout ce que je puis*
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RÉSURRECTION 327
— Figure-toi qu'on m'a dit que tu voudrais te marier
avec elle?
— Oui, je Fai voulu, je le veux encore, et c'est elle
qui ne le veut pas !
Catherine Ivanovna, qui considérait son neveu d'un
air désolé, à ces derniers mots ôe rasséréna et reprit
son sourire.
— Eh bien! elle est plus sage que toi! Ah! mon
pauvre enfant, quel nigaud tu fais ! Et tu te marierais
vraiment avec elle ?
— Sans aucun doute !
— Après tout ce qu'elle a été?
— Surtout après cela! N'est-ce pas moi qui en suis
cause?
— Ecoute, tu es un vrai nigaud ! — déclara la tante en
continuant de sourire, — un vrai nigaud, mais c'est
pour cela que je t'aime, parce que tu es un vrai nigaud!
— Elle répétait le mot avec insistance, enchantée sans
doute d'avoir trouvé un terme qui définît si parfaitement
l'idée qu'elle se faisait de son neveu. — Mais, au fait, cela
tombe à merveille ! Justement Aline a ouvert un asile
de Madeleines repenties ! J'y suis allée, un jour. Quelle
horreur! J'ai dû prendre un bain en rentrant de ma
visite! Mais Aline s'est dévouée à son asile, corps et
âme! Nous la lui confierons, ta protégée ! Si quelqu'un
au monde peut la ramener au bien, c'est certainement
Aline.
— Mais c'est que, — voyez-vous, — cette malheu-
reuse est en prison, en attendant de partir pour le bagne !
Et précisément je suis venu ici pour essayer de faire
casser sa condamnation. C'est une des nombreuses
affaires où j'aurai besoin de votre concours.
— De qui cela dépend-il, son affaire ?
— Du Sénat !
— Du Sénat? Mais mon cher cousin Léon y est, au
Sénat! Au fait, j'oubliais qu'il est dans la section héral-
dique. Et, sauf lui, je ne connais personne au Sénat. On
n'y trouve que des gens qui viennent Dieu sait d'où, —
ou bien encore des Allemands. Des gens de l'autre
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328 RÉSURRECTION
monde, quoi ! Mais n'importe, j'en parlerai à mon mari.
Lui, il les connaît tous. Il connaît tout le monde. Je lui
en parlerai. Mais il faudra que tu lui expliques raffaire
toi-même ; moi, jamais il ne me comprend. Quoi que je
lui dise, il me répond qu'il ne comprend pas ! C'est un
parti-pris, mais qu'y puis-je faire ?
La comtesse fut interrompue dans ses confidences par
rentrée d'un valet de chambre en livrée^ qui vînt appor-
ter une lettre sur un plateau d'argent.
— Comme cela se trouve! une lettre d'Aline! Tu
entendras aussi Kiesewetter !
— Qui est-ce, Kiesewetter ?
— Kiesewetter ! Viens chez nous ce soir, tu verras qui
c'est ! Il parle si bien que les criminels les plus pervertis
se jettent à ses genoux, et pleurent, et se repentent. Ah !
si ta Madeleine pouvait l'entendre, elle se convertirait
aussitôt ! Mais toi, viens sans faute ce soir, tu l'enten-
dras! C'est un homme étonnant!
— C'est que, ma tante, ces choses-là ne m'intéressent
pas beaucoup.
— Mais si, je te dis que cela t'intéressera ! Et tu
viendras, je le veux, entends-tu? Et maintenant dis
encore ce que tu désires de moi ! Allons, vide ton sac !
— J'ai aussi à m'occuper de l'affaire d'un jeune
homme enfermé à la forteresse !
— A la forteresse ! Oh ! là, je puis te donner une lettre
pour le baron Kriegsmuth. C'est un très brave homme!
D'ailleurs tu le connais bien ! Il a été camarade de ton
père. Il averse dans le spiritisme ; mais, tout de môme,
c'est un brave homme ! Que veux-tu demander ?
— Je veux demander qu'on permette à la mère de ce
jeune homme de voir son fils. Et j'ai aussi à présenter
une requête à Cherviansky, ce qui m'ennuie fort.
— Cherviansky ? Ah ! le vilain homme ! Mais c'est le
mari de Mariette. Je puis toujours m'adresser à elle.
Elle fera tout pour moi. Elle est si gentille !
— J'ai à réclamer la mise en liberté d'une jeune fille,
une étudiante, qui est en prison depuis plusieurs mois
sans que personne sache pourquoi.
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RÉSURBECTION 329
— ^ Oh ! elle-même doit bien le savoir, pourquoi ! Ces
cheveux courts, c'est pain bénit quand elles sont sous clé !
— Je ne sais pas si c'est vraiment pain bénit : mais je
sais qu'elles souffrent, comme nous souffririons à leur
place. Comment vous, chrétienne, vous qui croyez dans
l'Evangile, comment pouvez-vous être ainsi sans pitié?
— Que dis-tu là ? Cela n'a aucun sens I L'Evangile
est l'Evangile, et ce qui est mauvais est mauvais. Vou-
drais-tu donc que je fasse profession d'aimer les nihi-
listes, et surtout les femmes nihilistes, avec leurs cheveux
courts, quand en réalité je ne puis les souffrir?
— Et pourquoi ne pouvez-vous pas les souffrir ?
— Quel besoin ont-elles de se mêler de ce qui n*est
point leur affaire ?
— Mais voici, par exemple, Mariette : vous admettez,
vous-même, qu'elle ait le droit de s'occuper des affaires
de son mari !
— Mariette, c'est autre chose. Mais qu'une Dieu sait
quoi, une fille de pope quelconque, veuille nous faire la
leçon à tous !
— Non pas nous faire la leçon, mais secourir le
peuple !
— On n'a pas besoin d'elles pour savoir les besoins
du peuple !
— Hé bien ! ma tante, vous vous trompez ! Les
besoins du peuple augmentent, et la vérité est que nous
ne les connaissons pas. J'ai pu m'en rendre compte par
moi-même, car je reviens de la campagne. Trouvez-vous
cela juste, que les paysans peinent jusqu'au-delà de leurs
forces et n'aient pas de quoi se nourrir à leur faim,
tandis que nous vivons dans l'oisiveté et le luxe? —
poursuivit Nekhludov, que la bienveillance de sa tante
entraînait peu à peu à vouloir lui faire part de toutes ses
pensées.
— Que souhaites-tu donc? Souhaites-tu que je tra-
vaille et me prive de manger ? Mon cher, tu finiras
mal!
— Et pourquoi?
Cependant un haut et robuste vieillard venait d'entrer
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330 RÉSURRECTION
dans la salle à manger. C'était le mari de la comtesse
Tcharska, l'ancien ministre.
Il baisa galamment la main de sa femme.
— Ah ! Dimitri, bonjour ! — dit le vieux général en
tendant à Nekhludov sa joue fraîchement rasée. — Depuis
quand es-tu arrivé?
— Non, il est impayable ! — dit à son mari la vieille
comtesse. — 11 veut que j'aille à la rivière battre mon
linge, et que je ne me nourrisse que de pommes de terre !
Tu n'imagines pas quel nigaud il est devenu I Mais tu
feras bien, tout de même, de faire tout ce qu'il te deman-
dera. A propos, on dit que M"® Kamenska est si déses-
pérée qu'on craint pour sa vie : tu devrais aller lui faire
une visite !
— Oui, c'est affreux ! — répondit le mari.
— Et maintenant, allez causer de vos affaires dans le
fumoir. Moi, j'ai à écrire des lettres.
A peine Nekhludov était-il sorti de la salle à manger
qu'elle lui cria d'y revenir auprès d'elle.
— Et à Mariette, veux-tu que je lui écrive?
— Oui, s'il vous plaît, ma tante!
— Mais je laisserai en blanc l'explication de ce que
tu as à demander à son mari au sujet de ta nihiliste. Et
elle ordonnera à son mari de faire ce que tu lui deman-
deras, et il le fera. Mais, tu sais, ne crois pas que je sois
sans pitié! Elles sont toutes des monstres, tes proté-
gées : mais je ne leur veux pas de mal. Que Dieu les
garde ! Et maintenant, à ce soir. Ce soir, sans faute, tu
viendras ! Tu entendras Kiesewetter! Et puis, tu prieras
avec nous ! Cela te fera beaucoup de bien. A ce soir,
n'est-ce pas ?
II
Le comte Ivan Mikaïlovîtch Tcharsky, l'ancien ministre,
était un homme de convictions rigoureuses.
Ses convictions avaient consisté, dès la jeunesse, en
y Google
RÉSURRECTION 331
ceci : il était convaincu que, de même que Toiseau se
nourrit de vers, est vêtu de plumes,^ et vole dans l'es-
pace, de même lui, naturellement, il devait se nourrir
des mets les plus raffinés, être vêtu de la façon la plus
élégante, rouler dans les calèches les plus chères et
attelées des chevaux les plus rapides. Tout cela, le comte
Ivan Mikaïlovitch le considérait comme lui étant dû et
comme devant toujours être prêt pour lui. Et il avait
encore une autre conviction : il était convaincu que,
plus il toucherait d'argent au Trésor public, plus il
aurait de décorations et de titres, plus il serait admis
dans la familiarité de personnes d'un rang supérieur au
sien, et mieux cela vaudrait pour lui et pour l'univers
entier.
En comparaison de ces dogmes fondamentaux, tout le
reste apparaissait au comte Ivan Mikaïlovitch comme
nul et sans intérêt. Que le reste allât d'une façon ou de
l'autre, cela lui importait peu. Et c'est en se confor-
mant à ces convictions que le comte Ivan Mikaïlovitch
avait véeu à Pétersbourg pendant quarante ans, au bout
desquels il avait été placé à la tête d'un ministère.
Il avait dû cet honneur aux qualités que voici :
d'abord il savait comprendre le sens des règlements et
autres actes officiels, et il savait aussi rédiger lui-môme
de tels actes, sans y mettre en vérité de pensée ni de
style, mais sans y mettre non plus de fautes d'ortho-
graphe; en second lieu, il était éminemment représen-
tatif, pouvant à la fois, suivant les circonstances, donner
l'impression de la dignité, de la hauteur et de l'inacces-
sibilité, ou celle de la bienveillance et de l'humilité ; en
troisième lieu, il avait l'avantage d'être absolument
affranchi de tous principes étrangers à ses fonctions,
tant moraux que politiques, ce qui lui permettait de tout
approuver lorsque cela était convenable, et, lorsque cela
était convenable, de tout désapprouver. Encore devons-
nous ajouter que, en changeant d'opinion d'après le
cours des convenances, il savait s'arranger de façon à
ne pas se mettre en contradiction trop manifeste avec lui-
même, et cela parce que, dans toutes ses opinions, il se
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332 RÉSURRECTION .
préoccupait uniquement du bon plaisir de ses supérieurs,
sans jamais s'inquiéter de ses conséquences pour le bien
de la Russie ou de l'humanité.
Quand il avait été placé à la tête d'un ministère, tous
ses subordonnés, et la plupart des autres personnes qui
le connaissaient, et lui-même plus encore, avaient eu la
certitude qu'il se montrerait un homme politique tout à
fait remarquable. Mais lorsque, après un certain temps,
on dut constater qu'il n'avait rien changé, rien amélioré,
et lorsque, d'après les lois de la lutte pour la vie, d'autres
hommes tels que lui, sachant comprendre et rédiger des
actes officiels, lui marchèrent sur les talons et se trou-
vèrent prêts à le remplacer, on fut unanime à s'apercevoir
que, loin d'être un homme d'une intelligence exception-
nelle, c'était au contraire un homme des plus bornés, en
dépit de sa vanité. On s'aperçut qu'il n'y avait rien en
lui qui le distinguât des autres médiocrités vaniteuses et
bornées qui aspiraient à le remplacer. Mais lui, après
comme avant son ministère, il garda toujours la convic-
tion qu'il avait le droit de toucher, d'année en année, un
traitement plus fort, de recevoir plus de titres et de dé-
corations, et de voir s'élever sa situation sociale. Cette
conviction était en lui si profonde, que personne n'avait
le courage de la contrarier ; et le fait est que, d'année en
année, le comte Ivan Mikaïlovitch touchait un traitement
plus fort, sous prétexte de faire partie de conseils, com-
missions, comités, comme aussi à titre de récompense
pour ses services passés; d'année en année, il avait le
droit de faire coudre à ses habits de nouveaux galons, et
d'y attacher de nouvelles croix ou étoiles d'émail ; et per-
sonne peut-être, à Pétersbourg, n'avait des relations
aussi étendues.
11 écouta les explications de Nekhludov avec la même
gravité et la même attention qu'il mettait autrefois à
écouter les rapports de ses chefs de bureau. Les expli-
cations entendues, il dit à son neveu qu'il allait lui
donner deux lettres de recommandation. Une de ces
lettres serait pour le sénateur WolfT, de la section de
cassation. « On dit bien des choses sur son compte, -—
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RÉSURRECTION 333
ajouta Ivan Mikaïlovitch, — mais, dans tous les cas,
c'est un homme très comme il faut. Il m'a de l'obligation
et fera ce qu'il pourra. » La seconde lettre serait pour
un membre influent de la commission des grâces, devant
laquelle allait être présenté le recours de Fédosia. L'his-
toire de cette dernière, telle que la raconta Nehklu-
dov, parut intéresser très vivement l'ancien ministre.
« Si Sa Majesté me fait l'honneur de m'inviter à une de
ses prochaines petites réunions du jeudi, déclara-t-il,
peut-être trouverai-je l'occasion de glisser un mot sur
cette affaire. »
Ayant reçu de son oncle ces deux lettres, et de sa
tante un billet pour Mariette Chervianska, Nekhludov
se mit aussitôt en route pour commencer ses démarches.
Il se rendit toutd'abord chez Mariette. Il l'avait connue
jeune fille, et savait que, après une enfance assez pauvre,
elle s'était mariée avec un fonctionnaire très actif et très
ambitieux, qui avait su se créer déjà une haute situation.
Il savait en outre que ce mari de Mariette avait une répu-
tation des plus suspectes ; et son embarras était extrême
à la pensée de devoir solliciter l'appui d'un homme qu'il
méprisait. Cet embarras se doublait encore, pour lui,
d'un sentiment plus personnel. Il craignait que, au con-
tact de ce monde dont il avait résolu de sortir, le goût,
ou tout au moins l'habitude ne lui revînt d'une vie facile
et superficielle. Il avait éprouvé ce sentiment, déjà, en
arrivant chez sa tante. Il se rappelait comment, dans son
entretien avec elle, il s'était laissé aller à traiter les
questions les plus graves sur un ton ironique et. badin.
D'une façon générale, au reste, Pétersbourg faisait de
nouveau sur lui l'impression amollissante et grisante
qu'il en avait ressentie autrefois. Tout y était si propre,
si commode, on y sentait une telle absence de scrupules
intellectuels et moraux, que la vie y semblait plus légère
que partout ailleurs.
Un cocher d'une propreté admirable le conduisit, dans
une voiture d'une propreté admirable, sur un pavé
propre et poli, à travers des rues élégantes et propres,
jusqu'à la maison où demeurait Mariette.
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334 RÊSURRBCnOM
Deyant le perron, il vit une paire de chevatix anglais
attelés à un landau sur le siège duquel était assis, d'un
air digne et grave, un cocher qui ressemblait à un
Anglais, avec des favoris sur la moitié des joues.
Un portier vêtu d'une livrée éclatante ouvrit la porte
du corridor; Nekhludov aperçut, debout, au pied de
Tescalier, un valet de pied également en somptueuse
livrée, avec des favoris soigneusement peignés. Ce valet
resta immobile, sans paraître remarquer Farrivée de
Nekhludov; mais un valet de chambre s^avança et dit,
d'une voix solennelle :
— Le général ne reçoit pas. La générale ne reçoit
pas non plus. La générale vient de donner des ordres
pour sortir.
Nekhludov, tirant de son portefeuille une carte de
visite, s'était approché d*une petite table, dans Tanti-
chambre, et s'apprêtait à écrire quelques mots au crayon,
lorsque soudain le valet de pied fit un mouvement, le
suisse se précipita vers le perron en criant : « Avancez! »
et le valet de chambre, se redressant, les mains à ' la
couture de son pantalon, suivit des yeux une jeune
femme, mince et de petite taille, qui descendait l'escalier
d'un pas rapide, sans paraître se préoccuper beaucoup
des exigences de sa dignité.
Mariette était coiffée d'un grand chapeau orné d'une
plume noire ; elle portait une pèlerine noire sur une robe
noire, et, tout en marchant, achevait de boutonner une
paire de gants noirs. Son visage était caché sous une
voilette.
En apercevant Nekhludov, elle souleva sa voilette,
découvrant un très joli visage avec de grands yeux
brillants. Et, après avoir un instant considéré le visiteur :
— Ah! le prince Dimitri Ivanovitch! — s'écria-t-elle
d'une voix familière et gaie.
— Comment! vous vous souvenez encore de mon
nom ?
— Et vous, avez-vous donc oublié que ma s<Bur et
moi nous avons été amoureuses de vous pendant toat un
été ? — répondit-elle en riant* — Mais comme vous êtes
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RÉSURRECTION 335
changé ! Quel dommage que je sois obligée de sortir !
Du reste, nous pouvons toujours entrer un moment dans
le petit salon... fit-elle d'un ton hésitant.
Elle leva les yeux sur Thorloge de Tantichambre.
— Hélas! non. c'est impossible! Je vais chez les
Kamensky, pour le service funèbre. Quelle horrible
chose, n'est-ce pas?
— Qu'est-il doac arrivé à ces Kamensky?
— Comment! vous ne savez pas? Leur fils vient
d'être tué en duel. Une dispute avec Posen. Leur fils
unique I C'est affreux ! La mère est folle de désespoir.
Non, impossible de rester ici : mais venez demain, ou
ce soir ! — reprit-elle ; et, de son pas léger, elle se diri-
gea vers la porte.
— Ce soir, malheureusement, je ne pourrai pas ! Mais
voilà, je venais vous voir pour une affaire ! — dit Nekh-
ludov en s'avançant avec elle sur le perron.
— Pour une affaire ? Et laquelle ?
— Voici une lettre de ma tante à ce sujet !
Et Nekhludov lui tendit la petite enveloppe, cachetée
d'un énorme sceau.
— Oui, je sais, la comtesse Catherine Ivanovna
s'imagine que j'ai de l'influence sur mon mari ! Comme
elle se trompe ! Je ne puis rien sur lui et ne veux pas
me mêler de ses affaires. Mais, naturellement, pour la
comtesse et pour vous, je suis prête à me départir de
mes principes. Eh bien! de quoi s'agit-il?
— D'une jeune fille enfermée à la forteresse ! Elle est
malade, et on l'a arrêtée par erreur.
— Comment s'appelle-t-elle ?
— Choustov, Lydie Choustov. Vous trouverez tous
les renseignements dans la note que j'ai jointe à la
lettre.
— Allons ! je vais essayer de m'en occuper ! — dit
Mariette, pendant qu'elle mettait le pied sur le marche-
pied de l'élégante voiture neuve, dont le vernis étincelait
au soleil. Elle s'assit, ouvrit son parasol. Le valet de pied
monta sur le siège et fit signe au cocher qu'on était prêt.
La voiture s'ébranla; mais au même instant, Mariette,
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336 UÉSURRECTION
de la pointe de son parasol brusquement refermé, toucha
le dos du cocher ; les chevaux, après avoir redressé la
tête sous la pression du mors, s'arrêtèrent, soulevant
sur place leurs jambes fines.
— Mais vous reviendrez me voir, et, cette fois, d'une
façon désintéressée? — dit-elle, en souriant d'un sourire
dont elle connaissait la puissance. Après quoi, comme si
elle jugeait la représentation terminée, elle rouvrit son
parasol, abaissa la voilette, et de nouveau fit un signe
au cocher.
Nekhludov ôta poliment son chapeau pour prendre
congé. Les chevaux frappèrent le pavé de leurs sabots
nerveux ; et la voiture s'éloigna d'un pas rapide, glissant
légèrement sur ses roues silencieuses.
III
Se rappelant le sourire qu'il venait d'échanger avec
Mariette, Nekhludov faisait toute sorte de réflexions
intérieures : « Tu n'auras pas encore tourné la tête, se
disait-il, que déjà cette vie t'aura repris tout entier! »
Et il songeait de nouveau aux difficultés et aux dangers
qu'offraient pour lui ses démarches auprès de personnes
d'un monde qui, désormais, ne pouvait plus être le sien.
Au sortir de chez Mariette, il se rendit d'abord au
Sénat. On l'introduisit dans une grande pièce où se
tenaient une foule d'employés, tous extrêmement propres
et polis. Ces employés lui apprirent que le recours de la
Maslova avait été envoyé, pour être examiné, à ce même
sénateur Wolffpour qui il avait une lettre de son oncle.
— 11 y aura séance du Sénat cette semaine, mercredi
prochain, — lui dit-on; — mais l'ordre du jour est si
chargé que l'affaire de la Maslova sera sans doute remise
à une séance suivante. Cependant vous pouvez toujours
demander qu'on en avance la discussion.
Dans ce bureau du Sénat, pendant que Nekhludov
attendait quelques renseignements^ il entendit parler, de
y Google
RÉSURRECTION 337
nouveau, du malheureux duel où avait succombé le jeune
Kamensky. Ce fut là que, pour la première fois, il con-
nut les détails d'une histoire qui faisait alors Foccupa-
tion de toute la ville. La chose avait pris naissance dans
un restaurant où les officiers mangeaient des huîtres et,
suivant leur habitude, buvaient beaucoup. L'un d'eux
s'étant permis quelques appréciations blessantes sur le
régiment où servait Kamensky, celui-ci l'avait traité de
menteur : l'officier ainsi traité l'avait souffleté; et, le
lendemain, le duel avait eu lieu. Kampnsky avait reçu
une balle dans le ventre ; il était mort deux heures après.
Son adversaire et les témoins avaient été arrêtés, et mis
en prison pour plusieurs semaines.
Du Sénat, Nekhludov se fit conduire à la commission
des grâces, où il espérait voir un haut fonctionnaire, le
baron Vorobiev, pour qui son oncle lui avait donné une
lettre. Mais le portier lui fit savoir, d'un ton sévère,
qu'on ne pouvait voir le baron qu'à de certains jours.
Nekhludov laissa la lettre qu'il avait pour lui, et se rendit
chez le sénateur Wolff.
Celui-ci venait de finir son déjeuner. Suivant sa cou-
tume, il stimulait sa digestion en fumant des cigares et
en marchant de long en large dans son cabinet. Nekhlu-
dov le trouva occupé à ces deux exercices. Vladimir
Efimovitch Wolff était effectivement un homme « très
comme il faut » ; il mettait cette qualité au-dessus de
toutes les autres, et rien n'était plus légitime de sa part,
car c'est uniquement à cette qualité qu'il devait sa bril-
lante carrière et l'accomplissement de ses ambitions.
C'était elle qui lui avait permis de faire un riche mariage,
lequel lui avait valu, à son tour, le titre de sénateur, et
un emploi de dix-huit mille roubles. Cependant, non
content d'être un homme « très comme il faut », il se
considérait aussi comme un type de droiture chevale-
resque. Mais cette droiture ne consistait pas, suivant lui,
à ne pas rançonner en secret les particuliers. Il ne
croyait nullement déroger à sa droiture en recevant, et
en sollicitant au besoin, toute sorte de cadeaux, de com-
missions et de pots-de-vin. 11 ne croyait pas non plus
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338 RÉSURRECTION
déroger à sa droiture en trompant la femme qu'il avait
épousée pour son argent, et qu'il savait amoureuse de
lui. Personne, au contraire, n'était plus fier de la sage
organisation de sa vie de famille. La famille de Wolff
était formée de sa femme, de la sœur de celle-ci, dont il
s'était approprié la fortune, sous prétexte d'en devenir
l'administrateur, et d'une fille, personne peu jolie,
timide, douce, menant une vie isolée et triste, et dont
les seules distractions étaient d'assister à des réunions
pieuses chez Aline et chez la vieille comtesse Tcharska.
Le sénateur Wolff avait aussi un fils, un fort garçon
qui, à quinze ans, avait déjà de la barbe comme un
homn^e, et qui, vers le même âge, avait commencé à
boire et à courir les filles. A vingt ans, son père l'avait
chassé de chez lui parce qu'il n'arrivait pas à terminer
ses études et parce que le bruit de son inconduite deve-
nait compromettant. Plus tard, il avait payé pour son fils
une dette de 230 roubles ; et il en avait encore payé une
de 600 roubles, mais, cette fois, en lui déclarant que ce
serait la dernière. Le fils, loin de s'amender, avait fait
de nouveau une dette de mille roubles : son père lui
avait alors fait savoir qu'il cessait tout à fait de le
considérer comme son fils. Et depuis ce moment il
vivait comme s'il n'avait pas eu de fils; et personne,
chez lui, n'osait lui parler de son fils. Et cela ne l'empô*
chait pas d'être pleinement convaincu que personne ne
savait comme lui s'organiser une vie de famille.
Wolff reçut Nekhludov avec le sourire aimable et un
peu moqueur qui était sa façon habituelle d'exprimer
ses sentiments d'homme « comme il faut » à l'égard du
reste de l'humanité.
— Je vous en prie, — dit-il après avoir lu la lettre
du comte Ivan Mikaïlovitch, — prenez la peine de vous
asseoir. Quant à moi, je vous demanderai la permission
de continuer à marcher. Trop heureux de faire connais-
sance avec vous, et, naturellement, aussi de pouvoir
être agréable au comte Ivan Mikaïlovitch, — poursuivit-
il après avoir exhalé une épaisse colonne de fumée
bleue, et tout en ayant soin de bien t^nir son cigare,
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RÉSDRRECTION 339
pour empêcher la cendre de tomber sur le tapis.
— Je voudrais vous prier seulement de faire hâter
Texamen du pourvoi, — dit Nekhludov, — pour que, si
la femme Maslov doit aller en Sibérie, son départ puisse
se faire le plus tôt possible.
— Oui, oui, par les premiers paquebots de Nijni-
Novgorod, oui, je sais ! — déclara Wolff avec son éter-
nel sourire, en homme sachant toujours d'avance ce
dont on voulait lui parler. — Vous dites que la con-
damnée s'appelle...?
— Catherine Maslov.
Wolff s'approcha de son bureau et ouvrit un carton
plein de papiers.
— La Maslova, c'est bien cela ! Parfaitement, j'en par-
lerai à mes collègues. Nous discuterons l'affaire mercredi,
— Puis-je le télégraphier à mon avocat?
— Comment ! vous avez un avocat pour cette affaire ?
C'est bien inutile ! Mais enfin, oui, vous pouvez lui télé-
graphier.
— Je crains que les motifs de cassation ne soient
insuffisants — dit Nekhludov ; — mais le procès-verbal
même des débats prouve assez que la condamnation est
le résultat d'un malentendu.
— Oui, oui, cela est possible; mais le Sénat n'a pas
à s'occuper du fond de l'affaire, — répondit sévèrement
Wolff, en surveillant la cendre de son cigare. — Le
Sénat doit se borner à examiner la légalité de la procé-
dure.
— Mais ici le cas est, me semble-t-il, si exceptionnel...
— Sans doute, sans doute ! Tous les cas sont excep-
tionnels. Enfin, nous ferons ce qu'il y aura à faire.
Voilà tout !
La cendre tenait toujours, mais commençait à trem-
bler au bout du cigare.
— Et vous ne venez que rarement à Pétersbourg? —
poursuivit Wolff en allant déposer la cendre dans le
cendrier. — Quelle horrible chose que cette mort du
jeune Kamensky, un garçon charmant! Fils unique! La
mère egt folle de désespoir, — ajouta-t-il, répétant
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340 RÉSURRECTION
presque mot pour mot ce que disait alors la ville entière.
Nekhludov se leva pour prendre congé.
— Si cela vous convient, venez déjeuner avec moi
un de ces jours) — lui dit Wolff en lui tendant la main.
L'heure était déjà si avancée que Nekhludov, remet-
tant au lendemain la suite de ses démarches, rentra
chez lui, c'est-à-dire chez sa tante»
IV
Il y avait, ce soir-là, six personnes à table chez la
comtesse Catherine Ivanovna : le comte, la comtesse,
leur fils, — un jeune officier de la garde, maussade,
hargneux, et qui mangeait avec les coudes sur la table,
— Nekhludov, la lectrice française, et l'intendant du
comte.
La conversation, naturellement, tomba tout de suite
sur la mort du jeune Kamensky. Tout le monde excusait
Posen, qui avait défendu l'honneur de l'uniforme. Seule,
la comtesse Catherine Ivanovna, avec sa façon de parler
libre et irréfléchie, se montra sévère pour le meurtrier.
— S'enivrer, et puis tuer de charmants jeunes gens,
jamais je n'excuserai cela ! — déclara-t-elle.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire I — fit
son mari.
— Oui, je sais ! Toi, jamais ^tu ne comprends ce que
je veux dire ! — répondit la comtesse, se tournant vers
Nekhludov comme pour le prendre à témoin. — Tout le
monde me comprend, excepté mon mari. Je dis que je
plains la mère de celui qu'il a tué, et que je ne puis
admettre que, ayant tué Kamensky, cet homme ne
tire de là, par la suite, que des agréments.
A ce moment le fils de la comtesse, qui jusqu'alors
n'avait rien dit, intervint pour prendre la défense de
Posen. Assez grossièrement, il s'attaqua aux paroles de
sa mère, et se mit en devoir de lui démontrer qu'un offi-
cier était tenu d'agir comme avait agi Posen, ajoutant
y Google
RÉSURRECTION 34i
que, s'il eût agi d'une autre façon, le conseil des officiers
l'aurait exclu du régiment.
Nekhludov, sans prendre part à Tentretien, écoutait
ces divers propos. En sa qualité d'ancien officier, il com-
prenait — et trouvait plus naturelles qu'il n'osait se
l'avouer — les affirmations du jeune Tcharsky; mais,
d'autre part, il ne pouvait se défendre, devant le cas de
cet officier ayant tué un de ses camarades, de songer à
celui d'un jeune homme qu'il avait vu dans la prison, et
qui était condamné aux travaux forcés pour un meurtre
commis au cours d'une querelle.
Dans les deux cas, la cause première du crime avait
été l'ivresse. Le jeune paysan avait tué sous l'effet d'une
surexcitation anormale : et pour l'en punir, on l'avait
séparé de sa femme et de ses enfants, on lui avait mis
les fers aux pieds, on lui avait rasé la moite de la tête,
on s'apprêtait à l'envoyer aux travaux forcés ; tandis que
l'officier qui, dans des conditions analogues, avait com-
mis le même crime, celui-là était aux arrêts dans une
jolie chambre, mangeait de bons dîners, buvait de bons
vins, lisait librement tous les livres qu'il voulait lire, et
très prochainement serait mis en liberté et reprendrait
son ancienne vie, où il avait chance de rencontrer désor-
mais plus d'égards que par le passé.
Nekhludov ne résista pas à dire tout ce qu'il pensait.
La comtesse Catherine Ivanovna, d'abord, fit mine de
l'approuver ; mais au bout d'un instant elle se tut, comme
les autres convives ; et Nekhludov eut l'impression que,
en parlant comme il avait parlé, il avait fait quelque
chose comme une inconvenance.
Après le dîner, les convives passèrent dans le grand
salon, à qui l'on avait, pour la circonstance, donné l'as-
pect d'une salle d'école. On y avait placé des rangées de
bancs et de chaises ; au fond de la salle, sur une petite
estrade, on avait mis une chaise et une table destinées
• au conférencier. Et déjà les invités arrivaient en grand
nombre, ravis de pouvoir entendre le fameux Kiesewetter.
La rue, devant la maison, se remplissait d'équipages
somptueux. Dans le salon, richement orné, des dames
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342 BÉSURREGTIOM
entraîent, vêtues de soie, de velours, de dentelles, avec
des coiffures^ apprêtées et des tailles artificiellement
amincies. Avec elles arrivaient quelques hommes, mili-
taires et civils, en grande tenue ; et Nekhludov vit avec
stupeur, parmi cette brillante assistance, cinq hommes du
peuple : deux domestiques, un boutiquier, un artisan et
un cocher.
Kiesewetter, un petit homme trapu et grisonnant,
monta sur Testrade et commença son discours. Il
parlait en allemand, et une jeune fille maigre, avec un
lorgnon sur le nez, traduisait ses paroles au fur et à mesure.
Il disait que nos péchés sont si grands, et que le châ-
timent en est si grand et si inévitable, que c'est pour
nous chose impossible de vivre tranquilles dans Tattente
de ce châtiment.
« Chères sœurs et chers frères, pensons un moment à
nous-mêmes, à notre vie, à la façon dont nous agissons,
à la façon dont nous irritons la colère de Dieu, dont
nous ajoutons à la souffrance du Christ : et nous com-
prendrons qu'il n'y a pas pour nous de pardon, pas
d'issue, pas de salut, que nous sommes infailliblement
perdus. La perdition la plus terrible, des tourments éter-
nels nous sont réservés, — ajoutait-il d'une voix trem-
blante. — Comment nous sauver ? Mes frères, comment
nous sauver de cet incendie effroyable ? Il a déjà embrasé
notre maison, et toute issue nous manque ! »
Il se tut, et de véritables larmes coulèrent le long de
ses joues. Depuis huit ans déjà, invariablement, toutes
les fois qu'il arrivait à ce passage de celui de ses dis-
cours qui lui plaisait le plus, il éprouvait un spasme
dans la gorge, et des larmes i^oulaient sur ses joues.
Dans la salle, des sanglots se firent entendre. Les
grasses épaules nues de la comtesse Catherine Ivanovna
étaient secouées d'un frisson saccadé. Le cocher consi-
dérait l'orateur avec un mélange d'étonnement et d'épou-
vante, comme il aurait considéré un homme que ses
chevaux auraient, par accident, écrasé. La fille de Wolff,
vêtue avec un luxe voyant, s'était précipitée à genoux et
se cachait le visage dans les mains.
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RÉSURRECTION 343
Cependant Torateur releva la tête et fit apparaître sur
ses lèvres un sourire pareil à ceux qui servent aux
acteurs pour exprimer le retour de l'espérance. Et, d'une
voix humble et douce, il reprit :
« Mais le salut existe. Il est à notre portée, sûr, léger,
joyeux. Ce salut, c'est le sang du Fils de Dieu répandu
pour nous. Son martyre, son sang répandu nous sauvent
de la perdition. Mes frères et mes sœurs, remercions
Dieu qui a daigné sacrifier son fils unique à la rédemp-
tion des péchés de l'homme ! Son sang trois fois béni... »
Pendant ce discours la gêne de Nekhludov était
devenue si intolérable que» à ce moment, profitant de
l'émotion générale, il sortit sur la pointe des pieds et
remonta dans sa chambre.
y Google
CHAPITRE IV
Le lendemain matin, Nekhludov achevait à peine de
s*habiller, quand le valet de chambre lui apporta la
carte de l'avocat Faïnitzine. Celui-ci s'était mis en route
aussitôt après avoir reçu son télégramme. Il demanda à
Nekhludov le nom des sénateurs devant lesquels l'affaire
serait portée,
— On dirait vraiment qu'on les a choisis exprès
pour représenter les types différents du sénateur ! —
s'écria-t-il. — Wolff, c'est le fonctionnaire pétersbour-
geois; Skovorodnikov, c'est le juriste savant; et Bé,
c'est le juriste pratique. C'est sur lui que nous pouvons
le plus compter. Eh! bien, et à la commission des grâces?
— Je vais précisément, de ce pas, chez le baron Voro-
biev. Hier, je n'ai pas pu réussir à être reçu.
— Savez-vous pourquoi ce Vorobiev est baron ? — de-
manda l'avocat, en réponse à l'intonation ironique avec
laquelle Nekhludov avait prononcé ce titre étranger
de «baron », accouplé à un nom de famille aussi fonciè-
rement russe. — C'est l'empereur Paul qui a donné ce
titre à son grand-père, qui le servait comme valet de
chambre. Ce valet lui ayant rendu quelques petits ser-
vices d'ordre intime, l'empereur l'a nommé baron, faute
d'oser lui donner un titre russe, ce qui aurait risqué de
faire crier. Et depuis lors nous avons des barons Voro-
biev ! Et il faut voir comme le gaillard est fier de son
titre ! D'ailleurs un aigrefin sans pareil. J'ai une voi-
ture à la porte : voulez-vous que je vous conduise ?
Sur le perron, le portier remit à Nekhludov un billet
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RÉSURRECTION 345
qu'un valet de chambre venait d'apporter pour lui. Le
billet était de Mariette, qui écrivait ceci :
« Pour vous faire plaisir, j'ai agi tout à fait contre
mes principes : j'ai intercédé auprès de mon mari
pour votre protégée. Il se trouve que cette personne
peut être relâchée immédiatement. Mon mari a écrit au
commandant. Venez donc maintenant me faire une visite
désintéressée. Je vous attends. — M. »
— Comment ? s'écria Nekhludov, — voilà une femme
qu'ils tiennent enfermée au secret depuis sept mois ; et
ils découvrent à présent qu'elle n'a rien fait! Et il a
suffi d'un mot pour la faire mettre en liberté !
— Mais il n'y a pas là de quoi vous étonner ! — dit
en souriant l'avocat. — Vous devriez plutôt vous réjouir
d'avoir déjà réussi dans cette démarche !
— Eh bien ! non, j'ai beau faire, ce succès me rem-
plit d'amertume. Est-ce possible que les choses se
passent ainsi ? Pourquoi la tenait-on en prison ?
— Si vous vous mettez à approfondir les choses, vous
ne parviendrez qu'à vous faire souffrir.
Le baron Vorobiev, cette fois, recevait. Dans la pre-
mière pièce où entra Nekhludov, se tenait un jeune
employé en petite tenue, avec un cou d'une longueur
excessive et une pomme d'Adam très saillante.
— Votre nom ? — demanda-t-il à Nekhludov.
Nekhludov se nomma.
— Ah ! parfaitement ! Le baron vient de parler do
vous. Vous allez être reçu aussitôt.
L'employé entra dans la pièce du fond et en sortit au
bout d'un instant, en compagnie d'une vieille dame toute
vêtue de noir, qui pleurait sans pouvoir s'arrêter.
— Prenez la peine d'entrer ! — dit le jeune employé
à Nekhludov en lui désignant la porte du cabinet du baron.
Celui-ci était un homme de taille moyenne, maigre et
musculeux, les cheveux blancs coupés court. Assis dans
son fauteuil devant un énorme bureau, il regardait
devant lui d'un air satisfait. Son visage rouge s'éclaira
d'un sourire bienveillant en apercevant Nekhludov.
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346 RÉftUIitlBGTION
— Ravi de vous voir ! Votre mère et moi avons été
d'excellents amis. Je vous ai vu tout enfant, et, plus
tard, officier. Allons, asseyez-vous, dites-moi en quoi je
puis vous servir !
Nekhludov lui raconta l'histoire de Fédossia.
— Fort bien, fort bien ! Je vois ce que c'est! — dit le
vieillard.— C'est en effet bien touchant. Aveï-votts rédigé
un recours en grâce ?
— Oui, j'en ai préparé un ! — répondit Nekhludov en
tirant le papier de sa poche. — Mais j*ai voulu vous voir
pour vous prier d'accorder à cette affaire une attention
spéciale.
— Et vous avez fort bien fait! Je m'occuperai de
l'affaire moi-même. L'histoire est vraiment très tou-
chante, — poursuivit le baron en gardant sa mine la plus
épanouie. — Je vois la chose. Cette malheureuse était
une enfant, son mari l'aura affolée par sa grossièreté; et
puis tous les deux se seront repentis et pris d'amour
l'un pour l'autre. Oui, je m'occuperai moi-même de
l'affaire.
— Le comte Ivan Mikaïlovitch m'a d'ailleurs promis
que, de son côté, il demanderait...
Mais à peine Nekhludov eut-il prononcé ces mots que
le visage du baron changea d'expression*
— Au reste, — déclara-t-il froidement à Nekhludov,
— déposez votre recours dans les bureaux, et je ferai ce
que je pourrai!
Nekhludov sortit et se rendit dans les bureaux, pour
déposer la requête. Là encore, comme au Sénat, il vit
une foule de fonctionnaires, d'employés, de gardiens,
tous remarquablement propres et polis.
« Combien il y en a, et comme ils ont l'air bien
nourris, et comme ils sont luisants, et cirés, et vernis !
Mais à quoi peuvent-ils bien servir ?» — se demandait
Nekhludov en les considérant
y Google
RÉSURRECTION 34T
II
L*homme entre les mains duquel était placé le sort des
prisonniers détenus à la forteresse était un vieux général
qu'on disait un peu abruti, mais qui n'en avait pas moins
derrière lui des états de service des plus brillants : il
possédait une quantité innombrable de décorations,
dont il dédaignait d'ailleurs de porter les insignes, à
l'exception d'une petite croix blanche attachée à sa bou-
tonnière. Il avait gagné cette croix au Caucase, pour avoir
forcé de jeunes paysans russes, placés sous ses ordres,
à tuer des milliers de gens du pays, qui défendaient
leurs libertés, leurs maisons, et leurs familles. Il avait
ensuite servi en Pologne, où il avait de nouveau forcé
de jeunes paysans russes à commettre les mêmes actes,
ce qui lui avait valu de nouveaux honneurs ; et puis il
avait encore servi quelque part ailleurs, où il s'était dis-
tingué de la même façon. Maintenant, vieux et fatigué, il
occupait cet emploi d'inspecteur de la forteresse. Il rem-
plissait les devoirs de sa charge avec une rigueur
inflexible, les considérant comme la chose la plus sacrée
qu'il y eût au monde.
Les devoirs de sa charge consistaient à maintenir au
secret, dans de sombres cellules, des détenus politiques
des deux sexes, et à les y maintenir de telle façon que,
dans l'espace de dix ans, la moitié d'entre eux mou-
raient infailliblement : quelques-uns perdaient la raison,
d'autres devenaient phtisiques, et un grand nombre se
tuaient, en se laissant mourir de faim, ou en s'ouvrant
les veines avec un morceau de verre, ou bien en se
pendant aux barreaux d'une fenêtre.
Le vieux général savait tout cela, et tout cela se pas-
sait sous ses yeux; mais tous ces accidents ne l'émou-
vaient pas plus que ceux que produisaient la foudre,
les inondations, etc. La seule chose qui l'intéressât était
d'obéir au règlement qui lui était imposé. Ce règlement
devait, avant tout, être exécuté : peu importaient, dès
y Google
348 RÉSURRECTION
lors, les conséquences qui en résultaient. Une fois par
semaine, pour se conformer au règlement, le vieux
général faisait le tour de toutes les cellules, et deaian
dait aux prisonniers s'ils n'avaient pas quelque requête
à lui présenter. Les prisonniers, souvent, lui présentaient
des requêtes : il les écoutait tranquillement, sans rien
répondre ; et jamais il n'en tenait aucun compte, sachant
d'avance que toutes ces requêtes demandaient des choses
qui n'étaient pas d'accord avec le règlement.
Au moment où Nekhludov se présenta chez le vieux
général, celui-ci était assis dans un petit salon dont toutes
les fenêtres avaient leurs rideaux baissés, de façon qu'on
s'y trouvait en pleine obscurité. Il était occupé à faire
tourner un guéridon, en compagnie d'un jeune peintre,
frère d'un de ses subordonnés. Les doigts minces et
frêles du jeune artiste s'entremêlaient aux doigts épais,
ridés, en partie ossifiés, du vieux général. Le guéridon
était en train de répondre à une question posée par le
général, et qui consistait à savoir si les âmes se recon-
naissaient l'une l'autre, après la mort.
C'était l'âme de Jeanne d'Arc qui parlait, ce jour-là,
par l'intermédiaire du guéridon. Elle venait déjà de dire :
« Les âmes se reconnaissent » , et elle avait commencé à
dicter le mot suivant lorsque, soudain, elle s'était arrê-
tée. Elle avait dicté, du mot suivant, les trois premières
lettres, un J9, un o, et un s. Et elle s'était arrêtée, en
réalité, parce que le général aurait voulu que la lettre
suivante fût un l, tandis que l'artiste désirait que ce fût
un w. Le général voulait que Jeanne d'Arc dît que les
âmes se reconnaissaient après {posl) leur purification ;
l'artiste désirait faire dire par Jeanne d'Arc que les âmes
se reconnaissaient d'après la lumière [po smtu) qui se
dégageait d'elles.
Le général, fronçant d'un air maussade ses énormes
sourcils blancs, considérait fixement ses mains, espé-
rant toujours que le guéridon allait se décider à écrire
un l; l'artiste, le visage tourné vers le coin de la pièce
imprimait machinalement à ses lèvres le mouvement
nécessaire pour prononcer la lettre v. C'est sur ces entre-
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RÉSURRECTION 349
faites qu'un soldat, servant de valet de chambre au vieux
général, vînt remettre à celui-ci la carte de Nekhludov.
Le général fronça encore davantage les sourcils, fort
ennuyé d'être dérangé; puis, après une minute de
sQence, il mit son lorgnon sur son nez, lut la carte en la
tenant au bout de son bras étendu, se leva avec un dou-
loureux effort, et se frotta lentement les reins et les
jambes.
— Fais entrer dans mon cabinet !
— Que Votre Excellence ne s'inquiète pas ! Je finirai,
seul! — dit Tartiste. — Je sens que le fluide revient !
— C'est cela, finissez seul ! — répondit le général, de
son ton sévère ; et il passa dans son cabinet, traînant avec
peine ses vieilles jambes enflées.
— Heureux de vous voirl — dit-il à Nekhludov en lui
désignant une chaise près de son bureau. ^- Il y a long-
temps que vous êtes à Pétersbourg ?
Nekhludov répondit qu'il venait d'arriver.
— Et la princesse, votre mère, va toujours bien?
— Ma mère est morte, Votre Excellence.
— Pardonnez-moi! J'en suis bien désolé! Savez-
vous que j'ai servi avec votre défunt père? Nous avons
été des amis, des frères. Et vous, êtes-vous au service ?
— Non, pas en ce moment !
Le général hocha la tète en signe de désapprobation.
— J'ai une prière à vous adresser, général, — reprit
Nekhludov.
— Ah ! très bien ! En quoi puis-je vous servir ?
— Si ma prière ne vous paraît pas recevable, je vous
demanderai de m'excuser. Mais je me crois tenu à vous
la présenter.
— Hé bien ! qu'est-ce que vous désirez ?
— Parmi les détenus confiés à votre garde, se trouve
un certain Gourkevitch : or sa mère demande l'autorisa-
tion de le voir ; et, si cela est impossible, elle demande
tout au moins l'autorisation de lui envoyer des livres.
Le général avait écouté cette requête sans donner le
moindre signe de satisfaction ni de mécontentement : il
s'était borné à pencher la tète, et à prendre l'attitude
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350 RÉSURRECTION '
de la rétlexion. En réalité, cependant, il ne réfléchissait
pas le moins du monde et ne s'intéressait nullement aux
paroles duNekhludov, sachant d'avance que le règlement
lui défendait d'en tenir aucun compte. Il n'écoutait que
par politesse.
— C'est que tout cela, voyez-vous, ne dépend pas de
moi! — répondit-il. -^ Pour ce qui est des visites, un
décret impérial en règle les conditions. Et pour ce qui
est des livres, nous avons ici une bibliothèque, et les
prisonniers ont le droit d'être autorisés, s'il y a lieu, à y
prendre des livres.
— Oui, mais ce Gourkevitch voudrait avoir des ou-
vrages scientifiques : il voudrait s'occuper.
— Ne croyez pas cela! Ce n'est pas du tout pour
s'occuper! C'est par insubordination, voilà tout!
— Mais cependant ces malheureux doivent désirer
s'occuper, dans leur triste situation..., — fit Nekhludov.
— Us se plaignent toujours ! — répondit le général.
— C'est que nous les connaissons bien, allez !
11 parlait toujours d'eux comme d'une race d'hommes
tout à fait spéciale.
— Et la vérité est qu'ils ont ici des commodités que
vous chercheriez vainement dans d'autres forteresses, —
poursuivit-il.
Sur quoi il se mit à décrire en détail ces « commo-
dités » ; on aurait pu croire, à l'entendre, que le principal
objet de la détention des prisonniers dans la forteresse
était de leur procurer un séjour agréable.
— Autrefois, c'est vrai, on les traitait d'une façon
assez rigoureuse : mais à présent ils sont traités aussi
bien que possible. Ils ont à manger de trois plats, et
toujours un plat de viande : des côtelettes ou du hachis.
Le dimanche, nous leur donnons encore un plat de plus :
un entremets. Fasse Dieu qu'Un jour toute la Russie
puisse se nourrir comme eux !
Suivant l'habitude des vieillards, le général, une fois
lancé sur son sujet, ne s'arrêta plus avant d'avoir répété
jusqu'au bout ce qu'il répétait sans cesse.
— Quant aux livres, — disait-il, — nous mettons à
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RÉSURRECTION 351
leur disposition des ouvrages religieux, et puis aussi de
vieux journaux. Nous avons une nibliothèque fort bien
fournie. Mais ils ne lisent que rarement. D'abord,
souvent, ils font mine de s'intéresser à la lecture : mais
au bout de peu de temps ils rendent les livres sans y
avoir touché. Ecrire, aussi, ils le peuvent. Nous leur
donnons des ardoises pour qu'ils puissent s'amuser à
écrire dessus. Ils peuvent écrire, effacer, et écrire de
nouveau. Mais cela non plus, ils ne le font pas. Non, ce
n'est que dans les premiers temps qu'ils rêvent de
<' s'occuper » ; plus tard ils engraissent et deviennent de
plus en plus inertes.
Nekhludov écoutait cette voix éraillée, considérait ces
membres engourdis, ces yeux aux paupières enflées sous
les énormes sourcils, ce crâne dégarni, cette petite croix
blanche à la boutonnière ; et sans cesse il comprenait
davantage l'inutilité de rien expliquer à un tel homme.
Il se leva, ayant grand'peine à cacher le mélange
de répulsion et de pitié que lui inspirait cet affreux
vieillard. Et celui-ci, de son côté, n'était pas fâché
de pouvoir faire un peu la leçon au fils de son ancien
camarade.
— Adieu, mon enfant ! — poursuivit-il. — Ne prenez
pas ce que je vous dis en mauvaise part, je ne vous le
dis que par pure amitié : mais ne vous mêlez pas des
affaires de nos prisonniers I Ne vous imaginez pas qu'il y
en ait, parmi eux, d'innocents I Tous, les uns comme les
autres, ce sont des misérables ; et nous les connaissons
bien, nous savons ce qu'ils valent... Et puis, croyez-moi,
reprenez du service ! L'empereur a besoin de tous les
hommes de valeur... la patrie aussi. Songez un peu à
ce qui arriverait si moi, si tous les hommes de notre
espèce, nous ne servions pas ?
Nekhludov poussa un soupir, s'inclina très bas, serra
la grosse main ossifiée du vieillard, et sortit de la
chambre.
Le général, resté seul, se frotta longuement les reins
et se traîna dans le petit salon où, pendant son absence,
le jeune artiste avait écrit la réponse dictée par l'esprit
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352 RÉSURRECTION
de Jeanne d'Arc. Le général lut, à travers son lorgnon :
« se reconnaissent l'une l'autre d'après la lumière qui
se dégage de leur corps astral ».
— Hâ ! — s'écria le général, clignant des yeux avec
satisfaction. Mais soudain un doute le saisit.
— Cette lumière n'est donc pas la même pour tous?
— demanda-t-il^, et, de nouveau, entremêlant ses doigts
avec ceux de l'artiste, il s'installa auprès du guéridon.
Devant le perron, en sortant, Nekhludov appela son
cocher.
— Ah ! patron, ce qu'on s'ennuie ici ! — dit le cocher.
— Pour un peu je serais parti sans vous attendre.
— Oui, vraiment, on s'y ennuie ! — répondit Nekhlu-
dov en soupirant. Après quoi, assis dans la voiture,
il essaya de se distraire en observant le jeu des nuages
gris, sur le ciel, et les eaux étincelantes de la Neva,
sillonnée de barques et de bateaux à vapeur.
III
Le lendemain, mercredi, était le jour où devait être
examinée l'affaire de la Maslova. Nekhludov arriva de
bonne heure au Sénat. Devant l'entrée, il se rencon-
tra avec l'avocat, qui venait également d'arriver. Ils
montèrent ensemble l'énorme et solennel escalier jus-
qu'au second étage. Dans la première pièce où ils
entrèrent, un suisse, tout en les débarrassant de leurs
cannes et de leurs manteaux, leur dit que les quatre
sénateurs étaient déjà là : le dernier était arrivé une
minute avant eux. Faïnitzine, — qui s'était mis en habit
et en cravate blanche, — fit passer Nekhludov dans une
pièce voisiné, contre les murs de laquelle étaient ran-
gées de grandes armoires d'une forme quelque peu
extraordinaire. Un vieillard d'aspect patriarcal se trou-
vait là à ce moment, un grand vieillard aux longs che-
y Google
RÉSURRECTION 353
veux blancs : deux valets, respectueusement, Taidaient
à se défaire de son manteau et à se diriger vers Tune
des armoires, où, soudain, Nekhludov le vit s*engouffrer.
Faïnitzine,cependant,ayant aperçu un de ses collègues,
également en habit et en cravate blanche, courut à lui,
laissant à Nekhludov tout le loisir d'examiner les autres
personnes qui remplissaient la salle. Il y avait là une
quinzaine d'hommes, et deux dames, dont une toute
jeune, avec un lorgnon, l'autre déjà grisonnante. On
devait examiner, ce jour-là, une affaire de diffamation
par voie de la presse : de là venait cette afQuence d'un
public qui, d'ordinaire, ne se dérangeait guère pour
assister aux séances de la section de cassation.
L'huissier, un bel homme rubicond, vêtu d'un impo-
sant uniforme, s'approcha de Faïnitzine pour lui deman-
der dans quelle affaire il allait plaider. Pendant qu'il
notait sur un papier la réponse de l'avocat, la porte de
l'armoire s'ouvrit, et Nekhludov en vit sortir le vieillard
à l'aspect patriarcal, mais non plus en veston et en pan-
talon gris, comme il y était entré : il avait échangé ses
vêtements habituels contre un uniforme bariolé qui lui
donnait l'air d'un gigantesque oiseau.
Lui-même, d'ailleurs, était sans doute gêné de ce
déguisement, car c'est presque en courant qu'il sortit
de la salle.
— C'est Bé, un homme respectable! — dit l'avocat à
Nekhludov en le rejoignant. Et il se mit à lui expliquer
l'affaire cpi'on allait juger.
Cependant la séance ne tarda pas à s'ouvrir. Avec le
peste du public, Nekhludov, pénétra dans la salle d'au-
dience, une salle moins grande et d'une ornementation
plus simple que celle de la cour d'assises où avait siégé
Nekhludov, mais d'ailleurs disposée de la même façon.
Même séparation entre le public et les juges; mêmes
tableaux sur les murs; et quand Thuissier annonça:
« La Cour ! » tous se levèrent pour saluer les sénateurs
en grand uniforme, qui, s'asseyant devant la table, firent
de leur mieux pour se donner une mine sérieuse et
solennelle.
23
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354 RÉSURRECTION
Ces sénateurs étaient au nombre de quatre. Il y avait
d'abord celui qui faisait fonction de président, Nikitine,
un grand homme glabre, avec un visage mince et des
yeux d'acier ; puis Wolfï, rasé de frais, et montrant ses
belles mains blanches; puis Skovorodnikov, un petit
vieux gros et lourd, le visage tout grêlé de petite vérole ;
enfin Bé, le vieillard à la mine patriarcale. Derrière, les
sénateurs entrèrent, sur l'estrade, le greffier et le subs-
titut du procureur, — ce dernier un homme encore
jeune, maigre, sec, avec un teint sombre et une pro-
fonde expression de tristesse dans les yeux. En dépit de
l'étrange costume qu'il portait, Nekhludov reconnut en
lui, aussitôt, un de ses meilleurs amis de l'Université.
— Ce substitut ne s'appelle-t-il pas Sélénine? —
demanda-t-il à son avocat, qui était venu s'asseoir près
de lui sur les bancs du public.
— Oui, eh bien?
— Je le connais beaucoup, c'est un homme de haute
valeur.
— Et un substitut extrêmement remarquable, très
actif, déjà très influent. C'est à lui que vous auriez dû
vous adresser, — dit l'avocat.
— Oh ! celui-là agira toujours uniquement d'après sa
conscience! — dit Nekhludov, se rappelant les éminentes
qualités de piété, de probité, de noblesse de son ancien
condisciple.
— D'ailleurs, ce serait trop tard, maintenant! —
répondit Faïnitzine ; après quoi il se remit à écouter reli-
gieusement la discussion de l'affaire.
Nekhludov se mit à l'écouter aussi; et de toutes ses
forces il essaya de comprendre ce qui se passait devant
lui. Mais, de nouveau, il en était empêché par ce fait
que, au lieu de discuter le fonds du procès, on faisait
porter tout le débat sur des incidents acccessoires.
Le procès avait pour cause un article de journal dénon-
çant les escroqueries du président d'une société d'ac-
tionnaires. L'important, en bonne justice, eût été de
savoir si vraiment ce président volait ses mandataires,
et, dans ce cas, comment on pouvait mettre fin à ses
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RÉSURRECTION 355
vols. Mais de tout cela, dans la discussion, pas un mot
ne fut dit. On débattit uniquement la question de savoir
si, d'après un certain paragraphe du code, le directeur du
journal avait eu le droit d'imprimer l'article, et si, n'en
ayant pas le droit, il avait commis, en l'imprimant, une
diffamation, ou une calomnie, ou encore une calomnie
doublée de diffamation.
Deux choses seulement frappèrent Nekhludov : il
observa d'abord que Wolff, qui, quelques jours aupara-
vant, lui avait déclaré que le Sénat ne s'occupait jamais
que des vices de procédure, mettait au contraire une
grande chaleur à invoquer des arguments de fonds pour
faire casser la condamnation du directeur du journal ; et
il observa aussi que Sélénine, d'ordinaire si froid,
mettait une égale chaleur à soutenir la thèse contraire.
Il crut même remarquer, dans cette chaleur du substi-
tut, comme une certaine hostilité à Tégard de Wolff qui,
lui-même, finit sans doute par éprouver une impression
analogue, car, sur une réplique de Sélénine, il rougit,
tressaillit, fit un geste de dépit et n'ajouta plus rien.
La discussion se trouvant ainsi terminée, les séna-
teurs se retirèrent pour délibérer. L'huissier vint préve-
nir Faïnitzine que l'affaire de la Maslova allait être jugée
dans quelques instants.
IV
Dès que les quatre sénateurs se furent assis dans leur
salle de délibérations, Wolff, avec beaucoup de chaleur,
se mit à exposer les motifs qui devaient faire casser
le jugement porté contre le directeur du journal.
Le président, homme fort peu bienveillant en géné-
ral, était encore, ce jour-là, particulièrement mal dis-
posé. Déjà pendant que l'affaire était discutée en séance
publique, il avait arrêté son opinion, et maintenant,
sans écouter Wolff, il restait plongé dans ses pensées.
Ses pensées tournaient autour du fait que, la veille, il
avait raconté dans ses mémoires la façon dont c'était
y Google
356 RÉSURRECTION
Velianov, et non pas lui, qui avait été nommé à un
poste depuis longtemps convoité par lui. Ce président
Nikitine était en effet très profondément convaincu de
ce que son opinion sur les divers hauts fonctionnaires
qu*il avait eu l'occasion de connaître constituerait,
pour rhistoire, un document des plus importants. Dans
le chapitre qu'il avait écrit la veille, il appréciait avec
une extrême sévérité la conduite de quelques-uns de
ces hauts fonctionnaires qui l'avaient, suivant son
expression, empêché de sauver la Russie de la ruine,
ce qui voulait dire simplement qu'ils l'avaient empêché
de toucher un plus gros traitement; et il se demandait
à présent s'il s'était assez clairement expliqué pour que
la postérité pût voir tout cela, grâce à lui, sous un jour
tout à fait nouveau.
— Sans doute, sans doute ! — répondait-il à Wolff
quand celui-ci avait l'air de s'adresser à lui : mais il
n'entendait pas un mot de ce qu'il disait.
Bé, non plus, n'entendait rien de ce que disait Wolff.
La mine absorbée, il dessinait des armoiries sur un
papier placé devant lui. Ce Bé était un libéral de la
vieille espèce. Il conservait pieusement les traditions de
l'école de 1860; seules ses opinions politiques parve-
naient à le faire dévier de son impartialité. Et c'est
ainsi que, dans l'affaire de diffamation, il refusait de
voir autre chose qu'une atteinte à la liberté de la presse.
Quand Wolff eut fini de parler, le vieillard releva un
instant la tète, développa sa manière de voir en quelques
mots très nets, et, abaissant de nouveau sa tète blanche,
se remit à dessiner des armoiries.
Skovorodnikov, assis en face de Wolff, et qui pas-
sait tout son temps à mettre dans sa bouche les poils de
sa moustache et de sa barbe, s'interrompit un moment
dans cette opération pour déclarer, d'une voix haute et
grinçante, que, en l'absence de tout vice de procédure,
le jugement ne lui paraissait pas pouvoir être cassé« Le
président [se rangea du même avis ; et le jugement fut
proclamé valable.
Wolff était furieux, d'autant plus furieux qu'à diverses
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RÉSURRECTION 357
allusions il avait bien senti, chez ses collègues comme
chez le substitut, des doutes sur son désintéressement.
Mais, en homme «comme il faut», il sut à merveille
cacher sa mauvaise humeur, et prenant tout de suite
un autre^ dossier, il se mit à lire les pièces de l'affaire
de la Masiova. Ses trois collègues, après avoir sonné
pour demander du thé, engagèrent la conversation sur
un événement qui, alors, partageait avec le duel de
Kamensky l'attention de tout Pétersbourg. Un fonction-
naire des plus importants, chef de section dans un minis-
tère, avait été arrêté comme coupable d'attentats à la
pudeur particulièrement monstrueux.
— Quelle horreur ! — disait Bé d'un ton de dégoût !
— Que trouvez-vous là de si horrible ? — demanda
Skovorodnikov, tout en mouillant avec sa langue le
papier d'une cigarette qu'il venait de rouler. — Je viens
de lire, ces jours-ci, une étude d'un auteur allemand qui
demande que le mariage d'un homme avec un autre
homme puisse être considéré comme légal.
— Impossible ! — dit Bé.
— Je vous apporterai l'article la prochaine fois ! —
répondit Skovorodnikov; et, sans broncher, il cita des
phrases entières de l'article, dont il indiqua aussi le titre,
la date, et le lieu de publication.
— On dit qu'il va être envoyé, en qualité de gouver-
neur, quelque part dans le fond de la Sibérie ! — dit
Nikitine.
— Ce sera parfait ! Je vois déjà l'archiprêtre venant
au-devant de lui avec tout son clergé ! — fît Skovorod-
nikov, qui, après avoir tiré quelques bouffées de sa ciga-
rette, s'était remis à mâcher le poil de sa barbe et de
sa moustache.
C'est alors que l'huissier, entrant dans la salle de
délibérations, vint dire aux sénateurs que l'avocat Faïnit-
zine désirait assister à l'examen du pourvoi de la Masiova.
— Voici en quoi consiste cette affaire de la Masiova,
c'est tout un roman! — dit Wolff; et il raconta à ses
collègues ce qu'il savait des relations de Nekhludov avec
la Masiova.
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358 RÉSURRECTION
Les sénateurs, qui avaient hâte de s'en aller, auraient
infiniment préféré régler cette affaire entre eux, en un
tour de main. Mais la demande de l'avocat ne pouvait
pas, décemment, être repoussée; ils se résignèrent donc
à quitter leur salle de délibérations pour revenir en séance
publique.
Ce fut encore Wolff qui, de sa voix fluette, développa
les motifs de cassation du jugement de la Maslova; et
de nouveau il le fit avec une partialité visible, en laissant
voir son désir que le jugement fût cassé.
— Avez-vous quelque chose à ajouter ? — demanda le
président en se tournant vers Faïnitzine.
Faïnitzine se leva, et, après avoir redressé le plastron
blanc de sa chemise, il se mit à prouver, point par point,
avec une précision et une clarté remarquables, que les
débats de la cour d'assises avaient présenté six détails
contraires à la loi ; puis, en quelques mots, il se permit
de toucher au fonds de l'affaire, pour établir l'incohérence
et l'injustice manifestes du verdict de la cour d'assises.
A la suite de ce discours, débité d'un ton à la fois res-
pectueux et ferme, la cassation du jugement paraissait
inévitable; et Nekhludov fut d'autant plus convaincu
du gain de sa cause que l'avocat, se tournant vers lui
pendant qu'il parlait, lui avait adressé un sourire de
satisfaction. Mais un coup d'œil jeté ensuite sur le visage
des sénateurs lui montra que Faïnitzine était seul à sou-
rire et à être enchanté. Les sénateurs et le substitut, en
effet, étaient loin de sourire et d'être enchantés : ils
avaient la mine ennuyée d'hommes qui perdaient leur
temps, et tous semblaient dire à l'avocat : « Parle tou-
jours ! Nous en avons entendu bien d'autres que toi ! »
Aussitôt que Faïnitzine eut achevé de parler, le prési-
dent donna la parole au substitut du procureur : mais
celui-ci se borna à déclarer, en quelques mots, que les
divers motifs de cassation invoqués n'étaient pas
sérieux, et que le jugement devait être maintenu : sur
quoi les sénateurs se levèrent et passèrent dans leur
salle de délibérations .
Là, de nouveau, les avis se partagèrent. WoUT insis-
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RÉSURRECTION 350
tait pour la cassation ; Bé, qui seul s'était pleinement
rendu compte de la nature de Taffaire, insistait dans le
même sens, présentant à ses collègues un vivant tableau
de rinintelligence des jurés et de la négligence des
magistrats. Nikitine, au contraire, toujours partisan de
la stricte légalité, était opposé à la cassation. Tout
dépendait donc de la voix de Skovorodnikov. Or celui-ci
se déclara opposé à la cassation, et cela, simplement,
parce que la résolution de Nekhludov de se marier, par
devoir, avec la Maslova, Tavait choqué au plus haut
degré.
Ce Skovorodnikov était matérialiste, darwiniste ; toute
manifestation du sentiment du devoir, et plus encore du
sentiment religieux, lui faisait l'effet non seulement
d'une absurdité révoltante, mais aussi de quelque chose
comme une injure personnelle. Et voilà pourquoi, sans
même s'interrompre de fourrer sa barbe entre ses dents,
il déclara ne rien voir dans l'affaire que la légalité du
jugement, et l'insuffisance des motifs invoqués pour la
cassation.
Le pourvoi de la Maslova fut donc rejeté.
— Mais c'est horrible ! — s'écria Nekhludov en s'avan-
çant vers l'avocat, après la lecture de l'arrêt. Une con-
damnation d'une injustice évidente ! Et eux qui la con-
firment, sous prétexte qu'elle ne contient pas de vice de
forme !
— C'est un parti-pris chez eux ! — répondit l'avocat.
— Et Sélénine aussi, opposé à la cassation! C'est
horrible! — répéta Nekhludov. — Que faire, maintenant?
— Présenter un recours en grâce ! Présentez-le vous-
même pendant que vous êtes ici ! Je vais vous le rédiger.
A ce moment le sénateur Wolff, avec toutes ses croix
sur son uniforme, entra dans la salle et s'approcha de
Nekhludov :
— Que faire, mon cher prince? Les motifs de cassa-
y Google
360 RÉSURRECTION
tion étaient insuffisants ! — dit-il en soulevant ses étroites
épaules. Après quoi il se hâta d'entrer dans une des
armoires, pour se dévêtir.
Derrière Wolflf arriva Sélénine : il reconnut aussitôt
son ancien ami.
— Je ne m'attendais pas à te rencontrer ici I — lui dit-il
en lui souriant des lèvres, tandis que ses yeux gardaient
leur expression de tristesse.
— Je ne savais pas que tu étais procureur général !
— Substitut du procureur, — rectifia Sélénine. Et que
fais-tu ici ?
— Ici ? J'y suis venu dans l'espoir d'y trouver de la
justice et de la pitié pour une malheureuse fenune
injustement condamnée.
— Quelle femme?
— Mais celle que vous venez de condamner de nou-
veau!
— Ah ! oui, la Maslova ! — se rappela Sélénine. — Son
pourvoi n'avait aucun fondement.
— Ce n'était pas de son pourvoi qu'il s'agissait, mais
d'elle-même. Elle est innocente, et on la punit sans
raison.
Sélénine soupira.
— Oui, c'est possible, mais...
— Ce n'est pas seulement possible, c'est tout à fait
certain !
— Comment le sais-tu ?
— Je faisais partie du jury qui l'a condamnée. Je sais
que nous avons commis une erreur dans notre verdict.
Sélénine réfléchit un instant.
— Tu aurais dû signaler l'erreur tout de suite I —
reprit-il.
— Je l'ai signalée.
— On aurait dû l'inscrire dans le procès-verbal ! C'eût
été un motif de cassation.
— Mais l'examen de l'affaire elle-même suffisait pour
montrer que le verdict du jury était incohérent ! — fit
Nekhludov.
— Oh ! le Sénat n'a pas à s'occuper de cela ! S'il se
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RÉSURRECTION 361
permettait de casser un jugement au nom de la justice,
non seulement il risquerait bientôt d'accroître la part
de rinjustice, — répondit Sélénine, en songeant à Wolff
et à l'affaire jugée précédemment, — mais les décisions
des jurés perdraient toute leur raison d'être.
— Je sais seulement que cette femme est innocente,
et qu'elle vient de perdre tout espoir d'échapper à son
monstrueux châtiment. La justice suprême a confirmé
rinjustice !
— Mais non, elle ne l'a pas confirmée, puisqu'elle
n'avait pas à s'en occuper ! — répéta Sélénine avec une
ombre d'impatience dans la voix. Puis, évidemment dé-
sireux de changer de sujet : — On m'a dit hier que tu
étais ici. La comtesse Catherine Ivanovna m'avait
invité, l'autre soir, à venir entendre chez elle le nou-
veau prophète. J'y serais allé si j'avais pu penser que
tu y serais !
— J'y étais, en effet, mais j'en suis parti écœuré !
— » Pourquoi écœuré ? C'est, en tout cas, la manifesta-
tion d'un sentiment religieux, si étrange et si pervertie
qu'elle soit !
— Allons donc I Une monstrueuse folie ! — déclara
Nekhludov.
— Mais non, mais non! La seule chose bizarre et
fâcheuse, c'est que nous soyons assez ignorants des
enseignements de l'Eglise pour considérer comme une
nouveauté ce qui n'est que l'exposition des dogmes fon-
damentaux de notre foi 1 — fit Sélénine, d'un ton embar-
rassé, se rappelant qu'il avait jadis émis devant Nekhlu-
dov de tout autres idées.
Nekhludov le considéra avec une attention mêlée de
surprise. Sélénine soutint son regard. Mais Nekhludov
crut sentir, au fond de ses yeux tristes, comme une
malveillance.
— D'ailleurs, nous reparlerons de tout cela 1 — ajouta
Sélénine, après avoir fait signe à l'huissier qu'il allait
avoir à lui parler. — Car nous nous reverrons, il le faut
absolument ! Mais où te rencontrer ? Moi, tu me trouve-
ras toujours chez moi à l'heure du dîner.
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362 RÉSURRECTION
Il indiqua son adresse à Nekhludov et lui serra affec-
tueusement la main :
— Hein ! combien d'eau a coulé sous les ponts depuis
notre dernier entretien ! — ajouta-t-il avant de s'éloi-
gner.
— Oui, je viendrai te voir, si je puis ! — répondit
Nekhludov. Mais au fond de son cœur il sentait que,
de Tun des hommes qu'il chérissait et estimait le plus
au monde, cette brève rencontre avait fait à jamais pour
lui un étranger, sinon un ennemi.
y Google
CHAPITRE V
En sortant du Sénat, Nekhludov et l'avocat mar-
chèrent ensemble le long du trottoir. L'avocat raconta
à Nekhludov Faventure de ce haut fonctionnaire dont
avaient parlé entre eux les sénateurs ; il lui dit comment,
au lieu d'être envoyé au bagne, comme il aurait dû l'être
suivant le code, ce haut fonctionnaire allait être mis à la
tête d'un gouvernement. Puis, en passant devant une
place, il expliqua à Nekhludov qu'une souscription avait
été organisée pour élever, sur cette place, un certain
monument, mais que le monument n'était toujours pas
là, et que les éminents personnages qui présidaient à la
souscription avaient mis dans leurs poches tout l'argent
recueilli. Il ajouta, à propos de l'un de ces personnages,
que sa maîtresse avait perdu des millions aux courses.
Tel autre, toujours suivant l'avocat, aurait vendu sa
femme pour une forte somme ; et innombrables auraient
été les escroqueries commises par telles et telles per-
sonnes, qui, bien loin d'être en prison, continuaient à
occuper des situations très en vue. Ces récits, — dont la
source était évidemment inépuisable, — semblaient pro-
curer à l'avocat une satisfaction personnelle : ils lui per-
mettaient, en effet, de croire lui-même et de faire croire
que les moyens employés par lui pour gagner de l'ar-
gent étaient pleinement légitimes et innocents, en com-
paraison des moyens employés par les plus hauts repré-
sentants de l'aristocratie et des pouvoirs publics. Aussi
sa surprise fut-elle extrême quand il vit que Nekhludov,
sans écouter la fin d'une de ses anecdotes, prit congé de
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364 RÉSURRECTION
lui et sauta dans un fiacre pour retourner chez sa tante.
Mais c'est que Nekhludov était plein de tristesse. Sa
tristesse venait, avant tout, de ce que la décision du
Sénat eût confirmé la peine monstrueuse infligée à la
Maslova. Tristement aussi il songeait que cette décision
du Sénat allait rendre plus dure, pour lui, la réalisation
de son projet d'unir sa destinée à celle de la Maslova* Et
toutes ces histoires que Tavocat lui débitait si complai-
samment achevaient encore de le désoler, en lui mon-
trant partout le triomphe du mal, sans compter que,
malgré lui, il revoyait toujours le froid et malveillant
regard de ce Sélénine, jadis si franc, si affectueux, et si
bon.
Quand il arriva chez sa tante, le portier lui remit avec
une nuance de dédain une lettre qu'une « femme », —
comme disait le portier, — était venue apporter pour lui.
Cette lettre était de la mère de la Choustova. Cette per-
sonne remerciait en termes émus le «bienfaiteur », le
« sauveur » de sa fille, et elle le suppliait de ne pas
quitter Pétersbourg sans venir la voir. C'était, ajoutait-
elle, dans l'intérêt de Vera Bogodouchovska.
Après toutes les déceptions éprouvées durant son
séjour à Pétersbourg, Nekhludov se sentait profondé-
ment découragé. Les projets qu'il avait formés quelques
jours auparavant lui paraissaient à présent aussi irréali-
sables que ces rêves de jeunesse où, jadis, il s'était plu à
s'abandonner. En rentrant dans sa chambre, il tira des
papiers de son portefeuille ; et il était en train de dresser
une liste de ce qui lui restait à faire avant de repartir,
lorsqu'un valet de chambre vint lui dire que la com-
tesse le priait de descendre au salon pour prendre le thé.
Nekhludov replaça ses papiers dans son portefeuille et
descendit au salon. Par la fenêtre de l'escalier, sur son
chemin, il aperçut le landau de Mariette, arrêté devant
la maison : et soudain il eut l'impression que son cœur
s'égayait. Un désir le prit d'être jeune, et de SQurire.
Mariette, coiffée cette fois d'un chapeau clair, et vêtue
d'une robe claire, était assise sur une chaise près du
fauteuil de la comtesse, une tasse de thé en main, et
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RÉSURRECTION 365
parlait à demi-voix, tout illuminée de l'éclat de ses
beaux yeux rieurs. Au moment où Nekhludov entra dans
le salon, elle venait de dire quelque chose de si comique,
et d'un comique si inconvenant, — Nekhludov le recon-
nut à la nature de son rire, — que Texcellente comtesse
Catherine Ivanovna avait été prise d'une joit^ folle, qui
secouait son gros corps des pieds à la tête, tandis que
Mariette, avec une délicieuse expression de malice, la
considérait, penchant un peu sur le côté son charmant
visage énergique et léger.
— Tu me feras mourir de rire ! — s'écriait la vieille
comtesse entre deux éclats.
Nekhludov, après les avoir saluées, s'assit près d'elles.
Et aussitôt Mariette, ayant remarqué l'expression sérieuse
de ses traits, et désirant lui plaire, — ce qu'elle désirait,
sans trop savoir pourquoi, depuis le premier moment où
elle l'avait revu, — changea tout à fait non seulement son
expression extérieure, mais aussi toute sa disposition
intérieure. Elle devint aussitôt sérieuse, mélancolique,
mécontente de sa vie, pleine d'aspirations vagues, et tout
cela très sincèrement, sans la moindre hypocrisie comme
sans le moindre effort. D'instinct, pour plaire à Nekhlu-
dov, elle se mit dans une disposition intérieure pareille
à celle où, d'instinct, elle sentait que Nekhludov se trou-
vait à ce moment.
Elle l'interrogea sur le succès de ses démarches. Il
lui dit comment ses efforts avaient échoué au Sénat, et
mentionna, à ce propos, sa rencontre avec Sélénine.
— Ah I quelle âme pure! Voilà vraiment un chevalier
sans peur et sans reproche ! Quelle âme pure ! —
s'écrièrent les deux dames, se plaisant à employer une
épithète que toutPétersbourg, évidemment, avait admise
pour désigner le jeune substitut.
-r- Il est marié : comment est sa femme ? — demanda
Nekhludov.
— Sa femme? Oh! c'est... mais ne jugeons personne.
Le malheur est qu'elle ne comprend pas son mari. Et
ainsi, lui aussi a été pour le rejet du pourvoi ? — pour-
suivit Mariette avec une sincère compassion. — Mais
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c'est affreux! Comme je plains cette malheureuse!
Et, du fond de son cœur, elle poussa un soupir,
Nekhludov, ému de son chagrin, se hâta de changer
de conversation. Il parla à Mariette de la Choustova qui,
par son entremise, venait enfin de sortir de la lorteresse.
Après ravoir remerciée de cette entremise, il s'apprêtait
à dire combien c'était chose horrible de penser que cette
pauvre fille et toute sa famille eussent souffert si long-
temps, et cela simplement parce c[ue personne n'avait
élevé la voix pour eux : mais Mariette ne le laissa point
poursuivre, et elle-même, dans des termes semblables
à ceux dont il allait se servir, elle exprima toute son
indignation.
La comtesse Catherine Ivanovna vit tout de suite que
Mariette coquetait avec son neveu, ce qui, du reste,
l'amusa fort.
— Sais-tu quoi? — demanda-t-elle à Nekhludov. —
Viens avec nous demain soir, chez Aline ! Kieswetter y
sera. Et toi, ne manque pas de venir aussi l — ajoutâ-
t-elle en se tournant vers Mariette.
— Figure-toi que Kieswetter t'a remarqué ! — pour-
suivit-elle en s'adressant de nouveau à Nekhludov. — -
Il m'a dit que toutes les idées que tu m'avais exposées,
et dont je lui faisais part, étaient à ses yeux un excellent
signe, et que certainement tu ne tarderais pas à venir
au Christ. Je compte sur toi pour demain soir! Mariette,
dis-lui, toi aussi, que tu viendras et que tu comptes
sur lui !
— C'est que d'abord, chère comtesse, je n'ai aucun
droit de donner des conseils à Dimitri Ivanovitch, —
répondit Mariette, en lançant à Nekhludov un regard qui
signifiait qu'elle était pleinement d'accord avec lui sur la
manie évangélique de la bonne vieille dame. — Et puis
aussi c'est que, vous savez, je n'aime pas beaucoup...
— Oui, je sais que tu es toujours différente des autres,
et que tu as une façon à toi de penser sur tout.
— Comment, une façon à moi? Mais j'ai la foi la plus
simple et la plus banale, la foi de la paysanne la plus
ignorante! — fit-elle, en souriant. — Mais surtout, c'est
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que, demain, je suis forcée d'aller au Théâtre-Français !
— Ah! — Et toi, à propos, la connais-tu, cette
fameuse... comment donc? — demanda la comtesse à
Nekhludov.
Mariette lui souffla le nom d'une célèbre actrice fran-
çaise.
— 11 faut absolument que tu ailles la voir. Elle est
étonnante !
— Qui dois-je aller voir d'abord, à votre avis : l'actrice,
ouïe prophète? — demanda Nekhludov avec un sourire.
— Tu es méchant d'interpréter si mal mes paroles !
— Je crois que mieux vaut aller voir d'abord le pro-
phète, et ensuite l'actrice; sans quoi on risquerait de
perdre toute confiance dans les prophéties 1 — reprit
Nekhludov.
— Riez, moquez-vous ! vous ne me ferez pas changer
de sentiment. Autre chose est Kiesewetter, autre chose
le théâtre. Point n'est besoin, pour faire son salut,
d'avoir la mine lugubre et de pleurer tout le temps. Avoir
la foi, cela suffit ; et Ton n'en est que plus à l'aise pour
jouir de la vie.
— Mais, ma tante, savez-vous que vous prophétisez
mieux que le meilleur prophète?
— Et vous, — demanda Mariette, — savez-vous ce
que vous devriez faire ? Vous devriez venir demain soir
me voir dans ma loge !
— Je crains bien de n'avoir pas le temps...
La conversation fut interrompue par l'entrée du valet de
chambre, annonçant à la comtesse la visite du secrétaire
d'une œuvre de bienfaisance dont elle était présidente.
— Oh ! c'est le plus ennuyeux des hommes ! Je vais
aller le recevoir un instant dans le petit salon, et je re-
viendrai aussitôt bavarder encore avec vous. Et toi, Ma-
riette, en attendant, bourre-le de thé ! — Sur quoi, de
son pas viril, la comtesse sortit du salon.
Mariette ôta un de ses gants, mettant à nu une petite
main assez plate, mais toute chargée de bagues.
— Puis-je vous servir ? — demanda-t-elle à Nekhludov
en mettant la main sur la théière d'argent.
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Son visage avait pris une expression encore plus
grave et plus triste.
— Je vais vous faire un aveu! — dit-elle. — Rien au
monde ne m'est plus pénible que de penser que des
personnes à l'estime desquelles je tiens me confondent
avec la position où je suis forcée de vivre.
Peu s'eft fallut qu'elle ne pleurât, en prononçant ces
mots. Et bien que ces mots, à les considérer de près,
n'eussent qu'une signififcation assez vague, ils parurent
à Nekhludov pleins de profondeur, de franchise, et de
bonté, — tant avait d'empire sur lui le regard qui accom-
pagnait les paroles de la fraîche, jolie, et élégante jeune
femme !
Nekhludov, sans lui répondre, la regardait, ne pou-
vant détacher ses yeux de son visage.
— Vous croyez peut-être que je ne vous comprends
pas, et ce qui se passe en vous? Car, naturellement, je
sais ce qui vous est arrivé. Tout le monde le sait ici.
Mais personne ne vous comprend, et moi je vous com-
prends, et je vous approuve, et je vous admire !
— En vérité, il n'y a pas lieu de m'admirer : je n'ai
encore rien fait !
— N'importe! Je comprends vos sentiments et ceux
de cette personne... C'est bien, c'est bien, je ne vous
en parlerai plus ! — interrompit-elle, croyant apercevoir
un léger mécontentement dans les traits de Nekhludov.
— Et ce que je comprends aussi, — reprit-elle, avec la
seule pensée de se conquérir le cœur du jeune homme,
— c'est que, ayant vu toute l'horreur et toutes les souf-
frances de la vie des prisons, vous ayez eu le désir de
venir en aide à ces malheureux, victimes de l'égoïsme et
de l'indifférence des hommes... Je comprends que vous
ayez projeté de donner votre vie pour ces malheureux.
Moi-même, j'aurais volontiers donné la mienne. Mais à
chacun sa destinée!
— N'êtes-vous donc pas satisfaite de votre destinée?
— Moi? — s'écria-t-elle, comme stupéfaite de ce
qu'on pût lui faire une telle question. — Oui, j'ai le
devoir d'en être satisfaite, et je le suis. Mais il y « tou-
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RÉSURRECTION 309'
jours en moî un ver rongeur, et je suis forcée de faire un
effort pour le recouvrir de terre.
— Il ne faut pas le recouvrir ! Il faut croire à cette
voix qui parle en vous ! — dit Nekhludov, complètement
subjugué.
Bien souvent, dans la suite, Nekhludov se rappela
avec honte tout cet entretien; bien souvent il souffrit
en revoyant Tair de respectueuse attention avec lequel
Mariette l'avait écouté, quand il lui avait ensuite raconté
ses visites dans la prison'^eU ses impressions au contact
des paysans. *' .
Lorsque la comtesse revint au salon, Mariette et
Nekhludov causaient comme des amis intimes, seuls à se
comprendre Tun Tautre parmi une foule étrangère ou
hostile.
Ils s'entretenaient de Tinjustice des puissants, des
souffrances des faibles, de la misère du peuple; mais, en
réalité, leurs yeux, sous le murmure des paroles, ne ces-
saient de s'entretenir d'un tout autre sujet. « Pourras-tu
m'aimer ? » demandaient les yeux de Mariette. « Je le
pourrai ! » répondaient les yeux du jeune homme. Et,
tout au long des nobles pensées qu'exprimaient leurs
lèvres, le désir physique les attirait l'un vers l'autre.
Mariette, avant de partir, dit encore à Nekhludov
combien elle aurait toujours de plaisir à le servir dans
ses projets : elle lui demanda de venir, sans faute, la
voir dans sa loge au théâtre, le lendemain soir, lui
assurant qu'elle aurait à lui parler « d'une affaire des
plus importantes ».
— Qui sait, ensuite, quand nous nous reverrons!
— dit-elle en soupirant, et en baissant les yeux sur sa
main couverte de bagues. — C'est entendu, n'est-ce
pas, vous viendrez ?
Nekhludov promit qu'il viendrait.
Cette nuit-là, Nekhludov resta très longtemps sur son
lit sans pouvoir s'endormir. Toutes les fois qu'il se
rappelait la Maslova, et le rejet de son pourvoi, et son
projet de la suivre partout, et la façon dont il avait
renoncé à ses terres, il voyait se dresser devant lui,
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370 RÉSURRECTION
comme une réponse à ces pensées, la fine et délicieuse
figure de Mariette. Il l'entendait lui dire en soupirant :
« Dieu sait quand nous nous reverrons ! » Et il revoyait
son sourire, il le revoyait si nettement, si vivement que
lui-même, dans la nuit, se surprenait à sourire. Et il se
demandait, malgré lui, s'il avait eu raison de s'engager
à partir pour la Sibérie, s'il avait eu raison de se priver
de toute sa fortune.
11 se le demandait; et les réponses qui lui venaient à
l'esprit, dans cette claire nuit de Pétersbourg, étaient
étrangement vagues et confuses. Tout s'embrouillait
dans sa tête. Il évoquait ses anciens sentiments, ressus-
citait devant lui ses anciennes pensées : mais ces senti-
ments, ces pensées, avaient perdu sur lui leur ancien
pouvoir.
— « Je me suis encore forgé là des rêves avec les-
quels je ne pourrai pas vivre ! » — songeait-il. Et, se
sentant pressé de questions auxquelles il n'était pas
en état de répondre, il éprouvait une impression de
tristesse et de découragement telle que depuis longtemps
il n'en avait pas éprouvé. Et quand, à l'aube, il put enfin
s'endormir, ce fut de ce lourd et lugubre sommeil dont,
jadis, il s'endormait après des nuits passées à jouer aux
certes*
II
Le premier sentiment de Nekhludov, quand il se
réveilla le lendemain matin, fut une vague impression
d'avoir, la veille, commis quelque vilaine action.
11 rassembla ses souvenirs : non, de vilaine action il
n'en avait point commis, mais il avait eu de vilaines
pensées, ce qui, à ses yeux, était pire encore. Et Nekhlu-
dov se demanda avec effroi comment il avait pu, même
pour quelque^» instants, prêter l'oreille à de telles pen-
sées. Si nouveau, si pénible que lui fût ce qu'il avait
résolu de faire, il savait que la vie qui en résulterait
était désormais la seule possible pour lui ; et si facile
y Google
RÉSURRECTION 371
que lui fût de revenir à son ancienne vie, il savait que
ce serait, pour lui, cesser de vivre. Ses hésitations de la
veille ne lui firent plus l'effet que de ces derniers mouve-
ments de paresse de Thomme cpii, s'éveillant, s'étire
encore dans son lit et se renfonce sous les couvertures,
tout en sachant que le moment est venu où il doit se
lever pour une affaire très importante et très bonne.
il se leva en hâte, et se rendit dans le faubourg
qu'habitait la mère de la Choustova.
Le logement des Choustov était au second étage.
Suivant les indications du concierge, Nekhludov traversa
de sombres couloirs, grimpa un escalier sombre et fati-
gant, et pénétra dans une cuisine trop chauffée, que
remplissait une insupportable odeur de mauvaise
graisse. Une vieille femme, les manches retroussées, en
tablier et avec des lunettes sur le nez, se tenait debout
près du fourneau et mêlait quelque chose dans une
casserole.
— Que désirez-vous? — demanda-t-elle d'une voix
méfiante, en regardant par-dessus ses lunettes.
Mais Nekhludov n'avait pas fini de se nommer que
déjà le visage de la vieille femme avait pris une expres-
sion de plaisir un peu intimidé.
— Ah! prince ! — s'écria-t-elle, tandis qu'elle essuyait
ses mains sur son tablier, — quelle honte de vous avoir
fait monter ce sombre escalier ! Vous, notre bienfaiteur !
Je suis sa mère ! Vous êtes notre sauveur ! — poursuivit-
elle, s'efforçant d'approcher de ses lèvres la main de
Nekhludov, qu'elle avait saisie dans les siennes. — .Te me
suis permis d'aller chez vous hier. C'est ma sœur qui a
insisté pour que je le fasse. Ma fille est ici ! Par ici,
daignez prendre la peine de me suivre !
Elle conduisit Nekhludov, par une porte étroite, dans
un petit corridor mal éclairé, et sans cesse elle essayait
de rajuster ses cheveux dénoués, ou de réparer le dé-
sordre de sa mise.
— Ma sœur^ la Kornilova..., — disait-elle, — sans
douté vous aurez entendu parler d'elle. Elle a été impli-
quée dans une affaire... Une personne très intelligente
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372 RÉSURRECTION
Ouvrant une porte qui donnait sur le corridor, la
mère de la Choustova fit entrer Nekhludov dans une
petite chambre où, devant une table, était assise sur un
divan une jeune fille courte et trapue, vêtue d'une veste
d'indienne rayée, avec des cheveux blonds légèrement
bouclés qui entouraient un visage rond, d'une pâleur
extrême. En face d'elle était assis un jeune homme à la
moustache naissante, vêtu d'une blouse russe aux rebords
brodés. Le jeune homme, plié en deux sur sa chaise,
parlait avec tant d'animation que ni lui ni la jeune fille
ne s'aperçurent d'abord de l'arrivée de Nekhludov.
— Lydie I C'est le prince Nekhludov, qui a daigné-
La pâle jeune fille eut un tressaillement nerveux.
Rejetant derrière son oreille, d'un geste machinal, une
boucle de ses cheveux blonds, craintivement elle fixa ses
yeux gris sur le nouveau venu.
— Enfin vous voici libre ! — dit Nekhludov, en lui
souriant et en lui tendant la main.
— Oui, enfin! — répondit la jeune fille. Et, décou-
vrant toute une rangée de dents blanches, sa bouche
s'ouvrit en un bon sourire d'enfant. — C'est ma tante
qui a désiré vous voir. Petite tante ! — s'écria-t-elle en
se tournant vers une porte.
— Vera Efremovna a été bien tourmentée de votre
arrestation ! — dit Nekhludov.
— Ici, asseyez-vous plutôt ici ! — interrompit Lydie,
en désignant du doigt la chaise de paille d'où venait de se
lever le jeune homme. Mon frère ! — ajouta-t-elle, en ré-
ponse au regard jeté par Nekhludov sur son compagnon.
Celui-ci serra la main du nouveau venu avec le même
bon sourire qui avait éclairé le visage de sa sœur ; puis
il s'assit près de la fenêtre, où vint le rejoindre un collé-
gien de quinze ou seize ans.
— Vera Efremovna est très amie avec ma tante ; mais
moi, je ne la connais presque pas! — dit la jeune fille.
En cet instant sortit de la chambre voisine une femme
d'une quarantaine d'années, au visage agréable et intel-
ligent.
— Comme vous êtes bon d'être venu ! — s'écria-t-elle
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RÉSURRECTION 373
en s'asseyant sur le divan près de sa nièce. — Eh ! bien,
et Verotchka? Vous l'avez vue ? Comment supporte-t-elle
sa situation ?
— Elle ne se plaint pas, — répondit Nekhludov.
— Ah ! je la reconnais bien là ! Quelle grande âme !
Tout pour les autres, rien pour elle !
— Le fait est qu'elle ne m'a pîen demandé pour elle :
elle ne s'est occupée que de votre nièce. Elle s'affligeait
surtout, m'a-t-elle dit, de l'injustice monstrueuse de
cette arrestation.
— Une injustice monstrueuse, en effet! La malheu-
reuse a souffert pour moi.
— Mais pas du tout, petite tante ! — s'écria Lydie.
J'aurais pris ces papiers sans vous !
— Permets-moi de savoir mieux que toi ce qui en est !
— poursuivit la tante. — Voyez-vous, — dit-elle à
Nekhludov, — tout cela est venu de ce qu'une certaine
personne m'a priée de prendre en dépôt ses papiers, et
de ce que moi, n'ayant pas de logement à moi, je les ai
laissés à ma nièce. Et voilà que, cette même nuit, la
police est venue ici, a pris les papiers, l'a prise aussi;
et on l'a gardée jusqu'à maintenant, parce qu'elle ne vou-
lait pas dire de qui elle tenait ces papiers.
— Et je ne l'ai pas dit I — déclara vivement Lydie,
portant la main sur une boucle de ses cheveux, qui,
pourtant, ne s'était pas dérangée.
— Mais je ne dis pas que tu Taies dit! — fit la tante.
— Si on à pris Mitine, ce n'est pas à cause de moi !
— reprit Lydie en rougissant et en promenant autour
d'elle un regard inquiet.
— Mais tu n'as pas besoin de nous dire cela, Lydot-
chka ! — dit la mère.
— Et pourquoi? Je veux en parler, au contraire! —
déclara Lydie. Elle ne souriait plus. Elle était toute
rouge et enroulait ses cheveux autour de son doigt, tout
en continuant à lancer de divers côtés des coups d'œil
inquiets.
— Je ne l'ai pas dit! — reprit-elle, — je me suis
bornée à me taire. Quand ils m'ont interrogée sur ma
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374 RÉSURRECTION
tante et sur Mitine, je n'ai rien répondu, et j'ai déclaré
que je ne répondrais rien. Alors ce... Kirilov...
— Kirilov, c'est un gendarme, — fit la tante, s'adres-
sant à Nekhludov.
— Alors ce Kirilov, — reprit Lydie en s'agitant et en
soupirant, — se mit à me raisonner. « Tout le monde
est sûr que vous parlerez ! » me dit-il. « Et cela ne
pourra nuire à personne, au contraire. Si vous parlez,
vous délivrerez des innocents qui, sans cela, risquent
de souffrir injustement. » Mais moi, tout de même, je
n'ai rien dit. Alors il m'a dit : « Eh bien ! soit, ne dites
rien, mais au moins ne niez pas ce que je dirai ! » Et il
s'est mis à citer des noms, et il a cité le nom de Mitine.
Et figurez-vous que, le lendemain, j'apprends que Mitine
est pris! « Voilà, — me dis-je, — c'est moi qui Tai
livré ! » Et cette pensée m'a tellepient torturée, tellement
torturée, que j'ai bien cru que je deviendrais folle.
— Mais c'est prouvé, que tu n'es pour rien dans son
arrestation ! — dit la tante.
— Oui, mais moi je ne le savais pas. Et toujours je
pensais : je l'ai livré ! J'allais de long en large, dans la
cellule, et je pensais : je l'ai livré ! je l'ai livré! Je me
couchais, je me couvrais la tête, et une voix me criait à
l'oreille : tu l'as livré ! tu as livré Mitine ! Et j'avais
beau savoir que c'était de l'imagination, impossible de ne
pas écouter. C'était affreux! — s'écria Lydie, déplus en
plus animée, tout en continuant à enrouler autour de son
doigt et puis à dérouler une boucle de ses cheveux blonds.
— Lydotchka, calme-toi ! — répétait la mère, en lui
touchant le bras.
Mais Lydotchka ne parvenait pas à se calmer.
— Et ce qu'il y a de plus affreux... — commençâ-
t-elle.
Elle poussa un soupir, se leva du divan sans achever
sa phrase, et s'enfuit hors de la chambre. Sa mère la
suivit.
— Pour les jeunes gens, cet emprisonnement cellu-
laire est une chose terrible, — dit la tante, en allumant
une cigarette.
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RÉSURRECTION 375
— Pour tout le inonde , j'imagine? — répondit Nekh-
ludov.
— Non, pas pour tout le monde ! Pour les véritables
révolutionnaires, plusieurs me Font dit, c'est au con-
traire UD *epos, une sécurité. Les malheureux vivent
dans Fangoisse, dans la privation, dans la crainte, crai-
gnant à la fois et pour eux, et pour les autres, et pour
l'œuvre. Et puis, un beau jour, on les prend, et tout est
fini, toute responsabilité cesse, ils n*ont plus qu'à rester
étendus et à se reposer. J'en connais qui, en se voyant
pris, ont éprouvé une joie réelle. Mais pour les jeunes,
comme Lydotchka, surtout pour les innocents, le pre-
mier choc est terrible. La suite, en comparaison, n'est
rien. La privation de la liberté, les mauvais traitements,
le manque d'air et de nourriture, tout cela n'aurait
aucune importance et se supporterait facilement s'il
n'y avait pas ce choc moral qu'on ressent quand on se
trouve emprisonné pour la première fois.
La mère de Lydie, revenant près de Nekhiudov, lui
annonça que sa fille était souffrante et avait dû se
mettre au lit.
— Sans motif aucun, ils ont perdu cette jeune vie! —
dit la tante. — Et je souffre plus encore à la pensée que,
malgré moi, j'ai été la cause de cet affreux malheur.
— Mais non, rien n'est perdu ! l'air de la campagne
la remettra.
— Sans vous, en tout cas, elle aurait certainement péri !
— reprit la tante en se tournant vers Nekhiudov. —
Mais, au fait, j'oublie de vous dire une des raisons pour
lesquelles je désirais vous voir. C'était pour vous prier
de remettre cette lettre à Vera Efremovna! L'enveloppe
n'est pas fermée, vous pourrez lire la lettre, et la déchi-
rer si vos opinions ne vous permettent pas d'en approuver
le contenu. Mais je n'y ai rien écrit de compromettant.
Nekhiudov prit la lettre, et, ayant dit adieu aux deux
dames, il sortit. Dans la rue, avant de serrer la lettre
dans son portefeuille, il cacheta l'enveloppe, bien résolu
à faire la commission dont l'avait chargé la tante de
Lydie Cboustova.
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376 RÉSURRECTION
III
Nekhiudov aurait bien volontiers quitté Pétersbourg
ce soir-là : mais il avait promis à Mariette d'aller la
voir au théâtre; et, bien qu'il se rendit compte que son
devoir était de ne pas y aller, il résolut d'y aller, se
mentant à soi-même, c'est-à-dire se disant que son
devoir était de tenir la promesse donnée. Et il se disait
encore que, une dernière fois, il aurait là l'occasion de
revoir ce monde qui, naguère, avait été le sien et qui
désormais lui serait étranger. « Je veux affronter une
dernière fois ses séductions, le regarder en face une
dernière fois! » songeait-il, tout en sentant que cette
pensée n'était pas chez lui tout à fait sincère.
Se levant de table aussitôt le dîner fini, il mit son
habit et se rendit au théâtre, où il arriva longtemps
après le lever du rideau. On jouait Téternelle Dame aux
Camélias, où la fameuse actrice française venait mon-
trer au public, une fois de plus, la façon dont doivent
mourir les femmes poitrinaires.
Les contrôleurs, à la porte du théâtre, acctteillirent
Nekhiudov avec des égards tout particuliers quand ils
surent par quelle haute personnalité il avait été invité,
et ils s'empressèrent de le faire conduire à la loge de
Mariette. Le valet de chambre de celle-ci, debout devant
la loge en livrée de gala, salua Nekhiudov d'un air de
connaissance et l'introduisit.
Tous les yeux, dans la salle, étaient fixés sur une
actrice osseuse, laide, et déjà âgée, qui, vêtue de soie et
de dentelles, déclamait un monologue d'une voix heur-
tée et affectée. Lorsque Nekhiudov entra dans la loge, et
pendant que deux souffles d'air, Tun chaud, l'autre frais,
le frappaient au visage, un des spectateurs se retourna
vers lui et fit un « chut » indigné pour réclamer contre
le bruit de la porte, qui troublait son recueillement.
Dans la loge, Mariette avait près d'elle deux hommes
et une dame, une grosse dame en robe rouge avec un
y Google
RÉSURRECTION 377
énorme chignon. Des deux hommes, Tun était le mari de
Mariette, que Nekhludov voyait pour la première fois.
Il était grand et bien fait, la poitrine bombée, avec un
visage froid et dur au grand nez busqué. L'autre homme
était un petit blondin trapu, avec une moustache grise
entre deux favoris. Gracieuse, fine, élégante, dans un
décolleté qui laissait voir très bas ses solides et muscu-
leuses épaules, Mariette était assise sur le devant de la
loge. Elle se retourna, elle aussi, au bruit de la porte, et,
désignant à Nekhludov une chaise placée derrière elle,
elle lui sourit d'un sourire familier qui lui parut plein de
signification. Son mari, avec le calme qu'il apportait à
toutes ses actions, fit au nouveau venu un léger signe de
tête : après quoi il jeta sur sa femme un coup d'œil sa-
tisfait, le coup d'œildu possesseur d'une belle et élégante
jeune femme.
Quand le monologue s'acheva, le théâtre s'ébranla
sous la fureur des applaudissements. Aussitôt Mariette
se leva, et, retenant d'une main sa jupe de soie, elle
passa dans le fond de la loge pour présenter Nekhludov
à son mari. Celui-ci, sans cesser de sourire des yeux à
sa femme, tendit là main au jeune homme, lui dit avec
calme qu'il était ravi de le connaître ; et ce fut la fin de
leur entretien.
— J'aurais dû partir ce soir; et sans la promesse que
je vous avais faite je serais parti ! — dit Nekhludov en
se tournant vers Mariette.
— Si vous n'avez pas de plaisir à me voir, — répon-
dit celle-ci, devinant de nouveau sa pensée, — vous
aurez du moins le plaisir de voir et d'entendre une ac-
trice sublime. Comme elle était belle, n'est-ce pas, dans
cette dernière scène? — demanda-t-elle en se retournant
vers son mari.
— Je vous avouerai que tout cela ne m'émeut pas
beaucoup, — fit Nekhludov ; — j'ai vu aujourd'hui tant
de vraie misère que...
— Allons, asseyez-vous là et racontez-moi tout !
Le mari écoutait distraitement la conversation, en sou-
riant d'un sourire de plus en plus ironique.
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378 RÉSURRECTION
— Je suis allé chez, la malheureuse créature qu'on a
enfin mise en liberté, après Tavoir si longtemps tenue
en prison. Une créature à jamais anéantie !
— C'est la femme dont je t'ai parlé! — dit Mariette à
son mari.
— Ah ! oui, j'ai été bien heureux de pouvoir la faire
relâcher ! — répondit le mari, tout en se levant pour
aller fumer une cigarette au foyer.
Nekhludov restait assis, attendant toujours que Ma-
riette lui dît ce « quelque chose «qu'elle avait à lui dire.
Mais elle ne lui disait rien, ne cherchait pas à lui rien
dire, et elle plaisantait, elle parlait de la pièce qui,
croyait-elle, devait tout particulièrement intéresser
Nekliludov.
Et celuiKîi vit bientôt qu'en réalité elle n'avait eu rien à
lui dire, mais qu'elle avait simplement désiré se montrer
à lui dans tout l'éclat de sa toilette de soirée, avec ses
épaules nues et le grain de beauté qu'elle avait sur l'une
d'elles. Et cette découverte lui inspira un mélange de
plaisir et de répugnance. Le plaisir venait du charme
extérieur répandu sur tout cela ; mais Nekhludov aper-
cevait en même temps ce qui se trouvait sous ce charme
extérieur, et c'était cela qui le répugnait. Il jouissait du
spectacle de Mariette ; mais en même temps il se disait
que cette jolie femme était une menteuse, qu'elle s'ac-
commodait à merveille de vivre avec son coquin de mari,
et que tout ce qu'elle lui avait dit la veille était faux, et
que tout ce qu'elle voulait était de le forcer à s'éprendre
d'elle. Et cela même lui était à la fois odieux et agréable.
A plusieurs reprises il se leva de sa chaise pour
prendre congé, et se rassit de nouveau. Mais quand enfin
le mari revint dans la loge, avec une forte odeur de
tabac dans ses épaisses moustaches, quand il jeta sur
Nekhludov son regard ironique, le jeune homme n'y tint
plus, et, profilant de ce que la porte était restée ouverte,
il s'élança dans le corridor.
Comme il passait par la Perspective Newsky, pour
rentrer chez sa tante, il aperçut devant lui une femme
de haute taille, très bien faite, et vêtue avec une élé-
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KÉSURRECTION 379
famce voyante. Tous ceux qui passaient se retournaient
fers elle et la regardaient : Nekhludov, pressant le pas,
['atteig^nît et la regarda à son tour. C'était une créature
toute fardée, mais avec de beaux traits. Elle sourit à
Nekhludov, et ses yeux brillèrent. Et aussitôt, irrésis-
tiblement, Nekhludov se rappela Mariette : la vue de
cette créature lui produisit le même mélange de séduc-
tion et de répulsion qu'il venait d'éprouver tout à Theure,
dans la loge.
Il s'enfuit, furieux contre lui-même, et courut jusqu'à
la Morskaïa, où, sur le quai, il se mit à marcher de long
en large, au grand étonnement des sergents de ville.
« C'est le même sourire que m'a adressé Mariette
quand je suis entré dans la loge, — se disait-il, — et les
deux sourires ont la même signification. La seule
différence est que cette femme-ci parle franchement et
ouvertement, tandis que l'autre feint d'avoir d'autres
pensées, d'éprouver des sentiments supérieurs et plus
raffinés. Le fond est le même : mais celle-ci dit vrai,
tandis que l'autre ment ! »
Nekhludov se rappela ses relations avec la femme de
son ami, et une foule de souvenirs honteux s'offrirent à
lui. « Terrible, se dit-il, cette persistance de la bête dans
l'homme ! Mais quand elle est à découvert, et que tu la
reconnais pour ce qu'elle est, tu restes le même que tu
étais avant, soit que tu y cèdes ou que tu y résistes ; tandis
que quand cette animalité se cache sous des dehors soi-
disant poétiques, quand, au lieu de t' apparaître dans sa
bassesse, elle prétend t'inspirer du respect, c'en est fait
de toi tout entier! La bête, en toi, supprime l'homme, et
tu cesses de pouvoir distinguer le bien du mal. Voilà ce
qui est plus affreux que tout le reste ! »
Nekhludov, à présent, voyait cela aussi clairement
qu'il voyait, devant lui, les palais, la forteresse, le fleuve,
les bateaux, les fiacres. Et de même que, cette nuit-là,
il n'y avait point de ténèbres sur la ville, mais que tout
y était éclairé d'une triste et confuse lumière, de même
Nekludov avait l'impression que toutes les ténèbres de
l'inconscience s'étaient dissipées dans son âme, cédant
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380 RÉSURRECTION
la place à une lumière décolorée et triste. Il comprenai
que tout ce qui passait pour important et pour boi
n'était en réalité, que néant ou que honte, et que tout cd
éclat, tout ce luxe de la vie moderne recouvrait des vicea
vieux comme le monde, des vices qui provenaient du
fonds le plus bestial de la nature humaine.
Nekhludov aurait voulu oublier, ne plus voir cette
découverte : mais il ne le pouvait plus. Et un étrange
sentiment naissait en lui, où la joie de la certitude
s'accompagnait d'une crainte douloureuse.
y Google
i J
CHAPITRE VI
Aussitôt rentré dans la ville qu'il habitait, Nekhludov
;e rendit à la prison pour annoncer à la Maslova que
jon pourvoi avait été rejeté, et qu'elle avait à se pré-
parer au départ pour la Sibérie. Il avait dans sa poche le
recours en grâce qu'il s'apprêtait à lui faire signer.
Hais U ne comptait guère sur cette grâce, et même,
— chose étrange à dire, — il avait cessé de la dési-
rer. Sa pensée s'était déjà accoutumée à l'idée du dé-
part pour la Sibérie, de la vie parmi les forçats et les
déportés ; et il avait peine à se représenter ce qu'il ferait
de lui-même et de la Maslova si le recours en grâce se
trouvait adopté. Il se rappelait une phrase de l'auteur
américain Thoreau disant que, dans un pays où régnait
l'esclavage, le seul endroit convenant à l'honnête homme
était la prison. Tout ce qu'il avait vu à Pétersbourg était
bien fait pour lui remettre cette phrase en mémoire.
Le gardien de l'infirmerie, l'ayant aussitôt reconnu,
vmt au-devant et lui déclara que la Maslova ne se
trouvait plus là.
— Et où est-elle?
— De nouveau dans la section de femmes !
— Mais pourquoi l'y a-t-on ramenée?
— Bah! vous savez, Excellence, c'est une espèce
comme ça! — répondit le gardien avec un sourire
méprisant. — Elle a fait des siennes avec un infirmier !
Alors le médecin chef l'a mise à la porte !
Jamais Nekhludov n'aurait cru que la Maslova, et ses
propres sentiments pour elle, lui tinssent si à cœur. Mais
le fait est que les paroles du gardien furent pour lui
comme un coup de massue. U éprouva un sentiment
pareil à celui qu'on éprouve en recevant la nouvelle d'un
y Google
382 BÉStRRECTION 1
grand malheur survenu àTimproviste. Une cruelle souf-
france Tenvahit, qui lui ôta d'abord toute réflexion.
Lorsque, peu à peu, il reprit conscience, il s'aperçut
que ce qui dominait en lui était la honte. Il rougit de ce
qu'avait eu de ridicule sa joie à la pensée d'un soi-disant
changement dans Tâme de la Maslova. Toutes les belles
paroles qu'elle lui avait dites pour repousser son sacri-
fice, ses reproches, ses larmes, tout cela n'avait donc été
qu'une comédie, jouée par une misérable créature pour
l'abuser et se faire valoir près de lui ! Il avait mainte-
nant l'impression que, déjà dans son dernier entretien
avec elle, il avait aperçu en elle le signe de cette perver-
sité, dont, désormais, il ne pouvait plus douter. Et toutes
ces pensées et tous ces souvenirs se pressaient en Ini pen-
dant qu'il s'éloignait de l'infirmerie.
« Mais que dois-je faire maintenant? se demandait-il.
Suis-je encore lié à elle? Ou bien plutôt sa conduite
ne m'a-t-elle pas délivré de tout lien? »
Mais, à peine s'était-il posé cette question, qu'il comprit
que, en abandonnant de nouveau la Maslova, ce n'était
pas elle, c'était lui-même qu'il punirait. Et cette idée
l'épouvanta.
« Non! ce qui est arrivé, loin de pouvoir modifier ma
résolution, ne peut avoir d'effet que de la renforcer.
Cette femme, en agissant de la sorte, s'est conformée au
caractère que lui ont donné les circonstances de sa vie.
Qu'elle ait « fait des siennes » avec un infirmier, c'est
affaire à elle ! Mais mon affaire, à moi, est d'accomplir ce
qu'exige de moi ma conscience. Et ma conscience exige'
que je sacrifie ma liberté pour racheter mon péché.
Quoi qu'il arrive, je me marierai avec elle, et je la suivrai
partout où elle ira !» 11 se répétait cela avec une obstina-)
tion mêlée de malveillance, tout en marchant à grands
pas le long des corridors.
Parvenu à la porte de la grande salle, il pria le gardien
de faction de dire au directeur qu'il désirait voir la
Maslova. Le gardien, qui plusieurs fois déjà lui avait
parlé, lui fît part, en réponse, d'une grande nouvelle i
le « capitaine » avait été mis à la retraitei et venait d'être]
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ftÉSCRMECtlON 38S
remplacé par un autre directeur, infiniment plus
sévère.
— Ah! la vie va devenir bien plus dure, maintenant!
— ajouta le gardien. Et il courut prévenir le nouveau
directeur.
Celui-ci ne tarda pas à rejoindre Nekhludov. C'était
un homme grand et maigre, avec un visage maussade
aux pommettes saillantes.
— On ne peut pas voir les détenus en dehors des
heures de visite réglementaires ! — dit-il à Nekhludov
sans le regarder.
— C'est que je voudrais faire signer un recours en
grâce !
— Vous n'avez qu'à me le remettre !
— J'ai absolument besoin de voir un instant la
détenue Maslova. On me laissait toujours la voir, jus-
qu'ici !
— Bien des choses qui se sont faites jusqu'ici ne se
feront plus ! — dit le directeur, en levant brusquement les
yeux sur Nekhludov.
— Mais j'ai une autorisation du gouverneur ! — insista
Nekhludov, tirant son portefeuille.
— Permettez! — dit alors le directeur. Il prit la
feuille dans ses longues mains osseuses, et la lut lente-
ment.
— Veuillez passer au bureau ! — fit-il.
Le bureau était vide. Le directeur s'assit devant une
table et se mit à feuilleter des papiers qui s'y trouvaient :
évidemment, il se proposait d*assister à l'entretien.
Nekhludov lui ayant demandé s'il pourrait voir aussi une
détenue politique^ la Bogodouchovska, le directeur répon-
dit d'un ton bref que c'était impossible. « Les visites
aux détenus politiques sont interdites ! » déclara-t-il ; et
de nouveau il se plongea dans la lecture de ses papiers.
Nekhludov, qui avait dans sa poche une lettre pour la
Bogodouchovska se sentit dans la situation d'un suspect,
pouvant être fouillé et retenu en prison.
Lorsque la Maslova entra dans le bureau, le directeur
releva la tète^ et, sans regarder Nekhludov ni elle, se
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384 RÉSURRECTION
borna à dire : « Vous pouvez causer ! » Après quoi il se
rep -^ngea dans ses papiers.
La'Maslova était vêtue de son ancien costume de pri-
son, avec sa veste blanche et son^ fichu ^ur la tête. En
apercevant l'expression froide 'et hostile du visage de
Nekhludov, elle rougit, et, saisissant un pli de sa veste,
elle baissa les yeux. Son attitude confirma, pour Nekhlu-
dov, le récit du gardien.
n voulait, de tout son cœur, la traiter de la même
façon que les fois précédentes. Mais quand il essaya de
lui tendre la main, la chose lui fut impossible, tant il
avait, désormais, d'aversion pour elle.
— Je vous apporte une mauvaise nouvelle ! — lui dit-
il d'une voix calme, mais sans la regarder ni lui tendre
la main. — Votre pourvoi est rejeté.
— Je le savais d'avance ! — répondit-elle tout bas.
En toute autre circonstance, Nekhludov lui aurait
demandé pourquoi elle disait cela ; mais cette fois il se
borna à la regarder. Et il vit que ses yeux étaient pleins
de larmes.
Et, loin de l'attendrir, cette vue ne fit que l'irriter
contre elle.
Le directeur se leva, se mit à marcher de long en
large.
Nekhludov, malgré son irritation, crut devoir exprimer
à la Maslova le regret que lui inspirait le rejet du
pourvoi.
— Ne vous désespérez pas! — dit-il. — On peut
encore compter sur le recours en grâce, et...
— Oh! ce n'est pas cela qui... — répondit-elle, en
fixant sur lui, plaintivement, ses yeux mouillés de
larmes.
— Et qu'est-ce donc ?
— Vous êtes allé à l'infirmerie, et on vous a dit...
— Bah ! cela ne regarde que vous ! — répliqua Nekhlu-
dov, d'un ton sec, en fronçant les sourcils. La mention
qu'elle venait de faire de l'infirmerie avait réveillé en lui
le misérable sentiment de son orgueil offensé. « Moi, un
homme du monde, avec qui la jeune fille la plus aristo-
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RÉSURRECTION 385
cratique aurait été heureuse de se marier, je mejtjuis
offert à épouser cette créature, et elle, ne pouvant
attendre, s'est amusée à faire des siennes avec un infir-
mier ! » II' se (lisait cela^ et il la regardait avec des yeux
méchants.
— Tenez, il faut que vous signiez ceci ! — fit-il, en
posant sur la table une grande feuille de papier qu'il
venait de tirer de son portefeuille. La Maslova essuya
ses larmes avec le bout de son fichu, et, s'asseyant près
de la table, lui demanda où elle devait signer.
Il lui indiqua l'endroit: pendant qu'elle écrivait, il
se tint debout devant elle, considérant son dos penché
sur la table, et que secouaient par instants des sanglota
contenus.
Et dans son âme recommença la lutte des bons et des
mauvais sentiments, de son orgueil offensé et de sa
pitié pour elle, qu'il voyait souffrir. Et ce dernier senti-
ment finit par l'emporter.
Songea-t-il d'abord à la plaindre, ou bien se rappela-
t-il d'abord ses propres fautes, et notamment des fautes
du genre de celle qu'il reprochait à la malheureuse?
Le fait est que, à la fois, il se sentit coupable, et il la
plaignit.
Elle cependant, ayant achevé d'écrire, et après avoir
frotté sur sa jupe ses doigts tachés d'encre, elle se leva
et le regarda.
— Quoi qu'il vous arrive et quoi que vous fassiez, rien
ne changera ma résolution ! — lui dit Nekhludov.
La pensée qu'il lui pardonnait renforçait encore en lui
sa pitié pour elle ; et il éprouvait un impérieux besoin de
la consoler.
— Ce que j'ai dit, je le ferai! Où qu'on vous envoie^
j'irai avec vous !
— Inutile ! — Tinterrompit-elle ; et elle rougit de
nouveau.
— Et pensez bien à ce dont vous aurez besoin pour
la route !
— Je n'ai besoin de rien. Merci!
Le directeur s'apppocha d'eux. Nekhludov, sans
yGocj^le
3S6 RÈSDRRECtION
attendre son observation, prit congé de la Maslova et
sortit, éprouvant un sentiment que jamais encore il
n'avait éprouvé, un sentiment de calme profond et de
profond amour pour Thumanité. «r Je le vois désormais,
se disait-il fièrement, rien de ce que fera la Maslova ne
pourra changer mon attachement pour elle. Qu'elle fasse
des siennes avec les infirmiers, cela est son affaire : la
mienne est de l'aimer, et non pas pour moi-même, mais
pour elle et pour Dieu ! »
Or voici comment, en réalité, la Maslova avait « fait
des siennes » avec l'infirmier. Un jour que l'infirmière
l'avait envoyée chercher du thé pectoral à la pharmacie,
située à l'extrémité d'un corridor, elle avait rencontré
là l'infirmier Oustinov, un homme de haute taille, au
visage bourgeonné, et qui depuis longtemps la poursui-
vait de ses galanteries. Cet homme l'avait empoignée :
elle s'était défendue ; et elle s'était arrachée à lui d'une
façon si vive qu'il était allé se cogner contre une étagère,
brisant deux des bouteilles qui s'y trouvaient. Au même
instant le médecin chef passait dans le corridor. Enten-
dant le bruit du verre brisé, et voyant la Maslova qui
s'enfuyait, toute rouge et les cheveux en désordre :
— Eh bien ! la petite mère, si tu te mets à faire du
tapage ici, j'aurai vite fait de te faire partir. De quoi s'agit-
il ? — demanda-t-il à l'infirmier en le regardant sévère-
ment par-dessus ses lunettes. L'infirmier, avec un sou-
rire plat, commença un long récit, où il rejetait tous
les torts sur la Maslova. Le médecin, d'ailleurs, ne le laissa
pas achever; et le soir môme, sur sa demande, la
Maslova fut renvoyée de l'infirmerie.
Le fait de ce renvoi la chagrinait assez peu : mais la
raison alléguée pour la renvoyer l'agitait au contraire
d'autant plus que, désormais, la pensée de tout ccmtact
charnel avec un homme lui faisait horreur. Rien au
monde ne l'humiliait ni ne la désolait aussi fort que de
se dire que, en raison de son passé, tout hïwmme pou-
vait se croire en droit de, la posséder, Et lorsqu'elle
y Google
RÉSURRECTION 387
s'était approchée de Nekhludov, dans le bureau, elle
avait eu le ferme dessein de se justifier devant lui de
l'injuste accusation portée contre elle. Mais, dès les pre-
miers mots qu'elle lui avait dits, elle avait senti qu'il
ne la croirait pas, que toutes les excuses ne serviraient
qu'à confirmer ses soupçons; et ses larmes lui étaient
descendues dans la gorge, et elle s'était tue.
La Maslova continuait à s'imaginer que, comme elle
l'avait dit à Nekhludov lors de sa seconde visite, elle ne
lui pardonnait pas, et le haïssait. Mais en réalité, et dès
cette seconde visite, elle s'était remise à l'aimer. Et elle
l'aimait d'un tel amour que, inconsciemment, elle fai-
sait tout ce qu'elle devinait qu'il désirait qu'elle fit : elle
avait cessé de boire, de fumer, de penser aux hommes ;
et c'était encore pour plaire à Nekhludov qu'elle avait
consenti à prendre du service à l'infirmerie. Tout ce qu'elle
faisait, elle le faisait uniquement parce qu'elle devinait
qu'il le désirait. Et si, toutes les fois, elle lui déclarait
ne pas vouloir de son sacrifice, cela provenait d'abord
de ce que, ayant été très fière de la façon dont elle avait
repoussé son offre la première fois, elle trouvait un plai-
sir d'amour-propre à persévérer dans son attitude ; mais
cela provenait aussi, cela provenait de plus en plus de
ce qu'elle sentait que son mariage avec Nekhludov serait
pour celui-ci une source de souffrance. Et de toutes ses
forces elle se jurait qu'elle n'accepterait pas son sacrifice;
mais en même temps le cœur lui saignait à la pensée qu'il
la méprisait, qu'il la croyait destinée à rester toujours telle
qu'elle avait été, et que jamais il ne se rendrait compte du
changement qui s'était fait en elle. L'idée que Nekhludov
la soupçonnait d'avoir eu des rapports avec l'infirmier la
tourmentait infiniment davantage que la nouvelle du
rejet de son pourvoi, ou que la perspective de son pro-
chain départ pour la Sibérie*
y Google
CHAPITRE VII
La Maslova pouvait être désignée pour faire partie
du premier convoi, de telle sorte que Nekhludov n'avait
pas de temps à perdre pour régler ses affaires avant son
départ. Mais les affaires qu'il avait à régler étaient en
si grand nombre qu'il sentait bien que, quelque temps
qui lui restât encore pour s'en occuper, jamais il ne
pourrait en finir avec elles.
Sa situation, à ce point de vue, était tout autre que
par le passé. Auparavant, en effet, il était en peine de
trouver à s'occuper ; et toutes ses occupations avaient
toujours un seul et unique objet, qui était Dimitri
Ivanovitch Nekhludov ; ce qui n'empêchait pas toutes
ses occupations de lui paraître alors mortellement
ennuyeuses. Maintenant, au contraire, ses occupations
n'avaient plus pour objet lui-même, mais autrui; et
cependant elles l'intéressaient et le passionnaient, et leur
nombre était infini. Les affaires qui l'occupaient à ce
moment se divisaient en quatre catégories : c'était lui-
même, avec ses habitudes d'ordre un peu pédantesques,
qui les avait ainsi divisées, et qui, en conséquence, avait
classé dans quatre portefeuilles différents les papiers qui
s'y rapportaient.
La première catégorie comprenait toutes les affaires
relatives à la Maslova. De ce côté, Nekhludov se voyait
provisoirement dans l'impossibilité d'agir, tout étant
subordonné à l'accueil que devait recevoir le recours en
grâce.
La seconde catégorie comprenait les diverses affaires
relatives à la fortune de Nekhludov. Dans le village qui
lui venait de ses tantes, et dans un autre village plus
petit, Nekhludov avait fait don de ses terres aux oaysans,
y Google
RÉSURRECTION 389
n'exigeant d'eux, en échange, que le paiement d'une
rente destinée à leurs propres besoins généraux. Mais,
à Kouzminskoïe il avait laissé les choses dans Tétat où
^les étaient quand il en était parti, c'est-à-dire que la
rente de la terre devait y être payée à lui-même. Restait
seulement, pour lui, à fixer les termes du paiement de
cette rente, et à savoir quelle partie de la somme il devait
garder pour lui, et quelle partie il devait remettre aux
paysans. Là encore, Nekhludov se voyait forcé d'at-
tendre, ignorant à combien de frais allait l'entraîner son
voyage en Sibérie, dont l'hypothèse lui semblait tous les
jours plus probable.
La troisième catégorie comprenait les secours aux
prisonniers qui, sans cesse en plus grand nombre,
s'adressaient à lui. Le nombre de ces malheureux était
devenu si grand que Nekhludov avait une difficulté
extrême à pouvoir s'occuper de chacun d'eux en parti-
culier, sans compter que le peu de succès de ses pre-
mières démarches n'était pas pour l'encourager à les
continuer. Et, de plus en plus, il se trouvait amené à se
préoccuper d'une question plus générale qui, dès son
entrée dans la prison, avait commencé à frapper son
esprit.
Cette question était de savoir pourquoi et comment
avait pu être créée l'étonnante institution qu'on appelait
le tribunal criminel, et qui avait pour conséquences les
prisons, les bagnes, les forteresses, le sacrifice de. mil-
liers d'êtres humains.
De ses relations personnelles avec les prisonniers, des
renseignements fournis par l'avocat et par l'aumônier
de la prison, et aussi de statistiques judiciaires patiem-
ment consultées, Nekhludov avait tiré la conclusion que
l'ensemble des détenus appelés « criminels » pouvait se
répartir en cinq espèces d'hommes.
. A la première espèce appartenaient des détenus tout à
fait innocents, victimes d'erreurs judiciaires : tel le faux
incendiaire Menchov, telle la Maslova, et d'autres. Au
dire de l'aumônier, le nombre de ces hommes était
assez restreint, environ sept pour cent ; mais leur situa-
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390 RÉSURRECTION
tion était, en revanche, particulièrement digne d'intérêt.
La seconde espèce comprenait des hommes condamnés
pour des crimes qu'ils avaient commis dans des circons-
tances exceptionnelles, telles que la fureur, la jalousil,
rivresse, etc., pour des crimes que les juges de ces
hommes, très vraisemblablement, auraient commis
comme eux dans les mêmes circonstances. Ces détenus-
là étaient, en proportion, très nombreux : la moitié envi-
ron du total des détenus, d'après ce que Nekhludov avait
pu calculer.
Dans le troisième groupe se trouvaient des hommes
condamnés pour avoir accompli des actes qui, à leurs
yeux, n'avaient rien de coupable, mais qui passaient pour
des crimes aux yeux des hommes chargés de rédiger et
d'appliquer les lois. Tels des détenus accusés de vente
prohibée d'eau-de-vie de contrebande, de vol d'herbe ou
de bois dans les propriétés privées ou publiques, etc.
La quatrième classe de criminels comprenait tous ceux
qui avaient été condamnés, simplement, parce qu'Ds
étaient d'une valeur morale supérieure à la moyenne de
la société. Tels les membres de diverses sectes reli-
gieuses, tels aussi les Polonais, les Tcherkesses, con-
damnés pour avoir défendu leur indépendance ; tels les
détenus politiques, condamnés pour insubordination à
l'autorité. »
Enfin la cinquième espèce d'hommes était faite de
malheureux à l'égard desquels la société était infiniment
plus coupable qu'ils n'étaient eux-mêmes coupables à
l'égard de la société. C'étaient des hommes que la
société avait abandonnés, qu'avait abrutis une incessante
oppression, des hommes du genre du jeune garçon aux
balais, et de cent autres misérables que les conditions
de leur vie avaient conduits, pour ainsi dire systémati-
quement, à commettre l'acte considéré comme criminel.
Il y avait dans la prison beaucoup de voleurs et de
meurtriers qui appartenaient à cette catégorie, Nekhlu-
dov rattachait aussi à la même catégorie ces hommes
foncièrement et naturellement pervertis qu'une nouvelle
école nomme les « criminels-nés », et dont l'existencç
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RÉSURRECTION 391
constitue le plus fort argument de ceux qui soutiennent
la nécessité des codes et des châtiments. Ces représen-
tants du soi-disant « type criminel » étaient, eux aussi,
pour Nekhludov, des malheureux envers qui la société
avait plus de torts qu'ils n'en avaient envers elle; mais,
au lieu d'être coupable envers eux seuls, la société
r avait été aussi envers leurs parents et leurs grands-
parents, ce qui rendait sa responsabilité envers eux
encore plus lourde.
Nekhludov eut, par exemple, Toccasion de connaître,
dans la prison, un voleur récidiviste nommé Oehotin.
Fils naturel d'une prostituée, élevé dans les asiles de
jour et de nuit, etn'ayant certainement jamais rencontré,
jusqu'à trente ans, aucun homme doué de sentiments
moraux, cet Oehotin avait fini par s'affilier à une bande
de voleurs, et le vol était devenu son unique métier.
Mais il avait, avec cela, une sorte de génie comique qui
lui attirait la sympathie de tous ceux qui le rencontraient.
Tout en demandant des secours à Nekhludov, il ne pouvait
s'empêcher de railler et lui-même, et ses compagnons,
et les juges, et toutes les lois humaines et divines.
Un autre détenu, un certain Fédorov, avait tué et
enfoui en terre un vieillard, pour lui voler quelques
roubles. Celui-là était un paysan dont le père, contre
toute justice, avait été ruiné par un riche voisin. Lui-
même, d'une nature ardente et passionnée, toujours avide
de jouissances, pas une seule fois dans sa vie il n'avait
vu des hommes s'occupant d'autre chose que de jouir,
et pas une fois il n'avait entendu dire qu'il y eût, pour
l'homme, un autre objet au monde que le plaisir.
Ces deux détenus frappèrent vivement Nekhludov. Il
eut l'impression que l'un et l'autre auraient pu être uti-
lisés pour le bien, et que leur criminalité provenait sim-
plement de ce que la société avait toujours refusé de
s'occuper d'eux. Et si ceux-là, ^vec tous leurs vices, lui
étaient sympathiques, plusieurs autres, parmi les déte-
nus, le dégoûtaient par leur abrutissement ou par leur
cruauté. Mais dans ceux-là non plus il ne parvenait pas
à reconnaître Iç fs^meux « type criminel » dont parlait
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392 RÉSURRECTION
Técole italienne; il ne voyait en eux que des êtres qui
lui étaient personnellement antipathiques, pareils en
cela à bien d'autres personnes qu'il avait eu Foccasion
de rencontrer non pas dans les prisons, mais dans les
salons, en habit, en grand uniforme, ou en robe de den-
telles.
Telles étaient les différentes espèces d'hommes dont
Tensemble constituait la masse des criminels. Et la qua-
trième des affaires qui préoccupaient Nekhludov était
d'arriver à savoir pourquoi tous ces hommes étaient mis
en prison et torturés en toute manière, tandis que
d'autres hommes semblables à eux, et môme très infé-
rieurs à quelques-uns d'entre eux, étaient laissés en
liberté et chargés de les juger et de les^ condamner.
Nekhludov avait eu d'abord l'espoir de trouver une réponse
à ces questions dans les livres; et il s'était empressé
d'acheter tous les ouvrages qui traitaient du sujet.
Avec la plus grande attention, il avait lu les écrits de
Lombroso, de Garofalo, de Ferri, de Maudsley, de Tarde,
et de leurs confrères en criminologie. Mais cette lecture
n'avait été pour lui qu'une source d'amères déceptions^
La même chose lui était arrivée qui arrive d'ordinaire à
tout homme se mettant à étudier une science non pas
afin de jouer un rôle parmi les savants, non pas afin de
pouvoir écrire, discuter, enseigner, mais afin de trouver
une réponse à certaines questions simples, pratiques et
vitales : la science qu'il s'était mis à étudier répondait
à mille questions diverses extrêmement subtiles et
savantes, mais à la question qui l'occupait elle ne don-
nait point de réponse. Cette question était cependant la
plus simple de toutes. Il se demandait comment et de
quel droit quelques hommes enfermaient, torturaient,
déportaient, battaient, tuaient d'autres hommes, alors
qu'ils étaient eux-mêmes pareils à ces hommes qu'ils
torturaient, battaient et tuaient. Mais au lieu de répondre
à cette question, les savants dont il consultait les ou-
vrages se demandaient, les uns, si la volonté humaine
est libre ou non, d'autres, si un homme peut être déclaré
criminel, simplement, sur le vu de la forme de son crâne,
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RÉSURRECTION 393
d'autres si l'instinct de l'imitation ne joue pas un grand
rôle dans la criminalité. Et les savants se demandaient
encore ce que c'était que la moralité, ce que c'était que
la dégénérescence, ce que c'était que le tempérament,
ce que c'était que la société, etc. Et ils étudiaient aussi
l'influence exercée sur la criminalité par le climat, par
Talimentation, par l'ignorance, par l'hypnotisme, par la
passion, etc.
Tous ces ouvrages rappelaient à Nekhludov la réponse
que lui avait faite, autrefois, un petit garçon qui reve-
nait de l'école. Nekhludov lui avait demandé s'il savait
épeler : « Parfaitement ! avait répondu l'enfant. — Eh
bien ! épelle-moi le mot museau ! — Mais quel museau ?
Un museau de chien ou un museau de bœuf ? » s'était
écrié le petit garçon d'un air entendu. C'était de la
même façon que les auteurs consultés par Nekhludov
répondaient à l'unique question qui le préoccupait.
Il continuait à les lire, mais en désespérant de plus
en plus d'y trouver profit. Il n'attribuait cependant
encore cette absence de réponse qu'au caractère super-
ficiel de la science criminologique ; et il s'interdisait,
jusque-là, ^d'admettre pleinement pour son compte une
réponse plus radicale, qui toutefois, dans les derniers
temps, s'offrait à son esprit avec plus en plus d'évi-
dence.
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CHAPITRE VIII
Le départ du convoi de forçats dont faisait partie
la Maslova ayant été définitivement fixé au 5 juillet,
Nekhludov résolut de partir le même jour. Il en avertit
sa sœur, qui, la veille du départ de son frère, vint en
ville avec son mari. La sœur de Nekhludov, Nathalie
Ivanovna Ragojinska, était plus âgée que lui de dix ans
et avait eu une grande influence sur son éducation.
Enfant, elle l'avait beaucoup aimé; et plus tard, jus-
qu'à son mariage, une parfaite égalité de sentiments
et d'idées les avait encore plus fortement liés Fun à
l'autre. La jeune fille était alors amoureuse de Nicolas
Irtenev, l'ami et confident favori de son frère.
Puis le frère et la sœur s'étaient tous deux dépravés.
Nekhludov avait été dépravé par sa vie mondaine; sa
sœur l'avait été par son mariage. Elle avait épousé un
homme qu'elle aimait d'un amour tout sensuel, mais qui
n'avait aucun goût pour ce que son frère et elle avaient
jadis considéré comme l'idéal du bien et du beau. Et non
seulement son mari n'avait aucun goût pour cet idéal,
mais il était même incapable de le comprendre. Cette
aspiration vers la perfection morale, ce désir de se rendre
utile aux hommes, tout ce qui avait rempli le cœur de
Nathalie, son mari interprétait tout cela de la seule façon
qui fût à sa portée, en le mettant sur le compte d'un
raffinement d'égoïsme joint à un désir maladif d'étonner
et de se faire admirer.
Ragojinski était un homme sans fortune et de petite
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RÉSURRECTION 395
naissance ; mais sa platitude naturelle, son esprit d'in-
trigue, et surtout le don qu'il avait de plaire aux femmes,
lui avaient permis de faire, dans la magistrature, une
assez brillante carrière. Il avait déjà près de quarante
ans lorsque, à l'étranger, il avait fait la connaissance
de Nekhludov, était parvenue se faire aimer de Nathalie,
et s'était marié avec elle, presque contre le consentement
de la mère, qui regardait ce mariage comme une mésal-
liance.
Nekhludov, bien qu'il essayât de se dissimuler à soi-
même ce sentiment, détestait son beau-frère. Il le détes-
tait pour la vulgarité de son âme, pour son étroitesse
d'esprit et sa suffisance ; mais, plus encore, il détestait
en lui le fait que sa sœur eût pu se prendre d'un amour
aussi égoïste pour cette basse nature, et que cet amour
eût pu étouffer tout ce qu'il y avait en elle de noble et de
beau. Jamais Nekhludov ne pouvait se rappeler sans
souffrir que Natacha était devenue la femme de ce gros
homme au crâne luisant. Les enfants même qu'elle en
avait eus, il ne pouvait se contraindre à les aimer tout à
fait. Et toutes les fois qu'il apprenait que de nouveau
elle était enceinte, il avait malgré lui l'impression que
de nouveau elle s'était contaminée de quelque vilaine
maladie, au contact de cet homme qui le dégoûtait.
Cette fois-là, les Ragojinski étaient venus en ville
sans leurs enfants. Lorsqu'ils se furent installés dans
les meilleures chambres du meilleur hôtel, Nathalie
Ivanovna sortit et se fit conduire dans l'ancienne maison
de sa mère; puis, n'y ayant pas trouvé Dimitri, et ayant
appris d'Agrippine Petrovna que Dimitri n'y demeurait
plus, elle se rendit aussitôt à l'auberge où il s'était logé.
Mais là non plus elle ne put le trouver. Un domestique
crasseux, venant au-devant d'elle dans un lugubre cor-
ridor, éclairé au gaz toute la journée, lui déclara que
« le prince » n'était pas chez lui.
Nathalie Ivanovna dit au domestique qu'elle était la
sœur de Nekhludov et lui demanda de la laisser entrer
dans l'appartenient qu'il occupait, pour lui écrire un
piot,
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396 RÉSURRECTION
Avant de se mettre à écrire, cependant, elle ne put
s'empêcher d'examiner avec curiosité les deux petites
pièces habitées par son frère. Partout elle retrouvait la
propreté et Tordre métictdeux qu'elle avait jadis connus
chez lui : mais la simplicité de l'installation l'étonnait et
lui faisait peine. Elle fut enchantée de revoir du moins
sur le bureau, surmontant une liasse de papiers, le vieux
presse-papier de marbre orné d'un chien de bronze ; et,
d'un gros volume à couverture verte elle eut plaisir
à voir sortir les deux extrémités d'un coupe-papier
d'ivoire qu'elle-même, jadis, avait donné à son frère.
L'inspection achevée, elle écrivit un billet à Nekhlu-
dov, le priant de venir la voir le plus tôt possible. Après
quoi, elle regagna sa voiture et se fît ramener chez elle.
Deux choses intéressaient particulièrement Nathalie
Ivanovna au sujet de son frère. Elle voulait savoir ce
que c'était au juste que ce mariage avec Katucha, dont
tout le monde parlait jusque dans la petite ville où elle
demeurait. Et elle voulait aussi avoir des renseignements
exacts sur cet abandon de terres aux paysans, dont on
parlait peut-être plus encore, et que, volontiers, on
représentait comme ayant un caractère politique des
plus dangereux.
Le mariage avec Katucha, par certains côtés, plaisait
assez à Nathalie. Elle goûtait la résolution montrée par
son frère en cette circonstance, le retrouvant là tout
entier et s'y retrouvant elle-même, tels qu'ils avaient été
pendant leur jeunesse. Mais, d'autre part, elle ne pou-
vait penser sans effroi que son frère allait épouser une
créature aussi abominable ; et ce second sentiment avait
même fini par prendre le pas, en elle, sur le premier,
de sorte qu'elle était décidée à faire tout son possible
pour détourner son frère de son projet de mariage, sans
se dissimuler d'ailleurs que la chose serait des plus
difficiles.
Quant à la seconde affaire, la remise des terres aux
paysans, celle-là lui était au fond plus indifférente ; mais
son mari, au contraire, s'en était fort ému, et avait exigé
qu'elle insistât auprès de Nekhludov pour le faire revenir
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RÉSURRECTION 397
sur sa décision. Ignace Nicéphorovitcli Ragojinski disait
que cette décision de Nekhludov était le comble de Tillé-
galité, de la légèreté, et aussi de la vanité, car elle ne
pouvait s'expliquer que par une véritable manie de se
singulariser et d'attirer sur soi Tattention du monde.
— Quel sens y a-t-il à donner des terres aux paysans
en les forçant à payer pour eux-mêmes ? — répétait- il.
— Si Dimitri tenait absolument à se débarrasser de ses
terres, il pouvait les vendre par l'entremise de la Banque
des Paysans. Cela, du moins, aurait eu un sens ! Mais,
au reste, l'ensemble de sa conduite dénote un état d'es-
prit anormal ! — ajoutait le gros finaud, se plaisant déjà
à entrevoir la possibilité d'une interdiction, qui lui aurait
livré la tutelle des biens de son beau-frère.
II
Ayant trouvé sur sa table le billet de sa sœur, Nekh-
ludov s'empressa de se rendre chez elle. Elle était seule,
dans une grande pièce servant de salon ; son mari faisait
la sieste dans la chambre à coucher. Nathalie Ivanovna
était vêtue d'une robe de soie noire serrée à la taille,
avec un ruban rouge autour du col ; ses cheveux noirs,
relevés, étaient coiffés à la dernière mode. On voyait
qu'elle faisait tout au monde pour se rajeunir et pour
plaire ainsi à son mari.
En apercevant son frère, elle courut à sa rencontre,
d'un pas rapide qui faisait siffler sa jupe de soie. Le
frère et la sœur s'embrassèrent, puis, en souriant, se
regardèrent dans les yeux. Ce mystérieux échange de
regards se fit entre eux, où les âmes se laissent voir
dans toute leur vérité; mais, dès l'instant suivant, à cet
échange de regards succéda un échange de paroles, où
déjà la vérité ne se retrouvait plus.
Nekhludov n'avait plus revu sa sœur depuis la mort
de sa mère.
— Tu as engraissé et rajeuni I — lui dit-il.
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398 RÉSURRECTION
Les lèvres de Nathalie frémirent de plaisir.
— Et toi, tu as maigri !
— Ignace Nicéphorovitch n*est pas là? — demanda
Nekhludov.
— 11 se repose un peu. 11 n'a pas dormi cette nuit...
Tu sais que je suis allée chez toi ?
— Oui, j*ai trouvé ta lettre. J'ai été forcé de quitter
notre maison. C'était trop grand, j'y étais trop seul, je
m'ennuyais. Tous les meubles, tout ce qui est dans la
maison, m'est désormais inutile : prends tout cela pour
toi, tu en feras ce que tu voudras !
— Oui, Agrippine Petrovaa m'en a déjà parlé. Je te
remercie infiniment. Mais...
En cet instant, le valet de chambre de l'hôtel apporta
le service à thé, sur un plateau d'argent. Nekhludov et sa
sœur se turent jusqu'à ce qu'il fût reparti.
— Eh bien ! Dimitri, je sais tout ! — reprit Nathalie
en levant brusquement les yeux sur son frère.
Nekhludov ne répondit pas.
— Mais est-ce que vraiment tu peux avoir l'espoir de
ramener cette créature au bien, après la vie qu'^e a
menée ? — lui demanda sa sœur.
Il ne disait toujours rien, songeant à la façon dont il
pourrait lui expliquer sa conduite sans la mécootenter.
11 se sentait l'âme plus remplie que jamais d'une joie
tranquille, et d'un désir de vivre en paix avec tous les
hommes.
— Je n'ai pas à la ramener au bien, mais à y revenir
moi-même ! — dit-il enfin.
Nathalie Ivanovna poussa un soupir.
— Mais tu as pour cela d'autres moyens que de te
marier !
— Sans doute, mais je crois que eelui-là est le meilleur,
sans compter qu'il m'ouvre l'accès d'un monde où je puis
me rendre utile.
— Je suis sûre que ce mariage fera ton malheur ! —
dit Nathalie.
— Je n'ai pas non plus à m'occuper de mon bonbeuTr
— Oui, je comprends ! Mais elle, si elle a du cœur,
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RÉSURKECTION 399
un tel mariage ne peut pas la rendre heureuse : elle ne
peut pas le souhaiter.
— Aussi, ne le souhaite -t-elle pas !
— Mais enfin... la vie...
— Eh bien?
— La vie exige autre chose.
— La vie n'exige rien, sinon que nous fassions notre
devoir I — répondit Nekhludov, en considérant le beau
visage de sa sœur où les années commençaient à tracer
des rides autour des yeux et de la bouche.
— Je ne te comprends pas ! — fit-elle.
« La pauvre chérie, comme elle a changé ! » songeait
Nekhludov ; et mille souvenirs d'enfance lui revenaient
à l'esprit, et un grand flot de tendresse lui inondait le
cœur.
C'est à ce moment qu'il vit sortir de la pièce voisine,
portant comme toujours la tête haute et la poitrine en
avant, son beau-frère Ignace Nicéphorovitch. Le 'gros
homme souriait complaisamment; et Nekhludov voyait
luire à la fois les verres de son lorgnon, son crâne
chauve, et sa barbe noire. — Comme je suis heureux de
vous voir ! — s'écria-t-il d'un ton affecté. Il avait d'abord
essayé de tutoyer son beaii-frère, mais, devant le peu de
succès de sa tentative» s'était trouvé forcé de revenir au
« vous » .
Les deux hommes se serrèrent la main, et Ignace Nicé-
phorovitch se laissa doucement tomber sur une chaise.
— Je n'interromps pas votre entretien ?
— Pas du tout ! — je ne cache à personne ce que je
dis ni ce que je fais !
Dès que Nekhludov avait revu ce visage vulgaire, ces
mains poilues, dès qu'il avait entendu ce ton de voix suf-
fisant et protecteur, son sentiment d'universelle douceur
s'en était allé d'un seul coup.
— Oui, nous parlons de son projet, — dit Nathalie. —
Veux-tu du thé?
— Je veux bien, avec plaisir! Et de quel projet
s'agit-il?
— De mon projet d'aller en Sibérie, en compagnie
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400 RÉSURRECTION
d'une femme condamnée aux travaux forcés et devant
laquelle je suis coupable ! — déclara Nekhludov.
— J'ai même entendu dire que, non content de rac-
compagner, vous étiez encore décidé à faire davantage
pour elle !
— Parfaitement ! A l'épouser, si seulement elle y
consent !
— En vérité ! Eh bien ! je vous serais fort obligé de
m'expliquep un peu les motifs de votre conduite. J'avoue
ne pas les comprendre.
— Les motifs, c'est que cette femme... c'est que son
premier pas dans la voie du vice...
Nekhludov ne parvenait pas à trouver d'expression
convenable ; et il n'en était que plus irrité.
— Le motif de ma conduite, — dit-il enfin, — c'est
que je suis le coupable, et que c'est elle qui est con-
damnée !
— Oh ! si on l'a condamnée, allez, il y a toute proba-
bilité qu'elle-même n'est pas non plus innocente !
— Pardon ! Elle l'est, et complètement !
Et Nekhludov, avec une agitation inutile, raconta
toute l'histoire du procès de la Maslova.
— Oui, je vois ce que c'est! Tout vient de la négli-
gence du président et de l'irréflexion des jurés. Mais,
pour ce genre de choses, il y a le Sénat.
— Le Sénat a rejeté le pourvoi.
— C'est, alors, que les motifs de cassation n'étaient
pas suffisants ! — répondit Ignace Nicéphorovitch. — Le
Sénat, évidemment, n'a pas à examiner les affaires au
fond. Mais si vraiment il y a eu erreur judiciaire, on aurait
dû présenter un recours en grâce.
— Nous l'avons présenté déjà, mais sans aucun espoir
de succès. On fera une enquête au ministère, le minis-
tère s'adressera au Sénat, le Sénat répondra par un
refus. Et, suivant l'usage, l'innocent sera condamné !
— Permettez ! permettez ! — fit Ignace Nicéphorovitch
avec un sourire condescendant. — En premier lieu, le
ministère ne s'adressera nullement au Sénat. Il deman^
dera le dossier de l'affaire, et, s'il constate une erreur, il
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RÉSURRECTION 401
donnera ses conclusions en conséquence. Et puis, en
second lieu, ce n'est nullement Fusage que Finnocent
soit condamné. Ce sont les coupables qui sont con-
damnés, — poursuivit le gros homme de son ton tran-
quille, avec son éternel sourire satisfait.
— Eh bien! moi, je me suis convaincu du contraire!
— affirma Nekhludov, de plus en plus malveillant pour
son beau-frère. Je me suis convaincu que près de la
moitié des gens que condamnent les tribunaux sont
innocents.
— Et dans quel sens entendez-vous cela ?
— Ils sont innocents dans le sens le plus ordinaire du
mot, comme cette femme est innocente d'avoir empoi-
sonné le marchand ; comme est innocent un homme
que j'ai vu ces jours-ci, et qui est condamné pour un
meurtre qu'il n'a pas commis ; comme sont innocents un
fils et une mère accusés d'un incendie dont le seul auteur
est l'incendié lui-même !
— Oui, sans doute, il y a toujours eu et il y aura tou-
jours des erreurs judiciaires. La justice humaine ne
saurait prétendre à être infaillible.
— Mais la grande majorité des condamnés sont inno-
cents parce que, ayant été élevés dans de certains
milieux, ils n'ont pas considéré comme criminels les
actes qu'ils ont commis.
— Permettez ! Tout voleur sait que le vol n'est pas
une bonne action, qu'il ne doit pas voler, que c'est chose
immorale de voler ! — fit Ignace Nicéphorovitch, avec un
sourire légèrement ironique qui acheva d'exaspérer
Nekhludov.
— Pas du tout, il ne le sait pas ! On lui dit de ne pas
voler ; mais il voit que son patron lui vole son travail,
que les fonctionnaires lui volent son argent...
— Savez-vous que ce que vous dites est tout simple-
ment de l'anarchisme ! — interrompit, de son ton le plus
calme, Ignace Nicéphorovitch.
— Peu m'importe comment s'appelle ce que je dis,
mais je dis ce qui est ! — poursuivit Nekhludov. — Cet
homme sait que les fonctionnaires le volent ; il sait que
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402 RÉSURRECTION
nous, les propriétaires, nous le volons en exploitant pour
notre profit ce qui devrait être la propriété commune. Et
quand, ensuite, cet homme prend dans nos forêts quelques
branches de bois mort pour allumer son feu, nous le
mettons en prison et nous lui faisons croire qu'il est un
voleur.
— Je ne vous comprends pas, ou plutôt, si je vous
comprends, j'ai le regret de ne pouvoir pas être d'accord
avec vous ! La terre doit forcément appartenir à un
maître. Si vous la partagez aujourd'hui en parties
égales, demain elle reviendra de nouveau aux plus labo-
rieux et aux mieux doués...
— Mais aussi personne ne vous parle de partager la
terre en parties égales! La terre ne doit appartenir à
personne, elle ne doit pas être un objet de vente et
d'achat.
— Le droit de propriété est naturel à l'homme. Sans lui,
personne n'aurait de goût à cultiver la terre. Supprimez
le droit de propriété, et nous retournons aussitôt à l'état
sauvage ! — dit avec autorité Ignace Nicéphorovitch.
— C'est absolument le contraire qui est vrai! Alors
seulement la terre cessera d'être inutile, comme elle l'est
maintenant.
— Ecoutez, Dimitri Ivanovitcli, ce que vous dites est
tout à fait insensé. Est-ce que c'est chose possible, à
notre époque, de supprimer le droit de propriété? Je
sais que, depuis très longtemps, vous avez ce dadaî
Mais, permettez-moi de vous le dire franchement...
Le visage d'Ignace Nicéphorovitch, soudain, avait
puli, et sa voix s'était mise à trembler. Evidemment
cette question, au contraire des précédentes, le touchait
de près.
— Je vous conseillerais, en toute sincérité, de réflé-
chir encore un peu à cette affaire avant de mettre en
pratique vos idées là-dessus !
— Vous voulez parler de mon affaire personnelle ?
— Oui, j'estime que nous tous, qui occupons une
certaine situation, nous devons admettre la responsabi-
lité qui résulte pour nous de cette situation. Nous devons
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RÉSURKECTION 403
maintenir les conditions de vie où nous sommes nés,
que nous avons reçues de nos parents, et que nous avons
le devoir de transmettre à nos descendants...
— Je considère comme étant de mon obligation...
— Permettez ! — fit Ignace Nicéphorovitch sans se
laisser interrompre. Ni mon intérêt ni celui de mes
enfants n'entrent pour rien dans ce que je vous dis. Le
sort de mes enfants est assuré, et, quant à moi, j'espère
bien pouvoir gagner ma vie tant que je vivrai. C'est
donc sans aucune arrière-pensée égoïste, et d'une façon
toute théorique, par pure conviction, que je vous engage
à réfléchir encore, à lire, par exemple...
— De grâce, laissez-moi donc m'occuper moi-même
de mes affaires, et ne vous mêlez pas non plus de m'indi-
quer ce que je dois lire ! — s'écria Nekhludov, pâlissant
à son tour. Il sentit que ses mains devenaient froides,
qu'il n'était plus du tout maître de lui. Il se tut, et se mit
à boire sa tasse de thé.
— Mais où sont tes enfants? — demanda Nekhludov à
sa sœur, après s'être un peu calmé.
Nathalie répondit que les enfants étaient restés avec
leur grand'mère; et, ravie de voir que la querelle de
Nekhludov avec son mari avait tourné court, elle se mit
à raconter comment ses enfants jouaient au voyage, avec
leurs poupées, tout à fait de la même façon que Nekhlu-
dov, dans son enfance, avait joué avec son nègre et cette
grande poupée qu'il appelait la « Française ».
— Tu te souviens encore de cela ? — dit Nekhludov
avec un sourire.
— Oui, et figure-toi qu'ils jouent tout à fait de la
môme façon !
L'impression pénible s'était effacée. Nathalie, rassurée,
mais ne voulant pas parler, devant son mari, de choses
qu'elle et son frère étaient seuls à comprendre, trans-
porta la conversation sur le grand événement de Péters-
bourg, le duel où avait été tué lejeune Kamensky.
Ignace Nicéphorovitch désapprouva très vivement le
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404 RÉSURRECTION
préjugé qui empêchait de traiter le duel comme un
meurtre ordinaire. Cette désapprobation suffit, de nou-
veau, pour indigner Nekhludov, et la querelle recom-
mença sur cet autre terrain.
Ignace Nicéphorovitch sentait que Nekhludov le mé-
prisait ; et il avait à cœur de lui prouver l'injustice de
ce mépris. Nekhludov, de son côté, était exaspéré de ce
que son beau-frère se mêlât de ses affaires, tout en
reconnaissant, du reste, au fond de son cœur, qu'il en
avait le droit, en sa qualité dp proche parent. Mais sur-
tout il était agacé de l'assurance et de la suffisance avec
lesquelles son beau-frère admettait comme raisonnables
des principes qui lui paraissaient maintenant, à lui Nekh-
ludov, le dernier mot de l'absurdité.
— Alors, qu'auriez-vous voulu que Ton fît? — demanda-
t-il.
— Mais que Ton condamnât le meurtrier de Kamensky
aux travaux forcés, comme un assassin ordinaire !
— Et quel avantage y auriez-vous trouvé?
— Cela aurait été juste !
— Comme si l'organisation judiciaire d'à présent avait
rien à voir avec la justice ! — fit Nekhludov.
— Et quel autre objet croyez-vous qu'elle ait?
— Elle a pour unique objet de maintenir un ordre de
choses favorable à une certaine classe sociale.
— Voilà qui est nouveau pour moi! — répondit en
souriant Ignace Nicéphorovitch. — Ce n'est point là le
rôle qu'on attribue d'ordinaire à la justice !
— En théorie, non ; mais en pratique cela est ainsi,
j'ai pu m'en convaincre par moi-même. Nos tribunaux
ne servent qu'à maintenir la société dans son état pré-
sent ; et de là vient qu'ils persécutent et punissent éga-
lement ceux qui sont au-dessous du niveau commun et
ceux aussi qui sont au-dessus, et qui essaient d'élever la
société à leur niveau.
— Je ne puis vous laisser dire que les magistrats
condamnent des hommes supérieurs au niveau commun !
Les hommes que nous condamnons sont, pour la plupart,
le rebut de la société !
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RÉSURRECTION 405
— Et moi, je connais des forçats qui sont incompara-
blement supérieurs à leurs juges !
Mais Ignace Nicéphorovitch, en homme qui n'avait
pas rhabitude de se laisser couper la parole, continuait
de parler, sans écouter Nekhludov, à la grande indigna-
tion de celui-ci.
— Et puis je ne peux pas non plus vous laisser dire, —
— poursuivait-il, — que les tribunaux aient pour objet
de maintenir l'état de choses présent. Les tribunaux ont
un double objet: d'abord de corriger...
— Jolie, la correction qui résulte du régime des pri-
sons! — s'écria Nekhludov.
— En second lieu, de mettre hors d'état de nuire ces
êtres dépravés et abrutis qui sont une menace pour la vie
sociale.
— Et je vous dis, moi, que les tribunaux ne rem-
plissent ni l'un ni l'autre de ces deux objets ! De puni-
lions raisonnables, il n'y en a que deux, les deux seules
qu'on employait autrefois : le fouet et la mort !
— En vérité, voilà ce que je ne me serais pas attendu
à vous entendre dire !
— Mais parfaitement! De faire souffrir un homme
pour l'empêcher de recommencer une action qui lui a
valu de souffrir, cela est raisonnable ; et de couper la tête
à un homme qui est dangereux pour les autres hommes,
cela aussi a un sens. Mais quel sens y a-t-il à s'emparer
d'un homme déjà dépravé par la paresse et le mauvais
exemple, pour renfermer dans une prison où la paresse
devient pour lui une obligation, et où lès mauvais exemples
l'entourent de toutes parts ? Ou bien quel sens y a-t-il à
le transporter aux frais de l'Etat — on m'a dit que cela
ne coûtait pas moins de cinq cents roubles par homme,
— du gouvernement de Toula dans celui d'Irkoutsk, ou
de celui de Koursk...
— N'empêche que les hommes redoutent ces voyages
aux frais de l'Etat, et que sans ces voyages et sans les
prisons nous ne serions pas tranquillement assis ici,
comme nous le faisons aujourd'hui !
— N'empêche que, avec vos prisons, vous ne sauriez
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406 RÉSURRECTION
prétendre à protéger la société ; car ces hommes que
vous mettez en prison en sortent, tôt ou tard ; et le régime
auquel vous les soumettez n'a pour effet que de les
rendre plus dangereux.
— Vous voulez dire que notre système pénitentiaire a
besoin d'élre perfectionné ?
— Mais pas du tout! ce serait peine inutile. A vou-
loir perfectionner les prisons, on perdrait encore plus
d'argent qu'on en perd aujourd'hui à répandre l'ins-
truction publique, et ce serait encore les pauvres gens qui
seraient forces de payer.
— Mais alors que voulez-vous qu'on fasse ? Qu'on tue
tout le monde ? Ou bien que, comme l'a proposé récem-
ment un homme d'état éminent, on crève les yeux aux
criminels ? — demanda Ignace Nicépliorovitch avec un
sourire contraint.
— Ce serait cruel, mais au moins cela aurait un sens !
Tandis que ce que l'on fait à présent est cruel et n'a
aucun sens.
— Mais c'est que je fais partie moi-même de ces tri-
bunaux dont vous parlez ainsi ! — dit en pâlissant Ignace
Nicéphorovitch.
— Cela, c'est affaire à vous ! Je me borne à signaler
ce que je ne comprends pas.
— 11 y a bien des choses que vous ne comprenez pas!
— fit Ignace Nicéphorovitch d'une voix tremblante.
— J'ai vu, à la cour d'assises, comment un substitut
s'est évertué à faire condamner un malheureux garçon
qui, chez tout homme un peu honnête, n'aurait provoqué
que de la pitié.
— Je ne ferais pas le métier que je fais, si je n'étais
pas convaincu de sa légitimité ! — répondit Ignace Nicé-
phorovitch, et il se leva.
Nekhludov crut voir que quelque chose brillait sous
le lorgnon de son beau-frère. « Mon Dieu, j'espère que
ce ne oont pas des larmes! » songea-t-il. Or,^ effective-
ment, c'étaient des larmes, des larmes de dépit et d'hu-
miliation. S 'approchant de la fenêtre, Ignace Nicéphoro-
vitch tira son mouchoir, essuya son lorgnon, et, du même
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RÉSURRECTION 407
coup, s*essuya les yeux. Puis il s'assit sur le divan,
alluma un cigare, et ne dit plus rien.
Nekhludov se sentit tout triste et tout honteux à la
pensée d'avoir, à ce point, blessé son beau-frère et sa
sœur ; et d'autant plus, que, partant le lendemain, il savait
qu'il n'aurait plus l'occasion de les revoir. Il prit congé
d'eux après quelques paroles banales et rentra chez lui,
« Ce que je lui ai dit est peut-être vrai, — se dit-il ;
— mais en tout cas je n'aurais pas dû lui parler ainsi.
Décidément, le changement qui s'est fait en moi n'est
pas encore bien profond pour que j'aie pu m'irriter si
fort, et humilier à ce point Ignace Nicéphorovitch, et
faire tant de peine à ma pauvre Natacha ! »>
y Google
CHAPITRE IX
Le convoi des déportés devait partir de la gare le len-
demain à trois heures. Nekhludovse promit de se trouver
devant la porte de la prison dès midi, pour le voir sortir,
et pour l'accompagner jusqu'au chemin de fer.
En rangeant ses papiers, avant de se coucher, il mit
la main sur son journal, et ne put s'empêcher d'en
relire les dernières phrases. Au moment de son départ
pour Pétersbourg, il avait écrit : « Katucha ne veut pas
de mon sacrifice, mais s'obstine dans le sien. Elle m'en-
chante par ce changement intérieur qui me paraît — j'ai
peur de trop le croire — s'accomplir en elle. J'ai peur de
le croire, mais j'ai l'impression qu'elle ressuscite. » Au-
dessous, la fois suivante, Nekhludov avait écrit : « J'ai eu
aujourd'hui à supporter un grand coup ; j'ai appris que
Katucha s'était mal conduite à l'infirmerie. Et sur-le-
champ j'ai ressenti une souffrance terrible ; jamais je
n'aurais pensé que la chose dût me faire tant souffrir.
J'ai traité la malheureuse avec haine et dégoût, et
puis je me suis rappelé combien de fois moi-même avais
commis, fût-ce en pensée, le péché pour lequel je la
haïssais; et dès cet instant je me suis haï moi-même, et
je l'ai plainte, et j'ai éprouvé une impression de bien-
être. » Nekhludov prit sa plume et ajouta, à la date du
jour : « J'ai vu Katucha ce matin, et de nouveau, par
égoïsme, j'ai été dur et méchant pour elle. Pour Nata-
cha aussi j'ai été méchant et j'ai parlé à son mari
comme en aucun cas je n'aurais dû lui parler. De tout
cela me reste un grand poids sur le cœur. Mais que
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RÉSURRECTION 409
faire? Demain commence pour moi une vie nouvelle.
Adieu, mon ancienne vie, et pour toujours ! »
A son réveil, le lendemain matin, son premier senti-
ment fut un vif repentir de sa conduite à Tégard de son
beau-frère. « Impossible de laisser les choses dans cet
état ! — se dit-il ; — je vais retourner chez lui, et lui
faire mes excuses. »
Mais il ne tarda pas à s'apercevoir qu'il n'en aurait
pas le temps, s'il voulait assister à la sortie du convoi.
Ayant achevé, en grande hâte, d'emballer ses effets, et
les ayant fait porter à la gare par le garçon de l'hôtel,
il sauta dans un fiacre pour se rendre à la prison.
On était au plus fort des chaleurs de juillet. Les pavés,
les pierres des maisons, le fer des toits, n'ayant pu se
refroidir pendant la nuit brûlante, mêlaient leur rayon-
nement à l'éclat du soleil, et achevaient de rendre Tair
presque irrespirable. Aucun souffle de vent, sauf par
instants de soudaines bouffées qui lançaient dans
les yeux des nuages de poussière. La plupart des rues
étaient désertes; çà et là de rares passants rasaient
les murs, en quête d'un peu d'ombre. Dans une rue,
cependant, Nekhludov vit un groupe d'ouvriers pa-
veurs assis en plein soleil, au milieu de la cliaussée, et
travaillant à enfoncer des pavés dans le sable chaud.
Quand Nekhludov arriva devant la prison, il en trouva
la porte encore fermée. A l'intérieur, depuis quatre
heures du matin, on s'occupait de compter et de passer
en revue les déportés qui allaient partir. Il y avait là
623 hommes et 64 femmes qui se tenaient debout, rangés
deux par deux, et non pas à l'ombre, mais en plein soleil.
Devant la porte, comme toujours, un factionnaire, l'arme
au bras. Sur la petite place, Nekhludov vit une ving-
taine de chariots, destinés à porter les eiïets des déte-
nus, comme aussi à conduire à la gare les quelques
détenus infirmes ou malades. Il vit encore, dans un coin
un groupe de pauvres gens, des parents et des amis,
attendant la sortie des déportés pour les revoir une der-
nière fois, et, si possible, leur donner des vivres ou de
l'argent.
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410 RÉSURRECTION
Nekhludov se joignit à ce groupe et resta devant la
porte pendant près d'une heure. Enfin il entendit, à Fin-
térieur de la prison, des bruits de chaînes, des ordres
donnés à voix haute, des toussaillements, et le murmure
confus d'une foule piétinant sur place. Cela dura cinq
minutes, pendant lesquelles sans cesse des gardiens se
montraient sur la porte et rentraient de nouveau.
Puis, soudain, les deux battants de la porte s'ou-
vrirent, le bruit des chaînes devint plus fort, et un déta-
chement de soldats, vêtus de sarraux blancs, vint former
un large demi-cercle des deux côtés de la place. Puis,
sur un nouvel ordre, deux par deux, commencèrent à
sortir les déportés. D'abord, ce furent les condamnés
aux travaux forcés, tous uniformément vêtus de blouses
grises, coiffés de bonnets pliirts sur leurs têtes rasées,
chacun avec un sac sur le dos : ils traînaient leurs
jambes chargées de fers et, de leur seule main libre,
tenaient l'extrémité du sac qui pendait sur leur dos. Ils
sortirent en agitant le bras, d'un pas ferme et décidé,
comme s'ils s'entraînaient pour une longue marche;
mais, après avoir fait une dizaine de pas, ils s'arrêtèrent
et doublèrent leurs rangs. A leur suite venaient d'autres
hommes vêtus de blouses pareilles et également rasés,
mais n'ayant pas de fers aux pieds, et retenus par une
chaîne qui reliait leurs menottes. C'étaient les condam-
nés à la déportation. Puis, dans le même ordre, ve-
naient les femmes : d'abord les condamnées aux tra-
vaux forcés, en blouses grises avec des fichus sur la
tête ; en second lieu, les déportées ; et enfin les femmes
qui partaient de leur plein gré, pour suivre leurs maris,
— celles-là vêtues de leurs robes de paysannes. Plu-
sieurs des femmes portaient des enfants sur leurs bras.
D'autres enfants marchaient à pied, disséminés entre
les rangs, comme de jeunes poulains dans un troupeau
de chevaux. Les hommes s'avançaient en silence, échan-
geant à peine une parole de loin en loin. Des rangs des
femmes, au contraire, s'élevait un bruit de voix ininter-
rompu.
Nekhludov crut bien reconnaître la Maslova, au
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RÉSURRECTION 411
moment où elle sortait : mais il ne tarda pas à la perdre
de vue de nouveau ; il ne vit rien qu'une masse confuse
de créatures vêtues de gris, toutes pareilles, toutes éga-
lement privées d'apparence humaine.
On avait déjà compté les déportés dans la cour de la
prison ; mais on les compta une seconde fois à mesure
qu'ils sortaient et doublaient leurs rangs. Quand le
recensement fut achevé, l'officier qui dirigeait le convoi
cria un ordre : et un certain tumulte se produisit dans
la foule. Les malades, hommes et femmes, sortirent des
rangs et se précipitèrent vers les chariots, où ils s'ins-
tallèrent à côté de leurs sacs. Nekhludov aperçut, dans
ces chariots, pêle-mêle, des mères allaitant leurs enfants,
des petits garçons et des petites filles, et quelques
détenus malades, à la mine hargneuse et sombre.
Quelques autres détenus vinrent, tête nue, demander
à l'officier du convoi la permission de monter dans les
chariots. L'officier fît mine d'abord de ne pas entendre;
se détournant, il s'occupait de rouler une cigarette;
mais soudain Nekhludov le vit se retourner, la main
levée, vers un des détenus qui s'approchaient de lui.
— Je t'en donnerai, moi, des voitures ! Tu feras la
route à pied ! — cria l'officier.
Seul, un long vieillard tout tremblant, un forçat, fut
admis à faire la route en voiture. Il ôta son bonnet, fit
le signe delà croix, déposa son sac sur l'un des chariots,
et longtemps il essaya vainement d'y grimper lui-même,
ne parvenant pas à lever assez haut ses maigres jambes
chargées de fers, jusqu'à ce qu'enfin une vieille femme,
du chariot, l'aida à monter en lui prenant les bras.
Quand tous les chariots furent remplis, l'officier so
découvrit, essuya avec son mouchoir son front, son crâne
chauve et son gros cou rouge, et fit le signe de la croix.
— En avant! marche ! — cpmmanda-t-il.
Les soldats mirent le fusil sur l'épaule ; les détenus,
ôtant leurs bonnets, se signèrent; un cri s'éleva des
rangs des femmes ; et le cortège, entouré de soldats en"
sarraux blancs, s'ébranla, soulevant la poussière à
chaque mouvement des jambes enchaînées. En tête,
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412 RÉSURRECTION
derrière les soldats, s'avançaient les condamnés aux
travaux forcés, puis venaient les déportés, puis les
femmes. Et derrière le cortège des piétons, rangés
quatre à quatre, se traînaient lentement les chariots,
sur Tun desquels Nekhludov vit assise une femme tout
emmitouflée, qui, sans arrêt, hurlait et sanglotait.
II
Le cortège était si long que, quand les chariots se
mirent en mouvement, les premiers rangs avaient déjà
tourné le coin de la rue. Après avoir attendu quelques
instants encore, Nekhludov remonta dans sa voiture et
ordonna au cocher d'avancer lentement, de façon à pou-
voir retrouver la Maslova et lui demander si elle avait
reçu les effets qu'il lui avait envoyés. La chaleur s'était
encore accrue. Les déportés marchaient d'un pas très
rapide, soulevant un nuage de poussière qui planait
autour d'eux. En arrivant en face des rangs des femmes,
Nekhludov reconnut tout de suite la Maslova. Elle se
trouvait dans la seconde rangée, en compagnie de la
Beauté, de Fédosia et d'une femme enceinte qui semblait
avancer avec beaucoup de peine. La Maslova, elle,
s'avançait d'un pas alerte, portant son sac sur son dos,
et regardant droit devant elle, d'un air à la fois calme et
résolu. Nekhludov descendit du fiacre et s'approcha d'elle,
pour lui parler; mais un sous-officier, qui marchait de
ce côté du convoi, accourut vers lui :
— Défense de s'approcher des prisonniers ! — cria-
t-il.
Puis, en reconnaissant Nekhludov, que tout le monde
connaissait dans la prison, le sous-officier porta la maio
à son képi, et, d'un ton plus respectueux :
— Vraiment, Excellence, cela nous est défendu de la
façon la plus formelle. A la gare, vous pourrez leur parler,
mais ici c'est impossible !
Nekhludov s'écarta, et, après avoir ordonné au cocher
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. RÉSURRECTION 413
de le suivre, se mit à marcher sur le trottoir en vue du
convoi. Partout, sur son passage, celui-ci était l'objet
d'une attention mêlée de crainte et de sympathie. Des
voitures, les têtes se penchaient pour considérer curieu-
sement les déportés. Les passants s'arrêtaient, et regar-
daient de tous leurs yeux l'effrayant spectacle. Quelques-
uns s'approchaient et donnaient des aumônes, que
recevaient les gardiens du convoi. D'autres, comme
hypnotisés, suivaient les prisonniers aussi loin qu'ils
pouvaient.
Nekhludov marchait du même pas rapide dont mar-
chaient les détenus; et, bien qu'il fût légèrement vêtu,
sans cesse la chaleur lui devenait plus pénible. Enfin il
n'y tint plus ; après un quart d'heure de marche, il
rejoignit sa voiture, y monta et dit au cocher d'aller en
avant. Mais, dans la voiture, la chaleur lui parut plus
insupportable encore. Il s'efforça de penser à son entre-
tien de la veille avec son beau-frère, mais ce souvenir,
qui l'avait tant agité quelques heures auparavant, ne
parvenait même plus à l'intéresser. Toute sa pensée
restait sous le coup du terrible spectacleauquelilvenr.it
d'assister. Et, surtout, il étouffait de chaleur.
Sur une petite place, à l'ombre des arbres, il vit deux
collégiens debout auprès d'un marchand de glaces ambu-
lant : l'un d'eux, ayant déjà vidé son verre, léchait avi-
dement la petite cuiller de corne ; l'autre épiait les mou-
vements du marchand, occupé à remplir de glace jaune
le verre qu'il tenait en main.
— Savez-vous où Ton pourrait boire quelque chose,
près d'ici? — demanda Nekhludov au cocher, se sentant
pris soudain d'une soif cruelle.
— A deux pas, il y a un café, un beau café ! — répon-
dit le cocher; et, tournant le coin d'une rue, il conduisit
Nekhludov devant une maison ornée d'une grande
enseigne.
Le patron du café, debout près du comptoir, en manches
de chemise, et deux garçons vêtus de blouses sales,
après avoir examiné avec curiosité ce client inconnu,
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414 RÉSURRECTION
lui offrirent leurs services. Nekhludov demanda de l'eau
de seltz et s'assit dans le fond de la salle, devant une
petite table recouverte d'une nappe graisseuse.
Deux hommes étaient assis aune table voisine, buvant
du thé. L'un d'eux était brun et trapu, avec une nuque
grasse et couverte de cheveux noirs qui ressemblait à
celle d'Ignace Nicéphorovitch. Cette ressemblance fit
de nouveau songer Nekhludov à son entretien de la
veille et à son désir de revoir encore son beau-frère et
sa sœur avant son départ. « Si j'y allais ? — se dit-il. —
Mais non, je manquerais le train. Mieux vaut écrire
une lettre ! » Il demanda une plume, de l'encre, et du
papier, et, tout en buvant à petites gorgées l'eau fraîche
et pétillante, il se mit à penser à ce qu'il allait écrire.
Mais ses idées se brouillaient, sans qu'il pût arriver à
trouver une phrase.
« Chère Natacha, je ne puis te quitter sous la pénible
impression de mon entretien d'hier avec Ignace Nicé-
phorovitch... » — commença-t-il. Mais que dire ensuite?
Demander pardon pour ses paroles de la veille? Mais
ces paroles étaient Texpression de sa pensée, et son
beau-frère serait capable de croire qu'il se rétractait.
Et puis, vraiment, cette façon de se mêler de ses
affaires ! Non, impossible d'écrire ! Et, sentant une
fois de plus se raviver sa haine pour cet étranger, inca-
pable de le comprendre, Nekhludov mit dans sa poche
la lettre commencée, paya, et remonta dans le fiacre
pour rejoindre le convoi.
La chaleur était si atroce que les pavés et les murs
des maisons semblaient exhaler un souffle torride. En
mettant la main sur le rebord verni delà voiture, Nekhlu-
dov ressentit une réelle impression de brûlure.
Le cheval se traînait d'un pas lourd sur le pavé pous-
siéreux ; le cocher somnolait ; et Nekhludov lui-même,
assommé par la chaleur, regardait devant lui sans penser
à rien. A un tournant de rue, en face d'une porte cochère,
il aperçut soudain un groupe d'hommes debout, parmi
lesquels se trouvait un des soldats du convoi, le fusil au
bras. Il fit signe au cocher de s'arrêter. <s
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RÉSURRECTION 415
— Qu'y a-t-il ? — demanda-t-il au portier de la maison.
— C'est un des prisonniers !
Nekhludov descendit de voiture et s'approcha du
groupe. Sur les pierres inégales des pavés, tout contre
le trottoir, gisait, la tête plus bas que les pieds, un
détenu, un petit homme au visage rouge avec une barbe
rousse. Etendu sur le dos, les paumes des mains grandes
ouvertes, il soulevait par saccades sa largo poitrine,
soupirait, et semblait regarder le ciel de ses yeux immo-
biles, tout injectés de sang. Autour de lui se tenaient un
sergent de ville à la mine soucieuse, un colporteur, un
postillon, un commis de boutique, une vieille femme avec
une ombrelle, et un petit garçon portant un panier vide.
— Ils les ont affaiblis en les tenant emprisonnés, et
voilà qu'ils les font marcher en pleine chaleur ! — dit
le commis, en se tournant vers Nekhludov.
— Il va mourir, bien sûr! — disait la vieille femme,
d'une voix plaintive.
— Vite, lui découvrir la poitrine ! — criait le postillon.
De ses gros doigts tremblants, le sergent de ville se
mit en devoir de dénouer le ruban qui fermait la chemise,
de façon à découvrir le cou veineux et rouge du détenu.
Il était évidemment ému et attristé, mais il n'en jugea
pas moins indispensable de gourmander l'assistance.
— Allons, circulez! Qu'est-ce que vous faites là? Vous
empêchez l'air de venir jusqu'ici !
— Le médecin est tenu de les passer tous en revue
avant le départ de la prison, et les prisonniers malades
doivent être mis en voiture ! Et voilà qu'ils l'ont forcé à
faire la route à pied ! — poursuivait le commis, enchanté
de pouvoir montrer sa connaissance du règlement.
Le sergent de ville, ayant achevé de découvrir la poi-
trine du détenu, se redressa et promena les yeux autour
de lui.
— Allons, je vous dis, circulez ! Ce n'est pas votre
affaire, vous n'y pouvez rien! — dit-il, se tournant vers
le soldat, comme s'il faisait appel à son approbation.
Mais le soldat restait à l'écart, considérant ses bottes, et
paraissait tout àfait indifférent à l'émoi du sergent de ville.
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416 RÉSURRECTION
— Ceux dont c'est Taffaire ne font pas leur devoir!
De laisser périr les gens, est-ce que c'est dans la loi?
— Un détenu, oui, mais c'est toujours un homme ! —
disaient des voix dans le groupe, sans cesse plus nom-
breux.
— Relevez-lui la tête et donnez-lui de Teau! — dit
Nekhludov.
— J'ai déjà envoyé chercher de l'eau ! — répondit le
sergent de ville.
Puis, soulevant le détenu par les bras, il parvint avec
effort à lui mettre la tête sur le rebord du trottoir.
— Qu'est-ce que cela signifie? — cria tout à coup une
voix impérieuse et rude. Et l'on vit accourir, d'un air
irrité, un officier de paix, vêtu d'un uniforme tout brillant,
et chaussé de hautes bottes plus brillantes encore. —
Qu'on circule, hein! tout de suite! — reprit-il en
s'adressant à la foule, avant même de voir ce qui se
passait.
Quand il aperçut, gisant sur les pierres, le malheureux
détenu, il fit un signe de tête comme pour exprimer qu'il
en avait vu bien d'autres, et, s' adressant au sergent de
ville, il lui demanda comment l'accident était arrivé.
Le sergent de ville raconta que, au passage du convoi,
ce détenu était tombé, et que l'officier avait donné l'ordre
de le laisser là.
— Hé bien, voilà tout! Il faut le porter au poste!
Qu'on aille chercher un fiacre !
— Tout de suite, dès que le portier sera revenu ! —
dit le sergent de ville en portant la main à son képi.
Cependant le commis [avait de nouveau commencé à
parler de la chaleur...
— Est-ce ton affaire, à toi? Passe ton chemin! —
déclara l'officier de paix, en jetant sur lui un regard si
sévère que le commis se tut aussitôt.
— Il faut lui faire boire de l'eau ! — répéta Nekhlu-
dov.
Sur lui aussi l'officier de paix jeta un regard sévère;
mais, reconnaissant un homme bien mis, il n'osa rien
dire. Lorsque le portier revint avec un seau d'eau, l'offi-
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RÉSURRECTION 417
cier de paix ordonna au sergent de ville de faire boire
le détenu. Le sergent de ville releva de nouveau la têto
du malheureux et s'efforça de lui verser de Feau dans la
bouche; mais le mourant refusa d'avâJer Teau, et celle-ci
se répandit sur sa barbe, mouillant sa veste et sa che-
mise tout imprégnée de poussière.
— Verse-lui le seau sur la tête ! — ordonna l'officier
de paix.
Le sergent de ville ôta au détenu son bonnet et
renversa Teau du seau sur son crâne chauve, entouré
d'épais cheveux roux.
Les yeux du malheureux s'agrandirent, comme épou-
vantés, mais son corps demeura immobile. Le long de
son visage l'eau coulait, mêlée de poussière ; mais sa
bouche continuait à pousser de pénibles soupirs, et
soudain un grand frisson le secoua des pieds à la tête.
— Voici justement un fiacre! Qu'on l'y mette I —
cria l'officier de paix, en désignant la voiture de Nekh-
ludov. — Allons, toi, hé ! approche !
— Je ne suis pas libre ! — répondit le cocher.
— C'est mon fiacre, — dit Nekhludov, — mais vous
pouvez le prendre. Je paierai pour le tout I — ajouta-
t-il en s'adressant au cocher.
— Allons, ouf! et plus vite quei ça!
Le sergent de ville, le portier et le soldat soulevèrent
le mourant, le portèrent dans le fiacre, et l'installèrent
sur les coussins. Mais il était hors d'état de se tenir
assis : sa tête se renversa en arrière et tout son corps
roula sur la banquette.
— Qu'on rétende! — ordonna l'officier de paix.
— Soyez tranquille, Votre Noblesse, je le conduirai
comme ça! — déclara le sergent de ville. Il s^assît
dans la voiture et empoigna sous les bras le détenu,
pendant que le soldat lui allongeait les jambes.
L'officier de paix aperçut, sur le pavé, le bonnet du
détenu ; il le ramassa et en coiffa la tête mouillée, qui
sans cesse retombait d'une épaule sur l'autre.
— Marche! — commanda-t-il.
Le cocher fouetta son cheval et, en compagnie d*\
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ii8 RÉSURRECTION
soldat, rebroussa chemin dans la direction du poste de
police. Le sergent de ville, dans la voiture, essayait
vainement de redresser la tête du détenu, qui retombait
aussitôt sur Tune des épaules. Nekhludov, à pied, suivit
la voiture.
III
Dès que la voiture se fut arrêtée devant la porte du
poste de police, plusieurs sergents de ville Tentourèrent
et empoignèrent par les bras et les jambes le détenu, cpii
était mort durant le trajet. Dix minutes après, quand
Nekhludov arriva, on était en train de monter le
cadavre à Tinfirmerie.
Celle-ci était une petite pièce malpropre, meublée
de quatre lits, sur deux desquels des malades se trou-
vaient couchés : un phtisique, et un homme qui avait
la tête et le cou bandés. Sur l'un des deux autres lits on
déposa le mort. Un petit homme, avec des yeux brillants,
et des sourcils sans cesse en mouvement, d'un pas
rapide s'approcha du lit, examina le mort, puis Nekhlu-
dov, et éclata de rire. C'était un fou, gardé là en atten-
dant d'être transféré dans une maison de santé.
— Ils veulent me faire peur! — dit-il. — Mais non,
ils n'y parviendront pas !
Après un instant, Nekhludov vit entrer uti officier de
paix et un infirmier.
L'infirmier, s'approchant à son tour dtt Ht, saisit la
main jaune, encore tiède et molle, du mort, la souleva et
la laissa retomber.
— Il a SDn compte ! — déclara-t-il avec un signe de
tîête; ce qui ne l'empêcha pas, pour se conformer au
rèiglement, de mettre à nu la poitrme, encore mouillée, du
mort et d'y appliquer scrupuleusement son oreille. Tous
se taisaient. L*infirmier se redres;5a, fit de nouveau un
signe de tête et, l'une après l'autre, ramena les doux pau-
pières sur les yeux bleus du mort, restés grands ouverts.
— Vous ne me faites pas peuf , non, vous ne me faites
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RÉSURRECTION 419
r
pas peur ! — répétait pendant tout ce temps le fou, en
crachant à terre.
— Eh bien ? — demanda Tofficier de paix.
— Eh bien, il faut le conduire dans la salle des morts !
— déclara Tinfirmier.
— Qu'on le descende à la salle des morts ! — ordonna
Tofficier. — Et toi, viens au bureau pour faire ton rap-
port ! — dit'il au soldat qui n'avait pas cessé de se tenir
debout, près du dépôt confié à sa garde.
Quatre sergents de ville prirent le mort et le redes-
cendirent au rez-de-chaussée. Nekhludov se préparait à
les suivre, lorsque le fou l'arrêta.
— Vous n'êtes pas de connivence avec eux, n'est-ce
pas? Eh bien ! donnez-moi une cigarette !
Nekhludov lui donna une cigarette. Le fou, tout en
remuant sans cesse les sourcils, se mit à lui raconter
toutes les persécutions qu'on lui faisait subir.
— Ils sont tous contre moi, et, par l'intermédiaire de
leurs médiums, ils me torturent jour et nuit !
— Excusez-moi ! — dit Nekhludov et, sans attendre
la fin du récit, il sortit de la chambre, désirant voir ce
que l'on faisait du mort.
Les sergents de ville avaient déjà traversé toute la
cour et s'étaient arrêtés devant la porte d'une cave,
Nekhludov voulut les rejoindre, mais l'officier de paix
l'en empêcha.
— Que demandez-vous ?
— Rien, — répondit Nekhludov.
— Vous ne demandez rien? Eh bien ! allez-vous-en !
Nekhludov rebroussa chemin et rejoignit son fiacre.
Le cocher dormait sur le siège : Nekhludov le réveilla et
lui dit d'allerSt la gare.
Mais il n'avait pas fait cent pas quand il rencontra,
accompagnée de nouveau par un soldat du convoi, une
télègue sur laquelle était entendu un autre détenu, déjà
mort. Le détenu gisait sur le dos : Nekhludov put l'exa-
miner à loisir. Autant le premier mort avait une figure
insignifiante, autant celui-ci était beau de corps et de
visnge. C'était un homme dans toute la fleur de ses
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420 RÉSURRECTION
forces. Sous son crâne, rasé par moitié, il avait un petit
front énergique qui bombait au-dessus de la racine du
nez. Ses lèvres, déjà bleues, souriaient à l'ombre d'une
fine moustache, et, sur le côté rasé de sa tète, apparais-
sait une oreille d'un dessin très pur. L'expression du
visage était à la fois calme, austère, et bonne. Et non
seulement ce visage montrait quelles possibilités de vie
morale avaient été perdues dans cet homme, mais les
fines attaches de ses mains et de ses pieds enchaînés,
riiarmonie générale et la vigueur des membres, tout
cela montrait aussi quelle belle et forte et précieuse
créature humaine il avait été. Et voilà qu'on l'avait tué,
et non seulement personne ne le regrettait comme
homme, mais personne ne regrettait même un aussi
admirable instrument de travail, vainement perdu ! Car
Nekhludov voyait bien, dans les yeux des sergents de ville
qui l'accompagnaient, que l'unique sentiment provoqué
en eux par cette mort était l'ennui de la fatigue et d'^ :.
tracas qu'elle allait leur valoir.
Il poussa un grand soupir, et poursuivit tristeir on
chemin vers la gare.
IV
Quand Nekhludov , tous les prison-
niers étaient déjà insl , wagons aux fenêtres
grillées. Sur le quai ' .t une vingtaine de per-
sonnes venues por eu à des parents ou à des
amis; elles attendaie*. > on leur permît de s'approcher
des wagons.
Les gardiens du convoi couraient en #>us sens, d'un
air préoccupé. Dans le trajet à travers la ville, cinq pri-
sonniers étaient morts de chaleur : trois avaient suc-
combé en route, et les deux autres étaient morts dans la
gare^ Mais ce qui préoccupait les gardiens du convoi,
1. A Moscou, il y a quelques années, cinq prisonniers sont morts
de l'excès de la chaleur, dans le trajet entre leur prison et la Gare
de Novgorod. (Ao^e dt Vauteur.)
y Google
RÉSURRECTION 421
ce n'était pas que ces cinq hommes confiés à leurs
soins fussent morts, tandis que la moindre précaution
aurait suffi pour les maintenir en vie. De cela, ils ne
s'inquiétaient point : ils s'inquiétaient d'avoir à rem-
plir toutes les formalités exigées par les règlements
en pareille circonstance, d'avoir à déposer ces morts
entre les mains des autorités compétentes, d'avoir à
mettre de côté les objets qui leur appartenaient, d'avoir
à rayer leurs noms sur la liste des prisonniers conduits
à Novgorod ; et tout cela leur causait de grands em-
barras, que l'écrasante chaleur rendait plus pénibles
encore.
Ils couraient donc de droite et de gauche, l'air préoc-
cupé, et ils avaient décidé de ne laisser personne
s'approcher des wagons avant qu'ils eussent fini de tout
mettre en règle. Nekhludov obtint cependant la permis-
sion de s'approcher : il l'obtint en donnant un rouble à
l'un des sous-officiers du convoi, qui lui demanda seule-
ment de ne pas rester trop longtemps, de façon à n'être
pas vu par l'officier principal.
Le train était formé de dix-huit wagons, qui tous, à
l'exception du wagon réservé aux officiers, étaient abso-
lument bondés de prisonniers. En passant devant les
fenêtres de ces wagons, Nekhludov entendit partout des
bruits déchaînes, des querelles, des conversations mêlées
de gros mots ; mais nulle part on ne parlait des compa-
gnons tombés au cours du trajet. Les conversations et
les querelles portaient surtout sur les sacs des prison-
niers, sur le choix des places, sur la possibilité de
trouver à boire.
Nekhludov eut la curiosité de jeter un coup d'œil à
l'intérieur d'un des wagons. Il vit debout, dans le passage
central, deux gardiens occupés à débarrasser les prison-
niers de leurs menottes. A tour de rôle, les prisonniers
tendaient leurs mains ; l'un des gardiens ouvrait, avec
une clé, le cadenas qui retenait les menottes, l'autre
ôtait les menottes et les emportait.
Après les wagons réservés aux hommes, Nekhludov
arriva devant ceux où étaient enfermées les femmes.
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422 RÉSURRECTION
Dans le premier de ces wagons, il entendit une voîx
éraillée qui gémissait, sur un rythme monotone : « Oh !
petit père ! Oh ! petit père ! »
Le sous-officier avait dit que la Maslova devait se
trouver dans le troisième wagon. A peine Nekhludov se
fut-il approché de la fenêtre de ce wagon qull sentit
venir à lui une épaisse odeur de transpiration qui
Tobligea, un moment, à détourner la tête. Le wagon
bourdonnait de voix criardes et perçantes. Sur tous les
bancs, des femmes étaient assises, les cheveux à nu, les
vestes déboutonnées, le visage rouge et inondé de sueur:
elles bavardaient, vociféraient, avec force gestes. L'ap-
proche de Nekhludov eut vite fait, cependant, d'attirer
leur attention. Celles qui étaient assises le plus près de
la fenêtre se turent, brusquement, puis appelèrent la
Maslova qui se trouvait placée de Fautre côté du wagon,
ayant près d'elle la blonde et souriante Fédosia.
Dès qu'elle eut aperçu Nekhludov, la Maslova se
leva, replaça sur ses cheveux noirs le fichu qu'elle
venait d'ôter, et, souriant de tout son visage rouge et
animé, elle courut à la fenôtre, dont elle saisit dans ses
mains les gros barreaux de fer.
— Voilà une chaleur! — dit-elle d'un air tout joyeux.
— Avez-vous reçu les effets ?
— Oui, je^ vous remercie !
— Vous n'avez besoin de rien? — demanda Nekh-
ludov, à demi assommé par l'épouvantable chaleur qui
venait du wagon.
— Non, merci, je n'ai besoin de rien!
— Demande donc si on ne pourrait pas avoir à boire!
^- murmura timidement Fédosia.
— Ah ! oui, nous boirions volontiers ! — répéta la
Maslova,
— Est-ce qu'on ne vous a pas donné d'eau?
— Si, une cruche pleine, mais nous avons tout bu !
— J'en parlerai tout à l'heure au gardien, — dit
Nekhludov. — Et maintenant nous ne nous reverrons
plus qu'à Nijni-Novgorod I
— Est-ce que vous y allez aussi? — s'écria la Maslova,
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feignant de n*en riett Bavoir. Et ses yeux se fixèrent sur
Nekhludov avec une joie profonde.
— Oui, je vais partir par le train suivant!
La Maslova ne répondit rien ; elle soupira et baissa les
yeux.
— Est-ce que c'est vrai, barine, que douze prisonniers
sont morts en chemin? — demanda une des détenues,
une vieille paysanne aux traits accentués.
— Je n'ai pas entendu dire qu'il y en eût doute ; mais
moi-même j'en ai vu emporter deux, — répondit Nekhlu-
dov.
— Oui, on dit qu'il y en a douze. Est-ce qu'on ne va
rien leur faire, à ces bourreaux ?
— Et parmi les femmes, il n'y a pas eu d'accident? —
demanda Nekhludov.
— Nous autres femmes, nous avons la vie plus dure ! —
répondit en riant une autre détenue. — Mais voilà qu'il
y a une femme qui a imaginé d'accoucher, en arrivant
ici. Tenez, l'entendez-vous gémir ? — ajouta-t-elle en
désignant du doigt le wagon voisin.
— Vous m'avez demandé si je n'avais besoin de rien, —
dit la Maslova en s'efforçant de contenir son sourire
joyeux. — Eh bien ! ne vous occupez pas de nous faire
avoir de quoi boire; mais peut-être pourriez-vous dire
aux chefs du convoi qu'on transporte cette malheureuse
à l'hôpital, car elle est sûre de mourir si on la force à
continuer la route !
— Oui, je vais en parler !
Et Nekhludov s'éloigna, pour céder la place au mari
de Fédosia, qui venait enfin d'être admis à s'approcher
du wagon. Mais longtemps il dut courir sur le quai sans
trouver personne à qui s'adresser. Les gardiens du con-
voi semblaient plus affairés d'instant en instant. Les uns
s'occupaient de placer des prisonniers, d'autres d'acheter
des provisions pour la route ou d'installer leurs effets
dans les wagons ; d'autres encore s'empressaient auprès
d'une dame, la femme d'un officier, qui s'apprêtait à
partir avec son mari. Pas un n'avait le loisir d'écouter
Nekhludov.
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424 RÉSURRECTION
Le second coup de cloche était sonné déjà quand
Nekhludov aperçut enfin le chef du convoi. Le gros
officier, essuyant la sueur qui lui coulait du front, donnait
des ordres à un adjudant.
— Vous avez besoin de quelque chose ? — demanda-
t-il à Nekhludov.
— Il y a une femme qui accouche, dans un des
wagons; et j'ai pensé que...
— Elle accouche ? Fort bien I laissez-la faire ! — dit
l'officier, en courant rejoindre son wagon, de ses grosses
jambes courtes.
Au même instant le conducteur du train mit son sifflet
à la bouche. Un dernier coup de cloche suivit le coup de
sifflet, et Ton entendit de grands cris d'adieu s'élever à
la fois des wagons et du quai. Nekhludov, debout sur le
quai, vit se traîner devant lui, l'un après Tautre, les
lourds wagons, aux fenêtres desquels s'écrasaient entre
les barreaux les crânes rasés des prisonniers. Puis
apparut le premier wagon des femmes, puis un autre,
puis le wagon où se trouvait la Maslova. La jeune
femme était encore debout devant la fenêtre. Elle jeta à
Nekhludov un dernier regard, accompagné d'un triste
sourire dont il fut tout remué.
y Google
CHAPITRE X
Nekhludov avait encore deux heures à attendre jus-
qu'au départ du train qui devait le conduire à Nijni-
Novgorod. La pensée lui vint tout d'abord de profiter
de ce temps pour aller revoir sa sœur ; mais les impres-
sions de la matinée l'avaient tant ému et fatigué qu'il ne
se sentait plus la force de bouger. Il entra dans la salle
d'attente, s'assit sur un canapé, et là, au bout d'un
instant, il s'endormit, la tête appuyée sur un coussin.
Il dormait depuis plus d'une heure lorsqu'un bruit de
chaises le réveilla en sursaut.
11 se redressa, se frotta les yeux, se rappela où il était,
et revit les scènes diverses auxquelles il venait d'assister.
11 revit le convoi des déportés, les deux hommes
morts, les wagons aux fenêtres grillées, et les femmes
enfermées dans ces wagons, et le triste sourire que lui
avait adressé Katucha à travers les barreaux. Le spec-
tacle qu'il avait en face de lui était bien différent de ces
souvenirs : une table chargée de bouteilles, de vases,
de ilambeaux et de fleurs, des garçons en habit som-
meillant autour de la table, et, dans le fond de la salle,
devant un comptoir également encombré de bouteilles et
de vases, des dos de voyageurs achetant des provisions.
Quand il eut achevé de reprendre ses sens, Nekhludov
observa que toutes les personnes assises dans la salle
considéraient avec curiosité quelque chose qui était en
train de se passer devant la porte d'entrée. Tournant les
yeux de ce côté, il vit un groupe d'hommes qui portaient
sur une chaise une dame toute couverte de châles.
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426 RÉSURRECTION
Le premier des porteurs était un valet de chambre:
Nekhludov se souvint aussitôt de Favoir déjà vu. Et il
reconnut également Thomme qui marchait derrière la
chaise, un portier en livrée, avec une casquette galon-
née. Près de la chaise se tenait une élégante femme
de chambre portant un sac de voyage, un certain
objet rond dans un étui de cuir, et plusieurs ombrelles.
Et Nekhludov aperçut de l'autre côté, en tenue de
voyage, le vieux prince Korehagaine, avec ses lèvres
épaisses et son cou d'apoplectique. Missy était là aussi, et
son frère Mitia, et un jeune diplomate bien connu de
Nekhludov, le comte Osten, possesseur d'un cou inter-
minable et d'un petit visage toujours souriant. Osten
causait avec Missy, qui semblait s'amuser beaucoup de
ses plaisanteries. Et Nekhludov vit aussi le médecin,
fumant sa cigarette avec son air habituel de mauvaise
humeur.
Cet imposant cortège ne faisait que traverser la
grande salle, pour se rendre dans le petit salon réservé
aux dames; il s'attira, sur son passage, une curiosité
mêlée de respect. Mais, dès l'instant suivant, le vieux
prince revint dans la salle, s'assit devant la table, appela
un garçon et lui donna des ordres. Puis Missy et Osten
arrivèrent à leur tour, et tous deux allaient également
s'asseoir près de la table lorsque Missy aperçut, à
l'entrée, une personne de connaissance et courut à sa
rencontre.
Cette personne était Nathalie Ivanovna, la sœur
de Nekhludov. S'avançant en compagnie d'Agrippine
Petrovna, elle tournait les yeux de tous côtés, en quête
de quelqu'un. Elle vit en même temps son frère et Missy.
Et, comme Nekhludov s'était approché d'elle, elle lui
dit, après avoir serré la main de la jeune fille :
— Enfin, je te trouve ! Je commençais à me découra-
ger!
Nekhludov serra les mains de Missy et d'Osten^
embrassa sa sœur, et l'on se mit à causer. Missy
raconta que leur maison de campagne avait brûlé, ce
qui les obligeait à aller passer quelques semaines chex
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RÉSURRECTION 427
ne tante qui demeurait sur la ligne de Nijni-Novgorod.
)sten, à ce propos, raconta gaiement des histoires d'in-
endies.
Mais Nekhludov, sans Técouter, se tourna vers sa
œur:
— Comme je suis heureux que tu sois venue 1
— Je te cherche depuis deux heures, — dit-elle. —
k.vec Agrippine Petrovna, nous avons exploré toute la
ille sans pouvoir mettre la main sur toi.
Elle désigna, d'un mouvement de tête, la grosse gou-
e mante qui, vêtue d'un waterproof et coiffée d'un cha-
meau à fleurs, se tenait modestement un peu à l'écart,
)our ne pas gêner la conversation.
— Figure-toi que je me suis endormi, ici, sur un
'.anapé ! Comme je suis heureux que tu sois venue ! —
épéta-t-il. — J'avais précisément commencé une lettre
[)our toi !
— Vraiment ? — demanda-t-elle d'un air inquiet. —
Et que m'écrivais-tu ?
Missy, voyant que le frère et la sœur commençaient
m entretien intime, crut devoir s'éloigner avec son
cavalier. Nekhludov conduisit sa sœur près de la
fenêtre ; ils s'assirent sur un banc de velours vert, où
se trouvaient déposés une valise, un plaid et un carton
à chapeau.
— Eh bien ! oui, hier, en sortant de chez vous, j'ai
pensé à revenir sur mes pas pour faire des excuses à ton
mari, — dit Nekhludov; — mais j'ai craint qu'il ne prît
mal la chose. J'ai été méchant, hier, pour ton mari ; et
cela me tourmente.
— Je savais, j'étais sûre que tu n'avais pas eu de
mauvaise intention ! — répondit Nathalie Ivanovna. —
Tu sais que...
Et des larmes lui montèrent aux yeux, et elle étreignit
fiévreusement la main de son frère. Nekhludov comprit
aussitôt le sens de la phrase qu'elle n'avait pas achevée.
Elle voulait dire que, tout en aimant son mari plus que le
monde entier, elle l'aimait bien aussi, lui, son frère, et
que toute division entre eux la faisait cruellement souffrir.
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428 RÉSURRECTION
— Merci, je te remercie! Ah! si tu savais ce que j'<
vu aujourd'hui! — reprit-il, se rappelant soudain 1(
deux prisonniers morts. — Deux hommes tués !
— Comment cela, tués?
— Tués, oui, certainement. On leur a fait traverse
toute la ville, par cette chaleur, et deux d'entre eux son
morts d'insolation.
— Impossible! Comment? Aujourd'hui? Tout
rheure ?
— Oui, tout à l'heure! J'ai vu leiu»s cadavres.
— Mais pourquoi les a-t-on tués? Qui les a tués? -
demanda Nathalie Ivanovna.
— Qui? Ceux-là qui les ont fait marcher de force, sou
ce soleil! — répliqua Nekhludov d'un ton agacé, sentan
que sa sœur considérait tout cela d'un autre œil que lui.i
— Seigneur Dieu ! est-ce possible? — demanda Agrip-
pine Petrovna, qui n'avait pu s'empêcher d'écouter.
— Oui, nous n'avons pas la moindre idée de ce que|
l'on fait subir à ces malheureux; et cependant nous
aurions le devoir de nous en informer! — poursuivit!
Nekhludov en tournant involontairement les yeux sur le
vieux prince qui, une serviette au cou, se bourrait de
jambon sans penser à rien d'autre. Mais soudain le vieil-
lard releva la tête et aperçut Nekhludov.
— Nekhludov! — cria-t-il. — Vous ne voulez pas
vous rafraîchir? Pour le voyage, c'est indispensable!
Nekhludov remercia d'un signe de tête.
— Eh bien, que vas-tu faire ? — reprit Nathalie Iva-
novna.
— Ce que je pourrai ! Je sens en tout cas que je dois
faire quelque chose. Et ce que je pourrai, je le ferai!
— Oui, oui, je te comprends. Et avec eux, — dit-elle,
en désignant Korchaguine, — est-ce que tout est fini?
— Tout, et, à ce que j'imagine, sans regret de part ni
d'autre.
— C'est dommage, grand dommage ! J'aime tant Missy !
Enfin, je n'ai rien à dire ! Mais pourquoi veux-tu te lier
de nouveau? — demanda-t-elle timidement; — pourquoi
pars-tu ?
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RÉSURRECTION 429
• Je pars parce que je le dois ! — répondit Nekhludov
'un ton sérieux et sec, comme sll eût voulu couper
[)urt à l'entretien.
Mais aussitôt il.se reprocha cette attitude à Tégard de
a sœur. « Pourquoi ne pas lui dire tout ce que je pense?
songea-t-il. — Je sais bien qu' Agrippine Petrovna nous
;oate; mais, bah! qu'elle entende aussi! »
•i— Tu me parles de mon projet de mariage avec
atucha! — s'écria-t-il d'une voix frémissante. — Eh
ien ! c'est vrai que j'ai formé ce projet, et dès le pre-
mier jour où je l'ai retrouvée ; mais elle, nettement et
résolument, elle a refusé de se marier avec moi ! Elle ne
veut pas de mon sacrifice ! Elle préfère se sacrifier elle-
même ; car son mariage, dans la situation où elle est,
aurait pour elle bien des avantages. Mais moi, je ne
puis pas admettre qu'elle se sacrifie ! Et maintenant je
pars avec elle ; et où elle ira, j'irai ; et de toutes mes forces
j'essaierai de l'aider, d'adoucir son sort!
Nathalie Ivanovna ne répondit rien. La vieille gouver-
nante, hochant la tête d'un air désolé, regardait tour à
tour Nekhludov et sa sœur.
En cet instant, sur la porte du salon des dames, se
montra de nouveau le solennel cortège. Le beau valet de
chambre Philippe et le portier à la casquette galonnée
emportaient la vieille princesse pour la mettre dans son
wagon. Parvenue au milieu de la salle, la vieille dame
arrêta les porteurs, fit signe à Nekhludov de s'appro-
cher d'elle, et lui tendit craintivement sa main blanche
chargée de bagues, comme pour l'inviter à ne la serrer
qu'avec précaution.
— Quelle épouvantable chaleur ! — dit-elle. — C'est
un supplice pour moi! ce climat me tue.
Quand elle eut fini de se plaindre du climat et de sa
santé, elle fit signe aux porteurs de se remettre en route.
— Vous viendrez nous voir à la campagne, sans
faute, n'est-ce pas ? — dit-elle encore à Nekhludov, en
retournant vers lui son long visage, avec un sourire de
ses fausses dents.
Nekhludov s'avança sur le quai. Le cortège de la prin-
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1
430 RÉSURRECTION •
cesse se dirigeait à droite, vers les wagons de première 4
classe. Nekhludov alla de Tautre côté, en compagnie de j
Tarass, le mari de Fédosia, portant son sac sur Tépaule.
Un commissionnaire les suivait, tenant .en main le bagag^e
de Nekhludov.
— Tiens, voici mon compagnon de route! — dit
Nekhludov à sa sœur en lui désignant Tarass, dont il
venait de lui raconter l'histoire.
— Comment? Est-ce qae tu vas voyager là-dedans ?
— demanda Nathalie Ivanovna en voyant son frère s'ar-
rêter devant une voiture de troisième classe, et faire
signe au commissionnaire d'y monter ses valises.
— Mais oui, cela m'est plus agréable, et puis je tiens
à être avec ce brave homme! — répondit-il. — Ecoute
encore ceci! — reprit- il après un instant de silence. — 1
Mes terres de Kouzminskoïe, je ne les ai pas données
aux paysans; de telle sorte que, si je meurs, elles
reviendront à tes enfants.
— Dimitri, par grâce, ne me parle pas de cela! —
dit Nathalie Ivanovna.
— Et si je me marie... eh! bien, tout de même...
comme je n'aurai pas d'enfants...
— Je t'en supplie, ne me parle pas de cela ! — répéta
Nathalie Ivanovna. Mais Nekhludov vit dans ses yeux
que ce qu'il venait de lui dire lui avait fait plaisir.
A l'autre extrémité du wagon, un groupe de curieux
s'était formé devant le coupé où venait d'entrer la prin-
cesse Korchaguine. Mais presque tous les voyageurs
s'étaient déjà installés à leurs places; quelques attardés
couraient, enjambaient les marches; les conducteurs
fermaient les portières. Nekhludov entra dans le wagon
et se mit à la fenêtre.
Nathalie Ivanovna restait debout sur le quai, en com- ^
pagnie d'Agrippine Petrovna. Gênée de se trouver là
avec son élégante toilette et son chapeau à la dernière
mode, elle cherchait évidemment un sujet de conversa-
tion, et ne le trouvait pas. Elle ne pouvait pas demander
à son frère de lui écrire, car depuis longtemps déjà '
toute correspondance régulière avait cessé entre eux.
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RÉSURRECTION 43i
Et puis c'était comme si Tentretien sur la question
d'argent et d'héritage avait achevé de rompre ce qui
restait entre eux de relations fraternelles. Ils se sen-
taient désormais, déflnitivement, étrangers l'un à l'autre.
Et ainsi Nathalie Ivanovna fut heureuse, au fond de
son cœur, quand le train s'ébranla et qu'elle put dire
à son frère, avec un signe de tête et un sourire :
« Adieu, adieu, Dimitri ! » Et, dès que le train se fut
éloigné, elle ne pensa plus qu'à la façon dont elle
raconterait à son mari tous les détails de sa conversation.
Nekhludov, lui aussi, bien qu'il n'éprouvât pour sa
sœur que de bons sentiments, bien qu'il n'eût absolument
rien à lui cacher, s'était senti gêné devant elle et avait
eu hâte d'en être séparé. Il avait conscience que rien ne
subsistait plus de cette Natacha qui lui avait jadis été
proche. Sa sœur, désormais, ne pouvait plus lui appa-
raître que comme l'esclave d'un gros homme noir qui le
dégoûtait. Il avait vu trop clairement que le visage de
la jeune femme ne s'était animé et illuminé que quand il
lui avait parlé de ce qui intéressait son mari, de la
remise de ses terres aux paysans, de sa succession. Et
une profonde tristesse lui remplissait le cœur.
II
Dans le grand wagon de troisième classe, plein de
voyageurs et exposé au soleil depuis le matin, la chaleur
était si insupportable que Nekhludov, à peine assis, dut
se relever et se tenir debout sur la plate-forme exté-
rieure. Mais, là encore, on étouffait; et Nekhludov ne
put respirer librement que lorsque le train eut fini de se
pousser parmi les maisons et fut parvenu au plein air
des champs.
— Assassins! assassins! — se disait-il, se rappelant
son entretien avec sa sœur au sujet des prisonniers. Et,
de toutes les impressions qu'il avait éprouvées depuis le
matin, une seule le hantait : il revoyait, avec une pré-
y Google
432 RÉSURRECTION
cision et une intensité extraordinaires, le beau visage
du second mort, avec ses lèvres souriantes, son front
sévère, et sa petite oreille finement dessinée, apparais-
sant sous le crâne rasé d'un côté.
« Mais ce qui est particulièrement affreux, — se dit-
il, — c'est que ces infortunés ont été tués sans que Ton
puisse savoir qui les a tués. Ils ont été conduits à la
gare, comme tous les autres prisonniers, sur un ordre
écrit de Maslinnikov. Mais Maslinnikov, évidemment,
s'est borné à remplir une formalité ; on lui a apporté à
signer une pièce rédigée dans les bureaux ; l'imbécile y
a apposé son plus beau paraphe, sans même s'inquiéter
de ce qui y était écrit; et, pour rien au monde, il ne
consentirait à se croire responsable des accidents qui
viennent d'arriver. Encore moins pourra-t-on en rendre
responsable le médecin de la prison, qui a passé en
revue les déportés avant leur départ. Celui-là a ponc-
tuellement rempli ses obligations professionnelles ; il a
mis à part et fait monter en voiture les prisonniers ma-
lades, et, sans doute, il n'a point prévu qu'on ferait mar-
cher le convoi en plein midi, par cette chaleur, en foule
compacte. Le directeur? Le directeur n'a fait, lui aussi,
qu'exécuter les ordres de ses chefs ; comme ceux-ci le lui
ordonnaient, il a fait partir, à la date fixée, un nombre
déterminé de prisonniers : tant d'hommes, tant de
femmes. Impossible, également, d'accuser le chef du
convoi : on lui a ordonné d'aller chercher des prisonniers
dans un certain endroit et de les conduire dans un cer-
tain autre : c'est ce qu'il a fait, du mieux qu'il a pu. Il a
dirigé le convoi aujourd'hui comme la fois dernière ; et
lui non plus ne pouvait guère prévoir que des hommes
robustes et valides, comme les deux que j'ai vus, ne sup-
porteraient pas la fatigue et mourraient en chemin. Per-
sonne n'est coupable ; et cependant ces infortunés ont
été tués, et tués par ces mêmes hommes qui ne sont
point coupables de leur mort !
« Et cela provient, — se dit ensuite Nekhludov, — de
ce que tous ces hommes, gouverneurs, directeurs, offi-
ciers de paix, sergents de ville, tous ils estiment qu'il y
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RÉSURRECTION 433
a des situations dans la vie où la relation directe
d'homme à homme n'est pas obligatoire. Car tous ces
hommes, depuis Maslinnikov jusqu'au chef du convoi,
s'ils n'étaient pas fonctionnaires, auraient eu vingt fois
ridée que ce n'était pas chose possible de faire marcher
un convoi par une telle chaleur ; vingt fois en chemin ils
auraient arrêté le convoi; et, voyant qu'un prisonnier se
sent mal, perd le souffle, ils l'auraient fait sortir des
rangs, l'auraient conduit à l'ombre, lui auraient donné
de l'eau ; et, en cas d'accident, ils lui auraient témoigné
de la compassion. Mais ils n'ont rien fait de tout cela,
ils n'ont pas même permis à d'autres de le faire : et cela
parce qu'ils ne voyaient pas devant eux des hommes, et
leurs propres obligations d'hommes à leur égard, mais
seulement leur service, c'est-à-dire des obligations qui,
à leurs yeux, les dispensaient de tout rapport direct
d'homme à homme. /> ^
Nekhludov était si plongé dans ses réflexions qu'il ne
s'était pas aperçu que le temps avait changé : le soleil
s'était couvert d'épais nuages bas ; et du fond de l'hori-
zon, à l'ouest, arrivait peu à peu une nuée grise qui déjà
se répandait, sur les champs et les bois, en une pluie
pressée. Un souffle de pluie, déjà, remplissait l'air. Par
instants, la nuée se sillonnait d'un éclair, et au fracas des
wagons en marche se mêlait le fracas d'un tonnerre
lointain. Et sans cesse la nuée se rapprochait, et de
larges gouttes de pluie, chassées par le vent, venaient
s'étaler sur le veston de Nekhludov. Il passa de l'autre
côté de la plate-forme, et, aspirant de tous ses poumons
la fraîcheur du vent et l'odeur bienfaisante de la terre
avide de pluie, il considéra les jardins, les bois, les
champs de seigle jaunes, les champs d'avoine encore verts,
et les taches noires de plants de pommes de terre. Tout,
subitement, s'était comme garni d'une couche de laque,
le vert était devenu plus vert, le jaune plus jaune, le
noir plus noir.
'— Encore ! encore ! — s'écriait involontairement
Nekhludov, partageant l'allégresse des champs et des
jardins au contact de la pluie. 28
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434 RÉSURRECTION
Et en effet la pluie se fît plus forte, mais elle dura
peu. La nuée sombre, après s'être en partie déversée, se
transporta plus loin. Et sur le sol mouillé ne tombèrent
plus que de petites gouttes molles et espacées. Le soleil
reparut, tout s'illumina de nouveau ; et à Thorizon, du
côté de Fouest, se montra un petit arc-en-ciel où domi-
naient les teintes violettes.
« A quoi donc pensais-je tout à l'heure ? — se dit Nekhlu-
dov, quand tous ces changements eurent pris fin et que
le train se fut enfoncé dans une profonde tranchée, ne
permettant plus de contempler les champs. — Ah ! oui,
je pensais à la façon dont ce directeur, ce chef du
convoi, dont tous ces fonctionnaires, hommes pour la
plupart bons ou inoffensifs, se trouvaient U'ansformés
en des hommes méchants ! »
Et Nekhludov se rappela Tindifférence avec laquelle
Maslinnikov avait écojité le récit de ce qui se passait
dans la prison ; il se rappela la sévérité du directeur,
la dureté du chef du convoi, qui laissait souffrir sans
assistance une femme en couches.
« Tous ces hommes sont évidemment impénétrables
au sentiment de l'humanité, comme sont impénétrables
à la pluie les pierres de cette tranchée, — songeait-il en
considérant les revêtements de pierre le long desquels
l'eau gouttait jusqu'aux rails du wagon. — Et peut-être
est-ce chose indispensable de creuser des tranchées et
de les revêtir de pierres, mais on souffre à voir cette
terre privée de la pluie qu'elle attend, cette terre qui
aurait si bien pu, elle aussi, produire du blé, de l'herbe,
des buissons et des arbcies ! Et de môme il en est avec
les hommes ! Tout le mal vient de ce que les hommes
croient que certaines situations existent où l'on peut
agir sans amour envers les hommes, tandis que de
telles .situations n'existent pas. Envers les choses, on
peut agir sans amour : on peut, sans amour, fendre le
bois, battre le fer, cuire des briques; mais dans les rap-
ports d'homme à homme l'amour est aussi indispen-
sable que l'est par exemple la prudence dans les rap-
ports de l'homme avec les abeilles. La nature le veut
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RÉSURRECTION 435
ainsi, c'est une nécessité de Tordre des choses. Si l'on
voulait laisser de côté . la prudence quand on a affaire
aux abeilles, on nuirait aux abeilles et on se nuirait à
soi-même. Et pareillement il n'y a pas à songer à
laisser de côté l'amour quand on a affaire aux hommes.
Et cela n'est que juste, car l'amour réciproque entre
hommes est l'unique fondement possible de la vie de
l'humanité. Sans doute un homme ne peut pas se con-
traindre à aimer, comme il peut se contraindre à tra-
vailler; mais de là ne résulte point que quelqu'un puisse
agir envers les hommes sans amour, surtout si lui-même
a besoin des autres hommes. L'homme qui ne ne sent
pas d'amour pour les autres hommes, qu'un tel homme
s'occupe de soi, de choses inanimées, de tout ce qui lui
plaira, excepté des hommes ! De même que l'on se sau-
rait manger sans dommage et avec profit que si l'on
éprouve le désir de manger, de même on ne peut agir
envers les hommes sans dommage et avec profit si
Ton ne commence point par aimer les hommes. Per-
mets-toi seulement d'agir envers les hommes sans les
aimer, comme tu as fait hier envers ton beau-frère, et il
n'y a point de limite à ce que ta dureté pourra faire de
mal. Oui, oui, c'est ainsi! Oui, cela est vrai! » — se
répétait Nekhludov, joyeux à la fois d'avoir retrouvé
un peu de fraîcheur après l'épouvantable chaleur qui
Tavait accablé, et d'avoir fait un pas de plus vers la
solution du problème moral qui le préoccupait.
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CHAPITRE XI
Le wagon où se trouvait Nekhiudov était aux trois
quarts rempli de voyageurs. Il y avait là des domes-
tiques, des artisans, des ouvriers de fabrique, des
bouchers, des juifs, des employés, des femmes du peuple ;
il y avait aussi un soldat, et aussi deux dames, une mère
et sa fille. La mère portait un énorme bracelet à chacun
de ses poignets nus : elle était accompagnée d'un
homme au visage dur, vêtu comme un bourgeois riche.
Toute cette population, après s'être fort agitée, au
départ, pour se placer et se mettre à l'aise, se tenait
maintenant tranquillement assise. Les uns mangeaient,
d'autres fumaient, et des conversations animées s'enga-
geaient entre voisins.
Tarass, le mari de Fédosia, était assis à droite, vers
le milieu du wagon, gardant en face de lui une place
pour Nekhiudov. Le visage rayonnant de bonheur, il
causait avec un autre paysan, assis sur le même banc,
un homme, vêtu d^une large camisole de drap et qui
était — Nekhiudov l'apprit ensuite — un jardinier reve-
nant d*un congé. Nekhiudov s'apprêtait à aller reprendre
sa place, lorsque, dans le couloir central, ses yeux
tombèrent sur un vieillard à barbe blanche qui s'entre-
tenait avec une jeune femme en costume de paysanne.
Cette jeune femme avait près d'elle une petite fille de
sept ans, vêtue d'une chemisette neuve, avec deux nattes
de cheveux' presque blancs, et qui, en balançant ses
jambes, trop courtes pour atteindre jusqu'au plancher, ne
cessait pas de remuer les lèvres. Involontairement Nekh*
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ludov s'arrêta devant ce groupe, et aussitôt le vieillard,
après avoir relevé les pans de sa blouse, qui traînaient
sur le banc, lui dit, d'une voix engageante :
— Je vous en prie, asseyez-vous !
Nekhludov le remercia et s'assit près de lui, La pay-
sanne, après s'être tue un moment, reprit le récit qu'elle
venait d'interrompre. Elle racontait la façon dont elle
avait été reçue, en ville, par son mari, à qui elle était
allée tenir compagnie pendant quelques semaines.
— Je suis arrivée le samedi saint, et maintenant voici
que je m'en retourne au village ! — disait-elle, — A la
Noël, si Dieu le permet, nous nous reverrons de nou-
veau!
— Voilà qui est heureux! — fit le vieillard en se
retournant vers Nekhludov, — C'est fort heureux qu'ils
puissent se revoir de temps à autre, car sans cela, jeune
comme il est et vivant seul en ville, le mari courrait bien
des risques de se débaucher.
— Oh ! mon petit père, mon mari n'est pas de cette
espèce-là ! Ce n'est pas lui qui fera jamais des bêtises !
Il est innocent et doux comme une jeune fille ! Tout son
argent, jusqu'au dernier sou, il l'envoie au pays. Et de
voir sa fille, ce qu'il en a eu de bonheur, impossible de
vous dire ce qu'il en a eu de bonheur !
La petite fille, qui écoutait l'entretien sans cesser de
balancer les jambes et de remuer les lèvres, promena sur
le vieillard et sur Nekhludov ses calmes yeux bleus,
comme pour confirmer les paroles de sa mère.
— Il est sage, et Dieu le récompensera ! — reprit le
vieillard. — Et cela non plus, il ne l'aime pas? — ajouta-
t-il en désignant des yeux un couple d'ouvriers assis de
l'autre côté du couloir. Le mari, renversant la tête en.
arrière, avait approché de ses lèvres une bouteille d'eau-
de-vie et buvait à grosses gorgées, pendant que sa femme
le regardait faire, tenant en main le sac d'où elle venait
de tirer la bouteille.
— Non, mon homme ne boit jamais ! — répondit la
paysanne, heureuse d'avoir une nouvelle occasion de
faire l'éloge de son mari. — Des hommes comme lui,
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petit père, la terre n'en produit pas beaucoup ! Si vous
saviez comme il est bon ! — dit-elle encore, en s'adres-
sant à Nekhludov.
— Voilà qui est parfait ! — répondit le vieillard, mais
sans pouvoir s'empêcber d'accorder toute son attention
à la scène qui se passait de l'autre côté du couloir.
L'ouvrier, après avoir bu, avait passé la bouteille à sa
femme qui, tout heureuse, s'était, à son tour, mise à
boire de l'eau-de-vie. Et soudain le mari, voyant fixée
sur lui l'attention de Nekhludov et du vieillard, se
tourna vers eux :
— Eh bien ! quoi ! messieurs ? C'est parce que nous
buvons? Comment nous travaillons, personne ne le
voit : mais quand nous buvons, tout le monde nous voit!
J'ai travaillé mon compte, et maintenant je bois, et ma
femme fait comme moi. Et ce que pensent les autres de
cela, je ne m'en soucie pas !
— Oui, oui, sans doute, — disait Nekhludov, no
sachant que répondre.
— C'est comme je le dis ! Ma femme est une forte tête î
Je sttiis content d'elle, et elle aussi de moi. Est-ce vrai,
ce que je dis, Marie ?
— Tiens, reprends la bouteille, j'ai assez bu! —
répliqua la M'emme. — Tu es encore là à dire des sot-
tises !
— Voyez-vous comment elle est? — reprit l'ouvrier.
— Une forte tête, mais quand elle commence à geindre,
elle grince comme une charrette dont on a oublié de
graisser les roues ! Marie, est-ce vrai ce que je dis ?
La femme haussa les épaules, avec un gros rire.
— Tenez, voilà comment elle est ! Une tête sans
pareille ! Mais quand une puce la mord, impossible de
la retenir ! C'est vrai, ce que je dis ! Vous, monsieur,
je vois bien que vous me prenez pour un ivrogne ! Eh
bien ! quoi ? — j'ai bu un coup de trop, que voulez-vous
que j'y fasse ?
Sur quoi l'ouvrier allongea ses jambes, mit sa tête
sur l'épaule de sa femme, et s'endormit.
Nekhludov resta quelque temps encore avec le vieil-
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RÉSURRECTION 439
lard, qui lui raconta sa propre histoire. 11 lui dit cpie,
de son état, il était poêlier, qu'il travaillait depuis cin-
quante-trois ans, qu'il avait réparé une quantité innom-
brable de poêles, et que maintenant il se préparait à
prendre un peu de repos. 11 avait laissé ses enfants à
l'ouvrage; et lui, il s'en allait au pays pour revoir ses
frères.
Quand il eut fini son récit, Nekhludov se leva et se
dirigea vers la place que le mari de Fédossia lui avait
gardée.
— Eh bien! barine, vous ne voulez donc pas vous
asseoir? Tenez, nous allons retirer ce sac pour vous
mettre plus à l'aise ! — dît le jardinier assis en face de
Tarass, en fixant sur Nekhludov un bon regard sou-
riant.
— Pour être à l'étroit, on n'en est que plus proche !
— reprit Tarass de sa voix flûtée ; et, soulevant comme
une plume son énorme sac, il le posa à terre entre ses
jambes.
L'excellent homme aimait à dire de lui-même que,
quand il n'avait pas bu, il ne savait pas parler, mais
que, quand il avait pris un verre, il trouvait tout de
suite un flot de paroles. Et en effet Tarass était à l'or-
dinaire très silencieux; mais dès qu'il avait bu, — ce
qui ne lui arrivait d'ailleurs que rarement, — il deve-
nait volontiers bavard. Il parlait alors avec facilité et
même avec élégance, et tout ce qu'il disait s'imprégnait
de cette charmante douceur qu'exprimaient aussi ses
bons yeux bleus et le sourire toujours attaché à ses
lèvres.
Ce jour-là, ayant un peu bu avant de se mettre en
route, il était particulièrement en verve. L'approche de
Nekhludov, d'abord, avait interrompu son discours;
mais, après qu'il se fût bien installé, avec le sac entre
ses jambes, et qu'il eût mis ses deux grosses mains sur
ses genoux, il continua de raconter au jardinier tous
les détails de l'histoire de sa femme, et pourquoi on
l'avait condamnée, et pourquoi il se rendait en Sibc-
riç.
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440 RÉSURRECTION
Son récit intéressait vivement Nekhludov, qui ne con-
naissait de cette histoire que ce que la Maslova lui en
avait 'rapporté. Tarass, malheureusement, se trouvait
déjà trop loin du début pour que Nekhludov pût décem-
ment rinviter à recommencer. Il apprit du moins de
quelle façon les choses s'étaient passées après l'empoi-
sonnement, quand les parents de Tarass avaient décou-
vert le crime de Fédosia.
II
— Toute la faute vient de moi, et c'est pour mon
châtiment que je raconte la chose ! — dit Tarass, en se
tournant vers Nekhludov d'un air repentant. — Le mal-
heur vient d'avoir trop parlé ! Donc, mon frère, tout s'est
tout de suite trouvé découvert. Alors voilà que la vieille
dit à mon père : a Va, — qu'elle lui dit, — chez le chef
de police ! » Mais mon père, Yoyez-Tous, est un vieux
qui craint Dieu. « Fais plutôt la paix, vieille ! — qu'il
dit. — La pauvre femme n'est encore qu'un enfant. Elle-
même n'a pas su ce qu'elle faisait. Avoir pitié d'elle,
voilà ce qu'il faut faire ! Peut- être qu'elle se repentira ! »
Mais, bah ! ma mère n'a rien voulu entendre. — « C'est
cela, — qu'elle a dit, — tu veux que nous la gardions
ici pour qu'elle nous empoisonne, nous aussi, comme
des araignées ! » Et alors elle alla s'habiller, mon frère,
et la voilà partie pour chez le chef de police. Et celui-là,
tout de suite, a flairé une bonne affaire! Il est arrivé
chez nous et a emmené Fédosia!
— Eh bien ! — Et toi ? — demanda le jardinier.
— Moi, vois-tu, j'étais là à avoir des coliques, et à
vomir ! Tout mon ventre était sens dessus dessous,
impossible de dire un seul mot. Et tout de suite on a
attelé la télègue, pour conduire Fédosia au bureau de
police. Et elle, mon frère, elle a aussitôt tout avoué!
Elle a dit et où elle s'était procuré le poison, et comment
elle avait préparé les beignets. « Mais^ — qu'on lui
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RÉSURRECTION 441
dît, — pourquoi as-tu fait cela? — Mais, — qu'elle
répond, — pour me débarrasser de lui! J'aime mieux la
Sibérie que de vivre avec lui ! » — Elle voulait dire :
« avec moi ! » — ajouta le paysan avec un sourire. —
Enfin, la voilà qui s'accuse de tout. L'affaire était claire:
en prison ! Et puis voilà qu'arrive le temps de la moisson.
Ma mère est toute seule chez nous, et puis bien vieille,
à peine capable de faire la cuisine. Alors, voilà que mon
père s'en va chez l'ispravnik : rien à faire ! Il va chez un
autre fonctionnaire, il va en trouver cinq l'un après
l'autre : tous refusent de Técouter. Nous allions déjà
renoncer, quand nous tombons sur un employé, un
iînaud sans pareil. « Donnez-moi cinq roubles*! —
qu'il nous dit, — moi, je vous la ferai sortir de prison ! »
Nous nous sommes entendus pour trois roubles. Eh
bien, mon frère, il a fait comme il le disait ! Je commen-
çais déjà à aller mieux; je suis parti moi-même la
chercher à la ville ; je mets les chevaux à l'auberge, je
prends le papier, je cours à la prison. — « Qu'est-ce
qu'il te faut? — Voilà, que je dis, ma femme est ici
enfermée chez vous ! — As-tu un papier ?» — qu'on me
dit. Je donne le papier. On le regarde. — « Allons, qu'on
me dit, entre !» — Je m'asseois sur un banc. Et puis,
voilà qu'arrive un supérieur: — « C'est toi, qu'il me dit,
qui t'appelle Vergounov? — C'est moi. — Eh bien,
attends encore un peu ! » — Au bout d'une heure, une
porte s'ouvre ; on m'amène Fédosia, avec ses habits dé
chez nous. — « Eh bien ! que je lui dis, partons ! — Tu
es venu à pied ? — Non, les chevaux sont à l'auberge. »
— Nous retournons à l'auberge, je paie pour le fourrage,
je mets dans la voiture l'avoine qui restait. Elle s'assied,
tout enveloppée de son grand fichu, et nous voilà en
route. Elle ne dit rien, je ne dis rien non plus. Mais, en
approchant de la maison, la voilà qui me dit : — « Et ta
mère, est-elle toujours envie? — Oui ! que je lui réponds.
— Et ton père, est-il toujours en vie ? — Oui ! — Tarass,
qu'elle me dit alors, pardonne-moi ! Je n'ai pas su moi-
même ce que je faisais !» — Et moi je lui réponds : —
« Il n'y a pas de quoi parler, il y a longtemps que j'ai
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442 RÉSURRECTION
tout pardonné. » — Et puis nous ne nous sommes plus
rien dit. En arrivant à la maison, la voilà qui se jette aux
pieds de ma mère. — « Dieu te pardonne ! » — que dit
la vieille. Mon père Tembrasse et dit: « Ce qui est passé
est passé. Vis maintenant comme tu le dois. Tu viens à
temps pour nous aider. Le blé, Dieu merci, a bien
poussé ! mais à présent il faut faire la moisson. Demain
matin, avec Tarass, tu iras faucher! » Et depuis ce
moment-là, mon frère, elle s'est mise au travail. Et ce
qu'elle travaillait, ce n'est pas croyable! Nous avions
alors trois arpents de terre que nous louions. Et le blé et
l'avoine, grâce à Dieu, avaient poussé en abondance.
Moi je fauche, elle fait les gerbes. Et la voilà qui devient
si adroite à l'ouvrage que toute la maison en est étonnée.
Et un courage ! Nous rentrons à la maison, les doigts
sont engourdis, les bras sont fatigués ; moi je pense à
respirer : mais elle, avant la soupe, la voilà qui court à
la grange, pour faire des liens pour le lendemain. Tu
l'aurais vue, que tu aurais eu de la peine à y croire !
— Et pour toi, est-ce qu'elle est devenue plus douce?
— demanda le jardinier.
— Ne m'en parle pas ! Elle s'est tellement attachée à
moi que nous étions tous les deux comme une seule âme.
Tout ce que je pense, elle le pense aussi ! La vieille mère
elle-même, qui n'est pourtant pas commode, elle dit
aussi : « Notre Fédosia, on nous l'a changée, ce n'est
plus du tout la même femme ! » Un jour, en allant tous
les deux chercher les gerbes, je lui demande : a Dis-
moi, Fédosia, comment une telle idée a-t-elle pu te
venir? — Eh bien ! voilà, qu'elle me dit : je m'étais mis
en tête que je ne pourrais pas vivre avec toi. Plutôt mou-
rir, que je me disais! — Et maintenant? — Maintenant,
qu'elle me dit, c'est toi qui es mon cœur ! »
Tarass s'arrêta et hocha la tête avec un sourire joyeux.
— Et puis, voilà qu'un jour, — reprit-il en soupirant,
nous revenons des champs, je trouve l'ispravnik qui nous
attend devant la porte. Il vient chercher Fédosia pour le
jugement. Et nous, nous ne pensions même pas qu'on
allait la juger !
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RÉSURRECTION 443
— Bien sûr, ce sera le diable qui Taura tentée! — fit
le jardinier. — L'homme, à lui seul, n'aurait pas Tidée
de perdre ainsi son âme! C'est comme chez nous, il y a
un garçon...
Et le jardinier commença un récit, mais au même ins-
tant le train ralentit sa marche.
— On s'arrête, — dit le jardinier, — Allons nous
rafraîchir !
Ainsi l'entretien se trouva coupé. Nekhludov, suivant
Tarass et le jardinier, sortit du wagon, pour se promener
de long en large sur les planches mouillées du quai de
la petite gare.
III
Au moment où il descendait du wagon, Nekhludov
aperçut, dans la cour de la gare, plusieurs équipages de
luxe, attelés de magnifiques ehevaux; et quand il fut
descendu sur le quai, il vit qu'un rassemblement s'était
formé devant un des wagons de première classe. Au
centre du rassemblement apparaissait une haute et cor-
pulente vieille dame, vêtue d'un wâterproof, avec un
cliapeau garni d'énormes plumes ; elle était accompagnée
d'un long jeune homme aux jambes trop maigres, en
costume de cycliste, et d'un grand chien tenu en laisse.
Autour d'eux s'empressaient un valet de pied portant
des manteaux sur le bras, une femme de chambre, et un
cocher. Tout ce groupe, depuis la grosse dame jusqu'au
cocher, exprimait un mélange extraordinaire de con-
fiance en soi et de satisfaction. On sentait aussitôt des
personnes repues, bien portantes, ravies d'être au monde.
Et autour du groupe n'avait pas tardé à s'amasser un
cercle de curieux, respectueusement attirés par le spec-
tacle de la richesse. Il y avait là le chef de gare en cas-
quette rouge, un gendarme, une jeune paysanne qui
vendait des petits pains, un employé du télégraphe, une
dizaine de voyageurs sortis de leurs wagons.
y Google
i'k^ RÉSURRECTION
Dans le jeune homme en costume de cycliste, Nekhlu-
dov reconnut le plus jeune frère de Missy. Et la grosse
dame, non plus, ne lui était pas inconnue : c'était la
tante de Missy, chez qui les Korchaguine venaient passer
Tété. Le conducteur du train ouvrit la porte du wagon
et, avec mille signes de déférence, la tint ouverte
jusqu'à ce que le valet de chambre Philippe et un
employé de la gare eussent achevé de faire descendre
la vieille princesse, dans sa chaise de malade. Les deux
sœurs s'embrassèrent; Nekhludov entendit échanger
plusieurs phrases, en français, sur la question de savoir
si Ton ferait monter la princesse dans la calèche ou
dans le coupé ; et le cortège se mit en marche, avec les
deux dames en tète, et, en queue, les deux femmes de
chambre, toutes chargées d'ombrelles, de châles, et de
porte-manteaux.
Effrayé à la pensée de devoir de nouveau rencontrer
les Korchaguine et de nouveau leur faire ses adieux,
Nekhludov s'abrita derrière un poteau jusqu'à ce que le
cortège fût sorti de la gare. La vieille comtesse, son fils,
Missy et le médecin allaient maintenant en tête ; le
prince marchait au second rang avec sa belle-sœur. Et,
parmi des fragments de phrases en français, qui par-
venaient aux oreilles de Nekhludov, il y en eut un qui,
ainsi que cela arrive souvent, se trouva le frapper sans
qu'il sût pourquoi, et longtemps resta fixé dans son sou-
venir, avec l'intonation de voix qui l'accompagnait.
C'était une phrase du prince parlant de quelqu'un à sa
belle-sœur :
— Oh! il est du grand monde, du vrai grand monde!
— disait le vieux Korchaguine, de sa voix sonore et
pleine de suffisance, au moment où il passait devant la
porte de sortie, respectueusement salué par une double
rangée d'employés et de commissionnaires.
Au même moment apparut sur le quai, venant de
l'extrémité opposée de la gare, un groupe d'ouvriers en
sabots, avec des sacs sur le dos. D'un pas égal et décidé,
les ouvriers s'avancèrent vers le premier wagon qui se
trouva devant eux, et s'apprêtèrent à y pénétrer ; mais
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RÉSURRECTION 445
aussitôt un conducteur accourut pour les en empêcher.
Les ouvriers reprirent leur marche et, non sans s'être
cette fois un peu bousculés, parvinrent, à monter dans le
deuxième wagon; mais là encore, sans doute, il ny
avait point de place pour eux, car de nouveau le conduc-
teur leur ordonna de descendre, en leur distribuant
toute sorte d'injures. Alors les ouvriers se dirigèrent sur
un troisième wagon, celui-là même où se trouvait Nekh-
ludov. De nouveau le conducteur vint leur dire qu'ils
eussent à chercher ailleurs ; mais Nekhludov, qui avait
assisté à la scène, leur dit qu'ils trouveraient parfaite-
ment à se caser dans le wagon. Us y montèrent donc, et
Nekhludov y monta à leur suite.
Dans le wagon, les ouvriers s'avançaient le long du
couloir, en quête de places, où ils pussent s'installer,
lorsque le bourgeois et les deux dames qui l'accompa-
gnaient, considérant sans doute l'entrée de ces ouvriers
comme un affront personnel, s'opposèrent violemment à
leur admisssion et leur intimèrent l'ordre de décamper
au plus vite. Aussitôt les ouvriers se remirent en marche
le long du couloir, cognantleurs sacs aux banquettes, aux
cloisons, et aux portes. On voyait que, très sincèrement,
ils se sentaient coupables, et qu'ils étaient prêts à errer
ainsi de wagon en wagon jusqu'au bout du monde, en
quête de places où ils pussent s'installer. Ils étaient au
nombre de vingt : parmi eux se trouvaient des vieillards
et des adolescents ; mais tous avaient le même visage
desséché et tanné, tous portaient, dans le regard de
leurs yeux creusés, le même mélange de fatigue et de
résignation.
— Où courez-vous, tas de crapule? Vous êtes montés
ici, arrangez-vous pour y rester ! — leur cria le conduc-
teur, s' avançant à leur rencontre de l'autre extrémité du
wagon.
— Voilà eficore des nouvelles ! — dit en français la
jeune dame, bien convaincue que son élégant français
lui vaudrait l'attention et l'estime de Nekhludov. Quant
à la vieille dame aux bracelets, sa mère, celle-là se bor-
nait à renifler, à se boucher le nez, à froncer les sour-
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1
446 RÈSURRECTÎON
Cils, et à émettre de rapides exclamations sur le désa-
grément d'avoir à voyager en compagnie d'affreux
moujiks qui sentaient mauvais.
Cependant les ouvriers, avec le soulagement et la
joie d'hommes venant de sortir sains et saufs d'un ter-
rible danger, s'étaient décidément arrêtés dans le cou-
loir et commençaient à se caser, secouant d'un mouve-
ment d'épaules, pour les faire tomber sur les bancs, leg
lourds sacs qu'ils portaient sur le dos.
Le jardinier, qui venait de rencontrer un ami dans un
autre wagon, avait quitté la place qu'il occupait d'abord
en face de Tarass, de sorte que, tant à côté de Tarass
qu'en face de lui, trois places se trouvaient libres dans
le compartiment. Aussi trois des ouvriers se hâtèrent-ils
de s'y asseoir ; mais, quand Nekhludov s'approcha d'eux,
la vue de son élégant costume les troubla si fort que
tous trois, instinctivement, se levèrent pour chercher
place ailleurs. Nekhludov dut insister beaucoup pour
qu'ils consentissent à se rasseoir : lui-même resta debout,
appuyé au rebord de l'une des banquettes.
IV
L'un des trois ouvriers, — un homme grand et sec,
âgé d'une cinquantaine d'années, — après s'être rassis,
échangea un regard méfiant avec un camarade plus
jeune, assis en face de lui. Tous deux étaient évidemment
surpris et quelque peu inquiets de ce que Nekhludov,
au lieu de les insulter et de les chasser, ainsi que cela
convenait à un barine, leur eût cédé sa propre place. Us
ne parvenaient pas à s'ôter de l'esprit que quelque chose
de mauvais allait sans doute en résulter pour eux.
Mais quand ils s'aperçurent qu'il n'y avait là aucun
dessein de leur nuire, et que Nekhludov s'entretenait le
plus simplement du monde avec Tarass, ils se rassu-
rèrent, et celui d'entre eux qui était assis près de Tarass
tint absolument à se transporter sur Tautre banquette^
y Google
RÉSURRECTION 447
pour permettre à Nekhludov de s'asseoir aussi. Et
d'abord le vieil ouvrier parut fort embarrassé, renfon-
çant aussi loin qu'il pouvait, sous la banquette, ses pieds
chaussés de sabots, de façon à ne pas gêner le barine;
mais bientôt il s'enhardit et se mit à causer si familière-
ment avec Nekhludov que plusieurs fois, pour marquer
l'importance de ce qu'il disait, il lui appuya sur le genou
sa grosse main calleuse.
Il dit à Nekhludov comment il s'appelait, de quel vil-
lage il était ; il lui raconta que ses compagnons et lui
rentraient chez eux après avoir travaillé pendant deux
mois et demi dans une tourbière. Il rapportait une
somme de dix roubles et avait déjà touché cinq roubles
le mois précédent. Pour ces quinze roubles, il avait fait
un travail qui consistait à entrer tous les jours dans
l'eau jusqu'aux genoux et à y rester, sans interruption,
depuis le matin jusqu'à l'heure du repas.
— Ceux qui ne sont pas habitués, ceux-là ont d'abord
quelque peine à s'y faire, — disait-il, — mais une fois
que tu t'y es endurci, fini de souffrir ! Si seulement la
nourriture était mangeable ! Dans les premiers temps,
pas moyen de rien avaler ! Mais ensuite les gens ont eu
pitié de nous, et la nourriture est devenue excellente, et
le travail alors est devenu léger.
Il raconta encore qu'il travaillait ainsi à la journée
depuis plus de vingt ans, et que toujours il avait donné
chez lui l'argent qu'il gagnait : d'abord à son père, puis
à son frère aîné ; maintenant, il le donnait à un cousin
chargé de famille et qui avait beaucoup de peine à
se tirer d'affaire. Cependant, sur les soixante roubles
qu'il gagnait par an, il s'en réservait deux ou trois, pour
« s'amuser », pour acheter du tabac et des allumettes.
— Et puis, vous savez, on est pécheur, et à l'occasion
on ne se refuse pas un petit verre d'eau-de-vie! —
ajouta-t-il en souriant d'un air familier.
L'ouvrier parla aussi de ses compagnons mariés, dont
les femmes restaient au village et vivaient de l'argent
qu'ils leur envoyaient. Il dit comment, ce jour-là, avant
de les congédier, le contremaître leur avait à tous payé
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/M»
448 RÉSURRECTION
la goutte ; il dit qu'un de leurs compagnons était mort
et qu'ils en ramenaient un autre qui était très malade.
Le malade dont il parlait était assis dans le comparti-
ment voisin. C'était un tout jeune homme, maigre et
pâle, avec des lèvres bleues. Evidemment il avait pris
les fièvres en travaillant dans l'eau, Nekhjudov s'appro-
cha de lui ; mais le jeune homme leva sur lui un regard
à- la fois si sévère et si plein de souffrance que Nekhludov,
n'ayant pas le courage de le fatiguer de ses questions,
engagea simplement le vieil ouvrier à acheter, pour lui,
un peu de quinine. Il écrivit sur un papier le nom de
ce remède. 11 voulait aussi donner de l'argent ; mais
l'ouvrier s'y refusa avec énergie.
— J'ai vu bien des barines, — dit-il en s'adressant
à Tarass, pendant que Nekhludov avait le dos tourné, —
mais un barine comme celui-là, je n'en ai pas encore vu!
Non seulement il ne cherche pas à vous tourmenter,
mais il se met debout pour vous céder sa place ! Ça
prouve bien, mon frère, que, des barines, aussi, il y en a
de toutes les espèces !
Et Nekhludov, pendant ce temps, considérait les
membres secs et musculeux de ces hommes, leurs gros-
siers vêtements, leurs visages fatigués; et de toutes parts
il se sentait entouré d'une humanité nouvelle, ayant
des intérêts sérieux, des joies et des souffrances sérieuses.
Il se sentait en présence d'une vraie vie humaine.
— Le voici, le grand monde ^ le vrai grand monde l — se
disait-il, en se rappelant la-phrase française du prince
Korchaguine, et tout le misérable monde de ces Kor-
chaguine, avec la vanité et la bassesse de leurs intérêts.
Et, plus profondément que jamais, Nekhludov éprou-
vait le sentiment joyeux du voyageur qui vient de décou-
vrir une terre nouvelle, une terre fertile en fleurs et en
fruits.
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE
H
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RÉSURRECTION
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COMTE LÉON TOLSTOÏ
Résurrection
TROISIÈME ET DERNIÈRE PARTIE
TRADUIT DU RUSSE
PAR
TBODOE DE WTZBWA
Alors Pierre, s'avançant vers Jésus .
lui dit : Maître, combien de fois devrai-
je pardonner à mon frère qui m'aura of-
fensé? Devrai-je lui pardonner jusqu'à
sept fois?
Et Jésus lui répondit : Je ne te dis
pas jusqu'à sept fois, mais jusqu'à sep-
tante fois sept fois!
Evang.^s. Mathieu fXWUi^ 2x, 22.
Que celui de vous qui est sans péché
lui jette la première pierre!
Evang.f s. yeati, vin, 7.
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LianAinie académique didier
PERRIN ET G'*, LIBRAIRES-ÉDITEURS
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Résurrection
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE I
Le convoi de prisonniers dont faisait partie la Masiova
avait traversé plus de cinq mille verstes. Jusqu'à Perm,
le convoi avait voyagé en chemin de fer et en bateau à
vapeur; et la Masiova était restée en compagnie des
criminels de droit commun. Mais, à Perm, Nekhludov
avait pu obtenir qu'elle fût admise dans la section des
condamnés politiques. L'idée de ce transfert lui avait été
suggérée par Véra Bogodouchovska, qui faisait partie
du même convoi.
Le voyage, jusqu'à Perm, avait été très pénible pour
la Masiova, aussi bien au point de vue physique qu'au
point de vue moral. Physiquement, elle avait eu à
souffrir du manque d'air, de la saleté, de la puanteur,
et de la persécution que lui avaient fait subir toute sorte
de répugnants insectes, acharnés contre elle; morale-
ment, elle avait souffert, peut-être plus encore, de la
persécution que lui avaient fait subir des hommes non
moins répugnants que ces insectes, et non moins
acharnés contre elle. A toutes les étapes, elle avait eu à
repousser d'ignobles instances qui ne lui avaient pas
laissé un moment de repos, et dont le souvenir maintenant
lui soulevait le cœur. Entre les prisonniers et les pri-
sonnières, et les gardiens du convoi, et même les chefs,
s'étaient établies, suivant l'usage, des relations d'un
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2 RÉSURRECTION
cynisme si éhonté, que toute femme, en particulier toute
jeune femme, avait à se tenir jour et nuit sur sesgardes,
pour peu qu'elle ne fût point disposée à se mettre au ton
de la corruption générale, et à en profiter.
Rien n'était plus fatigant que cet état continu
d'alarme et de résistance, sans compter que la Maslova
était infiniment plus exposée encore que ses compagnes
aux propositions galantes des prisonniers et des gar-
diens, tant à cause du charme extérieur de toute sa
personne qu'à cause de ce qu'on savait de sa vie passée.
Et le refus obstiné qu'elle opposait à ces propositions
était volontiers considéré comme un affront, de sorte que,
tous les jours, elle avait senti la malveillance grandir
autour d'elle. Sa situation aurait même fini par devenir
intolérable, si elle n'avait pas eu, pour se consoler, la
société de l'excellente Fédosia, et aussi celle de Tarass,
le mari de Fédosia, qui, en apprenant la façon dont se
trouvait mise à l'épreuve la vertu de sa femme, pour
pouvoir la mieux protéger, avait renoncé à sa liberté, et^
depuis Nijni-Novgorod, s'était fait admettre parmi les
prisonniers.
La situation de la Maslova s'était heureusement fort
améliorée, et en toute façon, lorsque la jeune femme
avait obtenu d'être transférée dans la section des con-
damnés politiques. Non seulement, en effet, les condam-
nés politiques étaient mieux logés et mieux nourris que
les condamnés de droit commun, non seulement la
Maslova trouvait chez ses nouveaux compagnons moins
de rudesse et de grossièreté, mais son transfert parmi
eux l'avait délivrée de toute agression galante, et lui avait
permis de recommencer à oublier ce passé que sans cesse,
jusque-là, on avait pris soin de lui remettre en mémoire.
Et ce n'était pas tout. Son transfert avait eu encore pour
elle un autre avantage précieux : il lui avait fourni l'occa-
sion de faire connaissance avec certaines personnes qui
n'avaient point tardé à exercer sur elle une influence
décisive.
La faveur sollicitée pour elle par Nekhludov consis-
tait d'ailleurs simplement à loger, durant les étapes,
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RÉSURRECTION 3
avec les condamnés politiques ; d'une étape à Tautre, elle
continuait à faire la route à pied, comme le reste des
condamnés de droit commun. Et c'est ainsi que, depuis
Tomsk, elle avait fait toute la route à pied. Avec elle
marchaient deux condamnés politiques : Marie Pavlovna
Chétinin, la belle jeune fille aux yeux bleus que
Nekhludov avait vue dans le parloir de la prison, le
jour de sa visite à Véra Bogodouchovska, et un nommé
Simonson, un petit homme noir, avec de grands yeux
profondément creusés. Marie Pavlovna faisait la route
à pied parce qu'elle avait cédé sa place, dans la
•voiture, à une condamnée de droit commun qui était
enceinte; Simonson faisait la route à pied parce qu'il
considérait comme injuste, pour lui, de profiter d'un
privilège fondé sur la distinction des castes sociales.
Ces trois prisonniers avaient à se lever plus tôt que
les autres condamnés politiques et, sitôt levés, à re-
joindre le cortège des condamnés de droit commun.
Ainsi ils étaient arrivés jusqu'à une étape où un nouvel
officier de police avait pris la direction du convoi.
La matinée de septembre était humide et sombre. La
neige alternait avec la pluie ; par instants soufflait une
bise glacée. Tous les prisonniers du convoi qui devaient
marcher à pied, quatre cents hommes et une cinquan-
taine de femmes, remplissaient la cour de l'étape. Les
uns se pressaient autour du chef du convoi, qui leur
distribuait la paye de la journée; les autres achetaient
des provisions aux marchandes qu'on avait autorisées à
pénétrer dans la cour. Celle-ci était toute bourdonnante
du bruit des voix; les prisonniers comptaient leur
argent, bavardaient, se querellaient entre eux ou avec
les marchandes.
La Maslova et Marie Pavlovna, — toutes deux vêtues
de courtes pelisses et chaussées de bottes, avec un
fichu sur la tête, — sortirent de la pièce où elles avaient
passé la nuit et se dirigèrent vers l'endroit de la cour où,
à l'abri du vent, s'étaient rangées les marchandes, étalant
devant elles leurs diverses denrées : des pains frais, des
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4 KÉSURRECTION
poissons, des pâtés, des tranches de bœuf, des œufs,
du lait ; Tune d'elles avait même apporté un petit porc
rôti.
Simonson, vêtu d'une veste de caoutchouc et chaussé
de galoches, — car il était végétarien et n'admettait
point qu'on pût utiliser ni la chair ni le cuir des ani-
maux, — était dans la cour de l'étape, lui aussi, atten-
dant l'ordre du départ. Debout près de la porte de
sortie, il inscrivait sur son calepin une réflexion qui lui
était venue. Voici cette réflexion :
« Si un microbe pouvait observer et étudier un ongle
humain, il en tirerait la conclusion que cet ongle fait
partie d'un ensemble inorganique. Et de même nous
raisonnons quand, après avoir étudié l'écorce extérieure
du globe, nous affirmons que la terre est un être inor-
ganique. »
La Maslova s'occupait à caser dans son sac les
œufs, le hareng et le petit pain qu'elle venait d'acheter,
et Marie Pavlovna s'occupait à en régler le paiement
avec la marchande, lorsqu'un mouvement soudain se
produisit dans la cour. Les gardiens venaient de se
ranger près de l'officier, et l'on allait procéder aux for-
malités qui, tous les matins, précédaient le départ.
Suivant l'usage quotidien, les prisonniers furent
comptés ; on examina l'état de leurs chaînes, on mit les
menottes à ceux qui devaient marcher deux par deux.
Mais, tout à coup, rompant la monotonie habituelle de
ces formalités, un cri de colère se fit entendre, poussé
par l'officier, et aussitôt suivi des pleurs d'un enfant.
Puis, dans toute la cour, un profond silence; et, dès
l'instant suivant, un murmure confus se répandait à
travers la foule. La Maslova et Marie Pavlovna cou-
rurent s'informer de ce qui se passait.
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CHAPITRE II
Dès qu'elles se furent approchées du groupe formé
au milieu de la cour, elles virent ceci : Tofficier,
un gros homme aux longues moustaches blondes,
essuyait de la main gauche son poing droit, tout rouge
de sang et, la mine furieuse, ne cessait pas de crier des
injures à un prisonnier qui, debout devant lui, cou-
vrait, d'une main, son visage meurtri et sanglant, tandis
que de l'autre main il serrait contre lui une petite fille
enveloppée dans un châle, et pleurant et hurlant de
toutes ses forces. Le prisonnier avait la moitié de la
tête rasée : c'était un homme long et maigre, vêtu d'une
veste trop courte et d'un pantalon qui lui découvrait
les chevilles.
— Je l'apprendrai à raisonner! — disait l'officier
entremêlant d'injures chacun de ses mots. — Allons !
mets l'enfant par terre ! et hâte-toi de reprendre tes
menottes !
Ce forçat avait obtenu d'avoir les mains libres, les
jours précédents, pour pouvoir porter sa petite fille,
dont la mère était morte du typhus à l'une des étapes.
Mais ce jour-là le nouvel officier, qui se trouvait être de
mauvaise humeur, avait exigé qu'on lui remît les me-
nottes. Le forçat avait protesté : l'officier, agacé, lui
avait asséné un coup de poing sur l'œil.
De l'autre côté de l'officier se tenait un énorme forçat
à barbe noire, qui, avec une menotte à une de ses
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6 RÉSURRECTION
mains, regardait d'un air maussade tour à tour Tofficier
et son malheureux compagnon. L'officier, cependant,
tout en continuant à vociférer des injures, répétait
aux gardiens Tordre d'emmener Tenfant et de mettre
les menottes au père. Dans la foule, le murmure deve-
nait sans cesse plus fort.
— On lui a laissé les mains libres depuis Tomsk ! —
disait une voix enrouée aux derniers rangs. — Ce n'est
pas un petit chien, c'est un enfant.
— La petite fille va périr ! — disait une autre voix.
— Ce n'est pas dans la loi.
— Quoi ? Quoi ? — cria l'officier, se retournant
comme si une bête l'avait mordu. — Je t'apprendrai,
moi, à parler de la loi. Qui a parlé ? Est-ce toi? Est-ce
toi?
— Tout le monde a parlé, parce que... — dit un pri-
sonnier debout au premier rang.
— Quoi?... Alors c'est toi?
Et l'officier se mit à frapper devant lui, au hasard des
coups.
— Ah ! vous vous révoltez? Je vais vous montrer, moi,
comment on se révolte. Je vous tuerai comme des chiens,
et les chefs me remercieront d'avoir réglé votre compte!
Allons, qu'on emmène l'enfant !
La foule se tut. Un des gardiens saisit l'enfant, qui
hurlait sans interruption ; un autre mit les menottes au
prisonnier, qui, humblement, tendait sa main.
— Qu'on donne cette enfanta garder aux femmes! —
dit l'officier au gardien, fort embarrassé de l'encom-
brant fardeau.
La petite fille, le visage tout rouge sous ses larmes,
se débattait furieusement, essayant de retirer ses mains
du châle qui l'enveloppait. A ce moment, Marie Pavlovna
traversa la foule et s'approcha de l'officier.
— Monsieur, — dit-elle, — si vous me le permettez,
je porterai l'enfant.
— Qui es-tu, toi ? — demanda l'officier.
— Je suis de la section des condamnés politiques.
Le joli visage de Marie Pavlovna, avec ses yeux bleus
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RÉSURRECTipiS 7
€t ses cheveux noirs, agit évidemment sur Tofficier, qui
avait déjà remarqué la jeune fille Tinstant d'auparavant.
11 la regarda encore, puis baissa les yeux d'un air gêné.
— Cela m'est égal, portez-la tant que vous voudrez !
Voxis avez beau jeu, vous autres, à plaindre ces misé-
rables. S'ils se sauvent, ce n'est pas vous qui aurez à en
répondre !
— Comment voulez-vous qu'on se sauve, avec un
enfant dans les bras ? — demanda Marie Pavlovna.
— Je n'ai pas à discuter avec vous ! Prenez l'enfant,
si vous voulez, et en route !
— Puis-je donner l'enfant ? — demanda le gardien.
— Oui ! et plus vite que ça !
— Viens sur mon bras ! — dit Marie Pavlovna à l'en-
fant, en essayant de la prendre des mains du gardien.
Mais la petite fille ne voulait pas aller sur d'autres
bras que ceux de son père. Elle continuait à se débattre
et à pousser des cris.
— Attendez, Marie Pavlovna ! Moi, elle me connaît,
et peut-être consentira-t-elle à ce que je la prenne ! —
dit la Maslova, en tirant de son sac le petit pain blanc.
L'enfant, en effet, connaissait la Maslova. Dès qu'elle
l'aperçut, elle cessa de crier et se laissa prendre.
Il y eut de nouveau un silence. Les portes de la cour
s'ouvrirent, le convoi sortit et, devant les portes, se
mit en rangs. On compta, une seconde fois, les prison-
niers. La Maslova, tenant l'enfant sur son bras, échangea
quelques mots avec Fédosia, placée à quelques rangs
devant elle.
Soudain Simonson, qui avait assisté sans rien dire à
toute la scène, s'avança, d'un pas décidé, vers l'officier,
déjà installé dans sa voiture.
— Vous avez mal agi. Monsieur l'officier ! — lui dit
Simonson.
— Rejoignez votre rang ! Ce n'est pas votre affaire !
— Mon affaire est de vous dire ce qui est ; et je vous
répète que vous avez mal agi! — reprit Simonson, en
regardant fixement l'officier sous ses épais sourcils noirs
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1
8 RÉSURRECTION
— On est prêt ? En avant, marche ! — cria rofficier,
après s'être détourné de Simonson avec un haussement
d'épaules. Le convoi s'ébranla et se mit en marche, le
long de la route boueuse, que bordait sur les deux côiés
un fossé rempli d'eau.
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CHAPITRE III
Après la vie corrompue et honteuse que la Maslova
avait menée depuis huit ans, d'abord en compagnie des
prostituées, puis en compagnie des criminels, la vie
qu'elle menait à présent en compagnie des condamnés
politiques ne pouvait manquer de lui paraître agréable,
malgré tout ce qu'avaient de pénible les conditions
spéciales où elle se trouvait. Les vingt verstes qu'elle
faisait à pied les jours de marche, les fréquents repos
(car le convoi avait un jour de repos après deux jours
de marche), la bonne nourriture, la possibilité de dormir
dans un bon lit, tout cela lui rendait des forces et la rajeu-
nissait, tandis que, d'autre part, la société de ses nou-
veaux compagnons lui révélait des sources d'intérêt et de
plaisir dont elle n'avait, jusqu'alors, jamais soupçonné
l'existence.
Non seulement, en effet, elle n'avait point connu
jusque-là de personnes aussi « extraordinaires » (suivant
son expression) que ces révolutionnaires dont elle par-
tageait à présent la vie, mais elle ne s'était pas même
douté qu'il y eût au monde de semblables personnes.
Et, d'abord, elle avait trouvé étranges les motifs qui
faisaient agir ces personnes; mais très vite elle les
avait compris, et, avec sa nature de paysanne, elle
s'était mise de tout son cœur à les admirer. Elle avait
senti, tout au moins, que ces personnes avaient pris
le parti du peuple contre l'autorité ; et, comme elle savait
que ces personnes appartenaient elles-mêmes à la classe
qui constituait l'autorité, l'idée qu'elles avaient sacrifié,
pour le peuple, leurs privilèges, leur liberté, et leur
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iO RÉSURRECTION
vie, rendait plus vive encore son admiration pour elles.
Elle admirait tous ses nouveaux compagnons. Mais
plus que tous les autres elle admirait Marie Pavlovna ; et
non seulement elle Tadmirait, mais elle s'était prise pour
elle d une véritable passion, où le respect se mêlait à
Tenthousiasme. Elle avait été frappée, dès le premier jour,
de voir comment cette belle jeune femme, riche, instruite,
noble, fille d'un général, se donnait Tapparence d'une
simple paysanne, distribuant à d'autres tout Targent et
tous les effets que lui envoyait son père, et s'habillant
non seulement sans aucun luxe, mais d'une façon qui
semblait destinée à cacher le plus possible sa beauté
naturelle. Et plus tard encore, lorsqu'il n'y avaitpas une
seule des qualités de Marie Pavlovna dontlaMaslova ne
fût émerveillée, aucune de ces qualités ne l'émerveillait
autant que l'absence complète de toute coquetterie. Non
que Marie Pavlovna ne se rendît pas compte de sa beauté ;
elle s'en rendait compte, et la Maslova crut même deviner
que la conscience d'être belle lui faisait plaisir ; mais, loin
de se réjouir de l'impression que sa beauté faisait sur les
hommes,*elle la redoutait, éprouvant une véritable répul-
sion pour tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait
à de l'amour.
C'est ce que savaient ses compagnons; et ceux
môme qui se sentaient attirés vers elle faisaient en sorte
de n'en rien laisser voir; la coutume était, dans le
parti, de se comporter envers elle comme si elle eût été
un homme, au lieu d'être la charmante jeune fille qu'elle
était; mais, en dehors de son parti, maintes fois des
hommes l'avaient poursuivie de leurs galanteries, et
maintes fois elle avait dû recourir à la force de ses
deux poings pour se mettre à l'abri de leur insistance.
— Un jour, — racontait-elle en riant à la Maslova, —
voilà qu'un monsieur m'aborde dans la rue, me saisit
parle bras, et à aucun prix ne veut me lâcher. Alors je
l'ai secoué, et de telle façon qu'il a eu peur, et qu'il s'est
sauvé de toutes ses jambes !
Elle raconta également à la Maslova comment elle
étaitdevenue révolutionnaire. Depuis l'enfance, elle s'était
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RÉSURRECTION 11
senti peu de goût pour la vie des riches, et au con-
traire un goût très fort pour la vie des petites gens;
toujours on l'avait grondée parce qu'elle passait ses
journées à l'office, à la cuisine, à Técurie, au lieu de
rester au salon.
« Et moi, je m'amusais avec la cuisinière, et avec les
dames je m'ennuyais ! Et tous les jours je découvrais
davantage combien était slupide la vie qu'on voulait me
faire mener. Ma mère était morte pendant que j'étais
encore toute petite ; mon père ne s'occupait pas de moi.
A dix-neuf ans je me suis enfuie de la maison, avec une
amie, et nous nous sommes engagées comme ouvrières
dans une fabrique. »
Elle n'était restée dans cette fabrique, d'ailleurs, que
quelques semaines ; elle était allée ensuite demeurer à
la campagne, puis était revenue en ville, s'était occupée
de propagande, et avait fini par être arrêtée et condam-
née aux travaux forcés. Marie Pavlovna n'ajoutait pas,
maisla Maslova n'avait pas tardé à apprendre d'autre part
qu'elle avait été condamnée aux travaux forcés pour
s'être déclarée l'auteur d'un meurtre que, en réalité, elle
n'avait point commis.
Où qu'elle fût, dans quelque condition qu'elle se
trouvât, Marie Pavlovna ne pensait jamais à elle-même,
et jamais ne pensait qu'aux moyens de rendre service à
autrui. Un des révolutionnaires qui faisaient partie du
convoi, Novodvorov, disait d'elle, en plaisantant, qu'elle
s'était consacrée tout entière au « sport de la bienfai-
sance ». Et c'était vrai. De même que l'unique préoccu-
pation du chasseur est de lever du gibier, de même
l'unique objet de la vie de cette jeune fille était de décou-
vrir l'occasion de rendre service. Et ce « sport » était
devenu pour elle une habitude, était devenu le fond de
sa nature. Et elle le pratiquait si simplement que tous
ceux qui la connaissaient avaient fini par ne plus s'en
étonner, et par en profiter comme d'une chose toute
simple.
Quand la Maslova s'était jointe au groupe des con-
damnés politiques, Marie Pavlovna avait d'abord éprouvé
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i2 RÉSURRECTION
pour elle un certain dégoût. Et la Maslova, qui s'en était
tout de suite aperçue, s'était aussi aperçue que la jeune
fille, faisant effort sur soi, lui témoignait encore
plus d'égards qu'aux autres. Ces égards, que lui
témoignait une créature qui lui paraissait supérieure
non seulement à elle-même, mais au reste des hommes,
ces égards avaient si profondément touché la Maslova
que de toute son âme elle s'était livrée à la jeune fille,
adoptant aveuglément toutes ses idées, et à son insu,
ne rêvant plus rien que de lui ressembler.
Et cette affection passionnée avait touché Marie Pav-
lovna ; et elle aussi s'était prise d'amitié pour la Mas-
lova. Elles avaient, au reste, pour les unir, un senti-
ment commun : toutes deux éprouvaient la même
aversion pour l'amour sexuel. La seule différence était
que la Maslova éprouvait cette aversion parce qu'elle
avait mesuré toute l'horreur de l'amour sexuel, tandis
que Marie Pavlovna l'éprouvait parce que, sans con-
naître l'amour sexuel, elle le considérait comme une
chose à la fois incompréhensible et laide, un obstacle
à la réalisation du haut idéal humain qu'elle s'était
formé.
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CHAPITRE IV
La profonde influence exercée par Marie Pavlovna
sur la Maslova provenait, ainsi, de ce que la Maslova
aimait Marie Pavlovna. Mais une autre influence
s'exerçait en même temps sur la jeune femme, l'influence
de Simonson. Et celle-là provenait de ce que Simonson
était amoureux de la Maslova.
Tous les hommes vivent et agissent en partie d'après
leurs propres idées, en partie d'après les idées d'autrui.
Et une des principales différences entre les hommes con-
siste dans la mesure différente où ils s'inspirent de leurs
propres idées et de celles d'autrui. Les uns se bornent,
le plus souvent, à ne se servir de leurs propres pensées
que par manière de jeu ; ils emploient leur raison
comme on fait tourner les roues d'une machine,
quand on a ôté la courroie qui les relie l'une à l'autre;
et dans les circonstances importantes de la vie, et
même dans le détail de leurs actes les plus ordinaires,
ils s'en remettent à la pensée d'autrui, qu'ils nomment
«l'usage», la «tradition», les «convenances», la
« loi ». D'autres, au contraire, en plus petit nombre,
considèrent leur propre pensée comme le principal
guide de leur conduite et s'efforcent, autant qu'ils
peuvent, de n'agir que d'après les avis de leur raison
à eux. C'est à cette seconde espèce d'hommes qu'ap-
partenait Simonson. Il ne prenait jamais conseil que de
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14 RÉSURRECTION
sa propre pensée ; et, ce qu'il avait décidé qu il devait
faire, il le faisait.
Sa raison lui avait affirmé, pendant qu'il était encore
au collège, que la fortune possédée par son père, riche
magistrat, était acquise injustement; et aussitôt il
avait déclaré à son père que cette fortune devait être
restituée au peuple. Puis, comme son père, loin de
vouloir l'écouter, l'avait grondé, il avait quitté la
maison paternelle et renoncé à jouir jamais d'aucun
des avantages de sa condition.
Il avait ensuite décidé, toujours en ne s'inspirant que
de sa raison, que tout le mal qui existait en Russie
avait pour unique cause l'ignorance du peuple ; et en
conséquence, sitôt sorti de l'Université, il s'était fait
nommer maître d'école dans un village et s'était mis à
expliquer, aussi bien à ses élèves qu'à tous les paysans,
ce qu'il estimait qu'ils devaient savoir.
Il avait été arrêté et jugé.
Au moment de comparaître devant le tribunal, il
avait décidé que les juges n'avaient pas le droit de le
juger; et tout de suite il leur avait dit. Et comme les
juges, sans admettre sa thèse, continuaient à vouloir le
juger, il avait pris le parti de ne pas leur répondre;
en effet il n'avait plus dit un mot jusqu'à la fin du pro-
cès. Reconnu coupable, il avait été condamné à la
déportation dans une petite ville du gouvernement
d'Archangelsk.
Là, il s'était constitué une doctrine religieuse, qui
depuis lors, le dirigeait dans toute sa conduite. Cette
doctrine consistait à admettre que tout, dans l'univers,
était vivant, que la mort n'existait pas, que tous les
objets qui nous paraissent inanimés n'étaient que des
parties d'un grand ensemble organique; et que, par
suite, le devoir de l'homme était d'entretenir la vie de
ce grand organisme dans toutes ses parties.
Il en concluait que c'était chose criminelle d'attenter
à la vie sous quelque forme que ce fût : il n'admettait
donc ni la guerre, ni les prisons, ni le meurtre des
animaux.
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1
RÉSURRECTION 15
Il avait aussi une théorie à lui sur le mariage et les
relations sexuelles. Il considérait ces relations comme
inférieures, et disait que la préoccupation de faire des
enfants (l'amour, pour lui, se réduisait à cela) avait
pour effet de nous détourner d'un objet autrement
utile et digne de nos soins, qui était de secourir les
êtres déjà vivants, et de rendre ainsi plus parfaite la
vie de l'univers. Les hommes supérieurs, d'après lui,
en évitant les relations sexuelles, devenaient pareils à .
ces globules du sang dont la destination est de venir
en aide aux parties faibles, malades de l'organisme. Et,
depuis qu'il s'était avisé de cette théorie, il y conformait
ses actes, après avoir agi tout autrement durant sa
jeunesse.
L'amour qu'il éprouvait à présent pour la Maslova
aurait eu de quoi le mettre en désaccord avec ses prin-
cipes; mais il avait décidé que ce n'était pas là un
désaccord véritable, car il entendait bien n'aimer jamais
la Maslova que d'un amour tout fraternel ; et il se disait
même qu'un tel amour, loin de l'entraver dans sa mis-
sion de bienfaiteur de l'humanité, ne pourrait, au con-
traire, que l'y encourager.
Et non seulement il ne s'en remettait qu'à sa propre
raison pour trancher toutes les questions théoriques,
mais en pratique aussi il ne prenait jamais conseil que
de lui-même. Sur tous les détails de la vie pratique, il
avait des théories à lui, qu'il suivait obstinément ; il en
avait sur le nombre d'heures qu'on devait consacrer au
travail et sur le nombre d'heures, qu'on devait consacrer
au repos, et sur la façon dont on devait se nourrir, et
sur la façon dont on devait se vêtir, et sur le meilleur
mode d'éclairage, de chauffage, etc.
Avec tout cela ce Simonson était/par nature, d'une
timidité extrême. Jamais il ne cherchait à se mettre en
vue, à se faire valoir, à imposer ses opinions à autrui.
Mais, quand il avait décidé qu'il devait faire certaine
chose, personne au mopde ne prouvait l'empêcher de la
faire.
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16 RÉSURRECTION
Tel était rhomme qui, de tout son cœur, était devenu
amoureux de la Maslova. Celle-ci, avec son flair de
femme, avait tout de suite deviné chez lui ce senti-
ment ; et ridée qu'elle avait pu inspirer de Tamour à un
homme aussi « extraordinaire » l'avait rehaussée à ses
propres yeux. Quand Nekhludov lui avait offert de se
marier avec elle, elle avait bien compris que c'était par
grandeur d'âme, et pour réparer sa faute passée : tandis
que Simonson l'aimait telle qu'elle était maintenant, et
l'aimait simplement parce qu'il l'aimait.
Et elle se disait que, pour l'aimer ainsi, Simonson
devait la considérer comme une femme différente des
autres, ayant des qualités morales que les autres
n'avaient pas. Ce qu'étaient ces qualités morales qu'il
pouvait lui attribuer, elle ne parvenait pas à le deviner ;
mais afin de justifier la haute opinion qu'il devait avoir
d'elle, elle s'efforçait, par tous les moyens, de faire naître
en elle les sentiments les meilleurs qu'elle était capable
d'imaginer : de sorte que, sous l'influence de Simonson,
elle s'efforçait de devenir aussi parfaite que sa nature le
lui permettait.
La chose avait commencé depuis longtemps déjà. Dans
la cour de la prison, la Maslova avait été frappée de
l'insistance avec laquelle la fixaient les bons et naïfs
yeux bleus de ce prisonnier en veste de caoutchouc. Et
dès lors elle avait compris que cet homme, qui la regar-
dait d'une façon aussi bizarre, devait être lui-même un
personnage bizarre ; et elle avait remarqué l'extraordi-
naire contraste, dans un même visage, de l'austère sévé-
rité qu'exprimaient les sourcils froncés avec la dou-
ceur enfantine qui se lisait dans les yeux.
Plus tard, à Tomsk, quand elle avait obtenu d'être
transférée parmi les condamnés politiques, elle avait
revu son étrange amoureux. Et, bien que pas une parole
n'eût été échangée entre eux à ce moment, la façon
dont ils s'étaient regardés l'un l'autre avait suffi pour
les unir, dès lors, d'une amitié spéciale. Aussi bien n'y
avait-il pas eu entre eux, les jours suivants non plus,
d'entretien intime ; mais la Maslova sentait que» lorsque
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RÉSURRECTION 17
Simonson parlait en sa présence, ses discours s'adres-
saient à elle, et que c'était pour elle qu'il s'efforçait de
parler aussi lentement, aussi clairement que possible.
Et elle Técoutait avec joie ; et lui, il ne se lassait pas de
parler pour elle, surtout pendant les longues marches
qu'ils faisaient à pied, derrière le convoi des condamnés
criminels.
y Google
CHAPITRE V
Dans le long trajet du convoi depuis son départ de la
prison jusqu'à Perm, Nekhludov n'avait pu voir la Mas-
lova que deux fois ; il l'avait vue d'abord à Nijni-Novgo-
rod, dans le parloir de la prison, à travers une grille, et
une seconde fois à Perm, également dans un parloir de
prison. Les deux fois, il l'avait trouvée silencieuse et
froide. Quand il lui avait demandé si elle n'avait besoin
de rien, elle lui avait ré{)ondu d'un ton sec et con-
traint, qui lui avait rappela la façon malveillante dont
elle l'avait accueilli naguère dans la prison. Et il s'était
fort affligé de cette disposition hostile, ne sachant pas
qu'elle provenait surtout de l'irritation produite chez la
Maslova par les continuelles instances dont elle était
l'objet de la part des prisonniers et des gardiens du
convoi. Il craignait que, sous l'influence des conditions
pénibles et immorales où elle se trouvait, elle ne retombât
dans son ancien état de découragement, comme aussi de
haine pour elle-même et les autres. Il craignait que de
nouveau elle ne se remît à le détester, que de nouveau
plie ne cherchât l'oubli dans le tabac et l'eau-de-vie. Mais
il n'avait rien pu faille pour lui venir en aide, les chefs
du convoi s'étant strictement opposés à ce qu'il la vit.
Et c'est seulement lorsqu'il avait obtenu le transfert de
la Maslova dans la section des condamnés politiques,
alors seulement il avait pu découvrir combien ses craintes
étaient peu fondées. Car, dès la première entrevue en
tête à tête qu'il avait eue avec elle, à Tomsk, il l'avait
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RÉSURRECTION i9
retrouvée telle qu'elle était lors de ses dernières visites
à la prison. Loin de paraître gênée en Tapercevant, ou
de prendre devant lui une attitude contrainte et sour-
noise, elle Tavait accueilli avec une joie sincère, le
remerciant avec insistance de tout ce qu'il avait fait et
faisait pour elle. .
Nekhludov avait même constaté que le changement qui
s'était produit en elle commençait à se refléter jusque
dans son apparence extérieure. Au bout de deux mois
de marche, elle avait maigri, sa peau s'était hâlée, les
rides sur ses tempes et autour de sa bouche s'étaient
accentuées; et ni dans son vêtement, ni dans sa coiffure,
ni dans ses attitudes, aucune trace ne restait plus de son
ancienne coquetterie. Et la vue de ce changement causait à
Nekhludov un plaisir sans cesse plus vif.
Il éprouvait maintenant pour la Maslova un sentiment
que jamais encore il n'avait éprouvé. Ce sentiment n'avait
rien de commun avec son premier enthousiasme juvénile,
ni avec le grossier désir sensuel qu'il avait ressenti plus
tard, ni non plus avec le sentiment à la fois noble et
égoïste qu'il avait éprouvé lorsque, en retrouvant Katucha,
il avait résolu de réparer sa faute envers elle et de l'épou-
ser. Ce sentiment était le même mélange de pitié et de
tendresse que, à plusieurs reprises, il avait éprouvé dans
la prison : mais avec cette différence que, jusque-là, il
n'avait éprouvé ce sentiment que par intervalles, et en
s'y efforçant, tandis qu'à présent' il l'éprouvait d'une
façon naturelle et constante. A quoiqu'il pensât désor-
mais, quoi qu'il fît, son cœur était rempli de ce mélange
de tendresse et de pitié pour la Maslova.
Et ce sentiment nouveau, comme jadis son premier
amour, avait ouvert dans l'âme de Nekhludov les sources
de pitié et de tendresse que la nature y avait mises, mais
dont l'issue s'était trouvée fermée pendant de longues
années.
Depuis le commencement de son voyage à la suite du
convoi, en effet, Nekhludov se sentait dans un état
d'exaltation sentimentale qui le contraignait, en quelque
sorte malgré lui, à s'intéresser aux pensées et aux émo-
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20 RÉSURRECTION
tions de toutes les personnes qu'il voyait, depuis les
cochers et les gardiens du convoi jusqu'aux directeurs
de prisons et aux officiers de police.
Le transfert de la Maslova dans la section des condam-
nés politiques avait fourni à Nekhludov Toccasion de
faire connaissance avec bon nombre de ces condamnés,
et notamment avec les cinq hommes et les quatre femmes
qui faisaient partie de la même chambrée que la Maslova.
Et ces relations de Nekhludov avec les condamnés poli-
tiques avaient complètement modifié son opinion sur
eux, comme aussi sur le parti révolutionnaire russe pris
en général.
Depuis le début du mouvement révolutionnaire en
Russie, Nekhludov avait éprouvé pour les représentants
de ce mouvement un sentiment d'aversion et de malveil-
lance. 11 avait détesté, surtout, la cruauté et la dissimu-
lation des moyens employés par eux dans leur lutte
contre l'autorité, leurs conspirations, leurs attentats cri-
minels ; et il avait été indigné aussi de la suffisance, du
contentement de soi, de l'insupportable vanité qu'il savait
être autant de traits communs à la plupart des révolu-
tionnaires. Mais, lorsqu'il connut ces révolutionnaires de
plus près, lorsqu'il apprit la façon dont ils étaient traités
par l'autorité, il comprit que ces hommes ne pouvaient
pas être différents de ce qu'ils étaient.
Car pour affreuses et absurdes que fussent les tortures
infligées à ceux qu'on est convenu d'appeler les crimi-
nels de droit commun, ces tortures, avant et après le
jugement, gardaient du moins une apparence de léga-
lité ; tandis que, dans la façon dont on traitait les détenus
politiques, cette apparence même faisait défaut. Nekhlu-
dov, au reste, l'avait bien vu déjà à Pétersbourg, dans
l'aventure de la Choustova; mais mieux encore il le
voyait à présent, en écoutant les récits des compagnons
de Katucha. Il voyait que la façon dont on traitait ces
malheureux ressemblait tout à fait à la façon dont on
pêche le poisson dans les étangs; après avoir tiré le
filet, on jette sur le bord tout le poisson qu'on a pu
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RÉSURRECTION 21
attraper; et puis on garde les grosses pièces, sans s'in-
quiéter du fretin, qu'on laisse mourir sur le sable. De
même on procédait dans la pèche aux révolutionnaires;
on empoignait au hasard, par centaines, des personnes
dont beaucoup étaient manifestement innocentes et hors
d'état de nuire à l'autorité ; on les gardait, souvent pen-
dant des années, dans les prisons, où elles devenaient
phtisiques, ou perdaient la raison, ou se tuaient; et on
les gardait ainsi, simplement, parce qu'on n'avait pas
de motif pour les relâcher, ou parce qu'on trouvait plus
commode de les avoir sous la main, en vue de certains
témoignages qu'elles pouvaient fournir. Le sort de ces
personnes, innocentes même au point de vue strictement
légal, dépendait du caprice, du loisir, de l'humeur d'un
officier de police, ou d'un procureur, ou d'un juge d'ins-
truction, ou d'un gouverneur, ou d'un ministre. Suivant
qu'un de ces fonctionnaires voulait « faire du zèle »,
ou bien préférait vivre tranquille, il arrêtait en masse
les jeunes gens suspects de s'occuper de politique, ou
bien il les laissait tous libres ; et, les ayant fait arrêter,
il les gardait en prison ou les relâchait. Et pareillement,
c'était l'arbitraire seul des gouverneurs et des ministres
qui décidait ce qui devait advenir ensuite de ces détenus;
pour les mêmes délits, les uns étaient déportés au bout
du monde, d'autres tenus en cellule, d'autres envoyés
aux travaux forcés, d'autres condamnés à mort, et
d'autres encore relâchés, lorsqu'une dame élégante leur
faisait la grâce de s'occuper d'eux.
On agissait envers ces malheureux comme on agit
envers des ennemis, en temps de guerre; et eux, de leur
côté, ils employaient dans leur lutte les mômes procédés
qu'on employait contre eux. Et de même que, en temps
de guerre, officiers et soldats se sentent autorisés par
l'opinion générale à commettre des actes qui, en temps
de paix, sont tenus pour criminels, de même les révolu-
tionnaires, dans leur lutte, se regardaient comme cou-
verts par l'opinion de leur cercle, en vertu de laquelle
les actes de cruauté qu'ils commettaient étaient nobles et
moraux, étant commis par eux au prix de leur liberté,
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22 RÉSURRECTION
de leur vie, de tout ce qui est cher à la plupart des
hommes. Ainsi s'expliquait, pour Nekhludov, ce phéno-
mène extraordinaire que des personnes excellentes,
incapables non seulement de causer une souffrance, mais
même d'en supporter la vue, pussent se préparer tran-
quillement à la violence et au meurtre, et professer la
sainteté de tels actes, considérés comme moyens de
défense, ou encore comme instrument utile à la réalisa-
tion d'un idéal de bonheur pour l'humanité. Et quant à
la haute idée que les révolutionnaires se faisaient de
leur œuvre, et, par suite, d'eux-mêmes, cette idée décou-
lait tout naturellement de l'importance que leur attri-
buaient leurs adversaires et de la cruauté exceptionnelle
qu'ils apportaient à les combattre : sans compter que
les malheureux étaient obligés d'avoir d'eux-mêmes cette
haute idée, et qu'elle contribuait à leur donner la force
de supporter la vie de souffrance qui leur était faite.
A les connaître de plus près, Nekhludov s'était con-
vaincu qu'ils n'étaient ni de ténébreux malfaiteurs,
comme le croyaient certaines personnes, ni non plus de
parfaits héros, comme l'imaginaient d'autres personnes,
mais simplement des hommes ordinaires, parmi lesquels
se trouvaient, de même que partout, des hommes
bons, d'autres méchants, et une majorité d'hommes
médiocres. Des hommes se trouvaient parmi eux qui
étaient devenus révolutionnaires parce que, très sin-
cèrement, ils se regardaient comme tenus de lutter
contre le mal ; d'autres s'y trouvaient qui étaient devenus
révolutionnaires pour des motifs égoïstes, par ambi-
tion ou par vanité ; mais la plupart étaient devenus
révolutionnaires sous l'effet d'un sentiment que Nekhlu-
dov comprenait bien et avait lui-même éprouvé, pen-
dant qu'il faisait la guerre contre le Turcs, le sentiment
qui pousse les jeunes gens à désirer le danger, à
s'exposer à des risques, à varier de la fièvre d'un jeu
la monotonie de leur vie.
La principale différence que Nekhludov découvrait
entre les condamnés politiques et l'ordinaire des hommes
consistait en ce que l'obligation morale, telle que l'en-
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RÉSURRECTION 23
tendaient ces condamnés, était plus haute qu'elle ne Test
pour Tordinaire des hommes. Pour eux, en effet, le devoir
n'impliquait pas seulement la résistance aux fatigues et
aux privations, et la franchise, et le désintéressement,
mais aussi le sacrifice de tous les biens, et de la vie
même, au profit de l'œuvre commune. De là venait que,
parmi les révolutionnaires, ceux qui étaient naturelle-
ment supérieurs au niveau moyen représentaient des
types très remarquables d'élévation morale ; tandis que,
chez ceux d'entre eux qui étaient naturellement infé-
rieurs au niveau moyen, cette infériorité s'accusait avec
un relief tout particulier, par son contraste avec l'idéal
moral que ces hommes professaient. Et c'est ainsi que
Nekhludov s'était pris d'une très vive affection pour
quelques-uns des déportés qui faisaient route avec la
Maslova, tandis que pour quelques autres, au contraire,
il éprouvait une indifférence mêlée d'antipathie.
y Google
CHAPITRE VI
De tous les condamnés poliliques qui faisaient partie
de la même chambrée que la Maslova, aucun ne plaisait
autant à Nekhludov qu'un jeune phtisique nommé
Kriltzov. Nekhludov avait fait connaissance avec lui
dès Ekatherinenbourg ; et très souvent, depuis lors, il
avait eu l'occasion de s'entretenir avec lui. Un jour
même, pendant un repos du convoi, il avait passé la
journée presque tout entière en sa compagnie, et
Kriltzov, mis en humeur de causer, lui avait raconté
toute son histoire.
Son histoire était, d'ailleurs, fort courte, du moins
jusqu'au moment de son arrestation. Il avait perdu de
très bonne heure son père, riche propriétaire des envi-
rons de Kiev, et avait été élevé par sa mère, dont il était
l'unique enfant. Au collège, puis à l'université, il avait
fait de brillantes études ; il avait eu le premier rang
dans tous les concours, et passait, dès Tâge de vingt ans,
pour un mathématicien d'une haute valeur. Ses profes-
seurs l'engageaient à aller encore suivre des cours à
l'étranger, pour devenir professeur d'université. Mais
Kriltzov hésitait. Il aimait une jeune fille, voisine de
campagne de sa mère. Il songeait à se marier avec elle
et à vivre dans ses terres. Or, pendant qu'il se demandait
ainsi ce qu'il devait faire, ses camarades de l'université
l'avaient prié de leur donner de l'argent pour ce qu'ils
appelaient a l'œuvre commune ». Et lui, il n'ignorait
pas que « cette œuvre commune » était une œuvre révo-
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RÉSURRECTION 25
lutionnaire ; et cette œuvre ne Fintéressait en aucune
façon ; maisil n'en avait pas moins donné l'argent, par un
sentiment de camaraderie, et un peu aussi par fierté, afin
qu'on ne pût pas dire qu'il avait eu peur. L'argent avait
été saisi par la police ; on avait trouvé un papier indi-
quant que c'était Kriltzov qui l'avait donné ; et celui-ci
avait été arrêté et mis en prison.
Il racontait tout cela à Nekhludov, assis sur sa haute
couchette, une couverture sur les genoux, fixant dans le
vide, devant lui, le regard fiévreux de ses grands yeux
noirs.
— Dans la prison où l'on m'avait mis, — disait-il, —
le régime était relativement peu sévère. Non seulement
nous pouvions nous faire des signaux, mais nous pou-
vions même nous rencontrer dans les corridors, bavar-
der, partager entre nous nos provisions et notre tabac,
et, le soir, chanter en chœur. J'avais une belle voix, et
ces chants du soir me plaisaient beaucoup. Sans la pen-
sée du chagrin de ma mère, que mon arrestation déses-
pérait, j'aurais été parfaitement heureux. J'avais fait
connaissance de plusieurs figures très intéressantes, et
notamment du célèbre Petrov, qui, plus tard, s'est tranché
la gorge avec un morceau de verre. Mais je n'étais tou-
jours pas révolutionnaire, et ne me sentais nullement
disposé à le devenir.
« Un jour, on amena dans la prison et Ton me donna
pour voisins deux jeunes gens qui, envoyés en Sibérie
pour avoir distribué des proclamations polonaises, avaient
essayé de s'enfuir durant le trajet du convoi. L'un d'eux
était un Polonais, Lozinski ; l'autre, nommé Rosenberg,
était d'origine juive. Ce Rosenberg n'était encore qu'un
enfant. Il prétendait avoir dix-sept ans, mais on voyait
bien qu'il en avait à peine quinze. Petit, maigre, avec
des yeux noirs pleins de feu, remuant, bavard, et, comme
tous les Juifs, très bon musicien. Sa voix n'avait pas
encore mué, et c'était un bonheur de l'entendre chanter.
« Tous deux passèrent en jugement quelques jours
après leur arrivée à la prison. On vint les prendre le
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26 RÉSURRECTION
matin; le soir, en rentrant, ils nous apprirent qu'on les
avait condamnés à mort. Personne ne s'était attendu à
cela. Ils avaient bien essayé de résister, quand on les
avait rattrapés, mais ils n'avaient blessé personne.
Et puis jamais Tidée ne nous serait venue que Ton
pût condamner à mort un enfant, comme était ce
Rosenberg. Aussi fûmes-nous d'avis, dans toute la
prison, que la condamnation n'avait eu pour objet que de
les effrayer et ne recevrait pas son exécution. L'émotion
que nous avait causé cet événement finit donc par se
calmer, et notre vie recommença comme par le passé.
« Mais voilà qu'un soir le gardien s'approche de moi
et m'annonce, en grand mystère, que les ouvriers sont
venus préparer la potence. Je restai d'abord sans com-
prendre. La potence? Quelle potence? Et le vieux gar-
dien paraissait si ému que, en relevant les yeux sur lui,
je compris tout. J'aurais voulu faire des signaux, préve-
nir mes camarades, mais je craignis que mes deux voi-
sins ne m'entendissent. D'ailleurs mes camarades devaient
élre prévenus, eux aussi, car, dans les corridors et les
cellules, un silence de mort s'était fait tout à coup. Per-
sonne n'eut l'idée, ce soir-là, de chanter, ni même de
parler.
« Vers dix heures, le vieux gardien vint de nouveau
à moi et m'apprit que le bourreau allait arriver de
Moscou. Il me dit cela, et s'éloigna. Je le rappelais,
pour lui demander d'autres renseignements, lorsque
j'entendis Rosenberg me crier de sa cellule : « — Qu'est-
ce que c'est? Pourquoi l'appelez-vous ? » Je lui répondis
que c'était pour avoir du tabac; mais évidemment
Rosenberg se doutait de quelque chose, car il me
demanda ensuite, d'une voix agitée, pourquoi on n'avait
pas chanté et pourquoi on ne disait rien. Je ne me rap-
pelle plus ce que je lui répondis, mais je sais que je
lis semblant de m'endormir, pour couper court a cet
entretien.
« Je ne dormis point, cependant, de toute la nuit. Une
nuit épouvantable I Jamais je ne pourrai en oublier l'hor-
reur. Je restai immobile sur mon lit, guettant le moindre
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RÉSURRECTION 27
bruit, tremblant comme si c'était moi-même qui dusse
être pendu. Au petit jour, j'entendis s'ouvrir les portes
du corridor, et des pas nombreux se rapprocher de nous.
Je me levai, je courus au judas de ma cellule. Le corrri-
dor n'était éclairé que d'une petite lampe. Je vis passer,
d'abord, le directeur de la prison. C'était un gros
homme toujours content de lui, et portant la tête haute ;
mais, ce jour-là, il était pâle, sombre, et marchait les
yeux baissés. Derrière lui venait un officier de police,
suivi de deux gendarmes. Ces quatre personnes pas-
sèrent devant ma cellule, pour s'arrêter quelques pas
plus loin. Et j'entends l'officier qui s'écrie, d'une voix
singulière : « Lozinski, levez-vous, mettez une chemise
blanche ! » Puis, un grand silence ; puis j'entends une
porte s'ouvrir, j'entends les pas de Lozinski sortant de
sa cellule. Par mon judas, je ne pouvais voir que le
directeur. Il se tenait là, pâle et défait, tirant ses mous-
taches sans relever la tête. Et tout d'un coup je le vois
qui recule, comme épouvanté. C'était Lozinski qui venait
de passer devant lui pour s'approcher de la porte de ma
cellule. Un beau jeune homme, ce Lozinski ! Vous savez,
de ce charmant type polonais : un front large et droit,
de fins cheveux blonds sortant de la casquette, et de
beaux yeux bleus comme des yeux d'enfant. Un garçon
plein de santé et de vie, une vraie fleur humaine! Il
s'était arrêté devant mon judas, de telle sorte que je pou-
vais voir son visage tout entier. Un visage terrible à
voir, à la fois souriant et sombre! « Kriltzov, avez-vous
une cigarette?» Je voulais lui passer une cigarette,
lorsque le directeur, avec un empressement fébrile,
tira son étui et le lui présenta. Lozinski prit une ciga-
rette, l'officier lui donna du feu ; et il se mit à fumer,
la mine pensive. Et soudain, relevant la tête, comme s'il
s'était rappelé quelque chose : « C'est injuste ! je n'ai
rien fait de mal. Je... » Un frémissement secoua sa jeune
gorge blanche, de laquelle je ne pouvais détacher mes
yeux ; et il se tut.
« Au même instant, j'entends Rosenberg qui, dans
sa cellule, se mettait à crier de sa voix perçante de juif.
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28 RÉSUBRECTlOiN
Lozinski jeta sa cigarette et s'écarta de ma porte. Et ce
futRosenberg qui se plaça devant elle. Son visage d'en-
fant, avec ses petits yeux noirs, était rouge et couvert
de sueur. Il avait revêtu, lui aussi, une chemise propre.
Son pantalon était trop large : il ne cessait pas de le
relever, de ses deux mains : et tout son corps ne cessait
pas de trembler.
« Il approcha de mon judas son visage hagard : « Ana-
« tôle Petrovitch, n'est-ce pas que c'est vrai, que le méde-
« cin m'a ordonné de la tisane ? Je suis malade, je veux
« encore boire de la tisane ! » Personne ne lui répondait;
et lui, il jetait des regards suppliants tantôt sur moi,
tantôt sur le directeur. Ce qu'il voulait dire, avec sa tisane,
jamais je ne l'ai su.
« De nouveau, l'officier éleva la voix, cette fois d'un ton
sévère : « Allons, pas de plaisanteries ! en avant ! » Mais
Rosenberg, évidemment, était hors d'état de comprendre
ce qu'on voulait de lui. Il se mit d'abord à courir dans le
corridor. Puis il s'arrêta, et j'entendis ses supplications
entremêlées de sanglots. Puis les sons devinrent plus
lointains, toujours plus lointains ; la porte du corridor
se referma, et je n'entendis plus que, par instants, les
cris de détresse du petit Rosenberg.
« Et on les pendit. Un gardien, qui avait assisté à la
scène, me raconta que Lozinski s'était fort bien laissé
faire, mais que Rosenberg s'était longtemps débattu, de
sorte qu'on avait dû le porter sur l'échafaud et lui mettre
de force la tête dans le nœud coulant. Ce gardien était
un petit homme, abruti par la boisson. « On m'avait dit
« que c'était terrible à voir, barine ! Eh bien ! pas du tout !
« Aussitôt qu'ils ont eu le cou dans le nœud, ils ont fait
« deux fois un mouvement d'épaules. Alors le bourreau a
s w resserré le nœud, et tout a été fini ! Rien de terrible, je
\ <( vous assure ! »
Longtemps Kriltzov resta silencieux, après avoir
achevé ce récit. Nekhludov voyait que ses mains trem-
blaient, et qu'il faisait effort pour retenir ses sanglots.
— C'est depuis ce jour-là que je suis devenu révo-
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RESURRECTION 29
lutionnaire ! — reprit-il quand il se fut calmé. Et il
raconta en quelques mots la fin de son histoire.
11 s'était affilié au parti des « populistes », et était
devenu le chef d'un groupe qui se proposait pour objet
de terroriser le gouvernement, de façon à ce que celui-ci
renonçât au pouvoir et fît appel au peuple. Au nom de
son groupe, il s'était rendu à Pétersbourg, avait voyagé
à l'étranger, était revenu à Kiev, puis à Odessa, et par-
tout avait pu agir sans être inquiété. Un homme en qui
il avait toute confiance l'avait dénoncé ; on l'avait arrêté,
tenu en prison pendant deux ans, et enfin condamné à
mort ; mais sa peine avait été commuée en celle des
travaux forcés à perpétuité.
Dans la prison, il était devenu phtisique. Et maintenant,
dans les conditions où il se trouvait, c'est à peine s'il
avait encore quelques mois à vivre. Il le savait, et n'en
montrait nul chagrin. Il disait à Nekhludov que, si on
lui avait rendu une seconde vie, il l'aurait employée de
la même façon, pour travailler à renverser un ordre de
* choses qui permettait tant d'injustice et de cruauté.
Et l'histoire de ce malheureux, et toute sa personne,
avaient achevé d'expliquer à Nekhludov bien des choses
que, jusque-là, il ne comprenait pas.
y Google
CHAPITRE VII
Le matin où, dans la cour de Tétape, avait eu lieu la
querelle entre Tofficier de police et le père de la petite
fille, Nekhludov, qui avait couché à Tauberge, s'était
éveillé moins tôt que d'ordinaire : et il avait eu encore,
sitôt levé, à écrire de nombreuses lettres, de sorte qu'il
était parti trop tard pour pouvoir rejoindre le convoi en
chemin, comme il Tavaitfait les jours précédents. Quand
il était arrivé au village où se trouvait Tétape suivante
du convoi, déjà le soir commençait à tomber.
Nekhludov se fit d'abord conduire à l'auberge du vil-
lage. Après avoir changé de linge et de vêtement, — car
le brouillard l'avait trempé jusqu'aux os, — il s'assit dans
une grande salle propre et avenante, toute décorée
d'images pieuses et de portraits de la famille impériale.
Il but, coup sur coup, plusieurs verres de thé, subit
sans trop d'impatience le bavardage de l'hôtesse, une
grosse veuve à la gorge débordante, et se prépara à sor-
tir pour aller demander à l'officier du convoi la permis-
sion de s'entretenir avec la Maslova.
Pendant les six derniers jours, cette permission lui
avait été refusée. Il avait pu échanger quelques paroles
avec la Maslova et ses compagnons sur la route, mais
pas une fois on ne l'avait laissé entrer dans l'étape Cette
sévérité provenait de ce qu'on attendait la visite d'un
haut fonctionnaire, un inspecteur des prisons. Mais l'ins-
pecteur était enfin venu, ou plutôt il avait passé près du
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RÉSURRECTION 31
convoi, sans même daigner s'arrêter au passage. Et
Nekhludov espérait que rofficier qui avait pris la direc-
tion du convoi ce jour-là l'autoriserait, comme ses prédé-
cesseurs, à pénétrer dans la chambrée des condamnés
politiques.
L'hôtesse offrit à Nekhludov de le faire conduire en
voiture jusqu'à l'étape, qui était située à l'autre bout du
village : mais Nekhludov préféra s'y rendre à pied. Un
jeune garçon d'auberge aux larges épaules, chaussé
d'énormes bottes fraîchement goudronnées, fut chargé
de lui tenir compagnie pour lui montrer le chemin. Le
brouillard était devenu si épais, à la tombée de la nuit,
que Nekhludov ne voyait pas son guide, qui cependant
marchait à deux pas de lui : il entendait seulement le
clapotis de ses grosses bottes s'enfonçant dans la boue
gluante et profonde. Au sortir de la longue rue du vil-
lage, où par endroits des lumières brillaient aux fenêtres,
Tobscurité se fit plus complète encore : mais bientôt
Nekhludov aperçut, devant lui, les feux des lanternes
attachées à la porte de l'étape. Et les deux taches rouges
sans cesse se rapprochèrent, apparurent plus nettes, jus-
qu'à ce qu'enfin Nekhludov pût distinguer les poteaux
qui formaient l'enceinte, et la guérite du" factionnaire, et
la sombre figure de ce factionnaire lui-même, debout
près de la porte, le fusil au bras.
Le factionnaire lança dans les ténèbres son réglemen-
taire : « Qui vive ? » et, en découvrant que les nouveaux
venus n'appartenaient pas au convoi, il leur cria, d'un ton
sévère, qu'aucun étranger n'était admis dans l'étape, ni
même n'avait le droit de s'arrêter le long de l'enceinte.
Mais le guide de Nekhludov ne s'alarma point de cette
sévérité :
— Eh ! bien, vrai, en voilà un ogre ! — dit-il. —
Fais donc signe à ton caporal, nous allons l'attendre
ici!
Le soldat, se retournant vers la porte, appela quel-
qu'un ; et puis il se remit en faction, considérant la façon
dont le jeune garçon d'auberge essuyait, avec une poi-
gnée de feuilles, les bottes de Nekhludov, où la boue
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32 RÉSURRECTION
s*était déposée en couches épaisses. Derrière le mur
d'enceinte, on entendait un bourdonnement confus de
voix entremêlées de rires.
Après trois minutes d'attente, Nekhludov vit un gui-
chet s'ouvrir dans la porte : et des ténèbres surgit, plei-
nement éclairé par le reflet des lanternes, un vieux sous-
officier en uniforme, qui demanda ce qu'on lui voulait.
Nekhludov lui remit sa carte de visite, qu'il tenait en
main, et le pria d'aller dire au chef de convoi qu'il dési-
rait lui parler pour affaire personnelle.
Le vieux sous-officier était moins sévère que son
subordonné ; mais il était, en revanche, extrêmement
curieux. Il tint à savoir pourquoi Nekhludov désirait
parler à l'officier, et d'où il venait, et qui il était : encore
que, sans doute, il flairât simplement la possibilité d'un
pourboire, en échange de sa complaisance. Il ne se
décida à aller porter la carte que lorsque Nekhludov lui
eût promis de le récompenser s'il parvenait à le faire
admettre auprès de l'officier de convoi. Alors il hocha la
tète, et partit en courant.
Pendant que Nekhludov et son guide continuaient à
attendre, devant la porte, le guichet s'ouvrit de nouveau,
pour livrer passage à toute une troupe de femmes por-
tant des paniers, des sacs, des cruches et des bouteilles.
Elles parlaient, sans arrêt, et très vite, avec leur sombre
accent sibérien. Toutes étaient vêtues de pelisses courtes,
qui leur donnaient un air de petites bourgeoises de la
ville plutôt que de paysannes; mais elles avaient des
fichus sur la tête, et leurs jupes étaient relevées très
haut, découvrant leurs mollets jusqu'au niveau des ge-
noux. A la lumière des lanternes, elles examinèrent avec
curiosité Nekhludov et son guide. Et l'une d'elles, visi-
blement ravie de retrouver là le garçon d'auberge aux
larges épaules, se mit tout de suite à l'accabler dinjui-es,
par manière de plaisanterie, à la sibérienne.
— Hé toi, cochon, qu'est-ce que tu fais là, vilaine
béte ! r— lui dit-elle.
— Je conduis un étranger ! — répondit le jeune
homme. — Et toi, qu'est-ce que tu es venue apporter!
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KÉSIRRECTION 33
— Du fromage blanc. Et on m'a encore dit de revenir
demain matin.
— Et on ne t'a pas gard^^e à coucher! — demanda
malicieusement le garçon d'auberge.
— Qu'est-ce qui te prend, tête de porc ! — répondit
en riant la jeune femme. — Allons, rentre au village
avec nous, tu nous tiendras compagnie î
Le garçon dit alors quelque chose qui fît rire non seu-
lement toutes les femmes, mais jusqu'au solennel fac-
tionnaire lui-même. Puis, se retournant vers Nekhludov :
— Vous croyez que vous trouverez votre chemin sans
moi, pour revenir? Vous ne vous égarerez pas?
— Mais non, mais non, sois tranquille !
— Quand vous aurez dépassé Téglise, la troisième
porte à droite après la grande maison à deux étages ! Et
puis, tenez, voici mon fouet !
Et il remit à Nekhludov un long et mince bâton qu'il
tenait en main; après quoi, il s'enfonça dans les ténèbres
en compagnie des femmes, avec un bruyant clapotis de
ses énormes bottes.
Nekhludov entendait encore les rires et les voix des
femmes, lorsque le vieux sous-offîcier, avec un sourire
caressant, vint lui annoncer que l'officier consentait à le
recevoir.
y Google
CHAPITRE VllI
L'étape était disposée comme le sont presque toutes
les étapes, sur le chemin de la Sibérie. Au centre d'une
cour entourée de piquets, se dressaient trois bâtiments
tout en rez-de-chaussée ; dans Fun, le plus grand, — avec
des fenêtres grillées, — logeaient les prisonniers ; dans
l'autre, les gardiens ; dans le troisième étaient installés
les bureaux, et c'est lui aussi qui servait de demeure au
chef du convoi.
Les fenêtres des trois bâtiments étaient, ce soir-là,
vivement éclairées ; et ces lumières, vues du dehors,
suggéraient l'idée qu'à l'intérieur, autour d'elles, devait
régner un chaud et tranquille bien-être. Deux lanternes
étaient en outre allumées devant chaque perron : et il
y avait encore cinq lanternes allumées dans la cour.
Le sous-oflîcier conduisit Nekhludov, par un sentier
fait de planches enfoncées dans la boue, jusqu'au
perron du plus petit des trois bâtiments. Là, il lui fît
monter trois marches, et entra avec lui dans une anti-
chambre toute remplie d'une étouffante odeur de charbon.
Près du poêle, un soldat en chemise de grosse toile,
penché en deux, soufflait de toutes ses forces dans un
samovar. En apercevant Nekhludov, il se redressa et
courut jusqu'à la porte de la pièce voisine.
— Le voici. Votre Excellence !
— Eh bien, fais entrer! — répondit une voix irritée.
— Veuillez prendre la peine d'entrer ! — dit le soldat à
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RÉSURRECTION 35
Nekhludov; et, tout de suite, il se remit à souffler dans
le samovar.
Dans la pièce où entra Nekhludov, une grande salle à
manger qu'éclairait une lampe suspendue au plafond, le
chef du convoi était assis devant une table déjà à demi
desservie. C'était le même gros homme rouge à la
longue moustache blonde, qui, le matin, avait démoli
d'un coup de poing le visage du forçat. Pour se
mettre à Taise, il avait déboutonné sa veste à brande-
bourgs, et, sous sa chemise déboutonnée, montrait à dé-
couvert son cou et sa poitrine. La salle à manger, trop
chauJGfée, était remplie d'une insupportable odeur de tabac
et d'eau-de-vie.
En apercevant Nekhludov, l'officier se souleva de sa
chaise.
— Qu'y a-t-il à votre service ? — demanda-t-il.
Et, sans attendre la réponse, il cria vers l'antichambre:
— Bernov! Eh! bien, et ce samovar, est-ce pour
aujourd'hui ?
— Tout de suite, Votre Excellence !
— Attends unpeu, je t'en donnerai, moi, des tout de suite !
— Voici, Votre Excellence! — dit humblement le
soldat en apportant le samovar.
Quand l'officier eut mis le thé dans le samovar, il tira
du buffet un flacon de cognac et une boîte de biscuits.
Puis, se retournant de nouveau vers Nekhludov :
— En quoi puis-je vous servir?
— Je voudrais vous demander l'autorisation de m'en-
tretenir avec une prisonnière, — dit Nekhludov, toujours
debout.
— Une « politique »? C'est défendu par la loi! —
déclara l'officier.
— Cette femme n'est pas une condamnée politique,
— dit Nekhludov.
— Mais, je vous en prie, asseyez-vous donc !
Nekhludov s'assit.
— Elle n'est pas une condamnée politique, — reprit-
il ; — mais, sur ma demande, l'autorité supérieure lui a
permis de loger avec les « politiques ».
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36 HÉSURKECTION
— Ah ! oui, je sais ! — fit rofficier. — Une petite,
brune ? Très gentille, ma foi ! Eh ! bien, soit, vous pour-
rez lavoir. Voulez-vous fumer?
II tendit à Nekhludov un paquet de cigarettes et poussa
vers lui un verre qu'il remplit de thé :
— Merci ! Je voudrais...
— La soirée est longue, vous aurez bien le temps ! Je
vais la faire appeler.
— Est-ce que, au lieu de la faire appeler, je ne pour-
rais pas la voir dans sa chambrée? — demanda Nekh-
ludov.
— Dans la section des politiques? C'est défendu!
— On m'a déjà plusieurs fois laissé y entrer. Si Ton
craint que j'apporte quelque chose d'interdit, on n'a qu'à
me fouiller, on verra que je n'ai rien.
— C'est bon, c'est bon, je m'en fie à vous! — dit l'offi-
cier, tout en versant du cognac dans le verre de Nekh-
ludov. — Vous ne voulez pas de cognac? A votre aise !
Quand on vit dans cette maudite Sibérie, c'est un vrai
plaisir de rencontrer un homme du monde. Notre ser-
vice, voyez-vous, est bien dur. Et le plus malheureux,
c'est que, pour la plupart des gens, un officier de police
est toujours un personnage grossier, mal élevé, igno-
rant! On ne se doute pas qu'il y a parmi nous des hommes
d'une toute autre espèce !
Le visage rouge de l'officier, son haleine d'ivrogne,
rénorme chaton de sa bague, et surtout son mauvais rire,
causaient à Nekhludov un profond dégoût. Mais, ce soir-
là, comme durant tout le temps de son voyage, il se trou-
vait dans cette situation d'esprit sérieuse et recueillie où
il ne se permettait point de juger à la légère qui que ce
fût, et où il croyait devoir parler à chacun de ce qu'il
jugeait qu'il avait à lui dire. Quand il eut fini d'en-
tendre les doléances de l'officier, il lui dit, gravement :
— J'estime que, dans votre service, vous pouvez
trouver une consolation en travaillant à adoucir les
souffrances des prisonniers.
— Quelles souffrances ? Ah I on voit bien que vous
ne connaissez pas cette espèce-là !
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RÉSURRECTION 37
— Est-ce donc une espèce différente des autres ? —
demanda Nekhludov. — Ce sont des gens pareils à nous.
Et quelques-uns, parmi eux, sont condamnés injuste-
ment.
— Sans doute, il s'en trouve de toutes les sortes. Et
je les plains bien, croyez-moi! D'autres ne leur passent
rien, tandis que moi, je fais tout mon possible pour
adoucir leur sort. Souvent je m'expose à souffrir moi-
même pour leur épargner une souffrance. Encore du
thé? — demanda-t-il, en s'en versant un verre. —
Qu'est-ce que c'est, au juste, cette femme que vous
voulez voir?
-r- C'est une malheureuse créature ! On l'a condamnée
injustement pour meurtre. Une femme pleine des plus
hautes qualités !
L'officier secoua la tête.
— Oui, il y en a de très gentilles. A Kazan, laissez-
moi vous raconter ça, j'en ai connu une, une nommée
Emma. Elle était Hongroise d'origine, mais elle avait
des yeux de Persane, — poursuivit-il, en souriant à ce
souvenir. — Et du chic, comme une vraie comtesse...
Nekhludov l'interrompit pour revenir à son sujet.
— J'estime que vous avez le pouvoir d'améliorer beau-
coup la situation de ces malheureux. Et j'ai la convic-
tion que vous trouveriez une grande source de plaisir. . .
L'officier considérait Nekhludov de ses yeux luisants.
Il attendait avec impatience qu'il eût fini son sermon,
pour reprendre, à son tour, l'histoire de sa Hongroise
aux yeux de Persane.
— Oui, c'est bien vrai, vous avez bien raison, — inter-
rompit-il. — Et je ne me fais pas faute de les plaindre,
je vous assure. Mais, pour en revenir à cette Emma,
dont je vous parlais, savez-vous ce qu'elle a fait ?
— Je n'ai aucune envie de le savoir ! — déclara
Nekhludov d'un ton cassant. — Et je vous dirai, en toute
franchise, que, après avoir jadis mené une vie fort
immorale, j'en suis arrivé aujourd'hui à éprouver une
véritable horreur pour ce genre d'aventures galantes
avec des femmes !
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38 RÉSURRECTION
L'officier considéra Nekhludov avec inquiétude.
— Alors, vraiment, vous ne voulez plus de thé?
— Non, merci !
— Bernov ! — cria Tofficier, — conduis ce Monsieur à
Vakoulov, et dis-lui de le laisser entrer dans la chambre
des « politiques ». Il pourra y rester jusqu'au couvre-
feu !
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CHAPITRE IX
Accompagné par le soldat, Nekhludov se retrouva
de nouveau dans la sombre cour, où luisaient, de place
en place, les feux rouges des lanternes.
— Où vas-tu ? — demanda un gardien, debout sur le
perron du bâtiment central.
— Dans la cinquième salle, — répondit le soldat.
— On ne passe pas par ici, c'est fermé! Il faut faire
le tour.
— Et pourquoi est-ce fermé ?
— Le gardien-chef est sorti et a emporté la clef.
— Eh ! bien, faisons le tour ! Venez par ici !
Le soldat conduisit Nekhludov vers un autre perron,
à travers un véritable marécage de boue. On entendait
toujours, à Tintérieur du bâtiment, le même bruit con-
tinu de voix et de rires. Et à peine Nekhludov fut-il
entré qu'à ce bruit se mêla pour lui le son des chaînes
remuées, en même temps qu'une lourde puanteur em-
plissait ses narines.
Ces deux sensations, le son des chaînes et la puan-
teur, étaient devenues familières à Nekhludov depuis
qu'il fréquentait le monde des détenus ; mais, ce soir-là
comme dès le premier jour, elles agissaient sur lui
d'une façon irrésistible, lui donnant une étrange im-
pression d'étouffement à la fois physique et moral.
Dans le corridor du bâtiment central, le premier
spectacle qui s'offrit aux yeux de Nekhludov fut celui
d'une femme qui, les jupes relevées, était assise sur le
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40 RÉSURRECTION
cuveau à ordures. Sans la moindre gêne, cette créature
s'entretenait avec un homme debout devant elle, un
forçat à tête rasée, une chaîne au pied. Le forçat, en
apercevant Nekhludov, cligna de Fœil, et dît :
— Le tsar lui-même ne peut pas s'empêcher d'en faire
autant, quand lenvie lui vient !
La femme, tranquillement, se redressa et rajusta sa
jupe.
Sur le corridor donnaient les portes des chambrées.
D'abord se trouvait la chambre des condamnés accom-
pagnés de leur famille ; puis c'était la chambre des céli-
bataires ; et, à l'extrémité du corridor, deux petites salles
servaient de logement aux condamnés politiques. Cette
étape, construite pour loger cent cinquante personnes,
en contenait, ce soir-là, près de quatre cents. Les prison-
niers y étaient si à l'étroit qu'ils encombraient tout le
corridor. Les uns étaient assis ou couchés par terre ;
d'autres marchaient de long en large, tenant en main
des verres de thé.
De ce nombre était Tarass, le mari de Fédosia. Il
viiit au-devant de Nekhludov et le salua affectueusement.
Son bon visage était tout couvert de taches bleues; et
un bandeau cachait l'un de ses yeux.
— Que t'est-il arrivé ? — lui demanda Nekhludov.
— Eh bien, voilà! j'ai eu une affaire! — dit Tarass
en souriant.
— Us sont tous enragés pour se battre ! — dit le gar-
dien qui accompagnait Nekhludov.
— Et tout cela pour ces rosses de femmes ! — ajouta
UQ prisonnier qui s'était arrêté au passage. — Encore
bienheureux de garder un œil, le mari de Èedka !
— Et Fédosia n'a pas eu de mal ? — demanda
Nekhludov.
— Oh ! pas du tout, elle va très bien ! C'est pour elle
que je porte ce thé ! — dit Tarass ; et il entra dans la
salle.
Nekhludov jeta un coup d'œil dans cette salle par la
porte entr'ouverte. Elle était pleine d'hommes et de
femmes, couchés sur les lits, et sur le plancher, entre les
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RÉSURRECTION 41
lits. Mais la salle suivante, celle des célibataires, était
plus remplie encore, au point que les prisonniers s'y
tenaient couchés à plusieurs sur un même lit. Au milieu
de la salle, un groupe entourait un vieux forçat, qui
paraissait distribuer quelque chose autour do lui. Le
gardien expliqua à Nekhludov que c'était l'ancien du
convoi, qui répartissait entre les prisonniers les sommes
gagnées par eux aux cartes. Et, en effet, à peine le
groupe eut-il aperçu le gardien que toutes les voix se
turent, toutes les mains se baissèrent, tous les yeux
prirent une expression mêlée de crainte et de malveil-
lance.
Nekhludov reconnut, dans ce groupe, le forçat Fédo-
rov, qui l'avait autrefois particulièrement intéressé dans
la prison ; le forçat avait passé son bras autour du cou
d'un jeune prisonnier blond, imberbe, et comme enflé,
un petit être vicieux et répugnant, en compagnie duquel
on le voyait toujours. Un autre forçat, qui se tenait là
aussi, chauve et sans nez, avait été présenté à Nekhludov
comme une des illustrations du convoi ; on racontait que,
s'étant enfui du bagne, il avait tué son compagnon pour
le manger. Ce misérable, debout à l'entrée du corridor,
regardait Nekhludov d'un air hardi et moqueur, sans le
saluer, comme faisaient la plupart des autres prison-
niers.
Si familier que lui fût devenu ce spectacle, depuis plu-
sieurs mois, Nekhludov ne pouvait jamais se trouver en
présence de cette foule des condamnés sans éprouver,
comme ce soir-là, un cruel sentiment de honte et presque
de remords, le sentiment de sa propre culpabilité à
l'égard de ces malheureux. Et cette honte et ce remords
lui étaient d'autant plus cruels qu'ils s'accompagnaient,
chez lui, d*un sentiment non moins invincible d'horreur
et de répulsion. 11 savait que, dans les conditions où ces
malheureux s'étaient trouvés placés dès l'enfance, ils
avaient dû fatalement devenir ce qu'ils étaient ; et cepen-
dant il ne pouvait s'empêcher de les mépriser et de les
haïr, et de ressentir pour eux un dégoût profond.
— En voilà un dont les poches seraient bonnes à
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42 RÉSURRECTION
fouiller ! — dit une voix éraillée derrière Nekhludov, au
moment où celui-ci s'approchait déjà de la porte de la
salle voisine.
Et la foule des condamnés éclata de rire.
y Google
CHAPITRE X
Devant la porte des chambres réservées aux condam-
nés politiques, le gardien qui avait accompagné
Nekhludov le quitta, en lui promettant de venir le cher-
cher au moment du couvre-feu. A peine s'était-il
éloigné que Nekhludov vit accourir vers lui, aussi vite
que le lui permettait la chaîne qu'il traînait au pied, un
forçat qui, se penchant à son oreille, lui dit, d'un air
mystérieux :
— Il faut que vous interveniez, barine ! Ils ont tout à
fait entortillé le petit. Ils l'ont soûlé. Aujourd'hui déjà,
à rappel, il s'est présenté sous le nom de Karmanov.
Vous seul pouvez intervenir ! Nous, si nous essayions,
ils nous tueraient!
Et, après avoir rapidement murmuré ces paroles en
lançant autour de lui des regards effrayés, le forçat s'en-
fuit, se perdit dans la foule qui remplissait le corridor.
L'affaire dont il parlait consistait en ceci : un forçat
nommé Karmanov avait décidé un jeune déporté, qui lui
ressemblait de visage, à changer de nom avec lui, de
telle sorte que c'était le forçat qui allait subir la dépor-
tation, et seulement pendant deux ans, tandis que le
jeune garçon le remplacerait au bagne, sa vie durant.
Déjà, la semaine précédente, le même prisonnier avait
prévenu Nekhludov des préparatifs de cette substitution,
en lui demandant d'intervenir, s'il le pouvait, pour
empêcher un crime aussi monstrueux. Ce prisonnier
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44 RÉSURRECTION
était d'ailleurs, pour Nekhludov, qui l'avait remarqué
depuis le départ de Tomsk, une des figures les plus
curieuses du convoi. C'était un paysan d'une trentaine
d'années, grand et robuste, avec un nez épaté et de
petits yeux ; il était condamné aux travaux forcés pour
tentative de vol et d'assassinat. 11 s'appelait Macaire
Diévkin. 11 avait raconté à Nekhludov que le crime
pour lequel il était condamné était bien réel, mais
n'avait pas été accompli par lui, Macaire : le crime
avait été accompli par quelqu'un qu'il ne désignait que
du nom de Lui, mais qui était évidemment le diable en
personne.
Un jour, certain étranger était venu chez le père de
Macaire et avait loué, moyennant deux roubles, un
traîneau pour se rendre à un village situé à quarante
verstes de là. Le père avait chargé son fils de conduire
le traîneau. Et Macaire avait attelé son cheval, il s'était
habillé et s'était mis en route. On s'était arrêté dans
une auberge, à mi-chemin, pourboire du thé. L'étranger
avait appris à Macaire qu'il allait se marier avec une
jeune lille du village où il se rendait, et qu'il portait
sur lui, dans un portefeuille, cinq cents roubles, toute
sa fortune. Dès qu'il avait appris cela, Macaire était
sorti dans la cour de l'auberge, avait pris une hache et
l'avait cachée sous la paille, au fond du traîneau.
« Aussi vrai que je crois en Dieu, barine, — racon-
tait-il, — je ne sais pas pourquoi j'ai pris cette hache.
C'est Lui qui m'a dit : prends la h^iche ! et moi je l'ai
prise. On remonte en traîneau, on repart; rien de mau-
vais ! A la hache, je n'y pensais plus. Nous approchons
du village : encore six verstes. 11 y a une côte à monter,
à travers un bois ; je descends, pour ne pas fatiguer le
cheval ; et voilà que Lui, il me murmure de nouveau à
l'oreille : « Hé bien, à quoi penses-tu? Au haut de la
« côte, une fois sorti du bois, il y aura du monde ; c'est
« le village qui commence. Et il emportera son argent !
« Allons, pas de temps à perdre, c'est le moment! » Je
me penche vers le traîneau, comme pour arranger la
paille, et la hache me saute, d'elle-même, dans la main.
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KÉSUHRECTION 45
Et voilà que Thomme se retourne : « Qu'est-ce que lu
« fais? » qu'il me dit. Alors je lève la hache; mais
l'homme, un gaillard solide, s'élance à terre et me sai-
sit la main, u Misérable, qu'il me dit, qu'est-ce que
« tu fais là? » Et il me jette dans la neige; et moi, je ne
résiste pas, je me laisse faire. Il me lie les mains avec
son mouchoir, me met dans le traîneau, me conduit tout
droit chez le staroste. On me fourre en prison. On me
juge. Tout le village me donne un certificat, comme quoi
je suis un honnête homme, et qu'on n'a jamais rien eu
à me reprocher. Le patron chez qui je servais me
donne, lui aussi, un bon témoignage. Mais je n'avais pas
les moyens de m'ofîrir un avocat ; j'en ai eu pour quatre
ans de travaux forcés. »
Et voici que ce même homme, pour sauver un de ses
compagnons, venait, à deux reprises, de révéler à
Nekhludov un secret qui lui pesait sur la conscience :
s'exposant ainsi à perdre la vie, car il savait que les
prisonniers, s'ils découvraient son indiscrétion, l'étran-
gleraient infailliblement !
y Google
CHAPITRE XI
Les condamnés politiques occupaient deux petites
salles, précédées d'une antichambre qui donnait sur le
corridor. Dans cette antichambre, Nekhludov trouva
Simonson, qui, accroupi près du poêle avec une bûche
de sapin dans la main, paraissait très préoccupé d'allu-
mer le feu.
En apercevant Nekhludov, il déposa un instant sa
bûche pour lui tendre la main, sans se relever de sa
position accroupie.
— Je suis heureux de ce que vous soyez venu, j'ai
précisément besoin de causer avec vous ! — dit-il, avec
sa mine sérieuse, regardant Nekhludov droit dans les
yeux.
— Qu'y a-t-il donc ? — demanda Nekhludov.
— Je vous le dirai plus tard. En ce moment, je suis
occupé !
Et Simonson, reprenant sa bûche, se remit à surveil-
ler le feu, qu'il s'était chargé d'allumer d'après une
méthode rationnelle de son invention.
Nekhludov allait entrer dans la première des deux
chambres, lorsqu'il vit sortir, de l'autre chambre, la
Maslova, portant dans un torchon un énorme paquet
d'ordures et de poussière, qu'elle se préparait à jeter
dans le poêle. Elle avait sa veste blanche, et des sabots
aux pieds. Sa tête était couverte d'un fichu blanc, qui
lui cachait la moitié du visage ; et, pour balayer plus à
Taise, elle s'était retroussée en relevant très haut les
y Google
RÉSURRECTION 47
bords de sa jupe. Quand elle vit Nekhludov, elle rougit;
puis aussitôt elle mit à terre son paquet, s'essuya les
mains en les frottant à sa jupe, et s'avança vers Nekhlu-
dov d'un air très animé.
— Vous faites le ménage ? — lui dit Nekhludov en lui
serrant la main.
— Oui, j'ai repris mon ancien métier, — répondit-elle
avec un sourire. — Et ce qu'il y a de saleté, ici, vous ne
pouvez pas vous en faire l'idée ! Voilà plus d'une heure
que nous balayons !
Elle se tourna vers Simonson.
— Eh bien, et le plaid, est-il sec ?
— Presque sec ! — répondit Simonson, en jetant sur
la Maslova un regard qui frappa Nekhludov.
— Je viendrai le chercher dans un instant, et je vous
apporterai encore d'autres choses à sécher, — lui dit la
Maslova. Puis, s'adressant à Nekhludov :
— Tout le monde est réuni là ! — dit-elle, en lui dési-
gnant la première chambre.
Nekhludov ouvrit la porte de cette chambre et entra.
C'était une petite pièce oblongue, éclairée par une
lampe de métal. Il y faisait plutôt froid, au contraire des
autres salles; mais on y respirait une insupportable
odeur de poussière, de tabac et d'humidité. La lampe
éclairait vivement le milieu de la piè^ie, laissant dan^
l'ombre les couchettes disposées le long des murs ; et c'est
à peine si l'on distinguait les figures des condamnés assis
sur ces couchettes.
Dans cette chambre se trouvaient réunis tous les con-
damnés politiques du convoi, à l'exception de Simonson
et de deux autres hommes, qui avaient la charge de l'ap-
provisionnement, et qui étaient allés chercher le souper.
Il y avait là Véra Efremovna Bogodouchovska, encore
plus maigre et plus jaune qu'elle n'était dans la prison,
avec ses énormes yeux effrayés et sa veine gonflée sur
le front. Vêtue d'une veste grise, elle était assise devant
un journal déplié, et s'occupait à entonner du tabac dans
des tubes de papier à cigarettes.
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4H RÉSLRRECTlOiN
H y avait là une autre condamnée politique que
Nekliludov connaissait, et qu'il aimait beaucoup, Emilie
Rantzev. Préposée aux soins domestiques de la cham-
brée, elle excellait à revêtir celle-ci d'un charme tout
particulier de douceur et d'intimité, même dans les con-
ditions les plus difficiles. Assise, sous la lampe, les
manches relevées, elle travaillait, de ses belles mains
fines et légères, à laver et à essuyer les tasses et les
soucoupes. Jeune encore, mais sans être jolie, son
visage intelligent et bon avait le privilège de se trans-
figurer complètement quand elle souriait, et de prendre
alors une expression joyeuse, vaillante, vraiment belle.
C'est avec un de ces aimables sourires qu'elle accueillit
Nekhludov.
— Nous vous croyions reparti pour la Russie ! — lui
dit-elle.
Dans un coin, Nekhludov entrevit Marie Pavlovna,
tenant sur ses genoux une fillette blonde qui ne cessait
point de marmotter quelque chose, de sa douce voix
d'enfant.
— Comme c'est bien que vous soyez venu ! Avez-vous
vu Katia? — demanda la jeune fille à Nekhludov. — Voici
que notre petite famille s'est accrue d'un membre nou-
veau 1 — ajouta-t-elle en montrant la fillette.
Anatole Kriltzov était là aussi. Maigre et pâle, il se
tenait assis sur sa couchette, les jambes repliées sous
lui, les mains enfoncées dans les manches de sa pelisse.
De ses grands yeux creusés de phtisique, il regardait
Nekhludov. Celui-ci allait s'approcher de lui, lorsque,
sur son chemin, il rencontra un jeune homme roux et
crépu, qui, tout en fouillant dans son sac, causait avec
une jolie jeune femme qui lui souriait de toutes ses dents.
Nekhludov s'empressa d'aller, d'abord, serrer la main
de ce jeune homme ; non point qu'il eût pour lui une
affection spéciale, mais au contraire parce que c'était le
seul des condamnés politiques du convoi qui lui fût pro-
fondément et invinciblement antipathique : et il considé-
rait la nécessité de le saluer comme un devoir pénible,
dont il avait toujours hâte de se délivrer. Le jeune
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RÉSURRECTION 49
homme, Novodvorov, leva sur lui ses petits yeux, qui
brillaient sous les verres de son lorgnon, et lui tendit sa
main étroite et longue.
— Ehl bien, êtes-vous toujours content de votre
voyage ? — demanda-t-il avec une nuance visible d'ironie.
— Mais oui, cela m'intéresse beaucoup ! — répondit
Nekhludov, affectant de n'avoir pas senti Tintention bles-
sante que révélait la question de Novodvorov. Et il s'em-
pressa de rejoindre Kriltzov.
11 affectait une mine indifférente ; mais la vérité est
que les paroles de Novodvorov, et son évident désir de
lui être désagréable, avaient brusquement détruit la
disposition optimiste où il s'était senti depuis plusieurs
jours. Il éprouvait maintenant une impression de gêne
mêlée de tristesse ; et peu s'en fallait qu'il ne regrettât
d'être venu.
— Et la santé ? -^ demanda-t-il à Kriltzov, en serrant
sa main glacée et tremblante de fièvre.
— Merci, je vais assez bien. Mais je suis tout mouillé,
et pas moyen de me réchauffer ! — dit Kriltzov, s'em-
pressant de cacher sa main dans la manche de sa
pelisse. — Sans compter que, dans cette chambre, il
fait un froid de chien ! Deux carreaux sont cassés ; on
aurait bien dû prendre la peine de les remplacer !
Et il désignait du doigt à Nekhludov deux vitres qui
manquaient, dans la fenêtre grillée.
— Et vous, — reprit-ii, — pourquoi n'êtes-vous pas
venu, tous ces jours passés?
— On ne m'a pas laissé entrer. C'est aujourd'hui
seulement que le nouvel officier s'est montré plus trai-
table.
— Traitable ? Ah ! bien oui, vous pouvez en parler !
Demandez donc à Mâcha ce qu'il a fait ce matin !
Marie Pavlovna, sans se lever de sa place, à l'autre
extrémité de la salle, raconta à Nekhludov la scène qui
avait eu lieu au sujet de la petite fille.
— Je suis d'avis que nous avons le devoir de signer
une protestation collective, — s'écria, de sa voix tran-
chante, Véra Efremovna, en promenant de l'un à l'autre
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tiO RÉSURRECTION
de ses compagnons son regard effrayé. — Déjà Vladi-
mir Simonson a dit son fait à cette brute, mais j'estime
que cela ne suffît pas.
— A quoi bon protester ? — dit Kriltzov, avec une gri-
mace ennuyée. On sentait que, depuis longtemps déjà, le
manqué de simplicité de Véra Bogodouchovska Fagaçait,
lui causait une véritable souffrance nerveuse.
— Vous cherchez Katia ? — poursuivit-il en se retour-
nant vers Nekhludov. — Elle est toujours à travailler !
Elle a déjà fini de nettoyer nos effets, elle brosse main-
tenant les manteaux des femmes. Il n'y a que les puces
dont elle n'arrivera jamais à nous débarrasser : les sales
bêtes nous mangent, que c'est une pitié! Et Mâcha,
que fait-elle là-bas, dans son coin? — demanda-t-il en
essayant de se redresser pour regarder du côté de Marie
Pavlovna.
— Elle est en train de peigner sa fille ! — dit Emilie
Rantzev.
— Pourvu au moins qu'elle ne répartisse pas entre
nous les poux qu'elle lui aura enlevés ! — reprit Kriltzov.
— Non, non, n'ayez pas peur, je fais les choses cons-
ciencieusement. D'ailleurs, la voici tout à fait propre ! —
dit Marie Pavlovna. — Tenez, Emilie, prenez-la près
de vous ! moi, je vais aller maintenant aider Katia.
La Rantzeva prit l'enfant, l'attira sur ses genoux avec
une sollicitude maternelle, et lui donna un morceau de
sucre.
Marie Pavlovna sortit; et, au même instant, les deux
condamnés qui étaient allés chercher le souper ren-
trèrent dans la salle.
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CHAPITRE XII
Un des deux condamnés qui venaient d'entrer était un
homme encore jeune, petit et sec, avec une pelisse courte
et de hautes bottes. Il marchait d'un pas léger et rapide,
portant à chaque main une grande théière pleine d'eau
bouillante, et tenant sous chaque bras un pain enroulé
dans une serviette.
— Ah ! et voici que notre prince lui-même a reparu ! —
dit-il en posant les théières près des tasses soigneuse-
ment préparées par la Rantzeva. — Nous avons acheté
des choses extraordinaires! — poursuivit-il, après avoir
ôté sa pelisse et l'avoir lancée, par-dessus les têtes, dans
le coin de la pièce où était son lit. — Markel vous rap-
porte du lait et des œufs. Un vrai régal, quoi ! Et Emilie
va nous servir tout cela, en l'embellissant encore de son
esthétique propreté! — ajouta-t-il avec un sourire à
l'adresse de la Rantzeva.
Toute l'apparence extérieure de cet homme, ses mou-
vements, le son de sa voix, ses regards, tout chez lui
exprimait un mélange de courage et de gaîté. Et, au con-
traire, son compagnon avait un aspect sombre et triste.
C'était, lui aussi, un homme de petite taille, mais osseux,
avec un visage gris aux mâchoires saillantes. Il était vêtu
d'un vieux manteau ouaté et portait des galoches par-
dessus ses bottes. Quand il se fut débarrassé du panier
et du pot qu'il tenait en main, il salua froidement Nekhlu-
dov d'un signe de tète, en fixant sur lui ses larges yeux
verts.
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52 RÉSURRECTION
Tous deux, ces condamnés politiques, étaient sortis du
peuple. Le premier, Nabatov, était un paysan; le second,
Markel,un ouvrier de fabrique. Mais, tandis que Markel
n'était devenu révolutionnaire qu'à trente-cinq ans,
Nabatov Tétait presque depuis son enfance. A Técole
de son village, il avait montré de telles dispositions
qu'on l'avait envoyé au collège ; et là encore il avait tou-
jours occupé les premières places. Il en était sorti avec
une médaille d'or; mais, au lieu d'entrer ensuite à l'uni-
versité, il avait résolu de revenir dans le peuple, esti-
mant que son devoir était de partager avec ses frères ce
qu'il avait appris. Il s'était fait nommer greffier dans un
grand village, avait prêté aux paysans ou leur avait lu
toute sorte de livres, avait organisé chez eux une so-
ciété de secours mutuels, et n'avait point tardé à être
arrêté. On l'avait relâché, après huit mois de prison,
mais dès lors la police avait eu l'œil sur lui. Lui, cepen-
dant, à peine remis en liberté, était allé dans un autre
gouvernement, s'était fait nommer maître d'école dans un
village, et avait recommencé son apostolat. Arrêté de
nouveau, condamné à deux ans de prison, il n'avait fait
que se fortifier dans ses convictions.
Au sortir de son second emprisonnement, il avait été
déporté dans le gouvernement de Perm. Il y était resté
sept mois, au bout desquels, pour avoir refusé de
prêter serment au nouvel empereur, il avait été mis en
prison de nouveau, et condamné à la déportation dans le
gouvernement de Iakoutsk, au fond de la Sibérie. Ainsi
il avait passé la moitié de sa vie dans les prisons ou
l'exil. Mais toutes ces épreuves, loin de l'aigrir, lui
avaient donné sans cesse plus d'entrain et plus d'énergie.
C'était un homme d'une résistance extrême, plein de
santé physique et morale. En quelque lieu qu'il se
trouvât, toujours il était également actif, vaillant, et
gai. Jamais il ne regrettait le passé, jamais il ne cher-
chait à prévoir l'avenir : toutes les forces de son intel-
ligence, de son habileté, de son sens pratique, il les
appliquait au moment présent. Quand il était en
liberté, il s'employait à poursuivre lobjet qu'il s'était
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RÉSURRECTION 53
proposé, c*est-à-dire rinstruction des paysans. Quand
sa liberté lui était enlevée, il s'employait tout entier à
améliorer, dans la mesure du possible, les conditions de
la vie, aussi bien pour lui que pour son entourage.
Vivre pour autrui était d'ailleurs, chez lui, une
nécessité naturelle. N'ayant pour son propre compte
aucun besoin, pouvant parfaitement se passer de
manger comme de dormir, c'était au profit des autres
qu'il dépensait, d'instinct, son activité de robuste
paysan. Et en toutes choses il était resté un vrai paysan :
aisé, adroit de ses mains, infatigable, honnête sans
effort, attentif aux sentiments et aux pensées de chacun.
Sa vieille mère, paysanne illettrée et superstitieuse,
vivait encore; et Nabatov, toutes les fois qu'il était
remis en liberté, allait la voir. Il l'aidait dans tous les
soins domestiques, il allait au cabaret avec ses anciens
condisciples de l'école du village, il les accompagnait
aux champs, il fumait avec eux des cigarettes, il se
battait à coups de poings avec eux, sauf à leur expliquer,
entre deux parties, comment ils étaient dupes de leur
ignorance et de leur faiblesse.
Tout en rêvant de toute son âme une révolution au
profit du peuple, il n'admettait point que cette révolu-
tion transformât le peuple en autre chose que ce qu'il
était, ni même qu'elle modifiât beaucoup les conditions
de sa vie : il espérait simplement que la révolution ren-
drait les paysans maîtres du sol, qu'elle les débarras-
serait des propriétaires et des fonctionnaires. La révolu-
lion, suivant lui, et en cela il différait absolument d'avis
avec Novodvorov, — la révolution ne devait point
rompre complètement avec le passé, renouveler de
fond en comble les mœurs et les habitudes, mais seule-
ment mieux répartir le vénérable et précieux trésor des
traditions nationales.
Paysan, il l'était jusque dans son attitude à l'égard
de la religion. Jamais il ne s'inquiétait des problèmes
métaphysiques, des principes premiers, de la vie future.
Il répétait volontiers que Dieu était pour lui, comme
pour Laplace, une hypothèse dont il ne voyait pas
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54 RÉSURRECTION
la nécessité. Peu lui importait de savoir de quelle façon
l'univers avait commencé ; et le darwinisme, que la
plupart de ses compagnons prenaient fort au sérieux,
n'était à ses yeux qu'une fantaisie aussi gratuite que la
création du monde en six jours.
Quant à la vie future, jamais non plus il n'y pensait :
mais au fond de son cœur il portait une croyance
qu'il avait héritée de ses parents, une croyance com-
mune à tous les hommes qui vivent en contact avec
la terre. Il croyait que de même que, dans le monde
animal et végétal, rien ne périt et tout se trans-
forme, de même l'homme ne périt point; il ne fait que
changer de vie. 11 croyait cela, et de là venait qu'il
regardait toujours la mort sans crainte ni colère. Mais
il n'aimait pas à réfléchir sur cette croyance, et moins
encore à en parler. Il n'aimait qu'à travailler ; et tou-
jours il s'occupait de questions pratiques, et s'efforçait
d'amener ses compagnons à faire comme lui.
D'une toute autre espèce était son compagnon, l'ouvrier
Markel. Celui-là était entré dans une usine dès Tàge de
quinze ans ; et dès l'âge de quinze ans il avait commencé
à fumer et à boire pour étouffer le sentiment d'humilia-
tion qui était en lui. Ce sentiment était né en lui certain
soir de Noël, où la femme du maître de l'usine l'avait
invité à une fête offerte aux enfants de ses ouvriers.
Markel et ses camarades avaient eu, en cadeau, qui un
sifflet, qui une pomme, qui une noix dorée, tandis qu'on
avait donné aux enfants du maître de l'usine des jouets
merveilleux, qui devaient coûter au moins cinquante
roubles chacun.
Markel avait cependant continué, pendant vingt ans,
à mener la vie ordinaire de l'ouvrier. Il avait trente-cinq
^ns lorsqu'il avait fait connaissance avec une étudiante
révolutionnaire, qui s'était engagée comme ouvrière pour
se livrer à la propagande. Cette jeune femme lui avait
prêté des brochures et des livres, s'était mise à discuter
avec lui, lui avait ouvert les yeux sur sa position, et sur les
causes de cette position, et sur les moyens de l'améliorer.
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KÉSURRECTION 55
Quand Markel avait vu la possibilité de s'affranchir
lui-même et d'affranchir les autres de la cruelle oppres-
sion dont il souffrait depuis Tenfance, l'injustice de cette
oppression lui était apparue encore plus vivement; et, à
son désir d'affranchissement s'était joint un profond
désir de vengeance contre ceux qui l'avaient injustement
opprimé.
La possibilité de l'affranchissement pour lui-même et
les autres, on lui avait assuré qu'elle viendrait de la
science. Et Markel s'était passionnément évertué à
acquérir la science. La science ne lui avait-elle pas
déjà révélé l'injustice de la position où il se trouvait?
Elle seule, évidemment, lui permettrait maintenant de
faire cesser cette injustice. Et la science, en outre, avait
à ses yeux pour avantage de l'élever au-dessus des autres
hommes, ce qui avait toujours été sa secrète ambition.
Aussi avait-il cessé de fumer et de boire, pour consacrer
à l'étude tous ses instants de loisir.
La lévolutionnaire continuait à correspondre avec
lui et admirait de plus en plus l'étonnante ardeur avec
laquelle il se repaissait des connaissances les plus
diverses. Et le fait est qu'en deux ans Markel avait
appris la géométrie, Talgèbre, l'histoire, avait lu toute
sorte d'ouvrages de critique et de philosophie, mais
surtout s'était assimilé toute la littérature socialiste
contemporaine.
Là-dessus, la révolutionnaire avait été arrêtée : on
avait troivé chez elle des lettres de Markel, et celui-ci,
à son toir, avait été arrêté. Dans le gouvernement de
Vologda, où il avait été déporté, il avait fait connais-
sance aveî Novodvorov, avait lu encore une foule de
livres, avat appris une foule de choses, qu'il avait ou-
bliées au fir et à mesure, et était devenu sans cesse plus
ardent dais son socialisme. Autorisé, après quelques
mois, à revenir dans son pays, il s'était mis à la têlc
d'une grè\e- qui avait abouti à l'incendie d'une usine
et à l'assafôinat du directeur. De nouveau il avait été
arrêté ; et i allait maintenant en Sibérie, condamné à la
déportation pour le reste de sa vie.
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56 RÉSURRECTION
En matière de religion, il se montrait aussi radical
qu'en matière d'économie politique. S'étant convaincu de
la fausseté des croyances où il avait été élevé, et étant
parvenu à s'en affranchir, d'abord avec crainte, puis
avec enthousiasme, il éprouvait comme un désir de se
venger de tous ceux qui l'avaient tenu dans Terreur. Il
ne cessait point de parler avec haine des popes, et de
railler amèrement les dogmes religieux.
Il avait des habitudes d'ascète ; et, comme tous ceax
qui ont été entraînés au travail depuis l'enfance, il éîait
adroit de ses mains et infatigable aux exercices phy-
siques ; mais, au contraire de Nabalov, il méprisait ces
exercices, et le travail manuel sous toutes ses formes.
A l'étape comme en prison, il cherchait à se créer le
plus de loisirs possible, afin de pouvoir continuer à s'ins-
truire, ce qui lui paraissait sans cesse davantage h seule
occupation honorable et utile. Il était en train d'étudier,
en ce moment, le premier tome du Capital de Marx ; il
cachait le volume, au fond de son sac, et veillait sur lui
comme sur le plus précieux des trésors.
Pour ses compagnons, il se montrait indiffèrent et
réservé, sauf pour Novodvorov, à qui il s'était Dassion-
nément attaché, et dont il tenait toutes les opinbns, sur
tous les sujets, comme l'essence même de la vérité.
La femme lui apparaissait comme le princpal obs-
tacle à l'œuvre d'émancipation sociale, et au litre déve-
loppement de l'intelligence : aussi éprouvait-il pour les
femmes un mépris absolu. Il faisait cependant axception
pour la Maslova, en qui il voyait un exemple épique de
l'exploitation des classes inférieures par les sipérieures.
Il lui témoignait, en toutes circonstances, beaucoup
d'égards; et c'est pour le même motif qu'il ne manquait
pas une occasion de faire voir à Nekhludov toute l'anti-
pathie qu'il avait pour lui.
y Google
CHAPITRE Xni
Le poêle avait fini par s'allumer tout à fait, la salle
s'était réchauffée, le thé était versé dans les verres et les
tasses, et Ton avait étalé, près du thé, toutes les frian-
dises du souper: du pain blanc et du pain de seigle, des
œufs durs, du beurre, de la tête de veau et des pieds de
veau. Tout le monde s'était rapproché de la couchette
qui servait de table, et Ton buvait et Ton mangeait, et
l'on bavardait. Assise sur un coffre, la Rantzeva remplis-
sait son emploi de dame de la maison. Seul Kriltzov ne
s'était point mêlé au groupe ; il avait ôté sa pelisse
mouillée pour s'envelopper dans un plaid qu'on venait
de lui faire sécher; et, étendu sur sa couchette, il causait
amicalement avec Nekhludov.
Après le froid et l'humidité de la route, après la saleté
et le désordre qu'on avait trouvés en arrivant à l'étape,
après la peine qu'on avait dû se donner pour tout mettre
en ordre et pour préparer le souper, ce souper, et le thé
chaud, et la bonne chaleur de la salle mettaient tous les
condamnés dans une disposition d'esprit joyeuse et
bienveillante.
Les cris, les injures, le grossier vacarme des condam-
nés de droit commun, qu'ils entendaient de l'autre côté
du mur, fortifiaient encore en eux, par contraste, cette
agréable sensation de bien-être et d'intimité. Ils avaient
l'impression d'être comme isolés sur une île, au milieu
de l'océan ; et cette impression les exaltait, leur causait
une sorte d'ivresse intellectuelle, où ils oubliaient tout à
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58 RÉSURRECTION
fait rhorreur de leur situation pour se laisser aller
librement à leurs rêves.
Et puis, ainsi que cela arrive toujours entre de jeunes
hommes et de jeunes femmes, surtout quand ils se
trouvent forcés de vivre en commun, toute sorte de
liaisons sentimentales s'étaient établies entre eux, cons-
cientes ou inconscientes, ouvertes ou cachées. Tous, ou
du moins presque tous, ils étaient amoureux. Novodvorov
était amoureux de la jolie et souriante Grabetz. C'était
une jeune étudiante, d'humeur fort peu réfléchie, et par-
faitement indifférente aux problèmes révolutionnaires.
Mais elle avait cédé à l'influence de son temps, s'était
compromise dans certain complot, et avait été condam-
née à la déportation. Et de même que, à l'université, sa
principale préoccupation avait été de se faire faire la
cour par les étudiants, de même elle ne s'était point
préoccupée d'autre chose depuis son emprisonnement.
A présent elle était toute heureuse, parce que Novodvorov
s'était épris d'elle, et qu'elle même était devenue amou-
reuse de lui.
Véra Efremovna Bogodouchovska, très sentimentale,
et qui avait passé toute sa vie à aimer sans espoir, sou-
pirait secrètement tantôt pour Nabatov, tantôt pour
Novodvorov. Et c'était aussi quelque chose comme de
l'amour qu'éprouvait Kriltzov à l'égard de Marie Pav-
lovna ; ou plutôt il l'aimait très réellement, à la façon
dont les hommes aiment les femmes; mais, connaissant
ses opinions au sujet de l'amour, il s'ingéniait à cacher
son sentiment sous des dehors d'amitié et de reconnais-
sance.
Nabatov, lui aussi, était amoureux. Une étrange
liaison s'était formée entre lui et Emilie Rantzev : une
liaison d'ailleurs tout innocente, car, de même que
Marie Pavlovna était, de toute son âme, une véritable
jeune fille, de même la Rantzeva était le type de la
femme, de l'épouse parfaite.
A seize ans, encore en pension, elle s'était éprise de
Rantzev, qui était alors étudiant à l'université de Péters-
bourg. Trois ans après, elle s'était mariée avec lui. Puis
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RÉSURRECTION 59
Rantzev, pour avoir pris part à des troubles universi-
taires, avait été déporté ; elle avait interrompu ses études
de médecine pour le suivre ; et, comme il était devenu révo-
lutionnaire, elle Tétait tout de suite devenue aussi. Si
son mari n'avait pas été à ses yeux le plus beau, le plus
intelligent et le meilleur de tous les hommes, elle ne
l'aurait pas aimé et ne se serait pas mariée avec lui.
Mais l'ayant aimé et s'étant mariée avec lui parce qu'il
était, à ses yeux, le plus beau, le plus intelligent et le
meilleur des hommes, elle eût jugd monstrueux de con-
cevoir la vie autrement que lui. Et lui, d'abord, il avait
conçu la vie comme devant être consacrée à l'étude : de
sorte que, elle aussi, elle avait considéré l'étude comme
l'occupation idéale, et s'était mise à étudier la médecine.
Puis son mari était devenu révolutionnaire : elle était
devenue révolutionnaire. Elle était aussi capable que
chacun de ses compagnons d'expliquer comment le régime
social actuel était injuste, et comment tout homme avait
le devoir de lutter contre lui, pour le remplacer par un
régime nouveau, où la personnalité humaine pourrait se
développer librement, etc. Et elle croyait de tout son cœur
que c'étaient là ses propres sentiments et pensées; mais,
en réalité, elle pensait seulement que ce que pensait
son mari était la vérité ; et son unique rêve, son unique
plaisir, était de s'unir pleinement à l'âme de son mari.
A la suite de nouveaux troubles où elle avait pris part,
on l'avait séparée de son mari et de son enfant ; et cette
séparation lui avait été très cruelle. Mais elle la suppor-
tait avec fermeté, sachant qu'elle la supportait et pour
son mari, et pour cette œuvre qui était certainement
digne de tous les sacrifices, puisque son mari se sacri-
fiait pour elle. En pensée, elle restait toujours avec son
mari ; et de même qu'elle n'avait aimé personne avant
lui, elle ne pouvait aimer désormais personne autre que
lui. Mais l'affection pure et dévouée de Nabatov la tou-
chait et lui faisait plaisir. Lui, homme essentiellement
moral, et habitué à vaincre ses désirs, il s'efforçait de
traiter Emilie comme une sœur; et cependant, dans
ses rapports avec elle, transparaissait par instants
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60 RÉSURRECTION
quelque chose de plus que raffection d'un frère pour une
sœur ; et ce quelque chose les inquiétait tous deux et
leur faisait secrètement plaisir.
Ainsi personne, dans le groupe, n'était affranchi des
préoccupations amoureuses, à Texception de Marie
Pavlovna et de Touvrier Markel.
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CHAPITRE XIV
Attendant le moment où, après le souper, il pourrait
s'entretenir en particulier avec Katucha, comme il fai-
sait toujours quand il venait passer la soirée à Fétape,
Nekhludov restait assis près de Kriltzov et causait avec
lui.
Il lui raconta, entre autre chose, la façon dont il avait
été abordé par le forçat Macaire, et tout ce qu'il savait
de rhistoire de ce malheureux. Kriltzov Fécoutait avec
attention, fixant obstinément sur lui ses grands yeux
brillants.
— Oui, c'est ainsi! — dît-il tout à coup. — Je pense
souvent à ce qu'il y a d'étrange dans notre situation.
Nous allons en Sibérie avec ces gens-là : que dis-je?
c'est pour ces gens-là que nous y allons. Et cependant
non seulement nous ne les connaissons pas, mais nous
ne cherchons même pas à les connaître. Et eux, pour
comble, ils nous détestent et nous considèrent comme
leurs ennemis. N'est-ce pas affreux?
— Il n'y a là rien d'affreux I — déclara Novodvorov,
qui s'était rapproché du lit de Kriltzov. — Les masses sont
toujours grossières et incultes, elles n'ont jamais de
respect que pour la force I — poursuivit-il de sa voix
sonore. — Aujourd'hui, c'est le gouvernement qui
détient la force : ces gens-là respectent le gouvernement
et nous détestent. Demain, si c'est nous qui prenons le
pouvoir, ce sera nous qu'ils respecteront. ..
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62 RÉSURRECTION
Au même instant on entendit, dans la salle voisine,
des coups frappés sur le mur, des bruits de chaînes, des
cris et des hurlements. On battait quelqu'un, qui appe-
lait au secours.
— Les entendez-vous, ces bêtes féroces? Quel rap-
port voudriez-vous qu'il y eût entre elles et nous ? —
dit tranquillement Novodvorov.
— Des bêtes féroces, dis-tu ? — Or, voici justement
que Nekhludov vient de me raconter ce qu'a fait un de
ces hommes !
Et Kriltzov, d'un ton irrité, répéta le récit de Nekhlu-
dov, disant comment le forçat Macaire avait risqué sa
vie pour sauver un de ses compagnons.
— Est-ce là le fait d'une bête féroce? — demanda-
t-il?
— Sentimentalité! — fît Novodvorov avec son sou-
rire ironique. — Comme si nous pouvions comprendre
les pensées de ces gens-là et les motifs de leurs actes !
Ce que tu prends pour de l'héroïsme, c'est peut-être
simplement de la haine pour un autre forçat !
— Et toi, jamais tu ne veux voir rien de bien chez
les autres ! — s'écria Marie Pavlovna, qui tutoyait tous
ses compagnons.
— Pourquoi verrais-je ce qui n'existe pas ?
— Comment ne pas admirer un homme qui s'expose
volontairement à une mort affreuse ?
— J'estime, — déclara sèchement Novodvorov, — que,
si nous voulons accomplir notre œuvre, la première con-
dition doit être de ne pas rêver et de voir toujours les
choses comme elles sont.
Markel, fermant le livre qu'il disait sous la lampe,
s'était rapproché, lui aussi, et recueillait pieusement
toutes les paroles de l'homme qu'il avait pris pour son
maître. Et Novodvorov poursuivait, d'un ton résolu et
solennel, comme s'il faisait une conférence.
— Notre devoir, — disait-il, — est de tout faire pour
le peuple, mais de ne rien attendre de lui. Le peuple
doit être l'objet de nos efforts, mais il ne saurait colla-
borer avec nous, aussi longtemps du moins qu'il restera
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RÉSURRECTION 63
dans son état présent d'inertie. Rien ne serait plus illu-
soire que d'espérer du peuple le moindre concours, jus-
qu'au jour où s'accomplira son évolution intellectuelle,
l'évolution à laquelle nous le préparons.
— Quelle évolution? — demanda Kriltzov, se rele-
vant sur sa couchette. — Nous faisons profession de lut-
ter contre le despotisme ; mais est-ce qu'une telle façoQ
d'agir n'est pas un despotisme aussi révoltant que celui
que nous prétendons détruire?
— Où vois-tu là du despotisme ? — répondit, sans
s'émouvoir, Novodvorov. — Je dis seulement que je con-
nais la voie que doit suivre le peuple pour se développer,
et que je puis lui indiquer cette voie.
— Mais qui te permet d'affirmer que cette voie que tu
lui indiques est la bonne ? — N'est-ce pas au nom des
mêmes principes qu'a été organisée l'Inquisition ? N'est-ce
pas au nom des mêmes principes que la Révolution
Française a commis ses crimes ? Elle aussi, elle croyait
avoir trouvé dans la science l'indication de la seule voie
qui fût bonne à suivre.
— Le fait que d'autres se sont trompés ne prouve pas
nécessairement que je doive me tromper aussi. Et puis
il n'y a pas d'analogie à établir entre les niaiseries des
idéologues et les données positives de la science écono-
mique...
La forte voix de Novodvorov remplissait toute la salle.
Personne n'osait l'interrompre.
— A quoi bon toujours se quereller ? — dit Marie Pav-
lovna quand il eut fini.
— Et vous» quel est votre avis là-dessus ? — demanda
Nekhludov à la jeune fijle.
— Je suis d'avis qu'Anatole a raison, et que nous
n'avons pas le droit d'imposer nos idées au peuple !
— Voilà une singulière façon de comprendre notre
rôle ! — fit Novodvorov. Et, allumant une cigarette, il
s'éloigna, d'un air fâché.
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64 RÉSURRECTION
— C'est plus fort que moi, je ne puis pas causer avec
lui sans me mettre hors de moi ! — murmura Kriltzov
à l'oreille de Nekhludov.
EtNekhludovneput se défendre dépenser qu'il éprou-
vait, lui aussi, le même sentiment.
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CHAPITRE XV
Malgré la considération qu'avaient pour Novodvorov
tous ses compagnons, malgré toute sa science et la haute
opinion qu'il avait de lui-même, Nekhludov le regardait
précisément comme le type de ces révolutionnaires qui,
étant naturellement au-dessous du niveau moyen, ne
pouvaient que perdre à se trouver dans le milieu où ils
se trouvaient. Il reconnaissait que, au point de vue intel-
lectuel, Novodvorov était bien mieux doué que la
moyenne des révolutionnaires; mais il sentait que sa
vanité et son égoïsme, devenus excessifs sous Teffet des
circonstances de sa vie, avaient depuis longtemps stéri-
lisé son intelligence.
Toute l'activité révolutionnaire de Novodvorov, — et
bien que celui-ci sût toujours la justifier éloquemment,
en lui prêtant les motifs les plus admirables, — apparais-
sait à Nekhludov comme uniquement fondée sur l'ambi-
tion, le désir de dominer et de se faire valoir. Doué d'une
aptitude extraordinaire à s'assimiler et à exprimer claire-
ment les idées d'autrui, Novodvorov, d'abord, s'était
sans peine imposé à l'admiration de tous, dans les milieux
où cette aptitude est particulièrement appréciée. Au col-
lège, puis à l'université, ses maîtres et ses condisciples
avaient rendu hommage à sa supériorité; et il s'était
senti parfaitement satisfait. Mais quand, ses études ache-
vées, cette situation avait pris fin, il n'avait pu se rési-
gner à y renoncer; et c'est pour dominer de nouveau.
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66 RÉSURRECTION
dans une autre sphère, qu'il avait brusquement changé
d'opinions : de libéral progressiste qu'il avait été jus-
que-là, il était devenu ardent révolutionnaire.
L'absence complète, en lui, des qualités morales et
esthétiques qui produisent le doute et l'hésitation lui
avait permis de prendre vite, dans le parti révolution-
naire, cette place de chef qu'il convoitait par-dessus
toute chose. Dès qu'il avait arrêté une résolution, jamais
il ne doutait, jamais il n'hésitait; et, par suite, il avait
toujours la certitude de ne pas se tromper. Tout lui
paraissait simple, clair, incontestable. Et, avec l'étroi-
tesse de ses vues, le fait est que toutes ses idées étaient
simples et claires, car, comme il aimait à le répéter, on
n'avait qu'à être logique pour discerner infailliblement
le vrai du faux.
Sa confiance en lui-même était si grande que personne
ne pouvait l'approcher sans subir sa domination ou sans
être forcé de lui résister. Et, comme il avait affaire sur-
tout à des jeunes gens, qui prenaient sa confiance en lui-
même pour de la profondeur de pensée, la plupart de
ses compagnons s'étaient soumis à sa domination, de
sorte qu'il n'avait point tardé à obtenir une énorme
popularité dans les cercles révolutionnaires.
Il prêchait la nécessité de préparer par tous les
moyens une révolution qui devait lui permettre de
s'emparer du pouvoir et de convoquer une Assemblée
Constituante. Il avait déjà rédigé le programme de
réformes qu'il dicterait à cette assemblée ; et il était plei-
nement convaincu que ce programme résoudrait défini-
tivement toutes les questions, et que rien ne pourrait
s'opposer à sa réalisation.
Ses compagnons le craignaient, ils estimaient sa har-
diesse et sa décision; mais ils ne l'aimaient pas. Et lui,
de son côté, il n'aimait personne. Tout homme qui avait
quelque qualité personnelle lui apparaissait comme un
rival; et volontiers, s'il l'avait pu, il aurait ôté aux autres
hommes toutes leurs qualités, simplement pour les empê-
cher de détourner de son propre mérite l'attention pu-
blique. Il n'avait de complaisance que pour ceux qui
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RÉSURRECTION 67
s'inclinaient devant lui. C'est ainsi que, dans le trajet du
convoi, il ne faisait bonne mine qu'à l'ouvrier Markel,
qui avait aveuglément adopté toutes ses idées, et à deux
femmes qu'il devinait éprises de lui, Véra Efremovna et
la jolie Grabetz.
En principe, Novodvorov était partisan de l'émancipa-
tion de la femme ; mais, en fait, il regardait toutes les
femmes comme des créatures stupides et ridicules, à
l'exception de celles dont il était amoureux, et qu'il tenait
alors pour des êtres extraordinaires dont lui seul avait
su juger la perfection. Il avait ainsi aimé, tour à tour,
un grand nombre de femmes; et deux fois même il
avait vécu maritalement avec des maîtresses : mais, les
deux fois, il avait quitté ses maîtresses, ayant constaté
que ce qu'il éprouvait pour elles n'était pas le véritable
amour. 11 se préparait, maintenant, à contracter une
nouvelle union avec la Grabetz.
Il méprisait Nekhludov, parce que celui-ci, suivant son
expression, « faisait des manières » avec la Maslova ;
mais, en réalité, il le méprisait et le haïssait parce que,
loin de partager ses idées sur les moyens de remédier
aux défauts de la société, Nekhludov avait sur ce point
une idée à lui, traitant les questions sociales « en
prince », c'est-à-dire en imbécile. Et Nekhludov se ren-
dait compte de ces sentiments de Novodvorov à son
égard ; et il sentait, à son grand chagrin, que, malgré
les dispositions bienveillantes où il se trouvait pour le
moment, rien au monde ne pouvait l'empêcher d'éprou-
ver, lui aussi, à l'égard de cet homme, un mélange de
mépris et de malveillance.
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CHAPITRE XVI
On avait fini de souper et de prendre le thé. Nekhludov
s'apprêtait à aborder la Maslova, lorsqu'il entendit, dans
la salle voisine, la voix du gardien-chef. Puis un grand
silence se fit, dans la salle et dans le corridor. La porte
s'ouvrit, et le gardien-chef entra avec deux gardiens
pour procéder àTappel du soir. Il compta, un à un, tous
les condamnéspolitiques, lisant leurs noms sur une liste,
tandis que l'un des gardiens les touchait du doigt.
L'appel achevé, le gardien-chef se tourna vers Nekh-
ludov et lui dit, avec un mélange de respect et de fami-
liarité :
— Maintenant, prince, vous devez vous en aller. On
n'a pas le droit de rester ici après le couvre-feu.
Mais Nekhludov, qui savait ce que ces paroles signi-
fiaient, s'approcha du vieillard et lui glissa dans la
main un billet de trois roubles, qu'il tenait tout prêt.
— Allons, je ne peux pas vous forcer ! Restez encore
un moment !
Le gardien-chef allait sortir, lorsque entra dans la
salle un autre gardien, en compagnie d'un prisonnier,
grand et maigre, avec une large tache bleue sur l'œil.
— Je viens chercher la petite ! — dit le prisonnier.
— Ah ! voilà papa ! — s'écria une légère voix d'enfant,
et une petite tête blonde apparut derrière le groupe
formé par la Rantzeva, Marie Pavlovna et Katucha, qui
toutes trois travaillaient à coudre une robe neuve pour
la fillette, avec Tétoffe d'un jupon de la Rantzeva.
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RÉSURRECTION 69
— Viens, petite, viens te coucher ! — disait douce-
ment le forçat.
— Elle se trouve bien ici ! — répondit Marie Pavlovna,
considérant avec pitié le visage meurtri du pauvre
homme. — Laissez-la-nous !
— La dame me fait une robe neuve, une belle robe
rouge, papa! — fît l'enfant, en montrant à son père
Touvrage d'Emilie Rantzev.
— Veux-tu dormir chez nous ? — lui demanda celle-ci
en la caressant.
— Je veux bien. Mais je veux que papa dorme aussi
avec moi.
La Rantzeva sourit, d'un de ces bons sourires qui la
rendaient belle.
— Ton père est forcé d'aller dormir dans Tautre
salle ! Mais il nous permettra bien de te garder près de
nous, n'est-ce pas ? — dit-elle en se tournant vers le
père.
— Arrangez-vous comme vous voudrez ! — déclara le
gardien-chef; et il sortit avec les trois gardiens.
A peine les gardiens étaient-ils sortis que Nabatov
s'approcha du père de la petite fille et lui dit, en lui
posant sa forte main sur l'épaule :
— Dis donc, frère, est-ce vrai que Karmanov veut
changer de nom avec un déporté ?
Le tranquille visage du forçat prit soudain une expres-
sion sombre, et ses yeux s'abaissèrent.
— Nous n'avons entendu parler de rien ! Dieu sait
quels mensonges on invente ! — répondit-il. Puis, sans
relever les yeux : — Eh bien, Aniutka, reste donc à
faire la princesse avec les belles dames ! — ajouta-t-il ; et
il sortit précipitamment.
— Il sait tout : ce que vous a dit ce Macaire est
certainement vrai! — dit Nabatov en s'adressant à
Nekhludov.
Et là-dessus tous se turent, craignant de voir
recommencer les querelles.
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70 RÉSURRECTION
Simonson, qui de toute la soirée n*avait rien dit et
était resté étendu sur sa couchette, se leva tout à coup,
d'un mouvement décidé. Se frayant un chemin à travers
les groupes, il s'approcha de Nekhludov.
— Pouvez-vous, maintenant, m'accorder un instant
d'entretien ?
— Mais, sans doute ! — lui répondit Nekhludov ; et
il se leva pour le suivre.
En voyant Nekhludov se lever, la Maslova rougit.
Brusquement elle détourna la tête.
— Voici de quelle affaire j'ai à vous parler ! — com-
mença Simonson, après avoir conduit Nekhludov dans
la petite antichambre. Cette antichambre était, à ce
moment, toute remplie de l'effrayant vacarme que fai-
saient les condamnés de droit commun, dans le corridor
et dans la salle voisine. Nekhludov, assourdi, fronça les
sourcils ; mais Simonson, évidemment, n'entendait rien.
— Connaissant vos rapports avec Catherine Mikaï-
lovna, — poursuivit-il, en fixant ses bons yeux ronds
droit dans les yeux de Nekhludov, — je me crois tenu...
Mais, ayant dit cela, il dut s'interrompre, parce qu'au
même moment, tout contre la porte, deux voix se
mirent à crier ensemble, se disputant :
— On te dit que ce n'est pas moi, cochon ! — criait
l'une d'elles.
— Retids-le moi, sale bête ! — criait l'autre.
Tout à coup Marie Pavlovna se montra dans l'anti-
chambre.
— Est-ce que cela a le sens commun, de venir causer
ici ? — dit-elle. — Entrez plutôt dans notre chambre,
je crois qu'elle est vide.
Elle introduisit Simonson et Nekhludov dans la
seconde des deux salles, une petite pièce carrée, où
'touchaient les femmes de la section. La pièce, cepen-
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RÉSURRECTION 71
dant, n'était pas vide : la Bogodouchovska s'y trouvait,
étendue sur son lit, la tête tournée contre le mur.
— Elle a la migraine ; elle dort, et ne vous entendra
pas ! Moi, je m'en vais, — dit Marie Pavlovna.
— Au contraire, tu me feras plaisir en restant, — fit
Simonson. — Je n'ai de secrets pour personne, mais
surtout je n'en ai pas pour toi !
— Soit, comme tu voudras, — fit Marie Pavlovna,
Et, s'asseyant sur un des lits, avec ses mouvements d'une
grâce enfantine, elle s'apprêta à écouter l'entretien des
deux hommes.
— Voici en quoi consiste l'affaire dont je veux vous
parler, — répéta Simonson. — Connaissant vos rap-
ports avec Catherine Mikaïlovna, je me crois tenu de
vous mettre au courant de mes propres rapports avec
elle.
— Qu'est-ce à dire ? — demanda Nekhludov, saisi
d'une brusque frayeur.
— Le fait est que je voudrais me marier avec Cathe-
rine Mikaïlovna...
— Vraiment? — s'écria Marie Pavlovna en levant
sur Simonson ses beaux yeux bleus.
— Et j'ai résolu de lui demander si elle consentirait
à devenir ma femme, — poursuivit Simonson.
— Que puis-je y faire? Cela ne dépend que d'elle ! —
déclara sèchement Nekhludov.
— Oui, mais je sais qu'elle ne me répondra pas sans
votre permission.
— Et pourquoi cela ?
— Parce que, aussi longtemps que ne sera pas tran-
chée la question de vos rapports avec elle, Catherine
Mikaïlovna ne voudra prendre aucun parti.
— Pour ce qui me touche, — dit Nekhludov, — la
question est toute tranchée. J'ai voulu faire ce que je
croyais mon devoir ; et puis j'ai essayé aussi d'adoucir
autant que possible la situation de la Maslova ; mais, à
aucun prix, je ne voudrais m'imposer à elle, ni la gêner
dans ses décisions.
— Sans doute, mais elle ne veut pas de votre sacrifice !
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72 RÉSURRECTION
— 11 n'y a là nul sacrifice !
— Je sais que sa résolution sur ce point est inébran-
lable !
— Mais alors, à quoi bon vouloir vous entretenir avec
moi ? — demanda Nekhludov.
— 11 faut que, vous aussi, vous reconnaissiez que
vous renoncez à vous occuper d'elle !
— Comment pourrais-je reconnaître que je ne dois pas
faire ce que j'estime être mon devoir? La seule chose
que je puisse lui dire, c'est que, bien que moi-même je
ne sois pas libre vis-à-vis d'elle, elle est tout à fait libre,
elle, vis-à-vis de moi!
Simonson resta quelques minutes sans répondre,
réfléchissant.
— Soit, — reprit-il — je lui dirai cela. Mais, au moins,
ne croyez pas que je sois amoureux d'elle ! Je l'aime
comme j*aimerais une sœur, une amie qui aurait beau-
coup souffert et que je voudrais consoler. Je ne désire
rien d'elle, rien que de pouvoir lui venir en aide, adoucir
sa posi...
Malgré l'émotion qui l'étreignait lui-même, Nekhludov
ne put s'empêcher de sentir que la voix de Simonson
était toute tremblante.
— Adoucir sa position, — reprenait Simonson. — Elle
ne veut pas accepter votre aide, mais peut-être consen-
tira-t-elle à accepter la mienne. Si elle y consent, je
demanderai à être envoyé dans la ville ou elle fera sa
peine. Quatre ans, c'est vite passé ! Je vivrai près d'elle,
et peut-être parviendrai-je à lui rendre la vie moins
dure...
De nouveau il s'arrêta, tout prêt à sangloter.
— Que puis-je vous dire ? — lit Nekhludov. — Je suis
heureux qu'elle ait trouvé un protecteur tel que vous...
— Ah ! voilà ce que je voulais savoir ! — s'écria
Simonson. — Je voulais savoir si, connaissant mes sen-
timents pour Catherine Mikaïlovna, connaissant à quel
point je souhaite son bien, vous regarderiez comme un
bien pour elle son mariage avec moi ?
— Ehbien, oui ! — répondit Nekhludov d'un ton résolu.
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RÉSURRECTION 73
— C'est à elle seule que je pense ! Je désire seulement
que cette âme souffrante trouve un peu de repos ! — dit
alors Simonson, en regardant Nekhludov d'un regard si
humble, si suppliant, si enfantin, que jamais personne
aurait pu s'attendre à trouver un tel regard chez un
homme d'ordinaire aussi sombre et aussi réservé.
Puis, soudain, il se rapprocha de Nekhludov, lui saisit
la main, lui sourit timidement, et le baisa sur les joues.
— Je vais lui dire tout cela, je vais lui dire tout cela!
— lui dit-il ; et il sortit de la chambre.
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CHAPITRE XVII
— Hé bien ! — dit Marie Pavlovna quand Simonson fut
sorti, — hé bien voilà! Il est amoureux, follement amou-
reux! Qui se serait attendu à cela, à ce que Vladimir
Simonson devînt amoureux, tout comme le plus banal
des collégiens ? C'est stupéfiant ! Et je dois même dire
que j'en suis un peu fâchée! — ajouta-t-elle à demi
sérieusement.
— Mais elle, Katia ? Que croyez-vous qu'elle pense de
tout cela ? — demanda Nekhludov.
— Elle?
Et Marie Pavlovna s'arrêta pour réfléchir un instant,
comme si elle cherchait à formuler sa réponse le plus
clairement possible.
— Elle? Voyez-vous, son passé ne l'empêche pas de
garder une des natures les plus droites que je con-
naisse... Elle a des sentiments plus délicats que nous
toutes... Elle vous aime, elle vous aime beaucoup; et
elle serait très heureuse de pouvoir vous rendre au
moins un service négatif, en vous empêchant de vous
embarrasser d'elle. A ses yeux, son mariage avec vous
serait une chute affreuse, pire que tout son passé ; et je
suis convaincue que, par suite, jamais elle n'y consen-
tira. Votre présence ici est pour elle une cause continue
d'épouvante.
— Mais alors que me conseillez-vous? De dispa-
raître ? — demanda Nekhludov.
Marie Pavlovna sourit de son doux sourire.
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RÉSURRECTION 7»
— Eh bien, oui, en partie !
— Et comment pourrais-je disparaître en partie ?
— Je m'aperçois que je n'ai pas répondu à votre pre-
mière question, — reprit-elle, cherchant évidemment à
détourner l'entretien. — Je voulais vous dire que Katia
doit certainement s'être rendu compte de cet amour
exalté que Simonson éprouve pour elle, bien que lui,
jamais, ne lui en ait parlé. Comme vous savez, je ne
m'entends pas beaucoup à ces questions-là ; mais j'ai
l'impression que ce sentiment n'est rien d'autre que
l'amour le plus ordinaire, malgré tous les beaux sem-
blants dont il est revêtu. Vladimir prétend que son
amour est tout platonique, qu'il a pour effet de relever
en lui l'énergie, au lieu de la rabaisser. Mais, moi, je
sens bien que, au fond, ce n'est rien de tout cela, que
c'est simplement un désir physique, comme celui qui
attire Novodvorov vers Lubka Grabetz...
Et Marie Pavlovna allait s'étendre sur ce thème, qui
lui était cher ; mais Nekhludov l'interrompit.
— Enfin, que me conseillez-vous de faire ? —
demanda-t-il.
— Je crois que vous devriez tout d'abord parler de
tout cela avec Katia. S'expliquer à fond, c'est toujours
la meilleure méthode. Entendez-vous avec Katia ! Vou-
lez-vous que je vous l'envoie ici ?
— Oui, je vous en prie ! — dit Nekhludov.
Et Marie Pavlovna sortit.
D'étranges sentiments agitaient l'âme de Nekhludov,
— pendant qu'il restait seul dans la petite chambre,
entendant près de lui le souffle régulier de Véra Efre-
movna, et, plus loin, le vacarme incessant des con-
damnés de droit commun. Ce que venait de lui dire
Simonson avait pour avantage de l'affranchir de l'obli-
gation qu'il avait prise sur lui, et qui, bien souvent, dans
les derniers temps encore, lui avait semblé effrayante
et lourde. Et cependant ce que venait de lui dire
y Google
76 RÉSURRECTION
Simonson non seulement lui était désagréable, mais le
faisait souffrir comme jamais peut-être il n'avait souffert.
Et sa souffrance provenait de mille causes diverses
dont lui-même n'avait que vaguement conscience. Elle
provenait, par exemple, de ce que la proposition de
Simonson avait enlevé à sa conduite envers Katucha le
caractère exceptionnel qu'elle avait eu jusqu'alors à
ses propres yeux et aux yeux du monde. Car, si un autre
homme, et un homme tel que celui-là, n'ayant aucune
obligation vis-à-vis de la jeune femme, consentait à unir
sa destinée à la sienne, c'était donc que le sacrifice accom-
pli par lui, Nekhludov, n'avait rien eu de si héroïque ! Et
la souffrance de Nekhludov avait aussi pour cause la
simple jalousie : il s'était tant accoutumé à la pensée
d'être aimé de Katucha que la possibilité qu'elle aimât
un autre homme le torturait comme une déception.
Et Nekhludov souffrait aussi de voir détruits ses
projets et ses plans : il avait longuement préparé
la façon dont il vivrait près de Katucha, dont il lui tien-
drait compagnie et veillerait sur elle jusqu'à l'expira-
tion de sa peine ; si maintenant elle se mariait avec
Simonson, sa présence auprès d'elle deviendrait inutile,
et il aurait à donner à sa vie un nouvel objet. Ainsi
toute sorte de tristes pensées se pressaient en lui,
lorsque la porte s'ouvrit, et que Katucha entra dans la
chambre. Le vacarme, dans la salle voisine, devenait
sans cesse plus assourdissant : évidemment quelque
chose d'anormal devait s'y passer.
D'un pas rapide, sans lever les yeux, Katucha s'avança
près de Nekhludov.
— Marie Pavlovna m'a dit que vous aviez à me parler !
— murmura-t-elle d'un air embarrassé.
— Oui, Katucha, j'ai à te parler ! Assieds-toi ! Vladi-
mir Ivanovitch vient d'avoir avec moi un entretien à ton
sujet.
Elle s'était assise, avait posé ses mains sur ses
genoux, et était parvenue à se donner une apparence de
calme ; mais assitôt que Nekhludov eut nommé Simon-
son, elle tressaillit, et devint toute rouge.
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RÉSURRECTION 77
— Et que vous a-t-il dit ? — demanda-t-elle.
— Il m'a dit qu'il voulait se marier avec toi.
Le visage de la jeune femme se contracta, comme sous
Teffet d'une vive souffrance. Mais elle ne dit rien, et se
contenta de baisser de nouveau les yeux.
— Il me demande mon consentement, ou tout au
moins mon avis, — reprit Nekhludov. — Et moi je lui ai
dit que tout dépendait de toi, que toi seule devais
décider.
— Eh ! pourquoi tout cela ? — s'écria-t-elle en fixant
sur Nekhludov ce pénétrant regard de ses yeux un peu
louches, qui, de tout temps, avait fait sur lui une impres-
sion profonde.
Tous deux restèrent ainsi, une courte minute, à se
regarder dans les yeux. Et ce regard leur apprit plus de
choses à Tun et à l'autre que bien des paroles.
— Cest toi seule qui dois décider! — répéta
Nekhludov.
— Qu'ai-je à décider? — s'écria-t^elle. — Tout est
décidé depuis longtemps !
— Non non, Katucha, tu dois décider si tu acceptes
la proposition de Vladimir Ivanovitch !
— Est-ce que je puis me marier, moi, un gibier de
bagne ? Pourquoi irais-je encore perdre la vie de Vladimir
Ivanovitch? — dit la jeune femme d'une voix frémissante.
— Mais, si tu l'aimes ? — fit Nekhludov.
— Eh! laissez-moi, mieux vaut ne pas parler! —
répondit-elle ; sur quoi, se levant, elle s'enfuit hors de la
chambre. ♦
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CHAPITRE XVIII
Rentrant dans la grande salle, après son entretien
avec Katucha, Nekhludov trouva tout le monde en émoi.
Nàbatov, qui allait partout, observait tout, s'informait
de tout, venait de faire une découverte extrêmement
intéressante pour ses compagnons. Il avait découvert,
sur un mur, une inscription provenant du révolutionnaire
Petline, qui avait été condamné, deux ans auparavant,
aux travaux forcés à perpétuité. On croyait que ce
Petline était déjà depuis longtemps en Sibérie ; et voici
que Tinscription laissée par lui sur le mur prouvait qu'il
avait fait partie d'un convoi tout récent.
L'inscription était rédigée ainsi :
« Je suis passé par ici le 17 août 18..., avec un convoi
de condamnés de droit commun. Nevierov devait partir
avec moi ; mais il s'est pendu à Kasan, dans un accès de
folie. Moi, je vais bien, de corps et d'esprit, et suis plein
d'espoir dans l'avenir de notre cause. — Petline. »
On échangeait des conjectures sur les motifs du retard
apporté au départ de Petline, et surtout sur les motifs
du suicide de Nevierov. Seul Kriltzov se taisait, avec
une mine recueillie, fixant dans le vide, devant lui, ses
yeux enfiévrés.
— Mon mari m'a dit que déjà, dans la forteresse,
Nevierov commençait à voir des fantômes! — dit la
llantzeva.
— Oui, un poète, un fantaisiste! Ces gens-là ne sup-
portent pas le régime de la solitude! — déclara Novodvorov
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RÉSURRECTION 79
d'un ton méprisant. — .Moi, quand on m'a mis en cellule,
je me suis sévèrement interdit de laisser travailler mon
imagination ! Je me suis fixé un emploi du temps, que
j'ai suivi avec une précision ponctuelle. Aussi ai-je très
bien supporté la cellule !
— Supporter la cellule? La chose ne vaut même pas
qu'on s'en vante ! Moi, bien souvent, je me suis senti
heureux quand on m'a fourré en cellule ! — s'écria Naba-
tov avec un bon sourire, s'efforçant évidemment de faire
diversion et de chasser le souffle de tristesse qu'il
voyait répandu autour de lui. — En liberté, on s'inquiète
de tout, on se demande si on ne va pas se faire du tort à
soi-même, et en faire aux autres, et compromettre le
succès de l'œuvre ; tandis que, une fois en cellule, on ne
se sent plus responsable de rien : on peut respirer
librement. On n'a plus qu'à rester assis et à fumer des
cigarettes.
— Tu as connu intimement Nevierov? — demanda
Marie Pavlovna à Kriltzov, dont le visage s'était de nou-
veau contracté, et dont les mains avaient recommencé
à trembler, depuis les paroles de Novodvorov.
— Nevierov, un fantaisiste? — fit Kriltzov, élevant
autant qu'il pouvait sa voix essoufflée. — Nevierov, vois-
tu, c'était un de ces hommes dont on dit que la terre en
produit peu de pareils ! C'était un homme admirable, un
homme transparent à force de franchise ! Incapable non
seulement de mentir, mais de cacher la moindre de ses
pensées. Et une peau si fine que la moindre égratignure
le blessait jusqu'à l'âme. Tous les nerfs à fleur de peau...
Oui, une nature délicate, riche, une belle nature. Ah !
celui-là n'était pas comme... Mais à quoi bon parler !
Il se tut un moment, mais on voyait que l'irritation
grandissait en lui.
— Les hommes de l'espèce de Nevierov, — reprit-il sur
un ton amer et malveillant, — se demandent avec angoisse
ce qui vaut le mieux, si mieux vaut instruire d'abord le
peuple et ne changer qu'ensuite les formes de sa vie, ou
si mieux vaut changer d'abord les formes de sa vie ; ils
se demandent par quel moyen ils doivent lutter, si c'est
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80 RÉSURRECTION
par la propagande pacifique ou par le terrorisme. Et
voilà pourquoi on les appelle des « fantaisistes » ! Tandis
que ceux qui les appellent ainsi, ceux-là ne se demandent
rien, ils ne discutent rien, ils ne s'inquiètent pas de
savoir si leur action ne va pas coûter la vie à des
dizaines, des centaines d'hommes, et de quels hommes !
Au contraire, que les meilleurs périssent, c'est ce qu'ils
désirent! Et en effet les meilleurs périssent! Herzen
disait que la proscription des Décabristes avait eu pour
effet d'abaisser le niveau social de la Russie. Et ensuite
on a proscrit Herzen, et ceux de son temps. Maintenant
ce sont les Nevierov qu'on excommunie.
— On ne parviendra pourtant pas à supprimer tout
le monde ! — dit Nabatov. — Quelques-uns se trouveront
toujours encore là, pour le règlement final !
— Non, pas un seul ne restera si nous laissons faire
ces gens-là ! — s'écria Kriltzov, de plus en plus furieux.
— Emilie, donne-moi une cigarette !
— Tu n'es pas bien, ce soir ! — lui dit Marie Pavlovna.
— Je t'en prie, retiens-toi de fumer !
— Laisse-moi I — répliqua-t-il avec colère ; et il
alluma une cigarette. Mais, dès la première bouffée, il se
remit à tousser et à étouffer. Il resta quelques instants
à reprendre haleine, puis, s'animant de nouveau :
— Ce n'est pas ainsi, non, ce n'est pas ainsi que nous
avions conçu l'œuvre. Nous raisonnions, nous cherchions
les meilleures méthodes, tandis que...
— Eux aussi sont pourtant des hommes ! — risqua
la Rantzeva.
— Non, ce ne sont pas des hommes, ceux qui peuvent
agir et penser de cette façon... On devrait les extermi-
ner comme des punaises, les faire sauter... Oui, voilà
ce qu'on devrait... parce que...
Il commençait une nouvelle phrase', lorsque soudain
son visage devint d'un rouge vif, en même temps qu'un
terrible accès de toux le renversa sur son oreiller. Et
Ton vit couler de ses lèvres un flot de sang.
Nabatov se précipita dans le corridor, pour demander
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RÉSURRECTION 81
de la neige. Marie Pavlovaa, s'approcliant de Kriltzov,
lui présenta un flacon de gouttes de valériane ; mais lui,
les yeux fermés, il repoussa le flacon de sa main déchar-
née ; et, longtemps il se tint immobile, sans parvenir à
rattrapper son souffle.
Quand enfin la neige et des compresses 'd'eau froide
l'eurent suffisamment remis pour permettre à ses com-
pagnons de le dévêtir et de le coucher, Nekhludov prit
congé et sortit dans le corridor, où le gardien-chef
l'attendait depuis longtemps.
Les condamnés de droit commun avaient à présent
fini leur vacarme, et la plupart dormaient. Non seule-
ment ils dormaient sur les couchettes et sous les cou-
chettes, et sur le plancher, et devant les portes ; mais
beaucoup d'entre eux, n'ayant point trouvé de place à
l'intérieur des salles, s'étaient couchés dans le corridor,
nus, avec leurs sacs sous leurs têtes, et couverts de leurs
vêtements en guise de couvertures.
Les salles et le corridor résonnaient de ronflements.
Et partout, sur le sol, s'étalaient d'étranges figures
humaines, à demi cachées sous les grands manteaux.
Seuls ne dormaient pas quelques forçats, qui, dans un
recoin du corridor, jouaient aux cartes, à la lueur d'une
chandelle. Et Nekhludov vit encore un autre homme qui
ne dormait pas, un vieux forçat, qui, assis tout nu sous
la lampe, cherchait des poux dans ses vêtements. En
comparaison de la puanteur fétide de ce corridor,
Nekhludov eut l'impression d'avoir respiré l'air le plus
pur dans la salle réservée aux condamnés politiques.
11 finit cependant par se frayer un chemin jusqu'à
l'extrémité du corridor, s'avançant avec précaution,
pour né pas écraser les dormeurs qui barraient le pas-
sage. Trois prisonniers, qui sans doute n'avaient pu
trouver de place môme dans le corridor, s'étaient cou-
" DigitizedbyGoègle
88 RÉSURRECTION
chés devant rentrée, sous le cuveau à ordures. L'un
d'eux était un idiot, que Nekhludov avait déjà souvent
rencontré ; un autre était un petit garçon de dix ans ; il
dormait comme dorment les enfants, les deux mains à
plat sous la joue, et, du cuveau plein d'excréments, le
liquide empesté suintait sur lui.
Dans la cour de l'étape, Nekhludov s'arrêta, et,
déployant sa poitrine, longtemps il aspira avec délice
l'air glacé de la nuit.
y Google
CHAPITRE XIX
Le ciel, si noir deux heures auparavant, s'était main-
tenant parsemé d'étoiles; les flaques de boue avaient
gelé en beaucoup d'endroits : et ainsi Nekhludov n'eut
pas trop de peine à regagner son auberge. Il frappa
à la fenêtre : le garçon aux larges épaules vint lui
ouvrir et le fît entrer.
A droite, dans le corridor, Nekhludov entendit le
ronflement des cochers, dans une pièce sans lumière ;
devant lui, dans la cour, il entendit le bruit continu,
régulier, d'une troupe de chevaux mangeant de l'avoine.
A gauche, il vit ouverte la porte de la grande salle, où
une lampe brûlait devant l'image sainte ; et une étrange
odeur s'exhalait de cette salle, une odeur d'eau-de-vie et
de sueur mélangées.
Nekhludov monta dans sa chambre, ôta son manteau,
et s'étendit sur un divan, avec son oreiller de peau
sous la tête. Et là, tout enveloppé dans son plaid de
voyage, il revit en imagination les spectacles divers où
il venait d'assister. Mais surtout il revit, avec une
intensité extraordinaire, le spectacle du petit garçon
dormant la tête posée sur les mains, près du cuveau à
ordures qui suintait sur lui.
L'entretien qu'il venait d'avoir avec Simonson et Ka-
tucha l'avait bouleversé : il sentait qu'un événement s'était
produit dans sa vie, un événement imprévu et d'une
extrême gravité. Mais il sentait aussi que cet événement
nouveau était trop grave et trop imprévu pour qu'il pût
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84 RÉSURRECTION
encore y penser de sang- froid; et, par tous les moyens,
il s'efforçait de n'y point penser, chassant aussitôt tous
les souvenirs qui pouvaient se rapporter à sa propre
situation et à celle de la jeune femme. Et avec d'autant
plus d'intensité il se représentait le sommeil des pri-
sonniers dans le puant corridor, mais surtout l'innocent
sommeil du petit garçon, étendu entre les deux forçats.
Autre chose est de savoir que quelque part, très
loin, certains hommes s'occupent à en torturer d'autres,
à leur infliger toutes les variétés de la souffrance et de
l'humiliation, et autre chose est d'assister, durant trois
mois, au spectacle de cette torture, de voir journelle-
ment infliger ces souffrances et ces humiliations. C'est
ce dont se rendait compte à présent Nekhludov. Vingt
fois, au cours de ces trois mois, il s'était demandé :
« Est-ce moi qui suis fou, et qui vois des choses que les
autres ne voient pas ; ou bien est-ce les autres qui sont
fous, ceux qui font ou tolèrent les choses que je vois ? »
Or les autres hommes étaient si absolument unanimes
non seulement à tolérer ces choses qui étonnaient
Nekhludov, mais à les considérer comme importantes
et nécessaires, qu'il ne pouvait admettre que tous ils
fussent fous ; et, d'autre part, il ne pouvait admettre
qu'il fût fou lui-même, car ses idées lui semblaient
tout à fait claires et suivies. De sorte qu'il ne savait
toujours pas à quelle solution il devait s'arrêter.
Du moins se représentait-il sans cesse plus nettement
la signification générale de ce qu'il avait vu, durant ces
trois mois. Et voici sous quelle forme il se la représen-
tait :
Il avait l'impression, d'abord, que, entre tous les
hommes qui vivaient en liberté, la magistrature et
l'administration choisissaient les plus ardents, les plus
éveillés, en un mot les plus vivants, mais aussi les
moins prudents et les moins rusés ; et que ces hommes,
sans être plus coupables ni plus dangereux que ceux
qui restaient en liberté, se voyaient enfermés dans des
prisons, des étapes, des bagnes, où on les maintenait
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RÉSURRECTION 85
durant des années dans l'oisiveté, loin de la nature, de
la famille, du travail, c'est-à-dire en dehors de toutes
les conditions normales de la vie humaine.
En second lieu, Nekhludov avait l'impression que ces
hommes, dans les prisons, étapes, etc.^ se voyaient sou-
mis à toute une série d'humiliations, — chaînes, aux
pieds, menottes, tête rasée, costume de prison, — qui
n'avaient d'autre objet que de détruire en eux ce
qui constitue les principaux mobiles de la vie morale
pour la grande moyenne des hommes, c'est-à-dire le
souci du respect d'autrui, la honte, le sentiment de la
dignité humaine.
En troisième lieu, Nekhludov avait l'inipression qu'en
exposant ces hommes à un danger constant de maladie
ou de mort on les plaçait dans cette disposition d'esprit
où l'homme le meilleur et le plus moral se trouve porté,
par l'instinct de conservation, à commettre et à justifier
les actes les plus cruels et les plus immoraux.
En quatrième lieu, Nekhludov avait l'impression
qu'en obligeant ces hommes à ne subir jour et nuit
d'autre compagnie que celle d'êtres foncièrement dé-
pravés, — assassins, voleurs, incendiaires, — on les obli-
geait à subir eux-mêmes l'épidémie de cette dépravation.
Et Nekhludov se disait encore que, en traitant ces
hommes comme on le faisait, en se livrant à leur égard
à toutes sortes de mesures monstrueuses, en séparant les
parents des enfants et les maris des femmes, en offrant
une prime à la dénonciation, etc., c'était comme si l'on
eût cherché à prouver à ces hommes que toutes les
formes de la violence, de la cruauté, de la bestialité,
non seulement n'étaient pas défendues, mais étaient
même recommandées par la loi, quand elles rappor-
taient un profit : d'où ressortait la conclusion que toutes
ces choses étaient tout particulièrement permises à des
hommes privés de leur liberté, et se trouvant dans le
pire dénûment.
« On dirait, en vérité, songeait Nekhludov, que cet
ensemble de mesures a été inventé à dessein pour pro-
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8ft RÉSURRECTION
pager de la façon la plus sûre, chez les hommes les plus
vivants de la nation, la dépravation et le vice; et cela de
manière à ce que la dépravation et le vice se répandissent
ensuite dans la nation tout entière. Tous les ans, des
milliers d'êtres humains se trouvent ainsi pervertis,
dépouillés de leurs sentiments naturels, contraints à la
pratique des actions les plus monstrueuses; et quand
on a achevé de les pervertir, on les relâche, pour qu ils
puissent propager dans la nation entière les germes
malfaisants dont on les a imprégnés. »
Déjà dans la prison où il avait retrouvé Katucha, et
plus tard sur tout le trajet du convoi, à Perm, à Eka-
terinenbourg, à Tomsk, à toutes les étapes, Nekhludov
avait vu se produire les effets de ce qu'il ne pouvait con-
sidérer autrement que comme un vaste plan de démo-
ralisation nationale. Il avait vu des natures simples,
moyennes, pénétrées des traditionnelles notions morales
du paysan et du chrétien, il les avaient vues se dépouil-
ler par degré de ces notions, pour acquérir en échange
d'autres notions qui consistaient surtout à admettre la
légitimité de toute violence et de tout déshonneur. Devant
le spectacle des traitements infligés aux prisonniers, ces
natures en étaient venues à tenir pour des mensonges
tous les principes de justice et de charité que leur reli-
gion leur avait enseignés ; et elles en avaient conclu
qu'elles-mêmes pouvaient se dispenser de suivre ces
principes.
Chez un grand nombre des prisonniers du convoi,
Nekhludov avait observé des exemples de cette dépra-
vation : chez Fédorov, chez Macaire, et même chez
Tarass, qui, après deux mois de cohabitation avec les
forçats, avait fini par prendre beaucoup de leurs habi-
tudes de sentir et de s'exprimer. Nekhludov l'avait
entendu, notamment, parler avec admiration du vieux
forçat qui se vantait d'avoir tué et mangé son compagnon
de fuite. Et il songeait que, sous l'effet de ces traite-
ments infligés aux prisonniers, le paysan russe arri-
vait, en quelques mois, au même état de perversion
où se trouvaient amenés, après des siècles de pourri-
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RÉSURRECTION 8*7
ture morale, les intellectuels qui glorifiaient et prê-
chaient les doctrines de Nietzsche.
Et Nekhludov lisait bien, dans les livres, que cet
ensemble de mesures dont il voyait la conséquence
trouvait sa justification dans la nécessité où Ton était
d'écarter de la société certains membres dangereux, ou
encore de les effrayer, ou encore de les corriger. Mais
rien de tout cela n'avait aucun rapport avec la réalité.
Au lieu d'écarter de la société les membres dangereux,
on ne faisait qu'y propager la dépravation. Au lieu
d'effrayer ces membres, on ne faisait que les encourager,
en leur donnant l'exemple de la cruauté et de l'immora-
lité, et d'ailleurs en leur assurant une vie de paresse et
de débauche qui leur plaisait assez pour qu'une foule de
vagabonds sollicitassent comme une faveur d'être mis en
prison. Au lieu de corriger ces membres dangereux,
on ne faisait que les contaminer, systématiquement, de
tous les vices.
« Mais alors, pourquoi fait-on tout cela ? » se deman-
dait Nekhludov, et il ne trouvait toujours pas de réponse.
Et ce qui l'étonnait le plus, c'est que tout cela ne se
faisait point d'une manière provisoire, par suite d'un
malentendu, mais se faisait d'une manière continue et
réfléchie, et depuis de longs siècles, avec cette seule
différence que, jadis, on arrachait les narines aux pri-
sonniers et qu'on les conduisait sur des radeaux, tandis
qu'à présent on leur mettait des menottes, on leur crevait
les yeux à coups de poings, et on les faisait voyager en
bateau à vapeur.
Nekhludov trouvait aussi des auteurs pour lui dire
que les mesures qui l'indignaient résultaient simple-
ment de l'insuffisance des lieux de détention, et d'une
mauvaise organisation qui n'allait point tarder à être
améliorée. Mais cette réponse-là non plus ne le satis-
faisait point : car il sentait trop que le mal qui le
révoltait ne dépendait pas seulement de l'insuffisance du
nombre des prisons, ni de tel ou tel défaut d'organisation.
L'expérience lui prouvait que ce mal grandissait d'année
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88 RÉSURRECTION
en année, malgré les soi-disant progrès de [la civilisa-
tion. Il savait que, cinquante ans auparavant, les convois
de prisonniers n'offraient pas au même degré le spectacle
de l'abrutissement et de la dépravation, bien qu'on n'eût
pas alors de chemins de fer ni de bateaux à vapeur pour
les conduire à travers la Russie. Et il ne pouvait lire sans
un mélange de dégoût et d'inquiétude ces descripeions
de prisons modèles, rêvées par les sociologues, où les
condamnés seraient éclairés, chauffés, nourris, foiettés
et exécutés à l'électricité.
Et Nekhludov s'indignait de penser que des juges et
des fonctionnaires touchaient tous les ans de grosses
sommes, extorquées au peuple, simplement pour lire,
dans des livres écrits par d'autres juges et fonctionnaires
comme eux, les moyens d'expédier certains hommes
dans des endroits lointains, de façon à en être débarras-
sés pendant quelque temps, mais de façon aussi à ce
que ces hommes périssent à coup sûr, moralement, sinon
physiquement. Et, à mesure qu'il étudiait de plus près
les prisons et les étapes, Nekhludov comprenait que
tous les vices répandus parmi les prisonniers, l'ivrogne-
rie, le jeu, la violence, l'impudicité, que tous ces vices
n'étaient nullement la manifestation d'un prétendu « type
criminel», inventé par des savants au service de l'auto-
rité, mais qu'ils étaient la conséquence directe de
l'aberration monstrueuse en vertu de laquelle certains
hommes s'étaient arrogé le droit de juger et de punir
d'autres hommes. Nekhludov comprenait que le canni-
balisme du vieux forçat n'avait pas eu son origine au
bagne, ni dans le désert, mais bien dans les minis-
tères, les commissions, et les chancelleries. Il compre-
nait que ce qui se passait au bagne n'était que l'aboutis^
sèment de ce qui se passait dans ces sphères supérieures,
et que des hommes comme son beau-frère, par exemple,
n'avaient rien à faire avec la justice ni avec le bien de
la nation, qu'ils se vantaient de servir, mais que leur
unique préoccupation était d'acquérir les roubles qu'on
leur payait pour accomplir ces basses besognes, d'où
résultait tant de souffrance et de dépravation.
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RÉSURRECTION 89
« Au fait, est-ce que tout cela ne serait pas vraiment
la conséquence d'un malentendu ? Est-ce qu'on ne pour-
rait pas s'arranger pour garantir à tous ces fonction-
naires leurs traitements et même pour leur offrir une
prime, à la condition qu'ils s'abstinssent désormais de
ces néfastes besognes que les malheureux se croient
tenus d'accomplir pour gagner leur argent? » Ainsi son-
geait Nekhludov; et c'est au milieu de ces songeries que
le sommeil vint enfin le prendre, au petit jour, en dépit
des punaises qui, depuis qu'il s'était couché, couraient
autour de lui comme des fourmis dans une four-
milière.
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CEIAPITRE XX
Le lendemain matin, vers neuf heures, quand Nekhlu-
dov se réveilla, la corpulente hôtesse lui remit une
enveloppe qu'avait apportée pour lui, depuis deux heures
déjà, un des soldats attachés à Fétape. C'était un billet
écrit par Marie Pavlovna.
La jeune fille annonçait à Nekhludov que Taccident
arrivé la veille à Kriltzov était beaucoup plus sérieux
qu'on ne l'avait cru. « Nous avons eu Tidée de le faire
rester ici un jour ou deux et d'y rester avec lui ; mais on
ne nous Fa point permis ; de telle sorte que nous l'em-
menons avec nous ; mais nous avons bien peur. Ne pour-
riez-vous pas obtenir que, si son état le force à rester
à S... (c'était l'étape suivante du convoi), un de nous
soit autorisé à rester près de lui ? Si, par hasard, cette
autorisation était de nouveau refusée, et si vous jugiez
que, en devenant la femme de Kriltzov, je pourrais
avoir la permission de rester près de lui, je n'ai pas
besoin de vous dire que je consentirais fort bien à cette
formalité. »
Nekhludov fit atteler sa voiture et se hâta de préparer
sa valise. Il n'avait pas encore fini de boire son second
verre de thé quand il entendit, sur le sol gelé de la
route, sonore comme le pavé, retentir le bruit des roues
de la troïka qui venait le chercher. Il paya sa note,
monta dans la voiture, et dit au cocher d'aller aussi vite
que possible, afin de rejoindre au plus tôt le convoi.
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RÉSURRECTION 91
Et le fait est qu'après une heure de bon trot il vit
devant lui, sur la route, la file noire des voitures qui
emmenaient, avec les bagages de tout le convoi, les pri-
sonniers malades et les condamnés politiques. L'officier,
comme la veille, était parti en avant pour diriger et
surveiller la marche des piétons. Derrière les voitures,
et tout autour d'elles, sur les deux côtés de la route, des
soldats marchaient d'un pas vif et gai, en hommes qui
avaient bu un bon coup avant de partir.
Les voitures étaient en grand nombre, au moins une
vingtaine. Dans les dernières, celles que Nekhludov
rencontra d'abord, se trouvaient entassés, six par six,
les condamnés de droit commun ; dans les premières se
tenaient, trois par trois, les condamnés politiques.
Novodvorov voyageait en compagnie de Markel et de la
Grabetz ; Emilie Rantzev et Nabatoy avaient près d'eux
la femme enceinte à qui Marie Pavlovna avait cédé sa
place. Enfin, dans une troisième voiture, Nekhludov vit
Kriltzov étendu sur une couche de paille, avec des cous-
sins sous la tête ; près de lui était assise, sur le rebord
de la voiture, Marie Pavlovna.
Nekhludov ordonna à son cocher de s'arrêter, descen-
dit de sa voiture, et s'approcha de celle où était Kriltzov.
Les soldats qui entouraient la voiture lui firent signe
d'avoir à s'écarter ; mais il était accoutumé déjà à ne
tenir aucun compte de ce genre d'avertissements ; et en
effet les soldats, après leur première protestation, le
laissèrent marcher près de la voiture aussi longtemps
qu'il voulut.
Enveloppé dans sa pelisse et coiffé de sa casquette
de peau d'agneau, avec un mouchoir noué autour de
la bouche, Kriltzov semblait avoir encore maigri et pâli.
Ses yeux, seuls vivants dans tout son visage, brillaient
d'un éclat qui les faisait paraître agrandis démesuré-
ment. Sans cesse secoué par les cahots de la voiture, il
regardait devant lui avec une expression de vive souf-
france; et quand Nekhludov lui demanda comment il se
sentait, il se borna à fermer un instant les yeux, puis
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92 RÉSURRECTION
tourna la tête d'un air irrité. Toutes les énergies de
son être, évidemment, il les concentrait à supporter les
chocs de la voiture.
Marie Pavlovna, dès qu'elle avait aperçu Nekhludov,
lui avait adressé un regard où il avait lu clairement
toute son inquiétude ; mais, aussitôt après, elle s'était
mise à lui parler du ton le plus calme et le plus enjoué
qu'elle pouvait.
— Une bonne nouvelle! — s'était-elle écriée, assez
haut pour dominer le bruit des roues. — Figurez-vous
que l'officier aura eu honte ! Il a fait enlever les menottes
au père de la petite fille, ce matin, et l'a autorisé à por-
ter son enfant. Moi, c'est Véra qui a consenti à me céder
sa place ! Et voilà comment je roule en voiture, tandis
qu'elle marche à pied, devant nous, avec Simonson
et Katia.
Puis il y eut plusieurs minutes de silence ; et tout à
coup Kriltzov, repoussant le mouchoir qui lui couvrait
la bouche, prononça quelques mots que ni Marie Pav-
lovna, ni Nekhludov ne parvinrent à entendre. Le
malade les regarda alors d'un regard impatienté, et de
nouveau ferma les yeux, faisant effort sur lui-même pour
ne point tousser. Marie Pavlovna se pencha sur lui, ten-
dit son oreille ; et Kriltzov, se redressant, murmura :
— Maintenant je me sens beaucoup mieux! Si je ne
prends pas froid, je suis tiré d'affaire !
Puis, se tournant vers Nekhludov avec un pénible
sourire :
— Eh ! bien, et où en est le problème des trois corps?
Avez-vous trouvé une solution ?
Nekhludov le regardait avec anxiété, ne comprenant
pas ce qu'il voulait dire; mais Marie Pavlovna lui
expliqua que les savants appelaient ainsi un problème
concernant les relations astronomiques du soleil, de
la terre, et de la lune, et que Kriltzov, la veille déjà,
avait imaginé par plaisanterie de comparer à ce pro-
blème celui des relations sentimentales de Nekhludov, de
Simonson et de la Maslova. Kriltzov fit un signe de
tète pour confirmer l'explication de la jeune fille.
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RÉSURRECTION 93
— La solution ne dépend pas de moi ! — dit Nekh-
ludov.
— Vous avez reçu mon billet ? Vous ferez ce que je
vous ai demandé? — demanda Marie Pavlovna.
— Comptez sur moi I — répondit Nekhludov.
Puis, croyant voir que le visage de Kriltzov se con-
tractait de nouveau, comme si cet entretien où il ne pou-
vait prendre part Teût importuné, Nekhludov s'écarta et
regagna sa voiture. L'allusion de Kriltzov lui avait
remis en mémoire sa propre situation, qu'il s'était,
depuis la veille, efforcé d'oublier; et un désir lui était
venu de rejoindre au plus vite Katucha, pour avoir avec
elle un entretien décisif. De nouveau il ordonna au
cocher de faire trotter ses chevaux, et c'est avec un
serrement de cœur qu'il aperçut devant lui, après deux ou
trois verstes de course, le fichu bleu qui couvrait la tête
de la Maslova. La jeune femme marchait à l'arrière du
convoi, en compagnie de Véra Efremovna et de Simon-
son, qui paraissait en train d'expliquer quelque chose à
ses deux compagnes, avec force gestes de ses longs bras
maigres.
Quand Nekhludov les eut rejoints, les deux femmes le
saluèrent en souriant, et Simonson ôta sa casquette avec
un empressement tout particulier. Mais Nekhludov, en
les voyant ainsi réunis, ne se sentit pas le courage de
leur parler. Au moment de faire arrêter sa voiture, il se
ravisa : et il ne tarda pas à dépasser le convoi, qui
se traînait le long de la route avec son accompagne-
ment ordinaire de cris, de rires, et de bruits de chaînes.
La route que suivait sa voiture le conduisit dans une
sombre forêt, où des bouleaux et des mélèzes offrirent à
ses yeux les mille nuances diverses du jaune de leurs
feuilles. Puis la forêt disparut; des deux côtés de la
route s'étendirent d'immenses champs ; et, dans le loin-
tain, Nekhludov aperçut les coupoles et les croix dorées
d'un monastère.
Cependant le jour s'était brusquement égayé, les
nuages s'étaient dispersés, le soleil avait surgi au-des-
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94 RÉSURRECTION
SUS des champs ; et le givre, et la boue gelée de la route,
et les coupoles et les croix brillaient doucement ; et cette
lumière faisait paraître plus immense encore Fétendue
des plaines, jusqu'à la ligne bleue des montagnes bar-
raient r horizon.
Enfin la troïka entra dans un grand village, faubourg
de la ville où se rendait Nekhludov. La rue de ce vil-
lage était pleine de passants, russes et étrangers, mon-
trant une variété extraordinaire de costumes et de
coiffures. Des groupes bavardaient, se querellaient,
riaient, devant la porte des boutiques, des hôtelleries
et des cabarets. Des chariots se traînaient lourdement,
ou se tenaient arrêtés au milieu du chemin. Tout faisait
sentir le voisinage de la ville.
Après s'être redressé sur son siège, de façon à se
montrer sous Taspect le plus avantageux, le cocher
fouetta ses chevaux, et réussit à leur faire traverser en
courant la longue rue du village, malgré cette foule qui
la remplissait. La troïka ne s'arrêta que sur la rive d'un
fleuve, qui séparait le village de la ville, et que Ton
traversait sur un large bac.
Le bac se trouvait alors au milieu du fleuve, s'avançant
vers la rive où était Nekhludov. Une vingtaine de cha-
riots étaient là qui Tattendaient ; mais les deux hommes
qui conduisaient le bac firent signe au cocher de Nekhlu-
dov qu'il pourrait faire entrer sa voiture avant toutes
les autres. Et quand le bac fut rempli, ils fermèrent la
barrière qui y donnait accès, sans s'inquiéter des pro-
testations des nombreux charretiers dont les voitures
n'avaient put trouver place.
Et, lentement, le bac se mit à glisser à la surface de
l'eau, sans autre bruit que celui des vagues se brisant
sur ses bords, et, par moments, celui des sabots de
chevaux frappant le plancher.
y Google
CHAPITRE XXI
Nekhludov se tenait debout au bord du bac, les yeux
fixés sur Feau rapide du fleuve. Son imagination lui
représentait, tour à tour, deux images : l'image de
Kriltzov, agonisant sur la paille de la voiture avec son
regard irrité, et l'image de Katucha, marchant d'un pas
alerte le long de la route, en compagnie de Wladimir
Simonson.
Et Tune de ces deux images, celle de Kriltzov ne se
résignant pas à la mort, était effrayante et lamentable ;
l'autre image, celle de Katucha ayant trouvé pour
l'aimer un homme tel que Simonson, et marchant dans
la voie du bien du même pas alerte dont elle marchait
le long de la route, cette image-là n'avait en soi rien
que de gai et de réconfortant. Et cependant les deux
images étaient pour Nekhludov également cruelles, et il
ne parvenait pas à les chasser de son esprit, et elles s'y
mêlaient, pour produire une impression totale de lourde
tristesse.
De la ville, le vent apporta le son argentin d'une
cloche, annonçant quelque office. Le cocher de Nekhlu-
dov et tous les autres passagers se découvrirent et
firent le signe de la croix. Seul un petit vieillard en
haillons resta couvert et se tint immobile, les mains
derrière le dos.
— Eh bien, et toi, le vieux, tu ne pries pas? —
demanda le cocher de Nekhludov après avoir remis sa
casquette. — Tu n'es donc pas baptisé ?
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96 RÉSURKECTION
— Prier ? Et qui prierais-je ? — fît le vieillard loque-
teux, en s*avançant vers le cocher et en le fixant dans
les yeux.
— Voilà une question! Et Dieu, tu n'y crois donc
pas?
* — Et toi, tu le connais? Tu sais où il est?
Il y avait quelque chose de si sérieux et de si dur
dans l'expression du vieillard, que le cocher, évidem-
ment, se sentit quelque peu intimidé. Mais un cercle
s'était formé autour de lui, de sorte qu'il poursuivit
l'entretien, afin de paraître avoir le dernier mot.
— Où est Dieu ? Imbécile, tout le monde sait qu'il est
au ciel !
— Tu l'y as vu, peut-être? Tu as été au ciel ?
— Pour y avoir été, je n'y ai pas été ! Mais tout le
monde sait qu'on doit prier Dieu.
— Personne n'a jamais vu Dieu ! C'est son Fils
Unique, siégeant au sein du Père, qui l'a dit ! — reprit
le vieillard, de sa voix sévère, en fronçant les sourcils.
— Alors, comme ça, tu n'es pas chrétien ? Tu es un
idolâtre ? — demanda Iç cocher. Il se détourna et cracha,
en signe de mépris.
— De quelle religion es-tu, petit père ? — demanda
au vieillard un charretier qui se tenait là, à côté de ses
chevaux.
— De religion, je n'en ai aucune. Je ne crois en per-
sonne qu'en moi, — répondit le vieillard, avec son
regard courroucé.
— Et comment peut-on croire en soi-même? —
demanda Nekhludov, de plus en plus intrigué par
l'étrange personnage.
— C'est la seule manière de ne pas se tromper 1
— Mais alors d'où vient qu'il y ait tant de religions'
diverses.
— Cela vient de ce que l'on croit dans les autres ! Et
moi aussi, j'ai cru dans les autres, et j'ai erré comme
dans une forêt; je me suis tellement embrouillé que j'ai
cru que jamais je ne retrouverais mon chemin. Des
vieux-croyants et des nouveaux-croyants, et des sabba-
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RÉSURRECTION 97
listes, et des chlistes, et des popovistes, et des non-
popovistes, et des skoptzy ! j'en ai vu, et de toutes les
sortes. Et pas une religion qui ne prétende être la seule
bonne ! Des religions, il y en a beaucoup, mais TEsprit
est un. Il est le même en moi, et en toi, et en eux ! Et
cela veut dire que chacun doit croire dans TEsprit qui
est en lui, et qu'ainsi tout le monde pourra se trouver
réuni !
Le vieillard parlait d'une voix sans cesse plus haute,
en promenant son regard autour de lui, comme s'il vou-
lait se faire entendre du plus grand nombre possible
de personnes.
— Y a-t-il longtemps que vous prêchez ainsi ? — lui
demanda Nekhludov.
— Moi ? Oh ! très longtemps ! Voilà vingt-trois ans
qu'on me persécute !
— Et comment cela?
— Oui, comme on a persécuté le Christ, on me per-
sécute! On m'arrête, on me traîne devant les juges, les
prêtres, les scribes et les pharisiens ; on me met dans
des maisons de fous. Mais on ne peut rien me faire,
parce que je suis libre. — Comment t'appelles-tu ? —
qu'on me demande. On se figure que je porte un nom ;
mais je n'en porte aucun, j'ai renoncé à tout ; je n'ai ni
nom, ni pays, ni patrie, je n'ai rien, je n'ai que moi !
— Comment on m'appelle ? Un Homme ! — Et quel âge
as-t;i? — Moi, que je réponds, je ne compte pas mon
âge, et d'ailleurs je n'ai pas d'âge, parce que l'Esprit qui
est en moi a toujours existé et existera toujours. — Et
ton père ? qu'on me dit, et ta mère? — Non, non, je leur
dis : chez moi, il n'y a ni père ni mère, excepté Dieu et
la terre. Dieu, c'est mon père; la terre, c'est ma mère.
~ Et le tsar, qu'on me dit, tu ne le reconnais pas ? —
Pourquoi ne le reconnaîtrais-je pas? Il règne de son
côté et moi du mien ! — Tiens, qu'on me dit, impossible
de parler avec toi ! — Mais, que je leur réponds, je ne
te demande pas de parler avec moi. Et alors ils se
mettent à me martyriser.
— Mais maintenant, où vas-tu? — demanda Nekhludov*
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98 RÉSURRECTION
— Je vais où Dieu me conduira. Je travaille ; et quand
je ne trouve pas à travailler, je mendie ! — répondit le
vieillard, en même temps qu'il promenait autour de lui
un regard de triomphe.
Déjà le bac abordait à l'autre rive. Nekhludov- tira son
porte-monnaie, et offrit au vieillard une pièce d'argent.
Mais le vieillard refusa de la prendre.
— De ça, je n'en reçois pas ! Je ne reçois que du
pain ! — dit-il.
— Excuse-moi!
— Je n'ai pas à t'excuser. Tu ne m'as pas offensé. Et
d'ailleurs personne ne peut m'offenser ! — dit le vieil-
lard en ramassant son sac déposé à ses pieds.
La foule, sur le bac, de nouveau s'agitait. On tirait les
voitures, on attelait les chevaux.
— Vous avez de la bonté de reste, barine, pour aller
faire la conversation avec des gens comme ça ! — dit à
Nekhludov le cocher, en sortant du bac. — Si on devait
les écouter tous, ces vagabonds !
y Google ^j
CHAPITRE XXII
Quand la voiture fut arrivée sur le quai, le cocher se
tourna de nouveau vers Nekhludov :
— A quel hôtel allez-vous ?
— Je ne sais pas. Quel est le meilleur hôtel ?
— Le meilleur, c'est la Sibérie, Mais chez Dukov on
est bien aussi.
— Mène-moi où tu voudras !
Le cocher fouetta ses chevaux, et la voiture s'engagea
dans les rues de la ville. Cette ville était pareille à toutes
les villes : on y voyait les mêmes maisons aux toits
plats, la même grande église, les mêmes boutiques, —
qui, dans la rue élégante, devenaient des magasins, —
les mêmes passants et les mêmes sergents de ville. La
seule différence était que la plupart des maisons étaient
construites en bois, et que les rues n'étaient point
pavées.
Dans la plus animée de toutes ces rues, le cocher
arrêta sa ^ro^Âa devant le perron d'un hôtel ; mais l'hôtel
était comble, et Ton dut se remettre en route pour en
chercher un autre.
Enfin Nekhludov parvint à se loger. Pour la première
fois depuis deux mois, il retrouva ses anciennes habi-
tudes de propreté et de bien-être. Non que la chambre
qu'il loua dans l'hôtel de Dukov fût d'un luxe particu-
lier, mais du moins elle était habitable ; et sa vue lui
causa un vrai soulagement, au sortir de chambres d'au-
berge qu'il avait habitées les nuits précédentes. Avant
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iOO RÉSURRECTION
de penser à toute autre chose, il avait hâte de se défaire
de ses poux, qui Favaient persécuté avec une ténacité
extraordinaire durant tout son voyage d'étape en étape.
Aussi, lorsqu'il eut installé ses effets, s'empressa-t-il de
se faire conduire dans une maison de bains, où il passa
plus d'une heure à se nettoyer. Puis, revenu à l'hôtel, il
revêtit son costume de ville, une chemise empesée, un
pantalon de drap gris, une redingote et un pardessus,
afin de se rendre chez le gouverneur. -
Un fiacre, attelé d'un vigoureux petit cheval khirguize,
le mena au trot jusque dans la cour d'une grande et
belle maison, devant laquelle se tenaient deux faction-
naires et des sergents de ville. La maison était entourée
d'un jardin où, parmi les troncs dénudés des bouleaux
et des trembles, apparaissait la sombre verdure des
sapins.
Le gouverneur était souffrant, et ne recevait pas.
Mais Nekhludov pria le valet de chambre de lui porter
sa carte ; et le valet revint, avec un sourire aimable, lui
annoncer que Son Excellence l'invitait à entrer.
L'antichambre, le valet, l'escalier, le salon au parquet
ciré, tout cela ressemblait aux maisons de Péter sbourg,
mais avec plus de grandeur et moins de propreté.
Nekhludov n'eut point, d'ailleurs, à attendre longtemps
dans l'énorme salon : à peine s'y était-il assis qu'on le
pria de passer che» le gouverneur.
Ce fonctionnaire, vêtu d'une robe de chambre jaune,
une cigarette en main, était occupé à boire du thé dans
un verre garni d'argent. C'était un gros homme san-
guin, chauve, avec un nez rouge, et des veines sail-
lantes sur le front.
— Veuillez m'excuser, prince, de vous recevoir en
robe de chambre ; mais mieux vaut vous recevoir dans
cette tenue que de ne pas vous recevoir du tout ! — dit-
il en souriant, tandis qu'il se renfonçait dans son grand
fauteuil. — Je suis souffrant, et forcé de garder la
chambre. Et qu'est-ce qui nous vaut le plaisir de Vous
voir dans notre lointain royaume ?
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RÉSURRECTION 401
— J'accompagne un convoi de prisonniers où se
trouve une personne qui me touche de près, — répondit
Nekhludov ; — et c'est précisément à cette personne que
se rapporte une des deux requêtes que je voudrais pré-
senter à Votre Excellence.
Le gouverneur étendit les jambes, but une gorgée de
thé, secoua la cendre de sa cigarette dans un cendrier
de malachite ; et, fixant sur Nekhludov ses petits yeux
. humides et brillants, il se mit à l'écouter avec la plus
vive attention. Deux fois seulement il l'interrompit pour
lui offrir un verre de thé et pour l'inviter à fumer.
Ce général appartenait à l'espèce de ces fonctionnaires
intelligents qui, par nature, sont enclins à juger pos-
sible d'introduire dans leur profession une part d'hu-
manité et de tolérance. Mais, comme la nature lui avait
donné aussi un grand fonds de bonté et de sagesse,
et il n'avait point tardé à sentir la vanité des efforts
qu'il avait faits dans ce sens ; et, pour échapper à la
conscience de la contradiction intérieure où il se trou-
vait, il s'était adonné sans cesse davantage à l'habitude
de boire de l'eau-de-vie. Cette habitude était devenue
chez lui si forte qu'après trente-cinq ans de service dans
l'armée et dans l'administration il était devenu ce que
les médecins appellent un « alcoolique ». Il était tout
imprégné d'eau-de-vie, au point qu'un petit verre d'alcool
ou de vin suffisait à le mettre en état d'ivresse. Mais,
par ailleurs, il ne pouvait s'empêcher de boire ; et
ainsi, tous les jours de sa vie, à l'approche du soir, il
se trouvait absolument ivre.
Il s'était cependant si bien adapté à cette situation
que jamais on ne le voyait tituber, et que jamais non
plus on ne Tentendait dire des choses incohérentes :
encore que, même s'il eût dit de telles choses, la haute
position qu'il occupait n'eût permis à personne de s'en
apercevoir. Mais c'était seulement le matin, à l'heure où
Nekhludov s'était présenté chez lui, c'était alors seule-
ment qu'il ressemblait à un homme sensé et était capable
de bien comprendre ce qu'on lui disait.
Les autorités supérieures dont il dépendait n'igno-
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102 RÉSURRECTION
raient point ses habitudes d'intempérance. Mais eHes
savaient aussi qu'il était plus intelligent que la plupart
de ses collègues, et plus cultivé, bien que sa culture se
fût arrêtée à la date où il avait été envahi par Tivrogne-
rie. On savait qu'il était hardi, adroit, représentatif; on
savait que, même ivre, il était capable de garder de la
tenue. Et, en raison de tout cela, on Tavait laissé avancer
de grade en grade, jusqu'à ce poste de gouverneur qu'il
occupait à présent.
y Google
CHAPITRE XXIII
Nekhludov raconta au gouverneur comment la prison-
nière qui l'intéressait avait été injustement condamnée, et
comment elle avait signé, avant de partir pour la
Sibérie, un recours en grâce adressé à Tempereur.
— Parfait ! — fît le gouverneur, après l'avoir soigneu-
sement écouté. — Et alors ?
— On m'a promis que le recours en grâce serait exa-
miné le plus rapidement possible, et que la décision
impériale nous parviendrait ici même, dans le courant
de ce mois...
Sans cesser de tenir les yeux fixés sur Nekhludov, le
gouverneur étendit vers la table sa grosse main aux
doigts courts, pressa un timbre et se remit à écouter
en silence.
— Alors, je voudrais demander à Votre Excellence,
si la chose est possible, de faire en sorte que Ton garde
ici cette prisonnière jusqu'au moment où l'on connaîtra
la réponse à son recours en grâce...
Nekhludov fut interrompu par l'entrée d'un valet de
chambre, en grande tenue militaire.
— Va donc demander si Anna Vassilievna est levée !
— dit le gouverneur au valet de chambre, — et apporte
encore du thé !
Puis, se retournant vers Nekhludov :
— Et ensuite ?
— Ma seconde requête, — poursuivit Nekhludov, —
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104 RÉSURRECTION
concerne un condamné politique qui fait partie du même
convoi.
— Ah ! bah ! — dit le gouverneur, avec un signe de
tète aimablement grondeur.
— Ce malheureux est très malade, il est mourant. On
va sans doute le laisser ici à Tinfirmerie. Et une de ses
compagnes, une condamnée politique, voudrait avoir la
permission de rester près de lui.
— Elle n'est pas sa parente ?
— Non, mais elle est prête à se marier avec lui, si
elle peut, à ce prix, obtenir Tautorisation de lui tenir
compagnie.
Le Gouverneur, sans rien dire, continuait à considérer
Nekhludov de ses yeux brillants, comme s'il avait cher-
ché à l'intimider par la force de son regard.
Quand Nekhludov se tut, attendant sa réponse, il se
leva de son fauteuil, alla prendre un livre dans sa biblio-
thèque, le feuilleta rapidement, et passa quelques mi-
nutes à y lire un passage qu'il suivait du doigt.
— Cette femme, à quoi est-elle condamnée ? —
demanda-t-il enfin en relevant les yeux.
— Aux travaux forcés.
— Eh ! bien, la situation du condamné ne serait nulle-
ment modifiée par l'effet de son mariage.
— Mais, c'est que...
— Permettez ! Si même cette femme se mariait avec
un homme libre, elle devrait continuer à subir sa peine.
La question est de savoir si c'est elle ou lui qui est con-
damné à la peine la plus forte ?
— Tous deux sont condamnés à la même peine, les
travaux forcés à perpétuité.
— Eh bien, voilà une affaire réglée ! — dit en souriant
le gouverneur. — Leur mariage ne saurait rien changer,
ni pour lui ni pour elle. Lui, s'il est malade, on pourra le
garder ici, et, naturellement, on fera tout ce qui sera pos-
sible pour améliorer son état ; mais elle, si même elle se
mariait avec lui, elle serait forcée de suivre le convoi...
— La générale est levée et vient de descendre pour
le déjeuner I — annonça le valet de chambre.
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RÉSURRECTION 105
Le gouverneur hocha la tête et poursuivit :
— Au reste, je vais encore y songer. Comment
s'appellent ces condamnés ? Tenez, voudriez-vous ins-
crire leurs noms, là, sur ce papier ?
Nekhludov inscrivit les noms.
— Et cela non plus, je ne puis pas le permettre ! — dit
le gouverneur lorsque Nekhludov lui eut] demandé pour
lui-même l'autorisation de voir le malade. Ne croyez
pas, au moins, que je vous soupçonne ! — reprit-il, —
mais je vois ce qui en est. Vous vous intéressez à ces
gens-là, vous voulez leur rendre service, et puis vous
avez de Targent. Or, ici, chez nous, tout est à vendre.
On me dit souvent : vous devriez essayer de déraciner
la vénalité! Mais comment la déracinerais-je, quand,
du haut en bas, tout le monde se vend? Et puis, allez
donc surveiller des fonctionnaires sur une étendue de
5.000 verstes ! Chacun d'eux est un petit tsar, tout
comme moi ici ! — ajouta le gouverneur avec un gros
rire. — Oui, je vois ce que c'est! sur tout votre trajet,
vous avez été admis à voir les condamnés politiques,
vous avez donné des pourboires, et on vous a laissé
passer? C'est bien ainsi, n'est-ce pas?
— Oui, c'est vrai !
— Je comprends que vous ayez fait cela : vous avez
fait ce que vous deviez faire. Vous vouliez voir un con-
damné politique, vous employiez les moyens nécessaires
pour le voir. Et l'officier de police ou le gardien du con-
voi, lui, vous laissait entrer moyennant un pourboire,
parce que sa solde ne lui permettait pas de faire vivre
sa famille sans de petits suppléments du genre de
ceux-là. Il avait raison, et vous aussi; et à votre place
ou à la sienne, j'aurais fait la même chose. Mais, à ma
place à moi, je ne puis me permettre la moindre infrac-
tion à la règle; et cela d'autant plus que, par nature, je
serais plus tenté de me montrer indulgent. Je suis chargé
d'une mission que l'on m'a confiée sous des conditions
déterminées : je dois justifier cette confiance. Et voilà,
c'est tout ce que je puis vous dire sur l'affaire en question !
Mais, maintenant, à votre tour, racontez-moi un peu ce
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106 RÉSURRECTION
qui se passe chez vous, dans votre Europe, à Péters-
bourg, à Moscou?
Et le gouverneur pressa Nekhludov de questions
diverses, moins encore pour s'informer vraiment que
pour montrer à la fois son importance et son affabilité.
— Et ici ? Où logez-vous ? Chez Dukov ? On n'y est
pas mal, mais cela ne vaut pas V Hôtel de Sibérie! Mais,
dites donc, — ajouta le gouverneur au moment où
Nekhludov allait prendre congé, — dites donc, vous allez
venir dîner avec nous ! A cinq heures ! N'est-ce pas ?
Vous parlez anglais ?
— Oui, je parle anglais.
— Hé bien, voilà qui s'arrange à merveille ! Figurez-
vous que nous avons en ce moment ici un Anglais, un
voyageur. Il a obtenu l'autorisation, à Pétersbourg, de
visiter nos prisons et nos étapes sibériennes. Et préci-
sément il dîne avec nous ce soir. Venez sans faute, vous
nous obligerez ! Et, en même temps, je vous rendrai
réponse au sujet de cette femme, qui attend sa grâce,
et puis au sujet de votre malade. Je verrai s'il n'y a pas
moyen de faire quelque chose pour eux !
y Google
CHAPITRE XXIV
Ayant pris congé du gouverneur, Nekhludov se ren-
dit à la poste. Il se sentait plus en veine d'activité qu'il
ne s'était senti depuis bien longtemps.
Le bureau de poste occupait une grande salle voûtée,
humide et sombre. Derrière des grillages, une dizaine
d'employés étaient assis, la plupart bavardant entre eux,
tandis que, dans l'espace réservé au public, une foule
impatiente se pressait et se bousculait. Près de la porte,
un vieil employé passait tout son temps à frapper d'un
timbre d'innombrables enveloppes, qu'un de ses col-
lègues lui tendait au fur et à mesure.
Nekhludov n'eut pas à attendre longtemps. Dans ce
bureau comme presque partout, sa tenue de harine lui
valut un tour de faveur, et un des employés qui bavar-
daient lui fît aussitôt signe qu'il pouvait s'approcher.
Nekhludov donna sa carte; l'employé, respectueusement,
lui remit le volumineux courrier qui se trouvait, pour
lui, à la poste restante.
Dans ce courrier étaient plusieurs lettres chargées,
et d'autres lettres, et quelques livres, brochures, et
journaux. Pour jeter au moins un premier coup d'œil
sur tout cela, Nekhludov s'assit sur un banc de bois, à
côté d'un soldat qui restait là à attendre, un registre en
main. Parmi les enveloppes des lettres, une d'elles sur-
tout l'intrigua, une grande enveloppe avec un cachet
rouge des plus imposants. Il ouvrit l'enveloppe, regarda
la signature de la lettre ; et aussitôt il sentit que le sang
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108 RÉSURRECTION
lui affluait au visage et que son cœur battait à se rompre.
La lettre portait la signature de Sélénine, l'ancien ami
de Nekhludov, maintenant procureur au Sénat ; et à la
lettre était joint un papier officiel. C'était la réponse au
recours en grâce de la Maslova.
Quelle était cette réponse ? Un refus ? Nekhludov
brûlait de le savoir, et cependant il n'osait se décider à
lire la lettre qui allait le lui apprendre. Enfin il trouva
la force de déchiffrer les quelques lignes que lui écri-
vait Sélénine ; et il poussa un soupir de soulagement. La
grâce de la Maslova était accordée !
« Cher ami, — écrivait Sélénine, — notre dernier
entretien m'a laissé une impression profonde. Tu avais
raison, au sujet de la Maslova. J'ai étudié son affaire de
près, et je me suis aperçu que sa condamnation résultait
d'une erreur évidente. Impossible, malheureusement, de
songer à faire casser l'arrêt : de sorte que je me suis
adressé à la commission des grâces, j'ai appris avec joie
que la requête de ta protégée s'y trouvait déjà. Et j'ai
pu, Dieu merci, obtenir satisfaction. Je t'envoie ci-jointe
la copie du décret; je te l'envoie à l'adresse que vient
de me donner la comtesse Catherine Ivanovna. Quant
au décret lui-même, il a été envoyé à la Maslova dans
la ville où a été prononcé le jugement ; mais j'imagine
qu'on l'aura fait suivre, et qu'il ne tardera pas à être
remis à ta protégée. Je m'empresse, en tout cas, de
t'annoncer cette bonne nouvelle, et je te serre la main
affectueusement. — Ton Sélénine. »
Le décret dont Sélénine envoyait à Nekhludov la
copie était rédigé ainsi :
« Chancellerie de Sa Grandeur Impériale. Bureau des
grâces. Sur l'ordre de Sa Grandeur Impériale, la nom-
mée Catherine Maslov est informée que Sa Grandeur
Impériale, ayant pris connaissance de sa requête, a
daigné changer la condamnation à quatre ans de tra-
vaux forcés, encourue par elle, en celle de quatre ans de
déportation dans un gouvernement quelconque des
frontières de la Sibérie. »
Heureuse, bienheureuse nouvelle ! Elle réalisait tout ce
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RÉSURRECTION 109
que Nekhludov pouvait souhaiter pour Katucha, et pour
lui-même aussi. Mais il songea ensuite que ce change-
ment dans la situation de Katucha allait modifier les con-
ditions de ses rapports avec elle. Aussi longtemps qu'elle
restait condamnée aux travaux forcés, le mariage qu'il
se proposait de contracter avec elle était une union toute
fictive et n'avait de sens qu'en ce qu'il allégerait le sort
de la condamnée. Mais, à présent, le mariage devenait
une chose plus sérieuse, à présent rien n'empêchait plus
Nekhludov et Katucha de mener la vie commune, ainsi
que doivent le faire un mari et une femme. Et Nekhludov,
à cette pensée, se sentait ressaisi de son ancienne frayeur.
Il se demandait avec angoisse s'il était prêt pour cette
vie commune ; et force lui était de se répondre qu'il n'y
était point prêt.
Et puis le souvenir lui revint des relations de Katucha
avec Simonson. Les paroles qu'elle lui avait dites la
veille, que signifiaient-elles ? Et si vraiment elle consen-
tait à se marier avec Simonson, ce mariage serait-il un
bien pour elle ? Serait-il un bien pour lui, Nekhludov?
Toutes ces questions se pressaient en lui, et il ne
savait qu'y répondre : de sorte qu'il eut recours, une
fois de plus, à son procédé ordinaire. « Je déciderai tout
cela plus tard, tout à l'heure ! — se dit-il ; — à présent
je dois avant tout chercher à revoir Katucha, à lui
communiquer l'heureuse nouvelle, et à hâter les forma-
lités de sa libération. » La copie que venait de lui
envoyer Sélénine y suffirait, sans doute, en attendant la
notification officielle du décret.
Et Nekhludov, sortant du bureau de poste, se fit con-
duire à la prison où devaient être internés les prison-
niers du convoi.
y Google
CHAPITRE XXV
Bien que le gouverneur lui eût formellement interdit
rentrée de la prison, Nekhludov savait par expérience
que ce qu'on ne pouvait pas obtenir des autorités supé-
rieures s'obtenait, au contraire, sans trop de peine,
des autorités inférieures. Aussi espérait-il que le direc-
teur de la prison l'autoriserait à pénétrer auprès de la
Maslova, pour lui annoncer Tacceptation de son recours
en grâce. Et il espérait pouvoir, en même temps, s'in-
former de la santé de Kriltzov et lui faire part, ainsi
qu'à Marie Pavlovna, du résultat de son entretien avec
le gouverneur.
Le directeur de la prison était un homme grand et
trapu, de ligure imposante, avec de longues moustaches
et un collier de barbe. Il fit à Nekhludov un accueil
sévère, et lui déclara tout de suite que l'accès de per-
sonnes étrangères auprès des détenus n'était possible
qu'avec l'autorisation du gouverneur. Et comme Nekhlu-
dov lui disait que, même dans les grandes villes, sur le
parcours du convoi, on l'avait laissé entrer chez les
prisonniers, le directeur répondit d'un ton sec :
— Cela est fort possible, mais moi, je ne puis pas
vous laisser entrer !
Et son ton signifiait, aussi clairement que possible :
— Vous autres, messieurs de la capitale, vous vous
figurez que vous allez nous étonner et nous embarrasser ;
mais point ! et nous, en Sibérie, nous vous ferons voir
que nous connaissons assez la règle pour vous en remon-
trer au besoin !
y Google
RÉSURRECTION 111
Nekhludov lui présenta la copie du décret graciant la
Maslova ; mais cela non plus ne fit pas le moindre effet
sur ce terrible homme. Non seulement il se refusa avec
obstination à laisser franchir à Nekhludov les portes de
la prison, mais il ne voulut pas même lui dire si le con-
voi était arrivé. Et, Nekhludov lui ayant ingénument
demandé si la copie qu'il venait de recevoir pourrait
suffire pour la mise en liberté de la Maslova, il sourit à
cette question d'un sourire si méprisant que Nekhludov
eut honte lui-même de sa naïveté. Le directeur poussa
cependant la condescendance jusqu'à lui promettre qu'il
ferait part à la Maslova de Tacceptation de son recours
en grâce, ajoutant même, en signe d'une faveur toute
spéciale, qu'il ne la retiendrait pas, fût-ce pendant une
heure, dès que ses chefs lui auraient transmis l'ordre de
la relâcher.
Et ainsi Nekhludov, sans avoir rien pu obtenir,
remonta dans son fiacre et regagna son hôtel.
Il apprit, en revanche, de la bouche même du cocher,
que le convoi était arrivé depuis près d'une heure. Et il
apprit aussi, de la même source , le motif de l'inflexible
sévérité du directeur de la prison. Cette sévérité prove-
nait de ce que, dans la prison encombrée, s'était décla-
rée une épidémie de typhus.
— Rien d'étonnant à cela ! — déclarait le cocher en
se retournant sur son siège. — Il y a deux fois plus
de prisonniers que la prison ne devrait en contenir.
Aussi ça chauffe-t-il, tous ces jours-ci ! Il en meurt plus
de vingt par jour !
y Google
CHAPITRE XXVI
L'insuccès de la démarche de Nekhludov auprès du
directeur de la prison n'avait pas calmé la fièvre d'activité
qu'il ressentait ce jour-là. Au lieu de remonter dans sa
chambre, comme il en avait eu d'abord l'intention, il
résolut de retourner au palais du gouverneur, afin de
demander, dans les bureaux, si Ton n'avait pas encore
reçu avis de la grâce de la Maslova. Il fit la route à pied,
trop heureux d'avoir trouvé un nouveau prétexte pour
se distraire de la pensée qui le tourmentait ; et quand
il apprit, dans les bureaux, qu'aucun avis n'était encore
venu, il fut trop heureux de pouvoir passer plus d'une
heure à écrire des lettres. 11 écrivit à Sélénine, à sa
tante, à son avocat, leur disant son inquiétude d'un
retard qui n'avait, cependant, rien que de naturel.
Les lettres finies, il regarda sa montre et fut ravi de
découvrir qu'il avait à peine le temps de refaire sa toi-
lette, s'il ne voulait pas arriver en retard chez le gou-
verneur.
Mais voici que de nouveau, dans la rue, Timportune
pensée prit posession de lui. Comment Katucha accueil-
lerait-elle sa commutation de peine ? Où se fixerait-elle ?
Que ferait Simonson ? Et que pensait-elle de lui, quels
sentiments éprouvait-elle pour lui ?
Nekhludov se rappela le changement qui s'était pro-
duit en elle. Il se rappela ses visites à la prison, le sou-
rire qu'elle lui avait adressé par la fenêtre grillée du
wagon, en partant avec le convoi.
y Google
RÉSCRRECTION 113
« Il faut oublier tout cela, l'extirper de moi !» — se
dit-il ; et de nouveau il s'ingénia à ne point penser à la
jeune femme. « Bientôt je la reverrai, tout se décidera! »
Et il se mit à combiner la façon dont il pourrait insister
auprès du gouverneur pour obtenir la permission d'en-
trer dans la prison.
Le dîner du gouverneur, organisé avec le luxe habi-
tuel de ce genre de fêtes, fît ce soir-là un plaisir tout
particulier à Nekhludov, après les longs mois où il avait
dû se priver non seulement de tout luxe, mais des com-
modités les plus élémentaires.
La femme du gouverneur, ancienne demoiselle d'hon-
neur de la cour de Nicolas, était une grande dame
pétersbourgeoise de la vieille école, parlant parfaitement
le français et ne parlant le russe qu'assez imparfaite-
ment. Elle se tenait très droite, et, dans ses mouve-
ments, s'efforçait de ne jamais éloigner ses coudes de sa
taille. A son mari elle témoignait une considération
tranquille et quelque peu méprisante; mais pour ses
hôtes elle était d'une amabilité extrême, sans négliger
toutefois de proportionner ses faveurs au degré de leur
importance.
Elle reçut Nekhludov comme un homme de son
monde, l'entourant de ces légers et insensibles hommages
qui firent que, une fois de plus, il eut la pleine conscience
de ses perfections et se sentit pleinement satisfait. Elle
lui donna à entendre, très discrètement, qu'elle connais-
sait les sentiments un peu singuliers, mais d'autant plus
honorables, qui l'avaient amené en Sibérie ; et il comprit
qu'elle le tenait pour un homme exceptionnel. Et ces
légers hommages, et l'atmosphère de bien-être et de
luxe qui remplissait la maison du gouverneur, tout
cela eut pour conséquence que Nekhludov s'abandonna
tout entier au plaisir de pouvoir manger un excellent
dîner, en compagnie de personnes aimables et distinguées.
Il eut l'impression de se retrouver dans un milieu qui
lui était familier, dans son véritable milieu, comme si
tout ce qu'il avait vu autour de lui pendant les derniers
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iU RÉSURRECTION
temps n'eût été qu'un rêve, dont il venait soudain de se
réveiller.
Outre le général, sa femme, son gendre et sa fille, il y
avait à table un riche marchand possesseur de mines d'or,
un chef de bureau retraité, et le voyageur anglais dont le
gouverneur avait parlé, le matin, à Nekhludov. Et avec
chacun de ces trois invités Nekhludov fut ravi de faire
connaissance.
Le voyageur anglais se trouva être un homme roux et
plein de santé, parlant fort mal le français, mais très
éloquent dès qu'il pouvait librement s'exprimer en
anglais. Il savait beaucoup de choses, il avait vu beau-
coup de choses : il intéressa énormément Nekhludov en
lui parlant de ses souvenirs rapportés d'Amérique, de
l'Inde, du Japon et de la Sibérie.
Le jeune marchand possesseur de mines d'or, fils de
paysans, vêtu d'un habit à la dernière mode avec des
boutons de brillants sur le plastron de sa chemise, se
trouva être, lui aussi, un homme charmant. Il avait la
passion des livres, sacrifiait de grosses sommes pour
des œuvres charitables, et se tenait soigneusement
au courant de tous les progès de l'opinion libérale en
Europe. Nekhludov fut ravi de le connaître. 11 le jugea
intéressant à la fois parce qu'il causait très agréablement,
et parce qu'il représentait un phénomène social nouveau
et tout à fait sympathique : le phénomène d'une greffe
heureuse de la civilisation européenne sur le tronc vigou-
reux de la nature russe.
Le chef de bureau en retraite était un petit homme tout
enflé, avec de rares cheveux frisés un à un, des yeux
bleus toujours humides, un ventre pointu et un bon
sourire. 11 parlait peu et manquait d'éclat, mais le gou-
verneur l'estimait parce qu'il avait montré dans ses fonc-
tions une certaine honnêteté ; et davantage encore l'esti-
mait la femme du gouverneur, pianiste distinguée, parce
qu'il était excellent musicien et jouait avec elle des mor-
ceaux à quatre mains. Et si bienveillante était la disposi-
tion d'esprit où se sentait Nekhludov, qu'il fut ravi de faire
connaissance même avec ce petit chef de bureau retraité.
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RÉSURRECTION H5
Encore aucun de ces trois convives ne produisit-il à
Nekhludov une impression aussi charmante que le jeune
et aimable couple de la fille du gouverneur et de son mari.
La fille du gouverneur n'était pas jolie, mais toute sa
figure exprimait une douceur ingénue. Elle n'avait de
pensée au monde que pour ses deux enfants. Son mari,
qu'elle avait épousé par amour, et un peu contre le gré
de ses parents, était un ancien lauréat de l'Université de
Moscou. Modeste, timide, et ne manquant point d'intel-
ligence, il se délassait de la monotonie du service en
s'occupant de statistique : personne n'était renseigné
comme lui sur le mouvement de la population étrangère
en Sibérie.
Tout ce petit monde accueillit Nekhludov avec une
politesse et des prévenances d'autant plus marquées que
très sincèrement ils étaient eux-mêmes enchantés de le
voir, ayant rarement l'occasion de rencontrer des figures
nouvelles. Le gouverneur, qui s'était mis en grande tenue
militaire, avec une croix blanche sur la poitrine, s'en-
tretint tout de suite avec lui comme avec un vieil ami. Il lui
demanda, sitôt assis, ce qu'il avait fait depuis le matin.
Mais comme Nekhludov, profitant de l'occasion, lui
répondait qu'il avait appris, à la poste, la grâce de la con-
damnée à qui il s'intéressait, et comme de nouveau il
insistait, à ce propos, pour être admis à la voir dans la
prison, le gouverneur fronça les sourcils et fit mine de
ne pas avoir entendu. Evidemment il n'aimait pas qu'on
lui parlât affaires pendant qu'il mangeait.
— Encore un peu de ce vin ? — dit-il, en français, au
voyageur anglais.
L'Anglais, tendant son verre, raconta qu'il avait visité,
dans la journée, la cathédrale et deux fabriques ; il
ajouta qu'il serait heureux de pouvoir visiter la grande
prison des déportés.
— Hé bien, voilà qui se trouve à merveille ! — s'écria
le gouverneur en se tournant vers Nekhludov. — Vous
irez ensemble I Je vais vous signer un laissez-passer.
— Ne voudriez^vous pas visiter la prison le soir, le
soir même ? — demanda NekhliidbV au voyageur»
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116 RÉSURRECTION
— Oui, je voulais précisément vous prier de m'auto-
piser à visiter la prison ce soir ! — dit l'Anglais au gou-
verneur. — Tous les déportés sont dans leurs chambres,
je pourrai voir leur vie telle quelle est vraiment.
— Ha ! ha, le gaillard, il veut voir la fête dans toute
sa splendeur ! — fit le gouverneur, qui, jusque-là, avait
fort bien dissimulé son état d'ivresse. — Ha ! ha ! Eh
bien, il la verra ! J'ai écrit vingt fois à Pétersbourg pour
réclamer : on ne m'a pas écouté. Peut-être se décidera-
t-on à agir, quand on aura lu les mêmes réclamations
dans la presse étrangère !
Puis l'entretien changea. On parla de l'Inde, de l'expé-
dition du Tonkin, dont les journeaux russes s'occupaient
alors ; on parla de la Sibérie, et le gouverneur cita
quelques exemples extraordinaires de l'universelle cor-
ruption des fonctionnaires sibériens.
Vers la fin du dîner, la conversation s'alourdit, ou du
moins Nekhludov trouva qu'elle s'alourdissait. Mais,
après le dîner, lorsqu'on fut passé au salon pour prendre
le café, la maîtresse de la maison eut l'idée d'interroger
le voyageur anglais sur Gladstone ; et Nekhludov eut
l'impression que les réponses de l'Anglais étaient pleines
de sens. Après le bon dîner, après le bon vin, assis dans
un bon fauteuil, en compagnie de bonnes gens d'une
éducation parfaite, Nekhludov se sentait de plus en plus
à l'aise. Et, lorsque la maîtresse de la maison, sur la
prière de l'Anglais, s'assit au piano avec le chef de bureau
retraité et se mit à jouer la Symphonie en ut mineur de
Beethoven, Nekhludov éprouva un sentiment de satis-
faction de soi-même que depuis bien longtemps il
n'avait plus éprouvé. C'était comme si, soudain, il avait
de nouveau reconnu tout ce qu'il valait.
Le piano était excellent ; et Nekhludov, qui connaissait
par cœur la symphonie de Beethoven, dut s'avouer que
rarement il l'avait entendue aussi bien jouée. Au milieu
de l'admirable andante, il eut peine à se retenir de pleu-
rer. Il s'attendrit sur lui-même, sur Katucha, sur sa
sœur Nathalie, qui l'avait tant aimé !
Après avoir remercié l'hôtesse de la jouissance artis-
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RÉSURRECTION 117
tique qu'elle lui avait procurée, il s'était levé pour pendre
congé, lorsque la fille du gouverneur s'approcha de lui
et lui dit, en rougissant :
— Vous avez eu la bonté de vous intéresser à mes
enfants; voulez-vous les voir?
— Elle s'imagine que c'est un grand bonheur pour
tout le monde de voir ses enfants ! — dit la mère, avec
un sourire indulgent pour le manque de tact de sa fille.
— Le prince n'a aucune envie de les voir.
— Mais pardon! au contraire, j'en serai très heu-
reux ! — protesta Nekhludov, profondément touché de ce
rayonnement d'amour maternel. — Au contraire, je vous
supplie de me les laisser voir !
— Elle emmène le prince pour lui faire admirer ses
moutards ! — s'écria en riant le gouverneur, du fond du
salon, où il était occupé à jouer au whist avec son gendre
et le possesseur de mines d'or. — Allons, mon ami,
acquittez-vous ^de cette corvée !
Cependant la jeune femme, visiblement émue à la pen-
sée qu'on allait porter un jugement sur ses enfants,
sortit en hâte du salon, entraînant Nekhludov derrière
elle. Dans une grande chambre toute tendue de blanc,
et éclairée d'une lampe dont un abat-jour sombre adou-
cissait la lumière, deux petits lits d'enfant étaient dres-
sés côte à côte ; et près d eux se tenait assise une nour-
rice en pèlerine blanche, avec une bonne grosse figure
de Sibérienne. Elle se leva pour saluer sa maîtresse.
La jeune mère, aussitôt entrée, se pencha sur l'un des
lits.
— Ceci, c'est ma Katia! — dit-elle, en écartant le
rideau pour laisser voir le charmant visage aux longs
cheveux d'une petite fille de deux ans, qui dormait
tranquillement, la bouche ouverte. — Elle est jolie,
n'est-ce pas ? Et pensez qu'elle n'a que deux ans!
— Délicieuse !
— Et voici Vaska, comme l'appelle son grand'père !
Un tout autre type ! Un vrai Sibérien ! n'est-ce pas ?
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i48 RÉSURRECTION
— Oui, un garçon superbe ! — dit Nekhludov en
regardant un bébé tout joufflu et tout rouge.
La mère, debout près de lui, souriait doucement.
Et soudain Nekhludov se rappela les chaînes, les têtes
rasées, les coups de poings sur les yeux, Kriltzov mou-
rant, Katucha. Et il ressentit une affreuse souffrance.
Et il regretta de n'avoir point, lui aussi, un bonheur
comme celui qu'il voyait, si calme et si pur !
Ayant encore loué de son mieux la beauté des deux
enfants, il revint avec la mère au salon, où l'Anglais
l'attendait pour se rendre avec lui à la prison, comme
c'était convenu. On se dit adieu, on échangea des
souhaits et des remerciements; et Nekhludov, en com-
pagnie de l'Anglais, sortit de l'hospitalière maison du
gouverneur.
Le temps avait changé. Une neige serrée tombait par
rafales et avait couvert déjà le pavé de la cour, les
arbres du jardin, les marches du perron, le dessus de
la voiture, le dos des chevaux. Nekhludov monta dans
la voiture avec son compagnon et ordonna au cocher de
se rendre à la prison.
y Google
CHAPITRE XXVII
La neige avait eu beau orner toutes choses d'un joyeux
voile blanc, elle avait eu beau en orner le toit, le perron,
la cour de la prison : celle-ci, avec ses deux lanternes
rouges et son factionnaire, n'en gardait pas moins un
aspect sinistre.
Le directeur à la mine imposante vint lui-même rece-
voir les visiteurs, sur le pas de la porte. A la lumière
des lanternes, il lut soigneusement le laisser-passer que
le gouverneur avait remis à Nekhludov au sortir de
table ; puis, se bornant à hausser les épaules en signe de
résignation au caprice de son chef, il invita les deux
visiteurs à le suivre jusque dans son bureau. Arrivé là,
il leur demanda ce qu'ils voulaient voir.
Nekhludov lui dit que, avant toute autre chose, il
désirait avoir un entretien avec la Maslova, ajoutant que
son compagnon, d'autre part, désirait poser quelques
questions sur le régime de la prison, de manière à pou-
voir, ensuite, visiter les salles avec plus de profit.
Le directeur ordonna à un gardien d'aller chercher la
Maslova et de l'amener au bureau.
— Combien de personnes la prison peut-elle contenir ?
— demanda l'Anglais, par l'intermédiaire de Nekhlu-
dov. — Combien de personnes contient-elle en ce
moment? Combien d'hommes? Combien de femmes?
Combien d'enfants? Combien de forçats, de déportés, de
suivants libres ? Combien de malades ?
Nekhludov traduisait, au fur et à mesure, les questions
de l'Anglais et les réponses du directeur ; mais il eût été
absolument hors d'état de dire ce que signifiaient ces
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120 RÉSURRECTION
questions et ces réponses, car la perspective de son
entretien avec Katucha Pavait anéanti. Et quand, au
milieu d'une phrase qu'il traduisait, quand il enten-
dit un bruit de pas dans le corridor, et quand la porte
s'ouvrit, et quand, ainsi que cela s'était passé bien d'autres
fois depuis trois mois, — mais cette fois-ci, sans doute,
serait la dernière, — quand il vit entrer un gardien
conduisant derrière lui, vêtue de blanc, avec son fichu
sur la tête, Katucha, quand il vit Katucha, ce fut comme
si tout le sang de ses veines avait brusquement cessé de
couler.
« Je veux vivre, je veux avoir une famille, des enfants,
je veux prendre une part de bonheur! » murmura à ce
moment en lui une voix que depuis longtemps il n'avait
plus entendue.
Il se leva, il fit quelques pas au-devant de Katucha.
Celle-ci n'avait encore rien dit; mais elle était toute
rouge, animée, et le regardait avec une expression dont
il fut froissé. C'était une expression qu'il ne lui avait
encore jamais vue, un mélange de résolution froide et
d'ardente passion. Elle rougissait et elle pâlissait; ses
doigts enroulaient et déroulaient le bord de sa veste ; et
tantôt elle le regardait bien en face, tantôt elle baissait
timidement les yeux.
— Tu sais la nouvelle? — demanda Nekhludov.
— Oui, on me l'a apprise. Mais voilà, j'ai maintenant
décidé... Je vais me marier avec Vladimir Ivanovitch...
Elle parlait très vite, sans s'arrêter. Evidemment elle
avait préparé d'avance les phrases qu'elle disait.
— Comment ? avec Vladimir Ivanovitch ? — commença
Nekhludov.
Mais elle l'interrompit :
— Eh ! bien, quoi? Puisqu'il le veut, que je vive avec
lui...
Elle s'arrêta, comme épouvantée. Puis, se reprenant :
— Puisqu'il veut bien que je vive près de lui! Que
puis-je souhaiter de mieux ? Peut-être luiferai-je plaisir?
Peut-être arriverai-je à me rendre utile?... Que puis-je...
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RÉSURKECTION 121
De deux choses l'une : ou bien elle s'était prise
d'amour pour ce Simonson, et vraiment elle n'avait plus
besoin du sacrifice de Nekhludov ; ou bien elle conti-
nuait à l'aimer, lui, Nekhludov, et c'était pour le déga-
ger de son fardeau qu'elle unissait sa vie à celle de
Simonson.
Clairement, Nekhludov se rendit compte de cette alter-
native. Et il eut honte. Il se sentit rougir.
— Si tu l'aimes... dit-il.
— Moi, voyez-vous? jamais je n'ai connu des hommes
de cette espèce-là ! Comment ne pas les aimer? Et puis,
Vladimir Ivanovitch, il est si différent des autres!
— Sans doute ! — reprit Nekhludov d'une voix trem-
blante. — C'est un homme excellent, et je crois...
Mais elle l'interrompit de nouveau, comme si elle eût
craint qu'il dît ce qu'il allait dire. Ou peut-être était-ce
elle-même qui tenait à lui dire tout.
— Non, non. Il faudra que vous nous pardonniez de
ne pas faire ce que vous voulez..., — murmura-t-elle. —
C'est que vous, vous avez besoin de vivre !
Ce qu'il venait de se dire, ce qu'il s'était dit déjà dans
la chambre des enfants, chez le gouverneur, voici que
Katucha le lui répétait !
Mais déjà il avait cessé de se dire cela. De tout cela
nulle trace déjà ne restait plus en lui : il avait de nouveau
d'autres sentiments et d'autres pensées. Il avait honte,
il avait peur, l'angoisse l'étreignait.
— Et ainsi tout est désormais fini entre nous ? —
demanda-t-il.
— Mais oui, c'est à croire que oui ! — répondit-elle
avec un étrange sourire.
— Je serais pourtant bien heureux de pouvoir te rendre
service...
— Nous n'avons besoin de rien ! (Elle regarda Nekhlu-
dov dans les yeux, en prononçant ce nous,) Je vous dois
déjà assez comme ça! Sans vous...
Et elle voulut ajouter quelque chose ; mais soudain sa
voix faiblit. Elle baissa la tête et ne dit plus rien.
— Je ne sais pas qui de nous deux doit le plus à
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122 RÉSURRECTION
Tautre. Dieu réglera nos comptes ! — reprit Nekhludov.
— Oui, oui, c'est cela, Dieu nous voit ! — murmura-
t-elle.
— Are you ready? (Etes-vous prêt?) — demanda
rAnglais.
— Tout de suite ! — répondit Nekhludov. Puis, s'effor-
çant de contenir son angoisse, il interrogea Katucha sur
la santé de Kriltzov.
Katucha, elle aussi, s'était ressaisie. D'un ton presque
tranquille, elle dit ce qu'elle savait : que Kriltzov avait
beaucoup souffert dans le trajet, etque, dès l'arrivée, il avait
été envoyé à l'infirmerie. Marie Pavlovna avait demandé
la permission de le soigner, mais on lui avait répondu
que c'était impossible.
— Et maintenant je vais retourner là-bas ! — ajoutâ-
t-elle, en voyant que l'Anglais s'impatientait.
— Ne nous disons pas encore adieu, je vous reverrai I
— dit Nekhludov en lui tendant la main.
— Non, adieu, adieu ! — lui répondit Katucha d'un
ton résolu.
Et alors leurs yeux se rencontrèrent : et dans le regard
des yeux un peu louches de Katucha, dans son triste
sourire, dans la façon dont elle dit le mot adieu, Nekhlu-
dov comprit clairement que, des deux explications pos-
sibles de sa conduite, c'était la seconde qui seule était
vraie. Il comprit qu'elle l'aimait, que de tout son cœur
elle l'aimait, comme le soir où il l'avait embrassée au
sortir de l'église. Et il comprit qu'elle s'était dit qu'en
se mariant avec lui elle lui imposerait un sacrifice, elle
perdrait sa vie : tandis qu'en se mariant avec Simonson
elle le délivrait.
Elle serra la itiain qu'il lui tendait, se retourna brus-
' quement, et sortit.
L'Anglais aurait voulu procéder de suite à la visite
des salles. Mais en voyant l'émotion qui faisait trembler
les mains de Nekhludov, il eut un scrupule et fit mine
de devoir d'abord noter certains détails dans son carnet
de poche. Nekhludov s'assit sur un banc de bois, à
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RÉSURRECTION 123
l'écart. Son cœur était plein de honte et de désespoir. 11
se tint là quelques minutes, sans pensée.
— Eh bien ! Messieurs, voulez-vous que maintenant
nous parcourions les chambres? — demanda le direc-
teur.
Nekhludov se leva en sursaut. L'Anglais referma son
carnet, et Ton se mit en marche.
y Google
CHAPITRE XXVIII
Après avoir traversé un sombre et puant corridor,
d'autant plus puant que des ordures s'y étalaient libre-
ment sur le plancher, Nekhludov et l'Anglais, sous la
conduite du directeur, pénétrèrent dans la première salle
des condamnés aux travaux forcés. Ils y virent envi-
ron soixante-dix prisonniers, dont la plupart s'étaient
déjà couchés pour la nuit. On avait rapproché tous les
lits, l'un contre l'autre, au milieu de la salle : de sorte
que les prisonniers étaient couchés côte à côte.
A l'arrivée des visiteurs, tous se relevèrent brusque-
ment avec un grand bruit de chaînes ; et Nekhludov fut
frappé de l'éclat de leurs crânes, nouvellement rasés.
Deux d'entre eux, cependant, ne se levèrent pas. L'un
était un tout jeune homme, rouge et tremblant de fièvre ;
l'autre, plus âgé, ne cessait point de gémir.
L'Anglais demanda si le jeune prisonnier était malade
depuis longtemps déjà. Il n'était malade que depuis le
matin; mais l'autre prisonnier souffrait depuis long-
temps d'une maladie d'estomac, et l'on attendait d'avoir
une place libre à l'infirmerie pour l'y envoyer.
Puis l'Anglais pria Nekhludov de vouloir bien traduire
aux prisonniers quelques mots qu'il avait à leur dire; et
il lui apprit, du même coup, que, tout en voyageant sur-
tout en Sibérie pour y étudier le régime de la déporta-
tion, il s'était aussi chargé de répandre parmi les déportés
la bonne parole évangélique.
— Je voudrais leur dire que Christ est mort pour
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RÉSURRECTION 125
les sauver. Qu'ils croient en lui, et ils seront sauvés ! Et
voici le livre où cela est écrit !
Il pria Nekhludov de traduire ce petit discours : après
quoi il tira de sa poche un paquet de Nouveaux Testa-
ments, reliés en carton de diverses couleurs. Et aussitôt
une foule de grosses mains aux ongles noirs se tendirent
vers lui, se repoussant Tune Tautre. Il distribua entre
elles quelques exemplaires du petit livre, et sortit pour
passer dans une autre salle.
Dans la seconde salle, même scène. Même manque
d'air, même puanteur. Comme dans la première salle,
une image pieuse pendait entre les fenêtres, ayant vis-
à-vis d'elle le cuveau aux ordures. Comme dans la pre-
mière salle, une soixantaine d'hommes étaient couchés
côte à côte, qui se levèrent en sursaut à l'approche des
visiteurs. Mais, cette fois, il y eut trois hommes qui ne
purent se lever : deux se redressèrent un peu sur leur
couchette ; le troisième ne jeta pas même un coup d'œil
sur les nouveaux venus. L'Anglais pria Nekhludov de
répéter son discours et distribua de nouveau quelques
évangiles.
Dans la salle suivante, il y avait également trois
malades. L'Anglais demanda au directeur pourquoi on
ne réunissait pas tous les malades dans une seule pièce.
Mais le directeur répondit que c'étaient les malades eux-
mêmes qui ne le voulaient pas. Leur maladie, au reste,
n'était pas contagieuse ; et l'infirmier les visitait et leur
donnait tous ses soins.
— Oui, voilà bien deux semaines qu'on n'a pas vu le
bout de son nez! — murmura une voix.
Sans rien répondre, le directeur passa dans une autre
salle. Et dans cette salle, et dans la suivante, et dans
toutes les salles, le même spectacle s'offrit aux visiteurs
et la même scène eut lieu. Même spectacle et même scène
dans les chambres des déportés, dans celles des condam-
nés à l'emprisonnement. Partout Nekhludov et son com-
pagnon virent les mêmes hommes, affamés, inoccupés,
malades, plats, sournois, plus pareils à des bétes qu'à des
créatures humaines.
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126 RÉSURRECTION
Au bout d'environ une demi-heure, l'Anglais, qui
d'ailleurs avait épuisé sa provision d'évangiles, renonça
à faire traduire par Nekhludov son allocution. Evidem-
ment l'horreur de ce qu'il voyait et surtout l'écrasante
puanteur avaient eu pour effet de déprimer toute son
énergie. Et il passait machinalement de chambre en
chambre, se contentant de répondre ! AU right ! à tous les
renseignements que lui fournissait le directeur sur le
nombre des prisonniers et la qualité de leurs peines.
Et Nekhludov, lui, allait comme dans un rêve, sans
rien voir, sans rien entendre, sans trouver la force de
partir ni de rester ; et de minute en minute il se sentait
plus honteux et plus désespéré.
II
Dans une des dernières salles qu'on visita, Nekhludov
fit cependant une rencontre qui le secoua de sa torpeur.
Il vit là, parmi des déportés, le même étrange petit
vieillard qu'il avait eu pour voisin, le matin, sur le
bac.
Ce petit vieillard, vêtu d'une chemise en lambeaux et
d'un pantalon rapiécé, pieds nus, se tenait assis à terre
dans un coin et braquait sur les visiteurs un regard
sévère. Son visage ridé paraissait plus concentré encore
et plus animé que sur le bac. Et, tandis que tous les pri-
sonniers de la salle, à l'entrée du directeur, s'étaient
redressés d'un seul mouvement et avaient sauté sur leurs
pieds, le vieillard continuait à rester assis. Ses yeux lui-
saient, et ses sourcils se fronçaient de colère.
— Allons, debout ! — lui cria le directeur.
Mais le vieillard haussa les épaules et sourit avec
dédain.
— Ce sont tes valets qui se mettent debout devant
toi ! Mais moi, je ne suis pas ton valet. Tu as la marque,
là, sur ton front!... — poursuivit le vieillard d*une voix
exaltée.
y Google
RÉSURRECTION 127
— Qu'est-ce que c'est? — dit le directeur sur un ton
de menace.
— Je connais cet homme! — intervint Nekhludov.
C'est un original. Pourquoi est-il en prison ?
— Hé ! c'est la police qui vient de nous l'envoyer pour
vagabondage! Nous la supplions de ne plus envoyer
personne, mais c'est comme si on chantait ! — fit le
directeur.
— Et toi aussi, à ce que je vois, tu appartiens à
l'armée de l'Antéchrist! — dit le petit vieux, s'adressant
à Nekhludov.
— Non, je ne suis ici qu'en visiteur! — répondit
Nekhludov.
— Ah ! ah ! Tu es venu voir comment l'Antéchrist
torture les hommes? Eh bien, regarde, vois! Il les a
pris, il les a enfermés en cage, de quoi composer toute
une armée ! Le devoir des hommes est de gagner leur
pain à la sueur de leur front : et lui, l'Antéchrist, il les
tient enfermés, il les nourrit sans travail, comme des
porcs, pour en faire des porcs !
— Que dit-il ? — demanda l'Anglais.
Nekhludov lui répondit que le vieillard accusait le
directeur et ses pareils de tenir enfermés des êtres
humains contre toute justice.
— Demandez-lui donc comment, à son avis, on doit
se comporter avec ceux qui n'observent pas la loi! —
dit en souriant l'Anglais.
Nekhludov traduisit la question.
Le vieillard se mit à rire, découvrant quelques dents,
noires et cassées.
— La loi! — s'écria-t-il avec mépris, — ah! oui, tu
peux en parler ! Il a commencé par s'emparer de la terre,
il a dépouillé les hommes de toutes leurs richesses, il a
supprimé tous ceux qui lui résistaient ; et ensuite il a
écrit la loi, pour dire qu'on ne devait ni tuer ni voler !
Je te certifie bien qu'il ne l'aurait pas écrite avant, sa
loi!
Quand Nekhludov lui eut traduit cette réponse impré-
vue, l'Anglais sourit de nouveau.
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128 RÉSURRECTION
— Mais enfin, — dit-il, demandez-lui comment on
doit se comporter aujourd'hui à Fégard des voleurs et
des assassins !
— Tu lui répondras, — dit le vieillard à Nekhludov
qui lui avait transmis la question, — tu lui répondras
qu'il doit commencer d'abord par effacer lui-même de
son front la marque de TAntéchrist, et qu'il aura assez
d'ouvrage, s'il le fait, pour n'avoir plus le temps de
s'occuper des voleurs ni des assassins ! Allons, répète-
lui ça dans sa langue !
— Il est bien amusant ! — dit l'Anglais en entendant
cette réponse. Etil sourit encore, et sortit de la chambre.
Nekhludov était resté en arrière ; le vieillard, s'adres-
sant à lui, poursuivit son discours :
— Fais ton affaire à toi, et ne t'inquiète pas des
autres. C'est Dieu seul qui sait qui punir et qui récom-
penser. Nous, nous n'en savons rien !
Puis, comme s'il avait renoncé à vouloir convertir
Nekhludov :
— Mais non, — lui cria-t-il, — je n'ai rien à te dire.
Va-t'en, passe ton chemin. Tu as assez vu maintenant
comment les esclaves de l'Antéchrist donnent des créa-
tures humaines en pâture aux poux. Va-t'en mainte-
nant t'amuser ailleurs !
III
Lorsque Nekhludov rejoignit ses compagnons dans le
corridor, l'Anglais était arrêté devant la porte entr'ou-
verte d'une pièce sombre, et demandait au directeur
à quoi elle servait. Le directeur répondit que c'était
l'endroit où l'on déposait les morts.
— Oh! vraiment! — fit l'Anglais, quand Nekhludov
lui eut traduit cette réponse. Et il dit qu'il serait bien
heureux de pouvoir entrer.
Le directeur fît apporter une lampe, et introduisit les
deux visiteurs dans la chambre des morts. C'était une
y Google
RÉSURRECTION 129
grande chambre carrée, toute pareille aux autres. Dans
un coin étaient entassés des sacs, dans un autre coin
on avait rangé une pile de bûches; au milieu, sur des
couchettes, quatre cadavres gisaient.
Le premier de ces cadavres, vêtu d'une chemise et
d'un pantalon, avait une petite barbe pointue et la
moitié de la tête rasée. Le froid avait déjà engourdi les
membres : les mains, qui évidemment avaient été jointes
sur la poitrine, s'étaient séparées ; et pareillement les
pieds nus, disjoints, s'écartaient en fourche. Près de lui
était étendue une vieille femme en veste et en jupe
blanches, avec une toute petite natte de cheveux, un
visage jaune tout ridé, et un nez camard. Et, près de
cette vieille femme, on avait placé le cadavre d'un homme
qui portait autour du cou un foulard bleu. Ce foulard
bleu frappa Nekhludov, qui eut l'impression de l'avoir
vu quelque part déjà.
Il s'approcha, examina le cadavre de près. Une bar-
biche noire, frisant un peu, un nez droit et solide, un
grand front blanc, des cheveux bouclés, clairsemés au
sommet de la tète. Nekhludov reconnaissait tous ces
traits bien connus, et ne parvenait pas en croire ses
yeux. La veille encore, il avait vu le mêm^e visage tout
animé de passion, tout contracté de souffrance : mainte-
nant il le voyait immobile et calme, revêtu d'une beauté
qui lui faisait peur.
Oui, c'était là Kriltzov, ou du moins c'était toute la
trace qu'avait laissée sa vie corporelle !
« Pourquoi a-t-il souffert? Pourquoi a-t-il vécu ? Est-il
enfin arrivé maintenant à savoir la vérité ? — se demandait
Nekhludov en considérant le cadavre. Et il se répondait
aussitôt qu'il n'y avait point de vérité, qu'il n'y avait
rien, rien que la mort. De toute son âme, il enviait
Kriltzov, qui ne souffrait plus.
Sans même penser à prendre congé de l'Anglais, qui
examinait la salle funèbre avec un intérêt tout parti-
culier, Nekhludov se fit conduire hors de la prison, afin
de pouvoir méditer plus à l'aise, dans sa cha.mbre, sur
tout ce qui s'était passé durant cette soirée.
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CHAPITRE XXIX
Arrivé dans sa chambre, Nekhludov se mit à marcher
de long en large, fiévreusement. Il avait Fimpression
que son affaire avec Katucha était finie, à jamais finie.
A jamais il avait cessé d'être utile à Katucha. Et cette
pensée le remplissait de tristesse et de honte. Mais il
avait aussi Timpression que cette pensée n'avait plus dé-
sormais le droit de l'occuper, et qu'il avait maintenant à
régler une autre affaire qui non seulement n'était pas
finie, mais qui s'imposait à lui avec une force impé-
rieuse.
Il se sentait en présence de quelque chose d'effroya-
blement mauvais, qu'il avait le devoir de détruire, et
qu'il ne savait pas comment il pourrait détruire. C'était
ce quelque chose de mauvais qui l'avait jadis perdu lui-
même, qui avait perdu Katucha, et qui venait mainte-
nant de perdre le cher et admirable Kriltzov, dormant,
là-bas, avec son foulard bleu.
Et Nekhludov revoyait les centaines d'hommes par-
qués, dans un air empesté, par d'indifférents gouver-
neurs, procureurs, directeurs de prison. Il revoyait les
regards irrités du petit vieillard bravant « les valets de
l'Antéchrist ». Il revoyait, dans la chambre des morts,
le beau visage de cire de Kriltzov. Tout cela, toute la
vie qui l'entourait lui faisait l'effet d'un horrible cauche-
mar. Et de nouveau il se demandait si c'était lui-même,
Nekhludov, qui était fou, ou bien si ceux-là étaient
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RÉSURRECTION iijl
fous qui se tenaient pour sages et toléraient une telle vie.
Après avoir longtemps marché, il se jeta sur le
divan; et, machinalement, il ouvrit un des petits évan-
giles de l'Anglais, que celui-ci lui avait donné, et qu'il
avait déposé sur la table en vidant les poches de sa
pelisse.
« Il y a des gens qui prétendent qu'on peut trouver
là-dedans une réponse à tout », songeait-il, en ouvrant
le petit livre, au hasard des pages. Et il lut. Il était
tombé sur un chapitre de l'évangile de saint Mathieu,
le chapitre xxiii.
i . En ce temps-là^ les disciples vinrent à Jésus et lui
dirent: « Qui est le plus grand dans le royaume des
deux? »
2. Or Jésus^ ayant appelé un enfant, le mit au milieu
d'eux, et dit :
3. « Je vous le dis en vérité, si vous ne changez, et si
vous ne devenez petiis comme des enfants, vous n'entrerez
point dans le royaume des deux,
4. « Celui-là donc qui se fera petit comme cet enfant,
celui-là sera le plus grand dans le royaume des deux. »
— Oui, c'est bien ainsi ! — se dit Nekhludov en se
rappelant comment lui-même n'avait goûté la paix et la
joie de la vie que dans la mesure où il s'était fait petit,
où il avait été pareil à un enfant.
Et il lut ensuite :
5. a Et celui qui recevra un tel enfant en mon nom,
c'est moi quil recevra,
6. a Mais si quelqu'un scandalise un de ces petits qui
croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu'on lui atta-
chât au cou une grosse meule et qu'on le jetât au fond de
la mer, »
Nekhludov cessa de lire : « Que peut bien vouloir
dire celui qui recevra? et aussi : en mon nom? ^^ se
demanda-t-il, sentant que ces paroles n'avaient aucune
signification pour lui. « Et que viennent faire ici cette
meule au cou, et ce fond de la mer? Non, tout cela n'est
point pour moi! Cela n'est pas clair, cela n'a pas de
sens! »
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132 RÉSCRRECTION
Il se rappela que plusieurs fois déjà, dans sa vie, il
avait essayé de. lire les évangiles et que toujours Fobs-
curité des passages de ce genre Tavait dérouté.
Il reprit le livre, cependant, et lut les quatre versets
suivants. Jésus y parlait des « scandales », de la con-
damnation de certains hommes « à la géhenne du feu »,
de certains anges appartenant à certains enfants et qui
voient « la face du Père dans les cieux ».
« Quel dommage que tout cela soit si peu clair et si
mal composé ! — songeait-il, — car on sent, au fond,
quelque chose de beau qu'on aimerait à entendre mieux
dit. » Et il se remit à lire :
11. « Sachez que le fils de V homme est venu racheter
et sauver ceux qui périssent !
12. « Que vous en semble ? Si un homme a cent brebis
et que Vune cC elles se soit égarée^ ne laisse-t-il pas les quatre-
vingt-dix-neuf autres dans la montagne pour s'' en aller
chercher celle qui s est égarée?
13. « El^ s'il parvient à la retrouver^ je vous le disj en
vérité, il en a plus de joie que des quatre-vingt-dix-neuf
autres qui ne se sont point égarées,
14. « Et de même^ ce n'est pas la volonté de votre Père,
qui est aux cieux, qu'aucun de ses petits périsse, »
— Oui, sans doute, ce n'était pas la volonté du Père
qu'ils périssent! Mais cela ne les empêche pas de périr
par centaines, par milliers ! Et nul moyen de les sauver ! —
pensa Nekhludov.
Il lut encore quelques versets.
21. Alors Pierre, s^ étant approché, lui dit : « Maître,
combien de fois devrai-je pardonner à mon frère qui
m'aura offensé ? Devrai-je lui pardonner jusqu'à sept
fois? »
22. Et Jésus lui répondit : « Je ne te dis pas jusqu'à
sept fois, mais jusqu'à septante fois sept fois !
23. « Car il en est du royaume des deux comme d*un roi
qui voulut faire rendre compte à ses serviteurs !
24. « Quand il eut commencé à compter, on lui en
amena un qui lui devait dix mille talents ;
' 25. « Et, parce qu'il n^ avait pas de quoi payer, son
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RÉSUllUECTlON 133
maître ordonna qu'il fût vendu, lui^ su femme et ses
enfants^ et tout ce qu'il avait afin que la dette fût payée,
26. « Et^ ce serviteur, tombant à ses pieds^ se proster-
naît devant lui et lui disait : — Seigneur, aie patience
envers moi, et je te paierai tout!
27. « Alors le maître de ce serviteur, ému de pitié, le
laissa aller et lui remit sa dette,
28. « Mais ce serviteur, étant sorti, rencontra un de
ses compagnons de service qui lui devait cent deniers ; et,
rayant saisi, il Vétranglait en disant : rends-moi ce que
tu me dois!
29. « Et son compagnon de service, tombant à ses pieds,
le supplia en disant : Aie patience envers moi et je te
paierai !
30. « Mais le serviteur ne voulut pas avoir patience,
et, s'en étant allé, il fit jeter son compagnon en prison
jusqu'à ce quil eût payé sa dette,
31. « Ses autres compagnons de service, voyant ce qui
s'était passé, en furent très attristés ; et ils vi^irent rappor-
ter à leur maître ce qui s'était passé,
32. « Alors le maître fit venir le serviteur et lui
dit : — Méchant serviteur, je t'ai remis toute ta dette par ce
que tu m'as supplié.
33. « Ne devais-tu pas, toi aussi, avoir pitié de ton com-
pagnon, comme j'ai eu pitié de toi? »
— Serait-ce donc cela? — s'écria tout à coup Nekh-
ludov après avoir lu ces paroles. — La réponse que je
cherche serait donc là?
Et la voix intime de tout son être lui répondit : Oui,
c'est cela, ce n'est rien que cela !
Et le même phénomène se produisit chez Nekhludov
qui se produit souvent chez les personnes accoutumées
à la vie spirituelle. Une pensée, qui d'abord leur a paru
étrange, paradoxale, fantaisiste, soudain s'éclaire à leurs
yeux des résultats de toute une expérience jusque-là
inconsciente, et devient aussitôt pour elles une simple,
claire, évidente vérité. Ainsi s'éclaira soudain, aux yeux
de Nekhludov, la pensée que l'unique remède possible
au mal dont souffraient les hommes consistait en ce
134 RÉSURRECTION
que les hommes se reconnussent toujours comme ayant
une dette envers Dieu, et, par suite, comme n'ayant nul
droit de juger ni de punir les autres hommes. Il com-
prit soudain que l'effroyable mal dont il avait été témoin
dans les prisons et les convois, et que la tranquille
assurance de ceux qui produisaient ce mal ou qui le
toléraient, que tout cela provenait uniquement d'une
cause très simple. Tout cela provenait de ce que les
hommes avaient entrepris une chose impossible; étant
mauvais eux-mêmes, ils avaient entrepris d^ corriger le
mal. Des hommes vicieux prétendaient corriger des
hommes vicieux. Or, étant vicieux, ils ne pouvaient que
propager le vice, au lieu de le corriger; étant corrom-
pus, ils répandaient autour d'eux leur propre corruption.
La réponse que Nekhludov cherchait avec angoisse sans
pouvoir la trouver, c'était la même réponse qu'avait faite
Jésus à Pierre : la réponse éfait qu'on devait pardonner
toujours, non pas sept fois, mais septante fois sept
fois.
— Mais non ! Impossible d'admettre que la chose soit
aussi simple ! — se disait Nekhludov. Et cependant il
savait, dès lors, avec une évidence absolue, que c'était là
l'unique réponse, et non seulement au point de vue théo-
rique, mais au point de vue pralique et immédiat. La
chose lui semblait encore étrange et incroyable, habitué
comme il l'était à des opinions opposées, mais il sentait,
il savait, qu'elle était hors de doute.
L'objection ordinaire, qui consistait à demander ce
qu'on devait faire des voleurs et des assassins, n'avait
plus depuis longtemps aucun sens pour lui. Cette objec-
tion n'aurait eu de sens, en effet, que si les châtiments
avaient fait diminuer le nombre des crimes, s'ils avaient
corrigé les criminels ; mais l'expérience avait prouvé à
Nekhludov que c'était le contraire qui se produisait.
Depuis tant de siècles que les hommes s'acharnaient à
punir le crime, l'avaient-ils supprimé, l'avaient-ils même
atténué? Loin de l'avoir supprimé, loin de l'avoir même
atténué, ils avaient contribué activement à le dévelop-
oer, aussi bien en dépravant les prisonnierspar les con-
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RÉSUHRECTION 135
damnations qu'ils leur faisaient subir qu'en ajoutant à la
somme des crimes de ces prisonniers, — aux crimes des
voleurs et des §issassins, — leurs propres crimes, ceux
de ces criminels que sont les conseillers de cours, les
procureurs, les bourreaux, les juges d'instruction, les
policiers et les garde-chiourme.
Et Nekliludov comprit soudain que cela devait être
fatalement ainsi. Et il comprit que, si la société et Tordre
social continuaient à exister, ce n'était point grâce aux
magistrats avec leur cruauté, mais au contraire malgré
eux, et parce que, à côté d'eux, les hommes continuaient
à avoir pitié Tun de l'autre et à s'aimer l'un l'autre.
L'Evangile avait enfin parlé au cœur de Nekhludov,
s'était révélé à lui comme à tout homme qui consent à le
lire. Et Nekhludov résolut d'en lire encore quelques
pages. Il prit le Discours sur la Montagne, qui, de tout
temps, l'avait beaucoup touché. Mais, cette fois, en le
lisant, il découvrit que ce discours n'était pas simple-
ment un recueil de nobles pensées et d'images émou-
vantes, exposant un idéal moral à peu près irréalisable.
Il s'aperçut que le Discours sur la Montagne ne conte-
nait que des préceptes tout à fait clairs, simples, pra-
tiques, faciles à appliquer, et dont l'application aurait»
aussitôt pour conséquence de créer une société humaine
absolument nouvelle, supprimant toute violence et toute
injustice, et, dans la mesure permise à la faiblesse
humaine, inaugurant sur la terre le Royaume des Cieux.
Ces préceptes étaient au nombre de cinq :
Le premier consistait à dire que l'homme non seule-
ment ne devait pas tuer un autre homme, son frère,
mais ne devait pas s'irriter contre lui, ne devait pas
l'accuser, le mépriser ; et que, s'il s'était querellé avec
un autre homme, il devait se réconcilier avec lui avant
d'offrir aucun don à Dieu, c'est-à-dire avant de s'unir à
Dieu par la prière du cœur.
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1 36 RÉSL'RRFXTiON
Le second précepte consistait à dire que Thomme non
seulement ne devait point s'abandonner à la sensualité,
ne devait point profaner la beauté de la femme en fai-
sant d'elle un instrument de son grossier plaisir, mais
qu'il devait, s'étant marié avec une femme, se considérer
comme uni à elle pour toujours.
Le troisième précepte consistait à dire que Thomme
ne devait rien promettre sous serment, n'étant maître ni
de lui-même, ni de quoi que ce fût.
Le quatrième précepte consistait à dire que l'homme
non seulement ne devait point exiger œil pour œil, mais
qu'il devait, quand on l'avait frappé sur une joue, tendre
l'autre joue; qu'il devait pardonner les offenses, les sup-
porter avec résignation, ne rien refuser de ce que les
autres hommes exigeaient de lui.
Et le cinquième précepte consistait à dire que l'homme
non seulement ne devait point haïr ses ennemis, ni lut-
ter contre eux, mais qu'il devait les aimer, les aider, les
servir.
Nekhludov s'étendit sur le divan et se mit à rêver. Se
rappelant toute la misère et toute la laideur de la vie
actuelle des hommes, il songea à ce que deviendrait cette
vie si les hommes consentaient à appliquer les préceptes
qu'il venait de lire. Et tout son découragement disparut :
un ilôt d'enthousiasme inonda son âme. Il sentit qu'après
toute une vie de souffrances à travers les ténèbres
il venait d'apercevoir soudain la douce, la. reposante,
la bienlaisante lumière.
Il ne dormit point, cette nuit-là. Tout entier à la joie
de la découverte qu'il venait de faire, il lut avidement les
Evangiles, d'un bout à l'autre. Et, ainsi que cela arrive
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RÉSURRECTION 137
à tous ceux à qui l'o sens général des Evangiles s'est enfin
révélé, il s'étonna, en lisant, de comprendre pleinement
la signification de paroles que maintes fois il avait lues
comme de simples images et sans y attacher d'impor-
tance. Comme une éponge, dans un vase, aspire toute
Feau qu'elle peut contenir, il aspirait tout ce qu'il y avait
pour lui d'utile, d'important, de grave, de joyeux dans
ce livre. Et tout ce qu'il y lisait lui paraissait lui avoir
été depuis longtemps familier; car ce qu'il y lisait con-
firmait, expliquait des choses que depuis longtemps il
pressentait, mais qu'il n'osait pas reconnaître pour vraies.
Et maintenant il les reconnaissait pour vraies, et il y
croyait.
Et non seulement il reconnaissait et croyait qu'en sui-
vant les préceptes des Evangiles les hommes pourraient
s'élever au plus haut degré de bonheur dont ils sont
capables : il reconnaissait et croyait aussi que mieux
valait, pour un homme, ne rien faire du tout que de ne
pas appliquer ces préceptes ; il reconnaissait et croyait
que ces préceptes représentaient l'unique raison d'être
de la vie humaine, et qu'en y manquant l'homme com-
meltait une faute, qui entraînait aussitôt son châtiment
à sa suite.
Cette conclusion résultait pour Nekhludov de tout le
livre; mais, avec une clarté et une force particulières, il
la trouvait exprimée dans la parabole des vignerons.
Les vignerons s'étaient imaginés que le jardin qu'on
leur avait donné à cultiver n'appartenait pas à leur
maître, mais à eux-mêmes ; que tout ce qui était dans ce
jardin, j^'était pour eux, et que leur seul devoir était de
faire servir ce jardin à leur propre jouissance : oubliant
leur maître, et tuant ceux qui venaient leur rappeler
leurs obligations envers lui.
« Ainsi nous faisons tous », — songeait Nekhludov. —
« Nous vivons dans la croyance que nous sommes nous-
mêmes les maîtres de notre vie, et que celle-ci ne nous
a été donnée que pour notre plaisir. Or c'est ime
croyance insensée, évidemment insensée. L'homme n'est
pas venu au monde de son plein gré : quelqu'un doit l'y
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i 38 RÉSURRECTION
avoir envoyé, et pour quelque motif. Mais nous, nous
avons décidé d'oublier cette évidence et de nous ima-
giner que nous n'avions à vivre que pour notre plaisir.
Et nous nous étonnons, après cela, de souffrir et de
nous sentir mal à Taise, comme si ce n'était point la
conséquence fatale de notre situation d'ouvriers se refu-
sant à accomplir la volonté de leur maître. Et la volonté
de notre maître, elle est exprimée dans ce petit livre.
« Cherchez le Royaume de Dieu, et le reste vous sera
donné par surcroît. Et nous, c'est le swxroîl que nous
cherchons, et nous nous étonnons de ne pouvoir le
trouver !
a Oui, c'est bien cela qu'a été ma vie ! Mais désor-
mais celte vie est finie, et une autre commence ! »
Et en effet, de cette nuit commença pour Nekhludov
une vie nouvelle : et nouvelle non seulement parce
que, cessant de penser tout à fait à lui-même, il s'ef-
força de ne plus vivre que pour servir les autres, mais
nouvelle, surtout, parce que tout ce qui lui arriva
depuis celte nuit, tout ce qu'il vit, tout ce qu'il fit, eut
désormais à ses yeux une autre signification que par le
passé.
Comment se terminera cette nouvelle période de sa
vie, c'est ce que l'avenir montrera.
12 décembre 1899.
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