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Full text of "Ruskin et la religion de la beauté"

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ARTES SCIENTIA VERITAS 














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RUSKIN 



ET 



LA RELIGION DE LA BEAUTÉ 



PAR 



ROBERT DE LA SIZERANNE 



AVEC DEUX PORTRAITS 



DEUXIÈME ÉDITION 



PARIS 

LIBRAIRIE HACHETTE ET G" 

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 

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RUSKIN 



ET 



LA RELIGION DE LA BEAUTE 



( 



OUVRAGE DU MÊME AUTEUR 

PUBLIÉ PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET G'« 



La Peinture anglaise contemporaine. Ses origines, — Ses maîtres 
actuels. — Ses caracléHs tiques. Couronné par rAcadémie 
française, prix Dordin. 1 vol. in-16 3 fr. 50 



Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD. — 596-97. 



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RUSKIN 



ET 



LA RELIGION DE LA BEAUTÉ 



PAR 



ROBERT DE LA SIZERANNE 



AVEC DEUX PORTRAITS 



DEUXIÈME ÉDITION 



PARIS 

LIBRAIRIE HACHETTE ET C'° 

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 

1897 

Droit* d* lr»dactioo et de reprodootion té ur fië. 



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INTRODUCTION 



Il y a quelques années, étant à Florence le 
7 mars, jour de la fête de Saint Thomas d'Aquin, 
je voulus étudier dans le cloître de l'église domi- 
nicaine par excellence, Santa Maria Novella, 
les fresques de Memmi et de Gaddi où Ton voit 
le Triomphe de Saint Thomas avec son aréopage 
des sept sciences célestes et des sept sciences 
terrestres. Il me semblait qu'aucun jour ne pou- 
vait être mieux choisi pour tâcher de sentir ce 
qu'avait été cet homme comme disciplineur de la 
pensée. Puis un soleil splendide brillait sur les 
dômes de la ville des lys. Or il faut du soleil 

pour distinguer toutes ces figures d'apôtres, de 

1 



2 INTRODUCTION. 

bêtes allégoriques, de chiens du Seigneur mordant 
les loups de Thérésie, de savants, depuis Boëtius 
qui ressemble à un lépreux jusqu'à Tubalcaïn 
qui ressemble à un orang-outang. Voulant être 
seul, j'arrivai dès neuf heures du matin. Le 
cloître était désert. La fraîcheur matinale et le 
calme monacal en faisaient un promenoir déli- 
cieux. Par les vieux arceaux bâtis au xiv*" siècle, 
brillaient les gazons verts qui ne durent pas si 
longtemps, mais qui se renouvellent toujours. 
Le sacristain, protecteur et narquois, avait 
refermé la porte avec un grand luxe de verrous. 
Les cloches sonnaient à toute volée, puis il y 
avait de longs silences.... Je marchais depuis 
quelque temps sur ces trottoirs de tombes qui 
bordent le Cloître Vert, lorsqu'en approchant delà 
chapelle des Espagnols, j'entendis naître et croître 
un léger bruit de paroles, de lecture,... comme 
de prière. Avais-je été devancé? Déjà, j'entre- 
voyais dans Tombre lumineuse des silhouettes 
de jeunes femmes au profil gîottesque, aux 
chapeaux canotiers, aux voilettes blanches, aux 
mains pleines de mimosas* Elles étaient serrées 



INTRODUCTION. 3 

les unes contre les autres devant le Triomphe de 
Saint Thomas d'Aquin, L'une d'elles lisait : 

Optayi et datus est mihi sensus, 
Invocavi et venit in me spiritus sapientiœ, 
Et prœposui illam regnis et sedibus. 

Puis la voix reprenait un texte anglais dont voici 
le sens : 

«... J'ai prié, et l'esprit de la sagesse est des- 
cendu sur moi.... Le pouvoir personnel de la 
sagesse, la ao<pia ou sainte Sophie à laquelle le 
premier grand temple chrétien a été dédié, cette 
sagesse supérieure qui gouverne par sa présence 
toute la conduite des choses terrestres et par son 
enseignement l'art terrestre tout entier, Florence 
vous dit qu'elle ne l'a obtenue que par la 
prière.... » 

Longtemps elle lut ainsi, passant des aperçus 
les plus éloquents sur le rôle de la discipline 
dans la pensée humaine aux remarques les plus 
minutieuses sur les doigts ou les cheveux de 
tel personnage de la fresque, notant les repeints^ 
étudiant les airs de têtes, les plis des robeSj 
opposant l'attitude calme de la Rhétorique aux 



4 INTnODL'CTION. 

gestes outrés des gens des rues de Florence, 
€ qui font des lèvres de leurs doigts et espèrent 
sottement arracher par leurs vociférations ce 
qu'ils désirent des hommes ou de Dieu... ». 

L'auditoire écoutait recueilli, manœuvrant 
avec la ponctualité d'un peloton prussien pour se 
porter en face de telle ou telle figure, suivant 
les indications du mince livre rouge et or. Par- 
fois le ton s'élevait jusqu'à l'invocation. Quel- 
ques lointains bruits d'orgue l'accompagnaient 
en sourdine. Des souffles d'air parfumés de 
ileurs passaient comme un encens. Lés points 
d'or des mimosas, touchés par des rais do 
soleil, brillaient dans les mains comme des 
cierges. Je remarquai que ces voyageuses se 
tenaient sur la pierre sépulcrale des ambassa- 
deurs espagnols qui ont donné leur nom à cette 
chapelle. Ce qu'elles lisaient semblait aussi une 
gerbe de fleurs jaillie d'un passé mort. Quels 
étaient donc ce livre, cet office inconnu, le 
prêtre de cette religion de la Beauté? le sacris- 
tain, revenu par là, me jeta ce nom : Ruskin! 

Une autre année, je me reposais d'un congrès 



INTRODUCTION. 5 

d*économistes, à Londres, dans un de ces salon» 
d'un gothique sobre et confortable où le goût se 
satisfait sans détriment des aises. On causait des 
transformations que le machinisme apporte en 
toute chose et spécialement dans les tissus, les 
broderies, qui autrefois étaient des ouvrages 
d'art, travaillés par des êtres pensants, et d'ail- 
leurs beaucoup plus solides dans ce temps où le 
linge, comme un patrimoine, se léguait de gêné-» 
ration en génération. Aujourd'hui, disait-on, le 
tissu fait à la machine ne dure pas. « Ainsi ces 
petites serviettes, dit l'un de nos hôtes, — est-il 
besoin d'expliquer que ceci se passait autour 
d'une tasse d'un thé? — Ah ! pardon, répondit la 
maîtresse de la maison, vous oubliez que ceci 
est du Langdale linenl — Et ma redingote, 
ajouta le maître de la maison, est du drap dé 
Saint-Georges Guild. » Cela parut péremptoire. 
J'appris alors que dans le Westmoreland un 
ouvroir installé dans un joli cottage s'occupait 
de filer le lin avec les rouets de nos mères-grands 
et que dos hommes tissaient, avec de vieux mé- 
tiers, la toile. Cette toile faite à la main coûte 



INTRODUCTION. 

de 2 i 6 shillings l'yard. Tout l'argent pro- 
duit par la vente est payé à la banque et les 
profits spnt divisés entre les travailleurs à la fin 
de l'année. C'est de là que venait le linge de la 
maison. Quant au drap de l'économiste, il arri- 
vait du moulin de Saint-Georges à Laxey, dans 
l'île de Man, où l'on carde la laine et où l'on fait 
le drap. Seule l'eau du moulin, agent naturel, 
aide les bras de l'homme. De plus, la couleur de 
la laine est indélébile, car c'est la teinte natu- 
relle des moutons noirs de l'île. De là, beaucoup 
de dames anglaises font venir leur drap. Ces 
tissus sont très résistants et ils ont été confec- 
tionnés sans la fumée, le bruit, la laideur des 
machines, en pleine campagne, en dépit du pro- 
grès et comme en défi de tout le mouvement 
industriel et social de notre temps. Et lorsque je 
demandai quel était l'initiateur de cette gilde, le 
Titan ou le fou, qui entreprenait de faire ainsi 
rebrousser chemin à son siècle, on me répondit 
par le même nom qui avait frappé mes oreilles 
dans le cloître vert : Ruskin ! 

Un homme était donc là, tout près de nous, de 



INTRODUCTION. *7 

l'autre côté de la Manche, qui avait pris assez 
d'empire sur les esprits britanniques pour les 
acheminer vers les extases des Primitifs et leur 
imposer sa conception intrépidement rétrograde 
de la vie, du style, de l'économie, et jusque du 
vêtement. Cet homme avaitsurgi, il y a cinquante- 
quatre ans, avec un livre de bataille, dans une 
lutte qui de suite l'avait rendu célèbre, et, depuis 
cette époque, sous le triple aspect de l'écrivain, 
de l'orateur et du directeur d'usine, il était 
apparu prêchant la triple doctrine d'un esthéti- 
cien, d'un moraliste et d'un sociologue, ou plutôt 
causant à bâtons rompus avec son siècle, et cha- 
cune de ses paroles était recueillie avec un soin 
pieux par des admirateurs et des admiratrices, 
comme les gouttes de sang d'un martyr. Ses 
livres, tirés à vingt, trente mille exemplaires, 
malgré leur prix très élevé, répandaient dans toute 
l'Angleterre ses idées de la Nature, de l'Art et de 
la Vie, et des éditions « piratées » en jetaient la 
semence au loin dans le Far-West.... Cent mille 
francs par an, telle était la part de l'auteur dans 
les bénéfices de cette œuvre esthétique, et ces 



8 INTUODUCTION. 

bénéfices allaient aussitôt alimenter l'œuvre 
sociale qu'il rêvait. Des « sociétés de lecture de 
Ruskin » s'étaient fondées à Londres, à Man- 
chester, à Glascow, à Liverpool, pour le com- 
menter, un journal pour l'annoncer, une librairie 
spéciale, la Ruskin House^ à Londres, pour le 
répandre. A ses côtés, des artistes s'occupaient a 
graver ses dessins, des écrivains à raconter sa 
vie, lui vivant, à exposer ses doctrines, lui écri- 
vant, à tirer de ses livres des Ruskiniana^ des 
Birthday Books, des guides dans les musées, des 
ouvrages de distributions de prix. Déjà, les indi- 
cateurs de chemins de fer de la région des lacs 
signalent les hôtels d'où l'on peut apercevoir au 
loin, parmi les arbres, « la résidence du Pro- 
fesseur Ruskin ». Pendant les grèves, on jette 
dans In discussion des passages des œuvres du 
grand esthéticien. M. Frédéric Harrison le pro- 
clamait, hier encore, « le plus brillant génie 
vivant de l'Angleterre, l'âme la plus inspiratrice 
qui soit encore parmi nous », et il n'y a pas 
longtemps le directeur d'une institution de jeunes 
filles, à Londres, déclarait, dans une solennité 



INTRODUCTION. 9 

scolaire, que le xix° siècle ne serait fameux dans 
Vavenir que parce que Ruskin y avait écrit! 

Quel est donc cet homme et quelle est cette 
œuvre? Outre l'intérêt de curiosité qu'on peut y 
apporter, on ne saurait toucher désormais à 
aucune question d'art, sans y toucher. J'ai donc 
voulu les connaître, plus complètement encore 
que par l'excellente étude publiée il y a trente- 
cinq ans, par M. Milsand, à une époque où 
Ruskin n'avait écrit que le tiers de son œuvre, 
vécu seulement une moitié de sa vie, et dévoilé 
qu'une face de sa pensée. Pour cela, il m'a sem- 
blé qu'il ne fallait pas seulement le lire et lire 
ceux qui le connaissent le mieux et, avant tous, 
son disciple préféré, M. W. G. CoUingwood, 
mais encore resuivre dans l'Europe et dans l'Es- 
thétique le chemin que le Maître lui-même avait 
parcouru. En Suisse, à Florence, à Venise, à 
Amiens, sur les bords du Rhin ou de l'Arno, 
partout où il a travaillé, j'ai travaillé après lui, 
refaisant parfois les croquis d'où sortirent ses 
théories et ses exemples, attendant les rayons de 
soleil qu'il a prescrits, guettant en quelque sorte 



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JOHN RUSKIN à 38 ans 
par George Richmattd, R.A. — iSSy 






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RUSKIN 



ET 



LA RELIGION DE LA BEAUTÉ 



PREMIERE PARTIE 



SA PHYSIONOMIE 



CHAPITRE I 
La contemplation. 

Une nuit de Tété de 1833, le gardien d'une des 
portes de Schaffhouse était réveillé par le bruit 
d'une chaise de poste, et lorsqu'il eut, en rechi- 
gnant, ouvert ou à peu près sa barrière aux tardifs 
voyageurs qui l'imploraient, la voiture passa avec 
tant de hâte qu'elle brisa une de ses lanternes, 
puis elle disparut dans la ville. Arrivée à l'hôtel, 
on en vit descendre un courrier, un gentleman 
anglais et sa femme, une petite fille, un jeune 
garçon de quatorze ans et un domestique. Et tout 



12 RUSK1N. 

ce monde chercha aussitôt un peu de sommeil. Il 
fallait être debout le lendemain matin pour le ser- 
vice, car on était dans la nuit d'un samedi à un 
dimanche. 

Les noms que Thôtelier inscrivit le lendemain 
sur son registre n'avaient rien que d'obscur et les 
renseignements qu'il pouvait obtenir du courrier, 
Salvador, sur ses nouveaux clients, que de banal. 
Si on lui eût dit que M. John James Ruskin, le 
gentleman en question, était marchand de vins 
dans la Cité et avait son nom dûment et honora- 
blement gravé sur une plaque de cuivre de Billiter 
Street en tête de la raison sociale, Ruskin^ Telford, 
and Domecq; qu'il était un des plus grands impor- 
tateurs de sherry de son époque et un des plus 
intègres négociants de son pays; que la dame 
descendue avec lui à l'hôtel était sa femme, 
née miss Margaret Cox, le jeune garçon, John, 
son fils unique, et la petite fille, Mary, une nièce 
orpheline; et que tout ce monde était tory et jaco- 
bite en politique, presbytérien en religion, — on 
n'eût rien dit que de vrai , et pourtant ce n'eût 
point été là de quoi intéresser l'histoire de l'art. 
Il eût fallu ajouter que cette famille, d'ailleurs un 
peu sauvage, ne vivait guère que pour la contem- 
plation des beautés de la nature et que l'enthou- 
siasme esthétique était sa principale occupation. 



SA PHYSIONOMIE. \3 

Assurément on eût fort étonné les négociants 
de la Cité, si on leur eût révélé que M. John James 
Ruskin, si exact à son comptoir, si ponctuel à ses 
échéances, si expert en bon sherry, avait des vel- 
léités d'artiste. Mais le fait est qu'une fois rentré 
chez lui, il devenait un être enthousiaste et chi- 
mérique. Il lavait à la hâte une aquarelle, ou bien, 
prenant quelque œuvre nouvelle de Walter Scott, 
quelque vieille pièce de Shakspeare, il en faisait 
d'une voix harmonieuse et passionnée la lecture à 
sa femme et à son fils. Bien souvent, dans les 
années précédentes, la nuit l'avait trouvé penché 
sur des gravures de Prout ou de Turner , ou 
dépliant, sous la lampe, des cartes de Suisse et 
d'Italie, rêvant à des fugues alors impossibles, 
irréalisables, au pays où les montagnes sont si 
blanches et les flots si bleus. 

Mais alors était survenue Mme Ruskin et, par 
son éloquence persuasive, elle lui avait rendu le 
souci de ce que les Anglais appellent volontiers le 
devoir, — qui est de gagner beaucoup d'argent. 
Mme Ruskin était la cousine germaine de son 
mari, de quatre ans plus âgée, que lui. La connais* 
sant dès l'enfance, il s'était un jour avisé qu'elle 
réalisait parfaitement le type de la femme qui lui 
convenait, le lui avait dit et avait décidé avec elle 
d'attendre pour se marier que toutes les dettes de 



i4 RU8KIN. 

famille fussent payées , son négoce bien établi, 
rhorizon libre de nuages. Ils avaient attendu neuf 
ans. Enfin, un soir, s étant aperçu que, dans son 
bilan, l'actif remportait sur le passif, M. John 
James Ruskin avait laissé son cœur parler plus 
haut. On avait marié les deux jeunes gens après le 
souper et si secrètement que les domestiques n'en 
soupçonnèrent quelque chose qu'au lendemain en 
les voyant partir ensemble pour Edimbourg. — Ce 
mélange inattendu de flegme et de sensibilité, de 
fidélité romanesque et de sens pratique faisait de 
M. John James Ruskin une physionomie à part 
parmi les marchands de sherry et lui permit non 
seulement de sauver l'honneur de la famille en 
payant toutes les dettes laissées par son père, mais 
de laisser, à son tour, cinq millions à son fils et 
en même temps de lui léguer cet enthousiasme 
pour la nature qui devait être le trait le plus mar- 
quant du grand écrivain. 

La nature n'apparut d'abord à l'enfant que par 
de rares échappées, comme une reine qu'on ne voit 
qu'aux jours de fête. Il l'apercevait dans ses visites 
à des tantes soit à Croydon, d'où la vue parais^ • 
sait si belle que le petit John criait à sa mère 
effrayée : « Les yeux me sortent de la tête! » soit 
à Perth, dont les jardins descendant vers le Tay 
enchantèrent ses premiers regards. Puis sur ces 



SA PHYSIONOMIE, 15 

visions se refermait le rideau noir des brumes de 
Londres. Plus lard, quand ses parents quittèrent 
la ville pour la banlieue et vinrent se fixer à Herne 
Hill, au bout des coteaux du Surrey, la beauté des 
choses inanimées lui devint plus familière. De la 
fenêtre paternelle, il voyait s'étendre, d'un côté, 
des prairies vertes, des arbres et des maisons semées 
çà et là sur le premier plan, avec une riche cam- 
pagne qui ondulait vers le sud, et, de Tautre côté, 
ses yeux se portaient, à travers Londres, vers 
Windsor et Harrow. Autour de la simple et con- 
fortable maison était un jardin aux gazons en 
pente, bien tondus, au verger plein de cerises et 
de mûres, « couvert de la magique splendeur de 
fruits abondants, vert tendre, ambre doux, pourpre 
veloutée, courbant les branches épineuses, grappes 
de perles et pendeloques de rubis qu'on découvrait 
avec joie sous les larges feuilles qui ressemblaient 
à de la vigne », jardin délicieux enfin où Tenfant 
ne voyait aucune différence avec le paradis ter- 
restre, sinon « qu'aucune bête n'y était apprivoisée 
et que tous les fruits y étaient défendus ». Son 
goût inné pour les formes et les couleurs n'en était 
plus réduit, comme à la ville, à s'appliquer aux 
dessins des tapisseries ou aux constructions de 
briques. « Dans le jardin, quand le ciel était beau, 
dit-il, mon temps se passait à étudier les plantes. 



10 RLSKIN. 

Je n'avais pas le moindre goût pour les faire pous- 
ser ou pour en prendre soin, pas plus que pour 
soigner des oiseaux ou des arbres, ou le ciel ou 
la mer. Tout mon temps se passait à les contem- 
pler. Poussé non par unp> curiosité morbide, mais 
par une admiration étonnée, je mettais chaque 
fleur en pièces jusqu'à ce que je connusse tout ce 
que j'en pouvais connaître avec mes yeux d'en- 
fant. » 

Timide dans le monde autant que triomphant 
dans son office, M. John James Ruskin vivait fort 
isolé, dans la compagnie seulement des person- 
nages légendaires ou romanesques de ses auteurs 
favoris. (Juant à sa femme, élevée dans un milieu 
inférieur à celui des Ruskin, mal à son aise avec 
ses nouvelles relations, trop intelligente pour 
l'ignorer, trop fîère pour le souffrir, elle avait pris 
le parti d'oublier le monde. C'était, d'ailleurs, une 
mère évangélique et dévouée, avec le Tréwr du 
chrétien sur sa table et la haine du pape dans son 
cœur, détestant le théâtre et aimant les fleurs, 
« unissant l'esprit de Marthe à celui de Marie », 
infatigable, ordonnée, ne vivant que pour son mari 
et pour son fils, capable d'aller demeurera Oxford, 
en étrangère, pour ne pas abandonner celui-ci 
durant ses années d'université, veillant constam- 
ment à écarter de lui toute douleur, au risque de 



SA PHYSIONOMIE. 17 

ramollir, et tout danger, au risque de le rendre 
gauche; lui donnant chaque jour sa leçon de Bible 
avec méthode et suite, sans jamais le surmener, 
ouvrant peu à peu ses yeux à cette clarté de TAn- 
cien et du Nouveau Testament qui illuminera jus- 
qu'au bout les hautes cimes de son œuvre. L'enfant 
n'avait même pas la perception de ce que pouvait 
être le souci. Les Ruskin ne dépensant jamais plus 
de la moitié de leurs revenus, se libéraient des 
inquiétudes d'argent et, mettant toute leur joie à 
admirer, ils ignoraient les tenailles de la jalousie 
et de Tambition. Ils trouvaient le sort d'habiter 
un cottage et d'avoir le plaisir de la nouveauté en 
allant visiter Warwick Castle préférable à l'hon- 
neur d'habiter Warwick Castle et de n'avoir plus 
à s'enthousiasmer devant rien. D'un caractère 
égal, ils ne se passionnaient que pour les idées ou 
bien pour les spectacles de la nature. « Jamais, dit 
leur fils, je n'entendis leurs voix s'élever pour 
aucune discussion, jamais je n'ai vu un serviteur 
grondé sévèrement. » Sous une discipline douce, 
régnaient dans celte maison la paix, l'obéissancei 
et la foi. 

Ainsi sauvegardé de tout trouble extérieur, le 
goût artistique de l'enfant s'affinait dans une sorte 
d'extase. S'il voyageait, Textase ne cessait point, 
mais trouvait un aliment nouveau dans des visions 

2 



18 RUSKIN. 

nouvelles. Chaque année, au mois de mai, M. John 
James Ruskin parlait pour une fournée d'affaires. 
Sa femme, ne voulant le laisser affronter seul 
aucune fatigue, le suivait; on plaçait le petit John 
entre les deux sur le portemanteau et « la bonne » 
derrière la voiture, sur le dickey^ et toute la famille 
roulait en poste. Chaque soir, les visites commer- 
ciales terminées, M. John James Ruskin menait 
son fils dans les ruines, les châteaux, les cathé- 
drales qu'on trouvait sur la route. On lisait des 
vers et Ton dessinait. A cinq ans, John s'en va 
ainsi dans la région des lacs, en Ecosse; à six ans 
en France, passer à Paris les fêtes du couron- 
nement de Charles X, et il visite le champ de 
bataille de Waterloo; puis il retourne en Angle- 
terre, prenant partout des notes et des croquis, 
décrivant les collèges et les chapelles, la musique 
à Oxford, la tombe de Shakspeare, une fabrique 
d'épingles à Birmingham, des vues de Blenheim 
ou de Warwick Castle, découvrant le monde dans 
sa tangible et pittoresque variété à l'âge où les 
petits Français déchiffrent laborieusement des 
vocables abstraits sur de plates cartes de géogra- 
phie. Plus tard, enthousiasmé par la région des 
lacs, il écrit sur le Skidaw comparé aux Pyra- 
mides ces vers où Ton ne reconnaîtrait certes pas 
un enfant de dix ans : 



SA PHYSIONOMIE. 19 

Tout ce que TA rt peut faire 

N'est rien devant toi. La main de Thomme 
A dressé des montagnes de pygmées, mais des tombes de géantSé 
La main de la Nature a dressé le somknet de la montagne, 
Mais n'a jamais fait de tombes. 

A Herne Hill il passe de longs mois d'hiver à rêver 
devant des gravures de Turner illustrant Vltalie de 
Rogers ; et un désir violent entre en lui de voir danè 
quelles alignas partes materiœ le grand visionnaire 
a puisé ses visions. Il fait des collections de miné- 
raux dans les vallons de Clifton, à Matlock dans le 
Derbyshire, observe des reflets, calcule des haii^ 
teurs. Et ce qu'il perçoit ainsi avec son esprit éton- 
namment précoce et rempli, il Paime avec son 
cœur étrangement neuf et vide. Car pour sa famille 
il n'a point de tendresse. « Ma mère, dit-il, prenait 
son principal plaisir aux fleurs et elle était souvent 
à planter ou à tailler auprès de moi, au moins si je 
voulais me tenir près d'elle. Mais sa présence ne 
m'apportait ni contrainte, ni plaisir. Ayant souvent 
été laissé seul, je m'étais fait une pelite vie indé- 
pendante. » Et soixante ans après, il pousse ce cri 
douloureux : « Je n'avais rien à aimer! Mes parente 
n'étaient, pour moi, en quelque sorte que des pou- 
voirs visibles de la Nature. Je ne les aimais pas 
plus que le soleil et la lune. » Et en dehors de sa 
famille, l'enfant ne connaît aucun être vivant. 
Môme en voyage, les Ruskin ne prenneat pas con- 



20 RUSKIN. 

tact avec rhumanité. S'ils sont curieux de voir leur 
grand poète Wordsworth, ils n'osent prétendre à 
une introduction et se contentent d'aller le guetter 
derrière un pilier, à l'église. « Nous ne voyagions 
pas pour des aventures ni pour des relations, mais 
pourvoir avec nos yeux et jauger avec nos cœurs. » 
Le confort qu'ils s'accordent leur permet de bien 
voir et leur ignorance des langues étrangères les 
empêche de prendre aux gens un intérêt autre que 
l'intérêt pittoresque. Ils éprouvent un charme par- 
ticulier à ne rien comprendre aux conversations 
des foules qu'ils traversent. Chaque geste est noté 
pour sa beauté, chaque son de voix pour son 
timbre, non pour sa signification, « comme dans 
un mélodieux opéra ou une pantomime ». 

Soumises à ce régime spécial, toutes les facultés 
de l'enfant convergent vers la sensation aiguë, 
l'analyse méticuleuse des paysages et des figures. 
Son sens esthétique grandit au détriment de tous 
les autres. 11 ne peut aimer telle petite cousine 
parce qu'elle porte des boucles à r anglaise et que 
cette forme est inesthétique. Si, par hasard, on le 
conduit en visite, il ne prend garde qu'aux tableaux 
qui ornent le salon et pas du tout aux personnes. 
Bientôt, à Oxford, il ne pourra supporter les figures 
des tuteurs ou des camarades qui ne seront pas 
assez caractérisées, « assez bien peintes », et 



SA PHYSIONOMIE. 21 

n'écoutera que les professeurs pourvus de quelque 
ressemblance avec Y Erasme de Holbein ou le 
Melanchthon de Durer. Très doué pour la géomé- 
trie, il demeure court dès qu'il sort de cette science 
de dimensions figuratives et tangibles pour entrer 
dans l'algèbre qui n'exprime que des relations de 
chiffres. Rien ne l'intéresse dans les choses que 
leurs rapports de beauté, que la joie ou la souffrance 
qu'elles causent aux yeux. Que dès lors une 
impression esthétique violente l'accueille au seuil 
de sa vie d'homme, et Ton comprend qu'elle fixera 
sa vie. Que la Nature lui apparaisse, non plus dans 
ses parures grises du Nord, mais dans sa splen- 
deur bleue du Midi, non plus fardée comme autour 
des grandes villes, mais dans sa grande, libre, 
sauvage et primitive nudité, et aussitôt, intelli- 
gence, volonté, cœur, il sera tout à elle et à ceux, 
comme Turner, qui la lui auront révélée. 

Tel était l'état d'esprit du jeune John Ruskin, à 
quatorze ans, lorsque nous l'avons vu arrivant à 
Schaffhouse, avec son père, M. John James Ruskin, 
sa mère et sa cousine Mary, au milieu d'une nuit 
d'été. Telles étaient son ardeur sans objet défini, 
son espérance sans décision, cette flamme qui 
brûle sans éclairer, que nous avons tous connue 
quand nous nous sommes demandé ce que nous 
ferions de nos vingt ans. — 11 uvait ardemment 



22 RUSKIN. 

désiré ce voyage. A Strasbourg, on s'était demandé 
si l'on irait à Bâie ou à Schaffhouse. SchaQhousel 
fi'était-il écrié. « Ma supplication passionnée à la 
fin remporta, et le lendemain, de grand matin, 
nous vit trottant sur le pont de bateaux vers Kehl 
et dans la lumière du Levant, je me vois encore 
guettant la ligne de la Forêt-Noire qui s'élargissait 
et s'élevait comme nous traversions la plaine du 
Rhin. Les portes des montagnes ouvrant pour moi 
une nouvelle vie, qui ne devra jamais cesser qu'aux 
portes de ces montagnes d'où l'on ne revient 
pas.... » Écoutons-le maintenant raconter sa pre- 
mière rencontre avec l'éternelle Beauté. Il semble, 
après cinquante-deux ans, que sa voix encore 
ireinble : 



Nous étions arrivés en ville dans la nuit, et aucun de 
nous ne semble avoir songé qu'on pût apercevoir les 
Alpes sans une excursion qui eût été un manquement 
aux règles religieuses du dimanche. Nous dindmes à 
quatre heures comme d'habitude, et la soirée étant 
entièrement belle, nous sortîmes, mon père, ma mère, 
Mary et moi. Nous devons avoir passé quelque temps 
à voir la ville, car le soleil allait se coucher quand nous 
atteignîmes une sorte de jardin-promenade, à Tou^st de 
la ville, je crois, et bien au-dessus du Rhin, de façon à 
commander toute la campagne, au sud et à Touest. Nous 
regardions ce paysage, d'ondulations basses, bleuissant 
dans le lointain, comme nous aurions regardé un de 
nos horizons de Malvern dans le Worcestershire ou de 



SA PHYSIONOMIE. 23 

Dorking dans le Kent, lorsque — soudainement — 
voyez!... Jà-bas! 

Pas un moment il ne vint à la pensée d'aucun de nous 
que ce fussent des nuages. Ces contours étaient clairs 
comme du cristal, affilés sur le pur horizon du ciel et 
déjk colorés de rose par le soleil couchant. Cela dépas- 
sait infiniment tout ce que nous avions pensé ou rêvé. 
Les murs de TEden perdu, apparus, ne nous auraient 
pas semblé plus beaux, — ni plus imposantes, autour 
du ciel, les murailles de la mort sacrée.... Alors, dans la 
parfaite santé de la vie et le feu du cœur, ne désirant 
rien être autre que l'enfant que j'étais, ni rien avoir de 
plus que ce que j'avais, connaissant la douleur suffi- 
samment pour considérer la vie comme une chose 
sérieuse, mais pas assez pour relâcher les liens qui m'at- 
tachaient à elle, ayant assez de science mélangée à mes 
impressions pour que la vue des Alpes ne me fût pas 
seulement la révélation de la beauté de la terre, mais 
aussi l'accès au premier chapitre de son enseignement, 
je redescendis ce soir-là de la terrasse de Schaflliouse 
avec ma destinée fixée en tout ce qu'elle devait avoir 
de sacré et d'utile. A cette terrasse et aux rives du lac 
de Genève, mon cœur et ma foi se reportent en ce jour, 
à chaque noble sentiment qui vit encore en eux et 
chaque pensée qui y règne, de réconfort et de paix. 

Dès lors, cette contemplation de la nature rem- 
plira sa vie, non plus comme une distraction, une 
flânerie émerveillée et indécise, mais comme une 
vocation et une marche à Tidéal. Tous ses pre- 
miers essais — écrits de quinze à vingt ans dans 
le journal scientifique du temps, le Magazine of 
Nalural Bisiory^ — sur les causes de la couleur de 



24 RUSKIN. 

Teau du Rhin, sur les stratifications du Mont- 
Blanc, sur la convergence des perpendiculaires, 
sur la météorologie, sont signés Kata Phusin (selon 
la nature). L'histoire de sa vie n'est que l'histoire 
de ses rencontres avec la Nature, de ses voyages 
qu'il renouvelle chaque année, avec ses parents 
pendant les deux tiers de son existence, seul plus 
tard, quand ils sont morts. Il ne va pas à elle 
comme au refuge des lassitudes et des désillu- 
sions, comme à la distraction des heures oisives : 
il y va dans toute la force de Tàge, comme au 
Dieu qui réjouit la jeunesse. Elle n'est pas seule- 
ment la consolatrice de l'amour. Elle est son 
amour même : 

J'ai eu un plaisir — aussi jeune que je puisse me 
rappeler et qui a continué jusqu'à mes dix-huit ou 
vingt ans, — infiniment plus grand qu'aucun que j'ai pu 
trouver en quoi que ce soit, un plaisir comparable pour 
l'intensité seulement à la joie d'un amant qui se trouve 
auprès d'une noble et douce maîtresse, mais non plus 
explicable, ni plus définissable que le sentiment de 
l'amour lui même .... 

Je ne pensais jamais à la Nature comme à une 
œuvre de Dieu, mais comme à un fait séparé de son 
existence séparée.... 

Ce sentiment était, selon sa force, inconciliable avec 
tout mauvais sentiment, tout dépit, toute angoisse, con- 
voitise, mécontentement et toute autre passion haineuse, 
mais il s'associait profondément avec toute tristesse, 
toute joie et affection justes et nobles.... 



SA PHYSIONOMIE. 2b 

Quoiqu'aucun sentiment expressément religieux ne 
fût mélangé avec celui-là, il y avait une perception 
continuelle de sainteté dans Pensemble de la Nature, 
— depuis la plus petite chose jusqu'à la plus vaste, — 
une terreur sacrée, instinctive mêlée de plaisir, — un 
indéfinissable tressaillement tel que nous l'imaginons 
quelquefois pour indiquer la présence d'un esprit 
dépouillé de sa chair.... Je ne pouvais éprouver cela par- 
faitement que lorsque j'étais seul, — et alors cela me 
faisait souvent frissonner des pieds à la tête avec la 
joie et la crainte de ce sentiment, lorsqu'après avoir été 
un certain temps loin des montagnes, je venais à la 
berge d'un torrent où l'eau brune tourbillonnait parmi 
les cailloux, ou quand je voyais la première ondulation 
d'un lointain contre le soleil couchant, ou le premier 
mur bas, brisé, moussu de -la montagne. — Je ne peux 
pas le moins du monde décrire ce sentiment. Si nous 
avions à expliquer le sens delà faim corporelle à quel- 
qu'un qui ne l'a jamais ressentie, nous pourrions diffi- 
cilement le faire par des mots et cette joie dans la 
contemplation de la Nature m'a toujours semblé venir 
d'une sorte de faim du cœur, satisfaite par la présence 
d'un grand et saint Esprit.... 

Ce sentiment ne peut être décrit par aucun de ceux 
qui l'ont ressenti. Le mot de Wordsworth : « cela me 
hantait comme une passion » n'est pas une bonne défi- 
nition, car c'est une passion. Le point est de définir com- 
ment cela diffère des autres passions. Quelle sorte de 
sentiment humain, superlativement humain, est le senti- 
ment qui aime une pierre pour la piierre elle-même et 
un nuage pour le nuage? Un singe aimera un singe 
pour lui-même et une noix pour son fruit, mais non 
une pierre pour une pierre. Pour moi les pierres m'ont 
toujours été du pain... 



25 RUSK1N. 

Pour voir de plus près ces pierres, il passe de longs 
mois entiers en Suisse ou en Italie. Il cherche à 
fixer sa demeure à Chamonix, au-dessus du chalet 
de Blaitière, mais le flot montant du tourisme Ten 
chasse. Alors il propose à la commune de Bonne- 
ville de lui acheter tout le sommet du Brezon, 
mais les paysans de Fendroit, stupéfaits qu'on 
veuille acquérir ces rochers nus et ce gazon bon 
tout au plus à nourrir quelques chèvres, soupçon- 
nent le milord d'y avoir deviné un trésor et le 
découragent par leurs exigences excessives. Il s'en 
console en changeant de climat, mais ,non 
d'amour. « Une étude faite dans les jardins de 
roses de San Miniato, et dans l'avenue de cyprès 
de la Porta Romana, à Florence, est pour moi, 
dit-il, parmi les souvenirs des meilleurs jours de 
ma première existence. >> 

Longtemps cette passion l'a préservé des autrçs, 
et lorsque les autres sont venues, elle l'en a guéri. 
Jusqu'à dix-sept ans, la continuelle tension de son 
esprit et de son cœur vers le beau l'avait distrait 
des séductions de ce que la langue commune 
appelle la Beauté. Mais comme rien aussi n'est 
plus propre à développer jusqu'à un état maladif 
ce romanesque lakisie où les Anglais excellent 
dès qu'ils n'en sont pas dépourvus, le jour où le 
jeune ermite de Herne Hill leva la tête de ses 



SA PHYSIONOMIE. 27 

livres, et vit devant lui le visage d'une jeune fille, 
d'une Française, souriant dans Taube de ses seize 
ans, il en devint éperdument amoureux. C'était 
une des filles de M. Domecq, lassocic de son père. 
Elle s'appelait Adèle, et ce nom devint familier 
aux lecteurs du FHendshipsOffering^ car le jeune 
homme y publiait des vers qu'il adressait à tout le 
monde, n'osant les adresser directement à la seule 
lectrice dont il se souciât. Quant à elle, avertie de 
la passion de ce jeune géologue gauche, de ce 
troubadour transi, elle ne fit qu'en rire aux éclats. 
« A chaque occasion bénie de têtc-à-tête, avec ma 
bien-aimée Adèle qui était Espagnole de nais- 
sance. Parisienne d'éducation et catholique de 
cœur, je cherchais à l'entretenir de mes vues per- 
sonnelles sur l'invincible Armada, la bataille de 
Waterloo et la doctrine de la transsubstantia- 
tion », dit Ruskin dans ses Prœterita, Quant à 
Mme Ruskin, la mère, profondément indignée 
qu'un bon tory, savant, évangélique et révérant 
George III, pût aimer une Française et surtout 
une catholique, blessée dans tous ses sentiments 
et ses traditions les plus essentielles par cet amoui 
monstrueux, elle s'opposa obstinément à toute 
idée de mariage. Cette passion sans espoir dura 
pourtant quatre années, pendant lesquelles sévit 
sur le frêle organisme de l'enthousiaste et du pen- 



j 



28 tlUSKIN. 

seur une terrible crise. Il crut mourir d'amour et 
écrivit une pièce de vers fort pathétique intitulée : 
la Chaîne brisée. Mais on ne meurt pas d'amour; 
toutes les chaînes se renouent et le plus triste des 
douleurs humaines, c'est qu'elles ne durent même 
point. Un beau jour, on apprit qu'Adèle était 
mariée. On emmena le jeune homme à travers 
l'Europe, pour qu'il laissât sur les grandes routes 
un peu de ces douloureux souvenirs et de l'image 
qu'il gardait au cœur. Il les porta tour à tour sur 
les bords de la Loire, dans les montagnes de l'Au- 
vergne, dans les galeries de Florence et de Rome, 
mais sans les perdre. Chaque site lui paraissait 
vide comme un tableau de paysage dont on aurait 
effacé la figure qui l'animait ; dans chaque visage 
souriant entre des milliers de cadres d'or, il recher- 
chait les traits du seul visage qu'il eût voulu retrou- 
ver, moins beau mais mieux aimé. Enfin il revit 
les Alpes et il sembla qu'il renaissait : « Ce n'était 
pas seulement l'air des Alpes, dit M. CoUingw^ood, 
mais l'esprit de l'adoration des montagnes qui le 
sauvait ». Il a conté lui-même, dans ses Prœterita^ 
comment une année plus tard, la contemplation de 
la nature le guérit. Il se trouvait un jour à Fon- 
tainebleau encore malade et fiévreux. Il se traîna 
dans la forêt, s'étendit au bord d'une route sous 
de jeunes arbres et tâcha de dormir. « Les bran- 



SA PHYSIONOMIE. 29 

ches d'arbres profilées sur le ciel bleu ne bou- 
geaient pas plus que les branches d'un arbre dô 
Jessé sur un vitrail. » Il comprit toutefois qu'il ne 
mourrait pas encore ce jour-là et commença à des- 
siner avec soin un petit tremble qui était de l'autre 
côté de la route. Il trouvait, d'ailleurs, que rien à 
Fontainebleau ne valait la peine d'être vu. Les 
hideous rocks d'Evelyn ne lui paraissaient jamais 
assez hideux pour l'émouvoir et tout au plus bons 
à emporter dans sa poche, s'ils avaient valu le 
transport. 

Et aujourd'hui, j'avais oublié les rochers, le palais et 
la fontaine, tout ensemble, et je me trouvais gisant sur 
le bord d'une route, dans le sable et sans autre point de 
vue que ce petit tremble contre le ciel bleu.... Languis- 
samment, mais sans paresse, je commençai à le dessiner 
et, comme je dessinais, ma langueur passait. De belles 
lignes étaient tracées sans fatigue. Elles devenaient de 
plus en plus belles à mesure que chacune sortait du reste 
et prenait sa place dans l'air. Avec une admiration crois- 
sante, à chaque instant, je vis qu'elles se composaient 
d'elles-mêmes d'après des lois plus belles qu'aucune de 
celles que connaissent les hommes. A la fin, l'arbre était 
là, et tout ce que j'avais pensé auparavant sur les arbres 
n'était plus.... 

Comme toutes les passions, si cet amour de la 
nature remplit sa vie de grandes joies, elle y ajouta 
aussi des tristesses inconnues à d'autres âmes. 
S'il n'a plus pour encadrer son horizon les corolles 



30 RUSKIN. 

accoutumées de sa jeunesse, il se désole. « A peine 
toutes les jacinthes et les bruyères de Brantwood, 
écrit-il dans ses Prœlerita, coippensent-elles pour 
moi la perle de ces fleurs, et lorsque les vents 
d'été ont dispersé toutes les feuilles de nos roses 
sauvages, je pense tristement à la pourpre sombre 
des convolvulus qui grimpaient et - florissaient 
encore en plein automne autour des pommiers.... » 
Bien plus, si en retournant devant un paysage 
préféré, il le trouve bouleversé, défiguré par les 
« progrès » de la locomotion, par un port ou une 
voie ferrée, ou par les « embellissements » du tou- 
risme, une guinguette, un hôtel, il est blessé 
comme par un outrage à son éternellement aiméci 

Oui, vous avez méprisé la nature, s'écrie-t-il en s'adres- 
sant à ses contemporains, vous avez méprisé toutes les 
sensations saintes et profondes de ses spectacles! Les 
révolutionnaires français transformaient en étables les 
cathédrales de France. Vous, vous avez transformé en 
champs de courses toutes les cathédrales de la terre : 
les montagnes, d'où Ton peut le mieux adorer la divi^ 
nité! Votre unique conception du plaisir est de rouler 
en chemin de fer autour des nefs de ces cathédrales et 
de boustifailler sur leurs autels ! Vous avez fait un pont 
de chemin de fer sur la chute de Schaffhouse! Vous 
avez fait un tunnel dans les rochers de Lucerne, près 
de la chapelle de Tell! Vous avez détruit le rivage de 
Glarens sur le lac de Genève. Il n'y a pas une paisible 
vallée en Angleterre, que vous n'ayez remplie de feu 
mugissant ! 



SA PHYSIONOMIE. 31 

En effet, si le malheureux esthéticien, par un 
beau soir d'été, veut ressaisir les impressions de 
son enfance et s'achemine vers le coteau de Herne 
Hill où il a autrefois rêvé ses premiers rêves, il 
ne reconnaît plus rien autour de lui. 

La vue qu'on avait du sommet et des deux côtés était, 
avant que vinssent les chemins de fer, entièrement 
belle. A l'ouest et le soir presque sublime. On ne voyait 
pas la Tamise ni des champs, excepté ceux qui se trou- 
vaient immédiatement au-dessous, mais les sommets de 
vingt milles carrés do bosquets. De l'autre côté, à Test 
et au sud, les coteaux de Norwood, en partie abrupts 
avec des genêts, en partie boisés de bouleaux et de 
chônes, en partie de taillis verts et de pâturages en pente 
raide, avec toutes les promesses de toute la beauté 
rurale du Surrey et du Kent et avec tant d'espace et de 
hauteur dans leurs ondulations qu*ils faisaient se sou- 
venir des montagnes des vrais districts montagneux. 
Souvenir aujourd'hui irrécouvrable, car le Palais de 
Cristal, sans atteindre lui-même aucun véritable aspect 
de grandeur, non plus qu'une serre à concombres entre 
deux cheminées, rapetisse cependant par sa masse stu- 
pide les collines, de telle sorte qu'on ne pense pas plus à 
elles qu'à trois longs morceaux d'argile pour bâtir. 

S'il veut resuivre le calme sentier où il a com- 
posé ses Modem Painters^ sentier bordant un 
champ où paissaient des vaches, si chaud que les 
invalides y cherchaient un refuge même en mars, 
lorsque toute autre promenade eût été la mort 
pour eux, — il ne trouve plus qu'une rue : 



32 RUSKIN. 

Depuis que j'ai composé et médité là pour la dernière 
fois divers « embellissements » sont survenus ; d'abord 
le voisinage avait besoin d'Une nouvelle église; ils ont 
bâti une église d'un pauvre gothique avec un clocher 
sans utilité, mais parce que la chose est à la mode, sur 
un côté du champ. Puis, derrière, on a bâti une cure, 
les deux bâtiments cachant une moitié de la vue de ce 
côté. Ensuite est venu le Palais de Cristal gâtant pour 
toujours la vue dans toute sa longueur et amenant 
chaque jour d'exposition un flot de gens qui prenaient 
le sentier et qui le laissaient malpropre avec des cendres 
de cigare pour le reste de la semaine. Ensuite vinrent 
les chemins de fer et les voyous arrivant par chaque 
train de plaisir, qui jetaient bas les palissades, effrayaient 
les vaches et cassaient autant de branches de fleurs 
qu'on en pouvait atteindre sur les clôtures. Alors les 
propriétaires bâtirent un mur de briques pour se pro- 
téger. Alors le sentier devint d'une chaleur insuppor- 
table autant que sale et fut peu à peu abandonné aux 
voyous avec un policeman en faction au bout. Enfm, 
cette année, une palissade de six pieds de haut a été 
placée de l'autre côté et l'excursionniste, marchant à la 
queue leu leu, est libre de s'offrir telle notion de l'air, 
de la campagne et de la vue qu'il peut, entre ce mur et 
la palissade, avec un mauvais cigare devant lui, un 
second derrière et un troisième dans sa bouche. 

Quand c'est la nature elle-même qui a voulu 
changer, il s'en plaint plus doucement, mais comme 
d'une infidélité. « Oui, écrit-il d'Angleterre à un 
ami qui est dans les Alpes, Chamonix est une 
demeure désolée pour moi. Je n'y retournerai plus, 
je crois. Je pourrais éviter la foule en hiver et dans 



SA PHYSIONOMIE. 33 

le premier printemps, mais que les glaciers m'aient 
trahi et que leurs vielix chemins ne les connaissent 
plus, cen est trop! Faites, s'il vous plaît, mes 
amitiés à la grosse vieille pierre qui est sous Bre- 
ven, à un quart de mille au-dessus du village, à 
moinsqu'ils ne Taientdétruite pour leurs hôtels.... » 
II retourne pourtant dans les Alpes en 1882 et il 
écrit : « J'ai revu aujourd'hui le Mont-Blanc, que 
je n avais point vu depuis 1877, et j'ai été très 
reconnaissant. C'est un spectacle qui me rend tou- 
jours toute la force dont je suis capable pour faire 
(le mon pauvre petit mieux, et devant lequel mes 
amitiés et mes souvenirs me deviennent plus pré- 
cieux.... » 

Joie ou tristesse, celte contemplation, qui par 
moments ressemble à une rêverie mystique, enfan- 
tine et extasiée, est le premier grand trait de la 
physionomie de Ruskin. Lorsqu'il y est plongé, 
rien ne l'éveille. Les événements passent autour de 
lui sans qu'il leur accorde un regard. Parfois il 
demeure des semaines sans connaître ceux qui 
bouleversent son pays. Khartoum tombe avec l'hé- 
roïque Gordon; il n'en sait rien et comme on parle 
devant lui du Soudan, il ne songe qu'à celui que 
Giotto a peint à Santa Croce en face de Saint-Fran- 
çois-d' Assise et demande curieusement : « Mais 

qui est aujourd'hui le Soudan? » — Les cvénc* 

3 



34 RLSKIX. 

ments mêmes de sa vie privée ne semblent pas 
le distraire. Il apprend, dans les Alpes, la mort de 
sa cousine Mary, la compagne de ses premiers 
voyages, et aussitôt il cherche à reproduire Teffet 
du soleil levant sur le Montanvert et la « qualité 
aérienne des aiguilles ». Poussé par ses parents et 
ses amis, il se marie, en 1848, avec une jeune fille de 
Perth, d'une remarquable beauté, mais il continue 
son rêve mystique, et quand, après six ans, sa 
femme le quitte et quand l'union légalement formée 
est dissoute légalement, le grand enthousiaste ne 
paraît pas avoir détourné un seul instant ses yeux 
des horizons radieux qu'il aima seuls au monde, ni 
à la nature éternelle et insensible avoir fait infidé- 
lité. 



CHAPITRE II 
L'action. 

Ce contemplatif est un homme d'action. S'il 
lient une fleur, il a une épée, comme ces pieux 
chevaliers du moyen âge qu'on voit tout armés, 
dans les tableaux des Primitifs, adorant la Vierge, 
extasiés, entre deux batailles. Et ce trait le dis- 
tingue nettement des critiques d'art ou des poètes 
lakistes, satisfaits d'ordinaire quand ils ont com- 
menté des Salons, ou célébré la nature, sans aucun 
souci d'améliorer les uns ou de défendre l'autre. 
Ruskin eut ce souci. Toutes les fois qu'il a lancé une 
idée, une brochure, un livre, comme le soldat qui 
jette de loin un coup de fusil, il est allé en pleine 
mêlée pour voir ce qu'y devenait son idée, pour la 
soutenir de sa personne et, si Ton peut ainsi dire, 
se colleter avec les réalités. 

Ainsi, il a écrit qu'il fallait répandre le goût des 
arts dans les masses. On ne Ta pas écouté. Il se 
décide donc à donner lui-même des leçons de des- 
sin, le soir, dans une école d'adultes, et pendant 



36 KUSKIX. 

quatre ans, de 1854 à 1858, à côté de Rossetti qui 
enseigne la figure, il s'astreint à guider des mains 
inhabiles dans Tesquisse du paysage et de l'orne- 
nient décoratif et à réchauffer des zèles attiédis. 
En 187G, de ses deniers et des deniers de ses 
amis, il établit près de Sheffield — la cité ouvrière 
par excellence, la ville du fer — un musée rempli 
d'oeuvres délicates et curieusement choisies, entre 
autres d'un tableau de Verrocchio, qui fut aussi un 
travailleur du fer. C'était aux environs de la ville 
industrielle, dans un cottage situé parmi les 
champs verts, sur une colline. Des fenêtres, on 
découvrait la vallée du Don avec les bois des 
Wharncliffe Crags, et le regard passait ainsi des 
missels enluminés du xm° et du xiv® siècle, aux 
lointains brillants sous For du soleil, des vitrines 
étoilées d'onyx, de cristaux divers, d'améthystes, 
révélant les couleurs qui embellissent la terre, aux 
planches coloriées montrant les oiseaux de tous 
les pays qui animent l'air. Sur les murs, des 
tableaux évoquant les plus belles architectures du 
monde entier, entre autres le Saint-Marc de Venise, 
transportaient les visiteurs dans un pays idéal et 
leur faisaient un instant oublier les façades mornes 
et les cheminées fumantes de Sheffield. Plus tard, 
le musée fut transporté dans la ville même, et l'on 
voit aujourd'hui, au Mccrsbrook Park, dans une 



SA PHYSIONOMIE. 37 

maison offerte parla municipalité, le ^us/aw mvseum 
pour les ouvriers. 

De même, quand, en 1869, Ruskin est choisi 
pour occuper la chaire d'art créée par M. Slade, à 
Oxford, il sent qu'on ne peut utilement parler 
peinture sans montrer des choses peintes, ni archi- 
tecture sans produire des exemples de lignes 
architecturales pour étayer la thèse ou nourrir la 
discussion. Il ajoute donc à la fondation Slade une 
école de dessin, et une collection soit d'oeuvres 
originales depuis Tintoret jusqu'à Burne-Jones, 
qu'on peut copier, soit de spécimens d'après les 
grands maîtres, dont cent soixante-dix sont de sa 
main, qu'on peut consulter. Dès 1872, il organise 
ce musée dans les salles d'Oxford, donnant sur Beau- 
mont Street, et alloue à l'Université 125 000 francs 
pour l'entretien de cette école et le traitement du 
professeur qui doit y enseigner. Il s'y dévoue pen- 
dant treize ans, entretenant le culte du Beau dans 
le sanctuaire intellectuel de la Grande-Bretagne, 
jusqu'au jour où les savants y ayant introduit, main 
gré lui, la vivisection, il donne sa démission avec 
éclat. Il ne peut tolérer cette pratique laide, cruelle, 
inutile pour la science puisque tant de savants 
s'en sont passés, etpourl'artpuisque les sculpteurs 
grecs n'ont même pas connu l'anatomie. Mais le 
musée demeure. Quelques étudiants, et beaucoup 



38 RUSKIN. 

déjeunes femmes profitent chaque jour de rensei- 
gnement ruskinien. Les matériaux, admirablement 
classés pourFéducation de l'œil et delà pensée, les 
dessins ingénieusement renfermés dans des boîtes 
d'acajou à étiquettes d'ivoire, sont à la disposition 
de tous les élèves. Oxford maintenant est un centre 
artistique grâce au « gradué » qui signa les Modem 
Paint ers. 

Mais à quoi sert de créer dans les académies 
quelques échantillons de la Beauté plastique, si le 
monde entier devient laid, si les hommes de la 
campagne, abandonnant ces .travaux qui dévelop- 
pent les muscles et fortifient la carnation, viennent 
s'entasser dans les villes, et s'y exténuer à diriger 
des machines, machines eux-mêmes, à gestes 
mécaniques, agissant sous le doigt de leur patron? 
Et à quoi bon réunir dans les musées quelques 
pâles copies de beaux paysages, quand les plus 
beaux de tous, les originaux créés par la nature, 
disparaissent sous les constructions industrielles, 
les usines, qui tarissent l'herbe sur la terre et 
répandent leurs noires fumées dans le ciel? L'ama- 
teur, l'esthète se contente de révérer le Beau dans 
des musées, petites églises où ne viennent, quoi 
qu'on fasse, que des convertis; il faut combattre 
le laid jusque dans la vie et l'ayant proscrit de ses 
propres rêves, l'expulser de la réalité! 



SA PHYSIONOMIE. 39> 

Nous allons essayer, s'écrie Ruskin, de rendre quel- 
que petit coin de notre territoire anglais beau, paisible 
et fécond. Nous n'y aurons pas d'engin à vapeur, ni de che- 
mins de fer; nous n'y aurons pas de créatures sans volonté 
ou sans pensée; il n'y aura là de malheureux que les 
malades, et d'oisifs que les morts. Nous n'y proclamerons 
pas la liberté, mais une obéissance instante à la loi 
reconnue et aux personnes désignées, ni l'égalité, mais 
la mise en lumière de toute supériorité que nous pour- 
rons trouver et la réprobation de chaque infériorité. 
Lorsque nous aurons besoin d'aller quelque part, nous 
irons tranquillement et sûrement, non à raison de 
60 milles à l'heure au risque de nos vies; lorsque nous 
aurons besoin de transporter quelque chose, nous le 
porterons sur le dos de nos bêtes ou sur le nôtre, ou 
dans des charrettes ou des bateaux. Nous aurons abon- 
dance de fleurs et de légumes dans nos jardins, quantité 
de blé et d'herbe dans nos champs, et peu de briques. 
Nous aurons un peu de musique et de poésie ; les enfants 
apprendront à danser et à chanter dans ce coin de 
territoire, peut-être quelques vieilles gens pourront le 
faire aussi, en temps voulu.... Peu à peu quelque art ou 
quelque imagination supérieure pourront se manifester 
parmi nous et de faibles rayons de science luire pour 
nous. De la botanique, quoique nous soyons trop timides 
pour discuter la naissance des fleurs — et de l'histoire, 
quoique trop simples pour révoquer en doute la nativité 
de l'homme; qui sait! Peut-être même une sagesse, sans 
calcul et sans convoitise, comme celle de Mages naïfs, 
présentant à cette nativité les dons de l'or et de l'encens. 

C'est en mai 1871, durant les jours delà Com- 
mune, que Ruskin fît ce rêve. Quelque temps après, 
il fondait la Saint George' s Guild pour le réaliser. 



40 RUSKIN. 

Sur le terrain purement agricole, éternel écueil de 
toute doctrine socialiste, on échoua. A la vérité, 
on trouva bien pour 50000 francs une ferme de 
cinq à six hectares près de Mickley; et d'autre 
part, divers amis de la Guild, possesseurs de landes 
ou de rochers incultes et incultivables, saisirent 
avec empressement cette occasion de s'en débar- 
rasser en faisant le bonheur de Thumanité. C'est 
ainsi qu'on eut bientôt des terres à Barmouth, à 
Bewdley, dans le Worcestershire et en d'autres 
endroits. Seulement, comme on s'aperçut qu'aucun 
membre de la Guild n'était agriculteur et que vai- 
nement connaîtrait-on tous les secrets de Proscr- 
pine, on ne saurait fonder une colonie agricole si 
l'on n'a pas mis la main à la charrue, Ruskin se 
tourna vers les communistes et leur demanda leur 
concours. Il leur offrait ces terrains pour y expéri- 
menter leurs idées sociales, pourvu qu'ils appli- 
quassent ses idées esthétiques. Encore ne les 
obligeait-il pas, pour commencer, à frapper une 
monnaie particulière dans le goût du florin de 
Florence, ni à s'habiller comme les trois Suisses du 
Riitli. Les communistes acceptèrent un rendez- 
vous. Ruskin y vint en chaise de poste, avec des 
postillons fastueux, gorgeous, afin de ne pas donner 
un sou aux chemins de fer inesthétiques. C'est à 
Sheffield qu'il rencontra ses nouveaux alliés. Ils 



SA PHYSIONOMIE. 41 

étaient vingt, el pour le moins de vingt sectes diffé- 
rentes. Entre l'homme de l'esthétique et les hommes 
de la sociologie, entre le tory partisan de toutes 
les aristocraties et les égalitaires du quatrième état, 
entre cet esprit libre comme l'air et ces cerveaux 
systématiques comme un engrenage, l'entrevue fut 
très extraordinaire. Non seulement on ne s'entendit 
pas, mais il est douteux qu'on se comprit. Toute- 
fois Ruskin leur confia les terrains de la Saint- 
George's Guild et remontant dans sa chaise de 
poste, avec son gorgeous postilion, et tout le pitto-* 
resque suranné d'un grand seigneur du xvni® siècle, 
il disparut joyeusement, dans un nuage de pous* 
sière, aux yeux de tous ces déistes, non-conformistes 
et quakers stupéfaits et morfondus. — C'est alors 
qu'ils s'aperçurent, eux aussi, qu'ils n'étaient pas 
agriculteurs et, comme tout autre propriétaire, ils 
prirent un fermier. La ferme ne prospérant pas, ils 
créèrent, à la place du paradis rêvé, une guin- 
guette. C'est ainsi que ne furent appliquées, sur le 
terrain agricole, ni les théories du communisme ni 
celles de Ruskin. 

Mais en même temps, sur le terrain industriel, le 
maître prenait sa revanche. Il avait été prévenu * 
que, dans les pittoresques campagnes du Westmo- 
reland, les petites industries rurales disparaissaient 
de jour en jour. On ne sculptait plus le bois, on ne 



42 RUSKIN. 

filait plus, on ne tissait plus la bonne toile d'autre- 
fois. La machine, qui tourne bêtement sur elle- 
même et ne se meut que grâce à la vapeur pestilen- 
tielle, remplaçait les jolis gestes de la main, animée 
par le souffle vivant de Thomme. Il courut à ce 
nouveau champ de bataille pour livrer au machi- 
nisme un combat suprême. Un de ses admirateurs 
passionnés qui habitait le pays, M. Fleming, fit ser- 
ment de rétablir le filage à la main. On chercha 
longtemps les outils, le rouet n'étant plus guère 
connu qu'à Covent Garden au moment où Margue- 
rite chante : « Quel est donc ce jeune homme?... » 
On battit toute la vallée de Langdale, on fit des 
annonces dans les journaux. Enfin, chez une vieille 
femme qui avait filé, un demi-siècle auparavant, 
on découvrit un rouet caché comme ce fuseau que 
trouva la belle princesse des contes de fées, et qui, 
la piquant, l'endormit pour cent ans. Aussitôt, en 
effet, la vallée offre l'image de ce qu'elle était il y a 
cent ans. Ce premier rouet est porté en triomphe 
à travers les rues, comme le tableau de Cimabué, 
dans Florence. Bientôt on découvre un métier en 
vingt morceaux. Mais comment les recoller? Heu- 
reusement un dessin du métier qui est sculpté sur 
le campanile de Giotto, « la tour du berger», 
restitue les traditions du moyen âge, de même que 
demain quelques vers d'Homère dans VOdyssée 



SA PHYSIONOMIE. 43 

apprendront aux ruskiniens à blanchir la toile 
qu'ils auront préparée. Peut-être cette toile est-elle 
un peu rugueuse. Mais on s'en console en ouvrant 
le volume des Sept Lampes de V Architecture et en y 
lisant ces mots : « Il est possible pour des hommes 
de se transformer en machines et de ravaler leur 
travail au niveau de celui d'une machine, mais tant 
qu'ils travaillent comme des hommes mettant leur 
cœur à ce qu'ils font et le faisant de leur mieux, 
peu importe qu'ils soient de mauvais ouvriers : il 
y aura cela dans la facture, qui est au-dessus de 
tout prix : on verra clairement qu'il y a des endroits 
où Ton s'est complu davantage que dans d'autres, 
qu'on s'y est arrêté et qu'on en a pris soin, que là 
se trouvent des morceaux sans soin et hâtés,... 
mais l'effet du tout comparé au même objet fait par 
Aine machine ou une main mécanique sera celui de 
la poésie bien lue et profondément sentie aux 
mômes vers récités par un perroquet. » Bientôt, en 
effet, cette toile, fabriquée d'abord à Langdale, 
ensuite à Keswick, fait vivre les vieilles femmes et 
les robustes ouvriers du village. La mode s'en mêle 
et l'on entend dire que, dans les corbeilles de 
mariage, on aperçoit quelquefois du Ruskin linen. 
Une autre voix s'élève^ de l'île de Man. Elle dit 
que le filage de la laine va toujours diminuant. Le$ 
femmes quittent donc leurs rouets et leurs cottages 



44 RUSKIN. 

pour aller travailler dans les mines. Les jeunes 
filles n'apprennent plus à filer. Pourtant les mou- 
tons noirs de Tîle donnent toujours leur laine et 
Ton demande de tous côtés le tissu résistant du 
homespun, Ruskin se met en campagne, trouve des 
capitaux, bâtit un moulin, à Laxey, et avec son 
lieutenant, M. Rydings, y organise des machines 
nécessaires pour carder la laine et blanchir le 
drap. Machines, disons-nous, mais machines ani- 
mées par une force directe de la nature, non par 
une force artificielle, machines où le moteur est 
esthétique et immortalisé par Claude Lorrain dans 
son Molino, « Car la machine n'est proscrite de la 
Guild que là où elle remplace soit un exercice cor* 
porel qui est sain, soit Tart et la précision de la 
main qui sont nécessaires dans une œuvre décora- 
tive. Le seul moteur permis est une force natu- 
relle, le vent ou Teau (rélectricité peut-être dans 
l'avenir pourra être tolérée), mais la vapeur est 
absolument proscrite, comme étant un immense 
et furieux gaspillage de combustibles pour faire 
ce que chaque fleuve ou chaque brise fait sans 
dépense. » Et puisqu'on n'a plus de monnaies 
esthétiques, comme le beau florin de Florence, on 
n'usera point de monnaie. Les fermiers apporteront 
leur laine qui sera emmagasinée dans le moulin et 
ils s'en retourneront payés soit en drap, soit en fil 



SA PHYSIONOMIE. 45 

pour les tricots qu'on fera à la maison, soit en laine 
préparée pour le filage au rouet. Ces conceptions 
hardiment réactionnaires n'ont point fait sombrer 
l'industrie dix Laxey homespun. Elles ne sont d'ail- 
leurs rétrogrades qu'au premier aspect. Elles 
ouvrent sur l'avenir de curieuses échappées et 
quand Ruskin nous dit que toute industrie doit 
emprunter sa force motrice aux vents, aux fleuves, 
on ne peut s'empôcher de se demander si cet 
esthéticien n'a pas trouvé dans ses rêves la for- 
mule de tout le machinisme à venir, applicable le 
jour où l'électricité, en transportant les forces, 
aura mis la puissance immense et inutilisée des 
fleuves et des vents, non plus seulement au ser- 
vice des riverains ou des montagnards, mais à la 
portée de tous.... 

S'il a aussi vigoureusement lutté, au dehors, 
parmi les foules indifférentes, pour la subordination 
de la vie publique aux lois esthétiques, à plus forte 
raison leur a-t-il subordonné la sienne. Il n'est pas 
de ces prêtres qui, selon son expression, « vont 
dîner chez les riches et prêcher les pauvres ». 
Chez lui, à Brantwood, au bord du lac de Conis- 
ton, il a imaginé des défrichements fort coûteux 
afin de détourner les paysans du travail des villes 
qui les enlaidit et pourtant les attire. Il a donné 
lui-même l'exemple du labeur musculaire en bûtis* 



46 RUSKLX. 

sant un petit port sur le lac avec quelques-uns de 
ses disciples, entre deux traductions de Xénophon, 
et en réparant, avec ses étudiants d'Oxford, une 
route près d'Hinksey. Les railleries n'arrêtèrent 
point ces étranges cantonniers qui brisèrent plus 
de pioches et dépensèrent plus de temps que ne 
l'eussent fait des manœuvres ordinaires. Le Maître 
a pris aussi des leçons de menuiserie et de pein- 
ture en bâtiment. Par quelques-uns de ces traits, 
il ressemble à Tolstoï, dont il a dit : « Ce sera 
mon successeur », et qui a dit de lui : « C'est un 
des plus grands hommes du siècle ». Poursuivant 
jusqu'au bout sa lutte contre le machinisme, il a 
proscrit le gaz de sa maison et s'est opposé de 
toutes ses forces à l'établissement d'une voie ferrée 
à Ambleside dans la pittoresque contrée des lacs, 
qu'il habite. La haine delà vapeur lui a inspiré des 
arguments inattendus. Voulez- vous savoir à quoi . 
servent les chemins de fer? a-t-il crié à ses conci- 
toyens. Le voici : 

La ville d'Ulverstone est à douze milles de chez moi, 
dont quatre milles de route de. montagne auprès du 
lac de Coniston, trois à travers une vallée pastorale, 
cinq le long de la mer. On trouverait malaisément une 
promenade plus jolie et plus saine. Jadis, si un paysan 
de Coniston avait affaire à Ulverstoue, il cheminail 
jusqu'à L'Iverstone, ne dépensait rien que le cuir de 
son soulier sur la route, buvait aux ruisseaux, et s'il 



SA PHYSIONOMIE. ' 47 

avait dépensé uii couple de batz (deux sous) quand il 
atteignait Ulverstone, c'était le bout du monde. Mais * 
maintenant il ne penserait jamais à faire cela. Il marche 
d'abord trois* milles dans une direction opposée pour 
trouver la station du chemin de fer, ensuite il fait en 
chemin de fer vingt-quatre milles pour aller jusqu'à 
Ulverstone,. en payant deux shillings sa place. Durant 
ce transit de vingt-quatre milles, il gît oisif, couvert de 
poussière et stupide, et il a ou plus chaud ou plus froid 
qu'il ne voudrait. Dans les deux cas, il boit de la bière 
à deux ou trois stations, passe son temps, dans l'inter- 
valle, avec quelqu'un qu'il aura trouvé, en parlant sans 
avoir quoi que ce soit à dire, et de telles conversations 
deviennent toujours vicieuses. Il arrive à Ulverstone 
éreinté, à moitié saoul et d'ailleurs démoralisé et de 
trois shillings au moins plus pauvre que le matin.... 

Non seulement le Maître ne permet pas aux 
wagons de transporter sa personne, mais il ne 
leur fait même pas transporter ses livres, autant 
du moins que cela lui est possible. Les volumes, 
que son éditeur envoie de sa librairie d'Orpington 
à sa maison de Londres, voyagent en charrettes. 

Cette librairie elle-même est une application 
pratique des préceptes ruskinîens. Elle n'ouvre 
pas sur une rue sans horizon, sans ciel, et ne con- 
tient pas de machines, ni d'employés agissant 
machinalement, loin de tout spectacle esthétique 
et privés de toute initiative individuelle. Si vous 
prenez la route d'Orpington et si vous faites 
douze milles dans cette direction, vous atteignez 



48 RUSKIN. 

enfin une campagne paisible, pittoresque, égayée 
par les collines du Kent, et vous trouvez entre 
autres maisons, parmi des champs de choux et de 
roses — les roses qu'on voit sur la couverture des 
brochures de Ruskin, — un petit cottage apparte- 
nant à M. Allen. Dans ce petit cottage il y a pour 
700000 francs de volumes diversement reliés et 
une famille tout entière occupée à les cataloguer 
et à les expédier à ceux qui sont curieux de les 
lire. Ce sont là des amis, des admirateurs, des dis- 
ciples du grand écrivain. Pas d'éditeur , pas de 
courtiers de librairie, pas d'intermédiaires. Les 
mêmes mains qui emballent les livres, écrivent 
des traités sur la doctrine du maître ou gravent 
ses dessins. Lorsqu'il y a vingt ans, l'auteur de 
Sésame et les Lys décida d'être son propre éditeur 
et inaugura cette étrange industrie de village, en 
plein champ, tous les libraires crurent à un désastre 
proche et inévitable. Ruskin les railla ainsi : « Sans 
doute je pourrais tirer de mes livres quelque 
argent si je me résignais à corrompre les critiques 
des revues, à payer la moitié de ce que je gagne 
aux libraires, à coller des affiches sur les réver- 
bères et à ne rien dire qui déplaise à l'évoque de 
Peterborough ». Et aujourd'hui le succès commer- 
cial parle assez en faveur de sa conception nou- 
velle. On calcule qu'en neuf ans seulement, un 



SA PHYSIONOMIE, 



49 



Volume, les Sept Lampes de V Architecture^ a 

>orté 75 000 francs à son auteur. Le profit net 

le seule édition des Modem Painiers §'est élevé 

000 francs. Des volumes qui datent de trente 

comme Sesame et les Lys^ se vendent encore 

(son de trois mille exei^nplaires par an, chaque 

iplaire étant de 6 francs. Les roses de Sun- 

fde ont porté bonheur aux lys du jardin de 

id, et la librairie esthétique « établie dans les 

itudesdu Kent », comme une protestation contrç 

laideur des boutiques modernes, apparaît aus^i 

ime la prodigieuse habileté de ce rêveur, 
[Ainsi les actes, chez Ruskin, ont toujours suivi 
près les idées. Sa devise est To-day, S'il écrit, 
fest comme on se bat, pour obtenir des résul- 
its évidents , immédiats , décisifs. Et il en a 
obtenu, sinon autant qu'il en a cherché, du moins 
[plus qu'aucun critique d'art n'en pourrait mon- 
trer. La première chose qui frappe l'étranger se 
promenant dans les salles de la National Gallery, 
c'est l'éclat cristallin de toutes les toiles : il s'aper- 
çoit alors qu'elles sont toutes sous verre, comme 
nos aquarelles. L'atmosphère enfumée de Londres 
oblige les Anglais à prendre cette précaution, mais 
ils ne la prenaient pas, autrefois, et c'est Ruskin 
qui, en 1845, dans une lettre adressée au Times, 
suggéra cette idée qui finit par être adoptée. Une 



50 RUSKIN. 

chose qu'on remarque aussi bien vite , c'est la 
prodigieuse richesse de la Gallery en tableaux des 
Primitifs. Cinq salles consacrées aux écoles de 
Sienne et de Florence, contiennent des Botticelli, 
des Lippi, des Benozzo Gozzoli, des Perugin, des 
Ghirlandajo, des Pinturicchio, d'une exquise pureté. 
Notre Louvre ne nous offre point les mêmes res- 
sources. Or, en 1843, la National Gallery ne pos- 
sédait presque rien de ces maîtres et le cri de 
reproche que jeta Ruskin à son retour d'Italie, 
nous voyons comme il fut entendu. Si nous péné- 
trons dans la salle des Turner, nous apercevons 
encore mieux le plein succès de sa campagne en 
faveur du grand paysagiste, et si nous descendons 
dans les sous-sols, en y trouvant exposés les des- 
sins ou aquarelles, et jusqu'aux plus minces cro- 
quis de l'auteur de Didon à Carthage^ nous verrons 
que les Modem Painters ne furent pas publiés en 
vain.. Non plus,^ d'ailleurs, les Pierres de Venise, ni 
les Sept Lampes de V Architecture y car l'architecture 
anglaise tout entière a été transformée depuis que 
ces livres ont paru et en partie selon leurs conseils. 
De pseudo-grecque qu'elle était, elle est devenue 
d'un gothique sobre, d'une teinte hollandaise 
riante, d'une variété pittoresque. En particulier, 
les architectes du Muséum d'Oxford, sir Thomas 
Dean et M. Woodward, se gont conformés, aux 



SA PHYSIONOMIE. 5t 

préceptes de Ruskin. Ils ont permis à leurs ouvriers 
d'imaginer eux-mêmes les détails de Tornementa- 
tion, de décorer à leur guise les chapiteaux et les 
tympans, et Ton y voit maintenant, à la place de 
Tacanthe classique et découpée pour ainsi dire à 
Temporte-pièce , des fougères anglaises, qui révè* 
lent toute Tinexpérience, mais toute la liberté 
naïve du tailleur de pierres. C'est à Oxford aussi 
qu'un groupe de jeunes artistes enthousiastes ten- 
tèrent, sous la direction de Ruskin, la décoration 
à fresque de la bibliothèque de V Union Debating 
club. Le temps a effacé depuis ces essais faits dans 
de mauvaises conditions matérielles, mais ce n'est 
pas vainement que le maître des Lais de Fiesole 
anima de son feu sacré des hommes comme Dante 
Rossetti, Morris, Munro, Millais, Hunt, Woolner, 
Prinsep et Burne-Jones. Ceux d'entre eux qui 
n'étaient pas connus alors ont fait depuis assez 
bonne figure et les teintes d'enthousiasme jetées 
ce jour-là sur leurs âmes par Ruskin ont duré plus 
que les couleurs étendues sur les murs de ï Union 
Debating club. 

Ses disciples lui font honneur. L'un d'eux, 
M. Giacomo Boni, s'est occupé de la conservation 
des monuments d'Italie et les régit selon les 
méthodes du maître. De ses cours de dessin ai^ 
collège des adultes sont sortis des artistes : grar 



5â RUSKIN. 

vèurs, dessinateurs ornemanistes, sculpteurs sur 
bois; MM. George Allen, W.-H. Hooper, Arthur 
Burgess, Bunney, E. Cooke, W, Ward, qui l'ai- 
dent aujourd'hui de leurs travaux. Les premiers 
préraphaélites qu'il a défendus ont triomphé. Les 
néo-préraphaélites, comme Burne-Jones, qu'il a 
encouragés dès le premier jour, sont déjà au- 
dessus des fluctuations d'opinion, et pour ainsi 
dire entrés dans l'histoire. Deux des paysagistes 
qu'il a le plus acclamés, Hook et Brett, sont parmi 
les premiers, et peut-être les premiers de leur 
pays. On peut dire hardiment que la moitié du 
grand art anglais contemporain est dû à Ruskin, 
tant par son ascendant sur les artistes, qui fut 
sérieux, que par son influence sur le public, qui 
fut immense. Car pour qu'il y ait un grand art 
dans un pays, il ne suffit pas qu'il y ait de grands 
artistes en puissance, il faut encore qu'il y ait des 
amateurs pour les admirer, pour les encourager, 
pour les comprendre, et — s'il faut dire le mot — 
pour les faire vivre. Ruskin a centuplé le nombre 
de ces amateurs. A ses compatriotes, il a appris 
à voir la nature, à regarder et à aimer les 
tableaux. C'est ce que même ses ennemis ne peu 
vent nier. 11 y a déjà longtemps, miss Brontë 
écrivait : « Je viens de lire les Modem Painters 
et j'ai pris à cette œuvre beaucoup de plaisir nou- 



SA PHYSIONOMIE. 53 

veau, et j'espère quelque édification. Dans tous 
les cas, elle m'a fait sentir combien j'étais igno- 
rante auparav2(nt du sujet qu'elle traite. JusqUe-là,' 
je n'avais eu qu'un instinct pour me guider dan^ 
l'appréciation des œuvres d'art, je sens mainte- 
nant comme si j'avais marché à Taveuglette. Ce 
livre semble me donner de nouveaux yeux.... » Ce 
n'est pas miss Brontë seule qui pourrait signéi^ 
cette lettre. Ce sont tous les Anglais pour tjûi, 
depuis quarante ans, a thing of beauty is a joy fof 
ever. ' 

A la vérité, cette beauté, il ne l'a pas restituée 
dans la vie nationale comme il l'aurait voulu;* 
mais pour avoir visé trop haut, il n'en a pas moinâ 
atteint certains buts. Ainsi, en 1854, il écrivit une 
vigoureuse diatribe contre le Palais de Cristal, 
« cette serre à concombres ornée de deux chemi- 
nées », et blâmant les dépensés qu'on faisait pouî* 
la nouvelle architecture de verre et de fer, il sug- 
géra l'idée d'une société pour la préservation de^ 
vieux monuments de pierre. On ne détruisit pas le 
Palais de Cristal, mais on fonda la société qu'il 
avait demandée. De même, si l'on n'a pas coupe 
les rails des chemins de fer ni remisé lés locomo- 
tives, on a compris, en Angleterre, qu'un paysage 
pouvait être un élément de joie pour les yeux, et une 
oasis pittoresque, une source de richesse, et il y a 



5 i RUSKIN. 

peu (1 années, des artistes étaient convoqués 
devant une commission des Pairs pour dire si telle 
vallée ne serait pas défigurée par un chemin de fer 
qu'on projetait d'y établir. Si tous les riches 
Anglais n'ont pas vendu leurs hôtels de Londres, 
afin daller restaurer et habiter les vieux palais 
de Vérone, du moins l'un d'eux, qui porte un 
grand nom de poète, a réalisé, à Venise, le rôve 
du grand esthéticien. Enfin la propagande ruski- 
ijienne en faveur des costumes pittoresques et 
des fêtes symboliques du bon vieux temps n'a 
pas échoué si complètement qu'on pourrait le 
croire. L'étranger qui passerait à Chelsea, le 
premier jour de mai, devant le collège de jeunes 
filles de Whitelands, et qm obtiendrait la per- 
mission d'entrer, verrait la chapelle et le hall 
couverts de fleurs, de fleurs envoyées par les 
anciennes élèves, de tous les points de l'Angle- 
terre. C'est que, ce jour-là. Ton fête le retour du 
printemps. Les cent cinquante élèves, assemblées 
dans le hall, ont élu une des leurs Reine de Mai^ 
au scrutin secret. Elle a été choisie, non pour sa 
beauté ni pour sa science, mais parce qu'elle s'est 
fait aimer, La voici qui paraît. Ses compagnes 
font une double haie et tendent des palmes qui 
forment une voûte au-dessus de sa tête, lorsqu'elle 
passe. Elle est couronnée de fleurs, vêtue d'une 



SA PHYSIONOMIE. 55 

robe archaïque, dessinée par Kale Greenaway, et 
parée d'une croix d'or, dessinée par Burne-Jones% 
Derrière elle, marche la reine de Tan passé, cou- 
ronnée seulement de myosotis. Puis elle monte 
sur son trône, et c'est au tour de ses compagnes 
de défiler devant elle pour la saluer et recevoir de 
ses mains des cadeaux — qui sont les oeuvres de 
Ruskin, magnifiquement reliées. Il semble qu'on 
entende toutes ces corolles assemblées murmurer 
les mots qui sont là, sous les feuilles de Sésame et 
les Lys : « Que vous le sachiez ou non, vous devez 
toutes avoir des trônes dans bien des cœurs et une 
couronne qu'on ne dépose pas. Reines vous devez 
toujours être, reines pour vos fiancés, reines pour 
vos maris et vos fils; reines d'un plus haut mystère 
pour le monde au-dessous de vous qui s'incline et 
s'inclinera toujours devant la couronne de myrte 
et le sceptre sans tache de la femme.... C'est peu 
de dire d'une femme qu'elle ne détruit pas les 
fleurs là où elle pose le pied, il faut qu'elle les 
ranime! Les campanules doivent, non s'affaisser 
quand elle passe, mais fleurir.... » Les prix ne sont 
pas distribués à la suite d'un concours, car le 
maître a horreur des compétitions. La Reine en 
dispose souverainement. Celle-ci aura un prix 
« parce qu'elle est fidèle à ses amies »; celle-là 
« parce qu'elle goûte la musique »; cette autre 



^ 



IJ6 RUSKIN. 

« parce qu'elle est toujours gaie » ; cette autre 
enfin « parce que la Reine l'aime bien ». Et il est 
particulièrement piquant, dit un témoin, de voir le 
sourire de reconnaissance de la Reine, lorsqu'une 
amie préférée passe et lui baise les mains en rece- 
vant son livre. Le matin, des chants, à la chapelle, 
ont précédé par des hommages au roi de l'Éternité 
ces hommages à une reine d'un jour. Et le soir, si 
celle qui a reçu en prix le Ru^kin Birihday Book 
l'ouvre à la page du 1" mai, elle n'y trouvera pas, 
comme dalis les journaux socialistes qu'on crie au 
même moment dans les rues, des nouvelles de la 
grève Universelle, des récriminations contre la loi 
du travail de chaque jour, mais ces mots du 
Maître : « Si l'on fait résolument ce qui est le 
devoir, avec le temps on en vient à l'aimer ». 

Sans doute c'est bien peu de chose que cette 
petite protestation dans un pensionnat perdu dans 
Londres, contre l'unanime indifférence et l'univer- 
selle laideur. Mais les élèves de ce pensionnat sont 
destinées à l'enseignement; plus d'une a déjà 
institué, dans son école de village, la fête esthé- 
tique de Ruskin. Les fleurs de la couronne sont 
fanées : les semences de l'idée germent encore dix 
années après, au loin, jusqu'en Irlande. Et aujour- 
d'hui, lorsque revient le 1" mai, le tableau qui se 
présente à toutes ces imaginations n'est pas celui 



SA PHYSIONOMIE. 57 

d'un meeting enfumé où des hommes chauves, 
vôtus de noir, pédants et haineux, crient aux trar 
vailleurs de tous les pays : « Unissez-vous et ne 
travaillez pas! » quelque chose comme le tableau 
de la Salle Graffard^ de M. Béraud; c'est une 
vision de paix, de joie et de belles parures; c'est la 
prédication, non des docteurs socialistes, mais de 
la nature, dont les premiers présents ne sont dus 
qu'au long, pénible et obscur labeur de la plante 
pendant Thiver. Elle leur enseigne, non là grève, 
mais le travail; non la révolte contre les lois 
humaines, mais Tobéissance aux lois éternelles, 
que nous pouvons méconnaître, mais que nous ne 
pouvons pas violer. 



CHAPITRE III 
La franchise. 

L'homme qui fît de telles choses est un homme 
souriant jusque dans ses douleurs, sympathique 
jusque dans ses tyrannies, noble jusque dans ses 
haines. Nous Tavons vu en extase, comme un 
personnage de TAngelico, dans une prairie, ébloui 
par les fleurs. Nous l'avons vu combattant, comme 
un personnage de Michel-Ange, arrêtant, de ses 
muscles raidis, l'effort de toute une foule. Regar- 
dons-le maintenant, comme on regarde une figure 
d'Holbein, au repos, si calme qu'on peut compter 
toutes ses rides môme les plus minuscules, si 
ouverte qu'on peut les lire, même les plus entre- 
croisées. Peut-être qu'en le considérant dans sa 
vie privée, dans ses rapports immédiats et person- 
nels, nous trouverons que de celui-là aussi Dante 
eût pu dire : « Et si le monde savait quel cœur il 
eut, après l'avoir beaucoup loué il le louerait plus 
encore.... » 



SA PHYSIONOMIE. . 59 

Mais le monde ne Ta pas su. Inquiet de cet 
enthousiaste qui bataillait, on Ta taxé d'intolé- 
rance, et suffoqué par sa joie naïve de se donner 
en témoin des beautés et des vérités qu'il annon- 
çait, on a crié à l'orgueil. On a appelé contradic- 
tions les ardeurs de Ruskin pour toutes les vérités 
qu'il a cru découvrir les unes après les autres, 
inconstance ses affections pour toutes les grandes 
œuvres, tyrannie son zèle, égoïsme sa générosité. 
Si Ton veut être juste à la fois et compréhensif, 
on appellera tout cela d'un seul mot qui explique 
tout Ruskin et qui est le troisième grand trait de 
sa physionomie : la franchise. 

« Être IXEuôepoç, liber ou franc, dit-il quelque part, 
c'est d'abord avoir appris à gouverner ses pas- 
sions, et alors, certain que sa propre conduite est 
droite, y persister envers et contre tous, contre 
l'opinion, contre la douleur, contre le plaisir. 
Défier Topinion de la foule, la menace de l'adver- 
saire et la tentation du diable, tel est chez toute 
grande nation le sens du mot : être libre, et la 
seule cpndition pour obtenir cette liberté est indi- 
quée dans un seul verset des Psaumes : « Je 
marcherai en liberté parce que j'ai cherché tes 
préceptes ». Cette rude franchise, quand il l'ap- 
plique aux autres, lui fait perdre quelquefois toute 
mesure et oubher toute politesse. Comme quel- 



60 RUSKIN. 

qu'un lui dit que ses ouvrages l'ont beaucoup 
intéressé, il répond durement : « Cela m'est bien 
égal qu'ils vous aient intéressé! Vous ont-ils fait 
du bien? » A une dame, présidente d'une société 
pour l'émancipation de la femme, qui lui demande 
son appui, il répond en français : « Vous êtes 
toutes entièrement sottes dans cette matière ». A 
des étudiants de Glascow qui veulent l'élire rec- 
teur contre M. Fawcett et le marquis de Bute, 
mais qui sollicitent de lui une explication sur ses 
idées politiques, qui désirent savoir au moins s'il 
est avec M. Disraeli ou avec M. Gladstone, il 
écrit : « Que diable avez-vous à faire, soit avec 
M. Disraeli, soit avec M. Gladstone? Vous êtes 
étudiants à l'Université et vous n'avez pas plus à 
vous occuper de politique que de chasse au rat! Si 
vous aviez jamais lu dix lignes de moi, en les 
comprenant, vous sauriez que je ne me soucie pas 
plus de M. Disraeli et de M. Gladstone que de 
deux vieilles cornemuses, mais que je hais tout 
libéralisme comme je hais Beelzébuth, et que je 
me tiens avec Carlyle, seul désormais en Angle- 
terre, pour Dieu et pour la Reine ! » — Tout ce 
qu'il pense, il le dit, sans souci de l'effet produit, 
sans ménagement pour ses propres admirateurs. 
Un révérend endetté pour avoir bâti une église à 
Richmond s'avise-t-il de le solliciter? 



SA PHYSIONOMIE. 6i 

Il lui écrit : 

Brantwood, Conislon, Lancashire, le 19 mai 1886. 

Monsieur, 

Vous me faites rire en vous adressant à moi, qui suis 
précisément Thomme du monde le moins disposé à 
vous donner un farthing! La première chose que je 
dise aux hommes et aux enfants qui se soucient de 
mes conseils est : « Ne faites pas de dettes! Mourez de 
faim et allez au ciel, — mais n'empruntez pas. Essayez 
d'abord de mendier, — je ne défendrais pas, si c'était 
réellement nécessaire, de voler. Mais n'achetez pas de 
choses que vous ne puissiez payer! » 

Et de toutçs les espèces de débiteurs, les pieuses gens 
qui bâtissent des églises sans pouvoir les payer sont 
les plus détestables fous, à mon avis. Ne pouvez-vous 
pas prêcher et prier derrière une haie ou dans une 
carrière de sable, ou dans une charbonnière, d'abord? 

Et de toutes les variétés d'églises qu'on bâtit ainsi 
sottement, les églises bâties en fer sont pour moi les 
plus damnables. 

Et de toutes les sectes de croyants, Hindous, Turcs, 
idolâtres de plumes, et adorateurs de Mumbo Jumbo, 
de soliveaux et de feu, qui ont besoin d'églises, votre 
moderne secte évangélique anglaise est pour moi la 
plus absurde, la plus entièrement inacceptable et insup- 
portable! Toutes choses qu'on aurait pu trouver dans 
mes livres, — et toute autre secte que la vôtre l'eût fait, 
— avant de me donner la peine de le récrire. 

Toujours, néanmoins, et en disant tout cela, votre 
fidèle serviteur, 

John Ruskin. 

Voilà le côté abrupt de cette franchise, où il 
pousse plus de ronces que d'herbes bienfaisantes 



62 RUSKIN. 

et nourricières. Encore faut-il noter que le maître 
ne se ménage pas plus lui-même qu'il ne ménage 
les autres. Bien souvent, dans les Prœterita^ il 
parle des « folies et des absurdités » de sa jeu- 
nesse ; il raille le style pompeux des Modem 
Pahiiers et du temps où s'il avait à dire à quel- 
qu'un que sa maison brûlait, il n'eût jamais dit : 
« Monsieur, votre maison brûle » , mais : « Mon- 
sieur, la demeure dans laquelle je présume que 
vous avez passé les plus belles années de votre 
vie est consumée par les flammes.... » Il réim- 
prime hardiment ses textes défectueux , tout 
en confessant ses erreurs , et ayant parlé de 
M. Gladstone avec le sans-gêne que l'on sait, sans 
bien le connaître, il efface d'une édition suivante 
les phrases violentes, mais laisse un espace blanc, 
en souvenir du jugement injuste, dit-il, qu'il a 
porté. Il se rend justice et aussi à la vanité de la 
littérature. En 1870, lorsque ses amis l'adjurent 
d'écrire au roi de Prusse pour détourner les canons 
allemands des cathédrales gothiques de France, 
qu'il admire par-dessus toutes, il s'y refuse, appe- 
lant ses amis de « vains amis qui s'imaginent qu'un 
écrivain a quelque pouvoir d'intercession » auprès 
du souverain peu sentimental de la Germanie. 
Toutefois, il souscrit largement pour le fonds des 
subsistances pour Paris, avec l'archevêque Man- 



SA PHYSIONOMIE. 63 

ning, John Lubbock et Huxley. EnOn, le jour où 
il lui semble que la critique d'art ne peut sérieuse- 
ment améliorer l'art d'un pays, ni même rendre 
l'impression que des œuvres médiocres, i! ne songe 
pas un instant qu'on pourra retourner cet aveu 
contre lui, contre les trente volumes où il a mis 
sa vie, et il proclame hautement ce qu'il vient de 
découvrir : « Vous m'avez envoyé chercher pour 
vous parler d'art et je vous ai obéi en venant. Mais 
la principale chose que j'aie à vous dire, c'est 
qu'on ne doit pas parler sur Tart. Aucun vrai 
peintre ne parle jamais, ni n'a jamais parlé beau- 
coup de son art. Le plus grand ne dit rien.... » 
C'est là une des nombreuses phrases de ses livres 
qui ont fait crier à la contradiction et considérer 
le Maître des Pierres de Venise comme un Bonghi 
ou un Chamberlain de l'esthétique. Et en effet il 
s'est contredit, parce qu'il a pensé des choses 
différentes sur le même sujet à différentes époques. 
Nous en sommes tous là, seulement nous ne les disons 
point. Puis nous ne commençons pas, d'ordinaire, 
à imprimer dès quinze ans, et ceux d'entre nous 
qui écrivent encore à soixante-huit ans avec toute 
leur vigueur d'esprit sont rares. Ruskin s'est hâté 
de dire ce qu'il pensait, sans retenue, et il n'a 
cessé de penser. Il n'a pas attendu pour écrire 
d'être sûr que ses idées fussent fixées, et plus tard 



64 RU8KIN. 

il ne s'est point privé d'écrire quand il s'est aperçu 
qu'elles ne l'étaient point. Partout où il a cru voir 
luire une lumière nouvelle, il a marché vers elle. 
S'étant parfois avancé sans prudence, il a reculé 
sans honle, n'ayant en vue qu'une chose : la vérité. 

m 

Sa faiblesse serait le lot de bien des auteurs s'ils 
avaient sa franchise. Chacun de nous se contre- 
pense ; ne le blâmons pas trop s'il s'est contredit. 

Mais voici où sa franchise devient bienfaisante. 
C'est lorsqu'elle lui ouvre les yeux sur les misères 
qui environnent la tour d'ivoire du dilettante, de 
l'esthéticien, et sur le devoir précis où il est de 
sortir et de les secourir. Nous avons vu le côté de 
la franchise qui mène à la diatribe : voyons celui 
qui mène à la charité. En mars 1863, se trouvant 
dans les Alpes, à Momex, au milieu de paysages 
reposants et splendides, Ruskin s'interroge et se 
demande s'il a le droit de jouir en paix de sa pas- 
sion pour la nature. Il écrit à un ami : « La solitude 
est très grande et cependant la paix dans laquelle 
je vis à présent est seulement semblable à celle où 
je me trouverais si j'étais enterré dans une touffe 
d'herbe sur un champ de bataille arrosé de sang, 
car si peu que je relève la tête, le cri de la terre 
est dans mes deux oreilles.... Je suis très mal et 
tourmenté entre le désir du repos et de la vie heu- 
reuse et le sens de ce terrible appel du crime 



SA PHYSIONOMIE. 65 

humain à qui il faut résister et de la misère humaine 
qu'il faut secourir., . . » Alors il s'arrache aux contem- 
plations égoïstes; il songe qu'il y a des paysans 
dans les paysages et non pas seulement des paysa- 
gistes. Il ne regarde plus Turner. Il lit les écono- 
mistes, les trouve absurdes dans leur satisfaction 
universelle, et va tenter en plein Manchester un 
fougueux assaut contre la théorie du « laissez faire, 
laissez passer... ». Il écrit sa Fors Clavigera, lettre 
mensuelle adressée aux travailleurs de toutes les 
classes, et y développe ses doctrines sociales. Mais 
il n'est pas de ceux qui croient avoir agi quand ils 
ont parlé. Il reconnaît loyalement qu'il s'est trompé 
en donnant des conseils au lieu de donner l'exemple. 
C'est alors qu'il fonde et soutient la Saint-George' s 
Guiid; qu'il donne à miss Octavia Hill des maisons 
pour l'œuvre des logements ouvriers; qu'il sub- 
ventionne de tous côtés les entreprises sociales. 
Un jour vient où les cinq millions que lui a laissés 
son père ont disparu, transformés en bijoux dans 
les musées et en pain dans les taudis. Il prend 
alors ses Turner et les jette héroïquement dans 
le gouffre de la misère. Ceci est l'occasion d'une 
noble manifestation de ses admirateurs , qui se 
cotisent pour sauver un ou deux chefs-d'œuvre du 
naufrage. Ils ne sauvent pas le magnifique Napo- 
léon de Meissonier qui ornait sa chambre et qui 



66 RLSKIN. 

disparaît avec le reste. Mais tant qu'il n'a pas tout 
donné, il ne croit pas avoir assez fait encore, ni 
payé sa « rançon ». La terrible franchise qui, chez 
lui, prend toute liberté s'exhale en termes très vifs : 
« Je suis là, essayant de réformer le monde, dit-il 
un jour à un de ses amis dans son appartement 
d'Oxford , et cependant je devrais commencer 
par moi-même. J'essaie de faire l'œuvre d'un 
saint Benoît, mais il faudrait que je fusse un saint. 
Et cependant je suis là à vivre entre un tapis de 
Turquie et un Titien et à boire autant de thé — là- 
dessus il en prit une seconde tasse — que je puis 
en avaler ! » 

C'est justement ce dont nous nous apercevons, 
lui a écrit une fois une dame de ses disciples. 
J'adhérerai à la compagnie de Saint-Georges quand 
vous y adhérerez vous-même. Par-dessus tout, vous 
nous recommandez de remplir nos devoirs envers 
notre terre natale , envers notre province , nos 
champs et d'y vivre, en les cultivant. Or, pardon- 
nez mon indiscrétion, mais où sont votre maison 
et votre jardin? Je sais que vous avez acheté des 
demeures, mais vous n'y demeurez pas. Presque 
chaque mois, vous datez vos lettres d'un endroit 
nouveau — qui est un rêve de délices pour nous, — 
tandis que nous autres, nous restons attachés à la 
maison, veillant sur les vies qui nous sont confiées. 



SA PHYSIONOMIE. 67 

Et lorsque nous lisons vos reproches , il nous 
semble que nous sommes des soldats dans les 
tranchées de Sébastopol, recevant des ordres de 
leur général qui est à dîner à son club à Londres. 
De plus, je suis tout à fait d'accord avec vous 
pour détester les chemins» de fer, mais je vous 
soupçonne d'en user et quelquefois de les prendre. 
Moi, je ne le fais jamais. Vous êtes, dans vos livres, 
comme un clergyman en chaire. Il peut invectiver 
la congrégration et la congrégation ne peut 
répondre. Mais voici qu'elle répond!... 

A celte vive attaque, le prophète ne se dérobe 
pas. Il insère la lettre de la congréganiste récalci- 
trante dans le plus prochain numéro de B'ors et y 
répond : 

On m'accuse de n'avoir pas de home. C'est trop vrai. 
Mais c'est parce que mon père, ma mère et ma nour- 
rice sont morts, parce que la femme dont j'espérais faire 
ma femme est mourante et parce que l'endroit où j'au- 
rais rêvé de demeurer est rendu matériellement inha- 
bitable par la violence des voisins, — c'est-à-dire par la 
destruction des champs dont jjavais besoin pour penser 
et de la lumière dont j'avais besoin pour travailler.... 
Quant aux chemins de fer, j'en use constamment, chère 
madame, peu d'hommes en usent plus que moi. J'use 
de chaque chose qui passe à ma portée. Si le diable se 
tenait à mon côté en ce moment, je m'en servirais 
comme d'une note noire dans un tableau. La sagesse de 
la vie consiste à empêcher tout le mal qu'on peut et à 



user de celui qui est iaéviiable, dans le meilleur but 
posiiiMe. J'ulillisc ma maladie pour ud traTail que je 
dédaigne dans la sanlé; j'utilise mes ennemis pour 
l'Étude de ia philosophie, de la bénédiclion et de la 
malédiction, et les chemins de fer pour tout ce qu'ils 
peuvent m'apporter d'aide, — attendant toujours, plein 
d'espoir, le moment où l'on. trouvera leurs quais enterrés, 
comme tes anciens camps romains, — daos nos champs 
anglais.... 

L'ironie résbte mal à ce cri de douleur, mais 
le Mallre n'a rien caché de ce qui pouvait ali- 
menter la verve sans cesse renaissante de ses 
détracteurs. 

Il devait porter cetl« éclatante et pénétrante 
loyauté d'observation dans les profondeurs de la 
conscience et du cœur, là où sont les sentiments 
inavoués et les doutes inexplorés, là où toute 
lumière blesse et où toute blessure tue. Il devait 
l'appliquer aux deux choses qui souffrent le moins 
l'analyse : la Toi et l'amour. Son premier amour, il 
l'a disséqué dans ses Prœterita en termes froids et 
mordants comme l'acier : u J'admire, s'écrie-t-il 
avec le regret d'un passionné, quelle sorte de 
créature je serais devenu, si à ce moment l'amour 
avait été avec moi au lieu d'être contre moi, si 
j'avais eu la joie d'un amour permis et l'encou- 
ragement incalculable de sa sympathie et de son 
admiration! » mais il ajoute aussitôt loyalement 



SA PHYSIONOMIE. 69 

envers la destinée : « De telles choses ne sont pas 
permises dans ce inonde. Les hommes capables 
de la plus haute passion imaginative sont toujours 
secoués par elle sur des vagues furieuses. Ceux 
qui peuvent y trouver une eau tranquille et non 
brûlante sont d'une autre espèce.... » — Sa foi, il 
croyait la posséder encore, sinon telle qu'il l'avait 
puisée dans la lecture des Psaumes sous les gro- 
seilliers de Herne Hill, du moins telle que son admi- 
ration pour George Herbert et les Vaudois l'avait 
faite. Il se rappelait bien qu'un dimanche, à Gap, 
il avait « rompu le sabbat », en ascensionnant, 
après le service, dans les montagnes aimées. Et 
cette victoire de sa passion pour la nature sur ses 
devoirs religieux lui était demeurée un souvenir 
cruel. Douze ans après, il avait osé dessiner le 
dimanche. Puis le dégoût des étroitesses des sectes, 
qu'on lui avait appris à aimer, la vue de plus en 
plus nette des beautés esthétiques du catholicisme 
qu'on lui avait appris à abhorrer, les doutes que la 
science sème sur nos chemins à tous, l'avaient 
plongé dans cette incertitude que Mallock, son 
disciple, a dépeinte dans sa New Bepuhlic : « Suis- 
je un croyant? Non, car je suis un sceptique aussi. 
Autrefois je pouvais prier chaque matin et j'allais 
à mon travail de la journée, raffermi et réconforté. 
Mais maintenant je ne peux plus prier. Vous avez 



70 RUSKIN. 

emporté mon Seigneur et je ne sais où vous lavez 
mis.... » C'est au plus dur moment de cette torture 
incessante, mais inavouée, que, par un étrange 
hasard, l'amour vint le forcer à voir clair en lui- 
même et à faire de sa franchise l'usage qu'il 
redoutait le plus. Il était à Oxford. Une jeune 
femme pour laquelle son attachement était connu 
et qui passait môme pour sa fiancée, se mourait. 
Elle avait des sentiments religieux qui s'étaient 
ravivés durant les dernières années de son exis- 
tence et, depuis longtemps déjà, elle ne voulait 
plus songer au mariage projeté avec « l'incré- 
dule ». Il demanda à la revoir. Mourante, elle lui 
fit faire, à son tour, cette question : « Êtes-vous au 
moins encore assez croyant pour dire que vous 
aimez Dieu plus que moi? » — Il regarda attenti- 
vement à l'horizon de sa pensée. Comme le marin 
durant une traversée obscure, il ne voyait briller 
aucun feu de salut, ni sur les rives du Presbyté- 
rianisme qu'il venait de quitter, ni sur celles du 
« Christianisme catholique » * où il allait aborder 
quelques années plus tard. Loyalement, héroïque- 
ment, il répondit : Non! Et la porte resta fermée 
sur lui. 
L'homme qui se dénonce à lui-môme si franche- 

l. Dans le sens le plus large. Il est évident qu'il ne s'agit 
pas ici de TÉglise catholique romaine. 



SA PHYSIONOMIE. 71 

ment ses propres faiblesses n'hésite pas à se réjouir 
de son œuvre, quand il la croit bonne. Et c'est 
encore de la modestie, sinon comme l'entend l'hy- 
pocrisie mondaine, du moins comme on peut l'en- 
tendre avec lui. Pour Ruskin, en effet, la modestie 
ne consiste nullement h douter de sa propre capa- 
cité ou à hésitera soutenir son opinion, mais à bien 
comprendre la relation qu'il y a entre ce dont on 
est capable et ce dont les autres sont capables, à 
mesurer exactement, et sans l'exagérer, sa propre 
valeur. « Car modestie est la vertu des modes ou 
limites, Arnolfo reste modeste en disant qu'il peut 
bâtir un beau . dôme à Florence. Dtirer aussi en 
écrivant à quelqu'un qui a trouvé une faute dans 
son œuvre : « Cela ne peut pas être mieux fait «, 
car il le voyait clairement, et dire autrement eût 
été manquer de franchise. La personne vraiment 
modeste admire d'abord les autres avec ses yeux 
pleins d'émerveillement; elle est si enchantée d'ad- 
mirer les œuvres des autres qu'elle ne prend pas le 
temps de se lamenter sur les siennes; et ainsi, con- 
naissant le doux sentiment du contentement, sans 
tache, elle ne craint pas de se complaire à sa propre 
droiture comme à celle des autres, mais dit simple- 
ment : « Que ce soit de moi, ou de vous, ou de tout 
autre, peu importe! Cela aussi est bien. » — En 
écrivant ces lignes, Ruskin a cru graver sa pensée : il 



72 RUSKIN. 

a reflété sa physionomie. Car nul ne fut moins avare 
d'admiration, ni plus prodigue d'encouragement. 
Les Modem Painiers furent « re3pectueusement » 
dédiés non à un prince, non à un grand écrivain, 
mais « aux paysagistes de l'Angleterre, par leur sin- 
cère admirateur ». — « Si vous comparez, dit très 
bien M. CoUingwood, la carrière de Ruskin, comme 
critique, à celles des Jefîries et des Giffords, vous 
trouverez que s'il a fait des erreurs, ce furent tou- 
jours celles d'encourager trop facilement, jamais 
de décourager trop vite. » Ce n'est peut-être pas là 
un titre aux yeux de nos jeunes critiques, fort 
enclins à rayer d'un trait de plunje la somme de 
toute une vie de travail chez un artiste, mais c'est 
une leçon pour eux. Si, par hasard, Ruskin se 
croyait en conscience obligé de maltraiter un artiste 
dont il estimait le caractère, il le maltraitait, mais 
en même temps il lui écrivait une lettre particulière 
pour lui en exprimer ses regrets et lui témoigner 
l'espérance que « cela ne ferait aucune différence 
dans leur amitié ». Ce qui lui attira cette réponse 
d'un de ces artistes : « Cher Ruskin, la première 
fois que je vous rencontrerai, je vous assommerai, 
mais j'espère que cela ne fera aucune différence 
dans notre amitié ». 

L'entrain et la naïveté de ses admirations sont 
proverbiales. A chaque artiste nouveau qu'il étudie, 



SA PHYSIONOMIE. 73 

à chaque œuvre importante qu'il analyse, il pres- 
crit à ses auditeurs de se souvenir que cet artiste 
est le plus grand qui ait jamais vécu, cette œuvre 
la plus parfaite, sans lui-même se souvenir qu'il a 
déjà donné celte place unique à cent autres de la 
même espèce. Pendant un certain temps, ce fut une 
mode, à Oxford, parmi les profanes, de demander 
aux ruskiniens : « Quel est le plus grand peintre 
de tous les siècles, aujourd'hui? Hier, c'était Car- 
paccio.... » Le professeur s'enthousiasmait aussi 
pour les œuvres de ses élèves, leur attribuant mille 
mérites imaginaires, déclarant, par exemple, qu'il 
avait rencontré une jeune Américaine qui dessinait 
admirablement, si bien qu'après avoir dit jadis 
qu'aucune femme ne pourrait bien dessiner, il était 
tenté de penser que nul ne pourrait dessiner, sinon 
les femmes. Et le même jour, il avait découvert 
deux jeunes Italiens, à ce point pénétrés de l'esprit 
de leur art primitif, que « jamais mains semblables 
ne s'étaient posées sur un papier depuis Luini et 
Léonard... ». 

Cet enthousiasme s'exhale quelquefois en éclats 
comiques. On conçoit quel est le dédain du maître 
pour l'instruction qu'on donne d'ordinaire dans 
les écoles populaires, pédante et dogmatique, sans 
souci de former l'habileté manuelle ni d'exciter le 
goût esthétique chez l'ouvrier. Un jour, un maçon 



occupé à bâtir quelque annexe à Branlwood 
manque d'argent et lui demande une avance. 
Rnskin la lui donne, puis lui présente un reçu pour 
qu'il le signe. Beaucoup d'hésitation et d'embarras 
suivent ce geste si simple, et l'ouvrier finit par 
dire, en son dialecte : Ah mun put ma marki II ne 
savait pas écrire! Alors Rusldn se lève, tend les 
deux mains au maçon stupéfait et lui dit : « Je 
suis fier de vous connaître 1 Je comprends main- 
tenant pourquoi vous êles un parfait ouvrier ! » 

A certains de ces traits, inattendus et para- 
doxaux, on pourrait parfois s'imaginer que la 
physionomie du maître est un masque et son ori- 
ginalité une parure dont il s'enveloppe, k la façon 
des Eithétes, ses ennemis personnels, qu'il a très 
fort et très constamment blâmés. Il n'en est rien. 
Sa franchise, en même temps qu'elle lui inspira les 
plus absolues contradictions et les plus étranges 
violences, l'a gardé de toute affectation. Aucun 
homme ne vécut plus bourgeoisement de la vie de 
famille, de gentlmtan former, de voisin aimable et 
attentif, conservant sa glacière bien froide et sa 
serre bien chaude pour donner de la glace ou du 
raisin aux habitants du village, lorsqu'ils en ont 
besoin, mais ne mettant rien ni dans son costume, 
ni dans ses manières, ni danssa maison, quipuisseles 
étonner. Aucune recherche « esthétique » de cos- 



SA PHYSIONOMIE. 75 

tume, de mobilier, ni d'architecture. II n'a ni sur la 
tête le grand feutre de William Morris ni à la main 
le tournesol de Cyril et de Vivian, Il aime que chaque 
chose soit belle, mais avant tout appropriée à son 
usage : « N'employez pas des charrues d'or, ni ne 
reliez des livres de comptes avec de l'émail. Ne 
battez pas le blé avec des fléaux sculptés; ne mettez 
pas de bas-reliefs sur des meules de moulin », dit-il 
à ses disciples. Il vit dans les meubles d'acajou de 
ses parents. Lorsqu'il a fait construire le moulin 
de Saint-Georges, à Laxey, il a songé à ce qu'il fût 
solide et confortable, pour remplir honnêtement 
son métier de moulin et n'y a mis aucun ornement. 
Sa propre habitation de Brantwood est simple, 
carrée, commode, tapissée de plantes grimpantes, 
mais sans aucune recherche de style. Rien n'y est 
de mauvais goût, mais rien n'y est affecté. 

Cette simplicité souriante et cette modestie per- 
sonnelle ont frappé, de tous temps, ceux qui l'ont 
approché, dans l'intimité. « Je vous dirai, écrit 
M. James Smetham à un ami — après une visite à 
Denmark Hill, en 1858 — qu'il a une grande maison 
avec une loge, un valet de chambre, un valet de 
pied et un cocher et de grandes salles, resplendis- 
santes! de tableaux, principalement des Turner. Son 
père est un beau vieux gentleman avec un gros 
toupet de cheveux gris, des sourcils tout hérissés 



76 RUSIUN. 

et en éveil, qui a une manière co fortable de venir 
à vous avec ses mains dans ses poches et de vous 
mettre à votre aise, en répondant à vos remarques : 
« Oui, les œuvres en prose de John sont assez 
bonnes ». Sa mère est une vieille dame de soixante- 
quinze ans, haute en couleur, digne et fort riche- 
ment vêtue, qui connaît Chamonix mieux que 
Camberwell, évidemment une bonne vieille dame. 
Elle malmène « John » et soutient ses propres 
opinions, le contredit ouvertement; et il reçoit tout 
cela avec un respect doux et une gentillesse qui 
font plaisir à constater. — Je voudrais pouvoir 
vous reproduire une bonne impression de « John » 
et vous donner Tidée de sa parfaite douceur et 
modestie. Certainement il s'emporte parfois en fai- 
sant une remarque, et en vous contredisant, mais 
seulement parce qu'il croit que c'est la vérité, sans 
aucun air de dogmatisme ou de vanité. Il est diffé- 
rent at home de ce qu'il est dans une conférence, 
devant un public mélangé, et il y a une spirituelle 
douceur dans l'expression à demi timide de ses 
yeux; et en vous saluant comme en buvant avec un 
(si j'ai bien entendu) : « A votre santé ! » il avait un 
regard qui m'a suivi,... un regard comme mouillé 
de larmes.... » 

Mais, dans une conférence, en public, il ne 
charme pas moins ses auditeurs par cette espèce 



SA PHYSIONOMIE. 77 

de magnétisme personnel, qui lui fît tant d'amis 
parmi les ouvriers de Londres ou les paysans de 
Coniston. Regardons-le monter dans la chaire 
d'Oxford, en 1870 par exemple. Depuis longtemps la 
salle est bondée, tous les coins pris d'assaut par 
les étudiants qui, pour l'entendre, ont déserté les 
autres cours, ou leurs luncheons, ou, ce qui est à 
peine croyable, leur cricket. Il y en a dans les 
fenêtres, il y en a sur les armoires. Çà et là, des 
dames, parfois aussi nombreuses que les étudiants, 
des Américaines qui ont passé l'Atlantique pour 
voir celui que Carlyle appelle Yethereal Huskin, Les 
portes restent ouvertes, bloquées par la foule qui 
reflue au dehors. Quand le maître paraît, tout 
Oxford l'acclame. Ceux qui ne Font jamais vu se 
hissent sur la pointe du pied et aperçoivent un 
homme grand et svelte qu'un cortège de disciples 
accompagne, comme un philosophe d'Athènes. Ce 
n'est peut-être pas très régulier, mais il semble 
occuper la chaire de l'irrégularité. Les cheveux, 
longs et touffus, sont blonds; les yeux, d'un bleu 
lumineux, changeants comme les flots, la bouche 
fine, ironique, plus mobile que l'arc qui lance le 
trait, le teint vif, les sourcils forts. Toute la phy- 
sionomie également faite pour l'enthousiasme et le 
sarcasme, pour refléter la passion qui consume ou 
la contemplation qui apaise : figure de batailleur 



78 RUSKIN. 

et d'extasié. Il salue légèrement et cérémonieuse- 
ment, échange des signes avec ses amis épars dans 
Tassistance, dispose autour de lui une foule de 
menues choses bizarres : des minéraux, des mon- 
naies, des dessins, des photographies, des « dia- 
grammes », comme il les appelle, pour servir à sa 
démonstration, puis il rejette sa longue robe noire 
de professeur et il semble que son orthodoxie uni- 
versitaire s'en aille avec elle. Il apparaît vêtu d'une 
redingote bleue, avec des poignets blancs épais, 
un col entonnoir, à la Gladstone, une lourde cra- 
vate bleue, sa marque distinctive, tenue simple 
d'ailleurs, sans bagues ni breloques, mais d'une 
élégance grave et surannée. 

Il parle et tout d'abord on croit qu'un clergyman 
s'est introduit dans la salle et fait une lecture 
sacrée. C'est qu'il lit en effet des passages écrits 
avec soin : il cadence ses phrases, balance ses 
périodes, contient ses mains, éteint ses regards. 
Peu à peu toutefois, en se relisant, il se ranime. 
Son exaltation lui revient comme au jour où il 
écrivit. Il oublie de regarder les feuilles mortes qui 
sont là, sur sa table, et regarde les figures vivantes 
des auditeurs. L'approuvent-ils jusqu'ici? Il ne peut 
continuer sans le savoir. Il le leur demande, leur 
fait lever les mains en signe d'assentiment. Enhardi, 
il attaque le fond du sujet, improvise, s'arrête, 



SA PHYSIONOMIE. 79 

montre ses diagrammes. C'est, par exemple, une 
tête de lion d'un sculpteur pseudo-classique, à 
laquelle il oppose une tête de tigre du Zoological 
garden^ dessinée par Millais. A la vue des con- 
trastes, on éclate de rire. ^lais ce n'est point assez : 
il faut donner une idée pittoresque des choses. 
Alors le maître se livre : il perd toute retenue. S'il 
parle sur les oiseaux, il contrefait celui qui s'envole 
et celui qui se pavane. S'il explique que la gravure 
est l'art de Tégratignure, il imite le chat donnant 
un coup de griffe. L'auditoire huerait tout autre 
que lui, mais on sent qu'il agit sous l'empire d'une 
idée. Il ne déclame pas : il clame sa vérité, celle 
qu'il a découverte tout à l'heure : il ne se montre 
pas, il démontre. Il entasse les observations : il 
multiplie les arguments. Botanique, géologie, exé- 
gèse, philologie, tout lui est bon pour prouver sa 
thèse. A ce moment il ne plaide plus : il prophétise, 
et les gens qui prennent des notes renoncent à les 
coudre entre elles. Il a perdu son plan, mais il a 
gagné son auditoire. Cette série confuse de pen- 
sées claires et ingénieuses, intrigue et subjugue. 
Est-ce instinct? Est-ce science? Est-ce rouerie? 
Est-ce génie? On ne sait, mais on écoule et l'on 
suit avec joie, quoique dans des cahots perpétuels, 
cette route qui tourne sans cesse, et, à chaque 
tournant, nous fait apercevoir une vallée nouvelle, 



80 BUSKIN. 

un horizon inattendu. Enfin Ton sent qu'on arrive, 
qu'on s'élève, la vue s'étend de plus en plus, et, au 
milieu des applaudissements, la conférence, com- 
mencée sur un détail microscopique, finit sur une 
idée générale. — De l'humble village caché au 
creux d'un vallon, votre guide, Yedelweiss au cha- 
peau, vous a conduit, par mille lacets, sur quelque 
haut sommet d'où l'on découvre le monde.... 

Mais le guide, un jour, s'est arrêté au pied de 
ces montagnes tant de fois conquises. Et voici 
comment apparaît maintenant le vieillard dont la 
voix ne retentit plus en public, vu dans sa retraite 
de Brantwood adossée à des rochers et à des bois 
sauvages (brani-wood), au bord du lac de Coniston 
où il est venu vivre après la mort de ses parents, 
parce que rien n'y trouble ses rêves : « Ruskin, 
écrit Mme Thackeray Ritchie, me paraît avoir été 
moins pittoresque jeune homme que maintenant 
dans ses derniers jours. Peut-être les cheveux gris 
ondoyants lui vont-ils mieux que les sombres bou- 
cles, mais les yeux ardents, parlants, doivent avoir 
toujours été les mêmes, ainsi que les tons de cette 
voix délicieuse avec sa prononciation légèrement 
étrangère de 1' « r » qui nous sembla si familière 
la seconde fois qu'il nous reçut à Coniston, long- 
temps, longtemps après notre première rencontre. 
Le voyant après quinze ans, je fus frappée du 



SA PHYSIONOMIE. 81 

changement en mieux qui s'était fait en lui, de 
Taspect brillant, éclatant, sauvage, qu'un homme 
acquiert en vivant parmi les bois et les montagnes 
et les pures brises.... Ce soir-là, le premier que nous 
passâmes à Brantwood, les salles étaient éclairées 
pai les rayons obliques du soleil couchant que 
reflétait le lac. Mme Severn (la cousine de Ruskin) 
s'assit à sa place, derrière une fontaine à thé, 
d'argent, tandis que le maître de la maison, tour- 
nant le dos à la fenêtre, dispensait cet aliment 
spirituel et temporel que peuvent seuls se figurer 
ceux qui ont été ses hôtes : du beau pain de fro- 
ment et des gâteaux écossais en couronnes et en 
croissants craquants; et une truite du lac et des 
fraises, telles qu'elles croissent seulement sur les 
pentes de Brantwood. Elaient-ce là des coupes de 
thé seulement ou des coupes de fantaisie, de senti- 
ment, d'inspiration? Et tout en croquant et en 
buvant à longs traits, nous prêtions l'oreille à un 
certain chant impossible à décrire, passant des 
notes graves qui le commencèrent aux vibrations 
les plus douces et les plus charmantes.... Comment 
se rappeler une jolie causerie qui est finie? Vous 
pouvez vous rappeler la chambre où elle eut lieu, 
la forme des fauteuils, mais la causerie prend des 
ailes et disparaît.... Le texte était que les fraises 

doivent être mûres et douces, que là était un cri- 

6 



82 RUSKIN. 

térium qu'on pouvait appliquer aux qualités de 
chaque détail de la vie, et ce critérium, avec une 
certaine malice gracieuse, hospitalière, spirituelle, 
impitoyable, il commença de l'appliquer à une 
chose, à une personne et à une autre, aux toilettes, 
aux aliments, aux livres.... » 

Ce grand charmeur a déjà ses légendes. On dit 
qu'un jour, étant entré par hasard chez un joaillier, 
à Londres, il fut reconnu et qu'on étala devant lui 
toutes les pierres précieuses en le priant d'en 
révéler les mystères. Alors debout, au milieu des 
acheteuses attentives, Fauteur de Deucalion parla. 
Il parla avec la science du nain qui ravit Tor du 
Rhin, mais avec le charme des ondines qui le 
gardaient. Il dit et le secret du rubis — en héral- 
dique gueules — qui est la rose persane, couleur 
d'amour, de joie et de vie sur la terre, la fleur dont 
le bouton servit de modèle à Talabastre de parfum 
versé par Madeleme aux pieds du Sauveur; et le 
secret du saphir — en héraldique azur — qui est le 
type de Tamour et de la joie dans le ciel, pierre 
semblable au rubis, mais d'une autre couleur : 
« sous ses pieds était une plinthe de saphir », dit 
l'Écriture; et le secret de la perle, qui est la sou- 
mission de la lumière, symbole de la patience, 
couleur de la colombe qui apporte la nouvelle que 
les eaux sont soumises — la Marguerite, en héral* 



SA PHYSIONOMIE. 83 

dique normande — le gris, couleur inférieure en 
blason, mais d'un grand prix, car l'humilité ouvre 
les portes du paradis et l'on a dit que les murs 
en étaient de jaspe, mais que chaque porte était 
formée d'une perle. Il conta leurs naissances 
obscures et lentes au sein de la terre ou des mers, 
puis se tournant vers les belles mondaines, il leur 
dit quelque chose comme ceci : 

Est-ce sensé de mettre nos affections en ces pierres, 
de les aimer, de les tenir pour précieuses? Oui, certai- 
nement, pourvu que ce soient elles que nous aimions et 
que nous tenions pour précieuses, elles et non nous- 
mêmes. Adorer une pierre noire parce qu'elle est 
tombée du ciel peut ne pas être tout à fait sage, mais 
c'est à mi-chemin de la sagesse, qui est d'adorer le ciel 
même. Il n'est pas tout à fait fou de penser que les 
pierres voient, mais il Test tout à fait de penser que les 
yeux ne voient pas. Il n'est pas tout à fait fou de penser 
que le jour où l'on réunira les joyaux, lés murs du 
palais seront maçonnés de vie sur eux comme sur leur 
pierre angulaire, mais il est fou de croire que le jour de 
la dissolution, les âmes du globe tomberont en pous- 
sière, avec l'émeraude, et qu'aucune spiritualité ne 
restera, impavide, sur les ruines. Oui, belles dames, 
aimez les bijoux et prenez soin d'eux, mais aimez vos 
âmes plus encore et prenez-en soin pour le jour où le 
Maître rassemblera tous ses joyaux ! 

Les belles clientes du joaillier écoutaient encore 
ces paroles que ne leur avait dites aucun de leurs 
danseurs : le prophète n'était plus là. Il s'était 



•i^- 



84 RUSKIN. 

acheminé vers un grill-room^ et comme, tout en 
lunchant , il continuait de parler, peu à peu les 
assistants laissèrent leurs sandvviches et leurs 
buns et se groupèrent autour de lui, silencieux, 
pour recevoir cet aliment spirituel qu'il leur dis- 
pensait. 

Ainsi la légende veut qu'il n'ait pas enseigné 
seulement dans les synagogues, mais aussi sur 
les places publiques, au milieu de la vie profane 
et de ses soins vulgaires. Elle veut aussi qu'il 
apparût soudainement là où il y avait une ûmé 
d'arliste à réconforter, un enthousiasme à ne pas 
laisser éteindre. Un malin, au Louvre, deux lec- 
teurs assidus de ses œuvres, mais ignorants de 
ses traits, se trouvaient devant les Pèlerins d'Em- 
maûs que l'un d'eux s'appliquait à copier. Un vieil- 
lard s'approche, lie conversation, leur parle du 
tableau de Rembrandt, leur avoue qu'il Ta copié 
lui-même autrefois, s'anime, semble rajeunir au 
souvenir des temps héroïques de l'art, et voici 
que dans ses yeux passe un éclair qui les fait fris- 
sonner.... Puis il les invile à déjeuner à son hôtel 
et ce n'est qu'en rompant le pain qu'ils découvrent 
que le Maître est devant eux : Ruskin ! Et sûrement 
ils se disent en s'en allant, comme les pèlerins du 
vieux tableau qu'ils contemplaient deux heures 
auparavant : « Notre cœur n'élait-il pas ardent 



SA PHYSIONOMIE. 85 

quand il parlait et qu'il nous expliquait les Esthé- 
tiques saintes? » 

On conte enfin qu'une nuit, à Rome, Rusidn, 
rêva qu'il était devenu frère franciscain et qu'il 
se dévouait à cette grande communauté qu'il a 
célébrée dans son chapitre sur Santa Croce. Peu 
de temps après ce songe, comme il montait l'esca- 
lier du Pincio, il s'entendit implorer par un vieux 
mendiant assis sur les marches. Il lui donna son 
offrande et allait continuer sa route, lorsque le 
mendiant lui saisit la main pour la baiser. Ruskin 
alors se penche vivement et embrasse le vieillard. 
Le lendemain, il voit entrer chez lui ce loqueteux, 
les larmes aux yeux, qui le prie d'accepter une 
relique précieuse, un morceau de drap brun, ayant 
appartenu, assure-t-il, à la robe de saint François. 
N'était-ce pas le saint lui-même, dit un biographe, 
qui était apparu à son disciple dans l'art d'inter- 
préter les voix de la nature? Quoi qu'il en soit, 
Ruskin se rappela son rêve et courut aussitôt en 
pèlerinage au couvent du saint d'Assise, rêvant d'y 
faire de grandes choses. On était au temps des 
fauchaisons. Il y fit les foins. 

Il ne pouvait mieux choisir son patron, et nous 

' ne pouvons l'assimiler à un plus pur modèle. 

Comme saint François, Ruskin fit de jolis miracles. 

Il fit écouter sa philosophie non des oiseaux à la 



86 RUSKIN. 

vérité, mais des femmes du monde, — ce qui est 
peut-être plus difficile. Il ne fit pas pousser des 
roses sur la neige, mais il mit dans les froides 
âmes britanniques ces fleurs vermeilles de l'en- 
thousiasme qu'on est maintenant surpris d'y ren- 
contrer. Il ne commanda pas aux saisons, mais 
un jour qu'il avait demandé que les peintres 
fissent des pommiers en fleurs, toutes les mu- 
railles de l'Academy se couvrirent de pommiers 
en fleurs. On le raconte ainsi du moins, et le sou- 
venir attendri que le maître a laissé chez les uns, 
les sourires extasiés qu'il a semés sur les lèvres des 
autres, ont peut-être fait naître bien des légendes. 
Mais ce n'est pas un sort commun, même chez les 
grands hommes, que de s'envelopper vivants du 
voile gracieux des légendes. Les nuages ne s'assem- 
blent d'ordinaire qu'autour des plus hauts som- 
mets. 

Peut-être le sommet de Coniston, VOld man of 
ConistoUy nous paraîtra-t-il plus haut encore, quand 
la mort aura aux nuées profanes de la fiction ajouté 
sa suprême et sainte obscurité. Peut-être alors les 
touristes innombrables, pour lesquels Ruskin chan- 
gea en pains les pierres de Venise et en fleurs lés 
joyaux de Pallas Athéné, voudront-ils voir le lieu 
où a vécu l'homme qui fit vivre tant d'âmes, où a 
brillé le feu où se sont allumés tant de flambeaux. 



SA PHYSIONOMIE. 87 

Peut-être alors les chemins de fer qu'il a si fort 
combattus y amèneront-ils de toutes les parties 
du monde ces pèlerins de TEsthétique. Peut-être 
enfin, si, comme tout le présage, le laid triomphe 
avec la science sa complice, et l'économie poli- 
tique son alliée , nous considérerons comme un 
personnage fabuleux celui qui lutta seul, contre 
tout un monde, non pour la vérité qui a ses pro- 
phètes, non pour la justice qui a ses apôtres, non 
pour la religion qui a ses martyrs, mais pour celle 
de toutes les idées qui n'a pas eu d'autres cham- 
pions et ne connaîtra peut-être plus d'autres vic- 
toires, — pour la beauté. . 



DEUXIÈME PARTIE 



SES PAROLES 



Parmi tous les étonnements que provoque en 
nous cette physionomie, le plus grand sans 
doute est celui que nous cause sa popularité. Un 
philosophe qui se fait lire des foules, au xix° siè- 
cle, voilà qui n'est point banal. Mais si ce philo- 
sophe se trouve être un esthéticien, et si les 
œuvres d'art forment le sujet ou le prétexte de 
ses ouvrages, le phénomène devient tout à fait 
surprenant. Car de tous les genres littéraires la 
critique d'art est, par une singulière fortune, 
celui peut-être que les auteurs aiment le mieux 
aborder, mais dont les lecteurs se défient le 
plus, assurés qu'ils sont, par tant et de si déci- 
sives expériences, d'y trouver le plus souvent un 



90 RUSKIN. 

verbiage pédant et superficiel. Et si, pour expli- 
quer la popularité des livres ruskiniens et leur 
charme auprès des femmes mêmes et des enfants, 
on ajoute qu'à la vérité ils ne traitent point tous 
de questions d'art, mais parfois aussi des plus 
émouvants problèmes de l'économie politique, 
le phénomène devient miracle, et l'explication 
passe en étrangeté le fait. 

Pour en trouver une meilleure, écoutons ses 
paroles. Écoutons-les non pas encore avec l'in- 
tention d'y découvrir une pensée directrice qui y 
circule et les coordonne, mais d'abord, sans sys- 
tème, au hasard, afin de guetter selon quels 
procédés neufs, sous quelles formes multiples, 
par quels détours inaperçus, Ruskin a fait courir 
à cette pensée esthétique, à cette religion de la 
beauté, le peuple le moins artiste de la terre. 
Écoutons-les toutes, sans distinction : paroles 
de la vingtième année et paroles de la soixante- 
seizième année, paroles destinées à prouver, 
paroles destinées à dépeindre, paroles destinées 
à émouvoir, paroles de l'écrivain, paroles du 
conférencier et paroles du guide, c'est-à-dire 
paroles qui viennent vous trouver au coin du feu 
d'hiver, alternant avec les crépitements des 



SES PAROLES. 91 

branches dans Vàtre, paroles qui furent pronon- 
cées dans une assemblée vibrante aux impres- 
sions réflexes sur Torateur, ou paroles que vous 
lirez seulement au pied des monuments lointains, 
sur les marches des campaniles ou sur les 
rampes des montagnes, — paroles qui instrui- 
sent, paroles qui évoquent, paroles qui entraî- 
nent, ou au contraire vous arrêtent et vous 
retiennent immobiles sous une voûte cachant une 
immensité ou sur une tombe cachant un néant.... 
En analysant quelques-unes de ces paroles, nous 
comprendrons peut-être pourquoi elles furent 
tant écoutées. 



CHAPITRE I 
L'analyse, 

On dit qu'en 1851, des fermiers de rÉcosse 
voyant aux devantures des librairies une brochure 
intitulée : Notes sur la construction des bergeries^ par 
John Ruskin, et pensant y trouver quelques utiles 
conseils pour procurer un logement sain à leurs 
moutons, donnèrent leurs deux shillings et empor- 
tèrent la brochure. Ils y trouvèrent une thèse théo- 
logique, prêchant la doctrine d' « un seul trou- 
peau et un seul pasteur », et se terminant par 
Tespoir que l'Angleterre deviendrait une nouvelle 
Jérusalem. 

Ainsi, dès le titre d'un ouvrage de Ruskin, Tat- 
tention est en éveil et la logique en déroute. L'en- 
seigne est splendide et incompréhensible. Quoi de 
plus beau que Deucalion^ titre si concis qu'il sert 
d'adresse télégraphique à son éditeur, que la Reine 
de l'Air^ Munera Pulveris^ la Mesnie de V Amour ^ la 
Couronne d'olivier sauvage^ Sésame et les Lys^ 



SES PAROLES. 93 

Aratra Pentelici^ Ariadne Florentina, ou encore Swr 
le vieux chemin et Nos pères nous ont dit..J Mais 
quoi de moins clair? Est-il môme possible de con- 
jecturer ce qu'on trouvera sous ces pavillons mul- 
ticolores, claquant au vent? Et si l'on passe aux 
sous-titres, quel éclaircissement attendre de ceux- 
ci pour Sésame et les Lys : « 1° Des trésors des rois ; 
2° Des jardins des reines; 3** Le Mystère et les Arts 
de la vie » ? ou de celui-ci pour Hortus Inclusus : 
« Messages de la Forêt vers le Jardin » ? Mais parce 
qu'il répugne à l'esprit humain qu'un fait ou qu'un 
mot étrange soit sans explication, on cherche et le 
plus souvent on trouve. Parfois le sens du titre 
nous est donné dès la préface, comme dans Jusquà 
ce dernier, et parfois il faut attendre la dernière 
page, comme dans Munera Pulveris, Ici, il est 
emprunté à une ode d'Horace, et là à une parabole 
de l'Évangile. Le Repos de Saint-Marc est une allu- 
sion aux reliques de l'église de Venise et la Mesnie 
de l'Amovr, essai d'ornithologie, à un vers du 
Roman de la Rose, où il est dit de l'Amour qu' « il 
étoit tout couvert d'oisiaùlx ». Tantôt il est pris 
dans une vieille gravure florentine du labyrinthe 
(Ariadne florentina) et tantôt dans un poème de 
Keats {A Joy for ever), Ruskin, sentant lui-môme 
combien quelques-uns de ses titres étaient dérou- 
tants, a tenté de mettre ses lecteurs sur la voie, et, 



94 RUSKIN. 

dans For$ Clavlgera — série de lettres mensuelles 
adressées aux ouvriers, de 1871 à 1884, — il y a 
trois pages consacrées à cette ingrate besogne, au 
bout desquelles on croit soupçonner que Fors^ 
racine de Fortune ^signirie destin, que Clavi signifie 
à la fois la clef nécessaire pour ouvrir la porte de 
la vérité (Clavis), la massue d'Hercule nécessaire 
pour combattre le mal (Clàva) et le gouvernail qui 
fixe la direction de la vie (Clavus) ; enfin que géra, 
degero, veut dire : « qui porte ». Mais à quoi bon 
tant d'étymologies? Les titres des ouvrages d'un 
écrivain qui combat perpétuellement pour Part et 
contre Fétat social moderne, sont des cris de 
guerre. Pourvu qu'ils retentissent, qu'importe ce 
qu'ils signifient? Savaient-ils bien le sens de ce 
qu'ils disaient, tous ceux qui se sont rués à l'assaut 
au cri de : M ont joie et Saint-Denis f 

Si, le pavillon examiné, on passe aux marchan- 
dises qu'il couvre, on continue à être choqué par 
leur désordre et attiré par leur richesse. Nul plan 
d'ensemble, nulle ordonnance suivie, tout au plus 
une « tendance comme la loi de la forme, dans le 
cristal ». — « Le sujet que je veux traiter devant 
vous est branché et, pire que branché, réticulé en 
tant de directions diverses que je sais à peine quel 
rejeton suivre et à quel nœud d'abord m'accrocher. » 
Alors, il s'accroche à tous à la fois. D'un bond, 



SES PAROLES. 95 

VOUS atteignez le sujet même; seulement, étourdi 
de la chute, vous n'apercevez pas bien quel il est. 
Jeté dans cette exposition universellç des idées, 
vous vous mettez à rayonner dans tous les sens, 
inquiet de vous perdre et charmé de vous pro- 
mener. Ce n'est pas que les étiquettes manquent. Il 
y en a plus que chez tout autre écrivain. Chaque 
phrase est numérotée, et les ruskiniens se disent 
entre eux : « Vous souvenez-vous du paragraphe 25 
du chapitre VI du volume II des Pierres de Venisel » 
ou encore : « Méditons le paragraphe 243 d'Aratra 
Pentelicil » Vous apercevez, de tous côtés, des 
cloisons, des grilles, des compartiments qui sem- 
blent séparer les sujets les uns des autres : n'en 
croyez rien. Il est tels chapitres que vous trouverez 
réimprimés dans plusieurs volumes différents ; il en 
est d'autres qui, anticipant sur les suivants ou 
revenant sur ceux qui les ont précédés, dérangent 
toute l'économie du volume. « Ceci, avoue-t-il de 
temps en temps, appartient à une autre partie de 
mon sujet. » Ses livres se pénètrent comme nos 
budgets et sa composition s'enchevêtre comme ces 
graphiques de la marche des trains que s'évertuent à 
déchiffrer, dans les gares, les voyageurs désœuvrés. 
« Un de mes amis me reproche douloureusement 
le caractère décousu de ma Fors Clavigera^ et 
insiste pour que j'écrive à la place un livre ordonné^ 



96 nusRiN. 

mais il aurait aussi bien fait d'insister auprès d'un 
bouleau croissant de la fente d'un rocher, afin 
qu'il fixât d'avance la direction de ses branches. 
Les vents et les toiTcnts les arrangeront selon leurs 
fantaisies sauvages; tout ce que l'arbre peut faire, 
c'est de croître, gaiement s'il est possible, tristement 
si la gaieté est impossible et de laisser les dents 
noires et les cicatrices mordre le blanc rosé de son 
tronc là où le voudra la destinée.... » 

A la vérité, dans ses premiers ouvrages : les 
Modem Painlers^ les Sept Lampes de V Architecture^ 
les Viennes de Venue, on saisit une intention de 
composition, d'ailleurs maladroite, et les matériaux 
se classent sinon avec ordre, du moins avec une 
apparente symétrie. Mais après ces grandes assises 
de son œuvre, le plan est absent et la composition 
amorphe. Partout Ruskin vous parlera de tout : of 
many ihlngs, comme il avait sous-intitulé un de ses 
volumes des Modem Painters, ce qui fit beaucoup 
rire et est pourtant le seul titre exact qu'il leur ait 
jamais assigné. Si vous attendez d'un livre une 
thèse unique et liée sur un seul objet défini, si vous 
n'êtes pas résolu, en l'ouvrant, à laisser là tout 
appétit de logique et tout instinct de classification, 
il ne faut pas vous hasarder dans ce merveilleux 
dédale. Sésame n'aura pas de vertu pour vous y 
introduire, ni Ariadne de fil pour vous y guider. 



SES PAROLES. 97 

On s'y hasarde pourtant, parce que^siTensemble 
est confus, chaque idée particulière qu'on y démêle 
paraît plus claire et mieux définie que dans aucun 
traité d'esthétique ordinaire. On n'y est pas invité 
à méditer sur quelque axiome comme celui-ci : 
« Le but de l'art est de retrouver dans les objets 
extérieurs son propre moi 5), ou c'est « l'interpréta- 
tion de la belle nature ou de la belle force au moyen 
de leurs signes les plus expressifs », ni à tirer de 
longues déductions de cette pensée que « le beau 
est la splendeur du vrai », propositions que le lec- 
teur se garde d'autant plus de contester qu'il les a 
moins comprises. Non. On est en face d'une thèse 
simple et concrète, comme celle-ci par exemple : 

L'art de Bellini est centralement représenté par deux 
tableaux, à Venise : Tun, la Madone dans la sacristie 
des Frari, avec deux saints à ses côtés et deux anges à 
ses pieds; le second, la Madone avec quatre saints, au- 
dessus du second autel de San Zaccaria. 

A leur sujet, observez ceci : 

D'abord, ils sont tous deux travaillés avec des maté- 
riaux entièrement consistants et permanents. L'or qui 
s'y trouve est représenté par la peinture, non posé avec 
de Tor réel. Et cependant la peinture est si solide que 
quatre cents ans ont passé sur elle sans que, autant que 
je puisse voir, aucune altération malheureuse d'aucune 
sorte y soit survenue. 

Secondement, les figures des deux tableaux sont dans 
une paix parfaite. Aucun mouvement n'a lieu, excepté 
celui des petits anges jouant d'instruments de musique, 

7 



98 RUSKIN. 

mais d'un geste ininterrompu et sans effort, comme 
dans un rêve. Un chœur d'anges chantants par La 
Robbia ou Donatello eût été attentif à sa musique ou 
ardemment transporté par elle comme dans un effort 
passager : dans les petits chœurs de chérubins, par 
Luini, dans V Adoration des Bergers, de la cathédrale de 
Côme, nous sentons même, à leur anxiété conscien- 
cieuse, qu'ils pourraient bien faire une fausse note s'ils 
étaient moins attentifs. Mais les anges de Bellini, même 
les plus jeunes, chantent avec autant de calme que les 
Parques filent. 

Laissez-moi ici vous faire remarquer que ce calme 
est TiiUribut de la plus haute espèce d'art. L'introduc- 
tion d'un incident vigoureux ou violemment émouvant 
est toujours un aveu d'infériorité. 

Tels sont les deux premiers attributs de l'art le meil- 
leur. Une facture impeccable et une parfaite sérénité, 
une action continue, non pas momentanée — ou une 
inaction entière. Vous devez être intéressé à la vie 
même des créatures, non à ce qui leur arrive. 

Ensuite, le troisième attribut de l'art le meilleur est 
qu'il vous incline à songer à l'ûme de la créature et par 
conséquent à sa physionomie plus qu'à son corps. 

Et le quatrième est que, dans la physionomie, vous 
devez être toujours amené à voir seulement la beauté 
ou la joie, jamais la bassesse, le vice ou la douleur. 

Telles sont les quatre conditions essentielles du plus 
grand art. Je les répète pour qu'elles soient aisément 
apprises : 

1. Une main-d'œuvre impeccable et durable; 

2. La sérénité dans le repos ou dans l'action ; 

3. La figure considérée comme le principal, non le 
corps ; 

4. Et la figure affranchie de tout vice ou douleur. 



SES PAROLES. 99 

Voilà une thèse posée. Tout lecteur sait ce qui 
va se débattre et à quels résultats plastiques, tan- 
gibles, à quelles modifications de ses jugements et 
des œuvres futures, mène le parti qu'on prendra. 
11 prévoit que Michel-Ange, avec ses académies 
contournées, que Raphaël avec ses figures neutres 
et muettes sur des corps si parlants, que Ribera 
avec l'expression douloureuse de ses faces, seront 
proscrits par cette définition du grand art et que 
les primitifs au contraire et certains artistes de la 
première renaissance seront donnés en modèles. 
S'il aime par-dessus tout le mouvement des mem- 
bres déployés, le choc des grappes humaines, les 
grands effets de rides et de contractions des mus- 
cles faciaux, il prendra parti contre l'esthéticien. 
Mais, en prenant parti contre sa thèse, il rendra 
du moins hommage à sa clarté. 11 le désapprouve, 
donc il Ta compris. 

L'ayant compris, il le suivra sans ennui, si le 
professeur d'art veut le faire pénétrer plus profon- 
dément encore dans le sujet et porter de la clarté 
dans sa propre impression esthétique, qu'il va être 
obligé de débrouiller en l'analysant, afin de défendre 
sa thèse. Cette thèse, par exemple, est, dans un de 
ses livres, que la pire forme de trompe-l'œil archi- 
tectural est la tromperie sur la main-d'œuvre, 
c'est-à-dire la substitution du mpulage fait à la 



iOO RUSKIN. 

machine au travail de la main. Cette tromperie est 
déshonnôte, dit-il. Pourquoi? Interrogez vos impres- 
sions : elles vous répondront. 

L'ornement a deux sources de charme entièrement 
distinctes : Tune, dérivée de la beauté abstraite de ses 
formes, que pour le moment nous supposerons être 
égale, que ces formes soient façonnées à la main ou à 
la machine; Tautre, le sentiment de la peine et de Tat- 
tention humaines qui ont été dépensées sur lui. Com- 
bien est grande cette dernière influence, nous pouvons 
peut-être en juger, en considérant qu'il n'y a pas de 
touffe de mauvaises herbes poussant dans la fente 
d'une ruine qui n'ait une beauté à tous les points de 
vue presque égale et à quelques-uns immensément 
supérieure à celle de la sculpture la plus parfaite de 
cette ruine, et que tout l'intérêt que nous prenons à 
l'œuvre du sculpteur, tout notre sentiment de sa 
richesse, bien qu'elle soit djx fois moins riche que les 
nœuds d'herbe poussés à côté d'elle; de sa délicatesse, 
bien que mille fois moins délicate, de sa splendeur, 
quoique un million de fois moins parfaite, résultent de 
la connaissance que nous avons que c'est là l'œuvre 
d'un pauvre, maladroit et laborieux être humain. Son 
vrai charme tient à ce que nous découvrons en elle le 
témoignage des pensées, des intentions, des épreuves 
et des défaillances de cœur, — et aussi des réconforts 
et des joies du succès : un œil exercé peut retrouver 
la trace de tout cela, mais en admettant même que ce 
soit obscur, cela est présumé ou sous-entendu.... Je 
suppose ici qu'un ornement travaillé à la main ne 
puisse généralement être distingué de celui fait par la 
machine, pas plus qu'un diamant ne peut être distingué 
d'un strass; oui, j'admets que ce dernier puisse faire 



SES PAROLES. iOl 

illusion pour un moment à Tœil du maçon comme 
Tautre à rœil du joaillier et qu'on ne puisse le décou- 
vrir que par l'examen le plus minutieux. Cependant, 
exactement de môme qu'une femme de bon goût ne 
porterait pas de faux bijoux, de même un constructeur 
qui se respecte dédaigne les ornements en faux. 



Vous avez compris ce qui se passe en vous en face 
de telle ou telle œuvre. Ce n'est pas assez. Il faut 
comprendre ce qui s'est passé en celui qui Fa créée. 
Non pour lui prêter des idées ou des sentiments 
qu'il n'a pas eus, ce que Ruskin trouve puéril et 
ce qui fît pourtant le thème de toute une école cri- 
tique pendant cinquante ans, mais afin de déter- 
miner simplement dans quel sens se dirigea son 
efTort, ce qu'une étude approfondie des œuvres 
suffit à indiquer. Pour vous convaincre de la faute 
des architectes modernes, qui remplacent l'homme 
par la machine, Ruskin vous a invités à vous inter- 
roger vous-même, à vous rendre un compte exact 
de vos sentiments devant les œuvres, — à faire, en 
quelque sorte, votre examen de conscience esthé- 
tique. Pour mieux sentir la grandeur des artistes 
anciens, de leurs mythes et de leurs imagina- 
tions religieuses, il faudra faire quelque chose de 
plus difficile encore : la psychologie esthétique 
de cet ancien, — du Grec, par exemple. 11 compa- 
rera le Grec à l'enfant et se demandera ce que 



i02 RLSKIN. 

voit, ce que cherche, ce que désire et ce que rêve 
Tenfant : 

Autant que j'ai pu moi-même l'observer, le caractère 
distinctif de Tenfant est de toujours vivre dans le pré- 
sent tangible; prenant peu de plaisir à se souvenir et 
rien que du tourment à attendre; également faible dans 
la réflexion et dans la prévision, mais possédant de 
façon intense le présent actuel, le possédant en vérité, 
de façon si intense, que les douces journées de Ten- 
fance paraissent aussi longues que plus tard le paraî- 
tront vingt jours, et appliquant toutes ses facultés de 
cœur et d'imagination à de petites choses, de façon à 
les pouvoir transformer en tout ce qu'il veut. Confiné 
dans un petit jardin, il ne rêve pas être quelque part 
ailleurs, mais il en fait un grand jardin. En possession 
d'une cupule de gland, il ne la méprisera pas, ni ne la 
jettera, ni n'en désirera une d'or à la place. C'est 
l'adulte qui fait cela. L'enfant garde sa cupule de gland 
comme un trésor, et dans son esprit, il en fait une 
coupe d'or, de telle sorte qu'une grande personne qui 
se tient près de lui tout émerveillée, est toujours tentée 
de lui demander à propos de ces trésors, non pas : 
« Qu'est-ce vous voudriez avoir de mieux que cela? » 
mais : « Qu'est-ce qu'il vous est possible de voir en 
cela? » Car pour le regardant, il y a une disproportion 
risible et incompréhensible entre les paroles de Tenfant 
et la réalité. Le petit être lui dit gravement, en tenant 
la game de gland, que « ceci est une couronne de reine 
ou un bateau de fée » et, avec une délicieuse effron- 
terie, il s'attend à ce que vous croyiez la même chose. 
Mais notez que le gland doit être là et dans sa main à 
lui : « Donnez-le-moi, alors, j'en ferai quelque chose de 
plus pour moi ». Tel est toujours le propre mot de 
l'enfant. 



SES PAROLES. 103 

C'est aussi le mot par excellence du Grec : « Donnez- 
le-moi. Donnez-moi quelque chose de défini, ici, sous 
mes yeux, et je ferai avec cela quelque chose de plus. « 

L'exemple est topique ; mais autant que de clarté 
il est plein de charme et ces subtiles enquêtes de 
psychologie, si elles ont servi à Testhéticien pour 
se faire mieux entendre, sont surtout venues en 
aide au lecteur pour lui rendre plus facile la tâche 
d'écouter. Sans digression, Ruskinnous a pourtant 
reposés de la thèse d'art en nous faisant assister à 
des jeux sans prétention et à des discours sans 
dogmatisme. Creuser jusqu'à sa signification intime 
une œuvre plastique devant laquelle on s'est arrêté, 
ce n'est donc point fatiguer, c'est distraire, c'est 
relayer les yeux par le cerveau et la sensibilité par 
l'entendement. On se lasse de voir et d'admirer les 
aspects extérieurs des choses sans rien connaître 
de leur structure, de leur histoire, de leurs fonctions 
ou de leurs symboles. Lorsque vous êtes au bord 
de la mer depuis plusieurs heures, et que vous 
regardez venir et s'en aller les bateaux d'un port, 
yachts ou tartanes, barques de pêche ou de cabo- 
tage, admirant obscurément ces choses vulgaires 
et les suivant involontairement des yeux, vous ne 
craignez pas que l'analyste vienne murmurer à 
votre oreille la cause de votre obscure admiration 
et de votre involontaire sympathie : 



404 RUSKIN. 

L'avant d'un bateau est naïvement parfait : il est com- 
plet, sans un effort. L'homme qui le fit ne sut pas qu'il 
faisait quelque chose de beau, pendant qu'il en inflé- 
chissait les planches en des courbes mystérieuses qui 
varient à l'infini. Sous sa main, cela devient l'image 
d'une coquille marine, comme si le sceau des flux des 
grandes marées et des courants de l'Océan était 
imprimé sur son galbe délicat. 11 le laisse là, quand 
tout est fait, sans un mouvement d'orgueil : ce n'est 
qu'un travail simple, mais qui empêchera l'eau d'entrer; 
— et dès lors, chaque planche est une destinée et porte 
des vies d'hommes tissées dans les nœuds de son bois 
comme la voilure porte leur mort dans ses plis. Et aussi 
c'est une merveille, si l'on songe à la grandeur de la 
chose accomplie. Aucune autre chose sortie des mains 
humaines n'a tant produit de résultats. Les machines à 
vapeur et les télégraphes servent, il est vrai, à trans- 
porter et à communiquer : ils soulèvent des poids pour 
nous et portent des messages avec moins de peine qu'il 
n'en eût fallu autrement. Cette économie de peine 
cependant ne constitue pas une faculté nouvelle : elle 
accroît le pouvoir que nous possédons déjà. Mais dans 
cet avant de bateau est le don d'un autre monde : sans 
lui, quels murs de prison pèseraient autant sur nous 
que cette bordure blanche et gémissante des vagues! 
Quels êtres incomplets nous serions, enchaînés, comme 

. Andromède, à nos rochers, ou bien errant le long des 
rivages sans fin, à consumer notre énergie, sans pouvoir 
la mettre au service de personne et languissant en 
couvant des yeux les vagues indomptables! Les clous 
qui lient ensemble les planches de l'avant du bateau 
sont les rivets de la fraternité du monde. Leur fer fait 

. plus que tirer du ciel sa foudre : il conduit l'amour 
tout autour de la terre.... 



SES PAROLES. 105 

Et lorsque vous êtes sur des montagnes où la 
flore est riche et variée, et qu'à chaque pas, dans 
les pierriers, sur les hauts plateaux, dans les fentes 
des rochers calcaires, dans les combes humides et 
le long des gaves, vous rencontrez des corolles que 
ne désigne point l'étiquette gourmée des exposi- 
tions d'horticulture, vous ne voulez pas seulement 
voir, mais savoir, et si, pour le pur artiste, il y a 
bien quelque charme à cheminer parmi des plantes 
et des fleurs sans en connaître autre chose que ceci 
qu'elles sont belles, comme à traverser un salon 
plein d'élégantes inconnues, — cependant, le pas- 
sant, d'ordinaire, aime à s'informer. Parmi toutes 
ces anonymes beautés, vous regrettez de n'avoir 
aucun botaniste à vos côtés pour mettre des noms 
sur les figures des fleurs et sous leurs formes, des 
idées. La vue est satisfaite : elle a joui longuement, 
la fleur va tomber des doigts si l'intelligence n'y 
trouve sa pâture. Mais l'historien, caché au détour 
d'un rocher, paraît et parle : 

Aucune tribu de fleurs n'a eu une aussi grande, aussi 
variée et aussi saine influence sur l'homme, que ce 
grand groupe des Drosidae, influence résultant non 
tant de la blancheur de quelques-unes de leurs fleurs 
ou de l'éclat des autres que de cette forte et délicate 
substance de leurs pétales, qui leur permet de prendre 
des formes d'une inflexion élastique impeccable, soit 
en coupes comme le safran, soit en clochettes épa- 



406 RUSKIN. 

nouics comme le vrai lys, soit en clochettes semblables 
à la bruyère, comme la jacinthe, soit en étoiles bril- 
lantes et parfaites, comme Tépi de la Vierge, ou bien, 
lorsque ces Heurs sont afTectécs par l'étrange reflet de 
la nature du serpent, qui forme le groupe labié de 
toutes les fleurs, se résolvant dans des formes d'une 
symétrie gracieusement fantastique, dans le glaïeul. 
Placez à leur côté, leurs sœurs Néréides, les nénuphars, 
et vous aurez en elles l'origine des formes les plus 
exquises du dessin ornemental, et les mythes floraux 
les plus puissants qu'aient jamais connus jusqu'ici les 
esprits humains, parus sur les bords du Gange ou du 
Nil, de TArno ou de TAvon. 

Considérez, en effet, ce que chacune de ces familles 
a signifié pour l'esprit de l'homme. D'abord, dans leur 
noblesse, les lys ont donné le lys de l'Annonciation ; les 
asphodèles, la fleur des Champs-Elysées; les iris, la 
fleur de lys de la chevalerie et les Amaryllidées « le lys 
des champs » du Christ; tandis que le jonc, toujours 
foulé aux pieds, devient l'emblème de l'humilité.... La 
couronne impériale et les lys de toutes les espèces 
qu'énumère Perdita forment la première tribu; qui, 
donnant le type de la pureté parfaite dans le lys de la 
Madone, ont influencé par leur forme charmante tout le 
dessin décoratif de l'art religieux italien; tandis que l'or- 
nement de guerre fut continuellement enrichi par les 
courbes des triples pétales du giglio florentin et de la 
fleur de lys française, de telle sorte qu'il est impossible 
de mesurer leur influence pour le bien au moyen âge, 
en partie comme symbole du caractère de la femme, et 
en partie comme symbole de la splendeur et du raffine- 
ment de la chevalerie, à leur plus haut point, dans la 
cité qui fut la fleur des cités. 

Des champs vous êtes entré dans un musée, 



SES PAROLES. 107 

comme on le fait dans mainte petite bourgade 
d'Italie, sur la colline fleurie de Fiesole ou dans 
Tîle dépeuplée de Torcello, par exemple, et, des 
jeunes moissons, chaudes de soleil, vous avez 
passé sans transition aux vieilles et froides pierres 
où les mousses mômes ne veulent plus croître. 
Elles aussi, tout d'abord, ne parlent qu'aux yeux. 
Vous admirez le modelé, le relief, le jeu des ombres 
sur ces débris, parfois le galbe d*un geste nu et la 
noblesse d'une draperie chiffonnée, mais à moins 
d'être un praticien vous-même, votre attention se 
détourne si votre curiosité intellectuelle n'est point 
attachée. Ces débris au fond de ces salles froides, 
gisant sur les marbres noirs des musées britanni- 
ques ou dressés dans les niches des glyptothèques 
allemandes, sont si loin de* la vie! ils touchent si 
peu à tout ce que nous savons de l'économie du 
monde, à tout ce que nous ressentons de ses pas- 
sions ou de ses douleurs, à tout ce que nous aimons 
de ses plaisirs.... Ils y touchent! nous dit alors 
Testhéticien qui a laissé là ses iris et qui sur la 
pierre morne et froide, sur un fragment de dra- 
peries sculptées, pose un doigt qui fait jaillir de la 
masse l'idée qui l'agita : 

Toute noble draperie, soit en sculpture, soit en pein- 
ture (sans tenir compte pour le moment de la couleur 
ui du tissu), remplit, pour autant qu'elle est quelque 



i08 RUSKIN. 

chose de plus qu'une nécessité, Tune de deux grandes 
fonctions. Elle est l'interprète du mouvement et de la 
gravitation. Elle est le meilleur moyen d'exprimer le 
mouvement que vient de faire et que fait la figure, et 
elle est presque le seul moyen d'indiquer à l'œil la force 
de gravité qui s'oppose à ce mouvement. Les Grecs 
exagéraient les arrangements de draperies qui expri- 
ment la légèreté de réloffe et suivent le geste de la 
personne. Les sculpteurs chrétiens, se souciant peu du 
corps ou le condamnant et faisant tout reposer sur 
l'expression, employèrent la draperie d'abord comme 
un voile, mais ils aperçurent bientôt en elle une capa- 
cité d'expression que les Grecs avaient ignorée ou 
méprisée. Le principal élément de cette expression 
était l'entière suppression de toute agitation dans ce 
qui était si éminemment susceptible d'être agité. Du 
haut des formes humaines, la draperie tombait d'aplomb, 
balayant lourdement le sol et cachant les pieds, tandis 
que la draperie grecque s'envolait souvent à partir de 
la cuisse. Les étoffes épaisses et massives des vêtements 
monacaux, si complètement opposées à la gaze légère 
des vêtements antiques, donnaient l'idée de la simpli- 
cité de la division aussi bien que de la lourdeur de la 
chute. Et ainsi, la draperie en vint graduellement à 
représenter l'esprit du repos comme auparavant elle 
avait fait celui du mouvement, — d'un repos saint et 
sévère. Le vent n'avait pas de prise sur le vêtement, 
pas plus que la pc.ssion sur l'âme, et le mouvement de 
la figure ne faisait qu'incliner en une ligne plus douce 
le calme du voile tombant, la figure étant suivie par lui 
comme un lent nuage par une languissante pluie : on 
ne le voyait se dérouler en ondulations plus légères 
que s'il accompagnait la danse des anges. 

Ainsi traitée, la draperie est vraiment noble; mais 
parce qu'elle est l'interprète de choses différentes et 



SES PAROLES. 109 

plus élevées. Comme révélant la gravitation, elle a une 
majesté spéciale, car elle est littéralement le seul 
moyen que nous ayons de représenter pleinement cette 
force naturelle de la terre (car Teau qui tombe est 
moins passive et moins définie en ses lignes). De même 
aussi, dans les voilures, elle est belle parce qu'elle 
exprime la force d'un autre élément invisible.... 

A ces mots, le champ des idées s'élargit : Thori- 
zon recule. Car pour aider à la compréhension 
d'une œuvre d'art, pour nous retenir un instant de 
plus devant un détail de sculpture, Ruskin met le 
monde physique tout entier à contribution, comme 
il a mis tout à l'heure le monde moral. Ici, dans le 
pli d'un voile et dans sa chute, il voit la loi mysté- 
rieuse qui régit les mondes et là, dans la courbe 
d'un pétale, il a vu la fleur qui annonce un Dieu. 
Toutes les notions scientifiques ou morales accu- 
mulées par les siècles se groupent naturellement 
autour de l'objet qu'il examine avec vous. Pour lui 
plus que tout autre 

Le bruit de POcéan lient dans un coquillage, 

et tout grain de poussière est le Sésame enchan* 
teur des palais du Savoir. Son appareil récepteur 
est circulaire comme ceux dont on fait usage pour 
la photographie panoramique. Où qu'il se place, 
il découvre l'ensemble des phénomènes naturels 
et des sympathies humaines; sur quelque coupe 



110 RLSUIN. 

qu'il se penche, elle reflète Tunivcrsalité des choses 
qui passent sur nos tôtes. Une poésie saine, scien- 
tifique, nourrissante, naît de ces simples rapproche- 
ments. II ne crée ni n'invente, ni ne découvre, ni 
ne suppose : il relie des idées et passe rapide- 
ment d'un point de vue à d'autres qu'on ne soup- 
çonnait point si proches : il unit des sympathies 
obscures. Il se tient à un point central où aboutis- 
sent les conclusions de la science, de l'art, des 
religions et desphilosophies, et brusquement, d'un 
seul coup, comme on ferme un circuit électrique, 
il met ces idées en communication. Un éclair jail- 
lit.... On dit : Qu'est-ce que cette force nouvelle? 
Ces deux idées étaient sans mouvement, sans cou- 
rant, sans poésie. Il n'y a rien de nouveau, sinon 
qu'on les a rapprochées, toutes chargées d'infini, 
et qu'il y a vie là où il n'y avait que notions inertes. 
Carlyle écrivait, le 19 avril 1861 : « Vendredi der- 
nier, on me persuada d'aller entendre une confé- 
rence de Ruskin à l'institution d'Albermale Street, 
une conférence sur les feuilles d'arbres^ considérées 
comme objets physiologiques, pittoresques, moraux 
et symboliques. La conférence passe pour avoir 
fait fiasco^ et en effet cela est vrai au point de vue 
conférence^ mais seulement à cause de I'embarras 
DES RICHESSES, un cas assez rare. Ruskin nous a 
jeté, com*me à coups de canon, ses idées sur les 



SES PAROLES. 111 

feuilles, idées multiformes, curieuses, géniales, et,, 
en fait, je ne me rappelle pas avoir jamais entendu 
dans cette célèbre salle de conférences aucune 
jolie chose bien apprêtée qui m'ait plu autant que 
cette chose chaotique. » — C'est que le chaos ne 
peut être évité avec une semblable méthode, et 
l'attention finit par ôtre lassée par ce déballage de 
richesses hétéroclites. Ruskin, dans sa manie de 
tout étreindre, en arrive à ressembler à cet enfant 
que rencontra saint Augustin sur une plage, qui 
prétendait faire tenir la mer dans le trou qu'il avait 
creusé. On se fatigue à passer d'une notion à une 
autre; devant ces évocations de toutes les sciences 
et de tous les dogmes, l'intelligence nourrie, la 
mémoire surchargée, se refusent à une plus longue 
tension. On est rassasié d'idées. 



CHAPITRE II 

li'ixnage. 

Alors se lèvent des images.... Comme il sait faire 
comprendre, Ruskin sait faire voir, et à Tinstant 
où le lecteur lassé, inattentif, va se dérober à la 
dialectique, le ressaisir par l'imagination. Il nous 
a montré l'intellectuel dans ce qui n'est, au pre- 
mier abord, que sensible. Il va rendre sensible ee 
qui semble, d'ordinaire, purement intellectuel. 11 
a traduit les images des peintres en idées ; il va 
traduire les idées des philosophes en images. Pour 
raconter, il montre ; pour prouver, il peint. S'il 
plaide en faveur de la simplicité de la composition 
dans le paysage historique, il ne se contente pas 
de vous dire que « l'impression est détruite par 
une multitude de faits contradictoires, et que 
l'accumulation est facilement discordante », que 
le peintre « qui s'efforce d'unir la simplicité à la 
magniQcence, et de guider de la solitude vers les 
fêtes, et d'opposer à la mélancolie la gaîté, doit 



SES PAROLES. 113 

nécesâairement aboutir à une confuse inanité », et 
cela parce que « chaque espèce de spectacle a son 
sens particulier, et que toute introduction d'un 
sentiment nouveau et différent affaiblit la force de 
l'impression première et que le mélange de toutes 
les émotions doit produire de Tapathie, comme le 
mélange de toutes les couleurs produit du blanc », 
— ce qui serait de la question une vue intéres- 
sante, mais abstraite. Il expérimente sa thèse esthé- 
tique sur un exemple sensible, un paysage qu'il a 
vu, et alors passe dans son argumentation une 
vision magnifique et rapide que reconnaîtront bien 
tous ceux qui ont cheminé un peu tard sur la voie 
Appia : 

Il n'est peut-être rien sur la terre de plus impression- 
nant que la campagne de Rome, au soleil couchant. 
Imaginez, pour un moment, que vous êtes jeté, seul, 
hors de tous les bruits et de tous les mouvements du 
monde vivant, dans cette plaine inculte et dévastée. La 
terre cède et s'émiette sous votre pied, si légèrement 
que vous marchiez, car sa substance est blanche, creuse 
et cariée comme des débris d'ossements humains. 
L'herbe longue et noueuse ondule et tressaute faible- 
ment au vent du soir et ses ombres mouvantes trem- 
blent fébrilement le long des tertres des ruines qui se 
dressent dans la lumière du soleil. Des monticules 
d'une terre pulvérulente se soulèvent autour de vous, 
comme si les morts qui sont au-dessous, s'agitaient 
dans leur sommeil. Des blocs épars, d'une pierre noire, 
débris anguleux de puissants édifices dont pas une 

8 



114 RUSKIN. 

pierre ne reste posée sur l'autre, gisent sur ces morts 
pour les empêcher de surgir.... Une brume violacée, 
lourde de miasmes, s'étend horizontalement le long du 
désert, voilant les épaves spectrales de ces ruines mas- 
sives, tandis que sur leurs déchirures, repose la rouge 
lumière du soir, ainsi que sur des autels qu'on a violés, 
' un feu qui va mourir. La chaîne bleue des monts 
Albains se dresse sur la solennelle étendue d'un ciel 
vert, clair et quiet. Des nuages sombres se tiennent 
immobiles le long des promontoires des Apennins, 
comme des tours d'alarme. Se dirigeant de la plaine 
vers les montagnes, les aqueducs ruinés s'enfoncent 
dans l'ombre, arche après arche, comme des files 
obscures et innombrables de pleureurs funéraires qui 
quitteraient le tombeau d'une nation. 

« Maintenant, faisons à ce paysage quelques 
modifications « idéalistes », dans le goût de 
Claude... », dit Ruskin,et la dissertation continue. 
Mais dorénavant la pensée de l'auteur et Tatten- 
tion du lecteur ont un tableau qui les repose et les 
aide à se fixer. De cette sorte, pas plus qu'on n'a 
perdu de vue les lois mystérieuses de la nature ou 
les nécessités morales de la vie, quand on regar- 
dait les plis tombants d'une tunique grecque ou le 
délicat ouvrage à la main d'un meneau gothique, 
on ne perdra de vue les spectacles pittoresques si 
l'on vient à faire de l'esthétique pure, de la science, 
de l'histoire ou de la sociologie. On ne quittera pas 
le domaine des formes et des couleurs parce qu'on 
entrera dans celui des idées. On ne laissera point 



' SES PAROLES. li^ 

l'Art parce qu'on étudiera l'homme, car ce li'est 
pas seulement la vie d'un tableau qu'a retracée 
Ruskin, c'est aussi le tableau de la vie. 

Voici celui de la vie vénitienne, à la fin du 
XV* siècle, ou plutôt une vue de Venise, comme' 
Turner ou Ziem l'auraient pu rêver. Elle apparaît 
brusquement dans la trame d'une comparaison 
entre deux coloristes : Giorgione et Turner. Ruskin 
veut montrer quelle influence ont sur l'œil et 
l'âme d'un peintre ses premières impressions d'en- 
fance, le milieu coloré où il vit, et, pour le mieux 
montrer, il rappelle à ceux qui l'auraient oublié 
ce milieu : 

Une cité de marbre, ai-je dit? non, plutôt une cité 
d'or pavée d'émeraudes. Car, en vérité, chaque pinacle 
et tourelle brillait et brûlait chargé d'or ou repoussé de 
jaspe. — Au-dessous, respirait longuement la mer 
immaculée en des remous de flots verts. Profonds, 
majestueux, terribles comme la mer, les hommes de 
Venise se mouvaient dans Tempire du pouvoir et de la 
guerre ; pures comme les piliers d'alabastre, se tenaient 
ses mères et ses filles; — des pieds au front, nobles en 
tout, passaient ses chevaliers. La lueur sombre bronzée 
de Tarmure rouillée par la mer jaillissait, comme une 
menace, sous les plis de leurs manteaux couleur de 
sang. Impassible, fidèle, patient, implacable, — chaque 
mot un arrêt du destin — siégeait son Sénat. Dans 
leur espoir et dans leur honneur, bercés par le flux 
des vagues autour de leurs îles de sable sacré, chacun 
avec son nom écrit et la croix gravée à son côté; 



il6 RUSKIN. 

gisaient ses morts. C'était un merveilleux morceau du 
monde. Ou plutôt c'était un monde. Cela s'étendait le 
long de la face des eaux et, le soir, lorsque les capi- 
taines de navires l'apercevaient de leurs mâts , on 
eût dit seulement une étroite bande de soleil couchant 

— mais ineffaçable. S'il n'y avait pas eu la puissance 
de cette ville il leur eût semblé qu'ils faisaient ïoile 
dans l'étendue du ciel et que ceci était une grande pla- 
nète dont le bord oriental s'élargissait à travers l'éther. 
Un monde d'ovi tous les soins vulgaires et les mesquines 
pensées étaient bannis avec tous les éléments pauvres et 
communs de la vie. Pas de souillure, pas de tumulte 
dans ces rues clapotantes dont le niveau montait et 
descendait sous la lune : ou bien une musique cadencée 
de majestueuses modulations ou bien un pénétrant 
silence. Aucune muraille faible ne pouvait s'édifier sur 
elles, aucune basse chaumière, aucun hangar de paille : 

— seulement la solidité du rocher et le délicat sertissage 
des pierres les plus précieuses et tout autour, aussi loin 
que l'œil pouvait atteindre, encore le doux balancement 
des eaux impolluées, orgueilleusement pures : aucune 
fleur, mais non plus aucun chardon ne pouvaient 
croître dans les plaines brillantes. La puissance éthérée 
des Alpes s'évanouissait en une suite de hauteurs, au 
delà du rivage torcellien. Les îles bleues des collines 
padouénnes y répondant dans l'Ouest doré. Par là-dessus, 
des vents déchaînés et des nuages de feu courant où ils 
voulaient, une splendeur venant du Nord et des par- 
fums du Sud, — et les étoiles du soir et du matin 
claires dans la lumière sans limite de la voûte des cieux 
et du cercle des mers. Telle fut l'école du Giorgione — 
telle f^t la demeure du Titien. 

Tout lui apparaît naturellement en relief, en 
perspective, en parti pris d'ombre et de lumière. 



SES PAROLES. HT 

Les problèmes les plus abstraits de Téconomie 
sociale se présentent toujours à lui sous des 
apparences plastiques et pittoresques. A ses yeux, 
il n'est pas de mécanisme économique qu'on ne 
puisse ramener à une composition de tableau, ni 
de problème international qui ne se résolve en une 
scène vivante, jouée par quelques acteurs qu'il crée 
lui-même, qu'il peint à l'instant et dresse sur le 
théâtre de son imagination. S'il attaque le système 
inutile et coûteux de paix armée qui règne entre 
les grandes puissances de l'Europe, c'est sous cette 
forme vive et colorée : 

Mes amis, je ne sais pas ce qui remporte du ridicule 
ou du mélancolique dans cette chose-ci. Elle est l'un et 
Tautre à un point inénarrable. Supposez qu'au lieu 
d'avoir été mandé par vous en ce moment (pour vous 
donner des conseils sur la construction de votre Bourse) 
je Taie été par un particulier, vivant dans une maison 
de la banlieue avec son jardin séparé seulement par un 
espalier de la porte de son voisin, et qu'il m'ait appelé 
pour me consulter sur l'ameublement de son salon. Je 
commence à regarder autour de moi et à trouver que 
les murs sont un peu nus; je pense que tel ou tel 
papier serait désirable pour les murs, peut-être une 
petite fresque ici et là sur le plafond et un rideau ou 
deux de damas aux fenêtres. « Ah! dit mon commet- 
tant, des rideaux de damas, certainement! Tout cela 
est fort beau, mais vous savez, je ne peux me payer de 
telles choses, en ce moment! — Pourtant le monde vous 
attribue de splendides revenus! — Ah! oui, dit mon 



148 RUSKIN. 

ami, mais vous savez qu'à présent, je suis obligé de 
dépenser presque tout en pièges d'acier 1 — En pièges 
d'acier! Et pourquoi? — Comment 1 pour ce quidam, de 
l'autre côté du mur, vous savez; nous sommes de très 
bons amis, des amis excellents, mais nous sommes obligés 
de conserver des traquenards des deux côtés du mur; 
nous ne pourrions pas vivre en de bons termes sans 
eux et sans nos pièges à fusil. Le pire est que nous 
sommes des gars assez ingénieux tous les deux et qu'il 
ne se passe pas de jour sans que nous inventions une 
nouvelle trappe ou un nouveau canon de fusil, etc. 
Nous dépensons environ i5 millions par an chacun 
dans nos pièges — en comptant tout, et je ne vois 
guère comment nous pourrions faire à moins. » Voilà 
une façon de vivre d'un haut comique pour deux par- 
ticuliers! mais pour deux nations, cela ne me semble 
pas entièrement comique. Bedlam serait comique peut- 
être, s'il ne contenait qu'un seul fou, et votre panto- 
mime de Noël est comique lorsqu'il y a un seul clown, 
mais lorsque le monde entier devient clown et se tatoue 
lui-même en rouge avec son propre sang à la place de 
vermillon, il y a quelque chose d'autre que comique, je 
pense. 

Ces derniers mots ne sont pas d'un littérateur 
qui développe une idée ; ils seraient d'un fou s'ils 
n'étaient d'un peintre. Toujours occupé de sensa- 
tions visuelles, Ruskin va du rouge du vermillon 
au rouge du sang, sans transition, — parce qu'il 
n'y en a guère dans la couleur. Les images, en se 
succédant, tirent à elles et déforment son argu- 
mentation. « Nous autres, pourrait-il dire enlrans- 



SES PAROLES. 119 

formant un mot connu, il faut que nous voyions 
pour penser! » Qu'est-ce que Téloge d'une vie inté- 
rieure? Qu'est-ce que cette réflexion que Thomme 
ne profite pas assez de Texpérience des anciens 
conducteurs de peuples et de la pensée des grands 
philosophes? C'est là, pour la plupart d'entre nous, 
une idée pure; avec Ruskin, c'est une image, un 
paysage animé de figures : 

Il y a un dessin représentant le cimetière de Kirkby 
Lonsdale, son ruisseau, sa vallée, ses collines et, au 
delà, le ciel enveloppé du matin. Et voici que des éco- 
liers, en bande, insoucieux également et de ce pay- 
sage et des morts qui l'ont quitté pour d'autres vallées 
et d'autres deux, ont fait des piles de leurs petits 
livres sur une tombe pour les démolir à coups de cail- 
loux. Ainsi nous jouons avec les paroles des morts, qui 
pourraient nous instruire et nous les jetons loin de 
nous, au gré de notre humeur insouciante et cruelle, 
ne songeant guère que ces feuilles qu'éparpille le vent 
furent amoncelées non seulement sur une pierre funé- 
raire, mais bien sur les scellés d'un caveau enchanté.... 
Que dis-je? sur la porte d'une grande cité de rois 
endormis. Ils s'éveilleraient pour nous si nous savions 
seulement les appeler par leurs noms.... 

Et qu'est-ce que cette vie extérieure, d'ambition 
et d'ostentation, de bruit d'éloges et de vanités 
ridicules, que nous cherchons môme au prix de 
notre repos? C'est encore une image, c'est un 
tableau brossé de main de maître, où passent des 



120 nUSKlN. 

ombres saisissantes à la Ribera, avec le trait iro- 
nique d'Holbein et Tépouvante de Schôngauer : 

Mes amis , vous rappelez-vous cette vieille coutume 
Scythe, lorsque mourait le chef d'une maison? Il était 
vêtu de ses plus beaux habits, déposé dans son char et 
promené dans les maisons de ses amis. Chacun d'eux le 
plaçait au haut bout de la table et tout le monde fes- 
toyait en sa présence. Supposez qu'on vous offre en 
termes explicites, comme les tristes réalités de Texis- 
tence se chargent de vous l'offrir, d'obtenir cet honneur 
Scythe graduellement, tandis que vous penseriez elre 
encore en vie. Supposez qu'on vous dise : « Vous mour- 
rez lentement; votre sang refroidira de jour en jour; 
votre chair se pétrifiera; à la fin, votre cœur ne battra 
plus que comme un mécanisme de soupapes de fer 
rouillées; votre vie s'effacera de vous et s'enfoncera à 
travers la terre jusque dans les glaces où souffre Gain ; 
mais en revanche, jour par jour, votre corps sera plus 
splendidement vêtu et hissé dans des chars de plus eu 
plus élevés et portera sur sa poitrine des insignes hono- 
rifiques de plus en plus nombreux. Des couronnes sur 
la tête, si vous voulez. Les hommes s'inclineront devant 
lui, contempleront et applaudiront autour de lui, s'amas- 
seront en foule à sa suite, tout le long des rues. On lui 
bâtira des palais, on festoiera avec lui au haut bout des 
tables, toute la nuit durant : votre âme demeurera dans 
ce corps juste assez pour percevoir ce qui se passe et 
pour sentir le poids de la robe d'or sur les épaules et le 
sillon circulaire de la couronne creusé sur le crâne, 
rien de plus. » — Accepteriez-vous cette offre, ainsi 
faite verbalement par l'ange de la mort? Le moindre 
d'entre vous l'accepterai t-il, dites? Cependant, en pra- 
tique et dans la réalité, tout homme l'accepte qui désire 



SES PAROLES. 12i 

faire son chemin dans la vie, sans savoir ce qu^est la 
vie, qui comprend seulement qu'il fera bien d'obtenir 
plus de chevaux, plus de valets, plus de fortune, plus 
d'honneurs et non davantage d'âme personnelle. Celui- 
là seul progresse dans la vie, dont le cœur devient plus 
tendre, le sang plus chaud, le cerveau plus actif et dont 
l'esprit s'en va entrant dans la vivante Paix. 

Tournons quelques pages : la sombre vision 
s'évanouit. De la psychologie de Tambitieux nous 
avons passé à la psychologie de la femme selon 
le cœur de Ruskin , la femme intellectuelle et 
modeste à qui toute science doit être donnée « non 
pour la transformer en un dictionnaire » , non 
« avec le but de savoir, mais avec celui de sentir 
et de juger », et voici que cette pénétrante analyse 
de l'éducation féminine s'achève, elle aussi, par 
un portrait tout plein de jeux d'ombre et de lumière, 
tel qu'en imaginent les Diaz : 

Partout où va une vraie épouse, le home se transporte 
avec elle. Peu importe que, sur sa tête, il n'y ait que 
des étoiles et à ses pieds, pour tout foyer, dans le gazon 
refroidi de la nuit, que le ver luisant. Le home est par- 
tout oii elle est, et si c'est une noble femme, il s'étend 
au loin autour d'elle, mieux que s'il était plafonné de 
cèdre ou peint de vermillon, répandant sa calme lumière 
5ur ceux qui, autrement, seraient sans foyer. — Voilà 
donc, n'est-ce pas? la vraie place et le vrai pouvoir de 
la femme, mais ne voyez-vous pas que, pour les remplir, 
elle doit être, autant qu'on peut dire cela d'une créature 



i22 RUSKIN. 

humaine^ incapable d'erreur. Aussi loin quelle gou- 
verne, tout doit aller droit, ou bien rien ne va. Elle doit 
être bonne, constamment, incorruptiblement; sage, 
instinctivement, infailliblement, sage , non pour son 
propre développement, mais pour sa propre renonciation, 
sage, non pour s'élever au-dessus de son mari, mais 
pour ne jamais faillir à son côté ; sage, non avec l'étroi- 
tesse d'un orgueil insolent et dénué d'amour, mais avec 
la douceur passionnée d'une serviabilité modeste, infini- 
ment multiforme, parce qu'infiniment applicable, — la 
vraie mobilité de la femme. — Dans ce grand sens, 
la donna è mobile non « comme la plume au vent », ni 
même « variable comme l'ombre faite par le léger tremble 
frissonnant », mais variable comme la lumière, infini- 
ment diverse dans sa belle et sereine répartition, — 
la lumière qui prend la couleur de tout objet qu'elle 
touche, mais afin de la faire briller. 

C'est toujours d'un œil de peintre que l'écrivain 
scrute les dogmes et déchiffre les chartriers. Pour 
lui, l'histoire est une place publique, perspectivée 
par Canaletto, où vont et viennent des person- 
nages splendidement ou misérablement vêtus, à la 
Guardi ou à la Tiepolo, portant des bannières qu'il 
décrit avec joie, composant des blasons qu'il ana- 
lyse avec soin, frappant des monnaies qu'il fait 
miroiter devant vos yeux comme le Pierre de 
Médicis des U/pzi , d'un geste prompt et subtil. 
Un trèfle gravé sous les pieds du saint Jean 
dans un florin frappé au val de Serchio lui repré- 
sente toute une victoire des Florentins sur les 



SES PAROLES. 123 

Pisans, et il suit la marche du parti populaire de 
Florence à la progression d'une couleur sur les 
armoiries de la ville , comme on suit celle des 
heures à quelque ombre montante sur un mur. 

S'il parle des laves et des roches siliceuses, des 
poudingues et des calcaires, des ten'ains stratifiés 
du Cumberland et de la marche des glaciers de 
Suisse, c'est encore en peintre qui considère la 
science comme un paysage dont les lignes changent 
peu à peu sous la poussée des éléments, aux glis- 
sements et aux renouveaux perpétuels, dont les lois 
s'expriment par des figures dans les nuages et par 
des figures dans les fleurs. Les religions lui appa- 
raîtront de même comme des fresques de Primitifs 
où les vertus théologales s'imposent par de jolis 
gestes, où les dogmes se mesurent à la pureté des 
couleurs. Le cycle entier des idées et des choses 
est ainsi parcouru, le pinceau à la main. L'auteur 
pense en images — ce que justement ne font pas 
certains grands peintres de son pays; — et par 
là, plus que par ses dessins et ses aquarelles, il se 
trouve être réellement un pHtore et l'un des plus 
pittoresques du Royaume-Uni. Cela est si vrai que, 
dans les mots mêmes dont il se sert pour traduire 
ses images, il ne trouve jamais qu'il y ait assez de 
couleur. Il n'est point satisfait de l'idée générale, 
amorphe, décolorée par un long usage, qu'ils 



124 RUSKIN. 

offrent à Tesprit. Comme un peintre qui presse ses 
tubes pour leur faire rendre un peu plus de cobalt 
ou de vermillon, il secoue les vocables jusqu'à en 
faire sortir Timage primitive qui leur a donné nais- 
sance, afin d'évoquer quelque chose de plus aux 
yeux : 

' Le pays qu'arrosent le Pô et TAdige, Paese che Adite e 
Po riga, selon l'expression de Dante, est la Lombardie, 
et eût été assez désigné par le nom de sa rivière princi- 
pale, mais Dante a une raison spéciale pour nommer 
TAdige. C'est toujours par la vallée de TAdige que la 
puissance des Césars allemands descend en Italie et ce 
pont fortifié que sans doute beaucoup d'entre vous se 
rappellent, jeté sur l'Adige, à Vérone, fut bâti de telle 
sorte que les cavaliers allemands pussent, de tout temps, 
trouver un sûr accès dans la cité. Cette cité fut leur 
première forteresse en Italie, où aidés par la grande 
famille des Montecchi, Montacutes, Montaigus ou Mon- 
tagues, seigneurs tirant leurs noms des pics des mon- 
tagnes, en lutte avec la famille des Cappellatti, — gens 
à chapeau écarlate. Et cet accident de nomenclature, 
joint à la connaissance qui vous est familière des luttes 
réelles des monts aigus avec les bonnets plats ou petascs 
des nuages (qui donnent localement au mont Pilate son 
nom Pilealus) peut, sur plus d'un point, illustrer pour 
vous cette lutte de l'Empereur Frédéric II avec Inno- 
cent IV qui, dans le bien comme dans le mal, repré- 
sente, à toutes les époques, la guerre de l'autorité solide, 
rationnelle et temporelle du roi avec l'autorité plus ou 
moins fantomale, encapuchonnée, imaginative et nua- 
geuse du pape et de l'Église. 



SES PAROLES. 125 

En vain, pour excuser cette manie d'étymologie 
qui à tout instant l'égaré en des digressions, dit-il 
que « la subtilité philologique, c'est la subtilité 
philosophique » : le but qu'il poursuit est bien 
moins la précision philosophique que Téclat du 
ton. 

Mais ce ne sont ici qu'images pour les yeux do 
l'esprit : Ruskin entend frapper l'œil physique de 
son lecteur. Pour cela, il multiplie les exemples 
graphiques dans ses volumes. Partout où il peut 
donner l'exemple plastique à la place de l'exemple 
littéraire, il le fait. Aucune page de littérature ne 
vaudrait, pour montrer les différentes façons dont 
Ghirlandajo et Claude Lorrain comprennent le 
même paysage, la juxtaposition des deux gravures 
que donne Ruskin au volume IV de ses Modem 
paintei^s : nulle poésie, si suggestive fût-elle, ne 
nous mesurerait la dislance qu'il y a entre le 
bœuf de Tart indien, conventionnel et froid, et Iç 
bœuf vivant d'une médaille grecque, comme les 
deux gravures réunies sur la page 226 d'Aratra 
Pentelici, Et enfin, bien que ceci soit plutôt un jeu 
qu'une démonstration, quand Ruskin nous montre 
sur la même page une exquise reproduction du 
Dieu humain, tel qu'on le comprenait jadis : de 
l'Apollon de Syracuse, en face d'un portrait de 
l'homme civilisé, un Londonien ^d'affaires, coiffé 



426 RUSKIN. 

du tuyau de poêle, le nez chaussé de lunettes, les 
favoris embroussaillés, nous avons en peu de temps 
une sensation plus vive que celle qu'aucun anthro- 
pologue, en un long rapport à quelque académie, 
ne pourrait nous en donner. 

L'image est jusque dans la typographie de ses 
livres où se sent à tout instant le désir de séduire 
ou de frapper les yeux. Les paragraphes sont habi- 
lement coupés; les interlignages laborieusement 
étudiés, les italiques et les lettres capitales multi- 
pliées, des mots en vieux français ou en grec s'in- 
sinuent délicieusement dans la monotonie des 
paragraphes anglais. Bien plus, si Tauteur veut 
montrer que le xix° siècle a manqué au devoir 
social, il ne se contente pas d'imprimer au vif un 
passage du Daily Telegraph contant un cruel drame 
de la misère, arrivé dans le quartier de Spilalfîelds : 
les mots peignent assez d'eux-mêmes , mais le 
peintre, qui est en Ruskin, veut plus de couleur 
encore : il les imprime en lettres rouges, sous pré- 
texte que « les faits eux-mêmes seront écrits en 
cette couleur, dans un livre dont chacun de nous, 
lettré ou illettré, aura à lire une page, un jour ou 
l'autre », — et, en attendant cette redoutable lec- 
ture, il y a, dans le volume de Sésame, trois pages 
aveuglantes et sanglantes que nul n'oublie, une 
fois qu'il les a lues, — surtout, si ce fut le soir. 



SES PAROLES. 127 

SOUS la lampe, à cause de la fatigue qu'elles lui ont 
procurée. 

La minutie de Ruskin sévit ici dans son inten- 
sité. Elle est un charme lorsqu'elle succède à des 
généralités. L'étymologie repose de la vague élo- 
quence et la couleur d'un mot amuse à regarder 
après les vastes teintes jetées sur les fresques de 
rhistoire. L'image varie sans cesse de dimensions. 
Du regard d'ensemble jeté sur la campagne de 
Rome, nous avons passé à l'examen attentif d'un 
détail, d'un individu, d'une heure, d'une herbe, 
d'une syllabe. Notre vue s'est-elle maintenant 
fatiguée à déchiffrer des grimoires, les lettres d'un 
missel : il la reporte sur des plaines au loin éten- 
dues sous le soleil, Y Espace de Chintreuil après le 
Buisson de Ruysdaël. Se lasse-t-elle encore d'errer 
sur des espaces dont elle ne perçoit rien de précis 
qu'elle puisse analyser, ni de distinct dont elle 
puisse faire le tour; il la ramène au scarabée 
qui court sous nos pieds. Slingelandt après Tur- 
ner. Le panorama repose du microscope et le 
microscope du panorama. Aux relais de la route 
il semble que vous preniez avec vous tantôt 
un entomologiste et tantôt un cosmographe. Mais 
entomologiste, cosmographe ou poète, votre com- 
pagnon s'exprime toujours en peintre. Et comme 
peintre il n'invente point ni ne façonne à sa fan- 



428 RUSKIN. 

taisie des tableaux faits d'éléments épars. Quand 
il décrit un paysage, ce n'est pas un paysage quel.- 
conque, c'est celui qu'il a vu à tel endroit, en 
telle saison, à telle heure, par tel effet, comme 
M. Claude Moùet peignant ses Meules et comme 
Âchard devant un paysage, il n'ajoutera pas un 
brin d'herbe qu'il ne Tait vu et n'ait été en extase 
devant lui. Il précise : c'est « une heure passée au 
coucher du soleil parmi les masses brisées de forêts 
de pins qui bordent le cours de l'Ain, au-dessus du 
village de Champagnole dans le Jura ». 

C'était le printemps aussi, et toutes les fleurs se répan- 
daient en grappes serrées comme par amour; il y avait 
de la place assez pour toutes, mais elles écrasaient leurs 
feuilles, selon toutes sortes de formes étranges, unique- 
ment afin d'être plus près les unes des autres. Il y avait 
là Tanémone des bois, étoile par étoile, s'achevant à 
tout moment en nébuleuses, et il y avait les oxalis, 
troupes par troupes, comme les processions virginales 
du mois de Marie. Les sombres fentes verticales du cal- 
caire étaient bouchées par ces fleurs comme par une 
neige épaisse et bordée de lierre, sur ses arêtes, — d'un 
lierre léger et adorable comme de la vigne; et de temps 
en temps un jaillissement bleu de violettes et aux 
endroits ensoleillés, les clochettes des primevères, et 
sur le terrain le plus découvert, la vesce, la consoude et 
le bois gentil et les petits bourgeons de saphir de la 
Polygala Alpina, et la fraise sauvage, juste une fleur ou 
deux, tout cela noyé dans le velouté doré d'une mousse 
épaisse, chaude et couleur d'ambre. J'arrivai à ce 
moment sur le bord du ravin; le murmure solennel de 



SES PAÎIOLES. ^29 

ses eaux monta soudainement d'au-dessous de moi, 
mêlé au chant des grives dans les branches des pins, et 
sur le côté opposé de la vallée, fermée tout le long 
comme par un mur de gris rochers de calcaire, il y 
avait un faucon, qui s'envolait lentement de leurs som- 
mets, les touchant presque de ses ailes, et avec les ombres 
projetées d'en haut par les pins, vacillant sur son plu» 
mage ; mais avec une profondeur de cent brasses sous 
sa poitrine et les courants ondoyants de la verte rivière 
glissant et brillant vertigineusement au-dessous de lui, 
les globes d'écume de l'eau courant dans le même sens 
que le vol de Toiseau.... 

Ceci est vu. Rien n'est laborieusement mis en 
images. Tout est ressenti sous une forme imagée. 
Ce n'est pas un littérateur qui peint : c'est un 
peintre qui écrit. Ce n'est pas un calligraphe qui 
s'essaie à mettre des images, çà et là, dans le 
livre d'heures qu'il a copié : c'est un enlumineur 
qui, après avoir longtemps écrasé ses pinceaux sur 
les vélins, saisit la plume, tâche de s'expliquer et 
il semble bien qu'il lui est resté au bout des doigts 
de l'or ou de l'outremer qu'il a si longtemps 
maniés. Il en faut d'ailleurs, et la tâche est diffi- 
cile, car voici qu'il va maintenant entreprendre 
de peindre rair. Mais à son secours viennent 
toutes les idées qu'il a su démêler sous les appa- 
rences sensibles des tableaux de la nature et des 
maîtres, et, idées et images, cette fois réunies, les 

unes engendrant les autres, celles-ci reposant de 

9 



130 RUSKIN. 

celles-là, se fondent si bien qu'on ne sait plus si 
ceci est une aquarelle, un chapitre d'histoire natu- 
relle ou de la poésie lyrique : 

L'abîme de Tair qui enveloppe la terre, entre en 
union avec la terre à sa surface et avec ses eaux, de . 
telle sorte qu'il semble la cause de leur ascension dans 
les choses vivantes. D'abord, l'air les échauffe et aussi 
les ombrage, en maintenant la chaleur des rayons so- 
laires dans son propre corps, mais en atténuant leur 
puissance avec ses nuages. 11 chauffe et rafraîchit à la 
fois, avec ses échanges de zéphyrs et de gelées, de telle 
façon que les blanches guirlandes des champs du paysan 
suisse sont fondues par le rayonnement des rochers de 
Libye. 

Il donne à la mer sa propre force ; forme et remplit 
chaque cellule de son écume, soutient les précipices et 
dessine les vallées de ses vagues, leur donne l'éclat 
alors qu'elles se meuvent sous la nuit et le feu blan- 
châtre à leurs plaines sous le soleil qui se lève ; il porte 
leurs voix le long des rochers, porte au-dessus d'elle 
une écume d'oiseaux, dessine par elle les fossettes des 
sables qu'aucun pied n'a touchés. 

Il en retire une partie dans le creux de sa main, teint 
avec cela les collines d'un bleu sombre et leurs glaciers 
d'un rose mourant, incruste de saphir, avec cela, le 
dôme dans lequel il a un nuage à placer; forme de 
cela les troupeaux célestes, les divise, les dénombre, les 
caresse, les porte dans son sein, les appelle à leurs 
voyages, veille sur leur repos, nourrit d'eux les ruis- 
seaux qui ne tarissent point et les rosées qui sont 
intermittentes. 

Il brode et tisse leur toison en une tapisserie fantas- 
tique, la déchire et la recommencé, et voltige et flam- 



SES PAROLES. 131 

ho'.Q, et chuchote parmi les fils d'or, la faisant frémir 
avec un plectre d'un feu étrange qui les traverse e les 
rctraverse et est contenu en elles comme la vie. 

Il pénètre dans la surface de la terre, la subjugue, 
tombe avec elle en une poussière féconde dont la chair 
peut être pétrie; il s'unit dans la rosée à la substance 
du diamant et devient la feuille verte qui sort du terrain 
sec ; il entre dans les formes séparées de la terre qu'il 
a tempérée, commande au flux et au reflux du courant 
de leur vie, remplit leurs membres de sa propre légè- 
reté, mesure leur existence par son impulsion inté- 
rieure, moule sur leurs lèvres les mots par lesquels une 
âme peut se faire connaître d'une autre âme, est pour 
elles l'entendement de l'oreille et le battement du 
cœur et, les quittant, les laisse à la paix qui n'entend, 
ni ne se meut jamais plus.... 

Quelque chose pourtant manquerait encore si 
Ruskin tenait tout entier dans cet amas confus 
d'idées et d'images, et si, une fois l'intelligence 
rassasiée et l'imagination débordante, il nous lais- 
sait là ou bien réordonnait éternellement cette 
même fête pour l'imagination et ce même repas 
pour l'intelligence . D'autres aussi ont su faire suc- 
céder, dans leur critique, les aspects sensibles aux 
aspects abstraits et reposer de ceux-ci par ceux-là. 
D'autres ont peint en pensant et ont pensé en 
peignant, ont nourri leur poésie du sens caché de 
la nature et paré la science des charmes visibles 
de sa beauté. Mais il arrive un moment où ce 
dilettantisme habile, après avoir récréé par sa 



132 RUSKIN. 

diversité, fatigue par sa sécheresse. Des couleurs 
qui passent, des idées qui se jouent, des points de 
vue qu'on découvre, — toujours le môme paysage 
aperçu de différents sommets, — et des faits qu'on 
relate et des peuples qu'on analyse, forment un 
spectacle où tout notre être ne vibre pas. Plaisirs 
de l'imagination, plaisirs de l'intelligence, à ce qui 
vit ne sauraient suffire. Et l'on cherche, d'instinct, 
s'il n'y a pas quelque chose encore qui relie, qui 
entraîne, qui vivifie ces notions et ces images, qui 
ne séduise pas seulement en nous ce qui est philo- 
sophe et ce qui est artiste, mais qui aille, au delà, 
conquérir la foule qui n'est ni l'un ni l'autre, 
quelque chose qui puisse plus longuement et plus 
profondément encore toucher l'âme humaine, et la 
rattacher de plus près à la religion de la beauté.... 



CHAPITRE III 
La passion. 

Il y a Famour. Tous les critiques d'art ont décrit, 
beaucoup ont philosophé, peu ont aimé. Trop sou- 
vent on en a vu discuter l'authenticité d'un tableau 
comme on ferait un droit d'hypothèque et montrer 
en face de la beauté une âme tranquille de commis- 
saire-priseur. Or, le lecteur se fatigue à voir sans 
comprendre, il se fatigue à comprendre sans voir, 
mais il se fatigue aussi à voir et à comprendre sans 
aimer. Avec Ruskin on comprend, on voit et l'on 
aime, j'entends qu'on se passionne pour ou contre 
l'époque, le peuple, le talent de l'artiste, et qu'en 
apercevant les fibres vivantes, saignantes qui relient 
les statues ou les êtres peints à notre vie, à ses joies 
et à ses souffrances, à son mal et à son bien moral, 
on prend violemment parti. Le dilettantisme, la 
curiosité désintéressée des esthètes n'est pas son 
fait et il la flétrit. De cette passion, il tire son origi- 
nalité. Vous trouverez chez Lessing des raisonne- 






134 RUSKIN. 

ments du môme ordre et mieux liés, et chez Michelet 
des images semblables et mieux suivies. Stendhal 
a la psychologie, Topffer Thumour, Fromentin la 
technique, Winckelmann la dialectique. Th. Gau- 
tier la couleur, Reynolds la pédagogie, Taine la 
généralisation, Charles Blanc le répertoire : Ruskin 
a lamour. D'un bout à Tautre, ses livres sont tra- 
versés par un souffle d'enthousiasme ou de colère : 
les raisonnements que nous avons dits y circulent, 
mais comme moyens de propagande; les images 
que nous avons vues y apparaissent, mais comme 
pièces à conviction. Si les unes et les- autres sont 
chaotiques, c'est que la main du défenseur a tremblé 
d'émotion en bs faisant passer sous les yeux des 
juges, les lecteurs. Pris séparément, ces morceaux 
ne l'emportent pas sur tant d'autres de nos écri- 
vains, mais assemblés et mis en mouvement par la 
passion du lutteur, ils emportent tout avec eux. 
L'amour est le cinématographe qui leur redonne 
la vie. 

C'est lui aussi qui, pénétrant tous les détails 
d'une tendresse quasi virgilienne, efl'ace les rides 
de l'érudit et corrige les poses du virtuose. Pour- 
quoi ces trente pages sur les nuages, sur leur équi- 
libre et leurs projections d'ombres, et sur leurs 
formes géométriques et leurs flocons et leurs cha- 
riots? Parce qu'il faut montrer que Turner, qu'on 



SES PAROLES. 135 

bafoue et qu'on raille, « se tient seul, en ce point, 
plus qu'en aucun autre, dans Tart d'observer la 
nature ». Pourquoi ces seize pages sur Tembranche- 
ment des arbres? Parce qu'il faut venger des inter- 
prétations de Claude Lorrain, la beauté sans égale 
des branches que les ramifications du peintre clas- 
sique expriment comme un portemanteau exprime- 
rait les épaules humaines, « et s'il peut être allégué 
qu'une telle œuvre est néanmoins suffisante pour 
donner une« idée» d'un arbre, on répondra qu'elle 
n'a jamais donné ni ne donnera jamais l'idée d'un 
arbre à quiconque aime les arbres/ » La description 
ainsi comprise n'a plus rien d'artificiel ni de décla- 
matoire. Ce n'est plus un jeu de l'esprit : il serait 
souvent plus vrai de dire que c'est une peine du 
cœur. Lisez plutôt la préface de la Beine de l'air, 
écrite à Vevey, devant la fumée des fabriques et 
des bateaux à vapeur : 

Ce premier jour de mai 1869, je me retrouve écrivant 
là où mon œuvre fut commencée il y a trente-cinq ans, 
en vue des neiges des Alpes supérieures. Dans cette 
moitié de ce qui est la durée de vie permise à Thomnie, 
j'ai vu d'étranges calamités fondre sur tous les specta- 
cles que j'ai le mieux aimés et tâché de faire aimer 
aux autres. La lumière qui, jadis, réchauffait ces pâles 
sommets de ses roses à l'aurore et de sa pourpre au 
couchant est maintenant affaiblie et obscurcie ; l'air qui, 
jadis, enduisait d'azur les crevasses de leurs rochers 
'dorés est maintenant souillé par les lourds volutes 



136 RUSKIN. 

de fumée vomie par du feu pire que celui des volcans; 
les ondulations mêmes de leurs glaciers diminuent 
et leurs neiges s'évanouissent, comme si Tenfer avait 
soufflé dessus; les eaux qui, jadis, s'enfonçaient à leur 
pied en un repos de cristal sont maintenant ternies 
et souillées de nappe en nappe et de rive en rive. 
Ce que je dis là n'est point dit au hasard — c'est 
rigoureusement — horriblement vrai! Je sais ce 
qu'étaient les lacs de Suisse ; aucune vasque de fontaine 
alpine à sa source n'était plus limpide. Ce matin, sur 
le lac de Genève, à un demi-mille du bord, je pouvais 
à peine voir le plat de ma rame, à deux mètres de pro- 
fondeur. 

La lumière, l'air, les eaux, sont tous souillés! Qu'est- 
il advenu de la terre elle-même? Prenez ce seul fait 
pour exemple de l'honneur rendu par le Suisse 
moderne à la terre du pays oii il est né. Autrefois il y 
avait un petit rocher au bout de l'avenue, près le port 
de Neuchâtel; c'était là le dernier marbre du pied du 
Jura, descendant dans l'eau bleue, et (à ce moment de 
l'année) couvert de brillantes toufTes roses de sapo- 
naires. Je suis allé, il y a trois jours, cueillir une fleur 
à cette place. L'excellent rocher naturel et ses fleurs 
étaient couverts par la poussière et les détritus de la 
ville; mais, au milieu de l'avenue, était une rocaille 
artificielle, nouvellement construite, avec une fontaine 
obligée à jaillir en un filet d'eau, et une inscription sur 
une de ses pierres rapportées : 

Aux botanistes 
Le club jurassique. 

Ah! maîtres de la science moderne, rendez-moi mon 
Athéné, faites-la sortir de vos fioles et enfermez-y sous 
scellés, s'il se peut, une fois encore Asmodée! Vous 
avez divisé les éléments et vous les avez unis; vous les 



SES PAROLES. 137 

avez domestiqués sur la terre et vous les avez discernés 
dans les étoiles. Enseignez-nous maintenant, seulement 
ceci, qui est tout ce que Thomme a besoin de savoir, — 
que Tair lui a été donné pour sa vie, et la pluie pour 
sa soif et pour son baptême et le feu pour sa chu*eur et 
le soleil pour sa vue, et la terre pour sa nourriture, — 
et pour son repos. 

Ne vous étonnez point de ce cri de détresse, à 
propos d'une fumée qui passe, ni de ces pleurs sur 
une touffe de saponaire qui a manqué au rendez- 
vous du printemps. C'est toute la virtuosité de 
Ruskin, que cette passion. 11 n'a décrit que parce 
qu'il aime. Sa tendresàe s'étend sur toutes les 
choses dont jouissent les yeux : les cristaux dont 
il a célébré les vertus, les caprices, les querelles, 
les chagrins et le sommeil ; les montagnes qu'il 
appelle les muscles et les tendons du corps terrestre 
gonflés d'une énergie furieuse et convulsive ; les 
plaines et les collines basses qui sont le repos ou 
le mouvement sans effort de ce corps, quand ses 
muscles reposent ou dorment ; et les neiges et les 
glaciers dont il a chanté les voyages, et les pierres 
dont il a dit la vie, « l'iris de la terre », « les 
vagues vivantes », la hruma artifex et le « schisme 
des monts ». Elle s'étend sur toutes les plantes, 
sur celles qui vivent en campements à même le 
terrain, comme les lys, ou à même la surface des 
rochers ou les troncs des autres plantes comme 



138 RUSKIN. 

les lichens et les mousses, et qui demeurent là 
quelques-unes un an, d'autres plusieurs années, 
d'autres des myriades d'années, mais qui, quand 
elles {)érissent, passent comme passe l'Arabe avec 
sa tente, « pauvres nomades de la vie végétale qui 
ne laissent pas de souvenirs (Telles-mêmes », et aussi 
sur les plantes qui bâtissent, édifient sur la terre 
et plongent bien loin des racines, — les plantes 
architecturales. Dans ces plantes, sa tendresse 
s'étend sur les boutons, et la tige qui porte les 
boutons perdant de son diamètre à chacun d'eux, 
semblable à la flèche de Dijon ou à là fontaine 
entourellée d'Ulm ou aux colonnes de Vérone, et 
à la feuille dont il dit : « Si vous pouvez peindre 
une feuille, vous pouvez peindre le monde ! » et au 
tronc des arbres, qu'il appelle « un messager vers 
les racines », et aux racines elles-mêmes qui « ont 
au cœur avec les boutons un même désir, qui est 
pour les uns de croître aussi droit que possible 
vers le ciel brillant, pour les autres d'aller aussi 
profondément que possible dans la terre obscure », 
et il a des larmes encore pour ceux de ces boutons 
qui n'ont pas éclos, sacrifiés à la beauté de l'en- 
semble, par une inflexible loi. Et cette tendresse 
qui s'exhale avec la douce voix de Virgile, après 
avoir passé sûr le front des forêts qui ondulent 
au vent, descend jusque sur les feuilles sans mou- 



SES PAROLES. 139 

vement, les petites recluses, les touche avec Fonc- 
tueux pinceau de Corot et, les touchant, leur infuse 
cette vie que tout ce qui aime prête à tout ce qui 
est aimé : 

Nous avons trouvé de la beauté dans l'arbre qui 
porte un fruit et dans l'herbe qui porte une graine. Que 
dire de l'herbe sans graine, de ce lichen de rocher, 
sans fruit, sans fleur? Que dire du lichen et des 
mousses? Quoique celles-ci soient, dans leur luxu- 
riance, touffues et riches comme de l'herbe, elles 
restent cependant, pour la plus grande part, les plus 
humbles des choses vertes qui vivent. Humbles créa- 
tures! premiers dons miséricordieux de la terre, voilant 
de leur silencieuse mollesse la nudité de ses rocs 
monotones! Créatures pleines de pitié jetant sur la dis- 
grâce des ruines un étrange et tendre ennoblissement, 
— posant leurs doigts tranquilles sur les vieilles pierres 
branlantes pour leur enseigner le repos! Je ne sais pas 
de mots qui puissent dire ce que sont ces mousses. Je 
n'en sais pas d'assez délicats, d'assez parfaits, d'assez 
riches. Comment dire les rondeurs vertes, touffues, 
éclatantes, les étoiles aux floraisons de rubis, à la bro- 
derie si fine qu'on dirait que les Esprits des Rochers 
peuvent filer le porphyre comme nous faisons le verre ; 
les réseaux d'argent, entremêlés et les dentelles 
d'ambre, lustrées, arborescentes, qui brunissent à tra- 
vers chaque fibre, en une broderie de soie changeante, 
splendide et capricieuse — et cependant demeurant 
calmes et recueillies, et façonnées uniquement pour les 
plus douces et les plus simples œuvres de miséricorde. 
On ne les cueillera pas, elles, comme les fleurs pour 
des guirlandes et des gages d'amour, mais l'oiseau sau- 
vage en fera son nid et l'enfant fatigué son oreiller. 



140 RUSKIN. , 

Et' de même qu'elles furent le premier don miséri- 
cordieux de la terre, elles en sont le dernier. Lorsque 
tous les autres services des plantes et des arbres nous 
sont devenus inutiles, les mousses délicates et le gris 
lichen commencent leur veille funèbre autour de la 
pierre tombale. Les bois, les fleurs, les herbes qui 
portent des présents ont rempli leur office pour un 
temps, mais celles-ci remplissent le leur pour toujours. 
Des arbres pour le chantier du constructeur, des fleurs 
pour la chambre de la mariée, du blé pour les greniers, 
de la mousse pour la tombe. 

La note humaine donnée par ce dernier trait, en 
faisant réapparaître parmi les joies de la nature 
qui s'épanouit et qui oublie le souvenir de l'homme 
qui soufîreet qui se souvient, entraîne encore ceux 
des lecteurs que la pure sympathie pour les 
beautés des plantes n'eût point assez sollicités. 
Car, avec Ruskin, la pitié pour les êtres manque 
rarement de venir troubler l'admiration pour les 
choses. Les fleurs ne lui cachent pas les hommes, 
— comme les roses d'Héliogabale. Les œuvres, 
même les œuvres d'art, ne lui cachent pas les 
ouvriers. Dans le fond d'un musée, en face des 
délicats ou grandioses artifices que les siècles passés 
entassèrent pour notre plaisir, il pense au siècle 
présent, etlorsque l'injustice triomphe et que monte 
l'étiage des misères, il se détourne des images et 
pousse contre les réalités un cri de colère qui va 
saisir ceux que les cris d'extase n'ont pas touchés. 



SES PAROLES. Ul 

Un jour qu'il évoque devant ses élèves d*Oxford 
deux des plus grandes pages d'art du monde entier : 
le Jugement dernier de Michel-Ange, au fond de la 
Sixtine, avec sa dégringolade de damnés, et le 
Paradis du Tintoret obstruant de bienheureux tout 
le fond de la grande salle du palais des Doges, 
montant au plafond, descendant sur les plinthes, 
débordant les portes, et au moment où il termine 
sa minutieuse comparaison entre les deux chefs- 
d'œuvre en déplorant que ce Paradis soit voué à la 
destruction, par le mauvais entretien de la salle, 
tout à coup il s'arrête, en songeant à d'autres 
malheurs.... C'est Paris qui vient d'être assiégé, 
Paris en proie à la famine et aux flammes, et il se 
demande si Ton peut réclamer justice pour les 
œuvres d'art quand il n'y a plus pitié pour les 
hommes.... Et la calme dissertation, faite de chro- 
nologie et de dialectique, s'achève aux applaudis- 
sements de la foule, par une violente protestation 
où tout l'auditoire a frémi, parce que tout l'homme 
a vibré : 

Les temps sont peut-être venus où nous allons 
apprendre à ne plus regarder les rêves des peintres 
pour avoir une idée du Jugement ou du Paradis. La 
colère du ciel ne sera plus longtemps, je pense, raillée 
pour notre amusement, ni son amour méprisé par notre 
orgueil. Croyez-moi, tous les Arts et tous les trésors 
des hommes leur sont conservés seulement s'ils ont 



142 RUSlilN. 

d^abord choisi, dans leur cœur, non la colère de Dieu, 
mais sa bénédiction. Notre terre est maintenant 
encombrée de ruines, notre ciel est voilé par la mort. 
Ne pouvons-nous pas nous juger sagement nous-mêmes, 
en quelques points, dès à présent, au lieu de nous 
amuser avec la peinture de jugements à venir? 

Quelques mois plus tard, ce sont les fusillades 
de Satory qui interrompent son rêve et retentis- 
sent jusque dans ses descriptions. C'est bien le 
cœur qui enfle ses paroles, selon le vieil adage lit- 
téraire; c'est bien lui qui, devant une banale image 
de journal illustré, fait éclater l'esthéticien en apo- 
strophes déchaînées, confuses, extravagantes, mais 
si humaines — et si rares parmi les paroles des cri- 
tiques d'art ou des collectionneurs de bibelots! 

Quelqu'un de vous, mes amis, est-il tombé, l'autre 
jour, sur le 83® numéro du Graphie, avec une image 
du concert de la Reine? Toutes les belles dames assises 
si coquettement et si douces à voir remplissant tous les 
devoirs de la femme, qui sont de porter gracieusement 
de beaux atours; la jolie chanteuse, à la gorge blanche, 
gazouillant Home, sweet home! d'une façon si morale et 
si mélodieuse. Voilà quel devait être encore notre idéal 
de la vie vertueuse, pensait le Graphie! Sûrement nous 
sommes en sûreté de conscience avec nos vertus en 
pantoufles de satin et en voile de dentelles, — et notre 
royaume des cieux est revenu, avec des couronnes de 
diamants des plus éblouissantes. Chérubin et Séraphin 
en toilettes parisiennes (bleu de ciel, vert d'olivier de 
Noë, mauve de colombe fusillée) dansant à l'orchestre 
de Cook et Tunney, et l'enfer des pauvres gens sera 



SES PAROLES. 143 

dîdactiquement représenté, \en pendant, par la méchan- 
ceté suivant sa route vers son misérable home. Ouvrier 
et pétroleuse, faits enfin prisonniers, jetant un regard 
effaré en cheminant vers la mort.... 

Hélas! de ces races divisées, dont Tune devait ensei- 
gner et guider Tautre, laquelle a péché le plus? Ceux 
qui n'enseignèrent pas ou ceux qui ne furent pas 
enseignés? Lesquels furent les plus coupables? Ceux 
qui meurent maintenant, ou ceux qui oublient? 

Ouvrier et pétroleuse : ils ont passé leur chemin, — 
vers la mort. Mais pour eux, la Vierge de France 
déploiera encore son oriflamme sur leur tombe et 
posera ses lys blancs sur leur poussière souillée. Oui, 
et pour eux, le grand Charles éveillera son Roland et 
lui ordonnera de placer son fantomal oliphant ù sa 
bouche et de souffler un air de guerre, — et la Pucelle 
armée répondra avec une note des bois de Domremy, — 
oui et pour eux le Louis qu'ils ont raillé fera comme 
son Maître : il lèvera ses mains saintes et implorera la 
paix de Dieu ! 

Close ainsi, Fanalyse d'une œuvre d art n'a pas 
desséché le cœur; l'étude des impressions res- 
senties, la culture du « moi » n'a fait que le rendre 
plus bienfaisant aux plaintes humaines, de même 
qu'on ne cultive l'arbre que pour qu'il répande 
autour de lui plus de fruit. Comme cette analyse 
de la nature, comme cette analyse de l'art, celle 
de l'esprit humain se réchauffe chez Ruskin d'un 
rayon de tendresse. Cette tendresse est la même 
en face de l'âme d'un jeune soldat, lorsque c'est 
elle qu'il examine, dans sa conférence à Woolwich, 



i44 RUSKIN. 

qu'elle était en face des mousses de la forêt ou du 
Paradis du Tintoret : 

Être héroïques dans le danger, s'écrie-t-il, en s'adres- 
sant aux femmes des officiers anglais, est peu de 
chose : vous êtes des Anglaises. Être héroïques dans 
les revers et les changements de la fortune est peu : 
n'êtes-vous pas des amantes? Être patientes dans le 
grand vide et le silence de la perte des êtres aimés est 
peu : n'aimez-vous pas encore dans le ciel? Mais être 
héroïques dans le bonheur ; vous tenir avec gravité et 
avec droiture dans l'éblouissement du soleil matinal; 
ne pas oublier le Dieu auquel vous vous confiez dans le 
moment où il vous donne le plus; ne pas manquera 
ceux qui se confient à vous dans le moment où ils sem- 
blent avoir le moins besoin de vous, telle est Ténergie 
difficile. Ce n'est pas dans la langueur de Tabsence, ni 
dans le péril de la bataille, ni dans la consomption de 
la maladie que votre prière doit être la plus passionnée 
ou votre vigilance la plus tendre. Priez, mères et 
femmes, pour vos jeunes soldats, dans le moment où 
leur orgueil est en fleur; priez pour eux lorsque les 
seuls dangers autour d'eux sont dans leurs propres 
volontés obstinées; veillez et priez lorsqu'ils ont à faire 
face non à la mort, mais à la tentation! 

C'est l'amour qui, ayant voilé ce que l'analyse a 
de trop minutieux, apaise ce que l'ironie du maître 
a de trop paradoxal. Car le mouvement imprimé à 
toutes ses pensées vient de l'humour aussi souvent 
que de l'amour. Il déconcerte par son persiflage 
comme il soulève par ses coups de lyrisme: Il dis- 



SES PAROLES. 145 

perse et il ramasse, il choque et il séduite On ne 
s'endort pas avec lui, comme avec les poètes, au 
bercement rythmé d'un chant toujours tendre et 
noble; il vous réveille, en plein lyrisme, par un 
violent paradoxe, débité sur un ton familier, quoique 
encore légèrement oratoire, et qu'il qualifie lui- 
même de trop « antithétique » : 

Le seul élément absolument et incomparablement 
héroïque dans la carrière du soldat me semble être 
qu'il est peu payé pour la remplir , — et qu'il l'est 
régulièrement, tandis que vous, commerçants et clioft' 
geurs, vous aimez à être payés très cher pour faire vos 
affaires — et à Taventure. Je ne puis jamais comprendre 
comment il se fait qu'un chevalier errant n'attend pas 
de paiement pour ses peines et qu'un colporteur errant 
en attend toujours, que les gens sont prêts à recevoir 
des coups pour rien, mais jamais à vendre des rubans 
bon marché, qu'ils sont disposés à aller en des croi- 
sades ferventes pour recouvrer la tombe d'un Dieu 
enterré, mais jamais en des voyages quelconques pour 
exécuter les ordres d'un Dieu vivant, — qu'ils iront 
n'importe où, pieds nus, pour prêcher leur foi, mais 
doivent être fort bien rémunérés pour la pratiquer, et 
sont parfaitement prêts à donner l'Évangile gratis, mai? 
jamais les pains et les poissons. 

Assez! criez-vous.... Mais l'auteur s'est lassé plus 
vite que voyis encore. Son ironie ne se complaît pas 
en elle-même, en des jeux froids et inféconds. Elle 
ne naît pas de l'indifférence ou du mépris pour les 
hommes, mais de l'indignation contre le mal. ou 

10 



146 RUSKIN. 

contre Thypocrisie, — c'est-à-dire de Tamour. Ce 
n'est pas le produit d'un cœur qui ne bal points 
mais d'un cœur qui bat trop vite. 

Le paradoxe même n'est chez lui qu'un moyen 
de varier ses effets et qu'une autre forme de la 
passion. Toujours il nous mène à la charité. On 
doit prendre pour devise de la vie la plus noble, 
afflrme Ruskin, le mot : « Buvons et mangeons, 
car demain nous mourrons ! » Paradoxe, dites-vous. 
Non, jé^<Qmtez la suite : « ... mais buvons et man- 
geons tous, et non quelques-uns seulement, enjoi- 
gnant aux autres la sobriété. » ^— « Vous devez 
faiire de la toilette, beaucoup de toilette, dit-il aux 
femmes, vous n'en faites pas assez, vous ne suivez 
pas asi^ez la mode... pour les pauvres. Faites qu'ils 
soient beaux, et vous-mêmes alors vous paraîtrez 
belles, en un certain sens que vous n'imaginez pas, 
plus belles que jamais! » Et il développe sa pensée 
avec une ironie à ce point tendue qu'elle en serait 
insupportable si, comme ces épées pointues des 
légendes qui se mettent à fleurir, ses sarcasmes 
acérés ne se résolvaient en un chant d'amour : 

Laissez donc les arceaux et les colonnes des églises, 
mesdemoiselles, c'est yous que Dieu aime à voir ornées, 
non elles. Gardez vos roses pour vos cheveux, vos bro- 
deries pour vos vêtements. Vous êtes vous-mêmes 
r^glise, mes enfants; veillez à ce que vous soyez enfin 



SES PAROLES. 147 

ornées comme des femmes professant la pitié, avec les 
pierres précieuses des bonnes œuvres, — et en habillant 
vos sœurs pauvres comme vous-mêmes. Placez des roses 
aussi dans leurs cheveux; placez des pierres précieuses 
aussi sur leurs poitrines, — veillez à ce qu'elles soient 
parées de votre pourpre et de votre écarlate, avec d'autres 
délices encore, à ce qu'elles aussi apprennent à lire l'hé- 
raldique dorée du ciel, à ce qu'elles connaissent de la 
terre non seulement les labeurs, mais les charmes. A 
elles aussi que les joyaux héréditaires rappellent l'or- 
gueil de leur père, et de leur mère la beauté! 

Parvenu à ces sommets de la charité, l'amour ne 
peut s'élever encore qu'en rencontrant le Christ. 
Qu'est-ce qui l'y mènera? Une dissertation théolo- 
gique, une biographie pieuse? Non, ce qu'il y a de 
plus profane au monde : une aubade que l'esthéti- 
cien redira en souriant à la fin d'une conférence 
sur l'éducation des femmes, intitulée : Des jardins 
des reineSj dans Sésame and Lilies. Car cette poésie 
que l'Évangile ne refuse à personne, pas même 
aux poètes et aux conteurs, qui, tout en répudiant 
son enseignement, font profiler leurs oeuvres de 
son charme, Ruskin en imprégna toute sa passion 
esthétique. Et au moment où on la croit épuisée, 
à l'instant où il semble avoir fait dire aux figures 
des fresques et aux feuilles des arbres tout ce 
qu'elles disent d'humain, voici que, par un détour 
d'une infinie souplesse, en fredonnant une romance, 
il leur fait moduler des symphonies célestes. Et 



i46 RCSKIN. 

les âmes ferventes ou mystiques, que les gran- 
deurs de la charité ont déjà conduites à l'esthé- 
tique de la parure, viennent maintenant à l'esthé- 
tique de la plante et de la fleur, ressuscilées au 
printemps en môme temps que le Christ et parées 
de belles couleurs grâce à sa fine clairvoyance 
d'artiste, et à ses divines sollicitudes de jardinier : 

Viens dans le jardin, Maud, 

Car celte chauve-souris noire, la nuit, s'est envolée, 

Et le chèvrefeuille répand ses parfums, 

Et le musc des roses est dans Tair. 

Ne descendrez-vous point parmi elles? parmi ces 
douces choses vivantes dont le jeune courage jailli de 
la terre, en portant la couleur intense du ciel, fait mon- 
ter la vigueur de joyeux épis? et dont la pureté, lavée 
de la poussière, s'ouvre, bouton par bouton, pour deve- 
nir la fleur de la promesse, — et se tournant encore 
vers vous et pour vous, « le pied-d'alouette chuchote : 
j'entends, j'entends, et le lys murmure : j'attends ». 

Avez-vous remarqué que j'ai passé deux lignes quand 
je vous ai lu cette première stance et pensez-vous que 
je les aie oubliées? 

Viens dans le jardin, Maud, 

Car cette chauve-souris noire, la nuit, s*est envolée, 

Viens dans le jardin, Maud, 

Me voici à la porte, tout seul. 

Qui est-ce, pensez-vous, qui se tient seul à la porte 
d'un jardin plus doux encore, vous attendant? Avez- 
vous entendu parler non d'une Maud, mais d'une Made- 
leine, qui descendit à son jardin, à l'aurore, et trouva 
quelqu'un à la porte, qu'elle supposa être le jardinier? 
Ne Tavez-vous pas cherché souvent, Lui, cherché en 



SES PAROLES. 149 

vain, tout le long de la nuit, cherché en vain à la porte 
de cet ancien jardin où Tépée enflammée est plantée? Il 
n'est jamais là, mais à la porte de ce jardin-ci, il attend 
toujours, — il attend de vous prendre par la main, prêt 
à vous mener voir les fruits de la vallée, voir si la vigne 
a fleuri, et si les grenades ont bourgeonné. Là, vous 
verrez, avec Lui, les petites vrilles de la vigne que sa 
main dispose; là, vous verrez pousser les grenades où 
sa main a laissé tomber la graine couleur de sang, — 
plus encore, vous verrez les cohortes des anges gardiens 
qui, des battements de leurs ailes, écartent les oiseaux 
affamés des champs qu'il a ensemencés. Et vous les 
entendrez se crier les uns aux autres, à travers les ran- 
gées des vignes : « Emparons-nous des renards , des 
petits renards qui pillent les vignes, parce que tendres 
sont les raisins de nos vignes ! » 

Oh ! reines que vous êtes — ô reines, — parmi les col- 
lines et les tranquilles forêts vertes de ce pays qui est 
le vôtre, les renards auront-ils des terriers et les oiseaux 
de Pair des nids? Et, dans vos villes, les pierres témoi- 
gneront-elles contre vous qu'elles sont les seuls oreillers 
où le Fils de l'Homme puisse reposer sa tête? 

Ce ton exalté, s'il se prolongeait, lasserait vite 
en nous tout ce qui vibre. Mais il s'infléchit aus- 
sitôt jusqu'à celui delà conversation et voici que le 
prophète qui tonnait sur la montagne s'assied dans 
un rocking-chair^ croise les jambes et se met à lire 
le journal.... 

Et de même que l'enthousiasme et l'ironie se dis- 
putent sa pensée, la période et le trait se disputent 
son style, l'une pour entraîner le lecteur par sa 



i^O RUSKIN. 

continuité enveloppante, Tautre pour le tenir en 
haleine par sa capricante mobilité. Dans la première 
moitié dé son œuvre, de 1843 à 1860, c'est la pre- 
mière de ces deux formes qui domine, inspirée de 
Y Ecclesiasiical Polity de Hooker, de George Herbert, 
de Johnson et de Gibbon. Ce sont de grandes 
phrases aux souples replis, aux périodes sonores, 
contenant jusqu'à 619 mots et 80 signes intermé- 
diaires de ponctuation, se déroulant lentement 
comme ces longues lames que ne redoutent pas 
les nageurs et qui s'infléchissent et se relèvent tour 
à tour, Tune poussée par l'autre, jusqu'à ce que la 
dernière enfin vienne s'effondrer sur le rivage en y 
laissant à peine, de toute l'écume soulevée et de 
tout le fracas retenti, un peu de sel amer.... Et au 
fond de ce fracas, une science de la mélodie, de la 
cadence, qui, s'il faut croire M. Frédéric Harrison, 
« n'a pas de rivale dans toute la littérature 
anglaise ». Après 1860, tout change. On ne sent 
plus la passion théorique du jeune homme qui, 
ayant la vie devant lui, prend le temps de com- 
battre en de belles attitudes. On sent la volonté 
du lutteur qui veut porter coup. Plus de grandes 
vagues : la lame est courte et dure. Une grêle de 
petites phrases bien ajustées tombe sur le lecteur. 
Et pourtant, elles reflètent, dans leur exiguïté, 
toutes les choses aimées de la terre et du ciel. 



SES PAROLES. iol 

C'est une bataille de rayons. On ne marche plus 
à Tobsippre clarté des Sept lampes de l' Architecture j 
majs au clair soleil attique de la Heine de Vair. Lui 
aussi, il a débarrassé ses toiles du bitume. Même 
il s'abstient de toute couleur qui ne serait que tran- 
sition. Pas plus que les peintres de son pays ne 
mélangent leurs couleurs dissemblables, il ne fond 
ses différents styles. Il ne blaireaute pas sa pâte 
littéraire. Rien n'est ciment. Tout est idées. Et 
afln, sans doute, que ces idées soient plus nom- 
breuses en un plus petit espace, comme ces « fleurs 
qui se serraient les unes contre les autres, par 
amour », non seulement les phrases, mais les mots 
eux-mêmes se raccourcissent* La fin de la préface 
de la fieine de Vair est presque uniquement faite de 
monosyllabes. A mesure qu'il s'élève dans la pure 
région des philosophies, il semble que tous les 
grands ornements littéraires l'embarrassent, et 
comme un aéronaute qui, pour monter encore, fait 
le sacrifice de ses vêtements inutiles, le voilà qui 
jette par-dessus la nacelle les « longues traînes » 
et les « fraises empesées », les bizarreries du temps 
d'Elisabeth, « les inversions, les longues sentences 
exégétiques » et les purpurei panni et les cascade- 
fashions et les allitérations, toute la défroque des 
Sept Lampes et des Modem Painters, — et son style, 
dès lors allégé, prompt, précis, monte droit au but. 



152 RUSKIN. 



»;; 



C'est alors qu'on a vraiment Ruskin. A ce^moment 
Ton possède, de son esprit, les fruits non les plus 
éclatants, mais les plus mûrs : des imagesi qui 
s'évident jusqu'à l'idée, des idées qui éclosent en 
images, des rêveries qui tournent en polémiques^ 
des analyses qui s'achèvent en actions de grâces, 
de l'antithèse juste assez pour éclaircir, de l'éru- 
dition juste assez pour lester, trop de poésie pour 
traîner à terre, trop de science pour perdre pied, 
et enfin, pour ne pas être tout à fait dupe de son 
cœur, un peu d'humour, mais, pour ne pas être 
du tout dupe de son esprit, beaucoup d'amour. 

Telle est, si nous avons la curiosité de lire encore- 
quelque chose de lui, sa Lettre aux jeunes filles sur 
la façon dont elles doivent pratiquer la charité : 

Si vous pouvez vous les payer, achetez des robes faites 
par une bonne faiseuse avec la précision et la perfection 
les plus absolues possible, mais que cette bontie fai- 
seuse soit une personne pauvre et non une personne 
riche vivant dans une belle maison k Londres. 
, Employez une partie de chaque journée à un sérieux 
travail d!aiguille, en faisant des vêtements aussi jolis 
que vous pourrez pour les pauvres qui n'ont ni assez 
de temps ni assez de goût pour se les faire adroitement. 

Ne recherchez jamais les divertissements, mais soyez 
toujours prêtes à être diverties. La plus petite chose 
contient en elle de quoi jouir, le moindre mot a de 
Tesprit lorsque vos mains sont occupées et que votre 
cœur est libre. Mais si vous faites de l'amusement le but 



SES PAROLES. 153 

de votre vie, le jour viendra où toutes les contorsions 
d'une pantomime de Noël ne parviendront pas à vous 
procurer un rire honnête. 

Ce que vos parents veulent absolument vous faire 
porter comme beaux vêtements, portez-le — et portez- 
le fièrement et gentiment pour Tamour d'eux, mais, 
autant qu'il est en vous, veillez à travailler chaque jour 
à vêtir quelque être plus pauvre que vous. Et si vous ne 
pouvez le vêtir, au moins rendez-vous utiles avec vos 
mains. Vous pourrez faire vous-mêmes votre lit — laver 
votre vaisselle — nettoyer les objets dont vous vous 
servez — si vous ne pouvez faire autre chose. 

Ne vous chagrinez ni ne vous tourmentez à cause des 
questions de religion et encore moins ne tourmentez 
les autres. Ne portez pas de croix blanches, ni de vête- 
ments noirs, ni de guimpes. Personne n'a le droit de 
se promener en un uniforme agressivement céleste, — 
comme si c'était davantage son affaire ou son privilège 
que ce l'est de n'importe qui, d'être le serviteur de 
Dieu! 

Venez en aide à vos compagnes, mais ne leur parlez 
pas religion et servez les pauvres, mais, de grâce, petits 
singes, rie leur faites pas de sermons ! Ils sont probable- 
ment, sans s'en douter, cinquante fois meilleurs chré- 
tiens que vous, et, s'il faut que quelqu'un prêche, — 
laissez-les faire. Faites-vous d'eux des amis lorsqu'ils sont 
convenables, comme vous vous en faites des gens riches 
qui sont convenables. Partagez leuVs sentiments, travail- 
lez avec eux, et au bout de tout cela, si vous n'êtes pas 
sûres qu'on a des deux côtés du plaisir à se voir, retirez- 
vous de leur chemin. — Pour ce qui est de la charité 
matérielle, laissez-la faire aux gens plus vieux et plus 
sages et contentez-vous, comme les Athéniennes dans 
la procession de leur déesse tutélaire, de l'honneur de 
porter les corbeilles.... 



CHAPITRE IV 
La modernité. 

Toutes ces paroles sont bien de notre temps 
Elles en ont la curiosité analytique, les images 
cosmopolites, la tendresse humaine. Une autre 
époque ne les eût ni inspirées ni comprises. Si Ton 
examine en effet, d'une part, quelles sont les trois 
grandes caractéristiques de la vie que nous vivons, 
on trouvera qu'elle est plus savante que celle de 
nos pères, c'est-à-dire qu'elle recherche davantage 
les raisons de ses impressions, qu'elle est plus cos- 
mopolite, c'est-à-dire qu'elle se colore de souvenirs 
glanés en plus de pays divers, et qu'elle est plus 
sociale, c'est-à-dire plus hantée par les rapports des 
classes entre elles et plus sensible à leurs peines 
de vivre comme à leurs désaccords. Si, d'autre 
part, nous résumons les impressions que nous 
laisse la critique ruskinienne, comparée à la criti- 
que d'art ordinaire, nous nous apercevrons qu'elle 
va plus loin dans l'examen minutieux des œuvres, 



SES PAROLES. i55 

qu'elle prend ses exemples en plus de pays et plus 
de paysages et qu'elle est mieux pénétrée du sens 
social de Tart, et de ses obscures affinités avec la 
vie des foules. Et par ces trois côtés, qui sont les 
plus apparents de son œuvre, l'homme de Brant- 
wood apparaît non comme un écrivain d'hier, mais 
comme un écrivain d'aujourd'hui et mieux encore 
de demain. Chaque jour qui s'écoule, comme une 
feuille qui tombe, laisse voir davantage de son ciel. 
Parce que notre vie est de plus en plus analyste, 
voyageuse et inquiète, parce que nous avons de 
plus en plus d'informations, d'images et de pitié, 
nous nous sentons plus de sympathie pour sa 
science, pour son tourisme et sa sociologie. Ceux 
qui, trompés par ses aspects lakistes et loyalistes, 
l'appellent « suranné » n'ont compris ni son œuvre 
ni notre vie. 

Sans doute il y a eu de tout temps des ana- 
lystes de la nature et de l'art, mais ils n'ont pas été 
servis de tout temps parles outils et les documents 
de la science ou de la critique historique contem- 
poraines. 11 y a eu de tout temps des artistes, mais 
ils n'eussent pas toujours pu choisir leurs exemples 
dans tous les musées de l'Europe, aller étudier les 
teintes de tous les glaciers, tremper leurs pinceaux 
d'aquarelle dans l'eau de tous les lacs. Il y a eu de 
tout temps des apôtres et des âmes vibrantes aux 



i56 RUSKIN. 

misères des humbles, mais il n'y a pas eu sans cesse, 
dans les hautes classes de la société, cette obses- 
sion de la fraternité pour les plus humbles, et 
toutes les journées qu'a vécues Thumanité n'ont 
pas été attristées ou enchantées par l'attente 
fiévreuse d'un « grand soir». Ruskin combat donc 
son siècle, comme le nourrisson dont parle La 
Bruyère bat sa nourrice, tout dru de la force que 
son lait lui a donnée, et les paroles mômes qu'il 
prononce portent le reflet de tout ce qu'il a maudit. 
Nous avons entendu d'abord ses paroles d'ana- 
lyste et elles nous ont fait souvenir de ce mot 
de Mazzini : « Ruskin est le plus puissant esprit 
analytique en ce moment en Europe ». Il a porté 
rinvestigation scientifique au cœur même de la 
poésie, — désarticulant les mots pour examiner 
leur mécanisme et les raisons de leurs images ou 
de leur chant, mettant en figures géométriques les 
moutonnements des nuages, afin de se rendre 
compte de leurs perspectives et de leurs systèmes 
d'ombres portées, faisant la géologie des monta- 
gnes de Turner, la botanique des arbres de Claude 
Lorrain, la psychologie des anges de délia Robbia, 
Taviation des oiseaux de PoUajuolo ou de Ghiberti^ 
la pathologie de la tête sculptée de Santa Maria 
Formosa, la dynamique des bas-reliefs de Jean de 
Pise, fouillant dans toutes les sciences pour y trou- 



SES PAROLES. 157 

ver des étais à ses bâtisses esthétiques, dès lors se 
passionnant pour ou contre les thèses de Saussure, 
de Darwin, de Tyndall, de James Forbes, d'Al- 
phonse Fabre, de Heim, émettant ses théories à 
lui sur la façon dont se meuvent les serpents et 
progressent les glaciers, se souvenant devant les 
sculptures grecques ou florentines de la variabilité 
des espèces, toujours préoccupé de donner à ses 
systèmes les apparences d'une rigueur expérimen- 
tale. Nous Tavons vu remplir ses livres d'exemples 
ordonnés comme des équations, d'épreuves et de 
contre-épreuves, et parfois de diagrammes. On l'a 
vu dès 1843, à Venise, étudier, au moyen du 
daguerréotype, des détails d'architecture qui 
jusque-là avaient échappé à l'attention, et dès 
1849, le premier sans doute, photographier le 
Cervin. Il nous semble, à feuilleter ses livres, que 
nous tournions les pages des manuscrits de Léo- 
nard de Vinci, pages touffues, riches et hachées 
d'éclairs, où une notation de balistique suit un 
document myologique, où les croquis chevau- 
chent sur les calculs, où les caricatures s'insinuent 
parmi les essais sur l'aviation, et la mécanique parmi 
les paysages. Comme Léonard, Ruskin a senti, en 
toutes choses, la beauté de la science et cherché à 
constituer, en toute occasion, lascience delà beauté. 
A l'entendre, on doute parfois s'il a vécu dans les 



158 AUSKIN. 

musées plutôt que dans les laboratoires ; on ise le 
figure volontiers tel que M. Edelfelt représenta un 
jour M. Pasteur : le regard et la pensée fortement 
attachés à un bocal qu'il manie au jour clair des 
cliniques. Et Ton ne s'étonne plus que sir John 
Lubbock, interrogé sur la question de savoir si 
Ruskin était comparable à Goethe, répondit qu'as- 
surément il avait fait beaucoup plus pour la 
science, et que, sans prétendre à une connais- 
sance profonde, il avait montré un extraordiqaire 
don naturel d'observation : car toutes ses paroles 
sont pleines des préoccupations que donnent les 
découvertes de la science contemporaine et comme 
nourries et débordantes de ses enseignements. 

Qu'elles soient plus pleines encore de préoccu- 
pations sociales, c'est ce que nous avons noté dès 
le premier regard jeté sur les formes extérieures de 
sa pensée. Outre ceux de ses ouvrages qui traitent 
expressément d'économie politique, comme Unto 
this Last, Munera Puloeris, Time and Tide^ The Crown 
of Wild Olive ^ Fors Clavigera^ A Joy for ever, il en 
est beaucoup d'autres qui y touchent par quelque 
côté. Bien rarement l'esthéticien a pu écrire tout 
un chapitre sur l'art sans que le souvenir des 
êtres humains « qui ont de fortes objections à 
écouter une conférence sur les mérites de Michel- 
Ange lorsqu'ils ont faim et froid », ne soit venu 



SES PAROLES. 459 

troubler sa sérénité. Dans toutes ses paroles, il est 
rhomme qui de Phôtel Danieli, à Venise, écrivait 
ces mots dans Fors Clavigera : 

Voici une petite coquille de bncarde grise posée 
devant moi, que j*ai ramassée Tautre jour dans la pous- 
sière de nie Santa-Helena et une coquille de limaçon 
brillamment tachetée, tirée des sables arides du Lido, 
et je voudrais me mettre à les dessiner et à les décrire 
en paix. Oui, et tous mes amis me disent que c'est là 
mon affaire. Pourquoi ne puis-je penser à cela et être 
heureux? Mais hélas! mes prudents amis, trop peu de 
toutes les choses auxquelles j'ai à penser me sont per- 
mises, car ce flot verddlre qui passe en tourbillonnant 
devant mon seuil est plein de cadavres qui flottent et je 
dois laisser mon dîner pour les ensevelir, puisque je 
n'ai pu les sauver et mettre mon coquillage à mon cha- 
peau et prendre mon bourdon à la main pour chercher 
quelque rivage qui ne soit pas encombré encore ! 

Il y a vingt et un ans que ces paroles furent 
écrites. Aux dilettantes qui voyageaient, cet hiver- 
là, en Italie, elles eussent semblé incompréhen- 
sibles. On les comprend maintenant, ou du moins, 
on devine leur sens douloureux et profond. On ne 
s'étonne plus de voir un touriste prendre garde 
aux êtres vivants et souffrants des pays qu'il tra- 
verse autant qu'aux pierres des monuments. Et 
s*il ajoute que « c'est la plus vaine des affectations 
que d'essayer de mettre de la beauté dans des 
ombres, tandis que toutes l0s choses réelles qui 



160 RÛSKIN. 

projettent ces ombres sont laissées dans leurs 
difformités et leurs misères », et s'il en prend pré- 
texte, au milieu d'une dissertation d'art, pour nous 
parler de grèves, de salaires et de coopération, 
nous trouvons dans ses paroles quelque chose qui 
nous semble plus adéquat encore à la vie que nous 
vivons. 

Enfin elles répondent à nos instincts nomades et 
à nos curiosités cosmopolites. Ruskin ne se con- 
tente pas d'enseigner à Oxford ; il suit ses élèves 
dans leurs voyages à Amiens, à Florence, à Venise, 
pour les garder des suggestions hérétiques des 
Murray, des Baedeker ou des Woerl. Il les suit 
au moyen de petites plaquettes de vingt pages, à 
reliure souple, aisément maniables, vite lues, qu'on 
met dans sa poche en quittant l'hôtel, qui n'immo- 
bilisent point une main, qui ne vous empêchent ni 
d'acheter une brassée de fleurs d'amandiers sur le 
Lung'Arno en revenant des Uffizi, ni de donner à 
manger aux pigeons de Saint-Marc en allant au 
palais des Doges. Ce sont les Mornings in Florence^ 
le S' Mark' s Hest et « Our fathers hâve iold us » 
ou The Bible of Amiens. Une fois venu dans la cha- 
pelle ou au musée, on tire de sa poche le livret et 
ce petit démon chuchoteur, habillé de rouge, plein 
de promesses et de surprises, fait des trous dans 
les vieux murs et dans les vieilles toiles, et par 



SES PAROLES. 161 

ces trous apparaissent des horizons d'idées, des 
vallées de rêveries, et des siècles d'histoire. Ainsi 
lorsqu'on ouvre une de ces lucarnes percées dans 
rinterminable corridor du Ponte Vecchio, reliant 
les Uffizi au palais Pitti, si l'on se détourne des 
innombrables portraits des grands-ducs enfumés, 
on voit se dérouler TArno et Florence et les mon- 
tagnes de marbre et les jardins, et les cimes nei- 
geuses, et les villas des décamerons, et les char- 
treuses des saints, et les loggias et les portiques, 
toute une nature vivante, éveillée, gaie, qui tient 
compagnie au cœur et luit tout à coup parmi tant 
de choses mortes, pour dire au voyageur : Las! ne 
t'attriste pas! Tout ce que tu vois vit encore. Sur 
ces toiles, les arbres ont jauni et les bouquets sont 
noirs, mais au dehors il y a des forêts qui verdis- 
sent, des fleurs qui parfument, des rivières qui 
passent, des femmes qui sourient, des chevaliers 
qui combattent, des peuples qui acclament ou qui 
maudissent, — et les souffles d'air qui émousseht 
les pointes des cyprès de San-Miniato ou font 
hocher les têtes des lys de Fiesole, sont aussi forts 
et aussi doux que lorsqu'ils moissonnaient les par- 
fums des lys blancs de l'Angelico ou semaient sur 
le ciel bleu les lys d'or des drapeaux de Char- 
les VIII ! 
En restituant ainsi la vie aux œuvres d'art fanées 

11 



162 RUSKIN. 

et aux cités refroidies, en mêlant à sa critique ce 
que la nature ne nous refuse jamais de charptie, 
et ce que la pensée nous impose toujours de tris- 
tesse, Ruskin a donné un sens aux voyages que 
nous faisons. Sans lui, nous avions tout: les trains 
rapides qui permettent de courir d'un monument 
à Tautre, et ainsi de comparer sans transition le 
portail d'Amiens aux portes de bronze de Ghiberti, 
les wagons-lits qui font qu'on arrive devant ces 
chefs-d'œuvre, la tête reposée, l'esprit dispos, et 
ainsi prêts à en démêler les significations les plus 
délicates. Nous avions les hôtels et l'attirail quasi 
féerique du confort moderne, où une pression du 
doigt sur un bouton supprime la distance, sur un 
autre produit la lumière, sur un troisième produit 
la chaleur, où des serviteurs prudents et polyglottes 
épargnent jusqu'à la fatigue d'un ordre, où ainsi 
tout silencieusement conspire pour laisser à l'esprit 
toute sa puissance de pénétration, entre les visites 
aux musées, et à l'âme toute sa force d'évocation 
des temps, entre les lectures des historiens. Nous 
avions de la sorte tout ce qu'il fallait pour courir 
le monde : il ne nous manquait qu'une raison de le 
courir et d'en jouir en le courant. Ruskin nous Ta 
donnée. Nous marchions : il nous a fait changer 
d'horizon. Nous voyions, il nous a fait regarder. Il 
nous a fourni des raisons plausibles de nos inquié* 



SES PAROLES. 163 

tudes et des prétextes nobles à nos délassements. 
Il nous a dit où nous allions et pourquoi. Il Ta dit 
surtout à ses compatriote^^, et parce qu'ils Font 
cru, les voilà cent fois plus attentifs aux choses 
esthétiques qu'ils traversent, et leur visage prend 
devant elles une expression d'extase qu'on cherche- 
rait vainement en qui ne fait point partie de ce que 
les sacristains d'Italie appellent déjà la conf rater- 
nita di Ruskiru 

Les comprennent-ils mieux? Je n'en jurerais pas, 
mais ils savent qu'un Anglais les a compris. En 
jouissent-ils davantage? Ils savent du moins que 
quelqu'un qui était de leur race et de leur foi en a 
joui, et cela pour des raisons scientifiques, pour 
des motifs moraux qu'il est honorable de partager. 
Grâce à lui, grâce à son goût historique et à ses 
évocations d'humanités disparues, on a le sentiment 
que des générations ont passé devant ces chefs- 
d'œuvre et ont joui, ont aimé, ont admiré. On jouit, 
on aime, on admire donc. On croit s'unir, par 
cette continuité d'admiration, à la grande âme 
universelle, qui a vibré et vibrera longtemps devant 
le même horizon* Lorsque vous êtes à un balcon 
du palais des Doges ou aux fenêtres du campanile 
de Sainte-Marie des Fleurs, ou encore lorsque, au 
plus haut de la dernière tourelle de la cathédrale 
de Milan^ vous cherchez à découvrir le moutonne-» 



164 RUSKIX. 

ment bleu et lointain des Alpes, si vous examinez 
la pierre que vous touchez, vous la verrez bar- 
bouillée, couturée d'inscriptions, de noms et de 
dates, — noms d'habitants de tous les villages de 
l'Europe, et dates de toutes les années, bonnes ou 
mauvaises, de cette fin de siècle. Tous ces gens de 
conditions humbles, Allemands ou Anglais pour la 
plupart, qui occupent le meilleur de leur temps 
passé ici, à graver leurs noms inconnus dans ces 
marbres illustres, à amarrer quelque chose de leur 
vie éphémère à ces monuments quasi éternels, 
éprouvent bien un inconscient désir de communier 
en admiration, à ce moment précis, avec le reste de 
l'humanité. Ils ont bien le sentiment qu'ils s'enno- 
blissent en touchant ces pierres, but de tant de 
pèlerinages, et qu'ils s'honorent en les déshonorant 
de leurs gribouillages éhon tés. Cette visite unique 
est un éclair de poésie dans leur existence. Ils la 
raconteront plus d'une fois dans le cottage familial, 
parmi les travaux de couture, ou dans la bierbrauerei^ 
parmi les pipo.o, — voyageurs anonymes, rapides 
flots d'un fleuve qui, en passant dans une ville, 
reflètent un instant les palais et les cathédrales et 
plus loin des montagnes, des forêts et toutes les 
couleurs chatoyantes et diverses posées sur leurs 
bords, puis s'en vont rejoindre l'océan, la foule, le 
train-train de chaque jour, — la vie grise et mono- 



SpS PAUOLES. 46i> 

lone qui ne reflète plus rien.... Mais si, dans le 
moment où ces passants se colorent de ce reflet, 
on leur demandait : « Que pensez-vous? Qu eprou- 
vez-vous? » ils ne sauraient le dire. Ceux qui ont lu 
Ruskin le savent, — car ce qu'ils n'ont pas vu dans 
les cieux, ils l'ont trouvé dans ses diagrammes, ce 
qu'ils n'ont point deviné dans les pierres, ils le 
découvrent dans ses antithèses et ce qu'ils eussent 
oublié d'aimer dans les réalités vivantes et tan- 
gibles, ils Tadorent dans ces images qu'un, grand 
poète pour eux a peintes d'amour. 

Plus encore que d'un savant et que d'un socia- 
logue, c'est donc d'un guide que Ruskin emploie 
le langage. 11 en grandit les fonctions jusqu'à 
l'apostolat et fait de l'auberge où elle s'exerce un 
temple qui ne devrait pas nous sembler moins sacré, 
parce que, d'aventure, il serait pourvu d'ascenseurs 
et d'électricité. On s'émeut bien dans tels châteaux, 
au souvenir du passage d'un roi, dans tels monas- 
tères à la révélation du séjour d'un saint. Car le 
château était autrefois le signe matériel de la puis- 
sance; le monastère celui du zèle et du dévouement. 

• 

Tous deux ils se dressaient sur les monts et par les 
plaines comme les haltes nécessaires de qui voulait 
connaître le monde dans sa grandeur ou dans sa 
charité. Aujourd'hui que les rois descendent à 
l'hôtel et que les saints en voyage ne portent pas 



466 RUSKIN. 

de costumes spéciaux ni n^habitent plus d'architec- 
tures révélatrices, Tauberge a hérité la poésie 
des vieilles demeures seigneuriales ou monacales. 
D'ailleurs, elle est souvent faite d'un palais comme 
à Venise ; elle contient souvent une chapelle, comme 
sur les bords de la Méditerranée. Un apôtre peut 
donc y parler, comme dans un cadre naturel, et 
ses grands gestes vont s'y déployant à leur aise. 
Ruskin est cet apôtre des caravansérails cosmo- 
polites. Il apparaît comme l'archange des Cook's 
Tours et le prophète des Terminus. Devant lui 
marchent, nuit et jour, grâce à la locomotive, la 
colonne de feu et la colonne de fumée. Autrefois, 
au temps des vies sédentaires et des destinées 
enracinées, on n'eût rien compris à cette fonc- 
tion d'un esthéticien conducteur de peuples. Mais 
aujourd'hui que l'humanité errante a jeté bas ses 
lares, éteint ses foyers et s'en va sur toutes les 
plages, au pied de tous les monts ou encore dans 
les villes mortes transformées en reliquaires afin de 
mieux connaître cette terre qu'elle trouve trop petite 
et ce passé qu'elle trouve trop court; aujourd'hui 
qu'incertains d'une vie future nous cherchons à 
prolonger notre existence plutôt .en . deçà d'elle- 
même, à revivre les siècles déjà vécus en nous 
identifiant avec les vies peintes dans les musées 
ou à ressentir quelque chose des vies multiples des 



SES PAROLES. 167 

cités et des foules que nous traversons, — ce guide 
esthétique est devenu, comme le prêtre, un pour- 
voyeur d'infini.... Il nous dispense la vie des âges 
morts et des peuples inconnus. Ses paroles nous 
versent la vie : elles sont la vie même que nous 
vivons et surtout elles sont celle que nous vou- 
drions vivre. Elles sont analytiques comme notre 
vie scientifique ; elles sont suggestives comme notre 
vie cosmopolite ; elles sont inquiètes comme notre 
vie sociale. Elles ont de la vie la mobilité, ayant 
touché à tous les sujets, nous ayant poussés vers 
toutes les rives. Elles en ont les contradictions, 
ayant reflété toutes les impressions et tous les sys- 
tèmes. Elles en ont la souplesse, ayant mêlé l'en- 
thousiasme à rironie et Thumour à l'amour. Et si 
elles gardent çà et là quelque mystère, c'est que la 
vie, dans ses complexités et ses diversités innom- 
brables, est aussi mystérieuse peut-être que la 
mort,... 



TROISIEME PARTIE 



SA PENSÉE ESTHÉTIQUE ET SOCIALE 



La sagesse antique disait : « Nous ne descen- 
dons jamais deux fois dans le môme fleuve ». En 
refermant ces volumes vert d'eau ou lie de vin, 
à filets d'or, où nous avons trouvé tant de pages 
puissantes d'analyse, d'image et de passion, 
nous avons pareillement envie de dire : « Nous 
ne lisons jamais deux fois le môme Ruskin ». 
Ses contradictions ont fait la joie de ses adver- 
saires et sillonné de rides les fronts de ses disci- 
ples. M. Augustin Filon écrivait un jour qu'il se 
chargeait d'extraire des œuvres de Ruskin les 
doctrines les plus contradictoires, et M. Whistler 
s'est diverti, en un gros volume, à en tirer des 
aphorismes qui peuvent rivaliser, pour leur 



i 70 RUSKIN. 

clarté, avec les Arrangements en noir du célèbre 
artiste américain. Quand on lit une page du 
Maître, on croit saisir sa pensée; quand on en 
lit dix, on hésite; quand on en lit vingt, on 
renonce. Toutes les subtilités, tous les ondoie- 
ments, toutes les circonvolutions de ses divers 
systèmes esthétiques, religieux et sociaux, en 
font un enchanteur impondérable, insaisissable, 
qui, si on le veut enserrer dans une formule 
logique, se dérobe en fumée, comme ce génie des 
Mille et une Nuits, et il semble qu'on est devant 
un amas de petites choses diverses et précieuses, 
miroitantes et attirantes, mais changeantes et 
fuyantes comme des flammes, et comme des 
flots.... 

Et pourtant, le fleuve, qui coule sous nos 
yeux, ressemble bien au fleuve qui coulait au 
même endroit et que nous appelions du même 
nom quand un aïeul, nous tenant par la main, 
nous le fit voir pour la première fois! Cette 
flamme qui sursaute et peuple de figures étranges 
le grand hall de la vieille maison familiale rap- 
pelle bien, dans son aspect général, la flamme 
qui réchauffa nos doigts d'enfant et nous fit faire 
tant de beaux rêves envolés aujourd'hui par la 



Sa pensée. 171 

cheminée! Aucun flot ri*est exactement le flot 
d'hier, — mais c'est toujours le même fleuve. 
Aucune flamme ne reproduit photographiquement 
les arabesques d'antan, — mais c'est toujours le 
même foyer. Ruskin est comme un fleuve. Il est 
cbinme une flamme. Il ne se ressemble jamais, 
il se renouvelle sans cesse, et il est le même 
toujours. Ses pensées viennent toujours de la 
même source, — qui est très haute. Elles vont 
toujours grossir le même Océan, — qui est très 
lointain. Quelle est donc cette source? Quel est 
cet Océan? 

Nous allons le rechercher. Si en le recherchant 
nous dérangeons quelques préjugés établis sur 
un texte isolé de Ruskin, on nous excusera en 
songeant que ce n'est point ici l'analyse de tel 
ou tel de ses ouvrages, mais une vue d'ensemble 
de sa pensée depuis 1843 jusqu'à 1888, — de sa 
pensée sur la Nature, de sa pensée sur l'Art, de 
sa pensée sur la Vie. Et s'il était arrivé que des 
disciples plus ardents que clairvoyants ou des 
adversaires plus ingénieux que loyaux avaient 
fourni, même en Angleterre, une idée très fausse 
de la doctrine ruskinienne, cela ne prouverait 
rien contre la fidélité de la synthèse qui va 



i 



il2 RUSKIN. 

suivre, mais plaiderait simplement pour sa 
nécessité. Il sera certes très facile de trouver chez 
le Maître des textes qui nous contredisent, et 
comme ces textes ont toujours une forme absolue 
et aphoristique, on pourra s'imaginer qu'ils sont 
exclusifs de toute autre opinion. Il n'en est rien. 
Ce sont là comme les remous du fleuve, les 
tourbillons qui peuvent momentanément et loca- 
lement aller contre le courant. Ils ne le changent 
point. Et leur violence même ne peut rien sur la 
direction que nous avons cru discerner dans cette 
pensée et que nous voulons déterminer. 

Cette pensée, dirons-nous enfin, et pour qu'on 
ne s'y trompe pas, est celle de Ruskin et non la 
nôtre. Si nous l'exposons avec toute la force qui 
est en elle, c'est là une marque non de notre 
adhésion, mais de notre fidélité. Nous n'avon3 
pas cru utile ni opportun d'en ralentir l'exposé 
et d'en compliquer la trame par des remarques 
et des réserves personnelles. Car avant de dis- 
cuter une doctrine, il faut la connaître. Voici 
celle de Ruskin. Une fois qu'elle sera connue, 
chacun viendra, s'il veut, la discuter. 



CHAPITRE I 
La nature. 

SI. 

N'y aurait-il pas plus de choses eslhétiques entre 
le ciel et la terre qu'on ne l'enseigne communément 
dans nos écoles de philosophie? Les hommes ne se 
laisseraient-ils pas souvent guider par des visions 
plutôt que par des raisons et seraient-ce les enfants 
seuls qui aiment à tourner les feuilles des livres 
d'images et qui oublient, en les tournant, les réa- 
lités de la vie? De cette vie, nous savons assurément 
déjà beaucoup de choses. Les chimistes prennent 
une plante, l'emportent dans leur laboratoire, la 
manipulent, l'analysent, la soumettent à de multi- 
ples épreuves et viennent nous dire de combien 
d'éléments elle se compose, de combien d'azote et 
de combien de chaux, et comment elle a germé, et 
pourquoi elle s'est développée. Soit; c'est très inté- 
ressant. Les économistes compulsent des bilans et 
des mercuriales, suivent du doigt les zigzags des 



i 74 RUSKIN. 

graphiques, délient les cordons des livres de raison, 
des mémoires, secouent la poudre des chartriers ou 
des terriers et nous apprennent comment se déve- 
loppe la richesse d'un pays par l'échange, ou se 
fixe la valeur d'une denrée par l'utilité et pourquoi 
une crise monétaire éclata tel jour. Soit. Il est 
bien vrai que tout cela est, mais est-ce^ là tout? 
Pourquoi, dirons-nous au chimiste, en ce soir 
d'hiver, ces roses posées sur le bord d'une che- 
minée nous ont-elles fait trouver la solitude moins 
triste et le froid moins rigoureux? Elles ne parlent 
ni ne réchauffent pourtant. . . . Pourquoi , dirons-nous 
à l'économiste, cette excroissance de coquille, qui 
ne peut remplir aucun but utile, a-t-elle une valeur 
marchande beaucoup plus considérable qu'un sac 
de blé qui peut nourrir un homme pendant un cer- 
tain temps?... Et au physicien qui passe, nous 
demanderons pourquoi les sons de cette gamme 
mineure nous ont rendus tristes et pourquoi ce 
rayon de soleil nous a rendus joyeux? Pourquoi ce 
feu qui flambe dans l'âtre ne nous ranime-t-il pas 
comme ce rayon de soleil qui, tout à l'heure, flam- 
bait aux vitres? et pourquoi, plus loin, dans ce 
foyer artificiel où une mathématique flamme de gaz 
lèche d'inamovibles bûches en amiante, s'il y a 
encore autant de chaleur pour le thermomètre, y 
en a-t-il dorénavant si peu pour le cœur? 



SA PENSÉE. 175 

Sortons de cette ville où le ciel est cache par la 
fumée, la terre par le pavé de bois, où le feu ne 
consume que du gaz et où l'eau est telle qu'on n'ose 
point la boire, — et allons regarder la Nature chez 
elle, là où nous ne l'avons pas encore défigurée. 
Pourquoi ce même ciel nous a-t-il inclinés au 
découragement quand il était gris, et nous rend-il 
la confiance, quand ilestblei\?Nous voici en plein 
champ. Examinez cette terre plate et cette verdure 
alignée au cordeau et, à côté, ce vallonnement 
plein d'herbes libres aux entrelacs subtils : c'est la 
même composition chimique, la même aptitude à 
la production, la même valeur. Ces deux champs 
sont exactement pareils aux yeux de l'agronome, 
de l'économiste, du philosophe et du répartiteur 
des contributions directes. Pourtant l'un d'eux, 
aux lignes monotones, n'arrêtera point nos pas ni 
nos soucis. L'autre nous attirera, nous distraira, 
nous charmera peut-être et, devant ses mille fan- 
taisies d'aspects et de contours, pendant un instant, 
nous oublierons la vie et nous reviendrons à la 
maison plus rasséréné, plus calme et moralement 
plus dispos. Pourquoi? 

Et pourquoi cette nature est-elle colorée comme 
un tableau, au lieu d'être grise comme une gra- 
vure? Pourquoi ses couleurs les plus brillantes 
sont-elles répandues sur les êtres les plus inutiles, 



176 RUSKIN. 

mais aussi les plus inoflfensifs? Certes, il y a des 
champignons vénéneux qu'on dirait éclaboussés par 
Delacroix et des mouches stercoraires qu'on dirait 
touchées par le pinceau de Fra Angelico; mais 
d'ordinaire, voyez si les oiseaux les plus doux ne 
sont pas les plus beaux? Penchez-vous sur ces 
morceaux de rochers brisés parleur chute.... « Voici 
des terres pures qui sont blanches quand elles sont 
en poudre et qui forment les éléments constitutifs 
de l'argile et du sable. Mais dès qu'une vie plus 
intense est en elles, c'est-à-dire dès qu'elles se 
cristallisent, voyez comme elles changent de cou- 
leur! Elles deviennent l'émeraude, le rubis, le 
saphir, l'améthyste et l'opale. Pourquoi ce rapport 
entre l'énergie de la cristallisation et la pureté de 
la substance d'une part et, d'autre part, sa beauté? 
Regardez les plantes : c'est pareillement quand 
leur vie est à son paroxysme d'intensité que leurs 
formes flattent le plus nos passions humaines et 
que leurs couleurs deviennent les plus éclatantes : 
couleurs primaires, bleu, jaune, rouge ou blanc, 
l'union de toutes les couleurs. Et notez que ce 
moment de gloire parfaite coïncide avec le moment 
où les plantes ont ensemble les relations qui cor- 
respondent aux joies de l'amour chez les créatures 
humaines.... » Pourquoi? Allez plus haut dans 
l'échelle de vie. Voici, justement, quelque chose de 



SA PENSÉE. i77 

tors et de brillant qui coule sur le sentier : un petit 
ruisseau d'argent qui se glisse entre les herbes, un 
corps annelé a qui rame sur la terre avec chaque 
anneau pour rame : une vague, mais sans vent, un 
courant, mais sans chute. Pourquoi cette horreur 
qui nous prend devant cet être, quand nous savons 
qu'il y a plus de poison dans une mare ou un 
égoût mal tenu que dans le plus terrible aspic du 
Nil? » Ou bien, s'il y aurait quelque obscur rap- 
port entre les formes du serpent et une idée du 
mal qui dormirait au fond de nous-mêmes.... Pour- 
quoi, au contraire, ce plaisir au rapide et radieux 
passage d'ailes empourprées qui ne nous servent 
de rien et dont toutes les couleurs nous seront 
moins utiles que la chair grise et terne des 
volailles? Pourquoi ce tressaillement de joie libre 
et fière au souple et fin mouvement des jambes du 
cheval? L'automobile ne les a pas et nous mène 
plus vite où nous voulons aller.... 

Ces choses, dira-t-on, n'attirent point également 
l'attention ni ne font également le bonheur de tous 
les êtres. — Sans doute, et il y a là en elles et en 
nous un mystère de plus. Serait-ce que ces impres- 
sions et leurs contre-coups sur les actions des êtres 
n'existent point? ou ne serait-ce pas, qu'existant 
plus ou moins, elles constituent entre ces êtres une 

hiérarchie et au besoin une classification qu'on n'a 

12 



178 RUSKIN. 

pas encore déterminées? Comment se fait-il que 
devant les mêmes montagnes bleues dressées au 
bout de l'horizon comme des vagues immobilisées 
par la baguette d'un Enchanteur, un homme 
s'émeuve et s'arrête et qu'un autre être continue, 
indifférent, son chemin? Tout ce qui a des yeux ne 
verrait-il pas de même? Y aurait-il d'autres diffé- 
rences entre les espèces que celles dont les biolo- 
gistes nous ont avertis? « Ils nous disent .bien 
quelle infinie variété d'instruments oculaires possè- 
dent les créatures fourmillant sur ce globe ; ils nous 
disent comment ces instruments sont construits et 
dirigés, comment les uns jouent dans leurs orbites 
avec des mouvements indépendants, comment 
d'autres font saillie, en une myopie, sur des pyra- 
mides d'os, — ou sont brandis au bout de cornes, 
ou semés sur le dos et les épaules, ou poussés au 
bout d'antennes pour explorer la route en avant de 
J^ iéte, — ou pressés en tubercules aux coins des 
lèvres.... Mais comment toutes ces créatures voient- 
elles avec tous ces yeux? » Quand vous regardez 
un serpent se déroulant de ses couvertures, ou 
posé sur une branche comme un paquet de cor- 
dages, ou aplatissant contre la vitre des muséums 
le galbe rond de ses froids anneaux, vous ôtes-vous 
jamais demandé si le serpent vous regarde et ce 
qu'il voit de vous? « Il tiendra ses deux yeux 



SA PENSÉE* 179 

ensemble fixés sur voire figure pendant une heure, 
une fente verticale dans chacun d'eux recevant de 
vous telle image que la rétine d'un serpent et l'es- 
prit d'un serpent peuvent recevoir d'un homme. 
Mais quelle sorte d'image reçoit-il à travers le bleu 
vernis de l'affreuse lentille?... Pareillement on dit 
qu'un chat regarde un évêque. .Soit. Mais est-ce 
qu'un chat voit un évêque, quand il le regarde? 
Lorsqu'un chat vous caresse, il ne vous regarde 
jamais. Son cœur semble être dans son dos et dans 
ses pattes, — non dans ses yeux. » Le faon, le 
cheval semblent plus sensibles aux différences d'as- 
pects et le chien plus encore, et l'homme enfin plus 
que tous les êtres ensemble. L'homme regarde et 
contemple, l'homme jouit et souffre par la vue, il 
demeure ravi et en extase devant des choses qui 
n'ont aucune fonction dans sa vie : — devant des 
reflets, qu'il ne peut saisir, devant des rochers qu'il 
ne peut ensemencer, devant les couleurs de cel 
éther où il ne peut alleindre. Pourquoi? 

Et pourquoi, parmi les hommes, les plus grands : 
les saints dont on lit les histoires sur les bande- 
roles ou dans les gloires des vieux panneaux dorés, 
aimèrent-ils à retremper leur vue au spectacle 
des monts, des ailes, des eaux et des fleurs, « toutes 
les fois qu'ils eurent quelque œuvre à accomplir, 
ou quelque épreuve à subir qui dépassaient la 



480 RUSKIN. 

force habituelle de leur esprit »? Et pourquoi 
enfin, chez le môme homme, ces impressions 
radieuses et désintéressées sont-elles d'autant plus 
vives et plus profondes que son cœur est plus libre 
des passions basses et des mesquines envies? Pour- 
quoi la joie des couleurs est-elle ressentie surtout 
par son âme lorsque son tempérament est sain, par 
son esprit quand il est calme, par ses sens quand 
ils sont reposés? Pourquoi, dans ce cas, la joie des 
couleurs et leur souvenir accompagnent-ils toute 
sa vie ici-bas? « Laissez votre œil se fixer sur un 
grossier morceau de branche d'arbre d'une forme 
curieuse, pendant une conversation rare avec un 
être qui vous est cher, ou qu'il s'y pose même 
inconsciemment. Et qupique la conversation puisse 
être oubliée, quoique chaque circonstance qui 
l'accompagne soit aussi perdue pour la mémoire 
que si elle n'avait jamais été, cependant votre œil, 
pendant toute votre vie, prendra un certain plaisir 
à de telles branches d'arbres, auxquelles il n'en 
aurait pris aucun auparavant, — un plaisir si 
subtil, une trace de sentiments si délicats, qu'ils 
nous laisseront tout à fait inconscient de leur parti- 
culier pouvoir, mais indestructibles par un raison- 
nement quelconque, et qui formeront par la suite 
une partie de notre constitution.... » Pourquoi? 
Certes on explique bien des choses, dans nos écoles^ 



SA PENSÉE. 181 

mais explique-t-on la part que prennent à notre vie 
les formes et les couleurs? On analyse bien des 
propriétés des corps, — a-t-on seulement cherché 
à connaître la propriété par excellence, celle qui 
unit toutes choses en ce monde : le pouvoir d'atti- 
rance et de sympathie? Les raisonnements de nos 
physiologues ou de nos psychologues sont fort 
ingénieux, mais ne s'appliqueraient-ils pas tout 
aussi bien aux choses qui nous entourent, quand 
elles n'auraient ni la ligne qui assouplit, ni la cou- 
leur qui exalte! Est-ce qu'on se douterait, à lire les 
philosophes, que le monde, dont ils parlent en 
termes si abstrus, si gris, si froids, soit ce frémis- 
sement de feuillages, ce ruissellement de clartés, 
cette palpitation de chairs, ce battement de pau- 
pières, cette flamme de regards qui en font tout le 
prix? On bâtit des systèmes qui expliquent tout du 
monde, — hors son charme. On analyse les coins 
les plus secrets de l'âme, — hors son admiration. 
On démêle tous les rapports que nous avons avec 
la Nature soi-disant inanimée, — hors l'amour.... 
Toutes ces choses, répondra peut-être un savant, 
ressortissent à diverses sciences qui en rendent 
compte partiellement ou bien ne ressortissent à 
aucune parce qu'elles ne sont susceptibles d'au- 
cun examen scientifique, n'étant qu'impressions 
variables selon chaque individu et, dans tous les 



182 RUSKIN. 

cas, réduites à de pures apparences! Des appa- 
rences, soit. Et croyez-vous qu'elles perdront, parce 
que vous les aurez affublées de ce nom, tout leur 
pouvoir sur l'homme et sur la vie? Croyez-vous que 
ce ne soit pas à des apparences que nous devions le 
plus de résolutions, ou le plus de faiblesse, et par- 
tant le plus de misère ou le plus de bonheur? aux 
apparences de la gloire ? aux apparences de Tamour ? 
Croyez-vous que ce ne soit pas aux apparences de 
l'héroïsme des anciens que nous devions nos véri- 
tables héros modernes, ni aux apparences de 
Foasis, au mirage, que nous devions le plus de 
réconfort pour continuer notre route vers la réalité? 
Les légendes sont-elles vraies et, si elles ne le sont 
pas, ont-elles exercé sur les faits mômes de la vie 
moins d'influence que l'Histoire? Les religions 
sont-elles prouvées, — et n'est-ce pas aux appa- 
re :ces du ciel que nous devons la plupart des 
choses qui ont transformé la terre? Direz- vous 
qu'il est inutile dans la vie que le soleil brille 
pourvu qu'il nous éclaire, et que les fleurs s'har- 
monisent pourvu qu'elles nous guérissent? Ou ne 
direz-vous pas plutôt que les rapports de ces 
choses à l'homme, de ces notions à notre intelligence 
et de ces apparences à nos actes et à nos senti- 
ments, que toutes ces trames imperceptibles et 
puissantes, 



SA PENSEE. 183 

Ces fils mystérieux où nos cœurs sont liés, 

nous paraissent trop subtils ou trop particuliers 
pour être démêlés, sans se rompre, par le grossier 
scalpel des sciences présentement organisées et 
organisées pour de tout autres besognes? 

Pour qu'une science le pût, il faudrait qu'en 
étudiant la Nature elle ne tînt pas compte seule- 
ment de sa composition chimique ou physique, 
de sa vérité, de son utilité, de sa richesse, de son 
évolution, de sa fécondité même, mais encore de la 
chose qu'on adore dans la vie et que dans le raison- 
nement on méprise, qui s'impose dans les faits et 
qu'on proscrit dans les systèmes, qu'on recherche 
et qu'on lait, qu'on rêve et qu'on redoule : — la 
Beauté. La seule psychologie qui pourrait rendre 
compte des phénomènes que nous venons de 
décrire, et de mille autres encore qu'on pressent 
ou qu'on devine, est celle qui tiendrait pour quel- 
ques-unes des qualités primordiales et dominantes 
des objets naturels leurs qualités de formes et de 
couleurs, leur action non sur le sens du toucher 
seulemenl, mais sur le sens le plus noble : la vue, 
et non sur nos sentiments de désir ou d'appro- 
priation, mais sur le sentiment le plus désintéressé : 
l'admiration. La seule philosophie complète serait 
celle qui ne se demanderait pas seulement la cause 



184 RUSKIN. 

des forcei^ mais aussi la cause des formes^ qui ne 
fixerait pas seulement les lois de la création, mais 
aussi et surtout les joies de la création, qui ne 
classerait pas seulement les êtres par leurs aspects 
et leurs fonctions mécaniques, — comme on classe 
des moteurs dans une galerie des machines, — 
mais encore par leurs traits esthétiques et leurs 
indices ou reflets de la Beauté, — comme on classe 
des tableaux ou des statues dans un musée. 

Cette philosophie ou cette science ne serait pas, 
dira-t-on, une science proprement dite, ni même 
une philosophie. Peut-être, et nous ne disputerons 
point sur les mots. Il y a en effet, entre les deux 
ordres de recherches, une profonde différence. 
« L'une considère les choses comme elles sont en 
elles-mêmes, Tautre en tant qu'elles affectent les sens 
humains et Tâme humaine. La tâche de celle-ci est 
d'approfondir les impressions naturelles que ces 
choses font sur les créatures vivantes. Les deux 
sciences s'inquiètent également de la vérité, mais 
l'une de la vérité d'aspect, l'autre de la vérité 
d'essence. L'une étudie les relations des choses 
entre elles, l'autre étudie seulement leurs rela- 
tions avec l'homme et en tout ce qui lui est soumis, 
cherche seulement ceci : à quoi cette chose sert 
aux yeux de l'homme et à son cœur. » 



SA PENSÉE. 185 



?2. 



Il y a une différence encore plus grande entre 
les facultés diverses que chacune de ces enquêtes 
met en jeu. Car tout en étant scientifique, c'est- 
à-dire expérimentale, par un de ses côtés, cette 
recherche sera surtout artistique et intuitive. Pour 
pénétrer les effets des choses de la Nature sur les 
yeux et sur le cœur, il faut bien voir plutôt que 
beaucoup savoir et cela est l'affaire de Tartistè 
dont la finesse de vue va bien au delà des instru- 
ments dû savant. « Le travail de toute la Société 
géologique depuis quatre-vingts ans n'est point 
parvenu à la constatation des vérités qui concer- 
nent les formes de ces montagnes que Turner 
exprima en quelques coups de pinceau, il y a 
quatre-vingts ans, lorsqu'il était enfant. La con- 
naissance de toutes les lois du système planétaire 
et de toutes les courbes du mouvement des pro- 
jectiles ne rendront pas un homme de science 
capable de dessiner une chute d'eau ou une vague; 
et tous les membres de Surgeon's Hall;* s'aidant les 
uns les autres, ne sauraient aujourd'hui voir ou 
représenter le mouvement naturel d'un corps 
humain en une action vigoureuse comme le fils 
d'un pauvre teinturier (il Tintoretto) le fit il y a 
trois cents ans. » Et pour bien sentir les effets de 



186 RUSKIN. 

celte nature non seulement sur les yeux, mais sur 
le cœur, il ne suffît pas de la bien voir ; il faut 
encore la bien aimer. « Car peut-être que noufe ne 
pouvons pénétrer le mystère d'une seule fleur et 
qu'il n'a pas été voulu que nous le puissions, mais 
bien que la poursuite de la science fût constam- 
ment étayée par la tendresse de l'émotion. » 

Cette faculté de nous-mêmes qui nous permet- 
tra de voir et d'étudier dans lès hommes autre 
chose que de merveilleux automobiles, dans les 
plantes autre chose que des alambics et dans les 
fleurs autre chose que des remèdes, quelle sera- 
t-elle donc? Et de quel nom l'appellerons-nous? 
Évidemment ce n'est point l'intelligence, car les 
idées de beauté sont instinctives, et lorsqu'il s'agit 
d'elles, tout ce qu'on peut dire de plus favorable à 
l'intelligence, c'est qu'elle est inutile. Il suffit, si 
l'on en doute, de lire M. Thiers traitant de critique 
d'art. « Si jamais un savant vous dit que deux 
couleurs font mal ensemble, prenez-en note, afin 
de les mettre le plus souvent possible à côté l'une 
de l'autre. » — Sera-ce la sensibilité ? S'il fallait 
pencher d'un côté, ce serait de celui-là plutôt que 
nous pencherions. Car la sensibilité est ce qu'il y 
a de plus puissant en nous et de plus noble à la 
fois. « Les hommes deviennent, dans tous les 
temps, vulgaires, précisément dans la proportion 



SA PENSÉE. i87 

OÙ ils sont incapables de a tact », — ce tact que le 
mimosa possède le plus parmi les arbres, que la 
femme pure possède au-dessus de tous les êtres ; 
cette finesse, cette plénitude de sensation au delà 
de la raison et qui guide et sanctifie la raison elle- 
même. La raison ne peut que déterminer ce qui est 
vrai. C'est la passion de l'humanité qui peut recon- 
naître ce qui est bon. » 

Mais est-ce que la sensation suffit? Tous les 
ôlrcs ont la sensation. La plante même éprouve 
quelque chose; est-ce à dire qu'elle éprouve le 
beau? Parmi les sensations de l'homme même, 
n'en est-il pas de tellement diverses qu'elles sem- 
blent se distinguer non pas seulement par leurs 
degrés, mais bien encore par leur nature? Est-ce 
que sentir le charme d'un rayon frisant sur les eaux 
lointainesd'un lac, c'estla même chose que sentir le 
fumet d'un roastbeef ? Cette dernière sensation est 
beaucoup plus utile, mais l'autre est précisément 
celle qui nous permettra d'étudier les rapports de la 
Nature et de l'ûme. Bien plus, ce sont ces sensations 
dites inutiles qui sont les plus puissantes, les plus 
exquises et les plus indéfiniment renouvelables. 
« Les plaisirs du goût et du toucher ou toute autre 
jouissance sensuelle nous sont donnés comme des 
serviteurs de notre vie et comme des instruments 
de sa préservation. Ils nous inclinent à rechercher 



188 RUSKIN. 

les choses nécessaires à notre être et par consé- 
quent, dès que ces choses sont trouvées, dès que 
la fonction physiologique est remplie, ces plaisirs 
doivent avoir une fin, et si on les prolonge, ce ne 
peut être qu'artificiellement et sous une haute 
pénalité. » De même qu'il est très nécessaire de 
manger pour vivre, il devient très dangereux de 
vivre pour manger. « Au contraire, les plaisirs de 
la vue nous sont donnés comme des présents. Ils ne 
répondent à aucune nécessité de la simple existence. 
La distinction de tout ce qui nous est utile ou 
nuisible pourrait être faite et est souvent faite par 
Tœil sans qu'il reçoive le plus léger plaisir visuel. 
Nous aurions pu apprendre à distinguer les fruits 
et la graine des fleurs sans éprouver aucun plaisir 
supérieur à leur aspect. — Et comme ces plaisirs 
n'ont pas de fonctions à remplir, il n'y a pas de 
limites à leur durée, dans l'accomplissement de 
leur fin, car ils existent en eux-mêmes et ainsi 
peuvent être perpétuels avec chacun de nous, la 
répétition ne détruisant nullement leur charme, 
mais l'augmentant au contraire. Ici donc, nous 
trouvons une base très suffisante pour une estima* 
tion supérieure de ces plaisirs, d'abord en ce qu'ils 
sont éternels et inépuisables et secondement en ce 
qu'ils sont non des instruments de la vie, mais un 
objet de la vie. Or, en tout ce qui est objet de la 



SA PENSÉE. 489 

vie, en tout ce qui peut être^désiré à rinfini et pour 
soi-même, nous pouvons être sûrs qu'il y a quelque 
chose (le divin.... » 

La faculté qui perçoit le Beau n'est donc pas la 
sensibilité brute. Quelque chose d'autre s'y mêle 
qui la sauve de ce qu'elle a d'animal et qui pro- 
longe ce qu'elle a d'éphémère. Quelque chose s'y 
l!o étroitement qui, à la violence obscure de ce 
qui est sensuel, unit la paix limpide de ce qui est 
pensif. Rappelez-vous donc, pour vous en con- 
vaincre, ce que vous éprouvez devant l!horizon que 
vous aimez le mieux, aux saisons et aux heures les 
plus révélatrices ; rappelez-vous ce que vous avez 
senti devant ce coin de terre que chacun de nous 
a aperçu, un jour, par la fenêtre d'un wagon, dont 
il a dit : J'y reviendrai, j'y passerai ma vie, — et 
où il n'est jamais revenu.... C'est d'abord un plaisir 
sensuel, mais il est accompagné de joie, d'amour 
pour l'objet, d'une espèce de vénération pour sa 
cause inconnue, d'une gratitude envers la Beauté 
d'être ce qu'elle est, de l'être pour nous qui seuls 
avons des yeux pour la voir, — à moins que, 
comme dans les tableaux primitifs, la même Vierge 
et les mêmes fleurs que contemplent sur la terre 
les chevaliers et donateurs, ne soient aussi con- 
templées du haut des nuages par un vieillard puis- 
sant et ses anges familiers.... « Or aucune idée 



iOO RUSKIN. 

ne peut être le moins du monde considérée comme 
une idée de beauté tant qu'elle ne s'est pas élevée 
à ces émotions, pas plus que nous ne pouvons dire 
que nous avons une idée d'une lettre dont nous avons 
seulement perçu le parfum et la belle écriture, sans 
avoir compris son contenu, ou son intention. Et 
comme ces émotions ne peuvent, en aucune façon, 
résulter d'une opération de l'intelligence, il est évi- 
dent que la sensation de beauté n'est pas sensuslle 
d'une part, ni intellectuelle de l'autre, mais dépend 
d'un état du cœur pur, droit et ouvert à la fois pour 
sa vérité et pour son intensité, au point que même la 
justesse de l'action de l'intelligence sur des faits 
de beauté ainsi perçue dépend de l'acuité du sen- 
timent du cœur qui s'y rapporte. » C'est le cœur qui 
nous rend capables d'émotion haute et sereine devant 
les grands horizons de la Nature. La faculté qui y 
sert est donc une faculté du cœur : un sentiment. 
C'est le sentiment esthétique. C'est lui qui nous fait 
vibrer aux heures les plus exquises de notre vie, 
aux seules heures dignes d'être vécues. C'est lui 
qui établit entre les choses et les êtres cette mys- 
térieuse concordance qu'on demande vainement à la 
science d'analyser. Ne le confondons jamais avec 
aucune autre faculté, ni plus haute, ni plus basse. 
Tenons ferme pour son autonomie. Nous aurons 
contre nous les sensualistes purs et aussi les purs 



SA PENSÉE. 191 

intellectuels. Nous aurons à lutter contre ceux qui 
voient dans ce sentiment un instinct physiologique 
et contre ceux qui y voient une opération de la 
raison. Ce n'est ni l'un ni l'autre. Le sentiment 
esthétique n'est pas l'aboutissement lointaia et 
obscur d'un instinct sexuel : c'est lui-même un 
instinct. Cet instinct diffère de tout autre et la phy- 
siologie n'a rien à faire avec lui : « On n'a jamais 
admiré une rose parce qu'elle ressemble à une 
femme, mais on admire une femme parce qu'elle 
ressemble à une rose ». Ce n'est pas là non plus 
l'amour dans le sens supérieur du sacrifice de soi, 
car cet amour se donne, et dans le plaisir que nous 
prenons aux plantes, aux flots et aux rayons, nous 
recevons tout et nous ne donnons rien. C'est encore 
bien moins le produit d'un raisonnement. Dès 
qu'on raisonne, l'impression s'enfuit. Par exemple, 
« dans une plante, toutes les sensations de beauté 
naissent de notre sympathie désintéressée pour son 
bonheur, et non d'aucune vue des qualités en elle 
qui peuvent nous apporter du bien, ni même de notre 
reconnaissance en elle de quelque condition morale 
dépassant celle du simple bonheur. Du moment que 
nous commençons de considérer une créature 
comme subordonnée à quelque dessein en dehors 
d'elle, quelque chose du sens de la beauté organique 
est perdu. Ainsi, lorsqu'on nous dit que les feuilles 



i92 RUSKIN. 

d'une plante sont occupées à décomposer de Tacide 
carbonique et à nous préparer de Toxygène, nous 
commençons à la considérer avec quelque espèce 
d'indifférence, comme si c'était un gazomètre. 
C'est devenu jusqu'à un certain point une machine. 
Quelque chose de notre sens de son bonheur a 
disparu. Sans doute, à la réflexion, nous verrons 
que la plante ne vit pas seulement pour elle-même, 
que sa vie est une suite de bienfaits, qu'elle donne 
autant qu'elle reçoit, mais aucun sens de ceci ne 
se mêle d'une manière quelconque à notre percep- 
tion de la beauté physique dans ses formes. Ces 
formes qui apparaissent nécessaires à la santé : la 
symétrie de ses feuillets, la douceur glabre de ses 
tiges sont considérées par nous comme des signes 
du propre bonheur de la plante et de sa perfection : 
ils sont sans utilité pour nous, excepté quand ils 
nous procurent du plaisir. Le Sermon sur la Mon- 
tagne nous donne précisément la vue de la nature 
qui est prise par l'affection incurieuse d'un humble, 
mais puissant esprit. Il n'y a pas de dissection de 
muscles, ni de dénombrement des éléments, mais 
le regard le plus ferme et le plus large sur les faits 
apparents, et la métaphore la plus magnifique en 
les exprimant : « Ses yeux sont comme les pau- 
pières du matin. Dans son cou, réside la force, et 
la tristesse se tourne en joie devant elle. » Et dans 



SA PENSÉE. 193 

le commandement si souvent répété, jamais obéi : 
« Regardez les lys des champs î » observez qu'il y a 
précisément la délicate attribution de la vie que 
nous savons être une caractéristique de la vue 
moderne du paysage. Il n'y a pas de science, ni 
d'idée de science, pas de numération de pétales, ni 
d'étalage de provisions pour la nourriture, — rien 
que l'expression de la sympathie à la fois la plus 
enfantine et la plus profonde. » C'est le sentiment 
esthétique *. 

Telle est la faculté qui nous permettra, mieux que 
la raison ou que l'appétit sensuel, de surprendre 
« l'appel de toute la nature inférieure aux cœurs 
des hommes, l'appel du rocher, de la vague, de 
l'herbe, comme une part de la vie nécessaire de 



1. Dans ces pages et dans celles qui suivront, on a cherché 
à donner une image fidèle non plus des paroles de Ruskin, 
mais de sa pensée. Il a donc été parfois nécessaire de trans- 
poser les paroles afin de restituer plus exactement Tjdée. 
Par exemple, ici, on se sert du mot : « sentiment esthétique » 
dans tous les cas où Ruskin se servirait du mot « faculté 
théorique ». Le mot esthétique est proscrit par Ruskin en 
anglais, comme signifiant autre chose que cette « énergie de 
contemplation •» qu'il a en vue. Mais, en français, le mot 
esthétique a bien le sens que Ruskin prête à théorique. C'est 
le sens qui lui a été donné par tous les esthéticiens, notam- 
ment par M. Charles Lévêque dans sa Science du Beau, Et 
quand TôpfTer a parlé, dans ses Menus Propos, de la faculté 
esthétique ou quand, plus récemment, M. Cherbuliez, dans 
son livre VArt et la Salure, a analysé le 'plaisir esthétique, 
ils ont, parallèlement à Ruskin et en se servant d'un autre 
mot, exprimé la même idée que lui. 

13 



194 RUSKIN. 

leurs âmes ». Nous avons trouvé rinstrumenl de 
notre étude autant que son objet, et sa récompense 
autant que son instrument. Car l'enthousiasme 
seul peut analyser Tenthousiasme. L'admiration 
seule peut rendre compte des phénomènes de Fad- 
miration. Ne craignons pas Taccusation de schwâr- 
merei et laissons les ironistes à leurs besognes sté- 
riles! S'ils entreprennent avec leur sens calme et 
rassis d'analyser les impressions de beauté, ce sont 
des gens qui, gravement, se mettent à refroidir les 
objets sur lesquels ils prétendent étudier l'action 
de la chaleur. Loin d'éclaircir ou d'affiner la faculté 
de l'esthéticien, l'esprit critique la fausse, l'expé- 
rience l'émoussCy la science la perd. « S'il nous 
était possible de nous rappeler tous les instincts 
heureux et inexplicables du temps insoucieux de 
notre enfance, nous arriverions à des résultats plus 
rapides et plus exacts que ceux que soit la philoso- 
phie, soit la pratique sophistiquée des arts ont 
atteints jusqu'ici. » Ceux-là seuls qui ont gardé 
leur fraîcheur d'impression pénétreront jusqu'au 
fond la fraîcheur des teintes cristallines. Le monde 
de la Beauté est comme le béryl dans la Ballade de 
Rossetti : 

None sees here but Ihe pure alone, 
et, en vérité, si vous ne vous faites pas semblables 



SA PENSÉE. 195 

aux petits enfants, vous n'entrerez pas dans l'Esthé- 
tique des cieux.... 

Mais parce qu'elle nous rapproche des esprits 
simples et ne relève pas de la raison raisonnante, , 
n'allons pas la nier, cette faculté, et surtout n'al- 
lons pas la dédaigner! Car nous dédaignerions le 
plus beau de tous les dons que nous firent les 
bonnes fées qui se penchèrent sur le berceau de 
l'humanité ! Cette faculté esthétique, c'est la faculté 
humaine par excellence. Si devant l'utilité l'animal 
déhbère, nous ne pouvons affirmer que non, mais 
devant la beauté l'homme seul tremble, s'émeut. 
« Ce qu'il peut y avoir en nous de la nature du bœuf 
ou du porc ne perçoit aucune beauté ni n'en crée 
aucune. Ce qui est humain en nous peut le créer et 
le rendre en exacte proportion avec la perfectibilité 
de son humanité. » L'animal voit, cela est incontes- 
table, et, jusqu'à un certain point, il raisonne : 
l'homme contemple. La vache dé Potter se mire : 
l'homme admire. « C'est la faculté humaine, super- 
lativement humaine, qui nous fait aimer des rochers 
non pour nous, mais pour eux-mêmes », pour leurs 
lignes sur le ciel bleu profilées. Et s'il y a quelque 
différence fondamentale entre l'homme et tout ce 
qu'on dit lui être semblable, ne cherchez pas ail- 
leurs. Si Ton vous dit : Voici une plante fine et 
svelte, aux courbes infiniment changeantes et aux 



196 RUSKIN. 

tons mélodieusement assortis. On a vu un être, à 
tâtons, ramper vers elle, l'arracher et la dévorer. 
Quel est cet être? dites : Je ne sais, c'est un acte 
impulsif. Mais on l'a vu arracher cette plante et 
l'enfouir, près de là, pour la retrouver. Quel est cet 
être? — Je ne sais. Il y a beaucoup d'animaux qui 
enfouissent leur butin ou leur nourriture. C'est un 
acte sur les confins de la raison. — Mais on Ta vu 
demeurer devant cette plante, longtemps, à Tad- 
mirer. Quel est cet être? — Je le sais. C'était un 
homme. Le sentiment esthétique est là. 

Et comme c'est là le propre de l'homme, rien 
d'humain ne doit échapper à ses prises. Munie de 
cet instrument d'étude, toute philosophie réellement 
complète examinera, dans chaque action ou idée 
qui lui est soumise, la part qu'y prend la nature et 
le rôle qu'y joue la beauté. Elle recherchera dans 
les âmes les lignes des paysages que les yeux ont 
contemplés. Elle recherchera dans les cœurs les 
volontés que l'aspect brillant ou terne des minéraux 
y a déposées. Si elle est curieuse de causes finales, 
elle ne dira pas, lorsqu'elle se trouve en présence 
de « rocs sourcilleux», comme ce penseur de jadis : 
« A quoi peuvent-ils bien servir?... Ah! ils servent 
de refuge aux bêtes I » — mais elle étudiera s'ils 
ne semblent pas « bâtis pour la race humaine tout 
entière, comme les écoles et les cathédrales, s'ils 



SA PENSÉE. 197 

s'ils ne sont pas des trésors d'un manuscrit illustré 
pour Técolier, de bonnes et simples leçons pour 
l'ouvrier, de tranquilles retraites, en leurs pâles 
cloîtres, pour le penseur ». Elle se demandera si 
l'histoire des sommets de la terre n'est pas intime- 
ment liée à l'histoire des sommets de la pensée, si 
l'on peut justement refuser d'attribuer aux spec- 
tacles montagneux quelque part de ce qui donna 
aux Grecs et aiîx Italiens leur rôle de conducteurs 
intellectuels parmi les nations de l'Europe. Elle 
notera, par exemple, « qu'il n'y a pas un seul coin 
de terre de chacune de ces deux contrées dont on 
n'aperçoive pas des montagnes : presque toujours 
celles-ci forment le trait principal du paysage. Les 
profils des montagnes de Sparte, Corinthe, Athènes, 
Rome, Florence, Pise, Vérone sont d'une beauté 
consommée ; et quelque aversion ou mépris qu'on 
puisse démêler dans l'esprit des Grecs pour la 
rudesse des montagnes, le fait qu'ils ont placé le 
sanctuaire d'Apollon sous les rochers de Delphes 
et son trône sur le Parnasse est un témoignage 
qu'ils attribuaient le meilleur de leur inspiration 
intellectuelle à l'influence des montagnes. » 

Peut-être qu'on trouvera aussi dans cette con- 
templation de certains horizons familiers les sources 
de plusieurs des grandes idées qui mènent le 
monde, et par exemple les sources mêmes du 



198 nusKiN. 

patriotisme. Le paysage, en effet, est le visage 
aimé de cette mère patrie, Tr,v [lYirpiSa, qu'on ne 
pourrait autrement se figurer que par une froide 
abstraction ou par une lourde femme de pierre, 
comme celles de la place de la Concorde. Quand 
on pense à la Patrie, ce n'est pas comme à une 
assemblée d'hommes chauves et noirs gesticulant 
sous la lueur du gaz parlementaire, ou écrivant 
derrière les grillages des bureaux des municipes : 
c'est aux dentellemenls des montagnes, aux eaux 
courantes des fleuves, aux demi-cercles bleus des 
golfes limpides, aux vallons courbés, tachetés de 
champs, striés de sillons, comme des plaques gra- 
vées, aux villages égrenés sur les routes, aux 
fumées des villes montant dans l'azur des soirs.... 
Et plus cette vision sera belle, plus on aimera la 
patrie dont elle est l'image. L'Écossais, par exemple, 
adore la sienne, car « c'est le caractère particulier 
de l'Ecosse comme distincte de tout autre paysage, 
sur une petite échelle, dans l'Europe du Nord, 
d'avoir des traits distinctement suggestifs. Une 
rangée de coteaux le long d'une rivière française 
est exactement semblable à une autre ; un détour 
de ravin dans la Forêt-Noire est justement l'autre 
détour vu de l'autre côté. Mais dans tout le par- 
cours de la Tweed, du Teviot, du Gala, du Tay, du 
Forth, de la Clyde, il n'est peut-être pas un mor- 



SA PENSÉE. 199 

ceau de ravin ou un coin de vallée que ses habi- 
tants ne puissent distinguer de tout autre. Il n'y a 
pas d'autre pays où les racines de la mémoire 
soient à ce point associées avec la beauté de la 
nature au lieu de l'être avec l'orgueil des hommes. » 
Et alors on se demandera s'il ne faut pas que cette 
beauté soit la grande préoccupation du patriote, 
comme elle a été sa grande éducatrice. Car peu 
importe ce qu'on fait pour perpétuer l'idée de 
patrie, si l'on ne perpétue pas la figure aimée de la 
patrie. Ce n'est pas en semant des statues qu'on 
récolte des hommes. C'est en respectant les pierres 
non taillées du sol natal, et « une nation n'est digne 
du sol et des paysages qu'elle a hérités, que lorsque 
par tous ses actes et ses arts elle les rend plus 
beaux encore pour ses enfants I » 

§ 3. 

Enfin, si après avoir étudié partout les effets de 
la Nature et de la Beauté sur l'âme humaine, on 
s'élève jusqu'à la question des causes de cette 
Nature et de cette Beauté, là encore devra inter- 
venir l'enquête esthétique. Et rien sur les grands 
problèmes qui touchent l'âme ne pourra être décidé 
sans que cette science, dont le domaine est une 
partie de l'âme, soit consultée, rien sans que cet 
instinct supérieur l'ait sondé ou jaugé. Il sera 



200 RUSKIX. 

inutile de nous donner du monde et de ses lois, de 
ses origines et de ses destinées, une théorie quel- 
conque, si, même satisfaisant notre raison céré- 
brale, elle heurte notre sentiment esthétique, si, 
par tous ses enthousiasmes, notre nature proteste 
contre sa décision. Si, d'aventure, on nous parle de 
progrès par révolution, il faudra venir déviant le 
Thésée du Parthénon, nous expliquer pourquoi ce 
reste glorieux et immortel témoigne de ce que 
Taine appela un jour « une humanité mieux réussie 
que la nôtre ». Et devant un certain char d'une 
Demeter gréco-étrusque, qu'on voit au Briiish 
Muséum, et dont les roues sont faites de roses sau- 
vages, il faudra qu'on nous dise ce qui manque à 
ces roses, hors le parfum, pour ressembler à celles 
qui croissent librement sur le coteau de Brantwood. 
Certes, ce sont là de petits problèmes pour un 
savant 1 A-t-il le loisir de regarder les yeux des sta- 
tues ou de baisser les siens vers des roses? Mais 
pour ceux qui ont ce loisir, cette curiosité les tient. 
« Pour un peintre, en effet, le caractère essentiel 
de toute chose est sa forme et sa couleur et les 
philosophes ne peuvent rien contre cela. Ils arri- 
vent et nous disent par exemple qu'il y a autant de 
chaleur ou de motion, ou d'énergie calorifique, ou 
quelque autre nom qu'il leur plaira de lui donner, 
dans une bouilloire à thé que dans un aigle. Très 



SA PBNSÉE. 201 

bien. C'est exact et très intéressant. Il faut autant 
de chaleur pour faire bouillir la bouilloire que 
pour porter l'aigle à son aire, et autant pour le 
jeter sur ui:i lièvre ou sur une perdrix; mais nous, 
peintres, connaissant Pégalité et la similitude de la 
bouilloire et de Toiseau dans tous les aspects scien-. 
tifiques, nous prenons notre principal intérêt à la 
différence de leurs formes. Pour nous, les faits 
qu'il importe d'abord de connaître dans les deux 
choses sont que la bouilloire a un bec de cruche et 
que l'aigle a un bec d'aigle, et que l'une a un cou^ 
vercle sur son dos et que l'autre a des ailes. » 

Or, quand nous examinons ces ailes et qu'à tra-^ 
vers toutes les familles d'oiseaux nous voyons tant 
de caractères divers de beauté et que nous étudions 
les teintes qui s'y sont posées, répondant à nos sen- 
timents intimes de joie ou de mélancolie, les éveil- 
lant à la vue d'un rouge-gorge qui passe et les 
endormant tour à tour, ne venez pas nous donner 
d'elles des explications qui expliquent tout, sauf 
leur beauté, et qui détruisent leur charme, qui est 
la seule chose que nous voulions conserver. Darwin 
fut un très grand esprit, et nous lui devons beau- 
coup d'idées justes, touchant ce qu'il a vu, mais a- 
t-il tout vu? « Nous pourrions suffisamment repré- 
senter le genre ordinaire de conclusions de son 
système, en supposant que si vous attachez une 



202 RUSKIN. 

brosse à cheveux à une roue de moulin, avec le 
manche en avant, de façon à se développer en un 
cou, en se mouvant toujours dans la môme direc- 
tion et en entendant continuellement un sifflet à 
vapeur, voici qu'après un certain nombre de révo- 
lutions, la brosse à cheveux tombera amoureuse 
du sifflet; ils se marieront, feront un œuf et le pro- 
duit sera un rossignol 1 » — Encore qu'un peu 
outrée, cette interprétation des causes delà beauté 
n'est pas très différente de celles que nous four- 
nissent d'ordinaire les savants avec beaucoup de 
gravité. « De même les théoriciens du développe- 
pement disent, je suppose, que les perdrix devien- 
nent brunes à force de voir des chaumes, les 
mouettes blanches à force de regarder l'écume des 
vagues, et les choucas des vieilles cathédrales 
deviennent noirs probablement à force de regarder 
les clergymen. » Mais il sera bien permis, après ces 
hypothèses, de noter que les plumes des oiseaux 
sont ordinairement ternes lorsqu'elles sont desti- 
nées à des œuvres de force, et au contraire bril- 
lantes lorsqu'elles forment comme une parure mise 
sous nos yeux. « Il n'y a pas d'aigle irisé, ni de 
mouette de pourpre et d'or, tandis qu'une grande 
quantité d'oiseaux colorés, perroquets, faisans, 
oiseaux-mouches semblent faits intentionnellement 
pour l'amusement de l'homme. Qu'on dispute sur 



SA PENSÉE. 203 

le mol « intentionnellement », peu importe. Cela 
n'en est pas moins ainsi. » 

Lors donc que vous prétendrez nous donner 
quelque explication de la création de Toiseau ou 
de tout autre être organisé, n'oubliez pas ses côtés 
esthétiques : « Tenez fernae pour la forme et défen- 
dez-la, d'abord, conime distincte de la pure transi- 
tion des forces. Discernez la main du potier qui 
moule, régentant l'argile, de son pied qui ne fait 
que battre, tandis qu'il tourne la roue. C'est curieux 
combien la simple forme vous conduira loin en 
avant des philosophes. » Car l'instinct esthétique 
procède par synthèse, et « la philosophie moderne, 
elle, est une grande faiseuse de séparations. Elle 
est peu de chose de plus que le développement de 
la grande maxime : « Il suit de là que tout ce qu'il y 
a de beau est dans les dictionnaires. Il n'y a que les 
mots qui sont transposés. » Mais il y a, au delà du 
pouvoir qui forme simplement et qui soutient, un 
autre pouvoir que nous, peintres, nous appelons 
« passion », — je ne sais pas comment les philoso- 
phes l'appellent, — nous savons qu'il rend les gens 
rouges ou blancs et par conséquent il doit être 
quelque chose lui-même, et peut-être qu'il est le 
plus vraiment poétique ou faisant de la force de 
tout, créant un monde de lui-môme, d'un coup 
d'œil ou d'un soupir, et le manque de passion est 



204 RUSKLN. 

peut-être la plus vraie mort ou défaiseuse de toutes 
les choses et môme des pierres. » 

Or ce pouvoir est celui d'un Artiste ; nous ne 
pouvons nous y tromper. « Je puis positivement 
vous assurer que, dans mon pauvre domaine d'art 
imitatif, toutes les forces mécaniques ou gazeuses 
du monde, ni toutes les lois de Tunivers ne vous 
rendront capables de voir une couleur ou de des- 
siner une ligne, sans cette force singulière, ancien- 
nement appelée âme, » Car le pouvoir du hasard 
est très grand, mais il n'est pas artistique, et si 
nous pouvons, à la rigueur, imaginer une horloge 
sans horloger, il nous est très difficile de considérer 
un tableau de maître et de nier, de prime abord, 
qu'il y ait un Maître. Les savants, eux, sont fort à 
leur aise devant ce problème : ils ne voient pas le 
tableau. Plus ils raisonnent sur le côté esthétique 
de la nature, plus ils démontrent par leurs raison- 
nements mêmes qu'ils ne l'ont pas aperçu. Lors- 
qu'ils prétendent expliquer le Beau par l'Utile, 
« ils ne peuvent, dans leur extraordinaire orgueil, 
être comparés qu'à des vers de bois, fourvoyés 
dans le panneau d'un tableau fait par quelque 
grand peintre. Ils dégustent le bois en connais- 
seurs, mais arrivés à la couleur, ils lui trouvent 
mauvais goût, déclarant que même cette combi- 
naison qu'ils n'ont pas cherchée ni désirée, est le 



SA PENSEE. 205 

résultat normal de l'action des forces molécu- 
laires.... » — Pour ceux qui ont regardé le tableau, 
pour ceux qui ont fait le bonheur de leur vie de 
ses teintes délicates, fines, harmonieuses et puis- 
santes, qui l'ont aimé avec la passion de la jeunesse 
et ont cherché à en produire des imitations indi- 
gnes, mais fidèles, qui ont souffert lorsque quelque 
chose est venu le ternir, et pleuré de joie lorsqu'il 
leur a été rendu dans sa pureté primitive, pour 
ceux-là le problème de la création n'est point si 
simple que de pouvoir être expliqué par des varia- 
tions d'espèces — et tout n'est point dit depuis 
six mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent! 

Les relations esthétiques des espèces sont indépen- 
dantes de leurs origines, et c'est celles-là qui nous 
intéressent.... Pour nous la fleur est la fin ou l'objet 
propre de la semence, non la semence l'objet de la 
fleur. La raison d'être des semences, c'est qu'il puisse y 
avoir des fleurs, non la raison d'être des fleurs qu'il 
puisse y avoir des semences. C'est la fleur qui est la 
création que l'Esprit fait. C'est seulement parmi les 
éléments de sa perfection que se trouve celui de donner 
naissance à ce qui lui succède. Le principal fait à noter 
à propos de la fleur est qu'elle est la partie de la plante 
qui se développe au moment de sa vie la plus intense, 
et que ce ravissement intérieur nous est ordinairement 
signalé au dehors par l'afflux d'une ou de plusieurs 
couleurs primaires. Ce que sera le caractère de la fleur 
dépend entièrement de la portion de la plante sur 
laquelle ce ravissement de l'esprit aura été placé. Quel- 



206 RUSKIN. 

quefois la vie est placée dans sa gaine extérieure, et la 
gaine extérieure devient blanche et pure et pleine de 
force et de grâce. Quelquefois la vie est placée dans les 
feuilles communes juste sous la fleur, et elles devien- 
nent rouges ou pourpres. Quelquefois la vie est placée 
dans les tiges de la fleur, et elles s'épanouissent en 
bleu; quelquefois dans l'enceinte extérieure ou calice, 
le plus souvent dans sa coupe intérieure. Mais, dans 
tous les cas, la présence de la vie la plus intense est 
signalée par des caractères dans lesquels la vue humaine 
prend du plaisir et qui semblent préparés selon une 
intention distincte à notre égard — ou plutôt qui por- 
tent, en étant délicieux, le témoignage qu'ils furent 
produits par le pouvoir d'un même Esprit que le nôtre.... 
... Et observez toujours et sans cesse, en ce qui con- 
cerne toutes les divisions et facultés des plantes, qu'il 
n'importe pas le moins dii monde par quel concours de 
circonstances ou nécessités, elles peuvent graduellement 
avoir été développées. Ce concours de circonstances est 
lui-même le fait suprême et inexpliqué. Nous en venons 
toujours, en fin de compte, à une cause formative qui 
dirige la circonstance et son mode de rencontre. Si 
vous demandez à un botaniste ordinaire la raison de la 
forme d'une feuille, il vous dira que c'est un « tuber- 
cule développé » et que sa dernière forme est « due à la 
direction de ses fibres vasculaires ». — Mais qui est-ce 
qui dirige ces fibres vasculaires? — Elles cherchent 
quelque chose dont elles ont besoin. — Mais qu'est-ce 
qui fait qu'elles en ont besoin? Qu'est-ce qui les fait le 
chercher ainsi? Qui a fait qu'elles le cherchent en cinq 
fibres ou en trois? Qu'elles le cherchent en des zigzags 
ou en des courbes allongées? Qu'elles le cherchent en 
des vrilles serviles ou en des jaillissements impétueux? 
Qu'elles le cherchent en des rides cotonneuses ou héris- 
sées d'aiguillons, ou en des surfaces lustrées, toutes 



SA i»ENSÉE. 207 

vertes de force pure et d'un charme que Thiver ne fera 
pas passer? 

Il n'y a pas de réponse. Mais le résumé de tout cela, 
le voici : sur l'entière surface de la terre et des eaux, 
influencée par le pouvoir de l'air sous la lumière du 
soleil, une série de formes changeantes s'est développée 
dans les nuages, dans les plantes et dans les animaux; 
toutes ces formes ont un certain rapport, dans leur 
nature, avec l'intelligence humaine qui les perçoit, et sur 
cette intelligence, dans leurs aspects d'horreur ou de 
beauté et leurs qualités pour le bien ou le mal, s'est 
gravée une série de mythes ou de verbes du pouvoir for- 
mateur, que les hommes selon la passion particulière et 
l'énergie de leur race ont fait servir à interpréter la reli- 
gion. Et ce pouvoir formateur a été confondu par toutes 
les nations en partie avec le souffle de l'air au moyen 
duquel il agit et en partie compris comme une sagesse 
créatrice, procédant de la Divinité suprême, mais péné- 
trant et inspirant toutes les intelligences qui travaillent 
en harmonie avec Elle. Et quels que soient les résultats 
intellectuels obtenus dans nos jours modernes par la 
méthode qui considère cette émanation seulement 
comme une motion ou une vibration, chaque art for- 
mateur humain jusqu'ici et les meilleurs états du 
bonheur et de l'ordre de l'humanité, ont reposé sur 
l'appréhension de son Mystère (qui est certain) et de sa 
Personnalité (qui est probable).... 

Arrivé là, le Prophète de la Beauté s'arrête. Il 
en a dit assez pour ceux qui aiment la Nature : il 
en a trop dit pour ceux qui ne l'aiment pas. Pour- 
tant, on ne lui reprochera ni parti pris ni dogma- 
tisme. Il n'affirme rien au delà de ce que ses yeux 



208 RUSKIN. 

ont vu : il ne répèle rien de plus que ce que ses 
oreilles ont entendu. Les croyances qui bercèrent 
son enfance ont fui depuis longtemps sous l'ai- 
guillon du Doute. Il a rendu à la pensée libre 
rtiommage lef plus éclatant. Il a, au scandale des 
vieilles universités et en pleine chaire d'Oxford, 
poursuivi de ses attaques indignées l'arbitraire des 
dogmes et « l'insolence de la Foi ». Il a dénoncé 
l'orgueil de cette Église « qui s'imagine que des 
myriades d'habitants du monde pendant quatre 
mille ans ont été abandonnés à l'erreur et à périr, 
beaucoup d'entre eux à jamais, afin que, dans la 
plénitude des temps, la vérité divine pût nous être 
prêchée suffisamment à nous-mêmes », et raillé 
ces mystiques « qui se retirent de tout service de 
l'homme pour aller dans les cloîtres passer la 
meilleure part de leur vie en ce qu'ils appellent le 
service de Dieu, c'est-à-dire à désirer ce qu'ils ne 
peuvent pas obtenir, à pleurer ce qu'ils ne peuvent 
pas éviter et à réfléchir sur ce qu'ils ne peuvent 
pas comprendre.... » Mais ce n'a pas été pour 
abdiquer devant le matérialisme le libre examen 
de son esthétique, ni pour s'incliner devant « Tin- 
solence de la Science ». Il n'a pas laissé à la porte 
des laboratoires le scepticisme ardent qu'il avait 
osé introduire dans les cathédrales. Il n'a pas 
accepté que la raison, non plus que la foi, se 



SA PENSEE. 209 

débarrassât des problèmes qu'il lui posait en les 
niant ou en les amoindrissant. En pleine vigueur 
encore et en pleine gloire, dans toute la santé de 
sa pensée et avant le soir de sa vie, il est retourné 
devant la Nature, et il Ta retrouvée inexpliquée, 
sinon dans ses forces, du moins dans sa Beauté. 
Or cette Beauté, il Ta toujours affirmée la grande 
inspiratrice des actions des hommes, la joie 
suprême et la loi pour toujours. Il faut donc qu'on 
la lui explique ou, si on ne l'explique pas, qu'on 
avoue le mystère dont notre vie la plus intense, 
notre vie admirative, est entourée. La porte de 
l'Inconnu que la Science prétend fermer, il la 
rouvre donc, sans fracas, mais avec fermeté, en 
montrant qu'il n'y a pas la Science, mais qu'il y a 
simplement de»3 sciences diverses et qu'en voici 
une si peu avancée qu'elle est à peine connue et 
définissable et qui pourtant doit exister, puisque 
son objet joue un si grand rôle dans les choses qui 
nous ont faits ce que nous sommes, et dans celles 
aussi que nous faisons. Il lui paraît certain que la 
question qu'il a posée reste entière et qu'il y a 
réellement plus d'Esthétique entre le ciel et la 
terre qu'on ne l'enseigne dans nos Écoles de phi- 
losophie.... 

Il revient donc vers le Dieu de sa jeunesse, non 

tant parce qu'il est la vérité que parce qu'il est 

14 



2i0 RUSKIN. 

une explication de la Beauté et que les philoso- 
phies n'expliquent que la laideur. Légendes pour 
légendes, il s'abandonne à celles qui ne flétrissent 
rien, qui n'assombrissent rien, qui s'accordent h 
mieux à son sentiment esthétique. Le Christ 
devient pour lui l'artiste suprême et doux qui tra- 
vaille de ses mains à faire plus belle la demeure 
des hommes; c'est le jardinier rencontré par 
Madeleine, qui veille sur les fleurs nouvellement 
nées; c'est le peintre inconnu qui pose sur le bord 
delà gentiane la touche qui l'anime; c'est le tis- 
seur subtil qui fait les vêtements des lys plus écla- 
tants que ceux de Salomon; c'est le vigneron admis 
à Cana et qui aujourd'hui encore, dans chaque 
grappe pendante de la vigne, change en vin l'eau 
de la terre et du ciel. Le Christ est tout ce qui 
ressuscite au printemps, tout ce qui luit sur la 
montagne, tout ce qui désaltère en venant des 
hauts sommels. Il est la Nature; il est la Beauté; 
il est l'Amour. On ne peut s'étonner que le disciple 
de la Beauté soit son disciple, ni que, parvenu à 
l'occident de sa vie, en septembre 1888, faisant 
son testament intellectuel, et rassemblant en un 
faisceau toutes ses clartés, comme le soleil qui, 
au moment de disparaître, rappelle à lui tous les 
rayons qu'il prodigua pendant le jour, Ruskin nous 
dise : 



SA PENSÉE. 211 

Et maintenant, en écrivant sous la paix sans nuages 
des neiges de Chamonix ce qui doit être réellement le 
dernier mot du livre que leur beauté inspira et que 
leur force guida, je me sens, d'un cœur plus joyeux et 
plus calme qu'il n'a jamais été jusqu'ici, capable de 
raffermir ma plus simple assurance de foi, — c'est-à-dire 
que la connaissance de ce qui est beau est le vrai chemin 
et le premier échelon vers la connaissance des choses qui 
sont bonnes et d'un bon rapport, et que les lois, la vie et la 
joie de la Beauté, dans le monde matériel de Dieu, sont des 
parts aussi éternelles et aussi sacrées de sa création que, 
dans le monde des esprits , la vertu et, dans le monde des 
anges, V adoration. 



CHAPITRE II 



L'art. 



§ 1. 

Si telle est la Nature, que doit être TArt? Assu- 
rément quelque chose à la fois de très grand et 
de très humble, de très grand vis-à-vis de nous, de 
très humble vis-à-vis d'elle. Car si la vie, les joies 
et les lois de la Beauté, dans le monde matériel de 
Dieu, sont des parties aussi sacrées de sa création 
que la vertu dans le monde des esprits, l'homme 
qui scrute ces lois, rappelle ces joies et prolonge 
cette vie : Tartiste, remplit une des plus grandes 
tâches de Thumanité. Il se tient entre la Nature et 
nous. Il en est le déchiflreur, le chanteur et le 
mémorialiste. Nous courons dans la vie vers nos 
buts divers : à notre bureau, à notre cricket, à 
notre conseil d'administration. 11 a pour mission 
de nous arrêter et de nous dire : Regarde ce caillou 
et ses veines, regarde ce brin d'herbe qui te fait 



SA PENSÉE. 213 

des signes, regarde ce muscle, regarde ce ciel.... 
Croyez- vous que ce soit inutile? 

« Qui, parmi toute la foule babillarde, pourrait 
dire une seule des formes et des précipices de la 
chaîne des grandes montagnes blanches qui envi- 
ronnaient Thorizon hier à midi? L'un dit que le 
ciel a été pluvieux, Tautre qu'il a été venteux, 
l'autre qu'il a été chaud; mais qui a vu l'étroit 
rayon qui sortit du sud et qui frappa les sommets 
de ces montagnes jusqu'à ce qu'ils aient fondu et 
soient tombés en une poussière de pluie bleue?»... 
L'artiste l'a vu. Il nous a retenus devant lui ou 
tout au moins il Ta retenu devant nous. Car cet 
homme fait des miracles. « Il commande à la 
rosée de ne point sécher et à Tarc-en-ciel de ne 
point fondre.... Il incorpore les choses qui n'ont 
pas de mesure et immortalise les choses qui n'ont 
pas de durée. » 11 observe la Nature, comme une 
vigie. Il est l'éveilleur de nos admirations. Les lois 
qui sont les plus insaisissables, c'est lui qui les 
démôle ; les joies qui sont les plus vives, c'est lui 
qui nous les donne ; les esthétiques mystères qui 
nous relient aux choses d'en haut et d'en bas, 
c'est lui qui marche à leur découverte. — De plus, 
c'est lui qui nous montre comment son temps et 
son pays ont compris ces choses et qui nous en 
laisse le témoignage le plus sûr. « Les grandes 



214 RUSKIN. 

nations écrivent leur autobiographie dans trois 
livres : le livre de leurs actions, le livre de leurs 
paroles et le livre de leur art. Aucun de ces livres 
ne peut être compris, à moins que nous ne lisions 
les deux autres. Mais de ces trois, le dernier seul 
est tout à fait digne de foi. Les actes d'une nation 
peuvent être triomphants par sa bonne fortune et 
ses paroles puissantes par le génie de quelques- 
uns seulement de ses enfants, mais son art ne Test 
que par le don commun et les sympathies com- 
munes de la race. » Ainsi, envers nous, « tout art 
est enseignement ». 

Mais en même temps et pour la même raison 
qu'il est très grand vis-à-vis de nous, le rôle de 
l'Art est très humble vis-à-vis de la Nature. Envers 
elle, « tout art est adoration ». Car si le monde 
matériel a été expressément organisé dans un des- 
sein esthétique, si les nuages sont peints a fresco 
chaque soir pour ravir nos yeux quand ils se lèvent 
et les corolles lavées à l'aquarelle chaque matin 
pour les ravir quand ils s'abaissent, c'est appa- 
remment en la Nature qu'il faut chercher toute 
Beauté. C'est en elle qu'est le type suprême et le 
modèle éternel. Ce n'est point dans des rêves 
fournis par l'imagination ou dans quelque idéal 
imposé par la tradition. C'est dans la plus éphé- 
mère feuille que l'arbre donne au vent qui passe, 



SA PENSÉE. 215 

dans le moindre caillou qui roule de la montagne, 
dans le plus frêle roseau qui se penche sur 
rélang.... Car dans chacune de ces choses, des 
yeux d'artiste savent démêler la signature de l'Ar- 
tiste suprême. Sur aucune de ses œuvres Celui-ci 
n'a oubhé d'imprimer le cachet de la Beauté. 

Qu'importe qu'un passant, distrait et affairé, ne 
remarque point la splendeur d'une feuille morte, 
touchée par le soleil, à la porte d'une galerie, et 
qu'une fois entré dans cette galerie, il admire 
l'image de cette même feuille touchée par le pin- 
ceau mille fois plus faible d'un Vénitien? Qu'im- 
porte qu'en y réfléchissant il s'étonne et se scan- 
dalise que l'Art lui fasse admirer l'image d'une 
chose dont il n'a pas admiré la réalité? Et qu'im- 
porte enfin, si cet homme est un Pascal, que sa 
réflexion serve de postulat aux plus étranges con- 
troverses qu'on ait faites sur la Nature et sur l'Art? 
Cela prouve seulement qu'on peut être un grand 
logicien et un pauvre artiste. Un artiste, lui, 
n'aurait point passé, indifférent, devant la feuille 
touchée par le soleil; il l'aurait vue, il l'aurait 
regardée, il l'aurait aimée pour ses mordorures et 
pour ses flétrissures, pour ses passages de lumière 
et pour sa tache sur le massif; s'il avait eu sa boîte 
à couleurs au dos, il l'aurait copiée peut-être, et 
ainsi distrait par cette pauvre chose que Pascal 



2 1 6 RUSKIN. 

méprise, il aurait oublié d'entrer dans cette galeiie 
où Pascal se croit en devoir d'admirer. Car un 
véritable artiste a toujours préféré les reflets qui 
tremblent dans le grand canal à ceux qui dorment 
chez Canaletto et les chairs des mendiants qui 
cuisent au soleil de Séville à celles que brunit la 
patine sur les toiles de Murillo. u Tout art sain est 
l'expression du vrai plaisir pris dans une chose 
réelle qui est meilleure que Vart,,,, Vous pouvez 
peut-être penser qu'un nid d'oiseau, peint par 
William Hunt, est quelque chose de plus beau 
qu'un réel nid d'oiseau. Et il est vrai que nous 
payons une grosse somme pour l'un et qu'à peine 
nous regardons ou nous sauvegardons l'autre. 
Mais il vaudrait mieux pour nous que tous les 
tableaux du monde vinssent à périr que si les oiseaux 
cessaient de bâtir des nids/,,, » Oui, feuille ou nid, 
branche ou caillou, perle ou flot, toute Nature est 
Beauté. 

Inutile même de la chercher dans ses spectacles 
rares ou dans ses effets passagers. Inutile de 
guetter d'extravagants couchers de soleil ou de 
poursuivre sur les hauts plateaux une fleur dont 
l'espèce est quasi perdue. 

Ces caractères de Beauté que Dieu a mis dans notre 
nature d'aimer, il les a imprimés sur les formes qui, 
dans le monde de chaque jour, sont les plus familières 



SA PENSÉE. 217 

aux yeux des hommes.... Oui, seulement un coteau et 
un enfoncement d'eau calme, et une exhalaison de 
Lrume et un rayon de soleil. Les plus simples des 
choses, les plus banales, les plus chères choses que vous 
pouvez voir chaque soir d'été le long de mille milliers 
de cours d'eau parmi les collines basses de vos vieilles 
contrées familiales. Aimez-les et voyez-les avec droi- 
ture ! L'Amazone et l'indus, les Andes et le Caucase ne 
peuvent rien nous donner de plus. 

Les idéalistes se sont trompés qui sont allés 
chercher bien loin et bien haut la mystérieuse 
formule qui est écrite dans chaque foliole, comme 
une destinée dans chaque main ouverte, autour de 
nous. Les classiques l'ont cherchée dans l'impos- 
sible; les romantiques l'ont cherchée dans l'excep- 
tion. Elle est dans le facile et dans l'habituel et 
l'on peut même hardiment « conclure de la fré- 
quence des choses à leur beauté ». 

Des choses de la Nature, disons-nous, non des 
choses de l'homme, des choses les plus ordinaires 
voulues par elle, non des choses extraordinaires 
voulues par les jardiniers : les plus communes 
réalités de la montagne, non les plus ingénieux 
artifices des maçons; les rochers, non les rocailles; 
les lacs, non les bassins; les nuages, non la 
fumée; les mousses, non les tapis. Sans doute, il 
peut y avoir encore des restes de Nature et par 
conséquent des restes de beauté, dans une plante 



218 RUSKIN. 

écarlelée en espalier, dans un arbre taillé pour la 
cueillette des fruits ou des feuilles, dans un champ 
saturé de superphosphate, dans un canal bétonné 
pour rirrîgation. Mais ce ne sont là que des 
restes, que de pauvres souvenirs de la grande 
Défigurée. Nous pouvons les aimer encore, comme 
on aime les traits même flétris, même couturés et 
entaillés d'un visage qui nous fut cher. Nous ne 
pouvons plus y voir le prototype et le critère de la 
Beauté. Il est et il n'est que dans la Nature vierge, 
parce que la Nature n'est réellement elle-même 
que lorsque rien n'est venu la travestir ni la 
souiller. 

Notez cette particularité au sujet des ciels, qui les 
distingue de tout autre sujet de paysage sur la terre : 
que les nuages n'étant point exposés à l'intervention 
humaine sont toujours arrangés selon les lois de la 
Beauté. Vous ne pouvez être sûrs de cela dans aucune 
autre partie du paysage. Le rocher d'où dépend spécia- 
lement l'effet d'un spectacle montagneux est toujours 
précisément celui que l'entrepreneur de routes fait 
sauter ou que le propriétaire exploite en carrière, et 
s'il est un coin de pelouse que la Nature ait laissé à 
dessein le long de ses forêts sombres, qu'elle ait fignolé 
avec ses herbes les plus délicates, c'est toujours là que 
le fermier laboure ou bâtit. Mais les nuages, bien que 
nous puissions les cacher avec de la fumée et les mêler 
de poison, ne peuvent pas être exploités en carrière, ni 
servir de fondement à des bâtisses, et ils sont toujours 
glorieusement arrangés.,.. 



SA PENSÉE. 219 

C'est devant eux, c'est devant les vagues indé- 
pendantes et vierges, c'est dans les vallées pro- 
fondes où les eaux, les herbes, les lueurs, les 
ombres, les sèves, font tout ce qu'elles veulent, 
que l'artiste a eu les plus poignantes jouissances 
de sa vie. « Le pur amour de la Nature a toujours 
été pour moi restreint à la nature sauvage ; c'est- 
à-dire à des endroits complètement naturels et 
spécialement à des campagnes animées par des 
fleuves ou par la mer. 11 y fallait le sens de la 
liberté, du pouvoir spontané, inviolé de la 
Nature.... » Tout ce qui s'en approche va vers la 
beauté, tout ce qui s'en éloigne s'achemine vers la 
laideur *. 

De cette conception de la Beauté suit naturelle- 
ment le parti que l'artiste prendra en face de la 
Nature; et le parti qu'on prend en face de la 
Nature, c'est la seule question en Art. Toutes les 
recherches techniques du peintre maniant ses 
terres ou ses os concassés et du sculpteur fouil- 
lant sa glaise, toutes les gloses philosophiques des 



1. Tant sur ce point que sur tous les autres, Texposé que 
nous faisons de la pensée ruskinienne n'est point basé sur un 
lexle isolé, sur une opinion passagère du Maitre, mais sur 
rensemble de son enseignement. Ainsi la thèse ici exposée 
ressort d'ouvrages appartenant à toutes les périodes de sa 
vie, aux Modem Painters publiés de 1843 à 1860, aux. Seven 
lamps, 1849, aux Eléments ofDvawing^ 18oT, àlMri ofEnglandy 
1883, et aux Prœterita, 1885-1889, 



220 RUSKIN. 

esthéticiens gesticulant dans leurs chaires, se 
ramènent à celle question : quel parti prendre 
devant la Nature? Et des réponses qu'ils se font 
dérivent toutes les différences des écoles, sous- 
écoles, secles et ateliers. Or, si Ton débarrasse la 
, question des verbiages et des équivoques qui Ten- 
richissent, elle se pose dans les champs . aux 
témoins des splendeurs de la Nature sous la même 
fbrme qu'elle s'impose dans les cours d'assises aux 
témoins des crimes des hommes : — Dirai-je la 
vérité? Dirai-je toute la vérité? Ne dirai-je rien 
que la vérité? se demande le paysagiste sous son 
parasol, le statuaire en face de son ébauchoir, le 
portraitiste en tournant et en retournant autour 
de son modèle. Dessinerai-je ce chêne, comme il 
m'apparaît, dans son ensemble, sans rien y 
ajouter, sans fausser son aspect, mais en massant 
son feuillage et en oubliant quelques branches qui 
me paraissent inutiles à sa beauté, — en d'autres 
termes, dirai-je la vérité'^ Le dessinerai-je dans ses 
moindres détails, et en faisant ressortir avec la 
même netteté jusqu'aux incidents et aux aspects 
qui me plaisent le moins, — en d'autres termes, 
dirai-je toute la vérUé't N'ajouterai-je pas au thème 
que me fournit ce chêne, toutes les améliorations, 
tous les embellissements, toutes les autres idées 
de chênes que je puis avoir, en un mot ne dirai-je 



SA PENSEE. 221 

rien que la vérité'l Selon sa décision, l'artiste sera 
un éclectique, un réaliste ou un idéaliste. Il suivra 
Tune des trois grandes théories auxquelles se 
ramifient toutes les théories d'art : la théorie du 
choix, — la théorie de l'imitation littérale, — la 
théorie de l'idéalisation. 

Or, si nous avons défini la Beauté « la signature 
de Dieu sur ses œuvres », etjusque sur ses moindres 
opuscules, si nous avons affirmé que toute Nature 
est Beauté, ce n'est point pour nous rallier à la 
théorie du choix et encore moins à celle de l'idéa- 
lisation. Choisir! Qui l'oserait? 

Que le jeune artiste se méfie de Tesprit de choix : 
c'est un esprit insolent tout au moins, et ordinairement 
bas et commun, empêchant tout progrès et flétrissant 
tout pouvoir, encourageant les faiblesses, flattant les 
partialités.... Il ne dessine rien de bien, celui qui n'a pas 
envie de dessinern'importe quoi! Lorsqu'un bon peintre 
«e récuse, c'est parce qu'il se sent humilié, non parce 
qu'il fait ï\\ lorsqu'il s'arrête, c'est parce qu'il est rassa- 
sié, non parce qu'il trouve que la Nature lui donne une 
mauvaise nourriture. J'ai vu un homme d'un goût très 
pur s'arrêter pendant un quart d'heure pour contempler 
les petits canaux que la pluie venait de tracer dans un 
tas de cendres.... L'Art parfait perçoit et reflète l'en- 
semble de la Nature. L'art imparfait, qui est dédaigneux, 
rejette ou préfère.... 

Par conséquent, et selon le mot qui créa le Pré- 
raphaélisme, « les artistes doivent aller à la Nature 



222 RUSKIN. 

« 

en toute simplicité du cœur, sans rien rejeter, sans 
rien mépriser, sans rien choisir». 

Sans rien idéaliser non plus, est-il besoin de le 
dire? Choisir est une insolence, mais idéaliser est 
un sacrilège. C'est la prétention paradoxale, inouïe, 
d'un étroit esprit qui, impuissant à pénétrer la 
Beauté éparse dans la Nature, entreprend de la 
créer selon ses misérables imaginations. L'imagi- 
nation n'a rien à créer : son rôle est, si l'on veut, 
de M pénétrer la vérité, d'associer la vérité, de res- 
tituer la vérité ». Ce ne doit jamais être de substi- 
tuer ou d'ajouter quelque chose à la vérité. « L'er- 
reur qui la concerne est que sa fonction est une 
fonction de mensonge et que son opération 
consiste à montrer les choses comme elles ne sont 
pas. » A quoi bon mentir, quand les réalités sont 
si belles? Quelle figure généralisée, faite de traits 
rapportés, empruntés à des beautés diverses, quelle 
académie transposée, quelle fille de statue valut- 
elle jamais les vivantes enfants des hommes dont 
les soleils se sont chargés d'approfondir les teintes 
et les brises d'emmêler les cheveux? « Aucune 
déesse grecque n'a jamais été moitié si belle 
qu'une jeune Anglaise d'un sang pur! » Les vieux 
grands maîtres introduisaient dans toutes leurs 
oeuvres prétendues d'imagination, dans leurs 
Paradis ou dans leurs Résurrections, les simples 



SA PENSÉE. 223 

portraits de leurs patrons, de leurs valets, de leurs 
maîtresses et de leurs créanciers ; et c'était là « non 
une erreur, mais bien la source de leur vraie gran- 
deur et de leur supériorité, car ils étaient trop 
grands et trop humbles pour ne pas voir dans 
chaque face autour d'eux ce qui était au-dessus 
d'eux et ce qu'aucune imagination d'eux-mêmes 
n'aurait pu ni égaler, ni remplacer ! » 

Et s'il s'agit de ces régions de rêve où nous ne 
sommes jamais allés et de ces êtres de foi que nous 
n'avons jamais vus, quel besoin avons-nous de les 
peindre? Quand les maîtres l'ont tenté, ils sont 
toujours restés au-dessous d'eux-mêmes. « Tout ce 
qui est vraiment grand dans l'art chrétien se res- 
treint rigoureusement à ce qui y est humain, et 
même les extases des âmes rachetées qui entrent 
celestamente hallando par la porte du paradis de 
l'Angelico furent aperçues d'abord dans la gaieté 
terrestre encore que très pure des Florentines. » 
A aucun moment, « la créature n'a conçu ce qui 
est supérieur à la créature », et il n'est point utile 
qu'elle le puisse, ni convenable qu'elle le veuille. 
Ne pas voir la Beauté dans une hirondelle et 
s'imaginer la mettre dans un séraphin, quelle folie! 
« Si vous n'êtes pas inclinés à contempler les ailes 
des oiseaux que Dieu vous a donnés à voir et à 
toucher, beaucoup moins devez-vous l'être à côn- 



224 RUSKIN. 

templer ou à dessiner quelques imaginations d'ailes 
d'anges que vous ne pouvez voir. Connaissez celle 
vie d'abord, sans nier l'aulre, mais en élanl lout 
à fail sûrs que la place dans laquelle vous êtes 
maintenant est celle avec laquelle vous avez 
affaire. » El surtout n'allez point, sous couleur 
d'idéalisme ou de mysticité, vous mêler d'enseigner 
la Nature et « d'améliorer les œuvres de Dieu! i) 
Reste à prendre le parti du Réalisme. Et nous le 
prendrions en effet, si le Réalisme, tel que l'enten- 
dent les ateliers modernes, était l'imitation et 
l'adoration de la Nature. Mais loin que l'école 
réaliste admire et recherche la Nature, il n'est 
peut-être pas, dans l'histoire, une école qui Tait 
plus délibérément proscrite et plus insolemment 
bafouée. Loin qu'elle s'attache à reproduire de ce 
monde ce qu'il a de naturel et d'originel, elle se 
voue à montrer, en lui, l'artificiel et le succédané. 
Car il faut démasquer le sophisme de cette école 
qui, s'appuyant sur un principe vrai, à savoir que 
la Nature passe de beaucoup l'imagination hu- 
maine, en a fait, par le plus étrange abus de mots, 
suivre cette extravagante conclusion que tout ce. 
qui est dû à la fabrication des hommes : — les 
usines, les trottoirs, les locomotives, les fiacres, 
les bicyclettes, les guinguettes et les talus de che- 
mins de fer — s'appelle la Nature et, à ce litre, 



SA PENSÉE. 225 

s'impose à noire admiration. Ces bizarres amants 
de la Réalité, qui commencent par fabriquer, 
artificiellement et selon leurs imaginations, un 
objet laid en contradiction avec toutes les lois 
naturelles, puis qui nous viennent dire que cet 
objet est beau par cela seul qu'il est^réel, manquent 
à la fois de précision dans leur argument — parce 
qu'à ce prix on ne peut opposer la réalité à l'arti* 
fice, — et d'amour pour cette réalité qu'ils défigu-» 
rent avant que de la copier. 

Ils fabriquent tin chapeau haute forme, un 
tuyau de poelc, un « huit reflets »,et aussitôt ils le 
représentent sur une toile ou en bronze, en vous 
disant : C'est beau, car c'est la Nature I Ils entrent 
dans un bar^ inventorient sa collection de flacons 
multicolores, s'imprègnent de son atmosphère 
enfumé, étudient ses glaces ternies et tachées, 
puis ils peignent la bar-maid au milieu de ce triste 
appareil défausse civilisation et nous disent : C'est 
beau, car c'est la Nature! Ils vont chercher dans 
un hôpital une face anesthésiée, insensible, posent 
sur elle des rhéophores, provoquent, par faradisa- 
tion, des sourires chez un homme souffrant, des 
expressions de colère chez un être paisible, étudient 
ainsi chaque mouvement des muscles et reviennent 
nous annoncer qu'ils ont trouvé enfin « la Nature et 
le vécu », quand ils devraient dire qu'ils ont à grand' 

15 



226 RUSKIN. 

peine rencontré Tartifice etle mort ! Mieux encore : ils 
vont chercher la Nature au théâtre, sous la lumière, 
non du soleil, mais du gaz, éclairant non des chairs 
nues, mais des maillots, maillots d'êtres piétinant 
non la terre, mais des planches, respirant non sous 
des nuages, mais sous des gazes peintes, marchant 
non pas avec des pieds nus et libres, mais pirouet- 
tant avec des pieds déformés par la danse, et non 
par une danse aisément apprise avec les aïeux au 
son des roseaux, dans les granges, mais par quel- 
que pizzicato : Voilà la Nature, disent-ils, prise sur 
le fait, et voici la Beauté! Mais si c'est ici la 
Nature, qu'est-ce donc que l'artifice? Si c'est ici la 
terre, qu'est-ce donc que le sol où germent les 
grands blés nourriciers et les fleurs consolantes? 
Si c'est là le ciel, qu'est-ce donc que cet espace 
d'où tombent les pluies qui fécondent et les rayons 
qui mûrissent? — Pour les retrouver plutôt, 
ouvrons les fenêtres; non, sortons du théâtre où 
les réalistes vont chercher leurs modèles de figures, 
passons les fortifications où ils cherchent leurs 
modèles de paysages, retournons là oùl'électricité ne 
serpente plus à ras de terre, là où l'air n'est pas 
emprisonné et comprimé pour lancer des télé- 
grammes, mais libre pour pousser des nuages, là où 
« les jeunes filles dansent non sous la lumière du 
gaz, mais sous la lumière du jour, et non pour do 



SA PENSÉE. 227 

Targeni et à cause de leur misère, mais pour de 
Tamour et à cause de leur joie! » Là est la Nature 
et là aussi la Beauté. 

Beauté plastique des figures autant que pittoresr 
que des paysages, — cela s'entend de reste, car sî 
nous voulons. qu'elle réside dans le corps humain 
tel que Ta fait la Nature, est-ce à dire que les 
types ordinairement choisis par les réalistes repré-f 
sentent la Nature et s'approchent de la Beauté? 
Voici un gros électeur ou un menu fonctionnaire 
assis à la terrasse d'un café et qui, d'un geste appro-^ 
prié, prend un bon bock, ou goûte quelque absinthe. 
Il est courbé sous le poids de maladies ataviques, 
déformé par les accessoires du vêtement moderne^ 
renfrogné par les passions et les vices de notre 
temps, les muscles atrophiés par un trop long 
repos, la peau pâlie et décolorée souà les linges 
inutiles, la main tremblante d'alcoolisme.... Est-ce 
là l'homme de la Nature? Et s'il fut jamais au 
monde un être artificiel, n'est-ce pas lui? Est-ce 
la femme naturelle, que la morphinomane, ou que 
la chlorotique, ou que la peinte au filo (TorOy ou 
que remaillée? Est-ce la Nature qui a fait ces 
mains d'ouvriers modernes, qui a mis ces durillons 
sur celles du corroyeur et ces bourses séreuses à 
celles du découpeur sur métaux? Est-ce une teinte 
naturelle que celle du visage sous la lampe Edison? 



228 RUSKIN. 

Quelle sera donc, à ce prix, la lumière non natu- 
relle et irréelle? Celle du soleil, sans doute !... Et 
sous quel prétexte les réalistes proscrivent-ils les 
lumières des romantiques ou de M. Hébert, comme 
fausses, comme lueurs filtrées dans des caves, 
lorsqu'ils admettent, dans leurs propres tableaux, 
l'éclairage du théâtre et de l'usine, et quand il n'est 
pas d'effets artificiels de M. Hébert ou de M. Hen- 
ner qu'on ne puisse obtenir, si Ton veut, par des 
jeux bien combinés de gaz et d'électricité? Et 
quand ils nous montrent, en des scènes d'hôpital 
dont ils sont si friands, ce que deviennent les mus-' 
clés et les épidermes sous l'influence des traite- 
ments électriques ; ou lorsqu'ils enfarinent le visage 
d'un clown, puis le transportent sur leurs toiles, 
nous disant que ce sont là des réalités, font-ils 
donc du réalisme et respectent-ils au moindre 
degré cette Nature dont ils se sont fait un dra- 
peau? — Non. L'homme de Nature, l'être réel et 
suprêmement beau, est le corps sorti souple et 
joyeux de la main puissante du potier qui a 
pétri l'argile humaine, non tel que les besoins 
vrais ou faux de la civilisation l'ont caricaturé. 
C'est l'homme des premiers âges, droit comme le 
rameau libre, non l'homme de l'âge de la vapeur^ 
tordu par une fausse éducation. C'est l'Apollon 
de Syracuse, -*- non l'électeur de M. Gladstone^ 



SA PENSEE. 229 

C'est rhommie fait par la Nature, — non le self* 
made-man» 

La Beauté n'est donc ni dans un idéal d'une 
part, ni dans la nature dénaturée que copient les 
réalistes de l'autre, mais bien dans la Nature natu- 
relle et si nous ne trouvons plus aisément cette 
Nature aujourd'hui, si les figures humaines qui 
nous entourent sont toutes ternies « par l'opéra- 
tion visible et instante du péché invaincu», eh bien, 
appelons-en non à un rêve, mais à une réalité, à une 
réalité passée, à un souvenir des temps heureux où 
l'homme fort, pur, lumineux et confiant, marchait 
parmi des paysages splendides qu'il n'avait eu l6 
temps ni de détruire, ni d'insulter. Platon ne s'est 
peut-être pas tant trompé! L'idéal d'aujourd'hui^ 
c'est peut-être simplement un souvenir des réalités 
d'autrefois.... Gardons pieusement le souvenir de 
cette chose radieuse qui, parce qu'elle est passée, 
n'en fut pas moins réelle. Respectons les monu- 
ments qui nous en ont été laissés. « Une chose de 
beauté peut exister un instant à titre de réalité. 
Elle existe à jamais à titre de témoignage. A sa 
gloire et à sa sagesse, les nations doivent eu 
appeler in sœcula sœculorum et en toute vérité 
comme en toute confiance, une chose de Beauté 
est une loi pour toujours î » 

A cette question : Que fera l'Art et que doit-il 



830 RU8KIN. 

nous montrer? nous répondrons donc : Simple- 
ment la Nature telle qu'elle est et l'Homme tel qu'il 
a été. Le chemin de la Nature naturelle est facile 
à prendre : c'est celui qui mène aux vallées que 
l'industrie respecte encore et aux mers qu'elle ne 
peut souiller. Pour le peintre de figures et le 
sculpteur, c'est peut-être une entreprise difficile 
que de restituer l'Homme d'avant le vice et d'avant 
rinesthétique labeur, mais du moins faut-il tendre 
obstinément vers cette réalité et non vers quelque 
chose d'autre que la réalité. Il ne faut rien géné- 
raliser, rien ajouter, rien embellir, mais on peut 
ôter dé la face d'un homme les signes de dégra- 
dation que les artifices de notre temps y ont mis. 
On ne doit rien inventer, en dehors de la réalité; 
mais on peut effacer les surcharges que la civili- 
sation et les malheurs ont faites à la réalité. Ce 
n'est pas là effacer des vérités naturelles, c'est au 
contraire restituer le texte véritable en faisant 
disparaître l'interpolation. 

* 

Et observez par-dessus tout que ce travail ne doit pas 
être un travail d'imagination. Naufragés nous sommes 
et presque tous en morceaux, mais ce peu de bien par 
lequel nous pouvons nous racheter nous-mêmes doit 
être tiré des vieilles épaves du naufrage, si battues et si 
pleines de sable qu'elles puissent être, — et non pas de 
cette île déserte d'orgueil où se sont échoués les démons 
d'abord et nous après eux!... Nous devons donc poser 



SA PENSÉE. 231 

comme premier principe que notre art plastique, pein- 
ture ou sculpture, doit ressembler le plus possible à la 
Nature. 

S 2. 

Mais la Nature vue comment? Avec les yeux ou 
avec les rayons Rœntgen? La Nature touchée 
comment? Avec la main ou avec le scalpel? La 
Nature observée comment? Contcmplativement, 
en des années, comme l'observe le solitaire de 
TAthos ou des Alpes, ou bien clironophotographi- 
quement, en un deux millième de seconde, comme 
Tétudie un disciple de M. Muybridge ou de M. Ma- 
rey, qui apparaît, photographie et disparaît par 
l'express suivant? Il faut distinguer entre ces 
choses, car les mots sont si complaisants en 
esthétique et le vocabulaire si mal défini, qu'en 
disant qu'on doit serrer de près la Nature, on 
s'expose à être pris pour un photographe, pour un 
anatomiste,pour un géologue ou pour un scaphan- 
drier. Or aucun de ces hommes n'a vu ni n'est 
près de voir esthétiquement la Nature, pas plus 
que le pompier, logé dans les coulisses, n'a une 
idée de l'effet d'un opéra. Il aperçoit de face les 
choses qu'il faudrait voir de profil, et assourdi par 
une seule partie ne saurait saisir un ensemble. Il 
ne verra quelque chose que le jour où le théâtre 
brûlera. Nous aurons besoin de lui alors, et mieux 



23â RUSKIN. 

que nous, il saura pourquoi il brûle, le dessous 
des choses, et — s'il s'agit du savant en face de 
la Nature — les convulsions profondes de cette 
machine humaine où notre âme est logée, de ces 
terres et de ces mers qui nous portent, mais, ce 
jour-là, il n'y aura plus d'art possible et le spec- 
tacle sera fini.... Tant qull dure, ce n'est pas en 
savant^ c'est en voyant^ qu'il faut le regarder. C'est 
simplement avec les yeux d'un homme en bonne 
santé et avec le cœur d'un amoureux qui ne 
cherche qu'à admirer : 

Turner, dans la première période de sa vie, était quel- 
quefois de bonne humeur et montrait aux gens ce qu'il 
faisait. Il était un jour à dessiner le port de Plymouth 
et quelques vaisseaux à un mille ou deux de distance, 
vus à contre-jour. Ayant montré ce dessin à un officier 
de marine, celui-ci observa avec surprise et objecta 
avec une très compréhensible indignation que les vais- 
seaux de ligne n'avaient pas de sabords. « Non, dit 
Turner, certainement non. Si vous montez sur le mont 
Edgecumbe et si vous regardez les vaisseaux à contre- 
jour, sur le soleil couchant, vous verrez que vous ne 
pouvez apercevoir les sabords. — Bien, dit l'officier, 
toujours indigné, mais vous savez qu'il y a là des sabords I 
— Oui, dit Turner, je le sais de reste, mais mon affaire 
est de dessiner ce que je vois, non ce que je sais, » 

Ce qu'on voit, non ce qu'on sait, ce qu'on ressent, 
non ce qu'on comprend, — telle est la vérité esthé- 
tique opposée à la vérité scientifique et telle est la 



SA PENSEE. 233 

vérité que l'art doit, du plus près possible, rendre 
et, pour la rendre, pénétrer. Les savants qui pré- 
tendent montrer aux artistes les choses comme 
elles sont, respectent-ils le plan de la Nature? Non, 
ils le violent, car son plan est souvent de nous 
montrer les choses justement comme elles ne sont 
pas. Et reproduire les poulpes qu'elle cache au 
fond des eaux sombres, les os qu'elle cache au 
fond des chairs opaques, les mouvements qu'elle 
dissimule par la rapidité avec laquelle ils sont exé- 
cutés, en un mot montrer, en toute chose, l'aspect 
qu'elle a dissimulé à nos yeux, ce n'est nullement 
la suivre ni lui être fidèle, — c'est la trahir. Or 
toute trahison se paye et la Nature ne se donne 
pas, avec sa beauté, à l'artiste qui l'a interrogée 
sans respect et dépouillée san^ amour. Elle se donne 
à qui l'a aimée. Elle s'est donnée aux Grecs qui 
l'ont regardée dans sa pureté plastique vivre, agir, 
rougir, pâlir, frissonner devant çux.... Les Grecs 
l'ont regardée le jour, à l'air libre, sous le ciel bleu 
de l'Attique, selon son dessein, comme elle veut 
ôlre vue — et ils ont saisi sa beau té? L'étude du nu, 
c'est la science de la vie. 

Les savants de la Renaissance, eux, l'ont regardée 
avec des yeux d'enquêteurs et d'indiscrets. Ils ont 
mis le muscle à vif, ils ont fait l'analomiedu corps 
humain. Ils ont fouillé dans les chairs, la nuit, à la 



234 Brsnx. 

lueurd'une torche plantée en pleins Tiscères (Test 

la «c-ience du sépulcre. Qu'en est-il adrena? Des 
muscles grossis el raidis, des écorchés, comme sur 
les tableaux de Mantegna. des découpages d*acîer 
comme sur les grarares de Durer, des paquets de 
cordes soos prétexte de tendons et de boules sous 
prétexte de muscles. « Regardez la Mythologie des 
vices de Mantegna, au Louvre, cette anatomie révol- 
tante dans toutes les figures de femmes et d'enfants ! 
Regardez au musée Brera, à Milan, ce raccourci 
intitulé: un Christ, étude anatomique d'un corps 
mort, vulgaire, affreux, avec la plante des pieds 
tournés de face vers le spectateur. C'est une carac- 
téristique de la folie des Pollajuolo, Castagno, 
Mantegna, Vinci, Michel-Ange, — ces grands 
artistes qui souillèrent toutes leurs œuvres de cette 
science damnée. » C'est la Renaissance, dont le 
grand crime ne fut pas du tout, comme les mys- 
tiques Tont cru, l'indolence et le plaisir, mais la 
Science; la Renaissance qui pécha non point du 
tout par trop d'exubérance de vie et d'amour, mais 
par trop d'ambition, de sécheresse et d'horreur ! 
Là où il y a amour, il ne saurait y avoir enquête 
scientifique ni étalage pédant de découvertes. On 
ne vivisecle pas ce qu'on aime. Eisa a bien demandé 
son nom à Lohengrin, mais non pas le nombre de 
ses muscles peauciers ou la forme de ses apo- 



SA PENSÉE. 235 

physes épineuses. Et encore était-ce trop, ce qu'elle 
lui a demandé : Lohengrin a disparu.... C'est l'éter- 
nelle punition de l'esprit scientifique succédant à 
l'amour. C'est elle qui attend tous nos chercheurs : 
nos anatomistes, nos radiographes, nos chimistes, 
nos électro-physiologues, nos chronophotographes 
et nos mathématiciens. Le savant croit surprendre 
le mouvement : il l'arrête. Il croit maîtriser la 
lumière : il la chasse. Il croit saisir la vie du 
muscle : il le tue. 

Ce que la lettre de la Science tue, l'esprit de 
l'Art le vivifiera. Et l'esprit de l'Art, c'est tout sim- 
plement l'Amour, l'admiration naïve, passionnée, 
satisfaite de ce que les yeux voient, ne cherchant 
pas plus à l'approfondir qu'à l'embellir. En disant 
que « tout grand art est adoration », Ruskin 
entend que l'artiste doit à la Nature non seule- 
ment de la chercher avec amour, mais de l'aborder 
avec respect, et qu'il doit respecter non seulement 
ses formes et ses couleurs, mais encore son plan 
d'ensemble et jusqu'en toutes choses et en toutes 
formes d'art, son dessein. Il n'admet pas que l'ar- 
tiste se mêle de l'arranger, de la disposer autre- 
ment qu'elle-même ne s'arrange et ne se dispose. 
Il ne prononce qu'avec prudence le mot « dange- 
reusement noble » de composition. Il repousse 
avec horreur la généralisation : il se défie de toute 






236 RUSKIN. 

synthèse. — Dans un tableau, s'il admet qu'il y 
ait une ligne maîtresse, une masse principale de 
lumière, une figure dominante, « c'est dans les 
mauvaises peintures, ajoute-t-il aussitôt, que vous 
verrez cette loi le plus rigoureusement manifeste ». 
— S'il parle d'harmonie, on dirait qu'il fait un 
traité des poisons. — S'il admet un groupement de 
figures, toutes les lois qu'il en donne dérivent de 
l'examen attentif des groupements végétaux. S'il 
souffre qu'une chose soit subordonnée à une autre, 
c'est qu'il a remarqué que chaque fois qu'une 
feuille est composée, c'est-à-dire divisée en d'autres 
feuillets qui l'imitent et qui la répètent, ces feuillets 
ne sont pas symétriques, comme la feuille princi- 
pale, mais toujours plus petits en quelque partie, 
en sorte qu'un des éléments de la beauté subor- 
donnée, dans tout l'arbre, réside en la confession 
de sa propre humilité ou sujétion. — En sculpture, 
les lois du paysage le dominent pareillement et lui 
dictent celles de la glyptique. Avant tout, il veut 
que la masse sculptée présente de loin un profil 
simple et pur et une surface insensiblement mode- 
lée, un « magnifique va-et-vient » de plans douce- 
ment fondus les uns dans les autres, — comme 
sont, dans la Nature, des collines vues à distance 
sous un coup de soleil latéral, ou comme sont des 
feuilles ondulées ou des fruits modelés, sans un 



SA PENSEE. 237 

seul espace plat, mais sans de ces trous noirs et 
(le ces entailles profondes où se plaisent les Bernin 
et les autres artisans de décadence. — Le modelé 
des statues doit suivre le modelé non des linges, 
mais des chairs, et non des surfaces plates bâties 
par l'homme, mais des espaces arrondis voulus 
par Dieu. 

Jusqu'en architecture, ce fil d'Ariane doit nous 
guider. Parce que rarchitcclurc est, après le pay- 
sage, l'art qui peut le mieux rappeler la Nature, 
Ruskin a aimé l'architecture mieux que la sta- 
tuaire, mieux que le portrait, mieux que tout, ce 
qui ne nous rappelle que les hommes. Et parce 
que, parmi toutes les architectures, la gothique 
est celle qui reproduit le plus abondamment et le 
plus fidèlement les entrelacs des branches, des 
courants, des feuilles et des fleurs, il a hautement 
préféré le style gothique au roman ou au byzantin 
ou à l'arabe ou au renaissant. Dans tous ses juge- 
ments, au fond des noires et froides cathédrales, il 
reste le paysagiste épris de rochers, de verdures, 
de fleuves et de soleil. Dans les Baptistères, il 
pense aux lits rocailleux oii coulent les sources et 
devant les coupoles, il songe au dos rond des 
masses de granit. Les montagnes lui enseignent 
la construction des églises. Il veut que, dans une 
basihque, les pierres soient posées dans le sens où 



238 RUSKIN. 

elles gisaient dans la carrière, dans le sens de leur 
lit et non debout, en délit, 11 lui faut des blocs de 
marbre visiblement couchés selon des lignes quasi 
horizontales, parce que les masses du Cervin sont 
vues ainsi. 11 regarde de travers la ligne droite, car 
la Nature ne la donne point souvent d'elle-même 
et il querellerait volontiers les cathédrales de Pise, 
de Florence, de Lucques et de Pistoie pour leurs 
ornements géométriques, s'il ne s'avisait à temps 
qu'il en «a vu de pareils dans les cristaux. Mais 
comme les cristaux ne se trouvent point fréquem- 
ment à l'état visible dans la nature, il ne veut point 
que leurs figures se retrouvent fréquemment dans 
la décoration. 

H s'irrite donc contre l'architecte qui arrondit 
selon les lois les plus précises de la science la 
courbure de ses trèfles. En étudiant le roman et le 
byzantin, il attend avec impatience le moment où 
le cintre prend la forme d'une feuille : l'ogive. Il 
regarde le long des colonnes glabres et nues avec 
l'anxiété de Tannhauser considérant si sur son 
bâton il ne va pas bientôt pousser des fleurs.... 
A mesure que la feuille d'acanthe grecque se détend , 
s'assouplit, se déroule et s enroule, comme elle 
faisait dans le ravin sous la rosée, à mesure que 
des tiges apparaissent, serpentent et vont fleurir 
sur les chapiteaux, il s'émeut ^ il reconnaît le sou- 



SA PENSEE. 239 

venir de la Nature, il crie : la voilà ! la voilà ! Il 
applaudit, dans le byzantin, « à la délicatesse de la 
subdivision que la Nature nous enseigne par la 
feuille de persil et, dans le gothique, à la feuille de 
chêne, d'épine et de ronce ». Il loue les architectes 
du Palais Ducal de chercher la largeur du feuil- 
lage, afin de Tharmoniser avec les larges surfaces 
de leurs murailles puissantes, comme la Nature se 
plaît elle-même à la fraîcheur vive de la large 
feuille d'oseille ou de nénuphar.... Il demande enfin 
qu'on « place Tornement végétal le plus exubérant 
là où la Nature elle-même l'aurait placé. Ainsi, 
Tornement végétal du chapiteau corinthien est 
beau, parce qu'il s'épanouit sous Yabaque exacte- 
ment comme la Nature l'aurait fait épanouir et 
parce qu'il apparaît comme s'il sortait réellement 
d'une racine encore que cette racine reste cachée 
à nos yeux.... » 

Et comme il n'est rien dans la Nature d'incolore, 
ni de monochrome, il faut à ce paysagiste-architecte 
des édifices coloriés du haut jusques en bas. Non 
pas qu'il veuille que des lignes rouges ou bleues 
soulignent les jointures des blocs de pierre ou les 
cannelures des colonnes, comme des brandebourgs 
reproduisant sur le vêtement les côtes du squelette 
humain, mais bien au contraire que des teintes 
diverses et vives s'cntre-croisant et se pénétrant 



240 RUSKIN. 

tour à tour, ainsi que les couleurs d'un blason, 
jouent sur toute la surface bâtie comme elles jouent 
dans la Nature, voilant doucement, sans la cacher, 
l'ossature intérieure du grand corps de pierre orga- 
nisé. 

Autrefois on peignait ainsi jusqu'aux simples 
maisons. A Venise, « les armes delà famille étaient 
blasonnées en leurs propres couleurs, mais, je 
pense, généralement sur un fond de pur azur. La 
couleur bleue est encore demeurée derrière les 
blasons dans la casa Priuli et un ou deux des 
palais qui sont restés sans restauration, et le fond 
bleu fut employé aussi pour rehausser les sculp- 
tures des sujets religieux. Enfin toutes les mou- 
lures : capitales , corniches , meneaux , cornes, 
étaient soit entièrement, soit à profusion, couverts 
dor. » 

La Nature le veut! Elle fait plus que le vouloir : 
elle nous offre les matériaux nécessaires à l'embel- 
lissement de nos villes.^ 

Les marbres sont préparés par elle pQur Tarchitecte 
comme le papier Test par le manufacturier pour Taqua- 
reiliste. Les couleurs en sont mélangées exactement 
comme sur une palette préparée. Elles sont de toutes 
les valeurs et de toutes les teintes, excepté des mau- 
vaises. Et dans toutes leurs veines et leurs zones et leurs 
colorations de flammes ou leurs lignes brisées et dis- 
jointes, ces couleurs écrivent les légendes diverses, tou- 



SA PENSÉE. ^41 

jours exactes, des anciens régimes politiques du royaume 
des montagnes auxquelles ces marbres ont appartenu, 
— de ses infirmités et de ses énergies, de ses convul- 
sions et de ses consolidations, depuis le commencement 
des temps. 



Prenons donc ces matériaux, et couvrons-en 
nos demeures! Quand on Ta fait, on a fait les 
chefs-d'œuvre de Tarchitecture. On a fait les cathé- 
drales gothiques, les portails peints, les bois ouvra- 
gés et coloriés, les tympans dorés comme des cou- 
chers de soleil. La vénitienne, où tout était naturel 
et couvert de peintures riches comme des feuilles 
d'automne, fut l'apogée. La Renaissance, avec 
ses palais gris et ses tympans géométriques, sa 
science froide, précise et pompeuse, fut l'hiver, — 
« l'hiver qui fut sans chaleur comme il était sans 
couleur! » Du jour où l'architecte oublia la Nature 
multiforme et multicolore il oublia la Beauté. « La 
décadence et la dégradation dès le xv« siècle ne 
furent pas dues à son naturalisme, à sa fidélité 
d'imitation, mais à l'imitation de choses laides, 
c'est-à-dire non naturelles. Tant que le naturalisme 
se divertit à sculpter des animaux et des fleurs, il 
resta noble. Mais du jour où l'on y associa des 
objets artificiels, tels que des armures, des instru- 
ments de musique, des cartouches, des rouleaux 
sans signification et des boucliers bombés , et 

16 



242 RUSKIN. 

autres fantaisies semblables », du jour où les 
paysagistes cédèrent la place aux archéologues, 
on éprouva le froid des sarcophages rouverts, la 
piqûre mortelle du compas; on sentit le forma- 
lisme de l'esprit classique et pédant se répandre 
dans nos demeures et les glacer» Le ruban sans 
racine et sans tête remplaça Therbe vivante, la 
sotte banderole lia les fleurs dispersées, les plis 
somptueux des draperies gonflées par d'imaginaires 
orages masquèrent les formes humaines. « Ce fut 
comme si Tâme de l'homme elle-mêïne séparée de 
la racine de sa santé et prête à tomber en cor- 
ruption, perdait la perception de la vie dans toutes 
les choses qui sont autour d'elle et né pouvait plus 
distinguer l'ondulation des branches vigoureuses 
pleines d'une force musculaire et d'une circulation 
sanguine, du lâche ploiement d'une corde brisée. 
Ce jour-là fut consommée la condamnation du 
Naturalisme^ — et avec lui de l'Architecture du 
monde.. •• » 

Suivons donc, dans toutes les formes d'art : 
peinture, sculpture, architecture, la voie que nous 
trace la nature vue avec amour, et recherchons, 
jusque dans les plus minces détails techniques, son 
enseignement. 

Ce qu'elle nous enseigne tout d'abord, c'est le 
calme : calme dans les couleurs, calme surtout 



SA PENSÉE. 243 

dans les mouvements. Ses transformationls ^e 
sont pas rapides, ses gestes ne sont pas violents* 
L'arbre ne tend que lentement les bras vers le 
soleil ; le soleil ne se retire qu'insensiblement derrière 
la montagne; la montagne demeure pendant des 
siècles quasi immobile. Rarement, les phénomènes 
naturels produisent de ces changenjents à vue, 
qui, dans les féeries, font la joie des petits enf^nVl* 
Des hommes faits s'étonneront davantage de» \enl^ 
miracles de la germination ou de ces fortot^tions 
d'îles qui surgissent des mers, produites, par le 
travail de myriades d'infiniment petits, durant des 
myriades d'années. Il faut donc s'interdire en art 
toute représentation d'événements tumultueux, de 
scènes violentes, de figures qui courent, qui dan- 
sent, qui tombent, qui luttent et qui mordent : les 
tableaux de bataille , de damnation , de fêtes 
bachiques, de martyres à grandes contorsions de 
douleur, de chouettes clouées sur des portes et de 
Christs expirant sur des croix. Il faut proscrire les 
natures mortes au nom de la vie de la Nature,^ et 
aussi les Dieux mourants au nom de sa sérénité. 
L'agenouillement de naïfs bergers autour de la 
crèche; l'ascension d'un jet d'eau sous le ciel; le 
va-et-vient d'un archet sur une corde ; la procession 
des chevaliers qui entrent dans une église; la 
marche lente des ambassadeurs le long du canal ; 



é44 RUSKIN. 

raiïaissement de la Mélancolie parmi les outils 
des sciences, la chute des roses, qu'un ange la sse 
tomber du bout de ses doigts, une à une, sui là 
chair chatouillée de Fenfant Jésus qui s amuse,... 
tels sont des mouvements qu'on peut reproduire, 
parce qu'ils ne choquent point notre instinct de 
permanence. Les bergers de Lorenzo di Credi peu- 
vent garder longtemps leur même caressante atti- 
tude, les moines dii Mont Salvat et les grands sei- 
gneurs de Carpacdo passer éternellement devant 
nos yeux sans fatigue, la figure de Durer demeurer 
appuyée sur sa main aussi indéfiniment qu'une 
cariatide, et l'ange de Botticelli semer à jamais 
ses fleurs. 

Et que, dans les lignes de ces gestes insensibles 
ou de ces inactipns pensives, on se gardé bien de 
mettre une agitation qu'on a proscrite dans leur 
composition. Il ne faut point contorsionner les 
membres ou chiffonner les draperies de ces per- 
sonnages au reposr comme le fait le Bernin ou 
Gustave Doré. « Le dessinateur grand et sobre ne 
se permet pas de violentes courbes; il travaille 
beaucoup avec des lignes dans lesquelles la courbe, 
quoique existante, ne se peut percevoir qu'après 
un long examen.... » Quand il prend le pinceau, il 
en va de môme. Comme elle nous enseigne la paix 
des lignes, la Nature nous enseigne la paix des 



SA PENSÉE. ' 245 

clartés et des ombres. Elle ne fait point de Salvalor 
Rosa, de Rembrandt ni de Ribera. Elle s'interdit 
les grands partis pris d'ombres et de lumières, se 
défend les rayons de soupiraux, les jeux de lan- 
terne sourde, les coups de pistolet dans les caves^ 
abhorre les contrastes ou ne les tolère que trèë 
dissimulés, « agissant comme une surprise et non 
comme un choc... ». Il faut pareillement que, dans 
Tœuvre d'art, notre intérêt soit éveillé par la jus- 
tesse des teintes, et non par leurs oppositions, par 
la force des membres et non par leurs efforts, par 
leurs formes et non par leurs déformations. Il faut 
que la scène qui se joue entre les cadres nous 
séduise non pour Tétrangeté des situations, mais 
pour le naturel des caractères. Qu'importe qu'il 
n'arrive rien à ces figures, si le galbe en est si pur 
et la vie si intense, qu'on se passionne pour ce 
galbe et pour cette vie mêmes? Qu'importe que 
leurs pieds ne les portent nulle part, s'ils sont 
beaux à voir immobiles, que leurs mains ne tra- 
vaillent point, si elles tiennent dans leurs doigts 
oisifs des destinées prisonnières? C'est là le signe 
du plus grand Art. Faites les figures de votre 
tableau si belles, qu'on soit incliné à les aimer, et 
alors toute action, tout geste, tout incident, tout 
mouvement deviennent inutiles. « Être avec les 
gens qu'on aime, a dit La Bruyère, cela suffît; 



246 I^USKIN. 

rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à 
eux, penser à des choses indifTérenies, mais auprès 
d'eux, tout est égal.... » 

Parce qu'elle est vue avec amour, la Nature doit 
0tre reproduite avec minutie. On s'intéresse aux 
moindres détails de ceux qu*on aime , aux plus 
fugitifs mouvements de leur physionomie, aux 
plus menues particularités de leurs traits : à Fombre 
d'un cil sur une joue, au sertissage d'un ongle 
dans la chair, au sillon toujours, hélas! plus pro- 
fond, que prolonge sur le front un invisible labou- 
reur.... Il faut donc rendre la Nature « avec l'acuité 
de l'œil de l'aigle, la finesse de doigté d'un violo- 
niste, la patience et l'amour d'une Griselda. » C'est 
un insolent que le graveur moderne, qui hache 
sa planche de traits entre-croisés, brouillés au 
hasard, dans les ombres, sans le moindre effort 
pour exprimer une simple feuille ou une motte de 
terre, et qui vous dessine à grands traits confus, un 
paysage anonyme, comme on en voit de la fenêtre 
d'un wagon, à 60 milles à l'heure. « Au contraire, 
plus il est soigneux, en assignant l'exacte espèce 
de mousse à son tronc favori, et l'exacte espèce de 
mauvaise herbe à sa pierre nécessaire, en marquant 
dans chaque chose ce qui est définitif et caracté- 
ristique, dans sa feuille, sa fleur, sa semence, sa 
fracture, sa couleur, et son anatomie intérieure, 



SA. PENSÉE. 247 

plus son œuvre devient vraiment idéale. Toute con- 
fusion des espèces, tout rendu sans soin des carac- 
tères, toute association artificielle et arbitraire est 
vulgaire et non idéale en proportion de son degré. ?y 
Et cette ligne d'une correction et d'une précisioa 
absolues, il faut, dès le commencement, l'obtenir 
non pas avec la pointe d'une plume ou d'un crayon ^ 
mais avec la pointe d'une brosse, comme faisait 
Apelles et comme sont tracées toutes les lignes 
colorées sur les vases grecs. Habitué à dessiner 
avec la brosse, l'artiste aura beaucoup plus d'ai-^ 
sance dans l'exécution de sa peinture, car il pourra, 
à tout moment, rétablir d'un coup de pinceau toute 
ligne qu'une précédente touche aura brouillée. Le 
peintre qui ne tient pas son dessin au bout de sa 
brosse ne sait pas complètement dessiner. « Vous 
trouverez difficilement un dessin authentique par 
les grands maîtres, par Titien, Vélazquez ou Véror 
nèse. Car tandis que nous, modernes, nous avons 
toujours appris ou tenté d'apprendre à peindre en 
dessinant, les anciens apprenaient à dessiner en 
peignant ou en gravant, — ce qui est plus difficile. 
La brossp était mise entre leurs mains dès leur 
enfance et ils étaient forcés de dessiner avec elle, 
jusqu'à ce que, s'ils usaient de la plume ou du 
crayon, ils l'employassent soit avec la légèreté de 
la brosse, soit avec la décision du graveur. » 



248 RUSKIN. 

Décider, c'est choisir. Si, dans le fouillis d'un 
buisson, serpentent et se croisent par millions les 
lignes et les nervures, se creusent les trous des 
folioles, s'insèrent les angles des stipules et des 
épines, s'enroulent les cercles des sporanges, les 
ellipses des vrilles, faut-il, parce que toute Nature 
est belle, que son dessein disparaisse sous le dessin 
et sous sa richesse, sa beauté? Non. La Nature a 
ses traits caractéristiques. L'Art doit les exprimer. 
« Il en est des traits comme des soldats : trois 
cents connaissant leur force peuvent être plus forts 
que trois mille, moins sûrs de leur but. » C'est 
justement ce que veut dire, d'ailleurs, le mot des- 
siner ou désigner, dans les choses, ces qualités que 
Taine a définies « des manières d'être essentielles 
de l'objet ». Mais Taine, comme tous les philo- 
sophes, entend que l'artiste doit et peut exercer ce 
rôle de désignateur, selon sa fantaisie propre, ses 
penchants humains spéciaux, et son tempérament 
particulier. Il admet qu'en ce faisant, l'artiste 
devient supérieur à son modèle et que, selon la 
forte et adéquate expression de M. Cherbuliez, il 
« débrouille la Nature ». Ruskin n'admet point, 
même pour cet instant, la supériorité de l'Art sur 
la Nature. L'artiste n'est pas libre dé choisir à 
son gré telle ou telle ligne dans la nature : elle lui 
est imposée par les conditions mêmes de sa vision. 



SA PENSÉE. 249 

Physiquement, dans un buisson, on ne voit pas 
tout; on ne peut pas tout voir.... Or « le vrai artiste 
est celui qui, non seulement affirme bravement ce 
qu'il voit, mais confesse honnêtement ce qu'il ne 
voit pas. Vous ne pouvez dessiner tous les poils 
dans un courcil, non parce qu'il est sublime de les 
généraliëer, mais parce qu'il est impossible de les 
voir. Combien de cheveux il y a là, un peintre 
d'enseignes ou un anatomiste peut le compter, 
mais combien peu vous en pouvez voir, c'est seule- 
ment les maîtres suprêmes : Carpaccio, Tintoret, 
Reynolds ou Velazquez, qui le comptent ou le 
savent. » Est-ce que le chiromancien regarde tous 
les croisillons de la main ouverte que vous lui 
tendez? Non, il y a en elle quelques lignes qui, 
seules, marquent toute sa destinée, des lignes 
fatales. 

C'est en saisissant ces lignes maîtresses, lorsque nous 
ne pouvons les saisir toutes, que la ressemblance et 
l'expression sont données au portrait, et la grâce et une 
sorte de vérité vitale au rendu de toute forme naturelle. 
Je rappelle vérité vitale, parce que ces lignes maîtresses 
sont toujours expressives de l'histoire passée et de 
l'action présente de la chose. Elles montrent, dans une 
montagne, d'abord la façon dont elle a été bâtie ou 
agglomérée, et secondement comment elle s'effrite et 
de quel côté du ciel la frappent les plus violentes tem- 
pêtes. Chez un arbre, ces lignes montrent quelle sorte 
de destin il a eu à endurer depuis son enfance, com- 



2o0 RUSKIN. 

ment des arbres néfastes ont surgi sur son chemin et 
Font jeté de côté et essayé de Fétrangler et de Taffa- 
mer, où et quand des arbres favorables l'ont protégé et 
ont poussé bénévolement de conserve avec lui, se pen- 
chant quand il se penchait, quels vents Font le plus 
tourmenté, lesquels de ses rejetons se portent le mieux 
et donnent le plus de fruits.... Dans une vague ou 
un nuage, ces lignes maîtresses montrent le flux du 
courant et du vent et l'espèce de changement que Teau 
ou la vapeur endurent à tout instant dans leur forme, 
lorsqu'elles rencontrent un rivage ou une vague adverses 
ou un rayon de soleil qui les fond. Or, souvenez-vous 
que rien ne distingue les hommes supérieurs plus que 
ceci, qu'ils savent, soit dans la vie, soit dans Fart, la 
direction que prennent les choses.... Essayez, chaque 
fois que vous regardez une forme, de voir les lignes qui 
ont eu de l'influence sur son destin passé, et qui auront 
de l'influence sur son avenir. Ces lignes-là sont les lignes 
fatales. Prenez soin de les saisir, quand même vous 
manqueriez les autres. 

§3. 

Enfin la Nature nous enseigne le culte de la cou- 
leur. 

Nous disons de la couleur et non du clair-obscur, 
ce qui est tout différent : 

Voici un vase arabe dans lequel le plaisir donné aux 
yeux l'est seulement par les lignes : aucun efl'et de 
lumière ni de couleur n'y est cherché. Voici un clair de 
lune par Turner dans lequel il n'y a pas de lignes du 
tout, ni de couleurs. Le plaisir donné à l'œil l'est seule- 
ment par des modalités de lumière et d'ombre et par 



SA PENSÉE. ^51 

des effets d'éclairage. Enfin, voici un tableau primitif 
florentin, dans lequel les lignes n'ont pas d'importance 
ni les effets de lumière, mais tout le plaisir donné à 
Tceil consiste dans la gaieté et la variété de la couleur. 

En vous préparant à dessiner quoi que ce soit, vous 
trouverez que pratiquement vous avez à vous deman- 
der : chercherai-je la couleur de ceci? ou la lumière de 
ceci? ou la ligne de ceci? Vous ne pouvez les avoir 
toutes les trois dans la même mesure. 

Et quoique beaucoup des deux qualités que vous subor- 
donnerez à la troisième puisse, dans chaque hypothèse, 
être compatible avec la qualité choisie comme dominante, 
cependant votre décision vous range dans une des trois 
grandes écoles séparées qui se partagent l'empire de 
Tart. C'est ainsi que, dans d'autres questions, un homme 
se dit : « J'aurai d'abord des bénéfices et ensuite autant 
d'honnêteté que je pourrai ». Un autre se dit : « J'aurai 
d'abord de l'honnêteté et ensuite autant de bénéfices 
que possible ». Quoique l'homme qui aura des bénéfices 
puisse être honnête subsidiairement; quoique l'homme 
qui cherche Thonneur puisse devenir riche, — cepen- 
dant ne sont-ils pas de deux écoles à jamais diffé- 
rentes? 

Ainsi vous avez en art des provinces absolument sépa- 
rées, quoique se touchant par les frontières, celles des 
dessinateurs, des clairobscuristes et des coloristes; 

ou, pour leur donner des noms, les écoles de 
Raphaël, de Rembrandt, et de Fra Angelico : les 
lois de Rome, les lois d'Amsterdam, et les lois de 
Fiesole. 

Or la nature, elle, nous enseigne les lois de Fie- 
sole. Il y a eu de grands maîtres, dans les trois 



252 RUSKIN. 

écoles, comme au moment des dissensions de 
rÉglise, il y a eu des saints dans toutes les obé- 
diences. Mais les dessinateurs purs ont dû re- 
garder les choses loin du soleil qui fait miroiter 
trembler et se confondre les lignes. Les clairobscu- 
risles, eux, les ont regardées dans le demi-jour et 
le mystère des ateliers, dont ils ont parfois peint 
les murs en noir, afin de concentrer toutes les 
forces de la lumière en un foyer qui incendie une 
chair, embrase une armure ou allume les pointes 
des lances comme des cierges. Quiconque regar- 
dera les choses en plein jour et en plein air, sim- 
plement, naïvement, gaiement, ainsi que la Nature 
elle-même nous les montre, les verra non comme 
des damiers noirs et blancs, mais comme des 
agglomérations de points colorés. « // faut donc 
considérer toute nature purement comme une mosaïque 
de différentes couleurs qu'on doit imiter une à une en 
touie simplicité », et ne tenir aucun compte des pré- 
tendues lois du clair-obscur ou de Tombre. Il faut 
suivre TAngelico et le Pérugin qui sont sans 
ombre, sans tristesse, saris mal et non le Caravage 
ou TEspagnolet, ces esclaves noirs de la peinture. 
Il n'y a pas d'ombre en soi, pas plus que de lumière 
en soi : il n'y a que des couleurs plus fortes, plus 
épaisses, plus profondes! Arrière donc le gris, le 
noir, le brun et tout ce goudronnage des paysa- 



SA PENSÉE. 253 

gistes français du milieu du siècle, qui « semblent 
regarder la Nature dans un miroir noir! » Il faut 
assombrir chaque teinte, non avec un mélange de 
couleur sombre, mais avec sa propre teinte sim- 
plement renforcée. Ne nous parlez pas non plus 
de rien affaiblir, sous prétexte de « perspective 
aérienne »! Il n'y a pas de couleur particulière 
pour exprimer la distance. Il est faux que parce 
qu'un objet est loin, il doive être moins coloré que 
s'il était près. 

L'orange vif dans une orange est, il est vrai, signe de 
proximité, car si vous éloignez beaucoup cette orange, 
elle ne paraîtra plus si brillante, mais Torange vif dans 
le ciel est signe de distance, parce que vous ne pouvez 
voir un nuage orangé près de vous. Le vert d'un lac 
suisse est pâle dans les vagues claires, sur le bord, 
mais intense comme l'émeraude à six milles du bord. 
Il est absurde d'attendre quelque secours des lois de la 
perspective aérienne. Il faut observer les effets de la 
Nature et les reproduire aussi fidèlement et aussi com- 
plètement que possible, et ne jamais altérer une couleur 

parce qu'elle ne paraît pas être à sa place voulue 

Pourquoi supposer que la Nature veut que vous sachiez 
toujours exactement à quelle distance une chose est 
d'une autre? Certainement elle entend que vous preniez 
toujours plaisir à son coloris, mais elle ne désire point 
que vous mesuriez toujours l'espace. Comment feriez* 
vous si, chaque fois que vous peignez un soleil couchant, 
il vous fallait exprimer ses 95 000000 de milles dé dis- 
tance en perspective aérienne"^ 



254 RUSKIN. 

Toutefois n'imaginez pas que ce Guèbre amou- 
reux de la couleur qu'est Ruskin n'en goûte point 
les fmesses ni les harmonies. Et comme il sait le 
goût de ses compatriotes pour les teintes criardes, 
il les avertit rudement de ne s'y point livrer. « Si 
les couleurs étaient vingt fois plus chères, dit-il, 
nous aurions beaucoup plus de bons peintres. Si 
j'étais chancelier de l'Échiquier, je mettrais une 
taxe de 20 shillings sur chaque morceau de cou- 
leur et cette taxe ferait progresser l'Art beaucoup 
plus que la fondation d'un grand nombre d'écoles 
de dessin. » Regardez la Nature! « Elle est éco- 
nome de sa couleur. Vous croiriez, à la façon dont 
elle peint, que ses couleurs lui coûtent quelque 
chose d'énorme : point du tout! Elle ne donnera 
qu'une seule touche, là juste où le pétale se tourne 
en une lumière, mais au bas, dans la clochette, 
tout est assombri, et sur le pétale, tout est adouci, 
même dans la fleur la plus voyante. Parfois la 
Nature est d'une avarice sordide, intolérable; ainsi 
pour la gentiane, elle mesure parcimonieusement 
l'outremer qu'elle met dans la clochette. » Comme 
elle, il faut être amoureusement ladre de ses cou- 
leurs. 

Un prodigue d'outremer ou de vermillon n'aime pas 
les belles couleurs mieux que le bon coloriste ni même 
moitié autant* Mais il se permet des excès, et alors c'est 



SA PENSÉE. 253 

une loi de la Nature, une loi aussi invariable que celle 
de la gravitation, qu'il ne pourra y prendre autant de 
plaisir que s'il en avait usé en moindre quantité. Son 
œil est surmené et rassasié, — et le bleu et le rouge 
n'ont plus de vie en eux. Vainement il essaie de les 
peindre plus bleu et plus rouge : tout bleu est devenu 
gris et devient gris de plus en plus à mesure qu'il en 
ajoute; tout son pourpre devient brun et se fait de plus 
en plus automnal et fané, à mesure qu'il l'approfondit» 
Mais le grand peintre, lui, est sévèrement sobre dans 
son travail. Il aime la couleur vive de tout son cœur, 
mais pendant longtemps il ne se permet rien de sem- 
blable, — rien que des bruns sobres et des gris modestes 
et des couleurs qui, en elles, n'ont pas de beauté évi- 
dente, mais, par son gouvernement, elles deviennent 
délicieuses et après qu'il a tiré d'elles toute la vie et 
tout le pouvoir qu'elles possèdent et qu'il en a joui jus- 
qu'au degré suprême, — alors, prudemment et comme 
couronnement de l'œuvre et dernière note de sa musique, 
il se permet, pendant un instant, de la pourpre et de 
TaiSur, — et toute la toile est en flammes I 

Le plan de la Nature doit être imité non seule- 
ment dans la couleur, mais jusque dans la facture. 
« Car il y a toutes sortes d'harmonies dans un 
tableau, selon son mode de production. Il y a môme 
une harmonie de la touche. Si vous en peignez une 
partie rapidement et vigoureusement et une autre 
partie lentement et minutieusement, chaque mor- 
ceau du tableau pourra être bon, séparément, 
mais ils ne s'accorderont pas entre eux. Pareille- 
ment, si vous peignez une partie sous un jour 



256 RUSKm. 

chaud et une autre sous une lumière grise, par un 
jour froid, quoique les deux aient pu être la lumière 
du soleil et les deux bien tonalisées, avec leurs 
ombres relatives, exactement projetées, aucune 
partie ne ressemblera au jour et elles se détruiront 
réciproquement. » — Cette clarté, cette netteté 
d'effet doit régir tous les détails de la facture. Pas de 
retouches dans la pâte, pas de barbouillage, pas de 
contours baveux, pas de traînées du pinceau, pas 
de glissades, ni d'étalements au couteau à palette! 
Il faut qu'on tienne ses couleurs sèches et sa palette 
propre, afin qu'on voie clairement la teinte pure et 
qu'on ne soit pas enclin au mélange. Turner faisait 
tout le contraire, il est vrai, et sa palette qu'on 
conserve à la National Gallery en témoigne éloquem- 
ment; mais, sur ce point, Ruskin le désavoue. Il 
proscrit au même titre tout médium, les vernis, le 
bitume et même l'eau. Ainsi, en aquarelle, il interdit 
les grands délayages et les dessous mouillés. Il 
parle de l'éponge comme d'un monstre : la tache 
humide est son cauchemar. Il condamne le papier 
grenu parce qu'il garde l'eau. C'est un aquarelliste 
hydrophobe.... Mais pour pâlir les couleurs? deman- 
dera-t-on. Mettez du blanc, enseigne-t-il. Ainsi la 
peur du barbouillage le conduit à la gouache. Car il 
n'est pas de ceux qui disent avec admiration : C'est 
fait avec rien ! Il aime ce qui est fait avec quelque 



SA PENSÉE. 257 

chose. Quant à la transparence, il n'en a cure. « Je 
suis convaincu, qu'en Art, les plus grandes choses 
doivent être faites en couleurs mates. L'habitude 
de se servir du vernis ou des teintes lucides pour 
la transparence, fait que le peintre oublie la trans- 
lucence la plus noble qu'on obtient en rompant les 
couleurs variées les unes parmi les autres. Toute 
la décadence par le bitume, le vernis jaune et les 
arbres bruns qui a suivi le succès de l'école hollan- 
daise eût été évitée si seulement les peintres avaient 
été forcés de travailler avec des couleurs mates. 
Chaque fois qu'un peintre commence d'avoir envie 
de toucher quelque partie de son tableau avec de la 
gomme, il fait fausse route.... Oui, sans doute, les 
yeux d'une jeune fille sont beaux, humides, mais 
quel que soit l'orgueil d'une jeune beauté, en son- 
geant que ses yeux brillent (alors que peut-être 
cependant les yeux mats sont les plus beaux), elle 
serait fâchée, si ses joues luisaient de même, et 
qui de nous voudrait polir une rose? » Ce sont 
donc des fresques qu'il faut qu'on fasse? Oui; et 
mieux encore, des mosaïques. 

Par exemple, si vous dessinez le tronc d'un bouleau, 
il est probable qu'il y aura de fortes lumières blanches, 
ensuite de pâles gris roses autour d'elles du côté lumi- 
neux, puis un gris plus profond, probablement verdâtre 
du côté sombre, varié par des couleurs reflétées et, 

17 



2o8 RUSKIN. 

sur le tout, de riches rubans noirs d'écorce et des taches 
brunes de mousse. Posez d'abord le gris rosé en laissant 
du blanc pour les fortes lumières et les taches de 
mousses et en ne touchant pas le côté sombre. Ensuite, 
posez le gris pour le côté qui est dans Tombre, en le 
remplissant jusqu'au gris rosé de la lumière, en laissant 
ainsi, dans ce qui est le plus sombre, le papier blanc 
par places pour la mousse noire et brune; enfin, prépa- 
rez les couleurs des mousses rigoureusement pour cha- 
que tache et posez-les dans les réservés. 

Appliqué à Thuile, ce Systems de tachetage con- 
duit Tartiste à imbriquer ses feuilles d'arbre dans 
le ciel ou à découper des morceaux de ciel dans 
les interstices des feuilles déjà faites, sans jamais 
repeindre celles-là sur celui-ci ni celui-ci sur 
celles-là. C'est la condamnation de Corot et de 
presque tous nos grands paysagistes *. 

Enfin Ruskin ne veut pas plus de mélange sur la 
palette que sur la toile. Qu'on mêle deux couleurs 
ensemble, si Ton y tient, mais pas davantage! 
« Vous avez posé une couleur rouge et vous voulez 
une couleur pourpre par-dessus : ne mêlez pas de 
pourpre sur votre palette, mais prenez une petite 

1. Est-il besoin de répéter ici, au moment où la doctrine 
ruskinienne choque le plus nos idées françaises sur la cou- 
leur et sur la facture, que l'auteur de ces pages n'entend 
nullement exposer la vérité sur la question, mais bien l'opi- 
nion de Ruskin, et que si cette opinion lui paraît toujours 
digne d'être connue, ce n'est point à dire qu'elle mérite 
d'être suivie? 



SA PENSEE. 259 

louche de bleu et posez-la légèrement sur le rouge, 
de façon à laisser voir le rouge au travers, et vous 
produirez ainsi le pourpre. » Mieux encore : posez 
les couleurs vives par petits points sur ou dans les 
interstices des autres et « appliquez le principe 
des couleurs séparées à son raffinement le plus 
extrême, usant d'atomes de couleur en juxtaposi- 
tion plutôt qu'en larges espaces. Et enfin, si vous 
en avez le temps, plutôt que de rien mélanger, 
copiez la Nature dans ses fleurs ponctuées de 
couleurs diverses : les digitales, par exemple, et 
les calcéolaires. Et produisez les teintes mixtes par 
r entre-croisement des touches des diverses couleurs 
crues dont ces teintes mixtes sont formées, » 

Ne serait-ce pas le pointillisme qui, dès 1856, 
se trouve ici prophétisé? C'est lui-même ; et Ton 
s'explique bien que d'excellents esprits attaquent 
Ruskin, mais on ne s'explique pas qu'ils l'atta- 
quent comme « suranné ». Si l'on veut dire par 
là qu'il a quelquefois défendu certains principes 
éternels qui étaient vrais avant que nous fussions 
et qui le demeureront après que nous aurons été, 
on a raison. Mais si l'on insinue qu'il n'a ni admis, 
ni compris, ni prévu les écoles nouvelles, on 
témoigne simplement qu'on' a oublié de le lire 
avant que d'en parler. Car l'homme qui, en 1843, 
écrivait qu'il fallait aller à la Nature, sans rien 



260 RUSKIN. 

mépriser ni rien choisir et annonçait ainsi ce 
qu'aurait dû être le Réalisme; celui qui, en 1846, 
posait en règle que les teintes extrêmes et la pure 
couleur ne pouvaient exister que comme points 
et, en 1853, qu'il fallait peindre le paysage d'après 
nature jusqu'à la dernière touche en plein av\ et 
annonçait ainsi l'Impressionnisme, restera non pas 
seulement un précurseur, mais bien le précurseur 
par excellence au milieu des critiques d'art, géné- 
ralement plus enclins à « voler au secours de la 
victoire », qu'à prendre parti avant la bataille et à 
dominer l'incertitude des assauts. 

Seulement, dans ce système de dessin méticu- 
leux, de lignes consciencieuses et appuyées, de 
couleurs mates une à une dissociées et laborieuse- 
ment posées point par point, de « pignochage» 
sec, timide et probe, quel rôle jouent la largeur 
de la facture, la fluidité savoureuse de la touche, 
la virtuosité de la main, la liberté du pinceau? 
Elles n'en jouent aucun, parce qu'elles n'en doi- 

• 

vent pas jouer. La liberté est un vice et la virtuosité 
un ridicule. Le virtuose est un pharisien qui se 
complaît en lui-même et non en la Beauté. Entré 
dans le temple, il ne s'agenouille pas devant le 
Beau suprême en se frappant la poitrine et en 
disant : Je suis la laideur! Non. Il se pavane et se 
félicite; il se sait gré du peu qu'il imite de la 



SA PENSÉE. 261 

sainteté du modèle et s'y tient. C'est un équili- 
briste qui jongle avec ses ocres, ses outremers, 
ses cinabres, au lieu de les apporter en tribut 
devant la Nature sans ég^le et devant le ciel sans 
fond. Il dit : Voyez mon adresse, voyez ma sou- 
plesse, voyez ma patte! Il ne dit pas : Voyez-la, 
comme Elle est belle et comme elle passe tous nos 
pauvres artifices humains ! Il dit : Voyez comme, 
d'un seul coup de pinceau, j'allume le reflet du 
jour sur ce cristal! Il ne dit pas : Voyez comme 
cent coups de pinceau ne peuvent rendre l'infinie 
ductilité de cette courbe, le calme radieux de cette 
lueur faite de neige, d'argent, d'azur et de nuiti 
Le virtuose s'attarde à ses trilles et à ses sons 
filés. Pourquoi? Pour célébrer les voix profondes 
de la Nature? Non, mais pour qu'on célèbre son 
petit larynx à lui. Il fait de l'Art pour l'Art.... Le 
véritable artiste prend ses outils non pour briller 
lui-même, mais pour faire admirer comment brille 
la Nature; il s'exprime non dans la liberté du 
succès, mais dans la contrainte de l'adoration, et 
non pour qu'on crie : Comme i/ est adroit! Mais 
pour qu'on dise : Comme elle est belle! Il ne fait 
pas de l'Art pour l'Art. Il fait de l'Art pour la 
Nature et pour la Beauté.... 

Et alors, qu'importe la perfection dans la fac- 
ture, l'adresse et la réussite? C'est l'effort qu'il 



262 RUSKIN. 

faut qu'on voie! Efforts malheureux.... Qu'importe, 
8*ils sont héroïques? Efforts pénibles.... Qu'im- 
porte, s'ils sont passionnés? Les vrais amoureux 
sont toujours gauches! Chutes, erreurs, recom- 
mencements, agonies devant ce modèle suprême.... 
Qu'importe, pourvu que tout concoure à nous 
montrer combien ce modèle est placé au-dessus 
de nos atteintes. « La gloire d'un grand tableau 
est dans sa honte, et son charme en ce qu'il exprime 
le plaisir qu'un grand cœur trouve à ressentir 
qu'il y a quelque chose de meilleur que sa pein- 
ture. » Tant que vous ne voyez pas cela, la tenta- 
tive est médiocre « et vous n'avez jamais assez 
admiré l'œuvre d'un grand ouvrier, si vous n'avez 
pas commencé à la mépriser! » 

Exiger la perfection est toujours un signe qu'on mé- 
connaît la fin de l'Art, d'abord, parce qu'aucun grand 
homme ne s'arrête de travailler que lorsqu'il a déjà 
atteint le point où il déchoit; secondement, parce que 
l'imperfection est en quelque sorte essentielle à tout 
ce que nous savons de la vie. C'est le signe delà vie dans 
un corps mortel, c'est-à-dire du progrès et du change- 
ment. Rien de ce qui vit n'est rigidement parfait, — une 
partie déchoit, l'autre naît. La fleur de digitale — dont 
un tiers est encore en bouton, un tiers déjà flétri, et un 
tiers en complète floraison — voilà le symbole de la vie 
de ce monde. Et dans toutes les choses qui vivent, il j a 
certaines irrégularités ou certaines défaillances qui sont 
non seulement des signes de vie, mais des sources dç 



SA PENSEE. 263 

beauté. Aucune face humaine n'est exactement la même 
dans ses lignes des deux côtés; aucune feuille n'est par- 
faite dans ses lobes, aucune branche dans sa symétrie. 
Toutes soufTrent Tirrégularité et impliquent le change- 
ment, et bannir l'imperfection, c'est détruire l'expres- 
sion, arrêter l'efTort, paralyser la vitalité. Toutes les 
choses sont littéralement meilleures, plus charmantes 
et mieux aimées pour les imperfections qui leur ont été 
divinement départies, afin que la loi de l'humaine vie 
soit l'efTort et la loi du jugement humain, le pardon.... 

§4. 

Et malgré tout ce qu'il y a là d'exagération et 
de paradoxe, ne disons pas que ce sont des idées 
de moraliste, car ce sont bien des sentiments 
d'artiste, et celui-là ne fut jamais un artiste, quelle 
que soit son enseigne ou son étiquette, qui ne les 
a pas éprouvés ! Oublier son art pour la Nature, 
s'oublier soi-même pour son art, c'est bien la con- 
dition expresse de toute élévation vers les mys- 
tères de la Beauté, et c'est bien aussi, au point de 
vue pratique, dans les œuvres d'art collectives, la 
première condition du succès. En disant que 
« tout art est adoration », adoration humble et 
dévouée, oubli de soi et sacrifice, le Maître des 
Lois de Fiesole a exprimé autre chose qu'un apho- 
risme moral et sentimental : il a donné une règle 
précise dont l'application aux plus délicats pro- 
blèmes esthétiques de notre temps peut être faite 



2G4 nusKiN. 

chaque jour. Cet enthousiaste a vu clair dans les 
sophismes modernes et ce prophète a fort bien 
démêlé, sous les gloses des critiques et en dépit 
des théories intéressées des artistes, le vrai mal, 
le mal profond dont souffrent certains de nos 
arts : la vanité. 11 a vu et dénoncé qu'avec les 
qualités matérielles et techniques sans lesquelles 
il n'est point d'art, « car la première fonction d'un 
peintre, c'est de peindre », il fallait aussi, pour 
produire de grandes œuvres d'ensemble, une cer- 
taine qualité morale. Il a perçu que la science ne 
suffisait pas toujours sans la conscience, ni l'habi- 
leté de la main, sans la simplicité du cœur. 

Car si l'habileté suffisait, comment donc se fait- 
il que notre temps, si fécond en habiles gens, ne 
puisse produire un seul monument comparable 
aux temples grecs ou aux gothiques cathédrales? 
Si le talent était la seule chose requise de l'artiste, 
comment avec tant de talent et l'expérience accu- 
mulée de tant d'écoles, ne pouvons-nous ni créer, 
ni perpétuer un style, ni établir un ensemble de 
décoration harmonieuse, ni rivaliser avec des 
époques moins instruites et moins habiles, pour le 
goût et la délicatesse des outils, des meubles, des 
objets qui nous entourent? N'y a-t-il donc pas 
quelque chose qui manque? Ce quelque chose, ne 
serait-ce pas des qualités morales et, avant toutes, 



SA PENSÉE. 265 

celle que donne Fadoration : l'humilité? L'Humi- 
lité qui ne cherche pas les succès soudains et 
bruyants, mais qui consent aux recherches lentes 
et silencieuses; l'Humilité qui ne s'attache pas 
exclusivement aux arts intellectuels et aristocra- 
tiques, mais qui ne recule devant aucune besogne 
nécessaire; l'Humilité qui permet l'union de tous 
les artistes, fondée sur la mutuelle estime de la 
part que chacun prend au travail de tous? 

Si, aujourd'hui, l'on voit créer encore quelques 
beaux tableaux de chevalet, quelques jolies sta- 
tues, quelques bonnes parties d'un édifice, mais 
jamais une belle décoration d'ensemble, ce n'est 
pas qu'on manque de technique ni de talent, c'est 
que, pour arriver plus vite au succès et surtout à 
la fortune, l'artiste fait comme l'industriel : il se 
spécialise ; il dirige tous ses efforts dans le sens 
où il atteindra le plus de virtuosité et en vue des 
œuvres les plus lucratives. Il se garde de se 
dévouer à tous les arts, de peur de n'en réussir 
aucun. « Le membre de l'Institut est occupé seule- 
ment à produire des morceaux de toiles peintes 
qui seront montrées dans des cadres et des mor- 
ceaux polis de marbre qui seront logés dans des 
niches, tandis que vous demanderez à votre con- 
structeur de dessiner des patrons colorés en pierres 
et en briques, et à votre marchand de porcelaines 



266 RUSKIN. 

d*avoir des ouvrières qui savent peindre des porce- 
laines et rien d'autre. » Cette division du travail 
est, parait-il, merveilleuse dans l'industrie pour 
aller vite et gagner beaucoup; mais elle tue tous 
les arts à la fois. Elle les sépare, dès leur source, 
et les plus grands efforts ne les pourront jamais 
bien réunir. On peut faire des morceaux, non plus 
un tout, des collections, non plus un organisme. 
Pour faire un ensemble, il faut la même vie et la 
même vie ou la vie n'est donnée que par le même 
procréateur ou inspirateur. 

Telle est la loi qui fit les grands ensembles que 
nous admirons en Italie. « Aux alentours de 
Tan 1300, vous trouverez que, sur les cinq plus 
grands artistes : Cimabue, Jean de Pise, Arnolfo, 
André de Pise et Giotto, quatre étaient architectes 
autant que sculpteurs et peintres. Ce fut justement 
l'époque des grands ensembles jaillis avec la vie 
en eux. Plus tard, la peinture absorba et perdit 
tout. Vous devez en conclure que les trois arts 
doivent être pratiqués ensemble et que personne 
ne peut être un bon sculpteur qui n'est pas un 
bon architecte, c'est-à-dire qui n'a pas assez de 
savoir ni ne prend assez de plaisir dans les lois 
structurales pour pouvoir bâtir à l'occasion mieux 
qu'un simple constructeur. » Et de même que 
toutes les besognes peuvent être faites par la même 



SA PENSÉE. 267 

main, dans la môme œuvre toutes les séductions 
doivent être réunies. « Cette jonction des trois arts 
dans les esprits des hommes, aux temps les meil- 
leurs, est rapidement exprimée par ces mots du 
roman de la Rose, dans le Jardin de V Amour : 

Quand suis avant un pou aie, 
Et vy un vergier grand e lé, 
Bien cloz- de bon mur batillé 
Pourtrait dehors et entaillié 
Ou maintes riches escriptures.... 

Et quand vous êtes à Florence, devant le cam- 
panile de Sainte-Marie-des-Fleurs, vous voyez la 
preuve de cette union des arts. Il y a là deux 
rangs de panneaux hexagones remplis de bas- 
reliefs. Quelques-uns sont de mains inconnues, 
d'autres d'André de Pise, de Lucca délia Robbia, 
deux sont de Giotto et de ceux-ci, l'un représente 
la Peinture, sous la forme d'un peintre dans sa 
bottega. Vous avez, dans ce bas-relief, une des 
pierres fondamentales de la tour la plus parfaite- 
ment bâtie en Europe. Or cette pierre a été 
sculptée par la main de son propre architecte, et, 
de plus, cet architecte-sculpteur, Giotto, était le 
plus grand peintre de son temps et l'ami du plus 
grand poète.... 

Aujourd'hui, loin que l'artiste veuille mener à 
bout un grand ensemble d'œuvres, il dédaigne de 



268 RUSKIN 

terminer la sienne propre. « Le système modemç 
de modeler la statue en argile, de la mettre en 
forme par une machine ou par les mains d'un 
inférieur, et de la retoucher à la fin — si le soi- 
disant sculpteur la touche, — seulement pour 
corriger les défauts, rend la production d'un bon 
travail de marbre une impossibilité matérielle. Le 
premier résultat est que le sculpteur pense en 
argile au lieu de penser en marbre, et perd son 
sens instinctif du traitement qui convient à une 
substance cassable. Le second est que ni lui ni le 
public ne reconnaissent la touche du ciseau comme 
expression du sentiment ou d'un pouvoir per- 
sonnel et que Ton n'y cherche plus rien que le poli 
mécanique. » 

Dans la gravure, la même division du travail 
produit la même médiocrité du travail. « Regardez 
une gravure en taille-douce, vous voyez deux ins- 
criptions : au coin, à gauche, « dessiné par un 
tel », au coin, à droite, « gravé par un tel ». Or 
les seules gravures qui aient une valeur impéris- 
sable sont celles qui furent faites par le dessinateur 
lui-même. Il est vrai que, dans la gravure sur bois, 
Holbein et Durer avaient des ouvriers sous leurs 
ordres, mais non pas dans la gravure sur métal, 
car la perfection extrême de la ligne ne peut être 
atteinte que par la main du maître et que dans 



SA PENSÉE. 269 

Tacte même où il dessine. Jamais la ligne ne peut 
avoir sa pleine valeur que sous la première force 
vivante de l'imagination et de Tintelligence, car le 
dessin gravé doit être fait entièrement dans le feu 
complet du tempérament qui dirige visiblement 
ses traits, comme le vent fait les fibres des nuées. » 
Mais quoi? Le grand peintre s'abaissera-t-il à 
badigeonner les murs et le sculpteur à tailler lui- 
même son marbre et le dessinateur à graver lui- 
même son dessin? Sans doute : il n'y a de belle 
décoration murale, il n'y a de belle gravure, il n'y 
a de belle statue qu'à ce prix. « Tous les arts plas- 
tiques sont essentiellement athlétiques. » C'est 
justement là ce qui les distingue et les met au-des- 
sus de tous les autres. « La littérature, tandis 
qu'elle donne une place aux facultés intellectuelles 
et sentimentales, ne requiert pas l'organisation du 
peintre ou du sculpteur », la musique non plus. 
Un avorton peut écrire et un cul-de-jatte solfier. 
Mais pour les rudes besognes d'un Michel-Ange ou 
d'un Tintoret, il faut non seulement une âme forte, 
mais un corps vigoureux. Tout l'homme se donne. 
« La tête, le cœur et la main vont de compagnie. 
Les arts sont fondés d'abord sur la conquête, par 
la force des bras, de la terre et de la mer, dans 
l'agriculture et dans la navigation. Ensuite, leur 
pouvoir inventif commence avec l'argile dans la 



270 RUSKIN. 

main du potier, dont Tartest le type le plus humble 
mais le plus vrai de la formation du corps et de 
l'esprit de Thomme, et^ du charpentier qui fui pro- 
bablement le premier travail du fondateur de notre 
religion. » 

Et, par ce labeur, Thomme grandit. Rien n'est 
plus utile pour développer les qualités morales de 
droiture, de patience et de simplicité que Thabi- 
tude de lutter avec des matières difficiles et résis- 
tantes. « Dans les beaux temps deTart, les maîtres 
étaient des artisans ou avaient été formés par eux. 
Francia était orfèvre; Ghirlandajo aussi, et il fut 
le maître de Michel-Ange; Verrocchio de même, et 
il fut maître de Léonard; Ghiberti aussi, et il fit 
les portes de bronze dont Michel-Ange disait 
qu'elles pourraient servir de portes au Paradis. Le 
travail de l'orfèvre est salutaire aux jeunes artistes. 
D'abord cela donne une grande fermeté de main 
que d'avoir affaire pendant un certain temps à une 
substance solide, ensuite cela oblige à de la pru- 
dence et à de la constance. Un enfant qu'on aura 
enseigné avec du papier et du charbon éprouve 
immédiatement la tentation de barbouiller dessus 
et de jouer avec, mais il ne peut pas barbouiller 
avec de l'or et il n^ose pas jouer avec. Enfin cela 
lui donne une grande délicatesse et précision de 
touche pour travailler sur des formes très fines* » 



SA PENSEE. 271 

Tous les autres travaux nécessitant quelque énergie 
et quelque application physique.s sont également 
bons. Tout artiste doit être un ouvrier. 

Mais en même temps et pour que l'équilibre soit 
rétabli, tout ouvrier doit être un artiste. Il ne suffit 
pas que le penseur travaille : il faut encore que 
le travailleur pense. Peu importe que, distrait par 
sa pensée, il oublie parfois la régularité machi- 
nale de sa besogne, et que, dans sa fantaisie, il 
cherche à faire plutôt œuvre originale, mais 
vivante, qu'oeuvre rigoureusement conforme à un 
patron donné. 

Je citerai seulement un exemple tiré de la manufac- 
ture du verre. Notre verre moderne est admirablement 
clair dans sa substance, fidèle à son patron dans sa 
forme, soigné dans sa taille. Nous en sommes fiers. Nous 
devrions en être honteux. Le vieux verre de Venise était 
fangeux, sans soin dans ses formes et gauchement taillé, 
s'il Tétait toutefois. Car il y a cette différence entre l'ou- 
vrier anglais et le vénitien que le premier pense seule- 
ment à assortir ses patrons, à tenir ses courbes parfaite- 
ment exactes et ses bords parfaitement affilés et devient 
une pure machine à arrondir des courbes et à aiguiser 
des bords, tandis que l'ancien vénitien ne s'inquiétait 
nullement si ses bords étaient affilés, mais il inventait 
un dessin nouveau pour chaque verre qu'il faisait et 
jamais ne moulait une poignée ou un bord sans y met- 
tre une fantaisie nouvelle. Et ainsi, quoique certain 
verre vénitien soit assez laid et gauche lorsqu'il a été 
fabriqué par des ouvriers sans adresse et sans invention, 



272 RUSKIN. 

d'autres verres sont si beaux dans leurs formes, cpi'au- 
cun prix n'est trop élevé pour eux et nous ne voyons 
Jamais la môme forme répétée deux fois en eux. Or vous 
ne pouvez avoir, à la fois, le fini et la forme variée. Si 
l'ouvrier est préoccupé de ses bords, il ne peut songer à 
son dessin ; s'il l'est de son dessin, il ne peut songer à 
SOS bords. Choisissez entre la belle forme et le parfait 
fini, et choisissez, en môme temps, si vous voulez faire 
de l'ouvrier un homme ou une meule.... 

Pardon ! interrompt le lecteur : si l'ouvrier sait très 
bien dessiner, je ne veux pas le laisser au four. Qu'il 
s'en aille : qu'on en fasse un gentleman et qu'il ait un 
atelier et y dessine son verre et nous le ferons souffler 
et tailler par des ouvriers ordinaires, et ainsi nous au- 
rons à la fois le dessin et le fini. 

Toutes les idées de cet ordre sont fondées sur deux 
fausses suppositions : la première, c'est que les pensées 
d'un homme peuvent être exécutées par les mains d'un 
autre homme; la seconde, c'est que le labeur manuel 
est une dégradation quand il est dirigé par l'intelli- 
gence. 

El il doit toujours rêtre. L'artisan doit non point 
ambitionner de faire mécaniquement un métier 
d'artiste, mais bien de faire arlistement son métier 
d'artisan. Le grand art décoratif, lart populaire 
n'est qu'à ce prix. Et si de nos jours on ne trouve 
plus parmi les ébénistes, les maçons, les joailliers, 
les forgerons, ces ouvriers merveilleux des siècles 
de grand style, ce n'est pas que ces ouvriers 
n'existent plus, mais c'est qu'ils ont perdu le sens 
de leur vraie mission. C'est qu'ils ne sont plus là 



SA PENSÉE. 273 

OÙ ils devraient être et que le désir de s'élever 
dans l'échelle sociale les a chassés de Tatelier 
modeste où ils eussent fait des merveilles et les a 
jetés parmi les peluches et le bric-à-brac des hôtels 
de Kensington ou de l'avenue de Villiers, où ils 
font de la confection. Des écoles sans nombre de 
peinture et de sculpture ont centuplé les gens 
faisant profession d'artistes. Il n'est plus vraisem- 
blablement, parmi tous les pâturages de l'Europe, 
un seul Giotto gardant des moutons ou des 
chèvres; et il n'est guère probable qu'avec la baisse 
du papier de nouveaux Miltons s'endorment incon- 
nus dans les cimetières de village. Mais toutes ces 
écoles, dont nous sommes si fiers, en donnant 
l'ambition, n'ont pas donné le génie. Elles ont 
simplement écrémé sans profit pour la peinture 
ou la sculpture les meilleurs artisans qui eussent 
intelligemment décoré un soubassement ou sculpté 
un chapiteau de colonne. L'ébéniste à la main 
sûre, qui eût composé et exécuté une crédence 
d'un bel ensemble, est devenu architecte et 
ordonne de ridicules palais d'Exposition. Le plâ- 
trier à l'œil fin, qui eût décoré de tons justes et 
d'ornements harmonieux les plafonds et les voûtes, 
est devenu peintre et stérilement s'épuise en des 
tableaux d'histoire. Toute la Démocratie ouvrière 
voulant être artiste, il ne reste plus un artiste 

18 



274 ULSKIN. 

parmi les ouvriers : il ne reste que des machines. 
Tout y perd : le grand art qui s'abaisse ; Tart du 
mobilier qui ne s'élève pas et Tambitieux qui 
végète ou meurt de faim en face de ses allégories 
laissées pour compte ou de ses Vénus invendues, 
devant ses divans ou ses marbres, tandis qu'il 
sefait chargé de commandes et riche dans sa bou- 
tique d'ébénisterie. Ici encore, ce n'est pas la 
formation intellectuelle, ce n'est pas l'ambition ou 
l'idéal qui manquent à l'art, c'est le sentiment pro- 
fond que donne l'admiration désintéressée de la 
Nature : c'est l'humilité. 

La devise de l'artiste sera donc bien simple et 
tiendra donc entière dans ce mot que nous citions 
au début de nos recherches : « Tout grand art est 
adoration ». 

Chercher la Nature, la vraie, non telle que nous 
l'avons faite, mais telle qu'elle s'est faite elle- 
même ; l'observer avec les yeux qui nous ont été 
donnés pour la voir, non avec les instruments que 
nous avons fabriqués pour la déceler, et avec le 
cœur qui nous a été donné pour la sentir, non avec 
la raison que nous avons perfectionnée pour la 
comprendre ; l'observer chez elle et non dans nos 
ateliers, selon ses éclairages à elle et non selon nos 
clairs-obscurs ; la suivre dans son dessein de calme 
puissant et non selon nos agitations vaines; dans 



SA PENSÉE. 27S 

son harmonie et non dans notre agencement; 
Taimer pour elle et non pour nous et, s'il le faut, 
nous adonner à la plus humble besogne manuelle 
pour la rendre mieux et la faire admirer davan- 
tage, — tout l'Art est là. Ensuite, pas de règles, 
pas de recettes, liberté entière et à Dieu vati 

Allez sur le devant de la vieille cathédrale où si sou- 
vent vous avez souri de l'ignorance fantastique des 
anciens sculpteurs ; examinez une fois de plus ces laids 
diablotins, ces monstres informes et ces statues renfro- 
gnées, sans anatomie, et rigides, mais ne vous moquez 
pas d'elles, car elles sont les signes de la vie et de la 
liberté de chaque ouvrier qui frappa la pierre : une 
liberté de penser et un rang dans l'échelle des êtres tels 
qu'aucune loi, ni aucune charte, ni aucune œuvre de 
bonne philanthropie ne peuvent les assurer, mais tels 
que ce devrait être le premier but de toute l'Europe 
aujourd'hui de les recouvrer pour ses enfants! 

L'Art vit de l'adoration envers la Nature, mais 
il meurt de la servitude envers les hommes. « La 
seule doctrine qui me soit propre, dit Ruskin dans 
SainUMark's Rest, est l'horreur de ce qui est doc- 
trinaire au lieu d'être expérimental et de ce qui 
est systématique au lieu d'être utile. Aussi aucun 
de mes vrais disciples ne sera jamais un ruskinien. 
Il suivra non ma direction, mais les sentiments de 
son âme propre et l'impulsion de son Créateur. » 
D'ailleurs, « les arts, en ce qui concerne leur 
enseignement, diffèrent des sciences en ce que leur 



276 RUSKIN. 

pouvoir est fondé purement, non sur des faits qui 
peuvent être communiqués, mais sur les disposi- 
tions qu'ils requièrent pour être créés. L'art ne 
peut être ni perfectionné par Teffort de la réflexion, 
ni expliqué par la précision du langage. L'artiste 
lui-même, s'il est vraiment grand, parle mal ou ne 
parle pas de son art. Tant qu'il hésite, il peut 
parler, mais dès le moment qu'un homme sait réel- 
lement faire son œuvre, il devient muet sur elle. 
Tous les mots lui deviennent inutiles, toutes les 
théories.... Est-ce qu'un oiseau fait des théories 
sur la construction de son nid ? » Est-ce que même 
les artistes ont jamais eu les intentions occultes 
ou métaphysiques que leur prêtent les critiques, 
dans le moment où ils trouvèrent la ligne maî- 
tresse d'un geste, le rapport heureux de plusieurs 
tons, l'ordonnance inespérée d'un tout? Non, cent 
fois non ! << Ils le firent avec la simplicité sans pré- 
tention de l'enfant et parce qu'ils sentaient et 
parce qu'ils aimaient ainsi. » Et c'est précisément 
« parce qu'ils firent de la sorte qu'il y a cette vie 
merveilleuse, cette variété et cette subtilité à tra- 
vers tous leurs arrangements et que nous raison- 
nons aujourd'hui sur leurs gracieuses constructions 
comme sur quelque belle croissance des arbres 
de la terre qui, eux, ne connaissent par leur propre 
beauté.... » 



SA PENSÉE. ' 277 

Telle est la pensée du Maître qu'on accusa tant 
de fois de vouloir gouverner la peinture en mora- 
liste et de mettre en versets de la Bible la gram- 
maire des arts du dessin! Et voici qu'après les 
recherches les plus minutieuses qu'on ait jamais 
faites sur les mystères de la composition, après 
d'aussi profonds coups de sonde qu'en aient jamais 
donné les Poussin, les Reynolds, les Gérard de 
Lairesse, les Lessing, les Stendhal, les Tôpffer, les 
Winckelmann, ou les Léonard de Vinci, après bien 
des erreurs sans doute, mais aussi bien des vues 
pénétrantes, le grand esthéticien avoue avec mélan- 
colie : « J'ai maintenant établi pour vous toutes 
les lois de la composition qui me sont apparues, 
mais il y en a des multitudes d'autres que, dans le 
présent état de mes connaissances, je ne puis 
définir, et d'autres que je n'espère pas pouvoir 
jamais définir, et ce sont les plus importantes, et 
celles qui sont unies aux plus profonds pouvoirs 
de l'Art. La meilleure part de toute grande œuvre 
est toujours inexplicable. Cest bon parce que c'est 
bon et innocemment gracieux, s'ouvrant comme la 
verdure de la terre ou tombant comme la rosée du 
ciel. » 

On pourra sourire de cet aveu. On devrait 
l'admirer plutôt, en songeant au peu de notre 
raison en face du tout de notre instinct. On pourra 



278 RUSKIlf. 

dire qu'il était superflu d'entasser tant de livres 
sous ses pieds, pour ne se hausser les yeux qu'au 
niveau du mur qui enclôt la terra incognita du Beau. 
Nous dirons, nous, que ce labeur était nécessaire 
pour percevoir et pour affirmer qu'en Art il y a une 
terra incognita^ là où de présomptueux géographes 
risquent, par leurs cartes mal faites, de séduire et 
d'égarer de crédules voyageurs, — et que d'ailleurs 
l'homme s'élève peut-être plus encore par le senti- 
ment qu'il a de l'inconnaissable que par la science 
qu'il croit avoir de l'inconnu. On pourra dire enfin 
que c'est ici la faillite de TEsthélique et la con- 
damnation du philosophe qui en a traité. Nous 
dirons que c'est la marque évidente que ce philo- 
sophe était bien un artiste; et qu'en lui l'artiste 
était plus grand que le philosophe, puisque le 
premier apercevait plus de choses, dans ses intui- 
tions enthousiastes, que le second, dans ses déduc- 
tions savantes, ne parvenait à en expliquer. 



CHAPITRE III 

La vie. 

§ 1. 

Tel Art, telle vie. Il est entendu que TArt ne 
doit reproduire que de beaux corps et que des 
paysages beaux, c'est-à-dire inviolés. Mais si les 
hommes ni la Nature ne sont plus beaux?... Et 
qu'il ne peut être produit que par des artistes sim- 
ples, modestes et dévoués. Mais si les artistes ne 
sont plus simples, ni modestes, ni dévoués?... Où 
sont les modèles pour de telles œuvres et surtout 
où sont les ouvriers? Où sont les corps qui incar- 
nent la Beauté, et où les âmes qui se sacrifient 
pour elle? Où, les grandes idées communes, les 
solennités heureuses de la vie nationale qui four- 
nissent des occasions d'oeuvres jaillies du cœur 
d'un peuple, comme autrefois les cathédrales? 
Où, surtout, les liens de solidarité esthétique qui 
feront qu'une foule d'artistes et d'ouvriers oublie- 
ront les différences de leurs conditions pour s'en- 
tr'aider à les accomplir? On voit tout de suite 



280 RUSKIN. 

comment la pensée esthétique de Ruskin devient 
une pensée morale et sociale et pourquoi dès 
le milieu de sa carrière, dès 1860, il ne croit 
plus possible de ressusciter Tart sans réformer la 
vie. 

Quelque bien en effet qu'oti puisse penser de 
notre vie moderne, quelque haute idée qu'on ait de 
ses conquêtes et de ses progrès, il est un point au 
moins sur lequel ce progrès n'est guère aisé à 
percevoir et où notre siècle n'a pas accru le moins 
du monde le patrimoine humain : c'est la Beauté. 
Tous les jours, le pittoresque de nos demeures, de 
nos costumes, de nos fêtes, de nos champs, des 
outils et des armes mômes disparaît de la vie et ne 
se retrouve que dans les fictions des théâtres ou 
dans les restaurations des musées. Les chemins de 
fer nous mènent plus vite qu'autrefois vers les 
paysages préférés du globe, mais avant que de 
nous y mener, leurs talus et leurs tunnels ont com- 
mencé par les défigurer. Ils nous transportent en 
quelques heures au fond de nos vieilles provinces 
afin d'observer les coutumes aimables et les cos- 
tumes traditionnels, mais plus vite encore que 
nous, ils ont transporté des journaux qui ont fait 
fuir ces coutumes et des modes de Paris qui ont 
remplacé ces costumes nationaux. Les hôtels, 
répandus à profusion sur tous les « sites » dont la 



SA PENSÉE. ' . â8i 

sauvagerie nous charmait jadis, nous permet- 
traient, en vérité, de demeurer confortablement 
parmi les rochers et les forêts ; seulement, pour les 
construire, il a fallu faire sauter ces rochers et, 
pour les alimenter, défricher ces forêts. Chaque 
nouvelle ligne de chemin de fer, en se prolongeant 
comme une ride sur le visage de la patrie, efface 
quelque chose de sa beauté. Nos vieilles villes 
pittoresques tombent pierre à pierre, et nos fleuves 
sont endigués et souillés flot à flot. Ceux d'entre 
nous qui vivent par les yeux, qui tirent leurs plus 
hautes jouissances des lignes et des couleurs, sont 
chaque jour plus dépourvus des spectacles qui ont 
enchanté leurs pères, — et réduits à s'expatrier 
pour aller chercher au loin les rares cités et les 
rares peuplades que nos grands ingénieurs n'ont 
pas réduites à l'image du boulevard et les grands 
magasins, asservis à l'uniforme de la redingote.... 
Peut-il y avoir encore de la Beadté dans l'art? Il 
n'y en a plus dans la vie.... » 

Peut-être,... diront les savants et les économistes, 
mais il y a de la richesse. Avant de philosopher, il 
faut vivre. Qu'importe que quelques dilettantes 
raffinés ou quelques inutiles rêveurs regrettent ces 
étranges plaisirs esthétiques que, pour notre part, 
nous n'avons jamais ni désirés, ni ressentis, si le 
bien-être de la masse est accru et si les foules sont 



282 RUSKIN. 

plus heureuses du régime industriel et économique 
que la science a inauguré? 

Les foules,... alors regardons de ce côté. Nous 
les verrons s'avancer, plaintives ou menaçantes, à 
Tassant de la société moderne, armées de plus de 
revendications qu'elles n'en ont jamais apporté au 
monde ancien. Chaque jour Tétiage du crime 
monte, comme une crue de sang. Chaque jour, 
des suicides plus nombreux se lisent en lettres qui 
devraient être rouges, sur les colonnes des jour- 
naux, et — chose inouïe jadis — des suicides d'en- 
fants.... Chaque jour, sur quelque point de ce 
globe civilisé, des révoltes d'ouvriers éclatent, 
brisant ces merveilleux et fragiles outils que la 
science a confectionnés pour leur bonheur. « Nos 
cités sont un désert de roues à filer au lieu d'être 
pleines de palais, et cependant le peuple n'a pas 
de vêtements; nous avons noirci les feuilles des 
bois anglais avec nos fumées, et le peuple meurt 
de froid ; nos ports sont des forêts de navires mar- 
chands, et cependant il meurt de faim.... » On a 
jeté bas les monuments pittoresques du moyen âge 
et jusqu'aux remparts des villes qui, de loin, ravis- 
saient les yeux du voyageur, mais a-t-on, en retour, 
donné quelque chose à ce peuple? A-t-on changé 
ces pierres en pains? On a coupé les arbres de nos 
forêts pour bâtir des usines et à la place des 



SA PENSÉE. 283 

chants des oiseaux on n'entend plus que le sifflet 
et le ronronnement des machines à vapeur. Mais 
les ouvriers sont-ils plus gais au moins et chantent- 
ils davantage? Hélas! non. La France pauvre d'au- 
trefois chantait : on chantait à table, on chantait 
au travail. Aujourd'hui, la France, devenue riche, 
est comme le savetier enrichi du fabuliste : elle ne 
chante plus. Les promesses de l'école de Man- 
chester ont donc trompé le monde ou du moins il 
se croit trompé, ce qui est la même chose, car rien 
n'est si subjectif que le sentiment du bonheur. Il 
est possible, il est probable que les systèmes socia- 
listes ne lui préparent que des désillusions encore 
plus profondes et plus amères, parce qu'elles 
seront faites de plus d'espoirs, mais, ici, il n'im- 
porte! Les savants et les économistes, les gens de 
progrès, avaient promis aux foules, en leur ôtant 
les traditions, en leur ôtant les coutumes, en leur 
ôtant la foi, en leur ôtant la Beauté, qu'ils leur 
donneraient le bonheur. — Le leur ont-ils donné? 
A cela, inutile de répondre. Le cri des généra- 
tions montantes répond pour nous. Au moment de 
tenir ce que les savants et les économistes avaient 
promis aux foules, au nom du progrès, on s'est 
aperçu que le bonheur n'est pas une de ces choses 
quœ numéro^ pondère^ mensurâve constant', mais une 
monnaie divine, et qu'en dispersant au vent toutes 



284 RUSKIN 

les divines chimères, on Tavait depuis longtemps 
dissipée.... Là, est Téchec cruel, évident, indé- 
niable, car si Ton peut prouver à Fouvrier, au 
paysan, à Taide d'ingénieuses et réconfortantes 
statistiques, qu'il est plus riche que l'ouvrier ou le 
paysan du beau vieux temps, comment, lorsqu'il 
sent le contraire, lui démontrer qu'il est plus 
heureux? 

En sorte que vainement on tenterait d'opposer 
aux plaintes des artistes sur les dévastations du 
progrès moderne les applaudissements des artisans 
sur ses bienfaits. D'en bas comme d'en haut, c'est 
bien le même reproche qui retentit. Qu'avez-vous 
fait de la Beauté? disent les uns, — et les autres : 
Qu'avez-vous fait du Bonheur? En quoi ce progrès 
nous a-t-il rendu l'idéal plus élevé? demandent les 
premiers, — et les seconds : En quoi nous a-t-il 
rendu les réalités meilleures? Oh! sans doute on a 
étalé en 1889, et l'on étalera encore en 1900, des 
merveilles sorties des laboratoires et des usines qui 
ont tué la Beauté, — et l'on enflammera de la sorte 
les convoitises des misérables qui passeront devant 
ces merveilles ; — mais en quoi leur fera-t-on ainsi 
trouver leur sort plus joyeux? On annonce qu'on 
peindra, en de gigantesques projections, des scènes 
de la Révolution française sur des nuages. Les 
nuages en seront enlaidis, mais les foules qui pas- 



SA PENSÉE. 285 

seront au-dessous en seront-elles plus belles? On 
se vante de décupler la vitesse des machines qui 
nous traînent : les chagrins que nous emportons 
avec nous n'en feront que galoper plus vite. On 
disait autrefois : 

Chagrin d'amour ne va pas en voyage, 
Chagrin d'amour ne va pas en bateau. 

Quelles sont les tristesses qui n'aillent point aujour- 
d'hui partout où vont les hommes? et plus les tra- 
verses du voyage sont aplanies, plus l'âme n'est-elle 
pas laissée sans dérivatif à ses tourments inté- 
rieurs? Oui, on reliera tous les villages du globe 
par un réseau fin et serré de fils téléphoniques : 
les nouvelles qu'on recevra seront-elles de meil- 
leures nouvelles? Oui, enfin, on sillonnera nos 
routes de ces voitures dételées qui attroupent 
encore les passants dans les rues : fera-t-on 
qu'elles soient un plus beau spectacle pour ceux 
qui les regardent ou qu'elles créent de plus beaux 
paysages pour ceux qui sont dedans? Si vite 
qu'elles aillent, arriveront-elles jamais à un autre 
but qu'à celui auquel nous arrivons tous un jour 
— cavaliers et piétons, pioines et éclopés même 
représentés au Campo Santo de Pise, — et est-il 
bien utile de se hâter vers ce qui est si inévitable, 
hélas! et si commun?... 



286 RUSKIN. 

Puisqu'une même heure voit s'effacer le Bonheur 
des êtres et la Beauté des choses, puisqu'une 
môme bourrasque emporte les chansons des 
oiseaux et les chansons des hommes, ne serait-ce 
pas aux mômes causes qu'il faudrait attribuer la 
disparition du calme social et celle des jouissances 
esthétiques? Et doit-on s'étonner outre mesure si 
Ruskin a rêvé qu'en restituant au monde la Beauté 
— Beauté dans la nature — Beauté dans les corps 
humains — Beauté dans les âmes — il lui restitue- 
rait du môme coup le Bonheur? 

Or la lèpre qui ronge et détruit la Beauté dans 
les paysages que nous aimons le mieux, c'est 
l'industrialisme ou la spéculation, c'est-à-dire tout 
simplement la richesse.... Un pays riche, c'est un 
pays laid. Ruskin nous conte qu'il a connu autre- 
fois un petit coin de terre, aux sources du Wandel, 
qu'il estimait le plus délicieux paysage du sud de 
l'Angleterre. Il lui semblait que jamais eaux plus 
claires et plus divines n'avaient chanté sans inter- 
ruption, que jamais fleurs n'avaient plus passion- 
nément brillé , que jamais demeures n'avaient 
adouci le cœur du passant de leur paisible joie à 
demi cachée et pourtant ouvertement avouée.... 
Vingt ans après, il est retourné à ces sources du 



SA PENSÉE. 287 

Wandel. Tout était changé.... « Là juste où le jail- 
lissement de Feau immaculée, tremblante et pure 
comme un faisceau de lumière entrait dans Fétang 
de Carshalton en se taillant un chenal lumineux 
jusqu'au gravier, au travers d'un réseau d^herbes 
légères comme des plumes toutes flottantes, qu'elle 
traversait avec ses profonds filets de clarté, comme 
la calcédoine dans Fagate-mousse et étoilée çà et 
là de la blanche grenouillette, juste dans l'afflux et 
le murmure des premiers courants qui s'étalent, 
les misérables humains de Fendroit jettent les. 
immondices de la maison et de la rue, des tas de 
poussière et de boue, des rognures de vieux métal 
et des chiffons putrides que, n'ayant ni Fénergie 
d'enlever ni la décence d'enterrer, ils versent ainsi 
dans le courant pour délayer ce qui flotte ou ce 
qui fond de leur poison au loin dans tous les 
endroits où Dieu voulut que ces eaux apportassent 
la joie et la santé.... Une demi-douzaine d'hommes, 
travaillant un jour, suffiraient à nettoyer ces étangs, 
à déblayer le fleuve sur leurs rives et à enrichir 
d'un baume rafraîchissant chaque souffle d'air 
estival qui passe au-dessus, à rendre ainsi chaque 
ondulation scintillante et hygiénique, comme si ce 
courant troublé seulement par les pieds des anges, 
venait tout droit de la porte de Bethséda.... Mais 
cette journée de travail n'est jamais ni ne sera 



288 RU8KIN. 

jamais accordée, ni aucune joie possible au cœur 
de rhomme maintenant dans les parages de ces 
sources anglaises....» 

Ensuite il est entré dans le village voisin, et en 
a suivi la principale rue, en se demandant si c'était 
la pauvreté qui était cause de celte incurie néfaste 
des choses naturelles. Mais non.... Il a trouvé au 
contraire partout des signes de luxe : de magni- 
fiques devantures, de somptueux estaminets, des 
boutiques nouvelles, non pas plus de bonheur, ni 
plus de santé, sur les visages, mais plus de préten- 
tion et d'apparat dans les dehors et partout de 
superbes et inutiles grilles de fer. « Comment est- 
il donc arrivé que ce travail a été fait au lieu de 
lautre? Comment la force de la vie de l'ouvrier 
anglais a-t-elle été dépensée à souiller le sol au 
lieu de le racheter, et à produire une pièce de métal 
tout à fait inutile en cet endroit, qui ne peut être 
ni mangée ni respirée à la place de Tair sain et de 
Teau pure? Il n'y a qu'une raison pour cela et elle 
est décisive : c'est que le capitaliste peut percevoir 
un tant pour cent sur le travail dans un cas et qu'il 
ne peut en percevoir aucun dans l'autre.... » 

A cela si les économistes daignaient repondre, 
ils ne manqueraient point de dire que le régime 
capitaliste actuel, pour décrié qu'il soit par les 
rêveurs, n'en est pas moins le meilleur qu'on ait 



SA PENSEE. 289 

découvert jusqu'ici. Ils avoueraient qu'en dévelop- 
pant le progrès industriel, les principes de Fécole 
de Manchester n'ont peut-être pas accru beaucoup 
la poésie du monde, mais que ce n'était point leur 
but, et, qu'à coup sûr, ils ont accru sa fortune. Ils 
diraient enfin que prêcher la croisade contre le 
capitalisme, parce qu'il permet de faire beaucoup 
d'usines, de mines et de chemins de fer, c'est en 
somme lui rendre hommage au point de vue écono- 
mique, et que prêcher sa destruction, cela revient 
à prêcher la destruction de tout ce qui fait la 
richesse des prolétaires, comme des capitalistes, 
des nations comme des individus. 

Et, en effet, étant donnée leur conception de la 
richesse, les économistes ont raison. Seulement ils 
n'ont jamais eu même la pensée qu'on pût discuter 
cette conception. Pas un iûstant ils n'ont supposé 
qu'à une époque où l'on remet tout en doute, on 
doutât aussi que la richesse fût chose si nécessaire 
ou que l'argent accumulé fût une richesse et que 
rien d'autre ne le fût. Il est très exact que pour 
gagner beaucoup d'argent, rien ne vaut le système 
économique actuel. Les fortunes mondiales qui. 
s'édifient aujourd'hui le prouvent surabondam- 
ment. Il est même tout à fait possible — quoi 
qu'en disent les socialistes — que ce système soit, 

malgré ses défauts, celui qui procure le plus de 

19 



290 RUSKIX. 

gain d'argent à la masse, et que ce soit justement 
dans les pays où les sommets de la fortune sont les 
plus élevés, grâce à la spéculation, que la moyenne 
des fortunes modestes s'élève aussi le plus. Mais 
quand tout cela serait plus évident encore, il res- 
terait à considérer si de gagner beaucoup d'ar- 
gent, c'est un gain véritable, en tout état de cause 
— quand môme on y perdrait sa vie, — et si toute 
richesse vraie tient dans la possession de Tor ou 
peut être procurée par lui.... A voirie monde des 
affaires et la fièvre de spéculation qui le presse, à 
voir le commerçant dans son bureau, Tindustriel 
cheminant dans les sentiers de ses usines, on le 
dirait. Soucis, fatigues, voyages, luttes, cauche- 
mars du jour et de la nuit, rien ne lui coûte pour 
toucher à son but, — qui est l'argent.... Ce qu'il 
fera de cet argent, il n'y pense pas, ou il n'y pense 
que subsidiairement : sa passion est d'en avoir, 
non qu'il soit un homme vénal, mais simplement 
s'il est un homme d'affaires tel que l'idéal écono- 
mique de nos pères l'a fait. Gagner de l'argent, le 
plus d'argent possible lui paraît, en soi-même et 
comme fin dernière, une chose admirable et néces- 
saire, — comme au cricket, gagner des runs. Il ne 
peut lire : il n'a pas le temps, car il faut qu'il 
ramasse encore cet argent-ci ; il ne peut aller voir 
la résurrection des fleurs, au printemps, dans un 



SA PENSÉE. 291 

paysage aimé : il faut qu'il ramasse encore cet 
argent-là. Plus tard, plus tard, quand il sera tout 
à fait riche et tout à fait vieux, quand il aura 
ruiné dix concurrents, et triomphé de dix grèves, 
il s'offrira avec cet argent tout ce que la Nature 
donne de fleurs, tout ce que TArt donne d'har- 
monie, tout ce que la pensée donne de fortes joies, 
— s'il est encore capable de les ressentir.... Mais il 
n'atteindra pas cette seconde étape ; car, pour 
s'offrir tout le luxe de la santé, il ruine sa santé; 
pour se réserver les joies de l'esprit, il perd son 
esprit, et ce que ce millionnaire appelle plaisam- 
ment « gagner sa vie », c'est en réalité gagner à 
grand'peine et à pas fatigués la vieillesse et la 
mort.... 

Cette vie pourtant, cette santé, ces plaisirs 
esthétiques, qu'il a sacrifiés au désir delà richesse, 
ne serait-ce point là aussi une richesse? et si l'ar- 
gent est chose nécessaire, ne serait-ce pas quelque 
chose de bien nécessaire aussi, pour le manier, 
que d'avoir des mains vivantes, et pour jouir de la 
vie enfin, une chose indispensable que de posséder 
la vie? (( A la croisée des transepts de la cathé- 
drale de Milan, repose depuis trois cents ans le 
corps embaumé de saint Charles Borromée. Il tient 
une crosse d'or et porte sur sa poitrine une croix 
d'émeraudes* En admettant que la crosse et les 



292 RUSKIN. 

émeraudes soient des objets utiles, c'est-à-dire de 
la richesse comme Tentend Stuart Mill, le corps 
peut-il être considéré comme les possédant? Et 
s'il ne peut Têtre, et si nous devons conclure que 
généralement un corps mort ne peut posséder de 
richesses, quel degré et quelle période de vie faut- 
il dans le corps pour rendre possible cette posses- 
sion? » Suffît-il de n'être pas mort physiquement 
et étendu sur un mausolée avec un chien sculpté 
à ses pieds comme les seigneurs et les dames du 
xv° siècle? et est-on bien capable de richesses, 
quand respirant encpre, mais brisé par les soucis 
de l'argent et par les plaisirs de l'argent, on est 
étendu sur une chaise longue avec un chien 
vivant et endormie ses pieds?... Non, n'est-ce pas? 
Pour jouir de la richesse, il faut que l'on soit 
debout et que le chien, debout aussi, aboie joyeu- 
sement dans le hallier où passent des ailes som- 
bres, ou parmi les prairies où circulent de claires 
eaux.... 

En y songeant, on trouvera donc que la pre- 
mière richesse c'est la santé. Or l'argent et les 
plaisirs de l'argent donnent-ils la santé? Pour cette 
santé, il faut de l'eau pure. L'usine apporte de 
l'argent, mais elle empoisonne les ruisseaux de 
tous les environs, et l'usinier n'a plus d'eau natu- 
relle à boire.... Est-ce là de la richesse? L'argent 



SA PENSÉE. 293 

permet à nos mains de demeurer oisives et à notre 
corps de se dérober à tout travail musculaire. 
C'est le grand progrès moderne. Soit. Mais au 
bout de quelques années, le corps, lassé par Fac- 
tion cérébrale, dépérit, et les médecins reviennent, 
au nom de Fhygiène, nous prescrire le labeur dont 
les ingénieurs, au nom du progrès, nous avaient 
triomphalement dispensé. Cet étiolement est-il 
une richesse? Ensuite, que faire de la santé, si Ton 
n'a plus de forêts où poursuivre les ailes, ni de 
prés où admirer les fleurs? L'argent détruit toute 
beauté naturelle — ou ne la conserve que dans 
quelques rares parcs privilégiés. Et que faire dé 
cette Beauté, si Ton n'a point entretenu en soi 
l'enthousiasme qui en goûte toute la grâce et en 
ressent toutes les énergies? Or l'homme riche pos- 
sède-t-il cet enthousiasme? Non. La grande erreur 
de notre temps est de croire que l'homme préoc- 
cupé d'accumuler de l'argent, qui va, entre deux 
spéculations, entendre somptueusement un opéra, 
entend quelque chose.... Il n'entend rien. C'est de 
penser que le collectionneur perçoit la beauté des 
œuvres des maîtres quand il n'a eu qu'à étendre la 
main pour les saisir.... Il ne les voit point. Le pre- 
mier n'entend que le bruit de l'or trébuchant sur 
les marchés internationaux — ou celui des plaintes 
des familles qu'un heureux coup de Bourse a 



294 RUSKIN. 

ruinées. Le second ne voit dans le ciel de ses 
cadres que Tazur des billets de banque qu'ils lui 
ont coûtés, et ses yeux cherchent obstinément, au 
coin de la toile, comme on la cherche au bas d'un 
chèque, la signature qui lui donne toute sa valeur. 
Pour posséder réellement les œuvres d'art et les 
jouissances qu'elles procurent, ce n'est pas de les 
payer qu'il faut : c'est de les comprendre. Ce n'est 
pas de leur ouvrir sa bourse, c'est de leur ouvrir 
son âme et, pour cela, d'avoir une âme à leur 
ouvrir. Ces jouissances qui, elles, sont de vérita- 
bles richesses, ce n'est pas l'or qui les donne, — 
c'est l'amour. 

Enfin, est-ce en accumulant de l'or qu'on acquiert 
des amitiés plus sûres, des sympathies plus insoup- 
çonnées, des poignées de mains plus franches, des 
affections plus sincères, — c'est-à-dire un repos 
d'âme et de cœur, une confiance dans la vie, qui 
colore la vie des plus gaies couleurs? Il est banal 
de constater que non. L'argent, en même temps 
qu'il groupe autour du riche plus d'amis, éveille en 
lui plus de doutes sur l'amitié, en même temps 
qu'il fait bruire à ses oreilles plus d'éloges, fausse 
de plus en plus la musique des éloges; et ces 
mains qu'on lui tend de toutes parts sont comme 
ces mains que vous tendent les statues, — prêtes à 
recevoir, mais mains de marbre, incapables de 



SA PENSÉE. 295 

soutenir ou de donner. Or le calme, la confiance, 
tout ce qui embellit la vie, n'est-ce pas aussi, après 
le pain quotidien, une richesse? « Les économistes 
ont bien une vague notion qu'il y a une autre 
richesse que le métal trouvé en Australie, puisqu'ils 
parlent de toutes « choses utiles » et qu'ils pro- 
clament que « le temps, c'est de l'argent ». Mais 
l'esprit aussi, c'est de l'argent; la santé, c'est de 
l'argent; le savoir, c'est de l'argent. Et toute votre 
santé, votre esprit et votre savoir peuvent être 
changés en or, mais l'or ne peut pas être changé, 
à son tour, en esprit et en santé. » 

Et ce qui est vrai de la richesse privée, ne l'est-il 
pas plus encore de la richesse nationale? Est-il 
possible d'évaluer en chiffres, de mesurer en crédit 
la richesse réelle d'un pays? Il y a eu et il y a 
encore par le monde des pays qualifiés pauvres. Y 
est-on moins heureux qu'ailleurs, y est-on moins 
vivant, moins sain, moins énergique? et, si petits 
que soient ces pays-là, — n'est-ce pas eux parfois 
qui, lorsque les pays riches hésitent, comme le 
soldat d'Horace qui avait trop d'or dans sa ceinture, 
entraînent tous les autres dans la voie de la justice 
et de la liberté? « Pour faire une grande nation, ce 
n'est pas du territoire qu'il faut, c'est des hommes^ 
et ce n'est pas une multitude qu'il faut, mais des 
hommes unis. C'a été la folie des rois que de cher- 



295 RUSKIiN. 

cher le territoire au lieu de la vie. » Est-ce que 
d'avoir beaucoup de revenus pour une nation , 
c'est nécessairement un signe de force? Pour ne 
prendre que cet exemple, une des raisons pour 
lesquelles la France est si riche par rapport à son 
nombre d'habitants, c'est qu'elle produit peu d'en- 
fants.... De cette haute moyenne de fortune par 
habitant, les économistes triomphent. Est-ce de la 
force nationale, pourtant, est-ce de la richesse? 
— Une des raisons pour lesquelles nos dépenses 
budgétaires sont couvertes, c'est que chaque année 
les impôts sur les boissons donnent plus de res- 
sources, parfois môme dépassant les prévisions 
optimistes des dresseurs de budgets. Cela prouve 
que des gens de plus en plus nombreux laissent au 
fond des verres leur santé et parfois leur raison. 
Les économistes triomphent. Pourtant ces santés 
détruites, ces raisons obscurcies, si c'est de la 
richesse budgétaire, est-ce de la richesse nationale? 
Est-ce môme de la richesse ? 

L'absurdité de pareilles propositions suffît à les 
juger. La vérité est que l'accumulation indéfinie 
de l'argent pour l'argent, la production du capital 
pour le capital, sans égard au but atteint par cette 
accumulation, n'est nullement la môme chose, ni 
pour un homme ni pour un peuple, que l'accumu- 
lation de choses utiles, nécessaires, bienfaisantes. 



SA PENSÉE. 297 

« Le meilleur et le plus simple symbole du capital 
est une bonne charrue. Or si cette charrue ne fai- 
sait rien qu'engendrer d'autres charrues à la façon 
des polypes — aurum ex ipso nascitur^ — elle 
aurait perdu sa fonction de capital. Et la vraie 
question à chaque capitaliste et à chaque nation 
n'est pas : Combien avez-vous de charrues? mais : 
Où sont vos sillons? et non : Avec quelle rapi- 
dité ce capital se reproduit-il? mais : Qu'est-ce 
qu'il fera durant sa reproduction? Quelle sub- 
stance fournira-t-il, bonne pour la vie? Quelle 
œuvre construira-t-il, protectrice de la vie? » S'il 
sert à faire de l'alcool falsifié, à bâtir des quartiers 
suburbains moins sains que les chaumières, à créer 
une industrie de pur luxe qui ronge les poumons 
ou obscurcit les yeux des ouvriers, ou une littéra- 
ture délétère, un art mièvre et pessimiste, qui 
alanguissent l'âme des intellectuels, — il est fatal. 
« La production ne consiste pas en des choses 
laborieusement faites , mais en des choses qui 
peuvent être consommées d'une façon utile, et la 
question pour une nation n'est pas combien de 
travail elle emploie, mais combien de vie elle pro- 
duit. 

« Il n'y a pas d'autre richesse que la Vie, — la 
vie comprenant toute sa puissance d'amour, de 
joie et d'admiration. Les hommes se trompent si. 



298 RUSKIN. 

dans un état d'enfance , ils supposent que des 
choses indifférentes, telles que des excroissances 
de coquilles ou des morceaux de pierre bleue ou 
rouge ont de la valeur, et s'ils dépensent, pour les 
découvrir, des sommes considérables d'un travail 
qui devrait être employé à l'extension ou à l'embel- 
lissement de la vie; ou si, dans le même état infan- 
tile, ils s'imaginent que des choses précieuses et 
bienfaisantes, telles que l'air, la lumière et la pro- 
preté sont sans valeur; ou si, finalement, ils se 
figurent que les conditions de leur propre exis- 
tence, nécessaires pour posséder ou employer 
chaque chose, telles que la paix, la confiance et 
l'amour, doivent être échangées pour de l'or, du 
fer et des excroissances de coquilles. En fait, on 
devrait enseigner que les vrais filons ou veines de 
la richesse sont rouges et non d'or, et non dans les 
rochers, mais dans la chair, et que la dépense et la 
consommation finale de toute richesse est dans la 
production du plus grand nombre possible de 
créatures humaines au souffle puissant, à la vue 
aiguë, au cœur joyeux; que, parmi les manufac- 
tures nationales, celle des âmes de bonne qualité 
peut devenir hautement lucrative. Enfin, loin d'ad- 
mettre que l'accumulation de l'argent dans un 
pays est la seule richesse, la réelle science de 
l'Économie politique — ou mieux de l'Économie 



, SA PENSÉE. 299 

humaine — devrait enseigner aux nations à faire 
des vœux et .à travailler pour les choses qui con- 
duisent à la vie, et à mépriser et à détruire les 
choses qui conduisent à la destruction. » 

La richesse telle que l'entend le langage courant 
des financiers et des économistes est donc Tenne- 
mie ; l'ennemie non seulement des beautés pitto- 
resques de la nature, mais aussi du bonheur social. 
C'est une chose de tout point mauvaise et par là 
môme illégitime. — Quoi! dira-t-on, il n'y a pas 
de richesse légitime? Il n'y en a pas de grande, 
répond Ruskin. « Quelle est la base juste de la 
richesse ? C'est qu'un homme qui travaille doit être 
payé la pleine valeur de son travail, — que s'il ne 
veut pas la dépenser aujourd'hui, il ait la liberté 
de la garder et de la dépenser demain. Ainsi un 
homme industrieux, travaillant chaque jour et 
mettant chaque jour quelque chose de côté, atteint 
à la fin la possession d'une somme accumulée à 
laquelle il a un droit absolu. Par conséquent, la 
première nécessité de la vie sociale est l'éclaircis- 
sement de la conscience nationale sur ce point que 
le travailleur peut garder ce qu'il ajustement acquis. 
Jusque-là nous sommes d'accord avec les écono- 
mistes et nous admettons fort bien l'inégalité des 
fortunes. — Seulement, ce n'est point ainsi que se 
forment les grandes richesses. Personne ne devient 



300 RUSKIN. 

jamais très riche uniquement par son propre tra- 
vail et son économie. Il y a toujours taxation du 
travail des autres. Et ici, intervient une base injuste 
de la richesse : le pouvoir exercé sur ceux qui 
gagnent de l'argent par ceux qui le possèdent déjà 
et qui remploient uniquement pour en avoir davan- 
tage. » Ce n'est pas à dire que le patronat soit illé- 
gitime. Ce n'est pas à dire qu'il ne doive y avoir au 
monde que des travailleurs et personne pour leur 
donner les outils et pour les diriger. Ce n'est pas à 
dire que les socialistes aient raison en s'imaginant 
que Ton peut se passer des « capitaines du tra- 
vail ». Mais les économistes ont tort en professant 
que le patron peut s'approprier, jusqu'aux extrêmes 
limites où la grève éclate, les bénéfices du travail, 
mais je vous prie d'observer qu'il y a une grande 
différence entre être les capitaines du travail et en 
prendre les profits. Il ne s'ensuit pas de ce que 
vous êtes général d'une armée que vous deviez 
prendre tous les trésors ou toute la terre qu'elle 
conquiert. Ce qui est illégitime, ce n'est pas le 
salaire dû au patron en raison de son travail intel- 
lectuel et de son labeur moral; c'est le revenu 
excessif donné à ce patron ou à ce capitaliste en 
raison seulement de son capital, c'est ce que 
l'Église a dénoncé comme « l'exécrable fécondité 
de l'argent ». Ce n'est pas la richesse, c'est la trop 



SA PENSEE. 301 

grande richesse condamnée par les Saints quand 
ils ont parlé xari robç TtXeovéxraç. 

Mais qu'est-ce à dire : « trop grande richesse »? 
Voilà bien une formule scientifique! s'exclamera 
un économiste. Comment ce qui est juste jusqu'à 
un certain chiffre devient-il injuste au-dessus de 
ce chiffre — et quel chiffre fixerez-vous? Par quel 
miracle ce qui est légitime entre les mains d'un 
ouvrier qui a économisé quelques années de salaire 
devient-il illégitime entre celles de son petit-fils 
dont la fortune, grossie par des intérêts successifs, 
atteint plusieurs millions? Ce qui est le droit pour 
une opération financière reste le droit pour cette 
opération, quel que soit le nombre de zéros que 
vous lui ajoutiez. — Eh! oui, mathématiquement 
c'est vrai, mais humainement et socialement par- 
lant, cela peut l'être infiniment moins. Il y a dans 
les équations humaines, à rencontre des équations 
algébriques, certains éléments moraux qui faussent 
tous les calculs, certaines vérités qui, poussées à 
un certain point, deviennent des erreurs et certaines 
justices qui, poussées jusqu'à un certain degré, 
deviennent des injustices : summum jus, summa 
injuria. En théorie, le gros capital légitimement 
acquis demeure d'un emploi légitime. En fait, il 
ruine par son seul jeu et écrase par son seul poids 
les petites industries rivales en train de se fonder 



302 RUSKIN. 

à son côté. « L'argent est exactement maintenant 
ce qu'étaient les promontoires des montagnes sur 
les chemins publics d'autrefois. Les barons com- 
battaient loyalement pour les conquérir : le plus 
fort et le plus adroit les conquéraient. Alors ils les 
fortifiaient et forçaient chaque passant à payer un 
droit. Or le capital est exactement maintenant ce 
qu'étaient alors les rochers. Les gens combattent 
loyalement (du moins nous l'admettons, bien que 
ce soit plus que l'impartialité ne le commande) 
pour avoir de l'argent. Mais une fois qu'ils .l'ont 
acquis, le millionnaire fortifié peut forcer chaque 
passant à payer un tribut à son million et il bâtit 
une autre tour de son château d'argent. Et je peux 
vous dire que les passants pauvres le long des 
routes soulïrent autant aujourd'hui du baron du 
sac qu'autrefois du baron du roc... » 

Et si l'on nous dit qu'il n'y a rien d'injuste là 
dedans, parce que c'est Teffet immédiat et néces- 
saire de la « lutte pour la vie », nous répondrons 
que la suprême injustice de notre siècle est préci- 
sément cette horrible mêlée fratricide que les 
savants désignent avec complaisance du nom de 
« Lutte pour la vie ». Nous proscrirons hautement, 
comme cruelle, lâche et païenne, cette bataille 
sans merci où les plus intelligents, les plus persé- 
vérants, lés plus sagaces ruinent les faibles d'es^ 



SA PENSEE. 303 

prit, de volonté et de jugement. « N'est-il pas 
merveilleux que, tandis que nous serions profon- 
dément honteux d'user de notre supériorité phy- 
sique pour jeter hors d'une place avantageuse des 
camarades plus faibles que nous, nous usons sans 
hésitation de notre supériorité d'esprit pour les 
jeter hors de toute espèce de bien que peut atteindre 
la supériorité de l'esprit? — Vcus vous indigneriez 
si vous voyiez un robuste gaillard s'installer de force 
à une table où l'on est en train de rassasier des 
enfants affamés, étendre son bras par-dessus leurs 
têtes et leur retirer leur pain. Mais vous ne vous 
indignez pas le moins du monde de le voir faire 
à un homme qui a de la robustesse de pensée et de 
la rapidité de conception et, au lieu d'avoir seule- 
ment de bons bras, possède le don beaucoup plus 
grand d'une bonne tête.Vous pensez qu'il est parfai- 
teriient juste qu'il emploie son intelligence à tirer 
le pain de la bouche de tous les autres hommes, 
dans la ville , qui font le même commerce que lui î ... » 
Mais, dira un économiste, cette concurrence ou, 
si l'on veut, cette lutte, c'est l'âme même du com- 
merce! Sans elle, il n'est plus d'émulation, plus de 
progrès, plus d'efforts, plus d'affaires et, partant, 
plus de salaires pour les ouvriers! Qu'elle écrase, 
çà et là, quelques imprudents et quelques mala- 
droits, c'est aussi triste qu'inévitable et c'est la loi 






304 RUSKIN. 

même de tout progrès. Mais qu'un patron donne, 
comme le veut Ruskin, son bénéflce intégral à ses 
ouvriers, — sans d'ailleurs avoir aucun moyen de 
leur faire supporter sa perte, — c'est fort louable. 
Que ce patron s'abstienne de toute concurrence 
pouvant ruiner ses rivaux moins riches ou moins 
adroits que lui, c'est fort édifiant. Seulement la fin 
de toutes ces pratiques louables, édifiantes et ruski- 
niennes, sera très probablement la ruine lente de ce 
patron, et il pourra se présenter telles circonstances 
difficiles, telle crise, où il devra, soit violer l'évan- 
gile de Brantwood, soit mourir de faim.... 

« Eh bien, répond tranquillement . Ruskin, il 
mourra de faim. » Et si l'on doit s'étonner de 
quelque chose, c'est de l'étonnement que provo- 
quera cette réponse. Serait-ce la première fois, au 
monde, qu'un homme, dans un grand danger pu- 
blic, aurait donné sa vie pour ses semblables? 
Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi, dans 
le monde et dans le peuple, la profession de com- 
merçant est tenue en si médiocre estime quand 
on la compare à celle du soldat? « Philosophique- 
ment on ne comprend guère, à première vue, 
pourquoi un homme paisible et raisonnable, dont 
le métier est de vendre et d'acheter, jouirait de 
moins de considération qu'un homme belliqueux 
et souvent peu raisonnable, dont le métier est de 



SA PENSÉE. 305 

tuer. Néanmoins le consentement universel de 
l'humanité a toujours, en dépit des philosophes, 
donné la préférence au soldat»... 

« Et c'est juste. 

« Car le métier du soldat est exactement et 
essentiellement non de tuer, mais de se faire tuer. 
Et le monde l'honore pour cela. Le métier de l'as- 
sassin est de tuer. Le monde n'a jamais honoré les 
assassins. La raison qui fait qu'il honore le soldat 
est que celui-ci tient sa vie au service de l'État. 
Tandis que le marchand, lui, est toujours présumé 
agir égoïstement. Sans doute, son travail peut être 
très nécessaire à la communauté, mais on sait 
très bien que son intention n'est pas d'être utile à 
la communauté, mais à lui-même. En sorte que 
parmi les cinq professions intellectuelles les plus 
nécessaires à la vie de la nation, il exerce la seule 
qui n'expose jamais personne à aucun danger. 

« Le soldat doit mourir plutôt que d'abandonner 
son poste durant le combat ; 

« Le médecin, plutôt que de quitter son poste 
durant l'épidémie ; 

« Le pasteur, plutôt que de prêcher une fausse 
doctrine; 

« Le magistrat, plutôt que de rendre un arrêt 

injuste; 

« Et le marchand? Quelle est donc l'occasion où 

20 



306 RUSKIN. 

il doit se faire tuer? C'est la principale question 
qui se pose pour le marchand, comme pour cha- 
cun de nous, car, en vérité, l'homme qui ne sait 
pas dans quelle occasion il doit mourir, ne sait 
pas de quelle façon il doit vivre! » 
. Eh bien, pour le marchand, qui devient de plus 
en plus considérable dans le monde moderne, pour 
le patron, pour l'industriel, qui est de nos jours un 
vrai conducteur d'hommes, il y a des occasions de 
dévouement à la chose commune. Il y a des cir- 
constances où il peut montrer une abnégation 
semblable à celle du soldat et qui le relèverait au 
niveau du soldat, — s'il savait comprendre le 
devoir social, comme on comprend le devoir mili- 
taire et le remplir. Et lorsque le devoir social est 
de sacrifier la richesse plutôt que de ruiner les 
concurrents ou que de réduire les salaires des ou- 
vriers, — il devrait le faire. 

Car à quelque point de vue qu'on se place, au 
point de vue de l'esthétique de la nature que la 
spéculation souille et enlaidit, ou au point de vue 
du bonheur des petites gens qu'elle rançonne et 
qu'elle écrase, — la richesse est un mal. Un pays 
soi-disant riche n'est pas plus un pays heureux 
qu'un beau pays. Et le culte de Mammon est aussi 
impossible à concilieravec la justice sociale qu'av<9ic 
la religion de la Beauté. 



SA PENSÉE. 307 

§3. 

On connaît Thistoire de cet esthète fameux qui 
surprit un pauvre diable tendant la main sur un 
pont de Londres, en un costume agressivement 
inesthétique. Ce mendiant était vêtu d'une redin- 
gote simplement défraîchie et d'un horrible cha-^ 
peau de cérémonie. L'esthète, révolté par ce dé- 
saccord entre le costume du misérable et sa pro- 
fession, le mena chez le plus habile tailleur qu'il 
pût trouver afin de lui faire confectionner à grands 
frais et d'après les tableaux des maîtres de la TVa- 
tional Gallery d'authentiques habits de mendiant. 
Après quoi il le reconduisit à son pont, et l'histoire 
ne dit pas qu'il lui offrit de quoi manger. Cet 
esthète n'était pas un ruskinien. 

On conte encore qu'un prédicant, étant venu à 
passer sur le même pont, s'indigna fort qu'on 
n'eût pris garde qu'aux apparences extérieures du 
claquedent et qu'on n'eût point songé à son âme. 
Il le prit donc par le bras, l'emmena au prêche et 
après lui avoir ainsi montré comment on gagne la 
vie éternelle, le renvoya à son pont. Mais l'histoire 
ne dit pas qu'il lui offrit de quoi boire. Ce prédi- 
cant non plus n'était pas un ruskinien. Ruskin, 
lui, eût conduit le mendiant, non dans un musée 
ni au prêche, mais dans un gnll-room. Il se serait 



308 RUSKIN. 

occupé de restaurer non ses hardes ni son âme, 
mais d'abord son estomac. 

Car si trop d'industrialisme et de richesse dans 
un paysage tue la beauté de la Nature, trop de 
misère dans une ville tue la beauté des corps. El 
sans beauté plastique, il n'est pas d'art possible ni 
de rêves d'art. « Vous ne pouvez avoir un paysage 
par Turner sans un pays où il puisse peindre. Vous 
ne pouvez avoir un portrait par Titien sans un 
homme à portraiturer. Le commencement de l'Art 
consiste à rendre notre peuple beau. Il y a eu sans I 
doute un art dans des pays où les gens n'étaient 
pas tous beaux, où même leurs lèvres étaient 
épaisses et leur peau noire, — parce que le soleil 
les avait regardés ; — mais jamais, dans un pays 
où les joues étaient pâlies par un misérable labeur 
et par une ombre mortelle et où les lèvres de la 
jeunesse au lieu d'être pleines de sang, étaient 
amincies par la famine ou déformées par le ve- 
nin.... » 

Pour le corps il faut donc prêcher hautement le 
culte de la Beauté. Dès la jeunesse, le corps de 
chaque enfant pauvre doit être rendu aussi parfait 
qu'il peut être sans aucun égard à ce qu'il fera 
plus tard. Parvenu à l'âge où il doit gagner son 
pain, les travaux peut-être déformeront, aviliront, 
courberont, déjeteront ce magnifique et souple 



SA PENSÉE. 309 

faisceau de muscles que nous montrent, au moment 
de s'oindre pour la lutte, les athlètes du Vatican. 
Mais, en attendant, il faut que cette créature 
vivante, que peut-être vous tuerez plus tard, 
atteigne le plein développement de son corps et 
goûte la vie et porte la beauté de la jeunesse. Pour 
cela, il faut des écoles en pleins champs, des 
exercices physiques et des danses apprises comme 
une institution d'État. Qu'avons-nous à aller tra- 
vailler et pâlir devant les vieux marbres sans têtes 
et sans mains des musées? Ce sont nos poitrines 
et nos épaules qu'il faut rendre dignes d'être vues 
autant que les marbres d'Elgin ! N'écoutons ni les 
ascètes, ni les prédicants! N'allons pas enfermer 
les meilleurs d'entre nous dans les cloîtres pour 
s'y dévouer à ce qu'on appelle pompeusement « le 
service de Dieu wl Qu'ils se dévouent plutôt au 
service de l'homme I « C'est le premier devoir de 
la femme que d'être belle, et il ne faut rien négliger 
pour qu'elle le remplisse. L'homme et la femme 
ont été voulus par Dieu parfaitement nobles et 
beaux aux yeux l'un de l'autre.... » 

Or le grand obstacle à la Beauté plastique, c'est 
la misère. Et le sentiment esthétique, à défaut de 
sentiment humain, nous pousse à la combattre et 
à la vaincre. Par quels moyens? Par tous les 
moyens : par la charité envers le malheur immérité 



3i0 RUSKIN. 

et par la coercition contre le vice, par la grâce 
et par la force, par Tor et par le fer. L'or, il 
faut le jeter à pleines mains, comme sur la 
tombe antique le poète jette des lys, comme sur 
les gazons de Botticelli, le Printemps jette des 
roses. Ce qu'on donne aujourd'hui n'est rien : il 
faut tout donner. Les économistes sont satisfaits 
des palliatifs que la charité publique ou privée 
offre aux pauvres; ils nous montrent avec orgueil 
des hôpitaux, des maisons de retraite, des asiles 
infantiles, des dispensaires. Qu'est-ce que cela? et 
pourquoi, si c'était quelque chose, voici tant de 
figures émaciées dans nos faubourgs, tant de 
membres déjetés,' tant de faces livides dans nos 
prisons? Comment la société peut-elle parler de 
charité quand il y a encore tant d'injustice, ou de 
beaux-arts quand il y a encore tant d'horribles 
vies? Tant que des êtres humains peuvent encore 
avoir froid ou faim dans le pays qui nous entoure, 
non seulement il n'y a pas d'art possible, mais il 
n'est pas possible de discuter que la splendeur du 
vêtement et du mobilier soit un crime! Mieux vaut 

cent fois laisser s'effriter les marbres de Phidias 

#■ 

et se faner les couleurs des femmes de Léonard 
que de voir se flétrir les traits des femmes vivantes 
et se remplir de larmes les yeux des enfants qui 
vivent ou qui pourraient vivre si la misère ne les 



SA. PENSEE. 3H 

pâlissait déjà de la couleur des tombeaux I Tout 
Tor donjé à TArt quand la vie en manque est 
perdu pour TEsthétique vivante, et c*est une honte 
de chercher quelque joie dans le luxe des toilettes 
de quelques femmes quand d'autres femmes man- 
quent de quoi se vêtir et, par le froid, la maladie 
et la langueur d'une vie insalubre, perdent toute 
humaine beauté. 

Alors les économistes surgissent avec l'ironique 
sourire qu'ont, dans les portraits d'Holbein, les 
hommes très savants. Car si l'on attaque le luxe 
au nom de la charité, au nom de la science ils lé 
défendent. Une de leurs théories les plus chères 
— et aussi les plus aventurées — est que peu 
.importe la façon dont le riche dépense son or 
pourvu qu'il le dépense, et même que plus il le 
dépense en objets de luxe, éphémères, plus il 
vient efficacement en aide à la société. « Une 
idée très fausse, dit un Rapport des Council^ 
men de New-York, est que de vivre luxueur 
sèment, de s'habiller d'une façon extravagante; 
et d'avoir de splendides maisons et équipages, 
soit une cause de malheurs pour une nation., 
Rien de plus faux. Chaque extravagance que se 
permet un homme de cent mille ou d'un million 
de dollars ajoute à la vie, à la fortune de dix ou 
de cent hommes qui n'ont rien ou qui ont peu 



312 RUSKIN. 

de chose autre que leur travail, leur intelligence 
et leur goût. Si un homme d'un million de dol- 
lars dépense principal et intérêts en dix ans et 
se trouve réduit à la mendicité au bout de ce 
temps, il aura fait du bien aux cent qui ont dû à son 
extravagance d'être employés, d'autant plus riches 
par la division de la richesse. Il peut être ruiné, 
mais la nation est plus riche, car cent esprits et 
corps avec 10 000 dollars chacun sont plus pro- 
ductifs qu'un seul avec un million. » 

— « Oui, messieurs, répond Ruskin, mais qu'a- 
t-on fait pendant le temps de la translation? La 
dépense de cette fortune a pris un certain nombre 
d'années, dix, je suppose, et durant ce temps, 
voici que du travail pour un million de dollars a 
été fait par des gens qui ont été payés pour cela. 
Où est le produit de ce travail? Entièrement con- 
sumé, car l'homme est devenu un mendiant.... Si 
un écolier sort le matin avec cinq shillings dans 
sa poche et revient à la maison sans le sou, ayant 
tout dépensé en tartelettes, principal et intérêt 
sont partis et la fruitière et le boulanger sont 
enrichis C'est bien. Mais supposez que l'écolier 
ait acheté un livre et un couteau : le principal 
et l'intérêt sont partis et le libraire et le coute- 
lier sont enrichis, mais l'écolier est enrichi aussi et 
peut aider ses condisciples le lendemain avec le 



SA PENSÉE. 313 

couteau et le livre au lieu de se mettre au lit 
et d'avoir à payer le médecin. » 

Ainsi, ce n'est pas une étude superflue que celle 
de la dépense, quand on étudie les causes de la 
misère et ses remèdes. Et la question n'est point 
seulement de savoir si les riches dépensent leur 
argent et s'il sert à donner du travail, mais encore 
de préciser comment ils le dépensent et à quoi 
peut servir ce travail. Car le bon sens, à défaut de 
science, et l'économie humaine, à défaut d'éco- 
nomie politique, nous disent que d'employer cet 
argent à des objets de luxe qui ne nourriront 
personne et seront consommés rapidement sans 
aucun produit de santé ou de richesse, ce n'est 
pas la môme chose que de l'employer à faire des 
routes, des ports, des canaux, de l'assainissement, 
* qui non seulement accroîtront la richesse des 
ouvriers qu'on emploiera, mais encore le patri- 
moine commun de l'humanité. Et plaider pour le 
luxe, parce qu'il fait vivre les ouvriers de luxe, ne 
deviendrait un solide argument que du jour où 
l'on aurait démontré que les ouvriers de luxe sont 
plus intéressants que les autres, où l'on aurait du 
moins prouvé qu'ils sont plus nombreux et que 
par conséquent le bien-être général des travail- 
leurs doit leur être sacrifié, démonstration que les 
partisans du luxe ne sont pas près de faire.... 



314 RUSKIN. 

D'ailleurs, qu'est-ce à dire : « faire vivre les 
ouvriers »? Mais il n'y a qu'une façon de faire vivre 
quelqu'un : c'est de produire ou d'aider à produire 
des choses utiles à la vie, des choses qui nour- 
rissent, qui vêtent, qui garantissent du chaud et 
du froid, qui guérissent et qui purifient? Toutes 
les ingéniosités des économistes n'empêcheront 
point que, si l'on emploie cent hommes à démolir 
des masures insalubres d'une ville et à les rempla- 
cer ou à nettoyer les trous à fumier d'un village, 
on aura fait plus pour la vie que si ces cent hommes, 
transformés en valets de pied, ont passé le même 
temps à attendre dans des antichambres la fin de 
cent bavardages inutiles, ou à figurer, inutilement, 
les bras croisés, à côté décent cochers I 

« Par exemple, dit Ruskin, vous êtes une jeune 
femme et vous employez un certain nombre de 
couturières pendant un temps donné en faisant 
un nombre donné de vêtements simples et utiles : 
supposez sept, desquels vous porterez l'un pendant 
'la moitié de l'hiver et vous donnerez les six autres 
aux pauvres filles qui n'en ont point. Ainsi faisant, 
vous dépenserez votre argent humainement. Mais 
si vous employez le même nombre de couturières 
pendant le même nombre de jours à faire quatre, 
cinq ou six beaux volants pour votre robe de bal, 
volants qui ne vêtiront personne que vous et que 



SA PENSEE. 315 

VOUS ne pourrez porter qu'à un seul bal, alors vous 
employez votre argent égoïstement. Vous avez, il 
est vrai, fait travailler dans chaque cas le même 
nombre de gens; mais, dans un cas, vous avez 
employé leur travail au service de la communauté; 
dans l'autre, vous Favez entièrement consumé au 
vôtre. Je ne dis pas que vous ne deviez pas quel- 
quefois penser seulement à vous et vous faire aussi 
belle que vous le pouvez. Seulement ne confondez 
pas la coquetterie avec la philanthropie et ne vous 
illusionnez pas vous-même en pensant que toutes 
les parures que vous pourrez porter sont autant de 
pain mis à la bouche de ceux qui sont au-dessous 
de vous.... » 

Ne confondons pas non plus la vanité avec 
Tamour des arts, et n'allons pas plaider pour le 
luxe sous prétexte qu'il entretient le goût de la 
Beauté. Car la plupart des grandes œuvres du 
Moyen-Age sont dues non pas du tout au luxe per- 
sonnel d'un particulier, mais bien au contraire à 
Tencouragement d'une collectivité. Et de nos jours, 
pour encourager vraiment l'Art, ce n'est pas le 
trésor d'un Mécène qu'il faudrait, mais la coalition 
des petites bourses. « Au lieu d'un patron capitaliste 
payant 8000 francs un portrait en pied le représen- 
tant, plaçant son capital, il vaudrait bien mieux que 
ses ouvriers coalisés fussent capables de remettre 



316 RUSKIN. 

ces 8000 francs entre les mains d'un ingénieux 
artiste qui leur peindrait, à l'antique manière de 
Raphaël ou de Léonard, un sujet historique ou reli- 
gieux plus intéressant pour eux et qu'on placerait 
là où ils pourraient tous en jouir continuellement. » 
Ainsi l'or peut beaucoup contre la misère. Et la 
société est responsable de beaucoup des laideurs 
physiques qui nous entourent, mais est-elle res- 
ponsable de toutes? Ceux qui attaquent le plus la 
société lui offrent-ils les armes qu'il lui faut pour 
triompher de la misère? Nullement : ils les lui 
refusent, et, de la sorte, les socialistes les plus 
farouches ne sont pas plus près de la solution du 
problème social que les économistes les plus satis- 
faits. Car il est bien vrai que la société est respon- 
sable, mais on n'est responsable que des choses 
qu'on peut empêcher. Or, parmi les misères, il 
n'y a pas seulement celles faites de salaires insuffi- 
sants ou d'éducations imparfaites; il y a celles 
faites d'inconduite et, pour ne prendre qu'un 
exemple, d'alcoolisme. Or, pouvons-nous empê- 
cher l'alcoolisme? Avons-nous le droit de fermer 
les cabarets? Les socialistes ont-ils jamais proposé 
quelque loi tarissant les trois quarts des fontaines 
d'alcool? Et sans même toucher à la législation, 
avons-nous vu des municipalités socialistes user 
des moyens que leur donne la loi pour réduire le 



SA PENSÉE. 317 

nopibre de ces officines de ruine et de poison? 
Qu'on le propose, et Ton verra ces mêmes socia- 
listes, qui rendent la société responsable du mal 
fait par le cabaret, maintenir la cause du mal au 
nom de la liberté! Il faut donc que la société ait 
le devoir de secourir l'ivrogne sortant de l'assom- 
moir, mais qu'elle n'ait pas le droit de l'arrêter au 
moment où il y veut rentrer.... Comment peut-elle 
donc être responsable si elle n'est point libre et 
comment faut-il qu'elle assume tant de devoirs 
vis-à-vis des misérables pour les guérir, si elle n'a, 
pour les préserver, aucun droit? 

Elle en a, assure Ruskin. Elle a surtout de ces 
droits-là, car il n'est guère de bons remèdes que 
les préventifs. « Le droit de l'intervention publique 
dans, la conduite des criminels commence quand 
ils commencent à se corrompre et non pas seule- 
ment quand ils ont déjà donné des preuves d'une 
corruption sans espoir.... C'a été la mode de la 
philanthropie moderne de demeurer inerte jusqu'à 
cette période-là et de laisser périr les malades et 
s'égarer les fous , tandis qu'elle se dépensait en 
efforts inimaginables pour ressusciter des morts 
et réformer de la poussière.... L'orientation récente 
d'une grande partie de l'opinion publique contre 
la peine de mort est, j'espère, le signe qu'on com* 
mence à comprendre que le châtiment est le der- 



318 RUSKIN. 

nier et le pire instrument qu'a le législateur entre 
les mains pour prévenir le crime. Les vrais moyens 
de coercition sont le travail et la récompense, — 
non le châtiment. Aidez les bonnes volontés ; hono- 
rez les vertueux ; forcez les paresseux à travailler, 
et il n'y aura plus besoin de jeter personne dans la 
grande et suprême indolence de la mort.... » 

D'abord, l'État doit assujettir l'enfant à un tra- 
vail intellectuel et manuel, obligatoire et gratuit : 
— w Allez sur les chemins et le long des haies et 
forcez-les d'entrer. » — Mais en même temps il 
doit empêcher que ce travail soit excessif. Pour 
que les hommes soient capables de se subvenir à 
eux-mêmes quand ils ont grandi, il faut que leur 
force soit proprement développée tandis qu'ils sont 
jeunes, et l'Etat doit toujours regarder à cela et 
ne pas permettre à leur santé d'être brisée par un 
labeur trop précoce, ni leurs facultés perdues par 
le manque d'instruction. » Plus tard, il ne permet- 
tra pas que la santé de Thomme soit déprimée par 
le manque de labeur musculaire, — ni son esprit 
faussé par trop d'instruction. On parle toujours de 
droit au travail, mais on ne parle jamais du devoir 
de travailler. Pourtant si l'ouvrier a le droit d'exiger 
que l'État l'emploie le samedi parce qu'il a besoin 
d'un salaire ce jour-là, l'État n'a-t-il pas le droit 
d'exiger qu'il le continue le lundi, au lieu d'aller 



SA PENSEE. 319 

boire son salaire au cabaret? Faites quelque chose 
pour moi, dit Toisif pauvre. — Bien, répond la 
société, mais alors faites quelque chose pour nous : 
ces vêtements que vous portez, cette nourriture 
que vous absorbez ont été produits par le travail 
de quelqu'un. Quel travail nous donnez-vous en 
échange? Aucun.... Ce n'est pas juste. « Une per- 
sonne paresseuse en oblige une autre à faire deux 
fois la quantité de nourriture, de vêtements qui 
serait nécessaire à cette autre. Il est donc de toute 
justice d'obliger le paresseux à s'entretenir soi- 
même. » 

Mais ici et de nouveau le réformateur se heurte 
à la protestation des économistes et des libéraux. 
De même qu'ils ont repoussé le dépouillement des 
riches au nom de l'utilité du luxe, ils repoussent 
la contrainte des pauvres au nom de la liberté. La 
misère est faite de deux choses : de malchance et 
de vice. Les malchanceux, ils ne veulent point 
qu'on les secoure aux dépens des industries de 
luxe. Les vicieux, ils ne veulent point qu'on les 
contraigne aux dépens de la liberté individuelle. 

La liberté, qu'est-ce donc que cela? Ce mot seul 
irrite Ruskin, l'olTusque comme un mensonge, un 
défi, une hypocrisie ou le rire d'un crétin.... De 
quelle liberté veut-on parler, de quelle indépen- 
dance et envers qui? Envers les lois éternelles et 



320 RUSKIN. 

les personnes vénérables? Mais alors la liberté, 
c'est le privilège des êtres les plus minuscules, les 
plus faibles, les plus vains! « Le chien attaché à la 
chaîne est un animal bon et fort, — la mouche est 
libre. Tout obéit dans la Nature; tout, par exemple, 
suit la loi de la gravitation. Seulement un rocher 
énorme la suit plus docilement qu'une misérable 
plume qui fera mille façons avant de tomber à 
terre.... Quand Giotto traçait son cercle en disant : 
Vous pouvez juger de ma maîtrise en voyant que 
je sais tracer un cercle impeccable, croyez-vous 
qu'il laissât à sa main une grande liberté? » La 
doctrine des libéraux est que la liberté est une 
chose bonne pour l'homme, quel que soit l'usage 
qu'il en puisse faire. « Folie insondable! indescrip- 
tible, impossible à considérer en face! Enverrez- 
vous votre enfant dans une chambre dont fe table 
sera couverte de vins délicieux et de fruits, les 
uns empoisonnés, les autres sains? Lui direz-vous : 
Choisis librement, mon petit enfant ! Il est si bon 
pour toi d'avoir la liberté du choix; cela forme 
ton caractère, ton individualité. Si tu prends la 
coupe empoisonnée ou les fraises empoisonnées, 
tu seras mort avant la fin du jour, mais tu auras 
acquis la dignité d'enfant libre!... » 

Oui, il y a une liberté sainte et que tout homme 
doit conquérir : c'est la liberté vis-à-vis de ses 



SA PENSEE. 321 

propres instincts tyranniques et de ses préjugés 
dominateurs. Avant d'être libre des autres, il faut 
être libre de soi. A quoi bon briser des chaînes 
tout extérieures si Ton reste lié par les entraves que 
des goûts vicieux mettent à tout ce qu'on tente? 
Ou'est-ce que nous ferons de l'espace , si nous 
n'avons pas de jambes pour le parcourir? On crie 
contre le despotisme,... est-on capable de liberté? 
« Oui, la touche de Tintoret, de Luini, de Corrège, 
de Reynolds, de Velazquez est aussi libre que Tair 
et cependant est juste, mais c'est une discipline 
héritée de cinq cents ans d'efforts qui leur permet 
d'être libres et de faire des chefs-d'œuvre. Obéissez 
et vous serez libres aussi, à votre tour, mais dans 
les petites choses comme dans les grandes, c'est 
seulement dans un juste service qu'est une parfaite 
liberté. » 

Ce juste service seul peut, dans la vie, triompher 
de la misère comme, dans l'art, il triomphe de la 
laideur. C'est seulement par le travail assidu chez 
le pauvre et par la proscription de tout luxe et de 
toute dépense improductive chez le riche que l'on 
peut arriver à restituer la santé, la vigueur, la 
grâce parmi les corps qui souffrent, — c'est-à-dire 
la Beauté. Et ici encore peut-être que le culte des 
choses belles est le plus sûr guide vers la solution 

des problèmes qu'on appelle sociaux. 

21 



322 RUSKIN. 

§4. 

Enfin, il ne servirait de rien qu'on rendît aux 
corps humains et vivants leur grâce primitive, si 
nos âmes n'étaient point préparées à être heureuses 
de leur bonheur. A quoi bon la beauté des choses, 
si les êtres ne peuvent la ressentir? A quoi bon des 
êtres et des choses admirables, sans des âmes 
capables d'admiration? Or, les âmes contempo- 
raines sonl-clles capables d'admiration? Quelques- 
unes sans doute, et ce sont les mieux partagées; 
mais la plupart d'entre nous ne cheminent-ils point 
parmi les beautés éparses dans la Nature et dans 
TArt, comme les gardiens d'un musée, des police- 
men ou des sergents de ville, se promènent entre 
des Van Dyck et des Hobbema? Rien dans notre 
éducation, dans nos mœurs, dans les préoccupa- 
tions publiques n'est dirigé dans ce sens. Nous 
n'avons pour les hauts plaisirs de la vie esthétique 
ni l'attention suffisante, ni la liberté nécessaire. 
« Toute la force de l'éducation, jusqu'ici, a été 
dirigée de toutes les façons possibles vers la des- 
truction de l'amour de la Nature. La seule connais- 
sance qui a été considérée comme essentielle parmi 
nous est celle des mois, et après celle-là, celle dtô 
sciences abstraites, tandis que tout goût montré 
par les enfants pour la simple histoire naturelle a 



SA PENSEE. 323 

été soit violemment réprimé (s'il apportait quelque 
trouble dans la maison), soit scrupuleusement 
limité aux heures de jeu, — de telle sorte que 
l'amour de la Nature est devenu Tapanage des 
vagabonds et des paresseux. En même temps, 
Tart'de dessiner, qui est d'une plus réelle impor- 
tance pour la race humaine que celui d'écrire — 
car les gens peuvent difficilement dessiner quelque 
chose, sans être de quelque utilité aux autres et à 
eux-mêmes, et peuvent difficilement écrire quelque 
chose sans perdre leur temps et celui des autres, 
— cet art du dessin, qui devrait être enseigné aux 
enfants, comme on leur enseigne l'écriture, Test 
fort mal. » 

Il faudrait d'abord cultiver chez les enfants la 
faculté d'admiration. « Si les botanistes ont décou- 
vert quelque rapport merveilleux entre les orties 
et les figues, c'est très intéressant, mais un jeune 
vacher fera bien mieux d'apprendre quel effet les 
orties produisent dans le foin, et quel goût elles 
donnent à la soupe. De plus, il acquerra presque 
une nouvelle vie, s*il peut parvenir, une fois au 
printemps, à regarder le bel anneau de la fleur 
blanche de l'ortie et à reproduire, au crayon, avec 
son maître d'école, les courbes de ses pétales et la 
manière dont elle est posée sur sa tige centrale. 
On devrait dire aux écoliers des écoles primaircfs • 



324 RUSKIN. 

Dessinez telle ou telle plante avec son contour, 
avec sa clochette vue de face.... Bien! maintenant, 
vue de profil. Peignez les taches qui sont sur elle. 
Dessinez la tête d'un rouge-gorge, sa poitrine et 
les taches qui sont sur la poitrine du rouge-gorge. 
Au lieu de cela, on leur décrit ce qu'a l'oiseau 
dans Testomacl... On ne leur fait pas admirer la 
finesse des nuées et des mousses : on leur raconte 
ce que font Tair dans les chaudières et les fibres 
textiles sur les métiers.... Enfin on s'occupe de 
leur instruction, mais nullement de leur éducation, 
car donner l'éducation à un enfant, ce n'est nulle- 
ment lui apprendre quelque chose qu'il ne savait 
pas, mais faire de lui quelqu'un qu'il n'était pas. 
Et le commencement de toute éducation est Tadmi- 
ration, le respect, l'enthousiasme.... Pour quoi? 
Pour n'importe quoi. Que l'enfant adore des cail- 
loux ou des légumes, si vous n'avez pas d'autres 
dieux à proposer à son admiration, mais qu'il 
apprenne à admirer ! » et surtout qu'il n'apprenne 
pas l'analyse qui dessèche et la dissection qui tue. 
Qu'importe qu'il apprenne un peu moins de 
choses? Nous ne vivons pas plus pour apprendre 
que nous ne vivons pour manger! Nous vivons 
pour aimer. Tant que la science stimule ou 
approfondit en nous ce pouvoir, elle est utile. Du 
jour où elle le contrarie, elle est fatale. — Quoil 



SA PENSEE. 325 

la science pourrait être une mauvaise chose? — 
Non, c'en est une bonne, comme la lumière, mais 
pourtant les papillons périssent en cherchant la 
lumière, et l'homme en cherchant la science. 
Hommes et papillons, nous devons demander à la 
lumière, moins d'éclairer les choses que de les 
embellir ! 

« Car admirer est la principale joie et le principal 
pouvoir de la vie. Tout ce que je vous ai suggéré 
jusqu'ici, vous pouvez le recevoir simplement 
comme un thème à réflexion. Mais cette dernière 
vérité, je la sais et vous devez la croire. Ayez du 
respect, ayez de l'enthousiasmé, ayez de la vénéra- 
tion — respect pour tout ce qui est brillant dans 
votre propre jeunesse, respect pour ce qui est 
expérimenté dans l'âge des autres, pour tout ce 
qui est gracieux parmi les vivants et grand parmi 
les morts et merveilleux dans les Pouvoirs qui ne 
peuvent pas mourir.... » C'est le secret du bonheur. 
Pour le ruskinien, il n'est d'autre plaisir que le 
plaisir esthétique, et, seul, il tient lieu de tous les 
autres. S'il est riche, il entreprendra, par un pa^. 
tronage habile, de fournir à la foule de quoi admi- 
rer. Il ne mettra pas ses ressources à une jouis- 
sance personnelle et d'un instant, mais à un monu-» 
ment qui servira à tous et à jamais. S'il a la chance 
de rencontrer un Michel-Ange, il ne lui comman- 



326 RUSKIN. 

dera pas, comme fit Pierre de Médicis, une statue 
de neige. Il prendra garde au contraire « qu'au- 
cune intelligence, autour de lui, ne brille à la façon 
d'une gelée blanche, mais qu'elle soit vitrifiée 
comme une fenêtre peinte et placée entre des co- 
lonnettes de pierre et des barres de fer, afin qu'elle 
. supporte le soleil en elle, et l'envoie à travers elle 
de génération en génération ». — S'il est pauvre, 
il se réjouira de voir les belles choses, possédées 
par les autres et par les églises ou les musées qui 
dépassent en richesses d'art toutes les particulières 
collections. S'il a les moyens de voyager et d'aller 
suivre au loin les traces esthétiques des grands 
semeurs d'Art, il voyagera souvent, marquant d'une 
croix blanche les journées de sa vie, où une nou- 
velle face de la Beauté lui sera apparue, où ud 
nouveau maître, dans la solitude d'un musée, lui 
aura dit quelque chose.... S'il s'arrête en route, 
faute de ressources, il se rappellera les pèlerinages 
tant de fois recommencés des artistes pauvres du 
temps du Poussin, partant pour Rome, s'arrôtant 
à Lyon ou à Avignon, payant chaque étape d'un 
tableau, tendant vainement les bras vers la Ville 
Éternelle,... y arrivant enfin, mieux préparés à sen- 
tir son éternité par une longue attente, et à goûter 
ses joies par un long désir. Il n'est pas besoin, 
pour jouir de la vie esthétique, qu'il voie tous les 



SA PENSÉE. 327 

beaux pays : qu'il prenne garde seulement à tout 
ce qui est beau, dans le pays qu'il voit! S'il voit 
une femme belle, il admirera sa beauté; si elle est 
laide, il admirera son sourire; si elle ne sourit pas, 
il songera à sa gravité ou à sa noblesse. S'il ne 
reste qu'une note à son clavecin, le ruskinien ai- 
mera cette note. Si le pays où il habite n'a qu'une 
rivière — comme le Seeland, — il aimera cette ri- 
vière; si sa fenêtre est si petite que, la nuit, il ne 
voie qu'une étoile, il admirera cette étoile, et à 
force de guetter la Beauté qui est en tout, il se fera 
du bonheur avec les miettes de ce festin où d'autres, 
saturés, boivent à longs traits l'ennui. 

Comme on ne saurait admirer ce qui est au-des- 
sous de- soi, il aimera que beaucoup de choses et 
beaucoup de gens soient au-dessus de lui. Par là, 
il transformera encore en bonheur ce dont d'autres 
se font d'obscurs motifs de chagrin et d'ennui. A 
pied, il aimera que de beaux équipages passent sur 
les routes : car ils sont un spectacle pour lui et il 
n'en est pas un pour eux. Dans une ville, il habi- 
tera non un palais, mais une modeste maison 
en face d'un palais, afin d'en admirer plus à loisir 
les belles architectures. C'est du bout des tables 
qu'on voit le mieux l'ensemble des toilettes et des 
fleurs. C'est de la foule sans nom qu'on saisit le 
mieux l'effet d'un cortège. Il obéira à son roi s'il a 



328 RUSKIN. 

lin roi, aux anciens de sa famille, si elle a des an- 
ciens, aux lois de son pays, si son pays a des lois; 
mais il saura se rendre libre de lui-même et, étant 
libre de soi, il connaîtra, malgré toute sa soumis- 
sion, les joies profondes de la liberté. Il ne doutera 
d'aucune grandeur, d'aucune honnêteté, d'aucun 
talent. Il ne doutera que du mal. Il ne sera scep- 
tique qu'en un point : la prétendue douceur de 
l'oreiller du scepticisme à reposer une « teste bien 
faicte ». Sans naissance, il se félicitera qu'il y ait 
une aristocratie et plus encore de n'en être pas, 
car, ne l'apercevant que de loin, il pourra l'ad- 
mirer d'autant mieux et la respecter davantage. Il 
n'aura qu'une rébellion : contre la laideur. Il ne 
reprochera aux grands de ce monde qu'une chose : 
être petits, être mal vêtus, se montrer aux assem- 
blées en des costumes égalitaires et sans grâce, 
garder pour eux seuls leurs belles collections, 
abattre leurs vieux chênes ou leurs oliviers. Contre 
les riches, il n'aura qu'un grief : la ruine des 
vieilles demeures et la construction de bâtisses 
neuves dont « le visage est indifférent ». Mais tout 
ce qui sera respectueux des vieilles et belles cho- 
ses, il le respectera. Il ne se moquera que de la 
moquerie. Il ne haïra que la haine. Il ne méprisera 
que le mépris. 
Admirant ainsi sans arrière-pensée, sans retour 



SA PENSEE. 329 

sur soi-même, il sera heureux. Voyez s'il est beau- 
coup de vies, dans Thistoire, plus heureuses que 
celles des grands paysagistes : souvent malades 
comme Chintreuil, souvent pauvres comme Corot, 
souvent misanthropes comme Turner, parfois 
menacés de cécité comme Troyon, s'ils ont eu 
pourtant cette vie relativement heureuse dont 
leurs lettres ou leurs récits témoignent, c'est que 
leur vie fut passée à admirer. Le malheur est fait 
d'envie : quiconque admire de tout son cœur 
n'envie pas. Le malheur est fait de regrets : en 
admirant, on oublie; de rancunes : en admirant, 
on pardonne; de doutes : en admirant, on croit. 

Non seulement le malheur individuel, mais le 
malheur social est fait de ces maux et ne peut être 
guéri que par ce contrepoison. Le sentiment de 
l'admiration, en même temps qu'il est la dernière 
et suprême nécessité pour une vie esthétique, 
demeure le remède du mal social. C'est l'antidote 
direct du sot désir d'être admiré, désir qui tue tout 
enthousiasme, puéril amour-propre qui consume 
tout amour. On s'élève beaucoup aujourd'hui contre 
la puissance de l'argent et contre le désir de 
l'argent. Mais ce n'est point là le mal social. Ce 
n'en est qu'une des manifestations. Si l'argent est 
devenu si convoité , c'est que les satisfactions 
d'amour-propre qu'il donne sont devenues l'objet 



330 RUSRIN. 

type des convoitises. Si Ton cherche Tor plutôt 
que la vie, ce n'est pas pour le transformer en 
objets utiles à la vie, mais bien en hochets de luxe 
et de vanité. Ce n'est point pour pouvoir dire bru- 
talement et sainement : buvons et mangeons! 
mais bien pour pouvoir penser obscurément et 
jalousement : brillons et soyons admirés! et sur- 
tout : que personne ne brille ni ne soit admiré plus 
que nous! La passion capitaliste est une des 
formes que prend ce désir, mais ce n'est pas la 
seule. L'autre est la passion révolutionnaire. Celui 
qui cherche à consolider à son profit le pouvoir de 
l'argent parce qu'il en a et celui qui cherche à le 
détruire parce qu'il n'en a pas sont mus au fond 
par un même sentiment : l'orgueil. Il luit dans les 
yeux de l'apôtre révolutionnaire que drape sa pau- 
vreté, comme dans ceux du pharisien resplendis- 
sant de luxe. L'un et l'autre ont le même but : 
apparaître dans le monde sous les mêmes dehors 
que les plus grands. C'est l'impatience de toute 
inégalité, l'inquiétude de toute supériorité, l'hor- 
reur de toute hiérarchie. Elle se manifeste aussi 
bien par le mépris violent et affiché de l'argent 
que par la recherche exclusive et obstinée de 
l'argent. Elle s'affirme autant par les coups de 
hache des prophètes socialistes pour briser les 
échelons de l'échelle sociale que par les habiles 



SA PENSÉE. 331 

manœuvres des mammonistes, pour en confondre, 
en les couvrant d'or, chaque degré. L'image la plus 
juste qu'on ait tracée de notre société est celle 
qu'a peinte M. Rochegrosse. On s'en souvient sans 
doute. Elle a paru à l'un de nos derniers Salons. 
Sur les hauteurs d'une ville industrielle et riche, 
laide et enfiévrée, dans un ciel enfumé par l'éma- 
nation d'un travail insalubre et inutile, voici qu'un 
désir exaspéré de richesses, d'honneurs, de bruit et 
d'ascension sociale soulève la foule en une poussée 
fratricide, en une sorte de pyramide humaine, 
s'écrasant et se ruant, s'écroulant et se réédifiant, 
tour à tour, mais montant, montant toujours au 
prix de la paix, au prix de la beauté, au prix de la 
vie, vers la Fortune dorée qui, là-haut, passe et fuit 
au-dessus des mains vides et tendues.... 

Regardons maintenant, pour nous faire une idée 
autre et meilleure de la vie, un tableau bien connu 
de Bume-Jones : The golden Stairs. Dans un cadre 
étroit et haut, un escalier doré sans rampes, comme 
un escalier de songe, s'élève en spirale, conduisant 
d'un rez-de-chaussée qu'on ignore à un étage supé- 
rieur qu'on ne voit pas. Des jeunes filles aux tuni- 
ques légères creusées de plis comme des colonnes, 
aux feuillages arrangés comme des couronnes, des- 
cendent les degrés, tenant, les unes des violes, les 
autres, des cymbales ou des tambourins, d'autres 



332 RUSKIN. 

de ces longues trompettes qui jaillissent des mains 
des anges, comme des rayons, sur le bleu des ciels 
de Fra Angelico. Leurs pieds nus se posent sur les 
marches d'or et les doigts de leurs mains nues 
sur les cordes d'argent des luths ou sur les trous 
des flûtes. Et les marches reluisent et reflètent les 
pieds, et les cordes bruissent et reflètent les âmes 
des lentes musiciennes. Des feuillages jonchent le 
sol comme un parvis d'église, au matin du dimanche 
des Rameaux. Çà et là, une tête se retourne, — 
comme pour un regret: des yeux se regardent, 

— comme poiir un secret; un front se penche, 

— comme pour un problème; des bouches se 
sourient, — comme pour un baiser. Quelques 
yeux, sous ces fronts, regardent plus loin que le 
cadre, plus loin que les salles, plus loin que la 
maison, plus loin peut-être que la vie. Elles jasent 
et elles jouent. Sans doute, ce sont de frêles musi- 
ques, ce sont de simples vêtements, c'est une 
étroite demeure. Mais la grâce est dans les gestes 
légers, le calme est sous les fronts lourds. Et, tout 
au haut delà toile, des colombes se sont un ins- 
tant posées sur les tuiles pour faire envier au ciel 
ce joli coin de terre, ou prêtes à porter aux destinées 
ambitieuses ballottées sur les brisants du monde 
la branche d'olivier cueillie ici. Car ici toutes les 
ambitions s'apaisent, tous les cris expirent, et, au 



SA PENSEE. 333 

lieu de grimper vers la Chimère, on descend sim- 
plement et joyeusement les échelons des conditions 
sociales, on descend les degrés de la Fortune, les 
marches de V Escalier d'Or.,.. 

Lorsque les temps seront venus de la vie ruski- 
nienne, THumanité tout entière, au lieu dç monter 
à Tassant de la richesse, descendra Y Escalier d'Or. 
Tout s'organisera pour la paix et pour la beauté. 
Les rails des chemins de fer seront enfouis dans les 
champs; les débris des gares, épars comme les 
vestiges des anciens camps romains, et la dernière 
locomotive, montrée dans quelque musée à côté 
du carrosse que Louis XIV faillit attendre. Aucune 
cheminée d'usine ne fumera plus dans le ciel. Ce 
qui se fait aujourd'hui par la vapeur se fera parles 
bras de Thomme, et ainsi Ton n'entendra plus parler 
de travail sans ouvriers, ni d'ouvriers sans travail. 
On n'entendra plus grincer et cliqueter dans les 
champs les faucheuses mécaniques, vraies dévo- 
reuses du salaire de l'ouvrier agricole, mais on 
verra, aux mains robustes des travailleurs, les 
faux courbes jeter, en se tournant au soleil, de 
bleus éclairs. On ne fera plus cette inconséquence 
d'inventer chaque jour des machines qui rempla- 
cent les bras et de se lamenter chaque lendemain 
sur le nombre des bras inoccupés. On ne fondra 
plus le fer en des moules toujours semblables : on 



334 RUSKIN. 

le forgera. Certaines choses seront faites moins- 
vite, mais elles seront mieux faites. On n'achètera 
plus son beurre à des gens qu'on n'a jamais vus, 
et qui vous Texpédient de trois à quatre cents kilo- 
mètres. L'acheteur connaîtra son vendeur, et ils se 
donneront une poignée de main. Peut-être qu'aussi, 
en supprimant l'intermédiaire, le middleman, ils 
feront, tous deux, une meilleure affaire.... Sur les 
routes passeront des voyageurs plus lents qu'au- 
jourd'hui, mais plus attentifs. Ils porteront au loin 
les nouvelles embellies par leur imagination. Elles 
ne seront pas beaucoup plus fausses que celles que 
donnent les journaux.... En voyant cheminer un 
homme, dès un quart de mille, on connaîtra sa 
condition sociale, car les gens de chaque caste et 
de chaque métier auront leur costume particulier 
qu'ils pourront tailler et ajuster dans la perfection, 
mais non intervertir. Le vitrier aura le sien et aussi 
la marchande des quatre saisons. On ne sera plus 
exposé à prendre un sénateur pour un perruquier, 
ni un premier ministre pour son dernier commis. 
Il faudra que chacun tienne son costume aussi 
propre que font les horseguards ou les laitières 
de la Reine. Mais ce n'est qu'aux jours de fête 
qu'on sortira des armoires des vêtements splen- 
dides et héréditaires. Les femmes porteront, pour 
bijoux, de simples gemmes non taillées» Les paysans 



SA PENSÉE. 335 

seront vêtus de couleurs simples, ipais belles et 
claires. Les gens qui se dévouent aux malades et 
qui font vivre les pauvres seront vêtus de pourpre 
et d'or et les soldats, au contraire, de noir, — 
comme le bourreau. De cette sorte, les enfants, 
qui aiment les beaux uniformes, au lieu de jouer 
au soldat, joueront au philanthrope. Les nobles 
auront les insignes de leur caste et des joyaux, 
toujours non taillés, car la taille n'ajoute pas à 
la beauté; elle gêne les pauvres minéralogistes 
dans leurs recherches, et elle coûte très cher. On 
aurait transformé en abris sûrs tous les ports de 
TAngleterre si Ton y avait employé tout Targent 
gaspillé à la taille des diamants ! 

Ces nobles personnages, possesseurs des do- 
maines de leurs ancêtres, n'en seront pas dépouil- 
lés,* mais ils s'appliqueront à se dépouiller eux- 
mêmes. Ils habiteront constamment sur leurs 
terres; apprenant aux paysans des danses nou- 
velles, de la musique, et l'histoire de leur vieille 
terre natale et de leur vieux clocher. On ne verra 
plus de châtelain vivant à Hyde-Park et jetant sur 
le champ de courses l'or que ses paysans ont fait 
produire au sol natal. On le verra vivre dans son 
propre parc et jeter son or sur ses champs de blé 
et de fleurs. Cet or même, il n'en retiendra pour 
lui que le juste salaire dû à la direction qu'il donne 



336 nuSKIN. 

au travail de ses ouvriers, — s'il est capable de 
leur donner quelque direction. Tout le reste, il le 
restituera à qui le lui donna. — A qui et comment? 
direz- vous. A la terre, en engrais pour la refaire, 
et aux ouvriers, en objets d'art pour les affiner. 
Par exemple, il donnera à Técole du village 
quelques mjinéraux précieux ou des livres ou de 
beaux vases antiques, de ces lécvlhes, de ces œno- 
choés ou de ces petites tanagréennes qui pourraient 
beaucoup nous apprendre, ayant vécu si longtemps 
avec les morts.... Ces écoles seront tout ornées du 
haut jusqu'en bus d'images du plus grand art ou 
de spécimens des plus utiles réalités, car c'est 
surtout dans des salles mornes et vides que l'esprit 
vagabonde, comme un oiseau dans une cage sans 
perchoir. 

L'enseignement imagé sera non seulement à 
l'école, mais partout. L'art pénétrera dans tous 
les coins et les recoins de la vie, car Thabit fait 
réellement le moine et « enseigner le goût, c'est 
inévitablement former le caractère ». Tout ce qu'on 
verra, dira quelque chose aux yeux d'abord, 
ensuite au cœur. Quand le voyageur entrera dans 
une ville inconnue, ce qui l'accueillera, ce ne sera 
point, comme aujourd'hui, de colossales réclames 
pour un marchand de chocolat ou de bicyclettes, 
mais quelque inscription comnae celle qu'offrait 



SA PENSÉE. 337 

jadis la porte nord de Sienne à la vue du passant 
las et triste : 

Cor magis tibi Sena pandit. 

Et quand on s'adossera aux piliers d*une bou- 
tique où quelque poète — Rôumanille ou William 
Morris — débitera des livres ou des chandeliers, 
on n'aura qu'à considérer ces piliers pour se rap- 
peler quelque chose de digne de mémoire touchant 
les carrières de marbre ou de pierres d'Italie, ou de 
Grèce, ou d'Afrique, ou d'Espagne, — car toutes 
les maisons parleront, par leurs pierres choisies, 
comme des livres grands ouverts. — Les pièces de 
monnaie parleront, elles aussi, aux yeux par leur 
glyptique, au toucher par leur finesse, au cœur par 
leur loyauté. Il y aura des ducats, des demi-ducats 
en or, des florins et des centimes en argent. Les 
petites pièces seront percées de trous. Le ducat 
d'or portera d'un côté la figure de l'archange saint 
Michel, et de l'autre une branche de roses des 
Alpes. Au-dessous de cette branche les mots : Sit 
splendor. Sous le saint Michel : Fiat voluntas tua^ 
autour de la pièce : Domini, Et la pièce sera non 
seulement « droite », mais d'un métal pur afin 
d'enseigner la pureté à la nation. L'État parlera 
ainsi de beauté aux multitudes par tous les 

moyens qui sont en son pouvoir : par les temples, 

22' 



a38 RUSKIN. 

par les murs, par les cloches, par les costumes, 
par les armes, et surtout par les fêtes publiques où 
Ton fera du luxe — mais du luxe pour tous et 
par tous, — et par les divertissements nationaux. 
Une de ces fêtes sera celle des fiançailles. Elle 
aura lieu deux fois Tan, dans chaque village, au 
commencement de mai et après la moisson, au 
moment où le ciel promet et au temps où il a 
donné. Les autorités y proclameront devant le 
peuple rassemblé les permissions de mariage, car 
ne se mariera pas qui veut, mais seulement ceux 
qui auront atteint une vigoureuse formation phy- 
sique et morale et cette permission leur sera 
donnée « comme une attestation nationale que la 
première partie de leur vie a été bien remplie ». 
Les jeunes filles y recevront le titre de rosières et 
lesjeunes gens celui de bacheliers et Ton o);;ganisera 
quelque procession joyeuse avec de la musique et 
des chants. Rien ne se fera impromptu ni au 
hasard. Quand un jeune homme aimera une jeune 
fille, il le lui dira, tout uniment, mais sans avoir 
l'insolence de slmaginer qu'elle va Tagréer du 
coup. Mais elle n'aura point non plus la cruauté 
de le repousser aussitôt. Si elle a peu de goût pour 
lui, elle le renverra de sa vue sept ans, pendant 
lesquels il accomplira le vœu de se nourrir de 
cresson et de se vêtir de toile à sac ou de quelque 



SA PENSÉE. 339 

autre f'açon peu confortable. Si elle Taime un peu,- 
elle le gardera près d'elle, se contentant de lui 
imposer des besognes malaisées, telles que lui rap- 
porter des peaux de lion ou des têtes de géant, — * 
simplement pour voir de quelle étoffe son âme est 
faite. Faire sa cour sera faire ses preuves et ne 
devra jamais durer moins de trois ans. D'ailleurs, 
tout cela ne sera ni caché, ni discret et une jeune 
fille de quelque mérite ne saurait avoir moins 
d'une demi-douzaine de prétendants ou de cheva- 
liers, soumis à ses volontés. 

Quand elle aura choisi son compagnon de 
route, elle attendra la fête nationale des mariages, 
car ils se feront tous le même jour, comme à 
Venise au x° siècle. En sorte que ce jour sera 
pour tous une fête, — fête actuelle pour les uns, 
fête commémorative pour les autres. On y déploiera 
beaucoup de faste et personne ne s'indignera si 
chaque mariée est vestita, per antico uso, di bianco^ 
e con chiome sparse giu per le spalle^ conteste con filo 
d'oro. Les autres jours, les villageois joueront des 
scènes de Le Nain ou de Millet, mais, ce jour-là, 
ils joueront des scènes de Lancret ou de Watteau. 
Une parfaite égalité régnera sur tous, comme les 
éclairera le même rayon de soleil. Car les couples 
ainsi unis ne s'en iront pas dans la vie par deux 
chemins différents selon leurs conditions sociales. 



340 RUSKIN. 

Au sortir de Téglise, on ne les verra pas les uns 
monter comme aujourd'hui dans le coupé capi- 
tonné, plein de fleurs, les autres gravir le rude 
escalier des mansardes. Non. A chaque « bache- 
lier » et à chaque « rosière » pauvres, VÉtat don- 
nera un revenu fixe pendant sept ans. A chaque 
« bachelier » et à chaque « rosière » riches, il 
retiendra leurs revenus pendant sept ans, sauf une 
somme égale à celle qu'il servira aux pauvres. De 
cette façon, riches et pauvres commenceront la 
route de la vie sous les mêmes auspices : les uns 
rendus capables de bâtir eux-mêmes pour plus 
tard le petit édifice de leur fortune, — les autres 
habitués à une carrière modeste et inclinés par la 
médiocrité de leur position à chercher leur super- 
flu dans Texercice d'une profession et leur plaisir 
dans le travail. 

Tout cela est impossible, dira-t-on. Mais Ruskin 
n*a jamais dit que ce fût possible. Il a seulement 
dit que c'était indispensable. Il n'a jamais parlé de 
ces choses que comme on parle d'un tableau pour 
lequel manqueraient à la fois la toile et les couleurs 
et ne les a jamais placées ailleurs que dans File 
de Barataria.... Pour remuer le monde, il n'a pas 
compté sur la raison des hommes, mais sur l'amour, 

L'amor che muove il sole e Paître stelle, 



SA PENSÉE. 34i 

et il a appelé de ses vœux le règne de la femme. 
Elle est la Dea ex machina dans cette douce féerie 
d'humanité qu'il met à la place de la vie. Quand il 
désespère de Thomme laid et pervers, il se tourne 
vers elle — « dont le premier devoir est la Beauté », 
— et lui demande naïvement d'être vaillante là où 
l'homme fut faible, simple là où il fut vaniteux, 
dévouée là où il fut égoïste. Dans le portrait qu'il 
nous en fait, nous ne reconnaissons pas la femme 
savante et fastueuse des Renaissants, l'Isabelle 
d'Esté de Léonard ou de Lorenzo Costa, que vous 
pouvez voir au Louvre, ni la marquise de Pescaïre 
du Véronèse, pas même la visiteuse de sainte Anne 
qui, sur les fresques de Sainte-Marie-Nouvelle, 
s'avance à pas comptés, toute scintillante des 
gemmes, dont Ghirlandajo, l'homme aux guir- 
landes, l'enguirlanda. Non. C'est la femme des 
primitifs, telle que vous l'avez vue chez les vieux 
maîtres flamands ou toscans de la première époque, 
assise simple et droite sur quelque chaise seigneu- 
riale au dossier haut, gouvernant sa maison de 
son regard. Effacée comme une figure de tapis- 
serie, puissante comme une fée, ardente et silen- 
cieuse comme un flambeau. Elle sait toute chose; 
mais elle ne se pare point de sa science comme 
d'un bijou. Elle parle plusieurs langues, mais seu- 
lement afin de saluer l'étranger ou le pèlerin qui 



342 RUSRIN. 

passe, selon les mots du pays qu'il a quitté. Elle 
sait aussi coudre, préparer le repas de chaque jour, 
tenir les comptes, soigner les malades. Elle fait peu 
de toilette, mais elle songe à celle des autres — les 
pauvres qu'on rencontre à la porte des asiles de 
nuit, des hôpitaux ou des dispensaires, — qui en 
font moins encore. Si elle se couvre de vêtements 
magnifiques, c'est comme les suivantes de sainte 
Ursule, dans les tableaux de Carpaccio, en vue 
d'une cérémonie publique, d'une solennité tradi- 
tionnelle, où alors sa beauté sera un hommage à 
quelque grande idée et un spectacle pour le peuple 
qui n'a guère d'autre spectacle. Elle ne se mêle 
pas aux discussions ni aux luttes, mais elle noue à 
l'épaule de son mari l'armure de la bataille. Elle 
ne parle point d'émancipation, ni ne va aux mee- 
tings féministes où l'on rivalise avec les hommes, 
— mais elle juge en dernier ressort ce que les 
hommes font et décerne le prix du tournoi. Dans la 
maison de son mari, on dirait une servante : dans 
son cœur, elle est une reine. D'elle, au milieu des 
applaudissements du monde, il attend la récom- 
pense; en elle, en dépit de toutes lés attaques du 
monde, il trouve la paix. Elle ne se met point 
devant son miroir comme la Laura Dxanii du Titien; 
les lignes droites et pures de son visage se reflètent 
dans l'or roux des dressoirs ou dans le bleu sombre 



SA PENSÉE. 343 

des cuirasses. Avant toute chose, elle est gaie. Elle 
ne regarde point ces tableaux de piété où Ton voit 
des mères pleurant au pied des croix. Si elle a des 
chagrins, si elle a des larmes, elle les secoue 
comme une feuille de rose secoue les gouttes de 
pluie, — et reparaît plus belle. Elle fait le bien, 
mais ne fait pas de sermons. Ses mains ne sont 
pas jointes, mais actives. Pas plus qu'une reine ne 
quitte son royaume, elle ne sort de sa maison. Elle 
la garde et Torne, active à Taurore, lasse le soir. 
Travailler, aimer, embellir, — et la vie s'écoule. 
0uand elle se sera en partie écoulée, on verra sur 
les traits de la femme cette paix que donne la 
mémoire des années heureuses et remplies. Alors 
elle éclairera, tout autour d'elle, les chemins que 
prennent son mari et ses fils. Dans ses yeux il y 
aura de la lumière autant que de la flamme, dans 
son âme il y aura de l'enthousiasme autant que de 
la pitié. Elle ne se fera point de chagrins chiméri- 
ques sur ce que la destinée nous refuse, n'attendant 
m de la vie ce qu'elle ne peut nous donner, ni de la 
mort ce que personne ne peut nous en promettre. 
Rien de triste ne passera sur son front délicieux 
où aucune guimpe ne devra se poser, — rien, sinon 
peut-être de loin en loin, lorsque cheminant à 
travers cette Arcadie ruskinienne bordée de mon- 
tagnes bleues, elle trouvera sous l'olivier quelque 



344 RUSKIN. 

tombe révélatrice d'une destinée semblable, la 
mélancolique pensée de la bergère du Poussin à 
peine exprimée : Et in Arcadia ego.,.. 

Et au delà ?... Ne nous occupons pas de l'au-delà! 
Occupons-nous de ce que nous avons à faire dans 
cette vie. Nier l'autre est puéril,... que pouvons- 
nous nier? Mais discuter et raisonner sur l'autre 
vie est ambitieux.... Que pouvons-nous affirmer?. 
Contentons-nous d'admirer ce que nous voyons et 
de l'aimer. N'attendons pas d'extraordinaire récom- 
pense ; si nous sacrifions le temps, que ce ne soit 
pas pour gagner l'éternité ; le monde, que ce ne 
soit pas pour gagner les cieux. N'attendons d'autre 
récompense du ciel que sa splendeur ; de la terre 
que son repos. Ayons de l'héroïsme la même notion 
que le jeune Grec antique, s'il faut absolument 
en avoir une, — donner sa vie pour un baiser — et 
ne pas l'obtenir.... Cependant n'interrompons point 
les visionnaires lorsqu'ils nous parlent d'un pays 
merveilleux où les brises de l'Océan courent autour 
des lies Uénies, où les fleurs brûlent de joie à jamais. 
Écoutons les prophètes comme on écoute chanter 
les oiseaux. Ils ajoutent à la Beauté. Ne cherchons 
aucun trône dans les cieux que les rochers, aucun 
esprit dans les cieux que les nuages. Dans les fleurs 
de ces rochers et dans les broderies de ces nuages 
passionnément aimés reconnaissons le mystère d'un 



SA PENSÉE. 345 

Pouvoir, d'une Aide et d'une Paix, — et ne nions 
pas sa personnalité. Mais n'attendons pas d'autre 
récompense de la vie que la vie elle-même, de notre 
enthousiasme pour l'Artiste inconnu que cet enthou- 
siasme, de notre amour pour son œuvre que 
l'amour. 

Car si cette vie n'était pas un rêve, ni le monde une 
maladrerie, mais bien le palais du père; si toute la 
paix et la puissance et la joie que vous pourrez atteindre 
doivent Têtre ici-bas, et tous les fruits de la victoire 
ici-bas recueillis, sous peine de ne Têtre jamais, vou- 
driez-vous quand même, d'un bout à Tautre de la ché- 
tive totalité de vos jours, vous exténuer dans la flamme 
pour la vanité? S'il ne reste pas pour vous de repos dans 
une vie à venir, n'en est-il pas que vous puissiez dès 
maintenant prendre? L'herbe de la terre fut-elle créée 
verte pour vous servir seulement de linceul et non pour 
vous servir de lit? et n'y aura-t-il jamais de repos pos- 
sible pour vous au-dessus d'elle, mais seulement au- 
dessous? 

Les païens, dans leurs heures les plus tristes, ne pen- 
sèrent pas ainsi. Ils savaient que la vie apporte son 
combat, mais ils attendaient aussi d'elle la couronne de 
tout combat ; oh ! pas bien magnifique ! seulement quel- 
ques feuilles d'olivier sauvage, rafraîchissantes au front 
fatigué, durant quelques années de paix. Elle eût pu 
être d'or, pensaient-ils, mais Jupiter était pauvre : c'était 
là tout ce que le Dieu pouvait leur donner. En cher- 
chant mieux, ils avaient connu que ce n'était que 
moquerie. Ni dans la guerre, ni dans la tyrannie, il n'y 
avait de bonheur pour eux, — seulement dans une 
aimable paix, féconde et libre. 



316 . RU8KIN. » 

La couronne devait être d'olivier sauvage, notez^Ie : 
— l'arbre qui croît sans que personne en prenne soin, 
qui n'égaie le rocher d'aucune touffe de fleurs riantes, 
ni de branches vertes, mais seulement d'une molle neige 
de floraison et d'un fruit à peine formé, confondu avec 
la feuille grise et le tronc noueux comme l'aubépine, 
ne préparant pour vous aucun diadème, sinon celui 
tressé par une telle fruste broderie! Mais tel qu'il est, 
vous pouvez le gagner de votre vivant : c'est le type de 
l'honneur gris et du doux repos, iieXitdeo-o-a, àéOXwv y* ht- 
xev. La franchise de cœur et la gracieuseté, et la con- 
fiance ininterrompue et l'amour partagé, et la vue de la 
paix des autres, et la part prise à leurs peines, toutes 
ces choses et le ciel bleu au-dessus de vous, et les 
douces eaux, et les douces fleurs de la terre au-dessous, 
et les mystères et les présences innombrables des choses 
qui vivent, peuvent encore être vos richesses ici, — 
richesses sans tourments et divines, pleines de res- 
sources pour la vie qui est présente et peut-être point 
sans promesses pour la vie* qui est à venir.... 



C'est une métaphysique de paysagiste. — « Le 
soleil est Dieu ! » disait Turner mourant et Corot, 
à son lit de mort: « Voyez, voyez ces paysages!... » 
et leur admiration et leur gratitude envers la Beauté 
de la Nature étaient telles, qu'ils lui demandaient 
jusqu'à leur dernière heure de demeurer leur récom- 
pense encore par delà le tombeau. Ils avaient été si 
complètement heureux des choses aperçues, loin 
des hommes, le long des fleuves, sur le penchant 
des collines, au fond des bois et au fond des golfes 



SA PENSEE. 341 

de la terre, qu'ils souhaitaient, en quittant la terre, 
ne pas trouver autre chose dans le ciel. Ou plutôt 
cette terre avait été leur ciel mênjie. 

Ainsi la passion de la Nature a été pour Ruskin 
le commencement et la fin de tout. Elle a composé 
chaque trait de sa physionomie ; elle a dicté chacune 
de ses paroles; elle a dirigé le cours de chacune de 
ses pensées. Elle a été le feu qui éclaire ; elle a été 
le feu qui réchauffe ; elle a été le feu qui purifie. 
Elle Ta gardé des petitesses de la haine; elle Ta 
distrait des tourments de Tamour. Elle Ta fait 
passer par les sentiers de l'analyse pour mieux 
connaître Tobjet aimé ; elle Ta conduit aux sommets 
de la synthèse pour mieux aimer Tobjet connu. 
Elle lui a fait rechercher la science, car la science 
pénètre plus avant certains domaines de la Nature; 
elle Ta sauvé des vanités de la science en. lui révé- 
lant entre les choses, le domaine des rapports esthé- 
tiques que la science ne perçoit ni ne suppose par 
cette seule raison qu'elle est la science et non pas 
Tart. Elle a fixé sa vue de l'Art et dicté ses défi- 
nitions. Enfin elle l'a dressé contre l'Homme triom- 
phant qui prétend corriger la Nature, et courbé 
vers l'homme souffrant par une sympathie profonde 
envers ceux qui vivent péniblement parmi les joies 
delà Nature, ou ceux qui, dans nos cités artificielles 
du xix° siècle, en sont à jamais privés.... S'il n'est 



f 



348 RU8KIN. 

point parvenu à ce que nous croyons être la vérité 
sans mélange, nous ne nous en effraierons ni pour 
lui, ni pour nous. Peut-être, dans la nuit où nous 
sommes, de fausses lueurs égarent-elles les savants 
et les mages, tandis que Tétoile qui les guiderait 
n'apparatt qu'à quelques ignorants pastoureaux. 
Mais quand on parle de ces esprits errants dont 
fut Ruskin, qu'importe ce qu'il y a eu dans leur 
ciel? Ce qui importe, c^est ce qu'il y a eu dans leur 
cœur. S'il y a eu le désir de la vérité, s'ils l'ont 
cherchée sans arrière-pensée, sans retours égoïstes, 
sans orgueil, quelle que soit l'oasis de foi ou 
le désert de doute où l'étoile les ait menés, cette 
oasis ou ce désert aura été tout de même pour 
eux un Bethléem. Et au vieillard qui cria durant 
soixante ans de sa vie : « Gloire à la Beauté dans 
les cieux I » il restera bien quelques anges attardés 
de la nuit divine pour répondre : « Paix sur la terre 
à l'homme de bonne volonté! »... 

Lucerne, août 1895. — Gostebelle, février 1897. 



"■«:W-:V,;i^ 



NOTES ET RÉFÉRENCES 



Afin de ne pas hacher le texte de renvois multipliés, nous 
avons groupé ici toutes les notes et références afférentes à 
chacune des pages de ce volume. On trouvera donc, ci-après, 
d'abord le numéro de la page du présent volume contenant 
une citation ou une opinion de Ruskin, ensuite l'indication 
de la source bibliographique où la citation ou l'opinion 
émise est puisée. Cette source bibliographique est indiquée : 
par le titre de l'ouvrage, par le chilTre de son volume, de 
son chapitre et, s'il y a lieu, de son paragraphe. 

INTRODUCTION 

Pages 2 et 3. Momings in Florence, V, The Strait Gaie. — 
P. 5. Cook. Studies in Ruskin, some industrial experiments. — 
P. 8. Fred. Harrison. Ruskin as mas ter of prose. Nineteentfi 
Century, 1895. — Milsand. L'Esthétique anglaise et M, John 
Ruskin, 

PREMIÈRE PARTIE 

Chapitre I. 

Praetenta, vol. I et II, passim, — Collingwood. The Life 
and Work of John Ruskin, I, passim. — Pages 22 et 23. Prae- 
terita, I, ch. vi. — PP. 24 et 25. Modem Painiers, 111, ch. xvu, 
SS 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, et Praelerita, I, ch. xu. — P. 29. 
Praeterita, II, ch. iv. — P. 30. Sésame and Lilies, ch. i, S 35. 
— PP. 31 et 32. Praeterita^ I, ch. u. — P. 33. Collingwood, 
II, ch. vin. 



350 RUSKIN. 

Chapitre II. 

Page 36. Cook. Studies in Ruskin, ch. v. — P. 37. Acland. 
The Oxford Muséum, — P. 39. Fors Clavigera, I, lettre v. — 
P. 40. Collingwood, II, ch. iv.— P. 42. Cook, ch. vi. — P. 43. 
The seven Ltimps of Architecture ^ ch. v, § 21. — P. 44. General 
statement explaining the Nature and purposes of St George's 
Guild. — PP. 46 et 47. Fors Clavigera, IV, lettre xuv. — 
PP. 50 et 51. Acland. The Oxford Muséum, — PP. 54 et 55. 
Cook, ch. IV. Mr, Muskin's May Queens. ~ P. 55. Sésame and 
Liliesy U, S 94. 

Chapitrb III. 

Page 59. Val d'Amo, ch. viii, S 197. — P. 60. Arrows, II, 
pa^sim, — P. 61. Collingwood, II, ch. ix. — P. 63. Sésame 
and Lilies, ch. m, .SG 120 et 121. — P. 64. Collingwood, II, 
ch. i. — P. 65. Collingwood, II, ch. u. — PP. 66, 67 et 68. 
Fors Clavigera, V, lettre xux. — PP. 68 et 69. Praeterita, I, 
ch. XII. — P. 71. The Queen ofthe Air, ch. m, g 135. — PP. 72 
et 73. Collingwood, pa55im. — P. 74. Collingwood, II, ch. vi. 

— P. 75. The seven Lamps of Architecture, ch. iv, $ 19, et 
Cook, ch. VI. — P. 76. Collingwood, I, ch. viii. — PP. 80, 81 
et 82. M- Ritchie. Records of Ruskin, $ u — PP. 82 et 83. 
Deucalion, ch. vu. The iris of the Earth. — P. 85. M"* Ritchie. 
Records. 

DEUXIÈME PARTIE 

Chapitre I. 

Page 94. Fors Clavigera, I, lettre ii, et Time and Tide, 
lellre vu. — P. 95. The Crown of Wild Olive, introduction. 

— P. 96. Fors Clavigera. — PP. 97 et 98. The Relation between 
Michael Angelo and Tintoret, SS 218, 219 et 220. — PP. 100 
et 101. The seven Lamps of Architecture, ch. n, § 19. — 
PP. 102 et 103. Aratra Pentelici, ch. m, S 77. — P. 104. The 
Harbours of England, introduction. — PP. 105 et 106. The 
Queen of the Air, ch. ii, SS 81 et 82. — PP. 107, 108 et 109. 
The jseven Lamps, ch. iv, S H- 

Chapitre II. 

Pages 113 et 114. Modem Painters, I. Préface à la seconde 
édition.— PP. 115 et 116. Modem Painters, V, part. IX, ch, ix. 
PP. 117 et 118. The Crown of Wild Olive, ch. u, g 59. -^ 



NOTES ET RÉFÉRENCES. 351 

PP. 119, 120 et 121. Sésame and Lilies, h SS 41 et 42. — 
PP. 121 et 122. Ibid., 11^ S 69. — P. 124. Val cfAmo, lecture L 

— P. 126. Sésame and Lilies, ch. i, S 36. — PP. 128 et 129. The 
seven Lamps, ch. Vf. — PP. 130 et 131. The Queen of Ihe 
Air, S 98. 

Chapitre III. 

Page 135. Modeim Painters, part. VU, ch. ii et ra, et part. IV, 
ch. IX, S 12. — PP. 135, 136 et 137. The Queen of the Air, pré- 
face. — PP. 139 et 140. Modem Painters, part. VI, ch. x, SSâ3 
et 24. — PP. 141 et 142. The Relation between Michael Angelo 
and Tintoret, fin. — PP. 142 et 143. Fora Clavigera, vol. I, 
lettre vui. - P. 144. The Crown of Wild Olive, f raffic, g 75. 

— PP. 14C et 147. Deucalion, S 46. — PP. 148 et 149. Sésame 
and Lilies, gg 94 et 95. — PP. 152 et 153.1c//er to young Girls, 
extrait de Fors Clavigera, lettre lxv. 

Chapitre IV. 
Page 159. Fors Clavigera, vol. VI, lettre lzzii. 

TROISIÈME PARTIE 
Introduction. 
Pages 170 et 171. Arrows, II. Épilogue. 

Chapitre I. 

SI. 

Page 174. Vnto this Last. Ad Valorem» — P. 174. Modem 
Pointers, part. IV, ch. xvn, g 43. — P. 175. Munera pulveins, 
ch. i, g 16. — PP. 175 et 176. Modem Painters, part.. V, ch. m, 
g 23. — P. 176. Frondes Agrestes, g 43, et The Queen of the Air, 
ch. n, g 60. — P. 177. Ibid., g 68. — PP. 177, 178, 179. Eagle's 
Nest,^ 107, 109, 110. — PP. 179, 180. Modem Painters, part. V, 
ch. XX, g 49. — PP. 180. Ibid., part. III, ch. iv, g 9. — P. 181. 
Ibid., part. V, ch. xx, g 9. — P. 182. Fors Clavigera, II, 
lettre xxi. - P. 184. Stones of Venice, 111, ch. ii, g 8, 

g 2. 

Page 185. Stones of Venice, III, ch. ii, g 11. — P. 186. Modem 
Painters, part. IV, ch. xvii, g 42, et Eléments of Drawing, 



352 RUSKIN. 

111, S 181. — P. 187. Sésame and Lilies, ch. i, S 28. — 
PP. 187, 188 et 189. Modem Painters, part. III, ch. ii,$ 5 et 6. 
~ P. 190. Ibid., S 8. —P. 191. CoLUifOwooD. The Art-teachinrj 
of John Ruskin, ch. vn, 8 53, et Modem Painters, part. III, 
ch. xu, S5. — P. 192. Modem Painters, part. IV, ch. xvii,S40. 
Page 193. Ibid. — PP. 193 et 194. Cook, Studies in Ruskin, 
ch. II. — P. 194. Modem Painters, part. III, ch. v, S 2, et Cook, 
Studies in Ruskin^ ch. i. — P. 195. Praelerita, I, ch. xii. — 
PP. 196 et 197. Modem Painters, part. V, ch. xix, S 9- — 
P. 197. Ibid,, S 11. — PP. 198 et 199. Praeterita, II, cK. xii, et 
Lectures on Art, I, $ 24. 

S 3. 

Page 200. Fors Clavigera, VI, lettre lxvi. — PP. 200 et 201, 
Ethics ofthe Dust, g 107. — PP. 201 et 202. Love's Meinie, I, 
S 29. — PP. 202 et 203. Cook. Studies in Ruskin, pp. 278 et 
279. — P. 203. Ethics of the Dust, S 108. — PP. 203 et 204. 
Ethics ofthe Dust, $ 109. — PP. 204 et 205. Lectures on Art,U, 
S 40. — PP. 205, 206 et 207. The Qu%en of the Air, II, gS 62, 
60, 88 et 89. — P. 208. Lectures on Art, II, SS 38 et 39. — P. 210. 
Sésame and Lilies, ch. ii, fin. — P. 211. Collingwooo, The Art 
Teaching of Ruskin, g 167. 

Ghapitrb II. 

SI. 

Page 213. Modem Painters, part. II, section m, ch. i, g 1. 

— PP. 213 et 214. St Mark's Rest, préface. — P. 214. Modem 
Painters, part. IV, ch. xvii, g 38. — P. 214. Modem Painters, 
part. III, ch IX, g 10, et Ariadne ftorentina, g 19, et Lectures 
on Art, g 63. — P. 215. Modei*n Painters, part. 111, section i, 
ch. IV, g 12, et Stones of Venice, III, g 26. — P. 216. Laws of 
Fesole^ ch. i, g 6. — PP. 216 et 217. The Art of England, lec- 
ture IV. — P. 218. Eléments of Drawing, II, g 148. — P. 219. 
Praeterita, I, ch. xn, eiSeven Lamps of Architecture, ch. iv, g43. 

— P. 221. Modem Painters, part. III, ch. m, g 13. — P. 221 et 
222. Modem Painters, part. II, section vi, ch. m, g 21, et 
ibid., part. III, ch. xiv, g 12. — P. 222. Ibid., part. III, sec- 
tion II, ch. IV, g 22. Lectures on Art, II, g 31, et Ariadne ftoren- 
tina, g 145, et Modem Painters, part. III, ch. xiv,g 14. — P. 223. 
Modem Painters, part. III, section ii, ch. v, g 7. Lectures on 
Art, IV, g 103, et Love's Meinie, 11, g 78. — P. 224. Modem 
Painters, part. IIÏ, ch. i, g H. — P. 226. The Art of England, 



NOTES ET RÉFÉRENCES. 353 

lecture IV. — P. 229. Modem Painters, part. III, ch. xiv, $ 12, 
et Art of England, lecture III. — P. 230. Modem Pointers, 
part. III, ch. XIV, SS 12, 13, 16 et 2. — P. 231. Aratra Pente- 
lia, 8 123. 

S 2. 

Page 231. Eagle's Nest, passim. — P. 232. Eagle's Nest, S 125. 

— P. 234. Eagù's Nest, préface ; Cook, p. 278, et Ariadne floren- 
tina, S 163. — P. 235. Eléments of Drawing , III, $ 198. — 
P. 237. The seven Lamps of Architecture, ch. m, S 2. Lectures 
on Art, II, SS 62 et 64. — 237 et 238. Val d'Arno, S 169. — 
P. 238. Stones of Venice, ÏIÏ, ch. i, S 11, et Lectures on Archi- 
tecture and Painting, lecture ïll. — P. 240. Stones of Venice, III, 
ch. I, SS 34, 41 et 42. — P. 241. Stones of Venice, III, ch. i, S 24, et 
Seven Lamps, ch. iv, S $4. — P. 242. Seven Lamps, ch. iv, S 10, 
et Stones of Venice, Ilf, ch. i, S 13. — PP. 242 et 243. Modem 
Pointers, part. III, chl v, S 51 — P. 243. Lectures on Art, II, 
SS 56 et 57, et Modem Painters, part. 111, ch. xiv, S 31. — 
P. 244. Stones of Venice, 111, ch. i, S 8. — PP. 244 et 245. 
Eléments of Drawing, S 221. — P. 246. Cook, p. 288, et Ariadne 
florentina, S 235, et Modem Painters, part. II, section iv, 
ch. IV, S 13. — PP. 246 et 247. Modem Painters, part. III, 
ch. xui, S 13. — P. 247. Lectures on Art, v, SS 1^1 et 145. — 
P. 248. Ariadne florentina, S 116. — PP. 249 et 250, Eléments 
of Drawing, II, S 104. 

8 3, 

Page 250. Ariadne florentina, SS 18, 19, 20. — P. 252. Law* 
of Fesole, ch. x, S 4, ch. vin, 8 9, et Lectures on Art, VI, S 171. 

— P. 253. Lectures on Art, VII, S 175, et Eléments of Drawing, III, 
SS 236 et 184. — P. 254. Eléments of Drawing, SS m et 175. — 
PP. 254 et 255. Stones of Venice, III, ch. i, S 7. — PP. 255 
et 256. Eléments of Drawing, 8 239. — P. 256. Ldws of Fesole, 
ch. vui, S 24, et Eléments of Drawing, S 157. — P. 257, Elé- 
ments of Drawing, SS 158 avec note, et 166 (2). — PP. 257 
et 258. Ibid., SS 167 et 163. — PP. 258 et 259. Ibid., % 171. — 
P. 259. Ibid., SS 1*72 (a) et 175 (c). — PP. 259 et 260. Modem 
Painters, part. Il, ch. ra, S 21. — P. 260. Ibid,, part. III, 
ch. V, S 18» Arrows, I, et Lectures on Architecture and Pain- 
ting, IV. — P. 260. Lectures on Art, S 184- ~ P. 261. Eléments 
of Drawing, S 187. — P. 262. Laws of Fesole, SS 7, 8, 9, 10, 11, 
et 12. — PP. 262 et 263. Stones of Venice, II, ch. vi, SS 23, 24 
et 25. 

23 



354 RUSKIN. 

S*. 

Page 264. Lectures on Art, SS 98 et 99, et Slones of Venice, III, 
conclusion, % 27. — P. 265. Cook. Studies in Ruskin, p. 207, et 
Aratra PenUlici, $ 6. — P. 268. Ibid,, S i"?». — PP. 268 et 269. 
Ariadne florentina, SS 1*78 et 179. — P. 269. Aratra Pentelid, 
SS 14T et 148. Stones of Venice, III, conclusion, S 21. — PP. 269 
et 270. Lectures on Art, $ 31. — P. 270. Ibid,, $ 71, et Joy for 
ever, S 46. — P. 271. Aratra Pentelici, S ô- — PP- 271 et 272. 
Stones of Venice, II, ch. vi, SS 20 et 21. — P. 273. Joy for ever, 
addenda, note 3, et Val d^Amo, % 85. — P. 275. Stones of 
Venice, ch. vi, S 14. — P. 276. Laws of Fesole, ch. vn, S 7. — 
Modem Painters, part. III, ch. v, S 9. Stones of Venice, II, 
ch. VI, S 28, et Seven Lamps of Architecture, V, S 16, et IV, S 25. 

- ' P. 278. Eléments of Drawing^ S 240. 

Chapitre III. 

SI. 

Page 279. Ariadne florentina, S 241. — P. 280. Eagle's Nest. 
-T- P. 281. Seven Lamps of Architecture, ch. vi, S 20. Lectures 
on Art, S 123. Ariadne florentina, g 242. — P. 282. Love's 
Meinie, ^$ 38, 39 et 40. The Crown of Wild Olive, S 143. — 
P. 283. Unto this Last, the veins of wealth, 

S 2. 

Pages 286, 287 et 288. The Crovm of Wild Olive, introduc- 
tion. — P. 290. Vnto this last, the veins of wealth, et The 
Crown of Wild Olive, S 24. — PP. 291 et 292. Unto this last, 
ad valorem. — P. 294. The Crown of Wild Olive, SS 83 et 84. 
Lectures on Art, g 124, et Cook. Studies m Ruskin, p. 25. — 
P. 295. Time and Tide, S 90, et The Queen of the Air. — P. 296. 
Vnto this last, the veins of wealth. The Queen of the Air, § 121. 

— P. 297. Munera Pulveris, SS 5 et 6, et Unto thbt last, ad 
valorem. — P. 298. Unto this last, the veins of Wealth. — P. 299. 
The Crown of Wild Olive, S 31. — PP. 299 et 300. Fors Clavi- 
géra, \, lettre lx, et The Crown of Wild Olive, % 80. — PP. 301 
et 302. Ibid., S 34. — PP. 302 et 303. Joy for ever, % 117. — 
PP. 304, 305 et 306. Unto this, last, the roots of honour. 

S 3. 

Page 308. Lectures on Art, S 116, et Joy for ever, § 54. — 
P. 309. Fors, VII, lettre lxxxii, notes, et II, lettre xxm; Time and 



NOTES ET RÉFÉRENCES. 355 

Tide, S 95 et g 63, et Arrows, 11. — PP. 311, 312 et 313. Joy 
for ever, addenda, note 5, et Ibid., SS ^8, 49, 50 et 51, et Crown 
of Wild Olive, SS "ï"? et 147. — P. 314. Fors, V, lettre lx. — 
PP. 314et 315. Joy /breyer, SS 50 et 51.— P.315. Fors,y, lettre lx. 

— P. 316. Ibid. — PP. 316, 317 et 318. The Queen of The Air, 
SS 132, 133 et 134. — P. 318. Ibid., S 128. — PP. 319 et 320. 
làid., SS 149, 150 et 151. 

8 4. 

Pages 322 et 323. Modem Painters, part. IV, ch. xvii, S 31. 

— PP. 323 et 324. Joy for ever, SS 128 et 155, et Munera PuU 
vervi, S 106. — P. 324. Time and Tide, S 96. — P. 325. Modem 
Painters, l^ectures on Art, S 65, et Joy for ever, SS 78 et 79. — 
P. 326. Ibid., S 35. — P. 327. Lectures on Art, S 125. — P. 328. 
Joy for ever, S 147 fin. Praeterita, I, et Time and Tide, SS 170 
et 171. — P. 329. Lectures on Ai^t, S 91, et The Crown of Wild 
Olive, S 137. — P. 330. Munera Pulveins, S 21. — P. 333. The 
Crown of Wild Olive, S 152 et suiv. — P. 334. Praeterita, I, 
ch. X, et Fors, V, lettre lviu et lettre lv, notes. — P. 335. 
Ethics ofthe Dust, S 12. Fors, V, lettre lviu. Val d'Aimo, ch. v, 
et Fors, I, lettre ii. — P. 336. The Crown of Wild Olive, S 56, 
Joy for ever, $ 105. — P. 337. Stones of Venice, 111, ch. i, S 44, 
et Fors, V, lettre lviii. — P. 338. Time and Tide, $ 125, et Unto 
this last, ad valorem, fin. — P. 339. Fors, VIII, lettre xc, et 
Stones of Venice, III, ch. m, S 7. — P. 340. Time and Tide, S 126. 
Joy for ever, S 65, et Lectures on Art, S 123. — P. 341. Sésame 
and Lilies, II, SS 64 et 70 (ii). Fors, ÏV, lettre xxxviii, notes, et 
Lectures on Art, S 101. — PP. 341 et 342. Sésame, II, $ 72, 
Fors, IV, lettre xxxvni, notes. Arrows, II, et the Crown of 
Wild Olive, S 129. — P. 343. Lectures on Art, S 57, Ariadne 
florentina, S 29, Letter to young girls, et Sésame, II, S "71» — 
P. 344. Lectu7*es on Art, % 38. The Queen of the Air, I, S 50; 
Praeterita, I, ch. vi, et The Queen of the Air, II, S 89. — PP. 345 
et 346, The Crown of Wild O^ive, introduction.— P. 348. Laws 
of Fesole, ch. viii, S 16. 



BIBLIOGRAPfflE 



PRINCIPAUX OUVRAGES A CONSULTER SUR RUSKIN 

W.-a. Golllngwood, The Life and Work of John Ruskin, 
with portraits and other illustrations in two volumes; Lon- 
dres, 1893, et The Art teaching of John Ruskin; Londres, 
1891. — Ed"wrard-T. Cook, Studies in Ruskin; Londres, 1891, 
et Handbook to the National Gallery including notes collected 
from the Works of M' Ruskin; Londres, 1889. — M"" Anne 
Thackeray Ritchie, Records of Tennyson^ Ruskin and Brow- 
ning; Londres, 1893. — The Ruskin Birthday Book; Londres, 
1883. — T.-J. Wise et J.-P. Smart, The Bibliography of the 
writings of John Ruskin. — Miss A.-M. 'Wakefield, Ruskin on 
music, — William Jolly, Ruskin on éducation. — William 
White, A descriptive Catalogue of Lhe Ruskin Muséum, Shef- 
field. — William E.-A. Axon, John Ruskin. A bibliographical 
Biography, 1819. — William Smart, John Ruskin, his life and 
work, 1880. — Edmund J.-Baillie, John Ruskin, Aspects of his 
thought and teachings, 1882. — W. Smart, A Disciple of 
Plato, a critical Study of John Ruskin, 1883. — J. Harsohall 
Mather, John Ruskin, 1883. — WilUam Marwick, The Ruskin 
Reading-Guild Journal, 1889, et Jgdrasil, 1890. — W.-H. Mal- 
look, The New Republic. — H.-W. Acland, The Oxford Muséum 
Ruskin; Londres, 1893. — Frédéric Harrison, Ruskin as masler 
of prose et Unto this Last, Ninenteenth Gentury, octobre et 
décembre 1895. 

CATALOGUE ABREGE DES ŒUVRES DE RUSKIN 

Modem Painters, en cinq volumes, 1843-1860. — The Seven 
Lamps of Architecture, 1849. — The Slones of Venioe, en trois 



358 RUSKIN. 

volumes, 1851-4853. — Giotto and his ivork, 1853-1860. — Lec- 
tures on Architecture and Painting, 1843. — The Harbours of 
England, 1856. — The Eléments of Drawing, 1857. — Notes on 
the Royal Academy, 1855-1859. — The ttoo Paths, 1859. 

Unto this last, 1860. — Munera Pvlveris, 1862-1863. — Sésame 
and Lilies, 1865. — The Ethics of the Dust, 1866. — The Crown 
ofWild Olive, 1866. — Time and Tide hy weare and Tyne, 1867. 

— The Queen of the Air, 1869. — Lectures on art, 1870. — 
Fors Clavigera, en huit volumes, 1871-1884. — Aratra Pen- 
telici, 1872. — The Eagle's Nest, 1872. — Ariadne fiorenlina, 
1873. — Val d^Amo, 1874. — Mornings in Florence, 1875-1877. 

— Proserpina, 1875-1886. — Deucalion, 1875-1883. — Guide ta 
the principal pintures in the Academy of fine arts at Venice, 
1877. — St Mark's Rest, 1877-1884. — The Laws of Fesole, 
1877-1878. — Arrows of the Chace, en deux volumes, 1880. — 
Love*s Meinie, 1882. — The Bible of Amiens, 1880-1885. — The 
Art of England, 1883. — The Stoi^n Cloud of the Nineteenih 
Century, 1884. — Sélections from the Writings of John Ruskin, 
Londres, 1894. — On the old Road, 1885. — Praeterita, en 
deux volumes, 1885-1889. — Dilecta, 1886-1887. — The Plea- 
sures of England, 1890. — The Poems of John Ruskin, 1891. 
(G. Allen, éditeur, à Sumnyside, Orpington. Kent, et à Ruskin 
House, 156. Charing Cross Road, Londres.) 



TABLE DES MATIÈRES 



Portrait de John Ruskin à soixante-seize ans. 
Introduction 



PREMIÈRE PARTIE 

Sa Physionomie. 

Portrait de John Ruskin à trente-huit ans. 

Chapitre I. — La contemplation 11 

— II. — L'action 35 

— III. — La franchise 58 

DEUXIÈME PARTIE 

Ses Paroles. 

Introduction 89 

Chapitre I. — L'analyse 92 

II. — L'image H2 

— III. — La passion 133 

— IV. — La modernité 154 

TROISIÈME PARTIE 

Sa Pensée esthétique et sociale. 

Introduction 169 

Chapitre I. — La nature, g 1 1*73 

— - - 82 185 

— — — S3 199 



1 



360 RUSRIN. 

Ghapitrb il — L'art, S * 212 

— — — S2 231 

— — — S3 250 

— — — S* 263 

Ghapitrb IIL — La vie, Si 279 

— — — S 2 286 

— — — §3 307 

— — — S* 322 

Notes bt Références , 349 

BiBUOORAPHIB 357 



Coulommiers. — Imp. Paul BROOÂRD. — 596-97. 



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tonins; 4* édilion, 2 vol. 

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Horace et Virgile; 3* é<iilion. 1 vol. 

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cité antique; 15" édition. 1 vol. 
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(;ERIIART (E.), professcnr à la Faculté des 
lettres de Paris : Les origines de la Renais- 
sance en Italie. 1 vol. 
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— L'/talie mystique; 2" édition. 1 vol. 

— Moines et papes. 1 vol. 
GUIRAUD : Fus tel de Coulanges. 1 vol. 
GUIZOT (F.) : Le duc de Broglie. 1 vol. 

— Lettres de M. Guizot à sa famille et à 
ses amis, recueillies par Mme de Witt, 
née Guizot; 2« édition. 1 vol. 

HANOTAUX (G.) : Etudes historiques sur 
le X VI" et le XVI P siècle en Finance. 1 vol. 

UAUREAU (B.), de l'Institut : Bernard Dé- 
licieux et l'inquisition albigeoise (1300- 
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HEIMWEU(J.}: La question d'Alsace, i no\. \ 



HERVÉ (E.) : La crise irlandaise depuis la 
fin du XV IIP siècle. 1 vol 

IIURNER (CUjntte de) : Sixte-Quint d'après 
des correspondances diplomatiques iné- 
dites; 2* édition. 2 vol. 

IDEVIU.B (H. d') : Journal d'un diplomate 
en Allemagne et en Grèce (Dresde, Athè- 
nes) : 1867-1868: 2" édition. 1 vol. 

JUSSERAND (J.) : Les Anglais au mot, \ 

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Coignet (1799-1815). 1 vol. 

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1802). 2"^ édition. 1 vol. 

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Etudes sur l'histoire de Prusse; 4* édi- 
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russe (Nicolas Milutine), d'après sa cor- 
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LIîCE (S.), de l'Institut : Histoire de Ber- 
trand Du Guesclin et de son époffne. 
La jeunesse de Bertrand (1320-1364): 
3» édition. 1 vol. 

Ouvrage qui a obtenu le grand prix Gobert. 

— Jeanne d'Arc à Domremy; 2* édition. 
1 vol. 

— La France pendant la guerre de Cent 
ans; 2« édit. 2 vol. 

NEZIII:rES (A.), de l'Académie française : 

Vie de Mirabeau. 1 vol. 
IHONTÉGDT (Ed.) : Le maréchal Davout. — 

La duchesse et le duc de Newcastle. 

1 vol. 

MOUV (Ch. de) : Discours sur l'histoire de 

France. 1 vol. 
PICOT (G.^, de rinstitul : Histoire des 

Etats généraux; 2^ édilion. 5 vol. 
Ouvrage qui a obtenu le grand prix Gobert. 
PRÉVOST-PARADOL : Essai sur C histoire 

universelle ; 5* édition. 2 vol. 
REINACH (Joseph) : Etudes de littérature 

et d'histoire. 1 vol. 
ROl'SSET (C), de l'Académie française : 

Histoire de la guerre de Crimée; 2" édit. 

2 vol. 

SAINT-SIMON : Scènes et portraits. 2 vol. 
THOMAS (E.) : Rome et l'empire. 1 vol. 
WALLON, de l'Institut: La Terreur, études 

critiques sur l'histoire de la Révolution 

française; 2" édition. 2 vol. 

— Jeanne d'Arc; 7* édition. 2 vol. 

Ouvrage couronné par l'Acaiiénaie Tranfaifle. 



i;oul<»inïnu'rs. — \tx\v. V. WxwV.xwX . — TvVTi 




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