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tnôv^mr^f t>ir
ARTES SCIENTIA VERITAS
6îf-
tJ."
\ \
RUSKIN
ET
LA RELIGION DE LA BEAUTÉ
PAR
ROBERT DE LA SIZERANNE
AVEC DEUX PORTRAITS
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET G"
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
I
i
RUSKIN
ET
LA RELIGION DE LA BEAUTE
(
OUVRAGE DU MÊME AUTEUR
PUBLIÉ PAR LA LIBRAIRIE HACHETTE ET G'«
La Peinture anglaise contemporaine. Ses origines, — Ses maîtres
actuels. — Ses caracléHs tiques. Couronné par rAcadémie
française, prix Dordin. 1 vol. in-16 3 fr. 50
Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD. — 596-97.
.-A :
RUSKIN
ET
LA RELIGION DE LA BEAUTÉ
PAR
ROBERT DE LA SIZERANNE
AVEC DEUX PORTRAITS
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C'°
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1897
Droit* d* lr»dactioo et de reprodootion té ur fië.
-9.9(0
L Si
S97
INTRODUCTION
Il y a quelques années, étant à Florence le
7 mars, jour de la fête de Saint Thomas d'Aquin,
je voulus étudier dans le cloître de l'église domi-
nicaine par excellence, Santa Maria Novella,
les fresques de Memmi et de Gaddi où Ton voit
le Triomphe de Saint Thomas avec son aréopage
des sept sciences célestes et des sept sciences
terrestres. Il me semblait qu'aucun jour ne pou-
vait être mieux choisi pour tâcher de sentir ce
qu'avait été cet homme comme disciplineur de la
pensée. Puis un soleil splendide brillait sur les
dômes de la ville des lys. Or il faut du soleil
pour distinguer toutes ces figures d'apôtres, de
1
2 INTRODUCTION.
bêtes allégoriques, de chiens du Seigneur mordant
les loups de Thérésie, de savants, depuis Boëtius
qui ressemble à un lépreux jusqu'à Tubalcaïn
qui ressemble à un orang-outang. Voulant être
seul, j'arrivai dès neuf heures du matin. Le
cloître était désert. La fraîcheur matinale et le
calme monacal en faisaient un promenoir déli-
cieux. Par les vieux arceaux bâtis au xiv*" siècle,
brillaient les gazons verts qui ne durent pas si
longtemps, mais qui se renouvellent toujours.
Le sacristain, protecteur et narquois, avait
refermé la porte avec un grand luxe de verrous.
Les cloches sonnaient à toute volée, puis il y
avait de longs silences.... Je marchais depuis
quelque temps sur ces trottoirs de tombes qui
bordent le Cloître Vert, lorsqu'en approchant delà
chapelle des Espagnols, j'entendis naître et croître
un léger bruit de paroles, de lecture,... comme
de prière. Avais-je été devancé? Déjà, j'entre-
voyais dans Tombre lumineuse des silhouettes
de jeunes femmes au profil gîottesque, aux
chapeaux canotiers, aux voilettes blanches, aux
mains pleines de mimosas* Elles étaient serrées
INTRODUCTION. 3
les unes contre les autres devant le Triomphe de
Saint Thomas d'Aquin, L'une d'elles lisait :
Optayi et datus est mihi sensus,
Invocavi et venit in me spiritus sapientiœ,
Et prœposui illam regnis et sedibus.
Puis la voix reprenait un texte anglais dont voici
le sens :
«... J'ai prié, et l'esprit de la sagesse est des-
cendu sur moi.... Le pouvoir personnel de la
sagesse, la ao<pia ou sainte Sophie à laquelle le
premier grand temple chrétien a été dédié, cette
sagesse supérieure qui gouverne par sa présence
toute la conduite des choses terrestres et par son
enseignement l'art terrestre tout entier, Florence
vous dit qu'elle ne l'a obtenue que par la
prière.... »
Longtemps elle lut ainsi, passant des aperçus
les plus éloquents sur le rôle de la discipline
dans la pensée humaine aux remarques les plus
minutieuses sur les doigts ou les cheveux de
tel personnage de la fresque, notant les repeints^
étudiant les airs de têtes, les plis des robeSj
opposant l'attitude calme de la Rhétorique aux
4 INTnODL'CTION.
gestes outrés des gens des rues de Florence,
€ qui font des lèvres de leurs doigts et espèrent
sottement arracher par leurs vociférations ce
qu'ils désirent des hommes ou de Dieu... ».
L'auditoire écoutait recueilli, manœuvrant
avec la ponctualité d'un peloton prussien pour se
porter en face de telle ou telle figure, suivant
les indications du mince livre rouge et or. Par-
fois le ton s'élevait jusqu'à l'invocation. Quel-
ques lointains bruits d'orgue l'accompagnaient
en sourdine. Des souffles d'air parfumés de
ileurs passaient comme un encens. Lés points
d'or des mimosas, touchés par des rais do
soleil, brillaient dans les mains comme des
cierges. Je remarquai que ces voyageuses se
tenaient sur la pierre sépulcrale des ambassa-
deurs espagnols qui ont donné leur nom à cette
chapelle. Ce qu'elles lisaient semblait aussi une
gerbe de fleurs jaillie d'un passé mort. Quels
étaient donc ce livre, cet office inconnu, le
prêtre de cette religion de la Beauté? le sacris-
tain, revenu par là, me jeta ce nom : Ruskin!
Une autre année, je me reposais d'un congrès
INTRODUCTION. 5
d*économistes, à Londres, dans un de ces salon»
d'un gothique sobre et confortable où le goût se
satisfait sans détriment des aises. On causait des
transformations que le machinisme apporte en
toute chose et spécialement dans les tissus, les
broderies, qui autrefois étaient des ouvrages
d'art, travaillés par des êtres pensants, et d'ail-
leurs beaucoup plus solides dans ce temps où le
linge, comme un patrimoine, se léguait de gêné-»
ration en génération. Aujourd'hui, disait-on, le
tissu fait à la machine ne dure pas. « Ainsi ces
petites serviettes, dit l'un de nos hôtes, — est-il
besoin d'expliquer que ceci se passait autour
d'une tasse d'un thé? — Ah ! pardon, répondit la
maîtresse de la maison, vous oubliez que ceci
est du Langdale linenl — Et ma redingote,
ajouta le maître de la maison, est du drap dé
Saint-Georges Guild. » Cela parut péremptoire.
J'appris alors que dans le Westmoreland un
ouvroir installé dans un joli cottage s'occupait
de filer le lin avec les rouets de nos mères-grands
et que dos hommes tissaient, avec de vieux mé-
tiers, la toile. Cette toile faite à la main coûte
INTRODUCTION.
de 2 i 6 shillings l'yard. Tout l'argent pro-
duit par la vente est payé à la banque et les
profits spnt divisés entre les travailleurs à la fin
de l'année. C'est de là que venait le linge de la
maison. Quant au drap de l'économiste, il arri-
vait du moulin de Saint-Georges à Laxey, dans
l'île de Man, où l'on carde la laine et où l'on fait
le drap. Seule l'eau du moulin, agent naturel,
aide les bras de l'homme. De plus, la couleur de
la laine est indélébile, car c'est la teinte natu-
relle des moutons noirs de l'île. De là, beaucoup
de dames anglaises font venir leur drap. Ces
tissus sont très résistants et ils ont été confec-
tionnés sans la fumée, le bruit, la laideur des
machines, en pleine campagne, en dépit du pro-
grès et comme en défi de tout le mouvement
industriel et social de notre temps. Et lorsque je
demandai quel était l'initiateur de cette gilde, le
Titan ou le fou, qui entreprenait de faire ainsi
rebrousser chemin à son siècle, on me répondit
par le même nom qui avait frappé mes oreilles
dans le cloître vert : Ruskin !
Un homme était donc là, tout près de nous, de
INTRODUCTION. *7
l'autre côté de la Manche, qui avait pris assez
d'empire sur les esprits britanniques pour les
acheminer vers les extases des Primitifs et leur
imposer sa conception intrépidement rétrograde
de la vie, du style, de l'économie, et jusque du
vêtement. Cet homme avaitsurgi, il y a cinquante-
quatre ans, avec un livre de bataille, dans une
lutte qui de suite l'avait rendu célèbre, et, depuis
cette époque, sous le triple aspect de l'écrivain,
de l'orateur et du directeur d'usine, il était
apparu prêchant la triple doctrine d'un esthéti-
cien, d'un moraliste et d'un sociologue, ou plutôt
causant à bâtons rompus avec son siècle, et cha-
cune de ses paroles était recueillie avec un soin
pieux par des admirateurs et des admiratrices,
comme les gouttes de sang d'un martyr. Ses
livres, tirés à vingt, trente mille exemplaires,
malgré leur prix très élevé, répandaient dans toute
l'Angleterre ses idées de la Nature, de l'Art et de
la Vie, et des éditions « piratées » en jetaient la
semence au loin dans le Far-West.... Cent mille
francs par an, telle était la part de l'auteur dans
les bénéfices de cette œuvre esthétique, et ces
8 INTUODUCTION.
bénéfices allaient aussitôt alimenter l'œuvre
sociale qu'il rêvait. Des « sociétés de lecture de
Ruskin » s'étaient fondées à Londres, à Man-
chester, à Glascow, à Liverpool, pour le com-
menter, un journal pour l'annoncer, une librairie
spéciale, la Ruskin House^ à Londres, pour le
répandre. A ses côtés, des artistes s'occupaient a
graver ses dessins, des écrivains à raconter sa
vie, lui vivant, à exposer ses doctrines, lui écri-
vant, à tirer de ses livres des Ruskiniana^ des
Birthday Books, des guides dans les musées, des
ouvrages de distributions de prix. Déjà, les indi-
cateurs de chemins de fer de la région des lacs
signalent les hôtels d'où l'on peut apercevoir au
loin, parmi les arbres, « la résidence du Pro-
fesseur Ruskin ». Pendant les grèves, on jette
dans In discussion des passages des œuvres du
grand esthéticien. M. Frédéric Harrison le pro-
clamait, hier encore, « le plus brillant génie
vivant de l'Angleterre, l'âme la plus inspiratrice
qui soit encore parmi nous », et il n'y a pas
longtemps le directeur d'une institution de jeunes
filles, à Londres, déclarait, dans une solennité
INTRODUCTION. 9
scolaire, que le xix° siècle ne serait fameux dans
Vavenir que parce que Ruskin y avait écrit!
Quel est donc cet homme et quelle est cette
œuvre? Outre l'intérêt de curiosité qu'on peut y
apporter, on ne saurait toucher désormais à
aucune question d'art, sans y toucher. J'ai donc
voulu les connaître, plus complètement encore
que par l'excellente étude publiée il y a trente-
cinq ans, par M. Milsand, à une époque où
Ruskin n'avait écrit que le tiers de son œuvre,
vécu seulement une moitié de sa vie, et dévoilé
qu'une face de sa pensée. Pour cela, il m'a sem-
blé qu'il ne fallait pas seulement le lire et lire
ceux qui le connaissent le mieux et, avant tous,
son disciple préféré, M. W. G. CoUingwood,
mais encore resuivre dans l'Europe et dans l'Es-
thétique le chemin que le Maître lui-même avait
parcouru. En Suisse, à Florence, à Venise, à
Amiens, sur les bords du Rhin ou de l'Arno,
partout où il a travaillé, j'ai travaillé après lui,
refaisant parfois les croquis d'où sortirent ses
théories et ses exemples, attendant les rayons de
soleil qu'il a prescrits, guettant en quelque sorte
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JOHN RUSKIN à 38 ans
par George Richmattd, R.A. — iSSy
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RUSKIN
ET
LA RELIGION DE LA BEAUTÉ
PREMIERE PARTIE
SA PHYSIONOMIE
CHAPITRE I
La contemplation.
Une nuit de Tété de 1833, le gardien d'une des
portes de Schaffhouse était réveillé par le bruit
d'une chaise de poste, et lorsqu'il eut, en rechi-
gnant, ouvert ou à peu près sa barrière aux tardifs
voyageurs qui l'imploraient, la voiture passa avec
tant de hâte qu'elle brisa une de ses lanternes,
puis elle disparut dans la ville. Arrivée à l'hôtel,
on en vit descendre un courrier, un gentleman
anglais et sa femme, une petite fille, un jeune
garçon de quatorze ans et un domestique. Et tout
12 RUSK1N.
ce monde chercha aussitôt un peu de sommeil. Il
fallait être debout le lendemain matin pour le ser-
vice, car on était dans la nuit d'un samedi à un
dimanche.
Les noms que Thôtelier inscrivit le lendemain
sur son registre n'avaient rien que d'obscur et les
renseignements qu'il pouvait obtenir du courrier,
Salvador, sur ses nouveaux clients, que de banal.
Si on lui eût dit que M. John James Ruskin, le
gentleman en question, était marchand de vins
dans la Cité et avait son nom dûment et honora-
blement gravé sur une plaque de cuivre de Billiter
Street en tête de la raison sociale, Ruskin^ Telford,
and Domecq; qu'il était un des plus grands impor-
tateurs de sherry de son époque et un des plus
intègres négociants de son pays; que la dame
descendue avec lui à l'hôtel était sa femme,
née miss Margaret Cox, le jeune garçon, John,
son fils unique, et la petite fille, Mary, une nièce
orpheline; et que tout ce monde était tory et jaco-
bite en politique, presbytérien en religion, — on
n'eût rien dit que de vrai , et pourtant ce n'eût
point été là de quoi intéresser l'histoire de l'art.
Il eût fallu ajouter que cette famille, d'ailleurs un
peu sauvage, ne vivait guère que pour la contem-
plation des beautés de la nature et que l'enthou-
siasme esthétique était sa principale occupation.
SA PHYSIONOMIE. \3
Assurément on eût fort étonné les négociants
de la Cité, si on leur eût révélé que M. John James
Ruskin, si exact à son comptoir, si ponctuel à ses
échéances, si expert en bon sherry, avait des vel-
léités d'artiste. Mais le fait est qu'une fois rentré
chez lui, il devenait un être enthousiaste et chi-
mérique. Il lavait à la hâte une aquarelle, ou bien,
prenant quelque œuvre nouvelle de Walter Scott,
quelque vieille pièce de Shakspeare, il en faisait
d'une voix harmonieuse et passionnée la lecture à
sa femme et à son fils. Bien souvent, dans les
années précédentes, la nuit l'avait trouvé penché
sur des gravures de Prout ou de Turner , ou
dépliant, sous la lampe, des cartes de Suisse et
d'Italie, rêvant à des fugues alors impossibles,
irréalisables, au pays où les montagnes sont si
blanches et les flots si bleus.
Mais alors était survenue Mme Ruskin et, par
son éloquence persuasive, elle lui avait rendu le
souci de ce que les Anglais appellent volontiers le
devoir, — qui est de gagner beaucoup d'argent.
Mme Ruskin était la cousine germaine de son
mari, de quatre ans plus âgée, que lui. La connais*
sant dès l'enfance, il s'était un jour avisé qu'elle
réalisait parfaitement le type de la femme qui lui
convenait, le lui avait dit et avait décidé avec elle
d'attendre pour se marier que toutes les dettes de
i4 RU8KIN.
famille fussent payées , son négoce bien établi,
rhorizon libre de nuages. Ils avaient attendu neuf
ans. Enfin, un soir, s étant aperçu que, dans son
bilan, l'actif remportait sur le passif, M. John
James Ruskin avait laissé son cœur parler plus
haut. On avait marié les deux jeunes gens après le
souper et si secrètement que les domestiques n'en
soupçonnèrent quelque chose qu'au lendemain en
les voyant partir ensemble pour Edimbourg. — Ce
mélange inattendu de flegme et de sensibilité, de
fidélité romanesque et de sens pratique faisait de
M. John James Ruskin une physionomie à part
parmi les marchands de sherry et lui permit non
seulement de sauver l'honneur de la famille en
payant toutes les dettes laissées par son père, mais
de laisser, à son tour, cinq millions à son fils et
en même temps de lui léguer cet enthousiasme
pour la nature qui devait être le trait le plus mar-
quant du grand écrivain.
La nature n'apparut d'abord à l'enfant que par
de rares échappées, comme une reine qu'on ne voit
qu'aux jours de fête. Il l'apercevait dans ses visites
à des tantes soit à Croydon, d'où la vue parais^ •
sait si belle que le petit John criait à sa mère
effrayée : « Les yeux me sortent de la tête! » soit
à Perth, dont les jardins descendant vers le Tay
enchantèrent ses premiers regards. Puis sur ces
SA PHYSIONOMIE, 15
visions se refermait le rideau noir des brumes de
Londres. Plus lard, quand ses parents quittèrent
la ville pour la banlieue et vinrent se fixer à Herne
Hill, au bout des coteaux du Surrey, la beauté des
choses inanimées lui devint plus familière. De la
fenêtre paternelle, il voyait s'étendre, d'un côté,
des prairies vertes, des arbres et des maisons semées
çà et là sur le premier plan, avec une riche cam-
pagne qui ondulait vers le sud, et, de Tautre côté,
ses yeux se portaient, à travers Londres, vers
Windsor et Harrow. Autour de la simple et con-
fortable maison était un jardin aux gazons en
pente, bien tondus, au verger plein de cerises et
de mûres, « couvert de la magique splendeur de
fruits abondants, vert tendre, ambre doux, pourpre
veloutée, courbant les branches épineuses, grappes
de perles et pendeloques de rubis qu'on découvrait
avec joie sous les larges feuilles qui ressemblaient
à de la vigne », jardin délicieux enfin où Tenfant
ne voyait aucune différence avec le paradis ter-
restre, sinon « qu'aucune bête n'y était apprivoisée
et que tous les fruits y étaient défendus ». Son
goût inné pour les formes et les couleurs n'en était
plus réduit, comme à la ville, à s'appliquer aux
dessins des tapisseries ou aux constructions de
briques. « Dans le jardin, quand le ciel était beau,
dit-il, mon temps se passait à étudier les plantes.
10 RLSKIN.
Je n'avais pas le moindre goût pour les faire pous-
ser ou pour en prendre soin, pas plus que pour
soigner des oiseaux ou des arbres, ou le ciel ou
la mer. Tout mon temps se passait à les contem-
pler. Poussé non par unp> curiosité morbide, mais
par une admiration étonnée, je mettais chaque
fleur en pièces jusqu'à ce que je connusse tout ce
que j'en pouvais connaître avec mes yeux d'en-
fant. »
Timide dans le monde autant que triomphant
dans son office, M. John James Ruskin vivait fort
isolé, dans la compagnie seulement des person-
nages légendaires ou romanesques de ses auteurs
favoris. (Juant à sa femme, élevée dans un milieu
inférieur à celui des Ruskin, mal à son aise avec
ses nouvelles relations, trop intelligente pour
l'ignorer, trop fîère pour le souffrir, elle avait pris
le parti d'oublier le monde. C'était, d'ailleurs, une
mère évangélique et dévouée, avec le Tréwr du
chrétien sur sa table et la haine du pape dans son
cœur, détestant le théâtre et aimant les fleurs,
« unissant l'esprit de Marthe à celui de Marie »,
infatigable, ordonnée, ne vivant que pour son mari
et pour son fils, capable d'aller demeurera Oxford,
en étrangère, pour ne pas abandonner celui-ci
durant ses années d'université, veillant constam-
ment à écarter de lui toute douleur, au risque de
SA PHYSIONOMIE. 17
ramollir, et tout danger, au risque de le rendre
gauche; lui donnant chaque jour sa leçon de Bible
avec méthode et suite, sans jamais le surmener,
ouvrant peu à peu ses yeux à cette clarté de TAn-
cien et du Nouveau Testament qui illuminera jus-
qu'au bout les hautes cimes de son œuvre. L'enfant
n'avait même pas la perception de ce que pouvait
être le souci. Les Ruskin ne dépensant jamais plus
de la moitié de leurs revenus, se libéraient des
inquiétudes d'argent et, mettant toute leur joie à
admirer, ils ignoraient les tenailles de la jalousie
et de Tambition. Ils trouvaient le sort d'habiter
un cottage et d'avoir le plaisir de la nouveauté en
allant visiter Warwick Castle préférable à l'hon-
neur d'habiter Warwick Castle et de n'avoir plus
à s'enthousiasmer devant rien. D'un caractère
égal, ils ne se passionnaient que pour les idées ou
bien pour les spectacles de la nature. « Jamais, dit
leur fils, je n'entendis leurs voix s'élever pour
aucune discussion, jamais je n'ai vu un serviteur
grondé sévèrement. » Sous une discipline douce,
régnaient dans celte maison la paix, l'obéissancei
et la foi.
Ainsi sauvegardé de tout trouble extérieur, le
goût artistique de l'enfant s'affinait dans une sorte
d'extase. S'il voyageait, Textase ne cessait point,
mais trouvait un aliment nouveau dans des visions
2
18 RUSKIN.
nouvelles. Chaque année, au mois de mai, M. John
James Ruskin parlait pour une fournée d'affaires.
Sa femme, ne voulant le laisser affronter seul
aucune fatigue, le suivait; on plaçait le petit John
entre les deux sur le portemanteau et « la bonne »
derrière la voiture, sur le dickey^ et toute la famille
roulait en poste. Chaque soir, les visites commer-
ciales terminées, M. John James Ruskin menait
son fils dans les ruines, les châteaux, les cathé-
drales qu'on trouvait sur la route. On lisait des
vers et Ton dessinait. A cinq ans, John s'en va
ainsi dans la région des lacs, en Ecosse; à six ans
en France, passer à Paris les fêtes du couron-
nement de Charles X, et il visite le champ de
bataille de Waterloo; puis il retourne en Angle-
terre, prenant partout des notes et des croquis,
décrivant les collèges et les chapelles, la musique
à Oxford, la tombe de Shakspeare, une fabrique
d'épingles à Birmingham, des vues de Blenheim
ou de Warwick Castle, découvrant le monde dans
sa tangible et pittoresque variété à l'âge où les
petits Français déchiffrent laborieusement des
vocables abstraits sur de plates cartes de géogra-
phie. Plus tard, enthousiasmé par la région des
lacs, il écrit sur le Skidaw comparé aux Pyra-
mides ces vers où Ton ne reconnaîtrait certes pas
un enfant de dix ans :
SA PHYSIONOMIE. 19
Tout ce que TA rt peut faire
N'est rien devant toi. La main de Thomme
A dressé des montagnes de pygmées, mais des tombes de géantSé
La main de la Nature a dressé le somknet de la montagne,
Mais n'a jamais fait de tombes.
A Herne Hill il passe de longs mois d'hiver à rêver
devant des gravures de Turner illustrant Vltalie de
Rogers ; et un désir violent entre en lui de voir danè
quelles alignas partes materiœ le grand visionnaire
a puisé ses visions. Il fait des collections de miné-
raux dans les vallons de Clifton, à Matlock dans le
Derbyshire, observe des reflets, calcule des haii^
teurs. Et ce qu'il perçoit ainsi avec son esprit éton-
namment précoce et rempli, il Paime avec son
cœur étrangement neuf et vide. Car pour sa famille
il n'a point de tendresse. « Ma mère, dit-il, prenait
son principal plaisir aux fleurs et elle était souvent
à planter ou à tailler auprès de moi, au moins si je
voulais me tenir près d'elle. Mais sa présence ne
m'apportait ni contrainte, ni plaisir. Ayant souvent
été laissé seul, je m'étais fait une pelite vie indé-
pendante. » Et soixante ans après, il pousse ce cri
douloureux : « Je n'avais rien à aimer! Mes parente
n'étaient, pour moi, en quelque sorte que des pou-
voirs visibles de la Nature. Je ne les aimais pas
plus que le soleil et la lune. » Et en dehors de sa
famille, l'enfant ne connaît aucun être vivant.
Môme en voyage, les Ruskin ne prenneat pas con-
20 RUSKIN.
tact avec rhumanité. S'ils sont curieux de voir leur
grand poète Wordsworth, ils n'osent prétendre à
une introduction et se contentent d'aller le guetter
derrière un pilier, à l'église. « Nous ne voyagions
pas pour des aventures ni pour des relations, mais
pourvoir avec nos yeux et jauger avec nos cœurs. »
Le confort qu'ils s'accordent leur permet de bien
voir et leur ignorance des langues étrangères les
empêche de prendre aux gens un intérêt autre que
l'intérêt pittoresque. Ils éprouvent un charme par-
ticulier à ne rien comprendre aux conversations
des foules qu'ils traversent. Chaque geste est noté
pour sa beauté, chaque son de voix pour son
timbre, non pour sa signification, « comme dans
un mélodieux opéra ou une pantomime ».
Soumises à ce régime spécial, toutes les facultés
de l'enfant convergent vers la sensation aiguë,
l'analyse méticuleuse des paysages et des figures.
Son sens esthétique grandit au détriment de tous
les autres. 11 ne peut aimer telle petite cousine
parce qu'elle porte des boucles à r anglaise et que
cette forme est inesthétique. Si, par hasard, on le
conduit en visite, il ne prend garde qu'aux tableaux
qui ornent le salon et pas du tout aux personnes.
Bientôt, à Oxford, il ne pourra supporter les figures
des tuteurs ou des camarades qui ne seront pas
assez caractérisées, « assez bien peintes », et
SA PHYSIONOMIE. 21
n'écoutera que les professeurs pourvus de quelque
ressemblance avec Y Erasme de Holbein ou le
Melanchthon de Durer. Très doué pour la géomé-
trie, il demeure court dès qu'il sort de cette science
de dimensions figuratives et tangibles pour entrer
dans l'algèbre qui n'exprime que des relations de
chiffres. Rien ne l'intéresse dans les choses que
leurs rapports de beauté, que la joie ou la souffrance
qu'elles causent aux yeux. Que dès lors une
impression esthétique violente l'accueille au seuil
de sa vie d'homme, et Ton comprend qu'elle fixera
sa vie. Que la Nature lui apparaisse, non plus dans
ses parures grises du Nord, mais dans sa splen-
deur bleue du Midi, non plus fardée comme autour
des grandes villes, mais dans sa grande, libre,
sauvage et primitive nudité, et aussitôt, intelli-
gence, volonté, cœur, il sera tout à elle et à ceux,
comme Turner, qui la lui auront révélée.
Tel était l'état d'esprit du jeune John Ruskin, à
quatorze ans, lorsque nous l'avons vu arrivant à
Schaffhouse, avec son père, M. John James Ruskin,
sa mère et sa cousine Mary, au milieu d'une nuit
d'été. Telles étaient son ardeur sans objet défini,
son espérance sans décision, cette flamme qui
brûle sans éclairer, que nous avons tous connue
quand nous nous sommes demandé ce que nous
ferions de nos vingt ans. — 11 uvait ardemment
22 RUSKIN.
désiré ce voyage. A Strasbourg, on s'était demandé
si l'on irait à Bâie ou à Schaffhouse. SchaQhousel
fi'était-il écrié. « Ma supplication passionnée à la
fin remporta, et le lendemain, de grand matin,
nous vit trottant sur le pont de bateaux vers Kehl
et dans la lumière du Levant, je me vois encore
guettant la ligne de la Forêt-Noire qui s'élargissait
et s'élevait comme nous traversions la plaine du
Rhin. Les portes des montagnes ouvrant pour moi
une nouvelle vie, qui ne devra jamais cesser qu'aux
portes de ces montagnes d'où l'on ne revient
pas.... » Écoutons-le maintenant raconter sa pre-
mière rencontre avec l'éternelle Beauté. Il semble,
après cinquante-deux ans, que sa voix encore
ireinble :
Nous étions arrivés en ville dans la nuit, et aucun de
nous ne semble avoir songé qu'on pût apercevoir les
Alpes sans une excursion qui eût été un manquement
aux règles religieuses du dimanche. Nous dindmes à
quatre heures comme d'habitude, et la soirée étant
entièrement belle, nous sortîmes, mon père, ma mère,
Mary et moi. Nous devons avoir passé quelque temps
à voir la ville, car le soleil allait se coucher quand nous
atteignîmes une sorte de jardin-promenade, à Tou^st de
la ville, je crois, et bien au-dessus du Rhin, de façon à
commander toute la campagne, au sud et à Touest. Nous
regardions ce paysage, d'ondulations basses, bleuissant
dans le lointain, comme nous aurions regardé un de
nos horizons de Malvern dans le Worcestershire ou de
SA PHYSIONOMIE. 23
Dorking dans le Kent, lorsque — soudainement —
voyez!... Jà-bas!
Pas un moment il ne vint à la pensée d'aucun de nous
que ce fussent des nuages. Ces contours étaient clairs
comme du cristal, affilés sur le pur horizon du ciel et
déjk colorés de rose par le soleil couchant. Cela dépas-
sait infiniment tout ce que nous avions pensé ou rêvé.
Les murs de TEden perdu, apparus, ne nous auraient
pas semblé plus beaux, — ni plus imposantes, autour
du ciel, les murailles de la mort sacrée.... Alors, dans la
parfaite santé de la vie et le feu du cœur, ne désirant
rien être autre que l'enfant que j'étais, ni rien avoir de
plus que ce que j'avais, connaissant la douleur suffi-
samment pour considérer la vie comme une chose
sérieuse, mais pas assez pour relâcher les liens qui m'at-
tachaient à elle, ayant assez de science mélangée à mes
impressions pour que la vue des Alpes ne me fût pas
seulement la révélation de la beauté de la terre, mais
aussi l'accès au premier chapitre de son enseignement,
je redescendis ce soir-là de la terrasse de Schaflliouse
avec ma destinée fixée en tout ce qu'elle devait avoir
de sacré et d'utile. A cette terrasse et aux rives du lac
de Genève, mon cœur et ma foi se reportent en ce jour,
à chaque noble sentiment qui vit encore en eux et
chaque pensée qui y règne, de réconfort et de paix.
Dès lors, cette contemplation de la nature rem-
plira sa vie, non plus comme une distraction, une
flânerie émerveillée et indécise, mais comme une
vocation et une marche à Tidéal. Tous ses pre-
miers essais — écrits de quinze à vingt ans dans
le journal scientifique du temps, le Magazine of
Nalural Bisiory^ — sur les causes de la couleur de
24 RUSKIN.
Teau du Rhin, sur les stratifications du Mont-
Blanc, sur la convergence des perpendiculaires,
sur la météorologie, sont signés Kata Phusin (selon
la nature). L'histoire de sa vie n'est que l'histoire
de ses rencontres avec la Nature, de ses voyages
qu'il renouvelle chaque année, avec ses parents
pendant les deux tiers de son existence, seul plus
tard, quand ils sont morts. Il ne va pas à elle
comme au refuge des lassitudes et des désillu-
sions, comme à la distraction des heures oisives :
il y va dans toute la force de Tàge, comme au
Dieu qui réjouit la jeunesse. Elle n'est pas seule-
ment la consolatrice de l'amour. Elle est son
amour même :
J'ai eu un plaisir — aussi jeune que je puisse me
rappeler et qui a continué jusqu'à mes dix-huit ou
vingt ans, — infiniment plus grand qu'aucun que j'ai pu
trouver en quoi que ce soit, un plaisir comparable pour
l'intensité seulement à la joie d'un amant qui se trouve
auprès d'une noble et douce maîtresse, mais non plus
explicable, ni plus définissable que le sentiment de
l'amour lui même ....
Je ne pensais jamais à la Nature comme à une
œuvre de Dieu, mais comme à un fait séparé de son
existence séparée....
Ce sentiment était, selon sa force, inconciliable avec
tout mauvais sentiment, tout dépit, toute angoisse, con-
voitise, mécontentement et toute autre passion haineuse,
mais il s'associait profondément avec toute tristesse,
toute joie et affection justes et nobles....
SA PHYSIONOMIE. 2b
Quoiqu'aucun sentiment expressément religieux ne
fût mélangé avec celui-là, il y avait une perception
continuelle de sainteté dans Pensemble de la Nature,
— depuis la plus petite chose jusqu'à la plus vaste, —
une terreur sacrée, instinctive mêlée de plaisir, — un
indéfinissable tressaillement tel que nous l'imaginons
quelquefois pour indiquer la présence d'un esprit
dépouillé de sa chair.... Je ne pouvais éprouver cela par-
faitement que lorsque j'étais seul, — et alors cela me
faisait souvent frissonner des pieds à la tête avec la
joie et la crainte de ce sentiment, lorsqu'après avoir été
un certain temps loin des montagnes, je venais à la
berge d'un torrent où l'eau brune tourbillonnait parmi
les cailloux, ou quand je voyais la première ondulation
d'un lointain contre le soleil couchant, ou le premier
mur bas, brisé, moussu de -la montagne. — Je ne peux
pas le moins du monde décrire ce sentiment. Si nous
avions à expliquer le sens delà faim corporelle à quel-
qu'un qui ne l'a jamais ressentie, nous pourrions diffi-
cilement le faire par des mots et cette joie dans la
contemplation de la Nature m'a toujours semblé venir
d'une sorte de faim du cœur, satisfaite par la présence
d'un grand et saint Esprit....
Ce sentiment ne peut être décrit par aucun de ceux
qui l'ont ressenti. Le mot de Wordsworth : « cela me
hantait comme une passion » n'est pas une bonne défi-
nition, car c'est une passion. Le point est de définir com-
ment cela diffère des autres passions. Quelle sorte de
sentiment humain, superlativement humain, est le senti-
ment qui aime une pierre pour la piierre elle-même et
un nuage pour le nuage? Un singe aimera un singe
pour lui-même et une noix pour son fruit, mais non
une pierre pour une pierre. Pour moi les pierres m'ont
toujours été du pain...
25 RUSK1N.
Pour voir de plus près ces pierres, il passe de longs
mois entiers en Suisse ou en Italie. Il cherche à
fixer sa demeure à Chamonix, au-dessus du chalet
de Blaitière, mais le flot montant du tourisme Ten
chasse. Alors il propose à la commune de Bonne-
ville de lui acheter tout le sommet du Brezon,
mais les paysans de Fendroit, stupéfaits qu'on
veuille acquérir ces rochers nus et ce gazon bon
tout au plus à nourrir quelques chèvres, soupçon-
nent le milord d'y avoir deviné un trésor et le
découragent par leurs exigences excessives. Il s'en
console en changeant de climat, mais ,non
d'amour. « Une étude faite dans les jardins de
roses de San Miniato, et dans l'avenue de cyprès
de la Porta Romana, à Florence, est pour moi,
dit-il, parmi les souvenirs des meilleurs jours de
ma première existence. >>
Longtemps cette passion l'a préservé des autrçs,
et lorsque les autres sont venues, elle l'en a guéri.
Jusqu'à dix-sept ans, la continuelle tension de son
esprit et de son cœur vers le beau l'avait distrait
des séductions de ce que la langue commune
appelle la Beauté. Mais comme rien aussi n'est
plus propre à développer jusqu'à un état maladif
ce romanesque lakisie où les Anglais excellent
dès qu'ils n'en sont pas dépourvus, le jour où le
jeune ermite de Herne Hill leva la tête de ses
SA PHYSIONOMIE. 27
livres, et vit devant lui le visage d'une jeune fille,
d'une Française, souriant dans Taube de ses seize
ans, il en devint éperdument amoureux. C'était
une des filles de M. Domecq, lassocic de son père.
Elle s'appelait Adèle, et ce nom devint familier
aux lecteurs du FHendshipsOffering^ car le jeune
homme y publiait des vers qu'il adressait à tout le
monde, n'osant les adresser directement à la seule
lectrice dont il se souciât. Quant à elle, avertie de
la passion de ce jeune géologue gauche, de ce
troubadour transi, elle ne fit qu'en rire aux éclats.
« A chaque occasion bénie de têtc-à-tête, avec ma
bien-aimée Adèle qui était Espagnole de nais-
sance. Parisienne d'éducation et catholique de
cœur, je cherchais à l'entretenir de mes vues per-
sonnelles sur l'invincible Armada, la bataille de
Waterloo et la doctrine de la transsubstantia-
tion », dit Ruskin dans ses Prœterita, Quant à
Mme Ruskin, la mère, profondément indignée
qu'un bon tory, savant, évangélique et révérant
George III, pût aimer une Française et surtout
une catholique, blessée dans tous ses sentiments
et ses traditions les plus essentielles par cet amoui
monstrueux, elle s'opposa obstinément à toute
idée de mariage. Cette passion sans espoir dura
pourtant quatre années, pendant lesquelles sévit
sur le frêle organisme de l'enthousiaste et du pen-
j
28 tlUSKIN.
seur une terrible crise. Il crut mourir d'amour et
écrivit une pièce de vers fort pathétique intitulée :
la Chaîne brisée. Mais on ne meurt pas d'amour;
toutes les chaînes se renouent et le plus triste des
douleurs humaines, c'est qu'elles ne durent même
point. Un beau jour, on apprit qu'Adèle était
mariée. On emmena le jeune homme à travers
l'Europe, pour qu'il laissât sur les grandes routes
un peu de ces douloureux souvenirs et de l'image
qu'il gardait au cœur. Il les porta tour à tour sur
les bords de la Loire, dans les montagnes de l'Au-
vergne, dans les galeries de Florence et de Rome,
mais sans les perdre. Chaque site lui paraissait
vide comme un tableau de paysage dont on aurait
effacé la figure qui l'animait ; dans chaque visage
souriant entre des milliers de cadres d'or, il recher-
chait les traits du seul visage qu'il eût voulu retrou-
ver, moins beau mais mieux aimé. Enfin il revit
les Alpes et il sembla qu'il renaissait : « Ce n'était
pas seulement l'air des Alpes, dit M. CoUingw^ood,
mais l'esprit de l'adoration des montagnes qui le
sauvait ». Il a conté lui-même, dans ses Prœterita^
comment une année plus tard, la contemplation de
la nature le guérit. Il se trouvait un jour à Fon-
tainebleau encore malade et fiévreux. Il se traîna
dans la forêt, s'étendit au bord d'une route sous
de jeunes arbres et tâcha de dormir. « Les bran-
SA PHYSIONOMIE. 29
ches d'arbres profilées sur le ciel bleu ne bou-
geaient pas plus que les branches d'un arbre dô
Jessé sur un vitrail. » Il comprit toutefois qu'il ne
mourrait pas encore ce jour-là et commença à des-
siner avec soin un petit tremble qui était de l'autre
côté de la route. Il trouvait, d'ailleurs, que rien à
Fontainebleau ne valait la peine d'être vu. Les
hideous rocks d'Evelyn ne lui paraissaient jamais
assez hideux pour l'émouvoir et tout au plus bons
à emporter dans sa poche, s'ils avaient valu le
transport.
Et aujourd'hui, j'avais oublié les rochers, le palais et
la fontaine, tout ensemble, et je me trouvais gisant sur
le bord d'une route, dans le sable et sans autre point de
vue que ce petit tremble contre le ciel bleu.... Languis-
samment, mais sans paresse, je commençai à le dessiner
et, comme je dessinais, ma langueur passait. De belles
lignes étaient tracées sans fatigue. Elles devenaient de
plus en plus belles à mesure que chacune sortait du reste
et prenait sa place dans l'air. Avec une admiration crois-
sante, à chaque instant, je vis qu'elles se composaient
d'elles-mêmes d'après des lois plus belles qu'aucune de
celles que connaissent les hommes. A la fin, l'arbre était
là, et tout ce que j'avais pensé auparavant sur les arbres
n'était plus....
Comme toutes les passions, si cet amour de la
nature remplit sa vie de grandes joies, elle y ajouta
aussi des tristesses inconnues à d'autres âmes.
S'il n'a plus pour encadrer son horizon les corolles
30 RUSKIN.
accoutumées de sa jeunesse, il se désole. « A peine
toutes les jacinthes et les bruyères de Brantwood,
écrit-il dans ses Prœlerita, coippensent-elles pour
moi la perle de ces fleurs, et lorsque les vents
d'été ont dispersé toutes les feuilles de nos roses
sauvages, je pense tristement à la pourpre sombre
des convolvulus qui grimpaient et - florissaient
encore en plein automne autour des pommiers.... »
Bien plus, si en retournant devant un paysage
préféré, il le trouve bouleversé, défiguré par les
« progrès » de la locomotion, par un port ou une
voie ferrée, ou par les « embellissements » du tou-
risme, une guinguette, un hôtel, il est blessé
comme par un outrage à son éternellement aiméci
Oui, vous avez méprisé la nature, s'écrie-t-il en s'adres-
sant à ses contemporains, vous avez méprisé toutes les
sensations saintes et profondes de ses spectacles! Les
révolutionnaires français transformaient en étables les
cathédrales de France. Vous, vous avez transformé en
champs de courses toutes les cathédrales de la terre :
les montagnes, d'où Ton peut le mieux adorer la divi^
nité! Votre unique conception du plaisir est de rouler
en chemin de fer autour des nefs de ces cathédrales et
de boustifailler sur leurs autels ! Vous avez fait un pont
de chemin de fer sur la chute de Schaffhouse! Vous
avez fait un tunnel dans les rochers de Lucerne, près
de la chapelle de Tell! Vous avez détruit le rivage de
Glarens sur le lac de Genève. Il n'y a pas une paisible
vallée en Angleterre, que vous n'ayez remplie de feu
mugissant !
SA PHYSIONOMIE. 31
En effet, si le malheureux esthéticien, par un
beau soir d'été, veut ressaisir les impressions de
son enfance et s'achemine vers le coteau de Herne
Hill où il a autrefois rêvé ses premiers rêves, il
ne reconnaît plus rien autour de lui.
La vue qu'on avait du sommet et des deux côtés était,
avant que vinssent les chemins de fer, entièrement
belle. A l'ouest et le soir presque sublime. On ne voyait
pas la Tamise ni des champs, excepté ceux qui se trou-
vaient immédiatement au-dessous, mais les sommets de
vingt milles carrés do bosquets. De l'autre côté, à Test
et au sud, les coteaux de Norwood, en partie abrupts
avec des genêts, en partie boisés de bouleaux et de
chônes, en partie de taillis verts et de pâturages en pente
raide, avec toutes les promesses de toute la beauté
rurale du Surrey et du Kent et avec tant d'espace et de
hauteur dans leurs ondulations qu*ils faisaient se sou-
venir des montagnes des vrais districts montagneux.
Souvenir aujourd'hui irrécouvrable, car le Palais de
Cristal, sans atteindre lui-même aucun véritable aspect
de grandeur, non plus qu'une serre à concombres entre
deux cheminées, rapetisse cependant par sa masse stu-
pide les collines, de telle sorte qu'on ne pense pas plus à
elles qu'à trois longs morceaux d'argile pour bâtir.
S'il veut resuivre le calme sentier où il a com-
posé ses Modem Painters^ sentier bordant un
champ où paissaient des vaches, si chaud que les
invalides y cherchaient un refuge même en mars,
lorsque toute autre promenade eût été la mort
pour eux, — il ne trouve plus qu'une rue :
32 RUSKIN.
Depuis que j'ai composé et médité là pour la dernière
fois divers « embellissements » sont survenus ; d'abord
le voisinage avait besoin d'Une nouvelle église; ils ont
bâti une église d'un pauvre gothique avec un clocher
sans utilité, mais parce que la chose est à la mode, sur
un côté du champ. Puis, derrière, on a bâti une cure,
les deux bâtiments cachant une moitié de la vue de ce
côté. Ensuite est venu le Palais de Cristal gâtant pour
toujours la vue dans toute sa longueur et amenant
chaque jour d'exposition un flot de gens qui prenaient
le sentier et qui le laissaient malpropre avec des cendres
de cigare pour le reste de la semaine. Ensuite vinrent
les chemins de fer et les voyous arrivant par chaque
train de plaisir, qui jetaient bas les palissades, effrayaient
les vaches et cassaient autant de branches de fleurs
qu'on en pouvait atteindre sur les clôtures. Alors les
propriétaires bâtirent un mur de briques pour se pro-
téger. Alors le sentier devint d'une chaleur insuppor-
table autant que sale et fut peu à peu abandonné aux
voyous avec un policeman en faction au bout. Enfm,
cette année, une palissade de six pieds de haut a été
placée de l'autre côté et l'excursionniste, marchant à la
queue leu leu, est libre de s'offrir telle notion de l'air,
de la campagne et de la vue qu'il peut, entre ce mur et
la palissade, avec un mauvais cigare devant lui, un
second derrière et un troisième dans sa bouche.
Quand c'est la nature elle-même qui a voulu
changer, il s'en plaint plus doucement, mais comme
d'une infidélité. « Oui, écrit-il d'Angleterre à un
ami qui est dans les Alpes, Chamonix est une
demeure désolée pour moi. Je n'y retournerai plus,
je crois. Je pourrais éviter la foule en hiver et dans
SA PHYSIONOMIE. 33
le premier printemps, mais que les glaciers m'aient
trahi et que leurs vielix chemins ne les connaissent
plus, cen est trop! Faites, s'il vous plaît, mes
amitiés à la grosse vieille pierre qui est sous Bre-
ven, à un quart de mille au-dessus du village, à
moinsqu'ils ne Taientdétruite pour leurs hôtels.... »
II retourne pourtant dans les Alpes en 1882 et il
écrit : « J'ai revu aujourd'hui le Mont-Blanc, que
je n avais point vu depuis 1877, et j'ai été très
reconnaissant. C'est un spectacle qui me rend tou-
jours toute la force dont je suis capable pour faire
(le mon pauvre petit mieux, et devant lequel mes
amitiés et mes souvenirs me deviennent plus pré-
cieux.... »
Joie ou tristesse, celte contemplation, qui par
moments ressemble à une rêverie mystique, enfan-
tine et extasiée, est le premier grand trait de la
physionomie de Ruskin. Lorsqu'il y est plongé,
rien ne l'éveille. Les événements passent autour de
lui sans qu'il leur accorde un regard. Parfois il
demeure des semaines sans connaître ceux qui
bouleversent son pays. Khartoum tombe avec l'hé-
roïque Gordon; il n'en sait rien et comme on parle
devant lui du Soudan, il ne songe qu'à celui que
Giotto a peint à Santa Croce en face de Saint-Fran-
çois-d' Assise et demande curieusement : « Mais
qui est aujourd'hui le Soudan? » — Les cvénc*
3
34 RLSKIX.
ments mêmes de sa vie privée ne semblent pas
le distraire. Il apprend, dans les Alpes, la mort de
sa cousine Mary, la compagne de ses premiers
voyages, et aussitôt il cherche à reproduire Teffet
du soleil levant sur le Montanvert et la « qualité
aérienne des aiguilles ». Poussé par ses parents et
ses amis, il se marie, en 1848, avec une jeune fille de
Perth, d'une remarquable beauté, mais il continue
son rêve mystique, et quand, après six ans, sa
femme le quitte et quand l'union légalement formée
est dissoute légalement, le grand enthousiaste ne
paraît pas avoir détourné un seul instant ses yeux
des horizons radieux qu'il aima seuls au monde, ni
à la nature éternelle et insensible avoir fait infidé-
lité.
CHAPITRE II
L'action.
Ce contemplatif est un homme d'action. S'il
lient une fleur, il a une épée, comme ces pieux
chevaliers du moyen âge qu'on voit tout armés,
dans les tableaux des Primitifs, adorant la Vierge,
extasiés, entre deux batailles. Et ce trait le dis-
tingue nettement des critiques d'art ou des poètes
lakistes, satisfaits d'ordinaire quand ils ont com-
menté des Salons, ou célébré la nature, sans aucun
souci d'améliorer les uns ou de défendre l'autre.
Ruskin eut ce souci. Toutes les fois qu'il a lancé une
idée, une brochure, un livre, comme le soldat qui
jette de loin un coup de fusil, il est allé en pleine
mêlée pour voir ce qu'y devenait son idée, pour la
soutenir de sa personne et, si Ton peut ainsi dire,
se colleter avec les réalités.
Ainsi, il a écrit qu'il fallait répandre le goût des
arts dans les masses. On ne Ta pas écouté. Il se
décide donc à donner lui-même des leçons de des-
sin, le soir, dans une école d'adultes, et pendant
36 KUSKIX.
quatre ans, de 1854 à 1858, à côté de Rossetti qui
enseigne la figure, il s'astreint à guider des mains
inhabiles dans Tesquisse du paysage et de l'orne-
nient décoratif et à réchauffer des zèles attiédis.
En 187G, de ses deniers et des deniers de ses
amis, il établit près de Sheffield — la cité ouvrière
par excellence, la ville du fer — un musée rempli
d'oeuvres délicates et curieusement choisies, entre
autres d'un tableau de Verrocchio, qui fut aussi un
travailleur du fer. C'était aux environs de la ville
industrielle, dans un cottage situé parmi les
champs verts, sur une colline. Des fenêtres, on
découvrait la vallée du Don avec les bois des
Wharncliffe Crags, et le regard passait ainsi des
missels enluminés du xm° et du xiv® siècle, aux
lointains brillants sous For du soleil, des vitrines
étoilées d'onyx, de cristaux divers, d'améthystes,
révélant les couleurs qui embellissent la terre, aux
planches coloriées montrant les oiseaux de tous
les pays qui animent l'air. Sur les murs, des
tableaux évoquant les plus belles architectures du
monde entier, entre autres le Saint-Marc de Venise,
transportaient les visiteurs dans un pays idéal et
leur faisaient un instant oublier les façades mornes
et les cheminées fumantes de Sheffield. Plus tard,
le musée fut transporté dans la ville même, et l'on
voit aujourd'hui, au Mccrsbrook Park, dans une
SA PHYSIONOMIE. 37
maison offerte parla municipalité, le ^us/aw mvseum
pour les ouvriers.
De même, quand, en 1869, Ruskin est choisi
pour occuper la chaire d'art créée par M. Slade, à
Oxford, il sent qu'on ne peut utilement parler
peinture sans montrer des choses peintes, ni archi-
tecture sans produire des exemples de lignes
architecturales pour étayer la thèse ou nourrir la
discussion. Il ajoute donc à la fondation Slade une
école de dessin, et une collection soit d'oeuvres
originales depuis Tintoret jusqu'à Burne-Jones,
qu'on peut copier, soit de spécimens d'après les
grands maîtres, dont cent soixante-dix sont de sa
main, qu'on peut consulter. Dès 1872, il organise
ce musée dans les salles d'Oxford, donnant sur Beau-
mont Street, et alloue à l'Université 125 000 francs
pour l'entretien de cette école et le traitement du
professeur qui doit y enseigner. Il s'y dévoue pen-
dant treize ans, entretenant le culte du Beau dans
le sanctuaire intellectuel de la Grande-Bretagne,
jusqu'au jour où les savants y ayant introduit, main
gré lui, la vivisection, il donne sa démission avec
éclat. Il ne peut tolérer cette pratique laide, cruelle,
inutile pour la science puisque tant de savants
s'en sont passés, etpourl'artpuisque les sculpteurs
grecs n'ont même pas connu l'anatomie. Mais le
musée demeure. Quelques étudiants, et beaucoup
38 RUSKIN.
déjeunes femmes profitent chaque jour de rensei-
gnement ruskinien. Les matériaux, admirablement
classés pourFéducation de l'œil et delà pensée, les
dessins ingénieusement renfermés dans des boîtes
d'acajou à étiquettes d'ivoire, sont à la disposition
de tous les élèves. Oxford maintenant est un centre
artistique grâce au « gradué » qui signa les Modem
Paint ers.
Mais à quoi sert de créer dans les académies
quelques échantillons de la Beauté plastique, si le
monde entier devient laid, si les hommes de la
campagne, abandonnant ces .travaux qui dévelop-
pent les muscles et fortifient la carnation, viennent
s'entasser dans les villes, et s'y exténuer à diriger
des machines, machines eux-mêmes, à gestes
mécaniques, agissant sous le doigt de leur patron?
Et à quoi bon réunir dans les musées quelques
pâles copies de beaux paysages, quand les plus
beaux de tous, les originaux créés par la nature,
disparaissent sous les constructions industrielles,
les usines, qui tarissent l'herbe sur la terre et
répandent leurs noires fumées dans le ciel? L'ama-
teur, l'esthète se contente de révérer le Beau dans
des musées, petites églises où ne viennent, quoi
qu'on fasse, que des convertis; il faut combattre
le laid jusque dans la vie et l'ayant proscrit de ses
propres rêves, l'expulser de la réalité!
SA PHYSIONOMIE. 39>
Nous allons essayer, s'écrie Ruskin, de rendre quel-
que petit coin de notre territoire anglais beau, paisible
et fécond. Nous n'y aurons pas d'engin à vapeur, ni de che-
mins de fer; nous n'y aurons pas de créatures sans volonté
ou sans pensée; il n'y aura là de malheureux que les
malades, et d'oisifs que les morts. Nous n'y proclamerons
pas la liberté, mais une obéissance instante à la loi
reconnue et aux personnes désignées, ni l'égalité, mais
la mise en lumière de toute supériorité que nous pour-
rons trouver et la réprobation de chaque infériorité.
Lorsque nous aurons besoin d'aller quelque part, nous
irons tranquillement et sûrement, non à raison de
60 milles à l'heure au risque de nos vies; lorsque nous
aurons besoin de transporter quelque chose, nous le
porterons sur le dos de nos bêtes ou sur le nôtre, ou
dans des charrettes ou des bateaux. Nous aurons abon-
dance de fleurs et de légumes dans nos jardins, quantité
de blé et d'herbe dans nos champs, et peu de briques.
Nous aurons un peu de musique et de poésie ; les enfants
apprendront à danser et à chanter dans ce coin de
territoire, peut-être quelques vieilles gens pourront le
faire aussi, en temps voulu.... Peu à peu quelque art ou
quelque imagination supérieure pourront se manifester
parmi nous et de faibles rayons de science luire pour
nous. De la botanique, quoique nous soyons trop timides
pour discuter la naissance des fleurs — et de l'histoire,
quoique trop simples pour révoquer en doute la nativité
de l'homme; qui sait! Peut-être même une sagesse, sans
calcul et sans convoitise, comme celle de Mages naïfs,
présentant à cette nativité les dons de l'or et de l'encens.
C'est en mai 1871, durant les jours delà Com-
mune, que Ruskin fît ce rêve. Quelque temps après,
il fondait la Saint George' s Guild pour le réaliser.
40 RUSKIN.
Sur le terrain purement agricole, éternel écueil de
toute doctrine socialiste, on échoua. A la vérité,
on trouva bien pour 50000 francs une ferme de
cinq à six hectares près de Mickley; et d'autre
part, divers amis de la Guild, possesseurs de landes
ou de rochers incultes et incultivables, saisirent
avec empressement cette occasion de s'en débar-
rasser en faisant le bonheur de Thumanité. C'est
ainsi qu'on eut bientôt des terres à Barmouth, à
Bewdley, dans le Worcestershire et en d'autres
endroits. Seulement, comme on s'aperçut qu'aucun
membre de la Guild n'était agriculteur et que vai-
nement connaîtrait-on tous les secrets de Proscr-
pine, on ne saurait fonder une colonie agricole si
l'on n'a pas mis la main à la charrue, Ruskin se
tourna vers les communistes et leur demanda leur
concours. Il leur offrait ces terrains pour y expéri-
menter leurs idées sociales, pourvu qu'ils appli-
quassent ses idées esthétiques. Encore ne les
obligeait-il pas, pour commencer, à frapper une
monnaie particulière dans le goût du florin de
Florence, ni à s'habiller comme les trois Suisses du
Riitli. Les communistes acceptèrent un rendez-
vous. Ruskin y vint en chaise de poste, avec des
postillons fastueux, gorgeous, afin de ne pas donner
un sou aux chemins de fer inesthétiques. C'est à
Sheffield qu'il rencontra ses nouveaux alliés. Ils
SA PHYSIONOMIE. 41
étaient vingt, el pour le moins de vingt sectes diffé-
rentes. Entre l'homme de l'esthétique et les hommes
de la sociologie, entre le tory partisan de toutes
les aristocraties et les égalitaires du quatrième état,
entre cet esprit libre comme l'air et ces cerveaux
systématiques comme un engrenage, l'entrevue fut
très extraordinaire. Non seulement on ne s'entendit
pas, mais il est douteux qu'on se comprit. Toute-
fois Ruskin leur confia les terrains de la Saint-
George's Guild et remontant dans sa chaise de
poste, avec son gorgeous postilion, et tout le pitto-*
resque suranné d'un grand seigneur du xvni® siècle,
il disparut joyeusement, dans un nuage de pous*
sière, aux yeux de tous ces déistes, non-conformistes
et quakers stupéfaits et morfondus. — C'est alors
qu'ils s'aperçurent, eux aussi, qu'ils n'étaient pas
agriculteurs et, comme tout autre propriétaire, ils
prirent un fermier. La ferme ne prospérant pas, ils
créèrent, à la place du paradis rêvé, une guin-
guette. C'est ainsi que ne furent appliquées, sur le
terrain agricole, ni les théories du communisme ni
celles de Ruskin.
Mais en même temps, sur le terrain industriel, le
maître prenait sa revanche. Il avait été prévenu *
que, dans les pittoresques campagnes du Westmo-
reland, les petites industries rurales disparaissaient
de jour en jour. On ne sculptait plus le bois, on ne
42 RUSKIN.
filait plus, on ne tissait plus la bonne toile d'autre-
fois. La machine, qui tourne bêtement sur elle-
même et ne se meut que grâce à la vapeur pestilen-
tielle, remplaçait les jolis gestes de la main, animée
par le souffle vivant de Thomme. Il courut à ce
nouveau champ de bataille pour livrer au machi-
nisme un combat suprême. Un de ses admirateurs
passionnés qui habitait le pays, M. Fleming, fit ser-
ment de rétablir le filage à la main. On chercha
longtemps les outils, le rouet n'étant plus guère
connu qu'à Covent Garden au moment où Margue-
rite chante : « Quel est donc ce jeune homme?... »
On battit toute la vallée de Langdale, on fit des
annonces dans les journaux. Enfin, chez une vieille
femme qui avait filé, un demi-siècle auparavant,
on découvrit un rouet caché comme ce fuseau que
trouva la belle princesse des contes de fées, et qui,
la piquant, l'endormit pour cent ans. Aussitôt, en
effet, la vallée offre l'image de ce qu'elle était il y a
cent ans. Ce premier rouet est porté en triomphe
à travers les rues, comme le tableau de Cimabué,
dans Florence. Bientôt on découvre un métier en
vingt morceaux. Mais comment les recoller? Heu-
reusement un dessin du métier qui est sculpté sur
le campanile de Giotto, « la tour du berger»,
restitue les traditions du moyen âge, de même que
demain quelques vers d'Homère dans VOdyssée
SA PHYSIONOMIE. 43
apprendront aux ruskiniens à blanchir la toile
qu'ils auront préparée. Peut-être cette toile est-elle
un peu rugueuse. Mais on s'en console en ouvrant
le volume des Sept Lampes de V Architecture et en y
lisant ces mots : « Il est possible pour des hommes
de se transformer en machines et de ravaler leur
travail au niveau de celui d'une machine, mais tant
qu'ils travaillent comme des hommes mettant leur
cœur à ce qu'ils font et le faisant de leur mieux,
peu importe qu'ils soient de mauvais ouvriers : il
y aura cela dans la facture, qui est au-dessus de
tout prix : on verra clairement qu'il y a des endroits
où Ton s'est complu davantage que dans d'autres,
qu'on s'y est arrêté et qu'on en a pris soin, que là
se trouvent des morceaux sans soin et hâtés,...
mais l'effet du tout comparé au même objet fait par
Aine machine ou une main mécanique sera celui de
la poésie bien lue et profondément sentie aux
mômes vers récités par un perroquet. » Bientôt, en
effet, cette toile, fabriquée d'abord à Langdale,
ensuite à Keswick, fait vivre les vieilles femmes et
les robustes ouvriers du village. La mode s'en mêle
et l'on entend dire que, dans les corbeilles de
mariage, on aperçoit quelquefois du Ruskin linen.
Une autre voix s'élève^ de l'île de Man. Elle dit
que le filage de la laine va toujours diminuant. Le$
femmes quittent donc leurs rouets et leurs cottages
44 RUSKIN.
pour aller travailler dans les mines. Les jeunes
filles n'apprennent plus à filer. Pourtant les mou-
tons noirs de Tîle donnent toujours leur laine et
Ton demande de tous côtés le tissu résistant du
homespun, Ruskin se met en campagne, trouve des
capitaux, bâtit un moulin, à Laxey, et avec son
lieutenant, M. Rydings, y organise des machines
nécessaires pour carder la laine et blanchir le
drap. Machines, disons-nous, mais machines ani-
mées par une force directe de la nature, non par
une force artificielle, machines où le moteur est
esthétique et immortalisé par Claude Lorrain dans
son Molino, « Car la machine n'est proscrite de la
Guild que là où elle remplace soit un exercice cor*
porel qui est sain, soit Tart et la précision de la
main qui sont nécessaires dans une œuvre décora-
tive. Le seul moteur permis est une force natu-
relle, le vent ou Teau (rélectricité peut-être dans
l'avenir pourra être tolérée), mais la vapeur est
absolument proscrite, comme étant un immense
et furieux gaspillage de combustibles pour faire
ce que chaque fleuve ou chaque brise fait sans
dépense. » Et puisqu'on n'a plus de monnaies
esthétiques, comme le beau florin de Florence, on
n'usera point de monnaie. Les fermiers apporteront
leur laine qui sera emmagasinée dans le moulin et
ils s'en retourneront payés soit en drap, soit en fil
SA PHYSIONOMIE. 45
pour les tricots qu'on fera à la maison, soit en laine
préparée pour le filage au rouet. Ces conceptions
hardiment réactionnaires n'ont point fait sombrer
l'industrie dix Laxey homespun. Elles ne sont d'ail-
leurs rétrogrades qu'au premier aspect. Elles
ouvrent sur l'avenir de curieuses échappées et
quand Ruskin nous dit que toute industrie doit
emprunter sa force motrice aux vents, aux fleuves,
on ne peut s'empôcher de se demander si cet
esthéticien n'a pas trouvé dans ses rêves la for-
mule de tout le machinisme à venir, applicable le
jour où l'électricité, en transportant les forces,
aura mis la puissance immense et inutilisée des
fleuves et des vents, non plus seulement au ser-
vice des riverains ou des montagnards, mais à la
portée de tous....
S'il a aussi vigoureusement lutté, au dehors,
parmi les foules indifférentes, pour la subordination
de la vie publique aux lois esthétiques, à plus forte
raison leur a-t-il subordonné la sienne. Il n'est pas
de ces prêtres qui, selon son expression, « vont
dîner chez les riches et prêcher les pauvres ».
Chez lui, à Brantwood, au bord du lac de Conis-
ton, il a imaginé des défrichements fort coûteux
afin de détourner les paysans du travail des villes
qui les enlaidit et pourtant les attire. Il a donné
lui-même l'exemple du labeur musculaire en bûtis*
46 RUSKLX.
sant un petit port sur le lac avec quelques-uns de
ses disciples, entre deux traductions de Xénophon,
et en réparant, avec ses étudiants d'Oxford, une
route près d'Hinksey. Les railleries n'arrêtèrent
point ces étranges cantonniers qui brisèrent plus
de pioches et dépensèrent plus de temps que ne
l'eussent fait des manœuvres ordinaires. Le Maître
a pris aussi des leçons de menuiserie et de pein-
ture en bâtiment. Par quelques-uns de ces traits,
il ressemble à Tolstoï, dont il a dit : « Ce sera
mon successeur », et qui a dit de lui : « C'est un
des plus grands hommes du siècle ». Poursuivant
jusqu'au bout sa lutte contre le machinisme, il a
proscrit le gaz de sa maison et s'est opposé de
toutes ses forces à l'établissement d'une voie ferrée
à Ambleside dans la pittoresque contrée des lacs,
qu'il habite. La haine delà vapeur lui a inspiré des
arguments inattendus. Voulez- vous savoir à quoi .
servent les chemins de fer? a-t-il crié à ses conci-
toyens. Le voici :
La ville d'Ulverstone est à douze milles de chez moi,
dont quatre milles de route de. montagne auprès du
lac de Coniston, trois à travers une vallée pastorale,
cinq le long de la mer. On trouverait malaisément une
promenade plus jolie et plus saine. Jadis, si un paysan
de Coniston avait affaire à Ulverstoue, il cheminail
jusqu'à L'Iverstone, ne dépensait rien que le cuir de
son soulier sur la route, buvait aux ruisseaux, et s'il
SA PHYSIONOMIE. ' 47
avait dépensé uii couple de batz (deux sous) quand il
atteignait Ulverstone, c'était le bout du monde. Mais *
maintenant il ne penserait jamais à faire cela. Il marche
d'abord trois* milles dans une direction opposée pour
trouver la station du chemin de fer, ensuite il fait en
chemin de fer vingt-quatre milles pour aller jusqu'à
Ulverstone,. en payant deux shillings sa place. Durant
ce transit de vingt-quatre milles, il gît oisif, couvert de
poussière et stupide, et il a ou plus chaud ou plus froid
qu'il ne voudrait. Dans les deux cas, il boit de la bière
à deux ou trois stations, passe son temps, dans l'inter-
valle, avec quelqu'un qu'il aura trouvé, en parlant sans
avoir quoi que ce soit à dire, et de telles conversations
deviennent toujours vicieuses. Il arrive à Ulverstone
éreinté, à moitié saoul et d'ailleurs démoralisé et de
trois shillings au moins plus pauvre que le matin....
Non seulement le Maître ne permet pas aux
wagons de transporter sa personne, mais il ne
leur fait même pas transporter ses livres, autant
du moins que cela lui est possible. Les volumes,
que son éditeur envoie de sa librairie d'Orpington
à sa maison de Londres, voyagent en charrettes.
Cette librairie elle-même est une application
pratique des préceptes ruskinîens. Elle n'ouvre
pas sur une rue sans horizon, sans ciel, et ne con-
tient pas de machines, ni d'employés agissant
machinalement, loin de tout spectacle esthétique
et privés de toute initiative individuelle. Si vous
prenez la route d'Orpington et si vous faites
douze milles dans cette direction, vous atteignez
48 RUSKIN.
enfin une campagne paisible, pittoresque, égayée
par les collines du Kent, et vous trouvez entre
autres maisons, parmi des champs de choux et de
roses — les roses qu'on voit sur la couverture des
brochures de Ruskin, — un petit cottage apparte-
nant à M. Allen. Dans ce petit cottage il y a pour
700000 francs de volumes diversement reliés et
une famille tout entière occupée à les cataloguer
et à les expédier à ceux qui sont curieux de les
lire. Ce sont là des amis, des admirateurs, des dis-
ciples du grand écrivain. Pas d'éditeur , pas de
courtiers de librairie, pas d'intermédiaires. Les
mêmes mains qui emballent les livres, écrivent
des traités sur la doctrine du maître ou gravent
ses dessins. Lorsqu'il y a vingt ans, l'auteur de
Sésame et les Lys décida d'être son propre éditeur
et inaugura cette étrange industrie de village, en
plein champ, tous les libraires crurent à un désastre
proche et inévitable. Ruskin les railla ainsi : « Sans
doute je pourrais tirer de mes livres quelque
argent si je me résignais à corrompre les critiques
des revues, à payer la moitié de ce que je gagne
aux libraires, à coller des affiches sur les réver-
bères et à ne rien dire qui déplaise à l'évoque de
Peterborough ». Et aujourd'hui le succès commer-
cial parle assez en faveur de sa conception nou-
velle. On calcule qu'en neuf ans seulement, un
SA PHYSIONOMIE,
49
Volume, les Sept Lampes de V Architecture^ a
>orté 75 000 francs à son auteur. Le profit net
le seule édition des Modem Painiers §'est élevé
000 francs. Des volumes qui datent de trente
comme Sesame et les Lys^ se vendent encore
(son de trois mille exei^nplaires par an, chaque
iplaire étant de 6 francs. Les roses de Sun-
fde ont porté bonheur aux lys du jardin de
id, et la librairie esthétique « établie dans les
itudesdu Kent », comme une protestation contrç
laideur des boutiques modernes, apparaît aus^i
ime la prodigieuse habileté de ce rêveur,
[Ainsi les actes, chez Ruskin, ont toujours suivi
près les idées. Sa devise est To-day, S'il écrit,
fest comme on se bat, pour obtenir des résul-
its évidents , immédiats , décisifs. Et il en a
obtenu, sinon autant qu'il en a cherché, du moins
[plus qu'aucun critique d'art n'en pourrait mon-
trer. La première chose qui frappe l'étranger se
promenant dans les salles de la National Gallery,
c'est l'éclat cristallin de toutes les toiles : il s'aper-
çoit alors qu'elles sont toutes sous verre, comme
nos aquarelles. L'atmosphère enfumée de Londres
oblige les Anglais à prendre cette précaution, mais
ils ne la prenaient pas, autrefois, et c'est Ruskin
qui, en 1845, dans une lettre adressée au Times,
suggéra cette idée qui finit par être adoptée. Une
50 RUSKIN.
chose qu'on remarque aussi bien vite , c'est la
prodigieuse richesse de la Gallery en tableaux des
Primitifs. Cinq salles consacrées aux écoles de
Sienne et de Florence, contiennent des Botticelli,
des Lippi, des Benozzo Gozzoli, des Perugin, des
Ghirlandajo, des Pinturicchio, d'une exquise pureté.
Notre Louvre ne nous offre point les mêmes res-
sources. Or, en 1843, la National Gallery ne pos-
sédait presque rien de ces maîtres et le cri de
reproche que jeta Ruskin à son retour d'Italie,
nous voyons comme il fut entendu. Si nous péné-
trons dans la salle des Turner, nous apercevons
encore mieux le plein succès de sa campagne en
faveur du grand paysagiste, et si nous descendons
dans les sous-sols, en y trouvant exposés les des-
sins ou aquarelles, et jusqu'aux plus minces cro-
quis de l'auteur de Didon à Carthage^ nous verrons
que les Modem Painters ne furent pas publiés en
vain.. Non plus,^ d'ailleurs, les Pierres de Venise, ni
les Sept Lampes de V Architecture y car l'architecture
anglaise tout entière a été transformée depuis que
ces livres ont paru et en partie selon leurs conseils.
De pseudo-grecque qu'elle était, elle est devenue
d'un gothique sobre, d'une teinte hollandaise
riante, d'une variété pittoresque. En particulier,
les architectes du Muséum d'Oxford, sir Thomas
Dean et M. Woodward, se gont conformés, aux
SA PHYSIONOMIE. 5t
préceptes de Ruskin. Ils ont permis à leurs ouvriers
d'imaginer eux-mêmes les détails de Tornementa-
tion, de décorer à leur guise les chapiteaux et les
tympans, et Ton y voit maintenant, à la place de
Tacanthe classique et découpée pour ainsi dire à
Temporte-pièce , des fougères anglaises, qui révè*
lent toute Tinexpérience, mais toute la liberté
naïve du tailleur de pierres. C'est à Oxford aussi
qu'un groupe de jeunes artistes enthousiastes ten-
tèrent, sous la direction de Ruskin, la décoration
à fresque de la bibliothèque de V Union Debating
club. Le temps a effacé depuis ces essais faits dans
de mauvaises conditions matérielles, mais ce n'est
pas vainement que le maître des Lais de Fiesole
anima de son feu sacré des hommes comme Dante
Rossetti, Morris, Munro, Millais, Hunt, Woolner,
Prinsep et Burne-Jones. Ceux d'entre eux qui
n'étaient pas connus alors ont fait depuis assez
bonne figure et les teintes d'enthousiasme jetées
ce jour-là sur leurs âmes par Ruskin ont duré plus
que les couleurs étendues sur les murs de ï Union
Debating club.
Ses disciples lui font honneur. L'un d'eux,
M. Giacomo Boni, s'est occupé de la conservation
des monuments d'Italie et les régit selon les
méthodes du maître. De ses cours de dessin ai^
collège des adultes sont sortis des artistes : grar
5â RUSKIN.
vèurs, dessinateurs ornemanistes, sculpteurs sur
bois; MM. George Allen, W.-H. Hooper, Arthur
Burgess, Bunney, E. Cooke, W, Ward, qui l'ai-
dent aujourd'hui de leurs travaux. Les premiers
préraphaélites qu'il a défendus ont triomphé. Les
néo-préraphaélites, comme Burne-Jones, qu'il a
encouragés dès le premier jour, sont déjà au-
dessus des fluctuations d'opinion, et pour ainsi
dire entrés dans l'histoire. Deux des paysagistes
qu'il a le plus acclamés, Hook et Brett, sont parmi
les premiers, et peut-être les premiers de leur
pays. On peut dire hardiment que la moitié du
grand art anglais contemporain est dû à Ruskin,
tant par son ascendant sur les artistes, qui fut
sérieux, que par son influence sur le public, qui
fut immense. Car pour qu'il y ait un grand art
dans un pays, il ne suffit pas qu'il y ait de grands
artistes en puissance, il faut encore qu'il y ait des
amateurs pour les admirer, pour les encourager,
pour les comprendre, et — s'il faut dire le mot —
pour les faire vivre. Ruskin a centuplé le nombre
de ces amateurs. A ses compatriotes, il a appris
à voir la nature, à regarder et à aimer les
tableaux. C'est ce que même ses ennemis ne peu
vent nier. 11 y a déjà longtemps, miss Brontë
écrivait : « Je viens de lire les Modem Painters
et j'ai pris à cette œuvre beaucoup de plaisir nou-
SA PHYSIONOMIE. 53
veau, et j'espère quelque édification. Dans tous
les cas, elle m'a fait sentir combien j'étais igno-
rante auparav2(nt du sujet qu'elle traite. JusqUe-là,'
je n'avais eu qu'un instinct pour me guider dan^
l'appréciation des œuvres d'art, je sens mainte-
nant comme si j'avais marché à Taveuglette. Ce
livre semble me donner de nouveaux yeux.... » Ce
n'est pas miss Brontë seule qui pourrait signéi^
cette lettre. Ce sont tous les Anglais pour tjûi,
depuis quarante ans, a thing of beauty is a joy fof
ever. '
A la vérité, cette beauté, il ne l'a pas restituée
dans la vie nationale comme il l'aurait voulu;*
mais pour avoir visé trop haut, il n'en a pas moinâ
atteint certains buts. Ainsi, en 1854, il écrivit une
vigoureuse diatribe contre le Palais de Cristal,
« cette serre à concombres ornée de deux chemi-
nées », et blâmant les dépensés qu'on faisait pouî*
la nouvelle architecture de verre et de fer, il sug-
géra l'idée d'une société pour la préservation de^
vieux monuments de pierre. On ne détruisit pas le
Palais de Cristal, mais on fonda la société qu'il
avait demandée. De même, si l'on n'a pas coupe
les rails des chemins de fer ni remisé lés locomo-
tives, on a compris, en Angleterre, qu'un paysage
pouvait être un élément de joie pour les yeux, et une
oasis pittoresque, une source de richesse, et il y a
5 i RUSKIN.
peu (1 années, des artistes étaient convoqués
devant une commission des Pairs pour dire si telle
vallée ne serait pas défigurée par un chemin de fer
qu'on projetait d'y établir. Si tous les riches
Anglais n'ont pas vendu leurs hôtels de Londres,
afin daller restaurer et habiter les vieux palais
de Vérone, du moins l'un d'eux, qui porte un
grand nom de poète, a réalisé, à Venise, le rôve
du grand esthéticien. Enfin la propagande ruski-
ijienne en faveur des costumes pittoresques et
des fêtes symboliques du bon vieux temps n'a
pas échoué si complètement qu'on pourrait le
croire. L'étranger qui passerait à Chelsea, le
premier jour de mai, devant le collège de jeunes
filles de Whitelands, et qm obtiendrait la per-
mission d'entrer, verrait la chapelle et le hall
couverts de fleurs, de fleurs envoyées par les
anciennes élèves, de tous les points de l'Angle-
terre. C'est que, ce jour-là. Ton fête le retour du
printemps. Les cent cinquante élèves, assemblées
dans le hall, ont élu une des leurs Reine de Mai^
au scrutin secret. Elle a été choisie, non pour sa
beauté ni pour sa science, mais parce qu'elle s'est
fait aimer, La voici qui paraît. Ses compagnes
font une double haie et tendent des palmes qui
forment une voûte au-dessus de sa tête, lorsqu'elle
passe. Elle est couronnée de fleurs, vêtue d'une
SA PHYSIONOMIE. 55
robe archaïque, dessinée par Kale Greenaway, et
parée d'une croix d'or, dessinée par Burne-Jones%
Derrière elle, marche la reine de Tan passé, cou-
ronnée seulement de myosotis. Puis elle monte
sur son trône, et c'est au tour de ses compagnes
de défiler devant elle pour la saluer et recevoir de
ses mains des cadeaux — qui sont les oeuvres de
Ruskin, magnifiquement reliées. Il semble qu'on
entende toutes ces corolles assemblées murmurer
les mots qui sont là, sous les feuilles de Sésame et
les Lys : « Que vous le sachiez ou non, vous devez
toutes avoir des trônes dans bien des cœurs et une
couronne qu'on ne dépose pas. Reines vous devez
toujours être, reines pour vos fiancés, reines pour
vos maris et vos fils; reines d'un plus haut mystère
pour le monde au-dessous de vous qui s'incline et
s'inclinera toujours devant la couronne de myrte
et le sceptre sans tache de la femme.... C'est peu
de dire d'une femme qu'elle ne détruit pas les
fleurs là où elle pose le pied, il faut qu'elle les
ranime! Les campanules doivent, non s'affaisser
quand elle passe, mais fleurir.... » Les prix ne sont
pas distribués à la suite d'un concours, car le
maître a horreur des compétitions. La Reine en
dispose souverainement. Celle-ci aura un prix
« parce qu'elle est fidèle à ses amies »; celle-là
« parce qu'elle goûte la musique »; cette autre
^
IJ6 RUSKIN.
« parce qu'elle est toujours gaie » ; cette autre
enfin « parce que la Reine l'aime bien ». Et il est
particulièrement piquant, dit un témoin, de voir le
sourire de reconnaissance de la Reine, lorsqu'une
amie préférée passe et lui baise les mains en rece-
vant son livre. Le matin, des chants, à la chapelle,
ont précédé par des hommages au roi de l'Éternité
ces hommages à une reine d'un jour. Et le soir, si
celle qui a reçu en prix le Ru^kin Birihday Book
l'ouvre à la page du 1" mai, elle n'y trouvera pas,
comme dalis les journaux socialistes qu'on crie au
même moment dans les rues, des nouvelles de la
grève Universelle, des récriminations contre la loi
du travail de chaque jour, mais ces mots du
Maître : « Si l'on fait résolument ce qui est le
devoir, avec le temps on en vient à l'aimer ».
Sans doute c'est bien peu de chose que cette
petite protestation dans un pensionnat perdu dans
Londres, contre l'unanime indifférence et l'univer-
selle laideur. Mais les élèves de ce pensionnat sont
destinées à l'enseignement; plus d'une a déjà
institué, dans son école de village, la fête esthé-
tique de Ruskin. Les fleurs de la couronne sont
fanées : les semences de l'idée germent encore dix
années après, au loin, jusqu'en Irlande. Et aujour-
d'hui, lorsque revient le 1" mai, le tableau qui se
présente à toutes ces imaginations n'est pas celui
SA PHYSIONOMIE. 57
d'un meeting enfumé où des hommes chauves,
vôtus de noir, pédants et haineux, crient aux trar
vailleurs de tous les pays : « Unissez-vous et ne
travaillez pas! » quelque chose comme le tableau
de la Salle Graffard^ de M. Béraud; c'est une
vision de paix, de joie et de belles parures; c'est la
prédication, non des docteurs socialistes, mais de
la nature, dont les premiers présents ne sont dus
qu'au long, pénible et obscur labeur de la plante
pendant Thiver. Elle leur enseigne, non là grève,
mais le travail; non la révolte contre les lois
humaines, mais Tobéissance aux lois éternelles,
que nous pouvons méconnaître, mais que nous ne
pouvons pas violer.
CHAPITRE III
La franchise.
L'homme qui fît de telles choses est un homme
souriant jusque dans ses douleurs, sympathique
jusque dans ses tyrannies, noble jusque dans ses
haines. Nous Tavons vu en extase, comme un
personnage de TAngelico, dans une prairie, ébloui
par les fleurs. Nous l'avons vu combattant, comme
un personnage de Michel-Ange, arrêtant, de ses
muscles raidis, l'effort de toute une foule. Regar-
dons-le maintenant, comme on regarde une figure
d'Holbein, au repos, si calme qu'on peut compter
toutes ses rides môme les plus minuscules, si
ouverte qu'on peut les lire, même les plus entre-
croisées. Peut-être qu'en le considérant dans sa
vie privée, dans ses rapports immédiats et person-
nels, nous trouverons que de celui-là aussi Dante
eût pu dire : « Et si le monde savait quel cœur il
eut, après l'avoir beaucoup loué il le louerait plus
encore.... »
SA PHYSIONOMIE. . 59
Mais le monde ne Ta pas su. Inquiet de cet
enthousiaste qui bataillait, on Ta taxé d'intolé-
rance, et suffoqué par sa joie naïve de se donner
en témoin des beautés et des vérités qu'il annon-
çait, on a crié à l'orgueil. On a appelé contradic-
tions les ardeurs de Ruskin pour toutes les vérités
qu'il a cru découvrir les unes après les autres,
inconstance ses affections pour toutes les grandes
œuvres, tyrannie son zèle, égoïsme sa générosité.
Si Ton veut être juste à la fois et compréhensif,
on appellera tout cela d'un seul mot qui explique
tout Ruskin et qui est le troisième grand trait de
sa physionomie : la franchise.
« Être IXEuôepoç, liber ou franc, dit-il quelque part,
c'est d'abord avoir appris à gouverner ses pas-
sions, et alors, certain que sa propre conduite est
droite, y persister envers et contre tous, contre
l'opinion, contre la douleur, contre le plaisir.
Défier Topinion de la foule, la menace de l'adver-
saire et la tentation du diable, tel est chez toute
grande nation le sens du mot : être libre, et la
seule cpndition pour obtenir cette liberté est indi-
quée dans un seul verset des Psaumes : « Je
marcherai en liberté parce que j'ai cherché tes
préceptes ». Cette rude franchise, quand il l'ap-
plique aux autres, lui fait perdre quelquefois toute
mesure et oubher toute politesse. Comme quel-
60 RUSKIN.
qu'un lui dit que ses ouvrages l'ont beaucoup
intéressé, il répond durement : « Cela m'est bien
égal qu'ils vous aient intéressé! Vous ont-ils fait
du bien? » A une dame, présidente d'une société
pour l'émancipation de la femme, qui lui demande
son appui, il répond en français : « Vous êtes
toutes entièrement sottes dans cette matière ». A
des étudiants de Glascow qui veulent l'élire rec-
teur contre M. Fawcett et le marquis de Bute,
mais qui sollicitent de lui une explication sur ses
idées politiques, qui désirent savoir au moins s'il
est avec M. Disraeli ou avec M. Gladstone, il
écrit : « Que diable avez-vous à faire, soit avec
M. Disraeli, soit avec M. Gladstone? Vous êtes
étudiants à l'Université et vous n'avez pas plus à
vous occuper de politique que de chasse au rat! Si
vous aviez jamais lu dix lignes de moi, en les
comprenant, vous sauriez que je ne me soucie pas
plus de M. Disraeli et de M. Gladstone que de
deux vieilles cornemuses, mais que je hais tout
libéralisme comme je hais Beelzébuth, et que je
me tiens avec Carlyle, seul désormais en Angle-
terre, pour Dieu et pour la Reine ! » — Tout ce
qu'il pense, il le dit, sans souci de l'effet produit,
sans ménagement pour ses propres admirateurs.
Un révérend endetté pour avoir bâti une église à
Richmond s'avise-t-il de le solliciter?
SA PHYSIONOMIE. 6i
Il lui écrit :
Brantwood, Conislon, Lancashire, le 19 mai 1886.
Monsieur,
Vous me faites rire en vous adressant à moi, qui suis
précisément Thomme du monde le moins disposé à
vous donner un farthing! La première chose que je
dise aux hommes et aux enfants qui se soucient de
mes conseils est : « Ne faites pas de dettes! Mourez de
faim et allez au ciel, — mais n'empruntez pas. Essayez
d'abord de mendier, — je ne défendrais pas, si c'était
réellement nécessaire, de voler. Mais n'achetez pas de
choses que vous ne puissiez payer! »
Et de toutçs les espèces de débiteurs, les pieuses gens
qui bâtissent des églises sans pouvoir les payer sont
les plus détestables fous, à mon avis. Ne pouvez-vous
pas prêcher et prier derrière une haie ou dans une
carrière de sable, ou dans une charbonnière, d'abord?
Et de toutes les variétés d'églises qu'on bâtit ainsi
sottement, les églises bâties en fer sont pour moi les
plus damnables.
Et de toutes les sectes de croyants, Hindous, Turcs,
idolâtres de plumes, et adorateurs de Mumbo Jumbo,
de soliveaux et de feu, qui ont besoin d'églises, votre
moderne secte évangélique anglaise est pour moi la
plus absurde, la plus entièrement inacceptable et insup-
portable! Toutes choses qu'on aurait pu trouver dans
mes livres, — et toute autre secte que la vôtre l'eût fait,
— avant de me donner la peine de le récrire.
Toujours, néanmoins, et en disant tout cela, votre
fidèle serviteur,
John Ruskin.
Voilà le côté abrupt de cette franchise, où il
pousse plus de ronces que d'herbes bienfaisantes
62 RUSKIN.
et nourricières. Encore faut-il noter que le maître
ne se ménage pas plus lui-même qu'il ne ménage
les autres. Bien souvent, dans les Prœterita^ il
parle des « folies et des absurdités » de sa jeu-
nesse ; il raille le style pompeux des Modem
Pahiiers et du temps où s'il avait à dire à quel-
qu'un que sa maison brûlait, il n'eût jamais dit :
« Monsieur, votre maison brûle » , mais : « Mon-
sieur, la demeure dans laquelle je présume que
vous avez passé les plus belles années de votre
vie est consumée par les flammes.... » Il réim-
prime hardiment ses textes défectueux , tout
en confessant ses erreurs , et ayant parlé de
M. Gladstone avec le sans-gêne que l'on sait, sans
bien le connaître, il efface d'une édition suivante
les phrases violentes, mais laisse un espace blanc,
en souvenir du jugement injuste, dit-il, qu'il a
porté. Il se rend justice et aussi à la vanité de la
littérature. En 1870, lorsque ses amis l'adjurent
d'écrire au roi de Prusse pour détourner les canons
allemands des cathédrales gothiques de France,
qu'il admire par-dessus toutes, il s'y refuse, appe-
lant ses amis de « vains amis qui s'imaginent qu'un
écrivain a quelque pouvoir d'intercession » auprès
du souverain peu sentimental de la Germanie.
Toutefois, il souscrit largement pour le fonds des
subsistances pour Paris, avec l'archevêque Man-
SA PHYSIONOMIE. 63
ning, John Lubbock et Huxley. EnOn, le jour où
il lui semble que la critique d'art ne peut sérieuse-
ment améliorer l'art d'un pays, ni même rendre
l'impression que des œuvres médiocres, i! ne songe
pas un instant qu'on pourra retourner cet aveu
contre lui, contre les trente volumes où il a mis
sa vie, et il proclame hautement ce qu'il vient de
découvrir : « Vous m'avez envoyé chercher pour
vous parler d'art et je vous ai obéi en venant. Mais
la principale chose que j'aie à vous dire, c'est
qu'on ne doit pas parler sur Tart. Aucun vrai
peintre ne parle jamais, ni n'a jamais parlé beau-
coup de son art. Le plus grand ne dit rien.... »
C'est là une des nombreuses phrases de ses livres
qui ont fait crier à la contradiction et considérer
le Maître des Pierres de Venise comme un Bonghi
ou un Chamberlain de l'esthétique. Et en effet il
s'est contredit, parce qu'il a pensé des choses
différentes sur le même sujet à différentes époques.
Nous en sommes tous là, seulement nous ne les disons
point. Puis nous ne commençons pas, d'ordinaire,
à imprimer dès quinze ans, et ceux d'entre nous
qui écrivent encore à soixante-huit ans avec toute
leur vigueur d'esprit sont rares. Ruskin s'est hâté
de dire ce qu'il pensait, sans retenue, et il n'a
cessé de penser. Il n'a pas attendu pour écrire
d'être sûr que ses idées fussent fixées, et plus tard
64 RU8KIN.
il ne s'est point privé d'écrire quand il s'est aperçu
qu'elles ne l'étaient point. Partout où il a cru voir
luire une lumière nouvelle, il a marché vers elle.
S'étant parfois avancé sans prudence, il a reculé
sans honle, n'ayant en vue qu'une chose : la vérité.
m
Sa faiblesse serait le lot de bien des auteurs s'ils
avaient sa franchise. Chacun de nous se contre-
pense ; ne le blâmons pas trop s'il s'est contredit.
Mais voici où sa franchise devient bienfaisante.
C'est lorsqu'elle lui ouvre les yeux sur les misères
qui environnent la tour d'ivoire du dilettante, de
l'esthéticien, et sur le devoir précis où il est de
sortir et de les secourir. Nous avons vu le côté de
la franchise qui mène à la diatribe : voyons celui
qui mène à la charité. En mars 1863, se trouvant
dans les Alpes, à Momex, au milieu de paysages
reposants et splendides, Ruskin s'interroge et se
demande s'il a le droit de jouir en paix de sa pas-
sion pour la nature. Il écrit à un ami : « La solitude
est très grande et cependant la paix dans laquelle
je vis à présent est seulement semblable à celle où
je me trouverais si j'étais enterré dans une touffe
d'herbe sur un champ de bataille arrosé de sang,
car si peu que je relève la tête, le cri de la terre
est dans mes deux oreilles.... Je suis très mal et
tourmenté entre le désir du repos et de la vie heu-
reuse et le sens de ce terrible appel du crime
SA PHYSIONOMIE. 65
humain à qui il faut résister et de la misère humaine
qu'il faut secourir., . . » Alors il s'arrache aux contem-
plations égoïstes; il songe qu'il y a des paysans
dans les paysages et non pas seulement des paysa-
gistes. Il ne regarde plus Turner. Il lit les écono-
mistes, les trouve absurdes dans leur satisfaction
universelle, et va tenter en plein Manchester un
fougueux assaut contre la théorie du « laissez faire,
laissez passer... ». Il écrit sa Fors Clavigera, lettre
mensuelle adressée aux travailleurs de toutes les
classes, et y développe ses doctrines sociales. Mais
il n'est pas de ceux qui croient avoir agi quand ils
ont parlé. Il reconnaît loyalement qu'il s'est trompé
en donnant des conseils au lieu de donner l'exemple.
C'est alors qu'il fonde et soutient la Saint-George' s
Guiid; qu'il donne à miss Octavia Hill des maisons
pour l'œuvre des logements ouvriers; qu'il sub-
ventionne de tous côtés les entreprises sociales.
Un jour vient où les cinq millions que lui a laissés
son père ont disparu, transformés en bijoux dans
les musées et en pain dans les taudis. Il prend
alors ses Turner et les jette héroïquement dans
le gouffre de la misère. Ceci est l'occasion d'une
noble manifestation de ses admirateurs , qui se
cotisent pour sauver un ou deux chefs-d'œuvre du
naufrage. Ils ne sauvent pas le magnifique Napo-
léon de Meissonier qui ornait sa chambre et qui
66 RLSKIN.
disparaît avec le reste. Mais tant qu'il n'a pas tout
donné, il ne croit pas avoir assez fait encore, ni
payé sa « rançon ». La terrible franchise qui, chez
lui, prend toute liberté s'exhale en termes très vifs :
« Je suis là, essayant de réformer le monde, dit-il
un jour à un de ses amis dans son appartement
d'Oxford , et cependant je devrais commencer
par moi-même. J'essaie de faire l'œuvre d'un
saint Benoît, mais il faudrait que je fusse un saint.
Et cependant je suis là à vivre entre un tapis de
Turquie et un Titien et à boire autant de thé — là-
dessus il en prit une seconde tasse — que je puis
en avaler ! »
C'est justement ce dont nous nous apercevons,
lui a écrit une fois une dame de ses disciples.
J'adhérerai à la compagnie de Saint-Georges quand
vous y adhérerez vous-même. Par-dessus tout, vous
nous recommandez de remplir nos devoirs envers
notre terre natale , envers notre province , nos
champs et d'y vivre, en les cultivant. Or, pardon-
nez mon indiscrétion, mais où sont votre maison
et votre jardin? Je sais que vous avez acheté des
demeures, mais vous n'y demeurez pas. Presque
chaque mois, vous datez vos lettres d'un endroit
nouveau — qui est un rêve de délices pour nous, —
tandis que nous autres, nous restons attachés à la
maison, veillant sur les vies qui nous sont confiées.
SA PHYSIONOMIE. 67
Et lorsque nous lisons vos reproches , il nous
semble que nous sommes des soldats dans les
tranchées de Sébastopol, recevant des ordres de
leur général qui est à dîner à son club à Londres.
De plus, je suis tout à fait d'accord avec vous
pour détester les chemins» de fer, mais je vous
soupçonne d'en user et quelquefois de les prendre.
Moi, je ne le fais jamais. Vous êtes, dans vos livres,
comme un clergyman en chaire. Il peut invectiver
la congrégration et la congrégation ne peut
répondre. Mais voici qu'elle répond!...
A celte vive attaque, le prophète ne se dérobe
pas. Il insère la lettre de la congréganiste récalci-
trante dans le plus prochain numéro de B'ors et y
répond :
On m'accuse de n'avoir pas de home. C'est trop vrai.
Mais c'est parce que mon père, ma mère et ma nour-
rice sont morts, parce que la femme dont j'espérais faire
ma femme est mourante et parce que l'endroit où j'au-
rais rêvé de demeurer est rendu matériellement inha-
bitable par la violence des voisins, — c'est-à-dire par la
destruction des champs dont jjavais besoin pour penser
et de la lumière dont j'avais besoin pour travailler....
Quant aux chemins de fer, j'en use constamment, chère
madame, peu d'hommes en usent plus que moi. J'use
de chaque chose qui passe à ma portée. Si le diable se
tenait à mon côté en ce moment, je m'en servirais
comme d'une note noire dans un tableau. La sagesse de
la vie consiste à empêcher tout le mal qu'on peut et à
user de celui qui est iaéviiable, dans le meilleur but
posiiiMe. J'ulillisc ma maladie pour ud traTail que je
dédaigne dans la sanlé; j'utilise mes ennemis pour
l'Étude de ia philosophie, de la bénédiclion et de la
malédiction, et les chemins de fer pour tout ce qu'ils
peuvent m'apporter d'aide, — attendant toujours, plein
d'espoir, le moment où l'on. trouvera leurs quais enterrés,
comme tes anciens camps romains, — daos nos champs
anglais....
L'ironie résbte mal à ce cri de douleur, mais
le Mallre n'a rien caché de ce qui pouvait ali-
menter la verve sans cesse renaissante de ses
détracteurs.
Il devait porter cetl« éclatante et pénétrante
loyauté d'observation dans les profondeurs de la
conscience et du cœur, là où sont les sentiments
inavoués et les doutes inexplorés, là où toute
lumière blesse et où toute blessure tue. Il devait
l'appliquer aux deux choses qui souffrent le moins
l'analyse : la Toi et l'amour. Son premier amour, il
l'a disséqué dans ses Prœterita en termes froids et
mordants comme l'acier : u J'admire, s'écrie-t-il
avec le regret d'un passionné, quelle sorte de
créature je serais devenu, si à ce moment l'amour
avait été avec moi au lieu d'être contre moi, si
j'avais eu la joie d'un amour permis et l'encou-
ragement incalculable de sa sympathie et de son
admiration! » mais il ajoute aussitôt loyalement
SA PHYSIONOMIE. 69
envers la destinée : « De telles choses ne sont pas
permises dans ce inonde. Les hommes capables
de la plus haute passion imaginative sont toujours
secoués par elle sur des vagues furieuses. Ceux
qui peuvent y trouver une eau tranquille et non
brûlante sont d'une autre espèce.... » — Sa foi, il
croyait la posséder encore, sinon telle qu'il l'avait
puisée dans la lecture des Psaumes sous les gro-
seilliers de Herne Hill, du moins telle que son admi-
ration pour George Herbert et les Vaudois l'avait
faite. Il se rappelait bien qu'un dimanche, à Gap,
il avait « rompu le sabbat », en ascensionnant,
après le service, dans les montagnes aimées. Et
cette victoire de sa passion pour la nature sur ses
devoirs religieux lui était demeurée un souvenir
cruel. Douze ans après, il avait osé dessiner le
dimanche. Puis le dégoût des étroitesses des sectes,
qu'on lui avait appris à aimer, la vue de plus en
plus nette des beautés esthétiques du catholicisme
qu'on lui avait appris à abhorrer, les doutes que la
science sème sur nos chemins à tous, l'avaient
plongé dans cette incertitude que Mallock, son
disciple, a dépeinte dans sa New Bepuhlic : « Suis-
je un croyant? Non, car je suis un sceptique aussi.
Autrefois je pouvais prier chaque matin et j'allais
à mon travail de la journée, raffermi et réconforté.
Mais maintenant je ne peux plus prier. Vous avez
70 RUSKIN.
emporté mon Seigneur et je ne sais où vous lavez
mis.... » C'est au plus dur moment de cette torture
incessante, mais inavouée, que, par un étrange
hasard, l'amour vint le forcer à voir clair en lui-
même et à faire de sa franchise l'usage qu'il
redoutait le plus. Il était à Oxford. Une jeune
femme pour laquelle son attachement était connu
et qui passait môme pour sa fiancée, se mourait.
Elle avait des sentiments religieux qui s'étaient
ravivés durant les dernières années de son exis-
tence et, depuis longtemps déjà, elle ne voulait
plus songer au mariage projeté avec « l'incré-
dule ». Il demanda à la revoir. Mourante, elle lui
fit faire, à son tour, cette question : « Êtes-vous au
moins encore assez croyant pour dire que vous
aimez Dieu plus que moi? » — Il regarda attenti-
vement à l'horizon de sa pensée. Comme le marin
durant une traversée obscure, il ne voyait briller
aucun feu de salut, ni sur les rives du Presbyté-
rianisme qu'il venait de quitter, ni sur celles du
« Christianisme catholique » * où il allait aborder
quelques années plus tard. Loyalement, héroïque-
ment, il répondit : Non! Et la porte resta fermée
sur lui.
L'homme qui se dénonce à lui-môme si franche-
l. Dans le sens le plus large. Il est évident qu'il ne s'agit
pas ici de TÉglise catholique romaine.
SA PHYSIONOMIE. 71
ment ses propres faiblesses n'hésite pas à se réjouir
de son œuvre, quand il la croit bonne. Et c'est
encore de la modestie, sinon comme l'entend l'hy-
pocrisie mondaine, du moins comme on peut l'en-
tendre avec lui. Pour Ruskin, en effet, la modestie
ne consiste nullement h douter de sa propre capa-
cité ou à hésitera soutenir son opinion, mais à bien
comprendre la relation qu'il y a entre ce dont on
est capable et ce dont les autres sont capables, à
mesurer exactement, et sans l'exagérer, sa propre
valeur. « Car modestie est la vertu des modes ou
limites, Arnolfo reste modeste en disant qu'il peut
bâtir un beau . dôme à Florence. Dtirer aussi en
écrivant à quelqu'un qui a trouvé une faute dans
son œuvre : « Cela ne peut pas être mieux fait «,
car il le voyait clairement, et dire autrement eût
été manquer de franchise. La personne vraiment
modeste admire d'abord les autres avec ses yeux
pleins d'émerveillement; elle est si enchantée d'ad-
mirer les œuvres des autres qu'elle ne prend pas le
temps de se lamenter sur les siennes; et ainsi, con-
naissant le doux sentiment du contentement, sans
tache, elle ne craint pas de se complaire à sa propre
droiture comme à celle des autres, mais dit simple-
ment : « Que ce soit de moi, ou de vous, ou de tout
autre, peu importe! Cela aussi est bien. » — En
écrivant ces lignes, Ruskin a cru graver sa pensée : il
72 RUSKIN.
a reflété sa physionomie. Car nul ne fut moins avare
d'admiration, ni plus prodigue d'encouragement.
Les Modem Painiers furent « re3pectueusement »
dédiés non à un prince, non à un grand écrivain,
mais « aux paysagistes de l'Angleterre, par leur sin-
cère admirateur ». — « Si vous comparez, dit très
bien M. CoUingwood, la carrière de Ruskin, comme
critique, à celles des Jefîries et des Giffords, vous
trouverez que s'il a fait des erreurs, ce furent tou-
jours celles d'encourager trop facilement, jamais
de décourager trop vite. » Ce n'est peut-être pas là
un titre aux yeux de nos jeunes critiques, fort
enclins à rayer d'un trait de plunje la somme de
toute une vie de travail chez un artiste, mais c'est
une leçon pour eux. Si, par hasard, Ruskin se
croyait en conscience obligé de maltraiter un artiste
dont il estimait le caractère, il le maltraitait, mais
en même temps il lui écrivait une lettre particulière
pour lui en exprimer ses regrets et lui témoigner
l'espérance que « cela ne ferait aucune différence
dans leur amitié ». Ce qui lui attira cette réponse
d'un de ces artistes : « Cher Ruskin, la première
fois que je vous rencontrerai, je vous assommerai,
mais j'espère que cela ne fera aucune différence
dans notre amitié ».
L'entrain et la naïveté de ses admirations sont
proverbiales. A chaque artiste nouveau qu'il étudie,
SA PHYSIONOMIE. 73
à chaque œuvre importante qu'il analyse, il pres-
crit à ses auditeurs de se souvenir que cet artiste
est le plus grand qui ait jamais vécu, cette œuvre
la plus parfaite, sans lui-même se souvenir qu'il a
déjà donné celte place unique à cent autres de la
même espèce. Pendant un certain temps, ce fut une
mode, à Oxford, parmi les profanes, de demander
aux ruskiniens : « Quel est le plus grand peintre
de tous les siècles, aujourd'hui? Hier, c'était Car-
paccio.... » Le professeur s'enthousiasmait aussi
pour les œuvres de ses élèves, leur attribuant mille
mérites imaginaires, déclarant, par exemple, qu'il
avait rencontré une jeune Américaine qui dessinait
admirablement, si bien qu'après avoir dit jadis
qu'aucune femme ne pourrait bien dessiner, il était
tenté de penser que nul ne pourrait dessiner, sinon
les femmes. Et le même jour, il avait découvert
deux jeunes Italiens, à ce point pénétrés de l'esprit
de leur art primitif, que « jamais mains semblables
ne s'étaient posées sur un papier depuis Luini et
Léonard... ».
Cet enthousiasme s'exhale quelquefois en éclats
comiques. On conçoit quel est le dédain du maître
pour l'instruction qu'on donne d'ordinaire dans
les écoles populaires, pédante et dogmatique, sans
souci de former l'habileté manuelle ni d'exciter le
goût esthétique chez l'ouvrier. Un jour, un maçon
occupé à bâtir quelque annexe à Branlwood
manque d'argent et lui demande une avance.
Rnskin la lui donne, puis lui présente un reçu pour
qu'il le signe. Beaucoup d'hésitation et d'embarras
suivent ce geste si simple, et l'ouvrier finit par
dire, en son dialecte : Ah mun put ma marki II ne
savait pas écrire! Alors Rusldn se lève, tend les
deux mains au maçon stupéfait et lui dit : « Je
suis fier de vous connaître 1 Je comprends main-
tenant pourquoi vous êles un parfait ouvrier ! »
A certains de ces traits, inattendus et para-
doxaux, on pourrait parfois s'imaginer que la
physionomie du maître est un masque et son ori-
ginalité une parure dont il s'enveloppe, k la façon
des Eithétes, ses ennemis personnels, qu'il a très
fort et très constamment blâmés. Il n'en est rien.
Sa franchise, en même temps qu'elle lui inspira les
plus absolues contradictions et les plus étranges
violences, l'a gardé de toute affectation. Aucun
homme ne vécut plus bourgeoisement de la vie de
famille, de gentlmtan former, de voisin aimable et
attentif, conservant sa glacière bien froide et sa
serre bien chaude pour donner de la glace ou du
raisin aux habitants du village, lorsqu'ils en ont
besoin, mais ne mettant rien ni dans son costume,
ni dans ses manières, ni danssa maison, quipuisseles
étonner. Aucune recherche « esthétique » de cos-
SA PHYSIONOMIE. 75
tume, de mobilier, ni d'architecture. II n'a ni sur la
tête le grand feutre de William Morris ni à la main
le tournesol de Cyril et de Vivian, Il aime que chaque
chose soit belle, mais avant tout appropriée à son
usage : « N'employez pas des charrues d'or, ni ne
reliez des livres de comptes avec de l'émail. Ne
battez pas le blé avec des fléaux sculptés; ne mettez
pas de bas-reliefs sur des meules de moulin », dit-il
à ses disciples. Il vit dans les meubles d'acajou de
ses parents. Lorsqu'il a fait construire le moulin
de Saint-Georges, à Laxey, il a songé à ce qu'il fût
solide et confortable, pour remplir honnêtement
son métier de moulin et n'y a mis aucun ornement.
Sa propre habitation de Brantwood est simple,
carrée, commode, tapissée de plantes grimpantes,
mais sans aucune recherche de style. Rien n'y est
de mauvais goût, mais rien n'y est affecté.
Cette simplicité souriante et cette modestie per-
sonnelle ont frappé, de tous temps, ceux qui l'ont
approché, dans l'intimité. « Je vous dirai, écrit
M. James Smetham à un ami — après une visite à
Denmark Hill, en 1858 — qu'il a une grande maison
avec une loge, un valet de chambre, un valet de
pied et un cocher et de grandes salles, resplendis-
santes! de tableaux, principalement des Turner. Son
père est un beau vieux gentleman avec un gros
toupet de cheveux gris, des sourcils tout hérissés
76 RUSIUN.
et en éveil, qui a une manière co fortable de venir
à vous avec ses mains dans ses poches et de vous
mettre à votre aise, en répondant à vos remarques :
« Oui, les œuvres en prose de John sont assez
bonnes ». Sa mère est une vieille dame de soixante-
quinze ans, haute en couleur, digne et fort riche-
ment vêtue, qui connaît Chamonix mieux que
Camberwell, évidemment une bonne vieille dame.
Elle malmène « John » et soutient ses propres
opinions, le contredit ouvertement; et il reçoit tout
cela avec un respect doux et une gentillesse qui
font plaisir à constater. — Je voudrais pouvoir
vous reproduire une bonne impression de « John »
et vous donner Tidée de sa parfaite douceur et
modestie. Certainement il s'emporte parfois en fai-
sant une remarque, et en vous contredisant, mais
seulement parce qu'il croit que c'est la vérité, sans
aucun air de dogmatisme ou de vanité. Il est diffé-
rent at home de ce qu'il est dans une conférence,
devant un public mélangé, et il y a une spirituelle
douceur dans l'expression à demi timide de ses
yeux; et en vous saluant comme en buvant avec un
(si j'ai bien entendu) : « A votre santé ! » il avait un
regard qui m'a suivi,... un regard comme mouillé
de larmes.... »
Mais, dans une conférence, en public, il ne
charme pas moins ses auditeurs par cette espèce
SA PHYSIONOMIE. 77
de magnétisme personnel, qui lui fît tant d'amis
parmi les ouvriers de Londres ou les paysans de
Coniston. Regardons-le monter dans la chaire
d'Oxford, en 1870 par exemple. Depuis longtemps la
salle est bondée, tous les coins pris d'assaut par
les étudiants qui, pour l'entendre, ont déserté les
autres cours, ou leurs luncheons, ou, ce qui est à
peine croyable, leur cricket. Il y en a dans les
fenêtres, il y en a sur les armoires. Çà et là, des
dames, parfois aussi nombreuses que les étudiants,
des Américaines qui ont passé l'Atlantique pour
voir celui que Carlyle appelle Yethereal Huskin, Les
portes restent ouvertes, bloquées par la foule qui
reflue au dehors. Quand le maître paraît, tout
Oxford l'acclame. Ceux qui ne Font jamais vu se
hissent sur la pointe du pied et aperçoivent un
homme grand et svelte qu'un cortège de disciples
accompagne, comme un philosophe d'Athènes. Ce
n'est peut-être pas très régulier, mais il semble
occuper la chaire de l'irrégularité. Les cheveux,
longs et touffus, sont blonds; les yeux, d'un bleu
lumineux, changeants comme les flots, la bouche
fine, ironique, plus mobile que l'arc qui lance le
trait, le teint vif, les sourcils forts. Toute la phy-
sionomie également faite pour l'enthousiasme et le
sarcasme, pour refléter la passion qui consume ou
la contemplation qui apaise : figure de batailleur
78 RUSKIN.
et d'extasié. Il salue légèrement et cérémonieuse-
ment, échange des signes avec ses amis épars dans
Tassistance, dispose autour de lui une foule de
menues choses bizarres : des minéraux, des mon-
naies, des dessins, des photographies, des « dia-
grammes », comme il les appelle, pour servir à sa
démonstration, puis il rejette sa longue robe noire
de professeur et il semble que son orthodoxie uni-
versitaire s'en aille avec elle. Il apparaît vêtu d'une
redingote bleue, avec des poignets blancs épais,
un col entonnoir, à la Gladstone, une lourde cra-
vate bleue, sa marque distinctive, tenue simple
d'ailleurs, sans bagues ni breloques, mais d'une
élégance grave et surannée.
Il parle et tout d'abord on croit qu'un clergyman
s'est introduit dans la salle et fait une lecture
sacrée. C'est qu'il lit en effet des passages écrits
avec soin : il cadence ses phrases, balance ses
périodes, contient ses mains, éteint ses regards.
Peu à peu toutefois, en se relisant, il se ranime.
Son exaltation lui revient comme au jour où il
écrivit. Il oublie de regarder les feuilles mortes qui
sont là, sur sa table, et regarde les figures vivantes
des auditeurs. L'approuvent-ils jusqu'ici? Il ne peut
continuer sans le savoir. Il le leur demande, leur
fait lever les mains en signe d'assentiment. Enhardi,
il attaque le fond du sujet, improvise, s'arrête,
SA PHYSIONOMIE. 79
montre ses diagrammes. C'est, par exemple, une
tête de lion d'un sculpteur pseudo-classique, à
laquelle il oppose une tête de tigre du Zoological
garden^ dessinée par Millais. A la vue des con-
trastes, on éclate de rire. ^lais ce n'est point assez :
il faut donner une idée pittoresque des choses.
Alors le maître se livre : il perd toute retenue. S'il
parle sur les oiseaux, il contrefait celui qui s'envole
et celui qui se pavane. S'il explique que la gravure
est l'art de Tégratignure, il imite le chat donnant
un coup de griffe. L'auditoire huerait tout autre
que lui, mais on sent qu'il agit sous l'empire d'une
idée. Il ne déclame pas : il clame sa vérité, celle
qu'il a découverte tout à l'heure : il ne se montre
pas, il démontre. Il entasse les observations : il
multiplie les arguments. Botanique, géologie, exé-
gèse, philologie, tout lui est bon pour prouver sa
thèse. A ce moment il ne plaide plus : il prophétise,
et les gens qui prennent des notes renoncent à les
coudre entre elles. Il a perdu son plan, mais il a
gagné son auditoire. Cette série confuse de pen-
sées claires et ingénieuses, intrigue et subjugue.
Est-ce instinct? Est-ce science? Est-ce rouerie?
Est-ce génie? On ne sait, mais on écoule et l'on
suit avec joie, quoique dans des cahots perpétuels,
cette route qui tourne sans cesse, et, à chaque
tournant, nous fait apercevoir une vallée nouvelle,
80 BUSKIN.
un horizon inattendu. Enfin Ton sent qu'on arrive,
qu'on s'élève, la vue s'étend de plus en plus, et, au
milieu des applaudissements, la conférence, com-
mencée sur un détail microscopique, finit sur une
idée générale. — De l'humble village caché au
creux d'un vallon, votre guide, Yedelweiss au cha-
peau, vous a conduit, par mille lacets, sur quelque
haut sommet d'où l'on découvre le monde....
Mais le guide, un jour, s'est arrêté au pied de
ces montagnes tant de fois conquises. Et voici
comment apparaît maintenant le vieillard dont la
voix ne retentit plus en public, vu dans sa retraite
de Brantwood adossée à des rochers et à des bois
sauvages (brani-wood), au bord du lac de Coniston
où il est venu vivre après la mort de ses parents,
parce que rien n'y trouble ses rêves : « Ruskin,
écrit Mme Thackeray Ritchie, me paraît avoir été
moins pittoresque jeune homme que maintenant
dans ses derniers jours. Peut-être les cheveux gris
ondoyants lui vont-ils mieux que les sombres bou-
cles, mais les yeux ardents, parlants, doivent avoir
toujours été les mêmes, ainsi que les tons de cette
voix délicieuse avec sa prononciation légèrement
étrangère de 1' « r » qui nous sembla si familière
la seconde fois qu'il nous reçut à Coniston, long-
temps, longtemps après notre première rencontre.
Le voyant après quinze ans, je fus frappée du
SA PHYSIONOMIE. 81
changement en mieux qui s'était fait en lui, de
Taspect brillant, éclatant, sauvage, qu'un homme
acquiert en vivant parmi les bois et les montagnes
et les pures brises.... Ce soir-là, le premier que nous
passâmes à Brantwood, les salles étaient éclairées
pai les rayons obliques du soleil couchant que
reflétait le lac. Mme Severn (la cousine de Ruskin)
s'assit à sa place, derrière une fontaine à thé,
d'argent, tandis que le maître de la maison, tour-
nant le dos à la fenêtre, dispensait cet aliment
spirituel et temporel que peuvent seuls se figurer
ceux qui ont été ses hôtes : du beau pain de fro-
ment et des gâteaux écossais en couronnes et en
croissants craquants; et une truite du lac et des
fraises, telles qu'elles croissent seulement sur les
pentes de Brantwood. Elaient-ce là des coupes de
thé seulement ou des coupes de fantaisie, de senti-
ment, d'inspiration? Et tout en croquant et en
buvant à longs traits, nous prêtions l'oreille à un
certain chant impossible à décrire, passant des
notes graves qui le commencèrent aux vibrations
les plus douces et les plus charmantes.... Comment
se rappeler une jolie causerie qui est finie? Vous
pouvez vous rappeler la chambre où elle eut lieu,
la forme des fauteuils, mais la causerie prend des
ailes et disparaît.... Le texte était que les fraises
doivent être mûres et douces, que là était un cri-
6
82 RUSKIN.
térium qu'on pouvait appliquer aux qualités de
chaque détail de la vie, et ce critérium, avec une
certaine malice gracieuse, hospitalière, spirituelle,
impitoyable, il commença de l'appliquer à une
chose, à une personne et à une autre, aux toilettes,
aux aliments, aux livres.... »
Ce grand charmeur a déjà ses légendes. On dit
qu'un jour, étant entré par hasard chez un joaillier,
à Londres, il fut reconnu et qu'on étala devant lui
toutes les pierres précieuses en le priant d'en
révéler les mystères. Alors debout, au milieu des
acheteuses attentives, Fauteur de Deucalion parla.
Il parla avec la science du nain qui ravit Tor du
Rhin, mais avec le charme des ondines qui le
gardaient. Il dit et le secret du rubis — en héral-
dique gueules — qui est la rose persane, couleur
d'amour, de joie et de vie sur la terre, la fleur dont
le bouton servit de modèle à Talabastre de parfum
versé par Madeleme aux pieds du Sauveur; et le
secret du saphir — en héraldique azur — qui est le
type de Tamour et de la joie dans le ciel, pierre
semblable au rubis, mais d'une autre couleur :
« sous ses pieds était une plinthe de saphir », dit
l'Écriture; et le secret de la perle, qui est la sou-
mission de la lumière, symbole de la patience,
couleur de la colombe qui apporte la nouvelle que
les eaux sont soumises — la Marguerite, en héral*
SA PHYSIONOMIE. 83
dique normande — le gris, couleur inférieure en
blason, mais d'un grand prix, car l'humilité ouvre
les portes du paradis et l'on a dit que les murs
en étaient de jaspe, mais que chaque porte était
formée d'une perle. Il conta leurs naissances
obscures et lentes au sein de la terre ou des mers,
puis se tournant vers les belles mondaines, il leur
dit quelque chose comme ceci :
Est-ce sensé de mettre nos affections en ces pierres,
de les aimer, de les tenir pour précieuses? Oui, certai-
nement, pourvu que ce soient elles que nous aimions et
que nous tenions pour précieuses, elles et non nous-
mêmes. Adorer une pierre noire parce qu'elle est
tombée du ciel peut ne pas être tout à fait sage, mais
c'est à mi-chemin de la sagesse, qui est d'adorer le ciel
même. Il n'est pas tout à fait fou de penser que les
pierres voient, mais il Test tout à fait de penser que les
yeux ne voient pas. Il n'est pas tout à fait fou de penser
que le jour où l'on réunira les joyaux, lés murs du
palais seront maçonnés de vie sur eux comme sur leur
pierre angulaire, mais il est fou de croire que le jour de
la dissolution, les âmes du globe tomberont en pous-
sière, avec l'émeraude, et qu'aucune spiritualité ne
restera, impavide, sur les ruines. Oui, belles dames,
aimez les bijoux et prenez soin d'eux, mais aimez vos
âmes plus encore et prenez-en soin pour le jour où le
Maître rassemblera tous ses joyaux !
Les belles clientes du joaillier écoutaient encore
ces paroles que ne leur avait dites aucun de leurs
danseurs : le prophète n'était plus là. Il s'était
•i^-
84 RUSKIN.
acheminé vers un grill-room^ et comme, tout en
lunchant , il continuait de parler, peu à peu les
assistants laissèrent leurs sandvviches et leurs
buns et se groupèrent autour de lui, silencieux,
pour recevoir cet aliment spirituel qu'il leur dis-
pensait.
Ainsi la légende veut qu'il n'ait pas enseigné
seulement dans les synagogues, mais aussi sur
les places publiques, au milieu de la vie profane
et de ses soins vulgaires. Elle veut aussi qu'il
apparût soudainement là où il y avait une ûmé
d'arliste à réconforter, un enthousiasme à ne pas
laisser éteindre. Un malin, au Louvre, deux lec-
teurs assidus de ses œuvres, mais ignorants de
ses traits, se trouvaient devant les Pèlerins d'Em-
maûs que l'un d'eux s'appliquait à copier. Un vieil-
lard s'approche, lie conversation, leur parle du
tableau de Rembrandt, leur avoue qu'il Ta copié
lui-même autrefois, s'anime, semble rajeunir au
souvenir des temps héroïques de l'art, et voici
que dans ses yeux passe un éclair qui les fait fris-
sonner.... Puis il les invile à déjeuner à son hôtel
et ce n'est qu'en rompant le pain qu'ils découvrent
que le Maître est devant eux : Ruskin ! Et sûrement
ils se disent en s'en allant, comme les pèlerins du
vieux tableau qu'ils contemplaient deux heures
auparavant : « Notre cœur n'élait-il pas ardent
SA PHYSIONOMIE. 85
quand il parlait et qu'il nous expliquait les Esthé-
tiques saintes? »
On conte enfin qu'une nuit, à Rome, Rusidn,
rêva qu'il était devenu frère franciscain et qu'il
se dévouait à cette grande communauté qu'il a
célébrée dans son chapitre sur Santa Croce. Peu
de temps après ce songe, comme il montait l'esca-
lier du Pincio, il s'entendit implorer par un vieux
mendiant assis sur les marches. Il lui donna son
offrande et allait continuer sa route, lorsque le
mendiant lui saisit la main pour la baiser. Ruskin
alors se penche vivement et embrasse le vieillard.
Le lendemain, il voit entrer chez lui ce loqueteux,
les larmes aux yeux, qui le prie d'accepter une
relique précieuse, un morceau de drap brun, ayant
appartenu, assure-t-il, à la robe de saint François.
N'était-ce pas le saint lui-même, dit un biographe,
qui était apparu à son disciple dans l'art d'inter-
préter les voix de la nature? Quoi qu'il en soit,
Ruskin se rappela son rêve et courut aussitôt en
pèlerinage au couvent du saint d'Assise, rêvant d'y
faire de grandes choses. On était au temps des
fauchaisons. Il y fit les foins.
Il ne pouvait mieux choisir son patron, et nous
' ne pouvons l'assimiler à un plus pur modèle.
Comme saint François, Ruskin fit de jolis miracles.
Il fit écouter sa philosophie non des oiseaux à la
86 RUSKIN.
vérité, mais des femmes du monde, — ce qui est
peut-être plus difficile. Il ne fit pas pousser des
roses sur la neige, mais il mit dans les froides
âmes britanniques ces fleurs vermeilles de l'en-
thousiasme qu'on est maintenant surpris d'y ren-
contrer. Il ne commanda pas aux saisons, mais
un jour qu'il avait demandé que les peintres
fissent des pommiers en fleurs, toutes les mu-
railles de l'Academy se couvrirent de pommiers
en fleurs. On le raconte ainsi du moins, et le sou-
venir attendri que le maître a laissé chez les uns,
les sourires extasiés qu'il a semés sur les lèvres des
autres, ont peut-être fait naître bien des légendes.
Mais ce n'est pas un sort commun, même chez les
grands hommes, que de s'envelopper vivants du
voile gracieux des légendes. Les nuages ne s'assem-
blent d'ordinaire qu'autour des plus hauts som-
mets.
Peut-être le sommet de Coniston, VOld man of
ConistoUy nous paraîtra-t-il plus haut encore, quand
la mort aura aux nuées profanes de la fiction ajouté
sa suprême et sainte obscurité. Peut-être alors les
touristes innombrables, pour lesquels Ruskin chan-
gea en pains les pierres de Venise et en fleurs lés
joyaux de Pallas Athéné, voudront-ils voir le lieu
où a vécu l'homme qui fit vivre tant d'âmes, où a
brillé le feu où se sont allumés tant de flambeaux.
SA PHYSIONOMIE. 87
Peut-être alors les chemins de fer qu'il a si fort
combattus y amèneront-ils de toutes les parties
du monde ces pèlerins de TEsthétique. Peut-être
enfin, si, comme tout le présage, le laid triomphe
avec la science sa complice, et l'économie poli-
tique son alliée , nous considérerons comme un
personnage fabuleux celui qui lutta seul, contre
tout un monde, non pour la vérité qui a ses pro-
phètes, non pour la justice qui a ses apôtres, non
pour la religion qui a ses martyrs, mais pour celle
de toutes les idées qui n'a pas eu d'autres cham-
pions et ne connaîtra peut-être plus d'autres vic-
toires, — pour la beauté. .
DEUXIÈME PARTIE
SES PAROLES
Parmi tous les étonnements que provoque en
nous cette physionomie, le plus grand sans
doute est celui que nous cause sa popularité. Un
philosophe qui se fait lire des foules, au xix° siè-
cle, voilà qui n'est point banal. Mais si ce philo-
sophe se trouve être un esthéticien, et si les
œuvres d'art forment le sujet ou le prétexte de
ses ouvrages, le phénomène devient tout à fait
surprenant. Car de tous les genres littéraires la
critique d'art est, par une singulière fortune,
celui peut-être que les auteurs aiment le mieux
aborder, mais dont les lecteurs se défient le
plus, assurés qu'ils sont, par tant et de si déci-
sives expériences, d'y trouver le plus souvent un
90 RUSKIN.
verbiage pédant et superficiel. Et si, pour expli-
quer la popularité des livres ruskiniens et leur
charme auprès des femmes mêmes et des enfants,
on ajoute qu'à la vérité ils ne traitent point tous
de questions d'art, mais parfois aussi des plus
émouvants problèmes de l'économie politique,
le phénomène devient miracle, et l'explication
passe en étrangeté le fait.
Pour en trouver une meilleure, écoutons ses
paroles. Écoutons-les non pas encore avec l'in-
tention d'y découvrir une pensée directrice qui y
circule et les coordonne, mais d'abord, sans sys-
tème, au hasard, afin de guetter selon quels
procédés neufs, sous quelles formes multiples,
par quels détours inaperçus, Ruskin a fait courir
à cette pensée esthétique, à cette religion de la
beauté, le peuple le moins artiste de la terre.
Écoutons-les toutes, sans distinction : paroles
de la vingtième année et paroles de la soixante-
seizième année, paroles destinées à prouver,
paroles destinées à dépeindre, paroles destinées
à émouvoir, paroles de l'écrivain, paroles du
conférencier et paroles du guide, c'est-à-dire
paroles qui viennent vous trouver au coin du feu
d'hiver, alternant avec les crépitements des
SES PAROLES. 91
branches dans Vàtre, paroles qui furent pronon-
cées dans une assemblée vibrante aux impres-
sions réflexes sur Torateur, ou paroles que vous
lirez seulement au pied des monuments lointains,
sur les marches des campaniles ou sur les
rampes des montagnes, — paroles qui instrui-
sent, paroles qui évoquent, paroles qui entraî-
nent, ou au contraire vous arrêtent et vous
retiennent immobiles sous une voûte cachant une
immensité ou sur une tombe cachant un néant....
En analysant quelques-unes de ces paroles, nous
comprendrons peut-être pourquoi elles furent
tant écoutées.
CHAPITRE I
L'analyse,
On dit qu'en 1851, des fermiers de rÉcosse
voyant aux devantures des librairies une brochure
intitulée : Notes sur la construction des bergeries^ par
John Ruskin, et pensant y trouver quelques utiles
conseils pour procurer un logement sain à leurs
moutons, donnèrent leurs deux shillings et empor-
tèrent la brochure. Ils y trouvèrent une thèse théo-
logique, prêchant la doctrine d' « un seul trou-
peau et un seul pasteur », et se terminant par
Tespoir que l'Angleterre deviendrait une nouvelle
Jérusalem.
Ainsi, dès le titre d'un ouvrage de Ruskin, Tat-
tention est en éveil et la logique en déroute. L'en-
seigne est splendide et incompréhensible. Quoi de
plus beau que Deucalion^ titre si concis qu'il sert
d'adresse télégraphique à son éditeur, que la Reine
de l'Air^ Munera Pulveris^ la Mesnie de V Amour ^ la
Couronne d'olivier sauvage^ Sésame et les Lys^
SES PAROLES. 93
Aratra Pentelici^ Ariadne Florentina, ou encore Swr
le vieux chemin et Nos pères nous ont dit..J Mais
quoi de moins clair? Est-il môme possible de con-
jecturer ce qu'on trouvera sous ces pavillons mul-
ticolores, claquant au vent? Et si l'on passe aux
sous-titres, quel éclaircissement attendre de ceux-
ci pour Sésame et les Lys : « 1° Des trésors des rois ;
2° Des jardins des reines; 3** Le Mystère et les Arts
de la vie » ? ou de celui-ci pour Hortus Inclusus :
« Messages de la Forêt vers le Jardin » ? Mais parce
qu'il répugne à l'esprit humain qu'un fait ou qu'un
mot étrange soit sans explication, on cherche et le
plus souvent on trouve. Parfois le sens du titre
nous est donné dès la préface, comme dans Jusquà
ce dernier, et parfois il faut attendre la dernière
page, comme dans Munera Pulveris, Ici, il est
emprunté à une ode d'Horace, et là à une parabole
de l'Évangile. Le Repos de Saint-Marc est une allu-
sion aux reliques de l'église de Venise et la Mesnie
de l'Amovr, essai d'ornithologie, à un vers du
Roman de la Rose, où il est dit de l'Amour qu' « il
étoit tout couvert d'oisiaùlx ». Tantôt il est pris
dans une vieille gravure florentine du labyrinthe
(Ariadne florentina) et tantôt dans un poème de
Keats {A Joy for ever), Ruskin, sentant lui-môme
combien quelques-uns de ses titres étaient dérou-
tants, a tenté de mettre ses lecteurs sur la voie, et,
94 RUSKIN.
dans For$ Clavlgera — série de lettres mensuelles
adressées aux ouvriers, de 1871 à 1884, — il y a
trois pages consacrées à cette ingrate besogne, au
bout desquelles on croit soupçonner que Fors^
racine de Fortune ^signirie destin, que Clavi signifie
à la fois la clef nécessaire pour ouvrir la porte de
la vérité (Clavis), la massue d'Hercule nécessaire
pour combattre le mal (Clàva) et le gouvernail qui
fixe la direction de la vie (Clavus) ; enfin que géra,
degero, veut dire : « qui porte ». Mais à quoi bon
tant d'étymologies? Les titres des ouvrages d'un
écrivain qui combat perpétuellement pour Part et
contre Fétat social moderne, sont des cris de
guerre. Pourvu qu'ils retentissent, qu'importe ce
qu'ils signifient? Savaient-ils bien le sens de ce
qu'ils disaient, tous ceux qui se sont rués à l'assaut
au cri de : M ont joie et Saint-Denis f
Si, le pavillon examiné, on passe aux marchan-
dises qu'il couvre, on continue à être choqué par
leur désordre et attiré par leur richesse. Nul plan
d'ensemble, nulle ordonnance suivie, tout au plus
une « tendance comme la loi de la forme, dans le
cristal ». — « Le sujet que je veux traiter devant
vous est branché et, pire que branché, réticulé en
tant de directions diverses que je sais à peine quel
rejeton suivre et à quel nœud d'abord m'accrocher. »
Alors, il s'accroche à tous à la fois. D'un bond,
SES PAROLES. 95
VOUS atteignez le sujet même; seulement, étourdi
de la chute, vous n'apercevez pas bien quel il est.
Jeté dans cette exposition universellç des idées,
vous vous mettez à rayonner dans tous les sens,
inquiet de vous perdre et charmé de vous pro-
mener. Ce n'est pas que les étiquettes manquent. Il
y en a plus que chez tout autre écrivain. Chaque
phrase est numérotée, et les ruskiniens se disent
entre eux : « Vous souvenez-vous du paragraphe 25
du chapitre VI du volume II des Pierres de Venisel »
ou encore : « Méditons le paragraphe 243 d'Aratra
Pentelicil » Vous apercevez, de tous côtés, des
cloisons, des grilles, des compartiments qui sem-
blent séparer les sujets les uns des autres : n'en
croyez rien. Il est tels chapitres que vous trouverez
réimprimés dans plusieurs volumes différents ; il en
est d'autres qui, anticipant sur les suivants ou
revenant sur ceux qui les ont précédés, dérangent
toute l'économie du volume. « Ceci, avoue-t-il de
temps en temps, appartient à une autre partie de
mon sujet. » Ses livres se pénètrent comme nos
budgets et sa composition s'enchevêtre comme ces
graphiques de la marche des trains que s'évertuent à
déchiffrer, dans les gares, les voyageurs désœuvrés.
« Un de mes amis me reproche douloureusement
le caractère décousu de ma Fors Clavigera^ et
insiste pour que j'écrive à la place un livre ordonné^
96 nusRiN.
mais il aurait aussi bien fait d'insister auprès d'un
bouleau croissant de la fente d'un rocher, afin
qu'il fixât d'avance la direction de ses branches.
Les vents et les toiTcnts les arrangeront selon leurs
fantaisies sauvages; tout ce que l'arbre peut faire,
c'est de croître, gaiement s'il est possible, tristement
si la gaieté est impossible et de laisser les dents
noires et les cicatrices mordre le blanc rosé de son
tronc là où le voudra la destinée.... »
A la vérité, dans ses premiers ouvrages : les
Modem Painlers^ les Sept Lampes de V Architecture^
les Viennes de Venue, on saisit une intention de
composition, d'ailleurs maladroite, et les matériaux
se classent sinon avec ordre, du moins avec une
apparente symétrie. Mais après ces grandes assises
de son œuvre, le plan est absent et la composition
amorphe. Partout Ruskin vous parlera de tout : of
many ihlngs, comme il avait sous-intitulé un de ses
volumes des Modem Painters, ce qui fit beaucoup
rire et est pourtant le seul titre exact qu'il leur ait
jamais assigné. Si vous attendez d'un livre une
thèse unique et liée sur un seul objet défini, si vous
n'êtes pas résolu, en l'ouvrant, à laisser là tout
appétit de logique et tout instinct de classification,
il ne faut pas vous hasarder dans ce merveilleux
dédale. Sésame n'aura pas de vertu pour vous y
introduire, ni Ariadne de fil pour vous y guider.
SES PAROLES. 97
On s'y hasarde pourtant, parce que^siTensemble
est confus, chaque idée particulière qu'on y démêle
paraît plus claire et mieux définie que dans aucun
traité d'esthétique ordinaire. On n'y est pas invité
à méditer sur quelque axiome comme celui-ci :
« Le but de l'art est de retrouver dans les objets
extérieurs son propre moi 5), ou c'est « l'interpréta-
tion de la belle nature ou de la belle force au moyen
de leurs signes les plus expressifs », ni à tirer de
longues déductions de cette pensée que « le beau
est la splendeur du vrai », propositions que le lec-
teur se garde d'autant plus de contester qu'il les a
moins comprises. Non. On est en face d'une thèse
simple et concrète, comme celle-ci par exemple :
L'art de Bellini est centralement représenté par deux
tableaux, à Venise : Tun, la Madone dans la sacristie
des Frari, avec deux saints à ses côtés et deux anges à
ses pieds; le second, la Madone avec quatre saints, au-
dessus du second autel de San Zaccaria.
A leur sujet, observez ceci :
D'abord, ils sont tous deux travaillés avec des maté-
riaux entièrement consistants et permanents. L'or qui
s'y trouve est représenté par la peinture, non posé avec
de Tor réel. Et cependant la peinture est si solide que
quatre cents ans ont passé sur elle sans que, autant que
je puisse voir, aucune altération malheureuse d'aucune
sorte y soit survenue.
Secondement, les figures des deux tableaux sont dans
une paix parfaite. Aucun mouvement n'a lieu, excepté
celui des petits anges jouant d'instruments de musique,
7
98 RUSKIN.
mais d'un geste ininterrompu et sans effort, comme
dans un rêve. Un chœur d'anges chantants par La
Robbia ou Donatello eût été attentif à sa musique ou
ardemment transporté par elle comme dans un effort
passager : dans les petits chœurs de chérubins, par
Luini, dans V Adoration des Bergers, de la cathédrale de
Côme, nous sentons même, à leur anxiété conscien-
cieuse, qu'ils pourraient bien faire une fausse note s'ils
étaient moins attentifs. Mais les anges de Bellini, même
les plus jeunes, chantent avec autant de calme que les
Parques filent.
Laissez-moi ici vous faire remarquer que ce calme
est TiiUribut de la plus haute espèce d'art. L'introduc-
tion d'un incident vigoureux ou violemment émouvant
est toujours un aveu d'infériorité.
Tels sont les deux premiers attributs de l'art le meil-
leur. Une facture impeccable et une parfaite sérénité,
une action continue, non pas momentanée — ou une
inaction entière. Vous devez être intéressé à la vie
même des créatures, non à ce qui leur arrive.
Ensuite, le troisième attribut de l'art le meilleur est
qu'il vous incline à songer à l'ûme de la créature et par
conséquent à sa physionomie plus qu'à son corps.
Et le quatrième est que, dans la physionomie, vous
devez être toujours amené à voir seulement la beauté
ou la joie, jamais la bassesse, le vice ou la douleur.
Telles sont les quatre conditions essentielles du plus
grand art. Je les répète pour qu'elles soient aisément
apprises :
1. Une main-d'œuvre impeccable et durable;
2. La sérénité dans le repos ou dans l'action ;
3. La figure considérée comme le principal, non le
corps ;
4. Et la figure affranchie de tout vice ou douleur.
SES PAROLES. 99
Voilà une thèse posée. Tout lecteur sait ce qui
va se débattre et à quels résultats plastiques, tan-
gibles, à quelles modifications de ses jugements et
des œuvres futures, mène le parti qu'on prendra.
11 prévoit que Michel-Ange, avec ses académies
contournées, que Raphaël avec ses figures neutres
et muettes sur des corps si parlants, que Ribera
avec l'expression douloureuse de ses faces, seront
proscrits par cette définition du grand art et que
les primitifs au contraire et certains artistes de la
première renaissance seront donnés en modèles.
S'il aime par-dessus tout le mouvement des mem-
bres déployés, le choc des grappes humaines, les
grands effets de rides et de contractions des mus-
cles faciaux, il prendra parti contre l'esthéticien.
Mais, en prenant parti contre sa thèse, il rendra
du moins hommage à sa clarté. 11 le désapprouve,
donc il Ta compris.
L'ayant compris, il le suivra sans ennui, si le
professeur d'art veut le faire pénétrer plus profon-
dément encore dans le sujet et porter de la clarté
dans sa propre impression esthétique, qu'il va être
obligé de débrouiller en l'analysant, afin de défendre
sa thèse. Cette thèse, par exemple, est, dans un de
ses livres, que la pire forme de trompe-l'œil archi-
tectural est la tromperie sur la main-d'œuvre,
c'est-à-dire la substitution du mpulage fait à la
iOO RUSKIN.
machine au travail de la main. Cette tromperie est
déshonnôte, dit-il. Pourquoi? Interrogez vos impres-
sions : elles vous répondront.
L'ornement a deux sources de charme entièrement
distinctes : Tune, dérivée de la beauté abstraite de ses
formes, que pour le moment nous supposerons être
égale, que ces formes soient façonnées à la main ou à
la machine; Tautre, le sentiment de la peine et de Tat-
tention humaines qui ont été dépensées sur lui. Com-
bien est grande cette dernière influence, nous pouvons
peut-être en juger, en considérant qu'il n'y a pas de
touffe de mauvaises herbes poussant dans la fente
d'une ruine qui n'ait une beauté à tous les points de
vue presque égale et à quelques-uns immensément
supérieure à celle de la sculpture la plus parfaite de
cette ruine, et que tout l'intérêt que nous prenons à
l'œuvre du sculpteur, tout notre sentiment de sa
richesse, bien qu'elle soit djx fois moins riche que les
nœuds d'herbe poussés à côté d'elle; de sa délicatesse,
bien que mille fois moins délicate, de sa splendeur,
quoique un million de fois moins parfaite, résultent de
la connaissance que nous avons que c'est là l'œuvre
d'un pauvre, maladroit et laborieux être humain. Son
vrai charme tient à ce que nous découvrons en elle le
témoignage des pensées, des intentions, des épreuves
et des défaillances de cœur, — et aussi des réconforts
et des joies du succès : un œil exercé peut retrouver
la trace de tout cela, mais en admettant même que ce
soit obscur, cela est présumé ou sous-entendu.... Je
suppose ici qu'un ornement travaillé à la main ne
puisse généralement être distingué de celui fait par la
machine, pas plus qu'un diamant ne peut être distingué
d'un strass; oui, j'admets que ce dernier puisse faire
SES PAROLES. iOl
illusion pour un moment à Tœil du maçon comme
Tautre à rœil du joaillier et qu'on ne puisse le décou-
vrir que par l'examen le plus minutieux. Cependant,
exactement de môme qu'une femme de bon goût ne
porterait pas de faux bijoux, de même un constructeur
qui se respecte dédaigne les ornements en faux.
Vous avez compris ce qui se passe en vous en face
de telle ou telle œuvre. Ce n'est pas assez. Il faut
comprendre ce qui s'est passé en celui qui Fa créée.
Non pour lui prêter des idées ou des sentiments
qu'il n'a pas eus, ce que Ruskin trouve puéril et
ce qui fît pourtant le thème de toute une école cri-
tique pendant cinquante ans, mais afin de déter-
miner simplement dans quel sens se dirigea son
efTort, ce qu'une étude approfondie des œuvres
suffit à indiquer. Pour vous convaincre de la faute
des architectes modernes, qui remplacent l'homme
par la machine, Ruskin vous a invités à vous inter-
roger vous-même, à vous rendre un compte exact
de vos sentiments devant les œuvres, — à faire, en
quelque sorte, votre examen de conscience esthé-
tique. Pour mieux sentir la grandeur des artistes
anciens, de leurs mythes et de leurs imagina-
tions religieuses, il faudra faire quelque chose de
plus difficile encore : la psychologie esthétique
de cet ancien, — du Grec, par exemple. 11 compa-
rera le Grec à l'enfant et se demandera ce que
i02 RLSKIN.
voit, ce que cherche, ce que désire et ce que rêve
Tenfant :
Autant que j'ai pu moi-même l'observer, le caractère
distinctif de Tenfant est de toujours vivre dans le pré-
sent tangible; prenant peu de plaisir à se souvenir et
rien que du tourment à attendre; également faible dans
la réflexion et dans la prévision, mais possédant de
façon intense le présent actuel, le possédant en vérité,
de façon si intense, que les douces journées de Ten-
fance paraissent aussi longues que plus tard le paraî-
tront vingt jours, et appliquant toutes ses facultés de
cœur et d'imagination à de petites choses, de façon à
les pouvoir transformer en tout ce qu'il veut. Confiné
dans un petit jardin, il ne rêve pas être quelque part
ailleurs, mais il en fait un grand jardin. En possession
d'une cupule de gland, il ne la méprisera pas, ni ne la
jettera, ni n'en désirera une d'or à la place. C'est
l'adulte qui fait cela. L'enfant garde sa cupule de gland
comme un trésor, et dans son esprit, il en fait une
coupe d'or, de telle sorte qu'une grande personne qui
se tient près de lui tout émerveillée, est toujours tentée
de lui demander à propos de ces trésors, non pas :
« Qu'est-ce vous voudriez avoir de mieux que cela? »
mais : « Qu'est-ce qu'il vous est possible de voir en
cela? » Car pour le regardant, il y a une disproportion
risible et incompréhensible entre les paroles de Tenfant
et la réalité. Le petit être lui dit gravement, en tenant
la game de gland, que « ceci est une couronne de reine
ou un bateau de fée » et, avec une délicieuse effron-
terie, il s'attend à ce que vous croyiez la même chose.
Mais notez que le gland doit être là et dans sa main à
lui : « Donnez-le-moi, alors, j'en ferai quelque chose de
plus pour moi ». Tel est toujours le propre mot de
l'enfant.
SES PAROLES. 103
C'est aussi le mot par excellence du Grec : « Donnez-
le-moi. Donnez-moi quelque chose de défini, ici, sous
mes yeux, et je ferai avec cela quelque chose de plus. «
L'exemple est topique ; mais autant que de clarté
il est plein de charme et ces subtiles enquêtes de
psychologie, si elles ont servi à Testhéticien pour
se faire mieux entendre, sont surtout venues en
aide au lecteur pour lui rendre plus facile la tâche
d'écouter. Sans digression, Ruskinnous a pourtant
reposés de la thèse d'art en nous faisant assister à
des jeux sans prétention et à des discours sans
dogmatisme. Creuser jusqu'à sa signification intime
une œuvre plastique devant laquelle on s'est arrêté,
ce n'est donc point fatiguer, c'est distraire, c'est
relayer les yeux par le cerveau et la sensibilité par
l'entendement. On se lasse de voir et d'admirer les
aspects extérieurs des choses sans rien connaître
de leur structure, de leur histoire, de leurs fonctions
ou de leurs symboles. Lorsque vous êtes au bord
de la mer depuis plusieurs heures, et que vous
regardez venir et s'en aller les bateaux d'un port,
yachts ou tartanes, barques de pêche ou de cabo-
tage, admirant obscurément ces choses vulgaires
et les suivant involontairement des yeux, vous ne
craignez pas que l'analyste vienne murmurer à
votre oreille la cause de votre obscure admiration
et de votre involontaire sympathie :
404 RUSKIN.
L'avant d'un bateau est naïvement parfait : il est com-
plet, sans un effort. L'homme qui le fit ne sut pas qu'il
faisait quelque chose de beau, pendant qu'il en inflé-
chissait les planches en des courbes mystérieuses qui
varient à l'infini. Sous sa main, cela devient l'image
d'une coquille marine, comme si le sceau des flux des
grandes marées et des courants de l'Océan était
imprimé sur son galbe délicat. 11 le laisse là, quand
tout est fait, sans un mouvement d'orgueil : ce n'est
qu'un travail simple, mais qui empêchera l'eau d'entrer;
— et dès lors, chaque planche est une destinée et porte
des vies d'hommes tissées dans les nœuds de son bois
comme la voilure porte leur mort dans ses plis. Et aussi
c'est une merveille, si l'on songe à la grandeur de la
chose accomplie. Aucune autre chose sortie des mains
humaines n'a tant produit de résultats. Les machines à
vapeur et les télégraphes servent, il est vrai, à trans-
porter et à communiquer : ils soulèvent des poids pour
nous et portent des messages avec moins de peine qu'il
n'en eût fallu autrement. Cette économie de peine
cependant ne constitue pas une faculté nouvelle : elle
accroît le pouvoir que nous possédons déjà. Mais dans
cet avant de bateau est le don d'un autre monde : sans
lui, quels murs de prison pèseraient autant sur nous
que cette bordure blanche et gémissante des vagues!
Quels êtres incomplets nous serions, enchaînés, comme
. Andromède, à nos rochers, ou bien errant le long des
rivages sans fin, à consumer notre énergie, sans pouvoir
la mettre au service de personne et languissant en
couvant des yeux les vagues indomptables! Les clous
qui lient ensemble les planches de l'avant du bateau
sont les rivets de la fraternité du monde. Leur fer fait
. plus que tirer du ciel sa foudre : il conduit l'amour
tout autour de la terre....
SES PAROLES. 105
Et lorsque vous êtes sur des montagnes où la
flore est riche et variée, et qu'à chaque pas, dans
les pierriers, sur les hauts plateaux, dans les fentes
des rochers calcaires, dans les combes humides et
le long des gaves, vous rencontrez des corolles que
ne désigne point l'étiquette gourmée des exposi-
tions d'horticulture, vous ne voulez pas seulement
voir, mais savoir, et si, pour le pur artiste, il y a
bien quelque charme à cheminer parmi des plantes
et des fleurs sans en connaître autre chose que ceci
qu'elles sont belles, comme à traverser un salon
plein d'élégantes inconnues, — cependant, le pas-
sant, d'ordinaire, aime à s'informer. Parmi toutes
ces anonymes beautés, vous regrettez de n'avoir
aucun botaniste à vos côtés pour mettre des noms
sur les figures des fleurs et sous leurs formes, des
idées. La vue est satisfaite : elle a joui longuement,
la fleur va tomber des doigts si l'intelligence n'y
trouve sa pâture. Mais l'historien, caché au détour
d'un rocher, paraît et parle :
Aucune tribu de fleurs n'a eu une aussi grande, aussi
variée et aussi saine influence sur l'homme, que ce
grand groupe des Drosidae, influence résultant non
tant de la blancheur de quelques-unes de leurs fleurs
ou de l'éclat des autres que de cette forte et délicate
substance de leurs pétales, qui leur permet de prendre
des formes d'une inflexion élastique impeccable, soit
en coupes comme le safran, soit en clochettes épa-
406 RUSKIN.
nouics comme le vrai lys, soit en clochettes semblables
à la bruyère, comme la jacinthe, soit en étoiles bril-
lantes et parfaites, comme Tépi de la Vierge, ou bien,
lorsque ces Heurs sont afTectécs par l'étrange reflet de
la nature du serpent, qui forme le groupe labié de
toutes les fleurs, se résolvant dans des formes d'une
symétrie gracieusement fantastique, dans le glaïeul.
Placez à leur côté, leurs sœurs Néréides, les nénuphars,
et vous aurez en elles l'origine des formes les plus
exquises du dessin ornemental, et les mythes floraux
les plus puissants qu'aient jamais connus jusqu'ici les
esprits humains, parus sur les bords du Gange ou du
Nil, de TArno ou de TAvon.
Considérez, en effet, ce que chacune de ces familles
a signifié pour l'esprit de l'homme. D'abord, dans leur
noblesse, les lys ont donné le lys de l'Annonciation ; les
asphodèles, la fleur des Champs-Elysées; les iris, la
fleur de lys de la chevalerie et les Amaryllidées « le lys
des champs » du Christ; tandis que le jonc, toujours
foulé aux pieds, devient l'emblème de l'humilité.... La
couronne impériale et les lys de toutes les espèces
qu'énumère Perdita forment la première tribu; qui,
donnant le type de la pureté parfaite dans le lys de la
Madone, ont influencé par leur forme charmante tout le
dessin décoratif de l'art religieux italien; tandis que l'or-
nement de guerre fut continuellement enrichi par les
courbes des triples pétales du giglio florentin et de la
fleur de lys française, de telle sorte qu'il est impossible
de mesurer leur influence pour le bien au moyen âge,
en partie comme symbole du caractère de la femme, et
en partie comme symbole de la splendeur et du raffine-
ment de la chevalerie, à leur plus haut point, dans la
cité qui fut la fleur des cités.
Des champs vous êtes entré dans un musée,
SES PAROLES. 107
comme on le fait dans mainte petite bourgade
d'Italie, sur la colline fleurie de Fiesole ou dans
Tîle dépeuplée de Torcello, par exemple, et, des
jeunes moissons, chaudes de soleil, vous avez
passé sans transition aux vieilles et froides pierres
où les mousses mômes ne veulent plus croître.
Elles aussi, tout d'abord, ne parlent qu'aux yeux.
Vous admirez le modelé, le relief, le jeu des ombres
sur ces débris, parfois le galbe d*un geste nu et la
noblesse d'une draperie chiffonnée, mais à moins
d'être un praticien vous-même, votre attention se
détourne si votre curiosité intellectuelle n'est point
attachée. Ces débris au fond de ces salles froides,
gisant sur les marbres noirs des musées britanni-
ques ou dressés dans les niches des glyptothèques
allemandes, sont si loin de* la vie! ils touchent si
peu à tout ce que nous savons de l'économie du
monde, à tout ce que nous ressentons de ses pas-
sions ou de ses douleurs, à tout ce que nous aimons
de ses plaisirs.... Ils y touchent! nous dit alors
Testhéticien qui a laissé là ses iris et qui sur la
pierre morne et froide, sur un fragment de dra-
peries sculptées, pose un doigt qui fait jaillir de la
masse l'idée qui l'agita :
Toute noble draperie, soit en sculpture, soit en pein-
ture (sans tenir compte pour le moment de la couleur
ui du tissu), remplit, pour autant qu'elle est quelque
i08 RUSKIN.
chose de plus qu'une nécessité, Tune de deux grandes
fonctions. Elle est l'interprète du mouvement et de la
gravitation. Elle est le meilleur moyen d'exprimer le
mouvement que vient de faire et que fait la figure, et
elle est presque le seul moyen d'indiquer à l'œil la force
de gravité qui s'oppose à ce mouvement. Les Grecs
exagéraient les arrangements de draperies qui expri-
ment la légèreté de réloffe et suivent le geste de la
personne. Les sculpteurs chrétiens, se souciant peu du
corps ou le condamnant et faisant tout reposer sur
l'expression, employèrent la draperie d'abord comme
un voile, mais ils aperçurent bientôt en elle une capa-
cité d'expression que les Grecs avaient ignorée ou
méprisée. Le principal élément de cette expression
était l'entière suppression de toute agitation dans ce
qui était si éminemment susceptible d'être agité. Du
haut des formes humaines, la draperie tombait d'aplomb,
balayant lourdement le sol et cachant les pieds, tandis
que la draperie grecque s'envolait souvent à partir de
la cuisse. Les étoffes épaisses et massives des vêtements
monacaux, si complètement opposées à la gaze légère
des vêtements antiques, donnaient l'idée de la simpli-
cité de la division aussi bien que de la lourdeur de la
chute. Et ainsi, la draperie en vint graduellement à
représenter l'esprit du repos comme auparavant elle
avait fait celui du mouvement, — d'un repos saint et
sévère. Le vent n'avait pas de prise sur le vêtement,
pas plus que la pc.ssion sur l'âme, et le mouvement de
la figure ne faisait qu'incliner en une ligne plus douce
le calme du voile tombant, la figure étant suivie par lui
comme un lent nuage par une languissante pluie : on
ne le voyait se dérouler en ondulations plus légères
que s'il accompagnait la danse des anges.
Ainsi traitée, la draperie est vraiment noble; mais
parce qu'elle est l'interprète de choses différentes et
SES PAROLES. 109
plus élevées. Comme révélant la gravitation, elle a une
majesté spéciale, car elle est littéralement le seul
moyen que nous ayons de représenter pleinement cette
force naturelle de la terre (car Teau qui tombe est
moins passive et moins définie en ses lignes). De même
aussi, dans les voilures, elle est belle parce qu'elle
exprime la force d'un autre élément invisible....
A ces mots, le champ des idées s'élargit : Thori-
zon recule. Car pour aider à la compréhension
d'une œuvre d'art, pour nous retenir un instant de
plus devant un détail de sculpture, Ruskin met le
monde physique tout entier à contribution, comme
il a mis tout à l'heure le monde moral. Ici, dans le
pli d'un voile et dans sa chute, il voit la loi mysté-
rieuse qui régit les mondes et là, dans la courbe
d'un pétale, il a vu la fleur qui annonce un Dieu.
Toutes les notions scientifiques ou morales accu-
mulées par les siècles se groupent naturellement
autour de l'objet qu'il examine avec vous. Pour lui
plus que tout autre
Le bruit de POcéan lient dans un coquillage,
et tout grain de poussière est le Sésame enchan*
teur des palais du Savoir. Son appareil récepteur
est circulaire comme ceux dont on fait usage pour
la photographie panoramique. Où qu'il se place,
il découvre l'ensemble des phénomènes naturels
et des sympathies humaines; sur quelque coupe
110 RLSUIN.
qu'il se penche, elle reflète Tunivcrsalité des choses
qui passent sur nos tôtes. Une poésie saine, scien-
tifique, nourrissante, naît de ces simples rapproche-
ments. II ne crée ni n'invente, ni ne découvre, ni
ne suppose : il relie des idées et passe rapide-
ment d'un point de vue à d'autres qu'on ne soup-
çonnait point si proches : il unit des sympathies
obscures. Il se tient à un point central où aboutis-
sent les conclusions de la science, de l'art, des
religions et desphilosophies, et brusquement, d'un
seul coup, comme on ferme un circuit électrique,
il met ces idées en communication. Un éclair jail-
lit.... On dit : Qu'est-ce que cette force nouvelle?
Ces deux idées étaient sans mouvement, sans cou-
rant, sans poésie. Il n'y a rien de nouveau, sinon
qu'on les a rapprochées, toutes chargées d'infini,
et qu'il y a vie là où il n'y avait que notions inertes.
Carlyle écrivait, le 19 avril 1861 : « Vendredi der-
nier, on me persuada d'aller entendre une confé-
rence de Ruskin à l'institution d'Albermale Street,
une conférence sur les feuilles d'arbres^ considérées
comme objets physiologiques, pittoresques, moraux
et symboliques. La conférence passe pour avoir
fait fiasco^ et en effet cela est vrai au point de vue
conférence^ mais seulement à cause de I'embarras
DES RICHESSES, un cas assez rare. Ruskin nous a
jeté, com*me à coups de canon, ses idées sur les
SES PAROLES. 111
feuilles, idées multiformes, curieuses, géniales, et,,
en fait, je ne me rappelle pas avoir jamais entendu
dans cette célèbre salle de conférences aucune
jolie chose bien apprêtée qui m'ait plu autant que
cette chose chaotique. » — C'est que le chaos ne
peut être évité avec une semblable méthode, et
l'attention finit par ôtre lassée par ce déballage de
richesses hétéroclites. Ruskin, dans sa manie de
tout étreindre, en arrive à ressembler à cet enfant
que rencontra saint Augustin sur une plage, qui
prétendait faire tenir la mer dans le trou qu'il avait
creusé. On se fatigue à passer d'une notion à une
autre; devant ces évocations de toutes les sciences
et de tous les dogmes, l'intelligence nourrie, la
mémoire surchargée, se refusent à une plus longue
tension. On est rassasié d'idées.
CHAPITRE II
li'ixnage.
Alors se lèvent des images.... Comme il sait faire
comprendre, Ruskin sait faire voir, et à Tinstant
où le lecteur lassé, inattentif, va se dérober à la
dialectique, le ressaisir par l'imagination. Il nous
a montré l'intellectuel dans ce qui n'est, au pre-
mier abord, que sensible. Il va rendre sensible ee
qui semble, d'ordinaire, purement intellectuel. 11
a traduit les images des peintres en idées ; il va
traduire les idées des philosophes en images. Pour
raconter, il montre ; pour prouver, il peint. S'il
plaide en faveur de la simplicité de la composition
dans le paysage historique, il ne se contente pas
de vous dire que « l'impression est détruite par
une multitude de faits contradictoires, et que
l'accumulation est facilement discordante », que
le peintre « qui s'efforce d'unir la simplicité à la
magniQcence, et de guider de la solitude vers les
fêtes, et d'opposer à la mélancolie la gaîté, doit
SES PAROLES. 113
nécesâairement aboutir à une confuse inanité », et
cela parce que « chaque espèce de spectacle a son
sens particulier, et que toute introduction d'un
sentiment nouveau et différent affaiblit la force de
l'impression première et que le mélange de toutes
les émotions doit produire de Tapathie, comme le
mélange de toutes les couleurs produit du blanc »,
— ce qui serait de la question une vue intéres-
sante, mais abstraite. Il expérimente sa thèse esthé-
tique sur un exemple sensible, un paysage qu'il a
vu, et alors passe dans son argumentation une
vision magnifique et rapide que reconnaîtront bien
tous ceux qui ont cheminé un peu tard sur la voie
Appia :
Il n'est peut-être rien sur la terre de plus impression-
nant que la campagne de Rome, au soleil couchant.
Imaginez, pour un moment, que vous êtes jeté, seul,
hors de tous les bruits et de tous les mouvements du
monde vivant, dans cette plaine inculte et dévastée. La
terre cède et s'émiette sous votre pied, si légèrement
que vous marchiez, car sa substance est blanche, creuse
et cariée comme des débris d'ossements humains.
L'herbe longue et noueuse ondule et tressaute faible-
ment au vent du soir et ses ombres mouvantes trem-
blent fébrilement le long des tertres des ruines qui se
dressent dans la lumière du soleil. Des monticules
d'une terre pulvérulente se soulèvent autour de vous,
comme si les morts qui sont au-dessous, s'agitaient
dans leur sommeil. Des blocs épars, d'une pierre noire,
débris anguleux de puissants édifices dont pas une
8
114 RUSKIN.
pierre ne reste posée sur l'autre, gisent sur ces morts
pour les empêcher de surgir.... Une brume violacée,
lourde de miasmes, s'étend horizontalement le long du
désert, voilant les épaves spectrales de ces ruines mas-
sives, tandis que sur leurs déchirures, repose la rouge
lumière du soir, ainsi que sur des autels qu'on a violés,
' un feu qui va mourir. La chaîne bleue des monts
Albains se dresse sur la solennelle étendue d'un ciel
vert, clair et quiet. Des nuages sombres se tiennent
immobiles le long des promontoires des Apennins,
comme des tours d'alarme. Se dirigeant de la plaine
vers les montagnes, les aqueducs ruinés s'enfoncent
dans l'ombre, arche après arche, comme des files
obscures et innombrables de pleureurs funéraires qui
quitteraient le tombeau d'une nation.
« Maintenant, faisons à ce paysage quelques
modifications « idéalistes », dans le goût de
Claude... », dit Ruskin,et la dissertation continue.
Mais dorénavant la pensée de l'auteur et Tatten-
tion du lecteur ont un tableau qui les repose et les
aide à se fixer. De cette sorte, pas plus qu'on n'a
perdu de vue les lois mystérieuses de la nature ou
les nécessités morales de la vie, quand on regar-
dait les plis tombants d'une tunique grecque ou le
délicat ouvrage à la main d'un meneau gothique,
on ne perdra de vue les spectacles pittoresques si
l'on vient à faire de l'esthétique pure, de la science,
de l'histoire ou de la sociologie. On ne quittera pas
le domaine des formes et des couleurs parce qu'on
entrera dans celui des idées. On ne laissera point
' SES PAROLES. li^
l'Art parce qu'on étudiera l'homme, car ce li'est
pas seulement la vie d'un tableau qu'a retracée
Ruskin, c'est aussi le tableau de la vie.
Voici celui de la vie vénitienne, à la fin du
XV* siècle, ou plutôt une vue de Venise, comme'
Turner ou Ziem l'auraient pu rêver. Elle apparaît
brusquement dans la trame d'une comparaison
entre deux coloristes : Giorgione et Turner. Ruskin
veut montrer quelle influence ont sur l'œil et
l'âme d'un peintre ses premières impressions d'en-
fance, le milieu coloré où il vit, et, pour le mieux
montrer, il rappelle à ceux qui l'auraient oublié
ce milieu :
Une cité de marbre, ai-je dit? non, plutôt une cité
d'or pavée d'émeraudes. Car, en vérité, chaque pinacle
et tourelle brillait et brûlait chargé d'or ou repoussé de
jaspe. — Au-dessous, respirait longuement la mer
immaculée en des remous de flots verts. Profonds,
majestueux, terribles comme la mer, les hommes de
Venise se mouvaient dans Tempire du pouvoir et de la
guerre ; pures comme les piliers d'alabastre, se tenaient
ses mères et ses filles; — des pieds au front, nobles en
tout, passaient ses chevaliers. La lueur sombre bronzée
de Tarmure rouillée par la mer jaillissait, comme une
menace, sous les plis de leurs manteaux couleur de
sang. Impassible, fidèle, patient, implacable, — chaque
mot un arrêt du destin — siégeait son Sénat. Dans
leur espoir et dans leur honneur, bercés par le flux
des vagues autour de leurs îles de sable sacré, chacun
avec son nom écrit et la croix gravée à son côté;
il6 RUSKIN.
gisaient ses morts. C'était un merveilleux morceau du
monde. Ou plutôt c'était un monde. Cela s'étendait le
long de la face des eaux et, le soir, lorsque les capi-
taines de navires l'apercevaient de leurs mâts , on
eût dit seulement une étroite bande de soleil couchant
— mais ineffaçable. S'il n'y avait pas eu la puissance
de cette ville il leur eût semblé qu'ils faisaient ïoile
dans l'étendue du ciel et que ceci était une grande pla-
nète dont le bord oriental s'élargissait à travers l'éther.
Un monde d'ovi tous les soins vulgaires et les mesquines
pensées étaient bannis avec tous les éléments pauvres et
communs de la vie. Pas de souillure, pas de tumulte
dans ces rues clapotantes dont le niveau montait et
descendait sous la lune : ou bien une musique cadencée
de majestueuses modulations ou bien un pénétrant
silence. Aucune muraille faible ne pouvait s'édifier sur
elles, aucune basse chaumière, aucun hangar de paille :
— seulement la solidité du rocher et le délicat sertissage
des pierres les plus précieuses et tout autour, aussi loin
que l'œil pouvait atteindre, encore le doux balancement
des eaux impolluées, orgueilleusement pures : aucune
fleur, mais non plus aucun chardon ne pouvaient
croître dans les plaines brillantes. La puissance éthérée
des Alpes s'évanouissait en une suite de hauteurs, au
delà du rivage torcellien. Les îles bleues des collines
padouénnes y répondant dans l'Ouest doré. Par là-dessus,
des vents déchaînés et des nuages de feu courant où ils
voulaient, une splendeur venant du Nord et des par-
fums du Sud, — et les étoiles du soir et du matin
claires dans la lumière sans limite de la voûte des cieux
et du cercle des mers. Telle fut l'école du Giorgione —
telle f^t la demeure du Titien.
Tout lui apparaît naturellement en relief, en
perspective, en parti pris d'ombre et de lumière.
SES PAROLES. HT
Les problèmes les plus abstraits de Téconomie
sociale se présentent toujours à lui sous des
apparences plastiques et pittoresques. A ses yeux,
il n'est pas de mécanisme économique qu'on ne
puisse ramener à une composition de tableau, ni
de problème international qui ne se résolve en une
scène vivante, jouée par quelques acteurs qu'il crée
lui-même, qu'il peint à l'instant et dresse sur le
théâtre de son imagination. S'il attaque le système
inutile et coûteux de paix armée qui règne entre
les grandes puissances de l'Europe, c'est sous cette
forme vive et colorée :
Mes amis, je ne sais pas ce qui remporte du ridicule
ou du mélancolique dans cette chose-ci. Elle est l'un et
Tautre à un point inénarrable. Supposez qu'au lieu
d'avoir été mandé par vous en ce moment (pour vous
donner des conseils sur la construction de votre Bourse)
je Taie été par un particulier, vivant dans une maison
de la banlieue avec son jardin séparé seulement par un
espalier de la porte de son voisin, et qu'il m'ait appelé
pour me consulter sur l'ameublement de son salon. Je
commence à regarder autour de moi et à trouver que
les murs sont un peu nus; je pense que tel ou tel
papier serait désirable pour les murs, peut-être une
petite fresque ici et là sur le plafond et un rideau ou
deux de damas aux fenêtres. « Ah! dit mon commet-
tant, des rideaux de damas, certainement! Tout cela
est fort beau, mais vous savez, je ne peux me payer de
telles choses, en ce moment! — Pourtant le monde vous
attribue de splendides revenus! — Ah! oui, dit mon
148 RUSKIN.
ami, mais vous savez qu'à présent, je suis obligé de
dépenser presque tout en pièges d'acier 1 — En pièges
d'acier! Et pourquoi? — Comment 1 pour ce quidam, de
l'autre côté du mur, vous savez; nous sommes de très
bons amis, des amis excellents, mais nous sommes obligés
de conserver des traquenards des deux côtés du mur;
nous ne pourrions pas vivre en de bons termes sans
eux et sans nos pièges à fusil. Le pire est que nous
sommes des gars assez ingénieux tous les deux et qu'il
ne se passe pas de jour sans que nous inventions une
nouvelle trappe ou un nouveau canon de fusil, etc.
Nous dépensons environ i5 millions par an chacun
dans nos pièges — en comptant tout, et je ne vois
guère comment nous pourrions faire à moins. » Voilà
une façon de vivre d'un haut comique pour deux par-
ticuliers! mais pour deux nations, cela ne me semble
pas entièrement comique. Bedlam serait comique peut-
être, s'il ne contenait qu'un seul fou, et votre panto-
mime de Noël est comique lorsqu'il y a un seul clown,
mais lorsque le monde entier devient clown et se tatoue
lui-même en rouge avec son propre sang à la place de
vermillon, il y a quelque chose d'autre que comique, je
pense.
Ces derniers mots ne sont pas d'un littérateur
qui développe une idée ; ils seraient d'un fou s'ils
n'étaient d'un peintre. Toujours occupé de sensa-
tions visuelles, Ruskin va du rouge du vermillon
au rouge du sang, sans transition, — parce qu'il
n'y en a guère dans la couleur. Les images, en se
succédant, tirent à elles et déforment son argu-
mentation. « Nous autres, pourrait-il dire enlrans-
SES PAROLES. 119
formant un mot connu, il faut que nous voyions
pour penser! » Qu'est-ce que Téloge d'une vie inté-
rieure? Qu'est-ce que cette réflexion que Thomme
ne profite pas assez de Texpérience des anciens
conducteurs de peuples et de la pensée des grands
philosophes? C'est là, pour la plupart d'entre nous,
une idée pure; avec Ruskin, c'est une image, un
paysage animé de figures :
Il y a un dessin représentant le cimetière de Kirkby
Lonsdale, son ruisseau, sa vallée, ses collines et, au
delà, le ciel enveloppé du matin. Et voici que des éco-
liers, en bande, insoucieux également et de ce pay-
sage et des morts qui l'ont quitté pour d'autres vallées
et d'autres deux, ont fait des piles de leurs petits
livres sur une tombe pour les démolir à coups de cail-
loux. Ainsi nous jouons avec les paroles des morts, qui
pourraient nous instruire et nous les jetons loin de
nous, au gré de notre humeur insouciante et cruelle,
ne songeant guère que ces feuilles qu'éparpille le vent
furent amoncelées non seulement sur une pierre funé-
raire, mais bien sur les scellés d'un caveau enchanté....
Que dis-je? sur la porte d'une grande cité de rois
endormis. Ils s'éveilleraient pour nous si nous savions
seulement les appeler par leurs noms....
Et qu'est-ce que cette vie extérieure, d'ambition
et d'ostentation, de bruit d'éloges et de vanités
ridicules, que nous cherchons môme au prix de
notre repos? C'est encore une image, c'est un
tableau brossé de main de maître, où passent des
120 nUSKlN.
ombres saisissantes à la Ribera, avec le trait iro-
nique d'Holbein et Tépouvante de Schôngauer :
Mes amis , vous rappelez-vous cette vieille coutume
Scythe, lorsque mourait le chef d'une maison? Il était
vêtu de ses plus beaux habits, déposé dans son char et
promené dans les maisons de ses amis. Chacun d'eux le
plaçait au haut bout de la table et tout le monde fes-
toyait en sa présence. Supposez qu'on vous offre en
termes explicites, comme les tristes réalités de Texis-
tence se chargent de vous l'offrir, d'obtenir cet honneur
Scythe graduellement, tandis que vous penseriez elre
encore en vie. Supposez qu'on vous dise : « Vous mour-
rez lentement; votre sang refroidira de jour en jour;
votre chair se pétrifiera; à la fin, votre cœur ne battra
plus que comme un mécanisme de soupapes de fer
rouillées; votre vie s'effacera de vous et s'enfoncera à
travers la terre jusque dans les glaces où souffre Gain ;
mais en revanche, jour par jour, votre corps sera plus
splendidement vêtu et hissé dans des chars de plus eu
plus élevés et portera sur sa poitrine des insignes hono-
rifiques de plus en plus nombreux. Des couronnes sur
la tête, si vous voulez. Les hommes s'inclineront devant
lui, contempleront et applaudiront autour de lui, s'amas-
seront en foule à sa suite, tout le long des rues. On lui
bâtira des palais, on festoiera avec lui au haut bout des
tables, toute la nuit durant : votre âme demeurera dans
ce corps juste assez pour percevoir ce qui se passe et
pour sentir le poids de la robe d'or sur les épaules et le
sillon circulaire de la couronne creusé sur le crâne,
rien de plus. » — Accepteriez-vous cette offre, ainsi
faite verbalement par l'ange de la mort? Le moindre
d'entre vous l'accepterai t-il, dites? Cependant, en pra-
tique et dans la réalité, tout homme l'accepte qui désire
SES PAROLES. 12i
faire son chemin dans la vie, sans savoir ce qu^est la
vie, qui comprend seulement qu'il fera bien d'obtenir
plus de chevaux, plus de valets, plus de fortune, plus
d'honneurs et non davantage d'âme personnelle. Celui-
là seul progresse dans la vie, dont le cœur devient plus
tendre, le sang plus chaud, le cerveau plus actif et dont
l'esprit s'en va entrant dans la vivante Paix.
Tournons quelques pages : la sombre vision
s'évanouit. De la psychologie de Tambitieux nous
avons passé à la psychologie de la femme selon
le cœur de Ruskin , la femme intellectuelle et
modeste à qui toute science doit être donnée « non
pour la transformer en un dictionnaire » , non
« avec le but de savoir, mais avec celui de sentir
et de juger », et voici que cette pénétrante analyse
de l'éducation féminine s'achève, elle aussi, par
un portrait tout plein de jeux d'ombre et de lumière,
tel qu'en imaginent les Diaz :
Partout où va une vraie épouse, le home se transporte
avec elle. Peu importe que, sur sa tête, il n'y ait que
des étoiles et à ses pieds, pour tout foyer, dans le gazon
refroidi de la nuit, que le ver luisant. Le home est par-
tout oii elle est, et si c'est une noble femme, il s'étend
au loin autour d'elle, mieux que s'il était plafonné de
cèdre ou peint de vermillon, répandant sa calme lumière
5ur ceux qui, autrement, seraient sans foyer. — Voilà
donc, n'est-ce pas? la vraie place et le vrai pouvoir de
la femme, mais ne voyez-vous pas que, pour les remplir,
elle doit être, autant qu'on peut dire cela d'une créature
i22 RUSKIN.
humaine^ incapable d'erreur. Aussi loin quelle gou-
verne, tout doit aller droit, ou bien rien ne va. Elle doit
être bonne, constamment, incorruptiblement; sage,
instinctivement, infailliblement, sage , non pour son
propre développement, mais pour sa propre renonciation,
sage, non pour s'élever au-dessus de son mari, mais
pour ne jamais faillir à son côté ; sage, non avec l'étroi-
tesse d'un orgueil insolent et dénué d'amour, mais avec
la douceur passionnée d'une serviabilité modeste, infini-
ment multiforme, parce qu'infiniment applicable, — la
vraie mobilité de la femme. — Dans ce grand sens,
la donna è mobile non « comme la plume au vent », ni
même « variable comme l'ombre faite par le léger tremble
frissonnant », mais variable comme la lumière, infini-
ment diverse dans sa belle et sereine répartition, —
la lumière qui prend la couleur de tout objet qu'elle
touche, mais afin de la faire briller.
C'est toujours d'un œil de peintre que l'écrivain
scrute les dogmes et déchiffre les chartriers. Pour
lui, l'histoire est une place publique, perspectivée
par Canaletto, où vont et viennent des person-
nages splendidement ou misérablement vêtus, à la
Guardi ou à la Tiepolo, portant des bannières qu'il
décrit avec joie, composant des blasons qu'il ana-
lyse avec soin, frappant des monnaies qu'il fait
miroiter devant vos yeux comme le Pierre de
Médicis des U/pzi , d'un geste prompt et subtil.
Un trèfle gravé sous les pieds du saint Jean
dans un florin frappé au val de Serchio lui repré-
sente toute une victoire des Florentins sur les
SES PAROLES. 123
Pisans, et il suit la marche du parti populaire de
Florence à la progression d'une couleur sur les
armoiries de la ville , comme on suit celle des
heures à quelque ombre montante sur un mur.
S'il parle des laves et des roches siliceuses, des
poudingues et des calcaires, des ten'ains stratifiés
du Cumberland et de la marche des glaciers de
Suisse, c'est encore en peintre qui considère la
science comme un paysage dont les lignes changent
peu à peu sous la poussée des éléments, aux glis-
sements et aux renouveaux perpétuels, dont les lois
s'expriment par des figures dans les nuages et par
des figures dans les fleurs. Les religions lui appa-
raîtront de même comme des fresques de Primitifs
où les vertus théologales s'imposent par de jolis
gestes, où les dogmes se mesurent à la pureté des
couleurs. Le cycle entier des idées et des choses
est ainsi parcouru, le pinceau à la main. L'auteur
pense en images — ce que justement ne font pas
certains grands peintres de son pays; — et par
là, plus que par ses dessins et ses aquarelles, il se
trouve être réellement un pHtore et l'un des plus
pittoresques du Royaume-Uni. Cela est si vrai que,
dans les mots mêmes dont il se sert pour traduire
ses images, il ne trouve jamais qu'il y ait assez de
couleur. Il n'est point satisfait de l'idée générale,
amorphe, décolorée par un long usage, qu'ils
124 RUSKIN.
offrent à Tesprit. Comme un peintre qui presse ses
tubes pour leur faire rendre un peu plus de cobalt
ou de vermillon, il secoue les vocables jusqu'à en
faire sortir Timage primitive qui leur a donné nais-
sance, afin d'évoquer quelque chose de plus aux
yeux :
' Le pays qu'arrosent le Pô et TAdige, Paese che Adite e
Po riga, selon l'expression de Dante, est la Lombardie,
et eût été assez désigné par le nom de sa rivière princi-
pale, mais Dante a une raison spéciale pour nommer
TAdige. C'est toujours par la vallée de TAdige que la
puissance des Césars allemands descend en Italie et ce
pont fortifié que sans doute beaucoup d'entre vous se
rappellent, jeté sur l'Adige, à Vérone, fut bâti de telle
sorte que les cavaliers allemands pussent, de tout temps,
trouver un sûr accès dans la cité. Cette cité fut leur
première forteresse en Italie, où aidés par la grande
famille des Montecchi, Montacutes, Montaigus ou Mon-
tagues, seigneurs tirant leurs noms des pics des mon-
tagnes, en lutte avec la famille des Cappellatti, — gens
à chapeau écarlate. Et cet accident de nomenclature,
joint à la connaissance qui vous est familière des luttes
réelles des monts aigus avec les bonnets plats ou petascs
des nuages (qui donnent localement au mont Pilate son
nom Pilealus) peut, sur plus d'un point, illustrer pour
vous cette lutte de l'Empereur Frédéric II avec Inno-
cent IV qui, dans le bien comme dans le mal, repré-
sente, à toutes les époques, la guerre de l'autorité solide,
rationnelle et temporelle du roi avec l'autorité plus ou
moins fantomale, encapuchonnée, imaginative et nua-
geuse du pape et de l'Église.
SES PAROLES. 125
En vain, pour excuser cette manie d'étymologie
qui à tout instant l'égaré en des digressions, dit-il
que « la subtilité philologique, c'est la subtilité
philosophique » : le but qu'il poursuit est bien
moins la précision philosophique que Téclat du
ton.
Mais ce ne sont ici qu'images pour les yeux do
l'esprit : Ruskin entend frapper l'œil physique de
son lecteur. Pour cela, il multiplie les exemples
graphiques dans ses volumes. Partout où il peut
donner l'exemple plastique à la place de l'exemple
littéraire, il le fait. Aucune page de littérature ne
vaudrait, pour montrer les différentes façons dont
Ghirlandajo et Claude Lorrain comprennent le
même paysage, la juxtaposition des deux gravures
que donne Ruskin au volume IV de ses Modem
paintei^s : nulle poésie, si suggestive fût-elle, ne
nous mesurerait la dislance qu'il y a entre le
bœuf de Tart indien, conventionnel et froid, et Iç
bœuf vivant d'une médaille grecque, comme les
deux gravures réunies sur la page 226 d'Aratra
Pentelici, Et enfin, bien que ceci soit plutôt un jeu
qu'une démonstration, quand Ruskin nous montre
sur la même page une exquise reproduction du
Dieu humain, tel qu'on le comprenait jadis : de
l'Apollon de Syracuse, en face d'un portrait de
l'homme civilisé, un Londonien ^d'affaires, coiffé
426 RUSKIN.
du tuyau de poêle, le nez chaussé de lunettes, les
favoris embroussaillés, nous avons en peu de temps
une sensation plus vive que celle qu'aucun anthro-
pologue, en un long rapport à quelque académie,
ne pourrait nous en donner.
L'image est jusque dans la typographie de ses
livres où se sent à tout instant le désir de séduire
ou de frapper les yeux. Les paragraphes sont habi-
lement coupés; les interlignages laborieusement
étudiés, les italiques et les lettres capitales multi-
pliées, des mots en vieux français ou en grec s'in-
sinuent délicieusement dans la monotonie des
paragraphes anglais. Bien plus, si Tauteur veut
montrer que le xix° siècle a manqué au devoir
social, il ne se contente pas d'imprimer au vif un
passage du Daily Telegraph contant un cruel drame
de la misère, arrivé dans le quartier de Spilalfîelds :
les mots peignent assez d'eux-mêmes , mais le
peintre, qui est en Ruskin, veut plus de couleur
encore : il les imprime en lettres rouges, sous pré-
texte que « les faits eux-mêmes seront écrits en
cette couleur, dans un livre dont chacun de nous,
lettré ou illettré, aura à lire une page, un jour ou
l'autre », — et, en attendant cette redoutable lec-
ture, il y a, dans le volume de Sésame, trois pages
aveuglantes et sanglantes que nul n'oublie, une
fois qu'il les a lues, — surtout, si ce fut le soir.
SES PAROLES. 127
SOUS la lampe, à cause de la fatigue qu'elles lui ont
procurée.
La minutie de Ruskin sévit ici dans son inten-
sité. Elle est un charme lorsqu'elle succède à des
généralités. L'étymologie repose de la vague élo-
quence et la couleur d'un mot amuse à regarder
après les vastes teintes jetées sur les fresques de
rhistoire. L'image varie sans cesse de dimensions.
Du regard d'ensemble jeté sur la campagne de
Rome, nous avons passé à l'examen attentif d'un
détail, d'un individu, d'une heure, d'une herbe,
d'une syllabe. Notre vue s'est-elle maintenant
fatiguée à déchiffrer des grimoires, les lettres d'un
missel : il la reporte sur des plaines au loin éten-
dues sous le soleil, Y Espace de Chintreuil après le
Buisson de Ruysdaël. Se lasse-t-elle encore d'errer
sur des espaces dont elle ne perçoit rien de précis
qu'elle puisse analyser, ni de distinct dont elle
puisse faire le tour; il la ramène au scarabée
qui court sous nos pieds. Slingelandt après Tur-
ner. Le panorama repose du microscope et le
microscope du panorama. Aux relais de la route
il semble que vous preniez avec vous tantôt
un entomologiste et tantôt un cosmographe. Mais
entomologiste, cosmographe ou poète, votre com-
pagnon s'exprime toujours en peintre. Et comme
peintre il n'invente point ni ne façonne à sa fan-
428 RUSKIN.
taisie des tableaux faits d'éléments épars. Quand
il décrit un paysage, ce n'est pas un paysage quel.-
conque, c'est celui qu'il a vu à tel endroit, en
telle saison, à telle heure, par tel effet, comme
M. Claude Moùet peignant ses Meules et comme
Âchard devant un paysage, il n'ajoutera pas un
brin d'herbe qu'il ne Tait vu et n'ait été en extase
devant lui. Il précise : c'est « une heure passée au
coucher du soleil parmi les masses brisées de forêts
de pins qui bordent le cours de l'Ain, au-dessus du
village de Champagnole dans le Jura ».
C'était le printemps aussi, et toutes les fleurs se répan-
daient en grappes serrées comme par amour; il y avait
de la place assez pour toutes, mais elles écrasaient leurs
feuilles, selon toutes sortes de formes étranges, unique-
ment afin d'être plus près les unes des autres. Il y avait
là Tanémone des bois, étoile par étoile, s'achevant à
tout moment en nébuleuses, et il y avait les oxalis,
troupes par troupes, comme les processions virginales
du mois de Marie. Les sombres fentes verticales du cal-
caire étaient bouchées par ces fleurs comme par une
neige épaisse et bordée de lierre, sur ses arêtes, — d'un
lierre léger et adorable comme de la vigne; et de temps
en temps un jaillissement bleu de violettes et aux
endroits ensoleillés, les clochettes des primevères, et
sur le terrain le plus découvert, la vesce, la consoude et
le bois gentil et les petits bourgeons de saphir de la
Polygala Alpina, et la fraise sauvage, juste une fleur ou
deux, tout cela noyé dans le velouté doré d'une mousse
épaisse, chaude et couleur d'ambre. J'arrivai à ce
moment sur le bord du ravin; le murmure solennel de
SES PAÎIOLES. ^29
ses eaux monta soudainement d'au-dessous de moi,
mêlé au chant des grives dans les branches des pins, et
sur le côté opposé de la vallée, fermée tout le long
comme par un mur de gris rochers de calcaire, il y
avait un faucon, qui s'envolait lentement de leurs som-
mets, les touchant presque de ses ailes, et avec les ombres
projetées d'en haut par les pins, vacillant sur son plu»
mage ; mais avec une profondeur de cent brasses sous
sa poitrine et les courants ondoyants de la verte rivière
glissant et brillant vertigineusement au-dessous de lui,
les globes d'écume de l'eau courant dans le même sens
que le vol de Toiseau....
Ceci est vu. Rien n'est laborieusement mis en
images. Tout est ressenti sous une forme imagée.
Ce n'est pas un littérateur qui peint : c'est un
peintre qui écrit. Ce n'est pas un calligraphe qui
s'essaie à mettre des images, çà et là, dans le
livre d'heures qu'il a copié : c'est un enlumineur
qui, après avoir longtemps écrasé ses pinceaux sur
les vélins, saisit la plume, tâche de s'expliquer et
il semble bien qu'il lui est resté au bout des doigts
de l'or ou de l'outremer qu'il a si longtemps
maniés. Il en faut d'ailleurs, et la tâche est diffi-
cile, car voici qu'il va maintenant entreprendre
de peindre rair. Mais à son secours viennent
toutes les idées qu'il a su démêler sous les appa-
rences sensibles des tableaux de la nature et des
maîtres, et, idées et images, cette fois réunies, les
unes engendrant les autres, celles-ci reposant de
9
130 RUSKIN.
celles-là, se fondent si bien qu'on ne sait plus si
ceci est une aquarelle, un chapitre d'histoire natu-
relle ou de la poésie lyrique :
L'abîme de Tair qui enveloppe la terre, entre en
union avec la terre à sa surface et avec ses eaux, de .
telle sorte qu'il semble la cause de leur ascension dans
les choses vivantes. D'abord, l'air les échauffe et aussi
les ombrage, en maintenant la chaleur des rayons so-
laires dans son propre corps, mais en atténuant leur
puissance avec ses nuages. 11 chauffe et rafraîchit à la
fois, avec ses échanges de zéphyrs et de gelées, de telle
façon que les blanches guirlandes des champs du paysan
suisse sont fondues par le rayonnement des rochers de
Libye.
Il donne à la mer sa propre force ; forme et remplit
chaque cellule de son écume, soutient les précipices et
dessine les vallées de ses vagues, leur donne l'éclat
alors qu'elles se meuvent sous la nuit et le feu blan-
châtre à leurs plaines sous le soleil qui se lève ; il porte
leurs voix le long des rochers, porte au-dessus d'elle
une écume d'oiseaux, dessine par elle les fossettes des
sables qu'aucun pied n'a touchés.
Il en retire une partie dans le creux de sa main, teint
avec cela les collines d'un bleu sombre et leurs glaciers
d'un rose mourant, incruste de saphir, avec cela, le
dôme dans lequel il a un nuage à placer; forme de
cela les troupeaux célestes, les divise, les dénombre, les
caresse, les porte dans son sein, les appelle à leurs
voyages, veille sur leur repos, nourrit d'eux les ruis-
seaux qui ne tarissent point et les rosées qui sont
intermittentes.
Il brode et tisse leur toison en une tapisserie fantas-
tique, la déchire et la recommencé, et voltige et flam-
SES PAROLES. 131
ho'.Q, et chuchote parmi les fils d'or, la faisant frémir
avec un plectre d'un feu étrange qui les traverse e les
rctraverse et est contenu en elles comme la vie.
Il pénètre dans la surface de la terre, la subjugue,
tombe avec elle en une poussière féconde dont la chair
peut être pétrie; il s'unit dans la rosée à la substance
du diamant et devient la feuille verte qui sort du terrain
sec ; il entre dans les formes séparées de la terre qu'il
a tempérée, commande au flux et au reflux du courant
de leur vie, remplit leurs membres de sa propre légè-
reté, mesure leur existence par son impulsion inté-
rieure, moule sur leurs lèvres les mots par lesquels une
âme peut se faire connaître d'une autre âme, est pour
elles l'entendement de l'oreille et le battement du
cœur et, les quittant, les laisse à la paix qui n'entend,
ni ne se meut jamais plus....
Quelque chose pourtant manquerait encore si
Ruskin tenait tout entier dans cet amas confus
d'idées et d'images, et si, une fois l'intelligence
rassasiée et l'imagination débordante, il nous lais-
sait là ou bien réordonnait éternellement cette
même fête pour l'imagination et ce même repas
pour l'intelligence . D'autres aussi ont su faire suc-
céder, dans leur critique, les aspects sensibles aux
aspects abstraits et reposer de ceux-ci par ceux-là.
D'autres ont peint en pensant et ont pensé en
peignant, ont nourri leur poésie du sens caché de
la nature et paré la science des charmes visibles
de sa beauté. Mais il arrive un moment où ce
dilettantisme habile, après avoir récréé par sa
132 RUSKIN.
diversité, fatigue par sa sécheresse. Des couleurs
qui passent, des idées qui se jouent, des points de
vue qu'on découvre, — toujours le môme paysage
aperçu de différents sommets, — et des faits qu'on
relate et des peuples qu'on analyse, forment un
spectacle où tout notre être ne vibre pas. Plaisirs
de l'imagination, plaisirs de l'intelligence, à ce qui
vit ne sauraient suffire. Et l'on cherche, d'instinct,
s'il n'y a pas quelque chose encore qui relie, qui
entraîne, qui vivifie ces notions et ces images, qui
ne séduise pas seulement en nous ce qui est philo-
sophe et ce qui est artiste, mais qui aille, au delà,
conquérir la foule qui n'est ni l'un ni l'autre,
quelque chose qui puisse plus longuement et plus
profondément encore toucher l'âme humaine, et la
rattacher de plus près à la religion de la beauté....
CHAPITRE III
La passion.
Il y a Famour. Tous les critiques d'art ont décrit,
beaucoup ont philosophé, peu ont aimé. Trop sou-
vent on en a vu discuter l'authenticité d'un tableau
comme on ferait un droit d'hypothèque et montrer
en face de la beauté une âme tranquille de commis-
saire-priseur. Or, le lecteur se fatigue à voir sans
comprendre, il se fatigue à comprendre sans voir,
mais il se fatigue aussi à voir et à comprendre sans
aimer. Avec Ruskin on comprend, on voit et l'on
aime, j'entends qu'on se passionne pour ou contre
l'époque, le peuple, le talent de l'artiste, et qu'en
apercevant les fibres vivantes, saignantes qui relient
les statues ou les êtres peints à notre vie, à ses joies
et à ses souffrances, à son mal et à son bien moral,
on prend violemment parti. Le dilettantisme, la
curiosité désintéressée des esthètes n'est pas son
fait et il la flétrit. De cette passion, il tire son origi-
nalité. Vous trouverez chez Lessing des raisonne-
134 RUSKIN.
ments du môme ordre et mieux liés, et chez Michelet
des images semblables et mieux suivies. Stendhal
a la psychologie, Topffer Thumour, Fromentin la
technique, Winckelmann la dialectique. Th. Gau-
tier la couleur, Reynolds la pédagogie, Taine la
généralisation, Charles Blanc le répertoire : Ruskin
a lamour. D'un bout à Tautre, ses livres sont tra-
versés par un souffle d'enthousiasme ou de colère :
les raisonnements que nous avons dits y circulent,
mais comme moyens de propagande; les images
que nous avons vues y apparaissent, mais comme
pièces à conviction. Si les unes et les- autres sont
chaotiques, c'est que la main du défenseur a tremblé
d'émotion en bs faisant passer sous les yeux des
juges, les lecteurs. Pris séparément, ces morceaux
ne l'emportent pas sur tant d'autres de nos écri-
vains, mais assemblés et mis en mouvement par la
passion du lutteur, ils emportent tout avec eux.
L'amour est le cinématographe qui leur redonne
la vie.
C'est lui aussi qui, pénétrant tous les détails
d'une tendresse quasi virgilienne, efl'ace les rides
de l'érudit et corrige les poses du virtuose. Pour-
quoi ces trente pages sur les nuages, sur leur équi-
libre et leurs projections d'ombres, et sur leurs
formes géométriques et leurs flocons et leurs cha-
riots? Parce qu'il faut montrer que Turner, qu'on
SES PAROLES. 135
bafoue et qu'on raille, « se tient seul, en ce point,
plus qu'en aucun autre, dans Tart d'observer la
nature ». Pourquoi ces seize pages sur Tembranche-
ment des arbres? Parce qu'il faut venger des inter-
prétations de Claude Lorrain, la beauté sans égale
des branches que les ramifications du peintre clas-
sique expriment comme un portemanteau exprime-
rait les épaules humaines, « et s'il peut être allégué
qu'une telle œuvre est néanmoins suffisante pour
donner une« idée» d'un arbre, on répondra qu'elle
n'a jamais donné ni ne donnera jamais l'idée d'un
arbre à quiconque aime les arbres/ » La description
ainsi comprise n'a plus rien d'artificiel ni de décla-
matoire. Ce n'est plus un jeu de l'esprit : il serait
souvent plus vrai de dire que c'est une peine du
cœur. Lisez plutôt la préface de la Beine de l'air,
écrite à Vevey, devant la fumée des fabriques et
des bateaux à vapeur :
Ce premier jour de mai 1869, je me retrouve écrivant
là où mon œuvre fut commencée il y a trente-cinq ans,
en vue des neiges des Alpes supérieures. Dans cette
moitié de ce qui est la durée de vie permise à Thomnie,
j'ai vu d'étranges calamités fondre sur tous les specta-
cles que j'ai le mieux aimés et tâché de faire aimer
aux autres. La lumière qui, jadis, réchauffait ces pâles
sommets de ses roses à l'aurore et de sa pourpre au
couchant est maintenant affaiblie et obscurcie ; l'air qui,
jadis, enduisait d'azur les crevasses de leurs rochers
'dorés est maintenant souillé par les lourds volutes
136 RUSKIN.
de fumée vomie par du feu pire que celui des volcans;
les ondulations mêmes de leurs glaciers diminuent
et leurs neiges s'évanouissent, comme si Tenfer avait
soufflé dessus; les eaux qui, jadis, s'enfonçaient à leur
pied en un repos de cristal sont maintenant ternies
et souillées de nappe en nappe et de rive en rive.
Ce que je dis là n'est point dit au hasard — c'est
rigoureusement — horriblement vrai! Je sais ce
qu'étaient les lacs de Suisse ; aucune vasque de fontaine
alpine à sa source n'était plus limpide. Ce matin, sur
le lac de Genève, à un demi-mille du bord, je pouvais
à peine voir le plat de ma rame, à deux mètres de pro-
fondeur.
La lumière, l'air, les eaux, sont tous souillés! Qu'est-
il advenu de la terre elle-même? Prenez ce seul fait
pour exemple de l'honneur rendu par le Suisse
moderne à la terre du pays oii il est né. Autrefois il y
avait un petit rocher au bout de l'avenue, près le port
de Neuchâtel; c'était là le dernier marbre du pied du
Jura, descendant dans l'eau bleue, et (à ce moment de
l'année) couvert de brillantes toufTes roses de sapo-
naires. Je suis allé, il y a trois jours, cueillir une fleur
à cette place. L'excellent rocher naturel et ses fleurs
étaient couverts par la poussière et les détritus de la
ville; mais, au milieu de l'avenue, était une rocaille
artificielle, nouvellement construite, avec une fontaine
obligée à jaillir en un filet d'eau, et une inscription sur
une de ses pierres rapportées :
Aux botanistes
Le club jurassique.
Ah! maîtres de la science moderne, rendez-moi mon
Athéné, faites-la sortir de vos fioles et enfermez-y sous
scellés, s'il se peut, une fois encore Asmodée! Vous
avez divisé les éléments et vous les avez unis; vous les
SES PAROLES. 137
avez domestiqués sur la terre et vous les avez discernés
dans les étoiles. Enseignez-nous maintenant, seulement
ceci, qui est tout ce que Thomme a besoin de savoir, —
que Tair lui a été donné pour sa vie, et la pluie pour
sa soif et pour son baptême et le feu pour sa chu*eur et
le soleil pour sa vue, et la terre pour sa nourriture, —
et pour son repos.
Ne vous étonnez point de ce cri de détresse, à
propos d'une fumée qui passe, ni de ces pleurs sur
une touffe de saponaire qui a manqué au rendez-
vous du printemps. C'est toute la virtuosité de
Ruskin, que cette passion. 11 n'a décrit que parce
qu'il aime. Sa tendresàe s'étend sur toutes les
choses dont jouissent les yeux : les cristaux dont
il a célébré les vertus, les caprices, les querelles,
les chagrins et le sommeil ; les montagnes qu'il
appelle les muscles et les tendons du corps terrestre
gonflés d'une énergie furieuse et convulsive ; les
plaines et les collines basses qui sont le repos ou
le mouvement sans effort de ce corps, quand ses
muscles reposent ou dorment ; et les neiges et les
glaciers dont il a chanté les voyages, et les pierres
dont il a dit la vie, « l'iris de la terre », « les
vagues vivantes », la hruma artifex et le « schisme
des monts ». Elle s'étend sur toutes les plantes,
sur celles qui vivent en campements à même le
terrain, comme les lys, ou à même la surface des
rochers ou les troncs des autres plantes comme
138 RUSKIN.
les lichens et les mousses, et qui demeurent là
quelques-unes un an, d'autres plusieurs années,
d'autres des myriades d'années, mais qui, quand
elles {)érissent, passent comme passe l'Arabe avec
sa tente, « pauvres nomades de la vie végétale qui
ne laissent pas de souvenirs (Telles-mêmes », et aussi
sur les plantes qui bâtissent, édifient sur la terre
et plongent bien loin des racines, — les plantes
architecturales. Dans ces plantes, sa tendresse
s'étend sur les boutons, et la tige qui porte les
boutons perdant de son diamètre à chacun d'eux,
semblable à la flèche de Dijon ou à là fontaine
entourellée d'Ulm ou aux colonnes de Vérone, et
à la feuille dont il dit : « Si vous pouvez peindre
une feuille, vous pouvez peindre le monde ! » et au
tronc des arbres, qu'il appelle « un messager vers
les racines », et aux racines elles-mêmes qui « ont
au cœur avec les boutons un même désir, qui est
pour les uns de croître aussi droit que possible
vers le ciel brillant, pour les autres d'aller aussi
profondément que possible dans la terre obscure »,
et il a des larmes encore pour ceux de ces boutons
qui n'ont pas éclos, sacrifiés à la beauté de l'en-
semble, par une inflexible loi. Et cette tendresse
qui s'exhale avec la douce voix de Virgile, après
avoir passé sûr le front des forêts qui ondulent
au vent, descend jusque sur les feuilles sans mou-
SES PAROLES. 139
vement, les petites recluses, les touche avec Fonc-
tueux pinceau de Corot et, les touchant, leur infuse
cette vie que tout ce qui aime prête à tout ce qui
est aimé :
Nous avons trouvé de la beauté dans l'arbre qui
porte un fruit et dans l'herbe qui porte une graine. Que
dire de l'herbe sans graine, de ce lichen de rocher,
sans fruit, sans fleur? Que dire du lichen et des
mousses? Quoique celles-ci soient, dans leur luxu-
riance, touffues et riches comme de l'herbe, elles
restent cependant, pour la plus grande part, les plus
humbles des choses vertes qui vivent. Humbles créa-
tures! premiers dons miséricordieux de la terre, voilant
de leur silencieuse mollesse la nudité de ses rocs
monotones! Créatures pleines de pitié jetant sur la dis-
grâce des ruines un étrange et tendre ennoblissement,
— posant leurs doigts tranquilles sur les vieilles pierres
branlantes pour leur enseigner le repos! Je ne sais pas
de mots qui puissent dire ce que sont ces mousses. Je
n'en sais pas d'assez délicats, d'assez parfaits, d'assez
riches. Comment dire les rondeurs vertes, touffues,
éclatantes, les étoiles aux floraisons de rubis, à la bro-
derie si fine qu'on dirait que les Esprits des Rochers
peuvent filer le porphyre comme nous faisons le verre ;
les réseaux d'argent, entremêlés et les dentelles
d'ambre, lustrées, arborescentes, qui brunissent à tra-
vers chaque fibre, en une broderie de soie changeante,
splendide et capricieuse — et cependant demeurant
calmes et recueillies, et façonnées uniquement pour les
plus douces et les plus simples œuvres de miséricorde.
On ne les cueillera pas, elles, comme les fleurs pour
des guirlandes et des gages d'amour, mais l'oiseau sau-
vage en fera son nid et l'enfant fatigué son oreiller.
140 RUSKIN. ,
Et' de même qu'elles furent le premier don miséri-
cordieux de la terre, elles en sont le dernier. Lorsque
tous les autres services des plantes et des arbres nous
sont devenus inutiles, les mousses délicates et le gris
lichen commencent leur veille funèbre autour de la
pierre tombale. Les bois, les fleurs, les herbes qui
portent des présents ont rempli leur office pour un
temps, mais celles-ci remplissent le leur pour toujours.
Des arbres pour le chantier du constructeur, des fleurs
pour la chambre de la mariée, du blé pour les greniers,
de la mousse pour la tombe.
La note humaine donnée par ce dernier trait, en
faisant réapparaître parmi les joies de la nature
qui s'épanouit et qui oublie le souvenir de l'homme
qui soufîreet qui se souvient, entraîne encore ceux
des lecteurs que la pure sympathie pour les
beautés des plantes n'eût point assez sollicités.
Car, avec Ruskin, la pitié pour les êtres manque
rarement de venir troubler l'admiration pour les
choses. Les fleurs ne lui cachent pas les hommes,
— comme les roses d'Héliogabale. Les œuvres,
même les œuvres d'art, ne lui cachent pas les
ouvriers. Dans le fond d'un musée, en face des
délicats ou grandioses artifices que les siècles passés
entassèrent pour notre plaisir, il pense au siècle
présent, etlorsque l'injustice triomphe et que monte
l'étiage des misères, il se détourne des images et
pousse contre les réalités un cri de colère qui va
saisir ceux que les cris d'extase n'ont pas touchés.
SES PAROLES. Ul
Un jour qu'il évoque devant ses élèves d*Oxford
deux des plus grandes pages d'art du monde entier :
le Jugement dernier de Michel-Ange, au fond de la
Sixtine, avec sa dégringolade de damnés, et le
Paradis du Tintoret obstruant de bienheureux tout
le fond de la grande salle du palais des Doges,
montant au plafond, descendant sur les plinthes,
débordant les portes, et au moment où il termine
sa minutieuse comparaison entre les deux chefs-
d'œuvre en déplorant que ce Paradis soit voué à la
destruction, par le mauvais entretien de la salle,
tout à coup il s'arrête, en songeant à d'autres
malheurs.... C'est Paris qui vient d'être assiégé,
Paris en proie à la famine et aux flammes, et il se
demande si Ton peut réclamer justice pour les
œuvres d'art quand il n'y a plus pitié pour les
hommes.... Et la calme dissertation, faite de chro-
nologie et de dialectique, s'achève aux applaudis-
sements de la foule, par une violente protestation
où tout l'auditoire a frémi, parce que tout l'homme
a vibré :
Les temps sont peut-être venus où nous allons
apprendre à ne plus regarder les rêves des peintres
pour avoir une idée du Jugement ou du Paradis. La
colère du ciel ne sera plus longtemps, je pense, raillée
pour notre amusement, ni son amour méprisé par notre
orgueil. Croyez-moi, tous les Arts et tous les trésors
des hommes leur sont conservés seulement s'ils ont
142 RUSlilN.
d^abord choisi, dans leur cœur, non la colère de Dieu,
mais sa bénédiction. Notre terre est maintenant
encombrée de ruines, notre ciel est voilé par la mort.
Ne pouvons-nous pas nous juger sagement nous-mêmes,
en quelques points, dès à présent, au lieu de nous
amuser avec la peinture de jugements à venir?
Quelques mois plus tard, ce sont les fusillades
de Satory qui interrompent son rêve et retentis-
sent jusque dans ses descriptions. C'est bien le
cœur qui enfle ses paroles, selon le vieil adage lit-
téraire; c'est bien lui qui, devant une banale image
de journal illustré, fait éclater l'esthéticien en apo-
strophes déchaînées, confuses, extravagantes, mais
si humaines — et si rares parmi les paroles des cri-
tiques d'art ou des collectionneurs de bibelots!
Quelqu'un de vous, mes amis, est-il tombé, l'autre
jour, sur le 83® numéro du Graphie, avec une image
du concert de la Reine? Toutes les belles dames assises
si coquettement et si douces à voir remplissant tous les
devoirs de la femme, qui sont de porter gracieusement
de beaux atours; la jolie chanteuse, à la gorge blanche,
gazouillant Home, sweet home! d'une façon si morale et
si mélodieuse. Voilà quel devait être encore notre idéal
de la vie vertueuse, pensait le Graphie! Sûrement nous
sommes en sûreté de conscience avec nos vertus en
pantoufles de satin et en voile de dentelles, — et notre
royaume des cieux est revenu, avec des couronnes de
diamants des plus éblouissantes. Chérubin et Séraphin
en toilettes parisiennes (bleu de ciel, vert d'olivier de
Noë, mauve de colombe fusillée) dansant à l'orchestre
de Cook et Tunney, et l'enfer des pauvres gens sera
SES PAROLES. 143
dîdactiquement représenté, \en pendant, par la méchan-
ceté suivant sa route vers son misérable home. Ouvrier
et pétroleuse, faits enfin prisonniers, jetant un regard
effaré en cheminant vers la mort....
Hélas! de ces races divisées, dont Tune devait ensei-
gner et guider Tautre, laquelle a péché le plus? Ceux
qui n'enseignèrent pas ou ceux qui ne furent pas
enseignés? Lesquels furent les plus coupables? Ceux
qui meurent maintenant, ou ceux qui oublient?
Ouvrier et pétroleuse : ils ont passé leur chemin, —
vers la mort. Mais pour eux, la Vierge de France
déploiera encore son oriflamme sur leur tombe et
posera ses lys blancs sur leur poussière souillée. Oui,
et pour eux, le grand Charles éveillera son Roland et
lui ordonnera de placer son fantomal oliphant ù sa
bouche et de souffler un air de guerre, — et la Pucelle
armée répondra avec une note des bois de Domremy, —
oui et pour eux le Louis qu'ils ont raillé fera comme
son Maître : il lèvera ses mains saintes et implorera la
paix de Dieu !
Close ainsi, Fanalyse d'une œuvre d art n'a pas
desséché le cœur; l'étude des impressions res-
senties, la culture du « moi » n'a fait que le rendre
plus bienfaisant aux plaintes humaines, de même
qu'on ne cultive l'arbre que pour qu'il répande
autour de lui plus de fruit. Comme cette analyse
de la nature, comme cette analyse de l'art, celle
de l'esprit humain se réchauffe chez Ruskin d'un
rayon de tendresse. Cette tendresse est la même
en face de l'âme d'un jeune soldat, lorsque c'est
elle qu'il examine, dans sa conférence à Woolwich,
i44 RUSKIN.
qu'elle était en face des mousses de la forêt ou du
Paradis du Tintoret :
Être héroïques dans le danger, s'écrie-t-il, en s'adres-
sant aux femmes des officiers anglais, est peu de
chose : vous êtes des Anglaises. Être héroïques dans
les revers et les changements de la fortune est peu :
n'êtes-vous pas des amantes? Être patientes dans le
grand vide et le silence de la perte des êtres aimés est
peu : n'aimez-vous pas encore dans le ciel? Mais être
héroïques dans le bonheur ; vous tenir avec gravité et
avec droiture dans l'éblouissement du soleil matinal;
ne pas oublier le Dieu auquel vous vous confiez dans le
moment où il vous donne le plus; ne pas manquera
ceux qui se confient à vous dans le moment où ils sem-
blent avoir le moins besoin de vous, telle est Ténergie
difficile. Ce n'est pas dans la langueur de Tabsence, ni
dans le péril de la bataille, ni dans la consomption de
la maladie que votre prière doit être la plus passionnée
ou votre vigilance la plus tendre. Priez, mères et
femmes, pour vos jeunes soldats, dans le moment où
leur orgueil est en fleur; priez pour eux lorsque les
seuls dangers autour d'eux sont dans leurs propres
volontés obstinées; veillez et priez lorsqu'ils ont à faire
face non à la mort, mais à la tentation!
C'est l'amour qui, ayant voilé ce que l'analyse a
de trop minutieux, apaise ce que l'ironie du maître
a de trop paradoxal. Car le mouvement imprimé à
toutes ses pensées vient de l'humour aussi souvent
que de l'amour. Il déconcerte par son persiflage
comme il soulève par ses coups de lyrisme: Il dis-
SES PAROLES. 145
perse et il ramasse, il choque et il séduite On ne
s'endort pas avec lui, comme avec les poètes, au
bercement rythmé d'un chant toujours tendre et
noble; il vous réveille, en plein lyrisme, par un
violent paradoxe, débité sur un ton familier, quoique
encore légèrement oratoire, et qu'il qualifie lui-
même de trop « antithétique » :
Le seul élément absolument et incomparablement
héroïque dans la carrière du soldat me semble être
qu'il est peu payé pour la remplir , — et qu'il l'est
régulièrement, tandis que vous, commerçants et clioft'
geurs, vous aimez à être payés très cher pour faire vos
affaires — et à Taventure. Je ne puis jamais comprendre
comment il se fait qu'un chevalier errant n'attend pas
de paiement pour ses peines et qu'un colporteur errant
en attend toujours, que les gens sont prêts à recevoir
des coups pour rien, mais jamais à vendre des rubans
bon marché, qu'ils sont disposés à aller en des croi-
sades ferventes pour recouvrer la tombe d'un Dieu
enterré, mais jamais en des voyages quelconques pour
exécuter les ordres d'un Dieu vivant, — qu'ils iront
n'importe où, pieds nus, pour prêcher leur foi, mais
doivent être fort bien rémunérés pour la pratiquer, et
sont parfaitement prêts à donner l'Évangile gratis, mai?
jamais les pains et les poissons.
Assez! criez-vous.... Mais l'auteur s'est lassé plus
vite que voyis encore. Son ironie ne se complaît pas
en elle-même, en des jeux froids et inféconds. Elle
ne naît pas de l'indifférence ou du mépris pour les
hommes, mais de l'indignation contre le mal. ou
10
146 RUSKIN.
contre Thypocrisie, — c'est-à-dire de Tamour. Ce
n'est pas le produit d'un cœur qui ne bal points
mais d'un cœur qui bat trop vite.
Le paradoxe même n'est chez lui qu'un moyen
de varier ses effets et qu'une autre forme de la
passion. Toujours il nous mène à la charité. On
doit prendre pour devise de la vie la plus noble,
afflrme Ruskin, le mot : « Buvons et mangeons,
car demain nous mourrons ! » Paradoxe, dites-vous.
Non, jé^<Qmtez la suite : « ... mais buvons et man-
geons tous, et non quelques-uns seulement, enjoi-
gnant aux autres la sobriété. » ^— « Vous devez
faiire de la toilette, beaucoup de toilette, dit-il aux
femmes, vous n'en faites pas assez, vous ne suivez
pas asi^ez la mode... pour les pauvres. Faites qu'ils
soient beaux, et vous-mêmes alors vous paraîtrez
belles, en un certain sens que vous n'imaginez pas,
plus belles que jamais! » Et il développe sa pensée
avec une ironie à ce point tendue qu'elle en serait
insupportable si, comme ces épées pointues des
légendes qui se mettent à fleurir, ses sarcasmes
acérés ne se résolvaient en un chant d'amour :
Laissez donc les arceaux et les colonnes des églises,
mesdemoiselles, c'est yous que Dieu aime à voir ornées,
non elles. Gardez vos roses pour vos cheveux, vos bro-
deries pour vos vêtements. Vous êtes vous-mêmes
r^glise, mes enfants; veillez à ce que vous soyez enfin
SES PAROLES. 147
ornées comme des femmes professant la pitié, avec les
pierres précieuses des bonnes œuvres, — et en habillant
vos sœurs pauvres comme vous-mêmes. Placez des roses
aussi dans leurs cheveux; placez des pierres précieuses
aussi sur leurs poitrines, — veillez à ce qu'elles soient
parées de votre pourpre et de votre écarlate, avec d'autres
délices encore, à ce qu'elles aussi apprennent à lire l'hé-
raldique dorée du ciel, à ce qu'elles connaissent de la
terre non seulement les labeurs, mais les charmes. A
elles aussi que les joyaux héréditaires rappellent l'or-
gueil de leur père, et de leur mère la beauté!
Parvenu à ces sommets de la charité, l'amour ne
peut s'élever encore qu'en rencontrant le Christ.
Qu'est-ce qui l'y mènera? Une dissertation théolo-
gique, une biographie pieuse? Non, ce qu'il y a de
plus profane au monde : une aubade que l'esthéti-
cien redira en souriant à la fin d'une conférence
sur l'éducation des femmes, intitulée : Des jardins
des reineSj dans Sésame and Lilies. Car cette poésie
que l'Évangile ne refuse à personne, pas même
aux poètes et aux conteurs, qui, tout en répudiant
son enseignement, font profiler leurs oeuvres de
son charme, Ruskin en imprégna toute sa passion
esthétique. Et au moment où on la croit épuisée,
à l'instant où il semble avoir fait dire aux figures
des fresques et aux feuilles des arbres tout ce
qu'elles disent d'humain, voici que, par un détour
d'une infinie souplesse, en fredonnant une romance,
il leur fait moduler des symphonies célestes. Et
i46 RCSKIN.
les âmes ferventes ou mystiques, que les gran-
deurs de la charité ont déjà conduites à l'esthé-
tique de la parure, viennent maintenant à l'esthé-
tique de la plante et de la fleur, ressuscilées au
printemps en môme temps que le Christ et parées
de belles couleurs grâce à sa fine clairvoyance
d'artiste, et à ses divines sollicitudes de jardinier :
Viens dans le jardin, Maud,
Car celte chauve-souris noire, la nuit, s'est envolée,
Et le chèvrefeuille répand ses parfums,
Et le musc des roses est dans Tair.
Ne descendrez-vous point parmi elles? parmi ces
douces choses vivantes dont le jeune courage jailli de
la terre, en portant la couleur intense du ciel, fait mon-
ter la vigueur de joyeux épis? et dont la pureté, lavée
de la poussière, s'ouvre, bouton par bouton, pour deve-
nir la fleur de la promesse, — et se tournant encore
vers vous et pour vous, « le pied-d'alouette chuchote :
j'entends, j'entends, et le lys murmure : j'attends ».
Avez-vous remarqué que j'ai passé deux lignes quand
je vous ai lu cette première stance et pensez-vous que
je les aie oubliées?
Viens dans le jardin, Maud,
Car cette chauve-souris noire, la nuit, s*est envolée,
Viens dans le jardin, Maud,
Me voici à la porte, tout seul.
Qui est-ce, pensez-vous, qui se tient seul à la porte
d'un jardin plus doux encore, vous attendant? Avez-
vous entendu parler non d'une Maud, mais d'une Made-
leine, qui descendit à son jardin, à l'aurore, et trouva
quelqu'un à la porte, qu'elle supposa être le jardinier?
Ne Tavez-vous pas cherché souvent, Lui, cherché en
SES PAROLES. 149
vain, tout le long de la nuit, cherché en vain à la porte
de cet ancien jardin où Tépée enflammée est plantée? Il
n'est jamais là, mais à la porte de ce jardin-ci, il attend
toujours, — il attend de vous prendre par la main, prêt
à vous mener voir les fruits de la vallée, voir si la vigne
a fleuri, et si les grenades ont bourgeonné. Là, vous
verrez, avec Lui, les petites vrilles de la vigne que sa
main dispose; là, vous verrez pousser les grenades où
sa main a laissé tomber la graine couleur de sang, —
plus encore, vous verrez les cohortes des anges gardiens
qui, des battements de leurs ailes, écartent les oiseaux
affamés des champs qu'il a ensemencés. Et vous les
entendrez se crier les uns aux autres, à travers les ran-
gées des vignes : « Emparons-nous des renards , des
petits renards qui pillent les vignes, parce que tendres
sont les raisins de nos vignes ! »
Oh ! reines que vous êtes — ô reines, — parmi les col-
lines et les tranquilles forêts vertes de ce pays qui est
le vôtre, les renards auront-ils des terriers et les oiseaux
de Pair des nids? Et, dans vos villes, les pierres témoi-
gneront-elles contre vous qu'elles sont les seuls oreillers
où le Fils de l'Homme puisse reposer sa tête?
Ce ton exalté, s'il se prolongeait, lasserait vite
en nous tout ce qui vibre. Mais il s'infléchit aus-
sitôt jusqu'à celui delà conversation et voici que le
prophète qui tonnait sur la montagne s'assied dans
un rocking-chair^ croise les jambes et se met à lire
le journal....
Et de même que l'enthousiasme et l'ironie se dis-
putent sa pensée, la période et le trait se disputent
son style, l'une pour entraîner le lecteur par sa
i^O RUSKIN.
continuité enveloppante, Tautre pour le tenir en
haleine par sa capricante mobilité. Dans la première
moitié dé son œuvre, de 1843 à 1860, c'est la pre-
mière de ces deux formes qui domine, inspirée de
Y Ecclesiasiical Polity de Hooker, de George Herbert,
de Johnson et de Gibbon. Ce sont de grandes
phrases aux souples replis, aux périodes sonores,
contenant jusqu'à 619 mots et 80 signes intermé-
diaires de ponctuation, se déroulant lentement
comme ces longues lames que ne redoutent pas
les nageurs et qui s'infléchissent et se relèvent tour
à tour, Tune poussée par l'autre, jusqu'à ce que la
dernière enfin vienne s'effondrer sur le rivage en y
laissant à peine, de toute l'écume soulevée et de
tout le fracas retenti, un peu de sel amer.... Et au
fond de ce fracas, une science de la mélodie, de la
cadence, qui, s'il faut croire M. Frédéric Harrison,
« n'a pas de rivale dans toute la littérature
anglaise ». Après 1860, tout change. On ne sent
plus la passion théorique du jeune homme qui,
ayant la vie devant lui, prend le temps de com-
battre en de belles attitudes. On sent la volonté
du lutteur qui veut porter coup. Plus de grandes
vagues : la lame est courte et dure. Une grêle de
petites phrases bien ajustées tombe sur le lecteur.
Et pourtant, elles reflètent, dans leur exiguïté,
toutes les choses aimées de la terre et du ciel.
SES PAROLES. iol
C'est une bataille de rayons. On ne marche plus
à Tobsippre clarté des Sept lampes de l' Architecture j
majs au clair soleil attique de la Heine de Vair. Lui
aussi, il a débarrassé ses toiles du bitume. Même
il s'abstient de toute couleur qui ne serait que tran-
sition. Pas plus que les peintres de son pays ne
mélangent leurs couleurs dissemblables, il ne fond
ses différents styles. Il ne blaireaute pas sa pâte
littéraire. Rien n'est ciment. Tout est idées. Et
afln, sans doute, que ces idées soient plus nom-
breuses en un plus petit espace, comme ces « fleurs
qui se serraient les unes contre les autres, par
amour », non seulement les phrases, mais les mots
eux-mêmes se raccourcissent* La fin de la préface
de la fieine de Vair est presque uniquement faite de
monosyllabes. A mesure qu'il s'élève dans la pure
région des philosophies, il semble que tous les
grands ornements littéraires l'embarrassent, et
comme un aéronaute qui, pour monter encore, fait
le sacrifice de ses vêtements inutiles, le voilà qui
jette par-dessus la nacelle les « longues traînes »
et les « fraises empesées », les bizarreries du temps
d'Elisabeth, « les inversions, les longues sentences
exégétiques » et les purpurei panni et les cascade-
fashions et les allitérations, toute la défroque des
Sept Lampes et des Modem Painters, — et son style,
dès lors allégé, prompt, précis, monte droit au but.
152 RUSKIN.
»;;
C'est alors qu'on a vraiment Ruskin. A ce^moment
Ton possède, de son esprit, les fruits non les plus
éclatants, mais les plus mûrs : des imagesi qui
s'évident jusqu'à l'idée, des idées qui éclosent en
images, des rêveries qui tournent en polémiques^
des analyses qui s'achèvent en actions de grâces,
de l'antithèse juste assez pour éclaircir, de l'éru-
dition juste assez pour lester, trop de poésie pour
traîner à terre, trop de science pour perdre pied,
et enfin, pour ne pas être tout à fait dupe de son
cœur, un peu d'humour, mais, pour ne pas être
du tout dupe de son esprit, beaucoup d'amour.
Telle est, si nous avons la curiosité de lire encore-
quelque chose de lui, sa Lettre aux jeunes filles sur
la façon dont elles doivent pratiquer la charité :
Si vous pouvez vous les payer, achetez des robes faites
par une bonne faiseuse avec la précision et la perfection
les plus absolues possible, mais que cette bontie fai-
seuse soit une personne pauvre et non une personne
riche vivant dans une belle maison k Londres.
, Employez une partie de chaque journée à un sérieux
travail d!aiguille, en faisant des vêtements aussi jolis
que vous pourrez pour les pauvres qui n'ont ni assez
de temps ni assez de goût pour se les faire adroitement.
Ne recherchez jamais les divertissements, mais soyez
toujours prêtes à être diverties. La plus petite chose
contient en elle de quoi jouir, le moindre mot a de
Tesprit lorsque vos mains sont occupées et que votre
cœur est libre. Mais si vous faites de l'amusement le but
SES PAROLES. 153
de votre vie, le jour viendra où toutes les contorsions
d'une pantomime de Noël ne parviendront pas à vous
procurer un rire honnête.
Ce que vos parents veulent absolument vous faire
porter comme beaux vêtements, portez-le — et portez-
le fièrement et gentiment pour Tamour d'eux, mais,
autant qu'il est en vous, veillez à travailler chaque jour
à vêtir quelque être plus pauvre que vous. Et si vous ne
pouvez le vêtir, au moins rendez-vous utiles avec vos
mains. Vous pourrez faire vous-mêmes votre lit — laver
votre vaisselle — nettoyer les objets dont vous vous
servez — si vous ne pouvez faire autre chose.
Ne vous chagrinez ni ne vous tourmentez à cause des
questions de religion et encore moins ne tourmentez
les autres. Ne portez pas de croix blanches, ni de vête-
ments noirs, ni de guimpes. Personne n'a le droit de
se promener en un uniforme agressivement céleste, —
comme si c'était davantage son affaire ou son privilège
que ce l'est de n'importe qui, d'être le serviteur de
Dieu!
Venez en aide à vos compagnes, mais ne leur parlez
pas religion et servez les pauvres, mais, de grâce, petits
singes, rie leur faites pas de sermons ! Ils sont probable-
ment, sans s'en douter, cinquante fois meilleurs chré-
tiens que vous, et, s'il faut que quelqu'un prêche, —
laissez-les faire. Faites-vous d'eux des amis lorsqu'ils sont
convenables, comme vous vous en faites des gens riches
qui sont convenables. Partagez leuVs sentiments, travail-
lez avec eux, et au bout de tout cela, si vous n'êtes pas
sûres qu'on a des deux côtés du plaisir à se voir, retirez-
vous de leur chemin. — Pour ce qui est de la charité
matérielle, laissez-la faire aux gens plus vieux et plus
sages et contentez-vous, comme les Athéniennes dans
la procession de leur déesse tutélaire, de l'honneur de
porter les corbeilles....
CHAPITRE IV
La modernité.
Toutes ces paroles sont bien de notre temps
Elles en ont la curiosité analytique, les images
cosmopolites, la tendresse humaine. Une autre
époque ne les eût ni inspirées ni comprises. Si Ton
examine en effet, d'une part, quelles sont les trois
grandes caractéristiques de la vie que nous vivons,
on trouvera qu'elle est plus savante que celle de
nos pères, c'est-à-dire qu'elle recherche davantage
les raisons de ses impressions, qu'elle est plus cos-
mopolite, c'est-à-dire qu'elle se colore de souvenirs
glanés en plus de pays divers, et qu'elle est plus
sociale, c'est-à-dire plus hantée par les rapports des
classes entre elles et plus sensible à leurs peines
de vivre comme à leurs désaccords. Si, d'autre
part, nous résumons les impressions que nous
laisse la critique ruskinienne, comparée à la criti-
que d'art ordinaire, nous nous apercevrons qu'elle
va plus loin dans l'examen minutieux des œuvres,
SES PAROLES. i55
qu'elle prend ses exemples en plus de pays et plus
de paysages et qu'elle est mieux pénétrée du sens
social de Tart, et de ses obscures affinités avec la
vie des foules. Et par ces trois côtés, qui sont les
plus apparents de son œuvre, l'homme de Brant-
wood apparaît non comme un écrivain d'hier, mais
comme un écrivain d'aujourd'hui et mieux encore
de demain. Chaque jour qui s'écoule, comme une
feuille qui tombe, laisse voir davantage de son ciel.
Parce que notre vie est de plus en plus analyste,
voyageuse et inquiète, parce que nous avons de
plus en plus d'informations, d'images et de pitié,
nous nous sentons plus de sympathie pour sa
science, pour son tourisme et sa sociologie. Ceux
qui, trompés par ses aspects lakistes et loyalistes,
l'appellent « suranné » n'ont compris ni son œuvre
ni notre vie.
Sans doute il y a eu de tout temps des ana-
lystes de la nature et de l'art, mais ils n'ont pas été
servis de tout temps parles outils et les documents
de la science ou de la critique historique contem-
poraines. 11 y a eu de tout temps des artistes, mais
ils n'eussent pas toujours pu choisir leurs exemples
dans tous les musées de l'Europe, aller étudier les
teintes de tous les glaciers, tremper leurs pinceaux
d'aquarelle dans l'eau de tous les lacs. Il y a eu de
tout temps des apôtres et des âmes vibrantes aux
i56 RUSKIN.
misères des humbles, mais il n'y a pas eu sans cesse,
dans les hautes classes de la société, cette obses-
sion de la fraternité pour les plus humbles, et
toutes les journées qu'a vécues Thumanité n'ont
pas été attristées ou enchantées par l'attente
fiévreuse d'un « grand soir». Ruskin combat donc
son siècle, comme le nourrisson dont parle La
Bruyère bat sa nourrice, tout dru de la force que
son lait lui a donnée, et les paroles mômes qu'il
prononce portent le reflet de tout ce qu'il a maudit.
Nous avons entendu d'abord ses paroles d'ana-
lyste et elles nous ont fait souvenir de ce mot
de Mazzini : « Ruskin est le plus puissant esprit
analytique en ce moment en Europe ». Il a porté
rinvestigation scientifique au cœur même de la
poésie, — désarticulant les mots pour examiner
leur mécanisme et les raisons de leurs images ou
de leur chant, mettant en figures géométriques les
moutonnements des nuages, afin de se rendre
compte de leurs perspectives et de leurs systèmes
d'ombres portées, faisant la géologie des monta-
gnes de Turner, la botanique des arbres de Claude
Lorrain, la psychologie des anges de délia Robbia,
Taviation des oiseaux de PoUajuolo ou de Ghiberti^
la pathologie de la tête sculptée de Santa Maria
Formosa, la dynamique des bas-reliefs de Jean de
Pise, fouillant dans toutes les sciences pour y trou-
SES PAROLES. 157
ver des étais à ses bâtisses esthétiques, dès lors se
passionnant pour ou contre les thèses de Saussure,
de Darwin, de Tyndall, de James Forbes, d'Al-
phonse Fabre, de Heim, émettant ses théories à
lui sur la façon dont se meuvent les serpents et
progressent les glaciers, se souvenant devant les
sculptures grecques ou florentines de la variabilité
des espèces, toujours préoccupé de donner à ses
systèmes les apparences d'une rigueur expérimen-
tale. Nous Tavons vu remplir ses livres d'exemples
ordonnés comme des équations, d'épreuves et de
contre-épreuves, et parfois de diagrammes. On l'a
vu dès 1843, à Venise, étudier, au moyen du
daguerréotype, des détails d'architecture qui
jusque-là avaient échappé à l'attention, et dès
1849, le premier sans doute, photographier le
Cervin. Il nous semble, à feuilleter ses livres, que
nous tournions les pages des manuscrits de Léo-
nard de Vinci, pages touffues, riches et hachées
d'éclairs, où une notation de balistique suit un
document myologique, où les croquis chevau-
chent sur les calculs, où les caricatures s'insinuent
parmi les essais sur l'aviation, et la mécanique parmi
les paysages. Comme Léonard, Ruskin a senti, en
toutes choses, la beauté de la science et cherché à
constituer, en toute occasion, lascience delà beauté.
A l'entendre, on doute parfois s'il a vécu dans les
158 AUSKIN.
musées plutôt que dans les laboratoires ; on ise le
figure volontiers tel que M. Edelfelt représenta un
jour M. Pasteur : le regard et la pensée fortement
attachés à un bocal qu'il manie au jour clair des
cliniques. Et Ton ne s'étonne plus que sir John
Lubbock, interrogé sur la question de savoir si
Ruskin était comparable à Goethe, répondit qu'as-
surément il avait fait beaucoup plus pour la
science, et que, sans prétendre à une connais-
sance profonde, il avait montré un extraordiqaire
don naturel d'observation : car toutes ses paroles
sont pleines des préoccupations que donnent les
découvertes de la science contemporaine et comme
nourries et débordantes de ses enseignements.
Qu'elles soient plus pleines encore de préoccu-
pations sociales, c'est ce que nous avons noté dès
le premier regard jeté sur les formes extérieures de
sa pensée. Outre ceux de ses ouvrages qui traitent
expressément d'économie politique, comme Unto
this Last, Munera Puloeris, Time and Tide^ The Crown
of Wild Olive ^ Fors Clavigera^ A Joy for ever, il en
est beaucoup d'autres qui y touchent par quelque
côté. Bien rarement l'esthéticien a pu écrire tout
un chapitre sur l'art sans que le souvenir des
êtres humains « qui ont de fortes objections à
écouter une conférence sur les mérites de Michel-
Ange lorsqu'ils ont faim et froid », ne soit venu
SES PAROLES. 459
troubler sa sérénité. Dans toutes ses paroles, il est
rhomme qui de Phôtel Danieli, à Venise, écrivait
ces mots dans Fors Clavigera :
Voici une petite coquille de bncarde grise posée
devant moi, que j*ai ramassée Tautre jour dans la pous-
sière de nie Santa-Helena et une coquille de limaçon
brillamment tachetée, tirée des sables arides du Lido,
et je voudrais me mettre à les dessiner et à les décrire
en paix. Oui, et tous mes amis me disent que c'est là
mon affaire. Pourquoi ne puis-je penser à cela et être
heureux? Mais hélas! mes prudents amis, trop peu de
toutes les choses auxquelles j'ai à penser me sont per-
mises, car ce flot verddlre qui passe en tourbillonnant
devant mon seuil est plein de cadavres qui flottent et je
dois laisser mon dîner pour les ensevelir, puisque je
n'ai pu les sauver et mettre mon coquillage à mon cha-
peau et prendre mon bourdon à la main pour chercher
quelque rivage qui ne soit pas encombré encore !
Il y a vingt et un ans que ces paroles furent
écrites. Aux dilettantes qui voyageaient, cet hiver-
là, en Italie, elles eussent semblé incompréhen-
sibles. On les comprend maintenant, ou du moins,
on devine leur sens douloureux et profond. On ne
s'étonne plus de voir un touriste prendre garde
aux êtres vivants et souffrants des pays qu'il tra-
verse autant qu'aux pierres des monuments. Et
s*il ajoute que « c'est la plus vaine des affectations
que d'essayer de mettre de la beauté dans des
ombres, tandis que toutes l0s choses réelles qui
160 RÛSKIN.
projettent ces ombres sont laissées dans leurs
difformités et leurs misères », et s'il en prend pré-
texte, au milieu d'une dissertation d'art, pour nous
parler de grèves, de salaires et de coopération,
nous trouvons dans ses paroles quelque chose qui
nous semble plus adéquat encore à la vie que nous
vivons.
Enfin elles répondent à nos instincts nomades et
à nos curiosités cosmopolites. Ruskin ne se con-
tente pas d'enseigner à Oxford ; il suit ses élèves
dans leurs voyages à Amiens, à Florence, à Venise,
pour les garder des suggestions hérétiques des
Murray, des Baedeker ou des Woerl. Il les suit
au moyen de petites plaquettes de vingt pages, à
reliure souple, aisément maniables, vite lues, qu'on
met dans sa poche en quittant l'hôtel, qui n'immo-
bilisent point une main, qui ne vous empêchent ni
d'acheter une brassée de fleurs d'amandiers sur le
Lung'Arno en revenant des Uffizi, ni de donner à
manger aux pigeons de Saint-Marc en allant au
palais des Doges. Ce sont les Mornings in Florence^
le S' Mark' s Hest et « Our fathers hâve iold us »
ou The Bible of Amiens. Une fois venu dans la cha-
pelle ou au musée, on tire de sa poche le livret et
ce petit démon chuchoteur, habillé de rouge, plein
de promesses et de surprises, fait des trous dans
les vieux murs et dans les vieilles toiles, et par
SES PAROLES. 161
ces trous apparaissent des horizons d'idées, des
vallées de rêveries, et des siècles d'histoire. Ainsi
lorsqu'on ouvre une de ces lucarnes percées dans
rinterminable corridor du Ponte Vecchio, reliant
les Uffizi au palais Pitti, si l'on se détourne des
innombrables portraits des grands-ducs enfumés,
on voit se dérouler TArno et Florence et les mon-
tagnes de marbre et les jardins, et les cimes nei-
geuses, et les villas des décamerons, et les char-
treuses des saints, et les loggias et les portiques,
toute une nature vivante, éveillée, gaie, qui tient
compagnie au cœur et luit tout à coup parmi tant
de choses mortes, pour dire au voyageur : Las! ne
t'attriste pas! Tout ce que tu vois vit encore. Sur
ces toiles, les arbres ont jauni et les bouquets sont
noirs, mais au dehors il y a des forêts qui verdis-
sent, des fleurs qui parfument, des rivières qui
passent, des femmes qui sourient, des chevaliers
qui combattent, des peuples qui acclament ou qui
maudissent, — et les souffles d'air qui émousseht
les pointes des cyprès de San-Miniato ou font
hocher les têtes des lys de Fiesole, sont aussi forts
et aussi doux que lorsqu'ils moissonnaient les par-
fums des lys blancs de l'Angelico ou semaient sur
le ciel bleu les lys d'or des drapeaux de Char-
les VIII !
En restituant ainsi la vie aux œuvres d'art fanées
11
162 RUSKIN.
et aux cités refroidies, en mêlant à sa critique ce
que la nature ne nous refuse jamais de charptie,
et ce que la pensée nous impose toujours de tris-
tesse, Ruskin a donné un sens aux voyages que
nous faisons. Sans lui, nous avions tout: les trains
rapides qui permettent de courir d'un monument
à Tautre, et ainsi de comparer sans transition le
portail d'Amiens aux portes de bronze de Ghiberti,
les wagons-lits qui font qu'on arrive devant ces
chefs-d'œuvre, la tête reposée, l'esprit dispos, et
ainsi prêts à en démêler les significations les plus
délicates. Nous avions les hôtels et l'attirail quasi
féerique du confort moderne, où une pression du
doigt sur un bouton supprime la distance, sur un
autre produit la lumière, sur un troisième produit
la chaleur, où des serviteurs prudents et polyglottes
épargnent jusqu'à la fatigue d'un ordre, où ainsi
tout silencieusement conspire pour laisser à l'esprit
toute sa puissance de pénétration, entre les visites
aux musées, et à l'âme toute sa force d'évocation
des temps, entre les lectures des historiens. Nous
avions de la sorte tout ce qu'il fallait pour courir
le monde : il ne nous manquait qu'une raison de le
courir et d'en jouir en le courant. Ruskin nous Ta
donnée. Nous marchions : il nous a fait changer
d'horizon. Nous voyions, il nous a fait regarder. Il
nous a fourni des raisons plausibles de nos inquié*
SES PAROLES. 163
tudes et des prétextes nobles à nos délassements.
Il nous a dit où nous allions et pourquoi. Il Ta dit
surtout à ses compatriote^^, et parce qu'ils Font
cru, les voilà cent fois plus attentifs aux choses
esthétiques qu'ils traversent, et leur visage prend
devant elles une expression d'extase qu'on cherche-
rait vainement en qui ne fait point partie de ce que
les sacristains d'Italie appellent déjà la conf rater-
nita di Ruskiru
Les comprennent-ils mieux? Je n'en jurerais pas,
mais ils savent qu'un Anglais les a compris. En
jouissent-ils davantage? Ils savent du moins que
quelqu'un qui était de leur race et de leur foi en a
joui, et cela pour des raisons scientifiques, pour
des motifs moraux qu'il est honorable de partager.
Grâce à lui, grâce à son goût historique et à ses
évocations d'humanités disparues, on a le sentiment
que des générations ont passé devant ces chefs-
d'œuvre et ont joui, ont aimé, ont admiré. On jouit,
on aime, on admire donc. On croit s'unir, par
cette continuité d'admiration, à la grande âme
universelle, qui a vibré et vibrera longtemps devant
le même horizon* Lorsque vous êtes à un balcon
du palais des Doges ou aux fenêtres du campanile
de Sainte-Marie des Fleurs, ou encore lorsque, au
plus haut de la dernière tourelle de la cathédrale
de Milan^ vous cherchez à découvrir le moutonne-»
164 RUSKIX.
ment bleu et lointain des Alpes, si vous examinez
la pierre que vous touchez, vous la verrez bar-
bouillée, couturée d'inscriptions, de noms et de
dates, — noms d'habitants de tous les villages de
l'Europe, et dates de toutes les années, bonnes ou
mauvaises, de cette fin de siècle. Tous ces gens de
conditions humbles, Allemands ou Anglais pour la
plupart, qui occupent le meilleur de leur temps
passé ici, à graver leurs noms inconnus dans ces
marbres illustres, à amarrer quelque chose de leur
vie éphémère à ces monuments quasi éternels,
éprouvent bien un inconscient désir de communier
en admiration, à ce moment précis, avec le reste de
l'humanité. Ils ont bien le sentiment qu'ils s'enno-
blissent en touchant ces pierres, but de tant de
pèlerinages, et qu'ils s'honorent en les déshonorant
de leurs gribouillages éhon tés. Cette visite unique
est un éclair de poésie dans leur existence. Ils la
raconteront plus d'une fois dans le cottage familial,
parmi les travaux de couture, ou dans la bierbrauerei^
parmi les pipo.o, — voyageurs anonymes, rapides
flots d'un fleuve qui, en passant dans une ville,
reflètent un instant les palais et les cathédrales et
plus loin des montagnes, des forêts et toutes les
couleurs chatoyantes et diverses posées sur leurs
bords, puis s'en vont rejoindre l'océan, la foule, le
train-train de chaque jour, — la vie grise et mono-
SpS PAUOLES. 46i>
lone qui ne reflète plus rien.... Mais si, dans le
moment où ces passants se colorent de ce reflet,
on leur demandait : « Que pensez-vous? Qu eprou-
vez-vous? » ils ne sauraient le dire. Ceux qui ont lu
Ruskin le savent, — car ce qu'ils n'ont pas vu dans
les cieux, ils l'ont trouvé dans ses diagrammes, ce
qu'ils n'ont point deviné dans les pierres, ils le
découvrent dans ses antithèses et ce qu'ils eussent
oublié d'aimer dans les réalités vivantes et tan-
gibles, ils Tadorent dans ces images qu'un, grand
poète pour eux a peintes d'amour.
Plus encore que d'un savant et que d'un socia-
logue, c'est donc d'un guide que Ruskin emploie
le langage. 11 en grandit les fonctions jusqu'à
l'apostolat et fait de l'auberge où elle s'exerce un
temple qui ne devrait pas nous sembler moins sacré,
parce que, d'aventure, il serait pourvu d'ascenseurs
et d'électricité. On s'émeut bien dans tels châteaux,
au souvenir du passage d'un roi, dans tels monas-
tères à la révélation du séjour d'un saint. Car le
château était autrefois le signe matériel de la puis-
sance; le monastère celui du zèle et du dévouement.
•
Tous deux ils se dressaient sur les monts et par les
plaines comme les haltes nécessaires de qui voulait
connaître le monde dans sa grandeur ou dans sa
charité. Aujourd'hui que les rois descendent à
l'hôtel et que les saints en voyage ne portent pas
466 RUSKIN.
de costumes spéciaux ni n^habitent plus d'architec-
tures révélatrices, Tauberge a hérité la poésie
des vieilles demeures seigneuriales ou monacales.
D'ailleurs, elle est souvent faite d'un palais comme
à Venise ; elle contient souvent une chapelle, comme
sur les bords de la Méditerranée. Un apôtre peut
donc y parler, comme dans un cadre naturel, et
ses grands gestes vont s'y déployant à leur aise.
Ruskin est cet apôtre des caravansérails cosmo-
polites. Il apparaît comme l'archange des Cook's
Tours et le prophète des Terminus. Devant lui
marchent, nuit et jour, grâce à la locomotive, la
colonne de feu et la colonne de fumée. Autrefois,
au temps des vies sédentaires et des destinées
enracinées, on n'eût rien compris à cette fonc-
tion d'un esthéticien conducteur de peuples. Mais
aujourd'hui que l'humanité errante a jeté bas ses
lares, éteint ses foyers et s'en va sur toutes les
plages, au pied de tous les monts ou encore dans
les villes mortes transformées en reliquaires afin de
mieux connaître cette terre qu'elle trouve trop petite
et ce passé qu'elle trouve trop court; aujourd'hui
qu'incertains d'une vie future nous cherchons à
prolonger notre existence plutôt .en . deçà d'elle-
même, à revivre les siècles déjà vécus en nous
identifiant avec les vies peintes dans les musées
ou à ressentir quelque chose des vies multiples des
SES PAROLES. 167
cités et des foules que nous traversons, — ce guide
esthétique est devenu, comme le prêtre, un pour-
voyeur d'infini.... Il nous dispense la vie des âges
morts et des peuples inconnus. Ses paroles nous
versent la vie : elles sont la vie même que nous
vivons et surtout elles sont celle que nous vou-
drions vivre. Elles sont analytiques comme notre
vie scientifique ; elles sont suggestives comme notre
vie cosmopolite ; elles sont inquiètes comme notre
vie sociale. Elles ont de la vie la mobilité, ayant
touché à tous les sujets, nous ayant poussés vers
toutes les rives. Elles en ont les contradictions,
ayant reflété toutes les impressions et tous les sys-
tèmes. Elles en ont la souplesse, ayant mêlé l'en-
thousiasme à rironie et Thumour à l'amour. Et si
elles gardent çà et là quelque mystère, c'est que la
vie, dans ses complexités et ses diversités innom-
brables, est aussi mystérieuse peut-être que la
mort,...
TROISIEME PARTIE
SA PENSÉE ESTHÉTIQUE ET SOCIALE
La sagesse antique disait : « Nous ne descen-
dons jamais deux fois dans le môme fleuve ». En
refermant ces volumes vert d'eau ou lie de vin,
à filets d'or, où nous avons trouvé tant de pages
puissantes d'analyse, d'image et de passion,
nous avons pareillement envie de dire : « Nous
ne lisons jamais deux fois le môme Ruskin ».
Ses contradictions ont fait la joie de ses adver-
saires et sillonné de rides les fronts de ses disci-
ples. M. Augustin Filon écrivait un jour qu'il se
chargeait d'extraire des œuvres de Ruskin les
doctrines les plus contradictoires, et M. Whistler
s'est diverti, en un gros volume, à en tirer des
aphorismes qui peuvent rivaliser, pour leur
i 70 RUSKIN.
clarté, avec les Arrangements en noir du célèbre
artiste américain. Quand on lit une page du
Maître, on croit saisir sa pensée; quand on en
lit dix, on hésite; quand on en lit vingt, on
renonce. Toutes les subtilités, tous les ondoie-
ments, toutes les circonvolutions de ses divers
systèmes esthétiques, religieux et sociaux, en
font un enchanteur impondérable, insaisissable,
qui, si on le veut enserrer dans une formule
logique, se dérobe en fumée, comme ce génie des
Mille et une Nuits, et il semble qu'on est devant
un amas de petites choses diverses et précieuses,
miroitantes et attirantes, mais changeantes et
fuyantes comme des flammes, et comme des
flots....
Et pourtant, le fleuve, qui coule sous nos
yeux, ressemble bien au fleuve qui coulait au
même endroit et que nous appelions du même
nom quand un aïeul, nous tenant par la main,
nous le fit voir pour la première fois! Cette
flamme qui sursaute et peuple de figures étranges
le grand hall de la vieille maison familiale rap-
pelle bien, dans son aspect général, la flamme
qui réchauffa nos doigts d'enfant et nous fit faire
tant de beaux rêves envolés aujourd'hui par la
Sa pensée. 171
cheminée! Aucun flot ri*est exactement le flot
d'hier, — mais c'est toujours le même fleuve.
Aucune flamme ne reproduit photographiquement
les arabesques d'antan, — mais c'est toujours le
même foyer. Ruskin est comme un fleuve. Il est
cbinme une flamme. Il ne se ressemble jamais,
il se renouvelle sans cesse, et il est le même
toujours. Ses pensées viennent toujours de la
même source, — qui est très haute. Elles vont
toujours grossir le même Océan, — qui est très
lointain. Quelle est donc cette source? Quel est
cet Océan?
Nous allons le rechercher. Si en le recherchant
nous dérangeons quelques préjugés établis sur
un texte isolé de Ruskin, on nous excusera en
songeant que ce n'est point ici l'analyse de tel
ou tel de ses ouvrages, mais une vue d'ensemble
de sa pensée depuis 1843 jusqu'à 1888, — de sa
pensée sur la Nature, de sa pensée sur l'Art, de
sa pensée sur la Vie. Et s'il était arrivé que des
disciples plus ardents que clairvoyants ou des
adversaires plus ingénieux que loyaux avaient
fourni, même en Angleterre, une idée très fausse
de la doctrine ruskinienne, cela ne prouverait
rien contre la fidélité de la synthèse qui va
i
il2 RUSKIN.
suivre, mais plaiderait simplement pour sa
nécessité. Il sera certes très facile de trouver chez
le Maître des textes qui nous contredisent, et
comme ces textes ont toujours une forme absolue
et aphoristique, on pourra s'imaginer qu'ils sont
exclusifs de toute autre opinion. Il n'en est rien.
Ce sont là comme les remous du fleuve, les
tourbillons qui peuvent momentanément et loca-
lement aller contre le courant. Ils ne le changent
point. Et leur violence même ne peut rien sur la
direction que nous avons cru discerner dans cette
pensée et que nous voulons déterminer.
Cette pensée, dirons-nous enfin, et pour qu'on
ne s'y trompe pas, est celle de Ruskin et non la
nôtre. Si nous l'exposons avec toute la force qui
est en elle, c'est là une marque non de notre
adhésion, mais de notre fidélité. Nous n'avon3
pas cru utile ni opportun d'en ralentir l'exposé
et d'en compliquer la trame par des remarques
et des réserves personnelles. Car avant de dis-
cuter une doctrine, il faut la connaître. Voici
celle de Ruskin. Une fois qu'elle sera connue,
chacun viendra, s'il veut, la discuter.
CHAPITRE I
La nature.
SI.
N'y aurait-il pas plus de choses eslhétiques entre
le ciel et la terre qu'on ne l'enseigne communément
dans nos écoles de philosophie? Les hommes ne se
laisseraient-ils pas souvent guider par des visions
plutôt que par des raisons et seraient-ce les enfants
seuls qui aiment à tourner les feuilles des livres
d'images et qui oublient, en les tournant, les réa-
lités de la vie? De cette vie, nous savons assurément
déjà beaucoup de choses. Les chimistes prennent
une plante, l'emportent dans leur laboratoire, la
manipulent, l'analysent, la soumettent à de multi-
ples épreuves et viennent nous dire de combien
d'éléments elle se compose, de combien d'azote et
de combien de chaux, et comment elle a germé, et
pourquoi elle s'est développée. Soit; c'est très inté-
ressant. Les économistes compulsent des bilans et
des mercuriales, suivent du doigt les zigzags des
i 74 RUSKIN.
graphiques, délient les cordons des livres de raison,
des mémoires, secouent la poudre des chartriers ou
des terriers et nous apprennent comment se déve-
loppe la richesse d'un pays par l'échange, ou se
fixe la valeur d'une denrée par l'utilité et pourquoi
une crise monétaire éclata tel jour. Soit. Il est
bien vrai que tout cela est, mais est-ce^ là tout?
Pourquoi, dirons-nous au chimiste, en ce soir
d'hiver, ces roses posées sur le bord d'une che-
minée nous ont-elles fait trouver la solitude moins
triste et le froid moins rigoureux? Elles ne parlent
ni ne réchauffent pourtant. . . . Pourquoi , dirons-nous
à l'économiste, cette excroissance de coquille, qui
ne peut remplir aucun but utile, a-t-elle une valeur
marchande beaucoup plus considérable qu'un sac
de blé qui peut nourrir un homme pendant un cer-
tain temps?... Et au physicien qui passe, nous
demanderons pourquoi les sons de cette gamme
mineure nous ont rendus tristes et pourquoi ce
rayon de soleil nous a rendus joyeux? Pourquoi ce
feu qui flambe dans l'âtre ne nous ranime-t-il pas
comme ce rayon de soleil qui, tout à l'heure, flam-
bait aux vitres? et pourquoi, plus loin, dans ce
foyer artificiel où une mathématique flamme de gaz
lèche d'inamovibles bûches en amiante, s'il y a
encore autant de chaleur pour le thermomètre, y
en a-t-il dorénavant si peu pour le cœur?
SA PENSÉE. 175
Sortons de cette ville où le ciel est cache par la
fumée, la terre par le pavé de bois, où le feu ne
consume que du gaz et où l'eau est telle qu'on n'ose
point la boire, — et allons regarder la Nature chez
elle, là où nous ne l'avons pas encore défigurée.
Pourquoi ce même ciel nous a-t-il inclinés au
découragement quand il était gris, et nous rend-il
la confiance, quand ilestblei\?Nous voici en plein
champ. Examinez cette terre plate et cette verdure
alignée au cordeau et, à côté, ce vallonnement
plein d'herbes libres aux entrelacs subtils : c'est la
même composition chimique, la même aptitude à
la production, la même valeur. Ces deux champs
sont exactement pareils aux yeux de l'agronome,
de l'économiste, du philosophe et du répartiteur
des contributions directes. Pourtant l'un d'eux,
aux lignes monotones, n'arrêtera point nos pas ni
nos soucis. L'autre nous attirera, nous distraira,
nous charmera peut-être et, devant ses mille fan-
taisies d'aspects et de contours, pendant un instant,
nous oublierons la vie et nous reviendrons à la
maison plus rasséréné, plus calme et moralement
plus dispos. Pourquoi?
Et pourquoi cette nature est-elle colorée comme
un tableau, au lieu d'être grise comme une gra-
vure? Pourquoi ses couleurs les plus brillantes
sont-elles répandues sur les êtres les plus inutiles,
176 RUSKIN.
mais aussi les plus inoflfensifs? Certes, il y a des
champignons vénéneux qu'on dirait éclaboussés par
Delacroix et des mouches stercoraires qu'on dirait
touchées par le pinceau de Fra Angelico; mais
d'ordinaire, voyez si les oiseaux les plus doux ne
sont pas les plus beaux? Penchez-vous sur ces
morceaux de rochers brisés parleur chute.... « Voici
des terres pures qui sont blanches quand elles sont
en poudre et qui forment les éléments constitutifs
de l'argile et du sable. Mais dès qu'une vie plus
intense est en elles, c'est-à-dire dès qu'elles se
cristallisent, voyez comme elles changent de cou-
leur! Elles deviennent l'émeraude, le rubis, le
saphir, l'améthyste et l'opale. Pourquoi ce rapport
entre l'énergie de la cristallisation et la pureté de
la substance d'une part et, d'autre part, sa beauté?
Regardez les plantes : c'est pareillement quand
leur vie est à son paroxysme d'intensité que leurs
formes flattent le plus nos passions humaines et
que leurs couleurs deviennent les plus éclatantes :
couleurs primaires, bleu, jaune, rouge ou blanc,
l'union de toutes les couleurs. Et notez que ce
moment de gloire parfaite coïncide avec le moment
où les plantes ont ensemble les relations qui cor-
respondent aux joies de l'amour chez les créatures
humaines.... » Pourquoi? Allez plus haut dans
l'échelle de vie. Voici, justement, quelque chose de
SA PENSÉE. i77
tors et de brillant qui coule sur le sentier : un petit
ruisseau d'argent qui se glisse entre les herbes, un
corps annelé a qui rame sur la terre avec chaque
anneau pour rame : une vague, mais sans vent, un
courant, mais sans chute. Pourquoi cette horreur
qui nous prend devant cet être, quand nous savons
qu'il y a plus de poison dans une mare ou un
égoût mal tenu que dans le plus terrible aspic du
Nil? » Ou bien, s'il y aurait quelque obscur rap-
port entre les formes du serpent et une idée du
mal qui dormirait au fond de nous-mêmes.... Pour-
quoi, au contraire, ce plaisir au rapide et radieux
passage d'ailes empourprées qui ne nous servent
de rien et dont toutes les couleurs nous seront
moins utiles que la chair grise et terne des
volailles? Pourquoi ce tressaillement de joie libre
et fière au souple et fin mouvement des jambes du
cheval? L'automobile ne les a pas et nous mène
plus vite où nous voulons aller....
Ces choses, dira-t-on, n'attirent point également
l'attention ni ne font également le bonheur de tous
les êtres. — Sans doute, et il y a là en elles et en
nous un mystère de plus. Serait-ce que ces impres-
sions et leurs contre-coups sur les actions des êtres
n'existent point? ou ne serait-ce pas, qu'existant
plus ou moins, elles constituent entre ces êtres une
hiérarchie et au besoin une classification qu'on n'a
12
178 RUSKIN.
pas encore déterminées? Comment se fait-il que
devant les mêmes montagnes bleues dressées au
bout de l'horizon comme des vagues immobilisées
par la baguette d'un Enchanteur, un homme
s'émeuve et s'arrête et qu'un autre être continue,
indifférent, son chemin? Tout ce qui a des yeux ne
verrait-il pas de même? Y aurait-il d'autres diffé-
rences entre les espèces que celles dont les biolo-
gistes nous ont avertis? « Ils nous disent .bien
quelle infinie variété d'instruments oculaires possè-
dent les créatures fourmillant sur ce globe ; ils nous
disent comment ces instruments sont construits et
dirigés, comment les uns jouent dans leurs orbites
avec des mouvements indépendants, comment
d'autres font saillie, en une myopie, sur des pyra-
mides d'os, — ou sont brandis au bout de cornes,
ou semés sur le dos et les épaules, ou poussés au
bout d'antennes pour explorer la route en avant de
J^ iéte, — ou pressés en tubercules aux coins des
lèvres.... Mais comment toutes ces créatures voient-
elles avec tous ces yeux? » Quand vous regardez
un serpent se déroulant de ses couvertures, ou
posé sur une branche comme un paquet de cor-
dages, ou aplatissant contre la vitre des muséums
le galbe rond de ses froids anneaux, vous ôtes-vous
jamais demandé si le serpent vous regarde et ce
qu'il voit de vous? « Il tiendra ses deux yeux
SA PENSÉE* 179
ensemble fixés sur voire figure pendant une heure,
une fente verticale dans chacun d'eux recevant de
vous telle image que la rétine d'un serpent et l'es-
prit d'un serpent peuvent recevoir d'un homme.
Mais quelle sorte d'image reçoit-il à travers le bleu
vernis de l'affreuse lentille?... Pareillement on dit
qu'un chat regarde un évêque. .Soit. Mais est-ce
qu'un chat voit un évêque, quand il le regarde?
Lorsqu'un chat vous caresse, il ne vous regarde
jamais. Son cœur semble être dans son dos et dans
ses pattes, — non dans ses yeux. » Le faon, le
cheval semblent plus sensibles aux différences d'as-
pects et le chien plus encore, et l'homme enfin plus
que tous les êtres ensemble. L'homme regarde et
contemple, l'homme jouit et souffre par la vue, il
demeure ravi et en extase devant des choses qui
n'ont aucune fonction dans sa vie : — devant des
reflets, qu'il ne peut saisir, devant des rochers qu'il
ne peut ensemencer, devant les couleurs de cel
éther où il ne peut alleindre. Pourquoi?
Et pourquoi, parmi les hommes, les plus grands :
les saints dont on lit les histoires sur les bande-
roles ou dans les gloires des vieux panneaux dorés,
aimèrent-ils à retremper leur vue au spectacle
des monts, des ailes, des eaux et des fleurs, « toutes
les fois qu'ils eurent quelque œuvre à accomplir,
ou quelque épreuve à subir qui dépassaient la
480 RUSKIN.
force habituelle de leur esprit »? Et pourquoi
enfin, chez le môme homme, ces impressions
radieuses et désintéressées sont-elles d'autant plus
vives et plus profondes que son cœur est plus libre
des passions basses et des mesquines envies? Pour-
quoi la joie des couleurs est-elle ressentie surtout
par son âme lorsque son tempérament est sain, par
son esprit quand il est calme, par ses sens quand
ils sont reposés? Pourquoi, dans ce cas, la joie des
couleurs et leur souvenir accompagnent-ils toute
sa vie ici-bas? « Laissez votre œil se fixer sur un
grossier morceau de branche d'arbre d'une forme
curieuse, pendant une conversation rare avec un
être qui vous est cher, ou qu'il s'y pose même
inconsciemment. Et qupique la conversation puisse
être oubliée, quoique chaque circonstance qui
l'accompagne soit aussi perdue pour la mémoire
que si elle n'avait jamais été, cependant votre œil,
pendant toute votre vie, prendra un certain plaisir
à de telles branches d'arbres, auxquelles il n'en
aurait pris aucun auparavant, — un plaisir si
subtil, une trace de sentiments si délicats, qu'ils
nous laisseront tout à fait inconscient de leur parti-
culier pouvoir, mais indestructibles par un raison-
nement quelconque, et qui formeront par la suite
une partie de notre constitution.... » Pourquoi?
Certes on explique bien des choses, dans nos écoles^
SA PENSÉE. 181
mais explique-t-on la part que prennent à notre vie
les formes et les couleurs? On analyse bien des
propriétés des corps, — a-t-on seulement cherché
à connaître la propriété par excellence, celle qui
unit toutes choses en ce monde : le pouvoir d'atti-
rance et de sympathie? Les raisonnements de nos
physiologues ou de nos psychologues sont fort
ingénieux, mais ne s'appliqueraient-ils pas tout
aussi bien aux choses qui nous entourent, quand
elles n'auraient ni la ligne qui assouplit, ni la cou-
leur qui exalte! Est-ce qu'on se douterait, à lire les
philosophes, que le monde, dont ils parlent en
termes si abstrus, si gris, si froids, soit ce frémis-
sement de feuillages, ce ruissellement de clartés,
cette palpitation de chairs, ce battement de pau-
pières, cette flamme de regards qui en font tout le
prix? On bâtit des systèmes qui expliquent tout du
monde, — hors son charme. On analyse les coins
les plus secrets de l'âme, — hors son admiration.
On démêle tous les rapports que nous avons avec
la Nature soi-disant inanimée, — hors l'amour....
Toutes ces choses, répondra peut-être un savant,
ressortissent à diverses sciences qui en rendent
compte partiellement ou bien ne ressortissent à
aucune parce qu'elles ne sont susceptibles d'au-
cun examen scientifique, n'étant qu'impressions
variables selon chaque individu et, dans tous les
182 RUSKIN.
cas, réduites à de pures apparences! Des appa-
rences, soit. Et croyez-vous qu'elles perdront, parce
que vous les aurez affublées de ce nom, tout leur
pouvoir sur l'homme et sur la vie? Croyez-vous que
ce ne soit pas à des apparences que nous devions le
plus de résolutions, ou le plus de faiblesse, et par-
tant le plus de misère ou le plus de bonheur? aux
apparences de la gloire ? aux apparences de Tamour ?
Croyez-vous que ce ne soit pas aux apparences de
l'héroïsme des anciens que nous devions nos véri-
tables héros modernes, ni aux apparences de
Foasis, au mirage, que nous devions le plus de
réconfort pour continuer notre route vers la réalité?
Les légendes sont-elles vraies et, si elles ne le sont
pas, ont-elles exercé sur les faits mômes de la vie
moins d'influence que l'Histoire? Les religions
sont-elles prouvées, — et n'est-ce pas aux appa-
re :ces du ciel que nous devons la plupart des
choses qui ont transformé la terre? Direz- vous
qu'il est inutile dans la vie que le soleil brille
pourvu qu'il nous éclaire, et que les fleurs s'har-
monisent pourvu qu'elles nous guérissent? Ou ne
direz-vous pas plutôt que les rapports de ces
choses à l'homme, de ces notions à notre intelligence
et de ces apparences à nos actes et à nos senti-
ments, que toutes ces trames imperceptibles et
puissantes,
SA PENSEE. 183
Ces fils mystérieux où nos cœurs sont liés,
nous paraissent trop subtils ou trop particuliers
pour être démêlés, sans se rompre, par le grossier
scalpel des sciences présentement organisées et
organisées pour de tout autres besognes?
Pour qu'une science le pût, il faudrait qu'en
étudiant la Nature elle ne tînt pas compte seule-
ment de sa composition chimique ou physique,
de sa vérité, de son utilité, de sa richesse, de son
évolution, de sa fécondité même, mais encore de la
chose qu'on adore dans la vie et que dans le raison-
nement on méprise, qui s'impose dans les faits et
qu'on proscrit dans les systèmes, qu'on recherche
et qu'on lait, qu'on rêve et qu'on redoule : — la
Beauté. La seule psychologie qui pourrait rendre
compte des phénomènes que nous venons de
décrire, et de mille autres encore qu'on pressent
ou qu'on devine, est celle qui tiendrait pour quel-
ques-unes des qualités primordiales et dominantes
des objets naturels leurs qualités de formes et de
couleurs, leur action non sur le sens du toucher
seulemenl, mais sur le sens le plus noble : la vue,
et non sur nos sentiments de désir ou d'appro-
priation, mais sur le sentiment le plus désintéressé :
l'admiration. La seule philosophie complète serait
celle qui ne se demanderait pas seulement la cause
184 RUSKIN.
des forcei^ mais aussi la cause des formes^ qui ne
fixerait pas seulement les lois de la création, mais
aussi et surtout les joies de la création, qui ne
classerait pas seulement les êtres par leurs aspects
et leurs fonctions mécaniques, — comme on classe
des moteurs dans une galerie des machines, —
mais encore par leurs traits esthétiques et leurs
indices ou reflets de la Beauté, — comme on classe
des tableaux ou des statues dans un musée.
Cette philosophie ou cette science ne serait pas,
dira-t-on, une science proprement dite, ni même
une philosophie. Peut-être, et nous ne disputerons
point sur les mots. Il y a en effet, entre les deux
ordres de recherches, une profonde différence.
« L'une considère les choses comme elles sont en
elles-mêmes, Tautre en tant qu'elles affectent les sens
humains et Tâme humaine. La tâche de celle-ci est
d'approfondir les impressions naturelles que ces
choses font sur les créatures vivantes. Les deux
sciences s'inquiètent également de la vérité, mais
l'une de la vérité d'aspect, l'autre de la vérité
d'essence. L'une étudie les relations des choses
entre elles, l'autre étudie seulement leurs rela-
tions avec l'homme et en tout ce qui lui est soumis,
cherche seulement ceci : à quoi cette chose sert
aux yeux de l'homme et à son cœur. »
SA PENSÉE. 185
?2.
Il y a une différence encore plus grande entre
les facultés diverses que chacune de ces enquêtes
met en jeu. Car tout en étant scientifique, c'est-
à-dire expérimentale, par un de ses côtés, cette
recherche sera surtout artistique et intuitive. Pour
pénétrer les effets des choses de la Nature sur les
yeux et sur le cœur, il faut bien voir plutôt que
beaucoup savoir et cela est l'affaire de Tartistè
dont la finesse de vue va bien au delà des instru-
ments dû savant. « Le travail de toute la Société
géologique depuis quatre-vingts ans n'est point
parvenu à la constatation des vérités qui concer-
nent les formes de ces montagnes que Turner
exprima en quelques coups de pinceau, il y a
quatre-vingts ans, lorsqu'il était enfant. La con-
naissance de toutes les lois du système planétaire
et de toutes les courbes du mouvement des pro-
jectiles ne rendront pas un homme de science
capable de dessiner une chute d'eau ou une vague;
et tous les membres de Surgeon's Hall;* s'aidant les
uns les autres, ne sauraient aujourd'hui voir ou
représenter le mouvement naturel d'un corps
humain en une action vigoureuse comme le fils
d'un pauvre teinturier (il Tintoretto) le fit il y a
trois cents ans. » Et pour bien sentir les effets de
186 RUSKIN.
celte nature non seulement sur les yeux, mais sur
le cœur, il ne suffît pas de la bien voir ; il faut
encore la bien aimer. « Car peut-être que noufe ne
pouvons pénétrer le mystère d'une seule fleur et
qu'il n'a pas été voulu que nous le puissions, mais
bien que la poursuite de la science fût constam-
ment étayée par la tendresse de l'émotion. »
Cette faculté de nous-mêmes qui nous permet-
tra de voir et d'étudier dans lès hommes autre
chose que de merveilleux automobiles, dans les
plantes autre chose que des alambics et dans les
fleurs autre chose que des remèdes, quelle sera-
t-elle donc? Et de quel nom l'appellerons-nous?
Évidemment ce n'est point l'intelligence, car les
idées de beauté sont instinctives, et lorsqu'il s'agit
d'elles, tout ce qu'on peut dire de plus favorable à
l'intelligence, c'est qu'elle est inutile. Il suffit, si
l'on en doute, de lire M. Thiers traitant de critique
d'art. « Si jamais un savant vous dit que deux
couleurs font mal ensemble, prenez-en note, afin
de les mettre le plus souvent possible à côté l'une
de l'autre. » — Sera-ce la sensibilité ? S'il fallait
pencher d'un côté, ce serait de celui-là plutôt que
nous pencherions. Car la sensibilité est ce qu'il y
a de plus puissant en nous et de plus noble à la
fois. « Les hommes deviennent, dans tous les
temps, vulgaires, précisément dans la proportion
SA PENSÉE. i87
OÙ ils sont incapables de a tact », — ce tact que le
mimosa possède le plus parmi les arbres, que la
femme pure possède au-dessus de tous les êtres ;
cette finesse, cette plénitude de sensation au delà
de la raison et qui guide et sanctifie la raison elle-
même. La raison ne peut que déterminer ce qui est
vrai. C'est la passion de l'humanité qui peut recon-
naître ce qui est bon. »
Mais est-ce que la sensation suffit? Tous les
ôlrcs ont la sensation. La plante même éprouve
quelque chose; est-ce à dire qu'elle éprouve le
beau? Parmi les sensations de l'homme même,
n'en est-il pas de tellement diverses qu'elles sem-
blent se distinguer non pas seulement par leurs
degrés, mais bien encore par leur nature? Est-ce
que sentir le charme d'un rayon frisant sur les eaux
lointainesd'un lac, c'estla même chose que sentir le
fumet d'un roastbeef ? Cette dernière sensation est
beaucoup plus utile, mais l'autre est précisément
celle qui nous permettra d'étudier les rapports de la
Nature et de l'ûme. Bien plus, ce sont ces sensations
dites inutiles qui sont les plus puissantes, les plus
exquises et les plus indéfiniment renouvelables.
« Les plaisirs du goût et du toucher ou toute autre
jouissance sensuelle nous sont donnés comme des
serviteurs de notre vie et comme des instruments
de sa préservation. Ils nous inclinent à rechercher
188 RUSKIN.
les choses nécessaires à notre être et par consé-
quent, dès que ces choses sont trouvées, dès que
la fonction physiologique est remplie, ces plaisirs
doivent avoir une fin, et si on les prolonge, ce ne
peut être qu'artificiellement et sous une haute
pénalité. » De même qu'il est très nécessaire de
manger pour vivre, il devient très dangereux de
vivre pour manger. « Au contraire, les plaisirs de
la vue nous sont donnés comme des présents. Ils ne
répondent à aucune nécessité de la simple existence.
La distinction de tout ce qui nous est utile ou
nuisible pourrait être faite et est souvent faite par
Tœil sans qu'il reçoive le plus léger plaisir visuel.
Nous aurions pu apprendre à distinguer les fruits
et la graine des fleurs sans éprouver aucun plaisir
supérieur à leur aspect. — Et comme ces plaisirs
n'ont pas de fonctions à remplir, il n'y a pas de
limites à leur durée, dans l'accomplissement de
leur fin, car ils existent en eux-mêmes et ainsi
peuvent être perpétuels avec chacun de nous, la
répétition ne détruisant nullement leur charme,
mais l'augmentant au contraire. Ici donc, nous
trouvons une base très suffisante pour une estima*
tion supérieure de ces plaisirs, d'abord en ce qu'ils
sont éternels et inépuisables et secondement en ce
qu'ils sont non des instruments de la vie, mais un
objet de la vie. Or, en tout ce qui est objet de la
SA PENSÉE. 489
vie, en tout ce qui peut être^désiré à rinfini et pour
soi-même, nous pouvons être sûrs qu'il y a quelque
chose (le divin.... »
La faculté qui perçoit le Beau n'est donc pas la
sensibilité brute. Quelque chose d'autre s'y mêle
qui la sauve de ce qu'elle a d'animal et qui pro-
longe ce qu'elle a d'éphémère. Quelque chose s'y
l!o étroitement qui, à la violence obscure de ce
qui est sensuel, unit la paix limpide de ce qui est
pensif. Rappelez-vous donc, pour vous en con-
vaincre, ce que vous éprouvez devant l!horizon que
vous aimez le mieux, aux saisons et aux heures les
plus révélatrices ; rappelez-vous ce que vous avez
senti devant ce coin de terre que chacun de nous
a aperçu, un jour, par la fenêtre d'un wagon, dont
il a dit : J'y reviendrai, j'y passerai ma vie, — et
où il n'est jamais revenu.... C'est d'abord un plaisir
sensuel, mais il est accompagné de joie, d'amour
pour l'objet, d'une espèce de vénération pour sa
cause inconnue, d'une gratitude envers la Beauté
d'être ce qu'elle est, de l'être pour nous qui seuls
avons des yeux pour la voir, — à moins que,
comme dans les tableaux primitifs, la même Vierge
et les mêmes fleurs que contemplent sur la terre
les chevaliers et donateurs, ne soient aussi con-
templées du haut des nuages par un vieillard puis-
sant et ses anges familiers.... « Or aucune idée
iOO RUSKIN.
ne peut être le moins du monde considérée comme
une idée de beauté tant qu'elle ne s'est pas élevée
à ces émotions, pas plus que nous ne pouvons dire
que nous avons une idée d'une lettre dont nous avons
seulement perçu le parfum et la belle écriture, sans
avoir compris son contenu, ou son intention. Et
comme ces émotions ne peuvent, en aucune façon,
résulter d'une opération de l'intelligence, il est évi-
dent que la sensation de beauté n'est pas sensuslle
d'une part, ni intellectuelle de l'autre, mais dépend
d'un état du cœur pur, droit et ouvert à la fois pour
sa vérité et pour son intensité, au point que même la
justesse de l'action de l'intelligence sur des faits
de beauté ainsi perçue dépend de l'acuité du sen-
timent du cœur qui s'y rapporte. » C'est le cœur qui
nous rend capables d'émotion haute et sereine devant
les grands horizons de la Nature. La faculté qui y
sert est donc une faculté du cœur : un sentiment.
C'est le sentiment esthétique. C'est lui qui nous fait
vibrer aux heures les plus exquises de notre vie,
aux seules heures dignes d'être vécues. C'est lui
qui établit entre les choses et les êtres cette mys-
térieuse concordance qu'on demande vainement à la
science d'analyser. Ne le confondons jamais avec
aucune autre faculté, ni plus haute, ni plus basse.
Tenons ferme pour son autonomie. Nous aurons
contre nous les sensualistes purs et aussi les purs
SA PENSÉE. 191
intellectuels. Nous aurons à lutter contre ceux qui
voient dans ce sentiment un instinct physiologique
et contre ceux qui y voient une opération de la
raison. Ce n'est ni l'un ni l'autre. Le sentiment
esthétique n'est pas l'aboutissement lointaia et
obscur d'un instinct sexuel : c'est lui-même un
instinct. Cet instinct diffère de tout autre et la phy-
siologie n'a rien à faire avec lui : « On n'a jamais
admiré une rose parce qu'elle ressemble à une
femme, mais on admire une femme parce qu'elle
ressemble à une rose ». Ce n'est pas là non plus
l'amour dans le sens supérieur du sacrifice de soi,
car cet amour se donne, et dans le plaisir que nous
prenons aux plantes, aux flots et aux rayons, nous
recevons tout et nous ne donnons rien. C'est encore
bien moins le produit d'un raisonnement. Dès
qu'on raisonne, l'impression s'enfuit. Par exemple,
« dans une plante, toutes les sensations de beauté
naissent de notre sympathie désintéressée pour son
bonheur, et non d'aucune vue des qualités en elle
qui peuvent nous apporter du bien, ni même de notre
reconnaissance en elle de quelque condition morale
dépassant celle du simple bonheur. Du moment que
nous commençons de considérer une créature
comme subordonnée à quelque dessein en dehors
d'elle, quelque chose du sens de la beauté organique
est perdu. Ainsi, lorsqu'on nous dit que les feuilles
i92 RUSKIN.
d'une plante sont occupées à décomposer de Tacide
carbonique et à nous préparer de Toxygène, nous
commençons à la considérer avec quelque espèce
d'indifférence, comme si c'était un gazomètre.
C'est devenu jusqu'à un certain point une machine.
Quelque chose de notre sens de son bonheur a
disparu. Sans doute, à la réflexion, nous verrons
que la plante ne vit pas seulement pour elle-même,
que sa vie est une suite de bienfaits, qu'elle donne
autant qu'elle reçoit, mais aucun sens de ceci ne
se mêle d'une manière quelconque à notre percep-
tion de la beauté physique dans ses formes. Ces
formes qui apparaissent nécessaires à la santé : la
symétrie de ses feuillets, la douceur glabre de ses
tiges sont considérées par nous comme des signes
du propre bonheur de la plante et de sa perfection :
ils sont sans utilité pour nous, excepté quand ils
nous procurent du plaisir. Le Sermon sur la Mon-
tagne nous donne précisément la vue de la nature
qui est prise par l'affection incurieuse d'un humble,
mais puissant esprit. Il n'y a pas de dissection de
muscles, ni de dénombrement des éléments, mais
le regard le plus ferme et le plus large sur les faits
apparents, et la métaphore la plus magnifique en
les exprimant : « Ses yeux sont comme les pau-
pières du matin. Dans son cou, réside la force, et
la tristesse se tourne en joie devant elle. » Et dans
SA PENSÉE. 193
le commandement si souvent répété, jamais obéi :
« Regardez les lys des champs î » observez qu'il y a
précisément la délicate attribution de la vie que
nous savons être une caractéristique de la vue
moderne du paysage. Il n'y a pas de science, ni
d'idée de science, pas de numération de pétales, ni
d'étalage de provisions pour la nourriture, — rien
que l'expression de la sympathie à la fois la plus
enfantine et la plus profonde. » C'est le sentiment
esthétique *.
Telle est la faculté qui nous permettra, mieux que
la raison ou que l'appétit sensuel, de surprendre
« l'appel de toute la nature inférieure aux cœurs
des hommes, l'appel du rocher, de la vague, de
l'herbe, comme une part de la vie nécessaire de
1. Dans ces pages et dans celles qui suivront, on a cherché
à donner une image fidèle non plus des paroles de Ruskin,
mais de sa pensée. Il a donc été parfois nécessaire de trans-
poser les paroles afin de restituer plus exactement Tjdée.
Par exemple, ici, on se sert du mot : « sentiment esthétique »
dans tous les cas où Ruskin se servirait du mot « faculté
théorique ». Le mot esthétique est proscrit par Ruskin en
anglais, comme signifiant autre chose que cette « énergie de
contemplation •» qu'il a en vue. Mais, en français, le mot
esthétique a bien le sens que Ruskin prête à théorique. C'est
le sens qui lui a été donné par tous les esthéticiens, notam-
ment par M. Charles Lévêque dans sa Science du Beau, Et
quand TôpfTer a parlé, dans ses Menus Propos, de la faculté
esthétique ou quand, plus récemment, M. Cherbuliez, dans
son livre VArt et la Salure, a analysé le 'plaisir esthétique,
ils ont, parallèlement à Ruskin et en se servant d'un autre
mot, exprimé la même idée que lui.
13
194 RUSKIN.
leurs âmes ». Nous avons trouvé rinstrumenl de
notre étude autant que son objet, et sa récompense
autant que son instrument. Car l'enthousiasme
seul peut analyser Tenthousiasme. L'admiration
seule peut rendre compte des phénomènes de Fad-
miration. Ne craignons pas Taccusation de schwâr-
merei et laissons les ironistes à leurs besognes sté-
riles! S'ils entreprennent avec leur sens calme et
rassis d'analyser les impressions de beauté, ce sont
des gens qui, gravement, se mettent à refroidir les
objets sur lesquels ils prétendent étudier l'action
de la chaleur. Loin d'éclaircir ou d'affiner la faculté
de l'esthéticien, l'esprit critique la fausse, l'expé-
rience l'émoussCy la science la perd. « S'il nous
était possible de nous rappeler tous les instincts
heureux et inexplicables du temps insoucieux de
notre enfance, nous arriverions à des résultats plus
rapides et plus exacts que ceux que soit la philoso-
phie, soit la pratique sophistiquée des arts ont
atteints jusqu'ici. » Ceux-là seuls qui ont gardé
leur fraîcheur d'impression pénétreront jusqu'au
fond la fraîcheur des teintes cristallines. Le monde
de la Beauté est comme le béryl dans la Ballade de
Rossetti :
None sees here but Ihe pure alone,
et, en vérité, si vous ne vous faites pas semblables
SA PENSÉE. 195
aux petits enfants, vous n'entrerez pas dans l'Esthé-
tique des cieux....
Mais parce qu'elle nous rapproche des esprits
simples et ne relève pas de la raison raisonnante, ,
n'allons pas la nier, cette faculté, et surtout n'al-
lons pas la dédaigner! Car nous dédaignerions le
plus beau de tous les dons que nous firent les
bonnes fées qui se penchèrent sur le berceau de
l'humanité ! Cette faculté esthétique, c'est la faculté
humaine par excellence. Si devant l'utilité l'animal
déhbère, nous ne pouvons affirmer que non, mais
devant la beauté l'homme seul tremble, s'émeut.
« Ce qu'il peut y avoir en nous de la nature du bœuf
ou du porc ne perçoit aucune beauté ni n'en crée
aucune. Ce qui est humain en nous peut le créer et
le rendre en exacte proportion avec la perfectibilité
de son humanité. » L'animal voit, cela est incontes-
table, et, jusqu'à un certain point, il raisonne :
l'homme contemple. La vache dé Potter se mire :
l'homme admire. « C'est la faculté humaine, super-
lativement humaine, qui nous fait aimer des rochers
non pour nous, mais pour eux-mêmes », pour leurs
lignes sur le ciel bleu profilées. Et s'il y a quelque
différence fondamentale entre l'homme et tout ce
qu'on dit lui être semblable, ne cherchez pas ail-
leurs. Si Ton vous dit : Voici une plante fine et
svelte, aux courbes infiniment changeantes et aux
196 RUSKIN.
tons mélodieusement assortis. On a vu un être, à
tâtons, ramper vers elle, l'arracher et la dévorer.
Quel est cet être? dites : Je ne sais, c'est un acte
impulsif. Mais on l'a vu arracher cette plante et
l'enfouir, près de là, pour la retrouver. Quel est cet
être? — Je ne sais. Il y a beaucoup d'animaux qui
enfouissent leur butin ou leur nourriture. C'est un
acte sur les confins de la raison. — Mais on Ta vu
demeurer devant cette plante, longtemps, à Tad-
mirer. Quel est cet être? — Je le sais. C'était un
homme. Le sentiment esthétique est là.
Et comme c'est là le propre de l'homme, rien
d'humain ne doit échapper à ses prises. Munie de
cet instrument d'étude, toute philosophie réellement
complète examinera, dans chaque action ou idée
qui lui est soumise, la part qu'y prend la nature et
le rôle qu'y joue la beauté. Elle recherchera dans
les âmes les lignes des paysages que les yeux ont
contemplés. Elle recherchera dans les cœurs les
volontés que l'aspect brillant ou terne des minéraux
y a déposées. Si elle est curieuse de causes finales,
elle ne dira pas, lorsqu'elle se trouve en présence
de « rocs sourcilleux», comme ce penseur de jadis :
« A quoi peuvent-ils bien servir?... Ah! ils servent
de refuge aux bêtes I » — mais elle étudiera s'ils
ne semblent pas « bâtis pour la race humaine tout
entière, comme les écoles et les cathédrales, s'ils
SA PENSÉE. 197
s'ils ne sont pas des trésors d'un manuscrit illustré
pour Técolier, de bonnes et simples leçons pour
l'ouvrier, de tranquilles retraites, en leurs pâles
cloîtres, pour le penseur ». Elle se demandera si
l'histoire des sommets de la terre n'est pas intime-
ment liée à l'histoire des sommets de la pensée, si
l'on peut justement refuser d'attribuer aux spec-
tacles montagneux quelque part de ce qui donna
aux Grecs et aiîx Italiens leur rôle de conducteurs
intellectuels parmi les nations de l'Europe. Elle
notera, par exemple, « qu'il n'y a pas un seul coin
de terre de chacune de ces deux contrées dont on
n'aperçoive pas des montagnes : presque toujours
celles-ci forment le trait principal du paysage. Les
profils des montagnes de Sparte, Corinthe, Athènes,
Rome, Florence, Pise, Vérone sont d'une beauté
consommée ; et quelque aversion ou mépris qu'on
puisse démêler dans l'esprit des Grecs pour la
rudesse des montagnes, le fait qu'ils ont placé le
sanctuaire d'Apollon sous les rochers de Delphes
et son trône sur le Parnasse est un témoignage
qu'ils attribuaient le meilleur de leur inspiration
intellectuelle à l'influence des montagnes. »
Peut-être qu'on trouvera aussi dans cette con-
templation de certains horizons familiers les sources
de plusieurs des grandes idées qui mènent le
monde, et par exemple les sources mêmes du
198 nusKiN.
patriotisme. Le paysage, en effet, est le visage
aimé de cette mère patrie, Tr,v [lYirpiSa, qu'on ne
pourrait autrement se figurer que par une froide
abstraction ou par une lourde femme de pierre,
comme celles de la place de la Concorde. Quand
on pense à la Patrie, ce n'est pas comme à une
assemblée d'hommes chauves et noirs gesticulant
sous la lueur du gaz parlementaire, ou écrivant
derrière les grillages des bureaux des municipes :
c'est aux dentellemenls des montagnes, aux eaux
courantes des fleuves, aux demi-cercles bleus des
golfes limpides, aux vallons courbés, tachetés de
champs, striés de sillons, comme des plaques gra-
vées, aux villages égrenés sur les routes, aux
fumées des villes montant dans l'azur des soirs....
Et plus cette vision sera belle, plus on aimera la
patrie dont elle est l'image. L'Écossais, par exemple,
adore la sienne, car « c'est le caractère particulier
de l'Ecosse comme distincte de tout autre paysage,
sur une petite échelle, dans l'Europe du Nord,
d'avoir des traits distinctement suggestifs. Une
rangée de coteaux le long d'une rivière française
est exactement semblable à une autre ; un détour
de ravin dans la Forêt-Noire est justement l'autre
détour vu de l'autre côté. Mais dans tout le par-
cours de la Tweed, du Teviot, du Gala, du Tay, du
Forth, de la Clyde, il n'est peut-être pas un mor-
SA PENSÉE. 199
ceau de ravin ou un coin de vallée que ses habi-
tants ne puissent distinguer de tout autre. Il n'y a
pas d'autre pays où les racines de la mémoire
soient à ce point associées avec la beauté de la
nature au lieu de l'être avec l'orgueil des hommes. »
Et alors on se demandera s'il ne faut pas que cette
beauté soit la grande préoccupation du patriote,
comme elle a été sa grande éducatrice. Car peu
importe ce qu'on fait pour perpétuer l'idée de
patrie, si l'on ne perpétue pas la figure aimée de la
patrie. Ce n'est pas en semant des statues qu'on
récolte des hommes. C'est en respectant les pierres
non taillées du sol natal, et « une nation n'est digne
du sol et des paysages qu'elle a hérités, que lorsque
par tous ses actes et ses arts elle les rend plus
beaux encore pour ses enfants I »
§ 3.
Enfin, si après avoir étudié partout les effets de
la Nature et de la Beauté sur l'âme humaine, on
s'élève jusqu'à la question des causes de cette
Nature et de cette Beauté, là encore devra inter-
venir l'enquête esthétique. Et rien sur les grands
problèmes qui touchent l'âme ne pourra être décidé
sans que cette science, dont le domaine est une
partie de l'âme, soit consultée, rien sans que cet
instinct supérieur l'ait sondé ou jaugé. Il sera
200 RUSKIX.
inutile de nous donner du monde et de ses lois, de
ses origines et de ses destinées, une théorie quel-
conque, si, même satisfaisant notre raison céré-
brale, elle heurte notre sentiment esthétique, si,
par tous ses enthousiasmes, notre nature proteste
contre sa décision. Si, d'aventure, on nous parle de
progrès par révolution, il faudra venir déviant le
Thésée du Parthénon, nous expliquer pourquoi ce
reste glorieux et immortel témoigne de ce que
Taine appela un jour « une humanité mieux réussie
que la nôtre ». Et devant un certain char d'une
Demeter gréco-étrusque, qu'on voit au Briiish
Muséum, et dont les roues sont faites de roses sau-
vages, il faudra qu'on nous dise ce qui manque à
ces roses, hors le parfum, pour ressembler à celles
qui croissent librement sur le coteau de Brantwood.
Certes, ce sont là de petits problèmes pour un
savant 1 A-t-il le loisir de regarder les yeux des sta-
tues ou de baisser les siens vers des roses? Mais
pour ceux qui ont ce loisir, cette curiosité les tient.
« Pour un peintre, en effet, le caractère essentiel
de toute chose est sa forme et sa couleur et les
philosophes ne peuvent rien contre cela. Ils arri-
vent et nous disent par exemple qu'il y a autant de
chaleur ou de motion, ou d'énergie calorifique, ou
quelque autre nom qu'il leur plaira de lui donner,
dans une bouilloire à thé que dans un aigle. Très
SA PBNSÉE. 201
bien. C'est exact et très intéressant. Il faut autant
de chaleur pour faire bouillir la bouilloire que
pour porter l'aigle à son aire, et autant pour le
jeter sur ui:i lièvre ou sur une perdrix; mais nous,
peintres, connaissant Pégalité et la similitude de la
bouilloire et de Toiseau dans tous les aspects scien-.
tifiques, nous prenons notre principal intérêt à la
différence de leurs formes. Pour nous, les faits
qu'il importe d'abord de connaître dans les deux
choses sont que la bouilloire a un bec de cruche et
que l'aigle a un bec d'aigle, et que l'une a un cou^
vercle sur son dos et que l'autre a des ailes. »
Or, quand nous examinons ces ailes et qu'à tra-^
vers toutes les familles d'oiseaux nous voyons tant
de caractères divers de beauté et que nous étudions
les teintes qui s'y sont posées, répondant à nos sen-
timents intimes de joie ou de mélancolie, les éveil-
lant à la vue d'un rouge-gorge qui passe et les
endormant tour à tour, ne venez pas nous donner
d'elles des explications qui expliquent tout, sauf
leur beauté, et qui détruisent leur charme, qui est
la seule chose que nous voulions conserver. Darwin
fut un très grand esprit, et nous lui devons beau-
coup d'idées justes, touchant ce qu'il a vu, mais a-
t-il tout vu? « Nous pourrions suffisamment repré-
senter le genre ordinaire de conclusions de son
système, en supposant que si vous attachez une
202 RUSKIN.
brosse à cheveux à une roue de moulin, avec le
manche en avant, de façon à se développer en un
cou, en se mouvant toujours dans la môme direc-
tion et en entendant continuellement un sifflet à
vapeur, voici qu'après un certain nombre de révo-
lutions, la brosse à cheveux tombera amoureuse
du sifflet; ils se marieront, feront un œuf et le pro-
duit sera un rossignol 1 » — Encore qu'un peu
outrée, cette interprétation des causes delà beauté
n'est pas très différente de celles que nous four-
nissent d'ordinaire les savants avec beaucoup de
gravité. « De même les théoriciens du développe-
pement disent, je suppose, que les perdrix devien-
nent brunes à force de voir des chaumes, les
mouettes blanches à force de regarder l'écume des
vagues, et les choucas des vieilles cathédrales
deviennent noirs probablement à force de regarder
les clergymen. » Mais il sera bien permis, après ces
hypothèses, de noter que les plumes des oiseaux
sont ordinairement ternes lorsqu'elles sont desti-
nées à des œuvres de force, et au contraire bril-
lantes lorsqu'elles forment comme une parure mise
sous nos yeux. « Il n'y a pas d'aigle irisé, ni de
mouette de pourpre et d'or, tandis qu'une grande
quantité d'oiseaux colorés, perroquets, faisans,
oiseaux-mouches semblent faits intentionnellement
pour l'amusement de l'homme. Qu'on dispute sur
SA PENSÉE. 203
le mol « intentionnellement », peu importe. Cela
n'en est pas moins ainsi. »
Lors donc que vous prétendrez nous donner
quelque explication de la création de Toiseau ou
de tout autre être organisé, n'oubliez pas ses côtés
esthétiques : « Tenez fernae pour la forme et défen-
dez-la, d'abord, conime distincte de la pure transi-
tion des forces. Discernez la main du potier qui
moule, régentant l'argile, de son pied qui ne fait
que battre, tandis qu'il tourne la roue. C'est curieux
combien la simple forme vous conduira loin en
avant des philosophes. » Car l'instinct esthétique
procède par synthèse, et « la philosophie moderne,
elle, est une grande faiseuse de séparations. Elle
est peu de chose de plus que le développement de
la grande maxime : « Il suit de là que tout ce qu'il y
a de beau est dans les dictionnaires. Il n'y a que les
mots qui sont transposés. » Mais il y a, au delà du
pouvoir qui forme simplement et qui soutient, un
autre pouvoir que nous, peintres, nous appelons
« passion », — je ne sais pas comment les philoso-
phes l'appellent, — nous savons qu'il rend les gens
rouges ou blancs et par conséquent il doit être
quelque chose lui-même, et peut-être qu'il est le
plus vraiment poétique ou faisant de la force de
tout, créant un monde de lui-môme, d'un coup
d'œil ou d'un soupir, et le manque de passion est
204 RUSKLN.
peut-être la plus vraie mort ou défaiseuse de toutes
les choses et môme des pierres. »
Or ce pouvoir est celui d'un Artiste ; nous ne
pouvons nous y tromper. « Je puis positivement
vous assurer que, dans mon pauvre domaine d'art
imitatif, toutes les forces mécaniques ou gazeuses
du monde, ni toutes les lois de Tunivers ne vous
rendront capables de voir une couleur ou de des-
siner une ligne, sans cette force singulière, ancien-
nement appelée âme, » Car le pouvoir du hasard
est très grand, mais il n'est pas artistique, et si
nous pouvons, à la rigueur, imaginer une horloge
sans horloger, il nous est très difficile de considérer
un tableau de maître et de nier, de prime abord,
qu'il y ait un Maître. Les savants, eux, sont fort à
leur aise devant ce problème : ils ne voient pas le
tableau. Plus ils raisonnent sur le côté esthétique
de la nature, plus ils démontrent par leurs raison-
nements mêmes qu'ils ne l'ont pas aperçu. Lors-
qu'ils prétendent expliquer le Beau par l'Utile,
« ils ne peuvent, dans leur extraordinaire orgueil,
être comparés qu'à des vers de bois, fourvoyés
dans le panneau d'un tableau fait par quelque
grand peintre. Ils dégustent le bois en connais-
seurs, mais arrivés à la couleur, ils lui trouvent
mauvais goût, déclarant que même cette combi-
naison qu'ils n'ont pas cherchée ni désirée, est le
SA PENSEE. 205
résultat normal de l'action des forces molécu-
laires.... » — Pour ceux qui ont regardé le tableau,
pour ceux qui ont fait le bonheur de leur vie de
ses teintes délicates, fines, harmonieuses et puis-
santes, qui l'ont aimé avec la passion de la jeunesse
et ont cherché à en produire des imitations indi-
gnes, mais fidèles, qui ont souffert lorsque quelque
chose est venu le ternir, et pleuré de joie lorsqu'il
leur a été rendu dans sa pureté primitive, pour
ceux-là le problème de la création n'est point si
simple que de pouvoir être expliqué par des varia-
tions d'espèces — et tout n'est point dit depuis
six mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent!
Les relations esthétiques des espèces sont indépen-
dantes de leurs origines, et c'est celles-là qui nous
intéressent.... Pour nous la fleur est la fin ou l'objet
propre de la semence, non la semence l'objet de la
fleur. La raison d'être des semences, c'est qu'il puisse y
avoir des fleurs, non la raison d'être des fleurs qu'il
puisse y avoir des semences. C'est la fleur qui est la
création que l'Esprit fait. C'est seulement parmi les
éléments de sa perfection que se trouve celui de donner
naissance à ce qui lui succède. Le principal fait à noter
à propos de la fleur est qu'elle est la partie de la plante
qui se développe au moment de sa vie la plus intense,
et que ce ravissement intérieur nous est ordinairement
signalé au dehors par l'afflux d'une ou de plusieurs
couleurs primaires. Ce que sera le caractère de la fleur
dépend entièrement de la portion de la plante sur
laquelle ce ravissement de l'esprit aura été placé. Quel-
206 RUSKIN.
quefois la vie est placée dans sa gaine extérieure, et la
gaine extérieure devient blanche et pure et pleine de
force et de grâce. Quelquefois la vie est placée dans les
feuilles communes juste sous la fleur, et elles devien-
nent rouges ou pourpres. Quelquefois la vie est placée
dans les tiges de la fleur, et elles s'épanouissent en
bleu; quelquefois dans l'enceinte extérieure ou calice,
le plus souvent dans sa coupe intérieure. Mais, dans
tous les cas, la présence de la vie la plus intense est
signalée par des caractères dans lesquels la vue humaine
prend du plaisir et qui semblent préparés selon une
intention distincte à notre égard — ou plutôt qui por-
tent, en étant délicieux, le témoignage qu'ils furent
produits par le pouvoir d'un même Esprit que le nôtre....
... Et observez toujours et sans cesse, en ce qui con-
cerne toutes les divisions et facultés des plantes, qu'il
n'importe pas le moins dii monde par quel concours de
circonstances ou nécessités, elles peuvent graduellement
avoir été développées. Ce concours de circonstances est
lui-même le fait suprême et inexpliqué. Nous en venons
toujours, en fin de compte, à une cause formative qui
dirige la circonstance et son mode de rencontre. Si
vous demandez à un botaniste ordinaire la raison de la
forme d'une feuille, il vous dira que c'est un « tuber-
cule développé » et que sa dernière forme est « due à la
direction de ses fibres vasculaires ». — Mais qui est-ce
qui dirige ces fibres vasculaires? — Elles cherchent
quelque chose dont elles ont besoin. — Mais qu'est-ce
qui fait qu'elles en ont besoin? Qu'est-ce qui les fait le
chercher ainsi? Qui a fait qu'elles le cherchent en cinq
fibres ou en trois? Qu'elles le cherchent en des zigzags
ou en des courbes allongées? Qu'elles le cherchent en
des vrilles serviles ou en des jaillissements impétueux?
Qu'elles le cherchent en des rides cotonneuses ou héris-
sées d'aiguillons, ou en des surfaces lustrées, toutes
SA i»ENSÉE. 207
vertes de force pure et d'un charme que Thiver ne fera
pas passer?
Il n'y a pas de réponse. Mais le résumé de tout cela,
le voici : sur l'entière surface de la terre et des eaux,
influencée par le pouvoir de l'air sous la lumière du
soleil, une série de formes changeantes s'est développée
dans les nuages, dans les plantes et dans les animaux;
toutes ces formes ont un certain rapport, dans leur
nature, avec l'intelligence humaine qui les perçoit, et sur
cette intelligence, dans leurs aspects d'horreur ou de
beauté et leurs qualités pour le bien ou le mal, s'est
gravée une série de mythes ou de verbes du pouvoir for-
mateur, que les hommes selon la passion particulière et
l'énergie de leur race ont fait servir à interpréter la reli-
gion. Et ce pouvoir formateur a été confondu par toutes
les nations en partie avec le souffle de l'air au moyen
duquel il agit et en partie compris comme une sagesse
créatrice, procédant de la Divinité suprême, mais péné-
trant et inspirant toutes les intelligences qui travaillent
en harmonie avec Elle. Et quels que soient les résultats
intellectuels obtenus dans nos jours modernes par la
méthode qui considère cette émanation seulement
comme une motion ou une vibration, chaque art for-
mateur humain jusqu'ici et les meilleurs états du
bonheur et de l'ordre de l'humanité, ont reposé sur
l'appréhension de son Mystère (qui est certain) et de sa
Personnalité (qui est probable)....
Arrivé là, le Prophète de la Beauté s'arrête. Il
en a dit assez pour ceux qui aiment la Nature : il
en a trop dit pour ceux qui ne l'aiment pas. Pour-
tant, on ne lui reprochera ni parti pris ni dogma-
tisme. Il n'affirme rien au delà de ce que ses yeux
208 RUSKIN.
ont vu : il ne répèle rien de plus que ce que ses
oreilles ont entendu. Les croyances qui bercèrent
son enfance ont fui depuis longtemps sous l'ai-
guillon du Doute. Il a rendu à la pensée libre
rtiommage lef plus éclatant. Il a, au scandale des
vieilles universités et en pleine chaire d'Oxford,
poursuivi de ses attaques indignées l'arbitraire des
dogmes et « l'insolence de la Foi ». Il a dénoncé
l'orgueil de cette Église « qui s'imagine que des
myriades d'habitants du monde pendant quatre
mille ans ont été abandonnés à l'erreur et à périr,
beaucoup d'entre eux à jamais, afin que, dans la
plénitude des temps, la vérité divine pût nous être
prêchée suffisamment à nous-mêmes », et raillé
ces mystiques « qui se retirent de tout service de
l'homme pour aller dans les cloîtres passer la
meilleure part de leur vie en ce qu'ils appellent le
service de Dieu, c'est-à-dire à désirer ce qu'ils ne
peuvent pas obtenir, à pleurer ce qu'ils ne peuvent
pas éviter et à réfléchir sur ce qu'ils ne peuvent
pas comprendre.... » Mais ce n'a pas été pour
abdiquer devant le matérialisme le libre examen
de son esthétique, ni pour s'incliner devant « Tin-
solence de la Science ». Il n'a pas laissé à la porte
des laboratoires le scepticisme ardent qu'il avait
osé introduire dans les cathédrales. Il n'a pas
accepté que la raison, non plus que la foi, se
SA PENSEE. 209
débarrassât des problèmes qu'il lui posait en les
niant ou en les amoindrissant. En pleine vigueur
encore et en pleine gloire, dans toute la santé de
sa pensée et avant le soir de sa vie, il est retourné
devant la Nature, et il Ta retrouvée inexpliquée,
sinon dans ses forces, du moins dans sa Beauté.
Or cette Beauté, il Ta toujours affirmée la grande
inspiratrice des actions des hommes, la joie
suprême et la loi pour toujours. Il faut donc qu'on
la lui explique ou, si on ne l'explique pas, qu'on
avoue le mystère dont notre vie la plus intense,
notre vie admirative, est entourée. La porte de
l'Inconnu que la Science prétend fermer, il la
rouvre donc, sans fracas, mais avec fermeté, en
montrant qu'il n'y a pas la Science, mais qu'il y a
simplement de»3 sciences diverses et qu'en voici
une si peu avancée qu'elle est à peine connue et
définissable et qui pourtant doit exister, puisque
son objet joue un si grand rôle dans les choses qui
nous ont faits ce que nous sommes, et dans celles
aussi que nous faisons. Il lui paraît certain que la
question qu'il a posée reste entière et qu'il y a
réellement plus d'Esthétique entre le ciel et la
terre qu'on ne l'enseigne dans nos Écoles de phi-
losophie....
Il revient donc vers le Dieu de sa jeunesse, non
tant parce qu'il est la vérité que parce qu'il est
14
2i0 RUSKIN.
une explication de la Beauté et que les philoso-
phies n'expliquent que la laideur. Légendes pour
légendes, il s'abandonne à celles qui ne flétrissent
rien, qui n'assombrissent rien, qui s'accordent h
mieux à son sentiment esthétique. Le Christ
devient pour lui l'artiste suprême et doux qui tra-
vaille de ses mains à faire plus belle la demeure
des hommes; c'est le jardinier rencontré par
Madeleine, qui veille sur les fleurs nouvellement
nées; c'est le peintre inconnu qui pose sur le bord
delà gentiane la touche qui l'anime; c'est le tis-
seur subtil qui fait les vêtements des lys plus écla-
tants que ceux de Salomon; c'est le vigneron admis
à Cana et qui aujourd'hui encore, dans chaque
grappe pendante de la vigne, change en vin l'eau
de la terre et du ciel. Le Christ est tout ce qui
ressuscite au printemps, tout ce qui luit sur la
montagne, tout ce qui désaltère en venant des
hauts sommels. Il est la Nature; il est la Beauté;
il est l'Amour. On ne peut s'étonner que le disciple
de la Beauté soit son disciple, ni que, parvenu à
l'occident de sa vie, en septembre 1888, faisant
son testament intellectuel, et rassemblant en un
faisceau toutes ses clartés, comme le soleil qui,
au moment de disparaître, rappelle à lui tous les
rayons qu'il prodigua pendant le jour, Ruskin nous
dise :
SA PENSÉE. 211
Et maintenant, en écrivant sous la paix sans nuages
des neiges de Chamonix ce qui doit être réellement le
dernier mot du livre que leur beauté inspira et que
leur force guida, je me sens, d'un cœur plus joyeux et
plus calme qu'il n'a jamais été jusqu'ici, capable de
raffermir ma plus simple assurance de foi, — c'est-à-dire
que la connaissance de ce qui est beau est le vrai chemin
et le premier échelon vers la connaissance des choses qui
sont bonnes et d'un bon rapport, et que les lois, la vie et la
joie de la Beauté, dans le monde matériel de Dieu, sont des
parts aussi éternelles et aussi sacrées de sa création que,
dans le monde des esprits , la vertu et, dans le monde des
anges, V adoration.
CHAPITRE II
L'art.
§ 1.
Si telle est la Nature, que doit être TArt? Assu-
rément quelque chose à la fois de très grand et
de très humble, de très grand vis-à-vis de nous, de
très humble vis-à-vis d'elle. Car si la vie, les joies
et les lois de la Beauté, dans le monde matériel de
Dieu, sont des parties aussi sacrées de sa création
que la vertu dans le monde des esprits, l'homme
qui scrute ces lois, rappelle ces joies et prolonge
cette vie : Tartiste, remplit une des plus grandes
tâches de Thumanité. Il se tient entre la Nature et
nous. Il en est le déchiflreur, le chanteur et le
mémorialiste. Nous courons dans la vie vers nos
buts divers : à notre bureau, à notre cricket, à
notre conseil d'administration. 11 a pour mission
de nous arrêter et de nous dire : Regarde ce caillou
et ses veines, regarde ce brin d'herbe qui te fait
SA PENSÉE. 213
des signes, regarde ce muscle, regarde ce ciel....
Croyez- vous que ce soit inutile?
« Qui, parmi toute la foule babillarde, pourrait
dire une seule des formes et des précipices de la
chaîne des grandes montagnes blanches qui envi-
ronnaient Thorizon hier à midi? L'un dit que le
ciel a été pluvieux, Tautre qu'il a été venteux,
l'autre qu'il a été chaud; mais qui a vu l'étroit
rayon qui sortit du sud et qui frappa les sommets
de ces montagnes jusqu'à ce qu'ils aient fondu et
soient tombés en une poussière de pluie bleue?»...
L'artiste l'a vu. Il nous a retenus devant lui ou
tout au moins il Ta retenu devant nous. Car cet
homme fait des miracles. « Il commande à la
rosée de ne point sécher et à Tarc-en-ciel de ne
point fondre.... Il incorpore les choses qui n'ont
pas de mesure et immortalise les choses qui n'ont
pas de durée. » 11 observe la Nature, comme une
vigie. Il est l'éveilleur de nos admirations. Les lois
qui sont les plus insaisissables, c'est lui qui les
démôle ; les joies qui sont les plus vives, c'est lui
qui nous les donne ; les esthétiques mystères qui
nous relient aux choses d'en haut et d'en bas,
c'est lui qui marche à leur découverte. — De plus,
c'est lui qui nous montre comment son temps et
son pays ont compris ces choses et qui nous en
laisse le témoignage le plus sûr. « Les grandes
214 RUSKIN.
nations écrivent leur autobiographie dans trois
livres : le livre de leurs actions, le livre de leurs
paroles et le livre de leur art. Aucun de ces livres
ne peut être compris, à moins que nous ne lisions
les deux autres. Mais de ces trois, le dernier seul
est tout à fait digne de foi. Les actes d'une nation
peuvent être triomphants par sa bonne fortune et
ses paroles puissantes par le génie de quelques-
uns seulement de ses enfants, mais son art ne Test
que par le don commun et les sympathies com-
munes de la race. » Ainsi, envers nous, « tout art
est enseignement ».
Mais en même temps et pour la même raison
qu'il est très grand vis-à-vis de nous, le rôle de
l'Art est très humble vis-à-vis de la Nature. Envers
elle, « tout art est adoration ». Car si le monde
matériel a été expressément organisé dans un des-
sein esthétique, si les nuages sont peints a fresco
chaque soir pour ravir nos yeux quand ils se lèvent
et les corolles lavées à l'aquarelle chaque matin
pour les ravir quand ils s'abaissent, c'est appa-
remment en la Nature qu'il faut chercher toute
Beauté. C'est en elle qu'est le type suprême et le
modèle éternel. Ce n'est point dans des rêves
fournis par l'imagination ou dans quelque idéal
imposé par la tradition. C'est dans la plus éphé-
mère feuille que l'arbre donne au vent qui passe,
SA PENSÉE. 215
dans le moindre caillou qui roule de la montagne,
dans le plus frêle roseau qui se penche sur
rélang.... Car dans chacune de ces choses, des
yeux d'artiste savent démêler la signature de l'Ar-
tiste suprême. Sur aucune de ses œuvres Celui-ci
n'a oubhé d'imprimer le cachet de la Beauté.
Qu'importe qu'un passant, distrait et affairé, ne
remarque point la splendeur d'une feuille morte,
touchée par le soleil, à la porte d'une galerie, et
qu'une fois entré dans cette galerie, il admire
l'image de cette même feuille touchée par le pin-
ceau mille fois plus faible d'un Vénitien? Qu'im-
porte qu'en y réfléchissant il s'étonne et se scan-
dalise que l'Art lui fasse admirer l'image d'une
chose dont il n'a pas admiré la réalité? Et qu'im-
porte enfin, si cet homme est un Pascal, que sa
réflexion serve de postulat aux plus étranges con-
troverses qu'on ait faites sur la Nature et sur l'Art?
Cela prouve seulement qu'on peut être un grand
logicien et un pauvre artiste. Un artiste, lui,
n'aurait point passé, indifférent, devant la feuille
touchée par le soleil; il l'aurait vue, il l'aurait
regardée, il l'aurait aimée pour ses mordorures et
pour ses flétrissures, pour ses passages de lumière
et pour sa tache sur le massif; s'il avait eu sa boîte
à couleurs au dos, il l'aurait copiée peut-être, et
ainsi distrait par cette pauvre chose que Pascal
2 1 6 RUSKIN.
méprise, il aurait oublié d'entrer dans cette galeiie
où Pascal se croit en devoir d'admirer. Car un
véritable artiste a toujours préféré les reflets qui
tremblent dans le grand canal à ceux qui dorment
chez Canaletto et les chairs des mendiants qui
cuisent au soleil de Séville à celles que brunit la
patine sur les toiles de Murillo. u Tout art sain est
l'expression du vrai plaisir pris dans une chose
réelle qui est meilleure que Vart,,,, Vous pouvez
peut-être penser qu'un nid d'oiseau, peint par
William Hunt, est quelque chose de plus beau
qu'un réel nid d'oiseau. Et il est vrai que nous
payons une grosse somme pour l'un et qu'à peine
nous regardons ou nous sauvegardons l'autre.
Mais il vaudrait mieux pour nous que tous les
tableaux du monde vinssent à périr que si les oiseaux
cessaient de bâtir des nids/,,, » Oui, feuille ou nid,
branche ou caillou, perle ou flot, toute Nature est
Beauté.
Inutile même de la chercher dans ses spectacles
rares ou dans ses effets passagers. Inutile de
guetter d'extravagants couchers de soleil ou de
poursuivre sur les hauts plateaux une fleur dont
l'espèce est quasi perdue.
Ces caractères de Beauté que Dieu a mis dans notre
nature d'aimer, il les a imprimés sur les formes qui,
dans le monde de chaque jour, sont les plus familières
SA PENSÉE. 217
aux yeux des hommes.... Oui, seulement un coteau et
un enfoncement d'eau calme, et une exhalaison de
Lrume et un rayon de soleil. Les plus simples des
choses, les plus banales, les plus chères choses que vous
pouvez voir chaque soir d'été le long de mille milliers
de cours d'eau parmi les collines basses de vos vieilles
contrées familiales. Aimez-les et voyez-les avec droi-
ture ! L'Amazone et l'indus, les Andes et le Caucase ne
peuvent rien nous donner de plus.
Les idéalistes se sont trompés qui sont allés
chercher bien loin et bien haut la mystérieuse
formule qui est écrite dans chaque foliole, comme
une destinée dans chaque main ouverte, autour de
nous. Les classiques l'ont cherchée dans l'impos-
sible; les romantiques l'ont cherchée dans l'excep-
tion. Elle est dans le facile et dans l'habituel et
l'on peut même hardiment « conclure de la fré-
quence des choses à leur beauté ».
Des choses de la Nature, disons-nous, non des
choses de l'homme, des choses les plus ordinaires
voulues par elle, non des choses extraordinaires
voulues par les jardiniers : les plus communes
réalités de la montagne, non les plus ingénieux
artifices des maçons; les rochers, non les rocailles;
les lacs, non les bassins; les nuages, non la
fumée; les mousses, non les tapis. Sans doute, il
peut y avoir encore des restes de Nature et par
conséquent des restes de beauté, dans une plante
218 RUSKIN.
écarlelée en espalier, dans un arbre taillé pour la
cueillette des fruits ou des feuilles, dans un champ
saturé de superphosphate, dans un canal bétonné
pour rirrîgation. Mais ce ne sont là que des
restes, que de pauvres souvenirs de la grande
Défigurée. Nous pouvons les aimer encore, comme
on aime les traits même flétris, même couturés et
entaillés d'un visage qui nous fut cher. Nous ne
pouvons plus y voir le prototype et le critère de la
Beauté. Il est et il n'est que dans la Nature vierge,
parce que la Nature n'est réellement elle-même
que lorsque rien n'est venu la travestir ni la
souiller.
Notez cette particularité au sujet des ciels, qui les
distingue de tout autre sujet de paysage sur la terre :
que les nuages n'étant point exposés à l'intervention
humaine sont toujours arrangés selon les lois de la
Beauté. Vous ne pouvez être sûrs de cela dans aucune
autre partie du paysage. Le rocher d'où dépend spécia-
lement l'effet d'un spectacle montagneux est toujours
précisément celui que l'entrepreneur de routes fait
sauter ou que le propriétaire exploite en carrière, et
s'il est un coin de pelouse que la Nature ait laissé à
dessein le long de ses forêts sombres, qu'elle ait fignolé
avec ses herbes les plus délicates, c'est toujours là que
le fermier laboure ou bâtit. Mais les nuages, bien que
nous puissions les cacher avec de la fumée et les mêler
de poison, ne peuvent pas être exploités en carrière, ni
servir de fondement à des bâtisses, et ils sont toujours
glorieusement arrangés.,..
SA PENSÉE. 219
C'est devant eux, c'est devant les vagues indé-
pendantes et vierges, c'est dans les vallées pro-
fondes où les eaux, les herbes, les lueurs, les
ombres, les sèves, font tout ce qu'elles veulent,
que l'artiste a eu les plus poignantes jouissances
de sa vie. « Le pur amour de la Nature a toujours
été pour moi restreint à la nature sauvage ; c'est-
à-dire à des endroits complètement naturels et
spécialement à des campagnes animées par des
fleuves ou par la mer. 11 y fallait le sens de la
liberté, du pouvoir spontané, inviolé de la
Nature.... » Tout ce qui s'en approche va vers la
beauté, tout ce qui s'en éloigne s'achemine vers la
laideur *.
De cette conception de la Beauté suit naturelle-
ment le parti que l'artiste prendra en face de la
Nature; et le parti qu'on prend en face de la
Nature, c'est la seule question en Art. Toutes les
recherches techniques du peintre maniant ses
terres ou ses os concassés et du sculpteur fouil-
lant sa glaise, toutes les gloses philosophiques des
1. Tant sur ce point que sur tous les autres, Texposé que
nous faisons de la pensée ruskinienne n'est point basé sur un
lexle isolé, sur une opinion passagère du Maitre, mais sur
rensemble de son enseignement. Ainsi la thèse ici exposée
ressort d'ouvrages appartenant à toutes les périodes de sa
vie, aux Modem Painters publiés de 1843 à 1860, aux. Seven
lamps, 1849, aux Eléments ofDvawing^ 18oT, àlMri ofEnglandy
1883, et aux Prœterita, 1885-1889,
220 RUSKIN.
esthéticiens gesticulant dans leurs chaires, se
ramènent à celle question : quel parti prendre
devant la Nature? Et des réponses qu'ils se font
dérivent toutes les différences des écoles, sous-
écoles, secles et ateliers. Or, si Ton débarrasse la
, question des verbiages et des équivoques qui Ten-
richissent, elle se pose dans les champs . aux
témoins des splendeurs de la Nature sous la même
fbrme qu'elle s'impose dans les cours d'assises aux
témoins des crimes des hommes : — Dirai-je la
vérité? Dirai-je toute la vérité? Ne dirai-je rien
que la vérité? se demande le paysagiste sous son
parasol, le statuaire en face de son ébauchoir, le
portraitiste en tournant et en retournant autour
de son modèle. Dessinerai-je ce chêne, comme il
m'apparaît, dans son ensemble, sans rien y
ajouter, sans fausser son aspect, mais en massant
son feuillage et en oubliant quelques branches qui
me paraissent inutiles à sa beauté, — en d'autres
termes, dirai-je la vérité'^ Le dessinerai-je dans ses
moindres détails, et en faisant ressortir avec la
même netteté jusqu'aux incidents et aux aspects
qui me plaisent le moins, — en d'autres termes,
dirai-je toute la vérUé't N'ajouterai-je pas au thème
que me fournit ce chêne, toutes les améliorations,
tous les embellissements, toutes les autres idées
de chênes que je puis avoir, en un mot ne dirai-je
SA PENSEE. 221
rien que la vérité'l Selon sa décision, l'artiste sera
un éclectique, un réaliste ou un idéaliste. Il suivra
Tune des trois grandes théories auxquelles se
ramifient toutes les théories d'art : la théorie du
choix, — la théorie de l'imitation littérale, — la
théorie de l'idéalisation.
Or, si nous avons défini la Beauté « la signature
de Dieu sur ses œuvres », etjusque sur ses moindres
opuscules, si nous avons affirmé que toute Nature
est Beauté, ce n'est point pour nous rallier à la
théorie du choix et encore moins à celle de l'idéa-
lisation. Choisir! Qui l'oserait?
Que le jeune artiste se méfie de Tesprit de choix :
c'est un esprit insolent tout au moins, et ordinairement
bas et commun, empêchant tout progrès et flétrissant
tout pouvoir, encourageant les faiblesses, flattant les
partialités.... Il ne dessine rien de bien, celui qui n'a pas
envie de dessinern'importe quoi! Lorsqu'un bon peintre
«e récuse, c'est parce qu'il se sent humilié, non parce
qu'il fait ï\\ lorsqu'il s'arrête, c'est parce qu'il est rassa-
sié, non parce qu'il trouve que la Nature lui donne une
mauvaise nourriture. J'ai vu un homme d'un goût très
pur s'arrêter pendant un quart d'heure pour contempler
les petits canaux que la pluie venait de tracer dans un
tas de cendres.... L'Art parfait perçoit et reflète l'en-
semble de la Nature. L'art imparfait, qui est dédaigneux,
rejette ou préfère....
Par conséquent, et selon le mot qui créa le Pré-
raphaélisme, « les artistes doivent aller à la Nature
222 RUSKIN.
«
en toute simplicité du cœur, sans rien rejeter, sans
rien mépriser, sans rien choisir».
Sans rien idéaliser non plus, est-il besoin de le
dire? Choisir est une insolence, mais idéaliser est
un sacrilège. C'est la prétention paradoxale, inouïe,
d'un étroit esprit qui, impuissant à pénétrer la
Beauté éparse dans la Nature, entreprend de la
créer selon ses misérables imaginations. L'imagi-
nation n'a rien à créer : son rôle est, si l'on veut,
de M pénétrer la vérité, d'associer la vérité, de res-
tituer la vérité ». Ce ne doit jamais être de substi-
tuer ou d'ajouter quelque chose à la vérité. « L'er-
reur qui la concerne est que sa fonction est une
fonction de mensonge et que son opération
consiste à montrer les choses comme elles ne sont
pas. » A quoi bon mentir, quand les réalités sont
si belles? Quelle figure généralisée, faite de traits
rapportés, empruntés à des beautés diverses, quelle
académie transposée, quelle fille de statue valut-
elle jamais les vivantes enfants des hommes dont
les soleils se sont chargés d'approfondir les teintes
et les brises d'emmêler les cheveux? « Aucune
déesse grecque n'a jamais été moitié si belle
qu'une jeune Anglaise d'un sang pur! » Les vieux
grands maîtres introduisaient dans toutes leurs
oeuvres prétendues d'imagination, dans leurs
Paradis ou dans leurs Résurrections, les simples
SA PENSÉE. 223
portraits de leurs patrons, de leurs valets, de leurs
maîtresses et de leurs créanciers ; et c'était là « non
une erreur, mais bien la source de leur vraie gran-
deur et de leur supériorité, car ils étaient trop
grands et trop humbles pour ne pas voir dans
chaque face autour d'eux ce qui était au-dessus
d'eux et ce qu'aucune imagination d'eux-mêmes
n'aurait pu ni égaler, ni remplacer ! »
Et s'il s'agit de ces régions de rêve où nous ne
sommes jamais allés et de ces êtres de foi que nous
n'avons jamais vus, quel besoin avons-nous de les
peindre? Quand les maîtres l'ont tenté, ils sont
toujours restés au-dessous d'eux-mêmes. « Tout ce
qui est vraiment grand dans l'art chrétien se res-
treint rigoureusement à ce qui y est humain, et
même les extases des âmes rachetées qui entrent
celestamente hallando par la porte du paradis de
l'Angelico furent aperçues d'abord dans la gaieté
terrestre encore que très pure des Florentines. »
A aucun moment, « la créature n'a conçu ce qui
est supérieur à la créature », et il n'est point utile
qu'elle le puisse, ni convenable qu'elle le veuille.
Ne pas voir la Beauté dans une hirondelle et
s'imaginer la mettre dans un séraphin, quelle folie!
« Si vous n'êtes pas inclinés à contempler les ailes
des oiseaux que Dieu vous a donnés à voir et à
toucher, beaucoup moins devez-vous l'être à côn-
224 RUSKIN.
templer ou à dessiner quelques imaginations d'ailes
d'anges que vous ne pouvez voir. Connaissez celle
vie d'abord, sans nier l'aulre, mais en élanl lout
à fail sûrs que la place dans laquelle vous êtes
maintenant est celle avec laquelle vous avez
affaire. » El surtout n'allez point, sous couleur
d'idéalisme ou de mysticité, vous mêler d'enseigner
la Nature et « d'améliorer les œuvres de Dieu! i)
Reste à prendre le parti du Réalisme. Et nous le
prendrions en effet, si le Réalisme, tel que l'enten-
dent les ateliers modernes, était l'imitation et
l'adoration de la Nature. Mais loin que l'école
réaliste admire et recherche la Nature, il n'est
peut-être pas, dans l'histoire, une école qui Tait
plus délibérément proscrite et plus insolemment
bafouée. Loin qu'elle s'attache à reproduire de ce
monde ce qu'il a de naturel et d'originel, elle se
voue à montrer, en lui, l'artificiel et le succédané.
Car il faut démasquer le sophisme de cette école
qui, s'appuyant sur un principe vrai, à savoir que
la Nature passe de beaucoup l'imagination hu-
maine, en a fait, par le plus étrange abus de mots,
suivre cette extravagante conclusion que tout ce.
qui est dû à la fabrication des hommes : — les
usines, les trottoirs, les locomotives, les fiacres,
les bicyclettes, les guinguettes et les talus de che-
mins de fer — s'appelle la Nature et, à ce litre,
SA PENSÉE. 225
s'impose à noire admiration. Ces bizarres amants
de la Réalité, qui commencent par fabriquer,
artificiellement et selon leurs imaginations, un
objet laid en contradiction avec toutes les lois
naturelles, puis qui nous viennent dire que cet
objet est beau par cela seul qu'il est^réel, manquent
à la fois de précision dans leur argument — parce
qu'à ce prix on ne peut opposer la réalité à l'arti*
fice, — et d'amour pour cette réalité qu'ils défigu-»
rent avant que de la copier.
Ils fabriquent tin chapeau haute forme, un
tuyau de poelc, un « huit reflets »,et aussitôt ils le
représentent sur une toile ou en bronze, en vous
disant : C'est beau, car c'est la Nature I Ils entrent
dans un bar^ inventorient sa collection de flacons
multicolores, s'imprègnent de son atmosphère
enfumé, étudient ses glaces ternies et tachées,
puis ils peignent la bar-maid au milieu de ce triste
appareil défausse civilisation et nous disent : C'est
beau, car c'est la Nature! Ils vont chercher dans
un hôpital une face anesthésiée, insensible, posent
sur elle des rhéophores, provoquent, par faradisa-
tion, des sourires chez un homme souffrant, des
expressions de colère chez un être paisible, étudient
ainsi chaque mouvement des muscles et reviennent
nous annoncer qu'ils ont trouvé enfin « la Nature et
le vécu », quand ils devraient dire qu'ils ont à grand'
15
226 RUSKIN.
peine rencontré Tartifice etle mort ! Mieux encore : ils
vont chercher la Nature au théâtre, sous la lumière,
non du soleil, mais du gaz, éclairant non des chairs
nues, mais des maillots, maillots d'êtres piétinant
non la terre, mais des planches, respirant non sous
des nuages, mais sous des gazes peintes, marchant
non pas avec des pieds nus et libres, mais pirouet-
tant avec des pieds déformés par la danse, et non
par une danse aisément apprise avec les aïeux au
son des roseaux, dans les granges, mais par quel-
que pizzicato : Voilà la Nature, disent-ils, prise sur
le fait, et voici la Beauté! Mais si c'est ici la
Nature, qu'est-ce donc que l'artifice? Si c'est ici la
terre, qu'est-ce donc que le sol où germent les
grands blés nourriciers et les fleurs consolantes?
Si c'est là le ciel, qu'est-ce donc que cet espace
d'où tombent les pluies qui fécondent et les rayons
qui mûrissent? — Pour les retrouver plutôt,
ouvrons les fenêtres; non, sortons du théâtre où
les réalistes vont chercher leurs modèles de figures,
passons les fortifications où ils cherchent leurs
modèles de paysages, retournons là oùl'électricité ne
serpente plus à ras de terre, là où l'air n'est pas
emprisonné et comprimé pour lancer des télé-
grammes, mais libre pour pousser des nuages, là où
« les jeunes filles dansent non sous la lumière du
gaz, mais sous la lumière du jour, et non pour do
SA PENSÉE. 227
Targeni et à cause de leur misère, mais pour de
Tamour et à cause de leur joie! » Là est la Nature
et là aussi la Beauté.
Beauté plastique des figures autant que pittoresr
que des paysages, — cela s'entend de reste, car sî
nous voulons. qu'elle réside dans le corps humain
tel que Ta fait la Nature, est-ce à dire que les
types ordinairement choisis par les réalistes repré-f
sentent la Nature et s'approchent de la Beauté?
Voici un gros électeur ou un menu fonctionnaire
assis à la terrasse d'un café et qui, d'un geste appro-^
prié, prend un bon bock, ou goûte quelque absinthe.
Il est courbé sous le poids de maladies ataviques,
déformé par les accessoires du vêtement moderne^
renfrogné par les passions et les vices de notre
temps, les muscles atrophiés par un trop long
repos, la peau pâlie et décolorée souà les linges
inutiles, la main tremblante d'alcoolisme.... Est-ce
là l'homme de la Nature? Et s'il fut jamais au
monde un être artificiel, n'est-ce pas lui? Est-ce
la femme naturelle, que la morphinomane, ou que
la chlorotique, ou que la peinte au filo (TorOy ou
que remaillée? Est-ce la Nature qui a fait ces
mains d'ouvriers modernes, qui a mis ces durillons
sur celles du corroyeur et ces bourses séreuses à
celles du découpeur sur métaux? Est-ce une teinte
naturelle que celle du visage sous la lampe Edison?
228 RUSKIN.
Quelle sera donc, à ce prix, la lumière non natu-
relle et irréelle? Celle du soleil, sans doute !... Et
sous quel prétexte les réalistes proscrivent-ils les
lumières des romantiques ou de M. Hébert, comme
fausses, comme lueurs filtrées dans des caves,
lorsqu'ils admettent, dans leurs propres tableaux,
l'éclairage du théâtre et de l'usine, et quand il n'est
pas d'effets artificiels de M. Hébert ou de M. Hen-
ner qu'on ne puisse obtenir, si Ton veut, par des
jeux bien combinés de gaz et d'électricité? Et
quand ils nous montrent, en des scènes d'hôpital
dont ils sont si friands, ce que deviennent les mus-'
clés et les épidermes sous l'influence des traite-
ments électriques ; ou lorsqu'ils enfarinent le visage
d'un clown, puis le transportent sur leurs toiles,
nous disant que ce sont là des réalités, font-ils
donc du réalisme et respectent-ils au moindre
degré cette Nature dont ils se sont fait un dra-
peau? — Non. L'homme de Nature, l'être réel et
suprêmement beau, est le corps sorti souple et
joyeux de la main puissante du potier qui a
pétri l'argile humaine, non tel que les besoins
vrais ou faux de la civilisation l'ont caricaturé.
C'est l'homme des premiers âges, droit comme le
rameau libre, non l'homme de l'âge de la vapeur^
tordu par une fausse éducation. C'est l'Apollon
de Syracuse, -*- non l'électeur de M. Gladstone^
SA PENSEE. 229
C'est rhommie fait par la Nature, — non le self*
made-man»
La Beauté n'est donc ni dans un idéal d'une
part, ni dans la nature dénaturée que copient les
réalistes de l'autre, mais bien dans la Nature natu-
relle et si nous ne trouvons plus aisément cette
Nature aujourd'hui, si les figures humaines qui
nous entourent sont toutes ternies « par l'opéra-
tion visible et instante du péché invaincu», eh bien,
appelons-en non à un rêve, mais à une réalité, à une
réalité passée, à un souvenir des temps heureux où
l'homme fort, pur, lumineux et confiant, marchait
parmi des paysages splendides qu'il n'avait eu l6
temps ni de détruire, ni d'insulter. Platon ne s'est
peut-être pas tant trompé! L'idéal d'aujourd'hui^
c'est peut-être simplement un souvenir des réalités
d'autrefois.... Gardons pieusement le souvenir de
cette chose radieuse qui, parce qu'elle est passée,
n'en fut pas moins réelle. Respectons les monu-
ments qui nous en ont été laissés. « Une chose de
beauté peut exister un instant à titre de réalité.
Elle existe à jamais à titre de témoignage. A sa
gloire et à sa sagesse, les nations doivent eu
appeler in sœcula sœculorum et en toute vérité
comme en toute confiance, une chose de Beauté
est une loi pour toujours î »
A cette question : Que fera l'Art et que doit-il
830 RU8KIN.
nous montrer? nous répondrons donc : Simple-
ment la Nature telle qu'elle est et l'Homme tel qu'il
a été. Le chemin de la Nature naturelle est facile
à prendre : c'est celui qui mène aux vallées que
l'industrie respecte encore et aux mers qu'elle ne
peut souiller. Pour le peintre de figures et le
sculpteur, c'est peut-être une entreprise difficile
que de restituer l'Homme d'avant le vice et d'avant
rinesthétique labeur, mais du moins faut-il tendre
obstinément vers cette réalité et non vers quelque
chose d'autre que la réalité. Il ne faut rien géné-
raliser, rien ajouter, rien embellir, mais on peut
ôter dé la face d'un homme les signes de dégra-
dation que les artifices de notre temps y ont mis.
On ne doit rien inventer, en dehors de la réalité;
mais on peut effacer les surcharges que la civili-
sation et les malheurs ont faites à la réalité. Ce
n'est pas là effacer des vérités naturelles, c'est au
contraire restituer le texte véritable en faisant
disparaître l'interpolation.
*
Et observez par-dessus tout que ce travail ne doit pas
être un travail d'imagination. Naufragés nous sommes
et presque tous en morceaux, mais ce peu de bien par
lequel nous pouvons nous racheter nous-mêmes doit
être tiré des vieilles épaves du naufrage, si battues et si
pleines de sable qu'elles puissent être, — et non pas de
cette île déserte d'orgueil où se sont échoués les démons
d'abord et nous après eux!... Nous devons donc poser
SA PENSÉE. 231
comme premier principe que notre art plastique, pein-
ture ou sculpture, doit ressembler le plus possible à la
Nature.
S 2.
Mais la Nature vue comment? Avec les yeux ou
avec les rayons Rœntgen? La Nature touchée
comment? Avec la main ou avec le scalpel? La
Nature observée comment? Contcmplativement,
en des années, comme l'observe le solitaire de
TAthos ou des Alpes, ou bien clironophotographi-
quement, en un deux millième de seconde, comme
Tétudie un disciple de M. Muybridge ou de M. Ma-
rey, qui apparaît, photographie et disparaît par
l'express suivant? Il faut distinguer entre ces
choses, car les mots sont si complaisants en
esthétique et le vocabulaire si mal défini, qu'en
disant qu'on doit serrer de près la Nature, on
s'expose à être pris pour un photographe, pour un
anatomiste,pour un géologue ou pour un scaphan-
drier. Or aucun de ces hommes n'a vu ni n'est
près de voir esthétiquement la Nature, pas plus
que le pompier, logé dans les coulisses, n'a une
idée de l'effet d'un opéra. Il aperçoit de face les
choses qu'il faudrait voir de profil, et assourdi par
une seule partie ne saurait saisir un ensemble. Il
ne verra quelque chose que le jour où le théâtre
brûlera. Nous aurons besoin de lui alors, et mieux
23â RUSKIN.
que nous, il saura pourquoi il brûle, le dessous
des choses, et — s'il s'agit du savant en face de
la Nature — les convulsions profondes de cette
machine humaine où notre âme est logée, de ces
terres et de ces mers qui nous portent, mais, ce
jour-là, il n'y aura plus d'art possible et le spec-
tacle sera fini.... Tant qull dure, ce n'est pas en
savant^ c'est en voyant^ qu'il faut le regarder. C'est
simplement avec les yeux d'un homme en bonne
santé et avec le cœur d'un amoureux qui ne
cherche qu'à admirer :
Turner, dans la première période de sa vie, était quel-
quefois de bonne humeur et montrait aux gens ce qu'il
faisait. Il était un jour à dessiner le port de Plymouth
et quelques vaisseaux à un mille ou deux de distance,
vus à contre-jour. Ayant montré ce dessin à un officier
de marine, celui-ci observa avec surprise et objecta
avec une très compréhensible indignation que les vais-
seaux de ligne n'avaient pas de sabords. « Non, dit
Turner, certainement non. Si vous montez sur le mont
Edgecumbe et si vous regardez les vaisseaux à contre-
jour, sur le soleil couchant, vous verrez que vous ne
pouvez apercevoir les sabords. — Bien, dit l'officier,
toujours indigné, mais vous savez qu'il y a là des sabords I
— Oui, dit Turner, je le sais de reste, mais mon affaire
est de dessiner ce que je vois, non ce que je sais, »
Ce qu'on voit, non ce qu'on sait, ce qu'on ressent,
non ce qu'on comprend, — telle est la vérité esthé-
tique opposée à la vérité scientifique et telle est la
SA PENSEE. 233
vérité que l'art doit, du plus près possible, rendre
et, pour la rendre, pénétrer. Les savants qui pré-
tendent montrer aux artistes les choses comme
elles sont, respectent-ils le plan de la Nature? Non,
ils le violent, car son plan est souvent de nous
montrer les choses justement comme elles ne sont
pas. Et reproduire les poulpes qu'elle cache au
fond des eaux sombres, les os qu'elle cache au
fond des chairs opaques, les mouvements qu'elle
dissimule par la rapidité avec laquelle ils sont exé-
cutés, en un mot montrer, en toute chose, l'aspect
qu'elle a dissimulé à nos yeux, ce n'est nullement
la suivre ni lui être fidèle, — c'est la trahir. Or
toute trahison se paye et la Nature ne se donne
pas, avec sa beauté, à l'artiste qui l'a interrogée
sans respect et dépouillée san^ amour. Elle se donne
à qui l'a aimée. Elle s'est donnée aux Grecs qui
l'ont regardée dans sa pureté plastique vivre, agir,
rougir, pâlir, frissonner devant çux.... Les Grecs
l'ont regardée le jour, à l'air libre, sous le ciel bleu
de l'Attique, selon son dessein, comme elle veut
ôlre vue — et ils ont saisi sa beau té? L'étude du nu,
c'est la science de la vie.
Les savants de la Renaissance, eux, l'ont regardée
avec des yeux d'enquêteurs et d'indiscrets. Ils ont
mis le muscle à vif, ils ont fait l'analomiedu corps
humain. Ils ont fouillé dans les chairs, la nuit, à la
234 Brsnx.
lueurd'une torche plantée en pleins Tiscères (Test
la «c-ience du sépulcre. Qu'en est-il adrena? Des
muscles grossis el raidis, des écorchés, comme sur
les tableaux de Mantegna. des découpages d*acîer
comme sur les grarares de Durer, des paquets de
cordes soos prétexte de tendons et de boules sous
prétexte de muscles. « Regardez la Mythologie des
vices de Mantegna, au Louvre, cette anatomie révol-
tante dans toutes les figures de femmes et d'enfants !
Regardez au musée Brera, à Milan, ce raccourci
intitulé: un Christ, étude anatomique d'un corps
mort, vulgaire, affreux, avec la plante des pieds
tournés de face vers le spectateur. C'est une carac-
téristique de la folie des Pollajuolo, Castagno,
Mantegna, Vinci, Michel-Ange, — ces grands
artistes qui souillèrent toutes leurs œuvres de cette
science damnée. » C'est la Renaissance, dont le
grand crime ne fut pas du tout, comme les mys-
tiques Tont cru, l'indolence et le plaisir, mais la
Science; la Renaissance qui pécha non point du
tout par trop d'exubérance de vie et d'amour, mais
par trop d'ambition, de sécheresse et d'horreur !
Là où il y a amour, il ne saurait y avoir enquête
scientifique ni étalage pédant de découvertes. On
ne vivisecle pas ce qu'on aime. Eisa a bien demandé
son nom à Lohengrin, mais non pas le nombre de
ses muscles peauciers ou la forme de ses apo-
SA PENSÉE. 235
physes épineuses. Et encore était-ce trop, ce qu'elle
lui a demandé : Lohengrin a disparu.... C'est l'éter-
nelle punition de l'esprit scientifique succédant à
l'amour. C'est elle qui attend tous nos chercheurs :
nos anatomistes, nos radiographes, nos chimistes,
nos électro-physiologues, nos chronophotographes
et nos mathématiciens. Le savant croit surprendre
le mouvement : il l'arrête. Il croit maîtriser la
lumière : il la chasse. Il croit saisir la vie du
muscle : il le tue.
Ce que la lettre de la Science tue, l'esprit de
l'Art le vivifiera. Et l'esprit de l'Art, c'est tout sim-
plement l'Amour, l'admiration naïve, passionnée,
satisfaite de ce que les yeux voient, ne cherchant
pas plus à l'approfondir qu'à l'embellir. En disant
que « tout grand art est adoration », Ruskin
entend que l'artiste doit à la Nature non seule-
ment de la chercher avec amour, mais de l'aborder
avec respect, et qu'il doit respecter non seulement
ses formes et ses couleurs, mais encore son plan
d'ensemble et jusqu'en toutes choses et en toutes
formes d'art, son dessein. Il n'admet pas que l'ar-
tiste se mêle de l'arranger, de la disposer autre-
ment qu'elle-même ne s'arrange et ne se dispose.
Il ne prononce qu'avec prudence le mot « dange-
reusement noble » de composition. Il repousse
avec horreur la généralisation : il se défie de toute
236 RUSKIN.
synthèse. — Dans un tableau, s'il admet qu'il y
ait une ligne maîtresse, une masse principale de
lumière, une figure dominante, « c'est dans les
mauvaises peintures, ajoute-t-il aussitôt, que vous
verrez cette loi le plus rigoureusement manifeste ».
— S'il parle d'harmonie, on dirait qu'il fait un
traité des poisons. — S'il admet un groupement de
figures, toutes les lois qu'il en donne dérivent de
l'examen attentif des groupements végétaux. S'il
souffre qu'une chose soit subordonnée à une autre,
c'est qu'il a remarqué que chaque fois qu'une
feuille est composée, c'est-à-dire divisée en d'autres
feuillets qui l'imitent et qui la répètent, ces feuillets
ne sont pas symétriques, comme la feuille princi-
pale, mais toujours plus petits en quelque partie,
en sorte qu'un des éléments de la beauté subor-
donnée, dans tout l'arbre, réside en la confession
de sa propre humilité ou sujétion. — En sculpture,
les lois du paysage le dominent pareillement et lui
dictent celles de la glyptique. Avant tout, il veut
que la masse sculptée présente de loin un profil
simple et pur et une surface insensiblement mode-
lée, un « magnifique va-et-vient » de plans douce-
ment fondus les uns dans les autres, — comme
sont, dans la Nature, des collines vues à distance
sous un coup de soleil latéral, ou comme sont des
feuilles ondulées ou des fruits modelés, sans un
SA PENSEE. 237
seul espace plat, mais sans de ces trous noirs et
(le ces entailles profondes où se plaisent les Bernin
et les autres artisans de décadence. — Le modelé
des statues doit suivre le modelé non des linges,
mais des chairs, et non des surfaces plates bâties
par l'homme, mais des espaces arrondis voulus
par Dieu.
Jusqu'en architecture, ce fil d'Ariane doit nous
guider. Parce que rarchitcclurc est, après le pay-
sage, l'art qui peut le mieux rappeler la Nature,
Ruskin a aimé l'architecture mieux que la sta-
tuaire, mieux que le portrait, mieux que tout, ce
qui ne nous rappelle que les hommes. Et parce
que, parmi toutes les architectures, la gothique
est celle qui reproduit le plus abondamment et le
plus fidèlement les entrelacs des branches, des
courants, des feuilles et des fleurs, il a hautement
préféré le style gothique au roman ou au byzantin
ou à l'arabe ou au renaissant. Dans tous ses juge-
ments, au fond des noires et froides cathédrales, il
reste le paysagiste épris de rochers, de verdures,
de fleuves et de soleil. Dans les Baptistères, il
pense aux lits rocailleux oii coulent les sources et
devant les coupoles, il songe au dos rond des
masses de granit. Les montagnes lui enseignent
la construction des églises. Il veut que, dans une
basihque, les pierres soient posées dans le sens où
238 RUSKIN.
elles gisaient dans la carrière, dans le sens de leur
lit et non debout, en délit, 11 lui faut des blocs de
marbre visiblement couchés selon des lignes quasi
horizontales, parce que les masses du Cervin sont
vues ainsi. 11 regarde de travers la ligne droite, car
la Nature ne la donne point souvent d'elle-même
et il querellerait volontiers les cathédrales de Pise,
de Florence, de Lucques et de Pistoie pour leurs
ornements géométriques, s'il ne s'avisait à temps
qu'il en «a vu de pareils dans les cristaux. Mais
comme les cristaux ne se trouvent point fréquem-
ment à l'état visible dans la nature, il ne veut point
que leurs figures se retrouvent fréquemment dans
la décoration.
H s'irrite donc contre l'architecte qui arrondit
selon les lois les plus précises de la science la
courbure de ses trèfles. En étudiant le roman et le
byzantin, il attend avec impatience le moment où
le cintre prend la forme d'une feuille : l'ogive. Il
regarde le long des colonnes glabres et nues avec
l'anxiété de Tannhauser considérant si sur son
bâton il ne va pas bientôt pousser des fleurs....
A mesure que la feuille d'acanthe grecque se détend ,
s'assouplit, se déroule et s enroule, comme elle
faisait dans le ravin sous la rosée, à mesure que
des tiges apparaissent, serpentent et vont fleurir
sur les chapiteaux, il s'émeut ^ il reconnaît le sou-
SA PENSEE. 239
venir de la Nature, il crie : la voilà ! la voilà ! Il
applaudit, dans le byzantin, « à la délicatesse de la
subdivision que la Nature nous enseigne par la
feuille de persil et, dans le gothique, à la feuille de
chêne, d'épine et de ronce ». Il loue les architectes
du Palais Ducal de chercher la largeur du feuil-
lage, afin de Tharmoniser avec les larges surfaces
de leurs murailles puissantes, comme la Nature se
plaît elle-même à la fraîcheur vive de la large
feuille d'oseille ou de nénuphar.... Il demande enfin
qu'on « place Tornement végétal le plus exubérant
là où la Nature elle-même l'aurait placé. Ainsi,
Tornement végétal du chapiteau corinthien est
beau, parce qu'il s'épanouit sous Yabaque exacte-
ment comme la Nature l'aurait fait épanouir et
parce qu'il apparaît comme s'il sortait réellement
d'une racine encore que cette racine reste cachée
à nos yeux.... »
Et comme il n'est rien dans la Nature d'incolore,
ni de monochrome, il faut à ce paysagiste-architecte
des édifices coloriés du haut jusques en bas. Non
pas qu'il veuille que des lignes rouges ou bleues
soulignent les jointures des blocs de pierre ou les
cannelures des colonnes, comme des brandebourgs
reproduisant sur le vêtement les côtes du squelette
humain, mais bien au contraire que des teintes
diverses et vives s'cntre-croisant et se pénétrant
240 RUSKIN.
tour à tour, ainsi que les couleurs d'un blason,
jouent sur toute la surface bâtie comme elles jouent
dans la Nature, voilant doucement, sans la cacher,
l'ossature intérieure du grand corps de pierre orga-
nisé.
Autrefois on peignait ainsi jusqu'aux simples
maisons. A Venise, « les armes delà famille étaient
blasonnées en leurs propres couleurs, mais, je
pense, généralement sur un fond de pur azur. La
couleur bleue est encore demeurée derrière les
blasons dans la casa Priuli et un ou deux des
palais qui sont restés sans restauration, et le fond
bleu fut employé aussi pour rehausser les sculp-
tures des sujets religieux. Enfin toutes les mou-
lures : capitales , corniches , meneaux , cornes,
étaient soit entièrement, soit à profusion, couverts
dor. »
La Nature le veut! Elle fait plus que le vouloir :
elle nous offre les matériaux nécessaires à l'embel-
lissement de nos villes.^
Les marbres sont préparés par elle pQur Tarchitecte
comme le papier Test par le manufacturier pour Taqua-
reiliste. Les couleurs en sont mélangées exactement
comme sur une palette préparée. Elles sont de toutes
les valeurs et de toutes les teintes, excepté des mau-
vaises. Et dans toutes leurs veines et leurs zones et leurs
colorations de flammes ou leurs lignes brisées et dis-
jointes, ces couleurs écrivent les légendes diverses, tou-
SA PENSÉE. ^41
jours exactes, des anciens régimes politiques du royaume
des montagnes auxquelles ces marbres ont appartenu,
— de ses infirmités et de ses énergies, de ses convul-
sions et de ses consolidations, depuis le commencement
des temps.
Prenons donc ces matériaux, et couvrons-en
nos demeures! Quand on Ta fait, on a fait les
chefs-d'œuvre de Tarchitecture. On a fait les cathé-
drales gothiques, les portails peints, les bois ouvra-
gés et coloriés, les tympans dorés comme des cou-
chers de soleil. La vénitienne, où tout était naturel
et couvert de peintures riches comme des feuilles
d'automne, fut l'apogée. La Renaissance, avec
ses palais gris et ses tympans géométriques, sa
science froide, précise et pompeuse, fut l'hiver, —
« l'hiver qui fut sans chaleur comme il était sans
couleur! » Du jour où l'architecte oublia la Nature
multiforme et multicolore il oublia la Beauté. « La
décadence et la dégradation dès le xv« siècle ne
furent pas dues à son naturalisme, à sa fidélité
d'imitation, mais à l'imitation de choses laides,
c'est-à-dire non naturelles. Tant que le naturalisme
se divertit à sculpter des animaux et des fleurs, il
resta noble. Mais du jour où l'on y associa des
objets artificiels, tels que des armures, des instru-
ments de musique, des cartouches, des rouleaux
sans signification et des boucliers bombés , et
16
242 RUSKIN.
autres fantaisies semblables », du jour où les
paysagistes cédèrent la place aux archéologues,
on éprouva le froid des sarcophages rouverts, la
piqûre mortelle du compas; on sentit le forma-
lisme de l'esprit classique et pédant se répandre
dans nos demeures et les glacer» Le ruban sans
racine et sans tête remplaça Therbe vivante, la
sotte banderole lia les fleurs dispersées, les plis
somptueux des draperies gonflées par d'imaginaires
orages masquèrent les formes humaines. « Ce fut
comme si Tâme de l'homme elle-mêïne séparée de
la racine de sa santé et prête à tomber en cor-
ruption, perdait la perception de la vie dans toutes
les choses qui sont autour d'elle et né pouvait plus
distinguer l'ondulation des branches vigoureuses
pleines d'une force musculaire et d'une circulation
sanguine, du lâche ploiement d'une corde brisée.
Ce jour-là fut consommée la condamnation du
Naturalisme^ — et avec lui de l'Architecture du
monde.. •• »
Suivons donc, dans toutes les formes d'art :
peinture, sculpture, architecture, la voie que nous
trace la nature vue avec amour, et recherchons,
jusque dans les plus minces détails techniques, son
enseignement.
Ce qu'elle nous enseigne tout d'abord, c'est le
calme : calme dans les couleurs, calme surtout
SA PENSÉE. 243
dans les mouvements. Ses transformationls ^e
sont pas rapides, ses gestes ne sont pas violents*
L'arbre ne tend que lentement les bras vers le
soleil ; le soleil ne se retire qu'insensiblement derrière
la montagne; la montagne demeure pendant des
siècles quasi immobile. Rarement, les phénomènes
naturels produisent de ces changenjents à vue,
qui, dans les féeries, font la joie des petits enf^nVl*
Des hommes faits s'étonneront davantage de» \enl^
miracles de la germination ou de ces fortot^tions
d'îles qui surgissent des mers, produites, par le
travail de myriades d'infiniment petits, durant des
myriades d'années. Il faut donc s'interdire en art
toute représentation d'événements tumultueux, de
scènes violentes, de figures qui courent, qui dan-
sent, qui tombent, qui luttent et qui mordent : les
tableaux de bataille , de damnation , de fêtes
bachiques, de martyres à grandes contorsions de
douleur, de chouettes clouées sur des portes et de
Christs expirant sur des croix. Il faut proscrire les
natures mortes au nom de la vie de la Nature,^ et
aussi les Dieux mourants au nom de sa sérénité.
L'agenouillement de naïfs bergers autour de la
crèche; l'ascension d'un jet d'eau sous le ciel; le
va-et-vient d'un archet sur une corde ; la procession
des chevaliers qui entrent dans une église; la
marche lente des ambassadeurs le long du canal ;
é44 RUSKIN.
raiïaissement de la Mélancolie parmi les outils
des sciences, la chute des roses, qu'un ange la sse
tomber du bout de ses doigts, une à une, sui là
chair chatouillée de Fenfant Jésus qui s amuse,...
tels sont des mouvements qu'on peut reproduire,
parce qu'ils ne choquent point notre instinct de
permanence. Les bergers de Lorenzo di Credi peu-
vent garder longtemps leur même caressante atti-
tude, les moines dii Mont Salvat et les grands sei-
gneurs de Carpacdo passer éternellement devant
nos yeux sans fatigue, la figure de Durer demeurer
appuyée sur sa main aussi indéfiniment qu'une
cariatide, et l'ange de Botticelli semer à jamais
ses fleurs.
Et que, dans les lignes de ces gestes insensibles
ou de ces inactipns pensives, on se gardé bien de
mettre une agitation qu'on a proscrite dans leur
composition. Il ne faut point contorsionner les
membres ou chiffonner les draperies de ces per-
sonnages au reposr comme le fait le Bernin ou
Gustave Doré. « Le dessinateur grand et sobre ne
se permet pas de violentes courbes; il travaille
beaucoup avec des lignes dans lesquelles la courbe,
quoique existante, ne se peut percevoir qu'après
un long examen.... » Quand il prend le pinceau, il
en va de môme. Comme elle nous enseigne la paix
des lignes, la Nature nous enseigne la paix des
SA PENSÉE. ' 245
clartés et des ombres. Elle ne fait point de Salvalor
Rosa, de Rembrandt ni de Ribera. Elle s'interdit
les grands partis pris d'ombres et de lumières, se
défend les rayons de soupiraux, les jeux de lan-
terne sourde, les coups de pistolet dans les caves^
abhorre les contrastes ou ne les tolère que trèë
dissimulés, « agissant comme une surprise et non
comme un choc... ». Il faut pareillement que, dans
Tœuvre d'art, notre intérêt soit éveillé par la jus-
tesse des teintes, et non par leurs oppositions, par
la force des membres et non par leurs efforts, par
leurs formes et non par leurs déformations. Il faut
que la scène qui se joue entre les cadres nous
séduise non pour Tétrangeté des situations, mais
pour le naturel des caractères. Qu'importe qu'il
n'arrive rien à ces figures, si le galbe en est si pur
et la vie si intense, qu'on se passionne pour ce
galbe et pour cette vie mêmes? Qu'importe que
leurs pieds ne les portent nulle part, s'ils sont
beaux à voir immobiles, que leurs mains ne tra-
vaillent point, si elles tiennent dans leurs doigts
oisifs des destinées prisonnières? C'est là le signe
du plus grand Art. Faites les figures de votre
tableau si belles, qu'on soit incliné à les aimer, et
alors toute action, tout geste, tout incident, tout
mouvement deviennent inutiles. « Être avec les
gens qu'on aime, a dit La Bruyère, cela suffît;
246 I^USKIN.
rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à
eux, penser à des choses indifTérenies, mais auprès
d'eux, tout est égal.... »
Parce qu'elle est vue avec amour, la Nature doit
0tre reproduite avec minutie. On s'intéresse aux
moindres détails de ceux qu*on aime , aux plus
fugitifs mouvements de leur physionomie, aux
plus menues particularités de leurs traits : à Fombre
d'un cil sur une joue, au sertissage d'un ongle
dans la chair, au sillon toujours, hélas! plus pro-
fond, que prolonge sur le front un invisible labou-
reur.... Il faut donc rendre la Nature « avec l'acuité
de l'œil de l'aigle, la finesse de doigté d'un violo-
niste, la patience et l'amour d'une Griselda. » C'est
un insolent que le graveur moderne, qui hache
sa planche de traits entre-croisés, brouillés au
hasard, dans les ombres, sans le moindre effort
pour exprimer une simple feuille ou une motte de
terre, et qui vous dessine à grands traits confus, un
paysage anonyme, comme on en voit de la fenêtre
d'un wagon, à 60 milles à l'heure. « Au contraire,
plus il est soigneux, en assignant l'exacte espèce
de mousse à son tronc favori, et l'exacte espèce de
mauvaise herbe à sa pierre nécessaire, en marquant
dans chaque chose ce qui est définitif et caracté-
ristique, dans sa feuille, sa fleur, sa semence, sa
fracture, sa couleur, et son anatomie intérieure,
SA. PENSÉE. 247
plus son œuvre devient vraiment idéale. Toute con-
fusion des espèces, tout rendu sans soin des carac-
tères, toute association artificielle et arbitraire est
vulgaire et non idéale en proportion de son degré. ?y
Et cette ligne d'une correction et d'une précisioa
absolues, il faut, dès le commencement, l'obtenir
non pas avec la pointe d'une plume ou d'un crayon ^
mais avec la pointe d'une brosse, comme faisait
Apelles et comme sont tracées toutes les lignes
colorées sur les vases grecs. Habitué à dessiner
avec la brosse, l'artiste aura beaucoup plus d'ai-^
sance dans l'exécution de sa peinture, car il pourra,
à tout moment, rétablir d'un coup de pinceau toute
ligne qu'une précédente touche aura brouillée. Le
peintre qui ne tient pas son dessin au bout de sa
brosse ne sait pas complètement dessiner. « Vous
trouverez difficilement un dessin authentique par
les grands maîtres, par Titien, Vélazquez ou Véror
nèse. Car tandis que nous, modernes, nous avons
toujours appris ou tenté d'apprendre à peindre en
dessinant, les anciens apprenaient à dessiner en
peignant ou en gravant, — ce qui est plus difficile.
La brossp était mise entre leurs mains dès leur
enfance et ils étaient forcés de dessiner avec elle,
jusqu'à ce que, s'ils usaient de la plume ou du
crayon, ils l'employassent soit avec la légèreté de
la brosse, soit avec la décision du graveur. »
248 RUSKIN.
Décider, c'est choisir. Si, dans le fouillis d'un
buisson, serpentent et se croisent par millions les
lignes et les nervures, se creusent les trous des
folioles, s'insèrent les angles des stipules et des
épines, s'enroulent les cercles des sporanges, les
ellipses des vrilles, faut-il, parce que toute Nature
est belle, que son dessein disparaisse sous le dessin
et sous sa richesse, sa beauté? Non. La Nature a
ses traits caractéristiques. L'Art doit les exprimer.
« Il en est des traits comme des soldats : trois
cents connaissant leur force peuvent être plus forts
que trois mille, moins sûrs de leur but. » C'est
justement ce que veut dire, d'ailleurs, le mot des-
siner ou désigner, dans les choses, ces qualités que
Taine a définies « des manières d'être essentielles
de l'objet ». Mais Taine, comme tous les philo-
sophes, entend que l'artiste doit et peut exercer ce
rôle de désignateur, selon sa fantaisie propre, ses
penchants humains spéciaux, et son tempérament
particulier. Il admet qu'en ce faisant, l'artiste
devient supérieur à son modèle et que, selon la
forte et adéquate expression de M. Cherbuliez, il
« débrouille la Nature ». Ruskin n'admet point,
même pour cet instant, la supériorité de l'Art sur
la Nature. L'artiste n'est pas libre dé choisir à
son gré telle ou telle ligne dans la nature : elle lui
est imposée par les conditions mêmes de sa vision.
SA PENSÉE. 249
Physiquement, dans un buisson, on ne voit pas
tout; on ne peut pas tout voir.... Or « le vrai artiste
est celui qui, non seulement affirme bravement ce
qu'il voit, mais confesse honnêtement ce qu'il ne
voit pas. Vous ne pouvez dessiner tous les poils
dans un courcil, non parce qu'il est sublime de les
généraliëer, mais parce qu'il est impossible de les
voir. Combien de cheveux il y a là, un peintre
d'enseignes ou un anatomiste peut le compter,
mais combien peu vous en pouvez voir, c'est seule-
ment les maîtres suprêmes : Carpaccio, Tintoret,
Reynolds ou Velazquez, qui le comptent ou le
savent. » Est-ce que le chiromancien regarde tous
les croisillons de la main ouverte que vous lui
tendez? Non, il y a en elle quelques lignes qui,
seules, marquent toute sa destinée, des lignes
fatales.
C'est en saisissant ces lignes maîtresses, lorsque nous
ne pouvons les saisir toutes, que la ressemblance et
l'expression sont données au portrait, et la grâce et une
sorte de vérité vitale au rendu de toute forme naturelle.
Je rappelle vérité vitale, parce que ces lignes maîtresses
sont toujours expressives de l'histoire passée et de
l'action présente de la chose. Elles montrent, dans une
montagne, d'abord la façon dont elle a été bâtie ou
agglomérée, et secondement comment elle s'effrite et
de quel côté du ciel la frappent les plus violentes tem-
pêtes. Chez un arbre, ces lignes montrent quelle sorte
de destin il a eu à endurer depuis son enfance, com-
2o0 RUSKIN.
ment des arbres néfastes ont surgi sur son chemin et
Font jeté de côté et essayé de Fétrangler et de Taffa-
mer, où et quand des arbres favorables l'ont protégé et
ont poussé bénévolement de conserve avec lui, se pen-
chant quand il se penchait, quels vents Font le plus
tourmenté, lesquels de ses rejetons se portent le mieux
et donnent le plus de fruits.... Dans une vague ou
un nuage, ces lignes maîtresses montrent le flux du
courant et du vent et l'espèce de changement que Teau
ou la vapeur endurent à tout instant dans leur forme,
lorsqu'elles rencontrent un rivage ou une vague adverses
ou un rayon de soleil qui les fond. Or, souvenez-vous
que rien ne distingue les hommes supérieurs plus que
ceci, qu'ils savent, soit dans la vie, soit dans Fart, la
direction que prennent les choses.... Essayez, chaque
fois que vous regardez une forme, de voir les lignes qui
ont eu de l'influence sur son destin passé, et qui auront
de l'influence sur son avenir. Ces lignes-là sont les lignes
fatales. Prenez soin de les saisir, quand même vous
manqueriez les autres.
§3.
Enfin la Nature nous enseigne le culte de la cou-
leur.
Nous disons de la couleur et non du clair-obscur,
ce qui est tout différent :
Voici un vase arabe dans lequel le plaisir donné aux
yeux l'est seulement par les lignes : aucun efl'et de
lumière ni de couleur n'y est cherché. Voici un clair de
lune par Turner dans lequel il n'y a pas de lignes du
tout, ni de couleurs. Le plaisir donné à l'œil l'est seule-
ment par des modalités de lumière et d'ombre et par
SA PENSÉE. ^51
des effets d'éclairage. Enfin, voici un tableau primitif
florentin, dans lequel les lignes n'ont pas d'importance
ni les effets de lumière, mais tout le plaisir donné à
Tceil consiste dans la gaieté et la variété de la couleur.
En vous préparant à dessiner quoi que ce soit, vous
trouverez que pratiquement vous avez à vous deman-
der : chercherai-je la couleur de ceci? ou la lumière de
ceci? ou la ligne de ceci? Vous ne pouvez les avoir
toutes les trois dans la même mesure.
Et quoique beaucoup des deux qualités que vous subor-
donnerez à la troisième puisse, dans chaque hypothèse,
être compatible avec la qualité choisie comme dominante,
cependant votre décision vous range dans une des trois
grandes écoles séparées qui se partagent l'empire de
Tart. C'est ainsi que, dans d'autres questions, un homme
se dit : « J'aurai d'abord des bénéfices et ensuite autant
d'honnêteté que je pourrai ». Un autre se dit : « J'aurai
d'abord de l'honnêteté et ensuite autant de bénéfices
que possible ». Quoique l'homme qui aura des bénéfices
puisse être honnête subsidiairement; quoique l'homme
qui cherche Thonneur puisse devenir riche, — cepen-
dant ne sont-ils pas de deux écoles à jamais diffé-
rentes?
Ainsi vous avez en art des provinces absolument sépa-
rées, quoique se touchant par les frontières, celles des
dessinateurs, des clairobscuristes et des coloristes;
ou, pour leur donner des noms, les écoles de
Raphaël, de Rembrandt, et de Fra Angelico : les
lois de Rome, les lois d'Amsterdam, et les lois de
Fiesole.
Or la nature, elle, nous enseigne les lois de Fie-
sole. Il y a eu de grands maîtres, dans les trois
252 RUSKIN.
écoles, comme au moment des dissensions de
rÉglise, il y a eu des saints dans toutes les obé-
diences. Mais les dessinateurs purs ont dû re-
garder les choses loin du soleil qui fait miroiter
trembler et se confondre les lignes. Les clairobscu-
risles, eux, les ont regardées dans le demi-jour et
le mystère des ateliers, dont ils ont parfois peint
les murs en noir, afin de concentrer toutes les
forces de la lumière en un foyer qui incendie une
chair, embrase une armure ou allume les pointes
des lances comme des cierges. Quiconque regar-
dera les choses en plein jour et en plein air, sim-
plement, naïvement, gaiement, ainsi que la Nature
elle-même nous les montre, les verra non comme
des damiers noirs et blancs, mais comme des
agglomérations de points colorés. « // faut donc
considérer toute nature purement comme une mosaïque
de différentes couleurs qu'on doit imiter une à une en
touie simplicité », et ne tenir aucun compte des pré-
tendues lois du clair-obscur ou de Tombre. Il faut
suivre TAngelico et le Pérugin qui sont sans
ombre, sans tristesse, saris mal et non le Caravage
ou TEspagnolet, ces esclaves noirs de la peinture.
Il n'y a pas d'ombre en soi, pas plus que de lumière
en soi : il n'y a que des couleurs plus fortes, plus
épaisses, plus profondes! Arrière donc le gris, le
noir, le brun et tout ce goudronnage des paysa-
SA PENSÉE. 253
gistes français du milieu du siècle, qui « semblent
regarder la Nature dans un miroir noir! » Il faut
assombrir chaque teinte, non avec un mélange de
couleur sombre, mais avec sa propre teinte sim-
plement renforcée. Ne nous parlez pas non plus
de rien affaiblir, sous prétexte de « perspective
aérienne »! Il n'y a pas de couleur particulière
pour exprimer la distance. Il est faux que parce
qu'un objet est loin, il doive être moins coloré que
s'il était près.
L'orange vif dans une orange est, il est vrai, signe de
proximité, car si vous éloignez beaucoup cette orange,
elle ne paraîtra plus si brillante, mais Torange vif dans
le ciel est signe de distance, parce que vous ne pouvez
voir un nuage orangé près de vous. Le vert d'un lac
suisse est pâle dans les vagues claires, sur le bord,
mais intense comme l'émeraude à six milles du bord.
Il est absurde d'attendre quelque secours des lois de la
perspective aérienne. Il faut observer les effets de la
Nature et les reproduire aussi fidèlement et aussi com-
plètement que possible, et ne jamais altérer une couleur
parce qu'elle ne paraît pas être à sa place voulue
Pourquoi supposer que la Nature veut que vous sachiez
toujours exactement à quelle distance une chose est
d'une autre? Certainement elle entend que vous preniez
toujours plaisir à son coloris, mais elle ne désire point
que vous mesuriez toujours l'espace. Comment feriez*
vous si, chaque fois que vous peignez un soleil couchant,
il vous fallait exprimer ses 95 000000 de milles dé dis-
tance en perspective aérienne"^
254 RUSKIN.
Toutefois n'imaginez pas que ce Guèbre amou-
reux de la couleur qu'est Ruskin n'en goûte point
les fmesses ni les harmonies. Et comme il sait le
goût de ses compatriotes pour les teintes criardes,
il les avertit rudement de ne s'y point livrer. « Si
les couleurs étaient vingt fois plus chères, dit-il,
nous aurions beaucoup plus de bons peintres. Si
j'étais chancelier de l'Échiquier, je mettrais une
taxe de 20 shillings sur chaque morceau de cou-
leur et cette taxe ferait progresser l'Art beaucoup
plus que la fondation d'un grand nombre d'écoles
de dessin. » Regardez la Nature! « Elle est éco-
nome de sa couleur. Vous croiriez, à la façon dont
elle peint, que ses couleurs lui coûtent quelque
chose d'énorme : point du tout! Elle ne donnera
qu'une seule touche, là juste où le pétale se tourne
en une lumière, mais au bas, dans la clochette,
tout est assombri, et sur le pétale, tout est adouci,
même dans la fleur la plus voyante. Parfois la
Nature est d'une avarice sordide, intolérable; ainsi
pour la gentiane, elle mesure parcimonieusement
l'outremer qu'elle met dans la clochette. » Comme
elle, il faut être amoureusement ladre de ses cou-
leurs.
Un prodigue d'outremer ou de vermillon n'aime pas
les belles couleurs mieux que le bon coloriste ni même
moitié autant* Mais il se permet des excès, et alors c'est
SA PENSÉE. 253
une loi de la Nature, une loi aussi invariable que celle
de la gravitation, qu'il ne pourra y prendre autant de
plaisir que s'il en avait usé en moindre quantité. Son
œil est surmené et rassasié, — et le bleu et le rouge
n'ont plus de vie en eux. Vainement il essaie de les
peindre plus bleu et plus rouge : tout bleu est devenu
gris et devient gris de plus en plus à mesure qu'il en
ajoute; tout son pourpre devient brun et se fait de plus
en plus automnal et fané, à mesure qu'il l'approfondit»
Mais le grand peintre, lui, est sévèrement sobre dans
son travail. Il aime la couleur vive de tout son cœur,
mais pendant longtemps il ne se permet rien de sem-
blable, — rien que des bruns sobres et des gris modestes
et des couleurs qui, en elles, n'ont pas de beauté évi-
dente, mais, par son gouvernement, elles deviennent
délicieuses et après qu'il a tiré d'elles toute la vie et
tout le pouvoir qu'elles possèdent et qu'il en a joui jus-
qu'au degré suprême, — alors, prudemment et comme
couronnement de l'œuvre et dernière note de sa musique,
il se permet, pendant un instant, de la pourpre et de
TaiSur, — et toute la toile est en flammes I
Le plan de la Nature doit être imité non seule-
ment dans la couleur, mais jusque dans la facture.
« Car il y a toutes sortes d'harmonies dans un
tableau, selon son mode de production. Il y a môme
une harmonie de la touche. Si vous en peignez une
partie rapidement et vigoureusement et une autre
partie lentement et minutieusement, chaque mor-
ceau du tableau pourra être bon, séparément,
mais ils ne s'accorderont pas entre eux. Pareille-
ment, si vous peignez une partie sous un jour
256 RUSKm.
chaud et une autre sous une lumière grise, par un
jour froid, quoique les deux aient pu être la lumière
du soleil et les deux bien tonalisées, avec leurs
ombres relatives, exactement projetées, aucune
partie ne ressemblera au jour et elles se détruiront
réciproquement. » — Cette clarté, cette netteté
d'effet doit régir tous les détails de la facture. Pas de
retouches dans la pâte, pas de barbouillage, pas de
contours baveux, pas de traînées du pinceau, pas
de glissades, ni d'étalements au couteau à palette!
Il faut qu'on tienne ses couleurs sèches et sa palette
propre, afin qu'on voie clairement la teinte pure et
qu'on ne soit pas enclin au mélange. Turner faisait
tout le contraire, il est vrai, et sa palette qu'on
conserve à la National Gallery en témoigne éloquem-
ment; mais, sur ce point, Ruskin le désavoue. Il
proscrit au même titre tout médium, les vernis, le
bitume et même l'eau. Ainsi, en aquarelle, il interdit
les grands délayages et les dessous mouillés. Il
parle de l'éponge comme d'un monstre : la tache
humide est son cauchemar. Il condamne le papier
grenu parce qu'il garde l'eau. C'est un aquarelliste
hydrophobe.... Mais pour pâlir les couleurs? deman-
dera-t-on. Mettez du blanc, enseigne-t-il. Ainsi la
peur du barbouillage le conduit à la gouache. Car il
n'est pas de ceux qui disent avec admiration : C'est
fait avec rien ! Il aime ce qui est fait avec quelque
SA PENSÉE. 257
chose. Quant à la transparence, il n'en a cure. « Je
suis convaincu, qu'en Art, les plus grandes choses
doivent être faites en couleurs mates. L'habitude
de se servir du vernis ou des teintes lucides pour
la transparence, fait que le peintre oublie la trans-
lucence la plus noble qu'on obtient en rompant les
couleurs variées les unes parmi les autres. Toute
la décadence par le bitume, le vernis jaune et les
arbres bruns qui a suivi le succès de l'école hollan-
daise eût été évitée si seulement les peintres avaient
été forcés de travailler avec des couleurs mates.
Chaque fois qu'un peintre commence d'avoir envie
de toucher quelque partie de son tableau avec de la
gomme, il fait fausse route.... Oui, sans doute, les
yeux d'une jeune fille sont beaux, humides, mais
quel que soit l'orgueil d'une jeune beauté, en son-
geant que ses yeux brillent (alors que peut-être
cependant les yeux mats sont les plus beaux), elle
serait fâchée, si ses joues luisaient de même, et
qui de nous voudrait polir une rose? » Ce sont
donc des fresques qu'il faut qu'on fasse? Oui; et
mieux encore, des mosaïques.
Par exemple, si vous dessinez le tronc d'un bouleau,
il est probable qu'il y aura de fortes lumières blanches,
ensuite de pâles gris roses autour d'elles du côté lumi-
neux, puis un gris plus profond, probablement verdâtre
du côté sombre, varié par des couleurs reflétées et,
17
2o8 RUSKIN.
sur le tout, de riches rubans noirs d'écorce et des taches
brunes de mousse. Posez d'abord le gris rosé en laissant
du blanc pour les fortes lumières et les taches de
mousses et en ne touchant pas le côté sombre. Ensuite,
posez le gris pour le côté qui est dans Tombre, en le
remplissant jusqu'au gris rosé de la lumière, en laissant
ainsi, dans ce qui est le plus sombre, le papier blanc
par places pour la mousse noire et brune; enfin, prépa-
rez les couleurs des mousses rigoureusement pour cha-
que tache et posez-les dans les réservés.
Appliqué à Thuile, ce Systems de tachetage con-
duit Tartiste à imbriquer ses feuilles d'arbre dans
le ciel ou à découper des morceaux de ciel dans
les interstices des feuilles déjà faites, sans jamais
repeindre celles-là sur celui-ci ni celui-ci sur
celles-là. C'est la condamnation de Corot et de
presque tous nos grands paysagistes *.
Enfin Ruskin ne veut pas plus de mélange sur la
palette que sur la toile. Qu'on mêle deux couleurs
ensemble, si Ton y tient, mais pas davantage!
« Vous avez posé une couleur rouge et vous voulez
une couleur pourpre par-dessus : ne mêlez pas de
pourpre sur votre palette, mais prenez une petite
1. Est-il besoin de répéter ici, au moment où la doctrine
ruskinienne choque le plus nos idées françaises sur la cou-
leur et sur la facture, que l'auteur de ces pages n'entend
nullement exposer la vérité sur la question, mais bien l'opi-
nion de Ruskin, et que si cette opinion lui paraît toujours
digne d'être connue, ce n'est point à dire qu'elle mérite
d'être suivie?
SA PENSEE. 259
louche de bleu et posez-la légèrement sur le rouge,
de façon à laisser voir le rouge au travers, et vous
produirez ainsi le pourpre. » Mieux encore : posez
les couleurs vives par petits points sur ou dans les
interstices des autres et « appliquez le principe
des couleurs séparées à son raffinement le plus
extrême, usant d'atomes de couleur en juxtaposi-
tion plutôt qu'en larges espaces. Et enfin, si vous
en avez le temps, plutôt que de rien mélanger,
copiez la Nature dans ses fleurs ponctuées de
couleurs diverses : les digitales, par exemple, et
les calcéolaires. Et produisez les teintes mixtes par
r entre-croisement des touches des diverses couleurs
crues dont ces teintes mixtes sont formées, »
Ne serait-ce pas le pointillisme qui, dès 1856,
se trouve ici prophétisé? C'est lui-même ; et Ton
s'explique bien que d'excellents esprits attaquent
Ruskin, mais on ne s'explique pas qu'ils l'atta-
quent comme « suranné ». Si l'on veut dire par
là qu'il a quelquefois défendu certains principes
éternels qui étaient vrais avant que nous fussions
et qui le demeureront après que nous aurons été,
on a raison. Mais si l'on insinue qu'il n'a ni admis,
ni compris, ni prévu les écoles nouvelles, on
témoigne simplement qu'on' a oublié de le lire
avant que d'en parler. Car l'homme qui, en 1843,
écrivait qu'il fallait aller à la Nature, sans rien
260 RUSKIN.
mépriser ni rien choisir et annonçait ainsi ce
qu'aurait dû être le Réalisme; celui qui, en 1846,
posait en règle que les teintes extrêmes et la pure
couleur ne pouvaient exister que comme points
et, en 1853, qu'il fallait peindre le paysage d'après
nature jusqu'à la dernière touche en plein av\ et
annonçait ainsi l'Impressionnisme, restera non pas
seulement un précurseur, mais bien le précurseur
par excellence au milieu des critiques d'art, géné-
ralement plus enclins à « voler au secours de la
victoire », qu'à prendre parti avant la bataille et à
dominer l'incertitude des assauts.
Seulement, dans ce système de dessin méticu-
leux, de lignes consciencieuses et appuyées, de
couleurs mates une à une dissociées et laborieuse-
ment posées point par point, de « pignochage»
sec, timide et probe, quel rôle jouent la largeur
de la facture, la fluidité savoureuse de la touche,
la virtuosité de la main, la liberté du pinceau?
Elles n'en jouent aucun, parce qu'elles n'en doi-
•
vent pas jouer. La liberté est un vice et la virtuosité
un ridicule. Le virtuose est un pharisien qui se
complaît en lui-même et non en la Beauté. Entré
dans le temple, il ne s'agenouille pas devant le
Beau suprême en se frappant la poitrine et en
disant : Je suis la laideur! Non. Il se pavane et se
félicite; il se sait gré du peu qu'il imite de la
SA PENSÉE. 261
sainteté du modèle et s'y tient. C'est un équili-
briste qui jongle avec ses ocres, ses outremers,
ses cinabres, au lieu de les apporter en tribut
devant la Nature sans ég^le et devant le ciel sans
fond. Il dit : Voyez mon adresse, voyez ma sou-
plesse, voyez ma patte! Il ne dit pas : Voyez-la,
comme Elle est belle et comme elle passe tous nos
pauvres artifices humains ! Il dit : Voyez comme,
d'un seul coup de pinceau, j'allume le reflet du
jour sur ce cristal! Il ne dit pas : Voyez comme
cent coups de pinceau ne peuvent rendre l'infinie
ductilité de cette courbe, le calme radieux de cette
lueur faite de neige, d'argent, d'azur et de nuiti
Le virtuose s'attarde à ses trilles et à ses sons
filés. Pourquoi? Pour célébrer les voix profondes
de la Nature? Non, mais pour qu'on célèbre son
petit larynx à lui. Il fait de l'Art pour l'Art.... Le
véritable artiste prend ses outils non pour briller
lui-même, mais pour faire admirer comment brille
la Nature; il s'exprime non dans la liberté du
succès, mais dans la contrainte de l'adoration, et
non pour qu'on crie : Comme i/ est adroit! Mais
pour qu'on dise : Comme elle est belle! Il ne fait
pas de l'Art pour l'Art. Il fait de l'Art pour la
Nature et pour la Beauté....
Et alors, qu'importe la perfection dans la fac-
ture, l'adresse et la réussite? C'est l'effort qu'il
262 RUSKIN.
faut qu'on voie! Efforts malheureux.... Qu'importe,
8*ils sont héroïques? Efforts pénibles.... Qu'im-
porte, s'ils sont passionnés? Les vrais amoureux
sont toujours gauches! Chutes, erreurs, recom-
mencements, agonies devant ce modèle suprême....
Qu'importe, pourvu que tout concoure à nous
montrer combien ce modèle est placé au-dessus
de nos atteintes. « La gloire d'un grand tableau
est dans sa honte, et son charme en ce qu'il exprime
le plaisir qu'un grand cœur trouve à ressentir
qu'il y a quelque chose de meilleur que sa pein-
ture. » Tant que vous ne voyez pas cela, la tenta-
tive est médiocre « et vous n'avez jamais assez
admiré l'œuvre d'un grand ouvrier, si vous n'avez
pas commencé à la mépriser! »
Exiger la perfection est toujours un signe qu'on mé-
connaît la fin de l'Art, d'abord, parce qu'aucun grand
homme ne s'arrête de travailler que lorsqu'il a déjà
atteint le point où il déchoit; secondement, parce que
l'imperfection est en quelque sorte essentielle à tout
ce que nous savons de la vie. C'est le signe delà vie dans
un corps mortel, c'est-à-dire du progrès et du change-
ment. Rien de ce qui vit n'est rigidement parfait, — une
partie déchoit, l'autre naît. La fleur de digitale — dont
un tiers est encore en bouton, un tiers déjà flétri, et un
tiers en complète floraison — voilà le symbole de la vie
de ce monde. Et dans toutes les choses qui vivent, il j a
certaines irrégularités ou certaines défaillances qui sont
non seulement des signes de vie, mais des sources dç
SA PENSEE. 263
beauté. Aucune face humaine n'est exactement la même
dans ses lignes des deux côtés; aucune feuille n'est par-
faite dans ses lobes, aucune branche dans sa symétrie.
Toutes soufTrent Tirrégularité et impliquent le change-
ment, et bannir l'imperfection, c'est détruire l'expres-
sion, arrêter l'efTort, paralyser la vitalité. Toutes les
choses sont littéralement meilleures, plus charmantes
et mieux aimées pour les imperfections qui leur ont été
divinement départies, afin que la loi de l'humaine vie
soit l'efTort et la loi du jugement humain, le pardon....
§4.
Et malgré tout ce qu'il y a là d'exagération et
de paradoxe, ne disons pas que ce sont des idées
de moraliste, car ce sont bien des sentiments
d'artiste, et celui-là ne fut jamais un artiste, quelle
que soit son enseigne ou son étiquette, qui ne les
a pas éprouvés ! Oublier son art pour la Nature,
s'oublier soi-même pour son art, c'est bien la con-
dition expresse de toute élévation vers les mys-
tères de la Beauté, et c'est bien aussi, au point de
vue pratique, dans les œuvres d'art collectives, la
première condition du succès. En disant que
« tout art est adoration », adoration humble et
dévouée, oubli de soi et sacrifice, le Maître des
Lois de Fiesole a exprimé autre chose qu'un apho-
risme moral et sentimental : il a donné une règle
précise dont l'application aux plus délicats pro-
blèmes esthétiques de notre temps peut être faite
2G4 nusKiN.
chaque jour. Cet enthousiaste a vu clair dans les
sophismes modernes et ce prophète a fort bien
démêlé, sous les gloses des critiques et en dépit
des théories intéressées des artistes, le vrai mal,
le mal profond dont souffrent certains de nos
arts : la vanité. 11 a vu et dénoncé qu'avec les
qualités matérielles et techniques sans lesquelles
il n'est point d'art, « car la première fonction d'un
peintre, c'est de peindre », il fallait aussi, pour
produire de grandes œuvres d'ensemble, une cer-
taine qualité morale. Il a perçu que la science ne
suffisait pas toujours sans la conscience, ni l'habi-
leté de la main, sans la simplicité du cœur.
Car si l'habileté suffisait, comment donc se fait-
il que notre temps, si fécond en habiles gens, ne
puisse produire un seul monument comparable
aux temples grecs ou aux gothiques cathédrales?
Si le talent était la seule chose requise de l'artiste,
comment avec tant de talent et l'expérience accu-
mulée de tant d'écoles, ne pouvons-nous ni créer,
ni perpétuer un style, ni établir un ensemble de
décoration harmonieuse, ni rivaliser avec des
époques moins instruites et moins habiles, pour le
goût et la délicatesse des outils, des meubles, des
objets qui nous entourent? N'y a-t-il donc pas
quelque chose qui manque? Ce quelque chose, ne
serait-ce pas des qualités morales et, avant toutes,
SA PENSÉE. 265
celle que donne Fadoration : l'humilité? L'Humi-
lité qui ne cherche pas les succès soudains et
bruyants, mais qui consent aux recherches lentes
et silencieuses; l'Humilité qui ne s'attache pas
exclusivement aux arts intellectuels et aristocra-
tiques, mais qui ne recule devant aucune besogne
nécessaire; l'Humilité qui permet l'union de tous
les artistes, fondée sur la mutuelle estime de la
part que chacun prend au travail de tous?
Si, aujourd'hui, l'on voit créer encore quelques
beaux tableaux de chevalet, quelques jolies sta-
tues, quelques bonnes parties d'un édifice, mais
jamais une belle décoration d'ensemble, ce n'est
pas qu'on manque de technique ni de talent, c'est
que, pour arriver plus vite au succès et surtout à
la fortune, l'artiste fait comme l'industriel : il se
spécialise ; il dirige tous ses efforts dans le sens
où il atteindra le plus de virtuosité et en vue des
œuvres les plus lucratives. Il se garde de se
dévouer à tous les arts, de peur de n'en réussir
aucun. « Le membre de l'Institut est occupé seule-
ment à produire des morceaux de toiles peintes
qui seront montrées dans des cadres et des mor-
ceaux polis de marbre qui seront logés dans des
niches, tandis que vous demanderez à votre con-
structeur de dessiner des patrons colorés en pierres
et en briques, et à votre marchand de porcelaines
266 RUSKIN.
d*avoir des ouvrières qui savent peindre des porce-
laines et rien d'autre. » Cette division du travail
est, parait-il, merveilleuse dans l'industrie pour
aller vite et gagner beaucoup; mais elle tue tous
les arts à la fois. Elle les sépare, dès leur source,
et les plus grands efforts ne les pourront jamais
bien réunir. On peut faire des morceaux, non plus
un tout, des collections, non plus un organisme.
Pour faire un ensemble, il faut la même vie et la
même vie ou la vie n'est donnée que par le même
procréateur ou inspirateur.
Telle est la loi qui fit les grands ensembles que
nous admirons en Italie. « Aux alentours de
Tan 1300, vous trouverez que, sur les cinq plus
grands artistes : Cimabue, Jean de Pise, Arnolfo,
André de Pise et Giotto, quatre étaient architectes
autant que sculpteurs et peintres. Ce fut justement
l'époque des grands ensembles jaillis avec la vie
en eux. Plus tard, la peinture absorba et perdit
tout. Vous devez en conclure que les trois arts
doivent être pratiqués ensemble et que personne
ne peut être un bon sculpteur qui n'est pas un
bon architecte, c'est-à-dire qui n'a pas assez de
savoir ni ne prend assez de plaisir dans les lois
structurales pour pouvoir bâtir à l'occasion mieux
qu'un simple constructeur. » Et de même que
toutes les besognes peuvent être faites par la même
SA PENSÉE. 267
main, dans la môme œuvre toutes les séductions
doivent être réunies. « Cette jonction des trois arts
dans les esprits des hommes, aux temps les meil-
leurs, est rapidement exprimée par ces mots du
roman de la Rose, dans le Jardin de V Amour :
Quand suis avant un pou aie,
Et vy un vergier grand e lé,
Bien cloz- de bon mur batillé
Pourtrait dehors et entaillié
Ou maintes riches escriptures....
Et quand vous êtes à Florence, devant le cam-
panile de Sainte-Marie-des-Fleurs, vous voyez la
preuve de cette union des arts. Il y a là deux
rangs de panneaux hexagones remplis de bas-
reliefs. Quelques-uns sont de mains inconnues,
d'autres d'André de Pise, de Lucca délia Robbia,
deux sont de Giotto et de ceux-ci, l'un représente
la Peinture, sous la forme d'un peintre dans sa
bottega. Vous avez, dans ce bas-relief, une des
pierres fondamentales de la tour la plus parfaite-
ment bâtie en Europe. Or cette pierre a été
sculptée par la main de son propre architecte, et,
de plus, cet architecte-sculpteur, Giotto, était le
plus grand peintre de son temps et l'ami du plus
grand poète....
Aujourd'hui, loin que l'artiste veuille mener à
bout un grand ensemble d'œuvres, il dédaigne de
268 RUSKIN
terminer la sienne propre. « Le système modemç
de modeler la statue en argile, de la mettre en
forme par une machine ou par les mains d'un
inférieur, et de la retoucher à la fin — si le soi-
disant sculpteur la touche, — seulement pour
corriger les défauts, rend la production d'un bon
travail de marbre une impossibilité matérielle. Le
premier résultat est que le sculpteur pense en
argile au lieu de penser en marbre, et perd son
sens instinctif du traitement qui convient à une
substance cassable. Le second est que ni lui ni le
public ne reconnaissent la touche du ciseau comme
expression du sentiment ou d'un pouvoir per-
sonnel et que Ton n'y cherche plus rien que le poli
mécanique. »
Dans la gravure, la même division du travail
produit la même médiocrité du travail. « Regardez
une gravure en taille-douce, vous voyez deux ins-
criptions : au coin, à gauche, « dessiné par un
tel », au coin, à droite, « gravé par un tel ». Or
les seules gravures qui aient une valeur impéris-
sable sont celles qui furent faites par le dessinateur
lui-même. Il est vrai que, dans la gravure sur bois,
Holbein et Durer avaient des ouvriers sous leurs
ordres, mais non pas dans la gravure sur métal,
car la perfection extrême de la ligne ne peut être
atteinte que par la main du maître et que dans
SA PENSÉE. 269
Tacte même où il dessine. Jamais la ligne ne peut
avoir sa pleine valeur que sous la première force
vivante de l'imagination et de Tintelligence, car le
dessin gravé doit être fait entièrement dans le feu
complet du tempérament qui dirige visiblement
ses traits, comme le vent fait les fibres des nuées. »
Mais quoi? Le grand peintre s'abaissera-t-il à
badigeonner les murs et le sculpteur à tailler lui-
même son marbre et le dessinateur à graver lui-
même son dessin? Sans doute : il n'y a de belle
décoration murale, il n'y a de belle gravure, il n'y
a de belle statue qu'à ce prix. « Tous les arts plas-
tiques sont essentiellement athlétiques. » C'est
justement là ce qui les distingue et les met au-des-
sus de tous les autres. « La littérature, tandis
qu'elle donne une place aux facultés intellectuelles
et sentimentales, ne requiert pas l'organisation du
peintre ou du sculpteur », la musique non plus.
Un avorton peut écrire et un cul-de-jatte solfier.
Mais pour les rudes besognes d'un Michel-Ange ou
d'un Tintoret, il faut non seulement une âme forte,
mais un corps vigoureux. Tout l'homme se donne.
« La tête, le cœur et la main vont de compagnie.
Les arts sont fondés d'abord sur la conquête, par
la force des bras, de la terre et de la mer, dans
l'agriculture et dans la navigation. Ensuite, leur
pouvoir inventif commence avec l'argile dans la
270 RUSKIN.
main du potier, dont Tartest le type le plus humble
mais le plus vrai de la formation du corps et de
l'esprit de Thomme, et^ du charpentier qui fui pro-
bablement le premier travail du fondateur de notre
religion. »
Et, par ce labeur, Thomme grandit. Rien n'est
plus utile pour développer les qualités morales de
droiture, de patience et de simplicité que Thabi-
tude de lutter avec des matières difficiles et résis-
tantes. « Dans les beaux temps deTart, les maîtres
étaient des artisans ou avaient été formés par eux.
Francia était orfèvre; Ghirlandajo aussi, et il fut
le maître de Michel-Ange; Verrocchio de même, et
il fut maître de Léonard; Ghiberti aussi, et il fit
les portes de bronze dont Michel-Ange disait
qu'elles pourraient servir de portes au Paradis. Le
travail de l'orfèvre est salutaire aux jeunes artistes.
D'abord cela donne une grande fermeté de main
que d'avoir affaire pendant un certain temps à une
substance solide, ensuite cela oblige à de la pru-
dence et à de la constance. Un enfant qu'on aura
enseigné avec du papier et du charbon éprouve
immédiatement la tentation de barbouiller dessus
et de jouer avec, mais il ne peut pas barbouiller
avec de l'or et il n^ose pas jouer avec. Enfin cela
lui donne une grande délicatesse et précision de
touche pour travailler sur des formes très fines* »
SA PENSEE. 271
Tous les autres travaux nécessitant quelque énergie
et quelque application physique.s sont également
bons. Tout artiste doit être un ouvrier.
Mais en même temps et pour que l'équilibre soit
rétabli, tout ouvrier doit être un artiste. Il ne suffit
pas que le penseur travaille : il faut encore que
le travailleur pense. Peu importe que, distrait par
sa pensée, il oublie parfois la régularité machi-
nale de sa besogne, et que, dans sa fantaisie, il
cherche à faire plutôt œuvre originale, mais
vivante, qu'oeuvre rigoureusement conforme à un
patron donné.
Je citerai seulement un exemple tiré de la manufac-
ture du verre. Notre verre moderne est admirablement
clair dans sa substance, fidèle à son patron dans sa
forme, soigné dans sa taille. Nous en sommes fiers. Nous
devrions en être honteux. Le vieux verre de Venise était
fangeux, sans soin dans ses formes et gauchement taillé,
s'il Tétait toutefois. Car il y a cette différence entre l'ou-
vrier anglais et le vénitien que le premier pense seule-
ment à assortir ses patrons, à tenir ses courbes parfaite-
ment exactes et ses bords parfaitement affilés et devient
une pure machine à arrondir des courbes et à aiguiser
des bords, tandis que l'ancien vénitien ne s'inquiétait
nullement si ses bords étaient affilés, mais il inventait
un dessin nouveau pour chaque verre qu'il faisait et
jamais ne moulait une poignée ou un bord sans y met-
tre une fantaisie nouvelle. Et ainsi, quoique certain
verre vénitien soit assez laid et gauche lorsqu'il a été
fabriqué par des ouvriers sans adresse et sans invention,
272 RUSKIN.
d'autres verres sont si beaux dans leurs formes, cpi'au-
cun prix n'est trop élevé pour eux et nous ne voyons
Jamais la môme forme répétée deux fois en eux. Or vous
ne pouvez avoir, à la fois, le fini et la forme variée. Si
l'ouvrier est préoccupé de ses bords, il ne peut songer à
son dessin ; s'il l'est de son dessin, il ne peut songer à
SOS bords. Choisissez entre la belle forme et le parfait
fini, et choisissez, en môme temps, si vous voulez faire
de l'ouvrier un homme ou une meule....
Pardon ! interrompt le lecteur : si l'ouvrier sait très
bien dessiner, je ne veux pas le laisser au four. Qu'il
s'en aille : qu'on en fasse un gentleman et qu'il ait un
atelier et y dessine son verre et nous le ferons souffler
et tailler par des ouvriers ordinaires, et ainsi nous au-
rons à la fois le dessin et le fini.
Toutes les idées de cet ordre sont fondées sur deux
fausses suppositions : la première, c'est que les pensées
d'un homme peuvent être exécutées par les mains d'un
autre homme; la seconde, c'est que le labeur manuel
est une dégradation quand il est dirigé par l'intelli-
gence.
El il doit toujours rêtre. L'artisan doit non point
ambitionner de faire mécaniquement un métier
d'artiste, mais bien de faire arlistement son métier
d'artisan. Le grand art décoratif, lart populaire
n'est qu'à ce prix. Et si de nos jours on ne trouve
plus parmi les ébénistes, les maçons, les joailliers,
les forgerons, ces ouvriers merveilleux des siècles
de grand style, ce n'est pas que ces ouvriers
n'existent plus, mais c'est qu'ils ont perdu le sens
de leur vraie mission. C'est qu'ils ne sont plus là
SA PENSÉE. 273
OÙ ils devraient être et que le désir de s'élever
dans l'échelle sociale les a chassés de Tatelier
modeste où ils eussent fait des merveilles et les a
jetés parmi les peluches et le bric-à-brac des hôtels
de Kensington ou de l'avenue de Villiers, où ils
font de la confection. Des écoles sans nombre de
peinture et de sculpture ont centuplé les gens
faisant profession d'artistes. Il n'est plus vraisem-
blablement, parmi tous les pâturages de l'Europe,
un seul Giotto gardant des moutons ou des
chèvres; et il n'est guère probable qu'avec la baisse
du papier de nouveaux Miltons s'endorment incon-
nus dans les cimetières de village. Mais toutes ces
écoles, dont nous sommes si fiers, en donnant
l'ambition, n'ont pas donné le génie. Elles ont
simplement écrémé sans profit pour la peinture
ou la sculpture les meilleurs artisans qui eussent
intelligemment décoré un soubassement ou sculpté
un chapiteau de colonne. L'ébéniste à la main
sûre, qui eût composé et exécuté une crédence
d'un bel ensemble, est devenu architecte et
ordonne de ridicules palais d'Exposition. Le plâ-
trier à l'œil fin, qui eût décoré de tons justes et
d'ornements harmonieux les plafonds et les voûtes,
est devenu peintre et stérilement s'épuise en des
tableaux d'histoire. Toute la Démocratie ouvrière
voulant être artiste, il ne reste plus un artiste
18
274 ULSKIN.
parmi les ouvriers : il ne reste que des machines.
Tout y perd : le grand art qui s'abaisse ; Tart du
mobilier qui ne s'élève pas et Tambitieux qui
végète ou meurt de faim en face de ses allégories
laissées pour compte ou de ses Vénus invendues,
devant ses divans ou ses marbres, tandis qu'il
sefait chargé de commandes et riche dans sa bou-
tique d'ébénisterie. Ici encore, ce n'est pas la
formation intellectuelle, ce n'est pas l'ambition ou
l'idéal qui manquent à l'art, c'est le sentiment pro-
fond que donne l'admiration désintéressée de la
Nature : c'est l'humilité.
La devise de l'artiste sera donc bien simple et
tiendra donc entière dans ce mot que nous citions
au début de nos recherches : « Tout grand art est
adoration ».
Chercher la Nature, la vraie, non telle que nous
l'avons faite, mais telle qu'elle s'est faite elle-
même ; l'observer avec les yeux qui nous ont été
donnés pour la voir, non avec les instruments que
nous avons fabriqués pour la déceler, et avec le
cœur qui nous a été donné pour la sentir, non avec
la raison que nous avons perfectionnée pour la
comprendre ; l'observer chez elle et non dans nos
ateliers, selon ses éclairages à elle et non selon nos
clairs-obscurs ; la suivre dans son dessein de calme
puissant et non selon nos agitations vaines; dans
SA PENSÉE. 27S
son harmonie et non dans notre agencement;
Taimer pour elle et non pour nous et, s'il le faut,
nous adonner à la plus humble besogne manuelle
pour la rendre mieux et la faire admirer davan-
tage, — tout l'Art est là. Ensuite, pas de règles,
pas de recettes, liberté entière et à Dieu vati
Allez sur le devant de la vieille cathédrale où si sou-
vent vous avez souri de l'ignorance fantastique des
anciens sculpteurs ; examinez une fois de plus ces laids
diablotins, ces monstres informes et ces statues renfro-
gnées, sans anatomie, et rigides, mais ne vous moquez
pas d'elles, car elles sont les signes de la vie et de la
liberté de chaque ouvrier qui frappa la pierre : une
liberté de penser et un rang dans l'échelle des êtres tels
qu'aucune loi, ni aucune charte, ni aucune œuvre de
bonne philanthropie ne peuvent les assurer, mais tels
que ce devrait être le premier but de toute l'Europe
aujourd'hui de les recouvrer pour ses enfants!
L'Art vit de l'adoration envers la Nature, mais
il meurt de la servitude envers les hommes. « La
seule doctrine qui me soit propre, dit Ruskin dans
SainUMark's Rest, est l'horreur de ce qui est doc-
trinaire au lieu d'être expérimental et de ce qui
est systématique au lieu d'être utile. Aussi aucun
de mes vrais disciples ne sera jamais un ruskinien.
Il suivra non ma direction, mais les sentiments de
son âme propre et l'impulsion de son Créateur. »
D'ailleurs, « les arts, en ce qui concerne leur
enseignement, diffèrent des sciences en ce que leur
276 RUSKIN.
pouvoir est fondé purement, non sur des faits qui
peuvent être communiqués, mais sur les disposi-
tions qu'ils requièrent pour être créés. L'art ne
peut être ni perfectionné par Teffort de la réflexion,
ni expliqué par la précision du langage. L'artiste
lui-même, s'il est vraiment grand, parle mal ou ne
parle pas de son art. Tant qu'il hésite, il peut
parler, mais dès le moment qu'un homme sait réel-
lement faire son œuvre, il devient muet sur elle.
Tous les mots lui deviennent inutiles, toutes les
théories.... Est-ce qu'un oiseau fait des théories
sur la construction de son nid ? » Est-ce que même
les artistes ont jamais eu les intentions occultes
ou métaphysiques que leur prêtent les critiques,
dans le moment où ils trouvèrent la ligne maî-
tresse d'un geste, le rapport heureux de plusieurs
tons, l'ordonnance inespérée d'un tout? Non, cent
fois non ! << Ils le firent avec la simplicité sans pré-
tention de l'enfant et parce qu'ils sentaient et
parce qu'ils aimaient ainsi. » Et c'est précisément
« parce qu'ils firent de la sorte qu'il y a cette vie
merveilleuse, cette variété et cette subtilité à tra-
vers tous leurs arrangements et que nous raison-
nons aujourd'hui sur leurs gracieuses constructions
comme sur quelque belle croissance des arbres
de la terre qui, eux, ne connaissent par leur propre
beauté.... »
SA PENSÉE. ' 277
Telle est la pensée du Maître qu'on accusa tant
de fois de vouloir gouverner la peinture en mora-
liste et de mettre en versets de la Bible la gram-
maire des arts du dessin! Et voici qu'après les
recherches les plus minutieuses qu'on ait jamais
faites sur les mystères de la composition, après
d'aussi profonds coups de sonde qu'en aient jamais
donné les Poussin, les Reynolds, les Gérard de
Lairesse, les Lessing, les Stendhal, les Tôpffer, les
Winckelmann, ou les Léonard de Vinci, après bien
des erreurs sans doute, mais aussi bien des vues
pénétrantes, le grand esthéticien avoue avec mélan-
colie : « J'ai maintenant établi pour vous toutes
les lois de la composition qui me sont apparues,
mais il y en a des multitudes d'autres que, dans le
présent état de mes connaissances, je ne puis
définir, et d'autres que je n'espère pas pouvoir
jamais définir, et ce sont les plus importantes, et
celles qui sont unies aux plus profonds pouvoirs
de l'Art. La meilleure part de toute grande œuvre
est toujours inexplicable. Cest bon parce que c'est
bon et innocemment gracieux, s'ouvrant comme la
verdure de la terre ou tombant comme la rosée du
ciel. »
On pourra sourire de cet aveu. On devrait
l'admirer plutôt, en songeant au peu de notre
raison en face du tout de notre instinct. On pourra
278 RUSKIlf.
dire qu'il était superflu d'entasser tant de livres
sous ses pieds, pour ne se hausser les yeux qu'au
niveau du mur qui enclôt la terra incognita du Beau.
Nous dirons, nous, que ce labeur était nécessaire
pour percevoir et pour affirmer qu'en Art il y a une
terra incognita^ là où de présomptueux géographes
risquent, par leurs cartes mal faites, de séduire et
d'égarer de crédules voyageurs, — et que d'ailleurs
l'homme s'élève peut-être plus encore par le senti-
ment qu'il a de l'inconnaissable que par la science
qu'il croit avoir de l'inconnu. On pourra dire enfin
que c'est ici la faillite de TEsthélique et la con-
damnation du philosophe qui en a traité. Nous
dirons que c'est la marque évidente que ce philo-
sophe était bien un artiste; et qu'en lui l'artiste
était plus grand que le philosophe, puisque le
premier apercevait plus de choses, dans ses intui-
tions enthousiastes, que le second, dans ses déduc-
tions savantes, ne parvenait à en expliquer.
CHAPITRE III
La vie.
§ 1.
Tel Art, telle vie. Il est entendu que TArt ne
doit reproduire que de beaux corps et que des
paysages beaux, c'est-à-dire inviolés. Mais si les
hommes ni la Nature ne sont plus beaux?... Et
qu'il ne peut être produit que par des artistes sim-
ples, modestes et dévoués. Mais si les artistes ne
sont plus simples, ni modestes, ni dévoués?... Où
sont les modèles pour de telles œuvres et surtout
où sont les ouvriers? Où sont les corps qui incar-
nent la Beauté, et où les âmes qui se sacrifient
pour elle? Où, les grandes idées communes, les
solennités heureuses de la vie nationale qui four-
nissent des occasions d'oeuvres jaillies du cœur
d'un peuple, comme autrefois les cathédrales?
Où, surtout, les liens de solidarité esthétique qui
feront qu'une foule d'artistes et d'ouvriers oublie-
ront les différences de leurs conditions pour s'en-
tr'aider à les accomplir? On voit tout de suite
280 RUSKIN.
comment la pensée esthétique de Ruskin devient
une pensée morale et sociale et pourquoi dès
le milieu de sa carrière, dès 1860, il ne croit
plus possible de ressusciter Tart sans réformer la
vie.
Quelque bien en effet qu'oti puisse penser de
notre vie moderne, quelque haute idée qu'on ait de
ses conquêtes et de ses progrès, il est un point au
moins sur lequel ce progrès n'est guère aisé à
percevoir et où notre siècle n'a pas accru le moins
du monde le patrimoine humain : c'est la Beauté.
Tous les jours, le pittoresque de nos demeures, de
nos costumes, de nos fêtes, de nos champs, des
outils et des armes mômes disparaît de la vie et ne
se retrouve que dans les fictions des théâtres ou
dans les restaurations des musées. Les chemins de
fer nous mènent plus vite qu'autrefois vers les
paysages préférés du globe, mais avant que de
nous y mener, leurs talus et leurs tunnels ont com-
mencé par les défigurer. Ils nous transportent en
quelques heures au fond de nos vieilles provinces
afin d'observer les coutumes aimables et les cos-
tumes traditionnels, mais plus vite encore que
nous, ils ont transporté des journaux qui ont fait
fuir ces coutumes et des modes de Paris qui ont
remplacé ces costumes nationaux. Les hôtels,
répandus à profusion sur tous les « sites » dont la
SA PENSÉE. ' . â8i
sauvagerie nous charmait jadis, nous permet-
traient, en vérité, de demeurer confortablement
parmi les rochers et les forêts ; seulement, pour les
construire, il a fallu faire sauter ces rochers et,
pour les alimenter, défricher ces forêts. Chaque
nouvelle ligne de chemin de fer, en se prolongeant
comme une ride sur le visage de la patrie, efface
quelque chose de sa beauté. Nos vieilles villes
pittoresques tombent pierre à pierre, et nos fleuves
sont endigués et souillés flot à flot. Ceux d'entre
nous qui vivent par les yeux, qui tirent leurs plus
hautes jouissances des lignes et des couleurs, sont
chaque jour plus dépourvus des spectacles qui ont
enchanté leurs pères, — et réduits à s'expatrier
pour aller chercher au loin les rares cités et les
rares peuplades que nos grands ingénieurs n'ont
pas réduites à l'image du boulevard et les grands
magasins, asservis à l'uniforme de la redingote....
Peut-il y avoir encore de la Beadté dans l'art? Il
n'y en a plus dans la vie.... »
Peut-être,... diront les savants et les économistes,
mais il y a de la richesse. Avant de philosopher, il
faut vivre. Qu'importe que quelques dilettantes
raffinés ou quelques inutiles rêveurs regrettent ces
étranges plaisirs esthétiques que, pour notre part,
nous n'avons jamais ni désirés, ni ressentis, si le
bien-être de la masse est accru et si les foules sont
282 RUSKIN.
plus heureuses du régime industriel et économique
que la science a inauguré?
Les foules,... alors regardons de ce côté. Nous
les verrons s'avancer, plaintives ou menaçantes, à
Tassant de la société moderne, armées de plus de
revendications qu'elles n'en ont jamais apporté au
monde ancien. Chaque jour Tétiage du crime
monte, comme une crue de sang. Chaque jour,
des suicides plus nombreux se lisent en lettres qui
devraient être rouges, sur les colonnes des jour-
naux, et — chose inouïe jadis — des suicides d'en-
fants.... Chaque jour, sur quelque point de ce
globe civilisé, des révoltes d'ouvriers éclatent,
brisant ces merveilleux et fragiles outils que la
science a confectionnés pour leur bonheur. « Nos
cités sont un désert de roues à filer au lieu d'être
pleines de palais, et cependant le peuple n'a pas
de vêtements; nous avons noirci les feuilles des
bois anglais avec nos fumées, et le peuple meurt
de froid ; nos ports sont des forêts de navires mar-
chands, et cependant il meurt de faim.... » On a
jeté bas les monuments pittoresques du moyen âge
et jusqu'aux remparts des villes qui, de loin, ravis-
saient les yeux du voyageur, mais a-t-on, en retour,
donné quelque chose à ce peuple? A-t-on changé
ces pierres en pains? On a coupé les arbres de nos
forêts pour bâtir des usines et à la place des
SA PENSÉE. 283
chants des oiseaux on n'entend plus que le sifflet
et le ronronnement des machines à vapeur. Mais
les ouvriers sont-ils plus gais au moins et chantent-
ils davantage? Hélas! non. La France pauvre d'au-
trefois chantait : on chantait à table, on chantait
au travail. Aujourd'hui, la France, devenue riche,
est comme le savetier enrichi du fabuliste : elle ne
chante plus. Les promesses de l'école de Man-
chester ont donc trompé le monde ou du moins il
se croit trompé, ce qui est la même chose, car rien
n'est si subjectif que le sentiment du bonheur. Il
est possible, il est probable que les systèmes socia-
listes ne lui préparent que des désillusions encore
plus profondes et plus amères, parce qu'elles
seront faites de plus d'espoirs, mais, ici, il n'im-
porte! Les savants et les économistes, les gens de
progrès, avaient promis aux foules, en leur ôtant
les traditions, en leur ôtant les coutumes, en leur
ôtant la foi, en leur ôtant la Beauté, qu'ils leur
donneraient le bonheur. — Le leur ont-ils donné?
A cela, inutile de répondre. Le cri des généra-
tions montantes répond pour nous. Au moment de
tenir ce que les savants et les économistes avaient
promis aux foules, au nom du progrès, on s'est
aperçu que le bonheur n'est pas une de ces choses
quœ numéro^ pondère^ mensurâve constant', mais une
monnaie divine, et qu'en dispersant au vent toutes
284 RUSKIN
les divines chimères, on Tavait depuis longtemps
dissipée.... Là, est Téchec cruel, évident, indé-
niable, car si Ton peut prouver à Fouvrier, au
paysan, à Taide d'ingénieuses et réconfortantes
statistiques, qu'il est plus riche que l'ouvrier ou le
paysan du beau vieux temps, comment, lorsqu'il
sent le contraire, lui démontrer qu'il est plus
heureux?
En sorte que vainement on tenterait d'opposer
aux plaintes des artistes sur les dévastations du
progrès moderne les applaudissements des artisans
sur ses bienfaits. D'en bas comme d'en haut, c'est
bien le même reproche qui retentit. Qu'avez-vous
fait de la Beauté? disent les uns, — et les autres :
Qu'avez-vous fait du Bonheur? En quoi ce progrès
nous a-t-il rendu l'idéal plus élevé? demandent les
premiers, — et les seconds : En quoi nous a-t-il
rendu les réalités meilleures? Oh! sans doute on a
étalé en 1889, et l'on étalera encore en 1900, des
merveilles sorties des laboratoires et des usines qui
ont tué la Beauté, — et l'on enflammera de la sorte
les convoitises des misérables qui passeront devant
ces merveilles ; — mais en quoi leur fera-t-on ainsi
trouver leur sort plus joyeux? On annonce qu'on
peindra, en de gigantesques projections, des scènes
de la Révolution française sur des nuages. Les
nuages en seront enlaidis, mais les foules qui pas-
SA PENSÉE. 285
seront au-dessous en seront-elles plus belles? On
se vante de décupler la vitesse des machines qui
nous traînent : les chagrins que nous emportons
avec nous n'en feront que galoper plus vite. On
disait autrefois :
Chagrin d'amour ne va pas en voyage,
Chagrin d'amour ne va pas en bateau.
Quelles sont les tristesses qui n'aillent point aujour-
d'hui partout où vont les hommes? et plus les tra-
verses du voyage sont aplanies, plus l'âme n'est-elle
pas laissée sans dérivatif à ses tourments inté-
rieurs? Oui, on reliera tous les villages du globe
par un réseau fin et serré de fils téléphoniques :
les nouvelles qu'on recevra seront-elles de meil-
leures nouvelles? Oui, enfin, on sillonnera nos
routes de ces voitures dételées qui attroupent
encore les passants dans les rues : fera-t-on
qu'elles soient un plus beau spectacle pour ceux
qui les regardent ou qu'elles créent de plus beaux
paysages pour ceux qui sont dedans? Si vite
qu'elles aillent, arriveront-elles jamais à un autre
but qu'à celui auquel nous arrivons tous un jour
— cavaliers et piétons, pioines et éclopés même
représentés au Campo Santo de Pise, — et est-il
bien utile de se hâter vers ce qui est si inévitable,
hélas! et si commun?...
286 RUSKIN.
Puisqu'une même heure voit s'effacer le Bonheur
des êtres et la Beauté des choses, puisqu'une
môme bourrasque emporte les chansons des
oiseaux et les chansons des hommes, ne serait-ce
pas aux mômes causes qu'il faudrait attribuer la
disparition du calme social et celle des jouissances
esthétiques? Et doit-on s'étonner outre mesure si
Ruskin a rêvé qu'en restituant au monde la Beauté
— Beauté dans la nature — Beauté dans les corps
humains — Beauté dans les âmes — il lui restitue-
rait du môme coup le Bonheur?
Or la lèpre qui ronge et détruit la Beauté dans
les paysages que nous aimons le mieux, c'est
l'industrialisme ou la spéculation, c'est-à-dire tout
simplement la richesse.... Un pays riche, c'est un
pays laid. Ruskin nous conte qu'il a connu autre-
fois un petit coin de terre, aux sources du Wandel,
qu'il estimait le plus délicieux paysage du sud de
l'Angleterre. Il lui semblait que jamais eaux plus
claires et plus divines n'avaient chanté sans inter-
ruption, que jamais fleurs n'avaient plus passion-
nément brillé , que jamais demeures n'avaient
adouci le cœur du passant de leur paisible joie à
demi cachée et pourtant ouvertement avouée....
Vingt ans après, il est retourné à ces sources du
SA PENSÉE. 287
Wandel. Tout était changé.... « Là juste où le jail-
lissement de Feau immaculée, tremblante et pure
comme un faisceau de lumière entrait dans Fétang
de Carshalton en se taillant un chenal lumineux
jusqu'au gravier, au travers d'un réseau d^herbes
légères comme des plumes toutes flottantes, qu'elle
traversait avec ses profonds filets de clarté, comme
la calcédoine dans Fagate-mousse et étoilée çà et
là de la blanche grenouillette, juste dans l'afflux et
le murmure des premiers courants qui s'étalent,
les misérables humains de Fendroit jettent les.
immondices de la maison et de la rue, des tas de
poussière et de boue, des rognures de vieux métal
et des chiffons putrides que, n'ayant ni Fénergie
d'enlever ni la décence d'enterrer, ils versent ainsi
dans le courant pour délayer ce qui flotte ou ce
qui fond de leur poison au loin dans tous les
endroits où Dieu voulut que ces eaux apportassent
la joie et la santé.... Une demi-douzaine d'hommes,
travaillant un jour, suffiraient à nettoyer ces étangs,
à déblayer le fleuve sur leurs rives et à enrichir
d'un baume rafraîchissant chaque souffle d'air
estival qui passe au-dessus, à rendre ainsi chaque
ondulation scintillante et hygiénique, comme si ce
courant troublé seulement par les pieds des anges,
venait tout droit de la porte de Bethséda.... Mais
cette journée de travail n'est jamais ni ne sera
288 RU8KIN.
jamais accordée, ni aucune joie possible au cœur
de rhomme maintenant dans les parages de ces
sources anglaises....»
Ensuite il est entré dans le village voisin, et en
a suivi la principale rue, en se demandant si c'était
la pauvreté qui était cause de celte incurie néfaste
des choses naturelles. Mais non.... Il a trouvé au
contraire partout des signes de luxe : de magni-
fiques devantures, de somptueux estaminets, des
boutiques nouvelles, non pas plus de bonheur, ni
plus de santé, sur les visages, mais plus de préten-
tion et d'apparat dans les dehors et partout de
superbes et inutiles grilles de fer. « Comment est-
il donc arrivé que ce travail a été fait au lieu de
lautre? Comment la force de la vie de l'ouvrier
anglais a-t-elle été dépensée à souiller le sol au
lieu de le racheter, et à produire une pièce de métal
tout à fait inutile en cet endroit, qui ne peut être
ni mangée ni respirée à la place de Tair sain et de
Teau pure? Il n'y a qu'une raison pour cela et elle
est décisive : c'est que le capitaliste peut percevoir
un tant pour cent sur le travail dans un cas et qu'il
ne peut en percevoir aucun dans l'autre.... »
A cela si les économistes daignaient repondre,
ils ne manqueraient point de dire que le régime
capitaliste actuel, pour décrié qu'il soit par les
rêveurs, n'en est pas moins le meilleur qu'on ait
SA PENSEE. 289
découvert jusqu'ici. Ils avoueraient qu'en dévelop-
pant le progrès industriel, les principes de Fécole
de Manchester n'ont peut-être pas accru beaucoup
la poésie du monde, mais que ce n'était point leur
but, et, qu'à coup sûr, ils ont accru sa fortune. Ils
diraient enfin que prêcher la croisade contre le
capitalisme, parce qu'il permet de faire beaucoup
d'usines, de mines et de chemins de fer, c'est en
somme lui rendre hommage au point de vue écono-
mique, et que prêcher sa destruction, cela revient
à prêcher la destruction de tout ce qui fait la
richesse des prolétaires, comme des capitalistes,
des nations comme des individus.
Et, en effet, étant donnée leur conception de la
richesse, les économistes ont raison. Seulement ils
n'ont jamais eu même la pensée qu'on pût discuter
cette conception. Pas un iûstant ils n'ont supposé
qu'à une époque où l'on remet tout en doute, on
doutât aussi que la richesse fût chose si nécessaire
ou que l'argent accumulé fût une richesse et que
rien d'autre ne le fût. Il est très exact que pour
gagner beaucoup d'argent, rien ne vaut le système
économique actuel. Les fortunes mondiales qui.
s'édifient aujourd'hui le prouvent surabondam-
ment. Il est même tout à fait possible — quoi
qu'en disent les socialistes — que ce système soit,
malgré ses défauts, celui qui procure le plus de
19
290 RUSKIX.
gain d'argent à la masse, et que ce soit justement
dans les pays où les sommets de la fortune sont les
plus élevés, grâce à la spéculation, que la moyenne
des fortunes modestes s'élève aussi le plus. Mais
quand tout cela serait plus évident encore, il res-
terait à considérer si de gagner beaucoup d'ar-
gent, c'est un gain véritable, en tout état de cause
— quand môme on y perdrait sa vie, — et si toute
richesse vraie tient dans la possession de Tor ou
peut être procurée par lui.... A voirie monde des
affaires et la fièvre de spéculation qui le presse, à
voir le commerçant dans son bureau, Tindustriel
cheminant dans les sentiers de ses usines, on le
dirait. Soucis, fatigues, voyages, luttes, cauche-
mars du jour et de la nuit, rien ne lui coûte pour
toucher à son but, — qui est l'argent.... Ce qu'il
fera de cet argent, il n'y pense pas, ou il n'y pense
que subsidiairement : sa passion est d'en avoir,
non qu'il soit un homme vénal, mais simplement
s'il est un homme d'affaires tel que l'idéal écono-
mique de nos pères l'a fait. Gagner de l'argent, le
plus d'argent possible lui paraît, en soi-même et
comme fin dernière, une chose admirable et néces-
saire, — comme au cricket, gagner des runs. Il ne
peut lire : il n'a pas le temps, car il faut qu'il
ramasse encore cet argent-ci ; il ne peut aller voir
la résurrection des fleurs, au printemps, dans un
SA PENSÉE. 291
paysage aimé : il faut qu'il ramasse encore cet
argent-là. Plus tard, plus tard, quand il sera tout
à fait riche et tout à fait vieux, quand il aura
ruiné dix concurrents, et triomphé de dix grèves,
il s'offrira avec cet argent tout ce que la Nature
donne de fleurs, tout ce que TArt donne d'har-
monie, tout ce que la pensée donne de fortes joies,
— s'il est encore capable de les ressentir.... Mais il
n'atteindra pas cette seconde étape ; car, pour
s'offrir tout le luxe de la santé, il ruine sa santé;
pour se réserver les joies de l'esprit, il perd son
esprit, et ce que ce millionnaire appelle plaisam-
ment « gagner sa vie », c'est en réalité gagner à
grand'peine et à pas fatigués la vieillesse et la
mort....
Cette vie pourtant, cette santé, ces plaisirs
esthétiques, qu'il a sacrifiés au désir delà richesse,
ne serait-ce point là aussi une richesse? et si l'ar-
gent est chose nécessaire, ne serait-ce pas quelque
chose de bien nécessaire aussi, pour le manier,
que d'avoir des mains vivantes, et pour jouir de la
vie enfin, une chose indispensable que de posséder
la vie? (( A la croisée des transepts de la cathé-
drale de Milan, repose depuis trois cents ans le
corps embaumé de saint Charles Borromée. Il tient
une crosse d'or et porte sur sa poitrine une croix
d'émeraudes* En admettant que la crosse et les
292 RUSKIN.
émeraudes soient des objets utiles, c'est-à-dire de
la richesse comme Tentend Stuart Mill, le corps
peut-il être considéré comme les possédant? Et
s'il ne peut Têtre, et si nous devons conclure que
généralement un corps mort ne peut posséder de
richesses, quel degré et quelle période de vie faut-
il dans le corps pour rendre possible cette posses-
sion? » Suffît-il de n'être pas mort physiquement
et étendu sur un mausolée avec un chien sculpté
à ses pieds comme les seigneurs et les dames du
xv° siècle? et est-on bien capable de richesses,
quand respirant encpre, mais brisé par les soucis
de l'argent et par les plaisirs de l'argent, on est
étendu sur une chaise longue avec un chien
vivant et endormie ses pieds?... Non, n'est-ce pas?
Pour jouir de la richesse, il faut que l'on soit
debout et que le chien, debout aussi, aboie joyeu-
sement dans le hallier où passent des ailes som-
bres, ou parmi les prairies où circulent de claires
eaux....
En y songeant, on trouvera donc que la pre-
mière richesse c'est la santé. Or l'argent et les
plaisirs de l'argent donnent-ils la santé? Pour cette
santé, il faut de l'eau pure. L'usine apporte de
l'argent, mais elle empoisonne les ruisseaux de
tous les environs, et l'usinier n'a plus d'eau natu-
relle à boire.... Est-ce là de la richesse? L'argent
SA PENSÉE. 293
permet à nos mains de demeurer oisives et à notre
corps de se dérober à tout travail musculaire.
C'est le grand progrès moderne. Soit. Mais au
bout de quelques années, le corps, lassé par Fac-
tion cérébrale, dépérit, et les médecins reviennent,
au nom de Fhygiène, nous prescrire le labeur dont
les ingénieurs, au nom du progrès, nous avaient
triomphalement dispensé. Cet étiolement est-il
une richesse? Ensuite, que faire de la santé, si Ton
n'a plus de forêts où poursuivre les ailes, ni de
prés où admirer les fleurs? L'argent détruit toute
beauté naturelle — ou ne la conserve que dans
quelques rares parcs privilégiés. Et que faire dé
cette Beauté, si Ton n'a point entretenu en soi
l'enthousiasme qui en goûte toute la grâce et en
ressent toutes les énergies? Or l'homme riche pos-
sède-t-il cet enthousiasme? Non. La grande erreur
de notre temps est de croire que l'homme préoc-
cupé d'accumuler de l'argent, qui va, entre deux
spéculations, entendre somptueusement un opéra,
entend quelque chose.... Il n'entend rien. C'est de
penser que le collectionneur perçoit la beauté des
œuvres des maîtres quand il n'a eu qu'à étendre la
main pour les saisir.... Il ne les voit point. Le pre-
mier n'entend que le bruit de l'or trébuchant sur
les marchés internationaux — ou celui des plaintes
des familles qu'un heureux coup de Bourse a
294 RUSKIN.
ruinées. Le second ne voit dans le ciel de ses
cadres que Tazur des billets de banque qu'ils lui
ont coûtés, et ses yeux cherchent obstinément, au
coin de la toile, comme on la cherche au bas d'un
chèque, la signature qui lui donne toute sa valeur.
Pour posséder réellement les œuvres d'art et les
jouissances qu'elles procurent, ce n'est pas de les
payer qu'il faut : c'est de les comprendre. Ce n'est
pas de leur ouvrir sa bourse, c'est de leur ouvrir
son âme et, pour cela, d'avoir une âme à leur
ouvrir. Ces jouissances qui, elles, sont de vérita-
bles richesses, ce n'est pas l'or qui les donne, —
c'est l'amour.
Enfin, est-ce en accumulant de l'or qu'on acquiert
des amitiés plus sûres, des sympathies plus insoup-
çonnées, des poignées de mains plus franches, des
affections plus sincères, — c'est-à-dire un repos
d'âme et de cœur, une confiance dans la vie, qui
colore la vie des plus gaies couleurs? Il est banal
de constater que non. L'argent, en même temps
qu'il groupe autour du riche plus d'amis, éveille en
lui plus de doutes sur l'amitié, en même temps
qu'il fait bruire à ses oreilles plus d'éloges, fausse
de plus en plus la musique des éloges; et ces
mains qu'on lui tend de toutes parts sont comme
ces mains que vous tendent les statues, — prêtes à
recevoir, mais mains de marbre, incapables de
SA PENSÉE. 295
soutenir ou de donner. Or le calme, la confiance,
tout ce qui embellit la vie, n'est-ce pas aussi, après
le pain quotidien, une richesse? « Les économistes
ont bien une vague notion qu'il y a une autre
richesse que le métal trouvé en Australie, puisqu'ils
parlent de toutes « choses utiles » et qu'ils pro-
clament que « le temps, c'est de l'argent ». Mais
l'esprit aussi, c'est de l'argent; la santé, c'est de
l'argent; le savoir, c'est de l'argent. Et toute votre
santé, votre esprit et votre savoir peuvent être
changés en or, mais l'or ne peut pas être changé,
à son tour, en esprit et en santé. »
Et ce qui est vrai de la richesse privée, ne l'est-il
pas plus encore de la richesse nationale? Est-il
possible d'évaluer en chiffres, de mesurer en crédit
la richesse réelle d'un pays? Il y a eu et il y a
encore par le monde des pays qualifiés pauvres. Y
est-on moins heureux qu'ailleurs, y est-on moins
vivant, moins sain, moins énergique? et, si petits
que soient ces pays-là, — n'est-ce pas eux parfois
qui, lorsque les pays riches hésitent, comme le
soldat d'Horace qui avait trop d'or dans sa ceinture,
entraînent tous les autres dans la voie de la justice
et de la liberté? « Pour faire une grande nation, ce
n'est pas du territoire qu'il faut, c'est des hommes^
et ce n'est pas une multitude qu'il faut, mais des
hommes unis. C'a été la folie des rois que de cher-
295 RUSKIiN.
cher le territoire au lieu de la vie. » Est-ce que
d'avoir beaucoup de revenus pour une nation ,
c'est nécessairement un signe de force? Pour ne
prendre que cet exemple, une des raisons pour
lesquelles la France est si riche par rapport à son
nombre d'habitants, c'est qu'elle produit peu d'en-
fants.... De cette haute moyenne de fortune par
habitant, les économistes triomphent. Est-ce de la
force nationale, pourtant, est-ce de la richesse?
— Une des raisons pour lesquelles nos dépenses
budgétaires sont couvertes, c'est que chaque année
les impôts sur les boissons donnent plus de res-
sources, parfois môme dépassant les prévisions
optimistes des dresseurs de budgets. Cela prouve
que des gens de plus en plus nombreux laissent au
fond des verres leur santé et parfois leur raison.
Les économistes triomphent. Pourtant ces santés
détruites, ces raisons obscurcies, si c'est de la
richesse budgétaire, est-ce de la richesse nationale?
Est-ce môme de la richesse ?
L'absurdité de pareilles propositions suffît à les
juger. La vérité est que l'accumulation indéfinie
de l'argent pour l'argent, la production du capital
pour le capital, sans égard au but atteint par cette
accumulation, n'est nullement la môme chose, ni
pour un homme ni pour un peuple, que l'accumu-
lation de choses utiles, nécessaires, bienfaisantes.
SA PENSÉE. 297
« Le meilleur et le plus simple symbole du capital
est une bonne charrue. Or si cette charrue ne fai-
sait rien qu'engendrer d'autres charrues à la façon
des polypes — aurum ex ipso nascitur^ — elle
aurait perdu sa fonction de capital. Et la vraie
question à chaque capitaliste et à chaque nation
n'est pas : Combien avez-vous de charrues? mais :
Où sont vos sillons? et non : Avec quelle rapi-
dité ce capital se reproduit-il? mais : Qu'est-ce
qu'il fera durant sa reproduction? Quelle sub-
stance fournira-t-il, bonne pour la vie? Quelle
œuvre construira-t-il, protectrice de la vie? » S'il
sert à faire de l'alcool falsifié, à bâtir des quartiers
suburbains moins sains que les chaumières, à créer
une industrie de pur luxe qui ronge les poumons
ou obscurcit les yeux des ouvriers, ou une littéra-
ture délétère, un art mièvre et pessimiste, qui
alanguissent l'âme des intellectuels, — il est fatal.
« La production ne consiste pas en des choses
laborieusement faites , mais en des choses qui
peuvent être consommées d'une façon utile, et la
question pour une nation n'est pas combien de
travail elle emploie, mais combien de vie elle pro-
duit.
« Il n'y a pas d'autre richesse que la Vie, — la
vie comprenant toute sa puissance d'amour, de
joie et d'admiration. Les hommes se trompent si.
298 RUSKIN.
dans un état d'enfance , ils supposent que des
choses indifférentes, telles que des excroissances
de coquilles ou des morceaux de pierre bleue ou
rouge ont de la valeur, et s'ils dépensent, pour les
découvrir, des sommes considérables d'un travail
qui devrait être employé à l'extension ou à l'embel-
lissement de la vie; ou si, dans le même état infan-
tile, ils s'imaginent que des choses précieuses et
bienfaisantes, telles que l'air, la lumière et la pro-
preté sont sans valeur; ou si, finalement, ils se
figurent que les conditions de leur propre exis-
tence, nécessaires pour posséder ou employer
chaque chose, telles que la paix, la confiance et
l'amour, doivent être échangées pour de l'or, du
fer et des excroissances de coquilles. En fait, on
devrait enseigner que les vrais filons ou veines de
la richesse sont rouges et non d'or, et non dans les
rochers, mais dans la chair, et que la dépense et la
consommation finale de toute richesse est dans la
production du plus grand nombre possible de
créatures humaines au souffle puissant, à la vue
aiguë, au cœur joyeux; que, parmi les manufac-
tures nationales, celle des âmes de bonne qualité
peut devenir hautement lucrative. Enfin, loin d'ad-
mettre que l'accumulation de l'argent dans un
pays est la seule richesse, la réelle science de
l'Économie politique — ou mieux de l'Économie
, SA PENSÉE. 299
humaine — devrait enseigner aux nations à faire
des vœux et .à travailler pour les choses qui con-
duisent à la vie, et à mépriser et à détruire les
choses qui conduisent à la destruction. »
La richesse telle que l'entend le langage courant
des financiers et des économistes est donc Tenne-
mie ; l'ennemie non seulement des beautés pitto-
resques de la nature, mais aussi du bonheur social.
C'est une chose de tout point mauvaise et par là
môme illégitime. — Quoi! dira-t-on, il n'y a pas
de richesse légitime? Il n'y en a pas de grande,
répond Ruskin. « Quelle est la base juste de la
richesse ? C'est qu'un homme qui travaille doit être
payé la pleine valeur de son travail, — que s'il ne
veut pas la dépenser aujourd'hui, il ait la liberté
de la garder et de la dépenser demain. Ainsi un
homme industrieux, travaillant chaque jour et
mettant chaque jour quelque chose de côté, atteint
à la fin la possession d'une somme accumulée à
laquelle il a un droit absolu. Par conséquent, la
première nécessité de la vie sociale est l'éclaircis-
sement de la conscience nationale sur ce point que
le travailleur peut garder ce qu'il ajustement acquis.
Jusque-là nous sommes d'accord avec les écono-
mistes et nous admettons fort bien l'inégalité des
fortunes. — Seulement, ce n'est point ainsi que se
forment les grandes richesses. Personne ne devient
300 RUSKIN.
jamais très riche uniquement par son propre tra-
vail et son économie. Il y a toujours taxation du
travail des autres. Et ici, intervient une base injuste
de la richesse : le pouvoir exercé sur ceux qui
gagnent de l'argent par ceux qui le possèdent déjà
et qui remploient uniquement pour en avoir davan-
tage. » Ce n'est pas à dire que le patronat soit illé-
gitime. Ce n'est pas à dire qu'il ne doive y avoir au
monde que des travailleurs et personne pour leur
donner les outils et pour les diriger. Ce n'est pas à
dire que les socialistes aient raison en s'imaginant
que Ton peut se passer des « capitaines du tra-
vail ». Mais les économistes ont tort en professant
que le patron peut s'approprier, jusqu'aux extrêmes
limites où la grève éclate, les bénéfices du travail,
mais je vous prie d'observer qu'il y a une grande
différence entre être les capitaines du travail et en
prendre les profits. Il ne s'ensuit pas de ce que
vous êtes général d'une armée que vous deviez
prendre tous les trésors ou toute la terre qu'elle
conquiert. Ce qui est illégitime, ce n'est pas le
salaire dû au patron en raison de son travail intel-
lectuel et de son labeur moral; c'est le revenu
excessif donné à ce patron ou à ce capitaliste en
raison seulement de son capital, c'est ce que
l'Église a dénoncé comme « l'exécrable fécondité
de l'argent ». Ce n'est pas la richesse, c'est la trop
SA PENSEE. 301
grande richesse condamnée par les Saints quand
ils ont parlé xari robç TtXeovéxraç.
Mais qu'est-ce à dire : « trop grande richesse »?
Voilà bien une formule scientifique! s'exclamera
un économiste. Comment ce qui est juste jusqu'à
un certain chiffre devient-il injuste au-dessus de
ce chiffre — et quel chiffre fixerez-vous? Par quel
miracle ce qui est légitime entre les mains d'un
ouvrier qui a économisé quelques années de salaire
devient-il illégitime entre celles de son petit-fils
dont la fortune, grossie par des intérêts successifs,
atteint plusieurs millions? Ce qui est le droit pour
une opération financière reste le droit pour cette
opération, quel que soit le nombre de zéros que
vous lui ajoutiez. — Eh! oui, mathématiquement
c'est vrai, mais humainement et socialement par-
lant, cela peut l'être infiniment moins. Il y a dans
les équations humaines, à rencontre des équations
algébriques, certains éléments moraux qui faussent
tous les calculs, certaines vérités qui, poussées à
un certain point, deviennent des erreurs et certaines
justices qui, poussées jusqu'à un certain degré,
deviennent des injustices : summum jus, summa
injuria. En théorie, le gros capital légitimement
acquis demeure d'un emploi légitime. En fait, il
ruine par son seul jeu et écrase par son seul poids
les petites industries rivales en train de se fonder
302 RUSKIN.
à son côté. « L'argent est exactement maintenant
ce qu'étaient les promontoires des montagnes sur
les chemins publics d'autrefois. Les barons com-
battaient loyalement pour les conquérir : le plus
fort et le plus adroit les conquéraient. Alors ils les
fortifiaient et forçaient chaque passant à payer un
droit. Or le capital est exactement maintenant ce
qu'étaient alors les rochers. Les gens combattent
loyalement (du moins nous l'admettons, bien que
ce soit plus que l'impartialité ne le commande)
pour avoir de l'argent. Mais une fois qu'ils .l'ont
acquis, le millionnaire fortifié peut forcer chaque
passant à payer un tribut à son million et il bâtit
une autre tour de son château d'argent. Et je peux
vous dire que les passants pauvres le long des
routes soulïrent autant aujourd'hui du baron du
sac qu'autrefois du baron du roc... »
Et si l'on nous dit qu'il n'y a rien d'injuste là
dedans, parce que c'est Teffet immédiat et néces-
saire de la « lutte pour la vie », nous répondrons
que la suprême injustice de notre siècle est préci-
sément cette horrible mêlée fratricide que les
savants désignent avec complaisance du nom de
« Lutte pour la vie ». Nous proscrirons hautement,
comme cruelle, lâche et païenne, cette bataille
sans merci où les plus intelligents, les plus persé-
vérants, lés plus sagaces ruinent les faibles d'es^
SA PENSEE. 303
prit, de volonté et de jugement. « N'est-il pas
merveilleux que, tandis que nous serions profon-
dément honteux d'user de notre supériorité phy-
sique pour jeter hors d'une place avantageuse des
camarades plus faibles que nous, nous usons sans
hésitation de notre supériorité d'esprit pour les
jeter hors de toute espèce de bien que peut atteindre
la supériorité de l'esprit? — Vcus vous indigneriez
si vous voyiez un robuste gaillard s'installer de force
à une table où l'on est en train de rassasier des
enfants affamés, étendre son bras par-dessus leurs
têtes et leur retirer leur pain. Mais vous ne vous
indignez pas le moins du monde de le voir faire
à un homme qui a de la robustesse de pensée et de
la rapidité de conception et, au lieu d'avoir seule-
ment de bons bras, possède le don beaucoup plus
grand d'une bonne tête.Vous pensez qu'il est parfai-
teriient juste qu'il emploie son intelligence à tirer
le pain de la bouche de tous les autres hommes,
dans la ville , qui font le même commerce que lui î ... »
Mais, dira un économiste, cette concurrence ou,
si l'on veut, cette lutte, c'est l'âme même du com-
merce! Sans elle, il n'est plus d'émulation, plus de
progrès, plus d'efforts, plus d'affaires et, partant,
plus de salaires pour les ouvriers! Qu'elle écrase,
çà et là, quelques imprudents et quelques mala-
droits, c'est aussi triste qu'inévitable et c'est la loi
304 RUSKIN.
même de tout progrès. Mais qu'un patron donne,
comme le veut Ruskin, son bénéflce intégral à ses
ouvriers, — sans d'ailleurs avoir aucun moyen de
leur faire supporter sa perte, — c'est fort louable.
Que ce patron s'abstienne de toute concurrence
pouvant ruiner ses rivaux moins riches ou moins
adroits que lui, c'est fort édifiant. Seulement la fin
de toutes ces pratiques louables, édifiantes et ruski-
niennes, sera très probablement la ruine lente de ce
patron, et il pourra se présenter telles circonstances
difficiles, telle crise, où il devra, soit violer l'évan-
gile de Brantwood, soit mourir de faim....
« Eh bien, répond tranquillement . Ruskin, il
mourra de faim. » Et si l'on doit s'étonner de
quelque chose, c'est de l'étonnement que provo-
quera cette réponse. Serait-ce la première fois, au
monde, qu'un homme, dans un grand danger pu-
blic, aurait donné sa vie pour ses semblables?
Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi, dans
le monde et dans le peuple, la profession de com-
merçant est tenue en si médiocre estime quand
on la compare à celle du soldat? « Philosophique-
ment on ne comprend guère, à première vue,
pourquoi un homme paisible et raisonnable, dont
le métier est de vendre et d'acheter, jouirait de
moins de considération qu'un homme belliqueux
et souvent peu raisonnable, dont le métier est de
SA PENSÉE. 305
tuer. Néanmoins le consentement universel de
l'humanité a toujours, en dépit des philosophes,
donné la préférence au soldat»...
« Et c'est juste.
« Car le métier du soldat est exactement et
essentiellement non de tuer, mais de se faire tuer.
Et le monde l'honore pour cela. Le métier de l'as-
sassin est de tuer. Le monde n'a jamais honoré les
assassins. La raison qui fait qu'il honore le soldat
est que celui-ci tient sa vie au service de l'État.
Tandis que le marchand, lui, est toujours présumé
agir égoïstement. Sans doute, son travail peut être
très nécessaire à la communauté, mais on sait
très bien que son intention n'est pas d'être utile à
la communauté, mais à lui-même. En sorte que
parmi les cinq professions intellectuelles les plus
nécessaires à la vie de la nation, il exerce la seule
qui n'expose jamais personne à aucun danger.
« Le soldat doit mourir plutôt que d'abandonner
son poste durant le combat ;
« Le médecin, plutôt que de quitter son poste
durant l'épidémie ;
« Le pasteur, plutôt que de prêcher une fausse
doctrine;
« Le magistrat, plutôt que de rendre un arrêt
injuste;
« Et le marchand? Quelle est donc l'occasion où
20
306 RUSKIN.
il doit se faire tuer? C'est la principale question
qui se pose pour le marchand, comme pour cha-
cun de nous, car, en vérité, l'homme qui ne sait
pas dans quelle occasion il doit mourir, ne sait
pas de quelle façon il doit vivre! »
. Eh bien, pour le marchand, qui devient de plus
en plus considérable dans le monde moderne, pour
le patron, pour l'industriel, qui est de nos jours un
vrai conducteur d'hommes, il y a des occasions de
dévouement à la chose commune. Il y a des cir-
constances où il peut montrer une abnégation
semblable à celle du soldat et qui le relèverait au
niveau du soldat, — s'il savait comprendre le
devoir social, comme on comprend le devoir mili-
taire et le remplir. Et lorsque le devoir social est
de sacrifier la richesse plutôt que de ruiner les
concurrents ou que de réduire les salaires des ou-
vriers, — il devrait le faire.
Car à quelque point de vue qu'on se place, au
point de vue de l'esthétique de la nature que la
spéculation souille et enlaidit, ou au point de vue
du bonheur des petites gens qu'elle rançonne et
qu'elle écrase, — la richesse est un mal. Un pays
soi-disant riche n'est pas plus un pays heureux
qu'un beau pays. Et le culte de Mammon est aussi
impossible à concilieravec la justice sociale qu'av<9ic
la religion de la Beauté.
SA PENSÉE. 307
§3.
On connaît Thistoire de cet esthète fameux qui
surprit un pauvre diable tendant la main sur un
pont de Londres, en un costume agressivement
inesthétique. Ce mendiant était vêtu d'une redin-
gote simplement défraîchie et d'un horrible cha-^
peau de cérémonie. L'esthète, révolté par ce dé-
saccord entre le costume du misérable et sa pro-
fession, le mena chez le plus habile tailleur qu'il
pût trouver afin de lui faire confectionner à grands
frais et d'après les tableaux des maîtres de la TVa-
tional Gallery d'authentiques habits de mendiant.
Après quoi il le reconduisit à son pont, et l'histoire
ne dit pas qu'il lui offrit de quoi manger. Cet
esthète n'était pas un ruskinien.
On conte encore qu'un prédicant, étant venu à
passer sur le même pont, s'indigna fort qu'on
n'eût pris garde qu'aux apparences extérieures du
claquedent et qu'on n'eût point songé à son âme.
Il le prit donc par le bras, l'emmena au prêche et
après lui avoir ainsi montré comment on gagne la
vie éternelle, le renvoya à son pont. Mais l'histoire
ne dit pas qu'il lui offrit de quoi boire. Ce prédi-
cant non plus n'était pas un ruskinien. Ruskin,
lui, eût conduit le mendiant, non dans un musée
ni au prêche, mais dans un gnll-room. Il se serait
308 RUSKIN.
occupé de restaurer non ses hardes ni son âme,
mais d'abord son estomac.
Car si trop d'industrialisme et de richesse dans
un paysage tue la beauté de la Nature, trop de
misère dans une ville tue la beauté des corps. El
sans beauté plastique, il n'est pas d'art possible ni
de rêves d'art. « Vous ne pouvez avoir un paysage
par Turner sans un pays où il puisse peindre. Vous
ne pouvez avoir un portrait par Titien sans un
homme à portraiturer. Le commencement de l'Art
consiste à rendre notre peuple beau. Il y a eu sans I
doute un art dans des pays où les gens n'étaient
pas tous beaux, où même leurs lèvres étaient
épaisses et leur peau noire, — parce que le soleil
les avait regardés ; — mais jamais, dans un pays
où les joues étaient pâlies par un misérable labeur
et par une ombre mortelle et où les lèvres de la
jeunesse au lieu d'être pleines de sang, étaient
amincies par la famine ou déformées par le ve-
nin.... »
Pour le corps il faut donc prêcher hautement le
culte de la Beauté. Dès la jeunesse, le corps de
chaque enfant pauvre doit être rendu aussi parfait
qu'il peut être sans aucun égard à ce qu'il fera
plus tard. Parvenu à l'âge où il doit gagner son
pain, les travaux peut-être déformeront, aviliront,
courberont, déjeteront ce magnifique et souple
SA PENSÉE. 309
faisceau de muscles que nous montrent, au moment
de s'oindre pour la lutte, les athlètes du Vatican.
Mais, en attendant, il faut que cette créature
vivante, que peut-être vous tuerez plus tard,
atteigne le plein développement de son corps et
goûte la vie et porte la beauté de la jeunesse. Pour
cela, il faut des écoles en pleins champs, des
exercices physiques et des danses apprises comme
une institution d'État. Qu'avons-nous à aller tra-
vailler et pâlir devant les vieux marbres sans têtes
et sans mains des musées? Ce sont nos poitrines
et nos épaules qu'il faut rendre dignes d'être vues
autant que les marbres d'Elgin ! N'écoutons ni les
ascètes, ni les prédicants! N'allons pas enfermer
les meilleurs d'entre nous dans les cloîtres pour
s'y dévouer à ce qu'on appelle pompeusement « le
service de Dieu wl Qu'ils se dévouent plutôt au
service de l'homme I « C'est le premier devoir de
la femme que d'être belle, et il ne faut rien négliger
pour qu'elle le remplisse. L'homme et la femme
ont été voulus par Dieu parfaitement nobles et
beaux aux yeux l'un de l'autre.... »
Or le grand obstacle à la Beauté plastique, c'est
la misère. Et le sentiment esthétique, à défaut de
sentiment humain, nous pousse à la combattre et
à la vaincre. Par quels moyens? Par tous les
moyens : par la charité envers le malheur immérité
3i0 RUSKIN.
et par la coercition contre le vice, par la grâce
et par la force, par Tor et par le fer. L'or, il
faut le jeter à pleines mains, comme sur la
tombe antique le poète jette des lys, comme sur
les gazons de Botticelli, le Printemps jette des
roses. Ce qu'on donne aujourd'hui n'est rien : il
faut tout donner. Les économistes sont satisfaits
des palliatifs que la charité publique ou privée
offre aux pauvres; ils nous montrent avec orgueil
des hôpitaux, des maisons de retraite, des asiles
infantiles, des dispensaires. Qu'est-ce que cela? et
pourquoi, si c'était quelque chose, voici tant de
figures émaciées dans nos faubourgs, tant de
membres déjetés,' tant de faces livides dans nos
prisons? Comment la société peut-elle parler de
charité quand il y a encore tant d'injustice, ou de
beaux-arts quand il y a encore tant d'horribles
vies? Tant que des êtres humains peuvent encore
avoir froid ou faim dans le pays qui nous entoure,
non seulement il n'y a pas d'art possible, mais il
n'est pas possible de discuter que la splendeur du
vêtement et du mobilier soit un crime! Mieux vaut
cent fois laisser s'effriter les marbres de Phidias
#■
et se faner les couleurs des femmes de Léonard
que de voir se flétrir les traits des femmes vivantes
et se remplir de larmes les yeux des enfants qui
vivent ou qui pourraient vivre si la misère ne les
SA. PENSEE. 3H
pâlissait déjà de la couleur des tombeaux I Tout
Tor donjé à TArt quand la vie en manque est
perdu pour TEsthétique vivante, et c*est une honte
de chercher quelque joie dans le luxe des toilettes
de quelques femmes quand d'autres femmes man-
quent de quoi se vêtir et, par le froid, la maladie
et la langueur d'une vie insalubre, perdent toute
humaine beauté.
Alors les économistes surgissent avec l'ironique
sourire qu'ont, dans les portraits d'Holbein, les
hommes très savants. Car si l'on attaque le luxe
au nom de la charité, au nom de la science ils lé
défendent. Une de leurs théories les plus chères
— et aussi les plus aventurées — est que peu
.importe la façon dont le riche dépense son or
pourvu qu'il le dépense, et même que plus il le
dépense en objets de luxe, éphémères, plus il
vient efficacement en aide à la société. « Une
idée très fausse, dit un Rapport des Council^
men de New-York, est que de vivre luxueur
sèment, de s'habiller d'une façon extravagante;
et d'avoir de splendides maisons et équipages,
soit une cause de malheurs pour une nation.,
Rien de plus faux. Chaque extravagance que se
permet un homme de cent mille ou d'un million
de dollars ajoute à la vie, à la fortune de dix ou
de cent hommes qui n'ont rien ou qui ont peu
312 RUSKIN.
de chose autre que leur travail, leur intelligence
et leur goût. Si un homme d'un million de dol-
lars dépense principal et intérêts en dix ans et
se trouve réduit à la mendicité au bout de ce
temps, il aura fait du bien aux cent qui ont dû à son
extravagance d'être employés, d'autant plus riches
par la division de la richesse. Il peut être ruiné,
mais la nation est plus riche, car cent esprits et
corps avec 10 000 dollars chacun sont plus pro-
ductifs qu'un seul avec un million. »
— « Oui, messieurs, répond Ruskin, mais qu'a-
t-on fait pendant le temps de la translation? La
dépense de cette fortune a pris un certain nombre
d'années, dix, je suppose, et durant ce temps,
voici que du travail pour un million de dollars a
été fait par des gens qui ont été payés pour cela.
Où est le produit de ce travail? Entièrement con-
sumé, car l'homme est devenu un mendiant.... Si
un écolier sort le matin avec cinq shillings dans
sa poche et revient à la maison sans le sou, ayant
tout dépensé en tartelettes, principal et intérêt
sont partis et la fruitière et le boulanger sont
enrichis C'est bien. Mais supposez que l'écolier
ait acheté un livre et un couteau : le principal
et l'intérêt sont partis et le libraire et le coute-
lier sont enrichis, mais l'écolier est enrichi aussi et
peut aider ses condisciples le lendemain avec le
SA PENSÉE. 313
couteau et le livre au lieu de se mettre au lit
et d'avoir à payer le médecin. »
Ainsi, ce n'est pas une étude superflue que celle
de la dépense, quand on étudie les causes de la
misère et ses remèdes. Et la question n'est point
seulement de savoir si les riches dépensent leur
argent et s'il sert à donner du travail, mais encore
de préciser comment ils le dépensent et à quoi
peut servir ce travail. Car le bon sens, à défaut de
science, et l'économie humaine, à défaut d'éco-
nomie politique, nous disent que d'employer cet
argent à des objets de luxe qui ne nourriront
personne et seront consommés rapidement sans
aucun produit de santé ou de richesse, ce n'est
pas la môme chose que de l'employer à faire des
routes, des ports, des canaux, de l'assainissement,
* qui non seulement accroîtront la richesse des
ouvriers qu'on emploiera, mais encore le patri-
moine commun de l'humanité. Et plaider pour le
luxe, parce qu'il fait vivre les ouvriers de luxe, ne
deviendrait un solide argument que du jour où
l'on aurait démontré que les ouvriers de luxe sont
plus intéressants que les autres, où l'on aurait du
moins prouvé qu'ils sont plus nombreux et que
par conséquent le bien-être général des travail-
leurs doit leur être sacrifié, démonstration que les
partisans du luxe ne sont pas près de faire....
314 RUSKIN.
D'ailleurs, qu'est-ce à dire : « faire vivre les
ouvriers »? Mais il n'y a qu'une façon de faire vivre
quelqu'un : c'est de produire ou d'aider à produire
des choses utiles à la vie, des choses qui nour-
rissent, qui vêtent, qui garantissent du chaud et
du froid, qui guérissent et qui purifient? Toutes
les ingéniosités des économistes n'empêcheront
point que, si l'on emploie cent hommes à démolir
des masures insalubres d'une ville et à les rempla-
cer ou à nettoyer les trous à fumier d'un village,
on aura fait plus pour la vie que si ces cent hommes,
transformés en valets de pied, ont passé le même
temps à attendre dans des antichambres la fin de
cent bavardages inutiles, ou à figurer, inutilement,
les bras croisés, à côté décent cochers I
« Par exemple, dit Ruskin, vous êtes une jeune
femme et vous employez un certain nombre de
couturières pendant un temps donné en faisant
un nombre donné de vêtements simples et utiles :
supposez sept, desquels vous porterez l'un pendant
'la moitié de l'hiver et vous donnerez les six autres
aux pauvres filles qui n'en ont point. Ainsi faisant,
vous dépenserez votre argent humainement. Mais
si vous employez le même nombre de couturières
pendant le même nombre de jours à faire quatre,
cinq ou six beaux volants pour votre robe de bal,
volants qui ne vêtiront personne que vous et que
SA PENSEE. 315
VOUS ne pourrez porter qu'à un seul bal, alors vous
employez votre argent égoïstement. Vous avez, il
est vrai, fait travailler dans chaque cas le même
nombre de gens; mais, dans un cas, vous avez
employé leur travail au service de la communauté;
dans l'autre, vous Favez entièrement consumé au
vôtre. Je ne dis pas que vous ne deviez pas quel-
quefois penser seulement à vous et vous faire aussi
belle que vous le pouvez. Seulement ne confondez
pas la coquetterie avec la philanthropie et ne vous
illusionnez pas vous-même en pensant que toutes
les parures que vous pourrez porter sont autant de
pain mis à la bouche de ceux qui sont au-dessous
de vous.... »
Ne confondons pas non plus la vanité avec
Tamour des arts, et n'allons pas plaider pour le
luxe sous prétexte qu'il entretient le goût de la
Beauté. Car la plupart des grandes œuvres du
Moyen-Age sont dues non pas du tout au luxe per-
sonnel d'un particulier, mais bien au contraire à
Tencouragement d'une collectivité. Et de nos jours,
pour encourager vraiment l'Art, ce n'est pas le
trésor d'un Mécène qu'il faudrait, mais la coalition
des petites bourses. « Au lieu d'un patron capitaliste
payant 8000 francs un portrait en pied le représen-
tant, plaçant son capital, il vaudrait bien mieux que
ses ouvriers coalisés fussent capables de remettre
316 RUSKIN.
ces 8000 francs entre les mains d'un ingénieux
artiste qui leur peindrait, à l'antique manière de
Raphaël ou de Léonard, un sujet historique ou reli-
gieux plus intéressant pour eux et qu'on placerait
là où ils pourraient tous en jouir continuellement. »
Ainsi l'or peut beaucoup contre la misère. Et la
société est responsable de beaucoup des laideurs
physiques qui nous entourent, mais est-elle res-
ponsable de toutes? Ceux qui attaquent le plus la
société lui offrent-ils les armes qu'il lui faut pour
triompher de la misère? Nullement : ils les lui
refusent, et, de la sorte, les socialistes les plus
farouches ne sont pas plus près de la solution du
problème social que les économistes les plus satis-
faits. Car il est bien vrai que la société est respon-
sable, mais on n'est responsable que des choses
qu'on peut empêcher. Or, parmi les misères, il
n'y a pas seulement celles faites de salaires insuffi-
sants ou d'éducations imparfaites; il y a celles
faites d'inconduite et, pour ne prendre qu'un
exemple, d'alcoolisme. Or, pouvons-nous empê-
cher l'alcoolisme? Avons-nous le droit de fermer
les cabarets? Les socialistes ont-ils jamais proposé
quelque loi tarissant les trois quarts des fontaines
d'alcool? Et sans même toucher à la législation,
avons-nous vu des municipalités socialistes user
des moyens que leur donne la loi pour réduire le
SA PENSÉE. 317
nopibre de ces officines de ruine et de poison?
Qu'on le propose, et Ton verra ces mêmes socia-
listes, qui rendent la société responsable du mal
fait par le cabaret, maintenir la cause du mal au
nom de la liberté! Il faut donc que la société ait
le devoir de secourir l'ivrogne sortant de l'assom-
moir, mais qu'elle n'ait pas le droit de l'arrêter au
moment où il y veut rentrer.... Comment peut-elle
donc être responsable si elle n'est point libre et
comment faut-il qu'elle assume tant de devoirs
vis-à-vis des misérables pour les guérir, si elle n'a,
pour les préserver, aucun droit?
Elle en a, assure Ruskin. Elle a surtout de ces
droits-là, car il n'est guère de bons remèdes que
les préventifs. « Le droit de l'intervention publique
dans, la conduite des criminels commence quand
ils commencent à se corrompre et non pas seule-
ment quand ils ont déjà donné des preuves d'une
corruption sans espoir.... C'a été la mode de la
philanthropie moderne de demeurer inerte jusqu'à
cette période-là et de laisser périr les malades et
s'égarer les fous , tandis qu'elle se dépensait en
efforts inimaginables pour ressusciter des morts
et réformer de la poussière.... L'orientation récente
d'une grande partie de l'opinion publique contre
la peine de mort est, j'espère, le signe qu'on com*
mence à comprendre que le châtiment est le der-
318 RUSKIN.
nier et le pire instrument qu'a le législateur entre
les mains pour prévenir le crime. Les vrais moyens
de coercition sont le travail et la récompense, —
non le châtiment. Aidez les bonnes volontés ; hono-
rez les vertueux ; forcez les paresseux à travailler,
et il n'y aura plus besoin de jeter personne dans la
grande et suprême indolence de la mort.... »
D'abord, l'État doit assujettir l'enfant à un tra-
vail intellectuel et manuel, obligatoire et gratuit :
— w Allez sur les chemins et le long des haies et
forcez-les d'entrer. » — Mais en même temps il
doit empêcher que ce travail soit excessif. Pour
que les hommes soient capables de se subvenir à
eux-mêmes quand ils ont grandi, il faut que leur
force soit proprement développée tandis qu'ils sont
jeunes, et l'Etat doit toujours regarder à cela et
ne pas permettre à leur santé d'être brisée par un
labeur trop précoce, ni leurs facultés perdues par
le manque d'instruction. » Plus tard, il ne permet-
tra pas que la santé de Thomme soit déprimée par
le manque de labeur musculaire, — ni son esprit
faussé par trop d'instruction. On parle toujours de
droit au travail, mais on ne parle jamais du devoir
de travailler. Pourtant si l'ouvrier a le droit d'exiger
que l'État l'emploie le samedi parce qu'il a besoin
d'un salaire ce jour-là, l'État n'a-t-il pas le droit
d'exiger qu'il le continue le lundi, au lieu d'aller
SA PENSEE. 319
boire son salaire au cabaret? Faites quelque chose
pour moi, dit Toisif pauvre. — Bien, répond la
société, mais alors faites quelque chose pour nous :
ces vêtements que vous portez, cette nourriture
que vous absorbez ont été produits par le travail
de quelqu'un. Quel travail nous donnez-vous en
échange? Aucun.... Ce n'est pas juste. « Une per-
sonne paresseuse en oblige une autre à faire deux
fois la quantité de nourriture, de vêtements qui
serait nécessaire à cette autre. Il est donc de toute
justice d'obliger le paresseux à s'entretenir soi-
même. »
Mais ici et de nouveau le réformateur se heurte
à la protestation des économistes et des libéraux.
De même qu'ils ont repoussé le dépouillement des
riches au nom de l'utilité du luxe, ils repoussent
la contrainte des pauvres au nom de la liberté. La
misère est faite de deux choses : de malchance et
de vice. Les malchanceux, ils ne veulent point
qu'on les secoure aux dépens des industries de
luxe. Les vicieux, ils ne veulent point qu'on les
contraigne aux dépens de la liberté individuelle.
La liberté, qu'est-ce donc que cela? Ce mot seul
irrite Ruskin, l'olTusque comme un mensonge, un
défi, une hypocrisie ou le rire d'un crétin.... De
quelle liberté veut-on parler, de quelle indépen-
dance et envers qui? Envers les lois éternelles et
320 RUSKIN.
les personnes vénérables? Mais alors la liberté,
c'est le privilège des êtres les plus minuscules, les
plus faibles, les plus vains! « Le chien attaché à la
chaîne est un animal bon et fort, — la mouche est
libre. Tout obéit dans la Nature; tout, par exemple,
suit la loi de la gravitation. Seulement un rocher
énorme la suit plus docilement qu'une misérable
plume qui fera mille façons avant de tomber à
terre.... Quand Giotto traçait son cercle en disant :
Vous pouvez juger de ma maîtrise en voyant que
je sais tracer un cercle impeccable, croyez-vous
qu'il laissât à sa main une grande liberté? » La
doctrine des libéraux est que la liberté est une
chose bonne pour l'homme, quel que soit l'usage
qu'il en puisse faire. « Folie insondable! indescrip-
tible, impossible à considérer en face! Enverrez-
vous votre enfant dans une chambre dont fe table
sera couverte de vins délicieux et de fruits, les
uns empoisonnés, les autres sains? Lui direz-vous :
Choisis librement, mon petit enfant ! Il est si bon
pour toi d'avoir la liberté du choix; cela forme
ton caractère, ton individualité. Si tu prends la
coupe empoisonnée ou les fraises empoisonnées,
tu seras mort avant la fin du jour, mais tu auras
acquis la dignité d'enfant libre!... »
Oui, il y a une liberté sainte et que tout homme
doit conquérir : c'est la liberté vis-à-vis de ses
SA PENSEE. 321
propres instincts tyranniques et de ses préjugés
dominateurs. Avant d'être libre des autres, il faut
être libre de soi. A quoi bon briser des chaînes
tout extérieures si Ton reste lié par les entraves que
des goûts vicieux mettent à tout ce qu'on tente?
Ou'est-ce que nous ferons de l'espace , si nous
n'avons pas de jambes pour le parcourir? On crie
contre le despotisme,... est-on capable de liberté?
« Oui, la touche de Tintoret, de Luini, de Corrège,
de Reynolds, de Velazquez est aussi libre que Tair
et cependant est juste, mais c'est une discipline
héritée de cinq cents ans d'efforts qui leur permet
d'être libres et de faire des chefs-d'œuvre. Obéissez
et vous serez libres aussi, à votre tour, mais dans
les petites choses comme dans les grandes, c'est
seulement dans un juste service qu'est une parfaite
liberté. »
Ce juste service seul peut, dans la vie, triompher
de la misère comme, dans l'art, il triomphe de la
laideur. C'est seulement par le travail assidu chez
le pauvre et par la proscription de tout luxe et de
toute dépense improductive chez le riche que l'on
peut arriver à restituer la santé, la vigueur, la
grâce parmi les corps qui souffrent, — c'est-à-dire
la Beauté. Et ici encore peut-être que le culte des
choses belles est le plus sûr guide vers la solution
des problèmes qu'on appelle sociaux.
21
322 RUSKIN.
§4.
Enfin, il ne servirait de rien qu'on rendît aux
corps humains et vivants leur grâce primitive, si
nos âmes n'étaient point préparées à être heureuses
de leur bonheur. A quoi bon la beauté des choses,
si les êtres ne peuvent la ressentir? A quoi bon des
êtres et des choses admirables, sans des âmes
capables d'admiration? Or, les âmes contempo-
raines sonl-clles capables d'admiration? Quelques-
unes sans doute, et ce sont les mieux partagées;
mais la plupart d'entre nous ne cheminent-ils point
parmi les beautés éparses dans la Nature et dans
TArt, comme les gardiens d'un musée, des police-
men ou des sergents de ville, se promènent entre
des Van Dyck et des Hobbema? Rien dans notre
éducation, dans nos mœurs, dans les préoccupa-
tions publiques n'est dirigé dans ce sens. Nous
n'avons pour les hauts plaisirs de la vie esthétique
ni l'attention suffisante, ni la liberté nécessaire.
« Toute la force de l'éducation, jusqu'ici, a été
dirigée de toutes les façons possibles vers la des-
truction de l'amour de la Nature. La seule connais-
sance qui a été considérée comme essentielle parmi
nous est celle des mois, et après celle-là, celle dtô
sciences abstraites, tandis que tout goût montré
par les enfants pour la simple histoire naturelle a
SA PENSEE. 323
été soit violemment réprimé (s'il apportait quelque
trouble dans la maison), soit scrupuleusement
limité aux heures de jeu, — de telle sorte que
l'amour de la Nature est devenu Tapanage des
vagabonds et des paresseux. En même temps,
Tart'de dessiner, qui est d'une plus réelle impor-
tance pour la race humaine que celui d'écrire —
car les gens peuvent difficilement dessiner quelque
chose, sans être de quelque utilité aux autres et à
eux-mêmes, et peuvent difficilement écrire quelque
chose sans perdre leur temps et celui des autres,
— cet art du dessin, qui devrait être enseigné aux
enfants, comme on leur enseigne l'écriture, Test
fort mal. »
Il faudrait d'abord cultiver chez les enfants la
faculté d'admiration. « Si les botanistes ont décou-
vert quelque rapport merveilleux entre les orties
et les figues, c'est très intéressant, mais un jeune
vacher fera bien mieux d'apprendre quel effet les
orties produisent dans le foin, et quel goût elles
donnent à la soupe. De plus, il acquerra presque
une nouvelle vie, s*il peut parvenir, une fois au
printemps, à regarder le bel anneau de la fleur
blanche de l'ortie et à reproduire, au crayon, avec
son maître d'école, les courbes de ses pétales et la
manière dont elle est posée sur sa tige centrale.
On devrait dire aux écoliers des écoles primaircfs •
324 RUSKIN.
Dessinez telle ou telle plante avec son contour,
avec sa clochette vue de face.... Bien! maintenant,
vue de profil. Peignez les taches qui sont sur elle.
Dessinez la tête d'un rouge-gorge, sa poitrine et
les taches qui sont sur la poitrine du rouge-gorge.
Au lieu de cela, on leur décrit ce qu'a l'oiseau
dans Testomacl... On ne leur fait pas admirer la
finesse des nuées et des mousses : on leur raconte
ce que font Tair dans les chaudières et les fibres
textiles sur les métiers.... Enfin on s'occupe de
leur instruction, mais nullement de leur éducation,
car donner l'éducation à un enfant, ce n'est nulle-
ment lui apprendre quelque chose qu'il ne savait
pas, mais faire de lui quelqu'un qu'il n'était pas.
Et le commencement de toute éducation est Tadmi-
ration, le respect, l'enthousiasme.... Pour quoi?
Pour n'importe quoi. Que l'enfant adore des cail-
loux ou des légumes, si vous n'avez pas d'autres
dieux à proposer à son admiration, mais qu'il
apprenne à admirer ! » et surtout qu'il n'apprenne
pas l'analyse qui dessèche et la dissection qui tue.
Qu'importe qu'il apprenne un peu moins de
choses? Nous ne vivons pas plus pour apprendre
que nous ne vivons pour manger! Nous vivons
pour aimer. Tant que la science stimule ou
approfondit en nous ce pouvoir, elle est utile. Du
jour où elle le contrarie, elle est fatale. — Quoil
SA PENSEE. 325
la science pourrait être une mauvaise chose? —
Non, c'en est une bonne, comme la lumière, mais
pourtant les papillons périssent en cherchant la
lumière, et l'homme en cherchant la science.
Hommes et papillons, nous devons demander à la
lumière, moins d'éclairer les choses que de les
embellir !
« Car admirer est la principale joie et le principal
pouvoir de la vie. Tout ce que je vous ai suggéré
jusqu'ici, vous pouvez le recevoir simplement
comme un thème à réflexion. Mais cette dernière
vérité, je la sais et vous devez la croire. Ayez du
respect, ayez de l'enthousiasmé, ayez de la vénéra-
tion — respect pour tout ce qui est brillant dans
votre propre jeunesse, respect pour ce qui est
expérimenté dans l'âge des autres, pour tout ce
qui est gracieux parmi les vivants et grand parmi
les morts et merveilleux dans les Pouvoirs qui ne
peuvent pas mourir.... » C'est le secret du bonheur.
Pour le ruskinien, il n'est d'autre plaisir que le
plaisir esthétique, et, seul, il tient lieu de tous les
autres. S'il est riche, il entreprendra, par un pa^.
tronage habile, de fournir à la foule de quoi admi-
rer. Il ne mettra pas ses ressources à une jouis-
sance personnelle et d'un instant, mais à un monu-»
ment qui servira à tous et à jamais. S'il a la chance
de rencontrer un Michel-Ange, il ne lui comman-
326 RUSKIN.
dera pas, comme fit Pierre de Médicis, une statue
de neige. Il prendra garde au contraire « qu'au-
cune intelligence, autour de lui, ne brille à la façon
d'une gelée blanche, mais qu'elle soit vitrifiée
comme une fenêtre peinte et placée entre des co-
lonnettes de pierre et des barres de fer, afin qu'elle
. supporte le soleil en elle, et l'envoie à travers elle
de génération en génération ». — S'il est pauvre,
il se réjouira de voir les belles choses, possédées
par les autres et par les églises ou les musées qui
dépassent en richesses d'art toutes les particulières
collections. S'il a les moyens de voyager et d'aller
suivre au loin les traces esthétiques des grands
semeurs d'Art, il voyagera souvent, marquant d'une
croix blanche les journées de sa vie, où une nou-
velle face de la Beauté lui sera apparue, où ud
nouveau maître, dans la solitude d'un musée, lui
aura dit quelque chose.... S'il s'arrête en route,
faute de ressources, il se rappellera les pèlerinages
tant de fois recommencés des artistes pauvres du
temps du Poussin, partant pour Rome, s'arrôtant
à Lyon ou à Avignon, payant chaque étape d'un
tableau, tendant vainement les bras vers la Ville
Éternelle,... y arrivant enfin, mieux préparés à sen-
tir son éternité par une longue attente, et à goûter
ses joies par un long désir. Il n'est pas besoin,
pour jouir de la vie esthétique, qu'il voie tous les
SA PENSÉE. 327
beaux pays : qu'il prenne garde seulement à tout
ce qui est beau, dans le pays qu'il voit! S'il voit
une femme belle, il admirera sa beauté; si elle est
laide, il admirera son sourire; si elle ne sourit pas,
il songera à sa gravité ou à sa noblesse. S'il ne
reste qu'une note à son clavecin, le ruskinien ai-
mera cette note. Si le pays où il habite n'a qu'une
rivière — comme le Seeland, — il aimera cette ri-
vière; si sa fenêtre est si petite que, la nuit, il ne
voie qu'une étoile, il admirera cette étoile, et à
force de guetter la Beauté qui est en tout, il se fera
du bonheur avec les miettes de ce festin où d'autres,
saturés, boivent à longs traits l'ennui.
Comme on ne saurait admirer ce qui est au-des-
sous de- soi, il aimera que beaucoup de choses et
beaucoup de gens soient au-dessus de lui. Par là,
il transformera encore en bonheur ce dont d'autres
se font d'obscurs motifs de chagrin et d'ennui. A
pied, il aimera que de beaux équipages passent sur
les routes : car ils sont un spectacle pour lui et il
n'en est pas un pour eux. Dans une ville, il habi-
tera non un palais, mais une modeste maison
en face d'un palais, afin d'en admirer plus à loisir
les belles architectures. C'est du bout des tables
qu'on voit le mieux l'ensemble des toilettes et des
fleurs. C'est de la foule sans nom qu'on saisit le
mieux l'effet d'un cortège. Il obéira à son roi s'il a
328 RUSKIN.
lin roi, aux anciens de sa famille, si elle a des an-
ciens, aux lois de son pays, si son pays a des lois;
mais il saura se rendre libre de lui-même et, étant
libre de soi, il connaîtra, malgré toute sa soumis-
sion, les joies profondes de la liberté. Il ne doutera
d'aucune grandeur, d'aucune honnêteté, d'aucun
talent. Il ne doutera que du mal. Il ne sera scep-
tique qu'en un point : la prétendue douceur de
l'oreiller du scepticisme à reposer une « teste bien
faicte ». Sans naissance, il se félicitera qu'il y ait
une aristocratie et plus encore de n'en être pas,
car, ne l'apercevant que de loin, il pourra l'ad-
mirer d'autant mieux et la respecter davantage. Il
n'aura qu'une rébellion : contre la laideur. Il ne
reprochera aux grands de ce monde qu'une chose :
être petits, être mal vêtus, se montrer aux assem-
blées en des costumes égalitaires et sans grâce,
garder pour eux seuls leurs belles collections,
abattre leurs vieux chênes ou leurs oliviers. Contre
les riches, il n'aura qu'un grief : la ruine des
vieilles demeures et la construction de bâtisses
neuves dont « le visage est indifférent ». Mais tout
ce qui sera respectueux des vieilles et belles cho-
ses, il le respectera. Il ne se moquera que de la
moquerie. Il ne haïra que la haine. Il ne méprisera
que le mépris.
Admirant ainsi sans arrière-pensée, sans retour
SA PENSEE. 329
sur soi-même, il sera heureux. Voyez s'il est beau-
coup de vies, dans Thistoire, plus heureuses que
celles des grands paysagistes : souvent malades
comme Chintreuil, souvent pauvres comme Corot,
souvent misanthropes comme Turner, parfois
menacés de cécité comme Troyon, s'ils ont eu
pourtant cette vie relativement heureuse dont
leurs lettres ou leurs récits témoignent, c'est que
leur vie fut passée à admirer. Le malheur est fait
d'envie : quiconque admire de tout son cœur
n'envie pas. Le malheur est fait de regrets : en
admirant, on oublie; de rancunes : en admirant,
on pardonne; de doutes : en admirant, on croit.
Non seulement le malheur individuel, mais le
malheur social est fait de ces maux et ne peut être
guéri que par ce contrepoison. Le sentiment de
l'admiration, en même temps qu'il est la dernière
et suprême nécessité pour une vie esthétique,
demeure le remède du mal social. C'est l'antidote
direct du sot désir d'être admiré, désir qui tue tout
enthousiasme, puéril amour-propre qui consume
tout amour. On s'élève beaucoup aujourd'hui contre
la puissance de l'argent et contre le désir de
l'argent. Mais ce n'est point là le mal social. Ce
n'en est qu'une des manifestations. Si l'argent est
devenu si convoité , c'est que les satisfactions
d'amour-propre qu'il donne sont devenues l'objet
330 RUSRIN.
type des convoitises. Si Ton cherche Tor plutôt
que la vie, ce n'est pas pour le transformer en
objets utiles à la vie, mais bien en hochets de luxe
et de vanité. Ce n'est point pour pouvoir dire bru-
talement et sainement : buvons et mangeons!
mais bien pour pouvoir penser obscurément et
jalousement : brillons et soyons admirés! et sur-
tout : que personne ne brille ni ne soit admiré plus
que nous! La passion capitaliste est une des
formes que prend ce désir, mais ce n'est pas la
seule. L'autre est la passion révolutionnaire. Celui
qui cherche à consolider à son profit le pouvoir de
l'argent parce qu'il en a et celui qui cherche à le
détruire parce qu'il n'en a pas sont mus au fond
par un même sentiment : l'orgueil. Il luit dans les
yeux de l'apôtre révolutionnaire que drape sa pau-
vreté, comme dans ceux du pharisien resplendis-
sant de luxe. L'un et l'autre ont le même but :
apparaître dans le monde sous les mêmes dehors
que les plus grands. C'est l'impatience de toute
inégalité, l'inquiétude de toute supériorité, l'hor-
reur de toute hiérarchie. Elle se manifeste aussi
bien par le mépris violent et affiché de l'argent
que par la recherche exclusive et obstinée de
l'argent. Elle s'affirme autant par les coups de
hache des prophètes socialistes pour briser les
échelons de l'échelle sociale que par les habiles
SA PENSÉE. 331
manœuvres des mammonistes, pour en confondre,
en les couvrant d'or, chaque degré. L'image la plus
juste qu'on ait tracée de notre société est celle
qu'a peinte M. Rochegrosse. On s'en souvient sans
doute. Elle a paru à l'un de nos derniers Salons.
Sur les hauteurs d'une ville industrielle et riche,
laide et enfiévrée, dans un ciel enfumé par l'éma-
nation d'un travail insalubre et inutile, voici qu'un
désir exaspéré de richesses, d'honneurs, de bruit et
d'ascension sociale soulève la foule en une poussée
fratricide, en une sorte de pyramide humaine,
s'écrasant et se ruant, s'écroulant et se réédifiant,
tour à tour, mais montant, montant toujours au
prix de la paix, au prix de la beauté, au prix de la
vie, vers la Fortune dorée qui, là-haut, passe et fuit
au-dessus des mains vides et tendues....
Regardons maintenant, pour nous faire une idée
autre et meilleure de la vie, un tableau bien connu
de Bume-Jones : The golden Stairs. Dans un cadre
étroit et haut, un escalier doré sans rampes, comme
un escalier de songe, s'élève en spirale, conduisant
d'un rez-de-chaussée qu'on ignore à un étage supé-
rieur qu'on ne voit pas. Des jeunes filles aux tuni-
ques légères creusées de plis comme des colonnes,
aux feuillages arrangés comme des couronnes, des-
cendent les degrés, tenant, les unes des violes, les
autres, des cymbales ou des tambourins, d'autres
332 RUSKIN.
de ces longues trompettes qui jaillissent des mains
des anges, comme des rayons, sur le bleu des ciels
de Fra Angelico. Leurs pieds nus se posent sur les
marches d'or et les doigts de leurs mains nues
sur les cordes d'argent des luths ou sur les trous
des flûtes. Et les marches reluisent et reflètent les
pieds, et les cordes bruissent et reflètent les âmes
des lentes musiciennes. Des feuillages jonchent le
sol comme un parvis d'église, au matin du dimanche
des Rameaux. Çà et là, une tête se retourne, —
comme pour un regret: des yeux se regardent,
— comme poiir un secret; un front se penche,
— comme pour un problème; des bouches se
sourient, — comme pour un baiser. Quelques
yeux, sous ces fronts, regardent plus loin que le
cadre, plus loin que les salles, plus loin que la
maison, plus loin peut-être que la vie. Elles jasent
et elles jouent. Sans doute, ce sont de frêles musi-
ques, ce sont de simples vêtements, c'est une
étroite demeure. Mais la grâce est dans les gestes
légers, le calme est sous les fronts lourds. Et, tout
au haut delà toile, des colombes se sont un ins-
tant posées sur les tuiles pour faire envier au ciel
ce joli coin de terre, ou prêtes à porter aux destinées
ambitieuses ballottées sur les brisants du monde
la branche d'olivier cueillie ici. Car ici toutes les
ambitions s'apaisent, tous les cris expirent, et, au
SA PENSEE. 333
lieu de grimper vers la Chimère, on descend sim-
plement et joyeusement les échelons des conditions
sociales, on descend les degrés de la Fortune, les
marches de V Escalier d'Or.,..
Lorsque les temps seront venus de la vie ruski-
nienne, THumanité tout entière, au lieu dç monter
à Tassant de la richesse, descendra Y Escalier d'Or.
Tout s'organisera pour la paix et pour la beauté.
Les rails des chemins de fer seront enfouis dans les
champs; les débris des gares, épars comme les
vestiges des anciens camps romains, et la dernière
locomotive, montrée dans quelque musée à côté
du carrosse que Louis XIV faillit attendre. Aucune
cheminée d'usine ne fumera plus dans le ciel. Ce
qui se fait aujourd'hui par la vapeur se fera parles
bras de Thomme, et ainsi Ton n'entendra plus parler
de travail sans ouvriers, ni d'ouvriers sans travail.
On n'entendra plus grincer et cliqueter dans les
champs les faucheuses mécaniques, vraies dévo-
reuses du salaire de l'ouvrier agricole, mais on
verra, aux mains robustes des travailleurs, les
faux courbes jeter, en se tournant au soleil, de
bleus éclairs. On ne fera plus cette inconséquence
d'inventer chaque jour des machines qui rempla-
cent les bras et de se lamenter chaque lendemain
sur le nombre des bras inoccupés. On ne fondra
plus le fer en des moules toujours semblables : on
334 RUSKIN.
le forgera. Certaines choses seront faites moins-
vite, mais elles seront mieux faites. On n'achètera
plus son beurre à des gens qu'on n'a jamais vus,
et qui vous Texpédient de trois à quatre cents kilo-
mètres. L'acheteur connaîtra son vendeur, et ils se
donneront une poignée de main. Peut-être qu'aussi,
en supprimant l'intermédiaire, le middleman, ils
feront, tous deux, une meilleure affaire.... Sur les
routes passeront des voyageurs plus lents qu'au-
jourd'hui, mais plus attentifs. Ils porteront au loin
les nouvelles embellies par leur imagination. Elles
ne seront pas beaucoup plus fausses que celles que
donnent les journaux.... En voyant cheminer un
homme, dès un quart de mille, on connaîtra sa
condition sociale, car les gens de chaque caste et
de chaque métier auront leur costume particulier
qu'ils pourront tailler et ajuster dans la perfection,
mais non intervertir. Le vitrier aura le sien et aussi
la marchande des quatre saisons. On ne sera plus
exposé à prendre un sénateur pour un perruquier,
ni un premier ministre pour son dernier commis.
Il faudra que chacun tienne son costume aussi
propre que font les horseguards ou les laitières
de la Reine. Mais ce n'est qu'aux jours de fête
qu'on sortira des armoires des vêtements splen-
dides et héréditaires. Les femmes porteront, pour
bijoux, de simples gemmes non taillées» Les paysans
SA PENSÉE. 335
seront vêtus de couleurs simples, ipais belles et
claires. Les gens qui se dévouent aux malades et
qui font vivre les pauvres seront vêtus de pourpre
et d'or et les soldats, au contraire, de noir, —
comme le bourreau. De cette sorte, les enfants,
qui aiment les beaux uniformes, au lieu de jouer
au soldat, joueront au philanthrope. Les nobles
auront les insignes de leur caste et des joyaux,
toujours non taillés, car la taille n'ajoute pas à
la beauté; elle gêne les pauvres minéralogistes
dans leurs recherches, et elle coûte très cher. On
aurait transformé en abris sûrs tous les ports de
TAngleterre si Ton y avait employé tout Targent
gaspillé à la taille des diamants !
Ces nobles personnages, possesseurs des do-
maines de leurs ancêtres, n'en seront pas dépouil-
lés,* mais ils s'appliqueront à se dépouiller eux-
mêmes. Ils habiteront constamment sur leurs
terres; apprenant aux paysans des danses nou-
velles, de la musique, et l'histoire de leur vieille
terre natale et de leur vieux clocher. On ne verra
plus de châtelain vivant à Hyde-Park et jetant sur
le champ de courses l'or que ses paysans ont fait
produire au sol natal. On le verra vivre dans son
propre parc et jeter son or sur ses champs de blé
et de fleurs. Cet or même, il n'en retiendra pour
lui que le juste salaire dû à la direction qu'il donne
336 nuSKIN.
au travail de ses ouvriers, — s'il est capable de
leur donner quelque direction. Tout le reste, il le
restituera à qui le lui donna. — A qui et comment?
direz- vous. A la terre, en engrais pour la refaire,
et aux ouvriers, en objets d'art pour les affiner.
Par exemple, il donnera à Técole du village
quelques mjinéraux précieux ou des livres ou de
beaux vases antiques, de ces lécvlhes, de ces œno-
choés ou de ces petites tanagréennes qui pourraient
beaucoup nous apprendre, ayant vécu si longtemps
avec les morts.... Ces écoles seront tout ornées du
haut jusqu'en bus d'images du plus grand art ou
de spécimens des plus utiles réalités, car c'est
surtout dans des salles mornes et vides que l'esprit
vagabonde, comme un oiseau dans une cage sans
perchoir.
L'enseignement imagé sera non seulement à
l'école, mais partout. L'art pénétrera dans tous
les coins et les recoins de la vie, car Thabit fait
réellement le moine et « enseigner le goût, c'est
inévitablement former le caractère ». Tout ce qu'on
verra, dira quelque chose aux yeux d'abord,
ensuite au cœur. Quand le voyageur entrera dans
une ville inconnue, ce qui l'accueillera, ce ne sera
point, comme aujourd'hui, de colossales réclames
pour un marchand de chocolat ou de bicyclettes,
mais quelque inscription comnae celle qu'offrait
SA PENSÉE. 337
jadis la porte nord de Sienne à la vue du passant
las et triste :
Cor magis tibi Sena pandit.
Et quand on s'adossera aux piliers d*une bou-
tique où quelque poète — Rôumanille ou William
Morris — débitera des livres ou des chandeliers,
on n'aura qu'à considérer ces piliers pour se rap-
peler quelque chose de digne de mémoire touchant
les carrières de marbre ou de pierres d'Italie, ou de
Grèce, ou d'Afrique, ou d'Espagne, — car toutes
les maisons parleront, par leurs pierres choisies,
comme des livres grands ouverts. — Les pièces de
monnaie parleront, elles aussi, aux yeux par leur
glyptique, au toucher par leur finesse, au cœur par
leur loyauté. Il y aura des ducats, des demi-ducats
en or, des florins et des centimes en argent. Les
petites pièces seront percées de trous. Le ducat
d'or portera d'un côté la figure de l'archange saint
Michel, et de l'autre une branche de roses des
Alpes. Au-dessous de cette branche les mots : Sit
splendor. Sous le saint Michel : Fiat voluntas tua^
autour de la pièce : Domini, Et la pièce sera non
seulement « droite », mais d'un métal pur afin
d'enseigner la pureté à la nation. L'État parlera
ainsi de beauté aux multitudes par tous les
moyens qui sont en son pouvoir : par les temples,
22'
a38 RUSKIN.
par les murs, par les cloches, par les costumes,
par les armes, et surtout par les fêtes publiques où
Ton fera du luxe — mais du luxe pour tous et
par tous, — et par les divertissements nationaux.
Une de ces fêtes sera celle des fiançailles. Elle
aura lieu deux fois Tan, dans chaque village, au
commencement de mai et après la moisson, au
moment où le ciel promet et au temps où il a
donné. Les autorités y proclameront devant le
peuple rassemblé les permissions de mariage, car
ne se mariera pas qui veut, mais seulement ceux
qui auront atteint une vigoureuse formation phy-
sique et morale et cette permission leur sera
donnée « comme une attestation nationale que la
première partie de leur vie a été bien remplie ».
Les jeunes filles y recevront le titre de rosières et
lesjeunes gens celui de bacheliers et Ton o);;ganisera
quelque procession joyeuse avec de la musique et
des chants. Rien ne se fera impromptu ni au
hasard. Quand un jeune homme aimera une jeune
fille, il le lui dira, tout uniment, mais sans avoir
l'insolence de slmaginer qu'elle va Tagréer du
coup. Mais elle n'aura point non plus la cruauté
de le repousser aussitôt. Si elle a peu de goût pour
lui, elle le renverra de sa vue sept ans, pendant
lesquels il accomplira le vœu de se nourrir de
cresson et de se vêtir de toile à sac ou de quelque
SA PENSÉE. 339
autre f'açon peu confortable. Si elle Taime un peu,-
elle le gardera près d'elle, se contentant de lui
imposer des besognes malaisées, telles que lui rap-
porter des peaux de lion ou des têtes de géant, — *
simplement pour voir de quelle étoffe son âme est
faite. Faire sa cour sera faire ses preuves et ne
devra jamais durer moins de trois ans. D'ailleurs,
tout cela ne sera ni caché, ni discret et une jeune
fille de quelque mérite ne saurait avoir moins
d'une demi-douzaine de prétendants ou de cheva-
liers, soumis à ses volontés.
Quand elle aura choisi son compagnon de
route, elle attendra la fête nationale des mariages,
car ils se feront tous le même jour, comme à
Venise au x° siècle. En sorte que ce jour sera
pour tous une fête, — fête actuelle pour les uns,
fête commémorative pour les autres. On y déploiera
beaucoup de faste et personne ne s'indignera si
chaque mariée est vestita, per antico uso, di bianco^
e con chiome sparse giu per le spalle^ conteste con filo
d'oro. Les autres jours, les villageois joueront des
scènes de Le Nain ou de Millet, mais, ce jour-là,
ils joueront des scènes de Lancret ou de Watteau.
Une parfaite égalité régnera sur tous, comme les
éclairera le même rayon de soleil. Car les couples
ainsi unis ne s'en iront pas dans la vie par deux
chemins différents selon leurs conditions sociales.
340 RUSKIN.
Au sortir de Téglise, on ne les verra pas les uns
monter comme aujourd'hui dans le coupé capi-
tonné, plein de fleurs, les autres gravir le rude
escalier des mansardes. Non. A chaque « bache-
lier » et à chaque « rosière » pauvres, VÉtat don-
nera un revenu fixe pendant sept ans. A chaque
« bachelier » et à chaque « rosière » riches, il
retiendra leurs revenus pendant sept ans, sauf une
somme égale à celle qu'il servira aux pauvres. De
cette façon, riches et pauvres commenceront la
route de la vie sous les mêmes auspices : les uns
rendus capables de bâtir eux-mêmes pour plus
tard le petit édifice de leur fortune, — les autres
habitués à une carrière modeste et inclinés par la
médiocrité de leur position à chercher leur super-
flu dans Texercice d'une profession et leur plaisir
dans le travail.
Tout cela est impossible, dira-t-on. Mais Ruskin
n*a jamais dit que ce fût possible. Il a seulement
dit que c'était indispensable. Il n'a jamais parlé de
ces choses que comme on parle d'un tableau pour
lequel manqueraient à la fois la toile et les couleurs
et ne les a jamais placées ailleurs que dans File
de Barataria.... Pour remuer le monde, il n'a pas
compté sur la raison des hommes, mais sur l'amour,
L'amor che muove il sole e Paître stelle,
SA PENSÉE. 34i
et il a appelé de ses vœux le règne de la femme.
Elle est la Dea ex machina dans cette douce féerie
d'humanité qu'il met à la place de la vie. Quand il
désespère de Thomme laid et pervers, il se tourne
vers elle — « dont le premier devoir est la Beauté »,
— et lui demande naïvement d'être vaillante là où
l'homme fut faible, simple là où il fut vaniteux,
dévouée là où il fut égoïste. Dans le portrait qu'il
nous en fait, nous ne reconnaissons pas la femme
savante et fastueuse des Renaissants, l'Isabelle
d'Esté de Léonard ou de Lorenzo Costa, que vous
pouvez voir au Louvre, ni la marquise de Pescaïre
du Véronèse, pas même la visiteuse de sainte Anne
qui, sur les fresques de Sainte-Marie-Nouvelle,
s'avance à pas comptés, toute scintillante des
gemmes, dont Ghirlandajo, l'homme aux guir-
landes, l'enguirlanda. Non. C'est la femme des
primitifs, telle que vous l'avez vue chez les vieux
maîtres flamands ou toscans de la première époque,
assise simple et droite sur quelque chaise seigneu-
riale au dossier haut, gouvernant sa maison de
son regard. Effacée comme une figure de tapis-
serie, puissante comme une fée, ardente et silen-
cieuse comme un flambeau. Elle sait toute chose;
mais elle ne se pare point de sa science comme
d'un bijou. Elle parle plusieurs langues, mais seu-
lement afin de saluer l'étranger ou le pèlerin qui
342 RUSRIN.
passe, selon les mots du pays qu'il a quitté. Elle
sait aussi coudre, préparer le repas de chaque jour,
tenir les comptes, soigner les malades. Elle fait peu
de toilette, mais elle songe à celle des autres — les
pauvres qu'on rencontre à la porte des asiles de
nuit, des hôpitaux ou des dispensaires, — qui en
font moins encore. Si elle se couvre de vêtements
magnifiques, c'est comme les suivantes de sainte
Ursule, dans les tableaux de Carpaccio, en vue
d'une cérémonie publique, d'une solennité tradi-
tionnelle, où alors sa beauté sera un hommage à
quelque grande idée et un spectacle pour le peuple
qui n'a guère d'autre spectacle. Elle ne se mêle
pas aux discussions ni aux luttes, mais elle noue à
l'épaule de son mari l'armure de la bataille. Elle
ne parle point d'émancipation, ni ne va aux mee-
tings féministes où l'on rivalise avec les hommes,
— mais elle juge en dernier ressort ce que les
hommes font et décerne le prix du tournoi. Dans la
maison de son mari, on dirait une servante : dans
son cœur, elle est une reine. D'elle, au milieu des
applaudissements du monde, il attend la récom-
pense; en elle, en dépit de toutes lés attaques du
monde, il trouve la paix. Elle ne se met point
devant son miroir comme la Laura Dxanii du Titien;
les lignes droites et pures de son visage se reflètent
dans l'or roux des dressoirs ou dans le bleu sombre
SA PENSÉE. 343
des cuirasses. Avant toute chose, elle est gaie. Elle
ne regarde point ces tableaux de piété où Ton voit
des mères pleurant au pied des croix. Si elle a des
chagrins, si elle a des larmes, elle les secoue
comme une feuille de rose secoue les gouttes de
pluie, — et reparaît plus belle. Elle fait le bien,
mais ne fait pas de sermons. Ses mains ne sont
pas jointes, mais actives. Pas plus qu'une reine ne
quitte son royaume, elle ne sort de sa maison. Elle
la garde et Torne, active à Taurore, lasse le soir.
Travailler, aimer, embellir, — et la vie s'écoule.
0uand elle se sera en partie écoulée, on verra sur
les traits de la femme cette paix que donne la
mémoire des années heureuses et remplies. Alors
elle éclairera, tout autour d'elle, les chemins que
prennent son mari et ses fils. Dans ses yeux il y
aura de la lumière autant que de la flamme, dans
son âme il y aura de l'enthousiasme autant que de
la pitié. Elle ne se fera point de chagrins chiméri-
ques sur ce que la destinée nous refuse, n'attendant
m de la vie ce qu'elle ne peut nous donner, ni de la
mort ce que personne ne peut nous en promettre.
Rien de triste ne passera sur son front délicieux
où aucune guimpe ne devra se poser, — rien, sinon
peut-être de loin en loin, lorsque cheminant à
travers cette Arcadie ruskinienne bordée de mon-
tagnes bleues, elle trouvera sous l'olivier quelque
344 RUSKIN.
tombe révélatrice d'une destinée semblable, la
mélancolique pensée de la bergère du Poussin à
peine exprimée : Et in Arcadia ego.,..
Et au delà ?... Ne nous occupons pas de l'au-delà!
Occupons-nous de ce que nous avons à faire dans
cette vie. Nier l'autre est puéril,... que pouvons-
nous nier? Mais discuter et raisonner sur l'autre
vie est ambitieux.... Que pouvons-nous affirmer?.
Contentons-nous d'admirer ce que nous voyons et
de l'aimer. N'attendons pas d'extraordinaire récom-
pense ; si nous sacrifions le temps, que ce ne soit
pas pour gagner l'éternité ; le monde, que ce ne
soit pas pour gagner les cieux. N'attendons d'autre
récompense du ciel que sa splendeur ; de la terre
que son repos. Ayons de l'héroïsme la même notion
que le jeune Grec antique, s'il faut absolument
en avoir une, — donner sa vie pour un baiser — et
ne pas l'obtenir.... Cependant n'interrompons point
les visionnaires lorsqu'ils nous parlent d'un pays
merveilleux où les brises de l'Océan courent autour
des lies Uénies, où les fleurs brûlent de joie à jamais.
Écoutons les prophètes comme on écoute chanter
les oiseaux. Ils ajoutent à la Beauté. Ne cherchons
aucun trône dans les cieux que les rochers, aucun
esprit dans les cieux que les nuages. Dans les fleurs
de ces rochers et dans les broderies de ces nuages
passionnément aimés reconnaissons le mystère d'un
SA PENSÉE. 345
Pouvoir, d'une Aide et d'une Paix, — et ne nions
pas sa personnalité. Mais n'attendons pas d'autre
récompense de la vie que la vie elle-même, de notre
enthousiasme pour l'Artiste inconnu que cet enthou-
siasme, de notre amour pour son œuvre que
l'amour.
Car si cette vie n'était pas un rêve, ni le monde une
maladrerie, mais bien le palais du père; si toute la
paix et la puissance et la joie que vous pourrez atteindre
doivent Têtre ici-bas, et tous les fruits de la victoire
ici-bas recueillis, sous peine de ne Têtre jamais, vou-
driez-vous quand même, d'un bout à Tautre de la ché-
tive totalité de vos jours, vous exténuer dans la flamme
pour la vanité? S'il ne reste pas pour vous de repos dans
une vie à venir, n'en est-il pas que vous puissiez dès
maintenant prendre? L'herbe de la terre fut-elle créée
verte pour vous servir seulement de linceul et non pour
vous servir de lit? et n'y aura-t-il jamais de repos pos-
sible pour vous au-dessus d'elle, mais seulement au-
dessous?
Les païens, dans leurs heures les plus tristes, ne pen-
sèrent pas ainsi. Ils savaient que la vie apporte son
combat, mais ils attendaient aussi d'elle la couronne de
tout combat ; oh ! pas bien magnifique ! seulement quel-
ques feuilles d'olivier sauvage, rafraîchissantes au front
fatigué, durant quelques années de paix. Elle eût pu
être d'or, pensaient-ils, mais Jupiter était pauvre : c'était
là tout ce que le Dieu pouvait leur donner. En cher-
chant mieux, ils avaient connu que ce n'était que
moquerie. Ni dans la guerre, ni dans la tyrannie, il n'y
avait de bonheur pour eux, — seulement dans une
aimable paix, féconde et libre.
316 . RU8KIN. »
La couronne devait être d'olivier sauvage, notez^Ie :
— l'arbre qui croît sans que personne en prenne soin,
qui n'égaie le rocher d'aucune touffe de fleurs riantes,
ni de branches vertes, mais seulement d'une molle neige
de floraison et d'un fruit à peine formé, confondu avec
la feuille grise et le tronc noueux comme l'aubépine,
ne préparant pour vous aucun diadème, sinon celui
tressé par une telle fruste broderie! Mais tel qu'il est,
vous pouvez le gagner de votre vivant : c'est le type de
l'honneur gris et du doux repos, iieXitdeo-o-a, àéOXwv y* ht-
xev. La franchise de cœur et la gracieuseté, et la con-
fiance ininterrompue et l'amour partagé, et la vue de la
paix des autres, et la part prise à leurs peines, toutes
ces choses et le ciel bleu au-dessus de vous, et les
douces eaux, et les douces fleurs de la terre au-dessous,
et les mystères et les présences innombrables des choses
qui vivent, peuvent encore être vos richesses ici, —
richesses sans tourments et divines, pleines de res-
sources pour la vie qui est présente et peut-être point
sans promesses pour la vie* qui est à venir....
C'est une métaphysique de paysagiste. — « Le
soleil est Dieu ! » disait Turner mourant et Corot,
à son lit de mort: « Voyez, voyez ces paysages!... »
et leur admiration et leur gratitude envers la Beauté
de la Nature étaient telles, qu'ils lui demandaient
jusqu'à leur dernière heure de demeurer leur récom-
pense encore par delà le tombeau. Ils avaient été si
complètement heureux des choses aperçues, loin
des hommes, le long des fleuves, sur le penchant
des collines, au fond des bois et au fond des golfes
SA PENSEE. 341
de la terre, qu'ils souhaitaient, en quittant la terre,
ne pas trouver autre chose dans le ciel. Ou plutôt
cette terre avait été leur ciel mênjie.
Ainsi la passion de la Nature a été pour Ruskin
le commencement et la fin de tout. Elle a composé
chaque trait de sa physionomie ; elle a dicté chacune
de ses paroles; elle a dirigé le cours de chacune de
ses pensées. Elle a été le feu qui éclaire ; elle a été
le feu qui réchauffe ; elle a été le feu qui purifie.
Elle Ta gardé des petitesses de la haine; elle Ta
distrait des tourments de Tamour. Elle Ta fait
passer par les sentiers de l'analyse pour mieux
connaître Tobjet aimé ; elle Ta conduit aux sommets
de la synthèse pour mieux aimer Tobjet connu.
Elle lui a fait rechercher la science, car la science
pénètre plus avant certains domaines de la Nature;
elle Ta sauvé des vanités de la science en. lui révé-
lant entre les choses, le domaine des rapports esthé-
tiques que la science ne perçoit ni ne suppose par
cette seule raison qu'elle est la science et non pas
Tart. Elle a fixé sa vue de l'Art et dicté ses défi-
nitions. Enfin elle l'a dressé contre l'Homme triom-
phant qui prétend corriger la Nature, et courbé
vers l'homme souffrant par une sympathie profonde
envers ceux qui vivent péniblement parmi les joies
delà Nature, ou ceux qui, dans nos cités artificielles
du xix° siècle, en sont à jamais privés.... S'il n'est
f
348 RU8KIN.
point parvenu à ce que nous croyons être la vérité
sans mélange, nous ne nous en effraierons ni pour
lui, ni pour nous. Peut-être, dans la nuit où nous
sommes, de fausses lueurs égarent-elles les savants
et les mages, tandis que Tétoile qui les guiderait
n'apparatt qu'à quelques ignorants pastoureaux.
Mais quand on parle de ces esprits errants dont
fut Ruskin, qu'importe ce qu'il y a eu dans leur
ciel? Ce qui importe, c^est ce qu'il y a eu dans leur
cœur. S'il y a eu le désir de la vérité, s'ils l'ont
cherchée sans arrière-pensée, sans retours égoïstes,
sans orgueil, quelle que soit l'oasis de foi ou
le désert de doute où l'étoile les ait menés, cette
oasis ou ce désert aura été tout de même pour
eux un Bethléem. Et au vieillard qui cria durant
soixante ans de sa vie : « Gloire à la Beauté dans
les cieux I » il restera bien quelques anges attardés
de la nuit divine pour répondre : « Paix sur la terre
à l'homme de bonne volonté! »...
Lucerne, août 1895. — Gostebelle, février 1897.
"■«:W-:V,;i^
NOTES ET RÉFÉRENCES
Afin de ne pas hacher le texte de renvois multipliés, nous
avons groupé ici toutes les notes et références afférentes à
chacune des pages de ce volume. On trouvera donc, ci-après,
d'abord le numéro de la page du présent volume contenant
une citation ou une opinion de Ruskin, ensuite l'indication
de la source bibliographique où la citation ou l'opinion
émise est puisée. Cette source bibliographique est indiquée :
par le titre de l'ouvrage, par le chilTre de son volume, de
son chapitre et, s'il y a lieu, de son paragraphe.
INTRODUCTION
Pages 2 et 3. Momings in Florence, V, The Strait Gaie. —
P. 5. Cook. Studies in Ruskin, some industrial experiments. —
P. 8. Fred. Harrison. Ruskin as mas ter of prose. Nineteentfi
Century, 1895. — Milsand. L'Esthétique anglaise et M, John
Ruskin,
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre I.
Praetenta, vol. I et II, passim, — Collingwood. The Life
and Work of John Ruskin, I, passim. — Pages 22 et 23. Prae-
terita, I, ch. vi. — PP. 24 et 25. Modem Painiers, 111, ch. xvu,
SS 12, 13, 14, 15, 16, 17, 18, 19, et Praelerita, I, ch. xu. — P. 29.
Praeterita, II, ch. iv. — P. 30. Sésame and Lilies, ch. i, S 35.
— PP. 31 et 32. Praeterita^ I, ch. u. — P. 33. Collingwood,
II, ch. vin.
350 RUSKIN.
Chapitre II.
Page 36. Cook. Studies in Ruskin, ch. v. — P. 37. Acland.
The Oxford Muséum, — P. 39. Fors Clavigera, I, lettre v. —
P. 40. Collingwood, II, ch. iv.— P. 42. Cook, ch. vi. — P. 43.
The seven Ltimps of Architecture ^ ch. v, § 21. — P. 44. General
statement explaining the Nature and purposes of St George's
Guild. — PP. 46 et 47. Fors Clavigera, IV, lettre xuv. —
PP. 50 et 51. Acland. The Oxford Muséum, — PP. 54 et 55.
Cook, ch. IV. Mr, Muskin's May Queens. ~ P. 55. Sésame and
Liliesy U, S 94.
Chapitrb III.
Page 59. Val d'Amo, ch. viii, S 197. — P. 60. Arrows, II,
pa^sim, — P. 61. Collingwood, II, ch. ix. — P. 63. Sésame
and Lilies, ch. m, .SG 120 et 121. — P. 64. Collingwood, II,
ch. i. — P. 65. Collingwood, II, ch. u. — PP. 66, 67 et 68.
Fors Clavigera, V, lettre xux. — PP. 68 et 69. Praeterita, I,
ch. XII. — P. 71. The Queen ofthe Air, ch. m, g 135. — PP. 72
et 73. Collingwood, pa55im. — P. 74. Collingwood, II, ch. vi.
— P. 75. The seven Lamps of Architecture, ch. iv, $ 19, et
Cook, ch. VI. — P. 76. Collingwood, I, ch. viii. — PP. 80, 81
et 82. M- Ritchie. Records of Ruskin, $ u — PP. 82 et 83.
Deucalion, ch. vu. The iris of the Earth. — P. 85. M"* Ritchie.
Records.
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre I.
Page 94. Fors Clavigera, I, lettre ii, et Time and Tide,
lellre vu. — P. 95. The Crown of Wild Olive, introduction.
— P. 96. Fors Clavigera. — PP. 97 et 98. The Relation between
Michael Angelo and Tintoret, SS 218, 219 et 220. — PP. 100
et 101. The seven Lamps of Architecture, ch. n, § 19. —
PP. 102 et 103. Aratra Pentelici, ch. m, S 77. — P. 104. The
Harbours of England, introduction. — PP. 105 et 106. The
Queen of the Air, ch. ii, SS 81 et 82. — PP. 107, 108 et 109.
The jseven Lamps, ch. iv, S H-
Chapitre II.
Pages 113 et 114. Modem Painters, I. Préface à la seconde
édition.— PP. 115 et 116. Modem Painters, V, part. IX, ch, ix.
PP. 117 et 118. The Crown of Wild Olive, ch. u, g 59. -^
NOTES ET RÉFÉRENCES. 351
PP. 119, 120 et 121. Sésame and Lilies, h SS 41 et 42. —
PP. 121 et 122. Ibid., 11^ S 69. — P. 124. Val cfAmo, lecture L
— P. 126. Sésame and Lilies, ch. i, S 36. — PP. 128 et 129. The
seven Lamps, ch. Vf. — PP. 130 et 131. The Queen of Ihe
Air, S 98.
Chapitre III.
Page 135. Modeim Painters, part. VU, ch. ii et ra, et part. IV,
ch. IX, S 12. — PP. 135, 136 et 137. The Queen of the Air, pré-
face. — PP. 139 et 140. Modem Painters, part. VI, ch. x, SSâ3
et 24. — PP. 141 et 142. The Relation between Michael Angelo
and Tintoret, fin. — PP. 142 et 143. Fora Clavigera, vol. I,
lettre vui. - P. 144. The Crown of Wild Olive, f raffic, g 75.
— PP. 14C et 147. Deucalion, S 46. — PP. 148 et 149. Sésame
and Lilies, gg 94 et 95. — PP. 152 et 153.1c//er to young Girls,
extrait de Fors Clavigera, lettre lxv.
Chapitre IV.
Page 159. Fors Clavigera, vol. VI, lettre lzzii.
TROISIÈME PARTIE
Introduction.
Pages 170 et 171. Arrows, II. Épilogue.
Chapitre I.
SI.
Page 174. Vnto this Last. Ad Valorem» — P. 174. Modem
Pointers, part. IV, ch. xvn, g 43. — P. 175. Munera pulveins,
ch. i, g 16. — PP. 175 et 176. Modem Painters, part.. V, ch. m,
g 23. — P. 176. Frondes Agrestes, g 43, et The Queen of the Air,
ch. n, g 60. — P. 177. Ibid., g 68. — PP. 177, 178, 179. Eagle's
Nest,^ 107, 109, 110. — PP. 179, 180. Modem Painters, part. V,
ch. XX, g 49. — PP. 180. Ibid., part. III, ch. iv, g 9. — P. 181.
Ibid., part. V, ch. xx, g 9. — P. 182. Fors Clavigera, II,
lettre xxi. - P. 184. Stones of Venice, 111, ch. ii, g 8,
g 2.
Page 185. Stones of Venice, III, ch. ii, g 11. — P. 186. Modem
Painters, part. IV, ch. xvii, g 42, et Eléments of Drawing,
352 RUSKIN.
111, S 181. — P. 187. Sésame and Lilies, ch. i, S 28. —
PP. 187, 188 et 189. Modem Painters, part. III, ch. ii,$ 5 et 6.
~ P. 190. Ibid., S 8. —P. 191. CoLUifOwooD. The Art-teachinrj
of John Ruskin, ch. vn, 8 53, et Modem Painters, part. III,
ch. xu, S5. — P. 192. Modem Painters, part. IV, ch. xvii,S40.
Page 193. Ibid. — PP. 193 et 194. Cook, Studies in Ruskin,
ch. II. — P. 194. Modem Painters, part. III, ch. v, S 2, et Cook,
Studies in Ruskin^ ch. i. — P. 195. Praelerita, I, ch. xii. —
PP. 196 et 197. Modem Painters, part. V, ch. xix, S 9- —
P. 197. Ibid,, S 11. — PP. 198 et 199. Praeterita, II, cK. xii, et
Lectures on Art, I, $ 24.
S 3.
Page 200. Fors Clavigera, VI, lettre lxvi. — PP. 200 et 201,
Ethics ofthe Dust, g 107. — PP. 201 et 202. Love's Meinie, I,
S 29. — PP. 202 et 203. Cook. Studies in Ruskin, pp. 278 et
279. — P. 203. Ethics of the Dust, S 108. — PP. 203 et 204.
Ethics ofthe Dust, $ 109. — PP. 204 et 205. Lectures on Art,U,
S 40. — PP. 205, 206 et 207. The Qu%en of the Air, II, gS 62,
60, 88 et 89. — P. 208. Lectures on Art, II, SS 38 et 39. — P. 210.
Sésame and Lilies, ch. ii, fin. — P. 211. Collingwooo, The Art
Teaching of Ruskin, g 167.
Ghapitrb II.
SI.
Page 213. Modem Painters, part. II, section m, ch. i, g 1.
— PP. 213 et 214. St Mark's Rest, préface. — P. 214. Modem
Painters, part. IV, ch. xvii, g 38. — P. 214. Modem Painters,
part. III, ch IX, g 10, et Ariadne ftorentina, g 19, et Lectures
on Art, g 63. — P. 215. Modei*n Painters, part. 111, section i,
ch. IV, g 12, et Stones of Venice, III, g 26. — P. 216. Laws of
Fesole^ ch. i, g 6. — PP. 216 et 217. The Art of England, lec-
ture IV. — P. 218. Eléments of Drawing, II, g 148. — P. 219.
Praeterita, I, ch. xn, eiSeven Lamps of Architecture, ch. iv, g43.
— P. 221. Modem Painters, part. III, ch. m, g 13. — P. 221 et
222. Modem Painters, part. II, section vi, ch. m, g 21, et
ibid., part. III, ch. xiv, g 12. — P. 222. Ibid., part. III, sec-
tion II, ch. IV, g 22. Lectures on Art, II, g 31, et Ariadne ftoren-
tina, g 145, et Modem Painters, part. III, ch. xiv,g 14. — P. 223.
Modem Painters, part. III, section ii, ch. v, g 7. Lectures on
Art, IV, g 103, et Love's Meinie, 11, g 78. — P. 224. Modem
Painters, part. IIÏ, ch. i, g H. — P. 226. The Art of England,
NOTES ET RÉFÉRENCES. 353
lecture IV. — P. 229. Modem Painters, part. III, ch. xiv, $ 12,
et Art of England, lecture III. — P. 230. Modem Pointers,
part. III, ch. XIV, SS 12, 13, 16 et 2. — P. 231. Aratra Pente-
lia, 8 123.
S 2.
Page 231. Eagle's Nest, passim. — P. 232. Eagle's Nest, S 125.
— P. 234. Eagù's Nest, préface ; Cook, p. 278, et Ariadne floren-
tina, S 163. — P. 235. Eléments of Drawing , III, $ 198. —
P. 237. The seven Lamps of Architecture, ch. m, S 2. Lectures
on Art, II, SS 62 et 64. — 237 et 238. Val d'Arno, S 169. —
P. 238. Stones of Venice, ÏIÏ, ch. i, S 11, et Lectures on Archi-
tecture and Painting, lecture ïll. — P. 240. Stones of Venice, III,
ch. I, SS 34, 41 et 42. — P. 241. Stones of Venice, III, ch. i, S 24, et
Seven Lamps, ch. iv, S $4. — P. 242. Seven Lamps, ch. iv, S 10,
et Stones of Venice, Ilf, ch. i, S 13. — PP. 242 et 243. Modem
Pointers, part. III, chl v, S 51 — P. 243. Lectures on Art, II,
SS 56 et 57, et Modem Painters, part. 111, ch. xiv, S 31. —
P. 244. Stones of Venice, 111, ch. i, S 8. — PP. 244 et 245.
Eléments of Drawing, S 221. — P. 246. Cook, p. 288, et Ariadne
florentina, S 235, et Modem Painters, part. II, section iv,
ch. IV, S 13. — PP. 246 et 247. Modem Painters, part. III,
ch. xui, S 13. — P. 247. Lectures on Art, v, SS 1^1 et 145. —
P. 248. Ariadne florentina, S 116. — PP. 249 et 250, Eléments
of Drawing, II, S 104.
8 3,
Page 250. Ariadne florentina, SS 18, 19, 20. — P. 252. Law*
of Fesole, ch. x, S 4, ch. vin, 8 9, et Lectures on Art, VI, S 171.
— P. 253. Lectures on Art, VII, S 175, et Eléments of Drawing, III,
SS 236 et 184. — P. 254. Eléments of Drawing, SS m et 175. —
PP. 254 et 255. Stones of Venice, III, ch. i, S 7. — PP. 255
et 256. Eléments of Drawing, 8 239. — P. 256. Ldws of Fesole,
ch. vui, S 24, et Eléments of Drawing, S 157. — P. 257, Elé-
ments of Drawing, SS 158 avec note, et 166 (2). — PP. 257
et 258. Ibid., SS 167 et 163. — PP. 258 et 259. Ibid., % 171. —
P. 259. Ibid., SS 1*72 (a) et 175 (c). — PP. 259 et 260. Modem
Painters, part. Il, ch. ra, S 21. — P. 260. Ibid,, part. III,
ch. V, S 18» Arrows, I, et Lectures on Architecture and Pain-
ting, IV. — P. 260. Lectures on Art, S 184- ~ P. 261. Eléments
of Drawing, S 187. — P. 262. Laws of Fesole, SS 7, 8, 9, 10, 11,
et 12. — PP. 262 et 263. Stones of Venice, II, ch. vi, SS 23, 24
et 25.
23
354 RUSKIN.
S*.
Page 264. Lectures on Art, SS 98 et 99, et Slones of Venice, III,
conclusion, % 27. — P. 265. Cook. Studies in Ruskin, p. 207, et
Aratra PenUlici, $ 6. — P. 268. Ibid,, S i"?». — PP. 268 et 269.
Ariadne florentina, SS 1*78 et 179. — P. 269. Aratra Pentelid,
SS 14T et 148. Stones of Venice, III, conclusion, S 21. — PP. 269
et 270. Lectures on Art, $ 31. — P. 270. Ibid,, $ 71, et Joy for
ever, S 46. — P. 271. Aratra Pentelici, S ô- — PP- 271 et 272.
Stones of Venice, II, ch. vi, SS 20 et 21. — P. 273. Joy for ever,
addenda, note 3, et Val d^Amo, % 85. — P. 275. Stones of
Venice, ch. vi, S 14. — P. 276. Laws of Fesole, ch. vn, S 7. —
Modem Painters, part. III, ch. v, S 9. Stones of Venice, II,
ch. VI, S 28, et Seven Lamps of Architecture, V, S 16, et IV, S 25.
- ' P. 278. Eléments of Drawing^ S 240.
Chapitre III.
SI.
Page 279. Ariadne florentina, S 241. — P. 280. Eagle's Nest.
-T- P. 281. Seven Lamps of Architecture, ch. vi, S 20. Lectures
on Art, S 123. Ariadne florentina, g 242. — P. 282. Love's
Meinie, ^$ 38, 39 et 40. The Crown of Wild Olive, S 143. —
P. 283. Unto this Last, the veins of wealth,
S 2.
Pages 286, 287 et 288. The Crovm of Wild Olive, introduc-
tion. — P. 290. Vnto this last, the veins of wealth, et The
Crown of Wild Olive, S 24. — PP. 291 et 292. Unto this last,
ad valorem. — P. 294. The Crown of Wild Olive, SS 83 et 84.
Lectures on Art, g 124, et Cook. Studies m Ruskin, p. 25. —
P. 295. Time and Tide, S 90, et The Queen of the Air. — P. 296.
Vnto this last, the veins of wealth. The Queen of the Air, § 121.
— P. 297. Munera Pulveris, SS 5 et 6, et Unto thbt last, ad
valorem. — P. 298. Unto this last, the veins of Wealth. — P. 299.
The Crown of Wild Olive, S 31. — PP. 299 et 300. Fors Clavi-
géra, \, lettre lx, et The Crown of Wild Olive, % 80. — PP. 301
et 302. Ibid., S 34. — PP. 302 et 303. Joy for ever, % 117. —
PP. 304, 305 et 306. Unto this, last, the roots of honour.
S 3.
Page 308. Lectures on Art, S 116, et Joy for ever, § 54. —
P. 309. Fors, VII, lettre lxxxii, notes, et II, lettre xxm; Time and
NOTES ET RÉFÉRENCES. 355
Tide, S 95 et g 63, et Arrows, 11. — PP. 311, 312 et 313. Joy
for ever, addenda, note 5, et Ibid., SS ^8, 49, 50 et 51, et Crown
of Wild Olive, SS "ï"? et 147. — P. 314. Fors, V, lettre lx. —
PP. 314et 315. Joy /breyer, SS 50 et 51.— P.315. Fors,y, lettre lx.
— P. 316. Ibid. — PP. 316, 317 et 318. The Queen of The Air,
SS 132, 133 et 134. — P. 318. Ibid., S 128. — PP. 319 et 320.
làid., SS 149, 150 et 151.
8 4.
Pages 322 et 323. Modem Painters, part. IV, ch. xvii, S 31.
— PP. 323 et 324. Joy for ever, SS 128 et 155, et Munera PuU
vervi, S 106. — P. 324. Time and Tide, S 96. — P. 325. Modem
Painters, l^ectures on Art, S 65, et Joy for ever, SS 78 et 79. —
P. 326. Ibid., S 35. — P. 327. Lectures on Art, S 125. — P. 328.
Joy for ever, S 147 fin. Praeterita, I, et Time and Tide, SS 170
et 171. — P. 329. Lectures on Ai^t, S 91, et The Crown of Wild
Olive, S 137. — P. 330. Munera Pulveins, S 21. — P. 333. The
Crown of Wild Olive, S 152 et suiv. — P. 334. Praeterita, I,
ch. X, et Fors, V, lettre lviu et lettre lv, notes. — P. 335.
Ethics ofthe Dust, S 12. Fors, V, lettre lviu. Val d'Aimo, ch. v,
et Fors, I, lettre ii. — P. 336. The Crown of Wild Olive, S 56,
Joy for ever, $ 105. — P. 337. Stones of Venice, 111, ch. i, S 44,
et Fors, V, lettre lviii. — P. 338. Time and Tide, $ 125, et Unto
this last, ad valorem, fin. — P. 339. Fors, VIII, lettre xc, et
Stones of Venice, III, ch. m, S 7. — P. 340. Time and Tide, S 126.
Joy for ever, S 65, et Lectures on Art, S 123. — P. 341. Sésame
and Lilies, II, SS 64 et 70 (ii). Fors, ÏV, lettre xxxviii, notes, et
Lectures on Art, S 101. — PP. 341 et 342. Sésame, II, $ 72,
Fors, IV, lettre xxxvni, notes. Arrows, II, et the Crown of
Wild Olive, S 129. — P. 343. Lectures on Art, S 57, Ariadne
florentina, S 29, Letter to young girls, et Sésame, II, S "71» —
P. 344. Lectu7*es on Art, % 38. The Queen of the Air, I, S 50;
Praeterita, I, ch. vi, et The Queen of the Air, II, S 89. — PP. 345
et 346, The Crown of Wild O^ive, introduction.— P. 348. Laws
of Fesole, ch. viii, S 16.
BIBLIOGRAPfflE
PRINCIPAUX OUVRAGES A CONSULTER SUR RUSKIN
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with portraits and other illustrations in two volumes; Lon-
dres, 1893, et The Art teaching of John Ruskin; Londres,
1891. — Ed"wrard-T. Cook, Studies in Ruskin; Londres, 1891,
et Handbook to the National Gallery including notes collected
from the Works of M' Ruskin; Londres, 1889. — M"" Anne
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1883. — T.-J. Wise et J.-P. Smart, The Bibliography of the
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work, 1880. — Edmund J.-Baillie, John Ruskin, Aspects of his
thought and teachings, 1882. — W. Smart, A Disciple of
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look, The New Republic. — H.-W. Acland, The Oxford Muséum
Ruskin; Londres, 1893. — Frédéric Harrison, Ruskin as masler
of prose et Unto this Last, Ninenteenth Gentury, octobre et
décembre 1895.
CATALOGUE ABREGE DES ŒUVRES DE RUSKIN
Modem Painters, en cinq volumes, 1843-1860. — The Seven
Lamps of Architecture, 1849. — The Slones of Venioe, en trois
358 RUSKIN.
volumes, 1851-4853. — Giotto and his ivork, 1853-1860. — Lec-
tures on Architecture and Painting, 1843. — The Harbours of
England, 1856. — The Eléments of Drawing, 1857. — Notes on
the Royal Academy, 1855-1859. — The ttoo Paths, 1859.
Unto this last, 1860. — Munera Pvlveris, 1862-1863. — Sésame
and Lilies, 1865. — The Ethics of the Dust, 1866. — The Crown
ofWild Olive, 1866. — Time and Tide hy weare and Tyne, 1867.
— The Queen of the Air, 1869. — Lectures on art, 1870. —
Fors Clavigera, en huit volumes, 1871-1884. — Aratra Pen-
telici, 1872. — The Eagle's Nest, 1872. — Ariadne fiorenlina,
1873. — Val d^Amo, 1874. — Mornings in Florence, 1875-1877.
— Proserpina, 1875-1886. — Deucalion, 1875-1883. — Guide ta
the principal pintures in the Academy of fine arts at Venice,
1877. — St Mark's Rest, 1877-1884. — The Laws of Fesole,
1877-1878. — Arrows of the Chace, en deux volumes, 1880. —
Love*s Meinie, 1882. — The Bible of Amiens, 1880-1885. — The
Art of England, 1883. — The Stoi^n Cloud of the Nineteenih
Century, 1884. — Sélections from the Writings of John Ruskin,
Londres, 1894. — On the old Road, 1885. — Praeterita, en
deux volumes, 1885-1889. — Dilecta, 1886-1887. — The Plea-
sures of England, 1890. — The Poems of John Ruskin, 1891.
(G. Allen, éditeur, à Sumnyside, Orpington. Kent, et à Ruskin
House, 156. Charing Cross Road, Londres.)
TABLE DES MATIÈRES
Portrait de John Ruskin à soixante-seize ans.
Introduction
PREMIÈRE PARTIE
Sa Physionomie.
Portrait de John Ruskin à trente-huit ans.
Chapitre I. — La contemplation 11
— II. — L'action 35
— III. — La franchise 58
DEUXIÈME PARTIE
Ses Paroles.
Introduction 89
Chapitre I. — L'analyse 92
II. — L'image H2
— III. — La passion 133
— IV. — La modernité 154
TROISIÈME PARTIE
Sa Pensée esthétique et sociale.
Introduction 169
Chapitre I. — La nature, g 1 1*73
— - - 82 185
— — — S3 199
1
360 RUSRIN.
Ghapitrb il — L'art, S * 212
— — — S2 231
— — — S3 250
— — — S* 263
Ghapitrb IIL — La vie, Si 279
— — — S 2 286
— — — §3 307
— — — S* 322
Notes bt Références , 349
BiBUOORAPHIB 357
Coulommiers. — Imp. Paul BROOÂRD. — 596-97.
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tonins; 4* édilion, 2 vol.
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Pompèi; ô" édilion. 1 vol.
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DU CAMP (M.), de l'Académie française :
Les convulsions de Paris ;T' é^\i. A vol.
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DURUV (V.), de l'Académie française : In-
troductionqénérale à l'histoire de. France ;
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FUSTEL DE COCI.ANGKS, de l'Institut : La
cité antique; 15" édition. 1 vol.
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lettres de Paris : Les origines de la Renais-
sance en Italie. 1 vol.
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— L'/talie mystique; 2" édition. 1 vol.
— Moines et papes. 1 vol.
GUIRAUD : Fus tel de Coulanges. 1 vol.
GUIZOT (F.) : Le duc de Broglie. 1 vol.
— Lettres de M. Guizot à sa famille et à
ses amis, recueillies par Mme de Witt,
née Guizot; 2« édition. 1 vol.
HANOTAUX (G.) : Etudes historiques sur
le X VI" et le XVI P siècle en Finance. 1 vol.
UAUREAU (B.), de l'Institut : Bernard Dé-
licieux et l'inquisition albigeoise (1300-
i220). 1 vol.
HEIMWEU(J.}: La question d'Alsace, i no\. \
HERVÉ (E.) : La crise irlandaise depuis la
fin du XV IIP siècle. 1 vol
IIURNER (CUjntte de) : Sixte-Quint d'après
des correspondances diplomatiques iné-
dites; 2* édition. 2 vol.
IDEVIU.B (H. d') : Journal d'un diplomate
en Allemagne et en Grèce (Dresde, Athè-
nes) : 1867-1868: 2" édition. 1 vol.
JUSSERAND (J.) : Les Anglais au mot, \
âge. 1 vol.
Uuvraire couronné par l'Académie française.
LAMARTINE : Histoire delà Restauration.
8 vol.
LARCIIEY (L.) : Les cahiers du capitaine
Coignet (1799-1815). 1 vol.
— Journal du eanonnier Dricard (1792-
1802). 2"^ édition. 1 vol.
LA VISSE (E.), de l'Académie française :
Etudes sur l'histoire de Prusse; 4* édi-
lion. 1 vol.
— Essais sur l'Allemagne impériale; 2* édi-
tion. 1 vol.
LEGER: Russes et Slaves. 2 vol.
LEROV-REAULIEU (A.) : Un homme d'État
russe (Nicolas Milutine), d'après sa cor-
respondance écrite (1855-1872). 1 vol.
— La Révolution et le lihéralis)ne. 1 vol.
LIîCE (S.), de l'Institut : Histoire de Ber-
trand Du Guesclin et de son époffne.
La jeunesse de Bertrand (1320-1364):
3» édition. 1 vol.
Ouvrage qui a obtenu le grand prix Gobert.
— Jeanne d'Arc à Domremy; 2* édition.
1 vol.
— La France pendant la guerre de Cent
ans; 2« édit. 2 vol.
NEZIII:rES (A.), de l'Académie française :
Vie de Mirabeau. 1 vol.
IHONTÉGDT (Ed.) : Le maréchal Davout. —
La duchesse et le duc de Newcastle.
1 vol.
MOUV (Ch. de) : Discours sur l'histoire de
France. 1 vol.
PICOT (G.^, de rinstitul : Histoire des
Etats généraux; 2^ édilion. 5 vol.
Ouvrage qui a obtenu le grand prix Gobert.
PRÉVOST-PARADOL : Essai sur C histoire
universelle ; 5* édition. 2 vol.
REINACH (Joseph) : Etudes de littérature
et d'histoire. 1 vol.
ROl'SSET (C), de l'Académie française :
Histoire de la guerre de Crimée; 2" édit.
2 vol.
SAINT-SIMON : Scènes et portraits. 2 vol.
THOMAS (E.) : Rome et l'empire. 1 vol.
WALLON, de l'Institut: La Terreur, études
critiques sur l'histoire de la Révolution
française; 2" édition. 2 vol.
— Jeanne d'Arc; 7* édition. 2 vol.
Ouvrage couronné par l'Acaiiénaie Tranfaifle.
i;oul<»inïnu'rs. — \tx\v. V. WxwV.xwX . — TvVTi
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